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The Project Gutenberg EBook of Souvenirs d'un sexagťnaire, Tome III, by
Antoine Vincent Arnault

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The Project Gutenberg EBook of Souvenirs d'un sexagťnaire, Tome III, by Antoine Vincent Arnault This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Souvenirs d'un sexagťnaire, Tome III Author: Antoine Vincent Arnault Release Date: January 21, 2008 [EBook #24383] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAG…NAIRE *** Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier aand the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France SOUVENIRS D'UN SEXAG…NAIRE TOME TROISI»ME. PAR A. V. ARNAULT, DE L'ACAD…MIE FRAN«AISE Verum amo. Verum volo dici. PLAUTE. _Mostellaria_. PARIS. LIBRAIRIE DUF…Y, RUE DES MARAIS-S.-G. 17. 1833. LIVRE IX. AVRIL 1797 AU 15 SEPTEMBRE 1797. CHAPITRE PREMIER. Voyage de Paris ŗ Milan.--La Savoie.--Le Mont-Cenis.--Visite ŗ Bonaparte; son quartier-gťnťral.--Conversation. Sans m'arrÍter ŗ dťcrire un itinťraire cent et cent fois dťcrit, je rendrai compte des impressions que fit sur moi l'aspect de tant d'objets dont je n'avais qu'une connaissance imparfaite, celle qu'on acquiert dans les livres. Le jour commenÁait ŗ poindre quand nous sortÓmes de Paris. Nous ťtions dans la plus belle saison de l'annťe, _mentre april e maggio_, dirait le Tasse. Le printemps rhabillait les arbres, ressuscitait les fleurs, rafraÓchissait la verdure, ravivait la nature entiŤre. Je parcourais un pays que j'avais traversť l'annťe prťcťdente, mais dans la mauvaise saison; je ne m'y reconnaissais plus. La monotonie qui avait affligť mes regards ťtait remplacťe par une sťrie non interrompue de tableaux variťs ŗ l'infini. Quoi de magnifique comme la forÍt de Fontainebleau! Quoi de riant comme le paysage ŗ travers lequel on roule entre Nemours et Montargis! Je revois encore les eaux limpides qui s'ťchappent de ces bosquets, et surmontant leurs digues, s'ťpanchent en cascades dans les prairies verdoyantes qui bordent la route. Ces lieux-lŗ me semblaient avoir ťtť dťcrits par le chantre de _la Jťrusalem_. Ces eaux si pures sont celles de l'Oronte; ces frais bocages sont nťs sous la baguette d'Armide, et je croyais, en les regardant, entendre les accens les plus mťlodieux que Gluck ait modulťs. Nous travers‚mes trop rapidement ces dťlicieuses contrťes. ņ Roanne, oý nous ťtions arrivťs avec la vitesse de l'ťclair, il fallut s'arrÍter un moment. Grossie par la fonte des neiges, la Loire coulait avec une effrayante rapiditť. Le service du bac ťtait interrompu. Les bateliers assuraient que de vingt-quatre heures on ne pourrait le rťtablir. ņ les entendre, il y aurait pťril de la vie pour quiconque entreprendrait ce trajet tant que durerait cette crue, qui de minute en minute s'accroissait encore. ęRaison de plus pour passer ŗ l'instantĽ, dit Leclerc pour qui les minutes avaient la valeur des heures. Trois louis offerts aux mariniers triomphŤrent de leur frayeur. La voiture est embarquťe; et nous voilŗ dans le bac oý aucun voyageur n'avait osť nous suivre. Le pťril, au fait, ťtait imminent. Quand nous fŻmes au milieu du fleuve, le c‚ble, le long duquel filait le bac, formait, en s'ťcartant de la ligne droite qu'il garde quand le fleuve est tranquille, un angle pareil ŗ celui que forme la corde d'un arc sous l'effort du plus vigoureux des archers. Si ce c‚ble se fŻt rompu, j'ignore oý nous eŻt portťs le courant. Les gens qui nous voyaient du rivage tremblaient pour nous. Nťanmoins nous contemplions assez tranquillement ce fleuve en colŤre; mais pas plus tranquillement que ne le contemplait une petite femme que nous devions dťposer ŗ Lyon entre les mains de sa famille, et qui, de crainte de se mouiller les pieds, n'avait pas voulu descendre de la voiture oý elle ťtait montťe en sortant du bal, sans se donner le temps de changer de costume. La traversťe fut heureuse. Le fleuve franchi, nous mont‚mes et descendÓmes sans encombre la chaÓne de Tarare, sur le sommet de laquelle la nuit nous surprit; le lendemain, au jour naissant, nous entrions dans Lyon, oý nous ne nous arrÍt‚mes que le temps nťcessaire pour remettre ŗ son adresse le joli paquet dont nous ťtions chargťs. Vingt-quatre heures aprŤs, nous gravissions la route qui traverse _les ťchelles_, la route que depuis vingt siŤcles Annibal nous avait frayťe ŗ travers le pays des Allobroges. Lŗ, tout ťtait nouveau pour moi, ťtrange mÍme. Rentrant dans l'hiver, nous avions plus froid ŗ mesure que nous nous ťloignions du nord. L'aspect des Alpes ťtait bien triste encore. Le soleil qui brillait sur la cime des monts n'avait pas rťchauffť le sol oý s'appuyait leur base. La verdure commenÁait bien ŗ percer quelque couches de terre que le hasard avait plaquťes sur ces rochers ŗ une ťlťvation oý l'homme semble ne pas pouvoir atteindre, et qu'il va pourtant cultiver dans la belle saison; mais la neige les partageait encore avec elle; la neige recouvrait encore les sapins; seulement elle avait changť sa blancheur ťclatante contre cette teinte sale et terne qui annonce le dťgel, et attriste l'oeil plus mÍme que l'hiver. Grossis par les eaux qui descendaient des montagnes, les torrens roulaient avec un fracas qui, mÍlť ŗ celui des cascades et des avalanches, se propageait d'ťcho en ťcho dans toutes les sinuositťs de ces vallťes. Quel contraste entre l'aspect de ces rťgions ‚pres, nťbuleuses, stťriles, et celui de la riche vallťe de Grťsivaudan que, du haut des Alpes, j'avais vue se dťployer sous mes pieds! La population chťtive, infirme et stupide qui vťgŤte en Savoie s'accorde singuliŤrement avec cette nature indigente: des goÓtreux, des scrofuleux, des rachitiques, des crťtins, voilŗ ce qu'on rencontre ŗ chaque pas dans les villages clair-semťs sur cette terre oý tout animal dťgťnŤre, exceptť la marmotte. La nuit nous avait surpris au-delŗ de Saint-Jean-de-Maurienne. Quelque terreur se mÍla bientŰt ŗ l'ťtonnement dont jusqu'alors j'avais ťtť saisi: mes yeux ne m'expliquant plus ce qui affectait mes oreilles, tous les bruits prenaient pour moi un caractŤre formidable. Sur ces entrefaites, la lune se leva; sa lumiŤre, qui me semblait ťpaissir les ombres des cavitťs oý elle ne pťnťtrait pas, ne diminua pas mes inquiťtudes. Je vis que nous courions de toute la rapiditť des chevaux le long du torrent qui gronde au fond d'un prťcipice dont en plein jour l'oeil ne peut mesurer la profondeur; je vis que, suivant l'habitude des gens pour qui un danger couru tous les jours cesse d'Ítre un danger, les postillons, pour faire preuve d'adresse, se rapprochaient le plus possible de l'abÓme oý chaque pas semblait devoir nous prťcipiter. J'ťtais d'autant plus fondť ŗ le craindre, que du fond de la voiture je ne pouvais pas juger de la distance rťelle qui se trouvait entre nos roues et la terrible orniŤre prÍte ŗ nous engloutir. Je ne fermai pas l'oeil de la nuit. Cependant mon camarade ronflait, et le postillon sifflait. Quand le jour se leva, nous descendions ŗ Termignon, le plus triste village de ces tristes contrťes. Nulle part, mÍme en Savoie, la nature ne prťsente un aspect plus dťsolť. Je me croyais dans la plus maussade des vallťes du Dante. Le mont Cenis, qui depuis s'est aplani sous la puissance de Napolťon, n'ťtait pas praticable alors pour les voitures. On dťmonta la nŰtre ŗ Lanslebourg, et on la distribua en dťtail sur des mulets, pour la transporter ŗ Suze oý on devait la remonter. Nous suivÓmes ŗ pied, mais accompagnťs de montagnards munis de chaises portatives, et dont la vigueur ťtait prÍte ŗ supplťer ŗ la nŰtre si elle venait ŗ nous manquer. Le soleil, qui ne s'ťtait fait voir que par intervalles dans les rťgions dont nous nous ťchappions, se montrait dans toute sa splendeur sur celles oý nous nous ťlevions; mais, sur ce vaste plateau, il brillait plus qu'il n'ťchauffait; et sa lumiŤre, rťflťchie par la neige, nous ťblouissait plus qu'elle ne nous ťclairait. Suivant le cortŤge ŗ la voix, je marchais les yeux presque fermťs; ils ťtaient tellement irritťs par la rťfraction, que j'en ťtais offusquť; les objets ťtaient devenus pour moi d'un rouge rosť. Le sommet du mont Cenis n'offrait alors aux regards qu'une immense plaine de neige, qui n'avait pour bornes que l'horizon, et avec laquelle se confondait la superficie du lac qui en occupe une partie, et que la glace recouvrait encore. La topographie de ces lieux, nouvelle pour moi, ne l'ťtait pas pour Leclerc. Pendant dix-huit mois, il avait campť sur ces limites de la Savoie et du Piťmont, qu'il dťfendait contre les avant-postes de l'armťe sarde: aussi chaque pas lui rappelait-il le souvenir d'un petit combat, d'une petite victoire, par lesquels il avait prťludť ŗ de plus grands exploits. AprŤs six ou sept heures de marche, nous arriv‚mes ŗ Suze. Comme toutes celles du Piťmont, depuis le traitť de Cherascho, cette place ťtait occupťe par les troupes franÁaises. Le gťnťral qui la commandait, c'ťtait, je crois, le gťnťral Duhesme, nous invita ŗ dÓner pendant qu'on remonterait notre voiture. Nous nous rendÓmes ŗ ses instances. Leclerc, qui avait grande impatience d'arriver ŗ Milan, lui dťclara toutefois que, dŤs que notre ťquipage serait prÍt, nous quitterions la table. Cela ne nous fut pas possible aussitŰt qu'il le croyait: un orage, qui avait ťclatť sous nos pieds pendant que nous franchissions les Alpes, s'ťtait rťpandu en torrens dans les plaines de Rivoli; la route de Turin ťtait momentanťment coupťe par les eaux dťbordťes. Tandis qu'elles s'ťcoulaient, et que des ouvriers envoyťs exprŤs rťparaient le dťg‚t, nous dÓn‚mes ou plutŰt nous soup‚mes avec l'ťtat-major. La chŤre ťtait excellente, les vins dťlicieux; l'appťtit ne me manquait pas, mais j'avais encore plus besoin de dormir que de manger: aussi, tout en mangeant, m'endormis-je si profondťment, qu'on me dťshabilla et qu'on me mit au lit sans que je m'en aperÁusse. ņ quatre heures du matin, les eaux retirťes et les chemins redevenus praticables, nous nous remÓmes en route; et aprŤs avoir dťjeunť et fait notre toilette ŗ Turin, oý nous nous arrÍt‚mes un moment ŗ l'enseigne de la _Bonne Femme_, qui lŗ comme partout est figurťe par une femme sans tÍte, nous nous rendÓmes ŗ Milan. Le gťnťral en chef, le gťnťral Bonaparte, venait d'y arriver. Il occupait le palais Serbelloni; Leclerc s'y rendit. Moi, je me fis conduire chez Regnauld de Saint-Jean d'Angťly, qui depuis six mois remplissait les fonctions administrateur gťnťral des hŰpitaux ŗ l'armťe d'Italie, et demeurait alors, avec sa femme, ŗ la _Casa Greppi_. Je fus reÁu lŗ comme un frŤre. Regnauld, qui, en qualitť de chef de service, ťtait en relation continuelle avec le gťnťral en chef, alla le soir prendre ses ordres; et, en lui annonÁant mon arrivťe, lui parla du dťsir que j'avais de lui Ítre prťsentť: ęAmenez-le-moi sur-le-champ, s'il n'est pas trop fatiguťĽ, rťpondit le vainqueur de Rivoli. Il n'ťtait pas moins impatient d'entendre un homme tout frais venu de Paris, que je ne l'ťtais de voir l'homme dont tout Paris s'occupait. Presqu'en descendant de voiture, je me trouvai donc en face du premier des gťnťraux franÁais, du premier gťnťral du siŤcle, du gťnťral contre le gťnie duquel toutes les rťputations autrichiennes venaient de se briser. Le palais Serbelloni est un des plus magnifiques qui soient ŗ Milan. Les assises de granit qui servent de base ŗ cette construction, et qui s'ťlŤvent au-dessus du sol ŗ une assez grande hauteur, sont roses et semťes de parties cristallisťes qui ťtincelaient aux rayons du soleil: on eŻt dit des blocs de sucre candi. Tel devait Ítre le palais du roi de Cocagne. La piŤce oý le gťnťral recevait les visites ťtait une galerie divisťe, ce me semble, comme le foyer de l'Opťra de Paris, en trois compartimens, par des colonnes; ceux des deux extrťmitťs formaient des salons parfaitement carrťs; celui du milieu ťtait un long et large promenoir. Dans le salon par lequel j'entrai ťtaient avec Mme Bonaparte, Mme Visconti, Mme Lťopold Berthier, depuis comtesse de Lasalle, et Mme Yvan. PrŤs de ces dames, sur le canapť qui rťgnait autour de cette piŤce, plaisantait et riait comme un page EugŤne de Beauharnais; de tous les hommes qui se trouvaient lŗ, lui seul ťtait assis. Par-delŗ l'arceau qui indiquait l'entrťe de la galerie, ťtait le gťnťral. Autour de lui, mais ŗ distance, se tenaient les officiers supťrieurs, les chefs des administrations de l'armťe, les magistrats de la ville, et aussi quelques ministres des gouvernemens d'Italie, tous debout comme lui. Rien de remarquable pour moi comme l'attitude de ce petit homme au milieu de colosses dominťs par son caractŤre. Son attitude n'ťtait pas celle de la fiertť, mais on y reconnaissait l'aplomb d'un homme qui a la conscience de ce qu'il vaut et qui se sent ŗ sa place. Bonaparte ne se haussait pas pour se mettre au niveau des autres; dťjŗ on lui ťvitait cette peine. Personne de ceux avec qui il liait conversation ne paraissait plus grand que lui. Berthier, Kilmaine, Clarke, Villemanzy, Augereau mÍme, attendaient en silence qu'il leur adress‚t la parole, faveur que tous n'obtinrent pas ce soir-lŗ. Jamais quartier-gťnťral n'a plus ressemblť ŗ une cour. C'ťtait ce qu'ont ťtť depuis les Tuileries. Toute personne qui, prťcťdťe de quelque rťputation, se prťsentait au gťnťral Bonaparte, en ťtait accueillie d'ordinaire avec une politesse qui n'ťtait pas exempte de coquetterie, soit que le mťrite de l'homme qu'il cherchait ŗ se concilier fŻt incontestable, soit qu'il lui en attribu‚t plus qu'il n'en avait rťellement: _la puissance de l'inconnu_, disait-il, quand il lui convenait de s'expliquer ŗ ce sujet. Cette puissance, je l'exerÁai probablement sur lui ce jour-lŗ, car je fus l'objet de son attention particuliŤre. M'emmenant avec Regnauld dans la galerie, tout en s'y promenant il me questionnait; ce fut d'abord sur l'ťtat de Paris. Je ne le lui dťguisai pas. ęIl me semble, lui dis-je, qu'il est tout-ŗ-fait pareil ŗ celui qui amena le 13 et le 14 vendťmiaire. La faction battue et dispersťe dans ces journťes se rallie, et songe plus que jamais ŗ recueillir les fruits du 10 thermidor; le gouvernement directorial n'est pas moins menacť qu'en vendťmiaire ne l'ťtait le gouvernement conventionnel; on l'attaque par les mÍmes moyens, par la diffamation surtout. Vingt, trente, cinquante forcenťs lui livrent une guerre quotidienne. Comment les fera-t-il taire? Et s'il ne les fait pas taire, comment y rťsistera-t-il? ęJe n'aime pas les hommes de ce gouvernement, ajoutai-je. Mais j'aime mieux ce gouvernement que celui qu'on a tuť pour lui faire place, et que celui qu'on voudrait ressusciter pour le lui substituer. ęJ'aime mieux ce pouvoir rťglť par une constitution que le despotisme du comitť de salut public, et que celui de Louis XIV, quoiqu'il se soit adouci quelque peu dans les mains de Louis XVI. Je doute pourtant qu'on puisse se sauver de lŗ sans se rťfugier sous le pouvoir d'un seul, sous le pouvoir d'un homme unique; mais cet homme unique, oý est-il?Ľ Pendant que je parlais ainsi, l'impassibilitť de sa figure contrastait singuliŤrement, ŗ ce que m'a dit Regnauld, avec l'expression qui animait la mienne. AprŤs quelques rťflexions trŤs-circonspectes sur l'esprit de Paris, il en vint naturellement ŗ lui opposer l'esprit de l'armťe; et tout en rťpondant ŗ des questions qu'il semblait provoquer, il passa successivement en revue ses opťrations les plus brillantes, nous dťmontrant la justesse de ses principes, soit en tactique, soit en politique, par l'application qu'il en avait faite aux circonstances difficiles oý il s'ťtait trouvť, et par l'importance des rťsultats qu'il en avait obtenus. Cette conversation sera toujours prťsente ŗ ma mťmoire. Je n'ai presque fait que la transcrire dans mon chapitre sur la levťe du siŤge de Mantoue et les combinaisons qui dťcidŤrent de la victoire ŗ Rivoli[1]. Il semait cette conversation d'anecdotes qui caractťrisaient tout ŗ la fois ses soldats, ses compagnons et lui-mÍme. ęņ peu d'exceptions prŤs, disait-il, c'est ŗ la troupe la plus nombreuse que la victoire est assurťe. L'art de la guerre consiste donc ŗ se trouver en nombre supťrieur sur le point oý l'on veut combattre. Votre armťe est-elle moins nombreuse que celle de l'ennemi, ne laissez pas ŗ l'ennemi le temps de rťunir ses forces; surprenez-le dans ses mouvemens; et vous portant avec rapiditť sur les divers corps que vous aurez eu l'art d'isoler, combinez vos manoeuvres de maniŤre ŗ pouvoir opposer dans toutes ces rencontres votre armťe entiŤre ŗ des divisions d'armťe. C'est ainsi qu'avec une armťe moitiť moins forte que celle de l'ennemi, vous serez toujours plus fort que lui sur le champ de bataille; c'est ainsi que j'ai successivement anťanti les armťes de Beaulieu, de Wurmser, d'Alvinzi et du prince Charles. ęIl ne faut pas hťsiter non plus, ajoutait-il, ŗ faire les sacrifices exigťs par la circonstance. Les avantages qui rťsultent de la victoire vous en indemniseront largement. C'est ŗ un sacrifice de ce genre que j'ai dŻ la victoire que couronna la bataille de Castiglione. ņ la nouvelle de la marche de Wurmser, je n'hťsitai pas ŗ lever le blocus de Mantoue pour pouvoir opťrer contre lui avec toutes mes forces. Il fallait abandonner pour cela toute l'artillerie de siťge, cent quarante piŤces de canon. Quand je dťclarai cette intention aux gťnťraux de division, ils ne pouvaient s'y rťsigner. Berthier en pleurait. Partons, nous aurons bientŰt repris ce qui est ici et ce qui est lŗ-bas, lui dis-je en montrant la ville. Me suis-je trompť? ęIl est des cas imprťvus, poursuivait-il, oý la prťsence d'esprit peut seule vous tirer d'affaire. ņ Lonato, si j'en avais manquť, j'ťtais pris au milieu d'une victoire. Une colonne ťgarťe avait investi la place; le gťnťral autrichien nous sommait de nous rendre. Devinant, par suite de la connaissance que j'avais des mouvemens des diffťrens corps, que cette colonne n'ťtait pas soutenue:--C'est ŗ votre gťnťral lui-mÍme ŗ se rendre, dis-je au parlementaire ŗ qui je fais dťbander les yeux; aurait-il la prťsomption d'espťrer prendre le gťnťral en chef de l'armťe franÁaise? C'est lui qui est mon prisonnier. Si dans huit minutes il n'a pas posť les armes, je ne fais gr‚ce ŗ personne.--Quatre mille hommes se rendent ŗ douze cents.Ľ ęIl y a dans toutes les affaires un moment qu'il faut savoir saisir et aussi savoir attendre. Pendant qu'Alvinzi, engagť entre l'Adige et le lac de Garde, manoeuvrait pour nous tourner et pour dťbloquer Mantoue, comme il m'importait de connaÓtre ses projets pour rťgler mes mouvemens, j'attendais qu'il les dťmasqu‚t; et en attendant, couchť sur un matelas ŗ Vťrone, je prenais quelque repos. Cependant Joubert qui, attaquť par des forces supťrieures, se croyait dans une situation des plus critiques, m'envoyait aide de camp sur aide de camp, me pressant de venir juger par moi-mÍme de sa position, et d'y apporter un prompt remŤde. Je les laissais dire, et me retournant sur mon matelas, dŤs qu'ils avaient fini, je me rendormais. On ne concevait rien ŗ cette tranquillitť en pareille circonstance; mais un dernier rapport m'ayant appris que l'ennemi, venu au point oý je l'attendais, exťcutait une manoeuvre qui ne laissait plus de doute sur ses intentions: ņ Rivoli! dis-je. Toutes mes divisions marchent sur ce point, oý je me rends moi-mÍme au milieu de la nuit. La bataille dŤs lors ťtait gagnťe dans ma tÍte. Vous savez le reste.Ľ Dans cette conversation, il nous raconta aussi l'anecdote du chien de Bassano. Je l'ai transcrite ailleurs, si ce n'est dans les termes dont il s'est servi, du moins conformťment ŗ l'impression qu'a faite sur moi son rťcit. Peut-Ítre ne me saura-t-on pas mauvais grť de la rťpťter: ęCurieux d'apprťcier par moi-mÍme la perte de l'ennemi, disait-il, le soir avec mon ťtat-major je parcourais le terrain oý s'ťtait livrť le combat. Tandis que, avec cette impassibilitť que donne la guerre, jeu terrible oý les hommes ne sont que des pions, les militaires comptaient les victimes de cette journťe, de cette foule silencieuse s'ťlŤvent tout ŗ coup des gťmissemens ou plutŰt des hurlemens qui augmentaient ŗ mesure que nous approchions du point d'oý ils partaient; c'ťtaient ceux d'un chien fidŤle ŗ son maÓtre mort, ceux d'un chien qui veillait sur le cadavre d'un soldat. La rťvolution que ce pauvre animal produisit sur moi fut singuliŤre. Rappelť par lui ŗ des sentimens naturels, je ne vis plus que des hommes lŗ oý un moment avant je ne voyais que des choses. _Mes amis_, dis-je en interrompant ce triste dťnombrement, _retirons-nous; ce chien nous donne une leÁon d'humanitť_.Ľ Ajoutez ŗ l'intťrÍt de ces rťcits, faits tantŰt d'un ton grave, tantŰt avec un accent animť, l'autoritť que leur prÍtait une figure singuliŤrement mobile, une physionomie dont la sťvťritť ťtait souvent tempťrťe par le sourire le plus gracieux, par un regard oý se rťflťchissaient les pensťes les plus profondes de la plus forte des tÍtes, et les sentimens les plus vifs du coeur le plus passionnť; prÍtez-leur enfin le charme d'une voix mťlodieuse et toutefois masculine, et vous concevrez la facilitť avec laquelle Napolťon conquťrait dans la conversation tous ceux qu'il voulait sťduire. Il nous tint ainsi deux heures au moins sur nos jambes. Cependant les courtisans, car il en avait mÍme dans les personnages les plus rudes dont il ťtait entourť, se tenaient aussi sur leurs jambes, et ne parurent songer ŗ se retirer que quand le gťnťral nous congťdia. Ce ne fut pas sans nous inviter ŗ dÓner, non pour le lendemain, il devait, nous dit-il, aller passer ce jour-lŗ tout entier ŗ la campagne, mais pour le surlendemain, invitation que Josťphine nous rťpťta de la maniŤre la plus gracieuse. Tout ce que j'avais vu, tout ce que j'avais entendu chez Bonaparte m'avait vivement frappť: ces deux heures m'avaient rťvťlť sa destinťe tout entiŤre. ęCet homme-lŗ, dis-je ŗ Regnauld en retournant chez nous (car j'aurais tort de dťsigner autrement sa demeure), cet homme-lŗ est un homme ŗ part: tout flťchit sous la supťrioritť de son gťnie, sous l'ascendant de son caractŤre; tout en lui porte l'empreinte de l'autoritť. Voyez comme la sienne est reconnue par des gens qui s'y soumettent sans s'en douter, ou peut-Ítre en dťpit d'eux. Quelle expression de respect et d'admiration dans tous les hommes qui l'abordent! Il est nť pour dominer comme tant d'autres sont nťs pour servir. S'il n'est pas assez heureux pour Ítre emportť par un boulet, avant quatre ans d'ici, il sera en exil ou sur un trŰne.Ľ Au fait, il rťgnait dťjŗ. Ceci n'est pas une prťdiction faite aprŤs coup, mais une opinion exprimťe dŤs lors dans mes lettres comme dans mes discours; plusieurs personnes peuvent le certifier. CHAPITRE II. Bonaparte au ch‚teau de Montebello.--L'ordonnateur Villemanzy me nomme commissaire des guerres.--J'en refuse le brevet.--Pourquoi.--Anecdote.--Histoire d'un favori. Le dÓner n'eut pas lieu. La campagne que le gťnťral avait ťtť voir la veille lui avait plu; il y avait transportť son quartier-gťnťral. Cette campagne ťtait le ch‚teau de Montebello, ch‚teau magnifique, situť ŗ quatre lieues de Milan. ņ la _Casa Greppi_, oý demeurait Regnauld, demeurait aussi l'ordonnateur de l'armťe, M. de Villemanzy. L'accueil que j'avais reÁu du gťnťral m'avait conciliť la bienveillance de tous les chefs de service: celui-ci s'empressa de me donner des preuves de la sienne. ęVotre intention, me dit-il, est de parcourir l'Italie: voulez-vous accepter une fonction qui vous donnera les moyens de visiter les principales villes de la Lombardie et des …tats-Vťnitiens sans qu'il vous en coŻte rien? Voilŗ un brevet de commissaire des guerres adjoint. Le traitement qui y est attachť n'est pas considťrable; mais il s'accroÓtra par les indemnitťs de voyage et par les gratifications que vous mťriterez certainement. J'aurai soin de vous employer de maniŤre ŗ concilier vos intťrÍts avec ceux du service.Ľ Je reÁus comme je le devais cette proposition; mais, tout en lui exprimant ma reconnaissance, je demandai ŗ M. de Villemanzy la permission de prendre ŗ ce sujet l'assentiment du gťnťral en chef. ęC'est, me rťpondit-il, un des motifs pour lesquels je vous propose de venir avec moi ŗ Montebello demain matin.Ľ Le lendemain nous ťtions ŗ Montebello ŗ neuf heures. Avant de commencer son travail avec le gťnťral, l'ordonnateur, qui m'avait introduit, parle de ce qu'il a fait pour moi, et de la condition que j'avais mise et que je devais mettre ŗ mon acceptation: ęC'est bien, dit le gťnťral; nous en reparlerons. Il passera la journťe avec nous.Ľ Villemanzy lui ayant rťpondu qu'il ťtait obligť de retourner ŗ Milan immťdiatement aprŤs le dťjeuner:--ęN'importe; je me charge de le faire reconduireĽ; et un salut nous fit comprendre qu'il n'avait pas autre chose ŗ nous dire pour le moment. AprŤs le dťjeuner, Villemanzy ťtant parti, le gťnťral me fait appeler: ęVous voulez donc Ítre commissaire des guerres? me dit-il d'un ton assez grave.--Je ne veux rien, gťnťral, que ce que vous voudrez: c'est moins votre acquiescement que vos conseils que je viens chercher ici.--…coutez, et dťcidez-vous d'aprŤs ce que vous aurez entendu. C'ťtait sans doute un ťtat respectable que celui de commissaire des guerres: instituťs pour pourvoir aux besoins de l'armťe, ces fonctionnaires ont droit ŗ la plus haute considťration lorsqu'en remplissant ce devoir ils ťpargnent le pays; ils rťunissent ainsi ŗ l'estime les droits de l'intelligence et de la probitť. Tels sont les titres qui particuliŤrement recommandent ŗ la nŰtre Villemanzy; mais, dans son corps, le nombre des gens qui lui ressemblent n'est pas grand. Faisant le contraire de ce qu'ils devraient faire, la plupart de ses agens laissent le soldat dans le besoin, et n'en mťnagent pas plus pour cela le pays conquis; ils se repaissent de la substance des habitans, sans s'inquiťter de la dťtresse de l'armťe, qui est obligťe de se procurer violemment ce qui devrait lui Ítre fourni, et enlŤve par la maraude, aux paysans qui ont dťjŗ satisfait ŗ une rťquisition, ce qui est ťchappť ŗ l'aviditť de ces exacteurs. Ces misťrables sont plus funestes au pays que le soldat: au lieu d'y ťtablir l'ordre, ils aggravent dans une ťpouvantable proportion les malheurs de la guerre. Ce sont eux qui font le mal, c'est nous qu'on maudit. Plusieurs ont acquis ainsi une fortune considťrable; mais quelle rťputation ils ont acquise au corps dont ils font partie! quel dťshonneur ils ont appelť sur l'habit qu'ils portent! Et vous revÍtiriez cet habit-lŗ!--Je n'en ai certes pas l'envie, gťnťral. Je venais vous demander s'il vous convenait que j'acceptasse la commission qui m'est offerte, et non vous dire que je l'acceptais.--Ne l'acceptez pas, reprit-il avec plus de chaleur encore. Accepter aujourd'hui le titre de commissaire des guerres, ce serait entrer en partage de l'opprobre attachť ŗ ce titre, sans partager les bťnťfices des gens qui l'ont dťshonorť. Ces Messieurs-lŗ sont chatouilleux pourtant! En voilŗ un qu'on a pris la main dans le sac: c'est le pillard en chef du mont-de-piťtť de Vťrone; il est renvoyť par-devant une commission militaire pour Ítre jugť. Ces Messieurs ne prťtendent-ils pas que cela porte atteinte ŗ l'honneur du corps entier! Comme si la peine ťtait plus infamante que le crime! Au reste, ils ont bien tort de tant s'inquiťter: un homme qui a un million est-il jamais condamnť? Ne recevez pas un titre portť par un homme semblable. Voilŗ ce que je n'ai pas voulu vous dire devant Villemanzy. J'arrangerai la chose avec lui; je lui dirai que j'ai d'autres vues sur vous. Vous voulez voir l'Italie; je vous la ferai voir. En attendant, restez ici, restez avec nous.Ľ Comme je n'avais rien apportť de ce qui m'ťtait nťcessaire pour sťjourner ŗ Montebello, je demandai au gťnťral la permission de retourner le soir ŗ Milan; il me l'accorda, en m'invitant de nouveau ŗ revenir au quartier-gťnťral le plus tŰt que je pourrais, et ŗ m'arranger de maniŤre ŗ pouvoir y passer quelques jours. Pour terminer cet article, je dirai que les prťvisions du gťnťral sur l'issue du procŤs dont il est ici question furent ŗ peu prŤs rťalisťes. Le conseil de guerre n'acquitta pas, ŗ la vťritť, l'accusť; il le condamna mÍme ŗ quelques annťes de galŤres. Mais comme on le conduisait en France pour y subir sa peine, on trouva le moyen de le faire ťvader, et _l'honneur du corps fut sauvť_. Je dois le dire, le malheureux payait pour tous. Il s'en fallait de beaucoup qu'il fŻt le seul qu'eŻt enrichi la spoliation du mont-de-piťtť de Vťrone; d'autres personnages en avaient aussi profitť, et tous n'ťtaient pas des commissaires des guerres. Parmi ceux-ci il s'en trouvait encore un ŗ qui cette affaire pensa faire tourner la tÍte. Il n'en avait pas tirť un million: sa part de butin, qui consistait en mauvais diamans, ne valait guŤre plus de cinquante mille ťcus; mais enfin il y tenait autant que le maraud en chef tenait ŗ la sienne, et il tenait ťgalement ŗ la rťputation d'honnÍte homme. Pour ne pas la compromettre, il ne parla pas de cette lťgŤre aubaine ŗ son secrťtaire. Instruit des choses par une autre voix, ce secrťtaire, homme fort dťlicat aussi, fut vivement affectť de ce dťfaut de confiance. Sur ces entrefaites, le millionnaire dont j'ai parlť plus haut est arrÍtť: il doit, dit-on, Ítre traduit par-devant une commission militaire. Ses confrŤres se h‚tent d'envoyer ŗ Milan une dťputation ŗ l'ordonnateur en chef, pour le supplier d'intervenir auprŤs du gťnťral, et d'obtenir, pour _sauver l'honneur du corps_, que l'affaire ne soit pas instruite. L'homme aux diamans est adjoint ŗ cette dťputation. Cela ne tourna ni au profit du corps ni au sien. AprŤs huit jours consommťs en dťmarches inutiles, il revient ŗ Vťrone rendre compte ŗ ses commettans du mauvais rťsultat de sa mission; mais avant tout, voulant en confťrer avec son secrťtaire, il le demande. ęAussitŰt aprŤs votre dťpart, il a disparu, lui rťpondent ses domestiques.--Et oý est-il allť?--Oý vous avez voulu qu'il all‚t?Ľ, a-t-il dit en nous remettant ce billet. Le commissaire ouvre le billet et y lit ce qui suit: ęCitoyen, je croyais, par ma discrťtion, avoir acquis des droits ŗ votre confiance comme ŗ votre gťnťrositť par mon dťvouement. Je vois avec douleur que je me suis trompť. Vous ne m'avez ni fait part de l'expťdition qui s'est faite au mont-de-piťtť de Vťrone, ni fait une part dans celle que vous en avez rapportťe. Ne vous ťtonnez donc pas que, maÓtre de votre butin, je suive votre exemple, et que je m'empare de tout. Cela peut vous donner quelque contrariťtť, mais vous en prendrez votre parti, j'en suis sŻr, et vous ne ferez pas de bruit. ņ quoi le bruit vous mŤnerait-il? serait-il dans votre intťrÍt d'appeler l'attention sur cette affaire? Le bien que vous rťclameriez est-il le vŰtre? Seriez-vous sŻr enfin de ne pas vous perdre en me perdant? Toutes rťflexions faites, je suis assurť de votre discrťtion par les raisons qui vous assurent de la mienne. _Salut et fraternitť_.Ľ Il aurait pu ajouter _et la mort_, conformťment ŗ la formule en usage, car si le bon patron ne mourut pas de rťvolution ŗ cette lecture, il s'en fallut de bien peu. Le secrťtaire, dťcouvrant la cachette oý les diamans ťtaient enfermťs, les avait en effet emportťs tous, ŗ l'exception de deux qui restaient entre les mains du commissaire, comme des ťchantillons de sa fortune passťe. Ce pauvre homme ne les contemplait pas sans fondre en larmes: et il les contemplait quelquefois pendant des heures entiŤres. ęQuelle coquinerie, disait-il un jour, ces diamans-lŗ me rappellent! voilŗ pourtant tout ce qui me reste d'une honnÍte fortune avec laquelle je comptais me retirer auprŤs de mon vertueux pŤre! Un brigand, un voleur, un scťlťrat, un drŰle, m'a tout pris. Il n'y a plus de probitť au monde!Ľ L'homme qui se plaignait si naÔvement ne croyait pas trop avoir manquť ŗ la probitť en faisant en Italie ce qu'il aurait eu scrupule de faire en France. En pays conquis, tout lui semblait acquis ŗ son greffe par droit de conquÍte. Ce principe, au reste, ťtait celui de bien des gens qui en tirŤrent plus de profit, et qui, rentrťs en France, reprirent leurs habitudes honnÍtes. La probitť ťtait un bagage qu'ils avaient laissť en dťpŰt, comme un effet inutile, au pied des Alpes, pour le reprendre en repassant. Rien de plus ennuyeux qu'un quartier-gťnťral, quand on n'y a pas d'occupation. ņ l'exemple du gťnťral et de Mme Bonaparte qui me dirent _ŗ tantŰt_, chacun, aprŤs le dťjeuner, se retira dans son appartement pour y employer ou perdre le temps ŗ sa maniŤre. Restť seul dans le salon, et n'ayant pas mÍme un livre, je ne sais trop comment j'aurais passť les six heures qui s'ťcoulŤrent entre le dťjeuner et le dÓner, si je n'eusse pas emportť dans ma tÍte un moyen d'occupation ou de distraction qui m'a suivi partout, gr‚ce ŗ l'habitude que j'ai de composer sans avoir besoin d'ťcrire. Suis-je seul, je reprends un ouvrage commencť, ou je commence un nouvel ouvrage. Me voilŗ donc travaillant ŗ mon troisiŤme acte des _Vťnitiens_ tout en parcourant les jardins de Montebello autour desquels rťgnait une allťe couverte qui, tout-ŗ-fait semblable aux berceaux de Marly, m'offrait une voŻte impťnťtrable aux rayons du soleil. Les heures s'ťcoulŤrent ainsi sans que je m'en aperÁusse, et je rapportai ŗ Milan, oý j'avais laissť mes brouillons, une scŤne de plus. Ma journťe n'avait pas ťtť absolument perdue. Avant le dÓner, quand je revins dans le salon, il s'ťtait repeuplť. J'y retrouvai, avec Mme Bonaparte et Mme Berthier, cette jolie _Paulette_, alors plus impatiente de devenir Mme Leclerc qu'elle ne l'a ťtť depuis d'Ítre princesse BorghŤse. Tout prŤs de Mme Bonaparte, sur le mÍme canapť, ťtait _Fortunť_, ce favori venu de Paris entre elle et son fils. L'affection qu'elle lui portait n'ťtait pas diminuťe, et cette affection qu'elle ne craignait pas de lui tťmoigner, mÍme en public, ťtait des plus vives. Pardonnons-la-lui; ne soyons pas moins indulgens que ne l'ťtait son mari. ęVous voyez bien ce Monsieur-lŗ, me disait le gťnťral; c'est mon rival. Il ťtait en possession du lit de Madame quand je l'ťpousai. Je voulus l'en faire sortir: prťtention inutile; on me dťclara qu'il fallait me rťsoudre ŗ coucher ailleurs, ou consentir au partage. Cela me contrariait assez; mais c'ťtait ŗ prendre ou ŗ laisser. Je me rťsignai. Le favori fut moins accommodant que moi: j'en porte la preuve ŗ cette jambe.Ľ Le lecteur est curieux peut-Ítre de savoir quels droits avait _Fortunť_ pour Ítre traitť ainsi. _Fortunť_ n'ťtait ni beau, ni bon, ni aimable. Bas sur pattes, long de corps, moins fauve que roux, ce carlin au nez de belette ne rappelait sa race que par son masque noir et sa queue en tire-bouchon. Comme bien d'autres, il n'avait pas tenu en grandissant ce qu'il promettait ťtant petit; mais Josťphine, mais ses enfans ne l'en aimaient pas moins, quand une circonstance particuliŤre le leur rendit plus cher encore. ArrÍtťe en mÍme temps que son premier mari le gťnťral Beauharnais, Josťphine languissait en prison, d'autant plus inquiŤte, qu'elle ignorait absolument ce qui se passait au dehors. Ses enfans avaient la permission de la venir voir au greffe avec leur gouvernante. Mais comment la mettre au fait? le concierge assistait ŗ toutes leurs entrevues. Comme _Fortunť_ ťtait toujours de la partie, et qu'il ne lui ťtait pas interdit d'entrer dans l'intťrieur, la gouvernante imagina un jour de cacher sous un beau collier neuf, dont elle le para, un ťcrit qui contenait ce qu'on ne pouvait dire ŗ sa maÓtresse. Josťphine, qui ne manquait pas de finesse, devina la chose, et rťpondit au billet par le mÍme moyen. Ainsi s'ťtablit entre elle et ses amis, sous les yeux mÍme de son surveillant, une correspondance qui la tenait au courant des dťmarches qu'on faisait pour la sauver, et qui soutenait son courage. La famille sut grť au chien du bien qui s'opťrait par son entremise autant que s'il se fŻt opťrť par sa volontť; et il devint, pour les enfans comme pour la mŤre, l'objet d'un culte que le gťnťral fut contraint de tolťrer. Ce culte dura jusqu'ŗ la mort de _Fortunť_. Cette mort fut des plus tragiques. Ce favori, comme de raison, ťtait d'une arrogance extrÍme; il attaquait, il mordait tout le monde, les chiens mÍme. Moins courtisans que les hommes, les chiens ne le lui pardonnaient pas toujours. Un soir il rencontre dans les jardins de Montebello un m‚tin qui, bien qu'il appartÓnt ŗ un domestique de la maison, ne se croyait pas infťrieur au chien du maÓtre: c'ťtait le chien du cuisinier. _Fortunť_ de courir sur lui et de le mordre au derriŤre: le m‚tin le mord ŗ la tÍte, et d'un coup de dent l'ťtend sur la place. Je vous laisse ŗ penser quelle fut la douleur de sa maÓtresse! Le conquťrant de l'Italie ne put s'empÍcher d'y compatir: il s'affligea sincŤrement d'un accident qui le rendait unique possesseur du lit conjugal. Mais ce veuvage-lŗ ne fut pas long. Pour se consoler de la perte d'un chien, Josťphine fit comme plus d'une femme pour se consoler de la perte d'un amant: elle en prit un autre, un carlin; cette race n'ťtait pas encore dťtrŰnťe. Hťritier des droits et des dťfauts de son prťdťcesseur. Carlin rťgnait depuis quelques semaines, quand le gťnťral aperÁoit le cuisinier qui se promenait ŗ la fraÓche dans un bosquet assez ťloignť du ch‚teau. ņ l'aspect du gťnťral, cet homme de se jeter dans l'ťpaisseur du bois. ęPourquoi te sauver ainsi de moi? lui dit Bonaparte.--Gťnťral, aprŤs ce qu'a fait mon chien...--Eh bien?--Je craignais que ma prťsence ne vous fŻt dťsagrťable.--Ton chien! est-ce que tu ne l'as plus, ton chien?--Pardonnez-moi, gťnťral, mais il ne met plus les pates dans le jardin, ŗ prťsent surtout que Madame en a un autre...--Laisse-le courir tout ŗ l'aise; il me dťbarrassera peut-Ítre aussi de cet autre-lŗ.Ľ Je me plais ŗ raconter ce trait, parce qu'il est caractťristique, et qu'il donne une idťe de l'empire qu'exerÁait la plus douce et la plus indolente des crťoles sur le plus volontaire et le plus despotique des hommes. Sa rťsolution, devant laquelle tout flťchissait, ne pouvait rťsister aux larmes d'une femme; et lui qui dictait des lois ŗ l'Europe, chez lui ne pouvait pas mettre un chien ŗ la porte. ņ dÓner, je fus placť auprŤs de _Paulette_ qui, se souvenant de m'avoir vu ŗ Marseille, et d'ailleurs me sachant dans ses confidences puisque j'ťtais dans celles de son futur ťpoux, me traita en vieille connaissance. Singulier composť de ce qu'il y avait de plus complet en perfection physique, et de ce qu'il y avait de plus bizarre on qualitťs morales! Si c'ťtait la plus jolie personne qu'on pŻt voir, c'ťtait aussi la plus dťraisonnable qu'on pŻt imaginer. Pas plus de tenue qu'une pensionnaire, parlant sans suite, riant ŗ propos de rien et ŗ propos de tout, contrefaisant les personnages les plus graves, tirant la langue ŗ sa belle-soeur quand elle ne la regardait pas, me heurtant du genou quand je ne prÍtais pas assez d'attention ŗ ses espiŤgleries, et s'attirant de temps en temps de ces coups d'oeil terribles avec lesquels son frŤre rappelait ŗ l'ordre les hommes les plus intraitables. Mais cela ne lui imposait guŤre; le moment d'aprŤs c'ťtait ŗ recommencer, et l'autoritť du gťnťral de l'armťe d'Italie se brisait aussi contre l'ťtourderie d'une petite fille: bonne enfant d'ailleurs par nature plus que par volontť, car elle n'avait aucun principe; et capable de faire le bien mÍme par caprice. Les convives ťtaient nombreux: la conversation gťnťrale n'ťtait pas possible; la symphonie y supplťait. Pendant le repas, les musiciens des guides exťcutŤrent alternativement des marches militaires et des airs patriotiques qui ne dťplaisaient pas aux Italiens. La chaleur ťtant tombťe, on prit le cafť et les glaces sur la terrasse, et l'on ne rentra que tard dans les salons. ņ la brune, le gťnťral devenu plus communicatif prit part ŗ la conversation; il se mit mÍme ŗ diriger les amusemens de la sociťtť, fit chanter des romances ŗ Madame Lťopold, demanda des histoires au gťnťral Clarke, et se mit ŗ en raconter lui-mÍme. Les rťcits fantastiques ťtaient ceux qu'il affectionnait; il prťfťrait mÍme les contes qui effrayaient l'imagination, ŗ ceux qui intťressaient l'esprit ou le coeur; il improvisait dans ce genre avec une facilitť singuliŤre, et se plaisait ŗ fortifier l'effet de ses narrations par tous les artifices qu'un acteur habile peut trouver dans les inflexions de sa voix[2]. ņ dix heures, une des personnes qui ťtaient venues dÓner ŗ Montebello me reconduisit ŗ Milan. L'illumination imprťvue qui se dťployait alors au milieu de l'obscuritť me jeta dans une surprise qui tenait de l'enchantement: les prairies ťmaillťes de fleurs, que j'avais traversťes le matin, ťtincelaient de l'ťclat d'un milliard de paillettes voltigeantes ou d'un milliard de mouches phosphoriques qui semblaient danser sur le gazon, et dont les bonds s'ťlevaient ŗ quatre ou cinq pieds du sol. Ce phťnomŤne, dont je n'avais pas d'idťe, faisait ŗ mes yeux de la contrťe entiŤre un pays de fťerie: il ťtait produit par une innombrable quantitť de ces lampyres, appelťs en Italie _luciole_, insectes qui ŗ la plus brillante des propriťtťs du ver luisant joignent des ailes dont ceux-ci sont dťpourvus. CHAPITRE III. Ma vie ŗ Milan.--Le DŰme, la rue des OrfŤvres.--Second voyage ŗ Montebello.--Le marquis del Gallo.--Les nťgociateurs vťnitiens.--Portraits.--Clarke, Marmont.--Train habituel des FranÁais en Italie. Pendant les trois ou quatre jours qui sťparŤrent mes deux courses au quartier-gťnťral, je visitai la capitale de la Lombardie. Qu'on n'ait pas peur d'en retrouver ici la description: elle serait au moins inutile. De ses monumens, celui que je frťquentais le plus c'est la cathťdrale ou _le DŰme_, pour me servir de l'expression du pays. Commencť au XIVe siŤcle, cet ťdifice, qui attendait la main de Napolťon, n'ťtait pas encore achevť ŗ la fin du XVIIIe, car les marbres qui revÍtent aujourd'hui son clocher s'ťlevaient ŗ peine ŗ la moitiť de sa hauteur. J'y allais tous les jours vers midi, mais, je dois l'avouer, dans un intťrÍt tant soit peu profane: comme les voŻtes et les murs de cette magnifique carriŤre sont impťnťtrables ŗ la chaleur, qui dťjŗ ťtait excessive, j'en avais fait mon cabinet de travail comme des bosquets de Montebello. Les gens qu'un intťrÍt moins profane y amenait habituellement s'ťtonnaient sans doute de trouver dans un FranÁais une dťvotion si recueillie; mais ils devaient s'ťtonner aussi que cette dťvotion ne lui permÓt pas de rester un moment en place et ne lui fit jamais ployer les genoux. Milan est entourťe de promenades superbes, et traversťe par de larges rues bordťes de palais et de boutiques magnifiquement pourvues: celles de la rue des OrfŤvres offrent un aspect aussi riche que celles du quai qui porte ce nom ŗ Paris. Aussi les grenadiers franÁais, ŗ qui le pillage avait ťtť permis pendant deux heures ŗ Pavie, en punition de la rťvolte de cette ville, disaient-ils en traversant cette rue: _Est-ce que ces scťlťrats ne se rťvolteront pas?_ J'aime la musique avec passion, et avec prťdilection la musique italienne: sous ce rapport, tout ce que j'entendais ťtait pour moi sujet de jouissance, tout, y compris ces _virtuosi ambulanti_, ces musiciens ambulans, symphonistes de carrefours, choristes en plein vent, ŗ qui il est aussi difficile de faire un ton faux qu'aux nŰtres de faire un ton juste. L'on imagine bien que ma premiŤre soirťe libre fut donnťe au thť‚tre; j'allai ŗ celui _della Scala_. Ce vaste monument n'ťtait ťclairť ni au dehors, ni au dedans: entrť lŗ presque ŗ t‚tons, je me crus d'abord dans une caverne, dans la beaume de Roland; mais lorsque enfin mes yeux, familiarisťs avec ces demi-tťnŤbres, purent distinguer les objets, je reconnus que j'ťtais au milieu d'un immense colombier, dans les parois duquel sont pratiquťs des trous disposťs comme ceux qui reÁoivent les nids des pigeons. Telle est en moi l'idťe qu'ťveilla le premier aspect des salles d'Italie, oý les loges, loin de se dťtacher en saillie, comme dans nos thť‚tres, sont creusťes dans le mur comme des fenÍtres sans balcons. Disposťes ainsi pour la plus grande commoditť des propriťtaires, qui seuls en ont la clef, ces loges sont de vťritables appartemens oý leur sociťtť se rassemble pour causer, pour jouer, pour faire pis ou mieux, sous la protection d'un rideau qui ne s'ouvre qu'au tintement de la sonnette annonÁant la scŤne ou l'air favori: le morceau fini, le rideau se referme. Le spectacle est lŗ ce dont les spectateurs s'occupent le moins. S'il rend la salle extrÍmement triste, ce systŤme, qui rend les loges extrÍmement gaies, a de plus l'avantage de jeter aussi une grande gaietť sur le thť‚tre: en raison de ce que la salle est plus sombre, la scŤne paraÓt plus ťclairťe, ce qui n'est pas peu favorable ŗ l'effet des dťcorations. Les loges ŗ Milan ne font pas, comme ŗ Paris, spectacle pour le parterre; mais le spectacle de la scŤne en est plus parfait: favorable ŗ tous les intťrÍts, cette quasi-obscuritť sert ceux qui viennent lŗ pour voir comme ceux qui viennent pour n'y Ítre pas vus. Le rťpertoire, comme on sait, ne varie pas en Italie ainsi qu'il varie en France. Les salles y sont successivement occupťes pour quelques semaines par diverses troupes. Chacune arrive lŗ avec son opťra, qui, pendant la durťe de son bail, occupe exclusivement le thť‚tre: tous les soirs, c'est la mÍme piŤce jouťe par les mÍmes acteurs. J'en pris mon parti. Alors on jouait un opťra-buffa de PaŽsiello et un ballet hťroÔque en deux actes, comme le drame; mais concurremment et non pas successivement, c'est-ŗ-dire qu'un acte de l'opťra ťtait suivi d'un acte du ballet. Ainsi, les aventures tragiques d'_…ponine_ et de _Sabinus_ servaient d'intermŤde ŗ _la Pietra simpatica_, bouffonnerie dans laquelle il ťtait enchevÍtrť. Je laisse ŗ penser quel effet produisait un pareil salmis! Les Italiens s'en accommodaient; je fis comme eux. De retour ŗ Montebello, j'y trouvai compagnie nombreuse. Plusieurs nťgociations ťtaient ouvertes: l'une avec l'Autriche pour convertir en paix dťfinitive le traitť de Lťoben, l'autre avec le gouvernement de Venise, qui implorait la protection de la France contre sa populace rťvoltťe. Les dťputťs vťnitiens ťtaient les sťnateurs _Pisani_ et _Mocenigo_. La rťponse du gťnťral franÁais ne se fit pas attendre. Baraguey-d'Hilliers, dont la division, campťe en-deÁŗ des lagunes, interceptait les communications de Venise avec la terre ferme, reÁut, aprŤs huit jours de blocus, ordre d'entrer dans cette grande ville pour y rťtablir la tranquillitť, et le sťnat lui fournit les embarcations qui transportŤrent la premiŤre armťe ťtrangŤre qui soit entrťe dans cette ville imprenable. C'est ŗ la sollicitation de l'aristocratie que fut prise cette mesure qui dťtruisit ŗ jamais la domination de l'aristocratie la plus puissante qui ait existť. Ces patriciens avaient quelque peu rabattu de leur fiertť. Le doge de GÍnes ne s'est pas montrť plus modeste devant Louis-le-Grand qu'eux devant ce _petit caporal_ que le nom de grand attendait aussi. Les nťgociations ne se terminŤrent pas aussi lestement ŗ beaucoup prŤs avec l'Autriche qu'avec Venise. Il est douteux mÍme qu'elles fussent dťjŗ ouvertes. Le marquis del Gallo, qui, bien que ministre de la cour de Naples, ťtait envoyť au quartier-gťnťral franÁais comme ministre de la cour de Vienne, attendait les plťnipotentiaires autrichiens qui devaient lui Ítre adjoints. TÍte ŗ tÍte pour lors avec Clarke qui, sous le titre de gťnťral, avait ťtť envoyť en Italie pour y remplir une mission qui n'ťtait rien moins que militaire, ce marquis faisait de la diplomatie provisoire, et pelotait, comme on dit, en attendant partie. Le marquis del Gallo ťtait un homme beaucoup plus sage que la protectrice qui l'avait mis en crťdit auprŤs de l'empereur FranÁois II, que la reine Caroline. Son esprit modťrť et conciliant perÁait dans toutes ses habitudes; il plaisait ťvidemment au gťnťral Bonaparte, dans la sociťtť duquel il introduisait des maniŤres qui contrastaient tant soit peu avec celles du quartier-gťnťral, mais qui pour cela peut-Ítre n'en plaisaient que plus ŗ Bonaparte et ŗ Josťphine, ŗ qui elles rappelaient celles de Versailles. On en essayait dťjŗ des imitations ŗ Montebello. ęSi vous aimez la chasse, me dit le gťnťral en me revoyant, vous pourrez demain prendre ici ce plaisir.Ľ Je croyais qu'il entendait par-lŗ qu'armť d'un fusil et conduit par un garde, il me serait permis de battre la plaine, oý la Providence avait probablement conservť quelques liŤvres. Pas du tout. C'est d'une chasse au sanglier qu'il s'agissait, chasse organisťe par Berthier, qui, ainsi que moi, avait passť sa premiŤre jeunesse ŗ Versailles et en conservait les goŻts. N'ťtant pas ťquipť pour un pareil exploit, je prťfťrai passer la matinťe au ch‚teau avec les dames, et je fis bien; car ces veneurs qui, faute de sanglier, avaient lancť un cochon noir, furent ŗ leur retour l'objet de la raillerie du gťnťral, qui n'y allait pas de main-morte quand il s'y mettait. Il y en eut pour toute la soirťe. Les trois jours que je passai lŗ ne furent qu'une rťpťtition de celui dont j'ai rendu compte. MÍme vide entre les deux repas; mÍme moyen pour ťchapper ŗ l'ennui et ŗ l'oisivetť. Quelquefois, je dois le dire, je rencontrais pourtant ŗ qui parler dans le salon de service. J'y trouvai tantŰt EugŤne, tantŰt Marmont, tantŰt aussi le gťnťral Clarke. Deux mots sur l'attitude de ce dernier auprŤs du gťnťral en chef de l'armťe d'Italie. Envoyť en apparence comme nťgociateur aux confťrences qui allaient s'ouvrir, il n'y devait Ítre en rťalitť qu'un observateur chargť de surveiller un gťnťral devenu suspect aux directeurs par une ambition qui s'appuyait sur tant de victoires; il ťtait mÍme autorisť ŗ s'assurer de sa personne si cela ťtait possible. Il fut devinť dŤs son arrivťe. Reconnaissant bientŰt qu'il avait affaire ŗ plus fin comme ŗ plus fort que lui, Clarke aima mieux faire pacte avec un homme aussi supťrieur, que s'obstiner dans une lutte inutile; et comme il a fait dans une circonstance plus rťcente, il se donna tout entier ŗ celui contre lequel il devait opťrer. Il faut qu'il ait jouť ce double rŰle avec bien de l'habiletť; car quoique cette transaction ne fut ignorťe de personne en Italie, le Directoire ne le rťvoqua pas d'abord. N'en pourrait-on pas conclure qu'il trompait ťgalement les persťcuteurs et le persťcutť? Quoi qu'il en soit, il avait pris le parti le plus conforme ŗ ses intťrÍts. BientŰt il en eut la preuve. Bonaparte n'abandonna jamais l'homme qui s'ťtait donnť ŗ lui; il le maintint dans ses fonctions en dťpit du gouvernement, qui aprŤs le 18 fructidor l'avait rappelť ŗ Paris; et aprŤs le 18 brumaire, il l'ťleva de fonctions en fonctions ŗ celles de ministre, et de dignitťs en dignitťs ŗ celle de duc. Au reste, ces faveurs ťtaient justifiťes par la capacitť, le dťvouement et l'assiduitť laborieuse de l'administrateur ŗ qui le souverain les accorda. ņ l'exception du b‚ton de marťchal, qu'il ne tint pas de la reconnaissance impťriale, Clarke ne dut qu'ŗ des services honorables les honneurs dont il fut comblť. Loin d'avoir alors les airs de suffisance qu'il prit ŗ mesure qu'il s'ťleva, il ťtait d'humeur prťvenante et facile. Sa conversation, aimable et instructive ŗ la fois, abondait en observations judicieuses, en anecdotes piquantes. Il avait le ton de la meilleure compagnie; ses maniŤres ťtaient nobles sans affectation, et s'accordaient parfaitement avec sa belle figure. Je ne dirai pas la mÍme chose des maniŤres de toutes les personnes qui approchaient le gťnťral Bonaparte. Se composant sur lui, plus d'un de ses aides de camp affectaient des airs de gravitť qui contrastaient assez singuliŤrement avec des figures de vingt-cinq ou vingt-six ans. Leclerc, ainsi que je l'ai dit, n'ťtait pas exempt de ce petit travers. C'ťtait aussi celui de Marmont. Un mot sur lui. Ce n'est pas ŗ beaucoup prŤs un homme sans mťrite que Marmont; mais si grand que soit ce mťrite, il est bien loin de celui qu'il s'attribue, opinion au reste que les ťloges dont Napolťon ťtait si prodigue dans ses bulletins, envers les militaires qu'il aimait, n'ont pas peu contribuť ŗ fortifier. Que de jugement ne faut-il pas ŗ un homme vantť par un tel homme, pour ne pas se croire le premier aprŤs lui! Et quand ŗ beaucoup de prťsomption il joint un esprit essentiellement faux, dans quels ťcarts peut-il ne pas donner? Rassasiť d'honneurs, de richesses, mais non de gloire, Marmont se crut un moment appelť ŗ sauver la France. De lŗ ses fautes. Il crut, en sacrifiant ŗ ce grand intťrÍt la fortune de son ami, de son bienfaiteur, de son maÓtre, faire un acte hťroÔque. Son coeur paie depuis 1814 les torts de son esprit, et les paie d'autant plus chŤrement, qu'il n'est rien moins qu'insensible ŗ l'opinion publique. Que n'a-t-il pas fait pour la reconquťrir? Mais le sort qui, dans ses persťcutions comme dans ses faveurs, semble se complaire ŗ accabler les objets de sa prťfťrence, a tout fait tourner contre lui. Poursuivi par une espŤce de fatalitť, ťternellement compromis dans les ťvťnemens par la position que son faux esprit lui a faite, et non moins accusť par le parti des Bourbons que par le parti qu'il leur a sacrifiť, Marmont doit Ítre un des hommes les plus malheureux qui existent, un des hommes les plus malheureux qui aient existť. Simple aide de camp de son beau-pŤre, EugŤne alors n'ťtait plus un enfant, mais ce n'ťtait pas encore un homme. Des qualitťs qui depuis lui ont acquis une si haute place dans l'estime du prince et dans celle du public, sa bravoure et sa loyautť sont les seules qui se fussent dťjŗ dťveloppťes. Chargť d'une mission auprŤs du sťnat de Venise, Junot, dont j'occupais la chambre, ťtait alors en course ainsi que Lavalette qui, je crois, remplissait dans l'intťrÍt de Bonaparte, auprŤs du Directoire, une mission assez semblable ŗ celle dont Clarke avait ťtť chargť par le Directoire auprŤs de Bonaparte. Dans ce dťnombrement n'oublions pas le citoyen Bourrienne. Des habituťs du quartier-gťnťral, c'est celui qu'on y rencontrait le moins souvent, quoiqu'il n'en sortÓt jamais. Habituellement retenu dans le cabinet par ses fonctions de secrťtaire particulier, il ne se montrait guŤre qu'aux heures des repas et de la promenade. ņ la maniŤre dont son chef le traitait, il ťtait ťvident qu'on ne considťrait pas uniquement en lui l'ami de collŤge. Intelligent, actif, infatigable, saisissant sur un mot la pensťe d'un homme en qui les pensťes se succťdaient avec une incroyable rapiditť, et la traduisant en une ligne, Bourrienne avait incontestablement une partie des rares qualitťs qu'exigeaient les fonctions de secrťtaire auprŤs d'un gťnie qui ne se reposait jamais; et il est probable que Bonaparte, qui tenait tant ŗ ses vieux amis, ou chez qui l'habitude avait la force de l'affection, ne s'en serait jamais sťparť, s'il eŻt cru pouvoir le maintenir dans une place qui exigeait tous les genres d'intťgritť. Dans mes conversations avec les uns et les autres, j'eus occasion de recueillir encore sur le conquťrant de l'Italie quelques unes de ces anecdotes caractťristiques qui prouvent qu'il n'ťtait pas moins homme d'esprit qu'homme de gťnie. Telle est l'allocution qu'il adressait ŗ son armťe, quand du haut des Alpes il lui montrait les campagnes du Piťmont: ęSoldats, vous manquez de tout; les magasins de l'ennemi sont lŗ: marchons.Ľ Tel est aussi le trait suivant: L'armťe avait dťjŗ remportť plusieurs victoires, mais elles n'avaient pas ťtť aussi productives que l'exigeaient ses besoins. On n'avait pas pu encore renouveler l'habillement. Dans une revue que passait le gťnťral en chef, un grenadier sort des rangs, et lui montre avec humeur son habit qui tombait en lambeaux. Qu'y faire? Lui accorder sa demande, c'ťtait en provoquer une multitude de la mÍme nature, et l'on n'avait pas de drap. Le gťnťral ne voulait cependant pas renvoyer ce soldat mťcontent. ęCitoyen, dit-il d'un ton assez dur au commissaire des guerres qui l'accompagnait, peut-on laisser la troupe dans cet ťtat? Un habit ŗ ce brave et ŗ tous ceux de ses camarades qui en demanderont.Ľ Le soldat de porter la main au chapeau, et la troupe de crier: _Vive le petit caporal!_ Le commissaire des guerres ťtait dťjŗ fort embarrassť, quand le _petit caporal_ rappelle notre homme. ęDis-moi donc, lui dit-il, avec ton habit neuf, toi qui viens de faire la campagne, ne crains-tu pas d'avoir l'air d'une recrue?--Diable! rťpond le soldat, je n'y pensais pas. Que le commissaire garde son habit neuf; je ne veux pas avoir l'air d'une recrue.Ľ Pas un soldat ne voulut d'habits neufs. Cette dťnomination de _petit caporal_ lui avait ťtť donnťe par l'armťe. En usant avec lui comme l'autoritť en use avec tout soldat qui se distingue, l'armťe, ŗ chaque victoire nouvelle, l'ťlevait ŗ un grade dans les grades infťrieurs, s'entend. Le titre de _caporal_, qu'il reÁut, je crois, aprŤs la bataille de Montenotte, est toutefois celui par lequel il fut toujours dťsignť, dans les camps, quoi qu'il soit parvenu un peu plus haut. Si j'en crois une note qui m'a ťtť donnťe par un Anglais fort instruit, ŗ qui nous devons une traduction des _Rťminiscences d'Horace Walpole_, l'armťe anglaise en avait usť de mÍme envers Marlborough; elle dťsignait aussi par le titre de _caporal_ le vainqueur de Blenheim. Les soldats de Bonaparte ťtaient ŗ la hauteur de leur gťnťral; la passion dont il ťtait dťvorť les animait. ęTu veux de la gloire, eh bien! nous t'en _donnerons_Ľ, lui dit un jour de bataille, dans un langage moins ch‚tiť qu'ťnergique, un grenadier qui parlait pour tous ses camarades; c'ťtait ŗ Castiglione. Ils tinrent parole. Bonaparte rapportait tout ŗ la tactique et ŗ la politique. Il y ramenait insensiblement toutes les conversations, sur quelque sujet qu'elles se fussent engagťes. Il y rattachait jusqu'aux contes qu'il improvisait. Un jour aprŤs dÓner, les convives ťtant rťunis dans le salon: ęIl faut, dit-il, que chacun conte son histoire. ņ vous ŗ commencer, M. de Gallo.Ľ M. de Gallo de s'excuser. Ce plťnipotentiaire n'avait pas ŗ beaucoup prŤs, quant ŗ cet article du moins, la facilitť d'esprit de M. de Cobentzel qui lui fut postťrieurement adjoint. ęEh bien! puisque vous ne voulez pas nous dire une histoire, je vous ferai un conte;Ľ et devant ce ministre chamarrť de cordons et chargť de la nťgociation la plus grave, le voilŗ improvisant une allťgorie sur la futilitť des intťrÍts humains, sur le nťant des grandeurs, sur la vanitť des dťcorations. Il comparait la vie ŗ un pont jetť sur un fleuve rapide: des voyageurs le traversent, les uns ŗ pas lents, les autres au pas de course; ceux-ci en ligne droite, ceux-lŗ en serpentant; les uns, les bras ballans, s'arrÍtent pour dormir ou pour voir couler l'eau; les autres, sans prendre de repos et chargťs de fardeaux, se fatiguent ŗ poursuivre des bulles de savon, des bulles de toutes les couleurs, que du haut de trťteaux richement dťcorťs des charlatans enflent et lancent dans le vide, et qui s'ťvanouissent en salissant la main qui les saisit. L'objet de cette satire, dont la malice ťtait encore relevťe par une foule de traits mordans, n'ťchappa ŗ personne, car personne ne souriait, exceptť M. de Gallo, ce qui prouve que, bien qu'il ne sŻt pas plaisanter, ce diplomate savait entendre la plaisanterie. Cela est plaisant; mais n'est-il pas plaisant aussi que l'auteur de ce conte-lŗ, quelques annťes aprŤs, ait enflť lui-mÍme tant de bulles qui s'ťchangŤrent contre toutes les bulles dont il se moquait alors? Il fit bien; au reste, comme souverain, de tirer parti d'un moyen qu'il dťdaignait comme philosophe. Ces bulles-lŗ sont, aprŤs tout, une monnaie avec laquelle le prince peut payer de grands services: pourquoi n'en userait-il pas, puisque tant de bonnes gens s'en contentent? Mais qu'il se garde bien de la prodiguer, car il en est de cette monnaie comme d'un papier mis en circulation: pour qu'elle conserve sa valeur, il ne faut pas trop la multiplier. Mon tour vint. Je craignais de me jeter dans les difficultťs de l'improvisation: le gťnťral m'en sauva en me demandant des vers. Ma mťmoire ťtait bonne alors; c'ťtait un livre toujours ouvert oý je pouvais puiser ŗ loisir: le rťcit d'un combat entre les Parthes et les Romains me parut convenir plus que tout autre chose ŗ la circonstance. On l'accueillit favorablement; le gťnťral lui-mÍme ne lui refusa pas des ťloges. Mais, avec lui, aux complimens succťdaient toujours les critiques: j'ťtais loin de prťvoir les siennes. Analysant mon plan de campagne, et le jugeant d'aprŤs les rŤgles de la tactique, ne voilŗ-t-il pas qu'il me demande compte de tous mes mouvemens, discutant ma bataille comme une partie d'ťchecs, et me dťmontrant par mille raisons qu'elle aurait dŻ Ítre perdue par ceux qui l'avaient gagnťe! Cette discussion littťraire m'en a plus appris, en une demi-heure, sur l'art militaire que tout ce que j'avais lu avant et tout ce que j'ai lu depuis sur cette matiŤre. Si jamais je fais une description de bataille, je saurai ce que je dirai. Ainsi se passait le temps ŗ Montebello pour ceux qui n'y avaient rien ŗ faire: ils y rencontraient quelques bons quarts d'heure; mais on le passait un peu plus agrťablement ŗ Milan, mÍme quand on y perdait sa journťe tout entiŤre. J'y retournai au bout de trois jours, non sans avoir promis au gťnťral, qui, me le rťpťta-t-il, avait des vues sur moi, de revenir au premier moment prendre ses ordres. ņ Milan, je repris mon train de vie accoutumť: ŗ l'ťglise le matin, le soir au thť‚tre, comme l'abbť Pellegrin; m'occupant surtout de ma tragťdie, mais ne nťgligeant pas la sociťtť franÁaise, qui se composait de ce qu'il y avait pour lors de plus aimable, soit parmi les administrateurs, soit parmi les militaires qui se trouvaient dans la place; et, tout en attendant mieux de l'avenir, trouvant le prťsent assez bon pour prendre patience. Le prťsent, au fait, ťtait assez doux. Plusieurs FranÁais, ŗ l'exemple de Regnauld, avaient fait venir leurs femmes ŗ Milan, et y tenaient maison. Les affaires finies, on se rťunissait tantŰt chez l'un, tantŰt chez l'autre, et l'on ne se sťparait que trŤs tard, en se donnant parole pour le lendemain. Ces rťunions avaient lieu, soit ŗ la _Casa Balabi_, jolie maison que Regnauld venait de louer, soit ŗ la _Casa Candiani_, chez Mme Hamelin; soit ŗ la _Casa Trivulci_, chez Mme Lťopold Berthier; soit enfin je ne sais oý, chez l'ordonnateur Le Noble. Des hommes distinguťs ŗ des titres diffťrens formaient le fonds de cette sociťtť, oý je retrouvai plusieurs de mes amis de Marseille et de Paris, et oý je me liai avec l'honnÍte et bon Dessole, alors adjudant gťnťral, et avec ce pauvre Livron, qui, aprŤs avoir ťchappť ŗ tous les pťrils de la vie la plus aventureuse, nous a ťtť enlevť, en 1832, d'une maniŤre si fatale et si imprťvue. Tout ťtait pour nous objet d'amusement; mais ce qui nous amusait surtout, c'ťtait l'importance que se donnaient les autoritťs locales et les officiers de la milice cisalpine, avec lesquels les militaires franÁais ťtaient en continuelle taquinerie. ņ la porte des thť‚tres, tous les jours nouvelles disputes, auxquelles tout ce qui parlait franÁais prenait part. Au cri, _FranÁais, ŗ moi!_ eŻt-il ťtť jetť par un cocher; civil comme militaire, petit comme grand, valet ou maÓtre, chacun se prťcipitait vers le point d'oý partait l'appel, et malheur ŗ l'Italien qui l'avait provoquť; il ťtait impitoyablement rossť, quel que fut son titre ou sa dignitť. Nous trouvions fort ridicule que ces gens-lŗ se crussent indťpendans parce qu'ils n'ťtaient plus sujets d'une monarchie, et militaires parce qu'ils portaient des uniformes. Le caractŤre franÁais est toujours le mÍme; toujours le mÍme est aussi le sort d'un peuple dont le pays est militairement occupť. CHAPITRE IV. Je suis chargť d'une mission pour les Óles Ioniennes.--Lodi, Mantoue, le palais du T, Vťrone, Venise.--Thť‚tre de la Fenice. Regnauld avait achetť un fort joli cheval. Appelť prťcipitamment ŗ Vťrone pour les intťrÍts du service, il me recommanda en partant de tenir sa monture en haleine. Comme je ne recevais pas de nouvelles de Montebello, je dirigeai un soir ma promenade de ce cŰtť-lŗ. Il ťtait sept heures quand j'arrivai. ęVous venez ŗ propos, me dit le gťnťral: j'allais vous envoyer chercher. Il s'agit d'une mission importante. Attendez un instant; vous allez recevoir vos instructions.Ľ L'instant fut long: ŗ minuit j'attendais encore. Le gťnťral me fait appeler: ęVous pouvez vous aller coucher, me dit-il. Demain je vous dirai ce dont il est question.--Je pars donc pour Milan, oý l'on doit Ítre fort inquiet de moi, ou tout au moins de mon cheval, qui n'est pas ŗ moi.--Soit: allez coucher ŗ Milan; mais revenez ici de bonne heure.Ľ Il ťtait plus de deux heures du matin quand j'arrivai ŗ Milan: on n'y ťtait pas, en effet, sans inquiťtude pour mon compagnon de voyage. Je dis pour expliquer mon retard ce que je savais, c'est-ŗ-dire que je ne saurais rien que le lendemain. Le lendemain ŗ dix heures j'ťtais de retour ŗ Montebello. ęAprŤs le dťjeuner, vous aurez vos instructionsĽ, me dit le gťnťral. Je ne les avais pas encore ŗ l'heure du dÓner, pas mÍme encore ŗ l'heure du coucher. ņ une heure aprŤs minuit, enfin, le gťnťral me fait rťveiller dans le salon, oý je m'ťtais endormi:--ęRendez-vous ŗ Venise au plus vite; lŗ vous trouverez le gťnťral Gentili, qui dirige les apprÍts d'une expťdition destinťe ŗ prendre possession de Corfou et des Óles Ioniennes. Vous suivrez cette expťdition en qualitť de commissaire du gouvernement, et avec le rang et le traitement de chef de brigade. Vous organiserez, de concert avec le gťnťral, le gouvernement et l'administration de ces colonies, sur lesquelles vous aurez la haute-main pour tout ce qui concerne le civil. Vous entretiendrez avec moi une correspondance, qui non seulement roulera sur vos opťrations, mais sur tout ce qui vous paraÓtra digne de remarque. Vous vous entendrez de tout avec Gentili. C'est un brave homme, que Gentili, un brave Corse! C'est un ťlŤve, un ami de Paoli. S'il y a des coups de fusil ŗ recevoir, il y courra le premier et en reviendra le dernier. Le bruit du canon ne l'inquiŤte guŤre, car il est sourd ŗ ne pas l'entendre. C'est de plus un homme des moeurs les plus douces: vous Ítes faits pour vous convenir. ęVoilŗ ce que je voulais vous dire. Les instructions que Bourrienne va vous remettre en sont le sommaire[3]. Il vous remettra aussi un mandat sur Haller, que vous irez voir ŗ Milan, et qui vous paiera vos frais de route. Partez ŗ l'instant mÍme: vous devriez dťjŗ Ítre parti.Ľ Comment partir? La personne qui m'avait amenť ťtait retournťe ŗ la ville. Je me trouvais sans voiture. Par bonheur se trouvait lŗ Joseph Bonaparte qui, obligeant pour tout le monde, fut de tout temps si bon pour moi. Il mit ŗ ma disposition une bastardelle qui lui appartenait, en m'indiquant ŗ Fusine une auberge oý je pourrais la laisser en dťpŰt. Il y avait toujours une poste prŤs du quartier-gťnťral. On attŤle, et je pars. Je restai ŗ Milan plus long-temps que je ne le croyais. Voici pourquoi. Bien que les matiŤres de la monnaie ne manquassent pas au trťsor de l'armťe, la monnaie y manquait quelquefois. Mais comme on y tenait en rťserve les objets d'or et d'argent que les agens militaires rťpandus dans les pays conquis recueillaient dans les ťglises et dans les couvens, et qu'on possťdait les coins de la monnaie autrichienne, on convertissait aisťment en numťraire, proportionnťment au besoin, les matiŤres qu'une pieuse magnificence avait dťrobťes ŗ la circulation; et les produits de la guerre subvenaient aux dťpenses de la guerre. La fabrication n'ťtant pas ce jour-lŗ aussi rapide que la consommation, il me fallut attendre quelques heures. C'est avec des talaris frappťs le matin que le soir je payai la poste. Je la payais largement, trop largement mÍme par suite de l'ignorance oý j'ťtais du rapport des monnaies italiennes avec la monnaie franÁaise. Le maÓtre de poste de Crťmone m'en avertit, quoique mon erreur ne dŻt pas tourner ŗ son dťtriment ŗ beaucoup prŤs. Cet avis me fut d'autant plus utile que voyageant seul, absolument seul, j'eusse pu continuer long-temps ŗ semer ainsi mon argent en Italie, comme jadis le semaient en France certains Anglais qui se montraient gťnťreux par pure inadvertance. Que de glorieux souvenirs rťveillait en moi la route que je parcourais! elle ťtait semťe de victoires. Tout pressť que j'ťtais, je n'avais voulu traverser qu'au petit pas ce pont de Lodi que sous la mitraille autrichienne nos bataillons avaient traversť au pas de charge et sans tirer un coup de fusil. L'Adda est fort large en cet endroit. Qui n'a pas mesurť des yeux ce passage ťtroit et long que dťfendaient trente piŤces de canon dont le feu ťtait soutenu par celui de dix mille hommes, n'a pas une juste idťe de la valeur des troupes qui l'ont emportť. Mantoue aussi ťtait environnťe de la gloire franÁaise. Sous ces murs assiťgťs et conquis par notre armťe, se livrŤrent les batailles de Saint-Georges et de la Favorite qui lui en ouvrirent l'accŤs. Je ne sortis pas de Mantoue sans avoir visitť le palais du T, palais moins remarquable par la singularitť de son plan tracť d'aprŤs la figure de la lettre T, que par les fresques dont Jules Romain l'a dťcorť. Ces peintures sont toutes de proportions gigantesques. Ici c'est PolyphŤme qui, assis sur un rocher, module des airs sur la flŻte aux sept tuyaux. Lŗ ce sont les Titans entassant Pťlion sur Pťlion, Ossa sur Ossa, pour escalader l'Olympe au plus haut duquel Jupiter fait briller et retentir la foudre qui va les renverser. Cette scŤne qui, du sol au sommet de sa voŻte, recouvre en totalitť les parois d'un vaste salon, est d'un formidable effet. On craint d'Ítre ťcrasť sous les masses soulevťes par les fils de la terre; on craint d'Ítre anťanti par les traits que va lancer le maÓtre des dieux. En traversant la contrťe, Tardis ingens ubi flexibus errat Mincius, et tenera prśtexit arundine ripas, Georg., lib. III. je ne vis pas le vaste lac formť par les ťpanchements du Mincio, et les flexibles roseaux dont ses rives sont revÍtues, sans penser au poŽte nť sur ce rivage, sans penser au plus parfait des poŽtes. Je regrettai de ne pas pouvoir me dťtourner pour aller en pŤlerinage au monument ťlevť sur les ruines d'AndŤs par le gťnťral Miolis ŗ la gloire de Virgile et ŗ la sienne consťquemment. ņ Vťrone je retrouvai Regnauld. J'y retrouvai aussi un homme que la Providence semblait avoir envoyť lŗ tout exprŤs pour moi, un homme qui joignait aux connaissances les plus ťtendues en littťrature ancienne et moderne la science des finances et de l'administration dans lesquelles, ŗ parler franchement, j'ťtais absolument novice. Je l'avais vu souvent ŗ Paris chez des amis communs; et j'avais ťtť ŗ mÍme de l'apprťcier. Il ťtait venu chercher de l'emploi en Italie, et n'en avait pas encore trouvť. Je lui proposai de m'accompagner dans ma mission, moins comme secrťtaire que comme ami. Il me promit de venir me rejoindre ŗ Venise et m'a tenu parole. Ce n'est pas ce qui m'est arrivť de moins heureux dans mon voyage. Il s'appelait Digeon, nom honorť dans l'Universitť oý j'ai rťussi ŗ le faire entrer lors de son organisation. Trop pressť pour visiter les monumens de Vťrone, je remis la chose ŗ mon retour. J'en usai de mÍme ŗ Vicence que je n'admirai qu'en passant, ŗ Padoue que je traversai de nuit, et je poursuivis sans m'arrÍter mon chemin jusqu'ŗ Fusine, le point de la terre ferme le plus rapprochť des lagunes, et d'oý Venise vous apparaÓt au milieu de l'Adriatique, comme une garenne au milieu des plaines de la Beauce ou de la Brie. AprŤs avoir fait remiser la voiture de Joseph Bonaparte ŗ l'auberge indiquťe, je me jette dans une gondole qu'ŗ sa forme et ŗ sa couleur j'eusse prise pour un cercueil, et me voilŗ voguant ŗ Venise. L'aspect de cette ville, que semble porter la mer, devient plus ťtonnant ŗ mesure qu'on s'en approche. Environnť par les flots qui viennent battre contre sa ceinture de pierre, ce groupe d'Óles sans rivages et sans vťgťtation, sur lesquels domine une forÍt de clochers, ressemble assez ŗ une flotte ŗ l'ancre, pour qui voit Venise des lagunes. Pour qui la parcourt, c'est un spectacle encore plus merveilleux que cette agglomťration de palais de marbre et de monumens magnifiques, entre lesquels fourmille une population si active, et cela sur des bancs de gravier qui long-temps ne furent disputťs aux oiseaux de mer que par quelques misťrables pťcheurs. All' Adria in seno Un popolo d'Eroi saduna, e cangia In asilo di pace L'instabile elemento. Con cento ponti e cento Le sparse isole unisce: Colle moli impedisce All' Ocean la libertŗ dell' onde. E intanto su le sponde Stupido resta il pellegrin, che vede Di marmi adorne, e gravi Sorger le mura, ove ondeggiar le navi. Mťtastase, Ezio, att. Iį. Entrť dans le grand canal, comme je n'avais pas d'auberge de prťdilection, je me laissais conduire par le gondolier ŗ celle qu'il affectionnait, ŗ celle oý descendit Thťodore, _di corsica il re posticio_, et oý Candide soupa avec six tÍtes dťcouronnťes, ŗ _l'Aigle impťriale_ enfin, quand du fond d'une gondole qui nous croise je m'entends appeler par mon nom. C'ťtait un associť de Lenoir, un de mes amis de Marseille. Le croyant occupť d'affaires ŗ Milan, oý je l'avais retrouvť, je ne fus pas peu surpris de le rencontrer ŗ Venise: il y ťtait arrivť la veille. Comme il ťtait attachť ŗ une des administrations de l'armťe, on lui avait assignť un logement au palais Justiniani. ęNe nous sťparons pas, me dit-il; je suis lŗ chez un bon abbť ŗ qui je ne cause pas grand embarras. Il ne refusera pas de mettre ŗ notre disposition une chambre de plus dans ce vaste ťdifice dont il n'occupe pas le quart, et oý on pourrait lui envoyer des hŰtes plus incommodes que nous.Ľ En effet, il n'acceptait lŗ que l'hospitalitť nue. Quelques instances qu'on lui eŻt faites, il avait refusť d'y prendre autre chose qu'un verre de vin de Chypre. Me fťlicitant du hasard qui me rendait un ami dans une ville oý je ne me croyais connu de personne, je me laissai mener chez l'_abbate_ Justiniani, qui demeurait sur le grand canal, non loin du Rialto, en face du palais Contarini, et ŗ sa priŤre j'y pris domicile. Les amis de mon ami furent les miens dŤs le jour mÍme. Il me fallut absolument accepter ŗ dÓner chez M. Pavy, nťgociant de Lyon. Comme celui-lŗ ťtait ťtabli ŗ Venise depuis long-temps, depuis la prise de Lyon peut-Ítre, ce que je ne songeai pas ŗ lui demander, il me mit, tout en dÓnant, au courant des usages, si bien qu'en sortant de table je savais dťjŗ quel emploi je devais faire de ma soirťe. Le gťnťral Baraguey-d'Hilliers, que je n'avais pas revu depuis la partie de chasse de Gentilly, commandait ŗ Venise. J'avais ťtť le voir; il ne m'avait pas reÁu comme un chien[4], bien mieux, il m'avait invitť ŗ dÓner pour le lendemain dans une campagne dťlicieuse qu'il occupait en terre ferme. Instruit par lui que l'expťdition ne pouvait pas Ítre prÍte avant dix jours, et sans affaires pour le moment, je rťsolus d'employer tout ce temps ŗ mes plaisirs. Les plus vifs mÍme aujourd'hui pour moi sont ceux du thť‚tre. DŤs le soir, sans songer que j'avais passť deux nuits ŗ peu prŤs sans dormir, je courus au thť‚tre de la _Fenice_, oý l'on donnait, pour la derniŤre fois, les _Orazi_ de Cimarosa. Soit par suite de la fatigue dont je me ressentais encore, soit parce que le caractŤre prÍtť dans cet opťra par le compositeur aux hťros de la vieille Rome, contrariait par trop celui qui leur est donnť par Corneille, cet ouvrage me plut peu; je fus mÍme insensible ŗ la mťlodie de certains morceaux qui, abstraction faite de la couleur historique, m'ont charmť depuis. Je crois, au reste, que l'_opťra seria_ n'est pas le genre auquel le gťnie de Cimarosa s'appliquait le plus heureusement: plus gracieux que pathťtique, plus spirituel que sublime, c'est vers la comťdie que ce gťnie le portait. Dans l'_opťra seria_, il faisait quelquefois aussi bien que les autres; dans l'_opťra buffa_, personne ne faisait mieux que lui. Une bizarrerie, de laquelle on n'avait pas songť ŗ me prťvenir, dut aussi contribuer au peu d'effet que cette reprťsentation produisit sur moi. En Italie alors, des imberbes ťtaient en possession des rŰles les plus virils, des rŰles qui, sur la scŤne lyrique, sont aujourd'hui la propriťtť des femmes: un hťros de ce genre, ou plutŰt un hťros qui n'ťtait d'aucun genre, reprťsentait Horace, personnage que nous avons vu jouer ŗ Mme Sessi sur notre thť‚tre de Paris, oý Crescentini, Mme Pasta et Mme Malibran se sont succťdť dans le rŰle du tendre Romťo, que je n'ai jamais vu jouer non plus par un homme. DŤs le surlendemain, une troupe nouvelle prit possession de la _Fenice_. Les _Horaces_ de Cimarosa firent place ŗ un opťra de Zingarelli. Ce n'ťtait pas Corneille, mais Racine que l'auteur du _libretto_ mettait ŗ contribution dans ce _Mithridate_, copie du nŰtre, au sublime prŤs. La musique n'y compensait pas tout-ŗ-fait le dommage que le poŤme avait ťprouvť; elle m'a laissť pourtant d'assez doux souvenirs. Je retournai plusieurs fois l'entendre: cela me semble absolument nťcessaire ŗ qui veut prononcer en connaissance de cause sur la valeur d'une grande composition musicale. Peut-on se flatter d'en pouvoir apprťcier toutes les intentions, d'en juger toutes les beautťs, dans une seule audition? Les opťras que je revois avec le plus de plaisir ne sont pas ceux que j'ai compris le plus facilement. ņ la premiŤre reprťsentation, l'_Otello_ de Rossini m'avait paru plus brillant, plus bruyant mÍme qu'expressif, et le _FreischŁtz_ de Weber plus bizarre qu'original. Que de fois ne m'a-t-il pas fallu revenir au _Don Giovanni_, pour dťcouvrir toutes les richesses entassťes par Mozart dans cette sublime oeuvre, dans ce trťsor inťpuisable de mťlodie et d'harmonie? C'est ŗ force de les entendre que j'ai compris ces chefs-d'oeuvre, oý chaque nouvelle exťcution me fait dťcouvrir de nouvelles beautťs. Le Mithridate ťtait reprťsentť aussi par un hťros faÁonnť ŗ la maniŤre de l'Horace; l'un n'ťtait pas plus masculin que l'autre. On m'en vit moins rire toutefois, non que je commenÁasse ŗ me prÍter ŗ l'illusion, mais parce que je crus devoir montrer quelque condescendance pour l'usage. Cette condescendance n'alla pas pourtant jusqu'ŗ me faire garder mon sťrieux, quand aprŤs avoir chantť avec beaucoup d'expression son dernier air, le roi de Pont qui s'ťtait poignardť, ressuscitant ŗ la voix du parterre, se relŤve, salue, recommence son air, se poignarde de nouveau, tombe et se relŤve encore pour rťpondre par de nouvelles salutations aux nouveaux tťmoignages d'admiration qu'on ne se lassait pas de lui prodiguer. Il y a sept ou huit thť‚tres ŗ Venise. Celui de _San Chrisostome_ aussi ťtait occupť par une troupe d'_opera seria_, qui reprťsentait la _Mťrope_ de Nazolini: je n'y allai qu'une fois, quoique la _prima donna_ de cette troupe fŻt supťrieure ŗ celle de l'autre; c'ťtait la cťlŤbre _Billington_. Il n'y avait pas alors en Europe de gosier plus souple que celui de cette anglaise, pas de virtuose plus habile ŗ exťcuter ces _sonate di Gola_, que les compositeurs commenÁaient ŗ jeter dans leurs opťras; elle surmontait avec une facilitť singuliŤre les difficultťs les plus grandes, mais elle abusait de cette facilitť. Son talent m'ťtonna plus qu'il ne me charma. ņ _San Samuel_ on jouait l'_opera buffa_. Les piŤces en vogue alors ťtaient le _Secreto_ de Mayer, et _gli Nemici generosi_ de Cimarosa, ouvrages charmans. Ce n'est pas sans un surcroÓt de plaisir que, dans une de ces piŤces, je reconnus ce bon Rafanelli, le Prťville de l'Opťra-Italien; lŗ aussi je fis connaissance avec le talent inťgal, mais si ťtonnant quelquefois, de la Strinasacchi, que depuis nous avons tant applaudie, pas tous les jours pourtant, au thť‚tre de la rue Chantereine, alors rue de la Victoire. La douce vie pour quelqu'un qui aimait ŗ vivre et qui en avait le temps, que celle qu'on menait alors ŗ Venise! pas de plus molles habitudes, mÍme en Orient! Entourť de toutes les douces jouissances que peuvent donner les arts, on n'y connaissait d'autre lassitude que celle de jouir, que celle qu'on peut prendre dans les gondoles, canapťs ambulans, qui, tout en vous berÁant au refrain d'une barcarole, vous transportent d'un plaisir ŗ un autre pendant le plaisir mÍme. La place Saint-Marc est le soir pour Venise ce qu'est le soir pour Paris le boulevard Italien, le rendez-vous des promeneurs. DŤs que la chaleur ťtait tombťe, lŗ, devant les cafťs, sur plusieurs rangťes de chaises, se rťunissait l'ťlite de la sociťtť, qui, tout en prenant des rafraÓchissemens, se faisait spectacle ŗ elle-mÍme. ņ neuf heures, on sortait du cafť pour aller au thť‚tre, d'oý l'on sortait ŗ minuit pour revenir au cafť oý l'on restait jusqu'ŗ la fin de la nuit. La nuit est vraiment le temps de l'activitť ŗ Venise et dans toutes les villes d'Italie. Sous un ciel dont les ardeurs sont insupportables, le jour est le temps du repos: ce n'est guŤre avant quatre heures aprŤs midi que commence ŗ circuler cette population, qui ne se couche qu'ŗ l'heure oý se lŤve la population du nord. Ces moeurs indolentes et voluptueuses ne doivent pas Ítre entiŤrement imputťes au climat; il faut y voir aussi l'influence de l'ancien gouvernement vťnitien. Ne permettant pas qu'on s'occup‚t de politique, il rendait en licence au peuple ce qu'il lui enlevait en libertť, et lui permettait mÍme des vices en ťchange des vertus qu'il lui interdisait, ou qu'il punissait plus cruellement qu'ailleurs on ne punit des crimes. Cette politique ne dťplaisait pas aux courtisanes, qu'autrefois on avait exilťes. Comme les consťquences de cette mesure avaient perverti les moeurs au lieu de les ťpurer, se rel‚chant de sa rigueur, non seulement le gouvernement rappela ces dames, mais il leur assigna, avec des fonds pour leur entretien, des maisons spťciales qu'on appelait _case rampane_. Effrayťs surtout de la propagation d'une certaine aberration de goŻt que l'absence de ces femmes avait provoquťe chez les jeunes gens, les pŤres de la patrie, pour remettre en crťdit l'amour honnÍte, dťcrťtŤrent qu'il fallait remettre mÍme en honneur les femmes qui n'ťtaient pas honnÍtes, et ŗ cet effet ils convinrent, dit Hamelot de la Houssaie, de se montrer en public avec les _signore_. Quelles ťtaient les moeurs d'un peuple oý les sages croyaient un tel exemple utile ŗ la rťgťnťration des moeurs! Pendant mon sťjour ŗ Venise, j'employai ainsi toutes mes soirťes. Quant aux matinťes, car il y en avait mÍme lŗ pour les FranÁais dont l'activitť ne pouvait se rťsigner ŗ rester oisive la moitiť du jour, quant aux matinťes, je les employais ŗ parcourir la ville, et ŗ visiter les monumens dans un intťrÍt auquel la politique n'ťtait pas ťtrangŤre. CHAPITRE V. Palais Saint-Marc.--Salle de l'inquisition d'…tat.--Le gťnťral Gentili.--Julien et Matera.--Dťpart de l'expťdition. Les circonstances favorisaient ma curiositť. Avec l'ancien gouvernement ťtaient tombťs les verrous qui fermaient les portes du palais Saint-Marc. Je pus donc voir et revoir ce que l'oeil d'un ťtranger n'avait jamais vu deux fois, et ce que la plume n'avait pas encore osť dťcrire. Je n'entends pas parler de l'enceinte magnifique oý dťlibťrait le grand conseil, des salles oý s'assemblaient le conseil des dix et d'autres tribunaux, mais de celle oý le conseil des trois tenait ses terribles assises, et rendait ses arrÍts mystťrieux. Lŗ, plus de cette pompe qui recouvre d'or, de sculptures et de tableaux les parois et les plafonds des autres parties du palais; des murs nus, trois fauteuils de cuir noir placťs sur une estrade de bois de chÍne pour les juges; dans le parquet, une table de mÍme bois et un siťge de mÍme ťtoffe pour le greffier; au milieu du parquet, une sellette pour l'accusť; du cŰtť opposť ŗ une porte qui communique avec le palais, et dans un des angles de la piŤce, un rideau d'ťtoffe sombre masquant une porte qui, par un long corridor, communique avec les prisons; voilŗ tout ce qui s'offrit ŗ mes regards dans ce local cťlŤbre. Je n'y trouvai pas ces tentures noires dont il devait Ítre tapissť, d'aprŤs ce que m'avait dit mon ami Denon qui n'en parlait que par tradition; je ne trouvai pas non plus dans l'espŤce de tambour que recouvrait le rideau funeste les instrumens de torture qui arrachaient des aveux aux accusťs trop discrets ŗ l'interrogatoire, et le tourniquet fatal ŗ l'aide duquel les jugemens du tribunal s'exťcutaient ŗ l'instant mÍme oý ils ťtaient prononcťs. Avait-on fait disparaÓtre cette horrible partie du mobilier inquisitorial, ou n'avait-il existť que dans l'imagination des narrateurs? Mais bien qu'aucun objet n'y rťvolt‚t les yeux, bien qu'aucune voix n'y afflige‚t les oreilles, les souvenirs que rťveille le nom seul du tribunal qui siťgea lŗ pendant plus de cinq siŤcles n'en faisaient pas moins pour moi un lieu formidable. De lŗ, je passai dans des lieux plus formidables encore. Je descendis dans les cachots appelťs _Pozzi_ (les puits), cachots ťtablis au-dessous du niveau de la mer dans les fondations du palais ducal. L'air pťnŤtre ŗ peine dans ces tombeaux oý le jour ne pťnťtra jamais. Sept pieds de long, cinq pieds de large, telle est ŗ peu prŤs leur dimension; un bois de lit, tel est leur ameublement. Pour garantir le prisonnier de l'humiditť qui suinte ťternellement ŗ travers les murs, on les avait recouverts en planches de chÍne. Mais ces planches pouvaient-elles le protťger? Pťnťtrťes et amollies par la moiteur, elles ťtaient rťduites en une espŤce de p‚te noire qui cťdait sous les doigts et en conservait l'empreinte. J'en dťtachai un dťbris que j'emportai. Exposť au grand air, il se sťcha, et ressemblait alors ŗ un morceau de charbon. Une dame vťnitienne, Mme Michieli, ŗ qui je le montrai, et qui, bien que niŤce du doge dťtrŰnť, applaudissait plus que personne ŗ la ruine de l'aristocratie, me le demanda comme un tťmoignage de la cruautť du gouvernement dťchu. Il me semblait qu'on ne pouvait pas vivre six semaines dans ces cachots. Les FranÁais, ŗ leur arrivťe, y trouvŤrent pourtant deux prisonniers qui gťmissaient lŗ, l'un depuis dix-sept ans, et l'autre depuis trente ans, sans savoir pourquoi. Sous les toits du mÍme palais, sont d'autres prisons, _i Piombi_ (les plombs), oý les dťtenus ťtaient exposťs ŗ un supplice d'un genre tout contraire. L'action continuelle du soleil faisait de ces chambres ťtroites et basses de vťritables fournaises. Le palais Saint-Marc abonde en richesses de tous les genres. Les arts semblent s'Ítre ťpuisťs ŗ le dťcorer; le Tintoret, le Titien, Paul VťronŤse, le Bassan, les deux Palma, ont peint les tableaux immenses qui tapissent ses murs et ses voŻtes. Je n'en ferai pas la description; ce n'est pas un itinťraire que j'ťcris ici. Je dirai seulement que, dans le palais Saint-Marc comme dans celui de Versailles, ce sont les faits les plus glorieux pour l'…tat que les peintres s'appliquaient ŗ retracer. La salle dite du _Squitinio_, peinte en grande partie par VťronŤse, est un rťsumť de l'histoire de la rťpublique, comme la grande galerie de Versailles est un rťsumť de l'histoire de Louis XIV. Autour de cette vaste enceinte, sont reprťsentťs les papes venant chercher un asile dans Venise, les empereurs sollicitant son alliance, acceptant sa mťdiation, ses flottes conquťrant les Óles, ses armťes escaladant les remparts, des victoires sur terre, des victoires sur mer, et au point dominant de la voŻte ou plutŰt du plafond, comme du haut de l'empyrťe, la rťpublique de Venise, sous la figure d'une belle femme, souriant au spectacle de sa gloire et de sa prospťritť. Autour de cette salle se dťveloppe, ŗ l'instar d'une frise, une sťrie de portraits reprťsentant les doges qui ont rťgnť depuis l'institution de cette dignitť jusqu'ŗ sa destruction, c'est-ŗ-dire depuis Luc Anafeste, ťlu en 697, jusqu'ŗ Manini que les FranÁais dťtrŰnŤrent en 1797, ce qui forme juste une pťriode de onze cents ans. Il est ŗ remarquer que le portrait de ce dernier occupait la seule place qui rest‚t ŗ remplir lors de son ťlection, de sorte qu'il n'en restait plus pour son successeur; singulier prťsage! ņ son rang, dans un cadre sur lequel semblait Ítre tirť un voile funŤbre, on lisait en caractŤres rouges: _Locus Marini Falieri decapitati pro criminibus_, place de Marin Falier, dťcapitť pour ses crimes. Quelle leÁon pour ses successeurs! Cťdant aux gens de l'art le droit d'analyser les titres des maÓtres de l'ťcole vťnitienne ŗ l'admiration publique, je ne me permettrai pas de leur assigner leur rang; je dirai toutefois que si le Titien m'a ravi par l'ťnergie de son dessin et par l'ťclat de ses couleurs, Paul VťronŤse ne m'a pas moins surpris par la vťritť des siennes et par la simplicitť de ses compositions. Moins brillant qu'eux, le Tintoret m'a paru avoir une capacitť de conception supťrieure encore ŗ la leur. On n'en saurait disconvenir en voyant son tableau du Paradis, oý l'on ne compte pas moins de quatorze cents tÍtes; ce que je rťpŤte, au reste, sur la foi d'autrui, car je n'ai pas entrepris ce dťnombrement. Je ne crois pas qu'il y ait plus de faces humaines dans le _Jugement dernier_ de Michel-Ange, conception ŗ laquelle je ne prťtends pas nťanmoins comparer celle-ci; conception bien autrement animťe: tout est en action dans le _Jugement dernier_, et cette action se communique au plus froid des spectateurs. Tout est en repos, tout est calme dans le Paradis, et ce calme vous gagne. Les fortes ťmotions naissent des situations fortes: voilŗ pourquoi, dans les arts, la reprťsentation du bonheur ennuie ŗ la longue; voilŗ pourquoi on lui prťfŤre la fatigue qu'excite le spectacle d'une grande infortune. C'est par son _Enfer_ que le Dante est connu; on le relit dix fois, vingt fois, cent fois: que de gens n'ont pas lu deux fois son _Paradis_! Parmi les tableaux de Palma (le jeune), il en est deux qui frappŤrent mon attention. L'un reprťsente, autant que je puis m'en souvenir, les Nations dans l'attente du Jugement dernier. Je ne me rappelle pas trop si le Souverain-Juge a pris place sur son tribunal, mais je me rappelle trŤs-bien que dťjŗ les ministres de ses volontťs remplissent leurs fonctions, que les anges sont en l'air, et qu'au son de la trompette les humains se sont rassemblťs au pied du trŰne. Dans la foule se trouve une jeune femme, belle comme un ange, fraÓche comme une nymphe; on voit bien qu'elle n'est pas tout-ŗ-fait innocente, et que ce n'est pas sans quelque inquiťtude qu'elle voit approcher l'heure que le juste lui-mÍme ne verra pas venir sans trembler; mais son regard tout ŗ la fois tendre et suppliant est rempli d'un charme si particulier, qu'on sent qu'il lui obtiendra gr‚ce devant celui qui a fait gr‚ce ŗ Madeleine, et que dťjŗ _remittuntur ei peccata multa, quia dilexit multým_. (…v. selon saint Luc, c.v.) Dans l'autre tableau, on ne retrouve pas la mÍme indulgence chez celui qui rend ŗ chacun selon ses oeuvres. Le jugement a ťtť prononcť, il s'exťcute. Les boucs sont sťparťs des brebis; l'enfer ouvert attend sa proie: dťjŗ les diables s'en sont saisis. Dans les griffes de l'un d'eux se retrouve la pťcheresse, moins fraÓche peut-Ítre, mais toujours belle, mais toujours sťduisante: c'est pour sa coquetterie, ťvidemment, que la pauvrette est damnťe; car tout en subissant la peine de son pťchť, elle y retombe. Tout suppliant qu'il soit, le regard qu'elle adresse ŗ l'Ange de tťnŤbres porte ťminemment le caractŤre de l'agacerie et de la sťduction: le diable ailleurs sťduit la femme, ici c'est la femme qui sťduit le diable. Voici l'explication de ce double fait. La seigneurie avait, dit-on, commandť au peintre deux tableaux sur ces sujets. Heureux alors, Palma plaÁa dans le premier la femme qu'il aimait, la femme dont il se croyait aimť, et la peignit resplendissante de tous les charmes qui l'avaient sťduit, charmes dignes du Paradis; mais le tableau ŗ peine fini, et l'autre ŗ peine commencť, le bonheur du peintre s'ťtant ťvanoui avec la fidťlitť de sa maÓtresse, pour la punir des tortures qu'elle lui causait, l'artiste la condamna aux tortures ťternelles, l'immortalisant par sa vengeance comme il l'avait immortalisťe par sa tendresse. L'ťglise Ducale, _la chiesa Ducale_, qui touche au palais Saint-Marc, renferme aussi des richesses innombrables et inestimables. C'est d'elles, plus que de son architecture, qu'elle tient son prix. Les matiŤres les plus prťcieuses y ont ťtť prodiguťes pour son embellissement. Dťpouilles de l'Attique, des colonnes d'alb‚tre fleuri y soutiennent le tabernacle; les murs, le sol, la voŻte sont incrustťs de mosaÔques magnifiques: mais ces objets de l'admiration des voyageurs ont bien moins de prix pour les Vťnitiens que le sarcophage qui contient le corps de saint Marc. Cette prťcieuse relique appartenait jadis ŗ l'ťglise d'Alexandrie d'…gypte. Elle fut apportťe de lŗ ŗ Venise par des marchands vťnitiens qui s'en emparŤrent en substituant dans le tombeau qui la renfermait, au corps de saint Marc, celui de saint Claude, saint moins recommandable, quoiqu'il ait son mťrite. Pour empÍcher les douaniers musulmans de visiter ŗ la sortie le panier dans lequel ce trťsor ťtait enfermť, nos pieux contrebandiers l'avaient recouvert d'une ťchinťe de porc, chair pour laquelle les Musulmans ont une horreur invincible; et, pris pour ce qu'il n'ťtait pas, gr‚ce ŗ cette fraude ingťnieuse, saint Marc ťchappa ŗ leur surveillance, et fut transportť ŗ Venise. Au dťbarquť, proclamť patron de la rťpublique par le peuple et par le sťnat, il fut logť dans une ťglise que Justinien Participatio fit b‚tir ŗ ses frais: c'est l'ťglise Ducale. Cela se passait en 827. Indťpendamment des objets dont je viens de parler, on retrouve ŗ Venise plusieurs dťpouilles de la GrŤce. Les colonnes qui se dressent sur la _Piacetta_ viennent de Constantinople, ainsi que les quatre chevaux qui piaffent sur le portique de Saint-Marc, oý ils sont revenus aprŤs avoir ťtť piaffer ŗ Paris pendant quinze ans devant les Tuileries. Les lions de marbre qui sont assis ŗ la porte de l'arsenal, gardaient jadis l'entrťe du Pyrťe d'oý ils ont ťtť enlevťs par Morosini le Pťloponťsiaque; mais il s'en faut de beaucoup qu'ils vaillent les chevaux de Corinthe, car c'est ŗ cette ville qu'avaient ťtť originairement enlevťs les quadrupŤdes d'airain dont je viens de parler. Les lions de l'arsenal sont plutŰt des monumens de la gloire vťnitienne que de l'habiletť athťnienne. Si c'ťtaient des chefs-d'oeuvre de l'art, il faut que la main de la guerre et celle du temps les aient bien endommagťs, car ce ne sont plus que des blocs ŗ peu prŤs aussi informes que les lions qu'on voit sur le devant des boutiques de certains faÔenciers. L'arsenal de Venise forme dans la ville une ville ŗ part. Lŗ se construisaient, s'armaient et se retiraient ces flottes qui pendant tant de siŤcles dominŤrent l'Archipel et transportŤrent en Europe les productions de l'Orient. On y armait pour lors les faibles et derniers restes de cette marine qui, devenue franÁaise, devait conduire dans des colonies qui avaient cessť d'Ítre vťnitiennes l'expťdition dont je faisais partie. Parmi ces dťbris d'une grandeur ŗ jamais effacťe, se remarquait _le Bucentaure_, galŤre semblable ŗ celle de Clťop‚tre, galŤre sculptťe et dorťe dans toute son ťtendue, qui ťtait immense, et dont tous les agrŤs ťtaient dorťs aussi. C'est sur ce b‚timent qu'une fois l'an, non point ŗ P‚ques, mais ŗ l'Ascension, le doge s'embarquait pour aller renouveler son mariage avec la mer, ťpouse qui lui avait fait plus d'une infidťlitť, et qui mÍme ťtait en divorce avec lui quand ce mariage, qui avait ťtť bťni au XIIe siŤcle par le pape Alexandre III, fut cassť au XVIIIe par le gťnťral Bonaparte. Le projet ťtait alors d'envoyer ce trophťe en France ŗ la remorque de quelque frťgate. Mais pensant que telle aventure pourrait, chemin faisant, lui faire changer de destination et le conduire en Angleterre, on trouva plus sage de le brŻler. On dut retirer un trťsor de ses cendres. On n'en trouva pas un dans celles du livre d'or. Ce nobiliaire, ŗ la combustion duquel j'assistai, ne produisit que de la fumťe[5]. En me rendant d'un quartier dans un autre, j'ai parcouru toutes les sinuositťs que dťcrit le grand canal ŗ travers une masse d'ťdifices ťgalement magnifiques par la matiŤre et par l'art qui l'employa. Coupť par un seul pont d'une seule arche[7] construit en marbre, le canal est bordť, dans toute sa longueur, de palais de marbre aussi. Ils portent pour la plupart le caractŤre de l'architecture italienne. Quelques uns cependant offrent l'empreinte d'un style diffťrent, style ŗ qui l'on doit les plus beaux monumens qui ont ťtť construits entre l'ťpoque oý l'architecture abandonna le systŤme des Grecs, et celle oý prťvalut le systŤme de Palladio. On reconnaÓt aussi dans plusieurs constructions vťnitiennes, comme dans le palais Saint-Marc, le style de l'architecture mauresque, dont les Vťnitiens avaient contractť le goŻt par leurs frťquens rapports avec l'Orient. Ce mťlange des magnificences de trois siŤcles diffťrens donne ŗ Venise une physionomie toute particuliŤre. Il n'y avait pas d'autre promenade alors ŗ Venise que la grande place Saint-Marc et la petite, qui y est contiguŽ. Par son ťtendue et par l'architecture qui la dťcore, la grande place, autour de laquelle on peut circuler dans des galeries, me rappelait assez une de nos promenades les plus frťquentťes. Sous le rapport de l'architecture, c'est le Palais-Royal, sans arbres, sans gazons, sans fleurs, sans eaux jaillissantes. Au bout est l'ťglise Ducale. La petite place, _la Piacetta_, ouverte du cŰtť de la mer, semble Ítre l'avant-cour du palais ducal, monument remarquable par son caractŤre, et qui ressemble moins ŗ la rťsidence d'un prince chrťtien qu'ŗ celle d'un prince maure. Sur le cŰtť de la place qui regarde la mer, se dressent deux grandes colonnes de marbre apportťes de Constantinople au XIIe siŤcle. Sur l'une ťtait perchť ce lion ailť qui est venu ŗ Paris boire ŗ la fontaine des Invalides; sur l'autre se tenait ou se tient, comme saint Simťon stylite, non pas ŗ cloche-pied pourtant, un guerrier qui, au rebours des guerriers de tous les siŤcles, tient sa lance de la main gauche, et de la droite son bouclier. Ce gaucher-lŗ est saint Thťodore. Autour du palais sont plaquťs plusieurs masques ou mascarons, ŗ la bouche bťante; je les aurais pris pour des ouvertures de boÓtes ťtablies par la poste aux lettres, si une inscription gravťe sur une tablette de marbre, et placťe au-dessus de chacune de ces bouches, ne m'eŻt indiquť leur vťritable destination. C'est par ces bouches que les dťlateurs s'entretenaient avec les inquisiteurs d'…tat, ainsi que me l'apprirent ces deux mots: _Denunzie secrete_. L'espionnage et la dťlation ťtaient les principaux ressorts du gouvernement de Venise, qui, prťsent partout, n'ťtait vu nulle part. Prťoccupť comme je l'ťtais d'un sujet que je ne pouvais traiter convenablement sans bien connaÓtre les moeurs civiles et politiques de la rťpublique la plus singuliŤre qui ait existť, je ne voyais pas sans intťrÍt, quoiqu'en frťmissant, les vestiges de ses anciennes institutions. Chaque promenade m'apportait le produit d'une ťtude. Faisons encore un tour ŗ la place Saint-Marc. C'ťtait le _forum_ vťnitien, le rendez-vous des oisifs, des promeneurs, des femmes galantes, des nouvellistes, des charlatans de toute espŤce. Toutes les industries avaient des reprťsentans au milieu de cet ťternel carnaval, et l'on ne traversait pas la foule qui s'y presse sans avoir coudoyť une fille, un missionnaire, un arlequin, un filou ou un inquisiteur. Au milieu des plaisirs, je sentais nťanmoins qu'il me manquait quelque chose ŗ Venise. Lŗ, rien que de factice, hors la mer et le ciel, rien qui vous rappelle la nature. Vous Ítes ŗ Venise comme si vous ťtiez embarquť. Quand j'en sortis, il y avait trois semaines que je n'avais vu un arbre; je n'y avais mÍme vu qu'un cheval qui, amenť lŗ par je ne sais quel hasard, passait sa tÍte ŗ une fenÍtre, et ťtait lŗ un objet de curiositť, comme chez nous un chameau. Des courses de gondole sur le grand canal, et des illuminations, tels sont les amusemens que le gouvernement donnait au peuple les jours de rťjouissances publiques. Ajoutez ŗ cela quelquefois un feu d'artifice tirť en plein jour pour prťvenir les accidens que pourraient occasionner les mouvemens de la foule resserrťe entre tant de canaux. C'est un luxe dont on aurait bien pu faire l'ťconomie. Cependant les apprÍts de l'expťdition se poursuivaient. D'aprŤs des confťrences que j'avais eues avec le gťnťral Gentili, j'avais rťdigť en franÁais et fait traduire en italien et en grec vulgaire les diffťrentes piŤces que nous voulions publier ŗ notre arrivťe; je les avais mÍme fait imprimer, car on nous avait prťvenu que nous ne trouverions pas d'imprimerie ŗ Corfou; nulle part que ce soit, une rťpublique ou un monarque qui exerce le despotisme n'aime la presse. Digeon ťtait venu me rejoindre; Villemanzy, par suite de sa bienveillance, m'ayant nommť payeur de l'expťdition, je fis de cette place celle de mon soi-disant secrťtaire, ŗ qui j'en dťlťguai les ťmolumens. Avant de partir, j'adressai au gťnťral en chef, conformťment aux instructions que j'en avais reÁues, plusieurs lettres relativement ŗ tout ce qui m'avait frappť pendant mon sťjour ŗ Venise. C'est le complťment du compte que je viens de rendre ici. On les trouvera dans les notes qui suivent ce volume[8]. Dans un des cafťs oý, aprŤs le spectacle, j'allais achever, ou si l'on veut commencer la journťe, car minuit appartient autant ŗ la veille qu'au lendemain, je liai amitiť avec quelques officiers recommandables ŗ plus d'un titre, et particuliŤrement avec _Julien_, aide de camp du gťnťral Bonaparte, qui l'avait envoyť ŗ Venise pour h‚ter les apprÍts de notre expťdition, et avec _Matera_, Napolitain, qui avait pris du service dans notre armťe par suite de son attachement pour les principes de notre rťvolution, en consťquence desquels il avait ťtť contraint ŗ fuir de son pays. Jeunes tous les deux, ces militaires, qui se plaisaient peut-Ítre par cela mÍme qu'ils ne se ressemblaient pas, me divertissaient singuliŤrement par leur conversation. Elle n'ťtait pas des plus graves, mais elle abondait en traits aussi plaisans qu'on peut en attendre de l'ťtourderie qui se permet tout et de la bonhomie qui ne s'offense de rien. Julien jouait avec Matera comme un ťcolier joue avec un jeune chien qui s'amuse de ce qu'on s'amuse de lui. Les scŤnes qu'improvisaient sans le savoir deux interlocuteurs d'esprit si diffťrent valaient pour moi la plus piquante des comťdies. Pas de trŤve ŗ leurs saillies; pas de trŤve ŗ leur rire, ŗ ce rire que tout excite dans un ‚ge oý l'on ne voit que sujet de gaietť dans ce qui plus tard n'est que sujet de pitiť. Rire pour eux c'ťtait vivre, et ils se h‚taient de vivre; vivant plus en une heure que l'on ne vit en un jour, en un mois, en une annťe. Ils avaient raison. L'insouciance de l'avenir ťtait instinct dans ces deux rieurs: ni l'un ni l'autre ne devait fournir une longue carriŤre. Deux ans s'ťtaient ŗ peine ťcoulťs, que Matera, rentrť dans sa patrie ŗ la suite de l'armťe franÁaise, avait pťri misťrablement lorsque cette armťe fut obligťe d'ťvacuer sa conquÍte; et alors il y avait dťjŗ un an que Julien avait ťtť assassinť en …gypte par les Arabes. Je ne me rappelle pas sans tristesse leur gaietť, que je ne devais plus partager. Le 13 juin, tous les apprÍts ťtant terminťs, bien que le vent ne fŻt pas trŤs-favorable, nous nous embarqu‚mes. Ce ne fut pas sans quelques regrets que je dis adieu ŗ Venise; mais je me consolai en pensant que cet adieu ne serait peut-Ítre pas ťternel. En effet j'y reviendrai avant de retourner en France. LIVRE X. DE MAI 1797, AU MOIS D'AOŘT M ME ANN…E. CHAPITRE PREMIER. Considťrations sur la chute de la rťpublique vťnitienne.--Trajet de Venise ŗ Corfou.--Le capitaine Bourdť.--Le capitaine Standelet.--Arrivťe des FranÁais dans les Óles Ioniennes.--Quel ťtait alors l'ťtat de l'administration de ces colonies. Je n'ai pas pris l'engagement d'ťcrire l'histoire. Qu'on ne s'attende donc pas ŗ trouver ici celle de la chute de la rťpublique de Venise. Pour raconter comment elle s'est opťrťe, il faudrait faire un livre. Si j'en ai le loisir, je n'en ai pas la volontť: j'ai peur des entreprises de longue haleine. Mais pour expliquer ce fait, c'est diffťrent; quelques mots peuvent y suffire. Cette catastrophe, inťvitable peut-Ítre dans le mouvement imprimť ŗ l'Europe par la rťvolution franÁaise, a ťtť surtout dťterminťe par la fausse politique du gouvernement vťnitien. Il avait ťtť sage en refusant, avant l'invasion de nos troupes en Italie, de s'allier contre la France qu'il ne redoutait pas, avec l'Autriche qu'il redoutait; mais quand l'espace qui nous sťparait des …tats Vťnitiens eut ťtť franchi par nos armťes victorieuses, il fut bien malavisť de persister dans une neutralitť qu'il n'avait pas les moyens de faire respecter. Les Autrichiens qui, ŗ travers ces …tats, allaient secourir leurs provinces attaquťes, y amenŤrent nťcessairement la guerre en se retirant. AprŤs leurs dťfaites en Lombardie, Venise pouvait-elle dťfendre contre les vainqueurs ce territoire qu'elle n'avait pas pu fermer aux vaincus? Les FranÁais en conquirent successivement toutes les places en les prenant sur les Autrichiens. Le sťnat avait peut-Ítre alors un moyen de prťvenir la ruine de la rťpublique, c'ťtait de s'allier avec le plus fort contre le plus faible. La crainte des principes franÁais l'en empÍcha. Il fit mÍme le contraire en provoquant sous main dans ses provinces une rťvolte gťnťrale contre les FranÁais, et en autorisant leur massacre en-deÁŗ des Alpes, quand il crut leur armťe compromise au-delŗ. ņ son retour, l'armťe ŗ laquelle il s'ťtait montrť hostile ne vit plus en lui qu'un ennemi, et le traita comme tel. N'ťtait-ce pas de droit? Au reste, l'aristocratie vťnitienne fut renversťe plus encore par les principes franÁais que par les armťes franÁaises, et cela montre du moins que ses apprťhensions avaient ťtť fondťes; mais avec plus d'habiletť, si elle n'avait pas pu sauver la forme de son gouvernement, ne pouvait-elle pas du moins conserver l'indťpendance ŗ la rťpublique de Venise? Le sort des Óles vťnitiennes suivit celui de Venise. Le gťnťral de l'armťe d'Italie s'empressa pour plus d'un motif d'en prendre possession; elles lui assuraient la propriťtť de l'Adriatique dont Corfou est la clť; elles ouvraient ŗ notre flotte un port de plus dans la Mťditerranťe; elles nous livraient le complťment de la marine de Saint-Marc dont nous n'avions trouvť ŗ Venise que des dťbris, et dont le reste devait se trouver ŗ Corfou oý stationnait l'armťe navale. De plus, il fallait, en usant de vitesse, prťvenir les puissances ŗ qui ces Óles convenaient; ŗ Naples qui songeait ŗ faire valoir sur elles de vieilles prťtentions; ŗ l'Angleterre qui ne tarderait guŤre ŗ les convoiter; ŗ la Russie qui avait dťjŗ liť des intelligences avec les insulaires dont neuf dixiŤmes sont, ainsi qu'elle, de la communion grecque. L'escadre mit ŗ la voile le 13 juin 1797. Elle ťtait composťe de deux frťgates franÁaises, _la Sensible_ et _l'Artťmise_, de plusieurs vaisseaux vťnitiens de diverses grandeurs, et mÍme de galŤres. Vu l'urgence et vu le dťpenaillement oý se trouvait la marine ducale, on avait armť tout ce qui pouvait tenir la mer. Cette escadre portait quinze cents hommes. Les vaisseaux vťnitiens ťtaient commandťs par des officiers vťnitiens qui, pour la plupart, devaient leur grade ŗ la circonstance. L'un d'eux, capitaine marchand, qui portait le titre d'amiral depuis la rťvolution, prťtendait en cette qualitť commander la flottille; on ne lui contestait pas son titre, mais force lui fut nťanmoins d'obťir ŗ un simple capitaine de frťgate franÁais, qui commandait _la Sensible_, le capitaine Bourdť. La fermetť que celui-ci montra en cette occasion dťmontra si pleinement ŗ ce pantalon[10] la vanitť de ses prťtentions qu'il n'osa plus les reproduire de toute la campagne. L'amiral vťnitien conÁut qu'il serait difficilement le maÓtre lŗ oý il y avait quinze cents FranÁais plus disposťs ŗ le jeter ŗ la mer qu'ŗ lui obťir. La traversťe fut longue, soit parce que le vent nous manqua souvent, soit parce que l'allure pesante des b‚timens de Saint-Marc secondait la mauvaise volontť du gouvernement provisoire qui les avait armťs. Quand on va de conserve, c'est le train du plus mauvais marcheur qui rŤgle celui du convoi. J'ťtais ŗ bord de _la Sensible_; je n'eus que lieu de m'en fťliciter. Le capitaine Bourdť ťtait un excellent homme. ņ l'instruction nťcessaire aux gens de sa profession, il joignait celle qu'on acquiert par les voyages. De plus, il avait le goŻt de la littťrature et se plaisait ŗ en entendre parler. Ses conversations abrťgŤrent souvent pour moi l'ennui de la route. Il ne nťgligeait d'ailleurs aucun moyen de me la rendre agrťable ou du moins supportable. Un matin il m'ťveille: ęVoulez-vous voir une trombe?Ľ me dit-il. En effet, il s'en formait une ŗ l'horizon. Je la vis, tournoyant sur elle-mÍme, se placer comme une colonne entre les nuages et la mer, et se dissoudre en quelques minutes. Heureusement ce terrible phťnomŤne ne menaÁait-il personne, et se manifestait-il ŗ trois ou quatre lieues de nous. Rien de dťsolant pour les passagers comme le calme plat. L'immobilitť du pťnon qui pend perpendiculairement ŗ la verge ŗ laquelle il est attachť, vous dťsespŤre. On aimerait mieux le voir agitť par le vent contraire. Sur treize jours nous en pass‚mes huit au moins sans plus avancer qu'un vaisseau ŗ l'ancre. Pour nous distraire alors, nous faisions mettre la chaloupe en mer, et l'on se visitait rťciproquement. Dans une de ces visites, je fis connaissance avec le capitaine Standelet qui commandait _l'Artťmise_; brave homme s'il en fut, vrai loup de mer. Rien ne le prouve comme le rťcit de ses aventures. En voici un ťchantillon. Standelet est de Dunkerque. Il avait servi d'abord dans la marine marchande, et fait quantitť de voyages sur des b‚timens de commerce. Il avait mÍme, je crois, fait quelques courses comme corsaire. Quand la dťfection de la plupart des officiers de la marine royale laissa la majeure partie de nos vaisseaux sans commandans, Standelet fut nommť capitaine d'un petit b‚timent, d'un brick ou d'une corvette, je ne sais. Il s'ťtait signalť dans plusieurs rencontres par une habiletť ťgale ŗ sa bravoure, et avait ramenť plusieurs prises dans nos ports, quand attaquť par un b‚timent de force supťrieure au sien, il est pris ŗ son tour. On le conduisait avec deux de ses officiers ŗ Plymouth, sur son propre bord. Ne se dťfiant pas de trois hommes, le lieutenant anglais qui commandait la prise, et dont l'ťquipage ťtait aussi nombreux que la prudence l'exigeait, prenait le frais sur le pont avec deux de ses officiers. Le reste de son monde ťtait dans l'entrepont. ęJe me charge de celui-lŗ, chargez-vous de ceux-ciĽ, dit Standelet ŗ ses hommes; et les trois Anglais sont jetťs ŗ la mer; puis, fermant l'ťcoutille, il s'empare de la manoeuvre, vire de bord, et gouverne sur France. Il y touchait, quand par malheur il rencontre un second vaisseau anglais. On s'aborde. Standelet se bat en dťsespťrť, tue encore quelques soldats au roi George; mais, accablť par le nombre, et mis hors de combat par plusieurs coups de sabres qui lui coupŤrent les nerfs du bras droit, il est fait prisonnier de nouveau, et remis dans le chemin de Plymouth. Arrivť lŗ, il s'attendait ŗ Ítre traitť avec la derniŤre rigueur. Les Anglais dťlivrťs criaient vengeance; l'amirautť ne leur donna cependant pas satisfaction. Comme il ťtait constant que le capitaine franÁais n'avait pas engagť son honneur, ęPourquoi ne vous gardiez-vous pas?Ľ leur rťpondit-on; et loin de maltraiter Standelet, on eut pour lui tous les ťgards que rťclamaient ses blessures et que commandait son courage. Bien plus, aprŤs avoir reÁu sa parole, on lui permit d'aller ŗ Londres se faire traiter, et attendre qu'il fŻt ťchangť. Lŗ, il fut l'objet de la curiositť publique comme il l'avait ťtť ŗ Plymouth. Chacun voulait voir un si brave homme. Il n'eŻt pas ťtť plus honorť en France en y amenant sa prise, qu'il ne le fut en Angleterre, oý il ťtait amenť prisonnier. Le 16 juillet enfin, nous reconnŻmes les cŰtes de Corfou. DŤs que nous fŻmes entrťs dans le canal qui sťpare cette Óle de l'…pire, impatient de prendre terre, je me jetai dans une chaloupe. Le temps ťtait superbe dans la plus riche acception du terme. Je ne puis oublier l'aspect que la nature offrait ce jour-lŗ. Jamais l'azur du ciel ne m'avait paru si pur; jamais la mer ne s'ťtait montrťe ŗ moi teinte d'un bleu aussi cťleste. C'est ce jour-lŗ que, pour la premiŤre fois, je compris le sens de _coeruleus_ que Virgile donne ŗ l'Ocťan, qui jusqu'alors m'avait paru plus verd‚tre que bleu‚tre. D'oý lui venait cette couleur si suave? Est-ce du ciel qu'il rťflťchissait? L'illusion ťtait si forte, que plusieurs fois je puisai de l'eau dans le creux de ma main pour m'assurer que cette eau n'ťtait pas imprťgnťe d'une matiŤre _cťrulťe_. Cette teinte d'indigo, elle ne la perdait pas, mÍme dans le flot qui oscillait prŤs des lames du cuivre rouge dont notre frťgate ťtait doublťe. J'eus dans ce court trajet un singulier camarade de voyage. C'ťtait un de ces hommes qui trouvent une patrie partout, parce qu'ils n'ont pas de patrie rťelle; c'ťtait un de ces aventuriers que les tourmentes populaires naturalisent successivement dans tous les pays qu'ils viennent agiter, et qui, de bandits qu'ils ťtaient, deviennent en un moment, et pour un moment, des citoyens. Celui-lŗ avait fortement contribuť ŗ la rťvolution de Venise, et son effroyable _libťralisme_ lui donnait une grande influence sur la multitude. Le nouveau gouvernement vťnitien, qui voyait dans les services de cet homme le mal qu'il pouvait faire, s'ťtait empressť de le rťcompenser. Il avait permis qu'il prÓt l'uniforme et les ťpaulettes de je ne sais quel grade, dans une lťgion qui n'existait pas; et, sous apparence de lui donner une mission de confiance, il l'avait envoyť ŗ Corfou, certain que l'autoritť franÁaise le mettrait ŗ la raison, comme cela se fit. On ne saurait se faire une idťe exagťrťe de la fťrocitť de ce Maltais, car il ťtait nť ŗ Malte. AprŤs nous avoir racontť quantitť de prouesses dont la plus honorable eŻt mťritť la corde, il en vint au chapitre des haines et de la vengeance, de _la vendetta_. ęJ'avais jurť de le tuerĽ, dit-il avec une expression qui ne peut se rendre, en terminant le rťcit d'un dťmÍlť qu'il avait eu avec un misťrable de son espŤce; ęj'avais jurť de le tuer! Voyez si j'ai tenu paroleĽ; et tirant de sa poitrine un lambeau qui ťtait suspendu ŗ son cou par un cordon, comme un scapulaire: ęVoilŗ tout ce qui reste de lui!Ľ poursuivit-il en dťchirant avec les dents ce lambeau de chair humaine. Ce misťrable fit horreur mÍme aux plus grossiers de nos matelots. Quelques heures aprŤs nous arriva l'escadre. Le dťbarquement s'opťra sans difficultť. Le gťnťral Gentili prit, dans la citadelle, l'hŰtel que le provťditeur gťnťral occupait. En qualitť de commissaire du gouvernement, je fus installť dans le logement du provťditeur de terre. Digeon y vint habiter avec moi: je fus d'autant plus heureux de l'avoir amenť, qu'indťpendamment d'un ami, je trouvai en lui un homme qui entendait parfaitement la comptabilitť. Sans lui, je ne sais comment je me serais tirť de la mienne. Je ne puis rien faire de mieux, pour donner une idťe de l'ťtat des choses ŗ Corfou lors de notre arrivťe, que de renvoyer le lecteur ŗ la lettre oý j'en rendis compte au gťnťral en chef. Il la trouvera ŗ la fin de ce volume[13]. Le premier soin du gťnťral Gentili, aprŤs avoir assurť la subsistance de la troupe, fut d'organiser le gouvernement de l'Óle, opťration ŗ laquelle je devais concourir. Comme nous ťtions d'accord sur les principes, il s'en remit absolument ŗ moi pour le reste. Des despotismes, le plus dur, sans contredit, c'est celui des rťpubliques. Celui de Saint-Marc, si pesant pour les provinces de terre ferme, l'ťtait bien plus encore pour les Óles. Pas d'autres lois lŗ que le bon plaisir des provťditeurs, qui pouvaient tout ce que VerrŤs avait pu en Sicile. Point de frein pour leur cupiditť, point de bornes ŗ leurs exactions: tout y ťtait pour eux un objet de trafic, tout, ŗ commencer par la justice; tout y ťtait taxť, l'impunitť du crime ŗ commettre comme la rťmission du crime commis. En vain les anciennes lois avaient-elles soumis ces proconsuls ŗ la surveillance de certains agens, qui, tous les cinq ans, allaient juger par eux-mÍmes de l'ťtat des choses, et recueillir sur les lieux les plaintes que les colons n'auraient pas pu faire parvenir ŗ la mťtropole: ces nobles ne remplissaient pas toujours leur mission avec scrupule. Indulgens pour des fautes qu'ils avaient commises ou qu'ils pourraient commettre, ils passaient la rhubarbe dans l'espťrance qu'on leur passerait le sťnť; et, pour l'ordinaire, moins sťvŤres pour la faute que pour la maniŤre dont elle avait ťtť commise, ils ne dťnonÁaient que le scandale. Comme il ťtait de notoriťtť publique qu'un noble n'ťtait envoyť dans les Óles que pour y faire sa fortune, il leur semblait injuste de le punir pour avoir rempli sa mission, pour peu qu'il l'eŻt fait dťcemment. L'art consistait ŗ faire concorder, dans l'exploitation de sa place, la dťcence avec la cupiditť, et aussi avec la cťlťritť; car, ne pouvant pas rester plus de seize mois en place, il n'avait pas de temps ŗ perdre: il lui fallait mettre les morceaux doubles. ęComme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent, Dans le champ du public largement ils moissonnent, Assurťs que chacun leur pardonne aisťment, Espťrant aprŤs eux un pareil traitement.Ľ CORNEILLE, _Cinna_. CHAPITRE II. Organisation de l'administration de Corfou.--…meutes, conspirations.--Pourquoi formťes; comment dťjouťes. Corfou se trouvait soustraite au joug de cette odieuse aristocratie; mais quel gouvernement substituer ŗ celui des exacteurs vťnitiens? En se laissant aller ŗ l'impulsion de la rťvolution, on pouvait la placer sous une autre tyrannie, sous celle de la dťmagogie. Pour ťviter cet inconvťnient, le mieux ťtait de faire pour les Óles ce que le gťnťral Bonaparte avait fait pour la mťtropole, oý l'autoritť municipale avait remplacť celle du sťnat, mais n'avait, en rťalitť, que l'administration de la ville oý le gťnťral franÁais gouvernait. Il fut donc convenu qu'une municipalitť serait formťe ŗ Corfou, ŗ l'instar de celle de Venise, et qu'elle se composerait de citoyens domiciliťs dans l'Óle, et connus par leurs lumiŤres et leur droiture. Nous en dťtermin‚mes le nombre ŗ vingt-quatre. Pour populariser cette institution, dont les membres devaient Ítre nommťs par le gťnťral sur ma proposition, je pensai qu'il ne fallait pas faire ce choix sans avoir consultť l'opinion publique; et, pour la connaÓtre sans convoquer aucune assemblťe de quelque, nature que ce fŻt, voici comment je m'y pris. J'engageai dix des habitans les plus ŗ mÍme de m'ťclairer sur ce choix, ŗ me donner chacun une liste de quarante citoyens des plus recommandables par les qualitťs ci-dessus ťnoncťes; et aprŤs avoir extrait de ces listes, qu'ils avaient faites ŗ l'insu des uns des autres, les vingt-quatre noms qui s'y trouvaient le plus frťquemment reproduits, j'en formai une liste dťfinitive. Par suite de l'esprit de justice qui m'avait suggťrť cette idťe, j'avais pensť devoir admettre dans la composition de la municipalitť les sectateurs des croyances diverses dans une proportion ŗ peu prŤs semblable ŗ celle oý ces croyances entraient dans la population du pays, qui se forme de catholiques romains, de schismatiques grecs et de Juifs, mais qui pour la plus grande partie suit le rite grec. Ainsi quatre mille Latins ťtaient reprťsentťs par quatre magistrats sur ma liste, oý deux seulement reprťsentaient deux mille Juifs; les dix-huit autres noms appartenaient ŗ des Grecs. Idťe plus philosophique que politique, ou plutŰt mauvaise idťe. C'ťtait seulement dťplacer le centre d'oppression; nous en eŻmes bientŰt la preuve. La municipalitť ayant ťtť nommťe d'aprŤs la liste proposťe, nous l'install‚mes solennellement. Nous ne nťgligions cependant aucun moyen de nous concilier la confiance de la population. Le gťnťral nous conduisit le mÍme jour en visite chez les chefs respectifs des diffťrentes croyances, chez l'archevÍque, chez le proto-papa et chez le rabbin, et aprŤs les avoir reÁus tous trois le mÍme jour ŗ sa table, il alla avec nous dÓner chez chacun d'eux successivement. Il eŻt ťtť ŗ dťsirer qu'ŗ son exemple chacun de ces grands-prÍtres nous eŻt rťunis chez lui avec les chefs des religions rivales de la sienne, mais cela eŻt ťtť trop beau; en les amenant ŗ boire ensemble en maison tierce, on avait fait plus qu'il ne semblait possible de faire. Les choses nťanmoins paraissaient marcher d'elles-mÍmes. Persuadťs que la population ne pouvait qu'Ítre favorable ŗ une administration tirťe de son sein et nommťe sous sa dictťe, nous pensions n'avoir plus qu'ŗ entretenir le mouvement imprimť ŗ l'administration, quand, trois jours aprŤs l'installation de nos magistrats, ťclate la plus imprťvue des ťmeutes[14]. La fermetť du gťnťral Gentili rťprima la sťdition: sa douceur semblait devoir en prťvenir le retour; mais nous reconnŻmes bientŰt que l'esprit de rťsistance qui venait de se manifester ťtait plutŰt assoupi qu'ťtouffť, et que les Grecs de cet ‚ge ne le cŤdent en ruse et en dissimulation ni aux Grecs du moyen ‚ge, ni aux Grecs des temps hťroÔques. Comprenant mal la libertť, et ne comprenant pas du tout l'ťgalitť, de sujets des Vťnitiens qu'ils ťtaient, ils se croyaient devenus leurs souverains. Pour eux, la libertť ťtait le droit d'opprimer leurs anciens oppresseurs; bien plus, le droit d'opprimer tout ce qui n'ťtait pas de leur communion, ce que ne dťmontrait que trop la duretť qu'ils tťmoignaient pour les Latins, et le mťpris qu'ils affectaient pour les Juifs. Notre systŤme ne les satisfaisait donc pas; il ne satisfaisait pas non plus les Latins, ŗ qui il donnait des ťgaux dans leurs infťrieurs; il ne satisfaisait pas mÍme les Juifs, qui n'avaient la prťtention de s'ťgaler ŗ personne. Rťsignťs, de temps immťmorial, ŗ la condition que le prťjugť leur avait faite, mais dont les bťnťfices qu'ils recueillaient en conscience aux dťpens d'une nation ťtrangŤre les dťdommageaient largement, les enfans d'IsraŽl s'affligeaient qu'on pens‚t ŗ les en tirer[15]. L'ťgalitť que la rťvolution leur apportait, et que la population leur contestait, ne valait pas pour eux la sťcuritť qu'elle leur coŻtait, et les honneurs oý nous les appelions leur paraissaient achetťs trop cher par les outrages qu'ils leur attiraient. L'expťrience nous dťmontra que, tout en mťcontentant les Latins, nous avions trop fait pour les Juifs au sens des Juifs, et pas assez fait pour les Grecs au sens des Grecs, s'entend. Ne nťgligeant aucun moyen pour s'emparer du pouvoir, les Grecs, qui voyaient en nous un obstacle continuel ŗ tout empiŤtement sur les droits communs, pensŤrent qu'il n'ťtait pas impossible de se dťbarrasser de nous, et que soixante mille hommes pouvaient venir ŗ bout de quinze cents FranÁais. Une conspiration se formait donc; mais comme la population, plus mťnagťe par nous qu'elle ne l'avait ťtť par les Vťnitiens, n'y serait pas facilement entrťe pour des intťrÍts purement politiques, on mit en jeu les intťrÍts de la religion. Corfou possŤde une relique des plus vťnťrťe en Orient: c'est le corps entier de saint Spiridion, lequel est encagť sous glace, entre des grilles qui permettent de le voir, mais qui ne lui permettent pas de sortir; ce bon ťvÍque y dort sous la protection de trois serrures, dont, et pour cause, les clefs ťtaient dťposťes entre trois mains diffťrentes: l'une dans celle du provťditeur gťnťral, l'autre dans celle du baile; quant ŗ la troisiŤme, elle restait chez la famille _Hongaro_, ŗ qui appartenait ce squelette, et qui desservait la chapelle oý il est honorť. Par la distribution des clefs, le gouvernement, en conservant ŗ cette famille une propriťtť qui n'est pas des moins productives, empÍchait qu'elle n'en abus‚t et qu'elle ne fÓt sortir cette sainte carcasse de son cercueil, miracle qui ne se fŻt pas opťrť sans inconvťniens pour lui, car ce saint ne se dressait pas sur ses pieds, dans les temps oý cela lui ťtait permis, que tout n'entr‚t en danse dans l'Óle; c'ťtait le signal d'un mouvement auquel les prÍtres grecs donnaient la direction qu'il leur plaisait. Par suite de la prťcaution que les Vťnitiens avaient prise, ce miracle ne pouvait plus s'opťrer qu'avec le concours de trois volontťs; aussi ne s'opťrait-il plus. Les _Hongaro_, ŗ la faveur de l'ignorance oý nous pouvions Ítre de ces faits, avaient essayť de s'emparer de ces trois clťs. Le baile, qui, tout furieux, avait quittť Corfou ŗ notre arrivťe, leur avait livrť sa clť dans l'espťrance qu'ils en abuseraient. Mais le provťditeur gťnťral, homme plein de droiture et de probitť, ne leur avait pas livrť la sienne[16]. Elle ťtait chez moi; ces capellans ne l'ignoraient pas et se flattaient de me l'escamoter. Mais comme je savais de quelle importance il ťtait de la garder, je m'ťtais constamment refusť mÍme ŗ la leur laisser voir, quelques soins que leur chef, homme spirituel et instruit, et rusť surtout, qui tous les matins venait me parler d'HomŤre, se donn‚t pour s'insinuer dans ma confiance. Voyant qu'il leur fallait renoncer ŗ faire un miracle, nos gens s'y prirent d'une autre maniŤre pour remuer la population. Feignant une inquiťtude fondťe, disaient-ils, sur des avis certains, ils me prient de faire placer ŗ la porte de leur chapelle un corps-de-garde pour empÍcher qu'elle ne soit pillťe par des brigands avides des trťsors qu'elle renferme. En effet, elle contenait une quantitť considťrable de chandeliers, de lampes et autres ustensiles nťcessaires au culte, en argent, en or mÍme, que les dťvots y avaient apportťs de toutes les parties de l'Orient. Quoique ces craintes ne me parussent pas fondťes, les croyant sincŤres, je fis accorder ŗ la famille _Hongaro_ la garde qu'elle demandait, et, sur ses instances, je dťcidai mÍme le gťnťral ŗ venir, accompagnť de son ťtat-major, rendre avec moi visite ŗ leur momie. J'appris bientŰt dans quel but rťel ils avaient sollicitť cette faveur. Plusieurs lettres, et une entre autres signťe _Loverdo_[17], m'engagŤrent ŗ redoubler de surveillance. On me disait que des ťmissaires partis de la ville, et rťpandus dans toute l'Óle, se prťvalaient du poste ťtabli auprŤs de la chapelle, et de la visite que nous avions faite ŗ saint Spiridion, pour nous accuser auprŤs des habitans de la campagne de vouloir nous approprier ses richesses, dont le gťnťral lui-mÍme avait ťtť faire l'inventaire. Je savais d'ailleurs que, profitant de l'ignorance oý nous ťtions de leur dialecte, ces promoteurs de sťdition accrťditaient ces bruits dans la ville en notre prťsence mÍme, et que, entre autres, un officier vťnitien, nommť _Danieli_, avait osť nous imputer cette intention dans le cafť le plus frťquentť de Corfou, en prťsence de la famille _Hongaro_ qui ne l'avait pas dťmenti. Ces tartufes se flattaient qu'au premier jour de marchť ťclaterait une insurrection plus grave que la premiŤre, et que notre extermination en serait la consťquence. Persuadť qu'en circonstance pareille il vaut mieux dťjouer la ruse par la ruse, que de recourir ŗ la force, et qu'on est toujours le plus fort dŤs qu'on est le plus fin, j'envoyai aux trois _Hongaro_ l'ordre de se rendre chez moi, et j'eus avec le papa _Pietro_, chef de cette famille, la conversation suivante en italien que je parlais fort mal, mais que j'entends assez bien pour rťpondre de la fidťlitť de cette traduction. ę_Sior commissario_, me dit ce vieux matois, qui ressemblait singuliŤrement ŗ feu de Lalande, car il ressemblait singuliŤrement ŗ un singe[18], vous nous voyez tout surpris de l'ordre que nous venons de recevoir. Pourquoi nous mander tous trois? Il n'y a pas un _Hongaro_ pour le moment ŗ la chapelle. ę--Papa _Piero_, c'est ainsi qu'on le nommait par syncope, papa _Piero_, craindriez-vous pour votre chapelle? lui rťpondis-je. N'avez-vous pas tout auprŤs un corps-de-garde, comme vous l'avez dťsirť?--Sans doute, et nous ne craignons plus d'Ítre pillťs... Mais le service de l'ťglise presse. Voilŗ bientŰt l'heure.--Nous n'avons pas l'intention de l'interrompre, papa _Piero_. Tranquillisez-vous; je ne vous retiendrai pas long-temps tous ici.--Comment tous?--Je dis tous, parce que l'affaire dont je veux vous entretenir une fois terminťe, vos cousins pourront se retirer; quant ŗ vous, papa _Piero_, je vous retiendrai.--Vous me retiendrez! rťpťta-t-il avec un accent d'effroi.--Oui, je vous retiendrai.--_Ma perche, sior commissario_?--Pour reprendre notre conversation sur HomŤre au point oý nous l'avons laissťe l'autre jour, si cela vous convient s'entend, papa _Piero_.--ņ vos ordresĽ, rťpondit-il en soupirant comme un homme qu'on vient de dťbarrasser d'un poids qui l'ťtouffait. Sur ces entrefaites, on m'annonce le capitaine _Danieli_, cet orateur de cafť que j'avais envoyť chercher aussi, et que quatre fusiliers escortaient. Il n'avait rien moins que l'air d'un militaire. Qu'on se figure un sacristain sous l'uniforme. Aussi l‚che devant nous qu'il ťtait hardi derriŤre, il tremblait de tous ses membres. Je le questionnai en prťsence de la sainte famille, et j'en obtins sans peine l'aveu des griefs qui lui ťtaient imputťs. ęVous vous Ítes mis, lui dis-je, dans une fort mauvaise position: le gťnťral ordonne que vous soyez traduit devant un conseil de guerreĽ; puis je le renvoyai au commandant de la place. Les _Hongaro_ cependant ouvraient de grands yeux. Cette rencontre de _Danieli_ et des _Hongaro_ n'ťtait pas un effet du hasard, mais de mes combinaisons. Quand il fut sorti: ęCet homme est bien coupable, me dit papa _Piero_.--Qui le sait mieux que vous, papa? lui rťpondis-je.--Comment?--N'est-ce pas devant vous qu'il a tenu les propos par lesquels il provoquait le peuple ŗ la rťvolte et pour lesquels il va Ítre mis en jugement?--Devant moi?--Oui, papa, devant vous. Hier, ŗ l'heure oý il nous calomniait, vous ťtiez dans le cafť...--_E vero, sior commissario_, et je ne puis vous dire ŗ quel point ses mensonges m'ont indignť.--Je vous connais trop bien pour ne pas le concevoir.--J'aime que vous me rendiez justice.--Mais alors, pourquoi ne l'avoir pas dťmenti?--J'en avais bien envie; mais convenait-il ŗ un homme de mon caractŤre, de ma robe, d'engager une pareille discussion dans un lieu profane?--En quelque lieu que se trouve un homme de votre caractŤre, n'est-il pas de son devoir de dťfendre la vťritť? Votre silence ne pourrait-il pas vous compromettre avec des gens moins confians que nous le sommes?--Vous croyez?--Non, je ne le crois pas: je suis mÍme si persuadť de votre innocence en tout ceci, que je me suis portť caution pour vous vis-ŗ-vis de personnes qui, moins confiantes en vous que moi, appelaient sur vous la sťvťritť du gťnťral...--Que vous avez bien fait, _sior commissario_!--Et que je me suis engagť ŗ lui apporter une dťclaration par laquelle, rťparant le mal qu'a fait hier votre silence, vous certifierez que rien n'est faux comme ce qui a ťtť avancť par ce mťchant homme.--Mais convient-il ŗ de pauvres prÍtres comme nous de se mÍler des affaires de l'…tat?--Pour les g‚ter? non; pour les raccommoder, oui; d'ailleurs, comme nous seuls aurions droit de vous en faire un crime, vous pouvez Ítre tranquille.--Nous ne savons dans quelle forme faire cette dťclaration; veuillez l'ťcrire, nous la signerons.--Que me proposez-vous lŗ, papa _Piero_? Comment, avec l'esprit que vous avez, comment ne voyez-vous pas les inconvťniens d'un procťdť pareil? En voyant vos signatures au-dessous d'un ťcrit de ma main, n'en conclurait-on pas qu'elles vous auraient ťtť extorquťes? voulez-vous que cette dťclaration ait son plein effet?--Sans doute.--Alors, ťcrivez-la tout entiŤre.--Mais encore que voulez-vous que nous disions?--La vťritť. Est-il besoin que je vous la dicte?--Vous m'obligerez fort en me la dictant.--Soit; ťcrivez: libre ŗ vous de ne pas signer, si je ne vous y fais pas dire ce que vous pensez.Ľ Il n'y avait plus ŗ reculer. Le prÍtre se mit donc ŗ mon bureau et ťcrivit sous ma dictťe ce qui suit: _Les religieux propriťtaires de l'ťglise de Saint-Spiridion ŗ leurs concitoyens_. ęDes bruits injurieux aux FranÁais et ŗ la vťritť ont ťtť rťpandus parmi le peuple. Des malveillans assurent que les richesses dťposťes par les fidŤles en notre ťglise en ont ťtť arrachťes par un abus de la force et de l'autoritť. Comme prÍtres et comme citoyens, nous attestons sur Dieu et sur l'honneur que le trťsor de Saint-Spiridion est entre nos mains dans toute son intťgritť, et que la bontť du Ciel, qui a mis cette sainte relique sous la garde vigilante des FranÁais et sous la protection immťdiate du gťnťral Gentili, en assure plus que jamais la conservation.Ľ Suivaient les signatures. L'original de cet ťcrit, que les signataires avaient traduit et transcrit aussi en italien et en grec vulgaire, fut affichť ŗ la porte mÍme de leur ťglise, et la conspiration, dťconcertťe d'ailleurs par des mesures ťnergiques, s'ťvanouit avec le bruit qui y donnait lieu. Cette piŤce signťe, je congťdiai mes cafards, et remettant ŗ un autre jour nos discussions sur HomŤre, j'engageai papa _Piero_ ŗ ťtudier le caractŤre de Nestor: ęJ'aime mieux sa simplicitť, lui dis-je, que la duplicitť d'Ulysse.--Et moi aussiĽ, me rťpondit-il. Ulysse n'eŻt pas mieux rťpondu. Cependant le procŤs de _Danieli_ se poursuivait. Mais comme nous n'avions que l'intention de lui faire peur, le conseil de guerre, d'aprŤs les instructions du gťnťral, trouva le moyen de l'acquitter sur la _question intentionnelle_, moyen alors donnť par la loi et ŗ l'aide duquel on eŻt acquittť le diable lui-mÍme, s'il eŻt ťtť mis en cause. Je dois le dire, toutefois, l'intťgritť du prťsident de ce tribunal ne se prÍta pas sans peine ŗ cet acte d'indulgence. ęSavez-vous bien, me disait ce soudart le plus sťrieusement du monde, que si ce drŰle est renvoyť absous, il faudra lui rendre son ťpťe qui est fort belle, et qui me revient de droit, s'il est fusillť comme il le mťrite?Ľ Le mťlange de finesse, de douceur et de fermetť qui formait le caractŤre du gťnťral Gentili, eut le rťsultat que j'en attendais. Il nous fit craindre sans nous faire haÔr, et les gens les plus malintentionnťs n'osŤrent plus se jouer ŗ nous: nous mettions d'ailleurs tous nos soins ŗ prťvenir et ŗ rťprimer les vexations que plusieurs de nos agens ťtaient assez enclins ŗ se permettre. ņ peine ťtions-nous dťbarquťs, que l'un d'eux, qui de son chef avait dressť ŗ son profit une liste d'ťmigrťs, s'installant chez un propriťtaire absent, s'ťtait emparť de tout son mobilier; et comme il avait trouvť lŗ un ťquipage tout montť, il s'y faisait promener dans la ville et dans les environs par le cocher de la maison qu'il avait mis en rťquisition, ainsi que les chevaux, de son autoritť privťe. L'exemple pouvait Ítre imitť, et Dieu sait oý cela nous aurait menťs. Au lieu de dťnoncer le fait au gťnťral qui ne l'eŻt pas pardonnť, je pensai qu'il valait mieux ramener le coupable ŗ la raison d'une maniŤre moins sťrieuse. Le gťnťral chez qui nous dÓnions tous ce jour-lŗ, me demandant s'il y avait quelque chose de nouveau: ęRien, gťnťral, si ce n'est que notre ami un tel a pris carrosse.--Je lui en fais bien mon compliment, si sa fortune le lui permet; mais je ne le croyais pas si richeĽ, dit le gťnťral en regardant le seul homme de la sociťtť que cette saillie ne faisait pas rire. Mais comme celui-ci ťtait un peu Gascon: ęPlaisanterie du commissaire qui m'a rencontrť hier dans un carrosse que mon hŰte m'a prÍtť.Ľ Je ne poussai pas la plaisanterie plus loin, et je fis bien: la leÁon avait profitť. Le soir mÍme, l'ťquipage et la maison furent restituťs ŗ leur vťritable maÓtre, qui, revenu de son effroi et revenu aussi de la terre-ferme oý il avait ťtť chercher un refuge, fut rayť de la liste dressťe par notre administrateur, qui, ŗ la vťritť, n'y avait encore inscrit que ce pauvre homme. Je me croyais dťbarrassť des chanoines de Saint-Spiridion: erreur. Ne se tenant pas pour battus, ils revinrent encore ŗ la charge, et se rendirent si importuns, que, poussť ŗ bout, le gťnťral ŗ qui j'avais remis la maudite clef, bien qu'il fŻt le plus patient des hommes, finit par leur dire que, s'ils ne le laissaient pas tranquille, il ferait embarquer leur patron, et l'enverrait ŗ Paris tenir compagnie ŗ Notre-Dame de Lorette, qui n'avait alors pour chapelle que les greniers du Directoire. CHAPITRE III. Notre maniŤre de vivre ŗ Corfou.--Excursion sur les cŰtes d'…pire.--Butrinto.--L'amiral Bruťys.--Je pars pour Naples. Une fois mise en mouvement, notre municipalitť marcha tout aussi bien qu'une autre; et l'autoritť supťrieure n'eut guŤre d'autres rapports avec elle que ceux que nťcessitait l'administration. Les soins qu'exigeait la surveillance que j'exerÁais sur elle me laissaient assez de loisir pour voir la sociťtť. Je me fis prťsenter dans quelques maisons oý l'on aimait les FranÁais et oý l'on aimait la musique. J'y allais aprŤs le dÓner, au coucher du soleil, et j'y restais jusqu'ŗ l'heure du spectacle, car nous avions un spectacle ŗ Corfou. Mon bonheur ne voulut pas que ce fŻt une troupe chantante qui pour lors y occup‚t la scŤne. J'eusse ťtť trop heureux de m'enivrer tous les soirs de la mťlodie de Cimarosa ou de PaŽsiello, de la mťlodie italienne, quand mÍme leurs ouvrages auraient ťtť faiblement exťcutťs. Le genre qu'exploitait la troupe qui se trouvait lŗ avait toutefois pour nous le mťrite de la nouveautť. Elle se composait d'Arlequin, autrement _Trufaldin_, de Pantalon, de _BrighuŤla_, c'est notre Scapin; du _dottore Tartaglia_, du seigneur _Lťandre_, de la signora _Rosaura_, enfin de tous ces bouffons vťnitiens, pour qui Goldoni lui-mÍme n'a pas dťdaignť d'ťcrire, mais qui jouent de prťfťrence ces farces improvisťes auxquelles Carlin a dŻ chez nous sa rťputation, et qui ont fait long-temps les dťlices de nos pŤres. Ces baladins ne pouvaient se comparer aux virtuoses que j'avais laissťs en terre ferme. Je conviendrai pourtant que leurs _imbroglio_, dont l'extravagance amŤne du moins des situations plaisantes, leur dialogue mÍlť de traits tantŰt naÔfs, tantŰt satiriques, leurs scŤnes oý faisant preuve d'une double souplesse, les personnages disputaient de lazzi et de tours de force, me faisaient passer le temps assez gaiement, plus gaiement mÍme que certaines piŤces que j'ai vues sur notre thť‚tre rťgťnťrť, et qui, bien que plus dťraisonnables, ne sont pas aussi amusantes. Un des hommes que je rencontrais avec le plus de plaisir dans une maison que je frťquentais surtout ŗ cause de lui, quoique la patronne en fut assez jolie, c'ťtait un abbť nommť Duodo, chanoine latin. Indťpendamment de ce qu'il ťtait bon littťrateur, il ťtait bon musicien, bon compositeur mÍme; de plus, il ťtait d'une complaisance infatigable. Dieu sait si j'en usais! DŤs qu'il arrivait, je le conduisais au piano, le meilleur interlocuteur qu'on puisse se donner ŗ Corfou quand on veut passer le temps sans faire des caquets. Une fois les mains sur son clavier, le bon abbť repassait la musique en vogue, profane comme sacrťe, les opťras comme les oratorios. Il portait mÍme la complaisance jusqu'ŗ me seriner ceux des airs que je voulais retenir. C'est lui qui le premier m'a fait entendre des fragmens du _Matrimonio secreto_, qui ťtait alors dans sa nouveautť. Il m'a fait entendre aussi plusieurs _canzonette_ dťlicieuses, et entre autres _Ho sparso tante lagrime_, romance de _Millico_, romance favorite de Garat, qui la chantait avec une expression si touchante. Je l'ai encore copiťe de la main de ce bon chanoine dans un cahier qui contient plusieurs morceaux de sa composition, morceaux pleins aussi de ce charme qui tient ŗ l'expression simple d'un sentiment vrai. Il y avait double bontť ŗ lui ŗ se montrer si bon pour moi: notre arrivťe l'avait ruinť. Privť de son canonicat, il ťtait obligť d'aller chercher fortune ŗ Vienne; et pourtant jamais il ne lui ťchappait un mot d'aigreur, jamais une plainte. Que j'eusse ťtť heureux de pouvoir rťparer le tort que le hasard lui avait apportť, et que je me reprochais comme si j'en avais ťtť l'auteur ou le complice! Non seulement je donnais tous les soirs deux heures ŗ cet excellent homme, mais le vendredi je lui donnais la soirťe entiŤre, les thť‚tres ťtant fermťs ce jour-lŗ en Italie, en commťmoration du grand mystŤre qui s'est accompli deux jours avant P‚ques. Quand le soleil penchait vers l'horizon, j'allais souvent aussi me promener hors des remparts. On me mena sur l'emplacement des jardins de l'antique AlcinoŁs. Je n'y vis rien qui distingue ce canton de ceux qui environnent la ville. Elle est au fait le centre d'un verger des plus pittoresques et des plus fertiles, gr‚ce aux bienfaits de la nature plus qu'aux soins des jardiniers. La vigne, l'olivier, le mŻrier, le figuier croissent lŗ d'eux-mÍmes. Ils vous donnent spontanťment les fruits les plus dťlicieux et en telle abondance, que pour la plus petite piŤce de monnaie le propriťtaire vous en laisse manger ŗ discrťtion. L'excessive chaleur ne permettant guŤre d'entreprendre, sous cette latitude, de longues excursions dans les jours caniculaires, je remis ŗ l'automne la tournťe que je devais faire dans l'intťrieur de l'Óle. Je ne crus pas cependant devoir ajourner ŗ un si long terme la reconnaissance que je devais faire sur la cŰte d'…pire, oý les Vťnitiens avaient des ťtablissemens, et dont Corfou n'est sťparť que par un canal de trois lieues. Un Grec, nommť Franguli, qui tenait ŗ ferme les pÍcheries de Butrinto (l'ancienne _Buthrote_), m'ayant proposť de venir les visiter, un beau matin, avant le lever du soleil, je me jetai avec Digeon et quelques officiers dans une chaloupe, et trois heures aprŤs nous avions pris terre dans les …tats du fils d'Achille. Ces lieux n'ont pas changť d'aspect depuis que Virgile les a dťcrits. Les dťtails de la description qui en est faite dans le troisiŤme livre de _l'…nťide_ peuvent encore s'appliquer ŗ la topographie actuelle. Virgile en main, car mon Virgile ťtait du voyage, j'y retrouvai le faux SimoÔs prŤs duquel Andromaque faisait des libations sur le cťnotaphe qu'elle avait ťlevť ŗ Hector. La situation de l'ancienne forteresse, et l'ťtendue circonscrite par ses murs en ruines, justifient bien le nom de ville, _urbs_, et l'ťpithŤte d'ťlevťe, _celsa_, donnťs par le poŽte ŗ l'ancienne Buthrote: Et celsam Buthroti ascendimus urbem. Mais rien ne justifie le nom de ville donnť par les gťographes ŗ Butrinto, ŗ la Buthrote d'aujourd'hui, poste ťtabli de l'autre cŰtť du fleuve, et oý notre hŰte faisait sa rťsidence. La maison de ce fermier, qui est aussi celle du gouverneur; une cour oý cinquante Esclavons qui formaient la garnison de la place avaient peine ŗ faire l'exercice et ŗ dťployer leurs ťventails, car c'ťtait aussi une piŤce de leur ťquipement; une enceinte fermťe par de vieilles murailles et protťgťe par de vieilles tourelles que dťfendaient quatre piŤces d'une livre de balles, voilŗ l'exacte description de Butrinto, dont le port n'est accessible qu'aux petites embarcations. Nous y fÓmes un excellent dťjeuner, oý les vins grecs, et particuliŤrement le vin de Chypre, ne furent pas ťpargnťs; puis, pour ne pas nous laisser aller au sommeil, ce qui, disait-on, nous eŻt exposťs ŗ prendre la fiŤvre, nonobstant l'ardeur du soleil, nous all‚mes faire un tour aux pÍcheries, vastes ťtangs alimentťs par les eaux du fleuve. Nous les parcourŻmes dans tous les sens, sur des canots faits d'un seul tronc d'arbre, comme ceux des sauvages, et qui ne peuvent contenir que deux personnes. Traversant ensuite le SimoÔs, Digeon et moi, nous pouss‚mes notre promenade ŗ travers une plaine inculte, jusqu'ŗ un ťnorme figuier plantť sur la limite qui sťparait le territoire turc du territoire vťnitien. Cette vaste plaine, comme les rives du fleuve que nous avions remontť, ťtait absolument dťserte. Nulle trace d'industrie, nul indice de population dans cette contrťe, jadis si florissante. Hors du fort, nous ne rencontr‚mes pendant toute la journťe que deux hommes: l'un ťtait un misťrable Turc, qui semblait n'avoir d'autre abri que le figuier dont j'ai parlť, et dont les haillons ne recouvraient pas toutes les plaies; et l'autre un fier Albanais; qui, armť de toutes piŤces et assis sur un rocher, semblait garder un champ de sable de l'ariditť duquel sortaient quelques brins de sarrasin. Nous fÓmes l'aumŰne au premier, et nous nous estim‚mes heureux que l'autre ne nous eŻt pas demandť la bourse, car nous ťtions sans armes. DŤs qu'il nous avait vus, il avait tirť un coup de fusil. Qui voulait-il effrayer? nous ou les moineaux? Il avait l'air d'une sentinelle soutenue par un poste cachť: c'est sur les ruines de l'ancienne Buthrote que nous rencontr‚mes ce hťros-lŗ. Ces ruines n'ont aucun caractŤre; nous n'y retrouv‚mes pas le moindre vestige de l'art: elles appartiennent ťvidemment aux temps modernes. ņ quelque distance de ces dťbris, sont ceux d'une chapelle dont il ne reste que les quatre murs; elle ressemble fort ŗ celle que les dťvots de Nanterre et de Chatou ont b‚tie ŗ sainte GeneviŤve. Parmi les broussailles, s'ťlevait un beau laurier: nos matelots le coupŤrent et l'emportŤrent pour en parer le m‚t de leur chaloupe. En revoyant Corfou, oý nous ťtions de retour avant la nuit, je fus frappť de l'exactitude avec laquelle Virgile caractťrise l'aspect des ťnormes rochers sur lesquels est assise sa citadelle, _aerias arces_. En Italie, j'eus aussi l'occasion de reconnaÓtre ŗ quel point, sous ce rapport, ce grand poŽte porte la fidťlitť. Ces notions ne sont pas les seules que je rapportai de ma promenade en …pire: on en trouvera le complťment dans une lettre que j'ťcrivis de Rome au gťnťral Bonaparte; mais qui sera placťe ailleurs, parce qu'elle a trait aussi ŗ d'autres objets[19]. Vers ce temps-lŗ ťtait arrivťe ŗ Corfou l'escadre de l'amiral Bruťys; elle venait s'y ravitailler: c'ťtait un pauvre qui demandait l'aumŰne ŗ un pauvre. Nous ne savions comment subvenir ŗ ses besoins sans accroÓtre les nŰtres, quand la Providence nous tira de peine[20]. Le gťnťral Gentili cependant avait liť une correspondance avec Ali, pacha de Janina, et se disposait mÍme ŗ se rendre sur la cŰte d'…pire pour confťrer avec lui sur des objets d'intťrÍt rťciproque. Il voulait, en son absence, me charger du gouvernement; je ne crus pas devoir accepter cet honneur, et je crois avoir bien fait. Corfou ťtait en vťritable ťtat de siŤge. Les militaires ne s'y seraient pas vus soumis sans dťplaisir ŗ un fonctionnaire civil; car, bien que j'eusse le rang de chef de brigade, ce n'ťtait que par assimilation; et il n'ťtait pas un officier qui ne pŻt se croire fondť ŗ dťcliner mon autoritť. Connaissant la disposition des esprits, je ne voulus pas entrer en lutte avec eux. Si Gentili m'eŻt proposť de l'accompagner, j'y eusse consenti volontiers; mais cela n'entrait pas dans ses vues: c'est tÍte ŗ tÍte qu'il voulait confťrer avec le tyran de l'…pire. Un seul aide de camp devait l'accompagner. Je crus, en consťquence, devoir prendre congť de lui la veille mÍme du jour oý il devait partir. Je m'embarquai sur _la Junon_, qui allait s'ťtablir en croisiŤre ŗ l'entrťe de l'Adriatique, et devait auparavant me remettre ŗ Barletta. Ma mission, au fait, ťtait remplie, dans son principal objet du moins. AprŤs avoir donnť des lois ŗ Corfou, laissant ŗ d'autres l'honneur de les faire exťcuter, j'abdiquai le pouvoir aussi hťroÔquement que Lycurgue et plus prudemment que Sancho, puisque je n'attendis pas pour le rťpudier que l'expťrience m'en eŻt dťmontrť tous les inconvťniens. CHAPITRE IV. Encore un mot ŗ propos de Corfou.--Ithaque, Otrante, Brindisi, Canosa.--Champ de bataille de Cannes.--Venosa.--Les Apennins, Ordone, Punte Bovino, Nola, Acera, Naples. Aux motifs que j'ai dťduits se joignaient d'autres motifs moins graves, mais qui n'en contribuŤrent pas moins ŗ me fortifier dans la dťtermination de quitter Corfou. Nos acteurs allaient retourner ŗ Venise, et nous laissaient sans spectacle; mon chanoine, parti pour Vienne, me laissait sans musique; et, pour surcroÓt de malheur, la glace manquait! Il faut avoir passť un ťtť dans un climat pareil ŗ celui de Corfou pour connaÓtre tout le prix de la glace, et avoir une idťe du supplice qu'entraÓne la disette de rafraÓchissemens. Lŗ, comme ŗ Naples, la glace est une denrťe de premiŤre nťcessitť, et le gouvernement apporte autant de soin, au moins, ŗ s'en pourvoir qu'ŗ se pourvoir de blť. Le fait suivant donnera une idťe de l'intťrÍt qu'il y doit mettre. ęņ Naples, disait un jour devant moi MONSIEUR, depuis Louis XVIII, l'on savait que la ville n'ťtait guŤre approvisionnťe de grains que pour trois semaines, et l'on ne s'en inquiťtait pas. Cependant le bruit s'ťtant rťpandu qu'il n'y avait pas de glace pour plus de six semaines dans les magasins, le peuple se rťvolta.Ľ Les glaces et tous les rafraÓchissemens se faisaient ŗ Corfou avec de la neige recueillie sur les montagnes de l'…pire par des femmes qui, aprŤs l'avoir pťtrie en boules, la chargeaient sur leur tÍte et la portaient ŗ Butrinto, oý elles la vendaient sous cette forme aux pourvoyeurs des Óles Ioniennes. Ce commerce avait cessť tout d'un coup. Plus de glaces, plus de sorbets, plus d'eau gelťe, plus d'autre limonade que la limonade tiŤde. La place n'ťtait plus tenable. Ne quittons pas Corfou, c'est de la ville que je veux parler, sans dire un mot de ses monumens. Le plus remarquable est la statue ťrigťe sur la place d'Armes, par le sťnat de Venise, au marťchal Schullembourg qui dťfendit Corfou contre les Turcs au commencement du siŤcle dernier, statue moins prťcieuse comme monument de l'art que comme monument de reconnaissance. _Il n'y a que les rťpubliques qui rendent de tels honneurs; les rois ne donnent que des rťcompenses_, dit Voltaire ŗ ce sujet. Cette ville est b‚tie dans le systŤme vťnitien, mais sans magnificence. Quelques unes de ses rues sont bordťes de portiques sous lesquels, comme ŗ Bologne et ŗ Padoue, on peut courir ŗ couvert par la pluie et par le beau temps, ce qui a lŗ son agrťment. Des ťglises pour les deux communions chrťtiennes, un thť‚tre, et pas un ťdifice remarquable, voilŗ le reste. Corfou est dťfendue par un systŤme de fortifications des plus vastes, et mÍme trop vastes, vu la garnison qu'elle exige. C'est un camp retranchť fait pour recevoir une armťe. Ces ouvrages ťtaient, quand nous en prÓmes possession, dans un ťtat dťplorable. La plupart des sept cents bouches ŗ feu dont ils ťtaient armťs gissaient[21] sur l'herbe faute d'affŻts. Sur les portes de la ville et sur tous les ťdifices publics, comme dans toutes les villes des …tats Vťnitiens, ťtait figurť le Lion de Saint-Marc tenant entre ses pates un livre sur lequel ťtait ťcrit, _pax tibi, Marce, evangelista meus_. La paix soit avec toi, Marc, mon ťvangťliste, ce qui pourrait aussi se traduire par, Marc, mon ťvangťliste, tiens-toi en paix. Malheureusement pour lui Marc n'a pas pris dans ces derniers temps ces paroles-lŗ pour paroles d'ťvangile. La distance de Corfou aux cŰtes d'Italie peut se franchir en quelques heures, par un vent favorable; mais ce vent-lŗ ne soufflait pas pour moi. Au lieu de nous porter au nord, le vent nous poussait au sud, ce qui ťtait indiffťrent au capitaine qu'il n'empÍcherait pas d'ťtablir sa croisiŤre et de courir des bordťes ŗ l'entrťe du golfe, mais non pour moi qui devais remonter jusqu'ŗ Barletta. Nous sortÓmes promptement du canal de Corfou. AprŤs avoir saluť de loin les rochers d'Ithaque, _scopulos Ithacoe_, et le royaume du fils de LaŽrte, _Laertia regna_, nous entr‚mes dans l'Adriatique. Mais l'aquilon nous contrariait si obstinťment que tout ce que nous pŻmes faire en louvoyant pendant cinq jours fut de parvenir ŗ la hauteur d'Otrante. Fatiguť de la mer, je me dťterminai ŗ y descendre, pour de lŗ me rendre ŗ Naples dans une voiture dont ŗ cet effet je m'ťtais pourvu ŗ Corfou. Avant de faire dťbarquer mon bagage, je descendis pour _raisonner_, comme disent les marins, avec les inspecteurs de la santť. Bien me prit d'avoir eu cette idťe; car, malgrť la patente par laquelle le consul napolitain rťsidant ŗ Corfou certifiait cette Óle exempte de toute contagion, ces inspecteurs nous dťclarŤrent, moi et deux personnes qui ťtaient avec moi, sujets ŗ la quarantaine: c'ťtait l'ordre ťtabli sur toute la cŰte. Comme le lazaret d'Otrante n'ťtait pas habitable, je me rembarquai pour gagner Brindisi oý, disait-on, je trouverais un lazaret ou plutŰt une prison plus commode; car peut-on donner un autre nom ŗ la maison, si belle qu'elle soit, oý l'on doit subir les arrÍts irrťvocables du sťnat sanitaire? Il ne me fut donc pas permis d'entrer dans la ville oý les pas de saint Pierre sont encore marquťs: je m'en consolai. Des tours dťmantelťes, un assemblage de maisons en ruine, de bicoques b‚ties avec des dťbris, tel est l'aspect que de loin m'offrait cette capitale de la terre d'Otrante que Napolťon ťrigea en duchť en faveur d'un ministre de sa police. Ce que j'en voyais ne me donnait pas l'envie d'en voir davantage. L'aspect de Brindisi, oý j'arrivai quelques heures aprŤs, est tout diffťrent; il n'est mÍme pas dťnuť d'une certaine magnificence. Une haute colonne de marbre qui du milieu des ťdifices domine cette ville, dessinťe en amphithť‚tre, lui donne presque un caractŤre grandiose. Le lazaret y est vaste et commode. Il se compose de plusieurs pavillons isolťs, au milieu desquels s'ťlŤve un pavillon plus grand. Celui-lŗ venait d'Ítre construit tout rťcemment pour recevoir le roi Ferdinand qui pour la premiŤre fois de sa vie avait eu cette annťe-lŗ l'idťe de visiter ses provinces de l'Adriatique. On le mit ŗ ma disposition. J'occupai, avec mon compagnon de voyage M. Hacquart, ce palais composť d'une seule piŤce, salon sans cabinets et sans antichambre. On nous y dressa des lits de camp. Un Vťnitien, notre commun domestique, occupa un des petits pavillons oý on lui ťtendit ses matelas sur un banc. Il fut logť comme un seigneur, si je l'ťtais comme un roi. La durťe de notre quarantaine devait Ítre dťterminťe par le ministŤre de Naples. Prťsumant bien que l'intťrÍt dans lequel on opposait cet obstacle ŗ notre marche ne tenait pas tout-ŗ-fait ŗ la crainte d'une contagion physique, nous envoy‚mes sur-le-champ un exprŤs au ministre franÁais qui pour lors se trouvait ŗ Naples, en le priant de h‚ter le terme de notre dťtention. Que faire en attendant sa rťponse qui ne pouvait nous Ítre rendue avant dix jours? Hacquart passa presque tout ce temps sur son lit, ne se rťveillant que pour prendre ses repas, aprŤs lesquels il se rendormait. Quant ŗ moi, luttant le plus que je pouvais contre la tendance qui me portait ŗ dormir aussi, je me retirais dŤs le matin dans un des pavillons dont j'ai parlť, et lŗ, suivant mon habitude, tout en me promenant au frais, je reprenais le travail que les soins de l'administration m'avaient forcť d'interrompre. C'est lŗ que je terminai mon troisiŤme acte des _Vťnitiens_, et que je fis la plus grande partie du quatriŤme. Cette pratique ne me prťserva pas seulement de l'ennui; je lui dus aussi la conservation de ma santť. Le bord de la mer que nous habitions est fort mal sain. Ce n'est pas sans danger qu'on s'abandonne ŗ l'indolence sur cette plage infestťe de l'air que les Italiens appellent _aria cattiva_, air pernicieux. Notre domestique, dŤs les premiers jours, y contract‚t une fiŤvre que le voyage dťveloppa, et ŗ laquelle il succomba ŗ Naples; et ce n'est qu'au bout de quatre mois que mon camarade se dťbarrassa d'une fiŤvre pernicieuse aussi qu'il rapporta de la quarantaine. Une nourriture saine, et l'usage modťrť du vin, boisson que Hacquart ne pouvait supporter si excellente qu'elle fŻt, contribuŤrent surtout ŗ me prťserver de la maladie qui les atteignit dans le lieu oý l'on nous enfermait pour garantir la sociťtť d'une maladie que nous n'avions pas. Pendant le jour, les lois sanitaires de la quarantaine ťtaient sťvŤrement observťes ŗ notre ťgard. Le concierge qui ťtait aussi soldat, et aussi cuisinier, ťcartait ŗ coups de b‚ton les curieux qui voulaient admirer de trop prŤs les soldats de Bonaparte, c'est ainsi qu'on nous dťsignait, et en cela il ne songeait qu'ŗ se maintenir dans la confiance de son gouvernement. La nuit venue, c'ťtait diffťrent; comme nous ťtions de bonnes pratiques et qu'il voulait se conserver notre bienveillance, oubliant sa consigne, il n'agissait plus que dans l'intťrÍt du cuisinier, et nous laissait quelque libertť. Nous en usions soit pour nous promener dans la campagne avec un jeune Marseillais qui ťtait employť lŗ dans les douanes, soit pour nous promener dans la rade avec les matelots qui pÍchaient au feu, genre de pÍche fort amusant. Enfin, notre messager revint et nous rapporta de Naples, avec la permission d'entrer dans le royaume, l'autorisation nťcessaire pour avoir des chevaux de poste. Mais ce n'est qu'ŗ Monopoli que nous devions en trouver; et de Brindisi lŗ, il y a douze grandes lieues. Pendant que Hacquart, qui s'entendait mieux que moi ŗ ces sortes d'arrangemens, faisait ses conventions avec un muletier qui devait nous fournir des chevaux jusqu'au premier relai, accompagnť du jeune Marseillais, j'allai visiter la ville. L'intťrieur ne rťpondit pas ŗ l'idťe que je m'en ťtais faite de la mer. ņ l'exception de la colonne, je n'y trouvai aucun monument digne d'attention. Cette colonne, dont les dimensions sont considťrables, et qui est tout entiŤre de marbre blanc, est couronnťe d'un chapiteau formť, non pas de feuilles d'acanthe ou de tÍtes de bťliers, mais de dauphins. AuprŤs ťtait une colonne semblable qu'un tremblement de terre a renversťe, et que le gouvernement a fait transporter ŗ Lecce, capitale de la province oý se trouve Brindisi. Ces deux monumens indiquaient le terme de la _via Appia_, qui de Rome aboutissait ŗ _Brundusium_, oý les lťgions romaines s'embarquaient pour la GrŤce ou pour l'Orient. Telle est du moins l'opinion qu'en me montrant sa collection d'antiquitťs me communiqua l'archevÍque de Brindisi, ŗ qui j'allai rendre la seule visite que j'aie faite dans son diocŤse. Cette opinion m'a semblť trŤs-plausible. En retournant au lazaret, je fus tťmoin d'une scŤne fort singuliŤre hors de la ville. Dans un bosquet oý quelques paysans ťtaient rťunis, et autour duquel ťtaient dťployťes sur le gazon des piŤces d'ťtoffes de diverses couleurs, et des couleurs les plus ťclatantes, au son d'une guitare, dansait de toutes ses forces une femme qui n'avait rien moins que l'air de s'amuser. ęElle dansera ainsi jusqu'ŗ ce qu'elle tombe de fatigue, me dit mon guide. Elle est piquťe de la tarentule. Les gens du pays sont persuadťs que de l'excessive transpiration provoquťe sous un ciel aussi ardent par un exercice aussi violent, dťpend, en pareil cas, la guťrison des malades.Ľ Je n'avais pas le temps de juger par moi-mÍme de l'efficacitť du remŤde. J'en fus f‚chť. ņ mon retour, tout ťtait prÍt. Mon camarade avait dťjŗ pris place dans la voiture. Je m'y jetai ŗ cŰtť de lui avec la prťcipitation d'un ťcolier qui part pour les vacances, ou d'un prisonnier qui court ŗ la libertť; et au jour tombant, nous partÓmes au plus grand train de six chevaux des plus vigoureux, pour Monopoli oý nous devions Ítre rendus en moins de quatre heures. Nous faisions ŗ rebours le voyage d'Horace, longeant de Brindes ŗ Rome cette voie Appienne qu'il a suivie de Rome ŗ Brindes. C'est un travail digne d'attention que celui auquel on est redevable de ce chemin que tant de siŤcles n'ont pu dťtruire et contre lequel tant de chars sont venus se briser. Construit de pierres ťnormes, mais dont les formes irrťguliŤres s'encastrent les unes dans les autres, on le prendrait pour un ouvrage des cyclopes. Nous avions admirť d'abord sa soliditť; bientŰt quelque dťpit se mÍla ŗ notre admiration. Emportťe de toute la vitesse des chevaux, notre voiture se heurte contre un des rochers qui pavent cette chaussťe indestructible, l'essieu _crie et se rompt_, et nous voilŗ en pleine nuit forcťs de nous arrÍter sur la grande route, ŗ distance ťgale de la ville d'oý nous venions et de celle oý nous allions. Pas un endroit ŗ portťe oý nous pussions trouver secours ou abri. Le bourg le moins ťloignť du point oý nous ťtions est Ostuni, mais il en est distant de plusieurs milles. Que faire? attendre sur place le retour du soleil, qui nous sembla ce jour-lŗ moins pressť que jamais de reparaÓtre. La Pouille, ainsi que les Calabres, est infestťe de bandits. ęS'ils venaient nous attaquer! me dit Hacquart.--S'ils venaient nous attaquer, nous nous dťfendrions, lui rťpondis-je. Manquons-nous d'armes? notre voiture est un vťritable arsenal: deux paires de pistolets, deux sabres, un yatagan et un tromblon, voilŗ de quoi faire tÍte ŗ qui se prťsenterait. Mais il serait bon, je crois, de faire sentinelle, de peur de surprise; prenons nos pistolets, et vous, Jacomo, dis-je au cuisinier, prenez le tromblon et faites la ronde autour de la voiture.Ľ Or, Jacomo, qui ťtait du pays d'Arlequin, n'ťtait guŤre plus brave que son compatriote; il avait autant peur de l'arme que je lui donnais pour se dťfendre, que si je m'en ťtais servi pour l'attaquer. ęQue voulez-vous que je fasse de cela? me dit-il en soupirant.--Maudit poltron! s'ťcrie Hacquart, il n'ose toucher ŗ cette arme, qui n'est pas mÍme chargťe, je gage.--Ne gagez pas, ŗ moins que vous n'ayez envie de perdre, m'ťcriai-je; ce tromblon est chargť, et bien chargť, j'en puis rťpondre, car j'ai surveillť cette opťration, et bien m'en a pris. Vous rappelez-vous un certain officier vťnitien qui me poursuivait de ses offres officieuses? Comme il se trouvait chez moi au moment oý je faisais les apprÍts de mon dťpart, et qu'il voulait absolument m'aider en quelque chose: ęChargez-moi cette arme, lui dis-je, un officier d'artillerie doit s'y entendreĽ; il ne s'y entendait guŤre pourtant; car, comme tout en dirigeant une manoeuvre j'en surveillais une autre, je m'aperÁus qu'il avait mis dans ce canon, qui se rťtrťcit par le milieu, comme vous le voyez, un tampon d'ťtoupe trop fort pour parvenir jusqu'ŗ la poudre, et qu'il laissait ťvidemment une chambre dans le tromblon: en consťquence, je retirai moi-mÍme cette ťtoupe avec un tire-bourre, et aprŤs en avoir diminuť de moitiť au moins le volume, je laissai mon artilleur faire le reste. Il y a lŗ-dedans, ma foi, la charge d'une piŤce de quatre. Avec ce tromblon, j'attendrais une armťe entiŤre.Ľ Heureusement pour nous, l'armťe ne se prťsenta pas. Une division de dix-huit cents hommes, commandťe par un gťnťral Marulli, avait tout rťcemment nettoyť la plaine pour assurer le passage du roi, et rejetť les brigands dans les montagnes. Le jour se lŤve enfin. Nous reconnŻmes alors que l'avarie faite ŗ notre voiture ne pouvait Ítre rťparťe que par un charron, mais qu'il serait possible de gagner Monopoli en ajustant ŗ notre essieu, qui ťtait de bois, une autre piŤce de bois qu'on assujettirait avec des cordes. ęMais oý trouver du bois et des cordes?--Dans le hameau que vous voyez lŗ-bas, dis-je ŗ nos conducteurs: que l'un de vous vienne avec moi; vous, Hacquart, restez avec l'autre et votre aide de camp aux gros ťquipages.Ľ Dans ce hameau, si l'on peut mÍme donner ce nom ŗ quelques masures environnťes des dťbris de fortifications qui appartenaient ťvidemment au moyen ‚ge, ce n'est pas sans peine que nous trouv‚mes un homme. Les premiŤres crťatures vivantes qui s'offrirent ŗ nous ťtaient une paysanne et un enfant. L'ťlťgance de leur costume me frappa: il consistait moins dans la finesse des ťtoffes que dans la forme des habits et dans l'ťclat des couleurs. La femme ne portait pas de bonnet; mais ses cheveux, nattťs et rassemblťs sur le sommet de la tÍte, oý ils ťtaient arrÍtťs par une grosse ťpingle d'argent, donnaient un certain caractŤre numismatique ŗ son profil, par lui-mÍme assez rťgulier. Quant ŗ l'enfant, qui ne me paraissait pas avoir plus de trois ans, son habillement consistait en deux piŤces seulement, une chemisette, ou plutŰt une brassiŤre de toile, et une culotte bleue descendant jusqu'ŗ ses chevilles, mais qui ťtait ťchancrťe de maniŤre ŗ ce qu'il pouvait satisfaire ŗ tous ses besoins sans se dťshabiller, et ŗ laisser voir ce qu'on croit surtout devoir cacher en tout autre pays. Cette culotte, assujettie par des bretelles de mÍme couleur, et qui se dťtachaient sur sa chemise blanche, lui formait un costume presque aussi pittoresque que celui de sa mŤre. ņ l'aspect de deux ťtrangers, dont l'un ťtait armť, la mŤre prend entre ses bras son enfant qui jetait des cris affreux, et s'ťchappe en criant plus, fort que lui: c'ťtait Rachel fuyant devant les soldats d'Hťrode. Le muletier, qui la rattrapa, parvint pourtant ŗ la rassurer et ŗ tirer d'elle les renseignemens dont nous avions besoin. AprŤs s'Ítre procurť les objets nťcessaires, des cordes et une forte branche d'olivier, que nous pay‚mes largement et qu'on nous aurait donnťe pour rien, nous all‚mes rejoindre la voiture, qui, au bout d'une demi-heure, fut en ťtat de poursuivre sa route tant bien que mal, en ťvitant, bien entendu, la _via Appia_. C'est pendant qu'on la rťparait que je dťcouvris la cause de notre accident, et que je reconnus qu'il n'en fallait accuser que cette construction romaine, fabriquťe pour des voitures un peu plus solides que celle que nous avions achetťe ťtourdiment, sans mÍme l'examiner. Nous arriv‚mes sans nouvel encombre, vers midi, ŗ Monopoli. Il paraÓt que nous y ťtions attendus, et que le gouverneur de la ville avait reÁu des instructions pour empÍcher, sans nous donner toutefois lieu de nous plaindre, que nous nous missions en communication avec les habitans attroupťs pour nous voir. Il nous fallut descendre chez lui, y dÓner, et y passer tout le temps qu'exigŤrent les rťparations, qui ne furent pas terminťes avant la nuit. Tourmentť du besoin de dormir, j'eusse prťfťrť la plus mauvaise auberge au plus beau palais du monde, mais force me fut de cťder ŗ ses instances. Je ne trouvai pas cette politesse-lŗ dans le gouverneur de la province, vieillard orgueilleux et maussade, que les couleurs de nos cocardes et de mon panache offusquaient, et qui ťvidemment enrageait de ne pas pouvoir nous empÍcher de passer outre: mais je la retrouvai chez le gťnťral Marulli; il me dťlivra, en visant mon passeport, une permission pour avoir, ainsi que des chevaux, des escortes jusqu'ŗ Naples. ņ mon retour, mon hŰte me fit entrer dans une chambre oý ťtait un bon canapť de basane. ęVotre camarade dort, me dit-il; faites de mÍme; quand le dÓner sera prÍt, on vous rťveillera.Ľ Tout se fit comme il l'avait dit. Au bout de quelques heures, car par ťgard pour nous on ne s'ťtait pas pressť, on vint nous annoncer que le dÓner ťtait servi; il ťtait excellent, et acheva de nous refaire: l'amphitryon, qui nous avait donnť quelques convives, le fit durer jusqu'ŗ l'heure oý nous pŻmes remonter en voiture. Voilŗ ce qui s'appelle faire poliment la police. Nous sortÓmes de table ŗ dix heures du soir, et trois bons chevaux nous menŤrent lestement ŗ Bari, puis ŗ Barletta. Jusque-lŗ, nous avions couru du sud au nord, dans la direction des cŰtes. Tournant tout ŗ coup ŗ l'ouest, de Bari nous nous dirige‚mes vers Naples, ŗ travers les Apennins. Depuis Ostuni jusqu'ŗ Monopoli, la chaleur nous avait excessivement incommodťs. Comme celle d'un four, nous attaquant de tous les cŰtťs, elle nous venait d'en bas aussi bien que d'en haut, elle nous venait de tous les cŰtťs; car, sur une terre aussi ardente que le ciel le plus ardent, nous traversions une contrťe en feu, l'usage des paysans ťtant, aprŤs la rťcolte, de brŻler, pour les empÍcher de se reproduire, les herbes sŤches dont les champs sont couverts. Cependant nous ťtions obligťs de tenir nos glaces levťes, pour fermer l'entrťe de notre voiture ŗ des essaims de guÍpes et de frelons irritťs qui venaient y chercher un refuge contre l'incendie. Nous ťtouffions. En traversant Barletta, j'entrevis un colosse de bronze qu'on dit Ítre celui de l'empereur Hťraclius. Nous pass‚mes trop rapidement pour que je pusse juger de la valeur de cet ouvrage sous le rapport de l'art. Avant d'entrer dans les montagnes, nous travers‚mes Canosa, qu'il ne faut pas confondre, ainsi que l'a fait le gťographe Malte-Brun, avec Canossa, l'ancien _Canusium_, ville situťe sur l'Apennin dans le duchť de Reggio, ville cťlŤbre par les humiliations qu'y subit l'empereur Henri IV, pour obtenir le pardon non moins humiliant que lui fit si chŤrement acheter Grťgoire VII. La campagne qui environne Canosa est ŗ jamais cťlŤbre par la bataille qui se livra sur les bords de l'Aufide (_l'Ofanto_). Le champ que traverse cette petite riviŤre s'appelle _pezzo di sangue_, champ du sang. Que de souvenirs rťveilla en moi l'aspect de ce paysage et ce nom de Cannes auquel se rattachent les noms d'Annibal et de Scipion, les destinťes de Rome et de Carthage! De Canosa nous nous rendÓmes ŗ Venosa, oý Varron trouva un refuge aprŤs sa dťfaite. Nous eŻmes lieu de nous louer aussi de l'accueil que nous y reÁŻmes. Le jour commenÁait ŗ tomber. Comme nous changions de chevaux sur la place, plusieurs habitans sortis d'un cafť vinrent ŗ notre voiture nous engager ŗ descendre et ŗ accepter l'hospitalitť chez eux. Ils nous reprťsentŤrent qu'il n'ťtait pas prudent de s'engager de nuit dans les Apennins, au milieu desquels se trouve _Ordone_ oý nous devions relayer. Le gťnťral Marulli, disaient-ils, a chassť les brigands de la plaine, raison de plus pour que les montagnes en soient infestťes. Une escorte mÍme serait insuffisante pour vous protťger en cas de rencontre, et vous n'en avez pas! En effet, depuis Barletta, nous avions ťtť obligťs de nous en passer; et c'est lorsqu'elles nous ťtaient devenues nťcessaires que l'on avait cessť de nous en fournir, quoique nous les payassions largement. Comme ces braves gens nous virent dťterminťs ŗ passer outre malgrť la justesse de leurs observations, ils firent apporter des glaces qu'il nous fallut accepter, et nous recommandŤrent de la maniŤre la plus affectueuse aux soins du postillon et ŗ la gr‚ce de Dieu. Le gouvernement ne s'ťtait pas trompť en prťsumant que notre passage ferait quelque sensation dans ces contrťes, oý, malgrť toutes les prťcautions, le bruit des victoires de Bonaparte avait pťnťtrť. Un FranÁais n'y ťtait pas vu sans admiration; un FranÁais y reprťsentait la France. Il ťtait plus de minuit quand nous entrions dans _Ordone_. Autant qu'il m'a ťtť possible d'en juger ŗ la lueur d'une torche, c'est un fort pauvre village. Il eŻt ťtť triste d'y passer la nuit. C'est pourtant ce qui nous serait arrivť pour peu que nous eussions manquť de prťsence d'esprit et de fermetť. J'avais pour habitude de ne jamais payer les chevaux qui m'avaient amenť, que ceux qui devaient m'emmener ne fussent attelťs. Bien m'en prit en cette occasion. ęIl n'y a pas de chevaux, me dit le postillon qui voulait retourner ŗ Venosa.--Pas de chevaux, ŗ cette heure, sur une route si peu frťquentťe! cela n'est pas possible. Faites venir le _staliere_ (l'homme de l'ťcurie).--Il dort dans l'ťcurie et ne veut pas se lever.--Il faudra bien qu'il se lŤve.Ľ Faisant allumer le flambeau dont nous nous ťtions munis ŗ tout hasard, et laissant de nouveau ŗ Hacquart et au cuisinier la garde des bagages, je me fais conduire au lit du _staliere_. …tendu sur une planche, au-dessous de la niche d'une madone devant laquelle brŻlait une lampe, le _staliere_ dormait en effet profondťment. Rťveillť par le fourreau de mon sabre: ęIl n'y a pas de chevauxĽ, me dit-il, et il se rendort. L'ťcurie, au fait, ťtait vide. ęS'il n'y a pas de chevaux ici, il y en a ailleurs.--Nous verrons cela demain, rťpond-il, et il me tourne de nouveau le dos.--Nous verrons cela tout ŗ l'heureĽ, rťpliquai-je impatientť et en appuyant cette assertion de trois ou quatre coups de plat de sabre bien appliquťs sur la face qu'il me prťsentait. Rťveillť tout de bon cette fois, il est saisi d'une terreur si forte ŗ la lueur rťflťchie par cette lame levťe sur lui, que, se dressant d'un mÍme mouvement sur ses genoux, puis sur ses pieds, il s'ťchappe en criant misťricorde! ęIl va sans doute avertir le maÓtre de poste, me disent des gens que cette scŤne avait attirťs, et qui, tout poltrons qu'ils ťtaient, ne pouvaient s'empÍcher de rire de sa poltronnerie.--Allons donc chez le maÓtre de posteĽ, dis-je au postillon de Venosa. Pour arriver ŗ l'habitation du maÓtre de poste, il nous fallut traverser un champ, oý, sans autre baldaquin que le ciel, sans autre couchette que la terre, des hommes, des femmes, des chiens, des vaches, des enfans, des cochons mÍme dormaient pÍle-mÍle sur la paille. Je ne traversai pas sans inquiťtude cette litiŤre, en songeant qu'une flamŤche, dťtachťe de la torche qui me prťcťdait, suffirait pour griller toute une population. Le maÓtre de poste partageait ťvidemment l'effroi que cette apparition produisait dans le canton. Sortant nťanmoins de sa maison qui retentissait de cris de femmes et d'enfans, il vint au-devant de moi, me prenant trŤs-probablement pour un bandit. Mais, rassurť bientŰt par l'ordre dont j'ťtais porteur, il me dit qu'il allait me satisfaire. En effet, il me conduisit ŗ une ťcurie sťparťe, par la route, de celle devant laquelle notre voiture ťtait arrÍtťe. ęMais pourquoi, nous disait-il en surveillant le postillon qui attelait trois chevaux qu'il en tira, pourquoi vous engager pendant la nuit dans des chemins si pťrilleux?--Je ne rťponds pas de ne pas vous verser avant d'arriver ŗ _Ponte Bovino_, disait de son cŰtť le postillon qui tremblait en montant ŗ cheval.--Si tu nous verses, rťpliquai-je au postillon en lui montrant le bout de mon tromblon, fais en sorte que je reste sur la place; car si je m'en relŤve, tu ne t'en relŤveras pas. ņ cheval; et cinq francs _de bona man_[22]Ľ, ajoutai-je en soldant le postillon qui nous avait amenťs: et nous voilŗ courant, ŗ travers des chemins ťpouvantables, de toute la rapiditť de chevaux talonnťs par un homme que talonnait la peur. Le jour se levait quand nous nous arrÍt‚mes sains et saufs ŗ la poste de Bovino. Le maÓtre de poste, qui ťtait un gros cultivateur, parut fort surpris de nous voir arriver de si bonne heure. Il ne pouvait concevoir que nous eussions osť franchir _Ordone_, et moins encore que nous n'eussions pas ťtť assassinťs dans le trajet. Sur dix personnes qui se hasarderaient de nuit dans ces coupe-gorge, neuf, nous dit-il, y resteraient: c'est ŗ cette conviction qu'il fallait attribuer les difficultťs qu'on avait faites de nous donner des chevaux. Depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, en traversant la chaÓne de montagnes qui semble Ítre l'ťpine dorsale de l'Italie, nous vÓmes se dťvelopper sous nos yeux les sites les plus pittoresques et les plus variťs, roulant entre des rochers et des prťcipices, tantŰt sous des ombrages que le jour pťnťtrait ŗ peine, tantŰt ŗ travers des dťserts oý le soleil nous brŻlait de tous ses feux. Les villages qui semblaient accrochťs au milieu de la verdure, sur la croupe des montagnes, nous offraient des tableaux tout-ŗ-fait neufs. On les disait peuplťs de brigands. Il y a donc des honnÍtes gens partout; car pendant que nous changions de chevaux dans un de ces repaires, un paysan nous dit de prendre garde ŗ un coffre qui ťtait attachť sur le devant de notre voiture. Nous y regardons. Que voyons-nous? des sequins sortis du sac oý nous les avions renfermťs se montraient ŗ travers les fentes de ce coffre, dans lesquelles le mouvement les avait engagťs. Si, au lieu de nous avertir, l'auteur de cet avis ťtait allť se mettre ŗ l'affŻt avec quelques amis dans un des dťfilťs par lesquels nous devions nťcessairement passer, il ťtait bien sŻr de ne perdre ni son temps, ni son plomb, ni sa poudre. Descendus dans la Terre de Labour, nous la travers‚mes sans nous arrÍter ŗ Nola, la premiŤre des villes d'Italie oý l'on ait appelť les fidŤles ŗ vÍpres avec des cloches, invention dont l'ťglise est redevable ŗ saint Paulin; Nola, oý Auguste termina _la farce de sa vie_, pour me servir de l'expression de M. de La Harpe, en invitant les spectateurs ŗ l'applaudir s'ils ťtaient contens, _vos autem plaudite_; nous travers‚mes sans nous y arrÍter non plus _Accera_, patrie d'un autre farceur un peu plus gai et non moins fameux, patrie de _Punchinello_ ou de _Pulcinella_, ou de Polichinelle. Si solidement qu'elle eŻt ťtť raccommodťe, notre voiture ne put rťsister aux cahots qu'il lui fallut ťprouver pendant trente-six heures; l'essieu pourtant ne se brisa pas, mais les soupentes ne soutenaient plus la caisse; elle reposait sur deux traverses de bois, quand ŗ deux heures du matin nous entr‚mes dans Naples. Comme nous approchions de cette ville, un phťnomŤne nouveau pour nous frappa notre attention. Le ciel ťtait pur; aucun nuage ne nous cachait les ťtoiles, qui scintillaient comme par la gelťe dans nos climats septentrionaux, et cependant une lueur aussi vive que celle d'un ťclair remplit tout ŗ coup l'atmosphŤre; cette lueur qui se reproduisit plusieurs fois, d'oý provenait-elle? Dans ces contrťes oý fermentent tant de matiŤres volcaniques, sur ce sol imprťgnť de tant de substances incandescentes, dans cette atmosphŤre oý se confondent tant d'ťlťmens de combustion, ťtait-ce un effet des gaz ťmanťs de la terre ou du fluide ťlectrique qui jette parfois des ťclairs dont la source se dťrobe aux yeux? Qu'un plus savant le dťcide. Je dirai seulement que, dans ces rťgions vulcaniennes, ce phťnomŤne imprimait ŗ mon imagination un mouvement qu'il m'eŻt ťtť difficile de rťprimer, et auquel mÍme j'aimais ŗ m'abandonner. Il me semblait y voir l'indice d'une prochaine explosion, et sans trop songer aux dťsastres qui pourraient en rťsulter, je me fťlicitais d'arriver ŗ Naples juste au moment oý le Vťsuve allait lui tirer un si beau feu d'artifice. Je m'endormis sur cette idťe, et mon rÍve se rťalisait quand les commis de la douane ou de l'octroi, ouvrant brusquement la voiture, me demandŤrent si je n'avais rien ŗ dťclarer, et me prouvŤrent par-lŗ que j'entrais dans Naples. Le postillon, ŗ qui nous n'avions pas indiquť l'auberge oý nous voulions descendre, nous conduisit _alle Crocelle_, auberge ŗ laquelle il nous avait vendus d'avance, et qui est situťe sur le quai de Chiaja. LIVRE XI. AOŘT ņ D…CEMBRE 1797. CHAPITRE PREMIER. Six semaines ŗ Naples.--Mauvaises relations de la cour de Naples avec la rťpublique franÁaise.--La lťgation franÁaise.--Le gťnťral Caudaux; le chevalier Acton, premier ministre du royaume de Naples.--Le banquier Berio.--Le chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre; lady Hamilton. Bien qu'ťtendu dans un bon lit, me croyant encore en route, je me sentais cahotť dans les ravins des Apennins, quand mon camarade me rťveilla. ęN'entendez-vous pas le tonnerre? me criait-il.--Le tonnerre!--Oui, le tonnerre. Il fait un vacarme affreux depuis une demi-heure; et dans ce moment il pleut ŗ verse.--Il pleut! je suis curieux de voir cela.Ľ Depuis mon dťpart de Venise, en effet, je n'avais pas vu tomber une goutte d'eau. J'ťtais altťrť de tout mon corps. Me jetant ŗ bas du lit, je cours au balcon, et lŗ, dans le simple appareil D'une beautť qu'on vient d'arracher au sommeil, je reÁois avec dťlices les torrens d'eau tiŤde que le ciel me prodiguait. Comme personne ne courait les rues pendant ce dťluge, ma toilette ne scandalisa personne, en supposant que quelqu'un fŻt disposť ŗ s'en scandaliser, dans un pays oý le quart de la population ťtait encore moins vÍtu que moi. Cet orage dura peu. Au bout d'une demi-heure le ciel ťtait tout-ŗ-fait nettoyť, et le soleil brillait de tout son ťclat. Alors le tableau que prťsente le golfe de Naples se dťveloppa devant moi dans toute sa magnificence. AprŤs en avoir joui pendant quelques instans, pensant qu'il ťtait ŗ propos de faire un peu plus de cťrťmonie pour me prťsenter chez notre ambassadeur, j'endosse un habit bleu, j'ajuste ŗ un ceinturon aussi riche que celui d'un commissaire des guerres un sabre aussi grand que celui d'un apprenti gťnťral; et coiffť d'un chapeau militaire surmontť du panache qui m'avait attirť tant de tťmoignages d'estime sur la route, je me rends chez le reprťsentant de la rťpublique franÁaise. Ce poste ťtait alors rempli par le gťnťral Canclaux. De major au rťgiment de Conti qu'il ťtait lorsque la rťvolution ťclata, ce gentilhomme, qui n'avait pas cru utile d'ťmigrer, ni honnÍte de quitter les drapeaux, ťtait bientŰt parvenu au grade de gťnťral de division. Envoyť contre les Vendťens, sans faire preuve d'un gťnie supťrieur, il avait commandť avec succŤs l'armťe de la Loire, et battu les rebelles ŗ plusieurs reprises. Servant toutefois encore mieux l'…tat par son caractŤre conciliant que par ses talens militaires, il avait fortement contribuť ŗ cette pacification qui en 1795 semblait avoir rattachť la Vendťe ŗ la rťpublique. Comme sous l'uniforme du nouveau rťgime il conservait les habitudes de l'ancien, le Directoire crut ne pouvoir rien faire de mieux que d'envoyer ŗ la cour de Naples un homme ŗ qui les moeurs de la cour n'ťtaient pas ťtrangŤres. Une autre considťration avait aussi influť sur ce choix: c'est la fortune personnelle de ce gťnťral. Son revenu, joint au traitement d'ambassadeur, le mettait en effet ŗ mÍme de reprťsenter ŗ Naples plus convenablement qu'aucune autre personne. Le gouvernement alors n'avait guŤre ŗ sa disposition pour ces sortes de fonctions que des hommes que la rťvolution avait ruinťs, ou qu'elle n'avait pas encore enrichis. Ce calcul fut un peu dťjouť par les calculs du citoyen Canclaux, qui d'ailleurs, revenant ŗ ses premiŤres habitudes, se montrait plus courtisan que rťpublicain. Je m'aperÁus de cette tendance dŤs nos premiŤres conversations, ainsi qu'on peut le voir dans une lettre que j'ťcrivis au gťnťral Bonaparte peu de jours aprŤs mon arrivťe ŗ Naples[23]. Le gťnťrai Canclaux me reÁut avec une politesse qu'on ne trouvait pas alors chez tous les agens supťrieurs de la rťpublique. Il m'invita ŗ dÓner pour le jour mÍme, et me proposa d'aller le lendemain faire visite avec lui au chevalier Acton, alors premier ministre. J'ťtais trop curieux de voir de prŤs ce visir, pour ne pas accepter la proposition. Acton semblait avoir une soixantaine d'annťes; il nous reÁut avec une politesse froide, mais sans hauteur. Dans notre conversation qui fut toute en franÁais, langue qu'il parlait et prononÁait avec puretť, il me tťmoigna de l'estime pour le gťnťral Bonaparte; moins ŗ la vťritť par esprit de justice que par calcul politique et pour en venir ŗ l'article des Óles Ioniennes sur lesquelles il avait des vues. Il espťrait faire accorder ces Óles au roi de Naples, en ťchange des _prťsides_ de Toscane, ce que je n'ignorais pas; mais Bonaparte ťtait dťterminť ŗ les conserver ŗ la France, tout en acquťrant les _prťsides_, ce que je n'ignorais pas non plus. Toutes les questions du ministre napolitain ťtaient dictťes par cet intťrÍt. Je pris quelque plaisir, j'en conviens, ŗ me jouer de ce vieux politique, en flattant et en contrariant alternativement ses espťrances: mais je doute qu'il s'en soit aperÁu. Je conÁus facilement, d'aprŤs cet entretien, tout l'avantage qu'un esprit aussi dťliť pouvait prendre sur la bonhomie de mon introducteur. C'est la seule fois que j'aie vu le chevalier Acton, le seul des ministres napolitains auquel j'aie cru convenable de me laisser prťsenter. En effet, pourquoi en aurais-je ťtť visiter d'autres? quel intťrÍt m'aurait conduit, par exemple, chez le prince Castelcicala, alors chargť des affaires ťtrangŤres, et cependant inconnu dans l'Europe oý deux ans aprŤs il acquit une si dťplorable cťlťbritť? Je n'avais rien ŗ dťmÍler avec le gouvernement napolitain. Rťsolu ŗ m'occuper uniquement de plaisirs et surtout de ceux que procurent l'amour des arts et le goŻt de l'antiquitť, je comptais employer ŗ visiter les musťes, les thť‚tres et les monumens de Naples tout le temps que je n'emploierais pas ŗ explorer les merveilles que la main de la nature a rťpandues avec tant de prodigalitť autour de l'antique Parthťnope, dans les champs phlťgrens et dans la _Campagna felice_, rivages tout ŗ la fois terribles et dťlicieux oý l'on a le paradis autour de soi et l'enfer sous ses pieds. Ombrageux comme tous les gouvernemens despotiques, le gouvernement de Naples me supposait probablement d'autres intentions. Il me fit espionner, mais si maladroitement, qu'il m'ťtait impossible de ne pas m'en apercevoir: il tomba ainsi dans l'inconvťnient qu'il voulait ťviter. Ne me croyant obligť ŗ aucun ťgard vis-ŗ-vis d'une cour qui n'en gardait aucun avec moi, je ne laissai ťchapper aucune occasion de la picoter, de la taquiner, et de taquiner par contre-coup notre ambassadeur, qui songeait plus ŗ plaire ŗ la cour de Naples qu'aux FranÁais qui ťtaient ŗ Naples. Ces picoteries amenŤrent dťfinitivement une rupture entre nous: voici ŗ quelle occasion. Une espŤce d'antiquaire, nommť Talani, me servait de _cicerone_ et m'indiquait tout ce qu'il y avait de curieux dans la ville. Il me dit un matin, en dťjeunant, qu'un certain marquis _Berio_ possťdait un groupe de Canova qui mťritait d'Ítre vu, et que le digne propriťtaire de ce chef-d'oeuvre se faisait un plaisir de le montrer lui-mÍme aux ťtrangers qui demandaient ŗ le voir. ęTout rťcemment encore, ajouta-t-il, il en a usť ainsi avec un Anglais qui s'est prťsentť chez lui, mÍme sans l'avoir prťvenu. Si vous m'en croyez, nous irons lŗ aprŤs dťjeuner.--Ne serait-ce pas un peu se hasarder? je suis FranÁais, il serait possible que le marquis Berio n'eŻt pas pour un FranÁais autant de bienveillance que pour un Anglais; qu'aurai-je ŗ dire, s'il me fermait sa porte?--ņ un commissaire du gouvernement franÁais! lui, banquier de la cour! cela n'est pas possible. Mais pour vous tirer de doute, je vais prťparer les voies: rapportez-vous-en ŗ moi.Ľ Et sans attendre ma rťponse, il sort avec toute la prťcipitation d'un Italien qui veut vous obliger. Une demi-heure aprŤs, il revient; mais il n'avait plus l'air de confiance avec lequel il ťtait parti. ęEh bien! lui dis-je, avez-vous parlť au marquis Berio?--Ne m'en parlez pas, Monsieur, c'est un faquin.--Il me refuse la porte?--Il la refuse ŗ vous et ŗ moi.--Comment?--Je lui ai demandť la permission de lui amener le commissaire du gouvernement franÁais.--Qu'a-t-il rťpondu?--Il a rťpondu que sa maison n'ťtait pas ouverte ŗ de pareilles gens.--Vous voyez, mon cher, que j'avais raison de ne pas vouloir que vous fissiez cette dťmarche.--Mais il venait de recevoir un Anglais, pouvais-je croire qu'il refuserait de recevoir un FranÁais, et surtout un commissaire du gouvernement franÁais, lui, banquier de la cour!--Probablement a-t-il espťrť ainsi se rendre agrťable ŗ la cour. Mais laissons cet homme et son groupe, et allons ailleurs. Il y a ici assez de choses ŗ voir.Ľ Il ťtait ťvident qu'en ceci le Berio avait voulu plaire ŗ la cour. Au dťpit que j'ťprouvai d'un outrage aussi gratuit, d'un outrage fait en ma personne ŗ ma nation, je reconnus qu'avant tout j'ťtais FranÁais, et je me promis bien de prendre ma revanche, si jamais l'occasion s'en prťsentait; mais se prťsenterait-elle? Nous all‚mes ce matin-lŗ aux _Studi_, oý je vis, entre autres objets curieux, l'Hercule-FarnŤse, chef-d'oeuvre de Miron; la coupe d'Alexandre, taillťe dans une amťthyste d'une prodigieuse dimension et d'un travail admirable; et ce qui m'intťressa plus encore peut-Ítre, un manuscrit autographe du Tasse. De lŗ, nous all‚mes au _Museum de Capodi Monte_, oý, parmi une multitude de tableaux d'une beautť rare, je remarquai une Madeleine du Carrache, une Charitť de Schedone, ouvrage non moins recommandable par la noblesse des figures que par la fraÓcheur et la vťritť du coloris, et un grand tableau du Dominicain, reprťsentant un jeune Enfant protťgť par un Ange contre les embŻches du Diable. L'expression de ces trois tÍtes, dont l'une est le type de la confiance, l'autre celui de la bontť, et la derniŤre celui de la malice, me parut d'une admirable exťcution. Ce chef-d'oeuvre avait ťtť long-temps cachť dans une ťglise de village en Calabre. Je remarquai lŗ aussi une sťrie complŤte des portraits des douze Cťsars: ils sont tous ressemblans, si j'en juge par celui de Vespasien ŗ qui j'ai retrouvť ce visage historique, ce _vultus quasi nitentis_[24] que lui donne Suťtone, et qu'il conservait mÍme sur le trŰne du monde. Sur ces entrefaites, des nťgocians franÁais me priŤrent d'appuyer auprŤs de notre lťgation leurs rťclamations contre les obstacles que ne cessait d'opposer au dťveloppement de leur commerce le gouvernement napolitain, qui ťludait en toute circonstance l'exťcution du dernier traitť, et affectait pour les nťgocians anglais une prťfťrence tout-ŗ-fait injurieuse ŗ la France. D'autre part on me priait aussi de stimuler l'intťrÍt de notre ambassadeur en faveur de quelques uns de nos compatriotes arbitrairement dťtenus au ch‚teau Saint-Elme, oý ils ťtaient indignement traitťs. Quand j'abordai ces questions, le gťnťrai m'ťcouta avec une indiffťrence singuliŤre: ęJe ne me mÍle pas de ces choses-lŗ, dit-il. Ces dťtenus sont sans doute de mauvais sujets dans les affaires desquels ma dignitť ne me permet pas d'intervenir. Quant aux nťgocians, ces gens-lŗ sont d'une exigence qu'on ne saurait satisfaire. D'ailleurs un gouvernement n'est-il pas maÓtre de favoriser qui bon lui semble? et puis oý sont donc les preuves de la prťdilection du gouvernement napolitain pour les Anglais?--Dans tout ce qu'il fait, lui rťpondis-je. En toute circonstance, les prťfťrences ne sont-elles pas pour l'ambassadeur anglais? Cette prťdilection de la cour est si notoire, que les courtisans qui veulent lui plaire ne croient pas pouvoir se montrer trop malveillans envers nous.Ľ Et pour preuve de ce que j'avanÁais, je lui racontai l'impertinence que, pour plaire ŗ la cour, venait de me faire le banquier de la cour. ęCharbonnier est maÓtre chez soi, me rťpondit-il; voilŗ encore de ces choses dont je ne puis pas me mÍler.--Aussi ne vous priai-je pas de vous en mÍler. Je vous cite ce fait comme un indice des dispositions oý l'on est pour nous. C'est une confidence et non pas une plainte que je vous fais. Quand il est question de relever une impertinence, je n'ai pas l'habitude de recourir au ministŤre d'autrui; c'est une de ces affaires que je fais moi-mÍme. Au reste, quand les valets m'insultent, je ne leur fais pas l'honneur de m'en prendre ŗ eux. Patience.Ľ Lŗ-dessus je le saluai. Nous nous quitt‚mes assez froidement, comme on l'imagine. Quelques jours aprŤs, on donnait ŗ un thť‚tre de second ordre la premiŤre reprťsentation d'un opťra-buffa de Guglielmi, autant que je puis m'en souvenir. La cour y assistait, faveur qui assurait ŗ l'auteur que sa piŤce serait entendue sans Ítre interrompue, car ŗ Naples, tant que le roi est au thť‚tre, personne ne se permet d'y donner mÍme des marques d'approbation; tout le monde s'y rŤgle sur l'exemple de Sa Majestť, _regis ad exemplar_; c'est ŗ tel point que s'il se lŤve, on se lŤve pour ne s'asseoir que quand il s'assied. J'ignorais cet usage. Placť sur le devant, dans une loge dťcouverte, je prenais une glace pendant l'entr'acte. Je vois tout le monde se lever. ęPourquoi cela? demandai-je.--Parce que la cour est deboutĽ, me rťpondit-on. Dans une autre disposition d'esprit, j'eusse probablement fait comme tout le monde par politesse pour tout le monde; mais blessť encore des tťmoignages d'une malveillance que je n'avais pas provoquťe, je ne fus pas f‚chť de donner un tťmoignage de mon ressentiment. Je restai donc assis, au grand ťtonnement des spectateurs. Notre ambassadeur, que je vis le lendemain, ťtait encore tout ťpouffť de cette incartade. ęņ quoi donc pensiez-vous hier, de rester assis quand le roi ťtait debout?--Je pensais que je n'ťtais pas chez le roi; je pensais qu'on est chez soi dans sa loge, comme on est chez soi dans son appartement, _et vous savez que charbonnier est maÓtre chez soi_.Ľ Puis je lui tirai ma rťvťrence, lui gardant toujours rancune. Il m'en restait aussi, comme de raison, contre le banquier Berio. Quelques jours aprŤs je trouvai l'occasion de satisfaire ces petits ressentimens et de faire, comme on dit, d'une pierre deux coups. Le chevalier Hamilton, ministre de l'Angleterre auprŤs de la cour de Naples, possťdait la plus belle collection de vases _ťtrusques_ qui exist‚t aprŤs celle de Portici. Il possťdait en outre une femme cťlŤbre par sa beautť, par ses gr‚ces, et qui jusqu'alors n'avait donnť lieu en aucune maniŤre de l'appeler cruelle. Envieux d'admirer de prŤs les trťsors de ce diplomate, et persuadť qu'un homme d'esprit comme lui ne pourrait qu'Ítre flattť de ma dťmarche, je lui ťcrivis le billet suivant: ęMonsieur le chevalier, nos deux nations sont en guerre; nous pourrions nous regarder comme ennemis. Aussi est-ce comme ami des arts et des lettres que je vous adresse ma requÍte. ņ ce titre j'appartiens ŗ une rťpublique ŗ laquelle vous appartenez aussi. ęIl n'est pas de cette rťpublique-lŗ ce M. _Berio_ qui ne permet pas ŗ tout le monde de venir admirer le chef-d'oeuvre dont il est indigne possesseur. Persuadť que vous ne sauriez l'imiter, je n'hťsite pas, quoique FranÁais, ŗ vous demander la permission de visiter votre cabinet le jour et ŗ l'heure oý je pourrai le faire sans vous importuner. ęAgrťez, Monsieur le chevalier, l'assurance de la haute estime avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer. ęARNAULT, _Commissaire de la rťpublique franÁaise dans les Óles Ioniennes._Ľ La rťponse ne se fit pas attendre. DŤs le matin mÍme, le chevalier Hamilton m'invita ŗ me prťsenter chez lui. Je croyais que ce serait son secrťtaire ou tel autre dťpositaire de sa confiance qui me ferait les honneurs de son cabinet; je fus donc aussi surpris que flattť non seulement d'Ítre reÁu par lui-mÍme, mais de voir que lady Hamilton s'ťtait associťe ŗ lui pour cet acte de courtoisie. Non content de me montrer dans le plus grand dťtail sa nombreuse collection, il m'expliqua avec une infatigable complaisance les diverses peintures dont ces vases ťtaient couverts et les ornemens qui les encadraient, ornemens qui, ŗ son sens, ťtaient tous symboliques; ses interprťtations ne me parurent pas toutes ťgalement justes, mais toutes ťtaient ingťnieuses. AprŤs la science vint la politique. Persuadť qu'il ne se croirait pas obligť de taire ce que je lui disais, je profitai de l'occasion pour expliquer mon ťtonnement sur la gaucherie avec laquelle la cour en usait avec nous, gaucherie qui n'ťtait bonne qu'ŗ changer en dispositions hostiles les intentions trŤs-innocentes qui m'avaient portť ŗ m'arrÍter ŗ Naples. ęAu reste, ajoutai-je, les ťgards que les gouvernemens ont pour les voyageurs dťpendent beaucoup du degrť de considťration que savent se concilier les ministres des nations auxquelles ces voyageurs appartiennent. Oui, cela tient surtout ŗ leur caractŤre. Par exemple, ŗ voir le crťdit dont vous jouissez ici, Monsieur, ne croirait-on pas que l'armťe qui n'est qu'ŗ trente lieues de la frontiŤre napolitaine est une armťe anglaise? Votre gouvernement doit vous savoir bien grť de ce que vous savez Ítre ici ce qu'y devrait Ítre l'ambassadeur franÁais.Ľ Il sourit ŗ cette saillie qui m'ťchappa presque malgrť moi; et aprŤs m'avoir montrť ses tableaux parmi lesquels ťtait une sibylle peinte par Mme Lebrun, et dont il faisait d'autant plus de cas que c'ťtait le portrait de lady Hamilton, il me demanda la permission de me quitter pour aller au ch‚teau oý probablement les lettres que je venais de mettre ŗ la poste, ou, pour parler sans figure, les confidences que je venais de lui faire arrivŤrent en mÍme temps que lui. Restť seul avec lady Hamilton, je l'ťcoutai moins que je ne la regardais, et sa conversation me parut dťlicieuse. Sur quoi roula-t-elle? je n'en sais rien. Le charme qui animait alors cette figure si belle et si piquante m'explique toute la passion qu'elle inspirait au chevalier dont elle portait le nom, et qu'elle inspira l'annťe d'aprŤs au hťros[25] qui regretta si vivement de n'avoir pu lui donner le sien. Le cabinet du chevalier Hamilton ťtait rangť dans le plus bel ordre, mais avec un certain esprit de recherche. En bon Anglais, il avait meublť son appartement ŗ la mode de son pays. Les canapťs, les fauteuils, dont les bois ťtaient d'acajou, ťtaient garnis d'ťtoffe de crin. Je remarquai mÍme dans la cheminťe, au milieu de l'appareil le plus brillant du foyer britannique, un monceau de charbon de terre qu'on n'a peut-Ítre jamais eu l'occasion d'allumer sous ce doux climat, et dans les interstices duquel ťtaient placťs des paillons d'un rouge ardent qui, lorsque le soleil s'y rťflťchissait, figuraient le feu ŗ faire illusion, et vous rappelaient l'hiver au milieu de l'ťtť. Cet artifice eŻt peut-Ítre ťtť mieux placť chez un peintre de dťcorations que chez un philosophe. Je ne fis pas ŗ notre ambassadeur, comme on l'imagine, un secret de cette visite. ęLe ministre d'Angleterre, notre ennemi, est un peu plus poli pour nous, lui dis-je, que notre ami le banquier napolitain. Il m'a reÁu aussi gracieusement que celui-ci reÁoit un Anglais.--Comment, vous avez ťtť chez le ministre d'Angleterre!--J'ai ťtť chez le chevalier Hamilton.--Peut-Ítre auriez-vous dŻ m'en parler avant?--Eh! pourquoi cela, s'il vous plaÓt, citoyen?--Pour savoir si cela ťtait dans les convenances.--Cela ťtait dans les miennes, et seul j'en suis juge.--Ignorez-vous que je reprťsente ici la nation franÁaise?--Vous l'y reprťsentez, parce qu'elle ne s'y trouve pas, et je dťsire qu'elle soit bien reprťsentťe: quant ŗ moi qui me trouve ici, je prťfŤre me reprťsenter moi-mÍme.Ľ ņ dater de ce jour je n'eus plus de rapport avec lui, si ce n'est ceux que nťcessita l'expťdition d'un passeport et d'une permission pour avoir des chevaux; faveurs que je ne pouvais obtenir que par l'intermťdiaire du ministre franÁais, et qu'il me fit accorder avec quelque plaisir, je crois. CHAPITRE II. Le joaillier de la couronne.--PaŽsiello, Cimarosa, Piccini.--Les thť‚tres.--Mme Grassini.--Assassinat.--Polichinelle. L'ambassadeur ťcrivit au Directoire au sujet de notre derniŤre discussion; il aurait pu s'ťpargner cette peine: car le gťnťral Bonaparte envoyait ŗ ce mÍme Directoire une lettre que je lui avais ťcrite sur le mÍme sujet, et dans laquelle je lui rendais compte de la position des FranÁais ŗ Naples[26]. Je regrette de n'avoir pas conservť copie de cette lettre oý je plaidais surtout la cause du commerce franÁais, et oý les consťquences pernicieuses que la fausse politique d'Acton devait avoir pour la cour de Naples ťtaient dťmontrťes avec assez de justesse. Cette lettre qui, malheureusement pour M. de Canclaux, s'accordait, ce que j'ai su depuis, avec l'opinion que Monge, qui m'avait prťcťdť ŗ Naples, avait exprimťe sur lui, peut bien avoir contribuť ŗ h‚ter son rappel, que je ne songeais nullement ŗ provoquer, mais qui, dans l'ťtat des choses, ne pouvait pas Ítre diffťrť de long-temps. Si recommandable qu'il fŻt par sa capacitť, dans la carriŤre qu'il avait antťrieurement parcourue, dans celle oý on l'avait fait entrer nouvellement, M. de Canclaux n'ťtait qu'un homme mťdiocre. Quoiqu'il eŻt quelque expťrience de la cour de Versailles, il ťtait plus dťplacť que personne ŗ la cour de Naples, cour plus vaine que fiŤre, ŗ laquelle il n'imposait ni par ses dehors, ni par son caractŤre. Bien qu'il affect‚t une certaine dignitť dans son maintien, ses habitudes ťtaient si fortement empreintes de mesquinerie que cette dignitť avait tout le ridicule d'une prťtention. Les Napolitains qui aiment le faste, et le croient insťparable de la condition d'ambassadeur, avaient surtout peine ŗ lui pardonner son ťconomie qu'ils caractťrisaient d'un autre nom. En effet, loin de rťpondre aux vues du Directoire, et de dťpenser ses revenus conjointement avec son traitement, il ťconomisait sur son traitement pour accroÓtre ses revenus. L'influence d'une femme aurait pu contre-balancer cette tendance; mais telle n'ťtait pas, dit-on, la tendance de l'ambassadrice. Parmi les qualitťs dont elle ťtait pourvue, dominait celle qu'on reprochait comme dťfaut ŗ son mari. Elle l'aimait tant, d'ailleurs, et elle lui devait tant, qu'elle ne se serait pas pardonnť de le contrarier. En effet, elle lui devait beaucoup. De la condition de gouvernante d'une fille qu'il avait eue d'un premier mariage, mariage plus convenable, le gťnťral l'avait ťlevťe au rang de son ťpouse. N'ťtait-il pas naturel qu'elle conserv‚t, ne fŻt-ce que par coquetterie, dans son nouvel ťtat, les goŻts modestes dont elle avait l'habitude, surtout quand ils se trouvaient Ítre ceux de son mari? Peut-Ítre poussait-elle ŗ l'excŤs le dťsir de lui complaire. Je serais tentť de le croire, d'aprŤs l'aventure suivante qui faisait le sujet de toutes les conversations de Naples quand j'y arrivai. Toute femme d'ambassadeur a, comme on sait, le droit de se faire prťsenter ŗ la cour prŤs de laquelle son mari est accrťditť; Mme l'ambassadrice voulut, tout comme une autre, avoir cet honneur, honneur prťcieux, mais un peu cher, surtout ŗ la cour de Naples, oý, dans les jours de cťrťmonie, les femmes ne se montrent que couvertes de diamans. Or, Mme l'ambassadrice n'avait pas de diamans. Elle paraissait dťterminťe ŗ s'en passer. ęMadame, lui dit son mari, il faut se conformer partout ŗ l'usage. Vous aurez des diamans...Ľ Et il mŤne Madame chez le joaillier de la cour. Comme il s'agissait d'une prťsentation, celui-ci ťtale devant Mme l'ambassadrice ce qu'il avait de plus beau. ęChoisissez, MadameĽ, lui dit l'ambassadeur. Rťglant son exigence sur la gťnťrositť de son mari, Madame qui, en examinant ces joyaux, consultait les regards de Monsieur, finit par choisir une parure d'un prix mťdiocre. L'ambassadeur en sera quitte pour une quinzaine de mille francs. ęC'est beau pour le prix, dit le joaillier, mais peut-Ítre n'est-ce pas assez beau pour la circonstance. Au reste, si Mme l'ambassadrice changeait d'avis et voulait quelque chose de mieux, nous nous arrangerions facilement.Ľ M. l'ambassadeur n'avait pas les quinze mille francs sur lui. Le joaillier ne l'en presse pas moins d'emporter l'ťcrin. Le lendemain Madame est prťsentťe. Le joaillier avait dit vrai. Dans cette cour resplendissante de toutes les pierreries de la noblesse napolitaine, l'ambassadrice de la rťpublique franÁaise avait l'air d'une nťbuleuse au milieu d'un ciel ťtincelant d'ťtoiles. On parla beaucoup de sa magnificence, mais non pas tout-ŗ-fait de maniŤre ŗ ce que l'ambassadeur franÁais, quoiqu'il ne se fŻt pas ruinť, retir‚t en plaisir l'intťrÍt de son argent. Cet argent, toutefois, n'ťtait pas encore sorti de ses mains. Rentrťs ŗ l'hŰtel, c'est le nom qu'ils donnaient ŗ un casin oý ils s'ťtaient installťs ŗ l'extrťmitť de Chiaja: ęMon ami, dit Madame ŗ Monsieur, tout en se dťbarrassant d'un luxe qui lui pesait, c'est un plaisir bien vain que celui de la parure.--Sage rťflexion, Madame, mais bien naturelle dans une femme qui a moins besoin de parure que personne.--Cela est-il donc si nťcessaire pour plaire?--Sans cela, ma chŤre amie, vous ne me plaisiez pas moins. Vous me plaisez, je crois, mÍme davantage.--Je trouve au fait que cela ne me sied pas du tout. En me faisant ce cadeau, vous avez fait une petite folie; soyons francs.--Il y a toujours un peu de folie dans un sentiment pareil ŗ celui que vous inspirez.--Eh bien! je veux Ítre sage pour vous.--Comment?--Je ne prendrai pas ces diamans.--Que dites-vous?--Que je ne les garderai pas, quand mÍme vous me l'ordonneriez.--Moi, ordonner! je n'ai, vous le savez, de volontťs que les vŰtres.--La voiture est encore attelťe. Laissez-moi faire.Ľ AprŤs avoir repris une toilette plus modeste, Mme l'ambassadrice met l'ťcrin sous son schall: ęChez le joaillier, dit-elle au cocher.--C'est par trop vous presser, Madame, dit celui-ci, qui pensait que Madame lui apportait ses quinze mille francs.--Je n'aime pas ŗ garder ce qui appartient ŗ autrui.--Madame est-elle contente de sa parure?--Elle est belle, sans contredit.--Elle est montťe dans le dernier goŻt.--Oui; mais vous me l'aviez bien dit, elle n'est pas assez magnifique pour figurer ŗ cŰtť des parures hťrťditaires dont les dames de votre cour sont chargťes.--Madame, je le vois, en revient ŗ mes idťes. Elle veut quelque chose de plus convenable ŗ son rang: tout ce qui est ici est ŗ sa disposition; qu'elle choisisse.--C'est bien ce que je compte faire; mais je veux commencer par vous remettre ce que j'ai ŗ vous.--Je le rťpŤte, cela ne presse pas.--Voici votre ťcrin.--Mon ťcrin!--Je craindrais, en le gardant: plus long-temps, de vous faire manquer l'occasion de le placer.--De le placer! et comment voulez-vous que je le place, Madame?--Cette parure est si ťlťgamment montťe!--Oui, mais vous avez paru avec ŗ la cour; tout le monde en parle.--Tout le monde la trouve d'un goŻt exquis.--Comment voulez-vous, Madame, que je vende sans perte une parure que tout le monde a vue ŗ votre cou et ŗ vos oreilles?--Vous trouverez, j'en suis sŻre, le moyen de la placer, rťpliqua Mme l'ambassadriceĽ; et laissant l'ťcrin sur le comptoir, quoique peu lťgŤre, elle s'ťlance d'un bond dans sa voiture, et laisse le joaillier tout ťbahi dans son comptoir. ęJe viens de vous gagner quinze mille francsĽ, dit-elle en rentrant au bon diplomate, qui l'embrasse pour rťcompense. Au fait, tout ťtait pour le mieux: Madame avait ťtť prťsentťe avec des diamans, ce qui satisfaisait sa vanitť, et ces diamans ne lui coŻtaient rien, ce qui satisfaisait son ťconomie. Le joaillier cependant n'ťtait satisfait en rien; il songeait ŗ se venger, sentiment naturel ŗ quiconque est pris pour dupe, ne fŻt-il pas Napolitain. Qu'imagine-t-il ŗ cet effet l'impertinent? Il entretenait une courtisane cťlŤbre par sa beautť. Un dimanche, jour oý la haute sociťtť de Naples se rend en ťquipage ŗ Chiaja, ce quai oý, par ťconomie, M. l'ambassadeur, au grand scandale de la cour, avait ťtabli la lťgation dans une petite maison jadis consacrťe aux plaisirs du marquis de Caraccioli; un dimanche, dis-je, il va, en calŤche dťcouverte, avec la _donzela_ parťe du collier et des boucles d'oreilles de l'ambassadrice, et aprŤs l'avoir bien promenťe, il la conduit sous les fenÍtres de l'ambassadeur, oý il fait stationner la voiture jusqu'ŗ la nuit. Les malins, qu'il avait su mettre au courant, ne rirent pas moins de la vengeance que de l'offense. Il ťtait assez plaisant, en effet, de voir un simple marchand donner ŗ sa maÓtresse une parure qu'un ministre avait trouvťe trop chŤre pour sa femme, et apprendre ainsi ŗ la cour que cette parure, avec laquelle cette citoyenne s'ťtait fait prťsenter, si mesquine qu'elle fŻt, ne lui appartenait mÍme pas. Cette aventure jeta sur les deux ťpoux quelque peu de ridicule; une grande faute leur eŻt portť moins de prťjudice. Mais passons ŗ un autre sujet. Il y avait alors ŗ Naples des personnages, sinon plus importans, plus intťressans du moins que ceux dont je viens de parler: occupons-nous-en. Le premier ťtait le vieux Piccini. Ruinť par la rťvolution franÁaise, qui ne lui avait laissť que sa haute renommťe, Piccini ťtait venu chercher ŗ Naples, dans sa patrie, un refuge contre la misŤre. Sa position n'ťtait pas heureuse. Pendant sa longue absence de nouveaux talens s'ťtaient dťveloppťs en Italie. La vogue avait passť ŗ PaŽsiello et ŗ Cimarosa, et les faveurs de la cour comme celles du public se reportaient sur eux. Rien d'ingrat comme les amis du plaisir. DŤs que, par une cause quelconque, on cesse de leur plaire, ils oublient qu'on leur a plu. Les artistes qu'il favorise le plus sont exposťs, s'ils ne prennent pas leurs prťcautions pour l'avenir, ŗ finir comme tant de beaux chevaux qui, de l'ťcurie d'un prince, vont vieillir dans celle d'un fiacre; ou comme tant de belles filles qui, aprŤs avoir rťgnť dans des palais, vont mourir ŗ l'hŰpital. Les derniers jours de Piccini eussent ťtť misťrables, si la France oý il revint ne se fŻt pas montrťe plus reconnaissante envers lui que Naples qui le laissa repartir. AprŤs le 18 brumaire, Lucien Bonaparte, alors ministre de l'intťrieur, crťa exprŤs et uniquement pour lui une cinquiŤme place d'inspecteur du Conservatoire. Cet illustre vieillard n'a pas joui long-temps de l'aisance qu'elle lui procura. Il mourut dans l'annťe mÍme. Piccini fut vivement touchť de mon souvenir, je m'en aperÁus ŗ ses yeux. Je rendis aussi une visite ŗ Cimarosa, visite aussi de reconnaissance; que d'heures dťlicieuses il m'avait fait passer! Il s'y crťa de nouveaux droits en me faisant entendre un air de _Gianina et Bernardone_, et une nouvelle cavatine qu'il venait d'ajouter ŗ l'_Italiana in Londra_. Il fallait, pour bien apprťcier sa musique, quel qu'en fŻt le caractŤre, la lui entendre chanter. Rien ne compensait la puissance que lui prÍtaient l'accent de son chant et l'expression de sa figure. ņ cela prŤs qu'il avait plus de finesse que de malice dans la physionomie, il avait assez de rapport avec Rossini, ŗ qui il ressemblait aussi par la taille et la corpulence. Le plaisir avec lequel il m'accueillit, l'enthousiasme avec lequel il me parla de nos armťes, m'expliquaient l'humeur que la cour lui tťmoignait dťjŗ et les persťcutions dont il a ťtť depuis l'objet, quoiqu'il ne soit pas mort en prison, comme on l'a publiť. PaŽsiello, mieux vu de la cour ŗ laquelle il ťtait attachť comme maÓtre de chapelle, ne se trouvait pas pour lors ŗ Naples. Mais quand mÍme il s'y serait trouvť, par discrťtion je ne l'aurais pas ťtť voir, quelque envie que j'en eusse. Sa position me commandait plus de circonspection que celle de Cimarosa. PaŽsiello, le premier, m'avait fait connaÓtre la puissance de la musique italienne. _Il Mondo della Luna_, _il Marchese Tulipano_, _la Frascatana_, _il Re Teodoro_, _la Nina_, _la Molinara_, et tant d'autres ouvrages faisaient depuis long-temps mes dťlices de jeunesse! Je n'ai vu leur auteur que huit ans aprŤs, quand il fut appelť ŗ Paris par Napolťon et qu'il y composa l'opťra de _Proserpine_; il ťtait alors sur son dťclin. Cette derniŤre partition ne vaut ni celle de l'_Olympiade_, ni celle de l'_Antigono_, ni surtout celle de cette _Elfrida_ que je n'ai pu me lasser d'entendre. Je connais peu de compositions musicales oý la vťritť de l'expression soit alliťe ŗ plus de mťlodie. Je regrette de n'avoir pas pu dťterminer PaŽsiello ŗ adapter ŗ notre grande scŤne lyrique ce chef-d'oeuvre fait sur un poŽme de _Calsabigi_[27]; il y aurait eu plus de succŤs que la musique qu'il composa sur le poŽme de Quinault. L'opťra qui pour lors occupait le thť‚tre de Saint-Charles ťtait un _Gonsalve de Cordoue_ dont je n'ai conservť aucun souvenir, sinon qu'il ťtait d'une longueur et d'une monotonie insupportables. Il ťtait exťcutť pourtant par les premiers virtuoses de l'Italie appelťs ŗ Naples ŗ l'occasion du mariage du fils aÓnť du roi alors rťgnant, mariage d'oý est nťe la duchesse de Berri. Cet opťra ťtait chantť par David, pŤre du tťnor actuel, et qui avait ťtť le premier tťnor de son temps; par Mattuci, dont la voix de fabrique napolitaine, convenait aussi bien au moins ŗ des rŰles de femme, que celle de Mlle Pasta convient ŗ des rŰles d'homme; et, enfin, par Mme Grassini. Cette cantatrice, qui n'avait pas alors vingt ans, unissait ŗ un contre-alto magnifique, la figure la plus suave, la taille la plus noble et la plus ťlťgante. Jamais crťature aussi ravissante ne s'ťtait offerte sur la scŤne. Ce qu'elle reprťsentait, elle l'ťtait; c'ťtait Didon, c'ťtait Armide, c'ťtait Juliette. ņ la voir, les passions les plus romanesques paraissaient naturelles, et les fictions devenaient des rťalitťs. J'allais la voir toutes les fois qu'on donnait _Gonsalve_, dont je n'ai manquť aucune reprťsentation, mais que je n'ai ťtť voir, lui, qu'une seule fois. Je ne revis cette belle actrice que huit ou dix ans aprŤs, sur le thť‚tre des Tuileries. Quant ŗ David et ŗ Mattuci, je les retrouvai ŗ Naples mÍme, dans un concert que M. de Canclaux donnait ŗ Madame, ou que Mme de Canclaux donnait ŗ Monsieur, ŗ l'occasion d'une fÍte de mťnage. David, dont la voix ťtait aussi belle que celle de Lays, chantait avec une habiletť qu'on ne connaissait pas alors en France. Mattuci rivalisait de flexibilitť avec Crescentini. Il n'avait pas l'accent nasillard qu'on pouvait reprocher ŗ ce dernier; mais il n'avait pas non plus cette expression si animťe, si passionnťe, qui semble incompatible avec les voix d'un certain genre et d'une certaine faÁon. Ce soir-lŗ, ils chantŤrent un duo du _Mithridate_ de Nasolini (_io son tradito_), et ils le chantŤrent d'une maniŤre si ravissante, qu'il fut unanimement redemandť avec enthousiasme. Ils le recommenÁaient, quand un accident funeste interrompit tout ŗ coup le concert. Des cris horribles se font entendre sous la fenÍtre mÍme du salon, oý une foule nombreuse ťtait rassemblťe: c'ťtaient ceux d'une famille dont le chef venait d'Ítre assassinť; et pourquoi? pour quelques _granis_, pour quelques centimes que lui disputait un misťrable aussi pauvre que lui! Mais voici qui peint les moeurs de la canaille napolitaine: les sbires accourent pour se saisir du meurtrier. Croyez-vous que le peuple qui l'entourait, et qui se montrait compatissant au malheur de la famille ťplorťe, ait livrť ce misťrable ŗ la justice? erreur! En pareil cas, la pitiť publique, changeant subitement d'objet, se reporte de l'assassinť sur l'assassin: chacun s'empresse de lui faciliter l'accŤs de l'ťglise prochaine, oý il trouvera un asile inviolable; et si quelqu'un demande de quoi il s'agit: C'est un pauvre malheureux qui vient de tuer un homme (_E un povereto che ha amazato un uomo_), lui dit-on dans le jargon de Polichinelle. ņ propos de Polichinelle, ne lui dois-je pas aussi un petit article? Ce farceur napolitain n'a guŤre que le nom de commun avec le hťros de nos marionnettes: c'est un garÁon tout aussi droit qu'un autre, et qui, non moins fťcond en saillies que quelque bouffon que ce soit, les dťbite sans plus bredouiller que le plus disert des arlequins. Il est vÍtu d'une large camisole blanche, sans fraise et sans manchettes, laquelle tombe jusqu'au milieu de ses cuisses sur un pantalon blanc aussi, et qui est ceinte d'une corde ŗ laquelle pend une clochette. Il est chaussť de souliers et non pas de sabots, et coiffť d'un haut bonnet de feutre gris, sans bords et ŗ forme ronde; enfin son visage est couvert d'un demi-masque de couleur basanťe, et remarquable par un nez long et crochu. Les savans du pays, loin de regarder ce personnage grotesque comme d'invention moderne, prťtendent que c'est un mime antique, qui ťtait antťrieurement dťsignť par le nom de _mimus albus_, le bouffon blanc[28], et qu'il jouissait jadis ŗ _Atella_, oý les paysans improvisaient les scŤnes bouffonnes et satiriques qui conservent leur nom, d'une considťration pareille ŗ celle dont il jouit aujourd'hui ŗ Naples. Cette considťration ťtait donc bien grande; car Polichinelle est l'individu que Naples estime le plus aprŤs saint Janvier. Comme le feu roi Ferdinand IV, Polichinelle n'a jamais parlť que le patois napolitain. CHAPITRE III. Les lazzaroni.--Excursion aux environs de Naples.--Le Pausilippe.--Pouzzolles.--Le lac d'Averne.--La grotte de la Sibylle.--Baja.--Le Falerne.--Les Champs-…lysťes.--La Solfatarre.--Le temple de Sťrapis.--Anecdote. Qui donc ŗ Paris ne connaÓt pas aujourd'hui Naples? tant de Parisiens ont ťtť ŗ Naples! et puis Naples n'est-elle pas venue trouver ceux qui n'ont pas pu l'aller chercher? Les panoramas, les dťcorations donnent de cette ville et de ses environs une idťe si prťcise! Quiconque a vu le troisiŤme acte de la _Muette_, connaÓt Naples comme s'il y avait demeurť, et le peuple dont elle fourmille comme s'il avait vťcu au milieu de lui. Peuple heureux! si le bonheur consiste dans les jouissances animales. Sous un ciel toujours clťment, quelques aunes de toile suffisent pour vÍtir le Napolitain, comme quelques piŤces de basse monnaie qu'il gagne sans fatigue lui suffisent pour se procurer la nourriture que prodigue presque spontanťment le sol le plus fertile, et mÍme pour se procurer la glace, objet pour lui de premiŤre nťcessitť. Et le logement? me direz-vous. Il le trouve sous les porches des grandes maisons, sous le pťristyle des ťglises; quarante mille individus vivent et pullulent ŗ Naples comme les chiens dans les rues de Constantinople, sans avoir de domicile. Heureux en effet, parce qu'il n'a pas de besoins qu'il ne puisse satisfaire, le Napolitain ne travaille qu'autant qu'il le faut pour gagner les deux ou trois sous qui lui procureront la poignťe de macaroni, le quartier de pastŤque, et le verre d'eau glacťe dont se compose son repas; aprŤs quoi il s'ťtend sur le parapet du quai pour digťrer en dormant, se jette ŗ la mer pour se rafraÓchir, et puis revient s'ťtendre sur la mÍme pierre pour se sťcher, passant ainsi du soleil ŗ la mer et de la mer au soleil, jusqu'ŗ l'heure oý la fraÓcheur du soir lui permet d'achever dťlicieusement la journťe en sautant aux accords de la guitare. Qu'on ne s'attende donc pas ŗ trouver ici une nouvelle description de Naples. Quand j'aurai parlť des catacombes de Saint-Janvier, il me restera peu de choses ŗ dire sur cette ville qui n'ait ťtť dit et mieux dit que je ne pourrais le faire. Ces catacombes sont des carriŤres ŗ plusieurs ťtages, dont les ramifications n'ont pas moins de deux milles de longueur et s'ťtendent au loin dans la campagne. Ont-elles servi d'asile aux chrťtiens en des temps de persťcution? Je ne le crois pas. Ce n'est pas dans un lieu connu de tous et accessible ŗ tous que pour l'ordinaire on se cache. L'autoritť aurait bientŰt dťcouvert et troublť les mystŤres des imprudens qui seraient venus chercher lŗ un temple et une retraite. Les croix et les inscriptions dont les parois de ces cavernes sont recouvertes, n'indiquent rien, ŗ mon sens, que la consťcration donnťe par la religion aux sťpultures qu'on y a creusťes dans le roc oý l'on a pratiquť quantitť d'excavations de capacitť suffisante pour recevoir un cadavre. Je suis entrť dans ce labyrinthe souterrain, oý j'ťtais conduit par des guides munis de flambeaux. Tout m'a convaincu qu'il avait long-temps servi de cimetiŤre public. Dans un fond assez reculť, j'ai trouvť mÍme une telle quantitť de dťbris humains amoncelťs au hasard, que je me croyais abusť par une vision pareille ŗ celle d'Ezťchiel. Je demandai comment ces ossemens arides se trouvaient lŗ rťunis. Ce sont, me dit-on, les restes de plusieurs milliers de malheureux morts dans une peste qui a dťvorť, il y a plusieurs siŤcles, une partie de la population de Naples. Je rebroussai chemin aprŤs avoir jetť un coup d'oeil sur cette gťnťration dťcharnťe. Ce spectacle m'inspira quelque horreur. Je l'avouerai pourtant, j'aime mieux, tout hideux qu'il soit, le dťsordre des catacombes de Naples, que l'arrangement symťtrique qui rŤgne dans les catacombes de Paris. Ces colonnes, ces chapiteaux, cet autel construits avec des os placťs d'aprŤs les dessins d'un architecte, offrent ŗ mon regard je ne sais quoi de mesquin et de puťril. Ces os me semblent avoir ťtť maniťs par des ťtourdis qui ne savaient ce qu'ils touchaient, et pour qui la mort n'a rien de grave. J'aime qu'on ne craigne pas la mort, mais je n'aime pas qu'on en joue. Cette recherche me semble une profanation. Au contraire, je trouve je ne sais quoi de pieux dans le respect gardť par les Napolitains pour la forme donnťe par le hasard ŗ cette moisson que la contagion faucha sans ordre et sans choix dans ses formidables caprices. ņ l'entrťe des catacombes ťtaient rangťes debout, dans des cercueils ouverts, des carcasses vÍtues en religieuses. Dessťchťes par la nature du sol, elles avaient ťchappť ŗ la corruption; le peuple en concluait qu'elles appartenaient ŗ des saintes, et les vťnťrait comme telles. Sainte Catherine n'a pas, au fait, d'autres titres ŗ la canonisation[30]. Mais ces symptŰmes de saintetť s'ťvanouissent bientŰt au grand air, comme parfois la saintetť elle-mÍme devant un examen judicieux. Quand Rome manquera de matiŤre ŗ reliques, quand ses catacombes ne lui en fourniront plus, elles peut envoyer fouiller celles de Naples. Lŗ, il n'y a qu'ŗ se baisser et prendre. ęSavez-vous bien que voilŗ dix jours que je suis emprisonnť dans Naples? dis-je ŗ Talani en sortant des catacombes. Je voudrais bien faire connaissance avec ses environs, et explorer enfin cette Campanie oý chaque objet est une merveille de la nature ou de l'art, oý chaque ruine vous rappelle un grand ťvťnement ou un grand homme, un souvenir de la fable ou de l'histoire.Ľ Il fut convenu que le lendemain, sans plus tarder, il viendrait me prendre avant le jour, de faÁon ŗ ce que nous arrivassions au jour naissant ŗ Pouzzoles, oý nous laisserions notre voiture, pour gagner ŗ pied la cŰte de Baja, ŗ travers les champs Phlťgrťens, aprŤs avoir visitť le lac d'Averne. Mon camarade de voyage ne fut pas de la partie, quoiqu'elle eŻt ťtť diffťrťe pour lui. DŤs le surlendemain de notre arrivťe, une fiŤvre continue, qu'il avait probablement rapportťe de Brindisi, s'ťtait dťveloppťe avec un caractŤre d'autant plus alarmant, qu'elle offrait les symptŰmes de celle que notre cuisinier avait contractťe dans le mÍme endroit, et ŗ laquelle ce pauvre diable venait de succomber. Si quelque chose me rassurait sur le compte du malade, c'est qu'il ťtait soignť par le plus habile mťdecin de la ville, par l'un des plus habiles mťdecins de l'Europe, par ce docteur Cirillo, qui doit aussi ŗ un caractŤre hťroÔque la grande rťputation qu'il a laissťe. Il n'ťtait pas jour encore quand nous sortÓmes de la grotte de Pausilippe. C'est ŗ la lueur des torches allumťes ŗ la lampe qui brŻle ťternellement devant la madone protectrice de cette caverne, que nous la travers‚mes au milieu d'un nuage de poussiŤre. ņ qui les Napolitains sont-ils redevables de ce chemin creusť en ligne droite sous une montagne qu'autrement il leur faudrait gravir ou tourner? Ils ne le savent. Ils en jouissent comme de tous les biens qui les environnent, sans s'inquiťter d'oý cela leur vient. ņ Pouzzoles commenÁa notre vťritable voyage. Le soleil n'enflammait pas encore la contrťe qu'il ťclairait. Laissant lŗ notre voiture, nous travers‚mes lestement ŗ pied la campagne brŻlťe qui sťpare cette ville du lac d'Averne et du lac Lucrin, du sein duquel s'est ťlevť en une nuit le _Monte-Novo_[33]. Le lac d'Averne est un vaste entonnoir creusť par la nature ou par des convulsions volcaniques au milieu d'une chaÓne circulaire de collines, que nous avions franchie sans trop de peine; la pente qui nous menait au lac est trŤs-rapide. Je me rappelais, en la descendant quelquefois plus vite que je ne le voulais, ce passage de Virgile, qui s'est ťvidemment complu ŗ dťcrire dans le sixiŤme livre de l'…nťide la topographie de cette contrťe, Facilis descensus Averni[34]. Je me rappelai aussi, quand je me vis au fond de ce bassin, le passage suivant: Sed revocare gradum superasque evadere ad auras, Hoc opus, hic labor est[35]. Les oiseaux traversent aujourd'hui l'Averne impunťment, car il ťtait couvert de canards. AprŤs avoir joui quelque temps de l'aspect mťlancolique de ce paysage, intťressant aussi par les souvenirs qu'il rťveille, je ne croyais pas qu'il fŻt possible, sans beaucoup de fatigue, de sortir du cirque oý nous ťtions enfermťs, quand mon guide prit sa direction vers un point oý cette enceinte, ŗ peu prŤs coupťe ŗ pic, semblait ne pas pouvoir Ítre escaladťe; puis se jetant dans un antre dont l'ouverture est peu apparente de loin: ęNous voici, me dit-il, chez la Sibylle.Ľ Un des deux guides que nous avions pris ŗ Pouzzoles battit le briquet et alluma des chandelles, sans la clartť desquelles il nous eŻt ťtť impossible de nous reconnaÓtre dans ce dťdale; l'autre, homme robuste et trapu, qui s'appelait _Tobia_, me prit sur ses ťpaules; et me portant comme …nťe porta jadis Anchise, il me fit traverser les flaques d'eau que l'on rencontre d'intervalle ŗ intervalle dans ce souterrain. Nous ťcartant un moment de la ligne que suivait l'allťe, nous nous jet‚mes dans un couloir qui se prťsenta sur notre droite, et, de chambre en chambre, nous arriv‚mes dans celle qu'avait habitťe la Sibylle, vilain sťjour taillť dans le roc, ainsi que le lit qui s'y trouve: c'ťtait ťvidemment une chambre de baigneur. Il y a lŗ un pied d'eau pour le moins; mais j'en sortis ŗ sec sur les reins de mon cheval baptisť. Au bout du droit chemin dans lequel nous ťtions rentrťs, s'offrit ŗ nous le riant tableau que forment la cŰte et le golfe de Baja; Baja dont les dťlices ont ťtť cťlťbrťes, non seulement par Horace, mais par SťnŤque. Nullus in orbe sinus Baiis prślucet amoenis[36]. HORAT. Epist. I, lib. I. L'on conÁoit que tous les maÓtres du monde aient voulu se faire des palais sur cette plage oý tant de dieux ont eu des temples, oý les philosophes eux-mÍmes venaient chercher des retraites, et que les plaisirs eussent lŗ plus d'attraits et l'ťtude plus de charmes. Les dťbris des palais de Nťron, de Marius, de Cicťron, de Domitien, de Pompťe, de Cťsar, de Lucullus gissent mÍlťs ŗ ceux des temples de Mercure, de Vťnus, de Diane, de CybŤle, sur ce rivage oý l'on pouvait Ítre appelť aussi par des intťrÍts d'hygiŤne. Le golfe de Baja est une vťritable chaudiŤre chauffťe par un fourneau toujours ardent. Plongez votre main dans la mer, le sable que vous en retirez vous brŻle. L'action non interrompue de ce foyer sous-marin se manifeste surtout dans les ťtuves de Tritoli, autrement dites les bains de _Nťron_. Les constructions antiques ťlevťes par les Romains prŤs de la source bouillante qui leur fournissait son eau m'intťressŤrent moins que la source elle-mÍme. Pour parvenir ŗ cette source, il faut grimper par une voie ťtroite et raide, taillťe dans le roc, dont le pied plonge dans la mer. Arrivť ŗ une grotte autour de laquelle sont quelques blocs disposťs ŗ recevoir des matelas, le guide ouvre une porte ŗ claire-voie qui ferme l'entrťe d'un corridor de six ŗ sept pieds de hauteur sur trois de largeur, et par lequel on descend jusqu'ŗ la source. Ce n'est pas sans peine que j'y parvins ŗ travers la vapeur ťtouffante qui s'exhale de cette source. La transpiration qu'elle provoque est si abondante, qu'en moins de deux minutes un pantalon de nankin, seul vÍtement que j'eusse gardť, semblait avoir ťtť trempť dans l'eau. On ne peut exťcuter ce trajet, si vigoureux qu'on soit, qu'en se courbant et en rasant le sol le plus possible, la chaleur augmentant d'intensitť ŗ mesure qu'on monte vers la voŻte. Parvenu ŗ la source, le guide y plongea un seau, jeta dans l'eau dont il le remplit des oeufs frais ou non, qu'il avait eu soin d'apporter, et se h‚ta de remonter. Pendant le peu de temps que nous mÓmes ŗ remonter, ces oeufs devinrent durs. En sortant de cette ťtuve on ne saurait trop se couvrir. Si chaude qu'elle soit, la tempťrature extťrieure vous paraÓt glaciale. Le voyageur, en cette circonstance, ne peut rien faire de mieux que de se rťgler sur son guide. Il ťtait plus de neuf heures du matin; en me montrant des oeufs, on me fit sentir que j'avais faim. Nous ne nous ťtions pas embarquťs sans biscuit; j'avais fait mettre dans un panier du pain, des viandes froides, quelques bouteilles de vin de Bordeaux. Nous nous ťtablÓmes le plus commodťment que nous pŻmes sur les ruines du tombeau d'Agrippine, et sans trop songer ŗ l'horrible fait qu'il rappelait, nous dťjeun‚mes avec un appťtit dont le lecteur ne peut se faire une idťe exagťrťe. On ne mange pas sans boire. Comme je dťcoiffais une bouteille de lafitte: ęEntourť d'antiquitťs, boire du vin moderne, du vin qui n'a pas plus de huit ans, quel anachronisme! me dit Talani; voilŗ le vin qu'il vous faut: c'est celui que buvaient ŗ Baja les plus voluptueux des hommes; c'est le vin d'Horace, de PhŤdre et d'Apicius; c'est du Falerne.Ľ Et tirant une bouteille qu'il avait cachťe au fond du panier: ęBuvez, c'est une surprise que j'ai voulu vous mťnager.Ľ Quelle surprise! Mon respect pour Horace et pour PhŤdre, et pour tous les gourmets de l'antiquitť, ne put pas me faire partager leur passion pour la lie ťpaisse et viol‚tre dont leur admirateur avait rempli mon verre: je n'ai jamais rien bu de plus dťtestable. Le Falerne se recueille non loin de Capoue, sur les bords du Volturne. A-t-il perdu sa qualitť, ou le goŻt des modernes est-il autre que celui des anciens? j'inclinerais pour cette derniŤre opinion. Au tťmoignage de Pline, le Falerne, pour devenir bon, devait Ítre attendu quinze ans, et de plus Ítre _ťdulcorť_ avec du miel. Qui de nos jours ne renverrait pas ŗ la pharmacie un breuvage ainsi frelatť? Serait-il potable pour un palais familiarisť avec les vins de cette Gaule oý la vigne, transportťe par Probus, s'est si singuliŤrement amťliorťe depuis qu'Horace a cessť de boire et de chanter? Vive les anciens, en fait de vers! mais en fait de vins, vive les modernes! Le dťjeuner fini, nous reprÓmes le cours de nos explorations. Les vestiges de Nťron, qui avait fait de cette contrťe le thť‚tre de ses crimes, de ses jeux, de toutes ses voluptťs, s'y retrouvent ŗ chaque pas, en supposant qu'il ait vťritablement b‚ti tous les monumens qu'on lui attribue. …taient-ce les celliers oý se bonifiaient ses vins, ťtaient-ce les rťservoirs qui lui fournissaient de l'eau, ťtaient-ce les prisons oý il renfermait les victimes de sa tyrannie, que ces _cento camerelle_, ce labyrinthe souterrain, assemblage de chambres voŻtťes, communiquant toutes par des corridors communs? Que celui qui dťcidera cette question veuille bien me dire aussi par qui a ťtť construit l'immense rťservoir connu sous le nom de _Piscina mirabile_? Que ce soit par Agrippa ou par Lucullus, ce n'en est pas moins un ouvrage admirable et de la plus belle conservation. Les eaux ont dťposť sur ses parois un sťdiment de la nature de la stalactite, auquel les parcelles de brique qui s'y trouvent incrustťes donnent une couleur toute particuliŤre. On fabrique de jolies tabatiŤres avec des fragmens de cette matiŤre qu'on ne peut dťtacher qu'avec le fer, des murailles auxquelles elles adhŤrent; mais on court quelque risque ŗ le faire. Les indiscrets qui par amour de l'antiquitť dťgradent ainsi les antiquitťs, s'exposent ŗ de graves punitions: s'ils y sont pris, il n'y va pas pour eux moins que des galŤres. Et qu'on dise que la cour de Naples n'aimait pas les arts! De Baja nous mont‚mes au cap _MisŤne_, ainsi nommť par …nťe en mťmoire du trompette qu'il y fit inhumer. Qui nunc Misenus ab illo Dicitur, śternumque tenet per sścula nomen[37]. C'est sur ce promontoire que Lucullus avait assis cette _villa_ qui depuis devint celle de TibŤre: position admirable, qui d'un cŰtť regarde la mer de Sicile et de l'autre la mer de Toscane, Quś, monte summo posita Luculli manu, Prospectat Siculum, et prospicit Tuscum mare. PH∆D., lib. II, fab. 5. Les campagnes dťlicieuses qui se dťploient sur ce plateau sont les Champs-…lysťens. Doivent-elles ce nom ŗ la beautť du site ou aux tombeaux antiques et aux nombreuses sťpultures qu'on y rencontre? Elles le doivent ŗ l'une et ŗ l'autre cause, sans doute. Ce sťjour des ombres heureuses n'est pas bornť par le Lťthť, mais par la mer qui se montre par intervalles ŗ travers les arceaux que les vignes dťcrivent en jetant d'un ormeau ŗ l'autre leurs guirlandes oý des grappes d'un raisin gros et violet comme des prunes ťtaient alors suspendues. Quand je revins ŗ Baja, le soleil ťtait ŗ son zťnith. Je succombais sous le poids de la fatigue autant au moins que de la chaleur, et pourtant je n'ťtais pas au bout de ma course. Pour regagner Pouzzoles, au lieu de suivre ŗ pied les sinuositťs de la baie, nous la travers‚mes dans une barque: c'ťtait se reposer en marchant. Je trouvai pendant ce trajet le moyen de me rafraÓchir aussi. Assis sur le bord de la barque, les jambes pendantes dans la mer, je prenais ainsi sans fatigue un bain qui acheva de me dťlasser. Un marinier cependant me retenait par la ceinture de mon pantalon, et bien m'en prit, car je m'endormis si profondťment dans cette attitude, que sans lui je serais infailliblement tombť dans les flots oý se noya l'altiŤre Agrippine. Or, je ne nageais pas mÍme comme elle. Je fus rťveillť par une secousse qu'ťprouva notre embarcation en heurtant un dťbris du pont de Caligula. De la barque, je ne fis qu'un saut dans une _sťdiole_, petite voiture, qui passe lŗ oý une calŤche n'aurait pas pu passer, et je partis ŗ l'instant pour Cumes. Je ferais peu de plaisir au lecteur en dťcrivant ces ruines que j'ai vues sans plaisir: c'est un amas de dťcombres avec lesquels l'imagination la plus complaisante ne saurait reconstruire le labyrinthe de Dťdale, de fabuleuse mťmoire, et auxquels ne se rattache aucune grande renommťe historique: en fait de pierres, je n'aime que les pierres qui me parlent. Celle qui recouvrait la sťpulture de Scipion n'eŻt pas ťtť muette pour moi, peut-Ítre l'aurais-je retrouvťe ŗ quelques lieues de Cumes, aux champs oý fut _Linternum_, aujourd'hui _Patria_[38]; mais je ne m'en savais pas si prŤs. De Cumes revenant sur nos pas, nous mont‚mes ŗ la Solfatarre, volcan qu'on dit prŤs de s'ťteindre, et qui semble toujours prÍt ŗ se rallumer, atelier oý le soufre s'ťlabore continuellement, s'ťvaporant par les gerÁures, par les crevasses dont la terre blanch‚tre qui recouvre ce cratŤre est sillonnťe; il se condense en aiguille et s'attache au premier solide qu'il rencontre. Sur cette croŻte dťnuťe de toute vťgťtation, je me sentais entre le ciel et l'enfer. Appliquais-je l'oreille aux soupiraux que les vapeurs se sont ouverts, j'entendais bouillonner les torrens souterrains; laissais-je tomber un corps pesant sur le sol, sa chute produisait sous mes pieds un retentissement pareil ŗ celui d'un coup de canon tirť dans le lointain et rťpercutť par un corps sonore: je me croyais sur une mine prŤs de faire explosion. De lŗ nous all‚mes visiter le temple de Sťrapis, monument qui fut magnifique, ŗ en juger par les proportions de ses colonnes et par le diamŤtre de l'enceinte qu'elles dessinent. Mesure de la hauteur d'oý les autres sont tombťes, plusieurs d'entre elles sont encore debout. On me fit remarquer que leurs fŻts portent jusqu'ŗ une certaine ťlťvation des traces vermiculaires dans lesquelles sont incrustťes des coquilles. Ces indices, qui constatent l'action des vers marins, ne permettent guŤre de douter que les eaux de la mer n'aient long-temps recouvert ces belles ruines: la mer n'a toutefois apportť aucune altťration aux marbres dont elles sont pavťes. AprŤs une course aussi longue, j'avais besoin de repos. La calŤche, que nous vÓnmes reprendre ŗ Pouzzoles, nous ramena lestement ŗ Naples. Il faisait assez jour encore pour que je pusse discerner les objets: je reconnus facilement pour la voiture de notre ambassadeur une voiture que je rencontrai; elle ťtait attelťe de deux chevaux magnifiques, qui lui avaient ťtť donnťs ŗ son passage en Lombardie par le gťnťral Bonaparte, et flanquťe de deux _volanti_, espŤce de laquais qui suivent ŗ pied le train des chevaux, comme autrefois en France le faisaient les levrettes, les coureurs et les chiens danois. Monge ne pardonnait pas ŗ un ministre de la rťpublique franÁaise ce luxe qui faisait de l'homme un chien ŗ deux pates, et contrastait quelque peu avec les principes d'ťgalitť qu'il professait trop sťvŤrement peut-Ítre. C'ťtait, au reste, le seul luxe que se permettait notre ministre, qui rťduisait sa dťpense ŗ tel point, qu'il n'a jamais payť un rapporteur, ou, pour parler plus intelligiblement, lui espion, bien qu'il n'eut pas d'autre moyen, la plupart du temps, pour dťcouvrir les projets de la cour contre la France et contre lui-mÍme. Un jour que je lui rťvťlais un fait assez grave dont le hasard m'avait donnť connaissance, comme il me tťmoignait sa surprise de me voir mieux instruit que lui, ęVous seriez au courant de toutes ces manoeuvres, lui dis-je, si vos agens vous servaient avec plus de zŤle ou plus d'intelligence.--Mes agens! qu'entendez-vous par-lŗ?--Eh! mais vos espions.--Mes espions! je n'en ai jamais usť et n'en userai jamais, s'il plaÓt ŗ Dieu! Jamais ils ne me coŻteront un sou, me donn‚t-on le quadruple de ce qu'on me passe pour cet article: c'est un moyen trop immoral.--Je conÁois votre rťpugnance, gťnťral; et je vous fťliciterais de n'y pas dťroger, si les autres diplomates ťtaient aussi scrupuleux que vous; mais il n'en est pas ainsi. Or, en diplomatie comme en tactique, ne faut-il pas connaÓtre avant tout le terrain sur lequel on marche? Ne faut-il pas savoir ce qui se fait sous terre? Vouloir faire de la diplomatie sans espions, c'est vouloir faire la guerre sans soldats.Ľ Ce n'ťtait pas le moyen, mais la dťpense qui lui rťpugnait. CHAPITRE IV. Voyage au Vťsuve.--Herculanum.--Portici.--Pompťi.--Le tombeau de Virgile.--Le lac d'Agnano.--La grotte du Chien. J'ai parlť d'espions: les rapports de ceux dont la police napolitaine m'entourait, et ŗ la tÍte desquels je devais mettre le domestique et le cocher qui me servirent pendant toute la durťe de mon sťjour ŗ Naples, devaient fort rassurer le gouvernement sur le but vťritable de mon voyage, et lui prouver que je ne m'occupais guŤre de lui que lorsqu'il s'occupait trop visiblement de moi. Exceptť les heures que je passais ŗ l'Opťra, mes heures les plus douces ťtaient, sans contredit, celles que j'employais ŗ courir les champs, ŗ chercher les vestiges des grands ťvťnemens, ŗ ťtudier l'histoire sur ce terrain oý elle est ťcrite par tant de monumens. Je n'y lisais pas non plus sans un vif intťrÍt les effets des grands phťnomŤnes par lesquels la terre de Naples a ťtť si frťquemment retournťe. Comme la cŰte de Portici n'est pas moins riche, sous ce rapport, que celle de Pouzzoles, je ne nťgligeai pas d'y faire une excursion. Talani me dirigea encore dans ce voyage, qui devait Ítre plus long que l'autre, puisqu'il embrassait plus d'objets et une carte plus ťtendue que le premier. Il nous prit deux journťes, l'une pour descendre dans Herculanum et visiter le Musťum de Portici; l'autre pour gravir le Vťsuve et parcourir les fouilles de Pompťi. Herculanum, qui est construit sur la lave, est ŗ plusieurs toises au-dessous de la lave sur laquelle est construite Rťsina. Quoiqu'il y ait long-temps que l'on travaille ŗ dťcouvrir cette ville, on n'en voit qu'une trŤs-petite partie, la nťcessitť de soutenir Resina, qui autrement s'ťcroulerait dans Herculanum, obligeant de combler les vieilles fouilles ŗ mesure qu'on en ouvre de nouvelles, et dŤs qu'on en a extrait les objets qui peuvent en Ítre transportťs. C'est le thť‚tre qu'on dťblayait alors: une partie de la scŤne seulement ťtait visible. Pour y arriver il me fallut descendre ŗ soixante-dix pieds sous le sol. Je fus frappť de la vivacitť et de l'ťlťgance des peintures dont ses murs ťtaient ornťs, et particuliŤrement de certaines figures de danseuses, qui se dessinaient dans leurs divers compartimens. Je n'en parlerai pourtant pas plus au long, ces objets ayant ťtť dťcrits et mÍme copiťs cent et cent fois. Le mÍme motif me dispense de promener le lecteur dans le Musťum de Portici, oý sont recueillis les objets dťcouverts tant ŗ Herculanum qu'ŗ Pompťi. Je dois dire toutefois que, parmi les fresques antiques qui s'y trouvent, il en est plusieurs qui me frappŤrent par les idťes ingťnieuses et naÔves qu'elles expriment. N'est-ce pas lŗ que j'ai vu, si je l'ai jamais vu, une jeune fille qui, la ligne ŗ la main, assise sur un rocher, pÍche, non pas des poissons, mais des amours qui se jouent autour de l'amorce, et se disputent ŗ qui s'y prendra le premier? Je n'ai de ce tableau qu'un souvenir vague comme celui d'un rÍve; peut-Ítre mÍme n'est-ce que le rÍve d'une imagination moderne, de la mienne mÍme. Il me semble nťanmoins l'avoir vu ce symbole de la coquetterie, cette allťgorie empreinte, ŗ mon sens, de ce caractŤre de finesse et de justesse qui se retrouve dans certaines productions de l'antiquitť, et particuliŤrement dans le tableau de cette marchande d'amours dont l'original est ŗ Portici, composition que les modernes ont reproduite de tant de maniŤres, composition aussi spirituelle et aussi gracieuse que la plus aimable fiction d'Anacrťon. Le voyage du Vťsuve ne prend guŤre moins de huit heures, et l'exploration de Pompťi pas moins de quatre: voulant faire tout cela dans la mÍme journťe, nous couch‚mes ŗ Portici, au pied du volcan. Par une mesure trŤs-sage, le gouvernement napolitain ne donne qu'ŗ des gens dont il est sŻr le privilŤge de conduire au cratŤre les voyageurs, de la tÍte desquels ils rťpondent sur la leur. Ces bonnes gens, qui se chargent de pourvoir ŗ tout, vinrent nous rťveiller le lendemain avant le jour. Comme la famille qui m'avait donnť l'hospitalitť devait Ítre de la partie, les abords du Vťsuve ťtant inaccessibles aux voitures et peu praticables pour les chevaux, ils amenŤrent autant de montures qu'il en fallait pour toute la sociťtť, oý l'on comptait ainsi autant d'‚nes que de personnes. Ces prťcautions ťtaient commandťes par la nťcessitť: la course devait Ítre longue, et la chaleur pouvait Ítre excessive. AprŤs quelques heures de marche ŗ travers les laves et les scories qui roulaient sous les pieds de nos quadrupŤdes, sans toutefois les faire broncher, nous parvÓnmes ŗ la rťgion des cendres. Il ťtait jour. Tournant le dos ŗ la montagne aride qui nous restait ŗ gravir, nous port‚mes alors nos regards sur le golfe de Naples dont ils embrassaient toute l'ťtendue; sur cette mer d'oý sortent les Óles verdoyantes d'Ischia, de Nisita, de Procida et de Capri au front chauve et sourcilleux comme celui du tyran qui l'habitait; sur cette mer qui, unie en ce moment comme une glace, rťflťchissait l'azur du ciel le plus pur et toute la splendeur du soleil levant. L'admirable tableau que celui ŗ qui les cŰtes riantes de Baja et de Sorrento servent de cadre, et autour duquel se dessinent les quais de Naples et de Portici! AprŤs avoir respirť quelque temps l'air dťlicieux du matin, satisfaite de ce qu'elle voyait, la majeure partie de la troupe, effrayťe de la fatigue qu'il fallait se donner pour monter plus haut, prit la route de l'ermitage oý nous devions nous rťunir pour dťjeuner. Quant ŗ moi, plus stimulť qu'ťpouvantť par les difficultťs, je persistai dans la rťsolution de gravir jusqu'au cratŤre, et accompagnť de deux guides, je poursuivis mon chemin ŗ travers les cendres. Rien de laborieux comme la marche dans ces cendres oý je m'enfonÁais jusqu'ŗ mi-jambes, et qui s'ťboulant sous mes pieds, me faisaient perdre ŗ chaque pas la moitiť de l'espace que je venais d'enjamber. Dieu sait que de temps il m'eŻt fallu, tout alerte que j'ťtais, pour arriver par ce chemin mouvant au sommet de la montagne qui devenait de plus en plus escarpťe, si mes deux compagnons ne m'eussent prÍtť aide et appui. Pour ces hommes robustes et adroits, et dont les pieds offraient ŗ la cendre une surface au moins double des miens, courir oý je pouvais ŗ peine marcher, avancer oý je ne pouvais m'empÍcher de reculer, n'ťtait qu'un jeu. Me plaÁant entre eux deux, l'un, ŗ la ceinture duquel j'ťtais accrochť, m'entraÓnait en avant, et l'autre, me soutenant les reins, me poussait par derriŤre; si bien qu'en moins d'une heure je parvins au sommet du Vťsuve. Il ťtait calme alors; et comme le soleil donnait ŗ plomb dans le cratŤre, mes regards plongŤrent sans difficultť dans toute la profondeur de cet immense entonnoir. Je n'y vis rien que de la cendre ŗ travers laquelle s'ťchappaient des fusťes d'une fumťe blanch‚tre et lťgŤre. J'espťrais en voir davantage: les contours de ce cŰne, quoi qu'il ne fŻt pas coupť parallŤlement ŗ l'horizon, me paraissant praticables, je dťclarai vouloir en faire le tour. Quand j'aurais annoncť la volontť de descendre dans l'abÓme, mes guides ne m'auraient pas ťtourdi de cris plus lamentables. Observations, supplications, larmes mÍme, ils employŤrent tout pour me faire renoncer ŗ cette rťsolution, et voyant qu'ils n'y pouvaient rťussir, ils me quittŤrent en dťclarant qu'ils n'ťtaient plus responsables des accidens qui m'arriveraient, et en me recommandant ŗ Dieu et surtout ŗ saint Janvier. Je n'ai pas ťprouvť deux fois un sentiment pareil ŗ celui qui s'empara de moi quand seul, du haut de ce belvťder colossal, je promenai mes regards sur un horizon qui n'avait de bornes que celles oý la faiblesse de mes organes le circonscrivait. Le Mont-Cťnis est beaucoup plus ťlevť que le Vťsuve. Arrivť lŗ, je me savais bien haut; mais ma raison seule me le disait. Au sommet du Vťsuve, que rien ne domine, je voyais une contrťe immense se dťployer autour et au-dessous de moi comme une carte de gťographie. Je ne puis dire ŗ quel point ce spectacle exaltait ma pensťe. Et de quel bien-Ítre je jouissais dans cette atmosphŤre si lťgŤre et si pure! mes organes semblaient s'y perfectionner: je respirais avec plus de facilitť; j'entendais avec plus de finesse: rien n'ťchappait ŗ mes regards dans cette vaste scŤne frappťe dans tous ses dťtails par les rayons du soleil qui m'ťclairait sans me brŻler. Trois quarts d'heure de marche me ramenŤrent sans accident au point d'oý j'ťtais parti. Au fait, je n'avais couru aucun danger. Le sol sur lequel j'avais marchť ťtait aussi ferme que le chemin le plus frťquentť, et ne m'avait offert aucune gerÁure assez large pour que je ne pusse pas la franchir sans ťlan. Le tour du cratŤre achevť, je me dirigeai vers _Monte-Somma_ oý se trouve l'ermitage. Une vallťe sťpare ce volcan ťteint du volcan trŤs-allumť d'oý je descendais par une pente presque perpendiculaire. La tÍte en arriŤre, les jarrets tendus, le corps raide, et pesant tout entier sur les talons, je descendis promptement et sans fatigue cette pente, en me laissant glisser avec les cendres mises en mouvement par mon propre poids. Formťe d'une lave aride et raboteuse, la superficie de cette vallťe ressemble ŗ celle de la boue durcie par la gelťe; elle me rappelait aussi une de celles que Dante a dťcrites. J'ťtais lŗ seul, absolument seul. Depuis deux heures je n'avais pas vu une crťature animťe. Un lťzard tout ŗ coup s'offre ŗ moi. Ce ne fut pas sans une douce ťmotion, je l'avoue, que je rencontrai cet Ítre douť de la facultť de sentir et de se mouvoir; ce n'est pas sans un vif plaisir non plus que j'aperÁus le premier brin de verdure qui pointait ŗ travers ce sol brŻlť. Ce plaisir est celui qu'apporte la premiŤre gorgťe d'eau ŗ un palais dessťchť par la soif. Sans trop m'en rendre compte, j'ťtais attristť par l'absence des Ítres organisťs. Par la mÍme raison, le chant du premier oiseau que j'entendis fut pour mon oreille une musique dťlicieuse; ce n'ťtait pourtant que le cri d'un moineau. Le silence de cette vallťe maudite n'est pourtant pas si absolu qu'il ne soit interrompu quelquefois, mais c'est par des dťtonations qui se font dans les entrailles du volcan. J'entendis plusieurs fois ce bruit formidable; plusieurs fois pendant mon trajet il ťbranla le terrain sur lequel je courais. ņ en croire les guides, c'ťtaient des symptŰmes d'une ťruption prochaine. Le Vťsuve ne sortit pourtant que plusieurs annťes aprŤs du calme qu'il gardait dťjŗ depuis plusieurs annťes[39]. Comparativement au Vťsuve, Monte-Somma est un paradis terrestre. RevÍtu de quelque verdure, il est ombragť de quelques arbres sous lesquels l'ermite s'est ťtabli. Le dťjeuner ťtait prÍt; j'y fis honneur. Sept heures de fatigue n'ťtaient pas nťcessaires ŗ l'assaisonnement des provisions que nous avions apportťes, mais elles m'eussent fait trouver dťlicieuse la cuisine de l'ermite, si dťtestable qu'elle soit. Je m'accommodai mÍme de ses oeufs, qui n'ťtaient pas des plus frais. Mais je ne pus m'accommoder de son vin, quoiqu'il l'ait baptisť du nom de _Lacryma Christi_. Si le Christ a jamais rťpandu de pareilles larmes, ce ne peut Ítre que dans l'accŤs d'une douleur bien amŤre. Je ne sache guŤre que le Falerne de plus dťtestable que la liqueur ou plutŰt la lie ťpaisse et brune qui remplissait une bouteille qu'il nous apporta avec solennitť et qu'il nous fit payer en consťquence du prix qu'il affectait d'y mettre. Heureusement nous ťtions-nous pourvus d'excellent Malaga; nous en fÓmes notre ordinaire. L'ermite, ou l'individu ŗ qui l'on donnait ce nom, ťtait un drŰle de cinq pieds six pouces pour le moins. Un froc qui lui tombait un peu au-dessous du jarret, et laissait voir nues ses jambes nerveuses, ne lui donnait rien moins qu'un air respectable. Son teint enluminť, sa barbe noire, son regard assurť, ťtaient d'un pťcheur plus que d'un pťnitent; aussi se trompe-t-on quand on prend ces gens-lŗ pour des anachorŤtes. Ce sont des sťculiers, qui n'ont du moine que l'habit, et que le gouvernement autorise ŗ demeurer lŗ, soit pour recevoir les ťtrangers, soit pour lui rendre compte de l'ťtat du volcan. Plus d'un aventurier franÁais s'est accommodť de cette place: celui qui nous reÁut ťtait Picard. Nos comptes rťglťs ŗ sa satisfaction, il nous invita ŗ ne pas partir sans avoir inscrit nos noms sur son registre. Il est peu de voyageurs qui, ŗ cette occasion, n'aient consignť lŗ quelque rťflexion, soit sur le but, soit sur le rťsultat de leur voyage. Par dťfťrence pour cet usage moins peut-Ítre que par taquinerie, je griffonnai sur ce livre, que je savais devoir Ítre prťsentť ŗ la police, des vers dont voici ŗ peu prŤs le sens: Soldat du fier Bonaparte, Avec l'altier panache oý resplendit sa gloire, Au sommet du Vťsuve aujourd'hui j'ai portť Les trois couleurs de la victoire, Les couleurs de la libertť. La voiture m'attendait ŗ Portici. Elle m'eut bientŰt conduit ŗ Pompťi. La plus grande partie de cette ville que les FranÁais devaient exhumer ťtait encore ensevelie sous les cendres. L'activitť avec laquelle Charles III avait commencť ce dťblai n'avait pas ťtť imitťe par Ferdinand. Le petit nombre d'ouvriers qu'il y avait d'abord employťs avait ťtť retirť insensiblement. Il n'y en avait plus un seul quand j'entrai dans ces ruines. Sans empiťter sur les droits des naturalistes, puis-je dire mon sentiment sur les causes de la catastrophe dans laquelle disparut Pompťi? Elle me semble provenir uniquement des cendres dťlayťes dans de l'eau non bouillante que le Vťsuve rejette quelquefois aprŤs avoir vomi ses derniŤres laves. Cela seul peut expliquer la facilitť de cette matiŤre ŗ s'insinuer dans toutes les cavitťs des ťdifices qu'elle recouvre, et l'exactitude avec laquelle enveloppant les formes des objets qu'elle rencontre elle les reproduit avec la fidťlitť d'un moule, telle que cette empreinte d'un sein de femme qu'on admire ŗ Portici. Cela peut expliquer encore la parfaite conservation de certains objets demeurťs intŤgres dans cette boue consolidťe et que l'action de l'eau bouillante eŻt infailliblement altťrťe. Il faut aussi que cette ťruption se soit faite avec une effroyable rapiditť, puisque les squelettes qu'on a retrouvťs dans les fouilles de Pompťi ťtaient debout et semblaient avoir ťtť surpris dans leur fuite. Les maisons de Pompťi, toutes faites ŗ peu prŤs sur le mÍme modŤle, sont petites, mais distribuťes avec goŻt et dťcorťes avec ťlťgance; leurs murs sont revÍtus de peintures ŗ fresque auxquelles le temps n'a pas tout-ŗ-fait enlevť leur ťclat, puisqu'il suffit d'un seau d'eau pour les raviver; elles sont pavťes gťnťralement en mosaÔque. ņ l'entrťe de quelques vestibules est figurť en mosaÔque aussi un chien monstrueux, et dans tous on lit sur le seuil de la porte ces paroles que le maÓtre de la maison adresse depuis tant de siŤcles ŗ quiconque se prťsente: _Salve hospes_, salut ŗ l'hŰte, paroles qui semblent aujourd'hui sortir d'un tombeau. AprŤs avoir parcouru les rues dťsertes de cette ville muette, aprŤs avoir visitť dans tous ses recoins le temple d'Isis, le thť‚tre, l'amphithť‚tre, le camp des soldats, le palais de DiomŤde, la _villa_ qui peut-Ítre appartenait ŗ Cicťron qui, comme le marquis de Carabas, avait des propriťtťs partout, je songeai ŗ revenir ŗ Naples. Comme pour rejoindre ma voiture je traversais un champ de vignes, j'y remarquai des pignons en brique et en mortier qui perÁaient le sol. Il se pourrait bien que ce fussent ceux de quelques unes des maisons dťblayťes depuis par le roi Joseph ou par le roi Joachim, qui mirent aussi leur gloire ŗ finir ce que Charles III avait si glorieusement commencť. J'aurais bien dťsirť voir les temples de Pestum. Mais les bandits, et _l'aria cattiva_ plus redoutables qu'eux, infestaient la contrťe oý sont ces ruines. Y aller en septembre, c'est aller chercher la fiŤvre, et je ne m'en souciais guŤre en songeant ŗ l'ťtat dťplorable oý elle avait mis mon pauvre camarade. Je n'entrepris donc plus d'autre incursion que celle qui devait me faire connaÓtre quelques parties des champs Phlťgrťens, que je n'avais pas eu le temps de voir dans mon premier voyage, telles que le lac d'Agnano, _les pisciarelli_, _le stuffe_ (les ťtuves) _de San Germano_ et la grotte du Chien, qui sont ŗ peu de distance de Pouzzoles. Il me fallut traverser de nouveau le Pausilippe. Avant d'y entrer, je me dťtournai un peu du chemin pour aller faire une station au tombeau de Virgile ou sur les ruines qu'on dťcore de ce nom. Rien de remarquable dans cette cave remplie de dťcombres et dont la voŻte est couverte de broussailles. Rien de remarquable non plus sur le monticule sous lequel elle est ensevelie. J'y cherchai vainement ce laurier qui, dit-on, se reproduit depuis tant de siŤcles sur la cendre du prince des poŽtes. _C'est lŗ_, me dit mon _cicerone_, en me montrant une place vide et non pas nette; et, sous des herbes brŻlťes par le soleil, je dťcouvris, non sans peine, un chicot de bois sec gros comme le petit doigt, et, non sans peine, une feuille de laurier plus sŤche encore. …tait-ce la derniŤre, ťtait-ce la seule qu'eŻt portťe cet avorton? Je la recueillis religieusement, et l'envoyai ŗ Legouvť, qui peut-Ítre ne l'a pas reÁue, car il ne m'en a jamais parlť. En passant par Pouzzoles, Talani ne nťgligea pas de nous procurer un chien, pauvre animal aux dťpens duquel le gardien de la grotte ŗ laquelle il donne son nom dťmontre aux voyageurs la propriťtť dťlťtŤre du gaz qu'elle exhale; pauvre animal qu'il tue et ressuscite, pour vous amuser, avec autant d'indiffťrence qu'il ťteint et rallume une chandelle et qu'il dťcharge un pistolet dont il a soin de se munir aussi. On conÁoit, d'aprŤs cela, qu'ŗ Pouzzoles un chien soit une propriťtť utile, un fonds qui rapporte; aussi les paysans spťculent-ils sur cette expťrience, et vous louent-ils pour un ťcu leur meilleur ami. Mais les chiens qui, lŗ, ont autant d'esprit qu'ailleurs, ne portent pas le dťvouement jusqu'ŗ se prÍter deux fois ŗ cette spťculation; rien de plus difficile que de rattraper ceux qui ont dťjŗ fait une fois le voyage. Au bruit d'une voiture, ils disparaissent tous. Celui qu'on nous livra se fit chercher pendant plus d'une demi-heure. Lorsque nous arriv‚mes au lac d'Agnano, le soleil avait parcouru plus des trois quarts de sa course, et dťjŗ se cachait derriŤre les montagnes qui forment le bassin de ce vaste rťservoir. Sans trop rembrunir la verdure, il amortissait l'ťclat de quelques cŰtes blanch‚tres que la vťgťtation ne recouvrait pas. De brŻlant qu'il avait ťtť, l'air devenait tiŤde; et le ciel, toujours pur, le beau ciel d'Italie se rťflťchissait dans les eaux limpides que le vent du soir ridait ŗ peine. Je ne puis exprimer le charme que j'ťprouvais ŗ contempler ce tableau paisible. Ce n'est pas sans contrariťtť que je me sentis arracher ŗ ma rÍverie par le physicien de service, qui ne concevait pas qu'on pŻt s'occuper lŗ d'autre chose que de l'expťrience qu'il allait rťpťter pour la centiŤme fois, et qui d'ailleurs ťtait pressť d'en finir avec le chien qui le mordait. Nous entrons enfin dans la grotte dont il tient la clef; tout s'y passa comme ŗ l'accoutumťe. La chandelle qu'il alluma finit par s'ťteindre aprŤs avoir perdu graduellement son ťclat, ŗ mesure qu'il la rapprochait du sol; le pistolet qui, au niveau de la terre, n'avait pas fait feu, placť ŗ dix pouces au-dessus, avait dťtonnť; par la mÍme cause, le chien, aprŤs s'Ítre dťbattu, tomba dans une immobilitť absolue. Il n'en serait jamais sorti si on ne se fŻt pressť de le porter au bord du lac. L'eau dont on l'inonda le rappela ŗ la vie, mais non sur l'heure. Les pulsations du coeur ne se rťtablirent que petit ŗ petit. Il b‚illa d'abord, puis il ťternua, puis il ouvrit les yeux, puis il ťtendit ses pates, puis il fit quelques efforts pour se relever, et retomba; puis s'ťtant traÓnť jusqu'ŗ l'eau et ayant bu, il se leva tout-ŗ-fait, secoua les oreilles, prit sa course et disparut. Ce pauvre animal avait passť par toutes les angoisses de l'asphyxie. Elles sont terribles, ainsi que l'a certifiť je ne sais quel Anglais, qui, faute d'autre animal, fit l'expťrience sur lui-mÍme. Cependant la nuit ťtait venue. La lune montait sur l'horizon, et rťpandait une douce clartť sur ce site mťlancolique. Je retombai dans ma rÍverie pour n'en sortir qu'au thť‚tre de Saint-Charles, oý je revis, pour la dixiŤme fois, _Gonzalve de Cordoue_ que je n'entendis pas plus qu'ŗ l'ordinaire. CHAPITRE V. Le camťe.--Le docteur Cirillo.--Mission pour MaÔna.--Adieux ŗ Naples.--Caserte.--Minturne.--Mola di GaŽte.--RÍve qui n'en est pas un.--Les marais Pontins.--Alba.--Rome. Je rentrai cette fois ŗ Naples pour n'en plus sortir que le jour oý je lui ferais mes adieux, pour toujours peut-Ítre! qu'on me pardonne cette expression d'un regret sincŤre. Je passais lŗ si dťlicieusement mon temps que je n'ťtais pas obligť d'employer! Tout au prťsent qui m'environnait des merveilles de la nature et des arts, ravi de tout ce que je voyais, de tout ce que j'entendais, de tout ce que je sentais mÍme, du spectacle d'un ciel toujours pur, d'une mer toujours tranquille, du charme d'une mťlodie qui se reproduit jusque dans les chants improvisťs par le peuple, du parfum des fleurs plus suave dans cette contrťe que dans aucune contrťe de l'Europe; j'aspirais le plaisir par tous mes sens, je le savourais de toutes les facultťs de mon ‚me; si j'avais eu ŗ Naples ce qui m'ťtait plus cher que Naples, je n'en serais sorti de ma vie. Le plaisir qu'on ťprouve loin de ceux avec qui on voudrait le partager, est toujours mÍlť d'une secrŤte amertume. Tout en apprťciant les heures qu'il enchante, on a quelque impatience de les voir finir, comme on dťsire arriver au terme de sa course, si fleurie que soit la route qui vous y conduit. Je dťsirais donc me remettre en route. Mais il ne m'ťtait pas possible de dťterminer l'ťpoque de mon dťpart. Hacquart ťtait toujours au lit; un moment mÍme sa fiŤvre avait pris un caractŤre si pernicieux que j'avais craint qu'il ne succomb‚t. Sorti de cette crise, il ťtait hors de danger, mais non pas hors de maladie. L'abandonner dans cet ťtat, c'eŻt ťtť provoquer une rechute. Il me priait, me suppliait de ne pas partir sans lui. En effet, sans moi que deviendrait-il? il ne connaissait personne ŗ Naples, si ce n'ťtait moi et son mťdecin, si ce n'ťtait le citoyen Arnault et le docteur Cirillo. Cirillo! que de souvenirs rťveille ce nom-lŗ! Il n'en est pas de plus honorable. On sait quelle affreuse catastrophe a terminť sa vie; on sait que la premiŤre restauration napolitaine osa frapper d'un arrÍt de mort cet homme qui, soit comme mťdecin, soit comme magistrat, consacra tous les momens de son existence au service de l'humanitť; on sait qu'un inf‚me supplice fut la rťcompense du dťvouement qui, malgrť sa rťpugnance pour le pouvoir, ne lui avait pas permis de refuser les hautes fonctions auxquelles l'estime des FranÁais et celle de ses compatriotes l'avaient appelť pendant la courte durťe de la rťpublique parthťnopťenne; on sait enfin avec quel dťdain il refusa sa gr‚ce, qui lui ťtait assurťe s'il consentait ŗ dťsavouer comme un crime l'acte de rťsignation que lui avait inspirť un effort de vertu. Je ne m'ťtendrai donc pas sur ces faits, qui d'ailleurs sont postťrieurs ŗ l'ťpoque oý je le voyais tous les jours. Mais je dirai que Cirillo, reconnu dŤs lors pour un des plus habiles mťdecins de l'Europe, donnait tous ses soins ŗ mon pauvre camarade, qu'il fut pour lui ce que Jťsus fut pour Lazare, et mÍme plus, car, bien que ses ressources fussent moins ťtendues, il opťra une rťsurrection tout aussi complŤte. Les ťvťnemens ont manifestť depuis tout ce qu'il y avait de grand dans son ‚me. Cette circonstance me rťvťla tout ce qu'il y avait de bon dans son coeur. S'affectionnant ŗ son malade en raison de la gravitť de la maladie et aussi de l'isolement oý il se trouvait par suite de mes courses, il venait le voir autant pour le consoler que pour le mťdicamenter, et n'ťtait pas moins le mťdecin du moral que celui du physique. Lors de ses visites, quand je me trouvais prŤs du malade, je faisais tout ce qui dťpendait de moi pour en prolonger la durťe; et je ne remarquais pas sans quelque orgueil qu'il ne semblait pas portť ŗ l'abrťger. J'eus avec lui plus d'une conversation, mais dans notre langue, car il s'en fallait de beaucoup que je parlasse l'italien comme il parlait le franÁais. Je n'ai rencontrť dans qui que ce soit plus de savoir uni ŗ moins de prťsomption, et plus de rectitude unie ŗ un esprit plus ťtendu. Ses opinions sur les objets les plus graves, soit en morale, soit en politique, ťtaient absolument les miennes; mais il me le prouvait plus qu'il ne me le confiait. L'aveu qu'il ne me faisait pas se retrouvait dans toutes ses actions, aveu que je craignais presque de provoquer. Cirillo ťtait mťdecin de la cour, et de quelle cour! Je sentais tout ce que cette place lui prescrivait de circonspection, et j'en faisais la rŤgle de la mienne. Pendant que Hacquart guťrissait, je passais avec des artistes le temps oý je n'ťtais pas prŤs de lui. Quand le spectacle ne m'offrait rien d'attrayant, j'allais voir les Coltelini, famille aimable, composťe de deux soeurs dont l'une, non moins recommandable par ses qualitťs que par ses talens, aprŤs avoir pris rang parmi les virtuoses du thť‚tre de Naples, fut ťpousťe par un riche nťgociant ŗ qui elle avait inspirť autant d'estime que d'amour; et l'autre, cantatrice moins brillante, mais nťanmoins habile musicienne, ťtait, indťpendamment de cela, une femme excellente. Dieu sait ŗ quelles ťpreuves je mettais sa complaisance, et combien de partitions je lui ai fait dťchiffrer! Ces dames avaient un frŤre qui tournait les vers avec facilitť et avec gr‚ce. C'est lui qui composa la _canzonetta_ sur laquelle Millico a fait la dťlicieuse musique que Garat chantait avec une expression si suave. Le matin je ne sortais guŤre que pour aller ŗ un atelier, celui de Mme Talani, femme du _cicerone_ dont j'ai parlť. Voici quel intťrÍt m'amenait lŗ: cette dame travaillait la pierre dure avec habiletť, et gravait sur l'onix des portraits fort ressemblans. On m'avait engagť ŗ lui laisser faire le mien, je m'y prÍtais. Ce travail est assez long; mais heureusement n'exige-t-il pas jusqu'ŗ la fin la prťsence de l'original. La tÍte une fois ťbauchťe en cire, on la reproduit en pierre, d'aprŤs ce modŤle qu'on ne peut pas exťcuter avec trop de soin. Mme Talani travaillait avec ardeur ŗ ce camťe. Quelque peine qu'elle se donn‚t, elle ne put pourtant pas l'achever avant mon dťpart. AprŤs le lui avoir payť, je partis donc, en la priant de le remettre ŗ notre secrťtaire de lťgation, qui se chargea de me le faire parvenir ŗ Paris. Raconterais-je la suite de mes relations avec cette dame? Pourquoi pas? Indťpendamment de ce qu'elles sont honorables pour cette artiste, elles ont un caractŤre romanesque assez singulier pour qu'un MoliŤre ou un Marivaux du vaudeville en fasse son profit. Revenu de Naples depuis plus de dix-huit mois, et n'ayant pas entendu parler de ce camťe, je regardais mon argent comme perdu, et je n'y pensais plus, quand je reÁus avec une petite boÓte une lettre ťcrite en italien, et conÁue ŗ peu prŤs en ces termes: ęQue pensez-vous de moi, Monsieur? Vous avoir fait attendre plus d'un an un travail dont j'avais reÁu le prix! Voici l'explication de ce fait. Votre camťe, exťcutť sur la pierre que vous avez choisie, ťtait fini; je me disposais ŗ vous l'envoyer quand il m'a ťtť volť. Jugez de mon chagrin. Quel remŤde ŗ cela? En faire un autre. Vous trouverez dans la boÓte jointe ŗ cette lettre un second portrait que je vous prie d'agrťer en ťchange de celui que je vous devais, et dont vous auriez ťtť satisfait, j'en suis certaine. ę_Maria-Theresa_ TALANI.Ľ J'y trouvai en effet un camťe bien empaquetť dans du coton. La pierre en ťtait moins belle que la premiŤre; la ressemblance y ťtait moins exacte; mais en pareille circonstance on n'y regarde pas de si prŤs. Je le donnai ŗ qui il appartenait. Deux ans aprŤs, ce camťe dormait encore dans le coton, quand quelqu'un remit ŗ ma femme, de la part d'une dame qu'elle avait connue dans son enfance, et que depuis elle avait perdue de vue, un camťe ŗ peu prŤs semblable. ęSi vous y trouvez la ressemblance que j'y trouve, il vous appartientĽ, lui fit-elle dire par l'ami commun qu'elle avait chargť de cette commission. Ce camťe, signť _Talani_, ťtait en effet le mien. Comment avait-il passť dans les mains de Mme Marmont, aujourd'hui duchesse de Raguse, car c'est elle qui le rendait si gracieusement ŗ sa premiŤre destination? Voici ce que m'a racontť ŗ ce sujet ce pauvre Allard en nous le remettant. Pendant un sťjour qu'elle avait fait ŗ Milan, oý son mari avait eu le commandement aprŤs la bataille de Marengo, Mme Marmont dťsirant complťter, pour s'en faire un collier, une collection de camťes reprťsentant les premiers Cťsars, et n'en ayant que onze, faisait chercher de tous cŰtťs celui qui lui manquait pour complťter sa douzaine. Un jour on le lui apporte ŗ sa toilette: ęMadame, lui dit le brocanteur, voilŗ votre Titus, ou votre Nťron, votre empereur.--Un empereur, cela! dit-elle ŗ Allard; qu'en pensez-vous?--Je pense que c'est un empereur, s'il y en a un qui ressemble ŗ Arnault.--C'est ce que je pense aussi. T‚chez donc de me trouver une autre tÍte, dit-elle au marchand. Je garde nťanmoins celle-ci, mais ce n'est pas pour moi.Ľ On sait le reste. J'aime ŗ raconter ce fait; il signale ŗ la fois un bon coeur et un esprit aimable. Mais par quel hasard ťtais-je ainsi devenu objet de commerce? Mon _cicerone_ manquait d'ordre. Dans un pressant besoin peut-Ítre aura-t-il fait monnaie de ma tÍte, et, de revendeur en revendeur, je serai passť entre les mains de celui qui a eu de moi plus que je ne valais. Quoi qu'il en soit, ma femme possŤde ces deux portraits, qui ne se ressemblent guŤre, mais qui, dit-on, me ressemblent, et sont venus de Naples se rejoindre ŗ Paris dans le mÍme ťcrin par des chemins bien diffťrens. Il y avait long-temps que j'avais rompu tout rapport avec l'ambassadeur, quand on m'apporta une lettre de sa part. Cette lettre venait de Corfou. Elle ťtait de Digeon, qui m'envoyait un arrÍtť par lequel le gťnťral Bonaparte me chargeait d'une mission auprŤs du bey de MaÔna, et pour laquelle il m'adjoignait un mťdecin corse nommť Stephanopoli, Grec d'origine. Cette mission, sous l'apparence de rťpondre aux prťvenances des MaÔnotes, pouvait bien avoir pour but de prťparer l'ťmancipation future de l'ancien PťloponŤse. Le concours de Stephanopoli m'eŻt ťtť d'autant plus utile ŗ cet effet, que j'ignorais absolument le jargon des descendans d'Agťsilas et de Lycurgue, qui lui ťtait trŤs-familier. Je serais revenu sur mes pas pour la remplir, si le terme fixť par le gťnťral n'eŻt ťtť passť depuis long-temps. D'ailleurs, comme il m'annonÁait qu'ŗ mon retour de MaÔna il me ferait revenir par l'Italie, je crus ne pas contrarier ses idťes en anticipant sur l'ťpoque de mon rappel[40]. Le docteur Cirillo ne trouvant plus d'inconvťnient ŗ ce que le convalescent qui, depuis quelques jours sortait en voiture, entreprÓt le voyage de Rome, nous nous arrange‚mes pour le faire de concert avec M. Bidois, banquier de Paris, qui avait ťtť chargť de recouvrer les contributions qu'en vertu des traitťs la cour de Naples devait payer ŗ la France. Ce banquier, homme fort aimable, voyageait avec une dame fort belle et au moins aussi aimable que lui: c'ťtait sa femme. La chose convenue, je m'adressai ŗ notre ministre pour avoir un passeport du ministŤre napolitain, service qu'il me rendit avec empressement; je lui offris, en reconnaissance, de me charger de ses dťpÍches pour Rome et pour Florence, offre qu'il accepta avec empressement aussi; et le 12 septembre, chargť de son esprit, je me suis mis en route pour la capitale du monde. Comme il nous fallait traverser les Marais-Pontins, et que l'on ne fait pas ce trajet sans se prťmunir contre la fiŤvre, le bon docteur avait indiquť ŗ son client quelques prťservatifs. ęEt vous, me dit-il obligeamment, vous ne feriez pas mal de prendre aussi quelque prťcaution.--Et laquelle, docteur?--Quelques grains de tartre stibiť.--Quelques grains d'ťmťtique! Me donner une maladie certaine pour ťviter une maladie douteuse!--L'ťmťtique vous rťpugne donc bien fort?--Il me tue.--Munissez-vous alors du meilleur vin possible, du vin de Bordeaux le plus vieux.--Cette mťdecine-lŗ ne me rťpugne pas. Je vous promets de me conformer ŗ l'ordonnance. Je vous dirai mÍme, entre nous, que c'est un rťgime auquel je me suis mis dŤs long-temps, par instinct sans doute. Ce bon docteur sourit ŗ mon hygiŤne, et nous quitta en nous souhaitant un bon voyage. En ťchange, nous lui souhait‚mes tout le bonheur que mťritait le meilleur des hommes. Deux ans aprŤs pourtant... je n'imaginais pas que les larmes pussent jamais me venir aux yeux en me rappelant ces adieux-lŗ. Le premier prťservatif qu'il m'avait prescrit est au reste tellement en usage dans le pays de Naples et dans les …tats romains, que peu de personnes sortent sans avoir sur elles de l'ťmťtique dosť. …prouve-t-on la plus lťgŤre incommoditť en promenade? vite on court au premier ruisseau; on y puise de l'eau dans le creux de sa main, et l'on avale sur place le spťcifique qu'on y a dťlayť; et l'effet produit, on continue sa route comme si de rien n'ťtait. C'est ainsi que Talani en usait et me proposait d'en user dans nos courses. Ouvrant ŗ chaque pas son portefeuille, _per l'aria cattiva_, me disait-il, en m'offrant une prise d'ťmťtique comme on offre une prise de tabac. De Naples nous nous rendÓmes ŗ Capoue, dont les dťlices ne nous retinrent pas si long-temps qu'Annibal, car nous n'y rest‚mes que le temps nťcessaire pour changer de chevaux; avant d'y arriver nous nous ťtions dťtournťs de la route pour aller voir Caserte, ťdifice construit avec les marbres les plus rares, dťcorť avec les statues et les tableaux les plus prťcieux, palais oý rien ne manquait, exceptť des meubles. Ceux de l'appartement du roi et de la reine, qui couchaient dans la mÍme chambre, ťtaient des plus mesquins; deux petits lits en tombeaux semblaient y avoir ťtť oubliťs et s'y perdaient dans l'immensitť. Sur les rayons d'une bibliothŤque peu nombreuse, je trouvai les oeuvres complŤtes d'un auteur franÁais.--Les oeuvres de Voltaire?--Non.--De Buffon?--Non.--De Rousseau, de Montesquieu?...--Non, non, non; les oeuvres complŤtes d'Arnaud-Baculard. Dans un cabinet ťtait un mauvais tableau oý la reine Caroline d'Autriche, en costume tragique, contemplant avec plus de fureur que d'attendrissement les bustes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, leur promettait vengeance en fort mauvais vers inscrits sur un ruban qui lui sortait de la bouche. Ce tableau, aussi mal peint qu'il ťtait mal conÁu, me parut une vťritable profanation, une ridicule parodie d'un sentiment aussi noble que naturel. Nous avions calculť notre marche de faÁon ŗ traverser le lendemain les Marais-Pontins aprŤs le lever du soleil. Nous all‚mes en consťquence coucher ŗ _Mola di GaŽte_. Avant d'y arriver, on traverse le _Garigliano_ (l'ancien _Liris_), petit fleuve dont les eaux forment les marais d'oý sortait Minturne, et dans la fange desquels Marius chercha un asile contre la proscription. Quand je traÁais cette scŤne terrible, je ne m'imaginais pas voir jamais le thť‚tre oý elle s'ťtait passťe. Cette contrťe est illustrťe aussi par un autre ťvťnement non moins tragique. C'est aux environs de Mola, autrefois _Formiś_, que Cicťron proscrit fut assassinť. ņ Mola, nous descendÓmes dans une vaste auberge oý nous soup‚mes assez bien et fort gaiement avec l'aimable mťnage qui faisait route avec nous. Le sujet de la conversation pendant une partie du repas avait pourtant ťtť assez triste. Les postillons nous avaient racontť force histoires de bandits, exagťrant le danger peut-Ítre, pour nous dťtourner de l'idťe de voyager de nuit. ęņ propos, dis-je ŗ un domestique que j'avais pris ŗ Naples, ayez soin de tirer les armes de notre voiture et de les mettre dans ma chambre: surtout n'oubliez pas le tromblon; car s'il prenait ŗ ces Messieurs fantaisie de nous faire visite cette nuit, encore faudrait-il avoir de quoi rťpondre ŗ leur politesse.Ľ Sur ces entrefaites, le _staliere_ ťtant venu prendre nos ordres: ęņ quatre heures du matin les chevaux, dit Bidois; ayez soin aussi de m'ťveiller ŗ cette heure, en frappant ŗ la porte nį 4; je me charge, moi, d'ťveiller ces Messieurs.Ľ Pour comprendre ce qui va se passer, il faut avant tout connaÓtre les localitťs. Toutes les chambres de l'auberge communiquaient les unes avec les autres par des portes garnies des deux cŰtťs de verrous que chacun pouvait fermer ŗ volontť, et elles avaient toutes sortie sur un corridor commun. Le souper fini, nous nous retir‚mes dans nos chambres dont nous laiss‚mes les communications ouvertes dans l'intťrieur, mais que nous ferm‚mes ŗ la clef du cŰtť du corridor. La chambre de Bidois portait, ainsi qu'on l'a dit, le nį 4, et celle que j'occupais avec Hacquart, le nį 1. Dans cette chambre ťtaient deux lits, l'un prŤs de la fenÍtre, dans lequel Hacquart se coucha; l'autre oý je me blottis ťtait prŤs de la porte, laquelle donnait sur le corridor: tout prŤs de moi, sur une commode, on avait dťposť nos armes. Plongť dans le sommeil de l'insouciance qui n'est pas moins profond que celui de l'innocence, je faisais le plus doux des rÍves, quand tout ŗ coup j'entends ŗ mon chevet un bruit formidable: on enfonÁait la porte qui paraissait prŤs de cťder. Me jeter ŗ bas du lit, me saisir du tromblon, et le diriger machinalement vers le point menacť, fut l'affaire d'un moment. ęQue faites-vous?Ľ me crie Hacquart, qui ne dormait pas, et ŗ qui le crťpuscule permettait de voir ce qui se passait. ņ ses cris, toujours endormi, je me retourne de son cŰtť, et croyant que lŗ ťtait le point d'attaque, je braque sur lui l'arme terrible. Heureusement Bidois survient-il, ęQu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que c'est?--C'est lui qui veut me tuer.--Je veux tuer les bandits.--Oý diable voyez-vous des bandits?--Cette chambre en est pleine.--Il n'y en a que dans votre tÍte.--Ils ont enfoncť la porte.--Enfoncez-vous dans votre lit, si vous ne voulez pas gagner un rhume, car vous n'Ítes nullement ťquipť pour faire la guerre avec des armes ŗ feuĽ, ajouta Bidois en ťclatant de rire. C'ťtait vrai. La fraÓcheur du carreau cependant m'avait rťveillť. Comme il faisait tout-ŗ-fait jour, jetant les yeux sur moi, je reconnus que je n'ťtais pas plus vÍtu que l'Apollon du BelvťdŤre, au manteau prŤs, et pas plus cuirassť que le Lťonidas de David. Dťposant donc les armes, sans rťpliquer, je remonte dans mon lit et me rendors d'un si bon somme qu'on eut grand'peine ŗ me rťveiller quand il fallut partir. D'oý venait tout ce bruit? de l'erreur du valet, qui au lieu de frapper au nļ 4, avait frappť au nį 1, et rťveillť ainsi les idťes qu'avait fait naÓtre en moi la conversation de la veille. Nous rÓmes beaucoup le lendemain de ce rÍve qui n'en ťtait pas tout-ŗ-fait un. Hacquart se fťlicita d'avoir ťchappť ŗ la dťcharge du tromblon. On verra par la suite qu'il n'ťtait pas le seul que cette arme terrible avait menacť. ņ peu de distance de Mola, sur la route d'Itri, sont des ruines consacrťes par le nom de Cicťron. Le nom de ce grand citoyen vit encore lŗ dans toutes les mťmoires, il est encore lŗ dans toutes les bouches, mÍme dans celle des paysans. Ces ruines ne sont pas toutefois celles de sa maison, qui ťtait plus proche de GaŽte, mais celles du monument que lui ťleva la piťtť de ses affranchis sur le lieu mÍme oý il tendit la gorge au poignard des sicaires d'Antoine. Conformťment ŗ nos calculs, aprŤs avoir passť Terracine, et reconnu le rocher de Circťe, nous travers‚mes les Marais-Pontins lorsque le soleil ťtait ŗ son plus haut degrť d'ťlťvation. Je ne pouvais concevoir, en voyant les visages blÍmes des habitans de cette contrťe, qu'un individu qui n'y est pas contraint y rťsid‚t. La santť semble n'Ítre lŗ le partage que des buffles, animaux stupides, errans par troupeaux dans les fanges, moins stupides toutefois que les hommes, puisqu'ils y engraissent. Cette route est fort unie; on la franchit rapidement, mais trop lentement encore au grť des voyageurs. Il nous avait ťtť expressťment dťfendu par le docteur de manger et de dormir pendant ce trajet. L'appťtit m'ťtant venu, je mangeai; l'envie de dormir s'ťtant fait sentir, je dormis, et je n'en arrivai pas moins bien portant ŗ Rome, oý mon pauvre camarade fut repris plus fortement de sa fiŤvre, quoiqu'il n'eŻt ni mangť ni dormi. Je ne traversai pas Albano sans faire attention ŗ une masse de dťcombres qui se voit ŗ droite de la route dans le sens oý nous la parcourions, tombeau d'Ascagne, suivant les uns, tombeau des Horaces, suivant les autres; et puis fondez votre immortalitť sur la durťe des monumens! Il ťtait onze heures du soir quand nous entr‚mes dans la ville sainte: on nous conduisit place d'Espagne, chez Sarmiente, en face de la _barcaccia_. LIVRE XII. DE LA MI-SEPTEMBRE ņ LA FIN DE D…CEMBRE 1797. CHAPITRE PREMIER. Quinze jours ŗ Rome.--Le Forum.--Le Capitole.--Joseph Bonaparte et sa famille.--Lettres de Bellťrophon.--Le chef de brigade Suchet.--Les Buratini. Quand on est arrivť de nuit ŗ Rome, on se lŤve de bonne heure le lendemain. DŤs le matin, j'ťtais au pied du Capitole. Pourquoi pas au Vatican, me dira-t-on? Parce que la demeure des papes, tout bon catholique que je sois, m'intťressait moins que la ville des Cťsars; parce que c'ťtaient des ruines plus que des ťdifices, et la Rome des Romains plus que celle des Italiens que j'ťtais impatient de voir. J'ťtais sans _cicerone_; mais en a-t-on besoin ŗ Rome? Le premier venu m'indiquait tout; les enfans me nommaient tout; les restes du temple de la Concorde, ceux du temple de Jupiter tonnant, l'arc de Septime-SťvŤre, l'arc de Tite, le temple de la Paix, la place oý furent les Rostres, celle oý ťtait le gouffre de Curtius, le temple d'Antonin et de Faustine, l'arc de Constantin, le Mont que recouvrait le palais des Cťsars, la Voie Sacrťe, le Colossťe, que nous appelons le Colysťe. Je l'avouerai, ces dťbris de la grandeur romaine ne rťpondirent pas ŗ l'idťe que je m'en ťtais faite. ņ l'exception de ceux du Colysťe dont l'ťtendue donne la mesure de la puissance qui l'a fait, et de la population pour laquelle il a ťtť fait, ils me semblŤrent appartenir ŗ des monumens de proportion mťdiocre. Je ne pouvais retrouver le gouffre de Curtius dans une mare d'eau verd‚tre; le _Forum_ dans le _Campo vaccino_; la Maison Dorťe dans les broussailles qui recouvrent le mont Palatin; la Voie Sacrťe dans le sentier hťrissť de ronces et de chardons qui traverse la vaste solitude oý jadis se dťcidaient les destins du monde, et oý l'on ne s'assemble aujourd'hui que pour vendre ou pour acheter des vaches. Ce n'est pas sans quelque contrariťtť non plus que je voyais les monumens antiques appropriťs ŗ des institutions modernes: l'inquisition ťtablie dans le temple de Minerve, le collťge des apothicaires dans le temple d'Antonin, l'autel de Jupiter, l'_ara coeli_, devenu celui du _bambino_ (le marmot), ou, autrement pour le franÁais, l'Enfant Jťsus; le temple de tous les Dieux changť en temple de tous les Saints, le Cirque de Vespasien transformť en Calvaire, et la croix arborťe sur tous ces ťdifices. Cela me semblait non seulement une profanation de ce signe, mais encore un acte d'usurpation. Les papes, en l'attachant aux temples du paganisme, me rappelaient la prťtention de ces filous qui croient acquťrir la propriťtť d'un mouchoir parce qu'ils y mettent leur marque. ņ la nuit pourtant ces objets reprirent ŗ mes yeux leur caractŤre; effet sans doute de mon imagination qui, plus libre ŗ la clartť vague de la lune, leur retrouva les formes et les proportions qu'elle leur avait prÍtťes d'abord, et put repeupler de hťros, de consuls, de tribuns et de citoyens cette place oý le jour ne m'avait fait voir que des bouviers, des mendians et des moines. Je ne revins pas chez moi sans avoir vu le Capitole, et mesurť des yeux la Roche Tarpťienne. Quoique ce Capitole soit l'oeuvre de Michel-Ange, il ne me satisfit pas: il manque du grandiose qui dans ma pensťe signalait le premier des monumens de la premiŤre ville du monde. Mais est-ce au Capitole qu'il faut chercher aujourd'hui le centre du pouvoir de Rome? Au Capitole de Vespasien, au Capitole de Sylla, ŗ celui des Tarquins mÍme appartenait le caractŤre que je cherchais dans celui-ci. La Roche Tarpťienne ne me prťsenta pas non plus cet escarpement formidable que lui donne l'histoire: pas un grenadier qui ne parvÓnt aujourd'hui, d'un ťlan, au sommet de cette roche devant laquelle s'arrÍta celui des Sabins et des Gaulois; pas un ťcolier qui ne fÓt impunťment le saut qui coŻta la vie ŗ Manlius. Rien de cela ne m'ťmut. Mais je me sentis pťnťtrť de respect et d'admiration ŗ l'aspect de la statue ťquestre de Marc-AurŤle. Le caractŤre de ce philantrope, de ce philosophe couronnť, respire sur ce visage, oý la sagesse et la bontť s'allient ŗ la majestť la plus douce. Je ne m'ťtonnai plus en le voyant que des gens du peuple l'eussent pris pour un saint et invoquť comme tel: on en invoque de pires. Je ne m'ťtonnai pas non plus, en voyant le cheval qui le porte, qu'aprŤs l'avoir ťtabli sur sa base, Michel-Ange lui ait dit: _Souviens-toi que tu vis, marche_. Quand l'heure oý l'on pouvait se prťsenter sans indiscrťtion chez le ministre de France fut venue, je courus chez lui. C'ťtait alors Joseph Bonaparte. Pendant mon sťjour ŗ Corfou, de la lťgation de Parme il avait passť ŗ celle de Rome. J'en reÁus l'accueil le plus affectueux. Le palais qu'il devait habiter n'ťtant pas encore prÍt ŗ le recevoir, il logeait provisoirement dans une belle auberge qu'il occupait en entier avec sa chancellerie. Me tťmoignant le regret de ne pouvoir m'hťberger, il m'invita ŗ regarder sa table comme la mienne, et ŗ venir y prendre place dŤs le jour mÍme. Dans cette premiŤre entrevue, si pressť qu'il fŻt, car il expťdiait un courrier ŗ son frŤre, il me fit plusieurs questions relativement ŗ la position des FranÁais ŗ Naples. ęLa lettre du ministre de France vous en dira probablement sur ce sujet plus que je n'en pourrais direĽ, rťpondis-je, en lui remettant la dťpÍche dont celui-ci m'avait chargť; et lui laissant terminer sa correspondance, j'allai m'occuper de la mienne et ťcrire au gťnťral en chef la lettre que j'ai cru devoir consigner dans mes notes, parce qu'elle contient sur la mission que je venais de remplir des renseignemens qui en complŤtent l'histoire, et que je ne crois pas dťnuťs d'intťrÍt[41]. ņ l'heure du dÓner, la famille du ministre ťtait rťunie dans le salon: c'est lŗ que je vis pour la premiŤre fois Mme Joseph Bonaparte, femme excellente, femme dont les grandeurs n'altťrŤrent pas la simplicitť, et dont l'infortune n'a pas pu aigrir l'angťlique bontť. J'y vis pour la premiŤre fois aussi Caroline Bonaparte; enfant encore, elle ne laissait pas deviner tout ce qu'elle a de viril dans le coeur, mais elle portait dťjŗ sur son visage de petite fille l'indice d'une beautť qui aurait peu de rivales: ni l'une ni l'autre ne se croyait destinťe ŗ rťgner dans le royaume sur la frontiŤre duquel nous nous trouvions. AprŤs m'avoir prťsentť ŗ sa femme, ce bon Joseph me prit en particulier. ęVous avez ťvitť, me dit-il, de vous expliquer sur notre ministre ŗ Naples, il n'est pas aussi rťservť ŗ votre ťgard; lisez.Ľ Et il me remit la lettre que je lui avais apportťe de la part de ce ministre. Je lus, et je ne vis pas sans quelque surprise que c'ťtait une dťnonciation en forme contre moi. Que ce diplomate crŻt devoir donner ŗ un confrŤre un avis charitable, c'ťtait chose toute simple, mais qu'il me fÓt porteur de cette lettre oý il me signalait avec tant de bienveillance, c'ťtait peut-Ítre pousser un peu loin l'habiletť diplomatique. Je ne m'en f‚chai pas pourtant, au contraire: ęJe n'ai rien ŗ rťpondre ŗ cela, dis-je ŗ Joseph Bonaparte en la lui rendant, si ce n'est que notre ministre ŗ Naples est encore plus malin que je ne croyais. Ce tour-ci est plaisant; ceux qu'il fait d'ordinaire sont moins spirituels, mais peut-Ítre sont-ils plus risibles encore.--Voulez-vous parler de son ťconomie? Monge m'en a dťjŗ contť de ce genre, reprit Joseph. J'en sais aussi qui se sont passťs sous mes yeux quand je le reÁus ŗ Parme. La libťralitť n'est pas dans ses habitudes: sous ce rapport, rien ne me surprendra de lui; mais ce qui me surprend, c'est cette perfidie: je le croyais bonhomme.--Je crois, rťpliquai-je, qu'elle ne se borne pas ŗ ce seul fait, et qu'une autre lettre dont je me suis chargť pour notre ministre ŗ Florence, est un duplicata de celle que j'ai eu l'honneur de vous remettre. Je vous remercie de m'avoir mis dans cette confidence: j'aurai quelque plaisir ŗ ťtudier sur la figure de cet autre diplomate l'effet que produira sur lui la lecture de cette circulaire, si, comme je l'espŤre, il la lit en ma prťsence; ce sera une vťritable comťdie.Ľ DŤs ce moment, au fait, il me fut impossible de penser sans rire ŗ une malice qui tournait ŗ la confusion de son auteur. Parmi les convives, il se trouva plus d'une personne qui ont depuis acquis une grande illustration, non seulement par le rang oý elles sont parvenues, mais par les titres qui les y ont portťes: tel ťtait le capitaine Arrighi, aujourd'hui duc de Padoue; tel ťtait un chef de brigade que la rťunion si rare des qualitťs du militaire et de l'administrateur, et que des services si divers et si ťminens ont ťlevť ŗ la plus haute des dignitťs de l'armťe. Je m'explique. Quatre mois avant, quand je me rendais de Milan ŗ Venise, je remarquai entre Vťrone et Vicence un officier qui, en voiture dťcouverte, faisait ainsi que moi, et concurremment avec moi, cette route de toute la vitesse de la poste. Le caractŤre de sa figure ŗ la fois noble et franche m'avait frappť: l'attrait qu'elle avait pour moi me faisait dťsirer, ŗ mon insu, qu'elle appartÓnt un jour ŗ un de mes amis. Le lendemain, ce n'est pas sans plaisir que je rencontrai la mÍme figure ŗ Venise, chez le commissaire-ordonnateur, oý mes affaires m'avaient appelť. L'officier qui la portait m'avait remarquť de son cŰtť; il me le prouva en me rendant avec bienveillance le salut bienveillant aussi que je lui fis. Mais ŗ cela se bornŤrent nos premiers rapports; nous n'eŻmes ni le temps ni l'intention peut-Ítre de nous parler. Je le vis partir sans savoir qui il ťtait; sans avoir rien appris, si ce n'est qu'il y avait au monde une personne de plus qui me plaisait, et ne l'ayant pas rencontrť depuis, je n'y avais plus pensť. Quel fut mon ťtonnement de le reconnaÓtre dans le chef de brigade Suchet, qui me fut prťsentť par Joseph ou auquel Joseph me prťsenta! C'est alors que nous nous prÓmes la main pour la premiŤre fois, et que nous form‚mes tacitement un pacte qu'il n'a jamais reniť, quelque intťrÍt qu'il ait eu ŗ le faire dans les rapports oý des destinťes si diffťrentes nous ont jetťs depuis. Les thť‚tres n'ťtaient pas ouverts. Pour y supplťer et amuser les dames, le ministre fit venir les _buratini_, marionnettes fabriquťes avec un peu plus d'art que les nŰtres, et jouant quelquefois des drames meilleurs que les nŰtres aussi. Je ne me rappelle pas trop celui qu'ils jouŤrent sur leur thť‚tre portatif; mais je me rappelle trŤs-bien qu'il m'amusa beaucoup, et qu'avec leur visage de bois, ces comťdiens m'ont paru valoir au moins telle marionnette ŗ visage de chair, tel automate qui se meut sans y Ítre contraint par le fil de Briochť. CHAPITRE II. La fontaine …gťrie.--Les catacombes de Saint-Sťbastien.--La Basilique de Saint-Pierre.--Le Vatican.--La chapelle Sixtine.--Une bťatification.--La _villa Albani_.--Tivoli.--Dťpart pour Florence. Je ne traÓnerai pas le lecteur de musťe en musťe; ce serait lui donner toute la fatigue que j'ai eue ŗ les parcourir dans le court espace de temps que je passai ŗ Rome, et lui faire un ennui de l'admiration. L'abondance des chefs-d'oeuvre est lŗ si grande qu'ils se nuisent quand on ne met pas quelque intervalle dans ses visites. De ces sensations si rapprochťes rťsulte pour les yeux une lassitude semblable ŗ celle que donne ŗ l'oreille un concert trop long, si brillant qu'il soit; dans le premier cas on finit par avoir besoin de ne plus voir, comme dans le second de ne plus entendre! Lŗ oý tout est ťgalement beau, rien ne paraÓt beau: Rome ressemble ŗ une table trop splendidement servie, oý les repas se succŤdent si rapidement que l'appťtit n'a pas le temps de renaÓtre: on y est rassasiť sans avoir mangť. Qu'on me pardonne donc de ne pas rentrer dans ces musťes dont l'inventaire d'ailleurs a ťtť fait par tout le monde, et de m'occuper moins de Rome que de ses environs. En prenant ŗ son origine, c'est-ŗ-dire au pied du Capitole, cette _via Appia_, contre laquelle ma voiture s'ťtait brisťe en sortant de Brindisi, j'arrivai par la porte dite autrefois _Capena_, ŗ Saint-Sťbastien, hors des murs. Dans cette antique ťglise est l'entrťe des Catacombes romaines, mine inťpuisable de reliques, terre sanctifiťe par le sang de cent soixante dix-huit mille et un martyrs. La dťvotion, je l'avouerai, m'entraÓnait encore lŗ moins que la curiositť, moins que le dťsir de connaÓtre ces souterrains si fortement recommandťs ŗ tout voyageur franÁais, par le danger qu'y courut le peintre Robert, et aussi par les vers que ce danger inspira au poŽte Delille, qui faisait de beaux vers, n'en dťplaise ŗ tels et tels versificateurs, qui, ŗ la vťritť, font les vers tout autrement. Ces Catacombes, qui n'ont pas ťtť formťes, comme celles de Naples et de Paris, par des extractions de pierre, n'offrent pas ŗ l'oeil l'aspect menaÁant, mais pittoresque de voŻtes formťes de masses irrťguliŤres toujours prŤs de se dťtacher. Rien n'y rappelle l'art de l'architecte. Creusťes dans une terre brune, elles semblent moins avoir ťtť fouillťes avec le fer qu'avec les ongles: c'est un vťritable terrier dont les allťes basses et ťtroites ont ťtť poussťes dans mille directions. Plus attristť qu'effrayť, je me croyais lŗ dans le royaume des taupes. Je conÁus pourtant quel danger il y aurait ŗ s'engager sans guide dans cet obscur labyrinthe. ņ mesure que je m'y enfonÁais, l'aventure de notre Robert se reprťsentait ŗ ma mťmoire avec plus de force et me faisait frissonner: je n'attendis pas pour en sortir que les bougies qui m'ťclairaient tirassent ŗ leur fin. J'ai cru retrouver quelque ressemblance entre les carriŤres des Gobelins ŗ Paris et les Catacombes de Rome, ŗ la couleur prŤs. Au retour, aprŤs avoir passť au pied de la tour de _Cecilia Metella_, appelťe _Capo di Bove_ par le peuple, qui n'est frappť que des tÍtes de boeuf figurťes dans la frise dont ce monument est ornť, j'allai voir la fontaine …gťrie. Dťpouillťe du prestige que lui prÍtait la tradition, ce n'est plus aujourd'hui qu'une grotte muette et solitaire, tapissťe de scolopendres et de capillaires, oý de la niche d'une statue mutilťe s'ťchappe ou plutŰt s'ťpanche ŗ travers des marbres brisťs une source des plus limpides. La nymphe n'a pas ťtť dťgotťe par un saint. Je sais d'autant plus mauvais grť aux Romains modernes de dťrober les monumens de Rome ancienne aux dieux auxquels ils ťtaient consacrťs, que les chrťtiens n'ont pas besoin de recourir ŗ cet expťdient pour donner ŗ leur culte des temples dignes de sa sublimitť: c'est ce que je me disais en voyant Saint-Jean-de-Latran, et surtout aprŤs avoir vu Saint-Pierre. Saint-Pierre! La tÍte de l'homme a-t-elle jamais rien conÁu de si vaste, la main de l'homme a-t-elle jamais rien construit de si grand! quel temple que celui oý le plus grand des temples antiques ne figure que comme accessoire, et dont le dŰme ťgale, surpasse mÍme en diamŤtre la totalitť du Panthťon. Dans ce monument tout est colossal: tant que l'homme ne s'y prťsente pas, tout y paraÓt pourtant de grandeur naturelle, tout, jusqu'aux supports de la coquille oý l'eau bťnite vous est offerte, tout jusqu'ŗ ces enfans auprŤs desquels le plus haut des soldats du pape semble un pygmťe. Comme la foi qui s'y manifeste, lŗ tout sera ťternel: le temps est sans puissance mÍme contre les dťcorations des chapelles dont l'intťrieur de ce temple est entourť, et qui ont chacune la dimension d'une ťglise: les objets, figurťs ailleurs sur la toile par le pinceau, sont colorťs par les marbres dans ces tableaux qui n'ont pas ťtť peints, mais b‚tis; tableaux inaltťrables comme le bronze qui les encadre, comme la pierre qu'ils recouvrent. Que l'homme est petit dans cette immense production de son gťnie, sous ces arceaux dont son oeil peut ŗ peine mesurer la hauteur, dans cette nef dont son regard embrasse ŗ peine l'immensitť, sous ces voŻtes oý la foule qui accompagne la marche triomphale du souverain pontife se perd comme une procession de fourmis, et oý le souverain pontife lui-mÍme ne semble qu'un point, malgrť les artifices employťs pour lui donner plus de volume sur le palanquin oý on le promŤne, oý on l'exalte en brŻlant sous son nez des ťtoupes, symboles de sa gloire ťphťmŤre, comme le lui rappellent ces paroles: _Sic transit gloria mundi_ (ainsi passe la gloire de ce monde), paroles que lui font corner par un porte-voix ses envieux et mÍme ses courtisans le jour de son exaltation. Le saint qui donne son nom ŗ cette basilique, le prince des apŰtres, y occupe, comme de raison, une place ťminente. Le bronze dont sa statue est formťe est, dit-on, celui de l'ancien Jupiter Capitolin. La destinťe de ce mťtal, qui, aprŤs avoir ťtť adorť comme maÓtre des dieux, l'est comme prince des apŰtres, me rappelait celle de plus d'un personnage qui, se maintenant dans la mÍme position sous tous les rťgimes, semblent Ítre aussi des idoles inamovibles. PrŤs de ce monument de la piťtť universelle, prŤs de cette mťtropole de la catholicitť, est le Vatican, sťjour des papes, siťge du pouvoir pontifical, atelier oý se tissent les dťcrets qui gouvernent l'…glise, arsenal oý se forgent les foudres qui la dťfendent. La magnificence de ce palais n'est pas moindre que celle du temple. On ne concevrait pas comment le trťsor de l'ťglise de Rome aurait pu suffire ŗ tant de dťpenses, si depuis dix siŤcles il n'ťtait alimentť par les contributions des peuples et des rois. Cette rťflexion m'en suggťra une autre: que les zťlateurs d'une religion subviennent aux besoins du premier pontife de cette religion, et qu'ils y subviennent largement, c'est juste, sauf toutefois ŗ discuter ses besoins. Mais cela posť, ne s'ensuit-il pas que tous les contribuables devraient participer ŗ l'ťlection du fonctionnaire qu'ils soldent, et n'est-il pas singulier que le chef de l'…glise universelle ne soit ťlu que par quelques cardinaux qui, pour la plupart Italiens, ont pour principe de ne choisir qu'un cardinal et qu'un Italien? Les chefs-d'oeuvre accumulťs dans Saint-Pierre et dans le Vatican ont ťtť ťnumťrťs et dťcrits mille fois. Je ne referai pas ce qui a ťtť fait le mieux possible; je dirai seulement que la fťconditť du gťnie qui a satisfait ŗ tant de demandes n'est pas moins surprenante que la prodigalitť qui a pu satisfaire ŗ tant de dťpenses. Parmi ces chefs-d'oeuvre, deux prodiges surtout m'ont confondu: la fťconditť de RaphaŽl prouvťe par tant d'ouvrages; la fťconditť de Michel-Ange prouvťe par un seul, _le Jugement dernier_. Dans ces diverses excursions, je fus surpris de trouver certains quartiers de Rome absolument dťserts. ęSes habitans, me dit-on, vont passer ce mois-ci ailleurs.--Et pourquoi?--_PerchŤ? l'aria cattiva_.Ľ En effet, ŗ commencer par le pape, qui ŗ des ťpoques dťterminťes va chercher, dans un quartier diffťrent de celui qu'il habitait, un air plus sain, un habitant de Rome, pour peu qu'il craigne la fiŤvre, change de domicile ŗ ces ťpoques. Ainsi tous les quartiers de Rome ne sont pas simultanťment habitťs toute l'annťe; il en est mÍme qui sont absolument abandonnťs: ce qui explique le peu de rapport qu'il y a entre l'ťtendue de la ville et le nombre de sa population. D'antiques monumens, dťcorťs surtout par de grands souvenirs; des ťdifices modernes enrichis par tous les arts, et ne rappelant guŤre que les prodigalitťs du nťpotisme; le luxe au-dehors des maisons; la misŤre dans l'intťrieur; bien plus, la misŤre et la gueuserie dans les rues sous l'habit ecclťsiastique qui lŗ est revÍtu par toutes les professions, voire les plus profanes; telle est, en rťsumť, la Rome matťrielle, vaste sťminaire, immense hŰpital entretenu par les aumŰnes de la catholicitť. Quant ŗ la Rome morale, Masson de Morvillers en a ťbauchť assez plaisamment la miniature dans ces vers qu'il aimait ŗ rťciter et que j'ai retenus: Aujourd'hui cette triste Rome Arme d'_agnus_ ses fantassins, Ce Capitole, qu'on renomme, Est gardť par des capucins, Et l'on y fait encor des saints, Ne pouvant plus y faire un homme. Averti un matin qu'ŗ midi prťcis on faisait un saint ŗ ma porte, dans l'ťglise du coin, et curieux de savoir comment on s'y prenait pour cela, j'y courus. Ce n'ťtait pas toutefois de canonisation qu'il s'agissait, mais de bťatification, choses diffťrentes, la canonisation ťtant l'acte par lequel le pape dťclare, en consťquence de miracles dŻment constatťs, que le prťdestinť dont ils ťmanent _doit_ Ítre honorť comme saint dans toute la catholicitť, et la bťatification un acte par lequel Sa Saintetť, l'avocat du diable entendu, et nonobstant son opposition, se borne ŗ dťclarer que l'individu en question est admis au nombre des bienheureux, et qu'il _peut_ Ítre honorť comme saint, bien qu'il ne soit pas inscrit aux sacrťs diptyques. Pour arriver ŗ la canonisation, il faut passer par la bťatification, comme il faut avoir ťtť compagnon pour Ítre reÁu maÓtre: mais cela ne se faisant pas sans frais pour la patrie du canonisť, l'une ne suit pas toujours l'autre. Voilŗ pourquoi BenoÓt Labre, de Boulogne-sur-Mer, ne sera jamais qu'un bienheureux. La France, qui n'a plus d'argent de trop, fournirait-elle aujourd'hui cent mille ťcus pour faire un saint de ce gueux-lŗ? Le bťatifiť ťtait Espagnol: l'Espagne ne lťsina pas; aussi tout alla-t-il au mieux. Le pape officia lui-mÍme dans l'ťglise oý se fit la solennitť. Sa Saintetť s'y rendit dans un carrosse ŗ huit chevaux, conduits par un cocher et des postillons habillťs en damas cramoisi, chaussťs de bottes de maroquin rouge, et dont les doigts, surchargťs de camťes, se perdaient sous des manchettes de dentelle comme le jabot dans lequel ils se rengorgeaient. Coiffťs en ailes de pigeon, poudrťs ŗ frimas, et laissant leurs cheveux flotter librement par derriŤre, comme autrefois les procureurs et les conseillers au Parlement, ces serviteurs du _serviteur des serviteurs_ portaient le chapeau sous le bras, bien que le soleil tomb‚t ŗ plomb sur leur tÍte d'oý ruisselaient la sueur et la pommade. Le cortťge pontifical ťtait ouvert par le porte-croix, dont le mulet blanc me parut tout aussi noir que celui qu'il montait ŗ Paris. Ce cavalier-lŗ ťtait ecclťsiastique et en portait l'habit. Cet appareil m'inspira plus de gaietť que de vťnťration. Pendant la messe, une excellente musique fut exťcutťe par des abbťs des deux sexes; quelque nature de voix qu'on possŤde, on ne peut chanter devant Sa Saintetť qu'en culottes, bien plus, qu'en habit ecclťsiastique, l'habit ecclťsiastique ťtant ŗ Rome ce qu'est l'habit militaire ŗ Berlin, l'habit par excellence. C'est ŗ cette cťrťmonie que je vis Pie VI. Aucun de ses prťdťcesseurs n'eut plus que lui la reprťsentation d'un souverain pontife. C'ťtait un homme grand, trŤs-droit, quoiqu'il eŻt alors prŤs de quatre-vingts ans. Il portait avec une dignitť remarquable sa tÍte pleine de noblesse et de bontť. Sa jambe n'ťtait pas moins belle, disaient les dames romaines. Pas de fÍte ŗ Rome sans fusťes. Le soir, on tira devant l'ťglise oý la bťatification s'ťtait faite un beau feu d'artifice. La place ťtait entourťe d'ťchafauds ťlevťs ŗ la h‚te pour les curieux. Ces amphithť‚tres ont quelquefois plus de capacitť que de soliditť. Une FranÁaise, femme trŤs-remarquable par sa figure et par son esprit, et trŤs ŗ la mode dŤs ce temps-lŗ, prit place sur un de ces ch‚teaux branlans parmi l'ťlite de la sociťtť romaine. Elle avait, je crois, pour cavalier, Auguste Colbert, ce militaire dont la destinťe fut si courte et si brillante, et qui, brave comme Achille, ťtait beau comme l'Amour grec. La rťsistance n'ťtant pas en rapport avec le poids, l'ťchafaud s'ťcroule. Les accidens les plus graves devaient s'ensuivre. Pas du tout: la dame, qui n'est pas tombťe sur la tÍte, est fort surprise de se trouver assise sur la face rebondie d'un abbť qui se dťgageant sans trop d'empressement de dessous un si doux fardeau, s'ťvade en s'ťpoussetant et sans se plaindre, aprŤs avoir ramassť son chapeau. En effet, il n'avait pas la figure trop meurtrie. Tous les jours du nouveau, et tous les jours la mÍme chose; des monumens le matin, et des jardins le soir. AprŤs avoir vu sans me donner un moment de rel‚che les fresques du Vatican, les statues du Capitole, le Musťe Clťmentin, le Musťe Braschi, la villa Albani, oý les chefs-d'oeuvre de l'art antique sont amassťs, sont entassťs avec tant de magnificence, la _villa BorghŤse_ oý ils sont dispersťs avec tant de goŻt dans un jardin si pittoresque, la _villa Pamphili_, oý l'eau module des concerts et chante au lieu de murmurer; rassasiť des merveilles de l'art, je soupirais aprŤs d'autres objets d'admiration, j'avais besoin de reposer mes yeux, j'avais besoin de revoir la nature; je partis pour Tivoli. Ille terrarum prśter omnes Angulus ridet: ce petit coin de terre me plaÓt plus qu'aucun autre, dit Horace. Prťfťrence facile ŗ concevoir pour quiconque a parcouru la contrťe oý vaticinait la sibylle Tiburtine, et que domine encore son temple, la contrťe que le Tťverone anime et rafraÓchit de ses cascades, la contrťe oý l'eau d'or[42] promŤne une eau si salubre, et oý jaillit cette fontaine de Blandusie dont les eaux sont presque aussi pures, dont le murmure est presque aussi doux que les vers qu'elle a inspirťs. Pendant deux jours je parcourus ce pays enchantť. ņ chaque pas je rencontrais Horace sur l'antique terre des Sabins, comme dans la Campanie ŗ chaque pas j'avais rencontrť Virgile. Qu'il ťtait bien choisi le site oý cet ťpicurien avait ťtabli sa maison prŤs de la grotte retentissante des flots de l'Albunťe, prŤs des bosquets de Tibur, prŤs des vergers oý l'Anio se prťcipite et qu'il arrose de ses eaux rapides! Domus Albaneś resonantis, Et prśceps Anio, et Tiburni lucus, et uda Mobilibus pomaria rivis. Horace avait trouvť l'…lysťe sur terre: la preuve en est que des capucins ont fait de sa maison leur paradis. Ce petit voyage me fut d'autant plus agrťable, que je trouvai ŗ l'auberge oý j'ťtais descendu la dame dont j'ai parlť plus haut, femme aussi spirituelle qu'il se puisse, femme qui ne sent rien modťrťment et qui n'exprime rien qu'avec passion. Rien d'aussi piquant que sa conversation pleine de mouvement et d'esprit, si ce n'est sa physionomie. Nous parcourŻmes ensemble les ruines de la _villa Adria_, moi ŗ pied, elle sur un ‚ne; celui-lŗ n'ťtait pas tonsurť. Notre conversation ťtait d'autant plus gaie qu'avec nous marchait une espŤce d'Allemand, qui par sa naÔvetť prÍtait sans cesse un nouveau sujet d'amusement ŗ l'intarissable malice de la pŤlerine. Les ruines de la _villa Adria_ donnent une grande idťe de sa magnificence et de l'ťtendue de cette retraite que se b‚tit Adrien, et que ce philosophe s'est faite avec les trťsors d'un empereur. Il n'y reste toutefois aucun des ornemens que sa passion pour les arts y avait accumulťs, si ce n'est le stuc dont ces murs sont enduits, et qui depuis dix-sept cents ans rťsiste ŗ l'intempťrie des saisons. Les objets prťcieux qu'on y a trouvťs sont dispersťs dans les Musťes de Rome. Remarquons ŗ cette occasion que la plupart de ces objets sont des marbres. Les bronzes y ťtaient rares, et c'est tout simple: ce mťtal ayant une valeur indťpendante de la forme que l'art peut lui prÍter, les barbares (et il faut mettre ŗ leur tÍte le pape Urbain VIII, qui, pour armer le ch‚teau Saint-Ange, fit convertir en canons les bronzes dont la voŻte du Panthťon ťtait ornťe); les barbares, dis-je, n'ont pas respectť cette forme; ils ont dŻ fondre tout le bronze qui n'a pas ťtť enfoui. Quant aux marbres sculptťs, ils ne se donnaient pas toujours la peine de les dťshonorer. Ainsi est restť intact le fŻt de la colonne Trajane, du haut de laquelle a ťtť prťcipitť le bronze qui reprťsentait le meilleur des hommes. Le choix de la matiŤre n'importe pas peu ŗ la conservation des monumens; c'est de lŗ surtout qu'elle dťpend, et l'action du temps est moins ŗ redouter encore pour elle que la cupiditť des hommes. Le plus solide des monumens de Paris, la colonne napolťonienne, en est le moins durable par cela mÍme que la matiŤre en est plus prťcieuse. Le pauvre Hacquart cependant s'ťtait remis au lit; la fiŤvre l'avait repris plus vivement que jamais. Plus prudent ŗ Rome qu'ŗ Naples, il me dťclara ŗ mon retour qu'il reconnaissait l'impossibilitť de se remettre en route avec moi, et l'impossibilitť oý j'ťtais d'attendre pour partir qu'il fŻt en ťtat de me suivre; en consťquence, il me rendit ma libertť. Rien ne me retenant ŗ Rome, et plus d'un intťrÍt me rappelant au quartier-gťnťral qui ťtait transportť aux extrťmitťs du Frioul, j'allais partir seul, quand Suchet me demanda si je voulais lui donner deux places jusqu'ŗ Padoue oý il avait laissť sa demi-brigade, et faire mťnage avec lui pendant le voyage. Sa proposition fut acceptťe avec joie, comme on l'imagine. Suchet n'ťtait pas encore ce qu'il a ťtť depuis; mais on ne pouvait pas trouver dans un compagnon plus brave un coeur plus loyal, un caractŤre plus aimable. AprŤs avoir pris congť de l'ambassadeur et de son excellente femme, nous partÓmes pour Florence le 29 septembre. Pendant mon sťjour dans la ville sainte, je n'eus qu'ŗ me louer du gouvernement romain, car je n'eus pas ŗ m'en plaindre. Je ne sais s'il fit attention ŗ moi, mais je sais qu'il ne me forÁa pas une seule fois ŗ faire attention ŗ lui, et que je vťcus ŗ Rome comme j'avais espťrť vivre ŗ Naples, occupť d'arts et de plaisirs, sans Ítre entravť dans mes jouissances par aucune distraction suscitťe par la police. Les Romains me semblaient avoir abjurť cette fureur anti-rťvolutionnaire qui avait antťrieurement assassinť Basseville, et qui quatre mois aprŤs assassina Duffault; les affaires allaient alors chez eux comme dans le bon temps, comme au temps de BenoÓt XIV, qui dťfinissait ainsi la constitution romaine: _Le pape ordonne; les cardinaux n'obťissent pas, et le peuple fait ce qu'il veut_. Cette tranquillitť des esprits ťtait alors d'autant plus remarquable, qu'en consťquence du traitť de Tolentino, le pape, pour s'Ítre mÍlť des affaires de ce monde, payait je ne sais combien de millions; que des commissaires franÁais venaient d'enlever de la capitale des arts cent chefs-d'oeuvre tant de la sculpture antique que de la peinture moderne; que la Transfiguration et la Communion de saint JťrŰme ťtaient en route pour Paris avec le Laocoon et l'Apollon, et que le Capitole, comme au jour de la dťsolation le temple de Jťrusalem, retentissait de ces paroles, _les Dieux s'en vont_[43]. CHAPITRE III. Considťrations gťnťrales sur les monumens de Rome.--Du traitť de Tolentino.--Pťtition des artistes franÁais contre un article de ce traitť.--Rťflexions sur cette pťtition.--Comparaison des monumens romains avec quelques monumens franÁais, et particuliŤrement avec le palais et les jardins de Versailles. En rťsumť, Rome, c'est de la reine du monde que je veux parler d'abord, excita mon ťtonnement plus que mon admiration. ņ voir tant de monumens accumulťs par tant de siŤcles dans une mÍme enceinte, il y a de quoi s'ťtonner, mais admirer, c'est autre chose. Ce dernier sentiment n'a guŤre ťtť excitť en moi que par les ruines du Colysťe: celles-lŗ rťpondaient ŗ mon attente: elles m'ont dit ce que c'ťtait que la Rome ancienne, elles m'en ont donnť la mesure, elles m'ont donnť une idťe approximative de sa puissance et de sa population[44]; j'y ai reconnu l'oeuvre des Flaviens, l'oeuvre des maÓtres de la terre, l'oeuvre des courtisans du peuple-roi. Ces tťmoignages-lŗ sont complets pour moi; en face d'eux mon imagination ne peut pas aller plus loin que la rťalitť. Je n'en puis dire autant des dťbris d'aucun autre ťdifice de la Rome antique, pas mÍme de ce Panthťon, si parfait dans son ensemble. Ce temple, oý les dieux de toutes les nations ťtaient hťbergťs, est bien ťtroit pourtant de locataires, et Michel Ange l'a rťduit ŗ de bien petites proportions quand il en a fait un accessoire d'un ťdifice moderne, quand il l'a transportť sur la basilique de Saint-Pierre dont la coupole, modelťe sur lui, ainsi que je l'ai dit, lui est ťgale au moins en hauteur et en diamŤtre. Plus grande est l'idťe qui se rattache ŗ ces monumens, moins ils me semblaient grands. Ils me rappelaient des prodiges et ne m'en montraient pas. Ils me contrariaient en ce qu'ils me rapetissaient la Rome que je m'ťtais b‚tie, et qu'ils me forÁaient ŗ rapetisser mes Romains pour les proportionner ŗ la Rome qu'ils me montraient. Le dťsappointement que j'ťprouvai tient peut-Ítre aux idťes fausses que nous prenons des peuples anciens dans nos premiŤres ťtudes; mettant les monumens d'accord avec leurs actions, nous prÍtons ŗ ces monumens un caractŤre gigantesque qui trŤs-rarement s'y retrouve. C'est hors de Rome surtout qu'il faut aller chercher aujourd'hui des vestiges de la grandeur romaine. C'est dans les voies qui traversant en tous les sens les provinces de l'empire, comme les artŤres s'ťtendent du coeur aux extrťmitťs du corps, du Capitole s'ťtendaient au Rhin, ŗ l'Ocťan, ŗ la Propontide, aux limites de l'univers connu; c'est dans ces aqueducs qui forÁaient les riviŤres ŗ venir, ŗ travers mille obstacles et en dťpit de l'ťloignement, assainir et embellir la capitale du monde, qu'on reconnaÓt l'empreinte de son ancienne domination; ce sont les ossemens d'aprŤs lesquels on peut juger de l'immensitť du corps dont ils dessinent le squelette; ce sont les ressorts sur la proportion desquels on peut estimer l'ťnergie du moteur dont ils transmettaient la volontť ŗ tous les membres de l'automate romain. Il en est autrement de la Rome moderne. Si ses monumens sont en discordance avec sa grandeur rťelle, ce n'est certes pas en ce qu'ils la diminuent; l'intťrÍt des arts ťcartť, c'est leur magnificence qu'on accuserait. La basilique de Saint-Pierre est sans comparaison le plus beau temple qui existe, le plus beau qui ait existť: que de trťsors il me reprťsente! que de richesses y sont ťtalťes, enfouies, englouties! Si, comme le temple de Jťrusalem, ce temple, consacrť au Dieu unique, ťtait unique en IsraŽl, on pourrait applaudir sans rťserve aux efforts et aux sacrifices qui ont concouru ŗ sa construction, et j'aimerais ŗ voir en lui le produit d'une pieuse et libre cotisation de tous les fidŤles. Mais est-ce lŗ l'idťe que rťveille l'aspect de ce produit d'extorsions et de dťceptions, de ce produit du honteux trafic de la misťricorde cťleste, de ce produit de la vente des indulgences! D'ailleurs rien lŗ qui ne vous entretienne de saint Pierre, vicaire de Dieu, et du pape, vicaire de saint Pierre; mais de Dieu, c'est autre chose. C'est moins la puissance divine que la puissance pontificale qu'atteste ce monument construit avec les tributs de la crťdulitť plus que de la piťtť. Le luxe des ťglises et des couvens provoque les mÍmes rťflexions. C'est moins ŗ Dieu qu'ŗ saint Dominique, ou ŗ saint FranÁois, ou ŗ saint Romuald, que sont consacrťs ces ťdifices plus magnifiques que les palais de plus d'un souverain, et b‚tis par des moines qui font voeu de pauvretť! Mais ťcartons ces idťes, et ne considťrons que dans l'intťrÍt des arts ces asiles que les modernes ont ouverts aux dťbris de l'antiquitť. N'importe, aprŤs tout, pour quel motif les colonnes qui ornaient les temples des dieux, et les pierres mÍme qui furent ces dieux, sont conservťes, pourvu qu'on nous les conserve. C'est ŗ lui que l'Europe est redevable de la renaissance des arts; c'est par lui que, bien que dťchue de l'empire, Rome est encore la premiŤre ville du monde. La lťgitimitť des tributs qui ŗ ce titre lui sont portťs par les nations civilisťes, ne peut Ítre contestťe. Ils honorent ťgalement la ville qui les reÁoit et les nations qui les paient. L'homme du siŤcle, ŗ Tolentino, constatait la valeur de ces trťsors-lŗ, quand il les prťfťrait aux millions dont le gouvernement romain restait dťbiteur envers la France, aux termes des traitťs. Avoir souscrit ŗ cette compensation est un des hommages les plus ťclatans qui aient ťtť rendus aux arts, en quelque temps que ce soit. Jamais propriťtť ne fut plus noblement et plus lťgalement acquise que celle de ces objets. Nťanmoins on a dit, pour justifier la violence avec laquelle, au mťpris des capitulations, ils ont ťtť enlevťs de notre Musťum en 1815, qu'on n'avait fait en cela que nous imiter. Le droit qui nous les avait appropriťs n'ťtait-il donc pas consacrť par les traitťs? n'ťtait-il pas reconnu par le pape lui-mÍme, qui est infaillible, comme on sait? ęQuand je prťsentai le traitť de Tolentino ŗ la sanction de Pie VI, alors rťgnant, non seulement il ne montra aucune rťpugnance pour l'exťcution de l'article relatif aux monumens, m'ťcrivait M. Miot, alors ministre de France auprŤs de Sa Saintetť, mais il s'exprima en ces termes: ę_Questo Ť una cosa sacro-santa, ceci est une chose sacrťe_; j'ai donnť mes ordres pour que cet article soit strictement exťcutť. Rome, aprŤs ce sacrifice, sera encore assez riche en monumens, et il n'est pas trop cher pour assurer la paix et le repos de mes sujets.Ľ Ces objets reprťsentaient cinq millions, dont on allťgea la contribution qui avait ťtť frappťe sur les …tats romains. Quelle somme remplacŤrent-ils quand le duc de Wellington, qui prťtendait _donner une leÁon de morale ŗ la France_, spoliait notre Musťe dont la conservation ťtait mise par les capitulations sous la protection de sa loyautť? Le duc de Wellington diminua-t-il en rien les exactions qu'il fit supporter ŗ la France en rťcompense de la dynastie qu'il lui ramenait? Que les nations jalouses nous aient enlevť ces trophťes, et que Rome ait envoyť le sculpteur Canova pour emballer l'Apollon qu'elle a repris, mais non pas reconquis, cela se conÁoit. Mais conÁoit-on qu'au moment oý nos armes nous les donnaient, des FranÁais, bien plus, des artistes franÁais, aient fait tout ce qui dťpendait d'eux pour nous faire rťpudier ces dons de la victoire? DŤs que les dispositions du traitť de Tolentino furent connues ŗ Paris, une espŤce de vertige s'empara de l'esprit de quelques individus, parmi lesquels il y en avait de sages pourtant, quand ce ne serait que mon ami Vincent. Leur deuil, ŗ cette nouvelle, fut plus grand que celui des Romains qui virent ťmigrer leurs pťnates avec assez d'indiffťrence; ils se rťunirent, non pour voter des fťlicitations et des actions de gr‚ces au gťnťral qui dotait le Louvre des dťpouilles du Capitole et du Vatican, mais pour protester en quelque sorte contre une stipulation qui l'enrichissait, et pour aviser aux moyens d'en empÍcher l'exťcution. Par une pťtition signťe d'un certain nombre de peintres, le gouvernement ťtait priť de ne pas souffrir que ces objets sortissent de Rome, et de rťvoquer le dťcret d'exil qui les arrachait ŗ la terre classique des arts, au ciel rayonnant de l'Italie, ŗ son climat conservateur, et les exposait aux dangers d'un long voyage pour les transporter sur le sol fangeux de Paris, sous le ciel brumeux des Gaules. Si telle n'ťtait la lettre de la requÍte, tel en ťtait le sens. Heureusement n'y fit-on pas droit. Le voyage des dieux de Rome ne fut pas contremandť; et loin d'improuver un hťros qui, aprŤs tout, ne faisait en Italie que ce que les Romains avaient fait en GrŤce, que ce que les Vťnitiens avaient fait ŗ Constantinople, le Directoire fit de la rťception de ces nobles trophťes l'objet d'une solennitť digne ťgalement d'eux et du peuple qui les avait conquis. Cette fÍte, que tous les arts s'empressŤrent d'embellir, et ŗ laquelle le triomphateur lui seul manquait, rappela ces triomphes oý les Paul …mile, oý les Lucullus ťtalaient aux yeux du peuple-roi les statues, les marbres, les bronzes, les tableaux, les trťpieds, dťpouilles des nations vaincues; et Paris, recueillant presque malgrť lui les chefs-d'oeuvre de l'art antique et de l'art moderne, n'eut plus rien ŗ envier ŗ Rome, qui cessa un moment d'Ítre la capitale des arts. Rome cependant ne perdait pas tout attrait pour le voyageur et pour l'artiste. Ce ciel si pur, objet de l'admiration de nos peintres, cette terre si riche en beautťs naturelles, si abondante en monumens et en souvenirs, ne sont-ce pas lŗ des trťsors dont l'aviditť des conquťrans, pas plus que leur barbarie pu mÍme leur admiration, ne saurait la dťshťriter? Tivoli et ses cascades, Albano et son lac, Frascati et ses ombrages, richesses inhťrentes ŗ cette terre qui la porte et l'environne, y existaient avant les biens qu'elle tenait des arts et de la guerre; elles leur survivront tant que les volcans que recouvre l'antique Latium, et dont la prťsence se fait reconnaÓtre sur tant de points de la pťninsule, n'en auront pas bouleversť la surface. Parlerai-je des monumens de la Rome moderne? Je suis loin de me donner pour connaisseur en matiŤre d'architecture. Je n'ai point ťtudiť cet art; je n'en juge guŤre que par impression, que par sentiment; mais cela m'Űterait-il le droit d'en dire mon avis? L'homme le moins instruit dans un art n'est pas toujours celui qui en juge le plus mal. S'il est dťnuť de principes, du moins est-il exempt de prťjugťs; s'il ne sait pas dťmontrer les moyens de bien faire, du moins reconnaÓt-il les produits auxquels ces moyens ont ťtť appliquťs, et distingue-t-il entre ce qui est bien et ce qu'il y a de mieux. Indispensable pour professer et pour pratiquer, la thťorie d'un art ne l'est pas pour le sentir, pas plus que le gťnie n'est nťcessaire pour sentir les productions du gťnie. Autrement le Bramante, RaphaŽl, Michel Ange, le Poussin auraient-ils tant d'admirateurs? La science seule peut produire et enseigner comment on produit. L'ignorance peut, quoique les secrets de l'art lui soient cachťs, en apprťcier les rťsultats. Ce qui est vraiment beau l'est pour tout le monde. Je n'hťsite donc plus ŗ rendre compte de mes sensations, sans avoir, bien entendu, la prťtention de donner des rŤgles. Je le rťpŤte, j'ai ťtť plus ťtonnť qu'enchantť de la Rome des papes. Nulle part je n'ai trouvť une aussi grande quantitť de monumens sacrťs ou profanes entassťs, pressťs dans une mÍme enceinte; mais le rapprochement de tant d'ťdifices magnifiques est prťcisťment ce qui pour moi nuisait ŗ leur effet. Indťpendamment de ce qu'elles s'ťclipsent rťciproquement, accumulťes ainsi sur un point, les choses les plus rares, les plus prťcieuses, semblent communes et vulgaires. Dans une rťunion de gťans on ne verra que des hommes ordinaires, s'il ne se trouve auprŤs d'eux un homme de grandeur commune qui puisse servir de point de comparaison pour les mesurer. Il est encore un rapport sous lequel l'aspect de Rome me fatiguait aussi: c'est la prodigalitť avec laquelle toutes les richesses de l'architecture y sont dťployťes dans les monumens modernes. Partout des faÁades surchargťes de sculpture; partout les trois ordres entassťs les uns sur les autres; luxe importun ŗ l'oeil, luxe semblable ŗ celui de ces habits surchargťs de broderies, qui sont relťguťs par le bon goŻt dans la garde-robe du _buffo carricato_. Les anciens s'y prenaient autrement pour exciter l'admiration. C'est dans l'opposition de l'ensemble avec les dťtails, et de la simplicitť du fond avec l'ťlťgance des accessoires, qu'alliant l'ťconomie ŗ la magnificence, ils cherchaient, ils obtenaient les plus grands effets. Dans le Panthťon, par exemple, avec quel discernement les ornemens ne sont-ils pas distribuťs? Ils ne manquent nulle part oý l'oeil les attend, et ne se montrent nulle part oý il les repousserait. Rien de plus simple et rien de plus grand tout ensemble. Dans les monumens, comme dans les hommes, c'est un des premiers attributs de la vťritable grandeur que la simplicitť. Voilŗ sans doute pourquoi le Panthťon et certain petit temple de Vesta avaient plus de charmes pour moi que les somptueux ťdifices, dont la piťtť pontificale les a environnťs. Cette ťconomie, j'aime encore ŗ la retrouver dans la distribution des accessoires qui meublent un intťrieur. Les statues, les bas-reliefs, les vases, les tableaux, perdent aussi de leur prix pour moi lŗ oý ils foisonnent. Sollicitťe par tant d'objets, mon attention ne peut s'arrÍter sur aucun; aprŤs avoir vu mille chefs-d'oeuvre, sans en avoir rťellement vu un, je sortais des musťes plus fatiguť que satisfait. J'avais vťritablement besoin de repos quand je quittai cette Rome, oý les plus beaux produits de l'art antique et de l'art moderne, entassťs plutŰt qu'exposťs, semblent attendre, comme dans une boutique ou dans un garde-meuble, qu'on en fasse l'emplette ou l'emploi. Cette fatigue, toutefois, je ne l'ťprouvai pas dans mes promenades au Vatican. Lŗ ces ornemens sont distribuťs avec une logique, passez-moi l'expression, qui ne se retrouve pas ailleurs; lŗ les tableaux se tiennent comme des chapitres d'une mÍme histoire; lŗ il y a rťunion et non pas confusion, et consťquence de ce que vous avez vu; lŗ ce que vous voyez est une prťparation ŗ ce que vous allez voir. Qu'on remarque bien qu'ici je parle de l'effet des objets et non de leur valeur; Dieu me garde de la contester. Le bon goŻt veut de l'ťconomie dans la prodigalitť mÍme. Cette alliance de l'ťconomie avec la prodigalitť caractťrise, ŗ mon avis, la beautť de Versailles. Toutefois, familiarisť dŤs l'enfance avec le luxe de son palais et de ses jardins, je n'avais rien vu d'abord de prodigieux dans tout cela, et je le tenais moins pour beau que je ne tenais pour vilain ce qui ne lui ressemblait pas. ņ mon retour d'Italie, j'en jugeai autrement. C'est ŗ Rome que j'ai appris ŗ estimer Versailles. Mais il m'a fallu faire sept ŗ huit cents lieues pour savoir ce que valait ce qui ťtait ŗ ma porte. Depuis, je ne revois pas sans admiration ce que d'abord j'avais vu avec indiffťrence. Je ne connais pas de palais qu'on puisse comparer ŗ celui-lŗ du cŰtť du jardin. Nulle part la magnificence ne se concilie mieux avec la raison. Cette immense faÁade ne se compose pas comme celle de tant d'ťdifices romains de plusieurs ťtages, de colonnes d'ordres divers, entťes les unes sur les autres, comme les divisions d'un m‚t ou comme les tubes d'une lunette, mais d'une colonnade supportťe par un soubassement qui, en lui donnant de l'ťlťgance, donne aussi le caractŤre de la soliditť ŗ ce vaste ťdifice chargť de trophťes qui signalent les victoires dont s'enorgueillissait la France ŗ l'ťpoque oý il fut construit, et la gloire dont resplendit l'intťrieur de ce monument que s'est ťlevť le plus superbe des rois. Les jardins de Versailles ne sont pas moins ťtonnans que son palais, et le gťnie de Le Nostre n'est pas moins prodigieux que celui de Mansart. Du haut de cette ťlťvation qu'il taille, qu'il manie ŗ sa fantaisie, et sur laquelle est assise la rťsidence royale, avec quel art il s'empare de tout le pays qui l'environne! avec quel art il en rattache tous les dťtails ŗ ce centre commun! Comme des rayons ťmanťs d'un mÍme foyer, de longues et larges allťes, dirigťes dans tous les sens, vous donnent une idťe de ce parc immense sans vous en donner la mesure, car vos yeux n'en peuvent apercevoir les bornes. N'est-ce pas lŗ l'emblŤme du pouvoir royal tel qu'il existait alors, du pouvoir que Louis XIV s'ťtait fait, et que ne circonscrivait aucune limite? J'entends tous les jours reprocher aux jardins de Le Nostre la symťtrie de ses plans, et regretter qu'aux allťes rťguliŤres qui caractťrisent son systŤme, on ne substitue pas ces allťes sinueuses qui serpentent dans certains labyrinthes qu'on appelle jardins pittoresques. Cela, dit-on, est bien plus conforme ŗ la nature. Je ne sais pas si cet argument est bien concluant quand il s'agit des jardins d'un palais. Si le luxe dans ses jardins doit toujours prendre la nature pour modŤle, pourquoi ne se contente-t-il pas de la nature mÍme? pourquoi ne se contente-t-il pas du site qu'elle a fait ŗ son habitation? Mais dans le jardin mÍme d'une maison bourgeoise la nature veut Ítre ornťe: ŗ plus forte raison doit-elle Ítre ornťe autour d'un ch‚teau, et d'un ch‚teau royal. Il y faut lŗ plus de faÁon; il faut que l'accessoire s'accorde avec le principal. Rťservons pour les habitations d'un ordre infťrieur l'emploi du systŤme irrťgulier, de ce systŤme qui, par d'heureux artifices, sait dťguiser l'exiguÔtť du terrain qu'il embrasse. Dans un petit terrain, le but de l'art est d'en montrer un grand. Mais permettons ŗ un palais, centre d'oý l'on doit tout voir, et qui doit Ítre vu de partout, de dťployer dans toute leur ťtendue les dťpendances qui l'environnent. Ce principe est applicable surtout aux jardins que la munificence royale ouvre au public. Quant ŗ ceux oý le prince se rťfugie et vient vivre en particulier et chercher le repos ou cacher son oisivetť, c'est diffťrent. Comme c'est pour lui seul qu'ils sont faits, comme c'est l'isolement qu'il leur demande, que l'art multiplie les moyens de l'y soustraire aux regards importuns, c'est dans l'ordre. Rien ne convient mieux que le systŤme anglais ŗ cet intťrÍt qui, auprŤs du parc de Versailles, a plantť les bosquets de Trianon. Revenons ŗ Rome. Ses plus beaux jardins, tels que ceux du Quirinal et du Vatican, tels que ceux de la _villa Albani_ et de la _villa Pamphili_[45], sont dessinťs ŗ la franÁaise. Celui de la _villa BorghŤse_ seul, par exception, offrait dans cette ville un ťchantillon du genre anglais, comme en Angleterre le parc de Kinsigton, dessinť par Le Nostre, offre un ťchantillon du genre franÁais. Ne dťcrions donc pas ŗ Paris ce qu'on ne dťdaigne pas ŗ Londres et ce qu'on admire mÍme ŗ Rome. On ne conclura pas, j'espŤre, de ceci, que j'aie la prťtention de faire prťvaloir un genre sur l'autre: tous deux ont un mťrite qui leur est propre; mais il faut savoir les adapter aux convenances. Employons-les avec discernement, et n'en proscrivons aucun; je serais aussi f‚chť de voir dťtruire Windsor, que je l'ai ťtť de voir dťtruire Marly. Et la dťmolition de Versailles, que de fois ne l'a-t-on pas demandťe! Spťculation de la bande noire, de ces gens qui ne voient dans un monument que des matťriaux, si beau que soit l'ordre dans lequel l'art les a rangťs. Conservons Versailles, ne fŻt-ce que comme un tťmoin de la puissance de l'art et du gťnie. Les temps antiques, non plus que les temps modernes, n'ont rien ŗ mettre en comparaison avec ces jardins oý la nature est partout vaincue, ces jardins oý des marais impurs ont fait place ŗ des parterres ornťs de fleurs et de bassins, et des plaines arides ŗ des bosquets ťgayťs, rafraÓchis par des eaux jaillissantes, et animťs par une population de chefs-d'oeuvre, ces jardins oý les flancs d'une montagne ouverte pour abriter une forÍt d'orangers se revÍtent de la base au faÓte de degrťs de marbre qui vous portent ŗ des terrasses plus magnifiques que celles dont les traditions ornent les jardins de Sťmiramis. Enfant encore, j'ai vu tomber sous la coignťe les vieux arbres plantťs par Louis XIV. Ceux par lesquels Louis XVI les a remplacťs sont aujourd'hui dans toute leur vigueur. Puisse la manie de dťtruire sous prťtexte de renouveler, respecter ces restes d'une magnificence qu'a ťpargnťs la rťvolution! Critiquer le ch‚teau de Versailles, le dťmolir d'un mot, c'est la mode. Ces critiques, pour la plupart, me rappellent le propos d'un cadet de Gascogne qui, ayant perdu son argent au jeu de la cour, s'ťcriait en se retirant: _Le diable emporte la fichue baraque!_ ęMonsieur le garde, lui dit Louis XV qui l'entendit, comment sont donc faits les ch‚teaux dans votre pays?Ľ CHAPITRE IV. Viterbe.--Montefiascone.--Le cardinal Maury.--Sienne.--Florence.--Le citoyen Cacaut.--Aventure.--Dťpart de Florence. La voiture dans laquelle nous voyagions ťtait une calŤche que j'avais achetťe ŗ Naples. Nous y ťtions cinq; en dedans Suchet, un jeune Vťnitien qu'il promenait pour le dťniaiser, et moi; en dehors un maudit Allemand ŗ qui j'avais permis de venir sur le siťge, de Naples ŗ Rome, et qui ŗ Rome m'avait priť de lui permettre de m'accompagner ainsi jusqu'au quartier-gťnťral, oý il espťrait se placer comme domestique; fonction qu'il remplissait auprŤs de moi, malgrť moi, car je n'avais en lui nulle confiance. De conserve avec nous marchait Suchet le jeune, qui venait de remplir ŗ Rome, en qualitť d'agent militaire, une mission pareille ŗ celle que Bidois avait remplie ŗ Naples. Il nous suivait dans une chaise avec son secrťtaire. Cela formait une caravane de sept personnes alertes et en ťtat de se prÍter main-forte en cas d'ťvťnement. Les armes ne nous manquaient pas, comme on sait. L'arsenal que j'avais apportť de Corfou ťtait dans ma voiture; notre chef de brigade, indťpendamment d'un sabre qu'il savait manier, ťtait muni d'une excellente paire de pistolets; et notre financier, qui emportait avec lui des valeurs considťrables, avait pris ses mesures pour les dťfendre contre quiconque viendrait les lui disputer. Nous arriv‚mes sans malencontre ŗ Viterbe le jour mÍme de notre dťpart, ŗ onze heures du soir. Comme nous ne lťsinions pas, les postillons nous avaient menťs lestement. On nous proposa de coucher. ęDes chevaux, vite des chevaux, rťpondit Suchet.--_Presto, adesso, subito, excellenza_Ľ, rťpliqua le _staliere_ en courant ŗ l'ťcurie. Une demi-heure se passe pourtant, et les chevaux ne paraissent point. Suchet de rťitťrer ses instances. Le valet de rťitťrer ses protestations. Les choses cependant n'en allaient pas plus vite. Ennuyť de cette lenteur, Suchet saute en bas de la voiture, et s'aperÁoit que le cercle des oisifs que le bruit de notre arrivťe avait attirťs se divertissait de notre patience, et que le valet s'en divertissait aussi. Son sang-froid n'y tint pas. Tirant son sabre, il en administre avec le plat, bien entendu, au malavisť palefrenier une correction qui d'ordinaire en terre papale leur est administrťe avec le b‚ton. Le procťdť rťussit. Aux cris de ce drŰle, le postillon accourt avec ses chevaux; une minute suffit pour atteler; le fouet rťsonne. Le cercle qui s'ťtait ťlargi ŗ l'aspect de l'ťpťe flamboyante, se sťpare, et nous partons. Comme s'il voulait regagner le temps perdu, le postillon met en partant ses chevaux au galop. Nous ťtions dťjŗ hors de la ville, quand de fortes clameurs se font entendre derriŤre nous. Suchet s'aperÁoit alors que la voiture de son frŤre ne suit pas la nŰtre. Il ťtait probable que la canaille de Viterbe, trop l‚che pour nous attaquer quand nous ťtions rťunis, prenait sa revanche sur le traÓnard. Ordre en consťquence au postillon de retourner sur ses pas; et dťterminťs ŗ dťgager notre ami ou ŗ le venger, nous prenons nos armes. ęVoilŗ votre arme ŗ vous, jeune hommeĽ, dit Suchet ŗ son pupille en lui remettant le tromblon dont il a ťtť dťjŗ question, et dont il avait renouvelť l'amorce. ņ mesure que nous approchions de Viterbe, les clameurs augmentaient; nous rejoignons cependant notre camarade ŗ peu de distance de la porte. Ce que nous avions prťsumť ťtait vrai. Dťjŗ Viterbe nourrissait la haine qu'elle a fait ťclater si violemment depuis contre les FranÁais. C'est le pistolet ŗ la main que Suchet le jeune s'ťtait fait jour ŗ travers la populace qui l'avait assailli dŤs que nous nous ťtions ťloignťs, et l'avait poursuivi jusque hors de la ville en lui jetant des pierres et en le chargeant d'injures et d'imprťcations. Au bruit de notre marche rťtrograde, elle disparut, et avec elle un danger encore plus grand, plus rťel que celui que nous venions affronter. Je vous expliquerai cela quand nous serons ŗ Padoue. Je ne sais si ŗ Montefiascone le service de la poste se fit plus lestement. Comme nous nous arrÍt‚mes pour souper, nous fŻmes moins pressťs et moins pressans. Nous goŻt‚mes le vin du pays. Il nous parut meilleur que celui de SurÍne, mais non que celui d'…pernay. Nous nous trouvions lŗ dans le diocŤse d'un de mes amis. J'eus un moment la fantaisie d'aller faire visite ŗ Monseigneur; c'ťtait l'abbť, ou plutŰt le cardinal Maury. Mes camarades m'auraient accompagnť volontiers; mais ŗ deux heures du matin est-on bien sŻr de ne pas contrarier, je ne dis pas la personne, mais l'homme avec qui l'on va renouveler connaissance? Son …minence, ŗ qui je parlai depuis de cette vellťitť, me dit que j'avais eu grand tort de n'y pas cťder. Au fait, Maury ťtait bon diable. ęDes FranÁais! priŤres, sommeil, j'aurais tout interrompu pour les recevoir. J'ťtais si altťrť de voir des FranÁais!Ľ disait-il avec un accent qui ne permettait pas de douter de sa sincťritť: ęVous pouvez m'en croire, ajoutait-il; je ne mens qu'en chaire.Ľ Je me contentai de proposer sa santť aux convives, qui la portŤrent de bon coeur. Je ne dťcrirai pas les bords du lac de Bolsena. Je ne l'ai pas vu; mais pendant toute la nuit j'ai senti la fraÓcheur de ses ťmanations. Je ne conÁois pas que nous ayons traversť impunťment cette zone glaciale et brumeuse. Nous avions grand besoin d'Ítre rťchauffťs quand nous arriv‚mes au relai. Ce qu'un feu de fagots n'avait fait qu'ŗ demi, le soleil toscan l'acheva pendant que nous gravissions la montagne de Radicofani. Nous nous arrÍt‚mes quelques instans ŗ Sienne, non pas pour nous reposer. Lŗ aussi je vis de belles choses; des fresques, des mosaÔques, des statues qui me parurent aussi parfaites que tout ce que j'avais vu ailleurs. La place publique de cette ville attira mon attention par la singularitť de sa forme. Si ma mťmoire ne me trompe pas, c'est une espŤce d'amphithť‚tre creusť en bassin, un arc qui va en se rťtrťcissant ŗ mesure qu'il se rapproche de la corde. C'est un _forum_ modŤle: de la maison commune qui domine sur cette place, le tribun du jour devait facilement se faire entendre du peuple au temps oý Sienne ťtait en rťpublique. Au milieu est une fontaine ornťe des trois Vertus thťologales, tandis que dans la sacristie est un groupe reprťsentant les trois Gr‚ces. Si l'adjectif doit s'accorder avec le substantif, il y a lŗ, ce me semble, un double solťcisme. La chose n'est pas trŤs-catholique, mais en Italie les arts sont idol‚tres. Avant la chute du jour nous entrions ŗ Florence oý nous loge‚mes chez Piot, ŗ je ne sais quel Aigle, car rien n'est plus ŗ la mode dans cette ville que ces oiseaux-lŗ. Il y en a de toutes les formes et de toutes les couleurs. DŤs le lendemain matin nous nous prťsent‚mes chez le ministre de France. C'ťtait alors le bon, l'honnÍte citoyen Cacaut, homme d'un esprit droit et d'un caractŤre sage et conciliant, et sous sa simplicitť apparente diplomate assez rusť. Peut-Ítre se montrait-il presque aussi prudent que le militaire qui nous reprťsentait ŗ Naples; mais au moins ťtait-ce dans un motif tout-ŗ-fait opposť ŗ celui qui rťglait la politique du gťnťral Canclaux, et ne faisait-il qu'ŗ l'intťrÍt de la France les concessions que l'autre faisait ŗ l'intťrÍt de sa conservation. Quoiqu'en Italie le mot Cacaut ne commande pas absolument le respect[46], le citoyen Cacaut y jouissait d'une vťritable considťration. Il nous accueillit avec cordialitť. Je lui remis la missive du ministre _gallo-napolitain_, et puis une lettre de Joseph. L'effet de l'une contre-balanÁa ťvidemment l'effet de l'autre; car aprŤs avoir lu la derniŤre, sa figure reprit sa sťrťnitť, que la lecture de la premiŤre avait tant soit peu altťrťe. Quelque dťsir que nous eussions de ne pas aliťner notre libertť, il fallut accepter sa table pendant les trois ou quatre jours que nous comptions passer ŗ Florence, et nous laisser prťsenter au marquis de Manfredini, premier ministre du grand-duc, ou plutŰt son ministre unique. La rťception gracieuse dont nous honora Son Excellence servit de rŤgle probablement ŗ la haute sociťtť, car nous fŻmes invitťs ŗ venir passer la soirťe au Casin des nobles, tout rťpublicains que nous ťtions. Nous y all‚mes ainsi que la politesse l'exigeait; mais ce ne fut qu'aprŤs l'opťra. Depuis mon dťpart de Naples, je n'avais pas entendu d'autres chanteurs que ceux du pape, pas vu d'autres acteurs que des marionnettes. On donnait ŗ _la Pergola_, le premier des thť‚tres lyriques de Florence, l'_Alzira_ de Nazolini. J'y courus, non pas seul, car mes camarades aussi ťtaient impatiens d'entendre des virtuoses sans rabats. Nous n'eŻmes pas lieu de regretter l'emploi de notre temps. Sans Ítre un ouvrage du premier ordre, l'opera n'ťtait pas mauvais; il ťtait d'ailleurs chantť ŗ merveille par la Bertinoti, une des cantatrices les plus gracieuses et des actrices les plus jolies que j'aie vues en Italie, et par Crescentini, l'un des chanteurs les plus parfaits qui soient sortis des ťcoles et des manufactures italiennes. Deux noms rŤgnent ŗ Florence: celui de Mťdicis et celui de Michel-Ange, protecteurs, protťgť, qu'immortalisent les mÍmes monumens. Nous ne nťglige‚mes pas de porter ŗ ces chefs-d'oeuvre le tribut de notre admiration. Je ne crois pas nťcessaire de rendre compte de ce que j'ai vu dans la galerie et dans la tribune. Dessinťs dans la mťmoire de quiconque n'est pas absolument ťtranger aux arts, la _Vťnus_, le _Faune_, les _Lutteurs_, sont dťcrits dŤs qu'on les nomme; ainsi en est-il de la _Famille de Niobť_, tragťdie en marbre, sťrie de scŤnes aussi pathťtiques, aussi terribles, aussi parfaites qu'aucune de celles qu'ait produites le gťnie antique. PlutŰt suggťrťes par le gouvernement qu'inspirťes par une bienveillance spontanťe, les prťvenances du Casin des nobles n'exprimaient pas leurs vťritables sentimens. Pendant le peu de jours que nous pass‚mes ŗ Florence, nous eŻmes occasion de reconnaÓtre que lŗ aussi on voyait impatiemment tout ce qui rappelait la gloire franÁaise. Des promenades dont cette ville est entourťe, la plus belle et la plus frťquentťe est celle qu'on appelle les _Caccine_. Comme nos Champs-…lysťes, comme notre bois de Boulogne, c'est le rendez-vous de la plus brillante partie de la population, le rendez-vous des oisifs ŗ pied, ŗ cheval, en voiture, le rendez-vous de quiconque veut voir ou veut Ítre vu. En sortant de chez le bonhomme Cacaut, un soir nous y all‚mes faire un tour avant le spectacle. Quelle fut notre surprise de voir ŗ la tÍte et ŗ la queue de plusieurs chevaux des cocardes pareilles ŗ celles que nous portions, ŗ celle que portait le vainqueur de l'Italie, des cocardes tricolores! Indignťs de tant d'insolence, nous nous consultions sur ce que nous devions faire, quand une calŤche, remarquable par son ťlťgance et par la beautť des chevaux qui la tiraient et qui se pavanaient aussi sous nos couleurs, passe ŗ cŰtť de nous. Je n'y pus pas tenir. ęL'ami! criai-je au cocher, tout en lui montrant notre cocarde, pourquoi mettre aux oreilles de vos chevaux ce que nous portons aux nŰtres?--Parce que tel est le goŻt de mon maÓtre, rťpondit-il en ricanant.--Votre maÓtre a lŗ un goŻt tant soit peu dangereux.--Et pourquoi, s'il vous plaÓt?--Parce que cela compromet les oreilles de ses chevaux et les siennes, et les vŰtres aussi.Ľ Notre voiture cependant s'ťtait arrÍtťe. Nous descendons, rťsolus de demander raison de cet outrage au maÓtre de la calŤche, lequel pendant ce colloque se tenait coi. ęNous te servirons de secondĽ, me disait Suchet qui croyait devoir me cťder l'honneur de mettre ŗ fin l'aventure que j'aurais dŻ lui laisser commencer. Mais pendant que nous mettions pied ŗ terre, le bel ťquipage s'ťloignait au grand trot: bientŰt nous le perdÓmes de vue. Pensant alors n'avoir rien de mieux ŗ faire que de demander au gouvernement florentin la satisfaction que nous n'avions pu obtenir de son sujet, nous nous rendons au plus vite chez notre ministre, pour lui faire rapport du fait. Que voyons-nous ŗ sa porte? la calŤche que nous cherchions, et dans son salon le maÓtre mÍme de cette calŤche, M. Delfini. Ce galant homme se plaignait d'avoir ťtť insultť par nous, et pourquoi? parce que ses chevaux portaient les rubans ŗ la mode! AprŤs avoir rťtabli les faits et le dialogue dans leur vťritť, que le dťposant avait tant soit peu altťrťe en omettant tout ce qui blessait sa fiertť, comme il fermait toujours l'oreille ŗ nos propositions, aprŤs lui avoir bien rťpťtť que nous demeurions ŗ l'Aigle de je ne sais quelle couleur, chez Piot, nous demand‚mes que rapport de la chose fŻt fait ŗ M. de Manfredini, pour qu'il nous fÓt justice d'un homme qui refusait de nous faire raison. ęJe savais tout cela, mais j'avais l'air de l'ignorer, mais j'avais l'air de ne pas m'en apercevoirĽ, nous dit le citoyen Cacaut dŤs que notre homme se fut retirť, ce qu'il ne tarda pas ŗ faire. ęCertainement ce gentilhomme a tort, tout-ŗ-fait tort. Mais n'avez-vous pas, vous, quelque tort aussi, de ne pas faire comme moi? Savez-vous bien que cette querelle pouvait vous attirer toute la ville sur les bras? et pour le moment il n'y a que vous trois de FranÁais dans Florence.--C'est justement pour cela, lui rťpondis-je, que nous avons relevť l'injure. Lŗ oý il y a un FranÁais, la France ne doit pas Ítre impunťment insultťe; il en est des FranÁais d'aujourd'hui comme des Romains d'autrefois: un FranÁais, mÍme isolť, est une puissance.--Ces sentimens-lŗ, reprit le ministre, sont plus hťroÔques que politiques; ils sont de ceux qu'en littťrateur j'applaudis au thť‚tre...--Et qu'en diplomate vous bl‚mez dans le cabinet.Ľ Ce bon Cacaut ťtait ťvidemment en peine de la maniŤre dont il prťsenterait l'affaire au grand-duc. M. de Manfredini, par sa prťvoyance, le tira de perplexitť. Instruit de la querelle par la voix publique, dŤs le lendemain le gouvernement dťfendit d'employer les couleurs sacrťes ŗ l'usage par lequel on avait essayť de les profaner[47]. AprŤs avoir attendu vingt-quatre heures et trŤs-inutilement des nouvelles de M. Delfini, nous prÓmes congť du ministre, qui, je crois, nous vit partir sans trop de chagrin. Notre susceptibilitť patriotique contrariait, comme on en a pu juger, sa circonspection diplomatique. Mais d'oý me venait ŗ moi cette susceptibilitť? En m'interrogeant je ne me trouvais pas plus d'affection pour les doctrines rťvolutionnaires que je n'en avais eu dans l'origine; mais je commenÁais ŗ tenir ŗ quelques consťquences de la rťvolution, en raison du prix qu'elles nous avaient coŻtť. Orgueilleux de notre gloire militaire, je ne pouvais souffrir qu'un rťsultat si chŤrement achetť nous fŻt contestť; il m'ťtait insupportable de voir des gens qui, sur le champ de bataille, n'avaient pu soutenir l'aspect de nos drapeaux, insulter dans leurs promenades ŗ ses couleurs hťroÔques. Ce sentiment, que je n'avais pas ťprouvť en France oý elles n'avaient jusqu'alors ťtť pour moi que les insignes d'un parti, me domina dŤs que je fus chez l'ťtranger, parce que je n'y vis plus que les couleurs de ma nation. C'est ŗ Florence que nous apprÓmes la nouvelle de la rťvolution du 18 fructidor. Elle y arriva le jour mÍme de notre aventure, et influa probablement sur la promptitude avec laquelle le grand-duc ordonna de respecter une cocarde qui la veille lui commandait peut-Ítre ŗ lui-mÍme moins de respect. Cette catastrophe ne me surprit pas: je l'avais prťvue avant de quitter Paris. L'audace du parti clichien la rendait nťcessaire; le Directoire ťtait perdu s'il ne la faisait pas; et il fut perdu pour l'avoir faite. CHAPITRE V. Les Mascarelle.--Bologne.--Monlice.--Dupuis, chef de la trente-deuxiŤme.--Padoue.--Le tromblon.--Cesaroti.--La trombola.--La Brenta.--Encore Venise.--CodroÔpo. Le trajet de Florence ŗ Padoue, quoique moins long que celui de Rome ŗ Florence, ne se fait guŤre plus promptement. Les Apennins ne s'escaladent pas moins difficilement que Radicofani. Le jour de notre dťpart, nous all‚mes coucher au milieu de ces montagnes dans un hameau nommť les _Mascarelle_, nom qui lui vient de ce que, ŗ en croire la tradition populaire, des femmes masquťes errent pendant la nuit dans les gorges dont il est entourť. C'est pour la mÍme cause qu'un dťfilť, qui se trouve dans les montagnes qui dominent Toulon et que l'on prťtend frťquentť la nuit par le spectre d'une femme, s'appelle le _Pas de la Masque_. De lŗ nous nous rendÓmes ŗ Bologne oý nous ne nous arrÍt‚mes que le temps nťcessaire pour entendre la _Capriciosa correta_, jolie composition de Fioraventi, et pour souper chez un ami de Suchet, ou plutŰt chez une femme charmante oý cet officier ťtait colloque par billet de logement, comme Lindor chez Bartholo, mais oý il n'y avait entre lui et Rosine que le plus commode des maris. Le lendemain nous travers‚mes Ferrare, Rovigo, Monlice, villes oý nos troupes ťtaient cantonnťes, et nous all‚mes souper ŗ Padoue aprŤs avoir dťjeunť quatre fois pour rťpondre aux politesses des commandans de place que nous rencontrions ŗ chaque ťtape, et dÓnť une fois comme quatre chez Dupuis, chef de la fameuse demi-brigade sur le drapeau de laquelle ťtaient inscrites ces paroles de Bonaparte: _J'ťtais tranquille, la trente-deuxiŤme ťtait lŗ._ La dame chez laquelle demeurait Suchet ne voulut pas permettre que je prisse un logement ailleurs que dans sa maison, maison spacieuse et dťcorťe avec toute l'ťlťgance italienne. Grand'mŤre du jeune homme auquel il avait fait voir Rome, elle aurait ťtť la mŤre de Suchet et mÍme la mienne: l'extrÍme intťrÍt qu'elle lui portait tenait donc ŗ la reconnaissance pour les ťgards qu'avait pour elle cet excellent homme qui ťtait plutŰt une protection qu'une charge pour cette maison. Avant de remiser la calŤche, on en tira les armes. Pensant que le tromblon ťtait chargť depuis prŤs de deux mois: ęMettez cette arme de cŰtť, dis-je ŗ mon domestique; demain matin, avant d'entrer chez moi, vous la porterez chez l'armurier pour qu'il la dťcharge avec un tire-bourre.Ľ Pendant le souper qui fut excellent, nous amus‚mes notre hŰtesse du rťcit de nos aventures. Celle des _Caccine_ ne fut pas oubliťe, celle de Viterbe non plus. ęJe croyais bien, disait Suchet, que notre jeune homme ferait lŗ ses premiŤres armes.Ľ Nous ťtions fatiguťs. Immťdiatement aprŤs le souper, chacun se retira chez soi. Je n'eus pas besoin, ce soir-lŗ, de lire pour m'endormir. Le lendemain matin, quoique le jour fŻt levť, je dormais encore, quand une effroyable dťtonation se fait entendre, dťtonation semblable ŗ celle de la poudriŤre de Grenelle, ŗ ce qu'il me semblait du moins. Je me jette sur les sonnettes; elles ne rťpondaient point, les ressorts ťtaient brisťs. Me jetant ŗ bas de mon lit, je m'affuble ŗ la h‚te d'une redingote, impatient de savoir la cause de ce fracas, quand paraÓt mon Allemand; p‚le, tremblant, respirant ŗ peine, il ne profťrait que des mots sans liaisons... _L'Esclafon... che ne foulais pas... la rosse pistolet... quel malheir!_... Voilŗ tous les ťclaircissemens que je tirai d'abord de ce baragouineur. ņ force de le questionner pourtant, je finis par comprendre, en traduisant son jargon par sa pantomime, qu'on avait, malgrť mon ordre, tirť le tromblon au lieu de le faire dťbourrer par un armurier. Le domestique de Suchet m'explique bientŰt comment la chose s'est passťe. ęVoilŗ tout ce qui reste de ce maudit tromblon, dit-il en m'en prťsentant le canon qui ťtait dťchirť et soulevť dans une partie de sa longueur, de maniŤre que cet ťcartement figurait deux parenthŤses. Plus de batterie, plus de crosse, je ne sais ce qu'elles sont devenues; on n'en trouve pas plus les restes que ceux de la main de l'Esclavon.--Que dites-vous? la main de l'Esclavon!--Si ce malheureux est estropiť, poursuit-il, c'est bien lui qui l'a voulu. J'ai ťtť tťmoin du fait, votre Allemand n'a pas de tort, pas le moindre. Ce matin, comme il traversait la cour avec le tromblon ŗ la main: ęOý portes-tu cela? lui dit l'Esclavon.--Chez l'armurier, pour le faire dťcharger avec le tire-bourre.--Ce n'est pas la peine d'aller si loin, donne-le-moi.--Mon maÓtre m'a dit de le porter chez l'armurier.--Je te dis, moi, de me le donnerĽ, rťplique l'Esclavon, en lui allongeant une tape, et il s'empare du tromblon.Ľ C'ťtait un homme d'une taille gigantesque que cet Esclavon qui, du service de la rťpublique vťnitienne avait passť ŗ celui de la rťpublique franÁaise; il avait plus de six pieds, et sa force ťtait proportionnťe ŗ sa taille. Pour en donner une idťe, il suffit de dire qu'il prenait une piŤce du calibre d'une livre, la plaÁait sur sa main comme sur un affŻt aprŤs l'avoir chargťe, et la tirait sans que le poids et la dťtonation fissent flťchir ou reculer son poignet. Tirer le tromblon n'ťtait donc qu'un jeu pour lui. Malheureusement ce tromblon, malgrť la leÁon que j'avais donnťe ŗ mon artilleur vťnitien, n'avait-il pas ťtť mieux chargť la seconde fois que la premiŤre. L'ťtoupe, qu'il n'avait pas divisťe en portions assez tťnues, s'ťtait arrÍtťe ŗ la partie la plus ťtroite du canon, qui ťtait ťtranglť par le milieu, et elle y avait formť une chambre; de lŗ l'effroyable explosion qui avait mis l'arme en piŤces et emportť la main et le poignet ŗ l'imprudent Esclavon. Cet accident nous affligea pour lui d'abord, puis il nous fit frťmir pour nous-mÍmes quand nous nous rappel‚mes les dispositions que Suchet avait faites pour repousser la canaille de Viterbe. Si nous eussions ťtť attaquťs, la France compterait un hťros de moins. Ainsi, sans m'en douter, j'avais promenť la mort avec moi depuis Brindisi jusqu'ŗ Padoue; et ce qui faisait ma sťcuritť eŻt fait ma perte, non seulement ŗ Viterbe, mais aussi ŗ _Mola di GaŽta_, oý l'inadvertance du valet de l'auberge vint si mal ŗ propos troubler mon sommeil et me faire prendre, au grand effroi d'Hacquart, une si dangereuse dťfensive. Je profitai de deux ou trois jours que je passai ŗ Padoue la docte, pour aller voir ses monumens, l'ťglise du saint Antoine qu'elle a donnť au calendrier, l'ťglise de Sainte-Justine et la maison de Tite-Live, _Titi-Livii Patavini_, qu'on dit Ítre aussi celle oý Pťtrarque alla finir en chanoine une vie commencťe en troubadour. Le traducteur de l'_Iliade_ et des _Chants de Selma_, Cesaroti, vivait alors et rťsidait dans cette ville. Je me prťsentai chez lui. Il mit le comble ŗ la politesse affectueuse avec laquelle il me reÁut, en me priant d'accepter un exemplaire de son _Ossian_. Le soir j'allais finir au thť‚tre, avec les Suchet, une journťe partagťe entre les arts et l'amitiť, une journťe consacrťe tout entiŤre aux plaisirs. Il n'y avait pas d'Opťra pour lors ŗ Padoue; mais on y jouait tantŰt la tragťdie et tantŰt des farces vťnitiennes. Cela ne me contrariait pas. J'avais trouvť l'opťra partout, et jusqu'alors je n'avais rencontrť la tragťdie nulle part. Des acteurs, qui n'ťtaient pas mauvais, nous reprťsentŤrent un _Agis_ de je ne sais quel auteur, mais ce n'ťtait pas celui d'Alfieri. Cette piŤce, qui m'avait intťressť d'abord, finit par ne plus m'inspirer que de l'horreur. Trouvant la strangulation trop roturiŤre, et croyant anoblir sa catastrophe en substituant la hache au lacet, non seulement le poŽte y faisait dťcapiter le roi de Sparte, mais il conduisait le spectateur au pied de l'ťchafaud sur lequel on voyait rouler la tÍte sanglante du hťros. On n'a pas fait mieux depuis ŗ Paris. _Arlequin chef de voleur_, et _Arlequin maÓtre d'ťcole_, que nous donna sur le mÍme thť‚tre la mÍme troupe qui Passait du grave au doux, du plaisant au sťvŤre, me plurent davantage. Ces farces, improvisťes et lardťes de traits fort plaisans, ťtaient jouťes avec autant d'aisance que de gaietť; j'aimais ŗ y retrouver ce mťlange de malice et de naÔvetť qui caractťrise le peuple de Venise et me formait un genre de comťdie tout-ŗ-fait neuf. Comme les piŤces dťclamťes ťtaient peu en faveur, le directeur employait un singulier subterfuge pour attirer chez lui le public. Il annonÁait qu'aprŤs le spectacle on tirerait _la trombola_. _La trombola_, autant que je m'en souviens, est un jeu semblable au loto. AprŤs avoir distribuť, pour un ťcu, des tableaux ŗ qui en voulait, l'on procťdait au tirage, et l'on remettait ŗ celui des joueurs qui amenait la chance dťterminťe le produit des mises. On ne se fait pas une idťe du silence que le parterre observait jusqu'au moment oý le gagnant proclamait son bonheur par le cri _trombola! Trombola!_ rťpťtait l'assemblťe entiŤre. Cette loterie ne produisait au directeur aucun bťnťfice direct; mais il en retirait un grand de l'affluence des spectateurs qu'attirait chez lui l'espoir de gagner ce lot unique qui pouvait Ítre considťrable. Regnauld ťtait ŗ Venise, oý je devais l'aller rejoindre pour de lŗ me rendre avec lui dans le Frioul au quartier-gťnťral. On me conseilla de laisser ma voiture dans la maison oý j'avais ťtť si bien reÁu, et de m'embarquer sur la Brenta. Je suivis ce conseil, et j'eus lieu de m'en applaudir. Rien de plus riant que la contrťe baignťe par cette riviŤre. L'art et la nature y dťploient tout leur luxe. TantŰt ce sont des bosquets oý la vigne, se mariant aux arbres les plus hauts, charge de ses grappes leurs rameaux stťriles, et jette d'un orme ŗ l'autre le pampre et les raisins; tantŰt ce sont des jardins, oý prodiguant les marbres et le bronze, les nobles vťnitiens luttent de magnificence avec les souverains de l'Europe. Cet aspect me ravissait; couchť sur le maroquin dont la gondole ťtait garnie, j'en jouissais avec ivresse, et ce n'ťtait pas sans effort que j'en dťtournais mes yeux pour les reporter tantŰt sur un Pťtrarque, tantŰt sur un Dante et quelquefois aussi sur un Mťtastase, les seuls compagnons qui fussent enfermťs avec moi dans ce cabinet flottant. Quoiqu'il ait durť plusieurs heures, jamais voyage ne m'a semblť plus court que celui-lŗ. J'eus quelque plaisir ŗ revoir Venise. Baraguey-d'Hilliers y commandait encore. J'y fus reÁu comme une vieille connaissance par lui et par les amis que je m'ťtais faits pendant mon premier sťjour. Mme Michieli eut la bontť de mettre ŗ ma disposition un casin qu'elle avait sur la place de Saint-Marc; sans son obligeance, il m'eŻt fallu bivouaquer sur la place mÍme, les auberges regorgeant de monde. Il s'ťtait dťjŗ fait quelques changemens dans la ville pendant mon absence, non pas ŗ son avantage. Le palais ducal avait ťtť en partie dťmťnagť. Les plus beaux tableaux ťtaient en route pour Paris, ainsi que les chevaux et le lion de Saint-Marc. Les thť‚tres lyriques ťtaient fermťs; il fallut se contenter des farces pareilles ŗ celles que j'avais vues ŗ Corfou et ŗ Padoue. Je commenÁai ŗ m'en lasser. C'est par mer que nous fÓmes le trajet de Venise au port du Frioul, le plus rapprochť du quartier-gťnťral de l'armťe franÁaise, et oý nous retrouv‚mes une voiture que Regnauld y avait laissťe en dťpŰt. Nous ne nous ťtions pas embarquťs sans provisions, et c'ťtait bien fait; autrement je ne sais de quoi nous aurions soupť dans la misťrable auberge oý il nous fallut passer la nuit. Regnauld, qui s'entendait ŗ tout, fit la cuisine, et la fit bien. L'heure du coucher arrivťe, on nous mena dans deux chambres sťparťes. Regnauld fit garnir son lit de draps qu'il avait apportťs; sage prťcaution, car ceux du grabat qu'on m'avait rťservť n'ťtaient rien moins que blancs. Ce n'est pas sans peine nťanmoins que je parvins ŗ en obtenir d'autres. J'avais beau montrer des preuves de l'insigne malpropretť du dormeur qui les avait salis; _nessun ha dormito quŗ ch'il prete_, personne n'a couchť ici qu'un prÍtre, me rťpondait l'aubergiste qui adorait le grand Lama jusque dans ses reliques. Quoique nous ne fussions pas encore dans la saison des pluies, les chemins ťtaient souvent coupťs par des fondriŤres. Ce n'est pas sans peine que nous en sortÓmes, et que nous arriv‚mes ŗ CodroÔpo, oý ťtaient ťtablis les services de l'armťe, et oý Regnauld avait louť une maison. CHAPITRE VI. Bonaparte ŗ Passeriano.--M. de Cobenzel.--Le jeu de l'oie.--Udine.--_La Mort de Cťsar_.--Souper ŗ Pordenone.--Bernadotte.--Massena.--Retour ŗ Milan.--Mme Leclerc. Le gťnťral en chef ne rťsidait pas ŗ CodroÔpo, mais ŗ Passeriano, ch‚teau distant d'un quart de lieue de ce bourg, et qui appartenait ŗ l'ex-doge Manini. Mme Bonaparte y ťtait aussi. Les dames de sa sociťtť logeaient dans les environs. Les confťrences pour la paix, reprises avec plus d'activitť aprŤs le 18 fructidor, se tenaient alternativement ŗ Passeriano chez le gťnťral Bonaparte, et ŗ Udine chez le comte de Cobenzel, qui ťtait adjoint au marquis del Gallo en qualitť de plťnipotentiaire de l'empereur FranÁois. DŤs le lendemain de mon arrivťe, je me prťsentai chez le gťnťral, qui me retint pour la journťe, afin de pouvoir, dŤs qu'il serait libre, jaser ŗ loisir de tout ce que j'avais vu dans mes courses. Le marquis del Gallo avait dťjeunť ce jour-lŗ chez le gťnťral. Il vint ŗ moi dŤs qu'il m'aperÁut. ęVous n'avez donc pas ťtť content de notre cour? me dit-il aprŤs les premiers complimens.--Eh! comment le savez-vous?--Je le sais.--Je n'en disconviendrai pas, j'ai ťtť peu content de votre cour. Il est difficile ŗ un FranÁais, pour peu qu'il ait du coeur, de se rťsigner ŗ la condition qu'on veut nous faire ŗ Naples. Votre gouvernement se dit notre ami: en toute occasion, il nous est hostile. Qu'il use de prudence, je le conÁois; le hasard peut conduire ŗ Naples des gens malintentionnťs: mais y a-t-il prudence ŗ outrager et ŗ faire outrager un homme inoffensif? Je ne me fusse pas occupť de lui, je vous le jure, s'il ne se fŻt pas occupť de moi. Je n'ai rien avancť d'ailleurs qui ne soit fondť sur des faits, et je n'ai pas tout dit.Ľ Le marquis en convint, et me dit avoir adressť ŗ ce sujet des observations ŗ sa cour: mais il me parut douter qu'elle en tÓnt compte. Ce n'est qu'aprŤs sa confťrence avec les nťgociateurs que le gťnťral me fit appeler. Pendant les cinq ou six heures qu'il me fallut attendre cette audience, j'aurais retrouvť ŗ Passeriano tout l'ennui de Montebello, si je n'avais eu les mÍmes moyens de m'y soustraire. Tout en parcourant le parc, qui ťtait dťcorť avec plus de luxe que de goŻt, je repris le travail que j'avais interrompu depuis Brindisi, et j'ajoutai quelques vers ŗ mes _Vťnitiens_. Admis enfin dans le cabinet oý se discutaient les intťrÍts de l'Europe, je donnai au gťnťral, sur l'ťtat des Óles vťnitiennes et sur les objets de ma correspondance, des renseignemens qui complťtaient ce que j'avais dit, et j'y ajoutai, sur les dispositions des trois cours que j'avais eu l'occasion d'observer, des rťflexions qu'il trouva judicieuses. Tout en approuvant ce que j'avais fait, il parut regretter cependant que je n'en eusse pas fait davantage: ęPourquoi, me dit-il, n'avez-vous pas ťtť en …pire avec Gentili? C'est vous qui deviez traiter avec le pacha; cela ťtait essentiellement dans vos attributions.--Cela, gťnťral, n'ťtait pas dans mes instructions. J'aurais accompagnť le gťnťral Gentili s'il m'y avait invitť; mais il avait sans doute des motifs pour ne pas le faire. Quant au gouvernement de l'Óle, qu'il a voulu me confier pendant son absence, je n'ai pas cru devoir l'accepter, et vous savez pourquoi.--De quoi diable, sourd comme il l'est, Gentili s'avisait-il? Que vous n'ayez pas pris le gouvernement, je le conÁois; mais, encore une fois, c'est vous que ces nťgociations regardaient: en remplissant cette mission, vous auriez eu l'occasion de juger par vous-mÍme de l'ťtat de l'…pire, et de savoir au juste ce que c'est que cette guerre entre le pacha de Janina et le pacha de Delvino. ņ propos, vous n'avez donc pas ťtť content du gouvernement napolitain? Cela ne m'ťtonne pas: les rapports de Monge, qui vous a prťcťdť ŗ Naples, sont tout-ŗ-fait conformes aux vŰtres; ils sont mÍme plus sťvŤres. Ces gens-lŗ ont perdu la tÍte; Canclaux aussi.--Gťnťral, me permettrez-vous de vous faire part, ŗ ce sujet, de mon ťtonnement?--Et de quoi?--M. de Gallo est au courant de ce que je vous ai ťcrit sur Naples: d'oý peut-il le savoir?--Et de qui, si ce n'est pas de moi? Votre lettre m'est parvenue fort ŗ propos; elle m'a servi dans une circonstance oý le marquis me croyait dupe des protestations d'amitiť dont son cabinet n'est pas avare. Je la lui ai lue devant Cobenzel, et j'avais mes raisons; et puis je l'ai envoyťe ŗ Paris: le Directoire en fera son profit. Je suis content de votre correspondance... Resterez-vous ici quelque temps?--J'attendrai que Regnauld ait terminť ses affaires pour retourner avec lui ŗ Milan, et de lŗ ŗ Paris.--Vous savez bien que votre couvert est toujours mis ici. En attendant le dÓner, vous trouverez ŗ qui parler dans le salon: Monge doit y Ítre. ņ tantŰt.Ľ En attendant le dÓner, j'eus en effet une longue conversation avec Monge, que je voyais pour la premiŤre fois. Comme elle portait sur des objets dont j'ai entretenu dťjŗ le lecteur, je n'en donnerai pas l'analyse. Je dirai seulement qu'en cherchant avec moi les moyens d'employer l'armťe franÁaise aprŤs la paix, dont la prochaine conclusion lui paraissait assurťe, il me parla de la conquÍte de l'…gypte, mais comme d'une expťdition possible et non comme d'une expťdition rťsolue. AprŤs le dÓner, on se rassembla dans le salon. C'est lŗ que je fis connaissance avec le comte de Cobenzel, homme d'esprit, qui parlait notre langue avec autant de puretť que d'ťlťgance, et qui prťfťrait notre littťrature ŗ toutes les autres. Il contait fort agrťablement, et savait sur toutes les cours de l'Europe, et particuliŤrement sur celle de Russie, des anecdotes fort piquantes. C'ťtait un homme de la sociťtť la plus amusante. Quand il fut parti pour Udine, oý il retournait tous les soirs avec M. de Gallo, comme il fallait occuper tout le monde, Mme Bonaparte proposa une partie de vingt-un. Le gťnťral n'en voulut pas Ítre: ęVoilŗ mon jeu ŗ moi, me dit-il en me faisant signe de venir auprŤs de lui; le savez-vous? voulez-vous faire une partie?Ľ Ce jeu ťtait prťcisťment celui que je sais le mieux: me voilŗ donc jouant avec l'arbitre de l'Europe, ŗ quoi? aux ťchecs? aux dames? aux dominos? non, lecteur, ŗ l'oie. C'est tout de bon qu'il y jouait. Comptant les cases avec sa marque comme un ťcolier, et se dťpitant comme un ťcolier aussi quand les dťs ne lui ťtaient pas favorables; n'entrant au _cabaret_ qu'avec humeur, et trichant de peur de tomber dans le _puits_ ou d'aller en _prison_; quant ŗ la _mort_, comme il ťtait sŻr d'en revenir, il l'affrontait gaiement comme sur le champ de bataille. Je ne puis dire combien m'amusait cette partie, oý son caractŤre se dťployait tout entier: j'y prenais d'autant plus de plaisir, que je n'ťtais pas lŗ plus complaisant pour mon adversaire que le sort, et que je ne lui passais rien: ęGťnťral, lui disais-je, il n'en est pas de ce jeu-ci comme de celui de la guerre, le gťnie n'y peut rien; j'y suis tout aussi fort que vous.Ľ AprŤs avoir tentť deux ou trois fois la Fortune au noble jeu renouvelť des Grecs, il porta toute son attention sur une discussion assez animťe qui s'ťtait ťlevťe entre quelques personnes qui ne jouaient pas, telles que Regnauld, Duveyrier, Clarke et un certain citoyen Comeiras ou de Comeiras, qui venait de remplir une mission diplomatique chez les Grisons, homme assez infatuť de son mťrite, et qui n'en manquait pas, quoiqu'il en eŻt moins que de prťsomption. La discussion dťgťnťra quelquefois en dispute, ce qui ne parut pas contrarier le maÓtre de la maison, qui de temps en temps y plaÁait son mot pour la rallumer, comme on souffle sur un feu prŤs de s'ťteindre, et riait de bon coeur ŗ voir et ŗ entendre Comeiras, qui ťtait seul de son avis, se dťmenant, faisant feu des quatre pieds au milieu de ce conflit, comme le _peccata_ harcelť par des dogues. Telle est, en rťsumť, l'histoire de toutes les journťes que je passai ŗ Passeriano. Un voyage ŗ Udine interrompit la monotonie de cette maniŤre de vivre: voici quelle fut l'occasion de ce voyage. Allard, qui ťtait venu aussi en Italie, oý Haller l'employait en qualitť d'agent militaire, se trouvait alors dans cette derniŤre ville. Possťdť de la manie de dťclamer, ne s'ťtait-il pas imaginť de jouer la tragťdie! Secondť de quelques artistes de son espŤce, il avait annoncť qu'il jouerait _la Mort de Cťsar_ sur le grand thť‚tre d'Udine, que le commandant de la place avait fait mettre ŗ sa disposition. Tout ce qu'il y avait d'officiers et d'employťs franÁais dans la ville et aux environs se fit un devoir d'assister ŗ cette reprťsentation, que les nťgociateurs voulurent aussi honorer de leur prťsence. Le gťnťral en chef et sa femme vinrent ŗ cet effet dÓner chez le marquis de Gallo. On pense bien que je ne manquai pas une si bonne fÍte. Peu de reprťsentations dramatiques m'ont fait autant de plaisir: ce plaisir n'ťtait pas, ŗ la vťritť, tout-ŗ-fait celui que l'on attend d'une tragťdie, mais il n'en ťtait pas moins vif pour cela. Exceptť Allard, ou Cťsar, qui ťtait de Paris, pas un personnage de la piŤce qui n'eŻt un accent ŗ lui propre: chaque province de France avait son reprťsentant ŗ la cour du dictateur. Brutus ťtait ProvenÁal, Cassius Normand, Cimber Picard, Antoine Alsacien, Dolabella Gascon, Dťcime Pťrigourdin; et chacun d'eux traduisait en patois de son pays les beaux vers de Voltaire: c'ťtait la confusion des langues, c'ťtait la tour de Babel. Ajoutez ŗ cela l'embarras de ces dťbutans, qui, peu familiarisťs avec une si nombreuse compagnie, se troublaient ŗ chaque instant, manquaient de mťmoire ŗ chaque vers, trťbuchaient ŗ chaque pas. Cťsar, qui, pour ne pas commettre un anachronisme, n'avait pas mis ses besicles, pensa tomber dans le trou du souffleur; ne sachant que faire de leurs bras, les Romains osaient ŗ peine se remuer dans leur accoutrement empruntť ŗ la friperie de l'Opťra italien, qui pour lors se piquait peu de fidťlitť en fait de costume. Cet accoutrement ne contribuait pas peu ŗ fortifier l'effet de la reprťsentation. Pas un Romain qui ne fŻt en habit de guerre de satin bleu, rose ou feuille-morte, et coiffť d'un casque de mÍme ťtoffe et de mÍme couleur que sa tunique. Cťsar, qui avait ťtť contraint, faute de pourpre, de se vÍtir en couleur de rose, avait, il est vrai, une coiffure plus sťvŤre; il ťtait couronnť de lauriers. Je profitai de l'occasion pour visiter Udine. L'hŰtel-de-ville est ce que j'y ai vu de plus remarquable. Peu de jours aprŤs, les affaires qui retenaient Regnauld au quartier-gťnťral ťtant terminťes, nous prÓmes congť et partÓmes pour Milan, de concert avec Duveyrier. Impatiens que nous ťtions de quitter CodroÔpo, sťjour assez maussade, et trop confians dans la prťvoyance des aubergistes, nous n'avions pas fait de provisions; nous nous en serions mal trouvťs sans la prťsence d'esprit de Regnauld. AprŤs avoir traversť les bras de ce Tagliamento que Bonaparte venait d'illustrer par une ťclatante victoire, nous ťtions arrivťs ŗ Pordenone, mourant de faim. Trois broches garnies de volailles nous promettaient lŗ un bon souper. Croyant le tenir, nous demandons au cuisinier quelle part il peut nous donner dans un rŰti aussi abondant? ęTout cela est retenu, nous dit-il sŤchement.--En ce cas-lŗ donnez-nous autre chose.--Je n'ai pas autre chose, rťpond-il sur le mÍme ton.--Et qu'est-ce donc que cela? s'ťcrie Regnauld en s'emparant d'une guirlande d'ognons accrochťe ŗ la muraille; avec du beurre, voilŗ dťjŗ de quoi faire de la soupe.--Je n'ai pas de beurre.--Tu n'as pas de beurre! et qu'est-ce donc que cela? reprend Regnauld qui, furetant partout, avait dťcouvert une montagne de beurre dans une armoire oý le cuisinier la croyait bien cachťe. Je vois bien, poursuivit-il, que tu ne veux rien nous donner parce que nous sommes des FranÁais; eh bien! nous nous ferons notre part, puisque tu ne veux pas nous la faire, et nous saurons aussi faire notre cuisine.Ľ Ce disant, il chasse le cuisinier avec la cuillŤre ŗ pot, place nos domestiques en sentinelle auprŤs du rŰti, en leur donnant pour consigne de ne laisser emporter aucune piŤce; et mettant habit bas, il taille la soupe, pendant que les marmitons, pťnťtrťs de respect, ťpluchent les lťgumes. Le maÓtre de l'auberge se prťsentant alors, et le suppliant de lui permettre de remplir ses engagemens avec les voyageurs qui ťtaient entrťs chez lui avant nous, nous tenons conseil, et nous arrÍtons que l'embargo serait levť pour les FranÁais, mais non pour les Vťnitiens, les gens du pays ayant pour se procurer du rŰti des ressources que nous n'avions pas. En consťquence, une commission est nommťe pour suivre chaque piŤce jusqu'ŗ la table sur laquelle elle doit Ítre servie. Un poulet cependant part pour sa destination. Duveyrier et moi, en exťcution de l'arrÍtť prťcitť, nous l'escortons: c'ťtait pour un FranÁais qu'il avait cuit. Nous nous retirions assez dťsappointťs, quand, instruit de notre dťtresse, notre compatriote nous offre obligeamment de mÍler nos soupers. Gr‚ce ŗ un saucisson de Bologne que le domestique avait retrouvť dans notre voiture, et ŗ quelques bouteilles de bon vin de Bordeaux, ce souper ne fut pas mauvais; la soupe ŗ l'ognon mÍme ne le g‚ta pas. Mangťe sur le champ de bataille oý on l'avait conquise, elle nous parut excellente. Partout ailleurs elle nous eŻt paru dťtestable, et ŗ parler franchement elle l'ťtait; mais la gloire et l'appťtit l'assaisonnaient. Pendant la nuit nous pass‚mes la Piave, et le lendemain, au point du jour, nous entrions dans Trťvise. C'est lŗ que je vis Bernadotte pour la premiŤre fois. Ses maniŤres me frappŤrent; elles s'accordaient peu avec celles de plusieurs militaires et surtout avec celles d'Augereau, qui semblait croire la politesse incompatible avec l'hťroÔsme. Rien de plus juste que le mot de Bonaparte sur Bernadotte, qui alors n'ťtait pas moins patriote qu'aucun d'eux. ę_C'est_, disait-il, _un rťpublicain entť sur un chevalier franÁais_.Ľ De Trťvise nous all‚mes ŗ Padoue oý la division Massťna ťtait cantonnťe. Le hťros de Rivoli ne nous reÁut pas moins amicalement que celui du Tagliamento. Il ne voulut nous laisser partir qu'aprŤs dÓner. Ce n'est pas sans intťrÍt que j'examinai cette grande physionomie. Quoiqu'il n'eŻt pas encore commandť en chef, Massťna avait dťjŗ pris rang parmi les grands capitaines. Pour se mettre au niveau de Moreau, pour prendre la premiŤre place aprŤs celui dont il ťtait le digne lieutenant, il ne lui manquait que l'occasion qu'il rencontra deux ans aprŤs sous les murs de Zurich. De Padoue, oý je retrouvai ma voiture et mon bagage, nous all‚mes ŗ Vťrone dont nous visit‚mes le cirque. Il est magnifique; il m'ťtonna moins toutefois que les arŤnes de NÓmes. De lŗ, sans nous arrÍter, nous nous rendÓmes ŗ Milan. Je n'y restai que peu de jours. Nous touchions ŗ la fin d'octobre. Plus d'un intťrÍt me rappelait au-delŗ des monts. Je me h‚tai de les passer avant que les neiges en eussent rendu l'accŤs plus difficile. Regnauld, croyant devoir attendre, pour rťgler sa marche, la conclusion des confťrences de Passeriano, je le laissai en Italie d'oý je sortis avec autant de plaisir que j'y ťtais entrť. Avant de partir, j'allai voir Leclerc. Je lui devais plus d'un compliment. Nommť gťnťral, il s'ťtait mariť pendant que je courais la Calabre. Je le trouvai dans son mťnage et enivrť de son bonheur. Amoureux et ambitieux, il y avait de quoi. Sa femme me parut fort heureuse aussi, non seulement d'Ítre mariťe ŗ lui, mais aussi d'Ítre mariťe; son nouvel ťtat ne lui avait pas donnť tant de gravitť qu'ŗ son mari ŗ qui j'en trouvai plus que de coutume. Quant ŗ elle, toujours la mÍme folie. ęN'est-ce pas un diamant que vous avez lŗ? me dit-elle, en dťsignant un brillant des plus modestes que je portais en ťpingle; je crois que le mien est encore plus beau.Ľ Et elle se met ŗ comparer avec quelque vanitť ces deux pierres, dont la plus belle n'ťtait guŤre plus grosse qu'une lentille. J'ai ri souvent du souvenir de cet enfantillage, en la voyant couverte de diamans parmi lesquels le plus beau des nŰtres n'eŻt pas ťtť aperÁu. Son ťcrin s'est un peu augmentť depuis ce jour-lŗ: quant au mien, il est toujours le mÍme, toujours composť d'une seule pierre, que je tiens de la mŤre de mon pŤre. CHAPITRE VII. Retour en France.--Aventures diverses.--Un mois de sťjour ŗ Lyon.--J'y termine _les Vťnitiens_.--Paix de Campo-Formio.--Vers adressťs au gťnťral Bonaparte ŗ ce sujet.--Retour ŗ Paris. Je ne partis pas seul. Un ami que je retrouvai ŗ Milan m'ayant proposť de revenir avec moi en France, ŗ frais communs, j'acceptai cet arrangement qui me donnait pour camarade, jusqu'ŗ Lyon, un jeune homme de l'esprit le plus piquant, de l'humeur la plus gaie, et de plus, autant que moi enthousiaste de la musique qu'il savait comme un maÓtre et que je ne savais pas mÍme comme un ťcolier. C'ťtait enfin le fils de l'excellente femme qui s'ťtait faite mŤre de la famille qui est devenue la mienne. Il ne nous arriva rien de bien remarquable dans le trajet du Piťmont. Il n'ťtait bruit que des mauvaises rencontres que l'on pouvait faire entre Novarre et Suze. C'est ŗ cela sans doute qu'il faut attribuer la rťpugnance que montraient les postillons ŗ voyager de nuit, et les ruses qu'ils employaient pour rendre rťtifs le soir leurs chevaux, qui le matin redevenaient dociles. Un d'eux nous forÁa ainsi de retourner coucher ŗ Novarre d'oý nous n'avions pu le faire partir, la nuit tombťe, que par un ordre exprŤs du cardinal-gouverneur qui pour le donner interrompit sa partie de piquet. Le lendemain, nous gagn‚mes nťanmoins le Mont-Cenis sans avoir ťtť attaquťs, quoique nous eussions couru une partie de la nuit. Peut-Ítre avons-nous dŻ notre salut ŗ une pluie affreuse, qui nous accompagna depuis Turin jusqu'ŗ Suze: les voleurs craignent plus l'eau que le feu. Il ťtait deux heures du matin quand notre voiture s'arrÍta devant la meilleure auberge de Suze oý il pourrait bien n'y en avoir qu'une. Transis de froid, mourans de faim, nous ťtions impatiens de nous rťchauffer et de souper. Le postillon frappe; personne ne rťpond; il frappe, frappe et frappe encore; pas un mot. Dans l'intťrieur, ni bruit, ni mouvement, ni lumiŤre. Le postillon, qui, exposť ŗ la pluie, avait au moins autant d'intťrÍt que nous ŗ faire ouvrir, ne laisse pas reposer le marteau, il en jouait ŗ rťveiller toute la ville: la maison semblait Ítre en ťtat de siťge. Au bout d'une demi-heure, la porte enfin s'entr'ouvre. ęQue voulez-vous? nous dit un _cameriere_.--ņ souper et ŗ coucher, rťpond mon camarade, et non pas moi, le froid et l'humiditť m'ayant donnť une extinction de voix des plus complŤtes.--PatienceĽ, reprend le _cameriere_ qui ťtait sorti pour ouvrir les deux battans, mais qui ne se pressait pas. J'ťtais sautť cependant ŗ bas de la voiture. ęUn peu plus vite, lui dis-je ŗ l'oreille, avec un accent d'impatience que mon enrouement augmentait peut-Ítre; un peu plus vite, nous sommes pressťs.--Si vous Ítes pressťs, je ne le suis pasĽ, me rťpondit-il en croisant les bras. Je me trouvais juste dans la position oý Suchet s'ťtait trouvť ŗ Viterbe, et je n'ťtais guŤre plus patient que lui. Comme lui, tirant mon sabre, et ne l'employant que du plat, j'en applique quelques coups sur les ťpaules du _cameriere_, qui, devenu plus alerte, ouvre enfin la porte, nous introduit dans une chambre oý il allume un fagot, et nous sert un souper passable pour la circonstance. Mais tout en faisant son service, il nous annonce que le commandant de la place, qui devait viser nos passe-ports, logeait dans cette auberge, et qu'il lui porterait ses plaintes. Cette menace ne nous empÍcha ni de manger ni de dormir. Le lendemain, au jour naissant, le _cameriere_, conformťment ŗ l'ordre que nous lui avions donnť, vient nous rťveiller. La voix m'ťtait revenue. ęN'oublie pas, lui dis-je, de nous mener chez le commandant de la place.Ľ Il nous y mŤne. Cet officier, qui ťtait au lit, nous fait ses excuses de nous recevoir ainsi, appose son _visa_ sur nos papiers ŗ la lueur d'une chandelle que tenait notre introducteur, et nous congťdie en nous souhaitant bon voyage. Voyant alors les choses sous un aspect diffťrent, j'eus quelque regret de ce que j'avais fait la veille; et comme le _cameriere_ nous suivait, je lui donnai, indťpendamment de la _bona man_ que nous lui laiss‚mes en soldant notre compte, un ťcu de six francs. Je craignais qu'il ne le refus‚t; bien loin de cela: _grazie, excellenza_, me dit-il, en baisant la main qui l'avait rossť. Sa reconnaissance me donna peut-Ítre plus d'humeur que son impertinence ne m'en avait donnť; pour rien, j'aurais recommencť. Comme nous gravissions le Mont-Cenis, la neige tombant par flocons, nous entr‚mes dans un cabaret, ŗ la NovalŤze, pour nous dťgourdir. Quelques soldats franÁais, qui allaient rejoindre l'armťe d'Italie, s'y rťchauffaient et se rafraÓchissaient par la mÍme occasion. Le vin de Piťmont, avec lequel ils faisaient connaissance, leur plaisait assez; ils ťtaient gais, mais non jusqu'ŗ la turbulence. Nous admirions ce phťnomŤne, quand tout ŗ coup s'ťlŤve une vive altercation. ęVous vous _fichez_ de nous, la bourgeoise, de nous demander Áa, pour du sacrť vin de pays. Croyez-vous que nous ne savons pas ce que Áa vaut? Est-ce que vous nous prenez pour des recrues? Du _fichu_ vin ŗ deux sous, n'avez-vous pas honte d'en demander six?--ņ deux sous, M. le soldat! il n'y a pas de vin ŗ deux sous ici, rťpond l'hŰtesse. D'abord le vin en vaut trois dans le vignoble: ajoutez ŗ cela les frais pour le monter jusqu'ici, et puis les droits du roi...--Les droits du roi! reprend le soldat; les droits du roi! Elle est bonne, avec son roi, la sorciŤre! Les droits du roi! est-ce qu'il y a un roi? est-ce que la Convention ne l'a pas supprimť, ton roi? les droits du roi! tu m'as tout l'air d'une aristocrate, avec tes droits du roi! tu mťriterais bien que nous _fichissions_ le feu ŗ ta _fichue_ baraque... et Áa ne sera pas long encoreĽ, ajouta-t-il en passant tout ŗ coup du conditionnel au positif, et se saisissant d'un tison. Nous crŻmes alors devoir intervenir dans une querelle qui s'ťchauffait par trop. Nous reprťsent‚mes ŗ ce rťpublicain que cette bonne femme n'avait pas tout-ŗ-fait tort; qu'elle ťtait sujette du roi de Sardaigne sur le territoire duquel nous nous trouvions; qu'elle devait lui payer l'impŰt comme en France on le payait ŗ la rťpublique, et qu'elle ne pourrait pas le payer si on lui prenait son vin ŗ si bas prix; que ce roi, depuis que nous l'avions battu, ťtait devenu notre ami, notre bon ami, notre meilleur ami, et qu'en consťquence nous devions traiter ses sujets comme nos amis.--Nous ne sommes donc plus en France, citoyen?--Vous Ítes ici chez le roi des marmottes.--Chez le roi des marmottes! J'aurais dŻ m'en douter ŗ la figure de cette vieille. Chez le roi des marmottes! c'est diffťrent.Ľ Et payant le prix contestť: ęVoilŗ pour le roi des marmottes. ņ la santť du roi des marmottesĽ, dit-il ŗ ses camarades en leur versant une derniŤre rasade. Et puis ils se remirent gaiement en route, en criant: ęVive le roi des marmottes!Ľ Si le hasard ne nous avait pas amenťs lŗ, le cabaret ťtait flambť. Le surlendemain nous arriv‚mes ŗ Lyon oý nous loge‚mes au milieu des ruines de la place Bellecourt. Mon camarade m'ayant quittť pour se rendre sans dťlai auprŤs de sa mŤre, et mon intention ťtant de faire quelque sťjour en cette ville, j'acceptai une chambre chez Buffaut, qui dirigeait alors prŤs du faubourg de la GuillotiŤre une manufacture appartenant ŗ sa famille, et oý sa femme et les deux soeurs de sa femme, c'est-ŗ-dire trois des filles de Mme de Bonneuil, se trouvaient rťunies pour le moment. Il ťtait convenu que nous ne retournerions ŗ Paris qu'avec Regnauld. Il se passa encore un mois avant qu'il pŻt quitter l'Italie: ce mois s'ťcoula de la maniŤre la plus douce pour nous tous peut-Ítre, pour moi sŻrement. Je retrouvai lŗ ma vie de Saint-Leu. Me rťunissant ŗ la sociťtť aux heures des repas, et donnant ŗ la promenade et au travail, pour moi c'est tout un, l'intervalle du dťjeuner au dÓner qui n'avait lieu qu'ŗ la nuit, je repris pour ne plus la quitter ma tragťdie des _Vťnitiens_, et la tÍte toute pleine des observations et des impressions que je venais de recueillir sur les lieux, j'eus peu de peine ŗ l'achever. La saison, quoique nous fussions en novembre, ťtait belle encore. Je passais rťguliŤrement six heures de la journťe dans la campagne, suivant le cours du RhŰne, et jouissant tout ŗ la fois et des tableaux que se crťait mon imagination, et de ceux que la contrťe dťveloppait sous mes yeux, et des scŤnes que le hasard me faisait rencontrer. En voici une qui mťriterait d'Ítre dessinťe. Dans une des prairies qui bordent le fleuve, une petite fille et un petit garÁon gardaient les moutons. La fille pouvait avoir dix ans, le garÁon douze. Gentils, bien faits sous leurs habits grossiers qu'ils ne portaient pas sans quelque gr‚ce, ils semblaient s'en apercevoir mutuellement, car ils ne pouvaient se quitter. Je les retrouvais toujours ensemble, mais toujours jouant; les attentions du petit p‚tre pour sa compagne ťtaient sensibles: il imaginait mille moyens pour l'amuser, et il y rťussissait; des ťclats du rire le plus franc me le prouvaient chaque fois que je passais. Un jour je m'ťtonnai de voir la petite fille, que les plis du terrain me cachaient ŗ moitiť, courir avec tant de rapiditť, que le petit garÁon avait peine ŗ la suivre. D'oý lui venait cette vitesse? qui la lui imprimait? deux bťliers sur lesquels son camarade l'avait assise et qu'il gouvernait ŗ l'aide d'une corde attachťe ŗ leurs cornes. Je n'ai rien vu de plus gracieux que l'attitude de ces deux enfans, rien de plus naÔf que l'expression de ces deux figures. La satisfaction de l'une, la sollicitude de l'autre, tout cela est plus facile ŗ imaginer qu'ŗ rendre: c'ťtaient Daphnis et Chloť sous la bure, c'ťtaient leurs jeux, c'ťtaient leurs amours peut-Ítre; il faudrait la plume d'Amyot pour les traduire, le pinceau de Gťrard pour les peindre. Les auteurs traitent souvent leurs amis comme les apothicaires leurs chiens: c'est sur eux qu'ils font l'essai de leurs drogues. ņ mesure que j'avanÁais dans ma tragťdie, je donnais communication de mon travail ŗ la sociťtť dans l'intimitť de laquelle je vivais. Ces dames furent moins ťtonnťes que je ne le croyais des innovations que je m'ťtais permises en traitant un sujet oý les intťrÍts de famille sont si intimement liťs ŗ l'intťrÍt de l'…tat, et qui n'appartenant pas aux temps hťroÔques, me semblait ne pas comporter l'emphase tragique. Le ton simple que j'ai cru devoir prendre leur paraissait d'autant plus convenable, qu'il n'exclut pas la noblesse et qu'il est celui du pathťtique. Les malheurs de mes deux amans leur inspirŤrent un intťrÍt qui s'accrut jusqu'ŗ la fin du cinquiŤme acte. Mais quand, arrivť au dťnoŻment, je leur annonÁai qu'il serait funeste aux amours qui les avaient tant intťressťes, elles se rťcriŤrent tout d'une voix contre cette catastrophe qui, disaient-elles, ne serait pas supportable. Je me rendis; je leur accordai la gr‚ce de Blanche et celle de Montcassin, acte de faiblesse qui heureusement n'ťtait pas irrťvocable. Autre anecdote qui se rapporte ŗ la mÍme tragťdie. Mme Buffaut ťtait enceinte alors. Persuadťe qu'elle accoucherait d'une fille, elle cherchait quel nom elle lui donnerait, tout en travaillant ŗ sa layette. Lasse des noms de la Fable et des noms de roman, elle en voulait un qui, le prÓt-on dans le calendrier, fŻt simple sans Ítre commun. ęAppelez-la _Blanche_, lui dis-je.--Vous avez raison.--Mais n'est-ce pas se hasarder un peu? reprend son mari.--Et pourquoi?--Si ta fille ťtait brune, tu ne lui aurais donnť qu'un sobriquet.Ľ L'observation ťtait juste: ŗ nommer sa fille, _Aimťe_, _Amable_, _Modeste_ ou _Prudence_, ou _Constance_, on court en effet des risques. Que de noms gracieux, ŗ ne considťrer que les sujets qui les portent, ne sont que des antiphrases! Mme Buffaut, quoiqu'elle entende quelquefois raison, n'en dťmordit pas. Sa fille future fut appelťe _Blanche_. Celle-lŗ n'a pas donnť un dťmenti ŗ son nom. C'est Mme de _Sampayo_. Sa soeur, Mme de CubiŤres, avait dťjŗ deux ans. Je l'entends encore chantant de sa voix enfantine: Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud, Dans' bien mieux qu'ceux d'la Villette. Les pantins d'Saint-Ouen, d'Saint-Cloud, Dans' bien mieux que ceux d'chez nous. C'ťtait sa chanson favorite; et comme elle la rťpťtait souvent pendant que je mettais ma tragťdie au net, il m'est arrivť plus d'une fois d'en intercaler des passages dans mes tirades. Je n'imaginais pas alors que cet enfant prendrait rang un jour parmi nos meilleurs romanciers, qu'aprŤs s'Ítre placťe dŤs son dťbut par _Marguerite Aimon_, au niveau de l'auteur des lettres de miss _Fanny Butler_, elle s'ťlŤverait ŗ la hauteur de celui d'_Amťlie Mansfield_ par deux ouvrages oý l'esprit d'observation est alliť au tact le plus dťlicat et ŗ la sensibilitť la plus profonde, et qui, dŤs qu'elle croira convenable de les publier, fixeront sa place entre les auteurs qui ont le plus illustrť ce genre de littťrature. Ainsi s'ťcoula pour moi le mois de novembre, au milieu des affections les plus douces et des plus douces occupations. Vers le milieu d'octobre, la paix de Campo-Formio avait ťtť conclue enfin; j'en fťlicitai le signataire par les vers suivans: AU G…N…RAL BONAPARTE. Aucune gloire dťsormais Ne vous sera donc ťtrangŤre; Et vous savez faire la paix Comme vous avez fait la guerre. Autant que l'intrťpiditť Qui vengea l'honneur de la France, J'admire au moins cette prudence Qui lui rend sa tranquillitť; Qui dans le chemin des conquÍtes A su s'arrÍter ŗ propos, Et prťfťrer notre repos ņ tant de palmes toutes prÍtes. L'art des illustres meurtriers A son prix au temps oý nous sommes. J'en conviens, mais les grands guerriers Ne sont pas toujours de grands hommes. L'olivier, au front de Pallas Votre modŤle et votre emblŤme, Avec le laurier des combats Ne formaient qu'un seul diadŤme. Ceignez ces feuillages rivaux Que vous dťcernent les suffrages De la dťesse des hťros; C'ťtait aussi celle des sages. Si la valeur, l'humanitť, Sont les vrais titres ŗ la gloire, Chaque page de votre histoire Contient votre immortalitť. Ces vers, qui furent publiťs par tous les journaux du temps, plurent moins peut-Ítre au nťgociateur qu'ils ne dťplurent au guerrier. Je suis d'autant portť ŗ le croire, qu'il ne m'en a jamais parlť. Regnauld ťtant venu nous rejoindre au commencement de dťcembre, nous partÓmes tous peu de jours aprŤs pour Paris, tous, y compris Mme Buffaut, qui voulait y passer l'hiver avec ses soeurs, et voulait voir aussi la _Psychť_ que Gťrard venait d'exposer au Salon, modŤle qu'elle ťtudia si bien, qu'elle en reproduisit une copie dans cette _Blanche_, qui ne vit le jour que cinq mois aprŤs. CHAPITRE VIII. Supplťment ŗ l'histoire des institutions et des usages rťvolutionnaires.--Cultes et idoles qui se succťdŤrent pendant la terreur.--Marat.--Lepelletier.--La dťesse de la Raison.--La femme Momoro.--Mlle Aubri.--L' tre-SuprÍme.--La thťophilantropie.--Des fÍtes publiques soit annuelles, soit ťventuelles.--Translation des cendres de J. J. Rousseau au Panthťon.--Anecdote.--Le dťcadi ŗ quoi consacrť.--Des actes de l'ťtat civil; cťlťbration des fÍtes morales.--Modes.--Costumes des diffťrens partis.--Costume rťpublicain dessinť par David et portť par Talma.--Anecdote. Nous approchons de l'ťpoque oý une nouvelle rťvolution va, sinon mettre un terme aux convulsions de la sociťtť franÁaise, la reconstituer du moins dans des formes plus compatibles avec ses anciennes habitudes. Avant de terminer ce volume, achevons de faire connaÓtre les moeurs que les rťformateurs s'ťtaient efforcťs de substituer ŗ celles que la terreur avait fait disparaÓtre, mais qu'elle n'avait pas dťtruites; nous complŤterons ainsi la t‚che que nous nous sommes surtout imposťe en recueillant nos _Souvenirs_, celle de donner une idťe prťcise de cette partie de l'histoire de la sociťtť franÁaise pendant la pťriode rťvolutionnaire; elle est moins connue que les faits. Une sociťtť ne saurait se passer de religion; elle ne saurait non plus se passer de culte. C'est par la pratique des vertus, c'est par des actes de bienfaisance, plus que par des dťmonstrations extťrieures, que les esprits d'un ordre ťlevť honorent l'auteur de tout bien, l'Ítre crťateur et conservateur, le Dieu trŤs-grand et trŤs-bon, le Dieu de MoÔse, de Socrate et de Fťnťlon; mais ce culte dťnuť d'ostentation, et qui consiste surtout dans des oeuvres secrŤtes, ne suffit pas ŗ la multitude; de mÍme qu'il faut matťrialiser Dieu pour qu'elle le comprenne, il faut matťrialiser la religion pour qu'elle la conÁoive. C'est ŗ ses sens qu'il faut parler pour convaincre son intelligence. De mÍme qu'il existe en elle une somme de crťdulitť qui veut des idoles, des superstitions, il existe en elle une somme de curiositť qui veut des dťmonstrations extťrieures, des chants, des cloches, des cťrťmonies, des processions, une liturgie enfin, religion qu'elle croit concevoir parce qu'elle la voit, et qui lui semble prouvťe parce que ses yeux la lui montrent. De plus, s'il faut une p‚ture ŗ la crťdulitť du vulgaire, ne faut-il pas aussi une occupation aux loisirs du peuple? La clŰture des ťglises et des temples avait pour la tranquillitť publique plus d'un inconvťnient. Des dťsordres graves rťsultŤrent du dťsoeuvrement oý elle jetait dans les jours de repos la classe ouvriŤre, pour laquelle le service paroissial ťtait un plaisir. Ceux qu'elle lui substitua furent quelquefois moins innocens. Les gouvernemens qui se succťdŤrent pendant les dix terribles annťes dont on retrace ici les extravagances; les tyrannies les plus absurdes mÍme reconnurent ces inconvťniens et tentŤrent d'y parer, en offrant ŗ la crťdulitť publique des simulacres de divinitťs, des parodies de solennitťs religieuses; supplťant par un paganisme sans gr‚ce le christianisme que proscrivait la plus stupide intolťrance. Les effigies de Marat et de Lepelletier remplacŤrent d'abord l'image du Christ; et comme les noms du _PŤre et du Fils_ sont rappelťs dans toutes les priŤres du chrťtien, les noms de _Marat_ et de _Lepelletier_, qui eurent leurs dťvots, furent insťrťs dans les formules que les prťsidens des clubs rťvolutionnaires adressaient aux visiteurs ťtrangers en leur donnant l'accolade fraternelle. C'ťtait aux noms de _Marat_ et de _Lepelletier_ qu'on les avait saluťs: c'ťtait aux noms de _Marat_ et de _Lepelletier_ qu'ils rendaient la politesse. On honorait ces martyrs du culte de dulie, bien qu'ils n'eussent pas fait de miracles. Si grands saints qu'ils fussent, ce n'ťtaient cependant pas des divinitťs; or la populace voulait une divinitť. On lui donna la RAISON pour idole, faute de mieux. Celle-lŗ avait du moins un des attributs divins, celui de faire parler de soi partout et de ne se montrer nulle part. Elle se manifestait toutefois aux sens. Travestie en _Raison_, la premiŤre femme venue, pour peu qu'elle fŻt complaisante et passablement tournťe, ťtait intronisťe sous ce nom, soit sur un autel oý on l'encensait, soit sur un brancard oý on la promenait. Pieds nus, bras nus, la tÍte ornťe du seul diadŤme qui os‚t alors se montrer en France, elle recevait les hommages des mortels, exceptť toutefois de ceux qui, n'oubliant pas qu'elle ťtait leur voisine ou leur commŤre, la dťsignaient par des noms qui n'ťtaient ni moraux ni poťtiques. La femme de _Momoro_ l'imprimeur[48] dťbuta la premiŤre dans ce rŰle auquel la nature ne l'avait pas appelťe, autant que j'en ai pu juger en 1800, quand elle vint rťclamer dans mes bureaux[49], en qualitť de ci-devant divinitť, son traitement de rťforme, ou sa pension de retraite. Elle me parut difforme, grossiŤre et passťe comme le rťgime qu'elle reprťsentait. Plus d'une personne lui succťda dans les honneurs divins. Entre celles qui parurent y avoir du moins les droits de la beautť, on remarqua Mlle _Aubri_, belle et bonne fille, qui reprťsentait aussi la Gloire dans les dťnoŻmens ŗ l'Opťra. Ce dernier rŰle lui profita moins que celui de la Raison; elle s'y cassa le cou[50]. La gloire a ses dangers, de quelque faÁon qu'on l'entende. Le respect qu'on portait ŗ des dťesses qui, semblables ŗ celles de la fable, s'humanisaient quelquefois avec leurs adorateurs, s'usa bientŰt. Comme ce paysan qui ne pouvait croire ŗ la vertu d'un saint qu'il avait vu poirier, le peuple ne pouvait croire ŗ des divinitťs sur la nature desquelles il avait tant de certitudes. ņ ces dťesses, inventťes par Chaumette, Robespierre substitua son _ tre-SuprÍme_, Ítre qui, dťpouillť de tout symbole, se prťsentait sous la forme la plus abstraite. Je crois qu'en cela ce politique fit une faute; mais je suis certain qu'il en fit une plus grande en s'attribuant, lors de l'inauguration du nouveau culte, les fonctions de souverain pontife. N'ťtait-ce pas donner ŗ penser qu'il avait intention d'unir le sacerdoce ŗ l'empire, et de se faire pape en France oý il ťtait dťjŗ dictateur? Que telle ait ťtť ou non son ambition, cette dťmonstration le perdit. Il est heureux qu'il ait voulu Ítre prophŤte en son pays. Ce culte populaire qu'il cherchait, aucun des rťformateurs de l'ťpoque ne l'a trouvť. L'apostolat de LarťveillŤre-Lťpeaux ne fut guŤre plus heureux que celui de Maximilien Robespierre, bien qu'il ait fini moins sťrieusement. Les _thťophilantropes_ n'eurent tout juste que le temps d'Ítre ridicules. Plus ennuyťe qu'ťdifiťe de ce culte sans pompe, la populace traita ces sacristains en houppelandes comme elle a traitť depuis les _Saint-Simoniens_ qui, dans leur philantropie, sont moins philantropes peut-Ítre. Les _thťophilantropes_ se croyaient respectables parce qu'ils ťtaient maussades, et graves parce qu'ils ťtaient ennuyeux. Les sifflets, les poires molles et les pommes cuites en firent justice ŗ travers les vitres de Saint-Mťry. Quelque affamť de religion que fŻt le peuple, il ne put goŻter la cuisine de ces bons apŰtres. Que voulait-il? autre chose que ce qu'on lui servait, sans vouloir ce qu'on lui avait Űtť. L'apostasie des prÍtres avait discrťditť l'ancienne religion; le peuple n'ťtait plus chrťtien; mais il ne voulait pas Ítre paÔen, et il ne pouvait pas Ítre philosophe. Il fallait amuser cet enfant avide de spectacles et incapable de rťflexion. On le rťgala de fÍtes publiques; ŗ tout propos on en inventait. Une victoire, un supplice, une apothťose, un sujet de deuil ou d'allťgresse, tout devenait l'occasion d'une solennitť. Les factions s'emparaient tour ŗ tour de ce moyen d'influence. Les amis de l'ordre avaient cťlťbrť par une fÍte le patriotisme du maire d'…tampes, qui s'ťtait fait tuer en rťclamant respect pour la loi; les amis du dťsordre cťlťbrŤrent par une fÍte la rťvolte du rťgiment de Ch‚teauvieux; et tout cela ŗ la grande satisfaction de la multitude pour qui ces pompes, qui dťfilaient sur le boulevard, remplaÁaient les processions de Saint-Roch et de Saint-Eustache. On occupait par ce moyen l'imagination du peuple, et on l'occupait des intťrÍts actuels. Ces fÍtes avaient le caractŤre de l'ťvťnement auquel elles se rattachaient. Celle du 14 juillet 1793 semblait avoir ťtť ordonnťe par des cannibales. L'arc, ťlevť au milieu d'une voie triomphale dont les colonnes occupaient le boulevard italien, ťtait ornť de bas-reliefs peints qui retraÁaient les massacres du 6 octobre et du 10 aoŻt, et de trophťes, modelťs en p‚te de carton, oý se groupaient les dťpouilles des gardes-du-corps, surmontťes des tÍtes de ces malheureux auxquelles on avait laissť leurs cadenettes ou leurs queues, de peur qu'on ne les reconnŻt pas. J'en parle pour l'avoir vu. Somptueuses ŗ Paris et dans les grandes villes, dans les petites ces fÍtes se ressentaient de la pťnurie locale. ņ Saint-Germain-en-Laye, par exemple, oý ŗ l'instar de la capitale on cťlťbra par une cťrťmonie de ce genre la reprise de Toulon, faute d'artillerie on remplaÁa par des tuyaux de poÍle les canons reconquis sur les Anglais, et les conventionnels Beauvais et Moyse Bayle, que cette victoire avait tirťs des cachots oý les insurgťs les tenaient enfermťs, furent reprťsentťs par deux invalides bien maigres qui se traÓnaient en robe de chambre et en pantoufles au milieu des reprťsentans de l'armťe libťratrice, figurťe par les bisets du lieu; notez que pour avoir l'air d'avoir p‚ti ils s'ťtaient jauni et grimť la figure comme l'acteur qui joue le rŰle de Gťronte dans le _Lťgataire universel_. La fÍte de Jean-Jacques Rousseau, car il eut sa fÍte comme Voltaire, la fÍte de Jean-Jacques Rousseau, au lieu de ce belliqueux caractŤre, eut un caractŤre quasi-pastoral. C'ťtait aprŤs la rťvolution de thermidor; la disposition des esprits ťtait changťe. La Convention s'efforÁait de se rťconcilier avec l'humanitť: cette intention se manifesta dans la solennitť dont ce philantrope fut l'objet, je ne sais trop ŗ quel propos, ses cendres ťtant dťjŗ dans le Panthťon. _La famille de Voltaire_, devenue celle de Rousseau[51], quoique ces philosophes ne fussent pas cousins, ayant ťtť requise d'accompagner le cortťge, je me rťunis ŗ elle pour remplir ce pieux devoir. Dans cette famille, ŗ laquelle s'ťtait affiliť quiconque avait tournť une phrase ou alignť deux vers, se trouvaient des personnes d'opinions assez diffťrentes. Hoffman, Sedaine et le vicomte de Sťgur, tout rťcemment sorti de prison, marchaient ainsi que moi avec le citoyen Baudrais, le chevalier de Piis ou tel autre ťcrivain non moins rťvolutionnaire, ŗ la suite de ThťrŤse Levasseur, qu'entourait un groupe de nourrices, derriŤre le char qui promenait le long des ruisseaux de Paris _l'Óle des peupliers_ au milieu de laquelle s'ťlevait un sarcophage. La cťrťmonie faite, je ne sais quel membre de _la famille_ proposa de ne point se sťparer, et d'achever par un banquet fraternel une journťe si heureusement commencťe. Quinze ou vingt personnes acceptent et se rendent chez Beauvilliers. Tout alla d'abord pour le mieux; on ne tarissait pas en ťloges sur la solennitť, sur la cuisine qui avait bien aussi son mťrite, et sur le vin qu'on n'ťpargnait pas; on s'accordait sur tout enfin, quand, sur la proposition de boire ŗ la rťconciliation gťnťrale, le vicomte, qui pendant dix-huit mois de rťclusion avait conÁu quelque rancune contre les terroristes, s'exprimant sur leur compte avec une franchise des plus ťnergiques, dťclara n'avoir pas soif. Le citoyen Baudrais, qui n'avait pas soif non plus, n'exprima pas avec plus de modťration la haine qu'il conservait aux aristocrates: voeux ťmis de part et d'autre pour l'entier et prompt anťantissement de la faction opposťe. Bref, ce banquet fraternel allait finir comme celui des Centaures et des Lapithes, et fournir au restaurateur l'occasion de renouveler sa vaisselle, si nous n'eussions tranchť court ŗ la dispute, en levant la sťance avant le cafť. On s'ťtait promis cependant tolťrance rťciproque. Cette scŤne, qui fit trembler quelques uns de nos convives, me fit rire: elle avait au fait son cŰtť plaisant, et j'en avais vu de plus sťrieuses. Rappelons, ŗ l'occasion de l'apothťose de Rousseau, que le mÍme honneur fut dťcernť quelque temps aprŤs ŗ la charogne, c'est le mot propre, ŗ la charogne de Marat; il est vrai qu'elle ne fit guŤre que traverser le Panthťon pour aller se mÍler quelques mois aprŤs aux immondices de l'ťgout Montmartre. Mais par quelle ťtrange politique lui permit-on de passer par-lŗ? Deux polissons aussi ont ťtť admis dans ce temple ouvert ŗ l'hťroÔsme par _la patrie reconnaissante_: _Barra_ et _Viala_ y entrŤrent en vertu d'un dťcret solennel. Tous deux avaient ťtť tuťs par les insurgťs du Midi, l'un pour avoir battu hťroÔquement du tambour dans le poulailler d'une commune rťvoltťe; l'autre en punition d'une espiŤglerie encore plus hťroÔque. Prťsentant ŗ nu son dos ŗ l'ennemi qui ťtait de l'autre cŰtť de la Durance, ce gamin reÁut dans la tÍte une balle qui ne pouvait pas l'atteindre au visage. Ces dťcrets avaient ťtť rendus sur la proposition de Robespierre, dont la politique envieuse aimait mieux ouvrir le Panthťon ŗ des petits garÁons qu'ŗ de grands hommes. Les grandes ťpoques de la rťvolution, telles que le 14 juillet et le 10 aoŻt, ťtaient cťlťbrťes par des anniversaires. Le 21 janvier aussi fut six ans de suite un jour de solennitť. Le rayer de la liste des fÍtes nationales fut un des premiers actes du consulat de Bonaparte. Depuis la promulgation du calendrier rťpublicain, qui rťduisit ŗ trois par mois le nombre des jours de repos, le dťcadi remplaÁait le dimanche; mais ce dimanche sans messe, sans vÍpres et sans pain bťnit ne satisfaisait pas aux exigences du peuple. Pour remplacer ces institutions et offrir un aliment ŗ la curiositť de la foule inoccupťe, on imagina de consacrer le dťcadi aux cťrťmonies qui antťrieurement appelaient les familles dans les paroisses, dťpositaires alors des registres de l'ťtat civil. C'est ce jour-lŗ seulement que se recevaient les dťclarations de naissance, et que les mariages se contractaient au nom de la loi: cela donna au dťcadi une certaine importance. Les deux tťmoins qui devaient certifier la condition de l'enfant se rendaient ŗ cet effet ŗ la municipalitť avec les parens, et remplaÁaient, bien qu'ils fussent tous deux du mÍme sexe, le parrain et la marraine. Je me rappelle avoir ťtť invitť par un de mes confrŤres, M. Alexandre Duval, ŗ remplir, ŗ l'occasion de la naissance d'une de ses filles, cette fonction avec mon confrŤre Andrieux. Des circonstances imprťvues ne me permirent pas, ŗ mon grand regret, de remplir ce devoir qui m'eŻt fait compŤre d'un des hommes les plus estimables que je connaisse: tout ťtait pourtant arrangť au mieux, Andrieux devait Ítre la commŤre. C'est dans ces cťrťmonies qu'on donnait un prťnom aux enfans; plusieurs n'ont reÁu ŗ cette occasion que des sobriquets. Comme tout prťnom paraissait excellent hors ceux qui ťtaient consignťs dans le calendrier romain, les uns allaient en chercher dans le _Dictionnaire historique_, les autres dans le _Dictionnaire du parfait Jardinier_, que les rťdacteurs du calendrier rťpublicain avaient mis aussi ŗ contribution. C'est comme cela que tel individu qui n'a jamais ťtť baptisť s'appelle, sur son extrait de baptÍme, _carotte_ ou _Scťvola_, _Brutus_ ou _chou-fleur_. Le ridicule se mÍlait parfois ŗ l'atroce dans ces temps-lŗ oý l'on s'ingťniait ŗ rťgulariser le dťsordre, et oý les novateurs travestissaient ce qu'ils croyaient remplacer. Le gouvernement directorial, mettant ŗ exťcution ce qu'avait conÁu Robespierre, institua de plus, pour chaque dťcadi, une fÍte relative ŗ une vertu morale, et fit composer pour chacune de ces fÍtes, en l'honneur de la vertu du jour, par les poŽtes alors en rťputation, une hymne que les plus grands compositeurs furent chargťs de mettre en musique. Colportťes et _serinťes_ dans toute la rťpublique par des turlutaines et des orgues de Barbarie fabriquťes aux frais de l'…tat, ces hymnes devaient tenir lieu de vÍpres et de complies. Les sermons ne manquaient pas plus que l'office ŗ ces jours-lŗ. Des instructions rťdigťes dans le but d'ťclairer les citoyens sur leurs droits, remplaÁaient le prŰne, et la lecture des principaux faits de la rťvolution la lecture de l'…vangile: c'ťtait bien imaginť. Mais comme tout cela se dťbitait en franÁais, cela eut peu de succŤs: le peuple n'ťcoute guŤre que ce qu'il ne comprend pas. La manie de tout rťformer s'ťtendit jusque sur les modes. Les femmes, quant ŗ cet article, se rťglaient, ainsi que je l'ai dit, sur les costumes de thť‚tre; les hommes s'en rapprochŤrent moins. Le pantalon collant, les demi-bottes, le gilet ŗ larges revers, un frac ou une courte redingote, telle ťtait la toilette de l'homme qui n'affichait aucune opinion. Mais cette mode ťtait exagťrťe par les jeunes gens de partis; les rťactionnaires portaient, avec des habits trŤs-l‚ches auxquels ils adaptaient des collets de velours vert ou noir, des culottes attachťes au-dessous du genou avec des touffes de cordons, et ils surchargeaient leur chevelure, ŗ faces pendantes et ŗ chignons tressťs, de pommade de senteur et de poudre odorante, d'oý leur vint le nom de _muscadins_. Les jacobins, au contraire, ŗ l'exemple des puritains d'Angleterre, affectaient dans leur costume la plus grande simplicitť, lors mÍme qu'ils se permettaient d'Ítre propres; ils portaient sur le gilet et le pantalon, en guise d'habit, une veste sans basques qu'on appelait _carmagnole_, et par-dessus tout cela une houppelande d'ťtoffe grossiŤre; enfin ils couronnaient leurs cheveux longs, gras et non poudrťs, d'un bonnet ŗ poil. David, ŗ qui la lťgislation de cette partie avait ťtť abandonnťe, ou qui se l'ťtait attribuťe, avait essayť, dŤs 1792, de nous donner un costume national. Par-dessus le pantalon et le gilet, il avait ajustť un habit court croisant sur les cuisses qu'il recouvrait, comme la tunique romaine, et il y avait ajoutť un manteau; tout ťlťgante qu'elle ťtait, cette mode ne prit pas. En vain Talma qui, dans la circonstance, s'ťtait prÍtť ŗ lui servir de mannequin, se promenait-il dans cet accoutrement, complťtť par une toque ŗ aigrette de trois couleurs, et que relevaient les gr‚ces de sa jeunesse, la rťgularitť de ses traits et la noblesse rťpandue dans toute sa personne; on le regarda sans songer ŗ l'imiter. Je me trompe: Baptiste cadet, qui, en son temps, fut joli garÁon aussi, se risqua ŗ endosser ce costume. Il ne le porta pas long-temps. La moindre chose irritait alors l'inquiťtude du peuple. ęComme nous traversions le Palais-Royal, le peuple, nous voyant ainsi fagotťs, me disait Talma, nous prit pour des ťtrangers, pour des Autrichiens, pour des Turcs, pour des _espions dťguisťs_. On nous avait entourťs, et l'on nous jetait dans le bassin du jardin, si le commandant d'une patrouille qui survint fort ŗ propos, nous tirant des mains des patriotes, ne nous eŻt sauvťs, en promettant sur son honneur que le commissaire chez qui l'on nous conduisit ferait de nous bonne et prompte justice. Le peuple, qui avait descendu la lanterne, attendait encore l'effet de cette promesse trois heures aprŤs qu'on la lui avait faite; mais nous ťtions sortis de lŗ en uniformes de garde nationale. Ce costume, que j'ai cťdť ŗ la direction de notre thť‚tre, ajoutait Talma, habille depuis ce jour-lŗ un des comparses dans _Robert chef de brigands_.Ľ ņ quelques modifications prŤs, c'est l'habit qui fut adoptť en 1795 pour les membres des deux conseils lťgislatifs; c'est ce froc que, le 19 brumaire, ils jetŤrent aux orties du parc de Saint-Cloud. NOTES. [1: Voir la _Vie politique et militaire de Napolťon_.] [2: Voir, au sujet des rťcits fantastiques improvisťs par le gťnťral Bonaparte, la note (_b_) du premier volume, au sujet d'un conte intitulť _Julio_, qui lui est attribuť par l'ťditeur des Mťmoires de M. _Bourrienne_.] [3: Voici le texte de ces instructions dont je possŤde encore l'original: R…PUBLIQUE FRAN«AISE. LIBERT…, …GALIT…. Au quartier-gťnťral de Montebello, le 8 prairial an V de la rťpublique une et indivisible. BONAPARTE, G…N…RAL EN CHEF DE L'ARM…E D'ITALIE, AU CITOYEN ARNAULT. ęVous voudrez bien, citoyen, vous rendre dans le plus court dťlai possible ŗ Venise, oý vous vous embarquerez avec le gťnťral Gentili pour les Óles du Levant. Vous jouirez des rations et du traitement de chef de brigade. ęVous serez spťcialement chargť: ę1į De la recherche des objets relatifs aux sciences et aux arts qui pourraient mťriter une attention particuliŤre; ę2į D'aider le gťnťral Gentili et les commissaires envoyťs par la municipalitť de Venise dans les mesures de gouvernement relatives aux Óles du Levant; ę3į De veiller aux intťrÍts de la rťpublique, soit dans la confiscation des marchandises appartenant aux Anglais et aux Russes, soit aux prises qui pourraient Ítre faites des vaisseaux de guerre montťs par les gens de l'ancien gouvernement de Venise. ęVous aurez soin de tenir un journal de toutes les opťrations relatives ŗ l'expťdition dont vous faites partie, de m'ťcrire exactement dans toutes les occasions qui se prťsenteront, et surtout de m'envoyer une description politique, gťographique et commerciale des Óles du Levant vťnitiennes. ęVous vous entendrez, du reste, avec le gťnťral Gentili; vous vous prťsenterez ŗ l'ťtat-major, qui vous fera donner la gratification de campagne de chef de brigade et vos frais de poste jusqu'ŗ Venise. ęBONAPARTE.Ľ ] [4: Voir le chap. Ier du IIe vol., page 21]. [5: LE BUCENTAURE. ęOn ignore, dit mon trŤs-cher et trŤs-regrettable confrŤre PIERRE DARU[6], je le dťsigne par les noms qu'il aimait ŗ prendre en tÍte de ses ouvrages; on ignore, dit-il, l'ťtymologie de ce nom. Les uns le font dťriver de la particule augmentative _bu_ et de _Centaure_, qui ťtait le nom d'un vaisseau fameux dans l'antiquitť; d'autres y reconnaissent le vaisseau d'…nťe, qui portait le nom de _bis Taurus_; d'autres enfin ont cru que _Bucentaurum_ n'ťtait que la corruption de _Ducentaurum_, c'est-ŗ-dire b‚timent ŗ deux cents rameurs.Ľ C'ťtait pour faire un acte de souverainetť que tous les ans, le jour de l'Ascension, le doge, entourť de toute la noblesse, sortait du port de Venise sur le _Bucentaure_, et s'avanÁait jusqu'ŗ la passe du Lido, oý il jetait dans la mer un anneau bťni, en prononÁant ces paroles: _Desponsamus te, mare, in signum veri perpetuique dominii_. (Mer, nous t'ťpousons en signe de souverainetť positive et perpťtuelle.) Mariage qui, dit je crois Voltaire, comme celui d'Arlequin, n'ťtait qu'ŗ moitiť fait, vu qu'il y manquait le consentement de la future; mariage dont les ambassadeurs de tous les souverains, et le nonce du pape lui-mÍme, en assistant ŗ cette cťrťmonie, semblaient toutefois reconnaÓtre la validitť, observe judicieusement PIERRE DARU. Cette prise de possession, dans des formes pareilles, ťtait une consťquence des paroles que, dans sa gratitude, le pape Alexandre III, qui avait trouvť un refuge ŗ Venise, avait adressťes au doge: ę_Que la mer vous soit soumise comme l'ťpouse l'est ŗ son ťpoux_Ľ, lui avait-il dit en lui donnant un anneau. Le sťnat de Venise prit le pape au mot, et les noces se firent. Tous les successeurs d'Alexandre ne reconnurent pas toutefois la lťgitimitť de ce mariage. Jules II demanda mÍme un jour ŗ l'ambassadeur de Venise oý ťtait inscrit le contrat qui dotait la rťpublique de la propriťtť du golfe Adriatique? ęIl est au dos de la donation du domaine de saint Pierre, faite au pape Sylvestre par ConstantinĽ, rťpondit JťrŰme Donato.] [6: Lisez le comte, si vous voulez.] [7: Le _Rialto_.] [8: AU G…N…RAL EN CHEF. Venise, le 17 prairial an V (5 juin 1797.) Jaloux de remplir vos intentions, j'ai cru devoir attendre la cťlťbration de la fÍte qui a eu lieu hier pour vous faire part de mon opinion sur la situation des esprits ŗ Venise. Si, dans cette occasion, l'homme public se fait un rŰle, le peuple du moins fait-il franchement le sien: lui seul se montre ŗ dťcouvert; et c'est lui particuliŤrement que je voulais ťtudier. Il ne prend aucune part active ŗ ce qui se passe ici. Il a vu tomber les lions sans donner aucune marque de joie; et, dans un peuple aussi mou, cela n'ťquivaut-il pas ŗ des marques de tristesse? L'appareil de la fÍte, la destruction des attributs de l'ancien gouvernement, la combustion du Livre-d'Or et des ornemens ducaux, n'ont excitť en lui aucun enthousiasme: quelques cris se faisaient bien entendre de temps en temps, mais encore n'ťtaient-ils prononcťs que par le petit nombre, parmi des spectateurs d'ailleurs peu nombreux. Le sentiment le plus gťnťral dans les individus de toutes les classes est l'inquiťtude. L'insuffisance du gouvernement provisoire est mÍme avouťe par lui. La municipalitť, faible et divisťe, ne se regarde pas comme suffisamment constituťe, et ses opťrations se ressentent de ce dťfaut de confiance; composťe d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques hommes trop hardis, elle donne peu ŗ espťrer, et beaucoup ŗ craindre; livrťe ŗ elle-mÍme, elle passerait facilement de son inaction actuelle au plus terrible abus de l'autoritť rťvolutionnaire. Toutes les espťrances se tournent vers vous, gťnťral. Grands ou petits, tous vous appellent: vous seul devez dťcider du sort de l'…tat, et mettre un terme aux prťtentions secrŤtes des diffťrens partis. Quelques mots relatifs ŗ l'esprit dans lequel avait ťtť disposťe la fÍte ne seront peut-Ítre pas dťplacťs ici. J'ai vu avec plaisir qu'en exposant au peuple les bienfaits de la rťvolution vťnitienne, on ne lui laissait pas oublier que c'ťtait ŗ l'ťnergie franÁaise qu'il en ťtait redevable. Les monumens de l'aristocratie ont ťtť consacrťs ŗ la reconnaissance comme ŗ la libertť. Sur l'une des colonnes de Saint-Marc, parťe des couleurs franÁaises, se lisait cette inscription: _Agli Francesi regeneratori dell' Italia, Venezia riconoscente_; et sur le revers, _Bonaparte_. Sur l'autre colonne, un crÍpe funŤbre surmontait cette autre inscription: _All' ombre delle vittime dell' oligarchia, Venezia dolente_; et de l'autre, _Laugier_[9]. Ces deux colonnes, conquises par les Vťnitiens quand, d'accord avec les FranÁais, ils s'emparŤrent de Constantinople, me rappellent qu'elles furent accompagnťes de quatre chevaux, grecs d'origine, et successivement romains et vťnitiens par droit de conquÍte. Ces chevaux sont placťs sur le portail de l'ťglise ducale; les FranÁais n'ont-ils pas quelque droit ŗ les revendiquer, ou du moins de les accepter de la reconnaissance vťnitienne? Ne serait-il pas raisonnable aussi de les faire accompagner par les lions que Morosini fit enlever au Pirťe? Paris ne peut pas refuser un asile ŗ ces pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquitť que par leur beautť. Je ne finirai pas cette lettre, gťnťral, sans vous parler de notre expťdition. On s'occupe activement de tous les prťparatifs; le gťnťral Gentili presse et travaille sans rel‚che. On dit dans ce moment que la flottille, commandťe par le capitaine Bourdť, est ŗ la vue du port. Cette arrivťe inespťrťe h‚terait sans doute notre dťpart; mais nous n'avons pas encore de certitude. Je recueille, en attendant le moment de l'embarquement, toutes les instructions qui peuvent m'Ítre utiles dans la mission que vous m'avez confiťe. J'ai trouvť quelques livres; mais la circonspection des anciens ťcrivains nous prive d'une partie des ressources que nous devrions y trouver. J'ai ťtť assez heureux pour mettre la main sur le seul Anacharsis qui fŻt peut-Ítre ici. Je fais chercher HomŤre, que je veux accoler ŗ l'Ossian de Cesarotti, dont je me suis dťjŗ pourvu. J'ai fait enfin la rencontre d'un homme instruit, qui voyageait en Italie par mission de l'Acadťmie des sciences; il sera probablement attachť ŗ l'expťdition comme mťdecin. Sous ce rapport et sous celui de savant dans plus d'une partie, il nous sera d'une grande utilitť; il se nomme _Lasteyrie_. Croyez, gťnťral, que je saisirai toutes les occasions de justifier, par mon zŤle, la confiance dont vous m'honorez; croyez aussi ŗ ma profonde reconnaissance: elle vous est aussi justement acquise que l'admiration de l'Europe au vainqueur de l'Italie. ARNAULT. AU G…N…RAL EN CHEF. Venise, le 19 prairial an V (7 juin 1797.) Tout se dispose pour le dťpart; l'arrivťe du capitaine Bourdť a levť la majeure partie des obstacles; l'article seul des vivres nous arrÍte encore. La municipalitť de Venise et les fournisseurs ont eu toutes les peines du monde ŗ se mettre en mouvement. Las de tant de lenteurs, le gťnťral Baraguey-d'Hilliers a montrť les dents: dŤs lors tout a marchť. J'ai rťdigť, de concert avec le brave gťnťral Gentili, la proclamation que nous rťpandrons en dťbarquant; j'ai t‚chť d'y rťunir un peu d'ťlťvation ŗ beaucoup de simplicitť. Les Grecs auxquels nous avons affaire ne sont pas des Euripides ou des Platons: on les dit fort simples sous quelques rapports, si doubles qu'ils soient par caractŤre. Les Vťnitiens qui servent sur la flotte montrent la meilleure volontť, ils ne dťsirent rien plus que d'Ítre commandťs par des FranÁais; et peut-Ítre, gťnťral, serait-il possible de se les attacher tout-ŗ-fait en les mettant ŗ la solde franÁaise. Cette mesure, que le gťnťral Gentili voudrait ťtendre ŗ tous les matelots des pays alliťs et de Malte mÍme, donnerait le moyen de remonter promptement la marine de la Mťditerranťe. Je n'ai rien de nouveau ŗ vous mander sur l'esprit public: il s'est montrť, dans les deux fÍtes qui ont suivi la premiŤre, tel qu'il avait paru d'abord. Les rťpublicains sont dans la haute classe: c'est ce que mon admission dans quelques maisons nobles m'a mis ŗ mÍme de juger. J'ai trouvť beaucoup de lumiŤres, beaucoup de philosophie dans plusieurs individus de cette sociťtť: je regrette que mon prochain dťpart ne me permette pas de les connaÓtre plus ŗ fond. On trouverait en eux de grandes ressources s'il ťtait question de donner une constitution particuliŤre au peuple vťnitien, qu'ils connaissent parfaitement: l'ex-provťditeur BattaÔa est un de ceux dont je veux parler. Je finis cette lettre chez le gťnťral Baraguey-d'Hilliers, oý se trouve le gťnťral Gentili. Le dťpart est dťfinitivement fixť ŗ aprŤs-demain; d'ici ŗ cette ťpoque, si je remarquais quelque chose qui fŻt digne de votre attention, je m'empresserais de vous en instruire. Agrťez l'assurance de ma reconnaissance et de mon dťvouement comme FranÁais. ARNAULT. ] [9: Capitaine d'un b‚timent dont l'ťquipage venait d'Ítre massacrť dans le port de Venise.] [10: AU G…N…RAL EN CHEF. ņ bord de _la Sensible_, le 25 prairial an V (13 juin 1797.) Les nouvelles de l'Istrie, que le gťnťral Baraguey-d'Hilliers vient de me communiquer, dťterminent le gťnťral Gentili ŗ mettre ŗ la voile sans dťlai. Vous serez surpris sans doute qu'il se soit ťcoulť trois jours entre notre dťpart et notre embarquement: la lenteur avec laquelle les provisions ont ťtť dťlivrťes en est l'unique cause. La mauvaise volontť des Vťnitiens perce de toutes parts. Rien de ce qui ťtait nťcessaire n'avait ťtť fourni; l'on n'en rťpondait pas moins aux demandes des diffťrens officiers que tout ťtait livrť et qu'il y avait dťfense de rien faire de plus pour l'expťdition. Voulait-on remonter ŗ la source de cette dťfense, tous les comitťs la dťsavouaient, et l'on en ťtait pour le temps perdu. Ce n'est qu'en parlant vertement, qu'en menaÁant mÍme, que le gťnťral Baraguey-d'Hilliers est parvenu ŗ arracher les moyens insuffisans avec lesquels nous partons. On serait tentť de conclure, en rapprochant la conduite des Vťnitiens et celle de l'empereur, qu'il y a intelligence secrŤte entre eux, et que notre expťdition pourra devenir moins facile qu'elle ne le paraissait d'abord. Comptez nťanmoins sur le zŤle des troupes et sur l'activitť prudente de celui qui les commande. La conduite du vice-amiral Tomasi[11], sur le vaisseau duquel est montť Gentili, est ŗ peine convenable. Il n'a pas eu honte de laisser notre vieux gťnťral passer la nuit sur une planche comme un mousse, sans lui offrir ni lit ni vivres. Il ne lui a rendu aucun honneur. Vous prťsumez qu'il a ťtť fortement relevť. D'Arbois[12] s'est plaint ŗ Gondolmer, et, depuis les ordres nouveaux de l'amiral vťnitien, le vice-amiral met autant de platitude dans sa conduite qu'il y avait mis d'abord d'insolence. Ces Messieurs comptaient prendre le commandement. ęJe ne recevrai l'ordre que de _la Gloria_Ľ, disait au capitaine Bourdť le commandant de _l'…ole_. ęEt votre commandant le recevra de moiĽ, rťpondit sŤchement Bourdť. Je dois, avant de terminer cette lettre, vous reprťsenter, gťnťral, que les moyens pťcuniaires donnťs au chef de l'expťdition ne sont rien moins que suffisans. Il ne peut disposer que de mille ťcus, et vous savez qu'il doit ťtablir une correspondance entre l'Italie, la Turquie et les Óles. Je n'ai rien ŗ ajouter ŗ ceci. Je tiens un journal exact de tout ce qui concerne l'expťdition: cette lettre en est l'extrait. Comptez, gťnťral, sur mon exactitude comme sur mon ťternelle reconnaissance. ARNAULT. ] [11: Capitaine de vaisseau marchand, ťlevť tout rťcemment au rang d'officier gťnťral dans la marine militaire.] [12: Chef de l'ťtat-major de l'expťdition.] [13: AU G…N…RAL EN CHEF. Corfou, le 17 messidor an V (5 juillet 1797.) Nous sommes arrivťs dans l'Óle le 9 messidor. Votre renommťe avait aplani tous les obstacles. Le peuple, qu'on avait cherchť ŗ ťpouvanter, nous a reÁus d'abord avec le silence de l'inquiťtude; les cris de joie se sont bientŰt fait entendre lorsque notre proclamation a fait connaÓtre nos principes et l'esprit de notre mission. Les Grecs ont facilement senti qu'ils gagnaient tout ŗ notre arrivťe. Soixante mille individus, asservis par une centaine de tyrans, avaient besoin que nous vinssions du bout du monde les instruire de leurs droits et les avertir de leur force. Aujourd'hui qu'ils les connaissent, tout ce qui n'est pas vťnitien abhorre non seulement l'ancien gouvernement, mais mÍme tout rapport avec la mťtropole: dites un mot, cette Óle est franÁaise. Le gťnťral Gentili s'occupe en ce moment de la crťation d'un gouvernement provisoire: il a eu la bontť de m'appeler pour l'aider dans ce travail. Le peu de connaissance que nous avons des individus m'a dťterminť ŗ proposer, pour diriger nos choix, une mesure que le gťnťral Gentili a adoptťe. Nous demandons des listes de candidats aux hommes les plus ťclairťs et les mieux intentionnťs. Les individus qui se trouvent portťs sur le plus grand nombre de listes seront ceux que nous porterons ŗ la municipalitť. Notre projet est aussi de ne composer les corps administratifs que de gens attachťs par intťrÍt ŗ la rťvolution, et d'y appeler les hommes de diffťrens rites, en raison du rapport de ces rites avec la population. Je ne crois pas qu'on puisse former plus d'une municipalitť pour l'Óle; les moyens de correspondance ne seront pas mÍme faciles avec l'arrondissement hors de Corfou. La chose la plus rare est de rencontrer ici un homme qui sache lire. Le gťnťral Gentili vous a sans doute fait part, gťnťral, de l'embarras oý nous jette la subsistance des troupes. Les rťquisitions sont impossibles: les munitionnaires sont sans fonds; la caisse ne contient que la solde de l'armťe pour deux mois. L'on a passť un marchť avec un Juif de ce pays, qui s'engage ŗ nous alimenter pour trois mois; mais une des clauses de ce marchť porte une avance considťrable de notre part sous un terme trŤs-prochain. C'est en vain que l'on a voulu recourir aux caisses publiques: non seulement nous n'y trouvons rien, mais les fermiers sont en avance avec l'ancien gouvernement. Le gťnťral a prťalablement ordonnť que les versemens fussent faits dorťnavant ŗ la caisse de l'armťe, mois par mois. Mais nos besoins sont de tous les jours, et cette mesure ne procurera que des recouvremens insuffisans. Ce n'est pas, gťnťral, que cette Óle n'offre des ressources considťrables; mais les entraves que les Vťnitiens mettaient au commerce de l'huile, qui devait avant tout Ítre portťe ŗ Venise, privaient Corfou de la majeure partie du produit de la vente de cette denrťe. Elle ťtait soumise ŗ double droit: ŗ un droit de sortie, d'abord perÁu ŗ Corfou par une douane qui constatait la quantitť exportťe par chaque b‚timent; et ŗ un autre droit de sortie, dont l'exportation de l'huile en terre ferme ťtait grevťe ŗ Venise, qui seule avait le droit de commercer librement de cette marchandise. Rendez aux habitans de Corfou la libertť absolue du commerce, en maintenant le droit de sortie qui se percevait ici, non seulement vous vous assurerez des moyens suffisans ŗ la solde des troupes et au salaire des officiers publics, mais, de plus, vous enrichirez cette Óle de l'immense bťnťfice que la mťtropole et quelques nťgocians retiraient de la seconde vente, au dťtriment de la colonie et du cultivateur. Cette opťration, ťgalement avantageuse aux FranÁais et aux habitans, semble Ítre d'ailleurs la consťquence de la libertť, qui ne peut guŤre se concilier avec la dťpendance injurieuse dans laquelle Venise tiendrait plus long-temps Corfou sous ce rapport. Si vous adoptiez cette idťe, gťnťral, la perception de ce droit serait sur-le-champ attribuťe aux receveurs des autres impositions d'aprŤs les modes dťjŗ existans. L'occupation que me donne l'ťtat de dťlabrement oý sont toutes les parties de l'administration ne m'a pas empÍchť de faire des recherches relatives aux objets soumis ŗ la confiscation; Je n'ai rien trouvť jusqu'ŗ prťsent. Il n'y a aucun magasin appartenant aux puissances coalisťes. Depuis plus d'un an, l'on n'a pas vu d'Anglais ŗ Corfou. Le consul russe y est presque aussi misťrable que le consul franÁais, et ce n'est pas peu dire. Je n'ai rien ŗ ajouter pour le prťsent aux objets contenus dans cette lettre. Mon rapport sur les arts ne sera ni difficile ni long. Cette ville ne renferme qu'un monument ťlevť, dans la citadelle, au marťchal Schullembourg, qui la dťfendit contre les Turcs: c'est sa statue pťdestre. Point de statue hors celle-lŗ; point de tableau, point de bibliothŤque: une salle de spectacle et pas d'imprimerie. La seule raretť que j'ai rencontrťe est l'ťglise de Saint-Spiridion: c'est une mine d'argent. Le peuple est superstitieux et l‚che. Le marchand de figues et le garÁon boucher sont ťgalement armťs: rien n'ťtait plus commun que les assassinats; mais la corruption de l'ancien gouvernement porte ŗ croire que leur multiplicitť pouvait Ítre ťgalement imputťe aux gouvernans et aux gouvernťs. On trafiquait ťgalement de la mort et de la vie d'un homme avec le juge et l'assassin. Saint Spiridion, qui a fait encore un miracle il y a trois semaines, en opŤre encore, moins souvent toutefois qu'un autre saint, devant lequel tout le monde est ŗ genoux ici: ce saint s'appelle _Denaro_ (l'argent). Je dois aller voir au premier jour les fameux jardins d'AlcinoŁs et la pierre sur laquelle lavait Nausicaa. Je ne sais si les princesses sont ŗ la campagne, ce qu'il y a de sŻr, c'est qu'ŗ la ville nous ne voyons guŤre que des blanchisseuses. Je ne puis terminer, gťnťral, sans vous rťitťrer mes remercimens, et pour la mission dont vous m'avez honorť, et pour les relations oý je suis avec les hommes estimables auxquels vous m'avez associť. Permettez-moi aussi de vous renouveler, ainsi qu'ŗ Mme Bonaparte, l'assurance de ma reconnaissance et de mon entier dťvouement. ARNAULT. _P. S._ Gťnťral, le gťnťral Gentili me charge de vous parler particuliŤrement de trois personnes: d'abord du citoyen d'Arbois, du service duquel il a beaucoup ŗ se louer, et pour lequel il dťsire un grade dont il a joui il y a quatre ans, le grade d'adjudant-gťnťral. Cette faveur aplanirait d'ailleurs de petites difficultťs qui s'ťlŤvent, en fait de service, entre le commandant de la place, qui, comme chef de brigade, rťpugnerait ŗ faire ses rapports au chef de l'ťtat-major, qui n'est que chef de bataillon. Les autres personnes sont le brave capitaine Bourdť, qui, par l'habiletť de ses manoeuvres, a supplťť au bon vent qui nous a toujours manquť; et le consul franÁais ŗ Corfou, que sa dťtresse et les dťsagrťmens qu'il a ťprouvťs de la part des Vťnitiens rendent dignes de considťration.] [14: AU G…N…RAL EN CHEF. Corfou, le 23 messidor an V (11 juillet 1797). Notre municipalitť est installťe depuis le 10 de ce mois; le choix que nous en avons fait a paru plaire ŗ la majoritť. Nous avions pour but de contenter toutes les classes et tous les rites; et cependant ŗ notre grand ťtonnement, cette prťcaution, qui devait assurer la tranquillitť de l'Óle, l'a troublťe hier pour quelques instans. Un prÍtre grec nous dťclare tout ŗ coup que les saints ou sacrťs canons ne lui permettent pas de prendre une place dans le gouvernement: notez en passant que ce prÍtre entretient _una ragazza_ (une fille). Il cite les conciles dans un court mťmoire, et y joint sa dťmission. La municipalitť, sur mon avis, l'accepte par respect pour la libertť de conscience; mais il en rťsulte que les Grecs, de ce qu'un de leurs prÍtres ne croit pas pouvoir siťger ŗ la municipalitť, concluent que l'archevÍque latin et les Juifs, ŗ plus forte raison, doivent s'en retirer. Par une consťquence de nos principes, nous avions nommť deux Juifs dans la municipalitť. Les esprits fermentent; des gens, connus par leur turbulence, les excitent et rťpandent quelque argent. Hier, enfin, la municipalitť se trouve investie ou plutŰt assaillie dans le lieu de ses sťances. Un mauvais sujet exige au nom du peuple, dans un mťmoire signť de lui seul, l'expulsion des Juifs. La municipalitť se tait; le prťsident ne sait que dire. Les Grecs battent les Juifs: et les Juifs, qui ne sont pas Grecs, se sauvent. On m'avertit de ce tumulte. J'y cours sans armes et accompagnť de deux FranÁais. Je n'ai jamais entendu des cris pareils: _Vivent les FranÁais! point d'Hťbreux!_ Nous marchons droit ŗ la municipalitť; cinq cents piaillards nous suivent. La municipalitť ťtait fermťe et les membres dispersťs. Il nous faut, en consťquence, rester seuls au milieu de cette populace forcenťe, criant ŗ tue-tÍte dans son jargon, et n'entendant pas un mot de notre langue. Les sťditieux demandaient non seulement que les Hťbreux, _qui, ŗ les entendre, sont des chiens_, fussent exclus du corps municipal, mais qu'il leur fŻt mÍme prescrit de ne porter la cocarde qu'au bras. J'essayai de rťpondre ŗ cette requÍte par un beau discours, oý j'expliquai que la libertť apportťe par les FranÁais ťtait un bien commun ŗ tous; qu'un Juif ne devait pas plus Ítre un chien pour un Grec qu'un Grec pour un Latin. Un gros officier vťnitien, qui prťtendait parler le grec vulgaire, me traduisait pour l'utilitť de la canaille; mais il me traduisait d'une maniŤre si inintelligible, qu'on le comprenait moins encore que moi, et que je fus obligť de dire simplement que la municipalitť allait se rassembler et rťpondrait. Cinq cents hommes occupent la place. Une patrouille de cinq soldats paraÓt enfin! je leur ordonnai de diviser le rassemblement avec le plus de prťcaution possible, et dans le fait elle y avait rťussi, quand cinquante grenadiers que j'avais requis vinrent s'emparer des postes. Il fallait rťunir la municipalitť. Je parvins ŗ dťterrer un de ses membres, que je chargeai par ťcrit, sur sa responsabilitť, de convoquer ses collŤgues sous une heure. Cependant, le gťnťral Gentili, averti, descend sur la place, fait au peuple une harangue ŗ la fois paternelle et militaire, promet protection ŗ tous les bons citoyens, et menace de faire fusiller le premier qui manquera de respect aux officiers municipaux. On se tait; je cours chercher les Juifs, que je trouve cachťs dans la forteresse; ils s'accrochent ŗ mon bras, et me suivent plus morts que vifs, en m'assurant que tout est ťcrit lŗ-haut, et qu'on ne peut fuir sa destinťe. J'invite la municipalitť, rassemblťe non sans peine, ŗ tenir dťsormais une contenance plus digne des magistrats du peuple, ŗ procťder sur l'heure ŗ la nomination d'un comitť de salut public, qui rechercherait les auteurs de la sťdition, et ŗ se confier dans la force des FranÁais. Lŗ commence la comťdie. Tous les membres voulaient des gardes: l'un parce qu'il ťtait Latin, l'autre parce qu'il ťtait Grec, l'autre enfin parce qu'il ťtait Juif. ęS'il fallait, pour vous garder, autant de braves gens qu'il y a chez vous de poltrons, rťpondis-je ŗ l'archevÍque, qui voulait pour lui seul une division tout entiŤre, l'armťe d'Italie n'y suffirait pas; d'ailleurs vous n'Ítes pas Juif.Ľ Il convint du fait, et n'en fut pas moins prťsenter sa requÍte ŗ Gentili, qui le reÁut ŗ peu prŤs comme moi. Telle est, gťnťral, l'histoire de cette grande journťe. Un des principaux instigateurs du trouble est arrÍtť; il a paru fort ťtonnť qu'un gentilhomme fŻt mis au cachot. Cet homme, nommť Danieli, est le chef d'une famille connue par son insolence et ses vexations, et qui se faisait fort de son crťdit auprŤs de l'ancien gouvernement. Le gťnťral Gentili a fait publier une proclamation dans laquelle il rappelle ce qu'il promettait dans la premiŤre, et dťclare qu'il maintiendra de toute sa force la validitť du contrat passť entre le peuple corfiote et nous le jour de notre arrivťe. Tout est calme aujourd'hui, et nous espťrons que ce mouvement sera le dernier. Ce peuple est aussi l‚che qu'ignorant. Je remplis auprŤs du corps municipal l'office de commissaire du gouvernement; je le redresse toutes les fois qu'il veut s'ťcarter de la ligne. Le secrťtaire me donne tous les jours copie du procŤs-verbal de la sťance. J'espŤre, gťnťral, que vous approuverez la conduite que j'ai tenue dans cette circonstance, et que vous voudrez bien nous faire connaÓtre au plus tŰt vos intentions sur la destinťe de Corfou. Nous ne savons si nous sommes chez des Vťnitiens ou chez des FranÁais. Veuillez aussi, gťnťral, me faire connaÓtre votre dťcision relativement au projet dont je vous ai fait part. Les besoins augmentent tous les jours, et nos ressources ŗ Zante et ŗ Cťphalonie sont aussi nulles qu'ŗ Corfou. Toutes les caisses sont vides. J'ai priť Leclerc de vous prťsenter une requÍte en mon nom. La difficultť du voyage de GrŤce me ferait prťfťrer de revenir prŤs de vous par l'Italie mťridionale. Nous ne sommes qu'ŗ vingt-cinq lieues d'Otrante. Si je pouvais vous Ítre de quelque utilitť ŗ Naples, ce serait avec un double plaisir que je ferais ce voyage. Mon sťjour ici n'est plus d'une grande utilitť, et je n'aurai plus rien ŗ faire dans les Óles du Levant quand j'aurai vu Zante et Cťphalonie. Me procurer les moyens de voir le tombeau de Virgile, dont j'ai vu le berceau, serait vous crťer de nouveaux droits ŗ ma reconnaissance, qui pourtant ne peut pas Ítre augmentťe. ARNAULT. ] [15: AU G…N…RAL EN CHEF. Corfou, le 11 thermidor an V (29 juillet 1797). Gťnťral, les principes d'insurrection qui s'ťtaient manifestťs dans l'Óle sont tout-ŗ-fait ťtouffťs. Il est probable que le clergť grec, qui les avait provoquťs, ne reviendra plus ŗ la charge. Nous avons montrť assez de sagacitť pour qu'il ne recoure plus ŗ des ruses qui dťsormais ne seraient pas impunies, et les agens qu'il a compromis, si tťmťraires ou si stupides qu'ils puissent Ítre, ont vu le danger de trop prŤs pour s'y exposer de nouveau. Le prťtexte de l'insurrection, qui devait soulever l'Óle tout entiŤre, ťtait que nous avions l'intention de nous emparer du trťsor de saint Spiridion, saint dont Corfou possŤde les reliques, et dont la chapelle est ornťe d'_ex-voto_ du plus grand prix, qui lui sont envoyťs par les chrťtiens, ou, si vous voulez, par les schismatiques grecs, non seulement de tous les points de la Turquie, mais du fond mÍme de la Russie. Le clergť grec, qui, par suite de la conformitť de croyance, est trŤs-portť pour la Russie, et voudrait voir les Óles passer sous la protection de l'autocrate, avait imaginť, pour soulever la population contre nous, de rťpandre le bruit que le _corps-de-garde_, qu'ŗ sa demande expresse j'avais fait placer ŗ cŰtť de l'ťglise de Saint-Spiridion, pour en protťger le trťsor, n'ťtait lŗ que pour enlever ce mÍme trťsor. Le massacre ou tout au moins l'expulsion des FranÁais devait prťvenir cette spoliation. Instruit ŗ temps de cette perfidie, je fis arrÍter les propagateurs de ces nouvelles, qui se dťbitaient mÍme en notre prťsence, dans les cafťs, ŗ la faveur d'un jargon que nous n'entendons pas. De plus je fis venir les desservans de la chapelle de Saint-Spiridion, auteurs de la calomnie, et j'exigeai d'eux une dťclaration qui a ťtť affichťe et publiťe dans la ville et dans toutes les parties de l'Óle. Cette mesure, jointe ŗ la fermetť que nous avons dťployťe, a tout calmť. Les complots se sont ťvanouis en fumťe, et les Grecs, qui voient que les plus forts sont aussi les plus fins, n'y reviendront plus. Le gťnťral Gentili est dans l'intention de profiter de la tranquillitť qui rŤgne dans l'Óle pour se rendre ŗ Butrinto, oý il doit avoir une entrevue avec Ali, pacha de Janina, et lier avec lui des rapports plus ťtroits. Cela ne nous sera pas d'une faible utilitť. C'est de chez Ali que nous avons tirť jusqu'ŗ prťsent l'approvisionnement de notre flotte. Il ne rťclame pas d'argent: une corvette et de la poudre en ťchange des boeufs qu'il nous a fournis et des denrťes qu'il nous fera fournir, voilŗ ce qu'il voudrait. Le gťnťral doit aller ensuite visiter les ťtablissemens que nous possťdons sur le continent, tels que Prevesa, Vonizza, Santa-Maura. Il visitera aussi les Óles de Zante, Cťphalonie, et poussera peut-Ítre jusqu'ŗ Cerigo. Il persistait ŗ vouloir qu'en son absence je me chargeasse du gouvernement gťnťral de Corfou. Cela est-il possible, gťnťral? Vous connaissez l'esprit militaire. Des militaires obťiront-ils volontiers ŗ un agent civil? Accepter cette commission, ne serait-ce pas, en me compromettant, compromettre les intťrÍts de l'expťdition? Chargť par vous d'organiser le gouvernement des Óles ioniennes, je l'ai fait le mieux que j'ai pu. La constitution que je leur ai donnťe n'est pas plus mauvaise qu'une autre, si elle n'est pas meilleure. Ma t‚che est remplie. J'ai donc insistť pour que le gťnťral Gentili ne mÓt pas mon dťvouement ŗ une plus dangereuse ťpreuve, et me permÓt de retourner auprŤs de vous. Je profiterai du dťpart de _la Junon_, qui va croiser dans l'Adriatique. Elle me descendra ŗ Otrante, d'oý je me rendrai ŗ Naples. Permettez-moi de suivre l'exemple de Lycurgue, homme de sens, qui aimait mieux donner des lois que de les faire exťcuter. DŤs qu'il faut gouverner, j'abdique. Veuillez agrťer l'hommage de mon respectueux dťvouement. ARNAULT. ] [16: Il se nommait Vidiman.] [17: Voici la traduction de cette lettre, dont l'original est en italien. AU COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT FRAN«AIS PR»S LES őLES DU LEVANT, _Le secrťtaire du comitť de salut public de la municipalitť de Corfou_. Citoyen, …lisabeth Caime Nouhiera, demeurant dans la vieille forteresse, s'ťtant prťsentťe ŗ l'ťglise de Saint-Spiridion pour faire l'offrande d'un cierge: ęMa chŤre, lui dit le sacristain ŗ qui elle le remit, gardez cela, tout est perdu. Les FranÁais sont venus hier peser ici l'argenterie de l'ťglise; demain, ils l'emporteront.Ľ Cette femme, affligťe et effrayťe, rťpŤte ce propos ŗ qui veut l'entendre. Je crois devoir vous avertir en outre, citoyen, que les desservans du saint sont en possession de celle des clefs de la ch‚sse qui ťtait entre les mains du baile, et qui devrait Ítre remise ŗ la municipalitť. Salut et fraternitť. Des bureaux du comitť, le 3 thermidor, an 1er de la libertť corcyrťenne. Loverdo. J'ignore si le signataire de cette lettre est l'officier gťnťral inscrit encore aujourd'hui sous ce nom sur l'ťtat de l'armťe franÁaise.] [18: _M. de Lalande_. Presque aussi cťlŤbre comme astronome que comme athťe, c'ťtait le savant le plus laid de son siŤcle. Peut-Ítre est-ce ŗ l'humeur que cela lui donnait qu'on doit attribuer son athťisme. Si violente que fut sa rancune contre Dieu, il faut convenir qu'elle ťtait motivťe. Comme il la manifestait en toute occasion, et qu'un jour, dans une sociťtť illustre, une querelle des plus vives s'ťtait engagťe ŗ ce propos entre lui et Delille de Salle, qui tenait pour l'opinion opposťe et appelait Dieu son _auguste client_, un confrŤre d'opinion neutre demanda qu'on mit fin ŗ ces dťbats en dťcidant que, dans cette sociťtť, _il ne serait plus question de Dieu, soit en bien soit en mal_. _M. de Lalande_ ťtait d'ailleurs digne d'estime; la science lui a des obligations tant pour les travaux qu'il a faits que pour ceux qu'il a fait faire. Il a fondť un prix annuel pour l'auteur de l'_observation la plus intťressante_, ou du _Mťmoire le plus utile aux progrŤs de l'astronomie_. Il mangeait les araignťes, mais il secourait les hommes; et tous les ans, ŗ la semaine sainte, il se faisait lire la _Passion_, qu'il n'entendait pas sans un profond attendrissement. On croit que c'est ŗ son sujet que fut composť le quatrain suivant: Un jour qu'il avait du courage, JťrŰme, en voyant son portrait, Disait: Dieu doit Ítre bien laid, Si l'homme est fait ŗ son image. ] [19: AU G…N…RAL EN CHEF. Corfou, le 28 messidor an V (16 juillet 1797). Tout est tranquille depuis que j'ai eu l'honneur de vous ťcrire. Les chefs du seul mouvement qui ait eu lieu ici sont encore en prison: ils en sortiront aprŤs avoir passť ŗ une commission militaire, qui n'attend que le rapport pour commencer. Nous plantons aujourd'hui l'arbre de la libertť. Le pavillon tricolore remplacera partout le lion, que l'on doit brŻler solennellement sur la grande place. Le peuple montre la plus grande joie et un vťritable attachement pour les FranÁais. Je vous ai fait part, dans ma correspondance, de l'ťtat de dťnŻment oý nous nous trouvions. Nous ne saurions oý donner de la tÍte, si la municipalitť de Venise, ou plutŰt la Providence, ne nous avait envoyť quelques secours. Une somme mťdiocre, destinťe ŗ l'acquittement d'une dette, se verse en ce moment, par ordre du gťnťral Gentili, dans la caisse de l'armťe; mais cette ressource n'est que prťcaire. L'escadre de l'amiral Bruťys, qui croit devoir attendre de nouveaux ordres dans la rade de Corfou, nous ronge et nous jettera incessamment dans un embarras pire que celui dont nous avons cru un moment sortir. Veuillez donc, gťnťral, vous occuper de nos besoins, et vous rappeler que c'est de la terre ferme seulement que nous pouvons tirer nos ressources. J'ai fait, il y a trois jours, une descente sur les cŰtes de l'…pire. Les Vťnitiens avaient un petit ťtablissement prŤs des ruines de l'ancienne Buthrote, que j'ai parcourues dans tous les sens. Si ces ruines sont peu prťcieuses, au moins ont-elles le mťrite d'Ítre environnťes d'un lac d'eau douce, dont la pÍche appartient au gouvernement, et est affermťe ŗ son profit. Les Albanais, anciens sujets des Vťnitiens, sont venus s'offrir aux FranÁais; et, ce qui nous a paru plus plaisant encore, les Albanais, sujets des Turcs, et des Turcs mÍmes, nous ont pressťs de les adjoindre ŗ la rťpublique. La Morťe tout entiŤre est dans cette disposition. Je compte, avant de partir de Corfou, faire une tournťe dans l'Óle, et la parcourir dans tous les points. Veuillez, gťnťral, faire droit ŗ ma premiŤre requÍte, et me mettre ŗ mÍme de vous prťsenter incessamment mon journal et les nouvelles assurances d'une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie. ARNAULT. ] [20: AU G…N…RAL EN CHEF. Corfou, le 3 thermidor an V (21 juillet 1797). D'aprŤs l'ťvaluation faite des fonds versťs par les commissaires vťnitiens dans la caisse de la division, le gťnťral Gentili a eu ŗ disposer de la somme de sept cent mille francs ŗ peu prŤs. Voici l'emploi que l'on en a fait par son ordre. Une somme de trois cent soixante mille francs a ťtť mise d'abord ŗ la disposition des administrateurs des vivres, sauf ŗ eux ŗ en compter. Cette somme fait face ŗ l'arriťrť, et assure pour deux mois la subsistance de l'armťe et de la division maritime attachťe particuliŤrement ŗ l'expťdition. Eu ťgard ŗ la nťcessitť oý la flotte de Toulon se trouvait d'attendre ici vos ordres dťfinitifs, le gťnťral, forcť de fermer les magasins de terre aux marins qui nous dťvoraient, a mis entre les mains du contre-amiral une somme de cinquante mille fr., dont ce dernier s'est rendu comptable. Une autre somme de cent soixante-dix mille francs est mise en rťserve pour payer pendant deux mois les troupes franÁaises et vťnitiennes. Soixante mille francs de plus sont destinťs ŗ faire face aux dťpenses extraordinaires, ŗ celles des hŰpitaux, et aux besoins particuliers du gťnťral. Le reste s'emploie dans ce moment ŗ la liquidation de la dette vťnitienne. Un comitť, composť de FranÁais et des commissaires vťnitiens, examine les titres des crťances, qui sont acquittťes par le payeur sur les ordonnances du gťnťral. Les matelots et les soldats sont exactement payťs. Quant aux officiers de mer, l'on a arrÍtť qu'on s'acquitterait avec eux en traites sur Venise, qui est encore redevable envers cette Óle d'une somme de trois mille sequins. Ces mesures, agrťables au peuple autant qu'avantageuses ŗ l'armťe, ne contribuent pas peu ŗ consolider la tranquillitť dont nous jouissons. Les hommes les moins ťclairťs, les villageois, classe plus opini‚trement attachťe ŗ l'ancien gouvernement, qui pourtant pesait plus particuliŤrement sur elle, commencent ŗ reconnaÓtre les avantages du nouveau. Le scrupule avec lequel nous observons tous les engagemens contractťs par notre premiŤre proclamation, la conduite des chefs et des subalternes, l'administration rťellement paternelle du gťnťral, nous concilient tous les esprits, et nos ennemis sont en si petit nombre qu'ils ne peuvent ni se cacher dans la foule ni nous nuire. Le voeu gťnťral appelle ici le gouvernement franÁais. Je crois, dans le fait, gťnťral, qu'il serait aussi avantageux pour la France de s'acquťrir les Óles, qu'avantageux pour les Óles d'Ítre protťgťes par les FranÁais. Le commerce rťciproque y gagnerait. Nous nous assurerions la propriťtť de l'Adriatique et la domination de l'Archipel, et le nťgoce du Levant ne serait plus exposť aux pirateries des Barbaresques et des Turcs, contre lesquels les habitans des Óles n'espŤrent aucune protection de la rťpublique vťnitienne. La municipalitť marche ŗ merveille; elle est instituťe de maniŤre ŗ ne pouvoir faire le mal et ŗ l'empÍcher. Les tribunaux rendent la justice d'aprŤs les nouvelles formes: ils ne dťsemplissent pas. Les sectateurs des diffťrens cultes vivent, si ce n'est en bonne intelligence, du moins sans querelles. Je crois, vu l'ťtat des choses, pouvoir regarder ma prťsence ici comme inutile. Ma santť s'altŤre, gťnťral, et je sens que je ne supporterais pas impunťment plus long-temps l'extrÍme chaleur ŗ laquelle nous sommes exposťs. J'ai priť le gťnťral Gentili de me permettre de retourner auprŤs de vous. Je pars au premier jour, pour Naples, oý je sťjournerai quelque temps; je me rendrai de lŗ ŗ Rome, puis ŗ Florence. Je continuerai ŗ vous instruire exactement de tout ce que je croirai digne de votre attention, et ŗ m'occuper de la recherche de tous les objets utiles aux arts, recherche vaine jusqu'ici. J'espŤre que mon journal, qui jusqu'ŗ prťsent n'est qu'un procŤs-verbal fort sec, s'enrichira ŗ mesure que je m'approcherai de l'ancienne capitale du monde. Le gťnťral Gentili, dont je ne puis trop me louer, voudrait me charger du gouvernement de l'Óle pendant son voyage ŗ Cťphalonie; mais cette t‚che excŤde ma mission et mes forces. Je l'ai priť de confier l'autoritť ŗ des mains plus habiles, et de ne pas retarder si tristement le bonheur que j'aurai ŗ parcourir cette terre des hťros, oý l'on n'en connaÓt plus qu'un; ŗ admirer cette Rome que vous n'avez pas voulu prendre, et ce Capitole oý vous n'avez pas daignť monter. ARNAULT. ] [21: _Gissante_, du latin _jacens_. Ce mot, dont la prononciation rappelle l'ťtymologie, s'ťcrit pourtant avec une seule _s_, ŗ laquelle on doit donner la valeur d'une _s_ double, bien que placťe entre deux voyelles, cette _s_ doive avoir la valeur d'un _z_; aussi nombre de gens la lui donnent-ils. Si des FranÁais s'y trompent, comment des ťtrangers ne s'y tromperaient-ils pas? Pour trancher cours ŗ ces difficultťs, nous avons cru devoir ťcrire _gissante_ comme on ťcrit _gissement_, autre dťrivť du verbe _gir_, dťrivť de _jacere_. En cela nous satisfaisons ŗ tous les intťrÍts, sans mÍme nous permettre une innovation. _Gissant_ s'ťcrivait jadis comme nous l'ťcrivons ici; tťmoin l'ťpitaphe d'Antoine de Bourbon, pŤre de notre Henri IV, pŤre qui ne valait pas son fils. Ce prince, dťconsidťrť par son indťcision, mourut d'une blessure qu'il reÁut au siťge de Rouen pendant qu'il _s'amusait_, comme dit Sganarelle, _ŗ expulser le superflu de la boisson_. Un poŽte du temps composa ce distique, qui rappelle cette circonstance peu hťroÔque: Ami FranÁais, le prince ici _gissant_ Vťcut sans gloire et mourut en... Nous nous prťvalons de l'exemple de Jean-Jacques pour achever ce vers, qui rime aussi richement que possible avec celui qui le prťcŤde. Nous invitons les lexicographes ŗ ne pas oublier cet exemple; il est de quelque autoritť dans la question.] [22: De guide.] [23: AU G…N…RAL EN CHEF. Naples, le 2 fructidor an V (19 aoŻt 1797). Gťnťral, je suis ici depuis quelques jours. Je n'ai pas voulu vous ťcrire avant d'avoir eu le temps de bien connaÓtre les vťritables dispositions de la cour de Naples ŗ notre ťgard: elles ne sont rien moins que bienveillantes; cela se manifeste jusque dans les plus petites circonstances. Je dťbarquai d'abord ŗ Otrante. Muni d'une patente du consul de Naples, laquelle constatait que les Óles ťtaient exemptes de toute contagion, je croyais qu'on m'accorderait la pratique sans difficultť. Je m'abusais. Le bureau de santť me dťclara que je ne pourrais communiquer avec la terre qu'aprŤs avoir fait une quarantaine dont la durťe serait dťterminťe par le ministŤre napolitain, ŗ qui on allait en ťcrire. La contagion que l'on craignait n'ťtait pas celle dont j'ťtais reconnu exempt. Voyant qu'il me fallait attendre au lazaret la rťponse de Naples, et le lazaret d'Otrante ťtant plus ťpouvantable qu'une prison, je me suis fait transporter ŗ Brindisi, oý l'on vient d'en construire un qui est fort propre et fort ťlťgant. Il a servi de palais ŗ la cour de Naples pendant le sťjour que le roi a fait dans cette ville il y a quelques mois. Arrivť lŗ, j'ai dťpÍchť au gťnťral Canclaux, notre ambassadeur, un exprŤs, qui, dix jours aprŤs, m'a rapportť le passeport et les permissions dont j'avais besoin pour me rendre ŗ Naples en poste. En qualitť de commissaire du gouvernement franÁais, j'ťtais recommandť ŗ tous les gouverneurs des villes, et particuliŤrement ŗ M. Marulli, qui a ťtť envoyť dans ces provinces avec une petite armťe, pour les purger des brigands dont elles sont infestťes. Ce gťnťral m'a fort bien reÁu, et m'a dťlivrť un ordre pour avoir des escortes. Passť Barletta, il a fallu toutefois s'en passer: c'est lŗ pourtant qu'elles sont vraiment nťcessaires. On ne traverse pas les Apennins tranquillement, mÍme en plein jour. Nous les avons traversťs de nuit sans faire de mauvaises rencontres. Votre fortune nous protťgeait. Il faisait jour encore quand je suis passť prŤs de Cannes. En voyant les bords de l'Aufide et cette plaine ŗ jamais signalťe par la victoire, ce n'ťtait pas ŗ Annibal seulement que je pensais. Je ne dois pas oublier de vous dire, gťnťral, qu'ŗ Monopoli, j'ai ťtť obligť de m'arrÍter six heures pour faire raccommoder ma voiture, qui s'ťtait rompue contre les dťbris de la _voie Appienne_, sur lesquels nous avons roulť un moment. Le gouverneur de la ville a voulu que je quittasse l'auberge, et que je vinsse passer chez lui le temps qu'exigeait la rťparation. Il m'a fallu mÍme, bon grť mal grť, y accepter ŗ souper; mais ces civilitťs n'avaient rien d'affectueux; et comme les habitans regardaient avec une curiositť mÍlťe de quelque admiration le seul FranÁais qui, depuis vos victoires, ait traversť la Pouille, je pense qu'on usait de ce procťdť surtout pour m'empÍcher d'entrer en communication avec ces bonnes gens, et que la politique y avait autant de part que la politesse. Les esprits, en effet, sont trŤs-favorablement disposťs pour nous dans ces contrťes. ņ Venosa, pendant que je changeais de chevaux, des bourgeois, sachant que j'ťtais envoyť par le gťnťral Bonaparte, sont venus me complimenter, m'ont forcť d'accepter des rafraÓchissemens, et ne m'ont laissť partir qu'aprŤs avoir fait tous les voeux possibles pour que mon voyage fut heureux. Il l'a ťtť. AprŤs trois jours de fatigues, je suis arrivť dans la capitale. Je loge au bord de la mer, dans un hŰtel tenu par un FranÁais. De lŗ ma vue embrasse le golfe dans toute son ťtendue. ņ ma gauche le Vťsuve et Herculanum, ŗ ma droite le Pausilippe et le tombeau de Virgile, devant moi l'Óle de Caprťe et les ruines du palais de TibŤre: voilŗ le spectacle qui s'est offert ŗ mes yeux au lever du soleil, quand j'ai ouvert ma fenÍtre pour contempler Naples, oý j'ťtais entrť de nuit. Mon premier soin a ťtť d'aller rendre visite ŗ notre ambassadeur. C'est un homme recommandable ŗ plus d'un titre. Personne ne sait mieux que vous, gťnťral, ce qu'il vaut comme militaire; mais a-t-il autant de valeur comme diplomate? Monge paraÓt en douter. Des maniŤres distinguťes, de la droiture d'esprit, sont sans doute des qualitťs prťcieuses dans un homme chargť des fonctions qu'il remplit ici; mais a-t-il assez de pťnťtration pour dťmÍler, ŗ travers leurs dťmonstrations, les dispositions des gens auxquels il a affaire? Le vieil Acton est un ministre bien rusť, pour ne pas dire plus. La reine n'est notre amie que de nom, et le roi, qui nous hait moins, est nul. Il est ťvident pour tout le monde, notre ambassadeur exceptť, que, forcťe de recevoir un envoyť de la rťpublique franÁaise, la cour de Naples s'ťtudie ŗ contre-balancer, par la condition subalterne oý elle s'efforce de le maintenir, l'effet que sa prťsence ici pourrait produire sur le peuple, qui n'est pas si indiffťrent qu'on le dit ŗ la libertť. Toutes les prťvenances sont pour le ministre d'Angleterre. On ne laisse guŤre ŗ celui de France que ce qu'on ne peut pas lui Űter; et, chose singuliŤre, il semble ne pas s'en offenser; il semble mÍme plus occupť de complaire ŗ la cour de Naples que de contenter le gouvernement de Paris. Tiendrait-il plus ŗ sa place qu'ŗ l'honneur de sa place? Au reste, si l'ambassadeur manque d'ťnergie, on ne peut faire ce reproche au secrťtaire de lťgation; peut-Ítre celui-lŗ pŤcherait-il par l'excŤs contraire. Le citoyen Trouvť, qui remplit ce poste, oý il a ťtť portť sur la proposition du directeur LarťveillŤre-Lťpeaux, est un des rťpublicains les plus fermes et les plus chauds qu'on puisse rencontrer. Soit comme journaliste, soit comme poŽte, il n'a consacrť sa plume qu'ŗ la libertť. Comme journaliste, il a rťdigť _le Moniteur_ pendant plusieurs annťes; et comme poŽte, il a composť une tragťdie sur la mort d'_AncastroŽm_, et une autre tragťdie sur la mort de _Pausanias_. Voilŗ ce qu'on peut appeler des tragťdies rťpublicaines! Dans la derniŤre, il fait allusion ŗ la tyrannie de Robespierre, quoique celui-ci n'ait jamais tirť une ťpťe. N'importe. S'il n'y a pas paritť de condition entre ces deux tyrans, du moins y a-t-il paritť de situation. Cela ne suffit-il pas? Les rois n'ont pas d'ennemi plus implacable que le citoyen Trouvť. Il est fait pour aller trŤs-loin, si la rťpublique se consolide bien entendu; car il lui serait impossible de s'arranger de tout autre gouvernement. Sans Ítre aussi grand rťpublicain que lui, gťnťral, je me crois tout aussi bon FranÁais, et je vous rťponds de soutenir en toute occasion l'honneur de ce nom, que vous avez tant agrandi. Le citoyen Kreutzer, qui a ťtť envoyť dans ce royaume par la commission des arts pour visiter les ťtablissemens de musique et faire des acquisitions dans le but de complťter la bibliothŤque du Conservatoire de Paris, doit retourner au premier jour ŗ Rome. Je le chargerai d'une lettre, qui sera le complťment de celle-ci, et contiendra les observations qu'un plus long sťjour dans cette ville me permettra de vous communiquer avec plus de confiance. Agrťez, gťnťral, l'expression de mon respect et de mon dťvouement. ARNAULT. ] [24: Suťtone, _in vita Vespasiani_.] [25: Nelson.] [26: Cette lettre dont j'ai perdu la copie ne peut se retrouver que dans les archives du ministŤre des relations extťrieures, ŗ qui le gťnťral en chef la renvoya, comme le constate la lettre suivante: AU MINISTRE DES RELATIONS EXT…RIEURES. Passeriano, le 27 fructidor an V. Je vous envoie, citoyen ministre, une lettre que je reÁois du citoyen Arnault. La cour de Naples est gouvernťe par Acton. Acton a appris l'art de gouverner sous Lťopold ŗ Florence, et Lťopold avait pour principe d'envoyer des espions dans toutes les maisons pour savoir ce qui s'y passait. Je crois qu'une petite lettre de vous ŗ Canclaux, pour l'engager ŗ montrer un peu plus de dignitť, et une plainte ŗ Acton sur ce que les nťgocians franÁais ne sont pas traitťs avec ťgard, ne feraient pas un mauvais effet. BONAPARTE. (_Extrait de la correspondance de l'armťe d'Italie_.)] [27: _Ranieri Calsabigi_, poŽte dramatique, consacra, comme Apostolo-Zeno et comme Mťtastase, son talent ŗ la scŤne lyrique. Il a composť, sous le titre d'_azione teatrale_, de _dramma_ ou de _tragedia per musica_, six ouvrages pour le thť‚tre italien: _Orfeo e Euridice_, _Alceste_, _Paride e Elena_, _le Danaidi_, _Elvira_, _Elfrida_. Ces diverses piŤces ont servi de thŤme aux plus grands compositeurs du dix-huitiŤme siŤcle, et plusieurs d'entre elles ont ťtť adaptťes au thť‚tre de notre opťra. Tels sont _Orphťe_ et _Alceste_, opťras composťs d'abord sur des paroles italiennes par Gluck, qui a mis aussi en musique le _Paride_. La tragťdie des _DanaÔdes_, oý _Salieri_ se montre tour ŗ tour rival de Gluck et de Sacchini, est calquťe sur les _Danaidi_ de _Calsabigi_. L'_Elvira_ et l'_Elfrida_ avaient ťtť faites pour PaŽsiello. Je ne connais que le dernier de ces deux opťras. J'ai entendu peu de musique aussi mťlodieuse et aussi touchante que celle de l'_Elfrida_; et je n'en ai pas entendu de plus simple. _Calsabigi_ mťrite la place honorable qu'il occupe parmi les auteurs lyriques. Habilement coupťs, ses drames sont ťcrits avec la mollesse que rťclame le genre, sans manquer toutefois d'ťnergie quand la situation l'exige; son style est ťlťgant et pur. Nourri des modŤles que nous ont laissťs les anciens, et simple comme eux dans ses compositions, ce poŽte reproduit souvent avec succŤs leurs traits les plus heureux. On reconnaÓt quelque chose d'Horace dans ces vers d'_Elfrida_. Di furor per me s'accenda, Arda il volto de' tiranni; Alle pene ed agli affanni Mi condanni il mondo il ciel: Frema il mar, tremi la terra, » tranquilla un' alma forte: Non vacilla in faccia a morte Core intrepido e fedel. Ces stances par lesquelles Orphťe dťplore la mort d'Eurydice mťritent aussi d'Ítre citťes. I. Chiamo il mio ben cosi Quando si monstra il di Quando s'asconde. Ma oh vano il mio dolor! L'idolo del mio cor Non mi risponde. II. Cerco il mio ben cosi, In queste ove mori Funeste sponde. Ma, sola al mio dolor PerchŤ connobe amor L'eco risponde. III. Piango il mio ben cosi Se il sol indora il di Se va nell' onde. Pietoso al pianto mio Va mormorando il rio E mi risponde. C'est sur ces vers, inspirťs par Virgile et parodiťs par M. Molines, que Gluck a soupirť l'air: _Objet de mon amour_, air qui ne saurait vieillir pas plus que le coeur humain. _Calsabigi_ ťtait dťjŗ mort quand j'arrivai ŗ Naples. On a recueilli en deux volumes ses oeuvres, qui renferment, indťpendamment de ses ouvrages dramatiques, quelques dissertations judicieuses.] [28: Je retrouve dans mes paperasses la dissertation suivante dont les principaux documens m'ont ťtť fournis par le chevalier _De Angely_, Napolitain recommandable ŗ plus d'un titre, et versť dans tous les genres d'ťrudition; qu'on me permette de la reproduire dans la forme sous laquelle elle a ťtť publiťe dans un journal ťtranger: SUR POLICHINELLE. Tout le monde connaÓt Polichinelle, on sait qu'il vit, mais c'est tout; on ne s'inquiŤte guŤre d'en savoir davantage. Son histoire mťrite pourtant qu'on s'en occupe. Quand un individu fixe sur lui l'attention, et ŗ plus forte raison l'admiration publique, il n'est pas indiffťrent de savoir d'oý il vient et de quels parens il sort, soit pour le louer d'avoir soutenu l'honneur d'une race illustre, soit pour le fťliciter d'avoir appelť la gloire sur une famille ignorťe avant lui. Polichinelle est d'origine napolitaine, je le savais; mais j'ignorais ŗ quelle province il appartenait, et ŗ quelle ťpoque il ťtait apparu pour la premiŤre fois sur la scŤne du monde. J'avais consultť Bayle, Morťri, Montfoncon, le nobiliaire du pŤre Anselme, le dictionnaire de la Fable, le dictionnaire de la Bible, la Biographie universelle, peine inutile! Mes recherches sur cet objet ne me conduisaient ŗ rien. De guerre lasse, je me disposais ŗ sortir de la bibliothŤque royale oý cet intťrÍt m'avait conduit, quand un personnage dont la physionomie sťrieuse portait cependant je ne sais quel caractŤre de malice, et qui prenait des notes ŗ cŰtť de moi, m'adressa une question, ŗ quel propos? n'importe. Remarquant que cet homme, qui ne prononce pas aussi correctement qu'il s'exprime, avait un certain accent ťtranger, l'accent italien, et lui ayant entendu dire qu'il ťtait de l'acadťmie _des Arcades de Rome_, je prťsumai qu'il pourrait me donner satisfaction sur l'objet qui m'occupait; je ne me trompais pas. ę--L'origine de Polichinelle, me rťpond-il, est plus ancienne que celle des plus nobles familles de l'Europe, et elle se prouve par des monumens plus authentiques encore que ceux dont celles-ci se prťvalent. ęLes ťrudits ne sont pourtant pas tous d'accord sur ce point, tout incontestable qu'il me paraisse. Exposons leur opinion avant de vous donner la mienne. ęVous avez sans doute entendu parler de l'abbť Galiani qui fut homme d'esprit, quoique ťrudit, ou ťrudit, quoique homme d'esprit. Il est du nombre de ceux qui prťtendent que Polichinelle n'est qu'un homme nouveau. Dans un ouvrage trŤs-original, qui a pour titre _del Dialetto Napolitano_, du patois napolitain, ce docte veut que Polichinelle, dont c'est la langue primitive, ne soit qu'un paysan qui pendant les vendanges parcourait les environs de Nola avec une troupe de paysans ivres comme lui, divertissant les passans par ses quolibets et par ses bouffonneries. Ainsi la farce et la tragťdie auraient la mÍme origine, et Polichinelle aurait commencť comme Eschyle. ęIl y a bien quelque chose de vrai lŗ-dedans quant au fait; mais quant ŗ l'ťpoque il y a erreur. Que de siŤcles cette opinion n'enlŤve-t-elle pas ŗ l'antiquitť de Polichinelle qui, si elle s'accrťditait, pourrait ŗ peine entrer dans un chapitre noble d'Allemagne! ęLes philosophes du dernier siŤcle, avec lesquels Galiani ťtait intimement liť, avaient introduit dans la critique de l'histoire un scepticisme qui en dťtruisait le merveilleux. Polichinelle n'est pas le seul personnage important ŗ qui cette manie, introduite par Bayle et propagťe par Voltaire, ait portť prťjudice, et puis il n'est pas rare de voir un homme d'esprit se faire le dťfenseur d'un paradoxe dans l'unique intention de briller. ęNous fondant sur des preuves irrťfragables, nous dťfendrons, nous, les droits que le caprice d'un abbť conteste ŗ Polichinelle, et nous espťrons nous en tirer ŗ notre honneur. ęLe Polichinelle napolitain, mon cher Monsieur, descend en droite ligne d'un histrion antique connu sous le nom de _Mimus Albus_, l'histrion blanc, nom qu'il tenait de son costume qui, jadis, comme aujourd'hui en Italie, ťtait aussi blanc que l'habit de votre Gille. ęEn 1797, dans une fouille faite ŗ Rome prŤs de l'Esquilin, on trouva une statue de bronze reprťsentant un ancien mime masquť, qui avait, disent les archťologues, _in utroque oris angulo sannś_, aux deux coins de la bouche des grelots _seu globuli argentei_, ou des globules d'argent; de plus il ťtait _gibbus in pectore et in dorso_, bossu par devant et par derriŤre, _in pedibusque socci_, et il ťtait chaussť d'un brodequin. ęAux bosses prŤs, que n'a pas conservťes notre Polichinelle (c'est un Napolitain qui parle), n'est-ce pas lŗ son portrait physique? On retrouve aussi son portrait moral dans celui qu'Apulťe fait du mÍme personnage _in Apologia_, dans son Apologie; il l'y appelle _maccum_, mot qui au sens de Juste Lipse, jadis professeur ŗ Louvain, signifie _bardum_, un balourd, _fatuum_, un sot, _stolidum_, un imbťcile. Nos Polichinelles modernes sont-ils autre chose? ęLe _Mimus Albus_ jouait un rŰle important dans les _Atellanes_, espŤce de comťdie particuliŤre aux anciens Romains, et qui ťtait pour eux ce que sont pour vous les _farces_. Ses fonctions dans les _Atellanes_ ťtaient de faire rire les spectateurs par sa mise ridicule, ses grimaces, ses contorsions et ses saillies, tantŰt licencieuses et tantŰt satiriques. _Homines absurdo habitu oris, et reliqui corporis cachinnos ŗ natur‚ excitantes_. Il ťtait originaire d'Atella, ville du pays des Osques, laquelle ťtait placťe entre Naples et Capoue, et qui se vantait d'avoir ťtť le berceau des Atellanes. Or cette ville, qui existe encore, se trouve dans le voisinage d'Acerra, patrie du Polichinelle moderne. N'est-il pas ťvident que celui-ci n'est que le _Mimus Albus_ ressuscitť? ę--Sans contredit, _signor_, rťpondis-je ŗ cet acadťmicien. Mais comment le _Mimus Albus_, l'histrion blanc, a-t-il reÁu le nom de Polichinelle? Cette question me semble un peu plus difficile ŗ rťsoudre que la premiŤre. ę--Point du tout, me rťpliqua l'historiographe de Polichinelle: l'ťtymologie du nom de Polichinelle, que nous appelons _Pullicinella_, n'est pas plus difficile ŗ trouver que la gťnťalogie de sa personne; j'espŤre vous en convaincre. ęMais poursuivons. J'ai omis de citer ŗ l'appui de mon opinion sur l'origine de Polichinelle une assertion de M. Schlťgel qui, dans la circonstance, peut faire autoritť, puisqu'il ne s'agit pas ici de goŻt. Notez qu'il affirme, dans son Cours de littťrature, avoir vu sur quelques uns de ces _vases campaniens_, plus connus sous la fausse dťnomination de _vases ťtrusques_, des figures grotesques et masquťes, portant des pantalons ŗ larges plis, et une veste ŗ manches, ce qui leur compose un habillement tout-ŗ-fait ťtranger aux Grecs et aux Romains. N'est-ce pas lŗ le costume du Polichinelle napolitain? Notez qu'il affirme aussi avoir trouvť dans les fresques de PompeÔ la figure d'un mime antique parfaitement ressemblante au Polichinelle de nos jours. ę--D'aprŤs ces autoritťs, rťpondis-je, je tiens Polichinelle pour antique; mais il n'en peut pas Ítre ainsi de son nom: ce nom n'est pas aussi vieux que sa personne. Polichinelle ne peut pas Ítre un nom latin. ę--C'est ce qui vous trompe, me repartit l'Arcadien. Ce nom est latin, trŤs-latin, tout aussi latin que le nom par lequel Horace et Virgile dťsignaient un poulet. ę--Un poulet, m'ťcriai-je, s'appelait _pullus gallinaceus_ dans la langue du siŤcle d'Auguste, _in sterquilinio dum quśrit escam pullus gallinaceus_, dit le fabuliste. Or, je ne vois guŤre plus de rapport entre _pullus gallinaceus_ et _pullicinella_ qu'entre _Alfana_ et _equus_, que des ťtymologistes font dťriver l'un de l'autre. ę--Distinguons, rťpliqua le savant; le poulet s'appelait aussi en latin _pullicenus_, dans la langue du siŤcle de Dioclťtien, si ce n'est dans celle du siŤcle d'Auguste. Lampride dit en parlant de la passion d'Alexandre SťvŤre pour les oiseaux, et elle ťtait grande puisqu'il comptait vingt mille ramiers dans sa voliŤre, indťpendamment des paons, des faisans, des poules; des canards et des perdrix qu'il faisait ťlever; Lampride dit que pour que cette manie impťriale ne fŻt pas onťreuse au public, ce prince y satisfaisait par la vente de ses oeufs, de ses poulets et de ses pigeonneaux: _ex ovis_ et _pullicionis_ et _pipineonibus_ (_Lamp. in vita Alex. Sev., cap. 41_). N'y a-t-il pas plus que de l'analogie entre _pullicenus_ et _pullicinella_? Ce dernier mot ne parait-il pas Ítre un diminutif du premier? Aussi ces archťologues prťtendent-ils que ce nom fut donnť au _Mimus Albus_ en raison de la conformitť de son nez saillant et crochu avec le bec des gallinacťes. ę_Pullicinellś speciatim excellant adunco prominenteque naso, rostrum pullorum imitante._ ęCette conformitť est frappante surtout entre le nez de Polichinelle et le bec du dindon, _gallus Indicus_. Mais le dindon n'est connu que _depuis l'institution des jťsuites_, dont la cťlťbritť est bien plus jeune que celle de Polichinelle. ęLes mÍmes archťologues affirment aussi que _pullicinella_ n'est qu'une traduction du mot _maccus_, qui signifiait dans le jargon des Osques ce que signifiait l'autre mot dans le jargon campanien, ŗ qui le patois napolitain l'a empruntť. _Maccus in vetere linguŠ osc‚_ et _Pullicinella, vox italica ex dialecto Campaniś deducta unum et idem sunt._ ę--Je suis obligť d'en convenir, cette ťtymologie est tout-ŗ-fait plausible. Le Polichinelle du midi est un vieux citoyen romain. Mais le Polichinelle du nord, si diffťrent du vŰtre par son costume, par sa taille et par sa figure, par sa face enluminťe, par son habit bariolť, par ce chapeau ŗ deux cornes, d'oý sort une pyramide, et par sa double bosse, notre Polichinelle, dis-je, est-il autre chose qu'un badaud de Paris? L'invention de ce bouffon-lŗ est ťvidemment moderne. Ne nous la contestez pas. ę--J'en suis au dťsespoir, reprit mon ťrudit, mais je ne puis mÍme vous concťder l'honneur de l'avoir crťť. Le type de votre Polichinelle ne se reconnaÓt-il pas dans la figure grotesque que M. Schlťgel a dťcouverte sur les murs de PompeÔ? ne se reconnaÓt-il pas dans le personnage figurť sur le vase extrait des fouilles faites ŗ l'Esquilin? Rappelez-vous que ce personnage est _gibbus in pectore et in dorso_, c'est-ŗ-dire bossu par devant et par derriŤre, et qu'il portait ŗ la bouche _in utroque oris angulo sannś_, instrumens propres ŗ accompagner ses bouffonneries, et qui pourraient bien avoir ťtť remplacťs chez le Polichinelle gaulois par cet instrument qui modifie si plaisamment sa voix, et qu'on appelle vulgairement _pratique_. La haute forme du chapeau de ce farceur ne rappelle-t-elle pas le bonnet phrygien que porte notre _Pullicinella_, et que portait le bouffon d'Atella? C'est ce bonnet dont vous avez ťlargi et relevť les bords en les galonnant ou les brodant avec du point de Hongrie.Ľ Cette dťmonstration me parut sans rťplique. Je ne suis pas de ceux qui prťtendent que les modernes ont moins de gťnie que les anciens. Ils en ont autant qu'il en faut pour inventer Polichinelle et l'_…nťide_. Mais malheureusement cela ťtait fait quand ils sont venus au monde. Il n'en est pas des arts comme des sciences, dont les progrŤs ne connaissent pas de limites. En matiŤre d'art, on croit avoir inventť une chose quand on n'a fait que la retrouver. Nous ne crťons pas, nous exhumons. La farce et la tragťdie nous sont venues de l'antiquitť dans le mÍme tombereau. Il y a trois mille ans que la premiŤre ťpopťe est sortie du cerveau d'HomŤre; trois mille deux cents que PalamŤde jouait aux ťchecs sous les murs de Pergame; le cheval de Troie a ťtť fabriquť avant les joujous de Nuremberg, et le jeu d'oie lui-mÍme est renouvelť des Grecs. Polichinelle rŤgne dans tous les pays civilisťs, comme il a rťgnť ŗ toutes les ťpoques de la civilisation. Il a des thť‚tres chez tous les peuples lettrťs. Sous des habits et sous des noms diffťrens il joue partout les mÍmes farces. On en pourra juger par l'extrait suivant, que le prince _Plucher Muscau_ a donnť d'une tragťdie anglaise dont Polichinelle est le hťros, et qui est ťvidemment traduite du rťpertoire de nos marionnettes. Nous faisons tous les jours assez d'emprunts au rťpertoire britannique, pour lui pardonner d'avoir usť une fois de reprťsailles, y eŻt-il plus que compensation. En Angleterre, Polichinelle s'appelle _Punch_, abrťviation ťvidente du nom _Puncinella_ que les Napolitains lui donnent aussi. ęQuand la toile se lŤve (c'est le prince qui parle), on entend _Punch_ fredonner derriŤre la scŤne l'air franÁais de Malborough, sur quoi il arrive en dansant, et fait connaÓtre aux spectateurs, en vers burlesques, quelle espŤce d'homme il est. Il se dit un bon luron qui aime ŗ plaisanter, mais ne souffre point qu'on le plaisante, et qui n'est doux que vis-ŗ-vis du beau sexe. Il dťpense librement son argent, et n'a d'autre but dans le monde que de rire et de devenir aussi gras que possible. Il est hardi comme un page et grand sťducteur de jeunes filles, amateur de la bonne chŤre quand sa bourse est remplie, et quand elle est vide, prÍt ŗ vivre, s'il le faut, de l'ťcorce des arbres; s'il meurt, eh bien! qu'importe? tout sera fini pour _Punch_.Ľ AprŤs ce monologue, il appelle _Judy_, sa jeune ťpouse, qui fait semblant de ne pas l'entendre, et finit par lui envoyer son chien. _Punch_ caresse l'animal; mais celui-ci, dans son humeur hargneuse, le mord au nez et ne veut point l‚cher prise, jusqu'ŗ ce qu'enfin, aprŤs une bataille bouffonne et plusieurs plaisanteries un peu fortes de _Punch_, celui-ci parvient ŗ se dťlivrer du chien, qu'il ch‚tie comme il le mťrite. Pendant ce vacarme, l'ami de la maison, _Scaramouche_ arrive avec un grand fouet, et demande ŗ _Punch_ pourquoi il s'est permis de rosser le chien favori de _Judy_, qui ne mord jamais personne. ęPas plus que moi je ne rosse les chiens, reprend _Punch_. Mais, poursuit-il, que tenez-vous lŗ ŗ la main, mon cher _Scaramouche_?--Oh! rien qu'un violon: auriez-vous envie d'en essayer le ton? Venez par ici, et ťcoutez ce superbe instrument.--Merci, merci, mon cher _Scaramouche_; je distingue les sons parfaitement de loin.Ľ _Scaramouche_ ne se laisse pourtant pas rabrouer, et se mettant ŗ danser et ŗ chanter, il fait claquer son fouet en guise d'accompagnement, puis passant devant _Punch_, il lui en lance comme par mťgarde un grand coup dans la figure. _Punch_ fait semblant de ne pas s'en apercevoir; et commenÁant aussi ŗ danser de son cŰtť, il saisit un moment favorable pour arracher le fouet des mains de _Scaramouche_, et lui donne, pour commencer, un coup si bien appliquť avec le manche, qu'il lui abat la tÍte. ęAh! ah! s'ťcrie-t-il en riant, as-tu entendu le violon, mon bon _Scaramouche_? et que penses-tu du son? tant que tu vivras tu n'en entendras pas de plus beau... Mais que fait ma _Judy_, ma douce _Judy_? pourquoi ne viens-tu pas?Ľ En attendant, _Punch_ a cachť le corps de _Scaramouche_ derriŤre un rideau, et bientŰt on voit paraÓtre _Judy_, vťritable contre-partie femelle de son mari, avec autant de bosses que lui et un nez plus monstrueux encore. Suit une scŤne comique de tendresse, aprŤs laquelle _Punch_ demande ŗ voir son enfant. _Judy_ sort pour le chercher, et _Punch_, dans un second monologue, s'extasie sur le bonheur dont il jouit comme ťpoux et comme pŤre. AussitŰt que le petit monstre est arrivť, les parens ne se sentent pas de joie, et lui prodiguent les plus doux noms et les plus tendres caresses. _Judy_ sort et laisse le nourrisson dans les bras de son pŤre, qui veut imiter la nourrice et jouer avec l'enfant; mais comme il s'y prend d'une maniŤre fort maladroite, celui-ci se met ŗ crier comme un possťdť. _Punch_ cherche d'abord ŗ le calmer, puis il s'impatiente, le frappe, et l'enfant, comme de raison, n'en crie que plus fort; il finit mÍme par faire une incongruitť dans la main de son pŤre, qui, furieux, le jette par la fenÍtre d'oý le petit malheureux vient se casser le cou dans la rue. _Punch_ se penche en avant pour le regarder, fait quelques grimaces, puis se met ŗ rire et chante en dansant: Dodo, l'enfant do; Va-t'en, petit saligot; En faire un autre est aisť, Le moule n'est pas brisť. _Judy_ revient, et demande oý est son enfant: ęIl est allť dormirĽ, reprend _Punch_ avec le plus grand sang-froid. Mais ŗ force d'Ítre questionnť, il avoue que pendant qu'il jouait avec lui l'enfant est tombť par la fenÍtre. _Judy_ au dťsespoir s'arrache les cheveux et accable son mari des reproches les plus amers. C'est en vain qu'il la cajole; elle ne veut pas l'ťcouter, et sort en lui faisant les plus terribles menaces. _Punch_ se tient les cŰtes ŗ force de rire, danse comme un fou, et bat la mesure avec la tÍte contre le mur, en chantant: Qu'elle est folle en son chagrin! Que de bruit pour un bambin! Ah! je saurai, sur mon ‚me, Bien morigťner ma femme. _Judy_ revient avec un manche ŗ balai, et tombe sur _Punch_ ŗ bras raccourcis. Il commence par lui parler avec douceur; il promet de ne plus jamais jeter d'enfans par la fenÍtre, et la prie de ne pas prendre la plaisanterie si fort au sťrieux; mais quand il voit que rien n'y fait, il perd patience et finit comme avec _Scaramouche_, par tuer _Judy_. ęMaintenant, dit-il de l'air le plus amical, notre querelle est terminťe, ma chŤre _Judy_; si tu es contente, je le suis aussi: allons, relŤve-toi, bonne _Judy_: ne fais pas la sotte: c'est encore lŗ une de tes simagrťes. Quoi! tu ne veux pas te relever? eh bien! va donc retrouver ton enfantĽ, et il la jette par la fenÍtre. Il ne se donne pas mÍme la peine de regarder aprŤs elle, et, poussant un de ses grands ťclats de rire, il s'ťcrie: ęC'est une bonne fortune que de perdre une femme; on est bien fou de la garder, quand on peut s'en dťbarrasser ŗ l'aide d'un couteau ou d'un b‚ton, et puis la jeter ŗ la mer.Ľ Au second acte nous trouvons _Punch_ en partie fine avec sa maÓtresse _Polly_, ŗ qui il ne fait pas la cour d'une maniŤre trŤs-dťcente, et ŗ qui il assure qu'elle seule peut le rendre heureux, ajoutant que s'il avait autant de femmes que Salomon, il les tuerait toutes par amour pour elle. Un ami de _Polly_ vient lui faire une visite. Il ne le tue pas, mais il se moque de lui; et comme il s'ennuie et que le temps est beau, il dťclare qu'il veut en profiter pour faire une promenade ŗ cheval. On amŤne un ťtalon fougueux sur lequel il caracole pendant quelques minutes d'une maniŤre ridicule, mais qui, ŗ force de ruer, finit par le jeter par terre. Il crie au secours, et son ami le _docteur_, qui par le plus heureux hasard vient prťcisťment ŗ passer, accourt ŗ son aide. _Punch_ est couchť presque sans vie, et gťmit d'une maniŤre terrible. Le _docteur_ s'efforce de le consoler; il lui t‚te le pouls, et lui dit: ęOý Ítes-vous blessť? Ici?--Non, plus bas.--ņ la poitrine?--Non, plus bas.--Vous Ítes-vous cassť la jambe?--Non, plus haut.--Oý donc?[29]Ľ En ce moment, _Punch_ donne au docteur un grand coup sur une certaine partie du corps, se lŤve en riant, et se met ŗ danser et ŗ chanter cet impromptu: C'ťtait lŗ que j'ťtais blessť; Mais ma guťrison est entiŤre: Sur le doux, gazon renversť, Pensez-vous que j'ťtais de verre? Le _docteur_, furieux, se sauve, mais revient au bout d'un instant, avec sa grande canne ŗ pomme d'or, et dit: ęTenez, mon cher _Punch_, je vous apporte une mťdecine excellente et qui ne convient qu'ŗ vous.Ľ Puis il fait aller sa canne sur les ťpaules de _Punch_ bien plus vigoureusement que la dťfunte _Judy_. ęOh! lŗ! lŗ! s'ťcrie celui-ci; mille remercimens, je suis dťjŗ parfaitement guťri. D'ailleurs, mon estomac ne supporte pas la mťdecine; elle me donne tout de suite mal ŗ la tÍte et aux reins.--Oh! c'est seulement parce que la dose n'a pas ťtť assez forte! interrompt le docteur: prenez-en encore un peu, et vous vous sentirez beaucoup mieux.--C'est ce que vous autres docteurs dites toujours; mais essayez-en un peu vous-mÍme.--Nous autres docteurs ne prenons jamais nos propres mťdecines; quant ŗ vous, il ne vous en faut plus que quelques doses.Ľ _Punch_ parait vaincu; il se laisse tomber et demande gr‚ce; mais l'imprudent docteur se penchant sur lui, _Punch_, avec la promptitude de l'ťclair, se jette dans ses bras, lutte avec lui, et finit par s'emparer de la canne, dont il se sert selon sa coutume. ęMaintenant, s'ťcrie-t-il, j'espŤre que vous voudrez aussi goŻter un peu de votre merveilleuse mťdecine, mon cher docteur; un tout petit peu seulement, mon digne ami..., comme ceci... et comme cela... ‘ mon Dieu! il me tue, s'ťcrie le docteur.--Cela ne vaut pas la peine d'en parler; c'est l'usage; les docteurs meurent toujours quand ils prennent leurs propres drogues. Allons, encore un coup, cette pillule sera la derniŤre.Ľ En disant ceci, il lui enfonce la canne dans l'estomac en disant: ęSentez-vous le bon effet de cette mťdecine dans vos entrailles.Ľ Le _docteur_ tombe mort, et _Punch_ dit en riant: ęMon bon ami, guťrissez-vous si vous le pouvezĽ, et il sort en dansant et en chantant. La justice se rťveille enfin, et envoie un constable pour arrÍter _Punch_; il le trouve de la meilleure humeur du monde, et occupť ŗ faire ce qu'il appelle de la musique avec une grosse cloche ŗ boeufs. ęM. _Punch_, dit le constable, laissez lŗ pour un moment la musique et le chant, car je viens pour vous faire dťchanter.--Que diable Ítes-vous donc, mon ami?--Ne me connaissez-vous pas?--Pas le moins du monde, et n'ai aucune envie de vous connaÓtre.--Je suis le constable.--Et permettez-moi de vous demander qui vous a envoyť chercher?--C'est moi qui suis envoyť pour vous chercher.--Allons, je n'ai pas besoin de vous, je puis faire mes affaires tout seul. Je vous remercie bien.--Oui, mais par hasard le constable a besoin de vous.--Diantre! eh pourquoi donc, s'il vous plaÓt?--Oh! seulement pour vous faire pendre; vous avez tuť Scaramouche, votre femme, votre enfant, le docteur!...--Que diantre cela vous fait-il? Si vous restez encore ici, il vous en arrivera tout autant.--Ne plaisantez pas, vous avez commis des meurtres, et voici le mandat d'amener.--Moi j'ai aussi un mandat pour vous, que je vais vous signifier tout ŗ l'heure.Ľ Ici _Punch_ prend la cloche qu'il a tenue jusqu'alors cachťe derriŤre lui, et frappe un coup si fort sur le derriŤre de la tÍte du constable, que celui-ci tombe mort. _Punch_ se sauve en faisant un entrechat et en chantant: Tant va la cruche ŗ l'eau qu'enfin elle se casse; Mais un joyeux luron de rien ne s'embarrasse. L'exempt qui, aprŤs la mort du constable, est envoyť pour arrÍter _Punch_, a le mÍme sort que lui, et enfin le bourreau est obligť de se charger lui-mÍme de l'expťdition. Cette fois _Punch_ est pris par sa propre faute; car, sans y faire attention et sans voir le bourreau, il se jette lui-mÍme dans ses bras. Pour la premiŤre fois cette rencontre semble l'abasourdir; il s'humilie et va jusqu'ŗ faire la cour ŗ _Jack Casch_: il l'appelle son vieil ami, et lui demande des nouvelles de son ťpouse mistriss _Casch_. Mais le bourreau lui fait bientŰt comprendre que dťsormais il ne peut plus y avoir d'amitiť entre eux; il t‚che de lui faire sentir l'ťnormitť de son crime en tuant tout le monde, et mÍme sa femme et son enfant.--Quant ŗ ceux-ci, dit _Punch_, ils ťtaient ŗ moi, et chacun a le droit d'en user comme il lui plaÓt.--Et pourquoi avez-vous tuť le pauvre docteur?--J'ťtais dans le cas de lťgitime dťfense, mon cher M. _Casch_, car il voulait me tuer.--Comment?--Oui, m'offrant de ses drogues.Ľ Mais tous les prťtextes ne servent de rien; trois ŗ quatre valets de bourreau arrivent qui lient _Punch_ et l'entraÓnent dans la prison. Dans la scŤne suivante nous le voyons dans le fond du thť‚tre, avanÁant la tÍte devant une grille de fer et se frottant le long nez contre les barreaux. Il est trŤs-chagrin et trŤs-f‚chť, ce qui ne l'empÍche pas de chanter une chanson ŗ sa faÁon pour passer le temps. M. _Casch_ et ses valets dressent une potence devant la prison. _Punch_ devient triste; mais au lieu, de se repentir, il n'ťprouve qu'un accŤs d'amour pour sa _Polly_. En attendant, il ne tarde pas ŗ reprendre courage, et dťbite mÍme plusieurs bons mots sur la beautť de la potence, qu'il compare ŗ un arbre que l'on a sans doute plantť devant sa fenÍtre pour lui procurer une agrťable perspective: ęQu'il sera beau, ajoute-t-il, quand il commencera ŗ porter des feuilles et des fruits!Ľ Quelques hommes apportent une biŤre qu'ils dťposent au pied de la potence. ęEh bien! qu'est-ce que cela veut dire? demande _Punch_. Ah! c'est sans doute la corbeille pour dťposer le fruit de cet arbre.Ľ Dans l'intervalle, _Casch_ est revenu; il salue _Punch_ et ouvre la porte de la prison en lui disant poliment que tout est prÍt, et qu'il n'attend que ses ordres. On pense bien que celui-ci n'est pas trop pressť d'accepter l'invitation. AprŤs une assez longue discussion, _Casch_ s'ťcrie enfin: ęIl faut que vous sortiez pour qu'on vous pende.--Vous ne serez pas assez cruel pour cela, dit _Punch_.--Pourquoi avez-vous ťtť assez cruel pour tuer votre femme et votre enfant?--Mais cela n'est pas une raison pour que vous aussi soyez cruel et m'Űtiez la vie!Ľ _Casch_ tire _Punch_ par les cheveux, et c'est en vain que celui-ci demande gr‚ce et promet de se corriger. ęNon, mon cher _Punch_, dit froidement _Casch_, ayez seulement la bontť de placer votre tÍte dans ce noeud coulant, et tout sera fini.Ľ _Punch_ feint de la maladresse et place toujours sa tÍte de travers. ęMon Dieu, s'ťcrie _Casch_, que vous Ítes maladroit! Voici comment il faut s'y prendre.Ľ Le bourreau lui montre comment il faut faire. ęJe comprends, dit _Punch_, et puis il faut tirer.Ľ AussitŰt, serrant ferme le bourreau, il le pend lui-mÍme et se cache derriŤre le mur. Cependant deux hommes arrivent pour enlever le pendu; et, convaincus que c'est le criminel, ils le mettent dans la biŤre et l'emportent pendant que _Punch_ rit dans sa barbe et danse de joie. Mais le diable arrive en personne pour s'emparer de lui. C'est en vain que _Punch_ lui fait la trŤs-juste observation qu'il est bien bÍte de vouloir emporter le meilleur ami qu'il ait sur la terre, le diable n'entend pas raison et ťtend sur lui ses longues griffes. Il paraÓt dťjŗ sur le point de partir avec sa proie, comme jadis avec Faust; mais _Punch_ ne se laisse pas si facilement imposer. Il saisit courageusement son fouet meurtrier et dťfend sa peau mÍme contre le diable. Une bataille terrible s'engage, et... qui se le serait imaginť! _Punch_, si souvent prŤs de sa fin, reste vainqueur; il embroche le noir dťmon sur la pointe de son fouet, le lŤve en l'air, et, dansant joyeusement avec lui, il chante: _Punch_ n'a plus dťsormais rien ŗ craindre du sort; Il peut vivre content, puisque le diable est mort. La demeure de _Punch_ est une boite placťe sur quatre pieds, et dťcorťe ŗ l'intťrieur d'une maniŤre convenable. Ce thť‚tre se dresse en peu de secondes en tel lieu qu'on dťsire, et cache sous la draperie l'‚me de _Punch_. Ce spectacle, qui se joue tous les jours dans la rue, varie selon les talens de celui qui sert d'interprŤte ŗ _Punch_ auprŤs du public. (_Extrait des Voyages du prince_ PLUCHER MUSCAU.) Polichinelle se retrouve en Espagne, en Portugal et aussi en Allemagne. Empreint du caractŤre national, en Allemagne, oý il s'appelle _Casparelle_, c'est un philosophe, un mťtaphysicien presque aussi profond que le docteur _Faust_ qui figure comme lui sur le thť‚tre des Marionnettes, si l'on en croit Mme de StaŽl. En Portugal, Polichinelle conserve ses moeurs; mais c'est un inquisiteur qui lŗ remplace le diable, dans les griffes duquel cette espŤce de don Juan finit toujours par tomber, ainsi que le veut la morale. Complťtons cette notice par deux mots sur le Polichinelle en gťnťral. Appliquťe ŗ un sujet si intťressant, l'ťrudition ne saurait Ítre fatigante. Polichinelle est le type du laid. En fait de difformitťs, il doit Ítre ce qu'est l'Apollon en fait de perfections; comme, en fait de gaucherie, ce qu'est Terpsichore en fait de gr‚ce. Bossu par derriŤre et par devant, juchť sur ses jambťs de hťron, armť des bras du singe, il doit se mouvoir avec cette raideur sans force, cette souplesse sans ressort qui caractťrise le jeu d'un corps qui n'a pas en soi le principe du mouvement, et dont les membres, mis en action par des fils, et non par des nerfs, ne sont pas attachťs au tronc par des articulations, mais par des chiffons. Dans notre siŤcle, oý tant de gens sont sortis de leur sphŤre, on a vu Polichinelle se produire sur le plus magnifique de nos thť‚tres, sur le thť‚tre de l'Opťra. Le danseur qui s'ťtait chargť de ce rŰle est un des hommes les plus merveilleux qui aient paru sur cette scŤne si fťconde en merveilles. Il mettait ŗ imiter la marionnette encore plus de fidťlitť que la marionnette n'en met ŗ imiter l'homme. Il n'avait rien d'humain. ņ la nature de ses mouvemens et de ses chutes, on ne l'eŻt pas cru de chair et d'os, mais de coton et de carton: rien de plus savant que ses gestes et que ses attitudes, soit quand, adossť ŗ la coulisse, il y semblait accrochť plutŰt qu'appuyť, soit quand, s'affaissant tout ŗ coup sur lui-mÍme, il semblait avoir ťtť abandonnť par la main ou par le clou qui le soutenait. Son visage ťtait un vrai visage de bois; il faisait illusion ŗ tel point que les enfans le prenaient pour une marionnette qui avait grandi.] [29: Ceci est ťvidemment pris d'une tragťdie de Shakespeare; dans _Henry V_, une vivandiŤre donne des dťtails ŗ peu prŤs pareils de l'ťtat oý elle a trouvť sir John Falstaff.] [30: _Sainte Catherine_. Au neuviŤme siŤcle, des moines trouvent au mont SinaÔ un cadavre ťpargnť par la corruption, effet que plus d'une cause naturelle peut produire. Cette momie est aussitŰt proclamťe vierge, martyre et sainte, sous le nom d'_Aicatarine_, ce qui veut dire _pure et sans tache_, et vite on lui b‚tit une chapelle; mais il lui fallait une lťgende. Voici celle que lui a rťdigťe le cardinal Baronius, l'un des plus judicieux lťgendaires: Catherine naquit, ŗ Alexandrie d'une famille noble et mÍme royale, puisque Ceste, son pŤre, ťtait tyran d'Alexandrie, qualitť qui, au sens de _Simon Mťtaphraste_, l'un de ses pieux historiens, ťquivaut ŗ celle de roi. Suivant Pierre _de natalibus_, ou tout bonnement Pierre _NoŽl_, autre historien de mÍme espŤce, une vision dťtermina Catherine ŗ se faire baptiser. Ayant rÍvť que la bonne Vierge la prťsentait ŗ l'enfant Jťsus, qui la repoussait parce qu'elle n'avait pas reÁu le baptÍme, elle se h‚ta de recevoir ce sacrement, et, sans trop s'en douter, fit, comme on dit, d'une pierre deux coups, car elle reÁut tout d'un temps le sacrement de mariage; l'enfant Jťsus se montrant de nouveau ŗ elle, la prit pour ťpouse en prťsence de sa mŤre et des anges, et en signe de ce mariage, auquel il ne manquait que le contrat, il lui mit au doigt un anneau qu'elle y retrouva ŗ son rťveil. Catherine avait un esprit trŤs-pťnťtrant; elle ťtudia la thťologie, et, qui plus est, la comprit: elle eut ťtť en ťtat d'argumenter en Sorbonne. Aussi dans Alexandrie, oý les ergoteurs n'ťtaient pas rares, ergotait-elle avec le premier venu, comme de nos jours Mme de Krudner, de mystique mťmoire, avec le premier qu'elle rencontrait. De lŗ ses trois _colloques_ avec Maximin. Maximin II commandait alors en …gypte. PaÔen comme l'avait ťtť Constantin son collŤgue, il persťcuta d'abord les chrťtiens, en faveur desquels il finit aussi par donner un ťdit, quand il crut, comme l'autre, avoir intťrÍt ŗ se les concilier. La fureur commence les persťcutions, la politique les termine. Avant d'en venir lŗ, et dans le dessein de forcer les chrťtiens ŗ apostasier, Maximin ordonna un jour des sacrifices extraordinaires auxquels ses sujets eurent ordre d'assister sous peine de mort: lui-mÍme, dans le temple de Sťrapis, prťsidait ŗ cette solennitť. C'est ŗ cette occasion que Catherine, qui a trois fois argumentť contre cet empereur, eut avec lui son premier _colloque_. Elle entreprit de lui prouver la supťrioritť du christianisme sur le paganisme. Maximin n'ťtait pas un docteur. Fils d'un p‚tre et p‚tre lui-mÍme, et puis soldat, il n'avait appris ni dans les ťtables, ni dans les camps, ŗ raisonner _in modo et figura_. Mais comme il avait des gens qui pensaient ou parlaient pour lui, il mit Catherine aux prises avec eux. Ces thťologiens suivant la cour n'ťtaient pas moins de cinquante. La jeune fille leur fit tÍte. Un ange ťtait venu lui promettre la victoire; elle fut complŤte. Appuyťe de l'autoritť de Socrate, de Platon, d'Aristote et de la Sibylle, Catherine dťmontra si ťvidemment l'excellence du christianisme, que le doyen de la facultť s'avoua battu, et, qui plus est, converti. Les quarante-neuf autres docteurs s'ťtant rangťs de l'avis du doyen, Maximin les fit tous jeter au feu; maniŤre de rťpondre qui fut long-temps en usage. Le bŻcher respecta le corps des docteurs aprŤs leur mort. C'est un miracle, sans doute. Un miracle qui les eut sauvťs eŻt ťtť encore plus concluant pour leur cause. L'auteur de la lťgende aurait bien dŻ y penser. Mais pense-t-on ŗ tout? Catherine avait proposť ŗ l'empereur de se faire chrťtien, si elle mettait les docteurs _a quia_, et l'empereur avait trouvť sa proposition fort impertinente; l'argumentatrice ne fut pourtant pas comprise dans _l'auto-da-fť_. Tout colŤre qu'il ťtait, Maximin, de complexion fort amoureuse, s'ťtait pris de belle passion pour elle pendant le _colloque_, disant comme Pyrrhus: BrŻlť de plus de feux que je n'en allumai. Il proposa ŗ Catherine de la prendre sur l'heure pour femme, quoiqu'il fŻt mariť, et que les lois romaines, dont la sagesse autorisait le divorce, ne permissent pas la bigamie. Mais, ainsi que l'a prouvť le gťnťral Sarrazin[31], cela n'arrÍte pas un grand capitaine. Catherine qui, comme on l'a vu, ťtait mariťe aussi de son cŰtť, rejeta la proposition de l'empereur. Celui-ci, pour l'attendrir, la livra aux bourreaux. La vierge, ťtendue sur le chevalet qui lui disloqua tous les membres, fut fouettťe jusqu'au sang pendant deux heures avec des _scorpions_[32], et puis jetťe dans un cul de basse-fosse, pour y mourir de faim. Cela fait, Cťsar, pour se distraire, alla faire un tour dans ses provinces. Cependant sa femme, l'impťratrice Faustine, eut une vision. Catherine la faisait asseoir auprŤs d'elle, et lui mettant une couronne sur la tÍte, elle lui disait: _Auguste, c'est mon ťpoux qui vous donne cette couronne_. _Auguste_ voulut voir l'ťpouse de celui qui lui faisait ce cadeau-lŗ, et pria Porphyre, capitaine de la garde impťriale, de lui procurer ce plaisir. Porphyre le lui procura. Il l'introduisit auprŤs de Catherine, qui de ce cul de basse-fosse oý elle avait ťtť jetťe toute rompue, tout ťcorchťe, et oý elle n'avait ni bu ni mangť, ťtait sortie plus fraÓche et plus grasse que jamais! En reconnaissance de tant de politesse, elle promit ŗ l'impťratrice et au capitaine, que ses paroles avaient convertis, qu'ils mourraient sous trois jours; ce qui arriva. Maximin, apprenant cette conversion, ne laissa pas ťchapper une si belle occasion de se mettre en rŤgle. L'impťratrice et le capitaine sont envoyťs au martyre. Une fois veuf, Cťsar comptait trouver moins de scrupules dans Catherine: mais elle n'ťtait pas veuve, elle. Rien n'ayant pu ťbranler sa fidťlitť, Cťsar, dans un mouvement d'humeur, lui fit couper la tÍte. Ce ne fut qu'ŗ la suite de leur troisiŤme _colloque_ qu'il lui donna cette preuve de passion. Le second _colloque_, qui avait eu lieu immťdiatement aprŤs le retour de cet empereur, et dans lequel il avait rťitťrť ŗ Catherine l'offre de partager la couche impťriale, avait eu aussi d'assez tristes consťquences. Maximin, qui ne nťgligeait rien pour en venir ŗ ses fins, avait fait passer Catherine par les _oubliettes_; mais les roues, armťes de rasoirs et de dards, l'eurent ŗ peine touchťe, que se brisant contre le corps qu'elles devaient dťchirer, elles allŤrent tuer de leurs ťclats les bourreaux en ťpargnant l'empereur, dont ces pauvres gens exťcutaient les ordres, ce qui, juridiquement parlant, laisse aussi quelque chose ŗ dťsirer en ce miracle, ŗ moins qu'il n'ait eu pour but de prouver ce grand principe, que l'inviolabilitť du prince ne marche pas sans la responsabilitť des ministres. Catherine avait ŗ peine dix-neuf ans lorsqu'elle se signalait par tant de merveilles. C'est le 25 dťcembre 307 qu'elle alla rejoindre son cťleste ťpoux. Elle ne fut pas plutŰt ŗ la noce, que les anges transportŤrent son corps au mont SinaÔ, oý il fut retrouvť entier six cents ans aprŤs. Il y allaient de temps en temps faire de la musique, ainsi que l'attestent les chevaliers ou les moines qui se sont vouťs ŗ la garde de cette sainte relique. Quelques circonstances de cette fable peuvent Ítre vraies. Maximin fut, dit-on, ťpris d'une …gyptienne remarquable par sa science et par sa beautť; mais cette femme se nommait _Dorothťe_. Dans _Dorothťe_ trouver _Catherine_, c'est trouver _Platon_ dans _Scaramouche_, mais la crťdulitť n'y regarde pas de si prŤs. Quoi qu'il en soit, sainte Catherine a trouvť beaucoup de dťvots. Saint Louis, qui avait fait connaissance avec elle en terre sainte, l'honorait d'un culte particulier. Jeanne d'Arc avait aussi beaucoup de foi dans ses reliques. C'est avec une ťpťe prise dans une ťglise consacrťe ŗ cette vierge, l'ťglise de Fierbois, et ŗ l'aide de ses conseils, que la _Pucelle_, chassant les Anglais devant elle, rťtablit Charles VII sur le trŰne, _et le fit oindre au maÓtre-autel de Reims_. La saintetť de Catherine, son existence mÍme, ont cependant trouvť des incrťdules: ŗ leur tÍte il faut mettre le docteur Launoy. Cet homme, tout ŗ la fois raisonnable et pieux, n'apportait pas ŗ l'examen des titres sur lesquels les gens avaient ťtť admis au Paradis moins de scrupule que les d'Hozier et les Chťrin n'en apportaient ŗ l'examen des titres sur lesquels les ambitieux se fondaient pour monter dans les carrosses du roi. Comme il en avait fait sortir quelques intrus, on l'appelait le _dťnicheur de saints_. Launoy avait rayť Catherine de son calendrier, et le jour de la fÍte de cette sainte il lui faisait chanter une messe de _requiem_. ņ quoi bon, si elle n'a pas existť? Launoy ťtait docteur de Sorbonne et vivait au dix-septiŤme siŤcle, _quod est notandum_. Comme Catherine, dont il est le diminutif, _Catin_ signifie _pure et sans tache_. N'est-il pas singulier que la joyeuse partie de la population ŗ laquelle nous donnons ce nom-lŗ soit prťcisťment celle qui ne fait pas voeu de chastetť? ARNAULT. ] [31: Ci-devant PŤre de l'Oratoire de Jťsus.] [32: Instrument de supplice.] [33: Le 30 septembre 1538.] [34: La descente de l'Averne est facile.] [35: Mais revenir sur ses pas, mais revenir respirer sous le ciel, voilŗ le difficile, etc...] [36: Rien de plus dťlicieux au monde que le golfe de Baja.] [37: Qui du jour de la mort de MisŤne a pris son nom, qu'il ne perdra jamais. …N…IDE, liv. VI.] [38: _Linterne_, _Liternum_ ou _Linternum_, ancienne ville de la Campanie, ŗ l'embouchure du Clanis (le Clanio), et auprŤs d'un marais appelť par Stace _Linterna palus_. C'est ŗ Linterne que Scipion l'_Africain_, indignť de l'ingratitude de ses compatriotes, acheva dans l'ťtude une vie consacrťe d'abord ŗ la dťfense de la patrie; c'est lŗ que, dans une modeste retraite, mourut le hťros de Zama, le vainqueur d'Annibal. On grava sur la tombe de Scipion ces paroles qu'il avait prononcťes en quittant Rome: _Ingrata patria, nequidem habebis ossa mea_ (patrie ingrate, tu ne possťderas pas mÍme mes os). Cette inscription fut mutilťe par les Vandales, de maniŤre qu'il n'en resta plus que le mot _patria_. De lŗ nom de _Torre di Patria_, Tour de la Patrie, restť ŗ la forteresse ťlevťe prŤs de ce tombeau, et le nom de _Patria_ donnť dťfinitivement par les Italiens, qui abrŤgent tout, au bourg ou plutŰt aux ruines de _Linterne_.] [39: La derniŤre ťruption ťtait celle de 1794.] [40: R…PUBLIQUE FRAN«AISE. LIBERT…, …GALIT…. Quartier-gťnťral de Milan, le 12 thermidor an V de la rťpublique une et indivisible. BONAPARTE, G…N…RAL EN CHEF DE L'ARM…E D'ITALIE, Au CITOYEN ARNAULT. J'ai reÁu, citoyen, votre lettre du 17 messidor. J'expťdie sur-le-champ ma rťponse par le retour du mÍme chťbek qui m'a apportť les dťpÍches du gťnťral Gentili. Je dťsirerais que vous ťtablissiez ŗ Corfou une imprimerie grecque, d'oý vous ťtabliriez votre correspondance avec les MaÔnottes, et avec l'Albanie par les habitations que nous possťdons, de maniŤre ŗ pouvoir y faire passer de temps en temps des ťcrits qui puissent ťclairer les Grecs et prťparer la renaissance de la libertť dans cette partie si intťressante de l'Europe. Le citoyen Stephanopoli, qui arrivera en mÍme temps que la prťsente lettre, est un Grec trŤs-patriote, trŤs-attachť ŗ la France. Je vous l'envoie, parce qu'il peut vous Ítre utile et vous conduire dans le pays de ces ancÍtres, qu'habitent aujourd'hui les braves descendant des Lacťdťmoniens. Je dťsire que vous vous embarquiez avec lui sur une corvette, et que vous vous rendiez lŗ afin de connaÓtre la situation et la force de ce petit peuple, et mÍme de faire en GrŤce des incursions qui vous mettent ŗ mÍme de bien observer l'esprit de ses habitans, et de savoir ce qu'on pourrait en espťrer si jamais l'empire ottoman ťprouvait une secousse. Je vous prie ťgalement de m'envoyer une description dťtaillťe des quatre Óles, un aperÁu de la GrŤce, de l'Albanie, et de tout ce que vous parcourrez. BONAPARTE. ] [41: AU G…N…RAL EN CHEF. Rome, le 30 fructidor an V (16 septembre 1797.) C'est au moment oý je quittais Naples que votre lettre du 12 thermidor m'est parvenue, je l'ai lue avec plaisir et peine: il m'est doux de trouver dans la seconde mission que vous me confiez l'approbation de la maniŤre dont j'ai rempli la premiŤre; il m'est dur de me trouver dans une situation qui m'oblige de cťder ŗ un autre l'honneur d'exťcuter vos vastes idťes. La division franÁaise ťtait dans la plus heureuse situation ŗ l'ťpoque de mon dťpart; non seulement les Óles vťnitiennes, mais les ťtablissemens des Vťnitiens dans le continent, s'ťtaient ralliťs au nouveau gouvernement, et, de concert avec les Óles, demandaient ŗ arborer exclusivement l'ťtendard franÁais. De lťgers troubles avaient ťtť excitťs ŗ Zante par un mťdecin russe, qui, sans partisans, sans moyens, et dťsavouť de son consul mÍme, avait arborť le pavillon de sa nation. Le calme s'est rťtabli sur-le-champ. Cet extravagant arrivait comme prisonnier ŗ Corfou le jour oý j'en suis parti. ņ Corfou, on avait tentť de porter le peuple ŗ la rťvolte, en profitant de sa haine contre les Juifs. Vous avez vu, dans une de mes prťcťdentes lettres, avec quelle facilitť nous rťprim‚mes ce mouvement, dont l'instigateur, traduit ŗ une commission militaire, a ťtť acquittť sur la question intentionnelle. L'on essaya encore depuis de soulever le peuple, en l'inquiťtant sur le trťsor de Saint-Spiridion, auquel, ŗ la priŤre du papa, nous avons donnť une garde extraordinaire; les prÍtres du rit grec, qui ne valent pas mieux que ceux du rit latin, rťpandaient sous main ces bruits injurieux, que d'imbťciles Vťnitiens appuyaient hautement dans les lieux publics. Ces manoeuvres ont encore ťtť dťjouťes, et le gťnťral Gentili a applaudi aux moyens par lesquels j'arrachai, ou plutŰt j'escamotai aux prÍtres de Saint-Spiridion une dťclaration publique absolument opposťe ŗ leurs insinuations secrŤtes. Les secours arrivťs de Venise ont mis l'armťe pour deux mois ŗ l'abri du besoin; le soldat content, l'habitant heureux et tranquille, je crus pouvoir commencer le voyage de la terre sacrťe. Les nouvelles rťcemment arrivťes de Constantinople ne me permettaient pas de croire ŗ la possibilitť d'un voyage dans les provinces ottomanes. Je partis pour l'Italie; j'avais besoin de respirer l'air de la terre ferme. Ma santť, qui n'ťtait rien moins que bonne, se rťtablit ici, tandis que l'un de mes deux camarades de voyage ne peut se dťbarrasser de la fiŤvre, ŗ laquelle l'autre, qui ťtait notre domestique commun, a succombť ŗ Naples, climat moins salutaire que je ne croyais pour les rťpublicains. Les soins administratifs auxquels j'ťtais obligť de me livrer tout entier, et l'intempťrie du climat, qui rendait impossible le voyage par terre, sont cause que je ne pourrai pas vous donner les dťtails gťographiques que vous dťsirez. D'Arbois se propose de faire cet automne une tournťe dans l'intťrieur de l'Óle, et il vous satisfera sur cet objet. Quant aux questions que vous me faites sur l'Albanie, il en est, gťnťral, auxquelles je ne puis rťpondre, et je vous offrirai tout ce que j'ai pu recueillir sur les moeurs de son peuple, plus barbare que ceux que nous appelons sauvages en Amťrique. On se tromperait, gťnťral, si l'on croyait pouvoir ťtablir entre la colonie franÁaise et les Albanais d'autres rapports que ceux d'un commerce trŤs-bornť; ils ont constamment dťtruit les ťtablissemens qu'on avait tentť d'ťlever chez eux; Lasalle, constructeur franÁais, fut lui-mÍme victime, il y a peu d'annťes, d'une tentative de ce genre. Les bois de construction et les bestiaux sont la principale richesse de l'Albanie, habitťe par des bordes de brigands et de pasteurs. Ces pasteurs, diffťrens des confrŤres d'Apollon, de ceux qui peuplaient les rives de l'Alphťe et les bords de l'Amphrise, ont quittť la houlette et la panetiŤre de leurs aÔeux pour le fusil et la giberne. Le figuier sauvage autour duquel ils se rťunissent est un vťritable corps-de-garde, oý veille toujours une sentinelle. L'esprit de brigandage est portť ŗ tel point chez les Albanais, que le droit d'aubaine, droit de profiter des dťbris d'un naufrage, s'ťtend jusque sur le naufragť. Un galon d'or, un bouton d'argent, l'objet de la moindre valeur, excitent leur cupiditť et dťcident la mort d'un homme. L'aspect de l'Albanais est bizarre et terrible; son costume est l'ancien costume grec, auquel il ajoute une ťnorme capote d'un drap grossier et tirť ŗ poil, qui, lorsqu'il s'en enveloppe, lui donne ŗ peu prŤs la figure d'un bouc. Sa chemise, de grosse toile, ŗ larges manches et tombant ŗ la hauteur des genoux par-dessus le pantalon, ressemble parfaitement ŗ l'ancienne tunique. Sa chaussure, comme l'ancien brodequin, est attachťe ŗ la jambe avec des courroies. Deux ťnormes moustaches coupent son visage brŻlť par le soleil. Deux pistolets et un poignard passťs dans la ceinture, un long sabre suspendu ŗ son cŰtť, la poignťe tournťe vers la terre, un fusil portť transversalement derriŤre le dos, un ťtui ŗ pipe, des boÓtes ŗ tabac, ŗ plomb, ŗ poudre, voilŗ son ťquipage complet. L'Albanais est un arsenal ambulant. Laboureur, brigand, pasteur, tout Albanais porte les armes ŗ feu, et s'en sert avec une adresse qui rťalise le prodige de cet homme qui fendait une balle en deux parties ťgales en tirant sur une lame de couteau. Quelques villages albanais dťpendent des possessions vťnitiennes, et sont dans ce moment soumis au gouvernement provisoire de Corfou. Le reste de la haute et basse Albanie appartient aux Turcs. Gouvernťes par deux pachas ennemis, ces provinces partagent les affections et la fortune de ces chefs, dont l'un, Ali, pacha de Janina, est en rťvolte ouverte contre la Porte; et l'autre, Mustapha, pacha de Delvino, tient pour son souverain. On combat souvent et avec fureur. De frťquens incendies contribuent aussi ŗ dťpeupler ces dťserts, ensanglantťs par une guerre aussi obscure que dťsastreuse. Les deux partis cherchent ťgalement l'appui des FranÁais. Ali-Pacha nous a fait particuliŤrement de grandes avances; je crois vous avoir dit qu'il a demandť et obtenu une entrevue, sur l'objet et l'issue de laquelle le gťnťral Gentili peut seul vous donner des lumiŤres. Outre la guerre de pacha ŗ pacha, il existe encore en Albanie des guerres de pacha ŗ particulier. Je vis, dans la petite excursion que je fis sur les cŰtes de l'…pire, un papa qui jouissait d'un tel crťdit au milieu de ses paroissiens, que, sur sa simple rťquisition, tout prenait les armes dans le canton. Ali, qui n'a jamais pu le rťduire, offre un prix ťnorme de sa tÍte. Ce prÍtre soldat, suivi de son clergť ou de son ťtat-major, est venu me visiter et me demander l'amitiť des FranÁais. Les Albanais ne parlent ni le grec, ni le turc, ni l'italien; ils ont un idiome particulier, que nous expliquaient les Corfiotes qui tenaient ŗ ferme les domaines du gouvernement vťnitien dans le continent. Il serait difficile, gťnťral, de lier avec eux le moindre rapport par le moyen de l'imprimerie, la facultť de lire et d'ťcrire ťtant plus rare encore chez eux que dans les Óles, oý nous ne correspondons avec les villages que par l'intermťdiaire des prÍtres. Voilŗ, gťnťral, ce que j'ai recueilli sur l'Albanie. Je me suis aussi procurť de sŻrs renseignemens relatifs ŗ l'ťtat actuel de la Morťe; et c'est par eux que je terminerai cette lettre, dťjŗ trop longue peut-Ítre. La gloire de l'armťe franÁaise, le bruit de votre nom a retenti dans les ruines de Sparte et d'AthŤnes; mais ne croyez pas que les Grecs soient nos plus francs admirateurs. Les Grecs (j'en excepte les MaÔnottes), avilis et dťnaturťs par la sujťtion dans laquelle les tiennent les Turcs, s'occupent exclusivement de la culture et du commerce, dťdaignťs par les musulmans. Voleurs, perfides, inhospitaliers, ils ne voient dans l'ťtranger qu'un ennemi ou une proie; les Turcs seuls vous attendent; ils vous nomment avec enthousiasme, et, ŗ la honte du peuple opprimť, la libertť en GrŤce n'a de sectateurs que chez le peuple tyran. C'est ici, gťnťral, que je regrette de n'avoir pu profiter du moyen que me crťait votre seconde mission: quelques semaines auraient suffi ŗ ce voyage intťressant, d'oý j'aurais apportť des notions ťgalement importantes pour moi et pour ma patrie. Cependant, si je n'ai pas rempli d'une maniŤre indigne de votre confiance le premier objet dont vous m'avez chargť; si quelquefois obligť de reprťsenter la rťpublique franÁaise et le vainqueur de l'Italie, je ne l'ai pas fait d'une maniŤre indigne et de l'une et de l'autre, rťcompensez-m'en par votre approbation; autorisez-moi ŗ dire, ŗ mon retour en France, dŻt cette assertion glorieuse vouer ma tÍte ŗ la proscription: Et moi aussi je suis l'ami de Bonaparte, et moi aussi je fus de l'armťe d'Italie! ARNAULT. ] [42: _L'acqua d'oro_.] [43: Tacite, Hist. liv. XV, ß 19.] [44: Il pouvait contenir de cent dix ŗ cent vingt mille spectateurs, c'est-ŗ-dire un huitiŤme de la population de Paris; le chevalier _Vasi_ dit sept cent sept mille. Erreur n'est pas compte.] [45: Les jardins de la _villa Pamphili_ sont l'ouvrage de Le Nostre.] [46: ņ cause de sa conformitť avec la premiŤre personne de l'indicatif prťsent d'un verbe qui se conjugue sur _amare, amo_.] [47: AU G…N…RAL EN CHEF. Florence, le 13 vendťmiaire an V (4 octobre 1797.) Gťnťral, me voilŗ ŗ Florence depuis trois jours; j'y suis venu avec deux braves jeunes gens, les frŤres Suchet, dont l'un est chef de brigade et l'autre agent des finances. Je les avais rencontrťs chez votre frŤre Joseph, ŗ Rome, oý le militaire est venu pour son plaisir, et oý le financier avait ťtť envoyť par le citoyen Haller, pour recouvrer les contributions dues par le pape. Vu l'accord de nos humeurs et de nos opinions, nous ne pouvions mieux faire que de voyager ensemble. Notre voyage, dont la tranquillitť pensa Ítre troublťe ŗ Viterbe, oý l'on ne parait pas trŤs-favorablement disposť pour les FranÁais, se passa nťanmoins sans accident. Nous avons ťtť accueillis ici de la maniŤre la plus cordiale par le citoyen Cacaut, ministre de la rťpublique auprŤs du grand-duc. Il nous a prťsentťs ŗ ce prince et ŗ M. de Manfredini, qui, de tout temps son gouverneur, gouverne de plus aujourd'hui le grand-duchť. Le ministre et le souverain nous ayant traitťs avec distinction, leur exemple a ťtť imitť par la haute sociťtť. Le jour mÍme nous avons ťtť invitťs ŗ venir au casin des nobles. Nous pensions, d'aprŤs cela, que les FranÁais ne pouvaient rencontrer ici que des tťmoignages de la considťration que leur ont acquise vos victoires. Une assez singuliŤre aventure nous a prouvť pourtant qu'il ne fallait se fier qu'avec rťserve ŗ ces dťmonstrations. (Ici se trouve consignť le fait dont on a rendu compte dans le chapitre auquel se rattache cette note. La lettre se terminait ainsi:) Je me plais ŗ croire que vous ne trouverez rien, dans ma conduite, qui ne convienne ŗ un homme que vous avez chargť de reprťsenter notre nation, ŗ qui vous avez donnť le droit d'Ítre si fiŤre. Demain nous traverserons les Apennins pour nous rendre, par Bologne et par Ferrare, ŗ Padoue. De lŗ j'irai rejoindre Regnault de Saint-Jean-d'Angťly ŗ Venise, d'oý nous irons ensemble ŗ Passeriano, oý je vous porterai un compte dťtaillť de ma mission. Agrťez, gťnťral, l'hommage de mon admiration et de mon respect. ARNAULT. ] [48: MOMORO, imprimeur et graveur en caractŤres. C'ťtait un des membres les plus violens du club des Cordeliers. ArrÍtť en mars 1791, comme un des chefs de l'attroupement qui s'ťtait portť au Champ-de-Mars pour y signer, sur l'autel de la patrie, une pťtition par laquelle on demandait ŗ l'Assemblťe constituante la dťchťance de Louis XVI, pťtition ŗ la rťdaction de laquelle il avait coopťrť, il fut nťanmoins presque aussitŰt rel‚chť. AprŤs le 10 aoŻt, il fit partie de la commission qui remplaÁa le directoire du dťpartement de la Seine. Envoyť, en 1793, par le conseil exťcutif dans les provinces de l'Ouest, pour y presser la levťe des bataillons, il y provoqua un tel dťsordre en prÍchant la loi agraire, que les autoritťs de Lisieux le firent arrÍter. Remis en libertť par ordre de la Convention, il revint ŗ Paris, se lia d'ťtroite amitiť avec Hťbert et Chaumette, et fut un des plus ardens auteurs de la persťcution que ces misťrables suscitŤrent contre les prÍtres; il se signala aussi par son acharnement contre les Girondins; il avait ťtť en rapports intimes avec Danton et Robespierre; mais, comme il s'ťtait ťloignť d'eux pour servir les projets de la Commune contre la Convention, ils le firent comprendre dans le dťcret rendu contre Hťbert et autres scťlťrats de mÍme espŤce, avec lesquels il mourut sur l'ťchafaud le 4 germinal an II. Momoro ne manquait ni de talens, ni de connaissances, ni d'esprit; mais il ťtait absolument dťnuť de probitť. Un littťrateur de mes amis, auquel il devait de l'argent, s'ťtant prťsentť chez lui ŗ l'ťchťance d'un billet qu'il avait reÁu en paiement, Momoro, sans lui laisser le temps de parler, prit un pistolet et le chargea en disant: ęVoilŗ, pour rťpondre ŗ tous les porteurs de traiteĽ, et je ne sais pas si ce n'ťtait pas avec la traite elle-mÍme qu'il avait bourrť le pistolet. Momoro ťtait un brigand dans toute la force du terme.] [49: _La femme_ MOMORO _vint rťclamer dans mes bureaux son traitement de rťforme_. Alors chef de la division d'_instruction publique_ au ministŤre de l'intťrieur, et chargť de distribuer des secours ŗ des gens nťcessiteux, je faisais payer la pension alimentaire ŗ de pauvres artistes, ŗ de pauvres professeurs, ŗ de pauvres prÍtres, et mÍme ŗ de pauvres divinitťs, comme on voit.] [50: _Mlle Aubri_, danseuse et figurante ŗ l'Opťra, ťtait remarquable par la beautť de ses formes. C'est elle qui, pendant quinze ans, sous le costume de Diane, descendait dans les nuages toutes les fois qu'elle en ťtait requise pour le salut d'Iphigťnie, soit en Aulide, soit en Tauride. En 1795, quand des ťnergumŤnes tentŤrent de substituer leur paganisme au christianisme, ils la mirent en rťquisition pour reprťsenter la dťesse du jour dans leur cťrťmonie, le rŰle, au fait, ťtait de son emploi. Ce rŰle, qui se jouait terre ŗ terre, fut moins dangereux pour elle que celui de la Gloire dont elle ťtait aussi chargťe habituellement ŗ l'Acadťmie de musique et de danse. Une des cordes auxquelles ťtait suspendu le char aťrien qui la portait s'ťtant rompue un beau soir comme elle jouait ce dernier personnage, la pauvre Gloire tomba des nues et se cassa une aile ou un bras. Pour ses services comme Gloire, Mlle Aubri obtint une pension. On ne dit pas qu'elle ait rien gagnť ŗ jouer la Raison.] [51: Voir la page 248 du 1er volume.] End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs d'un sexagťnaire, Tome III, by Antoine Vincent Arnault *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS D'UN SEXAG…NAIRE *** ***** This file should be named 24383-8.txt or 24383-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/4/3/8/24383/ Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier aand the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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95,227 words • 1587h 7m read

— End of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III —

Book Information

Title
Souvenirs d'un sexagénaire, Tome III
Author(s)
Arnault, A.-V. (Antoine-Vincent)
Language
French
Type
Text
Release Date
January 21, 2008
Word Count
95,227 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, Browsing: Biographies, Browsing: History - General, Browsing: Literature, Browsing: Travel & Geography
Rights
Public domain in the USA.