*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74721 ***
=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
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22062. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
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=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
PAR
LE CAPITAINE BINGER
(1887-1889)
OUVRAGE CONTENANT
UNE CARTE D’ENSEMBLE, DE NOMBREUX CROQUIS DE DÉTAIL
ET CENT SOIXANTE-SEIZE GRAVURES SUR BOIS
=D’APRÈS LES DESSINS DE RIOU=
* * * * *
TOME SECOND
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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
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1892
Droits de traduction et de reproduction réservés.
=DU NIGER=
=AU GOLFE DE GUINÉE=
A TRAVERS LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
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CHAPITRE X
En route pour le Gourounsi. — Baouér’a. — Arrivée à
Koumoullou. — Habitations gourounga. — Une audience chez le naba de
Koumoullou. — Une scène de carnage. — Deux fables mandé. — Une
étape dans les hautes herbes. — Ruines de Zorogo. — Hostilité
des habitants de Kalarokho. — Arrivée à Tiakané. — Chef de
village peu commode. — Départ pour Kapouri. — Nous sommes dans
une triste situation. — Attaque à main armée entre Kapouri et
Pakhé. — Encore des exigences du chef de Mîdegou. — Abandonné
par les guides. — Étape à Sidegou. — Arrivée sur les bords de la
Volta Blanche. — Renseignements sur cette branche de la Volta. —
Arrivée à Oual-Oualé. — Entrée dans le Mampoursi. — Une
grave indisposition me retient à Oual-Oualé. — L’almamy, mon
hôte et les habitants. — Encore le Gourounsi. — Population. —
Religion. — Le Gambakha. — Population du Mampoursi. — Oual-Oualé
et son commerce. — Dispositions pour le départ sur Salaga.
_Mercredi_ 25 _juillet_ 1888. — Toutes mes tentatives ayant échoué
pour obtenir un guide ou un interprète, je pris la résolution de ne
pas rester à Bouganiéna davantage et de me mettre en route sans plus
tarder. Les trois femmes que Boukary naba m’a données sont toutes du
Gourounsi ; malheureusement, elles ne comprennent ni le mandé ni le
mossi, de sorte qu’elles ne pourront me rendre aucun service comme
interprètes, et je me demande comment je ferai si je ne trouve pas
des Mossi ou des Mandé sur ma route. L’imam et mon _diatigué_
(hôte) m’accompagnent jusqu’à Tébéné (à 4 kilomètres
de Bouganiéna).
Ce village était très important il y a une trentaine d’années,
mais quand Bouganiéna a pris de l’extension, Tébéné s’est
dépeuplé ; il a cependant conservé un marché, et les habitants
de Bougouniéna et de la région s’y rendent assez volontiers
pour faire ou vendre leurs provisions. Ce marché n’a qu’une
importance tout à fait secondaire : il ne s’y vend absolument que
des denrées, un peu de coton et d’indigo, de la vaisselle et de
la vannerie indigènes.
Comme Bouganiéna, Tébéné est principalement habité par des Mossi,
et toutes les cases sont rondes, à toit de chaume conique.
A 4 kilomètres de là, on traverse Kébéro, le premier village
à toit plat qui annonce les Gourounga. Cette région, avant
l’expédition de Gandiari, semble avoir été très peuplée,
car à quelques kilomètres plus loin on laisse à l’ouest un gros
village presque abandonné, nommé Nabil Pakha, et avant d’entrer à
Baouér’a on traverse encore deux grandes ruines qui constituaient
le village de Borokho.
Arrivé à Baouér’a, Isaka me conduisit au groupe principal, habité
par des Mossi musulmans _ia-dér’a_. Le plus ancien m’offrit
l’hospitalité. Je fus fort bien accueilli dans ce village,
plusieurs habitants vinrent m’apporter quelques provisions et des
kolas. J’y ai trouvé une dizaine de Mandé originaires des environs
de Djenné, établis ici provisoirement pour y faire le commerce
de sel et d’esclaves avec la colonne Gandiari. Ils portent à cet
effet assez régulièrement du sel et du mil sur Oua et en ramènent
des captifs qui leur servent à se procurer du sel à Mani et un peu
de mil sur les marchés des environs. Comme Bouganiéna, Baouér’a
Mossi est un village de formation relativement récente. L’ancien
Baouér’a (le village gourounga), actuellement en ruine, se trouve
à 1500 mètres dans le sud, et ce n’est qu’à un kilomètre au
delà de cette ruine que se tient le marché, à côté du village de
Baoué (le chef gourounga). La population totale de ces trois groupes
ne dépasse pas 600 à 800 habitants.
_Jeudi_ 26. — Isaka, auquel j’ai fait un petit cadeau, veut
bien m’accompagner jusqu’à Pouna et me recommander là-bas de
la part des Mossi de Baouér’a. Deux ruines, Marakha et Narana,
nous séparent de Pouna ; elles sont habitées chacune par deux ou
trois vieillards, échappés aux gens de Gandiari.
A Pouna, qui est cependant un petit village, il règne aujourd’hui
une certaine animation : c’est parce qu’il se trouve sur la route
de Dakay, Oua-Loumbalé, sur laquelle existe un petit mouvement
de porteurs de mil destiné à la colonne Gandiari. Une trentaine
d’hommes de Dakay sont campés ici avec des charges de cette denrée,
qu’ils vont échanger contre des captifs, soit à Kassana, soit à
Oua-Loumbalé. Le chef de Pouna est un jeune homme très complaisant ;
il réussit à m’en faire céder deux charges à raison de 500
cauries (environ 1 franc) le kilo. La culture d’une variété
de petit maïs et du _souna_ (petit mil hâtif), qui sont arrivés
cependant à maturité, n’a pas été poussée avec assez de vigueur,
de sorte que la récolte de ces deux céréales n’a pas été assez
abondante pour apporter une diminution dans le prix des denrées. Ce
n’est guère que dans un mois, quand le gros maïs sera récolté,
que le prix du mil, qui est très élevé par ici, va baisser.
A Pouna, comme dans la partie ouest du Gourounsi que j’ai
traversée, les caïmans, qui vivent dans les marais, près des
villages, sont l’objet d’une grande vénération ; il en est de
même des _iguanes_ (gueule tapée), qui circulent dans le village et
dans les champs de maïs ; elles sont grasses et dodues et mesurent
jusqu’à 2 mètres de longueur. Près de la case du chef il y en
avait qui dormaient au soleil ; elles ne se dérangeaient même pas
quand on les prenait en mains. Cet animal est presque domestiqué :
jamais on ne le tue. Cette vénération pour l’iguane existe chez
beaucoup de peuples noirs ; dans le temps, on m’a cité Séfé, gros
village du Kaarta, où les iguanes sont très nombreuses et presque
l’objet d’un culte. Leur faire même involontairement du mal,
disent les noirs, attire les plus grands malheurs sur le village.
[Illustration : Iguanes dans le village.]
_Vendredi_, 27. — Isaka étant retourné à Baouér’a, le chef
de Pouna me donna un homme pour me conduire à Koumoullou.
La terre végétale est abondante ici, mais les villages sont
actuellement à peu près déserts ; autrefois ils renfermaient
une nombreuse population. Loukourou, Bala, Nitiané, Tapéo, qui se
trouvent sur le chemin, n’ont conservé que quelques hommes. Toutes
les femmes ont été prises par Gandiari ; aussi les abords des
villages seuls, sur une profondeur d’une centaine de mètres
seulement, sont plantés de maïs et de _sanio_ (petit mil tardif).
Depuis mon départ de Bouganiéna j’ai trouvé, à maintes reprises,
des terrains quartzeux-ferrugineux, analogues aux terrains aurifères
de Baporo. J’ignore s’ils renferment de l’or ; toujours est-il
que les habitants n’en ont pas connaissance, et Isaka, que j’ai
interrogé, m’a affirmé que dans toute cette région, qui lui est
parfaitement connue, il n’a jamais entendu dire qu’on ait trouvé
quelque part du métal précieux.
A notre approche de Nitiané, les hommes du village, au nombre d’une
vingtaine, coururent sur nous en armes, en poussant leur cri de
guerre. Les ânes, effrayés, au lieu de continuer à cheminer dans
le sentier, entrèrent dans les maïs et y commirent de nombreux
dégâts, ce qui augmenta encore la fureur des habitants. Au bout
d’une demi-heure, les exhortations du guide de Pouna ramenèrent
le calme et ils cessèrent de menacer de nous tirer dessus. Enfin ces
forcenés finirent par rentrer dans leur village, et nous laissèrent
passer. D’autres, sur les toits plats des cases, nous menaçaient de
leurs flèches empoisonnées. J’eus beaucoup de peine à conserver
mon monde sous la main et à empêcher un désastre. Cet incident
retarda notre marche de près d’une heure, car nous étions perdus
dans les maïs et les ruines ; aussi, pour éviter qu’une semblable
scène ne se renouvelât, je crus prudent de contourner les cultures
de Tapéo, ce qui nous fit arriver à Koumoullou dans l’après-midi
seulement et par une pluie battante.
Bien longtemps avant de voir ce village, on aperçoit au loin, dominant
la plaine alentour, un cône d’une trentaine de mètres de hauteur ;
c’est le tas d’ordures de Koumoullou, qui s’élève au milieu
des groupes de cases, comme pour attester de l’ancienneté de la
création du village.
Koumoullou est un des rares villages gourounsi qui n’ait pas
été mis à sac par Gandiari, son naba ayant, à l’approche de la
colonne, envoyé un cadeau assez important en captifs et en bœufs
à Naba Sanom. Ce dernier obtint de Gandiari qu’il épargnerait
Koumoullou. Cette faveur ne s’étendit cependant pas aux autres
villages de cette petite confédération, et ils furent tous détruits.
L’habitation du naba, qui se trouve à peu près au centre des
groupes de cases qui forment le village, consiste en une agglomération
de cases à argamasses communiquant entre elles souterrainement et par
les toits. Elles sont construites sur le type de celles des villages
de Ladio et de Diabéré, mais avec plus de soin. Le tout est entouré
d’un mur en terre de 4 mètres de hauteur flanqué de tourelles
creuses servant d’écuries, mais ne pouvant être utilisées en
aucune façon pour la défense. Les murs sont badigeonnés à la
cendre et ont un aspect assez sévère ; on se croirait devant une
propriété bien tenue. Malheureusement, l’intérieur est loin
de répondre à l’extérieur. La cour n’est qu’un bourbier,
elle sert de parc aux dix bœufs et aux quelques moutons. Les cases
du rez-de-chaussée, comme dans tout le Gourounsi, sont plutôt des
caves que des habitations. Elles dégagent une odeur nauséabonde,
qui vous prend à la gorge dès qu’on y pénètre ; les chèvres,
les poules y circulent librement. Les cases du premier seules peuvent,
à l’occasion, être habitables pour un Européen.
Les autres habitations de Koumoullou ressemblent, comme type,
aux constructions des Bobofing, seulement le groupe souterrain est
surmonté de cases rondes recouvertes de toits coniques en paille.
Les cultures à proximité du village sont clôturées. On y a ménagé
des chemins assez larges pour pouvoir circuler sans faire de dégâts.
En attendant qu’on me trouve une case, je m’installai sous un
ficus qui tombe en ruine, et dont toutes les branches sont étayées
avec soin ; mais, cet arbre étant sacré, on me fait tout de suite
évacuer cet endroit. Personne ne doit y camper ou séjourner.
Comme le logement qu’on m’avait destiné était inhabitable,
mes hommes et moi, nous nous installâmes sur les argamasses, en
établissant tant bien que mal la tente pour nous mettre à l’abri
de la pluie.
Dans l’intérieur de ces habitations règne la plus profonde
obscurité ; ce sont plutôt des antres que des maisons. Il y circule
des rats, des crabes, des lézards et d’autres animaux nuisibles,
dont le voisinage n’est pas précisément attrayant, et l’odeur
fétide qui se dégage de là dedans empêche de dormir.
Les punaises abondent dans les maisons en terre ; il est absolument
impossible de s’en garantir, même avec une moustiquaire.
On est bien mieux et plus en sécurité en plein air ; mais il est
souvent difficile de refuser l’hospitalité sans froisser ses hôtes,
et bon gré mal gré il faut se laisser abriter.
Le naba, auquel je rendais visite dès que je fus sommairement
installé, est le seul individu que j’aie vu vêtu. Son entourage
porte, comme vêtements, des peaux de bœuf, de mouton ou de
chèvre, d’autres n’ont que des lambeaux de peau en forme de
tablier. Ce vêtement (si toutefois on peut lui donner ce nom)
ne met pas à l’abri des intempéries, il ne cache la nudité
qu’imparfaitement, son port est gênant, et, dès que l’homme
doit se livrer à un travail quelconque, ou faire une marche, il
lui faut s’en débarrasser ; aussi voit-on plus de gens tout nus
qu’habillés. Quant aux femmes du naba, elles portent, comme dans
tout le Gourounsi, un simple bouquet de feuilles par derrière ;
le devant est tout nu.
Le naba est très grand ; il est vêtu d’un burnous blanc en
cotonnade commune indigène. Sa moustache rasée sous le nez, laissant
quelques poils qui retombent le long des coins de la bouche à la
manière des Chinois, lui donne déjà un air grotesque. Mais ce qui le
rend tout à fait ridicule, c’est sa coiffure : il porte, ajustées
à son bonnet _mafou_[1], deux gigantesques têtes d’oiseaux munies
de becs. Ces têtes, recouvertes de drap rouge, brodées de cauries,
tiennent à son bonnet par des courroies. L’oiseau qui fournit
cette parure de luxe est un grand échassier à tête chauve, que
l’on appelle vulgairement _marabout_, et dont les plumes, celles
de la queue seulement, sont très recherchées en Europe pour les
éventails, les chapeaux, etc.
L’entretien, qui eut lieu en mossi, fut long et laborieux ;
nous arrivâmes cependant à nous comprendre mutuellement. Le naba
m’informa que, vivant en hostilité avec Bangzoaza, il lui était
impossible, à son grand regret, de me faire conduire par ses gens
jusqu’à ce village, mais que, pour m’être agréable, il me ferait
conduire à Tiakané. Du reste, le chemin n’était pas plus long et
le naba était sûr que ce village ne ferait pas de difficulté pour
me conduire vers Pakhé et me permettre de gagner Oual-Oualé. Il
m’envoya un peu de mil, du poisson sec et des kolas.
Dans la soirée il vint me rendre ma visite précédé de quatre
griots qui chantaient en s’accompagnant d’un instrument de musique
comme je n’en ai pas encore vu. C’est une bouteille en osier,
à fond de calebasse, renfermant des graines. En l’agitant dans
divers sens elle produit un bruit assourdissant.
Une pluie continue pendant toute la matinée d’hier m’a forcé
de remettre mon départ à aujourd’hui. Le naba a profité de mon
séjour pour venir à plusieurs reprises me confier qu’il n’avait
pas d’appétit, et me demander un remède. Afin de me débarrasser
de sa présence, qui à la fin devenait gênante, je lui donnai le
reste d’un flacon de sauce anglaise, lui recommandant d’en user
avec modération ; il serra précieusement la fiole dans son boubou,
et nous nous quittâmes très contents tous deux, lui de son nouveau
remède, moi de le voir partir.
_Dimanche_ 29 _juillet._ — Pour me prouver sa reconnaissance, le
naba m’accompagne à cheval jusqu’à la limite de son territoire,
qui comprend deux ruines dans cette direction. Cette espèce
d’hercule avait mis pour la circonstance son boubou de guerrier,
couvert d’amulettes, en dessous duquel il portait, dissimulé dans
le dos, un bouclier en bois qui lui remontait jusqu’aux oreilles. Les
têtes de marabout étaient remplacées par tout un attirail de cornes
suspendues à son bonnet. Après avoir fait ses recommandations au
cavalier et aux deux captifs qui devaient m’accompagner, il prit
congé de moi et s’en retourna, précédé de ses quatre griots,
et suivi de sept guerriers munis d’arcs.
[Illustration : Le naba de Koumoullou et ses griots.]
En arrivant près des ruines de Zorogo ou Diorrogo, Fondou, un de
mes hommes, tua un énorme _sigui_ noir (bœuf sauvage). Comme la
région que nous traversons vit dans la disette, et que l’étape
d’aujourd’hui est fort longue, je fais camper dès que nous
atteignons de l’eau, afin de permettre à mes hommes de s’occuper
du dépeçage et du boucanage de la viande de l’animal.
Chaque fois que nous avons réussi à abattre une grosse pièce de
gibier, le dépeçage et la préparation de la viande ont donné
lieu aux mêmes scènes de cannibalisme et de sauvagerie de la part
de mes noirs ; c’est là qu’ils se montrent tels qu’ils sont
réellement ; leurs instincts sauvages reparaissent, ils ressemblent
en cette occasion plutôt à la brute qu’à des êtres humains.
Pendant que ceux qui ont les meilleurs couteaux se ruent sur la bête
pour la découper, les femmes amassent du bois mort, un ou deux hommes
tendent des cordes autour de quatre arbres disposés sensiblement en
carré pour y suspendre la viande ; puis ils construisent au centre
du carré un séchoir en branches vertes. Un coup de revolver à bout
portant sur un vieux chiffon, ou un tampon de vieux linge disposé
à côté du bassinet d’une arme à silex dont on a préalablement
bouché la lumière, procurent le feu. Dès qu’une pièce de viande
est enlevée, un homme la découpe en longues lanières, qu’il
suspend aux cordes, ou dispose sur le séchoir. Pendant tout le cours
de cette besogne, quelques-uns s’enduisent le corps de la fiente
de l’animal, se lavent certaines parties du corps avec du sang ;
d’autres mangent avec avidité du gras-double cru, ou des boyaux à
peine passés au feu. Les os, après lesquels il reste toujours un peu
de viande, sont placés sur le feu, bien nettoyés et brisés pour
en extraire la moelle, dont une partie est tout de suite mangée,
l’autre étant employée à se graisser le corps ou à nettoyer
les armes.
La nuit, quand je me réveille, je vois à la lueur des feux ces êtres
à face noire, luisante, accroupis près de quelque tas de braises. Ils
rongent les os, découpent la tête, grillent les pieds, mangent de
la viande, et encore de la viande, ne prenant même pas le temps de
dormir. Ils sont dix, y compris les trois hommes de Koumoullou. A
quatre heures du matin, tout l’intérieur de la bête, la tête,
les pieds, les os, tout a disparu. Que reste-t-il de ce bœuf dont
la tête à elle seule pèse une charge ? Un petit fagot de viande
sèche, de 5 à 6 kilos par homme : tout le reste a été dévoré.
Pour le noir, manger beaucoup est une des plus grosses jouissances
qui existent. Quand, n’en pouvant plus, un noir vient, en vous
gratifiant de quelques renvois, vous dire _Barka_ (merci), et qu’il
ajoute d’un ton souriant : « Moi y en a plein », vous pouvez
être sûr qu’il est heureux.
C’est dans ces moments qu’il devient expansif, comme nous après
le bon vin. Quand il raconte une histoire, ou une aventure de chasse,
c’est avec humour et entrain ; d’autres fois il joue quelque
pantomime. Ne riez pas, c’est l’enfance de l’art théâtral.
Couché sur une natte, près d’un bon feu, et en savourant une
pipe de mauvais tabac, je les mettais régulièrement à contribution
quand je les voyais si bien disposés.
Ce soir-là, Fondou, qui était le héros de la journée, car
c’était lui qui avait tué le buffle, nous raconta la fable
suivante, que j’ai transcrite à peu près littéralement, et Diawé,
ne voulant pas rester en retard, nous en gratifia d’une autre.
L’HYÈNE ET LE LIÈVRE
(traduite du mandé).
L’Hyène dit une nuit au Lièvre : « Allons pêcher ». Ils se
rendent de concert à la rivière, et bientôt le Lièvre attrape
un beau poisson. L’Hyène, jalouse, préméditait le vol du
poisson. Comme il fallait camper en attendant le jour, l’Hyène
prétexta la maraude et passa sur l’autre rive de la rivière. Avant
de partir, afin de détourner les soupçons, elle recommanda au Lièvre
de faire bonne garde pendant la nuit : « Méfie-toi, ami Lièvre,
le pays est infesté de voleurs, on pourrait bien venir te voler
notre poisson ; encore une fois, veille bien. — J’ai compris,
reprit le Lièvre, tu peux être tranquille. »
Vers la moitié de la nuit, l’Hyène, dans le but d’accaparer le
poisson, traversa en silence la rivière pour voler son camarade. Mais
le Lièvre, qui veillait bien, s’empara d’un tison et le jeta
dans les yeux de l’Hyène, qui s’empressa de s’enfuir et de
repasser la rivière.
Au jour, l’Hyène, de l’autre rive, interpella le Lièvre :
« Bonjour, lui cria-t-elle, tu t’es donc battu avec les voleurs ? »
Le Lièvre répondit, en regardant l’Hyène et en souriant :
« Oui ». L’hyène, honteuse, ajouta : « Pour un gaillard si
petit, tu as le bras solide : non seulement tu as chassé le voleur
et tu lui as fendu la figure, mais encore ton coup a été si rude,
que le feu du tison a été projeté sur moi par-dessus la rive,
et m’a brûlé les yeux. »
Voici l’autre fable, traduite également du mandé :
LES ANIMAUX ET LE LIÈVRE
Un jour le Lion dit à l’Hyène : « Va rassembler tous les
animaux ». L’Hyène partit et bientôt toute la compagnie était
rassemblée près du Lion.
Ce dernier prit la parole en ces termes :
« Animaux, je vous ai fait réunir ici pour vous entretenir d’une
chose très grave.
« Vous savez tous que quand un homme meurt, ses parents et héritiers
creusent un trou et l’enterrent. Chez nous, dans notre société,
les choses se passent d’une façon toute différente : quand un
des nôtres meurt, on l’abandonne, son corps devient la proie des
charognards, des fourmis et des vers. Je suis sûr que, comme moi, vous
trouvez cela odieux ; aussi, pour remédier à cet état de choses,
j’ai constitué une petite fortune que je mets à la disposition
immédiate de celui qui s’engagera à enterrer le premier de nous
qui mourra.
« Cette petite fortune ou héritage s’élève à 300000 cauries. »
Le Lièvre dit : « Je les prends. Je me chargerai de
l’enterrement ».
La Panthère répliqua : « Comment, tu les prends ? »
Le Lièvre ajouta : « Parfaitement, je les prends. »
L’Hyène arriva à la rescousse : « Ne m’en donneras-tu pas
un peu ? »
Le Lièvre : « Non, non. Le Lion s’est adressé à nous tous :
pourquoi, Hyène, as-tu hésité à prendre la fortune ? Tant pis
pour toi. Cette fortune est à moi et je n’en distrairai pas une
caurie pour te la donner. »
L’Hyène, voyant qu’il n’y avait rien à tirer du Lièvre,
se mit à le discréditer, et, s’adressant à l’assemblée,
lui dit : « Jamais toi, Lièvre, tu ne tiendras tes engagements,
cela n’est pas possible ; voyons, tu n’as même pas la force de
remuer une jambe d’éléphant et tu prétends en enterrer un entier ?
— Peu t’importe, riposta le Lièvre. J’ai la fortune et tu
n’auras rien. » Les animaux se séparèrent. De longtemps personne
ne mourut.
On ne pensait plus au Lièvre ni à la fortune.
Lorsqu’un jour l’Hyène, qui gardait rancune, rencontre le Lion et
lui tient le langage suivant : « Lion et cher seigneur, ne penses-tu
pas comme moi que le Lièvre a tout le temps de manger l’héritage
que nous destinions aux pompes funèbres ? Il ne meurt personne,
reprenons le tout au Lièvre, d’autant plus qu’il m’a tout
l’air de ne jamais pouvoir remplir ses engagements.
— Oui, tu as raison, reprit le Lion, nous allons le mettre à
l’épreuve : l’Éléphant va faire le mort, et je vais envoyer
mander le Lièvre par un Sanglier de mes amis. »
Le Lièvre arrive bientôt et le Lion, lui faisant voir l’éléphant
couché à ses pieds, lui dit : « Notre ami l’éléphant est
mort ».
Le Lièvre, après un compliment de condoléance, ajouta : « C’est
bien triste, je vais l’enterrer tout de suite » ; et il court
chercher une pioche, arrive chez lui et recommande à ses trois petits
de venir de quart d’heure en quart d’heure le demander.
Puis le Lièvre s’en retourna et se mit en demeure de creuser la
fosse. Comme il rôdait aux environs, cherchant quelque chose, sondant
le sol de coups de pioche, l’assistance lui demanda pourquoi il ne
se mettait pas sérieusement à l’ouvrage.
« Comment, pas sérieusement ! dit-il, mais ce n’est pas dans des
alluvions que je veux enterrer l’Éléphant, je cherche le roc et
c’est là que je veux lui creuser sa dernière demeure. »
Sur ces entrefaites, l’aîné des levrauts arriva et dit :
« _Baba_ (père), on te demande à la maison. »
Le Lièvre : « Va-t’en, je ne m’en irai pas d’ici avant
d’avoir terminé la tombe. »
Le Lion : « Tu ferais peut-être bien d’aller voir ce qu’on
te veut. »
Le Lièvre : « Non ; l’Éléphant est mort, mon devoir est de le
mettre en terre : il m’est impossible de manquer à mes engagements,
je reste. »
Bientôt survint un deuxième levraut venant chercher son père :
« _Baba_, tu ne viens donc pas ? » dit-il.
Le Lion, intrigué, ordonna au Lièvre d’aller voir ce qui se
passait : « Va voir, nous t’y engageons. »
Et le Lièvre obéit et fit retour bientôt. Chemin faisant, le Lièvre
en lui-même se disait : « Nous allons rire tout à l’heure ».
En arrivant, il se mit à la besogne sans rien dire, mais la curieuse
Panthère voulut à toute force savoir pourquoi on avait appelé
le Lièvre.
La Panthère : « Pourquoi as-tu été appelé ? »
Le Lièvre, d’un air indifférent : « Une bêtise, ce sont des
étrangers qui sont descendus chez moi ».
Le Lion : « Des étrangers ? comment cela ? quelle espèce
d’étrangers ? »
Le Lièvre, en se faisant prier : « Ce sont trois chasseurs ».
Le Lion : « Ils sont venus quoi faire ? »
Le Lièvre : « Le chasseur d’éléphants est venu pour que je lui
fasse voir des éléphants, car il a l’intention d’en tirer autant
qu’il en trouvera.
« Le second est un chasseur de panthères, de lions et de fauves en
général ; il veut également tirer quelques lions.
« Le troisième est un chasseur d’hyènes. »
L’Hyène : « Dis donc, Lièvre, est-ce que le chasseur d’hyènes
a un gros fusil ? »
Le Lièvre : « Énorme, mon pauvre ami ».
L’Hyène à l’Éléphant : « Tu peux rester ici faire le
mort si tu veux, moi je m’en vais et rapidement. » A ce moment,
l’Éléphant et tous les animaux s’enfuirent.
Pour achever la déroute, le Lièvre entama une sorte de dialogue avec
les soi-disant chasseurs, ce qui ne manqua pas de produire son effet.
« Comment ! s’écriait le Lièvre, imitant la voix d’un
chasseur, tu ne me préviens pas que l’Éléphant est là ! »
et immédiatement l’Éléphant, se croyant surpris, changeait de
direction en détalant au plus vite.
Le Lièvre, débarrassé de toute la compagnie, s’en retourna en
riant chez lui, sa pioche sur l’épaule, et naturellement il mangea
les richesses.
La morale de ces deux fables est que « la victoire reste toujours au
plus rusé ». C’est vrai dans beaucoup de circonstances, surtout
chez les noirs.
Il est très curieux que chez tous les peuples soudanais le lièvre
et le singe soient considérés comme les animaux les plus rusés,
les plus intelligents. L’hyène et le sanglier jouent toujours des
rôles de domestiques, de voleurs, de valets ou de poltrons. Le lion
symbolise la force ; la panthère, la curiosité. L’éléphant
n’est jamais représenté que comme victime des autres animaux ;
il joue rarement un rôle prépondérant ; on le considère un peu
comme un bon enfant servant de risée aux autres.
Chez les Mandé, toutes les histoires ou fables se terminent
par une phrase dont la traduction veut à peu près dire : « Et
l’histoire se continue ainsi jusqu’à ce qu’elle se perde dans
la brousse ». Chez les Wolof, au contraire, on dit : « Jusqu’à
ce qu’elle tombe à la mer ».
★
★ ★
Les ruines de Zorogo, non loin desquelles nous avions établi
notre campement, s’étendent sur une profondeur de 2 kilomètres
environ. Ce village, quand il était peuplé, était redouté de toute
la région. Il y a quatre ans, elle se révolta contre lui, appela
Boukary Naba à son secours et détruisit le village, en forçant
son naba à se retirer plus à l’est, vers le Mossi de Koupéla.
A la sortie des ruines de Zorogo, le sentier n’existe plus,
on chemine dans les hautes herbes, les hommes sont forcés de
s’appeler pour ne pas se perdre. Il faut près d’une heure pour
franchir un kilomètre. Heureusement que le guide connaît très
bien le pays. Nous arrivons dans ces conditions devant Kalarokho,
où, bien avant de soupçonner l’existence d’un village, nous
entendons le cri de guerre poussé par les habitants. Bientôt ces
sauvages s’échelonnent sur notre flanc gauche, l’arc bandé,
les flèches à la main, attendant qu’ils soient en force pour nous
attaquer. Le terrain est heureusement découvert en cet endroit,
nous pouvons à notre aise observer leurs mouvements. Pendant que
le cavalier de Koumoullou qui m’accompagne leur crie à tue-tête
de ne pas tirer, les renforts leur arrivent. Tout en se dissimulant
derrière quelques arbres, ils essayent de nous envelopper. Mes
hommes continuent de défiler avec les ânes et sont prêts à faire
feu. Diawé se tient sur le flanc menacé, tandis que je ferme la
marche, surveillant de mon mieux ces sauvages. Ils sont là environ
une centaine, à moitié cachés par la broussaille, dévorant des
yeux les charges de mes six bourriquots éreintés ; ils nous suivent
lentement, presque en rampant, en poussant des cris de fauves. Le
cavalier de Koumoullou a enfin réussi à s’aboucher avec l’un
d’eux ; il lui parle à distance, et par ses gestes je comprends
qu’il harangue les forcenés en leur expliquant que nous avons des
allures toutes pacifiques. Il fait voir aux Gourounga que nous sommes
cependant armés, et qu’en cas de conflit ils n’auraient pas le
dessus. — Ce n’est pas bien sûr, avec nos trois fusils !
[Illustration : Ces sauvages nous suivent presque en rampant.]
Bientôt le gros de la troupe ralentit la poursuite, nous ne sommes
plus suivis qu’à 100 mètres environ, par six gaillards qui
s’arrêtent de temps à autre pour nous viser, mais ils ne tirent
pas. Arrivés à un petit ruisseau, et ne se voyant pas imités par
les camarades, ils n’osent pousser plus loin et s’en retournent.
Sur une croupe découverte de l’autre côté du ruisseau, nous nous
arrêtons quelques minutes pour mettre un peu d’ordre dans le convoi,
et laisser respirer hommes et animaux.
Mes hommes regrettent de ne pas avoir eu l’occasion de tuer
quelques-uns de ces bandits ; cependant, quand je leur fais entrevoir
les suites que peut avoir pour nous un engagement même heureux, ils
reconnaissent que nous avons mieux agi en conservant notre sang-froid
et en ne faisant pas usage de nos armes.
Maintenant ils viennent me remercier, ils se rendent réellement compte
du danger que nous avons couru, et Fondou, en matière de conclusion,
ajoute « _qu’un seul blanc a plus de tête que cent noirs : si
nous avions été seuls, nous étions perdus !_ »
Deux heures et demie après, nous atteignons le plateau sur lequel
s’élève Tiakané, altitude 1050 mètres. Cette région est dominée
par une ligne de hauteurs qui court dans le sud-est. Le point culminant
est un cône presque isolé, dont j’ai évalué l’altitude à
1800 mètres. Le sol, argileux, renferme des paillettes de mica en
abondance, comme chez les Komono.
Le chef de Tiakané est un homme d’une trentaine d’années
environ ; il fut plein de prévenances pour moi pendant tout le temps
que les hommes de Koumoullou furent là ; mais, dès que ces derniers
eurent pris congé, son attitude changea, il essaya de m’intimider
en me parlant sur un ton impératif, et au bout de quelques heures
les exigences commencèrent. Il demandait beaucoup de choses comme
rétribution pour me conduire jusqu’à Kapouri. Voyant qu’il ne
réussissait pas, il retarda mon départ pour de vains motifs.
En cherchant le moyen de mettre cet individu à la raison, il me
vint l’heureuse idée de le combattre par ses propres armes. Je
commençai tout de suite les hostilités en lui demandant pourquoi
il ne me donnait pas de nourriture pour mes hommes et mes animaux,
puisqu’il ne me faisait pas partir. Comme il ne se pressait pas
de s’exécuter, je lui envoyai deux hommes munis de sacs pour
réclamer le mil. Dans l’intervalle, le nettoyage de mon revolver,
sorti tantôt de l’étui, tantôt d’une musette ou de la poche
d’un de mes hommes, lui faisait croire que tout mon personnel
était armé jusqu’aux dents, ce qui ne tarda pas à le décider
à me faire partir et à filer doux.
Nous quittâmes Tiakané vers neuf heures du matin environ ; arrivés
à quelques centaines de mètres du dernier groupe de cases, le naba
de Tiakané s’arrêta et me prévint qu’il s’en retournerait au
village si je ne lui donnais pas, séance tenante, deux beaux boubous.
De mon mieux je lui fis comprendre qu’il n’obtiendrait rien de
moi par ce moyen et lui expliquai que, s’il retournait au village,
je ferais de même. Ce manège se renouvela plusieurs fois pendant
la route. Nous avons mis ainsi quatre heures pour franchir les cinq
kilomètres qui nous séparaient de Kapouri. Comme je ne connaissais
pas le chemin et que le pays était très difficile à traverser,
même accompagné par des indigènes, je me trouvais à peu près
à la merci de cette canaille ; mais je voulais à tout prix éviter
de céder à ses exigences. La moindre faiblesse pouvait me valoir,
de la part des chefs des villages à traverser ultérieurement,
des demandes croissant dans des proportions qui auraient fini par me
fermer complètement la route.
Arrivés devant Kapouri, Diawé et le naba prirent les devants pour
prévenir le village de mon arrivée, et bientôt après un captif vint
me chercher ; ce dernier exigea, avant l’entrée dans le village,
la somme de 200 cauries, que je lui fis délivrer, ce tribut pouvant
très bien être une coutume ou une redevance payable au chef.
A Kapouri, l’attitude du naba se dévoila tout de suite, car,
après lui avoir fait un cadeau en étoffe, glaces et couteaux, il me
renvoya le tout, disant qu’il n’était pas satisfait. Quand il me
vit serrer tranquillement dans ma malle ce que je lui avais offert,
il me le redemanda en m’apportant une petite calebasse de mil. Dans
la soirée, je crus prudent de l’importuner en lui envoyant demander
des provisions par mes hommes ; moi-même je le priai en gourounga
de me donner un bœuf ou un mouton.
Le lendemain il me refusa des guides, voulant se faire payer d’avance
une couverture et un bonnet. Je crois qu’il m’aurait été facile
de conclure un arrangement avec ce naba, malgré toute son exigence ;
malheureusement, il ne comprenait pas assez le mossi pour saisir ce
que je m’évertuais à lui expliquer, de sorte qu’une partie de la
matinée fut employée en pourparlers[2]. Cette situation menaçait
même de se prolonger encore, lorsque deux Dagomba, venus d’un
petit village voisin nommé Mamourou-iri, s’informèrent auprès
de moi du sujet de notre différend.
Ces Dagomba expliquèrent au naba que si la route est longue et
difficile, et que si des guides m’accompagnent jusqu’à Pakhé,
je ne leur refuserai certainement pas un cadeau. Ils racontèrent
qu’ils avaient vu des Européens à Salaga et que jamais un blanc
ne paye à l’avance, attendu que les récompenses qu’ils donnent
sont toujours proportionnelles aux services rendus.
_Mercredi_ 1er _août._ — Avec le secours de ces deux braves gens,
je réussis à quitter Kapouri vers onze heures du matin, bien heureux
d’arriver le soir à Pakhé, car là, me disait-on, tout est fini,
le chemin est bon et fréquenté.
Je dus m’arrêter quelques instants à Mamourou-iri pour saluer
Mamourou, le vieux chef dagomba, et le remercier de l’intervention
de ses deux hommes. Après m’avoir donné environ 1 kilo de mil
et sa bénédiction, il me fit accompagner jusqu’à la limite des
cultures par un de ses fils.
Pendant que je me hâtais de rejoindre mon convoi, qui avait gagné sur
moi une avance de quelques centaines de mètres, surgit à environ 1
kilomètre du village une bande d’hommes armés d’arcs, flèches
en main ; l’un d’eux, qui paraissait être le chef de la bande,
voulut me faire rebrousser chemin. Je ne comprenais d’abord pas très
bien, j’étais fermement convaincu qu’il venait me prévenir que
je courais quelque danger si je continuais à m’avancer, lorsque,
brusquement, il saisit la bride du cheval de Diawé et essaya de
sauter en croupe. Comme je m’apprêtais à faire feu sur lui de mon
revolver, cela calma subitement son ardeur hippique, et il se mit à
courir avec ses hommes dans la direction du convoi, où j’arrivai
avant lui.
Au convoi, mes hommes étaient déjà aux prises avec une autre
fraction de la bande ; j’arrivai juste à temps pour empêcher
toute hostilité de la part de mon personnel.
Lorsque le chef de la bande nous rejoignit, j’appris de lui qu’il
était envoyé par le chef de Pou ou Poukha avec mission de me ramener
à ce village pour saluer son chef (lisez : offrir un cadeau), dont
je traversais le territoire, disait-il, et que si je continuais
à avancer, il pousserait le cri de guerre afin d’attirer à lui
d’autres hommes qui étaient aux environs. Comme je connaissais de
réputation ce village et son chef, je fis de suite signe à Diawé
de filer avec le convoi et signifiai à cet aventurier que s’il
nous suivait, ce serait moi qui l’attaquerais.
Cette décision sembla arrêter un instant l’ardeur de ces sauvages,
mais, après s’être concertés entre eux, ils revinrent à la charge
de plus belle, criant dans le haut de la voix : _Hou ! hou ! hou !_
(leur cri de guerre) et cherchant à nous devancer ; mais les
trois hommes de mon convoi armés de fusils sortirent des rangs et
s’apprêtèrent à tirer sur les plus audacieux, qui prirent la fuite
et entraînèrent dans leur retraite le reste de la bande. Pendant 3
kilomètres ils continuèrent à nous suivre à une distance de 150
mètres. Bientôt je les perdis complètement de vue. C’est alors
qu’apparurent les hommes de Kapouri, qui pendant tout ce temps-là
avaient jugé prudent de s’éclipser.
En parlant de Kapouri, le chef avait mis trois hommes à ma
disposition, dont deux ont cru prudent de disparaître au moment où
nous étions menacés par les bandits de Poukha. Un seul, garçon de
vingt à vingt-cinq ans, ne me quittait pas et voulait constamment
me forcer à tenir mon ombrelle ouverte. Comme il me fallait veiller
et sur mes flancs et sur mes derrières et tenir mes hommes dans la
main, je ne pouvais guère songer à me garantir du soleil en ouvrant
mon ombrelle. Me voyant résister, ce malheureux, qui marchait avec
moi, me suppliait d’ouvrir le parasol. Enfin, comprenant qu’il le
considérait comme un fétiche, je crus ne pas devoir lui refuser cette
satisfaction. Sa joie fut si grande qu’il courait de la tête à la
queue de la petite colonne, dansant et gesticulant. Il est évident
que pour ce jeune Gourounga ce n’est ni nos trois fusils ni notre
sang-froid qui nous ont sauvés, c’est l’ombrelle qui a mis tout
le monde en fuite.
Cette bande ne se composait que de vingt-deux ou vingt-trois
individus armés, et ce n’est pas l’envie de les châtier qui
nous manquait. Mais, voyageant dans un pays que l’on ne connaît pas
et dont on ne sait pas parler la langue, je crus prudent d’éviter
toute hostilité de notre part, d’autant plus que, abandonnés par
ceux qui devaient nous guider, j’ignorais si les villages qui nous
entouraient sont amis ou non de Poukha. Dans un pays comme celui-là,
de victime on passe facilement pour accusé, n’ayant pas le moyen
de se justifier ni de fournir des explications.
Une heure avant la tombée de la nuit, nous arrivons à Pakhé. Les
habitants sont encore dans les cultures et travaillent au son du
tam-tam. Les griots nous accompagnent dans l’espoir de recevoir
quelques cauries, et des jeunes gens viennent me saluer en me
saisissant la barbiche, comme c’est l’usage par ici. Cette coutume
force les Gourounga à enrouler des fibres autour de leur barbe pour
ne pas se la voir arrachée par quelque salutation un peu brusque.
Le naba, chez lequel on me conduit, m’installe dans une case
relativement propre, s’occupe de mes animaux et renvoie les curieux,
assez nombreux pour être gênants.
[Illustration : L’un des hommes saisit la bride du cheval de Diawé.]
Mon arrivée tardive et l’état de mes animaux ne me permettent point
de partir demain ; je dois, à mon grand regret, rester un jour ici.
La population du village (600 à 700 habitants) m’a paru très
mélangée. On y trouve des Gourounga de toutes les tribus. Il y aussi
à Pakhé une petite colonie de Dagomba. Ces gens, sans être vêtus
luxueusement, portent des effets propres. Leurs femmes, coiffées de
foulards, ont des pagnes en cotonnade rayée de couleurs diverses de
fabrication indigène.
Auprès des Gourounga, peu ou point vêtus, ils ont l’air de
seigneurs. Les femmes dagomba font le petit commerce de sel,
piments, tabacs, beurre de cé, kolas, etc., tandis que leurs
maris s’occupent du commerce de bestiaux, de captifs, de coton,
d’indigo, qu’ils vont vendre à Oual-Oualé et Gambakha. Pendant
la belle saison ils font le commerce de kolas entre Salaga et ces
deux derniers centres. Les enfants tressent des étuis en palme de
différentes dimensions, destinés à renfermer le sel de provenance
de Daboya ; ces étuis sont surtout vendus à Gambakha et dans la
région avoisinant le Boussanga.
Les Dagomba comprennent tous le mossi. J’appris par eux que le pic
que j’ai signalé à Tiakané, et que nous avons dépassé hier, se
nomme Naouri-Tanga, et qu’au pied du pic, sur le chemin de Pakhé,
se trouve le village de Naouri. D’ici on ne met, d’après eux, que
trois jours pour se rendre à Oual-Oualé. On me conseilla de prendre
le chemin d’Addoukou-iri, de préférence à celui de Koulor’o,
situé plus à l’ouest.
Le chef de Pakhé ne chercha pas à m’extorquer de marchandises en
dehors du cadeau que je lui fis, et le lendemain matin il mit deux
hommes à ma disposition pour me conduire au chef de Midegou.
Entre Pakhé et Midegou il n’y a qu’un petit village gourounga,
nommé Badongo. La végétation n’est pas luxuriante par ici, il est
très rare de rencontrer de beaux arbres, mais la terre m’a paru
très bonne, les cultures sont plus soignées que dans la région
que je viens de traverser. Les champs d’arachides et surtout de
haricots arachides sont très nombreux ; cette dernière culture
m’a paru aussi importante que celle du mil.
Les indigènes mangent le haricot arachide cuit à l’eau et arrosé
d’un peu de cé ou bien simplement grillé au feu. Les musulmans
donnent souvent cette graine comme nourriture aux moutons qu’ils
engraissent pour la fête des sacrifices.
A quelques kilomètres de Mîdegou on traverse le premier ruisseau
important de la région. Quoique son lit soit très encaissé, il n’a
encore que 40 centimètres d’eau ; nous le passons sans difficulté.
L’accueil du chef de Mîdegou me fait supposer que nous entrons dans
une région plus civilisée que celle que nous venons de traverser
(les habitants sont cependant encore vêtus de peaux). En venant
me rendre visite, le chef s’excuse de ne pouvoir me faire qu’un
modeste cadeau en mil, son village venant d’être décimé par la
petite vérole ; le soir, il m’offre une petite calebasse de lait.
_Samedi_ 4 _août._ — Au moment de quitter Midegou, le chef me fit
changer d’itinéraire : au lieu de me diriger sur Addoukou-iri
comme il était convenu, il me fit rallier le chemin de Nar’a
par Koulor’o, situé plus dans l’ouest. C’est en vain que je
demandai des explications, je dus me contenter du : _Addoukou-iri
soûri kanéré_ (Le chemin d’Addoukou-iri n’est pas bon). Comme
ce chef avait été plutôt bienveillant qu’hostile, je crus
prudent d’écouter ses conseils et me mis en route vers ma nouvelle
destination. Arrivé à un gros village nommé Badou ou Dabo, situé
à 4 kilomètres dans l’ouest, les exigences du naba de cet endroit
me forcèrent à rebrousser chemin et à retourner à Mîdegou,
quitte à faire demander des explications au chef de Pakhé.
[Illustration : L’ombrelle.]
De retour à Midegou, le chef changea d’attitude : il voulait bien
me faire conduire à Addoukou-iri, mais il exigeait un pistolet,
que je lui refusai naturellement. Je fis donc camper en attendant les
événements. Dans l’après-midi il revint, par un chemin détourné,
à mon campement et m’apporta son bonnet plein de mil et un peu de
lait. D’après ce que je crus comprendre, il se disait mon ami et
me promit des hommes pour le lendemain.
_Dimanche_ 5 _août._ — De bonne heure, deux hommes vinrent me
prendre au campement,
mais pendant la route l’un d’eux se sauva en arrivant à un groupe
de cases de culture, et je dus menacer de tirer sur l’autre s’il
ne continuait pas à avancer. Nous traversâmes quatre petits cours
d’eau, dont l’un d’eux seulement n’était pas guéable.
Les eaux de cette région viennent des hauteurs situées dans l’est,
et semblent rejoindre un affluent de gauche de la Volta Blanche ou
s’y verser directement.
Le chef d’Addoukou n’ayant pas précisément une excellente
réputation, je mis en pratique, dès mon arrivée, le système que
j’avais inauguré à Tiakané. Je réussis si bien à l’ennuyer
de mes demandes, que dès deux heures de l’après-midi, et sans
que je les réclame, il m’envoya deux guides pour me conduire à
Sidegou. Je m’empressai de saisir cette occasion pour tâcher de
me rapprocher de Oual-Oualé et de sortir du Gourounsi.
Vu l’heure tardive de notre arrivée à Sidegou, il ne me fut
pas possible de trouver un abri ; je me fis conduire à la sortie
du village et campai dans un endroit découvert, près du chemin à
suivre le lendemain. Une abondante pluie et une tentative de vol de
bourricots par les habitants nous forcèrent de rester sur pied toute
la nuit. Heureusement que le lendemain matin j’eus assez promptement
raison des exigences du chef, qui finit par me donner deux guides,
ce qui nous permit de nous mettre en route vers sept heures du
matin. J’ignore s’il existe un chemin de Sidegou à Sédokho,
car les deux hommes me firent prendre à travers la campagne dans un
terrain très difficile pour les ânes.
A 3 kilomètres au delà de Sidegou, nous atteignîmes le bord
d’une petite rivière très dangereuse à traverser à cette
époque, à cause de sa profondeur (1 m. 70) et de la rapidité de
son courant. Mes hommes transbordèrent les bagages, ayant de l’eau
par-dessus la tête ; ils étaient forcés de soutenir les charges
à bras tendus au-dessus de l’eau. J’eus trois ânes entraînés
par le courant, et Diawé avec son cheval faillit se noyer. Les deux
guides profitèrent de la circonstance pour s’évader.
[Illustration : Diawé et trois ânes entraînés par le courant.]
Au bout d’un quart d’heure de recherches, nous trouvâmes aux
abords de la rivière un petit sentier que nous nous empressâmes de
prendre en toute confiance, la boussole nous donnant sensiblement
la même direction que celle que nous suivions précédemment. Une
heure après, j’eus le bonheur de trouver un jeune homme qui
m’affirme que ce chemin est le bon et que bientôt nous apercevrions
Bélounga. En effet, nous atteignons ce village peu de temps après ;
il s’allonge par groupes isolés sur une étendue de plus de 2
kilomètres. Les habitants nous regardent avec curiosité, mais sans
hostilité ; ils m’appellent Zanvéto (Haoussa), ce qui prouve
qu’il ne passe jamais de Haoussa par ici, puisque les Gourounga
ignorent la couleur de leur peau.
Je comptais pouvoir gagner Korogo, que je savais ne pas être très
loin de Bélounga. Malheureusement mes animaux, privés de mil depuis
Koumoullou et forcés de marcher pendant toute la journée sans
repos, n’en peuvent plus. Il fallut me résigner, vers une heure de
l’après-midi, à camper près d’un petit ruisseau à 3 kilomètres
au delà de Bélounga. Là, des hommes de ce village nous rejoignirent
et tentèrent de me faire rebrousser chemin, prétextant que je devais
aller saluer leur naba. Je refusai formellement de me prêter à
cette fantaisie et renvoyai ces gaillards, qui ne se décidèrent à
retourner à leur village qu’après une bonne demi-heure d’attente.
Dans la soirée j’atteins Korogo (village d’environ 800 habitants),
où j’allai demander l’hospitalité chez le naba. Quoique
souffrant, et en prévision d’un refus de guide pour le lendemain,
je me mis en devoir, tout en ayant l’air de chasser, de chercher le
chemin d’Arago. On aperçoit ce village un quart d’heure après
être sorti des derniers groupes de Korogo ; aussi, quand le lendemain
le naba refusait de mettre un guide à ma disposition, sous prétexte
que le cadeau que je lui faisais était insuffisant, je faisais
charger mes ânes et partais sans guide, à sa grande stupéfaction.
Nous comptions atteindre la Volta Blanche ce jour-là, ce cours
d’eau n’étant pas éloigné, puisque la pirogue appartient au chef
d’Arago : malheureusement, une pluie torrentielle nous força de nous
arrêter dans ce village et d’y passer la nuit. Dans les environs
d’Arago et autour de Korogo, j’ai trouvé du mica en grande
quantité. Au cours de mon voyage, j’ai déjà signalé la présence
de ce même métal à Kong, chez les Komono et à Tiakané ; celui
d’ici, cependant, est plus blanc et ressemble au plomb argentifère.
Les habitants des trois derniers villages que je viens de traverser
sont Mampourga ; ils sont tatoués de la même marque que les
Mossi. Plus près des Dagomba musulmans de Nabari et de Oual-Oualé,
auxquels ils vendent souvent des bestiaux, ils sont aussi moins
enclins au mal que les Gourounga de la région située plus au nord ;
ils ont cependant, comme ces derniers, toutes les allures d’un
peuple sauvage.
Le chef d’Arago est un vieillard fort poli, qui ne chercha en aucune
façon à m’être désagréable ; il possède un petit troupeau
de bœufs et quelques moutons. A mon arrivée, ses captifs étaient
en train de fabriquer des fouets en peau d’hippopotame. Voyant que
je regardais travailler avec un peu d’intérêt, il m’offrit de
suite un de ces objets et m’envoya plus tard du lait frais.
_Mercredi_ 8 _août._ — La Volta Blanche n’est éloignée d’Arago
que de 3 kilomètres. Aucune particularité dans la configuration du
terrain ni dans la végétation n’accuse la présence d’un cours
d’eau. En arrivant sur ses bords on est tout surpris de trouver
là une aussi importante rivière. Elle sert ici de limite entre
le Gourounsi et le Gambakha. Elle vient du nord-est et a environ
120 mètres de largeur. Son lit est très encaissé, ses berges
ont plus de 20 mètres de hauteur. Actuellement il y a peu d’eau,
l’endroit le plus profond n’a que 3 mètres, mais à 2 mètres
des bords il faut déjà nager. C’est une crue toute subite, car il
y a cinq jours elle était encore guéable. Le courant n’excède
pas 3 milles à l’heure. Cette rivière est aussi considérable
que le Comoë, qui coule à quelques journées de marche au nord et
à l’est de Kong. J’ai appris par mon hôte d’Arago qu’elle
est formée par trois rivières qui se réunissent non loin l’une de
l’autre à deux ou trois jours de marche en amont. L’une vient du
Boussanga ou Bousangsi ; l’autre sort de chez les Bimba (Gourma),
enfin la troisième vient du Mossi. Aucune de ces rivières ne doit
avoir une grande importance. Dans le Mossi, on ne m’a pas signalé
de cours d’eau important ; il n’y a que la branche située au nord
de Gambakha et entre ce pays et le Bousangsi qui doit avoir quelque
importance ; en tous cas le passage de ces rivières doit pouvoir en
toute saison s’effectuer sans difficulté.
Comme le Mossi est un pays peu accidenté, ses cours d’eau doivent
être larges, peu profonds en toute saison et s’étaler en forme
de marais ou de flaques d’eau séparées les unes des autres par
quelques biefs plus profonds, mais sans écoulement. Le troisième
affluent vient du Mossi (disent nos informateurs). Je ne suis
pas éloigné de croire que je l’ai traversé, lui ou un de ses
affluents, à Banéma. On m’a cité aussi des amas d’eau entre
Mani et Boussomo, mais sans pouvoir me préciser si en hivernage
leur écoulement avait lieu vers le sud ou le nord. Ce qu’il y a
de certain, c’est qu’aucun de mes informateurs ne m’a signalé
de cours d’eau du côté de Koupéla ; il y a donc lieu de supposer
que la Schirba a son origine vers Mani et Boussomo. Cette hypothèse
donnerait à cette rivière, de sa source à Bossébango, un cours
d’environ 200 à 300 kilomètres, qui a tout l’air de concorder
comme proportions avec sa largeur. A ce propos il s’est glissé
une erreur sur certaines cartes : la Schirba n’a pas 300 mètres
de largeur, comme on l’indique. Dans le texte allemand de Barth,
sa largeur est de 100 schritt, c’est-à-dire 60 à 75 mètres.
Les eaux de la région Sansanné-Mangho, que je croyais former la
branche est de la Volta Blanche que j’ai traversée aujourd’hui,
et dont le confluent avec la Volta Noire est à Daboya, coulent vers
le sud en contournant Yendi et Salaga ; elles forment la rivière Oti
ou Sabran, qui n’atteint la Volta qu’à deux journées de marche
en aval de Krakye.
Il résulte de mes informations et surtout de mon voyage de
Bobo-Dioulasou au Mossi que les diverses branches de la Volta ont un
cours considérablement plus long qu’on ne le supposait jusqu’à
présent. Il est assez curieux de voir tous ceux qui ont parlé de
la Volta répéter, les uns après les autres, que ce fleuve prend
ses sources à trois ou quatre jours de marche au nord de Salaga,
après avoir au préalable dit qu’il avait 200 à 300 mètres de
largeur en moyenne aux environs de Salaga.
Avant mon départ, il était notoire pour moi que ce cours d’eau,
qui, entre le 8e et le 4e degré et demi de latitude nord, a une
moyenne de 700 mètres de largeur, devait avoir de nombreux affluents
importants dont le cours excédait sûrement quatre ou cinq jours de
marche (150 à 200 kilomètres).
Deux hommes cependant, Johnston et Paulitsche, ne se sont pas laissés
aller à cette appréciation fantaisiste, et, en 1882 et 1884, ils
n’ont pas hésité à soutenir que par la Volta on peut pénétrer
bien avant dans la boucle du Niger, ce que confirme mon voyage.
La pirogue qui fait le service du passage ici, est tout ce qu’il
y a de plus primitif : un tronc d’arbre à peine équarri et
creusé au feu. Elle peut transborder trois personnes à la fois
ou deux charges d’ânes. Nulle part je n’ai vu de pirogue aussi
mal conditionnée. Avant d’embarquer, il faut régler le prix du
passage avec le délégué du chef d’Arago. Ces prix sont fixés à
1100 cauries par cheval, 550 par âne avec sa charge, 200 par porteur
avec sa charge. Le personnel ne transportant pas de marchandises est
traversé gratuitement.
Comme la somme à payer pour mes six ânes et mes deux chevaux
s’élevait à 5500 cauries et que je n’en possédais plus
qu’un millier, il fallut conclure un arrangement de façon à faire
accepter des marchandises en place. Au bout d’un débat laborieux,
le préposé accepta en payement dix coudées d’étoffe avariée,
quatre pierres à fusil et quelques hameçons.
Tout semblait se passer normalement, quand le passeur refusa le
service, prétextant que je devais payer 600 cauries pour les trois
femmes. Cette discussion ne semblait pas devoir prendre fin, lorsque
l’intervention de deux vieillards d’Arago, qui prirent fait et
cause pour moi, aplanit les difficultés que soulevait cet irascible
piroguier.
Les femmes ne portant, en fait de bagages, que des calebasses,
ustensiles de cuisine ou peaux de bouc de leur mari, j’étais
absolument dans mon droit en protestant.
L’opération du passage de la rivière dura cinq heures, presque
le triple de ce qu’il faut pour faire traverser le Niger avec le
même personnel. Sur l’autre rive attendaient une trentaine de
Mossi avec trois ânes ; ils revenaient de Oual-Oualé avec des kolas
(environ 300 kilos) et des charges de cauries. Ce sont les premiers
indigènes que je rencontre ; je n’en ai du reste pas vu d’autres
dans la suite de mon voyage jusqu’à Oual-Oualé.
Malgré l’heure avancée, je quittai les bords du fleuve. Le
débordement de deux torrents avait inondé les rives sur une
profondeur de près de 2 kilomètres, et ce n’est qu’avec beaucoup
de difficulté que nous sortons de ce terrain fangeux, après avoir
déchargé encore plusieurs fois les ânes. A la nuit tombante nous
atteignons un petit plateau rocheux où l’on trouve un peu d’eau
dans les creux des roches. Nous installons là le campement.
Le lendemain de bonne heure nous arrivons à Nabari, premier village
mampourga, où les habitants m’affirment que j’atteindrai
facilement Oual-Oualé avant midi ; mais, mes ânes n’en pouvant
plus, je dus m’arrêter à un petit village nommé Zangom, à 4
kilomètres au nord de Oual-Oualé.
Dans la banlieue de Nabari et de Zangom il y a de nombreuses
plantations d’ignames. De loin, les échalas, assez correctement
alignés et couverts de liserons verts, me rappellent nos vignes
de France.
Les cultures d’ignames par le 11e degré de latitude nord (comme
limite extrême nord) correspondent sensiblement à celles que j’ai
observées vers le Kénédougou : ainsi, Kotédougou, situé par 11°
10′ environ, est en effet le dernier village vers le nord où l’on
cultive avec un peu d’activité cette racine.
Dans le Gourounsi, jusque vers le 12e degré de latitude nord,
il y a aussi dans quelques rares villages de petites plantations,
mais l’igname n’entre pour ainsi dire pas dans l’alimentation
des Gourounga de cette région.
_Vendredi_ 10 _août._ — A Zangom, nous avons trouvé à acheter
un panier de mil, une calebasse de haricots et quelques poignées
d’arachides d’une variété spéciale[3].
Les habitants de ce village sont de braves gens et rendent service avec
complaisance. Le matin, avant de nous mettre en route, quelques-uns
nous accompagnèrent jusqu’à mi-chemin de Oual-Oualé.
Du plateau qui sépare Zangom de Oual-Oualé on découvre un très
beau panorama. Tandis que vers le nord les derniers contreforts du
petit massif de Naouri se meurent lentement, vers l’est court,
dans une direction presque sud-nord, un grand soulèvement continu,
de hauteur uniforme, qui vient se terminer par un cône de déjections
en face et non loin du massif de Naouri, mais sans le rejoindre ;
ces deux soulèvements sont séparés par une trouée de quelques
kilomètres, qui livre passage à la Volta Blanche.
[Illustration : Passage de la Volta Blanche.]
Ce soulèvement n’est éloigné de nous que d’une quinzaine de
kilomètres ; avec ses parois verticales, baignées à la base par
une mer de brume et surmontées de mamelons bien arrondis dépourvus
de végétation, il rappelle assez exactement les côtes du Portugal
et d’Espagne telles qu’on les aperçoit, par échappées, du pont
du navire entre l’embouchure du Tage et le cap Roxo. Par la pensée,
je me suis immédiatement transporté sur un paquebot des Messageries
maritimes faisant route vers l’Europe.
Ce doux rêve m’avait fait oublier toutes mes fatigues et laissé
indifférent à la vue des premières cases de Oual-Oualé, lorsqu’un
« _marhaba_ » prononcé par un Dagomba, en guise de bonjour, vint me
rappeler que j’étais au Soudan et me faire songer à un gîte. Je
demandai donc à être conduit près de l’imam Seydou Touré.
Les gens auxquels je m’étais adressé, après m’avoir offert
dans une calebasse le _bombo_[4] au piment et quelques kolas, me
firent conduire par un enfant à l’_imamy-iri_[5].
J’arrivai bientôt au _banan_[6] de l’imam, où l’on me pria
de mettre pied à terre en attendant que l’on me préparât un
logement. Quelques minutes après, mon _gansoba_ (hôte) vint me
prendre et me donner une case pour moi et mes bagages, un _boulou_
(case d’entrée à deux ouvertures) pour mes hommes, et une grande
case-écurie pour mes deux chevaux.
Pendant que mes hommes s’organisaient, j’allai rendre visite à
l’imam, qui habite un groupe de cases voisin.
Ce vieillard me reçut très poliment ; il me demanda discrètement
d’où je venais et où je comptais me rendre ; quand je lui eus
tracé à grandes lignes l’itinéraire que j’avais suivi pour
venir, il me manifesta, ainsi que toute l’assistance, son profond
étonnement. Il ne comprenait pas comment j’avais pu traverser le
Gourounsi sans une imposante escorte de marchands ou de Mossi. Je
terminai mon premier entretien en manifestant à l’imam le désir de
me rendre à Salaga, afin de gagner une route sûre me ramenant vers
Kong. Il me dit qu’à son grand regret il ne pourrait satisfaire à
mon désir que dans trois ou quatre jours, le chemin habituel étant
impraticable pour le moment, à cause d’une guerre qui venait
d’éclater entre les Dagomba de Savelougou et ceux de Kompongou.
Hélas ! je ne demandais pas à partir sur-le-champ ; mes ânes
étaient éreintés et mes bagages presque moisis : je ne les avais
jamais ouverts pendant la route, dans la crainte d’exciter encore
davantage la cupidité des naba gourounga. Moi-même j’étais dans
un état de santé qui réclamait un traitement et du repos. Un
commencement de dysenterie et une perte d’appétit dont je
ressentais les premières atteintes en quittant Waghadougou, et
dont j’attribue les causes au chagrin que j’avais eu en me
voyant fermer les chemins par Naba Sanom, ne firent qu’empirer
pendant ma traversée du Gourounsi. Dès les premiers jours, la
perte et le vol du sac qui renfermait ma petite provision de riz et
de sel me força de me nourrir, comme mes indigènes, de denrées
crues ou mal préparées et de viande boucanée non assaisonnée. A
partir de Koumoullou, il me fut impossible de me procurer quoi que
ce soit en fait de vivres. Nous avons vécu exclusivement d’épis
de maïs cuits au feu, et bien souvent crus. Non seulement le mil
et le sorgho font défaut, mais encore la volaille : il n’y a pas,
de Koumoullou à Korogo, une seule poule ou pintade. A ces privations
venaient s’ajouter le séjour au soleil pendant toute la journée,
les tribulations avec les chefs et les guides, la vermine[7] et
la surveillance constante dont il fallait s’entourer. Toutes ces
raisons m’empêchaient de prendre le plus petit repos. Il m’échoua
aussi un surcroît de besogne me forçant d’entrer dans tous les
détails de service. Diawé, mon premier domestique, auquel ils
incombaient d’ordinaire, était atteint d’une affreuse maladie,
sorte de lèpre connue par les Mandé sous le nom de _massara dimmi_
(mal d’Égypte). Couvert de plaies, le malheureux, en arrivant à
l’étape, ne pouvait vaquer à rien et était forcé de se coucher.
Ma dysenterie m’avait considérablement affaibli. En arrivant sur
les bords de la Volta Blanche, je n’eus pas la force de gravir
seul la berge opposée ; il me fallait l’aide de mes hommes pour
me hisser sur le talus, monter et descendre de cheval.
L’accueil bienveillant de la famille dagomba chez laquelle je reçus
l’hospitalité, les soins que me prodigua Adissa, mon hôtesse, les
potions que je tirai de ma modeste pharmacie, me mirent sur pied au
bout de vingt-cinq jours. L’ictère seul n’était pas guéri ; mes
remèdes étaient restés impuissants. Je m’adressai aux indigènes ;
on m’apporta bientôt des feuilles que je devais faire bouillir
pour prendre des bains de vapeur et des bains chauds deux fois par
jour. Je reconnus dans cette plante le _bantamaré_[8] des Wolof, ce
qui me donna pleine confiance. Les Wolof boivent de la décoction de
racine de bantamaré à chaque léger dérangement du foie et surtout
lorsqu’ils sont atteints de _panda_, sorte de jaunisse qui précède
la maladie du sommeil si fréquente sur la Petite Côte[9].
Dès le troisième jour je ressentais un mieux sensible, et le sixième
tout était fini. Ce remède indigène m’avait guéri.
El-Hédi, mon hôte, parvint aussi à guérir Diawé. Les indigènes de
cette région m’ont semblé beaucoup plus versés que dans d’autres
pays sur l’emploi des plantes médicinales ; ce qui leur manque,
c’est d’en connaître le dosage exact et de savoir approprier la
médication à tel ou tel tempérament. C’est ainsi que les enfants
sont souvent traités comme de grandes personnes.
Il n’y a guère qu’une maladie contre laquelle les noirs sont
impuissants : c’est la dysenterie ou la diarrhée chronique. Ils ont
bien une médication à ordonner, mais ils ne veulent et ne peuvent
observer la diète. Jamais je n’ai vu les noirs se résigner à
ne pas manger ; ils sont persuadés que la nourriture seule sauve de
la mort.
Les plantes médicinales sont partout très nombreuses, aussi bien
dans la région du Soudan que nous occupons depuis longtemps que dans
celles que je viens de visiter. Il est malheureusement regrettable
que nous ne nous en occupions pas davantage. N’est-il pas triste de
penser que l’Européen se trouve tout à fait désarmé contre la
fièvre en Afrique, et qu’il ne possède pas un moyen prophylactique
contre ce terrible mal dont le noir est exempt ou à peu près.
Les analyses des remèdes indigènes sont faites assez souvent dans nos
hôpitaux des colonies, mais la conclusion est à peu près toujours la
même ; on vous répond invariablement : « Nous avons l’équivalent
en chimie minérale ». On croirait réellement que l’usage des
substances organiques doit être prohibé. Et nous en restons là.
Dès que mon état de santé me le permit, je fis quelques visites
à l’imam. Ce vieillard, qui est né dans le pays, aurait certes pu
me donner de bons renseignements sur cette région. Malheureusement,
il était difficile de me trouver seul avec lui. Mes entretiens
devaient donc se borner aux choses banales de la vie, d’autant plus
que nous ne nous comprenions qu’avec beaucoup de difficulté. La
langue que l’on parle ici se nomme _dagouna_, _dagomsa_, _dagomba_
et _mampoursa_ ; elle diffère assez sensiblement du mossi[10] pour
qu’on ne la comprenne qu’au bout d’un séjour assez long. Je ne
pense pas que, même si j’avais été très au courant du dagomba,
j’aurais pu tenter grand’chose auprès des indigènes. Ayant un
jour posé à l’imam une question qui lui parut indiscrète, il
me demanda si j’avais quelque chose de commun avec l’Européen
qui était arrivé pendant le ramadan à Gambakha, venant de Salaga,
et qui fut forcé de s’en retourner sans avoir obtenu la permission
de pousser plus loin[11].
Tous les habitants de cette région vivent dans la crainte de voir
occuper leur pays par les Anglais, qu’ils redoutent. Ils n’ont
pas de griefs sérieux contre eux ; ils les détestent tout simplement
parce que leurs captifs sont réfugiés chez les Anglais, et que ces
derniers les conservent et les enrôlent pour être soldats.
Je n’eus pas de peine à prouver que j’étais Français, un
homme de Salaga, qui vint me rendre visite, leur ayant affirmé
que je n’avais rien de commun avec les Anglais qu’il avait
vus à Accra. Dans la suite, lorsque, pour réaliser les cauries
nécessaires à l’achat de plusieurs ânes, je fis vendre quelques
tissus et autres objets de fabrication française par mon hôte,
tout le monde fut d’accord pour en déclarer la supériorité et
affirmer hautement que mes marchandises n’étaient pas à comparer
à celles des Anglais.
Mon hôte, El-Hédi Touré (_El-Hédi_ veut dire Dimanche), me fit
faire connaissance avec trois jeunes gens de ses amis, nommés
Alfa Boukary Touré, Tahéri Touré et Kalifa Sissé. Les deux
premiers sont Dagomba ; l’autre, d’origine mandé, est fixé ici
depuis une vingtaine d’années. Après leur avoir fait quelques
cadeaux et rendu de nombreuses visites, nous sommes arrivés à être
d’excellents amis. C’est grâce à leur complaisance et en échange
de renseignements sur l’Europe et les coutumes européennes, que
j’ai obtenu quelques renseignements sur le Gourounsi, le Mampoursi
et le Dagomba.
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★ ★
On entend désigner par Gourounsi l’ensemble des territoires limités
à l’est par le Mampoursi et le Dagomba, au sud par le Gondja et
les États de Oua, à l’ouest par le Lobi et le territoire des
Niéniégué, au nord par le Dafina, le Kipirsi et le Mossi.
Ce territoire est arrosé par les trois cours d’eau qui forment la
Volta et par ses affluents. La végétation y est plus luxuriante
que dans les terrains ferrugineux de la vallée du Niger. Le
sol, moins perméable et moins spongieux, conserve plus longtemps
l’humidité ; on y rencontre souvent des flaques d’eau, auprès
desquelles la végétation est de toute beauté. C’est un pays
couvert, légèrement ridé, offrant des sites bien curieux et souvent
sauvages. C’est une région de culture par excellence, mais impropre
à l’élevage à cause de l’humidité et des insectes nuisibles
au bétail.
La population, tout hétérogène, qui peuple cette vaste région
paraît avoir été refoulée dans ces bois par des peuples plus
avancés qui l’environnent. Parlant des dialectes différents, vivant
en constante hostilité entre elles et toujours sur le pied de guerre,
elles ont empêché les voies de communication de se développer,
de sorte que le réseau en est peu compliqué. Il existe bien, comme
partout, des sentiers sauvages reliant les villages les uns aux autres,
mais ils sont tellement peu fréquentés, que l’on ne peut y circuler
que difficilement sans guide. En dehors des deux itinéraires reliant
le Dafina au Mossi décrits plus haut, et les chemins qui se dirigent
de Sati sur Oua, on peut dire qu’il n’existe pas de voies de
communication. Les noirs eux-mêmes, marchands et autres, ne parlent
qu’avec un certain effroi du Gourounsi et de ses habitants.
La région nord-ouest du Gourounsi est habitée par un peuple qui
nous a paru avoir beaucoup d’analogie avec les Niéniégué. Dans
le Dafina on les nomme Nonouma, mais parmi les autres Gourounga et
dans le Mossi on désigne les Nonouma par un autre nom qui nous
a échappé. A propos de notre passage de Boromo à Bouganiéna,
nous avons eu l’occasion de décrire la façon dont les Nonouma
s’incisent les joues et se tatouent, nous n’y reviendrons pas dans
ce chapitre. Leurs principaux centres sont : Baporo, Poura et Ladio.
A côté des Nonouma, mais plus à l’est vers Dallou, Sapouy,
Baouér’a et Pouna et jusque vers le Kipirsi, habite une autre
fraction des Gourounga, celle des Youlsi, ou Tiollé. La majeure partie
de cette fraction n’a pas de marques ni de tatouages, quelques-unes
de leurs familles ont cependant les deux marques caractéristiques
du Mossi (l’entaille parlant de chaque côté du nez pour venir
mourir à hauteur de la deuxième molaire, et deux entailles partant de
chaque côté de la bouche pour venir mourir près de l’oreille. Ces
entailles sont semblables à celles des Mandé-Dioula, mais au nombre
de deux entailles seulement sur chaque joue).
A l’ouest des Youlsi et entre eux et les Kassanga de Sati habite
la fraction des Talensi ; ils se distinguent de leurs voisins par un
tatouage bien original. Sur chaque joue, à l’aide de toutes petites
incisions disposées sur trois rangées parallèles, ils forment un
_Z_ majuscule vu à l’envers.
Plus au sud et à l’ouest de Oual-Oualé habite la fraction des
Tiansi ou Boulsi, qui se tatouent de trois façons différentes. Ils
offrent cela de singulier, c’est que deux des tatouages ont la
particularité suivante, que je n’avais pas remarquée : les yeux
eux-mêmes sont environnés de six petites entailles.
Encore plus au sud, on trouve les Nakaransi ; ils se distinguent des
autres Gourounga par une incision qui part de la naissance des cheveux,
fend le front et le nez en deux parties égales. Perpendiculairement
à cette incision longitudinale, il en part, chez certains types,
une de chaque côté du nez, ou bien encore chez les uns à droite
du nez, chez les autres à gauche.
Entre les Tiansi et les Nakaransi et la Volta occidentale habitent les
Lama, ou Lakhama, ou Nakhalakha, Nokhorissé ou encore Nokhodossi. Ces
tribus sont rarement tatouées. J’ai cependant vu quelques sujets
ayant de chaque côté de la bouche deux incisions semblables à
celles des Mandé-Dioula de Kong, mais moins longues.
De l’autre côté du fleuve, ils ont pour voisins les Dagari et les
Dagabakha, qui me paraissent être un seul et même peuple. J’en ai
vu à plusieurs reprises : ils ne sont point tatoués. On rencontre
chez eux des couleurs de peau très foncées, approchant du noir
des Wolof ; ils se prolongent jusque sur la rive gauche de la Volta
occidentale et forment une importante colonie, qui, mélangée avec
des Mandé-Dioula, forme le fond de la population de Oua.
Les Oulé, autre fraction des Gourounga, semblent être appareillés
aux Lakhama ; ils habitent au nord des Dagari et Dagabakha, et entre
leur territoire et celui des Bougouri. Les gens du Dafina classent
les Bougouri dans la famille des Niéniégué et des Nonouma.
Ces divers peuples, qui constituent la population du Gourounsi,
n’offrent pas de grandes différences de mœurs entre eux. Ils
vivent depuis trop longtemps en voisins. Il est cependant notoire
qu’ils appartiennent à des groupes ethnographiques distincts :
les uns se rattachent au groupe Mossi, les autres à celui des Bimba
ou Mampourga-Dagomba, du Gondja et même de l’Achanti. L’examen
sommaire de quelques-uns de leurs dialectes et idiomes m’en a donné
l’intime conviction. On ne pourra en opérer le classement rationnel
qu’après en avoir étudié la linguistique.
Les habitations gourounga sont à peu près toutes analogues à celles
que j’ai décrites au cours de ma route du Dafina au Mossi et du
Mossi à Oual-Oualé. Les costumes ne diffèrent pas beaucoup entre
eux : les Gourounga, hommes et femmes, sont à peu près complètement
nus ; dans quelques rares districts seulement et dans les villages
situés sur les voies de communication fréquentées, on rencontre
des indigènes vêtus de quelques loques en cotonnade, mais c’est
l’exception ; ces gens-là semblent plutôt affectionner les peaux
pour se couvrir ou cacher leur nudité. Quelques femmes des tribus du
sud-est ont la lèvre supérieure percée et traversée par un roseau
ou un piquant de porc-épic leur montant le long du nez. C’est tout
le luxe féminin que j’ai eu l’occasion de constater.
La religion des Gourounga semble être le fétichisme. Ils ont
des constructions rondes en terre, qui sont sacrées ; je les ai
vus aussi invoquer Dieu, qui porte le même nom que le soleil
(_ouindi_). Les constructions sacrées affectent un peu toutes
les formes et dimensions, et sont souvent revêtues de dessins
géométriques : cercles, losanges, carrés, etc., peints à l’ocre
rouge ou noire, ou, encore, elles sont bariolées de gris obtenu à
l’aide de cendres délayées dans de l’eau. A Pakhé, un soir,
en me promenant devant une de ces constructions, je m’étais mis
machinalement à siffler. Tout le village s’était attroupé et se
lamentait ; je venais, paraît-il, de profaner les lieux saints. Il
m’a fallu leur faire expliquer, pendant une bonne heure, qu’un tel
acte commis par un Européen n’avait pas du tout la même portée
que quand il était commis par un indigène.
Dans la région nord du Gourounsi on exploite beaucoup l’aloès ;
avec les fibres on fait des fils. La feuille elle-même, pilée,
sert à faire une sorte de feutre avec lequel on confectionne les
bourres de fusil. On en extrait également une sorte de teinture qui,
mélangée à du sable, sert de cosmétique pour les cheveux et les
rend plus noirs.
Sa racine, grillée, pilée et délayée dans de l’eau, est employée
comme collyre. Cette préparation, posée comme disque autour des
yeux, sert de remède pour les yeux dans toutes les régions du
Soudan. L’aloès s’emploie aussi chez les noirs pour raviver
la chair des ulcères, et surtout dans la médecine vétérinaire,
comme en France.
Le territoire de la rive gauche de la Volta Blanche se nomme
Mampoursi[12]. Ses deux centres les plus importants sont Oual-Oualé
et Gambakha, qui ont chacun 2500 à 3000 habitants. Le Mampoursi
est actuellement un tout petit État, limité au nord par le Mossi,
au nord-est par le Gourma, à l’est par le Boussangsi, au sud par
le Dagomba, à l’ouest par le Gourounsi.
Le territoire des Dagomba commence déjà sur la rive gauche de
la rivière de Nasian, à 20 kilomètres au sud de Oual-Oualé. Le
Mampoursi n’a donc qu’une profondeur de 20′ en latitude, mais
il s’étend assez loin en largeur. Le souverain du Mampoursi est
un Traouré (d’origine mandé) et réside à Nalirougou, village
situé à quelques kilomètres de Gambakha ; il porte le titre
de Mampourga naba. Il y a environ deux siècles, le Mampourga naba
réunissait sous son autorité, outre le Mampoursi actuel, la région
Sansanné-Mango et tout le Gourounsi jusqu’à la Volta Rouge. Il
prétend encore, même aujourd’hui, que son territoire est limité
par cette dernière rivière.
Comme dans le Mossi, l’organisation du pays était féodale et
le pouvoir était entre les mains de nombreux naba plus ou moins
puissants.
On raconte que, vers 1730, le naba de Nalirougou était devenu
assez puissant pour qu’il cherchât à s’affranchir de la
tutelle de Mampourga naba qui résidait à Gambakha ; ses troupes
étant nombreuses et son village bien fortifié, le Mampourga naba
convia les Gondja de Daboya et le Gottogo à venir s’emparer de
Nalirougou, qui avait la réputation de renfermer le plus de captifs
de la région. Aux gens du Gottogo se joignirent quelques Mandé de
Groumania (Anno). Le siège et la prise du village étant terminés,
les Ouattara du Groumania demandèrent à se fixer dans le pays. En
récompense des services rendus, le Mampourga naba leur concéda le
territoire actuel de Sansanné-Mango, et les Mandé y fondèrent ce
dernier village. Aujourd’hui encore, le chef de Sansanné est un
Ouattara. On y parle un dialecte agni et le mandé. Contrairement à
ce que Barth a avancé, Sansanné-Mango ne veut pas dire « Camp de
Mahomet », cela signifie : _camp de Mango_. Les Haoussa et souvent
les Mandé désignent par l’appellation « Mango » Groumania,
capitale de l’Anno.
Comment le Mampoursi a-t-il été rogné et réduit à ses limites
actuelles ? Je l’ignore. Toujours est-il qu’en ce moment son
chef ne commande pas grand’chose. Gambakha s’est affranchi et
obéit aux ordres de l’imam Baraga. Oual-Oualé est entre les
mains de l’imam Seydou Touré, et le reste du pays est commandé
par quantité de naba et de nabiga plus ou moins puissants, tels que
ceux de Zango et de Ouango aux environs de Oual-Oualé.
Le Gourounsi est ravagé depuis six ans par les troupes de Gandiari et
de ses successeurs, et il y a déjà longtemps que les plus petites
confédérations se soucient fort peu des Traouré au pouvoir à
Nalirougou. Beaucoup d’entre elles étaient soumises à El-Hadj
Mohammadou, prédécesseur de Karamokho Mouktar, chef de Ouahabou,
qui était en train d’annexer tout le Gourounsi quand la mort
vint le surprendre. A mon passage à Koumoullou, le naba me raconta
qu’il avait obtenu la protection du marabout de Ouahabou, ce qui
prouve que son pouvoir s’étendait jusqu’aux limites extrêmes
Est du Gourounsi.
[Illustration : Construction sacrée de Gourounga.]
La population du Mampoursi me paraît composée de trois éléments,
que je classe ici par ordre d’ancienneté d’occupation, de la
façon suivante :
1o Les autochtones ou ceux que l’on peut considérer comme tels ;
ils sont marqués d’une seule entaille partant de la narine gauche et
coupant la joue pour se terminer à hauteur de la première molaire :
cette marque offre de l’analogie avec celle des Mor’o ou Mossi ;
2o Une autre population, également très ancienne dans le pays,
mais certainement d’origine mandé, comprenant des Traouré,
Diabakhaté et Kamara. C’est elle qui a encore actuellement le
pouvoir ; elle est marquée, comme les Mandé-Bambara de la vallée
du Niger supérieur, de trois longues cicatrices partant des tempes
pour se terminer au menton.
3o D’immigrants du Haoussa, dits Dagomba, venus dans la région
à la suite des guerres d’Othman dan Fodia, au commencement de ce
siècle. Ceux-ci aussi sont d’origine mandé, et ne sont peut-être
venus se fixer dans le pays que parce qu’ils savaient déjà des
leurs au pouvoir ici. Ils ont pour diamou : Sissé, Touré[13],
Mandé. Leurs marques diffèrent de celles des Haoussa, elles sont
moins nombreuses et se croisent à hauteur de l’oreille, tandis
que celles des premiers partent du cuir chevelu pour se terminer à
la mâchoire.
Tous les Touré et Mandé portent en outre trois grandes entailles
sur la poitrine, le ventre, les cuisses, les mollets, le cou-de-pied,
le gras du bras, l’avant-bras, le dos de la main, les omoplates,
etc., de sorte qu’un membre de Dagomba, même séparé du tronc,
peut être reconnu très facilement. On ne voit cette façon de se
marquer que chez les Mandé-Magaza, que l’on rencontre surtout dans
le Baguié (Kaarta).
La présence des Traouré, antérieure à la création de
Sansanné-Mango, prouve que dans ce pays il y avait déjà de
nombreuses colonies mandé, et que Sansanné-Mango est au contraire un
établissement mandé, relativement récent. Ce qu’il y a de très
curieux, c’est que dans le Mampoursi on appelle la langue mandé :
_sahersi_, _sakhaiersé_ ; de _sahelé_ (nord). Les premiers Mandé
seraient donc venus du nord ?
Dans le Mampoursi, on désigne rarement les Haoussa sous le nom mossi
de _Zanwéto_ ; on les nomme, comme le font les Mandé, _Marraba_,
_Mallakha_, et _Marraka_, ou _Marrakha_ ; il est assez curieux de
rapprocher ici la dénomination de _Marka_, que donnent les Mandé
aux Sonninké.
C’est du mélange des langues de ces trois éléments qu’est
né le dialecte dagomsa. Il se rattache certainement au groupe de
langues dont fait partie le mossi, mais renferme d’autres termes,
d’autres expressions, tout en conservant les mêmes constructions
grammaticales. Comme dans la langue mossi, il y a de nombreux mots
mandé ; mais en surplus des mots empruntés au haoussa il y a, comme
dans le mossi, des expressions wolof. J’ai en particulier relevé
les mots : _tanga_, chaud ; _bobchi_, chose de la tête, diadème ; de
_bob_, tête en wolof ; _mouss_, chat ; _pendé_, pagne ; le radical
_gan_ (hôte), et ce qu’il y a de plus curieux, l’auxiliaire
_défa_, avec l’_a_ sourd qui est si souvent employé en wolof.
Il serait assez curieux de faire un rapprochement entre le mossi,
le dagomsa et le wolof ; on arriverait peut-être, par une étude
très approfondie de ces langues, à découvrir le berceau de cet
intéressant peuple wolof, qui devait se trouver, il y a des siècles,
à côté des Mossi et sûrement beaucoup plus à l’est que le
Oualo et le Fouta actuel, qu’on leur assigne souvent comme pays
d’origine. Ce qui tendrait à prouver que les Wolof habitaient
plus à l’est, c’est qu’ils ont conservé jusqu’à nos jours
l’expression _dioulandé_, pour désigner le sud. Dioulandé veut
dire « pays des Dioula » ; or, comme les Mandé-Dioula n’ont fait
irruption vers la côte qu’à une époque récente, et qu’il faut
admettre que les peuples, même ceux qui ont une langue très pauvre
en mots, ont de tout temps eu besoin de désigner les quatre points
cardinaux, on peut en déduire que les Wolof habitaient au nord des
Mandé-Dioula. Et comme le berceau des Mandé-Dioula est dans la
boucle du Niger, il s’ensuit que les Wolof y habitaient aussi.
Les Wolof ont du reste emprunté aux Mandé de nombreux mots se
rattachant surtout aux habitations, aux cultures et aux produits du
sol, quoique la langue wolof soit une des plus riches du Soudan. Il est
en outre à remarquer que parmi tous les peuples que j’ai visités,
je n’ai trouvé des couleurs de peau aussi foncées que celle des
Wolof que chez les habitants de Oua, chez les Dagomba de l’ouest,
vers Oua, et isolément chez quelques Mossi et Mandé-Dioula.
Mais revenons à notre population mampourga pour parler un peu des
femmes et des enfants. J’ai constaté avec plaisir que la coutume
barbare du tatouage tend à disparaître chez le sexe faible. On
ne rencontre que fort peu de femmes défigurées. En revanche,
elles ne se privent pas de se faire faire une incision en long, ou
en oblique, sur le nez et les joues. Elles se font aussi des dessins
en bleu sur le front et les joues. Je ne dirai pas que c’est beau,
mais ce n’est pas trop laid, et au moins original.
Voici quelques-uns de ces tatouages.
Rafraîchir ces petits dessins pour qu’ils paraissent toujours
bien foncés, constitue une sérieuse occupation pour la femme
mampourga. Munie d’une petite glace, elle étend la couleur noire
sur le tatouage avec une fine barbe de plume en forme de pinceau ;
puis, en guise de vernis, elle passe là-dessus un pinceau beurré,
ce qui donne une teinte très brillante. Ce noir est fourni par un
arbuste nommé _bourinké_ en mandé. Les femmes en calcinent le fruit
et le pilent, en y mélangeant un peu d’eau de cendre. C’est
de cet arbuste qu’on tire le charbon à poudre à fusil. Il est
très répandu dans le pays. Partout il constitue la flore rabougrie
des terrains ferrugineux, et ressemble par son bois et son fruit au
gardénia sauvage, en compagnie duquel on le rencontre toujours.
Après chaque repas, la femme se teint en rouge la lèvre inférieure,
de façon à faire croire qu’elle a mangé force kolas dans la
journée : il faut supposer que c’est un charme de plus. Elle
l’obtient en mâchant une tige d’un autre arbuste, nommé
_guénou_ en mandé. La femme dagomba ou mampourga n’a pas une
coiffure qui lui est propre ; elle arrange ses cheveux tout aussi
bien en cimier qu’en petites tresses collantes, comme les Mandé
et les Siène-ré, mais elle a un talent tout particulier pour se
coiffer d’un _bobchi_, foulard ou tout autre morceau de calicot
imprimé. Roulé négligemment autour de la tête, et un peu penché,
ce petit turban est vraiment coquet. Les femmes âgées se coiffent
aussi du madras, en s’enveloppant toute la tête comme les femmes
haoussa. Pour vêtement de corps, c’est, comme un peu partout, le
pagne de couleur et le _langana_ (voile) des femmes dioula de Kong,
dans lequel elles se drapent assez coquettement. On voit peu ou point
de langana d’étoffe européenne ; ils sont tous en cotonnade rayée
bleu et blanc, ou bleu, blanc et rouge, ou encore blanc et rouge. Ces
étoffes sont fabriquées dans le Mampoursi ou le Dagomba, à l’aide
de dix-sept bandes de 2 m. 50 chacune. Ce châle est nommé ici _pakha
kinkina_ (linge pour femme).
On voit ici des femmes et surtout des fillettes relativement jolies,
surtout lorsqu’on vient du Mossi et du Gourounsi, où l’on
n’est pas gâté sous ce rapport. Elles rappellent beaucoup le type
mandé-dioula des filles de Kong.
Les enfants, portés dans le dos comme chez presque tous
les Soudaniens, à l’exception des Mossi, sont assez bien
soignés. Malheureusement, quelques mères ont adopté le système
des Gourounga, dont j’ai déjà parlé, martyrisant les enfants
sous prétexte de leur donner des soins de propreté.
Le mariage d’une jeune fille donne lieu à des réjouissances au
tam-tam, qui durent plusieurs jours. Comme chez les Mandé-Dioula,
toutes les jeunes filles viennent prendre chez les parents de la
mariée la dot de la jeune femme, qui est portée en chantant par
tout le village. Il faudrait bien trois pages pour énumérer tous les
riens qui composent la dot. A côté de quelques pagnes enroulés avec
soin, on voit triomphalement perché le bâton à faire le _tô_ ;
ensuite, dans l’ordre le plus baroque, viennent des chaudrons,
des piments, des corbeilles, du soumbala, un tabouret, des balais,
des foulards, des calebasses, un collier de perles, du poisson sec,
etc. Il y a déjà du progrès avec les Bobofing, les Niéniégué et
les Mbouin(g), chez qui la dot se résume en deux _séko_ (nattes), ou
encore en tabac à priser, ou, chez les gens riches, à 4000 cauries.
La polygamie existe dans le Dagomba, comme dans tout le Soudan.
On croit généralement que le noir est polygame parce que la religion
musulmane permet la polygamie.
Il est peut-être vrai que cette tolérance du Coran engage beaucoup
les musulmans à avoir plusieurs femmes, mais quand on voyage au
Soudan, on constate bien vite que la polygamie existe également chez
les peuples fétichistes.
[Illustration : Jeunes filles portant la dot.]
La cause n’en est donc pas exclusivement au Coran, et l’on
est forcé de reconnaître que la polygamie a une autre cause que
l’islamisme. Les noirs n’ont pas été sans en reconnaître souvent
les inconvénients ; fréquemment des guerres et des dissensions se
sont élevées à cause de successions. L’avènement d’un nouveau
chef ne manque jamais d’élever des compétitions entre les fils de
femmes différentes d’un même chef, mais les noirs ne se corrigent
pas pour cela de la polygamie.
Les causes qui engendrent la polygamie sont multiples :
Chez les Soudanais, les soins du ménage incombant à la femme sont
si nombreux, qu’il est pour ainsi dire impossible à une seule
femme de suffire à cette besogne.
L’eau se trouve quelquefois à une assez grande distance dans
certains villages : une femme est spécialement chargée de cet
approvisionnement.
La manutention des céréales et la préparation des aliments prend
un temps infini. On délivre aux femmes le grain en épis ; il faut
le battre, le vanner, puis le piler dans un mortier en bois, ou le
moudre entre deux pierres, pour le réduire en farine.
Enfin il faut cuire la nourriture.
Cette préparation est tellement laborieuse que, dans certains pays,
les femmes, pour ne pas être en retard, doivent commencer à piler
le matin avant le jour.
Tous les aliments se servent dans de la vaisselle en bois et dans les
calebasses ; il faut, après chaque repas, la porter à la rivière ou
au puits et procéder à un récurage, qui est très long, si l’on
veut manger dans des récipients propres.
Enfin, il faut fabriquer la graisse, le savon, les condiments, et ce
ne sont pas de vaines opérations.
Ce sont aussi les femmes qui font certaines cueillettes, celles du
coton et de l’indigo par exemple.
Enfin, la femme participe largement au travail des champs ; c’est
elle qui va chercher le bois.
Si l’on veut s’habiller, il faut préparer le coton, en extraire
la graine, le carder, le filer, etc.
Il faut aussi laver le linge.
S’il y a des enfants, il y a surcroît de besogne.
Enfin, chez tous les peuples fétichistes ou musulmans il existe la
coutume suivante :
Dès qu’une femme est enceinte, son mari n’a plus aucun rapport
avec elle ; il en est de même pendant tout le temps que l’enfant
n’est pas sevré.
Comme dans tous ces pays l’enfant n’est sevré que vers l’âge
de trois ans, on peut estimer à quatre ans, avec la gestation,
le temps où le mari n’a pas de rapports avec sa femme.
Dans ces conditions, le noir prend une autre femme quand il en a
les moyens.
Comme une femme ne peut avoir un enfant que tous les quatre ou cinq
ans, elle en a rarement plus de cinq, mais il en meurt à peu près
la moitié, faute de précautions hygiéniques et pour d’autres
raisons trop longues à développer ici ; de sorte que si un homme
désire avoir une nombreuse famille, il lui faut prendre un grand
nombre de femmes.
Il ne faut pas croire que tous les maris possèdent plusieurs
femmes. Non, on en rencontre même beaucoup qui n’en ont qu’une,
surtout dans les classes peu aisées.
Les favorisés sont ceux qui, dans une aisance relative, ont eu les
moyens d’acheter une seconde ou une troisième femme ou de payer
une nouvelle dot à une nouvelle famille.
Les femmes du Soudan, étant donnés les conditions dans lesquelles
on les marie et le rôle qu’elles sont appelées à jouer dans le
ménage, ne sont pas précisément heureuses ; et cependant, malgré
le nombre de rivales avec lesquelles elles sont obligées de vivre,
on n’entend pas souvent des discussions s’élever entre elles. La
bonne intelligence règne, au moins en apparence, et elles obéissent
toujours à la première femme, à la plus ancienne dans le ménage.
A propos de jalousie entre femmes du même mari, on m’a raconté la
petite légende suivante, que je ne puis m’empêcher de transcrire :
« Deux _sina_ (femmes d’un même mari) ayant chacune quelques
captifs s’occupaient toutes deux des cultures de leur mari
momentanément absent.
« L’une des sina, la plus jolie, était jalouse de l’autre,
préférée par le mari pour ses qualités de bonne ménagère,
de femme d’ordre et d’excellente mère de famille.
« Depuis longtemps la plus jolie cherchait à se venger de la
favorite, lorsque l’occasion s’en présenta fortuitement dans
les circonstances suivantes.
« L’époque des semailles du riz étant arrivée, la préférée,
atteinte d’une maladie d’yeux, pria la plus jolie de trier son
riz et de veiller aux semailles.
« — Avec plaisir », répondit-elle. Elle emporta le riz, le pila de
façon à le réduire en farine, puis elle le sema elle-même dans le
champ de la favorite, se disant en elle-même : « Me voilà vengée ;
le riz ne lèvera pas, notre maître[14] sera furieux contre elle,
je n’aurai qu’à en bénéficier. »
« Mais Dieu ne voulut pas laisser s’accomplir cette vilaine action
et fit venir une variété de mil très blanc, d’une qualité
supérieure, auquel les captifs, qui étaient au courant de la chose,
donnèrent le nom de _sina goué malo_[15].
« La légende ajoute que le mari, pour punir sa femme, la fit vendre
à des Maures, pour qu’elle ne revînt plus jamais dans le pays. »
Le 18 août, on célébra à Oual-Oualé la grande fête, ou fête du
sacrifice des moutons, dite العيد الكبير ce qui me donna
l’occasion de voir le luxe déployé par les musulmans du village. Le
costume des hommes rappelle assez celui des Mandé de Kong, mais il
y a moins de grandes coussabes et peu de burnous. On porte beaucoup
la coussabe à taille du Mossi. L’imam seul et quelques musulmans
aisés étaient vêtus de la belle coussabe blanche du Haoussa,
dite _zangousso_.
Ce vêtement est confectionné en bandelettes de 5 centimètres de
largeur et brodé en lomas avec de la soie blanche ; c’est le linge
le plus fin que j’aie vu jusqu’à présent ; il coûte de 30000
à 50000 cauries, suivant qu’il est doublé ou non.
A l’occasion de la fête, plusieurs musulmans, sans que je les
connusse, m’envoyèrent des mets tout préparés. Je dois du
reste dire à la louange de Oual-Oualé que sa population est très
hospitalière, bienveillante et fort polie. Pendant ma maladie,
des musulmans envoyèrent prendre dans les villages aux environs
du lait et des œufs pour me les offrir ; la femme de mon diatigué
eut la complaisance d’envoyer une captive jusqu’à Gambakha pour
m’acheter du beurre frais ; lorsque je sortais, hommes et femmes
s’accroupissaient sur mon passage pour me saluer, comme l’ordonne
la bienséance ici.
Oual-Oualé est construit dans une petite dépression où coule un
ruisseau qui en cette saison a son écoulement vers l’est-sud-est,
mais en saison sèche il ne forme que quelques amas d’eau stagnante
dont l’absorption immodérée donne la filaire de Médine. Comme
les villages mossi, Oual-Oualé se compose d’une série de petits
villages plus ou moins espacés, que les habitants ont réunis pour
la dénomination en trois groupes principaux : celui de l’ouest
se nomme _Tampouloung-o_, celui de l’est _Fang-ana_ (c’est
là que résident l’imam et les Dagomba) ; et enfin celui du sud
_Bokodouré_, qui signifie « de l’autre côté du marigot ». Ce
groupe est habité principalement par les Mandé, Sissé, Diabakhaté,
Kamara, Traouré et quelques familles haoussa.
Le marché quotidien se tient à Fang-ana. C’est un marché à
condiments, niomies, tabac, etc. ; on y trouve aussi à acheter à un
prix élevé de la viande de bœuf, tous les deux ou trois jours. Le
grand marché se tient tous les trois jours à Bokodouré, sous un
splendide banian ; on y trouve, outre les choses essentielles à la
vie, du coton, de l’indigo, de l’étoffe de couleur fabriquée
ici, et quelquefois des vêtements confectionnés, boubous, bonnets,
etc. Somme toute, Oual-Oualé n’est pas dépourvu de ressources et
les vivres n’y sont pas hors de prix. J’y dépensais environ
2500 cauries par jour, pour la nourriture de mes hommes et de
mes animaux, en donnant de temps à autre un repas de viande
à mes indigènes. L’igname, étant la base de la nourriture,
ne se vend pas cher : quatre ou cinq belles ignames coûtent 100
cauries, les œufs de 10 à 20 cauries, et la volaille 400 à 500
cauries pièce. Sur le grand marché on apporte souvent des environs
quelques marmites de dolo ; cette boisson est bien moins bonne que
celle qu’on fabrique dans le Mossi ; elle est mal filtrée et
tient toutes sortes de matières en suspens, ce qui ne la rend pas
précisément appétissante. S’il y a peu de dolo à Oual-Oualé,
il y a beaucoup de mil germé ; les musulmans et les idolâtres s’en
servent pour préparer le _bakha_, sorte de bouillie peu épaisse,
consommée toujours le matin de bonne heure. C’est un des seuls
mets que les indigènes mangent à l’aide d’une cuiller. Sans
être nourrissante, cette préparation est saine, surtout quand il
entre dans sa composition du piment et du tamarin.
[Illustration : Sous le _banian_.]
A Oual-Oualé on mange beaucoup un tubercule nommé _bouré_ en
dagomsa ; il ressemble, à s’y méprendre, à la pomme de terre
nouvelle de moyenne grandeur. C’est le _Tacca involucrata_. Réduit
en granules et cuit au jus de viande, ce fruit est mangeable ;
mieux préparé, il serait peut-être très bon. Son goût est assez
difficile à définir ; je lui ai cependant trouvé de l’analogie
avec l’orge perlé, dont il a le gluant. Cette racine n’est pas
cultivée, elle croît parmi les herbes dans la brousse. Un jour
que j’étais allé me promener à Zango, petit village dans le
nord-ouest, Alfa Boukary, qui m’accompagnait, m’a fait voir la
plante ; j’en donne le croquis à la page 51.
La fleur est d’un vert jaune et la graine ressemble à celle de
la pomme de terre. Les enfants et les femmes vont déterrer cette
racine, qui n’est réputée comestible que lorsqu’elle ne se
compose que d’un tubercule par pied. Il faut laver beaucoup ces
tubercules avant de les cuire, sans cela ils sont indigestes ou même
vénéneux. J’avais déjà vu cette plante aux environs de Médine,
en me promenant, mais j’ignorais qu’elle était bonne à manger,
je crois même que les Kassonké eux-mêmes ne la récoltent pas,
mais ils en connaissent le nom et l’appellent _sanga-tamba_.
On vendait aussi sur le marché un petit tubercule noir, allongé,
sorte d’igname minuscule. En mandé, on le nomme _ousou-fing_
(patate noire). C’est probablement le tubercule aérien du _Dioscorea
bulbifera_....
Le commerce et l’industrie dans le Mampoursi est entre les mains
des Dagomba, des Mandé et de quelques Haoussa. Les autochtones, ou
plutôt ceux que je considère comme tels, s’occupent de culture
et un peu d’élevage de bétail.
La teinturerie est représentée par vingt et un puits à indigo
en activité, et le tissage par une cinquantaine de métiers
seulement, répartis par tout le village, mais dont le nombre est
plus considérable en saison sèche. Cette population a été assez
intelligente pour abandonner la fabrication peu rémunératrice
du vulgaire _koyo_ blanc, pour se livrer au tissage de cotonnades
rayées bleu et blanc, de divers dessins, rouge et blanc et rouge
blanc et bleu, qui rapportent beaucoup plus. Ces étoffes ne peuvent
malheureusement être livrées qu’à un prix très élevé ; il leur
est impossible de soutenir la lutte avec les tissus de provenance du
Haoussa, ni avec ceux de Kong.
Ainsi le _to pakhé_, étoffe bleu et blanc ou blanc et rouge, n’est
livré ici qu’à raison de 2000 cauries le mètre carré, tandis
que Kong fournit le même genre, mais plus lourd, à 1500 cauries. Le
_siriféba_, couverture de Kong, bleu et blanc, bordé d’un galon en
coton blanc, orné de longues franges et d’une largeur de 1 m. 80 sur
2 m. 50, vient jusqu’ici par Salaga, et se vend facilement de 12000
à 15000 cauries, tandis qu’à Kong elle en vaut 6000 seulement ;
les Dagomba n’ont malheureusement aucun article à lui opposer.
Les autres dessins de bleu de diverses nuances avec quelques filets
de coton rouge (coton rouge de provenance européenne) reviennent
ici à 4000 cauries le mètre carré. C’est le même prix que
les beaux _el-harotaff_ de Kong, qui sont supérieurs en dessin, en
qualité, et qui ne contiennent presque exclusivement que des fils
venant d’Europe.
Les Dagomba arrivent cependant à écouler leurs tissus, en les faisant
porter dans les villages éloignés des routes fréquentées par les
Haoussa et les gens de Kong, mais ils trouvent surtout à en faire
le placement auprès des Mossi, en échange de bœufs et de moutons.
Quand ils sont forcés de les écouler sur Salaga, Krakye, Kintampo
ou Daboya, ils n’obtiennent, pour un pagne d’une valeur de
8500 cauries à Oual-Oualé, que 10000 à 10500 sur ces derniers
marchés. Les bénéfices sont très restreints.
Le coton et l’indigo viennent par petits lots des villages des
environs ; je n’ai jamais vu 50 kilos de coton ou 10 kilos d’indigo
sur le marché, tandis qu’à Léra, d’où les gens de Kong tirent
beaucoup ces deux produits, il y en avait de grosses quantités.
Ce n’est ni l’industrie du tissage ni celle de la teinture
qui donnent aux gens de Oual-Oualé une aisance relative, c’est
plutôt le commerce de transit du kola qui leur procure quelques
bénéfices. La situation géographique de Oual-Oualé est excellente
entre le Mossi central, Salaga et le Gourounsi.
1o Un des principaux articles d’échange de Oual-Oualé est
le _sel_. Il est tiré de Salaga (sel marin venant de la Côte)
ou bien de Daboya. Les indigènes de Daboya l’extraient des eaux
d’une mare ou plutôt d’un lit secondaire de la Volta Blanche
en communication en hivernage avec Daboya. On arrive à livrer ce
produit au même prix que Salaga livre le sel marin d’Accra. Le sel
de Daboya ressemble à notre sel gris qu’emploient les tanneurs,
mais il est un peu plus menu. A Oual-Oualé, le kilo vaut environ
1300 cauries au détail, mais il est probablement à meilleur marché
quand on en achète une ou deux charges. Celui de Salaga vient ici
en sacs de fabrication européenne, celui de Daboya dans des peaux de
bouc ou encore dans des sacs tressés en feuilles de rônier. Le sel
n’étant guère plus cher ici que le sel en barres à Waghadougou,
les gens de Oual-Oualé peuvent le livrer à meilleur marché dans la
partie sud-est du Gourounsi, où ils l’échangent contre du bétail
et surtout des captifs.
[Illustration : _Tacca involucrata_.]
2o Viennent ensuite les _kolas_, tirés de Salaga, Krakye, Kintampo,
où ils sont achetés 500 à 800 cauries le cent ; ils sont
revendus en temps ordinaire aux Mossi, qui viennent les prendre à
Oual-Oualé à raison de 1500 à 2000 cauries l’_ouroufié-kili_, le
cent. Actuellement, les communications directes sur Salaga et vers le
sud étant interrompues à cause de la guerre qui vient d’éclater
entre les gens de Savelougou et de Kompongou, le cent se vend 4000
à 4500 cauries, pris à Oual-Oualé.
3o Le _koyo_ blanc, dit _taro_ ou _pendé_, est tout ce qui se fait
de plus commun en cotonnade dans tout le Soudan. Cette étoffe est
fabriquée par les Mossi de la partie sud du Mossi, des environs de
Béri et de Koupéla, et leur est payée à raison de 100 cauries
les 1 m. 70 par les Dagomba, qui la revendent, principalement sur les
marchés de Savelougou et de Kompongou, à raison de 100 cauries les 1
m. 30. Cette étoffe, comme je l’ai dit, n’est pas fabriquée dans
le Dagomba ; elle sert à doubler certaines coussabes, à confectionner
de grossiers effets de travail et à vêtir les captifs de cases.
4o Quelques bœufs, moutons et ânes apportés par les Mossi. Ces
animaux sont payés : les bœufs 25000 à 30000 cauries, les moutons
5500 à 6500 et les ânes de 30000 à 35000 cauries.
En échange de ces produits, les Mossi remportent du _cuivre_ en
barres pour bracelets, des _kolas_, de la _cotonnade de couleur_
de Oual-Oualé et surtout des _cauries_.
Pendant mon séjour ici, il est arrivé deux fois des Mossi, dont
une partie est venue camper chez mon hôte El-Hédi Touré. Rien
n’est curieux comme l’arrivée d’une bande de ces gens-là,
car on ne peut qualifier cela de caravane.
Précédés d’un _lounga_, griot jouant du petit tam-tam à cordes
qui se tient sous le bras, les Mossi, au nombre d’une trentaine,
portant chacun sur la tête un rouleau plus ou moins volumineux de
taro, se bousculent et se précipitent dans le village en poussant
de véritables cris de fauves pour annoncer leur arrivée. Ils font
irruption dans tous les _boulou_ inoccupés. Le plus ancien va saluer
l’hôte qu’il a choisi et lui offre pour se faire bien venir la
traditionnelle boule de soumbala.
La vente ne commence que le deuxième ou troisième jour, les gens de
Oual-Oualé se gardant bien de se presser à acheter leur cotonnade,
ils retardent le plus possible leurs demandes, de façon à pouvoir
leur extorquer quelques centimètres de plus par 100 cauries sous des
prétextes plus ou moins fondés. Enfin, arrivés à leurs fins, ils
enlèvent tout dans une journée, en ayant soin de ne leur donner en
payement que de grosses cauries. Leurs achats terminés, les Mossi,
auxquels il reste de trop lourdes charges de cauries, sont forcés de
convertir les grosses cauries en petites, de façon à pouvoir les
emporter, ce qui donne lieu à un agio de 10 pour 100, 1100 grosses
cauries n’en valant que 1000 petites.
Les Mossi sont considérés par les Dagomba comme des brutes, ils les
trompent dans le décompte des cauries, ce qui n’est pas difficile ;
un Mossi mettant presque une journée entière pour compter quelques
milliers de cauries.
Et Dieu sait si les Dagomba sont naïfs cependant.
[Illustration : Arrivée d’une bande de Mossi.]
A ce propos, je me souviens d’une aventure qui m’a bien amusé
à Oual-Oualé.
A Ladio, après la perte de mes ânes, en refaisant mes charges,
je m’aperçus que la plupart de mes cadenas, en tôle légère,
étaient dépourvus de clefs : comme leur prix en France n’excédait
pas 10 ou 15 centimes, je m’empressai de les jeter pour nous
alléger d’autant.
Mes hommes, qui ne laissaient rien perdre, eurent vite fait de les
ramasser et de les serrer dans leurs peaux de bouc.
Je n’y pensais plus, lorsqu’en me promenant sur le marché
de Oual-Oualé, je vis Fondou, un de mes hommes, assis sous un
arbre, ayant un foulard étendu devant lui par terre, sur lequel
s’étalaient trois cadenas sans clefs.
De nombreux curieux faisaient cercle autour de lui et examinaient
les cadenas, mais Fondou, tout à fait indifférent, semblait ne pas
tenir à les vendre.
Un des curieux, cependant, finit par s’informer du prix ; Fondou,
après s’être fait prier, en demanda une somme de cauries
équivalant à 2 francs.
Tout le monde se récria, disant que le prix était exorbitant,
d’autant plus qu’il n’y avait même pas de clef.
Fondou les laissa parler, puis leur dit d’un air calme :
« Je ne vous ai jamais parlé de clef, et je ne vous ai pas demandé
de m’acheter mes cadenas ; laissez-les, d’autres plus avisés
que vous seront bien heureux de me les acheter. »
Cinq minutes après, un individu apporta les cauries demandées et
prit les trois cadenas !
Le noir est si enfant, qu’il suffit souvent de ne pas tenir à
vendre un objet pour qu’il veuille à toute force l’acheter.
★
★ ★
Les animaux achetés au Mossi et les captifs de provenance du
Gourounsi sont évacués sur Salaga, Kintampo et Daboya avec un
bénéfice de 10000 à 15000 cauries par bœuf, 3000 à 4000 par
mouton, une fois engraissé. Ce sont encore les captifs qui donnent
le plus beau bénéfice : il n’est pas rare de voir réaliser 100
pour 100 sur des lots de choix, jeunes filles ou jeunes femmes. De
Salaga, outre les kolas, on rapporte naturellement les perles, le
corail, les foulards, étoffes imprimées, la coutellerie et un peu
de poudre, marchandises faciles à écouler. L’eau-de-vie de traite
(le gin) a fait ici son apparition, mais elle est bue en cachette :
Oual-Oualé contenant une forte proportion de musulmans, l’individu
qui boit le _barasou_ est mis à l’index.
Comme après l’hivernage il y a beaucoup de Haoussa se rendant
aux marchés à kolas, une partie d’entre eux — presque toujours
les mêmes — afin d’écouler plus rapidement leurs étoffes et
ouvrages en cuir, et se procurer quelques animaux de transport de
plus, se détournent du chemin direct pour venir jusqu’ici. Les
routes par le Gourma et le Boussangsi, peu sûres, ne sont pas très
fréquentées. Les Haoussa préfèrent se rendre à Salaga par le
Yorouba et le Noufa, Dandoui, Dendi et Yendi.
Oual-Oualé n’a pas non plus de relations avec Oua.
Il existe aussi un petit mouvement commercial entre Sansanné-Mango
et Oual-Oualé. Sansanné est éloigné de dix jours de marche ; il
vient de temps à autre un ou deux porteurs avec du soumbala et du
tabac moulé en petits pains ou emballé dans un tissu de feuilles
de rônier.
Le tabac qui vient de Sansanné-Mango est à très bon marché, environ
200 cauries le kilo, comme celui du Gourounsi, mais il est de qualité
tout à fait inférieure ; cela tient probablement à sa préparation,
qui laisse à désirer : il n’est pas fumable pour un Européen,
même habitué aux tabacs du Soudan. Il se vend en navettes cannelées
allongées, de 50 centimètres, du prix de 120 à 150 cauries, tandis
que celui du Gourounsi se vend en pains plats ovales.
La culture du tabac à Sansanné-Mango semble avoir quelque extension ;
il s’en exporte beaucoup, m’a-t-on dit, sur Kotokolé, Dandoui et
vers le Yorouba. Le pagne de Kotokolé, qu’on apporte également
sur les marchés du Dagomba, est une étoffe à jours en cotonnade
blanche, d’une largeur de 1 m. 30 à 1 m. 50 environ ; il est tissé
d’une seule pièce ou alors les bandes sont adroitement raccordées
au crochet : c’est ce qui doit constituer les jours. J’en ai vu
plusieurs à des femmes de Oual-Oualé. Le prix de ce pagne varie
entre 6500 et 8500 cauries.
Kotokolé est un grand village situé à une dizaine de jours de
marche dans le sud-est de Oual-Oualé. Pour s’y rendre, on passe
entre Sansanné et Yendi. Kotokolé ne se trouve pas éloigné de
Zogo ou Sokho, porté au nord de l’itinéraire Skertchly.
Alpha Boukary m’a amené un jeune homme ayant été à
Kotokolé. Celui-ci m’a affirmé que le travail des pagnes est
exclusivement fait par les femmes, qu’on ne parle à Kotokolé
ni le dagomba, ni l’achanti, ni le mandé, ni le gondja, que
la région est très montagneuse, et qu’au loin dans la même
direction il y a des montagnes très hautes. Je n’ai pu obtenir
d’autres renseignements : au delà de Karaga il ne se rappelait le
nom d’aucun village, il ne se souvenait que du passage d’une grosse
rivière coulant vers le sud, probablement la rivière Oti ou Sabran.
Comme dans presque tous les pays où il y a un petit mouvement
commercial, on voit un peu d’argent porté en bagues ou en
bracelets. Le prix d’un thaler de Marie-Thérèse (5 fr. 50) est
de 4000 cauries. On le nomme ici _réal_.
Oual-Oualé, qui n’est encore qu’un gros village, pourrait
rapidement se développer et acquérir beaucoup plus d’importance
si sa population était un peu plus remuante.
Certainement les Mampourga sont bien au-dessus des Mossi au point
de vue intellectuel, mais il ne faut pas oublier que l’impulsion
est donnée par les Mampourga dits _Dagomba_ et par les Mandé. Il
semblerait que ce peuple se soit laissé un peu engourdir par son
contact avec les Mossi, je l’ai constaté à maintes reprises. Ainsi,
actuellement, au lieu de profiter de la hausse extraordinaire
des kolas, causée par la guerre de Savelougou et de Kompongou,
et d’envoyer toutes les forces vitales et moyens de transport à
Salaga chercher ce fruit, ils prétextent que c’est l’époque
des cultures et qu’il est impossible de disposer des captifs pour
aller à Salaga. Or, si jamais j’ai vu des cultures négligées,
c’est bien ici. En allant me promener aux environs, j’ai été
écœuré de voir que les lougans de l’imam seuls et les cultures
d’ignames étaient en état ; les champs d’arachides, de mil, sont
envahis par les herbes et l’ivraie. Du reste, aucun propriétaire ne
visite ses lougans, les captifs ne sont pas surveillés, les maîtres
sont d’une coupable négligence. Il y a quelques années, il y
avait dans le village de nombreux citronniers et quelques orangers :
tout a péri faute de soins.
Cependant, cette population ne manque pas d’esprit d’ordre et
d’économie. C’est ainsi que les cultures sont délimitées
soigneusement à l’aide de bornes marquées au noir[16] d’une
croix ou de tout autre signe pour la distinguer de celle du voisin,
et que les femmes se livrent activement au petit commerce de kolas,
tabac, niomies, etc. Mais, comme je l’ai dit plus haut, ce peuple
est moins actif que le Mandé Dioula, et par conséquent les affaires
sont moins prospères que celles de ce dernier peuple.
Il n’y a pas non plus de griots, et, comme chez les Mandé Dioula,
on renvoie impitoyablement tout individu de ce genre qui tenterait
d’exercer sa verve. Malheureusement les gens de Oual-Oualé font
à tort subir aux ouvriers en cuir le même sort qu’aux griots,
de sorte qu’il est impossible de se procurer une simple sandale
dans le pays : tous les ouvrages en cuir sont de provenance haoussa.
Les gris-gris jouent aussi un grand rôle. Mon diatigué, qui avait
une femme et un enfant à Savelougou, se lamentait tous les jours
sur le sort de sa famille : je lui donnai le sage conseil d’aller
lui-même ou d’envoyer un de ses captifs à Savelougou pour chercher
sa femme, puisque le village n’était pas assiégé. Il semblait
vouloir se ranger à mon avis et s’était décidé à partir,
lorsqu’un musulman lui vendit un gris-gris pour attacher au cou
d’un coq blanc. Il devait amarrer ce coq dans sa propre case et
lui donner à boire l’encre d’un verset du Coran transcrit sur
une tablette en bois — ce qui fut ponctuellement exécuté. De ce
jour toutes les inquiétudes de mon hôte disparurent, sa conscience
était tranquille, il avait fait son devoir.
Une autre fois, j’ai vu vendre à un Mossi un gris-gris destiné
à le rendre invulnérable. Afin de bien faire ressortir la valeur
de cette amulette, le vendeur se livra à l’opération suivante :
L’amulette, enveloppée dans un chiffon, fut attachée sous
l’aile d’un poulet, _soigneusement enduit de savon_. Ce poulet,
muni du gris-gris et attaché par une patte à la porte d’une
case, devait être invulnérable. Le Mossi, muni de son arc et
placé à environ 20 mètres de cette cible vivante, fut convié
à lancer trois flèches sur l’animal, le marabout le défiant
de l’atteindre. Naturellement, ce poulet, qui avait déjà servi
de cible dans les mêmes occasions, dès qu’il vit l’archer en
position, se tint sur ses gardes et, au lieu de rester tranquillement
en place, se débattit et bondit autant que le petit bout de corde le
lui permettait. Bien entendu, les trois flèches ne l’atteignirent
pas. Des compères qui assistaient à cet exploit offrirent au
fabricant d’amulettes l’un 3000, l’autre 4000 cauries, et
finalement le miraculeux gris-gris fut adjugé au crédule Mossi pour
2500 cauries, presque une fortune pour ce malheureux !
Dès que je sentis mes forces revenir, je songeai à organiser mon
départ pour Salaga. Deux de mes ânes étant morts de fatigue en
arrivant, et deux autres se trouvant hors de service pour le moment,
je dus m’occuper de les remplacer. Dans ce but je faisais vendre un
peu d’étoffe imprimée, du galon blanc pour diadème, des hameçons,
des aiguilles et surtout du corail d’un modèle dont jusqu’à
présent je n’avais pu trouver le placement. Je réunis ainsi en peu
de jours 250000 cauries, avec lesquelles j’achetai cinq ânes[17]
et quelques moutons pour la route.
J’étais très embarrassé sur le choix d’un itinéraire,
voulant éviter de suivre la route qu’avait suivie à l’aller
et au retour le lieutenant von François qui vint à Gambakha
pendant le ramadan. J’appris qu’il était venu par la route
de Savelougou. Il m’était facile d’éviter de prendre cette
route, puisque actuellement elle était même réputée dangereuse à
suivre. On ne sut m’affirmer s’il était venu directement de Salaga
à Gambakha ou par l’itinéraire Yendi-Gambakha. D’autre part,
les chemins de l’ouest ne sont praticables qu’avec beaucoup de
difficulté : la Volta Blanche ne reçoit pas moins de cinq affluents
non guéables de Oual-Oualé à Dokonkadé ; je me décidai donc pour
un chemin légèrement Est, afin d’atteindre Karaga, où l’imam
Seydou Touré se chargeait de me faire conduire à son collègue
religieux. Prétextant le mauvais état des chemins, je ne précisai
pas que j’avais l’intention de suivre ultérieurement telle ou
telle direction, voulant me réserver le choix de la route Yendi ou
directe Salaga, suivant le cas où l’explorateur de Gambakha serait
venu par l’un ou l’autre de ces chemins.
Le départ fut arrêté au 17 septembre, le 16 étant dixième jour
de moharem, fête de la Nativité du Prophète.
Avant de quitter Oual-Oualé, il me reste quelques mots à dire sur
Gambakha et les environs. Gambakha est situé à une forte journée de
marche dans l’est-nord-est de Oual-Oualé, 30 à 35 kilomètres. Sa
population n’est pas supérieure à celle de ce dernier village ;
son commerce et son industrie sont les mêmes ; on y fait cependant
des nattes et de la vannerie. Ce village est situé sur le chemin
Waghadougou-Salaga, que j’aurais bien voulu prendre si Naba Sanom
me l’avait permis. Les Mossi comptent vingt jours de marche de
Waghadougou à Salaga.
De Waghadougou à Koupéla 5 jours.
De Koupéla à Tenkoulor’o 3 —
De Tenkoulor’o à Gambakha 4 —
De Gambakha à Salaga 8 —
--
Total 20 jours.
Ce sont de très fortes journées de marche, comme celles que font
les Mossi seulement et qui correspondent au trajet d’hommes peu
ou point chargés. Avec des porteurs ou des animaux de bât, il faut
compter le tiers en plus, c’est-à-dire environ trente jours.
Les Mossi nomment aussi Gambakha : Gambakha Natenga, « capitale
du Gambakha », quoique ce village ne soit plus depuis longtemps la
résidence de Mampourga Naba.
Gambakha n’a pas de relations avec les Bimba (Gourma) et fort
peu avec les Boussanga. Ces deux peuples ont une aussi mauvaise
réputation que les Gourounga. Les Boussanga viennent cependant de
temps à autre vendre quelques chevaux aux Mampourga. Ces animaux
sont réputés très vigoureux et d’une taille élevée. Je n’ai
pas eu l’occasion d’en voir ; à Oual-Oualé et aux environs,
il y a bien quelques chevaux, mais ils sont tous en mauvais état et
d’une race dégénérée.
Les Foulbé du Boussangsi viennent également à Gambakha vendre du
beurre et quelquefois du bétail.
Comme l’étymologie de son nom l’indique, Gambakha ou Gambaga
semble avoir été fondé ou au moins longtemps habité par des
étrangers. Gamba ou Diamba signifie, dans beaucoup de langues
ou dialectes de cette partie du Soudan, « étranger » ; _ga_
n’est qu’un suffixe qui veut dire « gens de, peuple, nation et
même pays ». En mandé, en mor’, en dagomsa et même en wolof,
quantité de noms de peuples ont cette terminaison. Point n’est
besoin d’imaginer toute une histoire et un dialogue pour prouver
l’étymologie de _Ga_lam et de _Ga_nar (voir _Bulletin de la
Société de Géographie_ de 1886).
_Ga_lam signifie « gens, pays, peuple du _Lam_ » (souverain du
Fouta-Toro), et _Ga_nar « peuple ou pays des _Nar_ » (_nar_ signifie
« Arabe » en wolof). Cette terminaison _ga_ se change en haoussa
en _ba_. Exemple : Dagom_ba_, Yarrou_ba_, Bar_ba_, Bim_ba_, etc.
[Illustration : Retraite aux flambeaux.]
A la fin du siècle dernier il y avait même des Maures établis à
Gambakha. Bowdich (1817) cite ce village comme lieu de naissance de
Bimba, chef des Maures de Koumassi.
La présence de Foulbé non musulmans, assez nombreux dans le
Boussangsi et les régions avoisinantes, semble confirmer le dire de
Duncan qui signale un peuple ayant le caractère du Peul et buvant
du dolo. Barth a peut-être porté un jugement un peu sévère sur ce
voyageur. — Que dans son itinéraire les distances franchies soient
excessives et le chiffre de la population des villages exagéré,
je l’admets ; mais l’emplacement d’Assafouda, de Babakanda,
etc., ne doit pas être loin de celui qui leur est assigné sur la
carte du Dépôt de la Guerre, puisqu’on m’a signalé une région
montagneuse à l’est de Kotokolé. Barth dit qu’il n’a pu se
faire citer un seul nom de l’itinéraire de Duncan : cela n’a rien
qui doive surprendre, moi non plus, et pourtant je suis relativement
à côté de ces régions, en comparaison de l’éloignement de
Barth. Ceci tient à ce que Oual-Oualé n’a pas de relations avec
cette région, qui est plutôt en communication avec le Yorouba,
peut-être aussi ces villages sont-ils actuellement détruits ou sans
importance ou voir même mal orthographiés ; ce qu’il y a de sûr,
c’est que par ici il n’existe aucun centre ayant 10000 ou 12000
habitants.
17 _septembre._ — La population a été sur pied une partie de
la nuit à l’occasion d’un tam-tam suivi d’une retraite aux
flambeaux. Enfants et grandes personnes, munis de torches en paille,
ont parcouru les rues et sont allés ensuite achever de brûler leurs
torches sous les arbres aux abords du village. On voyait des centaines
de feux errer en désordre par les champs ; ils s’arrêtaient, puis
reprenaient leur course, éclairant d’une lueur terne des groupes
de faces noires et de torses nus : sous prétexte que l’on pourrait
brûler ses effets, hommes, femmes, enfants, circulaient tout nus.
Le son du tam-tam et d’un ou deux _boudofo_ (corne de dagué)
achevaient de donner à cette scène un caractère étrange.
Comme le tam-tam avait résonné presque toute la nuit, le matin tout
le monde était engourdi ; aussi mon départ de Oual-Oualé n’eut
pas lieu de bonne heure. Ce fut au milieu d’une nombreuse affluence
de curieux et d’amis que le vieil imam Seydou Touré me recommanda
à son captif qui devait m’accompagner jusqu’à Karaga. Le brave
vieillard s’était mis en grande tenue pour me faire ses adieux. Sur
la place du petit marché, après une courte prière récitée pour
nous, il prit congé, me souhaitant bon retour vers ma patrie.
CHAPITRE XI
Départ de Oual-Oualé. — Voyage dans des terrains inondés. —
Karaga. — Incidents de voyage, difficultés causées par les
pluies. — Arrivée à Pabia. — Les Dagomba. — Passage de la
rivière de Palari. — Entrée dans le Gondja. — Dokonkadé. —
Arrivée à Salaga. — Les pèlerins de la Mecque. — Bakary, mon
hôte. — Position de Salaga. — Les habitations. — Les quartiers
de la ville. — Le marché. — Le commerce d’eau et de bois. —
Articles d’importation et d’exportation. — Valeur de l’or
et de l’argent. — Nouvelles de Kong. — Je communique avec la
Côte des Esclaves. — Renseignements sur le cours du Comoë. —
Les Ligouy. — Arrivée de quelques caravanes de Haoussa. — Les
mulets du Haoussa.
De Oual-Oualé trois chemins conduisent à Karaga. Celui de l’est,
le plus long, passe à Gambakha ; celui du centre, le plus direct,
passe à Porogo ; mais, le service du batelage n’y étant pas
assuré et le terrain absolument inondé, on me conseilla de prendre
le chemin de Savelougou. Jusqu’à Nasian, ce chemin, quoique plus
long que le précédent, est celui où il y a le moins d’eau à
cette époque. El-Hédi voulut m’accompagner, il ne me quitta
qu’en arrivant au petit village de Louaré. Au delà du marigot de
Louaré, qu’on ne peut traverser qu’en déchargeant les animaux,
le sentier n’est plus qu’un ruisseau et la campagne environnante
est complètement couverte d’eau ; la marche y est extrêmement
pénible, aussi n’atteignons-nous Nasian que dans l’après-midi. A
1 kilomètre au sud du village coule la rivière que nous avons
à traverser demain et qui sert de limite entre le Mampoursi et le
Dagomba, placé sous l’autorité du naba de Yendi.
18 _septembre._ — Ce matin de bonne heure nous sommes réveillés
par une violente tornade, la première de cette année ; elle fut
accueillie avec joie par tout mon personnel, car c’est un indice
certain de la prochaine fin des pluies d’hivernage.
Dès que le temps fut calmé, nous nous acheminâmes vers la
rivière dont la veille déjà nous avions reconnu le point de
passage. Ce cours d’eau, qui vient de l’est-nord-est, coule dans
une plaine dépourvue d’arbres. Ses rives mêmes sont privées
de végétation. Actuellement il a environ 75 mètres de largeur,
mais son lit n’a que 15 mètres, autant que l’on peut en juger
par quelques sommets de buissons semés par-ci par-là au milieu des
eaux et qui délimitent assez nettement l’emplacement des berges. Le
service du passage est assuré par deux petites pirogues en bon état
et très bien travaillées ; elles appartiennent au chef de Nasian,
qui fait percevoir, comme partout, des droits payables en cauries. Mes
hommes manœuvrant très bien les embarcations indigènes — plusieurs
d’entre eux sont des pagayeurs émérites, — ils ont effectué à
eux seuls le passage des animaux et des charges. Pour cette raison, le
chef de Nasian eut la générosité de ne pas me réclamer de droits
de passage ; je fis cependant donner 2000 cauries aux piroguiers
comme pourboire.
Sur la rive gauche, une petite ride de terrain d’une dizaine de
mètres de largeur seule n’est pas inondée ; elle est couverte
de trois _lengué_ (arbre fournissant un bon bois de construction),
et permet de recharger les animaux, car au delà le terrain n’est
qu’une immense nappe d’eau dissimulée par de hautes herbes. Cet
endroit est très difficile à traverser pour les animaux : le terrain,
fangeux, est défoncé par de jeunes hippopotames[18] qui viennent
y pâturer la nuit.
A 500 mètres de la rivière on quitte le chemin de Savelougou pour
prendre un sentier moins large qui a une direction presque Est. Il
longe à peu de distance la rivière. De temps en temps on aperçoit
sur la gauche de grands amas d’eau qui sont en communication avec
la rivière.
Le sol, constitué d’argile recouverte d’agglomérés de roche
ferrugineuse, est tout à fait imperméable ; le sentier, damé par
les piétons en saison sèche, est praticable quoique couvert partout
de 10 à 15 centimètres d’eau ; mais dès qu’on s’en écarte
pour une raison quelconque, on glisse ou s’embourbe. De la rivière
à Niombong-o, on voyage dans une mer de hautes herbes desquelles
émerge de temps à autre la cime de quelque gardénia sauvage ou de
cé rabougri ; on fait environ 2 kilomètres à l’heure ; c’est
dans ces conditions que l’on débouche brusquement dans un lieu
plus favorisé par la nature, au milieu duquel s’élève le petit
village de Niombong-o. Jamais personne ne supposerait l’existence
d’un lieu habité par ici.
[Illustration : Marche dans la prairie inondée de Louaré.]
Il est deux heures de l’après-midi quand nous arrivons ; les trente
cases qui composent le village semblent désertes ; par cette chaleur,
pas une poule ne circule autour des cases. Si quelques pieds de gombo
et quelques lianes de giraumont grimpant sur les toits des cases
ne trahissaient la présence de l’homme, on se croirait dans un
village abandonné. Il y règne un silence de mort, on n’entend
même pas le gazouillement des oiseaux ou le cri de quelque toucan
ou de quelque tourterelle égarée ; cela me rappelle les villages
de Samory sur la route du Baoulé à Sikasso ; il ne manque que les
cadavres dans les cases.
Mon guide m’installe dans le premier boulou que nous rencontrons,
et bientôt après deux ou trois grandes personnes et quelques enfants
arrivent des champs et viennent un peu égayer et rendre la vie à
ce lieu déshérité.
Mes hommes ont capturé, en route, une iguane terrestre grise dite
_koûto_ en mandé, et une petite tortue de terre à carapace à
charnière, nommée _kouta_. Tout joyeux, ils m’apportent ces
deux animaux en me disant que c’est de très bon augure. « Notre
chemin sera bon », se répètent-ils à l’envi. Quant à moi,
je suis loin de partager leur enthousiasme, je vois le moment où
je ne pourrai plus continuer ma route : les chevaux et les ânes
ne peuvent longtemps supporter de telles fatigues. Avec des animaux
robustes, au début d’une exploration, le voyage pendant la saison
des pluies est à préconiser ; c’est en effet pendant l’hivernage
seulement que l’on peut juger de la richesse d’un pays et le voir
dans toute sa splendeur, avec tout le luxe de sa végétation. Mais
quand on a des animaux éreintés et que soi-même on est fatigué,
les voyages en hivernage sont excessivement pénibles.
19 _septembre._ — Les cultures de Niombong-o s’étendent
vers l’est, sur une profondeur de 500 mètres ; elles sont dans
un état splendide ; les arachides surtout sont d’une grosseur
extraordinaire, ce qui me fait supposer que les cultures ont à peine
deux ans d’existence. Le chemin, tout en étant moins noyé que
dans l’étape précédente, est dans un état tel que ce n’est
qu’après de grandes fatigues que nous atteignons Pizzoukhou, après
avoir traversé l’ancien emplacement d’un village. Je suis bien
accueilli, quelques Dagomba et le chef m’offrent des ignames et un
poulet. La population est polie et très serviable.
20 _septembre._ — La route, en quittant Pizzoukhou, se dirige
vers le sud-est. Quoique le terrain se relève un peu de temps à
autre, on traverse encore de nombreux endroits fangeux et surtout des
emplacements inondés qui doivent alimenter la rivière Koualzi. Trois
petits villages, Zan, Langokho et Ton, se distinguent par leurs
cultures soignées et surtout variées ; on aperçoit, à côté de
beaux sorghos, des calebasses, des piments, du chanvre indigène
dit _dafou_ en mandé, des gombo, des arachides, des haricots de
plusieurs variétés, un peu d’indigo et du coton dans les sillons
des ignamières.
Un Mandé qui m’offrit le _bombo_ à Zan m’apprit que ces
_tanga_[19] sont placés sous l’autorité du naba de Ton, le plus
gros des trois villages.
Dans l’après-midi nous atteignons Karaga ; l’imam m’installe
chez un de ses élèves, non loin de sa propre demeure.
Je dus m’arrêter un jour à Karaga, autant pour laisser reposer
mes animaux que pour prendre discrètement des renseignements sur
l’itinéraire suivi par l’explorateur venu à Gambakha. Mon hôte
était très communicatif : il m’apprit de suite que j’étais
le second Européen qui venait à Karaga et que von François, mon
prédécesseur, était venu de Yendi par Patenga, et avait fait retour
par le même chemin. Je sus aussi que trois autres chemins partant de
Ga se dirigent sur Salaga et rejoignent, à une ou deux journées de
marche au nord de Salaga, soit l’itinéraire Oual-Oualé, Savelougou,
Yendi, soit l’itinéraire Yendi, Salaga. Un quatrième chemin partant
de Patenga rejoint l’itinéraire Yendi à Zankoum ou Dokonkadé. Je
me décidai pour ce dernier, qui devait être le moins inondé, car
je le supposai le moins éloigné de la ligne de partage entre les
eaux des affluents de la Volta Blanche et celles des affluents de la
rivière Dako ou Probondi.
L’imam de Karaga me reçut fort bien et se chargea de me faire
obtenir du naba la permission de prendre le chemin dont j’avais fait
choix, et de me faire donner un guide pour m’accompagner jusqu’à
Salaga ou au moins pendant trois ou quatre jours de marche.
Karaga est un village presque aussi gros que Oual-Oualé. La majeure
partie de la population est musulmane, mais il n’y a pas de
mosquée ; du reste, dans toute cette région on ne m’a signalé
de mosquée qu’à Yendi et à Kompongou.
L’industrie de Karaga est, comme un peu partout, réprésentée
par la teinture et le tissage de deux spécialités :
1o Une cotonnade blanche rayée en travers de filets de coton rouge,
dont le prix du mètre carré s’élève à environ 1500 à 1800
cauries.
2o Une cotonnade toute blanche, très fine, presque aussi fine que
celle fournie par les Haoussa. Le prix du mètre carré est de 1000
cauries environ. La largeur des bandes varie, comme partout, de 9 à
12 centimètres.
Le commerce est le même à peu près qu’à Oual-Oualé. Karaga
est cependant tributaire de ce dernier village pour le _taro_,
cotonnade blanche ordinaire, et les animaux de boucherie, les Mossi ne
dépassant Oual-Oualé que pour se rendre alors à Salaga. D’autre
part, Karaga fournit des kolas et du sel soit aux gens de Gambakha,
soit à ceux de Oual-Oualé, quand ces deux articles leur font défaut.
On élève aussi un peu de bétail ici. Les bœufs sont en assez bon
état ; quant aux moutons, la race est tout à fait dégénérée ;
un beau mouton de Karaga ne peut pas donner plus de 4 à 5 kilos
de viande.
Je rendis visite au naba dans la matinée ; il me reçut dans une case
ronde à deux entrées, dite _boulou_, de dimensions extraordinaires
et plus grande que les cases élevées dans certains villages de la
rive droite du Niger pour y recevoir Samory lors de son passage. Ce
boulou avait 12 mètres de diamètre.
L’assistance était nombreuse. Le naba, vêtu simplement mais sans
luxe, était assis sur un siège un peu élevé. Après m’avoir
fait souhaiter la bienvenue, il me dit que, selon mon désir, il me
ferait conduire par Patenga à Salaga.
Le naba de Karaga me paraît jouir d’une certaine influence dans
la région. Quoique son pays fasse partie du Dagomba de Yendi, il
occupe une position un peu indépendante, fait la guerre pour son
propre compte et semble se soucier fort peu du naba de Yendi. Il
n’a pas peu contribué au succès de Gandiari en marchant de
concert avec lui et les gens de Daboya contre quelques villages
gourounga. Lorsqu’il s’est retiré avec les gens de Daboya,
la fortune de Gandiari était faite, quantité de gens préférant
au commerce de kolas le pillage et la chasse aux esclaves, beaucoup
plus rémunératrice. Ces aventuriers restèrent auprès de lui et
constituèrent le noyau des bandes qui ravagent encore la région.
22 _septembre._ — En quittant Karaga on traverse successivement
deux petits villages de culture appartenant au naba, puis d’eux
_tanga_ dépendant de Karaga, mais dont je n’ai pu apprendre
le nom. Dans l’un deux, il y a une dizaine de puits à indigo et
quelques métiers à tisser en activité. Les cultures de ces _tanga_
sont aussi très variées : outre les calebasses, l’indigo et le
piment, il y a quelques belles cotonnières. Pendant cette étape, on
traverse huit ruisseaux affluents de la Volta Blanche, rivière Nâbo
et autres. Leur passage est très facile, ils sont peu importants et
tous à fond de roche, schiste marneux ou grès friable ; leur origine
doit se trouver à peine à quelques kilomètres dans l’est sur la
ligne de partage des eaux.
Il est évident que c’est sur la ligne de partage des eaux que
les indigènes auraient dû frayer leur chemin ; il aurait été
plus long, mais au moins praticable en toute saison ; mais le noir
ne réfléchit pas, et l’absence de villages a dû le rebuter :
le gîte pour lui est tout. Quoique à flanc de coteau, ce chemin
est encore en partie inondé ; les animaux n’arrivent à Patenga
qu’à trois heures et demie de l’après-midi.
Le naba est frère cadet du naba de Karaga. Il m’envoie, dès mon
arrivée, quelques ignames et me fait dire qu’il me recevra vers
cinq heures.
Le naba, qui a une physionomie tout à fait intelligente mais très
rude, me reçut devant sa case. Dès mon arrivée il commença par
me rudoyer et me parler d’un ton très autoritaire ; il me dit
qu’il me fallait remporter mon cadeau pour venir le lui offrir
dans la matinée du lendemain. Avec ménagements, j’expliquai à
ce potentat noir qu’il parlait à un Européen, qui partout où il
passe a droit à des égards, et, pour terminer, je lui signifiai
que, parti depuis longtemps de ma patrie, je ne pouvais, pour une
raison futile, remettre de jour en jour mon départ ; j’étais donc
décidé à partir le lendemain. Loin de se fâcher, il me tendit la
main en signe de conciliation et offrit de mettre également à ma
disposition un guide, comme l’avait fait son frère de Karaga.
[Illustration : Visite au naba de Karaga.]
_Dimanche_ 23 _septembre._ — A Patenga on quitte la route se
dirigeant sur Yendi pour prendre un sentier faisant du sud-ouest
dès la sortie de Sampiémo, petit village situé à 3 km. 500 de
Patenga. Ce sentier est passable jusqu’aux approches de Sagoué ;
mais avant d’entrer dans ce village il faut traverser un petit
ruisseau qui a transformé la plaine en marais sur une profondeur
de plus de 500 mètres. Ce passage est tellement difficile en
cette saison, que non seulement tous les ânes, mais encore leurs
conducteurs, sont tombés dans les flaques d’eau. En arrivant
au village, après une journée déjà fatigante, il fallut ouvrir
tous les bagages pour faire sécher les marchandises complètement
mouillées et encore s’en occuper pendant la nuit en les plaçant
auprès des feux.
_Lundi_ 24 _septembre._ — Cette étape est un peu plus longue que
la précédente ; il est malheureusement difficile de la scinder
en deux. Le sentier est privé de villages et les endroits où il
y a de l’eau sont impossibles. C’est en vain que je cherchai
un campement ; on ne trouve d’endroit sec un peu élevé que
lorsqu’on arrive près de Zang : là le terrain se relève, on suit
même pendant quelques kilomètres la ligne de faîte de cette région
de collines. A plusieurs reprises nous coupons de petites ravines se
dirigeant alternativement vers l’est ou vers l’ouest.
Les arbres sont moins rabougris par ici ; il semblerait que la
végétation va devenir bientôt plus belle. Les cés atteignent une
hauteur moyenne, mais ne doivent pas donner de brillantes récoltes. Le
terrain est composé de grès ferrugineux et de grès friables dans
lequel sont incrustés des galets de diverses variétés. Cette région
doit être privée d’eau en saison sèche ; elle ressemble en cela
au pays des Dokhosié et des Komono, dont elle a la même latitude. Ce
qui surprend, c’est qu’il n’y a ni bambous, ni palmiers par
ici ; dans les villages, je n’ai remarqué qu’un seul _finsan_,
quoiqu’il soit commun sous les mêmes latitudes dans les pays de
l’ouest ; les mimosées sont aussi excessivement rares.
Je n’ai vu que peu de traces de gibier ; en revanche, il y a beaucoup
de grands aigles au plumage blanc et noir nommés _ban_ ou _gan_
en mandé ; ils ont de l’analogie avec l’aigle blanc pêcheur,
mais sont beaucoup plus puissants et ont d’autres mœurs.
Zang, comme Sagoué, est un petit village de cent cinquante habitants
environ. Son naba dispose de deux fusils et possède un cheval qui
n’en porte que le nom, tellement il est laid et difforme.
En arrivant, il me désigne comme logement l’habitation d’un de
ses griots. C’est au milieu des tam-tams de tous les modèles et
dimensions connus que nous trouvons à nous installer. Je croyais
cette sotte profession de griot bannie de toute la région, comme
à Oual-Oualé, où l’on a ces instrumentistes en horreur, mais
c’est tout simplement parce que là-bas il n’y a pas de naba,
tandis qu’ici, comme chez tous les peuples en retard, il y a beaucoup
de chefs et alors beaucoup de griots.
Dès mon arrivée ici, j’ai eu à constater que la population
n’était pas précisément complaisante. Ayant demandé à
acheter des ignames et du mil pour mes animaux, on me fit d’abord
répondre que le village était sans ressources ; puis, peu à peu,
on m’apporta ce que je demandais, mais en me le faisant payer le
triple de sa valeur. Le naba m’envoya dans la soirée une charge
d’ignames et 400 cauries pour m’acheter de la viande et du
sel ! Acheter où ? je me le demande. J’abandonnai naturellement
les cauries à mon guide et je fis remercier ce généreux chef en
lui envoyant un petit cadeau.
J’aurais bien voulu quitter le lendemain ce village inhospitalier ;
malheureusement j’étais arrivé ici avec deux ânes mourants et deux
autres hors de service. Je ne pouvais songer à me remettre en route
dans ces conditions ; il me fallut bon gré mal gré laisser reposer
mes autres animaux sous peine de les perdre dans une future étape.
Voyant mon embarras, le chef me proposa bien de me vendre un âne
(le seul du village) ; mais comme, au plus bas mot, il ne voulait
s’en défaire que pour la _modique somme de_ 125000 _cauries_, je
renonçai à conclure ce marché et me décidai à rester ici trois
ou quatre jours.
Non seulement ces Dagomba, pour la plupart fétichistes, ne sont pas
complaisants, mais encore ils sont peu sociables. Il ne s’est pas
passé un jour sans que les gars du villages vinssent chercher noise
aux âniers pour les pâturages. Le dernier jour, la querelle se
changea en rixe qui menaçait de mal tourner, les hommes du village
étant venus avec des haches et des pioches à défaut d’autres
armes. Mes hommes, de leur côté, avaient pris les trois fusils ;
j’arrivai juste à temps pour mettre le holà. Deux musulmans
raisonnables ayant de leur côté prêché raison, cette scène se
termina par une distribution de horions reçus de part et d’autres,
et n’eut pas de suites fâcheuses.
_Samedi_ 29 _septembre._ — Mes ânes, quoique un peu remis, ne se
trouvaient pas dans un brillant état : deux d’entre eux étant
morts, il ne m’en restait que cinq en état de porter.
Dans le chemin que je suis, les villages sont éloignés de plus de
20 kilomètres les uns des autres ; ce sont des étapes trop longues
pour des animaux fatigués ; je dois donc, à mon grand regret,
abandonner le chemin suivi précédemment. Je cherche à faire le
plus de sud possible, afin de gagner au plus vite la route de Yendi
à Salaga, où les étapes sont plus courtes et les lieux habités
plus nombreux. Je me dirige à cet effet sur Pabia et m’arrête à
Feullé. La route est bonne : trois kilomètres avant d’arriver au
village, on traverse un torrent impétueux, mais peu profond ; il est
l’origine de la rivière de Palari, premier affluent sérieux de la
rivière Dako ou Probondi (cette rivière a son confluent avec la Volta
(fleuve principal) en aval de Tamkrankou (route de Salaga à Krakye).
[Illustration : Rixe menaçante.]
A Feullé, les Dagomba sont fort aimables. Bien que ce soit un tout
petit village (une centaine d’habitants environ), il s’y tient un
marché, ce qui donne un peu d’animation. Il n’y a cependant rien
qui mérite d’être mentionné. Les produits ne sont pas variés :
un peu de sorgho, du savon, du beurre de cé, des condiments, du
tabac à priser et du mauvais dolo, dont un habitant m’offrit une
calebasse, croyant me faire plaisir. Les ignames ici sont presque
données : pour 200 cauries on m’en a apporté quinze belles. Les
étrangers payent toujours un peu plus cher — comme partout du
reste. J’estime qu’une belle igname ne coûte ici que 10 cauries.
Ce village possède deux beaux citronniers. Je me suis empressé de
faire cueillir quelques-uns de ces fruits, afin de corriger l’eau,
qui n’est pas bien bonne dans cette région. Le citronnier avait
déjà fait son apparition à Zang, mais, négligé, il ne donnait
que de tout petits citrons, tandis qu’ici ils sont d’une grosseur
raisonnable et bien juteux ; il y a aussi par-ci par-là dans le
village quelques papayers chargés de fruits, mais ce n’est pas
encore l’époque de la maturité, ce que je regrette, la papaye
étant toujours pour moi un excellent dessert.
_Dimanche_ 30 _septembre._ — Le terrain, qui insensiblement commence
à s’abaisser à partir de Zang, continue à s’affaisser. Le chemin
n’est cependant pas trop noyé, et l’étape se fait d’autant
plus facilement que nous passons d’abord entre deux petits villages,
Batenga et Badouré, pour traverser ensuite un troisième, nommé
Ngouensi, ce qui fournit l’occasion aux habitants de nous voir
passer et de m’adresser la parole, qui en mossi, qui en dagomsa,
qui en haoussa. Comme cela se borne en salutations, je riposte de
mon mieux, ce qui étonne et amuse ces braves gens.
Pabia (Kwobia de la carte anglaise du capitaine Lonsdale) est par
exception un village groupé ; pour un peu je me croirais en présence
d’un village wolof. Comme ceux-ci, il possède cette verdure
trompeuse qui fait espérer au voyageur un fouillis d’arbres pour
se reposer, mais au fur et à mesure qu’on s’approche, on voit la
verdure faire place au chaume. L’illusion a été produite par les
papayers, les lianes de giraumont, les tiges de gombo et de _dadian_
(textile) et surtout par le même acacia au maigre feuillage qui
est placé, comme à Dakar, en bordure dans tous les jardinets de
Pabia. La ressemblance est frappante même une fois entré dans le
village, les habitations étant délimitées, comme chez les Wolof,
par des tapades en tiges de mil et en _sekko_.
Il y a cependant en dedans et autour des villages quelques banans,
ficus et doubalé, et au centre se trouve un emplacement où croissent
pêle-mêle des herbes, de la pourguère et un peu d’indigo et de
tabac. Pabia, qui n’a pas plus de 200 à 300 habitants, possède
une construction carrée en terre servant de mosquée et deux
écoles musulmanes. Les femmes font presque toutes le salam. Sauf
les captifs, qui m’ont paru assez nombreux, je crois que tout le
monde est musulman, ce qui n’empêche pas le village d’avoir la
réputation justifiée de contenir beaucoup de voleurs.
Dans la soirée, quand mon diatigué me prévint de ce détail,
un de mes hommes s’était déjà laissé voler sa couverture. En
faisant le tour du village j’ai constaté qu’il y a ici plusieurs
familles haoussa qui s’occupent de tissage et de teinture ; j’ai
compté huit puits à indigo.
Pabia est le point culminant de cette région (570
mètres). L’horizon est presque aussi nettement limité que celui
de la mer, et la ligne n’est brisée de temps à autre que par le
sommet d’un bombax ou d’un finsan qui marque l’emplacement de
quelque lieu habité.
L’imam m’ayant envoyé quelques ignames, je lui rendis visite en
lui faisant cadeau d’un petit carnet, ce qui lui fit bien plaisir. Il
me demanda quelques nouvelles sur les pays que je venais de traverser,
ensuite il me causa religion. Comme beaucoup de noirs, ce brave homme
croit que les israélites ont les paupières coupées (je dis croit,
car, quoique je lui aie affirmé que ce n’était pas, je ne pense pas
l’avoir convaincu). Une fois que ces gens-là ont une idée logée
dans leur étroite cervelle, il est difficile de l’en faire sortir.
Pabia est le dernier village dagomba que l’on rencontre dans cette
direction, le village suivant faisant déjà politiquement partie
du Gondja. En traversant le Dagomba, j’ai été frappé par le
caractère de ressemblance qu’offre la population de cette région
avec celle du Mampoursi. Je n’hésite pas à leur assigner une
étroite parenté. Je pourrais presque dire que les Dagomba et les
Mampourga ne font qu’un seul et même peuple. La seule différence
que j’aie constatée réside dans le degré de civilisation, les
habitants du Dagomba m’ayant paru moins façonnés, moins sociables
et de mœurs plus sauvages que leurs frères du Mampoursi. Ainsi, en
quittant Karaga, j’ai vu, entre les mains d’hommes et de jeunes
gens qui se rendaient dans les cultures, des côtes d’animaux et
des omoplates ayant un côté biseauté en forme de tranchant. Ces
os affûtés leur servaient de couteaux et de haches. Les arcs dont
ils sont armés sont moins bien conditionnés que ceux que j’ai vus
jusqu’à présent, moins puissants que ceux des autres peuples ;
ils possèdent une corde en boyau qui, une fois mouillée, ne doit
plus être tendue et rendre par conséquent l’arme impropre.
A côté de ces armes primitives on voit aussi quelques fusils à
silex, tous à un coup, le boucanier femelle de nos Rivières du
Sud. Ces armes sont entre les mains de deux ou trois hommes par
village, qui chassent, mais doivent le plus souvent ne rien rapporter.
Nulle part je n’ai vu les trophées de cornes dont le noir se plaît
toujours à faire parade pour en orner l’entrée principale de sa
demeure, ou encore le tronc de quelque arbre remarquable du village ;
du reste, comme je l’ai dit plus haut, le pays est peu giboyeux.
En dehors des tatouages que j’ai signalés chez le Mampourga,
je n’en ai relevé que deux autres ; ils consistent en petites
incisions sur les tempe, descendant jusqu’à hauteur du lobe de
l’oreille, et peuvent très bien n’être que des ornements au
lieu de marques de tribus ou de familles.
Les femmes sont marquées comme les hommes, ce qui les défigure
beaucoup plus que les femmes mampourga ; elles ont en outre presque
toutes l’habitude de chiquer. Le tabac en poudre ou en feuilles est
placé entre la lèvre inférieure et les dents, comme font beaucoup
de Mandé Dioula et surtout les Mossi.
La danse, semblable à celle des Mampourga, est loin d’être
gracieuse ; par son originalité elle mérite cependant d’être
décrite.
Au son de deux malheureux tam-tams, ne battant même pas en mesure, se
forme un cercle, duquel se détachent, des deux points diamétralement
opposés, deux danseuses ; elles tournent deux ou trois fois sur
elles-mêmes, de façon à se donner un bon élan et à se rencontrer
au centre en heurtant le plus violemment possible leur postérieur
l’un contre l’autre. Ce choc ne manque pas quelquefois d’être
très douloureux, car le plus souvent une des deux coryphées se retire
en traînant la jambe et en plaçant la main sur l’endroit meurtri,
ce qui ne manque jamais d’exciter l’hilarité de l’assistance
et de provoquer un redoublement d’enthousiasme et de claquements
de mains en l’honneur du vainqueur de cette joute.
Les villages dagomba, comme ceux du Mampourga et du Mossi, sont
disséminés par groupes d’une ou deux familles. Les cases sont les
mêmes que celles de ces deux peuples et des Mandé Dioula : cases
rondes en terre à toits coniques en paille. L’intérieur est peu
ou point aménagé, c’est à peine si l’on y trouve un clou en
bois pour y suspendre un objet. Dans celles qui servent de cuisine,
il règne le désordre le plus complet, on n’y voit pas de foyers
pour la cuisine, ni d’urnes fixées à demeure. Le seul ornement
consiste à enguirlander la porte d’entrée d’une mosaïque (?) de
fragments de poterie de couleur au sommet de laquelle trône un morceau
d’assiette ou de saladier en faïence de provenance européenne. Dans
une ou deux cases de naba j’ai relevé des dessins à l’eau
de cendres représentant des guerriers à pied et à cheval qui se
suivent en file indienne. J’en ai donné page 67 un facsimilé.
C’est tout ce qu’il y a de plus primitif, comme on le voit :
un enfant européen de cinq à six ans fait déjà beaucoup mieux
que cela.
L’industrie du Dagomba ne diffère pas de celle que j’ai signalée
à Karaga. Je mentionne cependant la confection de quelques chapeaux
de paille en deux couleurs, blanc et rouge, fabriqués avec beaucoup
d’adresse par les gamins. Ces couvre-chefs sont presque aussi
ridicules par leur forme que ceux des Dokhosié. Le bord entre autres,
au lieu d’être large, pour préserver du soleil, n’a que 4 à
5 centimètres.
[Illustration : La danse.]
Le Dagomba, dans la partie où je l’ai traversé, est un pauvre pays,
qui doit être privé d’eau pendant une bonne partie de l’année. A
l’exception de l’igname, les cultures sont négligées. Je n’ai
vu que deux variétés de sorgho, le blanc et le rouge, et fort peu
de mil, qui se réduit à une variété, le sanio. Ce mil, cultivé
sur une trop petite échelle, se vend un prix exorbitant, environ
30 centimes le kilo actuellement. Les petites cultures d’indigo,
de coton, piments, calebasses, appartiennent pour la plupart aux
Haoussa, qui quelquefois joignent à leur profession de teinturier
celle de maître d’école. Un ou deux voyages par an à Salaga ou
à Kintampo les mettent dans une situation brillante. C’est aussi
eux qui s’occupent de la culture et de la préparation du tabac. La
variété cultivée par ici a très bon goût à l’odorat, mais ce
tabac est trop fort pour être fumé. Une fois préparé et mis en
mottes, il paraît noir. Il se vend très cher, environ 1500 cauries
le kilo (3 francs). Beaucoup d’indigènes lui préfèrent le tabac
du Boussangsi, qui vient ici par Gambakha. Ce tabac est moins fort,
d’un beau brun et plus agréable à la pipe. On le vend par morceaux
de 100 cauries, pesant environ 50 grammes. Il est tressé en câbles
à deux brins.
Les textiles, qui semblent venir très bien ici, ne sont presque pas
cultivés ; on voit cependant quelques pieds de _dadian_ disséminés
dans les ignames ou en bordure autour de quelque carré de gombo,
près des cases.
A Pabia j’ai vu à deux reprises un petit arbuste dans les
jardinets. Un Haoussa m’a dit qu’il donnait de très bons
haricots, dont il devait m’apporter un échantillon, ce qu’il
s’est naturellement bien gardé de faire.
On cultive autour de quelques villages des lots de pourguère,
dont on emploie la graine à faire du savon, comme dans certains
villages mandé, dans le Ouassoulou par exemple, où on le nomme
_bakhani safouna_.
Ce savon est très apprécié, et on le préfère à celui qu’on
extrait du fruit du _diala_ (cailcédra).
J’ai vu également fabriquer du savon à l’aide des noyaux du
_séné_[20] et surtout avec le cé et l’arachide.
Mais partout le savon qui semble le plus prisé est celui qu’on
tire du fruit du _kobi_, grand et bel arbre qui donne un fruit
analogue au _mangot_. Il existe en quantité dans le Yorouba,
l’Achanti, le Bondoukou et plus à l’ouest, dans le Ouorocoro et
le Ouorodougou. C’est le _Carapa guineensis_. Dans les Rivières
du Sud, on nomme l’huile qu’il fournit _touloucouna_ (graisse
empoisonnée).
Les indigènes disent que ce savon renferme un poison suffisamment
violent pour faire crever les mouches qui en mangent. Dans la plupart
des pays soudanais on s’en enduit le corps pour se garantir des
insectes. Je ne sais si réellement il renferme du poison, mais il
contient sûrement une grande quantité de potasse. L’écorce du
kobi renferme beaucoup de tanin et sert de fébrifuge. La graisse et
le savon du kobi sont noires.
Si l’industrie et l’agriculture ne sont pas très prospères,
l’élevage du bétail l’est encore moins. Il n’y a presque pas
d’animaux. L’espèce bovine est celle du Follona. Le mouton est
tout ce qu’il y a de plus malingre ; c’est le même que celui de
Karaga. Les chèvres, également rares, sont plus belles et d’une
variété qui ne diffère de celles que j’ai vues jusqu’à présent
que par la robe ; cette robe est presque toujours grise, et semblable
à celle des chèvres dites du Thibet, mais à poil très ras.
La situation peu florissante du Dagomba ne peut être attribuée
qu’au caractère apathique de ses habitants. Bien situé pour faire
du commerce, ce pays devrait prospérer d’autant plus qu’il est
peu soumis aux vicissitudes de la guerre.
Quoique nominalement sous la dépendance du naba de Yendi
(un Traouré), le Dagomba est divisé en quantité de petites
confédérations, ayant un naba plus ou moins indépendant
de Yendi. Les plus puissants de ces chefs sont ceux de Karaga,
Savelougou, Kompongou, Gouziékho et Mengo ou Sambou. C’est, à
mon avis, le gouvernement qui convient le mieux à ces peuples peu
avancés. J’ai toujours vu les noirs plus heureux dans les petits
pays que dans les grands États comme ceux de Samory et de Tiéba,
qui sont constamment en expédition sur leurs frontières. Pour
que dans ces conditions heureuses de gouvernement le Dagomba ne se
développe pas plus et soit si peu habité, cela tient évidemment
aux causes que j’ai signalées : la pauvreté du sol, le manque
d’eau et surtout le caractère engourdi de ses habitants.
J’ajouterai, pour terminer, que le dagomsa tel qu’on l’entend
parler par ici semble renfermer bien moins de racines mandé que
le mor’. S’il est hors de doute pour moi que le dagomsa et le
mor’ appartiennent au groupe de langues dont font partie les idiomes
gourounga, bimba et boussanga, il m’est difficile de me prononcer
sur la question de savoir de quelle langue mère sont dérivés les
dialectes. Est-ce du mor’ ou du dagomsa ? Je suis tenté d’opter
pour le dagomsa, qui m’a paru beaucoup plus riche en mots que le
mor’, et ne considérer ce dernier que comme un dialecte dérivé
du dagomsa, du mandé et du wolof. Si j’en ai plus tard le loisir,
j’essayerai d’approfondir cette intéressante question.
Les Dagomba nomment les Mandé : _Wangara_ et _Saher’si_ ;
les Mossi : _Mosséri_ ; les Gondja : _Sabakhsé_ ; les Achanti :
_Kambossi_ ; les Diammoura : _Pantara_.
[Illustration : Touloucouna (_Carapa guineensis_).]
_Lundi_ 1er _octobre._ — Une dizaine de kilomètres seulement
séparent Pabia de Palalé ou Palari. C’est le chemin direct de
Salaga à Yendi. Je m’attendais à trouver un sentier mieux frayé
et beaucoup plus large ; il ne diffère cependant pas en cela du
chemin suivi précédemment, et, si l’on ne trouvait une ou deux
carcasses d’ânes morts à la peine, on ne se croirait pas sur une
grande voie de communication, car il n’existe actuellement aucun
mouvement vers Salaga ou Yendi. Depuis notre départ de Oual-Oualé,
nous n’avons rencontré que quelques hommes venant de Pabia et se
rendant à Gouziékho, au nord de Karaga, pour y acheter du beurre
de cé. A Zang, nous avons été dépassés par deux hommes de Salaga
venant de Oual-Oualé avec onze moutons.
A quelques centaines de mètres avant d’atteindre Palalé, nous
traversons un lieu de campement composé de cinq groupes d’une
vingtaine de petits gourbis, au centre desquels des ânes avaient
campé. C’est le campement de la dernière caravane de Haoussa qui,
venant du sud, se rendait dans le Haoussa, principalement avec des
kolas. « Elle est passée ici dans la seconde quinzaine de juillet,
me dit mon diatigué de Palalé, et comprenait à peu près 200
personnes, conduisant environ 100 ânes. » Je ne crois pas que ce
chiffre soit loin de la vérité, chaque gourbi, quoique très petit,
pouvant avoir abrité deux hommes. Mon hôte, du reste, doit être
bien informé : c’est lui qui assure avec ses captifs le passage de
la rivière. Étant à Oual-Oualé, Alfa Boukary m’a souvent dit que
les Haoussa se réunissaient toujours pour ce trajet, surtout quand,
pour une raison quelconque, ils devaient passer dans le Boussangsi
ou le Gourma, pays qu’on ne peut traverser qu’à la condition
d’être assez nombreux et de posséder suffisamment d’armes à
feu pour ne pas craindre les exigences des naba.
Palalé ou Palari est le premier village du Gondja ; il ne comprend
que vingt-huit cases, abritant trois familles, dont l’une est celle
du naba, qui est en même temps _passeur de la rivière_. C’est chez
ce dernier que me conduisit mon guide et que je passai la journée,
la pluie m’ayant forcé, à mon grand regret, de remettre le passage
au lendemain matin.
La rivière coule à 800 mètres au sud du village ; on l’aborde
à un endroit où la rive n’est pas inondée, sur un petit tertre
d’une superficie d’une vingtaine de mètres carrés à peine et
dominant le reste du terrain de 50 centimètres environ. Le cours
d’eau vient du nord-nord-ouest et coule vers l’est-sud-est, autant
qu’on peut s’en rendre compte, car partout on est environné de
hautes herbes ; il faut grimper sur un des arbres de la rive pour
juger approximativement de la direction que la rivière prend en aval,
car le passage a lieu dans un coude. Quoique ce cours d’eau ne soit
encore qu’un méchant torrent quand on le traverse avant d’arriver
à Feullé, il a déjà pris les proportions d’une rivière. Par
son lit obstrué de branchages et couvert en partie de hautes herbes
et son fort courant, il constitue un obstacle très sérieux pour ceux
qui se rendent à Yendi avec ou sans animaux. Actuellement, sa largeur
est d’une vingtaine de mètres, le lit proprement dit n’a qu’une
profondeur de 3 mètres environ, et 8 à 10 mètres de largeur. Il est
extraordinaire que sur cette route, qui me paraît très fréquentée
au moins encore dans les premiers mois de l’hivernage, on n’ait
pas songé à construire un pont. A l’aide des grosses branches
de quelques arbres qui croissent presque dans le lit de la rivière,
il serait facile à édifier. Les indigènes, cependant, n’ont pas
l’air de s’en soucier ; je crois même que dans toute cette région
le pont est inconnu. Bien mieux, il n’y a même pas de pirogue,
le passage des bagages et des gens ne sachant pas nager se fait à
l’aide d’un _tchilago_ (mot emprunté au haoussa).
Le tchilago consiste en une peau de bœuf soigneusement bourrée
d’herbes sèches de manière à former une sorte de bouée sur
laquelle on dispose les colis et où l’on s’assied pendant qu’un
nageur la pousse doucement devant lui.
[Illustration : Un _tchilago_.]
Pour confectionner le tchilago, on dispose, dans un trou rond ayant 30
centimètres de profondeur sur 80 de largeur et creusé sur la rive,
une peau de bœuf bien souple percée de trous sur tout son pourtour ;
puis on place dans la peau deux ou trois bottes de paille sèche sur
laquelle on trépigne afin d’obtenir un volume réduit.
Lorsque la bouée est à peu près pleine, on passe dans les trous
du pourtour une corde d’environ 3 mètres de longueur, qu’on
serre par un nœud coulant afin d’obtenir un cercle d’un mètre
de diamètre. Les bords de la peau sont soigneusement repliés et
roulés sur eux-mêmes en dedans et maintenus en dessous de la corde
à l’aide de bouchons de paille plus forte destinés à former un
solide bourrelet et à maintenir aussi l’autre paille en place.
Cette opération terminée, le tchilago est retiré du trou et
serti au milieu à l’aide d’une solide corde, de manière à
lui conserver la forme ronde. Une fois à flot, on y place sur la
paille deux ou plusieurs colis (d’un poids total de 60 à 80 kilos)
et le nageur le pousse devant lui en plaçant le bord inférieur de
l’appareil entre l’épaule droite et la tête, qui servent ainsi
de point d’appui ; cela permet au passeur d’avoir les mouvements
des bras tout à fait libres pour nager.
Le passage prit beaucoup de temps. Ce système fonctionne bien, mais il
faut d’abord porter les colis à environ une centaine de mètres en
aval avec de l’eau jusqu’aux aisselles, dans un chenal taillé dans
les hautes herbes. C’est à cet endroit seulement que le _tchilago_
fonctionne. Sur la rive droite, ce n’est que sur un parcours de 300
mètres dans les hautes herbes inondées et des terrains glissants
qu’on trouve un endroit sec permettant de placer les colis à
terre. Si cet appareil ne laisse rien à désirer pour le passage
de gens ou de colis, il n’en est pas de même pour les animaux,
surtout pour les ânes. Ces pauvres bêtes, tout en sachant nager,
luttent avec peine contre les courants un peu forts. Quand, à l’aide
d’une corde, on ne leur maintient pas la tête en dehors de l’eau,
elles se laissent aller au courant et risquent de se noyer. Avec le
tchilago, cette précaution n’est pas possible ; on ne peut s’en
servir que difficilement pour traverser des animaux ; aussi j’eus
à déplorer la perte d’un de nos ânes, fatigué, qui se noya ;
un autre mourut épuisé en arrivant sur l’autre rive. La perte de
ces animaux ne me contraria pas outre mesure, aucun d’eux ne portant
de colis. Je dus mettre mes autres animaux en route avant moi, retenu
par l’inévitable discussion avec les passeurs. Après avoir fixé
le prix du passage à 3000 cauries, ils en réclament 2000 en sus sous
prétexte qu’il y a plus de colis qu’ils n’en avaient compté.
Dès qu’on a quitté les terrains bas qui bordent la rivière, le
sol change d’aspect : à la végétation rabougrie du Mampoursi et
du Dagomba succède une flore puissante ; on voit de temps à autre
quelques groupes de beaux arbres lengué, sounsoun et diala ; mes
hommes reconnaissent certains arbustes qu’on ne trouve en abondance
que dans les environs de Kong ; ils ne les avaient pas rencontrés
depuis notre première traversée du Gourounsi, où ils existent,
mais en petit nombre.
La rivière de Palalé reçoit sur sa rive droite deux petits affluents
sans importance en saison sèche, mais qui actuellement, gonflés par
les pluies, nous forcent de décharger les ânes et de transborder à
deux reprises les colis à dos d’hommes, pendant un parcours d’une
cinquantaine de mètres ; aussi, quand nous arrivons à _Ourouké-iri_,
« village de l’homme du chien », il n’est pas loin de midi.
Ourouké-iri est aussi nommé _Yansala_, mais il est moins connu
sous ce nom que sous le premier. C’est un village comprenant trois
ou quatre familles et offrant peu de ressources. Avec mon choix de
perles et de bibelots pour femmes j’ai cependant réussi à me
procurer du mil pour mes animaux et quelques ignames.
_Mercredi_ 3 _octobre._ — De Ourouké-iri à Bintiri-Iri (Yangali de
la carte anglaise Lonsdale) les marchands et gens du pays ne comptent
qu’une étape ; mais, tenant à ménager la force des cinq ânes
qui me restent, je résous de scinder l’étape et de m’arrêter
à Zankom, petit village contenant trois familles.
Là non plus il n’y avait pas de ressources en vivres ; j’obtins
cependant d’un musulman qui habite le village quelques provisions
moyennant un peu de papier.
_Jeudi_ 4 _octobre._ — De Zankom à Bintiri-Iri, l’étape est
très agréable. La végétation est plus belle que précédemment,
et à un peu plus de mi-chemin on trouve un joli lieu de repos
sur les bords d’un ruisseau (1 mètre d’eau) bordé de beaux
arbres, le premier que nous voyions depuis fort longtemps. Les autres
cours d’eau affectent par ici pour la plupart la forme de marais
et n’offrent que l’ombre d’arbres rabougris qui sont loin
d’inviter le voyageur au repos.
Dans l’après-midi, quelques porteurs venant de Salaga avec des
kolas ont l’amabilité de me prévenir qu’à Bougouda-iri (Tourou),
où ils ont couché, il n’est pas possible de se procurer quoi que
ce soit, ce qui m’oblige à faire des provisions en ignames et en
mil pour le lendemain. Les hommes du village auxquels je m’adresse
ne veulent rien vendre ; ce n’est qu’en exhibant quelques grains
de corail et des petites perles en cuivre que les femmes du village
m’apportent presque en cachette, qui deux ou trois litres de mil,
qui trois ou quatre ignames.
_Vendredi_ 5 _octobre._ — Un temps couvert pendant une partie de la
matinée nous permet de faire sans fatigue l’étape, qui est un peu
plus longue que les précédentes. La route, tout en étant inondée
sur une grande partie du trajet, est bonne. On traverse deux ruisseaux
insignifiants et l’on passe à portée de l’emplacement d’un
village abandonné nommé _Djampa_ ou _Damba-iri_. Les habitants
se sont retirés à quelques kilomètres plus dans l’est, afin de
n’être pas gênés par la trop grande quantité d’étrangers qui
avaient fait de Djamba leur point de halte habituel, ce village étant
à peu près situé à mi-distance entre Bougouda-iri et Bintiri-iri.
Bougouda-iri ou Tourou ne comprend que deux familles. Les cases, au
nombre de quinze, sont dans un état d’abandon qui menace ruine,
aussi beaucoup de marchands préfèrent-ils camper aux environs,
surtout un peu au nord du village, près d’un bas-fond marécageux
duquel les habitants tirent leur eau.
Arrivé d’assez bonne heure à Bougouda-iri, j’eus la chance
de trouver une bonne case pour mettre mes bagages à l’abri et
m’offrir un refuge en cas de pluie. Les quelques porteurs venant
de Salaga ou des environs de Savelougou durent camper à portée du
village et se dresser des abris en paille pour y passer la nuit. Le
village est situé à cheval sur les chemins de Salaga à Yendi,
de Salaga à Karaga par Ga, de Salaga à Karaga par Garoué et Ga et
enfin sur le chemin Salaga Oual-Oualé par Savelougou.
Pendant la saison sèche il doit présenter une certaine
animation. Bien qu’il soit sans ressources et qu’il ne compte
que sept ou huit habitants, ce point restera lieu de halte. Il
est situé à peu près à égale distance de Dokonkadé que des
villages au nord. On est forcé de s’y arrêter pour l’eau
d’abord, et ensuite parce qu’il est impossible de doubler
une étape déjà longue. Quelques gens actifs et intelligents se
fixant à ce point arriveraient certainement à tirer profit de cette
situation exceptionnelle ; malheureusement les Gondja et les Dagomba
se soucient peu de cela, ils aiment mieux végéter dans quelques
villages éloignés, que d’être dérangés et d’en tirer profit.
_Samedi_ 6 _octobre._ — A partir de Bougouda-iri, le chemin
s’élargit, on voit qu’il est plus battu. Nous rencontrons six
porteurs avec des fusils, de la poudre et du sel, se rendant à
Savelougou ; les gens qui font route dans le même sens que nous
transportent des paniers, du beurre de cé et d’autres produits,
tabac et indigo, destinés au marché de Salaga.
Nous ne traversons pas moins de six _fara_ (torrents ou bas-fonds
pleins d’eau) que la pluie a changés en véritables rivières. Ces
eaux vont toutes rejoindre un petit affluent de droite du Dako qui
coule à peu de distance dans l’est. A quelques kilomètres au nord
de Dokonkadé, ce cours d’eau fait un coude. Du chemin on aperçoit
les inondations qu’il a occasionnées ; elles couvrent plusieurs
kilomètres d’étendue. Les cultures sont noyées, au-dessus de la
nappe d’eau émergent seulement les sommets de quelques arbustes
ou le tronc d’un stérile arbre à cé.
Nous entrâmes dans le village par une pluie battante. Ne trouvant
personne dans les rues, il nous fallut errer pendant un bon quart
d’heure avant de trouver l’habitation de Bémadinn Bakary,
auquel l’imam de Oual-Oualé m’avait engagé à demander
l’hospitalité. Bakary était parti le matin même pour Salaga, où
il a une partie de sa famille. En son absence, je fus hébergé par
son frère Lousiné, qui mit à ma disposition deux bonnes cases où
brillaient de bons feux, et m’envoya tout ce qui était nécessaire
à la subsistance de mes hommes et de mes animaux. Bakary et sa famille
sont d’origine mandé-dioula ; ils viennent de Sansanné-Mango. Tout
le monde chez lui parle et comprend le mandé. L’hospitalité de
cette famille est proverbiale : le chaudron et le bâton à remuer
le tô qui surmontent le toit de l’entrée de son habitation ne
sont pas de vains emblèmes.
Dokonkadé est un village de 400 à 500 habitants et un lieu de
culture important. Beaucoup de gens de Salaga y sont installés
avec leurs captifs afin de se livrer aux cultures pendant le mois
d’hivernage. Il s’y tient un petit marché où l’on trouve à
acheter des vivres ; les ignames y tiennent naturellement la première
place, comme dans toute cette région. Le sorgho ne se vend pas sur
le marché, mais il suffit de s’adresser à un habitant pour s’en
procurer à loisir et à très bon compte.
_Dimanche_ 7 _octobre._ — Bien que le temps ne promette rien de bon,
je me décide à me mettre en route. Le chemin passant à portée
de plusieurs petits villages, on peut s’y arrêter si l’on veut
et s’y abriter. Nous dépassons successivement Kolibini et Palaga,
mais, l’orage s’étant déchaîné de toutes parts, il fallut nous
abriter à Masaka et attendre la fin de la pluie. C’est en vain que
nous attendons une éclaircie, il nous faut passer la journée dans
le village. J’en profite pour faire dans la soirée une petite
excursion aux environs, et tirer quelques pintades, qui pullulent
ici. Les environs de Masaka sont bien cultivés et les cultures sont
variées ; malheureusement elles ne sont pas prospères, les terrains
sont usés et tout est chétif : il n’y a guère que l’igname qui
soit d’un bon rapport. Comme à Dokonkadé, tous les captifs que
j’ai aperçus par le village sont Gourounga ; toutes les familles
et tribus de ce peuple y sont représentées. Il est très curieux
d’observer un groupe de badauds : autant d’individus, autant de
tatouages différents.
_Lundi_ 8 _octobre._ — De Masaka à Salaga on ne traverse pas
de villages, mais on passe à portée de Bélimpé ou Bouroumpé,
d’Abd-er-Rahman-iri, de Gourounsi-iri et de nombreux petits
groupes de culture dépendant de Salaga, villages de captifs se
livrant aux cultures sous la surveillance d’une partie de la
famille du propriétaire. Ces groupes de culture portent le nom de
leur propriétaire, auquel on ajoute _iri_, _sou_, _pé_ ou _kadé_,
suivant que l’on parle dagomsa, mandé ou gondja, cette terminaison
signifiant dans les trois langues : « village, habitation ».
Aussitôt après avoir traversé un torrent nommé Bompa, le terrain se
relève légèrement et l’on aperçoit quelques arbres qui indiquent
l’emplacement de Salaga. Les environs sont absolument dénudés
dans un rayon de plusieurs kilomètres et l’on est tout heureux
de revoir un peu de verdure ; on ne s’y trompe cependant pas,
car au fur et à mesure que l’on s’avance on s’aperçoit que
les arbres entrevus ne sont que les traditionnels bombax et doubalé
qu’on rencontre dans la plupart des villages nègres.
Un captif de Bakary m’attend à l’entrée de Salaga ; il me conduit
auprès de son maître, qui, prévenu, se tient à l’entrée du
groupe de cases qu’il me destine.
Après m’avoir serré la main et demandé mon nom, il présida
à mon installation, et me confia à son jeune frère Aboudou ;
il me demanda la permission de s’absenter pendant deux jours,
ses affaires l’appelant à Dokonkadé. Il n’avait différé son
départ que parce que mon arrivée lui était annoncée.
L’arrivée d’un blanc à Salaga n’est plus un événement depuis
longtemps. Après Bonnat et Golberry, qui y sont entrés en 1870-71,
quantité d’Européens venant de la côte ont passé ici. Presque
chaque saison sèche y amène de nouveaux officiers anglais ; employés
de commerce, missionnaires et explorateurs s’y succèdent : aussi
ne fus-je pas importuné par les curieux les deux premiers jours,
mais quand le bruit se répandit que j’étais Français et que je
venais des établissements de l’ouest du continent, ma case fut
assiégée par les curieux, et les questions commencèrent.
Parmi les nombreux visiteurs que je reçus, je dois signaler le chérif
Ibrahim (de Tombouctou), El-Hadj Mahama Hatti (un Logoné du Bornou)
et El-Hadj Djébéri (originaire du Haoussa). Ces trois personnages
qui, comme leur titre l’indique, ont fait le pèlerinage à la
Mecque, ont acquis par leur voyage des notions en géographie que
les autres noirs ne possèdent pas. Ils connaissaient par ouï-dire
la France, Marseille et savent que nous avons de vastes possessions
musulmanes dans le nord et dans l’ouest de l’Afrique, aussi
nous désignent-ils souvent par le titre d’« amis du sultan de
Stamboul ». El-Hadj Hatti a visité la Tripolitaine et la Tunisie,
et El-Hadj Djébéri, après avoir séjourné à Constantinople,
s’est même rendu à Bagdad et Irâk.
En fait de géographie, ils connaissent surtout l’existence de
l’empire turc avec sa capitale, Stamboul, Béled-Béni-Israïl
(probablement Jérusalem), le Caire, Alexandrie et l’Égypte,
qu’il nomme _Massara_, de Misraïm[21]. Ils connaissent surtout
Djedda, le port de la Mecque, puis Médine.
Tout bon musulman possède dans un sachet en cuir l’itinéraire de
son pays à la Mecque ; il est sommairement libellé, et comprend
des indications dans le genre de celles-ci, que j’ai vues entre
les mains de Mahmadou Lamine, ez-Znéin de Ténetou :
« En quittant Sakhala du Ouorodougou, on marche onze jours pour
atteindre Kanyenni, dans le Kouroudougou. Après on peut passer à
Bânou et dans le Diammara, ou bien par le chemin de Kong, où il y
a aussi beaucoup de musulmans », etc.
Ces itinéraires conduisent, en général, par le Haoussa, le Bornou,
le Wadaï, le Darfour, le Kordofan à El-Obeïd. La route va ensuite
rejoindre le haut Nil à Khartoum, descend sur Berber, puis atteint
la mer Rouge à Souakim, où l’on s’embarque pour Djedda.
D’autres itinéraires mènent par Tombouctou et le désert sur
Ghadamès, Kairouan et la Tunisie. Les pèlerins mettent, au minimum,
sept ans pour effectuer leur voyage aller et retour. Ils ne voyagent
pas vite et sont souvent obligés de travailler en route pour se
créer des ressources, afin de pouvoir continuer leur voyage.
Certains d’entre eux ne reviennent pas directement ; c’est ainsi
que dans les dix pèlerins que j’ai rencontrés sur ma route,
un d’entre eux était allé à Mascate et en Perse, d’autres
à Malte et en Tunisie, enfin la plupart ont entièrement visité
l’Égypte et le Yémen.
Les trois personnages que j’ai cités plus haut s’empressèrent
de fournir des explications sur les peuples de l’Europe et surtout
sur notre puissance sur terre et sur mer et vinrent apporter un
nouveau témoignage à l’appui du dire de quelques gens du Ségou
et de Djenné établis ici qui vantaient la bonne qualité de nos
marchandises. Parmi tous les peuples noirs qui, par leur commerce, sont
en relations avec les comptoirs européens, nous avons la réputation
de ne vendre que des tissus de bonne qualité, d’excellente poudre
et surtout d’être très loyaux dans nos transactions. Cette
réputation est certainement justifiée, car ce n’est pas nous qui
fournissons aux nègres l’affreux gin et les mauvaises cotonnades ;
les indigènes s’en rendent très bien compte. A Salaga on sait
distinguer les poudres et les étoffes de Krinjabo et d’Ago (Porto
Novo) de celles d’Akkara (Accra) et de _Ga_ (Christianbourg).
J’eus pour ces raisons d’excellentes relations avec la population
de Salaga. Des Haoussa que j’avais rencontré, à Dioulasou, et
les gens de Kong établis ici depuis longtemps me firent également
bon accueil.
Sur le conseil de Bakary, mon hôte, je rendis visite aux personnes
qui jouissent de quelque considération ici, soit par leur piété,
soit par leur fortune. Je reçus à cette occasion quelques cadeaux
en ignames et en mil et même plusieurs fois de la viande.
Les nombreux Européens qui ont visité Salaga sont loin d’être
d’accord entre eux sur la position géographique de cette ville.
Je ne signalerai que les travaux les plus récents pour montrer
l’écart sensible qui existe entre eux.
Carte du Dépôt de la Guerre. — Tirage 1882-83 :
Longitude Latitude
ouest : 2° 18′ (méridien de Paris). nord : 7° 56′ environ.
Capitaine Lonsdale (anglais) :
Longitude Latitude
ouest : 3° 9′ — nord : 8° 10′ —
Missions de Bâle :
Longitude Latitude
ouest : 3° 14′ — nord : 8° 25′ —
Enfin mes travaux lui assignent :
Longitude Latitude
ouest : 2° 20′ — nord : 8° 51′ 30″ environ.
Bowdich, en 1816, fixe sa longitude à 2° 25′ 14″ ouest de Paris.
Si cet écart entre mes travaux et ceux de la carte anglaise du
capitaine Lonsdale et des missions de Bâle est si considérable, cela
tient à ce que les uns ont copié les erreurs des autres. La carte
du docteur Mæhly (mission de Bâle) est postérieure aux travaux
anglais. _L’Afrique explorée_ (p. 85) vante l’exactitude des
travaux des missionnaires et cite ceux des officiers anglais comme
entachés d’erreurs grossières, même près de la côte. Il ne
m’appartient pas de juger les uns ni les autres, je me bornerai
seulement à constater : 1o que la carte du capitaine Lonsdale est
construite de la côte à Koumassi (et peut-être dans d’autres
parties aussi) à l’échelle de 1/622222e, tandis que dans la
partie Yendi-Salaga je trouve que, pour la distance Pabia-Salaga,
ce même officier a employé l’échelle qu’il indique sur sa
carte : _Scale,_ 15 _miles to_ 1 _inch_, ce qui fait presque les
1/100000e, exactement 1/950000e ; 2o que la carte des missionnaires
de Bâle est incomplète dans la partie Salaga-Krakye (la seule
que je puisse vérifier par renseignements), vu qu’il existe
trois chemins également fréquentés pour se rendre de Kroupi
à Badjamsou, et que la distance qui sépare Salaga de Krakye,
mesurée sur leur carte, ne donne que 88 kilomètres, tandis que les
indigènes mettent sept jours pour se rendre de Salaga à Krakye, ce
qui, d’après mes calculs, équivaut à 112 kilomètres (moyenne 16
kilomètres par jour). D’après eux, les étapes ne seraient que de
12 kilomètres. Or, pour qui a tant soit peu voyagé avec et chez les
noirs, il est incontestable que l’étape est plutôt supérieure à
16 kilomètres. Le capitaine Lonsdale est presque d’accord en cela
avec moi : la distance qu’il indique entre ces deux points est de
105 kilomètres.
[Illustration : Salaga.]
De ces observations, il résulte qu’il est difficile de s’appuyer
actuellement sur un des documents précités et de se prononcer avant
que j’aie fait retour à Kong, où mon polygone devra se reformer
si mon levé est exact.
_Salaga_ en dagomsa veut dire : boueux, glissant. Si c’est là
l’étymologie du nom, elle est bien trouvée, car je n’ai guère
vu que Ouolosébougou et Ténetou qui puissent rivaliser pour la
malpropreté avec la ville principale des Gondja.
Bâtie très irrégulièrement en quartiers séparés les uns des
autres par des terrains vagues parsemés d’excavations pleines
d’eau croupie ou par des enclos de culture, Salaga offre au voyageur
le triste coup d’œil d’un village presque en ruine. Rien n’est
si lamentable que ces cases sans toits et ces pans de mur à demi
écroulés. Les ruelles, très étroites, ne sont que des amas
d’ordures et d’eaux puantes, et les terrains vagues et petites
places servent, pendant la nuit et jusque vers six heures du matin,
de latrines aux habitants. Aux abords du petit marché (dit _Sokoné
lokho_) et du grand marché, il est impossible de circuler sans se
boucher le nez ; ce serait un mauvais conseil à donner, que celui
de faire, en attendant le repas, un tour de promenade à l’un des
deux marchés. Heureusement que Dieu a donné aux noirs le _douga_
(urubus charognard), car, sans les travaux de vidange qu’opère
cet oiseau, il y a longtemps que les habitants de Salaga seraient
décimés par les épidémies.
Les habitations, en général circulaires, en terre, à toit en
paille sont celles des Mandé Dioula et des Dagomba. On voit cependant
quelques grandes cases rectangulaires, à toits en paille, construites
par les Haoussa. Aucune de ces habitations n’a été construite
avec le moindre goût, et même neuves elles ne devaient pas offrir
beaucoup de confortable. L’orientation de la porte d’entrée a
généralement été laissée au hasard et quantité d’entre elles
font face à l’est ; de sorte que pendant les orages l’eau entre
partout, fait du sol un bourbier et rend la case inhabitable.
Si l’on pénètre dans la case de quelque personnage aisé, on
se trouve en présence d’un curieux amalgame d’objets de toute
provenance : en dehors du lit, qui consiste en un châssis en fortes
tiges de mil, supporté par quatre pierres, pour l’élever au-dessus
du sol, et de peaux de bœufs servant de siège aux visiteurs, on
aperçoit, rangés sur des barils de poudre vides, des chandeliers
en faïence, des bouteilles et des boîtes vides de toute dimension,
quelquefois une grande glace fêlée ou à moitié dépolie, de
vieilles cartouchières ou gibernes appendues au mur, un fusil
à tabatière sans mécanisme, dans un coin des bouteilles de gin
pleines et quelques sacs de sel. J’ai même trouvé une pendule
qui ne marchait pas et une lanterne à pétrole !
Dans les cases des femmes ce sont des chaudrons en cuivre, des tasses,
bols, saladiers, cuvettes, saucières, vases de nuit en faïence à
fleurs, — vaisselle de luxe seulement, car on ne s’en sert jamais,
n’en connaissant pas l’emploi.
En faisant de l’œil ces perquisitions, j’ai trouvé chez chérif
Ibrahim une boîte de 300 grammes de thé qu’il m’a cédée pour
20000 cauries (environ 27 francs), et 1 kil. 500 de sucre portugais
que j’ai acheté pour 1500 cauries, puis une ombrelle non recouverte
que j’ai achetée 10000 cauries : ce n’est pas la plus mauvaise
acquisition, car j’ai trouvé un nègre du Brésil, venu d’Acera
avec du cuivre en barres, qui me l’a recouverte avec une solide
blouse de roulier que j’ai mise à sa disposition.
Ce Brésilien est fort bien élevé : on voit qu’il a été longtemps
au service d’Européens. Comme il n’a rien voulu accepter pour le
service qu’il vient de me rendre, je lui ai donné une lime, deux
gilets de flanelle, une paire de ciseaux, des aiguilles et du fil,
ce qui m’a valu son amitié et tous les jours sa visite ou celle
de son fils, qu’il m’envoie pour prendre de mes nouvelles.
Les mosquées sont au nombre de cinq, dont une en ruine. Ce sont des
bâtiments carrés ou rectangulaires, de 4 à 5 mètres de côté ;
ils ne comportent pas de minarets et menacent ruine. Le croyant
qui se hisse sur le toit pour appeler les fidèles à la prière a
le mérite de risquer sa vie tous les jours. Celle du quartier de
Lampour a ses portes en menuiserie travaillées par des ouvriers
achanti et ses diverses parties ajustées à l’européenne avec
des clous et des pointes provenant d’Europe. Les habitants vous
font voir ces portes comme des chefs-d’œuvre. A les entendre,
on croirait avoir affaire à la porte Jean Goujon de l’église
Saint-Maclou de Rouen. Un apprenti wolof de quatorze à quinze ans
ferait certes mieux que cela en menuiserie.
Salaga est divisé en huit quartiers, portant des noms différents. Le
quartier nord, nommé _Bémadinn-sou_, où je logeais, est
habité principalement par des Mandé venus de Sansanné-Mango, du
Bondoukou[22] et de Kong. Les quartiers de _Kapété_, _Kaffaba_, de
_Kopépontou_ et de _Lampour_ sont habités par des Gondja, tandis que
ceux du centre, _Ouniobopé_, _Sokoné_, _Kindi_, situés aux abords
des marchés, contiennent les étrangers de toutes les nationalités.
Voici le dénombrement de la population de Salaga :
Les Gondja entrent dans la proportion pour quatre dixièmes ;
Les Mandé Dioula de toutes origines, pour deux dixièmes ;
Les Haoussa, pour deux dixièmes ;
Enfin les autres étrangers : _Dagomba_, _Nago_ du _Yorouba_ et de
la Côte, _Achanti_, _Foulbé_, gens de _Dandawa_, _Ligouy_ (triangle
Boualé, Bondoukou, Kintampo), _Bornou_, _Barba_, _Pakhalla_ de Bouna,
et _Ton_ du Bondoukou, etc., pour les deux autres dixièmes.
Il faut aussi compter dans les trois éléments les plus nombreux
leurs captifs, tous _Gourounga_. La population fixe doit être de
3000 habitants environ.
[Illustration : Une mosquée de Salaga.]
Ce mélange excessif de la population a fait des habitants de
véritables polyglottes. Le gondja et le mandé sont parlés
respectivement par ces deux peuples ; mais, quand il s’agit
d’adresser la parole à un inconnu, de débattre un marché, de se
dire bonjour, c’est toujours dans la belle langue haoussa. J’ai
souvent éprouvé un vrai plaisir en entendant converser ensemble
deux Haoussa. La bouche recouverte par l’_alfouta_ (lemta), ils
parlent doucement et posément, en prononçant toutes les lettres. Le
_el-hamdou lillahi_ est plein de charme dans leur bouche.
Je n’ai jamais su par qui l’autorité était exercée à Salaga ;
il y a cependant un chef de village qui réside dans le quartier de
Kopépontou et qui se fait appeler Salaga Massa ; mais chaque quartier
vit sous l’autorité du plus ancien musulman et a son propre imam. Le
quartier de Lampour a même un roi, qui prend le titre pompeux de
_Lampour-massa_ ou _Lampour-éoura_. Je crois cependant que Salaga
dépend du chef de _Pambi_ ou _Kwambi_, gros village situé à 4
kilomètres dans le sud-est. Ce chef exerce aussi son autorité sur
quelques autres petits villages des environs. Pendant mon séjour,
les hommes de Sokoné (quartier du petit marché) s’étant emparés
d’un voleur, il fut conduit devant le chef de Pambi. Ce monarque
a près de lui trois ou quatre soldats indigènes anglais dont la
compagnie est à _Kpandou_ (ou _Pantou_, comme on prononce ici). Le
rôle de ces militaires ne m’a pas paru bien défini. Vêtus d’une
veste en loques, d’un pantalon en cotonnade et coiffés d’une
sale chéchia, ils rôdent parfois par le marché armés d’une
trique, sans cependant se mêler de rien, car la population ne se
soucie pas de leur présence : c’est à peine si l’on se doute
qu’ils sont soldats.
Le roi de Pambi a pour titre _ouroupé_, titre qui a dû lui être
donné par les Mandé quand jadis ils percevaient un droit de 100
kolas par charge (ouroufié) et a dû lui rester. Les Gondja le
nomment _Eoura_ ou _Pambi-éoura_.
C’est le matin à partir de sept heures qu’il commence à régner
une certaine animation par les ruelles de Salaga. C’est l’heure
à laquelle les vendeurs vont s’installer au marché. On rencontre
successivement des Dagomba porteurs d’un pain conique de beurre
de cé de 5 à 6 kilos, de provenance de Gouziékho et de Gambakha ;
des individus avec des nattes renfermant un sac qui contient quelques
méchantes verroteries, des colporteurs avec un peu de calicot écru
sur la tête et un ou deux foulards rouges à la main, des marchands de
fusils, des femmes portant du sel et des condiments dans une calebasse
où trône majestueusement un petit tabouret.
Puis viennent les marchands d’_akoko_, le _bakha_ des Mandé
(bouillie liquide de mil) ; les vendeuses de to qui répètent à
l’infini, en haoussa, le cri de « _aroua ndoua é !_ » ; les
fillettes vendant des kolas et de la viande cuite ; des porteurs de
marmites d’ignames cuites à l’eau, saupoudrées de piments et
de sel, qui se reconnaissent au cri de : « _Sira ma yara yara !_ »
puis c’est un cavalier se rendant aux cultures monté sur un cheval
étique qu’il essaye en vain de faire caracoler. A une heure plus
avancée on apporte les ignames des environs — _quand il ne pleut
pas_, — et vers midi les captifs porteurs de charges de bois qu’ils
sont allés chercher à 12 ou 15 kilomètres dans la campagne.
Si nous suivons tous ces gens-là au petit marché dit de Sokoné,
nous trouvons, par les chemins qui aboutissent à la petite place du
marché, les femmes occupées à vendre et à ranger leurs petits lots
de 10 cauries de sel ; les marchandes de kolas et de vivres préparés
héler les passants ; des ménagères disputer aux marchands une
ou deux cauries ou une pincée de sel. Là où la largeur du chemin
le permet, on a installé des _goua_, hangars recouverts en paille
où se tiennent des barbiers occupés à raser des patients ; des
cordonniers recouvrant des gris-gris ou confectionnant une gaine de
couteau. Plus loin ce sont des tailleurs et des fabricants de bonnets,
des marchands de tabac à fumer et à priser ; puis des hangars où
sont appendus quelques coudées d’étoffe imprimée, des foulards
rouges ; sur les nattes trône aussi de la vaisselle en faïence
peinte, un ou deux fusils, de temps à autre une mauvaise pièce de
calicot écru marquée au bleu : _Deutsche Faktorei_, J. K. Viétor ;
ou encore : _Basel mission factory_.
[Illustration : Salaga.]
Les colporteurs n’ayant pas trouvé de _goua_ libres circulent avec
leur marchandise sur la tête : étoffes du Dagomba, couvertures
de Kong dites _siriféba_, coussabes et pantalons plus ou moins
usés. Trouvent-ils quelqu’un qui demande à voir leur marchandise,
le vêtement est déplié au milieu de la ruelle, et il se forme
aussitôt un attroupement pour assister au débat du prix. Le vendeur,
toujours Haoussa, en demande 20000 cauries quand il serait enchanté
d’en obtenir 5000. Le chiffre fixé par le vendeur importe du reste
fort peu à l’acheteur : qu’il n’en demande que 100 cauries,
l’autre répondra par le _al-barka_ traditionnel (merci) ; puis,
pour ne pas se trouver volé, il offre le vingtième de ce que demande
le vendeur ; enfin, après des pourparlers qui n’en finissent
plus et où chaque oisif place son mot, le visiteur se retire sans
rien acheter, n’ayant peut-être pas un cent de cauries à sa
disposition ; mais il a parlé, débattu le prix de quelque chose,
attiré sur lui le regard des passants — il s’en va satisfait.
Du marché de Sokoné au grand marché, il y a une suite presque
ininterrompue de vendeurs installés derrière une natte, sur laquelle
s’étale du coton rouge en écheveaux, du soufre en canons,
de l’antimoine, des bracelets en cuivre rouge, des perles dites
rocaille, quelques feuilles de papier, des couteaux de boucher, une ou
deux boîtes d’allumettes amorphes, des bouteilles de gin vides, etc.
Sur le grand marché ce sont les mêmes articles, plus la viande. Les
bœufs, tous les jours, au nombre de deux ou trois, sont égorgés
sur place. C’est au milieu de bandes de vautours charognards
que les bouchers déchiquètent la viande par petits morceaux et
l’entassent en lots de 100 cauries, le tout couronné par un
morceau de suif ou de nerf, en guise de graisse. Les acheteurs,
après avoir tripoté avec leurs mains sales toute cette viande,
finissent par faire l’acquisition d’un lot de 100 cauries, en
exigeant du boucher l’emballage de la viande dans une feuille.
De mil, il n’y en a que fort peu sur le marché, et les bananes et
citrons ne s’y voient que rarement.
A en juger par l’animation qui règne sur les deux marchés,
on pourrait croire qu’il s’y traite de sérieuses affaires :
il n’en est rien, ce mouvement n’est que factice. Le soir, vous
voyez tous ces gens-là rentrer et compter leurs cauries. Les heureux
ont vendu pour un ou deux milliers de cauries ; les autres doivent
se contenter d’une recette de 200 à 500. Les marchands ambulants
n’ont quelquefois fait aucune vente et ont été forcés de céder
à prix coûtant pour vivre. Cet état de choses est la cause de
nombreux vols : il ne se passe pas un jour où quelque étranger trop
confiant ne se fasse enlever ou ses marchandises ou ses cauries,
soit que l’on pénètre chez lui de nuit ou pendant son absence,
soit encore qu’on lui achète quelque chose à crédit, ce qui
revient au même, car à Salaga on ne paye pas facilement les dettes.
[Illustration : Le marché de Salaga.]
Si le petit commerce est plongé dans un semblable marasme,
c’est bien la faute des indigènes, qui, au lieu de varier les
produits européens qu’ils se procurent aux comptoirs de la Côte,
s’en tiennent toujours à une même série d’articles, lesquels
finissent naturellement par être dépréciés. Il arrive alors que
l’acheteur, connaissant trop bien le prix de revient à la Côte,
marchande tellement sur le prix d’achat que le vendeur, qui a besoin
d’argent, se trouve forcé de céder à vil prix ce qu’il a été
chercher au loin croyant réaliser de beaux bénéfices.
Actuellement c’est la morte saison pour les gens de Salaga. Les
Haoussa se rendant à Kintampo pour acheter des kolas ne sont
pas encore arrivés, mais dans un mois ou deux le petit commerce
des femmes revendeuses de kolas, de sel et de mets préparés va
prendre de l’extension. Elles attendent toutes la saison sèche
avec impatience. A l’aide des ressources qu’elles se créent
ainsi, elles peuvent se procurer quelques verroteries, corail,
linge, foulards, etc., voire même un peu d’argent monnayé qui
sera transformé en bagues.
On m’a dit qu’en dehors de ce commerce honnête les beautés de
Salaga en font un autre plus intime avec les étrangers, commerce
qui est certainement plus lucratif pour elles que celui de niomies,
de beurre de cé et de mèches en coton.
La vente du bois procure aussi quelques cauries aux propriétaires. Les
captifs ne sont pour ainsi dire employés qu’à chercher du
bois. Une charge se vend 500 cauries. Mais c’est surtout l’eau
qui est une source de revenus pour les habitants de Salaga pendant
la saison sèche. Quoique le village soit percé comme une écumoire
et que l’on y trouve plus de deux cents puits répartis dans les
propriétés, ruelles, places et abords du village, l’eau devient
très rare à la fin de décembre, et les propriétaires des puits
vendent le canari de 8 litres 100 à 150 cauries. Si l’eau était
bonne, ce ne serait pas trop cher, mais il est facile de se faire une
idée de ce qu’elle peut être : on la trouve à une profondeur de
1 m. 20 en moyenne ; elle reçoit les infiltrations de toute l’eau
croupie, de la boue et des immondices du village ; j’aurai tout dit
en ajoutant qu’on enterre les morts dans le village même, à une
profondeur qui excède rarement 50 centimètres et souvent à moins
de 2 mètres des puits.
A partir du 1er février les puits sont à sec. A cette époque,
toutes les femmes et tous les enfants qui ont la force de porter se
mettent en route vers cinq heures du matin pour aller faire provision
d’eau pour le ménage et pour la vente. On va chercher cette eau
au _Goulbi n’ Barraou_, « marigot des Voleurs » en haoussa,
à quelque distance à l’est de Masaka, où le cours d’eau se
trouve plus rapproché que directement dans l’est de Salaga. Le
canari se vend alors de 200 à 300 cauries.
Actuellement j’envoie chercher l’eau pour boire au torrent
« Boumpa », à 3 kilomètres au nord de Salaga.
Les gens de Salaga tirent aussi quelque profit de l’hospitalité
qu’ils offrent aux étrangers ; car s’ils ne se font pas payer
directement, ils réussissent toujours à se faire donner quelque
cadeau de leur locataire momentané. Ils trouvent aussi quelques
bénéfices dans le courtage : intermédiaires forcés entre le vendeur
et l’acheteur, ils tirent toujours un petit profit du vendeur d’un
côté, de l’acheteur de l’autre, sous prétexte qu’ils viennent
de leur faire faire une bonne affaire. Cette spéculation a donné
naissance à la propriété de l’immeuble _cases et écuries_,
qui se cèdent à des prix quelquefois élevés suivant la proximité
du marché.
Comme à peu près partout dans le Soudan, la coutume de donner des
arrhes quand on fait un achat est en vigueur à Salaga. Les arrhes
sont fixées à 700 cauries, payables par l’acheteur au vendeur
pour un âne, 1000 cauries pour un cheval, 300 pour un esclave mâle,
400 pour une femme esclave, 500 pour un bœuf, 150 pour un mouton. Les
Mandé appellent cette coutume _la da_ « coucher la parole, cesser
les pourparlers, le marché étant conclu ».
A vrai dire, je croyais trouver un centre commercial de
l’importance de notre Médine du Soudan français, mais j’ai
été vite désillusionné : Salaga n’a même pas l’importance
de Bobo-Dioulasou, et le chiffre d’affaires qui s’y traite est
bien inférieur à celui de la place d’entrepôts de Djenné et de
Kong que je viens de citer.
Voici les différents articles qui se vendent ici, cités par ordre
d’importance :
1o Le sel est acheté soit à Akkara (Accra), soit dans les divers gros
villages échelonnés sur la rive gauche du fleuve sur la route qui
met Salaga en communication avec la Côte. Le prix de revient d’une
charge de 20 à 25 kilos est d’environ 3000 cauries, à la mer ;
rendue à Salaga, la même charge se vend de 12 à 15000 cauries ;
bénéfice : 10 à 12000 cauries pour un trajet d’une quarantaine
de jours aller et retour.
Le sel est beaucoup vendu dans la partie est du Dagomba et n’entre
en concurrence avec le sel en barres de Taodéni, venu par le Mossi,
qu’au nord du Gambakha et du Gourounsi. Il est vendu ou échangé
dans les régions nord de ces pays contre le beurre de cé et les
esclaves ; dans la partie sud, contre les animaux de boucherie. Dans
le Dagomba ouest, le sel marin se trouve en concurrence avec Daboya,
qui arrive à fournir son sel au même prix à Oual-Oualé et dans
le Gourounsi sud.
Daboya ne pouvant pas procurer le sel en assez grande quantité, Salaga
arrive à en placer avantageusement à Boualé et surtout à Oua,
où l’on trouve beaucoup de captifs, provenant de prises faites par
les bandes de Babotou, qui continuent à guerroyer chez les Gourounga.
Une partie du sel va aussi sur Kintampo ; car ce marché est très
souvent coupé de ses communications directes avec la mer à cause des
guerres que se livrent entre elles les tribus achanti à cheval sur
la route Atéobou et Abétifi par Konkronsou et sur celle de Kintampo
à Koumassi par le Coranza. Les marchandises sont aussi soumises à
des droits parfois élevés chez les divers cabocir achanti, de sorte
qu’il y a avantage à faire passer le sel par la route de Salaga,
qui est sûre et toujours libre. On rapporte de Kintampo le kola rouge
de l’Okwawou et du Coranza. Le sel est porté jusqu’à Bitougou
(Bondoukou).
[Illustration : Captifs portant du bois.]
Les Ton de cette région sont hostiles aux habitants de l’Anno,
qui reçoivent à très bon compte le sel marin de Grand-Bassam[23]
par pirogues jusqu’à Attacrou.
L’Anno ne livre pour cette raison que peu de sel sur Bitougou. Rendu
dans cette dernière ville, le sel de Salaga ne se vend que
24000 cauries la charge, étant en concurrence avec le sel de
Grand-Bassam. On rapporte de Bitougou soit le _kola blanc de l’Anno_,
soit de la _poudre d’or_ ou de la _cotonnade rayée bleu et blanc
de Djimini_.
2o La _poudre de guerre_ est de quatre provenances : Ago (Porto
Novo), Krinjabo (provenant d’Assinie et de Grand-Bassam), Dioua
(Cape Coast) et enfin Accra. La poudre d’Accra n’est pas estimée,
mais les poudres de provenance française sont très recherchées.
Actuellement la _poudre_ est portée sur Oua pour la colonne de Babotou
et sur Savelougou et Kompongou dans le Dagomba. Ces deux centres se
font la guerre depuis près de trois mois. L’objet d’échange
pour la poudre est l’esclave, naturellement, les chefs n’ayant
d’autres revenus que ceux que leur procure la guerre.
3o Les _armes_, fusils à silex à un coup, de provenances belge et
anglaise, viennent d’Accra et de Ga (Christianborg). Elles prennent
le même chemin que la poudre, mais ne sont pas expédiées sur Oua,
qui reçoit ses armes de Krinjabo par Bondoukou, l’Anno et Boualé
(ces localités fournissent le boucanier mâle au prix minime de
12000 cauries, environ 25 francs).
4o Les _kolas_.
Quoique Salaga, par sa latitude, se trouve relativement peu
éloigné des pays de production de ce fruit, la ville n’est pas
régulièrement approvisionnée de kolas, et les transactions dont ce
produit est l’objet à Bobo-Dioulasou sont infiniment supérieures à
celles auxquelles il donne lien à Salaga. Cette ville n’est pas ou
ne peut être considérée comme entrepôt de cette marchandise. Cela
tient à plusieurs raisons.
Le kola rouge, qui est le plus estimé par les noirs du Soudan,
est récolté dans l’Okwawou, aux environs d’Abétifi et
d’Atéobou. Sans faire entrer en ligne de compte le caractère
turbulent des divers peuples qui habitent l’Achanti, il y a une
autre cause bien plus importante, c’est que Salaga n’a pas les
matières d’échange qu’exigent les producteurs de kolas. Ceux-ci
demandent surtout les bestiaux, bœufs et moutons, l’esclave,
l’or et un peu le beurre de cé et les étoffes indigènes rayées
bleu et blanc. Or Salaga n’est pourvu de bestiaux par le Mossi et le
Dagomba que pendant la saison sèche. L’esclave est d’un prix trop
élevé ici ; l’or est récolté dans l’ouest, le Lobi, Boualé,
le Bondoukou et l’Anno ; quant au beurre de cé et aux étoffes,
elles ne sont pas abordables comme prix une fois rendues ici. Les
Mandé de Kong et ceux de Boualé qui sont à Bouna, Bondoukou, étant
les producteurs de tissus, s’adressent directement aux Ligouy fixés
à Kintampo.
Les kolas d’une grosseur moyenne valent, en gros, 3200 à 3500
cauries le cent, 32 cauries pièce, chiffre excessif quand on se
rapporte à Bobo-Dioulasou, où le même fruit de même provenance est
vendu de 25 à 30 cauries au maximum. Au détail, le kola rouge vaut
ici de 70 à 160 cauries suivant la grosseur. Le kola blanc vient
de l’Anno, pays situé à l’ouest du Bondoukou et sur la rive
droite de la rivière Comoë ou d’Abka. Ce fruit est à très bon
marché sur les lieux de production : son prix est de 1 à 2 cauries
le kola. Il est surtout acheté par les gens de Kong, qui portent dans
l’Anno de la ferronnerie de Dioulasou et le beurre de cé des Komono.
Les gens de Salaga ne possédant pas non plus ces deux articles, il
en résulte que la vente du kola blanc, qui produit de très beaux
bénéfices, leur échappe en partie et est monopolisée par Kong. De
Kong on le transporte jusqu’à Salaga, où en gros il se vend de
20 à 22 cauries et au détail de 40 à 100 suivant sa grosseur.
5o La _poudre d’or_ est rare à Salaga. Actuellement il y en a
fort peu. J’ai cependant réussi à m’en procurer un peu ainsi
que de l’or ouvré, en payant le _barifiri_ (4 mitkal) 40000
cauries. L’or est apporté ici par les Ligouy et les Mandé et est
de provenances diverses. Tandis qu’il en vient un peu seulement
par Kong et Bouna, du Niéniégué, du Lobi et du Gourounsi dans
le voisinage du Dafina[24], il en arrive surtout de Boualé, du
Bondoukou et de l’Anno. Dans ces régions, les 4 mitkal se payent de
20000 à 24000 cauries, prix normal. A Salaga, le même poids ne se
vend jamais au-dessous de 32000 et atteint parfois 45000 cauries le
barifiri. C’est surtout pendant la saison sèche que les Wangara
(Mandé) apportent l’or ici, et généralement c’est pour se
procurer des chevaux auprès des Haoussa. Ces derniers rapportent
le métal précieux dans leur pays, ou vont le porter aux comptoirs
de la Côte, là on leur paye près de 80000 cauries le barifiri. En
séjournant toute la saison sèche à Salaga, on arriverait, d’après
mes évaluations et le dire de Bakary mon hôte, à acheter 500 à
750 barifiri d’or, c’est-à-dire 2000 à 3000 mitkal (de 12 à
13 kilogrammes).
J’ai déjà dit, en parlant de l’or à Kong, que les marchands se
servaient de poids plus ou moins exacts, consistant surtout en vieilles
ferrailles ou cuivreries. Il est difficile de savoir exactement ce
que doit peser dans l’esprit des noirs le barifiri. J’en ai vu de
17 gr. 5, de 17 gr. 75 et aussi de 18 grammes. D’après Roland de
Bussy, le mitkal (متڧال) est une mesure arabe pour les essences,
les pierres fines, les métaux précieux, etc. Sa valeur est de 4
gr. 669, ce qui porterait le barifiri, c’est-à-dire les 4 mitkal,
à 18 gr. 676. Jadis il est probable que le barifiri pesait exactement
ce poids, mais, faute de poids exacts, il s’est peu à peu perdu
et est tombé à 18 grammes et quelquefois moins.
Ebn Khaldoun dit, dans son _Histoire des Berbères_, que le mitkal
pèse une drachme et demie ou 1/8 d’once (l’once pesait 32
grammes).
Il est très curieux d’observer et d’assister à un marché qui
se conclut en or. Je passe sous silence les débats préliminaires
pour arriver au moment critique où le vendeur du cheval, du captif,
etc., ne veut plus diminuer et le marchand d’or ne veut plus
augmenter. C’est alors que l’intelligent Ligouy ou Wangara essaye
de fasciner son client par la vue de l’or. Sans mot dire, il étale
devant lui les 3 ou 4 barifiri enroulés dans un chiffon, enlève
lentement le fil de coton qui ferme ce sachet improvisé, étend le
métal précieux dans une petite main en cuivre en y promenant, sans
se presser, un aimant afin d’extraire les parcelles de fer s’il y
a lieu. Il force l’autre à examiner l’or, le palper, le peser,
faisant mine d’en retirer une parcelle si le poids paraît un
peu fort, puis il remet la poudre d’or dans les chiffons, emballe
le tout dans un foulard qu’il serre dans la poche de son boubou
et dit : « _A ko di ?_ qu’est-ce que tu dis (décides) ? » et,
sans attendre la réponse, il a l’air de se retirer. L’autre,
n’ayant peut-être jamais de sa vie possédé un mitkal, est ébloui
par la vue de quelques grammes d’or, se voit d’un coup à la tête
d’une fortune et, croyant que s’il laisse partir le marchand tout
est perdu, il finit par céder.
Si nous comparons le prix de l’argent à celui de l’or, nous
trouvons que le thaler de Marie-Thérèse (poids 27 gr. 5, valeur 5
fr. 50) coûte 5000 cauries, et que pour la même somme de cauries
on peut se procurer 2 gr. 25 d’or, soit, à 3 francs le gramme,
6 fr. 75. Pour 11 francs d’argent monnayé on peut donc obtenir 13
fr. 50 d’or.
Les autres monnaies d’argent que l’on voit ici sont : quelques
piastres mexicaines et des États-Unis, le florin anglais, le shilling
et les pièces de 6 et 3 pence.
Toutes ces monnaies sont excessivement rares. Ce n’est que par
hasard que l’on trouve une ou deux pièces entre les mains de gens
réputés riches.
6o Les _animaux de boucherie_, dont nous avons vu la provenance et
la destination.
7o Le _beurre de cé_, rendu ici, revient trop cher pour être dirigé
vers le Bondoukou et l’Anno, qui le reçoivent des Komono, par Kong,
à très bon compte.
8o Les _ânes_, provenant du Mossi, se vendent plus ou moins cher,
suivant que le stock de kolas est plus ou moins abondant à Kintampo,
et atteignent parfois le prix exorbitant de 90000 à 120000 cauries,
tandis qu’en temps ordinaire ils ne se vendent que 25000 à 40000
cauries.
[Illustration : Marchand fascinant un client.]
9o Les _chevaux_, amenés par les Haoussa de leur pays et du
Boussangsi. Prix variant de 140000 à 300000 cauries. Il se vend
environ 50 chevaux par an à Salaga.
10o Les _étoffes en bandes_ du Dagomba, du Kong, de Boualé,
qui se vendent très cher ici, Salaga ne produisant ni étoffes
ni teintures. Le taro ou pendé du Mossi se trouve en concurrence
sérieuse avec les cotonnades grossières du Djimini et de l’Anno. De
même qualité, mais rayées de bleu, elles sont vendues sur la place
avec une différence de prix si légère qu’on les préfère aux
taro des Mossi. Une bande de 1 m. 50 d’étoffe rayée bleu et blanc
de Djimini coûte 150 cauries.
11o Les _articles de provenance d’Europe_, parmi lesquels figure en
première ligne l’_elephanten gin_. Prix de la fiole : 3500 cauries.
Le _calicot écru blanc_, la pièce de 30 mètres (métrage lu sur
la pièce), 15000 cauries, ce qui, comparé à la valeur de l’or
(le gramme : 3 francs), met la pièce de 15 mètres à 9 francs.
Il est triste de constater que ce sont les Allemands et les Anglais qui
fournissent ce tissu ici, tandis que nous pourrions avantageusement
lutter contre ce produit. J’ai acheté à Paris[25] du _très beau
calicot apprêté_ à raison de 4 fr. 25 la pièce de 15 mètres. A
Kong, on me suppliait d’en céder quelques pièces à raison de
12000 cauries, ce qui équivaut à 2 mitkal d’or ou 27 francs. Ici
j’ai vendu la même étoffe 8000 cauries la pièce (12 fr. 80). Nous
pouvons donc fournir mieux au même prix.
Le _coton rouge en écheveaux_ se vend ici 900 cauries l’écheveau
et à Kong 1400. C’est avec ce fil que les gens de Kong font les
jolis _el-harrotafe_ expédiés sur Djenné et Tombouctou.
La _verroterie très commune_.
Le _foulard rouge_ en pièces, affreuse marchandise qui ne sera
bientôt plus demandée par les noirs. Prix de vente : 400 à 500
cauries pièce.
Les _étoffes imprimées_, à très bon marché.
Pas de verroterie de luxe, pas de corail, enfin rien en dehors de
ce que je viens de citer, sauf quelques _grossiers couteaux_ et du
_laiton en baguettes_.
12o Je citerai les articles apportés par les Haoussa, qui les
reçoivent _viâ_ Ghadamès ou bien des factoreries du Bas-Niger,
du Yorouba et du Noufé.
Ces articles sont le _papier_, les _chapelets_, l’_antimoine_, des
_parfums_, des _sabres_. A ces objets il faut joindre la _maroquinerie_
haoussa, les _étoffes confectionnées_ du Haoussa et du Noufé, le
_konri_, sel de soude (?), et d’autres médicaments ou ingrédients
servant de remèdes.
13o Enfin quelques Barba et Nago du Yorouba apportent ici de l’huile
de palme et les pagnes de Kotokolé dont j’ai parlé à Oual-Oualé.
Les relations avec Koumassi sont nulles ; il n’existe aucun trafic
entre la capitale de l’Achanti et celle du Gondja.
J’ai remarqué à Salaga un article nouveau qu’on essaye
d’importer de la côte : c’est un tissu de coton (imitation
pagne des noirs) d’une largeur de 50 à 55 centimètres, se
vendant environ 1 franc le mètre. Cet article est en concurrence
avec les étoffes que les indigènes arrivent à fabriquer à des
prix excessivement bon marché (voir Kong et Oual-Oualé) ; aussi
les indigènes préfèrent les leurs en bon coton et de bon teint,
supportant bien les lavages. Tous les noirs savent avec leurs étoffes
mieux confectionner ce dont ils ont besoin, le dispositif en bandes
très étroites les y aidant beaucoup. Une pareille concurrence ne peut
nous donner de beaux bénéfices. Je pense qu’en outre il serait
inhumain de tuer la seule industrie des noirs, tissage et teinture,
qui donne le pain quotidien à des milliers d’individus. Il serait
au contraire généreux de notre part de favoriser et d’aider
au développement de cette industrie presque dans l’enfance,
à l’aide de laquelle les noirs un peu civilisés peuvent se
procurer des ressources. Le commerce du tissage est certainement un
moyen d’arriver à la fortune, plus humain que les expéditions
et les razzias. Quand le noir sera bien convaincu qu’il peut se
procurer une existence aisée par le travail, il ne s’enrôlera
plus avec enthousiasme dans les bandes des Gandiari et autres, car
ce n’est qu’à défaut de ressources qu’il s’embauche pour
faire la guerre.
Salaga, par sa position entre les pays du nord et les lieux de
production de kolas au débouché des routes venant du Mossi, du
Dagomba, du Boussangsi et du Haoussa, avait, il y a une trentaine
d’années, une grande importance comme rendez-vous des marchands. De
là ils pouvaient, à leur choix, se rendre à la côte ou à
Bondoukou, suivant qu’ils désiraient se procurer des produits
européens, des kolas ou de l’or. Au lieu de tirer profit de cette
situation favorisée en achetant les produits des uns des autres,
les gens de Salaga ont laissé le commerce se faire chez eux sans
y prendre directement part et ont abandonné ainsi les bénéfices
que donne le commerce de transit. Les profits faits ici ne sont pas
en effet pour Salaga, ils sont emportés par les étrangers qui
les ont réalisés. D’actifs intermédiaires qu’ils auraient
pu devenir entre les produits européens, le kola, l’or, et les
produits du nord, ils sont descendus, par leur inaptitude, au triste
rang d’aubergistes ou de courtiers véreux ; ils n’ont même pas
su se créer l’industrie du tissage et s’occuper de teinture,
de sorte que cette population est presque pauvre. On ne trouve de
gens aisés que parmi les Mandé Dioula et les Haoussa. Quantité
d’hommes jeunes et vigoureux se contentent de faire le salam et
de mâcher quelques kolas mendiés ou escamotés à une de leurs
femmes. Ce sont elles qui travaillent pour nourrir celui qui devrait
pourvoir à leurs moindres besoins.
Cet état de choses n’a pas échappé à la clairvoyance de quelques
Mandé venus de l’ouest, de Bobo-Dioulasou et de Bouna ; ils ont
successivement fait prendre de l’extension à Kété, Krakye et
Kintampo, au détriment de Salaga, qui dans un avenir prochain sera
réduit au rang de petit village.
Pendant mon séjour ici, j’ai reçu des nouvelles de Kong par
Karamokho Mory, fils d’Ouçman Daou ; il m’apprit que Diarawary
Ouattara, le chef du village, était mort, et que Karamokho Oulé,
mon protecteur, attendait mon retour avec impatience. Je profitai de
l’occasion pour donner de mes nouvelles à Kong et annoncer par un
petit mot mon prochain retour.
Un Peul originaire du Macina et venant de Porto Novo, avec quelques
marchandises, m’apprit que le lieutenant commandant le poste
d’Agoué s’était informé de moi et lui avait recommandé,
dans le cas où il me rencontrerait en souffrance, d’avoir à me
ramener vers notre établissement. Je remercie ici vivement ce brave
compatriote dont j’ignore le nom[26] qui a bien voulu se souvenir
qu’un camarade parcourait ces régions, et s’intéresser à ses
tribulations.
Je comptais trouver auprès de ce Peul quelques renseignements sur les
chemins qui mènent de Salaga à Porto Novo, chemins que je supposais
contourner le nord de la lagune Avon. Nos possessions, d’après
cet indigène, ne seraient pas en relations avec l’intérieur par
cette voie, et les marchands qui se rendent de Salaga à la côte
des Esclaves suivent la rive gauche de la Volta jusqu’à Kpando
(garnison anglaise la plus septentrionale) puis de là se dirigent
vers la côte par l’Ewéawo et le Krépé sur Baguida (Bagdad),
Porto Séguro, les Popo et Wydah à Ago (Porto Novo).
Un de mes premiers soins en arrivant à Salaga fut de lier connaissance
avec quelques Mandé Dioula ayant voyagé et connaissant la région
que je me proposais de parcourir pour effectuer mon retour à Kong. Je
ne tardai pas à être servi à souhait par de réels amis, gens
sans défiance, qui se mirent à ma disposition. J’acquis ainsi
la certitude que les rivières de Léra et de Lokhognilé, qui ont
leur confluent près de Ouasséto, au nord de Kong, forment bien la
rivière Comoë et qu’après avoir contourné le pays de Kong, ce
cours d’eau se dirigeait vers le sud, laissant Bondoukou à l’est
et Groûmania (Mango, capitale de l’Anno) sur sa rive droite. Ce
n’est donc pas la Volta Noire, comme je l’avais supposé pendant
quelque temps, et je me trouve bien en présence d’une rivière
absolument française, car elle débouche près de Grand-Bassam.
J’appris également qu’à quelques journées de marche au sud de
Mango se trouve un village nommé Attacrou et que les indigènes de
ce village vont en pirogues chercher le sel à Grand-Bassam. Si le
croquis de la rivière donné par renseignements par le commandant
Bouët-Vuillaumez dans les revues coloniales de septembre 1840 et
suivantes est exact, cette escale se trouverait par 7° 30′ de
latitude nord, à peu près à la même place que lui assignent
nos propres renseignements. Dans tous les documents on se borne à
dire : « La rivière d’Abka n’est navigable que jusqu’aux
cataractes d’Abouessou ». Ce qu’il y a de certain, c’est que
le Comoë nous permet de nous approcher en pirogue jusqu’à quinze
jours de marche de Bobo-Dioulasou, qui avec Djenné sont les deux
seules villes importantes de la boucle du Niger, après Kong. Les
indigènes de l’Anno et du Bondoukou la nomment Coumouy, Comoë ;
il n’y a donc plus de doute, puisque nous la connaissons sous le
nom de Comoë. J’appris aussi que Bondoukou, Bottogo, Gottogo,
Bitougou ne sont qu’un seul et même centre. Comme les gens de
Kong m’avaient donné l’itinéraire de Kong à Bitougou, qu’ils
appellent Gottogo et Bottogo, j’ai pu ainsi construire un réseau
d’itinéraires que je donnerai plus loin, lorsque ma route m’aura
permis de fixer un ou deux points, tels que Boualé et Kintampo.
Voici aussi quelques renseignements sur les Ligouy, dont j’ai parlé
à propos de kolas :
Les Ligouy habitent la région située entre Boupi, Boualé, Kintampo
et Bitougou. Ils font partie politiquement du groupe de pays que les
Mandé Dioula de Kong nomment le Gottogo (nom tronqué de Bitougou ou
de Bondoukou, centre principal de la région). Leur centre principal
se nomme Fougoula et est situé à environ une trentaine de kilomètres
dans le nord-est de Bitougou.
Ethnographiquement ils n’appartiennent ni aux Pakhalla, qui
sont leurs voisins dans le nord-ouest, ni aux Ton, qui limitent
leur territoire dans le sud-ouest. Aucun lien de parenté ne les
rattache non plus aux Achanti. Physiquement ils ressemblent aux Mandé
Dioula. Ils se distinguent de ceux-ci par de larges incisions qui
contournent la nuque et quelquefois par une entaille partant de la
bouche et allant mourir à hauteur de la dernière molaire.
Très actifs, et occupant une position centrale entre les pays du Nord,
d’où l’on tire le bétail, et la région mandé de Kong, ils se
livrent eux-mêmes à l’exploitation des gisements aurifères de leur
région et produisent beaucoup de tissus. Ils sont devenus les seuls
intermédiaires entre les producteurs de kolas achanti et les peuples
des environs. Quand j’aurai dit qu’ils appartiennent à la fraction
la plus intelligente de la race mandé, aux Veï, j’aurai tout dit.
A ce propos, il m’est arrivé une drôle d’aventure qui a fait les
frais de conversation des oisifs de Salaga pendant plusieurs jours. Un
jeune homme Ligouy, nommé Mouméni, habitant Salaga et parlant fort
correctement le mandé, venait à peu près tous les jours me dire
bonjour. Ma connaissance du mandé et quelques notions sur d’autres
langues soudaniennes faisaient son admiration, lorsqu’un beau jour
il me dit à brûle-pourpoint : « Tu as certainement bonne mémoire
et tu retiens facilement le parler des Mossi, Dagomba, Haoussa et
Gondja, mais si tu séjournais, même un an, chez les Ligouy, tu ne
comprendrais rien du tout ; aucun étranger ne connaît notre langue,
que tout le monde s’accorde à dire très difficile. » Je lui
répondis que pour s’en convaincre il n’avait qu’à tenter
l’épreuve et commencer aujourd’hui par me citer les noms de
nombre ligouy. Il ne se fit pas prier et récita : _dondé_, _féra_,
etc. ; à dix je l’arrêtai. C’était en veï qu’il comptait ;
pour plus de sécurité je pris dans ma petite bibliothèque la
brochure de Norris et la grammaire veï de Koelle. J’acquis ainsi
la certitude que les Ligouy parlaient le veï à peu près pur. La
construction des phrases est la même, il n’y a que, par-ci par-là,
un mot altéré légèrement.
Sa surprise se changea bientôt en un profond étonnement. Tout le
monde connaissant l’itinéraire que j’avais suivi pour venir de
Kong ici, on savait très bien que je n’avais jamais traversé le
territoire des Ligouy. Toutes les explications que je lui fournis sur
les Veï de la république de Libéria ne le convainquirent point ;
il attribua ce fait à quelque chose de surnaturel, continua à venir
me voir, mais il me tendit toujours la main avec quelque méfiance.
Le mauvais temps et les pluies continuelles m’ont obligé
d’attendre patiemment ici le retour de la belle saison ; dans ces
régions, l’hivernage est en retard de deux mois sur le bassin du
Niger. Tandis que dans la vallée de ce dernier fleuve les mois les
plus pluvieux sont juillet et août, dans le bassin de la Volta le
gros hivernage comprend les mois de septembre et d’octobre. Du
1er au 28 octobre il est tombé vingt-quatre fois de l’eau, ce
qui fait à peu près tous les jours. Dans ces conditions, on peut
dire qu’il est presque impossible de voyager. De Salaga à Bouna
il n’y a pas moins de cinq cours d’eau à traverser, et, sur la
route de Salaga à Kintampo, la Volta, avec ses débordements, est
dangereuse à faire traverser par des animaux. On risque, du reste,
de se voir arrêté, par le mauvais état des chemins, dans quelque
petit village sans ressource où l’attente est plus pénible que
dans un centre où il règne un peu d’animation comme à Salaga.
Le 1er novembre arrivèrent quelques Mandé de Baoulé et la première
caravane des Mossi, amenant 4 bœufs, 6 moutons, 2 ânes, du taro
et des poulets. Ces gens n’apportèrent pas de récentes nouvelles
de leur pays, ayant dû s’arrêter devant les pluies persistantes,
les uns dans le Gondja, les autres dans le Dagomba.
Le 3 arrivèrent de Yendi les premiers Haoussa, au nombre d’une
vingtaine, avec quelques ânes et deux superbes mules ; le croisement
du cheval indigène avec l’âne du Mossi donne réellement un
beau produit. Ce mulet, quoique de petite taille (1 mètre à 1
m. 10) est bien proportionné, vigoureux et bien en forme. Ces
animaux doivent rendre de réels services à leurs propriétaires,
qui ne veulent s’en défaire à aucun prix. Désirant les envoyer
comme spécimens à Bammako et les offrir au commandant supérieur
du Soudan français, j’ai cherché à en faire l’acquisition ;
malheureusement le propriétaire n’y a pas mis la bonne volonté que
j’attendais et n’a pas voulu céder ses deux animaux pour la somme
de 200000 cauries par tête, ce qui, ici, correspond à un cheval de
prix. Voyant que j’y tenais, il ne voulut les céder qu’à raison
de 400000 cauries, ce qui fait 800000 cauries ou _sira ourou nani_
en mandé, somme qu’il m’aurait été impossible de réunir sans
compromettre mes ressources pour le retour. Il est même certain que
je ne serais parvenu à trouver cette somme qu’au bout de plusieurs
semaines de transactions.
[Illustration : Mules du Haoussa.]
Les Haoussa tiennent fort probablement des Arabes l’industrie
mulassière. En haoussa on nomme cet animal _al-fadara_ et en mandé
_bakhalé_, ce qui est le mot arabe estropié بڧل. On m’a affirmé
qu’on a vu des caravanes de Haoussa passer ici, pour aller prendre
des kolas à Kintampo, avec quarante mulets. Si ce fait est vrai,
c’est que l’élevage s’est accru très rapidement et a pris un
développement extraordinaire ; car, il y a quarante ans, au moment
du séjour de Barth dans le Haoussa, ce voyageur ne signale pas cet
animal, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire, puisqu’il en
parle dans le tome II pour dire qu’il ne se voit que rarement chez
les peuples noirs.
CHAPITRE XII
Les Gondja. — Leur histoire. — Insalubrité de Salaga. — Choix
d’un itinéraire. — Superstitions des indigènes. — Départ
pour Kintampo. — Sur les bords de la Volta. — Traces du passage
de von François. — Mesure du temps chez les indigènes. —
Belle végétation. — Les droits de douane. — Marais de
Konkronsou. — Végétation splendide. — Arrivée à Kounchi,
premier village achanti. — Kâka. — La feuille à emballer
le kola. — Kintampo. — Mon hôte Sâadou. — Diawé à la
recherche de miel. — Une visite chez le chef achanti. — Curieuses
habitations. — Le marché. — En marche avec les Haoussa. —
Avenir de Kintampo. — Départ pour Bondoukou. — Itinéraire de
Takla à Koumassi. — Territoire des Diammoura. — Sur les bords
de la Volta. — J’apprends l’arrivée d’un blanc qui est à
ma recherche. — Arrivée à Tasalima (village ligouy). — Massif
de Kourmboé. — Encore la Volta. — Les Dioumma ou Diammou
ou Diammoura. — Deux étapes dans la brousse. — Tambi. —
Sorobango. — Entrée à Bondoukou. — Nouvelles de Treich-Laplène.
Les Gondja de Salaga et des environs, et du reste tous ceux que
j’ai vus par la suite, offrent tellement peu de différence avec
les Mampourga et les Dagomba que je n’hésite pas à leur assigner
la même origine, quoiqu’ils ne parlent ni le dagomsa ni le mandé
et qu’actuellement ils emploient une langue qui me paraît être
un dialecte achanti (les missionnaires l’ont appelé le _guang_,
mais les Mandé et les Haoussa le nomment _gouannia_ et eux-mêmes
nomment _gouenn_) ; ce peuple est d’origine mandé.
Ses _diamou_ (nom de famille et de tribu) sont empruntés en partie aux
Mandé-Bamba et aux Mandé-Mali, comme on peut s’en rendre compte
tout de suite. Les chefs se nomment tous _Diarra_ ou _Traouré_, et
parmi les autres noms les plus répandus j’ai noté : _Dambélé_,
_Konaté_, _Kamata_, _Kouroubari_, _Dioubaté_ ; ils sont marqués
de trois longues cicatrices partant de la tempe pour se terminer au
menton, tatouages très généralisés chez ces deux familles mandé
et que les Mampourga et les Dagomba ont conservés, comme j’ai eu
l’occasion de le dire plus haut ; mais en plus beaucoup d’entre
eux ont toutes les parties du corps empreintes de trois cicatrices
semblables à celles des joues. Les Gondja ont cela de commun avec eux.
J’ai trouvé aussi chez eux, en dehors des différents types de cases
mandé, les gris-gris en tumulus des Siène-ré, la pioche à igname
des Siène-ré du Follona, du Kénédougou et des Mandé-Dioula de
Kong. Cet instrument est caractérisé par un fer rond et une monture
en bois munie d’une poignée. Cette pioche se manie à deux mains :
l’une maintenant le manche, l’autre la poignée. J’ai aussi
constaté, dans le Gondja, l’emploi très fréquent de la teinture
rouge brun, dite _bassila_, qui a pour moi, comme pour beaucoup de
voyageurs, une valeur presque ethnographique. Frappé de tant de
ressemblances, j’ai interrogé quelques vieux Gondja : ils m’ont
dit qu’ils savaient par tradition qu’ils sont d’origine mandé,
mais que leur établissement dans le bassin de la Volta est tellement
ancien qu’ils ne connaissent plus aucun détail à ce sujet.
Probablement, à l’époque de l’arrivée des Mandé-Dioula
par le Ouorodougou et le Mianka sur Kong, les fractions mandé qui
constituent actuellement en partie la population du Mampoursi, du
Dagomba et totalement celle du Gondja se sont portées sur Bouna,
Oua et Boualé, et se sont répandues sur les deux rives de la
Volta. Les fractions méridionales de cet important groupe ont été
rendues tributaires par les Achanti, tandis que celles situées plus
au nord ont fui devant les conquérants et sont allées occuper les
régions au sud du Boussangsi et du Mossi, régions probablement à
peu près désertes à cette époque, car encore aujourd’hui la
densité de la population n’est pas considérable et l’on voit
fort peu de vieux bombax ou de vieux baobabs. (Lorsqu’on trouve
ces arbres isolés ou groupés par trois ou quatre dans la campagne,
ils marquent toujours l’emplacement de lieux autrefois habités.)
Pendant fort longtemps les fractions mandé qui se sont mélangées
aux Mampourga n’ont dû avoir aucune relation avec les familles
du Gondja. C’est ce qui explique qu’ils ne parlent pas une
même langue. Ils ont même dû ménager entre eux de grands espaces
inoccupés non frayés par des chemins, pour servir de barrière entre
eux et l’Achanti. Cet état de choses devait même encore exister
il y a un siècle à peine, car Bowdich (1817) et Dupuis (1820), qui
se sont occupés exclusivement de la géographie de cette région,
signalent les grands déserts de Gofan, de Gofati, de Ghomaty, etc.,
qu’ils placent dans la région séparant le Gondja du Mossi.
Ce peuple gondja a dû vivre pendant plusieurs siècles sous le joug
des Achanti ; il a conservé le stigmate de la servitude ; il est
plutôt rampant que fier ; je ne l’ai pas vu se livrer une seule
fois à quelque réjouissance, et, pendant les clairs de lune, c’est
à peine si quelques enfants battent des mains au son du tam-tam. A
Salaga, en général, on semble avoir peu de goût pour ces fêtes
nocturnes, qui sont tant en honneur chez les Mandé libres, et les
nuits silencieuses ne sont troublées que par quelque _nago_ venu de
la côte avec un méchant harmonica, duquel il tire quelques sons,
toujours les mêmes.
Depuis que la puissance des Achanti a été abattue par les Anglais,
les Gondja ont cependant gravi quelques échelons de l’échelle
sociale. Dans beaucoup de villages, et entre autres à Salaga, hommes
et femmes se vêtent proprement et cherchent à imiter les Mandé
et les Haoussa. Leurs femmes recherchent beaucoup le corail et les
fichus en soie ; celles qui sont trop pauvres se ceignent le front
d’un _fattara_ en calicot imprimé de quelques centaines de cauries,
et en guise de corail s’introduisent dans le lobe de l’oreille
un morceau de moelle de mil cylindrique trempé dans du jus de kola
— c’est une imitation de corail que l’on peut, en effet, se
procurer à peu de frais.
Salaga est loin d’être un sanatorium ; c’est un des points les
plus malsains que j’aie visités. Quoique relativement élevé, le
plateau ferrugineux sur lequel s’élève la petite ville n’est
pas balayé par les vents. La malpropreté qui y règne et les
émanations provenant des eaux stagnantes en font un séjour peu
salubre pour les Européens et même pour les noirs étrangers et
les animaux. A peine Diawé rétabli par les soins de mon diatigué
de Oual-Oualé, j’eus quatre de mes hommes atteints de furoncles
qui les rendaient impropres à tout service. C’est ici également
que je perdis mes quatre derniers ânes de Bakel. Ce fut donc avec
une véritable joie que je vis dans les premiers jours de novembre la
campagne se couvrir de buées pendant les heures chaudes : les Mandé
considèrent ce phénomène comme un indice certain de la prochaine fin
des pluies. Je me mis tout de suite à la recherche de quelqu’un pour
m’accompagner sur Kong par Bitougou. Je m’adressai à cet effet
à Bakary, mon diatigué, et à Karamokho Yousouf Touré de Kong,
qui se proposait de faire retour vers sa ville natale.
Ce dernier projetait de prendre la route parallèle à la Volta,
en suivant sa rive gauche, pour se diriger de Boualé sur Kong par
Bandagadi et Bitougou. Bien qu’il y ait quatre cours d’eau à
traverser, et probablement à subir les exigences de deux chefs
qui ne sont pas réputés commodes[27], je m’étais décidé
à suivre ce musulman, lorsque, au dernier moment, il abandonna
son projet. Comme cette route est moins fréquentée que celle de
Kintampo, il m’aurait peut-être fallu prolonger mon séjour ici. Il
m’était aussi plus facile de trouver un guide pendant huit ou neuf
jours pour me conduire à Kintampo que d’en trouver un pour vingt
à trente jours de marche. Bakary me confia alors au fils d’un
Haoussa, notable de Kintampo, qui faisait retour avec du sel vers
ce marché, et lui adjoignit un de ses propres captifs, auquel je
promis de donner une charge de kolas à mon arrivée à Kintampo. Ce
dernier point a été traversé par l’explorateur Krauss et visité
par un Anglais venu de la côte pour y acheter des chevaux. Je pense
que le voyage sera cependant aussi intéressant pour moi que celui
de Boualé. Du reste, je n’aurais peut-être pas traversé cette
route, car celle de Bitougou incline au sud-ouest à Dakourbé et
évite ce centre. Boualé est bien moins important que Kintampo,
où il se vend de tout, tandis que Boualé, depuis l’expédition
du Gourounsi, a fait sa spécialité de la vente des captifs et
négligé l’exploitation de ses terrains aurifères. Ces terrains,
quoique bien moins riches que ceux de la région Bitougou, fournissent
l’or aux Ligouy qui vont chercher le kola dans l’Achanti.
L’itinéraire Salaga-Boualé-Bouna-Kong m’est du reste suffisamment
connu pour me permettre de le tracer presque avec certitude une fois
que j’aurai l’emplacement de Kintampo et de Bitougou.
L’apparition de la nouvelle lune exerce sur l’esprit des
Soudaniens une influence beaucoup plus considérable que nous ne nous
l’imaginons. Si c’est pendant le dernier quartier que la mise en
route se décide, le départ est toujours ajourné au premier jour de
la nouvelle lune. Il n’y a pas de chef qui oserait entreprendre une
expédition et mettre ses guerriers en route avant l’apparition du
croissant. Il en est de même des marchands et de tout individu qui
a besoin de se déplacer.
A côté de cette coutume, les jours fastes, néfastes et les
quantièmes du mois jouent un rôle non moins considérable. Tel ou
tel peuple, tel ou tel individu, ne se mettra jamais en route un
dimanche, un mardi ou un vendredi. D’autres, au contraire, les
choisissent, à la condition toutefois que ces jours tombent chez
les uns sur un quantième pair, chez les autres sur un quantième
impair. Ceux qui n’ont pas de conviction bien arrêtée à ce
sujet prennent l’avis du kéniélala, des marabouts, ou encore
s’en rapportent aux décisions de réussites qu’ils font avec
des cauries. Ils prennent au hasard trois poignées de coquillages,
qu’ils comptent. S’ils amènent plusieurs fois un nombre pair, ils
opteront pour un quantième pair de la lune : ce sera le deuxième, le
quatrième, le huitième jour ; ou bien le troisième, le cinquième,
le septième, etc., si le nombre des cauries amenées est impair. Chez
beaucoup de gens cette décision est irrévocable, et l’on perdrait
son temps à essayer de leur faire changer d’avis.
_Lundi_ 12 _novembre._ — Mon jour de départ, que j’avais fixé
au lundi 12, tombe sur un des jours favoris des noirs, le septième
jour de la lune. Aussi, dès la sortie de Salaga et par tous les
sentiers débouchant sur le chemin principal, y a-t-il des groupes
de porteurs attendant quelques retardataires de leur compagnie pour
se mettre en route. J’ai compté 102 porteurs, hommes et femmes,
chargés d’environ 2000 kilos de sel et se rendant tous à Kintampo
pour y prendre des kolas ; outre mes propres compagnons, que m’avait
adjoints mon hôte Bakary, je ne manquais donc pas de société.
Le sentier serpente dans une grande plaine monotone couverte de hautes
herbes coupée par le torrent Bompa et deux de ses petits affluents,
puis traverse un petit village de culture qui se distingue par une
belle plantation de tabac. Les femmes étaient assises sur le bord du
chemin et vendaient aux porteurs des portions de to (_lakh lalo_) de
10 et 20 cauries. A 6 kilom. 500 de là se trouve le lieu d’étape
Kakouchi, village gondja comprenant trois familles. La petite
population de ce village semble avoir compris qu’elle pouvait tirer
profit du passage des marchands chez elle, car dès notre arrivée les
femmes du village apportent des mets préparés et surtout des ignames,
qui, malgré leur prix élevé, sont enlevés en un clin d’œil.
_Mardi_ 13 _novembre._ — De Kakouchi on se rend directement sur les
bords de la Volta, en s’arrêtant au deuxième village de Kaffaba le
temps nécessaire pour y faire provisions d’ignames. Ce petit village
est ombragé par quelques finsans, et autour des habitations on voit
des groupes de bananiers. On peut facilement s’y approvisionner en
ignames, mais il n’en est pas de même pour le mil ou la volaille,
dont les habitants ne veulent se défaire à aucun prix.
Arrivé sur les bords de la Volta, j’allai voir le chef des
piroguiers pour débattre le prix du passage et essayer de le gagner
par un petit cadeau afin de lui faire opérer le transbordement de
suite, mais ce personnage ne me fit pas précisément bon accueil ;
il me demanda 12000 cauries, au lieu de 7000 que je devais payer
d’après le tarif appliqué aux indigènes, et, pour comble, ne
voulut me traverser que le lendemain. Heureusement le chef, auquel
j’avais rendu visite, envoya son fils pour me dire que je payerais
au piroguier ce que bon me semblerait et qu’il allait immédiatement
s’occuper de nous embarquer. Étonné d’un si brusque revirement,
j’interrogeai un piroguier, captif siène-ré du Follona, qui
m’apprit que le passage d’un Européen ici, avec lequel le chef
avait eu des démêlés, l’avait mal disposé en faveur des blancs ;
mais comme ce chef terrible avait appris que j’étais un _blanc
de l’Ouest_ accompagné par des Wangara (Mandé), et non par des
noirs du bord de la mer, il voulait me témoigner sa bienveillance
en ne se montrant pas exigeant.
C’est probablement le même Européen qui involontairement, par
sa présence à Gambakha lors de mon arrivée dans le Mossi, m’a
fait fermer les routes vers le nord et l’est par Naba Sanom. Il
est venu ici à son retour, a traversé la Volta et s’est rendu
jusqu’à Tourmountiou (village à 10 kilomètres du fleuve sur sa
rive droite), puis il a fait retour à Kaffaba, où il a cherché à
acheter des pirogues pour remonter le cours de la Volta. Sur le refus
du chef de livrer ses embarcations, ce voyageur fit abattre des arbres
et commencer à creuser des pirogues, puis, abandonnant subitement
son projet, il se dirigea dans l’est au nord du Dahomey. C’est
du lieutenant allemand von François qu’il s’agit. A l’aide
des renseignements donnés par les piroguiers et avec un laborieux
travail de dates, j’en ai acquis la certitude.
La mesure du temps laisse beaucoup à désirer chez la plupart
des peuples soudanais. Aussi je crois utile de donner ici quelques
explications sur ce sujet, qui sera toujours intéressant pour les
explorations futures.
Elle n’est guère exacte que chez les musulmans lettrés et chez les
Mandé-Dioula. Les premiers se servent des noms de mois arabes. Les
seconds divisent également l’année en douze mois lunaires qui
portent des noms spéciaux :
NOMS MANDÉ-DIOULA
1 _Diombé_ (ce mois correspond au mois arabe _Moharrem_).
2 _Domma ma Konong_ (celui-ci correspond au mois arabe _Safar_).
3 _Domma_.
4 _Kourouko_.
5 _Kourouko fla_.
6 _Kamdouma ma Konong_.
7 _Kamdou_.
8 _Sounkaro ma Konong_.
9 _Sounkaro_.
10 _Minkaro_.
11 _Dongui ma Konong_.
12 _Dongui_.
Mais chez les peuples plus ignorants une date précise est laborieuse
à trouver. Ils comptent généralement par lunes, mais il arrive
fréquemment qu’un indigène compte pour trois mois ou trois lunes
la fin d’une lune, une lune entière et le commencement de la
lune suivante. Le temps écoulé est bien à cheval sur trois lunes,
mais ce ne sont pas trois mois complets.
Les années se comptent souvent par hivernage ; les Siène-ré, eux,
comptent par _époques où l’on brûle les herbes_, etc.
D’autres comptent par saisons :
_Samien_ ou _Sâmama_ : Cette saison correspond aux premières nuits
fraîches suivant l’hivernage (du 15 novembre
au 15 décembre).
_Founéné_ : Nuits froides, mois de décembre et de janvier
(vallée du Niger), époque où l’on brûle les
herbes.
_Taratli_ : Fortes chaleurs avant l’hivernage, mars,
avril au 15 mai, époque où l’on travaille
la terre.
_Kandara_ : Premières pluies de l’hivernage, saison des
semis ; correspond aux mois de mai et de
juin.
_Sâmanfara_ : Gros de l’hivernage, fin juin, juillet, août.
_Foubonda_ : Derniers mois de l’hivernage, septembre et
commencement d’octobre.
_Koutoté ta tougou_ : Saison des buées pendant les heures chaudes,
annonçant la fin de l’hivernage, fin
d’octobre et commencement de novembre.
Cette manière de mesurer le temps est souvent bien commode, et je
crois même qu’on en abuse quelquefois.
Ainsi, tant que l’absence d’un mari n’excède pas dix-huit
mois à deux ans, une femme enceinte est bien tranquille ; il y a
tant de dates à donner et à embrouiller qu’elle arrive toujours
à prouver ce qui n’est pas.
Du reste, j’ai remarqué que chez ces peuples une grossesse de
douze à quinze mois est admise. Ils ne prétendent pas que ce sont
des cas normaux, mais ils affirment avec un grand sérieux qu’_ils
se présentent encore assez souvent_.
★
★ ★
Ce n’est pas sans discussion que s’effectue le passage d’une
centaine de porteurs, car beaucoup de ces gens-là cherchent à se
soustraire à la pénible obligation de payer les droits de passage,
fixés à 500 cauries par porteur ou mouton, 1000 par âne, bœuf
ou cheval.
Comme tout ce monde veut passer à la fois, chacun se rue sur la
pirogue qui aborde ; des femmes, des charges tombent à l’eau, et les
piroguiers n’ont raison de tout ce brouhaha qu’en distribuant de
temps à autre quelques coups de pagayes bien appliqués aux passagers
trop entreprenants.
Pendant que les musulmans, durant la traversée, chantent une
louange à Dieu, les griots frappent à coups redoublés sur leurs
tam-tams. Enfin, à six heures du soir, les quatre petites pirogues
ont transbordé tout le monde sur l’autre rive sans autre incident
que la perte d’un bœuf. Un musulman, qui parvient à le ramener
mort sur la rive, s’empresse de lui couper le cou, sachant bien
qu’il en trouverait le débit.
Un petit cadeau au chef de Kaffaba et 5000 cauries distribuées aux
piroguiers n’ont pas peu contribué à faire exécuter mon passage
avec célérité, et tandis que tout ce monde-là, de crainte de
coucher sur les bords du fleuve, se met en route pour Tourmountiou,
j’installe mon campement sur la rive droite pour y passer la nuit.
La Volta est un beau fleuve de 350 mètres de largeur. Ses deux
rives sont boisées sur une profondeur de 50 mètres. Actuellement
rentrée dans son lit, elle coule silencieusement vers le sud-est. Ses
eaux sont unies comme un miroir, et dans la soirée, quand tout le
tumulte a cessé, sa surface n’est troublée que par le sillage
de quelque caïman remontant le courant ou par le remous produit par
les hippopotames, qui se rendent par trois ou quatre à un pâturage
favori. Cela nous donne l’occasion d’exercer notre adresse au
tir pendant une bonne partie de la soirée.
Le gibier n’est pas abondant : à part le _tintan_, oiseau pêcheur
brun très criard, animal peu comestible, on ne peut guère tirer que
des singes verts et surtout des rats palmistes, dont Diawé réussit
non sans peine à abattre une paire. Cet animal, qui ressemble beaucoup
à l’écureuil, est aussi adroit que lui pour se dissimuler sur
les branches.
Mes deux baromètres m’ont donné aujourd’hui, l’un 230 mètres
au-dessus du niveau de la mer et l’autre 150 au-dessous du niveau de
la mer(?). J’avais déjà constaté à plusieurs reprises pendant
le cours de mon voyage des erreurs assez sensibles indiquées par
ces deux instruments, c’est pourquoi je ne donne la cote 270 pour
Salaga que sous toutes réserves.
_Mercredi_ 14 _novembre._ — En quittant les bords du fleuve, on
traverse encore de nombreux terrains inondés qui rendent la marche
difficile et même parfois dangereuse pour les animaux. Deux petits
ruisseaux embarrassés de branchages et que l’on traverse non loin
de leur confluent avec la Volta sont encore pleins d’eau. De l’un
de ces ruisseaux on aperçoit une grande nappe d’eau, qui ne doit
être qu’un coude très prononcé du fleuve ou alors un débordement
de sa rive droite, le fleuve n’ayant pas suffisamment baissé pour
permettre l’écoulement des eaux.
Le village de Tourmountiou, ou Zourmountiou, se distingue par six
banans séculaires qui sont autant de jolis campements. Les cases
du village, au lieu d’être du type rond, sont rectangulaires,
à toits en chaume, dans le genre de celles de quelques villages
dokhosié et komono des environs de Kong, construites en belle terre
glaise rouge. Ces habitations constitueraient un bel ensemble par
leur alignement sur deux lignes, entre lesquelles est ménagée une
large rue ou plutôt une cour commune, mais leurs toits sont en si
mauvais état que, si l’on ne voyait pas les habitants, on croirait
le village abandonné depuis plusieurs années.
A peine arrivés au campement, mes hommes se sont mis à danser une
véritable sarabande. Je m’inquiétai de ce qui causait leur joie, ne
demandant pas mieux que de la partager, lorsque Boukary vint me dire :
« Nous y en a danser et faire tam-tam, parce que ça bon village :
il y a beaucoup poisson ». Il n’en fallait pas davantage à mes
hommes pour être heureux.
Ils furent désagréablement surpris quelques instants après,
quand le chef, accompagné de deux autres individus ivres et sentant
l’eau-de-vie de traite, vint m’apporter une seule brochette de
poissons secs et quelques ignames, en ajoutant que ce village était
totalement dépourvu de ressources. J’ai cependant vu apporter deux
belles tortues d’eau, qu’on a refusé de me vendre. Le mil aussi
fait défaut. Pour quelques grains de corail je réussis pourtant à
m’en procurer deux petites calebasses.
[Illustration : Les cases de Tourmountiou.]
_Jeudi_ 15 _novembre._ — En quittant Tourmountiou on traverse
une grande plaine où les beaux arbres sont rares. Cependant, aux
abords de quelques ruisseaux, qui ont conservé un filet d’eau,
la végétation est plus belle ; elle est même très luxuriante
à environ 9 kilomètres de Tourmountiou, où le sentier traverse
une oasis charmante — amas d’arbres splendides et de lianes
inextricables. Malheureusement, on ne jouit de ce spectacle que
pendant une demi-heure, ce qui est trop court pour chasser la triste
impression que laisse cette trop monotone végétation de la région
Oual-Oualé Salaga.
Tout en me demandant pourquoi le chemin faisait aujourd’hui du
nord et du nord-ouest, j’arrivai à Diatopé ou Dasia-Kopé, ou
Gari-n’diato, comme le nomment les Haoussa. Là je vis tout le monde
poser bagages et se mettre à compter des cauries. Le chemin fait
tout simplement ce circuit pour passer au village du nommé Diato,
qui perçoit pour le chef de Kôlo un droit de 400 cauries par charge
de porteur, et 800 par âne. Comme à Gari-n’diato débouche un
autre chemin venant de Salaga par Bakhabakha et Alkhamessa, où il
laisse la route Boualé pour couper la Volta à Kôlo, je me disais
que le chef de Kôlo, pour ne pas perdre les bénéfices du droit
de passage des pirogues et engager les marchands à passer par son
village, ne devait prélever le _fitto_ (droits de douane, en haoussa)
que sur ceux qui traversent le fleuve à Kaffaba, mais pas du tout :
que l’on passe chez lui ou ailleurs, qu’on vienne de Salaga ou de
Kintampo, de Kaffaba ou de Kôlo, il faut s’exécuter chez Diato ;
et bien mieux que cela, à 2 kilomètres plus loin, à Gourmansi,
le lieu d’étape, la scène se renouvelle : on paye une seconde
fois, toujours pour le chef de Kôlo — 300 cauries par charge,
600 par âne !
Ainsi, à moins de 100 kilomètres de Salaga, les marchands ont
déjà acquitté trois fois des droits, dont la somme s’est
élevée par charge à 1200 cauries. La perception du fitto m’a
paru cependant arbitraire et j’ai cru remarquer que les Wangara
(Mandé) et quelques porteurs, captifs de gens influents de Salaga,
s’y soustrayaient complètement ou payaient bien moins que les
Haoussa, qui s’y soumettent assez facilement. Ce n’est qu’à
ce prix-là, m’ont-ils dit, qu’ils peuvent voyager sans armes et
avec sécurité dans le pays. Si ces chefs sont exigeants, il faut en
effet leur rendre cette justice, c’est que l’on peut circuler sur
cette route sans courir le danger d’y être attaqué. Des femmes
seules et des enfants font souvent le trajet de Salaga à Kintampo,
et jamais il ne leur est arrivé rien de fâcheux, attaques ou vols.
Arrivé à Gourmansi, les coups de fusil et les pleurs des femmes
nous annoncent la mort de quelqu’un. Cet incident nous force à
attendre jusqu’à six heures du soir pour faire nos provisions en
ignames et en mil, car on campe dans la brousse le lendemain.
Gourmansi est construit en cases rectangulaires, comme Tourmountiou. Le
village où nous passons la nuit est tout petit, mais aux environs
il y a de nombreux petits groupes de cases de culture qui dépendent
du village, dont la population totale doit être de 200 habitants au
maximum. On y trouve des cultures d’ignames, de tabac, d’une sorte
de tomates amères, nommées _diakhatou_ en mandé. Il y a très peu
de mil.
_Vendredi_ 16 _novembre._ — Après avoir été empêché de dormir
pendant une bonne partie de la nuit par un tam-tam organisé à
l’occasion du décès d’un habitant, nous nous mettons en route et
traversons au petit jour un groupe de quelques cases que les Haoussa
nomment Gari-n’seïdi, et les Mandé : Seïdidougou. Le chemin
incline ensuite vers le sud. La végétation, plus forte que celle des
terrains ferrugineux, est fort belle dans quelques terrains humides. On
ne voit cependant pas de palmiers, ni au bord du ruisseau à eau
courante que l’on traverse à mi-chemin, ni dans les bas-fonds.
Le campement de Tourmi, où nous faisons étape, est aussi connu
sous le nom de Dadjintirimi et de Kouloukou ; il est formé d’un
groupe de paillotes disposées autour d’un netté stérile à
environ 200 mètres au nord d’un bas-fond d’où l’on tire de
l’eau. A ce campement habite une famille dont le chef, qui semble
s’être constitué gardien de ce lieu, prête, moyennant une
petite rétribution, des marmites et autres ustensiles de ménage
aux voyageurs.
Aux alentours du campement poussent au hasard quelques pieds
d’indigo, de piments, de bananiers sans régimes, des ricins et
surtout des papayers, dont une bonne partie ont été abattus et
gisent couverts de fruits autour des cases.
Par tout le Soudan on peut admirer le ricin, qui paraît venir à
l’état spontané ; il y en a plusieurs variétés, et certains
pieds sont de véritables arbustes.
Le papayer ne croît pas à l’état spontané, comme je l’ai
supposé pendant quelque temps, on le rencontre souvent en dehors des
villages, dans des lieux plus ou moins écartés ; mais en cherchant
bien on finit presque toujours par découvrir qu’on se trouve sur
l’emplacement d’une ruine ou bien sur le parcours de gens qui
ont mangé des papayes en route et en ont jeté les graines.
La papayer du Soudan est le _Papaya carica_ ; il est représenté
par deux variétés : l’une aux graines abondantes, l’autre aux
graines rares ou sans graines. Cette variété est plus délicate
que la précédente.
L’arbre atteint de 3 à 4 mètres et ne porte des feuilles qu’à
la couronne.
Les fruits poussent le long du tronc et sont de la grosseur de belles
poires. La chair du fruit est jaune, parfumée et très délicate,
on la mange comme dessert ou comme le melon, avec du sel.
Le fruit renferme des graines coriaces et d’un vert foncé
ressemblant aux câpres ; elles ont un goût fort et une saveur
piquante ; on les emploie comme vermifuge. L’arbre, le fruit et
les feuilles laissent exsuder une matière laiteuse possédant les
mêmes propriétés que la pepsine. La pulpe du fruit est employée
par les jeunes filles pour se frictionner la peau et enlever les
taches de soleil. Enfin les femmes emploient les feuilles dans les
lessives. On pourrait en faire d’excellents fruits confits et même
en tirer de l’eau-de-vie.
[Illustration : Konkronsou.]
_Samedi_ 17 _novembre._ — Du campement de Tourmi à Konkronsou,
l’étape n’est pas d’une longueur exagérée, mais elle est
des plus fatigantes. Pendant les premiers kilomètres le sentier
traverse un ruisseau et deux bas-fonds, dont l’un est tellement
défoncé qu’il est impossible de le faire passer aux animaux
chargés ; l’autre provient des débordements d’une rivière de
15 à 20 mètres de largeur qui vient du sud-ouest et coule vers le
nord-est. Dans son lit croît une variété de palétuviers qui par
leurs racines et basses branches enchevêtrées rendent son passage
difficile, quoiqu’il n’y ait que 1 m. 20 d’eau à l’endroit le
plus profond. Sa rive droite, sur une profondeur de plusieurs centaines
de mètres, est couverte d’une luxuriante végétation, fouillis de
lianes et de plantes grimpantes qui font les délices de gros singes
verts, les seuls habitants de ces lieux charmants. Un kilomètre plus
loin commencent les marais de Konkronsou[28], qui s’étendent presque
sans solution de continuité pendant près de 5 kilomètres. La partie
Est de ce marécage est couverte de hautes herbes. L’eau s’étend,
autant que l’on peut en juger, à 3 kilomètres vers le nord et
autant vers le sud. Le milieu est traversé par un ruisseau de 5 à 8
mètres de largeur dont le courant est très rapide et la profondeur de
1 mètre à 1 m. 50. La partie ouest, séparée du premier marais par
une petite plaine légèrement boisée, est une oasis de palmiers _ban_
ayant de l’analogie avec les _nyayes_ du Cayor et du Diander. Cette
oasis est traversée par trois ruisseaux qui, gênés dans leur cours
par les racines et les palmes mortes, répandent leurs eaux partout
et rendent ainsi la marche difficile aux piétons et à peu près
impossible aux animaux. Pour franchir la distance qui sépare Tourmi
de Konkronsou (23 kilomètres), les porteurs mettent douze heures,
et les femmes ou les personnes peu habituées à faire ce trajet
arrivent à la nuit tombante à Konkronsou. A ce village les porteurs
se reposent en général vingt-quatre heures, un ou plusieurs des leurs
se trouvant toujours le lendemain trop fatigués pour continuer la
route ; d’autres, dont les charges de sel sont tombées à l’eau,
sont aussi forcés de faire séjour pour sécher leur marchandise.
[Illustration : L’oasis marécageuse.]
Pour ces diverses raisons, on trouve toujours à Konkronsou quelques
étrangers. Des Haoussa ont profité de cela pour s’y fixer et
y vendre de la viande, du maïs pilé, des ignames et d’autres
provisions aux porteurs de passage. Le village, groupé autour
de trois ou quatre bombax et d’un tamarinier sur lesquels sont
juchés quantité de nids de cigogne à tête rouge, ressemble
à un campement. La population, fixe ou flottante, habite dans de
méchants gourbis en paille, plus sommairement construits que ceux
que nous font nos tirailleurs dans le Soudan français, lorsque le
séjour doit se prolonger plus de vingt-quatre heures dans le même
endroit. Autour de ces méchantes habitations s’élèvent quantité
de papayers et des bouquets de bananiers chargés de beaux fruits ; il
y a aussi des citronniers. Aux environs se trouvent quelques groupes
de cases de culture qui approvisionnent le petit marché journalier
en ignames et condiments. Outre la ressource de pouvoir écouler à
un prix élevé les produits du sol, les habitants se livrent à la
préparation des palmes de ban, qu’ils font sécher et dont ils
enlèvent les arêtes et les piquants pour les travailler et les
vendre aux vanniers, qui en font des nattes, des paniers, des sacs,
etc., servant à l’emballage des kolas et du sel.
[Illustration : Le village de Konkronsou.]
Le chef de Konkronsou prélève le _fitto_ sur les Haoussa, à raison
de 400 cauries par charge de porteur pour le compte du chef de Pambi
(près Salaga). Cet _ouroupé_ avec celui de Kôlo qui fait percevoir
les droits à Gari-n’diato et Gourmansi et celui de Tourrougou qui
rançonne sur la route de Boualé constituent le trio qui exerce le
pouvoir sur tout le Gondja.
Lors de mon séjour à Salaga et pendant la journée que j’ai
passée à Kronkronsou, je me suis informé de l’emplacement du
lac Bouro, dont Bowdich dit : « Il est situé au nord de Yobati et
n’est éloigné que de trois heures de marche de la Volta. Pendant
la saison des pluies, ce lac est alimenté par une rivière qui prend
sa source dans une montagne située entre le Banna et le désert
de Ghofan ; il est très poissonneux ; les poissons sont apportés
vivants à Salaga. »
Je m’empresse de dire que je n’ai pas été très heureux dans mes
investigations. En dehors des débordements que j’ai mentionnés sur
la rive droite de la Volta en me rendant du fleuve à Tourmountiou et
des marais de Konkronsou, on m’a signalé sur l’une et l’autre
rive de ce fleuve de nombreux terrains inondés, mais aucun d’eux ne
porte le nom de Bouro, et jamais Salaga n’est alimenté de poisson
frais : on n’apporte que des poissons secs des villages riverains ou
pêchés dans les petits cours d’eau, et encore est-il rare d’en
trouver sur le marché.
Aux environs de Kété (à quelques kilomètres au nord de Krakye),
sur la rive gauche du fleuve, il existe des amas d’eau sur les bords
desquels, à certaines époques de l’année, les chefs de Pambi[29]
se rendent et font tuer un bœuf ou des moutons. Une partie de la
viande est jetée dans les eaux, tandis que l’autre est mangée
sur place, après une cérémonie sur laquelle je n’ai pu obtenir
de détails.
_Lundi_ 19 _novembre._ — Je ne puis dire à quelle heure eut lieu le
départ de Konkronsou, puisque depuis longtemps je ne possède plus
ni montre ni chronomètre et que la lune n’était pas visible. Je
fis partir mon monde dès que la pluie qui vint nous surprendre eut
cessé de tomber. Au petit jour, nous dépassions un groupe de cases de
culture appelé, par les Haoussa, Rafinfa, parce qu’il n’est pas
éloigné d’un joli ruisseau (_râfi_) que nous traversons un peu
en amont d’une chute. La campagne est splendide. La végétation,
très puissante, est gênante pour la marche ; on circule dans maints
endroits sous une voûte de hautes herbes où disparaissent ceux
qui marchent devant vous ; ce n’est qu’en se hélant qu’on
ne risque pas de s’égarer dans les pistes d’éléphants qui
coupent et recoupent le sentier. Bientôt le sentier entre dans une
magnifique forêt où la cime des bombax se perd au-dessus d’arbres
d’une essence inconnue, mais que je crois cependant avoir vus dans
les belles forêts de la Casamance.
Plus loin on se trouve dans une véritable forêt de rôniers. Le
rônier est appelé par les Mandé _sébé_ ou _sibo_. Son nom
scientifique est _Borassus Æthiopum_ ; Barth le signale souvent sous
le nom de _déleb palm_.
Il y a des rôniers mâles et des rôniers femelles. Les premiers
n’ont pas de fruit, mais fournissent un bois d’une densité
extraordinaire. Le tissu du bois est composé d’une quantité
innombrable de fibres, de telle sorte que lorsqu’on regarde une
section faite dans le tronc, on peut la comparer à un immense câble
composé de milliers de fils.
Ce bois a l’avantage de ne pas pourrir dans l’eau et de ne pas
être attaqué par les termites.
Les troncs des rôniers femelles sont creux. Fendus, ils sont
employés à faire des palissades, des bancs, etc. La feuille offre
des ressources très grandes : on l’emploie pour couvrir les cases,
à la fabrication d’éventails, de sacs, de nattes, de paniers ;
avec les fibres des feuilles on fait des cordages. On peut même
s’en servir comme papier pour écrire. Le cœur du jeune rônier
fournit d’excellentes salades ; on peut même le confire dans le
vinaigre et en manger en guise de cornichons avec la viande.
Dans beaucoup de pays, entre autres aux environs de Bobo-Dioulasou,
on en récolte le suc, qui n’est autre chose qu’un vin de palme
pouvant rivaliser avec les vins qu’on tire des autres palmiers.
Le fruit est de la grosseur et de la forme d’un coco, mais il
renferme trois noyaux. A moitié mûr avec les noyaux encore mous,
c’est un fruit agréable à manger. A maturité complète, il
faut bouillir le fruit ou le cuire au feu, pour sucer la pulpe qui
entoure les noyaux. C’est une opération longue et agaçante pour
les dents : la pulpe est enveloppée dans des tissus enchevêtrés à
l’infini. L’odeur de ce fruit cuit est excessivement forte. Quand
on en mange un dans le campement, il est impossible de le dissimuler.
Le liquide des fruits verts est diurétique. Enfin la pulpe du fruit
mûr sert à guérir par applications les maladies de la peau.
Le _mâna_, qui ressemble à s’y méprendre au _cé_, atteint une
hauteur de 15 à 20 mètres, tandis qu’aux environs de Kong et de
Salaga on ne le rencontre encore qu’à l’état d’arbustes. Le
_soulabatando_ (arbre à tabatières), appelé ainsi parce qu’il
donne un fruit de la grosseur d’une orange, duquel les noirs font
des tabatières et qui n’atteint dans le bassin du Niger que 2 à
3 mètres de hauteur, est ici un splendide arbre de haute futaie. Le
baobab, le cé et le netté sont excessivement rares dans cette
région ; les quelques exemplaires que j’ai vus sur la rive droite
de la Volta restent stériles. Le bombax (_banan_ en mandé) et un
arbre à tronc blanchâtre ressemblant au hêtre sont les rois de ces
végétations vierges ; ils atteignent des hauteurs prodigieuses et
se perdent bien au-dessus des autres arbres, dont le tronc mesure en
moyenne 15 mètres de hauteur jusqu’aux basses branches.
2 kilomètres environ avant d’arriver à Kounchi, au milieu de cette
végétation qui fait non seulement mon admiration, mais encore celle
de mes noirs, on atteint une petite rivière de 8 mètres de largeur
qui sert, à cet endroit, de frontière entre le Gondja et le Coranza
(Achanti). Cet endroit est une suite de sites charmants. Le soleil et
le vent sont impuissants à percer cette verdure. Entre les troncs des
rôniers et leurs basses branches, que personne n’est venu couper,
poussent de jolies fougères ; ailleurs courent de gigantesques
lianes ornées de feuilles de toutes dimensions ; plus loin on
pourrait se croire dans quelque lieu retiré d’une belle forêt
de France, si la présence d’un magnifique _Sterculia_ (arbre à
kolas) ne rappelait l’Afrique. On est tenté de camper partout,
malheureusement fourrages et vivres font défaut et il faut abandonner
ces lieux enchanteurs pour gagner Kounchi, où nous arrivons vers midi.
[Illustration : La forêt de Konkronsou.]
Au milieu d’une vaste clairière parsemée de bouquets d’arbres,
de bananiers, de papayers, s’élève un groupe de cases construites
en branches de palmier, à peine couvertes de feuilles de rôniers
et d’herbes ; c’est le village achanti de Kounchi. Sur une petite
place, une perche où flotte un vieux chiffon indique l’emplacement
d’un fétiche : c’est simplement un cercle, moulé en terre,
protégé par un petit palanquement. A côté, sous un hangar, un
fils du cabocir perçoit 400 cauries par porteur pour le compte de
son père, recette à partager avec le chef de Coranza, dont dépend
Kounchi. Autour de ce représentant de l’autorité, auquel je fis
visite, quelques jeunes gens s’amusaient à couvrir de verroteries
une poupée (fétiche) en bois à tête en méplat. On me demanda
quelques grains de corail, dont ces grands enfants s’empressèrent
d’orner les seins du fétiche.
A Kounchi, en fait de vivres on ne trouve que du maïs en épis et
du manioc sec. Les ignames font défaut, les Achanti de cette région
ne cultivant que juste pour leurs besoins. Aussi ce fut avec plaisir
que j’accueillis l’envoyé du chef m’apportant une corbeille
de bananes, des papayes et une gourde en calebasse contenant environ
deux litres de vin de rônier frais.
Ce n’est pas une petite besogne que de se procurer pour vingt-quatre
heures de vivres, il faut y employer presque toute la journée, et ce
n’est qu’avec beaucoup de patience et en faisant quelques petits
cadeaux qu’on arrive à trouver de quoi ne pas mourir de faim le
lendemain, car l’étape suivante doit se faire dans la brousse.
[Illustration : La poupée de Kounchi.]
_Mardi_ 20 _novembre._ — Notre passage matinal dans les oasis,
entre Kounchi et Kâka, jette l’épouvante parmi les hôtes de
ces lieux charmants : les oiseaux perchés aux abords des sources
qui jaillissent de tous côtés s’envolent en poussant des cris
perçants ; des bandes de cynocéphales d’une espèce au museau
ladre, mais de la taille de ceux du bassin du Niger, hurlent en
fuyant dans les lianes et les arbustes. Le tableau a quelque chose de
féerique. On chemine parfois dans l’obscurité la plus profonde,
puis tout à coup le sentier est éclairé
par un pâle rayon de la lune mourante. A chaque pas c’est un
décor nouveau. Malgré soi on s’arrête, extasié par le luxe que
la nature a prodigué à ces lieux ignorés.
Kâka n’est habité que par deux familles achanti. Ce village se
fait remarquer par la propreté de ses habitations crépies en terre
et badigeonnées au gris cendre. Ses habitants ont poussé le luxe
jusqu’à se construire des waterclosets, ma foi fort bien compris. Ce
qui gâte tout, c’est qu’ils sont placés en évidence en bordure
du chemin. On s’est bien gardé de les entourer d’une feuillée :
aussi voit-on de drôles de choses en passant par là.
De ce village part un chemin qui mène par Tchoulepey à Boupi, rive
gauche de la Volta, communication qui serait très utilisée par
les gens de Kintampo pour se rendre en hivernage à Salaga, si les
chefs des villages qu’on traverse étaient plus raisonnables et ne
faisaient pas payer des droits de passage exorbitants aux marchands.
A 8 kilomètres dans le sud-sud-ouest se trouve le campement de
Diongara ou Zongo-n’dasi[30], où l’on fait l’étape. Ce lieu,
situé sur la lisière d’une oasis où coule un joli petit ruisseau,
est pourvu de gourbis mal construits au milieu desquels se trouve
un mortier en bois et deux pilons pour permettre d’écraser les
ignames. La proximité du ruisseau me permit, tout en établissant
mon campement au même endroit que les Haoussa, d’aller passer
les heures chaudes à l’ombre et de jouir pendant l’après-midi
du spectacle de cette belle forêt. Dès que le soleil se couche,
il est prudent de s’en aller ; il règne là une humidité funeste
à la santé de l’Européen, et les serpents pullulent. S’il est
facile de se préserver des reptiles en dégageant bien les abords
du campement, il n’en est pas de même pour la fourmi à mandibules
nommée _magnan_ et _kourra_ en mandé, que rien n’arrête dans ses
migrations. Sa piqûre douloureuse et la ténacité avec laquelle elle
s’acharne après quelqu’un rendent sa présence insupportable et
souvent dangereuse pour les hommes et les animaux.
A l’état isolé, cet insecte serait peu ou point dangereux,
mais la variété dont il fait partie voyage par d’innombrables
légions, précédées d’éclaireurs et de flanqueurs ; c’est une
armée qui s’avance. Quelquefois la colonne a un développement
d’une centaine de mètres et marche sur une largeur de 10 à 20
centimètres, et tellement dense qu’on pourrait compter plusieurs
milliers d’insectes par décimètre carré ; il y en a souvent 10
à 15 rangs superposés les uns sur les autres.
Malheur au voyageur blessé ou au gibier pris au gîte ! S’il ne
peut fuir, il est sûr d’être dévoré. Contre de tels ennemis la
lutte n’est pas possible. Ils s’attaquent aux muqueuses, en un clin
d’œil ils pénètrent dans le corps de leur victime, déchiquettent
les yeux et la bouche ; c’est la mort la plus affreuse que l’on
puisse imaginer. Quarante-huit heures après la mort, un cadavre que
les fourmis ont dévoré présente l’aspect d’un squelette aussi
bien nettoyé qu’après une préparation anatomique de plusieurs
jours. La plante des pieds seule résiste, à cause de sa semelle
cornifère chez les noirs, mais les os des orteils sont nettoyés ;
le squelette a l’air d’être chaussé de sandales en corne.
Quand on est valide, l’arrivée de ces fourmis n’est que gênante ;
il suffit de se déplacer et de creuser autour du campement un
simple petit sillon à l’aide d’une branche d’arbre : les
fourmis longeront l’obstacle sans chercher à le traverser. Il
suffit également, pour les mettre en déroute, de se pencher
au-dessus de leur parcours et de siffler sur elles d’une façon
aiguë : immédiatement elles changent de direction et battent en
retraite. Elles ont pour ennemi mortel un certain oiseau qu’elles
semblent craindre plus que l’eau et le feu.
_Mercredi_ 21 _novembre._ — Du campement à Kintampo il n’y a que
12 kilomètres. Malgré cela, tous les porteurs se mettent en route
de bonne heure, impatients d’arriver au terme des fatigues et de
pouvoir goûter quelques jours de repos, bien mérités. Après un
trajet de deux bonnes heures on arrive sur les bords d’un joli
ruisseau auprès duquel nous apercevons pour la première fois les
feuilles servant à emballer les kolas. Cette feuille, de la largeur
de deux mains, se distingue de la fausse feuille, qu’il faut faire
bouillir avant de l’employer et qui se trouve un peu partout dans le
Soudan, par une bordure de 2 centimètres de largeur d’un vert plus
foncé. Cette bordure, peu apparente lorsqu’on examine la feuille
à l’endroit, est visible à l’envers ; elle n’existe que sur
le côté gauche de la feuille (tenue par la tige et examinée à
l’envers, la bordure se trouve à droite).
Pendant un court repos que j’accordai à ma monture, je fis une
promenade d’une centaine de mètres autour d’épais fourrés
parmi lesquels je trouvai quelques jeunes pousses de bambou, des
joncs d’une grosseur de 1 centimètre et de très belles fougères
et bruyères répandant un délicieux parfum.
Mon hôte Sâadou, prévenu la veille de mon arrivée, envoya un
vieillard au-devant de moi pour me souhaiter la bienvenue et m’offrir
de sa part dix beaux kolas rouges. Je rencontrai cet homme sur les
bords du ruisseau, où il m’attendait depuis quelques instants
déjà. Sous sa conduite, je franchis rapidement les 2 kilom. 500 qui
me séparaient de Kintampo et gagnai l’habitation de Sâadou. On
m’installa avec mon petit personnel dans deux cases neuves chez
son fils.
Sâadou, que les Haoussa désignent aussi sous le nom de Mâdougou[31],
est l’homme le plus riche de Kintampo. Toute la partie sud de
Kintampo est plus ou moins sous ses ordres. Ses captifs sont très
nombreux. Contrairement à ce qui se passe toujours chez les noirs, où
c’est l’homme le plus riche qui est le chef, Sâadou ne commande
pas à Kintampo. Cela tient à ce qu’il n’y a que peu d’années
qu’il est arrivé ici. Le pouvoir est exercé par un autre Haoussa,
du nom de Mahama, qui porte le titre de _zerki n’zongo_ (chef du
pays), mais son pouvoir est très limité et ne s’exerce pour ainsi
dire que sur ses compatriotes haoussa, les autres étrangers ayant
à leur tête leurs chefs propres.
Je me souviendrai toujours de l’inquiétude dans laquelle Diawé
nous a tous plongés le jour de notre arrivée ici. Sous prétexte
d’aller couper quelques perches, il s’enfonça dans l’épaisse
forêt qui environne la ville. Tout en rôdant pour chercher son bois,
il trouva un oiseau bien connu de tous les noirs et dont la présence
indique la proximité d’abeilles et de miel. Il suivit cet oiseau
pendant un certain temps et finit par découvrir du miel ; à l’aide
de sa hache il s’en empara. Mes hommes, que j’avais envoyés à
sa recherche, n’avaient pu le trouver. Enfin, vers la nuit, Diawé
rentra tranquillement avec ses perches et son miel emballé dans des
feuilles de bananier. J’en prélevai une petite part pour sucrer
mon thé, et le reste fut mangé par mes hommes d’une façon si
gloutonne que je ne pus m’empêcher de leur reprocher leur voracité.
Je fus bien étonné quand ils me répondirent que non seulement
le miel était bien agréable parce qu’il est sucré, mais encore
que c’était pour eux un bon médicament, à la condition d’en
manger beaucoup. Diawé conclut ainsi : « Quand noir il y en a mangé
beaucoup miel, ça qui trop bon, parce qu’il balaye ventre ».
Je fus admirablement reçu par Sâadou, qui m’envoya de nombreux
cadeaux en vivres tout préparés, autres provisions, viandes et
ignames et beaucoup de kolas. Sous sa conduite je fis visite au zerki
n’zongo, aux notables, chefs des Mandé et des Ligouy, et enfin
au cabocir achanti. Ce dernier, assis devant sa case, ayant à sa
droite et à sa gauche quelques vieillards, fit disposer devant lui
une rangée de tabourets et de chaises en palmier ban, et nous pria
de nous asseoir. Les assistants du cabocir vinrent ensuite défiler
l’un après l’autre devant nous en faisant le simulacre de donner
la main à chacune des personnes qui m’accompagnaient, mais en
réalité moi seul eus le privilège d’une poignée de main. L’un
des assistants m’adressa la parole pour me souhaiter la bienvenue,
et nous quittâmes ces gens-là sans prendre congé. — Drôles
de coutumes !
En venant de Salaga, on débouche sur Kintampo par un sentier bien
entretenu et débroussaillé qui bientôt s’introduit dans une
série de jardinets clôturés où sont cultivés des haricots,
des condiments, du maïs, et où poussent des groupes de papayers
et de bananiers chargés de fruits. Ces jardinets sont disposés sur
les versants d’une petite ravine où coule un joli ruisseau à eau
claire et limpide alimenté par des sources jaillissant d’un sable
blanc très fin. Dans quelques-uns de ces jardinets sont disposés
des puits à indigo, qui chôment actuellement. Le chemin menant du
ruisseau au village court à l’ombre d’arbres splendides qui ont,
grâce à leur développement gigantesque, échappé à la hache
destructrice des noirs.
Le quartier des Dandawa (village situé vers le Yorouba et dont
beaucoup d’habitants sont fixés à Salaga) et celui des Haoussa,
par lequel on débouche, se font remarquer par leur propreté. Nulle
part on ne rencontre des immondices, et les excavations desquelles on
a extrait l’argile rouge ayant servi à la construction des cases
ne renferment ni eau croupie ni ordures. Cette propreté des rues
fait plaisir à voir, surtout quand on sort de l’affreux bourbier
que l’on nomme Salaga.
Kintampo, qui figure déjà dans les itinéraires rapportés par
Bowdich et Dupuis sous le nom de Kantano, ne devait être à cette
époque qu’un misérable village achanti où quelques Ligouy ou
Mandé de Boualé venaient s’approvisionner en kolas. Ces fruits
sont apportés par les gens de Coranza, situé à égale distance
de Salaga, Boualé et Bitougou. Le kola arrive à maturité à deux
petites journées de marche dans le sud.
[Illustration : Kintampo.]
Autour de la place du marché, qui se distingue par le gigantesque
tronc d’un arbre mort dépourvu de branches, se sont groupés avec
assez d’ordre et de symétrie les divers quartiers habités chacun
par les gens de même nationalité.
Les habitations sont disséminées et chaque propriété est
délimitée par des haies en pourguère ou des clôtures en tiges
de mil qui englobent quelques jardinets où poussent papayers et
bananiers. Quelques habitations renferment aussi des jeunes arbres
à kolas, arbres de luxe seulement, car ils ne produisent pas autre
chose que des fleurs, et ce n’est qu’à une quarantaine de
kilomètres dans le sud que l’on rencontre quelques exemplaires
donnant des fruits.
Autant de quartiers, autant de villages différents, chaque peuple
ayant conservé son type de case national et sa façon de grouper
ses habitations. A côté des cases mandé et dagomba que j’ai
déjà eu souvent l’occasion de décrire, on voit les grandes cases
rectangulaires à toits couverts en feuilles de rônier habitées
par les Ligouy, puis les élégantes maisonnettes des Achanti,
consistant en une cage rectangulaire en bambou recouverte d’un
léger torchis badigeonné en gris cendre. Percées de portes assez
hautes pour pouvoir y pénétrer sans se baisser et quelquefois de
petites fenêtres carrées ressemblant à des sabords, elles sont aussi
placées avec assez de symétrie, et leur alignement forme des rues
perpendiculaires entre elles. Ce village achanti ressemble ainsi un
peu à ce que nous autres Européens construirions si nous venions dans
ce lieu comme Robinson Crusoé chacun avec une hache et un couteau.
Ce sont les Haoussa surtout qui ont voulu se distinguer dans l’art
de construire. Je puis dire qu’à côté de quelques habitations
plus confortables que celles que l’on trouve d’ordinaire chez les
noirs, j’ai vu ce que l’on peut appeler des _maisons_. Je citerai
d’abord la mosquée, vaste bâtiment rectangulaire, sorte de hall
percé de portes partout et entouré d’une galerie d’environ 1
m. 50 formant véranda.
Puis vient l’habitation de Mahama, le zerki n’zongo ; elle
ressemble comme distribution à quelques maisonnettes de Gorée ou de
Dakar ; il ne manque même pas le petit escalier en bois qui mène
sous une véranda étroite protégée des rayons du soleil par des
nattes appendues aux piliers.
Enfin, pour terminer, la maison de Sâadou, mon hôte, grande
construction en terre comme les deux précédentes ; elle est
surmontée d’un immense toit en chaume qui forme dans la partie est
un vaste hall où se tiennent les femmes ; l’autre partie consiste
en une seule grande chambre percée d’ouvertures près du plafond
pour donner de l’air et dans laquelle on pénètre par une sorte
d’antichambre voûtée du style arabe. Dans le fond, en guise de
rosace, sont disposés quatre rayons de formes diverses.
A côté de cette population hétérogène et de ses captifs de toute
nationalité, Kintampo possède, dès que les pluies ont cessé, une
population flottante que l’on peut évaluer à 700 ou 800 étrangers,
ce qui donne à ce village un aspect tout à fait bizarre. Chaque
peuple ayant conservé sa propre langue, on entend parler sur le
marché les dialectes et idiomes les plus variés. Cependant j’ai
cru remarquer que le haoussa, le mandé et l’achanti étaient les
trois langues les plus entendues.
[Illustration : Kintampo et le tronc gigantesque.]
La population fixe de Kintampo ne dépasse pas 3000 habitants,
y compris les petits villages de culture des environs ; encore,
au moment de mon passage, à la suite d’un différend entre les
Ligouy et les Mandé, bon nombre de ces derniers se retiraient dans
les villages situés sur la route de Boualé.
J’ai déjà dit combien la végétation qui couvre les abords
de Kintampo était luxuriante. Entre les mains d’Européens, ce
village au bout d’un an pourrait devenir le lieu le plus charmant
que l’on puisse rêver. Il est malheureusement à craindre qu’au
contraire, dans la suite des années, les noirs, chez lesquels
l’esprit de destruction semble être aussi fortement inné que
chez les cynocéphales, ne transforment cette contrée privilégiée
et n’en fassent un lieu aussi désolé que la plupart des villes
soudaniennes que j’ai visitées. Les orangers, les citronniers
poussent au hasard et sans soins. L’ananas se trouve dans la
brousse ; on ne prend même pas la peine de récolter ce délicieux
fruit pour le vendre sur le marché. Quand je désirais en manger,
Fondou, un de mes hommes, allait m’en cueillir un ou deux aux
environs. Le _bakha_ (ananas) a du reste une mauvaise réputation chez
les noirs de cette région, ils prétendent qu’il occasionne des
diarrhées dangereuses. Il n’en est rien quand on se contente d’en
manger une ou deux belles tranches ; ce n’est qu’en en faisant,
comme certains indigènes, une trop grande consommation à la fois,
qu’on paye cher sa gourmandise.
L’espèce palmier est représentée ici par le rônier et le
palmier ban ; les palmiers doum, à huile, dattier font absolument
défaut. J’ai aussi trouvé le cé, la pourguère, le caïlcédra,
la petite prune sauvage et le _kobi_. Les noirs extraient du kobi un
savon noir placé comme qualité bien au-dessus des savons obtenus
avec l’arachide. Nous en avons parlé au chapitre XI.
Les cultures dominantes sont le maïs, l’igname, le manioc, un
peu de petit mil (sanio) et fort peu de sorgho ; à mon passage, il
n’était pas possible de se procurer cette dernière céréale et
les autres denrées étaient fort chères. Les étrangers porteurs
de sel allaient s’approvisionner dans les villages aux environs,
où ils obtenaient l’igname à meilleur compte.
Kintampo occuperait une situation fort avantageuse dans cette région,
si les chefs achanti devenaient moins exigeants et n’entravaient
pas les communications avec la Côte. En effet, une ligne presque
droite partant de Ga (Christianbourg), passant par Koumassi, Coranza,
relie Kintampo à Boualé, pour de là se bifurquer et se rendre,
celle de l’ouest par Bouna, le Lobi à Dioulasou et Djenné, celle
de l’est sur Oua, Oua-Loumbalé, Sati à Waghadougou, Mani, Douentsa
et le Djilgodi — deux grandes artères par lesquelles les kolas
se rendent jusqu’à Tombouctou, et, avec les kolas, les produits
européens. Malheureusement, pour le sel, Kintampo est tributaire de
Salaga, qui arrive à le livrer à meilleur compte que les Achanti,
la voie fluviale étant utilisée jusqu’à Krakye ; et, pour les
produits d’Europe, Kintampo ne les reçoit que par Bitougou, de
sorte que je n’ai pas trouvé ce marché dans l’état florissant
que je lui supposais.
Comme dans presque tous les villages commerçants, ce n’est pas en
faisant le tour du marché qu’on peut juger de l’importance des
transactions : on n’y voit en effet rien de ce qui constitue le
principal trafic ; c’est dans les cases qu’il faut rôder, vivre
de la vie des habitants, passer des heures à siester en compagnie
des diatigués en mâchant force kolas, et observer ce qui se dit et
se passe autour de vous.
[Illustration : Kintampo, quartier achanti.]
Sur le marché il y a quantité d’échoppes où causent des
badauds et où ne se traitent que de petites affaires. On y voit des
aliments préparés, des vivres, du maïs, des ignames, du sanio,
de la viande, des fruits, des condiments et surtout des ouvrages en
ban, de la vannerie, des paniers et châssis, sacs et nattes servant
aux transports. Le _bouakha_, ce traditionnel châssis allongé de 1
m. 10, que l’on rencontre sur la tête de tous les porteurs, se vend
ici 200 cauries, et la natte servant à le garnir intérieurement, 200
cauries. Très léger, ce panier constitue certes le mode d’emballage
et de transport le plus pratique que j’aie vu jusqu’à présent ;
il est employé principalement par les hommes, les femmes se servant du
_sibo-ségui_ (panier en feuille de rônier dont se servent les femmes
pour les transports). On trouve aussi un peu de linge indigène de
provenance boualé, kong et djimini, et presque rien, pour ainsi dire,
en fait d’articles d’Europe, lesquels se résument en quelques
coudées de calicot écru, des perles très communes, un peu de fil
de coton rouge et toujours quelques foulards à 200 cauries !
Voici maintenant la liste des articles importés, leur lieu de
provenance ainsi que les articles d’importation qui sont payés en
échange, car à Kintampo, les cauries étant excessivement rares,
on a recours aux échanges directs. Le prix est cependant fixé en
cauries pour l’évaluation.
On dit ainsi : La calebasse de sel vaut 2000 cauries, le cent de kolas
1000 cauries : je te donnerai donc 200 kolas pour une calebasse de sel.
Articles d’importation :
1o Le _sel_, de provenance salaga, se vend par calebasses, dont le
prix subit des fluctuations assez sérieuses, surtout en hivernage,
lorsque les communications directes avec Salaga sont interrompues à
cause des marais de Konkronsou et des inondations du fleuve entre
Kâka et Boupi. Il faut alors se rendre de Kintampo à Boualé et
de Boualé à Salaga, ce qui correspond, en évitant de passer à
Boualé et en prenant au plus court, à un trajet de vingt jours de
marche. Actuellement une charge de porteurs, 25 à 30 kilos de sel,
se vend de 16 à 20000 cauries.
2o Les _bœufs_, de provenance dagomba et mossi, venus par Salaga,
sont vendus de 50 à 70000 cauries pour être abattus et débités
à Kintampo même.
3o Les _esclaves_, provenant du Gourounsi, actuellement vendus par
Oua et Boualé.
4o Et, comme articles secondaires, le _beurre de cé_, de provenance
dagomba et kong ; le _tabac_, provenant de Boualé et du Gourounsi ;
le _soumbala_, provenant de Sansanné-Mango, venant par Salaga.
Avec ces articles, qui sont payés en kolas, les marchands se procurent
à Bitougou, avec le sel et quelques articles d’Europe, les étoffes
à bon marché du Djimini ou bien les étoffes mieux conditionnées
de Kong et de Boualé à l’aide desquelles ils payent les kolas
aux Achanti du Coranza[32].
Kintampo est le point où l’or atteint le maximum de sa valeur ;
il n’est possible de se procurer ici le barifiri qu’à raison de
55000 à 60000 cauries, et encore ne pourrait-on en trouver qu’en
petite quantité.
Je suis loin de regretter d’avoir opté pour cette route Kintampo
au lieu de celle de Boualé ; cela m’a fourni les moyens de juger
de l’importance de ce marché et m’a aussi donné l’occasion
de voyager en compagnie de cette autre race marchande, rivale de la
race mandé, qui tient entre ses mains tout le monopole du commerce
de la partie est de la boucle du Niger — je veux parler de la race
haoussa. Ces gens m’ont paru travailleurs, sobres, et possédant
les qualités nécessaires pour faire d’excellents marchands ;
ils possèdent en outre l’esprit d’association à un très haut
degré, s’entr’aident entre eux et sont même très serviables
pour l’étranger. Moins curieux, moins méfiants et moins audacieux
que les Mandé, les Haoussa sont en même temps plus soumis et plus
faciles à gouverner.
A côté de ces qualités, le Haoussa a certes bien des défauts :
il est léger, frivole à l’excès, peu économe dans beaucoup de
cas et possède la passion du jeu au plus haut degré. Ces défauts
peuvent être habilement exploités, car il n’est pas rare de
trouver quelques Haoussa ruinés par le jeu, et un léger acompte
peut les mettre pour longtemps à la disposition de l’Européen,
soit comme travailleurs, soit comme soldats.
Les bénéfices des Haoussa qui font le commerce du sel et du kola
entre Salaga et Kintampo ne sont pas excessifs, comme on peut en
juger :
Un porteur d’une charge de sel achetée à Salaga 8000 cauries
la vend à Kintampo environ 16000, et les kolas qu’il rapporte à
Salaga lui portent son capital à environ 30000 cauries, lorsqu’il
a eu soin d’emporter les cauries nécessaires aux frais de route
et qu’il a introduit sa charge de sel intacte à Kintampo.
Il serait donc à la tête de 30000 cauries dans le cas le plus
avantageux, mais il a dépensé en route :
Passage de la Volta 500 cauries. }
}
Fitto à Gari-n’diato 400 — }
}
— à Gourmansi 300 — }
} 3000 cauries.
— à Konkronsou 400 — }
}
— à Kounchi 400 — }
}
Nourriture à raison de }
100 cauries par jour 1000 — }
Dépenses, nourriture pendant le séjour de quelques
jours à Kintampo 1000 cauries.
Frais de retour semblables à ceux de l’aller 3000 —
----
Total général 7000 cauries.
Ce qui réduit son capital à 23000 cauries et porte les bénéfices
réalisés pour 25 jours d’absence, de privations et 18 rudes
journées de porteurs à 15000 cauries, c’est-à-dire 600 cauries
par jour, soit 90 centimes environ[33]. Quand on doit encore se
vêtir là-dessus, il faut compter qu’un porteur devra faire
environ dix voyages pour arriver à gagner la valeur d’un captif,
c’est-à-dire travailler un an comme une bête de somme. Ce simple
calcul n’excuse-t-il pas un peu le noir, que nous accusons de se
jeter si bénévolement dans les bras d’un marabout ou d’un
aventurier qui entreprend une guerre ou part pour razzier des
captifs[34].
J’ai constaté pendant toute la durée du trajet de Salaga à
Kintampo que je n’ai pas rencontré un seul animal de transport
marchant dans un sens ou dans l’autre ; mon étonnement ne fut que
de courte durée cependant, car dès le quatrième jour, deux de mes
ânes, sur quatre que je possédais, étaient morts à la peine. Les
nombreux circuits, les endroits marécageux, les hautes herbes,
le manque de mil, sont autant d’éléments qui transforment une
étape de 20 kilomètres en terrain ordinaire en une étape de 30
kilomètres et font correspondre une étape de 25 kilomètres à une
de 40 kilomètres. Dans ces conditions, l’âne, si robuste et si
peu chargé soit-il, est forcé de succomber. De Salaga à Kintampo
et de ce dernier point à Bitougou, les animaux de transport ne sont
utilisés que pendant une très courte période, quand les herbes
ont été brûlées, et que le sorgho vient d’être récolté,
période qui correspond par cette latitude aux mois de février et
mars ; plus tard, quand le sorgho manque, il ne faut plus songer
à effectuer ce trajet avec des animaux, il ne reste plus que le
porteur. En ayant fait moi-même l’expérience, j’organisai
mes hommes en porteurs en achetant des _bouakha_ à Kintampo, et,
en supprimant malles et ballots, emballages inutiles, je réussis à
faire répartir mes bagages de façon à n’avoir besoin d’aucune
augmentation de personnel.
Un homme de Sâadou qui avait fait route avec nous de Salaga à
Kintampo et qui parlait fort correctement le mandé consentit à
m’accompagner à Bitougou moyennant une charge de sel que je lui
achetai avant le départ, car il désirait la porter à Bitougou pour
l’échanger là-bas contre des étoffes du Djimini. Je me procurai
le sel et les cauries nécessaires à la route en vendant à Sâadou 2
mètres de tricotine et une pièce de calicot blanc, ce qui me procura
pour 10000 cauries de sel et 20000 autres cauries. Ici encore, notre
excellent calicot blanc, que j’ai payé 4 fr. 25 les 15 mètres à
Paris, était enlevé sans marchander à 15 francs la pièce.
_Lundi_ 26 _novembre._ — J’ai toujours constaté que je me mettais
en route légèrement indisposé, mais la satisfaction d’ajouter
un nouveau lambeau à mes itinéraires, de voir d’autres pays,
d’autres gens, me rend promptement la vigueur et la santé. C’est
toujours avec une vive satisfaction que je vois arriver le jour
du départ.
En quittant Kintampo, qu’on se dirige soit sur Boualé, soit sur
Bitougou, on prend une route commune au moins jusqu’à Takla, de là
on a le loisir d’opter pour un des deux chemins qui mènent vers le
Diaman (Gaman ou Bondoukou). Les renseignements obtenus à Kintampo
n’étant pas suffisants, je me proposai, une fois rendu à Takla,
de prendre de plus amples renseignements afin de me décider pour la
route future.
Dès la sortie de Kintampo et quelques centaines de mètres seulement
après avoir dépassé les quartiers mandé et ligouy, on commence
à descendre le plateau et à s’enfoncer dans de petits chemins
creux caillouteux qui mènent à une ravine dans laquelle on ne
peut descendre à cheval qu’en faisant un circuit. Cette ravine et
d’autres dépressions du sol sont l’origine de petites rivières
qui se rendent vers le sud. Le cours d’eau dans lequel elle se jette
a de 7 à 8 mètres de largeur. Son lit est peu profond et ses eaux
roulent des cailloux et des grès assez gros. On n’atteint cette
rivière qu’à 2 kilomètres de Takla, au moment où toute la nappe
d’eau se précipite en cascade d’une hauteur de 30 mètres dans
une ravine pleine de végétation. Cette chute, à peine éloignée
d’une centaine de mètres du sentier, est splendide. On peut s’en
approcher à cheval et la contempler à son aise. Actuellement,
la nappe d’eau n’a guère que 30 centimètres de profondeur et
la chute par elle-même n’a rien de grandiose ; les eaux tombent
en cascade et le jet n’est pas direct ; mais en hivernage, quand
les eaux abondent et qu’elles se précipitent d’une hauteur de
30 mètres dans cet abîme, le coup d’œil vaut la peine qu’on
se dérange un peu de sa route.
Takla est une colonie ligouy (_vei_) qui est venue se fixer ici à
la suite de la guerre livrée à ce peuple par Ardjoumani, chef du
Bondoukou, et de la destruction de leur capitale Fougoula (en achanti,
Banda). Les Ligouy habitaient le bassin de la rivière Tain[35] et
l’avaient peuplé de villages fort prospères. Se sentant un peu en
force, ils cherchèrent il y a quatre ans à s’affranchir des Ton
(habitants du Gaman). Très intelligents, intrigants à l’excès, et
par cela même peu loyaux dans leurs transactions, ils ont négligé
de se concilier l’amitié des colonies mandé-dioula de Bitougou :
naturellement celles-ci, au lieu de les seconder, se sont au contraire
mises du parti des Ton, ce qui n’a pas peu contribué à achever
la défaite des Ligouy ; aussi actuellement sont-ils dispersés un
peu de tous côtés. Leurs principaux villages sont Takla, Soso et
Tasalima. Les rapports semblent cependant se détendre, et j’appris
à mon passage à Takla qu’Ardjoumani venait de les autoriser à
revenir dans le Fougoula.
Takla est un village fort prospère. On y trouve des bœufs, beaucoup
de moutons et des provisions à bon compte sur le petit marché. Ses
habitants s’occupent activement du commerce du kola, et bon nombre de
gens de Kong et de Boualé viennent y faire provision de ce produit,
qu’ils trouvent à aussi bon compte qu’à Kintampo. Leur séjour
ici étant moins onéreux que le séjour dans ce dernier marché, et
la distance peu considérable, ils ont la facilité de s’y rendre
aussi souvent que bon leur semble. Takla n’est éloigné de Kintampo
que d’une dizaine de kilomètres.
Précisément à cause de leurs relations avec le pays des kolas,
les Ligouy sont d’excellents informateurs pour le voyageur ; le
tout est de les amener à jaser. L’un d’eux, lors de la guerre que
leur fit Ardjoumani, fut envoyé par le chef de Fougoula en courrier
rapide à Koumassi pour réclamer l’intervention des Achanti. Il
quitta Fougoula (Banda) le matin et coucha le premier jour à Wonki,
le deuxième à Akoumadai ; le troisième il quitta le chemin principal
pour prendre un sentier plus à l’ouest et plus direct, il coucha
à Finsou ; le quatrième à Baramani, et le cinquième jour entra
à Koumassi.
A vol d’oiseau, Fougoula est à 200 kilomètres de Koumassi, mais
avec les circuits et lacets que décrit le sentier on peut estimer
la distance parcourue à 300 kilomètres, ce qui porte sa moyenne
de marche à 60 kilomètres par jour. Auprès des Ligouy cet homme
passe pour avoir fait quelque chose d’extraordinaire.
Je profitai de cette circonstance pour lui demander des renseignements
sur le chemin qui relie Takla à Bitougou. Très direct, ce chemin,
après avoir quitté Soso (colonie Ligouy), ne traverse que des
ruines. Comme il n’est plus fréquenté, il se perd en mains
endroits, et les hautes herbes sont un puissant obstacle pour
la marche. Quant à la rivière Tain, son passage se fait sans
difficulté, l’eau n’ayant que 1 m. 40 environ de profondeur. De
toutes les raisons que le Ligouy me donna, je n’en vis qu’une de
sérieuse, c’est celle des vivres ; il est en effet, à cause du
poids, impossible de transporter des ignames pour cinq jours, et il
n’y a pas d’autre nourriture dans le pays. Je dus donc renoncer
à prendre ce chemin direct pour en choisir un autre qui traverse
deux fois la Volta et qui fait un grand circuit vers le nord.
[Illustration : Chute d’eau de Takla.]
_Mardi_ 21 _novembre._ — Nous continuâmes à suivre pendant la
moitié de l’étape la route de Boualé. Ce n’est qu’après
avoir dépassé le petit village de Tintingansou qu’on laisse le
chemin de Boualé à droite pour se diriger sur Mantiala, que l’on
atteint deux heures après. Tintingansou et, du reste, presque tous les
villages situés sur les parcours des Haoussa portent deux autres noms
que leur ont octroyés les marchands de ce peuple ; ainsi Tintingansou
porte aussi le nom de _Bouka-Bouka_ et de _Marraraba_[36].
A Tintingansou on entre dans une région habitée par un peuple en
partie tributaire des Ligouy, en partie libre et obéissant au chef
de Longoro, gros village situé un peu au nord de Tintingansou et non
loin du fleuve. Ce peuple, sur lequel je reviendrai un peu plus loin,
est nommé _Diammou_ et _Diammoura_ par les Mandé, _Laffateré_
par les Haoussa et _Pantara_ par les Gondja.
Mantiala[37] est un gros village possédant un troupeau de bœufs,
quelques moutons et chèvres. Le chef, nommé Adama, est un frère
du chef de Longoro. En arrivant, j’allai lui rendre visite. Je le
trouvai en nombreuse compagnie, occupé à vider quelques bouteilles
de gin. Dans la soirée, après s’être remis un peu de son ivresse,
il vint m’apporter quelques ignames et une tranche de poisson frais ;
il me recommanda de ne pas laisser approcher mes chevaux du bosquet
de _soulabatando_, splendide groupe d’arbres à tabatières, leur
présence en ce lieu devant attirer les plus grands malheurs sur
son village.
_Mercredi_ 28 _novembre._ — De Mantiala à la Volta il n’y
a que 8 kilomètres. Défoncé en hivernage, ce chemin est très
praticable à cette époque ; le seul obstacle que l’on rencontre
est la rivière de Takla, que l’on coupe à 1 kilomètre avant
d’atteindre Gouéré, le village des passeurs. Cette rivière a
8 mètres de largeur et 1 m. 20 d’eau. On la passe sur un tronc
d’arbre jeté en travers de la rivière. Une liane courant d’une
rive à l’autre sert de garde-fou. Les porteurs, de crainte de faire
un faux pas sur ce pont improvisé, jugent prudent de se déshabiller
et de traverser la rivière à gué.
Au village de Gouéré[38] je fus fort bien reçu. Le chef des
passeurs m’offrit de suite son amitié, et sur ma demande il se
mit aussitôt en devoir de s’acheminer vers le fleuve, qui coule
à environ 1 kilomètre et demi dans le nord.
Arrivés à la Volta, nous y trouvâmes sur les deux rives une
quinzaine de personnes attendant depuis plus de vingt-quatre heures que
les passeurs voulussent bien les faire traverser ; aussi ce n’est
pas sans une certaine satisfaction qu’ils me virent arriver au
fleuve accompagné des piroguiers. La Volta, à cet endroit, vient du
sud-ouest et prend à une centaine de mètres du lieu de passage une
direction presque nord. Ses rives sont peu boisées en cet endroit
et son lit est profondément encaissé ; elle a baissé déjà de
15 mètres, mais elle est loin d’être guéable : avec de longues
perches on n’atteint pas encore le fond. J’estime sa largeur à
environ 220 mètres, et d’après mes calculs l’altitude au sommet
des berges doit être de 200 mètres.
Boukary, mon domestique cuisinier, ayant coupé le cou à un poulet
sur cette rive, le chef des passeurs fut sur le point de refuser de
nous traverser, sous prétexte que dans ces circonstances cela portait
malheur. Mon guide, sur mes instances, expliqua à ce brave homme que
« si, pour les noirs du pays, un pareil acte était téméraire,
il n’en était pas de même chez les blancs : eux, au contraire,
tuaient toujours un poulet avant de passer les fleuves ». Ce
naïf mensonge persuada les passeurs ; l’opération eut lieu de
suite et sans incidents. Les droits de passage pour mon personnel
s’élevèrent à 3500 cauries.
Sur la rive gauche je rencontrai des connaissances de Bobo-Dioulasou
venant de Boualé par Fougoulabanancoro et Tasalima ; ils me donnèrent
des nouvelles de quelques gens de Dasoulami et m’apprirent que Samory
avait, au commencement de l’hivernage, levé le siège de Sikasso,
que Tiéba n’avait pas jugé à propos de le poursuivre, mais
s’était contenté de brûler les neuf diassa qui restaient debout.
Les terrains de la rive gauche du fleuve, bien moins élevés que
ceux de la rive droite, sont encore en partie inondés, et pendant 3
kilomètres sur 5 qui séparent le fleuve de Bampé, on chemine dans
des terrains fangeux. Bampé, où l’on fait étape, est un tout
petit village comptant une cinquantaine d’habitants ; on trouve
cependant à s’y procurer quelques ignames.
Je rencontrai dans ce village deux jeunes gens de Kong : ils
m’apprirent qu’ils avaient vu à Bitougou un de mes compatriotes
venant de Krinjabo qui me réclamait par tous les échos. Arrivé
depuis longtemps, il était décidé à se rendre jusqu’à Kong
s’il ne recevait pas de mes nouvelles d’ici quelque temps.
_Jeudi_ 29 _novembre._ — De Bampé à Tasalima c’est une longue et
monotone étape ; on chemine dans des terrains pauvres agrémentés
d’une chétive végétation. Un petit village sur la route nommé
Dakourbé est sur pied au moment de mon passage. Les vieux me prient
de descendre de cheval, m’offrent de l’eau et un peu de tabac. Ces
gens et en particulier tous les Diammou m’ont paru bien affables :
un peu effarouchés à mon approche, ils s’apprivoisent très
rapidement, la terreur des femmes se change bientôt en curiosité,
et toute cette population vient se grouper autour de moi pour
m’examiner. Comme beaucoup d’entre eux parlent le mandé, ils
ne se privent pas de me questionner sur les nombreux pays que j’ai
traversés et sur la future route que je compte suivre.
Vers midi nous atteignons Tasalima ou Soukoura (« village neuf »),
créé depuis à peine quatre ans par les Ligouy de Fougoula. Ce
village se distingue par sa propreté et la disposition de ses
coquettes cases rectangulaires formant des rues qui aboutissent
à une grande place de 200 mètres de côté où l’on a eu soin
de planter deux rangées de jeunes _doubalé_ (ficus banian). Un
groupe de Ligouy que j’abordai sous un hangar me conduisit, sur
ma demande, chez le chef du village. Ce vieillard, après m’avoir
offert à boire et interviewé comme il est de coutume dans ces pays,
mit à ma disposition tout un corps de bâtiment pour m’abriter
avec mon personnel. L’habitation de ce brave homme est presque une
caserne ; il y a chez lui de quoi loger 200 à 300 personnes sans
être gêné. Après avoir goûté d’un léger repos, je reçus de
nombreuses visites. Ces gens me racontèrent qu’après avoir évacué
Fougoula (Banda), détruit par Ardjoumani, tandis qu’une partie des
leurs allaient s’établir à Kintampo, Takla et Soso, eux, sous la
conduite d’un vieil imam, vinrent faire choix de cet emplacement et
y créer le village. C’est pourquoi encore aujourd’hui les Haoussa
nomment Tasalima : Guidda l’Imamy (« village de l’imam »).
Les Ligouy de Tasalima ont pour diammou _Bamba_ ; ils savent qu’ils
font partie du groupe mandé veï, et les vieux m’ont dit qu’ils
venaient de l’ouest. Beaucoup des leurs habitaient, disent-ils,
non loin de la mer, bien loin derrière le Ouorodougou — ce sont
probablement les Veï du cap Sestos de la république de Liberia,
ceux dont Kœlle[39] et Norris ont étudié la langue et le système
d’écriture.
Ce village, si de nouvelles guerres ne surviennent pas, est appelé
à un avenir qui peut devenir brillant. Admirablement situé dans le
triangle Boualé-Bitougou-Kintampo, à la porte de l’Achanti qui
produit le kola, les Ligouy, très remuants, pourront facilement
attirer à eux une partie du commerce qui se fait dans ces trois
localités. Actuellement déjà le village a un air de prospérité ;
ses habitants sont aussi proprement et luxueusement vêtus que les
gens de Kong : ils possèdent même une dizaine de chevaux, ce qui,
pour un village soudanien, surtout dans cette région, est un signe
d’aisance manifeste. Ce sont les gens de Tasalima qui accaparent
une bonne partie de l’or tiré des environs de Ouosipé et de
Sanoudinkara (États de Boualé).
_Vendredi_ 30 _novembre._ — L’étape d’aujourd’hui est des plus
intéressantes. Dès la sortie de Tasalima on commence à s’élever
et à franchir la croupe qui termine un soulèvement de 500 mètres
d’altitude orienté assez sensiblement nord-sud ; puis on franchit
un large col très aplati dans lequel prennent naissance deux jolis
petits cours d’eau aux rives ornées de palmiers ban. De l’autre
côté de ces ruisseaux, sur la base d’un autre soulèvement,
s’élève Diamma, gros village de 500 à 600 habitants, tous
Diammou. Le chemin s’engage ensuite dans une large vallée bornée
par deux soulèvements en forme de pâtés allongés orientés
sud-ouest-nord-ouest. Le sentier, au lieu de suivre le thalweg, se
rapproche au contraire de la montagne de Diamma (800 m.) et enserre
fortement la base. Ce soulèvement, à pentes assez raides, est bien
boisé et semble s’être peu désagrégé, car on ne rencontre que
peu d’éboulis. Cette vallée est entièrement défrichée. Les
cultures sont bien entretenues et consistent surtout en manioc, petit
mil et cotonnières appartenant tant aux gens de Diamma qu’à ceux
des petits villages de Loubié et de Kourmboé, qui se trouvent vers
l’extrémité du vallon, près du fleuve.
C’est à Kourmboé que se trouvent les passeurs. Dès mon arrivée
dans le village je leur manifestai le désir de traverser le fleuve
dans la journée même, car je savais par expérience combien il est
difficile de les décider à se lever de bon matin. Ces gens étant
pour la plupart sous l’influence du gin, je résolus de camper dans
le village en attendant que leur ivresse se dissipât un peu. Comme de
l’autre côté du fleuve on ne rencontre pas de village pendant 50
kilomètres, je fis des provisions en vivres pour quarante-huit heures
et me procurai les cauries nécessaires au prix de passage en vendant
une dizaine de chaînettes en cuivre qui furent enlevées en un clin
d’œil. Je crus aussi opportun de faire un petit cadeau en calicot à
un vieillard qui semblait jouir de quelque autorité dans ce village,
ce qui me valut la promesse de me faire transborder sur l’autre
rive de la Volta dans l’après-midi. Vers trois heures en effet
ce brave homme mit deux captifs et deux pagayes à ma disposition et
je m’acheminai vers le fleuve. Comme sur l’autre rive deux jours
auparavant, une quinzaine de malheureux venant de Bitougou étaient
campés depuis plus de vingt-quatre heures, attendant en vain que
les passeurs voulussent bien les transborder.
Pendant que peu à peu l’unique pirogue calfatée en terre de toutes
parts effectuait le transbordement de mes bagages et de mes hommes,
je procédai à une reconnaissance sommaire du fleuve.
La Volta Noire, que j’ai traversée en sortant du Dafina pour
entrer dans le Gourounsi (entre Boromo et Baporo), et qui déjà à
cet endroit coule du nord au sud en séparant le Lobi du Gourounsi et
Bouna de Boualé, vient se heurter près de Kourmboé à un épais
massif de grès et de granit qui lui barre le passage et la force
à quitter la direction nord-sud pour prendre une direction presque
ouest-est. En aval du point de passage, elle vient une seconde fois se
heurter à un pâté montagneux qu’elle n’a pu entamer, mais dont
elle a fortement érodé la base tout en prenant pendant 2 kilomètres
une direction sud-nord jusqu’à ce qu’elle atteigne la base du
soulèvement de Diamma. Là, le fleuve s’engage dans le défilé
formé par ces deux montagnes, entre lesquelles il s’est creusé
un lit étroit et profond, n’ayant pas plus de 40 à 50 mètres
de largeur ; mais dès qu’il a pu se dégager, il s’épanouit
dans la plaine de Dakourbé-Bampé et il reprend sa largeur normale,
qui est de 150 à 200 mètres, comme nous l’avons vu à Gouroué
deux jours avant.
Au point de passage des pirogues la profondeur du fleuve doit être
considérable. Cet énorme volume d’eau, resserré dans un lit de 60
mètres de largeur à peine, n’a baissé encore que de 1 m. 50 à 2
mètres, et le passage à gué en cet endroit ne peut s’effectuer
que vers le mois d’avril seulement, à la grande satisfaction des
gens de Kourmboé, qui ont ainsi un beau revenu d’assuré pendant
presque toute l’année.
A ce propos j’ajouterai que les _Dioumma_, ou _Diammou_[40], comme
ils se dénomment eux-mêmes, ne m’ont pas paru aussi sauvages
qu’on me les avait dépeints avant que j’eusse fait connaissance
avec eux. A part les chefs, qui malheureusement s’adonnent au gin
avec passion, le reste de la population m’a semblé se livrer avec
soin aux cultures. Dans les quelques villages où j’ai été en
contact avec eux, je les ai trouvés plutôt affables et soumis
qu’enclins au mal et sauvages comme les Gourounga. Je ne suis
pourtant pas éloigné de leur assigner une parenté avec ce dernier
peuple et en particulier avec les _Youlsi_ ou _Tiollé_, qui, comme
eux, ne sont pas tatoués. D’une taille élevée comme ces derniers,
je leur ai trouvé comme type une certaine ressemblance avec quelques
adultes que j’ai bien observés à Mantiala (Gari Adama) et qui
m’ont particulièrement frappé. Le village que je viens de citer
est disposé par groupes de cases comme les villages youlsi, et les
cases elles-mêmes sont semblables aux habitations que j’ai vues
partout lors de mon passage chez les Gourounga : formes extérieures,
dispositions intérieures, tout est pareil. Dans les autres villages
on rencontre bien par-ci par-là une habitation de ce genre, mais
le toit plat en terre est remplacé par un toit en chaume, et toutes
les autres cases sont construites sur le type de celles des Ligouy,
leurs suzerains. Ceux-ci affirment que les Diammou sont apparentés
aux Achanti, et donnent comme seule raison qu’outre leur langue
propre ils comprennent tous l’achanti. Pour moi, ce n’est pas
une raison suffisante : ces gens-là, captifs des Achanti pendant
peut-être plusieurs siècles, ont naturellement appris cette langue,
dont ils ne font du reste usage qu’en parlant aux étrangers.
La même manière de construire les cases n’est pas une raison
suffisante pour apparenter deux peuples. Des gens de même
origine habitant des pays différents, sous d’autres latitudes,
ayant d’autres matériaux à leur disposition, peuvent très bien
adopter la manière de construire des aborigènes ou des voisins. Les
Arabes vivent aussi bien dans des gourbis, sous la tente et dans
des habitations en terre ou en pierres. Les Wolof, dans le Cayor,
optent pour la case en paille, ceux qui deviennent traitants se
construisent des habitations plus confortables en terre, et à Dakar
et à Saint-Louis même, beaucoup habitent des cases en planches.
Mon avis a toujours été que les Gourounga viennent du sud. J’ai
trouvé chez eux, à une latitude où les autres ne les cultivent plus
depuis longtemps, l’igname d’une part et le finsan de l’autre. La
population du Gourounsi est tout à fait hétérogène, parlant
des dialectes et peut-être même des langues diverses. Quantité
de fractions, entre elles, ne se comprennent pas du tout. Il est du
reste intéressant d’observer que tous les peuples qui constituent
ce que les noirs appellent le Gourounsi sont disposés en bandes
étroites parallèles entre elles et orientées sensiblement nord-sud,
ce qui ferait supposer que ces peuples ont remonté les vallées de
la Volta noire, rouge et blanche, et se sont établis sur une rive
ou sur l’autre et le long de ses affluents.
Dire que les Diammou ou Dioumma peuvent être ethnographiquement
rapprochés des Achanti ne peut se soutenir un seul instant. Les
Achanti, tels que je les ai vus partout dans cette région, sont
d’une taille plutôt petite que moyenne, avec de grands yeux sortant
de l’orbite et une tête peu volumineuse, tandis que le peuple dont
il s’agit est d’une forte taille, bien charpenté et musclé ;
on ne voit pas chez eux de membres grêles, ils sont tous de robustes
et vigoureux gaillards.
Dès à présent et sans attendre que de nouveaux explorateurs fassent
plus ample connaissance avec les Dioumma, étudient leur langue et
leurs mœurs à fond, je pense que ce n’est pas se hasarder que de
nier tout lien de parenté entre eux et les Achanti.
_Samedi_ 1er _décembre._ — Désireux de relever les principaux
sommets du massif montagneux dans lequel j’allais cheminer,
je ne me mis en route que lorsque le soleil fut déjà assez haut
sur l’horizon pour dissiper la brume épaisse qui couvrait la
campagne. Malgré le sacrifice que je m’imposais de faire toute
l’étape en plein soleil, je fus mal servi, car non seulement
pendant la matinée mais encore pendant le reste de la journée les
sommets restèrent noyés dans les nuages, de sorte qu’il me fut
impossible de me livrer à un travail sérieux ce jour-là.
Aussitôt après avoir dépassé l’ancien emplacement d’un
village, la direction générale paraît être un pic que l’on
aperçoit assez distinctement dans le sud-ouest, mais qui, au fur
et à mesure que l’on s’en approche, semble se dédoubler,
et bientôt ce que l’on prenait pour un bonnet de police n’est
plus que l’extrémité d’un soulèvement en forme de pâté,
de l’altitude de 1000 mètres environ.
Au pied du pic coule une petite rivière aux berges fortement
érodées. Le sous-sol, que j’ai examiné en plusieurs endroits
en cheminant dans son lit, est constitué de calcaire marneux et
d’argile schisteuse. Sur sa rive droite se trouvent une dizaine de
gourbis : ce lieu sert de campement.
Le massif, dont on longe la base pendant 6 kilomètres, est tantôt
à parois verticales, tantôt à pente assez douce pour en permettre
l’ascension : une végétation très dense mais rabougrie couvre
son flanc, duquel se sont détachés de nombreux blocs de granit
gris veiné de blanc qui gisent épars de-ci de-là et qui forcent le
sentier à faire quantité de détours. Auprès d’une des nombreuses
sources, dont quelques-unes sont ferrugineuses, la présence de
quelques bombax marque encore l’ancien emplacement d’un autre
village qui paraissait plus grand que celui traversé précédemment.
Vers son extrémité sud, le massif semble s’être affaissé
et écroulé. On gravit des croupes et des monticules placés en
désordre dont les strates de grès, disposées sous un angle de 45
degrés, prouvent suffisamment qu’ils proviennent du massif même
et ne constituent pas, comme on pourrait le supposer de prime abord,
de boursouflures distinctes.
Dans ce chaos et à mi-côte se trouve, près d’un petit ruisseau,
un autre groupe de gourbis, campement peu fréquenté à cause de son
exiguïté et de l’éloignement du bois. Ce n’est que 3 kilomètres
au delà, près d’un joli petit ruisseau bordé de bambous et à
quelques centaines de mètres d’une ruine, que se trouve le campement
habituel des gens qui font le trajet entre Bitougou et Kintampo. A cet
endroit il y a une trentaine de gourbis, un mortier pour écraser
les ignames et deux marmites qui permettent de faire cuire les
aliments. Comme il était près de deux heures de l’après-midi,
je me décidai à m’y arrêter, quoique n’ayant pas parcouru la
moitié de la distance qui sépare la Volta de Tambi, premier village
Pakhalla, que l’on rencontre en marchant vers Bitougou.
_Dimanche_ 2 _décembre._ — Comme je n’avais pas fait assez de
chemin la veille, ce fut une longue et pénible étape. En quittant
le campement, on gravit quelques petits mamelons qui se rattachent
à la chaîne de droite. Du point culminant de l’un d’eux, le
guide me fait voir dans le sud-est un petit massif mamelonné au
pied duquel se trouvent les ruines de Fougoula (Banda, en achanti),
ex-capitale des Ligouy. De ces hauteurs sortent quantité de ruisseaux,
tous affluents de gauche de la rivière Tain ; les uns sont sans eau,
les autres bordés d’une belle lisière de palmiers ban (_Raphia
vinifera_) et de palmiers épineux à petites dattes, des marais salés
(_Phœnix spinosa_). A proximité des ruisseaux qui ont de l’eau,
on distingue l’emplacement de villages dont il ne reste comme trace
que les bombax et les baobabs. Les Haoussa qui voyagent sur cette
route y ont construit quelques gourbis servant de campements.
Cette région n’est pas très giboyeuse ; j’ai cependant vu
des antilopes, des bandes de cynocéphales et entendu les appels de
poules de rocher, mais sans avoir l’occasion de tirer aucun de ces
animaux. La végétation n’est plus celle que l’on rencontre de
Konkronsou à Kintampo. La rivière de Takla sert de limite nord à
ce que l’on peut appeler la végétation dense ; au delà, c’est
la triste flore du Dagomba et des environs de Salaga.
L’absence totale de cultures et le groupe des banans de Tambi
que l’on aperçoit de fort loin font paraître l’étape d’une
longueur atroce. Ce n’est que vers deux heures que nous rencontrons
les premiers chemins conduisant dans les lougans, ce qui donne quelque
courage à mes porteurs, en route depuis quatre heures du matin.
Tambi se compose de trois groupes de cases qui s’élèvent sur
un vaste plateau à peu près dénudé sur lequel poussent quelques
groupes de beaux bombax et de baobabs. Ce village est habité par des
Pakhalla, qui semblent vivre dans une certaine aisance : ils possèdent
un beau troupeau de bœufs, des moutons et des chèvres. Nous trouvons
à acheter des poulets et des ignames à un prix raisonnable. Le
tabac à fumer d’assez bonne qualité s’obtient les 300 grammes
pour 100 cauries.
Les gens du village, dont beaucoup parlent le mandé, sont affables
et prévenants. Comme j’étais désireux de camper près du chemin
à suivre le lendemain, on me fit préparer une case bien propre à
proximité, et l’on ne voulut pas tolérer que je campasse sous
l’arbre dont j’avais fait choix.
_Lundi_ 3 _décembre._ — Un chemin bien entretenu et débroussaillé
mène de Tambi à Sorobango ; il traverse un grand village nommé
Bounou, puis un second, ne comprenant que trois ou quatre familles,
nommé Pankouloudougou. Les cinq petits ruisseaux que l’on traverse
se rendent à la rivière Tain.
[Illustration : Campement dans la brousse.]
Sorobango est situé, comme Tambi, sur un plateau inculte ; à part
les magnifiques banans du village, rien n’y pousse, si ce n’est
une herbe courte et mince toute desséchée par le soleil. C’est
pourtant cet endroit qui sert de lieu de pâture au troupeau de
Sorobango, que j’évalue à 400 têtes de bétail.
Ces bœufs, de même race que ceux du Follona, se distinguent par leur
sobriété. Ici personne ne s’en occupe ; les animaux ne sont ni
conduits en pâture ni menés à l’abreuvoir ; le soir ils viennent
se parquer sur les places du village et dans les carrefours ; on en
trouve partout. Les chèvres aussi sont nombreuses.
Dans le village, dont j’évalue la population à 800 ou 1000
habitants, il règne une certaine animation, occasionnée par le
passage de gens se rendant à Bouna, Boualé ou Kintampo. Au centre,
sur une place qui sert aussi de marché, s’élève une mosquée
bien crépie en terre blanchâtre, dont les minarets sont surmontés
de deux grands flambeaux en verre argenté ; extérieurement et
intérieurement elle est exactement semblable à la mosquée de
Lokhognilé (route de Léra à Kong).
[Illustration : Mosquée de Sorobango.]
Derrière l’habitation de mon hôte il y a un splendide cocotier
chargé de fruits, dont les habitants ignorent l’emploi. Rapporté
de la côte, ce coco, planté dans les ordures, a poussé sans
soins. Personne ne songe à en planter d’autres. Les habitants que
j’ai interrogés m’ont dit qu’ils vendaient le coco scié en
deux aux gens qui s’occupent de la vente de la poudre et qui s’en
servent comme mesure : c’est tout ce que les noirs savent tirer de
cet arbre précieux !
On appelle ici le coco : _nasara-tin_ (palmier des chrétiens).
Mon personnel étant devenu presque insuffisant par la perte de mes
ânes, je n’ai pu durant la route détacher personne pour prévenir
le compatriote de Bitougou de ma prochaine arrivée. Ayant trouvé
des gens complaisants à Sorobango, je priai mon hôte de me donner
un courrier pour porter un petit mot à Bondoukou afin d’annoncer
mon arrivée. Le jeune homme revint dans la nuit et m’informa que
l’Européen qui me réclamait était parti il y avait cinq jours
pour se rendre à Amenvi y saluer Ardjoumani, le souverain du Diamman ;
que Sitafa, l’hôte de mon compatriote, avait de suite mis un homme
en route pour Amenvi afin de prévenir de mon arrivée.
[Illustration : Une rue de Bondoukou.]
_Mardi_ 4 _décembre._ — De bonne heure tout mon personnel est
debout et l’on ne se fait pas prier pour se mettre en route. Nous
allons enfin entrer dans un centre où mes noirs pourront exercer leur
verve ; il y a si longtemps qu’ils n’ont pas trouvé l’occasion
de parler leur langue, le mandé-dioula, et tout le long de la route
on n’entend que « _Mokho ta lon, fo sonkourou soro la Gottogo_ »,
ce qui équivaut à « Qui sait ! peut-être trouverons-nous quelque
bonne amie à Bondoukou ».
Kanguélé ou Kangara, gros village que nous traversons, est sur pied
pour me voir passer ; il en est de même à Soumbala, petit village sur
les bords du Tain, qui n’est encore ici qu’un méchant ruisseau.
A Bitougou, où mon arrivée a été annoncée par le jeune homme de
Sorobango, les gens me font cortège. « C’est le frère aîné
du blanc qui est parti pour Amenvi. Conduisons-le chez Sitafa, qui
était le diatigué de son frère. »
Quelques heures seulement après mon arrivée chez Sitafa, je fus
violemment secoué par un accès bilieux qui me força de garder la
chambre pendant toute une semaine.
Je reçus de nombreuses visites de gens de Kong, qui me donnèrent
un peu des nouvelles de toutes les personnes que j’y connais ;
un captif de Diarawary arrivé le même jour que moi m’annonça
qu’il avait croisé l’Européen à Panamvi (route de Kong). Le
lendemain, le courrier de Sitafa revenait d’Amenvi et me confirmait
le départ de M. Treich-Laplène[41] pour Kong. Je me décidai donc
à envoyer un courrier à M. Treich-Laplène pour lui annoncer
mon prochain départ pour Kong, bien résolu, malgré mon état
de santé précaire, à me mettre en route dès que mes forces me
le permettraient. M. Treich-Laplène était arrivé à Bondoukou
dès le commencement de septembre ; les gens auxquels il s’était
adressé pour avoir de mes nouvelles, et entre autres Sitafa mon
hôte, ont été d’une coupable négligence dans cette occasion. Mon
arrivée dans le Mossi annoncée à Kong, la nouvelle s’était vite
colportée et les gens de Bondoukou savaient tous que j’étais
dans ce pays. Il suffisait d’informer mon compatriote qu’en
venant du Mossi on débouche soit à Boualé, soit à Salaga, pour
qu’il envoyât de suite un courrier dans ces deux directions ; mais
ces gens-là sont apathiques au dernier degré, et quand ils se sont
reposés sur la volonté divine par le fameux « _in chi allaho_ »,
tout est dit, il est inutile de prendre aucune mesure. N’obtenant
pas de renseignements, M. Treich s’est dirigé de suite sur
Kong afin de récolter de plus amples détails sur la route que je
suivais. C’était le plus sage parti à prendre. Le jour de mon
entrée à Bondoukou, M. Treich était à Panamvi, attendant ses
guides, qui devaient le rallier à ce point.
Au fur et à mesure que les forces me revenaient, je faisais quelques
petites promenades vers le marché et dans l’intérieur de la petite
ville, car chez Sitafa, dont l’habitation est tout à fait située
dans le sud et sur la lisière de la forêt, on est un peu isolé et
il est difficile de se rendre compte exactement du mouvement commercial
de Bondoukou.
CHAPITRE XIII
Les divers noms du Bondoukou. — Son histoire. — Description de la
cité. — Le marché. — Insalubrité de l’eau. — Des diverses
sauces. — De l’or, du mitkal et de ses subdivisions. — Articles
d’importation et d’exportation. — Départ pour Amenvi. —
Les États d’Ardjoumani. — Un village où l’élément féminin
domine. — Arrivée à Amenvi. — Une audience d’Ardjoumani. —
Bizarre moyen de locomotion employé par les chefs agni. —
Ethnographie. — Costumes. — Habitations. — Coutumes. —
Départ pour Kong. — Beauté de la végétation. — Arrivée à
Panamvi. — Rencontre avec des gens de connaissance de Kong. —
Arrivée sur les bords du Comoë. — Encore un village où il n’y
a que des femmes. — 1er janvier 1889. — Des singes. — Mines
d’or de Samata. — Koniéné et Kolon. — Retour à Kong. —
Rencontre avec Treich-Laplène. — Visites à mes amis. — Nous
signons un traité. — Envoi de courriers. — Nouvelles d’un
courrier parti à ma recherche. — Adieux de la population. —
Visite de l’almamy. — Recherches ethnographiques. — Entrée
dans le Djimini. — Départ de Diawé.
Les Achanti, les Ton et les Pakhalla appellent les territoires soumis
à Ardjoumani : _Gaman_ ou _Diamman_, les Mandé les nomment _Bottogo_
ou _Gottogo_, et les Haoussa et gens de Salaga : _Bitougou_.
Bondoukou ou Bitougou est plus ancienne que Djenné : sa fondation
est antérieure à 1043. D’après Ahmed Baba, qui la désigne sous
le nom de Bitou, c’est en faisant le commerce du sel de Téghasa et
de l’or de Bitou que Djenné s’est enrichie. Il suffit, du reste,
de se promener dans Bondoukou pour acquérir la certitude qu’on
est en présence d’une des plus vieilles cités soudaniennes :
les cendres, détritus et ordures atteignent plusieurs mètres
d’épaisseur. C’est en vain qu’on chercherait des terres
servant à la confection des briquettes pour faire les cases ; aussi
les habitants extrayent la terre nécessaire aux cases à plusieurs
centaines de mètres de l’emplacement actuel de la petite ville,
ce qui est excessivement loin, lorsqu’on songe que le noir est de
son naturel très fainéant. D’autres indices, tels que des ruines
qui s’étendent assez loin, prouvent que le village était jadis
très grand ou qu’il s’est plusieurs fois déplacé.
Actuellement, la plupart de ses habitations menacent ruine ; on trouve
un peu partout des pans de murs écroulés et des rues passant sur
l’ancien emplacement de lieux habités dont il reste des piliers
et des poutres formant portiques.
Dans quelques ruines, j’ai vu un ou deux orangers, dont j’ai
réussi à me procurer quelques fruits. Ces arbres, non soignés,
sont redevenus sauvages, et leurs fruits ressemblent plutôt, comme
goût, au citron qu’à l’orange d’Algérie.
Les quartiers du centre, dans le voisinage du grand marché,
sont habités par des Mandé d’origines diverses, mais venant
principalement de Kong, de Bouna et de Boualé ; ceux du nord sont
occupés par les Marraba (Haoussa), qui s’occupent de la teinture
à l’indigo ; et ceux de l’est, par les Pakhalla et quelques Ton.
Les quartiers mandé portent, pour les distinguer les uns des autres,
les noms du _kémokhoba_ (notable qui y exerce quelque autorité). On
peut donc ajouter au quartier des Haoussa celui des Pakhalla, et ceux
des Mandé Kamakhaté, Timité, Ouattara, Diabakhaté.
A part l’habitation de Sitafa Ouattara, mon hôte, et deux ou
trois autres, ainsi que la mosquée neuve, Bondoukou n’est qu’un
amas de masures. Les deux mosquées sont construites sur le style de
celles de Kong et de Lokhognilé que j’ai déjà décrites ; seule
l’habitation de Sitafa mérite une mention. Bâtie en terre dans le
style des habitations arabes d’El-Arouan (voir Lenz et Caillié)
et comprenant une cour unique sur laquelle donnent les ouvertures
de toutes les chambres, cette habitation, bien crépie en terre
blanchâtre, surmontée d’un couronnement dentelé, avec un minuscule
minaret à chaque coin, fait très bon effet. Malheureusement, la
population qui grouille là dedans laisse à désirer sous le rapport
de la propreté : si l’extérieur est engageant, l’intérieur
de quelques chambres ne répond pas au luxe et à la propreté que
l’on s’attend à y trouver.
La population de Bondoukou s’élève à environ 2500 à 3000
habitants. L’autorité n’y est pas exercée par un chef de village,
comme à Kong ; chaque quartier reconnaît l’autorité du plus ancien
notable. Il y a en outre un chef religieux, l’imam, vénérable
vieillard qui tranche les différends sérieux entre musulmans, et
un chef de village pour les Pakhalla, que l’on désigne sous le
nom de _bambara massa_ (roi des infidèles).
Quoique à Bondoukou il y ait un grand marché et plusieurs petits,
les ressources en vivres ne sont pas grandes ; on peut cependant s’y
procurer tous les jours du bœuf à un prix élevé, des papayes
et quelquefois des bananes ; les ignames et la farine de maïs
se vendent assez cher pour que les étrangers, comme à Salaga et
Kintampo, soient forcés de faire leurs provisions dans les villages
des environs. Quant à se procurer des poulets, pintades, du sorgho
ou du petit mil, il ne faut pas y songer. Ce défaut de ressources
rend le séjour peu agréable pour l’Européen.
Mais ce qu’il y a surtout de mauvais, c’est l’eau ; son
absorption même modérée occasionne des coliques et de fortes
diarrhées aux étrangers ; elle est tirée du ruisseau qui coule à
l’ouest et au sud de Bondoukou et qui est bordé d’une végétation
très dense, parmi laquelle j’ai remarqué le _talli_.
Cet arbre a le tronc assez lisse et blanchâtre, et une feuille
semblable au netté. Il empoisonne les cours d’eau quand ses
racines y baignent ou que ses feuilles ou fleurs y séjournent quelque
temps. Il croît à peu près sous toutes les latitudes et est bien
connu par la plupart des peuples noirs, qui emploient son écorce
pilée, mélangée à de la farine de mil, comme mort-aux-rats.
[Illustration : Habitation de Sitafa (vue extérieure.)]
L’emploi du filtre est sans effet contre ce poison. Les habitants,
pour combattre les coliques et les malaises occasionnés par l’eau,
emploient dans leurs sauces de to des baies très amères cueillies
sur un arbre nommé _damsa_ ou _gamsa_. On en fait un usage constant ;
on voit quantité de ces fruits sur les petits et le grand marché,
et les ménagères ont soin d’en mettre dans tous leurs plats.
En fait de condiments et de sauces, on emploie aussi le _ndatou_, fait
avec de la graine de chanvre, ou encore avec de l’oseille. Cette
sauce, conservée, est surtout employée dans le Kaarta et le
Bakhounou. Je l’appréciais beaucoup, et partout où j’en ai
trouvé j’en faisais usage de préférence à toute autre.
On fait aussi du _banantou_, sauce fabriquée avec des graines
de bombax. On l’emploie surtout dans le Mampoursi, le Dagomba
et le Gondja. Dans beaucoup de régions on prétend que son emploi
journalier prédispose à la surdité, mais je ne puis rien affirmer
à cet égard ; j’en ai mangé pendant des mois en m’en trouvant
très bien.
Enfin le _siradinn tou_ ou _kondoro_, fabriqué avec les graines
de baobab. Employée à Kong quelquefois, cette sauce n’est nulle
part bien appréciée ; on n’en fait usage qu’en cas de disette,
et surtout chez les Bambara du Kaarta.
Dans le Mossi et en général dans la plupart des pays que j’ai
visités, on se fait aussi un régal des sauces préparées à
l’aide de chenilles séchées. Ces chenilles, qui sont vertes, ne se
nourrissent que de la feuille de cé : c’est pourquoi on les nomme
_cé tombo_. J’ai plusieurs fois, par curiosité, goûté à ces
sauces en mangeant mon to traditionnel : je n’ai trouvé cela ni bon
ni mauvais, probablement parce que la ménagère qui m’a préparé
mon plat a été très parcimonieuse. Du reste, les chenilles sont au
préalable réduites en poudre, de sorte qu’on peut en manger sans
s’en apercevoir. Ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai
nullement partagé l’enthousiasme de nos amphitryons.
Si le marché est sans importance, il n’en est pas de même du
commerce qui se fait dans l’intérieur des cases.
Ayant déjà longuement parlé, aux chapitres Kong, Salaga, Kintampo,
du commerce qui se faisait entre ces marchés et Bondoukou pour le sel,
le kola, les étoffes indigènes de Kong, du Djimini, de Boualé,
et des captifs d’origine gourounga, je pense pouvoir passer sous
silence la revue de ces articles pour arriver au commerce de l’or
et des objets d’Europe, chapitre beaucoup plus intéressant pour
nous. Bondoukou peut sans contredit prendre le titre d’entrepôt
d’articles d’Europe, et sous ce rapport il a une importance
beaucoup plus grande que tous les marchés que j’ai visités
jusqu’à présent, ces derniers, y compris Kong et à l’exception
de Salaga, tirant leurs articles d’Europe de Bondoukou. Mais,
avant de parler des objets manufacturés, je crois utile de dire
quelques mots sur l’or ; cela me permettra de fixer le prix avec
ce métal précieux qui sert ici presque exclusivement comme payement
des marchandises d’Europe.
Comme nous l’apprend Ahmed Baba dans son _Tarich es-Soudan_, Bitou
(Bondoukou) était déjà renommé au XIe siècle pour son commerce de
l’or. Actuellement encore on y trouve beaucoup ce métal. Il m’en
coûte certainement d’employer la phrase vague qui précède et
il serait préférable de pouvoir fixer un chiffre. Malheureusement
il m’est impossible d’évaluer ce mouvement, et je crains de
me tromper et d’induire en erreur. Je puis cependant affirmer que
toute personne à Bondoukou possède au moins une balance à or avec
ses _birita_ (poids) et qu’il ne s’est pas passé un jour où
je n’aie vu faire des payements en or, soit chez mon diatigué,
soit dans la première case venue et même dans la rue.
[Illustration : Habitation de Sitafa (vue intérieure).]
A Bondoukou, le mitkal a quantité de subdivisions, et le plus
petit payement qui peut se faire en or est de 150 cauries ou 0
fr. 225[42]. Pour peser cette quantité, on se sert d’une petite
graine rouge corail qui porte une tache noire. L’arbuste qui produit
cette graine donne une liane après laquelle poussent des grappes de
cosses renfermant les graines. Il est très répandu en Casamance,
et les Diola s’en servent pour orner leurs casques de guerre. On
nomme ce poids damma.
2 _damma_ valent une graine de bombax, banan-kili = 300 cauries.
4 banan ou _banan-nani_ se nomment _diappa-kili_ = 1200 cauries.
Le diappa est un terme peu usité. On se sert plus volontiers de
l’expression banan-nani, et l’on est convenu de compter en banan
jusqu’à 8 banan, ce qui se nomme _banan-ségui_ ou _safan-kili_.
Le safan-kili ou 1 safan est exactement le tiers du mitkal et vaut
2600 cauries.
3 safan se nomment indifféremment _mitkal-kili_ ou _diappa-ouoro_. Le
mitkal vaut à Bondoukou 8000 cauries.
1 _mitkal_ plus 1 _safan_ se nomme _tenkoro_.
1 _mitkal_ et demi — _diouassourou_.
1 _mitkal_ et 2 _safan_ — _nanféssourou_.
2 _mitkal_ se nomment _soussou_ 16000 cauries.
3 _mitkal_ — _diouggou_ 24000 —
4 _mitkal_ — _barifiri_ 30000 —
Mais dès qu’il s’agit de plusieurs _barifiri_, on change les
dénominations et l’on ne dit plus _barifiri fla_, _saba_, etc., 2,
3, 4 barifiri, etc., mais _manna fla_, _saba_. Le pluriel de barifiri
est donc _manna_.
L’étalon du mitkal est égal à 24 _graines_ de banan ; cependant,
comme au delà de 7 _banan_ on ne se sert plus de graines, mais
d’objets quelconques en cuivre, fer, corne, os, faïence, etc.,
les poids se perdent peu à peu.
C’est ainsi que j’ai observé que le barifiri pesait exactement 17
gr. 6, poids inférieur à deux fois le _soussou_ (2 mitkal), qui pèse
9 grammes. Cela devrait porter le barifiri à 18 grammes. Les petits
poids sont du reste tous trop forts, et j’explique cette anomalie
ainsi : Les gens de Bondoukou vendent aux villageois qui exploitent
l’or de petits objets, pioches, foulards, calicot, verroteries,
grains de corail, couteaux, etc., dont la valeur ne dépasse jamais 1
ou 2 mitkal d’or ; ils achètent donc l’or avec des poids forts,
et le vendent avec des poids faibles aux étrangers mandé ou achanti.
J’ai, un peu plus haut, parlé du peu de probité des Ligouy dans
leurs transactions ; je porte le même jugement sur les Mandé de
Bondoukou. Pendant mon séjour chez Sitafa, il ne s’est pas passé
vingt-quatre heures sans que j’aie vu ce dévot musulman manquer à
sa parole de commerçant et nier ce qu’il avait avancé la veille,
ou bien renoncer le soir à un marché conclu le matin. A des Achanti
de Dioua (Cape Coast) descendus chez lui, il faisait des payements
de 1 barifiri à raison de 30000 cauries, puis, quand ces derniers
furent sur le point de partir, il tira profit de leur embarras en ne
leur faisant céder (comme intermédiaire ou courtier) le barifiri
qu’à 32000 cauries !
L’or se porte à Bondoukou soit serti dans de petits chiffons noués
avec un fil, soit dans des étuis fabriqués à l’aide de plumes de
gros oiseaux, bouchés avec un tampon en bois. En général, l’or est
en poudre ; on trouve cependant assez souvent des pépites variant de
1 gramme à 18 grammes. J’en possédai moi-même une de 44 grammes
et j’en ai vu une entre les mains de Sitafa du poids de 130 gr. 5.
[Illustration : Bondoukou.]
Mon désir était d’acheter cette pépite de 130 gr. 5, et je
me proposais de faire un sacrifice de 50 francs en plus pour me la
procurer, mais Sitafa n’a pas voulu s’en défaire, et m’a donné
comme raison que tout le village lui connaissait cette pépite ; que
s’il la vendait, cela ne lui porterait pas bonheur, car il la tenait
de son père. Un autre riche musulman auquel je me suis adressé et
qui en possède une de la même grosseur à peu près n’a pas non
plus voulu me la vendre. Les pépites de cette grosseur sont en effet
assez rares, et cela s’explique facilement : les indigènes ne lavent
pour ainsi dire que les alluvions et terres tout à fait à proximité
des cours d’eau, ils sont bien trop paresseux pour porter de l’eau
à une certaine distance, et puis il faudrait piocher le sol, couper
le réseau serré des racines qui en couvrent la surface : ce serait
une besogne trop fatigante pour des gens qui n’aiment pas le travail.
Par ici, et contrairement aux bassins aurifères du Lobi et du
Gourounsi, l’or ne se trouve que dans les terrains boisés que nous
sommes convenus d’appeler la _végétation dense_. Ils s’étendent
du Diamman aux environs de Krinjabo. C’est certainement sous cette
végétation vierge qu’on doit trouver les filons dont les eaux
désagrègent les morceaux friables, les petites parcelles et pépites
de faible poids, pour les entraîner dans les cours d’eau.
La valeur en cauries que j’ai donnée en regard des divers poids
d’or ne s’applique qu’à Bondoukou même : dans tous les villages
où l’on exploite l’or, le _damma_ ne vaut que 125 cauries et le
_banan_ 250, ce qui porte le mitkal à 6000 cauries seulement au lieu
de 8000 qu’il se paye à Bondoukou.
Les articles d’Europe qui font l’objet des échanges les plus
importants sont au nombre de sept, savoir :
1o Le foulard rouge, dessin noir et blanc, se vend, les 15 douzaines,
1 _barifiri_, en chiffres ronds 50 francs, c’est-à-dire un peu
moins de 28 centimes pièce ;
2o Le coton rouge filé qui entre dans la confection des étoffes
indigènes et surtout des _el-harrotafe_ de Kong : 60 à 65 écheveaux
pour 1 barifiri, environ 75 centimes l’écheveau.
3o Le drap rouge dit _mourfi_, les 12 mètres carrés : 1 barifiri,
ou 4 fr. 16 le mètre carré.
4o Le cuivre en baguettes de 1 mètre, suivant la grosseur, le cent :
50 francs à 62 fr. 50.
5o Les colliers en corail, brins, tout petits, d’une valeur de 28
centimes en France ; le cent : 50 francs.
6o Une brocade blanche bien apprêtée, largeur 75 à 80 centimètres,
pliée en piécettes des 10 _yards_ : 12 à 14 piécettes pour 1
barifiri ou 50 francs. Le mètre environ, 40 centimes.
7o Une sorte de tissu rouge, d’une largeur de 35 centimètres,
dont j’ai perdu le métrage : 38 à 40 piécettes pour 1 barifiri.
Ces articles, de monnaie courante à Bondoukou, sont presque tous de
provenance étrangère, anglaise ou allemande, et viennent de _Dioua_
(Oqoua ou Cape Coast) par Koumassi, et d’Assinie et Grand-Bassam par
Krinjabo. Ils sont apportés à Bondoukou par des Achanti marchands,
désignés sous le nom de _galli_ (du verbe mandé _gallo_, « vendre,
échanger, trafiquer »). Ces galli constituent une société à
part ; comme les _dioula_ dans le Soudan, ils passent partout ;
ainsi, actuellement, tout Achanti non galli s’aventurant dans le
Diamman a le cou coupé par les Ton, tandis que les Achanti dits
galli passent partout.
L’inimitié semble avoir régné depuis une époque reculée
entre l’Achanti et le Gaman ou Diamman. Bowdich nous parle d’une
invasion du Gaman par Saï Apokou, souverain de l’Achanti, vers
l’année 1720, puis le même auteur signale une autre guerre entre
les deux puissances en 1819. Le Gaman n’a jamais été tributaire
de l’Achanti.
Très actifs, ces galli sont en outre sobres et économes : jamais ils
n’ont fait chez Sitafa plus d’un repas par jour, et encore ne se
composait-il que d’une très petite quantité de to d’ignames. Leur
unique vêtement consiste en un grand plaid en calicot de couleur,
qui leur sert aussi de couverture la nuit.
Il n’y a que ceux qui n’ont pas l’expérience suffisante qui se
laissent prendre au change des cauries ; les anciens sont impitoyables
et n’acceptent en payement que de l’or de préférence, ou bien
des captifs, du beurre de cé, des étoffes de Kong (couvertures
siriféba) ou des étoffes de Djimini et de Boualé.
Les Galli apportent aussi de la côte de menus objets, gros couteaux,
glaces, verroteries, etc., puis les piments longs dits _kani_ et le
piment dit _Niamakou_ que les gens de Kong portent sur Djenné.
Comme industrie, il y a le tissage et la teinture, mais la production
ne dépasse pas la consommation locale ; nous avons vu plus haut que
ses habitants, sous ce rapport, sont tributaires de Kong, Boualé et
Djimini. Bondoukou est aussi près de Krinjabo que d’Oqoua ou Dioua
(Cape Coast), et nous pourrions y vendre beaucoup de nos produits,
malheureusement nous n’avons pas de traitants noirs à la côte,
c’est ce qui nous fait défaut. Sans nous avilir à fabriquer et
imiter ces objets manufacturés allemands et anglais que j’ai
cités, nous pourrions y écouler, avec de beaux bénéfices,
des satinettes, des florences, des étoffes de laine légère,
des vêtements confectionnés arabes, haïks, turbans, gandouras,
culottes, selles de prix, etc., sans compter les livres saints
musulmans et quantité d’autres articles dont je me propose de
donner la nomenclature dans un chapitre spécial.
Comme à Bondoukou je ne me trouvais éloigné que de deux jours
de marche d’Amenvi et que j’ignorais si mon compatriote avait
réussi oui ou non à y faire accepter notre pavillon, je me mis
en mesure d’aller visiter le chef Ardjoumani afin de traiter au
besoin avec lui dans le cas où mon compatriote ne l’aurait pas
fait. L’importance qu’a pour nous la région Bondoukou ne peut
échapper à personne. Ce pays et ceux de la rive droite du Comoë
sont les portes par lesquelles nos produits de France devront passer
pour entrer dans les États de Kong, dont la population intelligente,
active et commerçante se chargera de les drainer par toute la boucle
du Niger.
_Jeudi_ 20 _décembre._ — Comme les relations de Bondoukou avec
Amenvi, résidence royale d’Ardjoumani, sont à peu près nulles
au point de vue commercial, l’état des chemins s’en ressent. A 1
kilomètre de Bondoukou, dès que l’on a quitté le chemin de Kong
par Bondou, il n’existe plus qu’un affreux sentier qui se perd en
maints endroits. Le sentier entre dans la végétation dense dès la
sortie de Bondoukou. Une belle petite rivière au courant rapide et
ses affluents, que l’on traverse, nous obligent par leurs berges
à pic à tailler des rampes d’accès pour y faire passer mes deux
chevaux. Ces cours d’eau prennent leur source dans un petit massif
mamelonné duquel sortent aussi la rivière Tain et quelques-uns de
ses affluents. Quoique le relief des sommets principaux ne dépasse
pas 50 à 60 mètres, les pentes excessives du sentier mal tracé
et les pierres roulantes rendent la marche très pénible pour
les hommes et les animaux. Aussi ce n’est qu’à midi que nous
atteignons Kouffo, tout petit village perché sur le sommet d’un
de ces mamelons. Ce petit village ne se trouvant pas tout à fait à
moitié chemin d’Amenvi, je me décide à pousser jusqu’à Sapia,
situé à 3 ou 4 kilomètres plus loin.
Entre ces deux villages coule une petite rivière de 6 mètres de
largeur dont les abords et le lit sont percés de puits à or, ce
qui rend son passage difficile. J’eus l’imprudence de vouloir la
traverser sans mettre pied à terre. Mon cheval s’embourba de telle
façon, qu’il me fallut près d’une demi-heure pour dégager
ses jambes de derrière. Le bain forcé que je pris me fit perdre
une boussole de rechange à fond lumineux, que je serrais dans les
fontes et qui m’était fort précieuse dans les marches de nuit.
[Illustration : Bain forcé.]
A Sapia, où nous arrivons vers deux heures de l’après-midi,
nous ne trouvons pas d’hommes ; ils sont tous partis dans les
lougans. Les femmes me conduisent chez le chef de village. C’est une
jeune veuve, parente d’Ardjoumani ; elle donna des ordres afin de me
faire installer rapidement. Je fus très bien reçu dans ce village,
où l’élément féminin commande et domine. Le lendemain matin il
me fallut me démener pour partir : on voulait nous forcer à passer
la journée dans le village. Sapia est le premier village ton que
l’on rencontre en marchant vers l’ouest.
_Vendredi_ 21 _décembre._ — De Sapia à Amenvi on peut dire qu’il
y a un chemin. Les villages de Zerré, Iéguéla, Tabaye et Barakody,
peu éloignés les uns des autres, ont des relations entre eux, de
sorte que cette étape se fait sans trop de fatigue. A Tabaye, où
réside un parent d’Ardjoumani, que je vais saluer, on me donne,
sans que je le demande, un guide jusqu’à Barakody, afin que je ne
m’égare pas dans les nombreux sentiers qui vont dans les cultures
et les villages voisins.
Les collines ont fait place à de belles vallées verdoyantes,
couvertes d’une épaisse végétation de grands ajoncs, nommés
_sangandié_ en mandé. Les hautes terres sont parsemées de splendides
rôniers qui fournissent le vin de palme à toute cette région.
[Illustration : Un coin d’Amenvi.]
C’est au milieu d’une de ces clairières de rôniers que s’est
fixé Ardjoumani. Son village porte, outre le nom d’Amenvi, celui de
Zaranou ; il n’a rien qui puisse faire supposer la résidence d’un
souverain commandant à des États dont la superficie est de près
de 50000 kilomètres carrés. Un amas de cases, tant rectangulaires
que rondes, entourées de clôtures en roseaux et couvertes de toits
en feuilles de rôniers, comprenant une rue centrale orientée à peu
près nord-sud, dans laquelle circulent des bœufs et quelques ânes
fétiches en liberté, constitue la capitale de cet important pays.
Ardjoumani, dès qu’il fut prévenu de mon arrivée, me fit installer
dans un groupe de cases proprettes, et le soir vers cinq heures il
me fit dire qu’il me recevrait.
A l’heure indiquée, son porte-canne étant venu me chercher,
j’allai saluer notre nouvel allié, devant la case duquel je vis
flotter nos chères couleurs nationales.
Sous un immense parasol bleu, entouré d’une large bordure flottante
en drap garance, Ardjoumani, drapé dans un pagne amarante galonné
or et rouge, était assis sur une chaise en bois ornée de clous en
cuivre et fumait une pipe en terre fort bien culottée. Il me fit
signe de m’asseoir à droite et devant lui.
Comme il est de rigueur ici, j’allai d’abord saluer d’un
geste les princes, fils, petits-fils, neveux, etc., assis sur des
tabourets à la gauche du chef, puis les vieux, conseillers, captifs
influents, assis à sa droite. Devant lui, deux jeunes gens, porteurs
de l’épée royale, faisaient face au groupe. L’épée, ou plutôt
le sabre d’Ardjoumani, est une longue lame en forme de yatagan de
1 m. 20, munie de dents comme une scie ; elle est surmontée d’une
poignée en or fondu, creuse, comprenant une double pomme (d’un
poids d’environ 1 kilogramme). Elle est dépourvue de dessins,
mais ornée d’un quadrillage assez bien tracé.
Cette première entrevue, fort courtoise, ne fut qu’une visite de
politesse, dans laquelle je me bornai à demander au chef un plus
long entretien pour le lendemain. Ardjoumani me fit l’éloge de
M. Treich-Laplène, qu’il disait mon jeune frère, et m’informa
que les hommes qui devaient lui porter ma lettre datée de Sorobango
n’avaient pu le joindre et étaient revenus, lui disant que M. Treich
devait être actuellement à deux ou trois marches de Kong.
_Samedi_ 22 _décembre._ — Dans ma visite du lendemain, Ardjoumani,
mis par moi sur la question du traité, m’apprit qu’il venait
d’en signer un avec M. Treich-Laplène, et me montra l’expédition
laissée entre ses mains ; il renouvela devant moi les engagements
pris avec mon compatriote, protesta hautement de son amitié pour la
France et de son désir de voir les routes s’ouvrir vers la Côte ;
de son côté, il promettait de faciliter le voyage vers la mer à
tous les marchands qui voudraient passer chez lui. L’entretien
se termina par l’examen de mes deux fusils Beaumont et un tir au
revolver dirigé sur les cocos des rôniers.
[Illustration : Ardjoumani et ses fils, roi de Bondoukou.]
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★ ★
Limité à l’ouest par le Comoë, qui le sépare de l’Anno et des
États de Kong, le pays d’Ardjoumani s’étend au nord jusqu’au
Lobi, à l’ouest jusqu’à la Volta, englobe le Fougoula (pays
des Ligouy) pour toucher à l’Achanti entre Kwobyne et la rivière
Tain et au Sahué, à quelques kilomètres au sud des sources du
Mézan. Enfin, les États du Bondoukou donnent la main à nos pays
de protectorat, qui comprennent dans cette direction : l’Indénié
ou Ndénia, l’Alangoua, le Bettié, l’Akapless et le Sanwi (pays
de Krinjabo).
Politiquement, les États d’Ardjoumani comprennent :
I. La partie sud, touchant à l’Indénié et au Sahué, qui porte
le nom générique d’Abron ou d’Abonno, mais que l’on désigne
aussi souvent sous le nom d’Asikkaso (endroit de l’or) lorsqu’on
veut spécialement désigner la région aurifère qui s’étend
d’Annibilékrou à Krobo.
On y parle la langue d’Agni et le ton (dialecte achanti).
Le point le plus important de l’Abron est Annibilékrou. C’est
ce village qui est la clef des communications de la région ; il est
en relation :
1o Avec Krinjabo et Assinie par Diambarakrou et Iaou.
2o Avec Bettié et Grand-Bassam par Abengourou, Zaranou et
l’Alangoua.
3o Avec le Morénou et l’Attié par Abengourou et Aniasué.
4o Avec le Baoulé par Yacassé, Ammoaconkrou (capitale de
l’Indénié) et Eléosou et Attakrou.
5o Avec l’Anno et Kong par Tenkoualan, Abé sur Zanzanso,
Gouènedakha (Mango), le Djimini et Kong.
6o Avec l’Anno et Kong par Tenkoualan, Duhinabo, Kottobo et
Gouènedakha (Mango).
7o Avec le Barabo par plusieurs chemins qui aboutissent à Talagnini
et Sandui et qui se dirigent de ces deux points par Kourounza sur le
Djimini et Kong ou par le territoire des Pakhalla sur Bouna et le Lobi.
8o Sur Amenvi ou Zaranou (capitale d’Ardjoumani) et Bondoukou par
Annofonto et Voirabo d’une part et Denba et Sikkaso de l’autre.
9o Sur Bondoukou par Dadiasi et Darbri.
10o Sur Cape Coast par le Sahué et la vallée supérieure du Mézan.
L’Abron et l’Asikkaso sont arrosés par la rivière Ba et ses
affluents et la rivière Yéfou qui se jette dans le Ba un peu avant
son confluent avec le Comoë, à quelques kilomètres en amont de
Duhinabo.
II. La partie centrale, appelée Diamman ou Gaman, mais mieux connue
sous le nom de Gottogo ou Bottogo non seulement par les Mandé,
mais encore par tous les peuples de la boucle du Niger. Le centre
principal est Bondoukou (Bottogo, Gottogo, Bitougou, etc.), dont nous
avons déjà eu l’occasion de parler. On y fait usage du mandé
pour les affaires, mais on se sert aussi du dialecte achanti des Ton,
et du _Ngouala_ (langue des Pakhalla). Le Diamman est arrosé par le
cours supérieur du Tain, les sources de la rivière Ba et quelques
affluents de la Volta.
III. Le Fougoula ou pays des Ligouy ; on y parle le vei, le
mandé-dioula, le diammoura et l’achanti.
IV. Le Barabo, région qui s’étend de l’Abron le long du Comoë
jusque vers le district de Nasian. Il est peuplé d’une colonie
mandé très nombreuse, venue du Diammara et du Tagouano, qui a rendu
tributaires quelques autochtones (Pakhalla). Ses centres les plus
importants sont : Sandui, Yoroboudi et Talagnini.
V. Le territoire des Pakhalla.
Ardjouma ou Adjimani ou Ardjoumani (Vendredi) est originaire d’une
famille de l’Abron, de race bouanda-agni, venue d’un pays appelé
Demma, sur les confins de l’Achanti.
Il a succédé à Héba ou Héboï, qui, lui-même, a succédé
à Fofié : c’est le plus ancien roi dont on ait conservé le
souvenir. Ce Fofié a été tué dans une guerre contre l’Anno,
sur les bords du Comoë, à une centaine de mètres du village de
Moroukrou (Anno) (voir chapitre XIV).
Bowdich raconte que Saï Apokou, le roi de l’Achanti, qui acheva
Koumassi, fit une invasion dans le Gaman. Le roi qui régnait alors
au Gaman se nommait Abo. Bowdich dit que, devant les troupes achanti,
Abo prit la fuite et se réfugia dans les États de Kong. Ceci se
passait en 1720.
Le même auteur nous apprend que les pays tributaires de l’Achanti
étaient le Sahué, l’Akim, l’Assin et le Ouarsâ ; que le Coranza
était exempt de charges pour services rendus à la guerre ; et enfin
que l’Inta (région de Salaga) et le Dagomba payaient annuellement
un faible tribut à l’Achanti.
D’après l’auteur précité, ni l’Anno ni le Gaman n’auraient
jamais relevé de l’Achanti. Ceci concorde absolument avec les
renseignements que j’ai obtenus en traversant ces pays — ce qui
ne manque pas de donner du poids aux renseignements rapportés par
le voyageur anglais du commencement de ce siècle.
Mais revenons à Ardjouma et aux prétendants éventuels à sa
succession.
Le premier héritier du trône s’appelle Adoukadjou ; il habite
Adoukadjoukrou.
Le deuxième héritier se nomme Andrufi ; il est chef de Bambaso. Les
autres chefs influents sont : Annibilé, chef d’Annibilékrou,
Papey et Boitène, qui résident près de Bondoukou.
Le mode de succession est analogue à celui de tous les peuples de
race agni-achanti et le trône se transmet aux neveux, fils de sœur ;
la charge de premier intendant du royaume est occupée par le fils
aîné du roi régnant.
Cette charge est actuellement remplie par Diassy, fils aîné
d’Ardjouma ; il habite dans un petit village près de Bambaso.
A la suite de nombreuses exactions commises par Diassy, tout
un parti s’est rallié à l’ancien intendant du royaume, au
fils aîné d’Héba, qui se nomme Cocobo. Cet état de choses a
engendré une lutte entre ces deux fonctionnaires ; ils mettent à
sac alternativement des villages du royaume.
Ardjouma ne sévit que mollement ; il n’ignore pas que son fils
Diassy a de grands torts ; comme père il lui pardonne, et sa faiblesse
pour ce fils l’empêche de le mettre à la raison.
Cocobo, l’ancien intendant, a un frère qui jouit aussi d’une
assez grande influence dans le pays, mais qui reste en dehors de
toutes ces chicanes ; il se nomme Couassy Sékré et habite Tabaye
(entre Bondoukou et Amenvi).
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★ ★
Comme Ardjoumani me priait avec instance d’attendre le retour ici
de M. Treich, je crus bien faire, pour éviter de le froisser, de ne
pas brusquer mon départ, et je lui promis de prolonger mon séjour de
vingt-quatre heures. C’était déjà pour moi un grand sacrifice,
Amenvi n’étant pas précisément bien agréable. Ce village n’a
pas de cultures, et toutes les provisions se tirent des environs ;
ce n’est qu’avec les plus grandes difficultés que l’on peut
s’y nourrir, et si les vivres ne vous viennent pas du chef on risque
d’y mourir de faim. Les parents, amis ou captifs de la famille
royale, tout en vivant un peu aux dépens d’Ardjoumani, se créent
des ressources en or, soit comme part de prise dans les razzias de
captifs que fait ce souverain sur les frontières de l’Achanti,
soit dans la perception de l’impôt, qui doit se faire, comme chez
tous les peuples noirs, d’une façon plus ou moins arbitraire.
Au moment de mon passage à Bondoukou et pendant mon séjour à Amenvi,
les chefs ou agents d’Ardjoumani partaient précisément, en vue de
la perception de l’or. Rien n’est curieux comme le départ de ces
personnages. Assis dans un long panier porté sur la tête de quatre
esclaves, et précédés de deux ou trois tam-tams, suivant son rang,
le chef essaye de se donner un air d’importance en faisant flotter
son plaid en étoffe voyante sur les flancs du panier, et tournoyer
son ombrelle dans tous les sens. Le cortège se complète par les
captifs porteurs de la chaise ou du tabouret du chef, auquel est
presque toujours fixée une sonnette ; puis les porteurs de gris-gris,
— queues de bœufs, de chevaux ou d’éléphants, — et enfin le ou
les porte-épée ou porte-canne, qui transmettent les paroles du chef.
J’ai vu aussi monter à âne à Amenvi, mais ce n’est que
l’exception ; ceux que j’ai vus n’étaient pas des chefs. Ceux-ci
doivent, ou se faire porter en panier, ou bien monter à cheval ;
mais comme cet animal ne vit pas ici, le pays ne produisant ni sorgho
ni graminées propres à sa nourriture, c’est le mode de transport
en panier qui est le plus pratique et le plus usité.
Dans le Diamman (Bondoukou et ses environs), la population, à
l’exclusion des colonies mandé fixées à Bondoukou et dans
quelques gros villages, est composée à peu près de gens de même
race que les Achanti. On les désigne sous le nom de Ton. D’une
taille un peu plus élevée que les Achanti du Coranza et les galli
qui viennent commercer à Bondoukou, il est facile de reconnaître
chez eux les caractères physiques de la race achanti, avec laquelle
je les crois fortement apparentés. La langue qu’ils parlent est
l’achanti presque pur. Plus au sud, à environ une journée de
marche d’Amenvi, dès que l’on entre dans l’Abron, les Ton
sont déjà fortement mélangés à des gens qui semblent de même
race que les Sanwi (gens de Krinjabo) et que l’on désigne sous le
nom de _Bouanda_ ; ils parlent la langue de Krinjabo, — la langue
_agni_. Les Ton, qui vivent à côté des Bouanda, dans l’Abron, ont
conservé le dialecte des Ton du Diamman, mais la plupart comprennent
l’agni ; cette langue, dans l’Asikkaso déjà, est seule en usage,
et s’étend par le Sahué et le Sanwi jusqu’à Assinie.
Les Ton, tels que je les ai vus dans le Diamman, sont d’une propreté
excessive ; ils passent plusieurs fois par jour un temps très long
à se savonner, se baigner et se frictionner à l’aide de fibres
de palmier en guise d’éponge, après quoi vient le graissage
de tout le corps, au beurre de cé ou à l’huile de palme. Comme
l’usage d’une coiffure quelconque, bonnet ou chapeau, leur est
absolument inconnu, leur chevelure est l’objet de soins très
minutieux. Rarement ils se rasent la tête : ils se coupent les
cheveux à l’aide de ciseaux et les peignent soigneusement avec des
peignes en bois fabriqués par eux ou des peignes en corne venus de
la côte. Leur vêtement consiste en une bande d’étoffe portée
comme ceinture et passant entre les jambes. Avec cela, ils portent un
pagne en cotonnade de couleur voyante de provenance européenne ou
fabriqué dans le pays, dans lequel ils se drapent fièrement comme
dans un plaid.
Comme bijoux, ils se parent volontiers de colliers et de jarretières
en pierres ou perles ordinaires, auxquels est souvent suspendu,
en guise de médailles ou de pendeloques, un petit morceau d’or,
travaillé dans le pays.
[Illustration : Départ des agents d’Ardjoumani.]
Ainsi accoutrés et munis d’une ombrelle, les Ton tranchent sur
les autres peuples noirs et surtout sur les musulmans, auxquels ils
n’ont pas cru devoir emprunter les vêtements confectionnés. Comme
chez les Achanti, ni hommes ni femmes ne sont tatoués.
Le costume de la femme ne diffère pas, pour ainsi dire, de celui
des autres Soudaniennes ; elles portent le châle ou voile et
se ceignent les reins d’un pagne qui est porté par-dessus une
tournure assez volumineuse en forme de traversin, comme en ont les
femmes mandé-dioula de quelques pays que j’ai visités.
Les habitations en usage chez les Ton sont de plusieurs types :
rondes, rectangulaires ou carrées ; elles sont construites en bambou
ou branches de palmier ban, légèrement enduites de béton ou terre
glaise et badigeonnées en ocre rouge ou noire.
Presque toutes sont recouvertes en feuilles de rônier et en
chaume. J’ai remarqué que les cases rondes étaient généralement
réservées aux femmes, tandis que les carrées ou rectangulaires
constituent le _home_ des jeunes gens ou des maris. Tous ces types
de cases se distinguent des constructions des autres Soudaniens par
des ouvertures larges et spacieuses en guise de portes et par leur
surélévation au-dessus du sol.
Quelques cases rectangulaires d’Amenvi, de Tabaye et de Marawi ont
leurs façades ornées de piliers et de dessins en creux moulés
sur des lianes ou brins de bambou disposés en arcs, en cercles,
triangles, losanges, etc. Rarement on les trouve isolées ; on les
rencontre toujours par groupes de quatre cases formant un carré et
une petite cour centrale. Ainsi disposés et munis de toits assez
élevés, ces logements sont agréables à habiter, surtout pendant
les heures chaudes, puisque deux d’entre eux sont toujours au moins
à l’abri du soleil.
L’ameublement consiste en nattes, chaises de divers modèles,
tabourets, peaux de singes servant de sièges, quelques bassins en
cuivre et des cruches en grès de provenance d’Europe. Au plafond
est généralement suspendue une lampe en fer, à l’aide de deux
chaînettes.
Les occupations des Ton sont les cultures, l’extraction de l’or,
la récolte du vin de palme, le tissage.
S’il m’est difficile d’édifier le lecteur sur l’état
des cultures de cette région, il m’est encore moins facile de
le renseigner sur l’extraction de l’or : ce dernier travail
n’ayant lieu que pendant l’hivernage, je n’ai pas eu l’occasion
d’assister à des lavages.
Ce qui m’a frappé, c’est que depuis mon dernier passage de la
Volta je n’ai pas vu un seul lougan ; il semblerait que les Ton et
les Pakhalla, leurs tributaires, aient pris un soin jaloux de cacher
leurs _diakha_ (champs d’ignames). Ces champs doivent se trouver
à de très grandes distances des lieux habités, les travailleurs
ne rentrant jamais que longtemps après le coucher du soleil. Dans
les jardins aux abords des villages, on peut cependant voir un peu de
maïs, du manioc, des papayes et surtout des bananiers ; l’indigo
et le coton sont inconnus par ici.
Le coton, qui leur vient des régions plus au nord, est filé par
les femmes. J’ai vu quelques Ton, très entendus dans le tissage,
faire des dessins assez symétriques en damiers ou en raies. On peut
cependant dire que cette industrie est peu prospère. Les Ton tirent
leur linge de la Côte, ou bien ils se servent d’étoffes indigènes
fabriquées par les peuples voisins.
La religion des Ton me paraît offrir quelque analogie avec le culte
des Mandé-Bambara et Malinké ; comme eux, ils ont dans un lieu
écarté du village une case à fétiche (_namabong_, en mandé)
soigneusement préservée des regards des profanes par une clôture
en aloès et des arbres dans lesquels sont disposés des chaudrons
sur lesquels on sacrifie les poulets.
Ils possèdent aussi toute la série des sorciers mandé dits
_soubakha_ (maîtres de la nuit), et pendant la nuit on entend rôder
dans le village les _koma_ et les _dou_, déguisés avec des vêtements
en fibres de palmier et tirant de cornes d’animaux des sons qu’on
ne peut comparer à aucun cri connu ; ils se servent pour cela de
grandes cornes de bœufs sauvages d’une variété connue par les
Mandé sous le nom de _minnaba_.
Ce peuple a aussi de nombreux _tenné_ (fétiches). Ainsi tel ou tel
bois apporté dans le village, ainsi que la vue de tel ou tel animal,
peuvent entraîner les plus grands malheurs sur le pays. Beaucoup de
Ton ont pour fétiche les chèvres, d’autres les escargots, etc.
Si leur religion se bornait à l’observation et à la pratique
de ces mœurs ridicules, les Ton ne seraient pas à blâmer, mais
malheureusement, comme les Sanwi, les Achanti et les peuples du
Dahomey, ils se livrent à la cruelle pratique des sacrifices humains,
non seulement à la mort de leur souverain, mais encore à propos de
la mort de tout individu ayant joui de quelque influence.
Le décès d’un personnage de marque donne lieu à des sacrifices
humains qui atteignent quelquefois des proportions plus fortes
qu’on ne se l’imagine, et à des orgies qui, sans se renouveler
souvent, sont menées tellement à fond qu’elles occasionnent la
famine de toute une région. Les convives ont le droit de s’inviter
eux-mêmes et de piller partout ; quand une bande semblable s’abat
sur un village, c’en est fait de lui : tout ce qui n’est pas à
l’abri, bœufs, moutons, volailles, ignames, bananes, est dévoré ;
le village n’est évacué que lorsqu’il n’y a plus rien à
manger et à voler. Je suppose que c’est la raison pour laquelle
tous les villages, tant Ton que Pakhalla, dissimulent si bien leurs
cultures, car de la Volta à Bondoukou et de ce point au Comoë,
je n’ai jamais eu l’occasion de voir un lougan.
[Illustration : Types de Ton avec leur ombrelle.]
Cette coutume des sacrifices semble avoir été instituée pour
préserver les chefs et personnages influents des morts violentes,
le poison jouant dans ce pays un rôle considérable.
A l’avènement d’un roi, on rassemble sa maison civile et militaire
et toutes les personnes qui, de près ou de loin, approchent le
souverain, et on leur tient le langage suivant : « Vous avez tout
intérêt à prolonger la vie de votre maître ou souverain, de veiller
à son entière sécurité et d’empêcher qu’il ne soit empoisonné
ou tombe dans une embûche quelconque. Votre vie est entièrement liée
à la sienne : le jour où il mourra, vous serez tous décapités. »
C’est en effet ce qui a lieu : une partie des esclaves sont
exécutés. Ces sacrifices humains, sans atteindre les chiffres
fantastiques dont parlent souvent les publications, s’élèvent
cependant encore à un nombre de victimes qui varie de 8 à 20. Ce
nombre s’accroîtrait certainement si l’esclave n’avait pas, dans
cette région déjà, une valeur assez forte pour qu’il n’existe
pas en grande quantité comme dans le Mossi et les pays limitrophes.
Treich m’a dit avoir assisté, lors de son passage, à un massacre
de ce genre, à l’occasion de la mort d’un personnage influent de
Bondoukou. Les Mandé m’en ont aussi souvent parlé, mais moi-même
je n’ai jamais eu l’occasion d’assister ni de près ni de loin
à une semblable scène de sauvagerie.
Si nous nous reportons de dix-huit siècles en arrière, nous trouvons
que nos ancêtres les Gaulois avaient des coutumes à peu près
aussi barbares ; aujourd’hui nous semblons l’avoir complètement
oublié. Pourtant nous lisons dans notre histoire :
« Tout ce que le défunt a chéri pendant sa vie, on le brûle
après sa mort, même les animaux. Il y a peu de temps encore, pour
lui rendre les honneurs complets, on brûlait ensemble les _esclaves_
et les _clients_ qu’il avait aimés », etc.
_Dimanche_ 23 _décembre._ — Dans l’après-midi, je me disposais
à aller voir Ardjoumani pour lui demander de me faire partir
le lendemain afin de rallier Kong. A la même heure me parvint un
courrier de M. Treich-Laplène daté du 15 décembre. Il m’informait
que, depuis quelques jours, arrêté à Nabaé, sur les bords de la
rivière Comoë, pour attendre la réponse du chef de Kong, il venait
d’apprendre par un marchand mon arrivée à Bondoukou.
C’était afin de s’assurer de la vérité de la nouvelle qu’il
me dépêchait un courrier ; il m’informait également que,
s’il recevait l’autorisation de se rendre à Kong, il pousserait
jusque-là en attendant qu’il pût se mettre à ma disposition.
Je saisis avec empressement cette occasion pour faire accepter mon
départ par Ardjoumani ; il ne fit du reste aucune difficulté et me
laissa partir en mettant avec complaisance un guide à ma disposition.
_Lundi_ 24 _décembre._ — Sous cette latitude et tant que l’on
se trouve dans la région de la végétation dense, l’heure du
départ, même pour les marches longues, peut être retardée sans
inconvénient ; le matin jusque vers dix ou onze heures il brouillasse
assez fortement pour que sous bois on se croie surpris par une pluie
fine, et le soleil ne paraît guère avant une heure et demie ou
deux heures de l’après-midi. Dans ces conditions et même lorsque
le tracé du sentier laisse à désirer, on peut faire du chemin ;
aussi les Ton, qui sont de véritables « hommes de brousse »,
comptent-ils par étape 25 à 30 kilomètres en dehors des lacets et
circuits. D’Amenvi à Krinjabo, par exemple (250 kilomètres à vol
d’oiseau), ils comptent 9 à 10 jours de marche ; en réalité il
y en a bien 25.
De l’autre côté de la petite rivière, en pleine forêt,
se trouvent deux villages de culture, autour desquels il y a un
peu de maïs, du manioc, des bananiers et des papayers ; mais ces
cultures sont étouffées par la végétation, on les dirait presque
abandonnées des habitants, qui, peut-être par paresse, ne s’en
occupent pas. Ces deux lieux de culture portent le nom de Mandadiasisim
et Iatiésisim, ce qui veut dire en ton « case de culture de Mandadia,
de Iatié ».
Plus loin, on traverse deux villages plus importants, Tengouvini et
Maravi, également situés en forêt, mais dans d’assez grandes
clairières. A Maravi, où je m’arrêtai quelques instants,
les habitants m’offrirent des bananes, des papayes et du vin de
palme ; c’est le dernier village ton que l’on rencontre dans
cette direction. Zeppo, que nous traversons trois heures après, et
Dinnokhadi, où nous faisons étape, sont déjà peuplés exclusivement
de Pakhalla.
Dinnokhadi est un village de 200 à 300 habitants. J’y fus très bien
accueilli ; le chef, comme le reste de la population masculine, était
sous l’impression du vin de palme. En faisant le tour du village, aux
abords duquel se trouvent quantité de cases à gris-gris et d’arbres
fétiches sous lesquels sont entassés chaudrons et marmites, je vis
deux ivrognes invoquer avec ferveur un de ces fétiches. Ce village
m’a du reste paru jouer un certain rôle comme village fétiche,
à l’instar de quelques villages mandé-bambara et mandé-malinké
de la vallée du Niger. Il possède un féticheur dont la réputation
est connue dans toute la contrée.
Le guide qui m’accompagnait m’a appris qu’Ardjoumani n’était
jamais venu dans ce village, par crainte de ces féticheurs ; il
aurait peur d’y mourir.
_Mardi_ 25 _décembre._ — Au nord de Dinnokhadi coule une petite
rivière de 8 mètres de largeur qui, m’a-t-on dit, recevrait la
rivière d’Amenvi. Ce cours d’eau est un affluent de gauche de la
rivière Comoë. Actuellement il n’a que 20 centimètres d’eau,
mais en hivernage il est profond et a un courant très rapide. Au
delà de cette rivière et jusqu’à Donfaé existe une sorte de
flore de transition qui, sans être la flore commune au Soudan,
n’est cependant plus la végétation dense ; elle comporte plus
de clairières et presque pas d’arbres remarquables. En revanche,
c’est le pays du vin de palme par excellence : les palmiers à vin
et à huile abondent, et Donfaé, par toute la région, est renommé
pour son vin.
Précisément au moment de mon entrée dans le village, débouchaient
par tous les chemins des femmes portant de gigantesques boulines de ce
vin, et, cinq minutes après, les hommes du village s’installaient
autour des marchands. Je ne me fis pas prier par les convives, et comme
le vin était très frais, j’en absorbai plein une petite calebasse.
Dès que les habitants furent convaincus que je n’étais pas
musulman, il m’arriva des calebasses de toutes parts. Bon gré,
mal gré, il me fallut goûter à chacune d’elles et en avaler
quelques gorgées, de sorte qu’en quittant ces braves gens je me
sentais tout guilleret.
Un chemin qui va de Bondoukou dans le Mangotou ou pays d’Anno,
après avoir quitté à Bondou le chemin de Kong, traverse Donfaé
pour se diriger par Kouanna, Taoudi, etc., sur la rivière Comoë. Ce
chemin est fréquenté aussi par les gens de Baoulé, qui le prennent
pour aller chercher le kola blanc de l’Anno, de sorte qu’il y a des
jours où il règne une grande animation dans ce village hospitalier.
A 7 kilomètres au nord de Donfaé, à quelques centaines de
mètres d’un petit village nommé Panamvi en ton et en pakhalla,
et Birindara[43] en mandé, on atteint la route de Bondoukou à Kong.
Le jour même de mon arrivée à Panamvi, je préparai une lettre
destinée à M. Treich-Laplène dans laquelle je l’informais de ma
prochaine arrivée et lui donnais quelques conseils sur la façon
dont il fallait agir avec la population de Kong. Je confiai ce pli
à Diawé[44], mon premier domestique, pensant que sa présence à
Kong pourrait être utile à mon compatriote.
_Mercredi_ 26 _décembre._ — De Panamvi à Nasian il y a 30
kilomètres à vol d’oiseau, mais avec les nombreux circuits que
fait le sentier il faut compter 38 à 40 kilomètres. Les marchands
chargés sont obligés de camper à mi-distance, sur les bords
d’un des nombreux ruisseaux qui sillonnent cette vaste plaine, et
dont quelques-uns ont encore, à cette époque, conservé quelques
flaques d’eau.
En quittant Amenvi, j’ai laissé un de mes chevaux mourant à
Ardjoumani ; je comptais fermement pouvoir, avec l’autre, gagner
Kong ou au moins le Comoë, mais en arrivant ici il était dans un
tel état que je dus renoncer à m’en servir.
Il me fallut donc faire l’étape à pied. Affaibli par un violent
accès bilieux qui m’avait pris à Bondoukou, je ne me sentais
pas trop vaillant ; cependant je franchis à peu près sans trop
de fatigue la moitié du chemin. Vers midi nous prîmes un peu de
repos, et comme à deux heures je me sentais dispos, je proposai à
mes hommes de nous mettre en route pour Nasian : en marchant bien,
nous arriverions avant la nuit.
Arrivés à une dizaine de kilomètres de Nasian, il me fut
impossible de pousser plus loin. Cette marche au soleil m’avait
considérablement affaibli, j’avais la bouche sèche et je ne pouvais
plus plier mes pauvres jambes, et pourtant, comme Européen et comme
chef d’expédition, je ne pouvais me laisser aller à un acte de
faiblesse et tomber sur le bord de la route. Heureusement qu’un
violent incendie de la brousse nous enveloppa à hauteur des ruines
de Boropoé ; il fallut s’arrêter, l’éteindre et camper.
J’étais sauvé, mes noirs ne m’avaient pas vu faiblir à la
marche.
_Jeudi_ 27 _décembre._ — Arrivé de bonne heure à Nasian, je
comptais pouvoir gagner le même jour Deknion, mais l’homme laissé
en arrière avec mon cheval n’est arrivé que dans l’après-midi :
je dois donc remettre mon départ à demain.
Mon pauvre cheval était mort un peu plus qu’à mi-chemin. Son
palefrenier me rapporta la selle.
Nasian est un très vieux village, qui jadis devait être beaucoup
plus grand qu’il n’est actuellement. Son chef jouissait de quelque
influence avant l’avènement d’Ardjoumani : il s’est retiré
dans l’ouest, vers la rivière Comoë ; il habite un village à
côté du Barabo, nommé : Nasian-Massadougou. Nasian est le même
village que Bowdich mentionne sous le nom de Naséa.
28 _au_ 30 _décembre._ — Pendant ces trois journées de marche
je fis successivement étape à Deknion (Dépakhé ou Dégouékhé),
à Dédi ou Lédi, et enfin, le 30, à Kagoué.
[Illustration : Femmes portant de gigantesques bonbonnes de vin
de palme.]
De Kalbo, petit village insignifiant situé entre Nasian et Deknion,
part sur Amenvi un chemin qui évite la longue étape Panamvi-Nasian
et traverse les villages pakhalla de Pakhady, Pon, Kiramsi, Taoudi
et le village ton de Kimbédi. Moins direct que le précédent,
ce chemin est cependant fréquenté par quelques marchands qui se
rendent dans ces villages pour y acheter des peaux de singes noirs,
principalement portées sur Dioua (Oqoua ou Cape Coast) par les gens
de Bondoukou. De Deknion et de Bavanvy (entre Dédi et Kagoué)
partent sur Bouna des chemins par lesquels vient presque tout le
coton employé dans le Bondoukou et les régions avoisinantes.
_Dimanche_ 30 _décembre._ — Kagoué se distingue des autres villages
pakhalla par quelques beaux arbres à campement. J’y trouvai des
gens de Kong se rendant pour la plupart à Bondoukou avec du beurre
de cé et des étoffes afin d’y acheter des kolas et des piments de
l’Achanti, qu’ils se proposaient de porter ensuite sur Djenné
et Bandiagara. D’autres, mais en petit nombre, se dirigeaient par
le Barabo sur le Djimini et l’Anno ; j’appris par ces derniers
que, depuis mon départ de Kong, la paix était rétablie entre
les gens de Kong et ceux de Djimini, grâce à l’intervention de
Karamokho-oulé auprès d’un de ses neveux, Bakary-Ouattara, qui
réside à Kawaré, rive gauche du Comoë et qui de temps à autre
se livrait à des brigandages sur la frontière.
Ces gens ne suivaient pas la route directe (celle de la rive droite du
Comoë), tout simplement pour trouver un placement plus avantageux de
leurs charges d’outils en fer (haches et pioches) qu’ils venaient
de chercher chez les Tousia, à l’ouest de Bobo-Dioulasou. Cette
nouvelle ne manqua pas de me causer un certain plaisir : je me
proposais depuis longtemps de traverser le Djimini pour me rendre
dans l’Anno, d’où je comptais descendre, sinon le cours de la
rivière même, tout au moins le pays de sa rive droite en y touchant
le plus souvent possible.
_Lundi_ 31 _décembre._ — De Kagoué au Comoë il n’y a que 10
kilomètres. Au point où l’on atteint la rivière se trouve un
petit village nommé Nabaé ou Nambaye, dont le chef s’occupe
du transbordement des gens et des marchandises venant de la rive
gauche. Quand on vient de la rive droite, ce sont les gens de Timikou
qui font ce service.
C’est de Nabaé que M. Treich-Laplène envoya demander au chef
de Kawaré (États de Kong) l’autorisation de se rendre à Kong ;
mon compatriote avait fait dans ce village un séjour de dix jours,
aussi j’y fus bien accueilli. Le chef, voulant m’éviter le passage
du gué, qui se trouve à 500 mètres en amont, mit avec empressement
sa pirogue à ma disposition, de sorte que de bonne heure j’arrivai
à Timikou, petit village de passeurs situé à 2 kilomètres de la
rivière et sur sa rive droite.
Le Comoë a, au point de passage, 70 à 80 mètres de largeur. Quoique
son niveau ait considérablement baissé et que du haut de ses berges
on domine la rivière d’environ 15 mètres, elle est encore assez
profonde pour qu’on ne puisse passer la pirogue qu’avec les
pagayes, les perches étant insuffisantes pour le milieu du lit. Ce
bief, semblant s’étendre fort loin en aval, est barré en amont
par une nappe de grès qui ne laisse qu’un chenal de 1 m. 20 de
profondeur contre la rive droite. C’est là que se trouve le gué.
★
★ ★
La rivière sert ici de limite entre les États d’Ardjoumani
et le pays de Kong. C’est là que se termine le territoire des
Pakhalla. Ce territoire, est très étendu ; il est limité au nord par
les districts sud du Lobi et le petit pays de Bouna, à l’est par la
Volta Rouge, au sud-est par le Fougoula (pays des Ligouy), au sud par
le Diamman ou pays de Bondoukou et à l’ouest par le Barabo, colonie
mandé, riveraine du Comoë, dont le centre principal est Sandouy
(ou Sandui) et qui fait également partie des États d’Ardjoumani.
Ce vaste pays est habité par une race unique nommée _Pakhalla_, elle
parle une langue qui lui est propre et que l’on appelle _ngouala_. Ce
nom semble avoir pour étymologie _dagoua_ et _gouada_, qui veut
dire « bonjour ». Cependant, à côté de cette langue, beaucoup
de Pakhalla savent parler le dialecte achanti des Ton et le mandé.
Suivant les régions de leur territoire, les Pakhalla emploient
comme habitations les cases ligouy, ton, achanti ou mandé ; leur
costume se ressent aussi de la proximité de ces quatre peuples ;
on peut cependant conclure qu’ils ont une tendance à imiter le
Ton plutôt que les autres peuples. La raison en est bien simple :
ce peuple est depuis fort longtemps tributaire des Ton, qui les
gouvernent ; ces chefs ton sont nommés par Ardjoumani.
Ils ont cependant emprunté aux Mandé de nombreux usages : celui de
marquer l’entrée de leur chemin de culture par deux petits tertres,
par exemple, et de cultiver le tabac contre le village même. Leurs
ustensiles offrent plus d’analogie avec ceux des Mandé qu’avec
ceux des Ton, mais cela tient à ce qu’ils ont des relations
très fréquentes avec les Mandé ; la région est sillonnée par
les marchands mandé de Kong, de Bouna, Boualé, du Bondoukou et
du Mangouto.
Intellectuellement, ils sont si inférieurs aux uns et aux autres,
que je crois téméraire de les apparenter à une de ces familles ;
je les rattacherais plus volontiers aux Diammoura de la vallée de
la Volta et par suite aux Gourounga.
Comme quelques fractions de Gourounga, ils ne sont pas tatoués ;
ils enterrent aussi leurs morts à l’extérieur du village et ont
des tombes en forme de tumulus, comme j’en ai vu dans quelques
villages du Gourounsi. A côté de cela, ils sont superstitieux à
l’excès, comme les Gourounga. Dans les étapes, on risque de se
créer des désagréments en employant telle ou telle variété
de bois mort pour la cuisine, en plaçant un fusil contre tel ou
tel arbre. Certains individus s’informent avant de vous parler si
vous mangez de l’escargot ou telle ou telle variété de poisson ;
dans l’affirmative, il ne faudrait pas songer à une entrevue,
ce serait peine perdue. Le chef de Kagoué ne voulut pas avoir
de relations avec moi... parce que je mangeais de la chèvre :
hélas ! il le fallait bien, souvent je n’avais pas le choix,
et je mangeais ce que je trouvais.
Fort peu de Pakhalla sont musulmans ; leur culte paraît avoir beaucoup
d’analogie avec celui des Mandé-Bambara et avec celui des Ton ;
je n’ai cependant vu, tant dans ma marche sur Bondoukou que dans
celle sur Kong, des cases à fétiches qu’à deux reprises : à
Sorobango et à Dinnokhadi, situés tous deux sur la limite de la
région habitée par les Ton.
Comme pratiques dignes d’être mentionnées, je signalerai l’usage
du tocsin pour annoncer les incendies et, dans quelques villages,
un carillonnage pour le réveil et le couvre-feu.
Quelques villages pakhalla de la région méridionale m’ont paru
vivre dans une aisance relative ; ils possèdent un troupeau, ont
des ressources en vivres, et s’occupent activement de la culture du
tabac. D’autres sont plongés dans une noire misère ; on voit des
malheureux estropiés et des gens couverts de plaies ; cela tient
un peu au pays ingrat qu’ils habitent, car, dès que l’on a
abandonné la zone méridionale où croît le palmier, on entre dans
une contrée desséchée, arrosée par des ruisseaux insignifiants qui
sont à sec pendant une bonne partie de l’année. Le granit fait
sa réapparition et avec lui la couche de terre végétale diminue,
le terrain et les cultures sont brûlés par le soleil, la campagne
a un aspect triste et désolé. Les terrains ferrugineux, que l’on
trouve assez fréquemment, ne sont pas assez riches en minerai pour
que l’on puisse songer à en extraire le fer ; aussi ce pays, ainsi
que celui qui est sur la rive droite du Comoë, est tributaire pour
ses outils et les balles de fusil de la région Bobo-Dioulasou. Cela
donne lieu à un commerce très actif de la part des gens de Kong.
La configuration de toute cette région, ni accidentée ni coupée,
permet d’y porter facilement la guerre et d’y faire la chasse aux
esclaves ; aussi elle n’a pas échappé aux Ton, qui en ont fait
pendant longtemps leur pays de prédilection pour les razzias. Peu
à peu la situation de ces malheureux Pakhalla s’est modifiée,
les Ton ne leur font plus la guerre depuis longtemps, et s’ils se
contentent actuellement de leur faire payer un lourd tribut, il est
vrai de dire aussi qu’ils les autorisent à venir dans le Diamman
et l’Abron pour extraire et laver l’or pour leur compte pendant
la saison des pluies. Si les Pakhalla veulent s’en donner la peine,
ils peuvent prospérer.
[Illustration : Village pakhalla.]
★
★ ★
Deux chemins mènent de Timikou à Kong. Celui du sud, qui passe
à Binimona, est fréquenté par les marchands, de préférence à
l’autre, parce que les villages se trouvent plus rapprochés, ce
qui permet de faire de petites étapes. Les hommes de Kong, portant
de très lourdes charges, redoutent les étapes qui dépassent 15
kilomètres (à vol d’oiseau).
Quoique très fatigué par la marche, je pris de préférence le
chemin du nord, qui passe à Koniéné, afin de gagner deux étapes
et de voir en passant les terrains aurifères que l’on m’avait
signalés aux environs de Samata.
Comme le trajet de Timikou à Gaouy est trop fatigant pour être fait
en une seule étape, je me décidai à partir le même jour et à
aller coucher à Son ou Sou, petit village d’une dizaine de cases,
où j’arrivai à huit heures du soir seulement.
Mon entrée tardive jeta un peu l’émoi dans cette petite population,
qui actuellement ne se compose que de femmes. Mais, dès qu’on
m’entendit parler le mandé, je fus reconnu pour le _blanc de Kong_
et l’on procéda à mon installation. Le manque de maris dans ce
village me valut la visite de trois jeunes femmes qui me demandèrent
un gris-gris pour avoir des enfants.
Je n’eus pas de peine à leur expliquer qu’il fallait d’abord
songer à trouver un mari, et les renvoyai à mes hommes pour plus
amples informations !
Le lendemain de bonne heure, deux de ces jeunesses, auxquelles
j’avais donné quelques perles, s’armèrent résolument d’un
bâton de route, comme l’auraient fait leurs maris absents, et nous
accompagnèrent jusqu’aux environs de Koulla.
Inutile de dire que l’accueil plus que bienveillant de ce village
féminin fut le sujet de conversation de mes braves compagnons de
route, qui ne regrettaient qu’une chose, c’est de ne pas trouver
souvent de villages semblables sur leur chemin.
1er _janvier_ 1889. — Ce n’est pas sans un certain émoi que
j’inscris cette date sur mon calepin de route. Tout en priant Dieu
de me conserver la santé et de me ramener à ma patrie, je reprends
courage en me disant : « Peut-être dans quatre, cinq, six mois,
aurai-je le bonheur de revoir la France ! »
C’est plein d’espoir et confiant dans l’avenir que j’atteignis
Gaouy.
Ce village, dont j’évalue la population à 200 habitants, respire
un air de prospérité ; j’y trouvai des poulets, de la viande
boucanée, des bananes, des papayes et même des tomates, que je
n’ai rencontrées que deux fois, pendant mes pérégrinations.
Situé à 3 ou 4 kilomètres du Comoë, Gaouy avait quelque importance
il y a un an, quand les communications de Kong avec Bouna se faisaient
par cette route. De là on se rendait à Balabolo, rive gauche du
Comoë, et ensuite à Kousso et Bouna ; mais, depuis, les villages
intermédiaires entre Balabolo et Kousso se sont déplacés, de sorte
qu’actuellement les marchands traversent le Comoë entre Timikou et
Nabaé et se rendent soit à Bavanvy, soit à Deknion, pour y prendre
une des deux routes qui mènent de ces points à Bouna.
_Mercredi_ 2 _janvier._ — De Gaouy à Samata il n’y a pas de
villages ; on traverse une grande plaine coupée un peu plus d’à
mi-distance par un soulèvement en arc de cercle qui, d’après ce que
j’ai pu voir, se prolonge de l’autre côté du Comoë et semble
faire suite au pic des Komono, auquel il paraît se rattacher. Cette
ligne de hauteurs, dont les plus importants sommets n’ont que 100
mètres de relief environ, se prolonge dans le sud ; on la coupe
également en prenant la route de Timikou par Gouroué sur Sipolo.
Les grès dénudés des hauteurs et la végétation rabougrie de cette
région achèvent de donner à la plaine un aspect désolé. Les bords
des ruisseaux seuls ont conservé un peu de verdure. Les autres arbres
et les herbes ont été incendiés. Si ce n’était la grande chaleur,
on se croirait dans une campagne de France pendant l’hiver, avec
cette différence que le manteau de neige est remplacé par une couche
d’herbes brûlées et des troncs d’arbres à moitié calcinés.
La proximité du fleuve rend cependant ce pays très giboyeux ;
on y rencontre à peu près toutes les variétés d’antilopes
et de gazelles, des cynocéphales, des singes noirs, le sanglier,
l’éléphant et l’hippopotame. A Samata j’ai vu des carapaces
de tortues et une peau de singe blanc que l’on avait tué aux
environs. Cette variété de singes, que nous appelons vulgairement
le _dominicain_, est appelée par les Mandé _soula massa_ (roi des
singes), parce qu’elle est excessivement rare par ici. Les noirs
le croient de la même espèce que le singe noir à queue blanche,
et ajoutent avec sérieux : « Il n’y a que les chefs de cette
espèce qui sont blancs ».
Le perroquet gris se voit aussi quelquefois dans la région, mais
fort rarement ; il ne quitte généralement pas la forêt dense,
et les sujets isolés qui ont été tués ici ont remonté la bande
de verdure qui longe le Comoë.
C’est à 2 kilomètres avant d’arriver à Samata, autour
d’une ruine, que se trouvent les terrains aurifères. Dans un
rayon de 1 kilomètre le sol est absolument à jour ; les puits ou
mines sont très rapprochés ; quelques-uns ont près de 3 mètres
de profondeur. Pour avoir été ainsi fouillé, il faut que ce
terrain soit très riche en or. L’eau faisant défaut dans les
environs, les gens de Samata la tirent de puits taillés dans le
conglomérat ferrugineux et atteignant de 3 mètres à 3 m. 50 de
profondeur. J’ignore les causes qui ont fait cesser l’exploitation
de cette mine. A Kong, on m’a dit que le village avait dû se
déplacer à la suite d’une épidémie et que les gens de Samata,
qui étaient venus élever leur village près de cette ruine, ont dû
abandonner l’exploitation de l’or, après quelques essais, faute
de connaissance du lavage. Ce n’est pas la première fois que je
rencontre des terrains aurifères aux environs de Kong même. Pendant
mon premier séjour dans cette ville, comme je parlais à mon hôte
Bafotigué Daou de terrains quartzeux situés sur la route de Limono,
celui-ci me raconta qu’on avait en effet trouvé de l’or dans
plusieurs endroits, précisément dans les parages que je lui citais
et entre autres près d’un petit tertre situé à gauche de la route
en marchant sur Limono, mais, faute d’eau, les gens de Kong ont dû
abandonner l’extraction, le travail devenant dans ces conditions
par trop fatigant.
Samata est très bien situé, au milieu d’un bouquet de
végétation. Récemment, il a été abandonné par une partie de ses
habitants, qui ont émigré sur Diadié, village plus près du Comoë,
et ne comporte en ce moment que quatre familles.
Je fus reçu cordialement par un vieux musulman, qui, le lendemain,
mit son fils à ma disposition pour m’accompagner jusqu’à Kolon.
_Jeudi_ 3 _janvier._ — En quittant Kolon, le guide nous fit
traverser deux villages sans importance, Dadougou et Toura, où nous
nous arrêtâmes quelques instants pour satisfaire à la curiosité
des habitants. A Koniéné, qui est un grand village composé
de plusieurs groupes, il me fallut rester une bonne demi-heure,
les habitants voulant me faire boire du lait. A mon arrivée, le
chef, ou celui qu’on me montra comme tel, me conduisit chez un
pèlerin de la Mecque qui a fixé sa résidence ici, quoiqu’il
soit originaire de Djenné. Ce musulman, qui est un homme fort bien
élevé, m’accueillit de son mieux et voulut me forcer à accepter
l’hospitalité chez lui ; mais, mon personnel ayant dépassé le
village, j’eus un prétexte tout trouvé pour obtenir ma liberté
et continuer ma route sur Kolon, où je n’arrivai, par suite de
ces retards, que vers une heure de l’après-midi.
A Kolon, qui est également un gros village, je fus presque choyé,
y ayant rencontré des jeunes gens dont j’avais fait connaissance
près de Léra et à Kong même ; ils se souvenaient encore fort bien
de mon nom et le répétaient à tous les curieux.
Les Mandé de toute cette région me connaissent sous le nom de
lieutenant Binger, et prononcent : _iétenan Binzé_. Ces amis furent
sans pitié, et malgré mon extrême fatigue il fallut leur raconter
mon voyage de _a_ à _z_, sous peine de les froisser. C’est tout
au plus si on me laissa quelques instants pour mettre mon levé au net.
_Vendredi_ 4 _janvier._ — Les marchands chargés mettent trois jours
pour se rendre de Kolon à Kong ; ils font étape à Déléguédougou
et Kongolo. Suffisamment entraîné à la marche, et ne craignant plus
les étapes trop longues, je me décidai à brûler Déléguédougou
et à aller coucher à Kongolo. En route, je fis la rencontre de deux
hommes de M. Treich qui venaient au-devant de moi avec un âne, que je
m’empressai d’utiliser. A part la question de la selle, qui était
très primitive, ce bourriquot, de belle taille et très vigoureux,
constituait à défaut de cheval une excellente monture. Il me porta
gaiement à un petit campement, un peu au delà de l’emplacement
d’un village où s’embranchent les chemins qui viennent de
Kawaré et de Korobita. A ces lieux de halte, où l’on s’arrête
généralement pour laisser passer les heures chaudes, je trouvai à
acheter des papayes, des bananes et des ignames auprès des femmes qui
se rendaient au marché de Kong, de sorte que, sans trop de privations,
nous passions deux ou trois heures à l’ombre des arbres d’un des
deux ruisseaux qui font leur jonction un peu plus au nord. De là à
Kongolo il n’y a qu’une bonne heure de marche. Le chef de village
auquel je demandai l’hospitalité me connaissait depuis mon premier
passage à Kong : je fus fort bien reçu par lui et ses gens ; ils
m’offrirent tout ce qu’ils pensaient m’être agréable. Aussi,
le lendemain, après une bonne nuit de repos, je ne fis qu’un saut
de Kongolo à Kong, où j’entrai à huit heures du matin.
_Samedi_ 5 _janvier._ — A trois kilomètres de la ville, je
rencontrai Diawé qui venait au-devant de moi avec un cheval de
M. Treich. Impatient de rejoindre mon compatriote et de prendre
connaissance des nouvelles de notre chère France, je traversai au
galop Marrabasou, répondant de mon mieux à tous les teinturiers
qui me saluaient, et me dirigeai sur l’habitation de mon ancien
hôte, chez lequel M. Treich était descendu. Arrivé, grâce au
cheval, presque en même temps que le courrier qui devait annoncer
mon arrivée, je surpris M. Treich au moment où il se disposait à
aller à ma rencontre.
L’émotion que je ressentis est difficile à décrire. Je tombai
dans les bras de ce brave compatriote, qui, à peine remis d’un
long séjour à la Côte de l’Or, s’était spontanément offert
pour aller me ravitailler. Il m’apportait, en plus d’une lettre de
ma mère, des nouvelles de quelques bons amis, qui me firent oublier
toutes mes fatigues et privations.
Pendant que je faisais honneur au pâté et au biscuit que m’offrit
M. Treich, il me mit au courant des événements saillants qui
s’étaient déroulés en Europe pendant mon absence. Quelques
minutes après, un spectateur nous aurait pris pour d’anciennes
connaissances ; cette amitié spontanée, propre aux gens d’Afrique,
avait déjà fait de nous deux amis.
[Illustration : M. Treich-Laplène.]
J’appris que pendant plusieurs mois le bruit de ma mort avait
circulé en France. Un courrier que j’avais expédié des environs de
Kong le 10 mars 1887, parvenu à Bammako fin juin, avait heureusement
fait tomber ces fâcheux bruits et rendu un peu d’espoir à ma
famille et à ceux qui s’intéressaient à moi.
Sur l’initiative de M. Verdier, armateur à la Rochelle,
propriétaire des comptoirs français d’Assinie et de Grand-Bassam,
et par le concours généreux de M. de la Porte, sous-secrétaire
d’État aux colonies, et de M. le Ministre des affaires étrangères,
un convoi de ravitaillement fut organisé à la Côte de l’Or et
confié à M. Treich-Laplène.
Le concours de M. Treich-Laplène ne pouvait que m’être
précieux. Il venait de faire un long séjour à la côte, et
remplissait avant son départ les fonctions de résident de France
à Assinie. En cette qualité, il fit vers l’intérieur deux
voyages successifs qui ont abouti en 1887 à la conclusion de deux
traités (ces traités plaçant le Bettié et l’Indénié sous
notre protectorat). M. Treich m’apportait en outre un stock de
marchandises qui pouvaient m’être utiles pour le retour.
Les trois jours qui suivirent mon arrivée à Kong furent employés aux
visites qui sont absolument de rigueur dans cette cité soudanienne,
sous peine de passer pour un mal élevé. Karamokho-oulé, les chefs
des _qbaïla_, tout le monde enfin me fit bon accueil. Je dus un
peu partout raconter les péripéties de mon voyage, aucun peuple
n’égalant le Mandé-Dioula en curiosité.
Pendant mon absence, Diarawary était mort : j’allai donc faire une
visite à son frère et successeur Lansiri, visite de condoléance
et de félicitations.
A cet effet, j’emmenai avec moi, comme il est de coutume, un musulman
pour réciter une oraison funèbre ; d’autre part, une bonne partie
de mes voisins m’accompagna, de sorte que cette visite revêtit
presque le caractère d’une cérémonie.
Pendant la prière funèbre on se frappe le front de la main droite en
disant « _amina_ » (amen) chaque fois que l’auditoire le prononce,
puis la famille vous dit : « _ini-sé_ » (merci). A ce moment,
le visiteur répond : « _Allah ma lour souna sira !_ » (Que Dieu
vous laisse dormir en paix dans votre case !) Cette phrase dite,
on donne un cadeau de 1000 cauries quand on est dans l’aisance,
ou moins dans le cas contraire.
Cette visite et une lettre en arabe que j’avais composée à coups de
dictionnaire et de phrases empruntées, avec quelques modifications,
aux ouvrages de _Bel Kassem ben Sédira_, et que j’avais fait
parvenir de Salaga à Kong quelques jours avant mon arrivée, me
valurent l’amitié de toute la population ; mes derniers ennemis
se rangèrent du côté des gens sages : je ne comptais plus que
des amis à Kong. L’entrée facile de M. Treich et l’accueil
qu’on lui fit en sont les meilleurs garants. Cette population, qui
comptait tant de gens hostiles lors de mon premier passage, était
complètement gagnée à notre cause ; elle n’avait pas oublié
le nom de France que je lui avais appris avec tant de patience et me
faisait l’accueil qu’elle aurait fait à un de ses propres enfants.
Une population aussi bien disposée ne pouvait manquer d’accepter
les ouvertures au sujet d’un traité, cette question ayant, grâce
à la campagne menée par les amis que j’avais laissés à Kong,
fait du chemin pendant dix mois.
Dès mon premier séjour on était décidé à traiter ; mais, devant
l’hostilité marquée de certaines gens, Karamokho-oulé crut
prudent de laisser les esprits s’apaiser. « Quand tu reviendras,
disait-il au moment où je partais pour le Mossi, la question sera
vite réglée, laisse-moi faire, l’imam et mes amis nous aideront ».
Depuis deux mois on ne parlait que du traité à signer et de mon
retour. M. Treich avait été conduit par les guides d’Ardjoumani au
chef de Kawaré (petit village situé à une forte journée de marche
à l’est de Kong). Dès son arrivée, Bakary, le chef de ce village,
arrière-petit-fils de Sékou-ouattara, et par suite petit-cousin de
Karamokho-oulé, avait entretenu Treich de la question du traité :
tout faisait donc prévoir une issue favorable. A Kong, mon compatriote
engagea cette question avec Karamokho-oulé. Comme on me savait sur
la route du retour, il fut décidé qu’on attendrait mon arrivée
pour terminer cette importante question. Aussi, dès que j’eus
quelques instants à moi, je rédigeai les clauses et les discutai
avec Karamokho-oulé. Le 10, les signatures étaient données, et
une expédition accompagnée d’un pavillon fut remise à notre
nouvel allié.
[Illustration : Visite de condoléance chez Lansiri, à Kong.]
Karamokho-oulé a plusieurs cousins (petits-fils de Sékou comme
lui) établis sur les principales routes rayonnant sur Kong. Il me
pria d’aller avec M. Treich rendre visite à Dakhaba, qui habite
Limono. Comme ce n’est qu’une courte étape, et que ce fut ce
même Dakhaba qui me fit entrer à Kong, j’accueillis de bonne grâce
ses propositions, et le départ fut décidé pour le surlendemain.
Dakhaba et Sabana, le fils de Iamory, dont j’ai parlé lors de
mon premier passage, nous reçurent de leur mieux. Notre visite
fit grand plaisir à ce vieux brave homme ; Kérétigui, frère de
Karamakho-oulé, et Bafotigué, notre hôte, qui nous accompagnèrent,
lui ayant appris la signature du traité, Dakhaba s’en réjouit et il
fallut lui promettre de revenir ou d’envoyer tous les ans quelqu’un
des nôtres à Kong : « Vous pouvez même venir beaucoup (ce qui
veut dire en nombre) : tu sais que vous serez toujours bien reçus. »
La nouvelle de cette visite fut fort bien interprétée par les gens
de Kong et considérée comme une marque de déférence donnée par
nous à celui qui doit par son âge et son rang prendre le pouvoir
à la mort de Karamokho-oulé si les choses se passent régulièrement.
La question du traité étant réglée, je songeai à envoyer de
nos nouvelles en Europe. M. Treich étant arrivé à Kong avec un
personnel plus que suffisant[45], je renvoyai Fondou et Birama, mes
deux plus vieux serviteurs, accompagnés de leurs femmes gourounga,
porteurs d’un courrier adressé au commandant supérieur du Soudan
français par l’entremise du commandant de Bammako. Je leur confiai
également deux charges d’effets confectionnés et d’étoffes
fabriquées tant à Kong que dans le bassin du Niger, destinés au
sous-secrétaire d’État aux colonies. Pour plus de sécurité,
il fut en outre décidé que M. Treich, de son côté, enverrait un
courrier sur Krinjabo et Assinie par Bondoukou.
Mes hommes quittèrent Kong le 16 janvier, et ceux de M. Treich le
17. Quelques jours après leur départ, j’appris, par un homme de
Bobo-Dioulasou qui vint me rendre visite, qu’un captif d’El-Hadj
Mahmadou Lamine, de Ténetou, était arrivé à Dioulasou un mois
après mon départ de cette ville, porteur d’un courrier qui
m’était destiné. Cet homme, atteint de la filaire de Médine,
dut prolonger son séjour à Dioulasou jusque dans le courant de
juillet et quitta cette région avec la certitude que j’avais fait
route pour le Mossi. Ce courrier, en partant de Bammako, s’était
dirigé par les régions soumises à Dioma, par le Mianka ou Menguéra
sur Bobo-Dioulasou en contournant au nord les États de Samory et
de Tiéba[46].
Désireux de continuer ma route de retour par la rive droite du
Comoë, je fis part aussitôt de mon désir à Karamokho-oulé, qui
s’empressa d’y satisfaire. Les quelques jours qui précédèrent
mon départ furent employés par lui à faire prévenir les régions
avoisinantes de mon prochain passage. Nos préparatifs ne furent
pas longs. Le départ de Kong fut fixé au 21 janvier. Dans les
visites d’adieu que je fis avec M. Treich, j’eus la satisfaction
de constater que tout le monde à Kong n’avait plus qu’un seul
désir, celui de voir les chemins s’ouvrir vers la côte le plus vite
possible. Active et laborieuse, cette population comprend qu’une voie
sûre vers le golfe de Guinée lui rapportera de grands bénéfices
et lui ouvrira un nouveau débouché pour son industrie. Partout on
ne songe qu’à cela à Kong. Tributaire pour les articles d’Europe
des gens de Bondoukou, de Salaga et de l’Anno, la population attend
avec impatience le jour où elle pourra s’affranchir et entrer
directement en relations avec nous.
A sept heures et demie du soir, la veille de notre départ, l’imam
Sitafa Sakhanokho vint, accompagné de son frère et de quelques amis,
me faire ses adieux, me souhaiter bon retour et me prier de saluer
de leur part « le Président de la République et tous les anciens
de France », pour me servir de son expression.
La démarche de cet homme, qui jouit par sa situation comme chef
religieux d’une grande considération à Kong, et qui s’était
jusqu’à présent tenu sur un terrain de neutralité à mon
égard, prouve jusqu’à quel point la population est gagnée à la
France. Nous serions bien coupables de ne pas profiter de ce mouvement
vers nous, si nous ne continuions à entretenir de bonnes relations
avec les gens de Kong, car je les place bien au-dessus des autres
peuples que j’ai eu l’occasion de visiter dans mon voyage. Il
est de notre devoir et de notre intérêt de conserver leur amitié,
qui nous est offerte bien loyalement et dans le seul désir de voir
la civilisation et le bien-être pénétrer chez eux.
★
★ ★
Quelques jours avant notre départ, il m’est arrivé une histoire
bien plaisante qui n’a pas manqué de nous procurer de l’agrément
à Treich et à moi.
On se souvient que, dans le sauf-conduit des gens de Kong on parle
d’une femme laissée par moi à Kong. Je dois ici en dire deux mots :
Nion, c’est le nom de cette jeune femme, était marchande de _niomi_
(galettes de farine de mil ou de maïs) sur le marché de Tiong-i. Mes
hommes lui en achetaient de temps à autre, et presque tous les matins
elle nous envoyait quelques galettes, attention pour laquelle Diawé
ou un autre de mes hommes allait lui porter de ma part quelques perles
ou un peu d’étoffe.
Un beau jour elle disparut, et mes hommes vinrent me rapporter que
son père, qui habitait Fourou, venait de mourir, et que le chef des
sofas avait confisqué sans autre forme de procès toute la famille
du défunt sous prétexte de se couvrir d’une dette.
Ce procédé barbare n’existe pas généralement pour les gens
du pays même, on n’en use qu’à l’égard des étrangers. —
Nion était originaire de Ngokho dans le Follona et appartenait à
une famille tagoua : c’est ce qui explique pourquoi l’on avait
agi avec si peu de scrupules.
Quelques jours après sa disparition de Tiong-i, Nion arriva à Fourou
avec une caravane d’esclaves : elle était comprise dans un lot
d’esclaves destiné à servir à l’achat d’un cheval.
Je n’avais jamais vu cette pauvre femme, mais comme mes hommes
semblaient avoir de l’affection et de la pitié pour elle, j’allai
voir le chef de la caravane, décidé à faire ce qui était possible
pour qu’on lui rendit la liberté.
Diawé plaida sa cause avec chaleur, me persuada qu’elle serait
utile pour préparer la nourriture indigène, blanchir mon linge,
et qu’elle rendrait en outre un service signalé à notre convoi,
car elle parlait parfaitement le siène-ré.
J’entrai donc en pourparlers pour l’acheter et fis venir le chef
de la caravane, qui y consentit à la condition que je lui donnasse
une autre femme à sa place et que je lui payasse une différence.
Un des deux Haoussa résidant à Tiong-i me proposa de faire
l’échange avec une de ses captives que je lui payerais 6 pièces
de calicot à 4 fr. 30, soit 25 fr. 10, et deux blouses de rouliers,
plus dix-sept pierres à fusil. Je ne sais pas à quel trafic le
Haoussa se livra, mais le soir j’étais en possession de la jeune
femme, que je m’empressai de libérer devant mes hommes.
« Ne m’abandonne pas ici, me dit-elle en pleurant, car demain on
me reprendrait : je suis seule et sans défense, tandis que si je
t’appartiens, je serai sûre que personne ne me réclamera plus. Je
préfère être ta propriété. Les blancs sont bons, je l’ai
entendu dire, et je veux être à toi. Tu seras content de moi, je ne
demande qu’à travailler, à te faire la cuisine et à te chasser
les mouches quand tu dormiras, et puis je porterai des bagages. »
Je l’habillai proprement avec quelques coudées d’étoffe, lui
donnai un peigne, du corail et quelques verroteries.
Basoma, mon hôte, qui était forgeron, lui confectionna deux boucles
d’oreilles à l’aide de deux pièces de 50 centimes en argent.
La pauvre fille était heureuse comme une reine. Basoma lui fit voir
le côté heureux de sa nouvelle situation, et au bout de quelques
jours elle était tout à fait habituée à nous.
Deux jours après, nous allions à Fourou, où personne ne
l’inquiéta.
Elle tomba bientôt légèrement malade.
Elle avait du vague dans les yeux et l’air souvent abattu. Je
lui demandai si elle était malheureuse, et bientôt, pressée de
questions, elle m’avoua en pleurant qu’elle était enceinte, que
pendant les deux nuits qu’elle avait passées comme prisonnière,
un des sofas de Samory en avait abusé et qu’elle ne savait même
pas son nom.
Je la consolai, ce n’était pas bien difficile : l’incident en
lui-même ne la chagrinait pas trop, c’était seulement la crainte
de déplaire qui l’avait attristée.
Rassurée sur ce point, elle retrouva sa gaieté. Elle me soigna
admirablement au moindre petit malaise et nous rendit, à mes hommes
et à moi, de réels services pendant nos nombreuses étapes.
Arrivé à Kong et craignant de ne pas avoir le temps de finir mon
voyage avant le dénouement et de voir la pauvre femme malade en route,
je demandai au chef de Kong de garder Nion pendant notre absence. A
cet effet je lui donnai des ressources pour pourvoir à ses dépenses
pendant environ un an.
Lorsque Treich arriva à Kong, fin décembre 1888, Diawé, qui
m’avait devancé, lui présenta l’enfant de Nion, né pendant
mon absence, en disant : « Ça il y en a petit Binger ».
Treich, en voyant l’enfant, d’un beau noir d’ébène, renia
naturellement pour moi la paternité de cette progéniture, persuadé,
sans m’avoir jamais vu, que je devais avoir la peau beaucoup plus
claire que celle de l’enfant de Nion.
A mon retour à Kong, Nion vint en pleurant se jeter à mes pieds,
me présenta une calebasse avec de l’eau et me lava les mains. Puis
elle se mit à boire cette eau sale pour me prouver sa joie de me
revoir. Le petit fut choyé par toute mon escorte et je l’embrassai
devant tout le monde, comme s’il était réellement mon fils. Je
pensais qu’accepter la paternité de ce petit être ne tirait pas
à grande conséquence dans ces pays et que, sans inconvénient,
je pouvais aux yeux de tous passer pour son père.
Tout allait pour le mieux : on me consultait sur l’époque de
la circoncision, je payai l’opérateur et la femme qui traitait
l’enfant, en un mot j’acceptai avec plaisir toutes les charges
qui incombent en cette circonstance à un papa nègre.
Vint le jour du baptême.
Karamokho-oulé, accompagné d’un instituteur et de quelques
notables, vint annoncer qu’on allait baptiser mon fils et me pria de
choisir un nom. Je lui demandai de bien vouloir lui servir de parrain,
et l’on commença la cérémonie. Après les prières d’usage
et tous les vœux de réussite et de prospérité, on distribua des
cauries aux malheureux, et les dragées de France furent remplacées
par une bonne provision de kolas, suivant l’usage à Kong.
Tout semblait aller pour le mieux, lorsque au cours de la cérémonie
il se produisit un incident qui ne laissa pas de m’inquiéter
pendant quelques instants. Le perruquier, après avoir, suivant la
coutume, rasé la tête de l’enfant, se mit en devoir de m’en
faire autant ; je protestai naturellement, trouvant que la charge de
père avait quelquefois des inconvénients, lorsque Karamokho-oulé,
de son ton calme, donna l’ordre au perruquier de raser la tête à
un des spectateurs. Comme il fut dit, il fut fait. C’est ainsi que
le jeune fils de Nion a, outre son véritable père, qui est inconnu,
le père auquel on a rasé la tête, et moi, qui, tout en étant son
papa honoraire, passerai toujours pour le vrai. Quoi qu’il en soit,
l’enfant s’appellera Karamokho-oulé-Binger.
A Kong il m’aurait été difficile de faire croire le contraire : ces
gens-là, n’ayant jamais vu de mulâtres, sont persuadés qu’une
femme noire ne peut jamais avoir qu’un enfant noir ou albinos,
quand même le père de l’enfant serait blanc ; et inversement,
une femme blanche ne peut, d’après eux, n’avoir jamais qu’un
enfant blanc, même si son père est noir.
★
★ ★
_Lundi_ 21 _janvier_ 1889. — Quoique notre départ eût lieu
au clair de lune, Karamokho-oulé, accompagné de son frère et de
quelques amis communs, tint à nous faire la conduite. Sous un arbre,
au bord d’un petit marigot qui limite Kong au sud, il nous fit des
adieux bien sincères, me recommanda de saluer le Président de la
République de sa part et de l’assurer de son entier dévouement,
puis il nous remit entre les mains de Bafotigué Daou et de son frère,
qui devaient nous accompagner jusque dans le Djimini.
La route de Djimini en quittant Kong se dirige vers le sud-est
pendant les premières étapes et est presque parallèle à la
route du Gottogo. Le premier village que l’on rencontre se nomme
Ténenguéra. Presque inhabité (environ 200 habitants), ce village
était jadis très grand et a joué un rôle considérable dans
l’histoire de Kong. C’est de Ténenguéra que la fraction des
Mandé-Dioula comportant les familles Ouattara, Barou et Daou vint
s’établir lorsqu’elle quitta les pays mandé. L’ancêtre
des Ouattara, nommé Fatiéba (le père Tiéba), commença une
série d’expéditions qui devaient rendre sa famille maîtresse de
toute cette région jusqu’à la rivière Comoë. Occupée par une
population hétérogène composée de cinq éléments différant assez
sensiblement entre eux, cette conquête paraît cependant avoir été
assez laborieuse pour occuper tout le règne de Sékou Ouattara. Ce
prince, successeur de Fatiéba, termina son règne par une série
de massacres qui finirent par rendre les Mandé-Dioula maîtres de
Kong même, où s’étaient réfugiés les derniers éléments de
résistance (voir chapitre Kong).
Cette population, dont on retrouve encore des vestiges dans toute
la région, est connue actuellement par les Mandé-Dioula sous
le nom de _Sonangui_, nom qui veut plutôt désigner les captifs
armés, c’est-à-dire ceux qui peuvent être utilisés en cas
d’expédition, car les Mandé-Dioula musulmans ne font la guerre
que tout à fait exceptionnellement, à la dernière extrémité.
Les Sonangui comprennent :
1o Une fraction de _Pakhalla_, qui habitent quelques petits villages
de la rive droite du Comoë ;
2o Une autre fraction des Pakhalla, qui se dénomme _Nabé_, habitant
surtout Gaouy et Koulla ;
3o Quelques familles _Zazéré_, qui, tout en se rattachant
ethnographiquement aux Pakhalla, semblent s’être détachées
depuis plus longtemps de cette famille. Ces Zazéré, contrairement
aux Pakhalla et Nabé, sont tatoués ; ils portent sur les joues
une volute ;
4o Au nord de ces trois peuples se trouve, disséminée dans quelques
villages, une fraction des Komono, qui s’appelle _Miorou_ ; elle
parle le komono et a conservé le tatouage de ce peuple ;
5o Enfin, vers le sud-ouest et autour de Kong, on trouve encore
quelques Fallafalla (fraction des Tagoua). C’est à eux
qu’appartenait Kong, ou plutôt le village sur l’emplacement
duquel s’élève actuellement la ville, car la cité actuelle a
été créée par les Mandé-Dioula.
A Ténenguéra habite un arrière-petit-fils de Sékou Ouattara
(Massa Gouli) ; il est le fils puîné de Pinetié, qui a quitté
le pays et est établi actuellement au nord de Bobo-Dioulasou, chez
les Tagouara. Ce parent de Karomokho-oulé n’étant pas levé au
moment de notre passage, cela nous épargna une visite et nous permit
d’arriver de bonne heure à Mélenda, après avoir traversé le
petit village de Gougollo.
A Mélenda réside Dabéla, le frère aîné de Massa-Gouli. C’est
chez lui que Bafotigué nous fit descendre. De même que beaucoup de
noirs, fils de chef, ce jeune homme se figure que, comme descendant
de Sékou, il doit s’abstenir de travailler : aussi vit-il presque
dans la misère et ne put nous recevoir que fort modestement.
_Mardi_ 22 _janvier._ — Dabéla nous dirige sur Bogomadougou,
où habite Badioula, huitième petit-fils de Sékou Ouattara. En
l’absence de ce chef, parti aux funérailles d’un ami, à Sokolo
(route du Gottogo), nous sommes reçus par Sory, son chef de captifs,
qui nous donne quelques provisions en ignames et mil, et nous facilite
l’achat d’une chèvre au prix de 1750 cauries.
_Mercredi_ 23 _janvier._ — Kourou, où nous faisons étape, est le
dernier village des États de Kong dans cette direction. Au delà
on entre dans le pays de Djimini, qui est indépendant. A Bougou,
petit village au nord de Kourou, on me fait faire un détour avec le
cheval, cet animal étant considéré par ce village comme un _tenné_
(fétiche qui porte malheur).
Pour le pays de Djimini et l’Anno (Mangotou), c’est l’âne qui
répand la terreur ; aussi les marchands, quand ils viennent du nord,
ne peuvent-ils dépasser Kourou avec les ânes, et quand ils viennent
de l’est, de Bondoukou ou de Baoulé, doivent-ils les laisser à
Tenko (rive gauche du Comoë).
C’est pour cette raison que nous avons été forcés de nous défaire
de l’excellent âne de M. Treich qui aurait pu nous rendre de réels
services. N’ayant qu’un cheval pour nous deux, nous faisons nos
étapes moitié à pied, moitié à cheval.
A quelque chose malheur est bon : cela nous obligeait à nous refaire
un peu à la marche, car bientôt il faudrait aussi nous défaire du
cheval. Le sorgho n’est plus cultivé au delà du Djimini, et le
climat du pays d’Anno est aussi funeste aux chevaux que celui du
Diamman, où j’ai perdu mes deux dernières bêtes. D’autre part,
je ne crois pas que, même avec une grosse provision de grain pour
les chevaux, on arriverait à traverser la forêt.
Les sentiers qui existent ne sont que des pistes à peine visibles
pour des gens exercés ; ils sont difficiles à suivre à cause
des nombreux troncs d’arbres tombés en travers ; les lianes ne
permettent même pas aux porteurs de passer avec des charges sur
la tête ; ils doivent agencer leurs colis en forme de hotte afin
de pouvoir se faufiler à travers la brousse, qu’ils ne peuvent
franchir le plus souvent qu’accroupis.
Les racines enchevêtrées font saillie sur le sol ; le cheval
marcherait avec difficulté, même sans cavalier. Enfin les ravins
sont souvent érodés et ont des berges à pic, dans du terrain
argileux et détrempé, et il faudrait, comme cela m’est arrivé
dans mon itinéraire de Bondoukou à Amenvi, s’arrêter plusieurs
fois pendant une étape afin de tailler des rampes d’accès et
débroussailler pour livrer passage au cheval. D’autre part, le
fourrage fait absolument défaut ; les rares clairières que l’on
traverse sont couvertes de chaume clairsemé et aqueux, que les
chevaux refusent, et, sous bois, le sol n’est tapissé que de jeunes
pousses d’arbres mêlées à des fouillis d’ananas. L’humidité
extraordinaire qui règne dans la forêt est également un important
facteur avec lequel il faut compter.
Diawé, mon premier domestique, avait quitté Dogofili, son village,
y laissant une jeune fille qu’il devait épouser. Ce brave garçon
songeait continuellement à s’en retourner, mais par délicatesse il
n’osait m’en parler, ayant pris l’engagement de m’accompagner
jusqu’à la fin de la campagne. Désirant le récompenser pour le
dévouement dont il avait fait preuve pendant toute la durée de nos
pérégrinations, une fois arrivés à Kong je lui offris de s’en
retourner vers Bammako avec les deux hommes chargés du courrier. Il
refusa et ne consentit à me quitter que sûr de me voir en bonne
route, de sorte qu’il m’accompagna jusqu’à la frontière des
États de Djimini. Là, il fit retour avec Bafotigué, dont le frère
devait, sur les instructions de Karamokho-oulé, nous accompagner
jusqu’à Ouandarama et nous remettre entre les mains de Péminian.
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★ ★
Le 16 mars dernier, une dépêche adressée au sous-secrétaire
d’État aux colonies m’apprenait la mort de M. Treich-Laplène,
le courageux jeune homme qui s’était offert pour aller du golfe
de Guinée au-devant de moi.
M. Treich-Laplène était revenu épuisé par les émotions et les
fatigues qu’il avait eu à supporter pendant ce trajet de sept
mois. Hélas ! le courage et l’audace ne sont pas seuls nécessaires
dans ces contrées : il faut un tempérament de fer pour résister
aux privations et au reste.
A peine rentré en France, le Gouvernement, confiant dans le
tact et l’énergie de Treich, le renvoya à la côte avec
mission d’organiser administrativement notre nouvelle colonie de
Grand-Bassam. C’est dans l’accomplissement de cette mission que
la mort est venue nous le ravir.
Ayant souffert avec lui et partagé ses peines pendant plusieurs
mois, j’ai été à même d’apprécier tout ce que son caractère
renfermait de généreux, de désintéressé : il ne connaissait que
le devoir. Dans les deux dernières lettres que Treich a écrites à
sa mère, il se sent malade, mais ne veut à aucun prix abandonner son
poste : « Ma présence est nécessaire ici, dit-il : je ne quitterai
qu’à la dernière extrémité ».
J’avais beaucoup d’affection et d’estime pour Treich ; la
nouvelle de sa mort a été bien pénible et bien douloureuse pour
moi. J’avais pour lui la plus profonde amitié, celle qui est basée
sur des souffrances communes, et je l’estimais infiniment.
Treich était un vaillant, un patriote et, par-dessus tout, un
modeste. Si sa mère pleure aujourd’hui, à l’amertume de ses
larmes doit se mêler un consolant souvenir de légitime fierté,
celui que son fils est estimé et regretté par tous ceux qui l’ont
approché, et que sa belle conduite et le vaillant patriotisme dont
il était animé ne l’ont jamais écarté du sillon du _devoir_.
CHAPITRE XIV
Dans le Djimini. — Ethnographie. — Dakhara. — Industrie,
commerce. — Les régions limitrophes. — Kamélinsou. —
Le Comoë. — Premières plantations de kolas. — Arrivée
dans la capitale de l’Anno. — Honnêteté proverbiale des
habitants de l’Anno. — Industrie, commerce, agriculture. —
Départ pour Aouabou. — La marmite fétiche. — Populations
de l’Anno. — Mœurs, coutumes, armes, ustensiles. — Un
mot sur Sansanné-Mango. — Entrevue avec Kommona Gouin. —
Palabres. — Histoire de l’Anno. — Routes commerciales. —
Un animal inconnu. — Appellations agni pour l’or. — Départ
d’Aouabou. — Entrée dans la grande forêt. — Un mal gênant. —
Les mines d’or. — Le _fouto_. — Rencontre de Gan-ne. — Voyage
en hamac. — Bizarre médication indigène. — Comment on voyage
dans la forêt. — Longues et pénibles étapes. — Arrivée sur
les bords du Comoë.
_Jeudi_ 24 _janvier._ — Le pays de Kong est séparé du Djimini par
une zone inhabitée de 25 kilomètres de profondeur, coupée par une
petite rivière de 7 à 8 mètres de largeur nommée _Kenguéné_, qui
sert de frontière entre les deux États. Pendant cette marche j’ai
observé plusieurs soulèvements de grès ou de granit de 30 à 50
mètres de relief environ, et, vers le sud, un autre groupe de collines
peu élevées. D’après leur orientation, ces petites boursouflures
et poussées semblent se rattacher au système du pic des Kommono,
auquel elles se relient par les hauteurs de Gouroué-Gaouy-Samata.
Tout près de Ouandarama, il y a du splendide granit bleu, qui émerge
des deux côtés de la route, ce qui force les habitants à étendre
leurs cultures assez loin.
A Ouandarama, notre logeur, un brave musulman nommé Karamokho Sirifé,
nous fit admirablement recevoir par Péminian, chef des trois villages
qui constituent Ouandarama ; il nous donna des poulets et plusieurs
charges d’ignames et refusa absolument de nous laisser quitter son
village le lendemain.
Les trois groupes qui forment Ouandarama sont respectivement habités
par des Mandé-Dioula, des Mandé-Ligouy (Veï), que l’on appelle ici
_Kalo-Dioula_, et enfin par les autochtones, ou plus anciens occupants,
les _Kipirri_. Ces derniers ne sont qu’une fraction des Siène-ré,
comme je l’ai de suite constaté, beaucoup de femmes ayant la lèvre
supérieure percée, et les jeunes gens portant des plumes blanches
dans les cheveux. Par la forme de leurs briquettes et leur façon de
construire les cases rondes, par leur tatouage, la variété de leurs
bœufs et surtout l’idiome qu’ils parlent, ils sont plutôt à
rattacher aux Siène-ré du Follona, qui diffèrent assez sensiblement
des Siène-ré du Kénédougou, du Pomporo et du Mienka.
Péminian était frappé de ce que je saisissais une partie de sa
conversation avec un de ses amis, mais lorsque je lui eus expliqué
que j’avais traversé le territoire d’un peuple qui parle leur
langue et qui se trouve dans l’ouest, il me raconta avoir déjà
entendu dire par des vieux qu’il existait des gens de leur race
dans l’ouest, mais il ignorait si ses ancêtres sont venus de
l’ouest ou si ce sont les Follona qui ont émigré du Djimini vers
le Kénédougou.
Il est plus simple de supposer que quand les Tagoua sont venus se fixer
dans le Tagouano, la poussée qu’ils ont produite a séparé les
Siène-ré en deux tronçons, dont le moins important a été rejeté
dans le Djimini. Les Kipirri ont un village très propre et des cases
en fort bon état. On peut en dire autant des Mandé-Dioula et des
Ligouy, qui font tous les deux usage de constructions rectangulaires à
toit en chaume. L’ensemble de ces villages ne laisse que le regret
de n’y rencontrer aucune physionomie féminine passable. J’ai
rarement vu le sexe faible aussi mal partagé que dans ce pays.
Ouandarama est très riche en bœufs ; ce n’est qu’un immense parc,
dont j’estime le nombre à deux ou trois cents têtes de bétail.
_Samedi_ 26 _janvier._ — Péminian, qui jouit d’une certaine
influence dans cette partie du Djimini, nous donna un de ses
captifs devant nous conduire à Domba Ouattara, chef du Djimini,
nous recommander à lui de la part du chef de Kong, et le prier de
nous faire conduire au chef de l’Anno ou Mangotou.
Précédés du guide, nous suivîmes pendant quelques kilomètres
la route qui conduit dans le Diammara par Dabakala, autre village
important du Djimini, puis nous nous dirigeâmes sur Koroniodougou
et Kangransou, deux villages mandé très propres où l’on
semblait s’occuper avec activité du tissage et de l’élevage
du bétail, partout fort prospère. Nous fîmes ensuite une petite
halte dans un village kipirri nommé Samasokhosou (« village des
perceurs d’éléphants ! ») où le chef nous fit un cadeau de
200 cauries ! regrettant, disait-il, que nous ne vinssions pas lui
demander l’hospitalité. De là à Dombasou il n’y a que deux
petits villages à traverser.
Le village où réside Domba-Ouattara, chef du Djimini, est connu
sous trois noms différents. On l’appelle indifféremment Dombasou,
Dakhara ou Kaffoudougou.
_Dombasou_ veut dire « village de Domba ». _Dakhara_ signifie
« campement, lieu où se trouvent le chef et l’armée, quartier
général ». L’autre nom, _Kaffoudougou_, est tiré d’un village
du Kipirri, qui est situé à quelques kilomètres dans l’ouest et
qui, primitivement, servait de capitale au Djimini.
Dakhara n’est pas de création récente, à en juger par ses
habitations délabrées et les ordures entassées à portée
du village ; aussi le séjour n’en est-il pas précisément
agréable. On peut cependant faire quelques promenades dans les
sentiers menant à un fourré qui limite le village au sud et sur
la bordure duquel poussent quelques citronniers et des pourguères
(_Jatropha curcas_), que je n’ai vu nulle part atteindre un pareil
degré de vigueur. J’ai trouvé des pieds ayant 25 centimètres
de diamètre, de véritables troncs. On cueille les fruits pour en
faire du savon ; les graines sont un violent émétique, l’huile
qu’elles renferment purge à la dose de 10 à 12 gouttes : c’est un
purgatif violent ; à dose élevée, c’est un poison. Les feuilles
de la pourguère sont rubéfiantes dans quelques espèces. On ne se
sert de la pourguère pour faire du savon qu’à défaut du cé,
qui ne produit plus sous cette latitude, et de l’arachide, qui
n’est cultivée que sur une trop petite échelle.
Dakhara étant un des derniers villages où l’on cultive le
sorgho et pour ainsi dire la limite sud où le cheval peut vivre,
je fis mettre en vente la jument de M. Treich. Il ne manquait pas
d’amateurs, la bête étant plus belle que celles du village ;
la grande question était d’en obtenir en payement autre chose que
des cauries. Comme il n’y a que peu d’or, qui vient de l’Anno,
il nous fallut accepter trois captifs, un homme déjà âgé et deux
femmes de trente à trente-cinq ans, gens dont M. Treich se proposait
de doter l’école d’Elima, près d’Assinie.
Domba-Ouattara est un petit vieillard dont la période d’activité
est presque terminée, mais il a un frère, Brahima-Ouattara, qui a
la physionomie et toutes les allures d’un vieux militaire : c’est
à lui que reviendra le pouvoir. Le trouvant fort bien disposé à
notre égard, j’usai de son influence pour amener son frère Domba
à placer le Djimini sous notre protectorat.
Le vétéran, comme l’avait baptisé Treich, fut pour nous un
excellent auxiliaire, et la veille de notre départ il décida son
frère à signer le traité et à prendre notre pavillon.
_Jeudi_ 31 _janvier._ — Domba nous fit diriger sur Iaousédougou
et nous adressa au chef du village kipirri qui est à l’ouest du
village mandé.
Cette région est bien peuplée ; nous traversâmes successivement
Samasokhosoufittini, Djimbaladougou, Sandiokhosou, appelé aussi
Sibicoro (qui signifie « à côté des rôniers »), gros village
sur la rive droite d’un ruisseau à eau courante, aux abords
marécageux, qui porte le nom de _Songounkô_, puis Agouadougou,
Natéré et Gouérécoro.
Tous ces villages ont un troupeau de bœufs, des chèvres et quelques
moutons. On semble y cultiver avec succès le coton et le riz.
Dans le Djimini on fabrique beaucoup de poterie, réputée dans toute
la région, à cause de sa parfaite cuisson, qui est exclusivement
faite avec l’écorce du _mana_. Cette plante, arbuste dans certaines
régions et arbre dans d’autres, ressemble comme écorce et feuilles
au cé. Elle est bien connue de tous les indigènes, qui se servent
des petites branches comme bois à frotter les dents. Sans la cuisson
à l’écorce de _mana_ et le vernis au _sounsoun_, la poterie n’a
pas de valeur chez les ménagères soudaniennes.
_Vendredi_ 1er _février._ — Entre Iaousédougou et l’Anno ou
Mangotou, le Djimini porte le nom de _Bandokho_. Ce nom, comme je
le supposais d’abord, ne correspond pas à un ou deux villages ;
on peut dire qu’il s’applique à tout le district sud du Djimini,
dont il fait partie et dont il est séparé par une ligne de collines
peu élevées, traversées par de mauvais sentiers.
Comme j’étais mal renseigné et que le guide m’avait fait
changer d’itinéraire, je perdis un jour, en faisant des étapes
trop courtes. Par suite de ce malentendu, je campai le 1er à Konwi,
le 2 à Niamaniondougou, et ce ne fut que le 3 que j’atteignis
Kamélinsou, premier village de l’Anno.
Le Djimini m’a paru fort bien peuplé. J’estime la densité de sa
population à 12 habitants par kilomètre carré. Elle est composée
mi-partie de Kipirri (de race siène-ré), mi-partie de Mandé et de
Kalo-Dioula (veï) venus de Diammara. On y cultive surtout le coton,
à l’aide duquel on fabrique des étoffes toujours rayées bleu et
blanc, d’un bon marché exceptionnel. Ces étoffes sont connues dans
toute la boucle du Niger et donnent lieu à un mouvement d’affaires
très important pour le Djimini ; elles se vendent presque à aussi
bon marché que les cotonnades blanches du Mossi, auxquelles elles
font, dans la région de Salaga, une très sérieuse concurrence. Les
gens du Djimini s’occupent aussi de la vente du kola blanc, qu’ils
vont prendre chez les producteurs mêmes ; ce fruit est cultivé avec
succès dans l’Anno, comme nous le verrons plus loin. A l’aide
du kola et des cotonnades, ils se procurent du sel et des captifs,
qu’ils échangent, dans l’Anno, l’Indénié ou le Baoulé,
contre de la poudre et des fusils ; ils alimentent d’armes et de
munitions les guerriers d’un Mandé nommé Morou, parti de Sakhala
(Ouorodougou), qui ravage depuis quelques années le Tagouano. Je
n’ai pu obtenir de renseignements précis sur cet aventurier ni sur
le pays qu’il occupe, ce Morou n’ayant pas de résidence fixe et
errant dans la région à l’instar des colonnes qui opèrent dans
le Gourounsi.
Ce que l’on m’a affirmé, c’est que pour se rendre chez Morou
on trouve d’abord une assez grosse rivière, nommée _N’do_,
qui se jetterait dans un fleuve que les noirs appellent _Isi_ et que
l’on traverserait également. S’agit-il d’un affluent du Bagoé,
ou de ce cours d’eau lui-même, ou bien d’affluents de droite du
Comoë ? de la rivière de Dabou, ou même du Lahou ? c’est ce que
je me suis demandé bien longtemps.
Pendant mon séjour à Aouabou chez Kommona Gouin j’ai obtenu
quelques détails sur cette région et les cours d’eau qui la
sillonnent. La rivière Ndo traverse le Diammara, colonie mandé
de la famille veï, originaire du Ouorodougou et venue par le
Kouroudougou et le Tagouano. Les familles ouattara de Diarawary, chef
de village à Kong, et de Domba, chef du Djimini, viennent également
du Diammara (qui veut dire « pays des étrangers »). Le Ndo, qui
est peu important, se jette dans une grosse rivière nommée _Nji_
et _Isi_, guéable en été, mais impossible à traverser pendant les
hautes eaux ; on m’a dit qu’elle rejoignait la rivière de Mouoso
(Grand-Bassam), mais c’est faux. Les indigènes identifient la lagune
Ebrié avec le Comoë. Des gens qui connaissent Dabou m’ont affirmé
que la rivière de Dabou porte le nom d’Isi ; elle traverse le
Tagouano et le Bahouri ou Baoulé, auquel elle a donné un de ses noms,
car l’Isi est connue aussi par les Mandé sous le nom de Baoulé.
Le Kouroudougou est arrosé par une rivière encore plus importante
que l’Isi et qui porte le nom de Bandamma ; on la dit navigable
et on la passe en pirogue presque toute l’année pour se rendre à
Kanyenni. Les uns m’ont dit qu’elle recevait l’Isi, d’autres
qu’elle rejoignait la mer (?) ; d’autres, enfin, m’ont assuré
que c’est un cours d’eau distinct. Dans ce cas-là, ce serait la
rivière de Lahou (voir le chapitre XVI).
Par suite de la route indirecte que j’ai suivie, je n’ai pu
observer à loisir le mouvement commercial entre Kong et l’Anno,
les marchands passant généralement par une route plus à l’ouest,
celle qui traverse Koumarasou. Je puis cependant dire que l’article
le plus importé par cette voie est le beurre de cé des Komono et
surtout la ferronnerie de la région Bobo-Dioulasou. Le kola blanc,
rapporté en échange, va beaucoup sur Kong, qui l’exporte sur
Léra, Niélé et Bobo-Dioulasou ; ce fruit a son débouché plutôt
vers l’est, car il s’en évacue de grandes quantités sur Bouna,
Boualé, Bondoukou et Salaga, qui fournissent en partie le sel à
cette région.
_Dimanche_ 3 _février._ — Kamélinsou, comme je l’ai dit plus
haut, est le village frontière de l’Anno quand on vient du Djimini ;
il est habité exclusivement par des Gan-ne, et porte pour cette raison
aussi le nom de Gan-nesou. Nous fûmes reçus par un beau vieillard à
barbe blanche qui s’empressa de nous faire installer de son mieux,
car les cases de ce village sont fort mal entretenues. Les femmes
et les jeunes filles se sont toutes crues obligées de nous faire un
cadeau, de sorte que le riz, les ignames, bananes, papayes et poulets
ne nous ont pas manqué.
Ce village, quoique d’un aspect misérable, a la réputation
d’être riche. Beaucoup d’habitants en effet portent comme bijoux
des pépites d’or. Ils m’ont aussi paru travailleurs et possèdent
des plantations de kolas. Les femmes s’occupaient de la cueillette
du fruit et triaient les kolas par grosseurs et par qualités. J’ai
vu aussi à Kamélinsou préparer du savon avec le fruit du kobi,
qui est assez commun par cette latitude.
_Lundi_ 4 _février._ — Le chef de Kamélinsou, au lieu de nous
faire conduire directement sur Mango (Gouènedakha), nous fit mener
à Moroukrou ou Moroudougou, où résident deux chefs parents du roi
de l’Anno. Comme ce détour me rapprochait du Comoë, sur lequel
je voulais me procurer quelques renseignements, je ne fis aucune
observation et me laissai conduire à Moroukrou[47], où nous fûmes
bien accueillis par Lendou et Gouami, les chefs de l’endroit.
Le Comoë (rivière d’Akba) a ici plus de 100 mètres de largeur ;
il est très fortement encaissé ; actuellement encore, il n’est pas
guéable, et les perches ne peuvent servir à manœuvrer les pirogues
que sur les rives. Les gens du village viennent y prendre leur eau ;
les femmes descendent, pour la puiser, par un sentier presque à pic,
qu’elles remontent avec adresse leur potiche sur la tête, ce qui
serait presque un tour de force pour des Européennes.
D’après le dire de toutes les personnes que j’ai eu l’occasion
d’interroger, le Comoë, dans la partie entre Nabaé à Moroukrou
et de ce point à Attakrou[48], n’offrirait pas de difficultés
à la navigation en pirogue ; les indigènes n’utilisent pas le
fleuve pour leurs communications ; ils donnent comme raison qu’ils
ne sont pas experts dans la fabrication des pirogues ; en cela je
suis absolument d’accord avec eux : les embarcations que j’ai
vues sont toutes grossières, massives et peu maniables ; avec de
telles pirogues il ne faut pas songer à naviguer, elles sont tout
juste bonnes à traverser la rivière.
En revenant du Comoë, les gens du village nous firent voir l’endroit
où les guerriers de l’Anno ont vaincu ceux du Bondoukou, il y
a environ soixante ans, sous le règne de Diané, qui, dans cette
affaire, tua Sofié, le chef du Bondoukou, un des prédécesseurs
d’Ardjoumani.
[Illustration : Femmes puisant de l’eau au Comoë.]
_Mardi_ 5 _février._ — Le lendemain, Gouami nous fit faire étape
dans le centre le plus important de l’Anno. S’il existe une
question embrouillée pour le voyageur, c’est bien celle de la
dénomination de ce marché. Beaucoup de Mandé désignent le centre
commercial de la région par _Mango_, et la région sous le nom de
_Mangotou_ (brousse de Mango) ; l’un et l’autre de ces noms
sont impropres, car le pays est appelé par ses habitants _Anno_
depuis Kamélinsou jusqu’aux frontières de l’Indénié, et le
centre commercial désigné sous le nom de Mango en mandé se nomme
ou _Groûmania_ ou _Gouènedakha_ : Groûmania est le nom _agni_ ;
Gouènedakha, le nom _gan-ne_. D’autres appellent aussi Mango
_Koffésou_, quoique ce nom ne se rapporte en réalité qu’à une
sorte de faubourg habité par les autochtones.
C’est dans ce faubourg de Koffésou ou Koffikrou (en agni) que
l’on nous fit loger. Il n’est éloigné de Groûmania que de
quelques centaines de mètres, ce qui me permit d’y aller pendant
la grosse chaleur. Des amis que j’y rencontrai me conduisirent chez
quelques notables mandé et eurent l’obligeance de me présenter
et de me recommander au personnage le plus influent de la ville, à
Ahmadou Sakhanokho, dont l’amitié me fut très précieuse lorsque
le moment vint de traiter avec le chef de l’Anno.
Groûmania, ou Gouènedakha, ou Mango, ou Koffésou, est composé de
trois agglomérations d’habitations.
Au nord, et séparés du village principal, se trouvent deux groupes
de cases habités par quelques Gan-ne et quelques gens de race agni ;
c’est une espèce de faubourg, nommé _Koffésou_ en mandé ou
_Koffikrou_ en agni (_Koffi_ est le nom du chef, et la terminaison
dans les deux langues veut dire « maison de »).
Cette ville, irrégulièrement bâtie, comme presque tous les centres
de ces régions, est bien située, et entourée de plantations ; on
y trouve quelques cocotiers et un ou deux orangers. Groûmania est
dans la zone de transition, entre la végétation peu couverte de la
région Kong et celle, si dense et si touffue, du bassin inférieur
du Comoë. Aux environs, on voit de fort beaux sites, surtout sur
les bords du Comoë, près de Siripon et d’Assouadé. En quittant
Moroudougou ou Moroukrou, surtout, je fus agréablement surpris
en traversant de grandes oasis boisées d’essences rappelant nos
hêtres et nos frênes, avec le sol tapissé de petites pousses de
toute nuance, produisant un amalgame de tous les verts que l’on
puisse rêver.
On ne saurait croire combien une plante ressemblant aux nôtres
peut agir sur le moral de ceux qui, depuis longtemps, ont quitté
l’Europe : tout se réveille, la patrie vous apparaît, la famille,
les amis, le cœur bat fort ; bien que faible, exténué, on se sent
revivre ; ces joies sont trop courtes, hélas ! et pendant qu’avec
ce brave Treich nous nous laissions aller aux doux rêves du retour,
devant nous défilaient, comme pour nous rappeler à la réalité,
les troncs dépouillés des arbres à _fou_, dont l’écorce sert
à confectionner les vêtements des Gan-ne et des Agni. De temps en
temps, une échappée laissait entrevoir des friches de bananiers,
des fouillis d’ananas ou encore une plantation de kolas ; plus loin
apparaissaient de petites clairières à peine couvertes d’un chaume
rabougri et de quelques termitières avec un gigantesque bombax,
dernier survivant d’un village peut-être jadis prospère, mais
dont le nom même a échappé aux habitants.
Je ne veux pas quitter Groûmania sans donner au lecteur une idée
du mouvement commercial de ce lieu, qui passe pour le plus honnête
du monde noir. La loyauté des gens de l’Anno est proverbiale :
on peut laisser un colis en souffrance dans un chemin quelconque, il
ne sera sûrement pas volé ; l’habitant s’en charge volontiers
et le remet consciencieusement à son chef de village, qui jamais
n’en disposera et sera toujours prêt à le faire remettre à son
destinataire à la première réquisition de ce dernier.
[Illustration : Croquis de Mango.]
L’industrie de Groûmania consiste surtout en tissage et teinture. On
semble s’être spécialisé à fabriquer l’article si avantageux
du Djimini : la cotonnade commune blanche à raies bleues, qui fait
une si sérieuse concurrence aux produits similaires blancs du Mossi.
Les Mandé de Kong, de Bouna, de Boualé y importent beaucoup de
ferronnerie tirée des pays siène-ré et de la partie nord des
États de Kong ; en échange, ils se procurent les tissus dont je
viens de parler, ou bien alors le kola blanc. Son abondance et son bon
marché excessif lui permettent de supporter trente jours de transport
et d’atteindre Bobo-Dioulasou ou Salaga en donnant de très gros
bénéfices. Dans les villages du Mangotou (alentours de Groûmania),
ce kola ne se paye qu’une caurie pièce ; rendu à Salaga, il se
vend en gros 25 cauries, et en détail jusqu’à 40. En échange,
on prend généralement, dans ces deux autres centres, du sel, qui
se vend à Groûmania un prix exorbitant, les communications avec
le littoral du golfe de Guinée étant devenues très difficiles,
pour des raisons que nous indiquerons dans la suite de notre relation.
A côté de ce mouvement commercial très actif, l’Anno produit le
_fou_ en quantité considérable. Le fou est l’écorce d’un arbre
qui atteint de grandes dimensions ; le tronc a l’aspect d’un tronc
de hêtre. C’est peut-être le même arbre que Schweinfurth signale
dans l’Ouganda, l’Oungoro et chez les Monbouttou. Ce voyageur le
nomme _rokko_. C’est probablement l’_Urostigma Kotschyanum_. La
façon de préparer le fou est bien originale : avant de détacher
l’écorce du bois, on la bat avec un maillet allongé couvert
d’encoches formant des rainures. Cette première opération a pour
but de détacher l’enveloppe extérieure de l’écorce, la partie
rugueuse qui constitue, à proprement parler, l’épiderme. Ce travail
terminé, l’écorce, qui a un aspect rougeâtre, est battue avec
des maillets plats sans encoches, afin de la détacher du tronc ;
puis, par une série de battages, on arrive à la rendre tout à fait
souple et malléable.
Elle présente alors l’aspect d’un grossier tissu dans le genre des
nattes en fibres de palmier tressées sur le littoral, ou des _tapa_
des mers du Sud, mais son épaisseur varie entre 3 et 5 millimètres.
Le prix du fou est proportionné à sa surface : j’en ai vu de 3
à 4 mètres carrés.
On en confectionne presque tous les vêtements, surtout le pagne
pour femmes, des sacs, des musettes, des bonnets, etc., que l’on
teint soit en rouge brun, soit en bleu indigo. Les petits morceaux,
les déchets, sont utilisés comme serviettes. Dans le pays de Kong,
personne ne sort sans une bande de fou, avec laquelle on éponge
la sueur et on se lave. Les très gros morceaux sont utilisés
comme emballage, et servent à l’occasion de stores, de portes,
de nattes pour dormir, et le plus souvent à réparer les toits que
les intempéries ont endommagés.
Les femmes s’occupent beaucoup d’exploiter les feuilles d’ananas,
en confectionnant du fil avec ses fibres. Mis en écheveaux, il est
vendu écru ou teint en rouge minium à l’aide du kola, ou en bleu
avec l’indigo, ou encore en jaune avec le souaran. Ce fil sert aux
musulmans à broder les coussabes, les bonnets, les pantalons. A
Bobo-Dioulasou, un écheveau d’une douzaine de fils de 1 mètre
coûte près de 500 cauries.
Enfin, une des spécialités des marchands de l’Anno est de fournir
les armes et surtout les poudres à petits grains, qu’ils tirent
d’Assinie et de Grand-Bassam et qui sont les plus appréciées dans
toute la boucle du Niger.
Malheureusement, il y a souvent pénurie, les communications vers la
mer laissant toujours à désirer et les pays Sanwi étant surtout
trop protectionnistes. On peut dire qu’il est presque impossible
aux hommes de l’Anno d’arriver à nos comptoirs. Quand nous leur
aurons ouvert une route sûre vers la mer, le chiffre d’affaires
de nos compatriotes de la Côte se quintuplera.
_Mercredi_ 6 _février._ — Koffi refusa absolument de nous introduire
auprès de Kommona Gouin ou Cabran Gouin, chef de l’Anno, qui réside
à Aouabou. Il faut nous rendre au préalable à Boniadougou, où
réside Diamdiane, un chef qui jouit de quelque considération dans
la région. J’avais bien peur d’être forcé d’accepter son
hospitalité, et de subir de nouveaux retards, mais ce brave homme,
en nous voyant, Treich et moi, n’a insisté que mollement. La vue
des visages pâles a eu l’air de l’impressionner assez fortement
pour ne lui permettre de nous regarder qu’à la dérobée. Après
l’avoir salué et pris congé de lui, nous nous dirigeons vers
le sud-est sur Aouabou, qui n’est éloigné de Boniadougou que de
quelques kilomètres.
Aouabou, résidence du souverain de l’Anno, est un bien misérable
village, comprenant une trentaine de cases rectangulaires qui abritent
la famille royale et quelques captifs de Kommona Gouin.
Sur une place, devant l’habitation royale, se trouvent deux baobabs
entre lesquels est une grosse pierre qui supporte un chaudron en
cuivre de 1 m. 20 de diamètre. Il y a bien un mois qu’on me berce
de cette douce surprise : « Voir la marmite d’Aouabou, qui est
tombée du ciel ».
J’ai beau m’évertuer à l’examiner, jamais je ne pourrai me
persuader que je suis en présence d’un aérochaudron : il a bel et
bien été fabriqué en Europe et même à une époque qui ne doit pas
être reculée de plus de deux cents ans. Quel est l’individu qui a
pu avoir la constance de le charrier de la mer ici ? Je l’ignore ;
toujours est-il qu’il est là, et qu’il fait et fera encore
l’admiration de plus d’une génération. Une pierre en guise de
billot qui se trouve à côté indique suffisamment qu’il y a à
peine une trentaine d’années, au temps où les mœurs achanti
étaient encore en vigueur, la pierre et la marmite servaient de
lieu de sacrifice. Actuellement, et depuis que l’islamisme s’est
infiltré dans la région par les Mandé, ce chaudron n’a plus que
le rôle d’oracle : les sorciers du roi le consultent la nuit quand
il y a de graves décisions à prendre.
Il n’est pas étonnant que les gens d’Aouabou considèrent plutôt
ce chaudron comme tombé du ciel que fabriqué par des Européens,
puisque dans la plupart des pays que j’ai visités on ne nous
croit pas assez adroits pour faire des fusils. A peu près partout on
regarde l’Européen comme un simple intermédiaire entre le noir et
des êtres surnaturels habitant dans les profondeurs de la mer qui,
seuls, seraient, aux yeux de ces populations ignorantes, capables de
fabriquer un canon de fusil ou des soieries.
Cela tient à une fausse interprétation des ouvrages musulmans qui
ont pénétré chez les peuples noirs. On y dit : « _De l’autre
côté de la mer habitent les blancs_ ». Le noir ne comprend pas
qu’il s’agit d’une distance en largeur, il est persuadé que
c’est après avoir traversé une couche d’eau considérable
en profondeur, qu’on atteint les pays peuplés de blancs. J’ai
déjà eu l’occasion de raconter plus haut que l’on me croyait
amphibie. Le seul fait de prendre mon tub une fois par jour et de
saisir souvent ce prétexte pour éloigner les êtres gênants qui
ne me laissaient pas de répit, faisait dire à ces braves gens que
pour moi l’existence n’était possible qu’à la condition de
passer une partie de la journée _au fond de l’eau dans une grande
calebasse en toile_.
A Aouabou, Treich et moi, nous fûmes reçus royalement. Nous avons
été hébergés et nourris par les soins de Kommona Gouin, qui nous
fit donner à plusieurs reprises du mouton, et, quelques jours avant
notre départ, un bœuf qu’il envoya prendre dans un de ses villages.
Dès la seconde entrevue, et après lui avoir fait un joli cadeau,
auquel il répondit du reste en m’envoyant trois pépites d’or,
je crus devoir le pressentir sur l’importance qu’il y avait pour
lui à se placer sous notre protectorat — comme venaient de le faire
le Bondoukou, les États de Kong et le Djimini. Dans une première
réunion, qui ne comprenait que quelques chefs des villages voisins,
il me demanda de nouveaux délais afin de pouvoir réunir tous les
personnages influents de son pays. Pressé par moi, il fit cependant
diligence en expédiant de suite des courriers ; de sorte que je
n’eus à séjourner en tout que douze jours à Aouabou. Ces lenteurs
me donnèrent le temps d’étudier un peu la région et ses habitants.
L’Anno est habité par trois peuples de races distinctes.
Les plus anciens sont les Gan-ne. Ils semblent n’avoir jamais
habité que les épaisses forêts de la région où viennent le kola
et le palmier à huile. Leur type est caractérisé par une taille
au-dessous de la moyenne, une figure ronde et pleine, une peau d’un
brun chocolat. J’en ai vu trop peu pour les esquisser comme je le
voudrais ; on n’en rencontre guère que quelques-uns par-ci par-là
dans les villages, ou encore dans la forêt, portant des charges de
fou, de kolas ou d’amandes de palme.
[Illustration : Aouabou : la demeure royale.]
Dans ces forêts épaisses, presque dépourvues de sentiers, on
ne peut songer à employer des animaux pour les transports, ils ne
pourraient passer : tout transport doit se faire à dos d’hommes,
sinon en pirogue.
Du reste le cheval et l’âne ne pourraient y vivre. La végétation
est tellement vivace, que les graminées atteindraient hauteur
d’homme quelques jours après les semailles. La tige serait
gigantesque, mais ne produirait pas de graines ; il faudrait se livrer
à des défrichements perpétuels ; les lianes et les jeunes pousses
envahiraient les cultures et étoufferaient les graminées. Le sol
est tapissé de jeunes pousses d’arbres et de bouquets d’ananas,
mais on n’y voit pas un brin d’herbe.
Les lianes sont très nombreuses, les branches enchevêtrées les unes
dans les autres ; il est impossible de porter sur la tête, les charges
tomberaient à tout instant. C’est pourquoi les Gan-ne organisent
leur fardeau en hotte — deux lianes servent de bretelles. De cette
façon ils ont les mains libres et peuvent se frayer un passage en
écartant les lianes ou en les coupant à l’aide d’un long couteau
qu’ils portent toujours à la main. Ces couteaux sont de différents
modèles. La lame varie de 35 à 50 centimètres de longueur. Les
Gan-ne se servent de cette espèce de sabre d’abatis avec une grande
adresse. Quelquefois ils fabriquent une grossière gaine en cuir pour
y mettre l’arme, et généralement ils l’ornent de deux ou trois
coquilles d’huîtres teintes en rouge, qui proviennent de la Côte.
La coiffure des hommes et des femmes gan-ne est celle des
Siène-ré. Les hommes ont la chevelure arrangée de toutes les
façons et très souvent ornée de perles et de pierres, de petites
cordelettes à nœuds et autres ornements.
Les Gan-ne habitent surtout les confins du Baoulé et semblent
s’être retirés devant l’arrivée des migrations agni dans
l’Anno. Les Agni de l’Anno ont une origine commune avec les Agni de
l’Abron (le Bondoukou méridional), de l’Indénié, du Morénou,
de l’Alangoua, du Bettié, du Sahué, du Sanwi (pays de Krinjabo),
de l’Akapless, des confins de l’Ahua (Apollonie), et même de ceux
qui habitent le cours inférieur de la rivière Bandamma (rivière
de Lahou), aux environs de Tiassalé (voir le chapitre XVI).
Les Mandé appellent _Ton_ ces gens de race agni ; c’est une
appellation impropre : les Ton habitent le Bondoukou central et parlent
l’achanti presque pur, tandis que les Agni de l’Anno parlent la
même langue que les gens de Krinjabo ; en un mot, ils sont de même
famille que les habitants de l’Abron et de l’Assikaso, qu’on
nomme _Bouanda_. Le vrai nom, le nom des indigènes par lequel ils
désignent et le peuple et sa langue, c’est _Agni_.
Les hommes de cette race sont très propres ; ils passent une bonne
partie de la journée à se baigner et à se savonner en se servant
de fibres d’arbres ou de fou comme éponge. Après chaque bain
ils se graissent le corps avec du beurre de cé dans lequel ils
introduisent volontiers du musc ou toute autre forte odeur. Il est
très rare que les gens de race agni se rasent la tête ; ils ont
tous une coupe de cheveux à peu près uniforme : cheveux coupés
courts (environ 2 centimètres), de façon à pouvoir les peigner,
ce qui est une de leurs grandes occupations.
On peut dire que ces gens tiennent le milieu entre l’Achanti et
le Gan-ne. Ils se distinguent surtout de ces derniers par un plus
grand luxe dans les vêtements ; en général, ils ne se servent
que des cotonnades mandé, tandis que les Gan-ne, à part le fou, ne
portent guère que des vêtements en coton teints en _bassi_ (rouge
brun). Cette couleur, qui peut être presque considérée comme un
indice ethnographique, me paraît importée chez eux, et l’on aurait
tort d’y voir un lien de parenté avec la race mandé. Ces derniers,
qui ont beaucoup de relations avec les régions productives du kola,
ont fort probablement introduit cette teinture chez eux ; en tous cas,
l’arbuste nommé _bassi_ n’existe pas dans cette région.
Les peuples de race agni et les Gan-ne semblent, à force
d’avoir vécu en commun, s’être adonnés aux mêmes pratiques
superstitieuses. Quantité d’objets et d’animaux, et en général
tout ce qui est blanc, est fétiche et sacré : les œufs, les poules
blanches, certains arbres, etc. Cette coutume s’étend même souvent
à des femmes et à des hommes qui, pour se distinguer des profanes,
se bariolent de blanc avec de la cendre délayée dans de l’eau.
Ces individus voués au fétiche sont consultés comme oracles dans
beaucoup de cas ; ils sont maîtres en l’art d’empoisonner et
pratiquent la médecine.
Lorsqu’un malade a besoin du ministère d’un de ces
médecins-sorciers, il le fait mander.
L’homme de l’art pose d’abord un fétiche devant le malade,
généralement une statuette en bois représentant un homme ou une
femme grossièrement exécutée, à laquelle il ne manque jamais les
détails anatomiques intimes. Puis le médecin bariolé de blanc danse
une sarabande désordonnée autour du malade, et se fait montrer le
siège du mal. Après un court massage, il ne manque jamais de retirer
du membre malade une éclisse ou un fragment d’os qu’il avait
eu soin de dissimuler dans une de ses mains. Le malade ne manifeste
aucun étonnement de se voir retirer de sa jambe ou de son ventre un
corps étranger, sans incision apparente, et — ce qu’il y a de
bien curieux — neuf fois sur dix il se dit guéri !
Si la religion de ces peuples se bornait à ces sottes pratiques,
elle serait bien inoffensive, malheureusement les sacrifices humains
existent encore chez eux. Ils ont cependant la pudeur de les cacher
aux yeux des Européens.
[Illustration : Un Gan-ne dans la forêt.]
A la mort de tout souverain ou personnage de marque, on immole quelques
victimes, généralement une partie des esclaves du défunt ; puis,
pour fêter sa mémoire, ses parents et amis se livrent à des orgies
qui ne prennent fin que quand ils ont mangé et bu tout ce qu’ils
ont trouvé dans le pays.
On tue les bœufs et les moutons ; le vin de palme et le gin coulent
à flots.
Très fréquemment aussi, j’ai vu des femmes porter une poupée en
bois serrée dans le dos comme si c’était leur enfant. C’est,
paraît-il, un remède infaillible contre la stérilité. Chez
d’autres peuples, les Wolof par exemple, les jeunes filles portent
aussi quelquefois, en guise d’enfant, un tibia d’animal orné
de perles. Je n’ai jamais manqué l’occasion de demander à mon
domestique Diawé ce que cela signifiait, afin de m’attirer cette
réponse qui me faisait sourire chaque fois : « Ça il y a trop bon
pour gagner petit ». Quels heureux peuples que ces noirs : ils ont
des remèdes pour tout.
Le blanc est toujours une couleur fétiche. C’est ainsi qu’il y
a des pierres et des arbres fétiches, et que certaines îles des
lagunes près de Grand-Bassam sont considérées comme telles, à
cause de quelques roches blanches qui s’y trouvent.
Les poules blanches sont d’excellents fétiches, et en avaler un
œuf est toujours de bon augure.
Dans toute cette région, quand les indigènes ont à vous remercier
pour un cadeau que vous leur avez fait, toute la famille et les amis
viennent vous dire merci et déposer devant vous un petit caillou,
une motte de terre ou encore une paille ou un morceau de bois, en
disant « _Naçio_ ».
Dans le Gourounsi j’avais déjà vu une pratique de ce genre ;
les indigènes, pour vous demander un cadeau, vous mettent dans la
main un de leurs instruments ou outils, ou bien vous le suspendent
à l’épaule.
Les villages gan-ne et agni de l’Anno sont presque tous construits
d’après un même type, et forment généralement une grande rue
unique. Les habitations et leur ameublement sont analogues à ceux
décrits dans le Bondoukou, mais construits avec moins de soin et
mal entretenus. On trouve, dans presque tous les villages, un ou deux
bancs d’une dizaine de mètres de longueur sur lesquels on s’assied
pendant les veillées ; ces bancs sont aménagés tout simplement à
l’aide de deux troncs d’arbres montés sur un chevalet ; l’un
sert de siège et l’autre de dossier.
Les Gan-ne et les Agni ont aussi le _banan_ ou _benteng_ des Mandé,
ce fameux hangar où les oisifs viennent se reposer pendant les
heures chaudes. Le grenier de ces hangars sert de magasin à ignames
ou à maïs.
L’Anno ne se nourrit pour ainsi dire que d’ignames et de bananes,
les céréales n’y viennent pas. Ce pays a aussi fort peu de
bétail ; cinq ou six villages à peine possèdent quelques vaches,
les autres n’ont guère que des moutons et des chèvres.
Les abords des villages sont couverts de broussailles et de bois dans
lesquels circulent d’étroits sentiers conduisant aux défrichements,
jardins à bananes, à manioc, ou champs d’ignames. Ces deux
végétaux forment la base de l’alimentation des peuplades
forestières de l’Anno.
Aux quatre points cardinaux du village se trouve un endroit
aménagé pour y servir de watercloset ; ou bien c’est une sorte
d’échafaudage fait de troncs d’arbres, ou encore un arbre coupé,
le long duquel on a creusé un fossé, ou bien encore de véritables
fossés avec feuillée, tels qu’on les fait construire dans les
campements par les troupiers. Ces endroits se nomment _bacaso_ en
langue agni, ce qui veut dire : « l’endroit du morceau de bois ».
[Illustration : Un indigène de race agni faisant sa toilette.]
On trouve peut-être ces détails un peu oiseux, mais il est si rare,
dans ces pays, de rencontrer des gens propres, qu’il serait injuste
de ne pas leur rendre justice.
J’ai vu aux abords d’Aouabou et de plusieurs autres villages,
généralement dans le coin de quelque bananeraie, des tombes,
au-dessus desquelles est disposé le plus souvent un petit hangar en
clayonnage recouvert de chaume, ou bien encore la tombe est dissimulée
par une série de branches qui se croisent au sommet.
Dans une ou deux cases, un peu à l’écart du village, se retirent
les femmes à une certaine époque. Pendant tout ce temps la femme est
considérée comme impure et aucun homme n’a de commerce avec elle.
L’Anno comprend aussi quelques colonies mandé venues du Diammara, du
Kong et du Kouroudougou, qui se sont surtout fixées à Groûmania. Ces
colonies ont toujours été très puissantes ; elles ont fourni de
nombreux contingents lors des guerres qu’ont soutenues le Dagomba,
le Mampoursi et le Gondja contre le souverain de Nalirougou.
On sait, comme je l’ai dit plus haut, que les guerriers mandé de
Groûmania sont restés sur le théâtre de la guerre et ont obtenu de
grandes concessions de terrains sur la route de Yendi au Haoussa, où
ils ont créé un centre très important encore et dont l’existence
nous a été révélée par les itinéraires par renseignements de
Barth. Cette ville s’appelle toujours « le Camp de Mango »,
_Sansanné[49]-Mango_. Les chefs actuels de Sansanné Mango sont
encore des Ouattara.
Quand la puissance achanti est tombée, d’autres Mandé ont quitté
l’Anno et ont fondé des colonies dans le Barabo (rive gauche du
Comoë, à l’est de l’Anno). Cette colonie mandé du Barabo est
placée sous l’autorité d’Ardjoumani, comme nous l’avons vu.
Pendant notre séjour à Aouabou je me rendais souvent chez Kommona
Gouin pour le saluer, lui parler de la France et du commerce des
Européens, ce qui l’amena à me confier que depuis longtemps il
avait le désir d’entrer en relations avec nos comptoirs de Mouoso
(Grand-Bassam). Voici à peu près en quels termes je l’ai engagé
à traiter :
« La protection que nous avons accordée à Amatifou (ex-chef du
Sanwi) et que nous continuons à son successeur Aka Simadou, est un
sûr garant que nous ne voulons pas la guerre et que nos intentions
sont tout ce qu’il y a de plus pacifique. Ce que je suis venu faire
dans ces régions, tous, vous l’avez compris : je veux vous aider
à vous passer des nombreux intermédiaires et courtiers qui vous
enlèvent le plus gros de vos bénéfices, et, par un accord entre
nous, vous faciliter l’accès de nos comptoirs. » Il s’engagea
à ouvrir une route suffisamment large de Groûmania à Attakrou
(premier village de l’Indénié) et ne concéda le droit de venir
commercer dans son pays qu’à nos nationaux.
[Illustration : Un malade en consultation.]
Cet homme, comme généralement tous les chefs âgés, est un brave
et digne homme ; il a toute ma sympathie. Il est retiré dans son
petit village d’Aouabou, à la porte de Groûmania, et a l’air
d’administrer honnêtement son pays ; partout on nous a fait
l’éloge de sa probité et de sa façon de gouverner. Sa bonté
est proverbiale.
Son intérieur est très modeste : il se tient presque toujours dans un
hall formé de quatre petites cases rectangulaires. L’une renferme
le panier dans lequel le transportent quatre vigoureux gaillards
quand il se déplace, quelques lances, des fusils à silex et une
belle peau de panthère, cadeau du chef de Bouna. Une autre case
contient toute une série de tam-tams autour desquels sont amarrées
quantité de mâchoires humaines, derniers trophées de la guerre que
Diané, ancêtre du chef, livra à Fofié, un des prédécesseurs
d’Ardjoumani, qui fut tué à Moroukrou deux jours après avoir
traversé le Comoë. La mâchoire de Fofié est attachée au plus
gros tam-tam.
[Illustration : Type d’un village gan-ne ou agni.]
Cette demeure royale n’est ni gaie ni séduisante, et ce n’est pas
la présence de Kommona Gouin qui l’égayera. Habillé en musulman,
coiffé d’une grande chéchia rouge, il est toujours assis sur une
sorte de chaise, entouré d’un ou deux de ses enfants. Le pauvre roi
est presque aveugle ; il porte une barbe blanche à peine cultivée
dont l’extrémité (la barbiche), teinte en rouge au henné ou avec
du jus de kola, est roulée sur elle-même et forme une assez grosse
pelote, ce qui lui donne un air tout à fait grotesque.
Le cadre d’un palabre n’augmente guère le faste royal de la cour
d’Anno. Le public est plus nombreux cependant, et c’est un peu
plus original, la parole n’étant portée que par les porte-canne,
sorte de factotums qui ont en main une canne sculptée et ne font
que répéter les paroles du roi ou des intéressés qui viennent
solliciter une mission ou en rendre compte. Dans ces palabres souvent
il y a aussi des individus faisant fonction d’huissiers : ils
indiquent les places à occuper par les assistants, leur font donner
des tabourets, en un mot s’occupent de l’ordre des préséances,
etc. ; on reconnaît ces individus à une tête de singe qu’ils
portent suspendue au cou : c’est la chaîne de nos huissiers.
Comme je logeais chez Acra, le premier porte-canne de Kommona Gouin,
et qu’il parlait mieux le mandé que son souverain, je réussis à
me procurer les noms des chefs qui ont précédé le roi actuel.
Le plus ancien en date dont on se souvienne dans l’Anno
se nommait Diâné ; c’est celui qui a tué Fofié (roi du
Bondoukou). D’après l’âge de deux vieillards qui disent l’avoir
vu quand ils étaient enfants, il devait régner vers 1823.
Puis vinrent : Morou, jusqu’en 1835 ;
Diamdiâne, jusqu’en 1842 ;
Bomma, jusqu’en 1849 ;
Famissa, jusqu’en 1856 ;
Bomma Koummonaba, jusqu’en 1875 ;
Et enfin Kommona Diaou, ou Kommona Gouin, ou Cabran Gouin, chef actuel.
A ce dernier succédera son frère Diangoué, qui est le prince
héritier.
Depuis l’avènement de Diâné, les chefs de l’Anno ont toujours
été musulmans. Avec l’avènement de ce chef et sa conversion à
l’Islam il s’est produit une grosse perturbation dans le mode de
succession au trône. Avant, le prince héritier était toujours,
comme chez les peuples de race agni, le neveu (fils de sœur)
du roi, tandis qu’en ce moment la succession, tout en étant
latérale aussi, comprend d’abord les frères par rang d’âge,
puis l’aîné des fils de frère, — quand les choses se passent
normalement, car très souvent le pouvoir est usurpé, comme dans
tous les gouvernements nègres.
_Situation politique._ — Avant la décadence de l’Achanti,
l’Anno était l’allié de la cour de Koumassi et agissait de
concert avec elle contre le Bondoukou et l’Abron, de sorte que jamais
l’Anno n’a vécu en bonne intelligence avec ses voisins de la rive
gauche du fleuve ; ils ne se font cependant pas la guerre, grâce
à la médiation des Mandé musulmans de Groûmania et du Barabo :
il n’y a jamais de gros conflits ; leur animosité mutuelle ne se
traduit que par des confiscations de marchandises qui s’opèrent
généralement dans l’Indénié.
[Illustration : Kommona-Gouin.]
L’Anno a aussi de temps à autre des démêlés avec le Baoulé,
mais ces querelles ne sont que locales et ne s’étendent guère
qu’aux gens du Baoulé qui habitent Amakourou, à deux étapes dans
l’ouest de Ndiénou. En somme, ce pays est très tranquille ; il est
même fort heureux pour nous que l’Anno ne soit pas l’allié du
Bondoukou, chacune de ces régions ayant une importance considérable
par ses voies de communication qui débouchent de l’Indénié. En
cas d’hostilité ou de guerre dans l’un des deux pays, on peut
prendre ou la rive droite ou la rive gauche du Comoë.
J’ai donné, au chapitre Bondoukou, les principales routes de
l’Abron et du Bondoukou par la rive gauche du Comoë ; voici
d’autre part les communications qui existent entre l’Anno et
l’Indénié par la rive droite de ce même fleuve.
En dehors de la route que je me propose de suivre, par Ndiénou
et Zouépiri sur Attakrou ou Béniékrou (premier village de
l’Indénié), communication la plus occidentale, il existe une autre
route assez fréquentée également, qui mène presque, en longeant le
Comoë, de Groûmania à Annibilékrou (Assikaso, partie méridionale
de l’Abron). Ce chemin passe à Ahouan et traverse le Comoë près
de Duhinabo, un peu en aval du confluent de la rivière Yéfou.
D’autres sentiers mènent des villages situés entre Zanzanso
et Zouépiri par Abé (passage du Comoë) également sur
Annibilékrou. Ces chemins, dépourvus de villages et occupés par
des chefs quelquefois très exigeants pour les marchands, ne sont pas
très sûrs, de sorte qu’en général on préfère se diriger sur
Attakrou ou Eléso[50], où commence la navigation en pirogues du
Comoë. De ces deux points, on peut descendre le fleuve en pirogue
ou bien faire la route à pied.
_Vendredi_ 15 _février._ — Le séjour à Aouabou, qui commence à
me peser d’une façon excessive, tire heureusement à sa fin. Dans
l’après-midi, pendant un grand palabre, on a accepté tous les
articles du traité que j’ai présenté. Les dernières hésitations
ont été levées grâce à l’intervention de mon ami Ahmadou
Sakhanokho, le notable mandé de Groûmania, qui a voulu signer à
côté de Kommona Gouin.
Le soir, on a fait un tam-tam de quelques heures et l’on s’est
séparé après de nombreuses poignées de main. Le roi voulait me
faire prolonger mon séjour de quelques jours encore, et le lendemain
je dus faire usage de tous les arguments possibles pour lui démontrer
l’importance que j’attachais à un départ prochain.
A notre très grande satisfaction à tous, il se décida pour le
dimanche suivant. Cette vie d’attente était insupportable ; nous
avions tous hâte d’atteindre la mer, que je faisais entrevoir à
mes hommes depuis deux ans comme le terme final de nos tribulations.
_Samedi_ 16 _février._ — Depuis hier soir nous vivons dans
l’abondance ; les gens du village viennent de nous amener un bœuf
et des moutons, cadeau de Kommona Gouin. Nous avons tout fait abattre
par notre hôte Acra, le porte-canne du roi, qui est musulman,
pour pouvoir offrir de cette viande au roi et à sa maison. Nous
nous réservons seulement un mouton, auquel je fais couper le cou
par un de mes hommes non musulman afin de ne pas en distribuer, ou,
pour parler franchement, ne pas être obligé d’en offrir, car nous
allons bientôt n’avoir que du poisson sec et du singe boucané.
[Illustration : Palabre à Aouabou : signature du traite.]
Un chasseur a rapporté une antilope qu’il venait de tuer dans un
champ d’ignames ; c’est une variété que je n’avais pas encore
rencontrée et qui ne vit que dans les grandes solitudes boisées
du Comoë.
Très bas de jambes, les cornes tout à fait inclinées en arrière,
de manière à ne donner aucune prise aux branches ni aux lianes,
cet animal semble avoir été créé exprès pour vivre dans les
fourrés. Il mesure environ 70 centimètres au garrot. Son pelage
est très foncé et ne comporte que des poils très courts et
clairsemés. La chair est fortement musquée.
Nous en avons acheté un gros morceau pour nos dernières 400 cauries,
car Aouabou est le dernier village vers le sud où ces coquilles aient
cours : ailleurs la monnaie consiste en poudre d’or et en pépites ;
mais les dénominations des poids et valeurs ont changé : on emploie
déjà ici le système de Krinjabo, d’Assinie et de Grand-Bassam,
qui diffère de celui de Bondoukou, de Salaga et de Kong.
A première vue et sans approfondir les étymologies, les poids et
appellations de cette région semblent n’offrir aucune relation
avec le mitkal, ses subdivisions et ses multiples, qui sont, comme
j’ai eu l’occasion de le dire plus haut, d’importation et
d’origine arabe.
Cependant on est frappé de voir que là aussi l’unité des forts
payements correspond au _barifiri_ des Mandé (4 mitkal) ; en effet,
en agni, 16 grammes d’or ou demi-once se nomme _anraé_, et l’once
(32 grammes) se dit _anra niua_, mot à mot : _anra deux_ : _anraé_
est donc un radical. Cela prouverait bien que, dans le principe,
le barifiri des Mandé, qui est peut-être un peu supérieur en
poids à 17 ou 18 grammes, devait être le _anraé_ des Agni. La
diminution de poids et la réduction de cette unité de poids à
16 grammes s’expliquent très facilement : à force de voyager,
d’être pesé et surtout nettoyé aux factoreries, le barifiri ne
donnait plus que 16 grammes.
Dans les factoreries, on se sert de l’once de 32 grammes (96 francs
or) et de ses subdivisions pour les affaires que l’on traite en or.
Chaque once vaut 16 _ackés_ à 6 francs.
Chaque acké vaut 12 _takou_ à 50 centimes.
Voici les appellations agni pour l’or :
Pouassaba (commun aux Mandé), valeur décomptée à 3 francs 0 f 125
le gramme
Damma (commun aux Mandé) 25
Dé, égal au banankili mandé, ou takou (au pluriel _dé_ se
dit _ba_) 0 50
Dé n’damma 0 75
Bâa (ne pas confondre avec le _ba_ court, pluriel de _dé_) 1 »
Bâa n’damma 1 25
Ba san (_ba_ pluriel de _dé_ ; _san_, trois) 1 50
Ba na (4) 2 »
Ba nou (5) 2 50
Ba sien (6) 3 »
Ba nso (7) 3 50
Ba mokué (8 fois 50 centimes) 4 »
Ba ngouna 4 50
Ba bourou 5 »
Ba bourou n’takou (0,50 × 10 + 0,50) = 5,50 5 50
Méttéba ou Méttéva ou 1 acké 6 »
Mettéba n’takou 6 50
Njunia 7 »
Mokué 8 »
Essoba 9 »
Nzonzan 10 »
Nzonzan bâa 11 »
Zamalfan (moitié) 12 »
Enzouazan 13 »
Enzouazan bâa (terme peu usité et chiffre peu employé par
superstition) 14 »
Tuabo 15 »
Nzarazué ou encore : tuabo ani ba san 16 50
Bandézui 18 »
Anu zui 19 »
Taraé 21 »
Zémaré 24 »
Baré 27 »
Essan (ce devrait être : nzonzan essan, l’usage a fait
tomber le premier terme) 30 »
Bagoua n’déa 33 »
Étéa 36 »
Anrué ou anrui 39 »
N’dua 42 »
N’dua (ni) ba sien (42 + 3) 45 »
Anraé (demi-once, le barifiri des Mandé) 48 »
Etté sui 54 »
Assé nua (essan nua ou 30 × 2) 60 »
Bagoua ndé nua (33 × 2) 66 »
Ba ndéa 72 »
Anumia 78 »
Ndua niua (42 × 2) 84 »
Ndua niua mettéba (42 × 2 + 6) 90 »
Anra niua (48 × 2) (1 once) 96 »
Anra niua mettéba (48 × 2 + 6) 102 »
Attatué 108 »
Anrué san (39 × 3) 117 »
Ndua san (42 × 3) 126 »
Anra san (48 × 3) 144 »
Ta 162 »
Banna (2 onces) (96 × 2) 192 »
Banna (suivi d’un autre chiffre qui le multiplie, banna
n’est plus qu’une once ; ainsi, dans le chiffre suivant :
_banna ani niua_, c’est comme si l’on disait 1 once + 2 = 3
onces) 288 »
Anra niua bourou, ce qui revient à dire 1 once 10 fois = 10
onces ou 960 »
_Dimanche_ 17 _février._ — Les adieux à la population d’Aouabou
et à Kommona Gouin, auquel nous promettons de revenir, nous prennent
une bonne heure. Enfin, à six heures vingt notre petite troupe de
porteurs s’ébranle, précédée d’un guide de Kommona Gouin qui,
à l’approche de Bookrou et de Prompokrou, souffle dans une trompe
d’éléphant à laquelle sont fixées deux mâchoires humaines,
trophée d’une guerre contre les Ton du Gaman. A Prompokrou, où nous
faisons une halte de dix minutes pour laisser respirer nos porteurs,
nous trouvons une délégation de gens de Dionkrou, petit village sur
notre flanc gauche, qui vient pour nous inviter à camper chez eux,
et nous ne pouvons nous remettre en route que lorsque le guide leur
affirme que par ordre du roi nous devons coucher à Iaoukrou, où
nous arrivons vers dix heures du matin. Nous n’avons rencontré
dans cette étape qu’une dizaine de Gan-ne, revenant de Iaoukrou
porteurs de kolas.
Leur tatouage a quelque analogie avec celui des Tagoua : il se compose
de trois petites entailles presque parallèles de chaque côté de
la bouche.
La végétation est très puissante dans cette région : de grosses
branches servant de pieux pour les enceintes et clôtures poussent avec
autant de facilité qu’une bouture de pourgère dans le Cayor. Dans
la case où nous habitons, un jeune homme émonde le petit palanquement
qui entoure le fétiche _accra_. Ce fétiche, très répandu dans
l’Agni, se retrouve dans toutes les maisons. C’est généralement
un arbuste planté au milieu de la cour, au pied duquel on voit un
ou deux vieux chaudrons vides en terre cuite, un autre contenant
de l’eau et une quantité d’œufs ou de coquilles d’œufs. Le
tout est entouré par un petit palanquement qui sert de protection
contre les animaux, poules, chèvres, moutons, etc., car les enfants
et les grandes personnes se gardent bien d’y toucher. J’ai
demandé souvent quelle était la vertu de ce fétiche sans jamais
rien apprendre. Cadia, un Agni de Krinjabo, interprète de Treich,
se contentait de me répondre... que c’est une coutume du pays et
qu’il n’en savait pas plus long.
Nous avons été bien accueillis à Iaoukrou. C’est la première
fois que nous réussissons à nous procurer du vin de palme depuis
notre départ du Bondoukou, ce qui est très agréable, car l’eau
est mauvaise dans toute la région.
_Lundi_ 18 _février._ — Un quart d’heure après avoir quitté
Iaoukrou, nous atteignons un petit village nommé Tobiéso. Une
marche fatigante à travers la forêt nous mène à Babraso, où
nous goûtons un bon repos de vingt minutes, avant de repartir pour
Pirikrou, où nous devons faire étape.
Les étapes sont pénibles. Quelques sections du chemin sont cependant
relativement bien débroussaillées, mais une partie située entre
deux chemins de culture est excessivement difficile ; le sentier
fait des méandres à n’en plus finir et toutes les dix minutes
on est forcé de franchir des troncs d’arbres qui sont en travers
de la route, déracinés par les ouragans en hivernage ou tombés
de vétusté. A Babraso, assis sous un hangar, le chef de village
se livre à des démonstrations d’amitié ; il veut nous garder,
nous offrir l’hospitalité. On est presque tenté d’accepter, mais
la raison reprend vite le dessus : un jour perdu peut en entraîner
d’autres, on en perd déjà assez mal à propos, et bon gré mal
gré on se met en route, satisfait, en arrivant à l’étape, de
voir qu’on s’est rapproché d’une journée de marche de la mer.
En quittant Babraso, nous traversons de splendides plantations de
kolas. Ces arbres sont plantés en quinconces alternant avec des
palmiers à huile.
Cette variété de sterculia produit le kola blanc et le kola rose. Le
tronc ressemble un peu comme écorce à notre hêtre ; et la feuille,
au ficus ; mais ce qui m’a frappé, c’est qu’à 1 mètre de terre
tous les troncs se bifurquent. Les branches ne sont pas émondées
quand elles sont jeunes, de sorte que dès que l’arbre commence
à prendre de la vigueur les indigènes sont forcés d’étayer les
branches pour les empêcher de se briser.
J’ai vraiment éprouvé un sensible plaisir en voyant le
nègre se livrer à une culture dont le rendement n’est pas
immédiat. Hélas ! partout où je suis passé, j’ai trouvé les
noirs si indolents, si peu prévoyants ! C’est à peine s’ils
plantent de temps à autre un bombax sur la place du marché ; ils
n’ont pas encore eu l’idée de multiplier l’arbre à cé et le
néré, qui sont cependant d’un bon rapport, même dans les pays
d’origine. Les quatre indigènes qui me restaient et auxquels je
faisais remarquer que les Gan-ne étaient plus prévoyants qu’eux,
se promirent bien de les imiter en rentrant, et de planter des
cé et des néré. Ceux de Treich rapportaient même des graines
de quelques arbres de la zone Kong, tellement ils étaient pleins
de zèle. Ils n’en feront rien, je les connais : un tam-tam dans
leur village leur aura tout fait oublier. Le noir est enfant, il le
restera encore longtemps.
Dans l’état actuel de la société noire, où l’organisation du
pays, la forme du gouvernement, la fortune sont si peu stables, il est
bien difficile de porter un jugement absolument partial sur le degré
d’intelligence ou de perfectibilité intellectuelle du Soudanais.
Des causes diverses mettent les noirs dans une situation
d’infériorité souvent si accusée, qu’on est forcé, dans bien
des cas, de les excuser. Il y a cependant des caractères généraux
qui les dépeignent assez bien.
Ainsi, comme dispositions arithmétiques, ils nous sont toujours
inférieurs. Ils ne peuvent embrasser d’un seul coup d’œil que
des chiffres très restreints ; au-dessus de cinq, ils se trompent
souvent, s’ils n’ont pas soin de ranger les objets comptés
d’un même côté. Ce défaut de coup d’œil les prédispose à
l’exagération : au-dessus de cinq ou dix, ils traduisent les nombres
par : _A ka sia_, « Il y en a beaucoup » ; quand c’est de centaines
qu’il s’agit, ils disent : _A nté ban_, « A n’en plus finir ».
Souvent le noir ne se rend pas compte de ce que c’est que le devoir :
pour lui, quand on est libre, on doit pouvoir facilement se dégager
d’une tâche tracée à l’avance. Combien de fois ne me suis-je
pas entendu traiter de fou, d’insensé, tout simplement parce que,
sans être surveillé, étant libre de mes actes, je m’astreignais
par devoir à une besogne topographique qui, par son aridité, me
mettait quelquefois hors de moi.
[Illustration : En route pour Attakrou.]
Ce qui manque aussi souvent au noir, c’est l’amour de la patrie.
La patrie, _a fortiori_ le drapeau, n’existe pas pour lui ; on
cite trop souvent l’exemple de noirs qui, au lieu de se rendre,
eux et la place dans laquelle ils étaient assiégés, préféraient
se suicider. Ce n’est pas par le même sentiment que nous qu’ils
agissent ainsi : derrière cet acte d’héroïsme se cache le plus
souvent _le simple désir d’échapper au supplice qui leur serait
réservé_.
Mais si le noir ne sert pas son pays, on ne peut pas lui reprocher
de ne pas servir une idée, et surtout un homme. Quand il a su lui
inspirer la confiance, un chef peut attendre de son subordonné
tout ce qu’il obtiendrait d’un être européen bien policé
et civilisé. Nous en avons eu des exemples frappants dans nos
compagnies de tirailleurs, et moi-même je puis affirmer que mes noirs
m’ont servi avec abnégation, dévouement, sans arrière-pensée
d’intérêt ou de lucre.
Ont-ils réellement du courage ? Je le crois par moments, et pourtant
je ne puis l’affirmer. Quand ils se lancent dans une mêlée à
tête perdue, quand ils se jettent dans une rivière infestée de
caïmans, est-ce un courage spontané ou réfléchi ? Pour moi, c’est
l’un et l’autre, mais amoindri par le fait que ces gens-là se
croient indemnes ou invulnérables, soit par les prédictions d’un
kéniélala ou le port d’une amulette.
A côté d’actes tout à fait louables, car ces gens-là — je
parle de mes serviteurs ou de tirailleurs, tous gens connus — ont
de beaux faits à leur actif, on en voit qui sont remarquablement
lâches ; il y en a dont le père a été, non pas tué à l’ennemi,
mais exécuté, et qui servent le meurtrier de leur père.
Quelle incohérence dans l’étude de gens aussi bizarrement doués,
dont les facultés ont été tronquées par les superstitions, les
croyances et une morale qui n’est pas la nôtre, et combien il est
difficile, même pour ceux qui, comme moi, ont longtemps vécu parmi
eux, de discerner la vérité !
L’enfant, par suite des travaux multiples et fatigants auxquels
la mère est forcée de se livrer, est bien en retard sur celui
des pays civilisés. Porté sur le dos jusqu’à l’âge de deux
à trois ans, époque à laquelle il est sevré, le bébé ne peut
rien apprendre, la mère ne lui causant jamais, de sorte qu’il ne
commence réellement à parler qu’à trois ans et demi ou quatre
ans. A partir de cette époque, son intelligence se développe avec
une rapidité surprenante : il a une mémoire extraordinaire et il
est capable d’apprendre tout ce qu’on lui enseigne ; il est aussi
bien doué que les enfants européens de son âge. Malheureusement,
aussitôt qu’il atteint l’âge de la puberté, tout développement
intellectuel cesse.
Cet arrêt complet se produit presque brutalement : non seulement
son intellect reste stationnaire, mais je dirai qu’il diminue ; la
mémoire s’en va ; d’éveillé et d’intelligent qu’il était,
il devient sot, méfiant, vaniteux, menteur ; dans cette période,
qui quelquefois dure deux ou trois ans, il n’est assimilable qu’à
un être tout à fait inférieur. A cet arrêt intellectuel doit
correspondre, dans ces régions, la soudure de la boîte cervicale :
le développement du crâne s’arrête et empêche le cerveau de se
dilater davantage.
Il n’est pas rare de trouver des adultes doués d’une façon
exceptionnelle ; on rencontre aussi parmi eux des gens moins bien
doués, mais qui ont le bon esprit de s’en rendre compte, ce qui
prouve qu’ils sont intelligents.
Malheureusement, ces deux catégories d’adultes sont noyées
dans une troisième, composée de gens à intelligence ordinaire,
au-dessous de la moyenne, mais qui ont la sotte prétention de se
croire des êtres supérieurs.
C’est dans cette catégorie d’individus que l’on trouve les
tribuns, les demi-savants : ce sont des gens qui croient savoir ; ils
sont prétentieux, fats, difficiles à manier, et il est dangereux
de se trouver aux prises avec eux. Quand on a le malheur de tomber
sur un individu de ce genre comme interprète ou intermédiaire pour
régler quelques affaires graves, on a de la peine à s’en tirer
avantageusement.
Dans les conversations de longue haleine, ils perdent le fil de la
discussion, ne se souviennent plus du but à atteindre ; au lieu de
vous rendre service, ils vous causent préjudice.
Quand ils mentent, ils le font grossièrement, maladroitement, et
répondent toujours évasivement aux questions qu’on leur pose ;
ils ont tout un vocabulaire de locutions et d’exclamations à
l’aide desquelles ils se tirent d’affaire sans se compromettre.
Quelle différence avec le brave vieillard, chez lequel, en général,
on trouve l’intelligence, la sagesse et la logique réunies ! Les
anciens à barbe blanche sont de véritables patriarches, honnêtes,
sérieux, calmes, ouverts ; il est possible de causer avec eux et
de leur faire comprendre les choses les plus difficiles. Ce sont des
gens sensés, dont le jugement sain m’a toujours frappé.
On peut, il est vrai, les accuser d’esprit d’imprévoyance dans
maints cas, mais ils sont excusables : cela tient aux défauts de
leur organisation sociale, au peu de sécurité qu’offre leur
gouvernement et aux vicissitudes des guerres qui désolent ces pays.
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★ ★
Depuis mon départ d’Aouabou je souffrais cruellement d’une
grosseur dans l’aine droite ; je me demandais si c’était une
hernie ou une adénite. Les gens, me voyant souffrir ainsi et me
traîner péniblement par les chemins en m’appuyant sur un bâton,
ne manquaient pas de me demander ce qui causait mon infirmité. Je
dus, bon gré mal gré, faire voir cette grosseur aux bonnes femmes
de Pirikrou, qui, après avoir palpé le mal, s’en allèrent par
la forêt chercher des médicaments. Dans la soirée, une femme
_médecin_, accompagnée d’une jeune femme, vint dans ma case,
et, après avoir mâché chacune une ou deux variétés de feuilles
et d’herbes, elles me crachèrent la préparation sur le mal. Ce
remède m’ayant permis de dormir sans fièvre, je faisais ramasser
des herbes par mes hommes, qui, tous les jours, en arrivant à
l’étape, me soignaient de cette façon. J’aurais enduré cette
horrible souffrance plus volontiers si elle ne m’avait privé de
rôder aux abords des villages ; malheureusement je dus me borner
à lever la route suivie et limiter mes excursions à 50 mètres du
village, le repos m’étant indispensable pour achever ma guérison
et me permettre de repartir le lendemain.
A Pirikrou, derrière ma case, qui était tout contre la brousse, les
indigènes avaient disposé une quantité de pièges à singes. Ces
animaux pullulent dans la forêt ; avec l’antilope que j’ai
décrite plus haut et deux autres variétés plus petites, ainsi
que des sangliers et quelques rongeurs, ils constituent la faune de
cette région.
Le manque d’eau se fait bien sentir partout ; on n’en trouve que
dans quelques méchantes mares. Le cours de l’Isi étant parallèle
à celui du Comoë et relativement très rapproché explique le manque
d’affluents de droite et leur cours limité.
Beaucoup d’habitants, comme à Waghadougou, sont atteints de la
filaire de Médine, cet affreux mal dont tous mes noirs ont été
successivement atteints et auquel je n’ai échappé que grâce à
ma sobriété et en n’absorbant que de l’eau bien reposée dans
les villages, eau puisée depuis assez longtemps pour que toutes
les matières organiques et animales aient pu se précipiter au fond
du récipient.
_Mardi_ 19 _février._ — Encore une étape bien pénible que
celle d’aujourd’hui : quatre longues heures de marche appuyé
sur mon bâton ! Le sentier est très mal entretenu et serpente à
l’infini. J’ai franchi plus de 50 troncs d’arbres. Heureusement
que l’étape est intéressante : nous traversons une région
aurifère excessivement riche, à en juger par la façon dont elle
est fouillée. Le terrain est composé de deux tiers de quartz semé
de rose et d’un tiers d’argile sablonneuse couleur d’ocre
jaune. Les puits à extraction sont creusés à 5 ou 6 mètres de
profondeur et atteignent environ 70 centimètres de diamètre.
Pour permettre à l’ouvrier d’y descendre facilement, on a
ménagé dans la paroi du puits un bourrelet assez solide qui y
descend en hélice. Afin d’empêcher l’hélice de se dégrader trop
facilement en y appuyant les pieds et les mains pour la descente et
l’ascension, les bourrelets sont revêtus d’une couche de terre
glaise qui les solidifie.
Le manque d’eau pendant une partie de l’année donne lieu à
deux façons d’extraire l’or qui diffèrent essentiellement entre
elles. En saison sèche, les indigènes exploitent les puits à côté
des ruisseaux, lavent les alluvions et en tirent la poudre d’or et
la petite pépite en assez grande quantité pour que ce métier soit
très rémunérateur pour tous les gens des environs. Les habitants
de villages situés à plusieurs jours de marche au nord sont aussi
autorisés à se livrer à ce travail moyennant une légère redevance
à payer au moment de s’en retourner chez eux.
Pendant la saison des pluies, l’or est seulement exploité par les
gens du village. C’est alors qu’ils creusent des puits profonds
et qu’ils concassent les quartz, se bornant à rechercher les
pépites. Ce procédé fait que toute la menue poudre, est perdue
faute d’eau et par conséquent de lavage.
C’est un des placers réputés les plus riches, avec ceux de
l’Alangoua (région située sur la rive gauche du Comoë entre le
fleuve et le confluent du Mézan). Bien dirigée, et entre les mains
de gens plus pratiques, cette exploitation pourrait donner un beau
rendement, surtout si l’on amenait par des conduits l’eau du
Comoë sur les lieux mêmes.
Dans toute cette région, il n’est pas un homme qui ne possède de
l’or ; ainsi, à Ndéré-Kouadioukourou, où nous faisons étape,
nous sommes rejoints par un habitant de Bahirmi, village que nous
avons traversé à huit heures et demie. Cet individu vient nous
prier de nous intéresser à un vol de 20 onces d’or dont il
venait d’être victime (20 onces d’or représentent 2000 francs
environ). Et encore cet homme disait qu’heureusement le voleur
n’avait trouvé que cela.
Les gens de Krinjabo, et entre autres Cadia, qui était venu faire
la traite de la poudre d’or par ici, m’ont affirmé qu’ils
avaient vu des pépites pesant 5 ou 6 onces d’or (de 500 à 600
francs). J’avoue que la plus grosse que j’aie vue ne pesait que
400 francs, mais, toute exagération à part, je crois qu’il y a
de l’or en quantité, soit en poudre, soit en pépites. Dans les
conversations on entend parler de sommes prêtées s’élevant à 10,
15, 20 onces ; des amendes infligées pour adultère s’élèvent
à 3 ou 4 onces, ce qui prouve que parler de 300 ou 500 francs d’or
ici n’a rien d’excessif.
Ndéré-Kouadioukourou est le premier village où les cases ne sont
plus couvertes en chaume. Les clairières sont rares, l’herbe
fait défaut, ce qui a forcé les indigènes à devenir industrieux
et à couvrir les cases avec de larges feuilles d’arbres de 20
centimètres de long sur 15 centimètres de large. Ils les disposent à
peu près comme nous les ardoises, mais ils en mettent naturellement
une épaisseur de 5 à 6 centimètres pour se garantir de la pluie
et du soleil.
Les cases sont assez bien entretenues et comportent quelques
grossières peintures à l’ocre jaune, rouge ou cendre. J’ai vu
également deux portes sculptées assez originales.
Les dessins ne sont pas très réguliers, mais ils font assez bon
effet. Le système de ferme-tube consiste en deux pilons et un cadenas
de fabrication européenne.
Dans tous ces villages nous avons été bien reçus ; la population est
paisible et bienveillante. Presque toujours, on nous offre quelques
ignames, des bananes, des œufs, un ou deux poulets et des graines
de palme pour préparer le _fouto_.
La graine de palme est ici la base de toutes les sauces, comme ailleurs
le gombo, la feuille de baobab et, dans le Mossi, le _soumbala_.
Pour en indiquer l’emploi, il me faut parler du fouto, le plat
national des gens de race agni.
Tous les Européens de la Côte sont persuadés que _fouto_ est un mot
agni ; c’est une erreur : fouto est un mot mandé employé surtout
par les Bambara du Ganadougou. Ce mot a été importé à la Côte
de l’Ivoire par les tirailleurs, qui, par analogie à leur fouto
national, ont donné ce nom au plat si succulent qu’on nomme en
langue agni : _arié_ et non _fouto_.
La base du _fouto_ est « l’huile de palme », que fournit en
abondance, dans toute la région à végétation dense, l’_Elæis
guineensis_, ou vulgairement le palmier à huile. Ce palmier croît
à l’état spontané ; il est aussi beaucoup cultivé, mais pas
autant qu’il pourra l’être du jour où le Comoë sera ouvert à la
navigation jusqu’à Groûmania. Les indigènes habitant entre le 8e
degré de latitude nord et le littoral du golfe de Guinée se livrent
tous à l’industrie de l’huile de palme, mais aujourd’hui ils
ne peuvent l’écouler faute de communications faciles avec la côte.
Le palmier à huile produit deux régimes par an. Dès qu’il est
à maturité, le régime est coupé. Les amandes, enveloppées dans
une sorte de matière fibreuse rouge, sont extraites des alvéoles
du régime et bouillies dans de l’eau. On les bat ensuite dans
des mortiers en bois afin de détacher l’amande de son enveloppe ;
puis on fait bouillir de nouveau le sarcocarpe fibreux qui enveloppe
l’amande. Le corps gras qu’il renferme, dans une proportion de
65 à 70 pour 100, surnage, et est recueilli dans des cuillers en
bois. Cette graisse est d’un beau rouge orange, et fraîche elle
a un goût aromatisé auquel on s’habitue volontiers.
L’huile fraîche étant obtenue, on en arrose du poisson sec,
du poulet, une viande quelconque, mais surtout du singe fumé,
préalablement cuit à l’eau, et l’on replace à nouveau sur
le feu. Quelques plantes aromatiques cueillies dans la forêt et
surtout une bonne poignée de piments en font un mets délicieux,
qui, fortement assaisonné, excite beaucoup l’appétit.
Avec cette sauce on mange soit de l’igname bouillie, soit de
la banane verte cuite à l’eau et pilée pour en former un pain
consistant.
[Illustration : Portes sculptées.]
Pour bien savourer le fouto, ou arié, pour parler agni, il faut le
manger sans fourchette : on prend avec les doigts une motte de pain de
bananes que l’on trempe dans la sauce, tout en rongeant une cuisse
ou une aile de poulet. Moyennant quelques perles ou tout autre petit
cadeau, on trouve toujours une femme assez complaisante pour vous
préparer un fouto ; elles y mettent même un certain amour-propre,
et c’est avec une véritable fierté qu’elles vous regardent
savourer leur plat national.
C’est cette huile de palme qui donne lieu à un si important commerce
d’échange sur toute la côte occidentale d’Afrique. Elle est
expédiée en tonneaux de 500 à 600 kilogrammes, appelés _ponchons_,
sur les marchés de Marseille, de Liverpool et de Hollande.
Les alcalis, tels que la potasse et la soude, la saponifient et forment
avec elle des savons jaunes, blancs ; on en obtient même de la bougie.
A Kong cette huile se nomme _tintoulou_.
Le palmier à huile fournit encore une autre graisse, qui est extraite
de l’amande concassée. Le rendement est moins considérable et
ne doit pas dépasser 40 pour 100. A Kong et dans les pays mandé on
nomme cette huile _tingolotoulou_.
Vers la côte, les indigènes se bornent à vendre l’huile de
palme rouge aux factoreries et à y apporter les amandes, qui sont
expédiées en sacs vers l’Europe, où elles sont traitées pour
la saponification, la stéarine et même souvent pour le beurre.
La coque de l’amande, découpée en rondelles par les indigènes,
leur sert à se fabriquer des colliers.
_Mercredi_ 20 _février._ — Nous traversons Kouadioukrou et
Adikrou, gentils petits villages où les habitants ont l’air très
bienveillants. Dans cette région, l’or est aussi exploité ;
mais j’ai cependant remarqué bien moins de puits sur le chemin
même : l’exploitation a lieu dans des endroits situés à
quelques kilomètres du sentier que nous suivons à l’est et à
l’ouest. Nous arrivons à Ndiénou vers neuf heures et demie du
matin. Il était temps, mon mal n’avait fait qu’empirer, et
c’est exténué que je me jetai sur ma natte dans la case que le
chef du village mit à notre disposition.
Ndiénou est un village assez important par sa situation. Du
village part un chemin par Ahouan et Duhinabo sur Annibilékrou
dans l’Assikaso (en agni « lieu de l’or »). Un autre chemin
non moins important mène par Assonakrou et Bankokrou à Amakourou,
village important du Baoulé, où réside un chef influent, nommé
_Kabana Mpokou_, qui a souvent des démêlés avec l’Anno ; mais
actuellement une paix profonde semble régner.
Il y a à Ndiénou une petite caravane de Gan-ne du Baoulé qui ont
les bras et les jambes ornés d’anneaux en cuivre creux à l’instar
des Mossi ; j’y ai vu aussi quelques coiffures originales.
Les femmes Gan-ne se bornent à se rouler de toutes petites mèches
espacées de 3 ou 4 centimètres. Les jeunes gens, en revanche, ont
quelques mèches sur le front et les tempes, les cheveux coiffés en
arrière et ramassés en touffe sur le sommet de la tête.
Très souvent ils portent un peigne en bois fabriqué par eux.
_Jeudi_ 21 _février._ — Il m’est impossible de continuer ma
route : mon mal n’a fait qu’empirer. La grosseur dont je suis
affligé est dure et plus grosse que le poing ; elle m’occasionne
une fièvre très intense qui me fait délirer, malgré les fortes
doses de quinine que j’absorbe. Ce brave Treich me force à rester
couché, et nous remettons le départ au lendemain. La journée est
occupée par un palabre dans lequel nous engageons huit hommes pour
porter nos bagages ; cela permettra à huit de nos porteurs de se
relayer pour mon transport dans un hamac dont M. Treich avait eu la
bonne idée de se munir à son départ d’Assinie.
Pour l’installer, il ne s’agissait que de trouver une solide
perche longue et légère et d’y amarrer les extrémités.
Le chef de Ndiénou mit une grande complaisance à nous procurer
des hommes ; il fut convenu qu’ils seraient payés à raison de 2
_takou_ (1 franc) par jour et par homme, payables en poudre d’or,
et, pour chaque journée de retour, 1 _takou_. Ces hommes prirent
l’engagement de nous servir jusqu’à Attakrou, premier village
de l’Indénié, sur la rive gauche du Comoë.
_Vendredi_ 22 _février._ — Cette étape, tout en apportant un
grand soulagement à mon état, a été bien fatigante. Mes huit
porteurs ne savent pas encore manœuvrer habilement le hamac ; ils
portent deux par deux, un à chaque extrémité, et se relèvent de
demi-heure en demi-heure. Le sentier serpente tellement qu’il faut
user des plus grandes précautions pour tourner avec une perche de 2
m. 50 supportant un hamac. Les lianes et les branches vous battent
la figure, des branches mortes vous tombent sur la tête, et enfin
à maintes reprises on risque de s’empaler sur de jeunes arbres
coupés à 1 mètre du sol. Dans ces conditions, le voyage d’un
malade dans un hamac n’offre qu’un seul avantage, celui de le
transporter ; quant à lui éviter la souffrance, il n’y faut pas
songer. J’étais calé par un coussin et des couvertures, ce qui me
permettait de faire usage de ma boussole et de noter mes azimuts. Je
puis le dire, jamais la mise au net de mon levé topographique n’a
subi un retard de plus de vingt-quatre heures.
[Illustration : Dans le hamac, au milieu des fourrés.]
De Ndiénou à Tiokonou, où nous faisons étape, nous n’avons
traversé qu’un seul village, qui se nomme Benzi, et aux environs
duquel se trouvent des exploitations aurifères.
A Tiokonou, une femme médecin essaye de me persuader que le seul
remède à mon mal serait de prendre un lavement au piment.
C’est un procédé bien primitif, auquel cependant j’ai cru devoir
me soustraire, n’entrevoyant pas du tout l’effet que cela aurait
pu produire sur une maladie du genre de celle qui m’affligeait.
Cette médication est très usitée chez tous les peuples achanti et
agni, et personne ne voyage sans un irrigateur (si l’on peut appeler
cela ainsi). Cet instrument primitif consiste tout simplement en une
calebasse de la forme d’une poire allongée, percée d’un trou
carré au sommet de la partie sphérique. C’est par là qu’on
introduit la préparation. La tige de la calebasse sert de canule,
et le médecin, appliquant sa bouche sur le trou carré, souffle de
toute la force de ses poumons pour faire prendre le lavement au malade.
Ce lavement n’est pas précisément émollient ; il faut y être
habitué très jeune pour pouvoir le supporter, car il entre en
général plus de 100 grammes de piment pilé et macéré dans
50 centilitres d’eau. Pour un Européen, une telle médication
doit produire une inflammation intense ; mais les indigènes
s’administrent cela aussi aisément que nous avalons une pastille ou
un bonbon. On peut dire que la calebasse à injections fait partie du
costume de ces gens-là ; ils la portent ostensiblement suspendue à la
ceinture ou dans leurs bagages, et quand on a, comme Treich, la bonne
fortune de posséder un cuisinier, la place indiquée de la calebasse
à injections est toujours le panier à provisions ou à vaisselle !
_Samedi_ 23 _février._ — Les porteurs, déjà un peu habitués,
m’ont moins fatigué aujourd’hui ; ils commencent à savoir
faire évoluer le hamac assez facilement à travers les innombrables
détours de la forêt. De plus Kwaoukrou et Iaoukrou, séparés l’un
de l’autre par une petite heure de marche, nous font paraître
le temps moins long et l’étape moins fatigante. A neuf heures,
nous entrons à Zanzanso, grand village neuf qui vient récemment
d’être déplacé ; il s’élève dans une belle friche encore
fumante, au milieu d’une splendide végétation.
Il y a là partout des arbres magnifiques et d’essences inconnues
au-dessus de 8° 30′. Le kola ne semble plus être cultivé ici. La
seule occupation de cette population est l’extraction de l’or
et la culture des bananiers et du manioc. Les ananas existent
à profusion, mais les indigènes ne semblent pas en être bien
friands. Je crois qu’ils font plutôt leurs délices de quelques
variétés de singes et surtout du _kouamé_ (nom agni), sorte de
cynocéphale à poil blanc sale très rare, à la figure ladre. Ce
singe est gratifié de callosités, au postérieur, de dimensions
extraordinaires. Les femelles sont parfois d’un aspect hideux. Ce
singe, quoique comestible, est un des moins appréciés pour sa viande,
parce qu’il se nourrit beaucoup de fruits, et sa peau n’a aucune
valeur marchande. Il existe encore d’autres variétés de singes,
dont j’aurai plus loin l’occasion de parler.
_Dimanche_ 24 _février._ — Il est impossible de se rendre compte
de ce qu’est un sentier dans cette forêt. Deux de nos hommes munis
de sabres d’abatis coupent les lianes et les branches ; le sentier
contourne les moindres petits obstacles, arbres trop rapprochés,
troncs d’arbres en travers du chemin, lianes trop grosses pour être
coupées. Nous marchons ainsi plus de quatre heures pour ne faire à
vol d’oiseau que 11 à 12 kilomètres. Il n’y a pas de village sur
notre route ; on ne traverse qu’un groupe de cases nommé Akannda,
à 1 kilomètre avant d’arriver à Apposo, où nous avons décidé
de faire étape.
Le chef d’Apposo nous reçoit moins bien que les chefs des villages
que nous venons de traverser ; il nous envoie cependant neuf ignames,
quelques bananes et un poulet. Le cadeau que nous lui faisons, et qui
consiste en un rasoir, une glace, un bonnet de velours, un foulard
et quelques chaînettes, ne semble pas le séduire, et finalement il
refuse de l’accepter.
Je ne me suis expliqué cette façon d’agir que parce que son
désir était de nous voir lui faire un second cadeau, pour le chef
d’Abé (village situé sur le fleuve), de l’autorité duquel il
semble relever.
_Lundi_ 25 _février._ — J’ai fait donner les cadeaux refusés
par le chef à quelques gens du village, qui les acceptent avec
reconnaissance. Le chef lui-même, auquel je fais visite le matin de
bonne heure avant le départ, ne fait plus allusion à rien, et c’est
en nous donnant une bonne poignée de main que nous nous quittons. Une
heure après notre départ nous atteignons Benti-Kouassikrou,
et à huit heures et demie nous arrivons à Zouépiri, le village
suivant étant trop éloigné pour que nous songions à l’atteindre
sans exténuer nos porteurs. De ces deux derniers villages partent
également deux sentiers sur Abé et le Comoë, pour de là se diriger
par Tenkoualan sur Annibilékrou (Assikaso).
_Mardi_ 26 _février._ — C’est bien curieux : si je n’avais
rencontré des gens venant d’Attakrou, je me serais imaginé que les
indigènes cherchent à me tromper. Au lieu de faire aujourd’hui,
comme les jours précédents, du sud avec un peu d’est, nous passons,
dans l’étape d’aujourd’hui, à l’ouest-sud-ouest. J’ai eu
le secret de cette anomalie en causant, dans une halte, avec des gens
de l’Indénié qui se rendent à Groûmania : ils m’ont expliqué
que, la région n’étant pas peuplée du tout par ici, le chemin
faisait un grand détour pour gagner Adiouakrou, afin de permettre
aux voyageurs de se ravitailler. Le pays est aussi sauvage que plus au
nord, mais je n’y ai remarqué aucune trace d’exploitation d’or.
Le chef d’Adiouakrou nous reçoit tant bien que mal et a cependant
l’air mécontent du cadeau que nous lui faisons. Treich y ajoute une
petite bêtise, une brassée d’étoffe, ce qui nous réconcilie. Tout
le monde s’occupe des provisions, car demain il faut coucher dans
la brousse, et l’on n’arrivera à Attakrou qu’après-demain
dans la journée, en marchant bien.
_Mercredi_ 27 _février._ — Nous quittons le village à six
heures. En route, nous dépassons un endroit où l’on peut bivouaquer
et où l’on trouve un peu d’eau ; après y avoir fait une halte
de vingt minutes, et vers midi, nous atteignons un autre endroit où
l’on campe d’ordinaire, près d’un petit ruisseau qui a un bief
contenant un peu d’eau croupie.
Rien n’est plaisant comme l’installation d’un campement quand
on est bien portant et d’humeur joyeuse. J’ai toujours éprouvé
un certain bonheur à choisir un bon emplacement pour y passer les
heures chaudes, puis à en faire préparer un autre pour la nuit. Ici,
malgré ma douleur et mon impotence, je me fais organiser une petite
retraite à l’ombre d’un _edia baca_, (arbre à fou). Les lianes
me servent à amarrer les couvertures qui doivent me protéger du
soleil. En face de moi, de l’autre côté du petit ruisseau sans eau,
Boukary nettoie deux emplacements pour la natte de Treich et la mienne,
que nous séparons de l’intervalle nécessaire à l’établissement
d’un feu de bivouac.
Nous avons déjeuné d’un riz préparé je ne sais trop comment,
et le soir, avant de nous coucher, nous avons mangé une boîte
de _corned beef_, de l’igname et du maïs grillé. Une tasse de
thé et une cuiller à café d’élixir de la Grande-Chartreuse
achèvent de nous donner l’illusion d’un excellent dîner. Je me
suis endormi ce jour-là avec une quiétude parfaite sur l’issue
de notre voyage. Hélas ! j’étais bien bas. Ce brave Treich m’a
avoué depuis que plus d’une fois il s’était relevé la nuit
pour sentir si mon cœur battait encore.
_Jeudi_ 28 _février._ — Dieu, quelle étape ! Nous avons surtout
fait du sud. Et que de circuits ! comme cela fatigue ! cette
même flore, ces mêmes plantes, ce pays uniforme, mais joli quand
même ! Mes porteurs de hamac sont sur les dents, ils n’en peuvent
plus, les malheureux. Quelques Gan-ne nous laissent entrevoir que
nous n’allons pas tarder à atteindre le fleuve.
A une heure trente-cinq, nous arrivons sur les bords du Comoë. Ma
dernière pensée a été de prendre ma boussole, d’y faire
une visée en amont et en aval, avant de m’affaisser épuisé,
rendant grâce à Dieu de m’avoir laissé les forces nécessaires
pour atteindre les pirogues qui devaient nous permettre de regagner
la Côte.
CHAPITRE XV
Attakrou. — En quête de pirogues. — Descente du Comoë. —
Incidents de navigation fluviale. — Séjour à Kabrankrou. —
Départ par terre pour Aniasué. — Toujours l’imposante forêt. —
Illusion d’ouïe. — Aniasué. — Les singes de l’Indénié. —
Départ des pirogues. — L’Indénié, limites, population. —
Nous longeons le Morénou et l’Attié. — Cérémonie funèbre
agni. — L’Alangoua. — Abandonnés par les piroguiers. —
Bettié et Bénié Couamié. — Une maison à l’européenne. —
Mon premier verre de vin. — Départ pour Malamalasso. — Chutes et
rapides. — Daboisué. — Deux étapes à pied. — Malamalasso. —
Arrivée de Baoto. — Difficultés constantes nées de coutumes
bizarres. — La société agni. — Pénible navigation de nuit. —
Nous atteignons le _Diamant_. — Arrivée à Grand-Bassam. — Accueil
à la factorerie Verdier. — Le capitaine au long cours Bidaud. —
Mes compagnons noirs.
Devant Attakrou le Comoë a environ 100 mètres de largeur. Sur les
rives émergent des grès et quelques bancs de sable. Au milieu,
le fleuve a 1 m. 20 de profondeur. Les berges sont assez élevées
pour permettre à une crue de 8 à 10 mètres de se manifester sans
danger pour le village, qui est construit le long de la rive gauche,
dans un fouillis de bananiers, de palmiers et d’ananas. Le chef
actuel se nomme Bénié, ce qui fait qu’on appelle aussi Attakrou :
_Béniékrou_, _krou_ voulant dire « village » en langue agni.
Par ordre de Bénié, on nous avait installés et l’on nous avait
approprié deux cases dans lesquelles étaient disposés trois ou
quatre tapis en fou, l’un sur l’autre, recouverts eux-mêmes de
couvertures très propres et bien blanchies. C’était un semblant
de lit qui n’était pas à dédaigner. Treich rencontra une femme
médecin des environs de Bettié qu’il connaissait ; elle se
mit aussitôt en devoir de nous préparer un excellent fouto. Deux
heures après, Bénié et notre hôte nous firent cadeau de bananes,
d’ignames, de manioc et d’une cinquantaine d’ananas délicieux.
A propos d’ananas, il est intéressant d’examiner les ressources
que le commerce des ananas pourrait offrir pour nos possessions de
la côte d’Afrique.
Actuellement les ananas frais qui arrivent sur notre marché (du
mois de novembre à fin juin) proviennent des Açores, d’où les
navires anglais les transportent à Londres : c’est donc de ce
dernier pays qu’ils sont réexpédiés et qu’ils sont livrés
à la consommation à des prix relativement élevés (4 à 8 francs
pièce, suivant la grosseur et la finesse).
Nous croyons que les ananas de la Côte de l’Or pourraient lutter
avantageusement avec ceux des Açores, étant donné que la traversée
s’effectuerait dans un laps de temps qui, n’étant pas beaucoup
plus long, permettrait aux fruits d’arriver dans de bonnes conditions
aujourd’hui, grâce aux nouvelles lignes de paquebots.
Voici d’ailleurs, sur le mode de préparation actuellement employé
pour ces sortes d’envois, des renseignements puisés à bonne source
et que nous croyons utile de porter à la connaissance de nos lecteurs.
Les fruits sont cueillis avant d’être mûrs, de façon à
supporter le voyage ; on leur laisse une longueur de tige de 15 à
20 centimètres, et comme ornement le petit bouquet de feuilles qui
les termine.
Pour l’emballage, on les couche dans de grandes caisses mesurant
de 1 m. 20 à 1 m. 30 de long sur 80 centimètres de large et
25 centimètres de hauteur. Chaque caisse est divisée en deux
compartiments par une cloison ; les ananas doivent être entourés
de feuilles de maïs. L’emballage étant la question capitale, il
faut éviter, en le faisant, de casser les tiges et le petit bouquet
de feuilles, et remplir avec soin les vides, afin d’empêcher tout
mouvement du fruit dans la caisse.
Les ananas existent à l’état spontané en si grande quantité dans
les forêts, qu’on pourrait se les procurer, rendus à Grand-Bassam,
à 25 centimes pièce, au grand maximum.
★
★ ★
Après avoir pris quelque repos et procédé à une toilette sommaire,
Treich et moi, nous allâmes faire visite à Bénié. Sur une
petite place devant son habitation, au pied d’une sorte de ficus,
il nous attendait assis sur une chaise. A côté de lui, un jeune
homme le garantissait du soleil avec un parasol. Bénié a environ
une quarantaine d’années. Sa figure inspire plutôt la sympathie
que la défiance. Il parle peu, d’une façon bien calme et tout à
fait digne. A notre arrivée, ses musiciens, au nombre de cinq, nous
saluent d’une aubade qui avait l’air d’être prisée par tout
le monde, sauf par nous. Cette musique se composait de deux tam-tams,
une clochette, une trompe en ivoire et un clairon en cuivre rouge de
fabrication européenne. Pendant que la musique nous écorchait les
oreilles, quatre jeunes gens munis de queues d’éléphant (emblème
royal) éventaient le seigneur d’Attakrou et lui chassaient les
mouches.
Bénié nous souhaita la bienvenue en termes fort courtois et offrit
à notre escorte cinq litres de gin, que s’administrèrent les
gens de Treich, les miens, quoique fétichistes, ne voulant pas
boire d’eau-de-vie.
Dans l’Anno et l’Indénié, où nous venons d’entrer, les
villages sont construits à peu près de la même façon. Attakrou
ne se distingue des villages de l’Anno que par sa population plus
nombreuse, 700 à 800 habitants, tandis que la moyenne des autres
varie entre 100 et 300.
[Illustration : Bords du Comoë à Attakrou.]
Sa situation sur le Comoë comme terminus[51] de la navigation
fluviale, à proximité des chemins du Baoulé, du Morénou,
de l’Anno, du Barabo et de l’Abron, y a attiré quantité de
marchands Zemma (Apolloniens) qui viennent s’y fixer avec des
produits de nos factoreries d’Assinie, de Grand-Bassam et de la
colonie anglaise de Dioua (Cape-Coast). Ces Apolloniens, qui sont
très remuants et marchands par excellence, aussi intelligents que
les Mandé et les Haoussa, ont installé, par les rues et dans les
cours des habitations, des boutiques volantes avec étalage où
dominent surtout les fusils à pierre, dits _boucaniers_ mâles et
femelles, des barils de poudre, des caisses de gin, du sel en paniers,
fabriqué par les riverains du littoral, quelques étoffes à très
bon marché, des perles en rocaille, et quantité d’autres objets,
tels que cadenas, colliers de corail, couteaux, sabres d’abatis, etc.
Le mouvement commercial, tant par le Comoë que par la voie de terre,
semble assez développé, et pendant notre route de Groûmania
à Attakrou nous avons rencontré presque tous les jours quelques
charges de produits européens. Malheureusement mon état de santé
ne m’a pas permis de noter les charges aussi soigneusement que je
l’ai fait pour Kong. Ce calcul n’aurait, du reste, offert qu’un
tableau bien médiocre de l’importance commerciale, les marchandises
bifurquant surtout à leur arrivée à Attakrou ; en effet, de là,
les Mandé du Barabo et du Bondoukou quittent la route de l’Anno,
passent à Eléso en amont d’Attakrou et de là remontent au nord
par la vallée du Bâ.
_Vendredi_ 1er _mars._ — Encore deux visites à Bénié, visites de
remerciements et visites intéressées ; il s’agissait en effet de le
décider à nous procurer des pirogues et des pagayeurs et d’obtenir
de lui qu’ils nous conduisissent le plus loin possible. On croirait
que c’est tout simple, car les pirogues ne font pas défaut, il y en
a plus que nous n’en avons besoin ; malheureusement l’autorité de
Bénié est méconnue à deux jours de marche d’ici, et il craint
qu’il n’arrive des désagréments à ses piroguiers. Dans toute
cette région il existe en effet une bien drôle de coutume : c’est
celle de rendre solidaires les uns des autres les gens d’un même
village quant aux dettes. Ainsi, parce qu’un homme d’Attakrou
devait une certaine somme à un citoyen d’Aniasué, aucun des
autres habitants ne pouvait s’y aventurer sans craindre d’avoir
ses pirogues confisquées ou d’être retenu en otage jusqu’à
extinction de la dette ; bon gré mal gré il fallait en passer par
là, trop heureux encore de ne pas se voir refuser leur concours. Les
pirogues ne nous sont promises que pour après-demain.
_Samedi_ 2 _mars._ — Je ne m’en plains pas trop, ce repos forcé
nous est bien nécessaire ; je souffre encore beaucoup, et ce brave
Treich est sur les dents ; tout le service repose sur lui : réveil,
organisation du convoi, ravitaillement, etc. ; mon état ne me permet
de m’occuper que du journal de marche et des levés.
Il est quatre heures environ. Je suis dans des transes terribles. Le
calme, ou plutôt le peu d’empressement et d’activité de ces
gens-là me crispe. Je songe à demain, à ce départ tant désiré,
aux heures que nous allons perdre pour rassembler nos huit malheureux
piroguiers ; encore, il n’y a même pas à songer à emmener tout
notre monde en pirogue : Bénié trouve d’excellentes raisons
pour leur faire faire la route à pied ; la moitié seulement de nos
bagages et de nos hommes pourra partir avec nous.
_Dimanche_ 3 _mars._ — Ce matin à trois heures et demie, nous
étions debout. Une heure après, nous savourions un fouto au singe,
réchauffé de la veille, et quelques bananes grillées. Tout était
prêt, soi-disant, mais à six heures et demie les pagayeurs couraient
encore après leurs pagayes et nous ne quittions la rive qu’à sept
heures un quart.
Quel soulagement quand, en signe d’adieu, j’ai agité mon chapeau
de feutre en loques, et quel bonheur pour moi d’être momentanément
dispensé de ce fatigant voyage en hamac !
Boukary, mon domestique, m’avait installé dans la pirogue une
couverture sur laquelle je me suis étendu en ayant le haut du corps
appuyé contre des bagages en guise d’oreiller. Ma grosseur dans
l’aine ne me fait plus autant souffrir, mais je sens que la fièvre
va me reprendre. J’ai à côté de moi mon carnet, mes deux boussoles
et mon ombrelle, qui m’a été bien utile dans la journée.
En quittant Attakrou, le fleuve coule presque en arc de cercle, mais
la direction générale est sud. Partout il y a du fond. Au bout
d’une heure environ nous laissons sur la rive droite un énorme
banc de sable, puis, un quart d’heure après, on atteint un joli
îlot boisé en face duquel et sur la rive gauche se trouve le petit
village d’Akhiékrou ou Akhiékourou.
Deux femmes qui lavent vont appeler le chef de village, il nous
apporte deux bouteilles à gin pleines de vin de palme frais. Point
n’est besoin de manœuvrer habilement pour accoster : le chenal
est tellement peu profond (à peine 10 centimètres d’eau) que la
pirogue s’échoue d’elle-même, ce qui nous permet de déguster
à loisir ce bon vin de palme.
Quelques instants après avoir dépassé l’îlot et le village,
nous passons sur la rive droite, devant l’embouchure d’une petite
rivière d’environ 4 mètres de largeur, qui coule dans un véritable
berceau de verdure. Au moment où je m’étonnais de la façon calme
dont s’effectuait notre descente, la rivière fait brusquement
un coude, elle forme une boucle et nous franchissons successivement
trois barrages assez difficiles. Le premier se passe assez aisément,
le chenal étant juste au milieu ; mais, pour les deux autres, il faut
habilement manœuvrer pour trouver le chenal, qui est presque contre la
rive gauche. A peine sortis de ces barrages, nous atteignons un point
nommé Ebohoré, situé à peu près à mi-chemin entre Attakrou et
Satticran. Cet endroit est un véritable chaos de roches et de bancs
de petites huîtres. On met juste une bonne heure pour franchir ce
passage difficile ; mais il n’y a ni rapides, ni endroits dangereux,
ce ne sont que de fréquents échottages et des manœuvres d’une
rive à l’autre pour passer les pirogues avec le moins de dégâts
possible. Une demi-heure après, on franchit à peu d’intervalle deux
barrages moins importants : le premier par un chenal au milieu ; le
second, qui s’appuie sur un îlot, n’est praticable qu’en serrant
de près la rive droite. Là s’étale un beau bief, bien profond,
où l’on fait du chemin. Nous brûlons, sur notre rive gauche,
le village de Mangokourou, en face duquel se trouve un atterrissage
fréquenté par les gens du Morénou. Ce joli bief est limité en
amont de Satticran par un barrage facile, à cheval au milieu, puis
par un grand îlot en face d’un ruisseau de 3 mètres de large (rive
droite) qui a son confluent à la fin de l’île. Quelques bons coups
de pagayes bien rythmés nous font doubler un banc de sable de la rive
gauche, et, quelques instants après, nous arrivons à Satticran,
où nos hommes nous attendent depuis deux heures environ ; il est
quatre heures et demie de l’après-midi au moment d’accoster. Il
n’est pas possible de s’imaginer ce qu’un voyage de dix heures
en pirogue est fatigant ; aussi, au lieu d’aller me promener autour
du village, me suis-je mis de suite à transcrire notre premier jour
de navigation, pour pouvoir plus à mon aise et l’esprit tranquille
m’allonger et reposer mes reins courbaturés.
[Illustration : Couché dans la pirogue.]
Sur la recommandation du chef d’Attakrou, nous sommes très bien
reçus à Satticran. Les habitants nous offrent de la canne à sucre,
des ananas, des bananes et des ignames, qui, avec un gros quartier
de singe boucané, nous font un dîner succulent ! Mes hommes se
fabriquent un gigantesque fouto avec de la viande de biche boucanée
emportée d’Attakrou.
Dans la soirée, des gens d’Angoïkhé, petit village situé à 1
kilomètre en aval du fleuve, viennent nous voir. Quoique éreinté,
je prends des renseignements sur la route à suivre le lendemain par
nos porteurs, qui doivent se rendre à pied par la forêt à Aniasué
et doubler l’étape ; ils suivront le fleuve d’Angoïkhé à
Assémaone et n’ont à traverser qu’une rivière large de 5 à
6 mètres, qui passe entre Ammoaconkrou, la résidence du chef de
l’Indénié, et le village de Zébédou, traversé par Treich en
1887. Demain, huit de nos hommes doivent revenir à Kabrankrou pour
me transporter en hamac de cet endroit à Aniasué.
Tous les détails pour le lendemain étant réglés, nous essayons de
dormir. Hélas ! mon mal me donne une fièvre qui me fait délirer
malgré la quinine préventive. Agité toute la nuit, non seulement
je ne puis reposer, mais encore ce bon Treich ne ferme pas l’œil,
prévenant mon moindre désir et me demandant, chaque fois que je me
retourne un peu brusquement, si j’ai besoin de quelque chose.
_Lundi_ 4 _mars._ — Au petit jour nos porteurs se mettent en
route. Treich et moi, nous nous embarquons dans notre frêle
embarcation, emportant quelques bananes grillées au feu qui
doivent composer notre déjeuner. Un bief profond, limité par un
petit barrage facile, à hauteur de la rivière de Zébédou, et le
barrage d’Assémaone nous permettent de naviguer assez rapidement ;
malheureusement, de ce dernier village à Darou — situé à un
coude à angle droit que forme la rivière, — le lit est obstrué
d’une suite de barrages dont les passes, situées tantôt à droite,
tantôt à gauche, nous font perdre un temps précieux. Devant Darou,
le fleuve est presque à sec, et des habitants le traversent à
gué pour se rendre dans le Morénou, dont le sentier qui y mène se
détache de la rive droite, en face du village.
De Darou à Kabrankrou il n’y a qu’un seul barrage, facile à
franchir. Nous atterrissons à onze heures vingt.
A Kabrankrou, le fleuve se dirige sur Aniasué, par une série
de méandres très longs à franchir. La navigation n’est pas
interrompue, quoiqu’il y ait de nombreux barrages. A Kabrankrou
même, il en existe un assez difficile, élevé de 2 mètres au-dessus
des eaux, dans lequel se trouve une petite passe contre la rive droite.
Sur ce parcours en méandres de Kabrankrou à Aniasué, il n’existe
qu’un seul village, sur la rive gauche, à mi-chemin ; il se nomme
Bourouattakrou. D’après nos piroguiers, le chef de ce village
aurait une belle pirogue à vendre ; il en demanderait 2 à 3 onces
d’or (de 90 à 120 francs). Notre premier soin en débarquant est
naturellement de nous informer si cette pirogue n’a pas encore
trouvé acquéreur. Le soir, nous étions fixés : elle avait été
vendue deux jours auparavant à des gens d’Arikokrou ; il n’y a
donc plus à y songer.
C’est jusqu’à Kabrankrou que les pirogues d’Attakrou devaient
nous conduire. Benié ne peut communiquer avec le chef d’Aniasué,
avec lequel il vient d’avoir un différend au sujet d’une
dette. D’autre part, comme je l’ai dit plus haut, le trajet en
pirogue par Bourouattakrou est très pénible aux basses eaux. Il
faut nous résigner à gagner Aniasué à pied. A cet effet nous nous
installons à Kabrankrou, village comprenant une seule famille venue
récemment du Morénou.
Treich, me laissant avec son domestique et un de ses hommes, part le
lendemain de bonne heure pour Aniasué, afin de me renvoyer les huit
porteurs qui doivent me prendre avec le hamac.
_Mardi_ 5 _mars._ — Quelle longue et affreuse journée ! Je souffre
tellement de cette espèce de hernie, que je m’évanouis en voulant
faire quelques pas. La douleur est intolérable. Une vieille femme du
village, très compatissante, est allée, sans qu’on le lui demande,
chercher des feuilles pour me faire un cataplasme, de sorte que dans
l’après-midi je suis un peu soulagé.
Dans cette région les cases sont couvertes, comme dans l’Anno,
de larges feuilles d’arbres et surtout de feuilles servant à
emballer les kolas. Ces toitures sont faites avec un grand soin. Les
feuilles sont maintenues sur les branches qui forment la cage de
la toiture par de petites fiches en bois. Pas une fissure ne laisse
pénétrer le soleil. C’est ici aussi que j’aperçois la première
couverture en palmes. Elle est arrangée et combinée avec beaucoup de
savoir, et disposée par lots de cinq à six palmes bien assujetties
ensemble. Non seulement cette toiture est bonne et solide, mais elle
est encore élégante.
Kabran, le chef de famille qui a donné son nom à cet embryon de
village, est un chasseur de profession. A deux reprises différentes
il est parti pendant dix minutes environ pour revenir, la première
fois avec une biche, et la seconde avec un gros singe noir à queue et
tête blanches, de l’espèce appelée, en agni, _foé_. C’est le
singe le plus répandu. Son long poil noir luisant fait rechercher sa
fourrure en Europe. Il est beaucoup acheté par les Apolloniens qui
viennent dans la région et qui payent une belle peau jusqu’à 50
centimes en or. Ces fourrures ne sont pas achetées par les factoreries
d’Assinie et de Grand-Bassam, pour une raison que je ne m’explique
pas et que l’on n’a pas su me donner à Grand-Bassam ; elles vont
toutes sur Cape Coast.
Nos hommes ne sont de retour d’Aniasué qu’à une heure déjà
avancée de la soirée. Comme ils n’ont pas mangé et que, d’autre
part, il est impossible de dormir à cause des moustiques, ils passent
la nuit à préparer de la viande que nous vend Kabran.
_Mercredi_ 6 _mars._ — Il est impossible de songer à se mettre en
route ; mes malheureux porteurs sont incapables de refaire la route
en me portant dans le hamac ; aussi n’ai-je pas de peine à faire
remettre le trajet à demain.
Si dans certains endroits des régions que j’ai parcourues le
moustique fait totalement défaut, il y en a d’autres où cet
insecte pullule, et c’est le cas pour Kabrankrou. Je n’ai jamais
eu, ou très rarement, à en souffrir, ayant toujours eu soin de
faire établir ma moustiquaire. C’est une excellente précaution,
car, même quand il n’y a pas de moustiques, ce faible tissu vous
préserve non seulement de la forte rosée, mais encore des fourmis,
araignées et autres insectes malfaisants.
[Illustration : Habitation à l’européenne avec couverture en
palmes à Bettié.]
_Jeudi_ 7 _mars._ — Nous sommes partis ce matin dès qu’il a
fait jour, à cinq heures trois quarts. Il est impossible de se
rendre compte de la fatigue qu’éprouve un malade voyageant en
hamac. Malgré toute la bonne volonté des porteurs, on est cogné,
par suite des sinuosités du chemin, contre les arbres et les lianes,
le long du sentier. Les indigènes, pour se faciliter un passage,
ont coupé de jeunes arbres à environ 80 centimètres ou 1 mètre
du sol : ce sont autant de pieux sur lesquels on manque de se faire
empaler. Les lianes, les arbres, contre lesquels on heurte le hamac
dans les tournants, font tomber des bois morts, des nids de termites
logés dans les arbres, des feuilles sèches et des rameaux pourris,
qui vous aveuglent. On peut encore s’estimer très heureux de
n’être pas blessé, estropié par quelque bois mort volumineux qui,
suspendu dans les airs à une hauteur de 20 mètres, s’effondre au
moindre choc. De soleil, point ; il règne dans cette forêt de trente
jours de marche une sorte de demi-obscurité qui fatigue. On a soif de
voir le jour, de voir de l’herbe, car ici le sol n’est tapissé
que de jeunes pousses d’arbres et de fouillis d’ananas. Pas de
fougères, pas de fleurs, rien qui réconforte, qui parle au cœur, à
l’âme — la monotonie est terrible dans ces régions. Et cependant,
comme toute cette forêt est grandiose et mystérieuse ! Comme on
s’y promènerait volontiers si l’on n’avait la préoccupation
du lendemain ! Comme ce silence est imposant ! Ni le vent ni le soleil
ne pénètrent dans cette immensité. A 100 mètres d’un village, on
est isolé du monde. C’est à peine si l’on aperçoit les oiseaux :
ils vivent dans les cimes, goûtant à la fois le soleil et l’ombre ;
leur babil n’arrive pas jusqu’au sentier, étouffé par les coups
de sabre des indigènes qui frayent le chemin en coupant des lianes
et des arbres qui ont quelquefois 20 centimètres d’épaisseur. De
temps à autre on entend cependant fuir un gibier, qui en se sauvant
paraît briser tout sur son passage ; ce n’est pourtant qu’une
toute petite gazelle, de la grosseur d’une chèvre. Dans les haltes,
quand, assis dans le sentier, tout le monde se réconforte d’une
igname bouillie, froide, ou de quelques bananes, il passe à 20 ou
30 mètres au-dessus de vous une joyeuse bande de singes dont les
cris sont étouffés par le craquement de bois morts qui tombent en
plein sur votre tête et vous forcent à vous garer.
Ces forêts sont tellement imposantes, que la vue d’un sentier à
peine ébauché qui coupe le vôtre vous cause une joie infinie ;
on se dit : « Il y en a donc d’autres aussi qui traversent ces
solitudes ». Quand ces sentiers se représentent souvent et surtout
quand ils se dirigent dans le sens opposé à celui que l’on suit,
le courage se ranime, les forces reviennent, la tête de la caravane
annonce « un chemin de jardin » : c’est l’indice de la proximité
d’un village ; mais, hélas ! il faut quelquefois marcher encore
pendant deux mortelles heures pour l’atteindre.
[Illustration : La forêt.]
Quel bonheur ! comme le cœur bondit ! comme on se sent vivre, quelques
instants après, à la rencontre d’un tronc à demi creusé qui doit
fournir une pirogue ; puis peu à peu les plantations de palmiers à
huile, un sentier élargi, une bananeraie, et, après, ces sommets
de toits à couleur incertaine recouverts de feuilles mortes ou de
palmes bistres, le chant du coq, ou ce bruit de crécelle rythmé
qui révèle la présence d’un tisserand.
Oh ! ce chant du coq, quelle douce illusion il m’a
produite ! Fatigués, avançant avec peine, ne sachant si nous
rencontrerions bientôt le village, l’oreille au guet, nous croyions
l’entendre bien souvent. « Comment serons-nous accueillis ? »
nous disions-nous. Hélas ! le désir d’arriver à l’étape nous
faisait prendre pour la réalité ce qui n’était qu’une illusion
de notre cerveau fatigué. Quand après deux nouvelles heures de
marche nous arrivions au village tant envié, le coq dormait ainsi
que les habitants.
Aujourd’hui, à part les chemins de bananeraie aux abords de
Kabrankrou et d’Aniasué, nous n’avons rencontré que le sentier
d’Assémaone, auprès duquel nous avons fait une halte d’un quart
d’heure. Une demi-heure avant d’arriver à Aniasué, quelques
habitants venus au-devant de moi ont voulu à toute force aider mes
gens, et c’est porté par eux que j’entrais à Aniasué vers midi.
Treich, depuis son arrivée à Aniasué, n’était pas resté
inactif : il avait engagé des pourparlers avec le chef, de sorte
que pour le surlendemain les pirogues étaient promises. Le nom de
ce chef est assez difficile à retenir : ce seigneur s’appelle
_Kakou Anougoua_.
_Vendredi_ 8 _mars._ — Bien accueilli dans le village, qui est assez
grand (700 à 800 habitants), et avec l’appui du chef, Treich arrive
à engager les piroguiers nécessaires pour nous conduire jusqu’à
Bettié. Ce trajet doit se faire en quatre jours ; mais les piroguiers
ne veulent pas dépasser l’Alangoua ; cependant, sur nos instances,
et après avoir promis au chef d’Aniasué qu’il n’arriverait
rien de fâcheux aux piroguiers, ce dernier leur donne l’ordre de
nous conduire jusqu’à Bettié. Le marché fut conclu et le prix
débattu jusqu’à Bettié inclusivement.
Pour me soulager, et profitant de cette journée de repos, Treich
me confectionna, avec un morceau de cuir souple, des chiffons et le
fer-blanc d’une boîte à sardines, un bandage destiné à soutenir
cette espèce de hernie qui me fait tant souffrir et m’empêche
de marcher. Deux courroies provenant de bretelles de fusil servent
à le fixer. Muni de cet appareil, je peux, sans trop souffrir, me
promener une heure par le village, qui est construit comme ceux de
l’Indénié. Il me semble riche ; tous les habitants paraissent y
vivre dans l’aisance. La moitié de sa population est composée de
Zemma (Apolloniens), qui viennent y acheter des peaux de singes et de
l’or de l’Alangoua, en remplacement de gin, de poudre, d’armes,
d’étoffes qu’ils apportent de la Côte par le Sahué.
Les habitants se livrent beaucoup à la chasse. Dans ce village,
la viande de biche et de singe boucanée ne fait pas défaut ; en
tirant les mères, les indigènes s’emparent des petits singes
vivants. Dans presque toutes les habitations, on en voit un ou deux
en liberté ou attachés avec une ficelle, de sorte qu’on peut les
examiner à loisir.
On trouve dans cette région neuf variétés de singes :
1o Le _cynocéphale_, qui est connu dans presque tout le Soudan et
dont je me dispense de faire la description ;
2o Le _foé_, ce singe noir à poil long et à tête et queue blanches
dont j’ai fait la description plus haut ;
3o Le _kouamé_, genre de cynocéphale à poil gris très
clairsemé. Ce singe, qui est très laid avec sa face ladre, se
distingue surtout par des callosités prononcées aux fesses ; il
passe pour être aussi intelligent que le cynocéphale, dont il doit
être proche parent ;
4o L’_assibé_, singe de taille moyenne, à la fourrure d’un vert
jaune avec le ventre gris blanc et la figure noire ; il ressemble
au singe que nous appelons au Sénégal _singe de Podor_, mais son
pelage est beaucoup plus clair ;
5o L’_adéré_, presque de la même couleur que le précédent,
mais portant sur le bout du nez une belle tache toute blanche qui
l’a fait surnommer par les Européens _pain à cacheter_ ;
6o Le _kômo_, de petite espèce, pelage foncé à reflets noirs,
verts et bleus ; il pousse fréquemment un cri qui l’a fait
surnommer _kômo_ ;
7o Le _tah-hié_, au pelage noir à long poil, avec la figure et le
ventre rouge brun. Cet animal est un des plus intéressants que je
connaisse ; il fait des sauts étonnants en largeur sans se servir
de ses mains, simplement en se ramassant sur son arrière-train,
qui se contracte et se détend comme un ressort ; en retombant, il
lève les bras en l’air en appliquant les principes de gymnastique
qu’on nous enseigne au régiment et à Joinville ;
8o Le _tié_, le plus joli des singes que l’on puisse rêver. Sa
robe est d’un gris irisé, et son dos dans le sens de l’épine
dorsale est partagé en deux par une bande de poils rouge feu. Il
a le ventre blanc, et sa tête est encadrée d’une belle barbe
blanche se terminant par une longue barbiche, blanche également,
qu’il se laisse volontiers caresser quand il est apprivoisé.
9o Enfin le chimpanzé, qui est rare[52].
Les peaux les plus marchandes sont, dans l’ordre de préférence,
celles des _foé_, _tié_, _tah-hié_, _assibé_, _adéré_ et
_kômo_ ; celles du cynocéphale et du _kouamé_ sont utilisées par
les indigènes pour les usages domestiques.
Au premier abord on pourrait croire que l’on éprouve une certaine
répugnance à manger la chair de ces animaux, et qu’elle doit être
très coriace. Le fait est vrai pour quelques variétés de singes,
surtout pour le cynocéphale, qui est peu comestible ; mais dans ces
forêts le singe ne vit pas exclusivement de fruits, il se nourrit
surtout de jeunes pousses d’arbres, et quelques-uns d’entre eux,
tels que le _tah-hié_ et le _foé_, n’arrivent à manger des fruits
qu’après un acclimatement progressif.
Ces deux variétés de singes offrent également une particularité,
c’est qu’ils ne sont munis que de quatre doigts aux mains :
le pouce a totalement disparu. Chez certains d’entre eux il y en
a cependant trace. Dans ce cas, il a à peine 3 ou 4 millimètres
de longueur.
_Samedi_ 9 _mars._ — Nous avons pu quitter ce matin Aniasué à
sept heures. Tout notre monde est réparti dans trois pirogues de
6 à 7 mètres de longueur. A sept heures dix, nous saluons, en
passant, les habitants d’Amangouakourou, puis nous franchissons
trois barrages offrant des passes commodes vers la rive droite ;
et à huit heures et demie, après avoir dépassé un îlot boisé
en face duquel débouche la rivière Betti, qui vient de Yacassé
(Indénié), nous atteignons Inguérakon. Nous restons à ce village
jusqu’à onze heures sous un prétexte que je ne saisis pas trop,
et nous faisons un déjeuner de fouto.
Le danger ayant disparu (c’étaient des gens de l’Attié,
avec lesquels nos piroguiers avaient eu maille à partir, qui nous
observaient dissimulés dans la végétation sur la rive droite),
nous franchissons les trois barrages d’Inguérakon et atteignons
à midi et demi Kommokourou, situé un peu en aval du confluent de
la rivière d’Abengourou.
De Kommokourou à Ahinikourou, où nous devons passer la nuit, le
fleuve est obstrué par une série d’îlots et deux barrages qui
en rendent la navigation pénible, surtout en cette saison ; enfin,
vers deux heures et demie, nous atteignons Ahinikourou, habité par
une colonie de l’Attié, pays situé en face de nous sur la rive
droite du Comoë et s’étendant dans l’ouest jusqu’au Baoulé.
Ce village n’ayant que quatre cases, nous campons sur la rive. J’en
suis d’autant plus satisfait que pendant le trajet j’ai cru
comprendre, dans une conversation des piroguiers, qu’ils seraient
enchantés de nous planter là et de repartir de nuit avec leurs
pirogues vides pour Aniasué, ce qui nous gênerait considérablement.
La descente du fleuve est très intéressante : le cours accidenté
et la végétation qui borde le Comoë ne ressemblent pas au Sénégal.
En quittant Attakrou, les rives s’affaissent insensiblement ;
au lieu d’être abruptes, elles s’abaissent doucement et, par
une pente douce, viennent mourir dans l’eau. Point de ces longs
villages comme dans le Fouta et le pays sonninké de Bakel, où toute
la population est sur la rive pour vous voir passer. Ici les lieux
habités sont cachés dans la végétation ; leur présence ne se
révèle que par le vert tendre des plantations de bananiers et un
ou deux toits qui émergent en bordure sur une toute petite clairière.
D’autres fois, le village, enfoui sous la végétation, n’est
deviné que par un chemin d’atterrissage et une ou deux pirogues
au mouillage. Pas de bruit, le silence n’est troublé que par
les piroguiers qui se stimulent d’instant en instant avec le cri
souvent répété de : « _Diakha ! Diakha !_ » qui veut dire :
« Pagayons ! pagayons ! »
Les bancs de sable sont dépourvus des oiseaux aquatiques que
l’on trouve par milliers sur les bancs du Sénégal. C’est
à peine si de temps en temps on aperçoit deux ou trois paires
de sarcelles. Pas d’ibis, pas de spatules, encore moins de
pélicans ou de marabouts. Les caïmans et les hippopotames sont
rares également. Dans les biefs, l’eau est calme : le courant,
cependant, est encore d’environ 1 nœud à l’heure.
Dans la journée, pendant la grosse chaleur, il est difficile de
rechercher l’ombre des rives : elles sont défendues par des
bois morts et des racines qui rendent la navigation difficile. Je
regrette bien mes joyeuses fusillades sur les bords de l’île
à Morfil (Sénégal), où toute la journée on peut s’amuser
à tirer des singes, des oiseaux aquatiques, des caïmans ou des
hippopotames. Ici, rien, ou à peu près ; le fleuve paraît mort,
on croirait qu’il n’est pas habité ; les seuls indices qui
dénoteraient la présence d’hommes consistent en petites pêcheries
dans le lit des affluents qui se déversent dans le Comoë, près
de leur embouchure. Aujourd’hui, cependant, Treich a tiré deux
coups de fusil sur des tintans, oiseaux pêcheurs bruns, à huppe,
qui poussent des cris perçants en prenant leur vol, et sur un aigle
pêcheur à tête blanche, perché sur la cime d’un arbre mort.
Nous sommes ici sur la frontière de l’Indénié.
Ce pays, qui limite le Sanwi au nord, est borné à l’est par le
Broussa, l’Aowin et le Sahué, au nord par l’Assikaso, « pays
de l’or », province du Bondoukou, et par l’Anno. A l’ouest il
confine au Baoulé, au Morénou, à l’Attié et au Bettié.
Ammoacon, le souverain de l’Indénié, a fixé sa résidence à une
journée de marche dans l’est d’Attakrou ; elle porte son nom,
auquel on ajoute _krou_ : Ammoaconkrou.
Les autres centres dont les chefs, tout en référant à l’autorité
du souverain, jouissent par eux-mêmes de quelque influence, sont
ceux d’Attakrou, d’Aniasué et d’Abengourou, dont nous avons
donné les noms plus haut.
L’Indénié est peuplé de gens de race agni, avec quelques colonies
du Morénou et de gens de l’Attié, mais ce pays est surtout envahi
par les Zemma ou Apolloniens, qui y ont accaparé tout le commerce.
L’Alangoua, situé au sommet du triangle formé par le Comoë et
le Mézan, est autant sous la protection de l’Indénié que du
Bettié. M. Treich a cependant, en 1887, cru prudent de le lier à
nous par un traité spécial qui reconnaît en fait son autonomie.
L’Indénié est très avantageusement situé pour les transactions
commerciales : il occupe une position relativement rapprochée de
la Côte (8 journées) ; on peut rayonner aisément vers l’Abron,
le Bondoukou et Kong, l’Anno, le Djimini et le Kong, et les tribus
du Baoulé et du Morénou voisines du Comoë peuvent également venir
s’y approvisionner.
_Dimanche_ 10 _mars._ — Quel miracle ! nous avons réussi à quitter
avec nos trois pirogues Ahinikourou à cinq heures et demie. Ici,
comme ailleurs du reste, quand on est à la merci des indigènes et
des piroguiers, il est difficile de rassembler ceux qui doivent vous
accompagner à un titre quelconque ; on peut se considérer comme
ayant une fière chance quand on réussit à se mettre en route
avant sept heures du matin ; aussi nous sentons-nous tout heureux,
mon compagnon et moi, de partir avant le lever du soleil.
Le trajet est assez agréable, il n’offre pas trop de difficultés ;
cependant, après vingt minutes de navigation, nous atteignons un îlot
relié à la terre ferme par un amoncellement de rochers qui forme
barrage, mais qui se franchit facilement. Vers six heures un quart nous
passons devant le village abandonné de Zaoccra et atteignons Batouatu
(colonie attié). En aval du village existe un barrage assez facile,
puis le fleuve présente un joli bief assez profond qui nous mène
devant un second village attié nommé Amiakassikrou, auprès duquel
commence une longue île boisée se terminant entre Iapiatuin et
Aricokrou, les deux premiers villages attié construits sur la rive
droite. Le chenal passe entre la rive droite du Comoë et l’île,
et n’est barré qu’une fois. Au delà d’Aricokrou, le bief
se continue libre de tout obstacle ; seule une roche de 4 mètres
s’élève au milieu du fleuve à hauteur d’une petite rivière de
4 mètres de large, venant de l’ouest ; puis on rencontre une autre
roche entourée d’un banc de sable et un petit barrage également
facile, situé à l’embouchure d’une rivière de 4 mètres de
largeur, qui arrose l’Alangoua. Les rives du fleuve s’inclinent en
pente douce : pas de berges escarpées, rien qui dénote de grandes
inondations pendant les fortes crues ; cependant les piroguiers
m’ont fait voir sur la rive même un gigantesque bombax qui est
entaillé à la hache à 7 ou 8 mètres au-dessus du niveau actuel
des eaux. C’est, paraît-il, le point le plus élevé qu’aient
atteint les plus grandes crues des trente dernières années.
Au delà du confluent de cette petite rivière de la rive gauche dont
j’ai parlé, et près d’un barrage assez long, mais facile pour
nos embarcations légères, commence l’Alangoua.
Ce petit pays est très riche en terrains aurifères ; il comprend une
vingtaine de villages, habités tant par des gens de l’Attié et de
l’Indénié que par des colonies de Bettié et surtout de l’Ahua
(Apollonie). Au sud, l’Alangoua est limité par la rivière Mézan,
dont nous parlerons un peu plus loin.
Vers midi nous atteignons Adoukassikrou (rive gauche), où nous nous
décidons à passer la nuit, nos piroguiers nous demandant de ne pas
pousser jusqu’à Blékoum, le village suivant, à cause du passage
de Dabiabosson, qui, paraît-il, est très dangereux à franchir et
demande surtout une grosse dépense de forces physiques.
Adoukassikrou offre suffisamment de cases pour nous abriter ;
nous sommes cependant forcés de camper sur la rive, à cause de
nos piroguiers, qui cherchent à nous abandonner et dont l’envie
de s’en retourner se manifeste de plus en plus. Par surcroît de
précautions, je leur fais laisser les pagayes dans les pirogues et
ordonne à une partie de mes hommes d’y coucher.
Dans ce village nous n’avons trouvé à acheter des provisions
qu’à une heure fort avancée de la soirée, par suite d’un
enterrement.
Cette cérémonie est assez curieuse pour que je la décrive.
Le cortège funèbre était précédé de la veuve du défunt ; elle
portait une calebasse de fouto. Le cadavre était renfermé dans un
cercueil en bois creusé dans un tronc d’arbre et fermé par un
couvercle fixé avec de fortes ligatures en cordes et en lianes. Comme
le défunt était un étranger, on chargea le cercueil dans une pirogue
qui devait le conduire à son village, situé en aval du fleuve. Des
femmes, munies de poteries et de paniers renfermant probablement la
fortune que laissait le défunt, suivaient en pirogue.
Les indigènes m’ont dit qu’au moment où la bière est descendue
en terre, les assistants demandent par trois fois au mort de revenir,
puis on jette une poignée de terre sur le cercueil.
L’anniversaire de la mort est célébré pendant trois ans ; cette
cérémonie est suivie d’un festin et d’une visite à la tombe avec
des mets préparés en l’honneur du défunt. Le deuil consiste pour
toute la famille à avoir la tête rasée pendant plusieurs mois. La
veuve obtient la permission de se remarier six ou sept mois après
la mort de son mari.
Quand le défunt est de famille royale ou un personnage de distinction,
l’enterrement donne lieu à des scènes de sauvagerie et à des
sacrifices humains, dont j’ai parlé dans le chapitre de Bondoukou.
Une partie de l’après-midi fut employée à acheter des
provisions. Les ignames font presque défaut, et celles qui existent
sont d’une bien médiocre qualité. On peut dire qu’à partir
de l’Alangoua, la base de la nourriture consiste exclusivement en
bananes vertes cuites à l’eau, pilées ensuite et préparées en
fouto avec des sauces de piment, du singe ou du poisson sec.
Les payements ne se font qu’en poudre d’or. Nous avons cependant
réussi à nous procurer quelques régimes de bananes par l’échange
direct de menus objets. Nous aurions désiré un peu de viande
fraîche, mais ce village, comme plusieurs autres de la rivière, ne
possède pas de bœufs ; cependant il y a des moutons, des chèvres
et quelques poulets.
Les indigènes nous réclamaient surtout du tabac en feuilles,
qui fait absolument défaut par ici : il n’est cultivé que dans
les pays situés au nord de 8° 30′ de latitude. J’avais une
belle collection de tabacs, environ une trentaine de qualités ;
l’humidité entre Salaga et Kintampo l’a fait moisir : j’ai dû
tout jeter en arrivant à Bondoukou. — Voici quelques renseignements
sur la culture du tabac :
On choisit de préférence des terrains boisés, où l’on abat et
brûle les arbres en décembre. On défriche, on enlève les mauvaises
herbes et les pierres, on assure l’écoulement des eaux, on détruit
les insectes nuisibles en recouvrant le sol de paille brûlée,
on ensemence en juin et octobre, et l’on récolte en mars et avril.
Les terrains les plus favorables paraissent être les terrains boisés
formés d’une couche sablonneuse recouverte d’une couche de terre
grasse. Les terrains pierreux, sans profondeur, ceux où l’eau
s’écoule mal, sont impropres.
En vue d’une répartition égale, la semence est mélangée de sable
et de cendre de bois aussi blanche que possible. Il est bon qu’elle
germe pendant deux ou trois jours sur des toiles humides, puis on
recouvre de paille la surface du sol ensemencé. Pendant la première
quinzaine il faut arroser deux fois par jour, une seule ensuite.
Au bout de quelques jours on enlève cette couverture. Vingt-cinq
jours après, les plantes sont transportées dans les champs,
préparés pour les recevoir. En cas de sécheresse, on les arrose
jusqu’à ce qu’elles aient pris racine. Soixante jours plus tard,
la cime se couronne d’une tige de fleurs, qu’on tranche avec les
ongles. Les rejetons qui naissent entre la feuille et la tige sont
coupés de la même manière.
La récolte arrive deux ou trois semaines plus tard.
Les soins de culture, comme on peut s’en rendre compte, sont bien
donnés ; mais là où le planteur de tabac est inférieur à celui
de Java et des Antilles, c’est quand il s’agit de la préparation.
Le séchage n’existe pas ; la fermentation n’est pas
ordonnée. L’aération et l’obturation du jour, qui sont d’une
importance capitale dans la préparation des tabacs, leur sont
inconnues.
Il suffirait d’initier les Soudanais à ces minutieux détails,
pour obtenir d’eux des qualités de tabac pouvant rivaliser avec
les meilleures de Java ou des Antilles.
Pour donner une idée de l’extension qu’a prise la culture du
tabac à Java, nous citons ci-dessous un passage d’un correspondant
du _Temps_, qui ne manquera pas de jeter un jour favorable sur ce
que peut devenir une exploitation bien ordonnée :
« En 1865, quelques planteurs de Java conçurent l’idée
d’étendre le champ de leurs opérations de culture de tabac à
Sumatra. Les trois premières années ne donnèrent pas de grands
résultats ; mais, à partir de la quatrième, on passait de 200 balles
à 1000, et en 1870 on en produisait 3000 (la balle pèse de 75 à
80 kilos). En 1888 on est arrivé à 140000 balles, représentant
60 millions de francs. En vingt-quatre ans, les ventes à Amsterdam
et à Rotterdam produisaient ensemble plus d’un demi-milliard. Le
marché des États-Unis, d’abord réfractaire au nouveau produit,
en prend annuellement aujourd’hui 40000 balles. »
★
★ ★
Le bandage improvisé confectionné à Aniasué me permettait de rôder
un peu aux alentours. Je me promenais à quelques centaines de mètres
du village avec mon fusil pour essayer de tirer quelque oiseau. Ma
chasse ne fut pas bien brillante : je revins avec un malheureux
rat palmiste qui n’était qu’un bien faible appoint pour notre
modeste gamelle. J’étais tellement affaibli, que le recul de mon
fusil de chasse m’avait, en tirant, jeté à la renverse. Dans de
telles conditions physiques je ne pouvais songer à de plus brillants
exploits cynégétiques. Pourtant les perroquets gris à queue rouge
abondent sur la rive ; il y a des palmiers où l’on trouve trente
à quarante de ces oiseaux en train de jacasser et n’ayant pas
l’air bien sauvages.
Les nuits dans ces forêts sont plus tristes qu’en pays
découvert. Pas d’étoiles visibles, c’est à peine si l’on
aperçoit à travers les éclaircies du feuillage quelques pâles
rayons de lune. Les moustiques abondent, il est impossible de fermer
l’œil sans moustiquaire.
Le profond silence de la nuit n’est troublé que par le murmure
continu de quelque chute d’eau et le cri perçant des musaraignes,
en chasse dans les cimes élevées des arbres de la forêt. C’est
triste, je dirai même presque lugubre. Tout s’en mêle, jusqu’au
feu, qui, au lieu de flamber, ne fait que se consumer à cause de
la grande humidité dont le bois est imprégné. Je regrette bien
des fois le haut pays de Kong et du Mossi avec son soleil, ses beaux
clairs de lune et nos gais feux de bivouac.
_Lundi_ 11 _mars._ — Aujourd’hui nous avons eu une bien pénible
journée. Embarqués à cinq heures un quart ce matin, nous ne sommes
arrivés à Abradine qu’à trois heures de l’après-midi. Malade et
épuisé comme je le suis, ces dix heures de navigation sous un soleil
de plomb m’ont exténué. Je ne veux cependant pas m’endormir
sans avoir transcrit mes notes de voyage.
A six heures, nous avons franchi le passage de Dabiabosson. Ce passage,
amas d’îlots et de roches, est très dangereux ; il comprend de
petites chutes et des rapides pendant quelques centaines de mètres. A
cet endroit le fleuve fait un coude assez prononcé vers le nord,
pour reprendre près de la rivière Bosson-Mutua sa direction nord-sud.
Dans les rapides, un piroguier à l’avant, l’autre à l’arrière,
munis de longs bambous, sont en permanence occupés à parer les
roches entre lesquelles passe le rapide. Un faux mouvement peut non
seulement briser la pirogue, mais dans cette descente vertigineuse,
avec la vitesse acquise, on s’écraserait certainement contre
les roches. Mais ces gens-là sont très adroits et il ne nous
arrive rien de fâcheux. En aval de la rivière Bosson-Mutua nous
passons devant le village de Blékoum, rive gauche, et la rivière
Affroasué, qui vient, nous dit-on, d’Abengourou. Au delà, le
fleuve est parsemé de groupes d’îlots entre lesquels on passe
assez facilement, mais à partir de Bouadikadjoukrou commence un
barrage presque continu qui prend successivement le nom de passage
d’Aouamlan et d’Adiammalan. Ce dernier se termine à Iapokourou
(village de la rive droite).
Ces barrages, difficiles en cette saison, sont bien plus dangereux
pendant les hautes eaux. Nous trouvons dans les roches qui les
constituent quantité de pirogues brisées et suspendues dans toutes
les positions. Dans le passage d’Adiammalan j’en ai compté
jusqu’à sept, ce qui prouve que pendant une certaine époque de
l’année cet endroit doit être très dangereux à franchir, même
pour les gens qui connaissent bien la rivière.
En quittant Iapokourou, on laisse sur la rive gauche l’embarcadère
d’Akobakrou, puis, après avoir passé devant Etiapo ou Mbaso
(rive droite), on atteint l’embouchure du Mézan. Cette rivière
prend sa source dans l’Indénié, aux environs d’Annibilékrou ;
elle a été recoupée près de ses sources en 1882-83 par l’Anglais
Lonsdale, pendant sa route de retour sur Cape Coast. Treich-Laplène
l’a franchie en trois endroits différents en 1887 et en 1888. Son
cours est donc à peu près défini. Elle a environ 6 à 8 mètres
de largeur près du Comoë et serait navigable pour les pirogues
jusqu’en amont de Diangobo, si son lit n’était obstrué par
des troncs d’arbres. Elle sert de limite entre l’Alangoua et
le Bettié et reçoit sur sa rive droite de nombreux affluents
insignifiants, dont les alluvions contiennent beaucoup d’or. Aux
environs de Béboum et d’Agirikrou, les indigènes ont des puits
à galerie pour l’extraction de l’or, qui est surtout exploité
par les Apolloniens.
Après le confluent du Mézan la rivière fait deux coudes très
prononcés et reprend sa direction nord-sud à l’extrémité d’une
île allongée. Quelques instants après, on atteint Abradine, en
face de l’embouchure d’une petite rivière de 4 mètres.
Abradine est situé sur une berge élevée de 6 mètres au-dessus du
niveau actuel du Comoë. A l’atterrissage sont amarrées une douzaine
de bonnes pirogues de différentes dimensions, servant, les unes au
transport des marchandises, les autres à la pêche. C’est ici que
nous rencontrons les premières pêcheries sur le fleuve même. Plus
en amont, ce ne sont que de petites pêcheries à l’embouchure des
ruisseaux, simples barrages en bambou, dans lesquelles sont disposées
des nasses.
Le chef d’Abradine se nomme Bourbé, de sorte que son village
est aussi désigné sous le nom de Bourbékrou. Nous sommes fort
bien accueillis par Bourbé, qui ne nous laisse manquer de rien :
volailles, fouto, bananes et vin de palme nous arrivent en abondance.
_Mardi_ 12 _mars._ — J’ai passé une bien affreuse nuit : cette
grande fatigue d’hier ne m’a pas permis de reposer, j’étais
très agité, et ce matin en me réveillant je me suis trouvé presque
aussi exténué qu’en me couchant hier soir. Pour comble de malheur,
les piroguiers ont tout l’air de nous avoir abandonnés. Comme
les embarcations étaient gardées par mes Mandé armés de mes deux
fusils, ils n’ont pu se sauver de nuit par eau. Une rapide inspection
des cases du village me permit de mettre la main sur les pagayes,
que je distribuai aux gens de Treich ; ils habitent pour la plupart
les environs de la lagune Aby et savent s’en servir. Bourbé, nous
voyant décidés coûte que coûte à partir pour Bettié, essaye de
rallier les piroguiers, mais ces derniers refusent d’embarquer :
ils craignent, disent-ils, que les gens de Bettié ne les retiennent
comme otages, leurs concitoyens d’Aniasué ayant laissé des dettes
à Bettié. Ne voulant pas perdre un temps précieux, je fais pousser
les pirogues au large, et nous voilà partis, laissant nos piroguiers
à Abradine.
La descente s’opère plus aisément que nous ne pensions. Nos
hommes, qui savent que Bettié est un point important à atteindre,
redoublent d’ardeur. Bientôt nous arrivons à Ediéna, point de
départ d’un chemin fréquenté sur l’Indénié, et nous doublons
la boucle sur laquelle est situé ce village. A partir de ce point,
le fleuve, quoique coudé, reprend sa direction nord-sud. Nous
franchissons trois barrages constitués par des roches striées
verticalement, et atteignons Attiéréby, village dépendant de
Bettié et situé sur la rive droite du fleuve. Treich demande de
nous arrêter quelques instants afin de serrer la main au chef de ce
village, qu’il connaît. Je me range d’autant plus volontiers à
son avis que nous pouvons mettre nos pirogues à l’ombre et profiter
de cette halte pour manger quelques bananes.
Une demi-heure après, nous nous remettons en route. Le bief est
profond, on y fait du chemin, et bientôt nous sommes devant Attrasou
et Beniékassikrou. A partir de ce dernier village, le Comoë est
obstrué de nombreux îlots, mais laisse cependant, dans le barrage
qui les longe, un chenal praticable assez facile. A une heure nous
apercevons sur la rive droite les toits de Bettié : nous sommes
à cinq étapes de Grand-Bassam ! — et sûrs de trouver ici un
fidèle allié.
_Mercredi_ 13 _mars._ — Il fait bon aujourd’hui se reposer et
écrire, les préoccupations sont moindres, je me crois presque au
terme de mon voyage.
En arrivant hier, et au moment d’accoster, des gens de Bettié
placés sur la rive nous prièrent de ne pas débarquer de suite,
et d’attendre un instant, pour donner le temps à Bénié Couamié,
le chef de Bettié, de nous recevoir avec le cérémonial qui convient.
Dix minutes ne se sont pas écoulées que le tam-tam résonne,
les olifants jettent leurs notes plaintives, des cris partent un
peu de tous côtés, et Bénié Couamié paraît au haut de la
berge, précédé d’un pavillon tricolore et de sa musique. Il
est proprement vêtu et drapé dans un plaid en soie et laine de
fabrication européenne. N’ayant pas de cheval, il se sert comme
monture d’une sorte de cheval en bois porté à bras par quatre
hommes. Après nous avoir souhaité la bienvenue et serré la main,
il nous engage à le suivre et nous conduit à son habitation. S’il
m’était réservé une surprise, c’est bien celle de trouver
ici une construction à l’européenne et installée très
confortablement ; cette maison a un étage, et elle comporte des
escaliers et des vérandas très bien conditionnés.
Le rez-de-chaussée sert de magasins ; c’est là que Bénié Couamié
met ses marchandises, car ce chef est un des plus importants traitants
de la région. Une des chambres sert d’atelier de menuiserie,
et l’autre de logement au menuisier charpentier qui construit
les escaliers, balustrades, portes et volets, et veille à leur
entretien. Ce menuisier est un Apollonien venu de Cape Coast, c’est
en même temps le gardien des marchandises et l’homme d’affaires
de notre hôte.
On monte au premier par deux escaliers en bois fort bien construits,
avec balustrade à jour en bois façonné. Les escaliers mènent à
un vaste palier servant de chambre d’audience, qui donne par une
large ouverture sur une petite salle couverte de nattes, dans laquelle
se trouvent deux tables et quelques sièges, chaises ou fauteuils
fabriqués en palmier. Une carafe et deux verres à pied bleu, une
image de la Vierge[53] et une grande glace, dans des cadres en bois,
complètent le décor de ce petit vestibule-salon.
De chaque côté de cette salle, et séparées par une cloison et
des rideaux en étoffe du pays, se trouvent des alcôves formant
chambre à coucher, sur lesquelles donne de chaque côté une autre
petite chambre.
L’ameublement des alcôves consiste en une chaise et un lit en bois,
sorte de châssis grossièrement fait, semblable aux lits des Wolof
de Saint-Louis. Chaque couchette est munie d’une bonne paillasse
bourrée de paille de maïs, et d’oreillers, le tout recouvert de
tapis en cotonnade du pays ou de pagnes de Rouen. Les vérandas sont
protégées par une toiture en palmier artistement tressée qui les
met à l’abri du soleil et de la pluie.
Je laisse à penser si, après avoir couché pendant plus de deux
ans par terre, sur une natte, généralement en pleine brousse,
j’ai dû trouver cet intérieur charmant !
[Illustration : Réception de Bénié Couamié.]
Non seulement nous étions très bien installés, Treich et moi,
dans chacune de ces alcôves, mais encore nous avons trouvé à notre
adresse une petite caisse contenant six bouteilles de vin, quelques
boîtes de conserves et une quarantaine de biscuits, c’est-à-dire
plus qu’il n’en fallait pour nous faire oublier nos souffrances. A
l’unanimité il fut décidé qu’on goûterait au vin pour le
dîner, dont le menu ne laissait rien à désirer :
Potage julienne.
Fouto au singe.
Petits pois au lard.
Biscuits.
Vin.
Thé sucré.
Pipes et tabac.
Nous avons si bien dîné que le lendemain nous avons eu quelque
peine à nous lever. Je me sentais, ainsi que mon compagnon, la
tête un peu lourde, et cependant nous n’avons bu, à nous deux,
que 75 centilitres de vin environ,... mais il y avait si longtemps
que j’en étais privé ! Une autre joie nous était réservée : la
délicate attention des employés de la maison Verdier de Grand-Bassam
ne s’était pas bornée à la nourriture corporelle : il y avait
encore, enveloppant les biscuits, une demi-douzaine de journaux de
Bordeaux et de la Rochelle (de trois mois de date) que nous avons
lus et relus plusieurs fois sans en perdre un seul mot, annonces
comprises, ce qui m’a permis de constater une fois de plus qu’on
a beau s’absenter des années, on est toujours heureux de lire
et relire même les choses les plus insignifiantes, pourvu que cela
vienne de son pays.
Bénié Couamié nous fit un excellent accueil, de nombreux cadeaux
en vivres, bananes et viande, et me pria d’accepter une bague en
or surmontée de deux petits canons. Il parle d’une façon assez
correcte le mandé, que lui ont appris des esclaves et surtout un
musulman qui a été son hôte pendant plusieurs années. Sa propre
habitation est moins luxueuse que celle qu’il a mise à notre
disposition : elle comporte plusieurs cases construites autour d’une
cour centrale, à l’instar des habitations des gens du Bondoukou
et de l’Anno, décrites plus haut.
Dans l’une d’elles se trouve cette sorte de châssis en bois,
découpé en forme de cheval, muni de brancards, sur lequel Bénié
se fait porter dans les villages de son domaine quand il ne peut
se servir de la voie fluviale comme moyen de locomotion. De même
qu’Ardjoumani, chef du Bondoukou, un parasol achève de le rendre
tout à fait grotesque sur cette monture plus primitive que le cheval
de bois d’un gamin de six ans.
Ceci n’empêche pas Bénié d’être un brave et digne chef,
aimant les Français. Son intelligence m’a paru supérieure pour un
noir. Ce qui m’a surtout frappé chez lui, c’est qu’il est actif,
nerveux, et presque emporté,... tout à fait Français d’allure.
Son village, que l’on nomme aussi Kodjinna, a environ 500 à
600 habitants. Il est situé dans une position qui lui permet
d’intercepter à son gré la navigation sur le Comoë. Les roches et
les îlots en amont et en aval permettent à des tireurs, même armés
de fusils à pierre, d’empêcher qui que ce soit de passer. Bourbé,
chef d’Abradine, avait voulu, il y a quelques dizaines d’années,
forcer les passes de Bettié, mais Bénié et ses gens lui ont tué
beaucoup de monde et fait sa flottille prisonnière.
Depuis ce jour Bourbé a reconnu la suzeraineté de Bénié Couamié,
en devenant son plus fidèle allié et ami.
Bourbé se plaît lui-même à raconter ce fait d’armes de son
vainqueur.
A Bettié il se fait un grand commerce de sel, provenant des villages
agni du littoral entre Grand-Bassam et Assinie ; on y vend aussi
des armes, des peaux de singes de toute espèce, de l’or, du gin
et des étoffes. L’huile de palme, quoique abondante, ne descend
pas à la Côte ; on n’en fabrique que pour les besoins locaux, et
le palmier n’est recherché que pour en extraire le vin de palme,
qui forme ici, avec le gin, le fond de la boisson.
_Jeudi_ 14 _mars._ — Cette journée a été bien employée. Nous
avons réglé dans un palabre différentes questions politiques en
litige avec Bénié. Ce que ce dernier réclame surtout de nous,
c’est une protection efficace du fleuve en aval de Bettié ; il se
plaint que les gens de Krinjabo établis à Cottokrou, ainsi que le
chef de l’Akapless et du Grand-Alépé, entravent les communications,
ce qui lui cause un grand préjudice. Le fleuve, qui appartient à tout
le monde, n’est pas libre : tout le monde y commande. « Moi-même,
ajoute-t-il, je me fais fort de vendre cinquante fois plus de
marchandises que je n’en écoule, s’il y avait une autorité
réelle qui tienne en respect les populations turbulentes de la
rivière. » Bénié Couamié m’a instamment prié d’envoyer
une garnison française dans son village ; il en ressent si bien la
nécessité qu’il m’a donné à entendre qu’il ferait tout ce
qu’il est possible pour faciliter son installation. « Le traité
que j’ai signé avec les Français, dit-il, est un sûr garant
que votre gouvernement me veut du bien, mais pourquoi ne donne-t-on
pas suite au programme qui s’impose, celui de la protection de la
rivière et des marchands qui y naviguent ? »
Je n’ai pu qu’approuver le désir de ce brave allié et lui ai
promis que je m’emploierais auprès du gouvernement, à ma rentrée
en France, pour activer une solution si désirée, et pour lui,
et pour ceux qui ont des intérêts dans la rivière.
Quelques heures après notre arrivée à Bettié, les piroguiers
d’Aniasué arrivaient avec des pirogues empruntées à Bourbé,
chef d’Abradine. Craignant de voir leurs embarcations confisquées,
ils avaient cru prudent de nous suivre. Comme nous avions traité à
forfait avec eux pour la descente du fleuve et qu’ils n’avaient
pas exécuté les conventions de l’accord intervenu entre nous
et leur chef, je les fis venir devant Bénié Couamié et Bourbé et
défalquai de leur solde acquise une journée de route à l’aller, ce
qui leur parut logique ; après leur règlement je demandai à Bénié
de les laisser s’en retourner. Avec la somme qui leur fut payée, ils
achetèrent du gin, du sel, de la poudre, des armes et des étoffes,
et nous quittèrent, heureux de s’en tirer à si bon compte.
Ces différents détails réglés, il fut convenu avec Bénié
qu’il nous accompagnerait le lendemain avec ses pirogues jusqu’à
Daboisué ; que, de là, nous gagnerions par terre Malamalasso, et
que ses pirogues nous conduiraient jusqu’à Annocankrou, faisant
partie d’un groupe de villages que les indigènes désignent sous
le nom générique de Nzakourou.
_Vendredi_ 15 _mars._ — Ce matin, nous ne sommes partis que vers
neuf heures, par déférence pour Bénié. Il nous était impossible
de protester.
Du reste ce brave chef y mettait tellement du sien, que nous ne
pouvions réellement lui tenir rigueur du retard que nous éprouvions.
La grosse pirogue de Bénié Couamié, qui peut contenir une trentaine
d’hommes, fut mise à l’eau. A l’arrière, amarré à un long
bambou de 5 mètres, flottait notre pavillon, celui que Treich avait
remis à Bénié en 1887. Bénié s’y embarqua muni de son parasol
et y installa la musique de Bettié (4 tam-tams et 3 olifants) ainsi
que l’escorte réglementaire, sorte de garde du corps composée de
sept ou huit guerriers armés de fusils, qui accompagnent toujours
Bénié. D’autres embarcations plus petites nous transportaient,
Treich et moi, avec nos bagages et notre personnel.
Dès que l’on a dépassé Bettié, on rencontre une série d’îlots
boisés, bordant le fleuve, tant sur sa rive droite que sur sa rive
gauche. Une demi-heure après, on atteint le barrage et la chute
d’Amenvo.
Cet endroit est difficile et dangereux à franchir. Le fleuve est
barré par une série de grosses roches ne laissant qu’un couloir
étroit, dans lequel tombe une chute de 3 m. 50 de hauteur. Pour passer
les pirogues en descendant le cours d’eau, on décharge les bagages,
qui sont portés à dos d’hommes de l’autre côté du barrage,
puis les pirogues sont traînées sur les roches et lancées dans
le rapide, d’où elles gagnent avec une rapidité vertigineuse
l’extrémité d’une île où on les recharge après avoir, au
préalable, vidé l’eau dont elles se remplissent dans ce trajet
dangereux. Deux hommes munis de perches gouvernent dans la descente
et parent les roches avec leurs bambous.
Pour remonter le fleuve, l’opération est un peu plus laborieuse :
les pirogues doivent être traînées sur un long parcours rocheux,
le rapide étant trop difficile à remonter. Bénié Couamié,
que j’ai interrogé, m’a assuré que pendant les hautes eaux il
existe un chenal profond et calme entre l’île et la rive gauche,
par lequel la navigation se fait absolument sans danger.
Du barrage d’Amenvo à Daboisué la navigation n’offre que des
difficultés bien faciles à vaincre : ce sont trois hauts-fonds de
gravier sur lesquels ne subsiste que peu d’eau. Pour nous les faire
franchir, les piroguiers se mettent à l’eau et tirent les pirogues,
et une série de vigoureux efforts en ont raison. A Akouakourou,
petit village de la rive droite, les difficultés cessent ; bientôt
on atteint Kokourou, rive droite, et ensuite Daboisué, sur la rive
gauche d’un ruisseau qui a donné son nom au village.
Les gens de Daboisué, auxquels nous avions été recommandés et qui
nous attendaient, avaient préparé des provisions et nettoyé quelques
cases pour nous permettre de passer confortablement l’après-midi et
la nuit. Accra, le digne cuisinier de Treich, nous prépara un festin
composé de plusieurs plats dont le menu nous a bien amusés. Par
moments, il avait du talent et savait vous nourrir avec bien peu de
chose. Ce jour-là, n’ayant que du foie de bœuf et des bananes,
il nous servit successivement du foie en brochettes, rôti, sauté,
et des bananes frites : cela nous faisait quatre plats bien variés,
comme on le voit.
_Samedi_ 16 _mars._ — De Daboisué à Toria, petit village
situé à 5 ou 6 kilomètres en aval, on peut profiter du fleuve
pour voyager ; mais à partir de Toria la navigation du Comoë est
interrompue jusqu’à Malamalasso. Bénié et les indigènes que
j’ai interrogés m’ont dit que sur tout son parcours le fleuve
s’était frayé un chemin sinueux à travers des couloirs de
roches situées si près les unes des autres, qu’aucune pirogue,
même de petites dimensions, ne peut les franchir. Je regrette bien
de n’avoir pas eu assez de vigueur pour aller visiter ce chaos,
d’autant plus que Bénié s’offrait pour m’accompagner. Treich
était également trop souffrant pour entreprendre cette exploration,
de sorte qu’à notre grand regret nous ne rapportons rien de précis
sur cette partie du fleuve.
Cependant, dans le trajet de Daboisué à Malamalasso, nous
avons franchi une série de collines rocheuses qui s’étendent
perpendiculairement au cours du Comoë et doivent constituer une
série de rapides ; peut-être même quelques-uns de ces bourrelets
ont-ils dû s’effondrer, minés à leur base par les eaux, et faire
présenter ainsi à ces roches leurs stries verticalement : c’est ce
qui expliquerait l’existence de couloirs tels que Bénié Couamié
me les expliquait.
[Illustration : La flottille au départ.]
A Daboisué on se trouve encore et toujours dans cette même forêt,
qui commence avec l’Anno, à quelques étapes au sud de Kong,
pour ne se terminer qu’à la mer. Le chemin, quoique fréquenté
par des porteurs, n’est qu’un étroit sentier dont le tracé
sinueux ne laisse rien à envier aux autres sentiers du haut Comoë ;
il coupe le ruisseau Blagaso un peu avant l’embranchement du chemin
qui va à Toria, puis on atteint un autre petit cours d’eau nommé
Abradé Dabré. Celui-ci, d’après la légende, doit être franchi
dans le plus profond silence : celui qui parlerait en le traversant
risquerait de tomber de mort foudroyante.
Pour respecter les croyances de nos indigènes agni, nous nous sommes
mis à l’unisson, et c’est sans parler que nous avons traversé
ce ruisseau imposant et mystérieux. D’autres cours d’eau aussi
peu importants que les précédents, venant également de l’est,
et la proximité du fleuve rendent cette forêt d’une humidité
extrême. Pendant le trajet et surtout pendant les repos, il est
prudent de se couvrir pour ne pas se refroidir.
A dix heures et demie nous arrivions au campement d’Aponkrou, où
l’on a l’habitude de passer la nuit afin de pouvoir sans trop de
fatigue gagner le lendemain Malamalasso.
Ce campement est situé près de deux ruisseaux à eau courante et
occupe l’emplacement d’un village qui a disparu il y a quelques
années. Nous y trouvons cinq ou six hangars bondés de marchandises :
barils de poudre, caisses de gin et paniers de sel. Personne n’est
là pour les garder ; dans la région on ne s’inquiète pas des
voleurs. Les marchands arrivés à Malamalasso transportent en
plusieurs jours leurs marchandises à Aponkrou, et de là les font
parvenir à Toria, où ils se procurent d’autres pirogues. Les
habitants, quoique aimant à boire, ne touchent jamais au gin ni à
ce qui ne leur appartient pas.
A côté de ces hangars il en existe trois autres vides, servant
d’abris aux voyageurs. On trouve également un mortier, des pilons
et quelques marmites en terre, permettant de préparer un repas
sommaire, fouto de bananes ou d’ignames. Le campement est situé
au milieu d’une petite clairière, d’une centaine de mètres
de diamètre. Les cases sont entourées de quelques cocotiers, de
citronniers, de quelques papayers et de nombreux pieds d’arum
(le taro de Calédonie) et de piments, mais on n’y trouve pas
d’orangers. Je n’en ai du reste jamais vu depuis mon départ
de Bondoukou.
Rien n’impressionne autant que de camper dans ces solitudes
boisées ; la lumière y pénètre à peine dans la journée, et
l’obscurité de la nuit y est intense ; les gens qui circulent
autour des feux du bivouac ont l’air de fantômes et de spectres.
Le silence profond qui vous environne n’est troublé la nuit que
par le cri aigu de quelque musaraigne ou d’un gibier effrayé qui
s’enfuit en brisant tout devant lui ; le moindre animal effarouché
fait penser à un troupeau de fauves traversant la forêt ; l’écho
se répercute d’une façon étonnante : on se croirait dans un
autre monde.
Au petit jour, ce sont des centaines de singes qui voyagent dans les
cimes des arbres en poussant des aboiements et en faisant dégringoler
les branches mortes sur leur passage.
Quand on peut alterner les étapes en pirogue avec celles
à pied à travers la forêt, on y trouve un charme tout
particulier. L’Européen, tout en aimant les sensations violentes,
tient surtout à voir le jour, et les rares blancs qui ont voyagé
pendant plusieurs jours de suite en forêt n’ont jamais manqué de
saluer les rayons du soleil avec un enthousiasme qu’il est facile
de concevoir.
_Dimanche_ 17 _mars._ — Il a plu une partie de la nuit, les feux
sont éteints, et ce matin nous avons eu toutes les peines du monde à
nous réchauffer. En raison de ce vilain temps, nous ne nous mettons
en route qu’à huit heures. Comme je me sens un peu plus vigoureux,
je vais essayer de faire l’étape à pied, autant pour me réchauffer
que pour ne pas être trempé par l’eau qui imprègne le feuillage
et qui tombe à chaque heurt du hamac contre les lianes et les troncs
d’arbres. Le chemin est passable jusqu’à la petite rivière Zanda,
que l’on atteint après avoir traversé trois autres ruisseaux. Cette
rivière Zanda serpente à l’infini et suit la même dépression
que le sentier, qui la traverse onze fois. En cette saison on peut
la franchir en sautant : elle n’a pas plus de 1 m. 50 à 2 mètres
de largeur, et sa profondeur n’est que de 20 à 50 centimètres.
En arrivant près de son origine, on atteint quelques bourrelets
rocheux, terrains de grès mêlés de quartz, qui s’étendent
perpendiculairement au cours du Comoë. Ce sont certainement ces
arêtes qu’il franchit et qui rendent la navigation en pirogue
impossible sur ce parcours.
Quelques-unes de ces petites collines sont à pentes très raides,
ou du moins elles m’ont paru telles à cause de la grande fatigue
que j’éprouvais ; aussi, un peu au delà du Zanda, je dus me
résigner à reprendre le hamac. La pluie, qui tombait de nouveau,
m’avait traversé, j’étais mouillé jusqu’aux os ; il fallut
m’arrêter pour changer de linge en pleine forêt, car je commençais
à sentir le froid me gagner.
Enfin, vers midi, après avoir franchi un dernier ruisseau, nous avons
gravi une petite croupe au sommet de laquelle on débouche comme par
enchantement sur Malamalasso et le Comoë.
[Illustration : Chutes d’Amenvo.]
De ce point on jouit d’une vue splendide. Le village, qui n’est
en quelque sorte qu’un point occupé par deux ou trois familles
de gens dévoués à Bénié Couamié, est bâti en amphithéâtre
sur le fleuve. Le coup d’œil est ravissant. N’était la grande
quantité de palmiers, les couronnes des bananiers et surtout les
troncs élancés d’arbres qui atteignent des hauteurs prodigieuses,
on se croirait presque en face d’un paysage des bords de la Meuse,
entre Mézières et Givet. Les berges mamelonnées sont presque des
collines. Leur pied, qui vient mourir sur la rivière, est formé
de gros blocs de roche, placés par la nature symétriquement dans
quelques endroits, jetés pêle-mêle et au hasard dans d’autres. De
gentils ruisseaux, simples filets d’eau, viennent tomber en cascades
dans le fleuve à quelque distance du village.
Bénié, là aussi, a une habitation à l’européenne, mais elle ne
comporte qu’une seule chambre au rez-de-chaussée et un grenier dans
lequel sont serrées quelques marchandises, et surtout des caisses
vides qui nous servent à installer un lit de camp pour nous mettre
à l’abri de l’humidité. La porte est munie d’une serrure, et
les fenêtres sont closes par des volets conditionnés comme en Europe.
_Lundi_ 18 _mars._ — L’intendant de Bénié, qui habite
Malamalasso, s’occupe aujourd’hui de nous trouver des pirogues
et les gens nécessaires à leur armement. Le départ ne doit
s’effectuer que demain. Bénié, du reste, doit envoyer ses
instructions en même temps que des pagayeurs. Ces gens-là arrivent
en effet dans la soirée et se mettent à notre disposition. Au
même moment nous entendons notre personnel faire une véritable
manifestation à Baoto, l’interprète de la factorerie Verdier de
Grand-Bassam, qui vient d’accoster avec sa pirogue.
Notre arrivée prochaine ayant été signalée à la Côte, autant par
les marchands que par les courriers que Treich avait successivement
envoyés de Kong et d’Attakrou, nos compatriotes avaient cru bien
faire en nous envoyant leur homme de confiance en même temps que de
nouvelles provisions.
Baoto est un jeune homme fort aimable, bien élevé pour un noir
et sachant parler correctement le français. Il était vêtu d’un
immaculé complet en coutil blanc et coiffé d’un élégant panama ;
dans un tel accoutrement il avait l’air, comparativement à nous,
d’un riche planteur nous ayant à son service. En remontant le
fleuve, il avait prévenu les villages de notre prochain passage
et obtenu d’eux que l’on mît partout des pirogues à notre
disposition.
_Mardi_ 19 _mars._ — Nous avons peu dormi la nuit dernière, mon
compagnon et moi, agités par la joie que nous causait notre prochaine
arrivée à Alépé, où Baoto avait laissé le _Diamant_, chaloupe
à vapeur de l’État, qui venait au-devant de nous, expédiée
à notre rencontre par le résident de France à Grand-Bassam. Ne
pouvant dormir, nous avons bu quelques verres de vin chaud et mangé
des biscuits jusque vers une heure du matin.
A cinq heures nous étions sur pied et en plein dans nos préparatifs
de départ. A cinq heures et demie nos trois pirogues poussaient au
large. La navigation par ici est facile ; les barrages sont aisés
et comportent chacun au moins un chenal bien praticable.
Le paysage est à peu près semblable à celui de l’Alangoua, mais
plus mamelonné, et aussi plus riant. Les berges sont constituées
par des collines de 30 à 40 mètres de hauteur ; elles sont
bien boisées ; les palmiers à huile abondent. Aux abords des
villages il y a quelques défrichements, des champs de manioc et
des bananeraies. Le cocotier, qui plus au nord n’existe qu’à
l’état de curiosité[54], se multiplie devant tous les villages,
et près des embarcadères il y en a de nombreuses touffes. Les
habitants possèdent plus de pirogues que dans l’Indénié, et tous
les villages semblent se livrer avec ardeur à la pêche.
Les oiseaux les plus répandus dans cette partie de la rivière sont :
le perroquet gris à queue rouge, les toucans de toutes les variétés
et un oiseau au plumage métallique que l’on nomme _tourako_.
Nous passons de bonne heure devant Aboisou et Eloubou, deux villages
de la rive gauche, ainsi que devant deux villages abandonnés, abris
pour pêcheurs et lieux de culture, que Baoto qualifie avec emphase
du titre pompeux de _petites maisons de campagne_. A neuf heures
nous atteignons Annocankrou, village faisant partie d’un groupe de
lieux habités, connu sous le nom de Nzakourou, où quelques-uns de
nos hommes sont arrivés depuis la veille avec une pirogue et en ont
fait préparer d’autres, car deux de nos embarcations doivent ici
faire retour sur Malamalasso.
Après avoir déjeuné d’une boîte de sardines et d’une boîte de
_corned-beef_ apportées de Grand-Bassam par Baoto, nous repartons,
accompagnés du chef d’Annocankrou, qui se charge de nous conduire
avec des pirogues jusqu’à Cottokrou.
La navigation est toujours très facile ; le bief est profond : en
trois heures (de 11 heures à 1 heure) nous atteignons Cottokrou. Les
habitants de Nzakourou, Aloso, Tafesso, Akotoune et Kandakari nous
saluent au passage. Quelques hommes de l’escorte de Treich y trouvent
des gens de connaissance. Tout nous fait augurer que nous ferons du
chemin aujourd’hui.
[Illustration : Baoto.]
Cottokrou est un gros village, possédant une vingtaine de
pirogues. Treich et Baoto se multiplient pour en faire presser
l’armement. Il fait une grande chaleur, un temps orageux très
lourd, qui inquiète les indigènes ; ils hésitent à se mettre en
route. Je commençais déjà à désespérer, assis au pied d’un
splendide ficus sur la rive même, lorsque, vers deux heures et demie,
tout semble s’arranger à notre grande satisfaction, et à trois
heures dix nous arrivons à nous embarquer.
Ce sont toujours les mêmes scrupules qui arrêtent les habitants ;
ils sont, en somme, bienveillants : ce qui les ennuie, ou plutôt
ne les porte pas à accepter de descendre le cours du fleuve,
c’est qu’ils ont tous quelque créancier récalcitrant en aval
et qu’ils craignent, ou d’être retenus comme otages, ou de voir
saisir leurs pirogues.
Ces créances sont, pour la plupart, des amendes en or à payer
pour adultère : chez les Agni il y a peu de villages où je n’aie
entendu parler de différends engendrés pour ce motif.
Quand l’adultère est commis avec une femme de souverain, l’homme
est dépouillé de tout ce qu’il possède ; s’il n’a rien, il
est mis à mort. Jamais l’homme trompé ne demande le divorce et ne
répudie sa femme : il se contente de réclamer des dommages-intérêts
à son rival.
L’amende à payer varie entre 2 ou 3 onces pour une épouse
ordinaire, mais elle s’élève à 5 ou 6 onces lorsqu’il s’agit
d’une femme médecin.
Si le coupable ne peut payer l’amende que lui inflige le chef
devant lequel les deux parties ont comparu, il va le plus souvent
trouver un notable quelconque, le prie de payer la somme à laquelle
il est condamné et en échange se constitue comme otage ; il a ainsi
un rôle de demi-esclave, duquel il ne sort quelquefois jamais. Sa
fortune est liée à celui qui l’a aidé et il ne cherche nullement
à s’affranchir de la tutelle qu’il s’est imposée. Cette
situation se continue même par hérédité.
Les indigènes parlant le français désignent ces captifs volontaires
par le titre de _boy_. De sorte que la société agni se compose
de quatre éléments : les chefs, les hommes libres, les esclaves,
les _boy_ (qui ne peuvent être aliénés).
Ce qu’il y a de bien curieux, c’est que généralement la femme
elle-même, de son propre mouvement, va raconter à son mari qu’elle
l’a trompé, et lui désigne son amant.
« Faute avouée est à moitié pardonnée », se disent-ils, et puis
on est très philosophe. Les chefs appelés à juger n’incriminent
que le séducteur. Comme me le disait Cadia, l’interprète de Treich,
« si les hommes ne faisaient pas la cour aux femmes, elles resteraient
honnêtes ». Chez les Agni la femme est souvent considérée comme
inconsciente.
Si le mari ne réclame pas souvent le divorce, il n’en est pas
de même de la femme. Dans ce cas, la somme payée aux parents de la
mariée au moment du mariage est perdue pour l’homme, moins 4 _acké_
(24 francs) que la famille rembourse.
L’adultère pour les hommes est sévèrement puni dans les familles
royales. On raconte que la princesse Elua, sœur d’Amatifou, qui
a encore sa cour à Krinjabo, ayant surpris son mari en adultère,
fit exécuter la femme et circoncire son mari, ce qui, chez les Agni,
est le plus grand affront que l’on puisse faire à un homme.
En quittant Cottokrou, le Comoë est obstrué par un nombre
considérable d’îlots de toutes dimensions, reliés entre eux par
une série de barrages, ou plutôt par un barrage continu avec petits
rapides s’étendant au delà d’Attrasou.
A partir de ce village, et après avoir navigué dans une quantité
de pêcheries, on prend le long de la rive droite un chenal d’une
dizaine de mètres de largeur et d’environ 1 kilomètre de longueur,
qui constitue un rapide très dangereux. Les pirogues descendent
avec une vitesse vertigineuse, on embarque des paquets d’eau,
encore bien heureux de ne pas chavirer ou de n’être pas lancé
contre les roches.
De l’autre côté de ce rapide se trouve une série d’îles
devant lesquelles s’élève un gros village nommé Cassi-Amonkrou,
que les indigènes nous signalent en passant.
Ce rapide nous mène devant Yacassé, où nous rencontrons le premier
représentant officiel du royaume de Krinjabo. C’est un porte-canne
d’Aka-Simadou ; il est sur la rive, précédé d’un homme portant
un pavillon français ; lui-même, en signe d’autorité, tient à
la main une canne de 1 m. 50, munie d’une pomme comme celle des
tambours-majors ; cette canne est recouverte d’une bande de papier
d’argent ou d’étain.
Après les politesses d’usage, nous recommandons à ce fonctionnaire
les piroguiers de Cottokrou qui doivent nous accompagner. Il nous
promet de ne pas entraver leur retour, ce qui les décide à continuer
la route. Je croyais les incidents terminés, lorsque vers six heures
du soir — trois quarts d’heure après avoir quitté Yacassé —
les piroguiers veulent à toute force gagner la rive et refusent de
nous conduire plus loin. Devant Kouassikourikourou, l’obstination
augmente ; décidé à ne pas tolérer une semblable mutinerie, je
prends un de mes fusils Beaumont et menace de tirer sur le premier qui
manifeste l’intention d’atterrir : cela les décide à continuer.
Vers six heures et demie il fait nuit noire. Les pirogues se trouvant
prises dans les pêcheries, nos hommes doivent y faire des passes à
coups de sabre et à coups de hache, puis nous atteignons un profond
bief où il y a de nombreux hippopotames ; à chaque instant un de ces
monstres surgissait de l’eau à côté de notre embarcation. Nous
avons failli chavirer vingt fois. C’est peut-être le moment le plus
dangereux que nous ayons eu à passer dans notre descente. Si un de
ces pachydermes, en nageant ou en plongeant, nous avait chavirés,
nous étions sûrement noyés, Treich et moi, n’ayant pas la force
nécessaire pour gagner la rive à la nage. L’obscurité était
si profonde qu’on ne distinguait rien ni devant soi, ni autour de
soi, les berges étaient invisibles. Il nous aurait été impossible
de savoir dans quelle direction il fallait nager. En prévision
d’un semblable accident, et pour sauver mes documents, j’avais
fait un ballot de mes rouleaux en fer-blanc, contenant mes cartes,
levés et journal de marche, enveloppé le tout dans une moleskine,
et amarré soigneusement ce précieux paquet à l’aide de cordes à
ma pirogue. C’était un terrible moment à passer, pendant lequel
les âmes les mieux trempées se livrent à d’anxieuses réflexions.
Vers sept heures et demie nous n’entendions plus les autres
pirogues ; on avait beau se héler, on s’était distancé sans
s’en apercevoir. Au loin, dans cette affreuse nuit, on percevait
le son d’un tam-tam, et vers huit heures un de nos hommes, ayant
cru reconnaître les berges, nous affirma que nous n’allions pas
tarder à atteindre Pétépré.
Baoto, heureusement arrivé avant nous, avait allumé un feu sur la
berge, et nous héla au passage ; enfin, à huit heures et demie nous
étions tous réunis.
Pétépré est un très gros village à cheval sur les deux rives
du fleuve ; il porte aussi le nom d’Édiékrou, et s’appelait
dans le temps Akba. Ce point a été longtemps le terminus de la
partie explorée de la rivière ; il a fait appeler le Comoë par
les Européens : rivière d’Akba. Le premier Européen qui ait
remonté le Comoë est M. Lartigue, capitaine au long cours de la
maison Régis et Fabre ; il alla plusieurs fois à Pétépré (Akba)
et fit des sondages à quelques kilomètres au-dessus.
Plus tard, par ordre du commandant Bouet-Willaumez, on refit le
même voyage sans dépasser ce point. Enfin, en 1850, Hecquard,
sous-lieutenant de spahis, se disposait à gagner par cette voie
le Ségou, mais, abandonné par ses guides entre Akba et Yacassé,
il dut revenir à la Côte sans rapporter de nouveaux renseignements
sur le cours du Comoë.
A cette époque le chef d’Akba se nommait Mouné, et celui de
Yacassé Miessa.
A Pétépré je trouvai deux hommes sachant parler le mandé et ayant
fait, il y a quelques années, des voyages jusque dans l’Anno. L’un
d’eux, Aka Simadou, parent du souverain de Krinjabo, m’affirma que
le _Diamant_ était mouillé depuis deux jours devant le Petit-Alépé
et que, quand la lune se serait levée, nous pourrions facilement,
en une heure et demie, gagner son mouillage.
En attendant que la lune veuille bien nous éclairer, nos hommes et
nous faisons un sommaire repas. Un peu avant dix heures, la lune étant
assez haute au-dessus de l’horizon, nous nous remettons en route.
Nous distinguons très bien Koumasi et Mamodji, villages de la rive
droite, et bientôt après nous atteignons le confluent de la rivière
Tossan, puis Aouassakourou. Enfin, à onze heures et demie, au delà
du tournant, nous apercevons la silhouette blanche du _Diamant_.
Ce n’est pas sans de bien douces impressions que je posai le pied
sur le petit bâtiment français, dont le premier maître chargé du
commandement s’empressa de mettre la cambuse sens dessus dessous
pour nous recevoir le mieux possible : nous étions sauvés !
[Illustration : Arrivée au _Diamant_.]
Deux matelas installés dans le rouf nous permirent de passer une
bonne nuit. Hélas ! nous l’avions bien gagné. Ceux-là seuls
qui ont voyagé en pirogue peuvent se représenter ce qu’est une
navigation ininterrompue d’une dizaine de jours et une dernière
étape de vingt heures, dont dix sous le soleil dans une frêle
embarcation comme la nôtre.
Nos hommes, après avoir amarré les pirogues le long du bord à
l’aide de faux-bras, allèrent coucher à terre, au village de
Petit-Alépé, en se servant du youyou du bord pour s’y rendre.
_Mercredi_ 20 _mars._ — Au lendemain de cet heureux jour succéda
la descente sur Grand-Bassam.
Le _Diamant_ est une belle chaloupe à vapeur non pontée, comprenant
un équipage de 4 blancs et 8 ou 10 laptots sénégalais ; elle a un
toit autour duquel, pour la nuit, on borde un rideau en toile afin
de mettre l’équipage à l’abri de l’humidité. Le premier
maître, commandant du bord, a un rouf sur l’arrière. L’armement
du _Diamant_ consiste en un hotchkiss. Les hommes sont tous armés
de kropatscheks.
Ce petit bâtiment file environ 6 à 7 nœuds à l’heure et gouverne
très bien. Installé à l’avant avec ma boussole, en compagnie
du pilote, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je me
disais : « Enfin j’en suis à mon dernier _topo_ ».
La navigation est facile, il n’y a que quelques précautions à
prendre en quittant Alépé, à cause d’un banc de roches qui
se termine par le travers de Sibadou, et où l’on voit encore
l’épave de l’aviso l’_Ebrié_, qui s’y est perdu il y a une
trentaine d’années et où se sont jadis échoués le _Serpent_
et le _Guet-N’dar_, deux avisos qui ont une belle page dans la
conquête de ces pays. A partir de ce point, le _Diamant_, qui cale un
peu plus de 1 mètre, chargé comme il l’était, peut naviguer sans
danger : le fleuve a partout environ 200 mètres de largeur et il y a
du fond. Les rives sont bien peuplées ; les villages, très grands,
se touchent presque. Nous stoppons devant Abokayébi, afin de permettre
à Baoto de faire dans un palabre restituer des marchandises volées
à un homme de Grand-Bassam, puis de là nous allons faire de l’eau
douce au village d’Ono, à l’entrée de la lagune qui porte ce nom.
A partir d’Ono, les villages se trouvent sur la rive gauche, qui est
plus élevée et moins marécageuse. Le plus important d’entre eux
est Impérié. Ce village est sous l’autorité d’Amangoua, sorte
d’aventurier originaire de l’Akapless, qui pille de temps à autre
la rivière. Comme Bénié Couamié, ce seigneur a une belle maison à
un étage, bâtie à l’européenne. Le passage de la canonnière a
dû quelque peu le troubler : on ne voit personne sur la plage. Ces
gens-là, qui tous ont quelque acte de brigandage à se reprocher,
ont cru prudent de s’éloigner à notre approche ; sous des cocotiers
se trouvent bien une vingtaine de chargements de pirogues, consistant
en sel, poudre et gin, mais d’habitants, on n’en voit aucun.
Au delà d’Impérié se trouvent Yaou, puis l’embouchure de la
rivière ou lagune Kodiouboué, dont l’entrée, comme celle d’Ono,
est barrée par des troncs d’arbres charriés par les eaux.
Impérié et Yaou ont toujours été des centres turbulents, dont les
chefs, agissant soit pour leur propre compte, soit pour le chef de
l’Akapless, qui réside à Bounoua, dans l’intérieur, fermaient
complètement le Comoë aux transactions. A plusieurs reprises il
fallut châtier ces villages. En 1849, l’amiral Bouet-Willaumez,
avec 250 marins et laptots, tirés de la _Pénélope_, du _Caïman_
et de l’_Adour_, infligea une sérieuse défaite à Aka, l’ancien
chef de l’Akapless[55], et plus récemment on a encore dû châtier
Impérié. Depuis quelques années, de nouveaux traités conclus
avec le roi de Bounoua ont assuré une paix qui n’est troublée
de temps à autre que par des rapines exercées par Amangoua, chef
d’Impérié.
Vers midi nous atteignons l’entrée de la lagune d’Ébrié, et
nous passons presque à raser terre devant Mouosou (Grand-Bassam
village) ou Blé ; le chef nous fait force salutations avec son
pavillon. Quoique encore éloigné des factoreries, je me tenais
à l’avant, en vigie, guettant la mer ; enfin, vers une heure,
je vis par le travers les lames déferler sur la plage et notre cher
pavillon national flotter au-dessus de la factorerie Verdier.
Quelques semaines après, ce devait être le Sénégal, la France
et Paris !
Le _Diamant_, tout fier de nous ramener, avait pris un air de fête et
arboré un beau pavillon neuf, en arrivant au mouillage. En moins de
temps qu’il n’en fallut pour accoster, prévenus par le sifflet,
les trois employés de la factorerie Verdier, M. Bidaud, l’agent
principal, en tête, vinrent nous prendre à bord. Quelle fête
pour nous et pour eux ! car nos braves compatriotes paraissaient
aussi heureux que nous de nous voir arriver. On mit tout à notre
disposition : logement confortable, nourriture exquise, journaux,
lettres qui nous attendaient, je ne sais plus, j’étais si heureux
sur le moment, que je ne me souviens plus bien.
M. Bidaud est capitaine au long cours. Après avoir conduit plusieurs
bateaux à Grand-Bassam pour le compte de M. Verdier, l’armateur et
négociant si désintéressé qui envoya M. Treich à ma rencontre,
il devint agent principal des factoreries Verdier à Grand-Bassam et
Assinie. Au moment où nous arrivions, il remplissait les fonctions de
résident de France à la Côte de l’Or. C’est un de ces braves
modestes, ayant comme titre une carrière toute d’abnégation. Je
me liai de suite d’amitié avec lui. Aujourd’hui surtout je me
rappelle avec bonheur nos conversations sur le banc de quart de la
terrasse de la factorerie, et ses théories pleines de bon sens sur
l’avenir et la politique des pays qu’il administrait de son mieux,
avec les modestes moyens mis à sa disposition par la métropole.
[Illustration : M. Bidaud.]
Et comme il me soignait et prévenait mes moindres désirs ! Je me
rappellerai toujours avec quelle prudence il modérait mon appétit,
qui était devenu de la voracité ; son gros rire quand il me
traitait de naufragé de la _Méduse_, et qu’il me prévenait que
progressivement seulement, il me tolérerait les plats réputés
indigestes.
Qu’il reçoive ici l’expression de ma bien sincère reconnaissance
pour tout ce qu’il a fait pour moi, tant en son nom qu’au nom du
brave Français qu’il représentait, M. Verdier.
En arrivant, je télégraphiai de suite au gouverneur du Sénégal
notre arrivée, et le surlendemain je recevais la dépêche suivante :
« _Gouverneur Sénégal à Résident Grand-Bassam._ Gouvernement
me charge transmettre félicitations pour succès mission à Binger
et Treich. »
En arrivant ici, mes quatre indigènes mandé qui me restaient,
avec Arba, femme gourounga mariée à Mamourou, un de mes hommes,
vinrent me remercier de les avoir conduits à la mer. « Ce que
tu nous disais depuis si longtemps était vrai. Les blancs n’ont
qu’une parole. Tu nous avais dit que tu nous mènerais à la mer,
et nous nous en éloignions tous les jours puisqu’elle est à
Saint-Louis et que nous allions vers le soleil levant, mais tu en
sais plus long que nous, et ce que tu disais était vrai, à moins
que toute la terre ne se soit retournée. — Dieu est grand et toi
tu sais beaucoup de choses. — La mer, nous n’y connaissons rien,
puisque nous ne l’avions jamais vue, mais puisque tu nous dis que
nous ne sommes qu’à dix jours de Saint-Louis, nous embarquerons
avec confiance avec toi. Tu es notre père et notre mère, et nous
sommes heureux que tu ne sois pas mort en route. »
Ces braves gens, durant notre séjour à Grand-Bassam, passaient
leur temps accroupis sur la plage à regarder la mer déferler, ne
pouvant s’expliquer ce phénomène. Probablement ces gens simples,
étonnés eux-mêmes du voyage qu’ils ont fait, pensent avoir été
le jouet d’un être surnaturel dont j’ai été en quelque sorte
l’instrument. En cela, ils n’ont pas tout à fait tort. Dans
leur simplicité, mes braves noirs, qui ont autant souffert que moi,
se rendent bien compte que de telles tribulations surmontées ne sont
pas dues exclusivement au hasard, à l’intelligence et au savoir :
comme moi, ils pensent que le Tout-Puissant nous a aidés à surmonter
tous les obstacles.
Mon personnel m’a rendu bien des services. Quand j’ai pris ces
noirs, ils n’étaient même pas dégrossis ; en rentrant, ces pauvres
gens étaient presque civilisés. A la fin, ils savaient tous bien
tirer et étaient devenus des chasseurs émérites.
En route ils avaient pris le goût du commerce. Au lieu de leur donner
comme argent de poche des cauries, je leur abandonnais quelques
marchandises, et c’était à qui d’entre eux en tirerait le
meilleur parti. J’ai raconté plus haut une histoire bien simple
à propos de cadenas, je pourrais en ajouter bien d’autres et
faire certainement rire en racontant comment ils exploitaient les
autres nègres en leur vendant des gris-gris pour la chasse, contre
les voleurs, etc. Quand j’aurai ajouté qu’ils se créaient des
ressources en fabricant de la vannerie, des bobines à filer le coton,
et d’autres menus objets, et qu’à Salaga ils m’ont recouvert
une ombrelle aussi bien que le ferait un marchand de parapluies,
j’aurai tout dit. Si jamais j’ai l’occasion de les revoir,
ce n’est pas en domestiques que je les traiterai, je leur donnerai
une bien cordiale poignée de main d’ami dévoué.
CHAPITRE XVI
Arrivée de l’aviso l’_Ardent_. — Détails sur Grand-Bassam. —
La barre. — Les piroguiers. — L’embouchure du Comoë et les
mouillages. — L’Akapless. — Le Sanwi et la rivière Bia. —
La lagune Aby. — Krinjabo. — Le Tanoé ou Tendo. — L’Ahua
ou Apollonie. — Départ pour la lagune Ebrié. — Abra. —
L’Ebrié. — Abidjean et les pêcheries. — Rivière Ascension. —
Arrivée à Dabou. — Visite au poste et au jardin. — Rivière
Isi. — Les Bouboury. — Le Bandamma ou Lahou. — Renseignements
sur la côte de Krou et sur les peuples de l’intérieur. —
Le Baoulé, l’Attié, le Morénou. — Départ de Dabou, les
Jack-Jack. — Petit Bassam. — Treich est gravement malade. —
Retour à la factorerie. — Nous sommes nommés chevaliers de la
Légion d’honneur. — Nous nous embarquons sur la _Nubia_. —
Retour en France.
Délivré de tout souci, heureux d’avoir accompli consciencieusement
ma mission, je ne tardai pas à reprendre rapidement des forces. Mon
mal dans l’aine disparut comme par enchantement.
Peu de jours après notre arrivée, l’aviso de l’État l’_Ardent_
vint mouiller devant Grand-Bassam pour procéder à la relève des
hommes libérables du _Diamant_ ; je comptais profiter de l’aimable
offre du commandant Delalande, qui m’invitait à prendre passage
à son bord, lorsque, par dépêche, cet aviso reçut l’ordre de
se rendre à El-Mina, pour y prendre à sa remorque le _Goéland_,
avarié.
Aucun paquebot français ni anglais ne devant passer à Grand-Bassam
avant une dizaine de jours, je profitai du temps qui me restait pour
mettre mes notes à jour et consigner les renseignements que j’ai
pu recueillir sur Grand-Bassam et la Côte de l’Or française.
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★ ★
La souveraineté de Grand-Bassam a été concédée à la France
en 1842, par traité des chefs du pays avec l’amiral Fleuriot de
Langle — M. le commandant Bouet-Wuillaumez était alors gouverneur
du Sénégal, — mais la prise de possession de la France n’a eu
lieu qu’à la fin de l’année 1843, par une expédition commandée
par le lieutenant de vaisseau de Kerhallet.
A l’ouest et près de l’embouchure du Comoë ou Akba, ou
encore Costa, comme l’appelaient les anciens, on construisit un
établissement qui prit le nom de fort Nemours. C’était un carré
palissadé, flanqué à chaque angle d’un bastion en pierre, armé
d’une caronade de 30. L’établissement possédait en outre trois
obusiers de montagne.
Les factoreries se trouvaient, à l’origine de l’occupation,
à l’intérieur de l’enceinte ; les magasins et la poudrière à
l’extérieur, à portée du poste et des factionnaires.
Des baracons en planches et en maçonnerie servaient de logement aux
Européens ; les travailleurs habitaient dans des cases indigènes.
Grand-Bassam, comme chef-lieu de la colonie, centralisait les
services ; on y avait construit un bel hôpital en pierre de taille.
Les premières factoreries qui vinrent se fixer sur la côte
appartenaient à la maison Régis, de Marseille, puis à la maison
Monk, et enfin à la maison Swanzy, de Londres, et Verdier, de La
Rochelle, à laquelle on céda notre établissement, lorsque après
les revers de 1870 le gouvernement décida qu’il n’y aurait
plus de garnison. La garde de la colonie fut confiée à M. Verdier,
qui remplissait les fonctions de résident.
La maison Verdier a fait de l’ancien hôpital une très confortable
maison d’habitation. Dans l’une des ailes est installé le
télégraphe ; dans l’autre, les agents et les bureaux des deux
employés blancs de la factorerie. Le rez-de-chaussée sert de
magasins ; et une des chambres de caserne aux marins blancs du
_Diamant_, qui viennent y coucher quand leur bâtiment est au
mouillage.
D’autres magasins, aux alcools et aux poudres, sont à portée
du poste, à côté d’une petite mare à eau saumâtre, qui n’a
aucune communication apparente avec la mer.
Une allée de cocotiers menait jadis de la factorerie au mouillage
de la lagune ; actuellement la plupart des arbres ont été coupés
et employés à la construction de wharfs et d’appontements pour
les chalands.
L’amiral Fleuriot de Langle dit qu’il a fait planter plusieurs
centaines de ces arbres ; il en existe à peine une vingtaine en ce
moment ; tout a été saccagé. Pourtant il n’y a qu’à mettre
un coco dans un trou de 50 centimètres de profondeur, le décapiter
et placer dessus une poignée de sel pour le faire germer ; la plage
entière devrait être plantée de cocotiers et depuis longtemps
n’être qu’une splendide forêt.
Actuellement, en dehors de la factorerie Verdier, il y a une factorerie
anglaise (Swanzy, de Londres) et une factorerie libérienne.
La forme générale de toute la côte qui borde nos possessions est
remarquablement droite ; elle est due à un courant marin venant
de l’est. C’est ce courant qui a fait disparaître les baies et
les contours accidentés de la côte, en entraînant avec lui et en
déposant parallèlement à son cours les alluvions apportées par
les nombreux cours d’eau venant de l’intérieur.
L’absence d’anfractuosités sur la côte en rend l’accès
difficile dès qu’il y a une forte houle. Les grandes lames venant
du large déferlent sur la plage et se brisent quand elles arrivent
vers les fonds de 7 et 8 mètres. Ce phénomène est appelé la _barre_
sur toute la côte d’Afrique.
[Illustration : Factorerie Verdier à Grand-Bassam. (D’après une
photographie de M. Ch. Alluaud.)]
La barre se modifie suivant la force des vents et celle des raz de
marée. Devant Grand-Bassam, la barre se forme par les fonds de 7
à 10 mètres, et vient briser à une vingtaine de mètres de la
plage. Ce mouvement de brisants perpétuels, accompagné de raz de
marée, rogne ou augmente la largeur de la plage, de sorte que la
distance de la factorerie à la mer varie tous les ans.
Il y a trois ans, la baraque en bois des télégraphistes employés
au câble a été placée exactement à 100 mètres de la crête
de la plage ; aujourd’hui elle n’est plus qu’à 17 m. 50 ; la
mer aurait donc gagné en trois ans 82 m. 50. Comme ce mouvement ne
se continue pas uniformément, et que le contraire se produit assez
fréquemment, on ne s’en inquiète pas plus que cela ; M. Bidaud,
qui est depuis très longtemps à la Côte, prétendait même que,
si l’on voulait faire, pendant deux ou trois ans, des observations,
on arriverait à connaître la marche mathématique de progrès ou
de recul de la mer, tellement elle lui paraît bien réglée.
Le courant marin et la barre ont bouché ainsi un grand nombre
de rivières, ensablé les embouchures des fleuves et transformé
les baies et anfractuosités de la côte en lagunes séparées de
l’eau salée par une étroite bande de sable, sur lesquelles se
sont élevées les factoreries.
Les lagunes ainsi formées sont de formes variables : les unes sont
perpendiculaires à la côte, comme les lagunes de Potou, d’Assinie
et d’Ehy ; les autres, au contraire, s’allongent parallèlement au
littoral, telles que les lagunes du Lahou, de Grand-Bassam et du Tendo.
Il semble que la Providence ait voulu donner une compensation à cette
côte inhospitalière en permettant au commerce de naviguer en dedans,
à l’abri de la grosse mer, et de drainer ainsi sans danger les
produits vers le mouillage.
C’est aussi probablement grâce au phénomène de la _barre_ que les
embouchures des rivières se bouchent si facilement et d’une façon
si inopinée ; peut-être même arrivera-t-on plus tard à expliquer la
formation des lagunes et à prouver que, dans le temps, les rivières
qui s’y jettent tombaient directement dans l’Océan, en même temps
qu’on expliquerait pourquoi, près du village de Petit-Bassam,
il existe une singulière dépression dans le fond de la mer,
dépression profonde de 340 à 360 mètres, que les marins appellent
_Vallée sous-marine_. Elle est formée sans aucune cause apparente,
car on n’y voit ni bouillonnements des eaux, ni tourbillons.
La barre, constituée, comme nous l’avons dit plus haut, par une
multiple rangée de brisants parallèles, est très dangereuse à
traverser certains jours ; je crois qu’il serait imprudent, même
à des matelots expérimentés, de tenter son passage : il y a des
jours où les Kroumen eux-mêmes n’osent pas s’y hasarder.
Les factoreries se servent, pour le service de la barre,
d’embarcations très solides, arrondies à la quille et à
l’avant. On les nomme _baleinières_, ou encore _surfboats_.
Les Kroumen, les Apolloniens d’El-Mina et les gens de Guet-N’dar
ont la réputation de connaître le mieux la conduite de ces
embarcations, qui sont armées de dix pagayeurs et d’un homme de
barre qui gouverne à la godille. C’est ce patron de barque qui
dirige et stimule les pagayeurs ; il observe le rythme avec lequel
les lames se succèdent, et choisit celle qui devra le porter en mer
ou le faire arriver sans chavirer à la plage.
C’est un spectacle bien émouvant que de voir franchir la barre aux
baleinières des factoreries et aux pirogues indigènes, même par
une mer relativement belle et avec des piroguiers expérimentés. Il
ne se passe pas de semaine où embarcations et pirogues ne soient
chavirées par les grosses lames qui viennent se briser en volutes à
quelques brasses de la côte. Heureusement que la mer est clémente :
elle rejette tout sur la plage quelques instants après ; aussi le
danger ne réside-t-il pas absolument dans le fait de tomber à la
mer, mais surtout dans la violence avec laquelle les embarcations sont
enlevées et roulées sur la plage. A la côte on le sait très bien,
et les piroguiers n’hésitent pas à se jeter résolument à la
mer quand ils peuvent prévoir le danger.
[Illustration : Piroguiers kroumen. (D’après une photographie de
M. Ch. Alluaud.)]
Les Jack-Jack qui vont à la pêche traversent ces brisants dans de
toutes petites pirogues ; ils sont généralement deux, un homme et
un gamin. Pour aller au large, c’est le plus fort qui manœuvre
la pirogue et se tient à l’arrière. Une fois la barre passée,
c’est ce même homme qui pêche, et le gamin suffit à manœuvrer
la pirogue. Il leur faut donc changer de place, et comme il est à
peu près impossible de remuer sans chavirer, chaque homme pique une
tête et ils regrimpent dans la pirogue, l’un à tribord, l’autre
à bâbord, en se faisant contrepoids pour ne pas chavirer.
Ce sont ces grosses difficultés qui ont donné aux maisons de commerce
une excellente idée, celle d’avoir constamment au mouillage un
bateau-ponton, sur lequel les steamers peuvent de suite transborder
leurs marchandises, au lieu d’attendre qu’il y ait une barre
favorable pour les décharger directement sur la plage.
Les marchandises étant provisoirement à l’abri, on les débarque
au fur et à mesure en profitant des barres favorables.
Le Comoë est navigable, pour les vapeurs d’un faible tirant
d’eau, jusqu’à Petit-Alépé. Les indigènes le remontent en
pirogues pendant 200 kilomètres. Le point terminus de la navigation
est Attakrou. Cela ne veut pas dire que la rivière n’est plus
navigable, elle l’est encore pendant plus de 300 kilomètres, mais
les indigènes du cours supérieur ne l’utilisent pas. Ils ne sont
plus de même race que ceux du bas-fleuve et ils semblent peu experts
dans la navigation fluviale.
Ils ont en effet d’autres occupations que le transport des
marchandises : ils se livrent à l’exploitation des terrains
aurifères, qui couvrent la presque totalité du cours moyen du Comoë.
Les goélettes ne calant pas plus de 3 mètres peuvent passer la
barre de la rivière pendant les deux tiers de l’année.
La barre fut franchie la première fois par des bâtiments de
l’État en mars 1849, par Auguste Bouet avec le vapeur _Serpent_
et la goélette _Marigot_.
Autrefois il y avait un poste de pilotes à la barre. De 1842 à 1868
on a observé que la profondeur de la barre, après l’hivernage,
s’est maintenue entre 3 m. 50 et 4 mètres. Quelquefois le courant
rapide de la rivière, qui atteint 6 à 7 nœuds, engorge également
la barre et permet même de la passer à gué, comme cela s’est
produit pendant mon séjour ici.
La population a soutenu que ce phénomène était dû au mauvais esprit
d’un féticheur des Jack-Jack qui, de temps à autre, bouchait la
barre par plaisir et aussi par intérêt, puisque ce brave loustic
se fait donner ainsi une certaine quantité d’onces d’or par les
gens de Grand-Bassam pour la lui faire déboucher.
Après avoir attendu plusieurs jours, le temps de laisser la barre
se modifier, il vient, jette quelques fétiches à l’eau, et, la
barre se trouvant naturellement débouchée plusieurs jours après,
on crie au miracle.
Le Comoë a dû souvent changer de lit, ou au moins, dans les grandes
crues, avoir plusieurs embouchures ; du côté ouest j’ai pu relever
plusieurs traces d’anciens lits.
Les eaux décolorent la mer à 4 ou 5 milles au large. Les marins
considèrent qu’il est prudent, pour mouiller, de se tenir à
environ 1 mille dans l’est ou dans l’ouest de l’embouchure du
Comoë par des fonds de 16 à 20 mètres.
Le mouillage de l’ouest est indiqué par l’alignement des
factoreries et de l’ancien poste. Celui de l’est, nommé mouillage
d’Alassam (village situé à l’est de l’embouchure du Comoë),
était jadis fréquenté par les bâtiments marchands anglais et
leurs traitants noirs, mais actuellement les vapeurs mouillent près
des pontons, qui, la nuit, portent un feu de position.
Le mouillage d’Alassam est réputé par les marins plus favorable
aux débarquements : le rivage y est en pente plus douce qu’à
celui de l’ouest et, par suite, d’un accès plus facile pour les
pirogues et les baleinières.
Quoique n’ayant pas visité la région située entre l’Indénié
et la côte (rive gauche du Comoë), je ne crois pas inutile cependant
de donner quelques notions sommaires sur cette région.
Entre Grand-Bassam et le pays d’Assinie, la côte est presque en
ligne droite, et d’Alassam à l’entrée de la rivière d’Assinie
les villages sont très nombreux et à peine éloignés de 2 à 3
kilomètres les uns des autres.
Alassam, Akapless et Anoua sont les plus importants de ces villages,
qui ont tous la même industrie, la préparation du sel marin, qui
en entraîne une autre, celle de la confection des paniers coniques
qui servent à le transporter.
A l’ouest de la rivière d’Assinie et à une certaine distance
à l’intérieur on aperçoit, du large, une chaîne de collines
nommée par les marins Sueiro da Costa[56]. Les monts _Church_
et _Horn_, qui en sont les sommets les plus élevés, ont l’un
165 mètres, l’autre 139 mètres d’altitude. A l’est de la
rivière d’Assinie et comme leur faisant suite se trouvent les
collines d’Assinie. Leur point culminant est à l’ouest et se
nomme _Grotto_.
C’est entre ces deux lignes de collines que se trouve le bassin
de la rivière Bia ou rivière de Krinjabo. Cette rivière a été
recoupée par Treich près d’Atiébendékrou (Indénié) en 1883,
et dans le Sahué par Lonsdale, en 1883. Elle prend sa source dans le
même massif de collines que la rivière Mézan (affluent de gauche
du Comoë), et semble courir approximativement entre l’Indénié et
le Sahué ; elle entre dans la lagune Ahy un peu en aval de Krinjabo.
Au sud, en sortant de la lagune Ahy, ses eaux passent entre six îles,
dont quelques-unes sont habitées par des pêcheurs, et forment la
rivière d’Assinie. Ce dernier cours d’eau coule pendant environ 8
milles vers l’ouest, parallèlement à la côte, ne laissant entre
lui et la mer qu’une langue de terre boisée d’une largeur de
100 à 200 mètres. L’entrée de la rivière est plus difficile que
l’entrée du Comoë, la barre de brisants est également réputée
très mauvaise. La rivière Bia n’est navigable que jusqu’à
Aïnboisou, un peu en amont de Krinjabo.
Le premier établissement créé à Assinie se nommait fort Joinville ;
il était situé sur le bord de la mer, en face du coude est de la
rivière. Ce blockhaus a été abandonné en 1849 et remplacé par
un carré palissadé, bastionné, établi à un mille du village de
Mafia, près de la pointe est de la rivière, mais sur la rive droite.
Toute la région située entre le Sanwi (pays de Krinjabo), la mer,
le Comoë et la lagune Ahy se nomme Akapless. Nous avons eu déjà
l’occasion d’en parler à propos d’Impérié et de Yaou, nous
ajouterons seulement que c’est un pays dans lequel il n’est
pas aisé de porter la guerre, à cause des nombreuses lagunes et
flaques d’eau qui rendent les communications difficiles. Au sud,
l’Akapless est limité par les lagunes d’Hébé, de Kodioboué
et le marigot de Ganda-Ganda, et au nord par la lagune Ono, et les
petits cours d’eau marécageux qui s’y déversent.
La lagune Aby ou d’Ahy s’étend dans les terres sur une profondeur
d’une trentaine de kilomètres, et sa largeur moyenne est de 15 à
20 kilomètres. Ses rives sont parsemées de villages qui se livrent
beaucoup à la pêche.
Ceux d’entre eux qui ont le plus de relations avec nous sont situés
sur la rive gauche de la lagune, aux environs d’Élima, où la maison
Verdier a une plantation de café d’une centaine d’hectares, et
où il existe une école française fréquentée par une quarantaine
de jeunes gens des différents villages de la lagune.
Toute cette région, que nous désignons improprement, sur la
plupart de nos cartes, sous le nom de royaume d’Amatifou[57], se
nomme _Sanwi_. Pour parler des gens du pays de Krinjabo, on dit :
Sanwi Cottoko, c’est-à-dire hommes du Sanwi. La capitale de ce
pays se nomme Krinjabo ; elle est située à une dizaine de milles
à l’intérieur de la rivière Bia, et sur sa rive gauche ; de
l’embarcadère au village il y a un quart d’heure de chemin.
[Illustration : Castor, interprète du gouvernement à Assinie.]
Tous les Européens qui sont venus à Assinie connaissent Krinjabo,
dont ils évaluent la population de 2000 à 6000 habitants. Nous
ne nous étendrons pas davantage sur la description de la ville,
que nous ne connaissons pas, en renvoyant ceux que cela intéresse
particulièrement aux nombreuses publications qui en parlent.
Le Sanwi est limité : au nord et à l’est par l’Indénié,
le Sahué et le Broussa ; à l’ouest par le Bettié, l’Attié
et l’Ébrié ; au sud par l’Akapless, les lagunes Ahy ou Aby,
de Tendo, d’Éhy, le cours du Tanoë et l’Ahua ou Apollonie.
Les habitants du Sanwi[58] sont en majeure partie de race agni,
et de même origine que ceux de l’Indénié, de l’Anno et de
l’Abron ; ils seraient venus il y a environ cent cinquante ans,
sous la conduite d’un chef nommé Amana, des régions du Sahué, et
se seraient emparés du territoire de _Bettri_ et _Aby_, deux peuples
paraissant les autochtones et ayant un air de famille avec les Zemma
ou Ahua Cottoko (gens de l’Ahua), ou Apolloniens. Aujourd’hui les
Bettri et Aby se réduisent à quelques villages de pêcheurs établis
sur la lagune et se sont fondus aussi avec les gens de l’Akapless,
qui paraissent être fixés également depuis longtemps dans le pays.
Dans le Sanwi la succession au trône a lieu d’oncle à neveu,
fils de sœur ; Aka Simadou, le roi actuel, est le neveu, fils de la
sœur aînée d’Amatifou.
Le premier héritier se nomme Couassy ; viennent ensuite les autres
prétendants, Amouy et Aka Simadou (homonyme du chef). Chez les gens
de race agni, il est de règle que le fils aîné du chef occupe la
charge de premier intendant. C’est généralement un personnage
avec la haute influence duquel il faut compter. Le fils aîné
d’Aka Simadou, premier intendant actuel, se nomme Cabranca, mais
son influence est fortement contre-balancée par l’ancien premier
intendant, Azémia, fils d’Amatifou, qui est un homme remarquable
par son intelligence et qui a toujours su conserver l’influence
qu’il s’était acquise pendant le long règne d’Amatifou.
A la lagune Aby ou Ahy fait suite une autre lagune, qui est, elle,
parallèle à la côte ; nous l’appelons lagune de Tendo, mais elle a
été longtemps désignée sous le nom de lagune d’Apollonie ; elle
se termine vers le 5e degré de longitude par deux lagunes en forme
de poche, de moindre importance : les lagunes Éhy et Ouani. Entre
ces deux rivières, le Tanoë ou Tendo se fraye un jour à travers
une série d’îlots pour venir se jeter dans la lagune Tendo.
Le commandant Dubourquois, chef d’état-major de l’amiral
Bouet-Willaumez, a fait en 1849 la reconnaissance du Tendo. Le
_Guet-N’dar_ a remonté la rivière jusqu’à Alacouaba (Alancabo).
Il signale sur la rive droite du Tanoë le territoire d’Anka,
gouverné par une femme nommée Ankara. Sa capitale serait Noassou
(Ennousou, actuellement en ruines). Cet exemple d’une femme exerçant
une certaine autorité sur un pays n’est pas isolé : à Krinjabo
encore aujourd’hui la sœur cadette d’Amatifou, la princesse
Élua, est considérée comme une sorte de souveraine. Moi-même,
dans ma route de Bondoukou à Amenvi (résidence d’Ardjoumani),
j’ai couché dans un village dont le chef était une femme. Comme
Élua, elle était stérile — serait-ce là une condition _sine
qua non_ ? Je l’ignore.
Au nord de l’Ankara, M. Dubourquois signale le district d’Afuma,
tous les deux placés sous la suzeraineté du roi du Sanwi (Amatifou),
actuellement Aka Simadou.
A Alancabo, limite d’exploration de M. Duburquois, le Tanoë reçoit
un grand affluent de droite. Exploré et remonté en 1884 par le
lieutenant Pullen, ce cours d’eau semble identique à la rivière
Soui, recoupée en 1883 par Lonsdale un peu au nord de Tanoëso
(itinéraire de Cape Coast à Annibilékrou).
Quant au Tanoë[59] lui-même, il a un cours beaucoup plus
considérable : après avoir traversé le Sahué, il entre dans
l’Achanti ; ses sources sont situées au nord de la végétation
dense, près des ruines de Tékima, sur la route de Bondoukou à
Koumassi, à une journée de marche au sud de la rivière Tain.
[Illustration : Plantation de café d’Elima, sur la lagune
Aby. (Photographie de M. Ch. Alluaud.)]
La partie nord du district Sanwi, située entre la rivière Bia
et la rivière Tanoë, a été visitée en détail en 1882 par
MM. Brétignière et Chaper, qui ont consigné leurs observations sur
la flore et la faune dans les _Archives des Missions scientifiques_,
publiées sous les auspices du Ministre de l’instruction publique.
Actuellement le commerce est entre les mains des gens de Grand-Bassam,
de l’Akapless, de Krinjabo et de l’Apollonie. Très intelligents,
ces peuples ne tiennent pas à laisser arriver à nos comptoirs les
gens de l’intérieur, parce qu’ils sentent très bien que, du jour
où tout le monde pourra se servir soi-même à nos comptoirs, le plus
clair de leurs bénéfices actuels leur échappera. Cet état de choses
est très préjudiciable aux intérêts de nos commerçants, en ce
sens qu’il limite les transactions aux efforts et à l’activité
déployés par un nombre de traitants bien inférieur à ce qu’il
pourrait être.
Ces peuples, jaloux de voir tout le monde faire des affaires, tiennent
les rivières et les chemins et ne laissent passer les marchands de
l’intérieur qu’après avoir prélevé sur eux un impôt ou des
droits assez élevés pour les forcer à employer leur intermédiaire
dans des achats de marchandises de provenance européenne.
Par le Comoë, la route est plus libre que par l’Akapless et le
Sanwi, mais les chemins sont à peine tracés, et il est difficile
d’utiliser le cours du Comoë, pour les raisons que nous avons
données plus haut : à savoir que les gens de race agni rendent
responsables et solidaires les uns des autres les gens d’un même
village quant au règlement des dettes et des amendes : ce sont
quelquefois des compromis qui existent depuis plusieurs générations,
auxquels se mêlent des successions, de sorte que les jurisconsultes
les plus éminents ne pourraient plus dire quel est celui des deux
partis qui a le droit pour lui. Cet état de choses donne lieu à des
palabres interminables qui durent parfois très longtemps et après
lesquels les deux partis sont forcés de se séparer sans avoir obtenu
une solution.
Les gens de Kong, dont j’ai donné plus haut une évaluation du
chiffre d’affaires, feraient promptement augmenter nos transactions,
qui en quelques années ne manqueraient pas de se quintupler.
Depuis vingt ans nous n’avons plus de garnison sur la Côte de
l’Or ; ce pays est livré à la seule garde de la maison Verdier,
qui a réussi non seulement à défendre l’intégrité de nos
possessions contre les agissements des puissances étrangères, mais
encore à maintenir dans le respect toutes les populations voisines.
[Illustration : Un traitant de la Côte de l’Or. (Photographie de
M. Ch. Alluaud)]
Si des gens de l’intérieur venaient à nos comptoirs, ils verraient
nos magasins, et y trouveraient un grand assortiment de marchandises
ne leur donnant que l’embarras du choix. Un bel étalage séduit au
moins autant un nègre qu’un blanc et l’engage à acheter bien des
objets dont il ne connaissait même pas l’existence, mais dont il a
reconnu l’utilité, trouvé l’emploi, ou même entrevu le moyen
de s’amuser. Nous ne nous appesantirons pas plus sur l’avantage
d’attirer le noir vers nous ; il saute aux yeux que, rendu à nos
comptoirs avec ses produits, l’indigène est forcé de nous les
vendre au prix que nous voulons bien les lui acheter.
Beaucoup de ces peuples nous seraient certainement reconnaissants de
proclamer et de faire respecter la liberté du commerce ; sachant
qu’ils peuvent écouler leurs produits, ils en fabriqueraient
davantage.
Dans la lagune d’Ébrié, nous avons constaté que, quand les
traitants ne vont pas avec des chalands mouiller devant les villages,
les indigènes ne viennent pas apporter beaucoup d’huile aux
factoreries, le trajet en pirogue étant long, pénible et quelquefois
dangereux pour eux.
Les maisons de Grand-Bassam s’en sont bien aperçues, et elles
entretiennent des magasins flottants sur plusieurs points de la
lagune. Tous les habitants font des affaires. Il n’y a qu’à
envoyer des remorqueurs et des récipients vides, ils reviennent
toujours avec leurs ponchons pleins.
Ces peuples ne demandent qu’à faire du commerce, c’est à nous
d’en profiter et de sortir un peu de notre torpeur.
J’ai constaté avec peine que l’on ne vend presque exclusivement
que des produits anglais à la Côte. Cela tient à ce qu’au
moment où je suis passé à Grand-Bassam aucune ligne française ne
desservait la Côte, et surtout à ce que nous nous bornions toujours
à y vendre les mêmes articles.
Est-il besoin de faire ressortir que cette trop restreinte variété
d’articles rend les opérations moins lucratives et quelquefois
très préjudiciables : ainsi, un article vendu tous les jours
finit forcément par être déprécié ; malgré tout, son prix
de vente baisse de jour en jour et bientôt il ne laisse que de
médiocres bénéfices, tandis qu’un autre assortiment, de nouvelles
marchandises plus séduisantes par leur nouveauté, se vendraient
plus facilement, laisseraient aussi de plus beaux bénéfices ; mais
pour cela il faudrait faire l’article, se donner de la peine —
en un mot il faut savoir vendre.
Je suis persuadé que l’on peut se défaire à bon compte de tout
ce que l’on veut, j’en ai fait moi-même l’expérience pendant
le cours de mon voyage, pour lequel je n’ai emporté pour ainsi dire
que des objets _inconnus_ au noir et tous de fabrication française.
J’ajouterai même que nos tissus français sont réputés meilleurs
que ceux d’autres provenances et qu’il n’est pas difficile de
faire primer nos marchandises sur celles de nos voisins ; nous pouvons
fournir mieux et au même prix. Partout le commerçant français est
réputé pour son honnêteté dans les transactions : nous n’avons
donc qu’à profiter d’un état de choses existant déjà.
Si les gens de Kong descendent à la Côte, ils achèteront tout
ce qu’ils verront, depuis des étoffes à 40 centimes le mètre
jusqu’à des soieries de 8 et 10 francs le mètre, des draps de
couleur, des effets arabes, burnous, haïks, etc. Celui qui aurait
l’idée de vendre de la librairie arabe serait sûr d’avoir pour
clientèle la boucle entière du Niger, et ce ne serait pas la plus
mauvaise.
Certains articles anglais, tels que les armes et la poudre, peuvent
plus difficilement être substitués par des articles français,
mais ce n’est pas impossible. En conservant le mode d’emballage,
la couleur de l’étiquette, et, je dirai mieux, surtout le granulage
de la poudre, elle sera toujours acceptée.
J’insiste sur le granulage : c’est une question très importante,
et qui nous paraît insignifiante parce que nous achetons la poudre au
poids. Le noir la vend _à la mesure_ : il faut donc, tout en ayant
l’apparence d’être fine, qu’elle soit assez anguleuse pour
présenter peu de poids sous un gros volume. Toute la question est là.
En somme, celui qui veut s’en donner la peine peut faire des
affaires bien plus facilement qu’en France ; les noirs demandent
à vendre et à acheter ; la main-d’œuvre, on peut se la procurer
à bon compte, et, avec un peu d’activité, mener de front le
commerce, l’agriculture et même l’industrie minière ; la seule
difficulté, c’est qu’il faut des capitaux pour les premiers
frais d’installation et la mise en valeur des friches et plantations
de café.
La France se trouve à la Côte de l’Or dans des conditions
excessivement favorables. Elle a affaire à des populations
particulièrement douces, très maniables et ne demandant qu’à
faire du commerce avec nous. Celles de l’intérieur, aussi actives
que celles de la Côte, nous réclament des voies de pénétration ;
elles veulent écouler leurs produits.
Les différents peuples avec lesquels nous sommes en contact
fournissent d’excellents marins et manœuvres ; ils travaillent
volontiers pour le compte des Européens. Leur concours nous
serait assuré pour l’exploitation des immenses forêts vierges
qui s’étendent sur environ 300 kilomètres de profondeur et
parallèlement à toute la côte.
Les gens de la lagune de Krinjabo travaillent très volontiers dans
les plantations de café établies par la maison Verdier.
Les factoreries ont fort peu de personnel européen ; pour les
employés subalternes, on a recours aux noirs, qui s’acquittent
très bien de toutes les fonctions secondaires.
Les gens de Grand-Bassam, d’Assinie et de Krinjabo sont
d’excellents courtiers ; les Kroumen, les Jack-Jack et les
Apolloniens sont des piroguiers experts et d’excellents travailleurs,
parmi lesquels les factoreries trouvent à recruter des mécaniciens
des tonneliers, des menuisiers et jusqu’à des ouvriers assez
habiles pour construire, sans être dirigés, des habitations à
l’européenne. Avec de tels éléments dans une population, il est
difficile de ne pas arriver à la prospérité.
Il nous reste quelques mots à dire sur le pays situé entre Assinie
et le cap des Trois-Pointes. Le nom réel de ce pays est Ahua, mais
il a été baptisé par les Européens du nom d’Apollonie, parce
que, dit un navigateur ancien, on a reconnu que les nègres de cette
partie de la Côte sont remarquablement beaux et bien faits. Sans
mériter cependant le titre d’Apollons, les habitants de la côte,
les _Zemma_, pour les appeler comme dans le pays, sont mieux faits
que les autres noirs ; ils portent plus volontiers la barbe et ont
un air plus prospère, plus civilisé que les Kroumen et les Agni.
Ce peuple parle un dialecte agni ; la plupart d’entre eux emploient
en outre un mauvais anglais. Ce sont les meilleurs commerçants
et traitants de la Côte. Comme leur pays n’est pas bien riche,
ils émigrent volontiers dans des régions plus prospères ; on les
trouve surtout dans l’Indénié, où ils sont de zélés agents
anglais. Je considère le Zemma comme très intelligent et possédant
l’esprit d’implantation aussi développé que le Mandé.
L’Ahua ou Apollonie était, au moment de l’occupation française
de la Côte de l’Or, un véritable foyer de bandits ; leur chef le
plus redoutable s’appelait _Kako-Aka_ ; c’est lui qui se rendit
coupable de l’assassinat du lieutenant de Thévenard, commandant
d’Assinie, et des laptots qui l’accompagnaient dans une excursion
dans la lagune. Fait prisonnier plus tard par les Anglais, Kako-Aka fut
conduit en Angleterre et pendu. Ce chef eut pour successeur Asino-Kao,
et, depuis, le pouvoir semble être partagé entre le chef de Bayine
et celui d’Attarboé, villages situés à proximité d’Axim, où
réside un commandant de district anglais. Cette région est tout à
fait tranquille actuellement, et les gens du Sanwi n’ont plus que
rarement des différends avec leurs voisins zemma de l’Apollonie.
★
★ ★
25 _mars._ — Aucun bâtiment n’est signalé venant d’Accra ;
je trouve le temps horriblement long ; depuis hier, je caresse le
désir d’aller faire une excursion dans la lagune : je ne tiens
plus en place à la factorerie. Treich partage mon idée et en fait
part à M. Bidaud. Comme celui-ci avait justement besoin d’aller
surveiller ses agents noirs qui traitent dans la lagune, il s’offrit
de nous prendre à son bord.
Le départ sur l’élégant petit vapeur _Paul Bert_, de la maison
Verdier, fut presque une fête pour moi. C’est bien curieux ce
que j’éprouvais, mais tout ce que j’avais vu dans mon voyage ne
m’avait pas rassasié : je voulais voir encore. Cette exploration
me souriait d’autant plus que, telle qu’elle s’organisait,
ce n’était plus qu’une charmante excursion avec tout le confort
désirable : vivres, pain, vin, café, etc.
Sans énumérer tous les travaux des officiers qui ont fait la
reconnaissance de la lagune de 1849 à 1870, il est cependant utile
de citer l’exploration du lieutenant de vaisseau Cournet, qui,
sur le _Guet-n’Dar_, s’avança jusqu’au fond de la lagune, vers
le Lahou. Il était accompagné de MM. Boullay, commandant du poste
de Grand-Bassam, Leydet, chirurgien-major, et de deux négociants,
MM. Audric et Lartigue. C’est en commémoration de ce voyage que
les principales îles de la lagune ont été baptisées[60] — pour
l’époque, c’était une véritable exploration.
M. Cournet se proposait de rechercher la communication que les
indigènes disaient exister par eau entre la lagune d’Ébrié et le
Lahou ; mais, au moment d’arriver au terme du voyage, le chirurgien
Leydet mourut, et, comme il avait demandé de se faire enterrer à
Grand-Bassam, il fallut revenir en toute hâte et interrompre les
recherches.
Depuis 1871, époque à laquelle les garnisons ont été retirées
de nos possessions de la Côte de l’Or, la géographie et
l’hydrographie de la lagune n’ont pas fait de progrès. Il était
donc intéressant pour moi de voir jusqu’à quel point les cartes en
usage étaient à jour, et de vérifier si les rivières que l’on
m’avait signalées comme arrosant le Baoulé étaient connues sous
les mêmes noms à leur embouchure dans la lagune.
Le mouillage de la petite flottille de commerce de Grand-Bassam se
trouve dans une petite crique de la lagune Ouladine, à 300 mètres
derrière les factoreries. Dès qu’on l’a quitté et que l’on
entre dans le Comoë, on est frappé par l’aspect grandiose du
fleuve, par cette perspective des eaux teintées et ombrées à
l’infini, encadrée par les rives du cours d’eau, et des îlots
couverts d’un épais rideau de palétuviers, derrière lequel
s’étagent en gradins les cimes d’arbres d’essences qui me sont
absolument inconnues. Cette épaisse végétation cache à l’œil
le plus exercé le relief du terrain et les villages qui pourraient
se trouver derrière ; au delà, c’est l’inconnu.
Jusqu’à Abra, la navigation est facile ; le chenal se trouve sur
la rive droite de la lagune ; on peut, ou passer entre les deux îles
Vitrié, ou bien le long de la rive gauche de la lagune. Une fois
l’embouchure du Comoë dépassée, le courant est insignifiant.
Les marées se font sentir encore régulièrement un peu au delà de
l’île Vitrié ; plus haut, l’eau est à peu près douce, mais
les indigènes ne la boivent pas : elle est réputée malsaine. Dans
les villages, les indigènes creusent des trous de 1 à 2 mètres
de profondeur, y enfoncent des barriques vides, pour maintenir les
parois du puits.
Près d’Abra débouchent les eaux de la lagune Potou et Aguien. Cette
lagune est alimentée par des ruisseaux insignifiants, au cours très
limité ; ils sont analogues à ceux qui se déversent un peu partout
dans les criques et anses de la rive septentrionale de la lagune.
Les populations de la lagune sont très variées ; elles ont
probablement été rejetées de l’intérieur vers la côte, et
je ne serais pas éloigné de croire qu’on retrouvera plus tard,
quand on aura exploré le Baoulé, sinon des restes de leur famille,
au moins quelque tradition ou légende rappelant leur passage.
Au nord de l’embouchure du Comoë, vers Abra, nous rencontrons la
population lacustre du Potou et de la lagune d’Aguien.
Ces indigènes, appelés, dans les rapports de M. Lartigue de (1845
à 1849), _Baloos_, sont nommés _Batôo_ par les Agni. C’est un
peuple de pêcheurs, qui a fondé des colonies le long du Comoë,
depuis la rivière Tossan jusqu’à Ono.
Ils parlent l’agni et un dialecte semblant tenir à la fois de
l’Attié et des Ébrié, qui limitent leur territoire au nord et à
l’ouest. C’est un peuple misérable, habitant un pays marécageux,
triste et insalubre, dans lequel l’Européen serait vite aux prises
avec le paludisme. La traite de l’huile de palme se fait avec les
Batôo, surtout sur le Comoë, à Aloqoua et à Abra ; rarement les
Européens se rendent dans le Potou, et encore moins dans l’Aguien.
A l’ouest du Potou habitent les Ebrié, une des plus puissantes
confédérations de la lagune, à laquelle nous avons dû plusieurs
fois faire la guerre, entre autres en 1853 (amiral Baudin) et en 1887
(campagne du _Goéland_).
L’Ebrié, dont la capitale Adjamé est située à une journée
de marche au nord de l’anse d’Abata, est alliée au Yapogon et
au Songon. Son territoire est limité à l’ouest par la rivière
Ascension.
Abra cependant n’en fait pas partie. Ce village avec quelques autres
s’est détaché jadis de Grand-Bassam et forme une confédération
à part. Il en est de même des gens d’Abidjean, qui sont de même
race que les gens de Petit-Bassam, et qui parlent un dialecte un peu
différent de l’Ebrié.
Les maisons de commerce de Grand-Bassam ont plusieurs goélettes
mouillées devant Abidjean, à Yopogon, à Songon et à Abréby,
et les traitants m’ont dit n’avoir qu’à se louer de leurs
relations avec les indigènes.
En quittant Abidjean on s’aperçoit qu’on arrive dans la région
des eaux douces, car le palétuvier fait place au palmier. D’autres
plantes, qui semblent se complaire autant dans l’eau qu’en terre
ferme, vous mènent sans transition à la flore majestueuse de ces
régions, où l’on rencontre à côté d’essences pour la plupart
inconnues encore, aux gigantesques troncs qui servent à fabriquer
les pirogues, le palmier à huile. L’_Elæis guineensis_ est le
trésor de la lagune ; tout en poussant sans soins, il donne à ces
populations privilégiées deux récoltes par an.
C’est la forêt vierge, l’imposante végétation tropicale, où
il est presque impossible de circuler. Il existe bien des sentiers,
mais pas comme nous les comprenons en Europe : ce sont à peine
des pistes frayées et tortueuses en travers desquelles viennent
s’enchevêtrer les immenses racines d’arbres gigantesques.
Les basses branches de ces végétaux commencent à 15 ou 20 mètres
du sol et leur couronne se perd dans les cieux. Aux branches sont
suspendues d’immenses lianes tordues qui atteignent bien souvent
un diamètre de 10 à 15 centimètres.
Quand un de ces colosses muni de lianes s’est effondré, vaincu par
les années, ou qu’il a été renversé par la foudre, le voyageur
est forcé de contourner son gigantesque tronc ou de le franchir,
de sorte que chaque sentier a un développement quintuple de ce qui
lui serait nécessaire. Le nègre, avec les moyens dont il dispose,
ne songe même pas à déblayer le passage.
Pour se frayer un sentier dans de semblables forêts, on est forcé
de se faire précéder par des équipes de nègres chargés de couper
avec des sabres les lianes et les arbustes qui barrent le passage.
A mesure que nous avançons dans la lagune, nous apercevons les
villages qui s’allongent au sommet des berges comme pour rechercher
le soleil ; les arbres aquatiques ont été rasés et remplacés par
de belles plantations de cocotiers qui donnent un cadre plus riant
et plus civilisé à ces lieux habités. Au mouillage d’Abidjean,
une belle flottille de pirogues, autour de laquelle s’agite une
remuante et active population de pêcheurs ou de marchands d’huile
de palme, donne une idée tout autre de cette gent lacustre qu’on
serait un peu tenté de prendre pour des anthropophages, si l’on
s’en rapportait aux récits.
★
★ ★
[Illustration : Village sur la lagune. (Photographie de
M. Ch. Alluaud.)]
J’avoue que j’ai toujours eu grand’peine à me représenter
les noirs anthropophages ; je dois le dire, je n’en ai jamais
rencontré ; Dieu sait si cependant j’ai vu des peuples assez
inférieurs pour être suspectés de cannibalisme ! On m’a signalé
à maintes reprises des peuples s’adonnant à ces coutumes barbares :
chaque fois que je suis arrivé dans leur pays, j’ai toujours
constaté qu’ils n’étaient pas assez gourmets pour sacrifier
les années de travail d’un esclave au plaisir relativement court
d’un repas de chair humaine. Quand, dans une guerre, un peuple
fait des prisonniers et qu’il égorge une partie de la garnison
dont il a réussi à s’emparer, le massacre généralement est
limité aux meneurs, aux influents, mais ils ne sont pas mangés. Les
noirs se servent de cette coutume barbare pour jeter l’épouvante,
pour réduire plus tôt le pays. S’ils étaient sûrs d’une paix
honorable et durable, s’ils n’étaient pas convaincus que plus tard
ces mêmes chefs chercheront l’occasion de recommencer à lutter,
la clémence existerait dans maintes circonstances. Les chefs qui ont
fait grâce de la vie à des rebelles ou à des vaincus, ce sont les
chefs forts. Les faibles, pour inspirer la terreur, ont recours à
cette barbare institution, et encore dans une certaine mesure, car les
prisonniers ont une valeur : c’est avec eux qu’ils récompensent
les services de leurs sous-ordres et qu’ils achètent la poudre et
les armes — c’est ce qui limite les exécutions capitales.
Dans le cours de mon voyage on m’a signalé, entre autres peuples,
les Lô — dont j’ai parlé à propos du Ouorodougou — comme
ayant la réputation d’être anthropophages, mais je ne les ai
pas visités. D’après les renseignements que j’ai obtenus, ils
vivraient entre la lagune et le Ouorodougou, au nord des Kroumen et
des peuples du Baoulé. J’en doute donc, puisque beaucoup d’autres
que j’ai vus et qui en avaient la réputation ne l’étaient pas.
Je dois cependant dire que le capitaine au long cours Lartigue,
agent de la maison Régis et Fabre, qui avait fondé des comptoirs en
1843 au début de l’occupation française de la Côte de l’Or,
signala à sa maison le cas de six ou huit laptots sénégalais
qui avaient disparu et qu’on _disait_ avoir été mangés par les
Ébrié. D’autre part, l’amiral Fleuriot de Langle nous dit que
dans le dossier de Piter[61], le chef de Grand-Bassam qui nous concéda
nos droits sur cette région, il releva cette mention qui laisse peu
de doute sur le goût de ce seigneur noir pour la chair humaine :
« Je lis dans le dossier de Piter cette affreuse note : « Condamné
à 10 onces d’or d’amende pour avoir mangé un esclave. »
Les gens de Bouboury et de Tiakba, d’après les mêmes voyageurs,
auraient également quelques-uns de ces forfaits à leur actif.
Si la chose a réellement existé, il est notoire que cela n’a
plus lieu.
J’ai toujours compris que des insulaires, n’ayant pas de ressources
en viande, éprouvent le besoin d’en manger, mais dans des pays où
pullulent le singe, les antilopes, où existent le bœuf, la chèvre,
le mouton, le chien, les poulets et les canards, sans compter les
oiseaux, les caïmans et une quantité prodigieuse de poissons, il
me paraît difficile que l’homme ait besoin de manger son semblable.
★
★ ★
Aux abords d’Abidjean les eaux de la lagune ont creusé
d’innombrables criques et baies, dans lesquelles les indigènes
établissent des pêcheries dont les dispositions sont étudiées
d’une façon presque savante. On peut dire que la lagune n’est
qu’une immense pêcherie ; tous les villages en possèdent et elles
sont toutes disposées à peu près de la même façon.
A l’aide de pieux en palmes ou en bambous les pêcheurs barrent
presque entièrement la lagune, et quelquefois dans des endroits où
elle a plusieurs milles de largeur. De distance en distance, 200 en 200
mètres, la palissade forme un labyrinthe ; le poisson, en y entrant,
passe d’un compartiment spacieux à un compartiment plus petit. Au
fur et à mesure qu’il cherche à traverser, s’il ne repasse pas
exactement par les mêmes passes où il est entré, il s’égare, et
en fin de compte est forcé de rester prisonnier. Aux issues d’aval
ou d’amont (alternativement) sont disposées des nasses, et dans
ces compartiments, véritables viviers, les indigènes prennent le
poisson à l’aide de filets à main. Pour se rendre compte si le
moment est opportun, les pêcheurs versent à la surface de l’eau de
l’huile de palme, pour que l’eau devienne transparente. Quand ils
ont acquis la certitude qu’il y a beaucoup de poissons, ils bouchent
les issues avec les nasses, plongent avec un filet dans chaque main
et prennent ainsi tout le poisson qui se trouve dans la pêcherie.
Quand ce poisson dépasse la quantité nécessaire à l’alimentation
du village, il est séché et vendu contre de l’huile de palme ou
de l’or aux villages de l’intérieur, qui en sont très friands.
La pêche est fétiche deux jours sur trois ; c’est-à-dire que, par
une sage mesure, les chefs l’ont réglementée et ne l’autorisent
qu’un jour sur trois dans la lagune.
Dans un même ordre d’idées, l’igname est fétiche jusqu’à
la récolte. C’est comme la vendange chez nous. On commence à ne
récolter que le jour indiqué par le roi, ce qui donne lieu à des
fêtes bien souvent décrites par les voyageurs de l’Achanti.
La première rivière un peu importante que l’on puisse remonter
pendant quelques milles en pirogue se déverse dans la lagune entre
la grande île Leydet et l’île Lartigue. Les indigènes la nomment
rivière Layou, et nous rivière de l’Ascension. Ce cours d’eau,
qui me paraît bien limité comme cours, pourrait très bien n’être
qu’une bouche de la rivière Agniby ou Ayéby, qui se déverse dans
la lagune en face de l’île Leydet.
A hauteur de l’île Leydet, la marée est insignifiante ; cependant
l’eau de la lagune est de qualité médiocre, elle conserve
une saveur saumâtre ; je ne suis pas éloigné de croire que les
infiltrations d’eau de mer se produisent surtout aux endroits où
la lagune n’est séparée de la mer que par une langue de sable
insignifiante, comme à Petit-Bassam et aux Jack-Jack.
Après avoir doublé les pointes d’Alafa et d’Ilaf, nous entrons
dans la baie de Dabou. Beaucoup de pirogues sont mouillées dans les
anses de la baie ; au fond, à une portée de fusil de l’ancien fort,
que l’on aperçoit à travers les arbres, près de l’atterrissage,
flotte au bout d’un mât le pavillon français.
Le _Paul Bert_ ne peut mouiller qu’à 100 mètres de la plage et
nous débarquons en pirogue.
La maison Verdier a des traitants à Dabou, aussi fûmes-nous très
bien reçus.
Pendant qu’on nous préparait un bon fouto, MM. Bidaud, Treich et
moi allâmes visiter ce qui reste du poste.
On s’y rend par une magnifique allée de manguiers, arbres splendides
et couverts de fruits, dont le feuillage ne laisse passer aucun
rayon de soleil. Près de la porte d’entrée, il fallut se frayer
un sentier à coups de sabre à travers la végétation. Partout ce
sont des haies de goyaviers, des corosoliers, des avocatiers, des
pommes-cannelle, des orangers et des citronniers splendides. C’est
le cœur serré que j’ai pensé à tous nos braves camarades de
l’infanterie de marine, qui sont, hélas ! à peu près tous morts
aujourd’hui et qui ont dû avoir tant de peine à importer, planter
et soigner ces pauvres fruitiers. Rien n’est triste comme de voir
des vestiges de civilisation, des ruines inhabitées, un poste encore
solide, dont les murs semblent vouloir résister, malgré vingt ans
d’abandon, aux ventouses de gigantesques lianes qui cherchent à
tout envahir, et qui comme d’affreux serpents sont enroulées autour
des poutres et des pans de mur, qu’elles finissent par étouffer
et désagréger.
Pauvres camarades qui reposez dans les cinq parties du monde,
c’était bien la peine de vous dévouer, de planter, cultiver
et greffer, de vouloir créer un bien-être pour vos successeurs,
d’aimer et d’adorer ce pays où vous avez peut-être été
plus souvent malades que bien portants, où, dans vos séjours de
trois ou quatre ans, vous avez reçu deux courriers par an, où,
loin de tout le monde, ignorés de tous, vous avez fait si bien
votre devoir, en voulant prouver que, de ces pays qu’on disait
déshérités, on arriverait avec de la patience à faire des lieux
enchanteurs : vous ne vous doutiez pas que d’un simple trait de
plume tout cela retournerait à néant, que votre beau jardin de
Dabou serait abandonné, que votre poste serait évacué, qu’on
ne s’inquiéterait même pas de celui qui en aurait la garde
momentanée !
Si d’aucuns d’entre vous sont encore en vie, et que vous veniez
visiter Dabou, on vous dira comme à moi, quand vous demanderez où
sont passés l’ameublement, les portes et les fenêtres : « Ce
sont les Jack-Jack qui ont meublé leurs appartements avec... ».
Qu’on ne vienne plus dire que le Français est un indifférent en
matière coloniale et que le soldat ne sait que faire la guerre. Allez
voir Dabou : peut-être y trouverez-vous encore des vestiges de
cerisiers et de pommiers, de la figue et de la vigne. En tout cas,
je défie à tout homme de cœur de ne pas déplorer que de tels
résultats aient été sans raison abandonnés.
[Illustration : Jeune fille de la lagune. (Photographie de
M. Ch. Alluaud.)]
C’est à la suite de l’expédition de l’amiral Baudin, en 1853,
que fut décidée la construction d’un poste fortifié à Dabou,
dans l’Ébrié. Ce fut le commandant Faidherbe qui fut chargé de
sa construction. Les pierres furent tirées des îlots de la lagune
et en particulier de la petite île Boullay.
Le poste consistait en une maison carrée, entourée d’un mur
d’enceinte bastionné ; il était construit à 200 mètres de la
lagune sur un monticule qui commande le pays à 1000 ou 1200 mètres
à l’entour. Dabou est situé à 40 milles de Grand-Bassam. En une
demi-journée on s’y rend aisément avec une embarcation à vapeur.
Derrière le poste, on voit une immense plaine ondulée qui s’étend
à perte de vue vers l’intérieur ; la forêt a fait place aux hautes
herbes, les bois séculaires aux bouquets d’arbres rabougris ;
on se croirait sur les bords désolés de la Volta, dans le pays
des Dioummara. Cette immense clairière cesse avant d’arriver à
Débrimou ; là recommence le rempart de végétation qui s’étend
de l’Anno à la mer. C’est même une des parties de la lagune
les plus riches en huile de palme. Au delà de Débrimou et à une
journée de marche au nord, se trouve un gros village nommé Acrédiou,
qui fait partie de la même confédération et parle la même langue
que les gens de Dabou ; c’est le même dialecte que celui dont on
se sert dans l’Abidji (district au nord de l’Adjessi) et dans
plusieurs confédérations du Baoulé.
De Débrimou et d’Acrédiou partent des chemins se dirigeant
par la vallée de l’Isi vers l’intérieur (le Baoulé et le
Kouroudougou). Dabou est en relations avec Tiassalé (village du Lahou)
par un chemin qui traverse le territoire de Bouboury et de Toupa.
Entre la rivière Ascension et Dabou, la lagune reçoit la rivière
Agniby ou Isi, ou Baoulé. Cette rivière prend sa source par 9° 30′
de latitude nord, coule du nord au sud et arrose le pays des Pallaga,
le Tagouano, le Baoulé ; pendant son cours supérieur, elle prend le
nom de Nji et d’Isi ; elle reçoit un important affluent de gauche,
le Ndo, qui arrose le Diammara, et au nord de Dabou on lui connaît
un affluent de droite que les indigènes nomment Biéchai.
La rivière Isi a un cours d’environ 400 kilomètres ; elle subit une
crue considérable en hivernage, ce qui rend son cours torrentueux ;
en temps ordinaire, son embouchure est presque barrée et ne laisse
de chenal que pour les petites embarcations et les pirogues. Les
indigènes de Dabou m’ont affirmé qu’elle était navigable,
mais que son cours moyen était obstrué par les herbes. A plusieurs
reprises, paraît-il, des Européens auraient essayé de la remonter
en embarcation, mais ils ont toujours dû y renoncer à cause de
l’emploi de l’aviron, qui en s’empêtrant dans la végétation
finissait par faire renoncer à pousser plus loin les investigations
de nos compatriotes.
Entre Dabou et la rivière Bandamma ou Lahou est située la région des
Bouboury ; elle comprend trois confédérations de race à peu près
semblable, parlant une même langue, et qui se sont groupées autour
des trois plus grands villages du pays. Ce sont Bouboury, Toupa et
Tiakba. Ces districts, comme je l’ai dit plus haut, avaient au début
de notre occupation, en 1843, la réputation d’être anthropophages.
Nos traitants y vont faire du commerce. Il y a toujours des chalands
ou des goélettes de mouillés à Tiakba et à Toupa, et il n’arrive
jamais rien de fâcheux à nos protégés. D’après les gens que
j’ai interrogés, si cette coutume a existé, il est avéré que,
depuis bien longtemps, on n’a pas entendu parler de scènes de
cannibalisme.
Les anses de Bouboury reçoivent quantité de petits cours d’eau,
dont cinq d’entre eux paraissent être assez importants, puisque
les indigènes m’ont signalé qu’on les traversait à gué et
en pirogue pour se rendre de Dabou à Tiassalé sur le Bandamma ou
rivière Lahou.
La plus importante d’entre elles est la rivière Sira ou Ira, ou
de Cosroë, qui se déverse dans la baie de Tiakba. La région des
Bouboury est limitée à l’ouest par la rivière Bandamma ou Lahou,
qui prend sa source entre Dioumanténé et Oumalokho. Au point où je
l’ai traversée, dans ma route sur Niélé, elle avait 2 mètres de
largeur et coulait dans un lit profondément encaissé. Elle arrose le
Tagouano, le Kouroudougou, le Baoulé, le Souamlé et l’Adou. Dans
le Kouroudougou, en hivernage, elle est difficilement guéable, et son
cours serait navigable en pirogue sur un long parcours. Le Bandamma
n’a été remonté que jusqu’à Tiassalé, gros village de race
agni, situé à une quarantaine de milles à l’intérieur, et point
de départ d’une route fréquentée vers l’intérieur. Elle se
jette dans la mer par une embouchure très étroite et reçoit à
droite les eaux de la lagune Lozo. La mer brise sur son embouchure
avec une telle violence qu’il est impossible de la franchir en
canot. Les pirogues des gens d’Afé (grand Lahou) et de Brafé,
rive gauche, chavirent fort souvent aussi en la traversant.
Aujourd’hui on ne sait pas encore si le Bandamma ou Lahou ne
communique pas avec la lagune Ébrié ; des marigots, amorcés de
part et d’autre sur la lagune et sur la rive gauche du Lahou,
laissent supposer que, si la communication existe, personne ne l’a
jamais explorée.
La configuration de la lagune s’est tant soit peu modifiée depuis
une vingtaine d’années ; quelques baies se sont creusées plus
profondément, des pointes se sont rognées, de nouvelles criques
se sont formées ; j’ai essayé, dans la mesure du possible,
de modifier ce qui me paraissait indispensable et de rectifier
quelques emplacements de village ; telle que je la donne, ma carte,
complétée avec les renseignements fournis par le premier maître
commandant le _Diamant_, sans offrir l’exactitude d’une bonne
carte hydrographique, est un document à jour et utile à consulter.
Le district de Tiassalé, sur le Lahou ou Bandamma, au nord de
Bouboury, parle l’agni. Il est habité par des gens de même race
que ceux de Grand-Bassam, d’Assinie, de Krinjabo, etc. Mais vers
l’embouchure du fleuve, dans l’Adou, les gens parlent un idiome se
rattachant au groupe des langues de la côte de Krou. A l’ouest de
la rivière et vers son embouchure, les habitants se nomment Gléboé,
Grébo ou encore Gléboy ; ils sont de même famille que les Kroumen
qui habitent la côte entre les Gléboé et les Libériens, avec
lesquels ils sont souvent en guerre.
Notre influence s’étend vers l’ouest jusqu’à quelques
kilomètres à l’est du cap des Palmes ; elle est marquée par la
rivière Cavally. Nos droits sont incontestables sur cette région ;
ils s’étendent même sur l’enclave de Garoué, à l’ouest
du cap des Palmes. La côte entière nous appartient, du Cavally
au Tanoë ; elle a une étendue de près de 5 degrés en longitude,
et nos droits à l’intérieur sont incontestables.
Pendant l’occupation de cette région, l’amiral Fleuriot de Langle
a cherché à avoir des renseignements sur l’intérieur. Voici ce
qu’il écrit dans le _Tour du Monde_ (deuxième semestre 1873) :
« La rivière de Grand-Bassam, celles connues sous le nom de rio
Fresco, Saint-André, Biribi, Cavally, seraient les déversoirs d’une
lagune intérieure, recevant toutes les eaux qui s’écoulent des
monts Kong. Les Grébo nomment cette lagune _Glé_ ; ils affirment que
ses eaux sont profondes, qu’elle a 4 milles de largeur et que les
naturels la parcourent depuis les Lahou jusqu’au-dessus de Biribi
et de Cavally.
« Une population blanche, à laquelle les gens de Biribi donnent le
nom de Paï-pi-bri, fait sa demeure sur la rive nord ; les Paï-pi-bri
se confondent probablement avec les tribus qui sont désignées sous
le nom de Paw par les missionnaires anglais du cap Mesurado et du
cap des Palmes, et qu’ils disent être de couleur claire. »
D’autre part l’amiral nous dit dans cette même relation,
page 378 :
« Baouré est situé sur une grande lagune large de 7000 à 8000
mètres, les naturels la nomment _Gindé_.
« On peut aller de la rivière Comoë à Baouré. Les escales sont
au nombre de sept. On met huit jours à exécuter le voyage. Il
faut remonter jusqu’à _Goffin_ (?), appelé aussi _Costrine_
(?). Si l’on veut éviter le détour, on s’arrête à _Agnasoui_
(_Aniasué_), ou l’on gagne Baouré à pied en un jour.
« Agnima, chef d’Abidjean, né à Baouré, déclara également que
la rivière de Baouré est large comme la lagune devant Dabou, qu’on
peut aller de Dabou à Baouré en quatre jours et qu’on passe huit
marigots dont l’un est aussi large que la lagune de Grand-Bassam.
« La rivière de Gindé va se jeter au cap Lahou. Il y a cinq
stations, deux par eau et trois par terre, entre Débrimou et Baouré.
« La ville de Baouré est traversée par le Gindé. La partie
située au nord se nomme _Brafombra_. La lagune de Gindé reçoit la
rivière torrentueuse de Nji, dont le lit est parsemé de roches. Nji,
sur laquelle est située la ville de Bathra, qui est considérable,
vient de Kong. »
De tout cela, il n’est guère possible de tirer des conclusions. Un
fait paraît acquis à l’amiral, c’est qu’au nord de Glébo
se trouverait une lagune semblable à celle d’Ébrié, mais
plus petite. Je n’y crois pas. A l’intérieur, d’après la
configuration des pays que j’ai traversés à l’est, l’existence
d’une sorte de bassin lacustre me paraît douteuse. Je pense au
contraire que les rivières du Cavally au Lahou ne traversent pas
une lagune et qu’elles ont un cours semblable non seulement au
Saint-André, qui est connu, mais encore au Comoë, à la rivière
Bia et au Tendo.
Quant à cette population blanche des Paï-pi-bri, elle est
peut-être tout simplement d’une couleur plus pâle que les autres
ou renferme dans une grosse proportion des nègres blancs ayant perdu
leur _pigmentum_.
L’amiral Fleuriot de Langle nous cite à ce propos son passage à
Cosroë, dans le nord de Tiakba, au fond de la lagune, où il trouva
toute une tribu de nègres blancs aux yeux bleus et aux cheveux
rouges « qui sautillaient à travers le sable et se roulaient dans
l’eau ». Ce sont des albinos, chose qui n’est pas rare et qui se
localise dans quelques villages d’une tribu sans qu’on puisse se
rendre compte des causes qui ont engendré ces noirs-blancs, comme
les appellent mes noirs.
A propos du Baouré dont parle souvent l’amiral, il est facile de se
rendre compte que la plupart des voyageurs confondent le nom du pays
avec celui de la capitale. C’est du reste facile à comprendre,
car un indigène lorsqu’on l’interroge ne dit jamais ou bien
rarement qu’il vient de tel lieu habité ; la réponse qu’il fait
peut correspondre à celle que nous faisons quelquefois nous-mêmes,
en disant : « Il est originaire du Midi ». Or le Midi est grand et
le Baoulé ou Baouré aussi. J’ajouterai qu’à ma connaissance
il n’existe pas de centre portant ce nom. Ce pays est très vaste :
d’après mes renseignements, il est limité au sud par les peuples de
la lagune que je viens d’énumer ; à l’est il tient à l’Attié,
au Morénou, à l’Indénié ; au nord il est borné par l’Anno,
le Djammara, le Tagouano ; à l’ouest, par le Kouroudougou et les
pays appelés par les Mandé : Ouorodougou.
Nos renseignements sont bien conformes à ceux de l’amiral pour
la distance qui sépare Aniasué du Baoulé. Quant à l’autre
itinéraire, celui qui part de Goffin ou Costrine, il ne m’a pas
été possible d’en tirer une conclusion, n’ayant pu identifier
aucun de ces noms à des villages que je connais.
La rivière de Baouré, d’après les indigènes interrogés
par l’amiral, serait large comme la lagune devant Dabou. Cela
est peut-être exagéré, cependant la Volta a des débordements
de plusieurs kilomètres sur ses rives dans son cours moyen, et le
même fait pourrait bien se produire aussi pour la rivière Bandamma,
ou Lahou, ou Baoulé, comme on l’appelle, suivant les régions
qu’elle traverse.
De Dabou on peut également aller dans le Baouré en quatre jours,
en prenant une route partant de Débrimou ou d’Acrédiou ; on
traverserait huit marigots, dont l’un très large. Tout cela me
paraît absolument fondé : puisque de Dabou à Tiassalé on traverse
déjà six marigots pour se rendre plus haut dans le Baouré, il est
certain que l’on doit recouper deux affluents de plus.
La rivière de Gindé, dont parle également l’amiral, doit être
le Baoulé ou Bandamma. Gindé est probablement un village important
arrosé par ce fleuve. Nous savons en effet que dans beaucoup de pays
soudanais la rivière ou le fleuve prend souvent le nom du village
qu’elle arrose ; au Sénégal même, il arrive souvent d’entendre
dire aux indigènes : le fleuve de Bakel, ou de Podor, pour désigner
le fleuve Sénégal.
De tous ces renseignements si précieusement glanés par nos
devanciers, ne peut-on tirer un utile enseignement ? c’est que
les détails les plus insignifiants en apparence arrivent toujours
à être coordonnés à un certain moment, et qu’il faut bien se
garder de négliger de les transcrire, même s’ils ne sont pas
absolument précis.
Voici d’autre part les renseignements que j’ai obtenus à Dabou
et dans l’Anno sur les régions qui nous occupent :
Le Baoulé, dont j’ai indiqué plus haut les limites, serait arrosé
par le Lahou, ou Bandamma, ou Baoulé, ou Gindé, ainsi que par le Nji
ou Isi, ou rivière Agnéby ou de Dabou ; cette rivière recevrait
elle-même comme affluent de gauche le Ndo, qui arrose une partie
du Djammara.
Il pourrait aussi se faire que le Nji ne soit pas à identifier avec
l’Isi. L’amiral Fleuriot de Langle affirme que les indigènes
le disaient affluent du Bandamma, mais je crois que c’est peu
probable. Comme je l’ai dit plus haut, les indigènes considèrent
la lagune comme un fleuve et ils disent volontiers (dans le Bondoukou
et l’Anno) que le Comoë, qui pour eux est la même chose que la
lagune, reçoit l’Isi et le Bandamma, etc.
Voici quels seraient, d’après mes renseignements, les villages les
plus importants du Baoulé : Aoussoukrou, Congo-Dahoukrou et Ammakrou,
appelé aussi Kabana-Mpokoukrou. Mais je n’ai pu me procurer aucune
notion sur l’emplacement exact ni sur l’importance de ces centres.
Les chefs les plus influents du Baoulé seraient : Alagoua
et Anancocoré, chefs souverains, puis viendraient Aoussou et
Kabana-Mpokou.
La population serait composée en majeure partie de Gan-ne, dont
nous avons eu occasion de parler plus haut, et de quelques colonies
agni. Ce pays semble ne pas être placé sous l’autorité d’un
seul chef et paraît plutôt vivre en confédérations.
Le Morénou, beaucoup moins étendu, a pour limites au nord et à
l’ouest le Baoulé, à l’est le Comoë et l’Indénié, et au
sud l’Attié.
Ce pays n’aurait qu’un seul chef, nommé Tanqouao, et l’héritier
présomptif se nommerait Cassiqouao.
Les villages principaux du Morénou, d’après mes informateurs,
sont : Abangua, Créby, Daresso, Andé et Arrah, qui serait la
résidence de Tanqouao.
L’Attié, qui s’étend le long du Comoë, au sud du Morénou
et à l’ouest du Bettié, est un pays sur lequel il m’a été
à peu près impossible de trouver des renseignements. Limité à
l’ouest par le Baoulé et au sud par l’Ébrié et le Potou, ce
peuple vit à peu près isolé de tout le monde et semble n’avoir
que des rapports d’hostilité avec ses voisins. Embusqués avec
leurs pirogues dans la végétation, le long de la rive droite du
Comoë, le long de l’Indénié et de l’Alangoua, ils tombent
à l’improviste sur les pirogues de marchandises qui remontent
isolément le fleuve. Il doit être difficile de porter la guerre
dans leur pays, puisqu’on ne le connaît pas. Les gens d’Aniasué
et d’Abradine m’ont dit que la poursuite était impossible chez
eux, qu’on ne pouvait les châtier qu’en s’emparant d’eux
sur le fleuve. C’est pour cette raison que je n’ai pu obtenir
aucun détail sur leurs villages importants et sur les chefs qui les
commandent. Le dialecte qu’ils parlent diffère de celui des Gan-ne
du Baoulé, de l’Agni et de l’Ébrié.
Nous n’avons pas voulu quitter Dabou sans parler de l’intéressante
peuplade des Jack-Jack, qui habitent en face de Dabou sur l’étroite
langue de terre qui sépare la lagune de la mer. Mon brave camarade
Treich est excessivement fatigué ; il a une forte fièvre depuis
que nous sommes à Dabou ; il nous paraît dangereux, à M. Bidaud et
à moi, d’aller accoster en face chez les Jack-Jack. Nous faisons
donc retour en côtoyant la rive gauche de la lagune sans accoster
aux villages jack-jack, à mon grand regret. Nous allons cependant
consigner les renseignements que nous avons eus sur eux.
Ce peuple se nomme _Aradian_. Jack-Jack n’est qu’un surnom donné
par les Européens. Leur pays commence à l’ouest à Morphi et se
termine dans l’est un peu au delà d’Afougou (Half-Ivory Town).
Chaque village de la plage a un port ou village correspondant sur
la lagune. Les atterrissages de la lagune les plus fréquentés
sont : Alindja-Badou, qui est le port intérieur d’Alindja ou
Grand-Jack. Abra est le port sur la lagune d’Amaqoua ou Half-Jack. Il
est séparé d’Abra par une petite lagune guéable que le chemin
traverse. C’est Half-Jack (Amoqoua) qui semble être le village
le plus important situé sur la côte entre la rivière Lahou et
Grand-Bassam ; on y trouve des maisons à l’européenne, habitées
par les principaux commerçants jack-jack.
Au début de notre occupation de la Côte, ce peuple voyait d’un
très mauvais œil notre établissement dans ces régions, mais
actuellement il se rend très bien compte que notre influence lui
assure une grande sécurité dans son commerce avec l’intérieur ;
il existe toujours un grand mouvement, surtout avec Dabou. Les
pirogues dont les Jack-Jack se servent sont de petites dimensions ;
ils naviguent volontiers à la voile, qu’ils manœuvrent très
adroitement, d’autant plus qu’il y a une assez grosse houle dans la
lagune et qu’on sent toujours une bonne brise du large aux environs
de Dabou.
Les Jack-Jack font un commerce considérable d’huile et d’amandes
de palme ; ils en chargent annuellement sur une trentaine de
navires à voiles, tous anglais. C’est un peuple très actif et
très commerçant ; ils trafiquent sans l’intermédiaire de nos
négociants français et font venir directement leurs marchandises
d’Angleterre, par l’intermédiaire des capitaines de bateau. On
évalue à une dizaine de millions le chiffre d’affaires qu’ils
traitent annuellement, tant à l’importation qu’à l’exportation.
Ce sont les Jack-Jack qui alimentent le sud du Ouorodougou, le
Kouroudougou et le Tagouano, en armes et en poudre, et Tiassalé,
Toupa, Tiakba, Dabou et Débrimou semblent être les escales où
résident leurs courtiers qui font les transactions avec les gens de
l’intérieur, car les Jack-Jack ne voyagent pas.
Dans cette tribu, qui parle un dialecte à part, presque tout le monde
sait parler anglais, quoique les capitaines anglais ne descendent
que bien rarement à terre.
Quelques Jack-Jack ont fixé leur résidence près des factoreries
de Grand-Bassam, où ils se livrent à la pêche pour les employés
noirs, auxquels ils vendent le poisson pour quelques manilles[62].
Après avoir longé le territoire des Jack-Jack, nous laissons au sud
les îles Boullay et de Petit-Bassam ; il n’existe pas de villages
sur la rive nord de l’île de Petit-Bassam ; les villages sont
situés sur les deux rives du canal de Petit-Bassam (entre l’île
et la côte) ; le groupe s’appelle Ayouré ou Petit-Bassam et les
habitants sont de même race que ceux d’Abidjean. Comme je l’ai
dit plus haut, situé en face de l’Ébrié, très avantageusement à
cheval sur la mer et sur la lagune, ce point pourrait devenir très
prospère et les habitants pourraient s’y livrer avec avantage à
la traite, tous leurs transports pouvant s’effectuer par eau ;
malheureusement les gens de Petit-Bassam sont moins entreprenants
que leurs voisins, et la guerre qu’ils ont soutenue jadis les a
affaiblis et leur a enlevé le peu d’initiative et d’élan dont
ils étaient doués.
La fin de notre excursion sur la lagune ne fut marquée d’aucun
incident. A partir de l’île des Chauves-Souris il y a peu ou
point de villages sur la rive sud de la lagune ; elle est fortement
déchiquetée ; les anses sont très nombreuses et s’enfoncent en
certains endroits profondément dans les terres. Dans un avenir peu
éloigné, les baies et criques se relieront à la lagune Ouladine et
formeront une vaste île de la presqu’île qui supporte le village
indigène de Grand-Bassam (_Mouoso_ en agni).
Je suis bien heureux d’avoir eu la bonne fortune, grâce à
l’extrême obligeance des agents de la maison Verdier, de faire
connaissance avec les pays si peu connus de la lagune. A cette
satisfaction venait s’ajouter le double bonheur de nous savoir,
mon compagnon et moi, nommés chevaliers de la Légion d’honneur.
La dépêche était ainsi conçue :
« _Gouverneur Sénégal à Résident Grand-Bassam._
« Suis heureux vous annoncer que par décret du 1er avril Binger et
Treich sont chevaliers de la Légion d’honneur. »
Ce brave Treich, malheureusement, n’eut pas la satisfaction de
toaster avec nous : une heure après notre rentrée à la factorerie,
il avait dû s’aliter, pris par un violent accès de fièvre bilieuse
hématurique qui mettait sa vie sérieusement en danger. Pendant
huit jours mon pauvre ami était entre la vie et la mort et aucun
paquebot n’était signalé. Enfin le 4 avril le câble annonça
le prochain passage de la _Nubia_, de l’African Steam navigation
Company, et le dimanche 7 nous eûmes non seulement la bonne fortune
de voir le vapeur au mouillage, mais encore d’avoir une mer qui,
sans être bonne, nous permettait d’espérer de passer la barre
avec des chances de ne pas chavirer.
Treich, installé dans une baleinière, soutenu par deux Kroumen,
était sans connaissance ; je pris place à côté de lui. Une autre
baleinière portait mes quatre fidèles compagnons de route noirs
avec Arba, une des femmes gourounga, mariée à Mamourou.
Un jeune Apollonien, né à la factorerie Verdier, avait désiré
prendre place dans ma baleinière. Ce garçon m’avait pris
en affection et tenait à faire fétiche pour notre heureuse
traversée. Placé à l’avant, il écartait les bras en prononçant
quelques paroles à l’approche des lames qui enlevaient notre
embarcation. La Providence était avec nous. Cinq minutes après,
nous étions hors de danger.
Treich était dans un tel état de faiblesse qu’on le hissa à
bord à l’aide d’un tonneau sans qu’il eût connaissance de
son embarquement.
En arrivant à bord, nous avions bien piteuse mine ; mon compagnon
était à moitié mort et mon costume n’était pas brillant :
je portais un veston en coutil et un pantalon taillé et cousu à
Kong. Les passagers, intrigués, nous regardaient d’un air de pitié.
L’isolement m’avait rendu peu communicatif. Du reste, à peu près
tout le monde à bord était anglais ; seule une jeune dame désireuse
de savoir qui nous étions, mon compagnon et moi, m’adressa la
parole en français.
Cette dame était française, et mariée au colonel Colvile, commandant
du régiment de grenadiers de la garde anglaise. Dès qu’elle sut
qu’il s’agissait d’un officier français, elle mit tout en œuvre
pour nous prodiguer, à mon compagnon et à moi, non seulement tous
les soins, mais encore les marques de la plus grande déférence. A
la noblesse du nom elle a su joindre cette noblesse de sentiment et
de générosité que toute Française porte gravée dans le cœur.
Deux jours après, Treich allait mieux, l’air frais de la mer avait
produit son effet salutaire, mon malade était hors de danger.
Après avoir fait escale sur tous les points importants de la côte
de Krou, à Monrovia et Sierra Leone, nous atteignîmes Gorée,
où je débarquai, laissant mon compagnon de route, trop faible,
continuer sur Liverpool.
A Saint-Louis je rendis compte de ma mission au gouverneur du
Sénégal, ainsi que des derniers événements qui s’étaient
déroulés dans nos possessions du golfe de Guinée. Le 3 mai je
m’embarquai à Dakar sur la _Provence_, vapeur de la Société
des transports maritimes, qui me débarquait le 11 mai 1889 à
Marseille. Le 12 j’étais à Paris, au milieu de ma famille et de
mes amis.
Et maintenant, voulez-vous que je vous dise bien sincèrement quel
souvenir je garde de mon voyage ?
Ces expéditions ne se font pas sans fatigue ni danger, mais elles sont
par cela même attrayantes et elles offrent des compensations et des
satisfactions qu’il n’est pas donné à tout le monde de goûter.
En Afrique, l’homme vit réellement ; livré à lui-même, toujours
en face de situations difficiles ou compliquées, il peut donner
largement cours à son initiative, il se sent vraiment quelqu’un
sur terre.
Le bonheur est certainement toujours relatif, mais croyez-vous que
tous ceux qui, avant moi et comme moi, ont abandonné tout pendant
plusieurs années pour augmenter un peu notre prestige loin de la
mère patrie, et qui ont élargi un tant soit peu le cercle de nos
connaissances géographiques, ne sont pas heureux à leur manière !
Certainement oui, ils le sont, je l’affirme pour eux et pour moi.
Avoir des souffrances de temps à autre est encore le meilleur moyen
de se sentir vivre.
[Illustration : Sierra Leone.]
CONCLUSION
Étendue de nos possessions. — Causes de la dépopulation. — Moyen
d’y remédier. — Résultats à attendre de la pénétration. —
Richesse de notre domaine colonial. — Moyen de l’exploiter.
L’examen de la carte ci-jointe montre que le programme si éminemment
élaboré par les généraux Faidherbe et Brière de l’Isle a été
pleinement rempli. Tandis que le général Borgnis-Desbordes, les
colonels Boilève, Combe, Frey, Gallieni et Archinard, nos commandants
supérieurs du Soudan français, assuraient notre influence entre le
Sénégal et le Niger et plaçaient une partie de la rive droite de
ce fleuve sous notre protectorat, nous avons eu la bonne fortune,
Treich et moi, de relier par des traités nos établissements du
Soudan français à ceux de la Côte de l’Or française.
On peut aller aujourd’hui du cap Blanc au golfe de Guinée et du
cap Vert à Say sans quitter le territoire soumis à l’autorité
française.
Sans faire entrer en ligne de compte les territoires qui relient
l’Algérie au Sénégal et concédés à notre influence par la
récente convention franco-anglaise, notre domaine colonial noir
comprend une étendue à peu près égale à quatre fois la superficie
de la France, c’est-à-dire de plus de deux millions de kilomètres
carrés.
Seules, dans cet océan de terres, se noient les enclaves anglaises
de la Gambie, de Sierra Leone, de la Guinée portugaise et de la
république de Liberia.
L’heure est sonnée ; il faut maintenant et avant tout songer à
l’extension de notre commerce national et exploiter pour le mieux
de nos intérêts ces vastes régions.
La densité de la population est bien diversement répartie dans les
contrées qui nous occupent. Tandis que les États les plus populeux
ont une densité de 25 habitants par kilomètre carré, il y en a
d’autres moins favorisés qui n’ont que 8 à 10 habitants par
kilomètre carré, et enfin malheureusement un tiers environ n’en
a que 3 ou 4.
Il paraît donc sage, à moins de nécessités impérieuses bien
justifiées, de mettre un terme aux luttes avec les indigènes, et
indispensable d’enrayer les guerres que les souverains indigènes
de la boucle du Niger se font entre eux.
Combien de provinces fertiles et populeuses ont été ainsi réduites
en solitudes ! Notre domaine se dépeuple progressivement, et, dans
une époque qui ne paraît pas éloignée, si nous n’y prenons garde,
la dépopulation complète nous surprendra.
C’est une grave question, d’autant plus grave qu’une fois la
population détruite, l’exploitation deviendra impossible au blanc ;
du jour où les bras indigènes feront défaut, l’Afrique sera à
tout jamais perdue, et ceux qui auront fondé des espérances sur
ces pays éprouveront de graves déceptions.
Aussi ne devons-nous pas oublier que le fait de prendre possession
de cet immense territoire nous a créé des obligations, je dirai
même des devoirs impérieux. Le plus puissant de ces devoirs, le
plus immédiat, est celui de rétablir le développement normal de
la population.
Les souverains indigènes, n’ayant pas l’écoulement de leurs
produits naturels du sol, ne peuvent les utiliser pour se créer
des ressources.
Il faut pourtant qu’ils s’entourent d’un certain faste, qu’ils
rétribuent les services, qu’ils entretiennent une force armée
pour se mettre à l’abri de leurs turbulents voisins.
Par quels moyens ?
En rétribuant et en payant à l’aide de captifs, de prisonniers
de guerre. Les richesses naturelles du pays n’ayant aucune valeur
puisqu’on ne peut les écouler, c’est l’esclave qui fixe la
richesse accumulée du Soudanais. C’est par leur nombre qu’est
déterminée la position sociale de chacun.
Leur entretien ne coûte rien au propriétaire ; ils cultivent et
constituent pour leur maître une force qui le fait respecter.
Les routes de pénétration s’imposent donc ; il faut que des
voies sûres permettent aux noirs de l’intérieur d’arriver à
nos comptoirs et d’échanger leurs produits contre nos marchandises
manufacturées.
A quoi servirait-il aux noirs de cultiver le tabac, les textiles,
le coton, l’indigo, etc., d’exploiter les arbres à graisses
végétales, de faire des plantations d’arbres, puisqu’ils ne
peuvent en écouler les produits ?
Ouvrons-leur donc des débouchés, et nous verrons immédiatement leur
état social s’en ressentir ; les chefs se feront payer des impôts
en nature, puisque, par l’ouverture de voies de communication, ils
acquerront une valeur ; ils auront ainsi un budget et ils renonceront
à la guerre.
La pénétration aura forcément pour effet :
1o De restreindre les guerres et d’arrêter le dépeuplement
économique ;
2o De nous créer des relations économiques avec les indigènes ;
3o D’introduire notre civilisation ;
4o D’éteindre progressivement l’esclavage.
Chaque voie de communication terrestre ou fluviale, chaque tronçon
de chemin de fer, chaque vapeur, chaque établissement commercial
aura pour conséquence naturelle le développement du commerce.
Les relations commerciales entraînent, avec l’échange des produits,
l’échange des idées, des institutions et des progrès de notre
vie sociale, car, une fois sur le terrain des intérêts communs,
on arrive promptement à une conciliation et à une identité de vues.
C’est donc dans l’ouverture des voies de pénétration que se
trouve le salut du Soudan, c’est par elles seulement que nous
trouverons aussi les compensations commerciales aux sacrifices que
nous nous sommes imposés.
Le commerce, que nous considérons comme un des plus puissants
auxiliaires de la civilisation, n’a encore effleuré que les
bords de ce vaste continent ; il faut lui permettre d’y pénétrer
jusqu’au cœur.
Le Sénégal d’une part, les Rivières du Sud d’autre part, se
livrent à d’actives transactions, mais une simple inspection de
la carte des régions qui nous occupent montre que presque toute la
boucle intérieure du Niger occupe une position trop excentrique par
rapport à ces deux bases d’opérations commerciales. Les régions
que nous avons visitées ont un champ d’action commercial qui
leur est propre ; le chemin le plus court qui mène au cœur de ces
riches possessions ne part ni du Sénégal, ni des Rivières du Sud,
mais bien de la Côte de l’Or.
La voie commerciale la plus importante de nos nouvelles possessions
est jalonnée par le Comoë, Kong, Bobo-Dioulasou et Djenné, et pour
y accéder les voies les plus rationnelles ont leur origine au golfe
de Guinée.
C’est sur cette côte, qui du Cavally au Comoë a un développement
de 600 kilomètres, que se trouve la base d’opérations commerciales
sur laquelle notre commerce devra s’établir, c’est là qu’il
récoltera de suite les fruits des sacrifices qu’il s’imposera.
L’examen des recettes douanières et l’excédent des recettes de
la Côte de l’Or suffisent à faire ressortir la prospérité de
nos possessions du littoral du golfe de Guinée et les espérances
que nous sommes en droit de fonder sur elles.
Comment en serait-il autrement ?
De la côte au Djimini, sur une profondeur de plus de 300 kilomètres,
s’étend une forêt vierge renfermant de riches essences, bois de
menuiserie, de charpente, d’ébénisterie de couleur, tinctoriaux,
fibreux. Cette grande forêt se prolonge le long de tout le littoral ;
elle a une superficie de 180000 kilomètres carrés, le tiers de
la France.
Les indigènes y exploitent le caoutchouc, l’huile de palme et
d’autres graisses végétales. Ils y cultivent l’arbre à kolas,
et l’ananas y pousse à l’état spontané. On y trouve du miel, de
la cire. Les singes y fournissent de la pelleterie très recherchée.
Enfin partout, sous cette puissante végétation, les indigènes
exploitent le sous-sol. L’or est très abondant ; il y a des
gisements aurifères exploités par les indigènes dans tout le bassin
du Comoë et de la Volta.
Sans vouloir préciser, nous pensons qu’il n’existe pas dans le
monde entier de pays où l’on rencontre autant de poudre d’or et
de pépites entre les mains des indigènes.
Avec les connaissances que nous avons et les moyens dont nous
disposons, l’extraction de l’or atteindrait certainement
un rendement cinq ou six fois plus rémunérateur que celui des
orpailleurs indigènes.
Le bassin entier du Comoë n’est qu’un immense placer à peine
entamé. De Grand-Bassam et d’Assinie à Groûmania et Bondoukou,
toutes les transactions se font en or.
Au nord de ces opulentes et riches régions on entre dans la zone
des céréales et des graisses végétales. Le cé, la pourguère,
le ricin abondent. Au delà, ce sont les riches pâturages du Mossi,
les plantations de tabac, de coton, d’indigo, de textiles.
La plupart de ces produits sont cultivés sur une petite échelle
parce que les indigènes n’en trouvent pas l’écoulement. Notre
établissement chez eux ferait quintupler le rendement de leurs terres.
La fertilité excessive de ces terrains vierges permettrait d’y
acclimater des produits qui, sous un faible volume, représentent
une grosse valeur.
Les plantations de café de Liberia, celles de la maison Verdier à
Élima, nous dispensent de nous étendre davantage sur les espérances
que nous sommes en droit de fonder sur nos nouvelles possessions.
On peut ajouter à ces produits les bananes, ananas et papayes,
avec lesquels on peut fabriquer des conserves et de l’eau-de-vie,
les tabacs, l’indigo, le coton, le cacao, la vanille, les poivres,
qui peuvent fournir d’importants éléments d’échange.
Enfin, pour prouver qu’on peut faire des affaires considérables
sur la Côte, nous faut-il citer à nouveau l’exemple des Jack-Jack,
qui, illettrés, seuls, sans intermédiaires, traitent directement avec
les maisons de Liverpool, et font en moyenne 10 millions d’affaires
par an !
Cette partie de la Côte se prête d’une façon admirable à la
pénétration. Une dizaine de cours d’eau s’y déversent ; ils
sont tous navigables pour les pirogues et ouvrent ainsi, vers le
cœur de la boucle du Niger, des voies d’accès variant de 100 à
600 kilomètres vers l’intérieur.
Voilà ce qu’est notre domaine colonial du Soudan occidental. Il
nous reste maintenant à examiner si l’_État seul_ peut mener à
bien la pénétration et exploiter, pour le mieux des intérêts de
nos nationaux, ces immenses et riches régions.
Nous ne le pensons pas.
L’État ne peut pas exploiter directement à l’aide de ses propres
agents, il lui faut des auxiliaires, et sans l’initiative privée
nos colonies ne seront rien.
Est-il bien nécessaire que l’État s’immisce jusque dans les
moindres détails dans l’administration des colonies naissantes ?
Nous pensons que l’intervention directe de l’État sera toujours
funeste. Bien avant l’établissement de nos nationaux, la colonie
naissante sera bondée de services administratifs, judiciaires,
pénitentiaires, militaires, etc. ; l’initiative privée ne
pourra plus construire une factorerie, un appontement, créer un
chemin, couper du bois, sans que les représentants du gouvernement
interviennent.
La colonisation sera entravée, enserrée par les règlements
administratifs. Le commerce renoncera à se fixer dans nos colonies
et préférera s’établir à l’étranger et travailler sous la
tutelle des Anglais ou des Allemands.
Est-ce à dire que l’État ne peut et ne doive intervenir ? Si. Mais
son action doit s’exercer autrement. Il doit chercher à favoriser
l’établissement de nos nationaux dans nos colonies par tous
les moyens.
Pourquoi ne pas concéder l’exploitation de notre colonie de la Côte
de l’Or à des sociétés particulières ou à des concessionnaires
isolés, sous certaines garanties ?
L’État y aurait tout à gagner, sans de lourdes charges pour son
budget ; il aurait ainsi une colonie prospère, dont les revenus
seraient de beaucoup supérieurs aux dépenses.
Point n’est besoin de revenir absolument aux grandes compagnies ;
on pourrait y apporter le tempérament nécessaire à nos nouvelles
institutions.
En conférant des droits, l’État peut exiger en échange des
compensations, par exemple :
L’établissement de dépôts de charbon et de vivres ;
La construction de wharfs facilitant le débarquement de son personnel
et de son matériel ;
La création d’écoles ;
L’organisation du service postal local ;
Des facilités d’établissement pour nos braves missionnaires.
L’État doit surtout ne pas se montrer trop exigeant :
l’établissement dans ces régions est souvent pénible ; à la
période de début succèdent souvent des années de tâtonnements
laborieux, des essais infructueux.
Il faut donc de grands encouragements et, avant tout, l’exonération
des droits d’entrée pour les machines industrielles ou agricoles
destinées à un premier établissement.
La Côte de l’Or française se prête admirablement au système
des concessions ; nous y possédons neuf cours d’eau dont chaque
vallée pourrait, avec la portion de côte correspondante, faire
l’objet d’une concession.
Nous verrions ainsi nos nationaux créer leurs établissements
principaux au Cavally, aux Bériby, à la rivière San Pedro, au
rio Sassandra, au Fresco, au Lahou, aux Jack-Jack avec le bassin de
l’Isi, à Grand-Bassam avec le bassin du Comoë, à Assinie avec
le bassin du Tendo et la rivière Bia.
De proche en proche, chaque compagnie gagnerait du terrain vers
l’intérieur, créerait de nouvelles factoreries avec des écoles,
et la civilisation pénétrerait ainsi comme un coin jusqu’au centre
de la boucle du Niger.
Parallèlement à l’action des compagnies, marcheraient les
missionnaires ; une fois sur le terrain des intérêts communs, on
arriverait facilement à s’entendre pacifiquement avec les peuples
de l’intérieur.
Avec le commerce s’échangent les idées ; notre civilisation
pénétrerait lentement, mais sûrement.
La violence et la force ne peuvent mener qu’à un désastre ; seul
le lent mouvement du progrès peut imposer nos idées et nos mœurs
aux indigènes.
Que l’on fasse profiter les noirs des connaissances que nous avons
acquises, rien de mieux ; mais n’espérons pas leur faire exécuter
en cinquante ans une étape que nous avons mis près de vingt siècles
à franchir.
Travaillons avec méthode et patience et nous verrons nos efforts
couronnés de succès ; ne rêvons pas la transformation trop
brusque de l’Afrique, employons la méthode lente, mais sûre, de
la pénétration commerciale, et nous réussirons — nous en avons
la ferme, intime et bien sincère conviction.
APPENDICE I
Notice sur mes travaux topographiques et l’établissement de
la carte. — Valeur de certaines terminaisons et énumération
de quelques termes géographiques usités en mandé, en haoussa,
en mossi, etc. — Permutation des consonnes.
Voici les documents sur lesquels j’ai pu m’appuyer pour la
construction de ma carte d’ensemble :
Le cours du Niger de Siguiri à Koulicoro, d’après les travaux
les plus récents exécutés par les officiers employés au Soudan
français.
Le cours du Niger de Koulicoro à Mopti, par le lieutenant de vaisseau
Caron, et l’itinéraire du même de Mopti à Bandiagara.
Au sud, le littoral d’après les cartes marines françaises. Enfin,
entre le cours du Niger et la mer, il existait les travaux suivants,
que j’ai utilisés :
Itinéraire de la mission Gallieni, de Touréla à Nango (1881) 222 kil.
— — Péroz, de Siguiri à
Bissandougou (1886) 150 —
— de la colonne Borgnis-Desbordes,
de Falaba à Kéniéra (1882) 36 —
— du lieutenant Bonnardot, de Siguiri
à Niako (1887) 100 —
Au nord-est, j’ai utilisé une partie de l’itinéraire Barth
(1853) de Say à Tombouctou, mais, par suite de la nouvelle position
assignée à Tombouctou par le lieutenant de vaisseau Caron (presque
1 degré de latitude de différence), il a fallu descendre d’autant
l’itinéraire de Barth.
L’itinéraire de René Caillié, tel qu’il a été construit
par Jomard, Vallière et le commandant de Lannoy de Bissy, a dû
être rectifié par suite de la nouvelle position de Kankan, qui,
d’après les travaux du capitaine Péroz, est à reporter de 17
minutes au nord et de 20 minutes dans l’ouest de son ancienne
position. La nouvelle position de Kankan m’a paru exacte, car en
reconstruisant l’itinéraire Diécoura-Maninian-Timé-Tengréla
j’ai trouvé que la position de Maninian répondait mieux à ce
que j’en avais déduit par renseignements. Enfin mon arrivée à
Tengréla m’a confirmé que dans les itinéraires de Caillié la
position de Tengréla était beaucoup trop au sud.
Je n’ai trouvé, en faisant le report de mes travaux et de
l’itinéraire de Caillié rectifié (avec Kankan comme nouveau point
de départ), qu’une erreur de 3 kilomètres en latitude ; on peut
donc dire que la position de Tengréla est exacte à 2 minutes près.
J’ai recoupé cinq fois l’itinéraire Caillié entre Tiola et
Bangoro ; il me paraît bien fixé à présent pour cette région.
Comme conséquence de la différence de latitude de Tengréla qui
était à reporter à 20 minutes au nord de l’emplacement assigné
par de Lannoye, la distance de Tiola à Djenné était devenue
trop courte, il fallait réduire toutes les étapes pour contenir
l’itinéraire. Renseignements pris, j’ai trouvé que le lac
marécageux Syenço-Somou de Caillié n’est qu’un débordement
du Mahel Balével, et qu’à partir de ce point Caillié n’a fait
que longer le fleuve sans le savoir et quelquefois à des distances
ne dépassant pas 8 à 10 kilomètres, comme c’est le cas pour les
villages de Koroni, Kirina, Fondouka, etc.
J’ai, du reste, eu la bonne fortune de rapporter sur la région
Djenné d’excellents renseignements qui me paraissent d’une
réelle exactitude.
Les itinéraires de Caillié ne m’ont pas été d’un grand
secours : la plupart des noms de villages sont tronqués et
mal orthographiés, et comme noms de contrées il n’en a pas
rapporté. Quant aux peuples qu’il a traversés, il les a réduits
à trois : les Mandé, les Bambara et les Dioula, et il n’a parlé
ni des Siène-ré, ni des Bobo, quoiqu’il en entretienne le lecteur
sous le nom de Bambara.
Au sud et en partant de la mer, j’ai utilisé l’itinéraire de
Pullen sur le Tanoé, de Nougoua à Enchy (60 kilomètres), et j’ai
tiré parti des itinéraires de Treich-Laplène de Bettié à Zaranou
par Annibilécrou en les reconstruisant et en les faisant coïncider
avec mes travaux et ceux de Lonsdale.
Lonsdale a rapporté une carte qui comprend Cape Coast, Koumassi,
Salaga, Yendi et son itinéraire dans le Sahué et le Gaman.
Ce travail est à l’échelle de 1 _inch_ pour 15 milles, ce qui fait
au 1/867500. En vérifiant la distance Koumassi-Cape Coast, j’ai
trouvé qu’on avait employé l’échelle du 1/875000, tandis que,
pour la distance Yendi-Salaga, dont j’ai fait et vérifié une
partie du trajet, je trouve que l’auteur de la carte a employé
l’échelle du 1/625000. Dans ces conditions il ne m’a été
possible que d’accorder une confiance limitée au document précité.
Le peu d’exactitude de l’hydrographie de cette même région ne
m’a également pas permis de m’en servir avec tout le respect
qu’un explorateur consciencieux doit avoir pour tous les documents
de ses devanciers.
J’ai du reste relevé de grandes inexactitudes dans l’itinéraire
de Salaga à Krakye par Badjamsu ; de Salaga à Kintampo, les
renseignements des indigènes sont absolument contradictoires avec
la carte.
La carte de la Côte de l’Or du docteur Mähly (1884), quoique ayant
toutes les apparences d’un travail consciencieux, offre également
entre Krakye et Salaga de grandes lacunes ; beaucoup de noms de
villages sont omis, et il n’y a que les cours d’eau importants
qui figurent sur ce document.
En somme, je n’ai pu m’appuyer sérieusement que sur les travaux
de nos officiers de marine et des explorateurs français.
Les peuples et les pays de la boucle du Niger n’étaient révélés
à l’Europe civilisée que par les itinéraires de Barth, établis
sûrement avec beaucoup de conscience, mais offrant des lacunes bien
compréhensibles. La base d’opérations de Barth était beaucoup
trop éloignée pour que ce voyageur pût rapporter sur les régions
qui nous occupent des itinéraires par renseignements d’une grande
exactitude. Il a également confondu quelques noms de pays avec des
noms de villes, et inversement, de sorte que le tout, au lieu de
bien renseigner, ne fait que jeter une perturbation dans l’esprit
du voyageur.
Les seuls qui auraient pu m’édifier sur la géographie de la boucle
du Niger sont Duncan, Buonfanti et Krausse.
Or, jusqu’à présent, il a été impossible de reconstituer les
travaux de Duncan. Ni Barth ni moi n’avons pu identifier les noms de
localités et de pays rapportés par ce voyageur avec les localités
existantes.
Quant à Buonfanti, il règne une telle obscurité dans ses
récits, qu’il est permis de douter qu’il ait jamais visité
ces régions[63].
Enfin, le dernier, Krausse, qui a poussé jusqu’à Bandiagara
en 1886-87, à travers le Gourounsi et le Mossi, ne nous éclaire
pas davantage. Jamais ses travaux n’ont été livrés à la
publicité. Ses renseignements devaient être incomplets, car ses
compatriotes n’en ont rien publié. Il a donné à l’Institut
de Gotha les grandes lignes de son voyage, mais il n’a révélé
aux géographes qu’une dizaine de noms de centres importants sans
apporter un levé à l’appui, ni préciser la position des lieux
visités sur la route suivie.
Les 4000 kilomètres de levés à la boussole que je rapporte
s’appuient sur 14 observations astronomiques complètes et 4
observations en latitude seulement.
En voici la liste :
LATITUDE. LONGITUDE.
OUOLOSÉBOUGOU 11° 54′ 8″ 9° 57′ 40″
TÉNETOU 11° 13′ 46″ 9° 41′ 54″
SIKASSO 11° 12′ 38″ 7° 34′ 21″
BÉNOKHOBOUGOU 11° 1′ 9″ 8° 29′ 55″
FOUROU 10° 31′ 37″ 8° 3′ 33″
NIÉLÉ (Togada) 9° 47′ 28″ 7° 17′ 30″
LOGKOGNILÉ 9° 42′ 3″ 6° 16′ 21″
KONG 8° 54′ 15″ 6° 9′ 45″
NIAMBOUAMBO 9° 35′ 36″ 5° 57′ 46″
DASOULAMI 10° 53′ 7″ 6° 1′ 15″
BOROMO 11° 32′ 52″ 4° 43′ 36″
BOUGAGNIÉNA 11° 42′ 14″ 3° 42′ 34″
WAGHADOUGOU 12° 14′ 42″ 3° 29′ 5″
OUAL-OUALÉ 10° 28′ 7″
KARAGA 9° 56′ 57″ »
SALAGA 8° 34′ 16″ »
KINTAMPO 8° 4′ 50″ »
BOUNDOUKOU 7° 50′ 12″ »
A partir de Waghadougou, mes chronomètres n’ont plus marché
qu’avec irrégularité, et bientôt après il m’était impossible
de m’en servir.
Les variations de température sont si brusques que presque tous les
instruments, même les mieux construits, finissent par se détériorer.
Pour en donner une idée, je citerai le fait suivant : dans l’écrin
d’un de mes chronomètres se trouvait un compartiment dans lequel
était enfermé un ressort de rechange. Ce ressort était serti dans
un fil de laiton. Quand je l’ai examiné dans le Mossi, ce ressort
était brisé en plus de cent fragments, absolument comme s’il
avait été écrasé par un énorme marteau.
Mes deux montres venaient du Dépôt des cartes et plans de la marine ;
elles ont été repassées soigneusement avant mon départ ; et en
quittant Bordeaux et pendant mon séjour sur le paquebot j’avais
observé et noté avec soin leur marche diurne. Elles ont fonctionné
régulièrement pendant environ dix-huit mois.
Pour les thermomètres (à fronde), j’étais moins heureux : ils
n’ont donné des résultats que pendant un an.
Quant aux baromètres, l’un anéroïde, l’autre holostérique,
j’ai pu m’en servir pendant près de deux ans.
Pour les levés, j’ai fait usage de la boussole Peigné, et dans les
endroits difficiles, où la population était trop méfiante, d’une
petite boussole à main d’un diamètre moindre. Deux boussoles à
fond lumineux m’ont rendu de grands services quand je me mettais
en route de très bon matin, ou que, par suite de circonstances
indépendantes de ma volonté, j’étais forcé de voyager de nuit.
Tous les jours de marche, à la sortie du village je ne manquais jamais
de me faire indiquer à la main par le guide ou les indigènes la
direction générale de la route à suivre, et je la notais. C’est
une bonne précaution à prendre : au moins, si en route on perd le
guide, on a une excellente donnée générale. Je n’ai jamais manqué
de tracer cette direction générale sur mon dessin en arrivant à
l’étape. La plus grosse erreur d’angle que j’aie constatée
était de 9 degrés. On peut donc en inférer que le noir a une idée
très nette de la position relative des villages entre eux.
Mes azimuts étaient soigneusement notés avec les heures. Le détail
à droite et à gauche de la route était ou décrit en regard ou bien
dessiné sommairement. Quant aux cours d’eau, j’ai toujours noté
leur direction en amont et en aval, car on a souvent une tendance à
les placer perpendiculairement à la direction que l’on suit. Parce
que l’on traverse le cours d’eau perpendiculairement à son cours
(en un point seulement), il n’en résulte pas que sa direction
générale soit perpendiculaire à la route suivie.
Je recoupai également souvent les villages et les hauteurs à droite
et à gauche de la route quand ils étaient visibles et même par
renseignements indigènes.
L’appréciation des distances parcourues est facile à l’aide
d’une montre : on se rend compte à quelle allure on marche quand
on a un peu de pratique.
Au bout d’un certain temps on a l’intuition de la réduction des
distances à l’horizon.
Voici le degré d’exactitude auquel je suis arrivé :
En quittant Kong j’ai décrit à l’est de cette ville un
polygone passant à Dioulasou, Waghadougou, Salaga, Bondoukou, Kong,
d’une longueur de 110 étapes, représentant à vol d’oiseau 1500
kilomètres. L’erreur totale sur ce trajet a été de 27 kilomètres
en latitude et 27 en longitude.
J’ai complété mon travail topographique en reliant ma
route aux points déjà connus par un réseau d’itinéraires
par renseignements. Beaucoup d’entre eux offrent une grande
exactitude. Relier deux points connus ne peut en effet donner que des
erreurs de longueur d’étapes entre elles, mais la distance totale
est toujours exacte.
La plupart de mes itinéraires ont été contrôlés dans des pays
différents et dans des langues différentes. C’est précisément
parce que j’ai voulu faire un travail consciencieux que l’on
trouvera encore quelques blancs sur ma carte. J’ai supprimé
les itinéraires qui m’ont paru tronqués en les contrôlant :
il vaut mieux ne rien mettre que de charger un travail de données
hypothétiques. C’est un mauvais service à rendre aux successeurs
que de le charger d’inexactitudes, il s’en glisse déjà assez
involontairement.
Quoique je rapporte plus de 50000 kilomètres de levés par
renseignements, je ne suis pas aussi satisfait qu’on pourrait le
croire : j’aurais voulu en rapporter beaucoup plus. Malheureusement
je n’ai pas traversé souvent des centres intellectuels comparables
à Djenné, Tombouctou, Kano, Sokoto, Kouka, etc., et à part la
population de Kong, j’ai voyagé presque toujours chez des gens qui
étaient peu ou point lettrés. Je n’ai rencontré que deux fois,
dans ce long voyage, des hommes assez instruits et ayant des vues
assez larges pour pouvoir leur avouer que mon voyage avait aussi un
but géographique.
J’ai bien des fois envié Barth, qui, lui, a eu la bonne fortune de
voyager souvent chez des peuples aussi civilisés et aussi instruits
que ceux de Kong, ce qui lui a procuré la douce satisfaction de
rapporter beaucoup de renseignements sur l’histoire des régions
qu’il a visitées.
On m’a demandé pourquoi j’ai noté les noms de ruines. Outre
l’intérêt historique que peuvent offrir ces noms, il y a
l’intérêt géographique. Ils aident à retrouver des itinéraires
et à les contrôler. Quand un indigène vous a donné un itinéraire,
vous le reportez sur votre carte et vous vous apercevez qu’il
recoupe un de vos itinéraires levés à la boussole ; mais où le
recoupe-t-il ? Puisqu’il ne vous a pas cité de nom de village,
c’est que le recoupement a peut-être lieu dans une ruine que
l’indigène a oublié de vous citer. Dans ce cas on est bien heureux
de la lui citer pour s’assurer qu’on ne se trompe pas.
On ne saurait croire combien la connaissance des langues est utile
dans ces pays pour l’étude de la géographie ; je dirai même que
pour faire de bonne besogne il faut connaître les étymologies de
tous les termes géographiques.
Voici les principales :
Cours d’eau : en mandé _ba_, _ko_ ; en haoussa _goulbi_.
Sur la rive : en mandé _badara_ ; en haoussa _baki n’goulbi_.
Pays, contrée : en mandé _dougou_ ; en mossi _tenga_.
Capitales : en mandé _massasou_, _massa-dougou_, _fama-dougou_ ;
en mossi _natenga_, _na-iri_ ; en haoussa _serki-gari_.
Lieux habités de moindre importance : en mandé _sou_, _bougou_ ; en
mossi _tenga_, _iri_ ; en gondja _kadé_ ; en achanti et agni _krou_,
_kourou_, _kroum_ ; en agni, endroit, lieu, _so_ ; en haoussa _gari_,
_guidda_.
La brousse, la campagne : en mandé _kongo_, _birînga_ ; en haoussa
_n’dazi_.
La végétation dense : en mandé _tou_.
Camp, campement : en mandé _biringa_, _dakha_ ; en haoussa
_sansanné_.
La terminaison _coro_, _kolo_, _khoto_ veut dire en mandé : vieux
et à côté.
Les villages et lieux de culture : en mandé _konkosou_ ; en
siène-ré _togoda_ ; en mossi _tanga_, _tenkaï_ et _wouiri_ ;
en foulbé _ouéré_ ; en agni _sisim_.
Bifurcation : en mandé _farako_, _faraka_ ; en haoussa _marraraba_.
Montagnes et mouvements de terrain : _kongo_, _konkili_, _kourou_,
_béré_ en mandé.
La permutation des consonnes joue également un grand rôle dans
les diverses langues des pays dont j’ai fait la description ; il
est bien utile d’en connaître les principales afin de permettre
l’identification de certains noms.
Ex. : D = L = R
B = G
P = K
P = F = H
T mouillé = K
M redoublé = B
S = CH
V = B
D mouillé = G
L = N
D mouillé = Z
APPENDICE II
Renseignements sur l’organisation de la mission. — Énumération
des achats faits avant le départ. — Dépenses de la mission.
Si je publie ces notes, c’est autant pour édifier ceux qui seraient
tentés de croire qu’il faut des sommes fabuleuses pour exécuter
un voyage ayant donné des résultats, que pour détromper ceux qui
croient que l’on peut faire œuvre utile sans ressources.
Il faut éviter de tomber dans l’une ou l’autre
exagération. L’histoire des explorations nous offre pour cela
d’utiles renseignements. Sans rappeler le budget de toutes les
expéditions ni entreprendre l’examen détaillé de l’emploi
des fonds, on peut hardiment avancer, sans être contredit, que les
missions qui ont dépensé et coûté le plus d’argent ne sont pas
celles qui ont donné les meilleurs résultats.
L’utilisation des ressources et le parti que l’on en tire
dépendent essentiellement de l’homme qui entreprend l’exploration.
S’il est bien préparé au voyage, s’il a étudié tous
ses devanciers, l’explorateur qui se dispose à partir aura
sûrement su calculer ce qu’il dépensera approximativement, et
il s’arrêtera à un chiffre de dépenses que l’on peut évaluer
presque mathématiquement.
La première question à se poser est la suivante :
Dois-je partir avec ou sans escorte ?
La réponse est bien facile à trouver :
Si l’on ne peut entreprendre le voyage que protégé, il faut se
protéger suffisamment, il faut, ou bien imposer sa volonté par la
force, ou bien subir dans une certaine mesure celle des peuples que
l’on visite, quitte à la modifier par une diplomatie habile, par un
grand esprit de persuasion, et surtout par beaucoup de circonspection.
Dans le premier cas, il faut partir avec des forces imposantes, il
faut pour une mission comme celle que je viens de terminer 300 hommes
bien armés avec des munitions ; ou alors, si la mission est à plus
grande envergure, il faut faire comme Stanley. Ce sont des missions
qui se chiffrent alors par une dépense de plusieurs centaines de
mille francs, voire même un ou deux millions. Elles ont presque
toujours pour résultat de fermer le pays à la civilisation au lieu
de l’ouvrir.
Il n’y a pas de milieu ; 20, 30, 50, 100 hommes d’escorte ne sont
pas suffisants : si les indigènes ne veulent pas vous laisser passer,
cette force sera impuissante pour lutter.
La portée des armes, le perfectionnement des munitions, la valeur
des soldats, ne peuvent entrer en ligne de compte dans ces pays. Si
les indigènes le veulent, ils empêcheront toujours de passer, ils
feront tomber la mission dans un guet-apens, attaqueront au moment
où l’on passe un cours d’eau, un marais ; s’ils ne possèdent
pas le courage nécessaire pour attaquer, ils évacueront le pays
et feront le vide devant vous. Les vivres faisant défaut, il faudra
bien renoncer à avancer.
Ce n’est donc pas un mode d’exploration à préconiser. Mieux
vaut marcher seul avec le personnel nécessaire au transport des
marchandises d’échange et n’emporter que deux ou trois fusils,
juste ce qu’il faut pour faire voir aux indigènes que tout en
marchant pacifiquement il faut pouvoir résister à quelques voleurs
à l’occasion.
C’est le système pour lequel j’ai opté.
On me dit bien souvent : « C’est vous qui avez inauguré ce
système pacifique de voyager ». A la vérité, ce n’est pas
absolument exact. J’ai un peu étudié tous les voyageurs : en
rejetant le système de Mungo-Park et celui de Flatters, je n’ai pas
voulu tomber dans celui de Lenz et de Caillié, dont les résultats
politiques ont été nuls, et me suis arrêté à un terme moyen se
rapprochant de celui auquel le docteur Barth a été ramené par la
perturbation que la mort de ses compagnons de route a jetée dans
l’organisation primitive de sa mission.
Pour voyager ainsi que je l’ai fait, il faut s’imposer
l’obligation de vivre sur le pays et savoir parler une ou plusieurs
langues indigènes. Pour un voyage de deux ans environ, avec un
excellent choix de marchandises d’échange, il faut compter sur
un poids d’une tonne à transporter. Les moyens de transport sont
subordonnés à la nature des pays à traverser :
Au désert : les chameaux.
Au Soudan : les ânes ou les bœufs porteurs.
Dans les pays boisés : les porteurs.
On en arrive aux nombres suivants :
Ou 5 chameaux ( 5 conducteurs et 2 domestiques).
Ou 10 bœufs (10 conducteurs et 2 domestiques).
Ou 20 ânes (10 conducteurs et 2 domestiques).
Ou 40 porteurs (40 hommes plus 2 domestiques).
Ce sont des types de convois d’une mobilité suffisante, faciles
à protéger, avec lesquels on peut passer partout sans éveiller
la cupidité des peuples que l’on visite et sans leur inspirer de
crainte. La nourriture et les ressources sont également faciles à
se procurer.
L’emploi d’un de ces quatre types de convoi est toujours à
préconiser.
Voici les proportions des achats que j’ai effectués comme objets
d’échange :
Corail de différents types 1000 fr.
Armes d’échange ou de cadeaux avec lesquelles
j’ai acheté mes animaux, 20 ânes, 1 cheval 5000
Étoffes à bon marché, calicot, guinée, étoffes
imprimées[64] 700
Foulards en soie et soie et coton 100
Perles, colliers, verroterie 800
Aiguilles, hameçons 200
Objets en solde, étoffes, galons, boutons,
blouses, papier, etc. 1000
Étoffes riches, algériennes, soieries 1000
Effets arabes, burnous, chéchias, haïks,
gandouras, etc. 500
Tapis de selle arabe, velours et or, pour cadeaux 300
Pacotille assortie, quincaillerie, articles de
Paris 2000
Total 12600 fr.
Pharmacie 300
Campement 250
Transport des marchandises par chemin de fer et
bateau, douane 400
Livres, vocabulaires, cartes, papeterie 230
Semences[65] 20
Armes : 2 fusils de guerre, 1 de chasse, 1
revolver et munitions 500
Batterie de cuisine, ustensiles divers 150
Instruments 500
Total 2350 fr.
---------
Total 14950 fr.
Quelques boîtes de viande (endaubage) 250
---------
Total 15200 fr.
Personnel pendant 28 mois 8000
---------
Total général 23200 fr.
A cette somme de 23000 francs il convient néanmoins d’ajouter mon
passage à bord du paquebot, aller et retour, et ma solde (solde des
officiers de mon grade employés dans le Soudan français) pendant
toute la durée de mon absence de France.
En cours de route, j’ai dû me procurer, avec des marchandises,
deux bœufs porteurs, un cheval et onze ânes de remplacement. Mes
serviteurs, à deux exceptions près, ont été achetés par moi
au début de la campagne à l’aide d’étoffes et d’armes, et
libérés. J’ai, en plus, affranchi en route quatorze esclaves sur
les fonds de la mission.
Quand on songe, d’autre part, que j’ai dû faire des cadeaux
importants à six souverains (cadeaux variant de 200 à 500 francs
en France) et faire journellement des cadeaux aux chefs de village,
à mes hôtes, aux guides, aux gens qui m’ont rendu des services,
fourni des renseignements, à la famille des chefs, aux personnes
qui, dans maintes circonstances, ont préparé les aliments à mes
hommes, et qu’en outre il a fallu assurer notre subsistance pendant
vingt-huit mois, payer quelquefois de lourds droits de passage aux
riverains, on se rendra certainement compte que si avec si peu de
marchandises on peut subvenir à tant de dépenses, c’est que leur
valeur augmente considérablement au fur et à mesure que l’on
avance à l’intérieur. A Kong, les 10000 francs de marchandises
qui me restaient valaient plus de 40000 francs.
C’est ce qui explique comment avec la modique somme de 23000 francs
j’ai pu me tirer d’affaire, payer largement les services rendus
par les indigènes et laisser derrière moi le souvenir d’un homme
généreux — appartenant à une nation qui ne compte pas, et où,
comme le disent les indigènes, tout le monde est riche !
APPENDICE III
Bulletin météorologique. — Tableau comparatif des pluies entre le
bassin du Niger et celui de la Volta. — Saisons. — Observations
sur le climat.
BULLETIN MÉTÉOROLOGIQUE
1887, avril. _Bassin du — Quelques tornades sèches.
Sénégal._
— mai. — — 6 pluies dans la deuxième quinzaine.
— Température maxima à l’ombre, 42
degrés Réaumur.
— juin. — — 14 pluies. — 39 degrés.
— juillet. _Bassin du — 22 jours de pluie sur 31 jours.
Niger._ Durée d’une demi-heure à quatre
heures. Trois pluies torrentielles.
Presque pas de tonnerre, peu de vent,
quelques éclairs seulement.
Températures observées à l’ombre d’un bombax :
7 heures du matin. 2 heures après-midi. 6 heures soir.
Maximum 27° 38° 29°
Minimum 24° 34° 27°
La nuit, à l’intérieur des cases, jusqu’à dix heures, 28
degrés ; vers quatre heures du matin, 19 degrés.
1887, août. _Bassin du — Sur 31 jours, 23 jours de pluie
Niger._ d’une durée variable, dont une
dizaine torrentielles. — Même
température qu’en juillet.
— septembre. _Id._ — Sur 30 jours, il a plu 16 jours,
une forte pluie tous les quatre jours
environ ; les autres pluies étaient
des orages d’une demi-heure ou d’une
heure seulement. — Même température
qu’en août.
— octobre. _Id._ — 6 fortes pluies ; 6 pluies de
courte durée ; 4 tornades sèches. —
Température très supportable, comme
les mois précédents. Rosées
abondantes la nuit.
— novembre. _Id._ — Une seule pluie, le 2. —
Température élevée à la fin du mois.
Maximum à l’ombre, 42 degrés.
— décembre. _Id._ — Pas de pluie. — Très bonne
température ; maximum à l’ombre, 30
degrés. — Commencement des nuits
froides. Vers quatre heures du matin,
à l’intérieur des cases, la
température s’abaisse à 13 degrés.
1888, janvier. _Bassins du — Pas de pluie. — Bonne et saine
Niger et du température le matin jusqu’à sept
Comoë._ heures. Dans la journée, température
maximum à l’ombre : 34 degrés. La
nuit le thermomètre à l’intérieur des
cases, vers quatre heures du matin,
descend à 12 degrés. Une seule fois
j’ai observé 8 degrés ; c’est la
température la plus basse que j’aie
constatée.
— février. _Bassin du — Du 20 au 29, 4 fortes pluies. Plus
Comoë._ de thermomètres. — La température est
très élevée, au moins 42 degrés à
l’ombre. Dans la première partie de
la nuit il est impossible de dormir à
l’intérieur des habitations, elles
sont trop surchauffées pendant la
journée ; ce sont de véritables
étuves.
— mars. _Id._ — 7 pluies de durées variables. —
Température très élevée, vers la fin
du mois surtout. On voyage avec
difficulté dans la journée,
heureusement que le pays est assez
élevé (700 à 800 mètres d’altitude)
et qu’il fait un peu d’air.
— avril. _Id._ — 10 pluies. — Température presque
insupportable de neuf heures du matin
jusqu’à deux heures et demie. On
bénéficie d’un peu de vent.
— mai. _Bassin de — 6 pluies et 4 fois quelques gouttes
la Volta._ d’eau seulement. La température
devient plus supportable ; la verdure
commence et empêche beaucoup la
réverbération.
— juin. _Id._ — 12 pluies dont 2 insignifiantes. —
Température très supportable.
Abaissement de 12 degrés après chaque
orage.
— juillet. _Id._ — 15 pluies dont 7 insignifiantes.
Température supportable.
— août. _Id._ — 14 pluies dont 7 insignifiantes et
3 fois quelques gouttes d’eau
seulement. — Les fortes pluies ont
lieu au changement de lune.
— septembre. _Id._ — 20 pluies. 4 fois il a plu toute la
journée ou toute la nuit ; 10 fois de
une heure à trois heures, et 6 fois
c’étaient des orages insignifiants.
— octobre. _Id._ — 22 pluies dont 4 insignifiantes. —
Température très supportable.
— novembre. _Id._ — 1 seule pluie, le 16. Quelques
tornades sèches.
— décembre. _Bassin du — Température supportable. Pas de
Comoë._ pluie.
1889, janvier. _Id._ — 3 fortes pluies. Température
supportable.
— février. _Id._ — Pas de pluie. — Température
supportable.
— jusqu’au _Id._ — 5 pluies. — Température
20 mars. supportable.
TABLEAU COMPARATIF DES PLUIES
Sénégal Volta.
et Niger.
Janvier » »
Février » »
Mars » »
Avril » »
Mai 6 6
Juin 14 12 dont 2 insignifiantes.
Juillet 22 15 — 7 —
Août 23 14 — 10 —
Septembre 16 20 — 6 —
Octobre 12 22 — 4 —
Novembre 1 1 »
Décembre » » »
-- -- --
TOTAUX 94 90 dont 29 insignifiantes.
De ce tableau comparatif il résulte que dans le bassin du Sénégal
et du Niger il tombe environ 90 pluies pendant l’hivernage, avec
une durée variant entre une heure et trois heures, et que dans le
bassin de la Volta il tombe un nombre égal de pluies, mais dont le
tiers est à classer parmi les orages insignifiants.
Dans le bassin du Niger l’hivernage réel comprend les mois de
juillet, d’août et de septembre, tandis que dans celui de la Volta
il ne comprend que septembre et octobre : il est donc en retard de
deux mois sur le bassin du Niger.
Au point de vue des saisons, elles se répartissent comme il suit
dans les deux bassins :
NIGER. VOLTA.
_Grosses chaleurs._ — Avril, _Grosses chaleurs._ — Avril,
mai. mai.
_Semailles._ — Juin (pluies _Semailles._ — Juin, juillet,
rares, mais assez régulières). août (pluies irrégulières,
mais très rares).
_Hivernage._ — Juillet, août, _Hivernage._ — Septembre,
septembre. octobre.
_Récolte._ — Octobre et _Récolte._ — Novembre,
novembre. décembre.
_Saison fraîche._ — Décembre et _Saison fraîche._ — Janvier,
janvier. février.
_Époque où l’on brûle les _Époque des incendies._ —
herbes._ — Février, mars. Mars.
L’hivernage et les saisons en général paraissent bien mieux
établis dans le bassin du Niger que dans celui de la Volta. Dans ce
dernier bassin, l’hésitation est longue, l’hivernage n’arrive
pas franchement ; les habitants s’y préparent pendant trois mois,
appelant de tous leurs vœux les pluies qui ne viennent pas. Dans
tout le Dafina, le Gourounsi et le Mossi j’ai partout reçu des
députations qui venaient me demander d’user de toute mon influence
auprès du Tout-Puissant pour leur faire avoir des pluies abondantes.
Pour le passage des rivières les observations peuvent avoir une grande
utilité. Je n’ai pas séjourné assez longtemps sur les bords
d’un cours d’eau pour observer méthodiquement sa crue. Mais on
peut cependant déduire ceci : c’est que dans les premiers jours
d’août, le 4 ou le 5, la Volta orientale était encore guéable,
et que vers cette époque le Niger atteignait déjà sa plus grande
hauteur, comme nous l’apprend Mage :
1er juin (crue du Niger devant Ségou) 0m,22
4 août 3m,78
15 août, la crue atteint 4m,52
7 septembre, maximum de la crue 5m,43
26 septembre 5m,15
La baisse se continue progressivement jusqu’en décembre.
Quant au régime des pluies du bassin du Comoë, il est tout différent
de celui de la Volta et du Niger.
L’hivernage commence deux mois avant la saison des pluies des
bassins précités. Les pluies commencent en mars à la côte, puis
elles remontent lentement vers l’intérieur.
En mars j’ai constaté dix pluies ; en avril elles sont déjà
plus fréquentes, ce qui fait qu’entre le 5e et le 7e parallèle
on peut considérer les mois de juillet et d’août comme les mois
d’hivernage de la région.
A ce propos, il serait très curieux de tracer sur une carte les
courants qui amènent les pluies dans tout le Soudan occidental ;
les tracés ainsi obtenus donneraient, à coup sûr, une idée
d’ensemble qui ne manquerait pas de jeter un jour plus complet
sur les courants atmosphériques et la marche des tornades. On ne
serait certes pas en mesure d’en déduire des données absolument
mathématiques, le relief du sol et les cours d’eau jouant un grand
rôle dans cette question, mais on obtiendrait des données qui, à
l’aide d’observations ultérieures plus précises, deviendraient
intéressantes à consulter.
J’ai adopté pour la division de l’année six saisons au lieu
de quatre, c’est la même classification dont se servent les
indigènes. Je suis arrivé à l’employer parce qu’elle me
permettait de préciser, à défaut de noms de mois qui manquent
chez certains peuples, l’époque de mon passage dans telle ou
telle région.
Du reste cette classification en six saisons comporte des températures
bien différentes, qui méritent d’être examinées chacune
isolément ; c’est ce que nous allons faire :
_Saison des fortes chaleurs._ — Elle correspond aux mois d’avril
et de mai. Les températures sont très élevées : de neuf heures
à trois heures de l’après-midi, il y a généralement 40 à
42 degrés Réaumur à l’ombre et à l’air libre. Au soleil la
chaleur est très intense ; il est extrêmement pénible de voyager
pour l’Européen, et même pour les animaux porteurs, qui cherchent
à s’arrêter chaque fois qu’ils rencontrent de l’ombre.
Avec un thermomètre il n’est pas possible de se rendre exactement
compte de la chaleur que l’on supporte. Elle doit atteindre 60
degrés dans les lieux où la chaleur zénithale se cumule avec la
réverbération du sol dépourvu d’herbes et quelquefois de la
réverbération de murs d’enceinte de maisons ou même de parois
verticales des grès de certains soulèvements.
Le soir les parois des habitations en pierres et en terre sont très
surchauffées ; on est tenu de coucher dehors et de ne rentrer que
dans la nuit, après que les murs sont refroidis.
_Saison des semailles_ (juin). — La verdure commence à tapisser le
sol. On prépare les cultures pour les semailles, qui se font après
les premières pluies. Il fait encore bien chaud, l’air est lourd,
saturé d’électricité, on a tout l’ennui de l’approche de
l’orage, sans avoir le bénéfice qui résulte de l’abaissement
de la température après chaque pluie.
_Hivernage._ — Excellente saison pour l’Européen ; c’est presque
une chaleur de pays tempérés. La pluie donne des abaissements
brusques de température de 10 à 15 degrés desquels il faut se
méfier en se couvrant. Si le mauvais état des chemins et la grosseur
des cours d’eau n’étaient des obstacles sérieux pour les voyages,
il faudrait toujours profiter de cette saison pour aller visiter un
pays. La végétation est splendide, il y a de la verdure partout,
l’œil se repose, et le voyageur peut réellement juger de la
richesse d’un pays.
_Récolte_ (octobre et novembre, et, pour quelques produits,
décembre). — La verdure subsiste encore, c’est l’époque des
fortes rosées. La chaleur est très supportable ; vers la mi-novembre,
cependant, il y a quelquefois des journées excessivement chaudes.
Les eaux commencent à se retirer et les marigots et flaques d’eau
sont asséchés. L’air est dans ces endroits chargé de miasmes
qui engendrent le paludisme. Il est bon pour s’en préserver de ne
jamais se mettre en route à jeun et de faire usage des kolas.
_Saison fraîche_ (décembre et janvier). — Très bonne saison
pour les Européens. Les nuits sont très fraîches, il n’est pas
rare d’avoir 16 degrés de chaleur seulement dans la nuit. Dans
la journée la chaleur est supportable. Les convalescences sont
extrêmement rapides en cette saison.
_Époque où l’on brûle les herbes_ (février et mars). —
Les hautes herbes séchées sont allumées, le Soudan entier est en
feu. Vers cette époque il tombe aussi quelques pluies, qu’on appelle
le petit hivernage. L’eau tombée et les cendres des herbes servant
d’engrais donnent un regain à la végétation : on aperçoit des
jeunes pousses aux arbres, et le manteau noir dont est recouvert le
sol se trouve pendant quelques jours émaillé de verdure. C’est
la meilleure saison pour les voyages : les rivières deviennent
guéables ; mais on ne peut pas se rendre compte de la valeur et de
la beauté du pays que l’on traverse : juger le Soudan en février
et mars, serait juger la France en décembre et janvier.
Le climat des régions que j’ai visitées n’est pas aussi insalubre
qu’on le proclame en France.
Quelques pessimistes viennent, dès qu’on parle de colonisation,
vous opposer l’inclémence du climat. Tout cela est bien exagéré.
Nous n’avons pas la prétention de faire croire que le climat est
aussi salubre que celui de la France, mais ce que nous affirmons
bien hautement, c’est que l’Européen peut vivre partout à
la condition de s’entourer d’un certain confort. Sur la côte
même, les agents français de nos factoreries résistent bien et
supportent gaillardement des séjours prolongés à la condition de
pouvoir venir se retremper tous les deux ans pendant quelques mois en
France. Il ne nous serait pas difficile de citer des Français qui y
ont séjourné pendant de nombreuses années, qui sont très valides
et dont l’intelligence est loin d’être atrophiée, comme on nous
le raconte trop souvent. Il est des peuples, pour ne citer que les
Anglais, les Hollandais, les Portugais, qui vont plus volontiers dans
les colonies que nous, et ces races ne périclitent pas, loin de là.
Trop souvent on nous renvoie à des statistiques, en disant qu’à
l’époque de l’occupation de la côte par des troupes françaises
la mortalité était d’un pour cent trop élevé pour songer à
s’y établir.
Il y a une différence considérable dans l’état de santé des
hommes qui vont dans ces régions dans un but déterminé, pour y
faire du commerce ou se livrer à des études intellectuelles,
et un malheureux troupier qui y vient sans objectif. De
quoi peut-il s’occuper, à part les heures d’exercice, de
service ? L’oisiveté dans laquelle vit le soldat engendre chez
lui la mélancolie ou le prédispose à noyer son chagrin dans des
libations funestes à la santé. C’est pourquoi il ne faut voir de
statistique vraie que dans celles qui comprennent des sujets occupés
par un travail quelconque qui chasse l’ennui.
Nous avons toujours constaté qu’au Sénégal et dans nos postes
du Soudan français, les officiers les mieux portants sont ceux qui
s’occupent le plus, en usant modérement de la chasse, du cheval,
et se livrent à un travail intellectuel quelconque, de façon à
trouver à employer leur temps. On peut très bien se conserver une
bonne santé, à part quelques malaises passagers qui n’ont aucune
gravité.
Pendant le cours de mon exploration j’ai été deux fois très
gravement malade, mais comment en serait-il autrement ?
Mon voyage s’est effectué dans des conditions excessivement
pénibles : on ne reste pas impunément deux ans sans vin ni pain,
ni rien de ce que nous mangeons en France.
Il faut aussi traverser des marais et des rivières à la nage,
on est exposé à toutes les intempéries sans pouvoir changer de
linge. J’aurais fait mon voyage dans de semblables conditions en
France, j’aurais certes eu autant de jours de malaise et de maladie.
Mais quand on a une installation confortable, on peut très bien
conserver une bonne santé.
« Un excellent moral et la volonté de vivre sont les meilleurs
facteurs pour se bien porter. »
APPENDICE IV
Flore et faune.
Il est impossible de donner des renseignements utiles sur la flore et
la faune d’un pays sans tomber dans une fastidieuse énumération
des divers produits. — Il faut cependant dire ce que l’on a vu, et
il est indispensable de signaler les ressources qu’offre l’immense
pays que j’ai visité.
En céréales nous avons observé :
_Deux_ variétés de mil hâtif dit _souna_ (_Penicillaria spicata_),
ou mil chandelle.
_Deux_ variétés de mil tardif dit _sanio_.
_Quinze_ variétés de _sorgho_, qui peuvent se répartir au point de
vue botanique en deux espèces, le _Sorghum vulgare_ et le _Sorghum
saccharatum_. Ces variétés remarquées ne sont peut-être qu’une
seule forme infiniment variée par la culture et la sélection depuis
les temps les plus reculés.
_Six_ variétés de maïs.
Le maïs a été certainement importé d’Égypte. Dans presque
tous les dialectes, langues et idiomes du Soudan occidental, cette
graminée porte un nom rappelant la Mecque ou l’Égypte.
Exemple : _Kaba_ (pierre sainte de Médine), _Maka, maka nion_
(mil de la Mecque), _daou n’Massara_ (mil d’Égypte), etc.
Sa culture doit être récente au Soudan et date peut-être seulement
d’un siècle. Ce qui est notoire, c’est qu’à la fin du XVIe
siècle on ne signalait pas le maïs en Égypte, et que Forskal,
à la fin du XVIIIe siècle, mentionnait le maïs comme encore peu
cultivé en Égypte, où il n’avait pas reçu un nom distinct des
sorghos. De Candolle a prouvé que le maïs est originaire du Nouveau
Monde. Nous pensons donc que pour le Soudan central il a dû venir
par l’Égypte, apporté par les pèlerins revenant de la Mecque,
et aussi par la côte occidentale d’Afrique, apporté par les
négriers et les commerçants européens.
_Quatre variétés de riz_. Strabon, qui avait vu l’Égypte comme
la Syrie, ne dit pas que le riz fût cultivé de son temps en Égypte,
mais il ajoute que les Garamantes le cultivaient.
Il existe encore au Soudan une autre graminée dont le nom scientifique
est _Panicum filiforme_ (_Paspalum ægyptiacum_). En mandé on la
nomme _fini_ ou _fonio_. C’est une graminée plus petite que
le plantain. La tige qui porte l’épi est très fine et a une
légère odeur de foin. Elle est employée et préparée d’une
façon différente des mils et des sorghos. Afin d’enlever la
pulpe du grain, on le fait griller, puis le grain est vanné ; il
est ensuite cuit à l’étouffée. C’est une excellente semoule.
Nous en connaissons _trois variétés_, qui ne diffèrent entre elles
que par la grosseur de la graine et leur teinte plus ou moins foncée.
L’arachide ou pistache de terre est représentée par _trois
variétés_.
Sloane, dans _Jamaïca_, page 184 (cf. de Candolle, _Organes des
plantes utiles_), dit que les négriers chargeaient leurs vaisseaux
d’arachides pour nourrir les esclaves pendant la traversée, ce
qui indique une culture alors très répandue en Afrique. D’autre
part, des graines d’arachide ont été trouvées dans les tombeaux
péruviens d’Aucon, d’après Rochebrune, ce qui fait présumer
quelque ancienneté d’existence en Amérique. De Candolle n’est
pas éloigné de croire à un transport du Brésil en Guinée par les
premiers négriers, et c’est aussi notre avis. Nulle part dans nos
voyages nous n’avons trouvé l’arachide à l’état spontané. Au
Brésil on en compte une dizaine de variétés, et au Soudan nous
n’en avons observé que trois : arachides de Casamance, du Cayor,
et rouge.
Nous avons aussi trouvé _six variétés_ de _haricots arachides_,
c’est-à-dire de haricots qui croissent de la même façon que
l’arachide. C’est le _voandzou_ de Madagascar (le nom latin est
_Voandzeia subterranea_). Il est très estimé dans le Gourounsi ;
on le cultive aussi au Congo.
Les haricots sont représentés par une dizaine de variétés ; ils
sont constitués par une série de plantes très différentes des
nôtres (_doliques_, _cajans_, etc.). C’est une réelle ressource
pour l’Européen. On les mange secs et verts ; les indigènes
utilisent aussi les feuilles pour les sauces de to.
L’oignon n’est représenté que par deux variétés, qui semblent
dégénérées.
L’igname est représentée par une douzaine de variétés. Elle
croît également à l’état spontané. Je l’ai trouvée
fréquemment et dans des lieux où le doute sur la spontanéité
n’est pas permis.
Une variété de cresson pousse à l’état spontané sur les berges
de certaines rivières et principalement sur les bords du Sénégal
(à la Laoussa entre autres).
Le pourpier pousse partout à l’état spontané.
La chicorée et l’épinard sont représentés par des plantes
offrant de l’analogie avec nos plantes d’Europe, mais elles ne
sont pas semblables.
L’oseille est représentée par trois espèces de malvacées acides
qui jouent le rôle d’oseille.
L’_Hibiscus cannabinus_ est acidulé dans toutes ses parties.
L’_Hibiscus sabdariffa_ a des fleurs rosées ou plutôt des calices
employés comme oseille. Il y a une autre malvacée sans fleurs qui
est beaucoup employée.
Enfin les _Asparagus_ ne sont pas rares en Afrique, mais ce n’est
pas notre asperge ordinaire ; elles sont parfois mangeables, mais
souvent amères.
Deux variétés de tubercules, le _Tacca involucrata_ et le _Dioscorea
bulbifera_, se trouvent à l’état spontané.
Les fourrages sont représentés par une variété infinie de
graminées et plusieurs variétés de bambous.
L’_Indigofera tinctoria_ et l’_Indigofera argentea_ s’y
rencontrent à l’état spontané.
Le henné est cultivé et spontané (_Lawsonia inermis_).
Nous connaissons aussi trois variétés de textile, sorte de chanvre
sauvage employé par les indigènes, connu sous le nom de _dadian_,
_dafou_, etc.
La canne à sucre (importée des Antilles).
Plusieurs variétés de poivre à l’état spontané.
On y rencontre à l’état sauvage le caféier ; mais l’oranger,
le mangotier, le citronnier et le jujubier semblent importés des
Antilles.
Une vigne à tiges annuelles et à souches vivaces, cette fameuse
vigne à propos de laquelle Lécart a fait tant de bruit il y a
peu d’années.
Plusieurs variétés de concombres, melons, pastèques.
Et enfin au moins une trentaine d’espèces de tabac, dont
quelques-unes sont excellentes.
Le tabac semble être originaire du Soudan ; il porte dans les pays
mandé le nom de _taba_. Nous avons trouvé dans l’_Histoire de la
dynastie saadienne du Maroc_ par El-Oufrani, traduction de O. Houdas,
professeur à l’École des langues orientales, le passage, suivant
que nous donnons intégralement :
« En l’année 1001 (8 octobre 1592-27 septembre 1593) on amena à
Elmansour un éléphant du Soudan. Le jour où cet animal entra dans
le Maroc fut un véritable événement : toute la population de la
ville, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortit de ses demeures
pour contempler ce spectacle.
« Au mois de ramadhan 1007 (28 mars-17 avril 1599) l’éléphant
fut conduit à Fez. Certains auteurs prétendent que c’est à
la suite de l’arrivée de cet animal que l’usage de la funeste
plante dite _tabacco_ s’introduisit dans le Maghreb, les nègres qui
conduisaient l’éléphant ayant apporté du tabac qu’ils fumaient,
et prétendant que l’usage qu’ils en faisaient présentait de
très grands avantages. La coutume de fumer, qu’ils importèrent,
se généralisa d’abord dans le Drâa, puis à Maroc, et enfin dans
tout le Maghreb.
« Les docteurs de la loi émirent, à l’époque, des avis
contradictoires au sujet du tabac : les uns déclarèrent son usage
illicite, d’autres licite, et d’autres enfin s’abstinrent de
se prononcer sur la question. Dieu sait ce qu’il faut penser à
cet égard ! »
M. Houdas a encore eu l’amabilité de nous donner la note ci-jointe,
qui confirmerait bien que le tabac est, sinon originaire du Soudan,
au moins qu’il y est connu depuis les temps reculés.
« A Koubacça, le tabac sert aussi de monnaie. Par une singulière
homophonie avec le nom européen, les habitants du Dârfour
l’appellent, dans leur langage, _taba_. Bien plus, ce nom de _taba_
est commun dans tout le Soudan. Au Fezzan et à Tripoli de Barbarie,
on l’appelle _tabgha_.
« J’ai lu une _cassidah_, ou pièce de vers, composée par un
Bakride ou descendant de la famille du khalife Abou Bakr, afin de
prouver que fumer n’est pas pécher. Ces vers, je crois, datent
d’environ le milieu du IXe siècle de l’hégire. En voici
quelques-uns :
« Dieu tout-puissant a fait sortir du sol de notre pays une plante
dont le vrai nom est _tabqha_.
« Si quelqu’un, dans son ignorance, te soutient que cette plante
est défendue, dis-lui : « Comment prouves-tu ce que tu avances ? Par
quel verset du Coran ? »
« Le _taba_ de Kouça, employé comme monnaie, est en forme
d’entonnoir. On cueille les feuilles encore vertes, on les pile dans
un mortier de bois jusqu’à les réduire en une masse pâteuse ;
on en façonne alors des entonnoirs ou cônes vides que l’on fait
sécher et qu’ensuite on met en circulation au marché. Ce _taba_ a
une odeur tellement forte, qu’en le flairant on éprouve parfois une
sorte de vertige. Les cônes de tabac diffèrent de volume ; les grands
sont comme de grosses poires, et les autres comme de petites poires. »
( _Voyage au Dârfour_, par le cheikh Mohammed ebn Omar el-Tounsy,
traduit de l’arabe par le Dr Perron. Paris, MDCCCXLV. Pages 318
et 319.)
Le ficus, plusieurs variétés.
Le bananier (plusieurs variétés), importé des Antilles (?).
Les dattiers, importés de l’Afrique septentrionale.
Le cotonnier, importé d’Égypte.
Le ricin (plusieurs variétés), }
} à l’état spontané.
La pourguère (plusieurs variétés), }
Le cocotier (importé des Antilles).
La patate (plusieurs variétés), }
} importés d’Amérique.
Le manioc (plusieurs variétés), }
Le _diabéré_ se voit aussi dans certains villages à l’état isolé ;
c’est une aroïdée, le _Colocasia esculenta_, ou _taro_, de la
Nouvelle-Calédonie.
La pomme cannelle, }
}
Le corrosol, }
}
Le pommier d’acajou, }
} importés des Antilles et de l’Amérique par
Le goyavier, } les négriers.
}
L’avocatier, }
}
Le papayer, }
Le gombo, }
}
Le piment arbrisseau, } viennent à l’état spontané.
}
L’ananas (plusieurs variétés), }
La tomate doit leur venir d’Amérique. Les petites tomates (tomates
cerises) constituent une espèce bien distincte de la grosse tomate que
nous cultivons en Europe.
Enfin, on trouve plusieurs variétés de champignons comestibles.
A toute cette nomenclature il convient d’ajouter les ressources
qu’offrent l’arbre à beurre, le baobab, le _néré_ (_Parkia
biglobosa_), le bombax, le _finsan_, les palmiers, etc., l’arbre
à kola, les lianes à caoutchouc, arbres desquels nous avons déjà
entretenu le lecteur, ainsi qu’une cinquantaine de variétés de
bois de construction et d’arbres à écorce de fibres qu’on peut
utiliser comme textiles.
Après avoir lu une nomenclature de produits aussi riche que celle
que nous donnons ci-dessus, il ne faut pas en conclure que dans
tous les pays que j’ai parcourus on puisse se procurer aisément
ces produits. Hélas ! non. L’état social des noirs, le peu de
sécurité dans l’avenir et le manque de débouchés entretiennent
l’inertie complète chez ces peuples.
Certains d’entre eux ne cultivent que deux ou même une seule
variété de céréales. D’autres, ruinés par les guerres, ne
s’occupent plus que des cultures hâtives, dont elles mangent
les récoltes au fur et à mesure de leur maturité, se contentant
d’employer comme condiments quelques feuilles d’arbre, des graines
de cucurbitacées sauvages, des chenilles, etc. C’est ce qui explique
comment j’ai dû me nourrir pendant plusieurs mois de _la même
variété de mil_, accommodée tous les jours de _la même façon_.
Dans les pays où règne la tranquillité, les indigènes, en
cultivant toujours les mêmes lieux, ont épuisé leurs terres,
qui, jadis si fertiles, ne produisent plus aujourd’hui que des
produits dégénérés dont les indigènes abandonnent peu à peu
la culture. Malgré les remarques que font les indigènes pour les
terrains bordant le village et engraissés par les détritus du
village, ils ne s’occupent pas du fumage des champs pour augmenter
leurs récoltes. Cette remarque ne s’applique cependant pas à tous
les peuples noirs que j’ai visités : les Soninké, les Mandé,
les Peul fument leurs terres en y parquant des troupeaux.
L’indigène ne jouit pas des produits de sa basse-cour ; quantité
d’œufs se perdent ; on ne s’y entend pas pour faire couver ;
c’est à peine si, de temps à autre, le chef de famille peut mettre
une poule dans son fricot.
Pourtant les animaux de basse-cour pullulent.
J’ai remarqué 4 ou 5 variétés de poules,
2 variétés de canards,
Des pigeons domestiques,
Et 10 variétés de pintades domestiques.
Les animaux de boucherie ne font pas défaut non plus ; nous avons
eu occasion de parler plus haut des diverses races bovine, ovine,
caprine, chevaline et asine ; on y élève plusieurs variétés de
chiens _qui pour eux sont comestibles_.
Le gibier ne leur fait pas non plus défaut.
Je n’entrerai pas dans la riche nomenclature d’animaux de toute
espèce qui peuvent fournir des ressources en vivres.
Je me bornerai à dire que le gibier d’eau abonde et est représenté
par une vingtaine de sortes de canards sauvages, oies, poules d’eau,
râles, etc.
Les échassiers sont représentés à l’infini.
Les outardes, pintades, perdrix grises et poules de rochers se
trouvent un peu partout, ainsi que les oiseaux à plumage brillant,
les perruches et les perroquets.
Parmi le gibier à poil, nous citerons le lièvre, les belettes,
fouines, sortes de furets, les porcs-épics, hérissons, la loutre,
le sanglier et le phacochère. Toutes les variétés de gazelles et
d’antilopes (au moins 20 espèces).
Les girafes et les bœufs sauvages (7 ou 8 variétés).
2 espèces d’éléphants.
L’hippopotame, le lamantin, le caïman et 8 ou 10 espèces de
poissons, les tortues, les lézards et les iguanes.
Enfin, quand nous aurons cité les fauves, hyènes, chats-tigres,
onces, panthères, lions et une belle collection de serpents, nous
aurons fait connaître tout ce que nous avons vu pendant le cours de
notre exploration.
Ces animaux ne font courir aucun danger. Il n’y a que les
imaginations exaltées qui peuvent narrer des scènes comme celles
qu’on lit trop souvent. J’affirme ici que, dans le cours de mon
voyage, et depuis huit ans que je suis constamment au Soudan, je
n’ai jamais entendu parler d’un indigène dévoré ou blessé par
un fauve ; que chaque fois que j’en ai vu, ils ont pris la fuite,
de sorte qu’il est très rare de pouvoir en tuer un.
Quant aux serpents, qui inspirent une terreur si irréfléchie à
beaucoup de personnes, ils ne sont pas plus à craindre, surtout
pour l’Européen, qui marche toujours chaussé. Je n’ai jamais
entendu parler de quelqu’un qui soit mort d’une morsure
de serpent. Les gros serpents, boas, etc., ne quittent pas les
fourrés impénétrables ; il est difficile d’en voir. J’en
ai vu en tout quatre ou cinq, et encore n’avons-nous pas réussi
à les tirer. Quand on songe que tous les indigènes circulent à
peu près nus dans les hautes herbes et dans les fourrés les plus
impénétrables et qu’il n’arrive pas d’accidents, ou presque
jamais, on peut conclure avec moi que les fauves, les serpents et les
animaux nuisibles sont bien moins dangereux qu’on ne le proclame
un peu partout.
APPENDICE V
Liste des rois sonr’ay de la première dynastie. — Liste
de la deuxième dynastie. — Notes sur l’histoire générale
de la dynastie sonr’ay-mandé. — Famille mandé. — Famille
sonni-nké. — Famille mandé-bammana. — Famille soso ou sousou
— Famille mandé-mali. — Famille mandé-dioula.
PREMIÈRE DYNASTIE
Les historiens arabes nous apprennent les noms de presque tous
les rois dits du Sonr’ay. On en trouve la liste complète dans
Rolfs (_Beiträge zur Geschichte_, etc.), dans la _Zeitschrift der
Deutschen Morgenländischen Gesellschaft_, Band IV, 1855. Je la
donne ci-dessous :
1. Le premier roi sonr’ay (سغى) ? était Za al-Yamin (vers 771 ? ;
d’après moi, en chiffres ronds, 800).
2. A lui succéda زكى Za Zakajâ ou Za Zaki.
3. — اتَكىْ ou تكى Za Atakaï ou Taki.
4. — اكَىَ Za Akaya.
5. — اكِرُ (اكو) Za Akirou (_Kérou_ ?)
6. — على بُى (على بنى) Za Ali Boy ou Boya, ou encore
Ali Bana (Bani).
7. — بِيَرُ (بيرو كومَىْ) Za Biyarou ou Barou Koumaya ?
(_Barou_ ?)
8. — بِى (ابى) Za Abi ou Aba.
9. — اكُىِ Za Akouyi.
10. — يُم كَروَىَ Za Youma Karaouaya.
11. — يُم دُنكُ Za Youma Dounkou.
12. — يُمَ كيبعَ (كبيع) Za Youma Kiba’a ou
Kibakha ou Kabaya.
13. — كوكِرىَ Za Koukirya.
14. — كِنْكِر Za Kinkira.
Aucun de ces rois ne croyait en Dieu et à ses prophètes.
Le premier qui embrassa l’islamisme fut :
15. Za-Kasi كَسى 400 de l’hégire (1009 à 1010), il régna
jusqu’en 1020.
16. A lui succéda كُسُرْ دارى Za Kousour Dari, peut-être _Diara_
(1020 à 1038).
17. — اهِرْ كَرُنْك دُمْ Za Ahir Karounkou Doum
(1038 à 1062).
18. — بيىْ كى كَيْمَ Za Bayouky Kayma (1062 à 1078).
19. — يُمَ داعُ (نتاسنى) Za Youma _Da’ou_ (_Natanansi_)
(1078 à 1100).
20. — بَيىَ كَيْرِ كِنْبَ Za Baya Kayri Kinba
(1100 à 1119).
21. — كُيى شيبيب (كين شنبيب) Za Kouyi Chibiba, ou
Kayan Chanbib (1119 à 1140).
22. — اتيبا (تب) Za Atiba ou Taba (1140 à 1158).
23. — تنبا سِنَى Za Tanba (Tenéba) Sinay (1158 à 1176).
24. — يُمَ داعُ Za Youma _Da’ou_ (1176 à 1200).
25. — فدازو (فدزر) Za Fadazou ou Fadazara (1200 à 1218) ;
ce règne correspond à celui de Baramindana.
26. — على كِرُ Za Ali _Kirou_ (1218 à 1235), correspondant
au règne de Mari Diara.
27. — بير فَلك Za _Birou_, ou Bayarou Falaka,
correspondant au règne de Mansa Wali.
28. — باسبيى ? Za Basabia, ou Basabi (Yasabi),
correspondant aux règnes de Mansa Wali, Mansa Kalifa et de
Mansa Abou Bakr.
29. — درر ? Za Darar, _Za Dazara_ ? }
} Serki Diara, Gao,
30. — زنك بار Za Zanaki, _Barou_. } Mohammed, Abou Bakr,
} Mansa Mouça, noms
31. — بسا فار Za Basa Farou ou } des rois mandé
Fara ou _Basi-Fara_. } correspondants.
}
32. — فد Za Fada, Za Fa-_Dé_. }
DEUXIÈME DYNASTIE
Les Sonni. — 1331 (date mentionnée sous le règne de Mansa Magha,
par Ahmed Baba).
33. Sonni Ali Kilnou.
34. Sonni Silman Nar.
35. Sonni Ibrahim Kiba ou Kibya.
36. Sonni Ousman Kanou ou Kanwa.
37. Sonni Basakin Aukabaya ou Bara Kina Abaky.
38. Sonni Mouça.
39. Sonni Boukar Zanka ou Zanaka ou Zoniké.
40. Sonni Boukar Dal Binba.
41. Sonni _Barou_ Kouya.
42. Sonni Mohammed _Da’ou_.
43. Sonni Mohammed Koukia.
44. Sonni Mohammed _Barou_.
45. Sonni Mari Koul Khoum ou Mari fi Koul Khoum.
46. Sonni Mari Râkar.
47. Sonni Mari Aranadan.
48. Sonni Souleyman _Da’ou_.
49. Sonni Ali.
50. Sonni _Bara_ ou _Barou_, appelé aussi Abou Bakr Da’ou.
51. Askia _Thouré_ : El-Hadj Mohammed (1500 ?).
La première dynastie est celle des Za, titre dont nous donnons
l’origine à propos de l’histoire des Sonni-nké.
Cette dynastie se divise en deux moitiés, dont la première, la
plus ancienne, ne comprenait que des rois païens (infidèles). Ils
sont au nombre de 14. Za al-Yamin, le premier dont le nom soit connu,
devait, d’après nos calculs, régner vers l’an 800 de l’ère
chrétienne. Le quatorzième, Za Kinkira, a dû mourir vers l’an
1000.
L’énumération des noms des rois de cette première moitié de la
dynastie des Za nous rappelle peu de noms propres mandé ; on ne peut
y relever que ceux du cinquième souverain, nommé Akirou, nom qui
rappelle le diamou mandé-dioula _Kérou_, et celui du septième
souverain, dans lequel on trouve le nom Birou, qui rappelle le
mandé-dioula _Barou_.
Mais nous ne tenons pas pour une preuve suffisante ce rapprochement
de noms pour en déduire que réellement les cinquième et septième
souverains de cette dynastie étaient d’origine mandé.
Il n’en est pas de même pour la deuxième moitié de la dynastie
des Za. Elle comprend 18 rois, tous musulmans. Le premier d’entre
eux qui embrassa l’islamisme (le quinzième de la dynastie des Za)
se nommait Za Kasi.
El-Békri rapporte que la date de sa conversion remonte à l’an
1009-1010.
Si, en dehors de la conversion de Za Kasi, les historiens arabes ne
rapportent aucun événement sur le règne des 18 rois _musulmans_
Za, nous apprenons par la liste de leurs noms que neuf d’entre
eux, c’est-à-dire la moitié, portaient des noms ou surnoms
mandé. C’est là un point très important pour l’histoire de ces
peuples. Il prouve tout simplement que pendant cette deuxième moitié
de dynastie les Mandé sont au pouvoir dans le Sonr’ay. Ainsi le
16e roi de la dynastie des Za est un Diara ; le 19e et le 24e, deux
Da’ou ; le 26e, un Kérou ; le 27e, un Birou.
Le 29e est écrit دزر. En haoussa c’est l’expression _Diara_. Le
_di_ ou _d_ mouillé se change toujours en _z_. C’est pourquoi nous
n’hésitons pas à croire que le 29e roi était un _Diara_. Le 30e
était un _Barou_. Le 31e porte un surnom mandé, _Basi-Fara_. Le
32e est nommé _Fa-Dé_, le père _Dé_.
Nous avons dit plus haut que l’histoire ne nous apprend que la
date de la conversion de Za Kasi (1009-10), nous devons ajouter
qu’El-Békri annonce qu’en l’an 1153 (548 de l’hégire), la
domination des Mandingo ou Wangara s’étendait jusqu’à Tirka ou
Tirekka (environs de Bourroum), même Kougha dépendait des Wangara,
dit-il, seule Gogo était libre et indépendante. Il est curieux
d’observer que précisément l’année 1153 correspond avec
l’apparition des noms mandé dans la chronologie des rois sonr’ay
de la dynastie des Za musulmans, et probablement au règne du roi Za
Youma Da’ou II (à ce roi ne succèdent que des souverains portant
des noms mandé).
Doit-on en déduire que ce n’est qu’en 1153 que les Mandé ont
fait leur apparition dans le nord de la boucle de Niger ? Nous ne
le pensons pas. Les Mandé devaient être là depuis beaucoup plus
longtemps. Leur aile gauche, comme nous l’avons constaté, occupait
déjà vers les IVe et Ve siècles de l’hégire le Ghanata, il n’y
a pas de raison pour ne pas les trouver sur le même parallèle plus à
l’est vers le Sonr’ay. Mais là comme ailleurs ils n’arrivent au
pouvoir qu’après la domination et l’affaiblissement des Senhadjô
(des Berbères). L’avènement des premiers rois mandé au trône
sonr’ay ne dut avoir lieu que vers la fin du XIe siècle, mais ils
ne devinrent réellement puissants au détriment des Sonr’ay que
dans le courant du XIIIe siècle ; ce n’est du reste que vers cette
époque que les historiens arabes en font mention avec méthode et
suite. On peut donc en inférer que les empires sonr’ay et mandé
se sont longtemps confondus.
El-Békri nous apprend que les Mandé étaient déjà puissants
dans l’est en 1153, mais il omet de nous donner le nom de leurs
souverains. Le premier souverain qu’il cite est Baramindana ou
Sérbendana ; il le mentionne parce qu’il est le premier qui ait
embrassé l’islamisme ; sa conversion date de l’année 1213.
Au commencement du XIIIe siècle la situation est donc la suivante :
A l’ouest : le pouvoir appartient aux Sousou ou Soso, fraction des
Mandé, de 1203 à 1235.
Au centre : Baramindana, premier roi musulman du Mali, règne de 1213
à 1235.
A l’est : un empire ou royaume dit Sonr’ay, gouverné par des
rois pour la plupart mandé.
De 1235 à 1260. — Mari Diara Ier, roi de Mali, successeur de
Baramindana, absorbe le royaume de Ghanata et subjugue les Sousou.
A dater de cette époque il n’existe plus que deux pouvoirs :
le Mali et le Sonr’ay.
Mari Diara Ier eut pour successeur son fils, Mansa Wali Ier, qui
fit le pèlerinage de la Mecque, sous le règne du sultan Bibars ;
il régna de 1260 à 1276.
1276-77. — Mansa Wali II, frère du précédent, règne très peu
de temps.
1277 à 1311. — Mansa Khalifa, successeur de Mansa Wali II, est
pauvre d’esprit et tué par son peuple.
Puis vient Mansa Abou Bakr, neveu, fils de la sœur de Khalifa.
Le trône est occupé ensuite par un usurpateur nommé Sakoura
ou Sabkara, qui entreprend un pèlerinage à la Mecque au temps
d’El-Malik é Nassir.
A lui succèdent Serki[66] Diara, Gao, Mohammed, Abou Bakr, Mansa
Mouça.
1311. — Avènement de Mansa Mouça, dit Konkour Moussa.
1311-1331. — Mansa Mouça Ier (Konkour Mouça) arrive au trône ;
il devient le plus grand roi de Melle. Il réunit sous son sceptre
toute la puissance militaire et politique de ce royaume, qui,
selon Ahmed Baba, constitua une force sans mesure ni limites. Tout
en étendant sa domination sur tous les peuples noirs environnants,
il se ménagea d’amicales relations avec Abou’l-Hassan du Maghreb
(Maroc). Mansa Mouça plaça sous sa domination :
1o Le Baghena, y compris le Tagant et l’Adrar ;
2o Sagha et le Tekrour occidental, capitale Silla ;
3o Tombouctou ;
4o Et enfin le Sonr’ay avec sa capitale, Gogo. Ahmed Baba le dit
formellement : Konkour Mouça est le premier roi de Mali, suzerain
du Sonr’ay.
Djenné, grâce à sa position dans une île, semble ne pas avoir
été annexé.
1326. — Mansa Mouça entreprend un pèlerinage à la Mecque. Tous
les auteurs anciens parlent d’une façon détaillée de l’escorte
du roi pèlerin, des richesses qu’il emportait et de l’armée
qui l’accompagnait.
D’après Ahmed Baba, traduction de Rolfs, « il emmena 60000
guerriers (?). Partout où passait le sultan, il se faisait précéder
de 500 esclaves dont chacun portait une canne en or pesant 500
mitkal d’or » (6 kil. 500 d’or). Ces données sont évidemment
exagérées, elles offrent cependant un certain caractère de vérité,
puisque plusieurs peuples que j’ai visités ont conservé la coutume
des porte-canne. Ardjouma, chef du Bondoukou, se fait précéder
d’un sabre à pomme d’or pesant environ 1 à 2 kilogrammes.
D’après Ahmed Baba, le poids total de ces cannes aurait représenté
une valeur intrinsèque de 100 millions ! Ce n’est guère possible.
« En allant à la Mecque, il prit le chemin de Walata et traversa le
Touat. Dans ce dernier pays, ajoute l’historien, il dut abandonner
beaucoup de son monde. Atteint d’une maladie dans les jambes,
qu’ils nomment dans leur langue _touat_ (?). » C’est probablement
la filaire de Médine.
L’historien ajoute même que c’est parce que les gens de Mansa
Mouça se fixèrent dans ce lieu qu’il a conservé le nom de _Touat_.
Barth ajoute que cette circonstance est bien connue des habitants du
Touat, dont une grande partie se dit d’origine sonr’ay.
Les Orientaux du Caire et de la Mecque, dit Ahmed Baba, furent éblouis
par sa puissance et sa munificence. Le peuple sonr’ay lui fit sa
soumission dès qu’il entreprit son pèlerinage.
A son retour de la Mecque, il passa par le Sonr’ay.
Ebn Batouta nous apprend que Mansa Mouça ou Konkour Mouça campa
dans le jardin de Sirakh ed-Din ben el-Kouwaïk, notable commerçant
d’Alexandrie, établi dans un lieu nommé Birket-el-Khabas, dans
la banlieue du Caire.
C’est pendant son voyage d’aller et probablement avant de se
diriger sur Oualata que Mansa Mouça soumit Tombouctou et plaça la
ville sous sa suzeraineté.
Il y fit construire un palais, actuellement détruit, que l’on
nommait _Mâ dougou_ et élever un minaret de la grande mosquée.
1331-35 (732-36). — Mansa Magha Ier succède à son père Mansa
Mouça.
C’est sous son règne que Sonni Ali Kilnou et Silman Nar, deux jeunes
Sonr’ay, _otages du roi de Mali_, s’enfuirent de la cour de Mali,
retournèrent dans leur pays et s’emparèrent du pouvoir sonr’ay.
Sous le règne de Mansa Magha, le Mali perdit de sa grandeur et de
son prestige. La mort au bout de quatre ans de règne vint délivrer
le pays de ce triste régent.
1335-1359. — Mansa Sliman ou Suleyman, frère de Mansa Mouça ou
Konkour Mouça, et oncle de Mansa Magha Ier, arrive au pouvoir et
rétablit la puissance du Mali un moment ébranlée.
1351. — D’après Makrizi, un roi de Mali entreprend à cette
date un pèlerinage à la Mecque. Le nom de ce monarque ne nous
est pas parvenu. Nous avons tout lieu de croire qu’il s’agit de
Mansa Sliman.
Sous le règne de Mansa Sliman, le sultanat de Mali s’étendit bien
loin, et sa domination se fit sentir jusque vers Tombouctou.
L’étendue de son royaume força Mansa Sliman de procéder à une
répartition de son territoire en trois grandes provinces, dont Ahmed
Baba nous donne la nomenclature et les noms des gouvernements.
Ces trois provinces étaient :
1o Le _Kala_, le Kalari actuel, avec Ségou ;
2o Le _Bandouk_, le Bendougou ;
3o Le _Sabardougou_ (?).
Dans chacun de ces trois pays il y avait douze sultans.
En ce qui concerne le Kalari, huit sultans régnaient en même temps
sur cette presqu’île.
Le premier d’entre eux régnait tout contre le Djenné.
Il se nommait _Ouarraba Koy_ (Ouarraba est le synonyme de _Diara_).
Les sept autres étaient : 1o وتر كى _Ouattara_ Koy.
2o Le _Koma_ Koy كُمَى كى. Koma veut dire :
grue couronnée ; cet oiseau est fétiche
pour tous les Mali-nké.
3o فَدْكَ كى appelé aussi فَركَ كى Fadka Koy
ou _Farka_ Koy.
4o كُرْكَ كى _Kourka_ Koy.
5o كَو كى _Kawa_ Koy ou Kaba (nom de
famille sonni-nké).
6o فَرَما كى _Farama_ Koy.
7o زر كى _Zara_ Koy.
Les quatre autres sultans régnaient au nord du fleuve.
Le premier d’entre eux régnait contre le domaine de Zago, vers
l’ouest ; il s’appelait كوكِرِ كى _Koukiri_ (peut-être
Kou Kérou Koy).
2o يارَ كى _Yara_ Koy, peut-être سر كى Sara Koy, ou bien بار كى Barou.
3o سَامَ كى _Sama_ Koy.
4o وفال فرن Wafala Faran.
Ce Wafala Faran était celui qui avait le pas sur les autres dans
les audiences ou les visites de corps chez le sultan de Mali.
Tous les sultans du Bendougou régnaient au sud du fleuve.
Le premier d’entre eux régnait à côté de Djenné ; il se nommait
كو كى _Kawa_ Koy.
2o كَعَر كى Ka’ar Koy peut-être _Kamara_ كمَرَ ?
3o سَمر كى Samar Koy.
4o داعُ كى _Da’ou_ Koy
5o تَعب كى Taba Koy.
1359-60. — Mansa Ebn Sliman, fils de Mansa, qui ne règne que
neuf mois.
1360-73. — Mansa Diara, fils de Mansa Magha Ier, prend le pouvoir ;
il envoie une ambassade à Abou el-Hassan, sultan du Maroc.
1373-87. — Mansa Mouça II, fils de Mansa Diara, laisse, par sa
faiblesse, usurper le pouvoir par son vizir Mari Diara.
1387-88. — Mansa Magha II, frère du précédent, lui succède au
trône et est assassiné après un an de règne.
1388-90. — Un autre usurpateur détient le pouvoir.
1390-1400. — Mohammadou ou Mansa Magha III, un descendant de Mari
Diara Ier, règne 10 ans.
1400. — A dater de cette époque, Ahmed Baba ne mentionne plus la
chronologie des rois du Mali.
En lisant attentivement la chronologie, on s’aperçoit immédiatement
qu’en dehors de Konkour Mouça et de Mansa Souleyman, le Mali n’a
guère possédé de rois brillants. Le dernier acte important à
enregistrer date du règne de Mansa Diara, qui envoya une ambassade
à Abou el-Hassan, sultan du Maroc.
Avec la mort de Mansa Diara (1373) commence pour le Mali l’ère
de la décadence ; le sultanat se maintient cependant jusqu’au
commencement du XVe siècle. Puis, sous le règne de Sonni-Ali,
fils de Sonni Mohammed Daou, en 1465, le Mali fut complètement
bouleversé. Enfin, à l’avènement d’Askia Mohammed (1492),
la décadence était complète. Celui-ci et ses successeurs firent
si souvent la guerre au royaume de Mali qu’il succomba.
Il faut donc reporter la désagrégation du sultanat de Melle ou
Mali vers l’année 1540, c’est-à-dire à cinq ans après la
mort d’Askia.
1540 environ. — « Alors, dit Ahmed Baba, le sultanat de Melle
se disloqua en trois royaumes ayant chacun son propre sultan, puis
les deux gouverneurs militaires[67] institués par Konkour Moussa se
soulevèrent à leur tour et se taillèrent chacun un royaume. » De
sorte que Melle divisé a donné lieu à cinq nouveaux groupements,
qui seraient, selon nos recherches :
1o Les Bambara, avec les Samokho et les Sama-nké ;
2o Les Mali-nké ;
3o Les Sousou ;
4o Les Sonni-nké ;
5o Les Dioula.
Un essai sur l’histoire mandé proprement dite n’est donc pas
chose aisée. Les matériaux à notre disposition sont excessivement
rares. Les chroniques arabes, pleines d’omissions, sont confuses. Les
historiens musulmans ont apporté trop de négligence dans leurs
relations pour permettre d’écrire une histoire fidèle et de
retracer avec soin les vicissitudes traversées par les nombreux
États nègres habités actuellement par les Mandé.
Jusqu’aujourd’hui on a désigné ce peuple sous le nom de
Mandi-nké, Mandénga, Mandingue, Mali-nké, et leur royaume très
souvent sous le nom de Mali, Melli et Malal.
La racine du mot est _mandé_[68].
_Mandi-nké_, _Mandinga_, veulent dire « hommes du Mandé »,
et _Mandingue_ n’est qu’une altération de ces deux premiers
noms. Chaque fois que j’ai demandé avec intention à un Mandé :
« Es-tu Peul, Mossi, Dafina ? » Il me répondait invariablement :
« _Je suis Mandé_ ».
C’est pourquoi, dans le cours de ma relation, j’ai toujours
désigné ce peuple par le nom de _Mandé_, qui est son vrai nom.
D’après les informations que j’ai recueillies, _Ndé_ était
le nom sous lequel on désignait le pays d’origine mandé. Jadis,
ont-ils ajouté, le berceau de la race mandé était divisé en
deux : la partie arrosée par le Niger moyen et ses gros affluents
était désignée sous le nom de Ma-ndé parce que les peuples qui
l’habitaient adoraient pendant la période païenne le lamantin
(_Manatus_, désigné encore aujourd’hui sous le nom de _ma_). Le
restant du pays, la partie sud, éloignée des grands cours d’eau,
portait seulement le nom de _Ndé_.
El-Edrizi et El-Békri rapportent d’autre part, en parlant de
l’origine de la première dynastie des rois du Sonr’ay, que
« pendant la période païenne Dieu apparaissait aux populations du
Niger sous la forme d’un serpent ; il leur donnait des ordres et
ils l’adoraient.
« Un étranger le tua devant la population, et par ce fait il devint
leur roi. En montant sur le trône il prit pour cette raison le titre
de _za_, et ses successeurs firent toujours précéder leur nom de
celui de _za_. » (_Za_, _sa_, en mandé, veut dire « serpent »).
On pourrait supposer que cet incident ne se rapporte qu’aux peuples
sonr’ay : nous ne le pensons pas, car nous trouvons, précisément
dans la chronologie très complète de la première dynastie des rois
sonr’ay que les historiens arabes nous ont conservée, que Za Kasi,
le héros de cette légende et premier roi sonr’ay, a eu de nombreux
successeurs mandé, parmi lesquels nous citerons :
_Da’ou_ II, Za Fa _Dazou_, Za Ali _Kirou_, Za _Zank barou_, Za
_Basa-Fara_, et enfin Za _Fa-Dé_, dernier roi de la première dynastie
des rois sonr’ay, mort vers l’an 1350 de l’ère chrétienne.
_Da-ou_, _Kirou_, _Barou_, sont des noms de famille mandé qui se sont
conservés jusqu’à nos jours ; ils constituent encore aujourd’hui
presque un titre de noblesse ; les plus belles familles portent
actuellement ce nom. Enfin _Za Fa Dé_ veut dire _Za_ père des _Dé_.
Dans le Mossi on désigne les Mandé et en général les étrangers par
le mot _dé_. Exemple : _Ia dé r’a_, « ceux-ci _mandé_ sont ».
Nous retrouvons également le mot _ndé_ en wolof pour désigner
le sud ; ils disent : Dioula _ndé_, ce qui veut dire : « Pays des
Dioula, endroit des Dioula. »
Dans l’étude qui va suivre nous nous sommes basé sur tous les
éléments qui pouvaient nous éclairer : ce sont des résultats
d’interrogatoires laborieux, de longues recherches dans le pays
même, et, comme canevas, les relations fournies par les historiens
arabes.
Raconter fidèlement l’histoire de ce peuple est donc très
difficile ; sa langue n’est pas écrite, et les traditions ne
remontent pas assez loin pour permettre d’en tirer des conclusions
bien nettes ; du reste, chacune des branches de la race mandé a sa
propre histoire.
Ce peuple est mélangé à l’infini. La superposition des races,
le mariage et la promiscuité dans laquelle il vit avec ses esclaves,
sont autant de causes qui font que l’anthropologie n’a pu étendre
avec fruit ses recherches sur les peuples qui nous intéressent.
Le tatouage et les incisions m’ont souvent guidé pour formuler
une opinion, malheureusement les enfants d’esclaves se font tatouer
comme leur maître. Certains peuples vaincus ont adopté le tatouage
et les incisions du vainqueur. Dans d’autres circonstances c’est
le contraire qui s’est produit, ce sont alors les immigrants qui ont
pris le tatouage des peuples chez lesquels ils sont venus s’établir,
afin de leur inspirer la confiance et de s’assimiler plus promptement
à eux.
C’est ainsi que les Mandé de Kong ont adopté le tatouage des
Komono et Dokhosié, les Mandé du Mossi quelquefois le tatouage
mossi, les Dagomba un tatouage mixte se rapprochant du mandé et du
haoussa, enfin les Foulbé du Ouassoulou, du Ganadougou, de Fourou,
de Ouahabou, celui du peuple chez lequel ils vivent, etc. Là encore
il est difficile de trancher sans hésiter la question d’origine.
La linguistique semble aussi offrir de grandes ressources, mais
bien des fois on se trouve en présence de peuples qui, quoique
manifestement d’une race différente des autochtones, ont perdu
leur propre langue et adopté celle des indigènes avec lesquels ils
se trouvent en relation. Conquis ou conquérants parlent souvent un
même dialecte, bien que de races bien différentes. Exemple : les
Foulbé du Ouassoulou, du Ganadougou, etc., qui parlent le mandé et
ont oublié le poular ; les Zénaga, qui ont oublié le berbère pour
parler l’arabe.
Si l’on se rejette sur la numération, on éprouve également souvent
des déceptions : les cinq premiers nombres paraissent devoir donner
une indication, puisqu’un peuple aussi sauvage et aussi barbare
qu’il est doit toujours savoir compter au moins les cinq doigts de sa
main. Malheureusement j’ai constaté dans beaucoup de régions que
les peuples, au fur et à mesure que leurs relations commerciales se
développent, et qu’ils s’élèvent d’un degré dans l’échelle
sociale, abandonnent rapidement leur numération primitive, qui leur
donnait peu de ressources, pour adopter celle des peuples avec lesquels
ils se trouvent en relations commerciales, et leur permet de compter
rapidement avec les marchands ou peuples voisins plus avancés.
Exemple : chez les Bobo-fing, où la langue n’a aucun lien de
parenté avec le mandé, on compte :
1 pilé, 2 fa, 3 sa, 4 na, 5 ko ; — chez les Bobo-Niénigué : 1
pilé, 2 pala, 3 sa, 4 na, 5 ko ; — en mandé : 1 kilé, 2 foula,
3 saba, 4 nani, 5 loulou.
Les meilleurs résultats que l’on obtient dans ces régions pour
l’ethnologie le sont par l’étude des noms de famille ou _diamou_ ;
mais là aussi on ne peut exclusivement s’y appuyer : beaucoup
d’esclaves adoptent ceux de leur maître, et certains peuples qui
n’ont pas de noms de tribu ou de famille, tels que les Komono et
Dokhosié, n’hésitent pas en se civilisant à adopter ceux de
leurs voisins plus policés qu’eux. Aussi ce n’est qu’avec une
certaine réserve qu’il faut noter les analogies et les similitudes
de noms de tribu ou de famille ; mais il ne faut pas pour cela rejeter
ce mode d’informations, qui à mon avis est certainement le meilleur
qui soit à notre portée.
En résumé, mes observations m’ont porté à ne me prononcer
catégoriquement sur l’origine et la parenté de deux peuples que
lorsque certaines coutumes originales, les armes et les habitations
offrent de l’analogie entre elles, et lorsqu’il y a en plus
similitude des tatouages et des noms de tribu.
Tout jugement ne s’appuyant que sur une seule ressemblance est
téméraire ; il faut donc ne donner un avis qu’avec beaucoup de
circonspection.
Ce qui a jeté beaucoup de confusion dans l’histoire de ces pays,
c’est que des traducteurs d’ouvrages aussi importants que
ceux d’Ebn Khaldoun, El-Edrisi, El-Békri, Ahmed Baba, etc., ont
quelquefois négligé de citer à côté du texte français les noms
propres en lettres arabes.
Dépourvus assez fréquemment de points diacritiques, les noms peuvent
être lus de plusieurs manières, ce qui ne manque pas de jeter la
confusion. C’est un peu ce qui s’est produit pour Gago, Gogo,
Koukou, Koukia, Kouka, etc., et pour beaucoup d’autres noms propres.
Il faut laisser au géographe et à l’explorateur la faculté
de lire le nom en arabe et de l’interpréter. Sa connaissance du
pays, des mœurs, sa familiarité avec les noms propres indigènes,
le mettent à même d’affirmer avec plus d’exactitude et lui
permettent d’en confirmer la lecture.
FAMILLE MANDÉ
La famille mandé se divise en de nombreuses branches, que nous allons
énumérer avec leurs noms de famille.
Nous avons vu au début la famille ndé, divisée en Ndé et en
Ma-ndé, ces derniers ayant pour _tenné_ (idole ou fétiche) le
_lamantin_, qui était à la fois leur bon et leur mauvais génie.
Aux Ndé se rattachent les Dioula ou Dioura et probablement les Sousou.
Chez les Mandé, auxquels se rattachent aussi les Sonni-nké, les
_tenné_ étaient et sont encore :
1o Le caïman ou _bamba_, _bamma_. Cette famille porte actuellement
le nom générique de _Bammana_. Dans le Soudan français nous leur
donnons le nom de Bambara, c’est une appellation impropre en mandé ;
dans tous les pays que j’ai visités, le mot Bambara est synonyme
de _kafir_, infidèle.
2o L’hippopotame ou _mali_. Cette famille porte le nom générique de
_Mali-nké_. Elle comprend les Mali-nké proprement dits, les Kagoro,
les Tagoua.
3o L’éléphant ou _sama_. Cette famille porte le titre générique
de _Sama-nké_.
4o Le serpent ou _sa_. Cette famille porte le titre générique
de _Sa-mokho_.
Cette division en _tenné_ a donné lieu à plusieurs grandes
familles, qui sont : les Bammana, les Sousou ou Soso, les Mali-nké,
les Sama-nké et les Sa-mokho.
Ces grandes familles ont eu chacune leur propre histoire ; elles
étaient groupées en tribus ayant chacune un ou plusieurs tenné et
un _diamou_ particulier (_diamou_, nom de tribu).
Certaines de ces tribus se sont même scindées et figurent à la
fois dans deux ou plusieurs des cinq grandes familles, telles les
Diara, Kouroubari, Sissé, etc. ; elles se désignent actuellement
non seulement par leur _diamou_, mais elles y adjoignent quelquefois
pour se différencier entre elles le nom de leur _tenné_ particulier.
1o Famille des _Bamba_, dite _Bammana_ (caïman).
{ Kouroubari Massa-si, }
{ }
{ Kouroubari Kalari, }
{ }
{ Kouroubari Daniba, }
{ } _Tenné_ :
{ Kouroubari Mana, } les calebasses fêlées
{ } et souvent le chien.
_Familles { Kouroubari Mou siré, }
royales._ { }
{ Kouroubari Sira, }
{ }
{ Kouroubari Bakar, }
{
{ Diara Kounté, }
{ } _Tenné_ :
{ Diara Fissanka, } le lion, le chien,
{ } le lait de fauve.
{ Diara Barlakao, }
{ Konéré ou Koulankou, }
{ }
{ Sokho, }
{ } _Tenné_ :
_Familles { Dambélé, } le _bandougou_
de forgerons._ { } (condiment), le _koban_,
{ Traouré, } singe vert, le chien.
{ }
{ Niakané, }
{ }
{ Mériko, }
A cette famille se rattachent deux autres, dont les membres sont :
_a._ Celle des _Sama_ (éléphant), désignée par le nom de
Sama-nké. Elle comprend des Touré, des Sissé, des Traouré,
des Dambélé.
_b._ La famille des _Sa_ (serpent), dite Sa-mokho. Elle comporte des
Kouloubari et des Sokhodokho.
2o Famille des _Mali_ (hippopotame), dite Mali-nké.
{ Keïta, Koïta, }
{ }
_Famille { Bakhoyokho, }
royale._ { }
{ Kamara, } _Tenné_ :
} le rat palmiste des
{ Kourouma, } arbres, la panthère.
{ }
_Autres { Konaté, }
Familles._ { }
{ Sissokho, }
{ Kouyaté, }
{ }
_Familles { Diabakhaté, } _Tenné_ :
de griots._ { } l’iguane.
{ Dombia, }
{ }
{ Dioubaté, }
2e subdivision des Mali-nké : les _Kagoro_, qui comprennent :
Les Toungara, }
}
Les Magaza, } _Tenné_ : le serpent boa, le campagnol (rat des
} champs), le serpent trigonocéphale.
Les Konaté, }
}
Les Touré, }
3e subdivision des Mali-nké : les _Tagouara_, qui comprennent :
Des Traouré,
Des Diarabasou,
Des Konné,
Des Bamma.
Puis vient l’ancienne famille des _Ndé_, qui avait le lamantin
pour divinité, et dans laquelle nous avons classé les Sonni-nké,
les Dioula et les Sousou ou Soso.
Ces trois groupes n’ont dû se scinder que vers l’an 1350, au
moment de la fin de la première dynastie sonr’ay, à l’avènement
du roi sonr’ay Sonni Ali Kilnou.
Les uns ont voulu suivre la fortune du nouveau roi et ont pris le
titre de Sonni-nké (hommes de Sonni).
D’autres, au contraire, comme les Sousou, n’ont pas voulu perdre
leur autonomie et leur nationalité. Et enfin les descendants des
Da’ou, Barou, Kérou (familles royales de la première dynastie
sonr’ay) ont, pour se distinguer des partisans des Sonni et des
Sousou, pris le titre de _Diou-la_, « couche, souche du trône ».
L’avènement de cette nouvelle dynastie, celle des Sonni, sur le
trône sonr’ay-mandé, a donc donné naissance aux trois groupes
suivants :
3o La famille Sousou[69] ou Soso, dont je ne possède aucun diamou
(nom de famille), ni aucun tenné.
4o Les Sonni-nké ou Saracollé, ou Séré-Khollé, ou Marka-nké,
qui se subdivisent en :
Bakiri,
Sissé,
Sillé,
Diabi,
Doukouré,
Kaba,
Sakho,
Niakhaté,
Diawara,
qui eux-mêmes se subdivisent en Diawara-Sagoné et Diawara-Dabo.
5o Enfin la famille Mandé-Dioula, dont nous parlons page 393.
Parmi ces diverses tribus, qui constituent le grand peuple Mandé,
on rencontre par-ci par-là des groupes de familles qui ne portent
d’autre titre que celui de Fofana.
Ils ne constituent pas, à proprement parler, une famille unique,
ou un groupe comme les Bammana, les Mali-nké, les Sonni-nké, les
Sousou, les Dioula. Ils vivent mélangés parmi les autres Mandé et
forment une sorte de caste.
Aucun caractère extérieur ne les désigne particulièrement et ils
sont musulmans ou fétichistes.
J’ai souvent interrogé sur leur origine, Diawé, qui est un Fofana ;
il n’a pas pu me renseigner ; je dois donc me borner à dire ce
que j’ai appris par moi-même.
Les Fofana observent le dimanche comme jour férié, et chez eux
l’histoire d’Adam et d’Ève ne diffère en rien de la nôtre ;
ils n’ont pas la pomme et le serpent, mais un autre arbre fruitier
et le serpent, ce qui revient au même.
Chez eux, le vendredi est un jour néfaste.
Une autre particularité à signaler, c’est qu’ils sont par tout
le Soudan réputés comme d’une honnêteté à toute épreuve et
que personne ne s’aviserait de les faire captifs, sauf les Maures.
L’étymologie de Fofana m’échappe ; _fo_ cependant veut dire
parler, et _fana_ ensemble. Ils n’ont pourtant pas de langue qui
leur soit propre, et leur famille se divise, comme les autres familles
mandé, en _tenné_, c’est-à-dire en divinités particulières, dont
les pratiques sont plus ou moins respectées. Pour se différencier
entre eux, ils ajoutent généralement à leur titre de _Fofana_
celui de leur _tenné_.
Voici leurs subdivisions :
Les Fofana-Kagoro, qui ont comme tenné la panthère ;
Les Fofana du Nouroukrou, qui ont comme tenné l’éléphant ;
Les Fofana de Nyamina, du Bakhounou, du Ouorodougou, qui ont comme
tenné le lion, la panthère et une variété de serpents ;
Et enfin les Fofana Souransa, qui ont le boa (_maninian_) comme tenné.
J’ai même observé des Fofana qui se disent Sonni-nké et d’autres
qui se vantent d’être Toucouleur ou même Dioula.
Je n’ai parlé jusqu’à présent que des grandes divisions de la
famille mandé, comme on le verra ci-dessous dans l’énumération
des travaux philologiques. Il y a quantité d’autres peuples qui
se rattachent à cet important groupe.
Voici une liste à peu près complète des ouvrages linguistiques
qui ont été publiés sur les langues et dialectes mandé, liste
empruntée en partie à ma propre bibliothèque, en partie à
l’énumération des travaux philologiques de M. René Basset,
dans ses _Mélanges d’histoire et de littérature orientales_
(Louvain, Lefever frère et sœur, 1888) :
1o _Grammar and vocabular of the Susoo language_. 1802, in-8.
2o _A spelling book for the Susoo_. Edimbourg, 1802, in-12.
3o _First, second, third, fourth, fifth and sixth Catechism in Susoo
and English_. Edimbourg, 1801-1802, 4 vol. in-12.
Ces ouvrages ne sont pas signés. Steinthal croit devoir les attribuer
à Brunton.
4o _Allah hu Feï Susuck bé fe ra_ (_Religious instructions for the
Susoos_). Edimbourg, 1801, in-12.
5o _Journal of American-Oriental Society_. T. I, p. 365, qui contient
un vocabulaire de Wilson.
6o _Outlines of a Grammar of the Susu language_. Londres, 1882, in-12,
par Duport.
7o _Idiomes du Rio Nunez_, par le Dr Corre. Paris, in-8.
8o _Catéchisme français-soso, avec les prières ordinaires_, par
le R. P. Raimbault. Vicariat apostolique de Sierra-Leone, 1885.
9o _Dictionnaire français-soso et soso-français_. Mission du Rio
Pongo, 1885, in-12.
10o _The New Testament in Soso_. London, in-8.
11o _The first seven chapters of the Gospel according to Saint Matthew
in the Susoo language_, by the Rev. John Godfrey Wilhelm. London, 1816.
12o _Grammar of the Mandingo language, with vocabularies_, by the
Rev. R. Maxwell Macbrair. London.
13o Du même auteur, _Issa l’anjilo kila matti ye men safe Mandingo
Kangoto_. Macbrair. London.
14o _African Lessons, Mandingo and English_. London, 1827.
15o _Guinea Portugueza_ (_Boletin da Sociedade de Geographia de
Lisboa_. IIIe série, 1882, p. 726).
16o _Vocabulaire et phrases mandingues de Caillié_. T. III.
17o _Vocabulaire mandingue de Mungo-Park_.
18o _Dictionnaire français-wolof et bambara_, par Dard. Paris,
1825, in-8.
19o _Essai sur la langue bambara_, par L.-G. Binger. Paris,
1886, Maisonneuve et Leclerc, in-12. — Cf. aussi _Bulletin de
correspondance africaine_, 5e année, fasc. I et II, p. 156-160.
20o _Éléments de grammaire bambara_. Saint-Joseph de Ngasobil,
1887. Ouvrage publié par les missionnaires du Sénégal.
21o _Outlines of a grammar of the Vei language together with a
Vei-English vocabulary, and an account of the discovery and nature
of the Vei mode of syllabic writing_, by S. W. Koelle. London, 1854.
22o _Despatch communicating the discovery of a native written
character at Bohmar, on the western coast of Africa, near Liberia_,
etc., by lieut. F. E. Forbes, R. N., with notes on the Vei language
and alphabet, by E. Norris, esq. Londres, 1849.
23o _Narrative of an expedition into the Vy, country of West
Africa_. London, 1849, in-8.
24o _Fac-similé d’un manuscrit en langue veï et en caractères
particuliers_. London, 1851, in-8.
25o _Polyglotta africana_. Londres, 1851, où Koelle traite le
kisi-kisi, le solima, le bambara et ses dialectes, le veï, le
diallonké, le sambouyah, le mandé, le kono, le téné, le gbandi,
le landoro, le gbese, le toma, le mâno et le jyio.
26o _Outline of a Vocabulary of a few of the principal languages
of Western and Central Africa compiled for the use of the Niger
Expedition_. London, 1841.
27o _The Negroland of the Arabs_. Cooley, p. 67, note 18.
28o _Grundriss der Sprachenwissenschaft_, t. I, 2e partie. Vienne,
1877, in-8, p. 143. Fr. Müller.
29o _Nubische Grammatik_, de Lepsius, p. XXXVI et XXXVII.
30o _Notes de linguistique africaine_. Londres et Vienne, 1887,
in-8. Grimal de Guiraudon.
31o _Comparative vocabularies of some of the principal negro dialects
of Africa_. New-Haven, 1849.
32o _Notes sur les trois langues sonni-nké, bambara et malinké_
(_Revue de linguistique et de philosophie_, 1887, p. 130). Dr Tautain.
33o _Vocabulaire sonni-nké_. Faidherbe (_Annuaire du Sénégal_,
1864).
34o _Langues sénégalaises : wolof, arabe-hassania, sonninké et
sérère_. Faidherbe. E. Leroux, 1887, Paris.
35o _Die Mandeneger-Sprachen, physiologisch und phonetisch
betrachtet_. Steinthal, Berlin, 1867.
Ce dernier est l’ouvrage le plus consciencieux que l’on puisse
trouver. L’auteur a réussi à s’assimiler ces langues d’une
façon remarquable, il en a fait une étude sérieuse qui sera encore
consultée longtemps avec fruit.
Il m’a été d’un grand secours dans mes recherches sur la langue
mandé ; je me propose du reste de le traduire en y ajoutant mes
propres observations et en complétant les lacunes inévitables qui
s’y sont introduites, Steinthal n’ayant fait son livre qu’à
l’aide des documents assez confus à sa disposition à cette époque
(1867).
A cette trop longue nomenclature il convient encore d’ajouter :
36o _Vocabulaire diallonké_. Mage, _Voyage dans le Soudan
occidental_. Paris, 1868, in-8, Appendice.
37o _Note sur la rivière Manéah_, par Braouzec (_Bulletin de la
Société de géographie de Paris_, mars 1867, p. 253).
38o _Njia yekpei Kina marki nyegini_ (Evangile selon saint
Marc). Londres, 1871, in-8.
_Njiei yekpei na Johani nyegini_ (Evangile selon saint Luc). Londres,
1872, in-8.
_To-bela ti we hindeisia_ (Actes des Apôtres). Londres, 1872, in-8.
_Paulu to-moi ngi golo nyegingoi Romi bela-ye_. London, 1872, in-8.
Ouvrages publiés par la Mission américaine ; en 1882 et 83 par
M. Schoen.
39o _Der verlorene Sohn in der Sprache von Shetun ku Sefe oder der
Azarareye Sprache_ (_Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen
Gesellschaft_), t. IX, 1855, p. 846 et 847.
Pendant mon voyage j’ai essayé de faire une classification de tous
les mots mandé par peuple ; mais j’ai dû bien vite y renoncer ;
pour mener à bien ce travail, il faudrait y travailler sans relâche
pendant plusieurs années.
Pour qu’on en ait une idée, je vais donner succinctement
l’énumération des divers idiomes mandé non étudiés qui offrent
d’assez grandes différences pour être notés :
Dialecte des Kassonké ;
— Malinké Sissokho du Nouroukrou et du Gangaran ;
— Malinké Dabo du Bambouk et du Bondou ;
— Malinké de Kita, Maréna, Dogofili et des Kagoro ;
— Malinké du Fouladougou ;
— Bammana du nord du Kaarta et du Bélédougou ;
— Malinké du Birgo, du Manding, du Bouré ;
— Bammana du Ségou ;
— Bammana du Bolé, Baninko, Diédougou ;
— Malinké du Gouana, Gouandiakha, Baniakha, Lenguésoro et du
Ouassoulou en général.
— Malinké du Torong, du Kounian, du Ouorocoro ;
— Malinké des Foulbé Soumantara du Ganadougou ;
— Dialecte parlé dans le voisinage des Siène-ré ;
— Idiomes des dioula de Kong, de Tengréla, du Kénédougou,
et du Ouorodougou des Bobo-Dioula et des Dafing, etc.
Bien entendu, je ne parle ici que de ceux que je connais et j’omets
avec intention ceux du Sankaran, du Kissi, du Toucoro, du Soulimana,
du Kouranko, du Baléya, etc., que je n’ai pas visités, ainsi que
le Bullom, le Nalou, etc., qui ont été plus ou moins étudiés.
Il est certain que lorsque la linguistique de tous les peuples des
Rivières du Sud sera connue, beaucoup d’entre eux seront encore
à rattacher à cette grande famille ethnographique.
Il est à regretter que les dialectes de ces divers peuples n’aient
pas été l’objet d’études philologiques approfondies, ces
études ne manqueraient certes pas de jeter un nouveau jour sur un
peuple aussi intéressant que le peuple mandé.
FAMILLE SONNI-NKÉ
Pendant toute la période où chacun des groupes Bammana, Mali-nké
et Dioula était intimement lié à un autre, faisant partie d’un
même empire avec les Sonni-nké et les Sousou, il est facile de les
suivre dans leur histoire.
Il n’en est pas de même dès que ces groupes s’affranchissent les
uns des autres, en rêvant chacun de reconstituer à leur propre profit
un nouvel empire sur les bases de celui qui vient de s’écrouler.
C’est une tâche bien aride. Nous allons néanmoins essayer de
démêler l’histoire de chaque groupe, en nous aidant des légendes
que nous avons recueillies. Nous n’avons pas la prétention de donner
des renseignements absolument exacts et à l’abri de la critique,
mais nous pensons qu’en construisant un canevas grossier avec tout
ce que nous avons pu apprendre, nos successeurs pourront utilement
le remplir et me sauront gré d’avoir commencé une œuvre qu’ils
seront certainement heureux de compléter.
LES SONNI-NKÉ
De Saint-Louis au Macina et de Walata et Tombouctou au cap des Palmes,
on trouve des Sonni-nké. Tantôt, comme vers Bakel, dans le haut
Sénégal, ils constituent l’élément principal de la population
dans des pays entiers, tantôt ils forment des villages épars au
milieu des populations de nationalités différentes.
A l’exception de quelques pays où ils vivent en maîtres, les
Sonni-nké subissent partout la suprématie des divers conquérants,
préférant toujours aux luttes à main armée la tranquillité de
leur commerce, qu’on leur fait payer souvent bien cher. Ils sont
aussi de remarquables agriculteurs.
C’est ainsi que s’exprime le docteur Quintin, dans le _Bulletin
de la Société de Géographie de Paris_ de septembre 1881 ; aussi
je lui emprunte bien volontiers cette succincte esquisse. Mais là
où je ne suis plus d’accord avec lui, c’est quand il dit que
les Sonni-nké sont des Sonr’ay.
Les Sonr’ay sont un peuple dont la langue a été étudiée par
Barth, qui n’y a trouvé aucune ressemblance avec le sonni-nké. Ce
dernier peuple est un peuple essentiellement mandé, comme nous le
verrons un peu plus loin.
Est-ce à dire que je sois en désaccord complet avec le docteur
Quintin ? Pas absolument, car je suis tout aussi persuadé que lui
que les Sonni-nké ont fait partie de l’empire son’ray et qu’ils
y ont joué un rôle très grand, mais à côté de cela j’affirme
qu’ils sont mandé.
Quant à l’argument qu’apporte le même auteur en disant qu’une
importante tribu de Sonni-nké se nommant _Sisé_ serait descendante
de Sa, le fondateur de la première dynastie des rois sonr’ay,
ce n’est pas à soutenir, et en cela je suis absolument d’accord
avec le docteur Tautain. Du reste, même en négligeant la voyelle
_a_ de _Sa_, et en admettant que _sa_ et _sé_ soient le même mot,
cela ne prouverait pas du tout que _Sisé_ veut dire « enfant de
Sé ». Pour que ce fût vrai, il faudrait écrire _Sési_, car on
dit _massa-si_, _fama-si_ en mandé, et non _si-massa_, _si-fama_,
comme le pense le docteur Quintin.
L’existence d’un empire sonr’ay aussi puissant que l’ont
décrit les auteurs arabes restera toujours une énigme pour le
monde savant, s’il n’admet pas comme moi que, sous le titre
d’empire de Ghanata, de Sonr’ay, de Melli ou Mali, il faut
comprendre comme facteur principal et élément le plus puissant la
race mandé. Les preuves que j’ai avancées en citant les noms des
rois dits sonr’ay, qui étaient pour la plupart purement des Mandé,
dans la première dynastie au moins, doivent être concluantes. Du
reste, comment expliquerait-on aujourd’hui que cette race sonr’ay,
jadis si puissante, n’existe pour ainsi dire plus ? On ne trouve
actuellement que fort peu de Sonr’ay répartis dans les environs de
Djenné et dans la Yatenga, et quelques tribus isolées confinées
dans le nord de la boucle du Niger et aux environs de Gogo, sur la
rive gauche du même fleuve (dans le Zamberma, au nord du Sokoto). Il
n’est pas possible qu’une race ayant joué un rôle aussi important
dans l’histoire des peuples qui nous occupent ait disparu ainsi
sans cataclysme. Il faut, d’autre part, bien admettre avec moi
que, devant une race aussi imposante par ses divisions et le nombre
de ses familles, comme c’est le cas pour la famille mandé, on ne
peut penser qu’une chose, c’est que les trois empires de Ghana,
du Sonr’ay et de Melle ont toujours été peuplés de Sonr’ay et
de Mandé, dont les sujets, en arrivant alternativement au pouvoir,
par droit ou par usurpation, faisaient changer la dénomination du
royaume. Ce qui est notoire, c’est que si quelquefois les deux
royaumes existaient simultanément, jamais l’empire dit sonr’ay
n’a puisé ses propres forces dans l’élément sonr’ay seul
et que d’importantes fractions de mandé y ont toujours joué un
rôle considérable.
El-Edrizi écrit en 1153 (548 de l’hégire), en parlant de la
description des richesses des peuples habitant Silla et Tekrour
(Sagha), que Tirka ou Tirekka (lieu situé aux environs de Bourroum),
au coude oriental du Niger, appartenait aux Wangara[70]. « Même
Kougha, ajoute-t-il, était tributaire des Wangara. Seule Gogo était
ville libre, et ne dépendait de personne. »
Ce qui est indiscutable, c’est que les peuples qui plus tard ont
pris le titre de Sonni-nké ont depuis les temps les plus reculés
(c’est-à-dire les temps historiques arabes) habité le nord des
régions qui nous occupent.
La première mention que nous trouvons dans Ahmed Baba date de
1040-41 (432 de l’hégire). « Ouar _Diabi_, l’apôtre musulman
du _Tekrour_, meurt. Il convertit entre autres à l’islamisme les
habitants de Silla (près Djenné). »
A première vue, cette mention peut passer inaperçue ; elle a
cependant une importance considérable, car les _Diabi_ constituent
encore aujourd’hui une tribu noble parmi les Sonni-nké.
Nous voyons en outre, dans René Basset (_Mélanges d’histoire et
de littérature orientales_, p. 13), que, sous le nom de Tekrour, les
Melli sont soumis en l’an 320 de l’hégire (932-33) par l’émir
mîknaséen de Fas, Mouça ben Abi l’Afya, qui s’empara de la
ville et du pays de Tekrour.
L’identité des _Tekrour_ et des _Melli_ est prouvée par
ce fait que Maqrizy donne au premier roi des Tekrour le nom de
Serbendanah, qui paraît être le même que Bermendana, porté,
suivant Ebn Khaldoun, par le premier roi des Melli. Puis, d’après
El-Békri, en l’an 460 de l’hégire (1067-68) les rois de Ghana
étaient encore païens. Ouaqaïmagha, fondateur de cet État,
avait pour fonctionnaires les _Ouakoré_ (Ouakoré, Wangara,
noms sous lesquels certains peuples, entre autres les Haoussa,
désignent aussi aujourd’hui les Mandé) ; il eut pour successeur
_Tonka-ménin_. El-Békri nomme un des rois régnants : _Kanda_. Là
également nous trouvons trois noms mandé. _Ouakoré_ est aussi, de
nos jours, employé un peu partout. _Tonka_ est encore aujourd’hui
le titre que prennent les souverains sonni-nké, et le mot _Kanda_ se
retrouve également dans ce même dialecte ; il signifie « pays »,
royaume et quelquefois chef.
En 1885-1886 j’ai collaboré avec mon regretté maître le général
Faidherbe à un ouvrage intitulé _Langues sénégalaises_, comprenant
l’étude du wolof, de l’arabe-hassania, du sonni-nké et du
serère (Leroux, Paris, 1886). J’ai sans difficulté réussi à
me convaincre que le sonni-nké est un dialecte mandé dans lequel
rentrent en outre dans la proportion de 25 pour 100 des mots arabes et
poular. Ce contact avec les Arabes et les Foulbé prouve que c’est
dans le Bakhounou (l’ancien Baghéna) et sur le cours moyen du Niger
que les Sonni-nké ont dû vivre avec les Arabes et les Foulbé. Ce
qui tendrait encore à le prouver, c’est que le shetou, parlé
à Tichit, près de l’Adrar, et dont Barth a donné un spécimen
dans la _Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft_,
t. IX, 1855, p. 846 et 847), n’est autre chose qu’un dialecte
sonni-nké. Cette note est intitulée : _Der verlorene Sohn in der
Sprache von Shetun ku Sefe oder der Azarareye Sprache_.
Ce qui est certain, et Barth est formel sous ce rapport avec
El-Bekri, c’est que les Wakoré (Mandé), comme ils les appellent,
constituaient l’élément principal de la population du renommé
royaume de Ghanata (Baghéna)[71].
Se trouvant dans une région aussi près de celle des Maures et
des Foulbé, il n’est donc point extraordinaire que les familles
régnantes ou dirigeantes appartenaient ou étaient mélangées de sang
peul. En tenant compte de cette promiscuité d’éléments nègres,
berbères, arabes ou peul, il est facile de comprendre pourquoi Léon
l’Africain dit en parlant de leur origine : _della stirpe di Libya_,
et que cet historien les fait correspondre aux _Leucoæthiopes_
de Ptolémée[72].
De ce que nous venons de dire, il ressort clairement que le Ghanata
était habité par des Wakoré (Mandé), et que, d’après nos propres
recherches, leurs noms de familles, titre de roi, etc., se retrouvent
actuellement sans altération dans la famille des Sonni-nké[73].
Il est aussi certain qu’à cette époque cette famille ne portait
pas encore le nom de Sonni-nké.
En 1607, El-Békri, après avoir cité Ouqaïmagha, parle de
Tonka-Ménin et d’un autre chef nommé _Kanda_, ce qui prouve que
les Wakoré, qui étaient fonctionnaires à la cour de ce premier
chef, sont arrivés peu d’années après au pouvoir ; ils devaient
même encore y être en 1076 au moment de la conquête du Ghanata par
les Senhadja. El-Békri ajoute qu’à la suite de cette conquête
une grande partie de la population est forcée par les Merabétin
d’embrasser l’islamisme, ainsi que de nombreux districts nègres
voisins.
Que sont devenues les familles mandé pendant la domination des
Senhadja ? L’histoire nous le dit : _musulmanes !_ mais elle est
muette quant à ce qui leur advint d’autre part.
C’est probablement pendant la période de domination berbère, de
1076 à 1203, que quelques-unes de leurs familles allèrent se fixer
à Tichit et dans l’Adrar pour plus tard venir envahir le Kaarta,
le Diafounou et le Guidimakha.
Mais cette migration n’a pas dû être bien importante, et il est
presque certain que l’influence mandé ne disparut pas du coup, car,
cent vingt-sept ans après la conquête du Ghanata par les Senhadja,
le pouvoir passe de nouveau entre les mains d’une famille wakoré
ou mandé. El-Békri est formel (1203—4, an 600 de l’hégire) :
« Le Ghanata, très affaibli, est pris par les Sousou, une des tribus
parentes des Wakoré[74]. »
Entre 1235 et 1260, les Sousou sont eux-mêmes subjugués par
Mari-Djata, roi du Melle ou Mali, qui s’empare du Ghanata.
Que sont devenus les premiers Mandé, puis les seconds, les
Sousou ? l’histoire ne nous en apprend pas grand’chose. Ce
que nous pensons, c’est que les uns et les autres ont dû à peu
d’exceptions près accepter la nouvelle domination. N’étaient-ils
pas de même race, ne parlaient-ils point la même langue ? Pour
eux la conquête se réduisait au changement de la famille royale et
à l’arrivée au pouvoir de gens de même race qu’eux, mais ne
portant pas le même nom.
A cette époque les Mandé étaient maîtres partout, dans toute la
partie nord de la boucle du Niger. Les Sousou, les Mali de Mari-Diata
ou Diara étaient Mandé. Plus à l’ouest, l’empire sonr’ay
lui-même était gouverné par des Mandé.
Pendant cette période on peut donc dire qu’il n’y a eu que des
déplacements de peu d’importance, des migrations de peuples de
même race ; les Mandé étaient au pouvoir partout.
Cet état de choses se continua ainsi fort probablement jusqu’à
ce que la dynastie des Za, tributaire de Melle (première dynastie
dite sonr’ay), succédât à celle des Sonni.
A la dynastie des Za (première dynastie des Sonr’ay) succéda
celle des Sonni.
Le premier roi sonni fut Sonni Ali Kilnou, et son successeur fut
Sonni Silman Nar.
Voici ce que l’on sait sur eux d’après Ahmed Baba :
Sonni Ali Kilnou et Sonni Silman Nar étaient deux frères ; ils
résidaient comme otages ou avaient été donnés comme gage de
fidélité au roi de Melle[75]. Cette coutume existe encore dans le
Soudan : chaque fois que des États reconnaissent pour leur suzerain
un État plus puissant qu’eux, les États vassaux envoient à la
cour de leur suzerain un ou plusieurs de leurs enfants.
Lorsque ces enfants deviennent adultes, quelques-uns rentrent dans
leur pays, d’autres prennent des emplois de haut serviteur, de page
à la cour du suzerain.
Ali Kilnou ne se plaisait pas à la cour du roi de Melle et nourrissait
secrètement le désir de regagner sa patrie. A cet effet, il se
procura peu à peu les chevaux et les armes nécessaires, et un beau
jour il quitta avec son frère Silman Nar furtivement la cour du roi
de Melle.
Dès que leur fuite fut connue, on envoya des guerriers à leurs
trousses avec ordre de les ramener morts ou vifs. Les deux frères
furent rejoints plusieurs fois par les gens du roi de Melle, mais
réussirent toujours à se dégager en combattant et gagnèrent
finalement leur patrie.
Ali Kilnou en rentrant fut proclamé par son peuple sultan du Sonr’ay
et prit le titre de Sonni Ali Kilnou.
Pendant son règne il affranchit son pays de la suzeraineté du
Melli. Et à sa mort, son frère Suleyman Nar lui succéda, avec le
titre de Sonni Suleyman Nar.
C’est de ce moment-là, de l’avènement de Sonni Ali Kilnou (vers
1331), que date vraisemblablement l’origine de l’appellation
Sonni-nké. Et je l’explique comme il suit. Sonni Ali Kilnou
ayant réussi à affranchir dans une certaine mesure son pays de la
domination de Melle, il lui fallut des partisans, car les Sonr’ay,
à eux seuls, n’étaient pas assez puissants pour soutenir le roi
qu’ils venaient de se donner. Ce furent donc un certain nombre
de familles wakoré ou mandé qui embrassèrent sa cause, et par ce
fait furent nommées Sonni-nké, « hommes de Sonni ». D’autres
Mandé, au contraire, soutinrent l’ancienne dynastie, celle des
Za, dans laquelle ils comptaient de nombreux parents, les Barou et
Kérou. Ceux-là, au lieu d’être partisans des Sonni, restèrent
partisans des Za, et pour le prouver ils prirent le nom de _Diou-la_,
comme je l’ai dit au chapitre précédent, « qui sont du trône,
de la souche ».
Sonni Ali et ses successeurs luttèrent en vain contre les autres
Mandé (le royaume de Melle) ; ils ne réussirent que longtemps après
à s’affranchir totalement.
Ce fut le seizième roi de la nouvelle dynastie, qui portait également
le nom de Sonni Ali, auquel était réservée la gloire d’affranchir
son pays.
Son avènement date de 1465.
En 1469 il s’empare de Tombouctou sur le Mali,
Fait le Bakhounou tributaire,
Hâte et provoque la chute de Melle,
S’empare de Djenné, qui avait toujours résisté aux Mali.
Fonde Agadès.
Enfin, en 1492, Sonni Ali II se noya en revenant d’une expédition
contre le Gourma.
L’armée du défunt roi quitte Bé-naba (capitale du Gourma), pour
se diriger sur Dangha, et Abou Bakr Da’ou, fils de Sonni Ali II,
monte sur le trône.
Puis Ahmed Baba dit : Mohammed ben Abou Bakr, un _indigène du
Sonr’ay_ (cette remarque prouve que la famille royale des Sonni
n’était pas sonr’ay et par conséquent mandé ; ce qui le prouve
encore, c’est que le fils de Sonni Ali II est désigné par le nom
de Abou Bakr _Da’ou_), officier de Sonni, marcha avec ses troupes
contre le nouveau roi et le battit complètement.
Mohammed ben Abou Bakr monta sur le trône avec le surnom de _e
Thouri_ (Touré)[76] et le titre d’Émir el-Mouménin et de Khalifa
el-Moslémin, mais comme roi il se nomma : Askia ou Sikkia.
De cette époque, dit le docteur Quintin (et nous nous associons
pleinement à sa façon de voir), date l’émigration des principales
familles qui soutenaient l’ancienne monarchie du Sonr’ay, celle
des Sonni.
Les Bakiri et Diawara, entraînant d’autres familles, se
détachèrent de l’empire sonr’ay, émigrèrent dans l’empire
de Melle ou Mali et continuèrent à être désignés dans la suite
par le nom de Sonni-nké.
On remarquera que Sonni Ali II avait soumis et réuni sous sa
couronne tous les peuples et royaumes de la boucle nord du Niger,
et qu’il les ravagea presque tous. Seul le Baghéna ou Bakhounou
ne fut rendu que tributaire. Cet acte est encore un indice sérieux
de l’influence dont jouissaient les familles sonni-nké dans ce
pays. Ayant dans son armée beaucoup de guerriers de cette famille,
il dut leur faire quelques concessions : ce n’est qu’ainsi que
l’on peut expliquer cette mesure de clémence envers le Bakhounou.
A partir de l’avènement d’Askia, il est impossible de suivre
la famille sonni-nké ; elle a, comme les autres peuples mandé,
subi à la fin du même siècle le joug des conquérants marocains
et passé par les mêmes vicissitudes que l’empire de Mali.
Les Sonni-nké ont pendant longtemps sourdement lutté pour arriver
au pouvoir ; leurs velléités d’affranchissement ne se sont
manifestées ouvertement que de 1748 à 1751 dans la célèbre lutte
entre Sagoné et Dabo.
Comme nous l’apprennent les légendes chantées par les griots
diawara du Ségou, les uns avaient pris parti pour Dabo, les autres
pour Sagoné, ce qui a donné lieu à une nouvelle division dans la
famille sonni-nké et à de nouvelles migrations.
La lutte se continua encore à la fin du XVIIIe siècle entre les
Diawara Sagoné et les Diawara Dabo, mais ils durent tous les deux
se retirer devant les Bambara du Bélédougou, qui forcèrent les
Sagoné à s’établir au nord du Kaarta, à Diawara-Melle, et les
Dabo dans le Kingui, au sud du Nioro.
El-Hadj Omar battit successivement de 1854 à 1860 les Diawara Sagoné
et Dabo et les força de rentrer dans le Ségou, mais sous le règne
d’Ahmadou une partie d’entre eux fit retour dans le Kingui.
Aujourd’hui il n’existe dans le Ségou qu’un seul village
diawara dabo, c’est Fogny, point de passage du Niger entre Yamina
et Ségou, et trois villages diawara sagoné : ce sont Mokottyka,
Samboka, Aïsaka.
Quoique ces deux partis ne soient plus en lutte ouverte, ils restent
toujours divisés, et dans les guerres d’Ahmadou les Sagoné ne
campent jamais avec les Dabo.
De cette époque datent aussi les migrations vers la Haute-Gambie
et la formation des colonies sonni-nké de la Casamance, enfin, plus
récemment, pendant les guerres d’El-Hadj Omar, les Sonni-nké se
sont encore désagrégés davantage.
Aujourd’hui on les trouve à l’état de familles compactes
dans le Guidimakha, le Diafounou, le Kaarta, le Nioro, le Guoye,
le Kaméra, le Bondou, le Bambouk, le Bakhounou et le Ségou dans
le Soudan français, et à l’état isolé un peu disséminés,
partout jusque dans le Dafina.
En 1885-1886, un des leurs, El-Hadj Mahmadou Lamine, trop connu par ses
menées et l’insurrection des Sonni-nké dans le Haut-Sénégal pour
que je m’étende plus longuement sur lui, a essayé de reconstituer
à son profit un nouvel empire sonni-nké et il n’a pas fallu moins
de deux campagnes au colonel Gallieni pour détruire sa puissance et
s’emparer de lui.
FAMILLE MANDÉ-BAMMANA
Nous avons vu dans les chapitres précédents comment, à la suite
des conquêtes de Mohammed Askia, l’empire de Mali se trouvait
divisé en cinq gouvernements ou groupements distincts. A cette même
époque beaucoup d’autres peuples qui faisaient partie de ce vaste
empire s’en détachèrent. Tels sont les Siène-ré, les Tagoua,
les Bobo-Dioula, etc., et en particulier les Gondja.
Enfin les Soso disparurent également et s’éloignèrent du théâtre
de ces événements. L’arrivée des troupes marocaines du pacha
Diodar en 1587 et la conquête de l’ancien empire sonr’ay par les
troupes marocaines permirent aux peuples de race mandé d’espérer un
moment la reconstitution de leur royaume. Aussi une fraction d’entre
eux ne tarda pas à se lever en masse et à chercher à s’emparer
du pouvoir.
Cette fraction est celle des Bammana. Ayant concouru autrefois,
au même titre que les autres, à former l’empire de Mali, elle
cherchait tout simplement à le reconquérir à son profit.
Ce mouvement des Bammana eut lieu vraisemblablement dans la première
moitié du XVIIe siècle : les données que nous possédons sont
précises à cet égard. On peut, sans commettre une erreur de plus
d’une dizaine d’années, estimer que c’est en l’an 1650 que
les Bammana apparaissent sur le haut Niger (dans le Ségou) sous la
conduite de Kaladian Kouroubari.
D’où venaient ces Bammana ? Le docteur Quintin dit qu’ils
viennent du Torong d’après la tradition ; c’est ce qu’on nous
a appris aussi ; mais là où nous différons d’avis, c’est que
nous pensons que les Bammana habitaient déjà depuis de longues
années des régions beaucoup plus rapprochées du Ségou que le
Torong, et qu’on les trouvait aussi nombreux qu’aujourd’hui
dans le Baninko, le Bolé, le Ganadougou et le nord de l’empire
de Samory[77]. Le docteur Quintin ajoute que c’est pour la seconde
fois qu’ils fuyaient l’Islam.
Quel est donc le peuple qui aurait cherché à les convertir à
l’Islam ? C’est vainement que nous nous sommes posé cette
question.
Il n’existe aucun peuple, à notre connaissance, qui à cette
époque-là aurait été à même de faire des conquêtes religieuses,
si ce n’est les Mandé eux-mêmes, c’est-à-dire les Mandé-Mali
et les Mandé-Dioula. Ce sont donc ces deux fractions de la race
mandé qui par leur zèle pour la religion et leur fanatisme auraient
provoqué un déplacement chez la fraction des Bammana. Cela peut
exister, et nous y croyons bien volontiers, mais nous pensons que
là n’est pas la seule cause qui ait déterminé les Bammana à se
remuer, c’est surtout le désir d’arriver à leur tour au pouvoir,
la soif d’indépendance qui les a portés sur le Ségou.
Ce pays était occupé par des Sonni-nké au moment de l’arrivée
des Bammana ; et ces derniers ont dû s’y établir sans lutte,
car ni les légendes que je connais, ni les traditions rapportées
au docteur Quintin lors de son séjour à Ségou, ne font mention de
luttes violentes.
Ce que l’on sait, c’est que Kaladian Kouroubari, premier chef
bammana, qui avait six fils, en établit cinq sur la rive droite
du Niger et un, l’aîné, à Sountian, près de Mourdia, en plein
Bélédougou.
Kaladian, pendant son règne, reconstitua en partie l’ancien empire
de Mali.
A la mort de Kaladian, vers 1680, succéda une période de gouvernement
oligarchique pendant laquelle l’influence des Bammana diminua au
profit des Sonni-nké.
Vers 1700, Bittou, appelé aussi Tigui-Ton, arrière-petit-fils de
Kaladian Kouroubari, et petit-fils de Danfasari, réussit à mettre
tous les districts bammana sous son pouvoir.
Il fit fortifier Ségou-Koro, dont il était le chef, fit la guerre
à la plupart de ses cousins, héritiers de Boufouné et de Sakhaba,
mais la tradition ne dit pas s’il réussit à les rendre tributaires,
ou s’il se borna simplement à piller leurs domaines.
Bittou régna plus de trente ans. Il eut quatre fils : Diécoro,
Bagny, Bakary, Diatalaké.
1732. — Diécoro, fils aîné de Bittou, succéda à son père ;
il fixa sa résidence à Ségou-Bougou, et fonda pendant son règne
Ségou-Sikoro.
Ce chef, se voyant déborder par ses captifs influents, chefs de
districts institués par son père, résolut de se défaire des plus
influents, mais son plan fut découvert et il fut assassiné par ses
captifs avant d’avoir pu le mettre à exécution.
1740. — Bakary, troisième fils de Bittou, succède à son frère
Diécoro, mais ce roi disparut quinze jours après son avènement
sans que personne sût ce qu’il était devenu. Avec lui finit la
dynastie des Kouroubari.
Les chefs des villages importants et les captifs influents élevèrent
au pouvoir un des leurs, de la famille des Diara. Il régna sous le
nom de Tomassa Diara et mourut en 1743.
De 1743 à 1746 règne un métis peul nommé Kanoubagnouma Mbari ;
il est élevé au pouvoir par les captifs de la couronne. Ce roi
meurt également après trois années de règne.
1746-1748. — Kafadiougou ne règne, lui aussi, que trois ans.
De 1748 à 1754. — A la mort de Kafadiougou survinrent une période
d’anarchie et une série de guerres entre les chefs influents
bammana et sonni-nké qui cherchaient à arriver au pouvoir. Barth[78]
dit que les deux principaux chefs qui se mirent à la tête chacun
d’un parti se nommaient Dabo et Sagoné et étaient fils du _faran_
ou _farba_ Mahmadou.
Le souvenir de ces luttes s’est perpétué chez les noirs, et
surtout chez les Diawara du Ségou, mais les généalogies de Dabo et
Sagoné sont perdues. Ce que je puis affirmer, c’est que les griots
diawara dans leurs chants ne considèrent pas Dabo et Sagoné comme
des frères, mais comme de simples chefs ayant cherché à accaparer
le pouvoir. Dans la tradition on désigne souvent Dabo sous le nom
de Ngolo, et Sagoné sous le nom de Sangué. Ces noms se retrouvent
aussi dans l’ouvrage du docteur Quintin.
Cette lutte pour le pouvoir dura trois longues années et ne se termina
que grâce à la mort de Sagoné, qui fut tué près de Ségou-Sikoro
en 1754 ; elle eut pour résultat :
1o De consolider les Bammana dans le Bélédougou, le Nioro et
le Ségou ;
2o De permettre aux Ahel-Semborou, fraction de Foulbé, de s’établir
dans le nord du Bakhounou ;
3o De fixer les Ouled-Masouk, fraction des Ouled-Mbarek, sur les
limites du Bakhounou.
Ce fut Hennoun ben Bohedel ould Mebarek, qui avait conduit les
Ouled-Masouk à la guerre, qui fut, d’après les traditions,
investi du pouvoir et proclamé régent du Bakhounou. Barth nous a
rapporté le nom des successeurs de Hennoun, et comme l’un d’eux
a été visité par Mungo-Park en 1796-1797, et que nous savons que
précisément celui-là régna près de 40 ans, nous pouvons facilement
déduire les dates approximatives de l’avènement des autres.
Ainsi Ali ould Omar régna près de 40 ans et reçut la visite de
Mungo-Park peu de temps avant sa mort. Mungo-Park y était en 1797 :
la date probable de la mort du chef est donc environ 1800 ; s’il
a régné près de 40 ans, mettons 38 ans, la date de son avènement
serait 1762.
Le prédécesseur d’Ali ouled Omar fut Omar ouled Hennoun, puissant
chef qui donna son nom à cette dynastie (celle des Ouled-Omar ou
Loudamar, comme les nomme Mungo-Park). Nous estimons qu’il a régné
de 1754 à 1762, c’est-à-dire 8 ou 9 ans.
Quant au prédécesseur d’Omar ouled Hennoun, c’est précisément
Hennoun ben Bohedel ouled Mbarek, celui qui mena les Ouled-Masouk
à la guerre. Celui-là régna de 1751 à 1754, fort probablement ;
nous arrivons donc à une concordance de dates qui laisse peu à
désirer comme exactitude.
Les fractions sonni-nké-siawara qui prirent part à cette lutte sont
aujourd’hui dispersées, cependant nous avons pu retrouver leurs
traces. (Voir page 381, au chapitre _Sonni-nké_.)
L’autre fraction sonni-nké, celle des Ahel-Massa ou Sâro, se
retira en partie vers Djenné, où on la trouve encore disséminée
aux environs de Sâro même ; elle parle un dialecte mandé-sonr’ay
dont on m’a souvent entretenu, mais dont je n’ai pas eu la bonne
fortune de rapporter de vocabulaire.
Quant aux Mandé-Mali-nké qui prirent part à la lutte, ils se
replièrent à travers le Gangaran et le Bambouk, vers le Bouré
et le sud en général. Quelques-unes de leurs tribus ont conservé
jusqu’aujourd’hui le surnom de Mali-nké-Dabo ou Ngolo.
1754 à 1787. — Ngolo ou Dabo, resté seul maître du pays, fixa
sa résidence à Ségou-Sikoro et répartit le commandement de son
royaume entre ses cinq fils[79] :
Nji, l’aîné, commanda à Bammabougou ; Mansong, le second, à
Mbébala ; Nianancoro, le troisième, à Ségou-Koro ; Diakélé,
le quatrième, à Kéréniou ; enfin Mamourou, le plus jeune, vivait
avec son père.
C’est sous le règne de ce souverain et pendant la guerre entre
Sagoné et lui, que se produisit un important mouvement des Foulbé,
qui s’acheminaient lentement à travers la boucle du Niger et
s’avançaient jusque dans le nord du Bélédougou.
Hennoun ben Bohedel ould Mebarek avait concédé aux Foulbé
l’occupation de quelques villes dans le Bakhounou, mais son fils,
Omar ouled Hennoun, leur enleva ce privilège et les chassa de la
région. Ngolo, lui aussi, en purgea son territoire et les força à
s’installer dans le Ganadougou et le Ouassoulou, où, mélangés
aux Mandé, ils ne tardèrent pas à se noyer parmi eux. Du Peul ils
n’ont conservé que vaguement les traits et leurs noms de tribus.
Ngolo, disent les traditions, établit son autorité de Bammako à
Tombouctou et fit pendant huit ans la guerre aux Foulbé du Kalari.
C’est peu de temps après la fin de son règne que le Macina fut
fondé par le Peul Ahmadou Amat Labbo (en 1790), qui s’empara
du pouvoir sur Galadjo, chef tombo (autochtone). Le nouvel État,
d’après les indigènes que nous avons interrogés, fut érigé
sous la suzeraineté du royaume bammana du Ségou. Ce qui tendrait
à le prouver, c’est que Ngolo était maître du Niger jusqu’à
Tombouctou, et qu’en 1810 Da Diara, son successeur, avait encore
à sa cour un des fils d’Ahmadou Amat Labbo comme otage.
On dit également qu’il fit deux expéditions contre les Mossi. Ce
fut dans la dernière qu’il trouva la mort au bout de six semaines
de maladie.
« Son armée, dit le docteur Quintin, rentra à Ségou, emportant
avec elle les restes de son chef, qui furent placés, selon la
coutume du pays, dans la peau d’un bœuf noir tué tout exprès
pour la circonstance.
« A Ségou, on fit à Ngolo des funérailles magnifiques, mais ce
qu’il y a de plus flatteur pour ce souverain, c’est qu’il fut
très aimé de ses sujets et qu’il laissa de vifs et sincères
regrets dans son pays. Il avait régné 33 ans. »
1787-1808. — Nji, fils aîné de Ngolo, étant mort dans les
expéditions contre les Foulbé, ce fut Mansong, deuxième fils de
Ngolo, qui succéda à son père.
Niancoro, troisième fils, conteste le pouvoir à Mansong, marche
contre lui avec ses partisans et appelle à son secours Daisé
Kouroubari, roi du Kaarta.
Niancoro fut fait prisonnier et son parti mit bas les armes. Ce
conflit et l’intervention de Daisé Kouroubari[80] servirent de
prétexte à Mansong pour envahir le Kaarta et le mettre à sac.
Mansong expéditionna aussi dans le Fouladougou, le ravagea presque
entièrement, mais ne réussit pas à s’emparer de Bangassi, sa
capitale, qui était défendue par Séré-Noumou.
Mansong[81] mourut vers l’année 1808, après 21 ans de règne.
1808 à 1830. — Da Diara, deuxième fils de Mansong, succède à
son père. Pendant presque tout le règne de Mansong, Ahmadou Amat
Labbo fut chef du Macina. Ces deux pays ne vivaient pas en absolue
bonne intelligence. Le Macina, jeune État, n’osait pas encore
attaquer les Bammana, il attendait cependant une occasion propice
pour se mesurer avec son voisin et s’affranchir de sa tutelle.
Une circonstance fortuite, querelle d’un fils d’Ahmadou Amat Labbo
avec des gens de Ségou, fut le prétexte d’une guerre qui éclata en
1810[82] et dans laquelle Da fut assez heureux pour conserver comme
tributaire le Fouta, c’est-à-dire la partie du Macina située
sur la rive droite du Niger, tout en maintenant sa suzeraineté
sur le Macina proprement dit, situé sur la rive gauche du Niger,
avec Ténenkou comme capitale. Cependant, en 1828, Ahmadou Cheikh,
fils d’Ahmadou Amat Labbo, conquit, dans des circonstances qu’on
n’a jamais pu nous expliquer, le Djenné sur le Ségou.
Da fut le dernier roi du Ségou qui fit la guerre aux Kouroubari
du Kaarta. La paix termina heureusement une série de guerres qui,
commencée sous le règne de Nji, vers 1796, ne se termina que vers
1829, quelques années avant le voyage d’Anne Raffenel.
L’origine de ces guerres entre les Bammana-Kouroubari et les
Bammana-Diara date, comme nous l’avons vu, de 1796, époque où
Daisé, roi du Kaarta, voulait prêter main-forte à Nianancoro
contre Mansong, mais la querelle sourde, l’hostilité permanente,
date de l’arrivée au pouvoir des fils de Kaladian.
On se souvient que le roi institua souverain d’une partie du
Bélédougou son fils Sakhaba, qui résida à Sountian, près de
Mourdia. Sakhaba sut conserver le pouvoir et le transmit à ses fils,
lorsque vers l’an 1700 Bitton ou Tigui-Tou, petit-fils de Dansafari,
fils de Kaladian, voulut réunir sous son sceptre tous les États
Bammana et fit la guerre aux descendants de Sakhaba.
Foulikoro, petit-fils de Sakhaba, fut tué dans un combat contre
Bitton, et le frère de Foulikoro, nommé Seybammana, dut s’enfuir
devant Bitton et se réfugier dans le Khasso, où il fut élu roi.
Il ne restait donc personne pour gouverner le Kaarta. C’est alors
que les Kouroubari se donnèrent comme chef Sébé Kouroubari, connu
surtout sous le nom de Sébé Massa[83]. Ce chef donna son nom à
la dynastie. Il régnait à Nioro en 1754 et eut comme successeur
Daisé Kouroubari, qui régnait dans le Kaarta lors du passage de
Mungo-Park en 1796. Les noms des successeurs de Daisé nous ont été
transmis par Raffenel, ainsi que l’histoire moderne détaillée du
Kaarta. Nous nous bornerons à ajouter que les Massa-si ont conservé
le pouvoir jusqu’à l’apparition d’El-Hadj Omar. A cette époque
c’était Mahmady Kandian Kouroubari Massa-si[84] qui gouvernait
Nioro. Ses descendants se sont réfugiés depuis sur la rive gauche du
Sénégal, et Mari Ciré Kouroubari Massa-si, héritier présomptif,
habite encore un village près de Fatafi, sur les confins du Gangaran.
1830 à 1842. — Tiéfolo, fils aîné de Mansong, succède à son
frère. Il n’arrive au pouvoir qu’après le cadet, à cause d’une
question de priorité d’heure d’arrivée des courriers. Tiéfolo
était né le même jour que Da, mais était fils d’une autre mère,
réputée de moins bonne famille que la mère de Da.
C’est pendant que Tiéfolo était au pouvoir qu’El-Hadj Omar passa
à Ségou revenant de La Mecque. Tiéfolo fit arrêter le pèlerin et
le fit mettre aux fers, mais il dut céder aux instances des musulmans
influents qui lui représentaient cet acte comme devant lui porter
malheur et mettre El-Hadj en liberté. Tiéfolo mourut après 12 ans
de règne.
1842 à 1848. — Kériengolé, dont nous ne connaissons pas le
degré de parenté avec Mansong, succéda à Tiéfolo. Son règne,
qui dura 7 ans, ne fut troublé que par une guerre qu’il soutint
contre le nord du Bélédougou et principalement avec Mourdia.
1848 à 1849. — Nialouma Koua, frère de Kériengolé, ne régna
que 9 mois. Il eut pour successeur :
1849 à 1855. — Massala Demba, qui régna 6 ans.
1855 à 1859. — Le septième fils de Mansong, Torocoro Mary Diara,
monte sur le trône. Pendant son règne il entra en pourparlers avec
des émissaires d’El-Hadj Omar, déjà très puissant, pour la
soumission du Ségou, ce qui fit naître un mécontentement général
dans le Ségou et coûta la vie à Torocoro, qui mourut empoisonné
en 1859.
1859 à 1861. — Aly Diara, huitième fils de Mansong, succède à
son frère Torocoro Mary Diara.
Ce prince lutta avec énergie contre El-Hadj Omar, et, malgré la
soumission du Kaarta que le prophète venait d’obtenir sur Mahmady
Kandian Kouroubari, Aly Diara résista.
Il se fortifia dans Oïtala, mais El-Hadj Omar, après des alternatives
de revers et de fortune, s’en empara et occupa Sansanding.
A ce moment Aly Diara obtint d’Ahmadou Cheikhou, fils d’Ahmadou
Cheikh et petit-fils d’Ahmadou Amat Labbo, une armée de 15000 hommes
qui lui arriva sous les ordres d’un oncle d’Ahmadou Cheikhou,
nommé Ba Lobbo. Mais l’armée bambara-macinienne fut battue,
et cette victoire donna l’entrée du Ségou à El-Hadj Omar (10
mars 1861).
El-Hadj Omar procéda immédiatement à la réorganisation du Ségou,
et institua Ahmadou, son fils aîné, roi du Ségou. C’est lui que
visitèrent Mage et Quintin, Gallieni, Soleillet, etc., et que le
colonel Archinard vient de battre successivement à Ouosébougou,
Kalé, Koniakary et Nioro.
A la prise du Ségou, au commencement de 1890, Ahmadou, coupé du
Ségou, habitait le Kaarta et le Nioro, et son fils aîné, Madané,
gouvernait le Ségou. A l’approche des troupes du colonel Archinard,
Madané prit la fuite et se réfugia dans le Macina.
Quant à Ahmadou Cheikhou, l’allié d’Aly Diara, battu à
Saëwel par El-Hadj Omar, il s’enfuit vers Tombouctou et fut fait
prisonnier peu après par Alpha Oumar, lieutenant d’El-Hadj, qui
le fit décapiter. La dynastie d’Ahmadou Amat Labbo et celle de
Ngolo Diara furent donc toutes les deux anéanties par El-Hadj Omar,
qui donna le Ségou à son fils Ahmadou, tandis que le Macina tomba
entre les mains de Tidiani, son neveu.
FAMILLE SOUSOU OU SOSO
LES SOUSOU OU SOSO[85]
Actuellement le pays où habitent les Soso est compris entre le
rio Pongo au nord, les rivières Scarcies au sud, l’Océan à
l’ouest ; le Benna, le Tambourka et quelques autres provinces les
plus occidentales du Fouta-Djallo forment sa limite à l’est.
Il est traversé, dans toute son étendue, par la chaîne des monts
Soso, qui le divise en deux parties bien distinctes : le bas pays,
compris entre le versant occidental et la mer ; le haut pays, formé
par les plateaux et le versant oriental.
Les Soso ne sont pas autochtones. Leur occupation ne remonte pas bien
loin dans le passé ; leurs dernières invasions sont même de date
relativement récente ; ce qui ressortirait assez d’ailleurs,
à défaut d’autres preuves, de l’attitude orgueilleuse,
conquérante et hostile qu’ils ont conservée envers leurs voisins,
anciens maîtres du sol, dépossédés par eux. Qui étaient-ils ces
Soso vainqueurs ? D’où étaient-ils venus ? A quel grand groupe
des noirs soudaniens appartenaient-ils ? Et par quelle série de
migrations sont-ils devenus définitivement les maîtres du haut
et du bas pays ? Autant de questions qu’il paraît d’abord bien
difficile de résoudre.
La première mention que font les historiens arabes des Sousou ou
Soso se trouve dans Ebn Khaldoun, tome II, page 110 : « On rapporte,
dit-il, que, du côté de l’Orient, les Ghana avaient pour voisins
les Sousou ou Ceuseu ».
Puis, nous trouvons dans El-Békri, an 1203-4 (600 de l’hégire) :
« Le Ghanata, très affaibli, est pris par les Sousou, une des tribus
parentes des Wakoré ».
D’après ces auteurs, il serait donc établi qu’au commencement
du XIIIe siècle, les Sousou habitaient à l’orient du Ghanata et
qu’à cette époque ils s’emparèrent de ce pays.
Puis nous savons également, par Ahmed Baba, que pendant le règne de
Mari Diara Ier, entre les années 1235 et 1260, ce dernier s’empara
sur eux du Ghanata, ce qui réduit leur domination à une cinquantaine
d’années environ.
D’où venaient ces Sousou ou Soso, voisins du Ghanata, dont
parlent Ebn Khaldoun, El-Békri et Ahmed Baba ? L’histoire ne nous
l’apprend pas, et nous ne pouvons que conjecturer sur leur origine.
Ils sont Mandé ; leur langue a été étudiée, il est impossible
d’en douter. Il est fort probable qu’ils vivaient parmi les autres
Mandé depuis fort longtemps déjà. Nous sommes cependant porté à
croire que dans les temps les plus reculés les Soso vivaient dans
le Sankaran, où l’on retrouve leur trace, et que ceux dont nous
parlent les historiens arabes n’étaient qu’une fraction. Ils
ont dû remonter le Niger, s’établir vers la limite des Senhadja,
puis, profitant de l’affaiblissement des peuples berbères et aidés
des Mandé (qui plus tard ont formé les Sonni-nké), ils ont dû
s’emparer du Ghanata et y prendre le pouvoir.
Chassés par Mari Diara, à la tête de conquérants de même race
qu’eux, qu’ont-ils pu devenir ?
A partir de cette époque, et à mesure que ces peuplades
s’éloignent des centres musulmans, les historiens arabes deviennent
muets.
Toutefois, si l’on considère, d’une part, qu’il leur fut
certainement impossible de continuer leur migration vers le nord,
défendu par les Berbères-Touaregs, et que pour se diriger vers
l’est ils auraient dû traverser les peuples mandé qui venaient
de les subjuguer ; si, d’autre part, on considère que de nos jours
la Haute-Gambie, la vallée du Bakhoy et du Bafing sont peuplées par
des hommes d’origine soso, on est obligé de conclure que les Soso
vaincus se portèrent vers l’ouest.
Le docteur Quintin et le général Faidherbe nous apprennent du
reste que dans le courant du XIIIe siècle les Soso émigrèrent
sur le Haut-Sénégal et qu’ils y restèrent jusqu’au moment de
l’invasion du Fouta par les Dénianké (esclaves peul métissés de
Mandé), sous les ordres de Koli. Ces Dénianké, poussés eux-mêmes
par les Sonr’ay vainqueurs, refoulèrent les Soso ou Socé à
travers le Bondou, le Bambouk, le Ferlo, le Sine, et le Saloum, vers
la Haute-Gambie et la Casamance (cela se passait vers la fin du XVe
siècle ou le commencement du XVIe). Peut-être même les Diallo-nké
se rattachent-ils aux Soso ou Socé ? Je l’ignore. Tant que l’on
n’aura pas étudié les noms de famille (diamou) de l’une et
de l’autre famille, il me paraît impossible de se prononcer avec
quelque certitude.
Nous avons dit plus haut qu’une partie considérable des Soso,
au lieu de remonter au nord, en suivant le cours du Niger, avait
dû rester dans les environs du Sankaran. Cette fraction importante,
devenue musulmane, s’est peu à peu portée vers l’ouest ; nous
avons pour nous guider des traces manifestes laissées par elle dans
le Solimanah, le Kimba, le Tamisso, le Tambourka et le Benna. On peut
observer sa marche lente, mais victorieuse, refoulant devant elle les
tribus fétichistes des Timéné, des Landouman, des Nalou, des Baga,
des Boulam, etc., auxquelles nous n’hésitons pas à assigner une
origine commune. C’est-à-dire que nous pensons qu’elles ne sont
pas autre chose que des tribus détachées de la grande famille mandé.
L’époque et les causes de leurs migrations remontent assez haut
dans le passé pour que la filiation semble se perdre dans cette
obscurité du temps, mais les caractères linguistiques nous aident
singulièrement à rétablir la chaîne interrompue.
Vers la fin du XVIe siècle, les Soso eurent des luttes terribles
à soutenir contre les peuples que nous venons d’énumérer ;
le souvenir en est encore conservé par leurs griots. Enfin, ils
luttèrent également contre les Foulbé du Fouta-Djallo, et leur
soumission (?) ne date que du siècle dernier.
FAMILLE MANDÉ-MALI
L’histoire des Mandé-Mali-nké est l’histoire générale des
peuples de même origine qui ont concouru à la formation du puissant
empire de Mali.
Par son nombre, cette fraction semble pourtant avoir occupé une
situation prépondérante dans l’empire de Mali, auquel elle a
donné son nom.
Au moment de la désagrégation du royaume de Mali sous le règne
du roi sonr’ay Askia Mohammed (commencement du XVIe siècle) nous
avons vu plus haut que le Mali se divisa en cinq groupements ou
gouvernements autonomes.
Les Mali-nké, dispersés un peu partout dans les pays tributaires du
Mali, durent probablement chercher à se concentrer et se retirèrent
vers les pays où habitaient les gens de la même fraction qu’eux,
c’est-à-dire vers le Haut-Niger et les pays qui constituent
actuellement les provinces méridionales des États de Samory.
Seules quelques fractions de Malin-ké étaient encore fixées le
long du Niger, vers Ségou, et occupaient les rives du Bakhoy et
le Fouladougou.
Elles prirent même part à la lutte mémorable entre Ngolo et Sagoné,
lutte qui mit le Soudan occidental à feu et à sang pendant plusieurs
années vers le milieu du XVIIIe siècle.
Plus tard, vers la fin du XVIIIe siècle, Mansong, roi des Bammana
du Ségou, vint attaquer sans succès Bangassi, leur citadelle du
Fouladougou, puis ni l’histoire ni la tradition ne nous transmettent
plus de faits saillants jusque vers la première moitié du XIXe
siècle, époque des luttes de Kankan Mahmady avec les Siène-ré du
Tengréla et le Ouassoulou (voir le chapitre _États de Samory_).
FAMILLE MANDÉ-DIOULA
Nous avons vu comme l’avènement de la dynastie des Sonni sur
le trône sonr’ay-mandé a donné naissance à la famille dioula
en 1350.
Cette fraction ne paraît pas avoir été bien nombreuse à
l’origine, disent les Dioula eux-mêmes ; ils ne comptaient que
cinq familles : les Da’ou, les Kérou, les Barou, les Touré[86]
et les Ouattara.
La tradition conservée par les gens de Kong dit que les Dioula
voulaient bien faire partie des gens de Mansa Sliman, mais dans leur
adhésion il y avait une clause par laquelle ils n’abandonnaient
pas leurs droits au commandement. C’est probablement pour cette
raison que nous les voyons, sous le règne de ce sultan, gouverner
plusieurs provinces.
Ahmed Baba mentionne dans la presqu’île un des gouverneurs sous
le nom de _Ouattara_ Koy ; deux dans le Bendougou sous les noms de
_Touré_ Koy, _Da’ou_ Koy ; et enfin un autre sur la rive nord
du Niger sous le nom de _Barou_ Koy. Un _Kérou_ Koy est mentionné
également par l’historien arabe ; mais comme l’orthographe du
nom laisse à désirer et que sa lecture n’est pas absolument sûre,
nous n’avons cru devoir le citer que pour ordre.
A ces familles se sont jointes, au moment de la scission avec les
Sonni-nké, diverses autres familles :
Une deuxième famille ouattara, les Sakhanokho, les Sissé, les Kamata,
les Kamakhaté, les Timité, les Daniokho.
Les deux familles ouattara et Sakhanokho se disent apparentées
aux Diawara ; elles ont le même tenné que les Diawara Sagoné :
la tête de chèvre.
Les Dioula sont à classer parmi les premiers peuples mandé qui ont
adhéré à l’islamisme. Habitant les environs de Djenné, région
qu’on pourrait appeler le berceau de la civilisation musulmane
du Soudan, les Dioula se sont adonnés principalement au commerce ;
ils s’érigèrent peu à peu en ligue commerciale, fondèrent de
nombreuses colonies et acceptèrent dans leur sein d’autres Mandé
comme adhérents.
On trouve parmi eux des Diara, des Kouroubari, des Sakho, des Bamba,
des Diabakhaté, des Traouré.
A l’époque de la désagrégation du Mali, vers 1500, à la suite
des victoires de Mohammed Askia, et plus tard vers la fin du XVIe
siècle au moment de la conquête marocaine, de nombreuses fractions de
Mandé-Dioula quittèrent le Bendougou, le Mianka et le Kénédougou
et vinrent se fixer dans le Follona, le Kouroudougou, le Tagouano et
surtout le Ouorodougou.
La plupart des Dioula prirent parti pour Sagoné dans la lutte contre
Dabo ou Ngolo, de 1748 à 1754. Mais, à la mort de Sagoné, craignant
les représailles du parti vainqueur, les colonies qui occupaient
le Ségou avec une partie des Dioula du Bendougou émigrèrent à
travers le Dafina et se fixèrent dans le Mossi.
Ngolo, n’ayant pas réussi à entraver le mouvement d’émigration
et voyant échouer tous ses moyens de conciliation, se décida à
aller leur faire la guerre pour tâcher d’obtenir des Dioula leur
retour sur le Niger.
La première expédition fut impuissante et nous savons que Ngolo
tomba malade et mourut pendant la seconde, en 1787.
Quand Mansong succéda à son père Ngolo, les premières années
de son règne furent occupées à se disputer le pouvoir avec son
frère Niancoro, puis à expéditionner contre Daisé Kouroubari et
les Mali-nké du Fouladougou. Ces circonstances ayant porté, pendant
près de quinze ans de règne, le théâtre des opérations de guerre
vers l’ouest, il est tout naturel de voir Ahmadou Amat Labbo fonder
le Macina et Sékou Ouattara créer un empire dioula à Kong ; 1790
est en effet la date de la prise de Kong par Sékou Ouattara.
Aujourd’hui les Dioula ou Dioura constituent en quelque sorte un
peuple. Tous les Mandé qui ne sont pas musulmans sont pour eux
des Bambara, ce qui équivaut à infidèle, mais il ne faudrait
pas croire que s’il s’agissait de s’emparer du pouvoir, ils
renieraient leurs compatriotes mandé et qu’ils ne seconderaient
pas les Bammana ou les Mali-nké.
A part l’État mandé-dioula de Kong, il existe des régions
entières peuplées de Dioula et de nombreuses colonies disséminées
un peu partout. Le Djennéri, le Macina, le Mossi, le Mianka[87],
le Bendougou, le Kénédougou, le Follona, le Diammara, le Tagouano,
le Kouroudougou et le Ouorodougou renferment des colonies dioula
très puissantes. Dans toutes les autres régions et surtout dans les
centres commerciaux on trouve toujours des familles de Dioula : il y
en a qui se sont infiltrées jusque vers le golfe de Guinée. On en
rencontre quelques-unes à Krinjabo, et j’en ai vu une à Yacassé
sur le Comoë et une autre à Mouosou (Grand-Bassam).
Quand on sait parler le mandé il est rare de ne pas trouver de
gens pouvant vous servir d’interprète, surtout dans les pays où
il existe un mouvement d’affaires. Le voyageur qui avec le mandé
saurait parler le haoussa et l’arabe serait à même d’aller sans
interprète du cap Vert en Égypte.
Le Dioula est en général musulman ; il ne s’occupe que de commerce,
d’industrie et de culture. En principe, il ne fait la guerre que
pour défendre l’intégrité de son territoire ou pour se venger
de rapines, d’exactions ; rarement la guerre a pour but la chasse
à l’esclave.
Les Dioula n’ont pas à proprement parler de tenné, et ceux qui
en ont n’observent pas les sottes coutumes qui se rapportent à
ces pratiques.
Ils conviennent, à Kong, que ceux qui ont imaginé la coutume
des tenné étaient des gens bien simples, voire même des malins,
disent-ils, car on ne trouve jamais comme tenné le bœuf, le mouton
ou tout autre animal comestible, à moins qu’il ne soit d’une
rareté telle qu’il soit introuvable, comme un bœuf absolument noir,
n’ayant pas un poil de blanc !
Quelle douce privation, en effet, que de se passer de la fantaisie
de manger ou de toucher :
Un merle métallique,
Du vautour urubus,
Un petit-sénégalais (oiseau),
Du boa,
Du trigonocéphale,
Du lion,
Un légume sauvage qui ne rentre jamais dans l’alimentation
courante,
Du lait de fauve,
Ou une certaine variété de mouche !!
Les Dioula l’ont si bien compris, qu’ils ont laissé tomber les
tenné dans l’oubli.
Ils se sont également affranchis de la tyrannie des griots, ces
chanteurs qui pullulent à la cour du moindre souverain, et qui par
les rues chantent les grossières louanges de leur maître. Aussi
n’en voit-on chez eux que bien rarement, ce qui prouve un état
de supériorité bien marqué sur les autres branches de la famille
mandé.
Les Mandé-Dioula se marquent tous d’une façon uniforme : trois
larges entailles partant des coins de la bouche et se terminant en
éventail à hauteur de l’oreille. Certains d’entre eux, les
Barou entre autres, ajoutent une petite virgule sur la joue gauche et
quelquefois sur la joue droite. (Consulter aussi le chapitre _Kong_.)
NOTES :
[Note 1 : Le bonnet dit _mafou_ a la forme d’une toque ; il est en
coton brodé en losanges, de couleurs diverses. C’est la coiffure
favorite de Naba Sanom et des nabiga de Waghadougou.]
[Note 2 : En quittant le Soudan français je ne savais parler que
le bambara, dialecte mandé sur lequel j’avais publié un petit
essai en 1886 ; j’ai dû par la suite me perfectionner dans cette
langue, et en arrivant à Kong je le parlais très bien. Entre temps
j’avais appris le siène-ré, et en arrivant dans le Mossi je ne
possédais qu’un vocabulaire d’une cinquantaine de mots mossi,
ce qui était loin d’être suffisant pour s’exprimer. Mon court
séjour dans ce pays et la pénurie d’interprètes m’empêchèrent
de m’y perfectionner autant que je l’aurais désiré, de sorte
que je ne parlais qu’imparfaitement le mossi et comprenais peu ou
pas le gourounga. J’ai essayé de me constituer un vocabulaire,
mais la diversité des idiomes et les nombreuses préoccupations de
tout genre m’en ont empêché. Dans certains villages j’étais
très embarrassé et bien moins fier que dans le Mossi, où je servais
d’interprète à mes hommes.]
[Note 3 : C’est la seconde fois que je trouve des arachides de cette
espèce ; la première fois c’était à Niélé. Les coques sont bien
pleines, comme des arachides du Cayor et de la Casamance, mais elles se
différencient par leurs dimensions, qui se rapprochent des arachides
de bas prix du Bas Sénégal, et par leur couleur, qui est d’un
rouge sang très accentué qui les fait reconnaître immédiatement.]
[Note 4 : Le _bombo_ est une farine de petit mil passé au feu avant
d’être moulu et mélangé de piments rouges pilés et délayés
dans de l’eau. Cette boisson est offerte comme bienvenue aux
voyageurs. Dans tous les pays du Soudan où les gens sont tant soit
peu civilisés, il est de règle de ne vous poser de question sur
votre voyage que lorsqu’on a bu le bombo.]
[Note 5 : En mossi et en dagomba : habitation de l’imam.]
[Note 6 : Le _banan_ est un hangar couvert en chaume où se tiennent
les réunions d’oisifs pendant certaines heures de la journée. Dans
beaucoup de villages, ce hangar est remplacé par un échafaudage
placé au pied d’un bombax (banan). C’est par extension que le
hangar porte le même nom que l’arbre.]
[Note 7 : Pendant cette saison il est très rare de trouver un arbre
ou un endroit à portée du village pour y établir un campement ;
tous les terrains sont cultivés.]
[Note 8 : En mandé : _sérouba_.]
[Note 9 : Au Sénégal on donne le nom de Petite Côte à la partie du
littoral comprise entre Rufisque et l’entrée de la rivière Saloum.]
[Note 10 : En mampoursa on appelle le _mor’_ (langue du Mossi) :
_moteri_. Ex. : _a oum la moteri_, « il entend le mossi ».]
[Note 11 : Il s’agit du lieutenant allemand von François.]
[Note 12 : Dans le Mampoursi, on appelle le mor’ (langue du Mossi) :
moteri. Ex : _a oum la moteri_ « il entend le mor’ ».]
[Note 13 : Touré est bien un _diamou_ mandé, car il est porté
par des fétichistes kagoro qui n’ont jamais mis le pied dans
le Haoussa. Je fais cette observation pour les étymologistes qui
pourraient dire que Touré vient de _Ba-touré_, homme étranger,
en haoussa. On pourrait en effet supposer que le _ba_ est tombé par
l’usage, comme devant Ba-Haoussa, homme du Haoussa ; mais ici ce
n’est pas le cas, Touré est bien un diamou mandé.]
[Note 14 : L’expression _maître_ est très souvent employée par
les femmes à l’égard de leur mari. Jamais elles ne se permettent
de l’appeler par son nom ou de l’appeler : mon mari ; quand elles
parlent de lui, elles l’appellent _lui_, l’_hôte_, _celui-ci_,
s’il n’a pas de titre connu, _chef de village_ ou _instituteur_,
etc. Elles disent en parlant de lui : c’est l’homonyme de _Moussa_,
de _Mouktar_, etc.]
[Note 15 : Ce qui veut dire : « riz blanc des deux femmes du même
mari ». Cette variété de riz est bien connue dans tout le Soudan
et elle est très appréciée.]
[Note 16 : La propriété foncière n’existe pas : elle n’est
que momentanée, la terre étant réputée appartenir au naba de
Nalirougou, personne ne peut l’aliéner.]
[Note 17 : Le prix des ânes varie à Oual-Oualé entre 30000 et
50000 cauries.]
[Note 18 : Il pourrait très bien se faire que ces traces relativement
petites soient celles d’une variété de petits hippopotames et non
de jeunes animaux comme je le suppose. Cependant les noirs de tous
les pays que j’ai visités citent comme mœurs particulières de
l’hippopotame que dès qu’une femelle a mis bas un jeune mâle
elle est forcée de fuir avec le petit pour échapper aux mâles
adultes, qui tueraient le jeune. Comme à côté des petites traces
je n’ai jamais observé celles de la mère, j’en conclus que
si l’on n’est pas en présence d’une variété plus petite,
la femelle doit abandonner son petit dès qu’il est sevré pour
retourner auprès des mâles adultes, qui se tiennent dans les grands
cours d’eau seulement.]
[Note 19 : Mot dagomsa qui correspond à « hameau », en opposition
à _tenga_, qui est toujours la résidence d’un naba.]
[Note 20 : Le séné est un petit arbuste qui porte des fruits
offrant de la ressemblance avec la mirabelle, c’est le _Ximenia
americana_. L’épicarpe du fruit est astringent, et la pulpe est
légèrement purgative. Le noyau est lisse, et l’amande douce et
bonne à manger.]
[Note 21 : Voyez Macrizi, _Histoire des Coptes_, avec traduction et
annotations de Ferd. Wüstenfeld, 1845 ; Gœttingue.]
[Note 22 : Bondoukou est désigné à Salaga par le mot haoussa
« Bitougou ».]
[Note 23 : Le sel de Grand-Bassam n’est pas très prisé par les
indigènes, ses cristaux étant trop menus.]
[Note 24 : L’or de ces régions est dirigé surtout sur Djenné. Tout
le courant se détourne au profit de cette ville et au détriment de
la côte de Guinée.]
[Note 25 : Maison J. Deville, rue des Jeûneurs.]
[Note 26 : J’ai appris, depuis, que c’était M. Colombel,
lieutenant d’infanterie de marine.]
[Note 27 : Ceux de Tourrougou et de Siripé.]
[Note 28 : En gouannia : Kampantiourou ; en haoussa : Toulouwa.]
[Note 29 : La famille du chef de Pambi a exercé pendant longtemps le
pouvoir à Kété et aux environs. Elle s’est peu à peu retirée
vers Salaga pour échapper aux exigences toujours croissantes de leur
suzerain achanti.]
[Note 30 : Appellation haoussa qui veut dire « village de la
brousse ».]
[Note 31 : _Mâdougou_ veut dire, en haoussa, « chef de caravane,
homme respectable, chef de quartier »]
[Note 32 : De Kintampo à Coranza on compte trois ou quatre jours
de marche, et de Coranza à Koumassi neuf ou dix, ce qui porte,
d’après mes calculs, Coumassi à environ 220 kilomètres à vol
d’oiseau de Kintampo.]
[Note 33 : Beaucoup de Haoussa se livrent en route à la confection
de nattes fort jolies en ban, ornées de dessins divers noir et
rouge. Le prix d’une natte s’élève de 2000 à 3500 cauries ;
elles offrent de l’analogie, comme travail, avec celles de Mourdia
(Bélédougou), seulement ces dernières sont confectionnées en
paille de mil au lieu de ban.]
[Note 34 : Voyez, pour les causes qui engendrent l’esclavage,
_Esclavage, Islamisme et Christianisme_ du même auteur. (Paris,
1891, Société des Éditions scientifiques, 4, rue Antoine-Dubois).]
[Note 35 : J’écris _Tain_ au lieu de _Tyn_, comme l’écrit le
capitaine anglais Lonsdale, le nom de cette rivière se prononçant
partout _Tain_ et non _Tyn_, qu’on est tenté de lire _Tine_.]
[Note 36 : _Marraraba_ ne veut pas dire en haoussa : « à mi-distance,
à moitié chemin », comme l’affirme Barth. La traduction de ce
mot en mandé est _sirafara_, « bifurcation, endroit où le chemin
se partage ».]
[Note 37 : Mantiala est connu par les Haoussa sous le nom de Gari
Adama, « case d’Adama ».]
[Note 38 : Appelé par les Haoussa : Baki n’goulbi, « bords du
fleuve ».]
[Note 39 : Kœlle, _Grammaire vei_.
_Despatch communicating the discovery of a native written character at
Bohmar on the western coast of Africa, near Liberia_, by Lieut. Forbes
R. N., with notes on the Vei language and alphabet by E. Norris Esq.,
London, 1849.]
[Note 40 : Dans le Gondja, on désigne les Dioumma par le nom de
_Pantara_.]
[Note 41 : J’ai su le nom de mon compatriote par une de ses cartes,
que j’ai trouvée entre les mains d’un marchand de Bondoukou.]
[Note 42 : Plus dans le sud, dans le centre des régions aurifères,
il existe encore une division plus petite, la moitié du _damma_ :
0 fr. 10 ou 0 fr. 11 ; on pèse cette quantité avec une autre
petite graine nommée _pouassaba_. Quand cette graine fait défaut,
on se sert de grains de riz non décortiqués de grosseur moyenne,
trois grains étant égaux au damma ; on en coupe une en deux, et un
grain de riz et demi constitue alors le _pouassaba_ ou _kouassaba_.]
[Note 43 : Birindara veut dire « à l’entrée de la brousse ».]
[Note 44 : Diawé partit le soir même de mon arrivée à Panamvi,
25 décembre, arriva à Kong le 29 de bon matin, ayant parcouru une
distance de 200 kilomètres à vol d’oiseau en moins de quatre
jours.]
[Note 45 : Treich était parti d’Assinie avec 50 hommes, dont 25
miliciens armés ; en arrivant à Bondoukou, il dut renvoyer les
miliciens pour cause d’indiscipline ; ils firent retour sous les
ordres d’un mulâtre qui avait accompagné Treich. Les 25 autres
hommes qui restaient à Treich étaient en lutte ouverte avec lui. A
mon arrivée à Kong, il ne pouvait plus se faire obéir, je dus
sévir énergiquement, et les mutins et meneurs, au nombre de 15,
furent renvoyés sur mon instigation quelques jours après mon arrivée
à Kong.]
[Note 46 : Depuis j’ai appris qu’à la suite des bruits
alarmants qui avaient couru sur mon compte, le colonel Galliéni,
alors commandant supérieur du haut fleuve, et les officiers de Bammako
ont employé tous leurs moyens d’information pour savoir la vérité
sur mon sort. C’est ainsi que l’on s’était adressé à El-Hadj
Mahmadou Lamine, de Ténetou, pour avoir de mes nouvelles. Comme on
le voit, son envoyé est arrivé jusqu’à Bobo-Dioulasou.]
[Note 47 : La terminaison _krou_ ou _kourou_ correspond, en lange
_agni_, aux terminaisons _sou_ et _dougou_ des Mandé. L’une et
l’autre veulent dire : « village de, habitation de », etc.]
[Note 48 : Attakrou est le premier village de l’Indénié que l’on
rencontre en venant de l’Anno.]
[Note 49 : En haoussa, _sansanné_ veut dire « camp », et _Mango_
dans plusieurs langues, notamment en mandé, est le nom sous lequel
on désigne Groûmania.]
[Note 50 : _Elé_ veut dire en agni « lieu des pirogues », et _so_
« lieu ».]
[Note 51 : Il ne faut pas en conclure que la navigation est impossible
au delà. Les indigènes des villages en amont d’Attakrou ne
fabriquent que les pirogues nécessaires pour passer d’une rive à
l’autre et pêcher le long des rives ; elles sont trop informes pour
servir à de longs trajets : c’est la seule raison pour laquelle
le fleuve n’est pas utilisé.]
[Note 52 : Pendant ma descente du Comoë j’ai pu me procurer toute
la collection des singes vivant dans la région ; je me promettais de
l’offrir au muséum de Paris, mais les uns sont morts en arrivant à
Grand-Bassam, les autres à bord, et le dernier, un magnifique _tié_
que j’avais confié à mon ami Dupuy, vétérinaire aux saphis,
est mort à Dakar.]
[Note 53 : Personne n’est chrétien dans cette région. Bénié
Couamié possédait cette sainte image tout simplement parce que,
pour lui, elle personnifiait la femme européenne.]
[Note 54 : J’ai vu un cocotier à Sorobango, près Bondoukou,
deux à Aniasué sur le Comoë, et deux au campement d’Aponkrou,
près de Bettié.]
[Note 55 : L’Akapless était appelé aussi royaume d’Aka et
Atakla.]
[Note 56 : On sait que Costa est l’ancien nom sous lequel on
désignait le Comoë ou Akba ou rivière de Grand-Bassam.]
[Note 57 : Amatifou est le chef de Krinjabo qui nous a cédé ses
droits en 1842. A cette époque il avait environ trente-cinq ans ;
il est mort en 1886 et a eu pour successeur son neveu Aka Simadou.]
[Note 58 : En langue agni on désigne les Européens sous le nom de
Borofoé et les peuples de l’intérieur en général sous le nom
de Zorofoé.]
[Note 59 : Dans la convention de délimitation franco-anglaise du
10 août 1889, la frontière française part à 1000 mètres à
l’ouest d’Afforénou ou Newtown, sur le bord de la mer, suit la
rive droite de la lagune Tendo et Éhy, puis la rive droite du Tanoë
jusqu’à Nougoua. A partir de ce point, la ligne frontière suivra
le 5e degré de latitude en tenant compte des traités passés et en
suivant exactement la limite des États à cheval sur le 5e degré.]
[Note 60 : Les noms de plusieurs d’entre ces îles ont été, par
suite des reproductions successives, ou changés, ou légèrement
tronqués. C’est ainsi que la petite île Leydet se nommait île
Jonnon. L’île Audric, située en face de la baie de Dabou, avait
été baptisée île Aubry, etc.]
[Note 61 : Piter est un surnom. Ce chef s’appelait, en langue
agni, Atékébré. C’est lui qui nous concéda nos droits sur
Grand-Bassam. Son successeur se nommait Assama, auquel succéda le
chef actuel Blé, d’origine zemma (Apolloniens).]
[Note 62 : La manille est une monnaie qui a cours dans toute la
lagune d’Ébrié et dans le Comoë près de son embouchure ;
elle n’a pas cours à Assinie. C’est un bracelet en alliage de
cuivre et d’étain que l’on fabrique à Manchester et à Nantes ;
il a une valeur de 20 à 23 centimes. Quand on achète des produits
aux indigènes, on les paye en manilles, qu’ils viennent ensuite
échanger contre des marchandises aux factoreries au fur et à mesure
qu’ils en ont besoin.]
[Note 63 : Buonfanti a fait une conférence sur son voyage à
la Société de géographie royale belge à Bruxelles. Elle est
publiée dans son Bulletin de 1884. Accusé d’imposture, Buonfanti
n’a jamais pu se disculper de l’accusation lancée contre lui,
et n’a jamais pu donner des preuves sérieuses sur la véracité
de son récit. Il est mort récemment au Congo.]
[Note 64 : C’est avec intention que je n’ai pris des objets connus
des indigènes que dans une aussi faible proportion. Rien ne flatte
le noir comme de recevoir un cadeau ou d’acheter un objet ou une
étoffe que l’on ne peut se procurer nulle part. Le noir, comme
nous du reste, aime les nouveautés, il se laisse séduire par tout
ce que son voisin ne pourra peut-être jamais se procurer. Il est
heureux de pouvoir dire : « J’ai acheté un objet dont personne
ne connaît le nom ».]
[Note 65 : J’avais emporté, en prévision d’une captivité chez
un des rois de l’intérieur, des semences des principaux légumes
d’Europe, afin de me permettre d’améliorer mon ordinaire.]
[Note 66 : _Serki_ veut dire « chef » en haoussa.]
[Note 67 : Voyez page 386.]
[Note 68 : Les Mandé sont aussi désignés par d’autres peuples
sous le nom de Wakoré, Wangara, Sakhersi, Sakhayerski, etc., et
surtout par le nom générique de Dioula.]
[Note 69 : C’est à tort qu’on écrit Sousou, Soussou, Sozo
ou bien encore Susu ; le vrai nom des habitants du Rio Pongo est
Soso (prononcez _Soço_). (Note du R. P. Raimbault, _Catéchisme
français-soso_. Mission du Rio Pongo, 1885.)]
[Note 70 : Nom par lequel les Haoussa désignent les Mandé.]
[Note 71 : Nous pensons que la dénomination Ghanata ne
s’appliquerait pas exclusivement au Baghéna ou Bakhounou actuel ;
l’empire était à cheval sur les deux rives du Niger. Dans le
Mossi on m’a souvent désigné la région de Douentsa sous le nom
de Garnata.]
[Note 72 : Barth et d’autres écrivains, tels que Léon l’Africain
(traduction de Jean Temporel), appellent souvent les Wakoré (plus
tard Sonni-nké) du nom d’Assouanek ; il ne faut pas trouver dans
ce nom l’étymologie de Sonni-nké, car ce nom ne leur a été
octroyé que plus tard, comme nous le verrons par la suite, mais il
faut le traduire par اسّوع نك, c’est-à-dire Assoua-nké,
« hommes de l’Assoua ». L’Assoua est encore une province voisine
du Fermagha (rive gauche du Niger au sud de Tombouctou).]
[Note 73 : Encore aujourd’hui les Sonni-nké se désignent par le
nom de Séré-khollé, hommes blancs, nom qui, corrompu, est devenu
le Sérewoulé, Serécollé ou Sarakollet.]
[Note 74 : Ebn Khaldoun, tome II, page 110, dit au sujet de cette
nouvelle famille ; « On rapporte que du côté de l’Orient les
Ghana avaient pour voisins les Sousou ou Ceuseu صوصو سوسو »]
[Note 75 : Le sultan de la cour duquel les deux frères
s’échappèrent était vraisemblablement, d’après Barth et Rolfs,
Mansa Magha Ier. Sonni Ali Kilnou est donc arrivé au pouvoir vers
1335 et 1340 : et la fin de la première dynastie de Za remonte donc
à cette même époque.]
[Note 76 : Touré est un nom de famille que l’on retrouve non
seulement dans les familles Mali-nké-Kagoro, mais encore chez les
Dioula, et surtout chez les Haoussa. Les Touré et les Sissé sont
encore fort nombreux dans les provinces nord du Sokoto, sur les
confins du Zamberma ou Zaberma.]
[Note 77 : Sous le règne de Mansa Sliman, en 1359, il existe déjà
dans le Ségou un Ouarraba Koy, ce qui veut dire un chef diara ;
_ouarraba_, lion, fauve, étant le synonyme de Diara. A la même
époque nous y voyons aussi un Sama Koy, c’est-à-dire un chef
sama-nké, c’est-à-dire d’origine bammana.]
[Note 78 : Le parti de Ngolo ou Dabo était composé : 1o de
Bambara ; 2o des Ouled-Masouk, tribu noble des Ouled-Embarek ; 3o des
Ahel-Semborou, fraction de Foulbé (qui venaient de se fixer dans le
Bakhounou) ; 4o d’importantes fractions de Sonni-nké Diawara.
Le parti de Sagoné était composé : 1o des Rouma, conquérants
marocains qui occupaient une partie du pays et s’étaient mariés
et fusionnés avec les indigènes ; 2o des Zénagha ; 3o des
Ouled-Alousch, la fraction la plus guerrière des Ouled-Embarek ;
4o des Ahel-Massa ou gens de Saro, fraction de Sonni-nké ; 5o de
Mandé-Mali-nké. Voyez Barth, tome V, édition allemande, appendice I,
page 511.]
[Note 79 : Docteur Quintin. — Étude ethnographique sur les pays
entre Sénégal et Niger. — Société de Géographie de Paris.]
[Note 80 : C’est ce même Daisé Kouroubari qui régnait dans le
Kaarta à l’époque du passage de Mungo-Park (1796), et l’on peut
voir dans la relation de voyage de Park que ce pays était en guerre
avec le Ségou.]
[Note 81 : Mansong régnait à Ségou au premier et au second voyage
de Mungo-Park.]
[Note 82 : Cf. docteur Quintin.]
[Note 83 : _Massa_ dans beaucoup de pays mandé veut dire « roi ». A
Kong on ne se sert aussi de ce titre pour désigner le souverain.]
[Note 84 : Comme il y a de nombreuses familles portant le nom de
Kouroubari, les membres de la famille royale descendant de Sébé
Kouroubari font suivre leur nom du titre _massa-si_ (graine de roi,
descendant de roi).]
[Note 85 : Nous avons souvent pensé que les Sousou des historiens
arabes ne seraient peut-être autre chose que les Sissé. A ce sujet,
nous avons demandé à M. René Basset de vouloir bien consulter les
textes anciens. Le savant professeur, après examen, a conclu que,
les points diacritiques ne faisant pas défaut, il fallait rejeter
cette hypothèse.]
[Note 86 : _Touré_ veut dire « éléphant » en sonni-nké ; leur
tenné est l’éléphant comme les Sama-nké chez les Bammana.]
[Note 87 : Caillé en traversant le Mianka dit : « Ce pays est
habité par des Mandingues _Diaula_ ou _Yola_ », ce sont les Dioula ;
du reste, toutes les régions que je viens d’énumérer sont aussi
connues sous le nom générique de Diouladougou.]
[Illustration : Croquis de Waghadougou.]
[Illustration : DENSITÉ DE POPULATION.]
[Illustration : RELIGIONS.]
[Illustration : PEUL ET MANDÉ.]
[Illustration : VOIES COMMERCIALES.]
[Illustration : LIMITES DE CULTURE.]
[Illustration : PROFILS.
1o. De Bammako au Baoulé
2o. De Toula à Sikasso
3o. De Tiola à Dioumanténé]
[Illustration : PROFILS.
4o. De Nafégué à Lokhognilé
5o. De Diarakrou à Dialacoroso
6o. De Gouété à Koroma]
[Illustration : PROFILS.
7o. De Koroma à Diabéré
8o. De Diabéré à Pakhé
9o. De Pakhé à Patenga]
[Illustration : PROFILS.
10o. De Sagoué à Tourmountiou
11o. De Tourmountiou à la Volta Noire
12o. De la Volta Noire à Nasian]
[Illustration : PROFILS.
13o. De Nasian au Camp de Kinguéné
14o. Du Camp de Kinguéné à Zanzanzo
15o. De Zanzanzo à Attakrou]
[Illustration : TATOUAGES No.1.
_FAMILLES MOSSI_]
[Illustration : TATOUAGES No.2.
_FAMILLES GOURONGA — DAFINA — BOBO_]
[Illustration : TATOUAGES No.3.
_FAMILLES BOBO — HAOUSSA — SOMMO OU SONGHO — MAMPOURGA ET DAGOMBA_]
[Illustration : TATOUAGES No.4.
_FAMILLES KIPIRGA — FALAFALLA TAGOUANO — MANDÉ ET SAMOKHO — SIÉNÉ-RÉ —
ZAZÉRÉ — KOMONO, DOKHOSIÉ, TIÉFO_]
[Illustration : CARTE DU HAUT-NIGER AU GOLFE DE GUINÉE _PAR LE PAYS DE
KONG ET LE MOSSI_ levée et dressée de 1887 à 1889 par L. G. BINGER,
Capne. d’Infrie. de Marine par ordre _de m. ETIENNE, Sous-Secretaire
d’Etat des Colonies._
Carte des lagunes DE GRAND BASSAM ET D’ASSINIE _d’après les travaux
du Capitaine_ BINGER _et les travaux hydrographiques les plus
récents_. 1889
_COURS INFÉRIEUR_ DE LA RIVIÈRE COMOÉ OU AKBA _levé à la boussole_
par le Capitaine G. BINGER 1889
BINGER — DU NIGER AU GOLFE DE GUINÉE.
HACHETTE & Cie.
_Gravé par Erhard Fres., 35bis. Rue Denfert-Rochereau, Paris._
_Imp. Dufrenoy, 49, rue du Montparnasse, Paris._]
TABLE DES GRAVURES
* * * * *
Iguanes dans le village 3
Le naba de Koumoullou et ses griots 7
Ces sauvages nous suivent presque en rampant 13
L’un des hommes saisit la bride du cheval de
Diawé 19
L’ombrelle 21
Diawé et trois ânes entraînés par le courant 23
Passage de la Volta Blanche 29
Construction sacrée de Gourounga 39
Jeunes filles portant la dot 43
Sous le _banian_ 47
_Tacca involucrata_ 51
Arrivée d’une bande de Mossi 53
Retraite aux flambeaux 59
Marche dans la prairie inondée de Louaré 63
Visite au naba de Karaga 67
Rixe menaçante 71
La danse 75
Touloucouna (_Carapa guineensis_) 79
Un _tchilago_ 81
Vue de Salaga 89
Une mosquée de Salaga 93
Plan de Salaga 95
Le marché de Salaga 97
Captifs portant du bois 101
Marchand fascinant un client 105
Mules du Haoussa 111
Les cases de Tourmountiou 121
Konkronsou 124
L’oasis marécageuse 125
Le village de Konkronsou 127
La forêt de Konkronsou 131
La poupée de Kounchi 133
Kintampo 137
Kintampo et le tronc gigantesque 139
Kintampo, quartier achanti 141
Chute d’eau de Takla 147
Campement dans la brousse 157
Mosquée de Sorobango 158
Une rue de Bondoukou 159
Habitation de Sitafa (vue extérieure) 163
Habitation de Sitafa (vue intérieure) 165
Bondoukou 167
Bain forcé 171
Un coin d’Amenvi 173
Ardjoumani et ses fils, roi de Bondoukou 175
Départ des agents d’Ardjoumani 181
Types de Ton avec leur ombrelle 185
Femmes portant de gigantesques bonbonnes de 191
vin de palme
Village pakhalla 195
M. Treich-Laplène 201
Visite de condoléance chez Lansiri, à Kong 203
Femmes puisant de l’eau au Comoë 219
Croquis de Mango 221
Aouabou : la demeure royale 225
Un Gan-ne dans la forêt 229
Un indigène de race agni faisant sa toilette 231
Un malade en consultation 233
Type d’un village gan-ne ou agni 235
Kommona Gouin 237
Palabre à Aouabou : signature du traité 239
En route pour Attakrou 245
Portes sculptées 251
Dans le hamac, au milieu des fourrés 253
Bords du Comoë à Attakrou 259
Couché dans la pirogue 263
Habitation à l’européenne avec couvertures en
palmes à Bettié 267
La forêt 269
Réception de Bénié Couamié 283
La flottille au départ 289
Chutes d’Amenvo 293
Baoto 297
Arrivée au _Diamant_ 301
M. Bidaud 305
Factorerie Verdier à Grand-Bassam. (D’après
une photographie de M. Ch. Alluaud.) 309
Piroguiers kroumen. (D’après une photographie
de M. Ch. Alluaud.) 311
Castor, interprète du gouvernement à Assinie 315
Plantation de café d’Élima, sur la lagune
Aby. (Photographie de M. Ch. Alluaud.) 317
Un traitant de la Côte de l’Or. (Photographie
de M. Ch. Alluaud.) 319
Village sur la lagune. (Photographie de M.
Ch. Alluaud.) 327
Jeune fille de la lagune. (Photographie de M.
Ch. Alluaud.) 331
Sierra Leone 341
Croquis de Waghadougou 397
Densité de population 398
Religions 399
Peul et Mandé 400
Voies commerciales 401
Limites de culture 402
Profil 403, 404, 405, 406, 407
Tatouages 408, 409, 410, 411
TABLE DES CHAPITRES
* * * * *
CHAPITRE X. — En route pour le Gourounsi. — Baouér’a. —
Arrivée à Koumoullou. — Habitations gourounga. — Une audience
chez le naba de Koumoullou. — Une scène de carnage. — Deux
fables mandé. — Une étape dans les hautes herbes. — Ruines de
Zorogo. — Hostilité des habitants de Kalarokho. — Arrivée à
Tiakané. — Chef de village peu commode. — Départ pour
Kapouri. — Nous sommes dans une triste situation. — Attaque à
main armée entre Kapouri et Pakhé. — Encore des exigences du
chef de Mîdegou. — Abandonné par les guides. — Étape à
Sidegou. — Arrivée sur les bords de la Volta Blanche. —
Renseignements sur cette branche de la Volta. — Arrivée à
Oual-Oualé. — Entrée dans le Mampoursi. — Une grave
indisposition me retient à Oual-Oualé. — L’almamy, mon hôte
et les habitants. — Encore le Gourounsi. — Population. —
Religion. — Le Gambakha. — Population du Mampoursi. — Oual-
Oualé et son commerce. — Dispositions pour le départ sur 1
Salaga.
CHAPITRE XI. — Départ de Oual-Oualé. — Voyage dans des
terrains inondés. — Karaga. — Incidents de voyage,
difficultés causées par les pluies. — Arrivée à Pabia. — Les
Dagomba. — Passage de la rivière de Palari. — Entrée dans le
Gondja. — Dokonkadé. — Arrivée à Salaga. — Les pèlerins de la
Mecque. — Bakary, mon hôte. — Position de Salaga. — Les
habitations. — Les quartiers de la ville. — Le marché. — Le
commerce d’eau et de bois. — Articles d’importation et
d’exportation. — Valeur de l’or et de l’argent. — Nouvelles
de Kong. — Je communique avec la Côte des Esclaves. —
Renseignements sur le cours du Comoë. — Les Ligouy. — Arrivée
de quelques caravanes de Haoussa. — Les mulets du Haoussa 61
CHAPITRE XII. — Les Gondja. — Leur histoire. — Insalubrité de
Salaga. — Choix d’un itinéraire. — Superstitions des
indigènes. — Départ pour Kintampo. — Sur les bords de la
Volta. — Traces du passage de von François. — Mesure du temps
chez les indigènes. — Belle végétation. — Les droits de
douane. — Marais de Konkronsou. — Végétation splendide. —
Arrivée à Kounchi, premier village achanti. — Kâka. — La
feuille à emballer le kola. — Kintampo. — Mon hôte Sâadou. —
Diawé à la recherche du miel. — Une visite chez le chef
achanti. — Curieuses habitations. — Le marché. — En marche
avec les Haoussa. — Avenir de Kintampo. — Départ pour
Bondoukou. — Itinéraire de Takla à Koumassi. — Territoire des
Diammoura. — Sur les bords de la Volta. — J’apprends
l’arrivée d’un blanc qui est à ma recherche. — Arrivée à
Tasalima (village ligouy). — Massif de Kourmboé. — Encore la
Volta. — Les Dioumma ou Diammou ou Diammoura. — Deux étapes
dans la brousse. — Tambi. — Sorobango. — Entrée à Bondoukou.
— Nouvelles de Treich-Laplène 113
CHAPITRE XIII. — Les divers noms du Bondoukou. — Son
histoire. — Description de la cité. — Le marché. —
Insalubrité de l’eau. — Des diverses sauces. — De l’or, du
mitkal et de ses subdivisions. — Articles d’importation et
d’exportation. — Départ pour Amenvi. — Les États
d’Ardjoumani. — Un village où l’élément féminin domine. —
Arrivée à Amenvi. — Une audience d’Ardjoumani. — Bizarre
moyen de locomotion employé par les chefs agni. —
Ethnographie. — Costumes. — Habitations. — Coutumes. — Départ
pour Kong. — Beauté de la végétation. — Arrivée à Panamvi. —
Rencontre avec des gens de connaissance de Kong. — Arrivée
sur les bords du Comoë. — Encore un village où il n’y a que
des femmes. — 1er janvier 1889. — Des singes. — Mines d’or de
Samata. — Koniéné et Kolon. — Détour à Kong. — Rencontre avec
Treich-Laplène. — Visites à mes amis. — Nous signons un
traité. — Envoi des courriers. — Nouvelles d’un courrier
parti à ma recherche. — Adieux de la population. — Visite de
l’almamy. — Recherches ethnographiques. — Entrée dans le
Djimini. — Départ de Diawé 161
CHAPITRE XIV. — Dans le Djimini. — Ethnographie. — Dakhara. —
Industrie, commerce. — Les régions limitrophes. — Kamélinsou.
— Le Comoë. — Premières plantations de kolas. — Arrivée dans
la capitale de l’Anno. — Honnêteté proverbiale des habitants
de l’Anno. — Industrie, commerce, agriculture. — Départ pour
Aouabou. — La marmite fétiche. — Population de l’Anno. —
Mœurs, coutumes, armes, ustensiles. — Un mot sur Sansanné-
Mango. — Entrevue avec Kommona Gouin. — Palabres. — Histoire
de l’Anno. — Routes commerciales. — Un animal inconnu. —
Appellations agni pour l’or. — Départ d’Aouabou. — Entrée
dans la grande forêt. — Un mal gênant. — Les mines d’or. — Le
_fouto_. — Rencontre de Gan-ne. — Voyage en hamac. — Bizarre
médication indigène. — Comment on voyage dans la forêt. —
Longues et pénibles étapes. — Arrivée sur les bords du Comoë 213
CHAPITRE XV. — Attakrou. — En quête de pirogues. — Descente
du Comoë. — Incidents de navigation fluviale. — Séjour à
Kabrankrou. — Départ par terre pour Aniasué. — Toujours
l’imposante forêt. — Illusion d’ouïe. — Aniasué. — Les singes
de l’Indénié. — Départ des pirogues. — L’Indénié, limites,
population. — Nous longeons le Morénou et l’Attié. —
Cérémonie funèbre agni. — L’Alanguona. — Abandonnés par les
piroguiers. — Bettié et Bénié Couamié. — Une maison à
l’européenne. — Mon premier verre de vin. — Départ pour
Malamalasso. — Chutes et rapides. — Daboisué. — Deux étapes à
pied. — Malamalasso. — Arrivée de Baoto. — Difficultés
constantes nées de coutumes bizarres. — La société agni. —
Pénible navigation de nuit. — Nous atteignons le _Diamant_. —
Arrivée à Grand-Bassam. — Accueil à la factorerie Verdier. —
Le capitaine au long cours Bidaud. — Mes compagnons noirs 257
CHAPITRE XVI. — Arrivée de l’aviso l’_Ardent_. — Détails sur
Grand-Bassam. — La barre. — Les piroguiers. — L’embouchure du
Comoë et les mouillages. — L’Akapless. — Le Sanwi et la
rivière Bia. — La lagune Aby. — Krinjabo. — Le Tanoé ou
Tendo. — L’Ahua ou Apollonie. — Départ pour la lagune Ebrié.
— Abra. — L’Ebrié. — Abidjean et les pêcheries. — Rivière
Ascension. — Arrivée à Dabou. — Visite au poste et au jardin.
— Rivière Isi. — Les Bouboury. — Le Bandamma ou Lahou. —
Renseignements sur la côte de Krou et sur les peuples de
l’intérieur. — Le Baoulé, l’Attié, le Morénou. — Départ de
Dabou, les Jack-Jack. — Petit-Bassam. — Treich est gravement
malade. — Retour à la factorerie. — Nous sommes nommés
chevaliers de la Légion d’honneur. — Nous nous embarquons sur 307
la _Nubia_. — Retour en France
CONCLUSION. — Étendue de nos possessions. — Causes de la
dépopulation. — Moyen d’y remédier. — Résultats à attendre de
la pénétration. — Richesse de notre domaine colonial. — Moyen
de l’exploiter 343
APPENDICE I. — Notice sur mes travaux topographiques et
l’établissement de la carte. — Valeur de certaines
terminaisons et énumération de quelques termes géographiques
usités en mandé, en haoussa, en mossi, etc. Permutation des
consonnes 349
APPENDICE II. — Renseignements sur l’organisation de la
mission. — Énumération des achats faits avant le départ. —
Dépenses de la mission 354
APPENDICE III. — Bulletin météorologique. — Tableau
comparatif des pluies entre le bassin du Niger et celui de la
Volta. — Saisons. — Observations sur le climat 357
APPENDICE IV. — Flore et faune 362
APPENDICE V. — Liste des rois sonr’ay de la première
dynastie. — Liste de la deuxième dynastie. — Notes sur
l’histoire générale de la dynastie sonr’ay-mandé. — Famille
mandé. — Famille sonninké. — Famille mandé-bammana. — Famille
soso ou sousou. — Famille mandé-mali. — Famille mandé-dioula 367
* * * * *
22062. — Imprimerie LAHURE, 9. rue de Fleurus, à Paris.
Note du transcripteur :
Page 145, " .ambeau à mes itinéraires " a été remplacé par
" lambeau "
Page 146, " il se perd en mains endroits " a été remplacé par
" maints "
Page 177, " le non d’Asikkaso " a été remplacé par " nom "
Page 189, " et ui donnais quelques " a été remplacé par " lui "
Page 200, " pour aller me raviltailler " a été remplacé par
" ravitailler "
Page 205, " servir de son expresssion " a été remplacé par
" expression "
Page 206, " Haoussa résidant à Tong-i " a été remplacé par
" Tiong-i "
Page 216, " ’Indénié ou le Baoulé " a été remplacé par " l’Indénié "
Page 330, " meublé leurs apppartements avec " a été remplacé par
" appartements "
Page 364, " 28 mars 17-avril 1599 " a été remplacé par
" 28 mars-17 avril 1599 "
Page 364, " le tasert aussi de monnaie " a été remplacé par
" le tabac sert aussi "
Page 366, " gros sepents, boas " a été remplacé par " serpents "
Dans l’Appendice V, quelques mots mal transcrits à partir de la
source citée au début ont été laissés tels quels.
Page 371, " Mansa Mouça ou Koukour Mouça " a été remplacé par
" Konkour "
Page 371, " Koma veut : dire " a été remplacé par
" Koma veut dire : "
Page 372, " dehors de Koukour Mouça " a été remplacé par " Konkour "
Page 381, " trouvons dans Ahmel Baba " a été remplacé par " Ahmed "
Page 382, " il eut pour succcesseur " a été remplacé par
" successeur "
Page 382, " du wolof, de l’arabe-hassiana " a été remplacé par
" l’arabe-hassania "
De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et
d’orthographe ont été apportés.
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Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
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=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
* * * * *
22062. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
* * * * *
=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
PAR
LE...
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— End of Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2) —
Book Information
- Title
- Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
- Author(s)
- Binger, Louis Gustave
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- November 11, 2024
- Word Count
- 157,039 words
- Library of Congress Classification
- DT
- Bookshelves
- Browsing: History - General, Browsing: Travel & Geography
- Rights
- Public domain in the USA.
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