*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74720 ***
=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
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21714. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
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[Illustration : LE CAPITAINE BINGER]
=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
PAR
LE CAPITAINE BINGER
(1887-1889)
OUVRAGE CONTENANT
UNE CARTE D’ENSEMBLE, DE NOMBREUX CROQUIS DE DÉTAIL
ET CENT SOIXANTE-SEIZE GRAVURES SUR BOIS
=D’APRÈS LES DESSINS DE RIOU=
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TOME PREMIER
* * * * *
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
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1892
Droits de traduction et de reproduction réservés.
=DU NIGER=
=AU GOLFE DE GUINÉE=
A TRAVERS LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
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CHAPITRE I
But et objet de la mission. — Préparatifs de départ. —
Séjour à Saint-Louis. — Formation du convoi à Bakel et à
Kayes. — Lettres de recommandation du colonel Gallieni. —
Rencontre d’anciens serviteurs. — Séjour à Bammako. —
Passage du Niger. — En route pour les États de Samory. —
Arrivée à Ouolosébougou. — Entrevue avec Kali. — Misère des
habitants. — Le marché de Ouolosébougou. — Difficulté de se
renseigner. — Quelques mots sur les _dioula_ et les marchands. —
Passage d’un convoi de ravitaillement. — Mutilation de voleurs. —
Du _diala_ ou caïlcédra. — Dispositions malveillantes des gens de
Samory. — Le _kéniélala_. — Nouvelle entrevue avec Kali. —
Retour à Bammako. — Arrivée du courrier de Samory. — Retour
à Ouolosébougou. — En route pour Ténetou. — L’arbre à
beurre. — Visite à El-Hadj Mahmadou Lamine. — Le marché. —
Les voyages d’El-Hadj. — Renseignements sur Mali. — Un peu
d’histoire. — El-Hadj me donne deux lettres de recommandation. —
Arrivée sur les bords du Baoulé. — Deuxième lettre de Samory. —
Départ pour Sikasso.
Dans un moment où toutes les puissances de l’Europe jetaient
leur dévolu sur l’Afrique, et où, tous les jours, on entendait
parler d’événements qui venaient s’y dérouler, il aurait
été difficile à un officier d’infanterie de marine, ayant
déjà fait deux séjours au Sénégal et au Soudan français, de
rester indifférent et de se contenter d’enregistrer les prises de
possession des nations européennes sans s’en émouvoir quelque peu.
La France avait l’avance dans cette partie du monde et il ne
fallait pas la laisser distancer par ses rivales. C’était le
vœu de tout le monde, et je m’y associais de grand cœur. Aussi,
comme beaucoup de camarades, l’étude des voyages, surtout pour la
partie qui concernait le Sénégal, était ma distraction favorite. Je
caressais peu à peu le rêve d’aller noircir un des grands blancs
de la carte d’Afrique.
Entre les deux branches du Niger et le golfe de Guinée, les éditeurs
de cartes, pour donner satisfaction au public, qui a horreur du vide,
avaient semé un peu au hasard, d’après des traditions légendaires
et des informations indigènes — souvent difficiles à comprendre
ou à interpréter, — un certain nombre de cours d’eau indécis,
de montagnes hypothétiques, de noms d’États et de peuples,
effacés comme des souvenirs de l’antiquité.
C’est là, dans cette terre vierge d’explorations, dans le cœur
de cet inconnu, que je voulais pénétrer.
Je m’en ouvris à quelques amis dévoués, qui ne réussirent
pas à me faire partir. Je commençais à désespérer, lorsque,
à la suite de quelques travaux linguistiques que je fis paraître
au retour d’une mission topographique dans le Soudan français,
j’eus le bonheur d’être attaché à la personne du général
Faidherbe, comme officier d’ordonnance.
L’ancien et illustre gouverneur du Sénégal m’encouragea à
persévérer dans mon idée, et un an après (à la fin de 1886),
grâce à son appui, M. Flourens, ministre des affaires étrangères,
et M. de la Porte, sous-secrétaire d’État aux colonies, me
confièrent l’importante reconnaissance géographique de la boucle
du Niger et la mission politique de relier nos établissements du
Soudan français au golfe de Guinée.
Ce n’est pas chose facile que d’organiser une mission qui doit
durer deux ans au minimum.
Je voulais marcher seul, avec le plus petit nombre de personnel
possible. Pour cela, il fallait me constituer une pacotille peu
volumineuse, où cependant toutes les industries seraient à peu
près représentées.
Dans ces régions, l’échange direct n’existe pas ; avant de
faire un achat, il faut transformer les objets de la pacotille en
monnaie courante acceptée dans le pays.
On peut dire que le succès de la mission dépend en grande partie de
sa préparation. Le voyageur doit surtout s’attacher à emporter
des charges ayant le moins de volume et de poids possible, mais
beaucoup de valeur. Le corail, l’ambre, les perles, les soieries,
remplissent très bien ce but ; mais, comme on est appelé à traverser
des régions où la civilisation n’est pas assez avancée, il est
nécessaire d’emporter aussi des articles de moindre valeur dans
une proportion à déterminer[1].
Pour conserver précieusement sa pacotille, la préserver des rosées
et lui permettre de tomber impunément plusieurs centaines de fois à
l’eau, il faut également faire choix d’un emballage qui remplisse
ces conditions.
Toutes mes marchandises étaient enveloppées dans une toile
molesquine, puis roulées dans une couverture en laine, qui elle-même
était renfermée dans un sac sulfaté fermant à cadenas, et de
dimensions telles qu’il pût être porté à dos d’hommes ou
constituer une demi-charge d’âne (30 kilogrammes au maximum). En
outre, les papiers et choses précieuses étaient renfermés dans
des boîtes en fer-blanc.
Tout cela dut être confectionné avant le départ.
En dehors des marchandises d’échange, j’avais à me munir de
campement, d’armement, de munitions et d’instruments.
Des vivres, je n’en emportai que juste ce qui était nécessaire
pour ne pas passer, sans trop brusque transition, de la nourriture
européenne à la nourriture indigène, et donner le temps à
mon estomac de se dilater assez pour contenir la volumineuse dose
d’aliments indigènes qu’il est nécessaire d’absorber pour
calmer la faim.
Pour mener à bien ma mission, deux routes s’offraient à moi :
celle du Soudan français et celle du golfe de Guinée. Voici les
raisons qui m’ont fait opter pour la voie Sénégal-Niger-Bammako :
1o Impossibilité de se porter à Assinie ou Grand-Bassam autrement
que par des vapeurs anglais, et inconvénient d’éveiller ainsi
l’attention sur mes projets de pénétration vers une région
convoitée depuis longtemps par l’Angleterre ;
2o Les explorations vers l’intérieur en partant du golfe de Guinée
avaient toujours échoué de ce côté ;
3o Renseignements trop vagues sur les voies de pénétration vers
l’intérieur ;
4o Difficulté de recruter une escorte de gens connus et dévoués ;
5o Impossibilité, en partant du golfe de Guinée, de faire usage
d’animaux porteurs, et obligation d’avoir recours à des noirs,
qui, s’ils se révoltaient ou se menaient en grève, me forceraient
à rebrousser chemin.
6o Avantage, en traversant le Soudan français, de pouvoir emmener
des hommes dévoués et dont je connaissais les langues et dialectes.
Enfin, la traversée du Soudan français et des États de Samory
semblait surtout m’offrir l’avantage de marcher longtemps et assez
loin vers l’intérieur sous la protection de chefs avec lesquels
nous sommes en relation. Le difficile est d’aller assez loin et
de traverser plusieurs États. Au fur et à mesure que l’on avance
vers l’intérieur, la méfiance des indigènes diminue : on n’a
pas de peine à leur faire comprendre qu’on n’est pas tombé du
ciel et que, pour avoir déjà traversé tant de pays sans encombre,
on jouit d’une bonne réputation.
Le 18 février 1887, tous mes achats étaient terminés, et le 20 je
m’embarquais à Bordeaux, sur le paquebot la _Gironde_, emportant
avec moi toutes mes provisions et marchandises. Le 28 à midi,
j’étais à Dakar, où je ne restai que le temps nécessaire au
transbordement de mes bagages du quai au chemin de fer, et je partis
pour Saint-Louis.
Malgré toute la hâte que j’avais de me mettre en route, je
dus rester à Saint-Louis onze jours ; en cette saison, où il
n’y a presque plus d’eau dans le fleuve, les départs ne sont
pas fréquents. M. Genouille, gouverneur du Sénégal, fit tout ce
qu’il était possible pour me rendre moins pénible mon voyage vers
Kayes. Sur ses ordres, un chaland, muni d’une baraque en planches
avec véranda, fut installé à mon intention. Il devait servir à
ramener des malades à Saint-Louis le cas échéant.
Le gouverneur m’offrit également un petit cheval du Cayor,
provenant des dernières prises ; je le mis immédiatement en route,
par terre, sous la conduite d’un indigène nommé Ndyaye Kane,
frère d’Éliman Baba, chef de Podor. Ce noir, qui nous est dévoué
depuis fort longtemps, amena le cheval à Bakel en douze jours. La
traversée du Fouta eut lieu sans incidents, M. Genouille ayant eu la
bonté d’écrire à ce sujet à Abdoul Boubaker, almamy[2] du Fouta.
Le 12 mars au matin, je quittai donc Saint-Louis sur mon chaland,
remorqué par le _Médine_, qui portait des approvisionnements et le
courrier de France. J’emportais les vœux de réussite du gouverneur
et ceux de nombreux amis qui étaient venus jusqu’au chaland me
serrer la main.
A Mafou (premier barrage), où j’arrivai le 14, les cinq _laptots_[3]
qui composaient l’équipage de mon chaland se mirent à la cordelle,
et c’est ainsi que je naviguai jusqu’à Moudiéri, à une vingtaine
de kilomètres en aval de Bakel ; ce fut le point extrême que je
pus atteindre, quoique mon chaland ne calât que 20 centimètres.
Ces voyages en chaland, quand on est en bonne santé et bien installé,
ne sont pas pénibles. J’avais du reste un peu d’ordre à mettre
dans mes nombreux colis, ce qui me créa une occupation de quelques
heures par jour. Les rives du fleuve sont très giboyeuses, surtout
l’île à Morfil. On se distrait le matin en chassant ; dans la
journée, on tire des caïmans, des hippopotames, et le soir on peut
se livrer à la pêche.
Avec un chaland un peu lourd, comme celui qui me portait, il ne faut
pas espérer franchir plus de 8 à 10 milles par jour, en remontant
le courant, les échouages étant assez fréquents.
Le 22 mars j’étais à Saldé, le 31 à Matam. Le mois d’avril
amena des vents favorables ; ma toile de tente servit de _vire_
(voile), comme disent les Wolof, et nous gagnions 1 à 2 milles par
jour environ.
C’est dans la nuit du 4 au 5 avril qu’eut lieu la première
tornade sèche ; le vent sévit avec violence et notre chaland mal
mouillé remonta le courant pendant environ 500 mètres. L’ancre
traînant au fond de l’eau, je craignais de la voir s’empêtrer
dans quelque bois mort, mais il n’en fut rien et ce grain n’eut
pas de suites fâcheuses.
[Illustration : La _Gironde_ à Dakar.]
Enfin, le 9 avril, après plusieurs tentatives pour franchir les
bancs de Moudiéri, je dus y renoncer et me rendre par terre à Bakel.
Le lendemain, M. Largeau, commandant du cercle de Bakel, eut
l’amabilité d’envoyer de petites embarcations à Moudiéri pour
y prendre mes bagages.
Secondé par les camarades en garnison au poste et les traitants de
Bakel, j’achetai dix-huit ânes contre des armes et de la guinée[4],
et j’engageai un peu de personnel.
Les traitants de Bakel sont pour la plupart des Wolof de Saint-Louis ;
ils savent presque tous lire et écrire le français ; un d’entre
eux, Boly Katy, a même fréquenté pendant quelque temps une
institution à Bordeaux. Les autres ont appris ce qu’ils savent
à l’école des otages de Saint-Louis, créée par le général
Faidherbe quand il était gouverneur du Sénégal. Leur concours
m’a été précieux. Ce sont eux qui m’ont fait confectionner
les petits sacs (_tarfadé_) qui servent de bât et brêler par leur
personnel mes bagages à la manière des ballots de gomme des Maures.
Ils m’ont initié à mille petits détails qu’il est utile de
connaître quand on emploie ce mode de transport, et cela avec le plus
grand désintéressement. Je leur adresse ici tous mes remerciements,
et à mon ami Boli Katy en particulier.
Ce sont de bons Français, ils se sont vaillamment battus lors de
l’attaque de Bakel par Mahmadou-Lamine ; quelques-uns d’entre eux
ont reçu à cette occasion des médailles d’honneur du ministre
de la marine.
Le 21 avril au soir je quittai Bakel. Au moment de me mettre en route,
un de mes ânes m’administra un bon coup de pied, ce qui fit dire à
Dieumbé, un des traitants : « Tu as vraiment de la chance : quand,
avant le départ, on reçoit un coup de pied ou que l’on est piqué
par une abeille, c’est signe de réussite. Nous n’avons pas besoin
de te souhaiter bon voyage. »
Arrivé à Médine le 29, j’étais prêt à me mettre en route
quelques jours après. Le commandant Monségur, commandant de Kayes,
me facilita le recrutement de mon personnel en me cédant tous les
manœuvres qui me convenaient et que je choisissais exclusivement
parmi ceux originaires de la rive droite du Niger et des pays mandé.
A Médine même, j’achetai six captifs, que je libérai ; tous les
six avaient été pris par les sofa[5] de Samory pendant les dernières
expéditions dans le Ouassoulou, le Bolé, etc. ; ils connaissaient
une notable partie du pays de Samory que je me proposais de visiter.
Le colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan français, ne
tardait pas à arriver à Kayes. Il me mettait aussitôt en possession
d’une lettre de recommandation, en arabe, pour l’almamy Samory,
dont j’avais à traverser les États, et d’une autre adressée
à tous les chefs que je pourrais rencontrer dans mon voyage.
Voici ces deux lettres :
[Illustration : Le chaland pendant la tornade.]
« Le lieutenant-colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan
français, à l’almamy Samory :
« Le porteur de cette lettre est un officier qui est envoyé par
le grand chef des Français pour visiter les marchés de Kong et des
pays voisins dont tu as beaucoup parlé au capitaine Péroz.
« M. Binger a pour mission d’étudier les produits de ce pays et de
voir quels sont les objets que nos commerçants devraient apporter à
Bammako pour leurs échanges avec les habitants de Kong et des pays
voisins. M. Binger accomplit une mission toute pacifique et je le
prie de l’aider de tout ton pouvoir dans son voyage. Tu me feras
plaisir et tu montreras ainsi que tes sentiments d’amitié sont
bien sincères.
« Je te salue. »
« Le lieutenant-colonel Gallieni, commandant supérieur du Soudan
français, à tous les rois et chefs des pays situés de l’autre
côté du Niger :
« Celui qui vient vous visiter est un ami. Il ne vous porte que
des paroles de paix et d’amitié. Vous savez que les Français
possèdent un établissement commercial à Bammako, sur le Niger. Ils
ont donc résolu de vous envoyer quelqu’un pour vous connaître,
pour vous dire notre désir d’entrer en relations d’amitié et
de commerce avec vous. Moi, le chef français de tout le pays depuis
Bakel jusqu’à Bammako, je vous recommande le lieutenant Binger,
qui va vous visiter, et je vous prie de l’aider dans son voyage,
il n’en résultera que du bien pour vous.
« Je vous salue. »
Le colonel eut la bonté de me mettre au courant de tout ce qui
pourrait m’intéresser et me communiqua les derniers traités
qu’il venait de signer. A Kayes, j’eus la bonne fortune de
rencontrer mon ancien palfrenier Mouça Diawara, qui de suite demanda
à m’accompagner ; comme j’avais été très content de lui pendant
mon séjour ici en 1884-85, je m’empressai de l’enrôler en lui
faisant cadeau d’un fusil à pierre à deux coups, ce qui mit le
comble à son bonheur.
Bien pourvu et muni de tout ce qui est nécessaire pour un voyage
de dix-huit mois à deux ans, je m’acheminai vers le Niger et
quittai Médine le 14 mai. Je suivis notre route de ravitaillement
et arrivai à Bafoulabé le 18, à Badumbé le 24 et à Kila le 1er
juin, donnant dans chaque poste deux jours de repos à mes animaux,
afin de ne pas les surmener.
J’avais prié, par dépêche, le commandant de Kita d’apprendre
mon arrivée à mon ancien domestique, Diawé, un Fofana de Dogofili,
en qui j’avais la confiance la plus absolue. En arrivant à Boudofo,
je l’aperçus de loin qui accourait en me disant : « Bonjour, ma
lieutenant, moi qui vinir de suite pour service toi, parce que moi
qui trop content pour toi. » Ce pauvre garçon était tout heureux
de me revoir et de m’accompagner.
Le 21 juin j’étais à Bammako. Partout à mon passage dans les
postes je reçus l’accueil le plus cordial et emportai les vœux
de tous les camarades pour le succès de ma mission.
Tous ceux qui, comme moi, sont venus plusieurs fois au Sénégal,
savent combien les officiers d’un poste sont heureux de recevoir
la visite d’un camarade de passage. A peine est-il entré qu’on
s’empresse autour de lui, on l’installe le plus confortablement
possible, on le soigne, on le comble d’attentions : lui manque-t-il
quelque chose, vite on le force d’accepter ceci, d’emporter
cela. Après le premier repas on se croirait vieux camarades, et
pourtant on ne s’est jamais vu, c’est à peine si on se connaît
de nom.
Dans ce pays, où l’on éprouve tous les mêmes souffrances, où
l’on est si loin de ceux qu’on aime, on se sent naturellement
porté l’un vers l’autre, vers ce dernier arrivé qui apporte
comme un peu d’air de France.
Personne ne sait pourquoi il aime le Sénégal ; il aura beau y
avoir souffert, si vous le questionnez à ce sujet, il vous répondra
invariablement : « Je ne m’y trouvais pas aussi malheureux que cela,
j’étais libre, j’étais mon maître. J’ai été quelquefois
bien malade, mais vite remis à ma rentrée en France, la traversée
m’a suffi ! »
En effet, dès qu’on a mis le pied à Bordeaux, tout ce qu’on
a souffert est oublié. Quelques mois après, à la première
petite misère qui vous arrive, on crie par tous les échos :
« Ah ! j’étais bien plus heureux au Sénégal ! » C’est ainsi
qu’on y revient.
En arrivant à Bammako, je m’informai d’abord de ce qui se passait
chez nos voisins de la rive droite du Niger.
Voici quelle était la situation :
1o Ahmadou, sultan de Ségou, venait de signer, avec le colonel
Gallieni, un traité par lequel il plaçait ses États sous notre
protectorat. Il était à Nioro, dans le Kaarta, et coupé du Ségou
par les Bambara du Bélédougou. Son fils, Madané, gouvernait à
Ségou-Sikoro ; il était en guerre contre les Bambara commandés
par Karamokho Diara, frère d’Ali Diara, ancien roi de Ségou.
2o Samory, comme on le sait, venait également de signer avec nous un
traité, plaçant ses États sous notre protectorat. Lui, ses frères
et son fils Karamokho étaient partis en guerre contre Tiéba, chef
du Kénédougou et du Ganadougou, sur la rive droite du Bagoé.
Si Madané me laissait passer (ce qui était plus que problématique),
puisque son père était absent et que, deux fois déjà, Ahmadou avait
imposé des séjours forcés à nos envoyés (à Mage en 1862 et à
la mission Gallieni en 1880), je tombais, en sortant de ses États,
dans les États bambara.
Si ces derniers, que nous avons toujours soutenus contre les Toucouleur
de Ségou, apprenaient que nous avons conclu un arrangement avec
leurs ennemis, ils ne me laisseraient jamais passer. Or Ahmadou,
très fier d’avoir traité avec les Français, va s’empresser de
le leur faire savoir pour leur en imposer. La situation était loin
d’être brillante de ce côté.
[Illustration : Mouça Diawara et Diawé.]
Samory, d’autre part, était plein de bonnes dispositions à notre
égard, disait-on, il avait parfaitement reçu nos envoyés et signé
tout ce qu’on lui avait présenté.
J’optai donc pour le passage chez Samory. Mes instructions, que
je relisais avec soin, me _prescrivaient de profiter des bonnes
dispositions de l’almamy à notre égard_. Enfin une autre raison
l’emportait sur tout le reste : je me disais, bien justement, que ce
dernier parti me promettait une plus ample récolte d’itinéraires
par renseignements, qu’un passage chez Madané.
Si, comme je me le proposais, je réussissais à passer à Ténetou
et à Tengréla, cela me permettait :
1o Dans mon voyage du nord au sud vers Ténetou, de relier partout
mon itinéraire à nos points connus du Niger : Kangaba, Kéniéra,
Tiguibiri, Kankan et même Bissandougou et Sanancoro que la mission
Péroz venait de visiter, et cela sans trop d’inexactitudes,
puisque la distance me serait connue et que les erreurs que je pourrais
commettre ne porteraient qu’entre les lieux intermédiaires (distance
d’un village à l’autre).
2o Dans mon voyage de l’ouest à l’est-sud-est vers Tengréla,
je pourrais faire le même travail avec autant de sécurité sur
Koulicoro, Nyamina, Ségou, Sansanding et Djenné.
3o Si plus tard j’avais à remonter vers le nord, à Djenné par
exemple, il serait encore intéressant de recouper les itinéraires
précédents en opérant sur Bammako, Koulicoro, Nyamina et Ségou.
Après avoir pris auprès des indigènes quelques renseignements
sur la route que j’avais à suivre pendant mes premières étapes,
je fixai la date du départ au 30 juin, sept jours après la fête
de la cessation du jeûne des musulmans, عيد الڢطر (petite
fête), célébrée le premier jour du mois de شوال (choual),
qui suit celui de رَمَضان (ramadan).
Les deux derniers jours passés à Bammako furent employés à faire
mes préparatifs et surtout à terminer ma correspondance, car de
longtemps je n’allais peut-être avoir l’occasion de communiquer
avec la France. Le 30 au matin, après avoir pris congé des camarades
du poste de Bammako, je m’acheminai vers le Niger, sur les bords
duquel mon personnel était déjà arrivé.
Le chef des Somono avait réuni les quatre meilleures pirogues, et
le passage commença aussitôt. Tout était terminé en trois heures.
Les pirogues étaient toutes en _caïlcédra_ (acajou indigène) et
composées de trois parties, reliées ensemble à l’aide d’une
couture faite avec de la corde ; les fissures étaient calfatées
avec de vieux linges et de la terre glaise. Les embarcations
avaient de 9 à 10 mètres, et portaient à chaque voyage environ
1000 kilogrammes. Les ânes sont placés dedans à raison de trois
par pirogue et tenus chacun par un homme. Le trajet étant de quinze
minutes, ces animaux ne pouvaient l’effectuer à la nage comme les
chevaux et les bœufs. Chaque pirogue est manœuvrée par deux hommes,
un à l’arrière et un à l’avant ; tous les deux sont armés de
gaffes en bambou et de pagaies, la gaffe ne servant que tout à fait
sur les bords.
Les droits de passe sont prélevés par le chef des Somono à raison
de 2 fr. 50 par âne avec sa charge et de 5 francs par bœuf porteur
ou par cheval, payables en cauries.
Les hommes, femmes, etc., passent gratuitement.
Les revenus sont répartis comme suit :
Un tiers pour Titi, chef de Bammako ;
Un tiers pour le chef des Somono et les propriétaires des pirogues ;
Un tiers pour les Somono.
[Illustration : Passage du Niger.]
Comme Européen, j’étais exempt de droit ; je donnai cependant 10
francs de gratification aux piroguiers.
Le fleuve a en ce moment 750 mètres de largeur et un très fort
courant ; le passage s’effectue cependant sans incidents ; mes
hommes baptisent les ânes au milieu du fleuve, en leur mettant un
peu d’eau sur le front ; c’est, paraît-il, un usage des Dioula.
Le reste de la journée fut employé à boucaner la provision de
viande et à confectionner des muselières (_dion_) pour les ânes,
afin de les empêcher de brouter les récoltes dans les sentiers trop
étroits et éviter ainsi des difficultés avec les habitants.
De Bakel à Bammako, le voyage se fit sans incidents ; d’ailleurs
la route est protégée, comme on sait, par une série de postes
fortifiés qui permettent de voyager avec autant de sécurité qu’en
France. J’en étais bien aise, car les débuts sont toujours très
pénibles, le personnel n’est pas encore dressé et ce n’est
qu’avec toutes sortes de difficultés que l’on avance.
Quoique au début chacun de mes dix-huit ânes fût conduit par un
homme, les charges, mal brêlées, tombaient souvent, mes ânes
se blessaient, les hommes ne savaient pas bien organiser leur
campement, il me fallait faire leur éducation en tout, et c’était
laborieux. On ne peut leur faire qu’une seule recommandation à la
fois, sans quoi on parle en pure perte. Je me mettais parfois dans
des colères atroces, désespérant d’en faire quelque chose ;
et puis, peu à peu, j’en pris mon parti et j’arrivai à avoir
plus de patience qu’eux.
Mage résume bien la situation, quand il dit :
« Dans toutes les occasions, le mieux est de s’armer d’une
patience à toute épreuve, d’un calme imperturbable. Les charges
tombent, les noirs se disputent ; laissez-les faire, ils n’en
arriveront jamais aux coups, la langue est leur arme favorite, mais
aussi comme elle travaille ! »
J’avoue franchement que c’est le plus sage parti à prendre. Comme
je ne pouvais pas empêcher, je laissais faire. Dans les débuts,
jamais on ne traversait un marigot sans que les bagages tombassent
à l’eau ; pour ne pas m’en apercevoir, je n’en surveillais
plus le passage, cela m’évitait au moins de me mettre en colère.
1er _juillet._ — Nous nous mettons en route de bonne heure,
et, aussitôt après avoir traversé les ruines de Siracoroni,
nous commençons à gravir les petites collines ferrugineuses qui
bordent la rive droite du Niger. Le point le plus élevé qu’on
atteint est à peine à 50 mètres au-dessus de la plaine ; arrivé
sur le plateau ferrugineux, on voit cette ligne de collines se
prolonger vers le nord-nord-est ; et au loin se dresser, en bonnet
de police, le point culminant de cette région, le Talikourou,
qui domine Dioumansonnah. Au pied de ces collines et sur l’autre
versant, on voit les ruines de Kalaba, que nous traversons quelques
minutes après. Kalaba, à en juger par ses ruines, était un très
gros village ; son chef commandait sept villages aux environs. Ce
pays, appelé Bolé, vivait en paix avec ses voisins, les Bambara
Sokho et Samanké, qui composaient exclusivement sa population, et
reconnaissait l’autorité d’Ahmadou de Ségou. Dans le courant
de 1883, Kémébirama, qui s’appelait à cette époque Fabou,
et qui est frère de l’almamy Samory, détruisit, le même jour,
Banancoro, Sénou, Kola et Kalaba, dont le chef fut pris et décapité.
A côté de Kalaba coule un petit marigot où l’on voit encore des
traces de rizières et le bosquet sacré des Bambara, remarquable
par sa luxuriante végétation.
En quittant Kalaba, on traverse un grand plateau ferrugineux, boisé
d’arbres rabougris, d’essences analogues à celles de notre
Soudan ; par-ci par-là, il y a quelques beaux arbres, surtout près
des ruines de Kola et près de Sénou.
[Illustration : 1. Saba, rameau fructifère, feuilles et
fruits. — 2. Ntaba (_Sterculia_), feuilles et fruits. —
3. Ban (_Raphia vinifera_). A. Portion de régime avec
fruits. B. Feuille. C. Fruits. D. Graine.]
Ce village, où je passe la journée, est une ruine dans laquelle il
y a deux familles, en tout vingt personnes. Il n’y a ni poules ni
bétail, et ces malheureux sont dans la misère la plus profonde ;
la grande quantité de détritus de fruits parsemés partout prouve
qu’il y a longtemps que ces malheureux se nourrissent exclusivement
de _ntaba_, de _saba_ et de _ban_.
Le ntaba, _Sterculia cordifolia_, est une sorte de ficus qui atteint
les mêmes dimensions que la plupart des autres variétés de cette
même famille ; ses feuilles, qui sont très grandes (de 20 à 25
centimètres), le font rechercher pour abriter les campements. Le fruit
est une cosse en forme de croissant, il commence à mûrir en juin et
renferme quatre ou cinq gros haricots à noyau d’une couleur rose ;
ce noyau baigne dans un jus très sucré, dont les indigènes sont
friands. Une double allée de ces arbres entoure le poste de Bammako.
Le saba, _Landolphia_, n’est autre que la liane-caoutchouc ;
son fruit, qui est de la grosseur d’une belle pêche, renferme
une douzaine de petits noyaux entourés d’une chair filandreuse,
mais très juteuse. Les Européens préfèrent ce fruit au ntaba
parce qu’il ressemble un peu comme goût à la cerise aigre.
Le fruit du _ban_, _Raphia vinifera_, ressemble par sa forme, ses
dimensions et sa couleur à notre pomme de pin. Il est le fruit d’un
palmier que l’on nomme _ban_ en mandé.
Ce palmier ne pousse qu’au bord des marigots et dans les endroits
très frais. Son fruit, qui vient en régime, renferme un noyau
enveloppé d’une chair blanche très amère, que les indigènes
mangent en temps de disette. Les branches, qui commencent au sol,
sont employées à construire les charpentes des toits de cases,
des paniers ou châssis servant aux transports, connus sous le nom de
_bouakha_. Avec les feuilles, on fait des chapeaux, des nattes, des
sacs à marchandises ; enfin, avec la branche sèche et fendillée,
on fait d’excellentes torches. C’était la lumière dont nous nous
servions généralement en route, tant pour nous éclairer le matin et
charger les animaux que pour nous guider dans les fortes obscurités.
A mon arrivée à Sénou, je demandai à quel chef je devais
m’adresser pour faire parvenir ma lettre de recommandation à
l’almamy. On me répondit que ce territoire était commandé
par Famako, qui résidait habituellement à Tenguélé, près
Ouolosébougou, mais que ce chef était à la guerre et qu’à
Ouolosébougou seulement je trouverais à qui parler.
La proximité de la frontière soumet cette région aux incursions
des pillards venant des territoires soumis à Madané.
Le jour de mon passage à Sénou, un homme de Badoumbé que j’avais
croisé en route revint deux heures après au village et me raconta
que des Toucouleur venaient de lui enlever ses quatre captifs et
les charges de kola qu’ils portaient. Il ne devait son salut
qu’à la fuite. Depuis j’ai appris que les marchands attendent
généralement qu’ils se trouvent en nombre pour quitter Sénou et
se rendre à Bammako.
2 _juillet._ — L’étape de Sénou à Sanancoro est peu fatigante ;
le terrain est plat et sablonneux ; je remarque qu’il y a beaucoup
de _cé_ (arbres à beurre) dans cette région ; mais, en revanche,
on ne voit ni baobab, ni rônier, ni tamarinier.
Près des ruines de Banancoro, il faut traverser un petit marigot de
2 mètres de large, mais qui est très profond en cette saison, et
dépourvu de pont. Il faut décharger les animaux. Aussitôt après,
on entre dans les cultures de Sanancoro, qui s’étendent fort
loin. Beaucoup d’entre elles sont en friche et restent inexploitées
faute de bras. Sanancoro contient à peine aujourd’hui 300 habitants,
tous bambara, des tribus sokho et dambélé.
[Illustration : Types de cases bambara.]
Dans l’intérieur du village, il y a deux petites places carrées
et entourées de cases bambara assez originales par leur ornementation.
Je donne ci-dessus un croquis de celles qui m’ont paru le mieux
ornementées.
Aucune d’elles ne fait l’office d’habitation, mais, dans la
journée, elles servent de lieu de réunion aux oisifs. Dans le creux
d’une des cases sont disposés des rondins en bois qui servent de
sièges aux spectateurs les jours de tam-tam.
A l’ouest du village, près du bosquet sacré, se trouve l’origine
d’une grande dépression, d’une cinquantaine de mètres de
largeur, qui communique avec les marais de Cisina. Pendant tout
l’hivernage on peut se rendre en pirogue de Sanancoro au Niger,
par Cisina et Nafadié.
3 _juillet._ — Près des ruines de Banancoro on trouve le chemin de
Cisina à Tadiana, suivi par la mission Gallieni en 1880 ; à cette
époque on évitait de passer à Dialacoro et ce chemin-là était
très fréquenté. Aujourd’hui, pour le trouver, il faut savoir
qu’il existe ; il n’est plus frayé, toutes les communications
de Cisina à Tadiana se faisant par Dialacoro. Elles sont du reste
très rares, aucun de ces villages n’ayant conservé l’importance
qu’il avait sous la domination toucouleur.
Avant d’arriver à Dialacoro, on aperçoit à l’est les ruines
de Bambélé, et l’on traverse, quelques minutes après, celles de
Grigoumé. Ces deux villages ont aussi été détruits par Samory.
Dialacoro est un très gros village. Famako, qui commande en temps
ordinaire cette région, y habite quelquefois. Actuellement, il ne
renferme pas plus de 150 habitants, tous bambara samanké. Le reste
de la population est parti au moment de la conquête du pays par
Samory. Une partie est allée se fixer à Kintan et à Kéréla dans
le Ségou, l’autre à Farako dans le Baninko.
Tous les hommes valides sont en guerre ; les rares jeunes gens qui
sont ici sont des blessés ou des convoyeurs, ou bien encore des
déserteurs. Un blessé arrivé dans la journée me prie de lui
extraire une balle ; il me raconte qu’il est content d’être
blessé, car on meurt de faim au camp de l’almamy et tous les jours
on se bat. Il ne pense pas que cette guerre finisse bientôt.
Les abords du Dialacoro ne sont qu’un marécage dont les eaux se
retirent vers le nord ; ce sont les sources de la Faya, qui se jette
dans le Niger, aux environs de Koulicoro.
4 _juillet._ — En quittant Dialacoro, on trouve une série de
plateaux ferrugineux à végétation rabougrie, coupés par de petits
bas-fonds marécageux dans lesquels sont les villages de Bananzolé
et de Marako. Les _tatas_ (enceintes) de ces deux villages sont mal
entretenus, ce sont presque des ruines. Les habitants, tous Samanké,
ont fourni trente guerriers.
Dounkourouna, où je fais étape, et ses environs sont d’un aspect
désolé. Il n’y a même pas de gibier ; on a toutes les peines
du monde à trouver des tourterelles, qui d’ordinaire affluent
près des lieux habités. Ce village est misérable : ni bétail ni
poules. Un demi-litre de mil vaut, en cauries, 60 centimes.
Le chef de ce village m’informe que l’almamy est prévenu de mon
arrivée, par un courrier parti de Dialacoro le jour de mon entrée
à Sénou.
5 _juillet._ — Trois quarts d’heure après avoir quitté
Dounkourouna on arrive à Simindjé, petite ruine habitée par trois
familles.
A 500 mètres à l’est du village se trouvent les ruines de
Soukoura. A l’ouest, il y a encore une autre ruine, mais beaucoup
plus ancienne que celle de Soukoura ; on n’a pas pu m’en donner
le nom. Un petit plateau, dans lequel deux ruisseaux prennent leur
source, nous sépare de Makhana, grand village tout en ruines ; c’est
à peine s’il y a une cinquantaine d’habitants. Au nord de ce
village et à quelques centaines de mètres, on traverse un bas-fond
marécageux près duquel des marchands sont occupés à décharger
leurs animaux. En cette saison le passage est très difficile, la
moindre averse transformant ce bas-fond en rivière.
A la sortie de Makhana, le chemin se partage en deux : celui de
droite conduit à Ténetoubougoula, celui de gauche à Ouolosébougou
proprement dit. A Ouolosébougou je fus reçu par Founé Mamourou, un
Malinké Kaméra qui remplissait les fonctions du _dougoukounasigui_
(délégué de l’almamy) ; il s’informa dans lequel des
villages j’avais l’intention de camper, et, sur ma demande, fit
immédiatement percer une porte dans l’enceinte ; cela m’évitait
de faire le tour du village pour me rendre de ma case sur la place du
grand marché. Dans les quatorze cases que comporte le groupe dans
lequel j’habite, il n’y a que six habitants ; les douze cases
qui restent sont ou en ruines ou inoccupées. Tous les villages que
j’ai traversés en sont là. Les cinq sixièmes de la population ont
disparu depuis que le pays est sous la domination de l’almamy Samory.
Vers midi, je reçois la visite des quatre personnages les plus
influents de la région, pour le moment :
Kali Sidibé, chef de Faraba et du Tiaka — il remplace Famako dans
le commandement de la région ;
Faguimba, chef de Mpiébougoula, parent d’une femme de l’almamy ;
il a accompagné Karamokho jusqu’à Saint-Louis ;
Un chérif, toucouleur du Ségou, sachant un peu lire et écrire
l’arabe, ce qui le fait considérer dans la région comme un savant ;
L’almamy de Tenguélé, petit chef qui avait jadis un commandement
et jouissait d’une certaine influence dans le Ouassoulou.
Ils étaient accompagnés de leurs _griots_[6] et de gens des environs
dont la curiosité avait été mise en éveil par l’arrivée d’un
blanc ; tous ceux qui possédaient un cheval dans un rayon de 40
kilomètres étaient là ; les sofa de Ouolosébougou avaient, pour
la circonstance, pris les neuf chevaux qui étaient à vendre dans
le village. En tout ils étaient trente-deux cavaliers, dont douze
avaient des montures passables, et encore ! Les vingt autres étaient
des squelettes incapables de donner quoi que ce soit et tout au plus
bons à être conduits chez l’équarrisseur.
Toute cette cavalerie galope en désordre ; à force de leur
administrer des coups de fouet, les cavaliers réussissent à les
faire cabrer et finalement à courir en cercle autour de Faguimba.
Kali, lui, arrive au petit galop ; il est bien monté ; son cheval
est de petite taille, mais il a de la vigueur ; derrière lui, suit au
pas de course un peloton de vingt-six hommes à pied ; ils se tiennent
groupés sans ordre, le fusil sur l’épaule gauche, la main tenant
l’arme à la poignée. Kali s’arrête brusquement devant moi en
levant son sabre en l’air, et ses vingt-quatre guerriers ruisselants
de sueur font le simulacre de tirer en l’air en poussant des cris
de bêtes féroces. Ils n’ont pas d’uniforme, un seul porte une
culotte en guinée. Quelques-uns ont un sabre retenu par un cordon de
laine rouge ; ils portent chacun un _doroké_[7] qui a été blanc
jadis, mais qui est d’une saleté repoussante. Ils sont coiffés
de bonnets de toutes couleurs et de différents types ; une partie
d’entre eux n’ont aucune coiffure, mais ils ont les cheveux
coiffés d’une façon particulière.
Tous les sofa, griot, captifs de l’almamy, ont la tête coiffée de
la manière suivante : tête rasée avec une petite touffe de cheveux
épargnée sur le sommet de la tête et agrémentée d’amulettes,
une autre touffe de chaque côté de la tête et une dans la nuque
complètent cette coiffure d’ordonnance.
Il y a, parmi ces guerriers, des gamins de quinze à seize ans,
je pourrais dire qu’ils y sont en majorité. Somme toute, ce que
je viens de voir est une bande que j’estime tout au plus bonne
à épouvanter les femmes et les enfants, et à faire captifs des
gens sans défense. Espérons, pour notre protégé, que c’est
son arrière-ban qu’on m’a fait voir. Tous ces sofa sont presque
hideux ; il y a là des captifs de toute nationalité.
Ces exercices terminés, tout le monde s’assied et se range en
demi-cercle autour de Kali. Ce Ouassoulounké est un bel homme ;
au premier abord il a la figure sympathique, mais en le regardant
bien on devine en lui un être dissimulé et rampant. Kali souffre
encore d’une blessure qu’il a reçue à l’avant-bras gauche au
combat du marigot de Kokoro (colonne du commandant Combes en 1885).
[Illustration : Arrivée de Kali Sidibé à Ouolosébougou.]
Quand il apprend que je voyage seul, sans médecin, il ne dissimule
pas son étonnement ; et son entourage et lui se mettent à pousser
une série d’exclamations se traduisant par : _Allah akbar !_
« Dieu est grand », ou bien encore _Kavakou_, qui équivaut à notre
« Est-ce possible ! », mais dont la traduction exacte veut dire :
« Le maïs est mûr ? ».
Après les salutations d’usage, je lui donne quelques explications
sur le but de mon voyage et l’informe que je suis porteur d’une
lettre de recommandation pour l’almamy ; je le prie de vouloir bien
la lui faire parvenir le plus tôt possible, et lui parle également
de mon intention de pousser jusqu’à Ténetou pour y attendre la
réponse de l’almamy.
Kali et ses gens se retirent pendant environ une demi-heure pour
délibérer et reviennent.
Je lui remets mon pli pour l’almamy ; il l’ouvre, le fait lire par
le chérif, qui met une demi-heure pour le déchiffrer, une heure pour
le recopier et y ajouter quelques observations. La lettre est ensuite
remise sous enveloppe et donnée devant moi à un courrier. Kali me
conjure de ne pas partir : il y va de sa tête ; l’almamy étant
très sévère, il craindrait de lui déplaire en me laissant pousser
jusqu’à Ténetou, et me promet que je ne manquerai de rien pendant
mon séjour ici.
La réponse devait me parvenir dans vingt jours au grand maximum,
les courriers mettant sept jours pour faire ce trajet à l’aller.
Je suis contrarié d’être déjà arrêté, mais, comme je le
prévoyais un peu, j’en prends vite mon parti.
Ténetou me tentait beaucoup : j’avais une lettre de recommandation
pour un grand marabout qui y habite et qui avait beaucoup voyagé. Son
fils, el-hadj Mahmady, qui était précisément de passage ici,
vint me voir.
Ce jeune homme a accompagné son père à la Mecque ; il est très
bien élevé, et me dit que « les regrets sont pour son père, qui a
eu d’excellentes relations avec les chrétiens ; que c’est avec
plaisir qu’il m’aurait donné des renseignements sur le pays à
traverser et que ce sera un véritable chagrin pour el-hadj de ne
pouvoir s’entretenir avec un chrétien et un homme instruit ».
Je le quitte en le priant de saluer son père de ma part et lui
promets de passer à Ténetou si l’almamy m’autorise à traverser
ses États.
Ouolosébougou se compose de trois villages : Ouolosébougou proprement
dit, où se tiennent un marché quotidien et un marché hebdomadaire
le vendredi ; Ténetoubougoula, qui a un petit marché quotidien
où l’on vend les chevaux ; et enfin Dabibougou, qui n’est plus
qu’une ruine habitée par trois ou quatre familles.
Ces villages ont un aspect misérable : sur cinq cases, il y en a
une d’occupée ; les rues sont sales, pleines d’immondices ; dans
les cases détruites on a déposé des ordures, ou planté du maïs.
Le jeudi soir, veille du grand marché, un crieur prévient qu’il est
interdit d’aller faire ses besoins sur la place du marché (_sic_).
C’est en vain que j’essaye d’assainir mon campement et de tenir
propre ma case en faisant mastiquer le sol avec de la terre glaise
mélangée de bouse de vache, comme font les indigènes ; il sort
des asticots blancs de partout.
C’est un peu ce qui arrive dans tous les villages dont les cases sont
construites en terre. Quand il n’y a pas d’argile à leur portée,
les indigènes prennent de la terre du village, qui renferme déjà
des matières en décomposition, puis avec de l’eau croupie ils en
font un mortier et des briques ; le tout répand une odeur infecte.
[Illustration : Les trois villages de Ouolosébougou.]
C’est surtout dans les habitations, dont les miasmes sont empestés,
que l’Européen attrape la fièvre ; il vaut bien mieux, si c’est
possible, camper en plein air que d’habiter de semblables lieux.
La case en paille vous abrite moins, c’est vrai, mais elle est
généralement plus saine, par la raison bien simple qu’elle pourrit
rapidement et que tous les ans ou à peu près on est forcé de la
remettre en état en prenant des matériaux neufs.
Ici il n’y a pas le choix, c’est une ruine, et je suis encore
bien heureux d’avoir trouvé de quoi m’abriter, car il pleut
déjà beaucoup et l’hivernage s’avance rapidement.
La population de ces deux villages, qui était composée de Bambara
Samanké, comme tout le Djitoumo, s’est entièrement transformée
à son désavantage par son contact avec les captifs. Les quelques
hommes qui sont ici semblent encore avoir un peu de vigueur, mais les
enfants et les femmes surtout sont des êtres repoussants. J’ai vu
des enfants n’être plus que des pièces d’anatomie ; du reste,
quand on voit leurs mères, on se demande si des êtres semblables
sont capables de mettre au monde un enfant sain et vigoureux.
[Illustration : Marché de Ouolosébougou.]
Chaque fois que je reviens du village, je suis écœuré : on y voit
des enfants chercher leur nourriture dans les fumiers, des grandes
personnes couvertes de vilaines plaies, des femmes goitreuses et rien
que des visages souffreteux et marqués de la petite vérole.
Dans quelques villages on vaccine en prenant le venin dans les pustules
du malade et l’on fait la piqûre au bras comme en Europe. Mais
les noirs ne connaissent pas le vaccin de la vache.
Un de mes domestiques m’a raconté avoir vu un jour une femme
noyer son petit enfant. Je refusais de croire à cette monstruosité
et m’en allai voir Founé Mamourou pour lui demander si le crime
dont on accusait cette malheureuse avait été réellement commis par
elle. Il m’emmena voir la femme, qui était enfermée dans une case
du village ; elle m’avoua avoir volontairement jeté son enfant à
l’eau pour éviter de le voir mourir de faim : « Je n’ai rien à
manger, me dit-elle, le lait me fait défaut, et je ne puis voir mon
enfant souffrir : cela me fait trop de peine. Si l’on ne me tue pas,
je me jetterai aussi à l’eau. »
Quelle différence avec nos villages wolof, où le tam-tam résonne
une partie de la nuit et où, à trois heures du matin, tous les
pilons à couscous troublent votre sommeil !
Ici rien de tout cela : la misère a abruti ces pauvres gens ; ils
ne ressentent plus ni joie ni douleurs ; c’est à peine si on les
voit se préparer quelque nourriture.
Les marchés journaliers de Ténetoubougoula se tiennent sur deux
petites places et se prolongent chacun dans une ruelle étroite,
plus sale peut-être que le reste du village. On trouve à y acheter
tous les jours :
Du tabac à fumer et à priser ;
Des feuilles servant à emballer les kolas ;
Deux ou trois calebasses de mil ou de fonio ;
Des petits tas de sel ;
Du piment, du netté, des cé ;
Des rondelles de patates sèches ;
Sur une peau, de petits tas de viande à moitié pourrie ;
Des clous de girofle ;
Des _maumi_ ou _niomi_ (galettes de farine de mil ou de maïs frites
dans du beurre de cé) ;
Des _koyo_ ou pagnes en bandes.
Le tout est rangé par petits lots, se vendant de 10 à 80 cauries ;
pour 20 francs on achèterait tout le marché.
C’est dans les cases que se fait le commerce de captifs, de sel
et de kolas. Il n’y a dans les deux villages qu’une dizaine de
pièces de guinée et de cotonnade en tout. Les marchands de sel
vont dans les cases s’entendre avec les marchands de kolas, et au
bout de plusieurs visites le marché se conclut. Quelquefois, mais
très rarement, le marchand de captifs (_diontigui_) fait le tour du
marché avec deux ou trois malheureux, non vêtus, mais bien enduits
de beurre de cé. Après quelques _ini-sini_ (bonjour) on s’abouche,
on va débattre le prix et faire choix de la marchandise dans la case.
Pour la vente et l’achat de chevaux, c’est moins compliqué :
il n’y a qu’un acheteur, c’est l’almamy. A-t-il besoin d’un
ou de plusieurs chevaux, il envoie un sofa conduire sept, huit, neuf
ou même dix captifs par cheval à Sory, dougoukounasigui, résident
de Ténetoubougoula, et lui donne l’ordre d’acheter ; ce dernier
débat les prix et achète pour le compte de l’almamy. Le marché
terminé, le sofa conduit le cheval à son maître.
Actuellement, un cheval commun vaut huit ou neuf captifs.
8 _juillet._ — C’est aujourd’hui vendredi, jour du grand marché
à Ouolosébougou. Founé Mamourou, qui vient me voir, me dit que ma
présence ici va attirer beaucoup de monde des environs. Vers huit
heures du matin, les vendeurs commencent à arriver ; à onze heures
le marché bat son plein.
Comme je veux éviter une fausse interprétation, je ne me servirai
pas des expressions « marché important, centre commercial, grand
marché », etc., termes qui prêtent tous à l’équivoque, et je
me borne à donner ci-dessous l’énumération fidèle de tout ce
qu’il y avait sur le marché :
PRIX DE VENTE EN CAURIES ET EN FRANCS.
Cauries[8] Francs.
50 kilogrammes de mil le moule (2 lit. 500) 1 ba 2,50
20 — fonio — » 2,50
10 — riz — » 2,50
2 à 300 kilogrammes
de sel la barre de 25 kilog. 31 ba 77,50
50 kilogrammes de
beurre de cé le kilogramme 2 kémé 0,50
7 ou 8 chèvres la chèvre 12 ba 30 »
7 ou 8 moutons le mouton 15 ba 37,50
5 ou 6 poulets le poulet 1 ba et 4 kémé 3,30
2 bœufs le bœuf 68 ba 170 »
2 ânes l’un 48 ba 120 »
6 fusils à pierre
à un coup l’un 15 ba 37,50
Des koyo ou bandes de pagne blanc du pays, larges
de 10 centimètres (2 sougoudé), mesure de
l’extrémité du pouce à l’extrémité du petit doigt,
la main étendue le plus possible, plus une largeur
de 3 doigts (environ au total 66 centimètres), se
vend 1 kémé 0,25
9 pierres à fusil l’une 1 kémé 0,25
25 aiguilles — 40 cauries 0,10
2 pièces de guinée
bleue la coudée 3 kémé 0,75
— la pièce de 15 mètres 9 ba 22,50
1 pièce de calicot blanc anglais de mauvaise
qualité, la pièce de 15 mètres 11 ba 27,50
2 _dialabougou_
(turban en étoffe
du pays) l’un 5 ba 12,50
2 houes, } l’une 6 kémé 1,50
}
5 pots en terre, } fabrication indigène l’un 6 — 1,50
}
4 couteaux, } l’un 3 — 0,75
3 tabourets en bois, } l’un 4 kémé 1 »
} fabrication
6 petites corbeilles, } indigène l’une 6 — 1,25
}
3 chapeaux en paille, } l’un 6 — 1,50
1 main de papier blanc la feuille 1 — 0,25
_Ourou_, noix de kola[9] ; prix variables selon
la grosseur et la qualité.
Des bandes de palme pour vannerie ;
Quelques perles très ordinaires ;
Des portions de peau de bœuf grillée ;
Des portions de sang caillé ;
Et enfin toute la série des piments, condiments, ognons.
Les petits articles sont, en général, toujours vendus ; il en est
de même du sel, du beurre de cé, des kolas, dont une bonne partie
est enlevée à la fin de la journée. Mais il n’en est pas de même
du bétail (bœufs, chèvres, moutons), des ânes, des fusils et des
étoffes ; j’ai rarement vu vendre plus de deux ou trois têtes de
bétail, un fusil et quelques coudées de guinée.
Le petit bétail vient du Ségou par la route de Fougani-Dioummansonnah
et Bougoula. Les bœufs et ânes sont des animaux porteurs mis en vente
par des marchands qui ont été malheureux dans leurs opérations.
Les chevaux et le sel viennent des marchés du nord du Bélédougou,
Banamba, Touba, Sokolo, Gombou, et passent en transit à Bammako.
Les fusils sont de fabrication belge, ils proviennent de Sierra Leone,
ainsi que le calicot blanc.
La guinée bleue seule vient de Médine. Nous ne sommes donc presque
pour rien dans le modeste chiffre d’affaires qui se traite à
Ouolosébougou.
Je résolus de mettre à profit mon séjour à Ouolosébougou
en amassant le plus grand nombre possible d’itinéraires et de
renseignements ; aussi, dès le lendemain, j’allai me promener
à cheval dans les villages des environs, afin d’en relever
l’emplacement ; je dus malheureusement cesser ces promenades
quotidiennes sur les observations de Founé Mamourou, qui essaya
de me persuader que je causais une grande terreur dans la région,
que les gens du pays croyaient que j’étais venu pour leur faire
la guerre, et que déjà beaucoup de femmes étaient parties à la
colonne pour se mettre en sûreté. Tout cela était absolument faux ;
ce qu’il y avait de vrai, c’est qu’on voulait m’empêcher de
prendre des renseignements.
Je puis dire que jamais personne ne m’a vu prendre une boussole,
et je ne me servais de mon calepin que quand j’étais à l’abri
des regards des indigènes. Quant à la crainte de me voir surprendre
le pays, c’était dérisoire : je n’avais pas un soldat, et depuis
mon arrivée j’avais même considérablement réduit mon personnel.
En quittant Médine, j’avais 18 âniers, 2 domestiques, 1 chef de
convoi et 6 porteurs : au total, 27 hommes. Depuis plus d’un mois que
ces gens-là servent auprès de moi, chaque ânier commence à savoir
conduire deux ânes ; de plus, la vie étant assez chère ici, j’ai
dû vendre pas mal d’articles, et j’ai eu soin de me débarrasser
de ce qu’il y avait de très lourd et de trop gênant, de sorte
que j’ai pu renvoyer une partie de mes hommes et procéder à un
écrémage, ne conservant que les bons. Mon personnel aujourd’hui
ne se compose que de dix âniers non armés, d’un cuisinier, d’un
palefrenier qui me sert en même temps de domestique, et de mon fidèle
Diawé qui, comme homme de confiance, est investi d’une autorité sur
les autres. Ces trois derniers indigènes seuls sont armés de deux
fusils Beaumont et de mon fusil de chasse. Aucun de ces trois hommes
ne porte un effet militaire, tous s’habillant à leur guise ; la
terreur que nous jetons parmi ces gens-là n’est donc pas justifiée.
La population des trois villages se décompose ainsi :
Ouolosébougou 150 habitants.
Ténetoubougoula 150 —
Dabibougou 40 —
---
TOTAL 340 habitants.
} marchands 80 habitants.
Population flottante }
} captifs 120 —
---
TOTAL GÉNÉRAL 540 habitants.
---
Ce n’est pas parmi ces gens-là, qui vivent dans la terreur, que
je pouvais trouver des auxiliaires. Dans ce pays, pour un oui ou un
non on vous coupe le cou, sans autre forme de procès. Les pauvres
Bambara, dont la condition est très malheureuse, sont les parias
de la société ; ils font toutes les corvées, et sont commandés
par le premier venu d’une autre nationalité. Ces braves gens nous
considèrent un peu comme leur futur libérateur ; d’instinct ils
aiment le blanc, et je ne cache pas qu’ils m’inspirent beaucoup
de sympathie. Quoique je ne me sois jamais ouvert auprès d’eux,
pendant tout mon séjour ils n’ont cherché qu’à m’être
agréables. La nuit, l’un d’eux venait furtivement dans ma case
y apporter deux ou trois œufs, une poignée de kolas, ou quelques
épis de maïs. Comment se procuraient-ils ces choses si simples ? je
l’ignore, car ici ils ne possèdent rien, pas même une poule. Quand,
dans la journée, je rencontrais de ces malheureux dans le village,
ils n’osaient me dire autre chose que le vulgaire _ini-tié_
(bonjour), de peur de se compromettre, et ils continuaient de vaquer
à leurs occupations, comme si j’étais pour eux un inconnu.
C’est donc près des marchands originaires de notre Soudan ou du
Ségou que j’obtins des renseignements ; et cela au prix de puissants
efforts de mémoire, car le crayon doit être exclu de l’entretien.
Quand je recevais la visite de quelques-uns d’entre eux, je ramenais
insensiblement la conversation sur la route qu’ils venaient de
suivre, les marigots difficiles qu’ils avaient traversés ; et,
pour obtenir les distances, je me servais de comparaisons entre des
étapes connues d’eux et de moi ; ensuite c’était la future
route qu’ils se proposaient de suivre, etc.
Cette tâche m’était rendue encore plus difficile par la grande
quantité de villages qui portent le même nom, ou des noms à
peu près semblables, tels que les Bougoula, Bougouni, Dialacoro,
Banancoro, Sounsouncoro, Sanancoro, Farako, Faraba, etc. Bougoula,
Bougouni signifient « grand village » ; les autres étymologies
se rapportent à des arbres et signifient « à côté du diala
(_caïlcédra_), à côté du banan (_bombax_), à côté du _sounsoun_
et du _sanan_[10] » ; quelquefois cela veut dire aussi « vieux
Banan », car _coro_ signifie en bambara : vieux et à côté. Les
noms de villages dans la composition desquels entre le mot _fara_
impliquent la proximité d’un marigot.
★
★ ★
Dans nos possessions du Sénégal et du Soudan français, on a pris
l’habitude de désigner les marchands sous le nom générique de
_dioula_ ; c’est une appellation impropre et qui ne peut qu’amener
la confusion dans une relation de voyage.
Le mot _dioula_ sert à désigner une partie très importante de la
famille Mandé et n’implique en aucune façon l’obligation de
s’occuper de commerce : nous ne l’emploierons donc que lorsqu’il
s’agira de désigner des gens de cette race.
Les marchands du Soudan peuvent se diviser en plusieurs catégories :
1o Le marchand momentané, nègre de n’importe quelle race, qui
borne son commerce du sel, de la guinée ou du kola à deux ou trois
voyages, juste le temps nécessaire pour se procurer une épouse ou
un personnel suffisant pour l’exploitation de ses terres et lui
permettre de vivre tranquillement dans son village sans rien faire. Il
n’est pas marchand de profession.
2o Les _kokoroko_ ; ce sont généralement des _noumou_ (forgerons) du
Ouassoulou ou du Ouorocoro. Ils commencent par fabriquer de la poterie,
des objets en bois ou en fer, de la vannerie, qu’ils vendent contre
des cauries. D’autres fois ils exercent le métier de _kéniélala_
(voir p. 41). Lorsqu’ils ont un lot de quelques milliers de
cauries, ils s’en vont sur les marchés à kolas, achètent une
petite charge de ce fruit, et vont à 300 ou 400 kilomètres plus au
nord, généralement à Ouolosébougou, Ténetou, Kangaré ou Kona,
l’échanger avec un modeste bénéfice contre du sel. Le sel à son
tour est porté sur la tête jusqu’aux marchés à kolas les plus
éloignés, tels que Sakhala, Kani ou Touté ; là ils ont le kola
à un peu meilleur marché, puis ils reviennent et font ce métier
d’échange du sel et du kola jusqu’à ce qu’ils aient gagné un
certain nombre de captifs leur permettant de se livrer à un commerce
plus lucratif et d’opérer sur une plus vaste échelle.
Peu à peu ils se procurent des animaux porteurs et quelquefois même
des chevaux. Leur profession est d’être marchands, mais ils ont
ceci de particulier, c’est qu’ils ne s’éloignent guère de
leur pays et sont moins entreprenants que les Mandé de la région
Kong, qui portent, eux, le nom de Dioula, qu’ils soient marchands
ou non. Rarement les kokoroko arrivent à se créer une situation ;
ce terme indique presque toujours l’idée d’un marchand misérable,
qui n’arrive pas à grand’chose.
3o Vient ensuite le marchand dans toute l’acception du mot, celui
qui ne fait que voyager et ne craint pas d’être absent des sept
ou huit mois de l’année. Il est, ou _dioula_ quand il est Mandé,
ou _marraba_ quand il est Haoussa ou Dagomba.
C’est cette catégorie de gens qui fait les grands et longs
voyages, qui s’abouche avec les rois et chefs, leur achète les
captifs faits pendant la guerre, leur procure armes, munitions,
et leur fait quelquefois de superbes cadeaux en étoffes fines, en
objets qu’ils vont se procurer à la côte, ou directement à nos
comptoirs de Médine.
Ils ont des femmes un peu partout : c’est la cause principale qui
les force à travailler presque toute leur vie pour leur fournir des
captifs et pourvoir à leurs besoins.
D’aucuns vont se fixer dans les grands centres comme Djenné, Ségou,
Banamba, Bla, Kong, et y deviennent d’importants personnages, se
contentant de faire travailler leurs enfants et leurs captifs. Enfin il
y en a qui se fixent dans le Ouorodougou et y accaparent le commerce
du kola ; ils deviennent rapidement les courtiers indispensables
entre le producteur et l’acheteur.
Il ne faudrait pas en conclure qu’ils sont tous dans l’aisance et
qu’ils réussissent toujours. Non ; il y en a beaucoup qui portent
sur la tête, comme les kokoroko, mais ils ne se spécialisent pas
au sel et au kola comme ces derniers.
Apprennent-ils qu’il y a avantage à acheter une denrée, un tissu
ou un tout autre produit dans telle région et de le vendre dans
telle autre, même très éloignée, ils ne manquent jamais de saisir
l’occasion de réaliser quelques bénéfices[11].
4o Nous avons enfin à signaler aussi le marchand _maure_. Celui-ci,
dans la région qui nous occupe, voyage peu ou pas du tout ; il y en
a quelques-uns de fixés dans le Ségou, à Nyamina et à Bammako,
mais ils ne voyagent pas et se bornent à faire faire le commerce par
leurs esclaves, se contentant de vivre entourés d’un certain luxe
dans la résidence qu’ils ont choisie. Ceux du nord du Bélédougou
et du Kaarta font un métier plus pénible : beaucoup d’entre eux
vont acheter du sel à Tichit et poussent jusqu’au Maroc pour y
vendre des captifs.
Pendant mon séjour à Ouolosébougou, j’ai reçu la visite de deux
Songhay, marchands de Djenné ; ils avaient chacun une vingtaine de
captifs et se rendaient pour la première fois à Médine pour vendre
leurs esclaves dans le Kaarta et se procurer du sucre, des tissus
fins, des coffrets en bois, du corail, etc. ; sachant qu’ils sont
très friands de thé, je ne manquais pas de les inviter à venir en
prendre tous les soirs pendant leur séjour ici.
Avant de partir de Paris, j’avais pris dans les vocabulaires
de Barth, Caillié, Lyons et Clapperton tous les mots songhay qui
s’y trouvent, et en avais fait un vocabulaire assez complet, par
lettre alphabétique. Presque tous ces mots sont bons, et je faisais
la joie de mes nouveaux amis en leur en citant quelques-uns. Ces
deux hommes ont voyagé dans toute la boucle du Niger ; ils parlent
aussi l’arabe et le bambara et je ne regrette pas d’avoir été
bienveillant pour eux, car ils m’ont appris beaucoup de choses et
initié à la géographie des pays que je me proposais de visiter.
Interrogés sur la manière dont serait reçu un Français à Djenné,
les deux Songhay m’ont répondu que c’était le grand désir
des marchands de voir arriver des blancs, mais qu’ils croyaient
Tidiani peu disposé en notre faveur parce qu’il a peur. Ils
pensaient cependant qu’au moyen de gros cadeaux on pourrait gagner
la confiance du captif de Tidiani, chef de Djenné ; ce ne serait
que par ce moyen qu’on pourrait obtenir quelque chose.
_Dimanche_, 17 _juillet._ — Un convoi de ravitaillement de 62
porteurs venant de Bougoula et des environs, se rendant à la colonne,
se repose sous le grand bombax devant ma case. Ce convoi est composé
de femmes et d’enfants et transporte :
52 foufou de mil environ 800 kilogrammes.
9 foufou de riz — 100 —
2 de netté — 25 —
3 doundoun de poudre — 800 —
Le _foufou_ est une sorte de filet rond tressé grossièrement en
fibres d’écorces d’arbres ; il est garni intérieurement de larges
feuilles et sert à conserver et à transporter les denrées. Les
foufous sont de grosseur variable et pèsent en moyenne de 10 à 15
kilos ; ils sont destinés à être portés sur la tête par les femmes
et les enfants. Ces foufous sont commodes à manier et peuvent être
passés à la nage, posés dans une calebasse vide, poussée devant
soi par le nageur : c’est la raison qui a fait limiter leur poids.
Les _doundoun_, qui contiennent la poudre fabriquée par les Bambara,
sont confectionnés en bois de diala et d’un seul morceau ; ils ont
la forme d’un pain de sucre, l’orifice est légèrement disposée
en entonnoir et bouchée avec un tampon en bois autour duquel est
enroulé un vieux linge. Chaque doundoun contient 8 à 10 kilos de
poudre au maximum.
Le chef du convoi, qui était armé d’un fusil, m’a dit que
c’était la deuxième fois qu’il faisait un convoi, et qu’il
comptait mettre 25 à 30 jours de Bougoula à Sikasso, aller et retour.
La plupart des porteurs avaient en outre un petit sac contenant 3 à
4 kilos de maïs : ce sont les provisions de bouche pour cette route
de 30 jours.
Le soin d’organiser et de mettre en route ces convois incombe aux
dougoukounasigui, dont les fonctions sont multiples, comme on va
le voir.
Dans chaque village il y a à côté du chef un captif de l’almamy,
sorte de fonctionnaire qu’on nomme _dougoukounasigui_ ; il donne des
ordres au chef du village et représente en fait l’almamy. C’est
lui qui tranche les différends entre les populations et les marchands
et qui s’occupe de recruter des hommes lorsqu’on demande des
renforts. Il doit faire rallier les hommes qu’il soupçonne avoir
déserté (mais il s’en dispense presque toujours), fait cultiver
les lougans dits de l’almamy, serrer la récolte, et l’envoie à
l’armée ou aux femmes et gens de l’almamy quand l’ordre lui
en est donné. Dans les villages où il y a des marchés, c’est
lui qui est chargé des achats pour le compte de l’almamy ; enfin
sa fonction principale est surtout de renseigner l’almamy sur les
faits et gestes des habitants.
Dans chaque village les meilleures rizières sont pour l’almamy. Deux
ou trois fois par semaine, tous les Bambara, hommes, femmes et enfants,
sont rassemblés et conduits aux lougans par un sofa désigné par
le dougoukounasigui ; les récalcitrants sont ramenés à la raison
à coups de trique, s’il y a lieu.
La récolte est empaquetée dans les foufou et emmagasinée dans un
village de la région. Pour les environs de Ouolosébougou, c’est
Dara, près Faraba, qui est le dépôt des vivres de l’almamy.
Quelquefois, quand la récolte d’un lougan cultivé par les
Bambara est près de mûrir, le dougoukounasigui y place un sofa
qui empêche les propriétaires du terrain d’en venir faire la
cueillette ; c’est ainsi que sont traités ces malheureux vaincus,
qui, désespérés, ne cultivent plus rien, et vivent comme la brute,
de feuilles, de racines et de fruits.
Un sofa, en route, a-t-il besoin d’un ou plusieurs porteurs, il prend
dans le premier village venu deux ou trois de ces malheureux. Arrivé
à l’étape, il les fait garder à vue pour les empêcher de se
sauver, et les coups de fouet et de trique remplacent la nourriture
que ces pauvres êtres ne reçoivent jamais.
18 _juillet._ — Un Maure, nommé Abou Bakr, de la tribu des
Ouled-Embarek, vient me voir et me prier de lui faire l’aumône de
quelques cauries pour rallier Bammako. Il me dit revenir de la colonne
où il devait conduire un cheval qui est mort en route ; il n’a plus
rien, ce malheureux, pas même une peau de bouc. Après l’avoir
fait manger et lui avoir donné un petit secours, je l’interroge
sur ce qu’il a vu. Abou Bakr me fait le plus triste récit de la
situation des troupes de l’almamy ; elles sont encore à plusieurs
kilomètres de Sikasso et n’entourent pas du tout le village,
comme on le dit ici.
Sur toute la route il y a des morts et des mourants ; en revenant,
il a vu passer la rivière Baoulé aux troupes de Liganfali, qui
arrivent du Fouta-Djallo. Pendant les trois jours qu’il a été en
contact avec cette colonne, il n’a été distribué qu’un bœuf
pour les chefs et les griots ; les guerriers mangeaient des feuilles
et des tiges de maïs — c’est la misère la plus affreuse.
Ce récit n’est pas exagéré, il m’a été confirmé trois jours
après par deux malheureux bambara de Makhana, qui ont dit à mes
hommes que, partis au mois d’avril, ils n’avaient jamais reçu
une graine comme nourriture. Ils faisaient pitié à voir.
19 _juillet._ — On défend de vendre le maïs, et les sofa
confisquent deux paniers qu’on vient d’apporter sur le marché. Le
même jour on interdisait aux marchands de dépasser Ouolosébougou
avec du sel ; cette défense ne s’étendait pas aux kokoroko. Cette
mesure était motivée par un achat de sel pour l’almamy, afin
d’en faire baisser le prix.
22 _juillet._ — C’est aujourd’hui grand jour de marché. Kali est
venu de Faraba pour me voir, dit-il ; en réalité, c’était pour
faire mutiler trois hommes ayant volé des cauries. Il ne faudrait
pas conclure de cela que ces chefs rendent la justice d’une façon
irréprochable ; ils sont cléments pour leurs créatures et très
sévères quand il s’agit de pauvres hères sans défenseurs. Quand
ils croient léser les intérêts d’un des leurs, ils ne se
prononcent pas.
Pendant mon séjour ici, un noumou de Ténetou, mais habitant
Ouolosébougou, est venu me proposer de lui acheter un bœuf porteur ;
il était accompagné du dougoukounasigui ; il en demandait onze
pièces de calicot blanc. Je lui fais remarquer que ce prix me paraît
élevé, et lui en propose huit. Comme ce bœuf était très beau et
pour en finir, je consens à lui en donner dix pièces ; il examine
mon calicot, le trouve beau et les pièces lourdes et me dit que le
marché est presque conclu, qu’il va consulter son frère.
Le lendemain, je le vois sur le marché et lui demande ce qu’il a
décidé. Il me répond que son frère n’a pas consenti. « Eh bien,
lui dis-je, tu auras les onze pièces demandées, elles sont toutes
prêtes dans ma case. » A ces mots, il se récrie et dit : « Pas du
tout, aujourd’hui j’en veux seize pièces de 100 coudées (pièces
anglaises de 50 yards) », ce qui portait le prix à quarante-huit
de mes pièces.
Indigné de cette façon de procéder, je fais mander le
dougoukounasigui, qui lui reproche sa façon d’agir, lui dit qu’il
a vu le calicot et qu’il n’y a pas de méprise, que du reste
c’était un prix fort honnête que je lui offrais. L’affaire fut
portée devant Kali, et malgré mes instances réitérées auprès
de ce chef, le marché ne fut pas conclu.
★
★ ★
J’avais essayé d’intercéder en faveur de ces voleurs ; mais avec
des barbares de ce genre il n’y a rien à obtenir. Un peu avant
l’exécution, deux sofa ont fait taire et accroupir tout le monde
à coups de trique ; puis le chef du village, faisant fonctions de
bourreau, fit placer à chaque voleur sa main gauche sur un billot
et d’un coup de sabre il abattait la main, qui était ensuite
portée à Kali. L’exécution terminée, personne ne parla plus
de rien. Les trois mains furent amarrées à un poteau et exposées
pendant plusieurs jours.
Les trois mutilés sont partis sans qu’on s’inquiétât d’eux ;
l’un est mort un jour après et les deux autres ont survécu à ce
terrible supplice. Il n’est pas rare dans ces pays de voir guérir
des blessures de ce genre.
L’absence d’hémorragie est fréquente chez les noirs, et quand
elle se produit elle s’arrête avec une facilité surprenante,
qui paraît devoir être attribuée à une augmentation de la
coagulabilité du sang.
J’ai eu l’occasion d’entretenir de ces cas plusieurs médecins
qui se sont occupés d’hématologie : quelques-uns d’entre eux
ont conclu, pour expliquer la coagulabilité exceptionnelle du sang
des nègres, à un excès relatif du nombre des hématoblastes,
mais la question ne semble pas résolue du tout.
M. Hayem, professeur à l’École de médecine de Paris, qui fait
autorité en hématologie, pense que la solution de cette question
est complexe. « Pour lui, il ne s’agirait pas d’une modification
morphologique du sang des nègres ; il croit plutôt à des variations
dans les qualités chimiques de ce liquide, dépendantes de la race,
du genre de vie, de l’alimentation.
« Le sang du cheval, dit le savant professeur, celui de l’âne,
se coagulent lentement, bien que ces animaux aient autant
d’hématoblastes que les chiens, les lapins, les singes, etc.,
dont le sang se coagule très rapidement. L’élévation de la
température, ajoute-t-il, hâte aussi considérablement la coagulation
du sang ; il est d’ailleurs naturel que des vaisseaux ouverts sous
un ciel de feu se bouchent plus facilement que lorsqu’ils sont
divisés dans un milieu tempéré. »
J’ai cru devoir attirer l’attention des biologistes sur
cette propriété que possède le sang des nègres soudanais ;
mon observation provoquera peut-être de nouvelles recherches
scientifiques qui seront très utiles, car rien n’est insignifiant
quand il s’agit d’hématologie.
Quand l’hémorragie se produit, les noirs font aussi quelquefois
des ligatures et mastiquent la plaie avec de la terre pour arrêter
le sang. Si la plaie devient mauvaise, on emploie le _diala_.
Le _diala_, plus connu au Sénégal sous le nom de caïlcédra, est
un arbre qui existe dans tout le Soudan : il atteint généralement
de très grandes dimensions ; son bois, sorte d’acajou, est très
dur et assez lourd ; il est connu de tous les ouvriers en bois
du Sénégal, et sert aux Laobé[12] et aux noumou (forgerons) à
faire des pirogues, des tabourets, des massues à battre le linge,
les pilons à couscous, etc.
[Illustration : Mutilation de trois voleurs.]
Le docteur Borius et M. Bérenger-Féraud ont signalé, il y
a longtemps, l’efficacité d’une décoction d’écorce de
diala pour combattre les fièvres non rebelles, mais je ne crois pas
qu’aucun de ces messieurs ait parlé de son emploi pour la guérison
des plaies mauvaises.
Voici comment on l’emploie :
On fait cuire un morceau d’écorce du poids de 1 kilogramme
environ dans 2 litres d’eau et on laisse réduire à 1 litre. Cette
préparation sert à laver et nettoyer la plaie.
Un autre morceau d’écorce fraîchement coupé est pilé dans un
mortier à mil jusqu’à ce qu’on obtienne une sorte de pâte. Cette
pâte est séchée au soleil, les gros résidus sont enlevés et la
poudre qui reste est employée à saupoudrer la plaie après chaque
lavage ; la croûte qui ne tarde pas à se former est enlevée tous
les jours jusqu’à ce que toute trace de suppuration ait disparu
et que la plaie ait l’aspect sanguinolent.
On cesse ensuite les lavages et l’on se contente de saupoudrer les
parties non recouvertes de croûte.
J’ai eu un mulet dont le palefrenier avait par mégarde changé le
bât ; ce nouveau bât, trop petit, avait engendré sur le côté une
grosseur qui, malgré les compresses d’eau froide, ne s’est pas
réduite ; au bout de huit jours, cette grosseur était une plaie
de la largeur d’une main et présentait un trou de la grosseur
du poing avec un fort décollement tout autour ; elle suppurait
d’une façon inquiétante et je croyais mon mulet indisponible
pour plusieurs mois. Un de mes indigènes lui appliqua le traitement
ci-dessus ; le seizième jour la plaie commençait à se cicatriser,
et le vingt-cinquième jour mon mulet était en état.
★
★ ★
Je profitai de la présence de Kali pour lui parler de mon courrier. Il
me répondit : « J’ai appris qu’il n’était pas loin : attends
encore quelques jours, il sera là bientôt. » Je lui fis observer
qu’un courrier, de l’avis de tout le monde, ne devait se laisser
dépasser par personne, que donc on n’avait pu le prévenir de
cela. Kali, voyant que ce grossier mensonge ne prenait pas, me dit
qu’il y avait beaucoup d’eau dans le Bagoé et que le cheval du
courrier avait été mangé par un caïman.
Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de ces gens-là, je me
dis que le plus sage parti à prendre était d’attendre encore
quelques jours.
Cependant hier soir, vers dix heures, un de mes hommes, qui rôdait
silencieusement, a entendu distinctement dire, en passant près
d’une case : « Le courrier de l’almamy pour le blanc a été vu
à Dialacoroba, il y a deux jours, par Mori Mouça. »
Je ne m’inquiétais pas outre mesure de ces racontars et continuais
à m’occuper de mes itinéraires, lorsque, le 27, Mouça, mon
cuisinier, en tournée à Ténetoubougoula, vint à s’accroupir
derrière un cercle d’indigènes entourant Sory, le dougoukounasigui
et un sofa venant de la colonne avec quatorze captifs pour acheter
deux chevaux.
Ce sofa disait : « On se bat tous les jours là-bas, et beaucoup
d’hommes meurent de faim, mais c’est fini maintenant, et nous
gagnerons Tiéba avant la fin des pluies. Nous avons aussi appris
qu’il y avait un blanc ici ; l’almamy n’est pas content du
tout de le voir dans le pays, il en a encore parlé le jour où je
suis parti.... » A ce moment, Sory apercevait mon cuisinier et lui
demandait de mes nouvelles pour empêcher l’autre de continuer et
donner un autre cours à la conversation.
Dès ce jour, l’attitude de Founé Mamourou et de Sory changea
complètement : d’indifférente elle devint presque hostile ;
l’autorisation de chasser me fut retirée, et il ne me fut
plus possible de trouver un œuf ni un bol de lait : puisque leur
maître n’était pas content de me voir ici, il fallait me le
faire comprendre.
Quand je les interrogeais, c’étaient de grossiers mensonges que
l’on me débitait ; la nuit, on me faisait surveiller, de crainte
que je ne partisse furtivement. Toutes ces raisons me faisaient songer
à mon départ, et, par moments, je me voyais dans la situation de
Mage et des officiers de la mission Gallieni dans le Ségou.
D’autre part, le climat de Ouolosébougou est fort malsain ; les
deux marigots, qui sont de véritables marais en cette saison, et la
malpropreté de ce village commençaient à éprouver mon personnel et
mes animaux ; ma santé aussi s’altérait de jour en jour. Six de
mes hommes étaient atteints de la filaire de Médine et les autres
avaient fréquemment la fièvre. Depuis notre départ de Bammako,
nous avions mangé trois fois de la viande et aucun de mes animaux
n’avait eu du mil. Je perdis mon cheval et deux de mes ânes.
Mes noirs s’inquiétaient de notre triste situation, et Dieu sait
pourtant si ces gens-là sont patients ! Ils chargèrent Diawé de
me parler. Ce pauvre garçon entra un matin dans ma case et me tint
le langage suivant, je cite ses propres paroles et son français
défectueux :
« Ma lieutenant, nous tous qui parlé _boubakh_ (beaucoup) cette
nuit, les hommes du paille (pays) il n’y a plus bon, il faut que
nous qui sort, si toi qui a besoin que nous il y a mort, nous y a
mort _rek_[13]. »
Je remerciai ce brave garçon pour les paroles de dévouement qu’il
m’apportait de la part de tous, et le consolai. Heureusement, nous
n’en étions pas là ; si d’ici quelques jours il n’y a pas de
changement, j’aviserai.
[Illustration : La bonne aventure dans la case d’un _kéniélala_.]
Depuis une huitaine de jours nous avions un nouveau voisin ; c’était
un noumou du Ouassoulou, un kokoroko, et il exerçait aussi le métier
de _kéniélala_ (de prédire l’avenir). Cet homme vint me voir
plusieurs fois dans la même journée. Intrigué de ses fréquentes
visites, je pensai qu’il avait probablement à me parler. Pour ne
pas l’interroger brusquement, je me décidai à aller lui demander
de me dire la bonne aventure. J’entrai donc dans sa case, dont il
referma soigneusement la porte. Après quelques mots échangés, il me
pria d’aller chercher mon fusil et d’apporter huit kolas rouges
et huit kolas blancs. Dans sa case il avait un petit tas de sable
bien fin : d’un seul coup, avec un petit balai, il l’étendit
devant lui en forme d’éventail.
Après m’avoir fait promettre que je ne dirais à personne ce que
le _kénié_ (sable) m’apprendrait, il plaça mon fusil le long du
diamètre de la figure et traça rapidement dans le sable, avec le
doigt, des signes cabalistiques ; puis il me fit tenir un demi-kola
rouge et un demi-kola blanc au-dessus du sable. Pendant une minute
environ il marmotta quelques paroles ; à partir de ce moment mon
rôle était à peu près terminé, je n’avais plus qu’à manger,
séance tenante, les deux moitiés de kolas et à étendre une de mes
mains au-dessus du kénié pendant les trois opérations suivantes :
2e opération : un kola rouge entier est placé au centre ;
3e opération : les sept kolas blancs sont rangés en demi-cercle et
relevés dans l’ordre inverse ;
4e opération : même opération que les précédentes, mais avec
les kolas rouges.
Cela terminé, on peut demander au devin tout ce que l’on veut. Les
kolas sont pour lui, c’est son petit bénéfice ; s’il a besoin
de sel ou de cauries, ce sont ces derniers articles qu’il faut
apporter pour la réussite de votre affaire.
Voici ce que me raconta le kéniélala :
« L’almamy a reçu la lettre le huitième jour ; il est ennuyé
que tu sois là, mais il ne veut pas déplaire aux blancs : alors
il a répondu qu’on te fasse attendre ; plus tard, peut-être,
il te laissera passer. »
Consulté sur mon intention de rallier Bammako, il me dit : « Le
sable a parlé et a dit : « Quand le blanc sera parti, l’autre
courrier arrivera, mais il faut que tu partes. »
Somme toute, il ne m’apprenait pas grand’chose, mais confirmait
mes soupçons. Comme ces gens-là par leur métier sont toujours bien
renseignés et qu’ils questionnent adroitement tous les naïfs qui
viennent les consulter, je considérai ses renseignements et avis
comme bons ; son attitude, du reste, m’avait suffisamment prouvé
qu’il voulait me renseigner ; par la suite j’ai su que ce qu’il
m’avait dit était l’exacte vérité.
L’art de prédire l’avenir par l’écriture dans le sable est
très ancien. De qui le tiennent les Mandé : des Égyptiens ou des
Arabes ? Les Arabes appellent cet art encore aujourd’hui خّط
الرمّل, « écriture dans le sable ». Longtemps j’ai cru,
comme le docteur Tautain[14], que les débris de poteries, calebasses,
vieux chiffons, grappes de sorgho, etc., que l’on trouve fréquemment
le long des chemins, placés dans les fourches des arbres, ou suspendus
aux branches près des villages, étaient destinés à protéger les
cultures contre les esprits et faisaient partie des pratiques du culte
des Bambara. Il ne faut voir en cela rien de commun avec la religion :
ce sont les kéniélala qui ordonnent ces pratiques aux personnes qui
viennent les consulter ; jamais une consultation ne se termine sans
que le kéniélala dise : « Pour que ton affaire réussisse bien,
il faut prendre tel objet et le pendre ce soir à tel ou tel arbre. »
D’autres fois, ils ordonnent de manger une poule ou un coq de telle
ou telle couleur, de mettre soigneusement les os dans un chiffon blanc
et d’enterrer cela près de leur case ; pour ne pas profaner les
restes on élève généralement un petit tertre conique de 30 à 40
centimètres de hauteur, le sommet du cône est coupé et surmonté
ordinairement d’un morceau de pierre plate ayant servi à moudre
du grain.
Cette profession n’est pas spéciale aux noumou ; il y en a
d’autres qui l’exercent, il y a même beaucoup de femmes qui font
ce métier ; souvent ces gens-là sont consultés en dernier ressort
sur la culpabilité des voleurs et des gens prévenus d’adultère,
etc., ce qui les fait craindre dans beaucoup de villages.
★
★ ★
Le mois d’août était commencé et le courrier de l’almamy
n’arrivait pas, tous les jours il venait des hommes de la colonne
et l’almamy ne donnait pas signe de vie : je pris donc le parti de
faire prévenir Kali que j’avais une communication à lui faire et
le priai de venir à Ouolosébougou ou de m’accorder la permission
d’aller le voir à Faraba.
Kali arriva au bout de cinq jours quoique Faraba ne soit qu’à
une étape de Ouolosébougou. Après les salutations d’usage, je
fais part à Kali de mon désir de rallier Bammako et d’y attendre
la réponse de l’almamy ; il me dit que ce n’est pas possible,
que jamais il ne m’autorisera à partir. J’insiste en lui disant
que je suis souffrant et qu’il est urgent que je parte le plus
tôt possible. Rien n’y fait. Voyant que mes prières n’ont aucun
succès, je lui dis : « Je te préviens que je partirai demain matin ;
si tu n’es pas content, tu me feras tirer des coups de fusil ». Il
me quitte en me disant : _Benta_, « C’est bon ».
Une heure après il revient et proteste de son amitié pour moi :
« Jamais, dit-il, tu n’aurais fait cela, et pour bien te prouver que
je suis ton ami, je t’accompagnerai à cheval jusqu’à Makhana ;
et quand le courrier de l’almamy arrivera, j’irai moi-même le
porter la lettre à Bammako. »
J’étais donc libre de m’en retourner et je m’en réjouissais
déjà, lorsqu’il se ravise, revient, insiste pour me faire laisser
mes bagages et mes animaux. Finalement, il me propose d’aller
ensemble jusqu’à la rivière Baoulé : nous rencontrerons forcément
le courrier. Je refuse naturellement, sachant bien qu’une fois au
Baoulé on trouverait d’autres raisons pour entraver ma route.
Voyant que je ne reviendrais pas sur ma décision, il me donne
rendez-vous pour le lendemain matin au départ.
10 _août._ — Le lendemain de bonne heure, je me mets en route,
après avoir, par-ci par-là, distribué quelques cadeaux. J’allai
avec mon domestique à Ténetoubougoula pour prendre Kali en passant,
puisqu’il devait m’accompagner. Les chevaux de Kali, du chérif
et de leurs griot étaient sellés ; le chérif s’entretenait à
voix basse avec Kali et sa suite ; au bout d’un quart d’heure
d’attente je fis demander à Kali ce qu’il attendait : il me
répondit qu’il regrettait beaucoup de ne pouvoir m’accompagner,
mais que « les chevaux n’étaient pas contents d’être montés
ce matin ».
Je me mis donc en devoir de rallier mon convoi, et peu de temps après
j’apprenais par un dioula que Kali, accompagné de quelques hommes
armés, me suivait à environ deux kilomètres.
Quel était le mobile qui dictait à ce chef cette conduite
étrange ? Avait-il peur de moi ou craignait-il que je ne prisse un
des chemins qui mènent dans le Ségou ? Je l’ignore.
Un de ses griots m’accompagna jusque sur les bords du Niger,
où j’arrivai le 13 à neuf heures du matin. A midi et demi je me
retrouvais au milieu de mes camarades du poste.
Mon retour ne leur causa aucune surprise. Le docteur Tautain, qui
commandait le cercle, avait appris par des marchands ma fâcheuse
situation à Ouolosébougou et devait le lendemain me faire prévenir
par un courrier de faire tout mon possible pour revenir.
Les soins dont j’étais entouré, la bonne nourriture, me remirent
promptement, et trois jours après je prenais des dispositions pour
demander à Madané, fils d’Ahmadou, l’autorisation de traverser
le Ségou. La situation de ce côté était peu brillante : le
Bélédougou était en lutte ouverte avec les Toucouleur de Ségou ;
il paraissait difficile au commandant du cercle de faire parvenir une
lettre en ce moment, lorsqu’une dépêche de Kayes nous informa du
prochain passage de deux hommes du Ségou, envoyés d’Ahmadou. Il
fut décidé que nous attendrions leur arrivée pour faire partir
ma demande.
Sur ces entrefaites il vint un sofa de l’almamy porteur d’une
lettre en arabe, dont je donne la traduction ci-dessous :
« Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ! Louanges à
Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur Mohammed !
« J’ai appris qu’un chrétien venant de Bammako demande à me
voir. Certes, c’est mon intention d’être son ami.
« Qu’il vienne au camp de Sikasso pour que j’entende sa parole ;
les routes lui sont ouvertes et on lui aidera pour venir me voir.
[Illustration : Le départ de Ouolosébougou.]
« J’ai le cœur plein de joie à cause de la grande amitié qui
existe entre nous et les Français et je me réjouis de notre alliance.
« Sur ce, je vous salue. »
Je mis mon temps à profit à Bammako, en construisant avec le
concours des tirailleurs, mis aimablement à ma disposition par le
capitaine Josset, une carte à grande échelle des pays de la rive
droite du Niger.
Beaucoup de renseignements, que j’ai eu l’occasion de contrôler
depuis, m’ont prouvé qu’un travail préliminaire de ce genre,
si imparfait qu’il soit, rend de grands services.
Le jeune sofa qui venait apporter la lettre fut interrogé avec soin ;
il débita une série de contradictions, disait ne pas savoir depuis
combien de temps il était parti de chez l’almamy, etc.
La lettre de l’almamy, comme on le voit, m’autorisait à traverser
ses États ; je fis donc mes préparatifs pour repasser le Niger,
bien décidé à revenir si les difficultés recommençaient.
Le 3 septembre je traversais le Niger, et le 8 j’arrivais à
Ouolosébougou ; l’accueil de la population avait été plus
franchement amical que lors de mon premier passage : dans tous les
villages on me fit un cadeau en nourriture toute préparée ou en
denrées, un des villages me donna même un bœuf.
A mon arrivée à Ouolosébougou, je n’y trouvai pas Kali, quoique
dès Sanou je l’eusse envoyé prévenir de mon passage par un
courrier se dirigeant vers Faraba en prenant à Cisina le chemin du
bord du fleuve, plus direct que celui qui passe par Ouolosébougou.
Le lendemain je m’arrêtai à Séguésona. Une grosse rivière
très gonflée par les pluies et au courant très rapide, affluent
du Banifing, me força de rester inactif toute la journée. Comme ce
cours d’eau ne commença à se dégonfler que vers quatre heures,
le passage dura fort longtemps et ne fut terminé qu’à neuf heures
et demie du soir.
Trois ânes avaient été entraînés par le courant : quatre bons
nageurs réussirent à les faire aborder à environ 1 kilomètre en
aval et à les ramener au campement. Cette rivière a de 1 m. 50 à
3 mètres de profondeur en cette saison, des berges très escarpées
et glissantes ; sa largeur est de 12 à 15 mètres.
Kali vint donc dans la journée ; il m’apportait 2 bœufs, 2 moutons
et une vingtaine de kilos de riz ; je lui fis cadeau d’un fusil à
deux coups, d’une paire de pistolets et de quelques menus objets,
bonnets en velours, couteaux, etc. C’était un vendredi et nous
rencontrions des femmes se rendant au marché de Ouolosébougou ;
quelques-unes, qui venaient de Sounsouncoro, connaissaient par son
nom le jeune sofa qui m’accompagnait ; elles l’interpellaient
en lui disant : « _Kélébakha, ini-tié._ » Comme je savais mon
gaillard originaire du Torong, cela m’intriguait. Je fis signe à
Diawé, qui questionna une femme. Elle lui apprit que Kélébakha
était resté une demi-lune à Sounsouncoro et qu’il n’y avait
pas longtemps qu’il était parti pour Bammako y chercher un blanc.
Quelques jours après, le jeune Kélébakha fit des ouvertures à
Diawé, lui raconta qu’il ne tarderait pas à déserter : le moment
était venu de l’interroger. Il m’avoua être parti du camp de
l’almamy porteur de deux lettres. Arrivé à Sounsouncoro, il fut
arrêté et les deux lettres portées à Faraba.
Quelques jours après mon départ pour Bammako, on lui en donna une
avec l’ordre de me rejoindre et de me la remettre ; on lui recommanda
surtout de me cacher qu’il ne venait pas directement de la colonne.
Le kéniélala de Ouolosébougou était bien renseigné, comme on
le voit.
Samory avait là une belle occasion de nous prouver sa reconnaissance
pour la situation que nous lui avions créée vis-à-vis des autres
souverains et chefs de la rive droite du Niger, en appelant son fils
Karamokho en France et en lui faisant l’honneur de traiter avec lui.
[Illustration : Vue de Bammako.]
Il nous remercie par la plus noire ingratitude.
Dieu seul sait comment je sortirai de son maudit pays, car mes
tribulations commencent seulement sans doute.
A Séguésona, au lieu de prendre le chemin le plus suivi, passant
par Ourou, et dont je possédais un très bon itinéraire, je suivis
un autre chemin moins frayé en cette saison et plus à l’est, afin
de me rapprocher du Kéléya et du Banan, sur lesquels je n’avais
que de médiocres renseignements.
Le lendemain je quittais le chemin de Kéléya à Missaguébougou
(pays des bœufs blancs), misérable petit village ne contenant
qu’une trentaine d’habitants, et je faisais étape le soir à
Dialanicoro, le passage de la Koba, autre affluent du Banifing,
ayant considérablement ralenti ma marche.
Cette rivière est très profonde, aux berges escarpées, et d’une
largeur variant de 10 à 15 mètres. Il n’existe qu’un pont en
branchages dont la partie nord s’était affaissée entraînée
par les eaux ; il fallut faire des prodiges d’équilibre pour le
franchir ; l’opération était presque terminée lorsque le reste
du pont se rompit, entraînant six de nos hommes qui faisaient passer
les deux dernières charges.
Le reste de mes noirs se jeta immédiatement dans la rivière pour
porter secours aux malheureux que le courant emportait ; hommes et
bagages furent sauvés, il n’y eut de perdu que mes allumettes,
qui avaient pris l’eau quoique soigneusement enfermées dans des
boîtes en zinc fermant presque hermétiquement.
Comme Missaguébougou, Dialanicoro est sans ressource et aux trois
quarts ruiné. Des femmes bambara étaient occupées à y préparer
du beurre de cé, destiné à l’almamy.
[Illustration : Écroulement d’un pont sur la Koba.]
★
★ ★
Le cé ou karité (_Bassia Parkii_) a été décrit par tous les
voyageurs, mais la manière d’en extraire le beurre n’a jamais
été expliquée que d’une façon incomplète ; comme j’ai eu
l’occasion de le voir préparer aujourd’hui, je vais donner
quelques détails.
L’écorce verte étant enlevée et la châtaigne bien séchée, soit
à la fumée, soit simplement cuite à l’eau, est décortiquée,
lavée dans plusieurs eaux et exposée au soleil.
L’amande est ensuite pilée et réduite en granules de la grosseur
d’un pois cassé, qui sont mis de suite sur le feu, dans des pots
en terre. On remue jusqu’à ce que ces granules soient fondus et
présentent la consistance d’une pâte ; cette préparation d’un
beau brun dégage une très bonne odeur rappelant le chocolat. Cette
pâte est ensuite broyée entre deux pierres afin d’écraser
les grumeaux qui pourraient rester ; puis elle est bouillie dans de
l’eau. On écume la graisse qui nage à la surface et on la triture
avec les mains une fois refroidie, puis elle est recuite sans eau
pour l’épurer ; quand elle est bien liquide, on la verse dans
des calebasses de grosseurs variables suivant le poids du pain que
l’on veut obtenir, en ayant soin de laisser au fond du chaudron
les corps étrangers.
La graisse refroidie est d’un blanc un peu verdâtre, de la
consistance de la cire, on l’emballe dans de grandes feuilles
d’arbre et le pain est ficelé à l’aide de fibres d’écorces
d’arbre.
Son goût est nauséabond quand on s’en sert pour la cuisine sans
l’épurer. Pour s’en servir utilement, il suffit de jeter un
peu d’eau dans la graisse bouillante pour faire disparaître tout
mauvais goût.
Cette graisse est souveraine pour les douleurs rhumatismales et les
courbatures, on s’en frictionne les parties malades après l’avoir
fait légèrement chauffer. Après de grosses fatigues les noirs ne
manquent jamais de l’employer et je me suis toujours bien trouvé
de les imiter à ce sujet.
★
★ ★
11 _septembre._ — Une heure après avoir quitté Dialanicoro, je
rencontrai six cavaliers qui venaient au-devant de moi pour me prier
de passer la journée à Dialacoroba. Je les remerciai en leur disant
que j’avais un long voyage à faire et qu’il m’était impossible
de m’arrêter dans tous les villages. J’y passai cependant une
heure pour leur faire plaisir.
Dialacoroba est un gros village, au centre duquel se trouve un
_diassa_ (palanquement) où réside le chef de cette région, Mahmady
Lansiné. On m’apporte de la part de ce chef, qui est en guerre,
un bœuf, un mouton, des poules, des œufs et du riz. Ce village
contient, en temps normal, environ 500 à 600 habitants ; son chef
vit dans l’aisance, mais les Bambara Baniokhola qui constituent
sa population se trouvent dans les conditions les plus misérables,
comme partout ailleurs.
Après avoir fait les cadeaux d’usage, je quittai ces braves gens
pour faire étape au Banifing. Cette rivière est moins profonde que
ses deux affluents que je venais de traverser les jours précédents ;
elle vient de l’ouest, traverse le Kéléya et prend sa direction
sud-nord en arrivant dans le Banan. Elle est aussi connue sous le
nom de _Banan-ba_ (fleuve du Banan). Presque tous ses affluents ont
leur confluent près de Gouénetou ; c’est cette rivière qui passe
près de Bobalé et non le Baoulé (Mayel Balevel) comme l’indiquent
certaines cartes. Son confluent avec le Baoulé est au-dessus de
Bobalé, à hauteur de Toucoro, près d’un village appelé Ouacoro.
Les chefs de Ourou et de Tiérou envoient leurs griots me saluer.
La région que je viens de traverser est d’un aspect très monotone :
pas la moindre petite ride, partout une grande plaine couverte de
hautes herbes et parsemée de petits arbres rabougris ; à partir
de Dialacoroba, je n’ai plus vu de cé, ni aucun arbre utile. Un
peu à l’est de ce dernier village se trouve un mamelon surmonté
de deux petits sommets coniques absolument dénudés et dépourvus
de végétation.
A Tiérou, où j’arrive de bonne heure, on a nettoyé à mon
intention un groupe de douze cases situé à l’est du village. Ces
cases, qui sont remarquables par le soin qu’on a mis à les
construire, étaient destinées à recevoir l’almamy lors de son
passage ici, mais il ne s’y est pas arrêté. Celle que j’occupe
est ronde comme toutes les autres, et du diamètre de 7 m. 50 ;
son toit en chaume est soutenu par cent vingt chevrons en palmes
_ban_. Dans la cour, les herbes étaient enlevées et l’on avait
répandu des cailloux ferrugineux mélangés de quartz ; quelques-uns
de ces cailloux renferment des paillettes de mica ; j’en ai pris un
échantillon ; ces cailloux ont été trouvés dans le lit du marigot
qui passe près des ruines de Téniéko.
Les porteurs qui, du Djitoumo et du Tiaka, se rendent à la colonne,
passent à Tiérou, et, de là, vont directement à Bougouni pour y
traverser le Baoulé ; ils évitent ainsi le détour qu’occasionne
le passage à Ténetou.
A partir de Tiérou jusqu’à Ténetou, le terrain se relève
légèrement, à la plaine succèdent de petites rides ferrugineuses,
la végétation est un peu plus dense. Les deux rivières Mono que
l’on traverse sont garnies de quelques beaux arbres. Le petit
Mono n’a que 1 mètre d’eau et 6 mètres de largeur ; l’autre,
au delà du petit village de Sibirila (30 habitants), est une belle
rivière de 12 mètres de largeur ; on la passe sur un pont assez
solide que l’on traverse également quand on a suivi la route
ouest. A partir de Sibirila, ces deux routes se rejoignent.
Près du Mono, on aperçoit dans le sud-est un grand mamelon, le
Kouroulamini, qui a donné son nom aux environs. Deux heures après
on arrive à Ténetou.
14 _septembre._ — De loin, on prend Ténetou pour une grande
ville ; les cases, presque toutes carrées, sont rapprochées
les unes des autres ; au centre on aperçoit quelques gros banans
(_bombax_). C’est sa disposition en amphithéâtre qui trompe de
loin : au fur et à mesure que l’on approche on est désillusionné.
En arrivant, je me fais indiquer la demeure d’El-Hadj Mahmadou
Lamine, qui habite un groupe de cases à l’ouest du village. Bientôt
un captif vient m’annoncer que je puis entrer : c’est que le
pèlerin a voulu faire un peu de toilette.
C’est un grand bel homme, à la figure ouverte ; il est vêtu à
l’orientale : haïk, gandoura, turban et chechia. Assis sur un tapis
de Stamboul dans une case très sale, il me reçoit fort bien, et me
fait asseoir sur un autre tapis placé en face de lui. Un oreiller
maure, en cuir orné, à côté d’un grand flambeau en cuivre rouge
dépourvu de bougies et d’un saladier en vieille faïence orné
de fleurs, une bouillotte en fer battu, deux Corans et un chapelet
complètent la mise en scène. Son accueil est des plus cordiaux. Ce
musulman est fort poli : de la fréquentation des gens civilisés en
Égypte lors de ses trois pèlerinages à la Mecque il a gardé un
certain vernis d’éducation. Ce premier entretien fut naturellement
de courte durée. El-Hadj me fit conduire chez le dougoukounasigui,
qui m’installa près de la demeure d’El-Hadj, dans un diassa
construit à l’intention de l’almamy.
Ténetou est un grand village, d’une malpropreté excessive ;
ses rues étroites sont des bourbiers dans lesquels pourrissent
des détritus ; la plupart des cases sont inhabitées ; j’estime
cependant sa population à 800 habitants, y compris une centaine
de marchands de passage et environ autant de captifs. Il y règne
beaucoup d’animation, grâce à sa situation exceptionnelle au
centre d’une région d’où l’on peut facilement se diriger sur
n’importe quel point de la boucle du Niger, et au croisement de
tous les chemins fréquentés par les caravanes.
[Illustration : Vue de Ténetou.]
Le marché de Ténetou se tient tous les jours : il est à quelques
centaines de mètres au sud du village, à droite du chemin de
Niamansala.
Il se compose de trois rangées d’échoppes en paillotes ;
quelquefois ce ne sont que des _séko_ (natte) placés sur quatre
branches fichées en terre qui constituent les abris contre le soleil,
car il n’y a pas de gros arbres. Quand il pleut, acheteurs et
vendeurs se retirent dans le village.
Sur le marché quotidien on trouve les mêmes articles et les mêmes
objets que sur le grand marché de Ouolosébougou, moins le bétail ;
cependant une fois j’y ai vu amener neuf bœufs qui provenaient du
Fouta-Djallo. Le lendemain les gens qui les avaient amenés repartaient
pour Kangaré, n’ayant pas trouvé à les échanger contre des
captifs ; il y a aussi moins de denrées ici qu’à Ouolosébougou.
Dans la plupart des abris pourvus d’un toit, il y a des marchands
qui vendent de l’étoffe. Leur bagage n’est pas lourd, le tout
ne constitue pas la valeur d’une pièce ; ce sont des coupes de
calicot blanc anglais, de la guinée, et une sorte de drap rouge très
grossier, fait en déchet de laine ; ce dernier article est acheté par
les sofa pour en faire des bonnets ; pour quelques centaines de cauries
en plus, le marchand fabrique le bonnet et le brode grossièrement
sur le devant avec du fil bleu provenant de guinée effilochée. Les
vendeurs sont très nombreux, surtout les femmes qui vendent le bois,
car le combustible est toujours rare autour des villages un peu
fréquentés. Certains lots à vendre n’atteignent pas la valeur
de 1 franc. J’y ai vu un morceau de sucre de la grosseur d’une
noix duquel on demandait en cauries environ 50 centimes ; il était
noir à force d’avoir été touché ; jamais il n’a été vendu
pendant mon séjour, et tous les jours je le voyais figurer au même
endroit, entre quatre pierres à fusil et huit aiguilles à coudre.
Je n’ai pas vu le grand marché, mais un des fils d’El-Hadj qui
m’accompagnait toujours m’a dit qu’il ne différait du marché
quotidien que par la plus grande quantité d’acheteurs et un nombre
bien plus considérable de femmes qui venaient des environs pour
vendre une calebasse de riz ou de mil. Le jour du grand marché,
on débite généralement un animal, dont la viande est vendue par
petits lots ou en brochettes, on y amène aussi quelques captifs.
Comme à Ouolosébougou, le sel, les kolas et les captifs se vendent
dans les cases. Le surveillant du marché, qui est un vieil albinos,
sert généralement de courtier pour ces opérations.
La veille de mon départ, une femme qui allait à la colonne et qui
venait de Lenguésoro (Ouassoulou) y a porté cinq oranges vertes
que j’ai achetées à raison de 25 centimes pièce.
Ici la pièce de 5 francs vaut 2 ba et 5 _kémé_ de cauries (2000) ;
la barre de sel coûte ici 42 fr. 50, et la pièce de guinée 24
francs. L’augmentation est peu sensible en comparant ces prix à
ceux de Ouolosébougou.
J’allais souvent voir El-Hadj Mahmadou Lamine ; son accueil toujours
bienveillant m’y encourageait du reste. Je lui fis quelques cadeaux
consistant surtout en papier, carnets, crayons, odeurs, savonnettes,
rasoirs, ciseaux, bougies, etc., ce qui n’avait pas peu contribué
à me concilier son amitié.
La famille du pèlerin est sonninké et originaire de Silla près
Djenné ; lui, est né à Sansanding, mais il a habité Bammako dès
sa plus tendre enfance c’est donc Bammako sa patrie, me dit-il.
[Illustration : Plan de Ténetou.]
Il a fait trois voyages à la Mecque, et a visité Constantinople. Son
premier voyage s’effectua par le Niger, Tombouctou, Aghadès et
la Tripolitaine. Dans le second, il traversa Kong, le Mossi, Say, le
Haoussa, le Bornou, le Ouadaï, le Darfour et le Soudan égyptien ;
enfin, pour son troisième pèlerinage, il passa par Sakhala du
Ouorodougou, le Kouroudougou, le Mangotou, Salaga, le Dagomba,
le Yorouba et le Noupé, pour de là se diriger sur l’Adamawa,
le Ouadaï et le Darfour, etc.
Pour le retour, les itinéraires varient légèrement, mais il a
traversé les mêmes régions, autant que j’ai pu en juger, car ce
brave El-Hadj parle avec une volubilité surprenante.
La fréquentation d’El-Hadj ne pouvait être qu’utile pour moi ;
malheureusement, s’il a beaucoup su, il a beaucoup oublié, et
il n’apprend pas grand’chose à ceux qui, comme moi, se sont un
peu occupés de la géographie de ces régions, car il intervertit
fréquemment l’ordre dans lequel il cite les régions traversées.
Il me donna cependant un bon itinéraire à grandes lignes sur le
Mossi. La route la plus sûre passerait, d’après lui, à Tengréla,
Gogo, Niélé, Kabara, Léra, Kong, Bouna et Waghadougou (Ouoghodogho
de Barth).
La population de Kong est, selon lui, composée de musulmans et de
fétichistes. Le nom de tribu des premiers est Sanokho, les derniers
sont tous des Ouattara. On y parle beaucoup d’idiomes, mais tout le
monde comprend le mandé. C’est une population de marchands ; ils
dominent sur de grandes régions, et n’ont de démêlés qu’avec
un de leurs voisins, les Tagouara, etc.
Les divers peuples que l’on rencontre de Tengréla au Mossi sont les
Sénoufo ou Siène-ré, Samokho, Bobo, Gourounga, Mossi, parlant tous,
paraît-il, une langue différente.
Un autre itinéraire mène aussi à Kong, mais il est beaucoup plus
long ; il passe à Sakhala (Ouorodougou), Kanyenni, Bânou, Dabakala
(Tagono), Mangotou, Djimini et Kong[15].
★
★ ★
Pendant mon séjour à Ouolosébougou, j’appris l’existence d’une
très grande ruine, qui, paraît-il, est excessivement vieille ; elle
se trouve entre Figuéra et Faraba et à proximité d’un village qui
s’appelle Manicoura (Mani nouveau). Je me demandais si ce ne serait
pas les vestiges de l’antique Mali ou Mani. J’en parlai donc à
El-Hadj, qui me dit que ces ruines étaient relativement récentes,
que ce village n’avait rien de commun avec l’ancienne capitale
de Mani, qu’il pouvait me l’affirmer.
« Moi aussi, me dit-il, j’ai entendu parler de la capitale du
Mani par les anciens, qui m’ont dit qu’elle se trouvait sur la
rive gauche du Niger près de Yamina. J’ai vu l’emplacement, qui
est très grand. Pour y aller de Yamina, on passe à Kon, Konina,
Kondou ; c’est à égale distance de ce dernier village et de
Tougouni qu’elle se trouvait. Tu vois que ce n’est pas loin de
Yamina ; les uns disent que cette ville s’appelait Mani, Mali,
d’autres Nani, Niani, mais le nom sous lequel on la désignait
surtout est Nianimâdougou. »
Je regrette d’avoir appris l’existence de ces ruines si tard,
sans quoi, étant à Bammako, j’aurais été les visiter et prendre
des informations à Yamina.
El-Hadj est peut-être très versé en jurisprudence musulmane, c’est
un sévère interprète du Coran, mais j’ai été peiné de le
voir d’une rare ignorance sur l’histoire et la géographie de ces
régions. Il ne connaît aucun auteur arabe donnant des renseignements
sur le Soudan, ni aucun géographe arabe. Le _Tarich es-Soudan_
d’Ahmet Baba lui est absolument inconnu. Cet ouvrage est cependant
assez répandu parmi les populations du cours moyen du Niger. Le
docteur Tautain vient encore d’en trouver un exemplaire complet
dans son voyage à Gombou et Sokolo (nord du Bélédougou). Quant à
_Ebn Khaldoun_, que l’on trouve imprimé et soigneusement relié
en maroquin dans la population musulmane de Saint-Louis, il n’en
a jamais entendu parler.
[Illustration : Carte de l’emplacement probable de l’ancien Mali.]
« Du temps où j’étais jeune, me dit-il, il était impossible
de se procurer ces ouvrages, il fallait être excessivement riche ou
passer des années à les recopier. »
Pour en revenir à Mali, il n’est pas impossible que ce soit
réellement son emplacement. Ebn Batouta n’a jamais traversé le
Niger, il n’en parle pas, du moins, et en arrivant à Kersekho,
qui devait être Ségou-Koro, situé en face de Ségou et dont
parle Mungo-Park, il se dirige sur Mali, puis il s’embarque sur la
rivière Sansara. Cette rivière est peut-être le Niger lui-même,
puisqu’il ne coule pas loin des ruines dont il s’agit. En
quittant Mali, Ebn Batouta se rendit à Mima et envoya acheter un
chameau à Zaghari, peut-être le Ségala actuel ; il ne traversa pas
non plus le fleuve ; je partage donc absolument l’avis de Cooley,
qui cherche l’emplacement de Mali sur la rive gauche du fleuve, et
je ne suis pas loin de croire que El-Hadj m’a indiqué l’endroit
où il faut le chercher.
Quant à la ruine près de Manicoura, il me paraît sage de
l’écarter de la discussion, d’abord parce qu’elle est de date
trop récente, ensuite parce qu’elle sort du domaine dans lequel
vivaient les Maures, car l’antique Mali possédait, comme nous
l’apprend Ebn Batouta, un quartier de blancs.
Barth dit que c’est pendant les guerres que se livrèrent Dabo et
Sagoné, vers 1750, qu’eut lieu la destruction de la capitale de
Mali ; nous pensons qu’elle est bien antérieure et qu’au contraire
elle n’a pas été réédifiée après sa destruction par le sultan
songhay Mohammed Askia, en 1535 ou 1540. Ce qui nous fait opter pour
cette hypothèse, c’est qu’à l’arrivée des Bammana dans le
Ségou, Kaladian établit précisément sa capitale aux environs de
l’ancien emplacement de Mali, à Konian. Or, si l’ancienne capitale
avait encore existé, il n’aurait certes pas manqué de s’y fixer.
Comme il y a environ trois cents ans que Nianimâdougou est
détruit, il peut se faire que les ruines aient à peu près
disparu ; l’emplacement ne doit se reconnaître qu’à des
fragments de poterie et aux pierres des foyers ou ayant servi à
isoler du sol les greniers à mil ; peut-être y trouve-t-on encore
quelques bombax séculaires seuls témoins de l’ancienne occupation
humaine. Peut-être aussi, après une première destruction, cette
ville a-t-elle été partiellement réoccupée. Toujours est-il que son
emplacement pourrait être retrouvé, puisque El-Hadj de Ténetou l’a
vu et que d’autres noirs m’en ont parlé à plusieurs reprises.
Parmi les historiens arabes, Ebn Batouta seul cite le nom de
cette capitale, qu’il appelle Mali. Dans l’histoire des
Berbères d’Ebn-Khaldoun, tome II, page 116, on lit : « La
capitale du royaume de Melli, dit ce même Ebn Ouaçoul, s’appelle
Beled-Beni[16],... elle est très étendue, très populeuse et très
commerçante. C’est maintenant un lieu de halte pour les caravanes
de commerce provenant du Maghreb, de l’Ifrikia et de l’Égypte. De
tous côtés on y envoie des marchandises.... »
Avant de quitter Ténetou pour me diriger sur Bénokhobougoula et
Tengréla, El Hadj me remit une lettre de recommandation pour les
musulmans influents que je pourrais rencontrer sur ma route.
Il m’engagea d’une façon toute spéciale à aller me recommander
de lui auprès d’Alpha Mama Sissé à Tengréla et de l’almamy
Saouty à Kong, ce que je ne manquerai certes pas de faire si j’ai
le bonheur d’atteindre ces villes.
Voici la première de ces lettres, celle adressée à l’almamy
Saouty de Kong ; l’autre est semblable comme texte, l’imam n’a
fait que changer l’adresse :
« Louanges à Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient
sur celui qui est le dernier des prophètes !
« Cette lettre émane d’El-Hadj Mahmadou Lamine, fils d’El-Hadj
Mohammed Zeïn, dont le frère se nomme El-Hadj Ibrahim Silaouani,
Glaive de Dieu et Glaive de l’Élu.
« Nous saluons un million de fois tous les musulmans. Or le chrétien
porteur de cette lettre — il se nomme Binger — se dirige vers Kong.
« O Dieu ! ne le retiens aucunement, ne l’arrête aucunement et ne
barre pas sa route tant qu’il ne sera pas arrivé à Kong. Donne-lui
la sécurité et conserve-le en bonne santé !
« Nous saluons Karamokho Saouty, fils de Djam El-Imamy (l’almamy)
Saouty, El-Hadj l’émir.
« Nous saluons aussi la totalité des musulmans et des _musulmanes_,
chacun d’eux et chacune d’elles. J’ai fini de parler. »
18 _septembre._ — Libre de me rendre où je désirais, je me mis en
route le 18 septembre et fis étape à Soukhoura après avoir traversé
Faradienné. Soukhoura était, il y a cinq ans, un très gros village
où se tenait un marché assez fréquenté ; aujourd’hui c’est
une ruine contenant une quarantaine d’habitants.
Le lendemain, après avoir traversé deux grands villages ruinés,
j’arrive sur les bords du Baoulé, et commence immédiatement
le passage.
Cette rivière, qui vient de Sambatiguila et reçoit de nombreux
affluents, dont j’ai noté les principaux sur ma carte, coule dans
une plaine en partie inondée et couverte de hautes herbes. Les rives
seulement sont garnies de quelques _sounsoun_, dont une partie du
tronc baigne dans l’eau ; son courant est aussi rapide que celui
du Niger à Bammako et sa largeur est de 60 mètres ; cette rivière
est très profonde, mais à partir du mois de janvier quelques gués
sont praticables.
D’après les indigènes, le Baoulé serait formé de deux cours
d’eau dont l’un passe près de Sambatiguila et l’autre près
de Maninian. Tous les deux sortent des hauteurs courant entre le
Kabadougou et le Ouorocoro et se détachant du massif de Gankouna.
La rivière coule entre le Bodougou et le Lenguésoro, passe à
l’ouest de Narambougoula (route du Ouassoulou à Tengréla) et à
l’est de Niamansala (route du Ouassoulou au Ganadougou).
Entre ce dernier village et Ténetou, elle reçoit deux affluents
de gauche, le Molou et le Dji, qui se réunissent près de Koloni,
et le Témou, qui servait de limite entre le Kouroulamini et le Bolou.
Au nord de Ténetou, le Baoulé reçoit les deux Mono que nous avons
décrits dans notre marche de Ouolosébougou à Ténetou, puis le
Banifing et le Saméko, affluents de droite (voir chapitre II),
et enfin à gauche le Bafing ou Bananba, formé d’un faisceau
de rivières portant le nom de Kocourou, de Kôba et de Bafing,
qui arrosent le Djitoumo, le Kéléya et le Banan ; cette rivière
n’est pas navigable, elle passe à l’ouest de Bobala (Safé)
et se jette dans le Baoulé près de Ouolocoroba.
A partir de ce dernier village, le cours du Baoulé s’incline
légèrement vers le nord-est et coule parallèlement au cours
du Niger en traversant le Ségou. En saison sèche, le Baoulé est
guéable en divers endroits ; le gué de Sentilonkané, entre autres,
est très fréquenté. Aux environs de Souroucoro, sur la route de
Ségou au Kénédougou, le Baoulé se jette dans le Bagoé, dont il
est le principal affluent.
_Ba-oulé_ veut dire en mandé « fleuve rouge », et _Mayel-Balével_
a la même signification en peul.
Le service du passage est assuré par une pirogue de 5 mètres de
longueur ; aussi ai-je mis presque toute la journée à effectuer le
passage de mes bagages et de mes animaux. Sur la rive droite, où je
campe, je trouve des gens revenant de la colonne ; tous sont dans un
état de santé déplorable, et, parmi eux, il y a des mourants ;
ils se battent sur la rive à qui passerait le premier. La plupart
d’entre eux sont d’une faiblesse extrême, ils se sont nourris des
mois entiers de tiges de maïs, de feuilles et de crudités. Maintenant
ils sont relativement heureux ; s’ils ne sont pas près de leur
village, au moins, dans deux ou trois jours, ils auront échappé
à une mort certaine, car ils seront sortis de la zone déserte qui
sépare le Baoulé de Sikasso.
Les enfants bousculent des adultes sans force et les font trébucher
dans la rivière, c’est indescriptible ; d’autres sont assis au
bord de l’eau et ne cherchent même plus à passer : ils attendent
la mort.
Des places, il n’y en a pas dans l’unique embarcation, et ils
n’ont pas la force de gagner l’autre rive à la nage ; leur
air résigné m’impressionne et me navre. J’ai hâte de quitter
ces lieux.
[Illustration : Morts et mourants sur les bords du Baoulé]
La région entre Ténetou et le confluent du Mono et du Baoulé se
nomme Banimonotié (entre fleuve et Mono) ; les villages se composent
d’une série de groupes de cases espacées de 100 à 200 mètres les
unes des autres à la manière des villages serrères du Diankhine,
près de Thiès (Cayor). Les cases sont en terre, mais rondes, avec
toits en chaume. C’est une colonie du Ouassoulou qui est fixée ici
depuis fort longtemps, la plupart d’entre eux sont des Diakhité
et des Sankaré.
Foulaboula compte au moins vingt ruines ; c’est dans la plus grande
d’entre elles qu’il reste quelques habitants. Bougouni, qui est
situé près du passage du Baoulé, n’en compte que quatre. Le
marché, ici, n’existe plus depuis l’annexion aux États de Samory.
Dans la journée, un griot m’apprit que le frère de Famako (chef
de Dialacoro, près Bammako, rive droite), revenant de la colonne,
était porteur d’une lettre de l’almamy pour moi ; mais, me croyant
encore à Ténetou, il avait bifurqué à Ouré pour passer le fleuve
à Foulaboula.
Trois heures après, cet homme arriva ; il était épuisé ; il y
avait six jours qu’il avait quitté la colonne. Je lui fis donner
quelque nourriture et des kolas, ce qui parut lui faire plaisir.
Voici la traduction de la lettre de Samory :
« Au nom de Dieu, le clément, le miséricordieux !
« Louanges à Dieu l’unique ! Que les bénédictions et la paix
de Dieu soient sur Mahomet !
« Mille et mille salutations et mille souhaits au chrétien qui
vient dans notre pays.
« Ma situation n’est pas comme je la voudrais, les guerriers que
j’ai sont nombreux, mais si tu pouvais m’amener 30 tirailleurs
noirs avec 5 blancs et quelque chose de plus formidable (du canon
probablement), nous prendrions Sikasso en une heure.
« Je compte sur toi et notre alliance ; certes, cela ne va pas trop
bien au camp.
« Mille et mille souhaits à tous les chrétiens et à leur chef.
« O Français, qui nous apportes la force, je te salue. J’ai fini
de parler. »
Que devais-je faire ? C’était tout simplement une demande suppliante
de secours ; je ne me souciais pas de me rendre à la colonne, mais
je me décidai quand même à y partir le plus tôt possible.
Je comptais proposer à Samory d’ouvrir des négociations avec
Tiéba, contre lequel il était en guerre, et par ce moyen gagner
l’amitié de ces deux souverains, dont je devais forcément traverser
les États. D’autre part, une marche sur Sikasso me permettait de
juger des forces dont disposait Samory et d’en rendre compte au
commandant supérieur du Soudan français.
Samory venait de traiter avec nous : il me paraissait difficile de
l’abandonner, même moralement. Nous étions, certes, en droit de
lui refuser un secours avoué, mais nous ne pouvions lui refuser notre
appui moral. Si je réussissais dans mes négociations, le succès
de mon voyage était presque assuré, la route vers l’intérieur
me serait ouverte. J’informai par lettre le commandant du cercle
de Bammako de ce que je venais de décider, et, le soir du 20, je
parlais avec deux hommes et Diawé, emportant une tenue de rechange
dans une peau de bouc, ce qu’il fallait pour lever et dessiner,
une autre peau de bouc de riz, un peu de viande boucanée et du sel ;
plus une malle contenant quelques cadeaux et présents.
La nouvelle lune datait déjà de trois jours ; mes hommes ne
l’avaient pas encore aperçue, ce qui les inquiétait au point
de ne pas vouloir se mettre en route. « Ce n’est pas bon signe,
disaient-ils, personne n’a encore miré la lune et le chemin ne
sera pas bon pour nous. »
Heureusement que ce soir le croissant leur est apparu ; ils ne se
sentaient plus de joie ; tous se sont tournés vers lui, et, comme
il est de coutume, se sont frappé le front de la main droite en
disant : _Allah ! ma toula kendé, kalo koura yé !_ Ce qui veut dire :
« Dieu m’a laissé bien portant, je vois la nouvelle lune ! »
CHAPITRE II
Départ pour Sikasso, les ruines et les chemins encombrés de
cadavres. — Passage du Banifing. — Ruines de Sékana. — Rencontre
d’un convoi de ravitaillement. — Le Ménako. — Arrivée sur
les bords du Bagoé. — Une lettre de Samory. — Kourala et les
Siène-ré ou Sénoufo. — Industrie et mœurs des Siène-ré. —
Siège de Natinian. — Arrivée au camp de Samory. — De la façon de
voyager des Soudanais. — Portrait de Samory et son entourage. —
Musulmans peu scrupuleux. — Familiarité de Samory et de son
fils. — Le camp de Samory. — Les palanquements et le blocus. —
Garnison des diassa ou palanquements. — Effectifs et personnel
non combattant. — Du ravitaillement en vivres, en poudre. —
Vente d’esclaves. — Organisation des troupes. — Dénominations
et grades. — Des insignes de commandement, des sonneries et des
batteries, des pavillons et emblèmes. — Le _Mokho missi kou_. —
Les cris de guerre. — Pourparlers avec Samory. — Sotte vanité de
Samory. — Situation des armées belligérantes. — Autographe de
Karamokho. — Samory essaye de me garder devant Sikasso. — Sottes
réflexions de Karamokho. — Je réussis à quitter le camp. —
Route de retour sur Tiola-Saniéna et le passage de la rivière
de Tiékorobougou. — Arrivée à Komina. — Sur les bords du
Bagoé. — Nous nous emparons par ruse d’une pirogue. — Arrivée
sur les bords du Baniégué et entrée à Bénokhobougoula.
_Mardi_ 20 _septembre._ — Avant de quitter les bords du Baoulé
je donnai mes instructions à Mouça Diawara, mon domestique, sur
la route qu’il aurait à suivre pour se rendre avec le convoi à
Bénokhobougoula, et lui fis adjoindre un sofa comme sauvegarde.
Mon départ eut lieu à quatre heures de l’après-midi. En quittant
les bords du Baoulé, on chemine pendant un bon kilomètre dans des
terrains inondés, couverts de hautes herbes. Les rives mêmes du
fleuve sont peu boisées ; aussi loin que la vue peut s’étendre
on découvre à peine un léger rideau de menus arbres.
Jusqu’à la nuit tombante nous avons contourné des terrains
inondés. Le terrain ne se relève guère qu’aux abords de Toula,
village abandonné. Menacés par une tornade, nous cherchons à nous
établir dans le village pour y passer la nuit. Une inspection des
ruines nous force à abandonner notre projet. Hélas ! dans chaque
case il y a des cadavres, de partout il se dégage une odeur infecte,
il y a peut-être une centaine de malheureux qui sont morts de faim
dans ce triste lieu. On est absolument écœuré.
Bon gré, mal gré, nous nous remettons en route, nous dirigeant sur
le village suivant, qui se nomme Ouré, où nous arrivons à neuf
heures du soir. Pendant ce trajet nous avons traversé une jolie
petite rivière, bordée d’une belle végétation, dans laquelle
il y avait à peu près un mètre d’eau, ainsi que des terrains
marécageux dont les eaux rejoignent la rivière précédente.
Ouré était, avant que les troupes de Samory s’en emparent, un très
gros village ; ses ruines, que l’on traverse avant d’atteindre
le village actuel, sont plus grandes que Bammako.
Il s’y tenait un marché important, dont la place se trouve encore
à l’extérieur du village ; elle est abritée par quatre immenses
arbres dont je n’ai pu distinguer l’essence, car la nuit était
trop sombre.
C’est la première fois depuis mon départ de Ténetou que je
vois une aussi belle végétation, les terres de culture paraissent
excellentes. Avant d’entrer dans le village nous avons traversé un
champ de mil où nous avons failli nous égarer : les tiges avaient
5 mètres de hauteur.
Dans le village, il n’y a qu’une vingtaine d’habitants,
dont un dougoukounasigui (délégué de l’almamy) ; on nous offre
l’hospitalité dans une case d’entrée, sorte d’antichambre,
nommé _boulou_, qui sert d’écurie, de parc, de corps de garde et
de cuisine. C’est à peine si l’on voit clair dans cette case. A
la lueur du feu, les noirs qui cohabitent avec moi me paraissent de
vrais bandits ; j’ai hâte de quitter ce lieu et ces gens, dont
l’aspect est peu rassurant.
_Mercredi_ 21 _septembre._ — A environ 7 kilomètres dans l’est
d’Ouré on atteint le Banifing, grand affluent de droite du Baoulé,
qu’il rejoint dans les environs de Tabacoroni.
En arrivant à ses bords, inondés sur une profondeur de quelques
centaines de mètres, nous rejoignons un convoi de vivres qui est
en train d’effectuer son passage ; il utilise à cet effet deux
petites pirogues (de 4 mètres de longueur), qui constituent tous
les moyens de passage.
Le lit de la rivière est obstrué par des arbres du genre
palétuvier. Sa largeur totale est de 40 mètres environ et sa
profondeur atteint en ce moment 4 à 5 mètres. En saison sèche elle
est cependant guéable.
Nous avons hâte de quitter cet endroit. Là aussi il y a des
squelettes et des cadavres en quantité. Je ne les compte plus. Au
début, en quittant Ténetou, les deux premiers jours, j’en ai
compté une dizaine, mais il y en avait d’autres à quelque distance
du chemin, qui se révélaient par l’odeur.
Par ici, le moindre buisson abrite un cadavre ; sur le chemin
même on trouve le squelette blanchi à côté du moribond. C’est
affreux. Ceux qui vivent semblent morts debout ; une canne à la main,
amaigris par la faim, les yeux n’exprimant ni l’intelligence,
ni l’hébètement, n’ayant plus conscience de ce qu’ils
font, ils marchent ou se traînent péniblement par les chemins
jusqu’à ce qu’ils tombent d’inanition. Quelques-uns mettent
leur bonnet à la main pour me saluer, ils n’ont plus la force
d’articuler une syllabe, ils ont déjà le rictus de la mort sur
les lèvres. Ce qu’il y a de particulièrement pénible pour moi,
c’est qu’il m’est impossible de les secourir ; je n’ai que
le strict nécessaire de vivres et nous devons nous contenter de
quelques centaines de grammes de riz par jour.
[Illustration : Dans la ruine de Toula.]
Tous les gens qui reviennent de la colonne sont chassés des villages :
les quelques habitants qui y restent craignent d’être encombrés
de cadavres. La plupart de ces malheureux se nourrissent de tiges de
mil et de maïs. On reconnaît le sentier qui mène à Sikasso aux
cadavres dont il est jalonné, et aux rognures de tiges de maïs qui
le tapissent. A Ouré les habitants m’ont dit que depuis deux mois
ils ne mangeaient que des feuilles et quelques racines.
J’ai remarqué que beaucoup de ces malheureux semblent ne pas
connaître l’igname sauvage : nulle part je n’en ai vu déterrer,
quoiqu’il y en ait beaucoup dans les endroits humides ; par contre,
le _fikhongo_ est recherché avec soin par tous.
Le fikhongo est un tubercule rond, de la forme et un peu du goût du
navet, mais plus fade ; on le reconnaît à sa tige, qui consiste en
un brin d’herbe très mince, qui n’a que deux feuilles, et qui
laisse échapper un suc laiteux quand on le coupe.
Au delà du Banifing, nous traversons encore deux ruines, après
lesquelles nous sommes arrêtés par un _farako_, rivière-torrent
dont le lit est obstrué de branchages. Sa largeur est de 20 mètres
environ ; le courant, très rapide, a enlevé le pont en branchages
qui existait. Il nous faut passer à la nage. Pas d’autre incident
que l’écorchement des jambes de ma pauvre mule, qui s’était
prise dans des branches et des racines enchevêtrées.
Au delà, nous traversons encore une ruine, puis nous atteignons
Farabakourou.
A en juger par ses ruines, ce village devait bien avoir deux
à trois cents habitants. Actuellement toutes les maisons en
briques sèches sont effondrées, il ne reste qu’une quarantaine
d’habitants. Quatre vieilles femmes sont assises à l’entrée du
village et vendent des piments et des feuilles de baobab ; c’est
tout ce qui reste du florissant marché de jadis.
Dans le village, nous avons trouvé un homme de Maréna, près de
Kita. Il est de passage ici, se rendant à Gakhalou, dans le sud-ouest,
pour y acheter du tabac ; depuis quatre ou cinq ans il s’est fixé
dans cette région, attendant le règlement d’une affaire de captifs.
_Jeudi_ 22 _septembre._ — A quelques kilomètres de Farabakourou,
nous traversons deux marigots peu profonds, mais dangereux à passer en
cette saison à cause de leur fond bourbeux. Entre les deux se trouve
le village ruiné de Baffa. Nous sommes arrêtés par le passage du
marigot de Samé, qui n’est franchissable qu’à la nage en cette
saison ; les peaux de bouc sont déballées et le contenu est peu à
peu passé sur l’autre rive, dans des calebasses que les nageurs
poussent devant eux. Le temps se passe en arrêts devant ces cours
d’eau dépourvus de ponts, et dangereux, soit par leur courant
très rapide, soit par le peu de consistance de leur fond ; aussi
suis-je obligé de marcher toute la journée pour atteindre Sékana,
où je me dispose à camper. Entre le Saméko et Sékana se trouvent
les trois ruines de Kokouna, Dialacoro et Kourbala.
Les ruines des quatre villages de Sékana sont situées sur une petite
colline dont le pied est arrosé par un joli ruisseau allant rejoindre
le Ménako, lequel se jette dans le Bagoé.
Une dizaine de gros baobabs sont groupés entre deux des villages ;
cet emplacement servait de marché jadis. J’estime que la population
de ces ruines devait s’élever au moins à 2000 habitants. Ce pays
n’est plus le Tiénedougou, mais le Foulala ; il était habité
par des Bambara Sokho, et en même temps par des Malinkés venus
du Ouassoulou, c’est ce qui explique l’existence dans le même
village de cases carrées bambara, et de cases rondes en terre,
couvertes de chaume.
A Kourbala, j’ai rencontré un convoi de 240 porteurs du Ouassoulou,
il venait de Koussan et portait des vivres à la colonne. Il y a là
hommes, femmes et enfants. Comme ils marchent en file indienne et assez
en désordre, ils couvrent plus d’un kilomètre de chemin. Le chef
de convoi, auquel je demande combien il a de monde, me répond qu’il
en a tellement qu’il lui est impossible de s’en rendre compte.
C’est toujours de la sorte que les indigènes fixent le nombre des
guerriers ; dès qu’ils en voient passer pendant plusieurs heures,
le chiffre sort complètement de leur imagination.
Voici ce que j’ai appris sur la formation des convois.
J’ai déjà dit que le pays de Samory était divisé en un certain
nombre de provinces ou de districts, correspondant à peu près à
l’ancienne division en confédération. A la tête de chaque province
se trouve un chef, frère ou fils de l’almamy, ou chef de colonne,
qui a sous ses ordres les chefs de village et les dougoukounasigui.
Lorsque ces gouverneurs partent en guerre avec leur escorte permanente,
leurs sofa, ils procèdent à la levée des guerriers dans le pays
et se portent sur le théâtre de la guerre. Le plus influent chef
du village ou dougoukounasigui les remplace dans leur commandement
territorial et organise le ravitaillement.
A des intervalles à peu près réguliers, une partie du produit
du champ cultivé pour le compte de l’almamy dans chaque village
est mis en route vers le théâtre de la guerre à l’aide de
porteurs. Ces vivres sont destinés à l’almamy seul, qui en dispose
comme il l’entend. Le chef réquisitionne de son côté pour lui
et la troupe de son chef direct, et fait les envois à la colonne ;
d’autre part, tous les malheureux qui ont des parents à l’armée
leur envoient quelques provisions quand ils en ont, et à la condition
seule qu’ils ont obtempéré aux réquisitions qui ont été faites
chez eux, sans quoi leur bien est confisqué.
Tout ce monde constitue un convoi de quelques centaines de porteurs,
ayant chacun une charge de 10 à 15 kilos, emballée dans un _foufou_
(panier dont j’ai fait la description).
De sel, on n’en entend parler que rarement. De temps à autre,
les chefs de sofa achètent une barre de sel au prix d’un ou deux
prisonniers de guerre, ou de leurs sujets, quand ils n’ont pas de
prisonniers. Parfois ils en donnent quelques grammes comme récompense
à leurs guerriers, mais c’est tout à fait accidentel.
Les convois marchent généralement escortés de gens de renfort qui
sont envoyés à la colonne, ou bien sous la conduite de griots.
Il y a dans ces convois des hommes, des femmes, et même des
enfants. Ils marchent généralement une heure et demie sans
s’arrêter. Aux endroits où il y a de l’eau, ils perdent aussi
du temps à boire ou à traverser le cours d’eau. La débandade la
plus complète règne dans les convois.
La nuit était venue et le convoi n’était pas encore totalement
rendu à Sékana ; une partie des porteurs étaient perdus dans
les hautes herbes et cherchaient à rejoindre les camarades déjà
campés. On entendait des cris partout.
Une bonne partie de la nuit a été troublée par les appels des uns
et des autres. Un griot, perché sur un pan du mur de l’enceinte
délabrée, soufflait dans une corne d’appel et en tirait des sons
lugubres ; il n’a cessé de se faire entendre qu’à minuit.
C’est inimaginable, ce tableau, ces faces de toutes nuances, depuis
le rouge brun jusqu’au noir d’ébène, pour la plupart hideuses,
qui vous font croire qu’on vit au milieu de démons. Ils circulent
par le village, cherchant à se voler les provisions ; d’autres,
trempés par la pluie, sont nus et sèchent leurs hardes aux feux.
Mais le plus grand nombre, vaincus par le sommeil et la faim, dorment
pour oublier. Les cadavres en décomposition, qu’on rencontre par-ci
par-là dans les ruines, répandent une odeur infecte qui m’empêche
de fermer l’œil de la nuit.
Sékana a été détruit avant Ouré. Une partie de ses habitants
étaient allés se fixer dans ce dernier village et à Niamhalla,
d’après mes informateurs. En réalité, ils ont été tous vendus
comme esclaves par les guerriers de Tari-Mori, lieutenant de Samory.
_Vendredi_ 23 _septembre._ — Je quitte les ruines de Sékana au
petit jour (cinq heures) ; il n’est pas possible de se mettre en
route plus tôt, les mauvais passages étant trop nombreux ; vers sept
heures nous franchissons un marigot dans lequel mon mulet s’embourbe
jusqu’au poitrail ; mes noirs n’arrivent à le dégager qu’avec
grand’peine.
Un peu plus loin on traverse les ruines de Sobléna et l’on atteint
le Ménako, rivière très profonde dont le lit est obstrué de
branches de sounsoun. C’est avec les plus grandes difficultés
que nous le franchissons en employant les mêmes moyens que pour le
Saméko. Le convoi se décide à construire un pont, beaucoup de femmes
ne sachant pas nager : on va rester ici toute la journée. Comme je
l’ai dit plus haut, le Ménako est le premier affluent du Bagoé ;
il a une largeur moyenne de 20 mètres ; ses rives sont inondées. Sur
la rive droite se trouvent les ruines de Ména ; c’est là que le
chemin bifurque et va à droite à Bénokhobougoula.
L’autre sentier se dirige vers le nord-est afin d’atteindre
le Bagoé, un peu au nord de son confluent avec le Baniégué,
son affluent de gauche, que l’on traverse pour se rendre de
Bénokhobougoula à Komina.
Le chemin longe ensuite, pendant environ 2 kilomètres, un joli
petit ruisseau bordé d’une belle végétation ; on le traverse
près d’une chute. Deux autres petits ruisseaux, ses affluents,
vous séparent des ruines de Dinnsan, qui comprennent plusieurs
groupes assez éloignés les uns des autres. On descend ensuite dans
une jolie petite vallée boisée ; c’est le premier endroit un peu
gai que je traverse depuis bien longtemps.
Le soir, nous campons dans les ruines de Tokoumana. Cette ruine n’est
habitée que par un passeur et sa famille ; il s’est construit une
échoppe en dehors du village, car l’intérieur est encombré de
cadavres. La pluie tombe tous les jours, et rend les sentiers presque
impraticables.
_Samedi_ 24 _septembre._ — Deux ruines, Likana et Titiana, séparent
Tokoumana du Bagoé. Avant la guerre actuelle, ce fleuve marquait la
limite entre les pays de Samory et de Tiéba.
La rivière est bordée, à environ 1 kilomètre de sa rive, par
une ligne de collines qui court vers le nord. Ses rives sont basses
et inondées, les berges seules sont couvertes d’un rideau de
verdure. La largeur du Bagoé est de 150 mètres environ, mais son
courant est un peu moins fort que celui du Baoulé.
Le service de passage est fait par quatre petites pirogues pouvant
contenir chacune trois ou quatre personnes. Je laisse à penser ce
qu’il faut de temps pour effectuer le passage d’un convoi dans ces
conditions, surtout quand on songe que le point d’atterrissage sur
l’autre rive est situé à plus de 100 mètres en aval, à cause
de la violence du courant.
Notre passage a lieu sans incidents.
Comme sur tous les bords de cours d’eau, il y a quantité de
malheureux qui attendent le passage. Quelques-uns sont assis là
d’un air résigné, ayant abandonné probablement tout espoir de
revoir leur pays ; d’autres, auxquels il reste encore un peu de
vigueur, comme au Baoulé, se battent pour entrer dans les pirogues,
qui malheureusement ne peuvent contenir que peu de monde. Un sofa veut
réquisitionner deux malheureux pour leur faire porter un colis à la
colonne : ils se jettent à l’eau et se noient volontairement, aimant
mieux mourir de suite que d’affronter une seconde fois cette route.
Si jamais l’almamy était forcé de rebrousser chemin rapidement,
ce serait tout bonnement sa perte : avec le désordre, le peu de
pirogues serait vite coulé, et il ne faut pas songer à traverser
à la nage un cours d’eau semblable.
Quand on pense qu’il y a trois petits fleuves, et plusieurs grosses
rivières difficiles à traverser, on se demande ce que serait une
déroute dans de telles conditions. Franchir 200 kilomètres sans
villages habités, sans nourriture, avec des passages aussi difficiles,
ne serait pas possible.
Sur les deux rives, il y a de nombreux cadavres, moins cependant
qu’aux abords des cours d’eau dépourvus de ponts et privés
de pirogues.
La rive droite du Badié (Bagoé) est plus basse que la rive gauche,
le terrain est fortement inondé, et pendant 3 kilomètres on traverse
des terrains fangeux, couverts de hautes herbes. Mon mulet est à
peu près fourbu en sortant de là.
Mais bientôt le terrain se relève. La végétation s’en ressent :
il y a plus d’arbres que sur la rive gauche. Une heure après, on
coupe un grand chemin, qu’on me dit venir de Saniéna et Komina,
et allant à Tiékongoba, village sur la rive gauche du Bagoé. On
aperçoit bientôt quelques cultures, des cé et quelques netté. A dix
heures et demie, nous passons à environ 1 kilomètre au nord d’un
petit village aux cases toutes neuves, perché sur une petite colline
de l’autre côté d’un cours d’eau. Enfin, à onze heures,
nous arrivons à Dioumana, où il y a une centaine d’habitants.
Sur la rive gauche du Bagoé, le pays s’appelle Siondougou. Ici
nous sommes dans le Ganadougou. Comme sur l’autre rive, Dioumana
est habité par des Foula du Ouassoulou et quelques Bambara. Quand
la colonne de l’almamy est arrivée, les habitants ont fait leur
soumission.
Je reste là pendant les heures chaudes de la journée, pour laisser
reposer mon mulet, et reçois la visite de deux _kokisi_ de l’almamy
et d’un courrier porteur d’une lettre de bienvenue de l’almamy.
Les kokisi sont des captifs de l’almamy spécialement chargés
de conserver les bœufs, chevaux, etc., pris sur l’ennemi. Quand
on s’empare d’un village, ou qu’il fait sa soumission, ce sont
deux kokisi qui veillent les récoltes sur pied jusqu’à maturité ;
ils ont aussi à leur garde tout ce qui peut rester dans le village
et que l’almamy ne juge pas à propos d’emmener.
Voici la traduction de la lettre de Samory :
« Au nom de Dieu !
« Louanges à Dieu ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient
sur Ahmed (Mahomet) !
« Mille et mille salutations et mille souhaits de bonne santé de
l’émir des croyants à son très cher et intime ami le chrétien
français.
« Or je t’adresse cette lettre pour te faire savoir
qu’aujourd’hui nous sommes dans la joie et rendons grâces à Dieu.
« Hâte-toi de venir auprès de nous, accours sans tarder, car nous
désirons ta prompte arrivée auprès de nous.
« Et nous nous réjouissons de ton arrivée à cause de la grande
amitié qui existe entre nous et les Français et de notre alliance.
« Sur ce, salut. »
Karamokho, sur le dos du billet, a inscrit son nom en français et
un salut en arabe.
J’en donne ci-dessous le fac-similé.
[Illustration]
Le soir je fais le reste de mon étape ; on traverse plusieurs
petites ruines et quelques ruisseaux sans importance. Le pays est
moins monotone : on voit dans l’est et le nord-est d’assez
grandes hauteurs.
Nous couchons à Bassa, très grand et beau village, d’une propreté
digne d’être signalée, car depuis longtemps je n’ai eu qu’à
constater la trop grande malpropreté des lieux habités en général.
Une grande case carrée à deux portes a été aménagée à mon
intention ; il y a du feu et une lampe dans un des coins de la case. Ce
village m’a l’air salubre ; j’y ai vu des gens très vieux et
bien portants, aucun d’eux n’était atteint d’ophtalmie comme
c’est le cas chez les vieux généralement dans ces pays.
L’enceinte de ce village est très haute et en très bon état ; un
échafaudage en bois destiné à recevoir les tireurs de la défense
en fait tout le tour intérieurement.
[Illustration : Vue de Bassa.]
Il m’est extrêmement difficile d’obtenir des renseignements,
même les plus insignifiants : si je demande la distance d’un village
à l’autre à deux personnes différentes, l’une m’affirme que
j’y serai rendu de suite, tandis que l’autre me soutient que jamais
je ne pourrai l’atteindre avant la nuit ; c’est désespérant,
les renseignements font défaut, à plus forte raison, pour les
cours d’eau. Cela tient à ce que les habitants ont presque tous
fui devant la colonne de l’almamy. Quant aux gens de l’almamy,
ils sont d’une rare ignorance ; il est vrai que beaucoup d’entre
eux n’ont suivi qu’une fois cette route.
_Dimanche_ 25 _septembre._ — Une heure et demie après avoir quitté
Bassa, on arrive à Tiola, composé de trois très gros villages,
entourés chacun d’un tata, mais aujourd’hui inhabités pour ainsi
dire (200 habitants au grand maximum). Il s’y tenait autrefois un
gros marché ; tandis qu’une partie des marchands venant du sud, de
Komina, Bénokhobougoula et surtout de Tengréla par Fala, passaient à
Saniéna et à Dioumana, remontaient de suite au nord sur Toforola,
l’autre partie se dirigeait directement de Fala sur Tiola. De
là, après avoir traité quelques affaires, ils bifurquaient soit
sur Ségou, soit sur Kouoro et Djenné. Tiola n’est autre chose
que le Tioula de l’itinéraire Caillié. Je me suis informé de
Manian-Mnougnan, mais personne n’a pu me donner de renseignements
exacts sur ce village[17]. Aujourd’hui il ne reste sur le marché de
Tiola que quelques tas de bois, des condiments et du beurre de cé ;
la valeur totale des articles en vente n’atteint certainement pas
5 francs.
Depuis ce matin on s’est sensiblement rapproché de la ligne des
hauteurs que j’ai signalée hier. Kourala, où je dois coucher, est
situé, dit-on, à quelques kilomètres sur l’autre versant. C’est
une série de plateaux surmontés de mamelons de forme conique ;
il y a de la verdure jusqu’au sommet.
Avant de gravir ces hauteurs, on traverse une grande plaine en partie
cultivée ; au pied même, se trouve une grande cuvette marécageuse
assez difficile à passer. L’ascension est peu pénible, quoiqu’il
fasse très chaud. Le point le plus élevé qu’atteint le chemin,
sorte de col, est à 70 mètres au-dessus de la plaine ; son altitude
est de 430 mètres, mais un des cônes du plateau atteint la cote
680 mètres.
Ces hauteurs, dont j’ai relevé les principaux sommets, servent
de limite entre le Ganadougou et le Kénédougou, entre les Foula et
les Sénoufo.
Ne sachant pas si je suis encore éloigné de Kourala, et afin de
laisser écouler les heures chaudes et de donner quelque repos à
mon mulet, je me repose près d’un joli marigot qui borde le pied
des hauteurs et vient du nord-est.
Deux griots se rendant à la colonne, nous rejoignent quelques
instants après ; et, pensant se divertir à nos dépens, ils se
mettent à tirer d’un _dian-ne_ et d’un _fabrésoro_ des sons si
peu harmonieux qu’au bout d’une demi-heure je suis forcé de les
renvoyer. Ils espéraient extorquer quelque cadeau ou quelque aumône
à mes hommes.
Le _dian-ne_ est un instrument de musique très répandu chez les
Bambara ; il consiste en une calebasse traversée par trois fortes
lamelles de bambou pourvues chacune d’une corde en boyau, fixée
à un chevalet en bois ; on en joue comme d’une harpe.
Le _fabrésoro_ est plus insupportable encore que le dian-ne : il
est construit à l’aide d’un roseau aux deux bouts duquel sont
adaptées deux petites calebasses. Il donne des notes très criardes ;
on en joue comme d’une flûte.
[Illustration : Rencontre de deux griots.]
Les griots, au Soudan, nous rappellent les bardes, « ces vieux
chantres de la gloire et de la religion qui avaient fait de leur lyre
un instrument de honteux servage.
« Pour quelques-uns, encore inspirés par l’amour du pays et par
le respect des choses saintes, partout on voyait de méchants poètes
attachés à la domesticité des princes et chargés de distraire
leurs ennuis.
« Le roi Luernius, jetant de l’or, comme une aumône, au barde
couvert de sueur et de poussière qui chante ses grossières louanges
en courant après son char, n’est-il pas le témoin de la décadence
et l’image manifeste de la dégradation ! » etc.
Ainsi s’exprimait Posidonius[18], et ce qu’il disait des anciens
bardes se rapporte absolument aux griots soudanais.
A deux heures et demie, je me remets en route, et à quatre heures
et demie, par une pluie torrentielle, nous atteignons Kourala. Ce
village est composé de deux grands groupes entourés de baobabs et
de bombax remarquables par leur grosseur et leur hauteur.
Tous les habitants sont sénoufo. C’est assez original, cette
façon de construire : aucune rue n’est droite, les cases sont
toutes carrées et construites comme celles des Bambara, mais moins
bien ; les briquettes sont rectangulaires au lieu d’être rondes,
enfin les portes d’entrée sont très basses.
Les rues, étroites, sont encombrées de magasins à mil en terre
cuite d’une hauteur de 2 mètres sur une largeur de 1 mètre. Au
milieu des rues se trouvent des poteaux de la hauteur des cases. Ces
poteaux supportent une grossière charpente en branchages, et le tout
est couvert de tiges de mil, de sorte que l’on est à l’ombre
dans les rues. En ce moment ces toits sont en assez mauvais état : le
mil n’étant pas encore récolté, ils ne sont pas refaits à neuf.
J’ai été reçu à Kourala par un sofa de quatorze à quinze
ans, faisant l’homme, lançant des coups de fouet aux curieux
et gesticulant beaucoup. Il m’a présenté le chef du village,
un homme d’une cinquantaine d’années. Jusqu’à présent les
Sénoufo m’ont paru ressembler fort peu aux autres peuples noirs
que je connais déjà.
Ma mission auprès de Samory étant toute pacifique, et, voulant
me maintenir strictement dans mon rôle de médiateur entre les
deux belligérants, j’ai pensé qu’il serait de la plus grande
importance de faire prévenir Tiéba de ne pas s’effrayer de ma
présence devant Sikasso. Le difficile était de communiquer avec lui
sans éveiller la défiance de Samory. Je chargeai Diawé, mon homme de
confiance, de cette délicate mission, dont il s’acquitta fort bien.
Plusieurs habitants de Kourala parlaient le bambara ; Diawé
lia conversation avec eux dans la nuit ; il leur expliqua que
les Français étaient désireux de voir se terminer cette guerre
désastreuse, et que je venais pour tâcher de faire la paix entre
les belligérants. Les Sénoufo ont semblé approuver entièrement
ma démarche, et il n’y a aucun doute pour moi que dès le
lendemain Tiéba devait être informé du but de ma visite au camp
de l’almamy. Mon séjour, que je me proposais de ne pas prolonger
devant Sikasso, devait lui prouver par la suite que j’avais dit la
vérité à ses gens. De sorte que si plus tard j’avais à traverser
ses États, il ne pourrait que m’être reconnaissant de la démarche
que j’allais tenter près de l’almamy Samory.
J’ai vu partout dans le village de la poterie et des objets en fer
fabriqués avec une certaine recherche d’élégance.
Ces objets ne sont pas finis naturellement ; une simple inspection
suffit pour s’apercevoir qu’ils sont de fabrication indigène ; je
les signale parce que jamais je n’ai vu faire cela par des _noumou_
(forgerons) bambara ou autres ; j’ai appris aussi que les forgerons
sénoufo savent faire de la vaisselle en cuivre, et qu’ils tirent
la matière première de Kong, qui elle-même la tient des comptoirs
de la côte.
[Illustration : Une rue de Kourala.]
La poterie me paraît plus perfectionnée qu’ailleurs, il y a ici
des urnes de divers modèles et de toute grandeur, des écuelles
et des plats de toutes dimensions, et enfin des tuyaux en terre
cuite très réguliers. Comme chez les Bambara, la vaisselle est
cuite dans un feu d’écorce de _mana_ ; elle est ensuite trempée
par les Sénoufo dans de grandes calebasses, dans lesquelles on a
fait infuser, dans de l’eau chaude, de l’écorce, des feuilles
et des fruits du _sounsoun_ (arbre qui croît au bord de tous les
cours d’eau et qui produit une sorte de petite nèfle jaune) ;
cette préparation donne à la poterie un très joli brillant.
Toute la poterie, ainsi que les tuyaux, sont en belle terre rouge,
bien moulée et enjolivée de petites ornementations en creux.
Les pipes ne sont pas faites directement avec de la terre glaise,
mais avec de la vieille poterie réduite en poudre entre deux pierres,
et de laquelle on forme une nouvelle pâte ; de cette façon, la pipe
conserve moins le goût acre et terreux propre aux pipes neuves.
Quelques femmes revenant de chercher de l’eau n’avaient pour tout
costume qu’une feuille qui, pour n’être pas de vigne, n’en
était guère plus grande pour cela ; il n’est pas rare, dans cette
région, de voir des jeunes filles et même des femmes se promener non
vêtues, mais alors c’est une bande d’étoffe qui les habille ;
la feuille, je ne l’avais pas encore vue. Ces femmes étaient-elles
Sénoufo ou des captives venant d’un autre pays ? Je n’ai pu le
savoir. Le lendemain, j’ai encore vu une de ces femmes ramasser des
chenilles sur de jeunes cé ; ces chenilles sont vidées sommairement
et séchées. Elles servent dans la préparation des sauces de _to_ ;
on ne mange que la chenille du cé (_cétombo_).
[Illustration : Ustensiles employés à Kourala.]
J’ai vu à Kourala des lits très bien faits en palme et bambou,
des nattes en forme de store, bien agencées, et beaucoup de vaisselle
en fer faite par les forgerons du pays.
La chasse me paraît être en honneur chez les Sénoufo ; beaucoup de
cases de Kourala sont ornées à l’extérieur de têtes d’animaux
en trophées. Les têtes de biches de toutes les variétés y figurent
en abondance, viennent ensuite quelques têtes de _tankho_ (grande
antilope à bosses, à fortes cornes courbées en arrière à angle
presque droit) et quelques têtes de phacochère (sanglier). J’y
ai vu aussi une tête ressemblant à celle d’un très gros chien :
d’après la description qui m’a été faite, ce serait une tête
de loup ou de quelque animal de ce genre, malheureusement je n’ai
pu en retenir le nom. Dans quelques villages sénoufo détruits que
j’ai traversés, le tronc des gros baobabs et des bombax est couvert
jusqu’aux basses branches des mêmes têtes d’animaux.
La coiffure des hommes et des femmes est très variée : la plus
commune consiste en petites touffes ou boucles sur chaque tempe et
dans la nuque, ou en plumes blanches piquées dans les cheveux. Ils
portent également dans les touffes, en guise de peigne, de petits
stylets en corne.
Le tatouage consiste en trois entailles qui partent de chaque coin
de la bouche pour se terminer en éventail à la hauteur des oreilles.
A l’extérieur des villages, généralement sous le plus gros arbre,
se trouve une petite case en terre, sans toit, de forme variable ;
cette case sert au culte que pratique ce peuple ; ce sont des cases
pour le _komo_, m’a-t-on dit. Tout ce que j’ai pu en savoir,
c’est que les Sénoufo se livrent à peu près aux mêmes pratiques
que les Bambara pour le _nama_, qui chez eux s’appelle _komo_.
Ces cases ne peuvent contenir qu’un homme, et sont toutes
précédées d’un couloir assez étroit, de 1 mètre de longueur
environ ; la hauteur de ces constructions ne dépasse pas 1 m. 50.
On m’a signalé l’existence d’un gros village sénoufo, à une
dizaine de kilomètres au nord de Kourala. Il paraît qu’actuellement
son marché est encore fréquenté ; ce village s’appelle Kafana.
Toute la région appelée Kénédougou par les Dioula, et
Kompolondougou par les indigènes, est habité par des Sénoufo
Sakhanokho[19].
_Lundi_ 26 _septembre._ — En quittant Kourala, on franchit une
série de petits ruisseaux et plusieurs villages abandonnés, dont
on n’a pu me donner les noms. Le terrain continue à se relever
sensiblement et change à son avantage. Aux environs des ruines,
il y a de très gros arbres, baobabs ou bombax. Tous ces villages
n’ont été évacués qu’à l’approche de la colonne ; quelques
jardinets abandonnés sont entourés de haies en pourguère.
Après avoir fait halte de midi à une heure, nous nous mettons
en route à deux heures. Le baromètre me donne 550 mètres
d’altitude. Dans la petite vallée où nous allons descendre, se
trouve Natié ou Natinian, dont Birayma, lieutenant de l’almamy,
vient de s’emparer, il y a un mois, avec le secours de Liganfali
(j’ai signalé leur passage du Baoulé le 15 juillet).
Natinian est un village sénoufo qui devait avoir 500 ou 600
habitants ; il est situé dans une petite vallée bien cultivée,
arrosée par deux ruisseaux sans importance. Ce petit village, situé
sur la ligne de ravitaillement et qui n’a qu’un mauvais tata,
a résisté pendant quatre mois aux troupes de Birayma ; j’estime
qu’avec des troupes, même médiocres, on peut s’en emparer de
vive force dès le premier jour ; au lieu de cela on en a fait le
siège en règle.
En jetant un coup d’œil sur le croquis de Natinian et sur les
travaux de siège que les troupes de Samory y ont exécutés,
on remarque de suite que de la petite croupe située au nord-est,
très rapprochée du village (30 mètres), on voit tout ce qui se
passe à l’intérieur. D’autre part, le tata est moins solide en
cet endroit ; on aurait donc dû, dès le début, attaquer ce côté
faible. Au lieu de cela, le lieutenant de Samory a fait construire
trois _sagné_ ou _diassa_ (palanquements en branchages) dans
lesquels il s’est installé comme dans son village, se contentant
de bloquer la place. Ce n’est que le cinquième mois que les
hommes du diassa no 1 se sont portés de nuit, et en repoussant une
sortie, sur la crête de la croupe, y ont construit un abatis en
ligne droite, d’une douzaine de mètres, et s’y sont installés
derrière dans des gourbis ; c’est de là qu’a été donné
l’assaut. Les soldats de Samory parlent avec emphase, comme d’un
fait d’armes extraordinaire, de cette prise de Natinian, qui gênait
le ravitaillement de la colonne.
Or, à ce moment-là, j’étais à Ouolosébougou, où l’on
a amené les femmes et les enfants pris dans le village, pour les
échanger contre des chevaux. Les femmes étaient toutes vieilles, et
les enfants malingres ; les gens de l’almamy n’ont pu en obtenir
que huit chevaux. Les hommes, disent-ils, ont tous été tués ;
or j’ai visité ce village et les environs, il n’y a pas plus
de cadavres que dans les autres, ce qui prouverait que la plupart
des habitants ont dû réussir à se sauver. Du reste, sur tout le
tour de l’enceinte j’ai remarqué des ouvertures au ras du sol
(fig. no 2) permettant de sortir en rampant, et de se dissimuler dans
les mils et maïs qui entourent le village.
Si ces ouvertures no 2 avaient été pratiquées par l’assaillant,
elles seraient visibles pour tout le monde et de la forme de celle
représentée figure 1. J’en conclus donc que la plus grande partie
des habitants a dû se sauver. J’ai été stupéfié en voyant ce
village, fortifié d’une façon médiocre, résister si longtemps
à des troupes auxquelles je supposais quelque valeur.
[Illustration : Plan de Natinian.]
Actuellement les récoltes sur pied sont gardées par deux kokisi,
et dans le diassa no 2 il y a une dizaine de jeunes sofas qui ont
pour mission de surveiller la ligne de ravitaillement. Cette ligne
est très souvent coupée par des bandes de Bambara venus du nord,
obéissant à Dioma, chef de Kinié. Ce chef a succédé à Faffa ;
il commande une partie du Dolondougou, et quelques villages du Baninko
et du Diédougou lui sont soumis.
[Illustration : Fragment de l’enceinte de Natinian.]
Ce _Natié_, ou _Natchié_, ou _Natinian_, est le Natche que Barth
donne dans un de ses appendices, à la suite d’un itinéraire de
Ségou à Djitamana, comme se trouvant sur la route de Djitamana à
Tengréla. Cette route passe, en effet, à Fo, Natié et Dandirisso,
et traverse le Badié un peu au sud de Fala, entre Kobi et Maribougou.
Barth, sur sa carte, porte ces localités entre Menguéra et Kong,
et les nomme _Fo_, _Natche_, _Dirisso_.
Une heure après être sorti de Natinian, on atteint le point le
plus élevé du plateau que l’on commence à gravir dès la sortie
du village. De ce point, on voit dans le lointain un grand plateau
dénudé aux pentes très douces ; c’est là que sont campées
les troupes de l’almamy, et c’est sur l’autre versant que se
trouve Sikasso. Dans l’est et dans le sud on aperçoit une chaîne
de hauteurs dont j’estime les sommets les plus élevés à 1000
mètres d’altitude. A cinq heures et demie, on passe deux rivières
près de leur confluent : l’une est facile à traverser, l’autre,
au contraire, est large et profonde. Toute la plaine environnante
est inondée : hommes et animaux s’embourbent ; il faut une bonne
demi-heure pour arriver sur le terrain solide.
Sur les bords de ces ruisseaux et avant de les franchir, il y a un
premier _diassa_ (palanquement), gardé par une cinquantaine d’hommes
qui avaient des sentinelles sur les bords du marigot. Ce poste, dont
je n’ai pas vu de suite l’utilité, est là depuis le début
de la campagne ; il est environ à trois kilomètres en arrière de
la ligne des palanquements, et place des sentinelles face au sud ;
il doit être destiné à opposer un premier effort à des troupes
de secours venant de la direction Tengréla.
Un quart d’heure après avoir franchi ce mauvais marigot, je vois
arriver une quinzaine de cavaliers, parmi lesquels je reconnais
Karamokho. Ce _prince_ porte une culotte indigène en guinée, une
vareuse de tirailleur sénégalais dont le galon en laine jaune est
noir de crasse, une cuirasse et un casque avec plumet tricolore ;
il monte un cheval que le capitaine Péroz a donné à son père ;
son armement consiste en une épée de médecin de l’armée.
Il m’aborde en me disant bonjour en français, et me demande des
nouvelles de tous les officiers dont il a su retenir les noms ;
de temps en temps, il me dit : « France, il y a bon ».
Tous ces braves gens ont des chevaux en bien mauvais état ; ma mule,
qui vient de faire 250 kilomètres en sept jours, et qui aujourd’hui
en est à son cinquantième kilomètre, non seulement les dépasse tous
au pas, mais encore ne peut être suivie par eux qu’au petit trot.
Nous arrivons au camp à six heures un quart ; l’almamy est assis
près de son palanquement, entouré d’une dizaine de ses fidèles. Il
me serre la main en me saluant et me dit : « Français, bonjour ».
[Illustration : Arrivée près de l’almamy.]
Après m’avoir exprimé son étonnement de voir un blanc marcher si
rapidement, il me remercie d’avoir fait diligence pour le visiter,
puis il m’installe provisoirement dans un gourbi peu éloigné de
son diassa.
★
★ ★
La dernière étape que je viens de faire et cette marche totale me
prouvent que nous exagérons souvent les distances que parcourent
les noirs en général (je ne parle pas des courriers). Dans cette
marche du Baoulé à Sikasso, j’ai dépassé tous les convois
qui se trouvaient sur la route ; voyageant sans bagages avec deux
domestiques, je n’ai pu franchir en moyenne que 30 kilomètres par
jour, et le dernier jour 50 kilomètres, en partant au petit jour
pour m’arrêter à la nuit tombante.
Un de mes camarades m’a confié qu’il avait obtenu de bons
résultats en classant les journées de marche des noirs en trois
catégories : 1o marche des enfants et des jeunes gens ; 2o marche
des adultes ; 3o marche des vieillards.
Au premier abord ce classement peut paraître logique, mais quand on a
un tant soit peu vécu chez les noirs, on rejette de suite cette façon
de procéder ; les indigènes, quand ils voyagent, ne se réunissent
pas par groupes de vieillards, d’adultes ou d’enfants ; ils se
soucient peu des êtres faibles qui marchent avec eux : qu’il y ait
des femmes ou des enfants, cela leur est bien égal, tout le monde
sait cela. Je m’étonne qu’on puisse obtenir un résultat avec
cette façon de procéder.
L’indigène du Soudan voyage :
1o En courrier rapide ;
2o Sans bagages, c’est-à-dire avec son fusil et sa peau de bouc
seulement ;
3o Avec une charge sur la tête ;
4o Avec des animaux chargés, ânes ou bœufs porteurs.
_Dans le premier cas_, il franchit quelquefois de très grandes
distances dans un temps très court ; il est impossible de fixer
quoi que ce soit à cet égard, puisque cela dépend beaucoup de la
longueur du trajet à faire ; il est évident que, s’il n’a que
80 kilomètres à parcourir, il peut les franchir en vingt-quatre
heures ; s’il en a 240, il ne les franchira certainement pas en
trois fois vingt-quatre heures.
_Dans le deuxième cas_, il ne marche que sept à huit heures en
général ; le noir ne se mettant pas en route avant six ou sept
heures du matin s’arrête vers onze heures, et se remet en route
entre deux et trois heures pour s’arrêter vers cinq heures et
demie ou six heures au plus tard.
Il parcourt, certes, plus de 4 kilomètres à l’heure, mais il
cause avec les gens qu’il croise, s’arrête par-ci, par-là,
dans les villages, pour boire, et s’il se repose, ce n’est pas
dix minutes, c’est une demi-heure et quelquefois plus. De sorte que
l’on peut établir presque comme règle qu’il ne parcourt pas en
trois jours une distance supérieure à 80 kilomètres environ.
_Dans le troisième cas_, avec une charge sur la tête, sa moyenne
de marche est de 20 kilomètres environ, pour un trajet un peu long,
et quand il est libre de régler sa marche.
_Dans le quatrième cas_, avec des ânes ou des bœufs chargés,
sa moyenne de marche est de 16 kilomètres ; car il y a les mauvais
passages, les animaux à décharger et à recharger, à contourner
les villages, etc. ; il parcourt donc une distance de 80 kilomètres
en cinq jours.
Pour avoir à peu près de bons renseignements d’un indigène il
ne faut pas lui poser cette simple question : « Combien y a-t-il
entre tel et tel village ? » car il vous donnera un nombre de jours
double de ce qu’il y a réellement, tout simplement parce que vous
êtes Européen et qu’il est persuadé que nous ne pouvons faire,
au maximum, plus de 10 à 15 kilomètres par jour. Vous ne serez donc
pas renseigné.
Si vous lui dites : « Combien de jours _as-tu mis_ pour venir de
tel endroit ici _avec tes ânes_ ? » il vous répondra carrément :
trois, quatre ou cinq jours. S’il vient de loin et qu’il ait mis
une dizaine de jours, informez-vous, car il s’est certainement
arrêté un jour plein quelque part, dans quelque gros village ou
dans une localité où il y a un marché.
On est aussi toujours induit en erreur quand on demande à un habitant
la distance qui sépare son village d’un village voisin. Habitué
à s’y rendre souvent, quelquefois dès sa plus tendre enfance, il
vous dira comme nos campagnards : « C’est à côté », et vous
avez 25 à 30 kilomètres à franchir. Ce n’est donc pas auprès
d’eux qu’il faut se renseigner.
La méthode que je viens de donner n’est certes pas infaillible,
mais je crois que c’est celle qui donne les meilleurs résultats ;
j’en ai eu la preuve certaine à plusieurs reprises ; car toujours,
avant de me mettre en route, j’ai construit un itinéraire par
renseignements de la sorte, et rarement je me suis trompé de plus
de 7 à 8 kilomètres au maximum sur 100.
★
★ ★
_Mardi_ 27. — L’almamy me fait construire deux cases en paillote
et un abri pour mon mulet ; une dizaine de sofas y travaillent
toute la journée. Enfin, dans la soirée, je suis à peu près à
l’abri de la pluie. Ma première visite à l’almamy paraît lui
faire plaisir. Nous nous bornons à quelques propos insignifiants,
un kokisi étant venu, dès le petit jour, recommander à Diawé de me
tenir sur mes gardes : qu’il ne fallait parler de rien de sérieux
tant que l’almamy ne me ferait pas mander chez lui, ou enverrait
Karamokho chez moi.
L’almamy est un grand bel homme d’une cinquantaine d’années ;
ses traits sont un peu durs, et, contrairement aux hommes de sa race,
il a le nez long et aminci, ce qui donne une expression de finesse
à l’ensemble de sa physionomie ; ses yeux sont très mobiles,
mais il ne regarde pas souvent en face son interlocuteur.
Son extérieur m’a paru plutôt affable que dur : très attentif
quand on lui fait un compliment, il sait être distrait et indifférent
quand il ne veut pas répondre catégoriquement à une question. Il
parle avec beaucoup de volubilité, et je le crois capable d’avoir
la parole chaude et persuasive quand l’occasion s’en présente.
Assis dans un hamac en coton rayé de bleu et blanc qui lui a
été rapporté de Paris, par son fils, il tient dans ses mains,
dont l’intérieur est ladre, un gros morceau de bois tendre que
l’on nomme en bambara _niendossila_, ou encore _ngossé_ (c’est
le _sotiou_ des Ouolof), et avec lequel il se nettoie les dents.
Il est vêtu d’un grand doroké en florence mauve, de qualité
inférieure, et porte une culotte indigène en cotonnade rayée
noir et rouge, de fabrication européenne ; ses jambes, d’un brun
chocolat plus clair que la figure, sont enduites de beurre de cé ;
il est chaussé de babouches indigènes en cuir rouge.
Sa coiffure consiste en une chéchia rouge de tirailleur autour
de laquelle est enroulé un mince turban blanc qui lui passe sur
la bouche et encadre sa figure noire. Sur les épaules, il porte
négligemment un haïk de bas prix.
A ses pieds sont assis : un vieux kokisi qui ne le quitte jamais,
deux marabouts, quelques griots, et les quatre captifs préposés au
hamac, à la chaise, au plat de campement dans lequel il se lave les
mains, et à la bouillotte qui contient de l’eau pour se rincer
de temps en temps la bouche. Ces objets et captifs le quittent
rarement ; partout où il va, cet attirail le suit. A sa portée,
et sous le même abri (sorte de hangar où est amarré son hamac),
deux tailleurs sont occupés à coudre de la florence jaune pour ses
femmes. Un des griots porte un gros parapluie rouge, et l’autre
une canne-fusil détraquée. Tous les objets que j’ai signalés
sont de fabrication anglaise, sauf le hamac et le plat de campement,
qui est un plat réglementaire.
Nous parlons de choses insignifiantes ; l’almamy me demande de lui
réparer sa canne-fusil, qui est un cadeau, dit-il, de Sir Samuel Row,
gouverneur de Sierra-Leone.
Il m’a ensuite fait voir les armes qu’il emportait au combat :
un kropatchek, un revolver, une carabine winchester et son
sabre. Karamokho est au moins aussi bien armé que son père : outre
sa cuirasse et son casque, il emporte un kropatchek, un lefaucheux
à un coup, un fusil Gras et son revolver.
De retour à ma case, je reçois de la part de l’almamy un chaudron
de riz et dix ignames ; un instant après, Karamokho me fait amener
un bœuf.
Je remercie Karamokho, et lui fais observer que le bœuf est de trop :
« Nous ne sommes que trois, lui dis-je ; je suis très reconnaissant
à ton père de son cadeau, et j’accepterai volontiers un morceau de
viande chaque fois que ton père fera abattre un bœuf. — Prends-le,
me dit-il. Si nous étions à Bissandougou, mon père t’en donnerait
kémé (80). » L’almamy, qui n’était pas loin, entre dans ma
case, et me demande d’un air confidentiel pourquoi je ne lui amène
pas les soldats qu’il demandait ; à cela je lui réponds qu’ayant
reçu sa lettre au Baoulé, je l’avais expédiée à Bammako pour la
faire parvenir au colonel commandant supérieur du Soudan français,
qui aviserait.
Des hommes s’étant rapprochés, la conversation changea, et
l’almamy me dit en riant : « _Prends le bœuf, ou je t’en donne
de suite dix_. »
Si je l’avais pris au mot il eût été bien embarrassé : il n’y
avait que sept bœufs en tout au camp.
Le bœuf fut tué sur-le-champ, et j’envoyai à l’almamy les
morceaux que la politesse indigène lui consacre (un morceau de
poitrine, du faux-filet et les deux rognons). Karamokho eut pour sa
part un quartier de derrière.
J’avais prié Karamokho de faire tuer l’animal par un marabout,
pour que les musulmans pussent en manger, mais il me donna à entendre
que son père n’attachait aucune importance à cela quand il était
en campagne, et qu’il mangeait tout aussi bien de la viande d’une
bête tuée la tête tournée face au nord ou face à l’ouest
(les fervents musulmans ne mangent que des animaux dont la tête,
au moment d’être coupée, est tournée vers l’est).
J’ai expliqué à Karamokho que, mon départ ayant été très
précipité, j’avais dû, à mon grand regret, laisser derrière moi
les cadeaux que je destinais à son père, de crainte de les voir se
détériorer par la pluie, puisque je voyageais sans tente. Il parut
très satisfait de l’énumération que je lui en fis sommairement.
Quoique j’aie observé vis-à-vis de ce monarque et de son fils la
plus grande politesse, cette famille royale devint plus que familière
dès la première entrevue ; ils n’ont de prince, bien entendu,
que le qualificatif dont quelques-uns de nos journaux les ont honorés
pendant le séjour de Karamokho à Paris.
[Illustration : Karamokho présentant le bœuf.]
Karamokho se mouche dans ses doigts devant moi ; son père prend
ma pipe dans la poche de mon dolman et la porte à sa bouche ;
ils me demandent mon uniforme, mes éperons, etc. L’almamy,
persuadé que mes deux domestiques sont des tirailleurs déguisés,
leur propose de prendre du service chez lui ; il leur donnera plus
tard un commandement, dit-il. Enfin il fait comprendre à Diawé
que sa couverture lui ferait plaisir (couverture de cheval, qui a
sept mois d’usage, achetée par moi 6 fr. 75 au _Bon Marché_) :
j’en suis honteux pour eux.
Karamokho, qui vient pendant que je dîne, est désappointé de me
voir vivre à l’indigène, car il espérait, dit-il, me voir lui
offrir du sucre, du chocolat ou des confitures, choses qui me font
défaut, comme bien on pense.
Dans la soirée, l’almamy me présente Liganfali, un de ses
lieutenants ; c’est lui qui a fait la conquête du Soulimana,
et qui a pris Falaba en 1884.
C’est un homme de quarante-cinq ans ; il est petit pour un noir,
mais il a la figure intelligente. Il est le seul à la colonne qui
possède des kolas ; il en offre quelques-uns à l’almamy, qui a
l’air très familier avec lui ; il l’appelle _Fali_. Un fils de
l’almamy, Masser Mahmady, m’est également présenté.
_Mercredi_ 28. — L’almamy me fait dire qu’il m’enverra
Karamokho dans la journée, pour que je lui parle, et me propose
d’aller rendre visite à ses frères dans les _diassa_ (palanquements
en bois, en forme de redoute).
Ces diassa ou _sagné_ sont faits à l’aide de fortes branches de
2 m. 50 à 3 mètres de hauteur ; elles sont plantées d’environ
30 centimètres en terre et enchevêtrées les unes dans les autres,
de manière à présenter deux ou trois épaisseurs. Les tireurs se
placent derrière cette sorte de palanquement et font feu par les
petits vides que forment les branches naturellement tordues et non
équarries. Ces sortes d’enceintes sont destinées à arrêter le
choc de l’assaillant et à lui faire subir des pertes sérieuses
s’il veut s’en emparer. Dans l’intérieur sont disposés, sans
ordre ni symétrie, des abris en chaume grossièrement faits. Les
chefs seuls ont ce qu’on peut appeler des cases.
Quelques diassa ont de grands saillants de flanquement, ou de petits
tambours ; si le reste du tracé n’est pas régulier, c’est parce
qu’il a dû se plier aux exigences du terrain, qui, par endroits,
est constitué d’agglomérés de fer, trop durs à entamer pour
les outils dont disposent les noirs.
Si les diassa appartiennent à l’assaillant qui bloque un village,
ils ont rarement plus de 50 à 60 mètres de côté, et renferment
un nombre d’abris qui varie entre 200 et 250 au maximum. Quand le
diassa sert d’enceinte à un village, les dimensions de ses côtés
sont naturellement beaucoup plus grandes, car il n’y a guère de
villages fortifiés aussi petits que cela.
Pour un village de grandeur moyenne, le diassa a environ 1000 mètres
de développement et il n’y a en général pas plus de 300 fusils
pour le défendre, à moins qu’une partie des guerriers de la
contrée ne se soit portée dans le village, et que ce dernier ne
constitue ainsi la dernière résistance que l’ennemi puisse opposer.
On voit par cela qu’il n’y a qu’un défenseur par 3 mètres
courants de diassa ; si peu que quelques-uns d’entre eux abandonnent
leur poste de combat pour se porter ailleurs, une face est bien vite
dégarnie, ce qui permet de s’en approcher, généralement sans
subir de trop grandes pertes.
[Illustration : Un diassa.]
Les indigènes assiègent pendant des mois entiers des diassa
sans parvenir à s’en emparer. Les Sénoufo, paraît-il, s’en
approchent à l’aide de grands boucliers en bois recouverts de
peau de bœuf séchée, coupent les harts et les pieux à coups
de hache et réussissent ainsi à s’en emparer. Si les diassa se
flanquent mutuellement, la besogne est moins facile et les indigènes
ne s’en emparent que difficilement de vive force. Il faut ensuite
faire un siège en règle, et l’on ne peut compter que sur un blocus
rigoureux amenant la famine et la reddition, ou bien sur une trahison.
Pour nos troupes des colonies, la prise d’une enceinte en
palanquement est moins difficile, surtout quand on dispose d’une ou
deux pièces de canon, pour épouvanter les assiégés, car le quatre
de montagne est impuissant, même à 250 mètres, à faire brèche.
[Illustration : Le tata de Sikasso.]
Une canonnade bien dirigée sur une des faces en éloigne les
défenseurs, de sorte qu’il est aisé d’y porter rapidement une
troupe munie de paille qu’elle allume au pied du palanquement ou
qu’elle jette à l’intérieur, sur les toits en chaume. Un village
en feu n’est pas tenable, et le défenseur n’attend généralement
pas l’assaut pour l’abandonner.
Quand le canon fait défaut, sous la protection de feux bien nourris
vers une face, on arrive rapidement à se porter sur un saillant et
à y mettre le feu. Nos troupes ont toujours enlevé de vive force
n’importe quel type de fortification indigène, en terre ou en
palanquement.
Le grand plateau sur lequel Samory a établi ses troupes est
de constitution ferrugineuse ; tous les abords sont dégagés et
entièrement déboisés, presque tout le bois ayant été utilisé à
la construction des diassa. Seuls les abords immédiats de Sikasso
ont conservé des arbres, qui sont néanmoins clairsemés. La ligne
des diassa est distante de 2 kilomètres du village, que l’on
n’aperçoit distinctement que par un temps très clair. Le tata de
Sikasso est en terre glaise ; les murs paraissent très élevés ;
leur tracé présente une série de saillants arrondis et de rentrants
ingénieusement combinés.
Dans la partie nord du village se trouve un très gros arbre ;
dans la partie sud, un petit monticule sur lequel il y a quelques
constructions en terre. Les derrières de la position de l’almamy
ne sont pas précisément brillants. La rivière et le ruisseau sont
d’un passage extrêmement difficile ; la plupart de ses chevaux
n’auraient certes pas la vigueur nécessaire pour se dégager des
abords vaseux qu’on trouve sur les deux rives. Le pont est en très
mauvais état ; ce n’est qu’avec les plus grandes précautions
qu’on peut le faire traverser aux chevaux tenus en main.
Les diassa du centre de la position sont assez rapprochés pour
croiser leurs feux, mais ceux des ailes sont trop éloignés les uns
des autres pour pouvoir se prêter appui mutuellement sans sorties,
la portée efficace des armes étant à peine de 100 mètres.
Le diassa no 1 est occupé par Alpha, chef de Ouassaïa, et les troupes
du Sankaran. Le diassa no 2 est commandé par un frère de l’almamy
qui porte trois noms : _Fabou_, _Kémébirama_ et _Byrayma_ ; dans
ce diassa sont les troupes de la région Niger, Ouolosébougou,
Kangaré, Faraba. L’almamy a trois fils dans ce tata : Masser
Mahmady, Maninian Mahmady et Maninka Mamary. Famako, qui commande
la région Ouolosébougou-Bammako en temps de paix, est également
dans ce diassa ; actuellement ce chef est en disgrâce, je l’ai
vu accroupi au milieu des sofas comme un simple _Kourousitigui_[20]
(le signe du commandement est d’être assis sur une petite chaise
en bois).
Le diassa no 3 est également commandé par un frère de Samory, connu
sous le nom de _Maninkamory_, ou simplement _Mory_ ; il commande en
temps de paix Maréna, et a sous ses ordres les hommes du Lenguésoro
et du Ouassoulou.
Les diassa 4 et 5 sont très petits. Dans l’un sont les _noumou_
(forgerons), dans l’autre une cinquantaine d’hommes du _Konia_
très dévoués à l’almamy ; c’est avec eux qu’il a commencé
ses premières conquêtes.
Les diassa 6 et 8 renferment les sofas sous les ordres directs de
Samory ; dans le no 6 loge Karamokho, les marabouts, griots, garanké,
et captifs de l’almamy. Le no 7 est le logement particulier de
l’almamy, de ses dix femmes, des captives de ses femmes, des
kokisi et de leurs griots et garanké, de ses trois chevaux, de ses
palefreniers, des captifs préposés au hamac, à la bouillotte et
au port des armes et munitions personnelles de Samory.
Entre les tata 6, 7, 8 a été ménagée une petite place sur laquelle
s’élèvent un hangar à audience et la mosquée. Au diassa 7 est
adossé le parc à bœufs, qui contient 7 têtes de bétail.
No 24. Un puits.
No 23. Un groupe de paillotes dans lesquelles sont campés 18 sofa que
Samory appelle ses tirailleurs ; ils sont vêtus d’un pantalon en
guinée bleue et d’une vareuse en mauvais drap vert. Ce vêtement
est confectionné par eux. La lisière constitue le galonnage chez
quelques-uns, chez d’autres elle se trouve autour du col, au milieu
d’un bras et même dans le dos. Tous portent une sorte de chéchia
faite à l’aide d’un _kassa_ (couverture en laine du Macina)
qu’on a essayé de teindre en rouge, mais on n’a obtenu qu’une
teinte en roux sale. Neuf d’entre eux sont armés de chassepots
ou de fusils Gras, mais n’ont pas de munitions (4 à 8 cartouches,
c’est tout ce qui leur reste).
[Illustration : Carte des environs de Sikasso.]
No 9. Diassa occupé par Bilati et les troupes de Kankan.
No 10. Diassa occupé par Foulala Fodé.
No 11. Diassa occupé par Baffa et le contingent de Ténetou au Bagoé.
No 12. Liganfali et ses troupes, contingent de la rive gauche du Niger,
Baleya, Soulimana, etc. ; en temps de paix ce chef réside à Syrmaya
(Sankaran).
No 13. Poste d’observation.
Nos 17, 18. Groupe de constructions en terre au sud de Sikasso.
Nos 19, 21, 22. Diassa de Tiéba.
No 20. Palanquement en ligne droite des hommes de Tiéba à 350
mètres du diassa d’Alpha.
Autour des diassa règne une grande propreté, on sent cependant
partout une odeur de cadavres ; les herbes sont enlevées dans un
rayon de 50 mètres ; les ordures et fumiers transportés à 50
mètres en arrière.
Si l’intérieur laisse beaucoup à désirer sous ce rapport,
il offre en revanche un coup d’œil très curieux ; il y a là
dedans, entassés pêle-mêle, chefs, guerriers, captifs, femmes,
enfants, chevaux, etc., par-ci par-là des selles hors de service,
et des fusils un peu partout ; c’est le désordre le plus complet
qu’on puisse rêver.
Un _grand_ diassa contient un millier de personnes environ ; pour
obtenir ce chiffre, j’ai compté les toits de cases et, après
avoir déduit ceux qui abritent les chevaux, j’ai multiplié le
nombre de cases restant par cinq, qui est la moyenne du nombre de
personnes qui y passent la nuit ; les chefs ont plusieurs cases ;
il y a aussi certains sofas privilégiés qui ont une case pour eux
seuls et leurs femmes, mais je n’en ai pas tenu compte.
Sur ce millier de personnes, il faut déduire tout le personnel
non combattant, femmes, captives, gamins, palefreniers, griots,
forgerons, selliers, tailleurs, les Bambara qui ne font que
les corvées et ne sont pas armés, quantité de fabricants de
gris-gris et autres non-valeurs qui seraient trop longs à citer ;
ils constituent certainement au moins la moitié de la population
d’un diassa. Il resterait 500 combattants ; si je porte ce chiffre
à 600, je suis bien au-dessus de la vérité, car Kémébirama,
qui commande un des plus grands diassa, m’a fait l’honneur de me
présenter tous ses guerriers. Il les avait fait accroupir autour
de lui sur une petite place de rassemblement au milieu du diassa ;
la plupart d’entre eux avaient le tour des yeux noirci au _kalli_
(antimoine), ce qui les rendait hideux. En me les présentant, il
me dit d’un air fier : « Regarde, voilà tous mes guerriers, ils
sont nombreux. » Mon domestique d’une part, et moi de l’autre,
nous nous sommes amusés à les compter ; lui, en a trouvé 320 et
moi, 340. Je maintiens cependant mon chiffre de 600, il vaut mieux
apprécier en plus qu’en moins.
Il y a 7 grands diassa à 600 hommes 4200
4 petits à 100 hommes au maximum 400
Le poste d’observation 50
Les sofas de Natinian et les 18
tirailleurs de l’almamy 50
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Total général 4700 hommes
(en chiffres ronds 5000)
Sur ces 5000 hommes, il y en a 140 de montés ; dans ce chiffre sont
compris les chefs, l’almamy, les griots, etc. Comme je l’ai dit
plus haut, ces montures n’ont que le nom de cheval, aucune d’elles
ne serait capable de faire pendant trois jours de suite 30 kilomètres
par jour.
Et dire qu’on a osé surprendre la bonne foi de nos meilleurs
journaux de Paris, en leur faisant insérer dans leurs colonnes que
le père de Karamokho était roi de 150 contrées, et qu’il pouvait
aisément mettre 50000 hommes en ligne[21].
On a été jusqu’à qualifier Samory d’_Alexandre du Soudan_. On
aurait mieux fait de le traiter de pourvoyeur d’esclaves.
Actuellement Samory a donc, d’après nos calculs en chiffres ronds,
5000 hommes ; au début de cette campagne (mois d’avril dernier),
il avait bien un millier d’hommes de plus, car la mortalité a
clairsemé ses rangs : le feu, les déserteurs, les blessés et
surtout la famine en sont les causes principales ; il devait avoir
également un nombre de chevaux beaucoup supérieur, peut-être double
(250 ou 300).
J’ai eu déjà occasion de parler des convois de vivres, mais je
n’ai pas fixé le nombre de porteurs arrivant en moyenne par jour
au camp. Pendant l’aller et mon séjour j’ai pu à peu près me
rendre compte qu’il arrivait environ 200 _foufoutigui_ par jour,
ce qui fait environ 2000 kilos de denrées, qui, si elles étaient
réparties équitablement et à raison de 250 grammes par homme (juste
ce qu’il faut pour ne pas mourir), permettraient de distribuer
8000 rations par jour. Mais il n’en est pas ainsi, et beaucoup de
chefs de l’entourage de l’almamy et certains personnages ne se
contentent pas de si peu et puisent à pleines mains, tandis que
5000 malheureux sur les 10000 combattants et non-valeurs meurent
littéralement de faim. C’est ce qui explique la grande quantité
de cadavres qui jalonnent la route.
Pour vivre, ces malheureux vont par bandes dans les lougans des
villages abandonnés, y coupant du fonio, des tiges de maïs,
et errent dans la brousse pour y déterrer des _fikhongo_[22] et
des racines. La nuit, ils cherchent à se voler les uns les autres,
et malheur à celui qui ne se couche pas sur sa peau de bouc ou son
sachet à vivres ! Du sel, l’almamy et les chefs seuls en ont.
Nous venons de voir comment les troupes sont alimentées en vivres ;
nous allons maintenant examiner comment elles sont ravitaillées en
munitions. Samory reçoit fort peu de poudre fabriquée dans le pays
même ; le soufre fait défaut, il vient des comptoirs européens,
et la poudre indigène n’est pas autant prisée que celle qui
vient d’Europe.
La quantité de poudre consommée est considérable. J’ai calculé
que Samory a dû dépenser à peu près 800 captifs par mois pour
l’achat de sa poudre. Un simple calcul suffira pour le démontrer.
L’armée de Samory était de 5000 hommes devant Sikasso ; en
admettant que chaque homme ne tire que 5 coups de fusil par semaine,
ce qui n’est pas énorme et bien au-dessous de la vérité, nous
arrivons à 25000 coups de fusil par semaine à 0 gr. 040 la charge,
total 1000 kilogrammes par semaine ; et, pendant 18 mois, 72000
kilogrammes de poudre.
Le prix d’un esclave à la colonne était d’environ 4 à
6 kilogrammes de poudre, suivant le sexe et l’âge ; il y en
avait même, et c’était le plus grand nombre, les enfants, qui
n’étaient payés que 2 à 3 kilogrammes ; mais nous conservons
notre moyenne de 5 kilogrammes pour éviter d’apprécier en trop et
de tomber dans l’exagération. Cela nous donne une dépense totale
de 14400 esclaves pour la totalité de la campagne ou environ 800
esclaves par mois, vendus pour de la poudre.
Pour l’achat des chevaux, c’est encore pis : le plus bas prix
d’un cheval à Ouolosébougou ou ailleurs est de 8 esclaves, et le
plus élevé, de 24 ; prenons seulement comme prix moyen 10 esclaves
et nous atteindrons de suite des chiffres qu’il est écœurant de
transcrire, surtout quand on pense que pour entretenir un effectif
moyen de 150 chevaux pendant près de deux ans il faut les renouveler
quatre fois.
[Illustration : Intérieur du camp de l’almamy Samory.]
★
★ ★
Les troupes de l’almamy ne sont pas organisées en fractions qu’on
pourrait appeler compagnie ou légion, comprenant un chiffre d’hommes
toujours invariable, une sorte d’effectif réglementaire ; il
n’existe pas non plus de grades bien définis. Voici les différentes
appellations sous lesquelles on désigne chefs et soldats :
1o _Bilakoro_. Le bilakoro (qui ne porte pas de pantalons, mais le
_bila_, comme son nom l’indique) est une sorte de vélite. Voici
comment il est recruté :
Quand on prend un village ou que l’on opère une razzia, tous les
prisonniers (femmes et enfants seulement, car tous les guerriers pris
sont décapités) sont amenés à l’almamy, qui prend la moitié
des femmes et des filles pour lui, l’autre moitié des prisonniers
revient au chef et aux guerriers qui ont opéré la prise.
Tous les garçons et jeunes gens ont immédiatement la tête rasée
à l’ordonnance et sont confiés à des chefs qui eux-mêmes
en répartissent une partie entre leurs meilleurs sofa. Les gamins
prennent dès lors le titre de bilakoro, et leur première fonction est
de soigner les chevaux. Quand le maître monte à cheval, le bilakoro
porte son fusil et le suit au pas de course ; plus tard, quand son chef
est riche en fusils, on lui en donne un (vers l’âge de quatorze ou
quinze ans). Certains chefs ne commandent que des bilakoro, par exemple
Kali, chef de Faraba (entre Kangaba et Ouolosébougou), il est appelé
Bilakorotigui, parce que son commandement ne comprend qu’une bande de
galopins de ce genre. Qu’on juge de la résistance que peut opposer
un groupe de ces guerriers à des hommes faits et rompus à la guerre.
2o Le _kourousitigui_ est un guerrier d’un âge raisonnable ; il
est marié et n’est soldat que momentanément ; il n’a jamais ou
rarement un commandement.
3o Le _sofa_. Après avoir fait plusieurs expéditions, les bilakoro
sont autorisés à porter le pantalon ; ils suivent le chef duquel
ils relèvent quand il part en expédition ; quelquefois ils gagnent
un cheval ou un ou plusieurs captifs à la suite d’une campagne
heureuse. Plus tard, quand ils ont mérité la confiance de l’almamy,
ils tiennent garnison dans les villages et n’ont d’autres fonctions
que de manger le peu qui reste aux malheureux habitants. Ils deviennent
quelquefois _dougoukounasigui_.
4o Le _sofakong_ (à la tête des sofa)[23]. Ce sont des sofa qui se
sont particulièrement distingués dans une expédition ; pour les
récompenser, leur chef leur donne quelques hommes à commander,
le chiffre varie suivant que le _kélétigui_ a peu ou beaucoup
d’hommes.
5o Le _kélétigui_ ou _kongtigui_ est un personnage ; il commande le
territoire en temps de paix, et en temps de guerre il emmène tout
ce qui est valide et possède un fusil dans sa région. Les frères
de l’almamy et Alpha, Fali, Baffa, etc., sont ou kongtigui ou
kélétigui, suivant qu’ils agissent isolément ou sous les ordres
de l’almamy.
On voit que cette soi-disant armée n’est encore qu’une
_bande_ bonne à jeter l’épouvante parmi de petites peuplades et
incapable d’inspirer aucune crainte à des troupes instruites à
l’européenne et possédant une arme à tir rapide.
Ces guerriers ne reçoivent aucune instruction militaire, la plupart ne
savent pas tirer un coup de fusil. Les charges de poudre, beaucoup trop
fortes, produisent un recul très gênant ; et la poudre indigène,
brûlant très lentement dans le bassinet, fait long feu. Ce sont les
deux causes qui font détourner la tête au tireur, et au moment de
faire feu l’arme n’est jamais en direction.
Tous les chefs auxquels j’ai parlé de leur ordre de combat m’ont
dit que les guerriers marchaient tout simplement autour de leur chef,
et tiraient des coups de fusil. Au moment de l’assaut, ils poussent
le cri répété de _couâ ! couâ !_ qui rappelle celui du canard ;
les chefs brandissent en l’air leur sabre ou la hache de guerre
qui sont les emblèmes de commandement.
La hache est généralement en argent et très mince ; elle est
toujours renfermée dans un étui en peau de chat-tigre dont la queue
est cousue après la poignée et sert d’ornement. Cette hache de
parade est portée par un bilakoro.
Quelques chefs ont des pavillons : ce sont simplement des morceaux
d’étoffe (du calicot ou de la guinée) noués à un bambou ou une
tige de mil. Ces drapeaux ne sont pas des emblèmes, on n’attache
aucune importance à leur prise, ils ne servent qu’aux ralliements.
Le noir de ces régions ignore le sentiment d’honneur des peuples
civilisés pour leur drapeau, et jamais il ne se fait tuer pour lui.
Les guerriers de Samory semblent avoir emprunté le pavillon aux
troupes toucouleur d’Ahmadou, chef du Nioro, qui, d’après ce
que nous apprend Mage, ont un semblant d’organisation.
Les instruments servant aux sonneries sont très variés ; les
griots[24] tirent des sons de toutes les cornes d’animaux. La plus
répandue est le _boudofo_ (corne de _dagué_, sorte d’antilope)
qui est simplement percée d’un trou près de l’extrémité,
et le _bourou_, instrument donnant à peu près les mêmes sons et
disposé de la même manière, avec cette différence qu’il est
fabriqué avec une défense d’éléphant.
Les sonneries que l’on peut faire à l’aide de ces instruments
sont naturellement très limitées, j’en ai toujours entendu tirer
les mêmes sons, cependant ils sont très facilement compris, vu que
le matin de bonne heure cela veut dire « En route ! » et le soir
« Halte ! nous campons ici ».
[Illustration : Un _tabala_ et ses deux porteurs.]
Le vrai instrument avec lequel on peut donner des ordres est le
_tabala_, que nous pouvons comparer à notre tambour.
Le tabala est d’une pièce, et creusé dans du diala ; son diamètre
varie entre 40 et 50 centimètres ; dans l’intérieur se trouvent
quelques _bassi_ (amulettes). Le dessus est tendu d’un morceau de
peau de bœuf qui est assujetti par des lanières ; sur cette peau et
vers la circonférence il y a généralement un endroit dépourvu de
poils sur lequel on voit une inscription en arabe commençant toujours
par : _El hamdou lillahi_. « Louange à Dieu », etc.
Ce tabala est porté par deux hommes, à l’aide de deux fortes
poignées en lanière dont il est muni ; entre les deux porteurs
marche le griot, qui des deux mains frappe du _tabala khalama_
(la plume à écrire du tabala). Ces khalama sont en fort cuir et en
forme de boudin ; l’intérieur est rempli de graines et de bourre
de coton ; deux solides lanières constituent les poignées.
Avec cet instrument les griots obtiennent une douzaine de batteries
différentes au moyen desquelles ils transmettent les ordres de
leurs chefs.
Parmi ces batteries on m’a cité : « En avant ! » « Aux armes »
« Cessez le feu ! tout est fini » « En retraite ! » « Du
secours ! » « Rassemblement à gauche ! », « à droite ! » « La
charge ! » « Garde à vous ! ».
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★ ★
Le camp est très tranquille : à part des coups de fusil isolés qui
se succèdent presque sans interruption, le silence n’est troublé
que par les cris de quelque captif qui reçoit une rossée. L’aspect
est loin d’être celui d’un camp français, où il règne toujours
un peu de gaieté, même dans les moments difficiles. Dans le diassa
de Birayma, on m’a cependant gratifié d’une séance de _Mokho
missi kou_, sorte de croquemitaine ou de polichinelle qui amuse les
guerriers par ses propos et ses contorsions.
Il était habillé d’un vêtement en cotonnade rouge d’une
seule pièce, avec les jambes et les manches très collantes, et
coiffé d’un bonnet rigide hérissé de queues de vache. Au bonnet
est cousu un morceau d’étoffe cachant la figure, qui est percé
d’une ouverture pour la bouche et de deux autres pour les yeux ;
autour de ces trous sont brodés des ronds en cauries.
Dans une musette en guinée qu’il portait en bandoulière se
trouvaient des grelots et de la ferraille. Le bas des jambes était
muni de sonnettes. Dans les mains il tenait quelques queues de vaches
qu’il agitait en causant.
De temps à autre, le soir, vers huit ou neuf heures, sur un signal
donné par le tam-tam de l’almamy, une courte batterie de tam-tam
se fait entendre sur toute la ligne ; aussitôt après, tous les
guerriers poussent une série de cris aigus et désordonnés qu’il
est difficile de comparer à autre chose qu’à de véritables cris
de bêtes féroces. Dès que le silence est rétabli, on entend un
seul cri d’ensemble qui part de Sikasso et des diassa de Tiéba. Ce
cri est un _hou_ allongé ressemblant à un rugissement ; on sent
qu’il sort de poitrines mâles et que les défenseurs sont nombreux.
Il y a souvent des alertes de nuit, ce sont des malheureux qui volent
des vivres, et qu’on poursuit à coups de fusil en criant : _A
minna !_ « Attrape-le ».
[Illustration : Mokho missi kou.]
Dans la soirée j’ai eu la visite de Karamokho, accompagné
d’un kokisi ; je lui ai parlé longuement de la triste situation
que son père s’est créée en commençant cette guerre contre
Tiéba, de la famine qui désolait les régions que je venais de
traverser, des cultures qui restent en friche, du dépeuplement de
son pays, des cadavres qui jalonnent la route, du mécontentement
général que cause la guerre, et surtout du tort qu’elle fait
à nos traitants de Médine et aux marchands en général. Enfin
je lui ai parlé de l’éloignement de sa base d’opérations,
de la périlleuse situation de son unique ligne de ravitaillement,
de ses troupes fatiguées, de ses chevaux hors de service et du peu
de progrès qu’il a fait vers Sikasso, depuis six mois qu’il
est là, puisqu’il n’a même pas réussi à s’emparer d’un
seul des diassa de Tiéba. J’ai essayé par tous les moyens de lui
faire comprendre qu’il avait tout avantage à signer une paix qui
ne pouvait qu’être honorable pour lui. Je lui proposais à cet
effet d’aller voir Tiéba, et de chercher ainsi à les amener sur
un terrain d’entente. Karamokho me dit : « Ce que tu dis est vrai,
mais l’almamy ne voudra pas faire la paix ; il m’attend, je vais
aller lui dire tout ce que tu m’as dit. »
Une heure après, l’almamy vint dans ma case ; je recommençai mon
plaidoyer en faveur de la paix, c’était du temps de perdu.
A tout ce que je venais de lui dire il ne sut me répondre qu’une
chose : « J’ai dit, en parlant de Bissandougou, que je rapporterais
la tête de Tiéba, et il me la faut. Je resterai ici encore deux,
trois ans s’il le faut, mais je veux sa tête. »
Je lui fis remarquer qu’il pourrait devenir dangereux pour lui de
prolonger ainsi le siège de ce village, et lui fis comprendre que
dans quelques mois la famine sévirait d’une façon très intense,
son pays n’ayant presque pas fait de culture cette année. Il en
convint et me dit : « Si les Français sont contents de me voir
finir la guerre, ils m’enverront les 30 hommes et les canons que
j’ai demandés. »
Je lui fis observer qu’il avait grand tort de compter absolument
sur ce renfort. « Le colonel commandant supérieur, lui dis-je,
n’est pas si content de toi : tu as commencé cette guerre sans
nous en parler et maintenant tu demandes brusquement du renfort ; de
plus, une lettre de recommandation du colonel que je t’ai adressée
est restée cinquante jours sans réponse ; tout ce que tu fais là
est loin de prouver ta reconnaissance envers nous. » Après avoir
faiblement protesté et _nié_ avoir reçu la lettre du colonel
Gallieni, il refusa formellement d’user de moi ou de tout autre
comme négociateur de la paix. Il lui faut « la tête de Tiéba ».
Je priai l’almamy de bien réfléchir à tout ce que nous venions
de dire ensemble, et puisqu’il ne voulait pas user de moi, je lui
demandai à repartir le surlendemain pour continuer ma mission ;
il acquiesça à ma demande et me parla de ses bonnes relations avec
des chefs dans l’Est : « J’étais sûr d’être partout bien
accueilli sur sa recommandation » (!!).
J’ignore jusqu’où va mener la sotte vanité de ce souverain
despote. Voici en résumé la situation des deux belligérants.
Sikasso, comme on l’a vu, n’est bloqué sérieusement qu’à
l’ouest, et les diassa extrêmes d’Alpha, de Baffa et de Liganfali
ne sont qu’une faible menace vers le nord et le sud ; la plupart
du temps, même, ces deux diassa sont coupés de leurs communications
avec les autres diassa[25] par les troupes de Tiéba ; ce cas s’est
présenté deux fois pendant mon séjour au camp.
Sikasso[26] est à la porte du pays de Tiéba, et n’offre aucune
difficulté pour le ravitaillement ; ses communications sont libres
avec presque tout son pays, et du jour où il plaira à Tiéba de
s’en aller avec tout son monde, Samory ne pourra l’en empêcher ;
il ne le saura même pas de suite.
Les troupes de Samory sont du reste incapables d’enlever un diassa
à Tiéba. Les assiégés sont si peu inquiets qu’ils se livrent à
leurs cultures. Les garnisons des diassa de Samory n’osent placer que
deux ou trois sentinelles doubles chacun, et à moins de 200 mètres en
avant de leur front. Les hommes de Tiéba les enlèvent très souvent,
ainsi que les chevaux qui sont en pâture autour des diassa. Somme
toute, Tiéba est maître chez lui dans un rayon de 1500 à 1600
mètres vers l’ouest, et tout l’est n’est pas menacé. Il ne
manque pas de vivres, dit-on, ses États sont plus peuplés que ceux
de Samory, et il peut encore faire venir des denrées des pays de
l’intérieur avec lesquels il a conservé de bonnes relations.
Le pays de Samory est pauvre, absolument depeuplé et épuisé ;
si le siège se prolonge jusqu’en mars ou avril, tous les vivres
auront disparu, car cette année on n’a presque pas fait de
cultures. D’autre part, la ligne de ravitaillement est pillée
journellement par les Bambara du nord et les gens de Dioma. Les
Bilakoro de Natinian ne sont pas de force à surveiller une route de
plus de 200 kilomètres de longueur.
Le Ganadougou et la région de Kourala ne sont pas absolument soumis :
au moindre revers, ces gens-là se tourneront contre Samory. Tengréla
et les villages du Bagoé, de Fala à Papara, peuvent en un jour se
porter vers Bénokhobougoula et couper la ligne de ravitaillement, qui
passe dans le Sibirila pour atteindre la ligne principale au Bagoé.
En outre, je crois ses troupes moins bonnes que celles de Tiéba, qui
le harcèle tous les jours et cherche à lui enlever ses diassa. —
L’almamy doit le savoir, car il n’a jamais rien tenté de ce
genre-là, et si ce n’était la terreur qu’il inspire, ses
guerriers ne tiendraient pas, mais il coupe si souvent des têtes
qu’on n’ose désobéir. A ce propos, Kali m’a conté que, lorsque
l’almamy a appris que nous n’étions qu’une poignée d’hommes
à l’affaire du marigot de Kokoro, il a fait couper la tête aux
huit chefs dont les troupes avaient pris la fuite les premiers.
Jamais il n’osera donner l’assaut au village, et il en est à 2
kilomètres au bout de six mois de lutte.
Sur quoi compte-t-il ? sur des défections probablement, ou sur des
alliés imprévus ? je l’ignore.
Admettons que Tiéba se retire dans quelques mois, l’almamy fera
son entrée dans une ruine, car son adversaire aura emmené tout son
monde à l’intérieur ; il lui faudra donc imaginer une guerre plus
profitable comme compensation pour ses chefs et ses guerriers. Ces
derniers ont perdu leurs chevaux et échangé successivement leurs
captifs contre des vivres que les marchands vendent un prix fabuleux
aux affamés de la colonne. Où portera-t-il la ruine ? vers le nord ou
vers Tengréla ? il n’en sait peut-être rien lui-même, mais il sait
qu’il lui faudra se procurer à tout prix des chevaux et des captifs.
_Jeudi_ 29. — Karamokho a été plein de prévenances pour moi
aujourd’hui ; je suppose qu’il a quelque chose à me demander ;
dans la journée, il est venu me chercher pour me faire voir qu’il
sait écrire son nom en français.
Je lui griffonne quelques mots en arabe qu’il va porter à son
père. Samory me demande s’il y a des Français qui savent bien lire
le Coran : quand il apprend que nous avons de très forts arabisants
qui ont traduit des livres et des documents ayant trait aux pays des
noirs, il m’exprime son étonnement ; je profite de cela pour lui
parler de l’ancien empire de Mali, mais il est très ignorant de
l’histoire et de la géographie de son pays ; il connaît cependant
Mansa Sliman, puisqu’il m’a cité les actes principaux de son
règne. Plus tard, il m’a parlé de la canonnière partie pour
Tombouctou. Je me suis aperçu qu’il ne savait pas que le Niger
coulait de Bourroum vers Say, le Noufi et la mer ; il croyait qu’il
allait à la Mecque !
Bref, jamais l’almamy ni Karamokho n’ont encore été si aimables
qu’aujourd’hui ; vers dix heures du soir Karamokho vient pour me
parler : comme je dormais, Diawé le renvoie.
_Vendredi_ 30. — Dès le petit jour Karamokho vient dans mon
gourbi pour me dire que son père ne veut pas me laisser partir :
« Les chemins ne sont pas bons, mon père veut que tu attendes ici
que Sikasso se soit rendu, il prendra ensuite quelques villages sur
ta route et enverra beaucoup de captifs à l’almamy de Kong, qui
te laissera passer. »
Je lui fis observer que ma place n’était pas dans le camp de
l’almamy, que j’étais chargé d’une mission qu’il me tardait
de remplir dans les plus brefs délais ; que mon convoi était sans
chef à Bénokhobougoula, que ma présence y était nécessaire et
qu’il ne fallait pas songer à me retenir ici plus longtemps. Son
père vient quelques instants après, et essaye de me retenir par
des arguments sans valeur. « Avant que cette lune soit finie (quinze
jours), Sikasso sera pris. Je vais recevoir des renforts, et, du reste,
les hommes de Tiéba meurent de faim dans le village.... Tiens, me
dit-il, voilà justement un déserteur qui est arrivé cette nuit,
interroge-le toi-même, tu verras que c’est la fin, tous les hommes
de Tiéba désertent. »
« Si tu es si sûr de ton affaire, il est inutile de nous demander
des troupes de renfort et de te faire construire cinq cases en pisé,
lui dis-je ; je ne crois pas du tout à la fin prochaine de cette
guerre. Quant à la famine qui règne dans le camp de ton ennemi,
tu as pu t’en rendre compte ce matin par le bras du Sénoufo que le
garanké de Liganfali t’a apporté. » En effet, quelques instants
auparavant, cet homme avait apporté un bras ; la section était
faite au gras du bras, et les chairs étaient entourées d’un
épais bourrelet de graisse qui était loin d’indiquer le manque
de nourriture.
Je n’ai pas voulu faire l’affront à Samory de lui dire que je
connaissais son déserteur et que c’était un homme de Tiérou,
près de Ténetou, qu’il venait de me présenter avec tant
d’impudence. Je voulais à tout prix éviter de le froisser et lui
renouvelai mon désir de partir dans la journée comme il en avait
été convenu.
« Tu attendras bien huit jours ici, car le _chef du Pourou_ (sic)
doit venir me voir et il t’emmènera jusqu’à Kong. » Comme je
n’avais jamais entendu parler de ces pays, je demandai quelques
explications, et l’almamy me montra l’est, sans pouvoir me donner
de renseignements[27] ni de direction précise.
Je promis à Samory de rester à Bénokhobougoula jusqu’à la
nouvelle lune (18 octobre) et d’y attendre le chef du Pourou
(?) et le courrier qui m’annoncerait son arrivée et me manderait
pour conférer avec lui. Cela ne le satisfit pas, car il chercha
à me faire comprendre que, s’il voulait, il m’empêcherait de
partir. Karamokho, qui était présent, ajouta : « Oui, si les
Français, à mon arrivée à Bordeaux, m’avaient dit : « Tu
n’iras pas plus loin », j’aurais bien été forcé de revenir. »
On voit par cette aimable réflexion combien son voyage en France
lui a peu profité et comme il nous connaît peu, nous qui lui avons
offert une si large hospitalité.
Je lui fis remarquer que mon cas n’était pas le même, que je
ne demandais rien à l’almamy, si ce n’est la _permission_ de
traverser ses États _placés sous notre protectorat !_ et posai
catégoriquement la question à Samory : « Veux-tu, _oui_ ou _non_,
me laisser traverser ton pays et me faciliter mon voyage ? »
Le but que Samory voulait atteindre en me retenant devant Sikasso ne
m’échappa nullement. L’almamy, très fin, pensait que la présence
d’un Européen dans son camp aurait pour effet de faire croire
à Tiéba que l’avant-garde d’une troupe de soldats français
était arrivée, et, pour accréditer cette rumeur, il envoyait des
émissaires de tous côtés annonçant l’arrivée de renforts et
de canons.
De longues péroraisons succèdent à ma question, à laquelle il
ne répond rien ; puis il me signifie qu’il ne me donnera pas de
porteurs pour m’en retourner. Je pris congé de lui et de Karamokho
et me retirai dans mon gourbi.
Une bonne tornade venait de mettre fin à cette discussion un
peu orageuse, et j’étais décidé à partir à la première
éclaircie. Une demi-heure après, au moment d’enfourcher mon mulet,
un kokisi m’amène sept hommes pour porter mes bagages (trois peaux
de bouc). Karamokho me demande de lui envoyer divers objets et me prie
de les mettre à part pour que son père ne les lui prenne pas (_sic_).
Mon attitude énergique venait de me tirer de ce mauvais pas, et
j’étais libre de m’en retourner à Bénokhobougoula, où mes
tribulations allaient probablement recommencer.
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je quittai le camp de
l’almamy. Je me voyais déjà dans la situation de demi-captivité
imposée à Mage et à Quintin, à Ségou, en 1862, et de la mission
Gallieni, à Nango, en 1880-81.
Notre départ eut lieu à neuf heures du matin. A une heure de
l’après-midi, nous arrivons à Natinian, où une forte tornade
nous oblige à passer la journée.
Mes domestiques n’étaient pas moins heureux que moi ; ils
craignaient qu’en résistant à Samory, ce dernier ne me fît
un mauvais parti. « Si tu étais noir, me disait Diawé, Samory
t’aurait coupé le cou, parce que tu n’es pas de son avis. » Je
crois bien que mon garçon avait raison.
_Samedi_ 1er _octobre._ — Comme à l’aller, j’arrive à
Kourala par une pluie battante ; dans la soirée, j’ai un peu
rôdé dans les villages ; il y règne une sourde effervescence,
et beaucoup d’hommes, me dit-on, viennent de rallier la colonne de
Tiéba. Beaucoup de Sénoufo jettent en passant un coup d’œil sur
ma case, mais aucun d’eux n’est obséquieux du reste, je n’ai pas
encore trop à me plaindre des curieux. Je lie conversation et cherche
adroitement à me faire renseigner sans éveiller leur défiance,
et, pour cela, je ne prends jamais de notes devant eux. Quelquefois,
quand ils sont là depuis un moment et qu’il n’y a rien à en
tirer, mon domestique Diawé les renvoie en leur disant que je vais
me baigner, et tout le monde s’en va.
Il m’est quelquefois pénible cependant de supporter cet entourage :
tous ces gens fument, prisent et chiquent devant moi ; quand ils se
mouchent, ils s’essuient les doigts contre le mur ; s’ils crachent,
c’est également contre le mur, ils ont alors soin d’étendre le
crachat avec la main.
Comme je perdrais certainement mon temps en leur donnant une leçon
de civilité, je ne dis rien, c’est le plus sage parti à prendre.
_Dimanche_ 2 _octobre._ — Je m’arrête à Tiola, où j’arrive
vers midi. A l’aller, je n’ai fait que traverser ce village,
je me suis donc décidé à y faire étape ; d’autre part je vais
tâcher de ne pas suivre tout à fait le même chemin pour le retour ;
c’est du temps de perdu.
[Illustration : Types de Bambara et de Foula devant leurs cases.]
Dans la journée je me décide pour l’itinéraire Tiola, Saniéna,
Komina, Bénokhobougoula. Saniéna et Komina avaient dans mes notes
le qualificatif de grand marché, je voulais les voir.
_Lundi_ 3 _octobre._ — Je pars de bonne heure, impossible d’avoir
un guide ; aussi, au lieu de passer par Sankorobougou, qui est le
chemin le plus court, je fais un peu trop de sud et allonge ma route
de trois kilomètres. Je traverse les ruines de Tountjila (3 villages
détruits) et, peu de temps après, un joli ruisseau bien ombragé,
à eau très claire, qui coule vers le nord. Un gamin me dit que le
ruisseau s’appelle Kodialani (le bon petit marigot). Trois ruines
nous séparent de Saniéna, on me les a nommées, ce sont Siracoroni,
Noumoula, Foulanto ; ces villages ont été détruits par les gens
du Ségou. Comme le reste de Ganadougou, ce pays est habité par
des Bambara et des Foula Soumantara. Ces Foula sont mélangés aux
Bambara et aux Sénoufo avec lesquels ils se trouvent en contact ;
aussi ont-ils emprunté la façon de construire les cases aux Bambara,
et la coiffure aux Sénoufo, le tatouage est mixte : il y a du Bambara
et du Sénoufo.
Je crois ce peuple très travailleur ; il y a quatre ans, leur pays
était encore florissant ; mais leur situation difficile entre Tiéba,
Ségou et Samory devait les mener à la ruine. Autant que j’ai pu
en juger, ces gens ne demanderaient qu’à vivre tranquilles. Du
reste leurs petites vallées sont fertiles, la verdure qui borde les
cours d’eau semble indiquer que le pays conserve de l’eau pendant
toute l’année.
Saniéna était un village d’au moins mille habitants, actuellement
il n’en compte plus que quarante. On me dit que dans la soirée je
pourrais atteindre Komina. Je quitte cette triste ruine à 2 heures 30,
et un quart d’heure après je traverse Tiékorobougou ; ce village a
plus d’un kilomètre de long, mais il est également inhabité. En
sortant de cette ruine, je me trouve sur les bords d’une rivière
très profonde, dont on ne m’a pas révélé l’existence à
Saniéna ; je la supposais exister plus au sud, c’est le grand
collecteur de la région Kourala. Elle a 20 mètres de largeur.
A toutes les questions que l’on pose, les gens de ce pays répondent
par un _an_ allongé ; mon domestique est désespéré de ne pouvoir
obtenir d’autre réponse. Ce _an_ correspond pour eux tout aussi
bien au _oui_ qu’au _non_ : c’est la réponse toute trouvée
quand on ne veut rien dire.
Ce village m’a l’air tout particulièrement hostile à l’almamy,
et j’y suis coté comme un de ses amis. Je m’adresse au seul
homme qui soit dans le village, il dit qu’il remplace le chef
trop vieux et m’affirme qu’il m’est impossible de traverser
cette rivière si je ne fais un pont. Voyant que je ne pourrais rien
apprendre de lui, j’envoie mon domestique rôder du côté de la
rivière sous prétexte d’aller chasser, en lui recommandant de
fouiller les abords pour trouver le passage. Deux heures après,
il revient et me dit avoir vu déboucher un homme qui a pris la
fuite en l’apercevant. Je l’accompagne et une demi-heure après
nous découvrons un passage dans le faîte des arbres reliés entre
eux par des lianes. Des perches, sur lesquelles il faut faire des
prodiges d’équilibre pour ne pas dégringoler dans la rivière,
relient les branches entre elles. Si l’on tombe, on est sûr de
s’empaler sur les bois morts qu’on aperçoit par-ci par-là à
quelques centimètres sous l’eau.
[Illustration : Passage de la rivière sur le faîte des arbres.]
La nuit était venue, nous couchons dans cette ruine, deux vieilles
femmes m’offrent leur case, car il va tomber de l’eau. Le soir
elles m’apportent quelques pistaches et une petite calebasse de
fonio non pilé qui fait le régal de mon mulet.
_Mardi_ 4. — Le lendemain de bonne heure, nous effectuons sans
incident le passage du cours d’eau ; sur la rive gauche se trouvent
une dizaine de cases de culture qui portent le nom de Nakouna. La
rivière que nous venons de traverser n’a pas de nom, on l’appelle
simplement _Kô_. Nakouna n’est séparé de Komina que par les
ruines de Faracouna.
[Illustration : Singes dans les ruines.]
Nous arrivons à Komina de bonne heure. Les premières ruines que
nous traversons sont peuplées de singes verts de l’espèce que
nous autres Sénégalais appelons singes de Podor, mais beaucoup plus
grands. C’est la première fois que j’en vois depuis que je suis
sur la rive droite du Niger. En mandé, on appelle ces singes _ouarra_.
J’ai compté dix-sept ruines à Komina, toutes sont assez grandes
et devaient contenir au moins 2 à 300 habitants. Douze ont été
habitées simultanément, ce qui portait la population totale de
Komina à près de 4000 habitants comme on le voit. Sa perte date de
l’arrivée dans le pays de Tari Mori, lieutenant de Samory. Il y
a quatre ans, tous les habitants ont été vendus. Actuellement il
n’y a plus qu’une cinquantaine d’habitants, disséminés dans
deux ruines. C’est tout ce qui reste de la splendeur passée. Deux
de mes hommes m’avaient parlé de Komina comme d’un des plus
grands marchés de cette région ; ils y étaient venus en 1882,
au moment où ce village était en pleine prospérité.
Mon hôte à Komina, qui était allé jusqu’à Saint-Louis, il y
a cinq ans, me parle de cela tout bas, il me dit : « Du jour où
l’almamy nous a pris, nous étions perdus, regarde ce qui reste ;
moi qui suis du pays, j’ai vu à un moment donné les dix-sept
villages pleins de monde ; tous les marchands venaient ici parce
qu’ils vivaient presque pour rien ; un âne, dans le pays, coûtait
15 francs, notre terre est bonne, tout le monde était _nafouloutigui_
(riche). » Quelques instants après, il m’apportait une corbeille
pleine de beaux citrons, presque aussi gros que ceux de France. Ces
citronniers sont délaissés et disséminés au milieu des ruines ;
dans celle où j’ai séjourné j’en ai vu deux.
Dans la soirée, ce brave homme m’a fait apporter une grande
calebasse de _to_. Le to est un mets indigène connu par les Wolof
sous le nom de _lakhlalo_ ; il a un avantage considérable sur
les autres, c’est qu’il n’entre pas de beurre de cé dans sa
préparation. Beaucoup d’Européens ont le goût de cette graisse
en horreur. J’avoue que moi aussi j’ai été longtemps à m’y
habituer.
On fabrique du to avec de la farine de maïs, de fonio, de sorgho
ou de mil. On en fait une pâte un peu consistante et on la met
par cuillerées dans de l’eau bouillante comme pour les _knepfl_
alsaciens.
Ces galettes sont servies avec une sauce faite à part et composée
de feuilles de haricots, d’oseille, de baobab, de piments, de gombos
et, quand on est riche, du sel[28]. C’est délicieux quand on n’a
pas autre chose.
Renseignements pris, on me dit qu’il n’y a pas de pirogues en face
de Tiékoungo et qu’il me faut aller à Ouaranina. De l’autre
côté, sur la rive gauche du Bagoé, il y a un somono qui habite
les ruines de Dodia, il possède une pirogue.
_Mercredi_ 5. — J’arrive à Ouaranina (70 habitants) de bonne
heure ; une grande plaine inondée nous sépare de Badié, dont on
aperçoit le rideau de verdure en quittant Komina. A sept heures
du matin nous étions au bord du fleuve, mais nous n’y trouvons
pas de pirogues ; mes hommes grimpent dans les arbres et hêlent le
passeur, mais rien ne vient. Enfin à deux heures de l’après-midi,
après avoir surveillé pendant sept heures les abords du fleuve, nous
voyons à quelques centaines de pas sortir de la verdure deux hommes se
dirigeant sur Ouaranina ; ils me disent qu’ils viennent de traverser
le fleuve, que le piroguier fait le passage en cachette, l’almamy
ayant défendu de passer ailleurs qu’au chemin de ravitaillement.
La pirogue qui leur a servi est très petite, disent-ils, trois de
leurs camarades sont encore sur l’autre rive et vont aussi passer
dans quelques instants. Diawé s’embusque dans les hautes herbes, le
piroguier arrive bientôt avec les autres passagers et veut aussitôt
pousser au large, mais, mis en joue par mon domestique, il regagne
notre rive. Je plaisante le somono sur cette aventure, et il rit de
bon cœur. Après lui avoir donné une pipe et des hameçons je suis
tout à fait son ami, il redevient de bonne humeur en nous traversant.
[Illustration : Le piroguier mis en joue par le domestique.]
Le Bagoé est aussi large ici qu’au chemin que j’ai suivi pour me
rendre à Sikasso, il n’a pourtant pas encore reçu le Banifin, ni
la grosse rivière de Tiékorobougou. Sur ses bords, il y a quelques
coquilles d’huîtres laissées par les eaux, qui ont déjà baissé
d’environ 20 centimètres.
Le passeur m’apprend que le Bagoé est formé de plusieurs rivières
nommées Banifing, qui passent à l’ouest de Tengréla et que le
fleuve lui-même passe au nord de cette ville. Je connaissais déjà
une partie de son cours par un itinéraire de Tengréla à Sikasso
qui coupe le Badié à Maribougou et par l’itinéraire Caillié
qui le coupe à Fala.
Les pirogues peuvent aller partout, quoiqu’il soit guéable en
beaucoup d’endroits en février ; mais on évite de le traverser à
gué à cause des caïmans. Ce batelier dit qu’il ne connaît pas
de chute et qu’il sait que le fleuve va dans le pays de Ségou ;
mais c’est tout ce qu’il sait. Un hippopotame tué à Kanakono,
près de Tengréla, avait été charrié jusqu’ici. Très étonné de
voir le batelier si bien renseigné, je l’interroge sur Tengréla ;
il m’affirme qu’on y va d’ici en cinq jours à pied, ce qui
rapprocherait beaucoup plus Bénokhobougoula de Tengréla, si son
renseignement est exact.
La rive gauche est inondée aussi. A 500 mètres du fleuve se trouvent
Dodia, deux villages ruinés, un seul habitant, le piroguier. Nous
continuons encore le soir même notre route et, après avoir traversé
un joli ruisseau qui a son confluent à côté de Dadio, nous arrivons
à Zangouéla. Ce village se compose de quatre ruines dont l’une
contient une vingtaine d’habitants ; nous y passons la nuit, quoique
peu éloignés de Bénokhobougoula ; mais il y a des terrains vaseux
à traverser, et de nuit on ne peut effectuer le passage du Baniégué.
Quoique je possède une moustiquaire en bon état et que j’aie eu
soin de la faire établir avant de me coucher, il est impossible
de fermer l’œil à cause des moustiques, c’est du reste la
vingtième nuit que je passe ainsi, c’est-à-dire avec deux ou
trois heures de sommeil.
_Jeudi_ 6. — En sortant de Zangouéla on tombe dans la plaine
herbeuse que traverse le Baniégué qu’on longe pendant trois
quarts d’heure avant d’arriver au point de passage ; ce terrain
est difficile à traverser, il y a des endroits où hommes et animaux
enfoncent jusqu’au jarret.
Un hourrah de joie m’accueille à mon arrivée : mon personnel,
que j’avais dirigé du Baoulé directement sur Bénokhobougoula,
est sur la rive opposée et salue mon retour. Le voyage de mon convoi
s’est effectué sans incident, les ânes sont relativement en bon
état et les bagages ne sont pas tombés trop souvent à l’eau,
mais mes malheureux noirs ont eu toutes les peines du monde à se
procurer juste de quoi ne pas mourir de faim.
CHAPITRE III
Limites, superficie, population, système orographique et
hydrographique, productions, description des diverses régions
qui constituent le domaine de Samory. I. Région entre Niger et
Milo. II. Régions situées au nord du Ouassoulou. III. Région
située à l’ouest du Ouassoulou. IV. Le Ouassoulou, grande route
commerciale qui le traverse. V. Provinces au sud du Ouassoulou ; un
peu d’histoire. VI. Provinces situées à l’est du Ouassoulou. —
Ganadougou. — Provinces Siène-Ré ou Sénoufo. — Le groupe sud
Folou, Kabadougou, etc. — Itinéraires et région entre le Ganadougou
et le Ségou. — VII. Provinces placées sous le protectorat de
Samory. — Le Toukoro, le Gankouna, le Toma. Demba, mon esclave toma
libéré, sa passion pour la viande de chien. — Le Ouorodougou et sa
division territoriale. Les chemins qui mènent au marché à kolas. —
Quelques mots sur les Lô et le commerce du kola. — Le courtage dans
cette région — Difficulté de pénétrer dans cette région. —
Histoire de Samory. — Version de la cour. — Ma version. —
Les débuts de la fortune de l’almamy. — Résumé succinct de
ses conquêtes par ordre chronologique. — De la façon dont son
pays est administré. — L’esclavage est florissant chez lui. —
Son pays est à peu près ruiné. — Causes de la dépopulation. —
Pourquoi il y a lieu de protéger les confédérations et de supprimer
les grands États nègres.
NOTES SUR LES ÉTATS DE SAMORY
Les limites politiques des États de Samory, placés sous notre
protectorat depuis le commencement de l’année 1887, sont : au nord,
les États du Ségou, gouvernés par Madané ; à l’est, les États
de Tiéba, le Kantli et le Niéné (provinces ayant Tengréla et Bong
comme capitales) ; au sud, le Ouorodougou et une série de petits
États que nous énumérons plus loin, et qui, tout en se trouvant
sous le protectorat de Samory, ne sont pas occupés militairement
par ses troupes. Ces États s’étendent jusqu’aux confins de la
république de Liberia, qu’ils limitent au nord.
A l’ouest, la colonie anglaise de Sierra-Leone et le Soudan
français. Seul le Niger, depuis ses sources jusqu’à hauteur de
Bammako, constitue une limite naturelle. Il sépare les États de
Samory du Soudan français. A l’est, la frontière était jadis
constituée par le cours du Bagoé, mais les incursions faites par les
propres troupes de Samory et celles de son voisin Tiéba dans cette
région ont singulièrement déformé la frontière. Aujourd’hui
Samory possède, sur la rive droite du Bagoé, Komina et Fourou, tandis
que Tiéba a comme pointe avancée sur la rive gauche une partie du
Niénédougou avec nangalasou ; il a aussi enlevé à l’influence
de Samory le Moro, le Kantli, une partie du Fadougou et le Niéné.
Ces pays forment actuellement une province autonome ayant Tengréla
et Bong comme capitales, mais reconnaissant la suzeraineté de Tiéba.
La superficie des États de Samory occupés militairement est
d’environ 160000 kilomètres carrés. Mais la surface totale de
tous les États qui lui obéissent directement et de ceux qui ont
accepté son protectorat atteint environ 300000 kilomètres carrés.
Quant à la population, elle est bien diversement répartie comme
densité.
Ainsi, dans un trajet de 400 kilomètres j’ai traversé 36 ruines
et 36 villages habités, dont la population totale s’élève à
4200 habitants environ et qui se répartissent comme suit :
Villages ayant de 500 à 800 habitants 3
— — 150 à 300 — 7
— — 60 à 100 — 5
— — 20 à 50 — 17
— au-dessous de 20 habitants 4
--
Total 36 villages.
Les villages sont distants les uns des autres de 11 kilomètres
en moyenne ; nous trouvons donc que, pour une superficie de 4400
kilomètres carrés, la population est de 4200 habitants, ce qui fait
un peu moins d’un habitant par kilomètre carré ; — mettons un.
Dans la superficie totale des États de Samory, qui s’élève,
comme nous l’avons vu, à 160000 kilomètres carrés, nous pouvons
affirmer que les trois quarts du territoire sont semblables comme
désolation à ce que nous avons visité, et que l’autre quart a
une population qui d’après nos renseignements n’excède pas 4
habitants par kilomètre carré, ce qui ferait, d’une part, pour
les pays dévastés, 120000 habitants ; pour les provinces plus
favorisées, 160000 habitants ; au total 280000 habitants.
Si ces 280000 habitants n’ont fourni que 6000 guerriers au début
des hostilités avec Tiéba, et environ 3000 sofa répartis sur tout le
territoire, nous trouvons qu’il y a un homme armé d’un fusil sur
trente habitants ; cette proportion peut paraître faible pour un pays
qui est en guerre depuis près de dix ans. Mais chez Samory il existe
une grande quantité d’individus valides qui échappent au service
militaire parce qu’ils font partie de castes qui ne peuvent fournir
des guerriers. Les Bambara ne sont jamais armés, ils constituent
cependant plus de la moitié de la population ; enfin, les femmes,
qui sont plus nombreuses que les hommes, et les chefs de famille
(_soutigui_) sont toujours exempts. Toutes choses considérées,
on voit qu’au contraire, les États de Samory fournissent une
proportion de guerriers plus considérable que celle que mettent sur
pied les grandes puissances européennes en cas de mobilisation.
En 1879-80, la densité de la population des régions de l’est du
Niger était considérablement plus forte. La mission Gallieni parle
de quinze habitants par kilomètre carré pour le Ségou et les pays
toucouleur ; quoique les pays mandé n’aient pas été visités
à l’époque, les nombreuses ruines de date récente que j’ai
trouvées, et la plupart des villages presque abandonnés que j’ai
vus, me permettent de dire que si actuellement les États de Samory
n’ont plus que 7 habitants par kilomètre carré, à l’époque
il y en avait 10 ou 12, ce qui se rapproche visiblement du chiffre
du Ségou.
Le système orographique du pays de Samory ne comporte pas de
montagnes élevées, au dire des indigènes ; du reste, en jetant un
coup d’œil sur la carte, et en étudiant le système des eaux dans
cette région, il est facile, sans trop grande erreur, de dessiner
la ligne de partage des eaux qui sépare les affluents de droite du
Niger, des rivières côtières qui se déversent dans l’Atlantique
à travers la république de Liberia.
Les hauteurs qui constituent cette ligne de partage des eaux semblent
courir entre le huitième et le neuvième degré de latitude nord
jusque vers le dixième de longitude, puis elles doivent sensiblement
incliner vers le sud jusque vers le septième, contourner les sources
du Bagoé, se prolonger vers le nord en courant vers le Bagoé
(affluent de droite du Niger) et le Bandamma (rivière du Lahou) qui
se déverse dans le golfe de Guinée, pour venir se rattacher au massif
Natinian-Sikasso dont nous parlerons plus loin. Ce qui nous fait croire
que vers le dixième degré de longitude la ligne de partage va gagner
le septième de latitude, c’est que, d’après nos renseignements,
les sources du Bagoé se trouvent entre le septième et le huitième
de latitude. Le peu de longueur des cours d’eau qui se déversent
du cap des Palmes au cap Lahou (Rio Cavalli, San Pedro, Sassandra,
Fresco) semble du reste confirmer l’hypothèse que nous émettons
et nous autoriser à rapprocher la ligne de partage de la côte.
D’après les indigènes, il faut chercher les points culminants de
cette ligne de partage d’une part dans le Gankouna, d’autre part
dans le Ngara-khadougou.
Le _massif du Gankouna_ (7 à 800 mètres de relief sur le terrain
environnant) serait, comme forme et comme aspect, à peu près
identique au massif de Kita : comme sur celui-là, il y a des villages
sur le plateau et autour du massif. Ces villages seraient au nombre
de onze.
Ce massif se prolonge par le Toukoro jusque dans le Ouorocoro,
séparant ainsi le bassin du Yendou et du Milo de celui du
Ouassoulou-Balé. Puis il détache les chaînes de collines qui
viennent séparer les uns des autres les divers cours d’eau
secondaires qui se jettent dans le Niger entre Siguiri et Kangaba.
De ce massif sortent le Yendou et le Milo avec leurs affluents, le
faisceau des rivières de Kangaba formé par le Fié, le Sankarani
et le Dibantoukoro, puis le Ouassoulou-Balé et ses affluents.
Le massif du Ngarakhadougou, de même altitude que le précédent,
se prolonge par le Kabadougou, vers le Noolou et le Niéné, et lance
de petits contreforts qui séparent le Ouassoulou-Balé du Baoulé
et le Baoulé du Bagoé et de ses principaux affluents. C’est dans
ce massif que le Baoulé et le Bagoé prennent leurs sources.
René Caillié, dans sa route de Kankan à Tengréla, a franchi
tous ces cours d’eau ; mais il ne nous a pas rapporté assez de
détails pour nous permettre de reconnaître leur plus ou moins
grande importance.
La constitution géologique de la ligne de partage est, d’après
les indigènes, analogue à celle des hauteurs de la rive gauche du
Niger : elle serait constituée de schiste, de grès, d’agglomérés
de fer très durs, et quelquefois de quartz. Caillié cependant nous
signale dans sa marche de Timé à Tengréla la présence dans le sud
de quelques petits pics granitiques isolés qui doivent probablement
se relier au massif du Ngarakhadougou et faire partie de ce nœud
orographique.
Les lignes de collines qui courent du sud au nord entre les divers
affluents du Niger semblent être de peu d’importance comme relief,
et se présenter sous forme de petits plateaux desquels descendent
un grand nombre de ruisseaux et de petites rivières qui constituent
autant de vallées fertiles, dans lesquelles se sont élevés la
plupart des centres habités.
Dans plusieurs de ces vallées, les indigènes se livrent à
l’exploitation de l’or, en lavant des alluvions ; mais le rendement
n’a jamais été bien grand et est toujours resté inférieur à
celui du Bouré et du Bambouk.
L’exploitation aurifère avait surtout lieu dans la région Samaya,
Silouba, Sékou, à l’est de Siguiri.
Les vallées principales sont larges, à fond plat, et sujettes à
de nombreux débordements, car il y a très peu de villages situés
exactement sur les cours d’eau mêmes, les indigènes ayant surtout
cherché à éviter les inondations.
Le Baoulé et le Bagoé que j’ai traversés coulent du reste dans
des plaines couvertes de hautes herbes et en partie inondées en
hivernage. Ce sont ces abords difficiles qui expliquent pourquoi
les indigènes n’utilisent pas ces cours d’eau comme moyen de
transport ; ce sont pourtant d’excellentes voies commerciales. On ne
m’a pas signalé de chute sur ces rivières, dont les principales, le
Ouassoulou-Balé, le Baoulé et le Bagoé, sont navigables, d’après
les indigènes, pour des embarcations d’un faible tonnage et calant
50 centimètres.
La végétation se présente sous des aspects bien divers dans tout
l’empire de Samory : dans les terrains ferrugineux, la végétation
est rabougrie ; on y cultive le mil et le sorgho, et les bas-fonds
seuls produisent du riz et du maïs ; c’est dans cette zone que
l’on rencontre abondamment le cé (arbre à beurre).
Vers le 11°, aux cultures des céréales viennent s’ajouter les
tubercules ; l’igname, le taro, la patate sont cultivés sur une
grande échelle ; on y rencontre aussi plus d’arbres fruitiers ;
le bananier et l’oranger y font leur apparition à l’état
isolé. Enfin, à partir du 8°,30 on entre dans la zone du palmier à
huile ; la végétation rabougrie fait place à la forêt dense ; les
tubercules remplacent les céréales, et le kola, l’arbre à beurre.
Afin de faciliter l’étude des divers pays qui constituent
actuellement les États de Samory, nous avons cru devoir employer
une classification qui donne un peu de clarté, et répartir la
description de ce pays en sept groupes distincts que nous allons
successivement examiner.
Cette classification offre en outre l’avantage de correspondre
à peu près à la division politique du territoire qui constitue
actuellement l’empire de Samory :
I. Les territoires situés entre le Niger et le Milo ;
II. La région située au nord du Ouassoulou ;
III. La région située à l’ouest du Ouassoulou ;
IV. Le Ouassoulou ;
V. La région située au sud du Ouassoulou ;
VI. Le Ganadougou et la région située à l’est du Ouassoulou ;
VII. Et enfin les pays qui reconnaissent le protectorat de Samory,
mais qui ne sont pas occupés militairement par les troupes
de l’almamy.
I. De la région comprise entre le Niger et le Milo, nous n’avons
que peu de choses à dire, une partie de ces territoires est tombée
sous notre influence directe depuis les dernières campagnes du
colonel Gallieni, et est rattachée en partie au commandement du
Soudan français ; les autres, tels que le Sankaran, le Kissi et
les régions ayant Falaba comme capitale, nous sont trop peu connus
pour que nous nous y étendions davantage. Au moment où ces lignes
paraîtront, ils seront tombés sous notre domination ; nous pouvons
donc dès aujourd’hui les distraire sans inconvénient de notre
étude et aborder les autres régions que nous avons été plus à
même d’étudier et sur lesquelles nous avons plus de renseignements.
II. Le Bolé et le Safé, qui constituent les provinces nord, ont été
pris sur le Ségou dans le courant de l’année 1882. Kémébirama,
appelé aussi Fabou, frère de l’almamy Samory, ayant sous ses
ordres Famako, chef de Tenguélé, près Ouolosébougou, fut chargé
de cette conquête. Après avoir dévasté la région et s’être
emparé de Tadiana, Cisina, Sanancoro, Sénou et Kola, ces deux chefs
s’avancèrent jusqu’à Gouni en face de Koulikoro ; Kémébirama
poussa même l’audace jusqu’à se porter sur Dougassou, dans le
cœur même du Ségou. Mais là il fut repoussé par les cavaliers
d’Ahmadou, et rejeté dans le Banan, où avec Famako il sema la
dévastation.
Plus au sud, il existait trois confédérations habitées exclusivement
par des Bambara qui vivaient en très bons termes avec leurs voisins de
même origine, du Ségou. Le pays était relativement bien peuplé ;
les nombreuses ruines que l’on traverse partout en sont un indice
bien certain.
Les trois chefs les plus influents étaient : 1o Fotigui, qui
commandait le Dialacoro, le Djitoumo et le Kéléya ; 2o Kémokho,
qui exerçait son autorité sur le Kouroulamini, le Tiaka, le Baya,
le Bolou et le Banimonotié ; 3o le chef du Banan.
Ces petits pays n’ayant pu opposer qu’une faible résistance,
leurs chefs furent pris et décapités par ordre de Samory.
C’est le Banan qui était le pays le plus peuplé de la région ;
actuellement il y a peut-être au grand maximum 40 villages où il
y ait encore quelques habitants.
Il m’a été très difficile d’obtenir les quatre itinéraires
que je possède à travers le Banan, ce pays, depuis la conquête,
n’étant plus traversé par les marchands, qui, comme on le sait,
recherchent les chemins passant dans les contrées peuplées.
Voici la liste des villages ayant quelque importance :
_Bougoula_ dans le Safé, _petit marché_, jadis très fréquenté
à cause de sa situation sur la route Ségou, Dioumansonna,
Ouolosébougou, Kangaré.
_Banko_, dans le Banan, _petit marché_ fréquenté il y a cinq ans
encore par les marchands qui venaient de Yamina à Ténetou.
Faraba, grand village, pas de marché, entouré d’une enceinte
en terre et d’un palanquement en bois (diassa), résidence d’un
frère de Samory, Fabou, appelé aussi Kémébirama ou Birayma tout
court, et d’un fils de l’almamy, _Masser Mahmady_.
Faraba est au centre du Tiaka, sur la route de Kangaba à
Ouolosébougou.
_Ouolosébougou_, dont j’ai parlé plus haut.
_Kangaré_, près du Ouassoulou-Balé, marché moins important que
celui de Ouolosébougou (tous les lundis).
_Kona_, sur la rive gauche du même cours d’eau, également dans le
Baya, marché à kolas de la même importance que celui de Kangaré
(tous les mardis).
_Kéléya_, composé de trois petits villages, population totale 600
habitants : il s’y tient un petit marché quotidien fréquenté
seulement par les marchands résidant aux environs ; c’est un
commerce tout à fait local et qui n’a aucune analogie avec ceux
de Ténetou, Ouolosébougou, Kona et Kangaré.
Et enfin Ténetou, dont j’ai déjà parlé lors de notre passage.
Beaucoup d’autres villages avaient un petit marché ; la plupart
d’entre eux ont aujourd’hui un chiffre d’habitants arrivant
rarement à 100, et ne le dépassant jamais, de sorte qu’il ne
se fait plus aucune transaction. La route la plus fréquentée est
naturellement celle de Bamako, Ouolosébougou, Ténetou ; c’est
par elle que vient tout le sel, et que les kolas sont dirigés sur le
nord. En hivernage elle passe à Ourou et Bougoula ; en saison sèche
on prend le chemin que j’ai suivi pour venir, c’est-à-dire par
Tiérou et Bourgoula.
_a._ La route Ouolosébougou, Ségou, par Tamala, Bougoula,
Dioumansonna.
_b._ La route Ouolosébougou, Tenguélé, Kangaré, Kona.
J’emploie le mot route, c’est chemin qu’il faudrait dire, car
la plus grande largeur de ces voies de communication ne dépasse pas
1 mètre. Les autres chemins sont des sentiers peu ou point frayés du
tout, dans lesquels on s’égare très facilement. Les cours d’eau
sont, à de rares exceptions, pourvus de ponts. Je ne connais que
ceux de Ouolosébougou et celui de Mono.
III. La région qui nous occupe comprend le Diouma, le Kourbaridougou
et le Kouroulamini, qu’il ne faut pas confondre avec le Kouroulamini
des environs de Ténetou. On a souvent une tendance à comprendre ces
pays dans le Ouassoulou. Ces pays ont une histoire toute différente
du Ouassoulou et ont eu leur sort bien plus souvent lié à celui
des Mamby de Kangaba, de Niagassola et du Manding en général,
qu’au Ouassoulou ; ils ont une histoire et une population à part.
Nous venons de voir que les populations situées au nord font partie du
groupe bambara (famille mandé) ; ceux-ci au contraire font partie du
groupe malinké de la même famille. Ils se rattachent aux populations
mandé qui habitent plus au sud et n’ont rien de commun avec les
Mandé métissés de Peul qui peuplent le Ouassoulou.
Leur histoire peut se résumer aux conquêtes de Kankan Mahmadou qui
vivait dans la première moitié de ce siècle ; au delà, il ne faut
pas chercher à savoir quelque chose.
Ce Kankan Mahmadou, qui avait placé sous sa domination toute la
région située entre le Niger et le Sankarani, rêva pendant de
longues années de faire la conquête du Ouassoulou, et lutta en
vain contre un nommé Diéri, chef des Siène-ré, venu des environs
de Tengréla. Ce Diéri vint l’assiéger jusque dans sa capitale,
mais il fut tué au siège de cette place et Kankan Mahmadou ne lui
survécut pas longtemps ; il a dû mourir il y a une quarantaine
d’années. Ses fils Mori et Moriba luttèrent encore longtemps,
cherchant à s’établir dans le Ouassoulou ; mais, battus à
Kangouéla et à Niako en 1870, ils virent bientôt toute influence
leur échapper. Les luttes contre le Sankaran, en 1875, et les diverses
guerres qu’ils firent comme alliés de Samory, désagrégèrent
peu à peu leur royaume. Le Diouma se sépara du Kouroulamini, et le
Kourbaridougou échut bientôt en partage à Samory (1877).
Au commencement de 1879, Samory commença à envahir ces provinces ;
il fit le siège de Kankan, qui après une résistance de dix mois
se rendit.
Enfin en février 1882 il s’emparait du dernier centre de
résistance, de Kéniéra. Le colonel Desbordes qui voulait secourir
Kéniéra traversa le Niger le 25 février 1882 à Falaba, mais il
arriva trop tard devant cette place, qui s’était rendue le 19 du
même mois ;
Les centres principaux de cette région sont :
Kéniéra, sur la rive gauche du Kié ; il s’y tient un marché
peu important ;
Kamaro, sur la rive gauche du Sankarani, petit marché, sur la route
de Kéniéra à Ouolosébougou ;
Sansando, village assez important, situé près du confluent du Niger
et du Milo, marché hebdomadaire ;
Khakan, village qui tire son importance par sa position sur le Milo,
sur la route de Kangouéla et Dialacoro à Massaya (Sankaran) ;
Enfin Kankan, sur la route de Kouroussa (Niger) au Ouassoulou. Kankan
a une mosquée et était, il y a une cinquantaine d’années, la
capitale de toute la région sous le règne de Kankan Mahmadou.
Dans cette petite ville, dont l’importance a beaucoup diminué
depuis que Samory s’en est emparé, il se tenait un marché très
fréquenté. Au commencement de ce siècle, quand Caillié y passa,
en 1827, il n’a pas manqué d’en parler comme d’un lieu où se
faisaient beaucoup d’échanges.
Aujourd’hui, son marché est peu fréquenté et la ville renferme
autant de ruines que d’habitations.
Par sa position un peu excentrique, par rapport aux grands courants
commerciaux auxquels donne lieu le trafic du sel ou du kola, cette
région n’est guère coupée que par des chemins fréquentés
se rendant de l’est à l’ouest, reliant le Fouta-Diallo au
Ouassoulou et menant du Milo vers Ténetou et Ouolosébougou. Du
temps de Caillié, en 1827, la route qui passe à Kankan et de là se
rend à Maninian et à Sambatiguila était une des routes les plus
fréquentées de cette partie du Soudan ; elle reliait directement
Sierra-Leone aux marchés à kolas.
Aujourd’hui cette route n’existe plus ; elle s’est reportée
plus au sud, pour traverser des régions plus peuplées, et de Kankan
elle se dirige sur Kalankalan, Ouomalé, à travers le Ouorocoro
sur Maninian.
IV. Quoique je n’aie pas eu l’occasion de traverser la partie des
États de Samory que l’on est convenu d’appeler le Ouassoulou,
j’ai cependant voulu rapporter tous les renseignements que j’ai
pu recueillir, si imparfaits qu’ils soient, notre turbulent voisin
Samory pouvant bien nous forcer un jour ou l’autre à lui faire la
guerre dans cette région.
Le Ouassoulou comprend le Gouana, le Gouanediakha, le Baniakha,
le Lenguésoro et le Bodougou.
Les limites sont : à l’ouest, le Sankarani ; au nord, les rivières
Dji et Molou, affluents de gauche du Baoulé ; à l’est, une partie
du Baoulé et le Yorobadougou ; et enfin au sud, une ligne qui se
confond assez sensiblement avec l’itinéraire suivi en 1827 par
Caillié pour se rendre de Kankan à Maninian.
Cette région n’a encore été traversée par aucun Européen ;
tous les officiers envoyés en mission chez Samory n’ont fait que
longer le Ouassoulou ; seul M. Bonnardot, de l’artillerie de marine,
s’en est approché en se rendant de Siguiri à Niako. Nous avons
cependant six points sur lesquels nous avons pu nous appuyer pour
la construction de nos itinéraires par renseignements ; Kéniéra,
capitaine Delanneau, 1882 ; Kankan et Bissandougou, Péroz et Plat,
1887 ; Kangouéla, Dialakourou et Niako, lieutenant Bonnardot, 1889.
Nous avons déjà dit, à propos de Kankan, que le Ouassoulou avait eu
de nombreuses luttes à soutenir contre Kankan Mahmadou et ses fils,
dont la puissance s’est brisée, en 1870, contre Kangouéla et
Niako. Depuis, ce pays commençait à se relever, lorsque, en 1874,
Samory commença une série d’expéditions qui le firent maître
du Lenguésoro, du Bodougou et du Baniakha, qui se rendirent sans
lutter. En 1882, Samory s’emparait, à son retour de Niagassola,
du Gouanediakha et du Gouana, les deux dernières provinces qui
n’avaient pas encore reconnu son autorité.
Le Ouassoulou et les petits pays qui constituent sa ceinture étaient,
comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire plus haut, jadis bien
peuplés ; les habitants, presque tous métissés de Peul, élevaient
des chevaux, des bœufs et quelques moutons ; les cultures étaient
réputées comme les meilleures de cette partie du Soudan.
Arrosé par cinq grandes rivières et leurs affluents, ce pays ne
pouvait être que fertile. Dans la région Sékou, Silouba, Kéniéra,
les femmes lavaient même un peu d’or.
Aujourd’hui tout ceci a bien changé, depuis que Samory s’est
emparé de ce pays relativement riche ; il n’a fait qu’en tirer
des esclaves ; le pays n’est plus peuplé et ne possède plus rien ;
les villages qui figurent sur ma carte n’ont plus que quelques sofas
pour habitants, et les grands centres qui avaient des marchés sont
réduits à l’état de modestes bourgades de trois cents à cinq
cents habitants. Ce sont : Gouanafarba, Koussan, Dialakourou, Niako,
Lenguésoro[29], Kangouéla, Sékou et Kalako.
Il existe, en effet, une grande voie commerciale, du nord au sud,
entre le Sahara et cette partie du Soudan qui, dans ces dernières
années, a surtout produit des esclaves.
Les marchandises venant du nord sont les chevaux et le sel ; celles
qui viennent du sud sont le kola et les esclaves.
Les caravanes de captifs remontent vers le Bélédougou, le Kaarta,
le Bakhounou, le Ségou et le Macina, où on les achète pour des
chevaux que l’on se procure chez les peuples d’origine arabe,
en échange de ces mêmes esclaves.
Un cheval qui vaut deux ou trois esclaves chez les Maures en vaut de
six à dix dans le Kaarta et le Bélédougou, à Ouolosébougou dix
à quinze, dans le Ouassoulou quinze à vingt.
Par contre, un esclave vaut d’autant plus cher qu’il se rapproche
du Maroc. C’est la loi que subissent toutes les marchandises, dont
le prix augmente en raison de l’éloignement du lieu de production.
On comprend que ce sont surtout les chevaux que les guerriers de Samory
cherchent à se procurer, car ce sont principalement les cavaliers
qui sèment la terreur et arrivent à capturer le plus grand nombre
de prisonniers.
Tombouctou, l’Adrar et le Maroc doivent contenir des colonies
entières de gens du Ouassoulou. Ceux qui restent dans le pays
émigrent volontiers vers le Soudan français dès que Samory est
en campagne.
Dans nos possessions, il y a plusieurs villages dont la population
entière est originaire du Ouassoulou.
J’ai parlé tout à l’heure de l’origine peul de ces gens-là ;
nous y reviendrons à l’occasion du grand exode des Foulbé vers
le Soudan occidental.
Voici les principaux chemins qui traversent cette région :
Celui de Kangaré, par Kankan, à Sierra-Leone, il passe à Kona (dont
j’ai déjà parlé) et Sékou ; de Sékou il se dirige soit sur
Diarakourou, Niako et Kouomo, soit sur Lenguésoro, par Kalako ; dans
les deux cas, ils rejoignent l’itinéraire principal Ténetou par
Kalankalan à Kankan. L’itinéraire principal de Ténetou, par Kankan
à Sierra-Leone, est le plus fréquenté ; il traverse Niamansala,
Gouanafarba, Donina, Diadoukhoubala, Lenguésoro, Kalankalan et Kankan.
Un autre chemin quitte l’itinéraire précédent à Naérifodéla,
un peu au sud de Gouanafarba, et se dirige sur le marché à kolas
de Maninian soit par Koussan et Yanmouso, soit par Koussan et Kouba ;
le chemin est n’est fréquenté qu’en saison sèche.
De l’est à l’ouest, cette grande région n’est traversée
que par le chemin Maninian, Kankan qui n’est plus l’itinéraire
Caillé, mais un chemin moins direct et plus au sud qui s’en
sépare à Ségala pour passer à Ouomalé et Kalankalan et traverse
le Ouorocoro.
Quant aux communications Kankan, Tengréla, elles se font toutes par
Lenguésoro, Koussan, Narambougoula et Tiéganadiassa ; le Yorobadougou
n’étant pour ainsi dire plus peuplé, il est presque impossible de
le traverser, les vivres faisant défaut, et la plupart des sentiers
ayant disparu sous la végétation. Cette zone, surtout aux environs
de Tengréla, est infectée de pillards, de sorte que personne n’ose
s’y risquer.
V. L’histoire du groupe des provinces situées au sud du Ouassoulou
est intimement liée à la fortune de Samory, car c’est dans cette
région que, de simple marchand ignoré, il a réussi à se constituer
un des plus grands empires de cette partie du Soudan.
Les provinces dont nous nous occupons sont le Torong (ville
principale), Bissandougou, le Komo (villes principales), Komo
et Kalankalan, le Konia (ville principale), Sanankoro et enfin
le Ouorocoro (villes principales), Ouomalé et Ouorocoro. En 1864,
quoique jouissant toutes de leur autonomie, elles étaient en quelque
sorte tributaires de Sori-Ibrahim, appelé aussi Fodé Ibrahim,
souverain de Toukoro (province située au Sud du Konia).
Sori Ibrahim était un marabout très vénéré, chez lequel, comme
nous le verrons plus loin, Samory passa près de huit ans. Lorsque
Samory retourna dans le Torong en 1868, le chef de ce pays, Bitikié
Souané, lui confia le commandement de son armée et, deux ans
après, Samory était maître de la situation, l’armée était pour
lui. Ceci se passa vers 1871. En 1873, Samory lutta contre Famodou,
chef de Bissandougou, et le vainquit. De ce jour le Konia et le Koma
se détachèrent de Sori Ibrahim, chef du Toukoro, et se groupèrent
autour de Samory. Seule Sanancoro résista pendant quelque temps,
mais ce village fut forcé de se rendre et Samory en fit sa capitale.
En 1877, Sori Ibrahim voyant Samory occupé dans le Sankaran et le
Diouma essaya de reconquérir le Konia, mais ses deux fils Amara et
Mori-Laé furent pris par Maninka Mory et Kémébirama, frères de
Samory, et mis à mort.
Les années suivantes, Samory, quoique éloigné du théâtre de la
guerre contre Sori, entretenait toujours une colonne destinée à
le tenir en échec, lorsqu’en 1880, le généralissime de Samory,
Modi Dian Fing, eut son armée presque anéantie, ce qui décida
Samory à en finir avec Sori, qu’il rencontra dans le Ouorocoro ;
au bout de quelques jours de lutte, Sori tombait entre les mains
de Samory. Cette victoire eut pour résultat de donner à Samory le
Ouorocoro et le décida de suite à préparer une campagne contre le
Gankouna, le Modioulédougou, le Toukoro et le Toma. C’est pour
cette raison que le sous-lieutenant indigène Alakamessa, envoyé
par le colonel Desbordes à Samory, rencontra ce dernier établi à
Guéléba ou Galaba, sur les frontières du Modioulédougou.
Cette région est particulièrement riche, paraît-il ; les cultures
sont splendides, le mil et le sorgho y sont encore cultivés, mais
c’est l’igname et le maïs qui forment la base de la nourriture.
Le palmier à huile, dont la limite nord est environ par le 10°, y est
très abondant ; l’arbre à kolas y fait aussi son apparition ; on le
signale à l’état isolé dans plusieurs localités, à Karandougou
(Ouorocoro) entre autres, mais il est encore stérile. L’étymologie
de Ouorocoro est « à côté du kolas ».
Cette région est traversée du nord au sud par deux chemins très
importants :
Celui de l’ouest va de Kankan à Bissandougou, Sanancoro sur
Borokénédougou, où il se bifurque pour se rendre d’un côté
dans le Toukoro et le Toma et de l’autre dans le Gankouna.
Celui de l’est relie le Ouassoulou par Lenguésoro, Ouomalé,
Ouorocoro à Médina, Guéléba et Mousardou ou Moussadougou (capitale
de Modioulédougou), sur la frontière de Liberia.
La région qui sépare le Ouorocoro du Torong et du Konia est
très accidentée, elle n’est traversée que par un seul chemin,
qui paraît-il, n’est pas commode ; ce chemin relie Ouorocoro à
Sanancoro par Talikoro.
Plus au nord, il existe l’itinéraire bien fréquenté de Kankan à
Maninian ; ce chemin est suivi de préférence à celui de Caillié
parce qu’il passe dans des régions mieux habitées et dans
lesquelles on trouve plus de ressources.
Il part de Kankan, se dirige par Kalankalan sur Kéniéba, là il se
bifurque. Celui du nord suit l’itinéraire Koundian, Kandiba où
il rejoint le chemin suivi par Caillié, Ourola, Ségala, Filadougou,
etc. Le chemin sud se dirige de Kéniéba par des chemins divers sur
Sansando, Dalala, Karandougou, par Losokho sur Maninian.
VI. Cette région comprend trois groupes de provinces :
1o Celles qui anciennement faisaient partie du Ganadougou et qui
sont : le Tiankadougou, le Tiéméla, le Gakhalou, le Tiénedougou,
le Foulala, le Siondougou, le Mpéla et le Gantiédougou.
Ces provinces étaient peuplées en partie de Bambara, de même
origine que ceux du Ségou ; du reste, le Ségou dominait dans cette
région en 1852, et en 1856 le Gantiédougou reconnaissait encore
la suzeraineté du Ségou (voyez Barth, édition allemande, tome IV,
page 577, et le chapitre Tiong-i).
Le reste de la population se composait de Mandé métissés de Peul de
même origine que les Ouassoulounké et les habitants du Banimonotié ;
ils se différenciaient de ceux-ci par leur nom de famille, qui est
Soumantara, tandis que les autres sont Diallo, Diakhité, Sidibé
et Sankaré.
Lorsqu’avec El-Hadj Omar, le Ségou devint province toucouleur,
le Ganadougou s’en détacha et s’érigea en confédération qui
reconnaissait comme souverain Dansénou, dont la résidence était
Kounian (sur le Bagoé).
Le Ganadougou fut très prospère pendant le règne de Dansénou,
jusqu’à l’époque où Tiéba (chef du Kénédougou) succédant
à son père Daoula vint porter la guerre dans le pays, et s’empara
de la partie du Ganadougou située sur la rive droite du Bagoé. La
paix conclue ne l’empêcha pas de faire des incursions sur l’autre
rive, quand le besoin d’esclaves se faisait sentir, de sorte que
la partie du Ganadougou de la rive gauche du Baoulé était un pays
soumis à des pillages perpétuels.
En 1883, Samory de son côté lança un de ses lieutenants, nommé
Tari-Mori, dans la région entre Baoulé et Bagoé, dévasta tout, et
emmena en esclavage ce que Tiéba avait épargné comme population. Il
poussa ses colonnes jusque dans les pays tributaires du Ségou,
le Bolé et le Baninko. Tiéba s’avança de son côté, dans le
courant de 1886, jusqu’à Baffa et Diakha, à un jour de marche du
Baoulé. C’est du reste ce qui fut une des causes de guerre entre
Samory et Tiéba.
2o Les provinces Siène-ré et Sénoufo, qui comprennent le
Sibirila, le Papélé, le Niénédougou et une partie du Fadougou,
sur l’histoire desquelles nous n’avons pu apprendre que fort
peu de choses ; leur sort a toujours été intimement lié à celui
de Tiong-i, de Tengréla, de Ngokho et surtout de Bong et de Katon
(Niéné).
En 1827-28, au moment du passage de Caillié, Tengréla était le
centre le plus commerçant de la région, mais le chef du Niéné qui
résidait à Tiong-i était très redouté, c’est même cette raison
qui força les caravanes avec lesquelles voyageait notre compatriote
de faire le crochet Débéna-Douassou-Ouarakana pour se rendre à Fala,
où il a traversé le Bagoé.
La puissance du chef du Niéné est tombée avec la conquête du
pays par le Ségou, mais Tengréla a conservé encore longtemps son
indépendance, par suite d’alliances habiles avec les divers chefs
du Follona et du Niéné. Après avoir lutté fort longtemps contre
les lieutenants de Samory, Tiong-i et Tengréla ont accepté son
protectorat en 1885 à la suite d’une campagne habilement menée
par un guerrier, griot de Samory, nommé Amara Diali.
Aussitôt son départ, Tengréla a renvoyé les sofa de Samory et a
recouvré son indépendance. A la mort de Ianokho, chef de Tengréla,
son fils Mouça, _mansa_ de Tengréla, a contracté pour se consolider
sur son trône une alliance avec Samory, et a même conduit en
personne un contingent à l’armée sous les murs de Sikasso. Le
parti des Mandé-Dioula, qui est très important à Tengréla, en a
été très mécontenté et, en voyant le siège de Sikasso tourner
au profit de Tiéba, a fait rappeler Mouça et ses troupes et s’est
donné entièrement à Tiéba. Telle était la situation au moment
où je passais dans la région.
3o Le troisième groupe comprend : le Folou, le Kabadougou, le
Noolou et le Yorobadougou. Ces quatre provinces, peuplées de Mandé
Ouassoulounké, de Mandé Bambara et de Siène-ré, étaient trop
morcelées pour offrir une grande résistance à Samory. Quand Diéri,
chef du Yorobadougou, mourut au siège de Kankan où il assiégeait
Kankan Mahmadou, vers 1860, l’autorité de cette famille se
désagrégea. La composition hétérogène de ces populations, qui
revendiquaient toutes trois le pouvoir, porta un coup funeste à cette
confédération, et lorsqu’en 1884 Amara Diali s’y présenta,
la conquête lui fut facile ; le pays fut mis à sac et toute la
population vendue par Samory pour se procurer des chevaux.
Ces pays sont entièrement dépeuplés ; on voyage des deux et
trois jours sans rencontrer d’habitants. Aussi n’existe-t-il
aucun itinéraire qui mène directement du Ouassoulou à travers le
Yorobadougou, et du Ganadougou vers Maninian ou Timé.
Voici les principaux itinéraires qui traversent de l’est à
l’ouest les régions dont je viens de parler.
1o Le chemin Bougouni, Farabakourou, Ména, Bénokhobougoula, Komina ;
il reliait directement Ténetou au Ganadougou et au Kénédougou,
mais n’était qu’une ligne commerciale d’importance secondaire.
2o Le grand chemin de Ténetou à Tengréla, qui se composait en
réalité de deux itinéraires. L’un, à peu près direct, passant
par Farabakourou, Ngola (Ngokhola), Niamhalla, Koloni, Kalaka,
Dialakou, Zéna, Touséguéla, Ouarakana, etc., était le moins
fréquenté. L’autre, le plus important, faisait de légers détours
pour passer à Niankourazana, Ntominandokho (le marché de Tomina),
qui était un marché se tenant dans la brousse, où se donnaient
rendez-vous une fois par semaine tous les villages des environs,
et à Niamhalla, que les marchands fréquentaient aussi ; à Zéna
il rejoignait le chemin précédent.
3o Le chemin direct de Tengréla par le Papélé, le Sibirila et le
Yorobadougou, qui partait de Foulaboula, rive gauche du Baoulé,
passait au marché de Banko et entrait dans les pays Sénoufo à
Néguépié et Foutiéré.
Tous ces villages, à peu d’exceptions près, sont détruits, et
les marchés du Foulala (Niamhalla, Ntominandokho et Niankourazana)
n’existent plus depuis cinq ans.
4o Le grand chemin de Niamansala à Komina, par Banko et Diaka.
5o Celui de Banankili et Narambougoula à Bénokhobougoula par Foulala
(ex-marché) et Tiéganadiassa.
Ces deux derniers chemins ont été très fréquentés par les gens
du Ouassoulou nord, qui se rendaient assez volontiers à Komina au
temps où le village était le rendez-vous des gens du Ségou et des
marchands du sud.
Dans toute cette région il n’existe actuellement qu’un seul
marché ; il se tient à Gakhoulou, dans le Tiémala ; j’ai vu
des Dioula s’y rendre pour acheter des _koyo_ (pagnes du pays) ;
il est moins important que celui de Ouolosébougou et dans le genre
de celui de Kangaré.
Actuellement tous les chemins qui font communiquer le Ouassoulou avec
la région Tengréla passent au nord du Papélé, du Yorobadougou
et du Bodougou, où il n’existe plus que des ruines. Depuis que
l’almamy a ravagé ce pays, personne ne le traverse plus : tous
les habitants l’ont fui ou ont été vendus.
Il y a cinquante ans, quand Caillié a parcouru le sud de cette
région, il n’a pas pris la route directe de Kankan à Tengréla. Ce
n’était pas parce que la région était déserte, mais pour
permettre à une partie de la caravane, en arrivant à Diécoura,
de continuer vers l’est pour se rendre à un marché appelé Mouma.
Caillié et les Soninké avec lesquels il faisait route ont fait le
grand crochet sud sur Timé, afin de passer à Maninian et Sambatiguila
pour y acheter des kolas, — car déjà à cette époque ces villages
faisaient activement le commerce de ce fruit.
Au nord de la région que j’ai traversée pour me rendre du Baoulé
à Sikasso, il existe quelques chemins très fréquentés se rendant
jadis dans le Ségou :
1o Celui qui part de la rive droite du Baoulé en face de Bougouni pour
passer par Kotié, Tabakoroni, Bolé, Farako, le gué de Sentilonkané
et Baroéli à Ségou-Sikoro ;
2o Le chemin qui, des ruines de Baffa, en passant par Kola,
Mpiébougoula, Ouola, rejoint le chemin précédent à Bolé ;
3o Un chemin partant de Bénokhobougoula, traversant Kourousina,
Tiékongoba, Kéniéréla et Ouola, où il se bifurque pour, d’une
part, aller sur Ségou par les itinéraires précédents, d’autre
part, passer à Tou, le Diomadougou, Kinian, le gué de Kouralé,
Ouakoro et atteindre également Ségou-Sikoro.
Cette région est maintenant ruinée ; quelques villages favorisés
seulement conservent encore un petit nombre d’habitants ; ce
sont Ouola, Tou-Bolé, où il y a encore de petits marchés ; de
ces localités partent des chemins se dirigeant vers l’est et le
nord-est, ils ont pour objectif Bla (capitale du Bendougou) et surtout
les grands villages du Mienka (Yankasou, Mpésoba, etc.).
Toute cette région située au nord du Ganadougou, après avoir
vécu ces dernières années dans la plus profonde anarchie, paraît
retrouver un semblant de calme.
Le Baninko et le Diédougou reconnaissent le protectorat du Ségou,
le Bolé celui de Samory, et le Dolondougou celui de Tiéba.
A côté de ces provinces tributaires existent deux États qui, par
leur importance, ont su conserver un semblant d’autonomie. Elles
reconnaissent l’autorité de Tiéba sans lui payer tribut, et lui
fournissent des contingents armés ; ce sont : le Diomadougou et le
Bendougou, desquels nous aurons l’occasion de parler à propos des
États de Tiéba.
VII. Il nous reste à parler des provinces qui, tout en ne faisant pas
partie intégrante des États de Samory, ont reconnu son autorité,
ne payent pas l’impôt, mais fournissent cependant des contigents
armés lorsque l’almamy le leur demande.
Ces provinces sont le Toukoro, le Toma, le Gankouna, le Modioulédougou
et le Ouorodougou.
Lorsqu’à la fin de 1880, Samory, après une série de luttes
sanglantes dans le Ouorokoro, se fut emparé de Sori Ibrahim,
il s’occupa de suite d’organiser la conquête des provinces
appartenant au vaincu. Il s’était créé un centre de résistance
dans les montagnes du Gankouna où s’était réfugié un chef
nommé Sakhadigui.
Lorsqu’en 1881, Alakamessa, sous-lieutenant de tirailleurs
sénégalais, vint trouver Samory, ce dernier était établi à
Guéléba, sur la frontière du Modioulédougou, qui venait de faire
sa soumission. De là Samory se dirigea sur le Toukoro en laissant
le soin à un almamy du Ouassoulou de s’emparer des rebelles. Ce
n’est cependant que dans le courant de 1882 que le lieutenant de
Samory réussit à faire prisonnier Sakhadigui.
Une fois ce chef exécuté, le Gankouna fit sa soumission, et, quelques
jours après, le Toma venait demander le protectorat de Samory, afin
d’éviter le sort du Gankouna, qui avait été pillé et mis à
sac, et dont la plus grosse partie de la population prit le chemin
de la captivité.
Le Toukoro limite le Konia au sud ; sa capitale, qui porte le même
nom, est éloignée de quatre à cinq jours de marche de Sanancoro. Le
Milo y prend sa source ainsi que le Yendou. Cette dernière rivière,
également affluent de droite du Niger, porte aussi le nom de Niéné
ou Baguié. Son cours est-ouest près de sa source s’infléchit vers
le nord dans le Sankaran seulement, et semble se heurter à la base du
soulèvement qui relie le massif du Toma aux contreforts du Gankouna.
Nous avons placé le Toukouro par le 9° de latitude ; l’étymologie
de ce nom signifiant _à côté de la végétation dense_, il
nous a semblé que c’est bien par cette latitude qu’il faut le
chercher. La distance de quatre ou cinq jours de marche de Sanancoro,
indiquée par les indigènes, semble du reste confirmer le choix de
l’emplacement que nous avons assigné à ce pays.
La population de ce pays est entièrement mandé, de la famille
malinké ; les Konaté, Kamara, sont les principaux noms de famille
qu’on y rencontre.
Le Toma est placé directement au sud du Toukoro, et ne semble en être
séparé que par les hauteurs qui constituent la ligne de partage
des eaux, entre les affluents du Niger et les cours d’eau qui se
déversent dans l’océan, à travers la république de Libéria.
Demba, un de mes captifs libérés, est né dans le Toma et ne l’a
quitté qu’il y a cinq ans. Cet homme m’a dit que jamais son pays
n’avait été attaqué par Samory, mais que les siens, de crainte
de subir le même sort que le Toukoro, avaient reconnu son autorité.
Interrogé sur Mousardou, visitée par Benj. Anderson, et sur Médina,
autre grande ville signalée par l’explorateur libérien, il a dit
qu’il en avait entendu parler souvent et que ces villes se trouvaient
à huit jours de marche dans l’est du Toma. Toujours d’après mon
captif, le Toma ne produit exclusivement que des palmiers à huile,
des bananes et des ignames, pas de graines.
Ce qui m’a confirmé que Demba me disait la vérité, c’est qu’il
n’a jamais mangé ni mil ni graines ; il vivait exclusivement de
patates et d’ignames sauvages. Il y a aussi des kolas dans le Toma,
mais peu.
La limite du palmier à huile dans cette région est indiquée par
Benj. Anderson par 8° 25′ de latitude nord ; le Toma se trouve
donc à peu près par cette latitude.
Les Toma parlent un dialecte mandé qu’il est très difficile
de comprendre et de prononcer. Koëlle, dans sa _Polyglotta_, en a
rapporté un vocabulaire. Demba, mon domestique, savait à peine se
faire comprendre en mandé ; il m’a été impossible d’en obtenir
les éléments nécessaires à une étude de cette langue.
Cet homme était du reste d’une intelligence au-dessous de la
moyenne chez les noirs, et j’ai dû m’en séparer à Bammako en
le confiant au commissaire de police, qui a en vain essayé d’en
faire son domestique.
Pendant notre route de Médine à Bammako, le pauvre garçon a fait la
joie de tout mon personnel, auquel il servait de bouffon. Son étrange
expression de visage, son langage que l’on comprenait peu ou point,
et son corps tout entier tatoué d’écailles, en faisaient un être
qui prêtait à rire malgré toute la pitié qu’il inspirait.
Je me souviendrai toujours de mon passage à Badoumbé (Soudan
français), où je restai deux jours à faire soigner quelques
ânes malades. Dans ce poste, Demba se livrait journellement à une
pantomime qui ne laissait d’intriguer ce brave camarade Champmartin,
lieutenant d’infanterie de marine, commandant du poste.
Nous n’y comprenions rien ni l’un ni l’autre, lorsqu’un matin
Demba prit Champmartin par sa vareuse et lui montra un chien bien
gras et potelé en lui faisant comprendre qu’il voudrait bien le
manger. Comme cette bête n’avait pas de maître bien attitré,
Champmartin la lui donna, et pendant vingt-quatre heures Demba
s’employa à le faire griller et à s’en régaler. Bien souvent,
dans la suite, quand je le réprimandais tout doucement, Demba,
presque avec des larmes dans la voix, me parlait de Badoumbé.
Il avait voué une éternelle amitié à Champmartin, pour... le chien.
Je crois qu’il ne serait pas juste d’en déduire que tous les Toma
ressemblent à Demba ; pour moi, ce spécimen du Toma ne peut être
assimilé qu’à la catégorie de gens que, dans nos campagnes,
nous qualifions d’_innocents_. Ses compatriotes ont partout la
réputation de travailleurs et de gens sensés.
A l’est du Toma et du Toukoro se trouve le Gankouna, pays dont nous
avons déjà eu l’occasion de parler ; cette région accidentée
est de peu d’étendue ; elle comprend, d’après les renseignements
fournis par les indigènes, un groupe de onze villages élevés dans
le massif même, tant sur les plateaux que dans de petites vallées
adjacentes, offrant comme structure de l’analogie avec les vallées
de Mansonnah et de Tinké (Soudan français). Une des rivières qui
y coule se perd, paraît-il, dans un gouffre.
D’autres villages sont établis à la base de ce soulèvement,
et leurs habitants ne se réfugient sur les plateaux qu’en cas de
guerre, afin d’échapper aux guerriers qui viennent les attaquer
jusque dans le fond des gorges de ce chaos montagneux. Leurs
habitations ressemblent à celles des autres contrées mandé, les
habitants ne sont nullement troglodytes, ainsi que l’ont prétendu
quelques indigènes mal informés.
Le Ouorodougou n’est pas situé au nord de Tengréla, comme
l’indiquait René Caillié ; il est bien au sud de cette ville,
et il faut vingt à vingt-cinq jours de marche pour se rendre de
Tengréla à Sakhala, Kani et Touté, ses principaux marchés.
On désigne sous le nom générique de Ouorodougou un ensemble de six
provinces ou confédérations sur lesquelles l’action de Samory ne
s’exerce pas effectivement, mais qui reconnaissent son protectorat
depuis la fin de 1885, époque à laquelle elles ont fait acte
d’alliance et de soumission avec Sékou Momi, lieutenant de Samory.
Ces provinces sont :
Le Zona, province nord ;
Le Ngarakhadougou, le Patto et le Nigbi, provinces centrales ;
Le Dougougué, province ouest ;
Et enfin le Bérou, province est.
Le Ouorodougou est limité :
Au nord par le Kabadougou, le Noolou et le Niéné ;
A l’ouest par le Modioulédougou ;
A l’est par le Follona, le Kouroudougou et le Baoulé ;
Et enfin, au sud, par la république de Liberia, les peuples de la
côte de Krou, le Souamlé et le Tiassalé, peuples du Lahou.
En quittant les provinces de Tengréla, le premier centre que l’on
rencontre se nomme Katara. Ce village est un point de passage très
fréquenté. C’est là que se bifurque la route qui, d’une part,
se dirige vers Touté, Siana et Kani, et, d’autre part, sur Sakhala.
De Katara, la route ouest suit la vallée du Bagoé, passe à
Migniniba et atteint Kani, près des sources de la branche principale
de Bagoé. De Migniniba part un chemin qui, après avoir traversé
le Bagoé, atteint, aux ruines de Morissola, les chemins qui, du
Ouorokoro, du Kabadougou et du Noolou, relient Maninian, Odjenné,
Sambatiguila et Timé à Touté, puis à Siana. Ces routes sont
très fréquentées.
Sakhala, Touté, Kani et Siana sont les marchés à kolas les plus
importants du Ouorodougou. La population de chacun de ces centres,
d’après nos informations, varie entre quinze cents et trois mille
habitants.
A un jour de marche au sud de Katara, près de Tombougou, le chemin de
Sakhala traverse le Bagoé, puis Gomonaso et Faraba, villages d’un
millier d’habitants ; à Makha se détache un chemin se dirigeant
sur Kanyenni et le Kouroudougou[30].
A huit jours de marche au sud de Sakhala on rencontre un grand village
appelé Biniéko, et, à un jour au delà, au sud, se trouvent
Goéla et Dandoui, qui sont sur la limite du pays des Lô. Les
Lô occuperaient la région confinée au sud par le Souamlé et le
Tiassalé. Comme on a peu de renseignements sur ce peuple, les noirs
(ainsi que cela arrive toujours dans ce cas là) qualifient les Lô
de _Mokhodomo_ (mangeurs d’hommes).
Tout ce que j’ai pu apprendre sur eux, c’est qu’ils sont d’un
beau noir, comme les Wolof, et qu’ils ne parlent ni le _mandé_
ni l’_agni_.
Leur pays serait traversé en partie par un grand cours d’eau coulant
vers le sud et barré de nombreuses chutes. Il n’y a pas de montagnes
élevées chez les Lô ni dans le Ouorodougou ; mais le pays est très
fourré et se trouve presque entièrement situé dans la zone de la
végétation dense. Les indigènes, comme chez les Gân-ne et les Agni
de la vallée du Comoé, transportent tout dans des hottes, retenues
par trois bretelles, dont l’une ceint le front. Ce mode de transport
leur permet de se faufiler plus aisément à travers la brousse.
Dans le pays des Lô, on récolte plusieurs variétés de poivre,
dont l’une, connue sous de nom de _feffé_, est transportée par
tout le Soudan pour être mélangée à l’antimoine, tant prisé
par les indigènes pour se maquiller les yeux.
Les Lô, paraît-il, outre les relations qu’ils entretiennent avec
les gens du Ouorodougou, font aussi des achats à un peuple qui habite
près de la mer (les Jack-Jack fort probablement).
Le Ouorodougou (pays des kolas) et le Ouorocoro (pays à côté des
kolas) ne sont pas des pays de production du kola, comme le fait
supposer l’étymologie de leur nom.
Ces pays ne se trouvent que sur les confins des pays à kolas ; ainsi :
A Karandougou, dans le Ouorocoro il y a un arbre à kolas ;
A Sakhala, Kani, Siana et Touté il n’y a encore qu’un, deux ou
trois arbres au maximum. Dans quelques autres villages également,
on en trouve un ou deux ; je tiens ces renseignements d’un Dioula
ruiné, nommé Kéléba, que j’ai engagé à Médine comme ânier ;
il est originaire de Tombougou (Ouorodougou) et a été élevé
à Sakhala.
Un de mes captifs libérés, né à Ouorocoro, et mon palefrenier,
Mouça Diawara, ont été deux fois à Kani et à Sakhala y acheter
des kolas. Comme ils étaient trop pauvres pour travailler à leur
propre compte, ils gardaient les ânes pendant la route, et, le voyage
terminé, on les a payés avec quelques centaines de kolas.
Voici comment se fait, d’après eux, le commerce de kolas dans
cette région.
Arrivés à Tiong-i, Tengréla, Maninian, Sambatiguila, que
j’appellerai marchés à kolas de la première zone, les marchands
font scier leur barre de sel en douze morceaux de _trois doigts_
de largeur, que l’on nomme _kokotla_ (de _koko_, sel en mandé,
et _tla_, de l’arbre ثلاثة ou ثالثة, _thélatha_, qui est
le nombre trois). Cette opération terminée, on achète les paniers
et les nattes à l’aide desquelles on doit emballer les kolas ;
tout ceci est payé en sel. Là les caravanes s’informent du cours
des kolas, et, si leurs ressources ou l’état de leurs animaux le
leur permettent, elles poussent plus au sud pour se procurer ce fruit
à meilleur compte.
Arrivés sur les marchés de la deuxième zone (zone plus proche des
pays de production), à Odjenné, Touté, Kani, Siana ou Sakhala,
les marchands du nord s’adressent aux indigènes, qui font tous le
métier de courtier. Ce sont ou des Siène-ré ou des Mandé-Dioula ;
les premiers paraissent être les autochtones, les seconds n’y sont
venus qu’à une époque relativement récente, mais leur autorité
s’est affirmée au point que ce sont eux les maîtres réels du
pays ; c’est, du reste, ce qui se passe dans toutes les régions
où le Mandé-Dioula s’infiltre.
Ces courtiers conviennent avec les marchands du prix du sel et fixent
la quantité de kolas qu’ils recevront en échange d’un _kokotla_
(cette fraction de barre de sel étant devenue depuis Tengréla
l’unité d’échange).
Le prix du kola varie naturellement avec la variété, la grosseur
et surtout la provenance du fruit.
Le kola de Sakhala est le plus gros que l’on connaisse, il est
toujours blanc, se conserve très longtemps et, de préférence,
est porté à Djenné et à Tombouctou. Ce kola est aussi le plus cher.
Le kola d’une grosseur moyenne, rouge ou blanc, se trouve surtout à
Kani, Siana et Touté, il est également recherché, particulièrement
le rouge.
Enfin, il existe une autre variété, qui s’achète en majeure partie
à Djenné et Tiomakhandougou ; elle est rouge et très petite, on la
connaît dans cette partie du Soudan sous le nom de _maninian ourou_
(kola de maninian), parce qu’on en trouve beaucoup sur ce marché.
Le prix du kola, sur ces marchés, varie entre 200 et 600 fruits pour
un kokotla. Ce qu’il y a de curieux, dans cette partie du Soudan,
c’est que, dès qu’il s’agit de kolas, la première grosse
unité est 100 tandis que partout dans les États de Samory elle
n’est que de 80. Ces deux nombres portant le même nom, on fait
précéder la dénomination commune du mot _kémé_ par le mot _ourou_
(kola) quand il s’agit de kolas, de sorte que l’on dit pour 100
kolas ourou-_kémé_.
Généralement il y a assez de kolas en réserve dans ces marchés
pour contenter les acheteurs, mais il arrive quelquefois que pour
des raisons multiples, guerre, pillage, mauvaise saison, il vient une
trop grande quantité d’acheteurs à la fois. Alors, il se passe le
fait suivant : le prix convenu, les acheteurs remettent leur kokotla
aux courtiers, les femmes de tout le village (les femmes seulement)
partent au moment où le soleil disparaît à l’horizon, sous la
conduite de deux ou trois hommes du village préposés à cet effet,
et vont chercher plus au sud la quantité de kolas nécessaire. Ces
femmes ne reviennent que le surlendemain à la nuit tombante.
En admettant qu’elles marchent douze heures sur les quarante-huit
qu’elles mettent à faire le trajet, elles parcourraient environ 60
kilomètres : donc, c’est, au maximum, à 30 kilomètres au sud de
ces marchés que se trouvent les lieux d’échange entre les femmes
des courtiers et les habitants des lieux de production.
Kéléba Diara, mon Dioula ânier, me dit que les Lô apportent les
kolas en des lieux d’échange situés en pleine brousse. Jamais,
lui, qui est resté à Sakhala jusqu’à l’âge de vingt-trois ans
environ, n’a pu en savoir plus long. « J’étais bien marabout,
mais cela ne suffit pas, il faut faire partie de cette confrérie,
et je n’ai jamais été initié. Je n’ai jamais cherché à en
savoir davantage, ni à m’aventurer par là : mon affaire eût
été vite réglée, on vous coupe tout bonnement le cou. »
Ces Dioula trouvent dans ce courtage une source de richesse qu’ils
tiennent à garder ; c’est la raison qui a provoqué l’organisation
de cette sorte de société secrète dont m’ont parlé mes hommes.
[Illustration : _Sterculia cola_ ou _Sterculia acuminata_.
1. Rameau florifère, 1/4 nature. — 2. Fruit entier, 2/3 nature. —
3. Fruit ouvert, 2/3 nature. — 4. Graine, grandeur nature.]
Le même fait n’existe-t-il pas un peu plus au sud, pour les
transactions entre les Lô ou leurs voisins, avec les comptoirs de la
Côte de l’Or et des Graines ? Est-ce que les gens de Kinjabo ont
jamais laissé aller à nos comptoirs d’Assinie et de Grand-Bassam
un habitant de l’intérieur ? Jamais ! ils vivent de courtage,
ils y trouvent un trop gros bénéfice probablement, et emploient
tous les moyens pour éviter qu’il ne leur échappe.
Il y a là une zone qui semble vouloir se dérober à l’exploration,
et plusieurs tentatives ont déjà échoué au départ des Européens
voulant se diriger de la côte vers le nord. La rivière Comoé
n’a été remontée qu’à quelques milles, par Héquart,
qui fut abandonné par ses porteurs sur l’instigation des gens
de Kinjabo. Les employés de comptoirs n’ont jamais dépassé
Kinjabo. Espérons que, cette fois, les habitants de la côte seront
moins rebelles, et qu’avec de la patience, de la diplomatie, et
l’aide de Dieu, je passerai. Je pense que déboucher à la côte
est moins difficile que la pénétration en partant de la côte. Les
raisons à donner pour la pénétration sont quelquefois difficiles
à faire comprendre, et l’on est toujours un peu suspect, tandis
que lorsqu’il s’agit de déboucher on a une excellente raison
à donner en disant simplement « que l’on regagne sa patrie »,
ce qui est vrai.
★
★ ★
Dans son livre _Au Soudan Français_, mon ami le capitaine Péroz
donne des renseignements empreints d’une grande exactitude sur la
vie et les conquêtes de Samory.
M’étant, pour mon compte, livré à de nombreuses investigations,
j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de les exposer
à nouveau sommairement en les complétant et en rectifiant quelques
dates erronées.
La genèse de l’œuvre de Samory m’a été racontée d’une
façon qui diffère sensiblement de celle qui a été communiquée
au capitaine Péroz. Sans vouloir préconiser ma version, j’ai
pensé qu’il serait curieux de la présenter au lecteur pour lui
faire sentir la différence de l’interprétation de certains faits,
suivant qu’ils sont racontés à la cour même de Samory, comme
c’est le cas pour Péroz, ou par des gens plus ou moins étrangers
ou même hostiles aux événements qui ont marqué le commencement
de la fortune de Samory.
« D’après la version contée au capitaine Péroz, la mère de
Samory fut enlevée par les guerriers de Sori Ibrahim, marabout
fort en renom, chef du Torokoto et suzerain de sa ville natale
(Sanancoro). Samory, qui aimait beaucoup sa mère, s’en fut trouver
ce chef, lui offrant ses services en échange de la liberté de sa
mère Sokhona Kaméra. Ce chef refusa d’accéder immédiatement à
son désir, mais laissa à Samory l’espoir de lui rendre sa mère
si les services rendus ultérieurement étaient suffisants.
« Samory accepta avec reconnaissance la proposition de Sori Ibrahim
et demanda à servir à la guerre, se cramponnant ainsi à l’espoir
de voir rendre la liberté à sa mère. Il fit partie de plusieurs
expéditions où il se distingua, mais n’obtint sa liberté et
celle de sa mère qu’au bout de sept ans sept mois et sept jours
de service.
« De retour chez son père, Samory prit du service auprès de Bitiké
Souané, roi du Torong, comme chef de ses troupes. Bientôt Samory
était devenu l’idole des guerriers du Torong, et, tout en laissant
à Bitiké son autorité nominale, il disposa en maître de l’armée.
« Une victoire que Samory remporta en 1866 contre Famodou, chef du
Kounadougou, eut un grand retentissement dans le Konia, qui se souleva
contre Sori Ibrahim et appela Samory en libérateur ; Sanancoro, sa
ville natale seule, lui ferma ses portes et ce ne fut qu’au bout
d’un siège de six mois, que Samory réussit à s’en emparer ;
puis, en ayant relevé ses murs, il en fit sa résidence habituelle. »
Si les événements se sont passés ainsi, la conduite de Samory serait
toute digne d’éloges, et celle de Sori Ibrahim, qui le retint sept
ans sept mois et sept jours prisonnier, serait blâmable. Mais ces sept
ans sept mois et sept jours sont un peu des chiffres légendaires,
il faut bien l’avouer, et la date de 1866 est inexacte ; il serait
donc téméraire de porter tout de suite un jugement sur les actes
qui ont amené Samory au pouvoir.
En 1887, époque à laquelle mon camarade Péroz fait le récit
des exploits de Samory, il dit : « Il y a vingt-sept ans vivait
à Sanancoro », etc., ce qui nous reporte à 1860. Or Samory était
absent au moment où sa mère fut faite captive ; il ne revint que dans
le courant de cette même année, ou même peut-être au commencement
de l’année suivante. Si donc nous comptons le séjour de Samory
chez Sori Ibrahim depuis le 1er janvier 1861 environ, et que nous
considérions qu’il est resté sept ans sept mois et sept jours chez
ce chef, nous ne pouvons reporter sa rentrée dans le Konia, avec sa
mère, que tout à fait vers les derniers jours de l’année 1867,
ou les premiers de 1868.
Il faut bien admettre que la confiance de Bitiké Souané ne se gagna
pas en quelques mois, et que l’influence de Samory ne commença
réellement à se faire sentir dans l’armée de Bitiké que quelques
années plus tard, c’est-à-dire vers une époque que nous pourons
sans trop grosse erreur faire correspondre aux années 1870-71. En
tout cas, il est impossible d’admettre que la lutte de Samory contre
Famadou ait eu lieu en 1866, comme l’indique l’auteur déjà
cité, puisqu’à cette époque Samory était encore chez Sori
Ibrahim. Il vaut donc mieux admettre que ces faits se sont passés
plus lentement et à une époque plus récente, puisque le siège de
Sanancoro seul a duré environ six mois. D’après le témoignage
des gens du Ouorocoro, la prise de Sanancoro aurait eu lieu en 1873 ;
il me paraît prudent de conserver cette date, qui correspond en
effet à mes propres calculs.
Maintenant que nous avons exposé comment on dit à la cour de
Samory que les événements se sont déroulés, nous allons raconter
fidèlement la version que nous avons recueillie au cours de notre
voyage.
En 1860, Samory avait environ 25 ans ; il habitait alors Bissandougou
où, dit-on, il naquit. Son père, nommé Lanfia Touré, était
d’origine mandé-dioula, tandis que sa mère, Sokhona Kaméra,
était d’origine malinké. C’étaient de pauvres gens, vivant du
commerce peu lucratif des kolas qu’ils transportaient de Maninian
sur les marchés du Ouassoulou.
Dans une des guerres qui désolent périodiquement ces régions,
Samory et sa mère furent faits prisonniers et conduits dans le
Modioulédougou. En route, Samory réussit à s’échapper et vint
se réfugier à Médina dans le Ouorocoro. Ce pays était commandé
par un marabout vénéré nommé Sori Ibrahim, mais connu aussi sous
le nom de Fodé-Birama. Ce musulman, auquel on amena Samory, le fit
aller à son école et l’instruisit lui-même dans les principes
du Koran, le traitant avec la plus grande bienveillance.
Sori Ibrahim fit à plusieurs reprises la guerre au Modioulédougou,
au Gankouna et au Toukoro ; Samory eut toujours la bonne fortune
d’accompagner son maître. Dans plusieurs de ces affaires le
jeune homme se distingua par sa bravoure ; son maître et chef, pour
l’en récompenser, lui donna un certain nombre d’esclaves. Mais
les succès grisèrent Samory, il voulait commander dans la maison
de son bienfaiteur ; de sorte qu’un jour de mauvaise humeur, Sori
Ibrahim lui assena un coup de bâton dans la figure (ce coup de bâton
est attribué à Bitikié Souané d’après la version racontée au
capitaine Péroz), et bientôt Samory fut forcé de quitter la cour
de Sori-Ibrahim avec ses esclaves et de faire retour à Bissandougou
(1868). De sa mère, il n’en est point question.
A Bissandougou, il ne prit pas de service auprès de Bitikié
Souané. Ce chef était vieux et n’avait que peu de guerriers ;
du reste, Samory, à ce moment-là, s’il rêvait au pouvoir, ne
songeait qu’à se créer des partisans, et pour cela il reprit son
métier de marchand avec ses captifs ramenés du Ouorocoro.
Au bout de quelques années, le nombre de ses esclaves avait augmenté
assez sensiblement pour poser Samory parmi les gens les plus influents
de Bissandougou ; de sorte qu’à la mort de Bitikié Souané il
n’eut pas de peine à se faire accepter comme chef de village. Ceci
se passait à peu près en 1870-71.
Deux ans plus tard, en 1873, un nommé Famodou, descendant de
Bitikié Souané, établi aux environs, marcha avec ses partisans
contre Samory ; les deux partis se rencontrèrent non loin de
Bissandougou. Samory battit les guerriers de Famodou, s’empara de
sa personne et le fit décapiter sur la place du village.
Ce fait d’armes, insignifiant en apparence, eut cependant un grand
retentissement ; tous les villages des environs vinrent se ranger sous
la bannière de Samory. Le Komo, le Torong et le Konia, habilement
préparés par les émissaires de Samory, se détachèrent de Sori
Ibrahim et le proclamèrent leur chef. Seule Sanancoro ne voulut pas
se rendre, pour se conserver à Sori Ibrahim. Samory alla assiéger
cette petite ville, qui ne se rendit qu’au bout d’un siège de
six mois, en releva l’enceinte, et en fit sa future capitale et
citadelle. (Fin 1873.)
1874. — Sori Ibrahim, en guerre contre le Kabadougou, ne peut songer
à chasser Samory du Konia, ce qui fait penser, dans le pays, qu’il
craint de se mesurer avec lui, et augmente le nombre des partisans
de Samory, qui accourent de tous côtés.
Maître de la situation, Samory songe à augmenter ses territoires
et à se constituer un empire à l’aide des provinces de Kankan
Mahmadou, dont l’empire a commencé à se désagréger à la mort
de ce souverain, et n’a fait que s’amoindrir depuis la défaite
de ses deux fils à Kangouéla et à Niako en 1870.
1874-1875. — Samory s’empare, presque sans un coup de feu, de
toutes les provinces sud du Ouassoulou.
1875. — Alliance offensive et défensive de Samory avec le Mamby
de Kangaba.
1875. — Guerre de Kankan Mori contre le Sankaran : alternative
de succès et de revers ; finalement Moriba, frère de Kankan Mori,
est pris et tué par les guerriers du Sankaran, ce qui force Kankan
Mori à acheter l’alliance de Samory par un fort cadeau en or.
1876. — Guerre de Samory, de concert avec Kankan Mori, contre le
Sankaran : Victoire des armées alliées et mort de Barou Famadou,
chef du Sankaran. — Partage des provinces conquises : le Sankaran,
le Diouma, le Kouroulamini tombent entre les mains de Samory, pour
sa part.
1877. — Sori Ibrahim profite de l’éloignement de Samory pour
chercher à reprendre le Konia, et envoie ses deux fils Amara et
Mori-Laé avec une armée dans le Sankaran et le Konia.
Samory, occupé dans le Diouma, envoie une partie de ses troupes
sous les ordres de ses deux frères, Kémébirama et Maninka Mory,
contre les fils de Sori Ibrahim, dont ils s’emparent et que Samory
fait mettre à mort à Bissandougou.
1878. — La campagne terminée, Samory déclare la guerre à Kankan
Mori qui a refusé de marcher avec lui : Victoire de Kémébirama
et de Maninka Mory sur les troupes de Kankan Mori et investissement
de Kankan.
1879. — Reddition de Kankan après un siège de dix mois, et prise
de Kankan Mori, encore prisonnier de Samory.
1879-1880. — Sori Ibrahim fait une nouvelle tentative contre Samory
et veut venger la mort de ses fils, profitant de ce que Samory est
occupé contre Kankan Mory. Samory lui oppose un de ses lieutenants
nommé Modi Diân Fing, qui est battu ; Samory prend le commandement
de toutes ses troupes, et se porte dans le Ouorocoro. Après plusieurs
jours de luttes les troupes de Sori sont battues près de Ouorocoro
et de Ouomalé ; lui-même est fait prisonnier.
Sori Ibrahim fut condamné à la prison perpétuelle et chargé par
Samory de prier Dieu pour le succès de ses armes. Ce malheureux
serait encore actuellement détenu, quoique certaines personnes
affirment qu’il est mort il y a quelques années.
1880. — Samory, débarrassé de Kankan Mori et de Sori Ibrahim,
prend le titre d’émir El-Mouménin (commandeur des croyants).
1881. — Campagne victorieuse dans le Toukoro. Alakamessa,
sous-lieutenant indigène aux tirailleurs sénégalais, est envoyé
en mission chez Samory par le colonel Desbordes ; il rejoint Samory
à Guéléba (Ouorocoro).
1882. — Kémébirama ou Fabou, frère de Samory, après avoir pris
les provinces nord du Ouassoulou, marche sur le Ségou avec Famako
(voir page 14).
Siège de Kéniéra et reddition de cette place le 19 février ; la
colonne du colonel Borgnis-Desbordes arrive trop tard à Kéniéra
(le 25 février seulement) pour secourir cette ville.
Samory franchit le Niger en septembre, se porte jusqu’aux environs
de Niagassola, mais n’ose pas attaquer Kita qu’il sait en état
de résister.
Il regagne le Niger et complète la conquête du Ouassoulou.
Dans cette même année, il charge un almamy du Ouassoulou de la
conquête du Gankouna et du Toma.
1883 (commencement). — Prise du Gankouna et mise à mort de son
chef Sakhadigui.
1er _avril._ — Samory, passé sur la rive gauche du Niger,
occupe Sibi et menace Bammako. Le colonel Borgnis-Desbordes le bat
complètement le 2 avril au marigot d’Oyako.
20 _avril._ — Poursuite de Samory par le colonel Desbordes qui ne
réussit pas à le joindre. Samory repasse le Niger.
1883. — Tari Mori, lieutenant de Samory, ravage les provinces
situées entre le Baoulé et le Bagoé, s’établit dans le Ganadougou
à Komina et Saniéna, rive droite du Bagoé, et pousse ses colonnes
jusque dans le Bolé et le Baninko.
1884. — Liganfali, lieutenant de Samory, s’empare du Soulimana
et de sa capitale Falaba.
1885. — Fabou ou Kémébirama et Samory ont envahi le Manding et
le Bouré. Défense héroïque du capitaine Louvel, bloqué dans le
tata de Nafadié par les troupes de Samory. Il est, après un siège
de plusieurs jours, dégagé par la colonne Combes. Retraite de nos
troupes sur Niagassola, combat du marigot de Kokoro. Retraite des
troupes de Samory sur le Bouré.
_Mai-juin_ 1885. — Liganfali, après la prise de Falaba, est
invité par le gouverneur de Sierra-Leone, sir Samuel Row, à venir
à Sierra-Leone. Entrée triomphale de ce chef au son de 21 coups
de canon.
1885. — Amara Diali, griot de Samory, s’empare et ravage le Folou,
le Kabadougou, le Yorobadougou et reçoit la soumission de Tengréla,
qui chasse, quelques mois après, les gens de Samory et recouvre
son indépendance.
Sékou Momi menace le Ouorodougou et fait accepter à ce pays le
protectorat de Samory.
1886 (commencement). — Les troupes de Samory sous les ordres de
Maninka Mory ont envahi le Birgo, le Gadougou et le Gangaran ; elles
menacent Niagassola et Kita. Le combat de Farki Ndjingo les force à
la retraite et amène Samory à témoigner le désir de traiter des
conditions de paix. Le capitaine Tournier est chargé de négocier
le traité, qui n’est pas ratifié en France. Diaoulé Karamokho,
fils de Samory, est amené en France.
1886. — Incursion de Tiéba dans la région entre Bagoé et
Baoulé. Il livre combat aux troupes de Samory à Baffa et à Diakha
(un jour de marche du Baoulé).
1887. — Retour de Diaoulé Karamokho chez Samory. Le capitaine
Péroz fait signer un traité à Samory par lequel il nous abandonne
en toute propriété toute la rive gauche du Niger et place tous ses
pays de la rive droite sous notre protectorat.
_Mars_ 1887. — Départ de Samory pour son expédition contre Tiéba ;
siège de Natinian.
_Mai._ Siège de Sikasso.
_Juillet._ Reddition de Natinian. Samory continue inutilement de
bloquer Sikasso.
_Août_ 1888. — Retraite des débris de l’armée de Samory qui
n’est pas parvenu à s’emparer de Sikasso.
Nous venons de voir comment Samory s’était peu à peu créé
un très vaste empire, aussi croyons-nous qu’il n’est pas sans
intérêt de dire comment et par quels moyens il y est arrivé, comment
son pays est organisé et ce que nous pouvons espérer de cet allié.
Samory possède toutes les qualités physiques et morales pour
entraîner et fanatiser des peuples aussi crédules et aussi
superstitieux que les nègres. Pour augmenter son prestige contre les
peuples qu’il vent soumettre, il emploie surtout la terreur. Dans
son pays, on ne prononce jamais son nom. Tout individu qui aurait
l’audace de le désigner autrement que par le titre d’almamy
aurait immédiatement la tête tranchée. C’est le despotisme dans
toute l’acception du mot.
Son œuvre n’est pas comparable à celle d’El-Hadj Omar,
qui poursuivait au moins un but, celui de créer un _vaste empire
musulman_.
Samory n’en est pas là : chez lui, l’organisation religieuse
est à peu près nulle, et le Coran ne préoccupe pas outre mesure
ses sujets ; il y a bien dans quelques villages une mosquée, ou
plutôt un emplacement servant de lieu de prières, mais le salam est
chez lui une chose secondaire. La seule stricte observation du Coran
est la défense, sous peine de mort, de boire du dolo. Encore cette
prescription ne lui est-elle pas suggérée par les lectures saintes,
elle a tout simplement pour but d’augmenter les ressources en
céréales, maïs, mil et sorgho, destinées à nourrir tous les gens
qui constituent la maison de l’almamy, femmes, esclaves, guerriers,
et d’alimenter les colonnes expéditionnaires.
Nous avons parlé déjà de l’obligation de chaque village de
cultiver pour l’almamy un champ dont la surface n’est nullement
proportionnée au nombre d’habitants, mais qui est laissé au libre
arbitre des _dougoukounasigui_ et des sofa sous leurs ordres. Eh bien,
les produits de ces champs ne suffisent pas, à cause de l’immense
gaspillage : il lui faut encore s’emparer des récoltes sur pied de
tous les malheureux Bambara sans défense, et de celles des habitants
des pays nouvellement annexés.
Un tel état de choses ne peut faire prospérer un pays. Du reste,
de budgets il n’y en a pas, les ressources directes ou indirectes
ne sont pas organisées, et aucune fonction n’est rétribuée.
Il faut un train de maison à Samory et à sa cour, il lui faut
récompenser les gens qui lui rendent service et donner à ses chefs
de colonne les moyens de pourvoir à l’organisation de leurs troupes,
achats de chevaux et de munitions, d’armes et d’effets.
Comment payer tout cela :
1o En laissant tout le monde piller un peu à l’aise ;
2o En organisant des razzias d’esclaves, car chez Samory le but
de toute expédition est de se procurer de nouvelles ressources à
l’aide d’esclaves.
Samory n’est qu’un marchand d’esclaves, le fournisseur des
marchands maures du Sahara.
Dans ces dernières années et pendant le mémorable siège de Sikasso,
ne faisant que bien rarement de prisonniers, Samory a été forcé de
vendre une partie de ses propres sujets pour se procurer des chevaux
et de la poudre.
Aussi aujourd’hui quelques-unes de ses provinces ne sont qu’une
immense ruine : 1,7 habitant par kilomètre carré ! Je n’y connais
pas un seul centre ayant 2000 habitants.
La population, déjà très réduite, ira sans cesse en décroissant ;
la dernière guerre va encore la faire diminuer dans de fortes
proportions. Les souffrances physiques endurées par tout ce qu’il
y a de valide dans le pays pendant dix-huit mois ne sont pas faites
pour augmenter la population. Car, en dehors des hommes et des
guerriers employés à la colonne, tout ce qu’il y avait de valide,
hommes, femmes, enfants, a été employé au service des vivres et
du ravitaillement en munitions, ce qui n’est pas le service le
moins fatigant.
On peut estimer les pertes de Samory, par le feu, la famine et les
prisonniers faits par Tiéba, à environ 10000 individus.
Le nombre de ses sujets vendus et des gens qui ont émigré
vers des régions plus clémentes ne peut être évalué, même
approximativement.
A quelles étranges circonstances devons-nous ce triste résultat
d’avoir réussi à mettre sous notre protectorat au bout de sept ans
de labeurs, après d’aussi lourds sacrifices en hommes et en argent,
un pays comptant 280000 habitants au lieu de près de 2 millions ?
A l’indécision dont nous avons fait preuve dans la politique suivie
au Soudan.
A la fin de la campagne 1882-83, le colonel Desbordes avait fidèlement
rempli le programme qui lui avait été tracé : « Se porter sur
le Niger et créer une ligne de postes reliant ce dernier fleuve au
point terminus de la navigation du Sénégal ».
Une nouvelle ère devait commencer, celle qui en réalité doit
suivre la conquête, c’est-à-dire l’ère de l’organisation
pratique des pays nouvellement conquis et de leur mise en valeur ; en
un mot, il s’agissait de livrer à l’exploitation industrielle,
commerciale et agricole les vastes territoires que trois campagnes
glorieuses avaient annexés à notre vieille colonie du Sénégal.
Mais là ne devaient pas se borner nos efforts, et parallèlement
à l’ère d’organisation devait se poursuivre un autre but :
« continuer la pénétration ».
Notre influence et notre autorité bien assises auraient certainement
eu pour résultat la substitution d’un commerce honnête aux infâmes
pratiques de brigandage, de la traite et de l’esclavage.
Pour cela il importait en premier lieu d’arracher les populations
de la rive droite à la tyrannie de Samory, il aurait fallu abattre
la puissance de ce marchand d’esclaves.
Il y avait donc encore à faire et je n’apprendrai rien de nouveau
à ceux qui ont collaboré avec le colonel Desbordes, car tous en
étaient intimement convaincus.
A ce moment, les populations opprimées par ce tyran de Samory
imploraient notre secours et réclamaient notre protectorat ; de
tous côtés nous arrivaient des émissaires nous demandant de les
protéger et nous offrant leur alliance.
On sait comment ni l’un ni l’autre de ces buts n’ont été
atteints complètement.
Les crédits successifs demandés au pays avaient indisposé nos
législateurs contre l’œuvre du haut fleuve. Et il ne pouvait
en être autrement, les crédits affectés à la construction de
la ligne de chemins de fer avaient été engloutis par une coupable
négligence. A Paris on ne voulait plus entendre parler de rien.
De 1883 à 1889, on a immobilisé sans profit dans le triangle
Kayes-Yamina-Siguiri des forces qui, sous prétexte de ravitailler
nos postes, appauvrissaient le pays en dévorant ses ressources,
tandis que pour la même dépense de crédits on aurait pu établir
notre influence du Sénégal au Tchad et du Tchad au Congo.
Loin de nous aliéner la sympathie de tous les pays actuellement sous
la domination de Samory et de Tiéba, nous aurions au contraire été
reçus et accueillis par eux en libérateurs. De simples traités
d’amitié et de commerce conclus avec les diverses confédérations
de la boucle du Niger auraient assuré notre suprématie en nous
donnant le monopole du commerce dans la boucle entière du Niger.
Quand comprendra-t-on que l’organisation en confédérations est
la seule qui puisse assurer la prospérité des peuples noirs ? A
l’aide d’alliances sagement conclues sous notre patronage, elles
auraient pu étouffer l’avènement de n’importe quel aventurier
et limiter sa puissance.
Chez les nègres plus que partout ailleurs, où le despotisme existe
au plus haut degré, où l’organisation doit être substituée à
la rapine et au brigandage, il ne faut pas de grosses agglomérations
de territoires soumises au même individu.
Qu’un chef se fasse appeler Damel, Brack, Bour, Massa, Almamy,
Naba, dès qu’il commande à une population de plus de 25000 âmes
il doit être supprimé, sans quoi il dévaste au lieu d’organiser
et de régénérer.
CHAPITRE IV
Séjour à Bénokhobougoula. — Cadeau à Samory et à ses femmes. —
Le harem de l’almamy. — Le Baniégué. — Du tabac. — Nouvelles
de la colonne : difficultés à se ravitailler. — Je me décide
à quitter Bénokhobougoula. — Lettre à Samory. — Départ sans
guide. — Égaré dans une ruine. — Arrivée sur les bords du
Banifing. — Ouarakana et Caillié ; traces d’éléphants. —
Tiong-i. — Départ pour Tengréla. — Accueil peu encourageant à
Tintchinémé. — Conversation avec un Mossi. — Des poissons. —
Menaces du chef de Tengréla. — Pourquoi l’on me nomme Diara. —
Retraite de nuit sur Gongoro. — Position difficile à Tiong-i. —
Population de Tiong-i. — Chasse aux iguanes. — Les Haoussa. —
On cultive le safran indien. — Retour d’un courrier envoyé
à Bammako. — Mort de ma mule. — Pourparlers avec Fourou. —
Nouvelles de la colonne. — Indusstrie de Tiong-i. — Départ
pour Fourou. — Le _dolo_, superstition de mon hôte. — Comment
les noirs appliquent les préceptes et maximes. — Arrivée sur
les bords du Bagoé. — Des termites comestibles. — Fourou,
description de la ville, de ses fortifications. — Le culte des
morts. — Les Soubakha. — Industrie. — Défiance de quelques
habitants. — Le marché. — Nouveaux comestibles. — Histoire
de Fourou. — Les habitants cachent leurs richesses. — Concours
de beauté. — Du Peul et de l’élevage. — Le bois sacré. —
Famine chez Samory. — Excursions aux environs. — Je réussis à
me faire conduire chez Pégué, chef de Niélé (Follona).
Ma première visite en arrivant a été pour le vieux Bénokho,
chef du village et de la région environnante appelée Mpéla.
Je lui fais quelques cadeaux pour la façon bienveillante dont il
avait accueilli mon personnel et pour le remercier des vivres qu’il
me donne.
Le restant de la matinée a été consacré à préparer les cadeaux
destinés à Samory et à Karamokho. Un sofa qui m’a accompagné
jusqu’ici doit se charger de les lui faire parvenir.
Voici la liste détaillée de tout ce que j’ai envoyé à Samory
et à Karamokho avec le _prix de revient_ des objets _en France_ :
Fr. c.
1 fusil double, à pierre, canons gravés or, plaque de couche 90 »
et sous-garde en cuivre doré
1 paire pistolets, crosse ébène, incrustés argent, canon de 60 »
45 centimètres
1 paire pistolets à piston à canons superposés 54 »
1 pistolet ordinaire — 15 »
5 boîtes de capsules — 2 50
3 pièces étoffes imprimées — à 8 25 24 75
1 pièce étoffe brodée de perles argent 40 »
1 tapis de selle en velours rouge brodé en galon or 35 »
1 pièce de velours rose 30 »
4 flacons odeur à 0 fr. 65 2 60
2 tabatières à 1 fr. 45 2 90
12 grelots, 2 rasoirs, 1 paire ciseaux, boutons assortis et 5 15 »
calepins
2 écharpes, banderoles de sabre brodées en soie 6 »
1 rouleau tissu façon or, gaze 20 »
1 rouleau — plomb 20 »
Ganses et galons divers 10 »
6 fichus en soie de couleur assorties pour ses femmes 9 »
1 harmonica 1 45
1 boîte de thé 3 »
110 cartouches 44 »
1 couverture 6 50
------
Total 491 70
Le tout renfermé dans une malle fermant avec un cadenas 25 »
------
516 70
Au total et en chiffres ronds 500 francs, ce qui fait dans le pays
environ 2000 francs.
Dès que tout fut prêt, le sofa réquisitionna deux porteurs et se
mit en devoir de regagner Sikasso.
Puis ce fut le tour des femmes de l’almamy, auxquelles je fis
parvenir le cadeau quelques instants après leur avoir fait visite.
Voici le détail de ce que je leur envoyai :
Fr. c.
12 colliers en corail avec fermoir en or 24 »
12 bracelets en corail 12 »
1 pièce dentelle 3 »
1 rouleau étoffe 20 »
1 rouleau gaze 20 »
Et sur leur demande 6 rasoirs (dont je me
dispense de désigner l’usage) 12 »
Au total 91 »
Les épouses de l’almamy sont logées dans un petit groupe de cases
entouré d’un palanquement en bois, à l’ouest et à 500 mètres du
village. Elles ont à leur service quelques vieilles femmes de griots,
et ont comme homme d’affaires ou majordome un vieux Sonninké,
diawara du Kingui, qui sait lire et écrire l’arabe.
Les femmes de l’almamy sont au nombre de vingt ; six d’entre
elles sont mariées depuis plusieurs années, les quatorze autres
sont des jeunes filles de huit à quinze ans qui attendent que leur
seigneur et maître veuille bien les admettre dans son _home_. Quand
l’almamy passe dans une région et qu’il remarque des petites
filles qui lui plaisent, elles sont immédiatement envoyées dans
un de ces dépôts. Peu d’entre elles sont filles de chefs, il
puise partout. On pourrait supposer que son choix ne porte que sur
des beautés exceptionnelles. Loin de là, il y en a peu de jolies
parmi celles que j’ai vues au camp et ici.
[Illustration : Femmes de Samory et leur surveillant.]
Leur condition n’est pas heureuse, la plupart d’entre elles
ont été le jouet d’un caprice de l’almamy, puis elles sont
délaissées ; mais, pour faire voir qu’il en possède beaucoup,
il en emmène partout où il va. Il doit en avoir à peu près
une centaine ; les femmes d’ici m’ont dit : un peu plus de
quatre-vingts. La plus grande partie des femmes se trouve actuellement
à Koussan (Ouassoulou), à Niako et à Sanancoro. Ces trois villes
sont en quelque sorte les capitales des États de Samory.
Ces femmes sont gardées par de vieilles _dialimousso_ (femmes de
griots) et placées sous la haute surveillance du vieux Sonninké
du Kingui. Personne n’ose leur adresser la parole : une simple
politesse de la part d’un sujet de ce tyran est punie de mort ;
aussi, quand une _fama mousso_ (femme de roi) passe dans le village,
tout le monde se range.
Deux des femmes d’ici sont enceintes ; elles m’ont confié
qu’elles voudraient bien mettre au monde un garçon, la mère qui
a une fille étant à peu près sûre d’être délaissée tout à
fait par Samory.
Toutes ces femmes sont à peu près vêtues de la même façon :
elles portent, les jours ordinaires, un pagne du pays, bleu rayé
de blanc, et s’enveloppent les épaules et le haut du corps d’un
morceau de calicot blanc dont la bordure est effilochée. Les jours
de fête, le calicot est remplacé par de la mauvaise florence,
jaune, rouge, verte, violette, etc. Les petits anneaux d’or des
oreilles sont remplacés par d’autres boucles en or du poids de 100
grammes environ. Comme ce serait gênant de porter un poids semblable
suspendu à l’oreille, à chacune de ces boucles est adaptée une
chaînette plate en argent, de fabrication européenne, qui se passe,
celle de droite, à gauche du cimier de la coiffure, celle de gauche,
à droite ; les chaînettes forment ainsi une croix sur le front.
La coiffure en casque est très répandue sur cette rive-ci ; elle
est analogue à celle des femmes du Khasso (Soudan français), mais
toutes les femmes de l’almamy l’agrémentent d’une petite tresse
de cheveux qui retombe sur le front et qui descend jusque entre les
deux sourcils. C’est aussi la coiffure des femmes du Sankaran. Un
collier en cuir, sur lequel sont fixées des cassolettes en or ou en
argent, complète cette toilette de gala.
Ces gros pendants d’oreilles sont en forme d’anneaux et hérissés
de petites tiges en or semblables à des branches de corail. On
obtient cela avec de l’or fondu dont le modèle a été façonné
dans de la cire.
Les branches ne sont pas nettoyées, on y aperçoit des boursouflures
et des grains de sable. Cette orfèvrerie est bien au-dessous de
celle qu’obtiennent nos forgerons-orfèvres du bas fleuve avec
le filigrane.
Les effets et les parures d’une de ces femmes constituent environ
la valeur de 1000 francs ; les 100 femmes ont donc coûté 100000
francs à l’almamy. Que de mères ont eu leurs enfants vendus et
combien de villages l’almamy a-t-il détruits pour procurer ce luxe
à ses femmes ! car le monarque n’a pas d’autres revenus que ceux
que lui crée la chasse aux esclaves.
_Mardi_ 11 _octobre._ — Je viens de passer deux jours pleins à
manipuler mes marchandises : l’humidité a pénétré partout, les
objets en fer et en acier sont tous légèrement rouillés, le cuivre
terni, les étoffes sentent le moisi, ma pauvre petite bibliothèque
est dans un triste état, les reliures sont décollées et les pages
collées ensemble.
J’ai eu tellement de déceptions avec mon appareil photographique,
que je dois me résigner à le renvoyer à Bammako, par un de mes
captifs libérés qui porte en même temps mon courrier. J’avais
soixante-cinq très bonnes plaques que j’ai eu tant de mal à
développer et à conserver, et dans une nuit de rosée beaucoup
d’entre elles ont été détériorées.
Ce matin, je les ai trouvées recouvertes de champignons. Elles
étaient cependant séparées les unes des autres par des feuilles
de papier buvard et enfermées dans des boîtes en carton, le tout
protégé par une triple enveloppe de coutil. C’est vraiment
décourageant de s’être donné tant de mal pour le développage,
d’y avoir passé tant de soirées pour arriver à un semblable
résultat.
Les autres marchandises détériorées, je les fais vendre au marché
contre des cauries avec lesquels j’achète le riz, le fonio et le sel
pour mes hommes. De la viande, il est impossible de s’en procurer à
n’importe quel prix. Le bétail a disparu du pays. Bénokhobougoula,
qui n’a jamais été un grand village, mais dont les habitants
avaient la réputation d’être possesseurs de beaucoup de bétail
et d’avoir des graines en quantité, n’est plus aujourd’hui
qu’une misérable ruine habitée par une centaine d’habitants,
y compris les femmes de l’almamy. Le fond de la population était
Bambara Traouré, comme presque tout le pays entre Baoulé et Bagoé.
Les Foula du Ganadougou, quoique n’étant pas de même race,
vivaient en très bonne intelligence avec eux, et tout ce pays
formait plusieurs petites confédérations, dont les principaux
centres étaient Niankourazana, Diakha et Baffa.
Samedi dernier, quelques habitants ont traversé le Baniégué pour
se rendre au marché de Fourou qui a lieu tous les lundis, afin d’y
acheter des provisions qui font absolument défaut ici. Fourou est un
village soumis à l’autorité de l’almamy et contre lequel les
gens de Tiéba n’ont encore rien tenté jusqu’à présent. Les
habitants, dit-on, vivent en bonne intelligence, à la fois avec
les gens de Tiéba, de Pégué, de Samory et de Tengréla ; le
village m’a tout l’air de constituer une sorte de place neutre,
dans laquelle tout le monde est le bienvenu, à la condition de
n’appartenir à aucun parti.
Le marché serait situé à cinq ou six étapes dans le sud-est, sur
l’autre rive du Bagoé : on y vit à très bon compte, paraît-il ;
aussi je ferai tout mon possible pour m’y arrêter quelque temps en
me rendant à Tengréla, si sa position n’est pas trop excentrique
par rapport à mon itinéraire.
[Illustration : Vue de Bénokhobougoula.]
_Mardi_ 18 _octobre._ — C’est aujourd’hui la nouvelle lune,
celle qui doit apporter un si grand changement dans la situation de
Samory et dans la mienne aussi, puisque c’est dans cette lune que
je dois être dirigé, sous la recommandation de Samory, sur les pays
de l’est avec lesquels, dit-il, il est en relations.
Le temps que je suis forcé de perdre ne me coûte pas trop : la
saison est encore bien mauvaise et il est pénible de voyager dans
un pays comme celui-ci où toute transaction semble éteinte ; les
sentiers doivent avoir disparu entièrement sous la végétation.
Tandis que pendant le mois d’août il y a eu vingt-trois jours de
pluie, dans le mois de septembre il n’y en a eu que seize, et depuis
le commencement d’octobre, sept jours de pluie seulement et deux
tornades sèches. C’est la fin de l’hivernage. Le Baniégué,
qui passe à quelques centaines de mètres dans l’est du village,
a baissé de 3 m. 25 en dix jours ; il est entièrement rentré dans
son lit. D’après les indigènes, son niveau ne baissera maintenant
qu’en décembre, et il n’est jamais guéable avant la fin de
l’année.
Cette rivière est formée de plusieurs petits cours d’eau qui
prennent leur source dans le Bodougou ; ils se réunissent dans le
Sibirila. Le Baniégué sépare le Siondougou du Mpéla et se jette
dans le Badié ou Bagoé, un peu en aval de Bénokhobougoula. Il
est de la largeur du Baoulé à Kondou (environ 20 mètres) et coule
dans une plaine herbeuse en partie inondée. Ses berges et ses rives
sont garnies de verdure ; on y remarque même à certains endroits
de très beaux arbres.
On y prend trois espèces de poissons : une sorte de poisson blanc
comme le meunier, mais ayant des dents. Sa chair est bonne, mais il
a trop d’arêtes. Puis deux espèces de poissons à tête plate
avec une mâchoire garnie de barbillons ; l’une de ces variétés
est très bonne à manger, elle a le goût de l’anguille, mais
l’autre est détestable et sent la vase et le musc. Les indigènes
en prennent peu ; je n’en ai mangé que deux fois depuis que je
suis ici, et ce sont mes noirs qui les ont pris à la ligne.
_Samedi_ 22 _octobre._ — Aujourd’hui il est arrivé ici deux
marchands, l’un vient de Bla et l’autre de Baba ; ils sont venus
par Kourousina et sont porteurs chacun d’une charge de tabac qu’ils
vont porter à Fourou pour le vendre.
Le tabac n’est pas ficelé en carotte comme sur les bords du
Niger ; cinq ou six feuilles de 15 à 16 centimètres de long sont
liées ensemble par la tige ; un de ces lots se vend _maninkémé_
(60 cauries) ; les arêtes enlevées, il reste environ 60 grammes
de tabac, comme je l’ai constaté, ce qui porte le kilo à 3000
cauries (7 fr. 50). Ce tabac, qui s’appelle _sira_ (en poudre)
ou _taba_ quand il est destiné à être fumé, est d’une qualité
inférieure à celui que l’on vend à Bammako et à Ténetou ; il
est surtout récolté sur les bords du Badié, dans les environs de
Fougani, Kinian et Baba. Il sert à faire le tabac à priser et est
employé de préférence à une autre variété à tiges beaucoup
plus élevées, qui s’appelle _diamba_. Cette variété est celle
qui est cultivée dans nos possessions de la rive gauche du Niger ;
elle sert pour la pipe.
Vers midi, Makhanian, neveu de Bénokho, est venu me confier que deux
hommes qui reviennent de la colonne et qu’il a hébergés, parce que
ce sont de ses camarades, lui ont appris que Tiéba s’était emparé,
il y a trois jours, du diassa de Baffa, que tous les hommes avaient
été tués sauf Baffa et un griot qui ont fui à cheval. C’est le
contingent fourni par la région Ténetou-Bénokhobougou qui tenait
garnison dans ce diassa ; Makhanian m’a recommandé le secret
le plus absolu. « Jamais on n’en parlera, dit-il, avant que la
guerre soit finie. » Tous les hommes de Bénokho et des villages aux
environs sont morts. Je remarquai dans la journée qu’il y avait
plus d’hommes revenant de la colonne, des déserteurs sans doute.
Dans l’après-midi, j’allai voir les femmes de l’almamy, qui
me tinrent un tout autre langage. La guerre était sur le point de
finir. Tiéba avait envoyé des bœufs et des chevaux en cadeau à
l’almamy en lui demandant de faire la paix, mais Samory aurait
refusé : « Dans huit jours, Sikasso sera pris et Tiéba aussi ».
Un peu plus tard un homme, que j’ai déjà vu rôder dans le village
il y a deux jours, vient soi-disant de la part de l’almamy me saluer
et me dire de ne pas perdre patience : « Peut-être Sikasso sera
pris ; tous les chemins sont coupés maintenant ; on a rapproché
les diassa du tata, on est si près que l’on peut tirer dans le
village. »
Mouça, mon domestique, renvoie cet homme en le traitant comme il
le méritait : « Comment, lui dit-il, il y a quatre jours que je
te vois circuler par ici, et aujourd’hui tu viens dire que tu
es un envoyé de l’almamy ? tu as de la chance que mon blanc ne
te fasse pas administrer une correction à coups de corde ». Dans
ce malheureux pays, le mensonge prime tout ; l’almamy, du reste,
en donne un triste exemple.
_Dimanche_ 23 _octobre._ — Il y a dix-sept jours que je suis ici
et j’attends toujours ce chef du Pourou (?) qui doit me conduire
vers Kong en me faisant traverser son pays. Jamais l’almamy ne
m’a envoyé saluer par quelqu’un ; je ne sais qu’il a reçu mes
cadeaux que parce que ses femmes se pavanent avec mes étoffes dans
le village ; elles sont fières d’être un peu bien vêtues. Il ne
m’a pas encore envoyé dire le _barka_ (merci) de rigueur.
Comme cette lune-ci est déjà fortement avancée, je songe depuis
plusieurs jours à partir ; malheureusement, il ne m’est pas possible
de trouver de nourriture pour plus de deux jours à la fois.
Le village est très pauvre : y compris la fortune des femmes de
l’almamy, il n’y a ici que 8800 cauries ; je les ai eues un jour
toutes en ma possession. Dès le lendemain, les femmes, ayant besoin de
monnaie pour se procurer du bois ou des piments, venaient m’apporter
du riz et du fonio par lots de deux, trois ou quatre cents cauries ;
un de mes hommes ne s’occupe que de la vente toute la journée.
Fourou, où je veux me diriger, afin de me rapprocher de Tengréla,
est éloigné de quatre à cinq jours de marche pour les ânes. En
route, il me sera impossible de trouver quoi que ce soit.
Mes besoins sont cependant minimes : mes hommes et moi nous nous
contentons de 2 kil. 500 de riz (250 grammes par jour). Voilà
plus d’un mois que personne n’a mangé de viande. Les femmes de
l’almamy m’ont donné un jour une épaule de mouton ; de temps
à autre, Diawé, qui va chasser deux fois par jour, me tue une
tourterelle ou un youyou (sorte de perruche), car il n’y a ici ni
perdrix, ni pintades.
_Lundi_ 24 _octobre._ — Deux femmes du village auxquelles, hier,
j’ai fait voir du corail, m’ont dit qu’elles m’apporteraient
ce matin de bonne heure deux grandes calebasses de fonio pour acheter
chacune un collier.
[Illustration : Deux femmes du village apportent deux grandes
calebasses.]
Avant le jour elles me les ont apportées ; me voilà donc en
possession de quatre jours de vivres (environ 12 kilos de fonio) ;
c’est avec cela que je vais essayer de gagner un centre où il me
sera possible de subsister. Dans la journée, vers quatre heures, je
suis allé rendre visite aux femmes de l’almamy et leur ai parlé
de mon départ pour Fourou. A la même heure un de mes hommes faisait
main basse sur la pirogue du Baniégué et mes hommes commençaient
le passage des bagages. Les femmes, le vieux Bénokho, le kéniélala
des femmes de l’almamy vinrent me trouver à plusieurs reprises
pour me faire changer d’avis ; si je restais, disait la femme de
l’almamy, qui a l’air d’avoir le pas sur les autres, elles
me donneraient trois bœufs, trente foufou de riz et deux captives
pour me marier. Sauf ce dernier article, il leur serait impossible
de tenir ce qu’elles me promettaient, car elles manquent de tout.
Le vieux Bénokho et son neveu Makhanian, dont j’avais gagné
l’amitié, vinrent me trouver à la nuit tombante et me tinrent
à peu près le langage suivant : « Nous sommes bien peinés de te
voir partir, car il va nous arriver malheur, l’almamy va peut-être
nous couper le cou, tu es notre ami et je ne puis te donner un guide,
ni te prêter ma pirogue, qui serait bien loin maintenant si tu ne
l’avais pas prise de force. »
[Illustration : Ruines de Kouloussa.]
Ma résolution était bien prise : il me fallait à tout prix quitter
et aller de l’avant. Samory ne s’occupait pas de moi, il ne fallait
donc compter que sur moi-même. J’allai coucher sur l’autre rive
du Baniégué après avoir écrit la lettre suivante à l’almamy :
« Louange à Dieu, etc.
« Je suis resté, comme il était convenu, ici jusqu’à ce que la
lune soit finie ; il y a neuf jours que l’autre lune est commencée,
et tu ne me parles pas. Tu sais pourtant qu’à Bénokhobougoula
il n’y a rien à manger ; je te préviens donc que je me rends à
Fourou, où il y a un marché bien approvisionné, car si je retourne
à Bammako, les Français ne seront pas contents.
« Je te salue », etc.
_Mardi_ 25 _octobre._ — Ce matin de bonne heure, nous nous
mettons en route sans guide. Comme il n’y a que deux chemins et
que j’en avais déjà suivi un pour venir, il n’y avait pas
de doute possible. Arrivé aux ruines de Kouloussa, la question
changeait. Kouloussa comprend sept ou huit grosses ruines reliées
entre elles par de petits sentiers ; les herbes ont trois mètres
de hauteur, il est impossible de marcher sans s’égarer dans cette
végétation. Je faisais arrêter mes hommes et paître les animaux
sous la surveillance de quatre âniers. Les huit autres hommes,
sous ma conduite, dépassèrent les ruines d’environ un kilomètre
et je leur fis suivre une direction perpendiculaire au sentier que
je cherchais. Je savais que c’était le chemin le plus à l’est
qu’il fallait prendre. Une fois le chemin trouvé, il est facile de
savoir si c’est le bon. Toutes les directions que m’ont données
les indigènes et dont j’ai noté l’angle sont bonnes à dix
degrés près au grand maximum.
C’est surtout aux abords des ruines et des villages que l’on
s’égare ; les sentiers ne sont point frayés ; l’indigène,
sachant que telle route passe auprès de tel ou tel arbre, près
de telle ou telle colline, se dirige dessus directement, à travers
les lougans ou la brousse ; quelquefois ce point est à sept ou huit
cents mètres du village, et ce n’est qu’à partir de là que le
chemin est réellement frayé.
Au bout d’une demi-heure le chemin était trouvé ; un de mes hommes,
en vedette dans un tamarinier, aperçut vers l’est un feu dans la
brousse ; il s’y rendit et réussit à mettre la main sur un homme
qui faisait cuire un épi de maïs. Amené auprès de moi, cet homme
me raconte qu’il est captif à Tiékoungo et qu’il garde un lougan
de maïs contre les singes. Ce malheureux était tout effrayé. Je
le rassurai en lui disant qu’il n’avait rien à craindre de nous,
mais que le guide qu’on nous a donné à Bénokhobougoula s’étant
enfui, il fallait qu’il nous accompagnât jusqu’à Tchikina. Ce
mensonge me sauva. En route, je lui donnai une pipe de tabac et une
pierre à fusil.
Arrivé à Tchikina, où je fis étape, il raconta dans le village
ce que je lui avais dit, et sans aucune difficulté on me promit un
guide pour le lendemain.
Je recommande à mes hommes la plus grande prudence dans leurs propos
avec les quatre hommes qui constituent la population totale de ce
village, afin de ne pas éveiller leur défiance.
Toute cette région a été pillée et ravagée à la fois par Samory
et par Tiéba ; tel village ruiné par Tiéba est partisan de Samory,
et _vice versa_, de sorte qu’il ne faut parler d’aucun de ces
deux personnages sous peine de se compromettre.
Dans la soirée, le plus âgé des quatre habitants dit à un de
ses hommes qu’il prévoit qu’il sera malade demain et qu’il ne
pourra nous faire voir le chemin ; je ne m’en inquiétai pas, car
un jeune homme venait de me dire que si le vieux ne voulait pas nous
conduire, lui, ne demandait pas mieux, qu’il viendrait avec moi,
même si le _tiékoro_ (vieillard) le lui défend.
[Illustration : Dans les grandes herbes aux abords de Kouloussa.]
_Mercredi_ 26 _octobre._ — Ce matin, au petit jour, le vieux était
en tête de mes hommes avec son arc et ses flèches. On traverse deux
petits villages insignifiants dont l’un est connu sous deux noms
(Fougouba ou Sirakoroni) ; bientôt après on arrive à Bakaribougou,
très grand village où il n’y a plus que 30 à 40 habitants. Tous
ces villages de Gantiédougou avaient encore, il y a quatre ans, de
800 à 1000 habitants, les ruines sont toutes très grandes. Le chef
Bakary met à ma disposition deux solides gaillards pour nous faire
traverser en pirogue le Bafing, qui est séparé du village par une
plaine marécageuse de 1 kilom. 500. Cette rivière a 75 mètres de
largeur ; elle est très profonde et encaissée ; les berges seules
sont couvertes de très gros arbres, presque tous des _sounsoun_.
Elle vient du Kabadougou, environs de Timé, passe entre Foutiéré et
Débété, à Ntiola, et se jette dans le Bagoé près de Komina. Les
piroguiers m’ont dit qu’ils ne connaissaient pas de chutes
et qu’elle était guéable pendant trois mois de l’année en
certains endroits.
La rive droite est plus basse que la rive gauche, elle est encore en
partie inondée ; au delà des terrains marécageux se trouve Ouarakana
(Sirakana de Caillié).
Je fus très bien accueilli dans ce village. Mon hôte m’offrit
des patates, du maïs et du mil. Dans la soirée, il apporta un
barbotage de farine de mil à mon mulet ; c’est un indice certain
d’un peu d’aisance. Mon hôte s’excusa de ne pouvoir mieux
me recevoir. « Avant que le village fût détruit par Tiéba, nous
avions beaucoup de bœufs et de chèvres, dit-il, il nous en restait
encore pas mal il y a un an, mais les sofa qui passent ici de temps à
autre nous ont tout pris ; nous aurions été contents de te donner
tout cela, car nous aimons les blancs, nous savons qu’ils ne font
pas la guerre pour prendre des captifs, etc. »
La population de Ouarakana (120 habitants) est composée de Malinké
Konaté et de Bambara Kouloubali et Traouré. Il y a ici, comme à
Bakaribougou, en face sur l’autre rive, des hommes charpentés
d’une façon remarquable ; ils ont 1 m. 80. Leurs torses et leurs
bras bien modelés rappellent l’homme de l’âge de pierre tel que
nos peintres et sculpteurs le représentent. Si ces hommes n’étaient
pas privés de sel et de viande, ce seraient des géants. Ils portent
pour tout vêtement le _bila_ (bandelette d’étoffe qui passe entre
les jambes).
Toute cette région que je viens de traverser est très fertile ;
c’est un terrain d’alluvion. Les cultures sur pied sont belles ;
on y voit de beaux cés, des tamariniers, des bombax, des baobabs,
etc., mais pas de caoutchouc et fort peu de ficus. Dans beaucoup de
villages il y a des citronniers[31]. A l’est, un tout petit dos
d’âne sert de ligne de partage entre les eaux du Baniégué et du
Bafing. Il n’y a en fait de gibier que quelques petites biches de
l’espèce appelée en bambara _mangarang-o_. Au Sénégal, on les
nomme vulgairement _biche-cochon_.
_Jeudi_ 27 _octobre._ — De bonne heure je quitte Ouarakana,
accompagné de trois hommes mis à ma disposition par le chef du
village. En route, je fais causer un des hommes, et mes doutes se
confirment : je viens bien de recouper l’itinéraire de Caillié.
Le guide me fait voir la direction de Douasso et de Fala, et me
dit qu’entre Ouarakana et Fala il n’y a qu’un village, qui
s’appelle Sounouba (c’est évidemment le Sounibara de Caillié).
La marche est difficile, le terrain est détrempé ; voilà quatre
nuits de suite qu’il pleut à torrents, on ne se croirait pas à
la fin de l’hivernage.
Korokobougou, par où l’on passe, est un village insignifiant (20
habitants). A sa sortie on traverse un gros torrent (eau 1 m. 60)
sans pont, et quelques instants après on est sur les bords d’une
jolie rivière de 10 à 12 mètres de largeur. Cette rivière, qui
coule du sud au nord, est vraisemblablement celle qu’a coupée
Caillié entre Ouarakana (Sirakana) et Sounouba (Sounibara).
[Illustration : Les cultures de Tiong-i.]
De Ouarakana à Tiong-i on la traverse quatre fois. Les deux premières
fois, son passage nécessite la construction d’un pont de fortune ;
cette besogne est assez facile heureusement, le lit de la rivière
étant encombré d’arbres de belle venue dont on utilise les fourches
comme supports. La construction d’un pont de ce genre, le passage
des bagages et des ânes d’un petit convoi de quatorze animaux,
exigent trois heures.
La troisième fois qu’on la traverse on a de l’eau jusqu’aux
aisselles, et la dernière fois, un peu avant d’arriver à Tiong,
elle n’a plus que 40 centimètres d’eau.
_Vendredi_ 28 _octobre._ — Cette rivière retarde ma marche
d’un jour, je suis forcé de scinder l’étape en deux et de
camper à Kéblé. C’est un très grand village détruit par
l’almamy. « Tous les habitants sans exception, me dit le guide, ont
été vendus comme captifs. » Blénio et Nélébougou, un peu plus
loin, ont eu le même sort, mais c’est Tiéba qui les a ruinés ;
il reste une vingtaine d’habitants à Nélébougou et à Blénio ;
à Kéblé, il n’y a personne.
La végétation est un peu plus dense que dans le Gantiédougou : il
y a beaucoup de bambous le long des marigots et le rideau d’arbres
s’éloigne un peu des rives. Une heure après avoir quitté
Nélébougou, on entre dans les cultures de Tiong-i, qui s’étendent
fort loin ; on sent qu’on est près d’un gros village ; partout,
sous de petits abris en chaume ou dans les fourches des arbres sont
assis des gamins qui jouent de la _flûte_ ou du _fabrésoro_ pour
éloigner les oiseaux, et surtout les éléphants qui saccagent tout
par ici. De Ouarakana à Tiong-i il y a partout des traces de ces
animaux, de jeunes arbres déracinés, des branches tordues, etc. ;
ils ne doivent cependant pas être très gros ; les empreintes les plus
grosses que j’aie vues n’avaient que 40 centimètres de diamètre,
et il n’y a que les toutes basses branches qui soient cassées sur
leur passage. A Korokobougou, me dit le guide, il y avait un chasseur
qui en tuait tous les ans deux ou trois, mais il y a longtemps qu’il
est mort et personne dans le pays n’ose les chasser. Ici du reste il
y a peu de fusils ; tout le monde est armé d’arc et de flèches ;
les rares fusils que l’on voit sont des armes de rebut, et tout à
fait de bas prix ; je n’ai pas vu un seul gros fusil connu dans la
traite sous le nom de _boucanier mâle_ ou _femelle_.
Tiong ou Tiong-i a l’aspect d’une ville : ses grandes murailles
en terre glaise d’un gris cendre avec de grossières tours de
flanquement espacées de 25 à 30 mètres et ses toits plats qui,
par-ci par-là, dominent l’enceinte, rappellent les gravures de
Viollet-le-Duc dans son _Histoire de la Fortification_. C’est bien
là l’enfance de la fortification et du flanquement.
Ce village, qui était le _Famadougou_ (la capitale) du Niendougou, a
dû contenir dans le temps 3000 habitants. Actuellement l’enceinte
est loin d’être bien garnie d’habitations ; il y a à
l’intérieur du village de grands terrains vagues qui séparent
les groupes d’habitations les uns des autres ; le tata extérieur
est assez bien entretenu. J’évalue sa population actuelle à
500 habitants.
[Illustration : Tiong-i.]
Le chef du Niendougou prélevait de lourds droits de passage sur les
marchands, qui pour cette raison évitaient généralement de passer
sur son territoire ; c’est ce qui explique le détour que Caillié
et sa caravane ont fait pour se rendre de Tengréla à Fala et leur
passage à Débéna et Douasso ; car la route directe passe à Fala,
Konlonza, Koulousa, Tiong-i, Ouoblé, et Fala sur le Bagoé.
Me voyant tout près de Tengréla, je me demandais si je ne ferais
pas mieux de tenter de m’y introduire, quoique Samory m’ait dit
qu’on m’y couperait le cou ; lorsque dans la soirée mon hôte
Basoma me proposa d’y aller. « Puisque tu dois aller à Kong,
passe à Tengréla ; cela vaut mieux que d’aller à Fourou, car de
Fourou il te faudra revenir à Tengréla ; tu serais donc forcé de
traverser deux fois le Bagoé, et pour un oui ou un non, les riverains
ne prêtent pas leurs pirogues. Je trouvai son raisonnement fort
logique et m’empressai d’accepter sa proposition. Il fut décidé
qu’il m’accompagnerait avec un homme du village.
_Samedi_ 29 _octobre._ — Nous prenons un jour de repos bien gagné,
et je m’occupe de trouver pour quelques jours de vivres avant de
me mettre en route pour Tengréla.
On ne voit pas d’êtres malingres comme ailleurs à Tiong-i ;
tout le monde, sans vivre dans l’abondance, a au moins de quoi se
nourrir. Sur le marché, il y a du fonio, du riz et du mil en petite
quantité ainsi que quelques patates. A côté de cela, on y trouve des
condiments, du sel et du beurre de cé ; mais ni bestiaux ni poulets.
_Dimanche_ 30 _octobre._ — Ce matin, au départ, il s’est
produit un moment d’indécision ; il régnait parmi mes noirs une
sourde crainte. L’un d’eux, Kéléba Diara, Dioula originaire du
Ouorodougou, et que j’ai engagé à Médine, ainsi qu’un autre
ânier, ne se trouvent pas à leur poste au moment du départ. Je
préviens à haute voix le chef de Tiong-i que deux de mes hommes
s’étant évadés je l’autorisais à s’en emparer et à les
vendre. Cinq minutes après, les gaillards avaient rallié. Ce qui
avait produit cette défection, c’est que mes hommes avaient appris
que Tengréla étant en hostilité avec Samory, il pouvait très
bien se faire que ces gens-là veuillent nous piller et peut-être
nous massacrer.
En partant nous nous dirigeons sur Gongoro (Bangoro de Caillié),
parce que Basoma disait y avoir des amis. Pour s’y rendre, on
traverse deux grosses ruines, Zanbougou et Sanancoro, dans lesquels
il y a deux captifs qui surveillent des cultures de tabac appartenant
au chef de Tiong-i.
Après quatre heures de marche dans une plaine presque sans rides,
couverte de hautes herbes et ravagée par les éléphants, on arrive
à Gongoro — j’écris Gongoro, c’est presque Bangoro, ce son
est très difficile à prononcer. — Il faut se faire répéter
ce mot plusieurs fois pour être fixé. Je comprends très bien que
Caillié l’ait transcrit par un B.
Gongoro est composé de trois gros villages, en partie détruits par
Tiéba. Ils sont à cheval sur un petit ruisseau marécageux bordé
de quelques groupes de _nté_ ou _tin_ (palmier à huile). Les abords
inondés sont plantés de riz et de tabac. La population totale est
de 200 habitants Bambara Traouré ou Sénoufo Diarabassou. On y parle
tout aussi bien le sénoufo que le bambara. Ces gens-là ont l’air
de vivre en très bonne intelligence. Je comprends à présent très
bien que Caillié n’ait pas signalé les Sénoufo, car, quand il
adressait la parole à quelqu’un en mandé on devait lui répondre
de même ; il a, du reste, peu séjourné dans ces villages ; comme il
allait à pied, en arrivant il devait être extrêmement fatigué et
s’y reposer. Sa qualité de Maure et de fervent musulman lui créait
en outre des obligations, et l’a plus d’une fois empêché de
faire le tour du village. C’est ainsi qu’à Sirakana (Ouarakana)
il passe la journée sans voir ni mentionner le Bafing, qui coule au
nord du village et dont on aperçoit très bien le rideau de verdure.
De Bangoro à Sirakana je trouve 13 kilomètres de plus que mon
prédécesseur. Cela s’explique aisément : au moment où Caillié
passait (en février), toutes les herbes étaient brûlées, les
ruisseaux presque à sec : le terrain est très plat, on franchit
rapidement de grandes distances. De plus, dans les conditions où
voyageait notre compatriote, il devait lui être bien difficile de
noter soigneusement ses haltes, car même devant les personnes avec
lesquelles il marchait il ne pouvait se permettre d’écrire. Il
est du reste remarquable que Caillié, dans les conditions où il
voyageait, ait pu rassembler suffisamment de notes pour permettre de
construire son itinéraire avec autant d’exactitude.
A Gongoro se trouvait de passage un homme de Tengréla ; il me proposa
d’aller saluer de ma part Massa, _mansa_ (chef) de Tengréla,
fils de feu Yanokho, et de lui demander pour moi la permission de
traverser le village.
J’acceptai avec plaisir ; il fut décidé que j’attendrais
un jour ici et que le surlendemain je me mettrais en route pour
Tintchinémé où je m’arrêterais. Cet homme, qui s’appelle
Fanko, sans m’assurer absolument du succès de ses démarches,
me donne bon espoir.
Comme Basoma me l’avait affirmé, les gens de Gongoro étaient
ses amis. On m’apporta dans la journée deux poulets et du riz ;
c’était du luxe pour moi, car depuis mon départ de Ténetou je
n’en avais pas mangé.
_Lundi_ 31 _octobre._ — Fanko est reparti hier à Tiong-i ; il
doit revenir ce soir à Gongoro, nous ne partirons donc d’ici que
demain ; j’en profite pour mettre un peu d’ordre dans mes notes
et mon journal de marche.
Personne ici n’a eu connaissance du passage de Caillié : « Jamais
un Maure n’a passé ici, disent-ils, mais souvent nous avons vu
des _founé_ (albinos) ».
La population n’est plus aussi nombreuse que du temps de Caillié :
depuis que Diali Amara, lieutenant de Samory, a passé par ici,
le pays est à peu près ruiné.
_Mardi_ 1er _novembre._ — Le départ a lieu vers huit heures du
matin seulement, Fanko est long à faire ses adieux.
Tout le long de la route, Basoma est aux aguets ; il examine avec soin
la brousse ; il a sorti le fusil de son étui en cuir et en examine
soigneusement la batterie. Des gens de Gongoro nous suivent en se
mettant pour ainsi dire sous ma protection. Toutes les communications
ayant cessé depuis l’ouverture des hostilités avec Tiéba,
aucun homme des villages de Samory n’était entré dans Tengréla,
plusieurs qui avaient tenté l’aventure ayant eu le cou coupé.
Arrivés en vue de Tintchinémé, tout ce monde reste peu à peu
en arrière, et je me trouve seul avec mes deux guides et un Mossi
qui se rendait à Tengréla. Je fais camper mes hommes sur le bord
de la route menant à Tengréla et vais voir le chef du village. Les
habitants n’ont pas l’air hostile. Un vieillard me donne quelques
_diakhaté_, sorte de tomates que l’on fait cuire dans le riz.
Après avoir expliqué au chef que j’étais tout à fait neutre dans
la lutte entre Tiéba et Samory, et lui avoir montré que j’étais
seul avec quelques serviteurs, je lui dis que j’étais chargé par
les Français de me rendre à Kong et de saluer en passant le chef de
Tengréla et les habitants. Ce chef fit monter à cheval un homme,
qui partit du campement à deux heures de l’après-midi. Il ne
voulut se charger ni de la lettre de recommandation, en arabe, du
colonel Gallieni, ni de celle adressée à Alpha Moussa, marabout
vénéré de Tengréla, par El-Hadj Mahmadou Lamine de Ténetou,
ajoutant que je les remettrais moi-même à qui de droit.
En attendant qu’il revienne, je me mis à causer avec le mossi
qui avait fait route avec nous. Cet homme, qui est originaire du
Yatenga, a voyagé un peu partout ; aussi sa conversation m’est-elle
précieuse. Il est tatoué comme les Bambara Kouloubali ; en outre,
il porte une grande entaille circulaire partant de chaque côté du
haut des narines et allant se terminer à la hauteur de la dernière
molaire.
Il me parla de son pays, me disant qu’il y avait beaucoup
de musulmans dans le Mossi et que les étrangers y circulent
librement. Plusieurs chefs se partagent le commandement du pays ;
les plus influents résident à Wagadougou, Mani et Koupéla. Il
m’apprit que dans tout le Mossi il y a fort peu de gros gibier,
ce pays étant très peuplé.
Je fis un petit cadeau à ce brave homme, qui n’avait pas l’air
de rouler sur l’or.
Son bagage consistait en un panier à kolas, renfermant un peu de
poivre rond, une dizaine de pierres à fusil, quelques grains de soufre
et une ceinture munie d’un crochet en fer pour suspendre les effets
en arrivant à l’étape. Il possédait en outre un ou deux milliers
de cauries. Son arc était très bien conditionné et fabriqué en
bois dur. La corde était une lamelle de bambou, et les extrémités
de l’arc fortement liées à l’aide de bandelettes de peau de
_kana_ (sorte d’iguane, appelée au Sénégal _gueule tapée_), pour
empêcher l’écartement. Les flèches surtout sont fabriquées avec
soin. Lourdes, un peu allongées, les deux tranchants bien affûtés
et trempées de poison, ces flèches doivent faire des blessures
terribles. Le fer, forcé dans le roseau, était également entouré
de bandelettes de peau de kana. C’est une arme bien conditionnée ;
nulle part je n’en ai vu d’aussi bien faites.
L’arbuste qui fournit le poison à flèches se nomme _kouna_, il
croît généralement en forme de haie épaisse. Le bois ressemble
au sureau. La feuille, légèrement velue, est d’un vert presque
foncé. Sa tige est à peu près semblable à celle du rosier, mais
porte moins de piquants.
Son fruit est formé de deux grandes gousses d’un vert brun, d’une
longueur de 20 à 30 centimètres. Ces gousses renferment une sorte
de soie blanche dans laquelle on trouve des graines de la grosseur
du café.
En juillet, elles ne renferment encore que de la soie ; les graines
ne se forment qu’en août et ne sont mûres qu’en décembre
ou janvier.
Après la cueillette, les gousses sont ficelées par petites bottes et
suspendues aux solives des cases pour les sécher. Pour préparer le
poison, on pile les graines quand elles sont bien sèches et on les
laisse macérer dans de l’urine pendant plusieurs jours ; le tout
est ensuite cuit avec du mil et du maïs, pour lier la préparation
jusqu’à ce qu’elle ait la consistance d’une pâte ressemblant
au goudron, dans laquelle on trempe ensuite les pointes de flèche,
de lance et même les balles.
Les blessures occasionnées par des armes enduites de kouna sont toutes
mortelles quand la préparation est fraîche ; mais, lorsqu’il
y a longtemps que la préparation n’a pas été renouvelée,
on peut guérir de ses blessures en prenant une boisson qui sert
d’antidote. La formule de ce contrepoison n’est connue que de
peu d’individus, qui se font payer très cher les doses qu’ils
administrent aux blessés ; quelques forgerons et kéniélala seuls
en possèdent le secret, il ne m’a pas été possible d’obtenir
aucune information à ce sujet.
Cette plante a été reconnue par M. Cornu, professeur au Muséum,
pour être un _Strophantus_. Son action sur le cœur se rapproche de
la digitaline.
En dehors du poison pour flèches (kouna), on fait encore usage,
dans le Soudan, de divers autres poisons.
Le plus commun se nomme _doung-kono_ ; il est préparé de la façon
suivante : une tige de petit mil (_sanio_) est introduite dans l’anus
d’un cadavre et laissée pendant une vingtaine de jours, puis la
tige est séchée et pilée. La poudre, délayée dans une sauce que
l’on mange avec le _to_, n’incommode pas et il est impossible
de s’apercevoir que l’on est malade ; ce n’est qu’au bout de
quelques jours que le ventre de la victime enfle légèrement ; au bout
d’un mois, l’embonpoint est devenu manifeste, on voit que c’est
une obésité factice, et huit ou dix jours après l’on meurt.
Ce poison est très connu ; il est d’autant plus redouté, qu’il
frappe bien souvent, à côté de gens dont on veut se débarrasser,
des malheureux qui par hasard viennent à passer devant la case de
la victime et qui, tout à fait accidentellement, sont invités à
manger, comme il est de coutume ici.
J’avais dans mon convoi un jeune Ouassoulounké nommé Diam-Diallo,
qui un jour à Ténetoubougoula a accepté de partager un repas
avec un marchand venant de son pays ; Diam-Diallo était convive
accidentellement, puisqu’on était en train de manger quand il
est arrivé.
Huit jours après, les premiers symptômes se faisaient sentir. Diawé
me confia ses craintes. « A l’autre lune, il faut que mort »,
disait-il. Je le renvoyai à Bammako, où le docteur Tautain
l’employa comme jardinier ; un mois après il mourait du doung-kono.
Une pincée de poudre de doung-kono jetée dans du lait le fait
immédiatement lever ; c’est, paraît-il, le seul moyen de voir si
le _namougou_, ou poudre à sauce, est oui ou non empoisonné.
Un autre poison bien redoutable, qui fait mourir dans les vingt-quatre
heures, c’est le _korty-mougou_ (ou poudre de korty). Peu de
personnes savent à l’aide de quelle plante ce poison est fabriqué ;
il est cependant très répandu, et souvent j’ai entendu parler
d’empoisonnements par la poudre de korty. Ce poison est mis sous
l’ongle du pouce, que l’on a soin de faire négligemment tremper
dans la calebasse d’eau offerte à la personne que l’on veut
empoisonner.
Le korty-mougou est connu partout, du Bakhounou à Grand-Bassam ;
il est surtout employé chez les peuples de race _agni_, où
l’empoisonnement est très fréquent.
On m’a également entretenu d’une autre variété de poison dont
l’effet est tellement foudroyant et l’emploi si original qu’il
est permis de mettre son existence en doute. Les noirs cependant
en parlent avec tant de terreur que j’ai pensé bien faire en
transcrivant ce que j’ai appris à ce sujet.
Ce poison se nomme également _korty_ et serait fabriqué avec
une plante très rare que l’on ne trouve que dans le nord du
Bélédougou. Il est porté dans un ergot de coq enroulé dans un
chiffon. Pour s’en servir, il suffirait tout simplement à la victime
de voir l’ergot à travers un linge pour qu’immédiatement elle
tombe foudroyée.
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★ ★
Tout en appréciant beaucoup la conversation intéressante de
mon Mossi, j’attendais avec impatience le retour du courrier de
Tengréla.
Je commençais à être très inquiet. Diawé venait de m’apprendre
que Basoma et l’autre guide s’étaient sauvés en nous abandonnant
à notre triste sort. Enfin, vers six heures et demie, le chef
parut ; il était accompagné de deux autres cavaliers armés, mais
misérablement vêtus ; ils entrèrent d’abord dans le village et
bientôt après revinrent accompagnés du chef du village pour me
donner la réponse de Massa.
Voici à peu près textuellement cette réponse : « J’ai dit à
Massa et aux gens de Tengréla tout ce que tu m’as dit. Voici sa
réponse : « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin,
et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car
s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais,
tant que Tengréla nous appartiendra, un blanc n’y passera ; nous
ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec
Samory et emmené son fils Karamokho en France.
« Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut
pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays
qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son
fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et
il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez
emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient
hostiles à Samory se sont mis avec lui, en nous disant : « Vous
voyez, les blancs _ont porté_ Karamokho en France, leurs soldats
lui aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous
sommes _contents de lui_. » C’est ainsi que nous restons seuls
avec Tiéba, le Kantli, le Niéné, le Follona et Dioma. Si Samory
arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus, mais nous lutterons,
et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous
lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix,
c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des
chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bammako
verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve en prisonniers,
ils pourront dire : « C’est nous Français qui avons fait cela. »
« Ah ! si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans,
nous aurions été contents de leur donner notre pays, et Tiéba
aussi. Niakhalemba (chef de Mbeng-é, Follona) et Sakhadigui (chef
du Gankouna et du Toukoro) ont aussi envoyé des hommes à Bammako
pour vous parler et vous demander des secours. Il est vrai que vous
n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus
de mal en emmenant son fils en France.
« Dis à ce blanc que nous le connaissons ; il y a déjà quelque
temps qu’il voyage dans le pays ; des Dioula l’ont vu ; nous
savons très bien qu’il ne vient pas pour autre chose que pour
nous faire voir ses marchandises ; il aurait pu tout vendre ici, car
nous n’avons ni étoffes, ni pierres à fusil, ni perles, ni rien ;
ce n’est pas pour lui que nous refusons de le laisser entrer, car
ce blanc n’est pas un mauvais homme, il connaît notre parler et
on l’appelle _Diara_[32] ; mais c’est pour faire voir aux blancs
de Bammako que nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Partout
où il voudra passer, ce sera la même chose : nous avons tous dit
que maintenant c’était fini pour les blancs. »
La façon calme et réfléchie dont cet homme m’a débité tout ce
que ces pauvres gens ont sur le cœur m’a vivement impressionné ;
j’ai essayé de lui faire comprendre que les blancs n’attachaient
pas grande importance au voyage d’un fils de chef en France, que
c’étaient eux qui exagéraient la portée de cet acte, que nous
étions disposés à faire quelque chose pour eux, et que leur chef
avait grand tort de ne pas vouloir me donner une audience.
Le chef de Tintchinémé était inébranlable ; il avait une consigne
qu’il observait avec la plus grande discipline. Je voyais même
qu’il en ressentait un réel chagrin, car ce n’était pas un
mauvais homme. Il fallait me décider à m’en retourner.
Il faisait nuit noire, il pleuvait légèrement, nous n’avions rien
mangé ; notre riz n’étant pas cuit, j’essayai de retarder mon
départ. Toute mon éloquence fut impuissante à fléchir ces gens,
qui restèrent en selle, surveillant nos préparatifs de départ.
Vers huit heures, sans guides, par une pluie battante, nous nous
mettions péniblement en route pour revenir sur nos pas. Cette marche
de nuit fut particulièrement fatigante ; l’étape du matin avait
été longue et pénible à cause des hautes herbes, qui atteignaient
de trois à cinq mètres de hauteur.
Comme mon armement ne consistait qu’en deux fusils Beaumont et un
fusil de chasse, pour la circonstance je crus prudent de prendre dans
mes bagages quatre pistolets doubles à pierre et d’en armer mes
hommes, afin de pouvoir nous défendre en cas d’alerte ; je fis
prendre toutes les précautions en vue d’une attaque probable.
A distance nous étions suivis par les cavaliers.
A plusieurs reprises nous avons failli nous égarer ; le sentier
se perdait dans les herbes, et nos hommes étaient forcés de
s’appeler pour ne pas se perdre. Vers deux heures du matin, les
cavaliers s’en étant retournés, je fis arrêter le convoi dans
une petite clairière et nous nous installâmes en halte gardée :
ânes entravés et bagages disposés en croix, pour pouvoir au besoin
nous en servir comme retranchement.
Les hommes en sentinelle ont signalé dans la nuit des individus
venant rôder autour du bivouac, mais, en nous voyant faire bonne
garde, ils n’ont pas osé nous attaquer[33].
2 _novembre._ — En atteignant Gongoro, je trouvai Basoma et l’autre
homme de Tiong-i ; je ne leur fis aucun reproche de s’être sauvés,
car s’ils avaient mis le pied dans le village, ils étaient sûrs
de leur affaire et tués comme « hommes de Samory ».
Cet échec sera bien difficile à réparer.
Que de renseignements j’aurais pu obtenir pendant un séjour
d’un mois à Tengréla. Les directions et les itinéraires sur
toute la région Folou, Kabadougou, Bodougou, Noolou, Fadougou,
sur le Ouorodougou, le Follona, le Kouroudougou, etc., tout cela est
perdu et jamais je ne pourrai retrouver cette occasion.
Tiong-i, qui n’est pas éloigné de Tengréla, en est séparé par
un monde, car tous les chemins de cette région partent naturellement
du centre le plus important, de Tengréla. Il n’existe, comme je
l’ai dit, aucune relation entre Tiong-i et Tengréla ; je voudrais
insister pour y entrer, mais qui envoyer ? Un de mes hommes ou un
homme de Tiong-i ? L’un et l’autre seraient infailliblement
assassinés ou au moins faits captifs.
[Illustration : Bivouac de nuit.]
De retour à Tiong-i j’attendrai une occasion pour communiquer avec
les gens de Tengréla, peut-être se laisseront-ils convaincre : il
faut toujours espérer. Ma situation est loin d’être brillante,
le plus sage parti à prendre est de faire retour à Tiong-i.
_Jeudi_ 3 _novembre et jours suivants._ — Zan, le chef de Tiong-i,
que je vais voir souvent, m’abreuve de mensonges. D’après lui, il
paraît que l’almamy vient de lui défendre de me laisser traverser
le Bagoé, si je voulais me rendre à Fourou. Ce dernier village
aurait, du reste, reçu l’ordre de me refuser l’hospitalité si
je m’y présentais. Il m’est également interdit d’envoyer mes
hommes au marché de ce dernier village.
L’almamy n’envoie personne pour me saluer, ne répond à aucune
de mes lettres : son seul désir serait, je crois, de me voir m’en
retourner volontairement vers Bammako, car il n’ose pas m’en
donner l’ordre. Il est absolument convaincu que jamais il ne pourra
m’être utile pour mon voyage, quoiqu’il parle avec emphase de
ses bonnes relations dans l’est.
7 _novembre._ — Dans la journée j’ai reçu la visite de Toumané,
chef des sofa de Fourou ; il me dit revenir de la colonne où
l’almamy l’avait appelé. Samory lui a dit que j’étais en route
pour me rendre à Fourou. Il lui a donné l’ordre de m’installer
provisoirement dans le village et d’envoyer demander au chef de
Ngiélé l’autorisation de passer. Ngiélé est un grand village
dans l’est, sur la route de Kong ; il m’a déjà été signalé
par El-Hadj Mohammed Lamine de Ténetou. Si Toumané obtient cette
autorisation, il devra me faire escorter jusque-là.
Un jour il m’est interdit de quitter Tiong-i, un autre jour on me
propose officiellement de continuer ma route ! Tout cela n’est-il
pas étrange !
Un instant après, trois Sonninké de Touba sont venus me saluer. Le
chef de ces marchands est un Diabi ; ils ont traversé le Niger à
Fogny et sont venus ici par le chemin Ouola, Tiékoungo, etc. Ils
m’apprennent que la canonnière est de retour à Bammako, ayant
effectué son voyage à Tombouctou.
Ce Diabi, qui est allé six fois déjà dans le Ouorodougou, me
propose de parler aux gens de Tengréla ; il me dit de patienter,
peut-être réussira-t-il mieux que moi ; je prêche ma cause avec
chaleur naturellement, et il me quitte en me promettant de m’informer
du résultat de ses démarches ; c’est demain matin 8 qu’il se
met en route. Je lui fais cadeau d’une chechia violette, d’une
pièce de ganse blanche pour orner son boubou et d’un porte-monnaie.
Tengréla, d’après ce Diabi et mes hommes, est un peu plus grand
que Tiong-i, et bâtie dans le même genre, mais sa population est
plus dense, quoiqu’il y ait autant de terrains vagues qu’ici. En
estimant à 1500 le nombre de ses habitants, on ne doit pas être
bien éloigné de la vérité.
Tengréla est habité par des Bambara forgerons, des Siène-ré et
surtout des Mandé Dioula. Massa, fils de Ianokho, n’a, paraît-il,
pas grande influence ; le vrai chef serait Bakémory, qui est à la
tête du parti mandé dioula.
8 _novembre._ — En attendant le résultat des démarches du Diabi à
Tengréla et le départ de Toumané pour Fourou, je me suis installé
chez Basoma, qui a mis à ma disposition une case assez confortable,
mais un peu obscure. Dans le toit on a ménagé une ouverture pour
la fumée, qui s’évacue par un tuyau en terre, que l’on recouvre
d’une vieille poterie quand il pleut. A Gongoro j’ai vu une vraie
cheminée qui fait saillie à l’extérieur de la case, elle a environ
70 à 80 centimètres de largeur, sa hauteur est celle de la case. Le
feu se met devant, la fumée s’introduit dans la cheminée par une
ouverture de 60 centimètres de hauteur en forme de T renversé. A
un mètre vingt à peu près au-dessus du sol, on a ménagé une
ouverture demi-circulaire qui permet de placer la viande à boucaner
sur un gril en rondins. Pour que la pluie ne pénètre pas dans la
cheminée, le haut est fermé par des rondins de bois recouverts
de terre glaise comme le toit de la case ; la fumée s’échappe
par une ouverture ménagée sur un des flancs ou bien encore sur le
grand côté extérieur, cela dépend de l’orientation ; elle est
disposée pour ne pas être gênée par les vents. On appelle ces
cheminées _dibi_.
[Illustration : _Dibi_, type de cheminée des environs de Tengréla.]
La population de Tiong-i se compose de Bambara Kouloubari et Traouré ;
il y a aussi quelques familles siène-ré ou sénoufo ; ces derniers
sont les plus anciens habitants du village. Les Bambara ne sont
venus du Ségou qu’avec Ali Diara, dernier roi bambara du Ségou,
qui vint faire des incursions dans le Niéné vers 1845.
La domination des Bambara du Ségou à Komina et dans le Gantiédougou
n’a cessé que vers 1860. Au moment où Barth faisait son voyage
et à propos d’un itinéraire par renseignements de Nyamina à
Tengréla, il dit ceci (édition allemande, t. IV, p. 577) :
« Sur le chemin de Tengréla à Nyamina (29 courtes marches), on
atteint, le quatrième jour, un grand fleuve (probablement le Bagoé de
Caillié) sur l’autre rive duquel commence le domaine de Nyamina. »
L’occupation du Gantiédougou par les Bambara au Ségou vers 1852
est donc entièrement confirmée.
Les habitants de Tiong-i, sans être riches, ne vivent pas dans
la gêne, et la plupart de Siène-ré et Bambara sont forts et
robustes. J’ai vu cependant deux femmes atteintes d’éléphantiasis
très prononcé ; il y a aussi dans le village une dizaine d’enfants
et d’hommes qui, sans être albinos, sont d’un rouge terne,
et ont les cheveux roux sale. On désigne ces gens-là sous le nom
de _diabiyang-é_ en sarakollé et de _bala_ ou _gouambélé_, ou
_gouangouélé_ en bambara, par comparaison avec la couleur gris roux
d’une variété d’ânes, très remarquable par sa vigueur et sa
sobriété. Ces bala ne constituent pas une race, on ne constate pas
leur naissance plus ou moins fréquente parmi telle ou telle tribu
non plus, il en vient au monde indifféremment dans telle ou telle
famille, et, contrairement aux _founé_ (albinos), on n’attache
aucune croyance ni superstition à la naissance d’un de ces êtres.
On peut voir, à partir de Bénokhobougoula jusqu’à Tengréla,
toutes les coiffures imaginables chez les deux sexes. Celle de nos
clowns est une des plus répandues. Beaucoup de femmes ont la tête
entièrement rasée.
Les femmes sont laides sans exception ; elles ont toutes la lèvre
inférieure percée par une pointe en argent ou en fer qui y est
introduite à l’âge de neuf ou dix ans ; elle peut se retirer
à volonté. Caillié a déjà signalé cet ornement de la femme
bambara, près de Tengréla. Tiong-i est la limite nord où ce
_né-gué-koulou_ soit en usage ; je n’en ai vu nulle part
ailleurs. A peu d’exceptions près, tout le monde est nu ici ;
les jeunes filles, les femmes mariées, même les vieilles femmes, ne
portent que le _bila_, ceinture en coton de trois doigts de largeur
qui passe entre les jambes ; ce bila est commun aux deux sexes. Les
hommes ainsi vêtus se nomment _bilakoro_, les femmes _wakoro_.
Le bien-être relatif qui règne ici ramène le soir un peu de gaieté
parmi cette population déshéritée ; les petits enfants dansent
jusque vers neuf heures. Basoma, mon hôte, en a bien une vingtaine
à lui et à ses _woulousou_ (captifs de cases). Il leur fait un
peu de musique avec une sorte de petite harpe montée sur calebasse,
qu’on appelle _nkoni_ et qui est pourvue de cinq cordes en boyau,
tendues sur un arc en bois.
Les gamins de dix à douze ans parcourent le village avec des torches
allumées, pour chercher des _ntori_ (crapauds), à l’aide desquels
ils attrapent au bord du petit ruisseau des gueules-tapées (sorte
d’iguane). A cet effet, ils introduisent dans le corps du crapaud
une alêne droite de sellier très affûtée aux deux extrémités ; au
milieu de cette alêne, ils fixent une forte ficelle dont ils amarrent
l’extrémité à un petit piquet sur la rive. La gueule-tapée
avale le crapaud, mais quand elle se meut pour retourner dans l’eau,
elle se sent retenue par l’alêne qui s’est mise en travers, elle
se débat, et les deux pointes de la tige lui entrent profondément
dans les chairs ; les gamins l’assomment alors à coups de bâton.
[Illustration : Basoma fait danser les petits enfants.]
La préparation de la viande de cet animal est bien simple : on fait
roussir la bête sur le feu, pour en enlever la première petite peau
mince ; elle est ensuite vidée et cuite entière sur de la braise ; le
lendemain, elle est mangée froide, sans sel presque toujours, car ici
le prix du kilo de cet assaisonnement varie entre 5 francs et 5 fr. 50.
Les jeunes gens partent surveiller les cultures, vers six heures et
demie du soir ; ceux qui restent dans le village jouent de la flûte
ou du fabrésoro.
9 _novembre._ — Hier, dans la soirée, Toumané et le fils du
chef de Fourou sont venus m’annoncer leur départ pour ce matin et
prendre congé de moi. Le fils du chef de Fourou est un Sénoufou,
il s’appelle Nason ; dès son arrivée à Fourou, il va avec son
père faire les démarches nécessaires pour obtenir mon passage à
travers le Pomporo et Dioumanténé ; de là il me fera gagner Niélé,
capitale de la région Follona où règne Pégué. Un de ses frères
serait auprès de ce chef et il compte bien me faire passer.
Toumané me dit aujourd’hui qu’il vaut mieux que je reste à
Tiong-i, en attendant le résultat de leurs démarches. Je ne sais
plus que penser, je vis dans un milieu des plus effrontés menteurs,
mais que faire ? Je patiente. Si dans quinze jours il n’y a rien
de décidé, j’aviserai. Quelle triste situation !
En attendant, j’ai prié Nason de m’acheter un bœuf pour du
calicot et lui ai donné deux de mes hommes pour le ramener. Ce garçon
m’inspire confiance, mais j’ai été trop souvent trompé pour
ne pas conserver des doutes sur les prétendues démarches qu’il
va faire.
Il y a ici deux Haoussa, nommés Ahmadou et Abd er-Rahman : le premier
est de Yendi, le second d’Abéokouta ; j’ai souvent des entretiens
avec eux sur les pays que je me propose de traverser.
Les Mandé désignent les Haoussa sous le nom de Marraba, et toute
la région comprenant le Dagomba, Salaga, le Noufé, le Yorouba et
le Haoussa sous le nom de Marrabadougou.
Je n’ai pu apprendre l’étymologie de cette appellation bizarre ;
les Haoussa eux-mêmes ne la connaissent pas.
Ils parlent le haoussa entre eux, mais comprennent également le
poul, le mandé et le mossi. Ahmadou parle aussi le nago. Ce sont
des gens de ressource pour moi, malheureusement ils ne veulent pas
m’accompagner. C’est auprès d’eux que j’obtiens les premiers
renseignements sur Kong.
La date de la migration de ces Haoussa vers le Dagomba et le
Yorouba ne leur est pas inconnue, ils m’ont dit qu’elle datait
de quatre-vingts ans ; je pense qu’il faut la reculer vers 1802,
époque des guerres du Cheikh Othman.
Ce sont ces Haoussa émigrés de leur pays qui fournissent des soldats
aux troupes britanniques en garnison à Lagos et sur la côte.
Leurs _diamou_ (noms de tribu) sont : Traouré, Touré,
Sissi. Quoiqu’ils nient énergiquement tout lien de parenté
avec les Mandé, il est évident qu’ils ont jadis appartenu
à cette grande famille ; les noms de Traouré, Touré, sont des
noms de famille mandé-dioula. Quant aux Sissi (Sissibé en poul,
Sissellebaoua en haoussa), Barth en parle longuement à plusieurs
reprises ; il affirme qu’ils sont également une subdivision de la
grande famille _Wangaraoua_ (mandé) à laquelle appartiennent les
Soso et les Malinkés, et qu’ils ont oublié leur propre langue pour
adopter soit le _poul_ soit le _haoussa_. Quelques Sissi, habitant les
districts orientaux de la province de Saberma, _seuls_, ont conservé
leur idiome propre (le mandé) (Voy. Barth, édition allemande.)
Dans le Ouassoulou et dans la région Gangaran et Nouroukrou (Soudan
français), nous retrouvons les Sissi sous le nom de Sissokho ; ces
derniers se disent Malinkés, et ceux du Ouassoulou revendiquent le
titre de Foula.
Dans la case de ces Marraba j’ai vu une petite fille captive du
Yorobadougou, qui portait en guise de _doroké_ (surtout) une sorte de
fichu en coton à petites mailles de filet, dont le bas était garni
de pampilles en coton de couleur. Cet ouvrage, que j’ai examiné
de très près, est fort bien fait ; il est cependant facile de
reconnaître sa fabrication indigène.
Ces Marraba ont dans leur cour quelques pieds d’une plante qu’on
nomme _saouaran_. La racine de cette plante, pilée et arrosée de
jus de citron, donne une teinture jaune d’or, très riche, qui ne
passe pas au lavage quand elle est préparée de la sorte. Cette
plante est, dit-on, fort répandue dans le Ouorodougou et a été
rapportée de ce pays. La feuille, qui est du vert des feuilles de
bananier, est lisse au toucher et a 25 à 30 centimètres de longueur ;
chacune d’elles est supportée par une tige d’égale grandeur. La
racine ressemble au gingembre et se casse facilement. L’intérieur
est d’un jaune orange[34].
_Mercredi_ 16 _novembre._ — Je profite de mon séjour ici pour
apprendre un peu de sénoufo ; malheureusement je me trouve très mal
servi comme auxiliaire et je ne suis encore que dans une période
de tâtonnements quant au mécanisme de la langue ; les mots aussi
me donnent beaucoup de mal : il y a dans cette langue cinq idiomes,
différant assez sensiblement l’un de l’autre pour ne pas être
reconnus de suite par un profane comme moi.
Celui qui me parait le plus répandu est parlé dans le _Follona_ ;
les autres sont ceux du Kompolondougou (Kénédougou), du Mienka, du
Pomporo (environs de Papara) et des Tousia, qu’on dit anthropophages
et qui habitent à l’est des États de Tiéba ; je n’ai pas encore
pu savoir non plus quel est l’idiome qui doit être le plus pur.
Fondou, que j’ai envoyé de Bénokhobougoula à Bammako, vient
d’arriver. Il apporte une longue lettre du docteur Tautain, me
donnant quelques nouvelles et m’annonçant l’envoi d’un courrier
antérieur qui, malheureusement, ne m’est pas encore parvenu ; les
lettres de France, de ma famille et de mes amis, font défaut. Il ne
peut en être autrement : tous doivent me croire dans le cœur de la
boucle du Niger. Hélas ! il n’en est rien.
Les camarades de Bammako m’envoient par la même occasion tous
leurs journaux jusqu’au 31 août, et une bouteille de vin.
Dans la soirée, la mort de ma mule vient tristement troubler le
bonheur que je goûte à lire les journaux. Ma pauvre bête était
en pleine santé, et depuis mon séjour ici je pouvais lui donner sa
ration de mil. Vers cinq heures et demie, elle broutait le long du
tata lorsqu’elle a été foudroyée par un accès pernicieux. En
moins de dix-sept minutes elle expirait, malgré tous les soins que
j’ai pu lui donner. C’est une perte cruelle pour moi, car il
m’est impossible de me procurer une autre monture, il n’y a pas
un cheval dans toute la région.
Il est extrêmement dangereux de circuler autour de ces villages en
pisé pendant les heures chaudes, à cause de la réverbération qui
est excessive sur ces murs gris cendre ; les plus grandes précautions
sont nécessaires pour ne pas être terrassé en un clin d’œil.
Deux de mes hommes, dans la même journée, ont eu de violents accès
de fièvre.
_Vendredi_ 18 _novembre._ — J’envoie Diawé ce matin à Fourou
pour informer le chef de mon arrivée prochaine, car de jour en jour
la vente de mes marchandises devient plus difficile : il n’y a pour
ainsi dire pas d’étrangers qui passent ici, et une fois que le
village même est pourvu de ce qu’il lui faut, il est difficile de
réaliser plus d’un millier de cauries par jour ; si je n’avais
pas un assortiment très complet de tout ce qui peut se vendre dans
ces régions, il y a longtemps que j’aurais été forcé de céder
à prix coûtant pour réaliser les cauries nécessaires à l’achat
des subsistances quotidiennes.
J’ai dû interrompre pendant quelques jours mes leçons de sénoufo :
le Follona qui me servait de professeur vient de quitter pour un mois
Tiong-i. Alléchés par les cadeaux que je faisais à cet homme,
des Sénoufo du village sont venus me proposer de m’apprendre le
sénoufo parlé dans le Kompolondougou. J’ai naturellement accepté :
cela me permettra peut-être plus tard de comparer ces deux idiomes
entre eux. J’ai déjà une centaine de phrases usuelles et tout à
fait élémentaires, mais je ne les tiendrai pour bonnes qu’après
les avoir contrôlées au moins encore une fois.
_Dimanche_ 20. — Diawé revient de Fourou ; il a été bien reçu
par Yaouakha, le chef du village. Toumané, le chef des sofa, me
prie d’attendre encore quelques jours à Tiong-i ; il m’enverra
chercher quand il aura une réponse de Pégué, chef de Niélé
(Nouélé ou Ngiélé).
D’autre part le Sonninké Diabi, parti le 8 pour Tengréla, ne
m’a rien fait dire au sujet des démarches qu’il a dû tenter
pour obtenir mon passage ; décidément on ne peut avoir confiance
en personne dans ce maudit pays.
Je n’ai aucune nouvelle de la guerre. Samory se fait envoyer des
renforts de partout ; hier une cinquantaine d’hommes, dont la
moitié est armée de fusils, passait ici, venant des environs de
Maninian. Des sofa qui viennent chercher des vivres pour Kélifa,
chef de Tiong-i, me disent que Sikasso est entièrement cerné par
les diassa de l’almamy. Le même soir un Bilakoro que j’ai vu
à la colonne me dit qu’on a reconstruit le diassa de Baffa, mais
qu’à part cela la situation est toujours la même.
Deux hommes de Fourou qui sont venus vendre des nattes ici m’ont
raconté la façon dont procédait Tiéba pour ne pas trop épuiser
son pays. Des colonnes de renfort fortes d’un millier d’hommes
environ sont tirées à peu près périodiquement de chaque province
et envoyées à Sikasso. Le lendemain de leur arrivée dans le village
assiégé a lieu une sortie, dans laquelle, sans chercher à débloquer
totalement, on fait le plus de mal possible aux troupes de Samory ;
à la nuit, les hommes de Tiéba rentrent dans le village ; Tiéba
les remercie et les renvoie chez eux en leur donnant l’ordre
de dire à tel autre district d’envoyer ses hommes dans une
quinzaine de jours. A l’aide de ces envois de troupes de renfort,
il n’épuise pas sa garnison de défense et a l’avantage de
lancer des troupes fraîches et vigoureuses contre les troupes de
l’assaillant, fatiguées et épuisées, d’abord par les combats
continuels qu’elles sont forcées de livrer, ensuite par le manque
de nourriture et de confort. C’est ce qui explique les succès que
remporte souvent l’assiégé.
_Lundi_ 21. — On a apporté aujourd’hui à Basoma, qui est
forgeron, quelques boucles d’oreilles en or, en le priant de
les faire sécher légèrement au feu[35] et d’en apprécier la
valeur. Le vendeur en demandait 70 _ba_, c’est-à-dire 70 fois
800 cauries, ce qui représente ici 140 francs en argent. Basoma
a conseillé au chef de village de n’en donner que 120 francs en
disant qu’à ce prix il ferait une bonne affaire. Curieux d’en
connaître le poids exact, j’ai pesé ces trois anneaux : leur poids
total atteignait 29 grammes, ce qui représente en France une valeur
de 87 francs. Le prix de revient ici est donc de 4 francs le gramme,
comme je l’avais déjà constaté une fois à Ouolosébougou et
l’autre fois à Ténetou, où j’avais demandé également à
acheter deux boucles d’oreilles.
Basoma, mon hôte, est forgeron : je suis donc bien placé pour
examiner sa forge, sa façon de travailler et ses outils.
Outre le soufflet portatif, qui est composé de deux peaux de bouc
communiquant avec un vieux canon de fusil, Basoma possède un vrai
soufflet fixé à demeure dans la forge.
Ce soufflet consiste en un grand compartiment charpenté en bois
recouvert de terre glaise. L’extrémité qui communique avec le
brasier est en argile fortement recuite ; sur ce compartiment sont
ménagés deux trous ronds dans lesquels on a maçonné le rebord
de deux vieux pots à cuisine ; sur ces vieux pots sont noués deux
morceaux de peau de mouton qui, alternativement soulevés et abaissés
par un gamin accroupi sur le soufflet, donnent le vent.
Les enclumes sont des morceaux de fer pesant 3 à 4 kilos, enfoncés
dans un bloc de bois ; la surface sur laquelle on forge n’excède
pas 30 centimètres carrés. Les marteaux ne sont autre chose qu’une
barre de fer de 30 centimètres de long, du poids de 1 à 2 kilos. Des
limes grossièrement fabriquées, de petits ciseaux à froid non
emmanchés, des pinces, un ou deux chasse-pointes et de la braise
constituent tout ce qui est nécessaire à ces ouvriers d’art pour
faire des grenadières de fusil, des vis, des hachettes, herminettes,
houes, faucilles, etc., et pour retremper les ressorts de fusil. Les
_noumou_ sont aussi bijoutiers ; ils font des anneaux en fer, en
cuivre et en argent, soit directement, soit par la fonte ; dans ce
dernier cas ils font le moule en cire. Tout cela est grossièrement
fabriqué, et ne peut en aucune façon être comparé au travail des
forgerons du Sénégal.
Dans la même case, il y avait toujours un ou deux _saggué_ (ouvriers
en bois) occupés à creuser des calebasses et à confectionner des
manches d’outils.
Pour creuser, ils emploient une série d’herminettes d’un tracé
plus ou moins courbe. La plus petite n’a qu’une poignée en bois
au lieu d’un manche. Pour la confection des écuelles, les _saggué_
emploient le bois du _cé_ et du _diala_. Pour les manches, c’est
le _lengué_ et le _sounsoun_.
_Vendredi_ 25. — J’envoie trois de mes hommes au marché de Fourou
avec des marchandises, car décidément ici je n’arrive plus à
vendre assez pour me procurer des vivres. Diawé, mon domestique,
doit également demander à Toumané si oui ou non je puis me rendre
à Fourou. Je ne peux pas indéfiniment rester ici, il me faut à tout
prix sortir du pays de l’almamy : voilà près de six mois que je me
traîne dans cette ruine perpétuelle, il y a longtemps que je devrais
être à Kong si ce n’était le mauvais vouloir de Samory, qui,
au lieu de me faciliter mon voyage, n’y a mis jusqu’à présent
que des entraves.
_Mardi_ 29. — Mes hommes sont revenus avec 7000 cauries et
l’autorisation d’aller à Fourou. Toumané leur a dit qu’il
serait enchanté de me voir ici. C’est à n’y rien comprendre. Je
m’empresse de profiter de cette autorisation et prépare tout pour
mon départ, fixé à demain soir.
_Mercredi_ 30. — A neuf heures du soir, par un magnifique clair
de lune, je me mets en route à pied. Une bonne partie du village de
Tiong-i a voulu me faire ses adieux ; femmes, enfants et vieillards
sont devant la porte du village pour me serrer la main et me souhaiter
bon voyage.
« Que Dieu te donne bientôt un cheval ! disent-ils.
— Que Dieu te ramène en bonne santé à ta mère !
— Que Dieu fasse que ton chemin soit bon ! »
Je réponds à toutes ces marques de sympathie par le mot consacré :
_amina_, qui veut dire _amen_.
Quelques vieilles femmes disent à voix basse. « Pauvre blanc,
jamais il ne reverra son pays, son village est déjà trop loin,
et il va encore dans des pays que nous ne connaissons même pas. »
J’ai été frappé de trouver tant de sympathie parmi une
population aussi arriérée et sans religion, car il y en a fort peu de
musulmans. Tous les hommes portent cependant un chapelet en grossière
verroterie comprenant un nombre variable de grains. A ce chapelet sont
fixés le petit pinceau à tabac à priser, la spatule à tabac et un
petit crochet en fer ou en cuivre qui sert à se nettoyer le nez. Ces
trois objets font essentiellement partie du costume du Bambara de
ces régions, même quand il n’a pas de pantalon. Des prières,
ils n’en connaissent point, et personne ne fait le salam.
Comme partout ailleurs, il est défendu par l’almamy de faire
du _dolo_ (bière de mil) : les habitants ne s’en consolent pas
facilement, et souvent les vieux se plaignaient à moi de l’ennui
que la privation du dolo leur causait. Un jour que Basoma gémissait
plus que de coutume, je lui proposai de me faire du dolo pour moi ;
il saisit cette occasion qui s’offrait à lui et dit aux autres
hommes, qui l’approuvaient : « En effet, l’almamy nous a défendu,
à nous, de boire du dolo, mais la défense ne peut pas s’étendre
à ce blanc, puisque dans son pays on boit beaucoup de dolo ».
S’appuyant sur cette bonne raison, maître Basoma me faisait de
temps à autre une calebasse de dolo. Ce jour-là, je recevais la
visite de tous les vieux, qui, dans un coin de ma case, en buvaient
un verre avec bonheur.
Tous les voyageurs ont décrit le dolo, je ne reviendrai pas
là-dessus : c’est une bière faite avec du mil, du sorgho, du maïs
ou du fonio. Dans les postes de notre Soudan où la ration de vin est
insuffisante, beaucoup d’officiers en font leur boisson de table
et ne s’en trouvent pas mal. Le dolo est connu dans l’Afrique
entière. Les voyageurs le signalent dans l’Afrique orientale aussi
bien qu’en Cafrerie, où il porte le nom d’_n’chimmian_. Tous
les peuples s’en attribuent l’invention ; les Bambara disent que
c’est une boisson mandé ; son invention remonterait fort loin et
serait attribuée à une femme nommée Niabélé.
Aussi, quand les vieux bambara sont assis autour d’une grande
calebasse de dolo, jamais ils ne portent aux lèvres le _konsoro_
(petite calebasse à manche servant de verre) sans le promener
circulairement au-dessus du vase en prononçant les paroles suivantes :
« _Niabélé n’soma ! Bamanao mousso, kabacoro ouossi_ », ce
qui veut dire : « Niabélé encore ! Femmes Bambara, vos aisselles
vont suer (car il vous faudra récolter beaucoup de mil) » ; cette
dernière partie de la phrase est sous-entendue.
Les gens de Tiong-i, à défaut de dolo, préparent une boisson avec
du tamarin et du piment. Avant chaque repas ils boivent une petite
calebasse de cette boisson, qui est rafraîchissante et ne fait pas de
mal aux Européens ; mais il faut cependant se garder d’absorber le
fond de la calebasse, qui est trop chargé de piment et produit une
légère inflammation des voies urinaires. On appelle cette boisson
_tombidji_ (eau de tamarin).
Basoma, mon hôte, est on ne peut plus superstitieux. Tous les jours
je découvrais chez lui une nouvelle pratique plus bizarre encore
que celle de la veille. C’est ainsi qu’il ne mettait jamais son
pantalon sans cracher dedans, ne s’asseyait ni sur un tabouret, ni
sur un banc, sans également y cracher. En se levant il ne manquait
jamais de retourner son siège.
Beaucoup de ces pratiques sont des sentences mal appliquées dont les
gens font usage sans savoir à quoi elles servent. C’est ainsi que
le soir, dans les villages, on renverse les mortiers à piler le mil ;
si vous en demandez la raison, on vous répondra invariablement :
« Cela porte bonheur », ou bien encore : « C’est la coutume du
pays ». La raison est tout à fait logique : on les retourne pour
ne pas les laisser mouiller en dedans par la pluie ou la rosée et
les empêcher de pourrir.
D’autres maximes ou sentences, qu’on pourrait réellement attribuer
à des sages, sont appliquées aussi d’une façon bien originale.
En voici quelques exemples :
1o « Conserve toujours une grappe de sorgho dans ton grenier. »
C’est-à-dire : « Sois prévoyant, conserve toujours quelques
provisions ». Les Bambara observent ce sage précepte en suspendant
dans leur case une grappe de sorgho, laquelle grappe donne au plus
un kilo de mil et n’est renouvelée que tous les deux ou trois ans,
quand on refait la case ou le toit.
2o « Ne passe jamais avec une marmite devant des gens sans
t’arrêter près d’eux. »
Celui-ci peut se traduire par : « Ne passe pas avec des mets
préparés devant les visiteurs sans les convier à partager ton
repas ».
Ce charitable conseil est suivi en s’arrêtant devant tout le monde
quand on transporte un chaudron vide, par la bonne raison que le noir
ne circule jamais avec un chaudron plein. Celui-ci serait trop lourd,
trop chaud, et puis il est dépourvu d’anses, ce qui en rend le
maniement difficile.
3o « Celui qui boit dans la même calebasse que son cheval aura
beaucoup de chevaux. »
Ce dernier précepte, emprunté aux Maures et aux Diawara, est
destiné aux éleveurs de chevaux pour les engager à veiller sur la
nourriture et la boisson de leurs bêtes, le cheval étant un animal
très délicat et auquel il faut beaucoup de soins. Cette prescription
est si rigoureusement observée par les Bambara de Ségou, qu’ils
boivent l’eau restant dans la calebasse quand le cheval a fini de
boire. Ils sont persuadés que cela suffit pour augmenter le nombre
de leurs montures.
[Illustration : Vieux buvant du _dolo_.]
4o « De temps en temps donne un peu de ton superflu aux autres. »
Cette prescription est observée par les musulmans et les idolâtres
de la façon suivante :
De temps à autre le noir achète une calebasse de niomies ou de
pistaches et envoie dans le _village_ un de ses hommes distribuer des
friandises à tous les gamins qu’il rencontre. Il n’emploierait
jamais la même somme pour faire l’aumône à un malheureux.
★
★ ★
Basoma et quelques hommes armés m’ont accompagné jusqu’à 3
kilomètres du village ; là attendaient une quinzaine de personnes,
hommes, femmes et enfants, qui m’ont demandé à marcher avec moi,
le chemin étant pillé par les gens de Nangalasou et des environs,
qui attaquent tous ceux qui s’y aventurent peu ou point armés.
On traverse deux ruines et le petit ruisseau qui passe près de
Zambougou ; après on entre dans la grande plaine herbeuse dans
laquelle coule le Bagoé, que nous atteignons à deux heures et demie
du matin.
Quoique les noirs aient allumé de grands feux, aucun d’eux n’a pu
dormir : les nuits sont déjà trop froides pour eux. Le thermomètre
a marqué 11 degrés au-dessus de zéro. Ce qui fait une différence
de près de 40 degrés avec la température du jour.
_Jeudi_ 1er _décembre._ — Ce matin de très bonne heure, deux coups
de fusil attiraient l’attention du passeur, qui commençait bientôt
le transbordement avec son unique pirogue. Le Bagoé, ici, est un
peu moins large que l’autre bras, connu sous le nom de Banifing,
qui passe à Ouarakana : il n’a que 65 mètres de largeur, quoique
très profond, et son cours est beaucoup plus long que celui de son
principal affluent[36]. Elle traverse tout le Ouorodougou et vient
des environs de Touté ; le passeur m’a dit qu’il n’avait pas
entendu parler de chutes, ni en amont ni en aval ; mais il ne se fait
aucune communication par eau dans toute cette région.
En sortant du Ouorodougou, le Bagoé sépare les États de Tengréla
du Follona, le domaine de Tiéba de celui de Samory, et se dirige sur
le Ségou. Un peu en amont du gué du Kouralé, le Bagoé reçoit
le Baoulé. A eux deux ils forment le bras secondaire du Niger,
qui atteint le cours principal à Mopti.
Je quittai de bonne heure les rives du Bagoé afin d’arriver
à Fourou avant la grande chaleur. Il n’y a des arbres que sur
les berges mêmes de la rivière ; la rive droite, plus élevée,
n’est jamais inondée, et le pays n’a pas l’aspect désolé de
la rive gauche.
A 1 kilomètre du Bagoé se trouve le petit village de Lolé ; les
environs sont bien cultivés ; il y a des plantations de tabac et
partout de grands champs d’ignames, qui sont bien soignés. Entre
deux alignements est creusé un large sillon au-dessus duquel sont
placés quatre échalas qui se croisent en faisceau au sommet et qui
sont destinés à supporter les liserons de quatre pieds d’ignames.
Du Bagoé jusqu’à Fourou, les cultures se succèdent presque sans
interruption ; elles sont cependant coupées d’espaces dévastés
par une espèce de termite qui habite dans des terrains d’argile
grisâtre et qui construit des termitières en forme de champignon.
★
★ ★
Les indigènes utilisent les termites et termitières de la façon
suivante : les champignons sont coupés à la base et portés dans le
village ; là ils sont concassés et les termites donnés en nourriture
aux poules ; la terre est conservée et sert à la construction des
cases ou des magasins à mil. Quand la terre est d’un beau gris
cendre, elle est lavée, bien triturée et calcinée, et mangée par
les femmes enceintes. On en trouve à acheter des petits lots sur
les marchés.
Dans beaucoup de villages, pour ne pas avoir la peine d’aller
chercher cet insecte bien loin, les habitants procèdent de la façon
suivante : après avoir enlevé les herbes dans un endroit quelconque
près du village, on y jette de la bouse de vache séchée et des épis
de maïs dont le grain a été enlevé ; au bout de quelques jours,
le termite fait son apparition ; on dispose alors, en cet endroit,
de vieux chaudrons en terre, renversés : l’insecte y construit
immédiatement des galeries, et cinq ou six jours après, quand le
chaudron est plein, on l’emporte dans le village avec les termites
qu’il contient.
Quand ce termite envahit un terrain, il est impossible de songer à
en tirer parti ; il est plus nuisible que celui qui construit les
termitières gigantesques de 2 à 3 mètres de hauteur. Ce dernier
se plaît dans les argiles jaunes, que les indigènes recherchent
pour confectionner leur poterie.
Quand ces termitières sont évacuées par l’insecte, l’intérieur,
complètement creux, se couvre de salpêtre qu’on récolte pour la
fabrication de la poudre.
Au commencement de l’hivernage, les termites, qui construisent les
gros tumulus, se transforment en fourmis ailées ; ils sortent de
terre de tous côtés ; les cases, les villages en sont infestés.
Cette invasion donne lieu à des réjouissances et, en quelque sorte,
à des fêtes, car on leur fait une vraie chasse, suivie d’orgies ;
partout on allume des feux, auxquels ils viennent se brûler les
ailes ; gamins et femmes les retirent du feu et les ramassent
soigneusement pour les faire frire au beurre de vache ou au beurre
de cé ; ce mets, réputé délicieux, est donné aux enfants, comme
très délicat et très recherché.
Les souris et les lézards, sommairement grillés, forment aussi un
des plats les plus appréciés de cette région.
Voici les noms sous lesquels on désigne les termites ailés :
Dans le Ouassoulou _Mouri_.
— Bélédougou _Milli_.
— Kaarta _Mama_ (ancêtre).
Chez les Kagoro du Kaarta _Mantombo_.
— les Mossi _You_.
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★ ★
En arrivant à Fourou, Toumané, le chef des sofa, me fit installer
dans le village de Iawakha, chef de Fourou. L’accueil que me fit la
population, sans être enthousiaste, était cependant bienveillant ;
on m’envoya quelques cadeaux.
La ville de Fourou, distante du Bagoé de deux petites heures de
marche, est composée de trois villages, dont un très gros et deux
plus petits.
La densité de la population de ces trois villages est considérable ;
les cases sont bondées d’habitants. Comme à Kourala, les rues sont
très étroites. A tous les carrefours il y a des abris couverts où
se rassemblent les oisifs pendant les heures chaudes de la journée
et jusque dans la soirée. La population totale de ces trois villages
s’élève à 3000 habitants au moins.
Les deux petits villages sont simplement entourés d’un tata
ordinaire ; quant au village principal, son système de défense
est plus compliqué : tous les groupes de cases sont fortifiés. En
différents endroits il y a deux ou trois murs d’enceinte ; vers
le sud on a ménagé deux secteurs fermés par une large coupure
qui permet aux assiégés de se mettre rapidement à l’abri en
s’écoulant sur chaque flanc de la coupure après une sortie
malheureuse. Le petit bois est traversé par un ruisseau, met le
village absolument à l’abri d’une attaque par l’ouest ; jamais
l’assaillant n’oserait s’aventurer dans cette petite forêt
vierge, d’abord parce qu’il est extrêmement difficile d’y
circuler, ensuite parce que les gens de Fourou ne négligeraient pas
d’y tenir constamment des hommes armés.
Entre les enceintes sont disposés cinq parcs à bœufs ; ils
contiennent ensemble 800 têtes de bétail (taureaux, vaches,
veaux). Mon hôte possède, à lui seul, 63 têtes et 38 veaux ;
il y a aussi, dans chaque enceinte, quelques puits et des fours à
chauffer les bois d’arc, afin de les bander plus facilement.
[Illustration : Croquis des trois villages de Fourou.]
C’est aussi là que se trouvent les forges et les cages à
tisserands, qui sont très nombreuses ici.
Comme presque tous les villages, Fourou est remarquable par la
malpropreté de ses voies de communication ; il y a des amas d’eau
croupie et des tas d’ordures de tous côtés ; les habitants sont
cependant assez propres.
A l’entrée de quelques groupes de cases se trouve une construction
en terre qui comporte généralement deux petites cases de 1 m. 50
de hauteur, ornées sur toutes les faces de grossières têtes de
bœufs en relief.
La première de ces cases n’est, en quelque sorte, que le vestibule
de la seconde ; l’entrée n’est pas fermée, et à droite et à
gauche sont placées quelques calebasses et poteries. Elle communique
avec la case ronde par une petite porte en bois fermée à clef ; dans
cette seconde case est suspendu un gros sac en cotonnade du pays qui
renferme les os et les plumes des poulets égorgés à l’occasion
des repas funéraires ; les calebasses servent à apporter les mets
préparés à l’intention des morts.
[Illustration : Un carrefour de Fourou.]
Ce culte des morts paraît exister chez toute la famille mandé.
Les Malinké et les Bambara de la rive gauche du Niger font aussi
des offrandes, mais avec moins de cérémonies. Quand il survient à
l’un d’eux un événement important, bonheur ou malheur, tels que
mariages, naissances, maladies graves, etc., il délaye une petite
quantité de farine de mil ou de maïs dans de l’eau et en asperge
le sol de sa case en disant : « Voilà pour mon père, ou ma mère,
ou mon frère », etc. Si c’est en voyage que se fait cette offrande,
la nourriture est projetée par petites pincées sur le mur extérieur
qui entoure l’habitation et, mieux encore, sur le tata du village
face à la campagne.
Dans quelques endroits retirés, près des tata, à l’intérieur
des villages et dans les champs, on voit également de petites cases
dans chacune desquelles est suspendu un sac contenant divers objets ;
ces sacs sont destinés, m’a-t-on dit, à préserver le village et
les habitants des esprits malfaisants qui errent autour du village
pendant les nuits noires ; on nomme ces esprits _soubakha_ (en mandé)
et _ouarra_ (en siène-ré).
Par soubakha ou ouarra, les Mandé en général désignent tout ce
qui peut inspirer la terreur pendant la nuit ; les chats-huants et
tous les oiseaux nocturnes sont des soubakha. Si, dans la nuit, un de
ces animaux se perche sur un arbre du village et fait entendre son
cri, c’est signe de mort d’homme prochaine. Cette superstition
existe encore dans beaucoup de nos campagnes ; on s’en inquiète
cependant moins qu’ici, où tel homme qui ose tirer un coup de
fusil sur l’arbre où l’oiseau est perché est considéré comme
un héros. Circuler la nuit sans clair de lune est regardé par ces
gens-là comme un acte d’une témérité extraordinaire ; aussi
jamais les indigènes n’attaquent de nuit.
Cette terreur est soigneusement entretenue par certains individus,
sorte de sorciers qui se livrent nuitamment à des actes extravagants,
et circulent avec des feux en poussant des cris rauques. Ces
gens-là sont-ils simplement atteints d’insomnie ou d’aliénation
mentale ? Je ne le crois pas ; c’est plutôt une vieille coutume
qui a pour but d’empêcher de circuler la nuit dans le village et
dont profitent quelques loustics pour semer la crainte et se faire
passer pour sorciers, comme les kéniélala.
Les mœurs sont très légères à Fourou : nous y étions à peine
depuis trois jours, que tous mes hommes étaient en possession d’une
amie au vu et au su de tout le monde. Contrairement à ce qui se passe
dans nos pays civilisés, une jeune fille qui a un enfant n’est
pas déconsidérée chez les Siène-ré : au contraire, elle trouve
plus facilement à se marier, puisqu’on est sûr qu’elle n’est
pas stérile.
Les cases servant d’habitation sont, ou rondes à toit de chaume,
ou carrées avec toit plat, mais moins bien soignées que celles
des Bambara que j’ai vues à Sanancoro. L’extérieur n’est
pas ornementé du tout ; à l’intérieur seulement il y a quelques
dessins en relief, parmi lesquels la tête de bœuf domine.
Ceux qui ornent la case représentée à la page suivante figurent
un homme à cheval, un oiseau à quatre pattes, un homme, une
gueule-tapée, un siège.
J’ai peu vu de meubles chez le chef du village ; il y a cependant
six lits en diala, _d’une seule pièce_, dont je donne un croquis.
Ils sont grossièrement équarris, mais le dessus est d’un poli
rendu brillant par l’usage.
Les tisserands, assez nombreux ici, font, outre des bandes de coton
blanc très fin, une autre étoffe rayée de bleu et de blanc dont
ils semblent avoir la spécialité et qui est recherchée par les
marchands ; on la nomme _kani-fini_. Les teintures à l’indigo
obtenues ici sont d’un bleu terne, inférieur à celles des noirs
du Sénégal.
Les Sénoufo emploient pour teindre leurs étoffes, outre l’indigo,
la couleur brune tirée d’un arbrisseau appelé _bassi_ chez les
Malinkés et _raat_ par les Toucouleur, mais ils l’emploient plus
légère, plus claire. Une fois l’étoffe teinte, on l’étend sur
une calebasse ou sur une planche bien unie et l’on y dessine en noir,
à l’aide d’une tige de mil taillée grossièrement en plume, des
losanges, des carrés, des triangles, etc., qui forment généralement
des damiers irréguliers. Le noir employé à cet effet est obtenu
par de la terre ferrugineuse ramassée dans le lit des marigots et
déposée pendant quelque temps dans de vieux chaudrons en terre. On
obtient ainsi une sorte de couperose (sulfate de fer).
Les forgerons, appelés en sénoufo _toumono_, ne s’occupent
exclusivement que de l’extraction et de la préparation du fer. Le
cubilot, de petite dimension, est mis quelquefois directement en
contact avec le soufflet de forge pour qu’on puisse à volonté
ralentir ou activer le feu. Ces cubilots ne peuvent donner qu’une
très petite quantité de fer, aussi les toumono ont-ils des hauts
fourneaux en terre glaise de grande dimension dans les endroits où
le minerai est abondant. Le tirage obtenu avec des tuyères n’est
pas assez puissant pour leur permettre d’obtenir de la fonte, qui
est absolument inconnue chez eux. Contrairement aux hauts fourneaux
qu’on voit généralement, ils ne sont pas ronds, mais carrés et
surmontés d’un tuyau rond de 60 centimètres de hauteur. Aux deux
angles diamétralement opposés sont élevés deux grands contreforts
en terre munis de marches permettant aux individus qui chargent le
fourneau de monter facilement le minerai.
Les toumono fabriquent les outils, la batterie de cuisine, réparent
les fusils, mais ils ne font aucun bijou en or, argent, cuivre ou fer :
c’est ici une spécialité dont ne s’occupent que les _fono_ (sorte
de bijoutiers) ; ceux-ci font aussi de grossières sonnettes en cuivre.
[Illustration : Figures dans l’intérieur des cases et lit.]
La poterie est polie intérieurement avec des gourmettes en fer
fabriquées par les fono.
★
★ ★
Iawakha, le chef de Fourou, auquel j’ai déjà fait visite plusieurs
fois, m’a envoyé une belle génisse ; le jour de mon arrivée,
mon hôte m’a donné à plusieurs reprises du mil et du maïs.
Quand je me promène, tous les habitants me saluent par le mot
_Diarabasou_ (c’est le Diara du Sénoufo). Décidément ce surnom
me suivra pendant tout mon voyage.
Je n’inspire pas la défiance à ces braves gens, mais quelques
amis parlant le mandé sont venus me confier qu’il me fallait
éviter de regarder dans les puits, quelques femmes craignant que
je ne sois capable de jeter un sort au pays. On m’a également
prévenu de ne laisser traîner aucun papier aux abords du village et
de n’en faire usage sous aucun prétexte : c’est ainsi qu’une
pièce d’étoffe offerte au chef et qui était munie d’une belle
étiquette m’a été retournée. On ne l’a reprise que dépourvue
de l’étiquette. L’explication de ce refus était pour eux bien
simple : ils craignaient que l’étiquette et l’écriture ne leur
portassent malheur.
_Lundi_ 5 _décembre._ — C’était aujourd’hui grand marché :
il régnait ici beaucoup d’animation. Pendant toute la matinée,
des vendeurs et des acheteurs arrivaient en foule. A midi le marché
battait son plein ; il y avait à ce moment un millier de personnes
(acheteurs et vendeurs).
Voici, en tout, ce qu’il y avait en vente en chiffres ronds avec
le prix de vente :
Fr. c.
1000 kilogrammes de sorgho (principalement du
_bimbirri_), valeur en cauries des 100 kilogrammes. 5 60
500 kilogrammes d’arachides, le kilogramme 0 75
500 kilogrammes d’ignames, le kilogramme 0 15
150 kilogrammes de sel (6 barres) (la barre 50 ba), prix
du kilogramme, de 3 fr. 50 à 4 »
20 rouleaux de cotonnades du pays. _Prix variables._
20 kilogrammes de graines de _da_ (chanvre indigène,) le
kilogramme 1 25
60 kilogrammes de coton brut (je n’ai pu apprécier
exactement le prix, mais il est cher).
100 pièces de poterie (fabrication indigène). _Prix
divers._
30 nattes dites _débé_, la natte. 1 »
200 kilogrammes de maïs, le kilogramme 0 10
20 kilogrammes indigo, et environ 10 kilogrammes de tabac.
Quelques couteaux, outils, stylets en corne pour les chevaux, aiguilles
de fabrication indigène, pas d’étoffe du tout, pas d’articles
européens. Tous les condiments connus y figuraient par petits lots,
ainsi que de la viande en brochette.
Pas de bétail : il se vend tous les jours ; on s’adresse directement
au propriétaire. La pièce de 5 francs en argent vaut (_ba foula
kémé dourou_) 2000 cauries. Il y avait peu de beurre de cé ;
il ne se vend pas ici en pain, c’est en boulettes de la grosseur
d’une noix ; chaque boulette coûte deux cauries. A quatre heures,
le marché est terminé, à peu près tout est vendu.
Une grande activité régnait autour des marchandes de _maumi_
ou _niomi_, qui étaient au nombre d’une trentaine. On fait des
niomi avec de la farine de fonio, de maïs, de sorgho, de toutes
les variétés de mil et de riz. La farine est délayée la veille
dans de l’eau, ce qui lui donne un goût un peu sûr ; on ajoute
généralement un peu de farine de graine de coton. Une cuillerée de
cette pâte liquide placée dans une petite soucoupe en terre avec
un peu de beurre de cé est mise sur un feu vif ; la galette ainsi
obtenue se nomme _niomi_. Les femmes en confectionnent de grosseurs
variables, dont le prix est de 2, 3, 4 ou 5 cauries. Avec la farine
de _soso_ (haricots) on fait ici des beignets frits dans de grosses
marmites en terre pleines de beurre de cé ; on les nomme, en sénoufo,
_tenteng-o_.
Quand on réussit à s’accoutumer aux niomi, c’est une grande
ressource pour l’Européen voyageant dans ces régions, car le
matin, avant le départ des villages, on trouve presque toujours à
en acheter, et l’on évite ainsi de partir à jeun ou simplement
avec un verre de thé sans sucre.
Il se tient aussi un marché quotidien, où l’on trouve surtout
des condiments, du sel ou du bois. Le bois est coupé en bûches
régulières de 80 centimètres de longueur environ et d’un
équarrissage de 5 à 6 centimètres ; il se vend à très bon marché.
J’ai vu deux comestibles que je ne connaissais pas : le premier
est un tubercule ressemblant par la grosseur et la pelure à la
pomme de terre ; il se nomme _donna_ en sénoufo. On le mange cuit
à l’eau. L’intérieur, d’un blanc verdâtre, ressemble comme
goût à la pomme de terre venue en terrain humide. La chair est
plutôt aqueuse que farineuse. J’ai trouvé ce légume inférieur
à l’igname. Il ne m’a pas été possible de voir des plants,
ni même des feuilles. Sa culture semble s’être localisée à
Fourou et aux environs.
Le deuxième est une sorte d’arachide qui vient sans
coque. L’intérieur est un peu laiteux et sucré. Ce fruit ne
ressemble en rien au haricot arachide. On le nomme en sénoufo _mouné_
et en mandé _ntokho_. Je n’ai encore rencontré aucune culture de
ce nouveau comestible ; il n’y en a pas à Fourou même, mais dans
les villages des environs.
En résumé, ce village offre de grandes ressources, et l’on peut
y vivre à des prix raisonnables. Un beau bœuf coûte 40 francs,
un mouton 10 francs, un poulet 1 franc, les œufs 5 centimes,
le miel brut 2 fr. 50 le kilo. Mon convoi se compose encore de 10
personnes, 13 ânes et 2 bœufs porteurs. J’arrive ici à le nourrir
convenablement, avec viande, sel et mil pour animaux, à raison de
5 fr. 50 par jour.
Quelle différence avec les pays ruinés que je viens de
traverser ! Quand je songe qu’à Ouolosébougou, le riz ou le
mil seul pour moi et mes hommes me coûtait 12 francs par jour,
sans viande, sans sel, et pas de mil pour les animaux. Qu’aurait
pensé Barth, qui, à Dôre, se récrie sur la cherté des vivres
et dit qu’il dépense tous les jours 400 cauries (40 centimes)[37]
pour la nourriture de ses trois chevaux !
Mais une des grosses ressources de Fourou pour l’Européen est
sa production d’ignames. Il en existe une quinzaine de variétés
plus ou moins farineuses ou filandreuses. Certaines ne sont bonnes
que cuites à l’eau et au sel, d’autres grillées, etc. C’est
une racine très nutritive. Elle peut se manger en ragoût, en purée
ou encore sautée au beurre. On en fait aussi d’excellents gâteaux.
Les indigènes mangent surtout l’igname bouillie et pilée avec
une sauce de _to_ (_lakh lalo_ des Wolof) au piment, à l’oseille,
à la feuille de baobab ou de haricot, etc.
Quand l’Européen arrive à s’assimiler cette préparation, il
est sauvé, car l’igname et la patate sont quelquefois difficiles
à digérer pour les estomacs un peu débilités.
Fourou et ses deux villages alliés (Lolé et Garamoukourou) avaient
été pendant bien longtemps indépendants, grâce à leur situation
géographique, qui leur donne pour limites : à l’ouest et au sud,
le Bagoé ; au nord et à l’est, une grosse rivière, le Banifing. Ce
dernier cours d’eau traverse une large bande de terrain dont les
villages, situés à l’extrême limite des États de Tiéba, ont
été rarement mêlés aux luttes qui se soutenaient entre Tiéba et
Pégué, le chef de Niélé.
Iawakha doit se faire craindre aux environs, et les gens de Fourou
ont gardé la réputation de n’être pas commodes.
Depuis le commencement de la guerre avec Tiéba, Samory a fini par
gagner l’amitié du fils du chef de Fourou, grâce à quelques
cadeaux de captifs et surtout en lui donnant le titre pompeux de fils
de roi, ce qui flatta son amour-propre. Nason est un jeune homme de
vingt-quatre ans ; il a influencé son père, qui est très âgé,
et bientôt est survenue une sorte d’accord entre lui et l’almamy,
qui, en échange d’une neutralité, promit de laisser vivre en paix
les gens de Fourou et de ne pas toucher à leurs biens.
Quelque temps après, Samory, sous prétexte de protéger Fourou
des entreprises des gens de Tengréla, alliés de Tiéba, envoya
Toumané avec une dizaine de sofa y tenir garnison. Ce Toumané est
un Ouassoullounké Sankaré et le frère de Kélifa, dougoukounasigui
de Tiong-i.
Les sofa et Nason emmenèrent, il y a plusieurs mois, une cinquantaine
de guerriers à la colonne ; ils n’y restèrent que quelques jours
et désertèrent dès que l’occasion s’en présenta. Enfin,
dernièrement, sur les instances de Samory, un frère de Nason est
allé faire des ouvertures à Pégué, pour l’engager à seconder
l’almamy contre Tiéba, ou au moins obtenir sa neutralité.
Pégué, qui a été battu par Tiéba il y a un an environ, et qui a
dû payer à ce dernier, comme contribution de guerre, 120 chevaux
et 1000 captifs, dit-on, est sur le point d’accéder aux désirs
de l’almamy. Hier sont arrivés six hommes de Niélé ; ils se
rendent à Sikasso pour ramener à l’almamy deux femmes de chefs
prises par Tiéba et vendues à Niélé.
Le chef de ces envoyés, un Ouattara qui porte une barbe comme un
sapeur, est venu me voir ; il ne m’a pas surpris en me disant que
Toumané _n’avait rien fait pour moi_ et que c’était tout à
fait par hasard, à Dioumanténé, qu’il avait appris mon séjour
à Fourou. De sorte qu’à l’heure qu’il est, ma situation est
la même qu’il y a trois mois : l’almamy n’a rien fait et ne
fera rien pour moi. Il m’est impossible de quitter Fourou dans ces
conditions ; ces gens-là n’ont pu venir ici que grâce à leur
qualité d’envoyés de Pégué. Personne d’autre n’est venu à
Fourou depuis longtemps, et moi moins que tout autre, grâce à ma
qualité de blanc, je ne pourrais atteindre Niélé sans l’appui de
Pégué, car nous sommes tellement redoutés dans ce pays que notre
bravoure frise la légende : pour ces gens-là, un blanc, serait-il
tout seul, vaut une armée !
Ce Ouattara part le 9 ; il mettra cinq jours pour aller à Sikasso,
y restera probablement une huitaine de jours en pourparlers, ce
qui mettra son retour ici vers la fin du mois. « Alors, dit-il, je
partirai demander à mon maître la permission pour toi de passer,
et je crois que tu l’obtiendras, car nous sommes déjà amis avec
toi. » Tout cela est très joli, et si je suis sorti du pays de
l’almamy pour le 1er février, j’en serai encore fort aise. Pourvu
que Samory, afin de se venger de ne pas recevoir de renforts de
Bammako, n’aille pas influencer ces braves gens, qui, jusqu’à
présent, paraissent animés des meilleures intentions à mon égard !
En attendant, je n’ai qu’à me livrer avec ardeur à l’étude
du sénoufo, car, après quelques journées de marche dans l’est,
il faudra que je me familiarise avec l’idiome des Samokho. Si Dieu
me conserve la santé, je suis décidé à patienter tant qu’il
le faudra.
_Mercredi_ 7 _décembre._ — J’ai parlé plus haut de la façon
dont l’almamy s’est ingéré habilement dans les affaires de
Fourou. Saura-t-il se maintenir ici, et, s’il s’y maintient, le
pays restera-t-il ce qu’il est ? J’en doute. Les sofa se livrent
à toutes sortes de vexations et veulent, comme dans les pays bambara
de l’autre rive, puiser partout ; ils sont déjà en horreur ici
et tellement craints pour leur sans-gêne qu’il est impossible de
vendre sur leur marché quelque chose dont la valeur dépasse 500
cauries. Les habitants, craignant de faire voir qu’ils possèdent,
et pour éviter de se voir pillés par les sofa, viennent, à la
tombée de la nuit, vers huit ou neuf heures, me demander à acheter
quelques coudées d’étoffe[38], un couteau ou un rasoir, etc. ;
sur le marché, je ne vends, pour ainsi dire, que de menus objets.
J’ai demandé, il y a quatre jours, à acheter du miel : tout le
monde m’a affirmé qu’il n’y en avait pas dans le village. A
huit heures du soir, un Sénoufo m’a conduit dans sa case et m’en a
fait voir plein un très grand vase ; il y en avait plus de 50 kilos,
et il n’est pas le seul qui en possède autant. Tout se fait ici
en cachette.
Trois ou quatre fois par an, il y a ici une sorte de concours de
beauté. Un tam-tam orné de sculptures est spécialement destiné
à ces fêtes. Ce jour-là, tout le village s’habille, car en
temps ordinaire tout le monde est à peu près nu ; les jeunes
filles se parent de leur mieux et mettent des bijoux en cuivre et en
or. Les spectateurs sont rangés derrière le tam-tam sur la place du
grand marché, du côté opposé aux jeunes filles ; l’une après
l’autre, elles doivent traverser la place en dansant. Celles qui
sont séduisantes par leur beauté et par leurs parures sont longuement
acclamées, les autres au contraire sont huées sans pitié par toute
la foule.
Ce doit être un curieux spectacle ; on pourrait y juger de la richesse
générale des habitants par leurs bijoux, qui doivent être mieux
conditionnés qu’ailleurs, puisqu’ils sont fabriqués par des
gens spéciaux.
Depuis que les sofa sont là, cette fête n’a pas eu lieu, et si
ce n’était leur présence, j’aurais été gratifié d’une de
ces séances.
La population de Fourou est composée d’un tiers de Foulbé et de
deux tiers de Sénoufo ; il y a aussi quelques familles Mandé-Dioula
et une famille de Samokho, venue de Pananzo, rive gauche de la rivière
de Loufiné.
Les Foula ou Foulbé sont si intimement mélangés aux Sénoufo
ou Siène-ré qu’à un voyageur ne séjournant ici que quelques
jours, ils pourraient très bien passer inaperçus. Tatoués comme
les Sénoufo, habillés comme eux, parlant leur langue, ayant
totalement oublié la leur, et se livrant aux mêmes occupations
que leurs concitoyens, ils ne sont réellement reconnaissables que
dans quelques rares types, ayant conservé le nez droit et mince,
et les membres grêles, signes distinctifs de leur race. Quand on vit
un peu autour d’eux, on s’aperçoit cependant bien vite qu’on
est en présence de Foulbé, car tous portent le nom de _Sankaré_,
qui est un des quatre noms de tribus foulbé du Ouassoulou, qui sont :
_Sankaré_, _Sidibé_, _Diallo_, _Diakhité_.
J’en ai interrogé beaucoup : aucun ne connaît leur pays
d’origine, mais tous sont d’accord pour affirmer qu’il y a
très longtemps, ils habitaient le nord du Ganadougou, à peine à
quatre journées de marche d’ici.
Ils ne s’occupent pas spécialement des troupeaux ; ils sont du
reste fort ignorants sur les questions d’élevage : quelques-uns
que j’ai interrogés m’ont dit que la vache portait quatre,
cinq ou six mois, d’autres m’ont dit qu’ils n’en savaient rien.
Les bœufs de Fourou offrent beaucoup d’analogie avec ceux du
Bambouk ; leur taille est petite ; leurs membres grêles, mais
bien musclés ; les jambes sont très courtes ; la robe est presque
uniformément noire, mouchetée de blanc. Les bœufs ont les cornes
très minces, même à la base, et recourbées en avant comme les
chamois. Le veau est très petit quand il naît, jamais on ne croirait
qu’il puisse atteindre la taille de la mère, mais il se développe
rapidement.
Cette race me paraît se plaire parfaitement ici ; elle se contente
des pâturages des environs et s’assimile bien la nourriture. Tout
le bétail que j’ai vu est plein de santé. La chair est très
bonne et grasse. Un bœuf donne environ 75 à 80 kilos de viande.
Ici on peut dire que Siène-ré et Foulbé se soucient fort peu
de leurs troupeaux : vaches et taureaux vont paître ensemble, les
saillies se font au hasard, les veaux errent autour du village et
l’on ne semble pas rechercher pour eux les endroits où il y a le
meilleur fourrage ; les troupeaux sont cependant beaux, ce qui prouve
que si ce bœuf n’est pas de race indigène, il est totalement
acclimaté.
La race ovine n’est représentée ici que par une centaine de moutons
de petite taille, caractéristiques par la tête et l’encolure
noires. Ce mouton est celui du Bambouk ; il donne 8 kilos de viande
environ ; son poil, tout en étant ras, est légèrement laineux, mais
on ne peut pas l’utiliser. Comme chez les Bambara du Bélédougou,
il y a beaucoup de chiens d’une race analogue à celle qui se trouve
dans notre Soudan. Il y en a cependant d’autres à poil long,
de vrais chiens de berger, mais roux ; les Bambara les appellent
_safo_. Les indigènes classent ces pauvres bêtes dans la catégorie
des animaux de boucherie et s’en font un régal.
Chez plusieurs Sénoufo j’ai vu, comme animal de basse-cour,
des pintades domestiques blanches et de diverses nuances. Je n’en
connaissais que deux variétés :
1o La belle pintade grise, avec son plumage demi-deuil, qui est
très commune sur toute la côte occidentale d’Afrique et dans le
Soudan et qui a été importée en Europe par des moines portugais :
c’est celle de nos basses-cours de France.
2o La pintade rouge, très commune sur la côte orientale.
Celle qui est élevée ici a le plumage d’un blanc un peu terne,
émaillé de petits pois d’un blanc beaucoup plus éclatant ; elle
a les pattes et le bec d’un beau jaune orange ; et ses deux joues
charnues, qui pendent de chaque côté de la tête, sont d’un rouge
sang ; elle a la taille de la pintade sauvage ; comme celle-ci, elle
a le crâne recouvert d’une sorte de carapace et le cou légèrement
déplumé. Les habitants m’ont dit qu’elle provenait de l’est et
que j’en verrais dans tous les grands villages que je traverserais
à l’avenir.
23 _décembre._ — La fin du mois approche, et les hommes de Niélé
partis pour Sikasso ne sont pas de retour ; je passe mon temps à
me familiariser avec le langage des Siène-ré et à prendre des
renseignements sur la région. Tous les matins, avant la forte chaleur,
je vais chasser aux environs. Le petit bois est le lieu favori de
mes excursions. Bien qu’il soit à côté du village, il renferme
beaucoup de gibier, les indigènes ne mangeant rien de ce qui en vient,
parce qu’ils y enterrent leurs morts et y font leurs sacrifices.
C’est sous des arbres de diverses essences que l’animal à
sacrifier est égorgé. Les abords de cet arbre fétiche sont
soigneusement nettoyés et les herbes enlevées ; il en est de
même des avenues qui y conduisent. Une fois l’animal tué, on
l’emporte dans le village pour le manger. La tête est ensuite
rapportée sous l’arbre et placée dans une fourche ou suspendue
à des branches. Autour de ces arbres fétiches, il y a quantité de
chaudrons en terre de formes diverses, de vieux manches d’instruments
de culture, et autres objets hors de service, tels que vieux linges,
calebasses de diverses dimensions, queues de vache, etc. ; sous
l’un des arbres est disposé sur des fourches un morceau de bois
creux de 80 centimètres de diamètre dans lequel il y a des herbes
et des plantes diverses.
★
★ ★
Les Siène-ré se reconnaissent à trois incisions de 4 centimètres de
long qu’ils se font de chaque côté de la bouche ; elles ne sont pas
absolument parallèles et s’écartent légèrement en éventail vers
leur extrémité qui atteint le milieu de la joue. Certains d’entre
eux ajoutent à ces entailles une marque de chaque côté du nez et
quelquefois deux ou trois entailles de 2 centimètres seulement de
chaque côté de l’œil.
Ces trois marques de chaque côté de la bouche se retrouvent dans tous
leurs dessins ou moulures en relief chaque fois qu’ils représentent
une tête de bœuf ou de fauve : elles doivent représenter la
moustache d’un lion ou d’une panthère.
Quelques Siène-ré hommes ont des incisions sur le ventre ; mais les
femmes ont toutes le ventre et la poitrine plus ou moins agrémentés
de carrés, de losanges et de figures géométriques bizarres.
[Illustration : Un arbre fétiche.]
Elles ont, pour la plupart, un petit anneau dans le nez ; celles qui
ne sont pas assez riches y introduisent, en attendant, un petit fil
de laine ou de coton. Leur lèvre inférieure est percée comme je
l’ai expliqué à Tiong-i.
On rencontre souvent chez elles des types qui ne seraient pas laids
si ce n’était cette vilaine coutume de se défigurer.
Les hommes sont bien bâtis et ont le physique agréable ; quand
ils sont jeunes, ils ont la figure ronde et de grosses joues : ils
respirent la santé. Dans un âge plus avancé, leur physique se
modifie d’une manière étonnante : la face devient anguleuse ; ils
laissent souvent pousser la moustache, la barbe et même la barbiche,
ce qui leur donne un air de vétéran.
La circoncision existe chez les Siène-ré et l’excision, se
pratique chez les femmes, mais seulement après avoir eu leur premier
enfant. Les mœurs y sont excessivement légères : les jeunes
filles ont presque toutes eu un enfant avant de se marier. Quand
une jeune fille ou une jeune femme meurt sans enfant, il s’attache
réellement une grosse superstition à sa mort et l’on a toutes les
difficultés à trouver des gens de bonne volonté pour procéder à
la pompe funèbre habituelle.
Le salut s’exécute face en arrière ; les femmes se prosternent
devant vous en vous tournant le dos. Pour vous honorer, on vous saisit
le bras droit et on le lève en l’air.
En dehors des particularités qui se rattachent à leur culte et
dont j’ai déjà parlé plus haut, le culte des bosquets sacrés
offre beaucoup d’analogie avec celui des Mandé-Bambara et des
Mandé-Malinké, qui, eux aussi, ont des bosquets et des lieux sacrés.
Ils ont, comme ces derniers, des _namabong_ (cases à idole) et des
_namatigui_ (ministres des idoles).
On retrouve ces pratiques un peu chez tous les peuples du Soudan
occidental, même chez les Wolof, qui, eux, ont le _khérem_ (l’idole
ou l’habitation de l’idole), qui est regardé comme la demeure
d’un génie ; le ministre du culte se nomme _borom khérem_ en wolof.
Sans être de même race que les Mandé, les Siène-ré ont, depuis
longtemps (probablement au moment de l’apogée de l’empire mandé),
pris les _diammou_ (noms de tribu) des Mandé. J’ai trouvé chez
eux : des Konné, des Sanokho, des Diarabasou ou Diarasouba, des Bamma,
des Traouré, des Konaté, des Ouattara, des Daniokho, des Diabakhaté,
des Kouroubari, des Kamara, et des Dambélé.
Mais ce qui semblerait prouver que ces noms de famille sont empruntés
aux Mandé, c’est qu’aucun de leurs prénoms n’est identique
à ceux des Mandé.
J’en cite quelques-uns :
Garçons Filles
---- ----
Sirigui, Gniré,
Lougouna, Zellé,
Ji, Nion,
Tiébourico (commun aux deux sexes), Niama,
Nabakha, Béré,
Nason, Bouddou, etc.
To,
Iawakha,
Pégué.
Les Siène-ré semblent avoir de tout temps habité à peu près le
pays qu’ils occupent en ce moment ; ce qui me fait penser cela,
c’est qu’ils désignent le nord par le mot _Soummou-Klou_ (pays
du sel) et le sud _Ourou-Klou_ (pays des kolas). Ils ont donc dû,
de tout temps, habiter un pays intermédiaire entre celui du sel et
du kola, puisqu’ils ne possèdent pas d’autre terme pour désigner
le nord et le sud.
Leur véritable nom est Siène-ré, mais les Mandé les appellent
_Siénou-fo_ ou _Sénoufo_, ce qui veut dire : ceux qui disent
_siène_, quand ils désignent un homme. C’est pour la même
raison que les Mandé appellent le peuple qui habite aux abords de
Bobo-Dioulasou : _Tiéfo_ (c’est-à-dire qui disent _tié_, pour
désigner l’homme).
Leur langue, dont je rapporte les éléments nécessaires pour la
construction d’un petit essai de grammaire, est encore presque
monosyllabique. Elle commence à peine à s’agglutiner. On y
trouve quelques mots empruntés au mandé, mais ce ne sont pas des
mots de première nécessité : ils ne s’y sont introduits que par
les relations commerciales qu’entretiennent les deux peuples, et
peut-être même au moment où ils étaient tributaires de ce dernier
peuple pendant les règnes de Konkour Moussa et de Souleyman. (Voir
appendice V).
★
★ ★
24 _décembre._ — Le prix des denrées a considérablement
augmenté : les diverses variétés de mil valent le double d’il y
a quinze jours ; cela tient à ce que le peu de récolte des pays de
l’almamy est déjà consommé. On vient acheter ici depuis Saniéna,
Bénokhobougou et le Sibirila. Si Sikasso tient encore deux ou trois
mois, l’almamy va se trouver dans une terrible situation : la
récolte des derniers mils (du sanio) vient seulement de se terminer
et le manque de vivres se fait déjà sentir dans son pays.
26 _décembre._ — J’ai fait aujourd’hui une longue excursion. Je
voulais, tout en chassant, visiter un petit massif montagneux situé à
6 kilomètres dans l’est. Le point culminant de ce groupe de hauteurs
a 510 mètres d’altitude (120 mètres au-dessus du Fourou). On est
bien dédommagé de sa fatigue par le beau panorama qui se déroule
tout autour de soi.
A l’ouest on suit facilement le cours du Bagoé, avec toutes
ses sinuosités. Au sud et à l’est on aperçoit une série de
collines boisées, entrecoupées de petites vallées où serpentent
des ruisseaux qui n’ont presque plus d’eau, mais dont les abords
sont pleins de verdure. Au nord on entrevoit vaguement la vallée
du Banifing, qui arrose le pays des Samokho. Ces collines sont
constituées d’un grès rouge brun très dur, veiné de blanc. Un
amas de blocs de même nature, à moitié désagrégés par les
intempéries, couronne leurs sommets presque coniques.
Les ruisseaux qui prennent leur source dans ce petit massif ont érodé
fortement les ravines. Sous une couche peu épaisse de grès provenant
des éboulis qui se sont désagrégés du sommet, apparaît du beau
calcaire, dont je rapporte quelques échantillons. Entre quelques
strates se trouvent des veines d’une ocre jaune très fine.
La présence du calcaire dans les environs de Fourou me paraît être
une des causes de prospérité pour la région, en ce sens qu’il
favorise l’élevage du bétail, qui peut ainsi se passer de sel.
Je comptais apercevoir et recouper les sommets du massif montagneux
Kourala-Natinian, mais, à cette époque de l’année, le temps est
un peu brumeux et l’horizon n’est pas net. Le soleil se lève
vers le sud depuis le commencement de décembre ; ce matin il s’est
levé presque au sud-est (est 32° sud).
1er _janvier_ 1888. — J’ai commencé la nouvelle année en priant
Dieu de continuer à me conserver la santé, et de me faire sortir
du pays de Samory, afin de mener à bonne fin la mission qui m’a
été confiée. Dès six heures ce matin, mes hommes, prévenus par
Diawé, sont venus me souhaiter la bonne année ; tous avaient mis
leurs vêtements propres, et mon intérieur présentait un air de
fête ; ces pauvres noirs n’ont pas fait de phrases et m’ont
dit simplement qu’ils seraient tous contents de me voir _gagner_
un chemin et de conserver une bonne santé.
J’ai profité de cette petite entrevue pour leur remonter le
moral. Ils n’ont pas confiance en l’avenir, mieux que moi ils
s’aperçoivent qu’on nous leurre et que les secours ne viendront
pas du côté de l’almamy. Quelques-uns ont le mal du pays et disent
tristement qu’il ne nous reste plus qu’à retourner à Bammako.
Quelques paroles bien senties, un beau costume neuf à chacun et
quelques milliers de cauries les comblent de joie ; le soir ils ont
tout oublié, leur courage est revenu ; comme moi, ils espèrent.
3 _et_ 4 _janvier._ — Le bruit court que des cavaliers de Tiéba
ont été vus en nombre à Gouéné et qu’ils veulent tenter une
razzia sur Fourou ; pendant ces deux jours, personne ne va dans les
champs, ni chercher du bois. Je commençais déjà à être inquiet
pour ma future route à suivre, lorsque, le 4 au soir, j’eus
l’explication de cette rumeur par l’arrivée de vingt nouveaux
sofa. Comme une bonne partie de la population ne voit ce protectorat de
Samory qu’avec défiance, on use de tous les moyens pour lui faire
accepter la nouvelle charge que Samory lui impose, car il va falloir
non seulement loger ses soldats, les nourrir eux et leurs captifs,
mais encore envoyer des convois de vivres à la colonne !
[Illustration : Toumané.]
En même temps que ce renfort, arrivaient les envoyés de Pégué
de retour de Sikasso ; ils sont restés onze jours à la colonne et
reviennent avec quelques cadeaux pour leur maître, parmi lesquels
je vois figurer divers objets et étoffes offerts par moi à Samory.
Ce n’est que le lendemain 5 que je reçois leur visite. Le vieux
Ouattara me dit que l’almamy ne lui a pas parlé de moi. « Mais,
ajoute-t-il, ceci ne fait rien, je te donne ma parole de te mener à
Niélé dans deux ou trois jours ; nous partirons ensemble. »
Malheureusement les choses n’allèrent pas si rondement qu’on
pourrait le supposer. Toumané, le chef des sofas, ne m’avait
fait venir ici que dans l’espoir de s’approprier de mes armes,
des étoffes et autres articles, espérant me les échanger contre
des captifs. Il n’était pas un jour où ce triste personnage ne
vint me proposer de lui acheter un ou deux captifs. Je le renvoyais
sans le froisser, lui conseillant de convertir sa marchandise humaine
en cauries en promettant de lui vendre tout ce qu’il désirerait
contre cette monnaie.
Comme Toumané n’arrivait pas à se défaire avantageusement de ses
captifs, sous un prétexte quelconque il retardait tous les jours le
départ des gens de Pégué, afin de retarder le mien aussi.
Sur les instances des gens de Pégué, qui, comme moi, étaient
désireux de quitter Fourou, je dus céder à Toumané, pour un prix
dérisoire (quelques milliers de cauries), les marchandises qu’il
convoitait. Il m’imposa en outre un compagnon de route qui devait
me servir de guide et me faciliter mon passage à travers le pays
Pomporo. Il me fallut donner aux femmes du guide des cauries et des
marchandises pour se nourrir pendant l’absence de leur mari. Comme
on le voit, ma sortie des États de Samory fut loin d’être gratuite.
Le départ, qui avait été fixé au 8, fut de jour en jour retardé
jusqu’au 12. Le 11 au soir, je me rendis chez Toumané pour lui dire
que je ne retarderais plus mon départ et que j’étais décidé à
partir le lendemain avec ou sans son assentiment ; le vieux Ouattara
en fit autant de son côté, et Toumané nous affirma que nous nous
mettrions en route le lendemain.
CHAPITRE V
Départ de Fourou. — Les frontières de Samory. — Enterrement
siène-ré. — Dioumanténé. — En route pour Niélé. — Un
incident de route. — Tiéba et son histoire. — Ses États. —
Ngokho. — Un peu d’histoire ancienne. — Itinéraires. — Les
ruines du vieux Niélé. — Le baobab. — Je tombe malade. —
Séjour aux _togoda_. — Vêtements et mœurs des Siène-ré. —
Cadeaux à Pégué. — Pégué et les sorciers. — Histoire du
Follona de Pégué. — Niélé et son marché. — Départ pour le
pays de Kong. — Oumalokho. — Un musulman qui m’attendait. —
Arrivée à Léra. — Les Mbouin(g). — Arrivée chez Iamory. —
Lokhognilé. — Les Karaboro. — Les Dokhosié. — Le Comoé. —
Arrivée chez Dakhaba. — En vue de Kong.
12 _janvier_ 1888. — Nous quittons Fourou un peu avant sept heures ;
comme à Tiong-i, une partie du village vient me faire ses adieux. Je
pris la route de Niélé sans m’inquiéter du guide, qui n’était
pas là. Toumané me disait d’attendre quelques heures : le guide
allait venir, j’allais certainement m’égarer, selon lui.
Décidé à marcher, je n’hésitai pas à poursuivre ma
route, accompagné du vieux Ouattara, qui ne manquait pas à
sa parole. J’atteignis bientôt un tout petit village nommé
Kadiolini. Quelques habitants étaient assis sous un abri à
l’entrée du village et causaient entre eux. J’arrêtai là mon
convoi pour le laisser reposer quelques instants et bientôt le chef
du village vint m’apporter deux grandes calebasses de lait caillé
et un peu de mil.
★
★ ★
Kadiolini est un des rares villages que Toumané épargne dans ses
excursions ; car, tous les deux ou trois jours, ce misérable part
de nuit avec quelques sofa, s’embusque à quelque distance d’un
village des environs, et lorsque, vers sept heures du matin, femmes
et enfants sortent du village pour aller chercher du bois mort ou
rapporter des charges d’ignames, il tire quelques coups de fusil
pour les épouvanter et les enlève. Jamais ces bandits ne reviennent
à Fourou sans ramener quatre ou cinq de ces malheureux, — mères
sans enfants ou enfants sans mère.
Sur toutes les frontières de Samory, c’est ce qui se passe :
ou bien les villages sont annexés, ou bien ils sont traités en
pays ennemis ; il n’y a pas de juste milieu chez ces gens-là. La
neutralité n’existe pas.
Dans les deux cas, du reste, le sort des villages frontières est
le même. S’ils se font annexer par Samory, les habitants sont :
ou vendus par lui, ou razziés par leur ancien chef. Cet état de
choses si déplorable fait qu’en sortant d’un pays on traverse
toujours une zone, variant entre quarante et cinquante kilomètres,
dans laquelle les habitants ne savent trop de qui ils sont les sujets ;
cette zone est toujours soumise au pillage, soit par des bandits des
environs, soit par les habitants des villages frontières. On peut
comparer cette zone frontière aux _marches_ de l’ancienne Europe.
J’ai souvent essayé de détourner Toumané de ces chasses à
l’homme, lui conseillant, s’il tenait à se battre, de se
rendre utile en surveillant la route de Tiong-i à Fourou, qui est
sans cesse pillée par des gens de Nangalasou ou de Papara, sujets
de Tiéba. Il n’était pas une semaine qu’on n’enlevât une
dizaine de personnes se rendant ou revenant du marché de Fourou ;
mais à cela il me répondait sans hésiter : « Les gens qui pillent
sur cette route sont peut-être en force et ont des fusils : je ne
tiens pas à recevoir des balles par là ; ici, tu vois, je n’ai
rien à craindre et je gagne toujours quelques captifs. »
On ne peut être plus lâche et plus cynique à la fois.
Les lendemains de marché, j’ai souvent assisté aux préparatifs
de départ des gens de Samory qui s’en retournaient avec quelques
provisions.
Religieusement accroupis auprès de leurs charges, ils prenaient
un kola blanc au-dessus duquel ils passaient la main en faisant un
simulacre de bénédiction et en récitant une prière, puis le kola
était partagé entre les assistants et mangé.
Pleins de confiance après cette cérémonie, ils se mettaient
en route à des heures et des jours fastes ou qu’ils croyaient
tels. Hélas ! le lendemain j’étais à peu près sûr d’apprendre
que ces malheureux avaient été faits prisonniers par les gens
de Nangalasou !
Mais revenons à mon départ. Pendant les premières heures de marche
j’étais inquiet, craignant de me voir rappeler en arrière pour une
raison ou une autre. Enfin, à Kadiolini je commençai à respirer ! On
ne s’imagine pas ce qu’il y a de bonheur à se sentir libre après
une captivité de sept mois comme celle que je venais de subir.
Tout en cheminant, je me rappelais les questions de quelques amis
qui, au moment de mon départ de Paris, me demandaient pourquoi je
me mettais en route pendant l’hivernage et n’attendais pas la
saison sèche. Hélas ! mes craintes n’ont pas été vaines :
je savais bien que je perdrais du temps. Si Samory ne m’a pas
fait user mes ressources et ma santé, ce n’est pas de sa faute,
il sait bien qu’à la longue les forces physiques des Européens
les mieux doués s’épuisent, surtout dans un pays comme le sien,
où l’on subit tant de privations.
[Illustration : Toumané enlevant des captifs.]
Dans les explorations, les kilomètres parcourus ne sont rien à
côté du temps que l’on perd par la malveillance ou la mauvaise
volonté des chefs.
★
★ ★
De Kadiolini, trois chemins conduisent à Dioumanténé : nous prîmes
celui du centre, qui passe à Sasiébougou (groupe de cinq villages
environ, 1000 habitants au total) et Safiguébougou (petit village). A
quatre heures du soir nous arrivions à Katon, où il fut décidé
qu’on passerait la nuit.
En approchant du village on entend des coups de fusil qui partent
de tous côtés ; je crains une alerte, mais bientôt je me rassure,
mes hommes ne se sentent pas de joie : c’est un enterrement.
Il paraît que rien de meilleur n’aurait pu nous arriver. « C’est
très bon signe, me dit Diawé d’un air demi-sérieux : tous les
noirs disent que _c’est trop bon_ quand en partant on campe dans
un village où il y a un mort. »
Les enterrements chez les Siène-ré donnent lieu à de véritables
orgies. A Fourou, où il mourait du monde tous les jours, j’ai pu
suivre toutes les phases de ces fêtes, et, puisque j’en trouve
l’occasion ici, je vais décrire de mon mieux l’enterrement
d’un Siène-ré.
Dès qu’une personne meurt, les parents revêtent leurs plus beaux
habits, et les hommes vont par le village annoncer la nouvelle à leurs
amis ; ceux-ci se réunissent en armes près de la demeure du défunt
et tirent des coups de fusil tant qu’il y a de la poudre. De vieilles
femmes se rendent à la case mortuaire, lavent le cadavre à l’eau
chaude et au savon, et le couchent sur une natte propre au milieu de
la plus grande case. Pendant ce temps tous les joueurs de balafon,
de flûte, de tam-tam et d’instruments à cordes se réunissent et
commencent un concert qui dure nuit et jour sans interruption pendant
deux, trois, quatre et même cinq jours. De gigantesques marmites
de _tô_ (plat national) et de _dolo_ sont préparées. Les amis
et parents commencent leur repas quelques heures après et mangent
accroupis autour du cadavre, auquel on a soin d’offrir de tout
avant de rien entamer.
On danse dans la cour, et si cet emplacement est trop exigu, c’est
sur une place du village. Les visiteurs affluent de tous les villages
environnants. La table est ouverte en permanence et le dolo coule
à flots. Le chef de famille distribue en outre des denrées non
préparées et des cauries à tous les visiteurs. Cette fête se
prolonge d’autant plus, que le défunt était plus estimé par
ses concitoyens.
C’est vers onze heures ou minuit qu’il faut aller voir une de
ces saturnales. Les jeunes gens d’un côté exécutent des pas,
des sauts, des pirouettes avec armes, la tête ornée de plumes de
vautour et de poulet. Les jeunes filles sautent en l’air à pieds
joints, aussi haut que possible, en se frappant les fesses d’un
coup de talon. Tout ce monde ne se repose que pour boire ou pour
faire place à quelque personne âgée : pendant qu’elle danse, et
en signe de respect, les habitants viennent successivement soulever
son bras droit en l’air. Toute cette scène est éclairée par un
ou deux feux de bois près desquels se tiennent généralement les
musiciens, le torse ruisselant de sueur et rythmant avec acharnement
sur leur tam-tam ou balafon un air, toujours le même.
Enfin, la veille de l’enterrement, le chef de famille va annoncer
partout l’heure de la cérémonie. Quelques heures auparavant, les
coups de fusil annoncent l’enterrement, les balafon se rendent à la
porte du village, tout le monde se rassemble vêtu de linge propre,
les guerriers en costume de guerre, le chapeau orné de plumes. Au
moment où le corps passe, ficelé dans une natte et porté sur la
tête par deux hommes vigoureux, tout bruit cesse et tout le monde
se range sur son passage. Le corps est toujours précédé de femmes
qui chantent les vertus du défunt et portent dans la main droite
une queue de vache qu’elles agitent un peu en l’air.
[Illustration : Un enterrement chez les Siène-ré.]
Peu de personnes suivent, les parents et les fossoyeurs seulement.
Dès que le corps est sorti du village, la fête recommence jusqu’au
lendemain matin. Alors a lieu une seconde visite du chef de famille
qui vient dire que tout est terminé.
Les malheureux ou étrangers sont enterrés sans cérémonie.
[Illustration : Le casque de Katon.]
Il en est de même des jeunes filles ou femmes mortes sans avoir eu
d’enfants : leur enterrement a lieu de suite et sans cérémonie. Il
est même difficile de trouver des femmes qui veuillent bien procéder
aux ablutions, car cette mort doit engendrer toutes sortes de maux
sur les personnes qui se mêlent d’une façon quelconque à la
cérémonie.
Parmi les hommes assistant à l’enterrement des gens de Katon,
j’ai vu un jeune homme porter un casque bien original. Il était
en bois noirci au feu et fait d’une seule pièce ; sur le devant
il y avait une sorte de niche dans laquelle se trouvait sculptée en
relief une image représentant un homme, bras et jambes écartés ;
de chaque côté de cette niche partait une grande aile ou corne de 40
centimètres environ sur laquelle étaient peints des carrés blancs
formant damier avec le bois noir, enfin le cimier était surmonté
d’une sculpture représentant un cavalier et sa monture. Le tout
était très grossièrement travaillé et assez symétrique.
Katon est composé de deux villages, séparés par un joli ruisseau,
affluent du Banifing de Loufiné. La population totale, composée de
Dioula et de Siène-ré, s’élève à environ 800 ou 900 habitants.
Je restai campé contre le tata du village, bien que quelques habitants
soient déjà venus me prier de m’installer à l’intérieur ;
je m’excusai en donnant comme prétexte la crainte de les déranger
dans leur fête, puis j’allai, comme la politesse locale l’exige,
rendre visite aux parents du défunt. On m’apporta dans la soirée
un agneau, des ignames et une vingtaine de litres de dolo de maïs.
_Vendredi_ 13 _janvier._ — De Katon à Dioumanténé, où nous
devions nous arrêter, il n’y a que deux heures de marche. On ne
traverse qu’un très petit village, entouré de rizières, qui se
nomme Tiémédougou. Je ne suis pas fier sur mon bœuf porteur :
jusqu’à présent je tombe régulièrement quatre ou cinq fois
de suite au moment de me mettre en route. C’est que la peau de
l’animal est excessivement mobile, et au moindre faux pas les deux
ballots qui me servent de selle tournent et je tombe sous le bœuf,
malgré les efforts que je fais pour me cramponner à sa bosse.
A quelque chose malheur est bon, car ce matin j’ai fait une chute
dans un champ de _ntokho_, ce fruit que j’ai vu vendre sur le
marché de Fourou.
Le _ntokho_ pousse en terre. Ses tiges ont environ 40 à 50
centimètres de hauteur et sont jonciformes. Les feuilles ressemblent
à celles des graminées.
Le fruit est un peu plus gros qu’une arachide ; il est sans coque,
souvent bosselé, et d’une couleur bistre et quelquefois brune. Il
se gonfle dans l’eau en augmentant de volume. Le suc est laiteux. Son
goût est agréable et sucré.
Il est très fréquent en Espagne et en Portugal, j’en ai même vu
depuis ma rentrée en France. C’est le _Cyperus esculentus_. C’est
avec ce produit que l’on fabrique l’orgeat.
★
★ ★
Comme Katon, Dioumanténé se trouve sur le grand chemin
Mbeng-é-Ngokho-Sikasso, ou Tengréla-Ngokho-Sikasso. Dans ce
dernier cas, le passage du Badié (Bagoé) a lieu à Kanakono. Toute
cette région que je viens de traverser se nomme Pomporo ; elle est
limitée au sud par le Badié et au nord par le Samokhodougou. Le
fond de la population est Siène-ré, mais partout il y a de nombreux
Mandé-Dioula fixés dans les villages ; ils semblent même jouir ici
d’une grande influence. Le Pomporo est une conquête récente de
Tiéba ; il y a cinq ans encore, ce petit pays était soumis à un
chef qui résidait à Dioumanténé ; actuellement, par sa position
neutre entre Tiéba et Samory, le Pomporo se tient sur une certaine
réserve : si Samory prend Sikasso, ils se diront ses amis ; dans le
cas contraire, ils resteront sujets de Tiéba quoiqu’ils ne soient
pas absolument ses partisans, ce dernier ayant, lors de la conquête,
ravagé et saccagé tout le Pomporo.
Samory, du reste, leur fait actuellement des avances, un peu par
crainte, car ce pays est encore relativement très peuplé, et aussi
pour se ménager une communication avec Pégué, dont il recherche
l’alliance, comme je l’ai dit plus haut.
Au nord du Pomporo et entre ce pays et le Kénédougou se trouve le
Samokhodougou (ou pays des Samokho).
Ce territoire est arrosé par une assez grosse rivière (d’une
quinzaine de mètres de largeur), qui d’après les indigènes
prendrait ses sources, d’une part vers Tiéni, et d’autre part
vers Loufiné.
A Loufiné elle doit être déjà assez forte, ou bien alors elle
aurait l’étendue d’un marais, car ce village fournit beaucoup
de poissons secs.
Un Haoussa établi à Tiong-i m’avait affirmé que l’on pouvait
communiquer en embarcation de la rivière de Loufiné-Pananzo et par
conséquent du Bagoé (affluent du Niger) avec la rivière de Léra.
Je n’ai jamais pu savoir rien de précis à ce sujet ni obtenir une
confirmation. J’ai donc cru prudent de ne pas figurer sur ma carte
un marais d’où sortiraient les sources communes de deux cours
d’eau aussi importants, dont l’un aurait un cours sensiblement
sud-nord et l’autre nord-sud. Ce serait assez invraisemblable.
Il s’agissait pour moi, à mon arrivée à Katon et à Dioumanténé,
de traverser vivement la zone séparant les États de Samory du
Follona.
De la rapidité de ma marche dépendait tout le succès de mon
entreprise. Il aurait donc été dangereux pour le succès de mon
voyage d’aller me jeter dans la région où les hostilités étaient
ouvertes et de faire une apparition à Loufiné ; c’est la seule
raison qui, à mon grand regret, m’ait empêché de vérifier un
fait qui, s’il existe, ne serait pas d’une médiocre importance
pour l’avenir de ce pays et notre pénétration.
Dans cette enclave ne sont fixés que des Samokho. J’en ai vu
quelques-uns à Fourou ; ils parlent un dialecte particulier dont
je me promets de prendre un vocabulaire à Niélé si j’en ai
l’occasion. Dès maintenant je puis dire que dans les dix premiers
noms de nombre j’en ai trouvé cinq identiques ou offrant de
l’analogie avec les noms sonninké.
Leurs noms de tribu sont Kouloubali et Sokhodokho.
S’ils ne sont pas de même origine que les Sonninké, ils ont au
moins vécu longtemps en leur contact ; cependant ils n’ont plus
depuis longtemps aucun rapport avec ces derniers : il est absolument
impossible à un Sonninké et à un Samakho de se comprendre, on
n’arrive à trouver des racines identiques qu’après une étude
scrupuleuse de leur langue. Je croyais ce peuple plus nombreux qu’il
ne l’est réellement : il comprend à peine une quarantaine de
villages. On m’a affirmé qu’ils étaient apparentés avec les
Sommo, ou Songho, ou Samokho, qui habitent le nord du Dafina (depuis
mon passage dans ce dernier pays j’ai reconnu que j’avais été
induit en erreur : le peuple dont il s’agit fait partie du groupe
mossi-kipirsi-gourounga, tandis que les Samokho du pays de Tiéba se
rattachent au groupe mandé).
Pendant mon séjour à Fourou j’ai vu quelques femmes samokho ;
elles ont les traits assez fins, on y trouve une vague ressemblance
avec les Sonninké des environs de Bakel. Quant aux jeunes gens,
ils sont généralement sveltes et élancés. A Fourou ils exercent,
la spécialité de _coiffeur pour dames_ ; ils excellent aussi dans
l’art de tatouer le ventre et les seins des jeunes filles.
Dioumanténé se compose de trois grands villages, dont la population
totale est supérieure à celle de Fourou : elle doit dépasser trois
mille habitants. Les environs sont couverts de ruines, qui étaient
toutes habitées avant la conquête du Pomporo par Tiéba.
Le vieux Ouattara et le guide, qui nous a rejoints la veille en route,
me dirigent sur le village du centre, où ils ont des amis.
Mon arrivée, annoncée la veille, a mis toute la population sur pied,
et tout le pourtour du tata est couronné de têtes ; des gamins
sont perchés sur les banans du village et quantité de femmes sont
juchées sur les argamaces des cases.
La place du marché, sur laquelle je fais camper mes hommes, est très
grande et ombragée de trois grands bombax et de deux banians. Pendant
que j’installe sommairement le campement, deux musulmans de Djenné
et de Sambatiguila me préparent une bonne case donnant sur la place
et de laquelle je puis surveiller mon campement.
Sur la place du marché même se trouve un petit bassin d’une eau
très claire couverte de nénuphars ; il est alimenté par une source
qui sort de blocs de grès ferrugineux. Des canards, de l’espèce
dite canard de Barbarie, prennent leurs ébats dans ce petit bassin,
et des bandes de pigeons domestiques viennent y boire. Si ce n’était
la grande chaleur et toutes ces faces noires, on se croirait dans
quelque village de France.
Des pintades grises au ventre blanc rappellent de tous côtés ;
comme en France, elles sont un peu vagabondes ; on les voit perchées
sur les toits et sur le mur du tata ; de temps en temps, effrayées
par les vautours, elles viennent s’abattre au milieu des cases,
renversant les calebasses et faisant voler la farine de mil de tous
côtés, au grand désespoir des ménagères noires.
A cause de leur humeur demi-sauvage les Siène-ré font couver les
œufs de pintades par les poules, qui s’éloignent moins du village
et les élèvent avec plus de sollicitude.
Le village est bien pourvu en volailles, il possède quelques moutons
et des chèvres, mais il y a peu de vaches, Tiéba ayant tout enlevé.
Le maïs et les différentes variétés de mil coûtent 5 à 6 centimes
le kilo. Pour 80 cauries on achète cinq à six litres de dolo. Les
chiens sont très rares ici ; ceux que j’ai vus, au lieu d’être
roux à poil ras, sont entièrement noirs. Il y en a aussi d’une
race beaucoup plus grande et plus forte, de couleur roux sale zébré
de noir.
Le tata a 3 m. 50 de hauteur ; il est pourvu intérieurement d’une
banquette en terre pouvant recevoir deux rangs de tireurs. En en
faisant le tour je me suis trouvé dans une jolie bananeraie qui
renferme environ un millier de pieds de bananes ; je me promettais
déjà d’en demander à mon hôte, mais après examen j’ai
constaté qu’aucun régime ne serait mûr avant un mois ; c’est la
première fois que je rencontre ce fruit depuis mon départ de Bammako.
[Illustration : Vue de Diounanténé.]
Les Mandé-dioula qui sont fixés ici font tisser par leurs captifs de
la cotonnade blanche rayée de bleu analogue à celle de Fourou ; dans
le village où j’ai campé il y avait dix-sept métiers en activité.
Le coton se cultive ici, il y a des champs partout, mais je n’ai
vu nulle part de l’indigo ; le village cultive aussi du maïs et
différentes variétés de mil et de sorgho, quelques arachides et
beaucoup de riz.
Le marché, qui se tient le mercredi, est très fréquenté et beaucoup
plus important que celui de Loufiné, qui a lieu le jeudi. J’ai eu
beaucoup de peine à décider le vieux Ouattara et le soi-disant guide
à partir demain matin : ils ont une peur atroce des gens de Tiéba,
dont il faut traverser le chemin de ravitaillement entre Nafégué
à Karamadara. Ce chemin relie Mbeng-é et Ngokho à Sikasso.
Devant une telle peur et des craintes aussi peu justifiées je suis
amené à leur dire que je me passerai d’eux et qu’il me suffit
d’un homme pour me mettre dans le bon chemin.
_Samedi_ 14 _janvier._ — Le départ a lieu vers sept heures du matin
seulement ; mes compagnons de voyage se font tirer l’oreille,
et c’est avec méfiance et crainte qu’ils se mettent en
route. J’organise un peu la marche du convoi, car nous sommes en
tout une cinquantaine de personnes ; je prends la tête avec mon
domestique, des femmes, des enfants et quelques hommes armés, se
rendant à Niélé. Les ânes suivent à quelques pas en arrière
sous la conduite de mes hommes et la surveillance de Diawé.
Arrivée à hauteur du chemin de ravitaillement, la tête de notre
petite colonne aperçoit sur la gauche un cavalier et quelques
hommes armés ; la panique s’empare de ces pauvres gens, qui
s’arrêtent et posent leurs charges pour se sauver. Cette terreur
se propage jusqu’à l’arrière-garde. Diawé, mon domestique,
aidé des âniers, rétablit l’ordre et menace de tirer sur ceux
qui chercheraient à se sauver.
Tout ce monde a ralenti l’allure et n’avance que par crainte
de nos hommes. Bientôt nous croisons le cavalier : c’est tout
simplement un galopin qui reconduit un cheval malade à Mbeng-é. Ses
cinq compagnons de route s’arrêtent pour me voir passer et font
quelques réflexions sur ma monture et mon ombrelle.
Ils reviennent de Sikasso, disent-ils, et retournent à
Mbeng-é. D’après eux on entre et sort comme on veut du village
assiégé. La situation devant Sikasso ne s’est donc pas modifiée
à l’avantage de Samory.
Quelques heures après, nous campions en halte gardée sur la rive
gauche d’une jolie petite rivière à eau limpide ; elle coule vers
le sud et passe près de Mbeng-é. Actuellement, il n’y a qu’une
vingtaine de centimètres d’eau dans la rivière, mais en hivernage
son passage n’est pas commode, à cause de la rapidité de son
courant et de l’escarpement des berges. D’après mes informateurs
indigènes, cette rivière serait une des sources du Bandamma (rivière
de Lahou). Après avoir arrosé le Follona, elle entrerait dans le
Kouroudougou. Jadis cette rivière servait de frontière entre les
États de Fan, père de Pégué, et le Pomporo. C’est là que se
terminent les États de Tiéba.
★
★ ★
Tiéba, le souverain qui a placé sous sa domination toute la
région comprise entre les États de Samory et ceux de Kong, est un
Mandé-dioula-Traouré, originaire du Follona. Son père se nommait
Daoula et dans l’origine était chef du village de Daoulabougou,
situé à une étape au nord de Sikasso.
Quelques expéditions heureuses contre des villages inoffensifs
des environs le placèrent bientôt à la tête de plus nombreux
contingents, avec lesquels il razzia successivement le Menguéra,
le Follona et tout le Kénédougou.
Il mourut en 1877, laissant cinq fils et une fille, nommée
Mômo. Tiéba était le plus jeune de ses frères, mais il était
aussi le plus remuant : il trouva bientôt l’occasion de se faire
acclamer comme successeur de son père, à la suite d’une campagne
dans le Mienka, où il battit l’ennemi une première fois entre
Ouattara et Djitamana, et une seconde fois près de Tiéré.
En 1882, Tiéba, de concert avec Niamana, père de Niakhalemba,
chef actuel de Mbeng-é, ravagea une partie du Follona, battit Fan,
père de Pégué, et fit détruire sa capitale Niélé (ou Nouélé).
En 1883, Tiéba fit la conquête de la partie du Ganadougou située
à l’est de Bagoé et tua Dansénou, chef de ce pays, résidant
alors à Kounian (rive droite du Bagoé).
De retour du Ganadougou, Tiéba s’empara du Pomporo et poussa
ses conquêtes jusque dans le Niéné et le Kantli, en s’emparant
de Papara.
Enfin, en 1884, 1885 et 1886, les incursions que firent ses troupes
sur la rive gauche du Bagoé donnèrent naissance à la guerre de
Samory, dont l’épilogue est le siège de Sikasso.
Tiéba est un homme de trente-cinq ans ; il a la réputation
d’être très intelligent. Un homme du Dafina qui le connaît
particulièrement m’a donné sur lui les détails suivants : Il est
vêtu généralement de blanc. Dans les audiences qu’il donne et
dans les palabres, il est toujours accompagné de sa première femme,
qui s’assied à côté de lui. Tiéba inspire une grande terreur
à tous ceux qui l’approchent, et ses décisions sont, paraît-il,
irrévocables. Il est d’une générosité proverbiale et il n’y
a pas de jour où il ne fasse une largesse.
Dans les réunions, quand Tiéba fait mine de cracher, tout le monde
se précipite vers lui en étendant son doroké pour y recevoir le
crachat royal. Quand le palabre est terminé, Tiéba rentre chez lui,
change de vêtement et donne le costume qu’il vient de quitter au
courtisan dont il a souillé le boubou. Il y a des jours où le roi
crache beaucoup : c’est alors tout bénéfice pour l’auditoire ;
mon informateur m’a affirmé que dans une seule matinée il avait
vu le fait se renouveler sept fois.
Les limites du pays de Tiéba sont :
Au nord, le Diomadougou et le Bendougou, qui ont accepté le
protectorat de Tiéba ;
A l’est, les États de Kong ;
Au sud, le Follona ;
A l’ouest, les États de Samory.
Les États de Tiéba se divisent en pays soumis et administrés
directement par Tiéba et en pays de protectorats.
Les provinces soumises directement sont :
_Au nord_, le Mienka, appelé aussi Menguéra, dont les centres
principaux sont Djitamana, Tiéré, Ouattara, Douaso ou Ndougasoni
et Kouoro, sur le Kouoro-ba.
_Au centre_, le Kénédougou ou Kompolondougou, dont la capitale est
Sikasso ou Sikokâna, résidence habituelle de Tiéba. Daoulabougou,
ancienne résidence du père de Tiéba, habitée actuellement par
Mômo, sœur de Tiéba, qui gouverne cette province et qui jouit
d’une très grande considération, quoiqu’elle ait fait une
mésalliance en épousant un de ses esclaves, nommé Bilali ; les
autres villages importants sont Natinian, Kourala, Kofana, Fô, Ngana,
Sindou et Soubakhalé.
_Au sud_, le Samokhodougou, dont nous avons déjà parlé, et le
Pomporo, province annexée depuis peu d’années, dont les centres
principaux sont : Katon, Dioumanténé et Loufiné.
A l’est de ces provinces se trouvent les territoires des Tourouga,
des Tousia, des Mboin(g) et des Kéréboro ou Karaboro.
Le Mienka, le Kénédougou et le Pomporo sont peuplés exclusivement
de Siène-ré ou de Sénoufo, et l’on n’y trouve que quelques
colonies de Mandé-dioula. Caillié, en traversant le Kénédougou,
n’a pas signalé les Siène-ré ; il a commis le même oubli pour les
Bobo, dont il a traversé le territoire pour se rendre de Néneinsou
à Djenné. Cet oubli peut s’expliquer. Dans toute cette région,
le Mandé-dioula désigne tous les peuples non musulmans par le titre
de Bambara, qui prend ainsi la valeur de _kafir_ (infidèle) : c’est
pourquoi Caillié a désigné tous ces peuples sous le nom de Bambara.
Les provinces qui ont reconnu la suzeraineté de Tiéba sont les
suivantes :
1o Au nord, le Diomadougou et le Bendougou ;
2o Au sud, le Kantli, le Moro et le Niéné (provinces de Tengréla) ;
3o Les confédérations Follona de Ngokho et de Mbeng-é.
1o Le Diomadougou était, il y a une dizaine d’années, gouverné par
un chef bambara : nommé Faffa, et son pays se nommait Faffadougou ;
actuellement, son frère Dioma lui ayant succédé, le pays s’est
appelé Diomadougou. Mais on le désigne encore quelquefois par son
ancien nom et très souvent sous le nom de Dolondougou.
La résidence de Dioma est Kinian, gros village situé entre le
Bagoé et le Kouoro-ba. Pendant le siège de Sikasso, Dioma a
été un précieux auxiliaire pour Tiéba, en coupant à peu près
régulièrement la ligne de ravitaillement de Samory et en lui enlevant
ses convois.
Nous avons raconté comment les guerriers bambara de Dioma venaient
faire des incursions jusqu’à Saniéna (aux environs de Komina).
Le Bendougou semble être bien peuplé ; on y rencontre de très grands
centres, connus de presque tous les marchands de la boucle du Niger ;
tels sont Kônina, Ména, Ntia, Karagouana et surtout Bla, qui semble
être le centre commercial le plus important de la région. Il s’y
fait surtout un grand commerce de sel.
Par sa position, cette ville peut recevoir le sel de Tichit _viâ_
Ségou, et celui de Taodéni _viâ_ Mopti et Djenné. Les marchands
ne manquent jamais de parler de Bla comme d’un centre offrant pour
eux de réelles ressources.
Au nord-est de Bla et vers les chemins qui mènent aux points de
passage du Bagoé vers Djenné, se trouve un autre centre, ayant, lui,
une importance militaire. C’est Sofalaso, sorte de place avancée
créée par Ahmadou et dans laquelle son fils Madané a conservé
une garnison. San est également un centre très fréquenté.
Les autres agglomérations importantes du Bendougou sont Yankhaso,
Diakourouna, Mpésoba, Kourouma et Diaramana. Chacun de ces villages
serait formé d’un groupement de 80 à 100 petits villages de 150
à 200 habitants chacun, ce qui porterait le chiffre de la population
d’un de ces centres à 15 ou 20000 âmes, chiffre qui me paraît
évidemment exagéré. En faisant part de l’exagération dans
laquelle tombent les noirs quand ils citent des chiffres, on peut
ramener la population du plus grand centre du Mienka à 5 ou 6000
habitants ; c’est déjà très raisonnable pour des régions
soumises à tant de vicissitudes. Ces gros villages sont en quelque
sorte des confédérations, des agglomérations dans le genre de
celles que l’on trouve chez les Egba, comme Abéokouta, mais moins
populeuses. Chacune d’elles comprend un ou plusieurs chefs, dont
la décision, sans qu’elle soit souveraine, est cependant d’un
grand poids dans les résolutions de l’assemblée des anciens.
Mpésoba comprend 50 villages. Les chefs les plus influents se nomment
Bala et Naniankoro. Kourouma a 60 villages, Diakourouna 50, Diaramana
150 et Yankhaso 100. Nsangué et Fâkoro sont les chefs qui jouissent
de la plus grande influence à Yankhaso.
2o Le Kantli, le Moro et le Niéné constituent ce que nous pouvons
appeler le pays de Tengréla. Nous avons vu au chapitre III (Samory)
comment ces provinces avaient, à un moment donné, fait un semblant de
soumission à Amara Diali, griot et lieutenant de Samory, et comment
le pays avait secoué rapidement ce joug en chassant les sofa de
Samory. Elles ont reconnu ensuite le protectorat de Tiéba. Pendant
la guerre contre Samory, Tengréla a entretenu un fort contingent
à Sikasso et n’a cessé de fournir un ravitaillement en vivres
aux assiégés.
Le Kantli a comme centre principal Tengréla.
Les deux villages les plus importants du Moro sont Papara et Kanakono,
tous les deux situés sur la rive gauche du Bagoé. Ce sont des points
de passage connus, où il se tient aussi des marchés.
Le Niéné est la province qui sépare le Kantli et le Moro du
Ouorodougou. Ces centres principaux sont Kotou et Bong.
J’aurais bien voulu visiter cette région : elle doit être féconde
en légendes, si précieuses aux voyageurs pour la reconstitution de
l’histoire des Mandé. C’est dans ce triangle Ngokho-Mbeng-é-Bong
que se sont conservées à peu près sans altération les coutumes
bizarres révélées par les historiens arabes qui ont décrit le
pays des noirs.
Nous y trouvons l’usage du tam-tam dit _daba_ dont nous parle
El-Békri. Ce tam-tam est un long morceau de bois creusé recouvert
d’une peau. Sa forme est spéciale ; il est porté horizontalement,
suspendu au cou, et l’on en joue en le frappant de la main et jamais
avec une baguette.
Chaque fois que l’on fait usage du daba, tout le monde doit se
prosterner devant lui.
A Bong, à Kotou et dans quelques autres villages au sud de Tengréla
sur la route du Ouorodougou, chaque village possède un daba, mais
chez les Siène-ré on le nomme _dioulloua tallan_. Ce tam-tam est
soigneusement conservé dans une case spéciale dans laquelle ne
pénètrent que les anciens du village ; il n’est retiré et mis en
service que pour des cérémonies importantes, pour la mort d’un
chef ou d’un personnage influent. Les indigènes disent qu’à
l’aide de ce tam-tam les anciens peuvent donner des ordres qui ne
sont compris que des initiés. D’après mes informateurs ce langage
ne se réduirait pas à une série de batteries conventionnelles,
mais on pourrait exprimer tout ce que l’on veut à l’aide de
cet instrument.
Ceci me paraît plus que douteux, car dans ce cas il faudrait se
servir d’un alphabet. Si ces gens-là connaissaient l’arabe, ce
serait très facile, puisque chaque lettre a une valeur numérique,
mais cette population est tout à fait illettrée, et je crois que ce
n’est qu’à l’aide de batteries de convention qu’on peut donner
des ordres. Cet instrument, tout en faisant simplement l’office
d’un tam-tam ordinaire, a conservé quelque chose de mystique qui
fait dire aux indigènes : « Le daba est un instrument qui parle ».
3o Le Follona est un vaste pays compris entre le territoire des
Mboin(g), le Tagouano, le Kouroudougou, le Ouorodougou et le pays de
Tengréla ; son organisation politique était à peu près semblable
à celle du Bélédougou.
Les petites confédérations étaient très nombreuses ; les plus
importantes seulement ont subsisté jusqu’aujourd’hui, ce sont
celles de Niélé, de Ngokho et de Mbeng-é.
C’était un pays très prospère, à en juger par les nombreuses
ruines que l’on y rencontre, et sa décadence n’a commencé
qu’il y a une vingtaine d’années, à l’époque où Daoula,
père de Tiéba, a commencé à fonder son empire.
Alternativement alliées ou ennemies de ce dernier chef, ces
confédérations ont fini par se ruiner mutuellement, en guerroyant
entre elles.
En 1883 Niamana, chef de Mbeng-é, s’allia à Tiéba pour marcher
contre Fan, père de Pégué ; ce sont eux qui ont détruit le
premier Niélé.
A Niamana succéda Niakhalemba, sur lequel Pégué se vengea en
mettant à sac Mbeng-é, sa capitale.
A Niakhalemba succéda Zibbo, qui est encore actuellement chef
de Mbeng-é. Pour éviter le retour de pareils revers, il s’est
étroitement lié à la fortune de Tiéba, dont il reconnaît le
protectorat et auquel il fournit des contingents et paye tribut.
Ngokho, qui était resté un peu en dehors de ces luttes, fut
pris et détruit par Tiéba en 1884, et forcé de reconnaître le
protectorat. Tiéba laisse gouverner Ngana, chef de Ngokho, comme il
l’entend, mais, ainsi que Zibbo, chef de Mbeng-é, il fournit des
contingents et paye tribut.
Ngokho ou Ngogo, d’après mon informateur, serait la plus vieille
ville que l’on connaisse par ici. Jadis elle était capitale et
composée de deux villes ; celle où habitait le roi s’appelait
Nsogona, Nansogona ou Nséguéna. Autour de cette ville il y avait
de nombreux bosquets sacrés.
Le roi avait beaucoup de grands chiens qui portaient des colliers à
sonnettes en or. Des captifs désignés spécialement ne s’occupaient
que d’eux. Maintenant tout cela n’existe plus : les hommes de
Nsogona sont venus il y a longtemps dans Ngokho et l’emplacement
même de Nsogona a presque disparu. Les chiens aussi sont morts
depuis longtemps et il n’y a plus rien de particulier à Ngokho,
si ce n’est que dans certaines fêtes les vieux vont chercher un
grand tam-tam long, devant lequel les femmes se voilent la figure avec
leur pagne et se prosternent comme pour faire le salam. Ce tam-tam
est appelé, à Ngokho, _daba_.
Ce mot daba ne m’était pas inconnu : en cherchant dans mes notes
extraites des auteurs arabes je l’ai retrouvé dans celles qui
concernent Ghana.
Cette description de Ghana (extraite d’El-Békri) ressemble en
beaucoup de points à ce que mes informateurs m’ont raconté
de Ngokho.
Je trouve par exemple que Ghana était composée de deux villes. Celle
qui est habitée par le roi est à six milles de l’autre et porte
le nom d’El-Ghaba, الغاب (le bocage, la forêt). N’est-il
pas curieux de voir que Nsogona veut dire en siène-ré « dans
la brousse » ?
2e coïncidence : « La ville du roi est entourée de huttes,
de _massifs d’arbres et de bocages_ qui servent de demeure aux
magiciens de la nation », etc.
3e coïncidence : « La porte du pavillon est gardée par des _chiens
d’une race excellente_ qui ne quittent presque jamais le lieu où
est le roi ; _ils portent des colliers d’or et d’argent_, garnis
de grelots de même métal. »
4e coïncidence : « L’ouverture de la séance royale est annoncée
par le bruit d’une espèce de tambour qu’ils nomment _déba_. Les
coreligionnaires du roi _se prosternent devant lui_. »
Mes informateurs tiennent ces traditions de leurs ancêtres qui
habitent Ngokho depuis fort longtemps. Toutes ces coïncidences me
font croire que l’auteur arabe précité a dû confondre Ghana
(Birou ou Oualata) dans le Baghéna ou Bakhounou avec Ngokho. C’est
peut-être une simple erreur de copiste.
En tout cas, on peut affirmer que tout ce qu’El-Békri raconte de
Ghana se rapporte à Ngokho.
L’orthographe des noms est si mal écrite que très souvent les
traducteurs ont confondu en une seule et même localité trois lieux
différents : c’est ce qui s’est produit pour Kaukau, Kouka,
Koukoua, que Cooley, dans sa _Nigritie des Arabes_, a identifiées.
Ce qui est certain, c’est que Gago ou Ngokho était déjà connu
du temps de Léon l’Africain.
Voici ce qu’il en dit, livre VII, page 156, traduction de Jean
Temporel : « Gago et le royaume d’icelle.
« Gago est une cité semblable à Kabra, sans muraille et distante
de 400 milles dans le midi de Tombouctou. Maisons laides, quelques
édifices assez beaux et commodes dans lesquels logent le roi et
sa cour.
« Les habitants sont de riches marchands.
« Les autres cités ne peuvent ni ne doivent égaler celle-ci quant
à la civilité. Beaucoup de vivres, mais ni vin, ni fruits ; terroirs
fertiles en melons, citrouilles, concombres et riz.
« Plusieurs puits et une grande place. Sur le marché on vend des
esclaves.
« Le roi tient en un palais écarté une infinité de concubines,
esclaves et eunuques ; il a aussi une garde d’infanterie et de
cavalerie entre la porte secrète et publique de son palais.
« Le sel se vend _plus chèrement_ que toute autre marchandise.
« Le royaume renferme beaucoup de villages et de hameaux. Les gens
sont vêtus de peaux de brebis et ont les parties honteuses couvertes
de linge.
« Ce sont des gens fort ignorants, tellement qu’on pourrait
cheminer par l’espace de cent milles sans trouver aucun qui sait
lire ni écrire, au moyen de quoi le roi leur use un tel traitement
que leur lourdise et grosse ignorance le mérite, leur laissant si
peu, qu’à grande difficulté peuvent-ils gagner leur vie pour les
grands tributs qu’il impose. »
D’après le dire de Léon, nous pouvons inférer que le Gago dont
il parle est bien le même que le nôtre. Ce qui tendrait à le
démontrer, c’est que la distance de 400 milles dans le midi de
Tombouctou concorde assez exactement avec la distance qui sépare ces
deux villes. Tombouctou est par 16° 50′ de latitude nord, et Ngokho
par 10° 19′ ; la distance à vol d’oiseau entre Tombouctou et
Ngokho est d’environ 750 kilomètres, et Léon l’estime à 400
milles italiens (dont, dit-il, 2 et demi font une lieue commune en
France). La distance concorderait donc à 100 kilomètres près.
Un autre point très important, c’est que Léon dit que le sel se
vend à Gago plus chèrement que toute autre marchandise. C’est
tout ce qu’il y a de plus vrai : Gago est, par son emplacement,
situé dans la région où le sel atteint le prix le plus élevé du
Soudan. Notre Ngokho est bien le Gago de Léon.
C’est dans les États de Tiéba et la région que nous venons de
décrire que se trouve le nœud orographique le plus important de la
boucle du Niger. Nous le nommerons : massif Natinian-Sikasso.
Il est constitué par une série de plateaux et de mamelons ayant
un relief maximum de 400 mètres sur le terrain environnant. La plus
forte cote est celle du pic de Faramisiri, qui atteint 780 mètres,
tandis que la plaine n’est qu’à 340 mètres au-dessus du niveau
de la mer. Les sommets des mamelons sont ou arrondis ou en forme de
bonnet de police. Leur structure géologique est formée de grès
gris et d’argile sablonneuse fortement mélangée de granules de
fer. L’action des pluies a désagrégé les flancs de quelques-unes
de ces hauteurs et produit des éboulis de grès qui enserrent leur
base. Les flancs et le sommet sont couverts de végétation ; seul
le pic de Faramisiri est complètement dénudé. Vers le sommet,
de loin, il a l’aspect d’une antique forteresse.
De son versant nord sortent les eaux qui vont former la rivière
de Kouoro ou Koba-Diéla, dernier affluent important du Niger :
le même que Caillié a traversé entre Kouoro et Dougasoni dans sa
marche sur Djenné en 1827.
A l’est, les eaux du massif Natinian-Sikasso forment la branche
occidentale de la Volta ; enfin, du versant sud sortent les deux
rivières qui forment le Comoé ou rivière de Grand-Bassam.
Une région aussi bien arrosée ne peut être que fertile et bien
peuplée ; malheureusement les guerres qui s’y sont livrées et qui
s’y livrent encore actuellement ont fait disparaître une partie
de la population. Certaines régions, comme celle de Dioumanténé à
Niélé, étaient couvertes de villages, les cultures se touchaient, la
densité de la population devait excéder 40 habitants par kilomètre
carré. Aujourd’hui, dans les États de Tiéba, la moyenne est
d’environ 12 à 15 habitants par kilomètre carré.
Les principales communications à travers le pays ont lieu du nord
au sud, elles relient le Ségou et le Djenné au Ouorodougou, routes
de sel et de kola comme chez Samory.
Elles sont au nombre de quatre :
1o Itinéraire suivi par Caillié, qui va de Timé par Tengréla,
Fala, Tiola, le Menguéra et le pays des Bobo-Oulé, sur Djenné ;
2o La route du Ouorodougou par Tengréla, Fourou, Natinian ou Sikasso
sur le Menguéra, où elle rejoint la route précédente ;
3o La route du Follona par Mbeng-é, Ngokho, Dioumanténé, Sikasso sur
Djitamana, le Bendougou et Ségou, ou Djitamana, Néneinso et Djenné ;
4o Et enfin la route de Léra, Sindou ou Soubakhalé à Sikasso.
De l’est à l’ouest, cette région n’est traversée que par une
seule route importante, celle de Ténetou à Bobodioulasou par Kourala,
Natinian, Sikasso, Ngana et Sambagoin, et une route secondaire,
celle de Tiong-i, Fourou, Dioumanténé, Niélé et Léra.
D’autres chemins moins importants sillonnent cet admirable
pays. Après toutes les vicissitudes qu’il a traversées, c’est
un de ceux qui m’ont paru des plus prospères et des plus dignes
de notre attention.
Sikasso, par sa position au centre du massif orographique de cette
région et à la naissance de toutes les vallées qui vont rayonner par
les quatre points cardinaux, nous semble tout indiqué pour devenir
le siège d’un commandement important et l’emplacement désigné
pour recevoir un fort, dès que l’on voudra résolument poursuivre
l’œuvre de pénétration.
★
★ ★
Nous quittons la petite rivière (le Bandamma) vers deux heures
et demie ; partout, aussi loin que la vue peut s’étendre, on ne
distingue que des ruines dont la présence se trahit par des groupes
de gigantesques baobabs. Les ruines sont trop nombreuses pour être
toutes relevées. Quoique chacune d’elles ne puisse contenir
qu’une ou deux familles, la densité de la population devait
être très grande. Depuis Dioumanténé ce ne sont que rizières et
cultures de mil abandonnées ; partout les petites levées de terre qui
endiguaient les rizières et les sillons des champs de mil subsistent
encore. Dans la soirée on aperçoit, dans le sud-est, le sommet bleu
d’une petite montagne que les indigènes m’ont nommée Oumalokho
konkili (montagne de Oumalokho). Vers quatre heures nous traversons
un marécage d’une cinquantaine de mètres de largeur où il y a
encore 1 m. 20 d’eau et de vase, enfin deux heures après, à la
nuit tombante, nous campons dans un endroit découvert, non loin
d’un petit bas-fond où il y a un peu d’eau. Le baromètre me
donne au campement 455 mètres d’altitude.
Maintenant que nos hommes y sont bien habitués, l’établissement
du campement se fait sans que j’aie besoin de m’en mêler. En un
clin d’œil les bagages sont rangés en fer à cheval sur de grosses
pierres, pour les préserver des termites. Les animaux, entravés,
sont menés brouter aux abords du camp. Des hommes vont chercher du
bois pour les feux de nuit, tandis que d’autres et les femmes se
mettent en devoir d’allumer des feux de cuisine et de préparer le
riz ou les ignames.
Mon domestique établit ma natte sur une brassée de feuilles et de
rameaux. Un pagne en coton me sert de drap, une couverture en laine
sert à me couvrir au petit jour, quand il fait froid. La peau de
bouc constitue l’oreiller. La moustiquaire est l’objet le plus
utile dans ce pays ; elle préserve non seulement des moustiques,
mais, bordée en dessous de la natte, elle empêche les fourmis,
araignées, scorpions et autres animaux de vous atteindre. Elle
préserve en même temps de la rosée.
Mes hommes ont pris la bonne habitude de débarrasser le camp et ses
abords des herbes et de balayer soigneusement l’emplacement sur
lequel nous couchons, afin d’éviter les serpents. Une autre bonne
précaution consiste à ne pas apporter dans le camp des bois morts
sans les avoir au préalable secoués et jetés par terre pour en faire
sortir les animaux nuisibles qui auraient pu se loger dans les creux.
A neuf heures du soir tout le monde dort généralement, sauf les
deux hommes qui veillent ensemble à notre sécurité. Comme j’ai
le sommeil excessivement léger et que le moindre bruit me réveille
une fois les deux premières heures de sommeil passées, je suis tout
à fait à mon aise et presque reposé : il ne m’en coûte pas de
faire trois ou quatre rondes pendant la nuit.
Pour moi, je préfère le campement au logement chez l’habitant. On
tient son monde mieux dans la main en cas d’attaque, on peut
facilement éviter les surprises. Enfin je trouve qu’il est
beaucoup plus sain de camper en plein air à côté d’un bon feu,
que de dormir dans des cases dont la propreté laisse à désirer,
qui sont infestées de vermine, et où en cas d’incendie toutes
nos ressources seraient brûlées.
La fièvre paludéenne vous atteint surtout dans les villages. J’ai
déjà eu occasion de dire que la terre qui sert à faire les cases
en pisé renferme des quantités de matières végétales et des
détritus de toutes sortes qui, en pourrissant et en fermentant,
dégagent de mauvais germes.
C’est donc toujours avec bonheur que je campe au dehors. Il n’en
est pas de même de mes hommes, qui, pour des motifs d’un ordre plus
intime, préfèrent loger chez l’habitant. Dans maintes circonstances
il a fallu user de toute l’autorité dont je jouissais, grâce à
ma connaissance de la langue mandé, pour leur faire accepter cette
situation pénible à leurs yeux, mais pleine d’avantages pour
la réussite d’une entreprise aussi compliquée que celle que je
tenais à mener à bonne fin.
Depuis environ trois mois je suis tout à fait acclimaté et habitué
à la nourriture indigène, que je bonifie en me procurant le plus
souvent possible des viandes, du gibier, des volailles, etc. Comme
les indigènes, je mange, le matin avant de me mettre en route, les
restes froids de la veille, ce qui me permet de supporter vaillamment
mon étape et d’attendre sans crampes d’estomac l’heure
du déjeuner. Dans cette région, nous sommes particulièrement
favorisés, car nous y trouvons l’igname, qui est une grande
ressource, puisqu’elle remplace la pomme de terre, et qu’elle peut
être mangée bouillie à l’eau ou grillée au feu, et froide ou
chaude. L’igname n’a qu’un seul défaut, c’est celui d’être
d’un poids trop lourd pour en emporter de gros approvisionnements.
Il faut au moins 3 kilos d’ignames par indigène et par jour,
tandis que 500 grammes de riz font le même office.
_Dimanche_ 15 _janvier_ 1888. — Notre petite caravane se met en route
au petit jour. Le terrain est toujours le même, les ruines sont encore
très nombreuses. Vers dix heures nous atteignons une jolie petite
rivière à eau ferrugineuse ; elle se nomme Bani, « petit fleuve » ;
c’est le second cours d’eau que nous rencontrons dont les eaux ne
sont pas tributaires du Niger. Les indigènes me disent que c’est
un des bras de la rivière de Léra. Les rives sont bien boisées,
les abords marécageux, difficiles à traverser. Il y a des traces
de jeunes hippopotames, ce qui semblerait indiquer qu’un peu plus
en aval se trouve un bief plus profond, car ici l’eau n’a que 30
centimètres de profondeur.
[Illustration : Ruines de l’ancien Niélé.]
Derrière le Oumalokho konkili, qui est sur la rive gauche du Bani,
on voit les ruines d’Oumalokho, dont les habitants sont établis
maintenant aux environs de Niélé.
Sur les bords d’une des cuvettes marécageuses que nous traversons,
le vieux Ouattara me signale un groupe de ruines qu’on nomme
Dougou-ouolo. A midi nous campons sur les bords d’un petit marécage
dont l’eau est détestable, tellement elle est chargée de fer et
de matières organiques.
Après nous être réconfortés d’un peu de riz cuit dans cette
eau sale, nous repartons de bonne heure afin d’atteindre avant la
nuit les ruines de l’ancien Niélé. Les ruines, moins nombreuses,
sont plus grandes, et partout on voit de jolis bosquets sacrés dans
lesquels la végétation est luxuriante. Les feuilles ont des nuances
indéfinissables, des tons délicieusement variés, depuis le vert
tendre jusqu’à la teinte la plus sombre. On est tenté de camper
à chaque pas.
La marche de cet après-midi est très pénible : à l’ardeur du
soleil vient s’ajouter la réverbération excessive et la chaleur de
l’air chauffé par l’incendie de la plaine ; partout les hautes
herbes sont en feu, et à plusieurs reprises la caravane se voit
obligée de s’arrêter pour couper des branches vertes et éteindre
le feu qui nous environne. Le passage des endroits marécageux est
rendu très pénible par des trous profonds de trente à quarante
centimètres qu’ont laissés des troupes d’éléphants.
Le sol est partout légèrement ferrugineux à la surface, le sous-sol
est constitué de terres argilo-sablonneuses ; j’ai cependant vu
émerger, par-ci par-là, un peu de granit à très gros grains.
Un peu avant d’arriver aux ruines de Niélé, mes hommes aperçoivent
trois éléphants de l’autre côté d’un petit marais. Diawé
et quelques hommes s’élancent à leur poursuite avec les fusils,
mais ne peuvent les rejoindre, car ils ont trois à quatre cents
mètres d’avance sur nous, et nous devons nous contenter de suivre
des yeux leurs évolutions dans les hautes herbes.
A quatre heures nous atteignons les ruines de l’ancien Niélé,
qui s’élevait sur un petit dos d’âne entre un marécage et un
ruisseau ; pendant près d’une demi-heure on chemine dans des débris
de construction, de poterie, etc. Une cinquantaine de baobabs et de
bombax gigantesques indiquent l’emplacement des places du village. Le
vieux Ouattara m’indique son ancienne case et me raconte que c’est
en 1882 que Tiéba et Niamana, chef de Mbeng-é, ont détruit sa ville,
après avoir vaincu Fan, père de Pégué. C’est également de cette
époque que date la ruine des nombreux villages que nous venons de
traverser. Sur la rive gauche du Badié, c’était l’œuvre de
Samory ; ici nous sommes en présence de l’œuvre de destruction
de Tiéba. Ils ne sont pas meilleurs l’un que l’autre.
Nous campons et passons la nuit sur la rive droite d’un joli petit
ruisseau qui coule également vers le nord ; ce qui m’a frappé,
c’est que parmi toute la verdure dont les cours d’eau sont
agrémentés par ici, il n’y ait ni bambous, ni palmiers d’aucune
espèce. Nous sommes pourtant plus au sud qu’à Tengréla dont
les environs sont parsemés de palmiers à huile et les ruisseaux
bordés de bambous. La cause en est peut-être à rechercher dans
la différence d’altitude, cependant le bambou pousse au sommet de
toutes nos montagnes du Soudan français.
Pendant la soirée, à la suite des incidents qui ont marqué notre
route aujourd’hui, on parle naturellement de gibier.
Vers dix heures et demie il s’élève une altercation entre
mes hommes à propos d’empreintes relevées sur le sol pendant
l’étape. Ces empreintes étaient attribuées par les uns au bœuf
sauvage (sorte de buffle nommé _sigui_ en mandé) et par les autres
à un animal que je n’ai jamais vu parce qu’il est très rare,
mais dont pas mal de noirs m’avaient déjà parlé.
Cet animal est appelé en mandé _konsonkansan_. C’est une
bête affreuse, plus hideuse que le caïman, dont elle a presque
l’aspect. Elle n’a toutefois que 2 mètres à 2 m. 50 de
longueur. Sa largeur à hauteur des pattes de devant est de 60 à
70 centimètres, et ses épaules, comme tout son corps du reste,
sont recouvertes d’écailles excessivement dures. Sa formidable
carrure lui permet de briser les jambes des plus grands animaux,
en se ruant sur eux. C’est sa seule défense.
[Illustration : Obligés d’éteindre le feu des herbes.]
Sa tête diffère de celle du caïman ; elle est plus courte et sa
mâchoire est disposée en fer à cheval. Ses dents sont également
beaucoup plus petites que celles du caïman.
Les empreintes qu’il laisse sont très larges. Ses pattes de devant
sont excessivement puissantes, et presque de la grosseur d’un sabot
de cheval. Il n’a pas de griffes et son sabot est fendu.
Cet animal a été signalé par El-Békri, et Barth prétend qu’il ne
vit que dans l’eau. Les indigènes m’ont affirmé, au contraire,
qu’il vivait presque exclusivement sur la terre. On le rencontre
surtout dans les grottes et les anfractuosités de rochers.
Les konsonkansan vivent par paire. Quand l’un des deux meurt, le
survivant vient tous les jours une ou deux fois à l’endroit où
son compagnon est mort.
Diawé en a vu un mort et un vivant à Séfé dans le Kaarta, et
un de mes hommes possédait deux écailles de konsonkansan qu’un
forgeron avait défaites en sa présence du dos d’un de ces animaux ;
il y attachait un grand prix et n’a jamais voulu me les céder,
tant il avait foi dans _leur vertu_.
_Lundi_ 16 _janvier._ — Le terrain change d’aspect. A la monotonie
de la plaine succèdent de petites croupes boisées, séparées les
unes des autres par des vallons pleins de verdure. Dans quelques-uns
de ces vallons il y a de l’eau, ce qui attire beaucoup de gibier ;
pendant toute la matinée on entend crier en mandé et en siène-ré :
« _Sokho ! sokho ! kari ! kari !_ de la viande ! de la viande ! »
Mes hommes poursuivent des _tankho_ (antilopes à bosse), des _dagué_
(textuellement : bouche blanche), autre grande antilope connue
vulgairement sous le nom de _koba_. Diawé tire deux coups de fusil
sur un énorme éléphant, mais ce dernier continue paisiblement sa
route, se contentant de se jeter avec sa trompe une grosse motte de
terre sur le dos.
Sur la plupart des croupes il y a des ruines entourées de baobabs. Cet
arbre me paraît être particulièrement affectionné par les
Siène-ré ; ils le nomment du reste _siène tchigué_ (l’arbre de
l’homme). Ce végétal rend de très grands services aux indigènes.
Le bois du baobab ne vaut rien pour le chauffage ; il est trop
spongieux pour être travaillé, mais on utilise sa cendre comme
mordant dans les teintures à l’indigo et comme potasse dans la
fabrication du savon. L’écorce sert à faire de la ficelle, des
cordes, des filets, des hamacs, etc. La feuille est employée comme
condiment dans presque toutes les sauces qui se mangent avec le to.
La coque du fruit est employée dans certaines régions comme
bouteilles ; dans d’autres, on la brûle pour obtenir des cendres
dans lesquelles on passe l’eau qui sert à la préparation du
to ; avant maturité, elle renferme un liquide frais dont quelques
indigènes sont très amateurs.
La farine blanche que renferme le fruit à maturité entre dans la
préparation de quelques plats indigènes et dans quelques boissons,
mélangée avec de la farine de mil ; avec le noyau lui-même,
cuit, séché et pilé, on fait une sauce de conserve que l’on
nomme _kondoro_.
Enfin l’arbre, quand il est vieux, offre beaucoup de creux dans
lesquels les abeilles se logent très volontiers.
Le tronc, qui atteint généralement des dimensions extraordinaires,
est facilement escaladé à l’aide de fortes chevilles en bois
que l’on enfonce dans l’écorce et qui servent d’échelons et
de marchepieds.
★
★ ★
Une heure et demie après avoir dépassé la dernière ruine,
on franchit un petit col à 510 mètres d’altitude ; de l’autre
côté commencent les lougans des villages de culture où nous devons
camper pendant les heures chaudes.
Comme partout dans cette région, l’action des _kéniélala_
(sorciers) se fait fortement sentir. Sur les chemins et aux carrefours,
les indigènes, à l’aide de cendre délayée dans de l’eau, ont
tracé des signes cabalistiques pour conjurer les esprits malfaisants.
A midi nous campons sous un ficus à côté d’un des trois villages
de culture de Pégué. Ces petits villages sont entourés d’enceintes
en terre glaise et séparés les uns des autres par un joli petit
ruisseau ; ils ne portent pas de nom particulier, on les appelle
_Pégué-togoda_ (campement de culture de Pégué).
Nous devons ici être éloignés d’à peu près 6 kilomètres de
Niélé, ce qui porte la distance totale de Dioumanténé à Niélé
à 90 kilomètres environ.
Les indigènes employés comme courriers parcourent ce trajet,
que l’on peut porter à 110 kilomètres avec les circuits, en
trente-quatre heures, dont vingt-quatre de marche ; quand ils sont
chargés, ils mettent cinquante-huit heures, dont trente de marche
environ. Avec des animaux chargés, il faut trois jours et deux nuits
en marchant matin et soir.
_Mercredi_ 1er _février._ — Deux heures après mon arrivée aux
togoda, j’ai été atteint d’un accès bilieux hématurique ;
grâce à de fortes doses de quinine que je m’étais administrées
la veille et le matin même, je n’ai pas perdu connaissance un seul
instant et j’ai pu me soigner. Le café est un excellent diurétique
quand, comme moi, on n’en fait pas sa boisson journalière. Dès
le cinquième jour j’allais déjà mieux, et le neuvième jour je
pouvais faire une promenade d’une centaine de mètres au bras de
Diawé. Ma convalescence fut assez rapide ; l’appétit revenait ;
malgré cela, il m’était impossible de me mettre en route et
de songer trop tôt au départ : les fortes doses de quinine que
j’avais absorbées (12 grammes environ en sept jours) m’avaient
occasionné des douleurs de cœur qui m’empêchaient de marcher.
Le togoda où j’habitais était heureusement bien situé ; nous
étions par 620 mètres d’altitude. Dans la matinée, le plateau
était balayé par des vents frais, et jusque vers sept heures et
demie on aurait pu se croire en France, au mois de juin.
Mais de dix heures à deux heures il fait une chaleur atroce :
les cases étant excessivement basses et petites, la chaleur est
insupportable. Je ne puis malheureusement plus me rendre compte de
l’état de la température : tous mes thermomètres sont dérangés
depuis mon départ de Fourou.
Pendant ma maladie, Pégué a fait prendre tous les jours de mes
nouvelles, et dès que le mieux s’est fait sentir, il m’a envoyé
un bœuf, du lait, des œufs, du miel, des poules, du beurre et des
papayes ; en outre, on a tous les jours délivré à mes hommes du riz,
du maïs ou des ignames et quelquefois du dolo.
Pégué a installé d’une façon très intelligente ses captifs
dans son pays : ils sont groupés, hommes, femmes et enfants, par
cinquantaine environ, sous les ordres d’un chef qui commande le
togoda. Ces captifs reçoivent comme première mise quelques têtes
de bétail, des animaux de basse-cour et des graines, et mettent en
exploitation les terrains des environs ; chaque togoda constitue ce
qu’on pourrait appeler une ferme, dans laquelle Pégué puise ses
approvisionnements. Malheureusement tout cela n’est pas administré
avec beaucoup de méthode : comme chez tous les noirs du reste,
le gaspillage prime sur l’économie.
[Illustration : Un _togoda_.]
On cultive par ici plusieurs variétés de _kou_ (ignames). En dehors
de celles que j’ai vues à Fourou, il existe ici une espèce qui
est rouge betterave quand elle est cuite, et une autre qui est jaune
melon. Le maïs, de plusieurs variétés, est de qualité inférieure ;
les patates sont d’un rouge foncé et de très bonne qualité. On
ne cultive qu’une variété de mil, le _sanio_ (petit mil blanc en
épi) et une de sorgho, le _bimbiri_ (gros sorgho rouge).
Toutes ces denrées sont emmagasinées en grappes ou en épis, ce qui
nécessite de grandes quantités de magasins. Dans la plupart de ces
villages de culture il y a plus de greniers que d’habitations. Ces
greniers sont de même construction que ceux que j’ai décrits à
Kouroula, mais de dimensions beaucoup plus grandes.
J’ai remarqué beaucoup de _cé_ (arbres à beurre) dans les
environs, mais l’arbre le plus répandu par ici est le _netté_
ou _néré_ : _Parkia biglobosa_. C’est un arbre de ressource
pour l’indigène : la farine jaune que contiennent les cosses sert
d’aliment et ses noyaux servent à confectionner le _soumbala_ ou
_simbala_, qui constitue la base de presque toutes les sauces. (Voir
le chapitre Mossi.)
[Illustration : _Parkia biglobosa_.]
Les bœufs sont très vigoureux et pourraient servir d’animaux
de trait, mais ils sont en moins bon état que ceux de Fourou,
remarquables par leur structure râblée, et qui constituent plutôt,
comme je l’ai dit, le véritable animal de boucherie du Soudan.
Les captifs des togoda des environs sont tous laids sans exception,
et aucun d’eux n’est vêtu. Les femmes s’enroulent autour des
reins une vingtaine de cordelettes en peau composées chacune de trois
lanières de la grosseur d’une forte ficelle ; les extrémités se
terminent d’un côté par une boutonnière, de l’autre par un
nœud. A ces cordelettes sont suspendus de petits objets en cuivre
fondu représentant des tortues, des lézards ou des chevaux[39] ;
ils sont confectionnés par les _lokho_ (caste de forgerons), dont
les femmes sont réputées fort belles ; cette caste d’artisans
n’est pas méprisée comme les autres.
Certaines jeunes filles portent, en outre, par devant et par
derrière, une sorte de petit bouclier en bois en forme de triangle,
dont l’angle aigu un peu courbé se termine entre les jambes. Ils
sont fixés aux cordelettes à l’aide d’un passant en bois dans
lequel on introduit cinq ou six petites ceintures.
Les captifs sont relativement bien stylés, les hommes ne m’ont
jamais parlé sans s’incliner profondément ni enlever leur bonnet ;
pour saluer, les femmes s’agenouillent devant moi face en arrière,
c’est-à-dire en me présentant le dos.
Les hommes actuellement n’ont pas grande occupation : presque toutes
les récoltes sont rentrées. Dans les togoda que j’ai visités, ils
bâtissaient de nouvelles cases et réparaient l’enceinte. Quant aux
femmes, à part la corvée de bois ou la cueillette du coton qu’elles
font tous les matins, elles sont occupées à préparer les aliments,
à piler ou à moudre du grain, ou bien à cuire du dolo, le village
n’étant pour ainsi dire qu’une grande brasserie.
Cette boisson est préparée ici d’une manière un peu différente
que sur la rive gauche du Niger. Quand le maïs ou mil germé est
pilé, on le laisse macérer plusieurs jours dans de l’eau avec des
tiges de gombo pilées et une grande quantité de piment. Préparée
de la sorte, cette boisson est moins goûtée par l’Européen :
l’odeur qu’elle répand est désagréable. La liqueur est forte
et enivrante : je ne pouvais la boire que bien étendue d’eau.
Dans la soirée seulement, pendant que les hommes s’enivrent,
les femmes filent le coton, soit à la lueur de feux, soit au clair
de lune.
Le togoda que j’habite renferme une famille de _fono_, sorte
d’orfèvres, dont j’ai déjà parlé à Fourou. Leurs femmes,
dans la journée, sont occupées, dans un gros trou recouvert de
branchages, à faire de la vannerie et à confectionner des chapeaux en
paille. Les fono forment une sorte de caste qui est très redoutée ;
les Siène-ré les disent sorciers et les évitent absolument,
comme dans le Kaarta et le Bélédougou on évite les _koulé_
(raccommodeurs de calebasses).
Dès que j’en eus l’occasion, je fis demander au Ouattara s’il
ne convenait pas de faire parvenir de suite à Pégué les cadeaux
que je lui destinais ; ce dernier me conseilla d’attendre que je
sois rentré à Niélé, ce qui devait se faire dès que je serais
entièrement rétabli. Au bout de quelques jours j’envoyai le
chef du togoda demander à Pégué la permission de rentrer dans son
village. Le soir il revenait, me disant que le _fanfollo_ (roi) allait
faire une expédition de trois ou quatre jours, qu’il n’avait
pas le temps de s’occuper de moi pour le moment, mais que dès son
retour il m’enverrait chercher, et que je pouvais être persuadé
de son amitié sincère, sans laquelle il ne m’aurait pas offert
l’hospitalité dans un de ses villages.
Le délai étant largement écoulé et les visites des gens de Pégué
se faisant rares, je me décidai à envoyer Diawé en reconnaissance
à Niélé ; il revint au bout de quelques heures et me raconta son
entrevue avec les gens de Pégué.
Ce brave souverain refusait absolument de me voir ou de me laisser
entrer dans son village ; il ne désirait même pas recevoir mon
envoyé, en revanche il protestait de son amitié pour les Français
et pour moi en particulier : « J’obtiendrai de lui tout ce que je
demanderai. Quand je fixerai mon départ, il me donnera un homme qui
devra me conduire de sa part jusqu’à l’entrée des États de Kong
et me recommander à Iamory, prince de la famille régnante de Kong. »
Toutes les tentatives que je fis par la suite restèrent sans
résultat : il me fallait renoncer à avoir une entrevue avec Pégué
et à entrer à Niélé.
Je m’empressai, puisque d’autre part il était plein de
dispositions bienveillantes à mon égard, de lui faire parvenir un
cadeau, dont voici le détail :
Une belle paire de pistolets à piston ;
Une paire de pistolets à silex ;
Un tapis de selle en velours bleu bordé d’or ;
Deux caftans, un en velours grenat, l’autre en velours vert ;
Un bonnet en velours frappé or ;
Un turban en tricotine dorée ;
Trois pièces de calicot imprimé, des rasoirs, glaces, couteaux,
perles, etc.
Le tout s’élevant à une valeur de 500 francs environ (prix de
revient en France).
Son envoyé, qui vint me remercier, me raconta que le roi avait
réuni tous les habitants du village pour leur faire voir les
présents qu’il venait de recevoir des Français. Jamais personne
ne lui en avait donné d’aussi riches ; aussi, a-t-il ajouté,
« chaque fois qu’un Français demandera de traverser mon pays,
je lui faciliterai son voyage en lui donnant de mes hommes ». Je
crois qu’il tiendra sa parole, pourvu que le voyageur qui passera
chez lui ne soit pas à cheval, il l’a formellement dit. Quant à
nos marchands, qu’il laissera librement venir commercer chez lui,
dit-il, et pour lesquels il n’a pas voulu prendre d’engagement
par écrit, je ne crois pas qu’ils entreront jamais à Niélé sans
payer un lourd droit de passage, car dans le togoda que j’habitais,
les captifs m’ont dit que, sauf les gens de Kong et de Niélé,
personne ne pouvait apporter de marchandises de quelque valeur ici
sans se les voir confisquées. Du reste, en fait de commerce ici,
il n’est possible de trouver à échanger des marchandises que
contre des cauries ou des esclaves.
Les causes qui m’empêchèrent d’entrer dans Niélé m’ont
été longtemps inconnues ; je crois cependant depuis avoir un peu
élucidé cette question, grâce au guide que Toumané m’avait
imposé. Cet homme, par la suite, m’était entièrement dévoué,
il m’avait pris en affection et me l’a prouvé plus tard, car ce
n’est que grâce à lui que j’ai été accueilli convenablement
à Léra et que j’ai obtenu protection du chef de ce village.
1o Mon passage en plein jour à Nafégué, raconté par les gens de
Niélé, qui avaient, pour se vanter, exagéré mes exploits, fut
considéré comme un fait surprenant qui fit dire à Pégué et à
son entourage que, pour oser tenter quelque chose de si audacieux,
je devais posséder quelque engin qui me permettait de défier la
puissance des plus terribles adversaires.
J’ai raconté ce passage à Nafégué dans toute sa simplicité,
mais les indigènes de ces régions sont tellement sous l’influence
des kéniélala que tout acte est de suite interprété comme une
sorcellerie.
2o A ce grief venait s’ajouter mon passage chez Samory. Pégué me
soupçonnait d’être son ami, et comme il se méfie de lui et de
ses gens, j’ai été considéré comme suspect, non pas qu’on
craigne précisément que je ne m’empare de Pégué, mais on
redoutait qu’à l’aide d’écrits introduits dans les puits ou
semés par les rues je ne jetasse un sort sur la ville. C’est ainsi
que le vieux Ouattara et les gens de Pégué n’ont pas toléré
l’emballage de quelques menus objets dans des fragments de vieux
journaux ; j’ai même été tenu d’enlever à l’eau de belles
étiquettes dorées fixées à la colle sur les pièces d’étoffe
que je destinais à leur chef.
3o Il n’y avait pas longtemps qu’on venait d’apprendre la
mort de Tidiani (roi du Macina). Cette mort coïncidait justement
avec le passage du lieutenant de vaisseau Caron à Bandiagara, et
ces ignorants n’avaient pas manqué d’attribuer la mort de leur
souverain au passage de notre compatriote. Ce souvenir venait encore
de se raviver par la nouvelle de la mort de Yawakha, chef de Fourou,
décédé malheureusement deux ou trois jours après mon départ de
son pays.
4o Peut-être aussi ma maladie a-t-elle été considérée comme
un avertissement du ciel et les marabouts ou les kéniélala
de l’entourage de Pégué se sont-ils emparés de ce fait pour
intimider leur chef et par cela même gagner dans son estime en lui
prouvant qu’ils veulent le préserver d’un grand danger.
Pégué, cependant, d’après ce que l’on m’en a dit, passe
pour un homme très intelligent dans son pays. Il est de la famille
des Ouattara, et âgé de trente-cinq ans environ. _Pégué_ est un
surnom. Étant tout jeune, il montrait déjà beaucoup de finesse et de
subtilité dans ses actions et ses paroles, ce qui le fit surnommer,
par Tiéoualé sa mère et Fan son frère, _Pé_, qui veut dire
« lièvre » en siène-ré ; en siène-ré follona, c’est _Pégué_,
_gué_ étant la terminaison de beaucoup de substantifs follona.
J’ai appris pendant mon séjour ici que l’almamy exigeait la
soumission de Pégué ; il voulait annexer cette partie du Follona. Les
envoyés, en revenant à Niélé, apportaient à Pégué l’ordre
de mettre ses troupes en marche, de s’emparer et de détruire le
Pomporo et le Samokhodougou. Pégué, qui se contentait parfaitement
de ses relations de bon voisinage avec Samory et qui ne rêvait pas
du tout une annexion, a vivement protesté et a renvoyé le fils du
chef de Fourou et ses gens en leur ordonnant de dire à Samory que
« s’il désirait vivre en bon voisin avec leur roi, il entendait
également conserver toute sa liberté d’action ».
Ce pays traverse un mauvais moment, car, quelle que soit l’issue
de la guerre, il sera ravagé. Si Samory s’empare de Sikasso, il
viendra dévaster le Pomporo et poussera certainement jusque dans le
Follona ; dans le cas contraire, ce sera Tiéba qui s’emparera de
Niélé. Pégué n’a actuellement qu’une chance d’échapper à la
ruine, c’est d’être le fidèle allié de Tiéba ; malheureusement
l’opinion publique de son pays est contraire à cela, Tiéba ayant
fait si souvent des incursions dans cette région que tout le monde
lui est hostile.
Le souvenir de la prise du vieux Niélé, de la destruction de Kawara,
et surtout la dernière défaite de Pégué et sa fuite dans le
Tagouano, sont trop récents chez les pauvres Siène-ré pour que
Pégué puisse tenter dès à présent un rapprochement auprès
de Tiéba.
Le Follona[40] de Pégué tombera fatalement entre les mains de Tiéba,
et cela dès que les hostilités avec Samory seront terminées. Nos
prévisions se sont depuis confirmées : Tiéba a annexé le Follona,
de sorte que ce pays est placé par contre-coup sous notre domination.
★
★ ★
La région qui obéit aux ordres de Pégué commence à quelques
kilomètres dans l’est de Dioumanténé, à la rivière Bandamma,
et se termine à l’ouest à la branche occidentale du Comoé,
désignée sous le nom de rivière de Léra. Au sud elle se confine
aux confédérations de Mbeng-é et de Ngokho ; au nord, aux États
de Tiéba.
Dans la zone que j’ai traversée, les territoires habités n’ont
que 30 kilomètres de largeur depuis 1883. Vers cette époque, Tiéba
et Niamana, chefs de Mbeng-é, détruisirent Niélé et battirent
Fan, père de Pégué. Comme pour jeter un défi à ses adversaires,
Fan[41] fit immédiatement reconstruire sa capitale à une journée
de marche dans l’est.
Puis il entreprit une campagne contre Fourou ; c’est sous les
murs de cette ville qu’il trouva la mort. Son successeur, Pégué,
n’ayant pas voulu reconnaître la suzeraineté de Tiéba, ce dernier
lui fit la guerre.
Makhandougou et Kawara, surpris de nuit, furent détruits et tous
les habitants faits prisonniers. Niélé n’échappa que par hasard
au carnage, les habitants ayant eu le temps d’évacuer le village
avant l’arrivée des guerriers de Tiéba.
A la suite de ce coup de main, Tiéba se serait fait payer 1000 captifs
et 120 chevaux par Pégué. Ce chiffre est évidemment exagéré ;
je crois qu’en le réduisant au tiers on ne doit pas être loin de
la vérité.
Toute la force de Pégué consiste dans ses captifs, qui me paraissent
nombreux ; tous les togoda que j’ai vus lui appartiennent ; mais je
ne crois pas que ce chef puisse mettre sur pied plus de 2000 guerriers
armés de fusils et 50 à 60 chevaux.
Le refus de Pégué de me laisser pénétrer dans sa capitale me
cause beaucoup de chagrin. Niélé par elle-même n’offre rien de
particulier, mais je crains que d’autres chefs ne me fassent le
même accueil. Quant à obtenir de bons itinéraires avec des gens si
méfiants et si superstitieux, je ne puis y songer sans compromettre
la suite de mon voyage.
Le croquis de la ville est la fidèle reproduction du dessin que Diawé
m’a fait dans le sable à son retour au togoda. Le village principal
est à peu près au centre de l’enceinte extérieure et est séparé
d’un autre groupe d’habitations, où la population est moins dense,
par une rivière bordée d’une très belle végétation. Ce cours
d’eau, quoique non éloigné de sa source, est déjà profond et on
le traverse sur deux petits ponts en bois ; le petit affluent qu’il
reçoit à droite n’est composé que d’amas d’eau stagnante,
non potable, et traverse une bananeraie contenant environ deux fois
autant de bananiers que celle de Dioumanténé (environ 2000 pieds),
mais tous sont très jeunes et n’ont pas encore de régimes.
[Illustration : Niélé.]
C’est dans les terrains vagues qu’on a pris les terres nécessaires
à la construction d’un mur d’enceinte et des habitations, qui
sont ou rondes ou carrées. L’enceinte, en pisé, haute de 3 m. 50
environ, est tracée un peu en crémaillère ; comme à Dioumanténé,
une banquette en terre permet aux tireurs de faire feu par-dessus la
crête. Dans quelques endroits, le mur est percé de petits créneaux
de forme triangulaire.
Le logement particulier de Pégué se trouve au centre du village
principal et comprend, outre des cases rondes ou carrées, une dizaine
de cases à un étage, comme il y en a quelques-unes à Bammako.
Le grand village seul est bien peuplé ; les groupes de cases en
deçà de la rivière sont peu habités et la population y est très
clairsemée.
En dehors du fond de la population, qui est Siène-ré, il y a quelques
Mandé-Dioula qui sont musulmans et s’occupent de commerce ; je ne
crois pas qu’au total le chiffre de la population dépasse 3000 à
3500 habitants.
Niélé est cependant le plus grand centre de toute cette région ;
viennent ensuite Mben ou Mbeng-é (environ 2000 habitants) et Ngokho
(1000 à 1500). Quand les indigènes parlent de Niélé, ils disent :
« Niélé est à peu près aussi grand que Sikasso ».
Dans les villes non commerçantes il me paraît du reste difficile
que la population dépasse le chiffre d’habitants que j’assigne
à Niélé : pour que 3000 indigènes vivent sans presque recevoir
de denrées de l’extérieur, il faut qu’il y ait de nombreux
champs. Si la population dépasse un tant soit peu ce chiffre de 3000,
que je considère comme un maximum, les cultures les plus éloignées
s’étendraient à environ 10 à 12 kilomètres de la ville, ce qui
est déjà loin pour y aller travailler et récolter le grain.
[Illustration : Plan de Ngélé ou Niélé.]
Aux abords de Fourou, par exemple, où il y a relativement peu
de terrains en friche, à cause de la nature ferrugineuse ou
marécageuse du sol, les cultures s’étendent à 8 ou 9 kilomètres
du village. Les indigènes ne s’y rendent pas volontiers, de
crainte d’être enlevés : les cultures en souffrent et les champs
sont cultivés avec beaucoup moins de soin que ceux situés dans un
rayon moindre.
Il se tient quotidiennement à Niélé trois petits marchés, où
l’on trouve à acheter, comme partout, du tabac à priser, de la
graisse de cé et des condiments. Les marchés, que j’ai décrits
déjà plusieurs fois, sont sans importance, les marchandises de
cinquante vendeurs pouvant être toutes achetées pour quelques
milliers de cauries. Mais le lundi il y a grand marché ; il se
tient au sud de la ville et à l’extérieur sur une place où il
y a quelques bombax ; deux de mes hommes que j’y ai envoyés pour
acheter du sel m’ont dit n’avoir vu aucune marchandise d’Europe ;
il y avait beaucoup de monde, paraît-il, mais pas plus de denrées à
vendre qu’à Fourou. L’affluence considérable des visiteurs sur
les marchés, à partir de Dioumanténé, tient à ce qu’il s’y
débite beaucoup de dolo ; les hommes des environs ne se rendent pas
au marché pour vendre ou pour acheter, mais la plupart pour y voir
des amis, causer et surtout y boire du dolo ; c’est en quelque sorte
la foire de nos campagnes, où l’on voit à côté de vendeurs et
d’acheteurs quantité de gens qui viennent pour se distraire.
Le sel (valeur 8 fr. 50 le kilo), la poudre et les chevaux viennent
de Kong. Les tissus et marchandises européennes y sont apportés
également de temps à autre par les marchands de cette ville, qui
les achètent à Salaga ou à Bondoukou.
Bammako est évidemment plus près de Niélé (25 à 30 jours), mais
on n’y trouve encore rien à acheter, et si les marchands désirent
se procurer perles, articles de Paris, armes, poudre, tissus assortis,
ils sont forcés de se rendre à Médine, ce qui porte leur voyage
à 60 jours. Avec cela, le passage chez Tiéba et Samory, ces deux
souverains si remuants, ne s’effectue jamais sans danger ; de
sorte que nous ne sommes pas en mesure d’alimenter avantageusement
cette région de nos produits manufacturés ; elle sort de la zone
commerciale tributaire du Sénégal et ne peut être alimentée que
par les marchés de Salaga et de Bondoukou, distants de 40 jours de
marche de Niélé.
Pendant mon séjour à Tiong-i et à Fourou et en vue d’un prochain
passage dans le Follona ou les régions avoisinantes, j’avais obtenu
sur ce pays et ses habitants quelques renseignements que je n’avais
pas consignés sur mon journal, ayant toujours l’espoir de visiter
en tout ou en partie cet intéressant pays.
Un de mes informateurs était un Tagoua[42] de Ngokho. C’est de
lui que je tiens à peu près tous les renseignements que je vais
consigner ici.
Niélé, d’après la légende, aurait été fondé par des chasseurs
presque blancs, venus du nord : des Arabes, dit-on. Ces chasseurs
seraient arrivés il y a plusieurs centaines d’années dans le
Follona, où ils vivaient exclusivement du produit de leur chasse ;
longtemps ils ont vécu à l’état nomade, campant par-ci par-là
avec leurs meutes de chiens ; enfin, un beau jour, ayant trouvé un
emplacement qui leur convenait pour s’y établir définitivement,
ils cueillirent des feuilles aux arbres du marigot du vieux Niélé et
les portèrent aux chefs du pays en leur disant : « Il y a longtemps
que nous voyageons dans votre pays ; nous avons trouvé maintenant
un endroit où il y a beaucoup de gibier ; voici des feuilles que
nous avons coupées aux arbres qui ombragent la rivière près de
laquelle nous voudrions nous établir : si vous y consentez, le pays
ne manquera jamais de viande séchée : vous la trouverez toujours
chez nous. » Les chefs siène-ré ayant accordé la permission
qu’on leur demandait, les chasseurs fondèrent un village, qu’ils
nommèrent Nouélé, ce qui dans leur langue voulait dire : « Qui
nous est donné ». J’ai cherché ce mot dans mon dictionnaire
arabe et j’ai en effet trouvé que Nouélé, نوال, voulait
dire « don, cadeau ». Au bout de nombreuses années, la population
s’étant accrue, et le gibier faisant défaut, ils procédèrent
de la même façon et fondèrent plus dans l’est un autre village,
qu’ils nommèrent Kabara. C’est le Kawara actuel. Si réellement
ces chasseurs étaient d’origine maure ou parlaient leur langue,
l’étymologie de ce second nom serait « grand », كبر D’après
un de mes informateurs, le nom de famille de ces Maures était
Noupé, qu’ils ont conservé pendant fort longtemps ; cependant,
dans la suite, les Siène-ré ne les désignaient plus que sous le
nom de _Nampou_, ce qui veut dire « étrangers ». Les Mandé les
appelaient _Lounatié_, mot qui en mandé a le même sens.
Le vieux Ouattara et les autres gens de Niélé avec lesquels j’ai
eu des relations n’en savaient pas plus long, mais ils m’ont
confirmé cette histoire de la fondation de Niélé et de Kabara par
des _Nampou_ chasseurs. Je comptais éclaircir cette question auprès
de quelque musulman instruit de Niélé, si toutefois j’avais eu
le bonheur d’en trouver un : malheureusement je n’ai pas eu cette
chance pendant mon séjour ici.
Pégué m’ayant, par ses envoyés, renouvelé la promesse de me
donner des guides pour me rendre jusqu’à l’entrée des États de
Kong, je lui fais exprimer tous mes regrets de n’avoir pas pu lier
plus intimement connaissance avec lui et demander de partir le 3 au
matin. Le soir même, il me fait dire que c’est chose convenue et
que le surlendemain on viendra me prendre de bonne heure.
J’ai fixé mon départ au vendredi 3 afin d’arriver le même jour
à Oumalokho, dont c’est le jour de grand marché, et atteindre
Déra ou Léra le dimanche (également jour du grand marché).
_Vendredi_ 3 _février._ — Le guide de Pégué vient me prendre au
togoda à huit heures du matin, et le départ a lieu un quart d’heure
après. Dès le premier kilomètre, ce guide me fait quitter le chemin
qui conduit à Niélé pour contourner la ville par le nord et me
fait traverser et passer en vue de plusieurs togoda. Comme tous sont
reliés à Niélé par un large sentier, j’en ai pris la direction
à la boussole et ai pu ainsi déterminer l’emplacement de Niélé
par recoupement à quelques centaines de mètres près. Ayant suivi
la plupart du temps, en guise de chemin, des sillons de champs de mil,
je ne suis arrivé à Oumalokho que vers midi.
Mon guide Ndo (le vieux Ouattara) et quelques hommes de Pégué
étaient à l’entrée du village principal et m’avaient choisi
un campement et une case à proximité ; pendant que mon domestique
me préparait à déjeuner, je fis le tour du marché, qui se tient
au sud du village. La place du marché n’est ombragée que par de
maigres ficus, qui ne donnent pas d’ombre : aussi quelques marchands
se sont-ils construit des abris en chaume dans le genre de ceux du
marché de Ténetou.
Quoiqu’il n’y ait presque rien à vendre en dehors des condiments
et des denrées du pays, il régnait une grande animation sur ce
marché : les visiteurs étaient nombreux et les marchands de
niomies et de dolo ont dû faire des affaires. J’ai calculé
qu’il y avait à peu près 1500 litres de dolo sur le marché. En
dehors des céréales (mil, maïs, etc.), j’ai vu trois paniers de
boules d’indigo, beaucoup de poteries, quelques outils de fer pour
culture, un peu de coton, une centaine de kilos de piments rouges
et une cinquantaine de poulets ; pas d’articles d’Europe. Des
marchands de Kong vendaient de la poudre, des morceaux de soufre et
quelques pierres à fusil. Partout dans cette région le Mandé est
coiffé du bonnet en drap garance. Ce bonnet, qui est très long, lui
sert en même temps de poche ; il y loge ses cauries, son tabac, ses
kolas. La pointe du devant est toujours relevée en forme de visière.
Les cauries dans le Follona sont toutes excessivement malpropres,
et la fente du milieu est pleine de terre. Dans les États de Pégué
comme chez Samory, la propriété est un vain mot : les malheureux qui
ont gagné quelques centaines de cauries sont forcés de les enterrer
dans leur case ou dans leur champ pour les soustraire à la rapacité
des chefs qui les gouvernent.
Oumalokho se compose de trois villages assez grands non fortifiés :
l’un est habité par les forgerons de Pégué, l’autre par des
Mandé-Dioula musulmans et leurs captifs, le troisième l’est par
des Siène-ré.
Presque toute la population vient de l’ancien Oumalokho, dont j’ai
signalé les ruines et la montagne dans ma route de Dioumanténé à
Niélé. C’est près du village des Mandé-Dioula que se tient le
marché ; c’est là aussi qu’on trouve les cages à tisserands :
j’en ai compté trente-deux, dont huit seulement fonctionnent
aujourd’hui.
Devant le village des forgerons sont alignés quinze hauts fourneaux,
dont cinq sont en activité ; je suis même assez heureux pour en voir
débourrer un, ce qui, d’après mes noirs, est de très bon augure.
Ces hauts fourneaux sont construits d’une façon pratique ; ils me
paraissent particulièrement bien conçus pour la facilité du bourrage
et surtout du tirage ; chacun d’eux est pourvu de douze bouches de
tirage mobile qui sont toutes en place au début et retirées au fur
et à mesure de la combustion. Les forgerons, très nombreux autour
de chaque fourneau en activité, semblent ne pas perdre de vue un
seul instant leur besogne.
Pour le débourrage, ils attaquent vigoureusement le sable qui
bouche l’ouverture principale. Pour cela ils se servent de pelles
emmanchées très bien conditionnées. Ces pelles sont désignées
en France sous le nom d’_écoupe_ et la douille n’est pas
rapportée. L’ouverture étant débouchée, deux ouvriers, à
l’aide d’un poussoir en bois, sortent le bloc en fusion hors du
cubilot à une dizaine de mètres en avant ; là il est couvert de
poussier fin et battu avec de forts gourdins pour en détacher les
scories ; cette opération terminée, le bloc, qui peut peser 40 à
50 kilogrammes, est retourné et on le laisse refroidir lentement.
Oumalokho ne possède pas de bœufs, mais j’y ai vu une
centaine de moutons. J’y fus très bien accueilli, et les trois
villages m’envoyèrent chacun du riz, du mil, des poules et des
pintades. Après avoir remercié tous ces braves gens et distribué
quelques cadeaux, j’allai me reposer à l’ombre d’un bombax,
car ma case n’était pas tenable. Dans cette région, les cases sont
si petites que c’est à peine si l’on peut s’y étendre. Elles
sont rondes, d’un diamètre de 2 m. 50, et pourvues d’une sorte
de mur intérieur en forme de paravent qui bouche presque la porte
et qui laisse à peine pénétrer le jour ; la porte est en outre
munie d’une véranda en paillote qui se termine à 40 centimètres
de terre, de façon qu’il n’entre pas un brin d’air dans ces
tristes cases.
Dans la soirée, le fils du chef de Makhandougou vient me voir. Ce
jeune homme, qui s’appelle _Ardjouma_, « Vendredi », me souhaite
le bonjour de la part de son père, musulman influent de la région ;
il me raconte que j’étais apparu en rêve à son père il y a plus
de six mois et qu’il avait tout préparé pour bien me recevoir. Il
a fait châtrer et engraisser un bouc à mon intention. Je trouverai
aussi un logement propre tout préparé à Makhandougou.
Après le dîner, ce brave garçon est venu coucher à mon campement
afin d’être prêt en même temps que nous, si nous partions de
bonne heure.
_Samedi_ 4. — Le départ a lieu au clair de lune. Après avoir
dépassé le dernier des villages d’Oumalokho, nous avons eu
quelques difficultés à traverser un ruisseau marécageux. Il a
fallu décharger les animaux ; mais à part cela la route a été
partout bonne ; le sentier, élargi par les habitants de Kéoualésou
(village fondé par la mère de Pégué), a 1 m. 20 de largeur. Cette
région est peu accidentée : on ne franchit que de petits plateaux
séparés les uns des autres par des bas-fonds marécageux, presque
tous à sec actuellement. Les cultures d’ignames sont remarquables
par le soin qu’on a mis à isoler et aligner les pieds. Les cultures
de coton sont belles aussi, mais aucune n’est en plein rapport.
[Illustration : Hauts fourneaux et forgerons.]
Dans les endroits incultes errent des bandes de pintades sauvages et
de petites biches en grande quantité.
Avant d’arriver au petit ruisseau qui précède Makhandougou,
Ardjouma me fit voir un large sillon couvert de végétation : c’est
le chemin d’invasion que Tiéba suivit pour se rendre de Sikasso à
Kawara. Afin de surprendre ce village qui était très florissant,
Tiéba n’a suivi aucun chemin (Ardjouma, du reste, m’a affirmé
qu’il n’en existait pas). Il a coupé à travers la brousse et
en quatre jours s’est rendu de sa capitale à Kawara, dont il fit
presque tout le monde captif.
Une demi-heure avant d’entrer dans le village, on passe en vue de
nombreuses ruines, dont quelques-unes sont très grandes ; elles
datent de la même époque (1883). Les habitants ont à peu près
tous été emmenés en captivité par Tiéba et ses gens, et il ne
reste à Makhandougou que la famille d’Ardjouma et une centaine
d’autres indigènes.
A mon arrivée à Makhandougou, Ardjouma me conduit directement chez
son père, qui habite la partie est des ruines du village principal,
près du chemin de Déra. Après m’avoir souhaité la bienvenue, le
vieillard me mène par la main dans le local qu’il avait installé
à mon intention ; il me fait dire que je dois me considérer comme
chez moi et ne m’inquiéter de rien ; il donne devant moi ses ordres
à ses captifs, qui m’ont paru très soumis et relativement bien
élevés. Quelques instants après, un de ses hommes m’apporte la
bête qu’il avait engraissée pour moi, un chapon, du lait, du riz,
vingt œufs de pintade, du miel et des papayes.
Le local qui m’a été préparé est une construction à un étage ;
elle est carrée et a 5 mètres de hauteur. La distribution intérieure
est très simple : une chambre au rez-de-chaussée et une au premier
étage. La cage de l’escalier, ou plutôt la rampe qui sert à se
rendre au premier étage, est prélevée sur les chambres, de sorte
que chacune a 2 m. 50 de côté sur 2 mètres.
La chambre du bas prend le jour par une porte en forme de T, et
celle du haut par un trou ménagé dans la toiture. Cette lucarne
est préservée des intempéries par une petite case en paillote,
dont la partie qui fait face au nord est ouverte, mais peut au besoin
se fermer à l’aide d’une petite porte en _séko_ (paillasson).
Deux peaux de bœuf constituent l’ameublement de cette
construction. Le vieux Ouattara qui m’accompagne me dit que les
cases de Pégué sont en tout semblables à celle-ci, intérieurement
et extérieurement.
Le vieux musulman, originaire de Kawara, n’est pas un lettré,
il sait tant bien que mal lire son Coran ; cependant, il a réussi
à acquérir dans la contrée un certain renom par sa piété et par
la stricte observation des pratiques religieuses. J’allai le voir
dans la journée et lui envoyai en cadeau : un beau pistolet à deux
coups, de la coutellerie, des étoffes, des glaces, des fournitures
de bureau, etc.
Il parut très satisfait et le soir, après le dîner, se mit
amicalement à ma disposition. Je le questionnai sur Niélé et
Kawara ; malheureusement il ne m’apprit rien de nouveau (il me
confirma simplement ce que j’ai consigné plus haut au sujet
de la fondation de ces deux villes). Puis il me parla longuement
des malheurs qui étaient survenus à son pays, et ne me cacha pas
qu’il en prévoyait encore d’autres après la fin de la guerre
Tiéba-Samory. Les inquiétudes de ce brave musulman sont pleinement
justifiées ; son pays traverse, pour le moment, une mauvaise crise,
la politique suivie par Pégué étant contraire aux intérêts de
son pays, comme je l’ai déjà dit.
Il me raconta que je n’étais pas pour lui un inconnu et qu’il
m’avait vu en rêve. « Le pays dans lequel tu vas entrer est
difficile, me dit-il, mais pour que tu sois venu jusqu’ici il
faut que tu aies beaucoup de force dans la tête (de volonté),
et tu passeras partout avec l’aide de Dieu ; je te le souhaite
de tout cœur. » Sur ces mots il prit congé de moi, me donna sa
bénédiction et ordonna à son fils Ardjouma de m’accompagner
jusqu’à Déra et au besoin jusque chez Iamory.
_Dimanche_ 5 _février._ — Déra étant assez loin et séparé de
Makhandougou par un petit fleuve, je me mets en route à trois heures
du matin, par un beau clair de lune ; il n’existe aucun village ni
sur la route, ni à droite ni à gauche ; le pays est presque plat ;
on traverse cependant plusieurs bas-fonds marécageux, dont l’un
est agrémenté d’un groupe d’une vingtaine de palmiers : ce
sont les premiers que je vois depuis fort longtemps. Le terrain est
un peu boisé. Les arbres rabougris sont rares et font place à de
beaux arbres de haute futaie. Bientôt on aperçoit sur la gauche la
bordure verte d’un gros cours d’eau qui porte les eaux des environs
de Niélé au fleuve de Léra. Le confluent de cette rivière, qui a
10 à 15 mètres de largeur, est à 1 kilomètre environ au nord du
gué de Léra.
A sept heures, après avoir cheminé quelques instants dans un
fouillis de verdure, qui offre aux voyageurs de jolis campements,
on atteint les bords de la rivière de Léra. Cette rivière vient du
Kénédougou et coule vers le sud-est ; elle sert ici de limite entre
les États de Pégué et le pays de Kong. Sa largeur est de 50 mètres
quand son lit est plein ; actuellement il n’y a que 20 mètres de
largeur d’eau, et sa profondeur au gué est de 80 centimètres. Ses
berges sont difficiles. Dans le lit de la rivière on trouve du gros
sable et quelques roches de grès noir qu’on prend de loin pour du
_basalte_. Son courant est assez fort ici, car en amont, près de son
confluent avec l’autre rivière, il y a une chute. En hivernage,
le passage se fait à l’aide d’une pirogue qui appartient aux gens
de Léra. Le point de passage des pirogues est à quelques centaines
de mètres en aval du gué.
La rive gauche est bien moins boisée ; elle se relève rapidement,
et bientôt on atteint des champs ; deux heures après on est à Léra
(ou Déra).
Cette petite ville est composée de quatorze petits villages, dont
onze sont situés sur un même plateau ; les trois autres sont de
l’autre côté d’une vallée marécageuse, dans laquelle les gens
de Léra vont prendre l’eau.
Le marché se tient sur un petit éperon près du marais ; il est
ombragé de nombreux bombax. Aujourd’hui il semblait très animé,
et longtemps avant d’entrer dans le village nous entendions les
clameurs des acheteurs et des vendeurs.
En arrivant, mes guides me conduisent au village du chef de Léra et
lui expliquent ma présence ici. Le chef me donna une case pour passer
les heures chaudes de la journée ; mes hommes durent camper sous un
ficus près de ma case. Le gîte étant assuré, je me dirigeai sur le
marché. C’est à midi qu’on peut le mieux juger de l’importance
des marchés, car avant cette heure tout le monde n’est pas arrivé,
et à partir de deux heures les gens des villages éloignés commencent
à se retirer. J’arrivais donc au bon moment.
Voici, en dehors des menus articles se vendant en petits lots, ce
que j’y ai vu ; environ :
300 poules de toute grosseur (prix variant de 20 à 65 centimes) ;
200 kilos de piment rouge (environ 2 fr. le kilo) ;
600 kilos de coton (31 foufous de 20 kilos) ;
Quantité d’objets de vannerie : des cages à poules dites
_sansara_, des paniers en tous genres, des couvercles de calebasse ;
Des chapeaux de tous les modèles ;
2 charges de beaux oignons ;
Une centaine de carottes de tabac ;
Quelques articles d’Europe vendus par des marchands de Kong ;
Une vingtaine de coudées de calicot anglais (5 fr. le mètre) ;
Du drap rouge ou rayé rouge et blanc, en coupes, ayant juste la
dimension pour en confectionner un bonnet ;
Quelques pierres à fusil ; des aiguilles, et du soufre en très
petite quantité.
Il se vendait aussi beaucoup de dolo et des aliments cuits.
[Illustration : A Léra.]
Mon guide a trouvé quelques gens de connaissance ; il est surtout
entouré de gens de Kong, qui lui demandent des renseignements sur
moi ; il me fait faire connaissance avec quatre d’entre eux, ce
qui me permet de leur expliquer que je me rends à Kong et au delà
dans le seul but de créer aux Français des relations commerciales
avec les peuples marchands de l’intérieur. Mes nouveaux amis me
conseillent de ne pas quitter Léra sans avoir un bon guide et surtout
sans me faire accompagner jusque chez Iamory par des hommes du chef
de Léra. Le grand chemin Léra-Sandergou-Kapi est en ce moment soumis
au pillage des Pallaga : on ne peut songer à le suivre.
Je me vois donc forcé de rester à Léra demain, de m’occuper
de trouver un guide complaisant, et surtout de lier plus amplement
connaissance avec les Mandé influents du village, afin d’assurer
ma ligne de retraite pour le cas où Iamory refuserait de me laisser
passer.
A cet effet, je rends de nombreuses visites, distribuant partout
quelque petite chose pour me faire des amis.
Léra ou Déra n’a pas plus d’un millier d’habitants, dont une
cinquantaine de Mandé musulmans venus de Kawara après la destruction
de leur village par Tiéba. Le reste de la population est composé
exclusivement de Gouin(g).
[Illustration : Plan de Léra ou Déra.]
Les Gouin(g) ou Mbouin(g) ne font pas partie de la famille mandé ;
ils n’en ont ni le type ni les mœurs, et parlent une langue qui
n’est pas comprise par les Mandé de Kawara qui habitent ici,
mais qui, d’après eux, offre de l’analogie avec celle des gens
du Lobi. Ce peuple m’a paru vivre encore dans un état voisin de
celui de la brute : c’est le sauvage dans toute l’acception du mot.
J’ai cherché à leur découvrir un type, mais je n’ai pas
trouvé deux figures offrant un trait de ressemblance entre elles ;
hommes et femmes sont d’un noir terreux et ont la tête rasée ;
l’homme porte pour tout vêtement le _bila_, un collier de cauries
autour du cou et deux jarretières en cauries ; il est coiffé d’un
chapeau de paille qui a la forme de ceux de nos clowns.
Tous les Gouin(g) sont armés d’arcs en bois dur, analogues à ceux
du Mossi, mais moins bien faits, et de flèches légères semblables
à celles du Ganadougou, des Bambara et des Siène-ré du Follona. Le
poignet de la main gauche est muni d’un bracelet en peau, sorte
de bourrelet contre lequel vient buter la corde de l’arc quand
elle se détend, ce qui évite les blessures. Le tatouage consiste
en une, deux ou trois très petites entailles au coin de la bouche ;
les hommes seulement ont la lèvre inférieure percée et traversée
par une pointe en bois, en fer ou en plume, etc., absolument comme
les femmes des environs de Tengréla. Le chef de Léra, qui est un
Gouin(g), est aussi nu que ses concitoyens.
Le costume des femmes n’est pas plus compliqué que celui des
hommes. Le bila est remplacé par une ceinture en cuir à laquelle
sont accrochés par devant et par derrière, en forme de bouquet, des
rameaux pourvus de feuilles. Afin que ce fragile costume se maintienne
en place et ne vole pas au vent, une double cordelette en peau fait le
tour des fesses par-dessus les feuilles. Comme ces malheureuses n’ont
pas un morceau de linge, elles maintiennent leur enfant dans le dos à
l’aide d’une petite natte munie de deux cordelettes en peau, dont
l’une se noue à la ceinture et l’autre par-dessus les seins. Un
chapeau en paille semblable aux chapeaux en papier qu’on fait pour
amuser les gamins sert alternativement à la femme ou à l’enfant.
Leurs diamou (noms de famille ou de tribu) ne sont pas semblables à
ceux de la famille mandé. Les Mandé de Léra m’ont dit que les
Gouin(g) ne possèdent pas de bosquets sacrés. Ils vivent beaucoup de
pillages et d’assassinat. Il paraît que si quelqu’un venait à
s’aventurer par ici sans être accompagné par un homme connu dans
le pays, il serait infailliblement assassiné pour être volé ; les
Gouin(g) ne sont pas anthropophages, comme on me l’avait dit. Les
morts sont immédiatement lavés, graissés et ensevelis dans la
brousse sans cérémonie.
Ces sauvages ne cultivent que du mil, du sorgho et des piments et
changent très souvent l’emplacement de leurs villages. Dès que
la terre est un peu appauvrie, les Gouin(g) l’abandonnent et vont
défricher ailleurs.
Les hommes et les enfants sont, une partie de la journée, occupés
à chercher des termites pour nourrir leurs poulets, ou à placer
des pots pour augmenter le nombre des termitières.
On élève beaucoup de poules, les actes les plus simples de la vie
étant soumis à l’approbation des kéniélala, qui ne manquent
jamais d’ordonner le sacrifice d’un poulet.
Le marché de Léra est fréquenté par les gens habitant les villages
aux environs de Kanniara, quelques marchands de Kong et des gens
de Niélé. Léra sert en même temps de gîte et de lieu de repos
aux Mandé faisant le commerce de la poudre entre Kong et Sikasso ;
la route de ravitaillement passe à Sindou et Soubakhalé.
Les Mandé font cultiver par leurs captifs ; ils ont un peu de
bétail ; quelques-uns d’entre eux achètent le coton, le font
filer par leurs femmes et leurs captifs, et tissent des pagnes
qu’ils vont échanger au loin pour du sel ou tout autre article
(voir à cet effet le chapitre Kong).
_Mardi_ 7. — Hier dans la soirée j’ai trouvé un Mandé qui
veut bien me mener chez Iamory ; il est connu dans les villages aux
environs et il est convenu avec lui que comme prix de son dérangement
je lui donnerai un pistolet à silex. Le chef de Déra m’a envoyé
également hier soir deux hommes qui doivent m’accompagner jusqu’au
village voisin.
Tout ce monde-là ayant couché à mon campement, j’ai pu me mettre
en route de bonne heure.
A la sortie du village, nous laissons le chemin de Sandergou à
droite[43], pour prendre celui de Kanniara, qui est plus long, mais
non soumis au pillage.
Avant le lever du soleil, nous dépassons Kotéré (groupe de trois
petits villages), et, peu de temps après, nous sommes en vue de
Toumbara, gros village exclusivement peuplé de Mbouin(g). Le frère
du chef, qui sait quelques mots de mandé, insiste auprès de moi
pour me faire camper dans son village. Sur mon refus d’accepter
l’hospitalité, il m’accompagne jusqu’en vue de Dindougou,
autre village mbouin(g). Mon guide, pour des raisons que j’ignore,
n’avait pas suivi le chemin direct de Kanniara, et comme il était
déjà onze heures, je pris le parti de camper un peu plus loin,
à Karabarasou.
Ce petit village n’est habité que par des Mandé-Dioula. Je fus
très bien reçu par le chef, et par tous les habitants, du reste. On
m’installa rapidement et l’on me fit cadeau de quantité de
vivres. Je demandai de suite au chef de village si je n’étais pas
trop éloigné de Kanniara pour envoyer saluer Iamory, et comme la
distance n’était guère que de 4 à 5 kilomètres, j’envoyai
le soir même lui demander la permission d’aller le voir. A cinq
heures et demie, le courrier était de retour. Il me salua de la part
de Iamory, qui m’invitait à venir le voir.
Dans la soirée, des gens des environs vinrent me saluer, et les chefs
de Kimini, Kérétiguifésou, Papala et Wangolédougou m’envoyèrent
des hommes pour m’inviter à camper dans leurs villages. Je dus
insister auprès du chef de Karabarasou pour qu’il me laissât
partir le lendemain ; il comptait me conserver jusqu’à jeudi (jour
de marché de Karabarasou), et je n’obtins de partir qu’après
avoir fait comprendre qu’il ne serait pas convenable de ne pas me
rendre de suite auprès de Iamory, étant si peu éloigné de lui.
_Mercredi_ 8. — Tiéba, chef de Karabarasou, me conduit à quelques
kilomètres au sud de son village, chez son frère Ali, chef de
Wangolédougou : « De là, me dit-il, en une demi-heure on gagne
facilement Kanniara. » A mon arrivée, Ali, grand et bel homme, me
reçoit fort bien, mais il refuse absolument de me conduire le jour
même chez Iamory. « Tu es le premier blanc qui vient dans notre
pays : tu ne peux passer chez moi sans accepter l’hospitalité ;
tu ne manqueras de rien : tu n’as qu’à commander, tu verras
que tout le monde est à tes ordres. » Je dus, à mon grand regret,
me résigner à passer la journée ici.
C’était jour de marché. Dans l’après-midi, le village, qui
est très petit, était rempli de gens des environs, réunis pour
boire du dolo. Ici, tous les Mandé-Dioula sont musulmans et font
religieusement le salam, mais la grande majorité d’entre eux boit
du dolo ; ceux qui n’en boivent pas et qui observent exactement
les pratiques religieuses portent tous le titre de _karamokho_
(« karan-mokho », _karan_, étymologie arabe : instruire ; _mokho_,
« homme », étymologie mandé) ; ils sont bons musulmans, mais
tolérants, et n’ont rien du fanatisme des musulmans foulbé du
Macina ou des Toucouleur.
Dans la soirée je reçois la visite de gens de Kong de passage
ici. Ils viennent de Sikasso par Soubakhalé, Sindou et Léra, et
conduisent vingt-deux sofa de Samory qu’ils ont achetés à Tiéba
pour de la poudre. Ils vont, disent-ils, en revendre une partie contre
de la poudre, des armes et de l’or dans le Djimni et le Gottogo
(Bondoukou).
D’après ces hommes, la situation à Sikasso serait toujours
la même. Baffa, dont le diassa a été pris par Tiéba,
ainsi que Liganfali ont reporté leurs diassa vers la route de
Daoulabougou. Tiéba, de son côté, leur a opposé de nouveaux
diassa. Sikasso n’est pas coupé de son pays, et même, si Samory
l’investit complètement, il sera longtemps à s’en emparer : les
approvisionnements en vivres sont considérables dans le village. Ils
m’ont appris que le bruit courait qu’Ahmadou, sultan de Ségou,
venait de mourir[44], ainsi que la mort de l’almamy Saouty, chef
religieux de Kong, pour lequel j’étais porteur d’une lettre
de recommandation de la part d’El-Hadj Mahmadou Lamini ez-Znéin,
de Ténetou.
_Jeudi_ 9 _février._ — Ce n’est pas sans anxiété que je me mets
en route ce matin. Jusqu’à présent j’ai eu tellement peu à me
louer de mes relations avec les chefs des pays que j’ai traversés,
que je conserve toujours des craintes pour le sort de mon expédition.
Dans le Soudan, les chefs sont tout-puissants sur leurs sujets,
mais ils se sentent bien inférieurs à l’Européen. Aussi, comme
tout voyageur blanc leur inspire une certaine méfiance, quand ils ne
sont pas d’avance décidés à le laisser passer, ils n’abordent
jamais la discussion avec lui et prennent trop souvent le parti du
chef de Tengréla, de Pégué, etc., en refusant catégoriquement
une entrevue. Ici ce n’était certes pas le cas, puisque Iamory
m’autorisait à aller le voir ; mais obtiendrais-je de lui la
permission de continuer ma route ?
[Illustration : Indigènes buvant le dolo au marché de
Wangolédougou.]
A Déra on m’avait fait un portrait peu séduisant de Iamory ; on me
l’avait présenté comme un chef despote rançonnant les marchands
et leur faisant subir toutes les vexations imaginables. Je ne tarderai
pas à être fixé : Kanniara n’est éloigné de Wangolédougou
que de 2 kilomètres.
En arrivant, on me met en possession d’une case préparée pour
moi à côté de celles de Iamory et l’on m’y installe. Ali me
présente ensuite à Iamory. C’est un grand bel homme, ayant quelque
ressemblance avec nos traitants wolof ; il est malheureusement un peu
défiguré par le tatouage des Mandé-Dioula, qui consiste en trois
grandes entailles partant des tempes et de l’oreille et venant
rayonner aux coins de la bouche.
Dès les premières paroles je fus rassuré : Iamory m’informa que
depuis fort longtemps on lui avait annoncé, d’abord ma présence
chez Samory, ensuite chez Tiéba et chez Pégué. « De mauvais bruits
couraient sur ton compte, me dit-il. Samory avait dit partout que tu
commandais beaucoup de soldats et que tu venais l’aider. Quoique
nous sachions que les blancs n’ont aucune raison de faire la guerre,
puisqu’ils ne font pas de captifs, nous avons cru devoir contrôler
un peu ces nouvelles et surveiller tes actes. Comme partout où tu as
passé, tu as laissé de bons souvenirs, la route t’est ouverte ;
tu entreras à Kong comme tu le désires, et de là tu iras où bon
te semblera. Je te promets notre appui. »
En arrivant dans un village ou chez un chef auquel on a quelque chose
à demander, il faut bien se garder de lui dire tout de suite ce que
l’on veut de lui. Si pressante que soit la mission que vous avez
à remplir, il ne faut en exposer le sujet qu’au bout de plusieurs
entrevues.
Les premières audiences sont consacrées aux salutations, souhaits
de bienvenue, puis viennent les politesses que l’on se fait
réciproquement, envois de cadeaux, etc.
Dès le deuxième ou le troisième jour, des gens de la maison du chef
viennent habilement vous sonder ; il est bon de ne se déboutonner
que graduellement et de laisser ses intentions dans le vague. Le chef,
peu à peu éclairé sur vos projets, consulte ensuite son entourage,
s’enquiert de l’opinion publique, qu’il est toujours bon de
préparer ou de gagner à sa cause en amadouant quelques tribuns ;
puis, seulement quand il s’est tracé une ligne de conduite, le
chef vous fait demander ; généralement ce n’est que pour la forme
qu’il vous interroge, sa résolution étant prise d’avance.
Cela rappelle un peu le rôle de la presse en pays civilisé, qui
peu à peu fait germer une idée, en prépare et active la maturité,
de façon à la faire accepter par l’opinion publique.
Mais Iamory est un homme très intelligent et le système des
tergiversations est inutile avec lui.
Dans la journée, après lui avoir envoyé un beau cadeau, consistant
en armes, vêtements et menus objets, j’allai le remercier de nouveau
de son accueil sympathique. Je lui expliquai le but de mon voyage et
lui parlai longuement de nos établissements commerciaux, qui tendaient
de jour en jour à se rapprocher de son pays, ainsi que ceux de la
côte, d’Assinie et de Grand-Bassam. Iamory prit grand intérêt
à tout ce que je lui expliquai, me demanda des renseignements
complémentaires sur la France et notre situation politique en Europe
et m’affirma que je serais bien accueilli partout.
Iamory est un Ouattara, cousin de Karamokho-Oulé Ouattara, chef
de Kong ; il réside, en temps ordinaire, à Birindarasou, à une
journée de marche au nord de Kong ; mais, depuis l’ouverture des
hostilités entre Tiéba et Samory, il s’est porté sur la frontière
pour surveiller les événements.
[Illustration : Ali me présente à Iamori.]
Toute cette région est soumise aux chefs de Kong et toutes les
peuplades voisines reconnaissent leur suzeraineté. A l’ouest,
les États de Kong sont limités dans cette région par le fleuve
de Léra, qui les sépare du territoire des Pallaga (dépendance des
États de Pégué).
Ces Pallaga constituent, comme les Mbouin(g), une nation encore
sauvage. Personne n’entre dans leur pays et ils n’ont presque
point de relations avec les marchands. Quelques hommes des villages
frontières viennent au marché de Sandergou et de Kapi. Je n’en
ai vu aucun. Les personnes que j’ai interrogées m’ont dit que
hommes et femmes sont entièrement nus et ne se servent même pas
de feuilles pour cacher ce qu’on ne doit pas voir. Leur tatouage
consiste en de nombreuses petites entailles sur le front et les
joues. Leur langue n’est comprise par personne. Ils sont très
redoutés par les incursions qu’ils font sur les territoires
limitrophes. On est impuissant à les châtier, car leur pays est
très fourré et couvert de bois ; quand on marche contre eux, ils
savent adroitement se dérober et fuir à l’intérieur.
Pour ces raisons, les Dioula ont complètement abandonné le chemin
direct de Kong à Léra dont j’ai déjà parlé, et actuellement
toutes les communications se font par la route que je vais suivre.
Iamory me prie de rester un jour ici ; il veut me donner deux hommes
dévoués que son _siratigui_[45] a envoyé chercher dans un village
voisin.
_Samedi_ 11 _février._ — Départ à cinq heures et demie. Le
siratigui et deux hommes m’accompagnent. Nous dépassons bientôt
les cultures, qui ne s’étendent pas bien loin, Kanniara étant un
tout petit village, et nous entrons dans la brousse. Bien que nous
soyons dans la saison sèche, la végétation semble être plus belle
que dans les régions que j’ai traversées jusqu’à présent ;
de temps en temps on est absolument sous bois ; partout il y a des
cé et surtout des netté ; des femmes et des enfants veillent les
arbres dont le fruit est à maturité[46] et lancent des pierres pour
éloigner les perruches et les autres oiseaux. Dans les bas-fonds il
y a quelques maigres palmiers ban et quelques bouquets de palmiers
de marais (sorte de dattiers sauvages).
Nous croisons en route beaucoup de gens porteurs de poudre, qu’ils
vont échanger contre des captifs à Sikasso. Comme dans le Follona,
les transports se font tous par porteurs. Il y a fort longtemps que
je n’ai rencontré des animaux de bât avec les marchands.
Tandis que dans le Follona les charges sont arrimées sur un châssis
en liane tordue en forme de huit, sous lequel est adaptée une torche,
ici les hommes portent les bagages et marchandises dans une claire-voie
de 1 m. 20 de longueur, nommée _bouakha_. Les femmes portent les
piments ou menus articles dans une grande boîte en fibres de palmier
ban ; comme cette boîte est assez fragile, elle est placée sur un
fond en bois léger (_bougou_) auquel elle est fixée par un solide
filet en corde.
Hommes et femmes sont munis d’un long bâton ferré qui leur sert
au passage des rivières, marais, etc., et pour maintenir le colis
en équilibre dans les fourches d’arbres quand ils se reposent.
Dans chaque groupe de dix à douze marchands, il s’en trouve
toujours un qui, tout en marchant, carillonne à l’aide d’une
baguette en fer sur une clochette double et entonne un chant qui est
ensuite répété par toute la compagnie. A l’approche des villages
et avant d’y entrer ils annoncent leur arrivée à l’aide de ces
clochettes, de flûtes ou de flageolets ; au départ du village la
même chose a lieu.
[Illustration : Femmes et enfants veillant sur les arbres néré.]
Quelques-uns d’entre eux sont armés de grands fusils dits
boucaniers. La batterie est toujours recouverte d’une peau de singe,
pour empêcher l’humidité, et la crosse est généralement garnie
de clous dorés. Au pontet sont suspendus une minuscule poire à
poudre en bois pour amorcer le bassinet et un dé en cuir pour le
doigt qui agit sur la détente. Les munitions sont portées dans une
ceinture semblable à nos ceintures de chasse, mais les tubes en cuir,
au lieu de renfermer, comme chez nous, une cartouche confectionnée,
ne contiennent chacun qu’une charge de poudre renfermée dans une
petite fiole en bois. Une cartouchière renferme les balles ainsi
que des bourres confectionnées en fibre d’aloès.
En quittant Kanniara, on m’avait fait voir dans le lointain, sur
une petite éminence, le groupe de bombax de Daamasou où je devais
camper. En arrivant à quelques centaines de mètres du village, qui
disparaît dans un fouillis de verdure, les guides, pour une raison
que j’ignore, me font malgré mes protestations dépasser Daamasou
de 1 kilomètre et camper à Fillinsou, où il n’y a pas un seul
arbre. Fillinsou est le dernier village que j’ai traversé où il
y a des Mbouin(g).
_Dimanche_ 12. — En quittant Fillinsou on passe deux petits villages
de culture, et, bientôt après, une végétation plus puissante
annonce la proximité d’un grand cours d’eau ; de très beaux
arbres font place au gardénia sauvage.
A sept heures et demie nous atteignons le fleuve. Le gué se trouve
dans une boucle et est à quelques centaines de mètres en aval du
point de passage pour pirogues.
Ce cours d’eau est plus important que celui de Léra. Sa largeur
ici est d’environ 80 mètres. D’après mes guides, il vient
des environs de Sikasso et coule vers le sud. On le traverse encore
une fois avant d’arriver à Kong. C’est la branche principale
du Comoé.
Les rives sont bien boisées, surtout la rive droite, dont la
végétation s’étend à quelques centaines de mètres. Quoiqu’il
n’y ait pas plus de 80 centimètres d’eau, il nous faut décharger
les animaux, les berges étant trop escarpées. En aval du gué on
trouve un bief assez profond dans lequel il y a des hippopotames. Le
fond est de sable mélangé de nombreux fragments de quartz. Le
courant est de 3 à 4 milles à l’heure.
Je fais étape à Lokhognilé, groupe de trois villages (environ 8
à 900 habitants).
Lokhognilé couronne le sommet d’un grand plateau granitique dont
la base commence non loin du fleuve, les villages suivant une ligne
nord-sud. Le plus grand (celui du nord) est séparé de celui du
centre par des amas de granit et n’a rien de remarquable. Comme
celui du centre, il est habité par des Mandé-Dioula. Le village du
centre offre un très joli coup d’œil ; les toits en chaume tout
neuf sont dominés par quelques dattiers, les deux minarets de la
mosquée et un groupe de ficus ; vers l’est il y a également un
groupe de palmiers-rôniers à deux branches (palmiers _doum_).
Je n’ai pas rencontré le palmier doum depuis mon départ du haut
Sénégal. C’est un arbre qui est peu répandu dans cette région ;
il a dû y être importé par des habitants de Lokhognilé.
Le fruit du palmier doum est de la grosseur du poing ; quand il est
vert, on boit le contenu, et à maturité, lorsqu’il est sec et
d’une couleur rouge foncé, on râpe avec les dents son enveloppe,
qui a le goût de pain d’épice. Le nom scientifique de ce palmier
bifurqué est _Hyphæne thebaïca_.
★
★ ★
Le groupe du sud est habité par des captifs commandés par un
Ouattara nommé Birahima Sory. Ces captifs sont des Kéréboro ou
Karaboro, peuplade à peu près disparue et qui offre comme type de
la ressemblance avec les Mbouin(g).
[Illustration : Mosquée de Lokhognilé.]
Les Mandé me firent présent de deux moutons, de mil, d’œufs,
etc. J’en reçus une telle quantité qu’il m’a fallu prendre
le parti d’en refuser quelques-uns, d’autant plus que je
m’apercevais que l’espoir de recevoir des cadeaux plus importants
était pour beaucoup dans cette générosité. Si j’avais laissé
faire, j’aurais vidé mes colis en échange d’un superflu gênant.
Pour ne froisser personne, Diawé eut en cette circonstance une
heureuse inspiration : il renvoyait poliment tout le monde en leur
disant qu’après deux heures de l’après-midi les blancs avaient
pour coutume de ne plus rien accepter, que jamais il n’oserait
m’en parler, de peur de se voir vertement reprimandé.
Mon hôte Sory Birahima et sa femme furent pleins de prévenances
pour moi et refusèrent absolument de me laisser partir le lendemain.
Je projetai une excursion à la montagne de Lokhognilé, située à
6 kilomètres environ dans le nord et qui domine toute la région
(altitude 1150 mètres), mais, au moment de me mettre en route,
Birahima s’y opposa, me disant qu’il valait mieux m’en abstenir,
afin de ne pas éveiller les soupçons de gens pour qui un étranger
est toujours un être suspect.
Lokhognilé possède une quinzaine de chevaux : comme je désirais
faire l’acquisition d’une monture, je me les fis présenter, car
ils étaient tous à vendre. Je ne fis choix d’aucun d’entre eux,
les uns étant trop jeunes, les autres étant des juments pleines.
Comme j’étais privé de mon excursion sur la montagne, j’allai
visiter la mosquée en compagnie de quelques fidèles, qui ne firent
aucune difficulté pour m’y laisser pénétrer.
Cet édifice est carré et a environ 10 mètres de côté ; sa hauteur
est de 5 mètres, et les minarets dépassent la terrasse de 3 mètres ;
son style est celui des cases bambara. Ses minarets ont la forme de
pyramides, et des pièces de bois sont fichées dans toutes les faces
pour permettre au marabout de se hisser, les jours de grande fête,
jusqu’au sommet et y appeler les fidèles. L’un des minarets est
surmonté d’un œuf d’autruche apporté de Djenné.
La disposition intérieure est très simple : deux petits murs
divisent la nef en trois compartiments, qui ont chacun une destination
spéciale.
Au nord du pic de Lokhognilé habitent les Karaboro, puis les
Tourouga ou Tourounga. On a peu de renseignements sur le premier
de ces peuples : il ressemble comme type aux Komono, mais parle un
idiome qui se rapproche de la langue des Mbouin(g).
Au nord, les Tourounga sont plus connus ; ils se rattachent à la
famille des Siène-ré, me dit-on, mais construisent des habitations
semblables à celles du Gourounsi. Les gens de Bobo Dioulasou sont en
rapport constant d’affaires avec les Tourounga, qui leur vendent,
avec les Dokhosié et les Tiéfo, la ferronnerie qui s’exporte de
ce marché vers le sud. Ce sont les Tourounga qui ont la réputation
d’être les meilleurs forgerons de cette partie du Soudan, ils
peuvent rivaliser comme travail avec les Siène-ré du Kénédougou
et ceux du Follona de Pégué.
Dans toute cette région on ne désigne plus l’Européen par cette
sotte appellation de _toubab_[47], on nous appelle : _lamokho_,
_lounatié_, _karamokho_ et surtout _nasara_. _Lamokho_ signifie
textuellement en mandé « homme d’étape, voyageur » ; _lounatié_
veut dire « étranger, homme d’un pays lointain » ; _karamokho_,
« homme instruit » ; et _nasara_ est le mot arabe qui correspond
à chrétien. Dans le Ouassoulou on nous appelle aussi _foronto_
(piment) ? Est-ce à cause de nos joues rouges ou de notre violent
caractère ?
[Illustration : Une vue à Lokhognilé.]
_Mardi_ 14. — En quittant Lokhognilé on se dirige sur une autre
montagne granitique moins élevée que celle de Lokhognilé, mais en
arrivant à Diarakrou (deux petits villages d’aspect misérable,
on change de direction en laissant la montagne au nord, et quelques
kilomètres plus loin on atteint Sakédougou, petit village habité
par des Mandé-Dioula, et des Dokhosié qui portent le nom de
Bambadion-Dokhosié.
Aux cases rondes, en terre ou en paillote, à toit en chaume,
succèdent de grandes constructions rectangulaires à véranda. Le
toit, qui est incliné, est formé d’une série de fortes branches
sur lesquelles on place de la paille disposée perpendiculairement
aux branches. La couche de paille est elle-même recouverte de mottes
de gazon découpées en forme de rectangle et placées sur la paille,
le gazon en dessous.
Ces cases sont spacieuses : elles ont quelquefois 10 mètres de long
sur 3 mètres de large ; elles sont confortables, et l’on y est
absolument à l’abri du soleil.
Ce village de Dokhosié est entouré de quelques plantations de tabac,
de l’espèce dite _taba_, et possède un troupeau d’une vingtaine
de têtes de bétail ; il ne m’a pas été possible de trouver du
lait : les Dokhosié ne savent ou ne veulent pas traire les vaches.
Cette contrée est relativement belle, et partout la couche de terre
végétale est assez épaisse pour donner de belles récoltes ;
malheureusement la densité de la population est faible. La guerre
n’a cependant pas dévasté le pays, car depuis que j’ai quitté
le Follona je n’ai vu aucune ruine, ni même un village fortifié,
mais c’est l’eau qui manque. Partout le sous-sol est constitué de
granit, et l’indigène ne peut le percer, comme il perce la roche
ferrugineuse, par exemple, dans les environs de Niélé, où j’ai
vu des puits de 4 à 5 mètres de profondeur creusés dans la roche.
Certains villages, comme Lokhognilé, s’alimentent en eau à
un marigot situé à 2 kilomètres du village ; d’autres, tels
que Diarakrou, Sakédougou, etc., boivent pendant toute la saison
sèche de l’eau croupie d’un bas-fond, et quelquefois d’une
grande excavation de laquelle les indigènes ont extrait la terre
pour construire leurs cases : aussi tout le monde sans exception est
atteint tous les ans du _séguélé_ (filaire de Médine).
_Jeudi_ 16. — J’ai été hier induit en erreur par mes guides,
qui m’ont fait coucher à Diongara, petit village de Dokhosié dans
lequel il faisait une chaleur étouffante, au lieu de pousser à 4
kilomètres plus loin et de me faire camper sur les bords du fleuve
(branche principale du Comoé) que nous avons atteint ce matin à
six heures et demie.
C’est très curieux ! le noir le plus honnête et le plus dévoué
que vous puissiez trouver cherche toujours à vous induire en erreur
quand il s’agit de camper dans la brousse, même lorsque c’est un
très beau campement. Cette répulsion de coucher à la belle étoile
ne s’explique que parce que dans les villages l’indigène se
fait préparer ses aliments par les femmes du village ; il trouve
aussi l’occasion de causer, ce qu’il ne déteste pas, mais le
plus souvent c’est la femme qui l’attire.
J’étais d’autant plus vexé que les bords du fleuve ici sont
splendides, bien ombragés et surtout très giboyeux. Ce fleuve,
qui est le même que celui qu’on traverse avant d’arriver à
Lokhognilé, a ici 100 mètres de largeur ; il a reçu la rivière
de Léra à quelques kilomètres en amont du gué, et coule vers le
sud. Au gué il y a 1 mètre d’eau ; en amont et en aval on voit
émerger à la surface de l’eau quelques gros blocs de grès et
de granit, mais ils n’empêcheraient pas la navigation d’une
embarcation du genre de nos chalands de traite qui remontent le
Sénégal. Sur la rive gauche il y a des arbres très hauts et droits
d’une espèce que je n’ai pas encore rencontrée. J’en ai vu
dont les premières branches ne commençaient qu’à 15 mètres du
sol ; les indigènes m’ont dit qu’on utilisait cet arbre pour la
construction de pirogues et qu’on le nommait _ba-iri_ (l’arbre
des fleuves[48]).
Une heure et demie après avoir quitté les bords du fleuve on atteint
Ouasséto, premier village habité par les _Komono_, autre peuplade
à demi sauvage dont je parlerai plus loin.
Dans tous les villages à partir de Fourou, le pilon et le mortier
en bois pour réduire le mil en farine ne jouent qu’un rôle
secondaire : les pilons sont très légers, et l’on ne pile que
d’une main. Les femmes se servent de deux pierres plates pour
moudre le grain ; dans le Follona, ces pierres sont mobiles et
peuvent se transporter partout. Pour moudre, les femmes sont forcées
de s’agenouiller. A partir de Léra, les pierres à moudre sont
fixées à demeure sur des établis en terre, de hauteur variable,
pour que femmes ou enfants puissent moudre debout et sans fatigue.
La pierre à moudre est connue dans toute l’Afrique, on la trouve
jusqu’au Cap. Dans l’Afrique orientale on la nomme _merhaka_.
Quelques-uns de ces établis sont abrités du soleil et de la pluie
par une toiture en chaume. Dans tous les villages j’ai vu des femmes
occupées à tailler des meules en granit en frappant sur la partie
à rendre unie avec un autre morceau de granit servant de marteau.
Dans l’après-midi je pousse jusqu’à Tanamango, tout petit
village caché dans un fouillis de verdure. J’y ai vu des bananiers,
citronniers et papayers. Des gens de passage ici, conduisant trois
chevaux à vendre à Pégué, m’ont dit qu’il y a fort longtemps
que mon arrivée est connue à Kong, mais ils n’ont pas jugé à
propos de me dire si j’y serais bien ou mal accueilli.
_Vendredi_ 17. — D’après les instructions de Iamory, ses hommes
devaient me conduire jusqu’à Niafounambo, auprès d’un de ses
parents qui se nomme Wouintétou. J’arrivai de bonne heure dans
ce village, où je fus fort bien accueilli. Dans la soirée il
fut décidé que les hommes de Iamory continueraient à me servir
d’escorte jusqu’à Limono, résidence de Dakhaba, frère de Iamory.
Niafounambo est un grand village de 6 à 700 habitants. La population
est moitié mandé, moitié komono. Quelques Mandé ont des chevaux
qui m’ont paru en très bon état.
Autour du village il y a quelques jardinets dans lesquels se trouvent
des plants de tabac, quelques papayers et citronniers.
_Samedi_ 18. — Entre Niafounambo et Limono nous avons traversé huit
petits villages, et il y en a d’autres à droite et à gauche du
chemin. Ces villages appartiennent aux gens de Kong, qui avec leurs
captifs créent des villages de culture comme Pégué ; ici ils ne
portent plus le nom de togoda, on les appelle _konkosou_ (textuellement
village de la brousse, des champs) ; pour les distinguer les uns des
autres, on fait précéder le mot konkosou du nom du propriétaire.
Tous ces villages possèdent quelques gros bombax, on voit aussi
quelques rôniers, dattiers, palmiers doum, des bananiers et surtout
des _finsan_[49].
En revanche le baobab devient très rare. Le cé et le netté ou
néré, sans être très abondants, se trouvent cependant partout.
Dans plusieurs des villages que j’ai traversés, les habitants ont
insisté auprès de moi pour me faire camper chez eux : j’ai dû
refuser, ayant hâte d’être fixé au sujet de mon entrée à Kong.
Comme il était plus de midi quand j’atteignis Limono, je me bornai
ce jour-là à faire une visite de politesse à Dakhaba et à Sabana,
frère et fils de Iamory, qui résident tous deux à Limono. Je remis
au lendemain matin l’entrevue dans laquelle je devais leur exposer
le but de mon voyage : cela me permit d’ouvrir quelques ballots
et d’offrir à ces deux personnages quelques cadeaux qui devaient
les bien disposer en ma faveur. Dakhaba fut très heureux que je lui
demandasse l’hospitalité pour le lendemain ; ainsi que Sabana,
il me fit cadeau d’une chèvre et de provisions de bouche.
A Dakhaba, qui est un homme de soixante ans, aveugle et presque
paralytique, je fis cadeau de trois pièces d’étoffe, d’un
pistolet à deux coups et de deux pistolets à silex. A Sabana, jeune
homme d’une trentaine d’années, je donnai un fusil double à silex
et quelques menus objets, glaces, perles, rasoirs, porte-monnaie,
etc. Ils furent tous les deux très satisfaits de mes cadeaux et
m’envoyèrent à plusieurs reprises leurs hommes pour me remercier.
Ma cause était gagnée d’avance, car le lendemain, après les
premières paroles échangées, Dakhaba me rassura en me disant que
c’était par simple curiosité qu’il me priait de lui dire ce
que je venais faire dans son pays, que je pouvais être persuadé
qu’il ferait tout son possible pour m’aider.
J’eus avec lui la même conversation qu’avec son frère Iamory ;
il parut s’y intéresser, et avant de me quitter il me remit entre
les mains de Sabana, qui, dès le lendemain, devait me conduire à
Kong. « Je te ferais bien rester un jour de plus chez moi, me dit-il,
mais mardi c’est jour de grand marché à Kong, il y vient beaucoup
d’étrangers et tu serais obsédé par les curieux ; quand tu auras
fait choix d’un bon chemin vers le Mossi, mes frères qui habitent
la ville te donneront des guides et assureront ta sécurité sur la
route à suivre. »
_Lundi_ 20 _février._ — Comme il était convenu la veille, je
me mis en route en compagnie de Sabana avec tous les souhaits de
réussite de la petite population de Limono. Après avoir traversé
ou laissé sur les flancs plusieurs petits villages de culture,
j’atteignais bientôt une grande plaine découverte. Les approches
d’un grand centre se faisaient sentir : partout le bois était
coupé dans un rayon de 5 ou 6 kilomètres. Avant d’être en vue
de Kong, il n’existe plus le moindre arbuste, les terrains sont
incultes, épuisés par plusieurs siècles de culture. A l’horizon
on n’aperçoit même pas une ride de collines : la chaîne des
montagnes de Kong n’a jamais existé que dans l’imagination de
quelques voyageurs mal renseignés.
Arrivés sur les bords d’un petit ruisseau, Sabana fit arrêter
mon convoi et dans le sud me montra une ligne de grands bombax et
quelques dattiers entre les éclaircies desquels j’aperçus les
minarets de plusieurs mosquées et le sommet de quelques toits plats
— c’était Kong.
[Illustration : Finsan (_Blighia sapida_).
1. Rameau florifère. — 2. Coupe du fruit. — 3. Graine avec
l’arille noire.]
Sabana dépêcha ensuite un de ses hommes vers la ville pour avertir
Karamokho-Oulé de mon arrivée. Une demi-heure après, il était de
retour, disant que tout était prêt pour me recevoir.
CHAPITRE VI
Avantages et inconvénients des déguisements pour l’explorateur. —
Entrée à Kong. — Réception des autorités. — Curiosité de la
population. — Je suis obligé de parler en public pour dissiper les
craintes que mon arrivée avait éveillées. — Bienveillance des
Ouattara. — Discours des chefs. — Description de la ville. —
Division administrative et répartition du pouvoir. — Mosquées. —
Population. — Esprit tolérant des musulmans. — Le commerce à
Kong. — Mœurs, divertissements, costumes masculins et féminins. —
La numération des Mandé de Kong. — Crédit, valeur de l’or, de
l’argent et des cauries. — Le kola me rend de grands services ;
ses propriétés. — Limites de culture du kola. — Bénéfices
que réalisent les marchands. — Du sel. — Des différents objets
de commerce. — Lieux d’importation et d’exportation. — Le
marché. — Achat d’un cheval et articles d’Europe que j’ai
vendus. — Objets d’Europe qu’on m’a demandés. — Desiderata
de Kong. — Superstition. — Avenir commercial de Kong. — Histoire
de Kong. — Tableau généalogique de la famille régnante. — Rôle
de l’imam. — Dispositions pour le départ. — Choix d’une route
et d’un itinéraire vers le Mossi. — Comment je me procurai des
informations géographiques. — Fac-similé et texte du sauf-conduit
délivré par les autorités de Kong. — Départ et composition de
la mission.
Mes hommes m’avaient suggéré de me déguiser en musulman pour faire
mon entrée à Kong. Mais comme je ne voyais aucun avantage à cela,
et puisque partout je m’étais présenté comme Français et comme
chrétien, je ne donnai aucune suite à cette idée.
Du reste, les déguisements sont toujours dangereux : quel est celui
de nous qui peut se vanter de parler assez bien l’arabe pour tromper
les indigènes et se faire passer pour Arabe ou Peul (les deux seules
races bistrées qui existent au Soudan) ?
Et quand cela serait, peut-on répondre que dans un accès de colère
ou dans un moment d’emportement on ne lancera pas un énergique juron
qui sûrement sera dans la langue maternelle ? Et pendant les accès
de fièvre, dans les rêves, pensez-vous que l’on va s’exprimer
en arabe ?
Une fois la supercherie découverte, la méfiance s’éveille
chez l’indigène, on est considéré comme suspect : il ne
peut en résulter que des inconvénients pouvant faire échouer
l’explorateur.
Quel avantage sérieux peut-on tirer d’un déguisement ? Il faut
se soumettre aux pratiques musulmanes, s’astreindre à ne jamais
s’informer de rien, puisqu’on est censé tout connaître dans le
pays. Plus d’itinéraires, plus de renseignements, et puis quelle
compensation ? Aucune. Le blanc a partout un prestige que n’a pas
le musulman ; il a la réputation, bien justifiée, d’être plus
instruit que n’importe quel pèlerin de la Mecque. Le musulman
respecte les gens instruits : tout en discutant théologie avec eux
on peut leur parler de notre armée, de notre forme de gouvernement,
de la façon dont se rend la justice, de notre commerce, de notre
industrie, et ils savent bien nous apprécier.
Si Caillié a réussi à traverser l’Afrique, c’est grâce à sa
connaissance du mandé, et surtout à l’intelligente fable qu’il
avait imaginée, en se donnant comme fils de musulmans élevé par
des chrétiens et ne connaissant que médiocrement les pratiques
religieuses.
Il n’est pas si aisé qu’on le pense de se faire passer pour
musulman, et savoir réciter une ou deux prières est à la portée
de tout le monde. C’est surtout dans les détails insignifiants que
l’on reconnaît le profane, et j’étonnerai beaucoup en disant
que ce que je considère le plus difficile est de savoir faire ses
ablutions et se laver des pieds à la tête avec 25 centilitres
d’eau, comme le font les musulmans.
Si Caillié a réussi à se faire passer pour musulman, c’est bien
ce qui l’a empêché de préparer son itinéraire, de rapporter
les noms des pays qu’il a traversés et surtout de conclure aucun
traité ni convention. Il est donc préférable de rester ce que
l’on est. Marcher sans nier sa religion et sa nationalité est une
audace qui ne peut inspirer que le respect aux noirs et leur prouver
notre force.
Un an, jour pour jour, après mon départ de Bordeaux, je fis donc mon
entrée dans Kong, modestement monté sur un bœuf porteur, au milieu
d’une population ni bienveillante, ni hostile, mais avide de voir
un Européen. Les toits des cases, les rues, les carrefours étaient
couverts de gens qui se battaient pour se trouver sur mon passage, et
ce n’est que grâce à une dizaine de vigoureux gaillards, captifs
du chef, armés de fouets, qui rossaient les curieux encombrant les
rues et les carrefours, que je parvins à gagner une petite place
où l’on fit arrêter mon convoi.
Un des fils du chef vint me prendre pour me conduire à son père
sur la place du marché. Sous deux grands arbres et sur des chaises
étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, à droite le roi
Karamokho-Oulé Ouattara, entouré de ses amis et partisans, à gauche
Diarawary Ouattara, chef de la ville de Kong, entouré également de
ses créatures.
Il régnait un grand silence dans ces deux groupes, que j’évalue
chacun à un millier de personnes. Tous étaient accroupis sur des
nattes et des couvertures, et tout ce monde sans exception était
bien et proprement vêtu.
[Illustration : Arrivée à Kong.]
Cette réception revêtait un caractère grandiose et imposant auquel
se prêtaient si bien le costume oriental et les faces noires à
barbe blanche de cette réunion de patriarches.
Sabana me présenta d’abord à Karamokho-Oulé, qui me souhaita la
bienvenue au nom de tous ceux qui étaient assis près de lui. Je fus
ensuite remis entre les mains de Diarawary Ouattara, chef de la ville
de Kong (sorte de maire), qui me fit également très bon accueil. Ce
dernier me confia de nouveau à Karamokho-Oulé, qui avait demandé
à m’offrir l’hospitalité.
Karamokho-Oulé me fit de suite conduire dans un groupe de cases
voisines de son habitation et mit à ma disposition son chef de
captifs, nommé Mokhosia Ouattara, et un de ses hommes, nommé
Bafotigué Daou, en lui donnant l’ordre de me pourvoir de tout ce
dont je pourrais avoir besoin. Il était près de trois heures de
l’après-midi quand je pus gagner ma case, et, malgré toutes les
protestations des personnes qui étaient à ma disposition, il ne
fut possible de me soustraire à la curiosité de cette nombreuse
population qu’à la nuit tombante. Même plusieurs jours après
mon arrivée, je devais encore subir la curiosité de ces gens-là.
En allant à l’endroit où généralement on a besoin d’être seul,
j’étais quelquefois suivi par mille à quinze cents personnes,
ce qui ne laissait pas d’être très gênant....
Le lendemain matin et dans la soirée, conduit par Bafotigué,
j’allai rendre visite au chef des _qbaïla_ et aux notables de la
ville. J’avais revêtu un uniforme propre et jeté sur mon épaule
un burnous en soie blanche de l’espèce dite _el-hellali_, qui fit
l’admiration de toute la ville.
Dans la journée je reçus la visite de Diarawary Ouattara et de
Karamokho-Oulé accompagnés des chefs de qbaïla et de nombreux
notables, tous musulmans lettrés. Ils venaient me prier d’expliquer
en public les motifs qui m’avaient amené à Kong.
Je me mis à leur disposition et commençai à leur parler de la
France, de l’établissement des Français sur le haut Niger, de la
création de postes fortifiés destinés à protéger les marchands
qui circulent sur le grand chemin reliant le Sénégal au Niger.
« Depuis fort longtemps, leur dis-je, les Français connaissent le
nom de la ville de Kong ; nous savons aussi que le pays est commandé
par une famille de Ouattara, que les habitants sont paisibles et ne
font jamais la guerre, qu’ils sont actifs et commerçants, et que
ce sont eux qui drainent dans toute la boucle du Niger les produits
européens. Ce sont ces qualités qui ont décidé mon gouvernement
à vous envoyer quelqu’un afin de lier des relations plus étroites
avec vous.
« J’ai aussi pour mission de voir quels sont nos produits, tissus,
armes, perles, etc., qui plaisent le mieux aux habitants, afin
d’informer nos fabricants, à mon retour en France, de ce qu’il
convient d’envoyer ici soit par le Niger, soit par la côte. Mais,
avant de faire charger de grands bateaux de nos produits, il me
faut connaître aussi ce que l’on peut obtenir en échange de nos
marchandises, séjourner quelques semaines à Kong, et voir ensuite
les autres grands centres commerciaux de la boucle du Niger. Je me
propose donc de visiter surtout le Mossi : mais, comme je n’ai que
fort peu de renseignements sur cette région, je ne suis pas fixé
sur la route que je vais prendre. Je voudrais pouvoir commencer par
le Yatenga ou Waghadougou, et ensuite faire retour à Kong, pour de
là gagner la mer par Bondoukou et Krinjabo, si c’est possible.
« Les Français ne veulent pas s’emparer du pays des noirs. Vous
savez tous que nous n’avons pas besoin d’esclaves, vous savez
aussi qu’il y a plusieurs siècles que nos bateaux viennent porter
nos produits à la côte sans que nous ayons cherché en aucune façon
à nous emparer des pays voisins, ce qui nous serait cependant facile
avec les forces militaires dont nous disposons. »
Réponse de Karamokho-Oulé :
« Nasara (chrétien), ton parler est celui d’un homme qui parle
droit, nous avons tous compris ce que tu viens de dire, je te remercie
au nom de tous ; mais j’ai encore quelque chose dans le cœur qu’il
faut que je te dise, c’est pour cela que nous nous sommes réunis. De
mauvais bruits ont couru sur ton compte, on te soupçonne d’être un
émissaire de Samory ; donne-nous quelques explications à ce sujet. »
Je n’eus pas de peine à prouver que je n’étais pas aux ordres
de Samory et que je n’étais allé à Sikasso que pour lui demander
l’autorisation de traverser son pays. Comme on sait ici que je
ne suis resté que trois jours au camp de Samory et que je n’ai
emmené que deux hommes, laissant mon convoi en arrière sur la
route que je devais suivre pour arriver à Kong, tout le monde se
déclara satisfait, d’autant plus qu’un interrupteur cria : « Si
ce blanc est un mauvais homme, est-ce que Pégué, qui est notre ami,
l’aurait remis entre les mains de Iamory ? »
Karamokho-Oulé déclara ensuite qu’il était très heureux que
j’eusse pu prouver mon innocence ; pour son compte, il était
convaincu qu’un blanc ne faisait pas de métier semblable. C’est
pourquoi, sans m’interroger et m’avoir vu, il m’a pris sous
sa protection.
« Si Dieu t’a laissé traverser tant de pays, dit-il en forme de
conclusion, c’est que c’est sa volonté ; ce n’est pas nous
qui pouvons agir contre la volonté du Tout-Puissant. »
Ensuite ce fut Diarawary Ouattara (le maire) qui parla :
« Kong est une ville qui est ouverte à tout le monde, et ce que tu
as dit de ses habitants est vrai : tu peux considérer la ville comme
la ville de ton père, et tu y resteras tant que tu voudras. Quand
tu auras choisi un chemin, nous te donnerons des guides et des
recommandations : nous sommes connus partout, et quand on vient de
Kong on peut aller partout ; du moment que l’on sait que tu viens
d’ici, on ne te demandera pas autre chose. »
Les explications que les Ouattara venaient de provoquer étaient
absolument nécessaires. Kong, comme nos grands centres, renferme
beaucoup de gens sensés ; malheureusement, les ignorants et les
mécontents ne font pas défaut non plus.
Parmi cette dernière classe de la population, quelques tribuns ont,
quelques jours avant mon entrée dans la ville, cherché à ameuter la
population contre moi et à l’exciter à me faire un mauvais parti en
disant que j’allais tuer le petit commerce, que Samory aussi avait
commencé par être marchand et voyageur, qu’il fallait se méfier
de moi, etc. ; leur avis était de me laisser entrer dans la ville,
de s’emparer de moi pendant la nuit et de me couper le cou. C’est
alors que les Ouattara, tous les musulmans lettrés et gens ayant
quelque influence se réunirent afin d’examiner quel serait le parti
à prendre. Après une séance de plusieurs heures, sur l’avis de
trois braves vieillards, nommés Bala, Bakondé, Karayéguidian,
et des Ouattara, il fut décidé que j’entrerais dans la ville,
et jusqu’au jour de mon arrivée, tout le monde s’emploierait à
calmer les mécontents et à les ranger à leur avis ; les Ouattara
déclarèrent, en outre, qu’ils me prenaient absolument sous leur
protection. « Il sera toujours temps de l’exécuter, dirent-ils,
s’il ne nous donne pas d’explications suffisantes. »
Je reçus pendant les trois premiers jours une quantité de cadeaux,
consistant surtout en mil, sorgho, ignames, poulets, viande, etc. Je
fis le généreux de mon côté, ce qui ne contribua pas pour peu à
m’assurer la sécurité de mon séjour ici.
J’avoue franchement qu’à mon entrée dans Kong je n’ai éprouvé
aucune de ces émotions qu’ont eues Barth et d’autres voyageurs
en apercevant le Niger ou Tombouctou. Cela tient à ce que jamais
aucun indigène ne m’en a parlé avec emphase. Kong ou Pon[50]
est bien ce que je me représentais ; cependant cette ville et ses
soi-disant montagnes ont intrigué maintes fois les géographes,
et sa position a donné lieu à beaucoup d’hypothèses et surtout
à de nombreuses ouvertures de compas.
[Illustration : Croquis à vue de la ville de Kong. — Échelle
au 1/20000.
No 1. Habitation de Diarawary Ouattara, chef de Kong. — No
2. Habitation de Mokhosia Ouattara, chef des captifs de Karamokho-Oulé
Ouattara. — No 3. Habitation de Karamokho-Oulé, mon protecteur,
souverain du pays. — No 4. Habitation de l’almamy Sitafa, chef
religieux de Kong. — No 5. Habitation de Fotigué Daou, chez lequel
je logeais. — No 6. Seul groupe de cases où l’on fabrique du dolo
(_Dolosou_ veut dire « village du dolo »).
Les sept qbaïla ont chacune un chef ; j’en donne les noms
ci-dessous :
=Kourila.= Chef : almamy Sitafa Sakhanokho.
=Soumakhana.= Chef : Karamokho-Oulé Ouattara, souverain des
États de Kong.
=Daoura.= Chef : Karamokho Moukhtar Traouré.
=Sakhanokhora.= Chef : Mfa Sabana Barou.
=Kérou.= Chef : Diarawary Ouattara, chef de Kong.
=Sakhara.= Chef : Yaya Konaté.
=Sisséra.= Chef : Séri Dandé.
A Marabassou, l’individu le plus influent se nomme Sory
Traouré.]
[Illustration : Une vue de Kong.]
Kong est une ville ouverte, ayant la forme d’un grand rectangle et
s’étendant de l’est à l’ouest, ayant toutes ses habitations
construites en terre, à toit plat. Au centre de la ville se trouve
la place du Marché, qui a environ 500 mètres de longueur sur 200
mètres de largeur ; comme les cinq ou six arbres qui s’y trouvent
ne donnent pas suffisamment d’ombre, beaucoup de marchands se sont
construit des échoppes en paillote assez confortables, dans lesquelles
ils se tiennent les jours de grand marché.
La ville est divisée en sept quartiers ou _qbaïla_, ڧبيل, qui
portent le diamou des habitants qui y logent en majorité, exemple :
la qbaïla Daoura ou quartier Daoura, veut dire le « quartier des
Daou », _ra_ étant un affixe qui signifie « des ».
Outre les sept quartiers, il y a encore de petits groupes
d’habitations, séparés du gros de la ville par des jardins ; ce
sont, en quelque sorte, des faubourgs. Au nord Kokosou[51] (groupe de
villages) fait partie du quartier Sakhara ; à l’est Marrabasou[52]
(groupe de trois villages) fait partie de la qbaïla Soumakhana.
La ville n’est pas bâtie régulièrement. Les ruelles sont
tortueuses et étroites. Sur quelques petites places il y a un ficus,
un dattier ou un bombax couronné de nids de cigognes ; çà et là on
trouve aussi des terrains vagues desquels on a extrait de la terre à
bâtir. Les moutons, les chèvres et la volaille errent dans les rues,
et partout où il y a un petit espace libre on s’en est emparé pour
y construire des cages de tisserands. Dans le quartier de Daoura et
à Marrabasou, sur les petites places et dans les carrefours, il y a
150 fosses à indigo qui répandent une très forte odeur. Ces fosses
sont des puits ronds de 1 m. 80 à 2 mètres de profondeur sur 1 m. 20
de diamètre. Les parois sont rendues imperméables par un enduit de
ciment ou de pouzzolane fabriqué à l’aide de terre calcinée. Entre
la ville et les faubourgs il y a des jardins où l’on cultive du mil,
du maïs ou du tabac. Ces jardins sont tous clôturés par une haie en
pourguère. Aucune habitation ne mérite une description particulière.
Il y a cinq mosquées à Kong. L’une est commune à toute la ville
et se trouve sur la place du Marché ; on la désigne sous le nom
de Misiriba[53].
Ces mosquées ont deux minarets et sont en tout semblables à celle que
j’ai décrite à Lokhognilé. La principale seule a des dimensions
beaucoup plus grandes : elle mesure 20 à 25 mètres de côté. Devant
sa face sud s’élève une pyramide en terre de 2 mètres de hauteur ;
j’ai supposé d’abord que c’était la tombe d’un marabout
vénéré, mais tout le monde m’a affirmé que non, que cela ne
signifiait rien.
Les trois qbaïla qui n’ont pas de mosquées ou minarets ont
chacune une grande case où se font les prières et dans laquelle
ont lieu les réunions des musulmans lettrés ; on les nomme ici
_bourou_. Marrabasou et Kokosou ont chacun un bourou seulement.
J’évalue la population de Kong à 15000 habitants[54] Dioula-Mandé
et leurs captifs. On n’y parle que le mandé, qui est, à peu de
chose près, analogue au dialecte de ma grammaire bambara ; comme
différence sensible, le _a-kha_ auxiliaire qui régit beaucoup de
verbes se dit _a-ka_ à Kong.
Presque toute la population est musulmane et se divise en trois
classes : 1o les musulmans lettrés, qui constituent la classe
éclairée et dirigeante ; 2o les musulmans non lettrés, mais stricts
observateurs des préceptes du Coran ; 3o les musulmans qui boivent
du dolo.
Tous les musulmans sont très tolérants ; aucun d’eux n’est
assez sot pour ne pas prêter une marmite ou une calebasse à un
infidèle, comme cela a lieu dans quelques contrées habitées par des
Foulbé musulmans. Ils savent également qu’il y a trois religions
principales, qu’ils nomment Mouça Sila, Insa Sila, Mohammadou
Sila[55]. Ils m’ont souvent interrogé sur les différences
qu’offrent ces trois religions entre elles, mais aucun d’eux
n’a été assez sot pour me dire que la religion musulmane est la
meilleure, je dois le dire à leur louange. Plusieurs d’entre eux
m’ont affirmé qu’ils considéraient ces trois religions comme
identiques, parce qu’elles mènent à un même Dieu ; toutes les
trois renfermant des gens de valeur, il n’existerait d’après
eux aucune raison de proclamer l’une meilleure que l’autre.
[Illustration : Une mosquée de Kong.]
Beaucoup de ces Dioula vivent dans l’aisance. Leurs captifs peuplent
quelques konkosou d’où ils reçoivent leurs approvisionnements. A
côté de ces ressources, leurs enfants, accompagnés de deux ou
trois captifs, font un ou deux voyages par an, soit du Gottogo
à Bobodioulasou et Djenné, soit dans d’autres régions dont je
parlerai plus loin. Le Dioula, qui ne voyage plus, s’occupe lui-même
un peu, soit en achetant tous les ans aux gens du Dafina qui viennent
ici un ou deux poulains ou pouliches qu’il élève et met en vente
à l’âge de deux ou trois ans, dans les régions où l’on fait
la guerre : chez Pégué, Samory et Tiéba. Il gagne ainsi deux ou
trois captifs par an. D’autres Dioula emploient une partie de leurs
captifs, à Kong même, au tissage ou à la teinture. Les filles de
l’âge de six, sept ans, vendent et colportent dans la ville des
kola, du miel, des ntokho, des sucreries faites avec le miel, des
_bakhadara_[56], des bananes, des papayes, etc., et, à l’instar
de nos marchands ambulants de Paris, elles crient tout en marchant :
Li donna, donna é : mil doux, doux, voilà ;
Niomi baba é : niomies très grandes, voilà ;
Ntokho, siaman, siaman é : ntokho, beaucoup, beaucoup, voilà ;
Ourou baba é : kola très grands, voilà.
Il y a aussi des bouchers. Leurs troupeaux ne sont pas dans la ville
même, mais à Marrabasou, Kokosou ou dans les faubourgs. Presque
tous les jours on peut se procurer de la viande fraîche à des
prix raisonnables.
Les femmes des petits marchands, qui sont forcés de passer une partie
de l’année au loin, vivent, pendant l’absence de leur mari,
en vendant des niomies, des kola, etc. Les malheureux vont chercher
du bois au loin et viennent le vendre au marché.
Des barbiers ambulants rasent dans les rues, les carrefours, et
font des tournées dans les habitations. Comme en France, ils s’en
rapportent souvent à la générosité du client, qui leur paye 10 ou
20 cauries pour s’être fait martyriser la figure pendant un quart
d’heure ; l’opération terminée, il y a même la friction : dans
une bouteille ayant renfermé du gin se trouve un mélange d’eau
et d’huile de palme, dont le client a la faculté de s’enduire
le crâne et les joues.
Quelques vieux musulmans lettrés pratiquent la médecine, cautérisent
et soignent les plaies occasionnées par la filaire de Médine.
Le lavement me paraît être en vogue ici et j’ai vu quantité
de gens circuler munis de la seringue. C’est une petite poche
confectionnée à l’aide d’une peau de bouc, à l’extrémité
de laquelle se trouve un morceau de bambou d’un centimètre de
diamètre, faisant office de canule. Comme dans l’Achanti, il entre
beaucoup de piment dans la préparation du lavement.
Le thé aussi est connu de nom à Kong ; on le nomme _kankani_ ;
les Mandé ont appris cela par les livres saints. Il n’y a pas de
thé à Kong, mais le sucre n’y est pas inconnu ; il est acheté
en petite quantité à Salaga et conservé soigneusement dans chaque
bonne famille pour être donné à sucer aux nouveau-nés.
Les amusements du soir, les divertissements de la jeunesse ne
consistent pas en danses, comme dans les autres régions que j’ai
visitées. Jeunes gens d’un côté, jeunes filles de l’autre
chantent des chœurs qui ne manquent pas d’harmonie ; tantôt ils se
forment en procession et font lentement le tour de la place principale
de la qbaïla, tantôt ils se rendent dans d’autres qbaïla tout
en chantant. J’ai écouté quelques-uns de ces airs avec plaisir,
malheureusement l’accompagnement au tam-tam et à la clochette
double laisse à désirer.
Le lendemain d’un enterrement de quelque personne de marque, les
écoliers (_karamokhodinn_) parcourent la ville en chantant. Ceux-ci
s’accompagnent eux-mêmes à l’aide de clochettes doubles et de
calebasses en forme de gourde, recouvertes de drap rouge, renfermant
des graines[57]. Ces calebasses sont agitées avec rythme pendant le
chant, et ce bruit ne choque pas trop l’oreille.
Le soir des jours de grand marché, les écoliers, deux par deux, vont
dans leurs quartiers respectifs chanter une prière dans les cours
des maisons. Dès qu’ils se présentent, on entend partout crier :
_Karamokhodinn, na_ (Écolier, viens), et de leur donner deux cauries,
afin de s’en débarrasser. C’est en quelque sorte un impôt pour
l’instruction publique. En rentrant, ils remettent toute la quête
à l’instituteur, qui se fait payer ainsi l’encre, le papier et
sa peine.
[Illustration : Écoliers chantant une prière dans la cour d’une
maison.]
La police est faite par les _dou_ ; ce sont les dou qui, à l’aide
de leurs fouets, m’ont ouvert un passage à travers la foule le jour
de mon entrée. A partir de dix heures du soir, ils circulent dans
les rues, font taire les conversations bruyantes à l’intérieur
des habitations et s’emparent de tous ceux qui circulent dans les
rues sans motif plausible. Les capturés sont conduits sur la place du
Marché, et le lendemain ils n’obtiennent la liberté qu’après
avoir payé une amende s’élevant à 400 cauries. Ces policemen
portent le nom de _dou_ parce que ce mot signifie « rentre » et que
leur fonction est de faire rentrer chacun chez soi. Pour épouvanter
le peuple, le soir ils se déguisent et poussent des cris de fauve ;
d’autres fois ils se servent de cornes, desquelles ils tirent des
sons étranges.
A Kong, personne ne circule dans les rues armé d’un fusil ou
d’un sabre. J’ignore si le port d’armes est prohibé : toujours
est-il que les gens qui viennent de très loin n’apportent pas
leurs armes dans la ville. J’ai vu très souvent des personnes
armées de lances et d’une autre arme, sorte de baïonnette de 60
centimètres de longueur, ayant un coude au milieu pour s’emboîter
sur l’épaule. Cette arme se nomme _sanégué_, « fer en forme de
serpent ». Ces deux armes sont plutôt des armes de luxe, car une
simple trique vaut mieux pour attaquer ou se défendre.
Le costume national des habitants de Kong consiste, pour les hommes,
en une culotte très large sans plis, tombant à 10 centimètres
environ au-dessus de la cheville. Le bas des jambes est toujours
orné de quelque broderie en coton rouge ou blanc. La culotte est
rayée bleu blanc rouge, ou bleu et blanc ; elle est toujours faite
en cotonnade indigène. On peut dire que ces trois couleurs sont les
couleurs nationales de Kong. Le doroké, ou surtout, est long. La
poche et le tour du col sont en général ornés d’une broderie dite
_lomas_ ; cette broderie est en coton blanc, ou rouge ou blanc, ou
encore en soie ; on la nomme alors _hanniki-lomas_[58]. Par-dessus le
doroké, ou jeté négligemment sur les épaules, se porte le burnous,
appelé ici _bouroumousso_. Il est confectionné soit en _kassa_
(laine provenant de Djenné) soit en forte cotonnade blanche ou
bleue fabriquée à Kong[59]. La bordure est en franges de couleur
différente, ainsi que les ornements du capuchon. Quelques burnous
en laine sont teints en jaune à l’aide de saouaran (safran).
Comme coiffure, les gens aisés portent la chéchia de tirailleur ou
encore le bonnet en velours ; mais la coiffure que l’on voit le plus
fréquemment est le bonnet napolitain en cotonnade rouge fabriqué
dans le pays ; il remplace le bonnet à deux pointes dit _bammada_
(gueule de caïman) porté dans le Pomporo et le Follona. Les jours
de fête, celle coiffure est complétée par un turban blanc ou
bleu. Tout le monde sans exception est chaussé de bottes jaunes,
de babouches ou de sandales faites ici.
J’ai vu quelques chaises en palmier _ban_, mais le siège favori
est la natte dite _débé_, en fibres de _ban_, et mieux encore le
_kassa_, en laine blanche du Macina, qui est étendu par terre et sur
lequel on place un coussin en cuir rembourré avec la soie du bombax
ou du _bougou_ ou _boumou_.
Quand les anciens circulent dans la ville, ils sont munis de la canne
ferrée du pèlerin ou de la lance ; sur l’épaule droite ils portent
leur trousseau de clefs en bois, un long couteau de boucher, et une
serviette végétale avec laquelle ils s’épongent la figure. Cette
serviette n’est autre chose que l’écorce bien battue d’un
arbre appelé _fou_, qui pousse un peu plus dans le sud, dans l’Anno.
Le Mandé-Dioula de cette région est un grand bel homme du type de
nos Wolof de Saint-Louis, mais le port de la chéchia, de la barbe,
de la moustache ou du fer-à-cheval lui donne un air de vieux soldat
d’Afrique. On croirait voir de nos vétérans.
Le costume de la femme se compose d’une pièce d’étoffe enroulée
autour des reins (le pagne) et tombant jusque sur le cou-de-pied. Sa
hauteur est de douze, treize ou quatorze bandes de 10 centimètres
ou 1 m. 20, 1 m. 30, 1 m. 40 ; sa largeur est invariablement fixée
à 1 m. 75. Les pagnes les plus estimés sont les _ponguisé_ et
_kébéguisé_ à dessins rouge et blanc, avec filets jaune et bleu,
ou encore le pagne uniformément bleu indigo ; ce dernier se termine
toujours par une bande rouge dans le bas. Le prix d’un de ces pagnes
varie de 8000 à 15000 cauries (16 à 30 francs), mais il y en a à
bien meilleur marché : on en trouve de fort coquets à partir de
5 francs.
Les épaules sont couvertes d’une pièce d’étoffe blanche ou
teinte à l’indigo ; ce tissu très léger est fait pour imiter
la gaze ou le voile, mais il ressemble plutôt comme travail à de
la toile d’emballage. Les femmes portent aussi de la cotonnade
européenne et du calicot non écru teint à l’indigo.
Les coiffures sont naturellement très variées. La plus répandue
consiste en un cimier très aplati et une touffe de cheveux en boule
sur le front, qui est toujours ceint d’un _fattara_, bandelette
d’étoffe de couleur pour les jeunes filles et noire pour les femmes
mariées. Le fattara en soie noire ou coton et soie noire est le comble
de l’élégance. Comme boucles d’oreilles, les femmes portent à
chaque oreille deux petits rouleaux de corail long. Les bijoux en or
se portant au cou et aux oreilles ne sont pas rares ici : j’ai vu
une jeune mariée couverte d’or ; elle avait en outre une légère
chaînette en filigrane d’argent enroulée autour de la figure et
des cheveux.
[Illustration : Costumes et types de Kong.]
Comme les hommes, les femmes sont toutes chaussées.
C’est dans la matinée qu’elles font les visites ; elles sont
d’une politesse extrême, saluent toujours en faisant une révérence
et accompagnent leur salut d’un vœu : « Que Dieu te donne une
longue vie » ; « Que Dieu te rende à ton village », etc. Quand on
leur fait un cadeau, elles viennent vous remercier d’abord le jour
même, puis une seconde fois le lendemain avec moins de cérémonial,
en disant simplement : « _Ini kounou_ » (Merci pour hier).
Suivant que la femme est jeune fille, mariée, veuve ou divorcée,
elle porte un costume différent. Ainsi les jeunes filles ne portent
jamais de voile ; elles se promènent généralement le torse nu,
simplement couvertes d’un pagne, ou bien se vêtent d’une
_coussabe_ toute courte descendant un peu au-dessous de la taille.
Les femmes mariées portent toutes le voile, mais sans se couvrir la
figure ; il est simplement placé sur la tête comme une mantille.
Quant aux veuves ou femmes divorcées, elles portent une grande
coussabe d’homme, ce qui les fait reconnaître de suite.
Avant de parler du commerce et de l’industrie à Kong, il est
nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la façon de compter
et sur la valeur des cauries, de l’argent et de l’or.
Pour les achats en cauries, on se sert des appellations suivantes :
Une caurie : _kékié_.
Deux cauries : _pigo_.
Trois cauries : _din-saba_.
Quatre cauries : _din-nani_.
Cinq cauries : _din-loulou_.
Six cauries : _din-ouoro_, etc.
Dix cauries se dit : _porokho_.
Vingt cauries : _togo_, ou _moukhan_.
Pour les dizaines au-dessus de 20 jusqu’à 100, on fait
précéder le nombre de dizaines par le mot _daba_ ou _dava_[60]. Ex. :
_dabaouoro_, 60 (dizaines, six), _dava ségui_ (80), etc.
100 se dit indifféremment _davatan_ ou _kémé_ ; employé après
le mot _sira_ (200), 100 se dit _kourou_.
La vraie grande unité pour exprimer de gros nombres n’est
plus le _ba_ des Bambara, qui est inconnu ici, c’est le _sira_ =
200 et le _mokho_[61] (20.)
Pour dire 565 par exemple, on dira : _sira foula ni mokho ségui
ni din-loulou_, 200 × 2 et 20 × 8 et 5.
Pour dire 300 par exemple, on dit : _sira kili ni kourou_ 200
et 100.
Le _sira mokho foula_ vaut 200 × 20 × 2 = 40 _sira_ ou 8000
cauries.
Le _sira mokho saba_ vaut 200 × 20 × 3 = 60 _sira_ ou 12000
cauries.
Le _sira kémé_ vaut 200 × 100 = 20000 cauries.
Le _sira kémé loulou_ vaut 200 × 100 × 5 ou 100000 cauries.
Le _sira ourou kili_ vaut 200000 cauries.
Le _sira ourou foula_ vaut 400000 cauries.
Le _sira ourou loulou_ vaut 1 million de cauries.
Le _sira ourou tan_ vaut 2 millions de cauries.
Quand un chiffre atteint presque une centaine ou un multiple de
100, comme par exemple 392, on l’exprime par 400 moins 8.
Le crédit existe à Kong d’un grand marché à un autre (cinq
jours), et le vendeur est tenu de venir compter et chercher les
cauries chez l’acheteur ; ils pensent avec juste raison que le
vendeur ayant le bénéfice doit aussi avoir la peine.
Le Mandé est d’une rare adresse pour compter les cauries. Accroupi
par terre, il étale devant lui le contenu du sac ; puis, avec une
dextérité incroyable, en les prenant par 5, il fait d’abord des
tas de 200 cauries (_sira kili_) ; quand il en a 10, il les réunit
encore par tas, ce qui lui fait des lots de 2000 (_sira tan_).
Ici l’or se compte par mitkhal. Dans chaque qbaïla il y a un
ou deux hommes possédant une petite balance à fléau : ce sont
eux qui pèsent. Quand ils se rendent à domicile, ils reçoivent
quelques cauries comme rétribution. Les poids dont ils se servent
ne sont connus que d’eux ; ils consistent en charnières en cuivre,
vieux cachets à cire, entrées de serrure, dents de bœuf, etc. Toute
cette ferraille remplit une grande boîte. On suppose bien qu’avec
ce système le pesage laisse à désirer. J’ai constaté que les
poids dont se servait le peseur de Soumakhana étaient de 4 gr. 125, 4
gr. 150, 4 gr. 100, suivant qu’il pesait un, deux ou trois mitkhal ;
il aurait été très avantageux d’acheter chez lui mitkhal par
mitkhal ; le poids représentant huit mitkhal pesait exactement 30
grammes, ce qui met le mitkhal à 3 gr. 75 seulement.
Le mitkhal est donc, en général, de 4 _gr. forts_. Il vaut ici _sira
moukhan ni tan_, c’est-à-dire 30 sira ou 6000 cauries. En estimant
le mitkhal d’or à 12 francs (4 gr. à 3 francs), on trouve que
100 cauries valent 20 centimes et le _sira kili_ 40 centimes ; il est
impossible de faire de comparaison avec l’argent, car il n’y en
a pas en circulation. Quand les _lokho_ (orfèvres) en ont besoin,
ils achètent la pièce de 5 francs environ 2500 à 3000 cauries,
ce qui fait 5 à 6 francs.
On peut trouver à échanger un peu d’argent (en pièces de 50
centimes), peut-être 100 francs dans toute la ville, à raison de
quinze à vingt pièces de 50 centimes pour un mitkhal d’or.
La pièce de 5 francs ici est appelée _darahima_ ; c’est
probablement le même mot arabe que _drachme_, en tout cas _darahima_
est le même mot que le _dorom_ ou _doroma_ des Wolof et du Soudan
français.
Depuis ma rentrée on m’a demandé souvent à quel prix j’achetais
l’or. Je répondais : « A des prix variables et, en principe,
toujours le moins cher possible ».
Étant donné que le mitkhal est un poids d’or qui vaut en France
environ 12 francs (4 grammes à 3 francs) et que ce mitkhal a des
subdivisions, demi, tiers, quart, dixième, etc., j’exigeais
en échange de ma marchandise une quantité d’or plus ou moins
considérable, suivant que je voyais mon objet plus ou moins plaire
à l’acheteur.
Pour exiger 3 francs d’un objet, j’en demandais un quart de
mitkhal d’or, ou alors le nombre de cauries avec lequel j’aurais
pu me procurer cette quantité d’or.
Les bénéfices peuvent varier de 100 à 500 pour 100 et même
au delà.
Quand, dans le courant de ma relation, je parle d’un objet qui
coûte 3, 4, 5 francs, cela veut dire qu’avec le nombre de cauries
que j’exigeais, j’aurais pu me procurer 3, 4, 5 francs en poudre
d’or au taux de 3 francs le gramme.
★
★ ★
Un des principaux articles d’échange à Kong est la noix de kola.
La noix de kola (_ourou_ en mandé) constitue dans tout le Soudan
un article de luxe, et donne, par cela même, lieu à de très
importantes transactions.
Le Soudanais lui attribue les mêmes qualités que nous accordons
au café. Pour l’indigène, le fruit mâché constitue un
remède à bien des maux. A-t-il besoin de sommeil ? Le kola est un
soporifique ! Doit-il veiller ? C’est le kola qui l’empêche de
dormir ! Il calme la faim et la soif, et a, en outre, chez les noirs
la réputation d’être un aphrodisiaque incontesté.
J’en ai usé le plus souvent possible pendant mon voyage ; chez moi,
son action se traduisait surtout sur les nerfs ; il me semble qu’il
augmentait, dans certaines circonstances, ma force de résistance et
qu’il me permettait plus facilement d’endurer les fatigues.
Je le goûtais surtout quand je n’avais à boire que de l’eau
croupie ou chargée de substances organiques.
Son goût étant excessivement amer, l’eau la plus mauvaise paraît
bonne à boire après, et fait oublier l’odeur fade de la boisson
qu’on vient d’avaler.
Mais là où j’ai surtout apprécié le kola, c’est par les
services qu’il m’a rendus en me permettant d’en distribuer aux
nombreux visiteurs que je recevais. C’est une politesse facile à
faire, et quoique le prix du kola soit très élevé dans certaines
régions, mon approvisionnement en marchandises me permettait de
faire des achats fréquents de kola et de vivre en grand seigneur en
en faisant de nombreuses distributions. C’est avec le kola que je me
faisais des amis et que je déliais la langue des noirs qui daignaient
me rendre visite. Combien d’itinéraires et de renseignements portés
sur ma carte et dans la présente relation ne sont-ils pas dus à
l’à-propos avec lequel je distribuais cette consommation de luxe !
Le kola était donc pour moi un excellent auxiliaire.
Pour bien définir les propriétés du kola, il faudrait en faire de
minutieuses analyses, et surtout pouvoir employer en France le fruit
frais, non séché.
Je le crois appelé à rendre de réels services. Pour l’Européen
qui en use au Sénégal, son bienfait est indéniable. Tous ceux qui
s’habituent à en mâcher s’en sont bien trouvés et ont été
moins éprouvés par les fièvres. Pour moi, je crois que l’usage
de ce fruit supprime l’essoufflement, prolonge le travail musculaire
et calme assurément la faim. C’est un tonique par excellence.
Je l’ai essayé dans une fièvre bilieuse hématurique ; mais ses
effets ne m’ont pas paru d’une action diurétique bien marquée ;
il m’a pourtant semblé, au moment où l’absorption immodérée
de quinine m’avait donné des palpitations de cœur, que le kola
m’a fait un bien réel.
Je l’ai employé avec succès contre une diarrhée rebelle, mais
n’ai observé aucun effet aphrodisiaque. Ce qui est acquis, c’est
qu’il énerve et produit sur quelques personnes l’effet du café
noir très fort.
C’est un médicament d’épargne ; il est probable qu’avant peu on
saura tirer parti de cette précieuse plante et de ses alcaloïdes,
et que bientôt ses principes seront introduits dans certaines
préparations alimentaires destinées au cheval et à l’homme
en campagne.
Le nom scientifique du kola est _Sterculia acuminata_ (kola rouge)
et _Sterculia macrocarpa_ (kola blanc) ; les indigènes le nomment
_gourou_, _ourou_. Ces deux variétés se subdivisent en plusieurs
autres.
Le kola existe à l’état spontané sur toute la côte occidentale
d’Afrique, on le trouve jusque par 10° de latitude nord, mais il
reste stérile par cette latitude. Son véritable habitat est compris
entre 6° et 7° 30′ de latitude pour les régions qui nous occupent.
Vers Sierra Leone et le Ouorocoro, le kola stérile est signalé
par 10°, tandis que dans les régions que j’ai visitées, j’ai
rencontré le premier arbre à kola (stérile) dans le Coranza, près
de Kintampo, par 8° 5′, et près de Groumania dans l’Anno (8°).
Les premiers arbres en rapport se trouvent à Kamélinso (près
Groumania, par 7° 50′) et les derniers près d’Attakrou, par
7° ; la zone où l’arbre est en plein rapport semble donc être
très limitée et comprise entre le 7° et le 8° pour l’Anno et
le Ouorodougou.
Bien que je n’aie pas visité ce dernier pays, il m’a été
donné de calculer assez facilement par quelle latitude se trouvait le
kola. De Tengréla partent des itinéraires, bien connus des marchands,
sur Touté, Siana, Kani et Sakhala.
Les deux premières localités se trouvent, d’après les indigènes
voyageant avec des ânes chargés (faisant 16 kilomètres en moyenne
par jour), à environ 25 jours de marche, à peu près 350 kilomètres
dans une direction sud-sud-ouest, ce qui place ces marchés par
7° 40′ de latitude nord. Sakhala, d’après les mêmes calculs,
se trouverait par 7° 20′.
Mais nous avons vu au chapitre Samory (III) que ces marchés
étaient situés à une trentaine de kilomètres au nord des lieux de
production ; nous pouvons donc en inférer que les kola se trouvent
environ par 7° 15′.
Dans l’Achanti, l’habitat du kola est sensiblement le même ;
les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly, qui ont exploré la
basse Volta, signalent le kola dans l’Akam et l’Okouawou ; or ces
deux régions se trouvent précisément entre 6° 30′ et 7° 30′ :
on peut donc en déduire que le kola se trouve en plein rapport dans
une zone comprise entre 6° 30′ et 7° 30′ et, par extension,
dans certaines régions du 6° au 8° ; qu’à l’état isolé et
stérile il est rencontré jusque par 10° de latitude nord.
Nous avons dit à propos du kola du Ouorodougou, dans le chapitre
Samory, quelles sont les diverses variétés que l’on récolte dans
cette région.
Sur le marché de Kong on en voit deux espèces : le kola blanc de
l’Anno (_Sterculia macrocarpa_) et le kola rouge de l’Achanti
(_Sterculia acuminata_).
Le kola blanc de l’Anno est de deux variétés : l’une d’un blanc
jaune pâle, analogue à la couleur du kola de Sakhala du Ouorodougou,
mais plus petite que ce dernier ; l’autre, de même grosseur, ne
diffère que par sa teinte d’un rose si pâle qu’il n’est pas
classé dans le kola rouge par les indigènes ; on le vend mélangé
aux blancs sans différence de prix, ce qui n’aurait pas lieu s’il
était plus foncé, car le kola rouge est toujours plus cher que le
kola blanc de même grosseur.
Le goût du kola de l’Anno est bien moins fort que celui du kola
rouge, mais il renferme une teinture rouge, qui est usitée par
l’indigène en concurrence avec celle du kola rouge. Comme teinture,
le kola blanc de l’Anno a donc les mêmes qualités que le kola
rouge de l’Achanti.
Ce kola est récolté en février, en juin et en octobre ; les fruits
de février se gâtent assez rapidement, tandis que les récoltes de
juin et octobre se conservent plus facilement ; ce kola, cependant,
ne peut supporter de bien longs trajets, il se conserve au maximum
et avec des soins pendant cinquante à soixante jours.
A Groumania, un _ourou-fié_ (calebasse de kola, 200 fruits) coûte
200 cauries ; à Kong, un fruit se vend 2, 3, 4 et jusqu’à 12
cauries, suivant la grosseur. A Djenné, cette variété n’est pas
beaucoup goûtée par les indigènes, de sorte que son prix n’en est
jamais assez élevé pour qu’il y ait avantage à le transporter
au loin. Aussi ce fruit ne dépasse-t-il guère Bobodioulasou,
Léra, Niélé, Oua et Bouna. Il est vendu contre des cauries, avec
lesquelles les marchands de Kong se procurent surtout du coton en vrac,
de l’indigo, des piments rouges ; c’est le kola de la vente au
détail, celui dont le prix est abordable pour la classe moyenne de
la population.
Ce kola de l’Anno va aussi beaucoup à Salaga. Ce marché n’est
pas du tout bien alimenté de kola de l’Achanti, et les gens de
Kong trouvent toujours à y écouler les kola de Mango.
Les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly prétendent qu’une
charge de kola de l’Okouawou vaut à Salaga de 37 à 38 francs ;
c’est une grosse erreur.
Une charge de kola (2500) vaut bien davantage ; à Salaga, le kola
le meilleur marché coûte 40 cauries, et une charge coûte 100000
cauries, qui représentent 120 francs.
A Sakhala, sur la limite des pays de production, la même charge de
kola coûte 8 _kokotla_ de sel, dont le prix de revient est de 8/12e
d’une barre de 55 francs = 36 fr. 64 ; à Tengréla, la charge vaut
déjà de 80 à 100 francs.
On peut dire que Kong, Kintampo et Groumania sont les marchés où
le kola se paye le plus bas prix.
Partout le kola rouge de l’Achanti atteint le prix le plus élevé :
2400 kola coûtent à Kintampo 12000 cauries, c’est-à-dire 5
cauries pièce. Il est, à ce propos, intéressant de se rendre compte
des bénéfices que peut réaliser un couple, homme et femme, se
livrant à ce commerce. Le ménage quittant Kong avec une pacotille,
ferronnerie ou étoffe, d’une valeur locale de 20 francs, se
procurera à Kintampo ou Bondoukou environ 5000 kola, qu’il revendra
à Bobo-Dioulasou. Avec le produit de la vente de ses kola, il achète
deux barres de sel. Il emportera une barre et demie seulement à Kong,
l’autre demi-barre servant à acheter quelques cadeaux à rapporter
au pays et à subvenir à ses besoins en vivres pendant sa route.
Le trajet de Kong à Kintampo et de Kintampo à Bobo-Dioulasou et
retour à Kong aura duré cent jours environ. La barre et demie de
sel rendue à Kong représentant une valeur de 240 francs, le couple
aura gagné 220 francs, c’est-à-dire 2 fr. 20 par jour ou 1 fr. 10
par jour et par personne, tous frais payés.
Il faut envisager l’existence que mènent ces gens-là. Ils marchent
chargés chacun avec 30 ou 40 kilogrammes, et cela pendant la plus
grande partie de la journée.
Arrivés à l’étape, il faut piler et préparer les aliments,
couper du bois, chercher de l’eau, souvent à plusieurs kilomètres
de distance. S’il y a un enfant dans le ménage, la femme le porte
sur le dos. Ils vivent sans feu ni lieu.
Surpris par les pluies, ils voyagent quand même, supportant toutes
les intempéries sans se plaindre.
Quand le noir a travaillé avec sa femme pendant un an, il achète
un esclave ; c’est la meilleure acquisition qu’il puisse faire,
c’est un auxiliaire de plus pour travailler ; il vivra de la même
façon que ses maîtres ; le bien-être des uns rejaillit sur les
autres dans cette vie en commun.
Quand le cas se présente où l’esclave se sauve, le maître
n’en est pas découragé pour cela. « C’est la volonté du
Tout-Puissant », dit-il avec résignation. « Je vais aller chercher
la fortune _in chi Allaho_, « si Dieu le veut ». Et il recommence.
Ne blâmons pas trop ce malheureux nègre. S’il y en a qui attendent
paisiblement allongés sur leur natte l’occasion d’agrandir leur
famille et d’augmenter leur bien-être par des rapines ou une guerre,
il y en a d’autres qui sont bien méritants, et ce ne sont pas les
moins nombreux.
Voici le même calcul par un marchand de kola allant de Bammako dans
le Ouorodougou avec une barre de sel :
Il achète une barre de sel à Bammako de 55 à 60 francs, et vit sur
son sel pendant six semaines que dure sa marche pour aller. Il dépense
ainsi, y compris l’achat d’un panier de nattes, de feuilles à
emballer et droits de passe, environ 3 ou 4 kokotla. Il lui en reste
8 à échanger, et je suppose qu’il prenne à Kani ou Touté des
kola de grosseur moyenne et qu’on lui en donne 350 par kokotla,
il aura donc échangé sa barre de sel contre 2800 kolas.
Pendant le voyage du retour, il achète sa nourriture et paye son
hôte et ses droits de passe en kola ; il en pourrit également une
certaine quantité en route ; les Dioula m’ont affirmé qu’il
était difficile d’en rapporter à Bammako plus de _bafoula kémé
dourou_ (2000).
Les kola de cette variété se vendent en général au détail deux
pour kémé (25 centimes), ce qui met le cent à 12 fr. 50 et porte
sa charge totale à 250 francs.
Comme pour les vendre ce prix, il lui faut d’un mois à six
semaines, il mange une partie de son bénéfice ; on peut dire que,
l’opération terminée, il lui restera 180 francs, soit 120 francs
de bénéfice pour quatre mois de travail de porteur et de vie de
privations. Quelquefois il perd tout quand ses kola se gâtent ou
qu’il est pillé.
Un des grands facteurs dans la conservation du kola est son mode
d’emballage. Faute de précautions, il se gâte ou se racornit et
dessèche, et par cela même perd toute sa valeur.
La feuille dans laquelle on emballe le kola est à peu près
semblable à celle de l’arum, mais plus ouverte et d’un vert plus
accusé. Elle est supportée par une tige très fine, d’environ 40
à 50 centimètres de hauteur. On la trouve généralement dans les
endroits humides et ombragés.
La vraie feuille, vue à l’envers, porte sur sa partie gauche une
bordure d’un centimètre de largeur, d’un vert plus foncé que le
reste de la feuille. Ce vert est assez accentué pour qu’on puisse
le reconnaître à un simple examen, surtout quand on la tourne vers
le soleil ou un endroit éclairé.
Il existe beaucoup de feuilles analogues comme structure et l’on
s’y trompe à s’y méprendre quand on n’est pas initié à la
façon de les reconnaître.
Les fausses feuilles ne sont pas employées vertes ; pour les utiliser,
il faut les faire bouillir très longtemps et les faire bien sécher
avant de s’en servir : faute de cette précaution, au lieu d’être
propices à la conservation du kola, elles hâtent, au contraire,
la pourriture du fruit et développent la maladie du kola. Elles ne
sont employées qu’à défaut de la vraie feuille, qui ne se trouve
pas sous certaines latitudes.
Jusqu’à présent les expériences faites en France sur l’emploi
du kola ont donné peu de résultats : cela tient à ce que l’on
se sert de kola desséché. Il serait cependant bien facile d’en
faire venir de frais, en se servant de l’emballage en feuilles dont
je viens de parler.
Les kola arrivent frais à Tombouctou et à Kano, ce qui leur fait
un voyage minima de trois mois. Nous sommes donc plus près du kola
que nous ne pensons, puisque de l’Anno à Grand-Bassam il y a à
peine un mois de voyage, ce qui le met à six semaines de France et
même à un mois si l’on veut sérieusement s’en occuper.
[Illustration : Plantation de kola.]
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Le sel qui se vend ici est plus fin et plus blanc que celui qui passe
en transit à Bammako venant de Tichit, de la sebkha d’Idjil et
d’autres mines de sel gemme du nord du Bakhounou ; la barre de sel
est aussi plus grande. Il vient des mines de Taodéni par El-Arouan
et Tombouctou.
On vend aussi ici du sel marin de Grand-Bassam, de la Côte-d’Or
anglaise et du sel de Daboya (Gondja).
En dehors du kola, les gens de Kong portent encore quatre autres
articles à Djenné pour y acheter du sel et les burnous en laine ;
ce sont, par ordre d’importance :
1o Le tissu rouge et blanc fabriqué en bandes à Kong et cousu par
les femmes en pagnes de 12, 13, 14 et 15 bandes. Ce pagne, qui est un
vêtement de luxe pour les femmes de Kong, l’est aussi à Djenné et
surtout à Tombouctou où on le nomme _el-harottaf_. A Kong, suivant
les dessins, il porte les noms de _babouroumosi_, _kébéguisé_,
_ponguisé_ et _dadji_[62].
Ces pagnes valent ici, suivant le dessin et surtout la grandeur,
de 8000 à 15000 cauries. A Djenné, un pagne de 10000 cauries vaut
une barre de sel.
Cette étoffe est exclusivement fabriquée à Kong ; le fil de coton
rouge est acheté par eux à Salaga ou à Bondoukou ; quand il fait
défaut, ils achètent des foulards rouges et les font effiler par
les enfants afin d’en utiliser les fils ; partout, dans les rues, on
voit des gamins occupés à cela ; ils gagnent 10 cauries par foulard.
2o Le _piment rouge_ (provenance de Niélé, du Follona, de Léra).
3o Le _niamakou_, espèce de poivre renfermé dans des coques de
la dimension de grosses noix ; il est très estimé à Djenné et
à Tombouctou ; ce condiment entre dans la composition de tous les
plats de viande et des sauces. Il provient du Djimini, de l’Anno
et du Gottogo ou Bondoukou.
4o L’_or_. Il n’est porté que fort peu de poudre d’or à
Djenné, les gens de Kong ne tenant pas à s’en défaire. La majeure
partie de la poudre d’or qui se trouve entre les mains des gens de
Kong provient du Lobi, où on se la procure en échange de cuivre en
barre ou d’esclaves, à bien meilleur compte que dans le Gottogo.
Sur Bobo-Dioulasou s’exportent en plus des mêmes articles que
sur Djenné :
1o Un pagne pour femme, confectionné en mauvais calicot écru
(provenant de Salaga). Cette pièce d’étoffe, composée de deux
longueurs de 1 m. 75 cousues ensemble afin d’obtenir une plus
grande largeur, est ourlée avec des fibres de palmier ban de façon
à former des plis que l’indigo n’attaque que faiblement. Quand
ce pagne est teint, il présente ainsi une série de petites raies
d’un bleu azur, tandis que le fond du tissu est bleu indigo sombre.
Ce tissu est acheté à Salaga à très bon marché (60 centimes le
mètre) ; le prix de revient d’un pagne pour les gens de Kong est de
2 fr. 10 ; prix de l’étoffe, confection et teinture, 80 centimes :
total, 2 fr. 90.
A Kong même, le pagne se vend _sira-tan_ = 2000 cauries ou 4 francs.
2o Le voile dont j’ai parlé à propos du costume des femmes à Kong.
Ces deux articles sont surtout échangés à Bobo-Dioulasou contre
la ferronnerie, bêches, haches, lances de luxe, marmites en fer
battu, etc., venant du pays de Tiéba et fabriqués par les Tousia
et les Tourounga, peuples situés à l’ouest des Komono et des
Dokhosié. Dans les environs de Kong il n’y a ni fer ni forgerons.
Tous ces articles en fer, y compris le beurre de cé[63] de provenance
des Dokhosié et du Lobi, sont portés sur le Djimini et l’Anno
(Mango), d’où l’on rapporte beaucoup, en dehors du kola, un
tissu blanc grossier rayé de bleu. Une bande de 1 mètre de long
sur 12 centimètres de largeur vaut 100 cauries ou 20 centimes,
ce qui porte le mètre carré à environ 1 fr. 60.
Les achats de kola ou de marchandises de provenance d’Europe
à Salaga ou à Bondoukou se font avec des pagnes en bande bleu et
blanc de divers dessins, appelés _logué_ ici, et surtout contre une
couverture en coton bleu et blanc imitant le dampé de Ségou, mais
bien moins bonne et moins chère, qu’on appelle _siriféba_. Ces
deux articles sont exclusivement fabriqués à Kong et par les gens
de Kong établis aux environs. Le prix du premier article est très
variable, à cause du dessin et de la largeur de la bande, mais celui
de la couverture est invariablement fixé à 6000 cauries (12 fr.) ;
à Salaga elle vaut 16000 cauries (25 fr. 60).
C’est sur la route Salaga, Bouna, Bondoukou, Kong, Bobo-Dioulasou
et Djenné que se fait le plus de commerce.
L’autre débouché, par ordre d’importance, s’étend vers les
régions belliqueuses de l’ouest : les pays de Pégué et de Tiéba,
sur lesquels les gens de Kong dirigent chevaux, fusils, poudre, silex,
etc., qu’ils se procurent à Groumania et échangent exclusivement
contre des esclaves.
Le fusil en vente ici est d’un modèle unique (le boucanier femelle)
et se vend à Kong même : _sira mokho saba_, ou 12000 cauries
(24 fr.).
Il existe également un petit mouvement commercial entre les Komono,
les Dokhosié et les gens de Kong, qui leur vendent des armes et de la
poudre contre du beurre de cé. Cette graisse, portée dans l’Anno
et le Coranza, est échangée contre des kola ou des tissus.
Les relations avec le Mossi sont difficiles, parce que les routes
directes n’offrent pas de sécurité aux marchands, qui sont forcés
pour gagner le nord d’aller chercher une route soit à Salaga,
soit dans le Bondoukou, ou bien alors il faut qu’ils prennent la
route du Dafina et du Yatenga à Bobo-Dioulasou : aussi le commerce
est moins important ; on envoie cependant dans le Mossi le pagne
rouge et surtout de la vaisselle en cuivre, et du laiton en fil. Ces
objets s’échangent avec de beaux bénéfices contre des chevaux
et des esclaves.
On peut dire que le commerce d’ici est exclusivement entre les mains
des gens de Kong. Je l’ai déploré bien des fois, car cet état
de choses est un obstacle sérieux pour l’Européen qui voyage et
qui cherche à recueillir le plus de renseignements possible sur la
région. Quand on est forcé de s’informer auprès des gens mêmes du
pays, on n’est jamais aussi bien renseigné que par les étrangers,
qui ne mettent aucune défiance dans leurs réponses et ne se perdent
pas en conjectures à la moindre question indiscrète.
Les gens de Kong voyagent beaucoup ; on en trouve un peu dans toute
la boucle du Niger. Ceux qui ont eu des revers de fortune en route
se fixent momentanément dans le pays qu’ils traversent ; aussi
jamais ils ne voyagent sans emporter un métier portatif, car tous,
sans exception, savent tisser.
Il y a relativement peu d’animaux de bât ici, c’est pourquoi les
transports se font en général sur la tête ; si ce mode de transport
est plus pénible, il est bien moins coûteux et presque plus rapide :
là où un noir passe seul, il ne passerait pas avec ses bêtes.
Chaque jour on trouve à acheter matin et soir tout ce qui est
nécessaire à la vie, ainsi que le coton et l’indigo ; le soir,
vers cinq heures, le marché est très animé. A cette heure-là il
y a au moins un millier d’acheteurs et de vendeurs sur la place.
Quant au grand marché, qui a lieu tous les cinq jours, c’est
une vraie foire. Le côté nord et les échoppes sont appelés
_mokholokho_ (marché des hommes) ; c’est là que se vendent les
tissus, couvertures, fusils, bonnets, glaces, perles, aiguilles et
autres objets de provenance européenne, tels que vaisselle en cuivre,
saladiers en faïence, calicot écru, foulards, etc. La partie sud
du marché est appelée _moussolokho_ (marché des femmes) ; c’est
là qu’on trouve les denrées, condiments, coton, indigo, fruits,
bois, les marchandes de niomies, de victuailles, etc.
On abat tous les jours un ou deux bœufs, et les jours de grand
marché, plusieurs. Les rognons appartiennent de droit à Diarawary
(le maire). Certains jours, il m’envoyait jusqu’à douze rognons
en cadeau.
On ne débite pas de dolo sur le marché. Les visiteurs vont boire
dans le quartier de Soumakhana. Là se trouve un groupe de cases où
les femmes n’ont d’autre occupation que la préparation et la
vente du dolo ; les jours de grand marché il s’en débite plusieurs
hectolitres. Les buveurs sont assis dans les cases et se font servir
dans des calebasses plus ou moins grandes ; le litre coûte environ 20
à 25 centimes. Ce qu’il y a de bien curieux, c’est que le monopole
de la brasserie à dolo appartient à un groupe de fervents musulmans.
Je n’ai vu ni légumes ni fruits nouveaux sur le marché ; on trouve
cependant à acheter ici du _tintoulou_[64] et du _tingolotoulou_[65]
(_tinkouloutoulou_) ; on se sert aussi comme graisse du pépin pilé
d’une courge sauvage appelée _sira_. Cette graisse donne très
bon goût aux sauces de viande.
Comme il y a une cinquantaine de chevaux dans la ville, je priai mon
hôte Karamokho-Oulé de vouloir bien me chercher une monture passable
à un prix raisonnable. Il me trouva bientôt un cheval de cinq à six
ans, qui me coûta 400000 cauries. Son propriétaire venait de Dafina
et voulait le vendre contre des captifs à Pégué. Je comptais le
décider à accepter du corail, des étoffes ou des armes en échange,
mais il ne voulait vendre sa bête que contre des captifs ou 400000
cauries (_sira ourou foula_, environ 800 francs). Sur les conseils
de mon _diatigué_ (hôte), je me décidai à vendre au détail les
marchandises nécessaires jusqu’à réalisation de la somme fixée.
Je fis un choix d’articles qui ne sont pas partout de vente
courante, afin de conserver intact mon stock précieux, car, en
dehors des marchandises que je savais recherchées par les noirs,
j’avais emporté de France d’autres articles achetés en solde,
afin de voir s’il est possible de les écouler dans les régions
que j’avais à traverser.
J’ai vendu pour réaliser cette somme :
Des galons en laine de toute nuance }
}
Des galons en dentelle de couleur }
}
Des boutons de livrée démodés }
}
Des chromos } provenant de soldes.
}
Des colliers et chaînes à chiens }
}
Des foulards et fichus soie et coton }
}
De l’étamine défraîchie }
Des hameçons, aiguilles à coudre et d’emballage, des alênes de
sellier, par centaines seulement, des perles blanches pour chapelets,
du papier, etc.
J’ai de plus dû vendre à mes protecteurs et à quelques amis douze
pistolets à silex, six pièces d’étoffe, deux couvertures, quelques
colliers de perles, un peu de corail et quelques coudées de soieries.
La vente de mes deux bœufs porteurs et de trois ânes[66] produisit
en outre 128000 cauries. J’obtins ainsi un excédent de recettes
de 200000 cauries, avec lequel j’achetai vingt pagnes rouges, dits
_ponguisé_. Ces pagnes, me dit-on, sont très estimés dans le Mossi,
et il est facile de les convertir avec quelque bénéfice en cauries.
L’aisance des habitants est manifeste ici ; on peut vendre des
étoffes, soieries, florences, algériennes, gazes, jusqu’à 10 et 15
francs le mètre ; il en est de même des haïks, gandouras, turbans,
burnous, etc., qui peuvent se vendre excessivement cher. J’ai dû
nier avec la plus grande énergie que je possédais quelques-uns de
ces articles, sans quoi il aurait fallu m’en défaire ; mes amis
seraient venus insister auprès de moi pour me les faire céder.
On m’a beaucoup demandé aussi le tapis de Stamboul, le Coran, les
autres livres saints, le foulard algérien, soie et or, dit _lagan_,
les ombrelles, lunettes, revolvers, bougies, et même des montres,
des balances et des mètres. Je puis dire qu’il est possible de
vendre presque tout ce qu’on veut ici, à la condition de pouvoir
en démontrer l’utilité et l’emploi.
Les acheteurs ont été assez raisonnables pour ne pas marchander,
mes vendeurs ayant dès le premier jour posé en principe le prix fixe.
Voici une liste des articles demandés le plus souvent :
Soie à broder de toutes nuances en écheveaux ;
Livres saints, Corans, Évangiles, Pentateuques, Traités de
jurisprudence, etc. ;
Drap ordinaire (rouge surtout, dit _mourfi_) ;
Du corail creux en grosses branches ;
De l’antimoine ;
Des bracelets en cuivre et en nickel ;
Des flèches pour les cheveux en métal ou en corne ;
Des médaillons façon or et bijoux or, bagues, chaînettes, etc. ;
Des foulards en soie noire et de couleurs voyantes ;
Des couleurs pour orner les Corans, de l’encens qu’ils nomment
_ousouma_, des aimants pour sortir les paillettes de fer qui se
trouvent mélangées à la poudre d’or du Lobi.
Les gens de Kong ont donné un nom caractéristique à l’aimant :
ils le désignent sous le nom de _négué-massa_, « le roi du fer ».
On trouverait aussi le placement avantageux d’élégants petits
étuis à antimoine, avec lesquels les gens aisés, femmes, hommes
et enfants, se font les yeux.
L’antimoine, réduit en poudre très fine, est mélangé à du
poivre très fort venant du Sud, de l’espèce dite _feffé_, qui,
sans faire pleurer l’œil, l’humecte légèrement, force à ouvrir
les yeux et donne de l’expression au regard.
On m’a également demandé des perles noires en verre, dites _jai_,
rondes ou oblongues ; de petits peignes à barbe en corne, bois,
écaille ou ivoire, à trois ou quatre dents, pour pendre au chapelet.
La population de Kong a six desiderata : elle demande pour être
heureuse :
1o Un remède contre la filaire de Médine ;
2o Un remède pour guérir l’engorgement des ganglions du cou ;
3o Le moyen de percer le granit pour faire des puits et obtenir
de l’eau ;
4o Une teinture rouge ;
5o Un remède qui donne l’_intelligence_[67] ;
6o Une bonne et courte route vers un comptoir européen plus rapproché
que Salaga.
Dans mes conversations avec les anciens, j’ai eu souvent l’occasion
de leur parler de Bammako. Pour plusieurs raisons les marchands de
Kong ne s’y rendront jamais, même s’il s’y trouvait un grand
choix de marchandises. Parce que :
1o De Kong à Bammako il y a cinquante jours de marche ;
2o Les pays de Pégué, de Tiéba et de Samory sont difficiles à
traverser ;
3o La vie est trop chère dans toute la région de Samory ;
4o Il y a de grands espaces inhabités à traverser ;
5o Le marchand de Kong ne suit que des routes sur lesquelles il peut
régler les étapes à 12 ou 16 kilomètres environ, car il porte
sur la tête ;
6o Il ne suit que les routes qui appartiennent aux gens de Kong ou
à leurs alliés, de préférence celles qui sont jalonnées par des
colonies musulmanes ;
7o Autant que j’ai pu m’en assurer, on vend à Salaga aux mêmes
prix qu’à Médine, si ce n’est à meilleur marché ;
8o Salaga est distant de Kong de vingt-six jours de marche pour un
homme non chargé et de trente-huit jours pour un homme chargé à
25 ou 30 kilos ;
9o La route appartient aux gens de Kong presque jusqu’à Bondoukou,
et partout on peut circuler sans armes ; il n’est pas rare de voir
une femme seule faire le trajet sans incident.
Si nous portons aux gens de Kong des produits dans le Bondoukou ou
à Groumania, dans l’Anno, ils créeront immédiatement une route
sûre en envoyant de leurs gens s’établir dans tous les gîtes
d’étapes, et abandonneront Salaga, beaucoup plus éloigné que
Bondoukou. Nos marchandises sont plus prisées que celles des Anglais
et des Allemands : la qualité inférieure de ces dernières ne les
fait accepter qu’à défaut d’autres. Toutes mes marchandises sans
exception sont de fabrication française et ont été proclamées
par tout le monde de première qualité. J’aurais pu vendre, par
exemple, tout mon calicot (acheté à Paris, 4 fr. 30, la pièce de 15
mètres) à raison de deux mitkhal d’or (24 francs). Nos comptoirs
d’Assinie et de Grand-Bassam sont absolument inconnus. Je n’ai vu
qu’un seul homme qui m’a dit qu’à huit jours de marche dans
l’est de Mango (Gouénedakha ou Groumania) se trouvait Bondoukou,
d’où partaient deux chemins, l’un sur Coumassie, l’autre sur
Krinjabo. « Derrière Krinjabo, me dit-il, il y a des Nasara à
côté de la mer, mais je ne connais personne qui y soit allé. »
Si nos maisons françaises ont un peu d’énergie, elles créeront
des comptoirs à Bondoukou, à Groumania ou dans les environs, et
enlèveront ainsi une bonne partie du commerce à Salaga.
Pendant mon séjour ici, j’ai reçu à plusieurs reprises la
visite de fils de chefs ou de gens influents établis sur la route
de Bondoukou ; ils venaient m’assurer que je serais bien reçu en
passant chez eux et que l’on me faciliterait mon départ vers la
côte quand je voudrais.
★
★ ★
J’espérais beaucoup trouver à Kong un document historique
quelconque ou quelque légende sur l’établissement des Mandé-Dioula
dans la région, et les péripéties qu’ont traversées jadis la
région et les États voisins. Il n’existe malheureusement rien de
semblable ici[68]. Une lettre de recommandation d’El-Hadj Mahmadou
Lamini ez-Znéin, de Ténetou, pour l’almamy Saouty me donnait
quelque espoir ; l’almamy malheureusement est mort et je n’ai
pas trouvé auprès de ses fils quelque chose qui pût me renseigner.
Voici ce que j’ai appris : Kong aurait été fondée à la même
époque que Djenné (1043-44). Ce n’est pas impossible, mais
j’en doute fort, car dans aucune histoire arabe il n’est fait
mention de l’existence de cette ville, et les premiers voyageurs
qui révèlent l’existence de montagnes à Kong et d’un pays
portant ce nom sont : Mungo-Park et Bowdich. Barth, lui, parle de
l’existence d’une ville de Kong.
D’après mes informations, le pays était anciennement habité par :
Les Falafalla, se rattachant ethnographiquement aux Tagouano, rive
droite du Comoé ;
Les Nabé, }
} se rattachant aux Pakhalla de la rive gauche du Comoé ;
Les Zazéré, }
Les Miorou, se rattachant aux Komono, à cheval sur le haut Comoë.
Avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans la région, Kong existait
déjà, mais était une localité sans importance. Les Mandé-Dioula
n’obtinrent pas des autochtones l’autorisation de s’y fixer,
mais habitèrent Ténenguéra et un petit village disparu aujourd’hui
(à deux ou trois kilomètres de la ville) que l’on nommait Limbala.
Les Mandé sont venus de deux directions différentes.
Les familles Ouattara, Daou, Barou, Kérou et Touré seraient venues
du nord, de la région Ségou-Djenné. Les Sissé, Sakha, Kamata,
Daniokho, Kouroubari, Timité, Traouré et une branche des Ouattara,
eux, seraient originaires de la région Tengréla-Ngokho et surtout
des villages situés sur la route du Ouorodougou à Tengréla (de
Tengréla à Tombougou).
Leur apparition par ici ne se fit pas en masse et ne peut être
comparée à une migration générale ; c’est au contraire par
petits lots qu’ils sont venus, comme le font les Foulbé.
Plus intelligents que les autochtones, très actifs et généralement
musulmans, ils ne tardèrent pas à se créer de belles situations
dans le pays et à acquérir de l’influence.
Les Kouroubari fondèrent et occupèrent Limbala. Tandis que les
Ouattara du nord s’établissaient solidement à Ténenguéra,
Kawaré, Bogomadougou, une autre branche de Ouattara, venue du
Ouorodougou, traversa le Kouroudougou[69], s’établit dans le
Diammara et bientôt vint dans le Djimini.
Le premier Mandé-Dioula qui jouissait d’une influence réelle fut
Fatiéba Ouattara, auquel succéda Bagui Ouattara, qui eut lui-même
pour successeur Sékou Ouattara, grand-père de Karamokho-Oulé,
chef actuel.
Sous le règne de Sékou, les Kouroubari avaient réussi à fixer
leur résidence dans Kong même, mais ils n’y étaient pas les
maîtres. Profitant d’un jour de grand marché, et de connivence
avec les Kouroubari, les Ouattara de Ténenguéra, ayant à leur tête
Sékou, et comme alliés les Barou et les Daou, s’emparèrent de la
ville par un hardi coup de main, massacrèrent les chefs des Falafalla
et substituèrent leur pouvoir à celui des autochtones.
L’avènement de Sékou Ouattara date environ de la fin du siècle
dernier.
A sa mort, ses douze fils se partagèrent le pouvoir et s’établirent
un peu partout, mais surtout sur les grandes routes rayonnant vers
Kong. L’un d’eux, généralement le plus âgé, exerçait le
pouvoir suprême.
Depuis une quarantaine d’années, le pouvoir est entre les mains
de Karamokho-Oulé Ouattara, et sa résidence est Kong.
Diarawary, chef de village, est un Ouattara également, mais pas de la
famille des souverains de Kong ; il ne descend ni de Fatiéba, ni de
Sékou. C’est un Mandé d’origine Veï ou Kalo-Dioula, comme on
les nomme ici, et il appartient à une famille influente du Diammara
(pays situé entre le Djimini, le Tagouano et le Kouroudougou).
Il exerce les fonctions de maire, et est secondé par les sept chefs de
qbaïla, qui sont en quelque sorte des maires d’arrondissement. Ils
tranchent les différends que ceux-ci n’arrivent pas à régler et
en réfèrent à Karamokho-Oulé pour les questions graves, peines
capitales, expulsions, etc.
Karamokho-Oulé est un petit-fils de Sékou Ouattara. Son père,
Gouroungo Dongotigui, appelé aussi Bagui, habitait Kimini, près
Léra. Par ordre d’âge, il est le plus vieux des petits-fils de
Sékou après Soukouloumory, qui n’a pas le pouvoir, pour des causes
dont nous parlerons plus loin.
Son teint clair, presque celui d’un Peul pur sang, lui a valu le
surnom de _Oulé_ (rouge). Il est de taille moyenne, porte un beau
collier de barbe blanche et a une figure tout à fait sympathique ; ses
traits ne sont pas ceux d’un nègre, ni son intelligence non plus.
Dans le tableau généalogique de la famille des Ouattara que je
donne ci-contre, on remarque que Sékou a laissé de nombreux
descendants répartis sur tout le territoire, et qui ont tous
un petit commandement, ce qui ne les empêche pas de reconnaître
l’autorité absolue de Karamokho-Oulé et de la _djemmâa_ de Kong,
sorte de conseil des anciens dont Karamokho-Oulé est le président
et le pouvoir exécutif.
Il veille à ce que ses parents ne se livrent pas au pillage et
n’engagent aucune guerre ; aussi peut-on dire que, grâce à cet
homme intègre et juste, estimé et aimé de tous, les États de Kong
vivent dans la plus parfaite quiétude. On ne connaît pas d’ennemis
à ce brave chef.
Il exerce le droit de haute justice ; mais avant de prendre une
décision il en réfère toujours au conseil des anciens.
Les Mandé-Dioula de Kong ont une horreur instinctive de la guerre,
qu’ils considèrent comme déshonorante quand il ne s’agit pas de
défendre l’intégrité du territoire. Leur force armée réside
surtout dans l’emploi des guerriers de leurs vassaux, les Komono,
Dokhosié, Lobi, etc. Karamokho-Oulé n’a qu’une cinquantaine de
guerriers à Kong, ils lui servent de courriers et vont porter ses
ordres. Par sa simple volonté, tout le pays se lèverait, tellement
cet homme a su conquérir les sympathies et l’estime de tous.
=Tableau généalogique de la famille des Ouattara, qui occupe le
pouvoir dans les États de Kong depuis deux siècles environ.=
FATIÉBA, ancêtre des Ouattara.
BAGUI lui succède.
SÉKOU, chef de Ténenguéra (route de Djimini), s’empare de Kong
par un hardi coup de main, succède aux Kouroubari, qui y commandaient,
et disperse les _Falafalla_ et les _Nabé_, autochtones de la région.
Sékou laissa douze fils (tous morts actuellement), dont voici la
liste par rang d’âge :
RÉSIDENCE
SAMANDOUGOU Bono, près Fasélémou (route de
Bobo-Dioulasou).
KOMBI Kawaré (route de Bondoukou).
MORIMAKHARY Bogomadougou (route du Djimini).
SOUMA-FING Limono (route de Léra).
SOUMA-OULÉ Niafounambo (route de Léra).
SAMBA-KARI Saouta, près Dialacoro (territoire des
Dokhosié).
KÉRÉMORY Tosiansou, près Sikolo (route de Léra).
KARAKARA Kéméné, près Niassan (route de
Bobo-Dioulasou).
FAMAKHA Noumandakha (territoire des Tiéfo).
GOUROUNGO-DONGOTIGUI, Kimini, près Léra.
appelé aussi Bagui
SALIASAHANOU Kondou, près Nafana.
SOURY Kapi (route de Léra).
PETITS-FILS DE SÉKOU ENCORE EN VIE RÉSIDENCE ACTUELLE
(4) KONGONDINN, fils de Territoire des Tagouara.
Morimakhary.
(7) PINETIÉ, — id. — — id. —
(8) BADIOULA, — id. — — id. —
(3) DAKHABA, fils de Limono (route de Léra).
Souma-Fing.
(6) IAMORY, — id. — Kimini (route de Léra).
(2) KARAMOKHO-OULÉ, fils de Kong.
Gouroungo-Dongotigui
(appelé aussi Bagui).
(5) KÉRÉTIGUI, — id. — Kong.
(1) SOUKOULOUMORY, Birindarasou (route de Léra).
fils de Saliasahanou.
ARRIÈRE-PETITS-FILS DE SÉKOU RÉSIDENCE
AYANT QUELQUE AUTORITÉ
MORY CIRÉ, petit-fils Bono (route de Bobo-Dioulasou).
de Samandougou.
(9) BAKARI, petit-fils de Kombi. Kawaré (route de Bondoukou).
DABÉLA, fils aîné de Pinetié. Mélenda (route du Djimini).
MASSA-GOULI, fils puîné de Ténenguéra (route de Djimini).
Pinetié.
MOROU, autre petit-fils de Kotédougou (près de
Morimakhary et fils de Bobo-Dioulasou).
Kankan, décédé.
SABANA, fils de Iamory. Limono (route de Léra).
WOUINTÉTOU, petit-fils de Niafounambo (route de Léra).
Souma-Oulé.
MASSA-DABÉLA, petit-fils Saouta (territoire des
de Samba-Kari et fils de Dokhosié).
Barakhatou (décédé).
ALI-IERRÉ, frère cadet de Diébougou (territoire des
Massa-Dabéla. Dian-ne).
BABA ALI, petit-fils de Territoire des Tagouara.
Kérémory.
KONGONDINN, frère cadet Tosiansou (route de Léra).
de Baba Ali.
SOMA, plus jeune frère Gouéré (près Dialacoro,
des deux précédents. territoire des Dokhosié).
MORI-FING, petit-fils Kéméné (route de
de Karakara. Bobo-Dioulasou).
KANDINGARA, petit-fils Dandé (territoire des
de Famakha. Tagouara).
LASIRI, fils de Kong.
Karamokho-Oulé.
PINETIÉ, fils de Birindarasou (route de Léra).
Soukouloumory.
ASSOUNOU, Kapi (route de Léra).
petit-fils de Soury.
Les numéros indiquent l’ordre de succession au pouvoir si les
choses se passaient légitimement. Actuellement le pouvoir est
entre les mains de Karamokho-Oulé, quoique, suivant les règles,
ce soit Soukouloumory qui devrait régner. Ce dernier mène une vie
de débauche et d’ivresse qui l’a plongé dans l’abrutissement
le plus complet, de sorte qu’il n’a jamais régné et qu’il
est absolument oublié et méprisé de tous.
Le chef religieux de Kong est l’almamy Sitafa Sakhanokho ; il semble
ne jouer aucun rôle politique et a beaucoup moins d’influence que
n’en avait son prédécesseur l’almamy Saouty. Il est en quelque
sorte le ministre de l’instruction publique de Kong, et a sous son
autorité les écoles arabes (au nombre d’une vingtaine). Lui-même
fait un cours aux adultes et aux hommes âgés. Karamokho-Oulé
et tous les anciens, du reste, vont deux ou trois fois par semaine
assister à des conférences faites par l’almamy Sitafa sur le Coran,
l’Évangile et le Pentateuque.
L’instruction est très développée à Kong ; il y a peu de
personnes illettrées. L’arabe qu’ils écrivent n’est pas
ce qu’il y a de plus pur ; on est cependant étonné de les voir
aussi instruits, car aucun Arabe n’a jamais pénétré jusqu’à
Kong. L’instruction est donnée aux écoliers par des Mandé-Dioula
qui en ont rapporté les éléments et quelques manuscrits provenant
de la Mecque.
Actuellement il n’y a pas à Kong un seul musulman revenant de la
Mecque. C’est à peine si, dans une période de vingt ans, il se
trouve un pèlerin se rendant à la ville sainte.
Tous les Ouattara portent le titre de _fama_, _massa_, _mansa_ (roi)
ou _massadinn_ (fils de roi) ; dans les actes écrits on les désigne
par le titre d’_émir beled_ (chef du pays).
Si les gens de Kong ne font pas la guerre, cela ne les empêche pas de
faire des conquêtes ; ils y procèdent avec un ordre et une méthode
remarquables, en envoyant le trop-plein de la population de la ville
s’établir sur toutes les routes qu’ils ont intérêt à tenir.
Environnés de toutes parts de peuplades fétichistes, qui ne vivaient
que de rapines et de brigandages, les gens de Kong ne pouvaient se
livrer aux transactions commerciales et écouler leurs cotonnades
qu’avec de grosses pertes, provenant de droits exorbitants à payer
aux roitelets fétichistes des environs, sous peine de pillage.
Qu’ont-ils fait ? Ils ont établi, de proche en proche, des familles
de Kong dans tous les villages situés sur le parcours de Kong, à
Bobo-Dioulasou d’abord, à Djenné ensuite. Ils ont mis cinquante ans
pour doter chaque village fétichiste d’une ou deux familles mandé.
Chacun de ces immigrants a organisé une école, demandé à quelques
habitants d’y envoyer leurs enfants ; puis peu à peu, par leurs
relations avec Kong d’une part, les autres centres commerciaux
d’autre part, ils ont pu rendre quelques services au souverain
fétichiste de la contrée, captiver sa confiance et insensiblement
s’immiscer dans ses affaires.
Y a-t-il un différend à régler, c’est toujours au musulman que
l’on s’adresse, d’abord parce qu’il sait lire et écrire,
ensuite parce qu’il a la réputation d’être un homme de bien en
même temps qu’un homme de Dieu.
Arrive-t-il que le musulman ambassadeur échoue dans sa mission,
il ne manque pas de proposer au roi fétichiste d’employer
l’intermédiaire des gens de Kong.
Du coup, voilà le pays placé sous le protectorat des États de Kong.
Les Mandé-Dioula de Kong ont ainsi essaimé sur toutes les routes
qui mènent à un centre où leur commerce et l’écoulement de
leurs produits les appellent.
Même dans les territoires appelés par les Mandé-Dioula :
_Bambaradougou_[70], pays fétichistes limitrophes de leurs États,
le chef ne décidera jamais sans consulter et prendre l’avis du
_karamokho_ ou du _kémokhoba_[71] le plus voisin de son village.
Le prestige dont jouissent les musulmans de Kong est considérable ;
ils travaillent avec une méthode, une patience et une ténacité
remarquables.
Leur influence s’étend partout, sauf dans le sud-ouest. Ils ont en
effet jusqu’à présent presque négligé entièrement la direction
de Tengréla et celle du Ouorodougou. Dans l’ouest, leurs colonies
s’étendent par Nafana vers Djindana et Kouakhara dans le Tagouano ;
mais, vers le sud, elles ne dépassent pas le Djimini et l’Anno.
On voit par tout ce que j’ai eu l’occasion de dire sur Kong et
ses habitants que les Mandé-Dioula constituent une population active,
laborieuse et intelligente. J’ajouterai que le fanatisme religieux
est absolument exclu chez eux et que l’esprit de caste a presque
disparu. Ainsi on ne voit pas un seul griot chez les Dioula, et tout le
monde s’occupe de tissage et de teinture, tandis que chez les autres
peuples que j’ai visités, tout ce qui n’est pas cultivateur et
guerrier fait partie d’une caste inférieure et méprisée.
Dès que l’achat de mon cheval et des pagnes fut terminé, je priai
Karamokho-Oulé de vouloir bien conférer avec moi sur le choix de la
route à prendre pour gagner le Mossi. Les deux routes données par
Barth, dans ses itinéraires, comme reliant directement le Mossi à
Kong, n’existent plus. Peut-être n’ont-elles jamais existé. Aucun
des villages cités par lui n’est connu ici. Quand on veut aller de
Kong dans le Mossi, on se rend soit dans le Gottogo pour y prendre un
des chemins menant par Bouna et Oua à Waghadougou, soit à Salaga,
afin d’y gagner la grande route Salaga, Oual-Oualé, ou bien on
passe par le Dagomba, Yendi, Sansanné-Mangho, Noungou et Koupéla.
Il existe également un chemin qui, du territoire des Komono, se
dirige vers le Lobi, par le pays des Dian-ne, Diébougou, le Bougouri
et Ouahabou.
Il aurait certes été bien intéressant pour moi de visiter les
territoires aurifères du Lobi, mais je ne me sentais pas suffisamment
protégé pour entreprendre ce voyage et il me semblait du plus haut
intérêt, pour assurer le succès de mon entreprise, de voyager le
plus longtemps possible sous la protection des gens de Kong. C’est
pourquoi j’optai pour l’autre communication, la route Kong-Djenné,
qui est très fréquentée et beaucoup plus courte que les autres,
quoique moins directe.
Elle passe à Bobo-Dioulasou, et se dirige ensuite vers le nord-est
à travers le Dafina sur Waghadougou.
Je me réservais, après avoir visité le Mossi et touché à
l’itinéraire de Barth vers le Libtako, de prendre une des autres
routes pour retourner à Kong, d’où je pourrais peut-être, comme
on me l’a fait espérer, gagner facilement la côte par l’Anno,
Groumania et la rivière Comoé.
J’allais quitter Kong dans d’excellentes conditions : mon séjour
ici m’avait été profitable au point de vue des renseignements
géographiques ; j’avais pu faire une ample moisson d’itinéraires.
Quelques informateurs ont poussé l’obligeance jusqu’à m’initier
à la longueur des étapes à l’aide de bouts de paille servant de
mesures de comparaison. Le mandé-dioula est réellement précieux
dans beaucoup de cas. Quand, après-demain, je me mettrai en
route, j’aurai en ma possession deux excellents itinéraires par
renseignements de la route à suivre.
A ce propos, je vais dire en quelques mots comment j’ai dû procéder
en route pour me diriger.
Avant de partir, muni de tous les renseignements contenus dans les
auteurs arabes anciens, El-Békri, Ebn Khaldoun, Ebn Batouta, etc.,
possédant tout ce qui a paru dans les ouvrages des explorateurs
modernes, Barth, Bowdich, Caillié, j’avais déjà pu me constituer
une sorte de carte par renseignements, contenant souvent, il est
vrai, des renseignements tronqués, mais où il se trouvait aussi,
semés au hasard, certains noms de pays exacts, mais mal placés.
Arrivé à Bammako, à l’aide des tirailleurs en garnison dans ce
poste je me constituai une série d’itinéraires par renseignements
à travers les États de Samory et de Tiéba, ainsi que les noms des
pays qui limitaient à peu près le domaine de ces deux souverains.
En route et au fur et à mesure que j’avançais, de nouveaux
renseignements venaient confirmer ou annuler tout ou partie de mon
travail, et voilà comment je procédais à des vérifications et à
des rectifications. Arrivé dans un centre ayant quelque importance,
lieu de marché ou point de passage de marchands, je m’installais
dans le village, liant connaissance avec les habitants. Sachant
parler convenablement le mandé, je ne manquais jamais d’amis,
grâce aussi un peu aux cadeaux que je distribuais judicieusement.
Dans nos conversations, et sans avoir l’air de les interroger,
j’apprenais le nom des divers États que l’on rencontrait
successivement en allant vers les quatre points cardinaux. Une
fois au courant des grosses lignes, je m’informais des centres
principaux, et, de proche en proche, au bout d’une quinzaine de
jours, j’arrivais à ébaucher quelques itinéraires.
Le malheur, c’est que le crayon et le calepin sont absolument
prohibés : le papier excite la défiance chez l’indigène, de
sorte qu’il faut faire de prodigieux efforts de mémoire pour se
rappeler ce que l’on apprend par eux.
Les jours de marché, quand les indigènes des pays voisins arrivaient,
ils ne manquaient pas de venir satisfaire leur curiosité et me
rendaient visite. Là aussi il fallait lutter de ruse, je prêchais
souvent le faux pour savoir le vrai, afin de me faire indiquer
de quelle région et de quelle direction ils venaient. Après une
conversation laborieuse d’une heure, ils ne manquaient jamais de
me demander si je passerais dans leur pays. Sans rien leur affirmer,
je leur disais que tout dépendrait de la viabilité des chemins, du
passage des cours d’eau, de la longueur des étapes, de l’accueil
que je recevrais des chefs, etc. Dans l’espoir d’obtenir un beau
cadeau à mon prochain passage, ils me renseignaient sur le nombre
d’étapes, la nature des cours d’eau à traverser et le nom des
chefs à visiter.
Ce travail est laborieux, très laborieux ; mais il est utile et je
dirai indispensable. Je n’ai jamais quitté une localité sans avoir
au préalable, dans ma poche, un ou deux itinéraires différents
et latéraux à la route que je me proposais de suivre, de façon
qu’à la moindre difficulté je pusse me rejeter sur l’un d’eux
et continuer ma route même, au pis aller, sans guide.
Je partais donc toujours dans d’excellentes conditions.
A ce propos, je ne manquerai pas de recommander d’avoir à se
passer du secours d’un interprète, de ne pas poser de question
brutalement, d’agir avec beaucoup de circonspection et d’amener
l’indigène à vous parler de son pays sans qu’on ait l’air de
l’interroger. Avec cela, il faut une excellente mémoire, contrôler
souvent et surtout ne pas sortir de calepin.
D’autres fois, c’étaient mes hommes, de connivence avec moi, qui
interrogeaient, et, dissimulé dans ma case, je notais soigneusement
tous les noms propres et les directions.
Voilà pour les renseignements généraux, assez vagues quelquefois,
mais prenant, par la suite, et avec de la patience, une consistance
suffisante pour les considérer comme exacts.
Dans certains villages, quoique bien accueillis dans un but de lucre
ou de trop franche hospitalité, on voulait quelquefois me retenir
et ne pas me fournir de guide le lendemain pour l’étape suivante.
Afin d’éviter ces retards, en arrivant à l’étape mes indigènes
avaient ordre immédiatement de reconnaître tous les chemins et
où ils menaient. J’étais arrivé à les dresser et à en faire
d’habiles limiers.
Voici comment ils s’y prenaient : en allant au fourrage ou au
bois et quand ils rencontraient du monde rentrant au village, ils
s’abouchaient avec les voyageurs, leur souhaitant le bonjour et leur
demandant au hasard des nouvelles d’un village que nous savions à
proximité et sur la route à suivre. Si réellement ils venaient de
cet endroit, la route à suivre était connue ; dans le cas contraire,
le marchand ou le voyageur ne manquait pas de répondre : « Mais je
ne viens pas de tel endroit, la route est à droite ou à gauche de
celle-ci », ou bien ils indiquaient de la main la direction.
Chez les Siène-ré, où j’étais plus versé que mes noirs dans
la langue du pays, c’est moi qui faisais ce métier.
Mon départ est fixé au lundi 12 mars, d’accord en cela avec
Diarawary et Karamokho-Oulé, qui me remettent une lettre de
recommandation, sorte de sauf-conduit qui doit me permettre de
passer partout.
J’en donne ci-dessous le fac-similé[72] et sa traduction :
[Illustration : Fac-similé du sauf-conduit délivré par les gens
de Kong.]
« Louanges à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et
le roseau comme langue ! Que les bénédictions et la paix de Dieu
soient sur son prophète Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois
et des hommes d’aujourd’hui !
« Certes cette lettre émane de Diarawary Ouattara, émir de notre
pays, lieutenant du Généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette lettre :
« Un de nos princes, nommé Iamory, qui réside dans le pays de
Kimini, a envoyé son hôte, le chrétien, vers notre prince nommé
Soukouloumory. Soukouloumory l’a envoyé vers Karamoko le Rouge,
dans notre pays, pour que Karamokho le présentât à l’émir
de notre pays Diarawary Ouattara. Lorsqu’on nous a parlé de ce
chrétien, nous avons entendu de très mauvaises paroles sur son
compte. C’était avant son introduction auprès de nous. Dès qu’il
s’est présenté devant nous, nous l’avons interrogé sur ce qui
le concernait, puis nous l’avons mis à l’épreuve au sujet de
son affaire.
« Mais nous n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est des idées
de bien et de trafic. Nous en sommes restés là jusqu’au jour où
ce chrétien a manifesté le désir d’aller de chez nous au pays de
Mossi ; et il a laissé chez nous une des femmes de son convoi, qui
est en état de grossesse, car son intention est de revenir vers nous.
« Et la raison pour laquelle j’envoie ce chrétien, avec cette
lettre, vers toi, ô Othman Kouroubari, qui résides dans le pays
de Nassian, c’est pour que tu le conduises auprès de l’émir
des Komono, nommé Bakari, qui le conduira vers le maître, fils de
maître, le chef, fils de chef, nommé Abd el-Kader et surnommé
Karamokho Koutoubou, dans le pays de Sidardougou, qui le conduira
auprès de Mohammed, fils de Kankan, dans le pays de Kotédougou,
qui le conduira enfin auprès de notre maître, l’objet de nos
espérances après Dieu, Kongondinn, et auprès de son frère Pinetié.
« O notre maître, par Allah, par son prophète, par les liens de
parenté qui nous unissent, je t’adjure de conduire ce chrétien-là
où il désire aller.
« Salut soit sur celui qui suit la voie droite ! »
En somme, c’est une série de recommandations qui assure ma route
jusqu’à la limite nord des États de Kong ; et le dernier chef
qui devra me protéger vers le Mossi est _Kongondinn_, « enfant de
la brousse », un des petits-fils de feu Sékou Ouattara. Un de ses
hommes qui est à Kong en ce moment doit me rallier en route et me
servir de guide.
11 _mars._ — Quelle journée fatigante ! j’ai fait encore quarante
visites, par une chaleur atroce ; tout le monde me souhaite un prompt
retour ; les vœux de réussite d’une bonne partie de la population
m’accompagnent.
12 _mars._ — Départ à cinq heures du matin. Karamokho-Oulé, son
frère, son fils, Mokhosia, les habitants influents de mon quartier,
de celui de Daoura et de Marrabasou, m’accompagnent jusqu’à
environ un kilomètre de la ville et me font leurs adieux sous un
gros arbre vert, comme il est de coutume par ici.
Karamokho-Oulé me fait accompagner par mon hôte Bafotigué et un
jeune homme ; ils ne doivent me quitter qu’après m’avoir remis
entre les mains de Bakary, roi des Komono.
Voici la composition de mon convoi au départ :
1 cheval.
10 ânes.
{ 5 âniers.
8 hommes : { 1 palefrenier.
{ 2 serviteurs de confiance (Diawé et Moussa).
Les 10 ânes sont porteurs :
{ 1 caisse livres, papiers, cartes, etc.
{
{ 2 caisses effets personnels, pharmacie, argent,
{ instruments.
{
{ 1 caisse munitions.
De 10 caisses : {
{ 2 caisses pistolets à silex pour cadeaux.
{
{ 4 malles marchandises diverses (corail, perles,
{ quincaillerie, articles de Paris.)
{ Calicots et étoffes imprimées.
{
{ Tissus de prix.
De 10 ballots : {
{ Gazes, voiles, lainages.
{
{ Effets algériens, burnous, haïks, chéchias, etc.
Je n’avais conservé que les marchandises qui, sous un faible poids
et volume, représentaient une grande valeur. Je me sentais aussi
riche qu’au départ de Bammako.
C’est donc plein de confiance et bien approvisionné que je quittais
Kong, comme une nouvelle base d’opérations.
En dehors de mes huit indigènes, j’en emmène deux autres qui me
suivront jusque chez les Komono et qui me quitteront, porteurs de mon
courrier, dès que nous aurons touché Niambouambo. Dès mon départ de
Kong j’organise leur départ, de façon à pouvoir les renvoyer sans
jeter une perturbation dans l’organisation de mon petit personnel,
dont chaque individu a un rôle bien défini.
CHAPITRE VII
Départ de Kong. — Flore des Komono. — Troisième traversée du
Comoé. — Séjour dans la capitale des Komono. — Départ d’un
courrier pour la France. — Comment les noirs de Kong connaissent
le général Faidherbe. — En route pour le pays des Dokhosié. —
Coutumes des Komono. — Arrivée chez les Dokhosié. — Hostilité
de Sidardougou. — Accueil d’El-Hadj Moussa. — Arrivée à
Dissiné. — Quelques mots sur les Dokhosié. — Arrivée chez
les Tiéfo. — Vie accidentée des marchands. — Ascension de
la montagne de Dioulasou. — Superstition des habitants. —
Le vin de palme et les cultures. — Arrivée à Dasoulami. —
Entrée à Bobo-Dioulasou. — Description de la ville. — Le
marché. — Commerce sur la route. — Importance commerciale de
Dioulasou. — Statistique. — Difficulté de voyager. — Arrivée
à Kotédougou. — Désordre géologique. — Les dou. — Apparition
des Foulbé. — Choix d’une route vers le Mossi. — Renseignements
sur Djenné. — Peuplades de cette région. — Les Dafing. —
Prospérité des Mandé ; décadence de l’élément peul. —
Quelques mots sur les Foulbé ; leur origine.
La route du Djenné jusqu’au fleuve de Diongara, branche principale
du Comoé, est parallèle à celle que j’ai suivie pour venir ;
elle se trouve à quelques kilomètres seulement plus dans l’est.
La région que l’on traverse est en général plus boisée que
toute la rive gauche du Bagoé. A partir de Fourou dans le Pomporo
et le Follona on trouve bien quelques endroits boisés, mais ils
sont beaucoup plus rares qu’ici où, quoique les arbres aient
perdu leur verdure, le pays est plus riant que ne l’est le Soudan
en général. Il y a beaucoup de gibier, surtout des biches et de
petites antilopes.
Les cultures ne comportent qu’une variété de mil : le _sanio_,
petit mil en épis qui se récolte en décembre et janvier, et une
variété de sorgho : le _bimbiri_, gros sorgho rouge et blanc, qui
se récolte en novembre. La base de l’alimentation est le _kou_
(igname) dans ses diverses variétés. On ne cultive presque pas
d’arachides, juste ce qu’il faut pour préparer quelques sauces
de temps en temps. Les fruits dont j’ai déjà parlé sont plus
rares sur cette route, on ne voit guère que des papayes, et les
bananiers sont chétifs ; du reste, toutes les bananes du marché
de Kong viennent sans exception des villages situés à deux, trois,
cinq et même huit journées de marche plus au sud.
On rencontre les mêmes essences d’arbres que dans le Soudan
français. J’ai cependant constaté que le gommier est très abondant
et de plusieurs variétés. J’en ai fait cueillir au hasard quelques
larmes, qui ne sont pas uniformément nuancées ; elles ressemblent
aux gommes de la forêt d’El-Fatak, près du lac Cayar, ou à
celles d’El-Ebiar (gomme rouge), près du marigot des Maringouins
(Bas Sénégal). Quant à la gomme blanche, semblable à celle de
la forêt de Sahel, chez les Trarza, et que l’on traite à Dagana,
elle m’a paru fort rare.
Les deux indigènes de Kong qui m’accompagnent m’ont de suite
demandé si nous achetions cela, se promettant, quand il y aura un
chemin sûr vers la côte, d’en faire transporter des charges par
leurs captifs.
En quittant Kong, le terrain se relève sensiblement vers l’est,
et l’horizon est borné par plusieurs rangées de collines boisées
derrière lesquelles on voit, après quatre jours de marche, émerger
le sommet et les flancs d’une montagne dénudée dont j’évalue
l’altitude à 1800 mètres. Cette montagne n’a pas de nom
particulier, on l’appelle Komono konkili (montagne des Komono). Je
suppose que c’est en atteignant la base de ce soulèvement que
le Comoé change brusquement de direction et abandonne la direction
est-sud-est pour prendre celle du sud-sud-est.
Le granit est toujours abondant ici, mais on trouve aussi, parsemées
dans toutes les terres végétales, des paillettes de mica de 25 à
30 centimètres carrés de surface qui brillent d’un vif éclat au
soleil ; j’en ai rapporté quelques échantillons ; on en trouve
incrustées dans les cailloux, dans les murs des cases, mélangées
au quartz, etc.
Je fis étape successivement à Fasélémou, Nasian, Botto,
Kémokhodianirikoro, Farakorosou et Niambouanbo, résidence
du chef des Komono. Aucun de ces villages ne mérite une
description particulière ; ce sont presque tous des _konkosou_
(villages de culture) de 25 à 100 habitants ; il n’y a que
Nasian et Farakorosou qui soient des villages un peu peuplés
(environ 500 habitants). Jusqu’au fleuve ils sont habités par des
Mandé-Dioula. Passé le fleuve, on entre dans le pays des Komono[73] ;
les cases rondes des Mandé font place aux grandes cases rectangulaires
des Komono, pareilles à celles des Dokhosié. Les vêtements décents
des Mandé sont remplacés par le _bila_, et bien souvent par rien du
tout chez les personnes de tout âge et des deux sexes, ce qui donne
à l’œil l’occasion de sonder des régions qu’il ne lui est
pas permis d’explorer en France.
Dans tous les villages où j’ai fait étape, j’ai été bien
accueilli et partout il m’a fallu refuser de prolonger mon séjour,
tous mes hôtes ayant insisté pour me faire rester un jour chez eux.
[Illustration : Grandes cases des Komono.]
Les rives du fleuve, que j’ai traversé pour la troisième fois,
entre Yakasi et Kémokhodianirikoro, ne m’ont pas séduit, et
j’ai dû renoncer d’y camper, comme c’était d’abord mon
intention. Les abords ne sont pas jolis, les rives sont peu boisées ;
j’aurais eu de la peine à y trouver un campement convenable.
Le gué est très mauvais ; il est oblique : après avoir traversé un
chenal de 1 mètre de profondeur, on fait un grand détour pour gagner
un banc d’alluvions à quelques centaines de mètres en aval. Les
berges sont profondément érodées, surtout celle de la rive gauche,
qui est à pic et a plus de 20 mètres au-dessus du niveau du fleuve
actuellement. En aval du gué il existe un bief très long et très
profond, dans lequel je me suis amusé à tirer sur des caïmans,
afin de donner une idée de la portée de nos armes aux gens qui
nous accompagnent.
En hivernage, le passage des pirogues a lieu en amont, à quelques
centaines de mètres du gué.
Le Comoé me paraît navigable pour les pirogues pendant toute
l’année, mais les indigènes ne l’utilisent nulle part : les
villages riverains ne possèdent chacun qu’une ou deux pirogues,
destinées à faire les passages, mais trop mal construites pour
effectuer de longs trajets.
_Samedi_ 17 _mars._ — A mon arrivée à Niambouanbo, Bakary,
chef des Komono, me fit installer une case relativement propre et
m’envoya deux paniers de mil et une chèvre ; de mon côté, je lui
fis cadeau d’une pièce d’étoffe et d’un pistolet, ce qui le
combla de joie ; mais là se bornent nos relations. Ce souverain, comme
Pégué, a peur que la vue d’un Européen ne lui cause malheur ;
je ne communique avec lui que par son griot. Je n’insiste du reste
pas pour aller rendre visite à Sa Majesté. Son autorité est à
peu près nulle, et elle n’agit que sur les ordres venus de Kong.
Niambouanbo est situé un peu à l’ouest de la route de
Djenné. C’est ici que je dois attendre le captif de Kongondinn pour
continuer ma route. Ce village, qui comprend la _famille royale et
ses captifs_, n’est pas dans une situation bien prospère et offre
peu de ressources ; j’ai cependant trouvé à y acheter un bœuf,
que j’ai payé 80 sira, ou 16000 cauries (32 francs). J’ai vendu,
pour me procurer les cauries, pour 4 fr. 40 de perles.
La plus grande préoccupation des habitants du village est de
s’enivrer de dolo ; dans la matinée ils sont encore abrutis par les
libations de la veille, et à partir de midi tout le monde est ivre ;
cette race, qui ne comprend plus qu’une quarantaine de villages,
est appelée à disparaître sous peu. Les enfants s’enivrent à la
mamelle, et les vieux vivent dans un état d’abrutissement complet ;
je n’ai pas vu une seule face, un seul regard ayant une expression
intelligente.
Les hommes ne sont pas circoncis, ils sont d’une malpropreté
révoltante. Dans ces conditions, la syphilis, qui a fait son
apparition, ne peut que se développer. J’ai vu des plaies affreuses.
J’aurais voulu profiter des quelques jours que je passe ici pour
prendre des notes sur la langue des gens de Niambouanbo, mais il
m’a été impossible d’avoir le moindre rapport intelligent avec
ces êtres dégradés, et j’ai dû y renoncer.
J’ai ressenti à mon arrivée une forte indisposition, suite de
mon séjour extrêmement fatigant à Kong. Le jour, je n’avais
pas un moment à moi, c’étaient visites sur visites, palabres
sur palabres, et la nuit malheureusement il ne fallait pas songer
à dormir : les habitations sont infestées de punaises et tellement
surchauffées par le soleil dans la journée qu’il est impossible à
un Européen d’y fermer l’œil. J’avais dû établir ma tente
au milieu de la cour et j’y passais les nuits tant bien que mal,
tourmenté par la vermine, qui me traquait partout.
[Illustration : La famille royale de Niambouanbo.]
_Lundi_ 19 _mars._ — Avec l’autorisation de Karamokho-Oulé, j’ai
expédié ce matin mes deux hommes en courrier vers Bammako. Je les
ai pourvus de tout ce qui est nécessaire pour une route de cinquante
à soixante jours[74].
Ils sont porteurs d’un pli pour le commandant supérieur du Soudan
français et de lettres destinées à ma famille. Karamokho-Oulé
a voulu de sa main envoyer le salut au général Faidherbe, dont le
nom a pénétré jusqu’ici. A Kong on n’ignore pas que c’est
lui qui a abattu la puissance d’El-Hadj Omar à Médine.
Voici la traduction de cette lettre :
« Louange à Dieu qui a fait de la lettre un envoyé et de la plume
la langue de celui qui parle ! Que la prière et le salut soient sur
son prophète généreux !
« Cette lettre a été inspirée par le lieutenant Binger et est
adressée à son frère, l’objet de ses espérances et son refuge, le
général Faidherbe, par Karamokho-Oulé Ouattara, émir de notre pays.
« O mes frères, lorsque le lieutenant Binger est parti pour se
rendre auprès de Kongondinn (un des chefs de la famille des Ouattara
habitant la région nord des États de Kong), il n’a trouvé chez
nous que bien et félicité.
« C’est à cause de cela que je t’ai envoyé cette lettre,
ô Faidherbe, qui es notre frère.
« Salut à vous, Français. Que la paix soit sur vous. Que Dieu
vous garde. Que Dieu vous enrichisse ! Que Dieu vous conduise, que
Dieu vous honore, que Dieu ne vous délaisse pas. Puisse-t-il ne
pas vous couvrir de confusion, tant que le soleil se lèvera et se
couchera. Qu’il vous protège, car vous êtes nos frères !
« Demandez à Dieu pour moi la sécurité, le salut, ainsi que sa
protection, comme je la demande pour vous.
« Salut sur celui qui suit la voie orthodoxe. »
Karamokho-Oulé m’a raconté, à propos du général Faidherbe,
que El-Hadj Omar à son arrivée dans le Macina envoya l’ordre à
Kong d’avoir à se soumettre. Les chefs de Kong envoyèrent alors
Karamokho-Oulé et quelques notables à Hamdallahi pour prier El-Hadj
Omar d’abandonner ce projet. Karamokho-Oulé revint sans solution,
mais Kong était sauvé, car El-Hadj mourut quelque temps après,
à la grande satisfaction de la population de Kong.
_Dimanche_ 25. — J’ai dû prolonger mon séjour à Niambouanbo
jusqu’au 25, attendant toujours l’arrivée de l’homme de
Kongondinn qui doit m’accompagner jusqu’à Kotédougou et qui
devait me rejoindre deux jours après mon départ de Kong. Bakary,
chef des Komono, n’a du reste fait aucune difficulté pour me laisser
partir et a mis un homme à ma disposition pour continuer ma route.
Après une courte étape j’arrive à Tiébata, village habité
par des Komono et deux ou trois familles mandé-dioula. Je suis bien
accueilli dans ce village ; le soir même on m’envoie un guide pour
me permettre de me mettre en route le lendemain de bonne heure. Dans
les pays habités par les Mandé-Dioula il est d’usage de donner
comme rétribution aux guides ou personnes qui vous accompagnent 200
cauries (_sira kili_). Serait-ce de cet usage que le sira-kili tient
son étymologie ? _Sira kili_ veut dire : 200 cauries ou un chemin.
_Lundi_ 26. — A 2 kilomètres de Tiébata nous traversons un petit
village appelé Zibo, situé dans un endroit charmant, plein de
verdure. Partout de beaux finsan au feuillage touffu m’invitent
à me reposer. Et dire que la veille j’avais eu tant de mal à
trouver un campement convenable et que j’ai été forcé de camper
au milieu de tombes mal fermées et faites à la hâte comme pendant
une épidémie !
Les Komono enterrent leurs morts à l’extérieur du village, tandis
que les Mandé-Dioula, comme tous les Malinké, creusent les tombes
dans le village même et quelquefois dans la case du défunt, comme
je l’ai vu faire chez les Sissé.
Je fais étape à Dialacorosou, petit village exclusivement habité
par des Komono. Dans la soirée, en allant me promener aux environs,
je trouve, à ma grande surprise, un cours d’eau de 7 à 8 mètres de
largeur et très profond. Je suis pendant une demi-heure ses nombreux
méandres et constate bientôt que je me trouve en présence d’un
bief seulement. En amont et en aval de cette cuvette, la rivière
n’a pas d’eau et à peine 1 mètre de largeur. Des Komono y
pêchent des grenouilles et des moules, qu’ils dévorent sur place.
_Mardi_ 27. — Cette route de Djenné, pour être assez fréquentée
et établie depuis fort longtemps, n’en est pas moins tracée d’une
façon peu logique ; c’est la première fois que je vois une route
indigène faire tant de circuits inutiles et rendre ainsi les étapes
longues et fatigantes. Nous n’entrons à Gouété que vers dix
heures, par une chaleur atroce. Gouété est aussi appelé Goté. Il
n’a qu’une vingtaine de cases, habitées par deux familles de
Komono. Quoique accompagné par un homme de Dialacorosou, je suis mal
reçu et mes hommes ont toutes les peines du monde à se procurer un
chaudron ; ils sont obligés de moudre et de préparer leur nourriture
eux-mêmes, aucune femme du village n’ayant consenti (à aucun prix)
à leur faire la cuisine. Le chef me refuse un guide, disant que la
route est sûre et qu’il est impossible de s’y égarer, donnant
comme prétexte que l’étape est trop longue et qu’il n’a pas
l’autorité nécessaire pour ordonner à un homme de m’accompagner.
Si j’insistais pour obtenir un guide, ce n’était que pour
m’assurer un bon accueil au village voisin, car pour quelqu’un
ayant un peu la pratique des voyages au Soudan, il est difficile de
s’égarer. Les chemins de culture se distinguent facilement des
chemins fréquentés par les marchands ; ces derniers sont d’abord
plus battus et creusés ; à droite et à gauche ils sont bordés par
une série de petits trous, empreints du bâton sur lequel s’appuient
les femmes porteuses de charges. De kilomètre en kilomètre environ,
on rencontre sur les bords du chemin des arbres dont l’écorce des
fourches est usée, car jamais un marchand ne pose sa charge à terre :
elle est toujours trop lourde pour être rechargée sans l’aide de
quelqu’un : c’est pourquoi ils la posent dans les fourches des
arbres en l’arc-boutant à l’aide du bâton pour l’empêcher
de tomber. Ils peuvent ainsi reprendre leur charge sans le secours
de personne.
_Mercredi_ 28. — Après quelques heures de sommeil, à minuit et
demi je mets mon convoi en route par un beau clair de lune. Vers
quatre heures du matin nous atteignons les bords d’une rivière
qui conserve de l’eau toute l’année. Elle a de 5 à 8 mètres
de largeur et sert de limite entre le territoire de Komono et des
Dokhosié. Des marchands étaient campés sur les deux rives, où
ils avaient passé la nuit, car pour des porteurs cette étape est
trop longue pour être franchie d’une seule traite.
Rien n’est plus pittoresque que le campement d’une caravane dans
la brousse, vue au petit jour : tandis que les hommes, couchés sur
des nattes et enroulés dans leur couverture, sommeillent encore sous
de grands arbres, autour des feux à moitié morts que ravivent les
enfants plus frileux, les femmes empilent calebasses sur calebasses et
sont occupées au _doni-siri_ (arrimage des charges). Quand tout est
prêt, les hommes font religieusement leur salam et mettent ensuite
tout leur monde en route au son de quelques notes tirées de la
traditionnelle flûte ou de la clochette.
Trois heures après, on atteint, à quelques centaines de mètres
d’un ruisseau, un groupe de cases habitées par une famille
de Mandé dont le chef se nomme Bagui. C’est pourquoi ce lieu
s’appelle Baguisou (cases de Bagui). Comme il n’y a pas un seul
arbre pouvant donner de l’ombre, j’avise une vieille femme qui,
sans difficulté, me donne sa propre case pour me permettre d’y
passer les heures chaudes de la journée.
Dans ce village règne une activité extraordinaire. Autour des pierres
à moudre le mil, les femmes se disputent ; c’est une vraie lutte,
dont le prix de la victoire est la possession pendant une ou deux
heures de la pierre à moudre ; c’est qu’il s’agit de moudre
pour aujourd’hui et pour demain, car une partie de ce monde fait
route en sens contraire et va camper demain à la rivière que nous
avons traversée cette nuit ; si, en arrivant, les feux de la veille
sont éteints, un des voyageurs se dévoue en mettant un peu de poudre
et un vieux chiffon dans le bassinet de son fusil, le briquet et la
pierre n’étant pas en usage ici.
Je fais connaissance avec les gens de passage qui font route dans le
même sens que moi. Les deux plus anciens, Karamokho Mouktar et un
autre, tous deux de Dasoulami, m’offrent chacun une calebasse de
mil ; de mon côté, je leur fais un petit cadeau, pensant que leur
amitié ne pourra que m’être d’une grande utilité par la suite
puisque je marche dans le même sens qu’eux.
Avant de quitter le territoire des Komono, j’ai voulu savoir quels
étaient les noms de famille de ce peuple. J’en ai interrogé
plusieurs sans apprendre rien de précis à cet égard. Ma conviction
est qu’avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans le pays ils ne
se connaissaient pas de diamou ou bien qu’ils ont volontairement
adopté ceux des nouveaux venus. C’est ainsi que le chef Bakary se
dit Ouattara ; d’autres, qui font les marchands, disent s’appeler
_Barou_ ou _Sakhanokho_ (noms de familles mandé-dioula).
J’ai dit lors de mon passage chez Bakary que leur unique
occupation était de s’enivrer. Mon opinion ne s’est pas modifiée
depuis. Dans les autres villages où j’ai passé, je les ai toujours
trouvés ivres. J’ai cependant vu quelques femmes préparer du
beurre de cé. Cet article donne lieu à quelques échanges avec les
gens de Kong, qui leur procurent pour cette graisse de la poudre et
des fusils, car aucun d’eux ne se sert d’arc et de flèches.
Ils élèvent aussi quelques bœufs dans le but de se procurer des
armes, car jamais ils ne boivent de lait ; si par hasard ils font
traire leurs vaches, ils abandonnent le lait à leurs captifs.
_Jeudi_ 29. — En quittant Baguisou, on atteint bientôt un autre
petit village, nommé Dialacoro, d’où part un chemin sur le
Lobi. Au lieu de continuer vers le nord-nord-est, le chemin se
redresse maintenant et l’on fait d’abord du nord, ensuite
du nord-nord-ouest. Nous arrivons de bonne heure à Woungoro,
village dokhosié de création récente, où nous passons la
journée. L’accueil des habitants est bienveillant. On m’apporte
un poulet et une calebasse de mil.
[Illustration : Campement d’une caravane dans la brousse.]
30, 31 _mars et dimanche_ 1er _avril._ — Les jours suivants, je
fais étape successivement à Banatombo, Bougouti et Dandougou. La
plupart de ces villages sont de création récente et l’on n’y
trouve pas d’arbres assez gros pour y camper convenablement.
A Dablatona et à Tavancoro il y a cependant de très beaux _finsan_.
C’est un arbre splendide, très touffu ; les feuilles ont de
l’analogie avec celles d’une variété de ficus. Son nom
scientifique est _Blighia sapida_.
Il doit symboliser la paix, car on serait mal vu dans un village en
appuyant des fusils contre son tronc.
Le fruit, d’abord jaunâtre, ensuite rouge, s’entr’ouvre à
maturité. Il est à trois loges, renfermant chacune une amande
blanche surmontée d’une fève noire comme la pomme acajou.
L’amande blanche a un goût de noisette très accentué ; mais il
faut bien se garder de mordre dans la fève noire qui la surmonte :
elle est d’un goût détestable, et on la dit vénéneuse.
J’arrive de bonne heure au village nord de Dandougou et suis très
étonné d’y trouver deux Mandé qui me disent de me dépêcher
de choisir une case et de m’y installer. « Ce village appartient
aux _lamokho_ (voyageurs, marchands), me disent-ils, ce sont eux
qui l’ont construit. Si tu trouves une bonne case et qu’il y ait
d’autres gens que des lamokho installés dedans, fais-les sortir ;
ils ne feront, du reste, aucune difficulté. » Sans avoir besoin de
me livrer à cette extrémité, je pris possession d’une jolie et
riante habitation rectangulaire à véranda, proprement blanchie à la
cendre, et ne laissant pas passer le moindre rayon de soleil. Comme
je finissais de m’y installer, survint une vieille femme qui, par
ses démonstrations, me fit comprendre qu’elle était très heureuse
de m’offrir l’hospitalité. Sa propre case était contiguë à la
mienne : elle se mit de suite en mesure de préparer deux volumineuses
calebasses de _to_ pour mes hommes et un peu de riz pour moi.
La femme, surtout la vieille femme, a réellement bon cœur chez les
noirs ; partout j’ai vu de bonnes vieilles m’offrir quelque chose,
faire la cuisine à mes hommes, ou leur rendre de petits services de
ménagères que d’autres femmes plus jeunes avaient refusés.
_Lundi_ 2 _avril._ — Un petit village de culture sépare Dandougou
de Gandoudougou. Ce dernier village est composé de deux groupes,
l’un de formation récente, l’autre plus ancien : c’est dans
ce dernier que je fus installé. Les constructions sont enfouies dans
le sol, et l’on descend toujours deux ou trois marches pour entrer
dans la chambre principale, qui est basse et sombre et ressemble
à un souterrain. Là dedans grouillent enfants, poules, chèvres,
vieilles femmes préparant les aliments, le tout d’une malpropreté
révoltante. Cette chambre basse est elle-même surmontée d’une case
constituant le premier étage ou plutôt un rez-de-chaussée élevé. A
cause de sa malpropreté et de la vermine, cette habitation n’est
pour ainsi dire pas habitable pour un Européen. Les indigènes
chassent bien de temps à autre les punaises en allumant dans
l’intérieur des cases à toit en terre plusieurs bottes de paille,
mais la vermine subsiste toujours. La flamme surchauffe les parois et
fait mourir la plupart des punaises, mais celles qui sont nichées un
peu profondément dans les murs se trouvent hors d’atteinte et ne
meurent pas. Ce procédé est employé à Kong, où, tous les soirs,
sur le marché, il y a en vente une cinquantaine de grosses bottes de
cette paille, qui est appelée _samakourou bing_ (paille à punaises).
Dans les villages de formation récente, les Dokhosié construisent
des cases carrées en terre, recouvertes d’un toit en chaume. La
porte, protégée par une véranda, est fermée par une petite natte
en bambou. Cette construction est assez confortable, c’est un des
types d’habitation des Mandé-Dioula, qui y disposent en outre à
l’intérieur quelques rayons en terre pouvant supporter des menus
objets, et un petit mur en paravent destiné à cacher le lit.
Dans ce village il y a plusieurs grands cônes en terre ornés de
plumes. Ces cônes sont destinés à protéger les habitants contre
les esprits malfaisants. A une cinquantaine de mètres du village se
trouve en outre une grande case en terre élevée probablement dans
le même but, mais dans laquelle je n’ai pu pénétrer.
Les magasins à mil sont recouverts d’un toit sphérique en terre
surmonté d’une grosse pierre plate, afin d’empêcher le vent de
les décoiffer.
Sur ma prière, un des deux vieux marchands de Kong qui faisaient route
avec moi envoya prévenir Karamokho Koutoubou, auquel j’étais
adressé, de ma prochaine arrivée à Sidardougou. Le courrier
revint bientôt dire que ce notable était absent pour le moment et
qu’il me priait d’attendre un jour à Dandougou ou Gandoudougou,
qu’il fût de retour à Sidardougou. Je me décidai d’autant plus
volontiers à rester un jour ici, qu’un jeune homme se disant le
fils de Karamokho Koutoubou vint dans la journée m’annoncer que
son père allait arriver le lendemain à Gandoudougou.
_Mardi_ 3 _avril._ — Ce matin, après le départ de tous les lamokho,
le chef du village est venu me voir et me prévenir que Karamokho
Koutoubou lui avait envoyé quelqu’un dans la nuit pour le prévenir
qu’il se rendrait directement à Sidardougou sans passer par ici,
et qu’il était inutile de l’attendre : je n’avais donc qu’à
me mettre en route. Comme il était encore relativement de bonne heure,
je fis partir mon monde de suite.
En prenant congé de ma vieille _diatigué mousso_ (hôtesse), je
remarquai que chaque fois qu’elle voulait me parler, quelqu’un lui
coupait brusquement la parole. Cet incident, l’étrange hésitation
que mettait Karamokho Koutoubou à me recevoir et la rencontre de
deux indigènes qui se détournèrent du chemin pour ne pas avoir à
me saluer, éveillèrent ma défiance ; il me sembla que je courais
quelque danger et je pris, séance tenante, des précautions pour
éviter toute surprise.
[Illustration : Intérieur d’un village de Dokhosié.]
Un de mes domestiques et mon palefrenier, envoyés en éclaireurs
tandis que je continuais à avancer avec le convoi, se trouvèrent
bientôt sur les derrières d’un groupe d’une centaine
d’hommes qui délibéraient à une certaine distance sur la droite
du chemin. Pendant qu’un de mes hommes les observait, l’autre
revenait me rendre compte.
Je fis immédiatement arrêter le convoi dans une petite clairière
et entraver mes animaux ; je retirai les cartouches à mes trois
hommes armés de fusils, afin de les empêcher de commettre quelque
imprudence, me réservant de leur distribuer des munitions si la
nécessité s’en faisait sentir.
Une demi-heure après, un de mes hommes revint me prévenir que les
gens armés venaient de rebrousser chemin et qu’ils s’étaient
dirigés vers Sidardougou, suivis par un autre de mes hommes qui ne
les perdait pas de vue.
Comme tout danger était momentanément écarté, je ne crus pas
utile de suspendre davantage ma marche et continuai de me diriger
sur Sidardougou, où j’arrivai une heure après sans incidents.
Le village, qui est très grand, semblait désert ; pas un habitant
ne circulait aux environs et je ne trouvai personne à qui demander
seulement de l’eau ou à acheter des vivres.
Il est difficile de s’imaginer ce que le voyageur éprouve
lorsqu’il arrive près d’un village et qu’il ne trouve personne
à qui parler. Cette hostilité sourde, cette réserve sont plus
vexantes qu’une attaque à main armée ; au moins là on peut se
défendre, tandis que dans les conditions où je me trouvais devant
Sidardougou, on m’opposait une franche inertie.
Les deux vieux Dioula dont j’ai fait la connaissance à Baguisou
vinrent me saluer ; ils me racontèrent qu’en route ils avaient
rencontré un parti armé qui devait m’attaquer et auquel ils
avaient fait rebrousser chemin. Les deux Dioula me prévinrent que
tout danger était écarté, que je n’avais qu’à camper et
attendre l’arrivée du fils de Karamokho Koutoubou, qui devait
arriver ici aujourd’hui.
Dans la journée une pauvre vieille femme m’apporta deux grandes
calebasses d’eau. Je ne vis pas d’autres habitants jusqu’à
trois heures et demie, heure à laquelle apparut El-Hadj Moussa,
fils de Karamokho Koutoubou. Il s’avançait vers le village,
précédé de deux jeunes gens carillonnant sur des clochettes,
et d’une vingtaine d’écoliers suivant à la file indienne en
chantant un air religieux dans lequel se répétaient fréquemment
les mots _Mohammadou_, _Mohammady_, etc.
El-Hadj Moussa, qui a accompagné son père à La Mecque, pouvait
avoir vingt-cinq à trente ans ; il était vêtu très simplement,
comme les Mandé-Dioula jouissant d’un peu d’aisance, et cherchait
à se donner une contenance à l’aide d’une ombrelle à franges
d’une dimension ridiculement petite, rapportée d’Égypte (comme
celles qu’ont les fillettes de six à sept ans).
Une heure après, par une pluie battante, on me fit prier de me rendre
au _bourou_ (petite mosquée), où les hommes du village étaient
rassemblés. Je m’y rendis de suite, et, après m’avoir fait
asseoir, le fils du pèlerin commença un petit discours, qu’il
débita ou plutôt qu’il récita comme un écolier de huit ans qui
répète sa leçon. En voici le résumé :
[Illustration : Arrivée d’El-Hadj Moussa et types de Dokhosié.]
« Mon père a appris qu’un _nasara_ (chrétien) venait le voir. Mon
père n’a pas besoin de voir ni d’avoir de relations avec ce
blanc-là, car on ne sait pas ce qu’il vient faire dans le pays. Il
ne vient pas y chercher du _nafalou_ (des richesses), puisque tous
les nasara sont plus riches que nous et que c’est de chez eux
que viennent les armes, la poudre, les étoffes, les couteaux, les
miroirs, etc. Mon père m’a envoyé pour le remplacer et demander
à ce blanc ce qu’il veut. J’attends qu’il parle. »
Cet insipide discours d’un être fat et borné me mit hors de moi ;
j’eus toutes les peines du monde à conserver mon sang-froid ; je
réussis cependant à me calmer et à lui faire d’un ton modéré
la réponse suivante :
« Quand je suis entré à Kong, j’ai fourni aux chefs toutes
les explications sur les motifs qui m’amenaient dans le pays :
je n’ai donc pas à les renouveler ici, puisque Sidardougou ne
commande pas Kong, et que c’est le contraire qui a lieu. Une lettre
de recommandation émanant de Diarawary Ouattara et contresignée par
Karamokho-Oulé, chef de Kong, donne l’ordre à Karamokho Koutoubou
de me faire conduire à Kotédougou : c’est tout ce que je viens
demander ici. Voici cette lettre, qu’on en prenne connaissance. »
La lecture de ce document et sa traduction prirent un certain
temps, après lequel on me pria de me retirer pour qu’on pût
délibérer. Enfin, une heure après, l’insolent El-Hadj Moussa vint
me dire que demain à la première heure, un homme me conduirait à
Dissiné, comme on le demandait à son père.
J’avais encore à subir cette vexation de me voir contraint de partir
le lendemain sans l’avoir demandé, car il est d’usage chez ces
peuples de n’obtenir son départ qu’après l’avoir officiellement
sollicité. Or ce n’était pas mon cas : je n’avais demandé à
partir ni le lendemain matin, ni le lendemain soir. Je n’étais
pas fâché de la chose par elle-même : mon intention était bien de
partir le lendemain, l’accueil de la population n’étant pas fait
pour m’encourager à rester, mais en d’autres circonstances je
n’aurais jamais toléré qu’un noir quel qu’il fût me parlât
d’une façon aussi autoritaire que l’a fait le fils peu stylé
de Karamokho Koutoubou. Dans ces pays ignorés, ne faut-il pas subir
tour à tour avanies et vexations, sans rien dire. Mon but est de
réussir à tout prix. Peu m’importe, pourvu que je passe et que
je rapporte de nombreux renseignements. Karamokho Koutoubou possède
de nombreux captifs, et il a voulu me faire sentir qu’il fallait
compter avec lui.
Dans la soirée, El-Hadj Moussa eut l’audace de laisser entendre
à l’un de mes domestiques que je pourrais bien faire un cadeau à
son père ; et le lendemain matin, malgré son échec de la veille,
il renouvela sa démarche auprès de Diawé : « Ton blanc, dit-il,
doit avoir dans ses bagages de belles marchandises ; je voudrais lui
acheter quelques coudées de riches étoffes. »
Diawé lui répondit devant moi qu’il y avait, en effet, des
étoffes excessivement belles dans mes ballots, mais que je n’avais
pas pour habitude d’en vendre ; que je les réservais pour offrir
comme cadeaux aux personnes dont l’accueil était bienveillant et
l’hospitalité large.
_Mercredi_ 4 _avril._ — Après une heure de marche j’arrive à
Dissiné, où je me décide à faire étape pour permettre à mes
hommes de faire sécher les bagages et leurs effets, car il a plu
pendant toute la nuit à torrents.
L’accueil de la population est bien différent ici ; on m’installe
de suite dans une case ; le chef du village et l’imam viennent
me voir et me souhaiter la bienvenue. « Dissiné est un village
de _lounatié_ (d’étrangers) ; nous n’avons pas besoin de la
lettre de recommandation ; tu n’es pas tombé du ciel, et si tu as
traversé tant d’autres pays, tu traverseras aussi le nôtre. Si
tu veux nous faire plaisir, tu resteras ici encore demain. »
J’accepte avec plaisir : un jour de séjour ici compensera aux yeux
des villages situés en avant de moi le mauvais accueil de Sidardougou.
Ce dernier village a, du reste, la réputation de ne pas pratiquer
l’hospitalité ; c’est ainsi que pas un marchand voyageant
avec moi n’y avait campé la veille et que tous avaient poussé
jusqu’à Dissiné.
Dissiné est le dernier village où l’on trouve quelques
Dokhosié. Leur territoire est limité à l’ouest par le territoire
des Mboin(g), des Tourounga et des Tousia, à l’est par le Lobi,
au nord par les Tiéfo, et au sud par les Komono ; au total, il peut
comprendre 80 à 100 villages ; la densité de la population ne doit
pas dépasser 6 à 7 habitants par kilomètre carré. Cette région
ne me paraît pas habitée depuis bien longtemps, la plupart des
villages sont de formation récente et placés en pleine brousse,
que l’on commence seulement à défricher ; comme villages établis
ici de longue date, je n’ai vu que Bougouti, Dablatona, Tavancoro et
Gandoudougou. Cela ne veut pas dire que ce pays n’ait jamais été
habité ; j’ai, au contraire, vu dans maints endroits d’anciennes
traces de culture, des amas de pierres, des sillons à demi effacés,
de vieilles traces de défrichement qui prouveraient qu’il y a
longtemps le pays était habité, mais qu’il a été ensuite en
partie abandonné, puis tout récemment réoccupé.
Les quelques ruines que l’on traverse ne sont pas le résultat
de guerres, c’est par superstition seulement que les Dokhosié
évacuent leurs villages ; il suffit pour cela que, dans un espace
de temps relativement court, il meure deux ou trois personnes dans
un village pour qu’immédiatement on déménage.
Le Dokhosié n’a pas, comme le Komono, les traits rudes ; il a moins
l’air d’une brute que son voisin ; mais, comme lui, il circule
tout nu, n’ayant pour tout vêtement qu’un petit sac en coton dans
lequel il renferme ce qu’il a à cacher[75], par-dessus lequel il
porte un bila. Les hommes de la classe aisée se couvrent le matin ou
le soir d’une méchante couverture en coton dans laquelle ils se
drapent fièrement comme dans un plaid. Ils portent généralement
les cheveux très longs, en grosses tresses, et se coiffent soit du
bonnet dit _bammada_, soit d’un petit chapeau en paille aussi plat
qu’une assiette creuse, dont les bords sont ridiculement petits et
ornés de grandes plumes de poules.
Les femmes et les jeunes filles sont à peu près nues ; comme les
Komono, elles ont toutes la tête rasée.
La pipe fait essentiellement partie de l’équipement du
Dokhosié. Elle est du modèle décrit à Tiong-i, et fabriquée
soit en terre, soit en cuivre fondu ; elle est armée d’un tuyau en
bambou d’environ un mètre de long, autour duquel sont enroulés des
cordonnets. A ces cordonnets sont suspendus des groupes de cauries,
des sonnettes, des verroteries, des bagues en cuivre, etc.
Le tabac est cultivé dans le pays. Il est de même qualité que
celui qu’on rencontre depuis Léra, de l’espèce dite _sira_ et
peut être employé comme tabac à priser. Quand la feuille atteint 7
à 8 centimètres, elle est cueillie et pilée dans un mortier avant
qu’elle soit complètement sèche ; on obtient ainsi une sorte de
pâte, qui est façonnée à la main en pains ovales de grosseurs
diverses et dont le prix varie depuis 5 jusqu’à 40 cauries. Le
prix du kilo est de 2 à 3 francs. Malheureusement, comme tout ce
que cultivent les noirs, il est récolté en quantité insuffisante,
et l’on serait embarrassé d’en trouver une dizaine de kilos dans
chaque village.
On trouve dans les villages dokhosié un peu de petit mil (_sanio_),
rarement du sorgho (_bimbiri_), quelques ignames, des poulets et
même quelques bœufs et des chèvres.
La véritable industrie de ce peuple est l’apiculture. Dans tous les
villages, les vieux sont occupés à confectionner des ruches. Elles
sont de deux espèces : en forme de nasse en paille, ou en écorce
d’arbres ; ils emploient de préférence l’écorce du _sanan_.
La ruche terminée est bien enduite intérieurement d’une épaisse
couche de bouse de vache ; elle est ensuite bouchée et l’on
n’y laisse que deux ou trois petites ouvertures pour le passage
des abeilles. Quand la bouse est bien sèche, on place la ruche
au-dessus d’un petit feu allumé avec des bois odoriférants pour
la parfumer. Les noirs emploient pour cela la racine d’un arbrisseau
à écorce brune et lisse nommé _nama_, ou ses fruits, grosses cosses
plates renfermant un minuscule noyau. Cet arbre et son fruit dégagent
au feu une odeur qui ressemble un peu au sucre brûlé ou au cacao ;
elle attire la mouche à miel.
Les ruches sont disposées sur des arbres de diverses essences,
solidement amarrées avec des harts, et orientées l’ouverture
face au sud. Quand une ruche est pleine de rayons, les indigènes
ouvrent la porte et enlèvent environ la moitié des rayons, laissant
l’autre aux insectes afin de les conserver. Ce miel est porté dans
les grands villages et vendu sur les marchés ; on le mange le matin
avec les niomies ; on en fait aussi de l’hydromel, qui est bu par
presque tous les musulmans.
Bien qu’ils soient nus et qu’ils aient toutes les allures d’un
peuple encore sauvage, les Dokhosié sont en train de se civiliser. Les
hommes sont tous circoncis et s’enivrent moins que les Komono. Comme
ces derniers, ils oublient peu à peu leur langue pour adopter le
mandé-dioula, qu’ils connaissent déjà tous. Les villages neufs
sont en outre très propres, ce qui est certainement un progrès.
Tous les Dokhosié reconnaissent l’autorité des Ouattara, qui les
emploient actuellement à réprimer quelques désordres et châtier
quelques villages rebelles du Tagouara. Leur chef de colonne se nomme
Sabana Ouattara ; il est Mandé-Dioula, et réside pour le moment avec
les guerriers dokhosié à Dandé (route de Dioulasou à Djenné). Tous
les Dokhosié sont armés de fusils.
Le tatouage des Komono, des Dokhosié et des Tiéfo est analogue à
celui des Mandé-Dioula : trois grandes cicatrices coupant obliquement
les joues de l’oreille au coin de la bouche, où elles viennent
rayonner. Quelques-uns y ajoutent une petite cicatrice semblable à
un accent aigu à hauteur de la narine droite ou gauche ; de plus,
le ventre des hommes et des femmes est agrémenté de douze grandes
cicatrices disposées en rayons autour du nombril, qui est pris
comme centre.
Ce sont les Mandé qui ont, à leur arrivée dans le pays, adopté
le tatouage de ces sauvages, comme les Mandé-Dioula du Ouorodougou
ont adopté celui des Siène-ré parmi lesquels ils vivent. Si je
n’apportais pas plus loin une autre preuve de ce que je viens
d’avancer, il serait plus logique de supposer que ce sont, au
contraire, ces peuplades qui ont adopté le tatouage des Dioula,
puisqu’ils leur ont déjà pris leurs diamou et leur langue,
le _mandé-dioula_.
Ces trois peuples, _Komono_, _Dokhosié_, _Tiéfo_, de leur propre
aveu appartiennent à une seule et même famille ethnographique et
linguistique, à laquelle se rattachent encore deux peuplades moins
importantes et presque disparues : les _Gan-ne_, qui habitent au sud
du Lobi, et les _Dian-ne_, qui habitent au nord de ce même pays,
dans le triangle formé par le territoire des Bobofing, le Dafina,
le territoire des Bougouri et le Lobi.
_Vendredi_ 6. — Le chef du village de Dissiné me fait conduire
à Sambadougou. L’étape est peu fatigante ; on ne traverse que
Siracorodini, appelé aussi Wangorodini. C’est le premier village
tiéfo. J’y suis très bien accueilli, et le lendemain le chef
met sans difficulté un homme à ma disposition pour me conduire à
Koumandakha, où j’arrive de bonne heure.
_Samedi_ 7. — Je vois ici des forgerons pour la première fois
depuis mon départ de Kong.
En jetant un coup d’œil sur le croquis de la route suivie on sera
certainement étonné de voir combien les étapes des marchands sont
réglées avec peu de soin ; mais quand, comme moi, on a vécu de la
même existence et qu’on a même été forcé de faire comme eux,
on se rend facilement compte des exigences qui président au choix
des gîtes d’étape.
Les Dioula cherchent avant tout les villages hospitaliers, car, bien
que la femme du lamokho (marchand, voyageur) porte sur sa tête tout
son ménage, il y a bien des petites choses qu’elle est forcée de
demander aux habitants.
Beaucoup de lamokho n’ont pas de village à eux, plus de patrie, et
voyagent avec leurs femmes et leurs enfants. Pendant toute l’année
ils vont du Gottogo à Dioulasou ou ailleurs ; quand survient tout
à fait la mauvaise saison, ils se fixent dans un village offrant
quelques ressources en vivres. La femme vend des niomies, le mari
se met tisserand et fait de la cotonnade, les enfants s’élèvent
comme ils peuvent. Quand ils sont trop petits pour marcher, ils
constituent un surcroît de bagages pour la pauvre femme, qui n’est
pas pour cela exempte de porter sa charge. Dès que les enfants peuvent
trottiner, ils portent des menus objets, nattes, couvertures, etc. ;
à sept ou huit ans il leur échoit déjà une charge de 8 à 10
kilos de sel. En marche, quand l’étape a été longue la veille,
ou pénible le jour même, à cause de la nature du sol, et que les
hommes sont arrivés les premiers, ils retournent au-devant de leurs
femmes et prennent leurs charges[76]. En arrivant, les femmes laissent
leur charge dans le village et vont au loin chercher de l’eau ; les
hommes vont couper du bois. On mange quand on peut, le premier repas
n’étant prêt que dans l’après-midi. Les travaux terminés,
le lamokho revêt un boubou propre et goûte un peu de repos tout en
s’informant auprès des gens qui marchent en sens inverse des prix
de vente du kola ou du sel dans les marchés situés en avant. Comme
on le voit, ils mènent une existence pénible, et pour s’épargner
quelque souffrance ou augmenter un peu leur bien-être ils sont forcés
de faire entrer en ligne de compte la nature du sol, l’état de
la route, l’éloignement des villages des endroits où il y a de
l’eau, la facilité de se procurer des vivres, du bois, etc.
L’Européen qui voyage par ici est forcé de les imiter. Comme il
n’a jamais de renseignements précis sur la route à suivre, et
qu’il ne trouve pas d’autre nourriture que du mil pour lui et son
personnel, il ne peut qu’exceptionnellement camper dans la brousse,
encore faut-il que son mil soit moulu la veille. Le riz et les ignames,
qui se préparent si facilement, sont très difficiles à se procurer
ici ; si par hasard on trouve à acheter une calebasse de riz, il
n’est pas décortiqué et il faut le faire piler comme le mil.
Cette région est en outre pénible à traverser. La chaleur est
étouffante. Le sol, en général constitué de granit, est dans
beaucoup d’endroits dépourvu de végétation, il renvoie la
chaleur ; c’est une réverbération pénible à supporter,
et l’Européen est continuellement en danger d’accès
pernicieux. A partir de sept heures du matin, les animaux avancent
déjà péniblement, s’arrêtent sous les arbres qui offrent un peu
d’ombre, espérant y camper ; comme nous, ils souffrent énormément
de la chaleur. Dans l’après-midi on goûte difficilement du repos.
Quoique les _sadioumé_[77] soient arrivés, l’hivernage n’est
pas encore établi ; l’air est saturé d’électricité ; on subit
tous les désagréments de l’orage qui approche, mais on n’en
a pas le bénéfice ; l’eau ne tombe pas encore fréquemment et
l’on ne jouit pas de l’abaissement de la température qui suit
d’ordinaire la tornade.
_Dimanche_ 8 _avril._ — Les Tiéfo de Lanfiala et de Ndodougou
se sont emparés du sel de quelques Dioula, et afin de ne pas être
mêlé à ce conflit je crois prudent de changer mon itinéraire et
de prendre un chemin plus à l’est pour me rendre à Dasoulami.
Le chemin dont je fais choix est en réalité plus court que celui de
Ndodougou, mais l’ascension de la montagne est, paraît-il, très
pénible avec les animaux. Comme l’étape est longue et fatigante,
je me mets en route à quatre heures du matin en compagnie du fils du
chef de Koumandakha. On chemine d’abord sur un plateau ferrugineux
auquel fait suite une large bande de terre végétale cultivée par
les gens de Ningabé, petit village qu’on laisse à gauche sans
l’apercevoir.
Au petit jour nous avons à quelques kilomètres devant nous une
grande ligne bleue : c’est sur ce plateau que se trouvent Dasoulami
et Bobo-Dioulasou. A sept heures et demie nous arrivons au pied de ce
soulèvement qui a beaucoup d’analogie avec celui de Solinta (Soudan
français), mais il est un peu moins élevé que ce dernier et l’on
peut monter assez haut dans les éboulis sans décharger les animaux.
Comme toutes les hauteurs à parois verticales, celle-ci offre à
l’œil complaisant les combinaisons et les figures géométriques
les plus singulières : à droite on croit voir les vestiges d’un
château moyen âge, des donjons à demi écroulés ; ailleurs,
des courtines à moitié désagrégées.
C’est entre deux de ces soi-disant donjons que monte le
sentier. Pendant que mes hommes hissent, avec des cordes, bagages
et animaux sur le plateau, je jette un coup d’œil d’ensemble
sur la région que je viens de traverser. On jouit, de ces hauteurs,
d’une vue splendide.
Dans le sud-sud-ouest je reconnais facilement les deux pics de
Diarakrou et de Lokhognilé ; plus près de nous, j’aperçois aussi
les collines ferrugineuses à l’ouest de Tavancoro et de Dandougou.
Mais c’est dans l’est et dans le sud-est que l’on découvre le
plus de sommets. C’est la chaîne des collines du Lobi se terminant
par le pic des Komono. D’ici on se rend très bien compte du coude
qu’il force à faire au Comoé près de Yakasi.
Cette première ascension terminée, on continue à s’élever en
gravissant de larges terrasses de grès stratifiés formant comme
un escalier par lequel on s’élève progressivement jusque sur le
sommet du plateau. Puis on atteint Mai, joli village tiéfo enfoui
dans une belle forêt de rôniers. Cette deuxième ascension nécessite
encore le déchargement des animaux. Du pied du soulèvement au sommet,
la différence de niveau est de 80 mètres (Mai : altitude 780). Mai
offre le vrai type du village tiéfo, aussi vais-je le décrire pour
initier le lecteur à ce nouveau genre d’habitations.
Le logement d’une famille de Tiéfo se compose d’une construction
en terre glaise d’une quinzaine de mètres de longueur sur 8 à
10 mètres de largeur et comporte un rez-de-chaussée et un premier
étage. La distribution intérieure varie naturellement selon le
caprice du propriétaire, mais le type général est celui dont je
donne le croquis et la légende à la page suivante.
Ces constructions permettent aux Tiéfo, qui ne sont pas vêtus, de
séjourner dans des endroits offrant des différences de température
assez sensibles entre elles, les diverses parties de ces constructions
étant plus ou moins exposées au soleil, à la fraîcheur de la nuit
ou à la brise.
Les habitations de deux familles sont généralement accolées ;
dans ce cas, la distribution intérieure de celle de gauche diffère
un peu de celle de droite.
[Illustration : Logement pour deux familles tiéfo.]
Mai comporte une dizaine de groupes de deux familles, disséminés
sur le plateau et séparés entre eux par des rôniers ou des groupes
de bombax, de ficus ou de finsan. Sous ces arbres sont disposées en
guise de nattes de larges dalles de grès prises dans la montagne et
sur lesquelles les Tiéfo flânent pendant les heures chaudes de la
journée. Ce qui donne encore un cachet particulier à Mai, ce sont les
magasins à mil, qui ont exactement la forme de flacons à pharmacie.
De Mai on aperçoit les toits en paille de Dasoulami ; j’atteins
ce dernier village vers onze heures du matin et suis immédiatement
installé chez le chef de village, Karamokho-Dian Barou. L’accueil
est bienveillant. Je retrouve du reste ici Karamokho Mouktar et
l’autre vieux Dioula qui m’ont pris sous leur protection et ont
préparé la population à mon arrivée.
Karamokho-Dian m’assure que d’ici je pourrai gagner sans
difficulté Bobo-Dioulasou et Kotédougou, mais que la prudence
commandait de séjourner ici quelques jours afin de lui permettre
de préparer mon entrée dans ces villages. « Personne n’a vu de
blanc dans ce pays, me dit-il, on te craint parce qu’on a peur que
tu ne jettes un sort au pays : les blancs sont si intelligents et
connaissent tant de choses, que nous en avons peur. »
C’est ridicule, mais absolument vrai : ces gens-là, Dioula et
autres, nous considèrent comme des êtres surnaturels ; j’ai vu
de braves gens avoir tellement peur de ma table, qu’ils venaient
me prier de manger par terre. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui
dans ce meuble inoffensif pouvait inspirer une pareille terreur ;
ma table est du modèle le plus simple qu’on puisse imaginer :
le plateau est en bois blanc et le pied qui le supporte est un X.
Des musulmans lettrés sont venus à plusieurs reprises me demander
si nous vivions dans l’eau comme les poissons ; comme j’essayais
de leur prouver que non, l’un d’eux me dit brusquement : « Tu
n’oses pas l’avouer, mais toi-même, on t’a vu te glisser dans
un grand linge plein d’eau et y respirer. » J’ai de suite pensé
à mon tub, qui contient environ 15 à 20 litres d’eau. Je le leur
ai fait voir, mais ne les ai pas convaincus.
Le plateau de Dasoulami-Dioulasou est très grand. A l’ouest
il s’étend fort loin et dans l’est il se termine près de
Kotédougou ; vers le nord il s’affaisse insensiblement pour
mourir sur les bords du Baoulé (une des branches de la Volta noire)
(branche occidentale de la Volta). Sa constitution géologique est
semblable à celle des pays que j’ai traversés de Kong jusqu’ici.
[Illustration : Habitations et magasins de mil des Tiéfo.]
Le sous-sol est constitué de granit par-dessus lequel on rencontre
assez fréquemment du grès stratifié très friable ou du schiste
marneux. Au-dessus du grès et mélangé à ce dernier on trouve,
mais rarement, un peu d’argile rouge mélangée à des agglomérés
de fer. La végétation est luxuriante dans quelques endroits où la
nappe d’eau est peu profonde, mais en général elle est rabougrie
et clairsemée. La région est relativement bien arrosée, surtout
au nord des Komono, mais les Dokhosié ont établi leurs villages
à des distances quelquefois très grandes des biefs contenant de
l’eau toute l’année. Sidardougou est le seul village possédant un
puits. Les habitants, trop négligents, l’ont laissé s’écrouler
à moitié et préfèrent boire de l’eau croupie qu’ils prennent
dans une mare au nord du village.
La flore est la même que celle de notre Soudan ; le baobab cependant
est devenu très rare, il est remplacé par le rônier, dont les
indigènes tirent ici un _vin de palme_. Les Mandé-Dioula nomment
cette boisson _mboin_. Ce palmier, de très belle venue en Casamance
et même dans le Cayor, est ici beaucoup plus chétif ; dès qu’il
a un mètre de hauteur il est mis en perce ; quand il est plus grand,
les indigènes enfoncent dans le tronc de solides chevilles en bois
pour qu’on puisse atteindre sans fatigue son sommet et y accrocher
les _boulines_ (calebasses) destinées à récolter le vin. Ce
mode d’ascension dispense de l’emploi de la ceinture en liane
à l’aide de laquelle les Sérères et les Diola de la Casamance
grimpent sur les palmiers.
Le gibier à poil est peu abondant. De temps à autre on rencontre
une bande de singes rouges dits _pleureurs_ ou bien des singes
noirs à long poil, à tête et queue blanches. Je n’ai pas vu de
cynocéphales. On trouve aussi ici une variété de perruches grises
un peu plus grosses que les youyou, mais également à courte queue
comme ces derniers.
18 _avril._ — Arrivé le 8 avril à Dasoulami, j’ai dû, à cause
du caractère superstitieux de la population, y prolonger mon séjour
jusqu’au 17 du même mois.
Les musulmans lettrés et tous les habitants en général ont été
très bienveillants à mon égard, je leur ai du reste fait de
nombreux cadeaux, ce qui n’a pas peu contribué à me concilier
leur amitié. J’ai trouvé ici un Sonninké nommé Mory Sory,
originaire de Gondiourou, près Médine (Soudan français), qui a
fait pour moi de la propagande tant qu’il a pu. Comme il jouit ici
d’une grande considération, il est très écouté ; c’est chez
lui que descendent les gens du Mossi, lui-même étant marié avec
une femme du Yatenga et une autre de Mani.
J’ai rencontré chez lui plusieurs marchands de ce pays ; tous
m’ont assuré que je serais bien reçu par le chef de Waghadougou,
où je veux me diriger. Le fils du chef de Mani était également ici,
et j’aurais volontiers fait route avec lui, mais il ne retourne
pas de suite et doit auparavant faire encore deux ou trois voyages
de Djenné à Dioulasou.
Il se tient ici, tous les cinq jours, un marché assez fréquenté ;
c’est un marché de denrées seulement ; on trouve cependant à y
acheter des bandes de coton blanc venant du Tagouara ; j’y ai aussi
vu des boules de tiges d’oignons, sorte de julienne d’oignons
qui est apportée de Bouna et vendue aux ménagères pour mettre dans
les sauces.
[Illustration : Aspect des hauteurs à parois verticales du plateau
de Dasoulami et de Bobo-Dioulasou.]
Les gens du Dasoulami font un commerce de transit avec le sel, les
kola, la ferronnerie et le _koyo_ ou _guisé_, mais il est difficile
d’apprécier l’importance de ce mouvement commercial ; je puis
cependant avancer que les cauries sont rares ici et que deux ou trois
familles seulement vivent dans une aisance relative. Je reviendrai
sur le commerce de cette région à propos de Bobo-Dioulasou.
Pendant mon séjour ici j’ai vu une jeune fille qui avait les fesses
tellement saillantes que je n’hésite pas à croire qu’elle est
d’origine sud-africaine ; elle est du reste, comme type, couleur de
peau et forme de seins, en tout semblable à la Hottentote exposée
au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Elle allait par les
rues entièrement nue et portant toujours une petite calebasse sur
la tête. Je m’informai de son propriétaire afin de savoir où
il l’avait achetée et au besoin faire causer cette femme. Mais
ce dernier, en fait d’explications, ne me raconta qu’une chose,
c’est qu’il l’avait achetée enfant à Dioulasou et qu’il
avait fait une fort mauvaise affaire, parce que cette fille est un peu
folle : c’est ce qu’on appelle dans nos campagnes _une innocente_ ;
elle ne connaît rien sur son origine ; c’est une captive des
Bobo, voilà tout ce que j’ai pu en apprendre. J’avais déjà
vu une femme semblable à Sambadougou, mais la malheureuse était
pour ainsi dire aveugle et totalement abrutie. Comment ces pauvres
êtres sont-ils venus jusqu’ici, je me le demande. Si elles sont
vraiment d’origine hottentote, pendant combien d’années et par
quels chemins leurs malheureuses mères ont-elles été traînées ! Je
serais plutôt porté à croire que dans des régions moins éloignées
de nous que le bassin du fleuve Orange, dans un coin inconnu de cette
mystérieuse terre d’Afrique, il y a encore quelques tribus de la
même famille ethnographique.
C’est à Dasoulami que j’ai vu pour la première fois des lépreux,
il y en avait trois dans le village ; on ne semble pas redouter la
contagion. Ces hommes, quoique ayant les extrémités des mains et
des pieds rongées, ne mangeaient pas à part et vaquaient parmi les
autres personnes comme si de rien n’était.
_Mardi_ 19 _avril._ — J’ai quitté Dasoulami accompagné par le
frère de Karamokho-Dian qui doit me mener près de Guimbi, sa sœur
aînée. Cette femme, qui est la veuve d’un chef, jouit, paraît-il,
d’une grande considération dans la région ; c’est elle qui doit
me faire présenter au chef des Bobo à mon arrivée.
Au départ, Mory Sory et beaucoup de musulmans sont venus me serrer
la main et me souhaiter bon voyage.
La route est monotone, le plateau est presque dénudé, on coupe
quelques oasis de jeunes rôniers et l’on traverse deux ruisseaux
à eau courante ; vers le nord-ouest, le pays se relève assez
sensiblement, on aperçoit dans cette direction une double ligne de
collines. Plusieurs Bobo sont installés de distance en distance sur
le bord du chemin et y vendent du _mboin_ ; ce vin de palme est frais
et vient d’être récolté ; celui que j’ai goûté à Dasoulami
n’est pas buvable pour un Européen : il entre dans sa composition
un noyau pilé qui est excessivement amer et qui lui donne un goût
désagréable.
En approchant de Dioulasou nous laissons à droite un village bobo
nommé Kinimé ; peu d’instants après, nous passons devant le
premier village qui fait partie de Dioulasou et l’on m’installe sur
la rive droite du ruisseau, dans le village des Dioula et des Dafing.
A mon arrivée, la veuve Guimbi fait les démarches nécessaires pour
me présenter au chef de Dioulasou, qui consent à recevoir ma visite,
mais, comme je me dispose à entrer dans son village pour le saluer,
des hommes sur les _argamaces_ (toits plats) me crient de m’en
aller immédiatement, que le chef refuse absolument de me voir et
de me laisser pénétrer dans son village ; certains d’entre eux
brandissent des fusils et des sabres pour me faire peur. Je n’ai
qu’à m’en retourner et attendre avec patience l’arrivée de
l’imam, qui doit être de retour jeudi prochain, je le prierai de
me faciliter une entrevue avec le chef : peut-être que les efforts
de ce saint homme ne resteront pas stériles et que je pourrai voir
ce terrible chef de Dioulasou.
[Illustration : Des hommes sur les toits s’opposent à l’entrée
du capitaine à Dioulasou.]
Bobo-Dioulasou, ou Sia, ou Dioulasou, est composé de cinq villages :
{ Un village de Bobo.
{
Rive gauche du ruisseau.{ Le village du chef, où habitent des Bobo et
{ des Dioula.
{
{ Le village de l’imam et de quelques Dioula
{ Sakhanokho.
{ Le village des Dioula de Kong et des Dafing.
Rive droite du ruisseau.{
{ Le village des Haoussa et des Sonninke.
Le ruisseau qui sépare ces deux groupes de villages n’a qu’un
filet d’eau courante et prend sa source un peu au delà de
Kinimé. Son lit est formé de larges dalles de grès et ses
berges sont par endroits profondément encaissées. Il y règne
continuellement une grande activité : les femmes y lavent et y
puisent de l’eau, des bandes d’enfants sont en permanence en
train de s’y baigner, les ânes, chevaux, etc., y sont menés à
l’abreuvoir, et quantité de canards, de poules, de pintades y
prennent leurs ébats. C’est cette eau que boit la majorité des
habitants, car il n’existe qu’un seul puits, près de Marrabasou
(village des Haoussa).
Sur la rive droite de ce ruisseau sont disposés une série de locaux
souterrains dans lesquels on descend par une ouverture ronde de 50
centimètres de diamètre et un tronc d’arbre entaillé en guise
d’échelle ; des Bobo sont installés au fond de ces tanières et
y font de la vannerie.
[Illustration : Croquis de Sia ou Bobo-Dioulasou.]
Pour se rendre compte du chiffre de la population totale de ces cinq
villages, il faut distinguer la population fixe de la population
flottante.
La première comprend :
1o Les Bobofing, non vêtus et sur lesquels je reviendrai plus tard ;
2o Les Bobo-Dioula ; ils sont tous vêtus, s’occupent un peu
de commerce et possèdent quelques captifs ; ils ont adopté pour
tatouage les marques du Mandé-Dioula ;
3o Les Dafing ou Dafina, qui sont venus il y a une quinzaine
d’années du Dafina à la suite d’une guerre ; ils paraissent
intelligents, font du commerce et possèdent quelques captifs ;
4o Les Dioula, venus de Kong ;
5o Quelques Haoussa et Sonninké, venus du Dagomba et de Salaga. Ils
s’occupent de commerce et surtout de teinture. A Marrabasou ils
ont une quinzaine de fosses à indigo en activité.
Au total, ces cinq éléments peuvent donner 3000 à 3500 habitants,
auxquels il faut ajouter 1000 à 1500 étrangers du pays de Kong,
du Haoussa, du Mossi, du Tagouara, etc., tous gens de passage ou
momentanément fixés dans le village, mais n’y possédant que
leurs marchandises et quelquefois rien du tout.
J’ai été frappé du peu de gens de Djenné que l’on
rencontre ici. C’est que le commerce avec Djenné est à peu près
exclusivement entre les mains des Mossi et des Haoussa. Ces derniers
sont très nombreux ici, ils apportent tous du sel sur leurs ânes
pour remporter des kola.
Les Haoussa ont un autre système de brêlage et de bâtage des
bourricots que les Dioula, qui emploient, comme on sait, deux
petits sacs remplis de balle de mil et placés perpendiculairement
à l’échine de l’âne. Le système des Marraba consiste en un
seul sac avec deux vides ménagés pour le passage de l’air et
un large et épais paillasson destiné à protéger les flancs de
l’animal bâté.
Quelques-uns de ces Haoussa sont des travailleurs, mais les autres,
la grande majorité, quoique musulmans, s’adonnent à la boisson
d’une façon peu raisonnable. Chez Guimbi, où j’habite, on débite
de l’hydromel : ce sont eux les meilleurs clients. Presque tous ceux
que j’ai connus ici venaient de faire partie d’une expédition
contre le Gourounsi et n’en avaient rapporté comme fortune que
quelques blessures de flèches. Leurs femmes haoussa ou yorouba sont de
vraies ménagères : du matin au soir, elles s’occupent à filer du
coton pendant que leurs maris dépensent ce qu’elles gagnent, et au
delà, à boire du _bési_ (hydromel). Beaucoup de ces femmes seraient
jolies si elles n’étaient pas défigurées par une cicatrice qui
commence au cuir chevelu pour finir à l’extrémité du nez, et une
autre perpendiculaire à la première qui coupe le nez et la figure en
deux ; elles ont aussi l’habitude de se rougir les dents en mâchant
du kola et en se frottant ensuite les dents avec des fleurs de tabac.
J’ai remarqué que les Haoussa ne disent pas Djenné en mouillant
le _d_ pour obtenir le son du ج arabe, mais ils prononcent le nom
de cette ville comme on le lirait en français, en ne prononçant
presque pas le _d_ : _(d)Jenné_.
Le marché de Bobo-Dioulasou a lieu tous les cinq jours et la veille
du marché de Dasoulami ; on y trouve tout ce qui est nécessaire à
l’existence, et, en ce sens, il est bien approvisionné. En fait de
marchandises européennes, il s’y vend : le foulard rouge imprimé,
à très bon marché ; quelques colliers de corail ; des pierres
à fusil et quelques verroteries ; on y trouve aussi des bandes de
coton du Tagouara, des fibres d’ananas écrues, rougies au kola ou
teintes à l’indigo, pour broder les vêtements.
Il ne manque pas non plus de barbiers ambulants, ni de
pédicures-manicures. Cette dernière profession est exercée par des
gamins qui, à l’aide d’une méchante paire de ciseaux, coupent
les ongles des pieds et des mains, à raison de 4 cauries par individu.
L’opération terminée, le pédicure remet au client les rognures
des ongles, que ce dernier a soin d’enterrer précieusement dans
un petit trou.
Mais la coutume qui m’a paru la plus singulière est la promenade,
à travers le marché, d’un morceau de bois de 1 m. 20 de long,
enroulé de chiffons, sur lesquels sont fixées des plumes de poule,
le tout porté par un individu qu’accompagne un joueur de tam-tam,
avec de nombreux gamins formant cortège.
[Illustration : L’heureux loustic.]
Devant chaque marchand, le porteur du gris-gris le pose par terre avec
cérémonie et puise à l’aide d’une petite calebasse à manche,
qui peut contenir un litre environ, dans la calebasse du vendeur,
sans que celui-ci proteste.
L’heureux loustic s’empare ainsi de tout ce qui lui convient,
mil, riz, piments, sel, savon, graisse, etc., et dépose sa récolte
dans les grandes calebasses que portent des gamins.
C’est en vain que j’ai demandé aux Mandé ce que cette coutume
signifiait ; ils m’ont tous répondu que quand ils sont venus se
fixer ici, cela existait déjà ; ils ne s’en préoccupent pas
plus que cela. Probablement que le possesseur du fameux gris-gris,
moyennant une petite gratification, les prévient quand il se dispose
à faire un tour au marché.
Le commerce de transit a lieu dans les cases ; à cause de cela, il
est difficile d’en apprécier l’importance. Ce commerce consiste
en échange de sel, ferronnerie, bandes de coton, contre des kola. Ce
sont là les principaux articles ; il y en a bien d’autres ; je
les ai énumérés en parlant de Kong, je n’ai rien à y ajouter,
si ce n’est qu’ils entrent pour une faible part dans le mouvement
commercial de Dioulasou. Le commerce se fait à l’intérieur des
cases ; c’est le _diatigué_ (l’hôte) qui joue le rôle de
courtier ; quand des étrangers descendent chez lui avec du sel,
par exemple, c’est lui qui s’occupe de le leur faire vendre
avantageusement et les abouche ensuite avec des gens venus avec des
kola ou toute autre marchandise. Il serait, dans ces régions, de la
plus grande impolitesse d’acheter ou de vendre quoique ce soit sans
passer par l’intermédiaire du diatigué.
Pendant les vingt jours de route de Kong à Dioulasou j’ai
soigneusement noté le nombre d’animaux et de porteurs que j’ai
croisés en route.
Voici les chiffres :
Sel. Ferronnerie. Tissus coton
indigènes.
62 ânes porteurs
de : 135 barres 10 paniers 6 rouleaux
12 bœufs porteurs
de : 53 — — —
303 porteurs de
tout âge : 220 — 26 — 65 charges
--- -- --
Total pour
les 20 jours : 408 barres 36 paniers 71 charges
Chiffre total pour
toute l’année : 7344 barres de sel 648 paniers 1278 charges
En chiffres ronds : 7500 — 650 — 1300 —
Encore, dans cette énumération, il m’échappe forcément
les marchandises qui suivent les sentiers latéraux passant par
Donagué ; je ne compte pas non plus les animaux : bœufs, moutons,
ânes, chevaux, etc. Je crois donc être au-dessous de la vérité
en évaluant à 1200000 francs la somme des importations vers Kong
pendant une année sur cette seule route de Kong à Bobo-Dioulasou.
Je puis sans hésiter avancer que les deux tiers de ces importations
sont achetées avec des kola ; l’autre tiers est acquis avec du
_ponguisé_ (pagnes rouges de Kong), des cotonnades indigènes
rayées bleu et blanc, des pagnes en calicot teints à Kong on
Dioulasou, quelques armes, de la poudre, un peu de cuivrerie, du
corail, du coton de couleur en fil, des foulards, quelques perles,
etc. On peut admettre que les marchandises européennes ne rentrent
que pour environ 100000 francs dans le mouvement commercial actuel
sur la seule route de Dioulasou, Kong et Djenné.
La proportion des marchandises européennes dans les transactions
pourrait certainement entrer pour moitié dans la valeur totale
des importations, ce qui peut nous donner un champ d’opérations
qui n’est pas à dédaigner, si notre commerce veut sérieusement
s’en mêler.
Bobo-Dioulasou n’a actuellement aucune relation avec Sikasso, dont
elle n’est éloignée que de douze petites journées de marche et
avec laquelle ce marché traite quelques affaires en poudre, armes,
captifs et chevaux en temps ordinaire.
Menguéra, d’après mes renseignements, n’est pas une ville, comme
l’écrivent Caillié et Barth ; on entend ici par Menguéra tout le
pays que nous connaissons sous le nom de Mienka, Mianka ou Mienkala,
dont les centres principaux sont : Ngana, Tiéré, Fienso, Néneinsou,
Ouattara et Djitamana. J’ai obtenu un bon itinéraire vers cette
région. Quelques marchands portent des kola dans le Menguéra et en
rapportent du sel.
Il existe encore un autre lieu d’échange pour le kola et le sel
au sud-ouest de Djenné, on le nomme Faramakhana.
Le Mossi envoie quelques chevaux à Dioulasou et Dasoulami. Les
marchands ne vont pas tous chercher le kola à Salaga ou dans le
Gottogo, ils poussent généralement jusqu’à Kintampo (à environ
huit jours de marche au sud-ouest de Salaga) ; pour s’y rendre,
ils prennent la route de Lobi et de Bouna.
J’ai trouvé ici deux mots français en usage : le mot _carda_,
désignant la carde à peigner le coton, et le mot _barifiri_
(barre de fer), indiquant la quantité d’or qu’il fallait jadis
porter à la côte pour obtenir une barre de fer. Le barifiri pèse
4 mitkhal, environ 17 grammes d’or, et coûte 120 à 130 sira de
cauries. C’est une façon de parler que de donner le prix de l’or ;
_je n’ai pu en trouver une seule barifiri_, même en en offrant 150
_sira_, d’où l’on peut inférer que s’il y a un peu d’or ici,
il n’y en a pas suffisamment pour le faire entrer en ligne de compte
comme objet de commerce.
1o Contrairement à ce que nous supposions, il existe au Soudan cinq
variétés de sel de provenances bien diverses. Tout le sel, qui
est consommé dans cette région jusqu’à Kong et au delà vient,
d’après les Haoussa et les gens de Djenné que j’ai interrogés,
des mines de sel gemme de Taodéni par Tombouctou à Djenné. Ce
qui m’a frappé, c’est qu’il est absolument blanc, d’un
grain très fin, et qu’écrasé il ressemble à notre sel fin de
table. C’est une contradiction formelle avec ce que dit Barth :
« Celle qui est la plus recherchée des cinq couches de sel des
mines de Taodéni s’appelle _El-Kahéla_ (la noire) ; sa couleur,
en réalité, n’est pas noire, mais consiste en un beau mélange
de noir et de blanc qui ressemble beaucoup au marbre. »
Il est impossible que Barth, qui est resté si longtemps à Tombouctou,
fasse erreur ; je crois plutôt que cette quatrième couche a été
épuisée quelques années après le passage de ce voyageur, et
qu’actuellement ce sel blanc provient ou bien des trois premières
couches, ou bien de la cinquième.
Les barres les plus légères pèsent au moins 32 kilogrammes ;
elles sont marquées à l’encre de diverses façons.
Quelquefois ces marques sont accompagnées de noms propres ; j’y ai
relevé ceux d’Omar, d’Othman et de Moussa. Ce sont probablement
les noms des premiers acheteurs ou du producteur.
Les prix que donne Barth ont tous changé. Ce voyageur a vu vendre,
à Tombouctou, les kola de 10 à 100 cauries ; leur valeur a depuis
considérablement augmenté. Dans toutes les régions voisines des
marchés que j’ai traversés, le plus petit kola coûtait toujours
plus de 10 cauries ; il n’y a que le kola de Mango qui coûtait à
Kong 5 cauries, mais qui, à Dioulasou, en vaut déjà de 20 à 25,
et c’est le meilleur marché.
En 1855, Barth dit que le sel est envoyé de Djenné à Sansanding,
où il est payé 2 mitkhal d’or la barre. Actuellement il vaut à
Djenné de 20 à 25 ba de cauries, c’est-à-dire 3 mitkhal d’or ;
rendue à Sansanding, la barre vaut 40000 cauries, chiffre bien trop
élevé pour pouvoir lutter contre les sels de Tichit, venant par
Ségou. D’après les renseignements que je crois avoir puisés à
bonne source, le sel de Taodéni ne dépasse pas à l’ouest Sâro
et San. La route qu’il suit est Taodéni, El-Arouan, Tombouctou,
Kabara, Sofouroula, Hamdallahi, Bandiagara, ou bien encore Mopti,
Niala, Djenné, Sâro, Bla. Ces marchés alimentent le Libtako,
le Djilgodi, le Mossi, le Kipirsi, le Mianka, Bobo-Dioulasou et les
États de Kong, une partie du Gourounsi, Oua et Bouna.
2o Le sel gemme en barres de provenance de la sebkha d’Idjil vient
par l’Adrar et Tichit dans nos possessions du Soudan français ;
dans l’est, les marchés extrêmes sont Sansanding et le Ségou ;
il alimente les États de Madané, de Samory, le Ouorodougou et le
Follona occidental.
3o Le sel en poudre de Daboya.
Transporté en calebasses ou en paniers, il alimente le Dagomba, le
Mampoursi, une partie du Gourounsi, le Lobi, Oua, Bouna et pénètre
dans la partie sud-est des États de Kong.
4o Le sel marin de la Côte d’Or anglaise, qui d’Accra remonte
la Volta. Il alimente les mêmes régions que le sel de Daboya et
pénètre beaucoup dans le Bondoukou et l’Anno.
5o Enfin, le sel marin fabriqué par les peuples de race agni, habitant
la côte entre les lagunes et la mer (environs de Grand-Bassam et
d’Assinie). Ce sel est transporté dans des paniers coniques par
tout le Sanwi, le Bettié, l’Indénié, l’Anno, le Baoulé, le
Morénou, l’Attié, l’Ébrié, etc. ; les Jack-Jack et les gens
de Dabou en alimentent tout le bassin du Bandamma ou rivière Lahou.
En jetant un coup d’œil sur une carte, on constate qu’il existe
dans cette partie du Soudan une zone, située entre 8° et 10° 30′
de latitude, où l’on peut se procurer les cinq variétés de sel,
et que les autres régions sont moins favorisées sous ce rapport,
puisqu’elles ne sont alimentées que par une seule variété.
[Illustration : Barre de sel.]
On constate également que les sels de provenance européenne ne sont
transportés qu’à 500 kilomètres environ de la côte ; que celui
fabriqué par les indigènes ne supporte qu’un transport de 300
kilomètres ; tandis que les sels gemmes du Sahara, par leur extrême
bon marché, peuvent encore lutter avec tous les autres sels à Kong,
c’est-à-dire à près de 1300 kilomètres des mines de Taodéni.
Dès mon arrivée à Dioulasou, je m’informai de Kongondinn,
le chef auquel j’étais adressé, et envoyai Diawé saluer celui
qui le remplace à Kotédougou, car ce Ouattara est absent depuis
des années. Il habite un village frontière du Tagouara, pays avec
lequel il a maille à partir depuis plus de vingt ans et qui n’est
pas encore absolument soumis. Actuellement ce chef réside, ainsi que
son frère Pinetié, à Kokhoma, à quelques kilomètres au nord de
Dandé (route de Djenné). Il est secondé, dans son organisation
du territoire des Tagouara, par un autre chef, nommé Baba Ali,
qui occupe, avec les Bobo-Dioula, un village situé un peu plus
à l’ouest, nommé Gouéré. Sabana Ouattara avec les Dokhosié,
et Souloumananofé avec les Tiéfo sont à Dandé, également dans
le Tagouara, pour réprimer les brigandages auxquels se livrent
les peuplades des environs. Ils occupent militairement la route de
Bobo-Dioulasou à Djenné.
Diawé ne trouva à Kotédougou que Mamorou, connu sous le nom de
Morou, un Ouattara, fils de Kankan, parent de Karamokho-Oulé, chef
de Kong. Morou fit quelques difficultés pour me recevoir, mais quand
il eut pris connaissance de mon sauf-conduit, il n’hésita plus ;
c’était, d’après la lettre, bien chez lui que je devais me rendre
et passer pour aller dans le Mossi. Lorsque Diawé lui demanda pour
moi un homme pour me conduire chez Kongondinn, afin de conférer avec
celui-ci sur le chemin à suivre, il avoua que ce dernier chef lui
avait ordonné de faire le nécessaire pour me faire gagner le Mossi,
et qu’il ne désirait pas me voir, de peur de mourir en voyant un
blanc, etc. Ce refus me contraria beaucoup, d’abord parce qu’il
m’enlevait l’occasion de juger de l’importance et de relever
les deux rivières qui forment la branche occidentale de la Volta et
d’amorcer les routes de Djitamana et de Djenné ; ensuite parce
que depuis ma sortie de Kong c’est le cinquième chef qui refuse
d’entrer en relations avec moi et de me voir. Voici leurs noms :
1o Bakary, chef des Komono ;
2o El-Hadj Karamokho Koutoubou, de Sidardougou ;
3o Amory, chef des Tiéfo, résidant à Noumandakha, qui me fit
dire pendant mon séjour à Dasoulami de ne pas chercher à le voir ;
4o Dayagabé Soro, chef de Sia (village des Bobo, à Dioulasou) ;
5o Kongondinn Ouattara.
Voyageant dans d’aussi tristes conditions, je laisse à penser
s’il m’est permis de faire utile besogne. Presque accusé de
sorcellerie par cette population ignorante, et suspecté comme un
être malfaisant, il m’est extrêmement difficile d’obtenir
des renseignements sur la région que je parcours, toute question
imprudente, tout acte de ma part mal interprété pouvant me faire
sans merci rebrousser chemin. Je suis donc obligé de me tenir sur la
plus entière réserve ; il ne m’est permis de voyager que très
lentement et de ne m’avancer qu’avec la plus grande prudence,
n’étant effectivement protégé par aucun chef du pays.
Si jusqu’à présent j’ai réussi à pénétrer jusqu’à
Dioulasou, ce n’est que grâce à ma lettre de recommandation de
Kong et à de nombreux cadeaux. Si je voyageais avec une simple
petite pacotille, dès le quatrième ou cinquième jour de route
je me verrais forcé de revenir en arrière, abandonné par tous
ceux (musulmans et fétichistes) qui, peut-être, ne me secondent
actuellement que par intérêt.
A Dioulasou j’ai été, plus qu’ailleurs, obsédé par des gens
qui me demandaient des médicaments ; s’il y a une sollicitation
de laquelle il faut se méfier, c’est bien celle-là.
Qu’un malade auquel on aurait administré un médicament absolument
inoffensif, pour se débarrasser de son obséquiosité, vienne à
mourir, sûrement l’Européen sera accusé de lui avoir jeté un
sort ou d’avoir précipité sa mort.
C’est ainsi que le major Laing, qui soignait une vieille femme,
près d’El-Arouan (au nord de Tombouctou), fut accusé par les
Bérabisch de l’avoir empoisonnée et fut assassiné.
Voici comment je me tirais d’embarras ; cette méthode m’a toujours
réussi et me procurait, outre l’avantage de m’éviter des clients,
celui de me concilier l’amitié de la plupart des indigènes.
Je répondais invariablement aux solliciteurs :
« C’est vrai, les blancs connaissent beaucoup de médicaments,
mais ils sont propres à leur pays. Allah a donné à chaque pays
et à chaque peuple les médicaments et les plantes qu’exige
le climat. Nos médicaments, qui sont bons pour nous, seraient
certainement dangereux pour vous. Pourquoi me demandez-vous cela,
à moi qui suis étranger ? Vous avez ici des vieillards à barbe
blanche qui voyagent depuis plus de cinquante ans dans la brousse
et qui connaissent tout : ce sont eux qu’il faut consulter ; leurs
conseils ne vous feront pas défaut, j’en suis sûr ; adressez-vous
à eux, Allah vous aidera. »
Les anciens, accroupis autour de moi, et l’auditoire entier ne
manquaient jamais de dire en forme de conclusion : « Ce blanc parle
bien, et ce qu’il dit est vrai, _ini-sé_, « merci ».
L’imam de Dioulasou, lui aussi, venait me demander des remèdes
et des préservatifs contre les maladies, la guerre, les revers de
fortune. Ce qu’il tenait surtout à savoir, c’est le nom des
deux femmes d’Abraham. « Si tu me les apprends, me disait-il,
ma fortune est faite, parce que j’ai rêvé cela la nuit, il faut
que tu me le dises, j’ai absolument besoin de le savoir, sans quoi
je ne réussirai nulle part. » Un autre musulman m’a demandé avec
instance de lui révéler le nom de la femme de Jacob.
Ces malheureux sont d’une naïveté, d’une crédulité, dont
rien n’approche. Heureusement qu’ils n’ont pas affaire à une
société plus avancée qu’eux, sans quoi ils se feraient exploiter
dans la belle acception du mot.
_Mercredi_ 25 _avril._ — Le départ de Bobo-Dioulasou a lieu sans
incidents : l’imam et quelques musulmans m’accompagnent jusqu’à
la sortie du village.
Après avoir traversé Goua (village bobo), on atteint l’extrémité
du plateau Dasoulami-Dioulasou, dont la descente a lieu assez
facilement et ne nécessite pas le déchargement des animaux. On
chemine ensuite le long de la base de ce soulèvement.
Dans la plaine on ne découvre que quelques collines mamelonnées peu
élevées, isolées, semées au hasard, et n’ayant l’air de se
rattacher à aucun système orographique. Sur une de ces collines est
perché un village bobo nommé Koro, au pied duquel passe la route
de Bouna.
Partout autour de la base du plateau se trouvent entassés de gros
blocs de granit arrondis ; ailleurs ce sont des grès anguleux
disposés et amoncelés d’une façon bizarre : on se croirait
presque dans le lit d’un ancien glacier.
Il n’en est rien cependant, car nulle part je n’ai remarqué
de traces d’affaissement ni de vestiges de moraines. Les couches
de grès sont bien horizontales et disposées régulièrement. Ce
désordre géologique est plutôt dû à l’action des eaux, qui,
aidées des agents atmosphériques, ont à la longue désagrégé une
partie de ce grand plateau, enlevé et entraîné les terres meubles,
laissant à nu les blocs jadis recouverts de terre végétale, et
érodé les hautes terres, dont les mamelons de la plaine ne sont
plus en quelque sorte que les témoins.
A Bokhodougou on s’éloigne légèrement du plateau pour s’en
rapprocher un peu plus loin. A la sortie de Niamadougou on franchit
le dernier contrefort par un petit col d’où l’on aperçoit
Kotédougou.
En approchant du village, je fus frappé de l’animation qui régnait
aux abords ; je me demandais ce que cela signifiait, lorsque Diawé,
qui a meilleure vue que moi, me dit : « _Ici, ma lieutenant, jamais
des dou qui fini_ », ce qui dans son langage veut dire : Il ne manque
pas de _dou_ par ici.
Il y en avait, en effet, partout, autour des cases, sous les arbres,
dans les champs, dansant, faisant la roue, marchant sur les mains et
courant de temps à autre après les spectateurs.
J’avais déjà vu de ces êtres grotesques à Dioulasou ; je vais
dire ce que j’en sais :
Les _dou_ sont des individus ridiculement déguisés, portant des
vêtements sur lesquels on a cousu du _dafou_ (chanvre indigène),
des fibres et des feuilles de palmier ban ; comme coiffure, ils ont un
bonnet ou une calotte également en _dafou_, surmonté d’un cimier
en bois rougi à l’ocre, ou quelquefois muni d’un bec d’oiseau
également en bois. Deux trous sont ménagés dans la calotte pour
les yeux.
Ces dou sont abreuvés gratuitement de dolo par la population, qui
leur fait cortège ; nuit et jour ils circulent dans le village, dans
les champs, et rossent d’importance les gamins et quelquefois les
grandes personnes, quand ils en rencontrent d’assez naïves pour
avoir peur d’eux. Habillés de la sorte, circulant par la grande
chaleur et buvant force dolo, on a vu de ces individus devenir ivres
furieux et assommer des gens à coups de trique.
[Illustration : Promenade des _dou_.]
C’est une coutume des Bobo : à la nuit tombante et au petit jour,
les hommes suivent les dou en chantant en chœur à pleins poumons
un air grave qui n’est pas sans harmonie. Malheureusement ce chant
est entrecoupé par des cris de bêtes féroces que pousse ce peuple
à demi sauvage.
Cette promenade des dou n’a lieu que rarement. Les Mandé, qui
ne sont pas observateurs, ne m’ont pas renseigné, mais je crois
pouvoir affirmer que c’est surtout à l’entrée de l’hivernage
qu’ont lieu ces cérémonies. Pour eux, les processions dans les
lougans ont peut-être pour but d’en chasser les esprits malfaisants
au moment de la culture, ou bien encore de faire pleuvoir.
Chez les Bambara et les Malinké du haut Sénégal, il existe aussi
des dou, mais ceux-ci sont inoffensifs. J’en ai vu deux un soir à
un tam-tam de Komantara (Médine) chez Demba Sambala qui ne venaient
là que pour danser. Les Khassonké les appellent _mama_ (ancêtres).
Kotédougou était encore il y a une trentaine d’années un village
peuplé exclusivement de Bobofing. Quand Kongondinn Ouattara et son
frère Pinetié vinrent des environs de Kong (route de Djimini), avec
leurs captifs à leur suite, s’y fixer, les Mandé suivirent, et peu
à peu les immigrants formèrent deux villages. Le groupe total prit
alors le nom mandé de Kotédougou. Ce changement de nom n’est pas
rare dans cette région. En jetant un coup d’œil sur l’itinéraire
que j’ai parcouru pour me rendre de Kong ici, on remarquera que les
villages traversés par le chemin Kong-Djenné portent en majorité
des noms mandé, quoique la plupart d’entre eux aient été créés
par des Komono, des Dokhosié, des Tiéfo, des Bobo, et aient porté,
à l’origine, des noms d’étymologie autochtone.
A la suite des guerres qu’El-Hadj Mohammadou Karanta, ex-chef
de Ouahabou, fit dans le Dafina et le Niéniégué, un troisième
élément, peu nombreux, composé de quelques familles du Dafina,
est venu se greffer à cette population.
Les étrangers qui sont ici les plus anciens et en même temps les
moins nombreux sont les Foulbé[78], représentés par une dizaine de
familles, dont quelques-unes possèdent des captifs ; d’autres moins
heureuses n’ont ni captifs ni troupeaux, et celles-ci élèvent
le bétail pour le compte des Bobo et des Mandé, dont ils sont en
quelque sorte les métayers. Cependant aucun d’eux n’est captif,
comme je l’ai constaté dans le Follona, à Kong, chez les Komono
et les Dokhosié. Dans ces pays on trouve un ou deux Peul captifs
dans chaque village où il y a un troupeau, mais ce sont des Foulbé
métissés, presque noirs.
Kotédougou marque la limite sud où l’on rencontre le Peul libre
établi avec sa famille. Les Foulbé que j’ai interrogés m’ont
dit qu’ils sont Sidibé, venus du Borgou ou Bourgou il y a environ
soixante ans. J’ai cru tout d’abord qu’il s’agissait du
Bargou ou Borgou situé au nord du Yorouba, et je me disais que Duncan
pouvait bien avoir raison en signalant la présence vers Assafouda de
gens qu’il croyait d’origine peul. Je me suis donc plus amplement
informé auprès des vieux Foulbé, qui m’ont fait voir le Borgou
au nord et au nord-est ; cela m’a fait souvenir que Mage, dans son
histoire du Macina, dit que tandis que Tidiani gouvernait Hamdallahi
et Bandiagara, Balobo, frère d’Ahmadou cheikh, s’était réfugié
dans le _Borgou_.
[Illustration : Croquis de Kotédougou.]
Voici ce que j’ai appris à ce sujet : _Borgou_ veut dire en poular
« fourrage vert », c’est le _bing kendé_ du Mandé. On est convenu
de dénommer ainsi la presqu’île formée par les deux bras du Niger
des environs de Sâro à Mopti, parce que c’est seulement dans cette
région que pendant toute l’année on trouve du fourrage vert pour
les chevaux : du _borgou_[79].
Djenné et ses environs, quoique faisant partie du Borgou, sont
désignés aussi sous le nom de _Djennéri_.
Les environs de Sofouroula, Hamdallahi et jusque vers Bandiagara sont
désignés sous le nom de _Fakhalla_.
L’ensemble des pays foulbé de la rive droite est connu par les
Foulbé de cette région sous le nom de _Fouta_ et ils n’entendent
par Macina que les pays de la rive gauche du bras principal du Niger
au nord de Diafarébé et de Sarédina.
Quant à Bandiagara et à toute la région des environs, c’est
simplement le Tombokho. Bandiagara en est la capitale. Elle sert en
même temps de résidence à Mounéri, chef des Foulbé, et à Domo,
chef des Tombokho.
Il n’y a à Bandiagara que fort peu de Foulbé. La suite de Mounéri,
successeur de Tidiani, occupe un groupe de cases, tandis qu’il y
a dans Bandiagara quatre ou cinq gros villages de Tombokho. Le tout
est entouré d’une seule et même enceinte.
Un Peul, venu de Ouaranko, m’a exactement fixé sur l’époque
de leur migration chez les Bobo ; elle date de 1828 ou 1829, de
l’époque où Ahmadou cheikh, fils d’Ahmadou Amat Labbo, conquit
le Djenné sur le Ségou.
Les Foulbé de Kotédougou ne vivent pas dans le village même :
ils se sont établis dans des cases en paille très confortables,
à quelques centaines de mètres à l’ouest et au sud des villages
Bobo et Mandé. Leurs petites propriétés sont entourées de haies
vives ou de haies artificielles en épines. L’intérieur de leurs
demeures est d’une propreté remarquable. Les abords sont dépourvus
d’herbe et sablés. Les Foulbé vivent ici sous l’autorité des
chefs du pays, mais règlent leurs différends en les soumettant
au plus ancien des leurs ; dans certains cas, ils en réfèrent à
Wouidi, qu’ils considèrent un peu comme leur souverain. Ce chef
réside à quinze jours de marche vers le nord, à Barani ou Baréni
(route de Dioulasou à Bandiagara).
Les hommes sont uniformément vêtus d’un grand doroké blanc
en cotonnade du pays. Moins ample que celui des noirs musulmans,
ce vêtement a beaucoup d’analogie avec la gandoura arabe. Ils
ont adopté comme coiffure le bonnet mandé à deux pointes dit
_bammada_, également en cotonnade blanche. Ils sont peu métissés
et presque blancs. Tous sans exception sont musulmans, mais ivrognes
dans toute l’acception du mot. Vers cinq heures du soir il n’est
plus possible d’avoir un entretien sérieux avec eux : jeunes gens,
adultes et vieillards sont ivres.
En dehors de l’élevage du bétail ils ont aussi de belles cultures
entretenues avec soin, je pourrais presque dire avec luxe.
En général ils ne sont pas tatoués, quelques-uns sont cependant
marqués comme les Dioula ou les Dafina. Tous ont les dents de la
mâchoire supérieure excessivement saillantes, ce qui rend leur
bouche plus que disgracieuse.
Les femmes ont le type sémitique très prononcé. Comme coiffure,
elles portent les cheveux relevés sur le sommet de la tête en forme
de casque, dont le cimier est agrémenté de cuivrerie mélangée de
petits coquillages blancs. A l’extrémité postérieure du cimier
sont suspendus six ou huit tubes plats en cuivre recouverts de coton
artistement arrangé en forme de grappes de sorgho qui retombent en
arrière et dissimulent la nuque.
Leurs enfants sont absolument nus. J’ai vu de jolies fillettes de
sept à huit ans bien coiffées, mais pas même couvertes d’un
chiffon. Pour des nègres, passe encore ; pour des enfants à peu
près blancs, cela choque l’œil et fait pitié.
Leur langue est à peu près celle que parlent les Toucouleur du Fouta
sénégalais. Quand la conversation ne sortait pas des choses banales,
je comprenais tout ce qu’ils disaient. Entre eux ils ne parlent
que le poular. J’ai remarqué qu’ils disent indifféremment : _a
nani poular_, « tu comprends le poular », ou _a nani foulfouldé_,
« tu comprends le foulfouldé ».
[Illustration : Habitations des Foulbé de Kotédougou.]
Hommes, femmes et enfants savent en outre parler le bobo et surtout
le mandé-dioula. La population totale de Kotédougou s’élève
à environ un millier d’habitants. Dans ce chiffre les Bobofing
entrent pour moitié.
Quoique ce village soit grand, il n’a pas de marché : les habitants
sont forcés d’aller soit à Dasoulami, soit à Dioulasou, pour
faire leurs provisions et vendre leurs produits. Les Mandé-Dioula
et les Dafina s’occupent un peu de tissage et surtout du commerce
de chevaux.
En arrivant à Kotédougou, je tombai très gravement malade (fièvre
bilieuse hématurique). La nouvelle s’en répandit bientôt dans la
région, et je reçus à cette occasion des cadeaux en vivres des gens
de Dousoulami et de Dioulasou, qui envoyèrent souvent prendre de mes
nouvelles. Si un peu plus haut j’ai porté un jugement téméraire
sur les gens qui se disaient mes amis, je m’empresse ici de leur
rendre justice : quelques-uns d’entre eux m’ont prouvé qu’ils
avaient réellement de l’affection pour moi.
Dès que je me sentis hors de danger, je fis des démarches auprès de
Morou pour partir. Ce chef a malheureusement peu d’influence, il est
apathique et presque abruti, quoique étant tout jeune. N’étant
jamais sorti de Kotédougou, c’est à peine s’il connaissait
quelques villages aux environs et le nom de leurs chefs. Il s’adressa
tout d’abord aux Foulbé pour me faire conduire par l’un d’eux
auprès de Wouidi, à Baréni, en priant ce chef de me faire gagner
le Mossi. Aucun de ceux-ci ne voulut s’en charger, donnant pour
prétexte la sotte légende de la mort de Tidiani causée par la
visite récente de Caron.
Leur refus ne me déplut pas du tout, au contraire : le territoire de
Baréni est loin d’ici et n’est séparé du Fouta que par deux
villages du Dafina ; de plus, Wouidi est parti avec ses guerriers
pour une expédition dans le Djimballa ; une fois entré dans ce pays,
je n’en serais plus sorti de longtemps.
Le successeur de Tidiani est mort, et personne n’a voulu me donner
le nom du nouveau souverain[80] : j’ignorais donc ses dispositions
à notre égard ; de plus, une lettre du docteur Tautain (commandant
du cercle de Bammako), qui me parvint à Tiong-i, m’annonçait
qu’il fixait au mois de décembre son départ pour un voyage
par terre à Tombouctou et dans le Macina. Ma présence dans ce
pays était donc inutile ; il ne m’était du reste pas facile de
rouvrir des négociations avec le Macina, ignorant absolument les
causes pour lesquelles le commandant de la canonnière le _Niger_
n’avait pas réussi à traiter. La canonnière n’était pas de
retour à Bammako au départ du courrier du commandant de Bammako et
il ne savait pas de détails.
Morou, pressé par moi, se renseigna auprès des Dafina ; de mon
côté, je m’entourai de renseignements sur la nouvelle région que
j’avais à traverser, et il fut décidé qu’on m’adresserait
à Doufiné, chef des Bobo Niéniégué de Bondoukoï. Ce chef est
en relations avec le Dafina et se chargerait de me faire gagner le
Yatenga par le Dafina.
Trois jours avant mon départ, Diawé me présenta un homme originaire
du Gadiaga qui demandait à me parler. Ce malheureux a été fait
captif tout jeune par les gens d’El-Hadj Omar et conduit à
Djenné et Bandiagara, où il fut plus tard vendu à Ahmadou Barou,
chef de qbaïla à Kong, qui le libéra[81] ; il a fait de nombreux
voyages dans ces régions, mais il n’a jamais réussi à se créer
des ressources suffisantes pour regagner son pays. Ce pauvre homme
n’était pas vêtu : il me supplia de le prendre à mon service et de
lui faire gagner plus tard Bakel. Sur ses instances je me décidai à
l’engager, comptant l’utiliser ultérieurement comme courrier. Il
me donna d’utiles renseignements sur ces régions et surtout sur
Bandiagara, Djenné et les chemins qui y conduisent. Il me confirma
des itinéraires que j’avais réussi à me procurer à Dioulasou
et pendant la route. Je crois utile de les donner ci-dessous, car,
surtout à propos de Djenné et des cours d’eau avoisinants, il
règne encore une certaine confusion, due au manque de détails dans
la relation de voyage de Caillié et dans celle de Barth, qui n’en
parle qu’accessoirement.
_Renseignements sur Djenné._
Djenné n’est pas situé dans une île : quand on vient du sud,
il n’y a que le Baoulé à traverser ; mais pendant les hautes eaux
il se forme autour de la ville des inondations qui proviennent soit
du débordement du marigot de Diafarébé, soit du Baoulé, ce qui
permet en hivernage de communiquer en pirogue de Niala et Diombalo,
situés sur la rive gauche du Baoulé, avec Séno-Say, et le marigot
de Diafarébé en passant contre le tata de Djenné.
En saison sèche les marchandises venant de Tombouctou et passant en
transit à Djenné sont débarquées à Niala, portées à bras à
Djenné, et de Djenné à Séno-Say, où elles sont embarquées pour
Diafarébé. De même, les marchandises venant ou allant à San et
tout le long du Baoulé sont débarquées et embarquées à Diombalo.
Niala et Diombalo, ces deux escales du Baoulé, sont situées à une
bonne portée de fusil de Djenné. Séno-Say en est éloigné d’un
kilomètre environ.
D’après El-Békri, la ville de Djenné fut fondée au commencement
du deuxième tiers du Ve siècle de l’hégire (435 ; ère chrétienne
1043-44). Elle était au début _païenne_. A la fin du VIe siècle
de l’hégire (vers l’an 1200), les habitants commencèrent
à se convertir. A cette époque le sultan de Djenné, كنبر
(probablement Kanbara), embrassa l’islamisme, et les habitants de
Djenné suivirent son exemple.
La ville s’enrichit par la suite avec le commerce du sel (de
_Teghasa_) et de l’or (de _Bitou_).
Ahmed Baba (_Zeitschrift der Deutschen Morgenländ.-Gesellsch._, Bd
IX, S. 528) s’exprime clairement sur l’emplacement de Djenné ;
aucun doute ne peut subsister.
Voici son texte :
« Quand le fleuve monte, Djenné se trouve pour ainsi dire dans
une île du fleuve ; mais dès que le fleuve baisse, les eaux se
retirent de la ville. Du commencement d’août, l’eau du fleuve
entoure la ville, et à partir de février l’eau reste éloignée
de la ville. »
Il est très curieux de remarquer qu’Ahmed Baba, quoique étant
né et ayant vécu à Tombouctou, connaisse les noms des mois du
calendrier Julien.
« Dans le temps, Djenné était situé en un lieu nommé زخرُ
(peut-être Zakhorou). Plus tard les habitants abandonnèrent ce
lieu et vinrent se fixer à l’endroit où s’élève la ville
aujourd’hui. »
Voici les routes principales venant du sud, en les énumérant de
l’ouest vers l’est :
1o La route du Mianka et Djitamana, aboutissant à San, où elle se
bifurque pour se diriger d’une part sur Sâro, de l’autre sur
Djenné par Koroni, où elle rejoint l’itinéraire Caillié.
2o La route suivie par Caillié, qui de Koroni se dirige sur Médina,
Koninian, etc., et suit le fleuve. Caillié en atteignant Somou a
traversé un débordement du Baoulé, et à partir de Koro il a suivi,
sans s’en douter, les bords de cette rivière à 10 kilomètres
environ et même quelquefois moins.
3o La route Kong-Dioulasou, qui de Foromandougou passe à Bankoumani,
Papourou et Baramandougou.
4o La route de Bouna et du Lobi, qui passe soit à Kotédougou, soit à
Dioulasou, pour de là traverser la Volta Noire à Bossola et passer
à Aléarasou. Elle se bifurque à Bénéna, se dirige à l’ouest
par Fiou sur Bankoumani, et à l’est par Yéréni sur Koninian.
5o La route venant de Ouaranko par le territoire de Wouidi et Tori,
où elle quitte la route de Bandiagara pour passer à Tou et Tomina.
Le point de passage du Baoulé pour toutes ces routes est Touara ;
on débarque un peu en aval, à Diombala.
Les trois centres les plus peuplés après Djenné sont : 1o
Hamdallahi, à 4 kil. 500 du Baoulé. 2o Sojouroula, marché très
important pour le sel ; il alimente tout le Yatenga, le Gourounsi,
Oua et la partie ouest du Mossi ; le sel de Waghadougou provient de
Sofouroula. 3o Bandiagara, capitale du Tombo ou Tombokho, à la fois
résidence du souverain du Macina et de Domo, chef le plus influent
du Tombokho.
Dans le Sâro, qui n’appartient ni au Ségou ni aux États toucouleur
du Macina, se trouvent des Sonninké ou Marka, qui forment la classe
gouvernante et dirigeante, et une population nommée _Pondouri_[82]. Ce
peuple habite quelques villages, et ne parle ni le sonninké, ni
le songhay.
De Bobo-Dioulasou à Djenné, ou plutôt de la branche nord de la Volta
Noire (à deux jours de marche dans le nord de Dioulasou) jusqu’au
Baoulé de Djenné, se trouve une région très étendue, soumise à
l’autorité du chef de Kong, mais divisée en nombreuses petites
confédérations comprenant des peuples qui diffèrent essentiellement
entre eux.
Elle n’est désignée par les gens qui voyagent que par deux noms :
le territoire des Bobo-Oulé, qui s’étend jusqu’à Djenné,
et le Tagouara, qui comprend toute la partie sud-ouest voisine du
Kénédougou et du Mianka. La population du Tagouara semble offrir
quelques liens de parenté avec les Siène-ré des États de Tiéba.
S’il est vrai que les deux peuples qui habitent cette région
appartiennent en majeure partie aux Tagouara et aux Bobo-Oulé, il faut
aussi citer de nombreuses petites enclaves d’autres peuples qui,
semées comme au hasard sur ce vaste territoire, empêchent d’en
déterminer exactement les limites linguistiques et ethnologiques.
L’élément dominant de cette région est le Bobo-Oulé, parmi lequel
on distingue encore le Bobo-Dioula (partie civilisée, commerçante
et industrielle de cette vaste famille) ; viennent ensuite :
Les Dafing ou Dafina ;
Les Niéniégué ;
Les Foulbé, dont nous venons d’entretenir le lecteur ;
Les Mandé, disséminés un peu partout ;
Les Léna ou Léla, peuplade peu considérable envahie par
l’élément peul (centre principal Tabanincoro) ;
Les Bobofing ;
Les Tagouara ;
Les Bobo-Tombo, fraction des Bobo, habitant sur les confins du Yatenga.
C’est cette région, avec le Gourounsi, le Lobi et la partie est
des États de Tiéba, qui renferme la plus grande quantité de peuples
d’origine et de famille ethnographiques diverses. Ils offriront un
vaste champ d’étude aux voyageurs qui auront plus tard la bonne
fortune de les décrire.
La région dont nous venons d’énumérer les divers peuples est
arrosée par les affluents de la branche nord de la Volta Noire,
et probablement aussi par le fleuve coupé par Caillié à Kouoro
(Kouara-ba).
Les marchands circulant souvent sur le chemin Bobo-Dioulasou-Djenné
m’ont affirmé cependant qu’on ne traversait aucune rivière de
Samandini au Baoulé de Djenné, ce qui prouverait que si l’on
coupe le Kouara, c’est qu’il n’est encore qu’une rivière
insignifiante.
Il existe une certaine confusion dans l’ouvrage de Caillié à ce
sujet (voir tome II, page 130). « Cette rivière, dit-il, vient du
sud et coule rapidement du _nord-est à l’est_. » Dans ce cas,
elle ne se dirigerait pas sur Kaya et le Ségou, comme Caillié le
dit lui-même plus haut ; il y a certainement erreur d’impression.
Enfin, une troisième rivière, le Bendougou, sépare cette région
du Mianka et du Bendougou. Vers le nord, quelques débordements du
Baoulé s’avancent très loin dans les terres et constituent des
marais aux environs de Fienso, San et Somou.
Les routes principales qui coupent cette région ont toutes une
direction générale nord-sud ; elles relient les entrepôts de
sel aux entrepôts de kola (voir pour le mouvement commercial les
chapitres _Kong_ et _Bobo-Dioulasou_).
Le Touagara est traversé par le chemin Dioulasou, Djitamana, Yankasou,
Bla et le Ségou. Ce chemin coupe l’itinéraire Caillié à Ouattara
et rejoint la grande route Sikasso-Djenné à Djitamana même.
Un chemin direct relie les États de Kong à Djenné ; il part
de Bobo-Dioulasou, passe à Bama et à Samandini et aboutit à
Baramandougou et à Touara au Baoulé. Enfin, le chemin direct
de Bouna, par le Lobi, Kotédougou, Bossola, Aléarasou, Douki et
Bénéna, où il se bifurque en deux : la branche ouest passe à Fiou
[résidence d’un fils de Balobo (Ahmadou Labbo), ex-chef du Macina],
pour aboutir également à Baramandougou, tandis que la branche est
passe à Yéréni, pour aboutir à Koninian.
Un seul chemin important traverse cette région de l’ouest à
l’est. Il met en communication Bla et le Bendougou, San, Ouonincoro
et le Yatenga.
★
★ ★
La description d’une autre région non moins intéressante, dont
je n’ai traversé que quelques districts, doit également trouver
place ici. Je veux parler du vaste rectangle compris entre le Gottogo
ou Bondoukou au sud, les États Foulbé au nord, les territoires de
Kong et de Bobo-Oulé à l’ouest et le Mossi à l’est. Le Dafina
y occupe à peu près une position centrale.
Le Dafina est borné au nord : par le territoire des Bobo-Oulé
et le Tombo, qui fait partie des États toucouleur du Macina ;
à l’est, par le Yatenga, le territoire des Sommo, le Kipirsi et
le Gourounsi ; au sud, par le territoire des Lama ou Nokhodossi,
le pays des Bougouri et les Bobofing ; enfin, à l’ouest, par le
territoire des Niéniégué, des Léla et des Bobo-Oulé.
La partie nord du Dafina se nomme Douroula ; elle est, comme la
partie méridionale, subdivisée en petites confédérations, dont
les principales sont celles de Tori, Konna, Kon, Yéré, Soin,
Safané (chef Ousman), Ouri, Tounou (chef Yéritié) et Ouahabou
(chef Karamokho Mouktar).
Dans le Dafina même se trouve une enclave de Foulbé qui comprend
une vingtaine de villages, dont les plus importants sont Férobé,
Ouonincoro (chef Saloundaba), Kolonka et Baréni, résidence de Wouidi,
chef peul très influent, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler
lors de mon voyage à Kotédougou.
Ce territoire peul n’est séparé du Macina que par une petite
confédération dafina, qui comprend Soukoura et Tori. Au sud de
l’État peul de Wouidi se trouvent, répartis comme en avant-gardes,
des groupes de Foulbé variant, suivant les villages, de quatre
à quatorze familles ; ils sont établis à Kotédougou, Koroma,
Satéré, Bondoukoï, Ouakara et Yaho. Plus à l’ouest il y a aussi
quelques groupements, dont le plus important se trouve à Douki, qui,
tout en étant habité en majorité par des Bobofing, a un chef peul.
Si ces avant-gardes ne semblent avoir fait aucun progrès depuis
soixante ans qu’elles sont venues dans le pays, c’est que leur
mouvement vers le sud s’est subitement arrêté, en se heurtant à
l’élément mandé-dioula de Kong.
Les Foulbé se trouvent en effet ici en présence d’une puissante
race envahissante qui procède à peu près comme eux. Les Mandé
viennent se fixer d’abord dans les pays nouveaux par petites
agglomérations, puis, tout en se développant plus rapidement qu’eux
par l’acquisition d’esclaves qu’ils affranchissent et groupent
autour d’eux, ils ne cessent de renforcer leurs avant-gardes par
de nouvelles colonies qu’ils envoient s’établir dans le pays.
L’immigrant mandé a un avantage considérable sur son concurrent
peul. Il est d’abord noir, ce qui le rend moins suspect ; puis, par
sa connaissance de beaucoup de pays et sa réputation justifiée de
commerçant, il est neuf fois sur dix favorablement accueilli par les
chefs du pays. Ne sont-ce pas les Dioula-Mandé qui procurent armes,
poudre et chevaux aux chefs ? N’est-ce pas par leur intermédiaire
seulement que ces derniers écoulent les captifs qu’ils font à la
guerre ? Tout le monde sait que les peuples primitifs, mal armés, ne
peuvent s’aventurer en dehors de leur pays sans être faits captifs ;
le Mandé-Dioula seul passe partout. L’arrivée de quelques familles
mandé-dioula dans un pays peut donc être considérée par un chef
comme un nouvel élément de puissance.
Les relations des Mandé-Dioula avec les pays voisins les appellent
aussi bien vite à s’immiscer dans les affaires extérieures du
pays : ils deviennent médiateurs et conseillers intimes des chefs.
Ils sont, en outre, assez politiques pour adopter les tatouages de
leurs nouveaux compatriotes, comme l’ont fait les Mandé du Follona
et du Ouorodougou en adoptant le tatouage siène-ré, les Dioula
de Kong en s’entaillant les joues et le ventre comme les Komono,
les Dokhosié et les Tiéfo, et ceux du Mossi en prenant les marques
caractéristiques des autochtones.
Puis, tout en s’occupant activement de culture, les Mandé font
élever leur bétail par des captifs peuls métissés, se procurent
à l’aide du tissage et de la teinture des ressources qu’ils
font prospérer.
Pendant la saison qui suit la récolte et précède l’époque des
semis (novembre à juin), leurs enfants et leurs _wolossou_ (captifs
de case) vont commercer par tous les chemins. Le Mandé est donc, dans
un sens, beaucoup plus actif que le Peul, son concurrent envahisseur,
puisqu’il sait utiliser toutes ses forces vives pour augmenter le
nombre de ses esclaves, ce qui dans ces régions équivaut à richesse
ou au moins à aisance relative, car il ne faut par oublier que le plus
ou moins grand nombre d’esclaves fixe la richesse individuelle. Cette
activité commerciale place rapidement le Mandé dans une situation
bien supérieure à celle du Peul, qui ne s’occupe que de culture
et de l’élevage du bétail.
Dans le Macina seulement, les Foulbé travaillent la laine et
confectionnent les couvertures dites _kassa_ ; rarement ils sont
marchands. Arrive une épidémie, une razzia ou un revers de fortune
quelconque, le Peul est forcé de se faire domestique, de garder et
de s’occuper des troupeaux pour le compte de gens auxquels il est
souvent intellectuellement supérieur. Dans beaucoup de régions,
le Peul arrive aussi en trop petit nombre, les agglomérations sont
forcées de se disséminer dans le pays à cause des précautions
qu’ils doivent apporter dans le choix des pâturages. Ils ne peuvent
pas se fixer dans les contrées très coupées, peu défrichées,
où les pâturages sont rares, et les nombreux insectes nuisibles
aux animaux. Il leur faut des plaines élevées et non des pays à
demi sauvages, couverts d’arbustes et coupés par des bas-fonds
marécageux.
Le plus souvent aux premiers groupes n’en succèdent pas d’autres ;
ils finissent ainsi par se noyer dans la population noire à un tel
point qu’il est à peine possible de les distinguer. Nous en avons
des exemples frappants : je ne citerai que les Kassonké, pour la
plupart Sidibé, les Malinké du Fouladougou et du Gangaran, pour
la plupart Diallo, Diakhité, Sankaré, puis la population peule,
absolument noire, du Ouassoulou, portant les mêmes noms de famille
et chez laquelle les traits du Peul ont subsisté.
La population peule noire du Ba-ni-mono-tié, du Ganadougou, les
Toucouleur du Fouta sénégalais, la population du Bondou, les colonies
de Foulbé noirs de Fourou, de Ouahabou et de Boromo sont autant de
groupes foulbé qui, n’ayant pas été renforcés, ont été noyés
dans la population noire. Ceux-là, tout en conservant leurs noms de
famille et le type de leur race, se sont absolument assimilés aux
peuples chez lesquels ils vivent. Ils ont oublié leur propre langue
et pratiquent la même religion que les fétichistes. Même quand
ils sont très nombreux, ils n’ont pas de chef et ne s’organisent
pas en États, comme les Foulbé qui sont restés blancs.
Ces Foulbé blancs sont ceux que nous ont fait connaître les voyageurs
dans le Haoussa, le Djilgodi, Tombouctou, le Macina, le Baghéna,
le Fouta-Djallo, et que j’ai moi-même vus dans le Ferlo et la
forêt de Bounoun, ou encore dans le Firdou et chez les Houbbou,
aux sources du Niger.
Ils se caractérisent par un teint plus clair, souvent aussi par
leur fanatisme religieux et toujours par les dispositions qu’ils
ont pour l’élevage du bétail.
Quand ils n’ont pas de souverain, on trouve au moins un chef à la
tête de leur parti, et nulle part ils n’ont oublié leur propre
langue.
Il n’est pas de peuple dont l’origine ait donné lieu à plus de
recherches que le peuple peul. Sans discuter avec les auteurs qui se
sont occupés de ce grand exode, si les Foulbé viennent de l’Inde
ou de la Malaisie, nous pouvons au moins, d’après ce que nous
apprend Ahmed Baba, affirmer ceci : c’est que dès le IVe siècle
les Foulbé sont signalés dans le Baghéna. « Le royaume de Ghanata,
dit cet auteur, fut fondé environ trois siècles avant l’hégire
par Wakayama Mangha[83]. La famille régnante était blanche. »
Puis s’écoule une période de huit siècles sans qu’il en soit
fait mention. Ce n’est qu’en 1260 que le même historien, en
parlant de Djenné, dit que le marché de cette ville est fréquenté
par des Foulbé.
Enfin, en 1492, Sonni Ali se noie en revenant d’une expédition
contre les Foulbé dans le _Gourma_.
Puis, en 1499, Askia s’empare du Baghéna et bat le roi des Foullani,
Demba Doumbi.
Il existait donc deux régions dans lesquelles les historiens signalent
la présence des Foulbé, à l’ouest et à l’est de la grande
boucle du Niger. A l’ouest ils occupaient le Ghana, à l’est le
nord du Haoussa.
En étudiant leur marche et les progrès qu’ils ont faits dans la
boucle du Niger, on peut inférer ceci : c’est que si les Foulbé
sont venus de l’est, ils se sont arrêtés, dans leur marche vers
l’ouest, vers la région des Garamantes (peut-être les Foulbé
sont-ils même des Garamantes). Là le courant s’est divisé en
deux : l’un s’est dirigé vers le sud, a fondé des colonies
dans le Zaberma, le Haoussa, le Bornou, et même dans l’Adamaoua,
le Gourma et le Boussangsi. C’est cette fraction des Foulbé qui a
fondé, avec Othman, l’empire peul de Sokoto ; c’est elle qui a
essaimé des tribus vers le Libtako et le Djilgodi, pour donner la
main à leurs autres frères de l’ouest déjà établis dans le
Gharnata, à Douentsa et le Djimbala.
Cette fraction des Foulbé a dû venir dans l’ouest bien avant le
groupe oriental et a dû vivre assez longtemps en contact avec les
Touareg, et même se mélanger assez intimement avec eux, car, encore
aujourd’hui, on trouve de nombreux yeux bleus chez les Foulbé du
Fouta-Djallo et du Macina.
Le royaume de Ghana ne s’est disloqué qu’en 1499, à la suite des
victoires d’Askia. C’est alors que les Foulbé ont dû l’évacuer
en partie et se disperser un peu à l’aventure dans la vallée du
Niger. C’est vers cette époque que se sont formés : le Fouta
sénégalais, les colonies du Ferlo et de la forêt de Bounoun,
du Firdou, et que se sont produites les infiltrations du Peul chez
le Ouolof et le Sérère, qui ont encore des mots poular dans leur
langue. En même temps que ces migrations, il s’en produisait
d’autres non moins importantes vers le Fouladougou, le Khasso,
le Bondou, le Bambouk, le Fouta-Djallo et les Houbbou.
D’autres Foulbé, en quittant le Ghanata, ont traversé le Ségou,
sont venus dans le Ganadougou, le Ouassoulou, ont formé les colonies
du Ba-ni-mono-tié, de Fourou et de Boromo.
Nous trouvons toujours le radical de _ghana_ dans leurs nouveaux
pays d’occupation : _Ghana_, _Ghana_-ta, Ba_ghéna_, _Gana_-dougou,
_Gouana_, _Gouane_-diakha, etc.
Enfin d’autres Foulbé n’ont pas été si loin, et se sont
contentés, à la destruction du Ghanata, de se fixer vers Djenné,
le Macina et Tombouctou. Ce qu’il y a de certain, c’est que le
Macina ne s’est pas alimenté de Foulbé par l’est, c’est-à-dire
par le Haoussa, mais bien par l’ouest. C’est sur la rive gauche
du Niger, vers Ténenkou, qu’il s’est formé, et les anciens
chefs du Macina sont originaires de l’ouest du Baghéna ; ils
sont mélangés à des familles arabes de l’Adrar et de Tichit
(voir Barth, édition allemande).
D’après ce que nous venons d’exposer, on peut admettre :
ou bien deux invasions foulbé à des dates différentes, et
venant s’établir des deux côtés du Niger en des théâtres bien
différents, ou bien un seul grand courant qui, en se heurtant au coude
de Bourroum, se serait fendu en deux et se serait écoulé, l’un vers
Tombouctou et le Baghéna, l’autre vers le Zaberma et le Haoussa.
Les Foulbé entre eux disent, du reste, être de deux familles
distinctes, les _Kairouan_-bé et les _Bissina_-bé.
En jetant un coup d’œil sur une carte des migrations et des
emplacements actuels des Foulbé, on est particulièrement frappé de
voir qu’en général l’élément peul a su lutter avec avantage
contre l’élément noir fétichiste, et se créer des royaumes
et des empires assez importants, et que, au contraire, partout où
l’élément peul s’est trouvé en contact avec l’élément
mandé, il a été noyé et absorbé par ce dernier. Aujourd’hui
encore, il lui est particulièrement difficile de s’implanter dans
les pays où est fixé le Mandé. Bien plus, chaque fois que le Peul
s’est métissé au Mandé, c’est ce dernier qui a pris le pouvoir,
et les derniers États foulbé qui sont debout ont maintenant à leur
tête, non pas des Foulbé blancs, mais bien des Foulbé métissés
de Mandé, — des Toucouleur, comme nous les appelons.
CHAPITRE VIII
Second sauf-conduit. — Arrivée chez Sélélou. — Les
Bobo-Dioula. — Quelques observations sur la phonétique. —
Satéré. — Un jeu bien innocent. — Des Bobo en général et de
leurs diverses fractions. — Habitations de transition. — Ils
étaient troglodytes il n’y a pas bien longtemps. — Arrivée
à Bossola. — Chasse à courre et pêche. — Départ pour
Bondoukoï. — Rencontre du premier mulet. — Foulbé. — Un
ami gênant. — Les collines du Niéniégué. — Caravanes. —
Quelques mots sur Wouidi. — Arrivée à Yaho. — Difficultés avec
les guides. — Bangassi. — Traces de terrains aurifères. —
Arrivée à Ouahabou. — La mosquée. — Audience chez Karamokho
Mouktar. — Choix d’une route vers le Mossi. — Réflexions
sur les Dafing. — Industrie de la soie. — Des teintures. —
Quelques mots sur les Niéniégué et les Bobo-Oulé. — Je renvoie
un domestique. — Départ par Boromo (colonie Mossi). — Passage de
la Volta Noire, chasse au caïman et à l’antilope. — Entrée dans
le Gourounsi. — Habitations bizarres. — Départ de Diabéré, nous
nous égarons pendant la nuit. — Arrivée à Ladio. — On me vole
trois ânes. — Poursuites et vaines recherches sur les frontières
du Kipirsi. — Nos soupçons se portent sur un malheureux que mes
hommes veulent exécuter. — Départ de Ladio dans de pénibles
conditions. — On ne nous attaque pas, mais la population est partout
sur pied. — J’exécute un indigène. — Arrivée à Dallou. —
Colonies mossi. — Bouganiéna. — Arrivée chez Boukary Naba. —
Quelques mots sur la partie du Gourounsi que je viens de traverser ;
sur les Nonouma et leurs mœurs. — Soins de propreté bizarres aux
enfants. — Le dolo fait avec le _kountan_ (prunier sauvage). —
Les Sommo. — Les Kipirsi.
_Mercredi_ 9 _mai._ — Morou m’a apporté hier soir un sauf-conduit
écrit au nom de Kongondinn, par lequel il me recommande à Sélélou,
chef de Koroma.
Voici la traduction de cette lettre ; elle est bien moins correctement
écrite que celle de Kong, et l’arabe en est moins pur :
« Louange à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et le
roseau comme langue !
« Les bénédictions et la paix de Dieu soient sur son prophète
Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois et des hommes
d’aujourd’hui.
« Certes, cette lettre émane de Kongondinn Ouattara, émir de notre
pays et lieutenant du généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette
lettre. Certes, l’un de nos princes, nommé Kongondinn Ouattara,
envoie son hôte le chrétien vers son frère Sélélou.
« O Sélélou, conduis-le vers Mamourou, chef de Bossola, qui le
conduira à Bondoukoï vers Doufiné, qui lui témoignera des égards
et lui indiquera le chemin du pays de Dafina, afin qu’il parvienne
dans le pays du Mossi.
« O Sélélou, certes je suis Kongondinn Ouattara.
« Lorsqu’on nous a parlé de ce chrétien, nous avons entendu
de très mauvaises paroles sur son compte. C’était avant son
introduction auprès de nous. Dès qu’il s’est présenté devant
nous, nous l’avons interrogé sur ce qui le concerne et nous
l’avons mis à l’épreuve au sujet de son affaire. Mais nous
n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est du bien et des idées
de trafic.
« Salut soit sur celui qui suit la voix droite ! »
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je me suis mis
en route ce matin ; ma santé est revenue, j’ai des ânes bien
portants et vigoureux, un cheval qui peut encore faire un ou deux
mois de service, ce qui me permettra d’atteindre le Mossi, où je
pourrai m’en procurer un autre.
Après avoir franchi quelques amas de roches granitiques qui se
trouvent à la sortie du village, on chemine dans un terrain peu
accidenté où l’on voit tour à tour émerger le fer, le grès et
le granit ; la population des deux villages bobofing : Moussobadougou
et Niamouso, prévenue de mon arrivée, est perchée sur les toits
des cases ; les enfants se pressent sur mon passage ; toute cette
gent nue est avide de voir un Européen ; des femmes m’offrent de
l’eau et du dolo.
A Koroma, Sélélou, le chef de village, est assis sur une peau de
bœuf, à l’ombre d’un gros finsan. En arrivant, il me souhaite
la bienvenue et m’installe de suite dans un groupe de cases neuves
isolées, au nord du village, chez une famille de Bobo-Dioula, venue
de Douki, où l’on me fait fort bon accueil.
Sélélou, avec quelques autres familles de Bobo-Dioula, ses captifs,
un troupeau et quelques chevaux, est venu des environs de Fo et Dimah
(route Dioulasou-Djenné) il y a une vingtaine d’années et s’est
fixé à Koroma, afin de s’éloigner du voisinage des Tagouara,
qui razziaient trop souvent son village ; il a des captifs de toute
nationalité, et chez les vieux on remarque plus de dix sortes de
tatouages ; mais les enfants issus de ce croisement sont tous tatoués
comme Sélélou et les Bobo-Dioula de Dioulasou (tatouage des Mandé
de Kong). A côté de cette population étrangère à la région,
il y a les autochtones : les Bobofing, plus trois familles de Foulbé.
Les Bobo-Dioula sont en général musulmans, mais non lettrés ; ils
portent le doroké court du Malinké, teint en jaune brun à l’aide
du _basi_ (_râat_ en poular), une culotte longue, très collante,
tombant jusqu’à la cheville et le bonnet du Mandé-Dioula. Leurs
diamou sont Sanou et Noungoro.
Entre eux, ils parlent le mandé-dioula, avec cette particularité
qu’ils ne prononcent ni le _f_ ni le _k_, et les changent en
_p_. Ex : _kilé_, _foula_, « un, deux, » se disent : _pilé_,
_poula_ ; de même, ils disent : _a tara pani pou_ (pour : _a tara
fani kou_), « il ou elle est partie laver le linge » ; _mfa_,
« mon père », se dit _mpa_, etc.
Chez les Malinké et les Kagoro, la permutation de consonnes est
fréquente ; il en est une que tous ceux qui ont séjourné un peu
à Kita ont certainement remarquée, c’est le changement de l’_f_
en _h_ fort. Ex : _fali_, _marfa_, _fina_, _fing_, etc., font _hali_,
_marha_, _hina_, _hing_, « âne, fusil, champignon, noir ».
Dans le mandé-dioula on peut prouver la permutation de toutes les
consonnes entre elles ; j’en donne un tableau dans l’appendice
no 1.
[Illustration : Des femmes m’offrent de l’eau et du Dolo.]
Sélélou gorgea mes hommes de victuailles et refusa de me laisser
partir le lendemain, ayant fait mander ses frères aux environs
pour me saluer et tuer un bœuf en mon honneur. Il est impossible de
décrire quel bonheur ce brave homme avait à posséder un blanc comme
hôte. Il m’a questionné sur mes nom, prénoms, etc., me demandant
de les lui inscrire en arabe sur un chiffon de papier pour qu’il
pût plus tard faire voir cela à ses amis et connaissances. Je me
suis naturellement prêté de bonne grâce à cet enfantillage. Le
surlendemain je quittais Koroma, accompagné d’un frère de Sélélou
et de deux captifs devant me conduire jusqu’à Bossola.
_Vendredi_ 11 _mai._ — Satéré, où je fais étape, est un
grand village de 700 à 800 habitants, dont la majeure partie est
Bobo-Dioula. Les Bobofing sont peu nombreux et il n’y a dans ce
village que deux familles de Foulbé.
A Satéré aboutissent deux chemins venant de Bandiagara et Djenné
par Bossola, où ils se séparent encore ; l’un passe à l’ouest
par Dougoudiourama ou Fina, et l’autre à l’est par Kadou ; de
Satéré à Dioulasou le chemin direct se dirige à Sala, Pouénetou
et Dafinsou. Cette situation donne un peu de mouvement au village ;
on y rencontre tous les jours environ une vingtaine d’étrangers,
marchant dans un sens ou dans l’autre. Le jour de mon arrivée, des
marchands mossi de Yako étaient de passage : avec leur large pantalon
à la zouave tombant sur le cou-de-pied et leur immense turban,
ils faisaient contraste avec la population bobofing, entièrement nue.
Quoique accompagné du frère de Sélélou, je fus froidement accueilli
par ce village. Mon _diatigué_ et quelques habitants m’offrirent
cependant un peu de mil et des œufs.
Les Bobo-Dioula ont un jeu favori : sur une tablette en bois contenant
trente-six creux, les deux adversaires posent alternativement, en guise
de pions, un haricot rouge ou blanc. La science de ce jeu consiste, une
fois tous les jetons posés, à en aligner trois perpendiculairement
à un des côtés de la tablette, ce qui donne le droit de prise,
au choix, d’un pion à l’adversaire.
Un des joueurs, me voyant suivre des yeux ce jeu naïf, me proposa
une partie, que je lui gagnai, ce qui me fit passer auprès de ces
gens simples pour un joueur de première force.
_Samedi_ 12. — Sous la conduite des deux guides que me donne
Sélélou, je gagne de bonne heure Kadou, un des derniers villages
bobofing en allant vers le nord. Le terrain est ferrugineux. Entre
Satéré et Kadou on traverse deux petites ruines entourées
d’amas de scories. Les forgerons qui les habitaient se sont
portés plus au nord, me dit-on, à Moukkéna, près Bondoukoï. Ce
Kadou, qui est un tout petit village bien situé auprès d’un
joli ruisseau à eau courante, devrait rapidement se développer ;
malheureusement personne ne vient s’y fixer, ses habitants vivent
dans des transes continuelles causées par le voisinage de Sâra,
fort village niéniégué situé dans le nord-est, qui est toujours
en hostilité avec eux.
Il y a là toute une région dont la cruauté des habitants est de
notoriété publique ; personne n’y pénètre quoique la route
directe pour se rendre de Koroma ou Satéré à Ouahabou et dans le
Dafina passe par Sâra, Bouki et Pa. Pour éviter cette région,
le chemin actuel décrit un grand arc de cercle vers l’ouest et
passe à Bossola, Bondoukoï, Ouakara et Yaho (voir la carte), ce
qui allonge le trajet.
[Illustration : Un marchand mossi.]
★
★ ★
Pourquoi appelle-t-on les Bobo dont je viens de traverser le pays :
_Bobofing_, qui veut dire _Bobo noir_ ? Ce n’est certes pas à cause
de la nuance de leur peau, car on peut observer chez eux plus de dix
teintes différentes, depuis le rouge brun sale jusqu’aux couleurs
terreuses les plus variées, mais aucun de ces tons n’approche du
noir des Wolof. On a dû leur donner ce nom de Bobofing tout simplement
pour les différencier des Bobo-Dioula, des Bobo-Niéniégué
et des Bobo-Oulé, absolument comme on différencie dans tous
les pays mandé les divers cours d’eau par trois désignations
invariables : _Ba-fing_, _Ba-oulé_, _Ba-dié_, « rivière noire,
rouge ou blanche ».
De même qu’on remarque chez eux toutes les nuances, on voit
aussi tous les profils, depuis le nez épaté jusqu’au nez fin
caractéristique du Peul.
J’ai cependant constaté que le nez épaté, de même que les grosses
lèvres lippues, ne se rencontrent que chez peu d’individus. Ils se
marquent sur les joues de trois très petites entailles parallèles
se terminant de chaque côté à 3 centimètres environ du coin de
la bouche. Tous sont d’une belle taille (1 m. 72 en moyenne).
La plupart de ces gens sont absolument nus ; peu d’individus des
deux sexes portent le bila. Cette bande d’étoffe n’est employée
que par les vieillards ; chez les femmes âgées, elle est remplacée
par un bouquet de feuilles.
A Dioulasou et Kotédougou, les quelques jeunes gens à qui j’ai
vu un bila l’agrémentaient d’une queue en cotonnade noircie se
terminant par une houppette. Vu à une certaine distance, cela imite
parfaitement une queue de bête.
En dehors de ce bila à queue porté seulement par quelques élégants,
l’accoutrement des Bobofing consiste en un collier à double ou
triple rangée de cauries, une paire de jarretières en peau et
une feuille de palmier bien enroulée autour de chaque pied un peu
au-dessus de la cheville ; comme autres bijoux, une ou deux boucles
d’oreilles en fer et une flèche en corne traversant le nez. Ces
deux ornements sont assez souvent remplacés, les boucles d’oreilles
par deux longues épines de porc-épic, et la flèche du nez par un
simple roseau de 10 à 15 centimètres de longueur.
Ils portent peu les cheveux en tresse, presque tous ont la tête
rasée ou les cheveux courts et les dents taillées en pointe.
Sur l’épaule droite et pendu par devant, ils ont un petit fouet
en cuir auquel sont appendus des gris-gris en peau de singe, échines
de poissons, sonnettes en fer, osselets, etc., qui retombent dans le
dos. Sur l’épaule gauche est toujours placée une sorte de massue
en bois servant plutôt de tabouret que d’arme. Ce tabouret est de
divers modèles et toujours confectionné en un seul morceau de bois.
Comme armes, ils possèdent l’arc, les flèches et une hache. Ils
ont comme religion un obscur fétichisme et consultent surtout les
kéniélala. La circoncision n’existe pas chez eux.
A Niamouso et Moussobadougou, quelques individus avaient le buste
enduit d’ocre rouge mêlée à du beurre de cé.
Tous les hommes fument la pipe du modèle que j’ai déjà décrit
chez les Dokhosié.
La femme est laide dans toute l’acception du mot ; elle se distingue
des autres peuples voisins par une longueur démesurée du buste et par
la lèvre inférieure, qui est percée d’un large trou dans lequel
est passé un morceau d’albâtre de 3 centimètres de longueur et
de la grosseur d’une bougie ; celles qui n’ont pas le bonheur
de posséder cet ornement portent dans la lèvre un petit rouleau
de feuilles.
[Illustration : Hommes et femmes Bobofing.]
Les feuilles seraient mieux placées ailleurs que là, mais la pudeur
est un vain mot chez ce peuple. Les femmes ne se contentent pas
d’être toutes nues : sans se gêner et devant tout le monde, elles
font en pleine rue ce que la pudeur la plus élémentaire défend ;
cela leur paraît si naturel qu’elles conversent avec les passants
sans même se détourner.
Comme la femme ne possède pas le moindre chiffon, elle porte son
enfant comme les femmes des Mboin(g), dans le dos et retenu dans
une natte ou une peau nouée autour de la ceinture et par-dessus les
seins à l’aide de quatre fortes lanières en cuir.
Ces Bobo possèdent quelques têtes de bétail et cultivent le mil,
le sorgho et les ignames. Le sanio (petit mil) et les ignames servent
à leur alimentation, tandis que le sorgho n’est employé que pour
faire le dolo.
Comme usages ou cérémonies, je n’ai vu que les _dou_, dont j’ai
longuement parlé et un enterrement. Le cadavre, enroulé dans une
natte en feuilles de palmier, était porté sur la tête par un
individu et enterré à l’intérieur du village. Presque tout le
village suivait en pleurant et poussant des cris. Ces pleurs sont
probablement une marque de sympathie pour la douleur de la famille,
car il est impossible que la mort d’un seul individu afflige tant
de monde, surtout chez un peuple aussi apathique et indifférent que
celui-ci. Du reste, une demi-heure après la cérémonie, le défunt
est oublié, tout est rentré dans l’ordre.
Les habitations des Bobofing sont très diverses ; à Bobo-Dioulasou,
par exemple, elles sont à peu près toutes construites d’après
un même type, qui comprend un grand rez-de-chaussée sur une partie
duquel seulement est élevé un premier étage ; les habitations sont
accolées ensemble et à peu près alignées ; elles forment des rues
perpendiculaires au ruisseau, et l’on peut circuler dans toute la
rangée, soit par les argamaces du rez-de-chaussée, soit par celles
du premier étage.
A Koroma, les cases sont à peu près semblables à celles-là,
mais surmontées d’un petit réduit de 2 m. 50 de long sur 1 m. 50
de large, dont la porte s’ouvre face à l’ouest. Quelques-unes
n’ont pas de porte ; elles renferment alors des gris-gris destinés
à préserver les habitants de tous les maux. A Kotédougou et dans
d’autres villages que j’ai traversés, l’habitation est plutôt
un antre qu’une demeure. La case du rez-de-chaussée bien souvent
n’a pas de porte. On monte sur le toit par un morceau de bois
portant une ou deux entailles, car le rez-de-chaussée n’est pas
haut et élevé en contre-bas du terrain. Une fois sur le toit, on
descend par un trou de 50 centimètres de diamètre. Dans ces sortes
de cavernes il règne une demi-obscurité, le jour ne pénétrant bien
souvent que par en haut. C’est là que se trouvent les provisions,
la cuisine, et qu’habitent les femmes — les hommes se réservant le
premier. La vermine pullule ; il y a là dedans des rats, des punaises,
des asticots et jusqu’à des scorpions.
La décoration des cases du premier n’est pas luxueuse ; on y
trouve les arcs, les flèches, les haches, les fétiches, grossières
sculptures en bois représentant des êtres informes imitant des
personnages des deux sexes, auxquels ne manquent jamais les détails
anatomiques. Aux murs sont appendus les maxillaires des animaux tués
à la chasse, les têtes des poissons pêchés par les habitants,
les plumes des perdrix ou des pintades surprises par les chiens. Dans
les coins sont rangés de vieux chaudrons, sur lesquels ont été
sacrifiés des poulets, etc.
Ces constructions mi-souterraines constituent l’habitation
de transition entre le trou et la case. Je ne suis pas éloigné
de croire qu’il y a seulement quelques siècles, ces gens-là
étaient encore troglodytes ; ils n’ont cependant jamais dû
habiter les grottes, car le Soudan n’est pas riche en montagnes
et encore moins en grottes. Peut-être les montagnes du Hombori en
renferment-elles quelques-unes. Barth prétend qu’à son passage
on lui a signalé des troglodytes habitant ce massif. En tous cas,
il est impossible que tous les noirs y aient habité, car les Mandé,
eux aussi, étaient troglodytes, vu que, dans leur langue, ils n’ont
encore actuellement qu’un seul mot pour exprimer _ouvrir, soulever,
grimper_ ou _s’élever_, le verbe _élé_, et qu’ils appellent une
porte, un trou, un orifice, _da_, ce qui veut aussi dire _bouche_ ; le
mot _sou_ : « case », signifie également creuser, trou, excavation.
Tous ces peuples devaient, avant de se construire des cases, se
creuser des trous comme ceux que j’ai vus aux environs de Niélé
et à Bobo-Dioulasou. Ces trous ne sont plus habités, les femmes
seulement y passent la journée à faire de la vannerie. Elles s’y
livrent peut-être aussi à d’autres travaux ou usages que j’ignore
et sur lesquels je n’ai pu obtenir de renseignements.
J’ai lâché de savoir s’il y avait en quelque lieu des vestiges
d’une occupation ancienne. Nulle part je n’ai rien découvert. Ce
sont ces habitations souterraines ou demi-souterraines qui me
paraissent être les seuls endroits où l’on aurait quelque chance
de faire des fouilles heureuses.
Nous pensons que les noirs n’habitent cette région que depuis
un nombre de siècles relativement court. Il y a une vingtaine de
siècles, cette partie de l’Afrique devait être à peine habitée
et les habitants excessivement disséminés.
On a beau chercher des vestiges d’une occupation ancienne, rien
ne vient à votre secours ; à part les ruines assez récentes,
on ne rencontre aucun indice qui puisse jeter la lumière sur ces
pays. S’il n’y avait pas de terrains cultivés, à côté des
villages, le pays aurait l’aspect vierge et imposant de la nature
primitive.
Dans un de mes voyages au Soudan français on m’a cependant signalé
des grottes naturelles dans les environs de Dogofili (bassin du
Baoulé, Soudan français), dans le Kaarta-Biné, la Dialafara et le
Dianghirté), il y en a près de Mambiri, Séfé, Kourouningkhoto,
où on les appelle _fanfan_.
D’aucunes renferment des dessins à l’ocre rouge et à la
cendre, dessins grossiers ne rappelant rien aux noirs, mais offrant
peut-être de l’intérêt au visiteur. L’une d’elles, près de
Séfé (Dialafara), renferme des trompes en ivoire, auxquelles les
chasseurs se gardent de toucher, par superstition. Aux environs du
même village, Diawé m’a signalé une gigantesque urne en terre
cuite de la grosseur d’une grande case, dans laquelle est pratiquée
une ouverture permettant le passage d’un homme. Pendant les pluies,
les chasseurs s’y abritent.
_Dimanche_ 13. — De Kadou à Bossola, il y a deux chemins :
l’ancien qui est direct et que j’ai suivi, et un nouveau
sentier plus long, à l’ouest du premier, que l’on prend vers
Dougoudiourama ; il n’est suivi que lorsque les pillards de Sâra
sont signalés aux environs.
Bossola est situé dans une grande plaine ; à l’ouest et au
nord-ouest, l’horizon est limité par une ligne de collines basses
au pied desquelles on aperçoit un épais rideau d’arbres qui masque
le cours d’une rivière.
En arrivant, les deux guides me conduisent à Mamourou, chef du
village, frère aîné de Sélélou. Après m’avoir fait escalader
une case, on me fait promener sur les toits par-dessus tout le village
avant d’arriver chez Mamourou. Ce dernier, pendant ce temps-là,
rassemblait tous ses amis pour me recevoir. Mamourou est un beau
vieillard, taillé à coups de hache ; il a le fer à cheval et la
moustache tout blancs, ce qui lui donne l’air d’un vieux sergent
retraité. Assis sur une peau de bœuf, il est occupé à fumer une
énorme pipe en cuivre fondu, de fabrication indigène. Cette pipe
est armée d’un long tuyau ; un gamin est chargé de veiller à
l’entretien du feu ; de temps à autre, à l’aide d’une longue
pince en fer, il renouvelle la braise éteinte, car le tabac n’est
pas menu, et l’on fume arêtes et tiges.
Après m’avoir fait souhaiter la bienvenue par un de ses hommes qui
parle le mandé, Mamourou fait venir quatre grandes calebasses de dolo,
dont il m’en offre une. Pour son compte, il en boit environ un litre
d’un seul trait. Il me promet pour demain un guide devant me conduire
à Bondoukoï et me conseille de ne partir que dans l’après-midi,
puisque de toute façon l’étape est trop longue pour être faite
d’un seul trait.
Bossola est un village de 500 habitants, Bobo-Dioula et Niéniégué ;
on y trouve beaucoup de gens parlant le mandé. Pendant la journée
je reçois la visite de quelques-uns d’entre eux, qui ne parlent
d’une expédition qu’ils projettent contre Sâra de concert avec
Sélébou et d’autres villages voisins. L’entretien se termine,
comme bien on pense, par une demande générale de gris-gris devant
préserver les guerriers pendant cette future expédition, et il ne
faut rien moins qu’un discours d’une demi-heure de Diawé pour
leur faire comprendre qu’ils n’obtiendront de moi rien de ce genre.
— Comme je ne pars que demain dans l’après-midi, je fais
seller mon cheval pour aller reconnaître le cours d’eau. Afin de
n’éveiller aucun soupçon je distribue à deux de mes hommes des
hameçons et de la cordelette, de sorte que mon excursion a aux yeux
de la population la pêche pour but.
On traverse pour s’y rendre une plaine de 4 kil. 500 de largeur,
inondée pendant les hautes eaux et dans laquelle broutent des bandes
d’antilopes de l’espèce appelée en mandé _son_. Je m’amuse
pendant quelques instants à donner la chasse à un beau mâle,
le terrain étant très propre à la course. Mais j’abandonne
rapidement ce sport, songeant à la pauvre bête que je monte et qui
n’en peut plus. Nous rejoignons la rivière au gué de Sioma, par
lequel on passe pour se rendre dans le Tagouara. Mes hommes, arrivés
avant moi, ont déjà, en se servant de boyaux de perdrix comme appât,
pris deux beaux poissons à tête plate, sorte de mâchoirons dont
la chair ne sent pas la vase et ressemble à celle de l’anguille.
[Illustration : Sur les toits des habitations bobofing.]
La rivière vient du sud-sud-ouest et coule vers le nord-nord-est. Sa
largeur est de 25 mètres environ au gué, et sa profondeur de 70 à
80 centimètres. Le fond est de gravier ; il n’y a de roches ni en
amont ni en aval ; elle est bordée d’un épais rideau d’arbres
offrant de jolis campements. A 5 kilomètres en aval de ce gué
s’en trouve un autre, celui d’Aléarasou, par où passe la route
Bossola-Douki-Djenné. Pendant les hautes eaux ces deux gués sont
desservis chacun par une pirogue.
Cette rivière est formée des deux cours d’eau qui passent au
nord de Dioulasou, et on les traverse pour se rendre à Djenné :
l’un à Bama, l’autre à Samandini. Leur confluent est à quelques
kilomètres en amont du gué ; ils forment la branche occidentale de
la Volta, comme je l’avais supposé.
De Bossola la rivière décrit un grand arc de cercle vers le nord
pour couler ensuite vers le sud-est, me dit-on. Ce renseignement
me paraît exact, car chez les Tiéfo et ensuite à Kotédougou et
à Kadou j’ai relevé des ruisseaux à eau courante coulant vers
l’est-sud-est. Je ne serai du reste pas longtemps avant d’être
fixé, puisque ma route va être est ; j’aurai donc l’occasion
de recouper cette branche et d’en reparler.
Les deux rivières de Bama et de Samandini ont chacune 20 mètres
de large, mais il n’y a plus actuellement qu’un filet d’eau ;
j’ai du reste constaté que le lit de la rivière de Bossola était
beaucoup trop petit, puisqu’en hiver l’eau couvre d’une nappe
de 40 à 50 centimètres de profondeur une plaine de 4 kil. 500 et
qu’elle s’est en outre creusé un lit secondaire parallèle, à sec
actuellement, mais qu’on traverse pour se rendre à la rivière. Dans
ce marigot ou lit secondaire sont construites, de 50 en 50 mètres,
des huttes en forme de termitières par les créneaux desquelles les
chasseurs tirent le gibier qui vient boire ou le traverser pour aller
à la rivière.
_Lundi_ 14 _mai._ — Je quitte Bossola à deux heures de
l’après-midi, par une chaleur atroce. A quatre heures, nous
atteignons une oasis charmante, pleine de palmiers, où nous faisons
provision d’eau et prenons un quart d’heure de repos. J’y
rencontre un marchand haoussa conduisant quelques ânes chargés de
sel ainsi qu’un mulet alezan porteur de quatre barres de la même
marchandise. Ce mulet est le premier que je vois depuis mon départ de
Bammako ; sa taille est de 90 centimètres à 1 mètre, il a la tête
et les oreilles du cheval, et la crinière, la queue et les sabots de
l’âne ; je n’ai pu savoir auprès de son propriétaire si c’est
un mulet ou un bardot. Ce Haoussa comprenait à peine quelques mots
de mandé ; il m’a cependant dit l’avoir acheté à Salaga.
A sept heures du soir, ayant dépassé un endroit marécageux dit
_Borokho-Borokho_ et le chemin Sâra-Aléarasou, dont le voisinage est
réputé dangereux, je cherchai un endroit découvert pourvu d’un
peu d’herbe pour camper. Mes ânes ont beaucoup souffert de la
chaleur aujourd’hui, je les laisse brouter en liberté autour des
feux jusqu’à dix heures du soir. Le lieu où nous nous arrêtons
n’est pas le campement habituel des marchands ; ils poussent tous
à 6 kilomètres plus loin, jusqu’à un petit ruisseau où il y a
de l’eau en toute saison. Ce petit cours d’eau sert de frontière
entre le territoire des Bobofing et des Bobo-Niéniégué. En effet,
vers huit heures du soir, une caravane d’une dizaine de personnes
et cinq ânes nous dépasse pour y aller camper.
Le gibier abonde ici. A la tombée de la nuit, Diawé a tiré à
50 mètres un _dagoé_ (koba), grande antilope, et l’a grièvement
blessé ; nous ne l’avons malheureusement pas trouvé, ce lieu étant
fourré, et puis on n’y voyait presque plus. Comme mes hommes se
dispersaient et s’écartaient trop loin du campement, je fis cesser
les recherches, abandonnant la bête, qui devait être morte.
_Mardi_ 15 _mai._ — Partis de bonne heure, nous dépassons au petit
jour le campement des marchands. Sur l’autre rive du ruisseau
commencent les cultures de Bondoukoï, qui s’étendent très
loin. Au milieu des cultures et à mi-chemin entre les ruisseaux et
Bondoukoï, on traverse le premier village niéniégué. C’est un
village de forgerons, il s’appelle Moukkéna. De grands amas de
scories se trouvent à l’ouest ; les forgerons y ont construit des
abris dans lesquels ils travaillent pendant la journée. Ce village
fournit beaucoup de houes, dites _daba_, à Dioulasou, et ne s’occupe
presque pas de culture. Il a une fort mauvaise réputation, et jamais,
sous aucun prétexte, on ne s’y arrête. Une heure et demie après
on est à Bondoukoï.
En arrivant, Doufiné, mon hôte, me prend par la main et me fait
loger dans une de ses propres cases ; bientôt après il m’envoie
quelques provisions et du dolo.
Jusqu’à présent le territoire des Bobo-Niéniégué me paraît
être étendu et bien peuplé, mais je ne suis pas encore en
mesure d’en donner les limites exactes. Il n’est pas placé
sous l’autorité d’un seul souverain, mais divisé, comme le
Bélédougou et d’autres pays mandé, en confédérations plus
ou moins grandes qui prennent le nom du village principal : telles
sont les confédérations de Bondoukoï, Ouakara, Sâra, Bouki, Pa,
Bangassi, etc.
Le chef de la confédération de Bondoukoï est un vieillard aveugle,
sans autorité ; il possède peu, de sorte qu’il n’est pas
considéré : c’est Doufiné qui en est le vrai chef ; il est aimé
et craint de tout le monde, autant que j’ai pu en juger pendant le
peu de temps que j’ai passé ici.
Bondoukoï est composé d’un groupe central de cinq villages,
d’un village nommé Tanfi, situé à 1 kilomètre dans l’ouest,
et d’un autre à 1 kil. 500 dans l’est, appelé Diampan.
Le village de Doufiné, qui est celui du nord du groupe central,
se nomme Dérakouï ; les autres villages faisant partie de la
confédération sont plus éloignés et connus sous d’autres noms :
Moukkéna, Ta, Tambouï, etc. (voir la carte).
[Illustration : Croquis de Bondoukoï.]
L’étendue d’un gros village niéniégué est souvent très
grande ; à Bondoukoï et à Ouakara il est très gênant d’avoir à
sortir du village pendant les heures chaudes : il faut près d’une
demi-heure pour gagner les cultures quand on habite vers le centre
du groupe.
Bondoukoï a de 2500 à 3000 habitants. A côté de la population
niéniégué vit une colonie de Dokhosié (environ 150 personnes)
et 11 familles foulbé de même origine que celles de Kotédougou.
A peine arrivés dans le village, des femmes foulbé viennent nous
vendre du lait, du couscous tout frais, du beurre, du sorgho pour les
animaux, des ignames et des cés. A ma grande satisfaction j’ai pu
varier un peu mon menu, qui n’a pas changé depuis plus de deux mois
que j’ai quitté Kong : matin et soir j’ai mangé du _sanio to_[84]
avec la même sauce de feuilles de baobab et un poulet cuit à l’eau
et au _soumbala_ (sauce faite avec le noyau du netté). La monotonie
du menu n’a été rompue que de temps à autre par quelques œufs
ou du mouton.
Jusqu’à présent je n’ai encore rencontré que les gens de Kong
d’aussi curieux et importuns que les Niéniégué ; ils n’ont
quitté les abords de ma case que quand le clair de lune a cessé. Deux
Mandé albinos, de passage ici, ont été par la même occasion
très ennuyés ; les Niéniégué, après m’avoir bien examiné, se
rendaient auprès de ces deux malheureux, et faisaient des comparaisons
entre la couleur de leur peau et celle de la mienne. J’ai même cru
comprendre qu’ils étaient un peu la risée de cette population,
qui les plaisantait probablement d’une manière peu polie, car ces
deux individus se sont fâchés à plusieurs reprises, et il a fallu
l’intervention de Doufiné pour faire cesser la sotte aventure qui
leur arrivait.
Doufiné[85] est certes un brave homme, mais qu’il est gênant ! Il
abuse en outre du dolo, et sous prétexte que je suis son meilleur ami,
il ne me quitte que pour venir m’ennuyer cinq minutes après. A dix
heures du soir, ce trop bienveillant ami est venu me réveiller pour
me souhaiter bonne nuit : _Allah man sira !_ « Que Dieu te donne un
bon sommeil », me crie-t-il de toutes ses forces.
_Jeudi_ 17. — Doufiné m’accompagne à cheval jusqu’à Ouakara,
afin de prendre langue avec des Dafing qui y sont de passage, et
me mettre en bon chemin. A la sortie de Diampan, il me fait voir à
l’horizon une ligne de hauteurs (collines ferrugineuses de 40 à
80 mètres de relief) courant du nord au sud, et en avant de laquelle
se trouve Bangassi, sur la limite du Niéniégué et du Dafina.
Ouakara est un très gros village, comme Bondoukoï. L’élément
peul n’y est représenté que par quatre familles.
Les abords du village sont entièrement dénudés ; il n’y a que
quelques maigres mimosées, ne donnant pas d’ombre. Pendant que
mes hommes s’installent sous un méchant bombax sans feuilles,
Doufiné me trouve heureusement une case passable en face du campement.
Une vingtaine de marchands mossi et dafing se trouvent de passage ici
se rendant ou venant de Ouaranko. Ce village, qui est à deux petites
étapes dans le nord sur la route de Bandiagara, est habité par des
Bobo-Niéniégué, des Bobo-Dioula, des Dafina et des Foulbé. Quoique
je me trouve encore en territoire niéniégué, l’influence peule
s’y fait déjà sentir ; on prévoit, d’après la conversation des
marchands, que le territoire de Wouidi n’en est pas bien éloigné,
car le nom de ce chef peul est mêlé à tous les incidents.
Ouakara fait le commerce de chevaux avec le Dafina et le Yatenga, il
fait également un gros trafic en sel et en kola. Ce qui est curieux,
c’est que la barre de sel coûte le même prix qu’à Dioulasou,
de 45 à 50 ba de cauries. Bon nombre de marchands viennent cependant
en acheter ici, parce que le kola vaut de 12 à 15 cauries de plus
qu’à Dioulasou.
Je m’informe, auprès des gens de passage, de la route que j’ai
à prendre, car c’est ici qu’il me faut opter entre les quatre
chemins qui mènent dans le Mossi.
Le premier, celui qui passe à Barani et dans le Macina, est de suite
écarté pour les raisons que j’ai données à Kotédougou.
Le deuxième, conduit par Ouaranko, Boussé, le territoire des Sommo ou
Somokho ou Songo, par Gombéro à Ouadiougué (capitale du Yatenga) ou
à Mani et Waghadougou. Ce chemin est, paraît-il, assez fréquenté,
et je le prendrais volontiers, si à Satéré on ne m’avait déjà
laissé comprendre que Ouaranko est un village soumis à l’influence
de Wouidi, dans lequel personne ne commande en réalité, mais qui
renferme plusieurs partis. Je crains donc d’y être arrêté pour
une raison futile, et de voir ma marche en avant retardée comme à
Dasoulami et à Dioulasou.
Pour des raisons à peu près analogues, je ne prendrai pas un
des chemins qui mènent de Koulouso à Safané ou Tounou, ces deux
villages dafina étant rivaux ; le premier est sous l’autorité
d’un musulman influent, et l’autre est un _famadougou_ (résidence
du chef).
J’opte donc pour Ouahabou, territoire dafina soumis à Karamokho
Mouktar, qu’on me vante partout comme un brave et honnête
homme. Doufiné de son côté le connaissait particulièrement et
approuva mon choix ; dans la journée il avait rencontré des gens de
Karamokho Mouktar, venus à Ouakara pour y acheter des chevaux ; il
fut décidé que l’un d’eux rebrousserait chemin jusqu’à Yaho,
et de là me ferait conduire par quelqu’un de dévoué à Ouahabou,
près de Karamokho Mouktar.
_Vendredi_ 18 _mai._ — En arrivant à Yaho, qui n’est éloigné que
de 12 kilomètres de Ouakara, je suis conduit au chef, comme il avait
été convenu la veille. Ce chef doit m’assurer le chemin jusqu’à
Bangassi. Il me reçoit bien, mais que cette population niéniégué
est curieuse et gênante ! Malgré les exhortations des vieux du
village, mon campement a été jusqu’à la nuit noire entouré de
toute la population ; environ un millier d’habitants me suivaient
à une centaine de mètres de distance quand je me déplaçais pour
aller chez le chef du village, ou me promener aux environs des trois
campements foulbé[86] qui se trouvent au nord du village niéniégué.
Deux Mandé du Gottogo, sorte d’aventuriers revenant de guerroyer
avec Gandiari, dans le Gourounsi, me donnèrent sur ce pays et sur
les trois chemins qui mènent à Bangassi (voir la carte) quelques
renseignements que je consignerai plus loin.
_Samedi_ 19. — Comme l’étape que j’ai à franchir doit être
longue, mon personnel est sur pied à trois heures du matin ; le chef
du village assiste en personne au chargement des ânes, disant que
le guide est prêt et m’attend à l’origine du chemin.
Mais tandis que nous nous mettons en route, ce Massatié[87] vient me
dire que la femme du guide venait de mourir, qu’il fallait retarder
mon départ d’un jour. J’étais fort ennuyé de ce contretemps et
j’insistai auprès de ce personnage pour obtenir un autre compagnon
de route. En me fâchant un peu j’eus gain de cause, et nous partions
deux heures après. C’était naturellement un grossier mensonge que
cette mort subite. Il arrive malheureusement trop souvent, qu’au
moment du départ on se trouve à la merci de ces gens-là, tellement
peu intelligents qu’ils ne savent même pas mentir adroitement. Ils
ne manœuvrent de la sorte que pour avoir l’occasion de vous refaire
un modeste cadeau et d’obtenir en échange quelques marchandises.
Et puis ce sont les guides : croirait-on qu’un individu absolument
nu a besoin d’une heure environ pour faire ses préparatifs de
départ ! Une fois réveillé, il erre en dormant, cherchant un
gris-gris, un bracelet oublié dans une case, sa pipe et du feu, son
arc, son carquois, que sais-je ? Impatienté, si vous vous informez
de lui, on vous répondra invariablement : _A tara ton ta_ : « Il
est allé prendre son carquois ».
Le nègre n’aime pas à se mettre en route de bonne heure : il
a horreur de l’humidité, et il est difficile de le faire partir
avant que le soleil ait séché la rosée.
Toutes ces raisons font que l’Européen qui voyage dans cette
partie du Soudan est toujours tenu de marcher une partie des heures
chaudes et il lui est absolument impossible d’éviter le grand
soleil, malgré les dispositions qu’il prend et tout l’esprit de
prévoyance qu’il déploie.
A proprement parler, il n’existe pas de sentiers de Yaho à Bondou,
où je dois passer ; on chemine tantôt dans des terrains ferrugineux
où toute trace de passage est effacée, tantôt dans des cultures où
la terre du chemin a été travaillée, car les indigènes s’emparent
de la moindre parcelle de terre végétale pour y cultiver.
La région n’étant qu’un aggloméré de fer, les terres
végétales sont soigneusement recherchées pour être exploitées.
Comme il fait déjà très chaud en arrivant au petit village de
Bondou (2 familles) et qu’il y a auprès un bon pâturage, j’y
campe. Une heure après mon arrivée, des jeunes gens venant de Mahon
et de Mahdy firent leur entrée dans le village ; ils venaient pour
me voir, disaient-ils, et me donner le bonjour de la part des anciens
de leur village.
Il n’y a ici qu’un pauvre puits : je dois envoyer boire mes animaux
à 2 kil. 500 de là, à Minna. Une bonne pluie, tombée vers midi,
me permet de me mettre en route vers deux heures et de finir l’étape
sans avoir trop à souffrir du soleil.
Comme nous cheminions dans un terrain assez couvert, à environ
deux kilomètres de Dousi, je fus en un clin d’œil entouré
à une centaine de mètres de distance par environ 200 hommes
armés qui couraient sur nous l’arc bandé et deux flèches à la
main. J’eus heureusement le temps de défendre à mes hommes de
tirer : deux d’entre eux apprêtaient déjà les armes. J’avais
vu les vieillards qui conduisaient cette bande armée faire dés
efforts pour empêcher les jeunes gens de courir sur nous. C’était
tout simplement une battue conduite par des hommes de Dousi et
de Bangassi. Les jeunes gens ne couraient sur nous que par simple
curiosité, pour nous voir plus vite. Les vieux comprenaient bien le
danger ; ils ont, en cette circonstance, fait preuve d’esprit, et,
après avoir réprimandé ces jeunes imprudents, ils sont venus me
serrer la main et probablement me souhaiter la bienvenue, car je ne
les comprenais pas, et le guide qui m’accompagnait ne connaissait
pas assez le mandé pour me traduire ce qu’ils disaient.
Bangassi, que nous atteignons à cinq heures du soir, est un gros
village de 1000 à 1500 habitants, tous Bobo-Niéniégué. Les
habitants m’ont paru avoir quelque aisance. Ce village a des cultures
très étendues et un beau troupeau de bœufs (environ 300).
C’est en vain que je cherche le repos : toute la population, hommes,
femmes, enfants, ne cesse de stationner autour de nous. Les coups de
trique que les esclaves du chef de village distribuent sont impuissants
à faire évacuer la population. Enfin vers minuit les spectateurs,
ne voyant plus rien, se sont peu à peu retirés.
Cette région est très pauvre en eau, il n’y a pas de ruisseau
ni de rivière, on prend l’eau dans de nombreux puits situés
quelquefois à près d’un kilomètre des villages. A Bangassi,
pendant toute la nuit les femmes ne font que puiser et porter de
l’eau ; il est difficile de goûter le repos dans ce village :
aussi, vers deux heures du matin, mes hommes, renonçant au sommeil,
me prient de les faire partir.
[Illustration : Je fus en un clin d’œil entouré par 200 hommes
armés.]
_Dimanche_ 20. — Au départ de Bangassi on fait un peu de sud-est
pour contourner les collines ferrugineuses aperçues de Diampan,
puis la route se redresse et revient vers l’est-nord-est. On
traverse un terrain ferrugineux légèrement ondulé et quelques
bas-fonds marécageux actuellement à sec. La végétation n’y est
pas brillante, et les terrains stériles couverts de termitières sont
nombreux. C’est un pauvre pays. On trouve deux ruines et un village
nommé Koho, habité par des Dagari (peuple du Gourounsi). Une heure
après on est à Ouahabou.
Les gens de Dousi, de Bangassi et des villages voisins exploitent les
terrains environnants pendant la saison des pluies et en extraient de
l’or en grande quantité, d’après le dire des indigènes. Les
puits à or sont nombreux dans les vallées que forme la série de
collines d’où sortent les affluents de la Volta.
Ce bassin aurifère semble se prolonger jusque sur la rive gauche
de la Volta. Les villages du Gourounsi que j’aurai à traverser se
livrent également à l’exploitation de l’or.
Le métal de ces régions est d’un beau jaune, mais légèrement
plus pâle que celui du Lobi, qui est lui-même plus pâle que celui
du Gottogo.
Ouahabou est très grand et renferme quantité de terrains vagues. Le
village s’étend de l’est à l’ouest et a environ 1500 à 1800
mètres de longueur, tandis que sa largeur du nord au sud n’excède
pas 500 mètres. Le tata qui l’entoure consiste en un petit mur
d’enceinte à moitié détruit d’une hauteur maximum de 1 m. 50
aux endroits où il est encore en état. Il règne peu d’animation
dans le village ; en arrivant je n’ai pas rencontré cinquante
personnes ; il est vrai que c’est pendant les heures chaudes et
que personne n’est prévenu de mon arrivée. A l’est et presque
contre le tata s’est élevé un autre petit village qui porte le
même nom et qui fait partie de Ouahabou. La population de ces deux
groupes n’excède pas 700 à 800 habitants.
Les constructions sont toutes en terre, à toit plat ou recouvertes
en chaume ; aucune ne diffère de celles que j’ai déjà eu souvent
l’occasion de décrire. Il n’y a de remarquable à Ouahabou que
la mosquée, en ce sens qu’elle diffère des mosquées de Kong par
quelques dispositions extérieures (voir la gravure de la page 417).
La mosquée est séparée de la place qui l’entoure par un premier
mur d’enceinte assez élevé pour qu’on ne puisse voir dans la
cour, et par un second petit mur en bornes reliées entre elles. Ces
bornes servent à limiter l’endroit où le public peut venir causer
sans déranger les fidèles. Ces deux cours sont proprement sablées
d’un beau sable rouge ; et les murs d’enceinte, la mosquée et le
minaret sont blanchis à la cendre. L’ensemble de cette construction
est sévère.
Ouahabou est le village dafina situé le plus au sud sur la frontière
du Niéniégué. Il y a une cinquantaine d’années, il n’était
pour ainsi dire habité que par des Bobo-Niéniégué et fort peu
de Dafing, lorsqu’un marabout originaire des environs de Saro[88]
vint s’y fixer et y entreprendre la conversion à l’islamisme
des peuplades païennes de la région. Revenant d’un pèlerinage
à la Mecque, El-Hadj Mohammadou Karanta n’avait guère besoin
d’autres titres pour entreprendre une série d’expéditions,
qui lui rapportèrent beaucoup de captifs naturellement,
mais qui ne convertirent, en réalité, aucun de ses peuples à
l’islamisme. Après quelques succès achetés facilement en capturant
les habitants de plusieurs petits villages niéniégué voisins,
de fervents musulmans du Yatenga et du Mossi, des Mandé du Dagomba
et du Haoussa vinrent se grouper autour du pèlerin, dans le double
espoir de gagner beaucoup de captifs et le paradis pour l’éternité.
Les Dafing de cette région qui se joignirent à El-Hadj Mohammadou
furent peu nombreux. Depuis longtemps dans le pays et vivant en
bonne intelligence avec les Bobo-Niéniégué, ils ne voulurent pas,
en général, prendre part aux expéditions, ou désirèrent au
moins rester neutres. Se trouvant par ce fait, après les victoires
d’El-Hadj, dans une fausse position, ils émigrèrent en partie et
se fixèrent à Dasoulami et à Bobo-Dioulasou.
El-Hadj Mohammadou se créa peu à peu un petit État, à cheval sur
le fleuve de Boromo, comprenant une dizaine de villages gourounsi
et niéniégué, avec Ouahabou comme capitale. A sa mort, on
envoya chercher son frère qui résidait à Komina (Ganadougou),
mais ce dernier était mort depuis longtemps ; on confia alors le
pouvoir au fils de ce frère, à Karamokho Mouktar, neveu de El-Hadj
Mohammadou. Il est encore chef de ce petit État, qui ne comprend plus,
en dehors de Ouahabou, que Nonou, petit village situé à 1 kilomètre
dans le nord-est ; Koho, dont nous avons parlé ; et Boromo, gros
village situé dans l’est sur la route du Mossi.
Dès mon arrivée à Ouahabou et une fois installé chez un des
captifs de Karomokho Mouktar, je fis des démarches pour obtenir de
lui une entrevue dans laquelle je pourrais lui demander les moyens
de continuer ma route vers l’est. Je commençais à perdre tout
espoir de le voir, lorsque, quarante-huit heures après mon arrivée,
le marabout me fit dire qu’il était disposé à me recevoir.
Je m’empressai de me rendre à son désir et m’acheminai vers
sa demeure précédé et suivi de toute la population. Il me reçut
devant sa porte et me pria de m’asseoir en face de lui, en attendant
l’arrivée de quelques notables qu’il attendait.
Ce saint homme me produisit une fâcheuse impression. Il était
vêtu d’un doroké blanc d’une malpropreté excessive, coiffé
d’un lambeau de chéchia autour duquel il avait enroulé une bande
de cotonnade blanche également très sale. Sur son épaule gauche
il portait une loque qui devait être jadis un burnous ; devant lui,
couché par terre, son bâton de pèlerin en fer et se terminant par
une poignée en cuivre. De la main droite il égrenait son chapelet
avec une rapidité extraordinaire et remuait de temps à autre
les lèvres, tout en levant furtivement les yeux sur moi. Karamokho
Mouktar peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans ; l’extrémité
de sa barbiche commence à grisonner. Tout en ayant des traits et un
regard qui dénotent une intelligence au-dessus de la moyenne chez
les noirs, l’ensemble de sa physionomie m’a de suite arraché
cette réflexion : « Ce saint homme m’a tout l’air d’être
une franche canaille ».
[Illustration : La mosquée de Ouahabou.]
A sa gauche et à sa droite étaient accroupis deux petits captifs
nus, tenant chacun un pistolet entre les mains, armes peu dangereuses,
vu qu’elles étaient non seulement privées de chien, mais encore
de la platine.
Dès que tous ses amis furent arrivés, il me souhaita la bienvenue
et s’excusa de m’avoir fait attendre un peu, puis il ajouta :
« Ne vois en moi qu’un ami ; tu peux compter sur moi pour tout ce
dont tu auras besoin. » L’heure de la prière du coucher du soleil
(_fittiri_) s’approchant, il me demanda de vouloir bien revenir le
lendemain pour parler de mon départ et du chemin que je désirais
prendre.
Au moment où il se levait pour rentrer chez lui, des assistants se
précipitèrent sur lui, le soulevèrent en le tenant au-dessous des
bras, tandis que d’autres lui baisaient les pieds et lui chaussaient
ses sandales.
Karamokho Mouktar passe ici pour un saint qui prie continuellement ;
quelquefois c’est plusieurs semaines qu’il fait attendre ceux qui
viennent le voir ; rarement on obtient de lui une entrevue avant dix
jours d’attente. Il est très aimé, s’occupe peu de politique
et ne sévit avec rigueur que contre les voleurs et les buveurs de
dolo. Il est impuissant à réprimer n’importe quel désordre,
n’étant pas assez énergique, ce qui fait que journellement
les Niéniégué de Pa, petite confédération voisine de Bouki,
enlèvent et font captifs des gens de Ouahabou. Aussi est-il prudent
de ne jamais s’éloigner à quelques centaines de mètres du village
sans être armé.
Je fis à Karamokho Mouktar un petit cadeau dans lequel figuraient,
entre autres menus objets, un pistolet et un beau surtout, qu’il
me renvoya, disant que c’était beaucoup trop. Comme j’insistais
pour lui faire accepter ces objets, il consentit à garder le pistolet,
disant qu’il était très heureux de le posséder puisque je le lui
offrais de si bon cœur, mais qu’il n’accepterait pas l’étoffe.
[Illustration : Les assistants rendant leurs devoirs à Karamokho
Mouktar.]
Il fixa mon départ au 26, me promettant de me faire conduire aux
Mossi de Boromo, qui, par leurs relations et la connaissance des pays
de la rive gauche du fleuve, me feraient gagner sans difficulté soit
le Yatenga et Ouadiougué sa capitale, soit le Mossi et Waghadougou,
à mon choix.
La population entière du Dafina n’est formée que de _diamma_
ou de _lounta_ ou _louna_. Ces deux mots signifient en mandé
« étrangers ». Elle se compose de deux éléments principaux, venus
à des époques différentes. La première migration importante dont
les gens du pays ont conservé le souvenir est celle qui a suivi le
désagrégement de l’ancien empire de Mali (vers la fin du XVIIe
siècle).
A cette époque, des familles d’origines diverses ont quitté les
villes des bords du Niger, entre autres Nyamina, Ségou, Sansanding,
Saro et Djenné, et se sont portées, d’abord vers Djenné, puis de
là vers le Dafina actuel, où elles ont trouvé déjà établies parmi
les Bobo-Niéniégué d’autres familles de même origine qu’elles,
venues antérieurement dans le pays et déjà un peu mélangées avec
les Bobo-Niéniégué. Sur l’époque de l’arrivée des premiers
Dafing je n’ai rien pu apprendre. Quand on cherche à éclaircir
un fait qui a plus de deux siècles d’existence, il n’est pas
possible de rien obtenir de précis chez ces peuples sans traditions
ni histoire ; ils n’ont souvenir que d’une chose, c’est qu’ils
viennent de l’ouest.
Le deuxième élément qui a fourni un appoint sérieux à cette
population est venu ici au moment des guerres d’El-Hadj Omar, de
1850 à 1862. Tout ce qui se dit Dafing à Ouahabou vient du Fouta
sénégalais, du Bondou, Bambouk, Khasso, Logo, Bakel, Guidimakha,
Dialafara, Kingui, Kaarta, Bakhounou, etc. Dès le deuxième jour de
notre arrivée, mes indigènes avaient lié connaissance avec tout
ce monde-là, qui s’informait, les uns de leurs anciens villages,
les autres des personnes qu’ils avaient laissées au pays, etc. ; ces
familles ont suivi le même chemin que les premières et ont traversé
le Niger en trois endroits principaux : Fogny, Nyamina et Bammako.
Les enfants de ces derniers venus sont déjà tatoués comme les
Dafing, et parlent le malinké des Bobo-Dioula, quoiqu’il y ait
parmi eux bon nombre de Toucouleur et de Sonninké.
Les femmes dafina sont de mœurs particulièrement légères ;
elles ont la réputation de ne jamais refuser une aventure, à la
condition toutefois de ne pas être vues. Mes hommes m’ont fait
une consommation extraordinaire de corail dans ce pays, ils avaient
toujours quelque cadeau à donner.
Comme j’étais forcé de payer leurs fredaines, j’avais un moyen
de contrôle qui ne me laissait aucun doute sur la moralité de mes
voisines et des jeunes femmes dafina en général.
J’ai profité de la présence de Sonninké ici pour me faire
préparer une peau de bouc pleine de _basi_ (couscous[89]). Ce mets,
si précieux au voyageur, est difficile à se procurer dans les
pays que j’ai traversés, les femmes ne sachant pas le faire. On
me procura aussi quelques patates, car sur le marché qui se tient
tous les soirs il n’est possible d’y trouver que du mil, de la
cotonnade, du savon, du soumbala, des niomies, etc.
A Ouahabou il n’y a ni commerce ni industrie, c’est à peine si
l’on fabrique quelques étoffes en bandes blanches ou rayées bleu et
blanc, pour les besoins locaux. Le sel et le kola viennent de Ouaranko
et ne sont obtenus pour cette raison qu’à un prix exorbitant :
le sel vaut 10 francs le kilogramme, et le moindre kola 50 à 60
cauries. Les Dafing de Ouahabou vont commercer sur les routes Djenné
et Bandiagara-Dioulasou ; quand ils ont acquis un ou deux captifs,
ils s’occupent de leurs cultures et ne voyagent plus que rarement.
On m’avait parlé d’une industrie spéciale au Dafina, de la
préparation de la soie en écheveaux et d’un tissu en soie appelé
_tombo foroko fani_[90]. Voici en quoi consiste cette industrie :
Le ver à soie existe dans le Soudan et a été signalé par presque
tous les voyageurs, mais les noirs ne connaissent pas l’élevage
de ce précieux insecte. Ils se bornent à récolter les cocons sur
les tamariniers et sur les mimosas, dont ces insectes mangent la
feuille. Dans le Dafina, le ver à soie existe peu, les cocons sont
récoltés dans les forêts du Gourounsi et achetés par les Dafing,
qui filent la soie comme ils préparent le coton. On en fait une
grossière étoffe qui, teintée à l’indigo, est portée comme pagne
par les femmes ; elle ne ressemble en rien à une soierie : l’œil
le plus exercé ne la distinguerait d’un tissu en coton qu’après
un examen attentif. Ce pagne coûte cependant très cher, de 20 à
30000 cauries, et semble être recherché par les femmes du Dafina.
Quand on n’en confectionne pas de tissu, la soie est préparée
en écheveaux et vendue écrue à Djenné ou à Sâro. Cette soie,
teinte en plusieurs nuances, sert en partie à broder les doroké et
à les orner de _lomas_[91].
A ce propos je ferai remarquer que Barth et d’autres voyageurs
disent que c’est avec cette soie indigène teinte en vert que sont
brodés les dorokés dits de _Sansanding_. C’est une erreur : la
soie verte en écheveaux est importée d’Europe ; le Soudanais ne
connaît pas la teinture verte, il ne sait teindre et obtenir que
diverses nuances de bleu, le noir sale, le jaune, le rouge brique,
le rouge rouille, diverses nuances de brun et le rouge brun.
1o Les nuances bleues sont obtenues avec l’indigo, soit pur, soit
mélangé à diverses feuilles d’arbres qui donnent, suivant le
dosage, toutes les nuances depuis le bleu azur jusqu’au bleu de
prusse et cobalt.
2o Le noir est obtenu avec une sorte de sulfate de fer (voir chapitre
Fourou).
3o Le jaune, à l’aide du safran (voir chapitre Tiong-i).
4o Le rouge brique, à l’aide du jus de kola.
5o Le rouge rouille n’est employé qu’à Djenné, dans le Fermagha
et le Macina ; il sert à teindre la laine qui entre dans la confection
du _kassa_, tapis ou couvertures que l’on nomme _kassa_.
Ce rouge est obtenu à l’aide d’une pierre appelée _say_ qui
vient du Hombori. Pilée, elle donne une ocre rouge dans laquelle on
fait tremper la laine avec de l’eau de cendre (potasse), employée
comme mordant. La teinture ainsi obtenue a un teint mat, terne,
ressemblant au rouille sale.
6o Diverses nuances de brun obtenues avec les feuilles d’un
arbrisseau appelé _bassi_ en mandé, et _raat_ par les Wolof et les
Toucouleur. C’est la couleur nationale du Bambara et du Malinké.
7o Le rouge brun, avec lequel les cordonniers teignent les peaux. Ce
rouge est obtenu à l’aide de la tige d’une variété de sorgho
stérile appelée en mandé _fara ouoro_. Ce sorgho n’est pas
beaucoup cultivé dans les pays mandé ; on ne le rencontre qu’à
l’état isolé, planté autour des villages et mélangé au maïs.
La moelle de cette plante, calcinée et mélangée à l’eau de
cendre, donne aux peaux, en les laissant longtemps infuser, une teinte
d’un rouge qui passe bientôt au brun ; les noirs ne s’en servent
jamais pour teindre du coton ou des étoffes.
A ces produits tinctoriaux il convient d’ajouter :
1o Le _sey_, jaune citron qu’on tire d’un arbuste de 50 à 60
centimètres de hauteur et dont on utilise la racine. L’arbuste
est nommé _sey-iri_ par les Mandé de Kong.
Dans le Djimini j’ai plus tard retrouvé la même racine sous le
nom de _gouéré_ ; elle s’emploie comme le souaran (dont j’ai
parlé à Tiong-i), mais la teinte est plus mate.
Dans un village du Djimini j’ai vu obtenir du vert avec une
superposition de jaune (du gouéré ou sey) sur du bleu indigo,
mais cela ne donne que des teintes maculées n’ayant rien
d’uniforme. Aussi cette couleur n’est-elle jamais employée.
2o Le _henné_, fourni par un petit arbuste que l’on trouve
partout. Les indigènes se servent volontiers des feuilles de
henné pour se rougir les ongles. Quelques chevaux gris ont aussi
les balzanes, la crinière et la queue teintes dans cette couleur,
ce qui leur donne un aspect bizarre, surtout quand cette toilette
est agrémentée de taches pommelées.
Les Dafing élèvent quelques bœufs, qui sont de même race que ceux
de Fourou, Niélé, Kong, etc. La race ovine est représentée par
un magnifique mouton à poil ras, de race maure, qui donne un bon
rendement de viande. A Dioulasou, Kotédougou et Ouahabou, le prix
d’un bel animal varie entre 7000 et 10000 cauries (10 à 15 francs).
Il existe aussi ici une variété d’ânes à robe grise de
l’espèce nommée en mandé _sarfatté_, mais qui offre cela
de particulier avec les ânes du Mossi, du Bakhounou et du Macina,
qu’ils ont tous le museau noir. On les appelle _dafing_[92]. C’est,
m’a-t-on dit, cette variété d’ânes qui a donné le nom de
Dafina au pays, et de Dafing aux gens qui l’habitent[93].
Nous avons déjà parlé des Bobofing et des Bobo-Dioula, il nous reste
à dire quelques mots sur les Bobo-Niéniégué et les Bobo-Oulé.
Les Niéniégué diffèrent peu de leurs voisins les Bobofing. Comme
chez ces derniers, on peut observer toutes les faces, tous les profils
et toutes les nuances de peau ; ils ont la même coiffure et les
dents taillées en pointe. Ils sont également tous de belle taille.
On les reconnaît cependant facilement à leur tatouage, dans
lequel figurent les marques du Mossi, du Dafing, du Nonouma[94], du
Siène-ré, du Mandé, etc. Leur face n’est plus qu’une vaste
cicatrice ; ils ne sont pas uniformément marqués, on distingue
trois tatouages différents.
On ne rencontre chez eux ni nez, ni lèvres percés. Ils sont circoncis
et non circoncis.
Comme chez les Bobofing, il y a plus de gens nus que d’autres ;
les chefs seuls portent pour tout vêtement une couverture en coton
en guise de plaid ; à Yaho, les jeunes gens ont une petite jupe,
sorte de ceinture en coton à laquelle pendent des franges de trente
à quarante centimètres de longueur, de la grosseur d’une forte
ficelle ; ces mêmes jeunes gens portent également comme boucles
d’oreilles, à chaque oreille, une dizaine d’anneaux de rideaux
passés dans un seul trou.
Les femmes niéniégué sont mieux faites, et n’ont pas le buste
long des femmes bobofing ; elles fument toutes la pipe.
Le caractère de ce peuple est plus belliqueux ; ils sont redoutés
non seulement par les Bobofing, mais encore par les Dafing et les
Bobo-Dioula, dont ils sont voisins.
Leurs cases sont mieux conditionnées et tenues plus proprement que
chez les Bobofing. On s’élève sur le toit par un escalier en terre,
au lieu d’un simple morceau de bois entaillé.
Il existe encore une autre famille de Bobo, appelée Bobo-Oulé, mais
je n’ai traversé aucun de leurs villages, situés plus dans le
nord. D’après les Dioula et les gens de Ouahabou, ils ne seraient
autre chose que des Niéniégué, mais de mœurs plus douces ; ils
vivent en bonne intelligence avec leurs voisins et n’inquiètent pas
les marchands qui traversent leur pays pour se rendre de Dioulasou
à Djenné ou Bandiagara. C’est probablement le contact avec les
étrangers qui les a mis sur la voie de la civilisation ; on ne voit
plus chez eux de personnes nues et ils s’occupent un peu de tissage
et de confection d’objets en cuir, qu’ils vendent à Djenné. Leur
langue est l’idiome des Bobo-Niéniégué. Ils incisent leur physique
des mêmes cicatrices que les Niéniégué et y ajoutent, sur le front,
une croix à simple ou à double entaille.
Maintenant que nous avons passé en revue les diverses variétés de
Bobo, il nous reste à les examiner au point de vue ethnographique et
à voir à quelle famille noire il faut les rattacher. Avant tout,
il y a lieu d’écarter de suite les Bobo-Dioula, qui ne sont
que des étrangers vivant au milieu d’eux. Je n’hésite pas à
affirmer que ce ne sont que des Malinké venus dans cette région
à la suite de quelque guerre du Mali ou même plus récemment au
moment du désagrégement de ce vaste royaume. Ils parlent, comme
nous l’avons vu, un dialecte malinké, portent encore le vêtement
teint au _bassi_ (en brun), et sont tatoués comme le Mandé de Kong ;
eux-mêmes disent qu’ils viennent du Ségou. Beaucoup de Bobofing
et de Bobo-Niéniégué, plus avancés en civilisation que leurs
compatriotes, font du commerce ; dès qu’ils se trouvent un peu
dégrossis, ils marquent leurs enfants comme les Mandé-Dioulé et
prennent le titre de Bobo-Dioula. On peut donc dire que les Bobo-Dioula
constituent la caste élevée des Bobo en général.
Restent les Bobo-Niéniégué, Bobo-Oulé et Bobo-Fing. Comme on
m’a affirmé que ces deux premières variétés faisaient partie
de la même famille, on peut dire que les Bobo sont, ou bien les
Bobo-Niéniégué, ou bien les Bobo-Fing.
Si ces deux familles ne constituent qu’un seul et même peuple,
il semblerait qu’ils ont toujours vécu assez loin l’un de
l’autre. Ils ne parlent pas la même langue, mais se comprennent
cependant.
Les Niéniégué tiennent le chien des Foulbé ; comme eux, ils le
nomment _labbo_, tandis que les Bobo-Fing appellent cet animal _bouki_
(à comparer avec le mot wolof _loup_ et _hyène_). Pendant le peu
de temps que j’ai passé au milieu d’eux, il ne m’a pas été
possible de pénétrer beaucoup leur vie intime, ni d’étudier la
langue qu’ils parlent, mais je tiens cependant à consigner ici
les quelques remarques que j’ai faites sur eux, en général.
Les Bobo-Fing s’ornent des colliers, bracelets, jarretières des
Mboin(g) ; les femmes portent leurs enfants, comme les Mboin(g), dans
une natte ou une peau, et leur tatouage est absolument semblable ;
de plus, ils aiment le vin de palme et cultivent le rônier ; or le
vin de palme est appelé _mboin(g)_ en mandé : Mboin(g) ne serait-il
que le surnom du peuple dont j’ai traversé quelques villages,
et Bobo serait-il leur vrai nom ? Je l’ignore. Toujours est-il que
les deux peuples offrent assez de traits de ressemblance pour qu’on
puisse les apparenter ou au moins supposer qu’ils ont longtemps
vécu côte à côte dans une même région.
Les Niéniégué, au contraire, se rapprochent beaucoup plus de la
famille siène-ré. Les briquettes plates et rectangulaires qu’ils
emploient pour la construction des cases sont semblables à celles des
Siène-ré du Kénédougou. Le baobab est très abondant autour des
villages comme chez les Siène-ré, et l’on ne voit plus le rônier
qu’isolément. La teinture noire existe ici comme à Fourou. Dans
leur tatouage figurent les trois marques du Siène-ré ; de plus,
la rive gauche du Bagoé, aux environs de Tiong-i, se nomme Niéné ;
or Niéné et Niéniégué sont deux mots semblables, la terminaison
_gué_ s’ajoutant à beaucoup de noms propres et de noms communs
du Follona. Ils ont quelques mots et usages semblables à ceux des
Siène-ré.
Si les Niéniégué ne sont pas des Siène-ré, ils vivent à côté
d’eux depuis fort longtemps. Actuellement encore les Niéniégué
et les Bobo-Oulé touchent au Mianka (pays où l’on ne parle que le
siène-ré). En tout cas, ils offrent beaucoup plus de ressemblance
avec ce dernier peuple qu’avec les Bobo-Fing, desquels ils paraissent
avoir vécu assez éloignés.
Ce qu’il y a de curieux chez le Niéniégué, c’est qu’il enterre
ses morts d’une façon toute particulière et qui ne doit pas être
passée sous silence. Le défunt, après les ablutions, est placé
verticalement dans un trou de 1 m. 80 de profondeur et adossé à une
des parois de ce puits. Ce trou est recouvert de branchages, et tous
les jours on porte de la nourriture au défunt, car ce dernier n’est
réputé mort, chez eux, que lorsque la tête s’est détachée
du tronc. Comme ces puits sont creusés dans le village même,
l’odeur que répandent un ou deux cadavres, dans ce pays si chaud,
rendrait un village inhabitable pour des Européens. Les Niéniégué
ne semblent cependant pas en être incommodés, car pendant toute la
période qui suit la mort jusqu’au moment où l’on maçonne le
puits, ce n’est qu’une orgie, et le dolo et la nourriture sont
absorbés devant la tombe.
Avant de quitter Ouahabou j’ai dû, à mon grand regret, congédier
Moussa Diawara, un de mes deux domestiques, qui m’avait jusqu’à
présent servi avec beaucoup de dévouement. L’ayant déjà eu à
mon service il y a quatre ans, j’avais été très heureux de le
retrouver à Kayes et de l’emmener ; il était intelligent, et,
sans savoir parler le français, il me comprenait très bien. Tout
à coup il se produisit un arrêt subit dans son développement
intellectuel : d’éveillé qu’il était, il perdit la mémoire
et tout esprit d’initiative. Pour comble de malheur, il prenait la
moindre observation pour un acte d’hostilité de ma part. A plusieurs
reprises et dans des moments difficiles, se croyant peut-être
indispensable, il manifesta l’intention de me quitter pour faire du
commerce. A la suite d’une réprimande méritée, il demanda à me
quitter, ce que je lui accordai. De Ouahabou il pouvait gagner sans
danger Djenné et le Ségou, son pays natal. Je lui payai ses gages,
partie en argent monnayé, partie en poudre d’or et en marchandises.
Le même jour je trouvais à me défaire avantageusement d’un
de mes ânes qui commençait à dépérir, de sorte que je me suis
mis en route le 26 mai avec un convoi de neuf ânes, un domestique,
un palefrenier et cinq âniers ; au total sept hommes.
_Samedi_ 26 _mai._ — Comme toujours, au départ, les guides de
Karamokho Mouktar faisaient défaut. A six heures, ne les voyant
pas, je me mets en route sans eux ; ce n’est qu’à huit heures
vingt, à hauteur d’une ruine, que je suis rejoint par un des
fils de Karamokho Mouktar et trois autres cavaliers. C’était une
véritable escorte que Karamokho Mouktar mettait à ma disposition ;
il tenait à me prouver que son amitié était sincère. Je n’ai
eu, du reste, qu’à me louer de ses bons procédés à mon égard,
ses sentiments ne répondant pas du tout à son physique peu engageant.
A Boromo, les cavaliers me font descendre chez un riche musulman du
Mossi, nommé Abd er-Rahman, qui m’accueille fort bien. C’est un
homme qui a beaucoup voyagé ; il parle fort bien le mandé-dioula.
Boromo comprend quatorze villages, répartis sur un espace de 1
kil. 500. La population est composée de douze villages mossi, un petit
village dafing et un autre, habité par quelques familles de Foulbé
noirs (Sankaré) venus du Ganadougou. Tout le monde parle le mossi.
Les Mossi sont venus ici au moment des guerres d’El-Hadj Mohammadou
de Ouahabou ; ils proviennent du Yatenga et de Waghadougou. Fervents
musulmans et mécontents de vivre dans un pays où les _naba_ (chefs,
rois) boivent du dolo et se soucient peu de leur religion, ils ont
rallié, par conviction, le pèlerin de Ouahabou et se sont groupés
autour de lui.
Boromo compte environ 1200 habitants. Le village m’a paru assez
prospère ; il y a beaucoup de bœufs, de moutons et quelques
chevaux. Les habitants s’occupent de culture et, accessoirement,
du tissage et de commerce. Ils tirent quelques chevaux et du bétail
du Mossi, qu’ils vont vendre dans le Dafina et même à Dioulasou
et à Ouaranko.
Dès notre arrivée, les gens de Karamokho Mouktar se mirent en
relation avec les Mossi influents afin de me faire traverser le
Gourounsi. Ce pays est fort peu connu actuellement. Il est sillonné
par les guerriers de Gandiari, qui, à la tête des Songhay du
Zaberma (rive gauche du Niger, nord du Haoussa) et de quelques bandes
d’aventuriers de toute nationalité, mettent depuis plusieurs
années le pays à feu et à sang. Il m’est difficile de trouver
une route offrant quelque sécurité.
Trois chemins conduisent de Boromo vers le Mossi.
Le premier passe à Baporo, Ladio, Bouganiéna et entre dans le Mossi
à Banéma.
Le deuxième passe à Poura, To, Sillé, et se rattache à Kassougo,
au chemin Waghadougou-Oua ; il rejoint le premier à Bouganiéna.
Le troisième passe également à Poura, mais de là se dirige sur
Sati, Sapouï, Baouér’a, Waghadougou.
Les deux derniers furent de suite écartés comme étant trop dangereux
à cause du voisinage des troupes songhay qui venaient de s’emparer
de Sati. L’embarras était grand, lorsqu’un vieillard fit remarquer
que le chemin Baporo-Ladio, tout en étant le plus court, est en même
temps le plus éloigné de la zone que ravage Gandiari. J’optai
pour ce dernier, qui offrait l’avantage de me faire atteindre dès
le sixième jour de marche le village de Dallou, qui, bien que faisant
partie du Gourounsi, est habité par des Mossi. Ce chemin est cependant
rendu dangereux par le voisinage du Kipirsi, dont les habitants ont
la réputation d’être pillards et voleurs à l’excès.
Une fois le choix du chemin arrêté, il s’agissait de trouver un
guide, ce qui était plus difficile. Mon hôte me présenta bientôt
deux frères, Mossi de Boromo, qui consentaient à m’accompagner
l’un jusqu’à Ladio, l’autre jusqu’à Bouganiéna.
_Lundi_ 28. — De bonne heure, les deux guides viennent me
prendre. L’aîné des deux frères, nommé Isa-Safo, est monté ;
Abd er-Rahman, mon _diatigué_ (hôte), et d’autres vieux Mossi
nous accompagnent bien au delà des derniers villages de Boromo et
nous souhaitent bon voyage, avec force démonstrations d’amitié.
Vers sept heures nous atteignons les bords d’une grosse rivière
venant du nord-ouest et coulant vers le sud-est ; c’est la branche
occidentale de la Volta, celle qui passe à Bossola et qui de là,
continuant son cours nord-nord-est, passe au nord de Ouaranko. A Mouki
elle se coude pour passer près de Boussé, Goma et Dossa. Plus au
sud elle passe près de Poura et Fana. Les Mossi qui m’accompagnent
m’affirment, pour la seconde fois, que cette rivière se rend dans
les environs de Kintampo (sud-ouest de Salaga) ; c’est donc bien
la Volta Noire, branche occidentale de la Volta.
Les rives sont bien boisées aux abords du gué ; le sentier qui
y mène, n’étant guère fréquenté que par quelques chasseurs
de Boromo, est obstrué par la végétation, et c’est à coups
de sabre qu’il faut se frayer un passage. Quoique les berges
soient très escarpées, le transbordement des bagages s’effectue
facilement. Le fond de la rivière est uni dans toute sa largeur,
35 mètres environ ; il y a 80 centimètres d’eau et le courant est
d’environ 3 milles à l’heure. Ce cours d’eau roule du quartz
et du gros sable ferrugineux.
En arrivant sur l’autre rive, les deux guides et un chasseur qui se
rend à Baporo me font comprendre qu’il faut marcher avec précaution
dans le Gourounsi et ne laisser personne derrière. Ces braves gens
n’ont pas trop confiance en eux-mêmes.
Quelques instants après j’ai le bonheur de tirer, à environ
cent mètres, un caïman qui sommeillait et se laissait aller au
fil de l’eau, puis je tire un coup de fusil Beaumont et deux
coups de revolver dans le lit de la rivière pour faire voir aux
indigènes la portée et la rapidité de tir de nos armes. Cette
petite démonstration ne manque pas de les rassurer et c’est pleins
de confiance qu’ils m’accompagnent.
Le gros gibier abonde sur cette rive : partout on voit des traces de
buffles, d’éléphants, de grosses antilopes et de phacochères
(sorte de sanglier). A quelques centaines de mètres du village,
je tue une antilope (_son_, en mandé), ce qui achève de bien me
placer dans l’esprit de mes compagnons de route.
Baporo est un tout petit village, et quoiqu’il n’ait que peu de
ressources, les habitants me font fête : ils me donnent du mil,
des cé et une calebasse d’huîtres sèches, pêchées dans la
rivière. Toute la journée il ne fut naturellement question, entre le
chasseur qui parlait le _nonouma_ et les hommes du village, que de mes
armes et de l’adresse des _nasara_ (chrétiens). Chez ces peuples
à demi sauvages il n’est pas difficile de passer pour un héros.
Baporo et Poura (le gué se trouve à 7 kilomètres au sud-est du
gué de Baporo) ont des relations assez suivies avec les Mossi de
Boromo, auxquels ils vendent des cocons de vers à soie et un peu
d’indigo. Les Mossi, de leur côté, séjournent de temps à autre
dans ces deux villages quand ils viennent chasser dans les environs.
Le chef du village ne fait aucune difficulté pour me donner deux
hommes qui doivent me conduire au chef de Lava.
Dans la soirée, Diawé a été piqué par un scorpion ; cette piqûre
lui occasionne une forte fièvre. Le chasseur qui nous a accompagnés
va sur-le-champ aux environs cueillir des feuilles qu’il mâche et
applique sur la plaie ; bientôt il se produit un mieux sensible. Je
n’ai pas le bonheur de connaître cette précieuse plante ;
malheureusement le chasseur n’en a emporté que deux, qu’il a
mâchées, et il ne m’a pas été possible de lui en arracher le nom.
_Mardi_ 29 _mai._ — Ce matin, Diawé se trouve tout à fait remis ;
nous quittons Baporo, et bientôt nous traversons un terrain rempli
de quartz ferrugineux que les indigènes lavent et d’où ils tirent
de l’or. Il existe ici tout un bassin aurifère qui commence sur
le versant est des collines de Bangassi pour s’étendre jusqu’à
Baporo et Lava, mais il n’est exploité que par les Niéniégué
de Dousi et de Bangassi, et les Nonouma de Baporo et de Poura. Au
dire des gens que j’ai interrogés, le rendement est, paraît-il,
plus grand que dans le Lobi ; malheureusement, les gisements sont
assez éloignés du fleuve pour que les indigènes renoncent à s’y
pourvoir d’eau pour effectuer le lavage.
Il ne me paraît cependant pas difficile d’y amener de l’eau du
fleuve en grande quantité ou au moins d’y creuser des puits, mais
les indigènes sont trop apathiques, la moindre difficulté les arrête
et les décourage, de sorte que l’exploitation de l’or par ici est
peu rémunératrice. Cette population a aussi la réputation de ne pas
savoir laver comme celle du Lobi[95]. La couleur de cet or est d’un
beau jaune et les pépites généralement plus grosses que celles du
Lobi. J’en ai vu un échantillon à Ouahabou, mais, à mon grand
regret, je n’ai pu l’acheter : le possesseur, pour des raisons que
j’ignore, ne voulant pas s’en défaire, même à un prix double
de sa valeur. Il m’est, du reste, arrivé plusieurs fois pendant
le cours de mon voyage que l’on m’offrait à acheter de l’or,
mais toujours à un prix peu raisonnable (le double de sa valeur),
l’indigène se faisant lui-même souvent voler par des marchands.
A mi-chemin de Lava et au moment de traverser un bas-fond plein
de verdure, on me signale à environ 100 mètres en avant de nous
la présence de quelques hommes armés se faufilant à travers
la brousse. Isa les ayant reconnus pour des Mossi de Boromo, nous
continuons à avancer et les laissons défiler sur notre flanc droit,
l’arc bandé et les flèches à la main, prêts à tirer. Ils
reconnurent à leur tour Isa et son frère et vinrent leur souhaiter
bonne route. Comme je manifestais mon étonnement de voir ces quatre
voyageurs nous approcher avec tant de méfiance, Isa m’expliqua
que jamais deux partis ne se rencontraient dans le Gourounsi sans
respectivement se détourner du chemin par précaution et apprêter
les armes. Quand on se connaît, on se serre la main ; dans le cas
contraire, on continue sa route en surveillant ses derrières et ses
flancs. Un peu plus tard, nous sommes croisés par deux autres Mossi
qui prennent en effet les mêmes dispositions. Il est absolument de
coutume de voyager ainsi dans le Gourounsi. Les habitants du Gourounsi
en général et les Nonouma en particulier sont loin d’avoir une
bonne réputation ; au dire de tous ceux que j’ai interrogés,
ce pays est excessivement dangereux à traverser quand on n’est
pas armé.
[Illustration : Sur les bords de la Volta Noire.]
Lava, où nous passons la journée, est un petit village à demi
abandonné. Les habitants nous reçoivent bien et leur vieux chef me
donne un peu de mil, du tabac et un guide pour demain.
_Mercredi_ 30 _mai._ — L’étape n’est que de deux heures de
marche et j’aurais bien pu rallier la veille, malheureusement on
ne voyage pas ici comme on veut, les renseignements font absolument
défaut. Isa et son frère sont pleins de bonne volonté, mais
entendent à peine le mandé et ont de la difficulté à se faire
comprendre par les Nonouma, de sorte qu’il est difficile d’être
bien informé.
Arrivé de bonne heure à Diabéré, je charge mes hommes de
compléter nos provisions en mil et leur donne à cet effet quelques
menus objets à vendre. Comme le village est presque abandonné,
il offre peu de ressources et ne possède pas de cauries. Dans la
soirée nous réussissons cependant à nous procurer du mil et du
sorgho en procédant par échange direct et en donnant en payement
des aiguilles, des hameçons et quelques perles dites _rocaille bleue_.
Diabéré ou Zabéré[96] est un village très curieux à visiter ;
il se compose d’un village ordinaire et d’un village souterrain ;
les rez-de-chaussée sont partout si bien enterrés et les ouvertures
si bien dissimulées qu’il peut arriver de loger au premier sans le
savoir. On entre dans le village souterrain par une seule ouverture
visible, près de la case du chef de village, dans une rue centrale ;
mais de toutes les cases on y pénètre par un trou rond de 50
centimètres de diamètre semblable aux bouches des monte-charges des
navires de guerre. On peut communiquer partout souterrainement et il
est facile de s’égarer dans ce dédale de chambres mal éclairées
ne recevant qu’un jour douteux. Pour des noirs il doit être très
difficile de s’emparer d’un village construit de cette façon
et d’y faire prisonniers les habitants, surtout si ces derniers
opposent une résistance énergique et se sont ménagé quelques
issues bien dissimulées sur la campagne.
Cette partie souterraine est réservée aux femmes, qui y font la
cuisine, y remisent les provisions de bois, d’eau et les graines. Le
premier, qui n’est autre chose qu’un rez-de-chaussée, car on
ne peut comparer le souterrain qu’à des caves, est habité par
les hommes, qui s’y tiennent pendant les heures chaudes. Le soir,
à partir de cinq heures environ, tout le monde s’installe sur les
argamaces et y passe la nuit quand la température le permet.
La fumée s’évacue par des trous ménagés dans les parties du
village non surélevées d’un rez-de-chaussée. Quand il tombe de
l’eau, on recouvre ces ouvertures-cheminées d’une poterie hors
de service, ou encore par une fermeture spéciale, sorte de chaudron
en terre et percé de deux trous au-dessous des anses, pour laisser
échapper la fumée.
_Jeudi_ 31 _mai._ — Partis dans la nuit, avec deux guides mis à
notre disposition par le chef de Diabéré, nous nous égarons vers
trois heures du matin à la sortie des ruines de Bouri ou Gouri ;
nous campons sommairement en attendant le jour et le résultat des
recherches des guides.
Au petit jour le sentier est retrouvé, ce qui nous permet
d’atteindre d’assez bonne heure Ladio. Le chef me reçoit dans
une grande salle basse, à demi enterrée, dans laquelle il fait si
peu clair, qu’il faut y être depuis longtemps pour s’apercevoir
qu’il y a du monde ; j’avoue franchement que, bien que je sois
resté là dedans pendant une dizaine de minutes, je n’ai vu que la
silhouette du chef ; il m’a été impossible de distinguer aucun
détail de sa personne. On n’est que tout juste rassuré quand on
est reçu dans un antre semblable. Comme dans quelques villages bobo,
on circule dans tout le village par les toits.
Deux Songhay, guerriers de Gandiari[97], étaient dans le village
et viennent me saluer ; l’un d’eux monte un beau cheval rouan
(provenant du Yatenga). Ce cheval, d’une forte race, est plutôt,
par la rusticité de ses membres et le développement de son poitrail,
cheval de trait que cheval de selle. Ces guerriers m’informent que
je viens de croiser les troupes de Gandiari.
Elles avaient quitté récemment Sati, et pendant que je gagnais Ladio,
par Baporo, elles marchaient sur Poura et le fleuve qu’elles se
proposaient de passer pour envahir Boromo, Ouahabou, le Dafina et
les pays Niéniégué[98].
Ladio vit en mauvaise intelligence avec ses voisins ; j’ai du
reste déjà remarqué que, dans le Gourounsi, les relations ne
s’étendent pas au delà du premier village qu’on rencontre dans
toutes les directions. Vers le nord, le Kipirsi et le pays des Sommo
vivent en hostilité permanente avec les Gourounga ; aussi, lorsque
je demande à me faire conduire à Gnimou, le chef de Ladio proteste,
disant que ce village est trop loin, que si ses hommes s’y rendent,
les habitants de Gnimou les vendraient séance tenante. Je dois donc
renoncer à suivre ce chemin et prendre celui de Tierra, le chef
consentant à me faire conduire jusqu’à Battokho, premier village
qu’on traverse pour atteindre Dallou. Pendant la nuit un violent
orage se déchaîne sur Ladio, l’eau tombe à torrents. L’orage
s’annonçait déjà dans la soirée, j’avais fait mettre hier soir
mes bagages à l’abri ; mes ânes seuls restaient attachés dans le
village même. Pendant l’orage, la surveillance s’est relâchée,
et ce matin, vers quatre heures, je me suis aperçu de la disparition
de mes quatre plus beaux ânes. Je croyais les trouver broutant à
portée du village, lorsqu’un examen attentif des entraves me fait
voir qu’elles ont été coupées au couteau. Pendant que cinq de mes
hommes cherchent la piste à l’aide de torches en paille, je selle
mon cheval, laissant la garde de mes bagages à trois de mes hommes
armés chacun d’un pistolet à deux coups, d’Isa et de son frère.
Je rejoins mes autres hommes près des ruines de Bondassoné, que
les voleurs et les ânes avaient traversées ; ce fut une course
folle à travers bois. Pendant que mes hommes examinent et suivent
pas à pas les traces des animaux, je me porte en avant et cherche
le passage des animaux dans les terrains fangeux, afin d’éviter
toute perte de temps. Quelques hommes de Ladio nous suivent pendant
une heure environ, mais nous abandonnent dès que nous entrons sur le
territoire des Kipirsi. Tant que les ânes ont traversé des terrains
mouillés par l’orage, la besogne est facile, mais vers trois
heures de l’après-midi il ne nous est plus possible, malgré la
perspicacité d’un de mes âniers, nommé Mamoura Diara, véritable
trappeur, de suivre leurs traces. Les fugitifs se sont dirigés sur
des terrains ferrugineux où toute trace de passage a disparu. Ne
connaissant pas le pays, ne sachant au juste où je me trouve,
abandonné par les gens de Ladio, et craignant de me voir surpris
par la nuit, je donne l’ordre de cesser les recherches. Après un
repas composé de fruits de cé, je cherche à m’orienter de mon
mieux. Heureusement que j’ai eu la précaution de consulter de
temps à autre ma boussole, je construis rapidement sur mon calepin
un croquis approximatif de la route parcourue, et donne la direction
générale à suivre. Vers quatre heures nous tombons sur les ruines
de Bouri, que la veille nous avions traversées de nuit. Quelques
Kipirsi maraudeurs erraient dans les ruines, et d’autres, postés
sur les argamaces, nous menaçaient de tirer si nous continuions à
avancer. Je les calme par gestes et en leur criant : _Kaï, kaï,
Ladio souri ?_ ce qui veut dire : Arrêtez, arrêtez ! chemin de
Ladio ? L’un d’eux, ayant compris, me fait voir la direction,
et bientôt nous reconnaissons l’endroit où nous nous étions
égarés hier. A la tombée de la nuit, nous sommes de retour à Ladio.
Les sept hommes qui me restent me sont absolument dévoués et
ont toute confiance en moi ; ils ont aujourd’hui fait preuve de
beaucoup de courage et se sont lancés sans hésiter à la poursuite
des voleurs dans un pays que nous ne connaissions pas. L’exemple
des hommes de Ladio, se retirant, ne les a pas découragés, et je
suis persuadé qu’aucun d’eux n’a eu peur un seul instant,
comme cela a eu lieu dans ma marche de Tiong-i sur Tengréla, où
deux hommes, que j’ai renvoyés depuis, avaient pris la fuite.
Le résultat de l’enquête à laquelle je me suis livré ce matin
me prouve que les voleurs ne sont pas rentrés dans le village, ni
pendant ni après la nuit, ils en sont seulement sortis. Comme le
constatent les traces, arrivés à Bondassonné, deux des voleurs
ont fait retour sur Ladio. Enfin, par une nuit aussi noire il est
impossible de faire son choix sur les quatre meilleures bêtes quand
on ne les connaît pas d’avance.
Mes soupçons se portèrent de suite sur cet homme du Gadiaga que
j’avais pris à mon service à Kotédougou, il n’avait pas passé
la nuit avec mes autres hommes. Ces derniers parlaient de l’exécuter
séance tenante comme traître ; mais comme la culpabilité de cet
homme n’était pas suffisamment prouvée, je donnai l’ordre de
ne pas l’inquiéter pour le moment. Un séjour plus long ici ne
pouvait que devenir dangereux, il s’agissait de trouver les moyens
de sortir au plus vite de cette situation. Tous mes ballots sont
remaniés, je répartis les quatre charges sur les six ânes qui
me restent et mes sept hommes, et nous nous empressons de quitter
Ladio. Le chef du village refuse de se livrer à aucune enquête,
prétextant qu’il n’a pas les moyens de m’aider en quoi que ce
soit : il ne me reste plus aucun espoir de retrouver mes animaux.
[Illustration : A la recherche des ânes.]
_Samedi_ 2 _juin._ — C’est en nous traînant péniblement que nous
atteignons Battokho. Les ânes ont porté des charges d’environ 90
kilos et chacun de mes âniers 25 kilos sur la tête tout en conduisant
les ânes. Pour égayer un peu mon personnel éreinté, et lui faire
oublier ses fatigues, je plaisantai un de mes captifs libéré, Birama,
auquel on avait volé ses deux ânes, en lui rappelant les discours
qu’il avait l’habitude d’adresser de temps à autre à ses
bêtes, à la manière des marchands sonninké. « Allons, _Bala_[99],
et toi, _Sarfatté_[100], disait-il jadis en s’adressant à ses deux
ânes, marchons vite et bien ! Les ânes vont partout, dans le pays du
sel et dans le pays du kola ; ils ont de petits pieds qui ne fatiguent
jamais et une grande bouche qui ne mange cependant le _dégué_[101]
de personne. » Ces braves gens éreintés et ruisselants de sueur
marchaient quand même et sans murmurer : comme moi, ils savaient
que notre salut dépendait de nos marchandises, aussi pour rien au
monde n’auraient-ils laissé un colis en détresse.
_Dimanche_ 3. — Aujourd’hui l’étape est encore plus pénible ;
il y a trois villages à traverser, et dans chacun d’eux il faut
changer de guides. Ils ont une telle peur de se voir capturer par
leurs voisins, qu’ils s’en retournent en coupant à travers la
brousse, et sans suivre de chemin, comme bien on pense. Ce n’est
qu’au bout d’une demi-heure et même d’une heure de halte dans
chaque village qu’on obtient un nouveau guide. A Diéni, tous les
hommes sont devant le village et sur les toits, munis de leurs arcs
et prêts à nous décocher des flèches empoisonnées déjà sorties
du carquois et tenues de la main gauche sur la corde de l’arc. Le
guide de Tierra, par quelques paroles, rassure la population, et tout
rentre dans l’ordre. Ce n’est qu’à onze heures et demie que
nous atteignons Dallou.
Pendant le trajet de Tierra à Diéni il s’est produit un
pénible incident que ma conscience ne me permet pas de laisser
sous silence. L’homme du Gadiaga, qui comme les autres portait une
charge, maugréait en marchant et finalement me signifia qu’il ne
voulait plus avancer, n’étant pas venu, disait-il, pour porter
une charge. Ce n’était, probablement, qu’un prétexte pour
s’en retourner au plus vite et rejoindre ses complices les voleurs
d’ânes ; mes doutes se confirmaient. Il me mettait dans un sérieux
embarras. Je l’engageai à nous suivre jusqu’à Dallou, où il
y a des Mossi parlant mandé qui lui faciliteraient le retour ; je
voulais, en agissant ainsi, l’emmener le plus loin possible afin de
l’empêcher de rejoindre les voleurs d’ânes et de tirer profit
de sa complicité, quand précipitamment, à un détour du chemin,
en un endroit un peu fourré, il jeta sa charge à terre et se sauva
dans la brousse. Je le poursuivis à cheval, et au bout de quelques
minutes je réussis à l’atteindre au côté gauche d’un coup de
revolver. Il mourut quelques instants après. Mes hommes, appréciant
mieux que moi le danger que ce traître nous faisait courir dans des
pays qu’il connaissait admirablement et qu’il niait avoir jamais
traversés, vinrent tous me dire que si je ne m’étais pas livré à
cette extrémité, il nous aurait ou dévalisés ou fait assassiner
à la première occasion. Ils en savaient plus long que moi sur les
agissements de ce misérable. Je dus, pour continuer ma route, prendre
sa charge et la porter en travers sur ma selle jusqu’à Dallou.
Dallou comprend deux grands villages, un village gourounga et un
village mossi. Le chef gourounga, à mon arrivée, m’explique que
je serai mieux chez les Mossi, et me fait conduire, à ma grande
satisfaction, à Moussa Safo, chef des Mossi. Il est une heure de
l’après-midi quand nous arrivons ; et ce n’est pas sans une
grande satisfaction que nous entrons dans ce village à toits en
paille. Nous nous sentons dès lors plus à l’aise et comme en pays
ami. Notre diatigué parle très bien le mandé ; il nous reçoit de
son mieux, et s’occupe de nous trouver soit un âne, soit quatre
ou cinq porteurs pour après-demain.
On ne peut pas dire qu’à Dallou il y a des ressources, j’ai
cependant trouvé à acheter des piments, un peu de sel, de la viande
et des kola.
En temps ordinaire et avant la guerre, les Mossi de Dallou
s’occupaient du commerce du sel et des kola ; ils se trouvent en
effet situés non loin d’un chemin commercial qui paraît avoir été
jadis bien fréquenté : je veux parler de l’artère Sofouroula,
Oua, Kintampo. Actuellement et depuis la guerre, ils s’occupent
seulement d’achats d’esclaves et fournissent du sel et d’autres
provisions à Gandiari.
Il n’y a à Dallou que trois ânes et cinq ânesses. Aucun de
ces animaux n’étant ni à vendre ni à louer, le vieux Moussa,
mon diatigué, s’occupe de trouver cinq porteurs. Comme il a
l’air de n’y mettre que peu de bonne volonté, je lui rappelle
sa promesse. Toute la journée, Moussa, comme du reste la plupart des
noirs, me répète : _A na soro, hamdoullilahi ! Allah ma nsona ! Bassi
té ! Allah a ni héré bé[102] !_ etc., de sorte qu’au lieu de
me mettre en route vers cinq heures du matin demain, je ne quitterai
Dallou probablement que vers neuf heures.
_Mardi_ 5 _juin._ — Il fait déjà chaud, nous partons accompagné
du chef gourounga à cheval, et de cinq porteurs engagés jusqu’à
Bouganiéna, à raison de 1500 cauries payables à l’arrivée. Trois
villages séparent Dallou de Bagata. L’un d’eux, Voyou, m’a
semblé bien peuplé ; Kou et Kotélé sont presque ruinés. A midi
seulement nous entrons à Bagata, grand village mossi, comprenant
environ trente groupes de cases de 15 à 40 habitants ; la population
de ce groupe semble atteindre 1300 à 1500 habitants.
Quelques voisins de mon campement viennent m’apporter des kola,
du riz et du soumbala ; on me vend aussi une calebasse de lait aigre
et quelques niomies froides qui constituent notre déjeuner.
A trois heures je me remets en route et nous atteignons Bouganiéna
à quatre heures et demie.
Bouganiéna est un grand village qui ne contient pas moins de 40 à
50 groupes de cases, suivant que l’on compte pour un ou pour deux
certains groupes assez rapprochés les uns des autres ; la population
totale de ce village doit être de 1500 à 2000 habitants, tous Mossi.
6 _juin._ — Mon diatigué s’occupe de me trouver deux ou trois
ânes, et, dans la matinée même, on m’en présente quelques-uns
dont on me demande 50000 à 60000 cauries. Je tombe d’accord pour
un âne _bala_ à raison de 30000 cauries. Le difficile est de trouver
des cauries, j’en manque absolument pour le moment.
Mon hôte a déjà dû, dans la journée, m’avancer 7500 cauries
pour payer mes porteurs. J’ouvre quelques ballots ; la vente de deux
pistolets à pierre et de quelques menus articles, pierres à fusil,
aiguilles, papier, glaces, me permet cependant de payer l’âne et
de rembourser les cauries.
Il est très difficile de vendre par ici. Les Mossi du Gourounsi ne
voyagent pas beaucoup ; ils s’occupent un peu de l’élevage des
chevaux et des ânes, et surtout du commerce des captifs.
Bouganiéna offre quelques ressources ; je réussis à me procurer
du riz, des piments, des haricots ; mais il n’y a pas de viande à
acheter en ce moment ; c’est le mois de Ramadan, et les habitants,
tous musulmans, observent strictement le jeûne. Le soir, après le
coucher du soleil, ils mangent le _bakha_, préparation de farine
de mil cuite, avec du tamarin, et dans la nuit a lieu un repas de
haricots, de lakh-lalo ou de riz.
Quoiqu’il y ait beaucoup de vaches à Bouganiéna, je n’ai réussi
à me procurer qu’une fois du lait. Les moutons et chèvres sont
également nombreux, mais ce qui abonde, c’est surtout la volaille
et les pigeons.
Les Mossi ne sont pas importuns ; personne n’est venu m’ennuyer ;
les quelques visites que j’ai reçues ne se sont pas prolongées
outre mesure. Les gens m’ont paru un peu civilisés. L’imam est
venu me voir avec plusieurs lettrés musulmans et m’a demandé la
permission de me poser quelques questions sur les chrétiens et les
juifs, dont il n’a connaissance que par les livres. C’est un
vieux bonhomme qui parle bien le mandé. Ayant appris que le matin
j’avais été me promener à la mosquée, il me demanda pourquoi
je n’y étais pas entré ; je lui expliquai que j’avais craint
d’être indiscret, ce qui le fit sourire et lui donna l’occasion
de me dire que les Mossi ne pensent jamais à mal et ne voient aucun
inconvénient à ce qu’un chrétien entre dans ce saint lieu.
En allant rendre sa visite à l’imam, je vis chez lui un gamin
qui avait le bras fracturé et auquel on faisait le pansement à
l’aide d’attelles.
L’homme qui se livrait à cette opération chirurgicale semblait
être très versé dans sa science, car c’est vraiment avec
dextérité qu’il s’acquittait de ses fonctions. J’en fus frappé
et exprimai mon étonnement à mon hôte. Il m’assura que, dans
le pays, on arrivait à guérir et à remettre toutes les fractures,
et qu’il n’était pas rare de voir guérir des membres brisés.
En sortant, j’allai visiter la mosquée.
Ce monument est orné sur la face nord de petits carrés, losanges
et triangles en creux, irrégulièrement disposés. Le grand minaret
est, comme d’habitude, surmonté d’un œuf d’autruche. Quant aux
petits minarets de la cour, ils ne sont couronnés que de gargoulettes
en terre. Cette mosquée a 16 mètres de long sur 18 de large ;
sa hauteur est de 6 à 7 mètres, et le grand minaret a environ
5 mètres. A côté des petites cases rondes mossi, la mosquée,
vue à quelques centaines de mètres, paraît beaucoup plus grande
qu’elle ne l’est en réalité ; elle fait très bon effet.
Bouganiéna est le dernier village faisant partie du Gourounsi ;
la frontière du Mossi se trouve à 6 kilomètres dans l’est,
et est marquée par un bas-fond marécageux.
_Vendredi_ 8 _juin._ — Je me mets en route tout seul, avec mes
hommes, personne n’ayant voulu m’accompagner à Banéma (premier
village mossi), résidence de Boukary Naba. Ce chef, à la suite
d’un différend survenu récemment au sujet de bœufs, a prévenu
les Mossi de Bouganiéna qu’il ferait captif tout individu qui se
risquerait à venir à Banéma.
Le chemin est bien frayé ; il est impossible de s’égarer. A
neuf heures je m’arrête devant le groupe de cases habitées par
Boukary-Naba.
La présence d’une dizaine de chevaux entravés sous les arbres et
le bruit du tam-tam m’indiquent suffisamment que je me trouve bien
en présence de la résidence du chef.
Avant de faire plus amplement connaissance avec les Mossi chez lesquels
nous venons d’entrer, revenons un peu sur les Gourounga et leur pays.
★
★ ★
Cette contrée, dans la partie où je l’ai traversée, et surtout aux
abords du fleuve et des bas-fonds, est en général couverte d’une
végétation qui, sans être luxuriante, est cependant belle pour le
Soudan ; elle offre de temps à autre aux voyageurs des sites d’un
aspect sauvage qui égaye, repose la vue et rompt la monotonie des
pays soudanais.
Le gibier abonde partout : sans compter les perdrix, pintades,
outardes, on y trouve encore toutes les variétés d’oiseaux
aquatiques. A l’exception du singe, j’ai vu les traces
ou aperçu presque tous les animaux qui constituent la faune du
Soudan. L’éléphant notamment y est très commun ; il n’y a pas de
village où l’on n’en trouve des ossements. Les indigènes portent
tous des bracelets ou des boucles d’oreilles en ivoire. Je ne crois
pas cependant que les Nonouma réussissent souvent à tuer cet animal,
car ils ne possèdent comme armes que l’arc et la hache ; ce sont
plutôt les chasseurs mossi qui, armés de fusils, en tuent de temps
à autre.
[Illustration : La mosquée de Bouganiéna.]
Diawé, qui est un excellent chasseur et un connaisseur, après avoir
examiné dès ossements, m’affirme que les éléphants de cette
région appartiennent à une espèce de petite taille, au pelage roux
noir que les Mandé désignent sous le nom de _sama-oulé_ (éléphant
rouge). Cette variété est plus petite que l’éléphant gris noir
que nous avons vu souvent aux environs de Niélé.
La constitution géologique du Gourounsi est très variée : tandis
qu’aux abords du fleuve il n’y a que du quartz ferrugineux et
des sables aurifères ; ailleurs ce sont des terrains alluvionnaires
dans lesquels émergent tour à tour le granit gris bleu et la roche
ferrugineuse. Le terrain est peu accidenté : c’est à peine si
l’on aperçoit de temps à autre quelques plissements ; il y a peu
ou pas de ruisseaux ; l’eau se ramasse dans quelques bas-fonds,
y forme de grandes flaques couvertes de nénuphars et d’autres
plantes aquatiques.
Aux environs de Dallou, Bagata, Bouganiéna, l’aspect de la région
change brusquement : on entre dans de grandes plaines découvertes,
pour la plupart défrichées ; les arbres ont fait place à une
mimosée très épineuse qui abonde dans beaucoup d’endroits ; le
terrain est argilo-siliceux, rarement on voit du fer. Il y a cependant
beaucoup de granit aux environs de Bouganiéna. Les cé et netté
sont plus vigoureux que partout ailleurs ; c’est une région de
culture dans toute l’acception du mot ; la terre végétale m’a
paru excellente.
Comme type en général, et comme mœurs, les Nonouma m’ont semblé
offrir quelque analogie avec les Niéniégué, leurs voisins ; ils
ne parlent cependant pas la même langue. Ils sont marqués de trois
façons différentes.
La limite des Nonouma vers l’est se trouve entre Ladio et
Dallou. Dans ce dernier village on entre déjà dans une autre famille
gourounga, celle des Youlsi ; aucun des habitants n’est tatoué.
Chez les Nonouma, les femmes ont à peu près toutes le corps
tatoué ; le buste n’est quelquefois qu’une vaste cicatrice ;
on n’y distingue pas de dessins : c’est une série de petites
entailles disposées sans symétrie autour des reins, du nombril,
dans le dos et sur les épaules.
La plupart des Nonouma sont circoncis ; on en rencontre de nus et
d’autres qui portent le bila. Beaucoup de femmes se couvrent avec
le _foulabourou_ (bouquet de feuilles), il y en a aussi qui errent
toutes nues. Comme les Niéniégué, elles fument la pipe.
Les bijoux des Nonouma sont tous en ivoire : ce sont des bracelets se
portant au-dessus du coude et des boucles d’oreilles à peu près
uniformes et du diamètre d’une pièce de 2 francs.
En passant à Lava, j’ai vu des séances de _dou_ comme chez les
Bobo. Dans le même village se trouvaient également des tombes en
forme de puits, comme celles des Niéniégué.
Les femmes nonouma comprennent d’une drôle de façon les soins de
propreté à donner à leurs enfants. Tous les soirs le même spectacle
s’offrait à mes yeux. La mère, tenant l’enfant sur ses genoux,
commençait à lui ingurgiter avec la main autant d’eau qu’elle
pouvait ; pendant ce temps le pauvre petit pousse naturellement des
cris à fendre le cœur d’une mère un peu sensible, mais rien ne
l’arrête : tant qu’il reste une goutte d’eau dans la calebasse,
le petit doit l’avaler. Si encore le lavage était terminé, il
n’y aurait que demi-mal, mais là commence une opération que je
n’avais pas encore vu pratiquer.
La mère place son enfant sur ses genoux, la tête tournée vers
le sol, puis, se servant de sa bouche comme canule, lui fait
prendre force lavements. Après chaque gorgée, elle détourne le
postérieur de l’enfant, qui s’empresse de chasser avec force ce
liquide. L’opération se continue jusqu’à ce que la calebasse
d’eau soit épuisée. Il passe ainsi dans le corps du petit être,
soit par en haut, soit par en bas, environ quatre litres d’eau par
séance. Ce nouveau genre de lavement n’a pas l’air d’incommoder
l’enfant, qui pleure rarement.
[Illustration : Soins de propreté.]
Les Nonouma saluent et souhaitent la bienvenue en se frappant
la cuisse ou la jambe de la main droite aussi souvent qu’ils
vous disent _dadio_ ou _dagaré_, ce qui doit vouloir dire « bon
matin, bonjour ». Quand j’arrivais près d’un chef de village,
c’était au moins pendant cinq minutes qu’il répétait _dagaré_
en se frappant la jambe ; comme salut, cela m’a paru assez original.
Ce peuple est très superstitieux. Ainsi, à Ladio, quatre _koma_
(grues couronnées) ayant dirigé leur vol vers le village, toute la
population monta sur les argamaces en poussant des cris, afin de les
effrayer et de détourner leur vol.
Près du même village il y a une sorte de mare où l’on prend
l’eau pour boire ; cette mare est infestée de caïmans. Comme je
me disposais à aller en tirer un, on me pria de ne pas le faire,
la mort d’une de ces bêtes pouvant causer ou attirer les plus
grands malheurs sur le village.
Je n’ai rien à ajouter à propos de leurs habitations, j’en
ai déjà parlé à Diabéré. Je signalerai cependant les toits,
qui sont dépourvus de gouttières en bois ; l’eau s’écoule
le long d’une paroi, et afin de l’empêcher de désagréger ce
chétif mur en terre, sur toute la partie où l’eau s’écoule
les Nonouma ont incrusté des fragments de poterie, des morceaux de
schiste et des cailloux plats de diverses couleurs. Le tout constitue
une grossière mosaïque.
Le Gourounsi était bien peuplé avant que Gandiari vînt y faire la
guerre. J’ai traversé beaucoup de grandes ruines ; on voit aussi
de nombreuses cultures abandonnées. Actuellement, le pays est à
peu près ruiné, les villages à moitié abandonnés et l’on ne
cultive pas avec ardeur. Il n’est possible de se procurer que du
mil et du sorgho, et encore en petite quantité ; les indigènes en
ont fort peu, les chefs de village eux-mêmes sont forcés de faire du
dolo avec le fruit du _kountan_[103]. Ce dolo a un goût qui n’est
pas précisément agréable, j’en ai cependant bu sur les conseils
de Diawé qui me l’ordonnait comme laxatif. Il ne faut pas songer
à se procurer d’arachides, piments, oignons, soumbala ou sel :
ces condiments font absolument défaut. Les Nonouma se servent en
guise de sel d’une cendre qu’ils obtiennent en brûlant des
herbes vertes. Les sauces de _lakh lalo_ préparées de la sorte ont
un très mauvais goût. J’avais heureusement un peu de couscous et
de la viande sèche de l’antilope que j’ai tuée près de Baporo,
ce qui m’a permis de traverser ce pays sans trop souffrir de la faim.
Au nord de la partie du Gourounsi habitée par les Nonouma et à une
faible distance, quelquefois même à moins d’un jour de marche,
se trouve le Kipirsi. C’est une région bien peu connue, même des
indigènes qui voyagent.
Voici ce que j’ai pu apprendre sur ce pays et les peuples qui
l’habitent.
Dans la partie ouest de leur territoire et vers le coude de la
Volta Noire habite un peuple encore sauvage dans le genre des
Bobo. On le nomme Sommo, Songho ou Samokho ; il est hospitalier et
moins féroce que le racontent certains marchands qui m’en ont
fait une description trop fantaisiste. Cela ne les empêche pas à
l’occasion de rançonner les voyageurs. La rapacité du chef noir
est indiscutable ; quand il est peu civilisé, il cherche brutalement
à accaparer ; dans le cas contraire, la même chose se produit,
seulement on s’en aperçoit moins, parce que c’est fait avec plus
d’astuce et l’accaparement a lieu avec une certaine réserve.
Je n’ai vu que trois fois des Sommo, ils étaient esclaves dans le
Dafina et à Dioulasou. Ils se marquent d’une série de vingt-sept
entailles entourant la bouche et couvrant les joues et le menton ;
en plus ils ont la marque caractéristique du Mossi : l’entaille en
arc de cercle partant du milieu du nez pour venir mourir à hauteur
de la deuxième molaire.
Dans la partie est du Kipirsi, la population est dénommée Kipirsi ou
Kipirga ; elle est fortement mélangée dans les confins du Gourounsi
avec l’élément youlsi, mais ne s’est pas alliée aux familles
sommo de l’est. J’ai vu quelques Kipirsi captifs des Niéniégué
de Bondoukoï et d’autres de loin dans les ruines de Bouri ; ils
sont à demi sauvages et pillards à l’excès.
On ne traverse leur pays que lorsqu’on y est forcé ; leur territoire
faisait jadis partie du Mossi, mais les Kipirsi sont aujourd’hui
absolument indépendants. Ils parlent un dialecte se rattachant au
Mossi, et sont tatoués comme ce dernier peuple.
Le Kipirsi est traversé par une arête montagneuse analogue au
soulèvement de Bobo-Dioulasou. Les villages sont construits sur ces
hauteurs, et leurs cases sont en paille comme celles des Mossi.
Le territoire des Sommo et le Kipirsi sont traversés par deux
chemins parallèles qui relient Safané (Dafina) par Sarma et La ou
Lalé à Waghadougou et Boussé (Dafina), par Koukhoulor’o[104]
à Waghadougou.
Comme chemins le traversant du nord au sud et faisant communiquer
le Yatenga directement avec le Gourounsi, il n’en existe pas. Le
caractère belliqueux de cette population empêche toute communication
directe sans passer par le Mossi : c’est ce qui explique pourquoi
du Dafina je n’ai pu me porter directement dans le Yatenga. Pour
atteindre ce pays, il m’aurait fallu remonter jusqu’à Barani
et aux limites sud du Fouta et gagner ainsi Ouadiougué, la capitale
du Yatenga.
La grande artère nord-sud en quittant Ouadiougué (capitale du
Yatenga) se dirige à travers le Mossi vers Yako, Loumbilé, Djitenga
et dans le Gourounsi par Lalé, Nabouli, Bouganiéna ; de là elle
va sur Sati, Oua-Loumbalé, Oua et Kintampo.
CHAPITRE IX
Chez Boukary Naba. — Manque d’interprètes. — Curieuses coutumes
de la cour du Mossi. — Préparatifs pour une fête. — On attend
l’apparition du croissant. — La fête à Sakhaboutenga. — On me
confie à Isaka. — En route pour Waghadougou. — Séjour dans la
capitale du Mossi. — Une audience chez Naba Sanom. — Difficultés
avec Naba Sanom. — On me signifie de partir. — Retour chez Boukary
Naba. — Nouvel accueil bienveillant. — Une rafle d’esclaves. —
Boukary Naba veut me faire épouser trois jeunes femmes. — Mariage de
mes hommes. — Retour à Bouganiéna. — Difficultés pour trouver
des guides. — Géographie et état politique du Mossi. — Quelques
itinéraires. — Flore et faune. — Chevaux. — Médication
vétérinaire. — Anes. — Notes ethnographiques. — Costumes,
richesse, état social. — Aliments. — Étoffes en usage dans le
Mossi. — Guerres de Gandiari et des Songhay dans le Gourounsi. —
Quelques mots sur le Yatenga.
L’installation de Boukary Naba a plutôt l’air d’un campement
que d’une habitation permanente ; elle comporte un groupe d’une
vingtaine de cases en _séko_[105] abritant sa famille et ses
chevaux. A proximité de ce groupe se trouvent les cases de la
valetaille et de quelques vieux captifs dévoués à Boukary Naba.
Comme les autres villages mossi que j’ai traversés, Banéma se
compose d’une vingtaine de petits villages, dont j’évalue la
population à 600 ou 700 habitants.
Mon arrivée chez Boukary Naba fut très drôle. Ainsi que je l’ai
dit plus haut, j’étais parti sans guide de Bouganiéna ; je tombais
donc chez lui tout à fait à l’improviste, sans interprète, ne
connaissant qu’une cinquantaine de mots mossi, ce qui constituait
un trop léger bagage linguistique pour me faire comprendre. Aussi,
quand, quelques instants après mon arrivée, il me fit mander chez
lui, ce fut une hilarité générale. Boukary me parlait le mossi ;
quelques marchands étrangers qui se trouvaient là m’adressèrent la
parole en haoussa, puis en songhay et finalement en foulfouldé. Comme
j’ai deux hommes qui parlent le poular, j’en fis mander un, mais
ce fut inutile, car en parcourant lentement des yeux le cercle qui
s’était fait autour de nous je reconnus un tatouage dafing. Dès
que j’eus adressé la parole en mandé à ce captif, tout le monde
s’écria : « _A yé é Tauréarga tenga_ » (il vient du pays des
Mandé), et la conversation s’engagea.
Boukary Naba ne me demanda pas d’explication. Je me rendais à
Waghadougou, cela lui suffisait. « Ce qu’il y a de plus pressé,
dit-il, c’est de t’installer toi et tes hommes. » Il me fit
donc conduire chez un vieux captif guerrier et m’envoya une grande
calebasse de riz cuit au jus de viande, des galettes de farine de
haricots et du dolo, ce qui constitua pour moi un excellent déjeuner,
d’autant plus que depuis bien longtemps je n’en avais fait
de pareil.
Après avoir pris un peu de repos et avoir quitté mon vêtement de
route, je mis mon uniforme et allai rendre visite à Boukary pour le
remercier de son bon accueil et lui demander de m’assurer la route
sur Waghadougou. Il m’accueillit fort bien, me serra la main et me
pria de vouloir bien différer mon départ de quelques jours pour
célébrer avec lui la fête qui termine le jeûne du ramadan et
qui devait avoir lieu dans deux ou trois jours. « C’est un grand
plaisir pour moi de te posséder ici pour la fête, me dit-il. Tu as
certainement vu des choses plus belles dans ton pays, mais tu n’as
pas vu de fête dans le Mossi. Cela te fera plaisir, je l’espère ;
tu ne peux me refuser. »
Cette invitation me fut faite d’un ton si aimable et me parut
si sincère que j’acceptai. Il me promit également de me mettre
en route le lendemain de la fête. Boukary Naba est du reste fort
bien élevé pour un nègre. Par ses manières il laisse de suite
deviner qu’il appartient à une classe élevée de la société
noire. C’est un grand bel homme d’une quarantaine d’années ;
il a la figure pleine et plutôt ronde qu’ovale ; son menton se
termine par une toute petite barbiche, et, quoique tatoué en Mossi,
il n’est pas défiguré. Son regard est franc. L’ensemble de sa
physionomie dénote l’intelligence. Il doit être très bon, mais
en même temps très ferme dans ses résolutions. Comme type je lui
ai trouvé une certaine ressemblance avec Iamory Ouattara, chef de
Kanniara (États de Kong), mais il a les traits beaucoup plus fins.
Boukary est très proprement vêtu et porte une culotte longue en
étoffe bleu foncé rayée de blanc appelée _noufa_ en haoussa
et en mossi. Le bas des jambes, cylindrique sur une hauteur de 20
centimètres, est brodé en soie solférino de provenance européenne,
et les jambes sont ornées d’arabesques en soie de même couleur. Sa
coussabe (_doroké_, en mandé) est d’une très belle teinte
d’indigo. Ce vêtement vient de Kano et est appelé _karfo_ en
haoussa et en mossi[106]. Un bonnet noir, forme chéchia, sur le devant
duquel sont attachés une amulette renfermée dans un morceau de peau
de chat tigre et un anneau en argent, complète la tenue du naba.
Comme chaussures, il porte une jolie paire de babouches rouges
montantes qui font très bon effet. Ses bijoux consistent en un
bracelet d’environ cent francs d’argent à chaque poignet et deux
petites bagues, l’une en or, l’autre en argent.
Assis sur une natte propre, il a en permanence à sa droite et
prosterné devant lui un esclave qui lui présente une petite calebasse
de dolo, recouverte d’un couvercle en vannerie. Quand Boukary Naba
veut boire, il touche du doigt l’échanson, qui, après avoir bu
quelques gorgées de dolo, lui offre la calebasse.
[Illustration : Façon de saluer le _naba_.]
Pendant que Boukary boit, tous les assistants claquent des doigts en
tenant les mains près de terre. La même chose se passe lorsque le
naba a des renvois, éternue, se mouche ou crache.
Un autre usage assez curieux, c’est la façon dont les gens
se présentent devant le naba et le saluent. Arrivés en rampant
à quelques pas de l’endroit où est assis le naba, les Mossi,
tête découverte, se jettent face contre terre et frappent trois
fois le sol, des deux coudes, l’avant-bras vertical et l’index
ouvert. Puis ils se frottent les mains en faisant lentement le
mouvement d’une personne qui écrase de la pommade, ils frappent
encore trois fois terre des coudes et restent dans cette position
jusqu’à ce qu’on les renvoie. Tout le monde salue le naba[107]
de la même façon. J’ai vu faire ce salut au propre frère
de Boukary, à Nabiga[108] Masy, chef de Doullougou. Il n’y a
d’exceptions que pour les musulmans un peu influents ; ceux-là,
tout en s’approchant timidement de la royale personne, sont tenus
quittes de toute cérémonie en récitant une prière.
Tous les jours, de bonne heure, les griots viennent saluer Boukary
à coups de tam-tam, et pendant une bonne partie de la matinée la
case de ce chef ne désemplit pas de visiteurs. Dès que Boukary
Naba se sentait un peu libre, il me faisait demander, m’offrait
des kola, du dolo, et me questionnait sur les choses d’Europe —
questions naïves naturellement, portant sur les produits du sol,
l’éloignement du pays des blancs, la mer, etc. Il me pria de
lui donner des capsules, ayant reçu en cadeau de Gandiari, le chef
songhay qui a ravagé le Gourounsi, trois fusils anglais à piston,
dont une carabine qui devait jadis avoir du prix, mais qui actuellement
n’est plus qu’une ferraille. Il possède aussi une baïonnette,
dont il est bien ennuyé de ne pas trouver l’emploi, car elle ne
s’adapte sur aucun de ses fusils. J’ajoutai aux capsules un beau
tapis de selle, un pistolet, des turbans et autres étoffes, perles,
coutellerie et glaces, ce qui le combla de joie.
_Dimanche_ 10 _juin._ — Dès la première heure Boukary me fait
dire qu’il compte bien que je l’accompagnerai demain à cheval
à Sakhaboutenga, où il a coutume de se rendre le jour de la
fête. Pendant toute la journée l’entourage du naba s’occupe
des préparatifs ; on distribue de la poudre, nettoie les fusils,
essaye les harnachements, on astique les cuivres comme en France la
veille d’une grande revue.
Ce qu’il y a de curieux, c’est que, musulmans ou non, les noirs
célèbrent tous cette fête. C’est une occasion pour eux de
faire bombance, et ils ne la laissent pas échapper. On mange tant
que l’on peut, on boit beaucoup de dolo et l’on tire quantité
de coups de fusil : c’est plus qu’il n’en faut aux noirs pour
être heureux. Ceux qui ne possèdent qu’un arc visent la nouvelle
lune et lancent quelques flèches vers l’astre, convaincus que cela
leur portera bonheur. L’année prochaine, à pareille époque, ils
auront peut-être _gagné_ un fusil, une femme ou un cheval, qui sait ?
Dans la soirée, il y a un moment de consternation : personne n’a
vu le croissant ; on s’en console cependant en se répétant que
si nous ne l’avons pas aperçu ici, il s’est certainement montré
ailleurs, et l’on se met à boire du dolo toute la nuit.
_Lundi_ 11 _juin._ — Ce matin de bonne heure Boukary envoie un
cavalier à Sakhaboutenga consulter les marabouts. Le messager revient
bientôt en affirmant au naba que le soir il verrait la lune. « Tous
les marabouts l’ont dit ! »
[Illustration : Boukary et son escorte.]
Ce soir on aperçoit pendant quelques moments le croissant tant
désiré : aussi la poudre parle une partie de la nuit et le dolo
coule à flots.
Boukary Naba fait venir un des flûtistes attachés à sa
personne. C’est un musicien de grand talent. Je suis stupéfait de
l’entendre tirer de si jolis sons d’une simple flûte en bambou
aussi grossièrement fabriquée.
Ce musicien émérite joue un air qui, par son rythme, ressemble à
de la musique de gens civilisés.
_Mardi_ 12. — Dès quatre heures du matin le tam-tam résonne
partout, tout le monde est affairé, on se croirait vraiment à la
veille d’un événement important. Ce n’est pourtant que vers six
heures et demie qu’on réussit peu à peu à se rassembler et que
tout le monde est prêt (effectif total : 16 chevaux et 25 guerriers
armés de fusils).
Boukary monte un très beau cheval bai brun foncé. Par-dessus sa selle
il a ajusté le tapis en velours bleu et or que je lui ai donné. Le
poitrail et la croupe sont couverts de tapis en drap rouge, ornés de
petits dessins en losanges rapportés en blanc et en noir. La tête
de la bête disparaît sous la cuivrerie, sonnettes, chaînettes,
mors et autres ornements. Les étriers sont en cuivre de la forme en
usage dans le Haoussa.
Boukary Naba est presque vêtu comme tous les jours ; il a simplement
remplacé ses babouches rouges par une paire de demi-bottes en cuir
rouge et jaune, et sa coussabe bleu foncé par un vêtement de même
coupe en cotonnade blanche du Haoussa sur laquelle l’indigo a
fortement déteint, ce qui est très bon genre ici. Sur le sommet de
son bonnet est fixée une couronne en cuir rouge et peau de panthère,
à laquelle sont suspendus des pitons en fer à trois branches d’une
longueur de 4 à 5 centimètres. Cet emblème royal est porté par
les nabiga seulement.
Nabiga Masy, chef de Doullougou, jeune frère de Boukary, est venu
passer les fêtes à Banéma. Ce jeune homme a des manières qui
dénotent également un peu d’éducation et de savoir-vivre.
La bête qu’il monte est fort jolie et très bien harnachée ; lui,
en revanche, porte une coussabe d’un goût douteux pour un Européen,
mais peut-être fort estimée ici. La figure du nabiga est entièrement
cachée par un _lemta_ en karfo qui ne laisse paraître que les yeux.
Les quatre jeunes gens occupant les fonctions d’échansons servent
d’escorte au naba ; ils sont vêtus de surtouts, sorte de petites
coussabes à taille de diverses nuances, et serrés à la ceinture
par un cordon rouge ; ils portent chacun une collerette formée de
petits triangles en argent renfermant des amulettes.
Ils sont pieds nus et se distinguent des autres captifs par leur
coiffure dont les cheveux sont arrangés en cimier ; le reste de
la tête est entièrement rasé. Ils portent des houseaux en cuir,
des bracelets et des anneaux de bras en même métal qui, une fois
mis en place, ne peuvent être retirés que par un forgeron après
un long travail.
Les autres cavaliers portent des vêtements couverts d’amulettes,
des turbans ou des chapeaux de paille. Ils sont armés d’un sabre
ou d’une lance. Quelques-uns ont les houseaux en cuir de couleur,
montant jusqu’à la ceinture. Tout le luxe des cavaliers mossi
consiste à charger de cuivrerie la tête du cheval ; ils suspendent
à la selle jusqu’à de petits chaudrons en cuivre.
Un gamin montant un âne noir ouvre la marche ; viennent ensuite
les griots avec les tam-tams et leurs trompes, les échansons, le
naba et moi ; Masy, les guerriers et trois marchands haoussa suivent
en amateurs.
Pendant la route, les cavaliers se détachent successivement et
chargent en manœuvrant la lance. Masy et deux autres cavaliers
montant de forts chevaux chargent admirablement. J’ai remarqué
que tous montent avec les étriers très longs ; ils chargent, le
haut du corps droit et debout sur les étriers. Les échansons, qui
montent des chevaux de plus petite taille, chargent deux par deux en
se tenant par la main. En général les Mossi montent bien.
Une demi-heure après notre départ nous sommes à Sakhaboutenga. On
met pied à terre et l’on campe sous les arbres à l’entrée du
village. Quelques musulmans du voisinage viennent saluer Boukary
et lui offrir des kola en lots variant de cinq à vingt fruits,
mais toujours présentés dans un coin de leur boubou. Un village
des environs envoie douze grandes marmites de dolo.
Au loin et dans toutes les directions débouchent du village de longues
files de musulmans allant se réunir à l’imam pour la prière ;
quelques curieux venant des environs montent des ânes.
La cérémonie religieuse a lieu dans une plaine à l’est du
village : c’est un spectacle bien imposant.
Il régnait un grand silence dans cette assemblée. Les fidèles,
rangés sur une vingtaine de rangs de profondeur, se prosternaient et
se relevaient avec un ensemble parfait et une lenteur imposante. De
temps en temps, la voix de l’imam s’élevait, et dans le plus
profond recueillement on entendait un _aminâ_ (amen) prononcé par
cette assistance.
Il y avait là environ trois mille personnes des deux sexes, presque
toutes vêtues de blanc. Les burnous, les chéchias et cet ensemble
de faces noires donnaient à cette cérémonie le caractère grandiose
des fêtes orientales.
La prière terminée, Boukary Naba s’avança au son du tam-tam vers
l’imam de Sakhaboutenga pour recevoir sa bénédiction ainsi que
les vœux des musulmans, qui souhaitèrent beaucoup de chevaux et de
guerriers à mon illustre hôte.
Boukary Naba fit remettre à l’imam un magnifique mouton et plusieurs
peaux de bouc pleines de cauries.
C’est un cadeau qu’il fait tous les ans à l’imam et à Karamokho
Isa, pour lesquels il a une grande vénération. Ce sont des hommes
âgés et réfléchis qui ne peuvent que lui donner d’excellents
conseils. Ils lui servent d’intermédiaires dans les différends
qu’il a à régler avec les villages voisins, car Boukary vit en
hostilité plus ou moins ouverte avec eux.
Boukary Naba n’est musulman que pour la forme. Au moment où la
prière allait commencer, il me demanda si je n’allais pas faire
le salam. Je lui fis dire que cette fête ne concordait pas avec
les fêtes des chrétiens, que par conséquent je restais auprès de
lui. Il me parut enchanté que les blancs ne fussent pas musulmans.
Après de nouveaux rafraîchissements de dolo on retourna à
Banéma. Ce fut une course folle à travers la campagne, les fantassins
courant pêle-mêle parmi les cavaliers et tirant force coups de
fusil, ce qui occasionna une charge dans laquelle deux cavaliers furent
désarçonnés. Le reste de la journée se passa en libations. Boukary
Naba gorgea mes hommes de nourriture et de dolo. Je puis dire que
jamais un chef ne m’a donné aussi souvent que lui des aliments,
des kola, du dolo. Je recevais deux ou trois fois à manger par jour.
_Mercredi_ 13. — Fidèle à sa parole, Boukary Naba, après m’avoir
fait cadeau d’un cheval, me fait conduire le soir à Sakhaboutenga
chez Karamokho Isaka, chargé de me faire accompagner jusqu’à
Waghadougou et de me faciliter une entrevue avec Naba Sanom, chef
suprême du Mossi. Boukary m’explique que, dans mon intérêt,
il emploie un intermédiaire pour la présentation à Naba Sanom,
n’étant pas du tout d’accord avec son frère. Il n’a avec lui
que des rapports de service, et il ne le voit jamais.
Le cheval que j’ai reçu, quoique de petite taille, me paraît
offrir quelque résistance ; il me vient bien à propos, celui que
j’ai acheté à Kong n’étant plus capable de rendre aucun service.
J’envoie encore quelques pièces d’étoffe à Boukary, qui vient
lui-même me remercier ; il me prie, si jamais je revenais dans
son pays, de lui rapporter une selle arabe avec deux housses, une en
velours, l’autre en peau de caïman, et me recommande le mors et les
chaînettes, qu’il désire en argent ; il serait également content
de recevoir un burnous et un vêtement en soie noire brodé en lomas.
Sakhaboutenga[109] est une agglomération de nombreux petits villages
qui s’étendent sur un espace de près de 4 kilomètres et comptent
environ 3000 habitants. Le groupe où habite Isaka, ainsi que les
groupes voisins et les environs de la mosquée, sont habités par des
musulmans d’origine mandé, mais établis dans le Mossi depuis trop
longtemps pour qu’ils aient conservé les traditions se rattachant
à leur migration. Ils savent tous cependant qu’ils ne sont pas
autochtones, quoiqu’ils soient tatoués comme les Mossi et qu’ils
ne sachent plus parler que le mossi. Ils n’ont conservé de leur
ancien pays que la selle mandé et la case ronde en terre couverte
en paille qui est le style général de la case mandé.
Le marché, situé dans la partie nord du village, sur la route de
Waghadougou, est environné de groupes de cases en paille habitées
par des Mossi non musulmans, que nous pouvons, autant que nos
connaissances nous le permettent, considérer jusqu’à nouvel ordre
comme autochtones.
[Illustration : La bénédiction.]
_Jeudi_ 14 _juin._ — Isaka me met en route sur Waghadougou et me
donne comme guide un jeune homme qui doit me conduire à un ancien
élève d’Isaka, revenant de la Mecque. Isaka m’accompagne
jusqu’au marché et fait une prière pour moi avant de me quitter.
Quoique le paysage soit uniforme, la route ne m’a pas paru trop
monotone. On traverse presque d’heure en heure des groupes de
villages ou des campements de culture autour desquels il règne
quelque animation, car c’est l’époque des semailles. Les Mossi
appellent ces campements de culture _wouiri_ (ce qui est le même
mot que _ouéré_, qui signifie, en poular et en mandé, « parc
à bestiaux »). Après avoir dépassé un gros village de culture
à 4 kilomètres de Sakhaboutenga, nous traversâmes successivement
Lilspaka, Bonam, village abandonné, Goro, Kouapoukissé, Tènelili,
plusieurs villages de culture. Nous fîmes étape à Saponé. Tous
ces villages sont habités par des Mossi non musulmans. Le marché
de Saponé, que nous avons traversé, est situé en pleine brousse,
à environ 20 minutes de Saponé ; il comporte une série de
hangars couverts en paille sous lesquels se tiennent marchands et
acheteurs. Ces hangars seraient très bien conditionnés si les toits
étaient plus hauts : il est impossible de circuler debout sous ces
constructions.
_Vendredi_ 15. — Comme nous étions trop éloignés de Waghadougou
pour y arriver d’une seule traite, nous fîmes étape le matin à
Tenganokho, après avoir traversé de nombreux villages de culture,
laissé à l’ouest Tiéfakhé (grand village, marché), et traversé
Bassemyam.
A Tenganokho, je trouvai un Peul qui m’offrit du lait et quelques
autres provisions ; il nous apprit qu’en quittant le village à
deux heures nous atteindrions avant la nuit Waghadougou, dont nous
n’étions séparés que par un petit village nommé Nakhla.
En effet, le soir même, après une courte étape, nous atteignons
le _natenga_[110] du Mossi. Le guide nous dirige sur l’habitation
d’El-Hadj qui, assis sur une peau devant sa porte, ordonne de me
conduire chez l’imam, qui reste à côté. Ce dernier, assis sur
une sorte de couvercle rond en osier, au lieu de s’occuper de me
trouver une installation, s’extasie avec ses amis sur mes chaussures,
dont il croit les œillets en or. Voyant qu’il ne se lassait pas de
cette contemplation, je crus prudent de lui rappeler que mes hommes
et mes animaux étaient fatigués et que la nuit approchait. Après
quelques _ia sidda_ (il a raison), un des assistants me conduisit chez
une veuve nommée Baouré, où avait logé Krauss lors de son passage.
Une pluie torrentielle nous força de précipiter notre installation,
qui fut plus que sommaire la première nuit. Les gens étaient peu
complaisants ; il nous fut impossible de nous faire préparer quoi
que ce fût en fait de nourriture, et l’on se coucha sans manger.
Waghadougou[111] ou Ouor’odor’o[112] est situé dans une grande
plaine aride qui offre à cette époque de l’année un aspect
désolé. Mon palefrenier va chercher le fourrage à 6 kilomètres
dans l’est. Il n’est encore tombé que trois fois de l’eau
cette année, et ce n’est que vers la fin de juin, paraît-il, que
succède à quelques violentes tornades sèches, véritables ouragans,
ce que l’on peut appeler les pluies d’hivernage qui font percer
la verdure.
A l’ouest et au nord, séparant le gros du village des groupes de
cases les plus éloignés, se trouvent des bas-fonds marécageux
qui conservent de l’eau toute l’année et aux abords desquels
les habitants creusent des trous où ils prennent leur provision
d’eau. Cette eau, chargée de matières organiques, renferme des
sangsues et son absorption donne la filaire de Médine. Hommes,
femmes et enfants sont atteints de ce mal. J’ai vu des personnes
devenues presque infirmes, ayant jusqu’à cinq ou six vers leur
sortant du genou, de la cheville et surtout des mollets et des cuisses.
Les abords de ces mares sont très giboyeux. Ma table est toujours bien
alimentée. Diawé réussit même à pourvoir mes hommes de viande ;
il lui arrive fréquemment de rapporter sept ou huit sarcelles,
quelques perdrix et deux ou trois lièvres[113].
Waghadougou proprement dit comprend : la résidence du naba, le groupe
de villages musulmans (d’origine mandé), le groupe nommé Zang-ana,
habité par des Marenga[114] (Songhay), des Zang-ouér’o[115] ou
Zang-ouéto (Haoussa), quelques Tchilmigo (Foulbé), et d’autres
groupes de Mossi non musulmans. Cependant on est convenu de comprendre
dans Waghadougou les sept villages qui l’entourent et qui se
nomment : Tampouï, Koudououér’o, Pallemtenga, Kamsokho, Gongga,
Lakhallé et Ouidi. Ils ont chacun leur propre naba. J’estime que
la population totale de tous ces groupes ne doit pas dépasser 5000
habitants.
Les constructions sont rondes, en terre ou en nattes dites
séko, suivant qu’elles sont habitées par des musulmans ou des
fétichistes. Par-ci par-là, on voit cependant des constructions
carrées à toit plat, parmi lesquelles je citerai : l’habitation
de l’imam et la mosquée (misérable petite construction), une case
à un étage habitée par El-Hadj (l’ami d’Isaka) et cinq cases
carrées faisant partie de la résidence du naba.
Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit
d’ordinaire comme résidence royale dans le Soudan, car partout
on m’avait vanté la richesse du naba, le nombre de ses femmes
et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir
même de mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu
d’appeler palais et sérail n’est autre chose qu’un groupe de
misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles
se trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour
les captifs et les griots. Dans les cours on voit, attachés à des
piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba dans
la journée — offrandes n’ayant pas encore reçu de destination.
Dans la matinée, le naba reçoit généralement les visiteurs
entre deux masures à un étage qui se font face. Devant celle du
nord est disposé un bétonnage surélevé de 20 à 25 centimètres,
qui sert de trône. Sur ce bétonnage il y a une dizaine de peaux de
bœuf superposées, sur lesquelles sont placés deux vieux coussins
en cuir, ornés de drap rouge. Celui qui est rond sert de siège au
naba, l’autre n’est là que comme décor. Je mentionnerai aussi
le sabre du monarque, qui est toujours disposé devant le coussin
rond. C’est un vieux sabre d’officier d’infanterie, sur le
fourreau en cuir duquel on a cousu de petits morceaux de drap garance.
Voici pour les lieux de réception habituels. Les vendredis,
il reçoit dans la soirée sur le derrière de sa résidence,
où se trouvent trois cases basses carrées devant lesquelles est
ménagée une grande demi-circonférence de terrain bétonné à
côté de laquelle se trouve la tombe de défunt son père Hallilou,
ex-naba. Je donne à la page suivante la vue d’ensemble de ce lieu,
rendue aussi exactement que possible, car le tout est plus irrégulier
et moins bien construit que ne le représente le dessin suivant.
Naba Sanom porte pour les musulmans le nom d’Alassane[116]. En
1870, à la mort de l’ex-naba Hallilou, son père, une lutte pour
le pouvoir s’engagea entre Alassane et Boukary Naba. Tous les deux
avaient de nombreux partisans. Boukary, préféré du père et reconnu
par tous plus intelligent qu’Alassane, finit cependant par perdre du
terrain, l’autre ayant pour lui les anciens et le droit d’aînesse,
qui le désignait comme héritier du trône. Il a actuellement dix-huit
ans de règne.
Autant Boukary Naba paraît distingué, autant Naba Sanom a l’air
vulgaire. Ces deux frères n’ont aucune ressemblance. L’aîné,
Naba Sanom, peut avoir de cinquante à cinquante-cinq ans environ. Il
a le menton saillant et pointu et un peu le nez sémitique ; sa voix
est enrouée et rauque. L’ensemble n’a rien de royal. Je l’ai
toujours vu vêtu d’un boubou dit _karfo_ et coiffé d’un petit
bonnet brodé en forme de toque, dont je rapporte un spécimen.
Si Naba Sanom n’est pas joli, on peut dire que ses femmes sont sans
exception hideuses. On croirait qu’il a cherché celles qui ont les
seins les plus longs et les plus mal faits. On ne peut comparer ces
appendices qu’à de vieilles outres vides. Cela n’empêche pas Naba
Sanom d’être extrêmement jaloux, et, pour éviter qu’un de ses
sujets ne trouve un visage engageant dans son sérail, il fait raser
la tête à toutes ses épouses. Elles sont soigneusement surveillées
par deux eunuques qui ont la spécialité d’être toujours ivres. A
côté de ces deux eunuques en fonction, Naba Sanom élève quelques
jeunes eunuques afin de ne jamais en manquer ; du reste, il est de
coutume ici d’opérer à tout âge ; il meurt un adulte sur deux
des suites de l’opération.
[Illustration : Résidence de Waghadougou.]
Hallilou, le père d’Alassane et de Boukary, était musulman et
savait même lire et écrire. Je crois que ses deux fils ne sont rien
du tout, c’est-à-dire musulmans non pratiquants.
Les Mossi musulmans disent qu’Alassane est musulman et qu’il fait
ses prières à l’abri du regard de ses sujets ; les fétichistes,
eux, disent le contraire et parlent avec orgueil de leur naba, qui
boit du dolo comme eux.
Son entourage se compose d’une quarantaine de jeunes gens de
quinze à vingt ans, qui font un vacarme d’enfer autour de ce que
l’on peut appeler le trône quand le naba n’est pas là. Comme
cela se passe chez Boukary Naba, ils claquent des doigts dans les
circonstances de rigueur. Ainsi que ceux de Boukary Naba, ils sont
chargés d’anneaux de cuivre et de houseaux de même métal ;
il y en a qui portent au bras plus de 10 kilos de cuivre. Ils ont
la tête entièrement rasée ou les cheveux en cimier, comme les
femmes du Khasso. Ces jeunes gens sont chargés de diverses fonctions
auprès de Naba Sanom. On ne lui connaît pas de conseillers sérieux,
si ce n’est quelques musulmans qui lui vendent de temps à autre
des gris-gris.
Les occupations de Naba Sanom sont peu sérieuses ; elles consistent
à recevoir des visites pendant presque toute la journée. Le
matin, vers six heures, le tam-tam annonce que le naba vient de se
lever. Lorsqu’il s’est lavé et réconforté par un repas, ses
captifs et ses femmes vont le saluer chez lui. Vient ensuite le tour
des étrangers, gens des environs, solliciteurs ou autres. Ceux-là
s’accroupissent devant le lieu de réception jusqu’à ce que le
naba daigne bien paraître. Dès qu’il y a beaucoup de monde, un
des jeunes gens va prévenir le naba, qui arrive et s’assied sur
son coussin, en jetant un regard aimable sur l’assistance pendant
que tout le monde claque des doigts. Dès que Naba Sanom est assis,
les solliciteurs et visiteurs se précipitent vers l’entourage,
se jettent face contre terre en se couvrant la tête de poussière,
puis chacun se relève et remet un cadeau plus ou moins important
en cauries ou en vivres, selon ce qu’il sollicite. Les jeunes
gens viennent ensuite dire au naba : « Un tel a apporté un sac de
cauries ou une chèvre, ou un bœuf, il désire te parler ». Le naba
remercie tout ce monde-là par un _nif kendé_ (merci) et se retire
chez lui ; il est bien entendu que même la cinquantième partie des
solliciteurs n’arrivent pas à glisser ce qu’ils désirent. Ceux
qui sont écoutés se sont d’abord adressés à un familier qui,
après avoir été grassement payé d’avance, renvoie l’affaire aux
calendes grecques en disant à l’intéressé qu’on s’occupera
de cela prochainement. Cela m’a rappelé en petit ce qui se passe
dans certaines administrations, où l’on _classe_ également les
affaires de cette façon.
Après s’être abreuvé de dolo et avoir plaisanté avec ses jeunes
gens, il fait une seconde apparition et continue le manège jusqu’à
la nuit tombante. Involontairement j’ai de suite comparé cette
scène à celle qui se passe dans nos foires, où l’on attend aussi
pour commencer le spectacle que le public soit plus nombreux ; mais
on a au moins le plaisir d’entendre un boniment qui laisse toujours
un joyeux souvenir parmi les curieux, même quand on a quelque peu
abusé de leur crédulité.
[Illustration : Réception chez le naba de Waghadougou.]
Les jours de marché, la recette est bonne : on apporte de tout, aussi
bien du mil que des pelles ou des arachides, et tout est accepté,
_on s’en rapporte à la générosité du client_, car ce sont des
clients, comme les passagers des paquebots, des messageries maritimes,
sont les clients naturels de cet autre monarque noir, d’heureuse
mémoire, le _roi de Dakar_ !
Le vendredi, les naba des villages qui constituent Waghadougou viennent
tous saluer Naba Sanom, et tous les lundis il monte à cheval et fait
une promenade aux environs, accompagné de ses fidèles jeunes gens
et des tam-tams.
On comprend facilement qu’avec des journées aussi bien remplies il
est difficile à ce monarque de s’occuper utilement des affaires
intérieures et extérieures de son pays, aussi le Mossi est-il
dans une période de décadence qui ne fera que s’accroître avec
le temps.
Les Mossi sont loin d’être capables actuellement de mener des
expéditions comme celles qu’ils firent au commencement du XIVe
siècle contre Tombouctou, comme le relate Ahmed Baba (_Tarich
es-Soudan_). J’aurai du reste, plus tard, l’occasion de parler
plus longuement de la situation politique du Mossi.
J’eus d’abord des relations fort amicales avec Naba Sanom, surtout
les cinq ou six jours qui suivirent la distribution des cadeaux que je
lui fis. Il m’offrit à plusieurs reprises des kolas et du dolo ;
il me fit venir plusieurs fois pour voir mon fusil de chasse et une
de mes armes de guerre. Ces relations semblaient devoir se continuer,
lorsque, à la suite d’un entretien où je lui communiquai mon
désir de continuer ma route vers le nord, il changea brusquement de
procédés à mon égard et refusa même de me recevoir.
Interrogé par lui sur ce que je comptais faire dans le Yatenga, je
lui fis expliquer que, ce pays étant un lieu important de production
et d’élevage de chevaux, il serait intéressant pour nous de
connaître les méthodes d’élevage afin de les mettre au besoin en
pratique dans nos possessions de l’autre côté du Niger. Cette
proposition ne semblait d’abord soulever aucune difficulté,
lorsqu’il me fit dire, quelques jours après, que le Yatenga[117]
lui appartenait, que c’était le même pays qu’ici et qu’il ne
pouvait m’autoriser à y aller. Il refusa de même de me donner la
permission de me diriger vers l’est. Mieux que cela, un soir, sans
raison, il m’envoya un bœuf et une petite captive de six à sept
ans avec l’ordre de me disposer à quitter le lendemain Waghadougou.
Ici je dois entrer dans quelques détails rétrospectifs qui se
rattachent à cet incident. Dès mon arrivée ici, je m’informai
d’une bonne monture à acheter et de deux ânes destinés à
remplacer les quatre ânes perdus à Ladio.
Dès que Naba Sanom apprit que j’avais besoin d’animaux, il
m’envoya un nommé Idriza (Edrizi) pour me dire que je n’avais
nullement à m’inquiéter de ces détails, qu’il était désireux
de faire l’acquisition d’une coupe de soierie semblable à celle
que je lui avais donnée, ce qui me permettrait de me procurer les
cauries nécessaires à l’achat de mes animaux.
Je proposai à Idriza d’offrir cette soierie à Naba Sanom. Idriza
protesta au nom de son maître, disant que le naba refusait
d’accepter un autre cadeau. La pièce de soie fut évaluée à
300000 cauries, prix qui fut accepté. Le naba me remercia et me
fit dire qu’il allait s’occuper de me procurer les animaux,
et qu’ensuite nous compterions ; il serait facile de régler la
différence de prix en cauries ou en marchandises.
Lorsque Naba Sanom m’envoya l’ordre de partir, il était donc mon
débiteur d’une somme relativement forte. Le voyant agir d’une
façon aussi peu délicate, je lui fis demander de vouloir bien me
régler avant de partir ou de me rendre mes marchandises, afin de me
permettre de me pourvoir ailleurs d’animaux. Le naba m’envoya
alors l’imam pour protester de son amitié pour moi. « Jamais,
dit-il, je n’ai envoyé l’ordre de partir à ce blanc, je ne puis
tolérer qu’il aille vers le nord et vers le Haoussa, mais je lui
donnerai, quand il m’en fera la demande seulement, un chemin à son
choix sur Salaga. Je vais dès maintenant me mettre en mesure de le
pourvoir des animaux que je lui dois. »
Hélas ! j’attendis vingt longs jours les deux ânes qu’on avait,
disait-on, envoyé querir au loin, Naba désirant me donner deux bêtes
splendides. Et quels ânes je reçus ! Deux misérables bêtes dont
n’importe quel marchand se serait gardé de faire l’acquisition.
Je ne lui gardai pas rancune, nous étions même les meilleurs amis,
je comptais sous peu que Naba Sanom signerait un traité avec moi,
comme il me l’avait promis dans une entrevue au cours de laquelle je
l’avais amené à demander notre protectorat, lorsque brusquement il
m’envoya de nouveau l’ordre d’avoir à quitter Waghadougou. A
partir de ce moment il me fut impossible de communiquer avec lui. Il
refusait de me recevoir et me fuyait : j’étais devenu suspect. Il
fallait me résigner à partir.
On pourrait supposer que c’est parce que je suis Européen que
Naba Sanom a agi de cette façon. Pas le moins du monde. Je n’ai
tout simplement pas fait exception à ce principe du naba, que tout
individu venant à Waghadougou avec des marchandises quelconques doit,
outre des cadeaux, lui en laisser une partie.
Vient-il par hasard des marchands de chevaux du Yatenga, ou des
marchands d’étoffe du Haoussa, vite il les appelle, _achète_ ce
qui lui convient sans regarder au prix (20 ou 30 captifs, cela lui
est égal), puisqu’il ne règle jamais. Quelques-uns, en patientant
six mois à un an, ont réussi à en tirer la dixième partie de ce
qu’ils lui ont vendu ; ceux-là peuvent s’estimer très heureux. A
ce propos je citerai l’aventure qui arriva à Karamokho Mouktar,
chef de Ouahabou. Ce musulman envoya, il y a trois ans, à Naba Sanom
100 captifs pour recevoir en échange 30 beaux chevaux. Naba Sanom
accepta les captifs, reçut fort bien les envoyés, les hébergea
pendant quelques jours, puis les laissa de côté. Non seulement ces
gens-là n’ont pas encore reçu un seul cheval, mais le naba les
empêche de regagner le Dafina. Ces Dafing en ont pris leur parti ;
ils font des lougans ici. « Peut-être, se disent-ils, quand ce chef
sera mort, pourrons-nous nous en retourner ! »
Cette façon de procéder du naba est une des causes qui placent
Waghadougou au second plan, et qui font de Mani la capitale commerciale
du Mossi.
Parmi les raisons pour lesquelles on a refusé de me laisser continuer
ma route, on m’a donné celle-ci : les uns me faisaient entendre
que c’était parce que Boukary Naba se disait mon ami et m’avait
donné un cheval. D’autres prétendaient que je me présentais devant
le naba la tête couverte et sans me prosterner devant lui. Il y a
certainement des personnes qui pourront m’accuser de fierté mal
placée en cette occurrence. Peu importe ; j’estime qu’un blanc,
quel qu’il soit, voyageant dans ces pays, ne doit pas se prosterner
devant un roi noir, si puissant qu’il soit ; il faut que partout
où un blanc passe il inspire le respect et la considération,
car si jamais plus tard l’Européen doit venir ici, il devra y
venir en maître, constituer la classe élevée de la société,
et n’avoir pas à courber la tête devant les chefs indigènes,
leur étant infiniment supérieur sous tous les rapports. Du reste
un Européen vaut certes un musulman indigène, et ces derniers ne
se prosternent pas devant le naba.
Pour moi, la vraie raison qui m’a empêché de continuer ma route
est l’annonce de l’arrivée prochaine à Waghadougou d’une
autre mission européenne[118]. Ma présence ici faisait croire
que j’étais l’avant-garde d’une forte expédition militaire,
c’est ce qui a éveillé la méfiance de ce roi ignorant[119].
Le 10 juillet au soir, je quittais Waghadougou en compagnie de
deux jeunes gens qui devaient me servir d’escorte. Comme on me
fit prendre un chemin parallèle à celui que j’avais suivi pour
venir, je m’informai auprès d’Idriza si Naba Sanom avait changé
d’idée et ne désirait plus que je me rende à Salaga, comme il
me l’avait toujours promis.
« Pas du tout, me répondit-il. En sortant de Waghadougou, ce
chemin change de direction. Il va bien à Salaga. » Interrogé sur
l’itinéraire que j’avais à suivre et les noms des villages
à traverser, cette canaille eut l’audace de me citer une série
de villages qui n’existent pas. Une demi-heure après, il n’y
avait plus de doute pour moi : je faisais route sur la résidence de
Boukary Naba.
Ma boussole et mon arrivée à Nakhla me le confirmèrent bientôt. Je
n’avais qu’un parti à prendre, me soumettre à la décision
de Naba Sanom et continuer ma route, bien heureux de ne pas me voir
retenu indéfiniment à Waghadougou.
Le retard dans la végétation, que j’ai signalé, n’existe
que pour Waghadougou, car dès qu’on est seulement éloigné
d’une dizaine de kilomètres, l’aspect des cultures change
complètement : au lieu de trouver le mil et le maïs à peine sorti
de terre, il atteint déjà deux mètres de hauteur aux abords des
villages. A Saponé le marché était plus amplement fourni de denrées
qu’à Waghadougou ; je trouvai à y acheter une bonne provision de
_gombo_[120] frais qui apportèrent pendant quelques jours un appoint
nouveau à ma modeste table.
C’est bien tristement que je chemine sur la même route que j’ai
parcourue si plein d’espoir il y a un mois. Alors j’espérais
qu’avec la protection du chef du Mossi je pourrais gagner le Niger
ou au moins raccorder mes travaux à ceux de Barth, mais à présent
je me demande ce que je vais devenir si, pour comble de malheur,
Boukary Naba, pour plaire à son frère, me retire son amitié et me
force à continuer ma route par le Gourounsi sur Ouahabou.
C’est dans cette disposition d’esprit que j’arrivais le samedi
13 juillet devant l’habitation de Boukary Naba. Il pouvait être
environ huit heures du matin. Les captifs et le personnel, dès
notre arrivée, évitèrent de parler à mes hommes ; quelques-uns se
détournèrent de leur chemin pour ne pas avoir à nous saluer. Tout
cela me paraissait de mauvais augure, d’autant plus qu’il y
avait au moins une demi-heure que j’étais arrivé et que Boukary
ne m’avait pas encore fait appeler. J’étais dans une pénible
situation d’esprit et bien découragé, lorsque, à ma grande
surprise, je reçus deux plats d’excellente viande chaude et une
grande calebasse de lait aigre. De plus, Boukary me faisait dire de
reprendre mon ancien campement, de m’y installer et d’aller le
voir après m’être réconforté.
Dès que Boukary me vit m’avancer vers sa case, il vint au-devant de
moi, me tendit les deux mains et, avec son gros rire, me dit : « Eh
bien, lieutenant, comment trouves-tu Waghadougou et mon frère ? »
Il me fallut lui raconter tout ce qui m’était arrivé depuis que
je l’avais quitté. Boukary ne me cacha pas son étonnement quand il
apprit que son frère avait refusé de me laisser continuer ma route.
Il en fut même très peiné, et comme il ne pouvait pas m’assurer de
route vers le nord, il me promit de me faire gagner le Gambakha. Puis
il m’informa qu’il n’exécuterait pas l’ordre de son frère
qui lui prescrivait de me faire diriger, sans m’arrêter, sur
Ouahabou. Sur ses instances je dus accepter l’hospitalité pendant
quelques jours.
Durant mon séjour à Banéma, Boukary Naba ne se départit pas une
seule fois de sa ligne de conduite, très digne de la part d’un noir,
d’autant plus qu’il est excessivement rare de rencontrer un nègre
assez indépendant d’idées pour ne pas renier ceux qui déplaisent
au souverain. Il me traita avec beaucoup de bienveillance, et me fit
parvenir tous les jours des vivres et de la viande. Ayant appris que
j’aimais le gombo, il eut même la délicatesse d’envoyer tous
les jours un cavalier en prendre à Dakay.
Un de mes deux chevaux étant mort en arrivant à Banéma, et
comme Boukary savait que je n’avais pu me procurer de monture à
Waghadougou, il me fit cadeau d’un deuxième cheval assez fort,
d’une valeur d’environ 240000 cauries (380 francs).
Il est très regrettable pour moi qu’à mon arrivée dans le Mossi je
n’aie pas trouvé Boukary Naba au pouvoir, il m’aurait certainement
facilité mon voyage vers le Niger ; et si jamais il arrive au trône,
il aidera de tous les moyens dont il dispose le voyageur européen qui
passera chez lui. Cet homme a les idées larges, il aime le progrès
et serait tout disposé à écouter les conseils d’un blanc. Tout
en étant d’une intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs,
il se considère comme bien inférieur à l’Européen.
Pour un héritier du trône, puisque la succession dans le Mossi
n’a lieu de père en fils que lorsque la ligne mâle collatérale
est épuisée, Boukary n’a pas une position bien brillante. Naba
Sanom, dans la crainte de le voir se créer quelque réputation par
les armes et augmenter ainsi le nombre de ses partisans, ne l’a
jamais nommé naba du moindre centre et ne lui a jamais confié une
expédition. Bien mieux, quand le malheureux a résidé pendant
quelques années sur une frontière, son frère le déplace pour
l’envoyer ailleurs. Depuis dix-sept ans, Boukary mène une vie
errante, n’ayant pour ainsi dire pas de chez-soi. Comme les sept
autres nabiga ses frères, Boukary n’a pas de ressources et n’a
même pas le bénéfice de recevoir, de temps à autre, les offrandes
de quelques gros villages. Pour subsister et tenir un certain rang,
il est forcé de vivre de pillage et même de brigandage.
Ses cavaliers, de temps à autre, font irruption dans la banlieue de
quelque village du Gourounsi ou du Kipirsi et s’emparent par surprise
des habitants occupés aux cultures ou à chercher du bois. Ses gens
vont aussi isolément s’embusquer sur les chemins et font captif
tout individu qui passe à leur portée. Cette façon de procéder a
valu une mauvaise réputation à Boukary Naba. Cependant les gens qui
réfléchissent lui pardonnent, connaissant la situation que lui fait
son frère ; malgré cela, il a de nombreux partisans, et beaucoup
le verraient avec plaisir arriver au pouvoir.
Les partisans de Boukary répètent à l’unisson que Naba Sanom,
étant sans postérité, se soucie fort peu du gouvernement de son
pays et de ce qui adviendra dans l’avenir, tandis que Boukary,
avec ses nombreux enfants, offrirait plus de garanties.
[Illustration : Retour des cavaliers ramenant des captifs.]
Pendant mon deuxième séjour à Banéma, Boukary, connaissant
mon horreur pour le pillage et l’esclavage, et craignant de me
déplaire, fit partir de nuit et sans me prévenir deux expéditions :
l’une dans l’ouest sur Nabouli et l’autre vers le sud sur
Baouér’a. Dès dix heures du matin, le lendemain, le retour des
cavaliers fut annoncé par des coups de fusil. Bientôt après
apparut une file d’esclaves des deux sexes attachés l’un
derrière l’autre à l’aide d’une corde passée autour du
cou. L’expédition de Nabouli ramenait dix-sept esclaves ; celle de
Baouér’a, cinq seulement, et un âne chargé de sel et d’un peu
de cotonnade. Dès l’arrivée de ces malheureux, on les fit boire,
et, à l’aide de maillets, on leur retira les bagues et les anneaux
de cuivre qu’ils portaient au bras et aux jambes ; ensuite eut lieu
un classement en trois catégories :
1o Les hommes formèrent un lot destiné à être vendu de suite,
de crainte qu’ils ne se sauvassent ; ils furent conduits, séance
tenante, à Sakhaboutenga pour être échangés contre du sorgho pour
les chevaux, du mil pour le personnel et de la poudre.
2o Un second lot, comprenant les femmes, fut mis en réserve pour
acheter des chevaux.
3o Enfin un troisième lot, comprenant les enfants en bas âge, les
jeunes filles et jeunes gens, fut réparti entre les guerriers et
pris en charge par eux. Les gamins seront employés jusqu’à nouvel
ordre comme palefreniers des guerriers ; ceux qui seront reconnus
capables de rendre plus tard des services et réputés dociles seront
conservés. Les autres seront revendus à la première occasion. Les
petites filles sont données en mariage aux guerriers qui se sont
distingués.
Dès le 18, je demandai à Boukary de me mettre en route, mais il me
pria de différer mon départ de deux jours, désirant me faire faire
connaissance avec son jeune frère, Salifou, qui devait arriver le
surlendemain. Nabiga Salifou, comme Nabiga Masy, est un jeune homme
très bien élevé. Dès son arrivée il me rendit visite, fit tuer un
bœuf à mon intention et m’envoya quelques autres provisions. Ce
jeune homme ne ressemble ni comme extérieur ni comme caractère à
Naba Sanom ; la distinction de ces jeunes gens offre un contraste
frappant avec les manières rustres de Naba Sanom, leur aîné.
Comme c’était convenu, Boukary Naba devait me diriger le lendemain
par un chemin parallèle à la frontière du Gourounsi vers Béri, où
je devais rallier le chemin Waghadougou-Gambakha. Salifou, en dissuada
Boukary, l’informant qu’il avait appris en route que Naba Sanom
avait donné l’ordre de me faire rebrousser chemin si j’essayais
de gagner le Gambakha par cette voie. Boukary se vit donc forcé, à
son grand regret, de me diriger sur Bouganiéna sans pouvoir satisfaire
à mon désir de ne pas rentrer de nouveau dans le Gourounsi.
La veille de mon départ, il m’envoya trois jeunes femmes de vingt
à vingt-cinq ans en exprimant le désir de me les voir épouser. Il
s’excusa près de moi de ne pas être assez riche pour me faire un
plus beau cadeau. Passer brusquement du célibat à un triple mariage
me parut un peu excessif ; je fis part de mes scrupules à Boukary
Naba, et lui en renvoyai deux, n’en gardant qu’une pour faire la
cuisine à mes hommes.
Ce ne fut pas aisé de refuser la main de ces jeunesses, Boukary
tenait absolument à cette union. On trouva cependant un terrain
d’entente : il fut décidé que je ferais épouser les trois femmes
par mes serviteurs les plus dévoués.
Ces malheureuses étaient complètement nues. On voyait cependant
qu’elles avaient l’habitude d’être vêtues, car elles étaient
toutes honteuses, et dès qu’elles eurent les mains libres, elles
se couvrirent de feuilles. Une d’elles seulement était tatouée,
toutes les trois avaient des incisions entre les seins, et les
dents de devant limées. Elles appartenaient l’une à la tribu
Gourounga-Kassanga et les deux autres à la tribu Gourounga-Youlsi.
Je leur distribuai à chacune trois coudées de guinée pour se faire
un pagne et leur donnai un petit collier de perles.
Dans l’espoir de les voir s’évader la nuit, leur village
n’étant éloigné que de 15 kilomètres de Banéma, je négligeai de
les faire attacher et empêchai mes hommes d’exercer une surveillance
sur elles.
Le lendemain, à ma grande stupéfaction, mes nouvelles pensionnaires,
sans recevoir d’ordres, se mirent à chercher de l’eau et à
préparer les aliments de mes hommes, absolument comme si elles
avaient fait partie de mon personnel depuis un an.
Si ces pauvres femmes ont si promptement renoncé à leur liberté,
c’est que dès leur arrivée elles ont été traitées avec
bienveillance dans mon camp. Décemment vêtues et relativement bien
nourries, elles n’en demandaient pas davantage. Elles ont très
bien compris que nos hommes ne les traiteraient pas, comme cela a
lieu par ici, comme des bêtes de somme, des brutes ou des animaux
de production.
Je me mis en devoir de les marier et de les baptiser, car, ne les
comprenant pas, il était difficile de savoir leur nom. A Fondou,
le plus âgé de mes hommes, je donnai la femme kassanga, qui fut
appelée _Miriam_ ; à Birima, une Youlsi qui fut nommée _Tenné_
(de _altiné_, « lundi »), et à Mamourou échut l’autre, qu’il
demanda à appeler _Arba_ (qui veut dire en arabe : quatre, et en
mandé : jeudi).
Le mariage eut lieu séance tenante. Je fis successivement les
fonctions de tuteur, de prêtre et d’officier de l’état
civil. La publication des bans et autres formalités furent
naturellement laissées de côté. Je les dotai de quelques étoffes,
une couverture, quelques grains de corail et de bracelets. Plusieurs
milliers de cauries, une calebasse de kola et de la volaille permirent
au personnel de faire le repas de noce.
Mon convoi se composait, avec ces nouvelles recrues, de sept hommes,
les trois femmes et Haïda, la petite fille que m’a donnée Naba
Sanom. Cette pauvre petite était d’une maigreur effrayante quand
on me l’a amenée à Waghadougou. Pendant le premier mois, elle
n’a fait que manger et dormir. Nous ne savions pas son nom et il
était impossible de l’interroger ; je l’ai baptisée _Aïda_,
nom que mes noirs ont transformé en Haïda.
[Illustration : Les trois femmes que m’envoie Boukary.]
Comme la clef de toutes les langues, ou, pour mieux m’exprimer, le
premier mot qu’il faut savoir est : _Comment cela s’appelle ?_
ou : _Quel est son nom ?_ cet interrogatif est essentiel. Je me
demandai comment je pourrais l’apprendre dans la langue de la petite
Haïda. J’eus l’idée de lui faire voir ma montre. Sa première
parole en la voyant fut : _O kan_. J’ai supposé que c’était :
_Qu’est-ce que c’est ?_ Et, après lui avoir dit : _Montre_, à mon
tour je lui ai fait voir plusieurs objets en lui disant : _O kan_. A
chaque interrogation elle me donnait le nom de l’objet. J’ai ainsi
pu constituer un petit vocabulaire comprenant les choses usuelles de
la vie et lui apprendre assez rapidement à parler le mandé.
_Dimanche_ 22 _juillet._ — Je n’ai pas voulu quitter Boukary
Naba ce matin sans lui donner ma jumelle, qu’il envie depuis si
longtemps. Jamais je n’ai vu un homme aussi heureux que lui. Il y
regarde par le gros bout et assure, avec un sérieux comique, à son
auditoire qu’à l’aide de cet instrument il voit tout ce qui se
passe à Waghadougou !!!
Les adieux furent touchants et je reçus ses vœux de bon retour
vers le Nasaratenga (pays des blancs). J’ai été accompagné à
cheval par Salifou jusqu’au ruisseau de Banéma ; là nous dûmes
décharger les animaux : le cours d’eau s’était changé en
une véritable rivière, actuellement il n’y avait pas moins de 1
m. 50 d’eau. D’après les renseignements que j’ai recueillis
à Bouganiéna sur la direction de son cours, cette rivière serait
l’origine d’un grand affluent de la Volta que l’on nomme
Baliviri[121], et qui sert de limite entre le Gourounsi et le Gambakha
vers Oual-Oualé.
La route entre Banéma et Bouganiéna est entièrement déserte ; il ne
se fait actuellement aucun commerce entre cette partie du Gourounsi et
le Mossi. Presque toutes les communications ayant lieu par Baouér’a
et Dakay, nous ne rencontrâmes des habitants que dans les cultures
aux abords de Bouganiéna. Plusieurs me reconnurent. Mon ancien
hôte Sénousi Sâfo, chez lequel je descends, me fait un excellent
accueil. De toutes parts, les habitants viennent me serrer la main
et m’inviter à m’installer chez eux, espérant, disaient-ils,
que je passerai ici le restant de l’hivernage.
Telle n’était pas mon intention, et dès mon arrivée je cherchai un
chemin vers Salaga et ensuite un compagnon de voyage. Comme j’acquis
la certitude que Krauss, en revenant de Bandiagara, avait fait retour
vers Salaga par Sati, Oua-Loumbalé et Oua, et qu’à Waghadougou
on n’avait pas pu m’affirmer si ce voyageur était venu de Salaga
par Oual-Oualé ou par Gambakha, j’étais très embarrassé sur la
direction à suivre, voulant à tout prix éviter de parcourir un
itinéraire déjà connu. Comme il y avait doute pour Oual-Oualé,
j’optai pour cette direction.
[Illustration : Boukary regarde ce qui se passe à Waghadougou.]
On me présenta d’abord cette entreprise comme téméraire, le
chemin étant réputé impraticable depuis que quelques chefs de
village ont pillé des marchands de kolas ; mais, sur l’avis de
quelques anciens, on me traça un itinéraire qui m’évitait de
passer par les villages hostiles et qui déviait de la route suivie
habituellement. La difficulté consistait à trouver un individu
qui m’accompagnât jusque dans le Dagomba. Je m’adressai à cet
effet à une sorte d’aventurier, nommé Idrisa, dont j’avais fait
la connaissance à Dallou. Ce dernier consentit à m’accompagner
moyennant la valeur de trois captifs, moitié payable à Bouganiéna,
moitié à mon arrivée à Oual-Oualé ; mais, une fois l’arrangement
terminé, il se ravisa, quelques peureux lui ayant fait entrevoir
ce voyage comme assez périlleux pour qu’il n’en revînt pas. Je
ne parvins plus à le décider, même en lui offrant le double de ce
qui avait été convenu.
L’imam, sur ces entrefaites, me fit faire connaissance avec un jeune
homme de Baouér’a, nommé Isaka, qui m’offrit de me conduire dans
son village et de me faire recommander successivement par les chefs
de village jusqu’à Koumoullou. Le départ fut fixé au mercredi
25 juillet.
On éprouve de grandes difficultés à se renseigner sur les routes
et les distances dans le Mossi. Les indigènes comptent des étapes
prodigieuses, de 35 à 40 kilomètres, et ils ont la réputation de
les faire. En réalité, en voyageant avec eux j’ai pu constater
qu’ils marchaient comme tout le monde, et qu’en somme une étape
de 25 à 28 kilomètres était une grosse étape, même pour les Mossi.
Beaucoup de villages de culture, même assez importants, n’ont pas
de nom et sont simplement désignés sous le nom de _wouiri_. Ils
se servent aussi souvent du mot _tenkaï_ pour le désigner ; cette
appellation veut dire : « Ce n’est pas une résidence de naba »
(_ten_, résidence de naba ; _kaï_, pas). C’est le _Tanguï_ que
Barth a noté à profusion dans ses itinéraires par renseignements
à travers le Mossi. Une autre erreur de Barth, c’est d’avoir
fait une différence entre l’appellation Natenga et Waghadougou,
qu’il a pris pour deux endroits différents. _Natenga_ est un
terme dont on se sert très souvent pour désigner Waghadougou ;
il veut dire « capitale » ; c’est l’abréviation du mot _naba
tenga_, « village du souverain ». Ce même voyageur a aussi souvent
confondu la frontière d’un pays avec sa capitale. Ainsi il donne
les itinéraires partant du Mossi vers le Yatenga ou le pays de Kong
comme aboutissant à une ville nommée Yatenga[122] et à une autre
nommée Kong, tandis que son itinéraire s’arrête, d’une part,
à un centre qu’il nomme Yatenga et, d’autre part, aux frontières
des États de Kong.
★
★ ★
Le peu de temps que j’ai passé dans le Mossi ne me permet pas de
rapporter autant de renseignements que j’aurais voulu en recueillir
sur ce pays.
J’ai été en outre très mal secondé comme
interprète. L’explorateur venant de l’ouest se trouve moins bien
favorisé sous ce rapport que celui qui viendrait du sud (Salaga ou
tout autre point), en ce sens que l’on peut considérer le fleuve
de Boromo (la Volta Rouge) comme la limite extrême des pays où
l’on rencontre assez souvent des gens parlant le mandé, tandis
que de Salaga au Mossi on peut se faire comprendre avec le haoussa,
le mossi ou le foulbé.
En entrant dans le Gourounsi on se trouve en présence d’un autre
groupe de langues et l’on n’y rencontre pas d’individus parlant
le mandé. Il en est tout autrement quand on quitte Salaga. Là on peut
trouver d’excellents auxiliaires auprès des Haoussa et des Mossi,
de sorte qu’en entrant dans le Mossi on est déjà familiarisé avec
cette langue. L’étude du mossi n’est cependant pas indispensable,
car à peu près partout il y a des Haoussa et des gens du Bornou
établis dans les villages un peu importants. Il suffirait donc, pour
faire voyage utile de Salaga au Mossi, de savoir parler le haoussa,
qui est une langue avec laquelle il est aisé de se familiariser,
car on trouve en Europe d’excellents ouvrages sur le haoussa :
Schœn, Barth, Leroux, Faidherbe, Tautain, etc.
Je tombais donc dans le Mossi sans interprète et sans savoir
parler. Il fut encore très heureux de trouver à Waghadougou, parmi
les hommes de Karamokho Mouktar qui y sont retenus prisonniers,
un jeune homme du Dafina sachant s’exprimer en mossi et en mandé.
La situation difficile dans laquelle je me suis trouvé quand la
défiance de Naba Sanom s’est manifestée à mon égard m’empêcha
de faire beaucoup de progrès dans la géographie du Mossi. Vers la
fin de mon séjour, cependant, je commençais à savoir m’exprimer
suffisamment en mossi pour demander les choses indispensables ; j’ai
réussi ainsi à noter plusieurs itinéraires et à me procurer les
quelques renseignements que je donne ci-dessous.
Le Mossi ou pays de Mor’o, مُغوُ (_mo_, radical, nom du peuple ; _r’o_,
affixe équivalant au _ga_ ou _ba_ du mandé qui veut dire, dans
beaucoup de pays : _gens de_), est limité à l’ouest par le Gourounsi
et le Kipirsi, dont nous avons déjà parlé.
Il est séparé au nord-ouest du Fouta macinien par le Yatenga.
Au nord, le Mossi touche au Djilgodi, à l’Aribinda et au Libtako,
pays traversés par Barth, qui en a donné une remarquable description
dans sa relation de voyage.
A l’est, ses limites s’étendent jusqu’au Gourma ou territoire
des Bimba et au Boussangsi, dont il est séparé par la branche
orientale de la Volta, et enfin, au sud, le Mossi touche au Mampoursi.
Le Mossi est divisé en de nombreuses confédérations plus ou moins
indépendantes, dont les naba sont les vassaux de Naba Sanom.
Les principaux vassaux sont : les naba de Yako, de Mani, de Kaye,
de Ponsa, de Boussomo, de Djitenga, de Ganzourgou, de Béloussa,
de Sakhaboutenga, de Dakay, de Doullougou, de Tiéfakhé, de Béri,
de Tangourkou et de Yanga, etc.
Dans cette nomenclature, plusieurs postes de naba sont occupés par
des frères ou fils de frères de Naba Sanom ; alors ils portent le
titre de _nabiga_ (_nababiga_, enfants de chef).
Le Mossi se trouve en relations avec les pays limitrophes par une
série de chemins dont l’importance commerciale varie avec les
centres et les pays qu’ils desservent.
La voie de communication la plus importante est celle qui alimente
de sel le Mossi. De Waghadougou elle se dirige par Djitenga, Yako ou
Mani sur Ouadiougué (capitale du Yatenga), pour de là se rendre par
Bandiagara (capitale du Macina) à Sofouroula, le grand entrepôt
du sel de Taodéni de la région, ou encore sur le Gharnata et le
Djimbala.
Cette route est une des plus fréquentées ; elle est rarement soumise
au pillage, mais elle n’est pas toujours praticable, à cause d’une
sourde hostilité qui règne en permanence entre le naba du Yatenga et
Naba Sanom, mais qui ne prend un caractère hostile qu’à certaines
époques. Le meilleur poste d’observation pour les marchands est
Mani ou Yako. Ils y séjournent toujours pendant quelques jours
avant d’opter pour la traversée du Yatenga ou la route de Djibo
et Douentsa. Cette route est aussi interceptée quelquefois, à cause
des opérations militaires du Fouta et du Macina en général, contre
le Djimbala et les incursions des Maures du Fermagha.
La route directe de Waghadougou à Douentsa et Tombouctou passe à
Djitenga, Mani et Djibo. Une autre plus à l’est passe à Boussomo
et Kaye, et rejoint la précédente à Sourgousouma.
Ce sont les voies commerciales naturelles du sel et du kola.
Plus à l’est, le Mossi se met en communication avec le Libtako,
et Dôre par Boussomo et Ponsa ; à Marraraba, à trois étapes au
sud de Dôre, la route se bifurque pour se diriger à l’est sur
Dôre et à l’ouest sur Kora et Lamorde dans l’Aribinda.
Barth, dans ses itinéraires, dit que _Marraraba_ veut dire, en
haoussa : « à moitié chemin », et qu’il serait curieux de savoir
quel est le lieu dont Marraraba est le point central et intermédiaire.
C’est une erreur.
Marraraba veut dire, en haoussa : « bifurcation, embranchement »,
c’est le mot mandé _faraka_, il veut dire, en arabe vulgaire,
« divisé ». Il est plus que probable que Marraraba est le nom donné
par les Haoussa, mais que les autochtones désignent ce village sous
un autre nom.
Le Haoussa est en relations avec le Mossi par une route fréquentée
aussi, sur laquelle cependant je n’ai pu obtenir que des
renseignements très vagues. Ce que je sais, c’est qu’elle
passe à Ganzourgou et à Béloussa. A Zebbo (Yagha), elle rejoint
l’itinéraire suivi par Barth quand le voyageur s’est rendu de
Say à Lamorde.
Le Gourma ou territoire des Bimba (nom des indigènes du Gourma)
communique de Noungou (capitale du Gourma) avec Waghadougou,
par Bélounga et Koupéla. C’est une route peu fréquentée. Le
caractère des Bimba est très belliqueux. Ce sont des peuples divers
qui se rattachent ethnographiquement aux Mossi et aux Gourounga.
Vers le sud, reliant Waghadougou à Salaga, il n’y a pas
de chemins bien définis, bien arrêtés. Les Gourounga sont
pillards. La rapacité des chefs est excessive. Les marchands changent
d’itinéraires très souvent ; les grandes escales sont cependant
toujours à peu près les mêmes : ainsi Koupéla, Tangourkou et
Yanga d’une part ; Béri, Surma, Souaga, d’autre part ; ainsi
que Doullougou, Poukha, Pakhé ; et Baouér’a, Koumoullou, Pakhé,
Korogo sont autant de centres qui jalonnent les voies de communication
les plus importantes, sur lesquelles se dirigent indifféremment les
marchands. On peut dire qu’ils sont comme les cases d’un vaste
échiquier desquelles on gagne d’un point un autre en cherchant la
sécurité pour se porter sur Oual-Oualé, Gambakha, Yendi et Salaga.
Les routes du Dafina, nous les avons décrites plus haut ; là aussi on
cherche à louvoyer pour gagner, à travers le Dafina, Bobo-Dioulasou
et Kong, ou encore Oua, Bouna, Kintampo et Bondoukou.
Le parcours de ces routes dépend essentiellement des incidents de
la guerre ; le plus sage parti à prendre est de s’appuyer sur les
tribus les plus fortes, c’est le seul moyen de passer. On ne peut
pas dire qu’il existe une artère préférable à l’autre, elles
se valent toutes ; la sécurité est un vain mot sur les chemins qui
mènent au beau pays de Mossi.
Les limites du Mossi ne paraissent pas s’être jamais étendues
beaucoup plus au nord qu’actuellement, quoique Ahmed Baba mentionne
qu’en 1329 (?) le roi du Mossi s’empara de Tombouctou et mit
la ville à feu et à sang. Cette date, qu’il n’affirme pas, me
paraît en effet erronée, car si c’est vers 1326 que Tombouctou fit
sa soumission à Mansa Mouça, roi du Mali, il me paraît difficile
que trois ans après, les Mossi aient réussi à s’en emparer ;
d’autant plus que les Mandé paraissent y avoir fait un assez long
séjour. C’est en effet sous le règne de Mansa Mouça qu’Isaac
de Grenade éleva la grande mosquée, dite _Djemmâa el-Kébira_. Ce
même roi y construisit également un palais dont l’emplacement est
encore connu. Cette résidence royale portait le nom de _Madougou_. Il
est plus logique de supposer que les Mossi faisaient alors partie du
sultanat de Mali, et que c’est vers 1326, avec les Mandé ou sous
leurs ordres, qu’ils s’emparèrent de cette ville. Du reste,
un peu plus loin le même écrivain dit que le roi du Songhay,
Ali Killoun ou Killnou, se reconnaissait vassal du Mali, et que
Tombouctou fut pendant cent ans sous la domination du Mali. Les Mossi
ont dû rester assez longtemps après en contact avec les Touareg[123],
puisqu’ils ont adopté en partie leur costume et qu’ils se servent
comme eux du sabre à poignée en croix. Ils ont dû commencer à se
retirer vers le sud sous le règne de l’Imoschar’A’Kil (1433),
et compléter leur retraite devant l’arrivée des Songhay, sous
Sonni Ali (1468) et surtout sous Askia, en 1498, qui battit Nassi,
roi du Mossi, pilla et ravagea entièrement son pays.
Au moment de la prise de Tombouctou par les Mossi, il y avait
probablement longtemps que des Mandé étaient fixés chez eux. Djenné
n’est pas loin du Mossi, et sous Mari Diata ou Diara (1260) Djenné
était presque exclusivement fréquenté et habité par des Mandé. Ce
qui m’autorise à faire cette supposition, c’est qu’on trouve
dans le _mor’_[124] quelques mots d’origine mandé ; on voit
très bien qu’il y a eu contact.
Ils possédaient aussi déjà, au moment de la conquête de Tombouctou,
la vilaine petite selle mandé avec toutes ses imperfections,
car s’ils étaient arrivés sans chevaux, et par conséquent sans
selles, chez les Touareg et chez les Songhay, ils n’auraient certes
pas manqué d’adopter l’élégante selle en usage chez ces deux
peuples et dont j’ai vu des échantillons chez les cavaliers songhay
de Gandiari.
Après la guerre d’Askia contre le Mossi, Ahmed Baba ne parle plus
de ce pays que pour mentionner qu’en 1533 les Portugais envoyèrent
de la Côte d’Or une ambassade au roi du Mossi, en lutte à cette
époque avec le roi du Mali, _Mandi Mouça_.
Quant à la légendaire histoire du Wolof Bémoy, que les Portugais
amenèrent à Lisbonne, il n’y a pas à s’y attarder. Ce Wolof
raconta à Lisbonne que les Mossi avaient beaucoup d’analogie avec
les chrétiens et que le roi portait le titre d’_ogane_. Ce récit
fut pris au sérieux par quelques personnes qui voulaient voir dans
le titre d’_ogane_ la corruption du mot Johannes, et en conclurent
que le premier roi du Mossi devait être l’apôtre Jean.
Il est peu probable que les Mossi, en dehors de l’expédition
sur Tombouctou, aient fait d’autres guerres importantes ; ce qui
tendrait à le prouver, c’est qu’eux-mêmes affirment qu’à part
les Mandé musulmans qui vivent au milieu d’eux, ils sont tous de
même race.
Ils s’en vantent en faisant remarquer qu’ils sont environnés de
peuplades à demi barbares qu’ils n’ont pas voulu annexer parce
qu’ils ne sont pas de même famille. Je ne crois pas que ce soit le
sentiment de l’homogénéité qui les ait guidés, c’est un tout
autre mobile et un mobile qui n’est pas flatteur pour eux. Le Mossi
n’a jamais annexé le Gourounsi, tout simplement parce qu’il ne
pourrait plus le ravager ; si au contraire il vit en hostilité avec
lui, il y trouvera son profit, puisqu’il aura toujours la ressource
de capturer ses habitants. Je ne puis trouver de meilleure comparaison
qu’en appelant le Gourounsi « le vivier du Mossi ».
L’aspect général des pays mossi que j’ai traversés pour me
rendre à Waghadougou est celui d’une plaine élevée (altitude
900 mètres) dans laquelle on ne remarque même pas un léger
plissement ; le sol est uniformément plat et entrecoupé de temps
à autre de terrains marécageux ou de petits biefs pleins d’eau
sans écoulement apparent.
A proprement parler, le Mossi ne compte pas de fleuve ni de cours
d’eau importants.
J’ai cherché vainement où pouvaient se trouver les sources de la
Schirba, rivière que Barth a traversée entre Say et Zebba, et j’ai
acquis la certitude que ce cours d’eau est d’une importance
tout à fait secondaire. Au moment où Barth l’a traversée,
le 2 juillet 1853, la rivière avait 6 mètres de profondeur, mais
c’était presque en plein hivernage, il y avait eu vingt et une
pluies, dont plusieurs de grande durée. La rivière était donc
déjà fortement gonflée. Du reste, sa largeur est de 100 pas,
dit-il, ce qui fait 30 mètres au lieu de 200 mètres, comme cela
est indiqué sur plusieurs cartes.
Cette largeur n’implique donc pas un cours très étendu, et si
elle passe près de Koupéla, c’est à l’état d’un infinie
ruisseau ; c’est pourquoi personne ne me l’a signalée dans mes
conversations avec les marchands.
Le sol consiste en quartz, fer, argile siliceuse et granit. Ce
pays m’a paru être habité et peuplé depuis fort longtemps,
car je n’ai nulle part rencontré ce que nous appelons la
brousse. Partout ce sont des cultures en exploitation ou des terrains
anciennement défrichés dont on a momentanément abandonné la mise
en œuvre, la population en ayant tiré ce qu’elle a pu jusqu’à
épuisement. C’est un pays de culture et d’élevage par excellence.
Le petit gibier est très abondant partout. Les gazelles les plus
communes sont l’espèce appelée _koulou_ en mandé, et une variété
un peu plus grande, rayée de larges bandes de poil blanc parallèles
à l’échine, qu’on nomme _siné_ dans la même langue. Dans
les marécages il y a des caïmans d’une petite espèce, dont la
longueur ne dépasse pas 2 mètres.
Le netté et le cé sont très répandus. Parmi les cés j’ai vu
des arbres portant des fruits d’une forme oblongue à très petit
noyau ; ils sont bien charnus et constituent un excellent dessert. Je
n’ai encore rencontré cette variété nulle part ailleurs.
On cultive le petit mil (_sanio_) et le sorgho blanc (_bimbiri_). Les
bas-fonds sont utilisés pour la culture du riz, qui vient très bien
et est aussi beau que le riz Caroline.
Le maïs n’est cultivé qu’aux abords des villages. Il en est de
même de l’indigo, du coton et du tabac. Il est regrettable que
ces trois dernières cultures ne soient pas poussées avec plus de
vigueur ; ce sont des produits relativement chers, à l’aide desquels
les Mossi pourraient se créer des ressources, surtout avec le tabac,
qui est d’une qualité supérieure aux variétés que j’ai vues
jusqu’à présent.
Partout où j’ai passé, les noirs m’ont vanté la richesse de
production de chevaux et d’ânes du Mossi. Avant d’entrer dans
ce pays j’étais persuadé que tous les chevaux qu’on rencontre
dans les États de Kong étaient des produits du Mossi. Ce que les
indigènes ne me disaient pas, c’est que les chevaux, s’ils
viennent du Mossi, y ont passé en transit, si l’on peut se servir
de cette expression.
Ils viennent tous du Yatenga, qui en prend peut-être lui-même une
partie dans le Macina, dont il est voisin.
Il est incontestable qu’il y a des chevaux dans le Mossi, mais il
n’y a pas ou peu de juments. Nous avons vu Boukary Naba aller à
la fête à Sakhaboutenga avec vingt chevaux, dont cinq ou six ne
lui appartenaient pas.
Dans ce dernier village il y en a peut-être autant. A Waghadougou, y
compris les chevaux de Naba Sanom, il n’y a pas quarante bêtes. Il
est vrai que le climat de Waghadougou a la réputation d’être
funeste aux chevaux, et qu’il y en a peut-être plus ailleurs. A
Mani, par exemple, on peut trouver assez facilement des chevaux,
ce village n’étant éloigné que de deux journées de marche du
Yatenga ; mais, tout compte fait, nous sommes bien loin des deux
mille chevaux par-ci, des trois mille chevaux par-là qui, sur un
signe de Naba Sanom, viendraient à Waghadougou. C’est une fable. Si
l’on voit quelques chevaux[125] dans les grands villages du Mossi,
c’est qu’ils ne coûtent pas cher dans le Yatenga : 3 ou 4 captifs,
d’une valeur moyenne de 60000 cauries chacun.
Les chevaux provenant du Yatenga qu’on voit ici sont de deux races
bien distinctes.
La plus commune a, sans en avoir les qualités, tous les autres
caractères du cheval arabe : tête fine, encolure courte, membres
grêles et croupe fuyante, crinière et queue très longues. Les robes
qu’on rencontre le plus souvent sont bai, alezan, gris, isabelle
et rouan ; ces trois dernières variétés ont toutes du ladre au
chanfrein. Il est rare de rencontrer des chevaux sans balzanes. Dans
cette race il y a beaucoup plus de chevaux de rebut que de bêtes de
prix ; c’est le cheval arabe dégénéré. Quand le poulain atteint
un an, il est monté, ne se développe plus, s’enselle et est hors
de service à l’âge où en Algérie et en France il commence à
rendre des services.
[Illustration : Races de chevaux.]
Comme dans toutes les régions soudanaises, les robes et les balzanes
entrent en ligne de compte pour la valeur des chevaux ; il est même
très curieux de voir que pour cela ils ont les mêmes croyances que
les peuples musulmans.
Car, si l’on en croit le Prophète :
Le plus vite des chevaux est l’alezan,
Le plus résistant est le bai,
Le plus énergique le noir,
Le plus béni celui qui a le front blanc.
Il en est de même pour les balzanes. Les Mossi, comme le général
Daumas, disent :
Balzane 1 : cheval commun.
Balzanes 2 : cheval de gueux.
Balzanes 3 : cheval de roi.
Balzanes 4 : cheval à abattre.
L’autre race, que nous pouvons appeler, jusqu’à plus ample
information, cheval du Yatenga, n’a rien du cheval arabe. C’est une
belle et forte bête, ayant les caractères de notre cheval de dragons,
environ 1 m. 57 à 1 m. 62. Il se distingue par une tête fine et bien
attachée, les membres inférieurs forts, bien musclés, un sabot large
et la corne bien consistante, un beau poitrail large, la crinière
et les crins de la queue courts. Les robes les plus communes sont :
différents bai et alezan. C’est un véritable cheval de guerre,
une bête que nous devrions avoir dans notre Soudan pour remonter nos
spahis. Je suis persuadé qu’on doit mettre beaucoup de soins à
les élever et que les saillies ne sont pas l’effet d’un hasard,
comme cela a lieu en général. Les poulains ne sont pas montés trop
jeunes non plus, et tous ont un très beau dessus ; malheureusement
ces chevaux ne subissent aucun entraînement. En permanence au piquet
et entravés même quand on les mène à l’abreuvoir, ils ne sortent
et ne sont montés quelquefois que tous les huit jours, et encore ! De
sorte que quand une bête semblable doit faire campagne ou marcher
tous les jours pendant deux ou trois mois, même sans fatigue pour
un animal un tant soit peu entraîné, elle dépérit et meurt. Les
produits de ces deux races mélangées donnent un petit cheval court et
robuste ayant les caractères d’un petit cheval de trait d’Europe.
Les naba qui possèdent deux ou trois belles bêtes de la race yatenga
les font entourer de soins. Chaque animal a son captif, gamin de dix
à douze ans, qui ne le quitte pas, et le tient en main à l’aide
d’un licol et d’une cordelette en crin. Ces petits palefreniers
les bourrent de fourrages, toujours des graminées vertes, qu’ils
leur introduisent de force dans la bouche, leur présentent de
temps à autre un morceau de sel à lécher, et leur préparent des
barbotages au son de mil. A l’aide d’une palette en cuir, ils
chassent les mouches ; ils reçoivent le crottin et les urines dans
une calebasse. Avec des ciseaux fabriqués dans le pays, on fait les
crins et coupe les poils des oreilles, mais on ne sait pas faire les
pieds : jamais un sabot n’est rogné. Tous les deux ou trois jours,
les animaux sont graissés au beurre de vache ou au beurre de cé.
Les médications en usage contre la constipation ou le manque
d’appétit des chevaux sont de six espèces. Je les donne à titre
de curiosité, leur efficacité n’étant pas absolument prouvée.
Pour le manque d’appétit, quand le cheval refuse le mil :
1o Poivre long avec la cosse, appelé en mandé _kani_[126] (environ
10 poignées).
Poivre renfermé dans une coque, appelé en mandé _niamakou_[127]
(environ 30 noix), petit piment rouge appelé _foronto_ ou _mousso
kani_ (2 poignées), sel, environ 600 à 800 grammes.
Le tout, pilé dans un mortier, est introduit dans le gosier du cheval,
à l’aide d’une petite corne. L’animal est mis à la diète et
ne reçoit à boire que six heures après.
2o Pilules de bouse de vache mélangée à de la cendre (environ
40 grammes).
3o 50 grammes d’un sel dont je rapporte un échantillon ; on le
nomme _baboé_ en mossi ; il provient du Bornou.
4o Pilules de farine de mil mélangée à environ 400 grammes de
piment rouge et 500 grammes de sel.
On emploie contre la constipation :
1o Une purge d’un sel de provenance du Haoussa, nommé _konri_
en mossi et en haoussa.
2o Infusion de l’écorce d’un arbre appelé _seguéné_ en mandé.
J’ai usé de ces médicaments pour mes chevaux, ce qui ne les a pas
empêchés de mourir, jusqu’à présent, au bout de quatre ou cinq
mois de travail. Les animaux, dès qu’ils font un peu de service,
sont vite atteints de fièvre paludéenne, qui se change bientôt en
accès pernicieux, ou détermine l’anémie, et les noirs n’ont
pas de médicament pour cela.
Nous savons heureusement mieux qu’eux soigner nos animaux, et
il n’est pas rare de voir un cheval indigène faire toute une
campagne sur le Niger (dix mois), ce qui n’arrive jamais chez
les noirs. J’ai vu les chevaux qui restaient à Samory au mois
d’août 1887 devant Sikasso ; c’était leur cinquième mois de
campagne, dont quatre mois de séjour sans fatigue devant Sikasso,
et aucun d’eux n’aurait été capable de faire 100 kilomètres
en 5 jours. Parmi eux, il y en avait même qui n’avaient que deux
ou trois mois de service, Samory renouvelant ses chevaux au fur et
à mesure de ses ressources en captifs.
Je suis persuadé que nos vétérinaires employés dans le Soudan
français, en mettant en pratique les observations qu’ils ont
faites ou feront pendant des séjours répétés dans notre colonie,
arriveront à combattre victorieusement l’affection paludéenne
chez les chevaux, et peut-être même à enrayer son développement ;
de même que si on leur en fournit les moyens, ils arriveraient,
en employant l’étalon du Yatenga, à nous créer une qualité
de chevaux qui nous dispenserait de faire venir onéreusement des
chevaux d’Algérie, qui ne résistent pas[128].
Quel est le peuple qui a importé le cheval au Yatenga ? Nos
recherches nous l’apprendront peut-être plus tard ; toujours est-il
incontestable que ce cheval a conservé le type arien. Si l’on en
croit les savantes études de Piètrement[129], le cheval arabe ne
serait même autre chose qu’un cheval arien ; si donc les anciens ont
réussi à acclimater le cheval arien en Algérie et dans le Yatenga,
nous devrions arriver à en faire autant, et même mieux, car il faut
admettre que les connaissances vétérinaires sont plus étendues
actuellement qu’elles ne l’étaient il y a vingt siècles. A-t-on
essayé d’acclimater en Afrique, et en particulier dans le Soudan,
des chevaux d’Europe ?
Si je me suis écarté de mon sujet en effleurant cette question,
j’ai tenu simplement à soumettre mes propres observations aux gens
compétents, mes connaissances n’étant pas assez étendues pour
me permettre d’entrer dans des détails plus techniques, c’est
aux gens du métier à la traiter plus complètement.
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★ ★
Si le Mossi produit peu de chevaux, il est incontestable que c’est
un pays de productions d’ânes. Il semblait cependant jadis plus
prospère qu’actuellement, si l’on s’en rapporte à Barth, qui
signale à son passage à Dôre un convoi d’ânes _considérable_
acheté par des gens d’Ahmadou, cheikh de Hamdallahi. Aujourd’hui,
quoiqu’on trouve des ânesses dans tous les grands villages,
il est moins facile de se procurer des ânes qu’à Bakel ou à
Médine[130]. Leur prix est ici relativement élevé, il varie entre
30000 et 35000 cauries pour un mâle, et pour cette même somme on
peut se procurer à Kong, Dioulasou, dans le Lobi et le Gourounsi
environ 60 francs d’or ; ce prix ne diffère pas sensiblement de ce
qu’on paye les ânes dans les postes cités plus haut, lorsqu’on
les achète payables en guinée. J’ajouterai encore que les ânes du
Mossi sont bien moins résistants que les ânes de Bakel. Dès qu’ils
travaillent un peu, ils dépérissent ; j’en ai fait l’expérience
dans la suite de mon voyage. Ainsi, sur cinq belles bêtes achetées
à Oual-Oualé, j’en ai perdu quatre jusqu’à Salaga. La cause
du peu de résistance de ces animaux tient à ce que jamais ils ne
voyagent en hivernage et qu’en saison sèche leur entraînement
se borne à un ou deux voyages de Oual-Oualé à Salaga. Toujours
à l’abri de la pluie dans les villages, ces animaux ne sont plus
propres à rien au bout de deux ou trois jours de route, et meurent
infailliblement, n’étant pas habitués aux intempéries. L’âne
du Mossi a en outre l’échine excessivement longue, il est moins
ramassé que le bourricot court des Maures et de notre Soudan.
Un de nos camarades, qui s’est occupé de zootechnie pendant son
séjour dans le Soudan français, dit qu’il n’existe qu’une
race d’ânes dans le Soudan, et qu’il est en train de s’en
créer une autre par le croisement d’ânes algériens noirs avec
des ânesses indigènes.
Je ne suis pas assez compétent pour affirmer le contraire, mais je me
permets ici de faire remarquer que s’il n’existe qu’une race,
il existe _six_ variétés d’ânes qui _diffèrent essentiellement
entre elles_ par les qualités et le degré de résistance plus ou
moins grande qu’elles offrent ; ces variétés sont connues de
tous les indigènes qui voyagent. Je les énumère en classant les
meilleures les premières :
1o Le bourricot gris roux (rouan)
appelé _bala_ en mandé et _diabiyangué_ en sonninké.
2o — noir-brun, au-dessous du en mandé et en
ventre blanc, _gombing-é_ sonninké.
3o — gris-souris, _sarfatté_ — id. —
4o — gris tirant sur le blanc,
sale _sakhanné_ ou _saguéné_ — id. —
5o — pie (noir et blanc), _fanto_ — id. —
6o — pie (gris et blanc
ou rouan et blanc), _kaba_ — id. —
Parmi les trois dernières catégories on trouve rarement des
animaux de choix ; ils sont toujours d’un prix moins élevé que
les _sarfatté_, qui eux-mêmes sont moins chers que les _bala_ et
_gombing-é_. Ces deux dernières variétés sont des animaux de choix,
d’un degré de résistance à toute épreuve ; ils se distinguent
en outre par leur sobriété ; ceux qui ont été élevés chez les
Maures, par exemple, n’ont pas besoin de mil, ce qui ne les empêche
pas de travailler comme les autres.
Parmi les _sarfatté_, on trouve encore beaucoup de bons animaux,
mais ils sont bien moins résistants que les bala et les gombing-é.
Quand on a soin de n’acheter que des animaux dont les deux crochets
ont percé, on est à peu près sûr de ne pas en perdre[131]. Plus un
âne a travaillé, meilleur il est ; il franchit sans hésitation les
passages difficiles, les gués, et se laisse facilement charger. J’ai
eu des âniers qui conduisaient jusqu’à trois ânes chargés à
70 kilos, à l’aide du bât indigène (_tarfadé_).
On trouve ces six variétés répandues, dans des proportions très
variables, chez les Maures, à Bakel, à Médine, dans le Kaarta,
le Bakhounou, le Ségou, le Macina, le Yatenga, le Mossi[132] et le
Haoussa[133]. L’autre race, le _dafing_ (bouche noire), n’existe
que dans le Dafina, ou, pour mieux dire, je n’en ai vu que là.
On peut dire que le Soudan est un des pays qui produisent les ânes
les plus remarquables.
Il y a deux espèces de moutons dans le Mossi, toutes les deux à
poil ras, l’un est petit (valeur 3500 à 4000 cauries), l’autre
est le grand mouton maure (valeur 6000 à 7000 cauries).
Le bœuf le plus répandu ici est le zébu, dont j’ai vu des sujets
remarquables par leur taille et leur bon état (valeur d’un bœuf
moyen, 13000 à 15000 cauries).
[Illustration : Anes.]
Le Mossi a cela de commun avec la plupart des autres nègres
soudaniens, c’est qu’il n’existe pas de type assez répandu pour
qu’on puisse dire : « Voilà un vrai type mossi ». On y rencontre
des gens ressemblant à s’y méprendre aux Wolof, aux Mandé des
bords du Niger et même aux Haoussa. Il m’est donc bien difficile
d’en faire le portrait.
Je me bornerai à rappeler que l’on peut diviser la population
du Mossi en deux races. L’une, la plus nombreuse, non musulmane,
est assez ancienne pour qu’on puisse la considérer jusqu’à un
certain point comme autochtone ; on distingue ses sujets sous le nom
de _Mor’o_ et _Moss’i_. L’autre, musulmane, d’origine mandé,
est venue des bords du Niger à l’avènement du roi Bammana, Ngolo,
entre les années 1754 et 1760. Elle est appelée par les Mor’o :
ia _dé_ r’a. Ces immigrants habitent en général les grands
villages ; quelques-uns de ces centres ont même été créés par
eux, tels sont : Mani, Yako, Waghadougou, dont l’étymologie est
mandé. Ils ont les prénoms musulmans que l’on rencontre chez les
Sonninké de Sâro et dans le Djenné. Exemple : Abd er-Rahman, Isaac,
Yako, Seybou, Boubakar, Mouça, Alassane, Idriza, etc.
Les autochtones ont des noms de plantes, de choses ou d’animaux,
comme les Siène-ré. Ils sont fétichistes, mais ont eu pour culte
le soleil, qui porte encore aujourd’hui le même nom que Dieu :
ils l’appellent _Wouidi_.
Ces deux peuples sont déjà fortement mélangés : il est impossible
de les différencier aux tatouages, qui varient à l’infini. Je
reproduis à la fin du volume ceux que j’ai eu l’occasion de
relever pendant mon séjour. Ces différences marquent probablement,
comme chez les Mandé (Bambara), les diverses tribus.
Le tatouage du Mossi consiste : 1o en cicatrices sur les joues,
partant des tempes pour finir au menton ; 2o en cicatrices allant du
nez à la joue ; 3o quelquefois en marques sur le front et le menton.
J’ai relevé onze séries, comprenant trente-trois tatouages
différents, et je suis loin d’avoir vu des habitants de toutes les
parties du Mossi ! J’ai constaté avec plaisir que quelques musulmans
avaient pris résolument le parti de ne plus tatouer leurs enfants,
ils ont fini par s’apercevoir que cette coutume barbare ne servait
qu’à les défigurer et à les rendre encore plus laids qu’ils
ne le sont réellement.
Le costume des hommes ne diffère pas beaucoup de celui des autres
Soudaniens que nous connaissons ; j’ajouterai cependant qu’à
côté des grandes coussabes et de la culotte ordinaire (doroké)
des musulmans, on voit fréquemment un vêtement à taille, jupe et
manches, sorte de tunique ample, ainsi que le large pantalon bouffant
tombant jusqu’à la cheville, le _lemta_, le bonnet dit _dioutougou_,
bordé de gris-gris, et les babouches — costume en partie emprunté
aux Touareg[134]. Je n’ai pas vu porter d’étoffes de provenance
européenne. Les vêtements sont tous confectionnés à l’aide de
bandes de cotonnade blanche ou de couleur du Haoussa ; il n’y a que
quelques turbans communs qui viennent de Salaga. Les armes les plus
répandues sont l’arc et la lance ; tout le monde porte en outre
une sorte de canne-massue nommée _doro_. Les cavaliers portent un
bouclier en peau de bœuf, dans le dos, pour parer les flèches que
décochent les archers quand ils ont été dépassés par le cavalier
qui les a chargés.
[Illustration : Types et costumes de Mossi.]
La femme mossi vit dans une condition d’infériorité très
marquée ; elle est toujours misérablement vêtue ; le seul luxe que
lui tolère son mari est de se charger jambes et bras d’anneaux en
cuivre fondu et même souvent de grosses boules en cuivre creuses,
ornements qui sont loin de rendre sa démarche gracieuse. Quelques-uns
de ces anneaux sont fixés à demeure par le forgeron, d’autres
se démontent à coups de marteau. Il n’est pas rare de voir des
anneaux de pied peser 6 kilos la paire.
Les femmes qui ne sont pas assez riches pour se procurer des anneaux
en cuivre portent des bracelets en bois ou en marbre, venus du Hombori
par Douentsa.
A Waghadougou j’ai vu quelques femmes porter de petits bracelets
en argent.
La coiffure consiste en un cimier, avec le reste des cheveux rasés,
ou encore la tête entièrement rasée.
La femme mossi n’a pas de cauries à sa disposition, comme dans les
pays mandé, où la femme sait toujours se créer quelques petites
ressources destinées à acheter de quoi se parer.
Les femmes de naba seules portent des colliers de corail à très bon
marché ou un collier de cornaline ; les autres doivent se contenter
de colliers en rocaille bleue.
La femme salue et ne parle à qui que ce soit sans se prosterner et
se tenir les joues avec les paumes des mains tournées en dehors,
les coudes touchant terre. Elle porte son enfant en bandoulière,
l’écharpe passant sur l’épaule droite. On voit encore par ici
de nombreuses filles déjà grandes errer toutes nues.
Le peuple mossi m’a particulièrement paru en retard comme
industrie. C’est à peine si l’on peut citer le tissage, car
il ne se confectionne presque pas de cotonnade ici. Les districts
sud et sud-est vers Béri et Koupéla ne fabriquent qu’un peu de
_koyo_ blanc très commun, qui est loin de suffire à la consommation
locale[135]. Les autres tissus, que l’on peut appeler fantaisie,
viennent du Haoussa et du Dagomba. Cette industrie du tissage n’a
jamais été prospère et Barth a été induit en erreur, ou a oublié
plusieurs zéros en écrivant qu’à Koupéla un bon boubou coûtait
de 700 à 800 cauries. Chez les noirs il n’existe pas de pays où
un boubou revienne à ce prix, il faut toujours compter au moins le
triple pour un vêtement très commun.
Le métier de teinturier n’est pas répandu non plus : à
Waghadougou, il n’y a que deux teinturiers, un Songhay et un Haoussa.
Comme partout, on fabrique quelques nattes, un peu de vannerie ornée
avec goût et des chapeaux qui paraissent avoir été tressés pour
des géants, tant la tête est spacieuse (ils sont destinés à être
portés par-dessus le turban).
Les Mossi savent travailler grossièrement le fer, le cuivre et
l’argent ; ils connaissent la soudure, qu’ils tirent de Salaga. On
fait aussi des babouches et quelques selles, mais il ne faudrait
pas en conclure qu’on trouve ces objets tout confectionnés ; si
vous avez besoin d’une selle, il faut commencer par acheter une ou
deux peaux de mouton ou de chèvre, ou faire les avances en cauries
à l’ouvrier. Peu à peu votre selle se confectionne et vous êtes
servi au bout d’un mois quand on a fait diligence. Le mors se trouve
ailleurs ; la bride, les étriers, chez un autre individu. C’est une
laborieuse corvée que d’avoir à se procurer quelque chose chez les
Mossi. Ces gens-là m’ont paru plus paresseux que les autres noirs
en général ; ils saisissent le moindre prétexte pour chômer. Ces
mots naïfs de Diawé le dépeignent bien : furieux de ne pas obtenir
ce qu’il désirait, mon domestique se lamentait auprès de moi, et
comme j’essayais de le calmer, il me répondit d’un air convaincu :
« Tu as raison, jamais que moi qui miré paille comme ici : quand de
l’eau qui tombe, tout qui halte ». Ce qui veut dire : « Jamais je
n’ai vu de pays comme celui-ci : quand il pleut, rien ne va plus ».
La selle en usage est la selle mandé, mais on voit aussi la selle
peule, dite selle du Macina et du Djilgodi. Je crois même qu’avant
d’avoir adopté la selle mandé, ils ont connu la selle peule, car
elle porte un nom peul : _gari_ ; aujourd’hui la selle mandé est la
plus commune. Quelques naba ont la selle songhay au dossier élevé,
recouverte d’une housse élégamment capitonnée. Les étriers sont
de la forme en usage dans le Haoussa, quelquefois ils se composent
d’un simple anneau en fer qui est placé entre l’orteil et le
doigt suivant.
Le commerce n’est pas plus prospère que l’industrie.
Le marché a lieu à Waghadougou tous les trois jours, comme partout
dans le Mossi ; les autres jours il y a petit marché. Le grand marché
ne diffère des autres que par le plus grand nombre de visiteurs et
le vacarme qui s’y fait. Comme dans le Follona, il s’y débite du
dolo, et, en plus, le marché sert de rendez-vous à tous les griots
de la région — et ils ne manquent pas. S’ils ne récoltent
que peu de cauries, ils ont la satisfaction (?) d’être ivres
le soir. Autour des urnes à dolo il est impossible de placer une
parole, tous ces instrumentistes jouant à la fois du _lounga_[136],
du _doudéga_[137], du _gangang-o_[138] et du _ouér’a_[139].
Après le dolo, par ordre d’importance, viennent les aliments
préparés : riz, lakh-lalo, niomies, beignets de haricots, etc.,
puis les grains, mil, sorgho, riz, haricots, le savon, le beurre
de cé, les condiments, un peu de sel, des kola. On y trouve aussi
de petits lots de médicaments de charlatan contre la lèpre, les
ophtalmies, le ver de Guinée, la maladie du sommeil, ainsi que des
préparations érotiques, puis des chapeaux, des nattes, des paniers,
de la viande, etc.
Mais ce que l’on trouve surtout en abondance sur les marchés du
Mossi, c’est le _kalgou_, fabriqué avec les fruits du _néré_
ou _netté_.
Le néré ou netté, _Parkia biglobosa_, est une très belle
mimosée ; l’arbre atteint 10 à 15 mètres de hauteur dans le
Mossi. Quand l’arbre fleurit, il est très curieux à voir : ses
fleurs ressemblent à de beaux pompons d’un rouge écarlate.
Ses fruits sont des gousses étroites, longues de 20 à 40
centimètres, généralement disposées par grappes de cinq ou six
gousses.
Elles renferment une pulpe farineuse jaune qui sert d’aliment et
de boisson, et des graines.
C’est avec les graines que l’on fabrique la sauce dite _soumbala_
en mandé, ou _kalgou_ en mossi.
Les graines sont grillées, puis brisées et fermentées dans de
l’eau. Pelées, elles constituent une pâte, dont on fait des
boulettes de diverses grosseurs.
Le soumbala se conserve très longtemps. Partout on en trouve à
acheter sur les marchés. Les ménagères s’en servent pour la
confection de presque toutes leurs sauces.
On peut dire que le soumbala ou kalgou est la base de toutes les
préparations de sauces, il est connu par tout le Soudan. L’Européen
ne s’y habitue pas facilement. A la fin de mon séjour, je mangeais
cependant ces sauces avec plaisir.
★
★ ★
De temps à autre, un marchand de captifs vient y conduire ses deux
ou trois captifs.
Il ne s’y vend pas un seul article d’Europe, même pas un foulard
ou une pierre à fusil.
Les marchés de Saponé, Tiéfakhé et Sakhaboutenga sont
semblables. Il y vient un peu moins de monde ; on y débite également
du dolo.
En dehors du marché, il existe un faible trafic permanent entre
le sel, les ânes, les chevaux et surtout les captifs, qui sont la
base de toute transaction dans le Mossi. C’est son seul produit ;
c’est avec lui qu’il achète les chevaux, le sel, les kola. Les
ânes sont échangés aux Haoussa pour des étoffes, ou à Salaga
pour des kola avec quelques petits objets de provenance européenne,
ou encore des étoffes de Kano.
Les kola valent ici de 25 à 50 cauries, suivant la grosseur. Le sel
(la barre) coûte, suivant son poids (30 à 35 kilos), 30 à 35000
cauries.
Le captif adulte, de 50 à 65000 cauries ; le cheval, 2, 3 ou
4 captifs.
Il n’est pas possible de faire l’acquisition d’un cheval sans
captifs, les cauries étant excessivement rares ici : il faudrait
vendre pendant plus de six mois pour réunir les 250000 cauries
nécessaires à l’achat d’un cheval.
Il n’y a peut-être pas dans tout Waghadougou un homme pouvant
compter séance tenante 20000 cauries. Dès les premiers jours de
mon arrivée je m’en suis rendu compte : je comptais beaucoup plus
rapidement les cauries que les Mossi, tandis que les gens de Kong
et les Mandé Dioula en général comptent avec une dextérité que
je n’ai jamais pu atteindre. Un peu plus tard, l’imam et deux
autres musulmans auxquels je croyais quelque aisance sont venus me
supplier de leur acheter leur bague en or de la grosseur d’une
petite ficelle ; ils en ont accepté chacun 1500 cauries. Je les
ai payées au taux de Kong. C’est presque une preuve de misère,
puisque l’or est excessivement rare dans le Mossi et qu’on ne
s’en défait qu’à la dernière extrémité.
A partir de Kong et jusque dans le Mossi, on voit, en fait d’argent,
le thaler à l’effigie de Marie-Thérèse, frappé au millésime
de 1780, et quelques piastres mexicaines. Ces pièces d’argent
ne sont jamais utilisées comme monnaie : les noirs s’en servent
comme bijoux et en font faire des bracelets. Leur prix varie selon
qu’elles sont plus ou moins neuves ; un thaler bien propre et neuf
(valeur 5 fr. 50 d’argent) peut s’échanger contre 3500 à 4000
cauries. En chiffres ronds, 1 franc vaudrait 800 cauries. Quant
à la valeur de la piastre mexicaine, elle varie de 2000 à 2500
cauries. Il faudrait bien se garder de croire qu’il est possible
de faire n’importe quel achat avec de l’argent. On pourrait au
besoin arriver à se défaire de quelques pièces à ce prix, mais
alors que rapporterait-on en échange ? des ânes ou des chevaux,
du sel ou des captifs ? Le noir n’acceptera pas en payement rien
que de l’argent : il en prendra bien huit ou dix pièces pour en
faire des bijoux, mais pas davantage, car il craindrait de ne pouvoir
s’en défaire sans perte et ne l’accepterait pas.
A Kong et à Djenné on compte par _sira_ (200 cauries) et par _ba_
(800 cauries). Dans le Dafina, quand on achète ou vend, on spécifie
si c’est le ba et le kémé des Dioula ou bien le ba et le kémé
du Mossi, car les Mossi ont le système décimal. Leur première
grande unité est 100 (_kouapakha_ ou _kobchi_) ; vient ensuite 1000
(_toucéri_).
Les étoffes de provenance haoussa n’arrivent pas toutes par le
Libtako, mais surtout par Salaga. Ce qu’il y a de curieux, c’est
qu’elles se vendent moins cher ici qu’à Salaga. Ceci s’explique
facilement : il suffit de se poser cette simple question : « Que
vendent les Mossi à Salaga ? — R. Des captifs et des ânes »,
le sel gemme en barres revenant plus cher rendu à Salaga que le
sel marin. Or, si les Mossi vendent leurs captifs et leurs ânes,
ils se privent de leurs moyens de transport, ils sont donc forcés de
ne prendre des kola qu’autant que les autres moyens de transport
le leur permettent. Le reste des cauries qu’ils ont obtenues de
leurs ânes ou captifs[140] étant trop lourd, ils le convertissent
en étoffe, qu’ils revendent le même prix et souvent à meilleur
marché dans le Mossi, sans pour cela éprouver de perte, puisqu’on
leur a payé leur âne ou captif trois fois la valeur de ce qu’il
vaut dans le Mossi et le Yatenga.
Voici la nomenclature et la description des tissus de Kano et de
Sokoto qui arrivent par ces deux voies dans le Mossi :
1o Le _karfo_ qui est une coussabe (boubou) teinte à l’indigo et
brodée en lomas de même teinte. Il entre dans cette teinture une
grande quantité de gomme, de sorte que le vêtement une fois battu
et repassé[141] est très bien lustré. Une fois lavé, le lustrage
disparaît peu à peu. Il vaut, suivant qu’il est plus ou moins
luisant, de 10000 à 25000 cauries. Pour 15000 cauries, le boubou
est déjà fort beau.
Cet article ferait une concurrence très sérieuse à notre guinée
de Pondichéry s’il arrivait jusqu’au Ségou et au Niger, car si
les noirs savaient compter et comparer les cauries à l’argent,
il arriverait ceci : un karfo de 15000 cauries représente à
Waghadougou 15 francs en argent, au taux habituel, mais comme le
possesseur recherche ce métal, j’admets qu’il n’en obtienne
que 12 francs. Porté à Nyamina, Ségou ou Bammako, il pourrait
céder ce vêtement au même prix qu’un boubou en guinée et même
le vendre plus cher, puisqu’il est plus solide, plus joli, brodé
et tout terminé.
Or, à Ségou, un boubou en guinée revient à :
Une demi-pièce de guinée 12 fr. »
Confection du vêtement 2 fr. 50 (_ba kili_)
Broderies (au moins) 5 fr. »
---------
Total 19 fr. 50 (en chiffres ronds 20 francs).
2o Après le karfo, je citerai une autre coussabe, qu’on
nomme _noufa_, également de provenance de Kano. Ce vêtement est
confectionné en tissu teint à l’indigo, rayé de blanc ; de loin
le dessin paraît gris, il est richement orné, sur le devant et
dans le dos, de lomas brodés en soie blanche indigène. Le prix de
ce vêtement varie entre 35000 et 50000 cauries, suivant la qualité
de l’étoffe, les broderies étant toujours les mêmes.
3o Vient ensuite le pantalon ou culotte longue en noufa brodé et
soutaché en soie verte ou rouge. Il vaut ici de 20000 à 30000
cauries.
4o Une jolie couverture rayée de bleu de diverses nuances, bien
confectionnée, avec de très belles teintes ; elle se fabrique en
deux ou trois largeurs de 60 centimètres chacune, et vaut 12000
cauries en deux largeurs et 15 à 18000 en trois.
Les Haoussa sont des gens très adroits et industrieux. Ces tissus
sont relativement à bon marché, quand on songe au temps que met
un noir à la confection de semblables effets. Ce qui m’a paru
intéressant, c’est de voir que les Haoussa savent produire des
tissus de 60 centimètres de largeur, tandis qu’à Kong même et à
Djenné les largeurs maxima sont de 20 centimètres seulement. Toutes
ces étoffes sont pliées avec goût et très uniformément, elles
sont en outre emballées dans du papier et ficelées.
J’ai réussi, avec beaucoup de peine et à force de patience, à
me procurer des échantillons de ces divers tissus et vêtements,
ne sachant pas si j’irais ou non à Salaga.
Il n’y a pas beaucoup de ces étoffes dans le Mossi ; les mouvements
vers Salaga sont momentanément suspendus à cause des cultures,
et, d’autre part, il m’est très difficile de me procurer des
cauries. Je comptais beaucoup sur mes étoffes rouges de Kong, mais
je n’ai pu m’en défaire que d’une partie, avec un bénéfice
de 2 à 3000 cauries seulement par pièce. J’ai réussi aussi à
me procurer des cauries avec du cuivre en barres, du bleu en sachets,
un peu de corail à bon marché, de l’étoffe rouge pour bonnets et
servant à recouvrir des gris-gris, quelques turbans à bon marché,
du velours pour bonnets, un peu de coutellerie et des glaces. Comme je
l’ai dit plus haut, la femme, qui ailleurs achète tant d’objets
d’Europe pour se parer, ne peut s’en procurer que rarement dans le
Mossi, de sorte que ce n’est qu’avec les plus grandes difficultés
qu’on arrive à vendre quelques articles pour femmes.
Les Mossi ont la réputation d’être d’excellents tireurs
d’arc ; leur arme est certainement la mieux conditionnée que
j’aie vue jusqu’à présent. Encore actuellement ils ont fort
peu de fusils. L’entourage des naba seul possède des armes à
feu. La plupart d’entre elles sont de fabrication française
(arme réglementaire à silex), modèle 1822, marquées Pellekerin,
B... et Cie (maison de Saint-Louis).
Le Mossi est maintenant un pays engourdi, qui s’est laissé dépasser
en civilisation par tous les peuples voisins qui l’environnent. Le
Djenné, le Yatenga, le Macina, le Djilgodi, le Haoussa, le Dagomba,
le Kong sont tous beaucoup plus avancés et plus prospères que le
Mossi. Favorisés par la nature, qui leur offre un territoire presque
en entier propre à la culture, les Mossi se reposent, cultivent ce
qui leur est nécessaire pour vivre, _mais pas plus_, de sorte que,
s’il n’y a pas de malheureux dans ce pays, on peut dire qu’il
n’y a pas non plus de gens riches. Tout le monde vivote, pour me
servir d’une expression vulgaire, mais qui peint bien la situation.
Ce pays pourrait être riche, sa population est très dense
(environ 20 habitants par kilomètre carré). On peut dire qu’à
part l’élevage des ânes et du bétail, le Mossi ne produit
pas grand’chose. Il est tributaire de ses voisins pour tout, le
commerce y est à peu près nul, ses habitants sont apathiques au
dernier degré.
Ils n’ont presque pas de relations avec le Djilgodi et le Libtako,
et Salaga est bien négligé.
Les produits du sol ne suffisent pas à donner la prospérité à un
pays, il faut le commerce et l’industrie, chez les noirs comme chez
nous. Partout où à côté de l’agriculture l’homme s’occupe
aussi de commerce et d’industrie, le pays est prospère et se
développe. Nous en avons deux exemples frappants dans le Soudan :
le Mandé Dioula y prospère et le Peul y périclite.
Naba Sanom crie si souvent par-dessus tous les toits qu’il commande
à 333 naba et à plus de 10000 chevaux, qu’il finit par en être
persuadé lui-même. La réalité est que Waghadougou est la plus
grande agglomération du Mossi (5000 habitants au maximum, et les
autres centres, Mani, Yako, Boussomo, Sakhaboutenga, Pisséla,
Koupéla, Ganzourgou, ont au maximum 3000 habitants). Dans la
majeure partie des autres villages, le chiffre de la population varie
entre 50 et 500 habitants, ce qui est déjà fort beau pour un pays
nègre. D’après mes calculs, cela donne en moyenne une densité de
population de 15 à 20 habitants par kilomètre carré. Ses 333 naba,
à part ceux des grands centres que je cite, sont de simples chefs de
village, dont beaucoup n’ont même pas un cheval à monter. Quant
aux 2000 chevaux par-ci et 2000 chevaux par-là, j’ai dit plus
haut ce que j’en pensais. Comme situation extérieure, le Mossi a
été longtemps à l’abri des incursions de ses puissants voisins,
grâce à une ceinture de peuples inférieurs et en retard qui
constituaient autour de lui une sorte de rempart. Cette situation ne
peut se prolonger longtemps : Naba Sanom est un homme de trop peu
d’esprit, trop faible et trop mal conseillé pour perpétuer une
série d’années de paix qui, mises à profit, auraient pu apporter
quelque aisance à son pays.
A son avènement, Naba Sanom a été forcé de gouverner le Mossi
avec un despotisme sans bornes. De crainte de perdre le pouvoir il
s’est laissé entraîner à prendre des mesures trop excessives,
qu’il a été forcé de réduire. Quand ses grands vassaux ont vu
cela, ils ont pris ces concessions pour de la crainte et ont commencé
à travailler sourdement contre lui. Aujourd’hui les naba de Mani,
de Boussomo, de Yako et de Koupéla sont des forces avec lesquelles
Naba Sanom devra compter.
Avant peu, l’empire du Mossi se désagrégera, le pays s’organisera
en confédérations à l’instar du Bélédougou et du Yatenga.
C’est du reste un événement que nous, Européens, ne pouvons voir
que d’un bon œil. L’expérience nous a montré que dès qu’un
chef nègre commande à plus de 20000 âmes, il rêve un empire,
ses besoins augmentent, il cherche l’extension. Comme il n’a
point de budget, tout est déficit, et pour le combler il lui faut
faire la chasse à l’esclave. En confédération, les chefs arrivent
moins rapidement. Dès qu’il y en a un qui s’élève, les autres
confédérations peuvent s’allier et étouffer son ambition dans
le germe. C’est le seul moyen de faire régner la prospérité.
Une des grandes fautes que Naba Sanom vient de commettre, c’est
d’avoir fermé les yeux sur les agissements de Gandiari, qui lui
créera plus tard de sérieux embarras.
Ce Songhay a quitté il y a six ans le Zamberma pour passer le Niger à
Say et recruter d’autres Songhay sur la rive gauche du fleuve, dans
les régions désignées sur les cartes « Songhay indépendants ». Il
se promettait d’expéditionner chez les Bimba, dans le Boussangsi ou
chez tout autre peuple, suivant que l’occasion s’en présenterait.
Pour ne pas éveiller les soupçons et éviter de se faire fermer le
pays, il ne prit que quelques compagnons de route et marcha pendant
quelque temps à l’aventure, lorsque, sachant que le Mampourga Naba
se préparait à châtier des villages du Gourounsi, entre autres
Pou ou Poukha, Gandiari se dirigea à cheval sur Gambakha.
Il voyageait avec un ami nommé Alfa Hainou et n’était suivi
qu’à plusieurs jours de marche par ses compagnons dévoués.
Mais en arrivant il apprit que le parti musulman, craignant sans
doute que la guerre ne fît naître des difficultés encore plus
grandes dans les transactions futures avec le Gourounsi, faisait
tout son possible pour éviter une prise d’armes. Le Mampourga Naba
s’était laissé d’autant plus persuader, que sans l’appui des
musulmans de Gambakha et de Oual-Oualé il ne pouvait rien faire,
ses forces n’étant pas assez nombreuses. Et enfin, raison majeure,
cette guerre ne lui disait plus grand’chose, les _musulmans, et
par conséquent Dieu_, ne lui prêtant plus d’appui.
Gandiari, après avoir sondé les musulmans de Gambakha et de
Oual-Oualé, acquit la certitude qu’il n’y avait rien à faire
de ce côté. On lui donna le conseil de partir pour Karaga, le
naba de ce village, assez puissant, ayant formé, avec Daboya et
Kompongou, le projet de détruire deux ou trois villages du Gourounsi,
frontières du Dagomba. Gandiari et Alfa Hainou se rendirent donc
à Karaga. Possédant chacun un cheval, ils furent agréés avec
enthousiasme par le naba, et l’expédition fut organisée avec le
concours des gens de Daboya.
Les Gourounga ne possèdent ni chevaux ni fusils, aussi furent-ils
promptement réduits et la razzia de captifs fut considérable.
Une fois les quelques villages hostiles détruits, Daboya et Karaga
considérèrent le but comme atteint et se retirèrent.
Sur ces entrefaites, plusieurs autres villages du Gourounsi firent
des ouvertures aux chefs de colonne pour leur demander de les aider
contre des villages voisins. Gandiari n’eut pas de peine à retenir
quelques gens armés de Daboya et de Karaga, qui formèrent avec des
Songhay Zaberma le noyau de sa future armée.
Un ou deux succès faciles et la quantité de captifs qu’il razziait
lui valurent bientôt une réputation telle, que de toute part il lui
arriva des forces, constituées naturellement par des aventuriers
d’origines mossi, dagomba, gondja, gottogo, puis des Mandé de
tous les pays et des gens venant du Yorouba, mais principalement des
habitants de Oua et de Bouna. Au fur et à mesure que les succès de
Gandiari grandissaient, il lui arrivait des Songhay ; actuellement
ils sont les plus nombreux.
A la mort d’Alfa Hainou, Gandiari prit un nommé Babotou comme
lieutenant, et quand Gandiari lui-même mourut[142], il y a trois
ans, Babotou lui succéda en prenant pour auxiliaire un nommé Isaka,
dont je ne connais pas la nationalité.
Le souvenir que Gandiari a laissé est tellement vivace encore,
que partout on désigne ses troupes par son nom : jamais personne ne
se douterait qu’il est mort depuis si longtemps ; je crois même
qu’il y a beaucoup de noirs qui l’ignorent.
A l’heure actuelle, Babotou est maître de tous les pays qui limitent
le Mossi au sud et au sud-ouest. Le dernier centre de résistance du
Gourounsi était le gros village de Sati, situé à trois étapes au
sud de Ladio. Ce village pris, Moussa, son chef, fut décapité, et
Sati est pour ainsi dire la capitale des pays conquis et le centre
de rayonnement des colonnes qui vont piller. Sati est appelé par
les Haoussa Camp de Gandiari, « Sansanné Gandiari ».
Babotou se lassera évidemment d’envoyer des cadeaux en captifs à
Naba Sanom, et sous peu il deviendra pour lui un ami gênant.
Cependant ce dernier ne voit pas la situation, c’est un revenu en
captifs que lui sert momentanément l’autre. Bien mieux que cela, il
est assez aveugle pour convier Babotou à venir s’emparer de Lalé,
gros village situé sur la frontière du Kipirsi (à une journée
de marche de Waghadougou), devant lequel une attaque des Mossi,
mal dirigée, a échoué.
Quoique Naba Sanom fasse administrer son pays par 333 naba, comme il
le dit avec emphase, ses revenus ne sont nullement réglés. Il vit
d’aumônes et d’offrandes qui lui sont portées en vue d’obtenir
justice ou de lui faire quelque réclamation.
Il hérite dans certains cas, à défaut de postérité par
exemple. Il envoie aussi quelquefois une bande de ses gens prendre
quelques captifs dans le Kipirsi, ou bien il prête la main à des
entreprises de Wouidi, des chefs du Djilgodi et de Babotou. Mais ces
revenus ne sont pas suffisants, comme ceux de tous les chefs noirs,
chez lesquels il règne un gaspillage qui va toujours en croissant. De
sorte que ces souverains sont toujours forcés d’user d’expédients
pour se procurer des chevaux et d’autres ressources.
Si encore Naba Sanom groupait ses captifs dans les villages de
culture, et qu’il les fît se livrer à un peu d’élevage,
à l’instar de Tiéba, de Pégué et des gens de Kong, mais il
s’en soucie peu. S’il ne reçoit pas assez de mil comme cadeaux,
il fait vendre ses captifs pour s’en procurer.
En résumé, la situation du Mossi n’est pas prospère, mais sous
une sage administration et avec un chef énergique elle pourrait
le devenir.
Les terrains de culture sont nombreux et produiraient en abondance,
outre les céréales : le coton, l’indigo, le tabac, les piments,
la graisse de cé, tous produits plus rémunérateurs que le mil et
le riz.
Le tissage et la teinture devraient prendre également de
l’extension, sans compter l’élevage des chevaux et des ânes.
Ils pourraient également trouver quelques ressources en créant
l’industrie mulassière, mais les Mossi sont trop apathiques, trop
engourdis et surtout trop mal gouvernés, pour que leur situation
s’améliore. Je crains pour eux, dans un temps plus ou moins
éloigné, leur anéantissement par les Songhay, qui commencent de
nouveau à se réveiller après une somnolence de près de trois
siècles. Babotou fera la guerre au Mossi.
★
★ ★
Quelques mots sur le Yatenga.
Contrairement à ce que Barth avait compris, il ne s’agit pas
d’une ville : le Yatenga est une vaste contrée qui sépare le
Macina du Mossi ; elle est limitée au nord et à l’ouest par les
États foulbé du Macina et le territoire des Tombo : au nord par
le Djilgodi à l’est par le Mossi, au sud par le Kipirsi, et à
l’ouest par les Bobo-Oulé.
Ce pays est organisé en confédérations, à la tête desquelles sont
des naba puissants, qui semblent reconnaître l’autorité de celui
de Ouadiougué, le centre le plus important. Les autres résidences
de naba sont : Toukhé, Kindi, Alasko, Kalanka et Kalsaka.
Le Yatenga est peuplé de races diverses. Le fond de la population
est d’origine mossi, mais il y a de nombreux villages songhay,
tombo, peul et bobo-oulé.
Quelques-uns de ces peuples ont des cases en pierre, m’a-t-on dit,
mais les habitations sont aussi misérables que si elles étaient en
briques séchées au soleil.
Le pays est peu arrosé, on ne trouve l’eau que dans des puits ;
il y a peu ou point de marécages.
C’est un pays d’élevage ; il fournit des chevaux au Mossi et
au Dafina. Dans toute cette partie du Soudan, les chevaux du Yatenga
sont renommés.
Le pays produit du tabac en grande quantité. Les habitants sont des
fumeurs extraordinaires. Hommes, femmes, enfants ont toujours la pipe
à la bouche.
Le Yatenga est en communication avec le Macina et le Mossi, par
une route qui passe à Ouadiougué et se rend de Waghadougou à
Bandiagara ; il est en relations avec le Dafina par un chemin se
dirigeant sur la colonie foulbé de Baréni, résidence de Wouidi.
Il n’est pas rare de voir le Yatenga s’allier à Wouidi et aux
contingents kipirsi pour faire des razzias d’esclaves dans les
régions avoisinantes.
FIN DU TOME PREMIER
NOTES :
[Note 1 : Voir appendice II, la nomenclature des objets emportés.]
[Note 2 : Titre religieux (_imam_).]
[Note 3 : Matelots indigènes.]
[Note 4 : Cotonnade teinte à l’indigo, fabriquée exclusivement
à Pondichéry et à Chandernagor.]
[Note 5 : Soldats indigènes.]
[Note 6 : Caste de chanteurs et de musiciens.]
[Note 7 : Vêtement en cotonnade, sorte de blouse ample.]
[Note 8 : 800 cauries font 1 _ba_, 80 cauries font 1 _kémé_, 1600
cauries ou 2 ba valent 5 francs en argent.]
[Note 9 : Il y a en permanence dans les deux villages, y compris le
transit : 30 charges de kolas de 25 kilogrammes, 50 barres de sel,
120 captifs de tout âge et des deux sexes, une trentaine d’ânes,
10 à 15 bœufs porteurs, et un chiffre variable de chevaux à vendre
(de 3 à 10).]
[Note 10 : Espèces d’arbres dont il est parlé plus loin.]
[Note 11 : Voir pour renseignements complémentaires le chapitre Kong.]
[Note 12 : Ouvriers en bois d’origine peule.]
[Note 13 : _Rek_ est un mot wolof que Diawé croit français ; il
veut dire : « sans hésitation, sans restriction ».]
[Note 14 : Notes sur les croyances et pratiques religieuses
des Bammana, par le docteur Tautain, ex-médecin de la mission
Gallieni. (_Bulletin de la Société d’Anthropologie_, 1880.)]
[Note 15 : Comme on peut s’en assurer, ces renseignements, quoique
vagues, sont empreints d’exactitude. Je les laisse subsister pour
que l’on puisse comparer.]
[Note 16 : Dans tous les manuscrits le nom est resté en blanc.]
[Note 17 : Depuis j’ai appris que ce village est abandonné ;
il est situé à quelques kilomètres au nord de Tiola.]
[Note 18 : Posidonius, ap. Athenæus lib. IV. cap. 13.]
[Note 19 : Voir le chapitre de Fourou pour leurs _diamou_ (nom de
famille ou de tribu) et pour les idiomes qu’ils parlent.]
[Note 20 : Voir page 103.]
[Note 21 : La population totale des États de Samory s’élève à
280000 habitants ; quant à ses pays de protectorat, ils n’ont
fourni que des contingents très faibles pendant cette guerre. Le
Ouorodougou n’a pas fourni un homme et le Toma non plus.]
[Note 22 : Sorte de tubercule, ayant le goût d’un mauvais navet.]
[Note 23 : _Sofa_ ou _soufa_, comme l’a dit le docteur Tautain,
veut dire textuellement _père du cheval, palefrenier_. En principe
ils n’avaient que cette fonction, mais par la suite on a étendu
cette appellation à tout ce qui porte un fusil.]
[Note 24 : J’ai vu un griot parcourir une ruine avec un piston
d’enfant (jouet qui se vend 1 à 2 francs dans un bazar).]
[Note 25 : Depuis, c’est-à-dire vers le 20 octobre, Tiéba
s’était même emparé du diassa de Baffa et en avait exterminé
la garnison.]
[Note 26 : Sikasso est le nom par lequel les Mandé désignent le
village, les Sénoufo le nomment Sikokana : _so_ veut dire, en mandé,
« village », et _kana_ veut dire la même chose en sénoufo.]
[Note 27 : J’ai vainement demandé depuis où était situé ce pays,
personne ne le connaît ni n’en a entendu parler.]
[Note 28 : Les patates et ignames en purée, mangées avec cette sauce,
sont très bonnes ; c’est un plat recommandable pour l’estomac
européen.]
[Note 29 : Lenguésoro porte aussi le nom de Lensoro et Sorydianebara.]
[Note 30 : Kouroudougou ne veut pas dire, comme son étymologie semble
l’indiquer : pays des pierres ou des montagnes. Ce sont ses habitants
qui portent le nom de « Kourou ».]
[Note 31 : On apporte du Gantiédougou beaucoup de citrons à
Tiong-i. Je les achetai toujours sur ce marché à raison de 1 caurie
pièce, ce qui met le prix à 30 centimes le cent.]
[Note 32 : Étant à Ouolosébougou, un brave Kouloubali de Nobougou
(État de Ségou) vint près de ma case et offrit quelques cauries
à un de mes hommes, lui demandant en échange de voir le _toubab_
(Européen). Mon ânier lui dit que cela ne coûtait rien et qu’il
allait lui faire voir le blanc tout de suite ; le Kouloubali demanda
alors mon nom et on lui répondit, pour lui faire une farce :
« C’est un Diara ».
J’avais entendu ce dialogue et je fis entrer cet homme ; il me salua
par le mot _Diara_. Je me prêtai de bonne grâce à cette petite
fumisterie et lui répondis par le _mbati_ allongé de rigueur. Ce
brave homme a dû répéter cela sur le marché, et ce _diamou_
m’est resté ; beaucoup d’indigènes se figurent que c’est
réellement mon nom.
Dans tout le Soudan, quand on connaît le _diamou_ (nom de tribu)
d’un individu, il suffit de le prononcer pour le saluer. Ainsi, un
Sidibé rencontrant et voulant saluer un Konaté lui dira simplement :
« Konaté », à quoi le Konaté répond : « _Mbati_, Sidibé ».]
[Note 33 : C’est cet incident qui donna naissance au bruit de ma
mort, qui fut colporté par les noirs avec un tel luxe de détails
qu’il parvint à nos postes du Soudan français et en France,
où cette fausse nouvelle plongea ma mère dans un cruel deuil de
six mois.]
[Note 34 : Depuis ma rentrée en France, j’ai eu l’occasion de
revoir cette plante dans une exposition horticole. C’est le safran
indien, le _curcuma_ de la Martinique. L’orthographe indigène est
سورن ; n’est il pas curieux qu’en écrivant _safran_ سڢرن
on y trouve les mêmes radicaux, avec cette différence que le point
du _fa_ a été omis et a ainsi donné naissance à un _oua_ ?
On peut faire la même réflexion pour ڧڢ, café, et ڧو, _caoua_ :
là aussi il manque un simple point diacritique pour identifier les
deux noms.]
[Note 35 : Habituellement, avant de vendre de l’or, les marchands
le font tremper pendant quelque temps dans la terre humide afin d’en
augmenter le poids.]
[Note 36 : Cette anomalie ne peut s’expliquer que par la
configuration très boisée de la région traversée par le cours
supérieur du Bagoé. Il roule ses eaux pendant 200 kilomètres au
milieu d’une végétation des plus épaisses. Ces terrains boisés
absorbent et retiennent facilement les eaux des pluies, qu’ils ne
laissent échapper que d’une façon lente et continue. Le cours
de la rivière est par suite régularisé, de sorte que son débit,
tout en étant considérable pendant la saison pluvieuse, se maintient
plus longtemps à un étiage élevé et ne diminue que lentement. Il
en résulte que la branche orientale du Niger est moins considérable
que le bras principal dans lequel elle se jette à Mopti.]
[Note 37 : Dans les environs de Dôre, à l’époque du passage de
Barth, 5000 cauries valaient 5 fr. 50.]
[Note 38 : La guinée noire se vend ici (_kémé dourou_) 1 franc
la coudée de 50 centimètres ; le calicot blanc (_kémé ouoro_)
1 fr. 20 la même coudée.]
[Note 39 : Ces amulettes ont la vertu, disent les Siène-ré, de
donner beaucoup d’enfants.]
[Note 40 : Le Follona et non Foulouna, comme l’a écrit Barth, est
un pays presque exclusivement peuplé de Siène-ré et de colonies
dioula ; on n’y trouve pas de Foulbé, comme l’aurait pu faire
supposer le mot Foulouna. Follona veut dire en siène-ré, _chefs
ici_ ou _chefs dedans_ ; on l’appelle aussi Follokan et Folloklou
(pays des chefs ou du chef).]
[Note 41 : J’ignore si Fan est un nom propre ou si c’est seulement
le titre par lequel on désignait le père de Tiéba. En tout cas,
aujourd’hui encore le titre du souverain du Follona est _fan follo_.]
[Note 42 : Les Tagoua font partie de la grande famille mandé et sont
établis en grand nombre à Ngokho. Tatoués comme les Siène-ré,
ils parlent soit le mandé, soit le siène-ré. Leurs noms de tribus
sont Bamma, Traouré, Konné, Diarabasou ou Diarasouba ; il y en a
qui sont musulmans, et d’autres fétichistes, ils ne diffèrent en
rien des autres Mandé que je connais.]
[Note 43 : De Léra, quand le chemin Sandergou est praticable, on met
dix jours pour aller à Kong. Les principales étapes sont : Léra,
Sandergou, Niandakhara, Dionkoso, campement sur la rive gauche du
Comoë, Kapi, Lenguékoro, Kong.]
[Note 44 : Cette nouvelle était fausse.]
[Note 45 : La fonction de siratigui paraît être de création
très ancienne et s’est maintenue dans cette partie des régions
mandé jusqu’à nos jours. On avait donné comme étymologie que
_siratigui_ voulait dire « celui qui perçoit l’impôt » ; ici
ce n’est pas absolument le cas. Dans cette région les siratigui
sont sous les ordres des chefs qui commandent aux frontières ; ce
sont eux qui ouvrent les communications avec les pays voisins et qui
sont envoyés pour régler les questions de captifs évadés, etc. Par
leurs relations avec les chefs des environs, ils sont connus et leurs
hommes également. Accompagné par eux, les voyages sont plus faciles :
leurs hommes sont de véritables sauf-conduits.]
[Note 46 : La végétation est ici en avance de deux mois sur
Niélé ; le _néré_, qui était seulement en fleur là-bas, est ici
à maturité ; les cé sont déjà mûrs, tandis qu’à Bammako ils
ne mûrissent qu’en juin et juillet.]
[Note 47 : Quelques Sénégalais pensent que _toubab_ vient du mot
_toubabé_ (l’homme qui porte un pantalon). Les Toucouleurs disent
_toubaco_, de _toubanké_ (également homme à pantalon). Mon avis
est que ce mot n’est autre chose que l’altération du mot arabe
_thébib_ (médecin), car nous avons tous la réputation de professer
la médecine, et il n’y a pas de jour où l’Européen qui voyage
ne soit sollicité par le noir pour obtenir un remède quelconque.]
[Note 48 : Cet arbre semble être le _korgam_ de Barth. Ce voyageur
le signale à son passage dans le Gourma, en quittant Say pour se
rendre dans l’Aribinda et le Libtako.]
[Note 49 : Voir chapitres IX et X.]
[Note 50 : D’après une règle phonétique en pratique dans toutes
ces régions, le _g_ devant _a_ ou _o_ se dit _b_, et le _k_ se
prononce _p_. Ainsi Kong se dit Pon. Pour bien le prononcer il faut
brusquement ouvrir la bouche. L’étymologie de Kong semble être
« _tête_ » (capitale) en mandé-dioula ; en soso, Kong veut dire :
« bien habité ».]
[Note 51 : _Kokosou_ veut dire « village derrière le ruisseau ».]
[Note 52 : _Marrabasou_ veut dire « village des Haoussa, village
des teinturiers » (car par ici les Haoussa exercent eux seuls cette
profession).]
[Note 53 : Grande mosquée.]
[Note 54 : Les gens de Kong disent que Kong est plus grand
et plus peuplé que Djenné ; les gens de Djenné eux-mêmes
l’affirment. Caillié estimait la population de Djenné à 8 ou 10000
habitants. Le chiffre que je cite ne doit donc guère s’écarter
de la vérité.]
[Note 55 : Chemin de Moïse, chemin de Jésus, chemin de Mahomet.]
[Note 56 : Petits pains d’épice faits avec du mil, du miel,
des piments.]
[Note 57 : Ces graines proviennent d’une plante ayant beaucoup de
ressemblance avec celle qui produit la feuille à emballer les kola ;
elles sont rondes, noires, très dures et de la grosseur des baies
de genièvre ou de petits pois.]
[Note 58 : Tout ce qui est en soie est appelé _hanniki_ à Kong.]
[Note 59 : Dans chaque quartier il y a un ou deux hommes sachant
faire les burnous et vivant exclusivement de ce métier.]
[Note 60 : Le mot _daba_ vient d’un instrument aratoire dont on ne
peut se servir que des deux mains (des 10 doigts).]
[Note 61 : _Mokho_ veut dire « homme ».]
[Note 62 : _Ponguisé_ veut dire « étoffe de Kong », et _dadji_
« crachat » (de la couleur rouge du jus de kola).]
[Note 63 : Dans toute la région de Kong, l’arbre à cé et l’arbre
à néré restent stériles ; la limite de culture maximum sud est
par 9° 30′ ; plus au sud, l’arbre pousse encore, mais ne donne
plus de fruits. La vraie zone de culture pour ces deux arbres est
comprise entre 9° 30′ et 12°.]
[Note 64 : Le _tintoulou_ est la graisse extraite du sarcocarpe
fibreux qui enveloppe l’amande du palmier à huile.]
[Note 65 : Le _tingolotoulou_ (_nté koulou toulou_, l’huile du
noyau du palmier) est l’huile extraite de la noisette du palmier
à huile. (Voir le chapitre XV.)]
[Note 66 : A raison de 28000 cauries pour un âne (56 fr. l’un)
et 46000 pour les deux bœufs, dont un était en très mauvais état
(46 fr. pièce).]
[Note 67 : Il ne se passait pas de jour que je reçusse la visite
d’un voisin venant me demander un écrit destiné à donner
l’intelligence à ses enfants.
J’avais beau leur représenter que l’efficacité d’un tel remède
était difficile à prouver, ils insistaient tellement, que je me vis
forcé, à mon grand regret, de me prêter à plusieurs reprises à
cette fantaisie.
Je m’en acquittai le plus loyalement possible en écrivant à
l’encre sur les tablettes en bois qui leur servent d’ardoises :
« Que Dieu leur donne la lumière. »
La tablette était ensuite bien lavée, et l’encre, mêlée à
l’eau qui avait servi au nettoyage de la planchette, était donnée
à boire aux petits.
D’autres solliciteurs venaient me demander un écrit préservant
des balles et faisant dévier ses propres projectiles, afin que de
son côté il n’atteignît personne en guerre.]
[Note 68 : Cependant, à mon second séjour j’ai cru surprendre
dans une conversation qu’il existait ici des documents historiques
sur lesquels on transcrivait les événements saillants, documents
tenus à jour scrupuleusement.]
[Note 69 : Kouroudougou ne veut pas dire « pays des pierres ou des
montagnes », comme son étymologie pourrait le faire supposer ;
Kourou est un nom de peuple.]
[Note 70 : Cette appellation est absolument impropre. Le mot _Bambara_
est à Kong le synonyme de _kafir_ (infidèle), et comme toutes les
peuplades des environs sont fétichistes, ils appellent Bambaradougou
tous les pays qui ne sont pas musulmans.]
[Note 71 : Homme âgé et vénéré.]
[Note 72 : Note de M. O. Houdas, professeur à l’École des langues
orientales, sur l’écriture des gens de Kong :
« L’écriture arabe employée par les gens de Kong est celle dont
font usage tous les nègres du Soudan ; elle appartient au genre
que j’ai appelé _soudani_ et qui est une des variétés du type
maghrebin. Ce qui caractérise ce genre d’écriture, c’est la
ressemblance frappante qu’ont conservée bon nombre de lettres
avec les caractères correspondants de l’écriture coufique telle
qu’elle était usitée vers le IVe siècle de l’hégire. On y
retrouve, en effet, la forme rectangulaire des lettres emphatiques
qui, dans les autres genres d’écriture, a été remplacée par
la figure d’une poire couchée ; les trois lettres _djim_, _ha_
et _kha_ sont représentées par une ligne brisée au lieu d’une
demi-ellipse accompagnée de la partie correspondante de sa normale :
le _dal_ et le _dzal_ ont trois branches au lieu de deux, etc.
« Il parait bien difficile, d’après ces observations, de ne point
admettre que les gens de Kong, ainsi d’ailleurs que les autres
musulmans du Soudan, n’ont pas tiré directement leur écriture
du coufique à l’époque où ce dernier caractère était encore
usité dans les livres liturgiques, c’est-à-dire au Ve siècle
de l’hégire au plus tard. En outre, il est plus que probable que
l’introduction de l’écriture arabe et celle de l’islamisme qui
l’amenait à sa suite se sont faites directement de Kairouan et non
du Maroc ou de l’Algérie, car dans ces deux dernières contrées
l’usage du coufique paraît avoir cessé de fort bonne heure pour
faire place à une écriture plus élégante et plus cursive. Il
serait bien surprenant que les nègres eussent adopté un caractère
lourd et disgracieux s’ils avaient eu connaissance d’un type,
d’un tracé plus commode et d’une allure plus dégagée. »]
[Note 73 : _Komono_ veut dire « derrière le Comoé, derrière le
fleuve Komo », _no_ est un affixe qui signifie « après ». Nous en
avons un autre exemple dans _Tagouano_, « derrière les Tagoua ». En
effet le Tagouano est situé derrière, c’est-à-dire à l’est
des Tagoua, qui habitent Ngokho, Mbeng-é et les environs.]
[Note 74 : Partis le 19 mars, mes deux courriers sont arrivés à
Bammako le 20 juin, c’est-à-dire trois mois après. Ils ont reçu
partout l’accueil le plus bienveillant ; Pégué, Tiéba et Samory
leur ont fait de nombreux cadeaux. Les populations qu’ils ont
traversées étaient entièrement gagnées à notre cause. Partout
mon passage avait laissé une heureuse impression. Ils ont fait ce
voyage sans armes : mes lettres seules leur ont servi de sauf-conduit.]
[Note 75 : Usage pris aux Mandé musulmans.]
[Note 76 : Une charge de porteur, femme ou homme, pèse de 25 à
35 kilos.]
[Note 77 : Les _sadioumé_ sont des échassiers noirs et blancs qui, à
l’approche de l’hivernage, viennent nicher sur les gros arbres des
villages ; on les appelle vulgairement « oiseaux d’hivernage ».]
[Note 78 : Pluriel de Peul. Synonymes de Poul, Foulla, Fellata, etc.]
[Note 79 : Sur les premières éditions de la carte du Dépôt de la
guerre, le Borgou était placé dans la région comprise au nord de
Djenné entre Sokolo et le Niger.]
[Note 80 : J’ai appris depuis que c’est Mounéri (frère
d’Ahmadou de Ségou).]
[Note 81 : Beaucoup de musulmans de Kong rendent la liberté à
leurs captifs. J’ai eu l’occasion de voir à Kong des gens des
deux sexes ayant obtenu la liberté de leurs maîtres. Je ne pense
pas cependant qu’il faut attribuer cet acte à la clémence ou à
la générosité du propriétaire, je crois plutôt que c’est un
signe de pénitence, pour se faire pardonner quelque gros péché, ou
encore que c’est suivant les conseils d’un kéniélala, ainsi que
cela se passe fréquemment pour les ânes et les ânesses, qui sont
exempts de travail et qu’on voit errer dans les villages. Quand un
de ces animaux vient boire ou manger dans la calebasse d’une femme
sans qu’il y soit convié, le fait est considéré par la brave
femme comme une bonne fortune.
Par la suite j’ai appris de la bouche de notables musulmans que la
libération des captifs était recommandée par les livres saints. Le
Coran en effet contient un paragraphe dans lequel il est dit : « Quand
un esclave te demandera sa liberté _par écrit_, tu la lui donneras,
en y ajoutant une partie des biens que le seigneur t’a prodigués. »
J’ai du reste remarqué que tous les esclaves libérés avaient
reçu une instruction religieuse assez complète et qu’ils savaient
tous lire.
C’est une mesure très louable, puisque l’esclavage ainsi compris
n’est qu’une mesure civilisatrice.]
[Note 82 : Le colonel Archinard, depuis ma rentrée, a placé le
territoire du Sâro sous notre protectorat.]
[Note 83 : _Mangha_ veut dire en poular : _grand_.]
[Note 84 : _Lakh lalo_ des Wolof.]
[Note 85 : _Doufiné_, en bobo-niéniégué, veut dire « Dieu ».]
[Note 86 : Les derniers que l’on rencontre en allant vers l’est.]
[Note 87 : Textuellement : « homme faisant fonction de roi ».]
[Note 88 : Pays indépendant, situé entre le Ségou et Djenné
et placé sous l’autorité des Sonninké les plus influents de
la région.]
[Note 89 : Le _couscous_ est préparé avec du petit mil (_sanio_)
que l’on pile jusqu’à ce qu’il présente des granules grosses
comme de la semoule, puis il est cuit à la vapeur dans un chaudron
perce de trous qui sert de couvercle à une marmite pleine d’eau. Le
couscous, une fois cuit, est séché au soleil et peut se conserver
fort longtemps. Pour l’apprêter, il suffit de l’arroser avec
un peu d’eau bouillante. Il se mange avec toutes les sauces, à la
viande, ou simplement dans du lait frais ou caillé.]
[Note 90 : _Tombo_ (chenille), _foroko_ (outre, peau de bouc), _fani_
(étoffe : étoffe en outre de chenille).]
[Note 91 : Le _lomas_ est une broderie particulière, qui veut dire
de « trois doigts de largeur ».]
[Note 92 : Bouche noire.]
[Note 93 : Comme cette étymologie me paraît hasardée, je la cite
comme _on-dit_ ; jusqu’à confirmation, je n’y crois pas.]
[Note 94 : Peuple du Gourounsi.]
[Note 95 : A Poura, m’a-t-on dit, les gens ont un peu plus
de facilité pour se livrer à l’exploitation de l’or ; les
orpailleurs lavent les alluvions d’un ruisseau dans lequel il y a
de l’eau encore pendant quelques mois après la fin des pluies.]
[Note 96 : Les Dafing et les Mossi de Boromo ne prononcent jamais
_di_, ils changent partout cette diphtongue en _z_ : ainsi ils disent
_Zoula_ au lieu de _Dioula_, _a man zan_ au lieu de _a man dian_
(il n’y a pas loin), _Zabéré_ pour _Diabéré_, etc.]
[Note 97 : On appelle aussi Gandiari : Diamberma, Zamberma ou Zaberma ;
c’est ce dernier nom qui est le nom du pays d’origine de Gandiari
et de ses guerriers. Ils viennent de Zaberma, rive gauche du Niger,
au nord de Say et du Haoussa.]
[Note 98 : Il n’a pas donné suite à ses projets de dévastation.]
[Note 99 : Nom sous lequel on désigne certains ânes d’une robe
couleur chair (voir chapitre Mossi).]
[Note 100 : Nom sous lequel on désigne la nuance de certains ânes
(voir chapitre Mossi).]
[Note 101 : Mil tout préparé cuit avec de la patate pilée et du
piment, que l’on mange en marchant.]
[Note 102 : « Tu l’obtiendras, louange à Dieu ! Que Dieu te
le donne ! Il n’y a pas d’inconvénients. Que Dieu te donne la
paix ! » etc.]
[Note 103 : Le _kountan_ est un arbre ressemblant à un prunier
sauvage, il atteint une assez grosse taille. Son fruit est de la
grosseur d’une prune d’Europe ; il est blanc et sa chair est
visqueuse. Le noyau est très gros, rugueux, réticulé et adhérent
à la chair, dont il est excessivement difficile à détacher.
Cet arbre semble être le _Chrysobalanus Icaco_ des Antilles.
Il existe un spécimen de cet arbre dans la cour du poste de Médine
(Soudan français).
La boisson qu’on prépare avec cette prune n’est pas fabriquée
comme le _dolo_ de mil, de sorgho ou de maïs ; le fruit, fermenté,
est cuit et recuit après avoir été séparé de son noyau.
Cette boisson enivre les indigènes : mais pour un Européen
il faudrait en boire pendant plusieurs heures pour éprouver de
l’ivresse. Il constitue pour lui un puissant laxatif.
Le noyau, séché, est conservé dans les greniers. En temps de disette
et pendant les marches quand on ne peut se procurer d’autres vivres,
les Gourounga en mangent l’amande.]
[Note 104 : Le _r’_ remplace le غ arabe.]
[Note 105 : Nattes tressées en gros roseaux.]
[Note 106 : Voir chapitre X, t. II, pour les détails sur ses
vêtements.]
[Note 107 : _Naba_ veut dire : roi, maître, chef.]
[Note 108 : _Nabiga_ veut dire en mossi : enfant de roi.]
[Note 109 : Sakhaboutenga veut dire en mossi : Pays du _to_. _Sakhabou_
est le mot mandé _to_, et _tenga_ correspond à la terminaison
mandé : _dougou_.]
[Note 110 : _Natenga_, abréviation de _nabatenga_, résidence du
naba, capitale.]
[Note 111 : Waghadougou veut dire en mandé : village de la brousse
ou, encore, pays des paniers.]
[Note 112 : Ouor’odor’o, en mossi, veut dire : beaucoup de cases ;
_ouor’o_, beaucoup ; _dor’-o_, case.]
[Note 113 : Comme dans tous les pays soudanais que j’ai visités,
on ne rapporte jamais la tête des lièvres dans le village : cela
porte malheur, paraît-il.]
[Note 114 : Les Mossi désignent les autres peuples voisins sous
des noms particuliers, dont quelques-uns ont déjà été signalés
par Barth. Ce voyageur, probablement par suite d’une mauvaise
transcription, dit que les Mossi nomment les Haoussa : Sangoro, c’est
_Zang-ouér’o_ qu’il faut lire. Il convient aussi d’ajouter
à cette nomenclature : les Tombo, qu’ils nomment : _Kibga_ ;
les Gourounga (habitants du Gourounsi) ; les Lakhama, qu’ils
appellent _Nokhorissé_. Les Mandé sont appelés _Tauréarga_
et encore Zauréarga ; les Peuls : _Tchilmigo_ ; les Pakhalla :
_Kouakhallakha_, et les Songhay : _Marenga_.]
[Note 115 : La lettre _r’_, que j’aurai souvent l’occasion
d’employer, représente un son très répandu dans le langage
mossi. Ce son est moins dur que celui du خ arabe, que je représente
toujours par _kh_ ; il équivaut au غ arabe ; en commençant il est
toujours prononcé avec difficulté par les Européens. Peu à peu
l’oreille s’y fait cependant et l’on arrive à le prononcer
assez aisément par la suite.]
[Note 116 : _Naba_ est un titre qui signifie en mossi : maître,
seigneur, roi, chef ; pour se distinguer des autres naba, le chef
suprême du Mossi porte le titre de _naba sanom_ (roi or) ; il est
désigné aussi souvent sous le nom de Mor’o naba (roi des Mor’o,
des Mossi). Son prénom est Makha, et son nom de famille Gomma.]
[Note 117 : Le Yatenga n’appartient pas à Naba Sanom : le souverain
de ce pays est absolument indépendant, il réside à Ouadiougué
et entretient des relations amicales avec le Mossi (pour plus de
renseignements, voir la fin de ce chapitre).]
[Note 118 : La mission dont il s’agit est vraisemblablement
l’expédition du lieutenant allemand von François, qui remontait
du Togo vers Gambakha.]
[Note 119 : Pendant mon séjour à Oual-Oualé, plus tard j’appris,
par des Mossi venant de Waghadougou, que pendant que j’étais chez
Naba Sanom, la nouvelle de l’arrivée à Gambakha d’un blanc et
de trente hommes armés troubla Naba Sanom ; le bruit se répandit
bientôt que j’étais l’avant-garde de cette expédition. On
conseilla au naba de me conserver à Waghadougou comme prisonnier en
attendant les événements ; mais les musulmans influents, consultés,
déclarèrent qu’il fallait me renvoyer et m’empêcher de rallier
l’expédition de Gambakha. C’est pourquoi je fus dirigé vers
Boukary Naba et le Dafina.]
[Note 120 : Le _gombo_ est un légume très mucilagineux et bienfaisant
par excellence. Il pousse après de longues tiges, a la forme
d’une corne d’abondance d’environ cinq à dix centimètres
de longueur. L’extérieur est velu et l’intérieur renferme
une grande quantité de grains ronds. Les indigènes s’en servent
surtout pour les sauces. Ce légume est connu au Brésil, aux Antilles,
aux États-Unis et en Turquie. Les Arabes l’appellent _mouloukaïa_.]
[Note 121 : Volta Blanche.]
[Note 122 : Il n’existe aucun centre désigné spécialement par
le mot Yatenga, c’est le nom d’un pays assez vaste situé entre
le Mossi et le territoire des Tombo. (Voir la fin de ce chapitre.)]
[Note 123 : Ebn Batouta, qui visita Tombouctou en 1352, dit que la
ville était alors principalement habitée par des gens de Mima et
des Touareg (Massoufa) qui avaient un chef particulier.]
[Note 124 : Langue du Mossi.]
[Note 125 : En fait de cavaliers je n’ai à peu près vu que des
gens du naba ; les autres personnages montent modestement une ânesse
avec un coussin placé sur la croupe en guise de selle.]
[Note 126 : Ce poivre est renfermé dans de petites cosses de 7 à 8
centimètres de longueur ; il croît en sol humide dans la zone de
végétation dense entre le 8e degré et la mer. La plante est une
liane qui se multiplie par boutures.]
[Note 127 : Le _niamakou_ est une plante à souche vivace ; sa fleur
est rouge cramoisi dans le haut et jaune dans le bas ; elle pousse
à l’état isolé dans plusieurs régions que j’ai visitées,
mais on la tire surtout du voisinage du 8e degré de latitude nord.
Son fruit est une capsule coriace, bosselée, d’une couleur bistre
quand elle est séchée. Elle renferme des graines noires un peu
aplaties, qui sont mélangées à une pulpe incolore et acide.
Les indigènes pilent la coque avec la graine. La plante me semble
n’être autre chose que l’_Amomum melegueta_.]
[Note 128 : Les pays du Soudan où l’on trouve les meilleurs chevaux
sont, de l’ouest à l’est : le Kingui, le Bakhounou, le Macina,
le Yatenga, les pays songhay, le nord du Haoussa. Ce sont des pays de
plaine, élevés, sans bas-fonds marécageux. Ils sont compris entre
13° et 18° de latitude nord ; dans toutes ces contrées on abreuve
les chevaux aux puits.]
[Note 129 : _Les Chevaux dans les temps historiques et
préhistoriques_.]
[Note 130 : On m’a affirmé qu’à Mani on pourrait trouver à
acheter une dizaine d’ânes dans une journée.]
[Note 131 : Sur les 18 ânes que j’ai eus à mon service et dont
j’ai fait l’acquisition à Bakel, 2 sont morts à Ouolosébougou
au bout de 4 mois de service (crochets non percés) ; 1 laissé
au commandant de Bamakou (blessé au pied) ; 2 laissés à Tiong-i
(devenus inutiles par suite de suppression de bagages) ; 3 vendus à
Kong (10 mois de service) ; 1 vendu à Ouahabou (1 an de service) ; 4
volés dans le Gourounsi (18 mois de service) ; 2 morts à Oual-Oualé
(16 mois de service) ; 3 morts à Salaga (18 mois de service). Tous
ces animaux ont été constamment exposés aux intempéries et
n’ont reçu de mil qu’à partir de Fourou, après 8 mois de
service déjà.]
[Note 132 : Les ânes mossi sont presque tous des sarfatté.]
[Note 133 : Dans le Haoussa les ânes valent de 25000 à 30000 cauries
(du temps de Barth, 5000) ; à Salaga, leur prix varie, actuellement,
entre 90000 et 120000 cauries (du temps de Barth, ils valaient de 15
à 20000).]
[Note 134 : Les Touareg sont aussi appelés _Sorgou_ et _Bourdammé_
par les Mossi. — _Sorgou_ est le nom mandé et veut dire méchant,
mauvais ; _Bourdammé_ est le nom sous lequel on désigne les Touareg
à Tombouctou.]
[Note 135 : Ces districts exportent un peu de cotonnade blanche sur
Oual-Oualé.]
[Note 136 : _Lounga_, mot mossi qui désigne le tam-tam à cordes.]
[Note 137 : _Doudéga_, sorte de violon à archet ; instrument peul.]
[Note 138 : _Gangang-o_, tam-tam monté sur calebasse.]
[Note 139 : _Ouér’a_, flûte.]
[Note 140 : L’âne à Salaga atteint quelquefois le prix de 90 à
120000 cauries, le captif de 120 à 150000, mais son prix normal est
de 40 à 45000.]
[Note 141 : Le battage et le repassage se font à l’aide d’un
tabouret et de deux petits maillets en bois, bien connus des Wolof,
qui nomment le tabouret _tabarka_, et les maillets _dom i tabarka_
(enfants du tabouret).]
[Note 142 : Ces deux chefs sont morts de maladie ; quelques-uns
disent empoisonnés.]
TABLE DES GRAVURES
* * * * *
Pages.
La _Gironde_ à Dakar 5
Le chaland pendant la tornade 7
Mouça Diawara et Diawé 11
Passage du Niger 13
_Saba_, _ntaba_, _ban_ 15
Types de cases bambara 17
Arrivée de Kali Sidibé à Ouolosébougou 21
Les trois villages de Ouolosébougou 24
Marché de Ouolosébougou 25
Mutilation de trois voleurs 37
La bonne aventure dans la case d’un _kéniélala_ 41
Le départ de Ouolosébougou 45
Vue de Bammako 47
Écroulement d’un pont sur la Koba 49
Vue de Ténetou 53
Plan de Ténetou 55
Carte de l’emplacement probable de l’ancien Mali 57
Morts et mourants sur les bords du Baoulé 61
Dans la ruine de Toula 67
Vue de Bassa 76
Rencontre de deux griots 77
Une rue de Kouroula 79
Ustensiles employés à Kouroula 80
Plan de Natinian 83
Fragment de l’enceinte de Natinian 83
Arrivée près de l’almamy 85
Karamokho présentant le bœuf 91
Un diassa 93
Le tata de Sikasso 95
Carte des environs de Sikasso 97
Intérieur du camp de l’almamy Samory 101
Un _tabala_ et ses deux porteurs 105
Mokho missi kou 107
Types de Bambara et de Foula devant leurs cases 113
Passage de la rivière sur le faîte des arbres 115
Singes dans les ruines 117
Le piroguier mis en joue par le domestique 119
_Sterculia cola_ ou _Sterculia acuminata_ 143
Femmes de Samory et leur surveillant 157
Vue de Bénokhobougoula 161
Deux femmes du village apportent deux grandes calebasses de
_fonio_ 164
Dans les grandes herbes aux abords de Kouloussa 167
Ruines de Kouloussa 168
Les cultures de Tiong-i 169
Tiong-i 171
Bivouac de nuit 181
_Dibi_, type de cheminée des environs de Tengréla 183
Basoma fait danser les petits enfants 185
Vieillard buvant du _dolo_ 195
Croquis des trois villages de Fourou 200
Un carrefour de Fourou 201
Figures dans l’intérieur des cases et lit 205
Un arbre fétiche 213
Toumané 217
Toumané enlevant des captifs 220
Un enterrement chez les Siène-ré 223
Le casque de Katon 225
Vue de Diounanténé 229
Ruines de l’ancien Niélé 241
Obligés d’éteindre le feu des herbes 243
Un _togoda_ 247
_Parkia biglobosa_ 249
Niélé 255
Plan de Ngélé ou Niélé 256
Hauts fourneaux et forgerons 261
A Léra 265
Plan de Léra ou Déra 267
Indigènes buvant le dolo au marche de Wangolédougou 271
Ali me présente à Iamory 273
Femmes et enfants veillant sur les arbres néré 275
Mosquée de Lokhognilé 277
Une vue à Lokhognilé 279
Finsan (_Blighia sapida_). 1. Rameau florifère. — 2. Coupe
du fruit. — 3. Graine avec l’arille noire 285
Arrivée à Kong 289
Croquis à vue de la ville de Kong 294
Une vue de Kong 295
Une mosquée de Kong 299
Écoliers chantant une prière dans la cour d’une maison 301
Costumes et types de Kong 305
Plantation de kola 315
Fac-similé du sauf-conduit délivré par les gens de Kong 331
Grandes cases des Komono 337
La famille royale de Niambouanbo 339
Campement d’une caravane dans la brousse 345
Intérieur d’un village de Dokhosié 349
Arrivée d’El-Hadj Moussa et types de Dokhosié 351
Plans de deux habitations du rez-de-chaussée et du premier 359
étage
Habitations et magasins de mil des Tiéfo 360
Aspect des hauteurs à parois verticales du plateau de
Dasoulami et de Bobo-Dioulasou 361
Des hommes sur les toits s’opposent à l’entrée du capitaine 367
à Dioulasou
Croquis de Sia ou Bobo-Dioulasou 369
L’heureux loustic 371
Barre de sel 376
Promenade des _dou_ 379
Croquis de Kotédougou 381
Habitations des Foulbé de Kotédougou 383
Des femmes m’offrent de l’eau et du dolo 397
Un marchand mossi 399
Hommes et femmes bobofing 401
Sur les toits des habitations bobofing 405
Croquis de Bondoukoï 408
Je fus en un clin d’œil entouré par 200 hommes armés 413
La mosquée de Ouahabou 417
Les assistants rendant leurs devoirs à Karamokho Mouktar 419
Sur les bords de la Volta Noire 431
A la recherche des ânes 437
La mosquée de Bouganiéna 443
Soins de propreté 445
Façon de saluer le _naba_ 451
Boukary et son escorte 453
La bénédiction 457
Résidence de Waghadougou 461
Réception chez le naba de Waghadougou 463
Retour des cavaliers ramenant des captifs 471
Les trois femmes que m’envoie Boukary 475
Boukary regarde ce qui se passe à Waghadougou 477
Races de chevaux 485
Anes 491
Types et costumes de Mossi 493
TABLE DES CHAPITRES
* * * * *
CHAPITRE I. — But et objet de la mission. — Préparatifs de
départ. — Séjour à Saint-Louis. — Formation du convoi à Bakel
et à Kayes. — Lettres de recommandation du colonel Gallieni.
— Rencontre d’anciens serviteurs. — Séjour à Bammako. —
Passage du Niger. — En route pour les États de Samory. —
Arrivée à Ouolosébougou. — Entrevue avec Kali. — Misère des
habitants. — Le marché de Ouolosébougou. — Difficulté de se
renseigner. — Quelques mots sur les _dioula_ et les
marchands. — Passage d’un convoi de ravitaillement. —
Mutilation de voleurs. — Du _diala_ ou caïlcédra. —
Dispositions malveillantes des gens de Samory. — Le
_kéniélala_. — Nouvelle entrevue avec Kali. — Retour à
Bammako. — Arrivée du courrier de Samory. — Retour à
Ouolosébougou. — En route pour Ténetou. — L’arbre à beurre. —
Visite à El-Hadj Mahmadou Lamine. — Le marché. — Les voyages
d’El-Hadj. — Renseignements sur Mali. — Un peu d’histoire. —
El-Hadj me donne deux lettres de recommandation. — Arrivée
sur les bords du Baoulé. — Deuxième lettre de Samory. —
Départ pour Sikasso 1
CHAPITRE II. — Départ pour Sikasso, les ruines et les chemins
encombrés de cadavres. — Passage du Banifing. — Ruines de
Sékana. — Rencontre d’un convoi de ravitaillement. — Le
Ménako. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Une lettre de
Samory. — Kourila et les Siène-ré ou Sénoufo. — Industrie et
mœurs des Siène-ré. — Siège de Natinian. — Arrivée au camp de
Samory. — De la façon de voyager des Soudanais. — Portrait de
Samory et son entourage. — Musulmans peu scrupuleux. —
Familiarité de Samory et de son fils. — Le camp de Samory. —
Les palanquements et le blocus. — Garnison des diassa ou
palanquements. — Effectifs et personnel non combattant. — Du
ravitaillement en vivres, en poudre. — Vente d’esclaves. —
Organisation des troupes. — Dénominations et grades. — Des
insignes de commandement, des sonneries et des batteries, des
pavillons et emblèmes. — Le _Mokho missi kou_. — Les cris de
guerre. — Pourparlers avec Samory. — Sotte vanité de Samory.
— Situation des armées belligérantes. — Autographe de
Karamokho. — Samory essaye de me garder devant Sikasso. —
Sottes réflexions de Karamokho. — Je réussis à quitter le
camp. — Route de retour sur Tiola-Saniéna et passage de la
rivière de Tiékorobougou. — Arrivée à Komina. — Sur les bords
du Bagoé. — Nous nous emparons par ruse d’une pirogue. —
Arrivée sur les bords du Baniégué et entrée à Bénokhobougoula 65
CHAPITRE III. — Limites, superficie, population, système
orographique et hydrographique, productions, description des
diverses régions qui constituent le domaine de Samory. — I.
Région entre Niger et Milo. — II. Régions situées au nord du
Ouassoulou. — III. Région située à l’ouest du Ouassoulou. —
IV. Le Ouassoulou, grande route commerciale qui le traverse.
— V. Provinces au sud du Ouassoulou ; un peu d’histoire. —
VI. Provinces situées à l’est du Ouassoulou. — Ganadougou. —
Provinces siène-ré ou sénoufo. — Le groupe sud Folou,
Kabadougou, etc. — Itinéraires et région entre le Ganadougou
et le Ségou. — VII. Provinces placées sous le protectorat de
Samory — Le Toukoro, le Gankouna, le Toma. — Demba, mon
esclave toma libéré, sa passion pour la viande de chien. — Le
Ouorodougou et sa division territoriale. — Les chemins qui
mènent au marché à kolas. — Quelques mots sur les Lô et le
commerce du kola. — Le courtage dans cette région. —
Difficulté de pénétrer dans cette région. — Histoire de
Samory. — Version de la cour. — Ma version. — Les débuts de
la fortune de l’almamy. — Résumé succinct de ses conquêtes
par ordre chronologique. — De la façon dont son pays est
administré. — L’esclavage est florissant chez lui. — Son pays
est à peu près ruiné. — Causes de la dépopulation. — Pourquoi
il y a lieu de protéger les confédérations et de supprimer
les grands États nègres 121
CHAPITRE IV. — Séjour à Bénokhobougoula. — Cadeau à Samory et
à ses femmes. — Le harem de l’almamy. — Le Baniégué. — Du
tabac. — Nouvelles de la colonne : difficultés à se
ravitailler. — Je me décide à quitter Bénokhobougoula. —
Lettre à Samory. — Départ sans guide. — Égaré dans une ruine.
— Arrivée sur les bords du Banifing. — Ouarakana et Caillié ;
traces d’éléphants. — Tiong-i. — Départ pour Tengréla. —
Accueil peu encourageant à Tintchinémé. — Conversation avec
un Mossi. — Des poisons. — Menaces du chef de Tengréla. —
Pourquoi l’on me nomme Diara. — Retraite de nuit sur Gongoro.
— Position difficile de Tiong-i. — Population de Tiong-i. —
Chasse aux iguanes. — Les Haoussa. — On cultive le safran
indien. — Retour d’un courrier envoyé à Bammako. — Mort de ma
mule. — Pourparlers avec Fourou. — Nouvelles de la colonne. —
Industrie de Tiong-i. — Départ pour Fourou. — Le _dolo_,
superstition de mon hôte. — Comment les noirs appliquent les
préceptes et maximes. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Des
termites comestibles. — Fourou, description de la ville, de
ses fortifications. — Le culte des morts. — Les Soubakha. —
Industrie. — Défiance de quelques habitants. — Le marché. —
Nouveaux comestibles. — Histoire de Fourou. — Les habitants
cachent leurs richesses. — Concours de beauté. — Du Peul et
de l’élevage. — Le bois sacré. — Famine chez Samory. —
Excursions aux environs. — Je réussis à me faire conduire 155
chez Pégué, chef de Niélé (Follona)
CHAPITRE V. — Départ de Fourou. — Les frontières de Samory. —
Enterrement siène-ré. — Dioumanténé. — En route pour Niélé. —
Un incident de route. — Tiéba et son histoire. — Ses États. —
Ngokho. — Un peu d’histoire ancienne. — Itinéraires. — Les
ruines du vieux Niélé. — Le baobab. — Je tombe malade. —
Séjour au Togoda. — Vêtements et mœurs des Siène-ré. —
Cadeaux à Pégué. — Pégué et les sorciers. — Histoire du
Follona de Pégué. — Niélé et son marché. — Départ pour le
pays de Kong. — Oumalokho. — Un musulman qui m’attendait. —
Arrivée à Léra. — Les Mbouin(g). — Arrivée chez Iamory. —
Lokhognilé. — Les Karaboro. — Les Dokhosié. — Le Comoé. — 219
Arrivée chez Dakhaba. — En vue de Kong
CHAPITRE VI. — Avantages et inconvénients des déguisements
pour l’explorateur. — Entrée à Kong. — Réception des
autorités. — Curiosité de la population. — Je suis obligé de
parler en public pour dissiper les craintes que mon arrivée
avait éveillées. — Bienveillance des Ouattara. — Discours des
chefs. — Description de la ville. — Division administrative
et répartition du pouvoir. — Mosquées. — Population. — Esprit
tolérant des musulmans. — Le commerce à Kong. — Mœurs,
divertissements, costumes masculins et féminins. — La
numération des Mandé de Kong. — Crédit, valeur de l’or, de
l’argent et des cauries. — Le kola me rend de grands services
; ses propriétés. — Limites de culture du kola. — Bénéfices
que réalisent les marchands. — Du sel. — Des différents
objets de commerce. — Lieux d’importation et d’exportation. —
Le marché. — Achat d’un cheval et articles d’Europe que j’ai
vendus. — Objets d’Europe qu’on m’a demandés. — Desiderata de
Kong. — Superstition. — Avenir commercial de Kong. — Histoire
de Kong. — Tableau généalogique de la famille régnante. —
Rôle de l’imam. — Dispositions pour le départ. — Choix d’une
route et d’un itinéraire vers le Mossi. — Comment je me
procurai des informations géographiques. — Fac-similé et
texte du sauf-conduit délivré par les autorités de Kong. — 287
Départ et composition de la mission
CHAPITRE VII. — Départ de Kong. — Flore des Komono. —
Troisième traversée du Comoé. — Séjour dans la capitale des
Komono. — Départ d’un courrier pour la France. — Comment les
noirs de Kong connaissent le général Faidherbe. — En route
pour le pays des Dokhosié. — Coutumes des Komono. — Arrivée
chez les Dokhosié. — Hostilité de Sidardougou. — Accueil
d’El-Hadj Moussa. — Arrivée à Dissiné. — Quelques mots sur
les Dokhosié. — Arrivée chez les Tiéfo. — Vie accidentée des
marchands. — Ascension de la montagne de Dioulasou. —
Superstition des habitants. — Le vin de palme et les
cultures. — Arrivée à Dasoulami. — Entrée à Bobo-Dioulasou. —
Description de la ville. — Le marché. — Commerce sur la
route. — Importance commerciale de Dioulasou. — Statistique.
— Difficulté de voyager. — Arrivée à Kotédougou. — Désordre
géologique. — Les _dou_. — Apparition des Foulbé. — Choix
d’une route vers le Mossi. — Renseignements sur Djenné. —
Peuplades de cette région. — Les Dafing. — Prospérité des
Mandé ; décadence de l’élément peul. — Quelques mots sur les 335
Foulbé ; leur origine
CHAPITRE VIII. — Second sauf-conduit. — Arrivée chez Sélélou.
— Les Bobo-Dioula. — Quelques observations sur la phonétique.
— Satéré. — Un jeu bien innocent. — Des Bobo en général et de
leurs diverses fractions. — Habitations de transition. — Ils
étaient troglodytes il n’y a pas bien longtemps. — Arrivée à
Bossola. — Chasse à courre et pêche. — Départ pour Bondoukoï.
— Rencontre du premier mulet. — Foulbé. — Un ami gênant. —
Les collines du Niéniégué. — Caravanes. — Quelques mots sur
Wouidi. — Arrivée à Yaho. — Difficultés avec les guides. —
Bangassi. — Traces de terrains aurifères. — Arrivée à
Ouahabou. — La mosquée. — Audience chez Karamokho Mouktar. —
Choix d’une route vers le Mossi. — Réflexions sur les Dafing.
— Industrie de la soie. — Des teintures. — Quelques mots sur
les Niéniégué et les Bobo-Oulé. — Je renvoie un domestique. —
Départ pour Boromo (colonie mossi). — Passage de la Volta
Noire, chasse au caïman et à l’antilope. — Entrée dans le
Gourounsi. — Habitations bizarres. — Départ de Diabéré, nous
nous égarons pendant la nuit. — Arrivée à Ladio. — On me vole
trois ânes. — Poursuites et vaines recherches sur les
frontières du Kipirsi. — Nos soupçons se portent sur un
malheureux que mes hommes veulent exécuter. — Départ de Ladio
dans de pénibles conditions. — On ne nous attaque pas, mais
la population est partout sur pied. — J’exécute un indigène.
— Arrivée à Dallou. — Colonies mossi. — Bouganiéna. — Arrivée
chez Boukary Naba. — Quelques mots sur la partie du Gourounsi
que je viens de traverser ; sur les Nonouma et leurs mœurs. —
Soins de propreté bizarres aux enfants. — Le dolo fait avec
le _kountan_ (prunier sauvage). — Les Somono. — Les Kipirsi 395
CHAPITRE IX. — Chez Boukary Naba. — Manque d’interprètes. —
Curieuses coutumes de la cour du Mossi. — Préparatifs pour
une fête. — On attend l’apparition du croissant. — La fête à
Sakhaboutenga. — On me confie à Isaka. — En route pour
Waghadougou. — Séjour dans la capitale du Mossi. — Une
audience chez Naba Sanom. — Difficultés avec Naba Sanom. — On
me signifie de partir. — Retour chez Boukary Naba. — Nouvel
accueil bienveillant. — Une rafle d’esclaves. — Boukary Naba
veut me faire épouser trois jeunes femmes. — Mariage de mes
hommes. — Retour à Bouganiéna. — Difficultés pour trouver des
guides. — Géographie et état politique du Mossi. — Quelques
itinéraires. — Flore et faune. — Chevaux. — Médication
vétérinaire. — Anes. — Notes ethnographiques. — Costumes,
richesse, état social. — Aliments. — Étoffes en usage dans le
Mossi. — Guerres de Gandiari et des Songhay dans le
Gourounsi. — Quelques mots sur le Yatenga 449
* * * * *
* * * * *
21714. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
* * * * *
Note du transcripteur :
Page 16, " Londolphia " a été remplacé par " Landolphia "
Page 51, " la graisse bouilllante " a été remplacé par
" bouillante "
Page 65, " CHAPITRE I " a été remplacé par " CHAPITRE II "
Page 148, " investissemeut de Kankan " a été remplacé par
" investissement "
Page 178, Ajouté " » " après " nous sommes contents de lui. "
Page 181, " infailliblement asasssinés " a été remplacé par
" assassinés "
Page 292, " donnne-nous quelques explications " a été remplacé par
" donne-nous "
Page 300, note 57, " euille à emballer les kola " a été remplacé par
" feuille "
Page 380-381 Ajouté " et " entre " Hamdallahi " et " Bandiagara "
Page 401, " Le feuilles seraient mieux " a été remplacé par
" Les feuilles "
Page 447, " et eurs cases sont " a été remplacé par " leurs "
Page 459, note 115, " équivaut au ع arabe " a été remplacé par " غ "
Page 462, " se préciptent vers l’entourage " a été remplacé par
" précipitent "
Page 469, " sans m’arrêter, sur Ouahahou " a été remplacé par
" Ouahabou "
Page 480, " l’importance commrciale varie " a été remplacé par
" commerciale "
De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et
d’orthographe ont été apportés.
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Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)
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=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
* * * * *
21714. — PARIS, IMPRIMERIE LAHURE
9, rue de Fleurus, 9
* * * * *
=DU NIGER=
AU
=GOLFE DE GUINÉE=
PAR LE PAYS DE KONG ET LE MOSSI
PAR
LE...
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— End of Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2) —
Book Information
- Title
- Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)
- Author(s)
- Binger, Louis Gustave
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- November 11, 2024
- Word Count
- 189,334 words
- Library of Congress Classification
- DT
- Bookshelves
- Browsing: History - General, Browsing: Travel & Geography
- Rights
- Public domain in the USA.
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