The Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by
Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: Oeuvres, Tome II
Voyage en ╔gypte et en Syrie
Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney
Release Date: December 7, 2011 [EBook #38242]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME II ***
Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the BibliothĶque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
VOYAGE
EN ╔GYPTE ET EN SYRIE,
PENDANT
LES ANN╔ES 1783, 1784 ET 1785,
SUIVI
DE CONSID╔RATIONS SUR LA GUERRE DES RUSSES ET DES TURKS,
PUBLI╔ES EN 1788 ET 1789.
PAR C. F. VOLNEY,
COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L'ACAD╔MIE FRANŪAISE,
HONORAIRE DE LA SOCI╔T╔ ASIATIQUE S╔ANTE A CALCUTA.
TOME PREMIER.
[Illustration: colophon]
PARIS,
PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE.
FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS.
M DCCC XXV.
OEUVRES
DE C. F. VOLNEY.
DEUXI╚ME ╔DITION COMPL╚TE.
TOME II.
IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
RUE JACOB, N║ 24.
╔TAT PHYSIQUE
DE
L'╔GYPTE.
CHAPITRE PREMIER.
De l'╔gypte en gķnķral, et de la ville d'Alexandrie.
C'est en vain que l'on se prķpare, par la lecture des livres, au
spectacle des usages et des moeurs des nations; il y aura toujours loin
de l'effet des rķcits sur l'esprit Ó celui des objets sur les sens. Les
images tracķes par des sons n'ont point assez de correction dans le
dessin, ni de vivacitķ dans le coloris; leurs tableaux conservent
quelque chose de nķbuleux, qui ne laisse qu'une empreinte fugitive et
prompte Ó s'effacer. Nous l'ķprouvons surtout, si les objets que l'on
veut nous peindre nous sont ķtrangers; car l'imagination ne trouvant pas
alors des termes de comparaison tout formķs, elle est obligķe de
rassembler des membres ķpars pour en composer des corps nouveaux; et
dans ce travail prescrit vaguement et fait Ó la hŌte, il est difficile
qu'elle ne confonde pas les traits et n'altĶre pas les formes. Doit-on
s'ķtonner si, venant ensuite Ó voir les modĶles, elle n'y reconnaŅt pas
les copies qu'elle s'en est tracķes, et si elle en reńoit des
impressions qui ont tout le caractĶre de la nouveautķ?
Tel est le cas d'un Europķen qui arrive, transportķ par mer, en Turkie.
Vainement a-t-il lu les histoires et les relations; vainement, sur leurs
descriptions, a-t-il essayķ de se peindre l'aspect des terrains, l'ordre
des villes, les vĻtements, les maniĶres des habitants; il est neuf Ó
tous ces objets, leur variķtķ l'ķblouit; ce qu'il en avait pensķ se
dissout et s'ķchappe, il reste livrķ aux sentiments de la surprise et de
l'admiration.
Parmi les lieux propres Ó produire ce double effet, il en est peu qui
rķunissent autant de moyens qu'Alexandrie en ╔gypte. Le nom de cette
ville, qui rappelle le gķnie d'un homme si ķtonnant; le nom du pays, qui
tient Ó tant de faits et d'idķes; l'aspect du lieu, qui prķsente un
tableau si pittoresque; ces palmiers qui s'ķlĶvent en parasol; ces
maisons Ó terrasse, qui semblent dķpourvues de toit; ces flĶches grĻles
des minarets, qui portent une balustrade dans les airs, tout avertit le
voyageur qu'il est dans un autre monde. Descend-il Ó terre, une foule
d'objets inconnus l'assaille par tous ses sens; c'est une langue dont
les sons barbares et l'accent Ōcre et guttural effraient, son oreille;
ce sont des habillements d'une forme bizarre, des figures d'un
caractĶre ķtrange. Au lieu de nos visages nus, de nos tĻtes enflķes de
cheveux, de nos coiffures triangulaires, et de nos habits courts et
serrķs, il regarde avec surprise ces visages br¹lķs, armķs de barbe et
de moustaches; cet amas d'ķtoffe roulķe en plis sur une tĻte rase; ce
long vĻtement qui, tombant du cou aux talons, voile le corps plut¶t
qu'il ne l'habille; et ces pipes de six pieds; et ces longs chapelets
dont toutes les mains sont garnies; et ces hideux chameaux qui portent
l'eau dans des sacs de cuir; et ces Ōnes sellķs et bridķs, qui
transportent lķgĶrement leur cavalier en pantoufles; et ce marchķ mal
fourni de dattes et de petits pains ronds et plats; et cette foule
immonde de chiens errants dans les rues; et ces espĶces de fant¶mes
ambulants qui, sous une draperie d'une seule piĶce, ne montrent d'humain
que deux yeux de femme. Dans ce tumulte, tout entier Ó ses sens, son
esprit est nul pour la rķflexion; ce n'est qu'aprĶs Ļtre arrivķ au gŅte
si dķsirķ quand on vient de la mer, que, devenu plus calme, il considĶre
avec rķflexion ces rues ķtroites et sans pavķ, ces maisons basses et
dont les jours rares sont masquķs de treillages, ce peuple maigre et
noirŌtre, qui marche nu-pieds, et n'a pour tout vĻtement qu'une chemise
bleue, ceinte d'un cuir ou d'un mouchoir rouge. DķjÓ l'air gķnķral de
misĶre qu'il voit sur les hommes, et le mystĶre qui enveloppe les
maisons, lui font soupńonner la rapacitķ de la tyrannie, et la dķfiance
de l'esclavage. Mais un spectacle qui bient¶t attire toute son
attention, ce sont les vastes ruines qu'il aperńoit du c¶tķ de la terre.
Dans nos contrķes, les ruines sont un objet de curiositķ: Ó peine
trouve-t-on, aux lieux ķcartķs, quelque vieux chŌteau dont le
dķlabrement annonce plut¶t la dķsertion du maŅtre, que la misĶre du
lieu. Dans Alexandrie, au contraire, Ó peine sort-on de la ville neuve
dans le continent, que l'on est frappķ de l'aspect d'un vaste terrain
tout couvert de ruines. Pendant deux heures de marche, on suit une
double ligne de murs et de tours, qui formaient l'enceinte de l'ancienne
Alexandrie. La terre est couverte des dķbris de leurs sommets; des pans
entiers sont ķcroulķs; les vo¹tes enfoncķes, les crķneaux dķgradķs, et
les pierres rongķes et dķfigurķes par le salpĻtre. On parcourt un vaste
intķrieur sillonnķ de fouilles, percķ de puits, distribuķ par des murs Ó
demi enfouis, semķ de quelques colonnes anciennes, de tombeaux modernes,
de palmiers, de nopals[1], et o∙ l'on ne trouve de vivant, que des
chacals, des ķperviers et des hiboux. Les habitants, accoutumķs Ó ce
spectacle, n'en reńoivent aucune impression; mais l'ķtranger, en qui les
souvenirs qu'il rappelle s'exaltent par l'effet de la nouveautķ,
ķprouve une ķmotion qui souvent passe jusqu'aux larmes, et qui donne
lieu Ó des rķflexions dont la tristesse attache autant le coeur que leur
majestķ ķlĶve l'ame.
Je ne rķpķterai point les descriptions faites par tous les voyageurs,
des antiquitķs remarquables d'Alexandrie. On trouve dans Norden, Pocoke,
Niebhur, et dans les lettres que vient de publier Savary, tous les
dķtails sur les bains de ClķopŌtre, sur ses deux obķlisques, sur les
catacombes, les citernes, et sur la colonne mal appelķe de Pompķe[2].
Ces noms ont de la majestķ; mais les objets vus en original perdent de
l'illusion des gravures. La seule colonne, par la hardiesse de son
ķlķvation, par le volume de sa circonfķrence, et par la solitude qui
l'environne, imprime un vrai sentiment de respect et d'admiration.
Dans son ķtat moderne, Alexandrie est l'entrep¶t d'un commerce assez
considķrable. Elle est la porte de toutes les denrķes qui sortent de
l'╔gypte vers la Mķditerranķe, les riz de DamiŌt exceptķs. Les Europķens
y ont des comptoirs, o∙ des facteurs traitent de nos marchandises par
ķchanges. On y trouve toujours des vaisseaux de Marseille, de Livourne,
de Venise, de Raguse et des ķtats du grand-seigneur; mais l'hivernage y
est dangereux. Le port neuf, le seul o∙ l'on reńoive les Europķens,
s'est tellement rempli de sable, que dans les tempĻtes les vaisseaux
frappent le fond avec la quille; de plus, ce fond ķtant de roche, les
cŌbles des ancres sont bient¶t coupķs par le frottement; et alors un
premier vaisseau chassķ sur un second le pousse sur un troisiĶme, et de
l'un Ó l'autre ils se perdent tous. On en eut un exemple funeste il y a
16 Ó 18 ans; 42 vaisseaux furent brisķs contre le m¶le, dans un coup de
vent du nord-ouest; et depuis cette ķpoque, on a de temps Ó autre essuyķ
des pertes de 14, de 8, de 6, etc. Le port vieux, dont l'entrķe est
ouverte par la bande de terre appelķe cap des Figues[3], n'est pas sujet
Ó ce dķsastre; mais les Turks n'y reńoivent que des bŌtiments musulmans.
Pourquoi, dira-t-on en Europe, ne rķparent-ils pas le port neuf? C'est
qu'en Turkie l'on dķtruit sans jamais rķparer. On dķtruira aussi le port
vieux, o∙ l'on jette depuis 200 ans le lest des bŌtiments. L'esprit turk
est de ruiner les travaux du passķ et l'espoir de l'avenir; parce que
dans la barbarie d'un despotisme ignorant, il n'y a point de lendemain.
Considķrķe comme ville de guerre, Alexandrie n'est rien. On n'y voit
aucun ouvrage de fortification; le _phare_ mĻme, avec ses hautes tours,
n'en est pas un. Il n'a pas quatre canons en ķtat, et pas un canonnier
qui sache pointer. Les 500 janissaires qui doivent former sa garnison,
rķduits Ó moitiķ, sont des ouvriers qui ne savent que fumer la pipe. Les
Turks sont heureux que les _Francs_ soient intķressķs Ó mķnager cette
ville. Une frķgate de Malte ou de Russie suffirait pour la mettre en
cendres: mais cette conquĻte serait inutile. Un ķtranger ne pourrait s'y
maintenir, parce que le terrain est sans eau. Il faut la tirer du Nil
par un _kalidj_[4], ou un canal de 12 lieues, qui l'amĶne chaque annķe
lors de l'inondation. Elle remplit les souterrains ou citernes creusķs
sous l'ancienne ville, et cette provision doit durer jusqu'Ó l'annķe
suivante. L'on sent que si un ķtranger voulait s'y ķtablir, le canal lui
serait fermķ.
C'est par ce canal seulement qu'Alexandrie tient Ó l'╔gypte; car, par sa
position hors du Delta, et par la nature de son sol, elle appartient
rķellement au dķsert d'Afrique: ses environs sont une campagne de sable,
plate, stķrile, sans arbres, sans maisons, o∙ l'on ne trouve que la
plante[5] qui donne la soude, et une ligne de palmiers qui suit la trace
des eaux du Nil par le _kalidj_.
Ce n'est qu'Ó Rosette, appelķe dans le pays _Rachid_, que l'on entre
vraiment en ╔gypte: lÓ, l'on quitte les sables blanchŌtres qui sont
l'attribut de la plage, pour entrer sur un terreau noir, gras et lķger,
qui fait le caractĶre distinctif de l'╔gypte; alors, aussi pour la
premiĶre fois, on voit les eaux de ce Nil si fameux: son lit, encaissķ
dans deux rives Ó pic, ressemble assez bien Ó la Seine entre Auteuil et
Passy. Les bois de palmiers qui le bordent, les vergers que ses eaux
arrosent, les limoniers, les orangers, les bananiers, les pĻchers et
d'autres arbres, donnent par leur verdure perpķtuelle, un agrķment Ó
Rosette, qui tire surtout son illusion du contraste d'Alexandrie et de
la mer que l'on quitte. Ce que l'on rencontre de lÓ au Kaire est encore
propre Ó la fortifier.
Dans ce voyage, qui se fait en remontant par le fleuve, on commence Ó
prendre une idķe gķnķrale du sol, du climat et des productions de ce
pays si cķlĶbre. Rien n'imite mieux son aspect, que les marais de la
basse Loire, ou les plaines de la Flandre; mais il faut en supprimer la
foule des maisons de campagne et des arbres, et y substituer quelques
bois clairs de palmiers et de sycomores, et quelques villages de terre
sur des ķlķvations factices. Tout ce terrain est d'un niveau si ķgal et
si bas, que lorsqu'on arrive par mer, on n'est pas Ó trois lieues de la
c¶te, au moment o∙ l'on dķcouvre Ó l'horizon les palmiers et le sable
qui les supporte; de lÓ, en remontant le fleuve, on s'ķlĶve par une
pente si douce, qu'elle ne fait pas parcourir Ó l'eau plus d'une lieue Ó
l'heure. Quant au tableau de la campagne, il varie peu; ce sont toujours
des palmiers isolķs ou rķunis, plus rares Ó mesure que l'on avance; des
villages bŌtis en terre et d'un aspect ruinķ; une plaine sans bornes,
qui, selon les saisons, est une mer d'eau douce, un marais fangeux, un
tapis de verdure ou un champ de poussiĶre; de toutes parts un horizon
lointain et vaporeux, o∙ les yeux se fatiguent et s'ennuient; enfin,
vers la jonction des deux bras du fleuve, l'on commence Ó dķcouvrir dans
l'est les montagnes du Kaire, et dans le sud tirant vers l'ouest, trois
masses isolķes que l'on reconnaŅt Ó leur forme angulaire pour les
pyramides. De ce moment, l'on entre dans une vallķe qui remonte au midi,
entre deux chaŅnes de hauteurs parallĶles. Celle d'orient, qui s'ķtend
jusqu'Ó la mer Rouge, mķrite le nom de montagne par son ķlķvation
brusque, et celui de dķsert par son aspect nu et sauvage; mais celle du
couchant n'est qu'une crĻte de rocher couvert de sable, que l'on a bien
dķfinie en l'appelant digue ou chaussķe naturelle. Pour se peindre en
deux mots l'╔gypte, que l'on se reprķsente d'un c¶tķ une mer ķtroite et
des rochers; de l'autre d'immenses plaines de sable, et au milieu, un
fleuve coulant dans une vallķe longue de 150 lieues, large de 3 Ó 7,
lequel, parvenu Ó 30 lieues de la mer, se divise en deux branches, dont
les rameaux s'ķgarent sur un terrain libre d'obstacles, et presque sans
pente.
Le go¹t de l'histoire naturelle, ce go¹t si rķpandu Ó l'honneur du
siĶcle, demandera sans doute des dķtails sur la nature du sol et des
minķraux de ce grand terrain; mais malheureusement la maniĶre dont on y
voyage est peu propre Ó satisfaire sur cette partie. Il n'en est pas de
la Turkie comme de l'Europe; chez nous, les voyages sont des promenades
agrķables; lÓ, ils sont des travaux pķnibles et dangereux. Ils sont tels
surtout pour les Europķens, qu'un peuple superstitieux s'opiniŌtre Ó
regarder comme des sorciers, qui viennent enlever par magie des trķsors
gardķs sous les ruines par des gķnies. Cette opinion ridicule, mais
enracinķe, jointe Ó l'ķtat de guerre et de trouble habituel, ¶te toute
s¹retķ et s'oppose Ó toute dķcouverte. On ne peut s'ķcarter seul dans
les terres; on ne peut pas mĻme s'y faire accompagner. On est donc bornķ
aux rivages du fleuve, et Ó une route connue de tout le monde; et cette
marche n'apprend rien de neuf. Ce n'est qu'en rassemblant ce que l'on a
vu par soi-mĻme et ce que d'autres ont observķ, que l'on peut acquķrir
quelques idķes gķnķrales. D'aprĶs un pareil travail, on est portķ Ó
ķtablir que la charpente de l'╔gypte entiĶre, depuis _Asouan_ (ancienne
SyĶne) jusqu'Ó la Mķditerranķe, est un lit de pierre calcaire,
blanchŌtre et peu dure, tenant des coquillages dont les analogues se
trouvent dans les deux mers voisines[6]. Elle a cette qualitķ dans les
pyramides et dans le rocher libyque qui les supporte. On la retrouve la
mĻme dans les citernes, dans les catacombes d'Alexandrie, et dans les
ķcueils de la c¶te o∙ elle se prolonge. On la retrouve, encore dans la
montagne de l'Est, Ó la hauteur du Kaire et les matķriaux de cette ville
en sont composķs. Enfin, c'est cette mĻme pierre calcaire, qui forme les
immenses carriĶres qui s'ķtendent de _SaouŌdi_ Ó _Manfalo¹t_, dans un
espace de plus de 25 lieues, selon le tķmoignage de Siccard. Ce
missionnaire nous apprend aussi que l'on trouve des marbres dans la
vallķe des _Chariots_, au pied des montagnes qui bordent la mer Rouge,
et dans les montagnes au nord-est d'_Asouan_. Entre cette ville et la
cataracte, sont les principales carriĶres de granit rouge; mais il doit
en exister d'autres plus bas, puisque sur la rive opposķe de la mer
Rouge, les montagnes d'Oreb, de Sina’, et leurs dķpendances, Ó deux
journķes vers le nord, en sont formķes[7]. Non loin d'_Asouan_, vers-le
nord-est, est une carriĶre de pierre serpentine, employķe brute par les
habitants Ó faire des vases qui vont au feu. Dans la mĻme ligne, sur la
mer Rouge, ķtait jadis une mine d'ķmeraudes dont on a perdu la trace. Le
cuivre est le seul mķtal dont les anciens aient fait mention pour ces
contrķes. La route de Suez est le local o∙ l'on trouve le plus de
cailloux dits d'╔gypte, quoique le fonds soit une pierre calcaire, dure
et sonnante: c'est aussi lÓ qu'on a recueilli des pierres que leur forme
a fait prendre pour du bois pķtrifiķ. En effet, elles ressemblent Ó des
b¹ches taillķes en biseau par les bouts, et sont percķes de petits trous
que l'on prendrait volontiers pour des trachķes; mais le hasard, en
m'offrant une veine considķrable de cette espĶce, dans la route des
Arabes HaouatŌt[8], m'a prouvķ que c'ķtait un vrai minķral[9].
Des objets plus intķressants sont les deux lacs de Natron, dķcrits par
le mĻme Siccard; ils sont situķs dans le dķsert de _Cha’at_ ou de
Saint-Macaire, Ó l'ouest du Delta. Leur lit est une espĶce de fosse
naturelle, de 3 Ó 4 lieues de long, sur un quart de large; le fond en
est solide et pierreux. Il est sec pendant 9 mois de l'annķe; mais en
hiver il transsude de la terre une eau d'un rouge violet, qui remplit
le lac Ó 5 ou 6 pieds de hauteur; le retour des chaleurs la faisant
ķvaporer, il reste une couche de sel ķpaisse de 2 pieds, et trĶs-dure,
que l'on dķtache Ó coups de barre de fer. On en retire jusqu'Ó 36,000
quintaux par an. Ce phķnomĶne, qui indique un sol imprķgnķ de sel, est
rķpķtķ dans toute l'╔gypte. Partout o∙ l'on creuse, on trouve de l'eau
saumŌtre, contenant du natron, du sel marin et un peu de nitre. Lors
mĻme qu'on inonde les jardins pour les arroser, on voit, aprĶs
l'ķvaporation et l'absorption de l'eau, le sel effleurir Ó la surface de
la terre; et ce sol, comme tout le continent de l'Afrique et de
l'Arabie, semble Ļtre de sel, ou le former.
Au milieu de ces minķraux de diverses qualitķs, au milieu de ce sable
fin et rougeŌtre, propre Ó l'Afrique, la terre de la vallķe du Nil se
prķsente avec des attributs qui en font une classe distincte. Sa couleur
noirŌtre, sa qualitķ argileuse et liante, tout annonce son origine
ķtrangĶre; et en effet, c'est le fleuve qui l'apporte du sein de
l'Abissinie: l'on dirait que la nature s'est plu Ó former par art une
Ņle habitable dans une contrķe Ó qui elle avait tout refusķ. Sans ce
limon gras et lķger, jamais l'╔gypte n'e¹t rien produit: lui seul semble
contenir les germes de la vķgķtation et de la fķconditķ; encore ne les
doit-il qu'au fleuve qui le dķpose.
CHAPITRE II.
Du Nil, et de l'extension du Delta.
Toute l'existence physique et politique de l'╔gypte dķpend du Nil: lui
seul subvient Ó ce premier besoin des Ļtres organisķs, le besoin de
l'eau, si frķquemment senti dans les climats chauds, si vivement irritķ
par la privation de cet ķlķment. Le Nil seul, sans le secours d'un ciel
avare de pluie, porte partout l'aliment de la vķgķtation; par un sķjour
de trois mois sur la terre, il l'imbibe d'une somme d'eau capable de lui
suffire le reste de l'annķe. Sans son dķbordement, on ne pourrait
cultiver qu'un terrain trĶs-bornķ, et avec des soins trĶs-dispendieux;
et l'on a raison de dire qu'il est la mesure de l'abondance, de la
prospķritķ, de la vie. Si le Portugais Albukerque e¹t pu exķcuter son
projet de le dķriver de l'╔thiopie dans la mer Rouge, cette contrķe si
riche ne serait qu'un dķsert aussi sauvage que les solitudes qui
l'environnent. A voir l'usage que l'homme fait de ses forces, doit-on
reprocher Ó la nature de ne lui en avoir pas accordķ davantage?
C'est donc Ó juste titre que les ╔gyptiens ont eu dans tous les temps,
et conservent mĻme de nos jours, un respect religieux pour le Nil[10];
mais il faut pardonner Ó un Europķen, si, lorsqu'il les entend vanter la
beautķ de ses eaux, il sourit de leur ignorance. Jamais ces eaux
troubles et fangeuses n'auront pour lui le charme des claires fontaines
et des ruisseaux limpides; jamais, Ó moins d'un sentiment exaltķ par la
privation, le corps d'une ╔gyptienne, hŌlķ et ruisselant d'une eau
jaunŌtre, ne lui rappellera les Na’ades sortant du bain. Six mois de
l'annķe l'eau du fleuve est si bourbeuse, qu'il faut la faire dķposer
pour la boire[11]: pendant les trois mois qui prķcĶdent l'inondation,
rķduite Ó une petite profondeur, elle s'ķchauffe dans son lit, devient
verdŌtre, fķtide et remplie de vers; et il faut recourir Ó celle que
l'on a reńue et conservķe dans les citernes. Dans toutes les saisons,
les gens dķlicats ont soin de la parfumer. Au reste, l'on ne fait en
aucun pays un aussi grand usage d'eau. Dans les maisons, dans les rues,
partout, le premier objet qui se prķsente est un vase d'eau, et le
premier mouvement d'un ╔gyptien est de le saisir et d'en boire un grand
trait, qui n'incommode point, grace Ó l'extrĻme transpiration. Ces
vases, qui sont de terre cuite non vernissķe, laissent filtrer l'eau au
point qu'ils se vident en quelques heures. L'objet que l'on se propose
par ce mķcanisme est d'entretenir l'eau bien fraŅche, et l'on y parvient
d'autant mieux qu'on l'expose Ó un courant d'air plus vif. Dans quelques
lieux de la Syrie l'on boit l'eau qui a transsudķ; mais en ╔gypte l'on
boit celle qui reste dans le vase.
Depuis quelques annķes, l'action du Nil sur le terrain de l'╔gypte est
devenue un problĶme qui partage les savants et les naturalistes. En
considķrant la quantitķ de limon que le fleuve dķpose, et en rapprochant
les tķmoignages des anciens des observations des modernes, plusieurs
pensent que le Delta a pris un accroissement considķrable tant en
ķlķvation qu'en ķtendue. Savary vient de donner plus de poids Ó cette
opinion, dans les Lettres qu'il a publiķes sur l'╔gypte; mais comme les
faits et les autoritķs qu'il allĶgue me donnent des rķsultats diffķrents
des siens, je crois devoir porter nos contradictions au tribunal du
public. La discussion en devient d'autant plus nķcessaire que ce
voyageur ayant demeurķ deux ans sur les lieux, son tķmoignage ne
tarderait pas de passer en loi: ķtablissons les questions, et traitons
d'abord de l'agrandissement du Delta.
Un historien grec, qui a dit sur l'╔gypte ancienne presque tout ce que
nous en savons, et ce que chaque jour constate, Hķrodote d'Halicarnasse,
ķcrivait, il y a 22 siĶcles:
½L'╔gypte, o∙ abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un
don du fleuve, ainsi que tout le pays marķcageux qui s'ķtend en
remontant jusqu'Ó trois jours de navigation╗[12].
Les raisons qu'il allĶgue de cette assertion prouvent qu'il ne la
fondait pas sur des prķjugķs. ½En effet, ajoute-t-il, le terrain de
l'╔gypte, qui est un limon noir et gras, diffĶre absolument, et du sol
de l'Afrique, qui est de sable rouge, et de celui de l'Arabie, qui est
argileux et rocailleux... Ce limon est apportķ de l'╔thiopie par le
Nil... et les coquillages que l'on trouve dans le dķsert prouvent assez
que jadis la mer s'ķtendait plus avant dans les terres.╗
En reconnaissant cet empiĶtement du fleuve si conforme Ó la nature,
Hķrodote n'en a pas dķterminķ les proportions. Savary a cru pouvoir le
supplķer: examinons son raisonnement.
_En croissant en hauteur_, ½l'╔gypte[13] s'est aussi augmentķe en
longueur; entre plusieurs faits que l'histoire prķsente, j'en choisirai
un seul. Sous le rĶgne de Psammķtique, les Milķsiens abordĶrent avec
trente vaisseaux Ó l'embouchure Bolbitine, aujourd'hui celle de Rosette,
et s'y fortifiĶrent. Ils bŌtirent une ville qu'ils nommĶrent _Metelis_
(_Strabo_, lib. XVII): c'est la mĻme que _Faouķ_, qui, dans les
vocabulaires coptes, a conservķ le nom de _Messil_. Cette ville,
autrefois port de mer, s'en trouve actuellement ķloignķe de 9 lieues:
c'est l'espace dont le Delta s'est prolongķ depuis Psammķtique jusqu'Ó
nous.╗
Rien de si prķcis au premier aspect que ce raisonnement; mais en
recourant Ó l'original, dont Savary s'autorise, on trouve que le fait
principal manque. Voici le texte de Strabon, traduit Ó la lettre[14].
½AprĶs l'embouchure Bolbitine, est un cap sablonneux et bas, appelķ
_Corne de l'Agneau_, lequel s'ķtend assez loin (en mer); puis vient la
_Guķrite de Persķe_ et le _Mur des Milķsiens_: car les Milķsiens, au
temps de Kyaxares, roi des MĶdes, qui fut aussi le temps de Psammķtique,
roi d'╔gypte, ayant abordķ avec trente vaisseaux Ó l'embouchure
Bolbitine, ils descendirent Ó terre, et construisirent l'ouvrage qui
porte leur nom. Quelque temps aprĶs, s'ķtant avancķs vers le nome de
Sa’s, et ayant battu les troupes d'_InarĶs_ dans un combat sur le
fleuve, ils fondĶrent la ville de _Naucratis_, un peu au-dessous de
_Schedia_. AprĶs le _Mur des Milķsiens_, en allant vers l'embouchure
Sebennytique, sont des lacs, tels que celui de Rutos, etc.╗
Tel est le passage de Strabon au sujet des Milķsiens; on n'y voit pas la
moindre mention de _Metelis_, dont le nom mĻme n'existe pas dans son
ouvrage. C'est Ptolomķe qui l'a fourni Ó d'Anville[15], sans le
rapporter aux Milķsiens: et Ó moins que Savary ne prouve l'identitķ de
_Metelis_ et du _mur Milķsien_ par des recherches faites sur les lieux,
on ne doit pas admettre ses conclusions.
Il a pensķ qu'HomĶre lui offrait un tķmoignage analogue dans les
passages o∙ il parle de la distance de l'Ņle du Phare Ó l'╔gypte: le
lecteur va juger s'il est plus fondķ. Je cite la traduction de madame
Dacier[16], moins brillante, mais plus littķrale qu'aucune autre; et ici
le littķral nous importe le plus.
½Dans la mer d'╔gypte, vis-Ó-vis du Nil,╗ raconte Mķnķlas, ½il y a une
certaine Ņle qu'on appelle le Phare; elle est ķloignķe d'une des
embouchures de ce fleuve, d'autant de chemin qu'en peut faire en un jour
un vaisseau qui a le vent en poupe.╗ Et plus bas, Protķe dit Ó Mķnķlas:
½Le destin inflexible ne vous permet pas de revoir votre patrie.... que
vous ne soyez retournķ encore dans le fleuve ╔gyptus, et que vous n'ayez
offert des hķcatombes parfaites aux immortels.
½Il dit,╗ reprend Mķnķlas, ½et mon coeur fut saisi de douleur et de
tristesse, parce que ce dieu m'ordonnait de rentrer dans le fleuve
╔gyptus, dont le chemin est difficile et dangereux.╗
De ces passages, et surtout du premier, Savary veut induire que le
Phare, aujourd'hui joint au rivage, en ķtait jadis trĶs-ķloignķ: mais
lorsque HomĶre parle de la distance de cette Ņle, il ne l'applique pas Ó
ce _rivage_ en face, comme l'a traduit le voyageur; il l'applique _Ó la
terre d'╔gypte_, au _fleuve du Nil_. En second lieu, par _journķe de
navigation_, on aurait tort d'entendre l'espace indķfini que pouvaient
parcourir les vaisseaux ou, pour mieux dire, les bateaux des anciens. En
usitant ce terme, les Grecs lui attribuaient une valeur fixe de 540
stades. Hķrodote[17], qui nous apprend expressķment ce fait, en donne
un exemple quand il dit que le Nil a empiķtķ sur la mer le terrain qui
va en remontant jusqu'Ó trois jours de navigation; et les 1,620 stades
qui en rķsultent, reviennent au calcul plus prķcis de 1,500 stades,
qu'il compte ailleurs d'Hķliopolis Ó la mer. Or, en prenant avec
d'Anville les 540 stades pour 27,000 toises, ou prĶs d'un
demi-degrķ[18], on trouve, par le compas, que cette mesure est la
distance du Phare au Nil mĻme; elle s'applique surtout Ó deux tiers de
lieue au-dessus de Rosette, dans un local o∙ l'on a quelque droit de
placer la ville qui donnait son nom Ó l'embouchure Bolbitine; et il est
remarquable que c'ķtait celle que frķquentaient les Grecs, et o∙
abordĶrent les Milesiens, un siĶcle et demi aprĶs HomĶre. Rien ne prouve
donc l'empiĶtement du Delta ou du continent aussi rapide qu'on le
suppose; et si l'on voulait le soutenir, il resterait Ó expliquer
comment ce rivage, qui n'a pas gagnķ une demi-lieue depuis Alexandre, en
gagna 11 dans le temps infiniment moindre qui s'ķcoula de Mķnķlas Ó ce
conquķrant[19].╗
Il existait un moyen plus authentique d'ķvaluer cet empiĶtement; c'est
la mesure positive de l'╔gypte, donnķe par Hķrodote. Voici son texte:
½La largeur de l'╔gypte sur la mer, depuis le golfe Plintinite jusqu'au
marais Serbonide, prĶs du Casius, est de 3,600 stades; et sa longueur de
la mer Ó Hķliopolis est de 1,500 stades.╗
Ne parlons que de ce dernier article, le seul qui nous intķresse. Par
des comparaisons faites avec cette sagacitķ qui lui ķtait propre,
d'Anville a prouvķ que le stade d'Hķrodote doit s'ķvaluer entre 50 et 51
toises de France. En prenant ce dernier terme, les 1,500 stades
ķquivalent Ó 76,000 toises, qui, Ó raison de 57,000 au degrķ sous ce
parallĶle, donnent un degrķ et prĶs de 20 minutes et demie. Or, d'aprĶs
les observations astronomiques de Niebuhr, voyageur du roi de Danemarck
en 1761[20], la diffķrence de latitude entre Hķliopolis (aujourd'hui la
Matarķe) et la mer, ķtant d'un degrķ 29 minutes sous DamiŌt, et d'un
degrķ 24 minutes sous Rosette, il en rķsulte d'un c¶tķ 3 minutes et
demie, ou une lieue et demie d'empiĶtement; et 8 minutes et demie, ou 3
lieues et demie de l'autre: c'est-Ó-dire que l'ancien rivage rķpond Ó
11,800 toises au-dessous de Rosette; ce qui s'ķloigne peu du sens que je
trouve au passage d'HomĶre, tandis que, sur la branche de DamiŌt,
l'application tombe 950 toises au-dessous de cette ville. Il est vrai
qu'en mesurant immķdiatement par le compas, la ligne du rivage remonte
environ 3 lieues plus haut du c¶tķ de Rosette, et tombe sur DamiŌt mĻme;
ce qui vient du triangle opķrķ par la diffķrence de longitude. Mais
alors _Bolbitine_, mentionnķe par Hķrodote, est hors de limite; et il
n'est plus vrai que Busiris (Abousir) soit, comme le dit Hķrodote[21],
au milieu du Delta. On ne doit pas le dissimuler; ce que les anciens
rapportent, et ce que nous connaissons du local, n'est point assez
prķcis pour dķterminer rigoureusement les empiĶtements successifs. Pour
raisonner s¹rement, il faudrait des recherches semblables Ó celles de
Choiseul-Gouffier sur le Mķandre[22], il faudrait des fouilles sur le
terrain; et de pareils travaux exigent une rķunion de moyens qui n'est
donnķe qu'Ó peu de voyageurs. Il y a surtout ici cette difficultķ que le
terrain sablonneux qui forme le bas Delta, subit d'un jour Ó l'autre de
grands changements. Le Nil et la mer n'en sont pas les seuls agents; le
vent lui-mĻme en est un puissant: tant¶t il comble des canaux et
repousse le fleuve, comme il a fait pour l'ancien bras Canopique; tant¶t
il entasse le sable et ensevelit les ruines, au point d'en faire perdre
le souvenir. Niebuhr en cite un exemple remarquable. Pendant qu'il ķtait
Ó Rosette (en 1762), le hasard fit dķcouvrir dans les collines de sable
qui sont au sud de la ville, diverses ruines anciennes, et entre autres
vingt belles colonnes de marbre d'un travail grec, sans que la tradition
p¹t dire quel avait ķtķ le nom du lieu[23]. Tout le dķsert adjacent m'a
paru dans le mĻme cas. Cette partie jadis coupķe de grands canaux et
remplie de villes, n'offre plus que des collines d'un sable jaunŌtre,
trĶs-fin, que le vent entasse au pied de tout obstacle, et qui souvent
submerge les palmiers. Aussi, malgrķ le travail de d'Anville, ne peut-on
se tenir assurķ de l'application qu'il a faite de plusieurs lieux
anciens au local actuel.
Savary a ķtķ beaucoup plus exact dans ce qu'il rapporte d'une de ces
rķvolutions du Nil[24], par laquelle il paraŅt que jadis ce fleuve coula
tout entier dans la Libye, au sud de Memphis. Mais le rķcit d'Hķrodote
lui-mĻme, dont il tire ce fait, souffre des difficultķs. Ainsi, lorsque
cet historien dit, d'aprĶs les prĻtres d'Hķliopolis, que MenĶs, premier
roi d'╔gypte, barra le coude que faisait le fleuve, deux lieues et quart
(cent stades) au-dessus de Memphis[25], et qu'il creusa un lit nouveau Ó
l'orient de cette ville, ne s'ensuit-il pas que Memphis avait ķtķ
jusqu'alors dans un dķsert aride, loin de toute eau; cette hypothĶse
peut-elle s'admettre? Peut-on croire littķralement Ó ces immenses
travaux de _MenĶs_, qui aurait fondķ une ville citķe comme existante
avant lui; qui aurait creusķ des canaux et des lacs, jetķ des ponts,
construit des palais, des temples, des quais, etc.: et tout cela dans
l'origine premiĶre d'une nation, et dans l'enfance de tous les arts? Ce
MenĶs lui-mĻme est-il un Ļtre historique, et les rķcits des prĻtres sur
cette antiquitķ ne sont-ils pas tous mythologiques? Je suis donc portķ Ó
croire que le cours barrķ par MenĶs ķtait seulement une dķrivation
nuisible Ó l'arrosement du Delta; et cette conjecture paraŅt d'autant
plus probable, que, malgrķ le tķmoignage d'Hķrodote, cette partie de la
vallķe, vue des pyramides, n'offre aucun ķtranglement qui fasse croire Ó
un ancien obstacle. D'ailleurs, il me semble que Savary a trop pris sur
lui de faire aboutir Ó la digue mentionnķe au-dessus de Memphis, le
grand ravin appelķ _bahr bela ma_, ou _fleuve sans eau_, comme indiquant
l'ancien lit du Nil. Tous les voyageurs citķs par d'Anville le font
aboutir au Fa’oume, dont il paraŅt une suite plus naturelle[26]. Pour
ķtablir ce fait nouveau, il faudrait avoir vu les lieux; et je n'ai
jamais ou’ dire au Kaire que Savary se soit avancķ plus au sud que les
pyramides de _Djizķ_. La formation du Delta, qu'il dķduit de ce
changement, rķpugne ķgalement Ó se concevoir; car, _dans cette
rķvolution subite_, comment imaginer _que le poids ķnorme des eaux, qui
vint se jeter Ó l'entrķe du golfe[27], fit refluer celles de la mer_? Le
choc de deux masses liquides ne produit qu'un mķlange, dont il rķsulte
bient¶t un niveau commun; en faisant abonder plus d'eau, on dut couvrir
davantage. Il est vrai que le voyageur ajoute: _Les sables et le limon
que le Nil entraŅne s'y amoncelĶrent; l'Ņle du Delta, peu considķrable
d'abord, sortit des eaux de la mer, dont elle recula les limites_. Mais
comment une Ņle sort-elle de la mer? Les eaux courantes aplanissent
bien plus qu'elles n'amoncellent: ceci nous conduit Ó la question de
l'exhaussement.
CHAPITRE III.
De l'exhaussement du Delta.
Hķrodote, qui l'a connue aussi bien que la prķcķdente, ne s'est pas
expliquķ davantage sur ses proportions; mais il a rapportķ un fait dont
Savary s'appuie pour tirer des consķquences positives. Voici le prķcis
de son raisonnement:
½Du temps de Moeris, qui vivait 500 ans avant la guerre de Troie[28], 8
coudķes suffisaient pour inonder le Delta (_Hķrod._, lib. II) dans toute
son ķtendue. Lorsque Hķrodote vint en ╔gypte, il en fallait 15; sous
l'empire des Romains, 16; sous les Arabes, 17: aujourd'hui le terme
favorable est 18, et le Nil croŅt jusqu'Ó 22. VoilÓ donc, dans l'espace
de 3,284 ans, le Delta ķlevķ de quatorze coudķes.╗
Oui, si l'on admet les faits tels qu'ils sont prķsentķs; mais en les
reprenant dans leurs sources, on trouve des accessoires qui dķnaturent
et les principes et les consķquences. Citons d'abord le texte
d'Hķrodote.
½Les prĻtres ķgyptiens,╗ dit cet auteur[29], rapportent qu'au temps du
roi Moeris, le Nil inondait le Delta, en s'ķlevant seulement Ó 8
coudķes. De nos jours, s'il n'en atteint 16 ou au moins 15, il ne se
rķpand pas sur le pays. Or, depuis la mort de Moeris jusqu'Ó ce moment,
il ne s'est pas encore ķcoulķ 900 ans.╗
Calculons: de Moeris Ó Hķrodote, 900 ans.
d'Hķrodote Ó l'an 1777, 2,237, ou,
si l'on veut, 2,240
______
TOTAL 3,140
Pourquoi cette diffķrence de 144 ans en excĶs dans le calcul de Savary?
pourquoi suit-il d'autres comptes que ceux de son auteur? Mais passons
sur la chronologie.
Du temps d'Hķrodote, il fallait 16 coudķes, ou au moins 15 pour inonder
le Delta. Du temps des Romains, il n'en fallait pas davantage: 15 et 16
sont toujours le terme dķsignķ:
_Avant Pķtrone_, dit Strabon[30], _l'abondance ne rķgnait en ╔gypte que
quand le Nil s'ķlevait Ó quatorze coudķes_. Mais ce gouverneur obtenant
par art ce que refusait la nature, on a vu _sous sa prķfecture
l'abondance rķgner Ó_ 12. Les Arabes ne s'expriment pas autrement. Il
existe un livre en leur langue qui contient le tableau de toutes les
crues du Nil, depuis la 27^{e} annķe de l'hķgire (622) jusqu'Ó la
875^{e} (1470); et cet ouvrage constate que, dans les ķpoques les plus
rķcentes, toutes les fois que le Nil a 14 coudķes de profondeur dans son
lit, il y a rķcolte et provision pour une annķe; que s'il en a 16, il y
a provision pour deux ans; mais au-dessous de 14 et arrivant Ó 18, il y
a disette; ce qui revient exactement au rķcit d'Hķrodote. Le livre que
je cite est arabe, mais ses rķsultats sont aux mains de tout le monde;
il suffit de consulter le mot _Nil_ dans la BibliothĶque orientale de
d'Herbelot, ou les _extraits_ de KŌlkŌchenda, dans le _Voyage_ du
docteur Shaw.
La nature des coudķes ne peut faire ķquivoque. Frķret, d'Anville et
Bailly ont prouvķ que la coudķe ķgyptienne, toujours dķfinie 24 doigts,
ķgalait 20 et demi de nos pouces[31]; et la coudķe actuelle, appelķe
_drŌa masri_, est prķcisķment divisķe en 24 doigts, et revient Ó 20 et
demi de nos pouces. Mais les colonnes employķes pour mesurer la hauteur
du fleuve ont subi une altķration qu'il importe de ne pas omettre.
½Dans les premiers temps que les Arabes occupĶrent l'╔gypte,╗ a dit
_KŌlkŌchenda_, ½ils s'aperńurent que, lorsque le Nil n'atteignait pas le
terme de l'abondance, chacun s'empressait de faire sa provision pour
l'annķe; ce qui troublait incontinent l'ordre public. On en porta
plainte au kalif Omar, qui donna ordre Ó _Amrou_ d'examiner la chose; et
voici ce qu'Amrou lui manda: Ayant fait les recherches que vous nous
avez prescrites, nous avons trouvķ que quand le Nil monte Ó 14 coudķes,
il procure une rķcolte _suffisante_ pour l'annķe; que s'il atteint 16
coudķes, elle est _abondante_; mais qu'Ó 12 et Ó 18 elle est mauvaise.
Or, ce fait ķtant connu du peuple par les proclamations d'usage, il
s'ensuit des mesures qui portent du trouble dans le commerce.╗
Omar, pour remķdier Ó cet abus, e¹t peut-Ļtre voulu abolir les
proclamations; mais la chose n'ķtant pas praticable, il imagina, sur
l'avis d'Abou-taaleb, un expķdient qui vint au mĻme but. Jusqu'alors la
_colonne de mesure_, dite _nilomĶtre_[32], avait ķtķ divisķe par coudķes
de 24 doigts; Omar la fit dķtruire, et, lui en substituant une autre
qu'il ķtablit dans l'Ņle de Rouda, il prescrivit que les 12 coudķes
infķrieures fussent composķes de 28 doigts au lieu de 24, pendant que
les coudķes supķrieures resteraient comme auparavant Ó 24. De lÓ il
arriva que dķsormais, lorsque le Nil marqua 12 coudķes sur la colonne,
il en avait rķellement 14; car ces 12 coudķes ayant chacune 4 doigts en
excĶs, il en rķsultait une surabondance de 48 doigts ou deux coudķes.
Alors, quand on proclama 14 coudķes, terme d'une rķcolte _suffisante_,
l'inondation ķtait rķellement au degrķ _d'abondance_: la multitude,
partout trompķe par les mots, s'en laissa imposer. Mais cette altķration
n'a pu ķchapper aux historiens arabes; et ils ajoutĶrent que les
colonnes du _Said_ ou haute ╔gypte continuĶrent d'Ļtre divisķes par 24
doigts; que le terme 18 (vieux style) fut toujours nuisible; que 19
ķtait trĶs-rare, et 20 presqu'un prodige[33].
Rien n'est donc moins constant que la progression allķguķe, et nous
pouvons ķtablir contre elle un premier fait: que dans une pķriode connue
de 18 siĶcles, l'ķtat du Nil n'a pas changķ. Comment arrive-t-il donc
aujourd'hui qu'il se montre si diffķrent? Comment, depuis l'an 1473,
a-t-il passķ si subitement de 15 Ó 22? Ce problĶme me paraŅt facile Ó
rķsoudre. Je n'en chercherai pas l'explication dans les faits physiques,
mais dans les accessoires de la chose. Ce n'est point le Nil qui a
changķ; c'est la colonne, ce sont ses dimensions. Le mystĶre dont les
Turcs l'enveloppent empĻche la plupart des voyageurs de s'en assurer;
mais Pocoke, qui parvint Ó la voir en 1739, rapporte que tout ķtait
confus et inķgal dans l'ķchelle des coudķes. Il observe mĻme qu'elle lui
parut neuve, et cette circonstance fait penser que les Turks, Ó
l'imitation d'Omar, se sont permis une nouvelle altķration. Enfin, il
est un fait qui lĶve tout doute Ó cet ķgard: Niebuhr[34], qu'on ne
suspectera pas d'avoir imaginķ une observation, ayant mesurķ en 1762 les
vestiges de l'inondation sur un mur de Djizķ, a trouvķ que, le 1^{er}
juin, le Nil avait baissķ de vingt-quatre pieds de France. Or
vingt-quatre pieds rķduits en coudķes, Ó raison de vingt pouces et demi
chacune, font prķcisķment quatorze coudķes un pouce. Il est vrai qu'il
reste encore dix-huit jours de dķcroissance; mais en les portant Ó une
demi-coudķe par une estimation dont Pocoke fournit les termes de
comparaison,[35] on n'a que quatorze coudķes et demie, qui reviennent
exactement au calcul ancien.
Il est un dernier fait allķguķ par Savary, auquel je ne puis non plus
souscrire sans restrictions. ½_Depuis mon sķjour en ╔gypte_,╗ dit-il,
lettre 1^{re}, p. 14, j'ai fait deux fois le tour du Delta, je l'ai mĻme
traversķ par le canal de Menoufe. Le fleuve coulait Ó pleines rives dans
les grandes branches de Rosette, de Damiette, et dans celles qui
traversent l'intķrieur du pays; mais il ne dķbordait pas sur la terre,
exceptķ dans les lieux bas, o∙ l'on saignait les digues pour arroser les
campagnes couvertes de riz.╗
_De lÓ il conclut_ ½que le Delta est actuellement dans la situation la
plus favorable pour l'agriculture, parce qu'en perdant l'inondation,
cette Ņle a gagnķ, chaque annķe, les trois mois que la Thķba’de reste
sous les eaux.╗ Il faut l'avouer, rien de plus ķtrange que ce gain. Si
le Delta a gagnķ Ó n'Ļtre plus inondķ, pourquoi dķsira-t-on si fort de
tout temps l'inondation?--_Les saignķes y supplķent._--Mais on a tort de
comparer le Delta aux marais de la Seine. L'eau n'est Ó fleur de terre
que vers la mer; partout ailleurs, elle est infķrieure au niveau du sol,
et le rivage s'ķlĶve d'autant plus qu'on remonte davantage. Enfin, si
je dois citer mon tķmoignage, j'atteste que descendant du Kaire Ó
Rosette par le canal de Menoufe, j'ai observķ, les 26, 27 et 28
septembre 1783, que, quoique les eaux se retirassent depuis plus de
quinze jours, les campagnes ķtaient encore submergķes en partie, et
qu'elles portaient aux lieux dķcouverts les traces de l'inondation. Le
fait allķguķ par Savary ne peut donc Ļtre attribuķ qu'Ó une mauvaise
inondation; et l'on ne doit point croire que l'exhaussement ait changķ
l'ķtat du Delta[36], ni que les ╔gyptiens soient rķduits Ó n'avoir plus
d'eau que par des moyens mķcaniques, aussi dispendieux que bornķs.[37]
Il nous reste Ó rķsoudre la difficultķ des huit coudķes de Moeris, et je
ne pense pas qu'elle ait des causes d'une autre nature. Il paraŅt
qu'aprĶs ce prince, il arriva une rķvolution dans les mesures, et que
d'une coudķe l'on en fit deux. Cette conjecture est d'autant plus
probable, que du temps de Moeris, l'╔gypte ne formait pas un mĻme
royaume; il y en avait au moins trois d'Asouan Ó la mer. Sķsostris, qui
fut postķrieur Ó Moeris, les rķunit par conquĻte. Mais aprĶs ce prince,
ils rentrĶrent dans leur division, qui dura jusqu'Ó Psammetik. Cette
rķvolution dans les mesures conviendrait trĶs-bien Ó Sķsostris qui en
opķra une gķnķrale dans le gouvernement. C'est lui qui ķtablit des lois
et une administration nouvelles; qui fit ķlever des digues et des
chaussķes pour asseoir les villes et les villages, et creuser une
quantitķ de canaux telle, dit Hķrodote,[38] que l'╔gypte abandonna les
chariots dont elle avait jusqu'alors fait usage.
Au reste, il est bon d'observer que les degrķs de l'inondation ne sont
pas les mĻmes par toute l'╔gypte. Ils suivent au contraire une rĶgle de
diminution graduelle, Ó mesure que le fleuve descend. A Asouan, le
dķbordement est d'un sixiĶme plus fort qu'au Kaire; et lorsque dans
cette derniĶre ville on compte vingt-sept pieds, Ó peine en a-t-on
quatre Ó Rosette et Ó DamiŌt. La raison en est qu'outre la masse d'eau
qu'absorbent les terrains, le fleuve resserrķ dans un seul lit et dans
une vallķe ķtroite, s'ķlĶve davantage: quand au contraire il a passķ le
Kaire, n'ķtant plus contenu par les montagnes, et se divisant en mille
rameaux, il arrive nķcessairement que sa nappe perd en profondeur ce
qu'elle gagne en surface.
On jugera sans doute, d'aprĶs ce que j'ai dit, que l'on s'est trop t¶t
flattķ de connaŅtre les termes prķcis de l'agrandissement et de
l'exhaussement du Delta. Mais en rejetant des circonstances illusoires,
je ne prķtends pas nier le fond mĻme des faits; leur existence est trop
bien attestķe par le raisonnement et par l'inspection du terrain. Par
exemple, l'exhaussement du sol me paraŅt prouvķ par un fait sur lequel
on a peu insistķ. Quand on va de Rosette au Kaire, dans les eaux basses,
comme en mars, on remarque, Ó mesure que l'on remonte, que le rivage
s'ķlĶve graduellement au-dessus de l'eau; en sorte que si Ó Rosette il
en excĶde de deux pieds de niveau, il l'excĶde de trois et quatre dĶs
Faouķ, et de plus de douze au Kaire[39]: or, en raisonnant sur ce fait,
on en peut tirer la preuve d'un exhaussement par dķp¶t; car la couche du
limon ķtant en proportion avec l'ķpaisseur des nappes d'eau qui la
dķposent, elle doit Ļtre plus forte ou plus faible, selon que ces
nappes sont plus ou moins profondes, et nous ayons vu qu'elles observent
une gradation analogue d'Asouan Ó la mer.
D'un autre c¶tķ, l'accroissement du Delta s'annonce d'une maniĶre
frappante par la forme de l'╔gypte sur la Mķditerranķe. Quand on en
considĶre la projection sur une carte, on voit que le terrain qui est
dans la ligne du fleuve, ce terrain formķ d'une matiĶre ķtrangĶre, a
pris une saillie demi-circulaire, et que les lignes du rivage d'Arabie
et d'Afrique qu'il dķborde, ont une direction rentrante vers le fond du
Delta, qui dķcĶle que jadis ce terrain fut un golfe que le temps a
rempli.
Ce comblement, commun Ó tous les fleuves, s'est exķcutķ par un mķcanisme
qui leur est ķgalement commun: les eaux des pluies et des neiges roulant
des montagnes dans les vallķes, ne cessent d'entraŅner les terres
qu'elles arrachent par leur chute. La partie pesante de ces dķbris,
comme les cailloux et les sables, s'arrĻte bient¶t, si un courant rapide
ne la chasse. Mais si les eaux ne trouvent qu'un terreau fin et lķger,
elles s'en chargent en abondance, et en roulent les bancs avec facilitķ.
Le Nil, qui a trouvķ de pareils matķriaux dans l'Abissinie et l'Afrique
intķrieure, s'en est servi pour hŌter ses travaux; ses eaux s'en sont
chargķes, son lit s'en est rempli; souvent mĻme il s'en embarrasse au
point d'Ļtre gĻnķ dans son cours. Mais quand l'inondation lui rend ses
forces, il chasse ces bancs vers la mer, en mĻme temps qu'il en amĶne
d'autres pour la saison suivante: arrivķes Ó son embouchure, les boues
s'entassent et forment des grĶves, parce que la pente ne donne plus
assez d'action au courant, et parce que la mer forme un ķquilibre de
rķsistance. La stagnation qui s'ensuit force la partie tķnue, qui
jusqu'alors avait surnagķ, Ó se dķposer, et elle se dķpose surtout aux
lieux o∙ il y a moins de mouvement, tels que les rivages. Ainsi la c¶te
s'enrichit peu Ó peu des dķbris du pays supķrieur du Delta mĻme; car si
le Nil enlĶve Ó l'Abissinie pour donner Ó la Thķba’de, il enlĶve Ó la
Thķba’de pour porter au Delta, et au Delta pour porter Ó la mer. Partout
o∙ ses eaux ont un courant, il dķpouille le mĻme sol qu'il enrichit.
Quand on remonte au Kaire dans les eaux basses, on voit partout les
bords taillķs Ó pic, s'ķcrouler par pans. Le Nil qui les mine par le
pied, privant d'appui leur terre lķgĶre, elle tombe dans son lit. Dans
les grandes eaux, elle s'imbibe, se dķlaye; et lorsque le soleil et la
sķcheresse reviennent, elle se gerce et s'ķcroule encore par grands pans
que le Nil entraŅne. C'est ainsi que plusieurs canaux se sont comblķs,
et que d'autres se sont ķlargis, en ķlevant sans cesse le lit du fleuve.
Le plus frķquentķ de nos jours, celui qui vient de _Nadir_ Ó la branche
de DamiŌt, est dans ce cas. Ce canal, creusķ d'abord de main d'homme,
est devenu semblable Ó la Seine en plusieurs endroits. Il supplķe mĻme
Ó la branche-mĶre qui va de _Batn el Baqara_ Ó _Nadir_, et qui se comble
au point que si on ne la dķgorge pas, elle finira par devenir terre
ferme: la raison en est que le fleuve tend sans cesse Ó la ligne droite
dans laquelle il a plus de force; c'est par cette mĻme raison qu'il a
prķfķrķ la branche Bolbitine, qui n'ķtait d'abord qu'un canal factice, Ó
la branche Canopique[40].
De ce mķcanisme du fleuve, il rķsulte encore que les principaux
comblemens doivent se faire sur la ligne des plus grandes embouchures et
du plus fort courant; l'aspect du terrain est conforme Ó cette thķorie.
En jetant l'oeil sur la carte, on s'aperńoit que la saillie des terres
est surtout dans la direction des branches de Rosette et de DamiŌt. Le
terrain latķral et l'intermķdiaire sont demeurķs lac et marais indivis
entre le continent et la mer, parce que les petits canaux qui s'y
rendent n'ont pu opķrer qu'un comblement imparfait. Ce n'est qu'avec la
plus grande lenteur que les dķp¶ts et les limons s'ķlĶvent; sans doute
mĻme ce moyen ne parviendrait jamais Ó les porter au-dessus des eaux,
s'il ne s'y joignait un autre agent plus actif qui est la mer. C'est
elle qui travaille sans relŌche Ó ķlever le niveau des rives basses
au-dessus de ses propres eaux. En effet, les flots venant expirer sur
le rivage, poussent le sable et le limon qu'ils rencontrent en arrivant;
leur battement accumule ensuite cette digue lķgĶre, et lui donne un
exhaussement qu'elle n'e¹t jamais pris dans les eaux tranquilles. Ce
fait est sensible pour quiconque marche au bord de la mer, sur un rivage
bas et mouvant: mais il faut que la mer n'ait pas de courant sur la
plage; car si elle perd aux lieux o∙ elle est en _remous_, elle gagne Ó
ceux o∙ elle est en mouvement. Quand les grĶves sont enfin Ó fleur
d'eau, la main des hommes s'en empare. Mais au lieu de dire qu'elle en
ķlĶve le niveau au-dessus de l'eau, on devrait dire qu'elle abaisse le
niveau de l'eau au-dessous, vu que les canaux que l'on creuse,
rassemblent en de petits espaces les nappes qui ķtaient rķpandues sur de
plus grands[41]. C'est ainsi que le Delta a d¹ se former avec une
lenteur qui a demandķ plus de siĶcles que nous n'en connaissons; mais le
temps ne manque pas Ó la nature[42].
Il reste certainement beaucoup d'observations Ó faire ou Ó recommencer
dans ce pays; mais, comme je l'ai dķja dit, elles ont de grandes
difficultķs. Pour les vaincre, il faudrait du temps, de l'adresse et de
la dķpense; Ó bien des ķgards mĻme, les obstacles accessoires sont plus
graves que ceux du fond. M. le baron de Tott en a fait une ķpreuve
rķcente pour le nilomĶtre. En vain a-t-il tentķ de sķduire les gardiens;
en vain a-t-il donnķ et promis des sequins aux _crieurs_, pour en
obtenir les vraies hauteurs du Nil; leurs rapports contradictoires ont
prouvķ leur mauvaise foi ou leur ignorance commune. On dira peut-Ļtre
qu'il faudrait ķtablir des colonnes dans des maisons particuliĶres; mais
ces opķrations, simples en thķorie, sont impossibles en pratique: on
s'exposerait Ó des risques trop graves. Cette curiositķ mĻme que les
Francs portent avec eux, chagrine de plus en plus les Turks. Ils pensent
que l'on en veut Ó leur pays; et ce qui se passe de la part des Russes,
joint Ó des prķjugķs rķpandus, affermit leurs soupńons. C'est un bruit
gķnķral dans l'empire Ó ce moment, que _les temps prķdits sont arrivķs;
que la puissance et la religion des Musulmans vont Ļtre dķtruites; que
le roi Jaune va venir ķtablir un empire nouveau, etc._ Mais il est temps
de reprendre nos idķes.
Je passe lķgĶrement sur la saison[43] du dķbordement, assez connue; sur
sa gradation insensible et non subite comme celle de nos riviĶres; sur
ses diversitķs qui le montrent tant¶t faible et tant¶t fort, quelquefois
mĻme nul: cas trĶs-rare, mais dont on cite deux ou trois exemples. Tous
ces objets sont trop connus pour les rķpķter; on sait ķgalement que les
causes de ces phķnomĶnes qui furent une ķnigme pour les anciens[44],
n'en sont plus une pour les Europķens. Depuis que leurs voyageurs leur
ont appris que l'Abissinie et la partie adjacente de l'Afrique sont
inondķes de pluie en mai, juin et juillet, ils ont conclu, avec raison,
que ce sont ces pluies qui, par la disposition du terrain, affluant de
mille riviĶres, se rassemblent dans une mĻme vallķe, pour venir sur des
rives lointaines offrir le spectacle imposant d'une masse d'eau qui
emploie trois mois Ó s'ķcouler. On laisse aux physiciens grecs cette
action des vents de nord ou ķtķsiens, qui, par une prķtendue pression,
arrĻtaient le cours du fleuve; il est mĻme ķtonnant qu'ils aient jamais
admis cette explication; car le vent n'agissant que sur la surface de
l'eau, il n'empĻche point le fond d'obķir Ó la pente. En vain des
modernes ont allķguķ l'exemple de la Mķditerranķe, qui, par la durķe des
vents d'est, dķcouvre la c¶te de Syrie d'un pied ou un pied et demi,
pour recouvrir de la mĻme quantitķ celles d'Espagne et de Provence, et
qui, par les vents d'ouest, opĶre l'inverse: il n'y a aucune comparaison
entre une mer sans pente et un fleuve, entre la nappe de la Mķditerranķe
et celle du Nil, entre vingt-six pieds et dix-huit pouces.
CHAPITRE IV.
Des vents et de leurs phķnomĶnes.
Ces vents du nord, dont le retour a lieu chaque annķe aux mĻmes ķpoques,
ont un emploi plus vrai, celui de porter en Abissinie une prodigieuse
quantitķ de nuages. Depuis avril jusqu'en juillet, on ne cesse d'en
voir remonter vers le sud, et l'on serait quelquefois tentķ d'en
attendre de la pluie; mais cette terre br¹lķe leur demande en vain un
bienfait qui doit lui revenir sous une autre forme. Jamais il ne pleut
dans le Delta en ķtķ; dans tout le cours de l'annķe mĻme, il y pleut
rarement, et en petite quantitķ. L'annķe 1761, observķe par Niebuhr, fut
un cas extraordinaire que l'on cite encore. Les accidens que les pluies
causĶrent dans la basse ╔gypte, dont une foule de villages, bŌtis en
terre, s'ķcroulĶrent, prouvent assez qu'on y regarde comme rare cette
abondance d'eau. Il faut d'ailleurs observer qu'il pleut d'autant moins
que l'on s'ķlĶve davantage vers le Sa’d. Ainsi, il pleut plus souvent Ó
Alexandrie et Ó Rosette qu'au Kaire, et au Kaire qu'Ó _Miniķ_. La pluie
est presque un prodige Ó _Djirdjķ_. Nous autres habitants de contrķes
humides, nous ne concevons pas comment un pays peut subsister sans
pluie[45]; mais dans l'╔gypte, outre la somme d'eau dont la terre fait
provision lors de l'inondation, les rosķes qui tombent dans les nuits
d'ķtķ suffisent Ó la vķgķtation. Les melons d'eau, connus Ó Marseille
sous le nom de _pastĶques_, du mot arabe _battik_, en sont une preuve
sensible; car souvent ils n'ont au pied qu'une poussiĶre sĶche; et
cependant leurs feuilles ne manquent pas de fraŅcheur. Ces rosķes ont de
commun avec les pluies qu'elles sont plus abondantes vers la mer, et
plus faibles Ó mesure qu'elles s'en ķloignent; et elles en diffĶrent en
ce qu'elles sont moindres l'hiver, et plus fortes l'ķtķ. A Alexandrie,
dĶs le coucher du soleil, en avril, les vĻtements et les terrasses sont
trempķs comme s'il avait plu. Comme les pluies encore, ces rosķes sont
fortes ou faibles, Ó raison de l'espĶce du vent qui souffle. Le sud et
le sud-est n'en donnent point; le nord en apporte beaucoup, et l'ouest
encore davantage. On explique aisķment ces diffķrences, quand on observe
que les deux premiers viennent des dķserts de l'Afrique et de l'Arabie,
o∙ ils ne trouvent pas une goutte d'eau; que le nord, au contraire, et
l'ouest chassent sur l'╔gypte l'ķvaporation de la Mķditerranķe, qu'ils
traversent, l'un dans sa largeur, et l'autre dans toute sa longueur. Je
trouve mĻme, en comparant mes observations Ó ce sujet en Provence, en
Syrie et en ╔gypte, Ó celles de Niebuhr en Arabie et Ó Bombai, que cette
position respective des mers et des continents est la cause des diverses
qualitķs d'un mĻme vent qui se montre pluvieux dans un pays, pendant
qu'il est toujours sec dans l'autre; ce qui dķrange beaucoup les
systĶmes des astrologues anciens et modernes, sur les influences des
planĶtes.
Un autre phķnomĶne aussi remarquable, est le retour pķriodique de chaque
vent, et son appropriation, pour ainsi dire, Ó certaines saisons de
l'annķe. L'╔gypte et la Syrie offrent en ce genre une rķgularitķ digne
de fixer l'attention.
En ╔gypte, lorsque le soleil se rapproche de nos zones, les vents qui se
tenaient dans les parties de l'est, passent aux rumbs de nord, et s'y
fixent. Pendant juin, ils soufflent constamment nord et nord-ouest;
aussi est-ce la vraie saison du passage au Levant, et un vaisseau peut
espķrer de jeter l'ancre en Cypre ou Ó Alexandrie, le quatorziĶme et
quelquefois le onziĶme jour de son dķpart de Marseille. Les vents
continuent en juillet de souffler nord, variant Ó droite et Ó gauche du
nord-ouest au nord-est. Sur la fin de juillet, dans tout le cours d'ao¹t
et la moitiķ de septembre, ils se fixent nord pur, et ils sont modķrķs,
plus vifs le jour, plus calmes la nuit; alors mĻme il rĶgne sur la
Mķditerranķe une bonace gķnķrale, qui prolonge les retours en France
jusqu'Ó soixante-dix et quatre-vingt jours.
Sur la fin de septembre, lorsque le soleil repasse la ligne, les vents
reviennent vers l'est, et sans y Ļtre fixķs, ils en soufflent plus que
d'aucun autre rumb, le nord seul exceptķ. Les vaisseaux profitent de
cette saison, qui dure tout octobre et une partie de novembre, pour
revenir en Europe, et les traversķes pour Marseille sont de trente Ó
trente-cinq jours. A mesure que le soleil passe Ó l'autre tropique, les
vents deviennent plus variables, plus tumultueux; leurs rķgions les plus
constantes sont le nord, le nord-ouest et l'ouest. Ils se maintiennent
tels en dķcembre, janvier et fķvrier, qui, pour l'╔gypte comme pour
nous, sont la saison d'hiver. Alors les vapeurs de la Mķditerranķe,
entassķes et appesanties par le froid de l'air, se rapprochent de la
terre, et forment les brouillards et les pluies. Sur la fin de fķvrier
et en mars, quand le soleil revient vers l'ķquateur, les vents tiennent
plus que dans aucun autre temps des rumbs du midi. C'est dans ce dernier
mois, et pendant celui d'avril, qu'on voit rķgner le sud-est, le sud pur
et le sud-ouest. Ils sont mĻlķs d'ouest, de nord et d'est; celui-ci
devient le plus habituel sur la fin d'avril; et pendant mai, il partage
avec le nord l'empire de la mer, et rend les retours en France encore
plus courts que dans l'autre ķquinoxe.
DU VENT CHAUD, OU KAMS╬N.
Ces vents du sud dont je viens de parler, ont en ╔gypte le nom gķnķrique
de vents de _cinquante_ (jours)[46], non qu'ils durent cinquante jours
de suite, mais parce qu'ils paraissent plus frķquemment dans les 50
jours qui entourent l'ķquinoxe. Les voyageurs les ont fait connaŅtre en
Europe sous le nom de vents _empoisonnķs_[47], ou, plus correctement,
_vents chauds du dķsert_. Telle est en effet leur propriķtķ; elle est
portķe Ó un point si excessif, qu'il est difficile de s'en faire une
idķe sans l'avoir ķprouvķe; mais on en peut comparer l'impression Ó
celle qu'on reńoit de la bouche d'un four banal, au moment qu'on en tire
le pain. Quand ces vents commencent Ó souffler, l'air prend un aspect
inquiķtant. Le ciel, toujours si pur en ces climats, devient trouble; le
soleil perd son ķclat, et n'offre plus qu'un disque violacķ. L'air n'est
pas nķbuleux, mais gris et poudreux, et rķellement il est plein d'une
poussiĶre trĶs-dķliķe qui ne se dķpose pas et qui pķnĶtre partout. Ce
vent, toujours lķger et rapide, n'est pas d'abord trĶs-chaud; mais Ó
mesure qu'il prend de la durķe, il croŅt en intensitķ. Les corps animķs
le reconnaissent promptement au changement qu'ils ķprouvent. Le poumon,
qu'un air trop rarķfiķ ne remplit plus, se contracte et se tourmente. La
respiration devient courte, laborieuse; la peau est sĶche, et l'on est
dķvorķ d'une chaleur interne. On a beau se gorger d'eau, rien ne
rķtablit la transpiration. On cherche en vain la fraŅcheur; les corps
qui avaient coutume de la donner trompent la main qui les touche. Le
marbre, le fer, l'eau, quoique le soleil soit voilķ, sont chauds. Alors
on dķserte les rues, et le silence rĶgne comme pendant la nuit. Les
habitants des villes et des villages s'enferment dans leurs maisons, et
ceux du dķsert dans leurs tentes ou dans les puits creusķs en terre, o∙
ils attendent la fin de ce genre de tempĻte. Communķment elle dure trois
jours: si elle passe, elle devient insupportable. Malheur aux voyageurs
qu'un tel vent surprend en route loin de tout asile! ils en subissent
tout l'effet, qui est quelquefois portķ jusqu'Ó la mort. Le danger est
surtout au moment des rafales; alors la vitesse accroŅt la chaleur au
point de tuer subitement avec des circonstances singuliĶres; car tant¶t
un homme tombe frappķ entre deux autres qui restent sains, et tant¶t il
suffit de se porter un mouchoir aux narines, ou d'enfoncer le nez dans
un trou de sable, comme font les chameaux, ou de fuir au galop comme
font les Arabes qui sentent venir la _mofette_, nom qui paraŅt en effet
convenir Ó cet air: il est d'ailleurs constant qu'il est plus dangereux
de Mossul Ó Bagdad qu'en aucun autre lieu; ce que l'on attribue Ó la
qualitķ sulfureuse et minķralogique du pays qu'il parcourt depuis
l'Euphrate. Il est remarquable qu'il n'incommode pas les caravanes qui
sont alors sur la route de Damas Ó Alep; Ó Bagdad, il est mortel sur
les minarets, sur les terrasses, sur le pont, et non dans les lieux bas.
Si l'on ajoute qu'aussit¶t aprĶs la mort il y a hķmorrhagie par le nez
et par la bouche, que le cadavre demeure chaud, enfle, devient bleu, et
se dķchire aisķment, il paraŅtra de plus en plus probable que cet air
meurtrier est un air inflammable, chargķ dans certains cas d'acide
sulfureux.
Une autre qualitķ de ce vent est son extrĻme sķcheresse; elle est telle,
que l'eau dont on arrose un appartement s'ķvapore en peu de minutes. Par
cette extrĻme ariditķ, il flķtrit et dķpouille les plantes; et en
pompant trop subitement l'ķmanation des corps animķs, il crispe la peau,
ferme les pores, et cause cette chaleur fķbrile qui accompagne toute
transpiration supprimķe.
Ces vents chauds ne sont point particuliers Ó l'╔gypte; ils ont lieu en
Syrie, plus cependant sur la c¶te et dans le dķsert que sur les
montagnes. Niebuhr les a trouvķs en Arabie, Ó Bombai, dans le Diarbekr;
l'on en ķprouve aussi en Perse, en Afrique, et mĻme en Espagne: partout
leurs effets se ressemblent, mais leur direction diffĶre selon les
lieux. En ╔gypte, le plus violent vient du sud-sud-ouest; Ó la _Mekke_,
il vient de l'est; Ó _Surate_, du nord; Ó _Barsa_, du nord-ouest; Ó
_Bagdad_, de l'ouest; et en _Syrie_, du sud-est. Ce contraste, qui
embarrasse au premier coup d'oeil, devient Ó la rķflexion le moyen de
rķsoudre l'ķnigme. En examinant les sites gķographiques, on trouve que
c'est toujours des continents dķserts que vient le vent chaud; et en
effet, il est naturel que l'air qui couvre les immenses plaines de la
Lybie et de l'Arabie, n'y trouvant ni ruisseaux, ni lacs, ni forĻts, s'y
ķchauffe par l'action d'un soleil ardent, par la rķflexion du sable, et
prenne le degrķ de chaleur et de sķcheresse dont il est capable. S'il
survient une cause quelconque qui dķtermine un courant Ó cette masse,
elle s'y prķcipite, et porte avec elle les qualitķs ķtonnantes qu'elle a
acquises. Il est si vrai que ces qualitķs sont dues Ó l'action du soleil
sur les sables, que ces mĻmes vents n'ont point dans toutes les saisons
la mĻme intensitķ. En ╔gypte, par exemple, on assure que les vents du
sud, en dķcembre et janvier, sont aussi froids que le nord; et la raison
en est que le soleil, passķ Ó l'autre tropique, n'embrase plus l'Afrique
septentrionale, et que l'Abissinie, si montueuse, est couverte de neige:
il faut que le soleil se soit rapprochķ de l'ķquateur pour produire ces
phķnomĶnes. Par une raison semblable, le sud a un effet bien moindre en
Chypre, o∙ il arrive rafraŅchi par les vapeurs de la Mķditerranķe. Dans
cette Ņle, c'est le nord qui le remplace; on s'y plaint qu'en ķtķ il est
d'une chaleur insupportable, pendant qu'il est glacial en hiver: ce qui
rķsulte ķvidemment de l'Asie mineure, qui, dans l'ķtķ, est embrasķe,
pendant qu'en hiver elle est couverte de glaces. Au reste, ce sujet
offre une foule de problĶmes faits pour piquer la curiositķ d'un
physicien. Ne serait-il pas en effet intķressant de savoir:
1║ D'o∙ vient ce rapport des saisons et de la marche du soleil Ó
l'espĶce des vents et aux rķgions d'o∙ ils soufflent?
2║ Pourquoi, sur toute la Mķditerranķe, les rumbs de nord sont les plus
habituels, au point que sur 12 mois on peut dire qu'ils en rĶgnent 9?
3║ Pourquoi les vents d'est reviennent si rķguliĶrement aprĶs les
ķquinoxes, et pourquoi Ó cette ķpoque il y a communķment un coup de vent
plus fort?
4║ Pourquoi les rosķes sont plus abondantes en ķtķ qu'en hiver; et
pourquoi les nuages ķtant un effet de l'ķvaporation de la mer, et
l'ķvaporation ķtant plus forte l'ķtķ que l'hiver, il y a cependant plus
de nuages l'hiver que l'ķtķ?
5║ Enfin pourquoi la pluie est si rare en ╔gypte, et pourquoi les nuages
se rendent de prķfķrence en Abissinie?
Mais il est temps d'achever le tableau physique que j'ai commencķ.
CHAPITRE V.
Du climat et de l'air.
Le climat de l'╔gypte passe avec raison pour trĶs-chaud, puisqu'en
juillet et ao¹t le thermomĶtre de Rķaumur se soutient, dans les
appartements les plus tempķrķs, Ó 24 et 25 degrķs au-dessus de la
glace[48]. Au Sa’d, il monte encore plus haut, quoique je ne puisse rien
dire de prķcis Ó cet ķgard. Le voisinage du soleil, qui dans l'ķtķ est
presque perpendiculaire, est sans doute une cause premiĶre de cette
chaleur; mais quand on considĶre que d'autres pays, sous la mĻme
latitude, sont plus frais, on juge qu'il en existe une seconde cause
aussi puissante que la premiĶre, laquelle est le niveau du terrain peu
ķlevķ au-dessus de la mer. A raison de cette tempķrature, l'on ne doit
distinguer que deux saisons en ╔gypte, le printemps et l'ķtķ,
c'est-Ó-dire la fraŅcheur et les chaleurs. Ce second ķtat dure depuis
mars jusqu'en novembre, et mĻme dĶs la fin de fķvrier le soleil, Ó neuf
heures du matin, n'est pas supportable pour un Europķen. Dans toute
cette saison, l'air est embrasķ, le ciel ķtincelant, et la chaleur
accablante pour les corps qui n'y sont pas habituķs. Sous l'habit le
plus lķger, et dans l'ķtat du plus grand repos, on fond en sueur. Elle
devient mĻme si nķcessaire, que la moindre suppression est une maladie;
en sorte qu'au lieu du salut ordinaire, _Comment vous portez-vous?_ on
devrait dire: _Comment suez-vous?_ L'ķloignement du soleil tempĶre un
peu ces chaleurs. Les vapeurs de la terre, abreuvķe par le Nil, et
celles qu'apportent les vents d'ouest et du nord, absorbant le feu
rķpandu dans l'air, procurent une fraŅcheur agrķable, et mĻme des froids
piquants, si l'on en voulait croire les naturels et quelques nķgociants
europķens; mais les ╔gyptiens, presque nus et accoutumķs Ó suer,
frissonnent Ó la moindre fraŅcheur. Le thermomĶtre, qui se tient au plus
bas en fķvrier Ó 9 et 8 degrķs de Rķaumur au-dessus de la glace, fixe
nos idķes Ó cet ķgard, et l'on peut dire que la neige et la grĻle sont
des phķnomĶnes que tel ╔gyptien de cinquante ans n'a jamais vus. Quant Ó
nos nķgociants, ils doivent leur sensibilitķ Ó l'abus des fourrures; il
est portķ au point que dans l'hiver ils ont souvent deux ou trois
enveloppes de renard, et que dans les ardeurs de juin ils conservent
l'hermine ou le petit-gris; ils prķtendent que la fraŅcheur qu'on
ķprouve Ó l'ombre en est une raison indispensable; et en effet les
courants du nord et d'ouest, qui rĶgnent presque toujours, ķtablissent
une assez grande fraŅcheur partout o∙ le soleil ne donne pas: mais le
noeud secret et plus vķritable est que la pelisse est le galon de la
Turkie et l'objet favori du luxe; elle est l'enseigne de l'opulence,
l'ķtiquette de la dignitķ, parce que l'investiture des places
importantes est toujours constatķe par le prķsent d'une pelisse, comme
si l'on voulait dire Ó l'homme qu'on revĻt, qu'il est dķsormais assez
grand seigneur pour ne s'occuper qu'Ó transpirer.
Avec ces chaleurs et l'ķtat marķcageux qui dure trois mois, on pourrait
croire que l'╔gypte est un pays malsain: ce fut ma premiĶre pensķe en y
arrivant; et lorsque je vis au Kaire les maisons de nos nķgociants
assises le long du _Kalidi_, o∙ l'eau croupit jusqu'en avril, je crus
que les exhalaisons devaient leur causer bien des maladies; mais leur
expķrience trompe cette thķorie: les ķmanations des eaux stagnantes, si
meurtriĶres en Chypre et Ó Alexandrette, n'ont point cet effet en
╔gypte. La raison m'en paraŅt due Ó la siccitķ habituelle de l'air,
ķtablie, et par le voisinage de l'Afrique et de l'Arabie, qui aspirent
sans cesse l'humiditķ, et par les courants perpķtuels des vents qui
passent sans obstacle. Cette siccitķ est telle, que les viandes
exposķes, mĻme en ķtķ, au vent du nord, ne se putrķfient point, mais se
dessĶchent et se durcissent Ó l'ķgal du bois. Les dķserts offrent des
cadavres ainsi dessķchķs, qui sont devenus si lķgers, qu'un homme
soulĶve aisķment d'une seule main la charpente entiĶre d'un chameau[49].
A cette sķcheresse, l'air joint un ķtat salin dont les preuves s'offrent
partout. Les pierres sont rongķes de natron, et l'on en trouve dans les
lieux humides de longues aiguilles cristallisķes que l'on prendrait pour
du salpĻtre. Le mur du jardin des jķsuites au Kaire, bŌti avec des
briques et de la terre, est partout recouvert d'une cro¹te de ce natron,
ķpaisse comme un ķcu de 6 livres; et lorsqu'on a inondķ les carrķs de ce
jardin avec l'eau du _Kalidj_, on voit, Ó sa retraite, la terre
brillante de toutes parts de cristaux blancs que l'eau n'a certainement
pas apportķs, puisqu'elle ne donne aucun indice de sel au go¹t et Ó la
distillation.
C'est sans doute cette propriķtķ de l'air et de la terre, jointe Ó la
chaleur, qui donne Ó la vķgķtation une activitķ presque incroyable dans
nos climats froids. Partout o∙ les plantes ont de l'eau, leurs
dķveloppements se font avec une rapiditķ prodigieuse. Quiconque va au
Kaire ou Ó Rosette peut constater que l'espĶce de courge appelķe _qara_,
pousse en 24 heures des filons de prĶs de 4 pouces de long. Mais une
observation importante, par laquelle je termine, est que ce sol paraŅt
exclusif et intolķrant. Les plantes ķtrangĶres y dķgķnĶrent rapidement:
ce fait est constatķ par des observations journaliĶres. Nos nķgociants
sont obligķs de renouveler chaque annķe les graines, et de faire venir
de Malte des choux-fleurs, des betteraves, des carottes et des salsifis.
Ces graines semķes rķussissent d'abord trĶs-bien; mais si l'on sĶme
ensuite les graines qu'elles produisent, il n'en rķsulte que des plantes
ķtiolķes. Pareille chose est arrivķe aux abricots, aux poires et aux
pĻches qu'on a transportķs Ó Rosette. La vķgķtation de cette terre
paraŅt trop brusque pour bien nourrir des tissus spongieux et charnus;
il faudrait que la nature s'y f¹t accoutumķe par gradation, et que le
climat se les f¹t appropriķs par les soins de la culture.
╔TAT POLITIQUE
DE
L'╔GYPTE.
CHAPITRE PREMIER.
Des diverses races des habitants de l'╔gypte.
Au milieu des rķvolutions qui n'ont cessķ d'agiter la fortune des
peuples, il est peu de pays qui aient conservķ purs et sans mķlange leur
habitants naturels et primitifs. Partout cette mĻme cupiditķ qui porte
les individus Ó empiķter sur leurs propriķtķs respectives, a suscitķ les
nations les unes contre les autres: l'issue de ce choc d'intķrĻts et de
forces a ķtķ d'introduire dans les ķtats un ķtranger vainqueur, qui,
tant¶t usurpateur insolent, a dķpouillķ la nation vaincue du domaine que
la nature lui avait accordķ; et tant¶t conquķrant plus timide ou plus
civilisķ, s'est contentķ de participer Ó des avantages que son sol natal
lui avait refusķs. Par-lÓ se sont ķtablies dans les ķtats des races
diverses d'habitants, qui quelquefois, se rapprochant de moeurs et
d'intķrĻts, ont mĻlķ leur sang; mais qui, le plus souvent, divisķs par
des prķjugķs politiques ou religieux, ont vķcu rassemblķs sur le mĻme
sol sans jamais se confondre. Dans le premier cas, les races, perdant
par leur mķlange les caractĶres qui les distinguaient, ont formķ un
peuple homogĶne o∙ l'on n'a plus aperńu les traces de la rķvolution.
Dans le second, demeurant distinctes, leurs diffķrences perpķtuķes sont
devenues un monument qui a survķcu aux siĶcles, et qui peut, en quelques
cas, supplķer au silence de l'histoire.
Tel est le cas de l'╔gypte: enlevķe depuis 23 siĶcles Ó ses
propriķtaires naturels, elle a vu s'ķtablir successivement dans son sein
des Perses, des Macķdoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes, des
Gķorgiens, et enfin cette race de Tartares connus sous le nom de Turks
ottomans. Parmi tant de peuples, plusieurs y ont laissķ des vestiges de
leur passage; mais comme dans leur succession ils se sont mĻlķs, il en
est rķsultķ une confusion qui rend moins facile Ó connaŅtre le caractĶre
de chacun. Cependant on peut encore distinguer dans la population de
l'╔gypte quatre races principales d'habitants.
La 1^{re} et la plus rķpandue est celle des Arabes, qu'on doit diviser
en 3 classes: 1║ La postķritķ de ceux qui, lors de l'invasion de ce pays
par Amrou, l'an 640, accoururent de l'HedjŌz et de toutes les parties
de l'Arabie s'ķtablir dans ce pays justement vantķ par son abondance.
Chacun s'empressa d'y possķder des terres, et bient¶t le Delta fut
rempli de ces ķtrangers, au prķjudice des Grecs vaincus. Cette premiĶre
race, qui s'est perpķtuķe dans la classe actuelle des _fellŌhs ou
laboureurs_ et des artisans, a conservķ sa physionomie originelle; mais
elle a pris une taille plus forte et plus ķlevķe: effet naturel d'une
nourriture plus abondante que celle des dķserts. En gķnķral les paysans
d'╔gypte atteignent 5 pieds 4 pouces; plusieurs vont Ó 5 pieds 6 et 7;
leur corps est musculeux sans Ļtre gras, et robuste comme il convient Ó
des hommes endurcis Ó la fatigue. Leur peau hŌlķe par le soleil est
presque noire; mais leur visage n'a rien de choquant. La plupart ont la
tĻte d'un bel oval, le front large et avancķ, et sous un sourcil noir un
oeil noir, enfoncķ et brillant; le nez assez grand, sans Ļtre aquilin;
la bouche bien taillķe et toujours de belles dents. Les habitans des
villes, plus mķlangķs, ont une physionomie moins uniforme, moins
prononcķe. Ceux des villages, au contraire, ne s'alliant jamais que dans
leurs familles, ont des caractĶres plus gķnķraux, plus constants, et
quelque chose de rude dans l'aspect, qui tire sa cause des passions
d'une ame sans cesse aigrie par l'ķtat de guerre et de tyrannie qui les
environne.
2║ Une deuxiĶme classe d'Arabes est celle des Africains ou
Occidentaux[50], venus Ó diverses reprises et sous divers chefs se
rķunir Ó la premiĶre; comme elle, ils descendent des conquķrants
musulmans qui chassĶrent les Grecs de la Mauritanie; comme elle, ils
exercent l'agriculture et les mķtiers; mais ils sont plus spķcialement
rķpandus dans le _Sa’d_, o∙ ils ont des villages et mĻme des princes
particuliers.
3║. La 3^{e} classe est celle des _Bedouins_ ou hommes des dķserts[51],
connus des anciens sous le nom de _Scenites_, c'est-Ó-dire habitant sous
des tentes. Parmi ceux-lÓ, les uns, dispersķs par familles, habitent les
rochers, les cavernes, les ruines et les lieux ķcartķs o∙ il y a de
l'eau; les autres, rķunis par tribus, campent sous des tentes basses et
enfumķes, et passent leur vie dans un voyage perpķtuel. Tant¶t dans le
dķsert, tant¶t sur les bords du fleuve, ils ne tiennent Ó la terre
qu'autant que l'intķrĻt de leur s¹retķ ou la subsistance de leurs
troupeaux les y attachent. Il est des tribus qui, chaque annķe, aprĶs
l'inondation, arrivent du sein de l'Afrique pour profiter des herbes
nouvelles, et qui au printemps se renfoncent dans le dķsert; d'autres
sont stables en ╔gypte, et y louent des terrains qu'ils ensemencent et
changent annuellement. Toutes observent entre elles des limites
convenues qu'elles ne franchissent point, sous peine de guerre. Toutes
ont Ó peu prĶs le mĻme genre de vie, les mĻmes usages, les mĻmes moeurs.
Ignorants et pauvres, les Bķdouins conservent un caractĶre original,
distinct des nations qui les environnent. Pacifiques dans leur camp, ils
sont partout ailleurs dans un ķtat habituel de guerre. Les laboureurs,
qu'ils pillent, les ha’ssent; les voyageurs, qu'ils dķpouillent, en
mķdisent; les Turks, qui les craignent, les divisent et les corrompent.
On estime que leurs tribus en ╔gypte pourraient former trente mille
cavaliers; mais ces forces sont tellement dispersķes et dķsunies, qu'on
les y traite comme des voleurs et des vagabonds.
Une seconde race d'habitants est celle des _Coptes_, appelķs en arabe
_el Qoubt_. On en trouve plusieurs familles dans le Delta; mais le grand
nombre habitent le _Sa’d_, o∙ ils occupent quelquefois des villages
entiers. L'histoire et la tradition attestent qu'ils descendent du
peuple dķpouillķ par les Arabes, c'est-Ó-dire de ce mķlange d'╔gyptiens,
de Perses, et surtout de Grecs qui, sous les Ptolķmķes et les
Constantins, ont si long-temps possķdķ l'╔gyte. Ils diffĶrent des Arabes
par leur religion, qui est le christianisme; mais ils sont encore
distincts des chrķtiens par leur secte, qui est celle d'EutychĶs. Leur
adhķsion aux opinions thķologiques de cet homme leur a attirķ de la part
des autres Grecs des persķcutions qui les ont rendus irrķconciliables.
Lorsque les Arabes conquirent le pays, ils en profitĶrent pour les
affaiblir mutuellement. Les _Coptes_ ont fini par expulser leurs rivaux;
et comme ils connaissent de tout temps l'administration intķrieure de
l'╔gypte, ils sont devenus les dķpositaires des registres des terres et
des tribus. Sous le nom d'_ķcrivains_, ils sont au Kaire les
_intendants_, les _secrķtaires_ et les _traitants_ du gouvernement et
des beks. Ces _ķcrivains_, mķprisķs des _Turks_ qu'ils servent, et ha’s
des paysans qu'ils vexent, forment une espĶce de corps dont est chef
l'ķcrivain du _commandant_ principal. C'est lui qui dispose de tous les
emplois de cette partie, qu'il n'accorde, selon l'esprit de ce
gouvernement, qu'Ó prix d'argent.
On prķtend que le nom de _Coptes_ leur vient de la ville de _Coptos_, o∙
ils se retirĶrent, dit-on, lors des persķcutions des Grecs; mais je lui
crois une origine plus naturelle et plus ancienne. Le terme arabe
_Qoubti_, un _Copte_, me semble une altķration ķvidente du grec
_Ai-goupti-os_, un _╔gyptien_; car on doit remarquer que _y_ ķtait
prononcķ _ou_ chez les anciens Grecs, et que les Arabes n'ayant, ni _g_
devant _a o u_, ni la lettre _p_, remplacent toujours ces lettres par
_q_ et _b_: les _Coptes_ sont donc proprement les reprķsentans des
_╔gyptiens_[52]; et il est un fait singulier qui rend cette acception
encore plus probable. En considķrant le visage de beaucoup d'individus
de cette race, j'y ai trouvķ un caractĶre particulier qui a fixķ mon
attention: tous ont un ton de peau jaunŌtre et fumeux, qui n'est ni grec
ni arabe; tous ont le visage bouffi, l'oeil gonflķ, le nez ķcrasķ, la
lĶvre grosse; en un mot, une vraie figure de mulŌtre. J'ķtais tentķ de
l'attribuer au climat[53], lorsque, ayant ķtķ visiter le Sphinx, son
aspect me donna le mot de l'ķnigme. En voyant cette tĻte caractķrisķe
_nĶgre_ dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable
d'Hķrodote, o∙ il dit[54]: _Pour moi, j'estime que les Colches sont une
colonie des ╔gyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et
les cheveux crķpus_; c'est-Ó-dire, que les anciens ╔gyptiens ķtaient de
vrais nĶgres de l'espĶce de tous les naturels d'Afrique[55]; et dĶs lors
on explique comment leur sang, alliķ depuis plusieurs siĶcles Ó celui
des Romains et des Grecs, a d¹ perdre l'intensitķ de sa premiĶre
couleur, en conservant cependant l'empreinte de son moule originel. On
peut mĻme donner Ó cette observation une ķtendue trĶs-gķnķrale, et poser
en principe que la physionomie est une sorte de monument propre en bien
des cas Ó constater ou ķclaircir les tķmoignages de l'histoire, sur les
origines des peuples. Parmi nous, un laps de neuf cents ans n'a pu
effacer la nuance qui distinguait les habitans des Gaules, de ces
_hommes du Nord_, qui, sous Charles-le-Gros, vinrent occuper la plus
riche de nos provinces. Les voyageurs qui vont par mer de Normandie en
Danemarck, parlent avec surprise de la ressemblance fraternelle des
habitans de ces deux contrķes, conservķe malgrķ la distance des lieux et
des temps. La mĻme observation se prķsente, quand on passe de Franconie
en Bourgogne; et si l'on parcourait avec attention la France,
l'Angleterre ou toute autre contrķe, on y trouverait la trace des
ķmigrations ķcrite sur la face des habitans. Les Juifs n'en portent-ils
pas d'ineffańables, en quelque lieu qu'ils soient ķtablis? Dans les
ķtats o∙ la noblesse reprķsente un peuple ķtranger introduit par
conquĻte, si cette noblesse ne s'est point alliķe aux indigĶnes, ses
individus ont une empreinte particuliĶre. Le sang kalmouque se distingue
encore dans l'Inde; et si quelqu'un avait ķtudiķ les diverses nations
de l'Europe et du nord de l'Asie, il retrouverait peut-Ļtre des
analogies qu'on a oubliķes.
Mais en revenant Ó l'╔gypte, le fait qu'elle rend Ó l'histoire offre
bien des rķflexions Ó la philosophie. Quel sujet de mķditation, de voir
la barbarie et l'ignorance actuelle des Coptes, issues de l'alliance du
gķnie profond des ╔gyptiens et de l'esprit brillant des Grecs; de penser
que cette race d'hommes noirs, aujourd'hui notre esclave et l'objet de
nos mķpris, est celle-lÓ mĻme Ó laquelle nous devons nos arts, nos
sciences, et jusqu'Ó l'usage de la parole; d'imaginer enfin que c'est au
milieu des peuples qui se disent les plus amis de la libertķ et de
l'humanitķ, que l'on a sanctionnķ le plus barbare des esclavages, et mis
en problĶme _si les hommes noirs ont une intelligence de l'espĶce des
blancs_!
Le langage est un autre monument dont les indications ne sont pas moins
justes ni moins instructives. Celui dont usaient ci-devant les _Coptes_,
s'accorde Ó constater les faits que j'ķtablis. D'un c¶tķ, la forme de
leurs lettres et la majeure partie de leurs mots dķmontrent que la
nation grecque, dans un sķjour de mille ans, a imprimķ fortement son
empreinte sur l'╔gypte[56]; mais d'autre part, l'alphabet copte a cinq
lettres, et le dictionnaire beaucoup de mots qui sont comme les dķbris
et les restes de l'ancien ķgyptien. Ces mots, examinķs avec critique,
ont une analogie sensible avec les idiomes des anciens peuples
adjacents, tels que les Arabes, les ╔thiopiens, les Syriens et mĻme les
riverains de l'Euphrate; et l'on peut ķtablir comme un fait certain que
toutes ces langues ne furent que des dialectes dķrivķs d'un fonds
commun. Depuis plus de trois siĶcles, celui des Coptes est tombķ en
dķsuķtude; les Arabes conquķrants, en dķdaignant l'idiome des peuples
vaincus, leur ont imposķ avec leur joug, l'obligation d'apprendre leur
langue. Cette obligation mĻme devint une loi, lorsque, sur la fin du
premier siĶcle de l'_hedjire_, le kalife _OuŌled I^{er}_ prohiba la
langue grecque dans tout son empire: de ce moment l'arabe prit un
ascendant universel; et les autres langues, relķguķes dans les livres,
ne subsistĶrent plus que pour les savants qui les nķgligĶrent. Tel a ķtķ
le sort du copte dans les livres de dķvotion et d'ķglise, les seuls
connus o∙ il existe: les prĻtres et les moines ne l'entendent plus; et
en ╔gypte comme en Syrie, musulman ou chrķtien, tout parle arabe et
n'entend que cette langue.
Il se prķsente Ó ce sujet des observations qui, dans la gķographie et
l'histoire, ne sont pas sans importance. Les voyageurs, en traitant des
pays qu'ils ont vus, sont dans l'usage et souvent dans l'obligation de
citer des mots de la langue qu'on y parle. C'est une obligation, par
exemple, s'il s'agit de noms propres de peuples, d'hommes, de villes, de
riviĶres et d'autres objets particuliers au pays; mais de lÓ est survenu
l'abus, que transportant les mots d'une langue Ó l'autre, on les a
dķfigurķs Ó les rendre mķconnaissables. Ceci est arrivķ surtout aux pays
dont je traite; et il en est rķsultķ, dans les livres d'histoire et de
gķographie, un chaos incroyable. Un Arabe qui saurait le franńais, ne
reconnaŅtrait pas dans nos cartes dix mots de sa langue, et nous-mĻmes
lorsque nous l'avons apprise, nous ķprouvons le mĻme inconvķnient. Il a
plusieurs causes.
1║ L'ignorance o∙ sont la plupart des voyageurs de la langue arabe, et
surtout de sa prononciation; et cette ignorance a ķtķ cause que leur
oreille, novice Ó des sons ķtrangers, en a fait une comparaison vicieuse
aux sons de leur propre langue.
2║ La nature de plusieurs prononciations qui n'ont point d'analogies
dans la langue o∙ on les transporte. Nous l'ķprouvons tous les jours
dans le _th_ des Anglais et dans le _jota_ des Espagnols: quiconque ne
les a pas entendus, ne peut s'en faire une idķe; mais c'est bien pis
avec les Arabes, dont la langue a trois voyelles et sept Ó huit
consonnes ķtrangĶres aux Europķens. Comment les peindre pour leur
conserver leur nature, et ne les pas confondre avec d'autres qui font
des sens diffķrents[57]?
3║ Enfin, une troisiĶme cause de dķsordre est la conduite des ķcrivains
dans la rķdaction des livres de cartes. En empruntant leurs
connaissances de tous les Europķens qui ont voyagķ en Orient, ils ont
adoptķ l'orthographe des noms propres, telle qu'ils l'ont trouvķe dans
chacun; mais ils n'ont pas fait attention que les diverses nations de
l'Europe, en usant ķgalement des lettres romaines, leur donnent des
valeurs diffķrentes. Par exemple, l'_u_ des Italiens n'est pas notre
_u_, mais _ou_; leur _gh_, n'est pas _gķ_, mais _guķ_; leur _c_, n'est
pas _cķ_, mais _tchķ_: de lÓ une diversitķ apparente de mots qui sont
cependant les mĻmes. C'est ainsi que celui qu'on doit ķcrire en
franńais, _chaik_ ou _chĻk_, est ķcrit tour Ó tour _schek_[58], _shekh_,
_schech_, _sciek_, selon qu'on l'a tirķ de l'anglais, de l'allemand ou
de l'italien, chez qui ces combinaisons de _sh_, _sch_, _sc_, ne sont
que notre _che_. Les Polonais ķcriraient _szech_, et les Espagnols,
_chej_; cette diffķrence de finale, _j_, _ch_, et _kh_, vient de ce que
la lettre arabe est le _jota_ espagnol, _ch_ allemand[59], qui n'existe
point chez les Anglais, les Franńais et les Italiens. C'est encore par
des raisons semblables, que les Anglais ķcrivent _Rooda_, l'Ņle que les
Italiens ķcrivent _Ruda_, et que nous devons prononcer comme les Arabes,
_Rouda_; que Pocoke ķcrit _harammķ_, pour _harŌmi_, un _voleur_; que
Niebuhr ķcrit _dsjebel_, pour _djebel_, une _montagne_; que d'Anville,
qui a beaucoup usķ de mķmoires anglais, ķcrit _ShŌm_ pour _ChŌm_, la
_Syrie_, _wadi_ pour _ouŌdi_, une vallķe, et mille autres exemples.
Par lÓ, comme je l'ai dit, s'est introduit un dķsordre d'orthographe qui
confond tout; et si l'on n'y remķdie, il en rķsultera pour le moderne,
l'inconvķnient dont on se plaint pour l'ancien. C'est avec leur
ignorance des langues _barbares_, et avec leur manie d'en plier les sons
Ó leur grķ, que les Grecs et les Romains nous ont fait perdre la trace
des noms originaux, et nous ont privķs d'un moyen prķcieux de
reconnaŅtre l'ķtat ancien dans celui qui subsiste. Notre langue, comme
la leur, a cette dķlicatesse; elle dķnature tout, et notre oreille
rejette comme barbare tout ce qui lui est inusitķ. Sans doute il est
inutile d'introduire des sons nouveaux; mais il serait Ó propos de nous
rapprocher de ceux que nous traduisons, et de leur assigner, pour
reprķsentants, les plus rapprochķs des n¶tres, en leur ajoutant des
signes convenus. Si chaque peuple en faisait autant, la nomenclature
deviendrait une, comme ses modĶles[60]; et ce serait un premier pas vers
une opķration qui devient de jour en jour plus pressante et plus facile,
un alphabet gķnķral qui puisse convenir Ó toutes les langues, ou du
moins Ó celles de l'Europe. Dans le cours de cet ouvrage, je citerai le
moins qu'il me sera possible de mots arabes; mais lorsque j'y serai
obligķ, qu'on ne s'ķtonne pas si je m'ķloigne souvent de l'orthographe
de la plupart des voyageurs. A en juger par ce qu'ils ont ķcrit, il ne
paraŅt pas qu'aucun ait saisi les vrais ķlķments de l'alphabet arabe, ni
connu les principes Ó suivre dans la translation des mots Ó notre
ķcriture[61]. Je reviens Ó mon sujet.
Une troisiĶme race d'habitants en ╔gypte est celle des _Turks_, qui sont
les maŅtres du pays, ou qui du moins en ont le titre. Dans l'origine,
ce nom de Turk n'ķtait point particulier Ó la nation Ó qui nous
l'appliquons; il dķsignait en gķnķral des peuples rķpandus Ó l'orient et
mĻme au nord de la mer Caspienne, jusqu'au-delÓ du lac Aral, dans les
vastes contrķes qui ont pris d'eux leur dķnomination de
_Tourk-estŌn_[62]. Ce sont ces mĻmes peuples dont les anciens Grecs ont
parlķ sous le nom de Parthes, de MassagĶtes, et mĻme de Scythes, auquel
nous avons substituķ celui de _Tartares_. Pasteurs et vagabonds comme
les Arabes bedouins, ils se montrĶrent, dans tous les temps, guerriers
farouches et redoutables. Ni Kyrus ni Alexandre ne purent les subjuguer;
mais les Arabes furent plus heureux. Environ quatre-vingts ans aprĶs
Mahomet, ils entrĶrent, par ordre du kalife _OuŌled I_, dans les pays
des Turks, et leur firent connaŅtre leur religion et leurs armes. Ils
leur imposĶrent mĻme des tributs; mais l'anarchie s'ķtant glissķe dans
l'empire, les gouverneurs rebelles se servirent d'eux pour rķsister aux
_kalifes_, et ils furent mĻlķs dans toutes les affaires. Ils ne
tardĶrent pas d'y prendre un ascendant qui dķrivait de leur genre de
vie. En effet, toujours sous des tentes, toujours les armes Ó la main,
ils formaient un peuple guerrier, et une milice rompue Ó toutes les
manoeuvres des combats. Ils ķtaient divisķs, comme les Bedouins, en
tribus ou _camps_, appelķs dans leur langue _ordou_, dont nous avons
fait _horde_, pour dķsigner leurs peuplades. Ces tribus, alliķes ou
divisķes entre elles pour leurs intķrĻts, avaient sans cesse des guerres
plus ou moins gķnķrales; et c'est Ó raison de cet ķtat, que l'on voit
dans leur histoire plusieurs peuples ķgalement nommķs _Turks_,
s'attaquer, se dķtruire et s'expulser tour Ó tour. Pour ķviter la
confusion, je rķserverai le nom de _Turks_ propres Ó ceux de
Constantinople, et j'appellerai _Turkmans_ ceux qui les prķcķdĶrent.
Quelques hordes de _Turkmans_ ayant donc ķtķ introduites dans l'empire
arabe, elles parvinrent en peu de temps Ó faire la loi Ó ceux qui les
avaient appelķes comme alliķes ou comme stipendiaires. Les _kalifes_ en
firent eux-mĻmes une expķrience remarquable. _Motazzam_[63], frĶre et
successeur d'_Almamoun_, ayant pris pour sa garde un corps de Turkmans,
se vit contraint de quitter Bagdad Ó cause de leurs dķsordres. AprĶs
lui, leur pouvoir et leur insolence s'accrurent au point qu'ils
devinrent les arbitres du tr¶ne et de la vie des princes; ils en
massacrĶrent trois en moins de trois ans. Les kalifes, dķlivrķs de cette
premiĶre tutelle, ne devinrent pas plus sages. Vers 935,
_Radi-b'ellah_[64] ayant encore dķposķ son autoritķ dans les mains d'un
Turkman, ses successeurs retombĶrent dans les premiĶres chaŅnes; et sous
la garde des _emirs-el-omara_, ils ne furent plus que des fant¶mes de
puissance. Ce fut dans les dķsordres de cette anarchie qu'une foule de
_hordes_ turkmanes pķnķtrĶrent dans l'empire, et qu'elles fondĶrent
divers ķtats indķpendants, plus ou moins passagers, dans le _Kerman_, le
_Korasan_, Ó _Iconium_, Ó _Alep_, Ó _Damas_ et en _╔gypte_.
Jusqu'alors les Turks actuels, distinguķs par le nom d'_Ogouzians_,
ķtaient restķs Ó l'orient de la Caspienne et vers le Djihoun; mais dans
les premiĶres annķes du 13^{e} siĶcle, _Djenkiz-Kan_ ayant amenķ toutes
les tribus de la haute Tartarie contre les princes de _Balk_ et de
_Samarqand_, les Ogouzians ne jugĶrent pas Ó propos d'attendre les
_Mogols_: ils partirent sous les ordres de leur chef _Soliman_, et
poussant devant eux leurs troupeaux, ils vinrent (en 1214) camper dans
l'_AderbedjŌn_, au nombre de cinquante mille cavaliers. Les Mogols les y
suivirent, et les poussĶrent plus Ó l'ouest dans l'Armķnie. Soliman
s'ķtant noyķ (en 1220) en voulant passer l'Euphrate Ó cheval, _Ertogrul_
son fils prit le commandement des hordes, et s'avanńa dans les plaines
de l'Asie mineure, o∙ des pŌturages abondants attiraient ses troupeaux.
La bonne conduite de ce chef lui procura dans ces contrķes une force et
une considķration qui firent rechercher son alliance par d'autres
princes. De ce nombre fut le Turkman _Ala-el-din_, sultan Ó Iconium. Cet
Ala-el-din se voyant vieux et inquiķtķ par les Tartares de
_Djenkiz-Kan_, accorda des terres aux Turks d'Ertogrul, et le fit mĻme
gķnķral de toutes ses troupes. Ertogrul rķpondit Ó la confiance du
sultan, battit les _Mogols_, acquit de plus en plus du crķdit et de la
puissance, et les transmit Ó son fils _Osman_, qui reńut d'un
_Ala-el-din_, successeur du premier, le QofetŌn, le tambour et les
queues de cheval, symboles du commandement chez tous les Tartares. Ce
fut cet _Osman_ qui, pour distinguer ses _Turks_ des autres, voulut
qu'ils portassent dķsormais son nom, et qu'on les appelŌt _OsmanlĶs_,
dont nous avons fait Ottomans[65]. Ce nouveau nom devint bient¶t
redoutable aux Grecs de Constantinople, sur qui Osman envahit des
terrains assez considķrables pour en faire un royaume puissant. Bient¶t
il lui en donna le titre, en prenant lui-mĻme, en 1300, la qualitķ de
_soltŌn_, qui signifie _souverain absolu_. On sait comment ses
successeurs, hķritiers de son ambition et de son activitķ, continuĶrent
de s'agrandir aux dķpens des Grecs; comment de jour en jour, leur
enlevant des provinces en Europe et en Asie, ils les resserrĶrent jusque
dans les murs de Constantinople; et comment enfin Mahomet II, fils
d'Amurat, ayant emportķ cette ville en 1453, anķantit ce rejeton de
l'empire de Rome. Alors les Turks, se trouvant libres des affaires
d'Europe, reportĶrent leur ambition sur les provinces du midi. BagdŌd,
subjuguķe par les Tartares, n'avait plus de kalifes depuis deux cents
ans[66]; mais une nouvelle puissance formķe en Perse, avait succķdķ Ó
une partie de leurs domaines. Une autre, formķe dans l'╔gypte, dĶs le
dixiĶme siĶcle, et subsistant alors sous le nom de _Mamlouks_, en avait
dķtachķ la Syrie et le Diarbekr. Les Turks se proposĶrent de dķpouiller
ces rivaux. _Bayazid_, fils de Mahomet, exķcuta une partie de ce dessein
contre le _sofi_ de Perse, en s'emparant de l'Armķnie; et Sķlim son fils
le complķta contre les _Mamlouks_. Ce sultan les ayant attirķs prĶs
d'Alep en 1517, sous prķtexte de l'aider dans la guerre de Perse, tourna
subitement ses armes contre eux, et leur enleva de suite la Syrie et
l'╔gypte, o∙ il les poursuivit. De ce moment le sang des Turks fut
introduit dans ce pays; mais il s'est peu rķpandu dans les villages. On
ne trouve presque qu'au Kaire des individus de cette nation: ils y
exercent les arts, et occupent les emplois de religion et de guerre.
Ci-devant ils y joignaient toutes les places du gouvernement; mais
depuis environ trente ans, il s'est fait une rķvolution tacite, qui,
sans leur ¶ter le titre, leur a dķrobķ la rķalitķ du pouvoir.
Cette rķvolution a ķtķ l'ouvrage d'une quatriĶme et derniĶre race, dont
il nous reste Ó parler. Ses individus, nķs tous au pied du Caucase, se
distinguent des autres habitans par la couleur blonde de leurs cheveux,
ķtrangĶre aux naturels de l'╔gypte. C'est cette espĶce d'hommes que nos
croisķs y trouvĶrent dans le treiziĶme siĶcle, et qu'ils appelĶrent
_Mamelus_, ou plus correctement _Mamlouks_. AprĶs avoir demeurķ presque
anķantis pendant deux cent trente ans sous la domination des Ottomans,
ils ont trouvķ moyen de reprendre leur prķpondķrance. L'histoire de
cette milice, les faits qui l'amenĶrent pour la premiĶre fois en ╔gypte,
la maniĶre dont elle s'y est perpķtuķe et rķtablie, enfin son genre de
gouvernement, sont des phķnomĶnes politiques si bizarres, qu'il est
nķcessaire de donner quelques pages Ó leur dķveloppement.
CHAPITRE II.
Prķcis de l'histoire des Mamlouks.
Les Grecs de Constantinople, avilis par un gouvernement despotique et
bigot, avaient vu, dans le cours du septiĶme siĶcle, les plus belles
provinces de leur empire devenir la proie d'un peuple nouveau. Les
Arabes, exaltķs par le fanatisme de _Mahomet_, et plus encore par le
dķlire de jouissances jusqu'alors inconnues, avaient conquis, en
quatre-vingts ans, tout le nord de l'Afrique jusqu'aux Canaries, et tout
le midi de l'Asie jusqu'Ó l'Indus et aux dķserts tartares. Mais le livre
du _prophĶte_, qui enseignait la mķthode des ablutions, des je¹nes et
des priĶres, n'avait point appris la science de la lķgislation, ni ces
principes de la morale naturelle, qui sont la base des empires et des
sociķtķs. Les Arabes savaient vaincre et nullement gouverner: aussi
l'ķdifice informe de leur puissance ne tarda-t-il pas de s'ķcrouler. Le
vaste empire des _kalifes_, passķ du despotisme Ó l'anarchie, se
dķmembra de toutes parts. Les gouverneurs temporels, dķsabusķs de la
saintetķ de leur chef spirituel, s'ķrigĶrent partout en souverains, et
formĶrent des ķtats indķpendants. L'╔gypte ne fut pas la derniĶre Ó
suivre cet exemple; mais ce ne fut qu'en 969[67] qu'il s'y ķtablit une
puissance rķguliĶre, dont les princes, sous le nom de _kalifes
fŌtmŅtes_, disputĶrent Ó ceux de BagdŌd jusqu'au titre de leur dignitķ.
Ces derniers, Ó cette ķpoque, privķs de leur autoritķ par la milice
turkmane, n'ķtaient plus capables de rķprimer ces prķtentions. Ainsi les
_kalifes_ d'╔gypte restĶrent maŅtres paisibles de ce riche pays, et ils
en eussent pu former un ķtat puissant. Mais toute l'histoire des Arabes
s'accorde Ó prouver que cette nation n'a jamais connu _la science du
gouvernement_. Les souverains d'╔gypte, despotes comme ceux de BagdŌd,
marchĶrent par les mĻmes routes Ó la mĻme destinķe. Ils se mĻlĶrent de
querelles de sectes, ils en firent mĻme de nouvelles, et persķcutĶrent
pour avoir des prosķlytes. L'un d'eux, nommķ _HŌkem-b'amr-ellŌh_[68],
eut l'extravagance de se faire reconnaŅtre pour dieu incarnķ, et la
barbarie de mettre le feu au Kaire pour se dķsennuyer. D'autres
dissipĶrent les fonds publics par un luxe bizarre. Le peuple foulķ les
prit en aversion; et leurs courtisans, enhardis par leur faiblesse,
aspirĶrent Ó les dķpouiller. Tel fut le cas d'_Adhad-el-dŅn_, dernier
rejeton de cette race. AprĶs une invasion des croisķs, qui lui avaient
imposķ un tribut, un de ses gķnķraux, dķposķ, le menańa de lui enlever
un pouvoir dont il se montrait peu digne. Se sentant incapable de
rķsister par lui-mĻme, et sans espoir dans sa nation qu'il avait
aliķnķe, il eut recours aux ķtrangers. En vain le raisonnement et
l'expķrience de tous les temps lui dictaient que ces ķtrangers,
dķpositaires de sa personne, en seraient aussi les maŅtres; une premiĶre
imprudence en nķcessita une seconde: il appela une race de Turkmans et
de Kourdes qui s'ķtaient fait un ķtat dans le nord de la Syrie, et il
implora _Nour-el-dŅn_, souverain d'Alep, qui dķvorant dķja l'╔gypte, se
hŌta d'y envoyer une armķe. Elle dķlivra effectivement _Adhad_ du tribut
des Francs et des prķtentions de son gķnķral; mais le kalife ne fit que
changer d'ennemis: on ne lui laissa que l'ombre de la puissance; et
_SelŌh-el-dŅn_, qui prit, en 1171, le commandement des troupes, finit
par le faire ķtrangler. C'est ainsi que les Arabes d'╔gypte furent
assujettis Ó des ķtrangers, dont les princes commencĶrent une nouvelle
dynastie dans la personne de _SelŌh-el-dŅn_.
Pendant que ces choses se passaient en ╔gypte, pendant que les croisķs
d'Europe se faisaient chasser de Syrie pour leurs dķsordres, des
mouvements extraordinaires prķparaient d'autres rķvolutions dans la
haute Asie. Djenkiz-Kan, devenu seul chef de presque toutes les hordes
tartares, n'attendait que le moment d'envahir les ķtats voisins: une
insulte faite Ó des marchands sous sa protection, dķtermina sa marche
contre le sultan de Balk et l'orient de la Perse. Alors, c'est-Ó-dire
vers 1218, ces contrķes devinrent le thķŌtre d'une des plus sanglantes
calamitķs dont l'histoire des conquķrants fasse mention. Les Mogols, le
fer et la flamme Ó la main, pillant, ķgorgeant, br¹lant, sans
distinction d'Ōge ni de sexe, rķduisirent tout le pays du Sihoun au
Tigre en un dķsert de cendres et d'ossements. Ayant passķ au nord de la
Caspienne, ils poussĶrent leurs ravages jusque dans la Russie et le
Cuban. Ce fut cette expķdition, arrivķe en 1227, dont les suites
introduisirent les Mamlouks en ╔gypte. Les Tartares, las d'ķgorger,
avaient ramenķ une foule de jeunes esclaves des deux sexes; leurs camps
et les marchķs de l'Asie en ķtaient remplis. Les successeurs de
_SelŌh-el-dŅn_, qui, Ó titre de _Turkmans_, conservaient des
correspondances vers la Caspienne, virent dans cette rencontre une
occasion de se former Ó bon marchķ une milice dont ils connaissaient la
beautķ et le courage. Vers l'an 1230, l'un d'eux fit acheter jusqu'Ó
12,000 jeunes gens qui se trouvĶrent _TcherkŌsses_, _Mingreliens_ et
_Abazans_. Il les fit ķlever dans les exercices militaires, et en peu de
temps il eut une lķgion des plus beaux et des meilleurs soldats de
l'Asie, mais aussi des plus mutins, comme il ne tarda pas de
l'ķprouver. Bient¶t cette milice, semblable aux gardes prķtoriennes,
lui fit la loi. Elle fut encore plus audacieuse sous son successeur,
qu'elle dķposa. Enfin, en 1250, peu aprĶs le dķsastre de saint Louis,
ces soldats tuĶrent le dernier prince _turkman_, et lui substituĶrent un
de leurs chefs, avec le titre de _sultan_[69], en gardant pour eux celui
de _Mamlouks_, qui signifie un esclave militaire[70].
Telle est cette milice d'esclaves devenus despotes, qui depuis plusieurs
siĶcles rķgit les destins de l'╔gypte. DĶs l'origine, les effets
rķpondirent aux moyens: sans contrat social entre eux que l'intķrĻt du
moment, sans droit public avec la nation que celui de la conquĻte, les
Mamlouks n'eurent pour rĶgle de conduite et de gouvernement que la
violence d'une soldatesque effrenķe et grossiĶre. Le premier chef qu'ils
ķlurent, ayant occupķ cet esprit turbulent Ó la conquĻte de la Syrie, il
obtint un rĶgne de 17 ans; mais depuis lui pas un seul n'est parvenu Ó
ce terme. Le fer, le cordon, le poison, le meurtre public ou
l'assassinat privķ, ont ķtķ le sort d'une suite de tyrans, dont on
compte 47 dans une espace de 257 ans. Enfin, en 1517, Sķlim, sultan des
Ottomans, ayant pris et fait pendre ToumŌm-bek, leur dernier chef, mit
fin Ó cette dynastie[71].
Selon les principes de la politique turke, Sķlim devait exterminer tout
le corps des Mamlouks; mais une vue plus raffinķe le fit pour cette fois
dķroger Ó l'usage. Il sentit, en ķtablissant un pacha dans l'╔gypte, que
l'ķloignement de la capitale deviendrait une grande tentation de
rķvolte, s'il lui confiait la mĻme autoritķ que dans les autres
provinces. Pour parer Ó cet inconvķnient, il combina une forme
d'administration telle, que les pouvoirs, partagķs entre plusieurs
corps, gardassent un ķquilibre qui les tŅnt tous dans sa dķpendance: la
portion des Mamlouks ķchappķs Ó son premier massacre lui parut propre Ó
ce dessein. Il ķtablit donc un _diouŌn_, ou _conseil_ de rķgence, qui
fut composķ du pacha et des chefs des 7 corps militaires. L'office du
pacha fut de notifier Ó ce conseil les ordres de la _Porte_, de faire
passer le tribut, de veiller Ó la s¹retķ du pays contre les ennemis
extķrieurs, de s'opposer Ó l'agrandissement des divers partis; de leur
c¶tķ, les membres du conseil eurent le droit de rejeter les ordres du
pacha, en motivant les refus; de le dķposer mĻme, et de ratifier toutes
les ordonnances civiles ou politiques. Quant aux _Mamlouks_, il fut
arrĻtķ qu'on prendrait parmi eux les 24 gouverneurs ou beks des
provinces: on leur confia le soin de contenir les Arabes, de veiller Ó
la perception des tributs et Ó toute la police intķrieure; mais leur
autoritķ fut purement passive, et ils ne durent Ļtre que les instruments
des volontķs du conseil. L'un d'eux, rķsidant au Kaire, eut le titre de
_chaik-el-beled_[72], qu'on doit traduire par _gouverneur de la ville_,
dans un sens purement civil, c'est-Ó-dire, sans aucun pouvoir militaire.
Le sultan ķtablit aussi des tributs, dont une partie fut destinķe Ó
soudoyer 20,000 hommes de pied et un corps de 12,000 cavaliers,
rķsidants sur le pays: l'autre, Ó procurer Ó la Mekke et Ó Mķdine des
provisions de blķ dont elles manquent; et la troisiĶme, Ó grossir le
kaznķ ou trķsor de Constantinople, et Ó soutenir le luxe du _sķrail_.
Du reste, le peuple, qui devait subvenir Ó ces dķpenses, ne fut comptķ,
comme l'a trĶs-bien observķ Savary, que comme un agent passif, et resta
soumis comme auparavant Ó toute la rigueur d'un despotisme militaire.
Cette forme de gouvernement n'a pas mal rķpondu aux intentions de Sķlim,
puisqu'elle a durķ plus de 2 siĶcles; mais depuis 50 ans, la Porte
s'ķtant relŌchķe de sa vigilance, il s'est introduit des nouveautķs dont
l'effet a ķtķ de multiplier les _Mamlouks_; de reporter en leurs mains
les richesses et le crķdit, et enfin, de leur donner sur les Ottomans un
ascendant qui a rķduit Ó peu de chose le pouvoir de ceux-ci. Pour
concevoir cette rķvolution, il faut connaŅtre par quels moyens les
_Mamlouks_ se sont perpķtuķs et multipliķs en ╔gypte.
En les voyant subsister en ce pays depuis plusieurs siĶcles, on croirait
qu'ils s'y sont reproduits par la voie ordinaire de la gķnķration; mais
si leur premier ķtablissement fut un fait singulier, leur perpķtuation
en est un autre qui n'est pas moins bizarre. Depuis 550 ans qu'il y a
des _Mamlouks_ en ╔gypte, pas un seul n'a donnķ lignķe subsistante; il
n'en existe pas une famille Ó la seconde gķnķration: tous leurs enfants
pķrissent dans le premier ou le second Ōge. Les Ottomans sont presque
dans le mĻme cas, et l'on observe qu'ils ne s'en garantissent qu'en
ķpousant des femmes indigĶnes, ce que les _Mamlouks_ ont toujours
dķdaignķ[73]. Qu'on explique pourquoi des hommes bien constituķs, mariķs
Ó des femmes saines, ne peuvent naturaliser sur les bords du Nil un sang
formķ aux pieds du Caucase, et qu'on se rappelle que les plantes
d'Europe refusent ķgalement d'y maintenir leur espĶce; on pourra hķsiter
de croire ce double phķnomĶne; mais il n'en est pas moins constant, et
il ne paraŅt pas nouveau; les anciens ont des observations qui y sont
analogues: ainsi, lorsque Hippocrate[74] dit que chez les Scythes et les
╔gyptiens, tous les individus se ressemblent, et que ces deux nations
ne ressemblent Ó aucune autre; lorsqu'il ajoute que dans le pays de ces
deux peuples, le climat, les saisons, les ķlķments et le terrain ont une
uniformitķ qu'ils n'ont point ailleurs, n'est-ce pas reconnaŅtre cette
espĶce d'intolķrance dont je parle? Quand de tels pays impriment un
caractĶre si particulier Ó ce qui leur appartient, n'est-ce pas une
raison de repousser tout ce qui leur est ķtranger? Il semble alors que
le seul moyen de naturalisation pour les animaux et pour les plantes,
est de se mķnager une affinitķ avec le climat, en s'alliant aux espĶces
indigĶnes; et les _Mamlouks_, ainsi que je l'ai dit, s'y sont refusķs.
Le moyen qui les a perpķtuķs et multipliķs est donc le mĻme qui les y a
ķtablis; c'est-Ó-dire qu'ils se sont rķgķnķrķs par des esclaves
transportķs de leur pays originel. Depuis les Mogols, ce commerce n'a
pas cessķ sur les bords du Kuban et du Phase[75]; comme en Afrique, il
s'y entretient, et par les guerres que se font les nombreuses peuplades
de ces contrķes, et par la misĶre des habitants qui vendent leurs
propres enfants pour vivre. Ces esclaves des deux sexes, transportķs
d'abord Ó Constantinople, sont ensuite rķpandus dans tout l'empire, o∙
ils sont achetķs par les gens riches. Les Turks, en s'emparant de
l'╔gypte, auraient d¹ sans doute y prohiber cette dangereuse
marchandise: ne l'ayant pas fait, ils se sont attirķ le revers qui
aujourd'hui les dķpossĶde; ce revers a ķtķ prķparķ de longue main par
plusieurs abus. Depuis long-temps la Porte nķgligeait les affaires de
cette province. Pour contenir les pachas, elle avait laissķ le divan
ķtendre son pouvoir, et les chefs des _janissaires_ et des _azŌbs_
ķtaient devenus tout-puissants. Les soldats eux-mĻmes, devenus citoyens
par les mariages qu'ils avaient contractķs, n'ķtaient plus les crķatures
de Constantinople. Un changement arrivķ dans la discipline avait aggravķ
le dķsordre. Dans l'origine, les sept corps militaires avaient des
caisses communes; et quoique la sociķtķ f¹t riche, les particuliers, ne
disposant de rien, ne pouvaient rien. Les chefs, que cette disposition
gĻnait, eurent le crķdit de la faire abolir, et ils obtinrent la
permission de possķder des propriķtķs fonciĶres, des terres et des
villages. Or, comme ces terres et ces villages dķpendaient des
gouverneurs _mamlouks_, il fallut les mķnager, pour qu'ils ne les
grevassent point. De ce moment, les _beks_ acquirent une influence sur
les gens de guerre, qui jusqu'alors les avaient dķdaignķs; et cette
influence devint d'autant plus grande, que leur gestion leur procurait
des richesses considķrables: ils les employĶrent Ó se faire des amis et
des crķatures; ils multipliĶrent leurs esclaves, et aprĶs les avoir
affranchis, ils les poussĶrent de tout leur crķdit aux grades de la
milice et du gouvernement. Ces parvenus conservant pour leurs patrons un
respect que l'usage de l'Orient consacre, ils leur formĶrent des
factions dķvouķes Ó toutes leurs volontķs. Telle fut la marche par
laquelle _Ybrahim_, l'un des kiŌyas[76] ou colonels vķtķrans des
_janissaires_, parvint vers 1746 Ó se saisir de tous les pouvoirs: il
avait tellement multipliķ et avancķ ses affranchis, que sur les 24 beks
que l'on devait compter, il y en avait 8 de sa _maison_. Il en retirait
une prķpondķrance d'autant plus certaine, que le pacha laissait toujours
des places vacantes pour en percevoir les ķmoluments. D'autre part, ses
largesses lui avaient attachķ les officiers et les soldats de son corps.
Enfin l'association de _Rodoan_, le plus accrķditķ des colonels _azŌbs_,
mettait le sceau Ó sa puissance. Le pacha, maŅtrisķ par cette faction,
ne fut plus qu'un fant¶me, et les ordres du sultan s'ķvanouirent devant
ceux d'Ybrahim. A sa mort, arrivķe en 1757, sa _maison_, c'est-Ó-dire
ses affranchis, divisķs entre eux, mais rķunis contre les autres,
continuĶrent de faire la loi. Rodoan, qui avait succķdķ Ó son collĶgue,
ayant ķtķ chassķ et tuķ par une cabale de jeunes _beks_, on vit divers
_commandants_ se succķder dans un assez court espace. Enfin, vers 1766,
un des principaux acteurs des troubles, _Ali-bek_, qui pendant plusieurs
annķes a fixķ l'attention de l'Europe, prit un ascendant dķcidķ sur ses
rivaux, et sous le titre d'_ķmir-hadj_ et de _chaik-el-beled_, parvint Ó
s'arroger toute la puissance. L'histoire des Mamlouks ķtant liķe Ó la
sienne, nous allons continuer l'une en exposant l'autre.
CHAPITRE III.
Prķcis de l'histoire d'Ali-Bek[77].
La naissance d'Ali-bek est soumise aux mĻmes incertitudes que celle de
la plupart des _Mamlouks_. Vendus en bas Ōge par leurs parents, ou
enlevķs par des ennemis, ces enfants conservent peu le souvenir de leur
origine et de leur patrie, souvent mĻme ils les cĶlent. L'opinion lÓ
plus accrķditķe sur Ali est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des
peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus
recherchķs[78]. Les marchands qui font ce commerce le transportĶrent,
dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire: il y fut achetķ par
les frĶres Isaac et Yousef, juifs douaniers, qui en firent prķsent Ó
Ybrahim KiŌya. On estime qu'il pouvait avoir alors 12 Ó 14 ans; mais les
Orientaux, tant musulmans que chrķtiens, ne tenant point de registres de
naissance, on ne sait jamais leur Ōge prķcis. Ali, chez son nouveau
patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presque en tout
celles des pages chez les princes. Il reńut l'ķducation d'usage, qui
consiste Ó bien manier un cheval, Ó tirer la carabine et le pistolet, Ó
lancer le _djerid_, Ó frapper du sabre, et mĻme un peu, Ó lire et Ó
ķcrire. Dans tous ces exercices, il montra une pķtulance qui lui valut
le surnom turk de _djendŌli_, c'est-Ó-dire, _fou_. Mais les soucis de
l'ambition parvinrent Ó le calmer. Vers l'Ōge de 18 Ó 20 ans, son patron
lui laissa croŅtre la barbe, c'est-Ó-dire, qu'il l'affranchit; car chez
les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux
esclaves et aux femmes, et de lÓ cette impression dķfavorable qu'ils
reńoivent du premier aspect de tout Europķen. En l'affranchissant,
Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de
_kŌchef_ ou _gouverneur_ de district; enfin il le mit au rang des 24
beks. Ces divers grades, le crķdit et les richesses qu'il y acquit,
ķveillĶrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son patron, arrivķe en
1757, ouvrit Ó ses projets une libre carriĶre. Il se mĻla dans toutes
les intrigues qui se firent pour ķlever ou supplanter les commandants.
Rodoan KiŌya lui dut sa ruine. AprĶs Rodoan, diverses factions portĶrent
tour Ó tour leurs chefs Ó sa place. Celui qui l'occupait en 1762, ķtait
Abd-el-RahmŌn, peu puissant par lui-mĻme, mais soutenu par plusieurs
maisons confķdķrķes. Ali ķtait alors _chaik-el-beled_; il saisit le
moment qu'Abd-el-RahmŌn conduisait la caravane de la Mekke, pour le
faire exiler; mais lui-mĻme eut bient¶t son tour, et fut condamnķ Ó
passer Ó Gaze. Gaze, dķpendant d'un pacha turk, n'ķtait point un lieu
assez agrķable ni assez s¹r pour qu'il acceptŌt cet exil; aussi n'en
prit-il la route que par feinte, et dĶs le troisiĶme jour il tourna vers
_Sa’d_, o∙ il fut rejoint par ses partisans. Ce fut Ó Djirdjķ qu'un
sķjour de 2 ans m¹rit sa tĻte, et qu'il prķpara les moyens d'obtenir et
d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit
au Kaire l'ayant enfin rappelķ en 1766, il parut subitement dans cette
ville, et en une seule nuit il tua 4 beks de ses ennemis, en exila 4
autres, et se trouva dķsormais chef du parti le plus nombreux. Devenu
dķpositaire de toute l'autoritķ, il rķsolut de l'employer Ó s'agrandir
encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de
_commandant_ ni de _quaiem-maquam_. La suzerainetķ de Constantinople
offensa son orgueil, et il n'aspira pas moins qu'au titre de _sultan_
d'╔gypte. Toutes ses dķmarches furent relatives Ó ce but: il chassa le
pacha, qui n'ķtait plus qu'un Ļtre de reprķsentation; il refusa le
tribut accoutumķ; enfin, en 1768, il battit monnaie Ó son propre
coin[79]. La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes Ó son
autoritķ; mais pour les rķprimer il e¹t fallu une guerre ouverte, et les
circonstances n'ķtaient pas favorables. L'Arabe _DŌher_, ķtabli dans
_Acre_, tenait en ķchec la Syrie; et le divan de Constantinople, occupķ
des affaires de la Pologne et des prķtentions des Russes, n'avait
d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitķe des capidjis; mais
le poison ou le poignard surent toujours prķvenir le cordon qu'ils
portaient. _Ali-bek_, profitant des circonstances, poussa de plus en
plus ses entreprises et ses succĶs. Depuis plusieurs annķes, une partie
du Sa’d ķtait occupķe par des chaiks arabes peu soumis. L'un d'eux,
nommķ _HammŌm_, y formait une puissance capable d'inquiķter. Ali
commenńa par se dķlivrer de ce souci, et sous prķtexte que ce chaik
recķlait un dķp¶t confiķ par Ybrahim KiŌya, et qu'il accueillait des
rebelles, il envoya contre lui, en 1769, un corps, de Mamlouks commandķ
par son favori Mohammad-bek qui dķtruisit en une seule journķe HammŌm et
sa puissance.
La fin de cette mĻme annķe vit une autre expķdition dont les suites
devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux Ó
_Suez_, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au bek _Hasan_ d'aller
occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous
la conduite de _Mohammad-bek_, marcha par terre Ó la Mekke mĻme, qui fut
prise sans coup fķrir et livrķe au pillage. Son dessein ķtait de faire
de Djedda l'entrep¶t du commerce de l'Inde; et ce projet suggķrķ par un
jeune nķgociant vķnitien[80] admis Ó sa confiance, devait faire
abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espķrance, et lui substituer
l'ancienne route de la Mķditerranķe et de la mer Rouge. Mais, sans
parler du revers qui termina cette entreprise[81], la suite des faits a
prouvķ qu'on s'ķtait trop pressķ, et qu'avant d'introduire l'or dans un
pays, il faut y ķtablir des lois.
Cependant Ali-bek, vainqueur d'un chaik du Sa’d, et du chķrif de la
Mekke, se crut fait dķsormais pour commander au monde entier. Ses
courtisans lui dirent qu'il ķtait aussi puissant que le sultan de
Constantinople, et il le crut comme ses courtisans. Un peu de
raisonnement lui e¹t dķmontrķ que la proportion de l'╔gypte au reste de
l'empire n'en fait qu'un bien petit ķtat, et que 7 ou 8,000 cavaliers
qu'il commandait ķtaient peu de chose en comparaison de 100,000
janissaires dont le sultan pouvait disposer; mais les Mamlouks ne savent
point de gķographie; et Ali, qui voyait l'╔gypte de prĶs, la trouvait
plus grande que la Turkie qu'il voyait de loin. Il rķsolut donc de
commencer le cours de ses conquĻtes. La Syrie, qui ķtait Ó sa porte, fut
naturellement la premiĶre qu'il se proposa: tout favorisait ses vues. La
guerre des Russes, ouverte en 1769, occupait toutes les forces des Turks
dans le Nord. Le chaik DŌher, rķvoltķ, ķtait un alliķ puissant et
fidĶle; enfin les concussions du pacha de Damas, en disposant les
esprits Ó la rķvolte, offraient la plus belle occasion d'envahir son
gouvernement, et de mķriter le titre de libķrateur des peuples. Ali
saisit trĶs-bien cet ensemble, et il ne diffķra de se mettre en
mouvement, qu'autant que l'exigeaient les prķparatifs nķcessaires.
Toutes les mesures ķtant prises, il publia, en dķcembre 1770, un
manifeste contre _Osman_, pacha de Damas, et il envoya 500 Mamlouks
occuper Gaze, pour s'assurer l'entrķe de la Palestine. Osman n'apprit
pas plus t¶t l'invasion, qu'il accourut. Les Mamlouks, effrayķs de sa
diligence et du nombre de ses troupes, se tinrent, la bride en main,
prĻts Ó fuir au premier signal; mais _DŌher_, l'homme le plus diligent
qu'ait vu depuis long-temps la Syrie, _DŌher_ accourut d'Acre, et les
tira d'embarras. Osman, campķ prĶs de YŌfa, prit la fuite sans rendre de
combat. DŌher occupa YŌfa, Ramlķ et toute la Palestine, et la route
resta ouverte Ó la grande armķe qu'on attendait.
Elle arriva sur la fin de fķvrier 1771: les gazettes du temps, qui
comptĶrent 60,000 hommes, ont fait croire en Europe que c'ķtait une
armķe semblable Ó celles de Russie ou d'Allemagne; mais les Turks, et
surtout ceux de l'Asie, diffĶrent encore plus des Europķens par l'ķtat
militaire que par les usages et les moeurs. Il s'en faut beaucoup que
60,000 hommes, chez eux, soient 60,000 soldats comme les n¶tres. L'armķe
dont il s'agit en est un exemple: elle pouvait monter rķellement Ó
40,000 tĻtes qu'il faut classer comme il suit; savoir, 5,000 Mamlouks,
tous Ó cheval, et c'ķtait lÓ vķritablement l'armķe; environ 1,500
Barbaresques Ó pied, et pas d'autre infanterie. Les Turks n'en
connaissent pas; chez eux, l'homme Ó cheval est tout. En outre, chaque
Mamlouk ayant Ó sa suite deux valets Ó pied armķs d'un bŌton, il en
rķsulte 10,000 valets; plus, un excķdant de valets et de _serrŌdjs_ ou
valets Ó cheval pour les beks et kŌchefs, ķvaluķ 2,000, et tout le reste
vivandiers et goujats: voilÓ cette armķe, telle que me l'ont dķpeinte
en Palestine des personnes qui l'ont vue et suivie. Elle ķtait commandķe
par le favori d'_Ali-bek, Mohammad-bek_, surnommķ _AboudŌhŌb_, ou pĶre
de l'or, Ó raison du luxe de sa tente et de ses harnais. Quant Ó l'ordre
et Ó la discipline, il n'en faut pas faire mention. Les armķes des
Mamlouks et des Turks ne sont qu'un amas confus de cavaliers sans
uniformes, de chevaux de toute taille et de toutes couleurs, marchant
sans observer ni rangs, ni distributions. Cette foule s'achemina vers
Acre, laissant sur son passage les traces de son indiscipline et de sa
rapacitķ: lÓ se fit la rķunion des troupes du chaik DŌher, qui
consistaient en 1,500 _Safadiens_[82] Ó cheval, commandķs par son fils
_Ali_; en 1,200 cavaliers _MottouŌlis_, ayant pour chef le chaik
_NŌsif_, et Ó peu prĶs 1,000 Barbaresques Ó pied. Cette rķunion opķrķe,
et le plan concertķ, l'on marcha vers Damas dans le courant d'avril.
Osman, qui avait eu le loisir de se prķparer, avait de son c¶tķ
rassemblķ une armķe nombreuse et aussi mal ordonnķe. Les pachas de
Sa’d[83], de Tripoli et d'Alep s'ķtaient joints Ó lui, et ils
attendaient l'ennemi sous les murs mĻmes de Damas. Il ne faut pas
s'imaginer ici des mouvements combinķs, tels que ceux qui, depuis 100
ans, ont fait de la guerre parmi nous une science de calcul et de
rķflexion. Les Asiatiques n'ont pas les premiers ķlķments de cette
conduite. Leurs armķes sont des _cohues_, leurs marches des pillages,
leurs campagnes des incursions, leurs batailles des batteries; le plus
fort ou le plus hardi va chercher l'autre, qui souvent fuit sans combat;
s'il attend de pied ferme, on s'aborde, on se mĻle; on tire les
carabines, on rompt des lances, on se taille Ó coups de sabre; on n'a
presque jamais de canon, et lorsqu'il y en a, il est de peu de service.
La terreur se rķpand souvent sans raison: un parti fuit; l'autre le
presse, et crie victoire. Le vaincu subit la loi du vainqueur, et
souvent la campagne finit avec la bataille.
Tel fut en partie ce qui se passa en Syrie en 1771. L'armķe d'Ali-bek et
de DŌher marcha contre Damas. Les pachas l'attendirent; on s'approcha,
et le 6 juin on en vint Ó une affaire dķcisive: les Mamlouks et les
Safadiens fondirent avec tant de fureur sur les Turks, que ceux-ci,
ķpouvantķs du carnage, prirent la fuite; les pachas ne furent pas les
derniers Ó se sauver; les alliķs, maŅtres du terrain, s'emparĶrent sans
effort de la ville qui n'avait ni soldats ni murs. Le chŌteau seul
rķsista. Ses murailles ruinķes n'avaient pas un canon, encore moins de
canonniers; mais il y avait un fossķ marķcageux, et derriĶre les ruines
quelques fusiliers; et cela suffit pour arrĻter cette armķe de
cavaliers: cependant, comme les assiķgķs ķtaient vaincus par l'opinion,
ils capitulĶrent le troisiĶme jour, et la place devait Ļtre livrķe le
lendemain, lorsque le point du jour amena la plus ķtrange des
rķvolutions. Au moment que l'on attendait le signal de la reddition,
Mohammad fait tout Ó coup crier la retraite, et tous ses cavaliers
tournent vers l'╔gypte. En vain Ali-DŌher et NŌsif surpris, accourent et
demandent la cause d'un retour si incroyable: le _Mamlouk_ ne rķpond Ó
leurs instances que par une menace hautaine, et tout dķcampe en
confusion. Ce ne fut pas une retraite, mais une fuite; on e¹t dit que
l'ennemi les chassait l'ķpķe dans les reins; la route de Damas au Kaire
fut couverte de piķtons, de cavaliers ķpars, de munitions et de bagages
abandonnķs. On attribua dans le temps cette aventure bizarre Ó un
prķtendu bruit de la mort d'Ali-bek; mais le vrai noeud de l'ķnigme fut
une confķrence secrĶte qui se passa de nuit dans la tente de
Mohammad-bek. Osman ayant vu que la force ķtait sans succĶs, employa la
sķduction. Il trouva moyen d'introduire chez le gķnķral ķgyptien un
agent dķliķ qui, sous prķtexte de traiter de pacification, tenta de
semer la rķvolte et la discorde. Il insinua Ó Mohammad que le r¶le qu'il
jouait ķtait aussi peu convenable Ó son honneur qu'Ó sa s¹retķ; qu'il se
trompait s'il croyait que le sultan d¹t laisser impunies les saillies
d'Ali-bek; que c'ķtait un sacrilķge de violer une ville sainte comme
Damas, l'une des deux portes de la _KŅabķ_[84]; qu'il s'ķtonnait que lui
Mohammad prķfķrŌt Ó la faveur du sultan celle d'un de ses esclaves, et
qu'il plańŌt un second maŅtre entre son souverain et lui; que d'ailleurs
on savait que ce maŅtre, en l'exposant chaque jour Ó de nouveaux
dangers, le sacrifiait, et Ó son ambition personnelle, et Ó la jalousie
de son kiŌya, le Copte _Rezq_. Ces raisons, et surtout ces deux
derniĶres, qui portaient sur des faits connus, frappĶrent vivement
Mohammad et ses beks: aussit¶t ils dķlibķrĶrent, et se liĶrent par
serment sur le _sabre_ et le _Q¶ran_; ils dķcidĶrent qu'on partirait
sans dķlai pour le Kaire. Ce fut en consķquence de ce dessein qu'ils
dķcampĶrent si brusquement, en abandonnant leur conquĻte: ils marchĶrent
avec tant de prķcipitation, que le bruit de leur arrivķe ne les prķcķda
au Kaire que de six heures. Ali-bek en fut ķpouvantķ, et il e¹t dķsirķ
de punir sur-le-champ son gķnķral; mais Mohammad parut si bien
accompagnķ, qu'il n'y eut pas moyen de rien tenter contre sa personne:
il fallut dissimuler, et Ali-bek s'y soumit d'autant plus aisķment,
qu'il devait sa fortune bien plus encore Ó cet art qu'Ó son courage.
Privķ tout Ó coup des fruits d'une guerre dispendieuse, Ali-bek ne
renonńa pas Ó ses projets. Il continua d'envoyer des secours Ó son
alliķ DŌher, et il prķpara une seconde armķe pour l'annķe 1772; mais la
fortune, lasse de faire pour lui plus que sa prudence, cessa de le
favoriser. Un premier revers fut la perte de plusieurs _cayŌsses_ ou
bateaux qu'un corsaire russe enleva Ó la vue de DamiŌt, au moment qu'ils
portaient des riz Ó DŌher; mais un autre accident bien plus grave, fut
l'ķvasion de Mohammad-bek. Ali-bek avait de la peine Ó oublier l'affaire
de Damas; nķanmoins, par un reste de cet amour que l'on a pour ceux Ó
qui l'on a fait du bien, il ne pouvait se dķcider Ó un coup violent,
quand un propos glissķ par le nķgociant vķnitien qui jouissait de sa
confiance, vint l'y dķterminer. ½Les sultans des Francs,╗ disait un jour
Ali-bek Ó cet Europķen, de qui je le tiens, ½les sultans des Francs
ont-ils des enfants aussi riches que mon fils Mohammad? Non, seigneur,
lui rķpondit le courtisan: ils s'en donnent bien de garde; car ils
prķtendent que les enfants trop grands sont souvent pressķs d'hķriter de
leurs pĶres.╗ Ce mot pķnķtra comme un trait dans le coeur d'Ali-bek. De
ce moment il vit dans Mohammad un rival dangereux, et il rķsolut sa
perte. Pour l'effectuer sans risques, il envoya d'abord un ordre Ó
toutes les portes du Kaire de ne laisser sortir aucun Mamlouk dans la
soirķe ou pendant la nuit; puis il fit signifier Ó Mohammad d'aller
sur-le-champ en exil au Sa’d. Il comptait, par cette contradiction, que
Mohammad serait arrĻtķ aux portes, et que les gardiens s'emparant de sa
personne, on en aurait bon marchķ; mais le hasard trompa ces mesures
vagues et timides. La fortune voulut que par un malentendu, on cr¹t
Mohammad chargķ d'ordres particuliers d'Ali. On le laissa passer avec sa
suite, et de ce moment tout fut perdu. Ali-bek, instruit de la mķprise,
le fit poursuivre; mais Mohammad tint une contenance si menańante, qu'on
n'osa l'attaquer. Il se retira au Sa’d, frķmissant de colĶre et plein du
dķsir de la vengeance. Un autre danger l'y attendait. Ayoub-bek,
lieutenant d'Ali, feignant d'entrer dans les ressentiments de l'exilķ,
l'accueillit avec transport, et jura sur le sabre et le Q¶ran de faire
cause commune avec lui. Peu de temps aprĶs on surprit des lettres de cet
Ayoub Ó Ali, par lesquelles il lui promettait incessamment la tĻte de
son ennemi. Mohammad, ayant dķcouvert la trame, fit saisir le traŅtre;
et, aprĶs lui avoir coupķ les poings et la langue, il l'envoya au Kaire
recevoir la rķcompense de son patron.
Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs
d'Ali-bek, dķsertĶrent en foule vers son rival. Les Arabes de _HammŌm_,
par ressentiment et par espoir de butin, se joignirent Ó eux. En
quarante jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Sa’d et
venir camper Ó 4 lieues du Kaire. Ali-bek, troublķ de son approche,
hķsita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais.
Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un
corps de troupes sous la conduite d'Ismaļl-bek, dont il avait lieu de se
dķfier, et lui-mĻme campa avec sa maison aux portes du Kaire. Ismaļl,
qui avait trempķ dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus t¶t en
prķsence de l'ennemi, qu'il passa de son c¶tķ; ses troupes,
dķconcertķes, se repliĶrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se
rejoignaient au corps de rķserve, les Arabes et les Mamlouks qui les
poursuivaient les attaquĶrent si brusquement que la dķroute devint
gķnķrale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'Ó sauver ses trķsors
et sa personne. Il rentra prķcipitamment dans la ville, et, pillant Ó la
hŌte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi de 800 Mamlouks
qui s'attachĶrent Ó sa fortune. Il voulait passer sur-le-champ jusqu'Ó
Acre, chez son alliķ DŌher; mais les habitants de NŌblous et de YŌfa lui
fermĶrent la route. Il fallut que DŌher vŅnt lui-mĻme lever les
obstacles. L'Arabe le reńut avec cette simplicitķ et cette franchise qui
de tout temps ont fait le caractĶre de sa nation, et il l'emmena Ó Acre.
Sa’de alors assiķgķe par les troupes d'Osman et par les Druzes,
demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs
troupes rķunies formaient environ 7,000 cavaliers. A leur approche les
Turks levĶrent le siķge, et se retirĶrent Ó une lieue au nord de la
ville, sur la riviĶre d'_Aoula_. Ce fut lÓ que se livra, en juillet
1772, la bataille la plus considķrable et la plus mķthodique de toute
cette guerre. L'armķe turke, trois fois plus forte que celle des deux
alliķs, fut complĶtement battue. Les sept pachas qui la commandaient
prirent la fuite, et Sa’de resta Ó _DŌher_, et Ó son gouverneur
_Degnizlķ_. De retour Ó _Acre_, Ali-bek et DŌher allĶrent chŌtier les
habitants de YŌfa, qui s'ķtaient rķvoltķs pour garder Ó leur profit un
dķp¶t de munitions et de vĻtements qu'une flottille d'Ali y avait laissķ
avant qu'il f¹t chassķ du Kaire. La ville, occupķe par un chaik de
_NŌblous_, ferma ses portes, et il fallut l'assiķger. Cette expķdition
commenńa en juillet, et dura 8 mois, quoique YŌfa n'e¹t pour enceinte
qu'un vrai mur de jardin sans fossķ; mais en Syrie et en ╔gypte on est
encore plus novice dans la guerre de siķge que dans celle de campagne:
enfin les assiķgķs capitulĶrent en fķvrier 1773. Ali, dķsormais libre,
ne songea plus qu'Ó repasser au Kaire. _DŌher_ lui offrait des secours;
les Russes, avec qui Ali avait contractķ une alliance en traitant
l'affaire du corsaire, promettaient de le seconder: seulement il fallait
du temps pour rassembler ces moyens ķpars, et Ali s'impatientait. Les
promesses de Rezq, son oracle et son kiŌya, irritaient encore sa
pķtulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour
ķtait venue; que les astres en prķsentaient les signes les plus
favorables; que la perte de Mohammad ķtait prķsagķe de la maniĶre la
plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement Ó
l'astrologie, et qui se fiait d'autant plus Ó Rezq, que souvent ses
prķdictions avaient rķussi, ne pouvait plus supporter de dķlais. Les
nouvelles du Kaire achevĶrent de lui faire perdre patience. Dans les
premiers jours d'avril on lui remit des lettres signķes de ses amis, par
lesquelles ils lui marquaient qu'on ķtait las de son ingrat esclave, et
qu'on n'attendait que sa prķsence pour le chasser. Sur-le-champ il
arrĻta son dķpart, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il
partit avec ses Mamlouks et 1,500 Safadiens commandķs par _Osman_, fils
de _DŌher_; mais il ignorait que les lettres du Kaire ķtaient une ruse
de Mohammad; que ce bek les avait exigķes par violence pour le tromper
et l'attirer dans un piķge qu'il lui tendait. En effet, Ali, s'ķtant
engagķ dans le dķsert qui sķpare Gaze de l'╔gypte, rencontra prĶs de
_SalĻhie_ un corps de 1,000 Mamlouks d'ķlite qui l'attendaient. Ce corps
ķtait conduit par le jeune bek _MourŌd_, qui, ķpris de la femme
d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrŌt la tĻte de
cet illustre infortunķ. A peine MourŌd eut-il aperńu la poussiĶre qui
annonńait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe, il
les mit en dķsordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la
mĻlķe, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le
conduisit Ó Mohammad. Celui-ci, campķ deux lieues en arriĶre, reńut son
ancien maŅtre avec ce respect exagķrķ si familier aux _Turks_ et cette
sensibilitķ que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente
magnifique, recommanda qu'on en prŅt le plus grand soin, se dit mille
fois _son esclave, baisant la poussiĶre de ses pieds_; mais le troisiĶme
jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns,
aux suites de sa blessure, selon les autres, au poison: les deux cas
sont si ķgalement probables, qu'on n'en peut rien dķcider.
Ainsi se termina la carriĶre de cet homme, qui, pendant quelque temps,
avait fixķ l'attention de l'Europe, et donnķ Ó bien des politiques
l'espķrance d'une grande rķvolution. On ne peut nier qu'il n'ait ķtķ un
homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idķe exagķrķe, quand on le
met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des
tķmoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes
qualitķs, le dķfaut de culture les empĻcha de prendre ce dķveloppement
qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crķdulitķ en astrologie,
qui dķtermina plus souvent ses actions que des motifs rķflķchis. Passons
aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat mĻme de ses
bienfaiteurs[85], par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans
doute, la morale d'une sociķtķ anarchique est moins sķvĶre que celle
d'une sociķtķ paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres
principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan
d'agrandissement, et qu'il a lui-mĻme prķparķ sa perte. On a droit
surtout de lui reprocher trois fautes: 1║ Cette imprudente passion de
conquĻtes, qui ķpuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit
nķgliger l'administration intķrieure de son propre pays. 2║ Le repos
prķcoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses
lieutenants; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait
pour lui, et enhardit les esprits Ó la rķvolte. 3║ Enfin, les richesses
excessives qu'il entassa sur la tĻte de son favori, et qui lui
procurĶrent le crķdit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali
ne devait-il pas craindre la sķduction des adulateurs, qui en tout pays
se rassemblent autour de l'opulence? Cependant il faut admirer dans
Ali-bek une qualitķ qui le distingue de la foule des tyrans qui ont
gouvernķ l'╔gypte: si les vices d'une mauvaise ķducation l'empĻchĶrent
de connaŅtre la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le
dķsir; et ce dķsir ne fut jamais celui des Ōmes vulgaires. Il ne lui
manqua que d'Ļtre approchķ par des hommes qui en connussent les routes;
et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet
ķloge.
Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire
au Kaire. Ceux des nķgocians europķens qui ont vu le rĶgne d'Ali-bek et
sa ruine, aprĶs avoir vantķ la bontķ de son administration, son zĶle
pour la justice et sa bienveillance pour les Francs, ajoutent avec
surprise que le peuple ne le regretta point; ils en prennent occasion de
rķpķter ces reproches d'inconstance et d'ingratitude qu'on a coutume de
faire au peuple; mais en examinant tous les accessoires, ce fait ne m'a
pas paru si bizarre qu'il en a l'apparence. En ╔gypte, comme en tous
pays, les jugements du peuple sont dictķs par l'intķrĻt de sa
subsistance; c'est selon que ses gouverneurs la lui rendent aisķe ou
difficile, qu'il les aime ou les hait, les blŌme ou les approuve: et
cette maniĶre de juger ne peut Ļtre ni aveugle ni injuste. En vain lui
diront-ils que l'honneur de l'empire, la gloire de la nation,
l'encouragement du commerce et des beaux-arts exigent telle ou telle
opķration. Le besoin de vivre doit passer avant tout; et quand la
multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa
reconnaissance et son admiration. Qu'importait au peuple d'╔gypte
qu'Ali-bek conquŅt le Sa’d, la Mekke et la Syrie, si ses conquĻtes ne
rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres
aggravĶrent les contributions par leurs frais. La seule expķdition de la
Mekke co¹ta vingt-six millions de France. Les sorties de blķ
qu'occasionnĶrent les armķes, jointes au monopole de quelques
nķgociants en faveur, causĶrent une famine qui dķsola le pays pendant
tout le cours de 1770 et 1771. Or, quand les habitans du Kaire et les
paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer
contre Ali-bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si
tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali
dķpensait 225,000 livres pour l'inutile poignķe d'un _kandjar_[86], si
les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le
droit de dķtester son luxe? Cette libķralitķ, que ses courtisans
appelaient vertu, le peuple, aux dķpens de qui elle s'exerńait,
n'avait-il pas raison de l'appeler vice? ╔tait-ce un mķrite Ó cet homme
de prodiguer un or qui ne lui co¹tait rien? ╔tait-ce une justice de
satisfaire, aux dķpens du public, ses affections ou ses obligations
particuliĶres, comme il fit avec son panetier[87]? On ne peut le nier,
la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes
gķnķraux de la justice et de l'humanitķ, que les motifs d'une ambition
et d'une vanitķ personnelles. L'╔gypte n'ķtait Ó ses yeux qu'un domaine,
et le peuple un troupeau dont il pouvait disposer Ó son grķ. Doit-on
s'ķtonner aprĶs cela, si les hommes qu'il traita en maŅtre impķrieux,
l'ont jugķ en mercenaires mķcontents?
CHAPITRE IV.
Prķcis des ķvķnements arrivķs depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785.
Depuis la mort d'Ali-bek, le sort des ╔gyptiens ne s'est pas amķliorķ:
ses successeurs n'ont pas mĻme imitķ ce qu'il y avait de louable dans sa
conduite. _Mohammad-bek_, qui prit sa place au mois d'avril 1773, n'a
montrķ, pendant deux ans de rĶgne, que les fureurs d'un brigand et les
noirceurs d'un traŅtre. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son
patron, il avait feint de n'Ļtre que le vengeur des droits du sultan, et
le ministre de ses volontķs; en consķquence, il avait envoyķ Ó
Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une
obķissance sans bornes. Il renouvela sa soumission Ó la mort d'Ali-bek;
et, sous prķtexte de prouver son zĶle pour le sultan, il demanda la
permission de faire la guerre Ó l'Arabe _DŌher_. La Porte, qui e¹t
elle-mĻme sollicitķ cette dķmarche comme une faveur, se trouva trop
heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de pacha
du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'Ó cette expķdition. On pourra
demander quel intķrĻt politique avait un gouverneur d'╔gypte Ó dķtruire
l'Arabe _DŌher_, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'ķtait pas
plus consultķe qu'en d'autres occasions. Les mobiles ķtaient des
passions particuliĶres, et entre autres un ressentiment personnel Ó
Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que _DŌher_ lui
avait ķcrite lors de la rķvolution de Damas, ni toutes les dķmarches
hostiles que le chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek.
D'ailleurs la cupiditķ se joignait Ó la haine. Le ministre de DŌher,
_Ybrahim-SabbŌr_[88], passait pour avoir entassķ des trķsors
extraordinaires, et l'╔gyptien voyait, en perdant DŌher, le double
avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balanńa donc pas Ó
entreprendre cette guerre, et il en fit les prķparatifs avec toute
l'activitķ que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie
extraordinaire; il fit venir des canonniers ķtrangers, et il en confia
le commandement Ó l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un
canon de 16 pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile.
Enfin, au mois de fķvrier 1776, il parut en Palestine avec une armķe
ķgale Ó celle qu'il avait menķe contre Damas. A son approche, les gens
de DŌher qui occupaient _Gaze_, ne pouvant espķrer de s'y soutenir, se
retirĶrent; il s'en empara, et sans s'arrĻter il marcha contre YŌfŌ.
Cette ville, qui avait une garnison, et dont les habitants avaient tous
l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut
l'assiķger. L'histoire de ce siķge serait un monument curieux de
l'ignorance de ces contrķes dans l'art militaire; quelques faits
principaux en donneront une idķe suffisante.
_YŌfŌ_, l'ancienne Ioppķ, est situķe sur un rivage dont le niveau
gķnķral est peu ķlevķ au-dessus de la mer. Le seul emplacement de la
ville se trouve Ļtre une colline en pain de sucre, d'environ 130 pieds
perpendiculaires. Les maisons, distribuķes sur la pente, offrent le coup
d'oeil pittoresque des gradins d'un amphithķŌtre; sur la pointe est une
petite citadelle qui domine le tout; le bas de la colline est enceint
d'un mur sans rempart, de 12 Ó 14 pieds de haut, sur 2 ou 3
d'ķpaisseur. Les crķneaux qui rĶgnent sur son faŅte sont les seuls
signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de
fossķ, est entourķ de jardins, o∙ les limons, les oranges et les
poncires acquiĶrent dans un sol lķger une grosseur prodigieuse: voilÓ la
ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour dķfenseurs 5 Ó 600
_Safadiens_ et autant d'habitants, qui, Ó la vue de l'ennemi, prirent
leur sabre et leur fusil Ó pierre et Ó mĶche. Ils avaient quelques
canons de bronze de 24 livres de balles, sans aff¹ts; il les ķlevĶrent
tant bien que mal sur quelques charpentes faites Ó la hŌte: et comptant
le courage et la haine pour la force, ils rķpondirent aux sommations de
l'ennemi par des menaces et des coups de fusil.
Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir
son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les rĶgles de
l'art, qu'il se plańa Ó demi-portķe du canon; les boulets qui tombĶrent
sur ses tentes l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expķrience,
nouvelle leńon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa
tente, o∙ le luxe le plus effrķnķ fut dķployķ de toutes parts: on dressa
tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques firent
des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des
limoniers; et la suite de l'armķe s'arrangea comme elle put: on
distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et, sans faire de
retranchements, on se rķputa campķ. Il fallait dresser des batteries; on
choisit un terrain un peu ķlevķ vers le sud-est de la ville, et lÓ,
derriĶre quelques murs de jardin, on pointa 8 piĶces de gros canons Ó
200 pas de la ville, et l'on commenńa de tirer, malgrķ les fusiliers de
l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuĶrent plusieurs canonniers. Tout
cet ordre paraŅtra si ķtrange en Europe, que l'on sera tentķ d'en
douter; mais ces faits n'ont pas 11 ans: j'ai vu les lieux, j'ai entendu
nombre de tķmoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altķrer
ni en bien ni en mal des faits sur lesquels l'esprit d'une nation doit
Ļtre jugķ.
On sent qu'un mur de 3 pieds d'ķpaisseur et sans rempart fut bient¶t
ouvert d'une large brĶche; il fallut, non pas y monter, mais la
franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fŅt Ó cheval; mais on leur fit
comprendre que cela ķtait impossible; et, pour la premiĶre fois, ils
consentirent Ó marcher Ó pied. Ce dut Ļtre un spectacle curieux de les
voir avec leurs immenses culottes de _sailles_ de Venise, embarrassķs de
leurs beniches retroussķs, le sabre courbe Ó la main et le pistolet au
c¶tķ, avancer en trķbuchant parmi les dķcombres d'une muraille. Ils
crurent avoir tout surmontķ, quand ils eurent franchi cet obstacle; mais
les assiķgķs, qui jugeaient mieux, attendirent qu'ils eussent dķbouchķ
sur le terrain vide qui est entre la ville et le mur; lÓ ils les
assaillirent, du haut des terrasses et des fenĻtres des maisons, d'une
telle grĻle de balles, que les Mamlouks n'eurent pas mĻme l'envie de
mettre le feu; ils se retirĶrent, persuadķs que cet endroit ķtait un
coupe-gorge impķnķtrable, puisqu'on n'y pouvait entrer Ó cheval.
MourŌd-bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-bek
sķchait de dķsespoir, de rage et de soucis: 46 jours se passĶrent ainsi.
Cependant les assiķgķs, dont le nombre diminuait par les attaques
rķitķrķes, et qui ne voyaient pas qu'on leur prķparŌt des secours du
c¶tķ d'_Acre_, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de DŌher. Les
musulmans surtout se plaignaient que les chrķtiens, occupķs Ó prier, se
tenaient plus dans les ķglises qu'au champ de bataille. Quelques
personnes ouvrirent des pourparlers: on proposa d'abandonner la place si
les ╔gyptiens donnaient des s¹retķs: on arrĻta des conditions, et l'on
pouvait regarder le traitķ comme conclu, lorsque dans la sķcuritķ qu'il
occasionait, quelques Mamlouks entrĶrent dans la ville. La foule les
suivit, ils voulurent piller, on voulut se dķfendre, et l'attaque
recommenńa; l'armķe alors s'y prķcipita en foule, et la ville ķprouva
les horreurs du sac; femmes, enfants, vieillards, hommes faits, tout fut
passķ au fil du sabre; et Mohammad, aussi lŌche que barbare, fit ķriger
sous ses yeux, pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les
tĻtes de ces infortunķs: on assure qu'elles passaient 1200. Cette
catastrophe, arrivķe le 19 mai 1776, rķpandit la terreur dans tout le
pays. Le chaik DŌher mĻme s'enfuit d'Acre, o∙ son fils Ali le remplańa.
Cet Ali, dont la Syrie cķlĶbre encore l'active intrķpiditķ, mais qui en
a terni la gloire par ses rķvoltes perpķtuelles contre son pĶre; cet Ali
crut que Mohammad, avec qui il avait fait un traitķ, le respecterait;
mais le Mamlouk, arrivķ aux portes d'Acre, lui dķclara que, pour prix de
son amitiķ, il voulait la tĻte de DŌher mĻme. Ali, trompķ, rejeta le
parricide, et abandonna la ville aux ╔gyptiens; ils la pillĶrent
complĶtement: Ó peine les nķgociants franńais furent-ils ķpargnķs;
bient¶t mĻme ils se virent dans un danger affreux. Mohammad, instruit
qu'ils ķtaient dķpositaires des richesses d'Ybrahim, KiŌya de DŌher,
leur dķclara que s'ils ne les restituaient, il les ferait tous ķgorger.
Le dimanche suivant ķtait assignķ pour cette terrible recherche, quand
le hasard vint les dķlivrer, eux et la Syrie, de ce flķau. Mohammad,
saisi d'une fiĶvre maligne, pķrit en 2 jours Ó la fleur de l'Ōge[89].
Les chrķtiens de Syrie sont persuadķs que cette mort fut une punition du
prophĶte ╔lie, dont il viola l'ķglise sur le Carmel. Ils racontent mĻme
que, dans son agonie, il le vit plusieurs fois sous la forme d'un
vieillard, et qu'il s'ķcriait sans cesse: _Otez-moi ce vieillard qui
m'assiķge et m'ķpouvante_. Mais ceux qui approchĶrent de ce gķnķral dans
ses derniers moments, ont rapportķ au Kaire, Ó des personnes dignes de
foi, que cette vision, effet du dķlire, avait son origine dans le
souvenir de meurtres particuliers, et que la mort de Mohammad fut due
aux causes bien naturelles d'un climat connu pour malsain, d'une chaleur
excessive, d'une fatigue immodķrķe et des soucis cuisants que lui avait
causķs le siķge de YŌfa. Il n'est pas hors de propos de remarquer Ó ce
sujet, que si l'on ķcrivait l'histoire des chrķtiens de Syrie et
d'╔gypte, elle serait aussi remplie de prodiges et d'apparitions qu'au
temps passķ.
Cette mort ne fut pas plus t¶t connue, que toute cette armķe, par une
dķroute semblable Ó celle de Damas, prit en tumulte le chemin de
l'╔gypte. MourŌd-bek, Ó qui la faveur de Mohammad avait acquis un grand
crķdit, se hŌta de regagner le Kaire, pour y disputer le commandement Ó
Ybrahim-bek. Celui-ci, ķgalement affranchi et favori du mort, n'eut pas
plus t¶t appris l'ķtat des affaires, qu'il prit des mesures pour
s'assurer une autoritķ dont il ķtait dķpositaire depuis l'absence de son
patron. Tout annonńait une guerre ouverte; mais les deux rivaux,
mesurant chacun leurs moyens, se trouvĶrent une ķgalitķ qui leur fit
craindre l'issue d'un combat. Ils prirent le parti de la paix, et ils
passĶrent un accord, par lequel l'autoritķ resta indivise, Ó condition
cependant qu'Ybrahim conserverait le titre de _chaik-el-beled_, ou de
_commandant_: l'intķrĻt de leur s¹retķ commune dķcida surtout cet
arrangement. Depuis la mort d'Ali-bek, les beks et les kachefs, issus de
sa _maison_[90], frķmissaient en secret de voir la puissance passķe aux
mains d'une faction nouvelle; la supķrioritķ de Mohammad, ci-devant leur
ķgal, avait blessķ leurs prķtentions; celle de ses esclaves leur parut
encore plus insupportable: ils rķsolurent de s'en affranchir; et ils
commencĶrent des intrigues et des cabales qui aboutirent Ó former une
ligue contre Ybrahim et MourŌd. Elle eut pour chef cet Ismaļl-bek qui
avait trahi Ali-bek, et qui restait seul bek de la crķation d'Ybrahim
KiŌfa. Il se conduisit avec tant d'artifice, que MourŌd et Ybrahim
furent obligķs d'ķvacuer le Kaire de leur propre mouvement; ils se
rķfugiĶrent sous la protection du chŌteau; mais Ismaļl les y ayant
assiķgķs, ils prirent le parti de passer au Sa’d. Peu aprĶs, la conduite
tyrannique de ce chef leur procura une foule de transfuges avec lesquels
ils revinrent l'attaquer, et ils le chassĶrent Ó leur tour. Ismaļl
dķpossķdķ s'enfuit Ó Gaze, d'o∙ il passa par mer Ó _Dernķ_ Ó l'ouest
d'Alexandrie, et se rendit par le dķsert au Sa’d. D'autre part,
_Hasan-bek_, ci-devant gouverneur de Djedda, ayant ķtķ exilķ du Kaire et
s'ķtant pareillement rķfugiķ au Sa’d, ces deux chefs s'unirent
d'intķrĻts, et formĶrent un parti qui subsiste encore. MourŌd et
Ybrahim, inquiets de sa durķe, ont tentķ plusieurs fois de le dķtruire,
sans en pouvoir venir Ó bout. Ils avaient fini par accorder aux rebelles
un district au-dessus de Djirdjķ; mais ces Mamlouks, qui ne soupirent
qu'aprĶs les dķlices du Kaire, ayant fait quelques mouvements en 1783,
MourŌd-bek crut devoir faire une tentative pour les exterminer:
j'arrivai dans le temps qu'il en faisait les prķparatifs. Ses gens,
rķpandus sur le Nil, arrĻtaient tous les bateaux qu'ils rencontraient,
et, le bŌton Ó la main, forńaient les malheureux patrons de les suivre
au Kaire; chacun fuyait pour se dķrober Ó une corvķe qui ne devait
rapporter aucun salaire. Dans la ville, on avait imposķ une contribution
de 500,000 dahlers[91] sur le commerce; on forńait les boulangers et les
divers marchands Ó fournir leurs denrķes au-dessous du prix qu'elles
leur co¹taient, et toutes ces extorsions, si abhorrķes en Europe,
ķtaient des choses d'usage. Tout fut prĻt dans les premiers jours
d'avril, et MourŌd partit pour le Sa’d. Les nouvelles de Constantinople
et celles d'Europe qui les rķpĶtent, peignirent dans le temps cette
expķdition comme une guerre considķrable, et l'armķe de MourŌd comme une
puissante armķe; elle l'ķtait relativement Ó ses moyens et Ó l'ķtat de
l'╔gypte; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle ne passait pas 2,000
cavaliers. A voir l'altķration habituelle des nouvelles de
Constantinople, il faut croire, ou que les Turks de la capitale
n'entendent rien aux affaires de l'╔gypte et de la Syrie, ou qu'ils
veulent en imposer aux Europķens. Le peu de communication qu'il y a
entre ces parties ķloignķes de l'empire, rend le premier cas plus
probable que le second. D'un autre c¶tķ, il semblerait que la rķsidence
de nos nķgociants dans les diverses ķchelles d¹t nous ķclaircir; mais
les nķgociants, renfermķs dans leurs _kans_ comme dans des prisons, ne
s'embarrassent que peu de tout ce qui est ķtranger Ó leur commerce, et
ils se contentent de rire des gazettes qu'on leur envoie d'Europe.
Quelquefois ils ont voulu les redresser; mais on a fait un si mauvais
emploi de leurs renseignements, qu'ils ont renoncķ Ó un soin onķreux et
sans profit.
MourŌd, parti du Kaire, conduisit ses cavaliers Ó grandes journķes le
long du fleuve; les ķquipages, les munitions, suivaient dans les
bateaux, et le vent du nord, qui rĶgne le plus souvent, favorisait leur
diligence. Les exilķs, au nombre d'environ 500, ķtaient placķs
au-dessus de Djirdjķ. Lorsqu'ils apprirent l'arrivķe de l'ennemi, la
division se mit parmi eux: quelques-uns voulaient combattre, d'autres
voulaient capituler; plusieurs prirent ce dernier parti, et se rendirent
Ó MourŌd-bek; mais Hasan et Ismaļl, toujours inķbranlables, remontĶrent
vers Asouan, suivis d'environ 250 cavaliers. MourŌd les poursuivit
jusque vers la cataracte, o∙ ils s'ķtablirent sur des lieux escarpķs si
avantageux, que les Mamlouks, toujours ignorants dans la guerre de
poste, tinrent pour impossible de les forcer. D'ailleurs, craignant
qu'une trop longue absence du Kaire n'y fŅt ķclore des nouveautķs contre
lui-mĻme, MourŌd se hŌta d'y revenir, et les exilķs, sortis d'embarras,
revinrent prendre possession de leur poste au Sa’de, comme ci-devant.
Dans une sociķtķ o∙ les passions des particuliers ne sont point dirigķes
vers un but gķnķral; o∙ chacun, ne pensant qu'Ó soi, ne voit dans
l'incertitude du lendemain que l'intķrĻt du moment; o∙ les chefs,
n'imprimant aucun sentiment de respect, ne peuvent maintenir la
subordination: dans une pareille sociķtķ, un ķtat fixe et constant est
une chose impossible; le choc tumultueux des parties incohķrentes doit
donner une mobilitķ perpķtuelle Ó la machine entiĶre: c'est ce qui ne
cesse d'arriver dans la sociķtķ des Mamlouks au Kaire. A peine MourŌd
fut-il de retour, que de nouvelles combinaisons d'intķrĻts excitĶrent
de nouveaux troubles; outre sa faction et celles d'Ybrahim et de la
maison d'Ali-bek, il y avait encore au Kaire divers beks sortis d'autres
maisons ķtrangĶres Ó celles-lÓ. Ces beks, que leur faiblesse
particuliĶre faisait nķgliger par les factions dominantes, s'avisĶrent,
au mois de juillet 1783, de rķunir leurs forces, jusqu'alors isolķes, et
de former un parti qui e¹t aussi ses prķtentions au commandement. Le
hasard voulut que cette ligue f¹t ķventķe, et leurs chefs, au nombre de
5, se virent condamnķs Ó l'improviste Ó passer en exil dans le Delta.
Ils feignirent de se soumettre; mais Ó peine furent-ils sortis de la
ville, qu'ils prirent la route du Sa’de, refuge ordinaire et commode de
tous les mķcontents: on les poursuivit inutilement pendant une journķe
dans le dķsert des pyramides; ils ķchappĶrent aux Mamlouks et aux
Arabes, et ils arrivĶrent sans accident Ó Miniķ, o∙ ils s'ķtablirent. Ce
village, situķ 40 lieues au-dessus du Kaire, et placķ sur le bord du Nil
qu'il domine, ķtait trĶs-propre Ó leur dessein. MaŅtres du fleuve, ils
pouvaient arrĻter tout ce qui descendait du Sa’de: ils surent en
profiter; l'envoi de blķ que cette province fait chaque annķe en cette
saison ķtait une circonstance favorable; ils la saisirent; et le Kaire,
frustrķ de son approvisionnement, se vit menacķ de la famine. D'autre
part, les beks et les propriķtaires dont les terres ķtaient dans le
_Fa’oum_ et au-delÓ perdirent leurs revenus, parce que les exilķs les
mirent Ó contribution. Ce double dķsordre exigeait une nouvelle
expķdition. MourŌd-bek, fatiguķ de la prķcķdente, refusa d'en faire une
autre; Ybrahim-bek s'en chargea. DĶs le mois d'ao¹t, malgrķ le
_RamŌdan_, on en fit les prķparatifs: comme Ó l'autre, on saisit tous
les bateaux et leurs patrons; on imposa des contributions; on
contraignit les fournisseurs. Enfin, dans les premiers jours d'octobre,
Ybrahim partit avec une armķe qui passait pour formidable, parce qu'elle
ķtait d'environ 3,000 cavaliers. La marche se fit par le Nil, attendu
que les eaux de l'inondation n'avaient pas encore ķvacuķ tout le pays,
et que le terrain restait fangeux. En peu de jours on fut en prķsence.
Ybrahim, qui n'a pas l'humeur si guerriĶre que MourŌd, n'attaqua point
les confķdķrķs; il entra en nķgociation, et il conclut un traitķ verbal,
dont les conditions furent le retour des beks et leur rķtablissement.
MourŌd, qui soupńonna quelque trame contre lui dans cet accord, en fut
trĶs-mķcontent: la dķfiance s'ķtablit plus que jamais entre lui et son
rival. L'arrogance que les exilķs montrĶrent dans un divan gķnķral
acheva de l'alarmer: il se crut trahi; et, pour en prķvenir l'effet, il
sortit du Kaire avec ses agents, et il se retira au Sa’de. On crut qu'il
y avait une guerre ouverte; mais Ybrahim temporisa. Au bout de 4 mois,
MourŌd vint Ó Djizķ, comme pour dķcider la querelle par une bataille:
pendant 25 jours, les deux partis, sķparķs par le fleuve, restĶrent en
prķsence sans rien faire. On pourparla; mais MourŌd, mķcontent des
conditions, et ne se trouvant pas assez fort pour en dicter de vive
force, retourna au Sa’de. Il y fut suivi par des envoyķs qui, aprĶs 4
mois de nķgociations, parvinrent enfin Ó le ramener au Kaire: les
conditions furent qu'il continuerait de partager l'autoritķ avec
Ybrahim, et que les 5 beks seraient dķpouillķs de leurs biens. Ces beks,
se voyant sacrifiķs par Ybrahim, prirent la fuite; MourŌd les
poursuivit, et, les ayant fait prendre par les Arabes du dķsert, il les
ramena au Kaire pour les y garder Ó vue. Alors la paix sembla rķtablie;
mais ce qui s'ķtait passķ entre les deux commandants leur avait trop
dķvoilķ Ó chacun leurs vķritables intentions, pour qu'ils pussent
dķsormais vivre comme amis. Chacun d'eux, bien convaincu que son rival
n'ķpiait que l'occasion de le perdre, veilla pour ķviter une surprise,
ou la prķparer. Cette guerre sourde en vint au point d'obliger
MourŌd-bek de quitter le Kaire en 1784; mais, en se campant aux portes,
il y tint une si bonne contenance, qu'Ybrahim, effrayķ Ó son tour,
s'enfuit avec ses gens au Sa’de. Il y resta jusqu'en mars 1785, que, par
un nouvel accord, il est revenu au Kaire. Il y partage comme ci-devant
l'autoritķ avec son rival, en attendant que quelque nouvelle intrigue
lui fournisse l'occasion de prendre sa revanche. Tel est le sommaire
des rķvolutions qui ont agitķ l'╔gypte dans ces derniĶres annķes. Je
n'ai point dķtaillķ la foule d'incidents dont les ķvķnements ont ķtķ
compliquķs, parce que, outre leur incertitude, ils ne portent ni intķrĻt
ni instruction: ce sont toujours des cabales, des intrigues, des
trahisons, des meurtres, dont la rķpķtition finit par ennuyer; c'en est
assez si le lecteur saisit la chaŅne des faits principaux, et en tire
des idķes gķnķrales sur les moeurs et l'ķtat politique du pays qu'il
ķtudie. Il nous reste Ó joindre sur ces deux objets de plus grands
ķclaircissements.
CHAPITRE V.
╔tat prķsent de L'╔gypte.
Depuis la rķvolution d'Ybrahim KiŌya, et surtout depuis celle d'Ali-bek,
le pouvoir des Ottomans en ╔gypte est devenu plus prķcaire que dans
aucune autre province. Il est bien vrai que la Porte y conserve toujours
un pacha; mais ce pacha, resserrķ et gardķ Ó vue dans le chŌteau du
Kaire, est plut¶t le prisonnier des Mamlouks que le substitut du sultan.
On le dķpose, on l'exile, on le chasse Ó volontķ; et, sur la simple
sommation d'un hķraut vĻtu de noir[92], il _descend_ de son palais
comme le plus simple particulier. Quelques pachas, choisis Ó dessein par
la Porte, ont tentķ, par des manķges secrets, de rķtablir les pouvoirs
de leur dignitķ; mais les beks ont rendu ces intrigues si dangereuses,
qu'ils se bornent maintenant Ó passer tranquillement les trois ans que
doit durer leur captivitķ, et Ó manger en paix la pension qu'on leur
alloue.
Cependant les beks, dans la crainte de porter le divan Ó quelque parti
violent, n'osent dķclarer leur indķpendance. Tout continue de se faire
au nom du sultan: ses ordres sont reńus, comme l'on dit, _sur la tĻte et
sur les yeux_, c'est-Ó-dire avec le plus grand respect; mais cette
apparence illusoire n'est jamais suivie de l'exķcution. Le tribut est
souvent suspendu, et il subit toujours des dķfalcations. On passe en
compte des dķpenses, telles que le curage des canaux, le transport des
dķcombres du Kaire Ó la mer, le paiement des troupes, la rķparation des
mosquķes, etc., etc., qui sont autant de dķpenses fausses et simulķes.
On trompe sur le degrķ de l'inondation des terres: la crainte seule des
caravelles qui, chaque annķe, viennent Ó DamiŌt et Ó Alexandrie, fait
acquitter la contribution des riz et des blķs; encore trouve-t-on le
moyen d'altķrer les fournissements effectifs en capitulant avec ceux
qui les reńoivent. De son c¶tķ, la Porte, fidĶle Ó sa politique
ordinaire, ferme les yeux sur tous ces abus; elle sent que, pour les
rķprimer, il faudrait des efforts co¹teux, et peut-Ļtre mĻme une guerre
ouverte qui compromettrait sa dignitķ: d'ailleurs, depuis plusieurs
annķes, des intķrĻts plus pressants l'obligent de rassembler vers le
nord toutes ses forces; occupķe de sa propre s¹retķ dans Constantinople,
elle laisse aux circonstances le soin de rķtablir son pouvoir dans les
provinces ķloignķes: elle fomente les divisions des divers partis, pour
empĻcher qu'aucun ne prenne consistance; et cette mķthode, qui ne l'a
point encore trompķe, est ķgalement avantageuse Ó ses grands officiers,
qui se font de gros revenus en vendant aux rebelles leur protection et
leur influence. L'amiral actuel, _Hasan-Pacha_, a su plus d'une fois
s'en prķvaloir vis-Ó-vis de MourŌd et d'Ybrahim, de maniĶre Ó en obtenir
des sommes considķrables.
CHAPITRE VI.
Constitution de la Milice des Mamlouks.
En s'emparant du gouvernement de l'╔gypte, les Mamlouks ont pris des
mesures qui semblent leur en assurer la possession. La plus efficace,
sans doute, est l'a prķcaution qu'ils ont eue d'avilir les corps
militaires des _azŌbs_ et des _janissaires_. Ces deux corps, qui jadis
ķtaient la terreur du pacha, ne sont plus que des simulacres aussi vains
que lui-mĻme. La Porte a encore cette faute Ó se reprocher: car, dĶs
avant l'instruction d'Ybrahim _KiŌya_, le nombre des troupes turkes, qui
devait Ļtre de 40,000 hommes, partie cavalerie, avait ķtķ rķduit Ó plus
de moitiķ par l'avarice des commandants, qui dķtournaient les payes Ó
leur profit; aprĶs Ybrahim, Ali-bek complķta ce dķsordre. D'abord il se
dķfit de tous les chefs qui pouvaient lui faire ombrage; il laissa
vaquer les places sans les remplir; il ¶ta aux commandants toute
influence, et il avilit toutes les troupes turkes, au point
qu'aujourd'hui les janissaires, les azŌbs et les 5 autres corps ne sont
qu'un ramas d'artisans, de goujats et de vagabonds qui gardent les
portes de qui les paie, et qui tremblent devant les Mamlouks comme la
populace du Kaire. C'est vķritablement dans le corps de ces Mamlouks que
consiste toute la force militaire de l'╔gypte: parmi eux, quelques
centaines sont rķpandues dans le pays et les villages pour y maintenir
l'autoritķ, y percevoir les tributs, et veiller aux exactions; mais la
masse est rassemblķe au Kaire. D'aprĶs les supputations de personnes
instruites, leur nombre ne doit pas excķder 8,500 hommes, tant beks,
kŌchefs, que simples affranchis et Mamlouks encore esclaves; dans ce
nombre, il y a une foule de jeunes gens qui n'ont pas atteint 20 et 22
ans. La plus forte maison est celle d'_Ybrahim-bek_, qui a environ 600
Mamlouks: aprĶs lui vient MourŌd, qui n'en a pas plus de 400, mais qui,
par son audace et sa prodigalitķ, fait contre-poids Ó l'opulence avare
de son rival; le reste des beks, au nombre de 18 Ó 20, en a depuis 50
jusqu'Ó 200. Il y a en outre un grand nombre de Mamlouks que l'on
pourrait appeler vagues, en ce qu'ķtant issus de maisons ķteintes, ils
s'attachent Ó l'une ou Ó l'autre, selon leur intķrĻt, prĻts Ó changer
pour qui leur donnera davantage. Il faut encore compter quelques
_SerrŌdjes_, espĶce de domestiques Ó cheval, qui portent les ordres des
beks, et remplissent les fonctions d'huissiers: le tout ensemble ne va
pas Ó 10,000 cavaliers. On ne doit point compter d'infanterie: elle
n'est point estimķe en Turkie, et surtout dans les provinces d'Asie. Les
prķjugķs des anciens Perses et des Tartares rĶgnent encore dans ces
contrķes: la guerre n'y ķtant que l'art de fuir ou de poursuivre,
l'homme de cheval qui remplit le mieux ce double but est rķputķ le seul
homme de guerre; et comme chez les barbares, l'homme de guerre est le
seul homme distinguķ, il en est rķsultķ, pour la marche Ó pied, quelque
chose d'avilissant qui l'a fait rķserver au peuple. C'est Ó ce titre que
les Mamlouks ne permettent aux habitants de l'╔gypte que les mulets et
les Ōnes, et qu'eux seuls ont le privilķge d'aller Ó cheval; ils en
usent dans toute son ķtendue: Ó la ville, Ó la campagne, en visite, mĻme
de porte en porte, on ne les voit jamais qu'Ó cheval. Leur habillement
est venu se joindre aux prķjugķs pour leur en imposer l'obligation. Cet
habillement, qui, pour la forme, ne diffĶre point de celui de tous les
gens aisķs en Turkie, mķrite d'Ļtre dķcrit.
¦ I.
VĻtements des Mamlouks.
D'abord c'est une ample chemise de toile de coton claire et jaunŌtre,
par-dessus laquelle on revĻt une espĶce de robe de chambre en toile des
Indes, ou en ķtoffes lķgĶres de Damas et d'Alep. Cette robe appelķe
_antari_, tombe du cou aux chevilles, et croise sur le devant du corps
jusque vers les hanches, o∙ elle se fixe par 2 cordons. Sur cette
premiĶre enveloppe vient une seconde, de la mĻme forme, de la mĻme
ampleur, et dont les larges manches tombent ķgalement jusqu'au bout des
doigts. Celle-ci s'appelle _coftŌn_; elle se fait ordinairement
d'ķtoffes de soie plus riches que la premiĶre. Une longue ceinture serre
ces deux vĻtements Ó la taille, et partage le corps en deux paquets.
Par-dessus ces deux piĶces en vient une 3^{e}, que l'on appelle
_djoubķ_; elle est de drap sans doublure, elle a la mĻme forme gķnķrale,
exceptķ que ses manches sont coupķes au coude. Dans l'hiver, et souvent
mĻme dans l'ķtķ, ce _djoubķ_ est garni d'une fourrure, et devient
_pelisse_. Enfin on met par-dessus ces 3 enveloppes une derniĶre, que
l'on appelle _beniche_. C'est le manteau ou l'habit de cķrķmonie. Son
emploi est de couvrir exactement tout le corps, mĻme le bout des doigts,
qu'il serait trĶs-indķcent de laisser paraŅtre devant les grands. Sous
ce beniche, le corps a l'air d'un long sac d'o∙ sortent un cou nu et une
tĻte sans cheveux, couverte d'un turban. Celui des Mamlouks, appelķ
_qŌouq_, est un cylindre jaune, garni en dehors d'un rouleau de
mousseline artistement compassķ. Leurs pieds sont couverts d'un chausson
de cuir jaune qui remonte jusqu'aux talons, et d'une pantoufle sans
quartier, toujours prĻte Ó rester en chemin. Mais la piĶce la plus
singuliĶre de cet habillement est une espĶce de pantalon dont l'ampleur
est telle, que dans sa hauteur, il arrive au menton, et que chacune de
ses jambes pourrait recevoir le corps entier: ajoutez que les Mamlouks
le font de ce drap de Venise qu'on appelle _saille_, qui, quoique aussi
moelleux que l'elbeuf, est plus ķpais que la bure; et que, pour marcher
plus Ó l'aise, ils y renferment, sous une ceinture Ó coulisse, toute la
partie pendante des vĻtements dont nous avons parlķ. Ainsi emmaillotķs,
on conńoit que les Mamlouks ne sont pas des piķtons agiles; mais ce que
l'on ne conńoit qu'aprĶs avoir vu les hommes de divers pays, est qu'ils
regardent leur habillement comme trĶs-commode. En vain leur objecte-t-on
qu'Ó pied il empĻche de marcher, qu'Ó cheval il charge inutilement, et
que tout cavalier dķmontķ est un homme perdu; ils rķpondent: _C'est
l'usage_, et ce mot rķpond Ó tout.
¦ II.
╔quipage des Mamlouks.
Voyons si l'ķquipage de leur cheval est mieux raisonnķ. Depuis que l'on
a pris en Europe le bon esprit de se rendre compte des motifs de chaque
chose, on a senti que le cheval, pour exķcuter ses mouvements sous le
cavalier, avait besoin d'Ļtre le moins chargķ qu'il est possible, et
l'on a allķgķ son harnais autant que le permettait la soliditķ. Cette
rķvolution, que le 18^{e} siĶcle a vu ķclore parmi nous, est encore bien
loin des Mamlouks, dont l'esprit est restķ au 12^{e} siĶcle. Toujours
guidķs par l'usage, ils donnent au cheval une selle dont la charpente
grossiĶre est chargķe de fer, de bois et de cuir. Sur cette selle
s'ķlĶve un troussequin de 8 pouces de hauteur, qui couvre le cavalier
jusqu'aux reins, pendant que, sur le devant, un pommeau, saillant de 4 Ó
5 pouces, menace sa poitrine quand il se penche. Sous la selle, au lieu
de coussins, ils ķtendent 3 ķpaisses couvertures de laine: le tout est
fixķ par une sangle qui passe sur la selle, et s'attache, non par des
boucles Ó ardillon, mais par des noeuds de courroies peu solides et
trĶs-compliquķs. D'ailleurs, ces selles ont un large poitrail et
manquent de croupiĶre, ce qui les jette trop sur les ķpaules du cheval.
Les ķtriers sont une plaque de cuivre plus longue et plus large que le
pied, et dont les c¶tķs, relevķs d'un pouce, viennent mourir Ó l'anse
d'o∙ ils pendent. Les angles de cette plaque sont tranchants, et
servent, au lieu d'ķperon, Ó ouvrir les flancs par de longues blessures.
Le poids ordinaire d'une paire de ces ķtriers est de 9 Ó 10 livres, et
souvent ils passent 12 et 13. La selle et les couvertures n'en pĶsent
pas moins de 25; ainsi le cheval porte d'abord un poids de 36 livres, ce
qui est d'autant plus ridicule, que les chevaux d'╔gypte sont
trĶs-petits. La bride est aussi mal conńue dans son genre; elle est de
l'espĶce qu'on appelle _Ó la genette_, sans articulation. La gourmette,
qui n'est qu'un anneau de fer, serre le menton, au point d'en couper la
peau; aussi tous ces chevaux ont les barres brisķes, et manquent
absolument de _bouche_: c'est un effet nķcessaire des pratiques des
Mamlouks, qui, au lieu de la mķnager comme nous, la dķtruisent par des
saccades violentes; ils les emploient surtout pour une manoeuvre qui
leur est particuliĶre: elle consiste Ó lancer le cheval Ó bride abattue,
puis Ó l'arrĻter subitement au plus fort de la course; saisi par le
mords, le cheval roidit les jambes, plie les jarrets, et termine sa
carriĶre en glissant d'une seule piĶce, comme un cheval de bois: on
conńoit combien cette manoeuvre rķpķtķe perd les jambes et la bouche;
mais les Mamlouks lui trouvent de la grace, et elle convient Ó leur
maniĶre de combattre. Du reste, malgrķ leurs jambes en crochets, et les
perpķtuels mouvements de leurs corps, on ne peut nier qu'ils ne soient
des cavaliers fermes et vigoureux, et qu'ils n'aient quelque chose de
guerrier qui flatte l'oeil mĻme d'un ķtranger; il faut convenir aussi
qu'ils ont mieux raisonnķ le choix de leurs armes.
¦ III.
Armes des Mamlouks.
La premiĶre est une carabine anglaise d'environ 30 pouces de longueur,
et d'un calibre tel, qu'elle peut lancer Ó la fois 10 Ó 12 balles, dont
l'effet, mĻme sans adresse, est toujours meurtrier. En second lieu, ils
portent Ó la ceinture 2 grands pistolets qui tiennent au vĻtement par
un cordon de soie. A l'arńon pend quelquefois une masse d'armes dont ils
se servent pour assommer; enfin, sur la cuisse gauche pend Ó une
bandouliĶre un sabre courbe, d'une espĶce peu connue en Europe; sa lame,
prise en ligne droite, n'a pas plus de 24 pouces, mais, mesurķe dans sa
courbure, elle en a 30. Cette forme, qui nous paraŅt bizarre, n'a pas
ķtķ adoptķe sans motifs; l'expķrience apprend que l'effet d'une lame
droite est bornķ au lieu et au moment de sa chute, parce qu'elle ne
coupe qu'en appuyant: une lame courbe, au contraire, prķsentant le
tranchant en retraite, glisse par l'effort du bras, et continue son
action dans un long espace. Les barbares, dont l'esprit s'exerce de
prķfķrence sur les arts meurtriers, n'ont pas manquķ cette observation,
et de lÓ l'usage des cimeterres, si gķnķral et si ancien dans l'Orient.
Le commun des Mamlouks tire les siens de Constantinople et d'Europe;
mais les beks se disputent les lames de Perse et des anciennes fabriques
de Damas[93], qu'ils paient jusqu'Ó 40 et 50 louis. Les qualitķs qu'ils
en estiment sont la lķgĶretķ, la trempe ķgale et bien sonnante, les
ondulations du fer, et surtout la finesse du tranchant: il faut avouer
qu'elle est exquise; mais ces lames ont le dķfaut d'Ļtre fragiles comme
le verre.
¦ IV.
╔ducation et exercices des Mamlouks.
L'art de se servir de ces armes fait le sujet de l'ķducation des
Mamlouks, et l'occupation de toute leur vie. Chaque jour, de grand
matin, la plupart se rendent dans une plaine hors du Kaire; et lÓ,
courant Ó toute bride, ils s'exercent Ó sortir prestement la carabine de
la bandouliĶre, Ó la tirer juste, Ó la jeter sous la cuisse, pour saisir
un pistolet qu'ils tirent et jettent par-dessus l'ķpaule: puis un
second, dont ils font de mĻme, se fiant au cordon qui les attache, sans
perdre de temps Ó les replacer. Les beks prķsents les encouragent; et
quiconque brise le vase de terre qui sert de but reńoit des ķloges et de
l'argent. Ils s'exercent aussi Ó bien manier le sabre, et surtout Ó
donner le coup de revers, qui prend de bas en haut, et qui est le plus
difficile Ó parer. Leurs tranchants sont si bons, et leurs mains si
adroites, que plusieurs coupent une tĻte de coton mouillķ, comme un pain
de beurre. Ils tirent aussi l'arc, quoiqu'ils l'aient banni des combats;
mais leur exercice favori est celui du _Djerid_: ce nom, qui signifie
proprement _roseau_, se donne en gķnķral Ó tout bŌton qu'on lance Ó la
main selon des principes qui ont d¹ Ļtre ceux des Romains pour le
_pilum_; au lieu de bŌton, les Mamlouks emploient des branches fraŅches
de palmier effeuillķes. Ces branches, qui ont la forme d'une tige
d'artichaut, ont 4 pieds de longueur, et pĶsent 5 Ó 6 livres. Armķs de
ce trait, les cavaliers entrent en lice, et courant Ó toute bride, ils
se le lancent d'assez loin. Sit¶t lancķ, l'agresseur tourne bride, et
celui qui fuit poursuit et jette Ó son tour. Les chevaux, dressķs par
l'habitude, secondent si bien leurs maŅtres, qu'on dirait qu'ils y
prennent autant de plaisir; mais ce plaisir est dangereux, car il y a
des bras qui lancent avec tant de roideur, que souvent le coup blesse,
et mĻme devient mortel. Malheur Ó qui n'esquivait pas le djerid
d'Ali-bek! Ces jeux, qui nous semblent barbares, tiennent de prĶs Ó
l'ķtat politique des nations. Il n'y a pas 3 siĶcles qu'ils existaient
parmi nous, et leur extinction est bien moins due Ó l'accident de Henri
II, ou Ó un esprit philosophique, qu'Ó un ķtat de paix intķrieure qui
les a rendus inutiles. Chez les Turks, au contraire, et chez les
Mamlouks, ils se sont conservķs, parce que l'anarchie de leur sociķtķ a
continuķ de faire un besoin de tout ce qui est relatif Ó la guerre.
Voyons si leurs progrĶs dans cette partie sont proportionnķs Ó leur
pratique.
¦ V.
Art Militaire des Mamlouks.
Dans notre Europe, quand on parle de troupes et de guerre, on se figure
sur-le-champ une distribution d'hommes par compagnies, par bataillons,
par escadrons; des uniformes de tailles et de couleurs, des formations
par rangs et lignes, des combinaisons de manoeuvres particuliĶres ou
d'ķvolutions gķnķrales; en un mot, tout un systĶme d'opķrations fondķes
sur des principes rķflķchis. Ces idķes sont justes par rapport Ó nous;
mais quand on les transporte aux pays dont nous traitons, elles
deviennent autant d'erreurs. Les Mamlouks ne connaissent rien de notre
art militaire; ils n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni formation, ni
discipline, ni mĻme de subordination. Leur rķunion est un attroupement,
leur marche est une cohue, leur combat est un duel, leur guerre est un
brigandage; ordinairement elle se fait dans la ville mĻme du Kaire: au
moment qu'on y pense le moins, une cabale ķclate, des beks montent Ó
cheval, l'alarme se rķpand, leurs adversaires paraissent: on se charge
dans la rue le sabre Ó la main; quelques meurtres dķcident la querelle,
et le plus faible ou le plus timide est exilķ. Le peuple n'est pour rien
dans ces combats; que lui importe que les tyrans s'ķgorgent? Mais on ne
doit pas le croire spectateur tranquille, au milieu des balles et des
coups de cimeterre; ce r¶le est toujours dangereux: chacun fuit du champ
de bataille, jusqu'au moment o∙ le calme se rķtablit. Quelquefois la
populace pille les maisons des exilķs, et les vainqueurs n'y mettent pas
d'obstacle. A ce sujet, il est bon d'observer que ces phrases usitķes
dans les nouvelles d'Europe: _les beks ont fait des recrues, les beks
ont ameutķ le peuple, le peuple a favorisķ un parti_, sont peu propres Ó
donner des idķes exactes. Dans les dķmĻlķs des Mamlouks, le peuple n'est
jamais qu'un acteur passif.
Quelquefois la guerre est transportķe Ó la campagne, et les combattants
n'y dķploient pas plus d'art. Le parti le plus fort ou le plus audacieux
poursuit l'autre; s'ils sont ķgaux en courage, ils s'attendent ou se
donnent un rendez-vous; et lÓ, sans ķgard pour les avantages de
position, les deux troupes s'approchent en peloton, les plus hardis
marchent en tĻte; on s'aborde, on se dķfie, on s'attaque; chacun choisit
son homme: on tire, si l'on peut, et l'on passe vite au sabre; c'est lÓ
que se dķploient l'art du cavalier et la souplesse du cheval. Si
celui-ci tombe, l'autre est perdu. Dans les dķroutes, les valets,
toujours prķsents, relĶvent leur maŅtre; et, s'il n'y a pas de tķmoins,
ils l'assomment pour prendre la ceinture de sequins qu'il a soin de
porter. Souvent la bataille se dķcide par la mort de 2 ou 3 personnes.
Depuis quelque temps surtout, les Mamlouks ont compris que leurs
patrons, ķtant les principaux intķressķs, devaient courir les plus
grands risques, et ils leur en laissent l'honneur. S'ils ont l'avantage,
tant mieux pour tout le monde; s'ils sont vaincus, l'on capitule avec le
vainqueur, qui souvent a fait ses conditions d'avance. Il n'y a que
profit Ó rester tranquille; on est s¹r de trouver un maŅtre qui paie, et
l'on revient au Kaire vivre Ó ses dķpens jusqu'Ó nouvelle fortune.
¦ VI.
Discipline des Mamlouks.
Ce caractĶre, qui cause la mobilitķ de cette milice, est une suite
nķcessaire de sa constitution. Le jeune paysan vendu en Mingrelie ou en
Gķorgie n'a pas plus t¶t mis le pied en ╔gypte, que ses idķes subissent
une rķvolution. Une carriĶre immense s'ouvre Ó ses regards. Tout se
rķunit pour ķveiller son audace et son ambition; encore esclave, il se
sent destinķ Ó devenir maŅtre, et dķja il prend l'esprit de sa future
condition. Il calcule le besoin qu'a de lui son patron, et il lui fait
acheter ses services et son zĶle: il les mesure sur le salaire qu'il en
reńoit, ou sur celui qu'il en attend. Or, comme cette sociķtķ ne connaŅt
pas d'autre mobile que l'argent, il en rķsulte que le soin principal
des maŅtres est de satisfaire l'aviditķ de leurs serviteurs pour
maintenir leur attachement. De lÓ cette prodigalitķ des beks, ruineuse Ó
l'╔gypte qu'ils pillent; de lÓ cette insubordination des Mamlouks,
fatale Ó leurs chefs qu'ils dķpouillent; de lÓ ces intrigues qui ne
cessent d'agiter les grands et les petits. A peine un esclave est-il
affranchi, qu'il porte dķja ses regards sur les premiers emplois. Qui
pourrait arrĻter ses prķtentions? Rien dans ceux qui commandent ne lui
offre cette supķrioritķ de talents qui imprime le respect. Il n'y voit
que des soldats comme lui, parvenus Ó la puissance _par les dķcrets du
sort_; et s'il plaŅt au sort de le favoriser, il parviendra de mĻme, et
il ne sera pas moins habile dans l'art de gouverner, puisque cet art ne
consiste qu'Ó prendre de l'argent et Ó donner des coups de sabre. De cet
ordre de choses est encore nķ un luxe effrķnķ qui, levant les barriĶres
Ó tous les besoins, a donnķ Ó la rapacitķ des grands une ķtendue sans
bornes. Ce luxe est tel, qu'il n'y a point de Mamlouk dont l'entretien
ne co¹te par an 2,500 livres, et il en est beaucoup qui co¹tent le
double. A chaque ramŌdan, il faut un habillement neuf, il faut des draps
de France, des sailles de Venise, des ķtoffes de Damas et des Indes. Il
faut souvent renouveler les chevaux, les harnais. On veut des pistolets
et des sabres damasquinķs, des ķtriers dorķs d'or moulu, des selles et
des brides plaquķes d'argent. Il faut aux chefs, pour les distinguer du
vulgaire, des bijoux, des pierres prķcieuses, des chevaux arabes de 2 et
300 louis, des chŌles de Kachemire[94] de 25 et 50 louis, et une foule
de pelisses, dont les moindres co¹tent 500 livres[95]. Les femmes ont
rejetķ, comme trop simple, l'ancien usage des garnitures de sequins sur
la tĻte et sur la poitrine; elles y ont substituķ les diamants, les
ķmeraudes, les rubis, les perles fines; et, Ó la passion des chŌles et
des fourrures, elles ont joint celle des ķtoffes et des galons de Lyon.
Quand de tels besoins se trouvent dans une classe qui a en main toute
l'autoritķ, et qui ne connaŅt de droits ni de propriķtķ, ni de vie,
qu'on juge des consķquences qu'ils doivent avoir, et pour les classes
obligķes d'y fournir, et pour les moeurs mĻmes de ceux qui les ont.
¦ VII.
Moeurs des Mamlouks.
Les moeurs des Mamlouks sont telles, qu'il est Ó craindre, en conservant
les simples traits de la vķritķ, d'encourir le soupńon d'une
exagķration passionnķe. Nķs la plupart dans le rit grec, et circoncis au
moment qu'on les achĶte, ils ne sont aux yeux des Turks mĻmes que des
_renķgats_, sans foi ni religion. ╔trangers entre eux, ils ne sont point
liķs par ces sentiments naturels qui unissent les autres hommes. Sans
parents, sans enfants, le passķ n'a rien fait pour eux; ils ne font rien
pour l'avenir. Ignorants et superstitieux par ķducation, ils deviennent
farouches par les meurtres, sķditieux par les tumultes, perfides par les
cabales, lŌches par la dissimulation, et corrompus par toute espĶce de
dķbauche. Ils sont surtout adonnķs Ó ce genre honteux qui fut de tout
temps le vice des Grecs et des Tartares; c'est la premiĶre leńon qu'ils
reńoivent de leur maŅtre d'armes. On ne sait comment expliquer ce go¹t,
quand on considĶre qu'ils ont tous des femmes, Ó moins de supposer
qu'ils recherchent dans un sexe le piquant des refus dont ils ont
dķpouillķ l'autre; mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a pas un
seul Mamlouk sans tache; et leur contagion a dķpravķ les habitants du
Kaire, mĻme les chrķtiens de Syrie qui y demeurent.
¦ VIII.
Gouvernement des Mamlouks.
Telle est l'espĶce d'hommes qui fait en ce moment le sort de l'╔gypte;
ce sont des esprits, de cette trempe qui sont Ó la tĻte du
gouvernement: quelques coups de sabre heureux, plus d'astuce ou d'audace
mĶnent Ó cette prķķminence; mais on conńoit qu'en changeant de fortune,
les parvenus ne changent point de caractĶre, et qu'ils portent l'ame des
esclaves dans la condition des rois. La souverainetķ n'est pas pour eux
l'art difficile de diriger vers un but commun les passions diverses
d'une sociķtķ nombreuse, mais seulement un moyen d'avoir plus de femmes,
de bijoux, de chevaux, d'esclaves, et de satisfaire leurs fantaisies.
L'administration, Ó l'intķrieur et Ó l'extķrieur, est conduite dans cet
esprit. D'un c¶tķ, elle se rķduit Ó manoeuvrer vis-Ó-vis de la cour de
Constantinople, pour ķluder le tribut ou les menaces du sultan; de
l'autre, Ó acheter beaucoup d'esclaves, Ó multiplier les amis, Ó
prķvenir les complots, Ó dķtruire les ennemis secrets par le fer ou le
poison; toujours dans les alarmes, les chefs vivent comme les anciens
tyrans de Syracuse. MourŌd et Ybrahim ne dorment qu'au milieu des
carabines et des sabres. Du reste, nulle idķe de police ni d'ordre
public[96]. L'unique affaire est de se procurer de l'argent; et le
moyen employķ comme le plus simple est de le saisir partout o∙ il se
montre, de l'arracher par violence Ó quiconque en possĶde, d'imposer Ó
chaque instant des contributions arbitraires sur les villages et sur la
douane, qui les reverse sur le commerce.
CHAPITRE VII.
¦ I.
╔tat du peuple en ╔gypte.
On jugera aisķment que, dans un tel pays, tout est analogue Ó un tel
rķgime. LÓ o∙ le cultivateur ne jouit pas du fruit de ses peines, il ne
travaille que par contrainte, et l'agriculture est languissante: lÓ o∙
il n'y a point de s¹retķ dans les jouissances, il n'y a point de cette
industrie qui les crķe, et les arts sont dans l'enfance: lÓ o∙ les
connaissances ne mĶnent Ó rien, l'on ne fait rien pour les acquķrir, et
les esprits sont dans la barbarie. Tel est l'ķtat de l'╔gypte. La
majeure partie des terres est aux mains des beks, des Mamlouks, des
gens de loi; le nombre des autres propriķtaires est infiniment bornķ, et
leur propriķtķ est sujette Ó mille charges. A chaque instant c'est une
contribution Ó payer, un dommage Ó rķparer; nul droit de succession ni
d'hķritage pour les immeubles; tout rentre au gouvernement, dont il faut
tout racheter. Les paysans y sont des manoeuvres Ó gages, Ó qui l'on ne
laisse pour vivre que ce qu'il faut pour ne pas mourir. Le riz et le blķ
qu'ils cueillent passent Ó la table des maŅtres, pendant qu'eux ne se
rķservent que le _doura_, dont ils font un pain sans levain et sans
saveur quand il est froid. Ce pain, cuit Ó un feu formķ de la fiente
sķchķe des buffles et des vaches[97], est, avec l'eau et les ognons
crus, leur nourriture de toute l'annķe: ils sont heureux s'ils y peuvent
ajouter de temps en temps du miel, du fromage, du lait aigre et des
dattes. La viande et la graisse, qu'ils aiment avec passion, ne
paraissent qu'aux plus grands jours de fĻte, et chez les plus aisķs.
Tout leur vĻtement consiste en une chemise de grosse toile bleue, et en
un manteau noir d'un tissu clair et grossier. Leur coiffure est une
toque d'une espĶce de drap, sur laquelle ils roulent un long mouchoir de
laine rouge. Les bras, les jambes, la poitrine sont nus, et la plupart
ne portent pas de caleńon. Leurs habitations sont des huttes de terre,
o∙ l'on ķtouffe de chaleur et de fumķe, et o∙ les maladies causķes par
la malpropretķ, l'humiditķ et les mauvais aliments, viennent souvent les
assiķger: enfin, pour combler la mesure, viennent se joindre Ó ces maux
physiques des alarmes habituelles, la crainte des pillages des Arabes,
des visites des Mamlouks, des vengeances des familles, et tous les
soucis d'une guerre civile continue. Ce tableau, commun Ó tous les
villages, n'est guĶre plus riant dans les villes. Au Kaire mĻme,
l'ķtranger qui arrive est frappķ d'un aspect gķnķral de ruine et de
misĶre; la foule qui se presse dans les rues n'offre Ó ses regards que
des haillons hideux et des nuditķs dķgo¹tantes. Il est vrai qu'on y
rencontre souvent des cavaliers richement vĻtus; mais ce contraste de
luxe ne rend que plus choquant le spectacle de l'indigence. Tout ce que
l'on voit ou que l'on entend annonce que l'on est dans le pays de
l'esclavage et de la tyrannie. On ne parle que de troubles civils, que
de misĶre publique, que d'extorsions d'argent, que de bastonnades et de
meurtres. Nulle s¹retķ pour la vie ou la propriķtķ. On verse le sang
d'un homme comme celui d'un boeuf. La justice mĻme le verse sans
formalitķ. L'officier de nuit dans ses rondes, l'officier de jour dans
ses tournķes, jugent, condamnent et font exķcuter en un clin d'oeil et
sans appel. Des bourreaux les accompagnent, et au premier ordre la tĻte
d'un malheureux tombe dans le sac de cuir, o∙ on la reńoit de peur de
souiller la place. Encore si l'apparence seule du dķlit exposait au
danger de la peine! mais souvent, sans autre motif que l'aviditķ d'un
homme puissant et la dķlation d'un ennemi, on cite devant un bek un
homme soupńonnķ d'avoir de l'argent; on exige de lui une somme; et s'il
la dķnie, on le renverse sur le dos, on lui donne 2 et 300 coups de
bŌton sur la plante des pieds, et quelquefois on l'assomme. Malheur Ó
qui est soupńonnķ d'avoir de l'aisance! Cent espions sont toujours prĻts
Ó le dķnoncer. Ce n'est que par les dehors de la pauvretķ qu'il peut
ķchapper aux rapines de la puissance.
¦ II.
MisĶre et famine des derniĶres annķes.
C'est surtout dans les trois derniĶres annķes que cette capitale et
l'╔gypte entiĶre ont offert le spectacle de la misĶre la plus
dķplorable. Aux maux habituels d'une tyrannie effrķnķe, Ó ceux qui
rķsultaient des troubles des annķes prķcķdentes, se sont joints des
flķaux naturels encore plus destructeurs. La peste, apportķe de
Constantinople au mois de novembre 1783, exerńa pendant l'hiver ses
ravages accoutumķs; on compta jusqu'Ó 1,500 morts sortis dans un jour
par les portes du Kaire[98]. Par un effet ordinaire dans ce pays, l'ķtķ
vint la calmer. Mais Ó ce premier flķau en succķda bient¶t un autre
aussi terrible. L'inondation de 1783 n'avait pas ķtķ complĶte; une
grande partie des terres n'avait pu Ļtre ensemencķe faute d'arrosement;
une autre ne l'avait pas ķtķ faute de semences: le Nil n'ayant pas
encore atteint, en 1784, les termes favorables, la disette se dķclara
sur-le-champ. DĶs la fin de novembre, la famine enlevait au Kaire
presque autant de monde que la peste; les rues, qui d'abord ķtaient
pleines de mendiants, n'en offrirent bient¶t pas un seul: tout pķrit ou
dķserta. Les villages ne furent pas moins ravagķs; un nombre infini de
malheureux, qui voulurent ķchapper Ó la mort, se rķpandirent dans les
pays voisins. J'en ai vu la Syrie inondķe; en janvier 1785, les rues de
Sa’de, d'Acre, et la Palestine ķtaient pleines d'╔gyptiens,
reconnaissables partout Ó leur peau noirŌtre; et il en a pķnķtrķ jusqu'Ó
Alep et Ó Diarbekr. L'on ne peut ķvaluer prķcisķment la dķpopulation de
ces 2 annķes, parce que les Turks ne tiennent pas des registres de
morts, de naissances, ni de dķnombrement[99]; mais l'opinion commune
ķtait que le pays avait perdu le sixiĶme de ses habitants.
Dans ces circonstances, on a vu se renouveler tous ces tableaux dont le
rķcit fait frķmir, et dont la vue imprime un sentiment d'horreur et de
tristesse qui s'efface difficilement. Ainsi que dans la famine arrivķe
au Bengale, il y a quelques annķes, les rues et les places publiques
ķtaient jonchķes de squelettes extķnuķs et mourants; leurs voix
dķfaillantes imploraient en vain la pitiķ des passants; la crainte d'un
danger commun endurcissait les coeurs; ces malheureux expiraient adossķs
aux maisons des beks, qu'ils savaient Ļtre approvisionnķs de riz et de
blķ, et souvent les Mamlouks, importunķs par leurs cris, les chassaient
Ó coups de bŌton. Aucun des moyens rķvoltants d'assouvir la rage de la
faim n'a ķtķ oubliķ; ce qu'il y a de plus immonde ķtait dķvorķ; et je
n'oublierai jamais que, revenant de Syrie en France, au mois de mars
1785, j'ai vu sous les murs de l'ancienne Alexandrie, deux malheureux
assis sur le cadavre d'un chameau, et disputant aux chiens ses lambeaux
putrides.
Il se trouve parmi nous des ames ķnergiques qui, aprĶs avoir payķ le
tribut de compassion d¹ Ó de si grands malheurs, passent, par un retour
d'indignation, Ó en faire un crime aux hommes qui les endurent. Ils
jugent dignes de la mort ces peuples qui n'ont pas le courage de la
repousser, ou qui la reńoivent sans se donner la consolation de la
vengeance. On va mĻme jusqu'Ó prendre ces faits en preuve d'un paradoxe
moral tķmķrairement avancķ; et l'on veut en appuyer ce prķtendu axiome,
_que les habitants des pays chauds, avilis par tempķrament et par
caractĶre, sont destinķs par la nature Ó n'Ļtre jamais que les esclaves
du despotisme_.
Mais a-t-on bien examinķ si des faits semblables ne sont jamais arrivķs
dans les climats qu'on veut honorer du privilķge exclusif de la libertķ?
A-t-on bien observķ si les faits gķnķraux dont on s'autorise, ne sont
point accompagnķs de circonstances et d'accessoires qui en dķnaturent
les rķsultats? Il en est de la politique comme de la mķdecine, o∙ des
phķnomĶnes isolķs jettent dans l'erreur sur les vraies causes du mal. On
se presse trop d'ķtablir en rĶgles gķnķrales des cas particuliers: ces
principes universels qui plaisent tant Ó l'esprit ont presque toujours
le dķfaut d'Ļtre vagues. Il est si rare que les faits sur lesquels on
raisonne soient exacts, et l'observation en est si dķlicate, que l'on
doit souvent craindre d'ķlever des systĶmes sur des bases imaginaires.
Dans le cas dont il s'agit, si l'on approfondit les causes de
l'accablement des ╔gyptiens, on trouvera que ce peuple, maŅtrisķ par des
circonstances cruelles, est bien plus digne de pitiķ que de mķpris. En
effet, il n'en est pas de l'ķtat politique de ce pays comme de celui de
notre Europe. Parmi nous, les traces des anciennes rķvolutions
s'affaiblissant chaque jour, les ķtrangers vainqueurs se sont rapprochķs
des indigĶnes vaincus; et ce mķlange a formķ des corps de nations
identiques, qui n'ont plus eu que les mĻmes intķrĻts. Dans l'╔gypte, au
contraire, et dans presque toute l'Asie, les peuples indigĶnes, asservis
par des rķvolutions encore rķcentes Ó des conquķrants ķtrangers, ont
formķ des corps mixtes dont les intķrĻts sont tous opposķs. L'ķtat est
proprement divisķ en deux factions: l'une, celle du peuple vainqueur,
dont les individus occupent tous les emplois de la puissance civile et
militaire; l'autre, celle du peuple vaincu, qui remplit toutes les
classes subalternes de la sociķtķ. La faction gouvernante, s'attribuant
Ó titre de conquĻte le droit exclusif de toute propriķtķ, ne traite la
faction gouvernķe que comme un instrument passif de ses jouissances; et
celle-ci Ó son tour, dķpouillķe de tout intķrĻt personnel, ne rend Ó
l'autre que le moins qu'il lui est possible: c'est un esclave Ó qui
l'opulence de son maŅtre est Ó charge, et qui s'affranchirait volontiers
de sa servitude, s'il en avait les moyens. Cette impuissance est un
autre caractĶre qui distingue cette constitution des n¶tres. Dans les
ķtats de l'Europe, les gouvernements, tirant du sein mĻme des nations
les moyens de les gouverner, il ne leur est ni facile ni avantageux
d'abuser de leur puissance; mais si, par un cas supposķ, ils se
formaient des intķrĻts personnels et distincts, ils n'en pourraient
porter l'usage qu'Ó la tyrannie. La raison en est qu'outre cette
multitude qu'on appelle _peuple_, qui, quoique forte par sa masse, est
toujours faible par sa dķsunion, il existe un ordre mitoyen, qui,
participant des qualitķs du peuple et du gouvernement, fait en quelque
sorte ķquilibre entre l'un et l'autre. Cet ordre est la classe de tous
ces citoyens opulents et aisķs, qui, rķpandus dans les emplois de la
sociķtķ, ont un intķrĻt commun qu'on respecte les droits de s¹retķ et de
propriķtķ dont ils jouissent. Dans l'╔gypte, au contraire, point d'ķtat
mitoyen, point de ces classes nombreuses de nobles, de gens de robe ou
d'ķglise, de nķgociants, de propriķtaires, etc., qui sont en quelque
sorte un corps intermķdiaire entre le peuple et le gouvernement. LÓ,
tout est militaire ou homme de loi, c'est-Ó-dire homme du gouvernement;
ou tout est laboureur, artisan, marchand, c'est-Ó-dire _peuple_; et le
_peuple_ manque surtout du premier moyen de combattre l'oppression,
l'art d'unir et de diriger ses forces. Pour dķtruire ou rķformer les
Mamlouks, il faudrait une ligue gķnķrale des paysans, et elle est
impossible Ó former: le systĶme d'oppression est mķthodique; on dirait
que partout les tyrans en ont la science infuse. Chaque province, chaque
district a son gouverneur, chaque village a son _lieutenant_[100] qui
veille aux mouvements de la multitude. Seul contre tous, s'il paraŅt
faible, la puissance qu'il reprķsente le rend fort. D'ailleurs,
l'expķrience prouve que partout o∙ un homme a le courage de se faire
maŅtre, il en trouve qui ont la bassesse de le seconder. Ce lieutenant
communique de son autoritķ Ó quelques membres de la sociķtķ qu'il
opprime, et ces individus deviennent ses appuis: jaloux les uns des
autres, ils se disputent sa faveur, et il se sert de chacun tour Ó tour
pour les dķtruire tous ķgalement. Les mĻmes jalousies, et des haines
invķtķrķes divisent aussi les villages; mais en supposant une rķunion
dķja si difficile, que pourrait, avec des bŌtons ou mĻme des fusils, une
troupe de paysans Ó pied et presque nus, contre des cavaliers exercķs et
armķs de pied en cap? Je dķsespĶre surtout du salut de l'╔gypte, quand
je considĶre la nature du terrain trop propre Ó la cavalerie. Parmi
nous, si l'infanterie la mieux constituķe redoute encore la cavalerie en
plaine, que sera-ce chez un peuple qui n'a pas les premiĶres idķes de la
tactique, qui ne peut mĻme les acquķrir, parce qu'elles sont le fruit de
la pratique, et que la pratique est impossible? Ce n'est que dans les
pays de montagnes que la libertķ a de grandes ressources; c'est lÓ qu'Ó
la faveur du terrain, une petite troupe supplķe au nombre par
l'habiletķ. Unanime, parce qu'elle est d'abord peu nombreuse, elle
acquiert chaque jour de nouvelles forces par l'habitude de les employer.
L'oppresseur moins actif, parce qu'il est dķja puissant, temporise; et
il arrive enfin que ces troupes de paysans ou de voleurs qu'il mķprisait
deviennent des soldats aguerris qui lui disputent dans les plaines l'art
des combats et le prix de la victoire. Dans les pays plats, au
contraire, le moindre attroupement est dissipķ, et le paysan novice, qui
ne sait pas mĻme faire un retranchement, n'a de ressource que dans la
pitiķ de son maŅtre et la continuation de son servage. Aussi, s'il ķtait
un principe gķnķral Ó ķtablir, nul ne serait plus vrai que celui-ci:
_que les pays de plaine sont le siķge de l'indolence et de l'esclavage;
et les montagnes, la patrie de l'ķnergie et de la libertķ_[101]. Dans la
situation prķsente des ╔gyptiens, il pourrait encore se faire qu'ils ne
montrassent point de courage, sans qu'on p¹t dire que le germe leur en
manque, et que le climat le leur a refusķ. En effet, cet effort continu
de l'ame, qu'on appelle _courage_, est une qualitķ qui tient bien plus
au moral qu'au physique. Ce n'est point le plus ou le moins de chaleur
du climat, mais plut¶t l'ķnergie des passions et la confiance en ses
forces qui donnent l'audace d'affronter les dangers. Si ces deux
conditions n'existent pas, le courage peut rester inerte; mais ce sont
les circonstances qui manquent, et non la facultķ. D'ailleurs, s'il est
des hommes capables d'ķnergie, ce doit Ļtre ceux dont l'ame et le corps
trempķs, si j'ose dire, par l'habitude de souffrir, ont pris une roideur
qui ķmousse les traits de la douleur; et tels sont les ╔gyptiens. On se
fait illusion quand on se les peint comme ķnervķs par la chaleur, ou
amollis par le libertinage. Les habitants des villes et les gens aisķs
peuvent avoir cette mollesse, qui dans tout climat est leur apanage;
mais les paysans si mķprisķs, sous le nom _fellŌhs_, supportent des
fatigues ķtonnantes. On les voit passer des jours entiers Ó tirer de
l'eau du Nil, exposķs nus Ó un soleil qui nous tuerait. Ceux d'entre eux
qui servent de valets aux Mamlouks font tous les mouvements du
cavalier. A la ville, Ó la campagne, Ó la guerre, partout ils le
suivent, et toujours Ó pied; ils passent des journķes entiĶres Ó courir
devant ou derriĶre les chevaux; et quand ils sont las, ils s'attachent Ó
leur queue, plut¶t que de rester en arriĶre. Des traits moraux
fournissent des inductions analogues Ó ces traits physiques.
L'opiniŌtretķ que ces paysans montrent dans leurs haines et leurs
vengeances[102], leur acharnement dans les combats qu'ils se livrent
quelquefois de village Ó village, le point d'honneur qu'ils mettent Ó
souffrir la bastonnade sans dķceler leur secret[103], leur barbarie mĻme
Ó punir dans leurs femmes et leurs filles le moindre ķchec Ó la
pudeur[104], tout prouve que si le prķjugķ a su leur trouver de
l'ķnergie sur certains points, cette ķnergie n'a besoin que d'Ļtre
dirigķe, pour devenir un courage redoutable. Les ķmeutes et les
sķditions que leur patience lassķe excite quelquefois, surtout dans la
province de _Charqiķ_, indiquent un feu couvert qui n'attend, pour faire
explosion, que des mains qui sachent l'agiter.
¦ III.
╔tats des arts et des esprits.
Mais un obstacle puissant Ó toute heureuse rķvolution en ╔gypte c'est
l'ignorance profonde de la nation; c'est cette ignorance qui, aveuglant
les esprits sur les causes des maux et sur leurs remĶdes, les aveugle
aussi sur les moyens d'y remķdier.
Me proposant de revenir Ó cet article qui, comme plusieurs des
prķcķdents, est commun Ó toute la Turkie, je n'insiste pas sur les
dķtails. Il suffit d'observer que cette ignorance rķpandue sur toutes
les classes ķtend ses effets sur tous les genres de connaissances
morales et physiques, sur les sciences, sur les beaux-arts, mĻme sur les
arts mķcaniques. Les plus simples y sont encore dans une sorte
d'enfance. Les ouvrages de menuiserie, de serrurerie, d'arquebuserie, y
sont grossiers. Les merceries, les quincailleries, les canons de fusil
et de pistolet viennent tous de l'ķtranger. A peine trouve-t-on au Kaire
un horloger qui sache raccommoder une montre, et il est europķen. Les
joailliers y sont plus communs qu'Ó Smyrne et Alep; mais ils ne savent
pas monter proprement la plus simple rose. On y fait de la poudre Ó
canon, mais elle est brute. Il y a des raffineries, mais le sucre est
plein de mķlasse, et celui qui est blanc devient trop co¹teux. Les seuls
objets qui aient quelque perfection sont les ķtoffes de soie; encore le
travail en est bien moins fini, et le prix beaucoup plus fort qu'en
Europe.
CHAPITRE VIII.
╔tat du commerce.
Dans cette barbarie gķnķrale, on pourra s'ķtonner que le commerce ait
conservķ l'activitķ qu'il dķploie encore au Kaire; mais l'examen
attentif des sources d'o∙ il la tire donne la solution du problĶme.
Deux causes principales font du Kaire le siķge d'un grand commerce: la
premiĶre est la rķunion de toutes les consommations de l'╔gypte dans
l'enceinte de cette ville. Tous les grands propriķtaires, c'est-Ó-dire
les Mamlouks et les gens de loi, y sont rassemblķs, et ils y attirent
leurs revenus, sans rien rendre au pays qui les fournit.
La seconde est la position qui en fait un lieu de passage, un centre de
circulation dont les rameaux s'ķtendent par la mer Rouge dans l'Arabie
et dans l'Inde; par le Nil, dans l'Abissinie et l'intķrieur de
l'Afrique; et par la Mķditerranķe, dans l'Europe et l'empire turk.
Chaque annķe il arrive au Kaire une caravane d'Abissinie, qui apporte
1,000 Ó 1,200 esclaves noirs, et des dents d'ķlķphant, de la poudre
d'or, des plumes d'autruche, des gommes, des perroquets et des
singes[105]. Une autre, formķe aux extrķmitķs de Maroc, et destinķe pour
la Mekke, appelle les pĶlerins, mĻme des rives du Sķnķgal[106]. Elle
c¶toie la Mķditerranķe en recueillant ceux d'Alger, de Tunis, de
Tripoli, etc., et arrive par le dķsert Ó Alexandrie, forte de 3 Ó 4,000
chameaux. De lÓ elle va au Kaire, o∙ elle se joint Ó la caravane
d'╔gypte. Toutes deux de concert partent ensuite pour la Mekke, d'o∙
elles reviennent 100 jours aprĶs. Mais les pĶlerins de Maroc, qui ont
encore 600 lieues Ó faire, n'arrivent chez eux qu'aprĶs une absence
totale de plus d'un an. Le chargement de ces caravanes consiste en
ķtoffes de l'Inde, en _chŌles_, en gommes, en parfums, en perles, et
surtout en cafķs de l'_Yķmen_. Ces mĻmes objets arrivent par une autre
voie Ó Suez, o∙ les vents de sud amĶnent en mai 26 Ó 28 voiles parties
du port de Djedda. Le Kaire ne garde pas la somme entiĶre de ces
marchandises; mais, outre la portion qu'il en consomme, il profite
encore des droits de passage et des dķpenses des pĶlerins. D'autre part,
il vient de temps en temps de Damas de petites caravanes qui apportent
des ķtoffes de soie et de coton, des huiles et des fruits secs. Dans la
belle saison la rade de DamiŌt a toujours quelques vaisseaux qui
dķbarquent les tabacs Ó pipe de _LataqŅķ_. La consommation de cette
denrķe est ķnorme en ╔gypte. Ces vaisseaux prennent du riz en ķchange,
pendant que d'autres se succĶdent sans cesse Ó Alexandrie, et apportent
de Constantinople des vĻtements, des armes, des fourrures, des passagers
et des merceries. D'autres encore arrivent de Marseille, de Livourne et
de Venise, avec des draps, des cochenilles, des ķtoffes et des galons de
Lyon, des ķpiceries, du papier, du fer, du plomb, des sequins de Venise,
et des dahlers d'Allemagne. Tous ces objets, transportķs par mer Ó
Rosette sur des bateaux qu'on appelle _djerm_[107], y sont d'abord
dķposķs, puis rembarquķs sur le Nil et envoyķs au Kaire. D'aprĶs ce
tableau, il n'est pas ķtonnant que le commerce offre un spectacle
imposant dans cette capitale[108]; mais si l'on examine en quels canaux
se versent ces richesses, si l'on considĶre qu'une grande partie des
marchandises de l'Inde, et du cafķ, passe Ó l'ķtranger; que la dette en
est acquittķe avec des marchandises d'Europe et de Turkie; que la
consommation du pays consiste presque toute en objets de luxe qui ont
reńu leur dernier travail; enfin, que les produits donnķs en retour
sont, en grande partie, des matiĶres brutes, l'on jugera que tout ce
commerce s'exķcute sans qu'il en rķsulte beaucoup d'avantages pour la
richesse de l'╔gypte et le bien-Ļtre de la nation.
CHAPITRE IX.
De l'isthme de Suez, et de la jonction de la Mer Rouge Ó la
Mķditerranķe.
J'ai parlķ du commerce que le Kaire entretient avec l'Arabie et l'Inde
par la voie de Suez; ce sujet rappelle une question dont on s'occupe
assez souvent en Europe: savoir, s'il ne serait pas possible de couper
l'isthme qui sķpare la mer Rouge de la Mķditerranķe, afin que les
vaisseaux pussent se rendre dans l'Inde par une route plus courte que
celle du cap de Bonne-Espķrance. On est portķ Ó croire cette opķration
praticable, Ó raison du peu de largeur de l'isthme. Mais dans un voyage
que j'ai fait Ó Suez, il m'a semblķ voir des raisons de penser le
contraire.
1║ Il est bien vrai que l'espace qui sķpare les deux mers n'est pas de
plus de 18 Ó 19 lieues communes; il est bien vrai encore que ce terrain
n'est point traversķ par des montagnes, et que du haut des terrasses de
Suez l'on ne dķcouvre avec la lunette d'approche sur une plaine nue et
rase, Ó perte de vue, qu'un seul rideau dans la partie du nord-ouest:
ainsi ce n'est point la diffķrence des niveaux qui s'oppose Ó la
jonction[109]; mais le grand obstacle est que dans toute la partie o∙
la Mķditerranķe et la mer Rouge se rķpondent, le rivage de part et
d'autre est un sol bas et sablonneux, o∙ les eaux forment des lacs et
des marais semķs de grĶves; en sorte que les vaisseaux ne peuvent
s'approcher de la c¶te qu'Ó une grande distance. Or, comment pratiquer
dans les sables mouvants un canal durable? D'ailleurs la plage manque de
ports, et il faudrait les construire de toutes piĶces; enfin le terrain
manque absolument d'eau douce, et il faudrait pour une grande population
la tirer de fort loin, c'est-Ó-dire du Nil.
Le meilleur et le seul moyen de jonction est donc celui qu'on a dķja
pratiquķ plusieurs fois avec succĶs; savoir, de faire communiquer les
deux mers par l'intermĶde du fleuve mĻme: le terrain s'y prĻte sans
effort; car le mont Moqattam, s'abaissant tout Ó coup Ó la hauteur du
Kaire, ne forme plus qu'une esplanade basse et demi-circulaire, autour
de laquelle rĶgne une plaine d'un niveau ķgal depuis le bord du Nil
jusqu'Ó la pointe de la mer Rouge. Les anciens, qui saisirent de bonne
heure l'ķtat de ce local, en prirent l'idķe de joindre les deux mers par
un canal conduit au fleuve. Strabon observe que le premier fut construit
sous Sķsostris, qui rķgnait du temps de la guerre de Troie[110]; et cet
ouvrage avait fait assez de sensation pour qu'on e¹t notķ _qu'il avait
100 coudķes (ou 170 pieds de large) sur une profondeur suffisante Ó un
grand vaisseau_. AprĶs l'invasion des Grecs, les Ptolķmķes le
rķtablirent. Sous l'empire des Romains, Trajan le renouvela. Enfin il
n'y a pas jusqu'aux Arabes qui n'aient suivi ces exemples. _Du temps
d'Omar ebn-el Kattab_ (en 640), dit l'historien el-Makin, _les villes de
la Mekke et de Mķdine souffrant de la disette, ce kalife ordonna au
gouverneur d'╔gypte, Amrou, de tirer un canal du Nil Ó Qolzoum, afin de
faire passer dķsormais par cette voie les contributions de blķ et d'orge
destinķes Ó l'Arabie_. Cent trente-quatre ans aprĶs, le kalife
Abou-Djafar-al-Mansor le fit obstruer par le motif inverse de couper les
vivres Ó un descendant d'Ali rķvoltķ Ó Mķdine; et depuis ce temps il n'a
pas ķtķ rouvert. Ce canal est le mĻme qui, de nos jours, passe au Kaire,
et qui va se perdre dans la campagne au nord-est de _Berket-el-Hadj_, ou
_lac des PĶlerins_. _Qolzoum_, le _Clysma_ des Grecs, o∙ il aboutissait,
est ruinķ depuis plusieurs siĶcles; mais le nom et l'emplacement
subsistent encore dans un monticule de sable, de briques et de pierres,
situķ Ó 300 pas au nord de Suez, sur le bord de la mer, en face du guķ
qui conduit Ó la source d'_el-NabŌ_. J'ai vu cet endroit comme Niebuhr,
et les Arabes m'ont dit, comme Ó lui, qu'il s'appelait _Qolzoum_; ainsi
d'Anville s'est trompķ lorsque, sur une indication vicieuse de Ptolķmķe,
il a rejetķ _Clysma_ 8 lieues plus au sud. Je le crois ķgalement en
erreur dans l'application qu'il fait de Suez Ó l'ancienne _Arsinoķ_.
Cette ville ayant ķtķ, selon les Grecs et les Arabes, au nord de Clysma,
on doit en chercher les traces, d'aprĶs l'indication de Strabon[111],
_tout au fond du golfe, en tirant vers l'╔gypte_, sans aller nķanmoins,
comme Savary, jusqu'Ó _Adjeroud_, qui est trop dans l'ouest: l'on doit
se borner au terrain bas qui s'ķtend environ 2 lieues au bout du golfe
actuel, cet espace ķtant tout ce qu'on peut accorder de retraite Ó la
mer depuis 17 siĶcles. Jadis ces cantons ķtaient peuplķs de villes qui
ont disparu avec l'eau du Nil; les canaux qui l'apportaient se sont
dķtruits, parce que dans ce terrain mouvant ils s'encombrent rapidement,
et par l'action du vent, et par la cavalerie des Arabes bedouins.
Aujourd'hui le commerce du Kaire avec Suez ne s'exerce qu'au moyen des
caravanes qui ont lieu lors de l'arrivķe et du dķpart des vaisseaux,
c'est-Ó-dire sur la fin d'avril, ou au commencement de mai, et dans le
cours de juillet et d'ao¹t. Celle que j'accompagnai en 1783 ķtait
composķe d'environ 3,000 chameaux et de 5 Ó 6,000 hommes[112]. Le
chargement consistait en bois, voiles et cordages pour les vaisseaux de
Suez; en quelques ancres portķes chacune par 4 chameaux; en barres de
fer, en ķtain, en plomb; en quelques ballots de draps et barils de
cochenille; en blķs, orges, fĶves, etc.; en piastres de Turkie, sequins
de Venise, et dahlers de l'Empire. Toutes ces marchandises ķtaient
destinķes pour _Djedda_, la _Mekke_ et _Moka_, o∙ elles acquittent la
dette des marchandises venues de l'Inde et du cafķ d'Arabie, qui fait la
base des retours. Il y avait en outre une grande quantitķ de pĶlerins,
qui prķfķraient la route de mer Ó celle de terre, et enfin les
provisions nķcessaires, telles que le riz, la viande, le bois, et mĻme
l'eau; car Suez est l'endroit du monde le plus dķnuķ de tout. Du haut
des terrasses, la vue portķe sur la plaine sablonneuse du nord et de
l'ouest, ou sur les rochers blanchŌtres de l'Arabie Ó l'est, ou sur la
mer et le _Moqattam_ dans le sud, ne rencontre pas un arbre, pas un brin
de verdure o∙ se reposer. Des sables jaunes, ou une plaine d'eau
verdŌtre, voilÓ tout ce qu'offre le sķjour de Suez; l'ķtat de ruine des
maisons en augmente la tristesse. La seule eau potable des environs
vient de _el-NabŌ_, c'est-Ó-dire la _source_, situķe Ó 3 heures de
marche sur le rivage d'Arabie; elle est si saumŌtre qu'il n'y a qu'un
mķlange de _rum_ qui puisse la rendre supportable Ó des Europķens. La
mer pourrait fournir quantitķ de poissons et de coquillages; mais les
Arabes pĻchent peu et mal: aussi, lorsque les vaisseaux sont partis, ne
reste-t-il Ó Suez que le Mamlouk qui en est le gouverneur, et 12 Ó 15
personnes qui forment sa maison et la garnison. Sa forteresse est une
masure sans dķfense, que les Arabes regardent comme une citadelle, Ó
cause de 6 canons de bronze de 4 livres de balle, et de 2 canonniers
grecs qui tirent en dķtournant la tĻte. Le port est un mauvais quai, o∙
les plus petits bateaux ne peuvent aborder que dans la marķe haute:
c'est lÓ nķanmoins qu'on prend les marchandises pour les conduire, Ó
travers les bancs de sable, aux vaisseaux qui mouillent dans la rade.
Cette rade, situķe Ó une lieue de la ville, en est sķparķe par une plage
dķcouverte au temps du reflux; elle n'a aucune protection, en sorte
qu'on y attaquerait impunķment les 28 bŌtiments que j'y ai comptķs. Ces
bŌtiments, par eux-mĻmes, sont incapables de rķsistance, n'ayant chacun
pour toute artillerie que 4 pierriers rouillķs. Chaque annķe leur nombre
diminue, parce que, naviguant terre Ó terre sur une c¶te pleine
d'ķcueils, il en pķrit toujours au moins 1 sur 9. En 1783, l'un d'eux
ayant relŌchķ Ó _el-Tor_ pour faire de l'eau, il fut surpris par les
Arabes pendant que l'ķquipage dormait Ó terre. AprĶs en avoir dķbarquķ
1,500 fardes de cafķ, ils abandonnĶrent le navire au vent, qui le jeta
sur la c¶te. Le chantier de Suez est peu propre Ó rķparer ces pertes; on
y bŌtit Ó peine une _cayasse_ en 3 ans. D'ailleurs, la mer, qui, par son
flux et reflux, accumule les sables sur cette plage, finira par
encombrer le _chenal_, et il arrivera Ó Suez ce qui est arrivķ Ó
_Qolzoum_ et Ó _Arsinoķ_. Si l'╔gypte avait alors un bon gouvernement,
il profiterait de cet accident pour ķlever une autre ville dans la rade
mĻme, o∙ l'on pourrait l'exploiter par une chaussķe de 7 Ó 8 pieds
d'ķlķvation seulement, attendu que la marķe ne monte pas Ó plus de 3 et
demi Ó l'ordinaire. Il rķparerait ou recreuserait le canal du Nil, et il
ķconomiserait les 500,000 livres que co¹te chaque annķe l'escorte des
Arabes _HaouatŌt_ et _Aya’di_. Enfin, pour ķviter la barre si dangereuse
du _BogŌz_ de Rosette, il rendrait navigable le canal d'Alexandrie, d'o∙
les marchandises se verseraient immķdiatement dans le port. Mais de tels
soins ne seront jamais ceux du gouvernement actuel. Le peu de faveur
qu'il accorde au commerce n'est pas mĻme fondķ sur des motifs
raisonnables; s'il le tolĶre, ce n'est que parce qu'il y trouve un moyen
de satisfaire sa rapacitķ, une source o∙ il puise sans s'embarrasser de
la tarir. Il ne sait pas mĻme profiter du grand intķrĻt que les
Europķens mettent Ó communiquer avec l'Inde. En vain les Anglais et les
Franńais ont essayķ de prendre des arrangements avec lui pour s'ouvrir
cette route, il s'y est refusķ, ou il les a rendus inutiles. L'on se
flatterait Ó tort de succĶs durables; car, lors mĻme qu'on aurait conclu
des traitķs, les rķvolutions, qui du soir au matin changent le Kaire, en
annuleraient l'effet, comme il est arrivķ au traitķ que le gouverneur du
Bengale avait conclu en 1775 avec Mohammad-bek. Telle est d'ailleurs
l'aviditķ et la mauvaise foi des _Mamlouks_, qu'ils trouveront toujours
des prķtextes pour vexer les nķgociants, ou qu'ils augmenteront, contre
leur parole, les droits de douane. Ceux du cafķ sont ķnormes en ce
moment. La balle ou _farde_ de cette denrķe, pesant 370 Ó 375 livres, et
co¹tant Ó _Moka_ 45 pataques[113], ou 236 livres tournois, paie Ó Suez
en droit de _bahr_ ou de mer 147 livres: plus, une addition de 69
livres, imposķe en 1783[114]; en sorte que, si l'on y joint les 6 pour
100 perńus Ó _Djedda_, on trouvera que les droits ķgalent presque le
prix d'achat[115].
CHAPITRE X.
Des douanes et des imp¶ts.
La rķgie des douanes forme en ╔gypte, comme par toute la Turquie, un des
principaux emplois du gouvernement. L'homme qui l'exerce est tout Ó la
fois contr¶leur et fermier gķnķral. Tous les droits d'entrķe, de sortie
et de circulation dķpendent de lui. Il nomme tous les subalternes qu'il
lui plaŅt pour les percevoir. Il y joint les _paltes_ ou _privilķges_
exclusifs des natrons de TerŌnķ, des soudes d'Alexandrie, de la casse de
Thķba’de, et des sķnķs de Nubie; en un mot, il est le despote du
commerce, qu'il rĶgle Ó son grķ. Son bail n'est jamais que pour un an.
Le prix de sa ferme, en 1783, ķtait de 1,000 bourses, qui, Ó raison de
500 piastres la bourse, et de 2 livres 10 sous la piastre, font
1,250,000 livres. Il est vrai qu'on y peut joindre un casuel
d'_avanies_, ou de demandes accidentelles; c'est-Ó-dire, que lorsque
_MourŌd-bek_ ou _Ibrahim_ ont besoin de 500,000 livres, ils font venir
le douanier, qui ne se dispense jamais de les compter. Mais sur le
rescrit qu'ils lui dķlivrent, il a la facultķ de reverser l'_avanie_ sur
le commerce, dont il taxe Ó l'amiable les divers corps ou nations, tels
que les Francs, les Barbaresques, les Turks, etc., et il arrive souvent
que cela mĻme devient une aubaine pour lui. Dans quelques provinces de
Turkie, le douanier est aussi chargķ de la perception du _miri_, espĶce
d'imp¶t qui porte uniquement sur les terres. Mais en ╔gypte cette rķgie
est confiķe aux ķcrivains coptes, qui l'exercent sous la direction du
secrķtaire du commandant. Ces ķcrivains ont les registres de chaque
village, et sont chargķs de recevoir les paiements, et de les compter au
trķsor; souvent ils profitent de l'ignorance des paysans pour ne point
porter en reńu les Ó-compte, et les font payer deux fois: souvent ils
font vendre les boeufs, les buffles, et jusqu'Ó la natte de ces
malheureux: l'on peut dire qu'ils sont en tout des agents dignes de
leurs maŅtres. La taxe ordinaire devrait revenir Ó 33 piastres par
_feddŌn_, c'est-Ó-dire, Ó prĶs de 83 livres par couple de boeufs; mais
elle se trouve quelquefois portķe, par abus, jusqu'Ó 200 livres. On
estime que la somme totale du _miri_, perńue tant en argent qu'en blķs,
orges, fĶves, riz, etc., peut se monter de 46 Ó 50 millions de France,
lorsque le pain se vend un _fadda_ le _rotle_, c'est-Ó-dire 5 liards la
livre de 14 onces.
Pour en revenir aux douanes, elles ķtaient ci-devant exercķes, selon
l'ancien usage, par les Juifs; mais Ali-bek les ayant complĶtement
ruinķs en 1769, par une avanie ķnorme, la douane a passķ aux mains des
chrķtiens de Syrie, qui la conservent encore. Ces chrķtiens, venus de
Damas au Kaire il y a environ 50 ans, n'ķtaient d'abord que 2 ou 3
familles; leurs bķnķfices en attirĶrent d'autres, et le nombre s'en est
multipliķ jusqu'Ó prĶs de 500. Leur modestie et leur ķconomie les mirent
Ó portķe de s'emparer d'une branche de commerce, puis d'une autre; enfin
ils se trouvĶrent en ķtat d'affermer la douane lors du dķsastre des
Juifs; et de ce moment ils ont acquis une opulence et pris des
prķtentions qui pourront finir par le sort des Juifs. On en crut le
moment venu, lorsque leur chef, Antoine _FarŌouan_, dķserta furtivement
l'╔gypte (en 1784), et vint Ó Livourne chercher la s¹retķ nķcessaire
pour jouir d'une fortune de 3 millions; mais cet ķvķnement, qui n'avait
pas d'exemple[116], n'a pas eu de suites.
Du commerce des Francs au Kaire.
AprĶs ces chrķtiens, le corps des nķgociants le plus considķrable est
celui des Europķens, connus dans le Levant sous le nom de _Francs_. DĶs
long-temps les Vķnitiens ont eu au Kaire des ķtablissements o∙ ils
avaient des sailles, des ķtoffes de soie, des glaces, des merceries,
etc. Les Anglais y ont aussi participķ en envoyant des draps, des armes
et quincailleries qui ont conservķ jusqu'Ó ce jour une rķputation de
supķrioritķ. Mais les Franńais, en fournissant des objets semblables Ó
bien meilleur marchķ, ont depuis 20 ans obtenu la prķfķrence et donnķ
l'exclusion Ó leurs rivaux. Le pillage de la caravane qui voulut passer
de Suez au Kaire en 1779[117] a portķ le dernier coup aux Anglais; et
depuis cette ķpoque on n'a pas vu dans ces deux villes, mĻme un seul
facteur de cette nation. La base du commerce des Franńais en Egypte
consiste, comme dans tout le Levant, en draps lķgers de Languedoc,
appelķs _londrins_ premiers et _londrins_ seconds. Ils en dķbitent,
annķe commune, entre 900 et 1,000 ballots. Le bķnķfice est de 35 et 40
pour cent; mais les retraits qu'ils font leur donnant une perte de 20 et
25, le produit net reste de 15 pour cent. Les autres objets
d'importation sont du fer, du plomb, des ķpiceries, 120 barils de
cochenille, quelques galons, des ķtoffes de Lyon, divers articles de
mercerie, enfin des dahlers et des sequins.
En ķchange, ils prennent des cafķs d'Arabie, des gommes d'Afrique, des
toiles grossiĶres de coton fabriquķes Ó Manouf, et qu'on envoie en
Amķrique; des cuirs crus, du safranon, du sel ammoniac et du riz[118].
Ces objets acquittent rarement la dette, et l'on est toujours embarrassķ
pour les retours; ce n'est pas cependant faute de productions variķes,
puisque l'╔gypte rend du blķ, du riz, du doura[119], du millet, du
sķsame, du coton, du lin, du sķnķ, de la casse, des cannes Ó sucre, du
nitre, du natron, du sel ammoniac, du miel et de la cire. L'on pourrait
avoir des soies et du vin; mais l'industrie et l'activitķ manquent,
parce que l'homme qui cultiverait n'en jouirait pas. On estime que
l'importation des Franńais peut s'ķlever de 2 millions et demi Ó 3
_millions de livres_. La France avait entretenu un consul jusqu'en 1777;
mais Ó cette ķpoque, les dķpenses qu'il causait engagĶrent Ó le retirer:
on le transfķra Ó Alexandrie, et les nķgociants, qui le laissĶrent
partir sans rķclamer d'indemnitķs, sont demeurķs au Kaire Ó leur risques
et fortune. Leur situation, qui n'a pas changķ, est Ó peu prĶs celle des
Hollandais Ó Nangazaki, c'est-Ó-dire que, renfermķs dans un grand
cul-de-sac, ils vivent entre eux sans beaucoup de communications au
dehors; ils les craignent mĻme, et ne sortent que le moins qu'il est
possible, pour ne pas s'exposer aux insultes du peuple, qui hait le nom
des Francs, ou aux outrages des Mamlouks, qui les forcent dans les rues
de descendre de leurs Ōnes. Dans cette espĶce de dķtention habituelle,
ils tremblent Ó chaque instant que la peste ne les oblige de se clore
dans leurs maisons, ou que quelque ķmeute n'expose leur _contrķe_ au
pillage, ou que le commandant ne fasse quelque demande d'argent[120], ou
qu'enfin des beks ne les forcent Ó des fournissements toujours
dangereux. Leurs affaires ne leur causent pas moins de soucis. Obligķs
de vendre Ó crķdit, rarement sont-ils payķs aux termes convenus. Les
lettres de change mĻme n'ont aucune police, aucun recours en justice,
parce que la justice est un mal pire qu'une banqueroute: tout se fait
sur conscience, et cette conscience depuis quelque temps s'altĶre de
plus en plus: on leur diffĶre des payements pendant des annķes entiĶres;
quelquefois on n'en fait pas du tout, presque toujours on les tronque.
Les chrķtiens, qui sont leur principaux correspondants, sont Ó cet ķgard
plus infidĶles que les Turks mĻmes; et il est remarquable que, dans tout
l'empire, le caractĶre des chrķtiens est trĶs-infķrieur Ó celui des
musulmans; cependant on s'est rķduit Ó faire tout par leurs mains.
Ajoutez qu'on ne peut jamais rķaliser les fonds, parce que l'on ne
recouvre sa dette qu'en s'engageant d'une crķance plus considķrable. Par
toutes ces raisons, le Kaire est l'ķchelle la plus prķcaire et la plus
dķsagrķable de tout le Levant: il y a 15 ans, l'on y comptait 9 maisons
franńaises; en 1785, elles ķtaient rķduites Ó 3, et bient¶t peut-Ļtre
n'en restera-t-il pas une seule. Les chrķtiens qui se sont ķtablis
depuis quelque temps Ó Livourne, portent une atteinte fatale Ó cet
ķtablissement par la correspondance immķdiate qu'ils entretiennent avec
leurs compatriotes; et le grand-duc de Toscane, qui les traite comme ses
sujets, concourt de tout son pouvoir Ó l'augmentation de leur commerce.
CHAPITRE XI.
De la ville du Kaire.
Le Kaire, dont j'ai dķja beaucoup parlķ, est une ville si cķlĶbre, qu'il
convient de la faire encore mieux connaŅtre par quelques dķtails. Cette
capitale de l'╔gypte ne porte point dans le pays le nom d'_el-QŌhera_,
que lui donna son fondateur; les Arabes ne la connaissent que sous celui
de _Masr_, qui n'a pas de sens connu, mais qui paraŅt l'ancien nom
oriental de la basse ╔gypte[121]. Cette ville est situķe sur la rive
orientale du Nil, Ó un quart de lieue de ce fleuve, ce qui la prive d'un
grand avantage. Le canal qui l'y joint ne saurait l'en dķdommager,
puisqu'il n'a d'eau courante que pendant l'inondation. A entendre parler
du _grand Kaire_, il semblerait que ce d¹t Ļtre une capitale au moins
semblable aux n¶tres; mais si l'on observe que chez nous-mĻmes les
villes n'ont commencķ Ó se dķcorer que depuis 100 ans, on jugera que
dans un pays o∙ tout est encore au 10^{e} siĶcle, elles doivent
participer Ó la barbarie commune. Aussi le Kaire n'a-t-il pas de ces
ķdifices publics ou particuliers, ni de ces places rķguliĶres, ni de ces
rues alignķes, o∙ l'architecture dķploie ses beautķs. Les environs sont
masquķs par des collines poudreuses, formķes des dķcombres qui
s'accumulent chaque jour[122]; et prĶs d'elles la multitude des tombeaux
et l'infection des voiries choquent Ó la fois l'odorat et les yeux. Dans
l'intķrieur, les rues sont ķtroites et tortueuses; et comme elles ne
sont point pavķes, la foule des hommes, des chameaux, des Ōnes et des
chiens qui s'y pressent, ķlĶve une poussiĶre incommode; souvent les
particuliers arrosent devant leurs portes, et Ó la poussiĶre succĶdent
la boue et des vapeurs mal odorantes. Contre l'usage ordinaire de
l'Orient, les maisons sont Ó deux et trois ķtages, terminķs par une
terrasse pavķe ou glaisķe; la plupart sont en terre et en briques mal
cuites; le reste est en pierres molles d'un beau grain, que l'on tire du
mont Moqattam, qui est voisin; toutes ces maisons ont un air de prison,
parce qu'elles manquent de jour sur la rue. Il est trop dangereux en
pareil pays d'Ļtre ķclairķ; l'on a mĻme la prķcaution de faire la porte
d'entrķe fort basse; l'intķrieur est mal distribuķ; cependant chez les
grands on trouve quelques ornements et quelques commoditķs; on doit
surtout y priser de vastes salles o∙ l'eau jaillit dans des bassins de
marbre. Le pavķ, formķ d'une marqueterie de marbre et de fa’ence
colorķs, est couvert de nattes, de matelas, et, par-dessus le tout, d'un
riche tapis sur lequel on s'assied jambes croisķes. Autour du mur rĶgne
une espĶce de sofa chargķ de coussins mobiles propres Ó appuyer le dos
ou les coudes. A 7 ou 8 pieds de hauteur, est un rayon de planches
garnies de porcelaines de la Chine et du Japon. Les murs, d'ailleurs
nus, sont bigarrķs de sentences tirķes du Q¶ran, et d'arabesques en
couleurs, dont on charge aussi le portail des beks. Les fenĻtres n'ont
point de verres ni de chŌssis mobiles, mais seulement un treillage Ó
jour, dont la fańon co¹te quelquefois plus que nos glaces. Le jour
vient des cours intķrieures, d'o∙ les sycomores renvoient un reflet de
verdure qui plaŅt Ó l'oeil. Enfin, une ouverture au nord ou au sommet du
plancher, procure un air frais, pendant que, par une contradiction assez
bizarre, on s'environne de vĻtements et de meubles chauds, tels que les
draps de laine et les fourrures. Les riches prķtendent; par ces
prķcautions, ķcarter les maladies, mais le peuple, avec sa chemise bleue
et ses nattes dures, s'enrhume moins et se porte mieux.
Population du Kaire et de l'╔gypte.
On fait souvent des questions sur la population du Kaire: si l'on en
veut croire le douanier Antoun _FarŌoun_, citķ par le baron de Tott,
elle approche de 700,000 ames, y compris _BoulŌq_, faubourg et port
dķtachķ de la ville; mais tous les calculs de population en Turkie sont
arbitraires, parce qu'on n'y tient point de registres de naissances, de
morts ou de mariages. Les musulmans ont mĻme des prķjugķs superstitieux
contre les dķnombrements. Les seuls chrķtiens pourraient Ļtre recensķs
au moyen des billets de leur capitation[123]. Tout ce qu'on peut dire de
certain, c'est que, d'aprĶs le plan gķomķtrique de Niebuhr, levķ en
1761, le Kaire a 3 lieues de circuit, c'est-Ó-dire Ó peu prĶs le circuit
de Paris, pris par la ligne des boulevards. Dans cette enceinte il y a
quantitķ de jardins, de cours, de terrains vides et de ruines. Or, si
Paris, dans l'enceinte des boulevards, ne donne pas plus de 700,000
ames, quoique bŌti Ó cinq ķtages, il est difficile de croire que le
Kaire, qui n'en a que deux, tienne plus de 250,000 ames. Il est
ķgalement impossible d'apprķcier au juste la population de l'╔gypte
entiĶre. Nķanmoins, puisqu'il est connu que le nombre des villes et des
villages ne passe pas 2,300[124], le nombre des habitants de chaque
lieu, ne pouvant s'ķvaluer l'un portant l'autre Ó plus de 1,000 Ōmes,
mĻme en y confondant le Kaire, la population totale ne doit s'ķlever
qu'Ó 2,300,000 ames. La consistance des terres cultivables est, selon
d'Anville, de 2,000 et 100 lieues carrķes: de lÓ rķsulte, par chaque
lieue carrķe, 1,142 habitants. Ce rapport, plus fort que celui de France
mĻme, pourra faire croire que l'╔gypte n'est pas si dķpeuplķe qu'on
l'imagine; mais si l'on observe que les terres ne se reposent jamais,
et qu'elles sont toutes fķcondes, on conviendra que cette population est
trĶs-faible en comparaison de ce qu'elle a ķtķ, et de ce qu'elle
pourrait Ļtre.
Parmi les singularitķs qui frappent un ķtranger au Kaire, on peut citer
la quantitķ prodigieuse de chiens hideux qui vaguent dans les rues, et
de milans, qui planent sur les maisons, en jetant des cris importuns et
lugubres. Les musulmans ne tuent ni les uns ni les autres, quoiqu'ils
les rķputent ķgalement immondes[125]; au contraire, ils leur jettent
souvent les dķbris des tables, et les dķvots font pour les chiens des
fondations d'eau et de pain. Ces animaux ont d'ailleurs la ressource des
voiries, qui, Ó la vķritķ, n'empĻche pas qu'ils n'endurent quelquefois
la faim et la soif; mais ce qui doit ķtonner, c'est que ces extrķmitķs
ne sont jamais suivies de la rage. _Prosper Alpin_ en a dķja fait la
remarque dans son _Traitķ de la mķdecine des ╔gyptiens_. La rage est
ķgalement inconnue en Syrie; cependant le nom de cette maladie existe
dans la langue arabe, et n'y a point une origine ķtrangĶre.
CHAPITRE XII.
Des maladies de l'╔gypte.
¦ I.
De la perte de la vue.
Ce phķnomĶne dans le genre des maladies n'est pas le seul remarquable en
╔gypte; il en est plusieurs autres qui mķritent d'Ļtre rapportķs.
Le plus frappant de tous est la quantitķ prodigieuse des vues perdues ou
gŌtķes; elle est au point que, marchant dans les rues du Kaire, j'ai
souvent rencontrķ, sur 100 personnes, 20 aveugles, 18 borgnes, et 20
autres dont les yeux ķtaient rouges, purulents ou tachķs. Presque tout
le monde porte des bandeaux, indice d'une ophthalmie naissante ou
convalescente; ce qui ne m'a pas moins ķtonnķ est le sang-froid ou
l'apathie avec laquelle on supporte un si grand malheur. _C'ķtait
ķcrit,_ dit le musulman; _louange Ó Dieu! Dieu l'a voulu,_ dit le
chrķtien; _qu'il soit bķni!_ Cette rķsignation est sans doute ce qu'il y
a de mieux Ó faire quand le mal est arrivķ; mais par un abus funeste, en
empĻchant de rechercher les causes, elle en devient une elle-mĻme.
Parmi nous, quelques mķdecins ont traitķ cette question; mais n'ayant
point connu toutes les circonstances du fait, ils n'en ont pu parler que
vaguement. J'en vais faire un tableau gķnķral, afin que l'on puisse en
tirer la solution du problĶme.
1║ Les fluxions des yeux et leurs suites ne sont point particuliĶres Ó
l'╔gypte; on les retrouve ķgalement en Syrie, avec cette diffķrence
qu'elles y sont moins rķpandues; et il est remarquable que la c¶te de la
mer y est seule sujette.
2║ La ville du Kaire, toujours pleine d'immondices, y est plus sujette
que tout le reste de l'╔gypte[126]; le peuple, plus que les gens aisķs;
les naturels, plus que les ķtrangers: rarement les Mamlouks en sont-ils
attaquķs. Enfin, les paysans du Delta y sont plus sujets que les Arabes
bedouins.
3║ Les fluxions n'ont pas de saison bien marquķe, quoi qu'en ait dit
_Prosper Alpin;_ c'est une endķmie commune Ó tous les mois et Ó tous les
Ōges.
En raisonnant sur ces ķlķments, il m'a semblķ que l'on ne pouvait pas
admettre pour cause principale les vents du midi, parce qu'alors
l'ķpidķmie devrait Ļtre propre au mois d'avril, et que les bedouins en
seraient affectķs comme les paysans: on ne peut admettre non plus la
poussiĶre fine rķpandue dans l'air, parce que les paysans y sont plus
exposķs que les habitants de la ville: l'habitude de dormir sur les
terrasses a plus de rķalitķ, mais cette cause n'est point unique ni
simple; car dans les pays intķrieurs et loin de la mer, tels que la
vallķe du Balbek, le Diarbekr, les plaines de HaurŌn et dans les
montagnes, on dort sur les terrasses, sans que la vue en soit affectķe.
Si donc au Kaire, dans tout le Delta et sur les c¶tes de la Syrie, il
est dangereux de dormir Ó l'air, il faut que cet air prenne du voisinage
de la mer une qualitķ nuisible: cette qualitķ, sans doute, est
l'humiditķ jointe Ó la chaleur, qui devient alors un principe premier de
maladies. La salinitķ de cet air, si marquķe dans le Delta, y contribue
encore par l'irritation et les dķmangeaisons qu'elle cause aux yeux,
ainsi que je l'ai ķprouvķ; enfin, le rķgime des ╔gyptiens me paraŅt
lui-mĻme un agent puissant. Le fromage, le lait aigre, le miel, le
raisinķ, les fruits verts, les lķgumes crus, qui sont la nourriture
ordinaire du peuple, produisent dans le bas-ventre un trouble qui, selon
l'observation des praticiens, se porte sur la vue; les oignons crus
surtout, dont ils abusent, ont pour l'ķchauffer une vertu que les moines
de Syrie m'ont fait remarquer sur moi-mĻme. Des corps ainsi nourris
abondent en humeurs corrompues qui cherchent sans cesse un ķcouloir.
Dķtournķes des voies internes par la sueur habituelle, elles viennent Ó
l'extķrieur, et s'ķtablissent o∙ elles trouvent moins de rķsistance.
Elles doivent prķfķrer la tĻte, parce que les ╔gyptiens, en la rasant
toutes les semaines, et en la couvrant d'une coiffure prodigieusement
chaude, en font un foyer principal de sueur. Or, pour peu que cette tĻte
reńoive une impression de froid en se dķcouvrant, la transpiration se
supprime et se jette sur les dents, ou plus volontiers sur les yeux,
comme partie moins rķsistante. A chaque fluxion l'organe s'affaiblit et
il finit par se dķtruire. Cette disposition, transmise par la
gķnķration, devient une nouvelle cause de maladie: de lÓ vient que les
naturels y sont plus exposķs que les ķtrangers. L'excessive
transpiration de la tĻte est un agent d'autant plus probable, que les
anciens ╔gyptiens, qui la portaient nue, n'ont point ķtķ citķs par les
mķdecins pour Ļtre si affligķs d'ophthalmies[127]; et les Arabes du
dķsert qui se la couvrent peu, surtout dans le bas Ōge, en sont de mĻme
exempts.
¦ II.
De la petite-vķrole.
Une grande partie des cķcitķs en ╔gypte est causķe par les suites de la
petite-vķrole. Cette maladie, qui y est trĶs-meurtriĶre, n'y est point
traitķe selon une bonne mķthode: dans les 3 premiers jours on y donne
aux malades du _debs_ ou raisinķ, du miel et du sucre; et dĶs le 7^{e}
on leur permet le laitage et le poisson salķ, comme en pleine santķ:
dans la dķpuration, on ne les purge jamais, et l'on ķvite surtout de
leur laver les yeux, encore qu'ils les aient pleins de pus, et que les
paupiĶres soient collķes par la sķrositķ dessķchķe: ce n'est qu'au bout
de 40 jours que l'on fait cette opķration, et alors le sķjour du pus, en
irritant le globe, y a dķterminķ un cautĶre qui ronge l'oeil entier. Ce
n'est pas que l'inoculation y soit inconnue, mais on s'en sert peu. Les
Syriens et les habitants de _l'Anadolie_, qui la connaissent depuis
long-temps, n'en usent guĶre davantage[128].
L'on doit regarder ces vices de rķgime comme des agents plus pernicieux
que le climat, qui n'a rien de malsain[129]; c'est Ó la mauvaise
nourriture surtout que l'on doit attribuer et les hideuses formes des
mendiants, et l'air misķrable et avortķ des enfants du Kaire. Ces
petites crķatures n'offrent nulle part ailleurs un extķrieur si
affligeant; l'oeil creux, le teint hŌve et bouffi, le ventre gonflķ
d'obstructions, les extrķmitķs maigres et la peau jaunŌtre, ils ont
l'air de lutter sans cesse contre la mort. Leurs mĶres ignorantes
prķtendent que c'est _le regard malfaisant_ de quelque envieux qui les
ensorcelle, et ce prķjugķ ancien[130] est encore gķnķral et enracinķ
dans la Turkie; mais la vraie cause est dans la mauvaise nourriture.
Aussi, malgrķ les talismans[131], en pķrit-il une quantitķ incroyable;
et cette ville possĶde, plus qu'aucune capitale, la funeste propriķtķ
d'engloutir la population.
Une maladie trĶs-rķpandue au Kaire est celle que le vulgaire y appelle
_mal bķnit_, et que nous nommons assez improprement _mal de Naples_: la
moitiķ du Kaire en est attaquķe. La plupart des habitants croient que ce
mal leur vient par _frayeur_, par _malķfice_ ou par _malpropretķ_.
Quelques-uns se doutent de la vraie cause; mais comme elle tient Ó un
article sur lequel ils sont infiniment rķservķs, ils n'osent s'en
vanter. Ce mal bķnit est trĶs-difficile Ó guķrir: le mercure, sous
quelque forme qu'il soit, ķchoue ordinairement; les vķgķtaux
sudorifiques rķussissent mieux, sans cependant Ļtre infaillibles;
heureusement que le virus est peu actif, Ó raison de la grande
transpiration naturelle et artificielle. L'on voit, comme en Espagne,
des vieillards le porter jusqu'Ó 80 ans. Mais ses effets sont funestes
aux enfants qui en naissent infectķs. Le danger est imminent pour
quiconque le rapporte dans un pays froid; il y fait des progrĶs rapides,
et se montre toujours plus rebelle dans cette transplantation. En Syrie,
Ó Damas et dans les montagnes, il est plus dangereux, parce que l'hiver
y est plus rigoureux: faute de soins, il s'y termine avec tous les
sympt¶mes qu'on lui connaŅt, ainsi que j'en ai vu deux exemples.
Une incommoditķ particuliĶre au climat d'╔gypte, est une ķruption Ó la
peau, qui revient toutes les annķes. Vers la fin de juin ou le
commencement de juillet, le corps se couvre de rougeurs et de boutons
dont la cuisson est trĶs-importune. Les mķdecins, qui se sont aperńus
que cet effet venait constamment Ó la suite de l'eau nouvelle, lui en
ont rapportķ la cause. Plusieurs ont pensķ qu'elle dķpendait des sels
dont ils ont supposķ cette eau chargķe; mais l'existence de ces sels
n'est point dķmontrķe, et il paraŅt que cet accident a une raison plus
simple. J'ai dit que les eaux du Nil se corrompaient vers la fin d'avril
dans le lit du fleuve. Les corps qui s'en abreuvent depuis ce moment
forment des humeurs d'une mauvaise qualitķ. Lorsque l'eau nouvelle
arrive, il se fait dans le sang une espĶce de fermentation, dont l'issue
est de sķparer les humeurs vicieuses et de les chasser vers la peau, o∙
la transpiration les appelle: c'est une vraie dķpuration purgative, et
toujours salutaire.
Un autre mal encore trop commun au Kaire est une enflure de bourses, qui
souvent devient une ķnorme _hydrocĶle_. On observe qu'il attaque de
prķfķrence les Grecs et les Coptes; et par lÓ, le soupńon de sa cause
tombe sur l'abus de l'huile dont ils usent plus des deux tiers de
l'annķe. L'on soupńonne aussi que les bains chauds y concourent, et leur
usage immodķrķ a d'autres effets qui ne sont pas moins nuisibles[132].
Je remarquerai, Ó cette occasion, que, dans la Syrie comme dans
l'╔gypte, une expķrience constante a prouvķ que l'eau-de-vie tirķe des
figues ordinaires, ou de celles des sycomores, ainsi que l'eau-de-vie
des dattes et des fruits de _nopal_, a un effet trĶs-prompt sur les
bourses, qu'elle rend douloureuses et dures dĶs le 3^{e} ou 4^{e} jour
que l'on a commencķ d'en boire; et si l'on n'en cesse pas l'usage, le
mal dķgķnĶre en hydrocĶle complĶte.
L'eau-de-vie des raisins secs n'a pas le mĻme inconvķnient; elle est
toujours anisķe et trĶs-violente, parce qu'on la distille jusqu'Ó 3
fois. Les chrķtiens de Syrie et les coptes d'╔gypte en font beaucoup
d'usage; ces derniers, surtout, en boivent des pintes entiĶres Ó leur
souper: j'avais taxķ ce fait d'exagķration; mais il a fallu me rendre
aux preuves de l'ķvidence, sans cesser nķanmoins de m'ķtonner que de
pareils excĶs ne tuent pas sur-le-champ, ou ne procurent pas du moins
les sympt¶mes de la profonde ivresse.
Le printemps, qui dans l'╔gypte est l'ķtķ de nos climats, amĶne des
fiĶvres malignes dont l'issue est toujours trĶs-prompte. Un mķdecin
franńais qui en a traitķ beaucoup a remarquķ que le kina, donnķ dans les
rķmissions Ó la dose de 2 et 3 onces, a frķquemment sauvķ des malades
aux portes de la mort[133]. Sit¶t que le mal se dķclare, il faut
s'astreindre rigoureusement au rķgime vķgķtal acide; on s'interdit la
viande, le poisson, et surtout les oeufs; ils sont une espĶce de poison
en ╔gypte. Dans ce pays comme en Syrie, les observations constatent que
la saignķe est toujours plus nuisible qu'avantageuse, mĻme lorsqu'elle
paraŅt le mieux indiquķe: la raison en est que les corps nourris
d'aliments malsains, tels que les fruits verts, les lķgumes crus, le
fromage, les olives, ont peu de sang et beaucoup d'humeurs; leur
tempķrament est gķnķralement bilieux, ainsi que l'annoncent leurs yeux
et leurs soucils noirs, leur teint brun, et leurs corps maigres. Leur
maladie habituelle est le mal d'estomac; presque tous se plaignent
d'Ōcretķs Ó la gorge et de nausķes acides; aussi l'ķmķtique et la crĻme
de tartre ont-ils du succĶs dans presque tous les cas.
Les fiĶvres malignes deviennent quelquefois ķpidķmiques, et alors on les
prendrait volontiers pour la peste, dont il me reste Ó parler.
¦ III.
De la peste.
Quelques personnes ont voulu ķtablir parmi nous l'opinion que la peste
ķtait originaire d'╔gypte; mais cette opinion, fondķe sur des prķjugķs
vagues, paraŅt dķmentie par les faits. Nos nķgociants ķtablis depuis
longues annķes Ó Alexandrie assurent, de concert avec les ╔gyptiens, que
la peste ne vient jamais de l'intķrieur du pays[134], mais qu'elle
paraŅt d'abord sur la c¶te Ó Alexandrie; d'Alexandrie elle passe Ó
Rosette, de Rosette au Kaire, du Kaire Ó DamiŌt et dans le reste du
Delta. Ils observent encore qu'elle est toujours prķcķdķe de l'arrivķe
de quelque bŌtiment venant de Smyrne ou de Constantinople, et que si la
peste a ķtķ violente dans l'une de ces villes pendant l'ķtķ, le danger
est plus grand pour la leur pendant l'hiver qui suit. Il paraŅt constant
que son vrai foyer est Constantinople; qu'elle s'y perpķtue par
l'aveugle nķgligence des Turks; elle est au point que l'on vend
publiquement les effets des morts pestifķrķs. Les vaisseaux qui viennent
ensuite Ó Alexandrie, ne manquent jamais d'apporter des fournitures et
des habits de laine qui sortent de ces ventes, et ils les dķbitent au
bazar de la ville, o∙ ils jettent d'abord la contagion. Les Grecs, qui
font ce commerce, en sont presque toujours les premiĶres victimes. Peu Ó
peu l'ķpidķmie gagne Rosette, et enfin le Kaire, en suivant la route
journaliĶre des marchandises. Aussit¶t qu'elle est constatķe, les
nķgociants europķens s'enferment dans leur _kan_ ou _contrķe,_ eux et
leurs domestiques, et ils ne communiquent plus au dehors. Leurs vivres,
dķposķs Ó la porte du _kan,_ y sont reńus par un portier, qui les prend
avec des tenailles de fer, et les plonge dans une tonne d'eau destinķe Ó
cet usage. Si l'on veut leur parler, ils observent toujours une distance
qui empĻche tout contact de vĻtements ou d'haleine; par ce moyen ils se
prķservent du flķau, Ó moins qu'il n'arrive quelque infraction Ó la
police. Il y a quelques annķes qu'un chat, passķ par les terrasses chez
nos nķgociants du Kaire, porta la peste Ó deux d'entre eux, dont l'un
mourut.
L'on conńoit combien cet emprisonnement est ennuyeux: il dure jusqu'Ó 3
et 4 mois, pendant lesquels les amusements se rķduisent Ó se promener le
soir sur les terrasses, et Ó jouer aux cartes.
La peste offre plusieurs phķnomĶnes trĶs-remarquables. A Constantinople,
elle rĶgne pendant l'ķtķ, et s'affaiblit ou se dķtruit pendant l'hiver.
En ╔gypte, au contraire, elle rĶgne pendant l'hiver, et juin ne manque
jamais de la dķtruire. Cette bizarrerie apparente s'explique par un mĻme
principe. L'hiver dķtruit la peste Ó Constantinople, parce que le froid
y est trĶs-rigoureux. L'ķtķ l'allume, parce que la chaleur y est humide,
Ó raison des mers, des forĻts et des montagnes voisines. En ╔gypte,
l'hiver fomente la peste, parce qu'il est humide et doux; l'ķtķ la
dķtruit, parce qu'il est chaud et sec. Il agit sur elle comme sur les
viandes, qu'il ne laisse pas pourrir. La chaleur n'est malfaisante
qu'autant qu'elle se joint Ó l'humiditķ[135]. L'╔gypte est affligķe de
la peste tous les 4 ou 5 ans; les ravagķs qu'elle y cause devraient la
dķpeupler, si les ķtrangers qui y affluent sans cesse de tout l'empire
ne rķparaient une grande partie de ses pertes.
En Syrie, la peste est beaucoup plus rare: il y a 25 ans qu'on ne l'y a
ressentie. La raison en est sans doute la raretķ des vaisseaux venant en
droiture de Constantinople. D'ailleurs on observe qu'elle ne se
naturalise pas aisķment dans cette province. Transportķe de l'Archipel,
ou mĻme de DamiŌt, dans les rades de LataqŅķ, Sa’d ou Acre, elle n'y
prend point racine; elle veut des circonstances prķliminaires et une
route combinķe: il faut qu'elle passe du Kaire, en droiture Ó DamiŌt:
alors toute la Syrie est s¹re d'en Ļtre infectķe.
L'opinion enracinķe du fatalisme, et bien plus encore la barbarie du
gouvernement, ont empĻchķ jusqu'ici les Turks de se mettre en garde
contre ce flķau meurtrier: cependant le succĶs des soins qu'ils ont vu
prendre aux Francs a fait depuis quelque temps impression sur plusieurs
d'entre eux. Les chrķtiens du pays qui traitent avec nos nķgociants
seraient disposķs Ó s'enfermer comme eux; mais il faudrait qu'ils y
fussent autorisķs par la Porte. Il paraŅt qu'en ce moment elle s'occupe
de cet objet, s'il est vrai qu'elle ait publiķ l'annķe derniĶre un ķdit
pour ķtablir un lazaret Ó Constantinople, et 3 autres dans l'empire;
savoir, Ó Smyrne, en Candie et Ó Alexandrie. Le gouvernement de Tunis a
pris ce sage parti depuis quelques annķes; mais la police turke est
partout si mauvaise, qu'on doit espķrer peu de succĶs de ces
ķtablissements, malgrķ leur extrĻme importance pour le commerce, et pour
la s¹retķ des ķtats de la Mķditerranķe[136].
CHAPITRE XIII.
Tableau rķsumķ de l'╔gypte.
L'╔gypte fournirait encore matiĶre Ó beaucoup d'autres observations;
mais comme elles sont ķtrangĶres Ó mon objet, ou qu'elles rentrent dans
celles que j'aurai occasion de faire sur la Syrie, je ne m'ķtendrai pas
davantage.
Si l'on se rappelle ce que j'ai exposķ de la nature et de l'aspect du
sol; si l'on se peint un pays plat, coupķ de canaux, inondķ pendant 3
mois, fangeux et verdoyant pendant 3 autres, poudreux et gercķ le reste
de l'annķe; si l'on se figure sur ce terrain des villages de boue et de
briques ruinķs, des paysans nus et hŌlķs, des buffles, des chameaux,
des sycomores, des dattiers clair-semķs, des lacs, des champs cultivķs,
et de grands espaces vides; si l'on y joint un soleil ķtincelant sur
l'azur d'un ciel presque toujours sans nuages, des vents plus ou moins
forts, mais perpķtuels: l'on aura pu se former une idķe rapprochķe de
l'ķtat physique du pays[137]. On a pu juger de l'ķtat civil des
habitants, par leurs divisions en races, en sectes, en conditions; par
la nature d'un gouvernement qui ne connaŅt ni propriķtķ, ni s¹retķ de
personnes, et par l'image d'un pouvoir illimitķ confiķ Ó une soldatesque
licencieuse et grossiĶre: enfin l'on peut apprķcier la force de ce
gouvernement en rķsumant son ķtat militaire, la qualitķ de ses troupes;
en observant que dans toute l'╔gypte et sur les frontiĶres il n'y a ni
fort, ni redoute, ni artillerie, ni ingķnieurs, et que, pour la marine,
on ne compte que les 28 vaisseaux et cayasses de Suez, armķs chacun de 4
pierriers rouillķs, et montķs par des marins qui ne connaissent pas la
boussole. C'est au lecteur Ó ķtablir sur ces faits l'opinion qu'il doit
prendre d'un tel pays. S'il trouvait, par hasard, que je le lui prķsente
sous un point de vue diffķrent de quelques autres relations, cette
diversitķ ne devrait point l'ķtonner. Rien de moins unanime que les
jugements des voyageurs sur les pays qu'ils ont vus: souvent
contradictoires entre eux, celui-ci dķprime ce que celui-lÓ vante; et
tel peint comme un lieu de dķlices ce qui pour tel autre n'est qu'un
lieu fort ordinaire. On leur reproche cette contradiction; mais ils la
partagent avec leurs censeurs mĻmes, puisqu'elle est dans la nature des
choses. Quoi que nous puissions faire, nos jugements sont biens moins
fondķs sur les qualitķs rķelles des objets, que sur les affections que
nous recevons, ou que nous portons dķja en les voyant. Une expķrience
journaliĶre prouve qu'il s'y mĻle toujours des idķes ķtrangĶres, et de
lÓ vient que le mĻme pays qui nous a paru beau dans un temps nous paraŅt
quelquefois dķsagrķable dans un autre. D'ailleurs, le prķjugķ des
habitudes premiĶres est tel, que jamais l'on ne peut s'en dķgager.
L'habitant des montagnes hait les plaines; l'habitant des plaines
dķprise les montagnes. L'Espagnol veut un ciel ardent; le Danois un
temps brumeux. Nous aimons la verdure des forĻts; le Suķdois prķfĶre la
blancheur des neiges: le Lapon, transportķ de sa chaumiĶre enfumķe dans
les bosquets de Chantilly, y est mort de chaleur et de mķlancolie.
Chacun a ses go¹ts, et juge en consķquence. Je conńois que, pour un
╔gyptien, l'╔gypte est et sera toujours le plus beau pays du monde,
quoiqu'il n'ait vu que celui-lÓ. Mais, s'il m'est permis d'en dire mon
avis comme tķmoin oculaire, j'avoue que je n'en ai pas pris une idķe si
avantageuse. Je rends justice Ó son extrĻme fertilitķ, Ó la variķtķ de
ses produits, Ó l'avantage de sa position pour le commerce: je conviens
que l'╔gypte est peu sujette aux intempķries qui font manquer nos
rķcoltes; que les ouragans de l'Amķrique y sont inconnus; que les
tremblements qui de nos jours ont dķvastķ le Portugal et l'Italie y sont
trĶs-rares, quoique non pas sans exemples[138]; je conviens mĻme que la
chaleur qui accable les Europķens n'est pas un inconvķnient pour les
naturels: mais c'en est un grave que ces vents meurtriers de sud; c'en
est un autre que ce vent de nord-est qui donne des maux de tĻte
violents; c'en est encore un que cette multitude de scorpions, de
cousins, et surtout de mouches, telle que l'on ne peut manger sans
courir risque d'en avaler. D'ailleurs, nul pays d'un aspect plus
monotone; toujours une plaine nue Ó perte de vue; toujours un horizon
plat et uniforme[139]; des dattiers sur leur tige maigre, ou des huttes
de terre sur des chaussķes: jamais cette richesse de paysages, o∙ la
variķtķ des objets, o∙ la diversitķ des sites occupent l'esprit et les
yeux par des scĶnes et des sensations renaissantes: nul pays n'est moins
pittoresque, moins propre aux pinceaux des peintres et des poĶtes: on
n'y trouve rien de ce qui fait le charme et la richesse de leurs
tableaux; et il est remarquable que ni les Arabes ni les anciens ne font
mention des poĶtes d'╔gypte. En effet, que chanterait l'╔gyptien sur le
chalumeau de Gessner et de Thķocrite? Il n'a ni clairs ruisseaux, ni
frais gazons, ni antres solitaires; il ne connaŅt ni les vallons, ni les
coteaux, ni les roches pendantes. Thompson n'y trouverait ni le
sifflement des vents dans les forĻts, ni les roulements du tonnerre dans
les montagnes, ni la paisible majestķ des bois antiques, ni l'orage
imposant, ni le calme touchant qui lui succĶde: un cercle ķternel des
mĻmes opķrations ramĶne toujours les gras troupeaux, les champs
fertiles, le fleuve boueux, la mer d'eau douce, et les villages
semblables aux Ņles. Que si la pensķe se porte Ó l'horizon qu'embrasse
la vue, elle s'effraie de n'y trouver que des dķserts sauvages, o∙ le
voyageur ķgarķ, ķpuisķ de soif et de fatigue, se dķcourage devant
l'espace immense qui le sķpare du monde; il implore en vain la terre et
le ciel; ses cris, perdus sur une plaine rase, ne lui sont pas mĻme
rendus par des ķchos: dķnuķ de tout, et seul dans l'univers, il pķrit de
rage et de dķsespoir devant une nature morne, sans la consolation mĻme
de voir verser une larme sur son malheur. Ce contraste si voisin est
sans doute ce qui donne tant de prix au sol de l'╔gypte. La nuditķ du
dķsert rend plus saillante l'abondance du fleuve, et l'aspect des
privations ajoute au charme des jouissances: elles ont pu Ļtre
nombreuses dans les temps passķs, et elles pourraient renaŅtre sous
l'influence d'un bon gouvernement; mais, dans l'ķtat actuel, la richesse
de la nature y est sans effet et sans fruit. En vain cķlĶbre-t-on les
jardins de Rosette et du Kaire; l'art des jardins, cet art si cher aux
peuples policķs, est ignorķ des Turks, qui mķprisent les champs et la
culture. Dans tout l'empire les jardins ne sont que des vergers sauvages
o∙ les arbres, jetķs sans soin, n'ont pas mĻme le mķrite du dķsordre. En
vain se rķcrie-t-on sur les orangers et les cķdrats qui croissent en
plein air: on fait illusion Ó notre esprit, accoutumķ d'allier Ó ces
arbres les idķes d'opulence et de culture qui chez nous les
accompagnent. En ╔gypte, arbres vulgaires, ils s'associent Ó la misĶre
des cabanes qu'ils couvrent, et ne rappellent que l'idķe de l'abandon et
de la pauvretķ. En vain peint-on le Turk mollement couchķ sous leur
ombre, heureux de fumer sa pipe sans penser: l'ignorance et la sottise
ont sans doute leurs jouissances, comme l'esprit et le savoir; mais, je
l'avoue, je n'ai pu envier le repos des esclaves, ni appeler bonheur
l'apathie des automates. Je ne concevrais pas mĻme d'o∙ peut venir
l'enthousiasme que des voyageurs tķmoignent pour l'╔gypte, si
l'expķrience ne m'en e¹t dķvoilķ les causes secrĶtes.
Des exagķrations des voyageurs.
On a dĶs long-temps remarquķ dans les voyageurs une affectation
particuliĶre Ó vanter le thķŌtre de leurs voyages, et les bons esprits,
qui souvent ont reconnu l'exagķration de leurs rķcits, ont averti, par
un proverbe, de se tenir en garde contre leur prestige[140]; mais l'abus
subsiste, parce qu'il tient Ó des causes renaissantes. Chacun de nous en
porte le germe; et souvent le reproche appartient Ó ceux mĻmes qui
l'adressent. En effet, qu'on examine un arrivant de pays lointains,
dans une sociķtķ oisive et curieuse: la nouveautķ de ses rķcits attire
l'attention sur lui; elle mĶne jusqu'Ó la bienveillance pour sa
personne; on l'aime parce qu'il amuse, et parce que ses prķtentions sont
d'un genre qui ne peut choquer. De son c¶tķ, il ne tarde pas de sentir
qu'il n'intķresse qu'autant qu'il excite des sensations nouvelles. Le
besoin de soutenir, l'envie mĻme d'augmenter l'intķrĻt, l'engagent Ó
donner des couleurs plus fortes Ó ses tableaux; il peint les objets plus
grands pour qu'ils frappent davantage: les succĶs qu'il obtient
l'encouragent; l'enthousiasme qu'il produit se rķflķchit sur lui-mĻme;
et bient¶t il s'ķtablit entre ses auditeurs et lui une ķmulation et un
commerce par lequel il rend en ķtonnement ce qu'on lui paie en
admiration. Le merveilleux de ce qu'il a vu rejaillit d'abord sur
lui-mĻme; puis, par une seconde gradation, sur ceux qui l'ont entendu,
et qui Ó leur tour le racontent: ainsi la vanitķ, qui se mĻle Ó tout,
devient une des causes de ce penchant que nous avons tous, soit pour
croire, soit pour raconter les prodiges. D'ailleurs, nous voulons moins
Ļtre instruits qu'amusķs, et c'est par ces raisons que les faiseurs de
contes, en tout genre, ont toujours occupķ un rang distinguķ dans
l'estime des hommes et dans la classe des ķcrivains.
Il est pour les voyageurs une autre cause d'enthousiasme: loin des
objets dont elle a joui, l'imagination privķe s'enflamme; l'absence
rallume les dķsirs, et la satiķtķ de ce qui nous environne prĻte un
charme Ó ce qui est hors de notre portķe. On regrette un pays d'o∙ l'on
dķsira souvent de sortir, et l'on se peint en beau les lieux dont la
prķsence pourrait Ļtre encore Ó charge. Les voyageurs qui ne font que
passer en ╔gypte ne sont pas dans cette classe, parce qu'ils n'ont pas
le temps de perdre l'illusion de la nouveautķ; mais quiconque y sķjourne
peut y Ļtre rangķ. Nos nķgociants le savent, et ils ont fait Ó ce sujet
une observation qu'on doit citer: ils ont remarquķ que ceux mĻme d'entre
eux qui ont le plus senti les dķsagrķments de cette demeure ne sont pas
plus t¶t retournķs en France, que tout s'efface de leur mķmoire; leurs
souvenirs prennent de riantes couleurs; en sorte que 2 ans aprĶs on
n'imaginerait pas qu'ils y eussent jamais ķtķ. ½Comment pensez-vous
encore Ó nous?╗ m'ķcrivait derniĶrement un rķsident au Kaire; ½comment
conservez-vous les idķes vraies de ce lieu de misĶre[141], lorsque nous
avons ķprouvķ que tous ceux qui repassent les oublient au point de nous
ķtonner nous-mĻmes?╗ Je l'avoue, des causes si gķnķrales et si
puissantes n'eussent pas ķtķ sans effet sur moi-mĻme; mais j'ai pris un
soin particulier de m'en dķfendre, et de conserver mes impressions
premiĶres, pour donner Ó mes rķcits le seul mķrite qu'ils pussent avoir,
celui de la vķritķ. Il est temps de les reporter sur des objets d'un
intķrĻt plus vaste; mais comme le lecteur ne me pardonnerait pas de
quitter l'╔gypte sans parler des ruines et des pyramides, j'en dirai
deux mots.
CHAPITRE XIV.
Des ruines et des pyramides[142].
J'ai dķja exposķ comment la difficultķ habituelle des voyages en ╔gypte,
devenue plus grande en ces derniĶres annķes, s'opposait aux recherches
sur les antiquitķs. Faute de moyens, et surtout de circonstances
propres, on est rķduit Ó ne voir que ce que d'autres ont vu, et Ó ne
dire que ce qu'ils ont dķja publiķ. Par cette raison, je ne rķpķterai
pas ce qui se trouve dķja rķpķtķ plus d'une fois dans _Paul Luca_,
_Maillet_, _Siccard_, _Pocoke_, _Graves_, _Norden_, _Niebuhr_, et
rķcemment dans les Lettres de Savary. Je me bornerai Ó quelques
considķrations gķnķrales.
Les pyramides de Djizķ sont un exemple frappant de cette difficultķ
d'observer dont j'ai fait mention. Quoique situķes Ó 4 lieues seulement
du Kaire, o∙ il rķside des Francs, quoique visitķes par une foule de
voyageurs, on n'est point encore d'accord sur leurs dimensions. On a
mesurķ plusieurs fois leur hauteur par les procķdķs gķomķtriques, et
chaque opķration a donnķ un rķsultat diffķrent[143]. Pour dķcider la
question, il faudrait une nouvelle mesure solennelle, faite par des
personnes connues; mais en attendant, on doit taxer d'erreur tous ceux
qui donnent Ó la grande pyramide autant d'ķlķvation que de base, attendu
que son triangle est trĶs-sensiblement ķcrasķ. La connaissance de cette
base me paraŅt d'autant plus intķressante, que je lui crois du rapport
Ó l'une des mesures carrķes des ╔gyptiens; et dans la coupe des pierres,
si l'on trouvait des dimensions revenant souvent les mĻmes, peut-Ļtre en
pourrait-on dķduire leurs autres mesures.
On se plaint ordinairement de ne point comprendre la description de
l'intķrieur de la pyramide; et en effet, Ó moins d'Ļtre versķ dans l'art
des plans, on a peine Ó se reconnaŅtre sur la gravure. Le meilleur moyen
de s'en faire une idķe, serait d'exķcuter en terre crue ou cuite, une
pyramide dans des proportions rķduites, par exemple, d'un pouce par
toise. Cette masse aurait 8 pieds 4 pouces de base, et Ó peu prĶs 7 et
demi de hauteur: en la coupant en 2 portions de haut en bas, on y
pratiquerait le premier canal qui descend obliquement, la galerie qui
remonte de mĻme, et la chambre sķpulcrale qui est Ó son extrķmitķ.
Norden fournirait les meilleurs dķtails; mais il faudrait un artiste
habituķ Ó ce genre d'ouvrages.
La ligne du rocher sur lequel sont assises les pyramides ne s'ķlĶve pas
au-dessus du niveau de la plaine de plus de 40 Ó 50 pieds. La pierre
dont il est formķ, est, comme je l'ai dit, une pierre calcaire
blanchŌtre, d'un grain pareil au beau moellon, ou Ó cette pierre connue
dans quelques provinces sous le nom de _rairie_. Celle des pyramides est
d'une nature semblable. Au commencement du siĶcle, on croyait, sur
l'autoritķ d'Hķrodote, que les matķriaux en avaient ķtķ transportķs
d'ailleurs; mais des voyageurs, observant la ressemblance dont nous
parlons, ont trouvķ plus naturel de les faire tirer du rocher mĻme; et
l'on traite aujourd'hui de fable le rķcit d'Hķrodote, et d'absurditķ
cette translation de pierres. On calcule que l'aplanissement du rocher
en a d¹ fournir la majeure partie; et, pour le reste, on suppose des
souterrains invisibles, que l'on agrandit autant qu'il est besoin. Mais
si l'opinion ancienne a des invraisemblances, la moderne n'a que des
suppositions. Ce n'est point un motif suffisant de juger, que de dire:
_Il est incroyable que l'on ait transportķ des carriĶres ķloignķes_; _il
est absurde d'avoir multipliķ des frais qui deviennent ķnormes_, _etc._
Dans les choses qui tiennent aux opinions et aux gouvernements des
peuples anciens, la mesure des probabilitķs est dķlicate Ó saisir:
aussi, quelque invraisemblable que paraisse le fait dont il s'agit, si
l'on observe que l'historien qui le rapporte a puisķ dans les archives
originales; qu'il est trĶs-exact dans tous ceux que l'on peut vķrifier;
que le rocher libyque n'offre en aucun endroit des ķlķvations semblables
Ó celles qu'on veut supposer, et que les souterrains sont encore Ó
connaŅtre; si l'on se rappelle les immenses carriĶres qui s'ķtendent de
SaouŌdi Ó Manfalout, dans un espace de 25 lieues; enfin, si l'on
considĶre que leurs pierres, qui sont de la mĻme espĶce, n'ont aucun
autre emploi apparent[144]; on sera portķ tout au moins Ó suspendre son
jugement, en attendant une ķvidence qui le dķtermine. Pareillement
quelques ķcrivains se sont lassķs de l'opinion que les pyramides ķtaient
des tombeaux, et ils en ont voulu faire des temples ou des
observatoires; ils ont regardķ comme absurde qu'une nation sage et
policķe fŅt une affaire d'ķtat du sķpulcre de son chef, et comme
extravagant qu'un monarque ķcrasŌt son peuple de corvķes, pour enfermer
un squelette de 5 pieds dans une montagne de pierres: mais, je le
rķpĶte, on juge mal les peuples anciens, quand on prend pour terme de
comparaison nos opinions, nos usages. Les motifs qui les ont animķs
peuvent nous paraŅtre extravagants, peuvent l'Ļtre mĻme aux yeux de la
raison, sans avoir ķtķ moins puissants, moins efficaces. On se donne des
entraves gratuites de contradictions, en leur supposant une sagesse
conforme Ó nos principes; nous raisonnons trop d'aprĶs nos idķes, et pas
assez d'aprĶs les leurs. En suivant ici, soit les unes, soit les autres,
on jugera que les pyramides ne peuvent avoir ķtķ des observatoires
d'astronomie[145]; parce que le mont Moqattam en offrait un plus ķlevķ,
et qui borne ceux-lÓ; parce que tout observatoire ķlevķ est inutile en
╔gypte, o∙ le sol est trĶs-plat, et o∙ les vapeurs dķrobent les ķtoiles
plusieurs degrķs au-dessus de l'horizon; parce qu'il est impossible de
monter sur la plupart des pyramides; enfin, parce qu'il ķtait inutile de
rassembler 11 observatoires aussi voisins que le sont les pyramides,
grandes et petites, que l'on dķcouvre du local de Djizķ. D'aprĶs ces
considķrations, on pensera que Platon, qui a fourni l'idķe en question,
n'a pu avoir en vue que des cas accidentels; ou qu'il n'a ici que son
mķrite ordinaire d'ķloquent orateur. Si, d'autre part, on pĶse les
tķmoignages des anciens et les circonstances des lieux, si l'on fait
attention qu'auprĶs des pyramides il se trouve 30 Ó 40 moindres
monuments, offrant des ķbauches de la mĻme figure pyramidale; que ce
lieu stķrile, ķcartķ de la terre cultivable, a la qualitķ requise des
╔gyptiens pour Ļtre un cimetiĶre, et que prĶs de lÓ ķtait celui de toute
la ville de Memphis, la plaine des Momies; on sera persuadķ que les
pyramides ne sont que des tombeaux. L'on croira que les despotes d'un
peuple superstitieux ont pu mettre de l'importance et de l'orgueil Ó
bŌtir pour leur squelette une demeure impķnķtrable, quand on saura que,
dĶs avant Mo’se, il ķtait de dogme Ó Memphis que les ames reviendraient
au bout de 6,000 ans habiter les corps qu'elles avaient quittķs:
c'ķtait par cette raison que l'on prenait tant de soin de prķserver ces
mĻmes corps de la dissolution, et que l'on s'efforńait d'en conserver
les formes au moyen des aromates, des bandelettes et des sarcophages.
Celui qui est encore dans la chambre sķpulcrale de la grande pyramide
est prķcisķment dans les dimensions naturelles; et cette chambre, si
obscure et si ķtroite[146], n'a jamais pu convenir qu'Ó loger un mort.
On veut trouver du mystĶre Ó ce conduit souterrain qui descend
perpendiculairement dans le dessous de la pyramide; mais on oublie que
l'usage de toute l'antiquitķ fut de mķnager des communications avec
l'intķrieur des tombeaux, pour y pratiquer, aux jours prescrits par la
religion, les cķrķmonies funĶbres, telles que les libations et les
offrandes d'aliments aux morts. Il faut donc revenir Ó l'opinion, toute
vieille qu'elle peut Ļtre, que les pyramides sont des tombeaux[147]; et
cet emploi, indiquķ par toutes les circonstances locales, l'est encore
par un usage des Hķbreux, qui, comme l'on sait, ont presque en tout
imitķ les ╔gyptiens, et qui, Ó ce titre, donnĶrent la forme pyramidale
aux tombeaux d'Absalon et de Zakarie, que l'on voit encore dans la
vallķe de Josaphat: enfin, il est constatķ par le nom mĻme de ces
monuments, qui, selon une analyse conforme Ó tous les principes de la
science, me donne mot Ó mot, _chambre_ ou _caveau_ du _mort_[148].
La grande pyramide n'est pas la seule qui ait ķtķ ouverte. Il y en a une
autre Ó _SaqŌra_ qui offre les mĻmes dķtails intķrieurs. Depuis quelques
annķes, un bek a tentķ d'ouvrir la 3^{e} en grandeur du local de Djizķ,
pour en tirer le trķsor supposķ. Il l'a attaquķe par le mĻme c¶tķ et Ó
la mĻme hauteur que la grande est ouverte; mais aprĶs avoir arrachķ 2 ou
300 pierres, avec des peines et une dķpense considķrable, il a quittķ
sans succĶs son avaricieuse entreprise. L'ķpoque de la construction de
la plupart des pyramides n'est pas connue; mais celle de la grande est
si ķvidente, qu'on n'e¹t jamais d¹ la contester. Hķrodote l'attribue Ó
_Cheops_, avec un dķtail de circonstances qui prouve que ses auteurs
ķtaient bien instruits[149]. Or ce Cheops, dans sa liste, la meilleure
de toutes, se trouve le second roi aprĶs _Protķe_[150], qui fut
contemporain de la guerre de Troie; et il en rķsulte, par l'ordre des
faits, que sa pyramide fut construite vers les annķes 140 et 160 de la
fondation du temple de Salomon, c'est-Ó-dire, 850 ans avant
Jķsus-Christ.
La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagķ tous
les monuments de l'antiquitķ, n'ont rien pu jusqu'ici contre les
pyramides. La soliditķ de leur construction, et l'ķnormitķ de leur
masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une
durķe ķternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet
enthousiasme n'est point exagķrķ. L'on commence Ó voir ces montagnes
factices 10 lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'ķloigner Ó mesure
qu'on s'en approche; on en est encore Ó une lieue, et dķja elles
dominent tellement sur la terre, qu'on croit Ļtre Ó leur pied; enfin
l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variķtķ des sensations qu'on
y ķprouve[151]: la hauteur de leur sommet, la rapiditķ de leur pente;
l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mķmoire des
temps qu'elles rappellent; le calcul du travail qu'elles ont co¹tķ,
l'idķe que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si
faible, qui rampe Ó leurs pieds; tout saisit Ó la fois le coeur et
l'esprit d'ķtonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de
respect: mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succĶde Ó ce premier
transport. AprĶs avoir pris une si grande opinion de la puissance de
l'homme, quand on vient Ó mķditer l'objet de son emploi, on ne jette
plus qu'un oeil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que,
pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter 20 ans une nation
entiĶre; on gķmit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont d¹
co¹ter les corvķes onķreuses et du transport, et de la coupe, et de
l'entassement de tant de matķriaux. On s'indigne contre l'extravagance
des despotes qui ont commandķ ces barbares ouvrages; ce sentiment
revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'╔gypte: ces
labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure,
attestent bien moins le gķnie d'un peuple opulent et ami des arts, que
la servitude d'une nation tourmentķe par le caprice de ses maŅtres.
Alors on pardonne Ó l'avarice, qui, violant leurs tombeaux, a frustrķ
leur espoir; on en accorde moins de pitiķ Ó ces ruines; et tandis que
l'amateur des arts s'indigne dans Alexandrie de voir scier les colonnes
des palais, pour en faire des _meules_ de moulin, le philosophe, aprĶs
cette premiĶre ķmotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut
s'empĻcher de sourire Ó la justice secrĶte du sort, qui rend au peuple
ce qui lui co¹ta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses
besoins l'orgueil d'un luxe inutile.
C'est l'intķrĻt de ce peuple, sans doute, plus que celui des monuments,
qui doit dicter le souhait de voir passer en d'autres mains l'╔gypte;
mais, ne f¹t-ce que sous cet aspect, cette rķvolution serait toujours
trĶs-dķsirable. Si l'╔gypte ķtait possķdķe par une nation amie des
beaux-arts, on y trouverait, pour la connaissance de l'antiquitķ, des
ressources que dķsormais le reste de la terre nous refuse; peut-Ļtre y
dķcouvrirait-on mĻme des livres. Il n'y a pas 3 ans qu'on dķterra prĶs
de DamiŌt plus de 100 _volumes_ ķcrits en langue inconnue[152]; ils
furent incontinent br¹lķs sur la dķcision des chaiks du Kaire. A la
vķritķ le Delta n'offre plus de ruines bien intķressantes, parce que les
habitants ont tout dķtruit par besoin ou par superstition. Mais le Sa’d
moins peuplķ, mais la lisiĶre du dķsert moins frķquentķe en ont encore
d'intactes. On en doit surtout espķrer dans les _Oasis_; dans ces Ņles
sķparķes du monde par une mer de sable, o∙ nul voyageur connu n'a
pķnķtrķ depuis Alexandre. Ces cantons, qui jadis avaient des villes et
des temples, n'ayant point subi les dķvastations des barbares, ont d¹
garder leurs monuments, par cela mĻme que leur population a dķpķri ou
s'est anķantie; et ces monuments, enfouis dans les sables, s'y
conservent comme en dķp¶t pour la gķnķration future. C'est Ó ce temps,
moins ķloignķ peut-Ļtre qu'on ne pense, qu'il faut remettre nos souhaits
et notre espoir. C'est alors qu'on pourra fouiller de toutes parts la
terre du Nil et les sables de la Libye; qu'on pourra ouvrir la petite
pyramide de Djizķ, qui, pour Ļtre dķmolie de fond en comble, ne
co¹terait pas 50,000 livres: c'est peut-Ļtre encore Ó cette ķpoque qu'il
faut remettre la solution des hiķroglyphes, quoique les secours actuels
me paraissent suffisants pour y arriver.
Mais c'en est assez sur des sujets de conjectures: il est temps de
passer Ó l'examen d'une autre contrķe qui, sous les rapports de l'ķtat
ancien et de l'ķtat moderne, n'est pas moins intķressante que l'╔gypte
elle-mĻme.
NOTE.
Le premier des deux manuscrits arabes dont j'ai parlķ, page 85, est
numķrotķ 786. Il paraŅt avoir ķtķ composķ vers l'an 1620, par un homme
de loi, le chaik MerĶ’, fils de Yousef le Hanbalite.
C'est une espĶce de chronique Ó la maniĶre des Orientaux, qui trace de
suite, mais sans cohķrence de discours, les ķvķnements saillants des
rĶgnes des princes, leur avķnement au tr¶ne, leurs guerres, leurs
fondations pieuses, leur mort et quelques traits de leur caractĶre.
L'auteur en conduit la sķrie depuis les premiers kalifes, sous qui se
fit la conquĻte de l'╔gypte, jusqu'au pacha turk qui de son temps y
ķtait vice-roi du sultan de Constantinople. Un extrait dķtaillķ de cet
ouvrage serait Ó la fois ķtranger Ó mon sujet et trop long. Il me
suffira d'en donner les rķsultats principaux qui sont--que, depuis
l'invasion d'_Amrou_, lieutenant du kalife Omar, l'╔gypte fut gouvernķe
par les vice-rois des kalifes ses successeurs, dont le siķge fut d'abord
Ó Damas, puis Ó Bagdad.--Que l'un de ces kalifes (_Maimoun_) s'ķtant
composķ une garde d'esclaves turkmans, cette soldatesque finit par
envahir tous les emplois militaires de l'empire, et le gouvernement des
provinces.--Qu'un fils de ces soldats esclaves, nommķ Ahmed-Ben-Touloun,
se rendit indķpendant en ╔gypte vers 872, et forma un empire qui
s'ķtendit depuis Rahbķ, prĶs de Moussel, jusqu'en Barbarie.--(Le tribut
de l'╔gypte passait 41,111,111 tournois, et il y avait 7,000 juments de
race dans les haras d'Ahmed)--Qu'aprĶs 30 ans, l'╔gypte retourna aux
kalifes, qui ne furent pas plus prudents.--Qu'en 934, un soldat de
fortune, nommķ Akchid, se dķclara encore indķpendant, et entretint
jusqu'Ó 400,000 hommes.--Qu'Ó sa mort, un esclave noir, appelķ Kafour,
saisit le sceptre et rķgna avec un talent transcendant.--Qu'aprĶs lui,
en 968, les descendants de Fatime et d'Ali, reconnus pour kalifes en
Barbarie, s'emparĶrent de l'╔gypte, o∙ ils rķgnĶrent sous le nom de
fatimites.--Que l'un d'eux fonda en 969 la ville du Kaire actuel.--Que
cette famille rķgna jusqu'en 1200 dans une suite de princes qui, selon
la remarque de MerĶ’, furent tous des fous furieux ou stupides.--Sous
eux, l'╔gypte tomba dans un gouffre de calamitķs, de pestes et de
famines, dont une dura 7 ans. L'auteur Ó cette occasion recense les
famines et les pestes, et en trouve 21 depuis 635 jusqu'en 1440.
Les kalifes d'╔gypte, comme ceux de Bagdad, s'ķtant formķ une garde
d'ķtrangers, en devinrent comme eux la victime. Selah-el-din, Kourde
d'extraction, vizir du dernier fatimite, dķpose son maŅtre, et fonde la
dynastie dite d'A’oub, du nom de son pĶre.--Ce fut lui qui fit
construire le puits Ó escalier en limańon, appelķ puits de Josef. Son
armķe ķtait surtout composķe de _cavaliers_ nommķs en arabe _serrŌdjin_,
dont les croisķs firent leur mot _Sarrazins_. Cette dynastie rķgna 85
ans sous 10 sultans.
L'armķe, alors composķe de Mamlouks turkmans, ayant tuķ le dernier
a’oubite, un Turkman, nommķ Ibek, saisit le sceptre, et ķtablit la
dynastie des _Mamlouks_ turkmans.--Sous le court rĶgne du fils d'Ibek,
Holagou-Kan et ses Mogols dķtruisent Bagdad et le kalifat en 1258.--Le
dixiĶme sultan turkman, Qalaoun, s'ķtant formķ une garde de 12,000
Mamlouks tcherkasses, achetķs dans les marchķs de l'Asie, cette milice
devient la maŅtresse, ķlit les princes, les dķpose, les ķtrangle,
etc.--Un chef de ce corps, nommķ Barqouq, est ķlu et ouvre la dynastie
des Mamlouks tcherkasses; il laissa en monnaie 25,000,000 tournois et
14,000,000 en meubles.--Le 23^{e} de cette dynastie fut attaquķ par
Sķlim II, qui, l'ayant tuķ dans une bataille livrķe prĶs d'Alep,
poursuivit en ╔gypte son successeur ToumŌmbek, en qui finit le premier
empire des Mamlouks.--Rķsumant la sķrie de ces princes, il se trouve que
48 sultans, dont 24 Turkmans et 24 Tcherkasses, n'ont rķgnķ que 263 ans:
que, sur les 24 Turkmans, 11 furent assassinķs et 6 dķposķs: que sur
les 24 Tcherkasses, 6 furent assassinķs et 11 dķposķs, et que nombre
d'entre eux n'ont rķgnķ que quelques mois: que tous ces princes ne
surent que faire la guerre, piller, ravager, et faire ensuite des
fondations pieuses de mosquķes, d'ķcoles, etc.: que, sous le 11^{e} de
la race turkmane, on fut au moment de dķtourner le Nil dans la mer
Rouge, par le pied du mont Moqattam, et que les frais furent ķvaluķs
2,250,000 fr. Enfin MerĶ’ donne la sķrie des pachas, qui est de peu
d'intķrĻt, et termine par les principes du gouvernement musulman, qui
sont purement le despotisme de droit divin.
Le second manuscrit, numķrotķ 695, est un _miroir_ ou tableau de
l'empire des Mamlouks, sultans d'╔gypte, composķ par Kalil, fils de
ChŌhin el ZŌher, vizir du sultan Malek-el-_acheraf_ (8^{e} de la
dynastie tcherkasse).
Cet ouvrage, d'un genre dont je ne connais aucun exemple parmi les
Arabes, est une espĶce de statistique de l'empire des Mamlouks, au temps
de l'ķcrivain; on dirait, en le lisant, qu'il a dķcrit la cour de Louis
XIV. La table seule des chapitres en donnera une idķe capable de le
faire apprķcier, et j'y joindrai quelques-uns des dķtails qui m'ont paru
les plus curieux et les plus instructifs.
AprĶs une prķface trĶs-emphatique, selon l'usage musulman, aprĶs avoir
attestķ qu'il n'y a qu'un Dieu, que Mahomet est son seul prophĶte,
ChŌhin dķcrit les qualitķs ķminentes qui doivent composer le caractĶre
de tout mortel Ó qui _la plume du destin a tracķ sur ses tables
indķlķbiles_ une carriĶre glorieuse; il prķvient qu'ayant d'abord fait
un gros livre, il a ensuite trouvķ plus sage de le rķduire et de le
faire trĶs-petit (ce qui est digne d'imitation), et il procĶde Ó la
table mķthodique des chapitres.
CHAPITRE I^{er}. Des titres qui assurent Ó l'╔gypte la supķrioritķ sur
les autres empires de la terre.--De ses lieux de dķvotion et de
pĶlerinage.--De ses monuments merveilleux, tant anciens que
modernes.--De ses limites.--De ses villes.--De ses frontiĶres.--Des
provinces et des pays o∙ s'ķtend sa domination.
CHAPITRE II. Du pouvoir souverain.--Des qualitķs nķcessaires Ó un
sultan.--De ses devoirs.--Des jours de _gala_ et de cķrķmonies
publiques.--Des habits d'uniforme de chaque classe d'officiers attachķs
au sultan.
CHAPITRE III. Du commandant des fidĶles; de son rang; de son ķtat.--Des
grands qŌdis (juges) auxquels appartient de _lier_ et de _dķlier_.--Des
imŌms.--Des gens de loi et des qŌdis particuliers.
CHAPITRE IV. Du vizir, Ó la fois premier ministre et surintendant des
finances de la maison du sultan.--Du trķsor du sultan et de ses
administrateurs.--Des secrķtaires d'ķtat, ayant le dķpartement de la
chambre et des dķpĻches.--De l'inspecteur gķnķral des armķes.--Du
parleur (ou grand avocat) du divan (conseil).--Du premier maŅtre de la
bouche (maŅtre d'h¶tel) du sultan, ayant l'administration du trķsor
particulier et du domaine, et gķnķralement de tous les bureaux ķtablis
pour l'administration des finances.
CHAPITRE V. Des enfants du sultan rķgnant, et des princes du sang
royal.--Du rķgent.--Du vicaire de l'empire.--Du maŅtre des ķcuries (ou
connķtable).--Des ķmirs commandant Ó 1,000 Mamlouks.--Des ķmirs de la
musique guerriĶre, commandant Ó 40 Mamlouks; et des ķmirs infķrieurs,
commandant Ó 20, Ó 10 et Ó 5 Mamlouks.
CHAPITRE VI. Des grands officiers de la couronne, et gķnķralement de
tous ceux qui remplissent des fonctions publiques et particuliĶres
auprĶs du sultan.--Des officiers kavanis et des officiers khassekis,
tirķs des Mamlouks affranchis, et faisant dans le palais l'office de
chambellans et de gardes du corps.--De leurs services et des places de
garnison o∙ ils sont ķtablis.--Des colombiers affectķs Ó l'entretien des
pigeons messagers.--Du transport de la neige de la Syrie en ╔gypte, et
des postes royales ķtablies dans tout l'empire.
CHAPITRE VII. Des maisons des princesses, et du sous-intendant des
harems.--Des eunuques et des domestiques libres, faisant le service du
sķrail.--Du garde-meuble de la couronne.--De la salle d'armes.--Des
magasins du sultan.--Des deux grands greniers royaux, et de tout ce qui
est relatif Ó cette administration, tant pour l'entrķe que pour la
sortie des grains.
CHAPITRE VIII. Des officiers du palais.--De la cuisine.--Des
ķcuries.--De la fauconnerie.--Des parties de chasse du sultan, et des
lieux affectķs Ó l'entrep¶t des filets et au logement des oiseleurs pour
la chasse des oiseaux aquatiques.
CHAPITRE IX. Des inspecteurs du terrain, chargķs de faire construire et
rķparer les ponts, creuser les canaux, ķlever les digues et les
chaussķes, et de prķsider Ó tous les travaux publics pendant la crue et
la diminution des eaux du Nil.--Des gouverneurs des provinces de
l'╔gypte.--Des commandants particuliers.--Des gens en place dans les
villes et dans les villages, et du rķgime ķtabli pour la perception des
imp¶ts.
CHAPITRE X. Des vice-rois prķposķs au gouvernement des 8 provinces de
Syrie.--Des grands qŌdis.--Des ķmirs.--Des administrateurs et des autres
officiers employķs dans les capitales de ces provinces.--Du nombre des
giundis et halqŌ qui y sont en garnison, et des commandants particuliers
des villes et des chŌteaux rķpandus dans cet empire.
CHAPITRE XI. Des ķmirs et des cheiks arabes.--Des ķmirs turkmans et
curdes, au service de l'ķtat.--Des expķditions militaires.--Des camps
volants.--De la conquĻte de l'Yemen, du Diarbekr et de l'Ņle de Cypre,
sous le rĶgne du sultan _Malek-el-Acheraf_.
CHAPITRE XII. Recueil de quelques faits historiques qu'il convient Ó
chacun de connaŅtre et de mķditer, pour en tirer des principes de
conduite. Ce chapitre est terminķ par quelques morceaux de poķsie
morale, composķs par Malek-el-KiŌmel, prince souverain de la forteresse
de Heifa; et par une rķponse de Malek-el-Acheraf Ó Mirza-Chah-Rok (fils
de Tamerlan.)
CHAPITRE I^{er}. SECTION V. _Limites de l'╔gypte._--Au sud, les limites
de l'╔gypte partent des rives de la mer de _Qolzoum_ (mer Rouge), prĶs
de la ville d'_Aidab_, et embrassant le pays des Haribs de Nubie, lequel
commence Ó la grande Cataracte, derriĶre le mont Djenadel, elles
s'ķtendent jusqu'aux monts d'Aden et aux rochers de _Habeche_
(Abissinie). A l'est, ses bornes sont la mer Rouge, dont la c¶te est
aride et pleine de rochers. Depuis Suez, cette c¶te s'ķlargit vers
l'est. Sa plus grande largeur est depuis l'ķtang de Gorandel jusqu'au
_Tih_. LÓ est la frontiĶre de Syrie.
Au nord, elle est bornķe par la mer, depuis les villes de ZÓqat, de
Refah et d'Amedj, plus connue sous le nom d'_el-Arich_, frontiĶre de
Syrie sur le golfe de Gaze.
A l'ouest, elle comprend le territoire d'Alexandrie, le pays de Lo’ounet
et d'_el-Amidain_, jusqu'Ó l'_Acabķ_ inclusivement (jadis _Catabathmus
magnus_, ou la grande descente); lÓ, se dķtournant et resserrant les
deux Oasis, la ligne se rapproche du _Sa’d_ (haute ╔gypte), pour se
joindre aux frontiĶres du sud.
Le Nil prend sa source au pied des monts de la Lune.--Pendant 60
journķes de marche, il coule en des pays habitķs.--Pendant 10 autres, en
des terres stķriles.--Arrivķ en Nubie, il y coule 60 journķes, puis il
passe en des dķserts 120 journķes; enfin il rentre dans une terre
fertile jusqu'Ó la mer, o∙ il se jette par les deux embouchures de
Damiette et de Rosette.
SECTION VII. _Du Kaire et de ses faubourgs._--Le nouveau Kaire
(Masr-el-QŌhera) a 12 milles (ou 4 lieues) de long, depuis
_TŌr-el-nabi_, jusqu'Ó _SebÓÓt-oudjouh_. Cet espace comprend le vieux
Kaire (_Masr-el-Qadim_), et 7 grands faubourgs. L'auteur entre dans de
longs dķtails de collķges, de mosquķes, de palais, de parcs, et il
compare chaque faubourg Ó une grande ville de l'empire; l'un ķquivaut Ó
_Alep_; un autre, Ó _Alexandrie_; un troisiĶme, Ó _Hems_; un quatriĶme,
Ó _Acre_: et il conclut 700,000 ames de population (ce qui me paraŅt
l'origine de l'opinion qui a subsistķ depuis; mais les temps sont bien
changķs.)
Le vieux Kaire est le port de la haute ╔gypte. Sous le sultan
Nadjm-el-din, l'on y compta 1,800 bateaux.
SECTION IX. _Division de l'╔gypte._--L'╔gypte se divise en 14 provinces:
7 au midi, et 7 au nord. Chaque province a 360 villages et plusieurs
villes.
_Miniet_ est le nom gķnķral des ports et abords du Nil.
_Monfalout_, territoire dķtachķ de la province d'Ousiout, avec 30
villages, fait de l'indigo superbe (en 1442). L'on y dķpose le tribut de
cette province, qui se monte Ó 1,150,000 _ardeb_ de grains (l'ardeb de
192 livres.)
A 3 journķes ouest d'Ousiout, par un dķsert sablonneux et pierreux, est
_el-Ouah_ (oasis), ainsi nommķ de son chef-lieu.
Une autre oasis _du milieu_ a 2 villages, appelķs _el-Qasr_, et
_el-Hindan_.
Une troisiĶme oasis, plus voisine de la haute ╔gypte, s'appelle _Dakilķ_
(intķrieure), et a 2 villages dont les habitants vivent d'orge, de ma’s
et de dattes.
SECTION XI. _De la ville d'Alexandrie._--Alexandrie est le port le plus
frķquentķ des ķtrangers; les nations franques y ont des consuls, gens
distinguķs, qui servent d'otages au sultan. Lorsqu'une de ces nations
fait tort Ó l'islamisme, on prend Ó partie son reprķsentant, et on
l'oblige de rķparer le mal.--La douane rend 1,000 dinars. Hors de la
ville se voit la fameuse colonne appelķe _el-SaouŌri_, ou le grand mŌt.
(Abulfeda a dit la mĻme chose; et c'est ce mot _SaouŌri_ que
quelques-uns ont pris pour _SķvĶre_, _empereur_.) J'ai ou’ dire qu'une
personne avait trouvķ le moyen de monter dessus et de s'asseoir sur son
chapiteau.
CHAPITRE IV. _Du vizir ou grand ministre._--Le vizir est un ministre qui
a la prķķminence sur tous les grands officiers.--Il est d'institution
divine. Aaron fut le vizir de Mo’se.
Le vizir surveille toutes les parties du gouvernement, tous les agents
de l'administration; il les ķtablit et les dķpose; les punit et les
rķcompense.
Il tient le registre des recettes et des dķpenses de l'ķtat; il en
accroŅt le revenu, non par tyrannie, mais par sagesse et ķconomie.
Les revenus de l'empire consistent en revenus fixes, en revenus casuels,
et en droits seigneuriaux sur les cultivateurs. Les revenus fixes sont
la taxe en deniers comptants sur les terres productives; la douane, de
10 pour 100 en nature, sur le commerce d'importation et exportation; le
tribut des peuples conquis, la capitation des non-musulmans dite
_karadje_; les fermes de monopoles, dits _paltes_; les dŅmes sur les
fruits de la terre; les impositions sur les fabriques et boutiques, et
la 5^{e} partie du butin lķgal.
Les revenus casuels sont le 20^{e} sur les hķritages collatķraux; les
amendes; le prix du sang versķ; les imp¶ts extraordinaires et les
investitures; le droit d'aubaine; les ķpaves; les trķsors dķcouverts; la
dŅme sur les troupeaux _paissants_ et _passants_, et non sur les animaux
domestiques.
Les droits seigneuriaux sur les cultivateurs sont: 1║ droit d'arpentage;
2║ droit de partage d'une terre lķguķe Ó divers cohķritiers; 3║ droit
d'accroissement des terres et pŌturages par l'effet du Nil; 4║ droit de
bornage, ou limites de propriķtķs; 5║ droit sur les machines Ó eau,
ķlevķes sur le Nil pour les arrosages.
VoilÓ les revenus lķgaux: on les lĶve selon des usages fixes, et ils ont
une destination utile Ó l'ķtat, de maniĶre que le sultan n'en est que le
dķpositaire.
De mĻme que le vizir surveille les officiers, le sultan doit surveiller
le vizir; et le vizir conseiller le sultan, l'avertir et mĻme le
reprendre.
SECTION II. Le trķsor royal est un dķpartement chargķ d'une foule de
recettes grosses et petites.
1║ Droits sur la frontiĶre d'╔gypte vers la Syrie.
2║ Droits d'entrķe sur tout ce qui entre au Kaire et en ╔gypte, exceptķ
sur ce qui est attribuķ au trķsor privķ.
3║ Aubaine sur les successions des ķtrangers.
4║ Rķgies et fermes du Kaire, telles que les boucheries, les cuirs, les
moulins Ó huile, Ó _sucre_; droits sur l'entrķe des comestibles.
Droits sur les natrons de TerrŌnķ.
Droit de Monfalout.
Droits d'investiture, et redevances des fiefs affermķs ou des pays
protķgķs.
Droit de curage des canaux que doivent faire plusieurs provinces.
Produit des cannes Ó sucre et des colqŌz, cultivķes pour le compte du
sultan.
Produit des mķtairies et jardins du sultan, enrichis par les puits Ó
roue.
Sur ces revenus le trķsor paie et dķfraie:
1║ L'orge des ķcuries du sultan.
2║ La nourriture des ķcuries des courriers.
3║ La table du palais.
4║ Les rķparations des maisons royales.
5║ La viande et toute la cuisine des Mamlouks du sultan; celle de tout
son domestique.
6║ L'entretien de ses offices.
7║ Les pensions de charitķ assignķes sur l'aubaine.
8║ L'entretien des boeufs des mķtairies.--Le transport des trĶfles et
pailles pour les ķcuries.
Sous le sultan Barqo¹q, tous ces frais se montaient par mois Ó 50,000
dinars ou sequins de 7 livres.
Le trķsor est rķgi par un chef et une quantitķ de subalternes. Ce
dķpartement a pour huissiers et sbires une compagnie de Maures qui
portent les ordres et les exķcutent.
SECTION III. _Du premier secrķtaire d'ķtat, chef des dķpĻches et de la
chancellerie._--C'est un officier important, qui a toute la confiance du
sultan; il doit savoir citer le Qoran, les anecdotes des rois, les
sentences des sages, les beaux vers des poĶtes, etc.
Son art est de faire parler dans tous ses ķcrits le sultan avec
noblesse, grandeur, esprit, grace; il doit faire des phrases rimķes et
pompeuses; il expķdie les actes d'alliance des kalifes et sultans;
l'installation des qŌdis et des gouverneurs, les commissions de
bķnķfices militaires en faveur des ķmirs et djondis, etc., et enfin les
lettres du sultan.
Ces lettres ont un formulaire plein d'art, selon le rang des personnes.
Celles aux sujets s'appellent _mokŌtebŌt_; celles aux ķtrangers,
_morŌselŌt_.
Le plus haut titre pour les ķtrangers est _el maqŌm, el ÓŌli_.
Le moindre est _el madjlas_ ou _megeles, el ÓŌli_.
Pour les sujets, le plus haut titre est _el-maqarr, el-karim_ (votre
grace).
Puis _maqarr-el-ÓŌli_ (excellence).
Puis _djenŌb-el-kerim_ (cour magnifique).
Puis _djenŌb-el-ÓŌli_ (cour trĶs-haute); enfin _sadr-el-adjal_ (prķsence
auguste); _hadrat_ (prķsence simple).
SECTION VI. _Trķsor privķ._ Le trķsor privķ est rķgi par un grand
officier qui administre les terres affectķes Ó la solde des Mamlouks du
sultan, et plusieurs branches de revenus, dont la masse se nomme _trķsor
privķ_. Ces officiers ont souvent acquis d'immenses richesses.
De ce dķpartement dķpendent 160 villages, auxquels il faut ajouter
plusieurs pays de protection et de fermes. Les seuls villages de Menzalķ
et de Faraskout, prĶs Damiette, rendent chacun par an 30,000 dinars:
plus, les droits d'investiture des gouverneurs de province, des
inspecteurs du terrain, des commandants de bourgs et villages, des
commissaires de police.--Des gens instruits m'ont assurķ que tout ce
trķsor se montait Ó 400,000 dinars, et Ó 300,000 ardebs de blķ, orge et
fĶves.
La dķpense consiste en solde et entretien des Mamlouks du sultan; en
orge pour leurs chevaux; entretien des princesses et du harem; solde et
entretien de tout le service du palais, etc.
SECTION VII. _Du Domaine._ Le domaine est le revenu propre du sultan; il
comprend:
1║ La douane d'Alexandrie sur le commerce des Francs.
2║ Les droits sur les ķpiceries venant des Indes.
3║ La vente des muges et poutargues de Damiette.
4║ Les droits sur les arts, mķtiers, cabarets, danseuses et filles
publiques.
5║ Droits sur les courtiers et interprĶtes.
6║ Produit des briqueteries.
7║ Ferme des chameaux pour le transport d'Alexandrie Ó Rosette.
8║ Douane des marchandises de l'Inde, placķe Ó _el Tor_.
9║ Droits Ó Damiette sur beaucoup d'objets, et entre autres sur _la
raffinerie du sucre_.
10║ Le quint du butin lķgal.
11║ Ferme du lac Semanaoui et autres ķtangs.
12║ Droits sur Foua, entrep¶t des Francs quand le canal d'Alexandrie
ķtait navigable, ce qui a cessķ depuis 120 ans (1320).
13║ Droits sur les terres de Broulos, de Nesterouh, du port de Rosette.
14║ Douanes du Sa’d (haute ╔gypte) sur les Abissins qui apportent des
esclaves noirs, de la poudre d'or, etc., et paltes (monopoles) du senķ
et de la casse.
15║ Droits des pays protķgķs et des pays affermķs aux Arabes.
Produit des nombreuses mķtairies et terres du domaine, arrosķes par des
roues.
Le loyer de Fondouq-el-Kerim, situķ au vieux Kaire.
Succession de tous les grands qui, dans l'╔gypte, meurent sans hķritiers
lķgitimes.
Bķnķfices de l'H¶tel des monnaies.
Droit de la ville de Bairout.
Douanes des marchandises de l'Inde, voiturķes Ó Bedr, Ó Honain, Ó
Bouaib-el-aqabķ.
Voici maintenant les charges:
1║ Munitions de guerre pour toute expķdition.
2║ Dķpenses de la caravane et de la fĻte du sacrifice.
3║ Distribution des victimes aux grands et petits officiers.
4║ Dķpenses de la fĻte pascale, du banquet et des rķjouissances.
5║ Renouvellement de la garde-robe et des meubles du harem.
6║ _Idem_, du vĻtement des Mamlouks.
7║ Veste d'honneur aux grands officiers, aux qŌdis, aux ķmirs de 1^{re}
classe, aux kŌchefs. (Au Bairam, tous les musulmans s'habillent Ó neuf,
eux et leur maison; cela s'appelle _kesouķ_.)
8║ Entretien complet des employķs pour l'imp¶t.
9║ Fourniture du harem et sera’, en sucreries, confitures, sorbets,
fruits, etc.
10║ Prķsents Ó faire aux souverains.
11║ Veste d'honneur (ou caftan annuel) Ó tous les gens en place de
l'empire (dans tout l'Islamisme les places ne sont que pour l'annķe
courante; le revĻtu paie un don ou prix de babouches: le plus riche
l'emporte). Chacune de ces vestes diffĶre de forme, de couleur, de
richesse, selon le rang (en gķnķral le vĻtement est trĶs-dispendieux,
surtout pour les pelisses.)
SECTION V. _Le grand avocat du conseil._--Lorsque pour une affaire
majeure le sultan assemble le conseil (diouŌn), il mande le prince des
croyants, les 4 grands qŌdis, le vizir, les ķmirs de 1,000 cavaliers, et
le connķtable.
Avant la sķance, le sultan explique ses intentions Ó un homme de
confiance et ķloquent, qui est chargķ de prķsenter l'affaire et de
rķpondre Ó toutes les objections. Le sultan garde le silence.
On a imaginķ cet officier, afin que le sultan ne soit jamais compromis,
et qu'on puisse faire des objections librement, toute erreur tombant sur
l'avocat ou rapporteur.
CHAPITRE V. Les enfants des sultans sont ķlevķs avec soin dans le harem.
C'est un usage ancien de faire enfermer tous ceux qui existent Ó
l'avķnement d'un prince. Malek-el-acheraf donna la libertķ Ó 40; mais
ils moururent dans la peste de l'an 1429, qui enleva jusqu'Ó 10,500
tĻtes par jour.
Quand un prince est mineur, il y a un rķgent que l'on nomme
nezŌm-el-molk (celui qui met l'ordre dans le royaume). Quand le sultan
s'absente, il y a un vicaire _nŌ’eb-el-molk_.
Le chef des ķmirs, ou _Ótabek-el-ÓsŌker_, est une espĶce de connķtable.
Les ķmirs sont divisķs en plusieurs classes.
Ceux de la 1^{re} possĶdent 100 Mamlouks, et commandent Ó 1,000: ils
devraient Ļtre 24.
Ceux de la 2^{e} possĶdent 40 Mamlouks: ils devraient Ļtre 40. La
musique guerriĶre joue Ó la porte de leurs h¶tels Ó l'Ōsr (ou heure de
la 3^{e} priĶre); elle est composķe de timbales, tambours et
clarinettes. Ces derniers instruments sont de date rķcente.
Les ķmirs de 3^{e} classe devraient Ļtre au nombre de 20: ils ont chacun
20 Mamlouks.
Les ķmirs de 4^{e} classe devraient Ļtre 50, et avoir chacun 10
Mamlouks.
Enfin la 5^{e} et derniĶre classe est de 30 ķmirs, qui ont chacun 5
Mamlouks pour cortķge.
Parmi ces ķmirs, les uns ont de l'emploi dans l'ķtat, d'autres n'ont que
leur titre et grade.
L'armķe se divise en plusieurs corps. Karabal Couli, prince tartare,
ayant, il y a plusieurs annķes, envoyķ demander un tribut, sous peine
d'envoyer contre l'╔gypte 20 toumans de cavaliers (200,000), le sultan
d'alors lui envoya pour toute rķponse l'ķtat suivant de ses troupes:
1║ Les djendis el halqa, ou escorte du sultan. -- (_Maison
du roi._) 24,000 cavaliers.
2║ Mamlouks du sultan. 10,000
Mamlouks des ķmirs. 8,000
Gendarmes Ó Damas. 12,000
Mamlouks des ķmirs de Damas. 3,000
Gendarmes Ó Alep. 6,000
Mamlouks des ķmirs d'Alep. 2,000
Gendarmes de Tripoli. 4,000
Mamlouks des ķmirs. 1,000
Gendarmes de Safad. 1,000
Mamlouks des ķmirs. 1,000
Garnisons des chŌteaux de Syrie, les
Mamlouks compris. 60,000
-----------------
132,000 cavaliers.
_Arabes sujets._
Tribu BŌli-fadl, enfants de NouĶ’r. 24,000
Arabes de Hedjaz. 24,000
Tribu d'el-AŌli. 2,000
Arabes d'IrŌq. 2,000
--d'Yemen. 2,000
--de Djezire. 2,000
--de Metrouq. 1,000
--de Djarm. 1,000
--Beni-oqbķ et Beni-mehdi. 1,000
--el-Omara. 1,000
--de Hindam. 1,000
--AŌ’d. 1,000
--FezÓrŌt. 1,000
--MohŌrib. 1,000
--QarŅl. 1,000
--QattŌb. 1,000
--d'╔gypte ensemble. 3,000
--HaouŌra. 24,000
Turkmans rķpandus en hordes ou _camps_
sur les terres de Syrie et de Diarbekr,
portķs sur les registres au nombre de 180,000
Les OchrŌn (l'on ne sait ce que c'est,
sinon d'autres Turkmans) divisķs en
35 districts, Ó chacun 1,000 cavaliers. 35,000
Kourdes. 20,000
Milices de l'╔gypte, Ó raison de 33,000
villages et de 2 cavaliers par village:
total 66,000
-------------------
En tout 526,000 cavaliers.
_Des magasins et greniers du sultan._--Le sultan a des magasins o∙
s'entreposent tous les produits en nature de ses douanes, le poivre, la
cannelle, les ķpiceries, les sucres, les bois de construction.
Il a aussi 2 greniers qui sont des merveilles.
Dans l'un, nommķ ChiouŌn, s'entreposent les grains, blķs, riz, bois,
pailles, etc., pour l'usage du palais.
Dans l'autre, nommķ HirŌ, se dķposent des grains auxquels on ne touche
qu'en cas de nķcessitķ; quelquefois on prohibe la sortie. Ce grenier se
remplit et subvient aux disettes. C'est de lÓ que se tirent les aum¶nes.
Dans une annķe le bķnķfice de la vente se monta Ó 300,000 dinars (de 10
liv. 3 s.).
Il y a eu en ╔gypte 26 pestes et famines en 800 ans; quelquefois 3 en 25
ans; et cela toujours en temps de trouble et de mauvais gouvernement.
CHAPITRE IX. ¦ 1^{er}. _Des inspecteurs du terrain labourable_,
KochŌf-el-TorŌb.--Les inspecteurs du terrain sont choisis parmi les
ķmirs de la 1^{re} classe; ils sont expķdiķs tous les ans au
commencement du printemps, dans toutes les provinces de l'╔gypte, pour
faire exķcuter les travaux nķcessaires Ó l'entretien des canaux, Ó
l'ķlķvation des digues et chaussķes, et tout ce qui est relatif Ó la
hausse et Ó la baisse des eaux du Nil.
Le dķpartement du trķsor royal est chargķ, sur les droits qu'il perńoit,
de faire creuser certains canaux publics, qui facilitent l'ķcoulement
des eaux. Mais tout ce qui tient aux digues et chaussķes nķcessaires Ó
la soliditķ des ponts, se doit faire par corvķes et contributions
rķparties sur chaque village, en raison de l'ķtendue et de la fertilitķ
de son territoire. Lorsque le Nil commence Ó dķborder, l'on ne saurait
trop veiller Ó la conservation des digues, chaussķes et ponts, jusqu'Ó
ce que les terres soient assez abreuvķes; car s'ils ķtaient emportķs,
les eaux, s'ķcoulant de suite, laisseraient sans arrosement des contrķes
entiĶres.
Quand le Nil dķcroŅt, il faut au contraire faciliter l'ķcoulement, afin
d'ensemencer les terres Ó temps.
Quant aux ponts ķtablis pour l'utilitķ locale de certains villages,
c'est aux possķdant-biens de les entretenir. Les inspecteurs n'ont rien
Ó y voir.
¦ II. _Des kŌchefs_, ou _inspecteurs des provinces_.--Les gouverneurs,
dits kŌchefs, de l'╔gypte, ķtaient autrefois au nombre de 3.
L'un commandait des confins de Gizah exclusivement jusqu'Ó Genadel. Il
nommait 7 ķmirs, qui administraient sous ses ordres immķdiats les 7
provinces mķridionales (Heptanomis et Thķba’s).
Le second gouvernait la partie nord (Delta), ayant aussi sous lui 7
ķmirs.
Le troisiĶme gouvernait la province de Gizah seulement. Celui-ci ķtait
quelquefois un ķmir de la 1^{re} classe, chef de 1,000 cavaliers, comme
les 2 premiers; quelquefois un ķmir de la musique guerriĶre.
Depuis quelque temps l'on a ķtabli trois kŌchefs pour le sud; l'un au
Fa’oum, l'autre au Sa’d infķrieur, le troisiĶme au Sa’d supķrieur. De
mĻme on a divisķ le nord en 3 kŌchefliks. L'un contient les provinces de
l'est (Charqiķ); l'autre celle de l'ouest (GarbŅe); le troisiĶme, la
Bķhirķ, ou province du Lac, qui de tout temps a ķtķ un gouvernement
particulier.
Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis, ces dispositions sont moins
favorables au bon ordre.
En divisant les places, l'on a attķnuķ la puissance et l'influence qui,
ci-devant rķunies en peu de mains, permettaient aux commandants de
dķployer cet appareil et cette magnificence toujours si imposants Ó la
multitude.
Ci-devant, lorsqu'un _kŌchef_ du Sa’d ou du nord faisait sa tournķe, le
calme devanńait ses pas, et sa suite de 1,000 cavaliers occasionait une
circulation d'espĶces qui vivifiait le commerce et l'agriculture.
Parmi les ķmirs subalternes, quelques-uns sont encore nommķs par les
kŌchefs; mais le grand nombre est tombķ Ó la nomination de
l'administrateur du trķsor privķ (oustadar), qui vend ces places et
paralyse le pouvoir des kŌchefs.
¦ III. _Des fonctionnaires en chaque village et de la perception de
l'imp¶t._--Dans chaque ville et village principal il y a un qŌdi, un
percepteur des droits pour le trķsor royal, un autre pour le trķsor
privķ, un autre pour le domaine; plus, un commissaire royal de la
navigation (du Nil), un officier militaire pour la police, un fermier
adjudicataire, un inspecteur des canaux, et des syndics ou vieillards
bourgmestres.
Autrefois l'imp¶t ne se levait qu'en nature, maintenant et depuis
long-temps tout est affermķ, et les fermiers adjudicataires des villages
tiennent un ķtat de maison si opulent, que beaucoup de petits souverains
d'Asie vivent avec moins d'ķclat.
Les fermiers de Menzalķ et de Faraskour, rendent au domaine chacun
36,000 dinars[153].
Les autres villages, dont plusieurs rendent 12 Ó 20,000 dinars, sont
ķgalement affermķs pour des sommes qui ne varient point[154].
Les terres affectķes Ó l'apanage des djendis sont divisķes par kirŌts;
et chaque kirŌt est ķvaluķ Ó 1,000 dinars, environ 11,000 livres.
CHAPITRE X. _Administration des provinces._
1║ Province de Damas.
2║ Karak.
3║ Halab (Alep.)
4║ TarŌbolos (Tripoli.)
5║ Homs (Hems.)
6║ Safad.
7║ Gazzah (Gaze.)
La premiĶre et la plus considķrable province de la Syrie est celle de
Damas.
Son vice-roi (kafil) a un appareil ķgal au sultan qu'il reprķsente. Il
dispose Ó son grķ de toutes les places civiles et militaires de son
gouvernement.
Les grands officiers militaires sont l'ķmir gķnķralissime des troupes,
le chef des portiers, 12 ķmirs de 1^{re} classe, 20 ķmirs de 2^{e}
classe, et 60 ķmirs Ó 10 et Ó 5 Mamlouks.
Le tribunal de justice est composķ de 4 grands qŌdis des 4 ķcoles ou
sectes orthodoxes, et chacun d'eux nomme des substituts dans Damas et
dans les autres villes de la province, pour juger au civil et au
criminel.
Les grands officiers de plume (mobŌcherin) sont le secrķtaire des
dķpĻches, le grand inspecteur de l'armķe, l'oustadar ou chef du trķsor
privķ, celui du domaine, celui du trķsor royal, et le vizir.
Les agents exķcutifs (arbŌb-el-ouaza’ef) sont 2 inspecteurs titrķs
kŌchefs faisant leur tournķe Ó tour de r¶le; les ķmirs des gķnķralitķs,
les commandants de places, le grand marķchal des logis, le tribun de
l'armķe, etc., presque comme au Kaire.
Le chŌteau de Damas est confiķ au lieutenant du sultan et Ó 7
officiers-portiers (capidjis).
Quant aux djendis de garnison dans la province, ils devraient Ļtre
12,000, dont 2,000 prĶs du vice-roi; le reste prĶs des ķmirs, par
escadron de 500 hommes et non de 1,000 hommes, comme en ╔gypte.
Karak tient le second rang de province. L'on ķcrit Ó son vice-roi sur du
papier rouge, parce que l'un des successeurs de SelŌheldin, ayant donnķ
Ó ses 3 enfants son empire, savoir: Ó l'un l'╔gypte; Ó l'autre la Syrie,
depuis Bisan jusqu'au Diarbekr; au 3^{e} le reste de la Syrie et Karak,
l'ķtiquette de ces sultans a passķ Ó leurs vice-rois.
Depuis quelque temps Karak n'a plus pour gouverneur que 2 capidjis; pour
tribunal, que 2 qŌdis; pour garnison, que quelques Mamlouks et Babrites
(gens de la marine), avec un prince arabe qui commande Ó toutes les
tribus du ressort.
Les 5 autres gouvernements sont administrķs sur le mĻme plan que celui
de Damas, mais avec moins de faste et de dķpense: celui de Hama ķtait
dĶs-lors ruinķ.
Il y a des forts et des chŌteaux qui ont des ķmirs particuliers. Leur
garnison est composķe d'un lieutenant du sultan, d'un corps
d'affranchis-babrites, d'un chef de ronde, d'un tribun de l'armķe, de
quelques Mamlouks du sultan, des portiers, et de quelques soldats du
pays qui montent la garde.
L'auteur ne sait s'il doit regarder Malatiķ comme un chŌteau ou comme le
chef-lieu d'une province. C'est lÓ que commandait Doqmaq, de qui fut
esclave Malek-el-acheraf sultan (maŅtre du vizir auteur).
CHAPITRE XI. _Des ķmirs et chaiks, arabes, turkmans et kourdes._--Les
Arabes rķpandus sur les terres d'╔gypte et de Syrie sont divisķs par
tribus, dont chacune a son ķmir. Cet ķmir a sous lui des chaiks chargķs
du maintien de l'ordre et de la levķe des contributions dont ils sont
fermiers, chacun dans leur district respectif.
¦ I. _Des expķditions militaires._--On distingue 2 espĶces d'expķditions
(tedjŌrid), l'une contre l'ķtranger, l'autre contre le sujet rebelle.
Dans l'un et l'autre cas, l'armķe est composķe de cavaliers et d'archers
Ó pied, en nombre capable d'ķcraser l'ennemi qui ose se mesurer.
On fait des camps volants, soit pour renforcer une place, soit pour
garder un poste, observer un ennemi, etc.
L'ordre invariable des camps est que la tente du supķrieur soit toujours
postķe derriĶre celle de son subordonnķ, de maniĶre que celle du sultan
est Ó la queue de toutes les autres.
(Suivent ici 2 articles sur la conquĻte de l'Yemen par ordre de
Malek-el-acheraf, et de l'Ņle de Cypre, qui la suivit peu de temps
aprĶs. Dans tous ces faits on ne voit que des boucheries d'hommes, sans
raison, et sans instruction pour le lecteur).
CHAPITRE XII. Il contient, en 3 sections, des anecdotes historiques et
des maximes arabes qui se rķsument Ó dire, 1║ que les princes sont
renversķs par ceux qu'ils ķlĶvent; 2║ que la fatalitķ rķgit tout, et
qu'il faut Ļtre patient et rķsignķ; 3║ que l'inconstance et la mauvaise
foi sont la base du coeur humain. Et la conclusion est une lettre de
Malek-el-acheraf Ó ChŌh Rok, fils de Timour (Tamerlan), dans laquelle le
sultan ķgyptien rķpond des injures grossiĶres au sultan tatar.
_Des ouqŌfs_, ou _fondations en ╔gypte_.--Les kalifes Ommiades et
Abbasides ont souvent fait des aum¶nes; mais ils prenaient les sommes
sur leur trķsor; et il ne me paraŅt pas qu'ils aient jamais affectķ des
terres Ó perpķtuitķ.
En ╔gypte ce fut Malek-el-SŌhĻl, 16^{e} qualaounide, qui le premier
affecta 2 villages Ó l'entretien des Mahmals, fondķs par Bibars.
Aujourd'hui les rentes fonciĶres en faveur de la Mekke et de Mķdine sont
si multipliķes en Turkie, que, sans le gaspillage des rķgies, ces 2
villes seraient les plus riches du globe. La raison en est que l'on
lĶgue souvent son bien Ó ces villes pour le conserver en usufruit Ó sa
race, en le prķservant de la rapacitķ du gouvernement. D'autre part, les
princes et les riches font des legs pieux et expiatifs aux desservants
des riches et pauvres de ces villes. L'╔gypte seule en est grevķe, selon
Mohammad-ben-eshŌq, savoir, de 6 grands legs principaux, appelķs
_dechŅchet-el-kobra_, ou grosse semoule.
1║ Le legs de Djaqmaq, 10^{e} sultan circassien.
2║ Le legs de QŌiet-ba’[155], 17^{e} circassien.
3║ De TenŌm, } ķmirs riches du temps des Tcherkasses.
4║ De KŌouend, }
5║ De Sķlim 1^{er}.
6║ De Soliman son fils.
Les terres affectķes par ces legs sont, savoir:
Pour le premier, 6 villages dans le Kalio¹b.
Pour le second, 5 villages dans le Mono¹f.
Pour le troisiĶme, 6 villages et une Ņle dans le Garbiķ.
Pour le quatriĶme, 9 villages dans le Daq-Haliķ, prĶs de la CharqŅķ.
Pour le cinquiĶme, 2 villages dans la Bķhairķ.
Pour le sixiĶme, 5 villages dans le district de Foua.
7║ Dans celui de Djizah, 3 villages.
8║ Dans le Fa’oum, 2 villages.
9║ Dans le Behensao¹Ņķ, 7 villages.
10║ Dans le Sa’d, 7 villages: total, 52 villages et l'Ņle.
Annķe commune, le produit de toutes ces terres, en froment, orge, fĶves,
lentilles, pois-chiches, riz, est de 48,880 ardeb (l'ardeb pesant 192
livres).
Les mĻmes terres donnent de plus en redevances pķcuniaires 70 bourses
(87,000 fr.).
A cette somme se joignent d'autres parties de rentes fonciĶres, fondķes
en divers endroits par des sultans, des pachas, des particuliers, tant
sur des terres que sur des maisons et boutiques; c'est ce que l'on
appelle el _sourer_. Ces aum¶nes s'ķlĶvent, selon Mohammad-ben-ezhŌq, Ó
164 bourses (205,000 fr.). Mais les dķtails des comptes n'en offrent que
141.
A quoi il faut ajouter de semblables legs faits en Natolie (Roum-ili),
Alep, Damas, et tous les autres pays musulmans; ce qui constitue une
ķnorme richesse pour la Mekke et Mķdine.
Soliman a d'ailleurs fondķ 80 chameaux pour des pauvres qui veulent
faire le pĶlerinage.
_Colombiers des pigeons de message._--Ces colombiers sont ķtablis dans
des tours construites de distance en distance sur toute l'ķtendue de
l'empire, dans l'intention de surveiller Ó la s¹retķ et Ó la
tranquillitķ publique.
C'est Ó Moussel que l'on a commencķ de se servir de pigeons pour porter
des lettres[156]. Lorsque les FŌtmŅtes envahirent l'╔gypte, ils y
ķtablirent ces postes aķriennes, et ils y attachĶrent un si vif intķrĻt,
qu'ils assignĶrent des fonds propres Ó une rķgie spķciale Ó cet objet.
Parmi les registres de ce bureau en ķtait un o∙ se trouvaient classķes
les races de pigeons reconnus les plus propres. Le vertueux Madj-el-dŅn
Abd-el-DŌher a composķ sur cette matiĶre un livre curieux, intitulķ
_TamŌŅm-el-HÓmŌ’m, Amulettes des pigeons_.
Depuis long-temps les colombiers du _Sa’d_ sont dķtruits par suite des
troubles qui ont ruinķ le pays; mais ceux de la basse ╔gypte subsistent
(en 1450), et en voici l'ķtat ainsi que pour la Syrie.
_N. B._ Les distances ont ķtķ ajoutķes par le traducteur, d'aprĶs
d'Anville et d'aprĶs ses propres connaissances.
¦ I^{er}. _Correspondance du Kaire avec Alexandrie._
COLOMBIERS.
ChŌteau de la Montagne (au Kaire) 0
Monouf-el-ouliŌ 39
Damanhour-el-ouŌhech 45
Skanderiķ (Alexandrie) 36
------------
120 milles.
¦ II. _Du Kaire Ó Damiette._
ChŌteau de la Montagne 0
Tour de Beni “baid 36
Echmoun-el-rommŌn 36
DoumiŌt 30
----------
102 milles.
¦ III. _Du Kaire Ó Gazzah._
Du Kaire Ó Bilbais 27
De Bilbais Ó Salķhiķ 27
De Salķhiķ Ó QŌtia 42
De QŌtia Ó OuarrŌdķ 48
De OuarrŌdķ Ó Gazzķ[157] 81
-----------
225 milles.
¦ IV. De Gazzķ Ó Jķrusalem, 1 colombier 81
Ó Nablous, 1 colombier 36
----------
117 milles.
De Gazzķ Ó Habroun 30
Ó SŌfiķ, sur un ruisseau de ce nom 45
Ó Karak 48
----------
123 milles.
¦ V. _De Gazzķ Ó Safad._
Ó El-qods (Jķrusalem) 48
Ó DjenŅn 30
Ó Bisan 24
Ó Safad 24
----------
126 milles.
¦ VI. _De Gazzķ Ó Damas, 7 colombiers._
De Gazzķ Ó Jķrusalem, 1 colombier 48
Ó Genin 30
Ó BisŌn 24
Ó TŌfķs. 30
Ó el-SŌnemain 24
Ó Damas. 30
----------
186 milles.
_De Damas Ó Balbek, 1 colombier_ 48 milles.
_De Damas Ó Halab, 7 colombiers._
Ó Damas, 1 colombier.
Ó Cara. 45
Ó Hems. 36
Ó Hama 24
Ó MÓrra. 30
Ó Kan-tounŌm. 30
Ó Halab. 28
-----------
193 milles.
_De Halab Ó Behesna, 4 colombiers._
Ó Halab.
Ó el-Birķ, sur la rive est de l'Euphrate. 66
Ó QalÓt-el-Roum. 27
Ó Behesna. 45
----------
138 milles.
_De Halab Ó RahŌbķ, 4 colombiers._
Ó Halab.
Ó QÓbŌqib. 75
Ó Tadmour (Palmyre). 75
Ó el-RahŌbķ. 108
-----------
258 milles.
_De Damas Ó TarŌbolos (Tripoli), 5 colombiers._
Ó Damas[158]
Ó Saida. 63
Ó Bairout 24
Ó Terbelķ. 30
Ó TarŌbolos. 24
------------
141 milles.
Tels sont les colombiers entretenus dans l'empire pour la cķlķritķ des
dķpĻches. Chaque colombier a son directeur et ses _veilleurs_, qui
attendent Ó tour de r¶le l'arrivķe des pigeons: il y a en outre des
domestiques et des mules Ó chaque colombier pour les ķchanges respectifs
des pigeons. La dķpense totale ne laisse pas que d'Ļtre considķrable.
_Du transport de la neige, et des relais de hedjin pour cet effet._
Avant le sultan Barqouq, la neige venait de Damas au Kaire par des
bateaux qui partaient de Sa’d et Bairout pour Damiet, o∙ des bateaux
plus petits les relayaient jusqu'Ó BoulŌq. LÓ, des chameaux la
transportaient au chŌteau, o∙ on la dķposait dans des citernes. Sous
Barqouq, et depuis lui, on l'a expķdiķe par des _hedjines_ (chameaux
coureurs) dont il se fait 70 dķparts depuis le 1^{er} juin jusqu'au 30
novembre.... un toutes les 54 heures.
Tous les 2 jours il part de Damas 5 _hedjines_ chargķs, et guidķs par un
homme expert et par un courrier porteur d'ordres au relais. Dans chaque
relais on entretient 6 hedjines.
Les relais sont comme il suit:
De Damas Ó el-SŌnemain. 30
Ó Tafķs. 24
Ó Erbed. 18
Ó DjenŅn. 36
Ó QÓqoun. 18
Ó Loudd. 18
Ó Gazzķ. 36
-----------
180 milles.
Ó el-Arich. 57
Ó OuarrŌdķ. 24
Ó Moutailem. 24
Ó QŌtiĻ. 24
Ó SalĶhiķ 42
Ó Bilbeis 24
au chŌteau du Kaire 27
------------
222 milles.
_Postes Ó cheval, dites barŅd._
Le gouvernement a ķtabli des postes sur les principaux chemins de
l'empire, les voici:
(Il faut savoir que par _barŅd_ (course) on entend un espace de 2 Ó 4
lieues (un relais).
La lieue est de 3 milles; le mille de 3,000 coudķes, mesure d'el-HachŅm,
l'une des premiĶres tribus arabes.
La coudķe est de 24 doigts; le doigt de 6 grains d'orge par le travers;
et le grain de 6 crins de la queue d'un mulet.
_Route du Kaire au Sa’d._
Du Kaire Ó Gizah, en traversant le Nil 15
Ó Bernecht 15
Ó MinŅet-el-QŌ’d 18
Ó Ouena 18
Ó SiŌtem 18
Ó Dehrout 15
Ó Iqlosena 18
Ó MinŅet Ebukasib 18
Ó Achmounain 15
Ó Dehrout-el-Cherif 12
Ó Menhi 12
Ó Manfalout 12
Ó Ousiout 13
Ó Tima 21
Ó Maragat 12
Ó Belensoun 12
Ó Djirdgķ 12
Ó Belienet 15
Ó Hou 21
Ó Q¶m-el-Ahmar 12
Ó Derenbe 15
Ó Kous, en traversant le Nil 12
de Kous Ó Hedjrķ 15
Ó Edoua 15
Ó Esna, poste double 24
-----------
385 milles.
LÓ finissent les relais. Pour aller plus loin on loue les chevaux chez
des particuliers.
D'Esna l'on se rend Ó A’dab sur la mer Rouge, entrep¶t de l'Yķmen et de
Habach (Abissinie).
Du Kaire Ó Scanderiķ, il y a deux routes; l'une par le Delta au milieu
des villages, l'autre par le dķsert Ó gauche du fleuve;
Par le Delta, il y a du Kaire 0
Ó Kalioub 9
Ó Monouf 18
Ó Mohallet-el-Marhoum 24
Ó N'hararŅķ 24
Ó TurkmŌniķ 24
Ó Scanderiķ 24
-----------
123 milles.
Par le dķsert ou chemin sec, il y a du
Kaire Ó Djaziret-el-QŅt 18
Ó Ouardan 12
Ó TerrŌnķ 12
Ó ZÓouiet-el-Mobarek 12
Ó Damanhour 21
Ó LouqŅn 18
Ó Skanderiķ 24
----------
117 milles.
_Du Kaire Ó DoumiŌt._
Du Kaire Ó Kalioub. 9
Ó Bilbais 18
Ó SalehŅķ 24
Ó SadŅķ 12
Ó Bainounet 12
Ó Achmoun-el-Roumman 12
Ó Faraskour 21
Ó DoumiŌt 9
----------
117 milles.
_Du Kaire Ó Gazzķ._
Du Kaire Ó SŌdiķ ci-dessus 63
Ó GorŌbi 18
Ó QŌtiķ 12
Ó MÓŌn 12
Ó MotŌilem 12
Ó SeouŌdķ 12
Ó OuarrŌdķ 12
Ó Bir-el-QŌdi 12
Ó el-Arich 12
Ó KarrŅobķ 12
Ó SŌÓqa 12
Ó Refah 9
Ó Salqa 12
Ó Gazzķ 12
-----------
222 milles.
_De Gazzķ a Karak._
De Gazzķ Ó Belaqis 12
ß Habroun 18
a Djenba 12
Ó Zouair 18
Ó Safiķ 15
Ó Kafar 24
Ó Karak 21
-----------
120 milles.
De Karak Ó Choubak, extrķmitķ nord de l'Arabie pķtrķe, il n'y a que 3
relais pour environ 90.
_De Gazzķ Ó Damas._
De Gazzķ Ó DjenŅn 12
Ó Bait-DerŌs 12
Ó Loudd 12
Ó el-OudjaŌ 6
Ó Tiret 6
Ó QŌqoun 6
Ó FŌmiķ 9
Ó Djenin (en Safad) 9
Ó Hettin 6
Ó ZerŅn 6
Ó Ó’n-Djalout 6
Ó Bisan 6
Ó Erbed 12
Ó TŌfes 18
Ó RŌs-el-MŌ 12
Ó el-SŌnemain 12
Ó GÓbŌgib 12
Ó Kesouķ 9
Ó Damas 9
-----------
180 milles.
_De Damas Ó el-Birķ sur l'Euphrate._
De Damas Ó Kousair au nord 9
Ó Qatifķ, Ó l'est 12
Ó EfterŌq, au nord 6
Ó Kastel 9
Ó Qara 9
Ó Gasoulķ 12
Ó Semsin 12
Ó Hems 12
Ó Rousten 12
Ó Hama 12
Ó LatmŅn 9
Ó Djerabolos 9
Ó Marra 12
Ó Ebad 12
Ó EmŌr 12
Ó Kinesrin 9
Ó Halab 12
Ó el-Bab 30
Ó Bait-Berķ 30
Ó el-Birķ 15
----------
255 milles.
_De Damas Ó Djabar, boulevard de l'empire sur l'Euphrate._
De Damas Ó Homs; voyez ci-dessus 81
De Homs vers l'est Ó MasnÓ 24
Ó Qarnain 18
Ó el-Baida 24
Ó Tadmour 24
Ó Kerbe 24
Ó Saknķ 18
Ó Qabqab 18
Ó Kaouamel 24
Ó RahÓbķ 24
Ó Djabar 110
-----------
389 milles.
_De Damas Ó Safad._
De Damas Ó Bouraid, nord-ouest 12
Ó Qoulous 12
Ó Orainbķ 18
Ó Nouran 12
Ó Djabb Yousef 18
Ó Safad 12
---------
84 milles.
_De Damas Ó Bairout._
De Damas Ó Kan-Maiseloun 12
Ó Harin, sur la QasmŅe 18
Ó Sa’d, par le Liban 33
Ó Bairout 24
----------
87 milles.
_De Damas Ó Balbek._
Ó Zebdani 15
Ó Boura 12
Ó Balbek 13
----------
40 milles.
_De Damas Ó TarŌbolos._
De Damas Ó Gazoubķ. (Voyez route de Halab) 55
Ó Qadis 18
Ó Aqmar 21
Ó el-Akra 18
Ó el-ArqŌ 12
Ó TarŌbolos 15
----------
139 milles.
_De Damas Ó Karak._
De Damas Ó el-Qatibķ 12
Ó BarŌdiķ 18
Ó Bordj el-Abiad 18
Ó HosbŌn 18
Ó Qanbes 24
Ó DibiŌn 24
Ó QŌtĶ-el-Modjeb 24
Ó Safra 24
Ó Karak 24
-----------
186 milles.
_De Halab Ó Behesna et Ó Qa’sariķ (Cķzarķe), frontiĶre de l'empire en
Armķnie._
De Halab Ó el-Semo¹qa 12
Ó Istidra 12
Ó Bait-el-FŌr 18
Ó Antab 12
Ó Dair-Ko¹n 9
Ó Qo¹na 12
Ó Arban 12
Ó Behesna 9
Ó el-Qa’sar’ķ 120
----------
216 milles.
Depuis l'an 1412, le gouvernement a cessķ d'entretenir des relais de
Behesna Ó Qa’sar’ķ.
L'auteur traite ensuite de la Syrie dans les sections XII et XIII, d'une
maniĶre ķtendue et intķressante, mais qu'il serait trop long de copier:
il suffira de dire qu'il divise, avec les gķographes musulmans, la Syrie
en 5 contrķes:
1║ La Palestine, depuis _el-Ariche_ jusqu'Ó Lajdoun, prĶs le Qarmel.
2║ Le HaurŌn, pays variķ de plaines et de montagnes dont la capitale est
Tabariķ.
3║ Le GoutŌh (ou pays creux) dont les principales villes sont Damas,
Tripoli, Safad, Balbek.
4║ Le pays des Hems, o∙ l'on ne voit ni scorpions ni serpents.
5║ Le Kinesrin, qui a pour capitale Halab, et pour dķpendances Antioche,
Ama, Serbin, etc.
Dans l'administration de l'empire, la Syrie est divisķe en 6 provinces
qui tirent leurs noms de leurs capitales.
La premiĶre s'appelle province de _Gaza_, ville situķe en une plaine
fertile. Le district de Karak, dit aussi Moab, en est dķtachķ, et
s'ķtend depuis _Oula_, dans l'Arabie pķtrķe, jusqu'au ruisseau Zizalķ,
qui tombe dans le Jourdain: c'est un espace de 20 journķes de chameaux
(Ó 6 lieues la journķe). Le pays a beaucoup de villages; mais il y a
disette d'eau sur les routes, et une grande quantitķ de dķfilķs entre
des rocs o∙ un seul homme peut arrĻter 100 cavaliers.--Karak est une des
plus fortes citadelles connues; on ne l'a jamais prise de force.
La seconde est appelķe province de _Safad_, et contient plus de 1,200
villages. La ville est situķe trĶs-agrķablement sur le lac Tabariķ, et a
une excellente forteresse. Sour (Tyr), qui en dķpend, n'est qu'un
hameau.
La troisiĶme, dite province de Damas, est la plus riche en tout genre de
productions et en villages. L'auteur en compte plus de dix-huit cents,
et omet ceux de divers districts.
La quatriĶme, dite province de Tripoli, contient plus de 3000 villages:
Hesn-el-akrad, chŌteau fort, forme sa limite Ó l'est.
La cinquiĶme, dite province de Hama, est riche en villages et en
chŌteaux forts: celui de Hama fut dķtruit par Tamerlan.
La sixiĶme, dite province de _Halab_, est trĶs-ķtendue et trĶs-riche. Le
chŌteau de Halab est fait de main d'homme, (il veut dire le monticule
qui porte le chŌteau).
De Halab dķpendent _Antioche_ sur l'Oronte; _Djabar_ sur l'Euphrate;
_Rahbķ_ au sud de Djabar, sur la rive orientale du mĻme fleuve; _Sis_ en
Armķnie, peuplķ de chrķtiens; _Tarsous_ au bord de la mer en face de
Cypre; _Birķ_ sur l'Euphrate, o∙ il y a un pont de bateaux et un
trĶs-grand nombre de chŌteaux et villes importantes que l'auteur dķcrit
en dķtail. (En sorte qu'Ó cette ķpoque l'on ne peut pas ķvaluer la Syrie
Ó moins de 20,000 villes et villages: et en les supposant, l'un portant
l'autre, contenir 300 tĻtes, ce serait 6,000,000 d'habitants; ķtat bien
diffķrent de l'actuel, et je pense trĶs-infķrieur Ó l'ancien, du temps
de Titus et de Vespasien.
(Je termine cette notice par quelques idķes du vizir ChŌhin sur les
principes de la souverainetķ).
CHAPITRE II. SECTION I^{re}.--_De la puissance souveraine._ La puissance
souveraine est un rayon de la divinitķ. C'est par un effet miraculeux du
caractĶre sacrķ imprimķ sur le front du despote (_sultan, maŅtre
absolu_), que le bon ordre subsiste, que la rķvolte et la licence sont
chŌtiķes, etc.
Le but du pouvoir suprĻme est la conservation des particuliers et
l'accroissement du bien public par un gouvernement juste. Le sultan doit
user avec sagesse du sabre que Dieu a remis en ses mains pour dķfendre
l'empire, pour faire fleurir la religion, et faire observer les lois
divines et humaines.
(_MerĶ’_, l'historien homme de loi ci-devant citķ, rķpĶte souvent que
les principes de la loi sont de faire la guerre aux infidĶles.--Que dans
les villes conquises l'on ne doit point leur permettre de bŌtir ou
rķparer leurs temples.--Que mĻme il faudrait les dķtruire sans
exception).
En mĻme temps que Dieu ordonne au sultan de travailler au bonheur des
sujets, il ordonne aux sujets d'obķir aveuglķment au sultan, d'exķcuter
ses ordres sans examen, parce qu'il est dķpositaire de la loi de Dieu et
du prophĶte.
Le prophĶte a reńu de Dieu l'empire universel du monde; sa puissance,
quant aux lois et au sacerdoce, a ķtķ transmise Ó ses successeurs de
main en main jusqu'Ó ce jour et Ó _l'ķmir el-Moumenin_, qui donne au
sultan l'investiture du consentement des grands juges, des docteurs de
la loi, des grands officiers de la couronne et des commandants de
l'armķe (ce qui modifie _la grace de Dieu_, presque comme en Europe).
Par cette sanction le souverain _ķlu_ devient le maŅtre du trķsor de
l'ķtat, le gķnķralissime des troupes, le gouverneur des places,
l'administrateur de toutes les affaires de l'empire; et chacun doit
placer sa gloire Ó lui obķir.
SECTION II. _Des devoirs du despote._--(Ce chapitre est un vrai traitķ
de morale chrķtienne. Le sultan doit Ļtre pieux, pratiquer les actes de
la religion devant le peuple; il doit repousser l'orgueil, la
prķsomption, l'avarice, le mensonge; rķprimer sa colĶre, avoir un
maintien digne, silencieux, imposant; Ļtre patient, juste, et en un mot
avoir les bonnes qualitķs d'esprit et de coeur qui, dans toute espĶce de
gouvernement composent l'art _un_ de gouverner, quant Ó l'individu, mais
non quant aux bases du contrat social.)
SECTION IV. _Devoirs des sujets._--Les devoirs des sujets consistent
dans le profond respect pour le sultan, dans l'exķcution _aveugle_ de
ses ordres, le dķvouement Ó son service, les bons conseils pour ses
succĶs.
Le grand point du gouvernement est que chaque classe, chaque individu,
se tiennent dans les bornes qui leur sont assignķes.
╔TAT PHYSIQUE DE LA SYRIE.
CHAPITRE PREMIER.
Gķographie et Histoire Naturelle de la Syrie.
En sortant de l'_╔gypte_ par l'isthme qui sķpare l'_Afrique_ de
l'_Asie_, si l'on suit le rivage de la _Mķditerranķe_, l'on entre dans
une seconde province des Turks, connue parmi nous sous le nom de
_Syrie_. Ce nom, qui, comme tant d'autres, nous a ķtķ transmis par les
_Grecs_, est une altķration de celui d'_Assyrie_, introduite chez les
_Ioniens_, qui en frķquentaient les c¶tes, aprĶs que les Assyriens de
Ninive eurent rķduit cette contrķe en province de leur empire[159]. Par
cette raison, le nom de _Syrie_ n'eut pas d'abord l'extension qu'il a
prise ensuite. On n'y comprenait ni la _Phķnicie_ ni la _Palestine_. Les
habitants actuels, qui, selon l'usage constant des Arabes, n'ont point
adoptķ la nomenclature grecque, mķconnaissent le nom de _Syrie_[160];
ils le remplacent par celui de _Barr-el-ChŌm_[161], qui signifie _pays
de la gauche_; et par lÓ ils dķsignent tout l'espace compris entre deux
lignes tirķes, l'une d'_Alexandrette_ Ó l'_Euphrate_, l'autre de _Gaze_
dans le dķsert d'_Arabie_, ayant pour bornes Ó l'_est_ ce mĻme dķsert,
et Ó l'_ouest_ la _Mķditerranķe_. Cette dķnomination de _pays de la
gauche_, par son contraste Ó celle de l'_YamŅn_ ou _pays de la droite_,
indique pour chef-lieu un local intermķdiaire, qui doit Ļtre la Mekke;
et par son allusion au culte du soleil[162], elle prouve Ó la fois une
origine antķrieure Ó Mahomet, et l'existence dķja connue de ce culte au
temple de la _KŅabķ_.
¦ I.
Aspect de la Syrie.
Quand on jette les yeux sur la carte de la _Syrie_, on observe que ce
pays n'est en quelque sorte qu'une chaŅne de montagnes, qui d'un rameau
principal se distribuent Ó droite et Ó gauche en divers sens: la vue du
terrain est analogue Ó cet exposķ. En effet, soit que l'on aborde par la
mer, soit que l'on arrive par les immenses plaines du dķsert, on
commence toujours Ó dķcouvrir de trĶs-loin l'horizon bordķ d'un rempart
nķbuleux qui court nord et sud, tant que la vue peut s'ķtendre: Ó mesure
que l'on approche, on distingue des entassements graduķs de sommets,
qui, tant¶t isolķs, et tant¶t rķunis en chaŅnes, vont se terminer Ó une
ligne principale qui domine sur tout. On suit cette ligne sans
interruption, depuis son entrķe par le nord jusque dans l'Arabie.
D'abord elle serre la mer entre _Alexandrette_ et l'_Oronte_; puis,
aprĶs avoir cķdķ passage Ó cette riviĶre, elle reprend sa route au midi
en s'ķcartant un peu du rivage, et par une suite de sommets continus,
elle se prolonge jusqu'aux sources du Jourdain, o∙ elle se divise en
deux branches, pour enfermer, comme en un bassin, ce fleuve et ses trois
lacs. Pendant ce trajet, il se dķtache de cette ligne, comme d'un tronc
principal, une infinitķ de rameaux qui vont se perdre, les uns dans le
dķsert, o∙ ils forment divers bassins, tels que celui de _Damas_, de
_HaurŌn_, etc., les autres vers la mer, o∙ ils se terminent quelquefois
par des chutes rapides, comme il arrive au _Carmel_, Ó la _Nakoure_, au
cap _Blanc_, et Ó presque tout le terrain entre _Bairout_[163] et
_Tripoli_. Plus communķment ils conservent des pentes douces qui se
terminent en plaines, telles que celles d'_Antioche_, de _Tripoli_, de
_Tyr_, d'_Acre_, etc.
¦ II.
Des montagnes.
Ces montagnes, en changeant de niveaux et de lieux, changent aussi
beaucoup de formes et d'aspect. Entre _Alexandrette_ et l'_Oronte_, les
sapins, les mķlĶzes, les chĻnes, les buis, les lauriers, les ifs et les
myrtes qui les couvrent, leur donnent un air de vie qui dķride le
voyageur attristķ de la nuditķ de Cypre[164]. Il rencontre mĻme sur
quelques pentes des cabanes environnķes de figuiers et de vignes; et
cette vue adoucit la fatigue d'une route qui, par des sentiers raboteux,
le conduit sans cesse du fond des ravins Ó la cime des hauteurs, et de
la cime des hauteurs le ramĶne au fond des ravins. Les rameaux
infķrieurs, qui vont dans le nord d'_Alep_, n'offrent au contraire que
des rochers nus, sans verdure et sans terre. Au midi d'_Antioche_ et sur
la mer, les coteaux se prĻtent Ó porter des oliviers, des tabacs et des
vignes[165]; mais du c¶tķ du dķsert, le sommet et la pente de cette
chaŅne ne sont qu'une suite presque continue de roches blanches. Vers le
Liban, les montagnes s'ķlĶvent, et cependant se couvrent en beaucoup
d'endroits d'autant de terre qu'il en faut pour devenir cultivables Ó
force d'industrie et de travail. LÓ, parmi les rocailles, se prķsentent
les restes peu magnifiques des cĶdres si vantķs[166], et plus souvent
des sapins, des chĻnes, des ronces, des m¹riers, des figuiers et des
vignes. En quittant le pays des _Druzes_, les montagnes perdent de leur
hauteur, de leur aspķritķ, et deviennent plus propres au labourage;
elles se relĶvent dans le sud-est du Carmel, et se revĻtent de futaies
qui forment d'assez beaux paysages; mais en avanńant vers la _Judķe_,
elles se dķpouillent, resserrent leurs vallķes, deviennent sĶches,
raboteuses, et finissent par n'Ļtre plus sur la mer _Morte_ qu'un
entassement de roches sauvages, pleines de prķcipices et de
cavernes[167]; pendant qu'Ó l'est du Jourdain et du lac, une autre
chaŅne de rocs plus hauts et plus hķrissķs offre une perspective encore
plus lugubre, et annonce dans le lointain l'entrķe du dķsert et la fin
de la terre habitable.
La vue des lieux atteste que le point le plus ķlevķ de toute la Syrie
est le _Liban_, au sud-est de Tripoli. A peine sort-on de _Larneca_, en
_Cypre_, que dķja, Ó 30 lieues de distance, on voit Ó l'horizon sa
pointe nķbuleuse. D'ailleurs, le mĻme fait s'indique sensiblement sur
les cartes, par le cours des riviĶres. L'_Oronte_, qui des montagnes de
Damas va se perdre sous Antioche; la _QŌsmie_, qui du nord de _Balbek_
se rend vers _Tyr_; le _Jourdain_, que sa pente verse au midi, prouvent
que le sommet gķnķral est au local indiquķ. AprĶs le Liban, le point le
plus saillant est le mont _Aqqar_: on le voit dĶs la sortie de _Marra_
dans le dķsert, comme un ķnorme c¶ne ķcrasķ, que l'on ne cesse pendant
2 journķes d'avoir devant les yeux. Personne jusqu'Ó ce jour n'a eu le
loisir ou la facultķ de porter le baromĶtre sur ces montagnes pour en
connaŅtre la hauteur; mais on peut la dķduire d'une mesure naturelle, la
neige: dans l'hiver, tous les sommets en sont couverts depuis
_Alexandrette_ jusqu'Ó _Jķrusalem_; mais dĶs mars, elle fond partout, le
Liban exceptķ: cependant elle n'y persiste toute l'annķe que dans les
sinuositķs les plus ķlevķes, et au _nord-est_, o∙ elle est Ó l'abri des
vents de mer et de l'action du soleil. C'est ainsi que je l'ai vue Ó la
fin d'ao¹t 1784, lorsque j'ķtouffais de chaleur dans la vallķe de
_Balbek_. Or, ķtant connu que la neige Ó cette latitude exige une
ķlķvation de 15 Ó 1600 toises, on en doit conclure que le Liban atteint
cette hauteur, et qu'il est par consķquent bien infķrieur aux Alpes, et
mĻme aux Pyrķnķes[168].
Le _Liban_, dont le nom doit s'ķtendre Ó toute la chaŅne du _KesraouŌn_
et du pays des _Druzes_, prķsente tout le spectacle des grandes
montagnes. On y trouve Ó chaque pas ces scĶnes o∙ la nature dķploie,
tant¶t de l'agrķment ou de la grandeur, tant¶t de la bizarrerie,
toujours de la variķtķ. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le
rivage: la hauteur et la rapiditķ de ce rempart, qui semble fermer la
terre, le gigantesque des masses qui s'ķlancent dans les nues, inspirent
l'ķtonnement et le respect. Si l'observateur curieux se transporte
ensuite jusqu'Ó ces sommets qui bornaient sa vue, l'immensitķ de
l'espace qu'il dķcouvre devient un autre sujet de son admiration: mais
pour jouir entiĶrement de la majestķ de ce spectacle, il faut se placer
sur la cime mĻme du Liban ou du _Sannine_. LÓ, de toutes parts, s'ķtend
un horizon sans bornes; lÓ, par un temps clair, la vue s'ķgare et sur le
dķsert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe:
l'ame croit embrasser le monde. Tant¶t les regards, errant sur la chaŅne
successive des montagnes, portent l'esprit, en un clin d'oeil,
d'_Antioche_ Ó _Jķrusalem_; tant¶t, se rapprochant de ce qui les
environne, ils sondent la lointaine profondeur du rivage. Enfin,
l'attention, fixķe par des objets distincts, examine avec dķtail les
rochers, les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les
villes. On prend un plaisir secret Ó trouver petits ces objets qu'on a
vus si grands. On regarde avec complaisance la vallķe couverte de nuķes
orageuses, et l'on sourit d'entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda
si long-temps sur la tĻte; on aime Ó voir Ó ses pieds ces sommets, jadis
menańants, devenus dans leur abaissement, semblables aux sillons d'un
champ, ou aux gradins d'un amphithķŌtre; on est flattķ d'Ļtre devenu le
point le plus ķlevķ de tant de choses, et un sentiment d'orgueil les
fait regarder avec plus de complaisance.
Lorsque le voyageur parcourt l'intķrieur de ces montagnes, l'aspķritķ
des chemins, la rapiditķ des pentes, la profondeur des prķcipices
commencent par l'effrayer. Bient¶t l'adresse des mulets qui le portent
le rassure, et il examine Ó son aise les incidents pittoresques qui se
succĶdent pour le distraire. LÓ, comme dans les Alpes, il marche des
journķes entiĶres, pour arriver dans un lieu qui, dĶs le dķpart, est en
vue; il tourne, il descend; il c¶toie, il grimpe; et dans ce changement
perpķtuel de sites, on dirait qu'un pouvoir magique varie Ó chaque pas
les dķcorations de la scĶne. Tant¶t ce sont des villages prĶs de glisser
sur des pentes rapides, et tellement disposķs, que les terrasses d'un
rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Tant¶t c'est un
couvent placķ sur un c¶ne isolķ, comme _Mar-ChŌiŌ_ dans la vallķe du
_Tigre_. Ici, un rocher percķ par un torrent est devenu une arcade
naturelle, comme Ó _Nahr-el-Leben_[169]. LÓ, un autre rocher taillķ Ó
pic, ressemble Ó une haute muraille; souvent, sur les c¶teaux, les
bancs de pierres, dķpouillķs et isolķs par les eaux, ressemblent Ó des
ruines que l'art aurait disposķes. En plusieurs lieux, les eaux,
trouvant des couches inclinķes, ont minķ la terre intermķdiaire, et
formķ des cavernes, comme Ó _Nahr-el-Kelb_, prĶs d'Antoura: ailleurs,
elles se sont pratiquķ des cours souterrains, o∙ coulent des ruisseaux
pendant une partie de l'annķe, comme Ó _Mar-EliŌs-el-Roum_, et Ó
_Mar-Hanna_[170]; quelquefois ces incidents pittoresques sont devenus
tragiques. On a vu par des dķgels et des tremblements de terre, des
rochers perdre leur ķquilibre, se renverser sur les maisons voisines,
et en ķcraser les habitans; il y a environ 20 ans qu'un accident
semblable ensevelit, prĶs de _Mardjordj¶s_, un village qui n'a laissķ
aucune trace. Plus rķcemment et prĶs du mĻme lieu, le terrain d'un
coteau chargķ de m¹riers et de vignes s'est dķtachķ par un dķgel subit,
et glissant sur le talus de roc qui le portait, est venu, semblable Ó un
vaisseau qu'on lance du chantier, s'ķtablir tout d'une piĶce dans la
vallķe infķrieure. Il en est rķsultķ un procĶs bizarre, quoique juste,
entre le propriķtaire du fonds indigĶne et celui du fonds ķmigrķ, et il
a ķtķ portķ jusqu'au tribunal de l'ķmir Yousef, qui a compensķ les
pertes. Il semblerait que ces accidents dussent jeter du dķgo¹t sur
l'habitation de ces montagnes; mais, outre qu'ils sont rares, ils sont
compensķs par un avantage qui rend leur sķjour prķfķrable Ó celui des
plus riches plaines; je veux dire par la sķcuritķ contre les vexations
des Turks. Cette sķcuritķ a paru un bien si prķcieux aux habitants,
qu'ils ont dķployķ dans ces rochers une industrie que l'on chercherait
vainement ailleurs. A force d'art et de travail, ils ont contraint un
sol rocailleux Ó devenir fertile. Tant¶t, pour profiter des eaux, ils
les conduisent par mille dķtours sur les pentes, ou ils les arrĻtent
dans les vallons par des chaussķes; tant¶t ils soutiennent les terres
prĻtes Ó s'ķcrouler, par des terrasses et des murailles. Presque toutes
les montagnes ainsi travaillķes, prķsentent l'aspect d'un escalier ou
d'un amphithķŌtre, dont chaque gradin est un rang de vignes ou de
m¹riers. J'en ai comptķ sur une mĻme pente jusqu'Ó 100 et 120, depuis le
fond du vallon jusqu'au faŅte de la colline; j'oubliais alors que
j'ķtais en Turkie, ou si je me le rappelais, c'ķtait pour sentir plus
vivement combien est puissante l'influence mĻme la plus lķgĶre de la
libertķ.
¦ III.
Structure des montagnes.
La charpente de ces montagnes est formķe d'un banc de pierre calcaire
dure, blanchŌtre et sonnante comme le grĶs, disposķe par lits
diversement inclinķs. Cette pierre se reprķsente presque la mĻme dans
toute l'ķtendue de la Syrie; tant¶t elle est nue, et elle a l'aspect des
rochers pelķs de la c¶te de Provence: telle est la chaŅne qui borde au
nord le chemin d'Antioche Ó Alep, et qui sert de lit au cours supķrieur
du ruisseau qui coule en cette derniĶre ville. _ErmenŌz_, village situķ
entre _Serkin_ et _Kaftin_, a un dķfilķ qui rassemble parfaitement Ó
ceux qu'on passe en allant de Marseille Ó Toulon. Si l'on va d'_Alep_ Ó
_Hama_, l'on rencontre sans cesse les veines du mĻme roc dans la plaine,
tandis que les montagnes qui courent sur la droite, en offrent des
entassements qui figurent de grandes ruines de villes et de chŌteaux.
C'est encore cette mĻme pierre qui, sous une forme plus rķguliĶre,
compose la masse du _Liban_, de l'_Anti-Liban_, des montagnes des
_Druzes_, de la _Galilķe_, du _Carmel_, et se prolonge jusqu'au _sud_ du
_lac Asphaltite_; partout les habitants en construisent leurs maisons et
en font de la chaux. Je n'ai jamais vu ni entendu dire que ces pierres
tinssent des coquillages pķtrifiķs dans les parties hautes du Liban;
mais il existe entre _BŌtroun_ et _DjebaŅl_ au _KesrŌouan_, Ó peu de
distance de la mer, une carriĶre de pierres schisteuses, dont les lames
portent des empreintes de plantes, de poissons, de coquillages, et
surtout d'ognons de mer. Le torrent d'_AzqŌlan_, en Palestine, et aussi
pavķ d'une pierre lourde, poreuse et salķe, qui contient beaucoup de
petites volutes et de bivalves de la Mķditerranķe. Enfin Pocoke en a
trouvķ une quantitķ dans les rochers qui bordent la mer Morte.
En minķraux, le fer seul est abondant; les montagnes du KesrŌouan et des
Druzes en sont remplies. Chaque annķe, les habitants en exploitent
pendant l'ķtķ des mines qui sont simplement ocreuses. La Judķe n'en doit
pas manquer, puisque Mo’se observait, il y a plus de 3,000 ans, que ses
pierres ķtaient _de fer_. On parle d'une mine de cuivre Ó AntabĶs, au
nord d'Alep; mais elle est abandonnķe: on m'a dit aussi chez les
Druzes, que dans l'ķboulement de cette montagne dont j'ai parlķ, on
avait trouvķ un minķral qui rendit du plomb et de l'argent; mais comme
une pareille dķcouverte aurait ruinķ le canton, en y attirant
l'attention des Turks, l'on s'est hŌtķ d'en ķtouffer tous les indices.
¦ IV.
Volcans et tremblements.
Le midi de la Syrie, c'est-Ó-dire le bassin du Jourdain, est un pays de
volcans; les sources bitumineuses et soufrķes du lac Asphaltite, les
laves, les pierres-ponces jetķes sur ces bords, et le bain chaud de
_Tabariķ_, prouvent que cette vallķe a ķtķ le siķge d'un feu qui n'est
pas encore ķteint. On observe qu'il s'ķchappe souvent du lac des
trombons de fumķe, et qu'il se fait de nouvelles crevasses sur ses
rivages. Si les conjectures en pareille matiĶre n'ķtaient pas sujettes Ó
Ļtre trop vagues, on pourrait soupńonner que toute la vallķe n'est due
qu'Ó l'affaissement violent d'un terrain qui jadis versait le Jourdain
dans la Mķditerranķe. Il paraŅt du moins certain que l'accident des 5
villes foudroyķes, eut pour cause l'ķruption d'un volcan alors embrasķ.
Strabon dit expressķment[171], que la _tradition des habitants du
pays_, c'est-Ó-dire des Juifs mĻmes, ķtait que _jadis la vallķe du lac
ķtait peuplķe de 13 villes florissantes, et qu'elles furent englouties
par un volcan_. Ce rķcit semble confirmķ par les ruines que les
voyageurs trouvent encore en grand nombre sur le rivage occidental. Les
ķruptions ont cessķ depuis long-temps; mais les tremblements de terre
qui en sont le supplķment se montrent encore quelquefois dans ce canton:
la c¶te en gķnķral y est sujette, et l'histoire en cite plusieurs
exemples qui ont changķ la face d'_Antioche_, de _Laodikķe_, de
_Tripoli_, de _Bķryte_, de _Sidon_, de _Tyr_, etc. De nos jours, en
1759, il en est arrivķ un qui a causķ les plus grands ravages: on
prķtend qu'il tua dans la vallķe de Balbek plus de 20,000 ames, dont la
perte ne s'est point rķparķe. Pendant 3 mois, ses secousses inquiķtĶrent
les habitants du Liban, au point qu'ils abandonnĶrent leurs maisons, et
demeurĶrent sous des tentes. Rķcemment (le 14 dķcembre 1783), lorsque
j'ķtais Ó Alep, on ressentit dans cette ville une commotion qui fut si
forte, qu'elle fit tinter la sonnette du consul de France. On a observķ
en Syrie que les tremblements n'arrivent presque jamais que dans
l'hiver, aprĶs les pluies d'automne; et cette observation, conforme Ó
celle du docteur _Chß_ (Shaw), en Barbarie, semblerait indiquer que
l'action des eaux sur la terre et les minķraux dessķchķs est la cause de
ces mouvements convulsifs. Il n'est pas hors de propos de remarquer que
l'_Asie mineure_ y est ķgalement sujette.
¦ V.
Des sauterelles.
La Syrie partage avec l'╔gypte, la Perse et presque tout le midi de
l'Asie, un autre flķau non moins redoutable, les nuķes de sauterelles
dont les voyageurs ont parlķ. La quantitķ de ces insectes est une chose
incroyable pour quiconque ne l'a pas vue par lui-mĻme: la terre en est
couverte sur un espace de plusieurs lieues. On entend de loin le bruit
qu'elles font en broutant les herbes et les arbres comme d'une armķe qui
fourrage Ó la dķrobķe. Il vaudrait mieux avoir affaire Ó des Tartares
qu'Ó ces petits animaux destructeurs: on dirait que le feu suit leurs
traces. Partout o∙ leurs lķgions se portent, la verdure disparaŅt de la
campagne, comme un rideau que l'on plie; les arbres et les plantes,
dķpouillķs de feuilles, et rķduits Ó leurs rameaux et Ó leurs tiges,
font succķder en un clin d'oeil le spectacle hideux de l'hiver aux
riches scĶnes du printemps. Lorsque ces nuķes de sauterelles prennent
leur vol pour surmonter quelque obstacle, ou traverser plus rapidement
un sol dķsert, on peut dire, Ó la lettre, que le ciel en est obscurci.
Heureusement que ce flķau n'est pas trop rķpķtķ; car il n'en est point
qui amĶne aussi s¹rement la famine, et les maladies qui la suivent. Des
habitants de la Syrie ont fait la double remarque que les sauterelles
n'avaient lieu qu'Ó la suite des hivers trop doux, et qu'elles venaient
toujours du dķsert d'Arabie. A l'aide de cette remarque, l'on explique
trĶs-bien comment le froid ayant mķnagķ les oeufs de ces insectes, ils
se multiplient si subitement, et comme les herbes venant Ó s'ķpuiser
dans les immenses plaines du dķsert, il en sort tout Ó coup des lķgions
si nombreuses. Quand elles paraissent sur la frontiĶre du pays cultivķ,
les habitants s'efforcent de les dķtourner, en leur opposant des
torrents de fumķe; mais souvent les herbes et la paille mouillķe leur
manquent: ils creusent aussi des fosses o∙ il s'en ensevelit beaucoup;
mais les deux agents les plus efficaces contre ces insectes sont les
vents de sud et de sud-est, et l'oiseau appelķ _samarmar_: cet oiseau,
qui ressemble bien au loriot, les suit en troupes nombreuses, comme
celles des ķtourneaux; et non-seulement il en mange Ó satiķtķ, mais il
en tue tout ce qu'il en peut tuer: aussi les paysans le respectent-ils,
et l'on ne permet en aucun temps de le tirer. Quant aux vents de sud et
de sud-est, ils chassent violemment les nuages de sauterelles sur la
Mķditerranķe; et ils les y noient en si grande quantitķ, que lorsque
leurs cadavres sont rejetķs sur le rivage, ils infectent l'air pendant
plusieurs jours Ó une grande distance.
¦ VI.
Qualitķs du sol.
On prķsume aisķment que dans un pays aussi ķtendu que la Syrie, la
qualitķ du sol n'est pas partout la mĻme: en gķnķral la terre des
montagnes est rude; celle des plaines est grasse, lķgĶre, et annonce la
plus grande fķconditķ. Dans le territoire d'Alep, jusque vers Antioche,
elle ressemble Ó de la brique pilķe trĶs-fine, ou Ó du tabac d'Espagne.
L'Oronte cependant, qui traverse ce district, a ses eaux teintes en
blanc; ce qui vient des terres blanches dont elles se sont chargķes vers
leur source. Presque partout ailleurs la terre est brune, et ressemble Ó
un excellent terreau de jardin. Dans les plaines, telles que celles de
Hauran, de Gaze et de Balbek, souvent on aurait peine Ó trouver un
caillou. Les pluies d'hiver y font des boues profondes, et lorsque l'ķtķ
revient, la chaleur y cause, comme en ╔gypte, des gerńures qui ouvrent
la terre Ó plusieurs pieds de profondeur.
¦ VII.
Des riviĶres et des lacs.
Les idķes exagķrķes, ou, si l'on veut, les grandes idķes que l'histoire
et les relations aiment Ó donner des objets lointains, nous ont
accoutumķs Ó parler des eaux de la Syrie avec un respect qui flatte
notre imagination. Nous aimons Ó dire le fleuve _Jourdain,_ le fleuve
_Oronte,_ le fleuve _Adonis._ Cependant, si l'on voulait conserver aux
noms le sens que l'usage leur assigne, nous ne trouverions guĶre en ce
pays que des _ruisseaux._ A peine l'_Oronte_ et le _Jourdain,_ qui sont
les plus considķrables, ont-ils 60 pas de canal[172]; les autres ne
mķritent pas que l'on en parle. Si, pendant l'hiver, les pluies et la
fonte des neiges leur donnent quelque importance, le reste de l'annķe on
ne reconnaŅt leur place que par les cailloux roulķs ou les blocs de roc
dont leur lit est rempli. Ce ne sont que des torrents Ó cascades, et
l'on conńoit que les montagnes qui les fournissent n'ķtant qu'Ó deux pas
de la mer, leurs eaux n'ont pas le temps de s'assembler dans de longues
vallķes, pour former des _riviĶres_. Les obstacles que ces mĻmes
montagnes opposent en plusieurs lieux Ó leur issue, ont formķ divers
lacs, tels que celui d'Antioche, d'Alep, de Damas, de _Houlķ_, de
_Tabariķ_, et celui que l'on a dķcorķ du nom de _mķr Morte_ ou lac
_Asphaltite_. Tous ces lacs, Ó la rķserve du dernier, sont d'eau douce,
et contiennent plusieurs espĶces de poissons ķtrangĶres[173] aux n¶tres.
Le seul lac _Asphaltite_ ne contient rien de vivant ni mĻme de vķgķtant.
On ne voit ni verdure sur ses bords, ni poisson dans ses eaux; mais il
est faux que son air soit empestķ au point que les oiseaux ne puissent
le traverser impunķment. Il n'est pas rare de voir des hirondelles voler
Ó sa surface, pour y prendre l'eau nķcessaire Ó bŌtir leurs nids. La
vraie cause de l'absence des vķgķtaux et des animaux, est la salure Ōcre
de ses eaux, infiniment plus forte que celle de la mer. La terre qui
l'environne, ķgalement imprķgnķe de cette salure, se refuse Ó produire
des plantes; l'air lui-mĻme qui s'en charge par l'ķvaporation, et qui
reńoit encore les vapeurs du soufre et du bitume, ne peut convenir Ó la
vķgķtation: de lÓ cet aspect de mort qui rĶgne autour du lac. Du reste,
ses eaux ne prķsentent point un marķcage; elles sont limpides et
incorruptibles, comme il convient Ó une dissolution de sel. L'origine de
ce minķral n'y est pas ķquivoque; car sur le rivage du sud-ouest il y a
des mines de sel gemme, dont j'ai rapportķ des ķchantillons. Elles sont
situķes dans le flanc des montagnes qui rĶgnent de ce c¶tķ, et elles
fournissent de temps immķmorial Ó la consommation des Arabes de ces
cantons, et mĻme de la ville de Jķrusalem. On trouve aussi sur ce rivage
des morceaux de bitume et de soufre, dont les Arabes font un petit
commerce; des fontaines chaudes, et des crevasses profondes, qui
s'annoncent de loin par de petites pyramides qu'on a bŌties sur le bord.
On y rencontre encore une espĶce de pierre qui exhale, en la frottant,
une odeur infecte, br¹le comme le bitume, se polit comme l'albŌtre, et
sert Ó paver les cours. Enfin l'on y voit, d'espace en espace, des blocs
informes, que des yeux prķvenus prennent pour des statues mutilķes, et
que les pĶlerins ignorants et superstitieux regardent comme un monument
de l'aventure de la femme de Loth, quoiqu'il ne soit pas dit que cette
femme f¹t changķe en pierre comme Niobķ, mais en sel, qui a d¹ se fondre
l'hiver suivant.
Quelques physiciens, embarrassķs des eaux que le Jourdain ne cesse de
verser dans le lac, ont supposķ qu'il avait une communication
souterraine avec la Mķditerranķe; mais, outre que l'on ne connaŅt aucun
gouffre qui puisse confirmer cette idķe, _Hales_ a dķmontrķ par des
calculs prķcis, que l'ķvaporation ķtait plus que suffisante pour
consommer les eaux du fleuve. Elle est en effet trĶs-considķrable;
souvent elle devient sensible Ó la vue, par des brouillards dont le lac
paraŅt tout couvert au lever du soleil, et qui se dissipent ensuite par
la chaleur.
¦ VIII.
Du climat.
On est assez gķnķralement dans l'opinion que la Syrie est un pays
trĶs-chaud; mais cette idķe, pour Ļtre exacte, demande des distinctions:
1║ Ó raison des latitudes qui ne laissent pas que de diffķrer de 150
lieues du fort au faible; en second lieu, Ó raison de la division
naturelle du terrain en pays bas et plat, et en pays haut ou de
montagnes: cette division cause des diffķrences bien plus sensibles;
car, tandis que le thermomĶtre de Rķaumur atteint sur les bords de la
mer 25 et 29 degrķs, Ó peine dans les montagnes s'ķlĶve-t-il Ó 20 et
21[174]. Aussi dans l'hiver, toute la chaŅne des montagnes se couvre de
neige, pendant que les terrains infķrieurs n'en ont jamais, ou ne la
gardent qu'un instant. On devrait donc ķtablir deux climats gķnķraux:
l'un trĶs-chaud, qui est celui de la c¶te et des plaines intķrieures,
telles que celles de _Balbek_, _Antioche_, _Tripoli_, _Acre_, _Gaze_,
_Hauran_, etc.; l'autre tempķrķ et presque semblable au n¶tre, lequel
rĶgne dans les montagnes, surtout quand elles prennent une certaine
ķlķvation. L'ķtķ de 1784 a passķ chez les Druzes pour un des plus chauds
dont on e¹t mķmoire; cependant je ne lui ai rien trouvķ de comparable
aux chaleurs de _Sa’de_ ou de _Bairout_.
Sous ce climat, l'ordre des saisons est presque le mĻme qu'au milieu de
la France: l'hiver, qui dure de novembre en mars, est vif et rigoureux.
Il ne se passe point d'annķes sans neiges, et souvent elles y couvrent
la terre de plusieurs pieds, et pendant des mois entiers; le printemps
et l'automne y sont doux, et l'ķtķ n'y a rien d'insupportable. Dans les
plaines, au contraire, dĶs que le soleil revient Ó l'ķquateur, on passe
subitement Ó des chaleurs accablantes, qui ne finissent qu'avec octobre.
En rķcompense, l'hiver est si tempķrķ, que les orangers, les dattiers,
les bananiers et autres arbres dķlicats, croissent en pleine terre:
c'est un spectacle pittoresque pour un Europķen, dans Tripoli, de voir
sous ses fenĻtres, en janvier, des orangers chargķs de fleurs et de
fruits, pendant que sur sa tĻte le Liban est hķrissķ de frimas et de
neiges. Il faut nķanmoins remarquer que dans les parties du nord, et Ó
l'est des montagnes, l'hiver est plus rigoureux, sans que l'ķtķ soit
moins chaud. A _Antioche_, Ó _Alep_, Ó _Damas_, on a tous les hivers
plusieurs semaines de glace et de neige; ce qui vient du gissement des
terres, encore plus que des latitudes. En effet, toute la plaine Ó l'est
des montagnes est un pays fort ķlevķ au-dessus du niveau de la mer,
ouvert aux vents secs de nord et de nord-est, et Ó l'abri des vents
humides d'ouest et de sud-ouest. Enfin Antioche et Alep reńoivent des
montagnes d'Alexandrette, qui sont en vue, un air que la neige dont
elles sont long-temps couvertes, ne peut manquer de rendre trĶs-piquant.
Par cette disposition, la Syrie rķunit sous un mĻme ciel des climats
diffķrents, et rassemble dans une enceinte ķtroite des jouissances que
la nature a dispersķes ailleurs Ó de grandes distances de temps et de
lieux. Chez nous, par exemple, elle a sķparķ les saisons par des mois;
lÓ, on peut dire qu'elles ne le sont que par des heures. Est-on
importunķ dans _Sa’de_ ou _Tripoli_ des chaleurs de juillet, six heures
de marche transportent sur les montagnes voisines, Ó la tempķrature de
mars. Par inverse, est-on tourmentķ Ó Becharrai des frimas de dķcembre,
une journķe ramĶne au rivage parmi les fleurs de mai[175]. Aussi les
poĶtes arabes ont-ils dit, que le _SannŅne_ portait l'hiver sur sa tĻte,
le printemps sur ses ķpaules, l'automne dans son sein, pendant que l'ķtķ
dormait Ó ses pieds. J'ai connu par moi-mĻme la vķritķ de cette image
dans le sķjour de huit mois que j'ai fait au monastĶre de
_Mar-Hanna_[176], Ó sept lieues de BaŅrout. J'avais laissķ Ó Tripoli,
sur la fin de fķvrier, les lķgumes nouveaux en pleine saison, et les
fleurs ķcloses: arrivķ Ó _Antoura_[177]; je trouvai les herbes seulement
naissantes; et Ó _Mar-Hanna_, tout ķtait encore sous la neige. Le
_SannŅne_ n'en fut dķpouillķ que sur la fin d'avril, et dķja dans le
vallon qu'il domine, on commenńait Ó voir boutonner les roses. Les
figues primes ķtaient passķes Ó BaŅrout, quand nous mangions les
premiĶres, et les vers Ó soie y ķtaient en cocons, lorsque parmi nous
l'on n'avait effeuillķ que la moitiķ des m¹riers. A ce premier avantage,
qui perpķtue les jouissances par leur succession, la Syrie en joint un
second, celui de les multiplier par la variķtķ de ses productions. Si
l'art venait au secours de la nature, on pourrait y rapprocher dans un
espace de vingt lieues celles des contrķes les plus distantes. Dans
l'ķtat actuel, malgrķ la barbarie d'un gouvernement ennemi de toute
activitķ et de toute industrie, l'on est ķtonnķ de la liste que fournit
cette province. Outre le froment, le seigle, l'orge, les fĶves et le
coton-plante qu'on y cultive partout, on y trouve encore une foule
d'objets utiles ou agrķables, appropriķs Ó divers lieux. La Palestine
abonde en _sķsame_ propre Ó l'huile, et en _doura_ pareil Ó celui
d'╔gypte[178]. Le ma’s prospĶre dans le sol lķger de Balbek, et le riz
mĻme est cultivķ avec succĶs sur les bords du marķcage de _Haoulķ_. On
ne s'est avisķ que depuis peu de planter des cannes Ó sucre dans les
jardins de Sa’de et de BaŅrout; elles y ont ķgalķ celle du Delta.
L'indigo croŅt sans art sur les bords du Jourdain au pays de _BisŌn_; et
il ne demande que des soins pour acquķrir de la qualitķ. Les coteaux de
_LataqŅķ_ produisent des tabacs Ó fumer, qui font la base des relations
de commerce avec DamiŌ et le Kaire. Cette culture est rķpandue
dķsormais dans toutes les montagnes. En arbres, l'olivier de Provence
croŅt Ó _Antioche_ et Ó _Ramlķ_, Ó la hauteur des hĻtres. Le m¹rier
blanc fait la richesse de tout le pays des Druzes, par les belles soies
qu'il procure; et la vigne ķlevķe en ķchalas, ou grimpant sur les
chĻnes, y donne des vins rouges et blancs qui pourraient ķgaler ceux de
Bordeaux. Avant le ravage des derniers troubles, _YŌfa_ voyait dans ses
jardins deux plants du coton-arbre de l'Inde, qui grandissaient Ó vue
d'oeil; et cette ville n'a pas perdu ses limons ni ses poncires
ķnormes[179] ni ses pastĶques, prķfķrķes Ó celles de _Broulos_[180]
mĻme. Gaze a des dattes comme la Mekke, et des grenades comme Alger.
Tripoli produit des oranges comme Malte; BaŅrout, des figues comme
Marseille, et des bananes comme Saint-Domingue; Alep a le privilķge
exclusif des pistaches, et Damas se vante avec justice de rķunir tous
les fruits de nos provinces. Son sol pierreux convient ķgalement aux
pommes de la Normandie; aux prunes de la Touraine, et aux pĻches de
Paris. On y compte vingt espĶces d'abricots, dont l'une contient une
amande qui la fait rechercher dans toute la Turkie. Enfin, la plante Ó
cochenille qui croŅt sur toute la c¶te, nourrit peut-Ļtre dķja cet
insecte prķcieux comme au Mexique et Ó Saint-Domingue[181]; et si l'on
fait attention que les montagnes de l'Yemen, qui produisent un cafķ si
prķcieux, sont une suite de celles de la Syrie, et que leur sol et leur
tempķrature sont presque les mĻmes[182], on sera portķ Ó croire que la
_Judķe_, surtout pourrait s'approprier cette denrķe de l'_Arabie_. Avec
ces avantages nombreux de climat et de sol, il n'est pas ķtonnant que la
Syrie ait passķ de tout temps pour un pays dķlicieux, et que les Grecs
et les Romains l'aient mise au rang de leurs plus belles provinces, Ó
l'ķgal mĻme de l'╔gypte. Aussi, dans ces derniers temps, un pacha qui
les connaŅt toutes les deux, ķtant interrogķ Ó laquelle il donnait la
prķfķrence, rķpondit: _L'╔gypte, sans doute, est une excellente
mķtairie; mais la Syrie est une charmante maison de campagne_[183].
¦ IX.
Qualitķs de l'air.
Je ne dois point oublier de parler des qualitķs de l'air et des eaux:
ces ķlķments offrent en Syrie quelques phķnomĶnes remarquables. Sur les
montagnes, et dans toute la plaine ķlevķe qui rĶgne Ó leur orient, l'air
est lķger, pur et sec; sur la c¶te, au contraire, et surtout depuis
Alexandrette jusqu'Ó YŌfa, il est humide et pesant: ainsi la Syrie est
partagķe dans toute sa longueur en deux rķgions diffķrentes, dont la
chaŅne des montagnes est le terme de sķparation, et mĻme la cause; car
en s'opposant par sa hauteur au libre passage des vents d'ouest, elle
occasione dans la vallķe l'entassement des vapeurs qu'ils apportent de
la mer; et comme l'air n'est lķger qu'autant qu'il est pur, ce n'est
qu'aprĶs s'Ļtre dķchargķ de tout poids ķtranger, qu'il peut s'ķlever
jusqu'au sommet de ce rempart, et le franchir. Les effets relatifs Ó la
santķ sont que l'air du dķsert et des montagnes, salubre pour les
poitrines bien constituķes, est dangereux pour les dķlicates, et l'on
est obligķ d'envoyer d'Alep Ó _LataqŅķ_ ou Ó Sa’de les Europķens menacķs
de la pulmonie. Cet avantage de l'air de la c¶te est compensķ par de
plus graves inconvķnients, et l'on peut dire qu'en gķnķral il est
malsain, qu'il fomente les fiĶvres intermittentes et putrides, et les
fluxions des yeux dont j'ai parlķ Ó l'occasion du Delta. Les rosķes du
soir et le sommeil sur les terrasses y sont suivis d'accidents qui ont
d'autant moins lieu dans les montagnes et dans les terres, qu'on
s'ķloigne davantage de la mer; ce qui confirme ce que j'ai dķja dit Ó
cet ķgard.
¦ X.
Qualitķs des eaux.
Les eaux ont une autre diffķrence: dans les montagnes, celles des
sources sont lķgĶres et de trĶs-bonne qualitķ; mais dans la plaine, soit
Ó l'_est_, soit Ó l'_ouest_, si l'on n'a pas une communication naturelle
ou factice avec les sources, l'on n'a que de l'eau saumŌtre. Elle le
devient d'autant plus, qu'on s'avance davantage dans le dķsert, o∙ il
n'y en a pas d'autre. Cet inconvķnient rend les pluies si prķcieuses aux
habitants de la frontiĶre, qu'ils se sont de tout temps appliquķs Ó les
recueillir dans des puits et des souterrains hermķtiquement fermķs;
aussi, dans tous les lieux ruinķs, les citernes sont-elles toujours le
premier objet qui se prķsente.
L'ķtat du ciel en Syrie, principalement sur la c¶te et dans le dķsert,
est en gķnķral plus constant et plus rķgulier que dans nos climats:
rarement le soleil s'y voile deux jours de suite; pendant tout l'ķtķ,
l'on voit peu de nuages et encore moins de pluies: elles ne commencent Ó
paraŅtre que vers la fin d'octobre, et alors elles ne sont ni longues ni
abondantes; les laboureurs les dķsirent pour ensemencer ce qu'ils
appellent _la rķcolte d'hiver_, c'est-Ó-dire, le froment et l'orge[184];
elles deviennent plus frķquentes et plus fortes en dķcembre et janvier,
o∙ elles prennent souvent la forme de neige dans le pays ķlevķ; il en
paraŅt encore quelques-unes en mars et en avril; l'on en profite pour
les _semences d'ķtķ_, qui sont le sķsame, le doura, le tabac, le coton,
les fĶves et les pastĶques. Le reste de l'annķe est uniforme, et l'on se
plaint plus de sķcheresse que d'humiditķ.
¦ XI.
Des vents.
Ainsi qu'en ╔gypte, la marche des vents a quelque chose de pķriodique et
d'appropriķ Ó chaque saison. Vers l'ķquinoxe de septembre, le nord-ouest
commence Ó souffler plus souvent et plus fort; il rend l'air sec, clair,
piquant; et il est remarquable que sur la c¶te il donne mal Ó la tĻte
comme en ╔gypte le nord-est, et cela plus dans la partie du nord que
dans celle du midi, nullement dans les montagnes. On doit encore
remarquer qu'il dure le plus souvent trois jours de suite, comme le sud
et le sud-est Ó l'autre ķquinoxe; il dure jusqu'en novembre,
c'est-Ó-dire environ cinquante jours, _alternant_ surtout avec le vent
d'est. Ces vents sont remplacķs par le nord-ouest, l'ouest et le
sud-ouest, qui rĶgnent de novembre en fķvrier. Ces deux derniers sont,
pour me servir de l'expression des Arabes, _les pĶres des pluies_; en
mars paraissent les pernicieux vents des parties du sud, avec les mĻmes
circonstances qu'en ╔gypte; mais ils s'affaiblissent en s'avanńant dans
le nord, et ils sont bien plus supportables dans les montagnes que dans
le pays plat. Leur durķe Ó chaque reprise est ordinairement de
vingt-quatre heures ou de trois jours. Les vents d'est qui les relĶvent,
continuent jusqu'en juin, que s'ķtablit un vent de nord qui permet
d'aller et de revenir Ó la voile sur toute la c¶te; il arrive mĻme en
cette saison, que chaque jour le vent fait le tour de l'horizon, et
passe avec le soleil de l'est au sud, et du sud Ó l'ouest, pour revenir
par le nord recommencer le mĻme cercle. Alors aussi rĶgne pendant la
nuit sur la c¶te un vent local, appelķ _vent de terre_; il ne s'ķlĶve
qu'aprĶs le coucher du soleil, il dure jusqu'Ó son lever, et ne s'ķtend
qu'Ó deux ou trois lieues en mer.
Les raisons de tous ces phķnomĶnes sont sans doute des problĶmes
intķressants pour la physique, et ils mķriteraient qu'on s'occupŌt de
leur solution. Nul pays n'est plus propre aux observations de ce genre
que la Syrie. On dirait que la nature y a prķparķ tous les moyens
d'ķtudier ses opķrations. Nous autres, dans nos climats brumeux,
enfoncķs dans de vastes continents, nous pouvons rarement suivre les
grands changements qui arrivent dans l'air; l'horizon ķtroit qui borne
notre vue, borne aussi notre pensķe; nous ne dķcouvrons qu'une petite
scĶne; et les effets qui s'y passent ne se montrent qu'altķrķs par mille
circonstances. LÓ, au contraire, une scĶne immense est ouverte aux
regards; les grands agens de la nature y sont rapprochķs dans un espace
qui rend faciles Ó saisir leurs jeux rķciproques. C'est Ó l'ouest, la
vaste plaine liquide de la Mķditerranķe; c'est Ó l'est, la plaine du
dķsert, aussi vaste et absolument sĶche: au milieu de ces deux plateaux
s'ķlĶvent des montagnes dont les pics sont autant d'observatoires d'o∙
la vue porte Ó trente lieues. Quatre observateurs embrasseraient toute
la longueur de la Syrie; et lÓ, des sommets du Casius, du Liban et du
Thabor, ils pourraient saisir tout ce qui se passe dans un horizon
infini: ils pourraient observer comment, d'abord claire, la rķgion de la
mer se voile de vapeurs; comment ces vapeurs se coupent, se partagent,
et, par un mķcanisme constant, grimpent et s'ķlĶvent sur les montagnes;
comment, d'autre part, la rķgion du dķsert, toujours transparente,
n'engendre jamais de nuages, et ne porte que ceux qu'elle reńoit de la
mer: ils rķpondraient Ó la question de Michaķlis[185], _si le dķsert
produit des rosķes_, que le dķsert n'ayant d'eau qu'en hiver aprĶs les
pluies, il ne peut donner de vapeurs qu'Ó cette ķpoque. En voyant d'un
coup d'oeil la vallķe de Balbek br¹lķe de chaleur, pendant que la tĻte
du Liban blanchit de glace et de neige, ils sentiraient la vķritķ des
axiomes dķsormais ķtablis: _que la chaleur est plus grande, Ó mesure
qu'on se rapproche du plan de la terre, et moindre, Ó mesure que l'on
s'en ķloigne_; en sorte qu'elle semble n'Ļtre qu'un effet de l'action
des rayons du soleil sur la terre. Enfin ils pourraient tenter avec
succĶs la solution de la plupart des problĶmes qui tiennent Ó la
mķtķorologie du globe.
CHAPITRE II.
Considķrations sur les phķnomĶnes des vents, des nuages, des pluies, des
brouillards et du tonnerre.
En attendant que quelqu'un entreprenne ce travail avec les dķtails qu'il
mķrite, je vais exposer en peu de mots quelques idķes gķnķrales que la
vue des objets m'a fait naŅtre. J'ai parlķ des rapports que les vents
ont avec les saisons; et j'ai indiquķ que le soleil, par l'analogie de
sa marche annuelle avec leurs accidents, s'annonńait pour en Ļtre
l'agent principal: son action sur l'air qui enveloppe la terre, paraŅt
Ļtre la cause premiĶre de tous les mouvements qui se passent sur notre
tĻte. Pour en concevoir clairement le mķcanisme, il faut reprendre la
chaŅne des idķes Ó son origine, et se rappeler les propriķtķs de
l'ķlķment mis en action.
1║ L'air, comme l'on sait, est un fluide dont toutes les parties,
naturellement ķgales et mobiles, tendent sans cesse Ó se mettre de
niveau, comme l'eau; en sorte que si l'on suppose une chambre de six
pieds en tous sens, l'air qu'on y introduira la remplira partout
ķgalement.
2║ Une seconde propriķtķ de l'air est de se dilater ou de se resserrer,
c'est-Ó-dire, d'occuper un espace plus grand ou plus petit, avec une
mĻme quantitķ donnķe. Ainsi, dans l'exemple de la chambre supposķe, si
l'on vide les deux tiers de l'air qu'elle contient, le tiers restant
s'ķtendra Ó leur place, et remplira encore toute la capacitķ; si, au
lieu de vider l'air, on y en ajoute le double, le triple, etc., la
chambre le contiendra ķgalement; ce qui n'arrive point Ó l'eau.
Cette propriķtķ de se dilater est surtout mise en action par la
prķsence du feu; et alors l'air ķchauffķ rassemble dans un espace ķgal
moins de parties que l'air froid; il devient plus lķger que lui, et il
en est poussķ en haut. Par exemple, si dans la chambre supposķe l'on
introduit un rķchaud plein de feu, sur-le-champ l'air qui en sera touchķ
s'ķlĶvera au plancher; et l'air qui ķtait voisin prendra la place. Si
cet air est encore ķchauffķ, il suivra le premier, et il s'ķtablira un
courant de bas en haut,[186] par l'affluence de l'air latķral; en sorte
que l'air plus chaud se rķpandra dans la partie supķrieure, et le moins
chaud dans l'infķrieure, tous deux continuant de chercher Ó se mettre en
ķquilibre par la premiĶre loi de la fluiditķ.[187]
Si maintenant on applique ce jeu Ó ce qui se passe en grand sur le
globe, on trouvera qu'il explique la plupart des phķnomĶnes des vents.
L'air qui enveloppe la terre, peut se considķrer comme un ocķan
trĶs-fluide dont nous occupons le fond, et dont la surface est Ó une
hauteur inconnue. Par la premiĶre loi, c'est-Ó-dire par sa fluiditķ, cet
ocķan tend sans cesse Ó se mettre en ķquilibre et Ó rester stagnant;
mais le soleil faisant agir la loi de la dilatation, y excite un
trouble qui en tient toutes les parties dans une fluctuation
perpķtuelle. Ses rayons, appliquķs Ó la surface de la terre, produisent
prķcisķment l'effet du rķchaud supposķ dans la chambre; ils y
ķtablissent une chaleur par laquelle l'air voisin se dilate et monte
vers la rķgion supķrieure. Si cette chaleur ķtait la mĻme partout, le
jeu gķnķral serait uniforme; mais elle se varie par une infinitķ de
circonstances qui deviennent les raisons des agitations que nous
remarquons.
D'abord, il est de fait que la terre s'ķchauffe d'autant plus qu'elle se
rapproche davantage de la perpendiculaire du soleil: la chaleur est
nulle au p¶le; elle est extrĻme sous la ligne. C'est par cette raison
que nos climats sont plus froids l'hiver, plus chauds l'ķtķ; et c'est
encore par-lÓ que dans un mĻme lieu et sous une mĻme latitude, la
tempķrature peut Ļtre trĶs-diffķrente, selon que le terrain, inclinķ au
nord ou au midi, prķsente sa surface plus ou moins obliquement aux
rayons du soleil[188].
En second lieu, il est encore de fait que la surface des eaux produit
moins de chaleur que celle de la terre: ainsi, sur la mer, sur les lacs
et sur les riviĶres, l'air sera moins ķchauffķ Ó mĻme latitude que sur
le continent; partout mĻme l'humiditķ est un principe de fraŅcheur, et
c'est par cette raison qu'un pays couvert de forĻts et rempli de
marķcages, est plus froid que lorsque les marais sont dessķchķs et les
forĻts abattues[189].
3║ Enfin, une troisiĶme considķration ķgalement importante, est que la
chaleur diminue Ó mesure que l'on s'ķlĶve au-dessus du plan gķnķral de
la terre. Le fait en est dķmontrķ par l'observation des hautes
montagnes, dont les pics, sous la ligne mĻme, portent une neige
ķternelle, et attestent l'existence d'un froid permanent dans la rķgion
supķrieure.
Si maintenant on se rend compte des effets combinķs de ces diverses
circonstances, on trouvera qu'ils remplissent les indications de la
plupart des phķnomĶnes que nous avons Ó expliquer.
PremiĶrement, l'air des rķgions polaires ķtant plus froid et plus pesant
que celui de la zone ķquinoxiale, il en doit rķsulter, par la loi des
ķquilibres, une pression qui tend sans cesse Ó faire courir l'air des
deux p¶les vers l'ķquateur. Et en ceci, le raisonnement est soutenu par
les faits, puisque l'observation de tous les voyageurs constate que les
vents les plus ordinaires dans les deux hķmisphĶres, l'austral et le
borķal, viennent du quart d'horizon dont le p¶le occupe le milieu,
c'est-Ó-dire, d'entre le nord-ouest et le nord-est. Ce qui se passe sur
la Mķditerranķe en particulier est tout-Ó-fait analogue.
J'ai remarquķ, en parlant de l'╔gypte, que sur cette mer les rumbs de
nord sont les plus habituels, en sorte que sur douze mois de l'annķe ils
en rĶgnent neuf. On explique ce phķnomĶne d'une maniĶre trĶs-plausible,
en disant: le rivage de la Barbarie, frappķ des rayons du soleil,
ķchauffe l'air qui le couvre; cet air dilatķ s'ķlĶve, ou prend la route
de l'intķrieur des terres; alors l'air de la mer trouvant de ce c¶tķ une
moindre rķsistance, s'y porte incontinent; mais comme il s'ķchauffe
lui-mĻme, il suit le premier, et de proche en proche la Mķditerranķe se
vide; par ce mķcanisme, l'air qui couvre l'Europe n'ayant plus d'appui
de ce c¶tķ, s'y ķpanche, et bient¶t le courant gķnķral s'ķtablit. Il
sera d'autant plus fort que l'air du nord sera plus froid; et de lÓ
cette impķtuositķ des vents plus grande l'hiver que l'ķtķ: il sera
d'autant plus faible, qu'il y aura plus d'ķgalitķ entre l'air des
diverses contrķes; et de lÓ cette marche des vents plus modķrķe dans la
belle saison, et qui, mĻme en juillet et ao¹t, finit par une espĶce de
calme gķnķral, parce qu'alors le soleil, plus voisin de nous, ķchauffe
presque ķgalement tout l'hķmisphĶre jusqu'au p¶le. Ce cours uniforme et
constant que le nord-ouest prend en juin, vient de ce que le soleil,
rapprochķ jusqu'au parallĶle d'_Asouan_ et presque des _Canaries_,
ķtablit derriĶre l'_Atlas_ une aspiration voisine et rķguliĶre. Ce
retour pķriodique des vents d'est, Ó la suite de chaque ķquinoxe, a sans
doute aussi une raison gķographique; mais pour la trouver, il faudrait
avoir un tableau gķnķral de ce qui se passe en d'autres lieux du
continent; et j'avoue que par-lÓ elle m'ķchappe. J'ignore ķgalement la
raison de cette durķe de _trois jours_, que les vents de _sud_ et de
_nord_ affectent d'observer Ó chaque fois qu'ils paraissent dans le
temps des ķquinoxes.
Il arrive quelquefois dans la marche gķnķrale d'un mĻme vent, des
diffķrences qui viennent de la conformation des terrains; c'est-Ó-dire,
que si un vent rencontre une vallķe, il en prend la direction Ó la
maniĶre des courants de mer. De lÓ sans doute vient que sur le golfe
Adriatique l'on ne connaŅt presque que le nord-ouest et le sud-est,
parce que telle est la direction de ce bras de mer: par une raison
semblable, tous les vents deviennent sur la mer Rouge _nord_ ou _sud_;
et si dans la Provence le nord-ouest ou _mistral_ est si frķquent, ce ne
doit Ļtre que parce que les courants d'air qui tombent des _Cķvennes_ et
des _Alpes_, sont forcķs de suivre la direction de la vallķe du _Rh¶ne_.
Mais que devient la masse d'air pompķe par la c¶te d'Afrique et la zone
torride? C'est ce dont on peut rendre raison de deux maniĶres:
1║ L'air arrivķ sous ces latitudes y forme un grand courant connu sous
le nom de _vent alizķ d'est_, lequel rĶgne, comme l'on sait, des
Canaries Ó l'Amķrique[190]: parvenu lÓ, il paraŅt qu'il y est rompu par
les montagnes du continent, et que dķtournķ de sa premiĶre direction, il
revient dans un sens contraire former ce vent d'ouest qui rĶgne sous le
parallĶle du Canada; en sorte que par ce retour, les pertes des rķgions
polaires se trouvent rķparķes.
2║ L'air qui afflue de la Mķditerranķe sur l'Afrique, s'y dilatant par
la chaleur, s'ķlĶve dans la rķgion supķrieure; mais comme il se
refroidit Ó une certaine hauteur, il arrive que son premier volume se
rķduit infiniment par la condensation. On pourrait dire qu'ayant alors
repris son poids, il devrait retomber; mais outre qu'en se rapprochant
de la terre, il se rķchauffe et rentre en dilatation, il ķprouve encore
de la part de l'air infķrieur un effort puissant et continu qui le
soutient; ces deux couches de l'air supķrieur refroidi et de l'air
infķrieur dilatķ, sont dans un effort perpķtuel l'une Ó l'ķgard de
l'autre. Si l'ķquilibre se rompt, l'air supķrieur obķissant Ó son poids,
peut fondre dans la rķgion infķrieure jusqu'Ó terre: c'est Ó des
accidents de ce genre que l'on doit ces torrents subits d'air glacķ,
connus sous le nom d'_ouragans_ ou de _grains_ qui semblent tomber du
ciel, et qui apportent dans les saisons et les rķgions les plus chaudes,
le froid des zones polaires. Si l'air environnant rķsiste, leur effet
est bornķ Ó un court espace; mais s'ils rencontrent des courants dķja
ķtablis, ils en accroissent leurs forces, et ils deviennent des tempĻtes
de plusieurs heures. Ces tempĻtes sont sĶches quand l'air est pur; mais
s'il est chargķ de nuages, elles s'accompagnent d'un dķluge d'eau et de
grĻle que l'air froid condense en tombant. Il peut mĻme arriver qu'il
s'ķtablisse Ó l'endroit de la rupture une chute d'eau continue, Ó
laquelle viendront se rķsoudre les nuages environnants; et il en
rķsultera ces colonnes d'eau, connues sous le nom de _trombes_ et de
_typhons_[191]; ces trombes ne sont pas rares sur la c¶te de Syrie,
vers le cap _Ouedjh_ et vers le _Carmel_; et l'on observe qu'elles ont
lieu surtout au temps des ķquinoxes, et par un ciel orageux et couvert
de nuages.
Les montagnes d'une certaine hauteur fournissent des exemples habituels
de cette chute de l'air refroidi dans la rķgion supķrieure. Lorsqu'aux
approches de l'hiver, leurs sommets se couvrent de nuages, il en ķmane
des torrents impķtueux que les marins appellent _vents de neige_. Ils
disent alors que les _montagnes se dķfendent_, parce que ces vents en
repoussent, de quelque c¶tķ que l'on veuille en approcher. Le golfe de
Lyon et celui d'Alexandrette sont cķlĶbres sur la Mķditerranķe par des
circonstances de cette espĶce.
On explique par les mĻmes principes, les phķnomĶnes de ces vents de
c¶tes, vulgairement appelķs _vents de terre_. L'observation des marins
constate sur la Mķditerranķe, que pendant le jour ils viennent de la
mer; pendant la nuit, de la terre; qu'ils sont plus forts prĶs des c¶tes
ķlevķes, et plus faibles prĶs des c¶tes basses. La raison en est que
l'air, tant¶t dilatķ par la chaleur du jour, tant¶t condensķ par le
froid de la nuit, monte et descend tour Ó tour de la terre sur la mer,
et de la mer sur la terre. Ce que j'ai observķ en Syrie rend cet effet
palpable. La face du Liban qui regarde la mer, ķtant frappķe du soleil
pendant le cours de la journķe, et surtout depuis midi, il s'y excite
une chaleur qui dilate la couche d'air qui couvre la pente. Cet air
devenant plus lķger, cesse d'Ļtre en ķquilibre avec celui de la mer; il
en est pressķ, chassķ en haut: mais le nouvel air qui le remplace
s'ķchauffant Ó son tour, marche bient¶t Ó sa suite; et de proche en
proche il se forme un courant semblable Ó ce que l'on observe le long
des tuyaux de poĻle ou de cheminķe[192]. Lorsque le soleil se couche,
cette action cesse; la montagne se refroidit, l'air se condense; en se
condensant, il devient plus lourd, il retombe, et dĶs lors forme un
torrent qui coule le long de la pente Ó la mer: ce courant cesse le
matin, parce que le soleil revenu sur l'horizon, recommence le jeu de la
veille. Il ne s'avance en mer qu'Ó deux ou trois lieues, parce que
l'impulsion de sa chute est dķtruite par la rķsistance de la masse d'air
o∙ il entre. C'est en raison de la hauteur et de la rapiditķ de cette
chute, que le cours du vent de terre se prolonge; il est plus ķtendu au
pied du _Liban_ et de la chaŅne du nord, parce que dans cette partie les
montagnes sont plus ķlevķes, plus rapides, plus voisines de la mer. Il a
des rafales violentes et subites Ó l'embouchure de la _QŌsmŅķ_[193];
parce que la profonde vallķe de _BĶqŌÓ_ rassemblant l'air dans son
canal ķtroit, le lance comme par un tuyau. Il est moindre sur la c¶te de
Palestine, parce que les montagnes y sont plus basses, et qu'entre elles
et la mer il y a une plaine de quatre Ó cinq lieues. Il est nul Ó Gaze
et sur le rivage d'╔gypte, parce que ce terrain plat n'a point une pente
assez marquķe. Enfin, partout il est plus fort l'ķtķ, plus faible
l'hiver, parce qu'en cette derniĶre saison, la chaleur et la dilatation
sont bien moindres.
Cet ķtat respectif de l'air de la mer et de l'air des continents, est la
cause d'un phķnomĶne observķ dĶs long-temps: la propriķtķ qu'ont les
terres en gķnķral, et surtout les montagnes, d'attirer les nuages.
Quiconque a vu diverses plages, a pu se convaincre que les nuages
toujours crķķs sur la mer, s'ķlĶvent ensuite par une marche constante
vers les continents, et se dirigent de prķfķrence vers les plus hautes
montagnes qui s'y trouvent. Quelques physiciens ont voulu voir en ceci
une _vertu d'attraction_; mais outre que cette _cause occulte_ n'a rien
de plus clair que l'_ancienne horreur du vide_, il est ici des agens
matķriels qui rendent une raison mķcanique de ce phķnomĶne; je veux dire
les lois de l'ķquilibre des fluides, par lesquelles les masses de l'air
lourd poussent en haut les masses de l'air lķger. En effet, les
continents ķtant toujours, Ó ķgalitķ de latitude et de niveau, plus
ķchauffķs que les mers, il en doit rķsulter un courant habituel qui
porte l'air, et par consķquent les nuages, de la mer sur la terre. Ils
s'y dirigeront d'autant plus que les montagnes seront plus ķchauffķes,
plus _aspirantes_: s'ils trouvent un pays plat et uni, ils glisseront
dessus sans s'y arrĻter, parce que ce terrain ķtant ķgalement ķchauffķ,
rien ne les y condense; c'est par cette raison qu'il ne pleut jamais, ou
que trĶs-rarement, pendant l'ķtķ, en ╔gypte et dans les dķserts d'Arabie
et d'Afrique. L'air de ces contrķes ķchauffķ et dilatķ, repousse les
nuages, parce qu'ils sont une _vapeur_, et que toute vapeur est
constamment ķlevķe par l'air chaud. Ils sont contraints de surnager dans
la rķgion moyenne, o∙ le courant rķgnant les porte vers les parties
ķlevķes du continent, qui font en quelque sorte office de cheminķe,
ainsi que je l'ai dķja dit. LÓ, plus ķloignķs du plan de la terre, qui
est le grand foyer de la chaleur, ils sont refroidis, condensķs, et, par
un mķcanisme semblable Ó celui des chapiteaux dans la dilatation, leurs
particules se rķsolvent en pluies ou en neiges; en hiver, les effets
changent avec les circonstances: alors que le soleil est ķloignķ des
pays dont nous parlons, la terre n'ķtant plus si ķchauffķe, l'air y
prend un ķtat rapprochķ de celui des hautes montagnes; il devient plus
froid et plus dense; les vapeurs ne sont plus enlevķes aussi haut; les
nuages se forment plus bas; souvent mĻme ils tombent jusqu'Ó terre, o∙
nous les voyons sous le nom et la forme de _brouillards_. A cette
ķpoque, accumulķs par les vents d'ouest, et par l'absence des courants
qui les emportent pendant l'ķtķ, ils sont contraints de se rķsoudre sur
la plaine; et de lÓ l'explication de ce problĶme:[194]_Pourquoi
l'ķvaporation ķtant plus forte en ķtķ qu'en hiver, il y a cependant plus
de nuages, de brouillards et de pluies en hiver qu'en ķtķ?_ De lÓ encore
la raison de cet autre fait commun Ó l'╔gypte et Ó la Palestine:[195]Que
_s'il y a une pluie continue et douce, elle se fera plut¶t de nuit que
de jour_. Dans ces pays, on observe en gķnķral que les nuages et les
brouillards s'approchent de terre pendant la nuit, et s'en ķloignent
pendant le jour, parce que la prķsence du soleil excite encore une
chaleur suffisante pour les repousser: j'en ai eu des preuves frķquentes
au Kaire, dans les mois de juillet et d'ao¹t 1783. Souvent au lever du
soleil nous avions du brouillard, le thermomĶtre ķtant Ó 17 degrķs; 2
heures aprĶs, le thermomĶtre ķtant Ó 20, et montant jusqu'Ó 24 degrķs,
le ciel ķtait couvert et parsemķ de nuages qui couraient au sud.
Revenant de Suez Ó la mĻme ķpoque, c'est-Ó-dire du 24 au 25 juillet,
nous n'avions point eu de brouillard pendant les deux nuits que nous
avions couchķ dans le dķsert; mais ķtant arrivķ Ó l'aube du jour en vue
de la vallķe d'╔gypte, je la vis couverte d'un lac de vapeurs qui me
parurent stagnantes: Ó mesure que le jour parut, elles prirent du
mouvement et de l'ķlķvation; et il n'ķtait pas 8 heures du matin, que la
terre ķtait dķcouverte, et l'air n'avait plus que des nuages ķpars qui
remontaient la vallķe. L'annķe suivante, ķtant chez les Druzes,
j'observai des phķnomĶnes presque semblables. D'abord, sur la fin de
juin il rķgna une suite de nuages que l'on attribua au dķbordement du
Nil sur l'╔gypte[196], et qui effectivement venaient de cette partie, et
passaient au _nord-est_[197]. AprĶs cette premiĶre irruption, il survint
sur la fin de juillet et en ao¹t une seconde saison de nuages. Tous les
jours, vers 11 heures ou midi, le ciel se couvrait, souvent le soleil ne
paraissait pas de la soirķe; le pic du _Sannin_ se chargeait de nuages;
et plusieurs grimpant sur les pentes, couraient parmi les vignes et les
sapins: souvent ķtant Ó la chasse ils m'ont enveloppķ d'un brouillard
blanc, humide, tiĶde et opaque, au point de ne pas voir Ó 4 pas. Vers
les 10 ou 11 heures de nuit, le ciel se dķmasquait, les ķtoiles
ķtincelaient, la nuit se passait sereine, le soleil se levait brillant,
et vers le midi l'effet de la veille recommenńait. Cette rķpķtition
m'inquiķta d'autant plus, que je concevais moins ce que devenait toute
cette somme de nuages. Une partie, Ó la vķritķ, passait la chaŅne du
_Sannin_, et je pouvais supposer qu'elle allait sur l'Anti-Liban ou dans
le dķsert; mais celle qui ķtait en route sur la pente, au moment o∙ le
soleil se couchait, que devenait-elle, surtout ne laissant ni rosķe ni
pluie capable de la consommer? Pour en dķcouvrir la raison, j'imaginai
de monter plusieurs jours de suite, Ó l'aube du matin, sur un sommet
voisin, et lÓ, plongeant sur la vallķe et sur la mer par une ligne
oblique d'environ cinq lieues, j'examinai ce qui se passait. D'abord je
n'apercevais qu'un lac de vapeurs qui voilaient les eaux, et cet horizon
maritime me paraissait obscur, pendant que celui des montagnes ķtait
trĶs-clair: Ó mesure que le soleil l'ķclairait, je distinguais des
nuages par le reflet de ses rayons; ils me paraissaient d'abord
trĶs-bas, mais Ó mesure que la chaleur croissait, ils se sķparaient,
montaient, et prenaient toujours la route de la montagne, pour y passer
le reste du jour, ainsi que je l'ai dit. Alors je supposai que ces
nuages que je voyais ainsi monter, ķtaient en grande partie ceux de la
veille qui, n'ayant pas achevķ leur ascension, avaient ķtķ saisis par
l'air froid, et rejetķs Ó la mer par le vent de terre. Je pensai qu'ils
y ķtaient retenus toute la nuit, jusqu'Ó ce que le vent de mer se
levant, les reportŌt sur la montagne, et les fit passer en partie
par-dessus le sommet, pour aller se rķsoudre de l'autre c¶tķ en rosķe,
ou abreuver l'air altķrķ du dķsert.
J'ai dit que ces nuages ne nous apportaient point de rosķe; et j'ai
souvent remarquķ que lorsque le temps ķtait ainsi couvert, il y en avait
moins que lorsque le soleil ķtait clair. En tout temps la rosķe est
moins abondante sur ces montagnes qu'Ó la c¶te et dans l'╔gypte: et cela
s'explique trĶs-bien, en disant que l'air ne peut ķlever Ó cette hauteur
l'excĶs d'humiditķ dont il se charge; car la rosķe est, comme l'on sait,
cet excĶs d'humide que l'air ķchauffķ dissout pendant le jour, et qui,
se condensant par la fraŅcheur du soir, retombe avec d'autant plus
d'abondance, que le lieu est plus voisin de la mer[198]: de lÓ les
rosķes excessives dans le Delta, moindres dans la Thķba’de et dans
l'intķrieur du dķsert, selon ce que l'on m'en a dit; et si l'humiditķ ne
tombe point lorsque le ciel est voilķ, c'est parce qu'elle a pris la
forme de nuages, ou que ces nuages l'interceptent.
Dans d'autres cas, le ciel ķtant serein, l'on voit des nuages se
dissiper et se dissoudre comme de la fumķe; d'autres fois se former Ó
vue d'oeil, et d'un point premier, devenir des masses immenses. Cela
arrive surtout sur la pointe du Liban, et les marins ont ķprouvķ que
l'apparition d'un nuage sur ce pic ķtait un prķsage infaillible du vent
d'ouest. Souvent au coucher du soleil, j'ai vu de ces fumķes s'attacher
aux flancs des rochers de _Nahr-el-Kelb_, et s'accroŅtre si rapidement,
qu'en une heure la vallķe n'ķtait qu'un lac. Les habitants disent que ce
sont des vapeurs de la vallķe; mais cette vallķe ķtant toute de pierre
et presque sans eau, il est impossible que ce soient des ķmanations; il
est plus naturel de dire que ce sont les vapeurs de l'atmosphĶre, qui,
condensķes Ó l'approche de la nuit, tombent en une pluie imperceptible,
dont l'entassement forme le lac fumeux que l'on voit. Les brouillards
s'expliquent par les mĻmes principes; il n'y en a point dans les pays
chauds loin de la mer, ni pendant les sķcheresses de l'ķtķ, parce qu'en
ces cas l'air n'a point d'humide excķdent. Mais ils se montrent dans
l'automne aprĶs des pluies, et mĻme en ķtķ aprĶs les ondķes d'orages,
parce qu'alors la terre a reńu une matiĶre d'ķvaporation, et pris un
degrķ de fraŅcheur convenable Ó la condensation. Dans nos climats ils
commencent toujours Ó la surface des prairies, de prķfķrence aux champs
labourķs. Souvent au coucher du soleil on voit se former sur l'herbe une
nappe de fumķe, qui bient¶t croŅt en hauteur et en ķtendue. La raison en
est que les lieux humides et frais rķunissent, plus que les lieux
poudreux, les qualitķs nķcessaires Ó condenser les vapeurs qui tombent.
Il y a d'ailleurs une foule de considķrations Ó faire sur la formation
et la nature de ces vapeurs, qui, quoique les mĻmes, prennent Ó terre le
nom de _brouillards_, et dans l'air, celui de _nuages_. En combinant
leurs divers accidents, on s'aperńoit qu'ils suivent ces lois de
_combinaison_, de _dissolution_, de _prķcipitation_, et de _saturation_,
dont la physique moderne, sous le nom de _chimie_, s'occupe Ó dķvelopper
la thķorie. Pour en traiter ici, il faudrait entrer dans des dķtails qui
m'ķcarteraient trop de mon sujet: je me bornerai Ó une derniĶre
observation relative au tonnerre.
Le tonnerre a lieu dans le Delta comme dans la Syrie; mais il y a cette
diffķrence entre ces deux pays, que dans le Delta et la plaine de
Palestine, il est infiniment rare l'ķtķ, et plus frķquent l'hiver; dans
les montagnes, au contraire, il est plus commun l'ķtķ, et infiniment
rare l'hiver. Dans les deux contrķes, sa vraie saison est celle des
pluies, c'est-Ó-dire le temps des ķquinoxes, et surtout de celui
d'automne; il est encore remarquable qu'il ne vient jamais des parties
du continent, mais de celles de la mer: c'est toujours de la
Mķditerranķe que les orages arrivent sur le Delta[199] et la Syrie.
Leurs instants de prķfķrence dans la journķe sont le soir et le
matin;[200] ils sont accompagnķs d'ondķes violentes et quelquefois de
grĻle qui couvrent une heure de temps la campagne de petits lacs. Ces
circonstances, et surtout cette association perpķtuelle des nuages au
tonnerre, donnent lieu au raisonnement suivant: si le tonnerre se forme
constamment avec les nuages, s'il a un besoin absolu de leur intermĶde
pour se manifester, il est donc le produit de quelques-uns de leurs
ķlķments. Or, comment se forment les nuages? Par l'ķvaporation des
eaux. Comment se fait l'ķvaporation? Par la prķsence de l'ķlķment du
feu. L'eau par elle-mĻme n'est point volatile; il lui faut un agent pour
l'ķlever: cet agent est le feu, et de lÓ ce fait dķja observķ, que
_l'ķvaporation est toujours en raison de la chaleur appliquķe Ó l'eau_.
Chaque molķcule d'eau est rendue volatile par une molķcule de feu, et
sans doute aussi par une molķcule d'air qui s'y combine. On peut
regarder cette combinaison comme un sel neutre, et la comparant au
nitre, l'on peut dire que l'eau y reprķsente l'alkali, et le feu l'acide
nitreux. Les nuages ainsi composķs, flottent dans l'air, jusqu'Ó ce que
des circonstances propres viennent les dissoudre; s'il se prķsente un
agent qui ait la facultķ de rompre subitement la combinaison des
molķcules, il arrive une dķtonation, accompagnķe, comme dans le nitre,
de bruit et de lumiĶre; par cet effet, la matiĶre du feu et de l'air se
trouvant tout Ó coup dissipķe, l'eau qui y ķtait combinķe, rendue Ó sa
pesanteur naturelle, tombe prķcipitamment de la hauteur o∙ elle s'ķtait
ķlevķe: de lÓ, ces ondķes violentes qui suivent les grands coups de
tonnerre, et qui arrivent de prķfķrence Ó la fin des orages, parce
qu'alors la matiĶre du feu n'ķtant combinķe qu'avec l'air seul, elle
fuse Ó la maniĶre du nitre; et c'est sans doute ce qui produit ces
ķclairs qu'on appelle _feux d'horizon_. Mais cette matiĶre du feu
est-elle distincte de la matiĶre ķlectrique? Suit-elle, dans ses
combinaisons et ses dķtonations, des affinitķs et des lois
particuliĶres? C'est ce que je n'entreprendrai pas d'examiner. Ces
recherches ne peuvent convenir Ó une relation de voyage: je dois me
borner aux faits, et c'est dķja beaucoup d'y avoir joint quelques
explications qui en dķcoulaient naturellement.[201]
╔TAT POLITIQUE
DE
LA SYRIE.
CHAPITRE PREMIER.
Des habitants de la Syrie.
Ainsi que l'╔gypte, la Syrie a dĶs long-temps subi des rķvolutions qui
ont mķlangķ les races de ses habitants. Depuis 2500 ans, l'on peut
compter dix invasions qui ont introduit et fait succķder des peuples
ķtrangers. D'abord ce furent les _Assyriens_ de _Ninive_ qui, ayant
passķ l'Euphrate vers l'an 750 avant notre Ķre, s'emparĶrent en soixante
annķes de presque tous le pays qui est au nord de la Judķe. Les
_Chaldķens_ de _Babylone_ ayant dķtruit cette puissance dont ils
dķpendaient, succķdĶrent comme par droit d'hķritage Ó ses possessions,
et achevĶrent de conquķrir la Syrie, la seule Ņle de Tyr exceptķe. Aux
Chaldķens succķdĶrent les _Perses_ de _Cyrus_, et aux Perses les
Macķdoniens d'_Alexandre_. Alors il sembla que la Syrie allait cesser
d'Ļtre vassale de puissances ķtrangĶres, et que, selon le droit naturel
de chaque pays, elle aurait un gouvernement propre; mais les peuples,
qui ne trouvĶrent dans les Sķleucides que des despotes durs et
oppresseurs, rķduits Ó la nķcessitķ de porter un joug, choisirent le
moins pesant, et la Syrie devint, par les armes de Pompķe, province de
l'empire de Rome.
Cinq siĶcles aprĶs, lorsque les enfants de _Thķodose_ se partagĶrent
leur immense patrimoine, elle changea de mķtropole sans changer de
maŅtre, et elle fut annexķe Ó l'empire de Constantinople. Telle ķtait sa
condition, lorsque l'an 622 les tribus de l'Arabie, rassemblķes sous
l'ķtendard de _Mahomet_, vinrent la possķder ou plut¶t la dķvaster.
Depuis ce temps, dķchirķe par les guerres civiles des FŌtmites et des
Ommiades, soustraite aux kalifes par leurs lieutenants rebelles, ravie Ó
ceux-ci par les milices turkmanes, disputķe par les Europķens croisķs,
reprise par les Mamlouks d'╔gypte, ravagķe par _Tamerlan_ et ses
Tartares, elle est enfin restķe aux mains des Turks ottomans, qui,
depuis 268 annķes, en sont les maŅtres.
Du trouble de tant de vicissitudes est restķ un dķp¶t de population,
variķ comme les parties dont il s'est formķ; en sorte qu'il ne faut pas
regarder les habitants de la Syrie comme une mĻme nation, mais comme un
alliage de nations diverses.
On peut en faire trois classes principales:
1║ La postķritķ du peuple conquis par les Arabes, c'est-Ó-dire, les
Grecs du Bas-Empire.
2║ La postķritķ des Arabes conquķrants.
3║ Le peuple dominant aujourd'hui, les Turks ottomans.
De ces trois classes, les deux premiĶres exigent des subdivisions Ó
raison des distinctions qui y sont survenues. Ainsi il faut diviser les
Grecs:
1║ En Grecs propres, dits vulgairement _schismatiques_, ou _sķparķs_ de
la communion de Rome.
2║ En Grecs latins, rķunis Ó cette communion.
3║ En Maronites ou Grecs de la secte du moine Maron, ci-devant
indķpendants des deux communions, aujourd'hui rķunis Ó la derniĶre.
Il faut diviser les Arabes, 1║ en descendants propres des conquķrants,
lesquels ont beaucoup mĻlķ leur sang, et qui sont la portion la plus
considķrable.
2║ En MotouŌlis, distincts de ceux-ci par des opinions religieuses.
3║ En Druzes, ķgalement distincts par une raison semblable.
4║ Enfin en _AnsŌriķ_, qui sont aussi dķrivķs des Arabes.
A ces peuples, qui sont les habitants agricoles et sķdentaires de la
Syrie, il faut encore ajouter trois autres peuples _errants_ et
pasteurs: savoir, 1║ les _Turkmans_; 2║ les Kourdes; et 3║ les Arabes
bedouins.
Telles sont les races qui sont rķpandues sur le terrain compris entre la
mer et le dķsert, depuis Gaze jusqu'Ó Alexandrette.
Dans cette ķnumķration, il est remarquable que les peuples anciens n'ont
pas de reprķsentants sensibles; leurs caractĶres se sont tous confondus
dans celui des Grecs, qui, en effet, par un sķjour continuķ depuis
Alexandre, ont bien eu le temps de s'identifier l'ancienne population:
la terre seule, et quelques traits de moeurs et d'usages, conservent des
vestiges des siĶcles reculķs.
La Syrie n'a pas, comme l'╔gypte, refusķ d'adopter les races ķtrangĶres.
Toutes s'y naturalisent ķgalement bien; le sang y suit Ó peu prĶs les
mĻmes lois que dans le midi de l'Europe, en observant les diffķrences
qui rķsultent de la nature du climat. Ainsi, les habitants des plaines
du midi sont plus basanķs que ceux du nord, et ceux-lÓ beaucoup plus que
les habitants des montagnes. Dans le Liban et le pays des Druzes, le
teint ne diffĶre pas de celui de nos provinces du milieu de la France.
On vante les femmes de Damas et de Tripoli pour leur blancheur, et mĻme
pour la rķgularitķ des traits: sur ce dernier article il faut en croire
la renommķe, puisque le voile qu'elles portent sans cesse ne permet Ó
personne de faire des observations gķnķrales. Dans plusieurs cantons,
les paysannes sont moins scrupuleuses, sans Ļtre moins chastes. En
Palestine, par exemple, on voit presque Ó dķcouvert les femmes mariķes;
mais la misĶre et la fatigue n'ont point laissķ d'agrķments Ó leur
figure; les yeux seuls sont presque toujours beaux partout; la longue
draperie qui fait l'habillement gķnķral, permet dans les mouvements du
corps d'en dķmĻler la forme; elle manque quelquefois d'ķlķgance, mais du
moins ses proportions ne sont pas altķrķes. Je ne me rappelle pas avoir
vu en Syrie et mĻme en ╔gypte, deux sujets bossus ou contrefaits; il est
vrai que l'on y connaŅt peu ces tailles ķtranglķes que parmi nous on
recherche: elles ne sont pas estimķes en Orient; et les jeunes filles,
d'accord avec leurs mĶres, emploient de bonne heure jusqu'Ó des recettes
superstitieuses pour acquķrir de l'embonpoint: heureusement la nature,
en rķsistant Ó nos fantaisies, a mis des bornes Ó nos travers, et l'on
ne s'aperńoit pas qu'en Syrie, o∙ l'on ne se serre pas la taille, les
corps deviennent plus gros qu'en France, o∙ on l'ķtrangle.
Les Syriens sont en gķnķral de stature moyenne. Ils sont, comme dans
tous les pays chauds, moins replets que les habitants du Nord. Cependant
on trouve dans les villes quelques individus dont le ventre prouve, par
son ampleur, que l'influence du rķgime peut, jusqu'Ó un certain point,
balancer celle du climat.
Du reste, la Syrie n'a de maladie qui lui soit particuliĶre, que le
bouton d'Alep, dont je parlerai en traitant de cette ville. Les autres
maladies sont les dyssenteries, les fiĶvres inflammatoires, les
intermittentes, qui viennent Ó la suite des mauvais fruits dont le
peuple se gorge. La petite-vķrole y est quelquefois trĶs-meurtriĶre.
L'incommoditķ gķnķrale et habituelle est le mal d'estomac; et l'on en
conńoit aisķment les raisons, quand on considĶre que tout le monde y
abuse de fruits non m¹rs, de lķgumes crus, de miel, de fromage,
d'olives, d'huile forte, de lait aigre et de pain mal fermentķ. Ce sont
lÓ les aliments ordinaires de tout le monde; et les sucs acides qui en
rķsultent, donnent des Ōcretķs, des nausķes, et mĻme des vomissements de
bile assez frķquents. Aussi la premiĶre indication en toute maladie
est-elle presque toujours l'ķmķtique, qui cependant n'y est connu que
des mķdecins franńais. La saignķe, comme je l'ai dķja dit, n'est jamais
bien nķcessaire ni fort utile. Dans les cas moins urgents, la crĶme de
tartre et les tamarins ont le succĶs le plus marquķ.
L'idiome gķnķral de la Syrie est la langue arabe. Niebuhr rapporte, sur
un ou’-dire, que le syriaque est encore usitķ dans quelques villages des
montagnes; mais quoique j'aie interrogķ Ó ce sujet des religieux qui
connaissent le pays dans le plus grand dķtail, je n'ai rien appris de
semblable: seulement on m'a dit que les bourgs de _Maloula_ et de
_SidnŌ’a_, prĶs de Damas, avaient un idiome si corrompu, que l'on avait
beaucoup de peine Ó l'entendre. Mais cette difficultķ ne prouve rien,
puisque dans la Syrie, comme dans tous les pays arabes, les dialectes
varient et changent Ó chaque endroit. On peut donc regarder le syriaque
comme une langue morte pour ces cantons. Les Maronites, qui l'ont
conservķ dans leur liturgie et dans leur messe, ne l'entendent pas pour
la plupart en le rķcitant. Le grec est dans le mĻme cas. Parmi les
moines et les prĻtres schismatiques ou catholiques, il en est trĶs-peu
qui le comprennent; il faut qu'ils en aient fait une ķtude particuliĶre
dans les Ņles de l'Archipel: on sait d'ailleurs que le grec moderne est
tellement corrompu, qu'il ne suffit pas plus pour entendre DķmosthĶnes,
que l'italien pour lire Cicķron. La langue turke n'est usitķe en Syrie
que par les gens de guerre et du gouvernement, et par les hordes
turkmanes[202]. Quelques naturels l'apprennent pour le besoin de leurs
affaires, comme les Turks apprennent l'Arabe; mais la prononciation et
l'accent de ces deux langues ont si peu d'analogie, qu'elles demeurent
toujours ķtrangĶres l'une Ó l'autre. Les bouches turkes, habituķes Ó une
prosodie nasale et pompeuse, parviennent rarement Ó imiter les sons
Ōcres et les aspirations fortes de l'arabe. Cette langue fait un usage
si rķpķtķ de voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu'on l'entend
pour la premiĶre fois, on dirait des gens qui se gargarisent. Ce
caractĶre la rend pķnible Ó tous les Europķens; mais telle est la
puissance de l'habitude, que lorsque nous nous plaignons aux Arabes de
son aspķritķ, ils nous taxent de manquer d'oreille, et rejettent
l'inculpation sur nos propres idiomes. L'italien est celui qu'ils
prķfĶrent, et ils comparent avec quelque raison le franńais au turk, et
l'anglais au persan. Entre eux ils ont presque les mĻmes diffķrences.
L'arabe de Syrie est beaucoup plus rude que celui de l'╔gypte; la
prononciation des gens de loi au Kaire passe pour un modĶle de facilitķ
et d'ķlķgance. Mais, selon l'observation de Niebuhr, celle des habitants
de l'Yemen et de la c¶te du sud est infiniment plus douce, et donne Ó
l'arabe un coulant dont on ne l'e¹t pas cru susceptible. On a voulu
quelquefois ķtablir des analogies entre les climats et les
prononciations des langues; l'on a dit, par exemple, que les habitants
du nord parlaient plus des lĶvres et des dents que les habitants du
midi. Cela peut Ļtre vrai pour quelques parties de notre continent; mais
pour en faire une application gķnķrale, il faudrait des observations
plus dķtaillķes et plus ķtendues. L'on doit Ļtre rķservķ dans ces
jugements gķnķraux sur les langues et sur leurs caractĶres, parce que
l'on raisonne toujours d'aprĶs la sienne, et par consķquent d'aprĶs un
prķjugķ d'habitude qui nuit beaucoup Ó la justesse du raisonnement.
Parmi le peuple de la Syrie dont j'ai parlķ, les uns sont rķpandus
indiffķremment dans toutes les parties, les autres sont bornķs Ó des
emplacements particuliers qu'il est Ó propos de dķterminer.
Les Grecs propres, les Turks et les Arabes paysans sont dans le premier
cas; avec cette diffķrence, que les Turks ne se trouvent que dans les
villes, o∙ ils exercent les emplois de guerre et de magistrature, et les
arts. Les Arabes et les Grecs peuplent les villages, et forment la
classe des laboureurs Ó la campagne, et le bas peuple dans les villes.
Le pays qui a le plus de villages grecs, est le pachalic de Damas.
Les Grecs de la communion de Rome, bien moins nombreux que les
schismatiques, sont tous retirķs dans les villes, o∙ ils exercent les
arts et le nķgoce. La protection des _Francs_ leur a valu, dans ce
dernier genre, une supķrioritķ marquķe partout o∙ il y a des comptoirs
d'Europe.
Les _Maronites_ forment un corps de nation qui occupe presque
exclusivement tous les pays compris entre _Nahr-el-kelb_ (_riviĶre du
chien_) et _Nahr-el-bared_ (_riviĶre froide_), depuis le sommet des
montagnes Ó l'orient, jusqu'Ó la Mķditerranķe Ó l'occident.
Les _Druzes_ leur sont limitrophes, et s'ķtendent depuis _Nahr-el-kelb_
jusque prĶs de _Sour_ (Tyr), entre la vallķe de _BeqŌŌ_ et la mer.
Le pays des _MotouŌlis_ comprenait ci-devant la vallķe de _BeqŌŌ_
jusqu'Ó _Sour_. Mais ce peuple, depuis quelque temps, a essuyķ une
rķvolution qui l'a presque anķanti.
A l'ķgard des _AnsŌriķ_, ils sont rķpandus dans les montagnes, depuis
_Nahr-Ōqqar_ jusqu'Ó AntŌkiķ: on les distingue en diverses peuplades,
telles que les _Kelbiķ_, les _Qadmousiķ_, les _Chamsiķ_, etc.
Les _Turkmans_, les _Kourdes_ et les _Bedouins_ n'ont pas de demeures
fixes, mais ils errent sans cesse avec leurs tentes et leurs troupeaux
dans des districts limitķs dont ils se regardent comme les
propriķtaires: les hordes _turkmanes_ campent de prķfķrence dans la
plaine d'Antioche; les _Kourdes_, dans les montagnes, entre Alexandrette
et l'Euphrate; et les _Arabes_ sur toute la frontiĶre de la Syrie
adjacente Ó leurs dķserts, et mĻme dans les plaines de l'intķrieur,
telles que celles de Palestine, de BeqŌŌ et de Galilķe.
CHAPITRE II.
Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie.
¦ I.
Des Turkmans.
Les _Turkmans_ sont du nombre de ces peuplades tartares qui, lors des
grandes rķvolutions de l'empire des kalifes, ķmigrĶrent de l'orient de
la mer _Caspienne_, et se rķpandirent dans les plaines de l'_Armķnie_ et
de l'_Asie mineure_. Leur langue est la mĻme que celle des Turks. Leur
genre de vie est assez semblable Ó celui des Arabes-Bedouins; comme eux,
ils sont pasteurs, et par consķquent obligķs de parcourir de grands
espaces pour faire subsister leurs nombreux troupeaux. Mais il y a cette
diffķrence, que les pays frķquentķs par les Turkmans ķtant riches en
pŌturages, ils peuvent en nourrir davantage, et se disperser moins que
les tribus du dķsert. Chacun de leurs _ordous_ ou camps reconnaŅt un
chef, dont le pouvoir n'est point dķterminķ par des statuts, mais
seulement dirigķ par l'usage et par les circonstances; il est rarement
abusif, parce que la sociķtķ est resserrķe, et que la nature des choses
maintient assez d'ķgalitķ entre les membres. Tout homme en ķtat de
porter les armes, s'empresse de les porter, parce que c'est de sa force
individuelle que dķpendent sa considķration et sa s¹retķ. Tous les biens
consistent en bestiaux, tels que les chameaux, les buffles, les chĶvres
et surtout les moutons. Les Turkmans se nourrissent de laitage, de
beurre et de viande qui abondent chez eux. Ils en vendent le superflu
dans les villes et dans les campagnes, et ils suffisent presque seuls Ó
fournir les boucheries. Ils prennent en retour des armes, des habits, de
l'argent et des grains. Leurs femmes filent des laines, et font des
tapis dont l'usage existe dans ces contrķes de temps immķmorial, et
par-lÓ indique l'existence d'un ķtat toujours le mĻme. Quant aux hommes,
toute leur occupation est de fumer la pipe et de veiller Ó la conduite
des troupeaux: sans cesse Ó cheval, la lance sur l'ķpaule, le sabre
courbe au c¶tķ, le pistolet Ó la ceinture, ils sont cavaliers vigoureux
et soldats infatigables. Souvent ils ont des discussions avec les Turks,
qui les redoutent; mais comme ils sont divisķs entre eux de camp Ó camp,
ils ne prennent pas la supķrioritķ que leur assureraient leurs forces
rķunies. On peut compter environ 30,000 Turkmans errants dans le
pachalic d'Alep et celui de Damas, qui sont les seuls qu'ils frķquentent
dans la Syrie. Une grande partie de ces tribus passe en ķtķ dans
l'Armķnie et la Caramanie, o∙ elle trouve des herbes plus abondantes,
et revient l'hiver dans ses quartiers accoutumķs. Les Turkmans sont
censķs musulmans, et ils en portent assez communķment le signe
principal, la circoncision. Mais les soins de religion les occupent peu,
et ils n'ont ni les cķrķmonies ni le fanatisme des peuples sķdentaires.
Quant Ó leurs moeurs, il faudrait avoir vķcu parmi eux pour en parler
sciemment. Seulement ils ont la rķputation de n'Ļtre point voleurs comme
les Arabes, quoiqu'ils ne soient ni moins gķnķreux qu'eux ni moins
hospitaliers; et quand on considĶre qu'ils sont aisķs sans Ļtre riches,
exercķs par la guerre, et endurcis par les fatigues et l'adversitķ, on
juge que ces circonstances doivent ķloigner d'eux la corruption des
habitants des villes et l'avilissement de ceux des campagnes.
¦ II.
Des Kourdes.
Les Kourdes sont un autre corps de nation dont les tribus divisķes se
sont ķgalement rķpandues dans la basse Asie, et ont pris surtout depuis
cent ans, une assez grande extension. Leur pays originel est la chaŅne
des montagnes d'o∙ partent les divers rameaux du Tigre, laquelle
enveloppant le cours supķrieur du grand Zab, passe au midi jusqu'aux
frontiĶres de l'Irak-Adjami ou _Persan_[203]. Dans la gķographie
moderne, ce pays est dķsignķ sous le nom de _Kourd-estan_. Il est
trĶs-fertile en grains, en lin, en sķsame, en riz, en excellents
pŌturages, en noix de galle et mĻme en soie. L'on y recueille un gland
doux, long de 2 ou 3 pouces, dont on fait une espĶce de pain. Les plus
anciennes traditions et histoires de l'Orient en ont fait mention, et y
ont placķ le thķŌtre de plusieurs ķvķnements mythologiques. Le Chaldķen
Bķrose, et l'Armķnien Mariaba, citķs par Mo’se de ChorĶne, rapportent
que ce fut dans les monts _Gord-ouķes_[204] qu'aborda Xisuthrus, ķchappķ
du dķluge; et les circonstances de position qu'ils ajoutent, prouvent
l'identitķ, d'ailleurs sensible, de _Gord_ et _Kourd_. Ce sont ces mĻmes
Kourdes que Xķnophon cite sous le nom de _Kard_-uques, qui s'opposĶrent
Ó la retraite des 10,000. Cet historien observe que, quoique enclavķs de
toutes parts dans l'empire des Perses, ils avaient toujours bravķ la
puissance du _grand roi_, et les armes de ses _satrapes_. Ils ont peu
changķ dans leur ķtat moderne; et quoiqu'en apparence tributaires des
Ottomans, ils portent peu de respect aux ordres du grand-seigneur et de
ses pachas. Niebuhr, qui passa en 1769 dans ces cantons, rapporte
qu'ils observent dans leurs montagnes une espĶce de gouvernement fķodal
qui me paraŅt semblable Ó ce que nous verrons chez les Druzes. Chaque
village a son chef; toute la nation est partagķe en trois factions
principales et indķpendantes. Les brouilleries naturelles Ó cet ķtat
d'anarchie ont sķparķ de la nation un grand nombre de tribus et de
familles, qui ont pris la vie errante des Turkmans et des Arabes. Elles
se sont rķpandues dans le Diarbekr, dans les plaines d'Arzroum,
d'╔rivan, de Sivas, d'Alep et de Damas: on estime que toutes leurs
peuplades rķunies passent 140,000 _tentes_, c'est-Ó-dire, 140,000 hommes
armķs. Comme les Turkmans, ces Kourdes sont pasteurs et vagabonds; mais
ils en diffĶrent par quelques points de moeurs. Les Turkmans dotent
leurs filles pour les marier: les Kourdes ne les livrent qu'Ó prix
d'argent. Les Turkmans ne font aucun cas de cette anciennetķ
d'extraction qu'on appelle _noblesse_: les Kourdes la prisent par-dessus
tout. Les Turkmans ne volent point: les Kourdes passent presque partout
pour des brigands. On les redoute Ó ce titre dans le pays d'Alep et
d'Antioche, o∙ ils occupent, sous le nom de _Bagdachliķ_, les montagnes
Ó l'est de _Beilam_, jusque vers _Klķs_. Dans ce pachalic et dans celui
de Damas, leur nombre passe 20,000 tentes et cabanes, car ils ont aussi
des habitations sķdentaires; ils sont censķs _musulmans_, mais ils ne
s'occupent ni de dogmes ni de rites. Plusieurs parmi eux, distinguķs par
le nom de _Yazdiķ_, honorent le _ChaitŌn_ ou _Satan_, c'est-Ó-dire, le
gķnie _ennemi_ (de Dieu): cette idķe, conservķe surtout dans le Diarbekr
et sur les frontiĶres de la Perse, est une trace de l'ancien systĶme des
deux _principes_ du _bien_ et du _mal_, qui, sous des formes tour Ó tour
persanes, juives, chrķtiennes et musulmanes, n'a cessķ de rķgner dans
ces contrķes. L'on a coutume de regarder _Zoroastre_ comme son premier
auteur; mais long-temps avant ce prophĶte, l'╔gypte connaissait _Ormuzd_
et _Ahrimane_ sous les noms d'_Osiris_ et de _Typhon_. On a tort
ķgalement de croire que ce systĶme ne fut rķpandu qu'au temps de Darius,
fils d'Hystaspe, puisque Zoroastre, qui en fut l'ap¶tre, vķcut en Mķdie
dans un temps parallĶle au rĶgne de Salomon.
La langue, qui est le principal indice de fraternitķ des peuples, a chez
les Kourdes quelques diversitķs de dialecte, mais le fond en est persan,
mĻlķ de quelques mots arabes et chaldķens. Leurs lettres alphabķtiques
sont purement persanes; la propagande en a fait imprimer Ó Rome un
vocabulaire composķ par Maurice Garzoni, qui fournit des renseignements
satisfaisants sur cet objet. Il est Ó dķsirer que les gouvernements
encouragent cette branche de recherches. Depuis quelque temps le docteur
Pallas a publiķ un grand nombre de vocabulaires comparķs:
malheureusement ils sont en caractĶres russes, et il est difficile de
croire que la nation russe amĶne toute l'Europe Ó admettre ses
caractĶres, de prķfķrence aux romains.
¦ III.
Des Arabes-Bedouins.
Un troisiĶme peuple errant dans la Syrie sont ces _Arabes-Bedouins_ que
nous avons dķja trouvķs en ╔gypte. Je n'en ai parlķ que lķgĶrement Ó
l'occasion de cette province, parce que ne les ayant vus qu'en passant
et sans savoir leur langue, leur nom ne me rappelait que peu d'idķes;
mais les ayant mieux connus en Syrie, ayant mĻme fait un voyage Ó un de
leurs camps prĶs de _Gaze_, et vķcu plusieurs jours avec eux, ils me
fournissent maintenant des faits et des observations que je vais
dķvelopper avec quelque dķtail.
En gķnķral, lorsqu'on parle des _Arabes_, on doit distinguer s'ils sont
_cultivateurs_, ou s'ils sont _pasteurs_; car cette diffķrence dans le
genre de vie en ķtablit une si grande dans les moeurs et le gķnie,
qu'ils se deviennent presque ķtrangers les uns aux autres. Dans le
premier cas, vivant sķdentaires, attachķs Ó un mĻme sol, et soumis Ó des
gouvernements rķguliers, ils ont un ķtat social qui les rapproche
beaucoup de nous. Tels sont les habitants de l'_Yemen_; et tels encore
les descendants des anciens conquķrants, qui forment, en tout ou en
partie, la population de la Syrie, de l'╔gypte et des ķtats
barbaresques. Dans le second cas, ne tenant Ó la terre que par un
intķrĻt passager, transportant sans cesse leurs tentes d'un lieu Ó
l'autre, n'ķtant contraints par aucunes lois, ils ont une maniĶre d'Ļtre
qui n'est ni celle des peuples policķs, ni celle des sauvages, et qui
par cela mĻme mķrite d'Ļtre ķtudiķe. Tels sont les _Bedouins_ ou
_habitants_ des vastes _dķserts_ qui s'ķtendent depuis les confins de la
_Perse_ jusqu'aux rivages de _Maroc_. Quoique divisķs par sociķtķs ou
tribus indķpendantes, souvent mĻme ennemies, on peut cependant les
considķrer tous comme un mĻme corps de nation. La ressemblance de leurs
langues est un indice ķvident de cette fraternitķ. La seule diffķrence
qui existe entre eux, est que les tribus d'Afrique sont d'une formation
plus rķcente, ķtant postķrieures Ó la conquĻte de ces contrķes par les
_kalifes_ ou _successeurs_ de Mahomet; pendant que les tribus du dķsert
propre de l'_Arabie_ remontent, par une succession non interrompue, aux
temps les plus reculķs. C'est de celles-ci spķcialement que je vais
traiter, comme appartenant de plus prĶs Ó mon sujet: c'est Ó elles que
l'usage de l'Orient approprie le nom d'_Arabes_, comme en ķtant la race
la plus ancienne et la plus pure. On y joint en synonyme celui de
_BedŌoui_, qui, ainsi que je l'ai observķ, signifie _homme du dķsert_;
et ce synonyme me paraŅt d'autant plus exact, que dans les anciennes
langues de ces contrķes, le terme _Arab_ dķsigne proprement une
_solitude_, un _dķsert_.
Ce n'est pas sans raison que les habitants du dķsert se vantent d'Ļtre
la race la plus pure et la mieux conservķe des peuples arabes: jamais en
effet ils n'ont ķtķ conquis; ils ne se sont pas mĻme mķlangķs en
conquķrant; car les conquĻtes dont on fait honneur Ó leur nom en
gķnķral, n'appartiennent rķellement qu'aux tribus de l'_HedjŌz_ et de
l'_Yemen_: celles de l'intķrieur des terres n'ķmigrĶrent point lors de
la rķvolution de Mahomet; ou si elles y prirent part, ce ne fut que par
quelques individus que des motifs d'ambition en dķtachĶrent: aussi le
prophĶte, dans son _Q¶ran_, traite-t-il les Arabes du dķsert de
_rebelles_, d'_infidĶles_; et le temps les a peu changķs. On peut dire
qu'ils ont conservķ Ó tous ķgards leur indķpendance et leur simplicitķ
premiĶres. Ce que les plus anciennes histoires rapportent de leurs
usages, de leurs moeurs, de leurs langues et mĻme de leurs prķjugķs, se
trouve encore presque en tout le mĻme; et si l'on y joint que cette
unitķ de caractĶre conservķe dans l'ķloignement des temps, subsiste
aussi dans l'ķloignement des lieux, c'est-Ó-dire que les tribus les plus
distantes se ressemblent infiniment, on conviendra qu'il est curieux
d'examiner les circonstances qui accompagnent un ķtat moral si
particulier.
Dans notre Europe, et surtout dans notre France, o∙ nous ne voyons point
de peuples errants, nous avons peine Ó concevoir ce qui peut dķterminer
des hommes Ó un genre de vie qui nous rebute. Nous concevons mĻme
difficilement ce que c'est qu'un _dķsert_, et comment un terrain a des
habitants s'il est stķrile, ou n'est pas mieux peuplķ s'il est
cultivable. J'ai ķprouvķ ces difficultķs comme tout le monde, et, par
cette raison, je crois devoir insister sur les dķtails qui m'ont rendu
ces faits palpables.
La vie errante et pastorale que mĶnent plusieurs peuples de l'Asie,
tient Ó deux causes principales. La premiĶre est la nature du sol,
lequel se refusant Ó la culture, force de recourir aux animaux qui se
contentent des herbes sauvages de la terre. Si ces herbes sont
clair-semķes, un seul animal ķpuisera beaucoup de terrain, et il faudra
parcourir de grands espaces. Tel est le cas des Arabes dans le dķsert
propre de l'Arabie et dans celui de l'Afrique.
La seconde cause pourrait s'attribuer aux habitudes, puisque le terrain
est cultivable et mĻme fķcond en plusieurs lieux, tels que la frontiĶre
de Syrie, le _Diarbekr_, l'_Anadoli_, et la plupart des cantons
frķquentķs par les Kourdes et les Turkmans. Mais en analysant ces
habitudes, il m'a paru qu'elles n'ķtaient elles-mĻmes qu'un effet de
l'ķtat politique de ces pays; en sorte qu'il faut en rapporter la cause
premiĶre au gouvernement lui-mĻme. Des faits journaliers viennent Ó
l'appui de cette opinion; car toutes les fois que les hordes et les
tribus errantes trouvent dans un canton la paix et la sķcuritķ jointes Ó
la _suffisance_, elles s'y habituent, et passent insensiblement Ó l'ķtat
cultivateur et sķdentaire. Dans d'autres cas, au contraire, lorsque la
tyrannie du gouvernement pousse Ó bout les habitants d'un village, les
paysans dķsertent leurs maisons, se retirent avec leurs familles dans
les montagnes, ou errent dans les plaines, avec l'attention de changer
souvent de domicile pour n'Ļtre pas surpris. Souvent mĻme il arrive que
des individus, devenus voleurs pour se soustraire aux lois ou Ó la
tyrannie, se rķunissent et forment de petits camps qui se maintiennent Ó
main armķe, et deviennent, en se multipliant, de nouvelles hordes ou de
nouvelles tribus. On peut donc dire que dans les terrains cultivables,
la vie errante n'a pour cause que la dķpravation du gouvernement, et il
paraŅt que la vie sķdentaire et cultivatrice est celle Ó laquelle les
hommes sont le plus naturellement portķs.
A l'ķgard des Arabes, ils semblent condamnķs d'une maniĶre spķciale Ó la
vie vagabonde par la nature de leurs _dķserts_. Pour se peindre ces
dķserts, que l'on se figure, sous un ciel presque toujours ardent et
sans nuages, des plaines immenses et Ó perte de vue, sans maisons, sans
arbres, sans ruisseaux, sans montagnes; quelquefois les yeux s'ķgarent
sur un horizon ras et uni comme la mer. En d'autres endroits le terrain
se courbe en ondulations, ou se hķrisse de rocs et de rocailles. Presque
toujours ķgalement nue, la terre n'offre que des plantes ligneuses
clair-semķes, et des buissons ķpars, dont la solitude n'est que rarement
troublķe par des gazelles, des liĶvres, des sauterelles et des rats. Tel
est presque tout le pays qui s'ķtend depuis Alep jusqu'Ó la mer
d'Arabie, et depuis l'╔gypte jusqu'au golfe Persique, dans un espace de
six cents lieues de longueur sur trois cents de large.
Dans cette ķtendue cependant il ne faut pas croire que le sol ait
partout la mĻme qualitķ; elle varie par veines et par cantons. Par
exemple, sur la frontiĶre de Syrie, la terre est en gķnķral grasse,
cultivable, mĻme fķconde: elle est encore telle sur les bords de
l'Euphrate; mais en s'avanńant dans l'intķrieur et vers le midi, elle
devient crayeuse et blanchŌtre, comme sur la ligne de Damas; puis
rocailleuse, comme dans le _TŅh_ et l'_HķdjŌz_; puis enfin un pur sable,
comme Ó l'orient de l'_Yemen_. Cette diffķrence dans les qualitķs du sol
produit quelques nuances dans l'ķtat des _Bedouins_. Par exemple, dans
les cantons stķriles, c'est-Ó-dire mal garnis de plantes, les tribus
sont faibles et trĶs-distantes: tels sont le dķsert de Suez, celui de la
mer Rouge, et la partie intķrieure du grand dķsert, qu'on appelle le
_Nadjd_.[205] Quand le sol est mieux garni, comme entre Damas et
l'Euphrate, les tribus sont moins rares, moins ķcartķes; enfin, dans les
cantons cultivables, tels que le pachalic d'Alep, le HaurŌn et le pays
de Gaze, les camps sont nombreux et rapprochķs. Dans les premiers cas,
les Bķdouins sont purement pasteurs, et ne vivent que du produit des
troupeaux, de quelques dattes et de chair fraŅche ou sķchķe au soleil,
que l'on rķduit en farine. Dans le dernier, ils ensemencent quelques
terrains, et joignent le froment, l'orge et mĻme le riz, Ó la chair et
au laitage.
Quand on se rend compte des causes de la stķrilitķ et de l'inculture du
dķsert, on trouve qu'elles viennent surtout du dķfaut de fontaines, de
riviĶres, et en gķnķral du manque d'eau. Ce manque d'eau lui-mĻme vient
de la disposition du terrain, c'est-Ó-dire, qu'ķtant plan et privķ de
montagnes, les nuages glissent sur sa surface ķchauffķe, comme sur
l'╔gypte: ils ne s'y arrĻtent qu'en hiver, lorsque le froid de
l'atmosphĶre les empĻche de s'ķlever, et les rķsout en pluie. La nuditķ
de ce terrain est aussi une cause de sķcheresse, en ce que l'air le
couvre, s'ķchauffe plus aisķment, et force les nuages de s'ķlever. Il
est probable que l'on produirait un changement dans le climat, si l'on
plantait tout le dķsert en arbres, par exemple, en sapins.
L'effet des pluies qui tombent en hiver, est d'occasioner dans le lieu
o∙ le sol est bon, comme sur la frontiĶre de Syrie, une culture assez
semblable Ó celle de l'intķrieur mĻme de cette province; mais comme ces
pluies n'ķtablissent ni sources, ni ruisseaux durables, les habitants
ķprouvent l'inconvķnient d'Ļtre sans eau pendant l'ķtķ. Pour y obvier,
il a fallu employer l'art, et construire des puits, des rķservoirs et
des citernes, o∙ l'on en amasse une provision annuelle. De tels ouvrages
exigent des avances de fonds et de travail, et sont encore exposķs Ó
bien des risques. La guerre peut dķtruire en un jour le travail de
plusieurs mois, et la ressource de l'annķe. Un cas de sķcheresse, qui
n'est que trop frķquent, peut faire avorter une rķcolte, et rķduire Ó la
disette mĻme de l'eau. Il est vrai qu'en creusant la terre, on en trouve
presque partout depuis 6 jusqu'Ó 20 pieds de profondeur; mais cette eau
est saumŌtre, comme dans tout le dķsert d'Arabie et d'Afrique[206],
souvent mĻme elle tarit: alors la soif et la famine surviennent; et si
le gouvernement ne prĻte pas des secours, les villages se dķsertent. On
sent qu'un tel pays ne peut avoir qu'une agriculture prķcaire, et que
sous un rķgime comme celui des Turks, il est plus s¹r de vivre pasteur
errant, que laboureur sķdentaire.
Dans les cantons o∙ le sol est rocailleux et sablonneux, comme dans le
_TŅh_, l'_HedjŌh_ et le _Nadj_, ces pluies font germer les graines des
plantes sauvages, raniment les buissons, les renoncules, les absinthes,
les _qalis_, etc., et forment dans les bas-fonds des lagunes o∙
croissent des roseaux et des herbes: alors la plaine prend un aspect
assez riant de verdure; c'est la saison de l'abondance pour les
troupeaux et pour leurs maŅtres; mais au retour des chaleurs, tout se
dessĶche, et la terre, poudreuse et grisŌtre, n'offre plus que des tiges
sĶches et dures comme le bois, que ne peuvent brouter ni les chevaux, ni
les boeufs, ni mĻme les chĶvres. Dans cet ķtat, le dķsert deviendrait
inhabitable, et il faudrait le quitter, si la nature n'y e¹t attachķ un
animal d'un tempķrament aussi dur et aussi frugal que le sol est ingrat
et stķrile, si elle n'y e¹t placķ le chameau. Aucun animal ne prķsente
une analogie si marquķe et si exclusive Ó son climat: on dirait qu'une
_intention prķmķditķe_ s'est plu Ó rķgler les qualitķs de l'un sur
celles de l'autre. Voulant que le chameau habitŌt un pays o∙ il ne
trouverait que peu de nourriture, la nature a ķconomisķ la matiĶre dans
toute sa construction. Elle ne lui a donnķ la plķnitude des formes ni du
boeuf, ni du cheval, ni de l'ķlķphant; mais le bornant au plus ķtroit
nķcessaire, elle lui a placķ une petite tĻte sans oreilles, au bout d'un
long cou sans chair. Elle a ¶tķ Ó ses jambes et Ó ses cuisses tout
muscle inutile Ó les mouvoir; enfin elle n'a accordķ Ó son corps
dessķchķ que les vaisseaux et les tendons nķcessaires pour en lier la
charpente. Elle l'a muni d'une forte mŌchoire pour broyer les plus durs
aliments; mais de peur qu'il n'en consommŌt trop, elle a rķtrķci son
estomac, et l'a obligķ Ó _ruminer_. Elle a garni son pied d'une masse de
chair qui, glissant sur la boue, et n'ķtant pas propre Ó grimper, ne lui
rend praticable qu'un sol sec, uni et sablonneux comme celui de
l'Arabie; enfin elle l'a destinķ visiblement Ó l'esclavage, en lui
refusant toutes dķfenses contre ses ennemis. Privķ des cornes du
taureau, du sabot du cheval, de la dent de l'ķlķphant et de la lķgĶretķ
du cerf, que peut le chameau contre les attaques du lion, du tigre, ou
mĻme du loup? Aussi, pour en conserver l'espĶce, la nature le
cacha-t-elle au sein des vastes dķserts, o∙ la disette des vķgķtaux
n'attirait nul gibier, et d'o∙ la disette du gibier repoussait les
animaux voraces. Il a fallu que le sabre des tyrans chassŌt l'homme de
la terre habitable, pour que le chameau perdŅt sa libertķ. Passķ Ó
l'ķtat domestique, il est devenu le moyen d'habitation de la terre la
plus ingrate. Lui seul subvient Ó tous les besoins de ses maŅtres. Son
lait nourrit la famille arabe, sous les diverses formes de caillķ, de
fromage et de beurre; souvent mĻme on mange sa chair. On fait des
chaussures et des harnais de sa peau, des vĻtements et des tentes de son
poil. On transporte par son moyen de lourds fardeaux; enfin, lorsque la
terre refuse le fourrage au cheval si prķcieux au Bedouin, le chameau
subvient par son lait Ó la disette, sans qu'il en co¹te, pour tant
d'avantages, autre chose que quelques tiges de ronces ou d'absinthes, et
des noyaux de dattes pilķs. Telle est l'importance du chameau pour le
dķsert, que si on l'en retirait, on en soustrairait toute la population,
dont il est l'unique pivot[207].
VoilÓ les circonstances dans lesquelles la nature a placķ les Bedouins,
pour en faire une race d'hommes singuliĶre au moral et au physique.
Cette singularitķ est si tranchante, que leurs voisins, les Syriens
mĻmes, les regardent comme des hommes extraordinaires. Cette opinion a
lieu surtout pour les tribus du fond du dķsert, telles qu'_Anazķ_,
_Kaibar_, _Ta’_ et autres, qui ne s'approchent jamais des villes.
Lorsque, du temps de DŌher, il en vint des cavaliers jusqu'Ó _Acre_, ils
y firent la mĻme sensation que feraient parmi nous des sauvages de
l'Amķrique. On considķrait avec surprise ces hommes plus petits, plus
maigres et plus noirs qu'aucuns Bedouins connus: leurs jambes sĶches
n'avaient que des tendons sans mollets; leur ventre ķtait collķ Ó leur
dos; leurs cheveux ķtaient crĻpķs presque autant que ceux des nĶgres. De
leur c¶tķ, tout les ķtonnait; ils ne concevaient ni comment les maisons
et les minarets pouvaient se tenir debout, ni comment on osait habiter
dessous, et toujours au mĻme endroit; mais surtout ils s'extasiaient Ó
la vue de la mer, et ils ne pouvaient comprendre ce _dķsert d'eau_. On
leur parla de mosquķes, de priĶres, d'ablutions; et ils demandĶrent ce
que cela signifiait, ce que c'ķtait que Mo’se, Jķsus-Christ et Mahomet,
et pourquoi les habitants, n'ķtant pas de tribus sķparķes, suivaient des
chefs opposķs.
On sent que les Arabes des frontiĶres ne sont pas si novices; il en est
mĻme plusieurs petites tribus, qui vivant au sein du pays, comme dans la
vallķe de _BeqŌŌ_, dans celle du Jourdain, et dans la Palestine, se
rapprochent de la condition des paysans; mais ceux-lÓ sont mķprisķs des
autres, qui les regardent comme des _Arabes bŌtards_, et des _rayas_ ou
_esclaves des Turks_.
En gķnķral, les Bedouins sont petits, maigres et hŌlķs, plus cependant
au sein du dķsert, moins sur la frontiĶre du pays cultivķ, mais lÓ mĻme,
toujours plus que les laboureurs du voisinage: un mĻme camp offre aussi
cette diffķrence, et j'ai remarquķ que les _chaiks_, c'est-Ó-dire les
_riches_ et leurs serviteurs, ķtaient toujours plus grands et plus
charnus que le peuple. J'en ai vu qui passaient 5 pieds 5 et 6 pouces,
pendant que la taille gķnķrale n'est que de 5 pieds 2 pouces. On n'en
doit attribuer la raison qu'Ó la nourriture, qui est plus abondante pour
la premiĶre classe que pour la derniĶre[208]. On peut mĻme dire que le
commun des Bedouins vit dans une misĶre et une famine habituelles. Il
paraŅtra peu croyable parmi nous, mais il n'en est pas moins vrai que la
somme ordinaire des aliments de la plupart d'entre eux ne passe pas 6
onces par jour: c'est surtout chez les tribus du Nadj et de l'HedjŌz,
que l'abstinence est portķe Ó son comble. Six ou sept dattes trempķes
dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillķ, suffisent Ó la
journķe d'un homme. Il se croit heureux, s'il y joint quelques pincķes
de farine grossiĶre ou une boulette de riz. La chair est rķservķe aux
plus grands jours de fĻte; et ce n'est que pour un mariage ou une mort
que l'on tue un chevreau; ce n'est qu'aux chaiks riches et gķnķreux
qu'il appartient d'ķgorger de jeunes chameaux, de manger du riz cuit
avec de la viande. Dans sa disette, le vulgaire, toujours affamķ, ne
dķdaigne pas les plus vils aliments: de lÓ l'usage o∙ sont les Bedouins
de manger des sauterelles, des rats, des lķzards et des serpents grillķs
sur des broussailles; de lÓ leurs rapines dans les champs cultivķs, et
leurs vols sur les chemins; de lÓ aussi leur constitution dķlicate, et
leur corps petit et maigre, plut¶t agile que vigoureux. Il y a ceci de
remarquable pour un mķdecin, dans leur tempķrament, que leurs
dķperditions en tout genre, mĻme en sueurs, sont trĶs-faibles; leur
sang est si dķpouillķ de sķrositķ, qu'il n'y a que la grande chaleur qui
puisse le maintenir dans sa fluiditķ. Cela n'empĻche pas qu'ils ne
soient d'ailleurs assez sains, et que les maladies ne soient plus rares
parmi eux que parmi les habitants du pays cultivķ.
D'aprĶs ces faits, on ne jugera point que la frugalitķ des Arabes soit
une vertu purement de choix, ni mĻme de climat. Sans doute l'extrĻme
chaleur dans laquelle ils vivent, facilite leur abstinence, en ¶tant Ó
l'estomac l'activitķ que le froid lui donne. Sans doute aussi l'habitude
de la diĶte, en empĻchant l'estomac de se dilater, devient un moyen de
la supporter; mais le motif principal et premier de cette habitude, est,
comme pour tous les autres hommes, la nķcessitķ des circonstances o∙ ils
se trouvent, soit de la part du sol, comme je l'ai expliquķ, soit de la
part de leur ķtat social qu'il faut dķvelopper.
J'ai dķja dit que les Arabes-Bedouins ķtaient divisķs par tribus, qui
constituent autant de peuples particuliers. Chacune de ces tribus
s'approprie un terrain qui forme son domaine; elles ne diffĶrent Ó cet
ķgard des nations agricoles, qu'en ce que ce terrain exige une ķtendue
plus vaste, pour fournir Ó la subsistance des troupeaux pendant toute
l'annķe. Chacune de ces tribus compose un ou plusieurs camps qui sont
rķpartis sur le pays, et qui en parcourent successivement les parties Ó
mesure que les troupeaux les ķpuisent: de lÓ il arrive que sur un grand
espace il n'y a jamais d'habitķs que quelques points qui varient d'un
jour Ó l'autre; mais comme l'espace entier est nķcessaire Ó la
subsistance annuelle de la tribu, quiconque y empiĶte, est censķ violer
la propriķtķ; ce qui ne diffĶre point encore du droit public des
nations. Si donc une tribu ou ses sujets entrent sur un terrain
ķtranger, ils sont traitķs en voleurs, en ennemis, et il y a guerre. Or,
comme les tribus ont entre elles des affinitķs par alliance de sang ou
par conventions, il s'ensuit des ligues qui rendent les guerres plus ou
moins gķnķrales. La maniĶre d'y procķder est trĶs-simple. Le dķlit
connu, l'on monte Ó cheval, l'on cherche l'ennemi, l'on se rencontre, on
parlemente; souvent on se pacifie, sinon l'on s'attaque par pelotons ou
par cavaliers; on s'aborde ventre Ó terre, la lance baissķe; quelquefois
on la darde, malgrķ sa longueur, sur l'ennemi qui fuit: rarement la
victoire se dispute; le premier choc la dķcide; les vaincus fuient Ó
bride abattue sur la plaine rase du dķsert. Ordinairement la nuit les
dķrobe au vainqueur. La tribu qui a du dessous lĶve le camp, s'ķloigne Ó
marche forcķe, et cherche un asile chez les alliķs. L'ennemi satisfait
pousse les troupeaux plus loin, et les fuyards reviennent Ó leur
domaine. Mais, du meurtre de ces combats, il reste des motifs de haine
qui perpķtuent les dissensions. L'intķrĻt de la s¹retķ commune Ó dĶs
long-temps ķtabli chez les Arabes une loi gķnķrale, qui veut que le sang
de tout homme tuķ soit vengķ par celui de son meurtrier; c'est ce qu'on
appelle le _tŌr_ ou _talion_: le droit en est dķvolu au plus proche
parent du mort. Son honneur devant tous les Arabes y est tellement
compromis, que s'il nķglige de prendre son _talion_, il est Ó jamais
deshonorķ. En consķquence, il ķpie l'occasion de se venger; si son
ennemi pķrit par des causes ķtrangĶres, il ne se tient point satisfait,
et sa vengeance passe sur le plus proche parent. Ces haines se
transmettent comme un hķritage du pĶre aux enfants, et ne cessent que
par l'extinction de l'une des races, Ó moins que les familles ne
s'accordent en sacrifiant le coupable, ou en _rachetant le sang_ pour un
prix convenu en argent ou en troupeaux. Hors cette satisfaction, il n'y
a ni paix, ni trĶve, ni alliance entre elles, ni mĻme quelquefois entre
les tribus rķciproques: _Il y a du sang entre nous_, se dit-on en toute
affaire; et ce mot est une barriĶre insurmontable. Les accidents s'ķtant
multipliķs par le laps de temps, il est arrivķ que la plupart des tribus
ont des querelles, et qu'elles vivent dans un ķtat habituel de guerre;
ce qui, joint Ó leur genre de vie, fait des Bedouins un peuple
militaire, sans qu'ils soient nķanmoins avancķs dans la pratique de cet
art. La disposition de leurs camps est un _rond_ assez irrķgulier,
formķ par une seule ligne de tentes plus ou moins espacķes. Ces tentes,
tissues de poil de chĶvre ou de chameau, sont noires ou brunes, Ó la
diffķrence de celles des Turkmans, qui sont blanchŌtres. Elles sont
tendues sur 3 ou 5 piquets de 5 Ó 6 pieds de hauteur seulement, ce qui
leur donne un air trĶs-ķcrasķ; dans le lointain, un tel camp ne paraŅt
que comme des taches noires; mais l'oeil perńant des Bedouins ne s'y
trompe pas. Chaque tente, habitķe par une famille, est partagķe par un
rideau en deux portions, dont l'une n'appartient qu'aux femmes. L'espace
vide du grand _rond_ sert Ó parquer chaque soir les troupeaux. Jamais il
n'y a de retranchement; les seules gardes avancķes et les patrouilles
sont des chiens; les chevaux restent sellķs, et prĻts Ó monter Ó la
premiĶre alarme; mais comme il n'y a ni ordre ni distribution, ces
camps, dķja faciles Ó surprendre, ne seraient d'aucune dķfense en cas
d'attaque: aussi arrive-t-il chaque jour des accidents, des enlĶvements
de bestiaux; et cette guerre de maraude est une de celles qui occupent
davantage les Arabes.
Les tribus qui vivent dans le voisinage des Turks, ont une position
encore plus orageuse: en effet, ces ķtrangers s'arrogeant, Ó titre de
conquĻte, la propriķtķ de tout le pays, ils traitent les Arabes comme
des vassaux rebelles, ou des ennemis inquiets et dangereux. Sur ce
principe, ils ne cessent de leur faire une guerre sourde ou dķclarķe.
Les pachas se font une ķtude de profiter de toutes les occasions de les
troubler. Tant¶t ils leur contestent un terrain qu'ils leur ont louķ;
tant¶t ils exigent un tribut dont on n'est pas convenu. Si l'ambition ou
l'intķrĻt divise une famille de chaiks, ils secourent tour Ó tour l'un
et l'autre parti, et finissent par les ruiner tous les deux. Souvent ils
font empoisonner ou assassiner les chefs dont ils redoutent le courage
ou l'esprit, fussent-ils mĻme leurs alliķs. De leur c¶tķ, les Arabes
regardant les Turks comme des usurpateurs et des traŅtres, ne cherchent
que les occasions de leur nuire. Malheureusement le fardeau tombe plus
sur les innocents que sur les coupables: ce sont presque toujours les
paysans qui paient les dķlits des gens de guerre. A la moindre alarme,
on coupe leurs moissons, on enlĶve leurs troupeaux, on intercepte les
communications et le commerce: les paysans crient aux voleurs, et ils
ont raison; mais les Bedouins rķclament le droit de la guerre, et
peut-Ļtre n'ont-ils pas tort. Quoi qu'il en soit, ces dķprķdations
ķtablissent entre les Bķdouins et les habitants du pays cultivķ, une
mķsintelligence qui les rend mutuellement ennemis.
Telle est la situation des Arabes Ó l'extķrieur. Elle est sujette Ó de
grandes vicissitudes, selon la bonne ou mauvaise conduite des chefs.
Quelquefois une tribu faible s'ķlĶve et s'agrandit, pendant qu'une
autre, d'abord puissante, dķcline ou mĻme s'anķantit; non que tous ses
membres pķrissent, mais parce qu'ils s'incorporent Ó une autre; et ceci
tient Ó la constitution intķrieure des tribus. Chaque tribu est composķe
d'une ou de plusieurs familles principales, dont les membres portent le
titre de _chaiks_ ou _seigneurs_. Ces familles reprķsentent assez bien
les _patriciens_ de Rome, et les _nobles_ de l'Europe. L'un de ces
chaiks commande en chef Ó tous les autres; c'est le gķnķral de cette
petite armķe. Quelquefois il prend le titre d'_ķmir_, qui signifie
_commandant_ et prince. Plus il a de parens, d'enfants et d'alliķs, plus
il est fort et puissant. Il y joint des serviteurs qu'il s'attache d'une
maniĶre spķciale, en fournissant Ó tous leurs besoins. Mais en outre, il
se range autour de ce chef de petites familles qui, n'ķtant point assez
fortes pour vivre indķpendantes, ont besoin de protection et d'alliance.
Cette rķunion s'appelle _qŌbilķ_ ou _tribu_. On la distingue d'une autre
par le nom de son chef, ou par celui de la famille commandante. Quand on
parle de ses individus en gķnķral, on les appelle _enfants_ d'un tel,
quoiqu'ils ne soient pas rķellement tous de son sang, et que lui-mĻme
soit un homme mort depuis long-temps. Ainsi l'on dit: _beni TemŅn_,
_oulŌd Ta’_; les enfants de _TemŅn_ et de _Ta’_. Cette fańon de
s'exprimer est mĻme passķe par mķtaphore aux noms de pays; la phrase
ordinaire pour en dķsigner les habitants, est de dire _les enfants de
tel lieu_. Ainsi les Arabes disent _oulŌd Masr_, les ╔gyptiens; _oulŌd
ChŌm_, les Syriens; ils diraient _oulŌd Fransa_, les Franńais; _oulŌd
Mosqou_, les Russes; ce qui n'est pas sans importance pour l'histoire
ancienne.
Le gouvernement de cette sociķtķ est tout Ó la fois rķpublicain,
aristocratique et mĻme despotique, sans Ļtre dķcidķment aucun de ces
ķtats. Il est rķpublicain, parce que le peuple y a une influence
premiĶre dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un
consentement de majoritķ. Il est aristocratique, parce que les familles
des _chaiks_ ont quelques-unes des prķrogatives que la force donne
partout. Enfin il est despotique, parce que le _chaik_ principal a un
pouvoir indķfini et presque absolu. Quand c'est un homme de caractĶre,
il peut porter son autoritķ jusqu'Ó l'abus; mais dans cet abus mĻme il
est des bornes que l'ķtat des choses rend assez ķtroites. En effet, si
un chef commettait une grande injustice; si, par exemple, il tuait un
Arabe, il lui serait presque impossible d'en ķviter la peine: le
ressentiment de l'offense n'aurait nul respect pour son titre; il
subirait le _talion_; et s'il ne payait pas le sang, il serait
infailliblement assassinķ; ce qui serait facile, vu la vie simple et
privķe des chaiks dans le camp. S'il fatigue ses sujets par sa duretķ,
ils l'abandonnent, et passent dans une autre tribu. Ses propres parents
profitent de ses fautes, pour le dķposer et s'ķtablir Ó sa place. Il n'a
point contre eux la ressource des troupes ķtrangĶres; ses sujets
communiquent entre eux trop aisķment, pour qu'il puisse les diviser
d'intķrĻt et se faire une faction subsistante. D'ailleurs, comment la
soudoyer, puisqu'il ne retire de la tribu aucune espĶce d'imp¶t; que la
plupart de ses sujets sont bornķs au plus juste nķcessaire, et qu'il est
rķduit lui-mĻme Ó des propriķtķs assez mķdiocres et dķja chargķes de
grosses dķpenses?
En effet, c'est le chaik principal qui, dans toute tribu, est chargķ de
dķfrayer les allants et les venants; c'est lui qui reńoit les visites
des alliķs et de quiconque a des affaires. Sur le prolongement de sa
tente, est un grand pavillon qui sert d'hospice Ó tous les ķtrangers et
aux passants. C'est lÓ que se tiennent les assemblķes frķquentes des
chaiks et des notables, pour dķcider des campements, des dķcampements,
de la paix, de la guerre, des dķmĻlķs avec les gouverneurs turks et les
villages, des procĶs et querelles des particuliers, etc. A cette foule
qui se succĶde, il faut donner le cafķ, le pain cuit sous la cendre, le
riz et quelquefois le chevreau ou le chameau r¶ti; en un mot, il faut
tenir table ouverte; et il est d'autant plus important d'Ļtre gķnķreux,
que cette gķnķrositķ porte sur des objets de nķcessitķ premiĶre. Le
crķdit et la puissance dķpendent de lÓ: l'Arabe affamķ place avant toute
vertu la libķralitķ qui le nourrit; et ce prķjugķ n'est pas sans
fondement; car l'expķrience a prouvķ que les _chaiks_ avares n'ķtaient
jamais des hommes Ó grandes vues: de lÓ ce proverbe, aussi juste que
prķcis: _Main serrķe, coeur ķtroit_. Pour subvenir Ó ces dķpenses, le
_chaik_ n'a que ses troupeaux, quelquefois des champs ensemencķs, le
casuel des pillages avec les pķages des chemins; et tout cela est bornķ.
Celui chez qui je me rendis sur la fin de 1784, dans le pays de Gaz,
passait pour le plus puissant des cantons: cependant il ne m'a pas paru
que sa dķpense f¹t supķrieure Ó celle d'un gros fermier: son mobilier,
consistant en quelques pelisses, en tapis, en armes, en chevaux et en
chameaux, ne peut s'ķvaluer Ó plus de 50,000 livres; et il faut observer
que dans ce compte, quatre juments de race sont portķes Ó 6,000 livres,
et chaque tĻte de chameau Ó 10 louis. On ne doit donc pas, lorsqu'il
s'agit des Bedouins, attacher nos idķes ordinaires aux mots de _prince_
et de _seigneur_: on se rapprocherait beaucoup plus de la vķritķ en les
comparant aux bons fermiers des pays de montagnes, dont ils ont la
simplicitķ dans les vĻtements comme dans la vie domestique et dans les
moeurs. Tel chaik qui commande Ó 500 chevaux, ne dķdaigne pas de seller
et de brider le sien, de lui donner l'orge et la paille hachķe. Dans sa
tente, c'est sa femme qui fait le cafķ, qui bat la pŌte, qui fait cuire
la viande. Ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la
cruche sur la tĻte et le voile sur le visage, puiser l'eau Ó la
fontaine: c'est prķcisķment l'ķtat dķpeint par HomĶre, et par la GenĶse
dans l'histoire d'Abraham. Mais il faut avouer qu'on a de la peine Ó
s'en faire une juste idķe, quand on ne l'a pas vu de ses propres yeux.
La simplicitķ, ou, si l'on veut, la pauvretķ du commun des Bedouins, est
proportionnķe Ó celle de leurs chefs. Tous les biens d'une famille
consistent en un mobilier, dont voici Ó peu prĶs l'inventaire: quelques
chameaux mŌles et femelles, des chĶvres, des poules, une jument et son
harnais, une tente, une lance de treize pieds de long, un sabre courbe,
un fusil rouillķ Ó pierre ou Ó rouet, une pipe, un moulin portatif, une
marmite, un seau de cuir, une poĻlette Ó griller le cafķ, une natte,
quelques vĻtements, un manteau de laine noire; enfin, pour tous bijoux,
quelques anneaux de verre ou d'argent que la femme porte aux jambes et
au bras. Si rien de tout cela ne manque, le mķnage est riche. Ce qui
manque au pauvre, et ce qu'il dķsire le plus, est la jument: en effet,
cet animal est le grand moyen de fortune; c'est avec la jument que le
Bedouin va en course contre les tribus ennemies, ou en maraude dans les
campagnes et sur les chemins. La jument est prķfķrķe au cheval, parce
qu'elle ne hennit point, parce qu'elle est plus docile, et qu'elle a du
lait qui, dans l'occasion, apaise la soif et mĻme la faim de son
maŅtre.
Ainsi restreints au plus ķtroit nķcessaire, les Arabes ont aussi peu
d'industrie que de besoins; tous leurs arts se rķduisent Ó ourdir des
tentes grossiĶres, Ó faire des nattes et du beurre. Tout leur commerce
consiste Ó ķchanger des chameaux, des chevreaux, des chevaux mŌles et
des laitages, contre des armes, des vĻtements, quelque peu de riz ou de
blķ, et contre de l'argent qu'ils enfouissent. Leurs sciences sont
absolument nulles; ils n'ont aucune idķe ni de l'astronomie, ni de la
gķomķtrie, ni de la mķdecine. Ils n'ont aucun livre, et rien n'est si
rare, mĻme parmi les chaiks, que de savoir lire. Toute leur littķrature
consiste Ó rķciter des contes et des histoires, dans le genre des _Mille
et une nuits_. Ils ont une passion particuliĶre pour ces narrations;
elles remplissent une grande partie de leurs loisirs, qui sont
trĶs-longs. Le soir ils s'asseyent Ó terre Ó la porte des tentes, ou
sous leur couvert, s'il fait froid, et lÓ, rangķs en cercle autour d'un
petit feu de fiente, la pipe Ó la bouche, et les jambes croisķes, ils
commencent d'abord par rĻver en silence, puis, Ó l'improviste, quelqu'un
dķbute par un _il y avait au temps passķ_, et il continue jusqu'Ó la fin
les aventures d'un jeune chaik et d'une jeune Bedouine: il raconte
comment le jeune homme aperńut d'abord sa maŅtresse Ó la dķrobķe, et
comme il en devint ķperdument amoureux; il dķpeint trait par trait la
jeune beautķ, vante ses yeux noirs, grands et doux comme ceux d'une
gazelle; son regard mķlancolique et passionnķ; ses sourcils courbķs
comme deux arcs d'ķbĶne; sa taille droite et souple comme une lance: il
n'omet ni sa dķmarche lķgĶre comme celle d'une _jeune pouline_, ni ses
paupiĶres noircies de _kohl_, ni ses lĶvres peintes de bleu, ni ses
ongles teints de _hennķ_ couleur d'or, ni sa gorge semblable Ó une
couple de grenades, ni ses paroles douces comme le miel. Il conte le
martyre du jeune amant, _qui se consume tellement de dķsirs et d'amour,
que son corps ne donne plus d'ombre_. Enfin, aprĶs avoir dķtaillķ ses
tentatives pour voir sa maŅtresse, les obstacles des parents, les
enlĶvements des ennemis, la captivitķ survenue aux deux amants, etc., il
termine, Ó la satisfaction de l'auditoire, par les ramener unis et
heureux Ó la tente paternelle; et chacun de payer Ó son ķloquence le _ma
cha allah_[209] qu'il a mķritķ. Les Bedouins ont aussi des chansons
d'amour, qui ont plus de naturel et de sentiment que celles des Turks et
des habitants des villes; sans doute parce que ceux-lÓ ayant des moeurs
chastes, connaissent l'amour; pendant que ceux-ci, livrķs Ó la dķbauche,
ne connaissent que la jouissance.
En considķrant que la condition des Bedouins, surtout dans l'intķrieur
du dķsert, ressemble Ó beaucoup d'ķgards Ó celle des sauvages de
l'Amķrique, je me suis quelquefois demandķ pourquoi ils n'avaient point
la mĻme fķrocitķ; pourquoi, ķprouvant de grandes disettes, l'usage de la
chair humaine ķtait inou’ parmi eux; pourquoi, en un mot, leurs moeurs
sont plus douces et plus sociables. Voici les raisons que me donne
l'analyse des faits.
Il semblerait d'abord que l'Amķrique ķtant riche en pŌturages, en lacs
et en forĻts, ses habitants dussent avoir plus de facilitķ pour la vie
pastorale que pour toute autre. Mais si l'on observe que ces forĻts, en
offrant un refuge aisķ aux animaux, les soustraient au pouvoir de
l'homme, on jugera que le sauvage a ķtķ conduit par la nature du sol, Ó
Ļtre chasseur, et non pasteur. Dans cet ķtat, toutes ses habitudes ont
concouru Ó lui donner un caractĶre violent. Les grandes fatigues de la
chasse ont endurci son corps; les faims extrĻmes, suivies tout-Ó-coup de
l'abondance du gibier, l'ont rendu vorace. L'habitude de verser du sang
et de dķchirer sa proie, l'a familiarisķ avec le meurtre et avec le
spectacle de la douleur. Si la faim l'a persķcutķ, il a dķsirķ la chair;
et trouvant Ó sa portķe celle de son semblable, il a d¹ en manger; il a
pu se rķsoudre Ó le tuer pour s'en repaŅtre. La premiĶre ķpreuve faite,
il s'en est fait une habitude; il est devenu anthropophage,
sanguinaire, atroce; et son ame a pris l'insensibilitķ de tous ses
organes.
La position de l'Arabe est bien diffķrente. Jetķ sur de vastes plaines
rases, sans eau, sans forĻts, il n'a pu, faute de gibier et de poisson,
Ļtre chasseur ou pĻcheur. Le chameau a dķterminķ sa vie au genre
pastoral, et tout son caractĶre s'en est composķ. Trouvant sous sa main
une nourriture lķgĶre, mais suffisante et constante, il a pris
l'habitude de la frugalitķ; content de son lait et de ses dattes, il n'a
point dķsirķ la chair, il n'a point versķ le sang: ses mains ne se sont
point accoutumķes au meurtre, ni ses oreilles aux cris de la douleur: il
a conservķ un coeur humain et sensible.
Lorsque ce sauvage pasteur connut l'usage du cheval, son ķtat changea un
peu de forme. La facilitķ de parcourir rapidement de grands espaces le
rendit vagabond: il ķtait avide par disette, il devint voleur par
cupiditķ; et tel est restķ son caractĶre. Pillard plut¶t que guerrier,
l'Arabe n'a point un courage sanguinaire; il n'attaque que pour
dķpouiller; et si on lui rķsiste, il ne juge pas qu'un peu de butin
vaille la peine de se faire tuer. Il faut verser son sang pour
l'irriter; mais alors on le trouve aussi opiniŌtre Ó se venger, qu'il a
ķtķ prudent Ó se compromettre.
On a souvent reprochķ aux Arabes cet esprit de rapine; mais, sans
vouloir l'excuser, on ne fait point assez d'attention qu'il n'a lieu
que pour l'ķtranger rķputķ ennemi, et par consķquent il est fondķ sur le
droit public de la plupart des peuples. Quant Ó l'intķrieur de leur
sociķtķ, il y rĶgne une bonne foi, un dķsintķressement, une gķnķrositķ
qui feraient honneur aux hommes les plus civilisķs. Quoi de plus noble
que ce droit d'asile ķtabli chez toutes les tribus! Un ķtranger, un
ennemi mĻme, a-t-il touchķ la tente du Bedouin, sa personne devient,
pour ainsi dire, inviolable. Ce serait une lŌchetķ, une honte ķternelle,
de satisfaire mĻme une juste vengeance aux dķpens de l'hospitalitķ. Le
Bedouin a-t-il consenti Ó _manger le pain et le sel_ avec son h¶te, rien
au monde ne peut le lui faire trahir. La puissance du sultan ne serait
pas capable de retirer un rķfugiķ[210] d'une tribu, Ó moins de
l'exterminer tout entiĶre. Ce Bedouin, si avide hors de son camp, n'y a
pas plus t¶t remis le pied, qu'il devient libķral et gķnķreux. Quelque
peu qu'il ait, il est toujours prĻt Ó le partager. Il a mĻme la
dķlicatesse de ne pas attendre qu'on le lui demande: s'il prend son
repas, il affecte de s'asseoir Ó la porte de sa tente, afin d'inviter
les passants; sa gķnķrositķ est si vraie, qu'il ne la regarde pas comme
un mķrite, mais comme un devoir: aussi prend-il sur le bien des autres
le droit qu'il leur donne sur le sien. A voir la maniĶre dont en usent
les Arabes entre eux, on croirait qu'ils vivent en communautķ de biens.
Cependant ils connaissent la propriķtķ; mais elle n'a point chez eux
cette duretķ que l'extension des faux besoins du luxe lui a donnķe chez
les peuples agricoles. On pourra dire qu'ils doivent cette modķration Ó
l'impossibilitķ de multiplier beaucoup leurs jouissances; mais si les
vertus de la foule des hommes ne sont dues qu'Ó la nķcessitķ des
circonstances, peut-Ļtre les Arabes n'en sont-ils pas moins dignes
d'estime: ils sont du moins heureux que cette nķcessitķ ķtablisse chez
eux un ķtat de choses qui a paru aux plus sages lķgislateurs la
perfection de la police, je veux dire une sorte d'ķgalitķ ou de
rapprochement dans le partage des biens et l'ordre des conditions. Privķ
d'une multitude de jouissances que la nature a prodiguķes Ó d'autres
pays, ils ont moins de moyens de se corrompre et de s'avilir. Il est
moins facile Ó leurs chaiks de se former une faction qui asservisse et
appauvrisse la masse de la nation. Chaque individu pouvant se suffire Ó
lui-mĻme, en garde mieux son caractĶre, son indķpendance; et la pauvretķ
particuliĶre devient la cause et le garant de la libertķ publique.
Cette libertķ s'ķtend jusque sur les choses de religion: il y a cette
diffķrence remarquable entre les Arabes des villes et ceux du dķsert,
que pendant que les premiers portent le double joug du despotisme
politique et du despotisme religieux, ceux-lÓ vivent dans une franchise
absolue de l'un et de l'autre: il est vrai que sur les frontiĶres des
Turks, les Bedouins gardent par politique des apparences musulmanes;
mais elles sont si peu rigoureuses, et leur dķvotion est si relŌchķe,
qu'ils passent gķnķralement pour des infidĶles, sans loi et sans
prophĶtes. Ils disent mĻme assez volontiers que la religion de Mahomet
n'a point ķtķ faite pour eux: ½Car, ajoutent-ils, comment faire des
ablutions, puisque nous n'avons point d'eau? Comment faire des aum¶nes,
puisque nous ne sommes pas riches? Pourquoi je¹ner le ramadan, puisque
nous je¹nons toute l'annķe? Et pourquoi aller Ó la Mekke, si Dieu est
partout?╗ Du reste, chacun agit et pense comme il veut, et il rĶgne chez
eux la plus parfaite tolķrance. Elle se peint trĶs-bien dans un propos
que me tenait un jour un de leurs chaiks, nommķ _Ahmed_, fils de
_BŌhir_, chef de la tribu des _Ouahidiķ_. ½Pourquoi, _me disait ce
chaik_, veux-tu retourner chez les Francs? Puisque tu n'as pas
d'aversion pour nos moeurs, puisque tu sais porter la lance et courir un
cheval comme un Bedouin, reste parmi nous. Nous te donnerons des
pelisses, une tente, une honnĻte et jeune Bķdouine, et une bonne jument
de race. Tu vivras dans notre maison.... Mais ne sais-tu pas, _lui
rķpondis-je_, que nķ parmi les Francs, j'ai ķtķ ķlevķ dans leur
religion? Comment les Arabes verront-ils un _infidĶle_, ou que
penseront-ils d'un _apostat_?.... Et toi-mĻme, _rķpliqua-t-il_, ne
vois-tu pas que les Arabes vivent sans soucis du prophĶte et du _livre_
(le Q¶ran)? Chacun parmi nous suit la route de sa conscience. Les
actions sont devant les hommes; mais la religion est devant Dieu.╗ Un
autre chaik, conversant un jour avec moi, m'adressa par mķgarde la
formule triviale: _╔coute, et prie sur le prophĶte;_ au lieu de la
rķponse ordinaire, _J'ai priķ;_ je rķpondis en souriant: _J'ķcoute_. Il
s'aperńut de sa mķprise, et sourit Ó son tour. Un Turk de Jķrusalem qui
ķtait prķsent, prit la chose plus sķrieusement. ½O chaik, _lui dit-il,_
comment peux-tu adresser les paroles des vrais croyants Ó un infidĶle?
_La langue est lķgĶre_, rķpondit le chaik, _encore que le coeur soit
blanc_ (pur); _mais toi qui connais les coutumes des Arabes, comment
peux-tu offenser un ķtranger avec qui nous avons mangķ le pain et le
sel?_ Puis se tournant vers moi: _Tous ces peuples du Frankestan dont tu
m'as parlķ, qui sont hors de la loi du prophĶte, sont-ils plus nombreux
que les musulmans? On pense_, lui rķpondis-je, _qu'ils sont 5 ou 6 fois
plus nombreux, mĻme en comptant les Arabes.... Dieu est juste_,
reprit-il, _il pĶsera dans ses balances_[211].╗
Il faut l'avouer, il est peu de nations policķes qui aient une morale
aussi gķnķralement estimable que les Arabes bedouins; et il est
remarquable que les mĻmes vertus se retrouvent presque ķgalement chez
les hordes turkmanes, et chez les Kourdes; en sorte qu'elles semblent
attachķes Ó la vie pastorale. Il est d'ailleurs singulier que ce soit
chez ce genre d'hommes que la religion a le moins dķformes extķrieures,
au point que l'on n'a jamais vu chez les Bedouins, les Turkmans, ou les
Kourdes, ni prĻtres, ni temples, ni culte rķgulier. Mais il est temps de
continuer la description des autres peuples de la Syrie, et de porter
nos considķrations sur un ķtat social tout diffķrent de celui que nous
quittons, sur l'ķtat des peuples agricoles et sķdentaires.
CHAPITRE III.
Des peuples agricoles de la Syrie.
¦ I.
Des AnsŌriķ.
Le premier peuple agricole qu'il faut distinguer dans la Syrie du reste
de ses habitants, est celui que l'on appelle dans le pays du nom pluriel
d'_AnsŌriķ_, rendu sur les cartes de Delisle par celui d'_Ensyriens_, et
sur celles de d'Anville par celui de _Nassaris_. Le terrain qu'occupent
ces _AnsŌriķ_, est la chaŅne de montagnes qui s'ķtend depuis _AntŌkiķ_,
jusqu'au ruisseau dit _Nahr-el-Kķbir_, ou la _Grande riviĶre_. Leur
origine est un fait historique peu connu, et cependant assez instructif.
Je vais le rapporter tel que le cite un ķcrivain qui a puisķ aux sources
primitives[212].
╗L'an des Grecs 1202 (c'est-Ó-dire, 891 de J-C.), il y avait dans les
environs de Koufa, au village de _Nasar_, un vieillard que ses je¹nes,
ses priĶres assidues et sa pauvretķ faisaient passer pour un saint:
plusieurs gens du peuple s'ķtant dķclarķs ses partisans, il choisit
parmi eux 12 sujets pour rķpandre sa doctrine. Mais le commandant du
lieu, alarmķ de ses mouvements, fit saisir le vieillard, et le fit
mettre en prison. Dans ce revers, son ķtat toucha une fille esclave du
ge¶lier, et elle se proposa de le dķlivrer. Il s'en prķsenta bient¶t une
occasion qu'elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le ge¶lier s'ķtait
couchķ ivre, et dormait d'un profond sommeil, elle prit tout doucement
les clefs qu'il tenait sous son oreiller, et aprĶs avoir ouvert la porte
au vieillard, elle vint les remettre en place, sans que son maŅtre s'en
aperńut: le lendemain, lorsque le geolier vint pour visiter son
prisonnier, il fut d'autant plus ķtonnķ de trouver le lieu vide, qu'il
ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait
ķtķ dķlivrķ par un ange, et il s'empressa de rķpandre ce bruit pour
ķviter la rķprķhension qu'il mķritait. De son c¶tķ, le vieillard raconta
la mĻme chose Ó ses disciples, et il se livra plus que jamais Ó la
prķdication de ses idķes. Il ķcrivit mĻme un livre dans lequel on lit
entre autres choses: _Moi un tel, du village de Nasar, j'ai vu Christ,
qui est la parole de Dieu, qui est Ahmad, fils de Mohammad, fils de
Hanafa, de la race d'Ali, qui est aussi Gabriel; et il m'a dit_: _Tu es
celui qui lit (avec intelligence)_; _tu es l'homme qui dit vrai; tu es
le chameau qui prķserve les fidĶles de la colĶre; tu es la bĻte de
charge qui porte leur fardeau; tu es l'esprit (saint), et Jean, fils de
Zacharie. Va, et prĻche aux hommes qu'ils fassent_ 4 _gķnuflexions en
priant; Ó savoir, deux avant le lever du soleil, et deux avant son
coucher, en tournant le visage vers Jķrusalem; et qu'ils disent trois
fois_: _Dieu tout-puissant, Dieu trĶs-haut, Dieu trĶs-grand; qu'ils
n'observent plus que la_ 2^{e} _et_ 3^{e} _fĻte; qu'ils ne je¹nent que
deux jours par an; qu'ils ne se lavent point le prķpuce, et qu'ils ne
boivent point de biĶre, mais du vin tant qu'il en voudront; enfin,
qu'ils s'abstiennent de la chair des bĻtes carnassiĶres._ Ce vieillard
ķtant passķ en Syrie, rķpandit ces opinions chez les gens de la
campagne et du peuple, qui le crurent en foule; et aprĶs quelques
annķes, il s'ķvada, sans qu'on ait su ce qu'il devint╗.
Telle fut l'origine de ce _AnsŌriens_, qui se trouvĶrent, pour la
plupart, Ļtre des habitants de ces montagnes dont nous avons parlķ. Un
peu plus d'un siĶcle aprĶs cette ķpoque, les Croisķs portant la guerre
dans ces cantons, et marchant de _Marrah_ par l'Oronte vers le Liban,
rencontrĶrent de ces _Nasirķens_, dont ils tuĶrent un grand nombre.
Guillaume de Tyr[213], qui rapporte ce fait, les confond avec les
_assassins_, et peut-Ļtre ont-ils eu des traits communs. Quant Ó ce
qu'il ajoute que le terme _assassins_ avait cours chez les Francs comme
chez les Arabes, sans pouvoir en expliquer l'origine, il est facile d'en
rķsoudre le problĶme. Dans l'usage vulgaire de la langue arabe,
_HassŌsin_[214] signifie _des voleurs de nuit_, des gens qui tuent _en
guet-apens_; on emploie ce terme encore aujourd'hui dans ce sens au
Kaire et dans la Syrie: par cette raison il convint aux _BŌtķniens_, qui
tuaient par surprise; les Croisķs qui le trouvĶrent en Syrie au moment
que cette secte faisait le plus de bruit, durent en adopter l'usage. Ce
qu'ils ont racontķ du _vieux de la Montagne_, est une mauvaise
traduction de la phrase _Chaik-el-Djebal_, qu'il faut expliquer
_seigneur des montagnes_; et par-lÓ, les Arabes ont dķsignķ le chef des
_BŌtķniens_, dont le siķge principal ķtait Ó l'orient du _Kourdestan_,
dans les _montagnes_ de l'ancienne Mķdie.
Les _AnsŌriķ_ sont, comme je l'ai dit, divisķs en plusieurs peuplades ou
sectes; on y distingue les _Chamsiķs_, ou adorateurs du _soleil_; les
_KelbŅķ_, ou adorateurs du _chien_; et les _Quadmousiķ_, qu'on assure
rendre un culte particulier Ó l'organe qui, dans les femmes, correspond
Ó _Priape_[215]. Niebuhr, Ó qui l'on a fait les mĻmes rķcits qu'Ó moi,
n'a pu les croire, _parce que_, dit-il, _il n'est pas probable que des
hommes se dķgradent Ó ce point_; mais cette maniĶre de raisonner est
dķmentie, et par l'histoire de tous les peuples, qui prouve que l'esprit
humain est capable des ķcarts les plus extravagants, et mĻme par l'ķtat
actuel de la plupart des pays, et surtout de ceux de l'Orient, o∙ l'on
trouve un degrķ d'ignorance et de crķdulitķ propre Ó recevoir ce qu'il y
a de plus absurde. Les cultes bizarres dont nous parlons, sont d'autant
plus croyables chez les _AnsŌriķ_, qu'ils paraissent s'y Ļtre conservķs
par une transmission continue des siĶcles anciens o∙ ils rķgnĶrent. Les
historiens[216] remarquent que malgrķ le voisinage d'Antioche, le
christianisme ne pķnķtra qu'avec la plus grande peine dans ces cantons;
il y comptait peu de prosķlytes, mĻme aprĶs le rĶgne de Julien: de lÓ,
jusqu'Ó l'invasion des Arabes, il eut peu le temps de s'ķtablir; car il
n'en est pas toujours des rķvolutions d'opinions dans les campagnes
comme dans les villes. Dans celles ci, la communication facile et
continue rķpand plus promptement les idķes, et dķcide en peu de temps de
leur sort par une chute ou un triomphe marquķ. Les progrĶs que cette
religion put faire chez ces montagnards grossiers, ne servirent qu'Ó
aplanir les routes au mahomķtisme, plus analogue Ó leurs go¹ts; et il
rķsulta des dogmes anciens et modernes, un mķlange informe auquel le
vieillard de _Nasar_ dut son succĶs. Cent cinquante ans aprĶs lui,
_Mohammad-el-Dourzi_ ayant Ó son tour fait une secte, les _AnsŌriens_
n'en admirent point le principal article, qui ķtait la divinitķ du
_kalife Hakem_: par cette raison, ils sont demeurķs distincts des
Druzes, quoiqu'ils aient d'ailleurs divers traits de ressemblance avec
eux. Plusieurs des _AnsŌriķ_ croient Ó la mķtempsycose; d'autres
rejettent l'immortalitķ de l'ame; et en gķnķral, dans l'anarchie civile
et religieuse, dans l'ignorance et la grossiĶretķ qui rĶgnent chez eux,
ces paysans se font telles idķes qu'ils jugent Ó propos, et suivent la
secte qui leur plaŅt, ou n'en suivent point du tout.
Leurs pays est divisķ en 3 districts principaux, tenus Ó _ferme_ par des
_chefs_ appelķs _Moqaddamim_. Ils reportent leur tribut au pacha de
Tripoli, dont ils reńoivent leur titre chaque annķe. Leurs montagnes
sont communķment moins escarpķes que celles du Liban; elles sont en
consķquence plus propres Ó la culture, mais aussi elles sont plus
ouvertes aux Turks; et c'est par cette raison sans doute qu'avec une
plus grande fķconditķ en grain, en tabac Ó fumer, en vigne et en olives,
elles sont cependant moins peuplķes que celles de leurs voisins les
Maronites et les Druzes, dont il faut nous occuper.
¦ II.
Des Maronites.
Entre les _AnsŌriķ_ au nord, et les _Druzes_ au midi, habite un petit
peuple connu dĶs long-temps sous le nom de _MaouŌrnķ_, ou _Maronites_.
Leur origine premiĶre, et la nuance qui les distingue des _Latins_, dont
ils suivent la communion, ont ķtķ longuement discutķes par des ķcrivains
ecclķsiastiques; ce qu'il y a de plus clair et de plus intķressant dans
ces questions, peut se rķduire Ó ce qui suit.
Sur la fin du sixiĶme siĶcle de l'ķglise, lorsque l'esprit ķrķmitique
ķtait encore dans la ferveur de la nouveautķ, vivait sur les bords de
l'_Oronte_ un nommķ _MŌroun_, qui, par ses je¹nes, sa vie solitaire et
ses austķritķs, s'attira la considķration du peuple d'alentour. Il
paraŅt que dans les querelles qui dķja rķgnaient entre Rome et
Constantinople, il employa son crķdit en faveur des Occidentaux. Sa
mort, loin de refroidir ses partisans, donna une nouvelle force Ó leur
zĶle: le bruit se rķpandit qu'il se faisait des miracles prĶs de son
corps: et sur ce bruit, il s'assembla de _Kinķsrin_, d'_AouŌsem_ et
autres lieux, des gens qui lui dressĶrent, dans _Hama_, une chapelle et
un tombeau; bient¶t mĻme il s'y forma un couvent qui prit une grande
cķlķbritķ dans toute cette partie de la Syrie. Cependant les querelles
des deux mķtropoles s'ķchauffĶrent, et tout l'empire partagea les
dissensions des prĻtres et des princes. Les affaires en ķtaient Ó ce
point, lorsque sur la fin du 7^{e} siĶcle, un moine du couvent de Hama,
nommķ _Jean le Maronite_, parvint, par son talent pour la prķdication, Ó
se faire considķrer comme un des plus fermes appuis de la cause des
_Latins_ ou partisans du pape. Leurs adversaires, les partisans de
l'empereur, nommķs par cette raison _melkites_, c'est-Ó-dire
_royalistes_, faisaient alors de grands progrĶs dans le Liban. Pour s'y
opposer avec succĶs, les Latins rķsolurent d'y envoyer _Jean le
Maronite_; en consķquence, ils le prķsentĶrent Ó l'agent du pape, Ó
Antioche, lequel, aprĶs l'avoir sacrķ ķvĻque de _Djebail_, l'envoya
prĻcher dans ces contrķes. Jean ne tarda pas Ó rallier ses partisans et
Ó en augmenter le nombre; mais traversķ par les intrigues et mĻme par
les attaques ouvertes des melkites, il jugea nķcessaire d'opposer la
force Ó la force; il rassembla tous les Latins, et il s'ķtablit avec eux
dans le Liban, o∙ ils formĶrent une sociķtķ indķpendante pour l'ķtat
civil comme pour l'ķtat religieux. C'est ce qu'indiquķ un historien du
Bas-Empire[217], en ces termes: ½L'an 8 de Constantin Pogonat (676 de
Jķsus-Christ), les _Marda’tes_ s'ķtant attroupķs, s'emparĶrent du Liban,
qui devint le refuge des vagabonds, des esclaves et de toute sorte de
gens. Ils s'y renforcĶrent au point qu'ils arrĻtĶrent les progrĶs des
Arabes, et qu'ils contraignirent le kalife MoŌouia Ó demander aux Grecs
une trĻve de 30 ans, sous l'obligation d'un tribut de 50 chevaux de
race, de 100 esclaves, et de 10,000 piĶces d'or.╗
Le nom de _marda’tes_ qu'emploie ici l'auteur, est un terme _syriaque_
qui signifie _rebelle_, et par son opposition Ó _melkite_ ou royaliste,
il prouve Ó la fois que le syriaque ķtait encore usitķ Ó cette ķpoque,
et que le schisme qui dķchirait l'empire ķtait autant civil que
religieux. D'ailleurs, il paraŅt que l'origine de ces deux factions et
l'existence d'une insurrection dans ces contrķes, sont antķrieures Ó
l'ķpoque allķguķe; car dĶs les premiers temps du mahomķtisme (622 de
Jķsus-Christ) on fait mention de deux petits princes particuliers, dont
l'un, nommķ _Youseph_, commandait Ó _Djebail_; et l'autre, nommķ
_Kesrou_, gouvernait l'intķrieur du pays, qui prit de lui le nom de
_KesraouŌn_. On en cite encore aprĶs eux un autre qui fit une expķdition
contre Jķrusalem, et qui mourut trĶs-Ōgķ Ó _Beskonta_[218], o∙ il
faisait sa rķsidence. Ainsi, dĶs avant Constantin Pogonat, ces montagnes
ķtaient devenues l'asile des _mķcontents_ ou des _rebelles_, qui
fuyaient l'intolķrance des empereurs et de leurs agents. Ce fut sans
doute par cette raison, et par une analogie d'opinions, que Jean et ses
disciples s'y rķfugiĶrent; et ce fut par l'ascendant qu'ils y prirent,
ou qu'ils y avaient dķja, que toute la nation se donna le nom de
_maronites_, qui n'ķtait point injurieux comme celui de _marda’tes_.
Quoi qu'il en soit, Jean ayant ķtabli chez ces montagnards un ordre
rķgulier et militaire, leur ayant donnķ des armes et des chefs, ils
employĶrent leur libertķ Ó combattre les ennemis communs de l'empire et
de leur petit ķtat; bient¶t ils se rendirent maŅtres de presque toutes
les montagnes jusqu'Ó Jķrusalem. Le schisme qui arriva chez les
musulmans Ó cette ķpoque, facilita leurs succĶs: _MoŌouia_ rķvoltķ Ó
Damas contre Ali, kalife Ó Koufa, se vit obligķ, pour n'avoir pas deux
guerres ensemble, de faire (en 678) un traitķ onķreux avec les Grecs.
Sept ans aprĶs, Abd-el-Malek le renouvela avec Justinien II, en exigeant
toutefois que l'empereur le dķlivrŌt des Maronites. Justinien eut
l'imprudence d'y consentir, et il y ajouta la lŌchetķ de faire
assassiner leur chef par un envoyķ que cet homme trop gķnķreux avait
reńu dans sa maison sous des auspices de paix. AprĶs ce meurtre, cet
agent employa la sķduction et l'intrigue si heureusement, qu'il emmena
12,000 hommes du pays; ce qui laissa une libre carriĶre aux progrĶs des
musulmans. Peu aprĶs, une autre persķcution menańa les Maronites d'une
ruine entiĶre; car le mĻme Justinien envoya contre eux des troupes, sous
la conduite de Marcien et de Maurice, qui dķtruisirent le monastĶre de
Hama, et y ķgorgĶrent 500 moines. De lÓ ils vinrent porter la guerre
jusque dans le KesraouŌn; mais heureusement que sur ces entrefaites
Justinien fut dķposķ, Ó la veille de faire exķcuter un massacre gķnķral
dans Constantinople; et les Maronites, autorisķs par son successeur,
ayant attaquķ Maurice, taillĶrent son armķe en piĶces dans un combat o∙
il pķrit lui-mĻme. Depuis cette ķpoque, on les perd de vue jusqu'Ó
l'invasion des Croisķs, avec qui ils eurent tant¶t des alliances et
tant¶t des dķmĻlķs: dans cet intervalle, qui fut de plus de trois
siĶcles, une partie de leurs possessions leur ķchappa, et ils furent
restreints, vers le Liban, aux bornes actuelles; sans doute mĻme ils
payĶrent des tributs lorsqu'il se trouva des gouverneurs arabes ou
turkmans assez forts pour les exiger. Ils ķtaient dans ce cas vis-Ó-vis
du kalife d'╔gypte _Hakem-B'amr-Ellah_, lorsque vers l'an 1014 il cķda
leur c¶te Ó un prince turkman d'Alep. Deux cents ans aprĶs,
_Selah-eldŅn_ ayant chassķ les Europķens de ces cantons, il fallut plier
sous sa puissance, et acheter la paix par des contributions. Ce fut
alors, c'est-Ó-dire vers l'an 1215, que les Maronites effectuĶrent avec
Rome une rķunion dont ils n'avaient jamais ķtķ ķloignķs, et qui subsiste
encore. Guillaume de Tyr, qui rapporte le fait, observe qu'ils avaient
40,000 hommes en ķtat de porter les armes. Leur ķtat, assez paisible
sous les Mamlouks, fut troublķ par Sķlim II; mais ce prince, occupķ par
de plus grands soins, ne se donna pas la peine de les assujettir. Cette
nķgligence les enhardit; et de concert avec les Druzes et leur ķmir, le
cķlĶbre Fakr-el-dŅn, ils empiķtĶrent de jour en jour sur les Ottomans;
mais ces mouvements eurent une issue malheureuse; car Amurat III ayant
envoyķ contre eux Ibrahim, pacha du Kaire, ce gķnķral les rķduisit en
1588 Ó l'obķissance, et les soumit Ó un tribut annuel qu'ils paient
encore.
Depuis ce temps, les pachas, jaloux d'ķtendre leur autoritķ et leurs
rapines, ont souvent tentķ d'introduire dans les montagnes des
Maronites leurs garnisons et leurs agas; mais toujours repoussķs, ils
ont ķtķ forcķs de s'en tenir Ó la premiĶre capitulation. La sujķtion des
Maronites se borne donc Ó payer un tribut au pacha de Tripoli dont leur
pas relĶve; chaque annķe il en donne la ferme Ó un ou plusieurs
_chaiks_[219], c'est-Ó-dire, Ó des _notables_ qui en font la rķpartition
par districts et par villages. Cet imp¶t est assis presque entier sur
les m¹riers et les vignes, qui sont les principaux et presque les seuls
objets de culture. Il varie en plus et en moins, selon la rķsistance que
l'on peut opposer au pacha. Il y a aussi des douanes ķtablies aux bords
maritimes, tels que _Djebail_ et _BŌtroun_; mais cet objet n'est pas
considķrable.
La forme du gouvernement n'est point fondķe sur des conventions
expresses, mais seulement sur les usages et les coutumes. Cet
inconvķnient e¹t eu sans doute des long-temps de fŌcheux effets, s'ils
n'eussent ķtķ prķvenus par plusieurs circonstances heureuses. La
premiĶre est la religion, qui mettant une barriĶre insurmontable entre
les Maronites et les musulmans, a empĻchķ les ambitieux de se liguer
avec les ķtrangers pour asservir leur nation. La deuxiĶme est la nature
du pays, qui offrant partout de grandes dķfenses, a donnķ Ó chaque
village, et presque Ó chaque famille, le moyen de rķsister par ses
propres forces, et par consķquent d'arrĻter l'extension d'un seul
pouvoir; enfin l'on doit compter pour une troisiĶme raison, la faiblesse
mĻme de cette sociķtķ, qui depuis son origine, environnķe d'ennemis
puissants, n'a pu leur rķsister qu'en maintenant l'union entre ses
membres; et cette union n'a lieu, comme l'on sait, qu'autant qu'ils
s'abstiennent de l'oppression les uns des autres, et qu'ils jouissent
rķciproquement de la s¹retķ de leurs personnes et de leurs propriķtķs.
C'est ainsi que le gouvernement s'est maintenu de lui-mĻme dans un
ķquilibre naturel, et que les moeurs tenant lieu de lois, les Maronites
ont ķtķ prķservķs jusqu'Ó ce jour de l'oppression du despotisme et des
dķsordres de l'anarchie.
On peut considķrer la nation comme partagķe en deux classes, le _peuple_
et les _chaiks_. Par ce mot, on entend les plus _notables_ des
habitants, Ó qui l'anciennetķ de leurs familles et l'aisance de leur
fortune donnent un ķtat plus distinguķ que celui de la foule. Tous
vivent rķpandus dans les montagnes par villages, par hameaux, mĻme par
maisons isolķes; ce qui n'a pas lieu dans la plaine. La nation entiĶre
est agricole; chacun fait valoir de ses mains le petit domaine qu'il
possĶde ou qu'il tient Ó ferme. Les chaiks mĻme vivent ainsi, et ils ne
se distinguent du peuple que par une mauvaise pelisse, un cheval, et
quelques lķgers avantages dans la nourriture et le logement: tous
vivent frugalement, sans beaucoup de jouissances, mais aussi sans
beaucoup de privations, attendu qu'ils connaissent peu d'objets de luxe.
En gķnķral, la nation est pauvre, mais personne n'y manque du
nķcessaire; et si l'on y voit des mendiants, ils viennent plut¶t des
villes de la c¶te que du pays mĻme. La propriķtķ y est aussi sacrķe
qu'en Europe, et l'on n'y voit point ces spoliations ni ces avanies si
frķquentes chez les Turks. On voyage de nuit et de jour avec une
sķcuritķ inconnue dans le reste de l'empire. L'ķtranger y trouve
l'hospitalitķ comme chez les Arabes; cependant l'on observe que les
Maronites sont moins gķnķreux, et qu'ils ont un peu le dķfaut de la
lķsine. Conformķment aux principes du christianisme, ils n'ont qu'une
femme, qu'ils ķpousent souvent sans l'avoir vue, toujours sans l'avoir
frķquentķe. Contre les prķceptes de cette mĻme religion, ils ont admis
ou conservķ l'usage arabe du _talion_, et le plus proche parent de tout
homme assassinķ doit le venger. Par une habitude fondķe sur la dķfiance
et l'ķtat politique du pays, tous les hommes, chaiks ou paysans,
marchent sans cesse armķs du fusil et du poignard; c'est peut-Ļtre un
inconvķnient; mais il en rķsulte cet avantage, qu'ils ne sont pas
novices Ó l'usage des armes dans les circonstances nķcessaires, telles
que la dķfense de leur pays contre les Turcs. Comme le pays
n'entretient point de troupes rķguliĶres, chacun est obligķ de marcher
lorsqu'il y a guerre; et si cette milice ķtait bien conduite, elle
vaudrait mieux que bien des troupes d'Europe. Les recensements que l'on
a eu occasion de faire dans les derniĶres annķes, portent Ó trente-cinq
mille le nombre des hommes en ķtat de manier le fusil. Dans les rapports
ordinaires, ce nombre supposerait une population totale d'environ
105,000 ames. Si l'on y ajoute un nombre de prĻtres, de moines et de
religieuses, rķpartis dans plus de 200 couvents; plus, le peuple des
villes maritimes, telles que _Djebail_, _BŌtroun_, etc, l'on pourra
porter le tout Ó 115,000 ames.
Cette quantitķ, comparķe Ó la surface du pays, qui est d'environ 150
lieues carrķes, donne 760 habitants par lieue carrķe, ce qui ne laisse
pas d'Ļtre considķrable, attendu qu'une grande partie du Liban est
composķe de rochers incultivables, et que le terrain, mĻme aux lieux
cultivķs, est rude et peu fertile.
Pour la religion, les Maronites dķpendent de Rome. En reconnaissant la
suprķmatie du pape, leur clergķ a continuķ, comme par le passķ, d'ķlire
un chef qui a le titre de _batraq_ ou _patriarche_ d'Antioche. Leurs
prĻtres se marient comme aux premiers temps de l'ķglise; mais leur femme
doit Ļtre vierge et non veuve, et ils ne peuvent passer Ó de secondes
noces. Ils cķlĶbrent la messe en syriaque, dont la plupart ne
comprennent pas un mot. L'ķvangile seul se lit Ó haute voix en arabe,
afin que le peuple l'entende. La communion se pratique sous les deux
espĶces. L'hostie est un petit pain rond, non levķ, ķpais du doigt, et
un peu plus large qu'un ķcu de six livres. Le dessus porte un cachet qui
est la portion du cķlķbrant. Le reste se coupe en petits morceaux, que
le prĻtre met dans le calice avec le vin, et qu'il administre Ó chaque
personne, au moyen d'une cuiller qui sert Ó tout le monde. Ces prĻtres
n'ont point, comme parmi nous, de bķnķfices ou de rentes assignķes; mais
ils vivent en partie du produit de leurs messes, des dons de leurs
auditeurs, et du travail de leurs mains. Les uns exercent des mķtiers;
d'autres cultivent un petit domaine; tous s'occupent pour le soutien de
leur famille et l'ķdification de leur troupeau. Ils sont un peu
dķdommagķs de leur dķtresse par la considķration dont ils jouissent; ils
en ķprouvent Ó chaque instant des effets flatteurs pour la vanitķ:
quiconque les aborde, pauvre ou riche, grand ou petit, s'empresse de
leur baiser la main: ils n'oublient pas de la prķsenter; et ils ne
voient pas avec plaisir les Europķens s'abstenir de cette marque de
respect, qui rķpugne Ó nos moeurs, mais qui ne co¹te rien aux naturels
accoutumķs dĶs l'enfance Ó la prodiguer. Du reste, les cķrķmonies de la
religion ne sont pas pratiquķes en Europe avec plus de publicitķ et de
libertķ que dans le _KesraouŌn_. Chaque village a sa chapelle, son
desservant, et chaque chapelle a sa cloche; chose inou’e dans le reste
de la Turkie. Les Maronites en tirent vanitķ; et pour s'assurer la durķe
de ces franchises, ils ne permettent Ó aucun musulman d'habiter parmi
eux. Ils s'arrogent aussi le privilķge de porter le turban vert, qui,
hors de leurs limites, co¹terait la vie Ó un chrķtien.
L'Italie ne compte pas plus d'ķvĻques que ce petit canton de la Syrie;
ils y ont conservķ la modestie de leur ķtat primitif: on en rencontre
souvent dans les routes, montķs sur une mule, suivis d'un seul
sacristain. La plupart vivent dans les couvents, o∙ ils sont vĻtus et
nourris comme les simples moines. Leur revenu le plus ordinaire ne passe
pas 1,500 livres; et dans ce pays, o∙ tout est Ó bon marchķ, cette somme
suffit pour leur procurer mĻme l'aisance. Ainsi que les prĻtres, ils
sont tirķs de la classe des moines; leur titre, pour Ļtre ķlus, est
communķment une prķķminence de savoir: elle n'est pas difficile Ó
acquķrir, puisque le vulgaire des religieux et des prĻtres ne connaŅt
que le catķchisme et la Bible. Cependant il est remarquable que ces deux
classes subalternes sont plus ķdifiantes par leurs moeurs et par leur
conduite; qu'au contraire les ķvĻques et le patriarche, toujours livrķs
aux cabales et aux disputes de prķķminence et de religion, ne cessent de
rķpandre le scandale et le trouble dans le pays, sous prķtexte
d'exercer, selon l'ancien usage, la correction ecclķsiastique: ils
s'excommunient mutuellement eux et leurs adhķrents; ils suspendent les
prĻtres, interdisent les moines, infligent des pķnitences publiques aux
la’ques; en un mot, ils ont conservķ l'esprit brouillon et tracassier
qui a ķtķ le flķau du Bas-Empire. La cour de Rome, souvent importunķe de
leurs dķbats, tŌche de les pacifier, pour maintenir en ces contrķes le
seul asile qu'y conserve sa puissance. Il y a quelque temps qu'elle fut
obligķe d'intervenir dans une affaire singuliĶre, dont le tableau peut
donner une idķe de l'esprit des Maronites.
Vers l'an 1755, il y avait dans le voisinage de la mission des jesuites,
une fille maronite, nommķe _HendŅķ_, dont la vie extraordinaire commenńa
de fixer l'attention du peuple. Elle je¹nait, elle portait le cilice,
elle avait le don des larmes; en un mot, elle avait tout l'extķrieur des
anciens ermites, et bient¶t elle en eut la rķputation. Tout le monde la
regardait comme un modĶle de piķtķ, et plusieurs la rķputĶrent pour
sainte: de lÓ aux miracles le passage est court; et bient¶t en effet le
bruit courut qu'elle faisait des miracles. Pour bien concevoir
l'impression de ce bruit, il ne faut pas oublier que l'ķtat des esprits
dans le Liban est presque le mĻme qu'aux premiers siĶcles. Il n'y eut
donc ni incrķdules ni plaisans, pas mĻme de _douteurs_. _HendŅķ_ profita
de cet enthousiasme pour l'exķcution de ses projets; et se modelant en
apparence sur ses prķdķcesseurs dans la mĻme carriĶre, elle dķsira
d'Ļtre fondatrice d'un ordre nouveau. Le coeur humain a beau faire; sous
quelque forme qu'il dķguise ses passions, elles sont toujours les mĻmes:
pour le conquķrant comme pour le cķnobite, c'est toujours ķgalement
l'ambition du pouvoir; et l'orgueil de la prķķminence se montre mĻme
dans l'excĶs de l'humilitķ. Pour bŌtir le couvent, il fallait des fonds;
la fondatrice sollicita la piķtķ de ses partisans, et les aum¶nes
abondĶrent; elles furent telles, que l'on put ķlever en peu d'annķes
deux vastes maisons en pierre de taille, dont la construction a d¹
co¹ter quarante mille ķcus. Le lieu, nommķ le _Kourket_, est un dos de
colline au nord-ouest d'_Antoura_, dominant Ó l'ouest, sur la mer qui en
est trĶs-voisine, et dķcouvrant au sud jusqu'Ó la rade de _BaŅrout_,
ķloignķe de quatre lieues. Le _Kourket_ ne tarda pas de se peupler de
moines et de religieuses. Le patriarche actuel fut le directeur-gķnķral;
d'autres emplois, grands et petits, furent confķrķs Ó divers prĻtres ou
candidats, que l'on ķtablit dans l'une des maisons. Tout rķussissait Ó
souhait: il est vrai qu'il mourait beaucoup de religieuses; mais on en
rejetait la faute sur l'air, et il ķtait difficile d'en imaginer la
vraie cause. Il y avait prĶs de vingt ans que _HendŅķ_ rķgnait dans ce
petit empire, quand un accident, impossible Ó prķvoir, vint tout
renverser. Dans des jours d'ķtķ, un commissionnaire venant de Damas Ó
BaŅrout, fut surpris par la nuit prĶs de ce couvent: les portes ķtaient
fermķes, l'heure indue; il ne voulut rien troubler; et content d'avoir
pour lit un monceau de paille, il se coucha dans la cour extķrieure en
attendant le jour. Il y dormait depuis quelques heures, lorsqu'un bruit
clandestin de portes et de verrous vint l'ķveiller. De cette porte,
sortirent trois femmes qui tenaient en main des pioches et des pelles;
deux hommes les suivaient, portant un long paquet blanc, qui paraissait
fort lourd. La troupe s'achemina vers un terrain voisin plein de pierres
et de dķcombres. LÓ, les hommes dķposĶrent leur fardeau, creusĶrent un
trou o∙ ils le mirent, recouvrirent le trou de terre qu'ils foulĶrent,
et aprĶs cette opķration, rentrĶrent avec les femmes qui les suivirent.
Des hommes avec des religieuses, une sortie faite de nuit avec mystĶre,
un paquet dķposķ dans un trou cachķ, tout cela donna Ó penser au
voyageur. La surprise l'avait d'abord retenu en silence; bient¶t les
rķflexions firent naŅtre l'inquiķtude et la peur, et il se dķroba dĶs
l'aube du jour pour se rendre Ó BaŅrout. Il connaissait dans la ville un
marchand qui depuis quelques mois avait placķ ses deux filles au
_Kourket_, avec une dot de 10,000 livres. Il alla le trouver hķsitant
encore, et cependant br¹lant d'impatience de raconter son aventure. L'on
s'assit jambes croisķes, l'on alluma la longue pipe, et l'on prit le
cafķ. Le marchand fait des questions sur le voyage; l'homme rķpond
qu'il a passķ la nuit prĶs du _Kourket_. On demande des dķtails; il en
donne: enfin il s'ķpanche, et conte ce qu'il a vu Ó l'oreille de son
h¶te. Les premiers mots ķtonnent celui-ci; le paquet en terre
l'inquiĶte; bient¶t la rķflexion vient l'alarmer. Il sait qu'une de ses
filles est malade; il observe qu'il meurt beaucoup de religieuses. Ces
pensķes le tourmentent; il n'ose admettre des soupńons trop graves, et
il ne peut les rejeter; il monte Ó cheval avec un ami; ils vont ensemble
au couvent; ils demandent Ó voir les deux novices: elles sont malades.
Le marchand insiste, et veut qu'on les apporte; on le refuse avec
humeur: il s'opiniŌtre; on s'obstine: alors ses soupńons se tournent en
certitude. Il part le dķsespoir dans le coeur, et va trouver Ó
_Dair-el-Qamar_, _Saad_, kiŌya[220] du prince _Yousef_, commandant de la
montagne. Il lui expose le fait et tous ses accessoires. Le kiŌya en est
frappķ; il lui donne des cavaliers et un ordre d'ouvrir de grķ ou de
force: le qŌdi se joint au marchand, et l'affaire devient juridique;
d'abord l'on fouille la terre, et l'on trouve que le paquet dķposķ est
un corps mort, que l'infortunķ pĶre reconnaŅt pour sa fille cadette: on
pķnĶtre dans le couvent et l'on trouve l'autre en prison et prĶs
d'expirer. Elle rķvķla des abominations qui firent frķmir, et dont elle
allait, comme sa soeur, devenir la victime. On saisit la sainte, qui
soutint son r¶le avec constance; l'on actionna les prĻtres et le
patriarche. Ses ennemis se rķunirent pour le perdre et profiter de sa
dķpouille: il fut suspendu, dķposķ. L'affaire a ķtķ portķ en 1776 Ó
Rome; la _Propagande_ a informķ, et l'on a dķcouvert des infamies de
libertinage, et des horreurs de cruautķ. Il a ķtķ constatķ que _HendŅķ_
faisait pķrir ses religieuses, tant¶t pour profiter de leurs dķpouilles,
tant¶t parce qu'elle les trouvait rebelles Ó ses volontķs; que cette
femme non-seulement communiait, mais mĻme consacrait et disait la messe;
qu'elle avait sous son lit des trous par lesquels on introduisait des
parfums, au moment qu'elle prķtendait avoir des extases et des visites
du Saint-Esprit; qu'elle avait une faction qui la pr¶nait et publiait
qu'elle ķtait la mĶre de Dieu, revenue en terre, et mille autres
extravagances. Malgrķ cela, elle a conservķ un parti assez puissant pour
s'opposer Ó la rigueur du traitement qu'elle mķritait: on l'a renfermķe
dans divers couvents, d'o∙ elle s'est souvent ķvadķe. En 1783, elle
ķtait Ó la visitation d'Antoura, et le frĶre de l'ķmir des Druzes
voulait la dķlivrer. Grand nombre de personnes croient encore Ó sa
saintetķ; et sans l'accident du voyageur, ses ennemis actuels y
croiraient de mĻme. Que penser des rķputations, s'il en est qui tiennent
Ó si peu de chose?
Dans le petit espace qui compose le pays des Maronites, on compte plus
de 200 couvents d'hommes ou de femmes. Leur rĶgle est celle de saint
Antoine; ils la pratiquent avec une exactitude qui rappelle les temps
passķs. Le vĻtement des moines est une ķtoffe de laine brune et
grossiĶre, assez semblable Ó la robe des capucins. Leur nourriture est
celle des paysans, avec cette exception, qu'ils ne mangent jamais de
viande. Ils ont des je¹nes frķquents, et de longues priĶres de jour et
de nuit; le reste de leur temps est employķ Ó cultiver la terre, Ó
briser les rochers pour former les murs des terrasses qui soutiennent
les plants des vignes et des m¹riers. Chaque couvent a un frĶre
cordonnier, un frĶre tailleur, un frĶre tisserand, un frĶre boulanger;
en un mot, un artiste de chaque mķtier nķcessaire: on trouve presque
toujours un couvent de femmes Ó c¶tķ d'un couvent d'hommes; et cependant
il est rare d'entendre parler de scandales. Ces femmes elles-mĻmes
mĶnent une vie trĶs-laborieuse; et cette activitķ est sans doute ce qui
les garantit de l'ennui et des dķsordres qui accompagnent l'oisivetķ:
aussi, loin de nuire Ó la population, on peut dire que ces couvents y
ont contribuķ, en multipliant par la culture les denrķes dans une
proportion supķrieure Ó leur consommation. La plus remarquable des
maisons des moines maronites, est _Qoz-haŅķ_, Ó 6 heures Ó l'est de
Tripoli. C'est lÓ qu'on exorcise, comme aux premiers temps de l'ķglise,
les possķdķs du diable. Il s'en trouve encore dans ces cantons: il y a
peu d'annķes que nos nķgociants de Tripoli en virent un qui exerńa la
patience et le savoir des religieux. Cet homme, sain Ó l'extķrieur,
avait des convulsions subites qui le faisaient entrer dans une fureur,
tant¶t sourde, et tant¶t ķclatante. Il dķchirait, il mordait, il
ķcumait; sa phrase ordinaire ķtait: _Le soleil est ma mĶre, laissez-moi
l'adorer_. On l'inonda d'ablutions, on le tourmenta de je¹nes et de
priĶres, et l'on parvint, dit-on, Ó chasser le diable; mais d'aprĶs ce
qu'en rapportent des tķmoins ķclairķs, il paraŅt que ces possķdķs ne
sont pas autre chose que des hommes frappķs de folie, de manie et
d'ķpilepsie; et il est trĶs-remarquable que le mĻme mot arabe dķsigne Ó
la fois l'_ķpilepsie_ et l'_obsession_[221].
La cour de Rome, en s'affiliant des Maronites, leur a donnķ un hospice
dans Rome, o∙ ils peuvent envoyer plusieurs jeunes gens que l'on y ķlĶve
gratuitement. Il semblerait que ce moyen e¹t d¹ introduire parmi eux les
arts et les idķes de l'Europe; mais les sujets de cette ķcole, bornķs Ó
une ķducation purement monastique, ne rapportent dans leur pays que
l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir thķologique qui ne les
conduit Ó rien; aussi ne tardent-ils pas Ó rentrer dans la classe
gķnķrale. Trois ou quatre missionnaires que les capucins de France
entretiennent Ó GŌzir, Ó Tripoli et Ó BaŅrout, n'ont pas opķrķ plus de
changements dans les esprits. Leur travail consiste Ó prĻcher dans leur
ķglise, Ó enseigner aux enfants le catķchisme, l'Imitation et les
Psaumes, et Ó leur apprendre Ó lire et Ó ķcrire. Ci-devant les jķsuites
en avaient deux Ó leur maison d'Antoura; les lazaristes ont pris leur
place et continuķ leur mission. L'avantage le plus solide qui ait
rķsultķ de ces travaux apostoliques, est que l'art d'ķcrire s'est rendu
plus commun chez les Maronites, et qu'Ó ce titre, ils sont devenus dans
ces cantons ce que sont les Coptes en ╔gypte, c'est-Ó-dire qu'ils se
sont emparķs de toutes les places d'ķcrivains, d'intendants et de kiŌyas
chez les Turks, et surtout chez les Druzes, leur alliķs et leurs
voisins.
¦ III.
Des Druzes.
Les _Druzes_ ou _Derouz_, dont le nom fit quelque bruit en Europe sur la
fin du 16^{e} siĶcle, sont un petit peuple qui, pour le genre de vie, la
forme du gouvernement, la langue et les usages, ressemble infiniment aux
Maronites. La religion forme leur principale diffķrence. Long-temps
celle des Druzes fut un problĻme; mais enfin l'on a percķ le mystĶre, et
dķsormais l'on peut en rendre un compte assez prķcis, ainsi que de leur
origine, Ó laquelle elle est liķe. Pour en bien saisir l'histoire, il
convient de reprendre les faits jusque dans leurs premiĶres sources.
Vingt-trois ans aprĶs la mort de Mahomet, la querelle d'_Ali_ son
gendre, et de _MoŌouia_, gouverneur de Syrie, avait causķ dans l'empire
arabe un premier schisme qui subsiste encore; mais Ó le bien prendre, la
scission ne portait que sur la puissance; et les musulmans, partagķs
d'avis sur les reprķsentants du prophĶte, demeuraient d'accord sur les
dogmes[222]. Ce ne fut que dans le siĶcle suivant que la lecture des
livres grecs suscita parmi les Arabes un esprit de discussion et de
controverse, jusqu'alors ķtranger Ó leur ignorance. Les effets en furent
tels que l'on devait les attendre; c'est-Ó-dire, que raisonnant sur des
matiĶres qui n'ķtaient susceptibles d'aucune dķmonstration, et se
guidant par les principes abstraits d'une logique inintelligible, ils se
partagĶrent en une foule d'opinions et de sectes. Dans le mĻme temps, la
puissance civile tomba dans l'anarchie; et la religion, qui en tire les
moyens de garder son unitķ, suivit son sort: alors il arriva aux
musulmans ce qu'avaient dķja ķprouvķ les chrķtiens. Les peuples qui
avaient adoptķ le systĶme de Mahomet, y joignirent leurs prķjugķs, et
les anciennes idķes rķpandues dans l'Asie, se remontrĶrent sous de
nouvelles formes: on vit renaŅtre chez les musulmans, et la
mķtempsycose, et les transmigrations, et les _deux principes_ du bien et
du mal, et la rķsurrection au bout de 6,000 ans, telle que l'avait
enseignķe Zoroastre: dans le dķsordre politique et religieux de l'ķtat,
chaque inspirķ se fit ap¶tre, chef de secte. On en compta plus de 60,
remarquables par le nombre de leurs partisans; toutes diffķrant sur
quelques points de dogme, toutes s'inculpant d'hķrķsie et d'erreurs.
Les choses en ķtaient Ó ce point, lorsque dans le commencement du 11^{e}
siĶcle, l'╔gypte devint le thķŌtre de l'un des plus bizarres spectacles
que l'histoire offre en ce genre. ╔coutons les ķcrivains originaux[223].
½L'an de l'hedjire 386 (996 de Jķsus-Christ), dit _El-Makin_, parvint au
tr¶ne d'╔gypte, Ó l'Ōge de 11 ans, le 3^{e} calife de la race des
FŌtmites, nommķ _Hakem-b'amr-ellah_. Ce prince fut l'un des plus
extravagants dont la mķmoire des hommes ait gardķ le souvenir. D'abord
il fit maudire dans les mosquķes les premiers kalifes, compagnons de
Mahomet; puis il rķvoqua l'anathĶme: il forńa les juifs et les chrķtiens
d'abjurer leur culte; puis il leur permit de le reprendre. Il dķfendit
de faire des chaussures aux femmes, afin qu'elles ne pussent sortir de
leurs maisons. Pour se dķsennuyer, il fit br¹ler la moitiķ du Kaire,
pendant que ses soldats pillaient l'autre. Non content de ces fureurs,
il interdit le pĶlerinage de la Mekke, le je¹ne, les 5 priĶres; enfin,
il porta la folie au point de vouloir se faire passer pour Dieu. Il fit
dresser un registre de ceux qui le reconnurent pour tel, et il s'en
trouva jusqu'au nombre de 16,000: cette idķe fut appuyķe par un faux
prophĶte qui ķtait alors venu de la Perse en ╔gypte. Cet imposteur,
nommķ _Mohammad-ben-Ismaļl_, enseignait qu'il ķtait inutile de pratiquer
le je¹ne, la priĶre, la circoncision, le pĶlerinage, et d'observer les
fĻtes; que les prohibitions du porc et du vin ķtaient absurdes; que le
mariage des frĶres, des soeurs, des pĶres et des enfants ķtait licite.
Pour Ļtre bien venu de _Hakem_, il soutint que ce kalife ķtait Dieu
lui-mĻme incarnķ; et au lieu de son nom _Hakem-b'amr-ellah_, qui
signifie _gouvernant par l'ordre de Dieu_, il l'appela _Hakem-b'amr-eh_,
qui signifie _gouvernant par son propre ordre_. Par malheur pour le
prophĶte, son nouveau Dieu n'eut pas le pouvoir de le garantir de la
fureur de ses ennemis: ils le tuĶrent dans un ķmeute aux pieds mĻme du
kalife, qui peu aprĶs fut aussi massacrķ sur le mont _Moqattam_, o∙ il
entretenait, disait-il, commerce avec les anges.╗
La mort de ces deux chefs n'arrĻta point les progrĶs de leurs opinions:
un disciple de Mohammad-ben-Ismaļl, nommķ _Hamz-ben-Ahmad_, les rķpandit
avec un zĶle infatigable dans l'╔gypte, dans la Palestine et sur la c¶te
de Syrie, jusqu'Ó Sidon et Bķryte. Il paraŅt que ses prosķlytes
ķprouvĶrent le mĻme sort que les Maronites, c'est-Ó-dire que, persķcutķs
par la communion rķgnante, ils se rķfugiĶrent dans les montagnes du
Liban, o∙ ils pouvaient mieux se dķfendre; du moins est-il certain que
peu aprĶs cette ķpoque, on les y trouve ķtablis et formant une sociķtķ
indķpendante comme leurs voisins. Il semblerait que la diffķrence de
leurs cultes e¹t d¹ les rendre ennemis; mais l'intķrĻt pressant de leur
s¹retķ commune les forńa de se tolķrer mutuellement; et depuis lors, ils
se montrĶrent presque toujours rķunis, tant¶t contre les Croisķs ou
contre les sultans d'Alep, tant¶t contre les Mamlouks et les Ottomans.
La conquĻte de la Syrie par ces derniers, ne changea point d'abord leur
ķtat. Sķlim I, qui au retour de l'╔gypte ne mķditait pas moins que la
conquĻte de l'Europe, ne daigna pas s'arrĻter devant les rochers du
Liban. Soliman II, son successeur, sans cesse occupķ de guerres
importantes, tant¶t contre les chevaliers de Rhodes, les Persans ou
l'Yemen, tant¶t contre les Hongrois, les Allemands et Charles-Quint,
Soliman II n'eut pas davantage le temps de songer aux Druzes. Ces
distractions les enhardirent; et non contents de leur indķpendance, ils
descendirent souvent de leurs montagnes pour piller les sujets des
Turks. Les pachas voulurent en vain rķprimer leurs incursions: leurs
troupes furent toujours battues ou repoussķes. Ce ne fut qu'en 1588,
qu'Amurat III, fatiguķ des plaintes qu'on lui portait, rķsolut, Ó
quelque prix que ce f¹t, de rķduire ces rebelles, et eut le bonheur d'y
rķussir. Son gķnķral Ybrahim Pacha, parti du Kaire, attaqua les Druzes
et les Maronites avec tant d'adresse ou de vigueur, qu'il parvint Ó les
forcer dans leurs montagnes. La discorde survint parmi les chefs, et il
en profita pour tirer une contribution de plus d'un million de piastres,
et pour imposer un tribut qui a continuķ jusqu'Ó ce jour.
Il paraŅt que cette expķdition fut l'ķpoque d'un changement dans la
constitution mĻme des Druzes. Jusqu'alors ils avaient vķcu dans une
sorte d'anarchie, sous le commandement de divers _chaiks_ ou
_seigneurs_. La nation ķtait surtout partagķe en deux factions, que l'on
retrouve chez tous les peuples arabes, et que l'on appelle parti
_QaŅsi_, et parti _YamŌni_.[224] Pour simplifier la rķgie, Ybrahim
voulut qu'il n'y e¹t qu'un seul chef qui f¹t responsable du tribut, et
chargķ de la police. Par la nature mĻme de son emploi, cet agent ne
tarda pas d'obtenir une grande prķpondķrance, et sous le nom de
gouverneur, il devint presque le roi de la rķpublique; mais comme ce
gouverneur fut tirķ de la nation, il en rķsulta un effet que les Turks
n'avaient pas prķvu et qui manqua de leur Ļtre funeste. Cet effet fut
que le gouverneur rassemblant dans ses mains tous les pouvoirs de la
nation, put donner Ó ses forces une direction unanime qui en rendit
l'action bien plus puissante. Elle fut naturellement tournķe contre les
Turks, parce que les Druzes, en devenant leurs sujets, ne cessĶrent pas
d'Ļtre leurs ennemis. Seulement ils furent obligķs de prendre dans leurs
attaques les dķtours qui sauvassent des apparences, et ils firent une
guerre sourde, plus dangereuse peut-Ļtre qu'une guerre dķclarķe.
Ce fut alors, c'est-Ó-dire dans les premiĶres annķes du XVII^{e} siĶcle,
que la puissance des Druzes acquit son plus grand dķveloppement: elle le
dut aux talents et Ó l'ambition du cķlĶbre ķmir _Fakr-el-dŅn_,
vulgairement appelķ _Fakar-dŅn_. A peine ce prince se vit-il chef et
gouverneur de la nation, qu'il appliqua tous ses soins Ó diminuer
l'ascendant des Ottomans, Ó s'agrandir mĻme Ó leurs dķpens; et il y mit
un art dont peu de commandants en Turquie ont offert l'exemple. D'abord
il gagna la confiance de la Porte par toutes les dķmonstrations du
dķvouement et de la fidķlitķ. Les Arabes infestaient la plaine de
_Balbek_, et les pays de _Sour_ et d'_Acre_; il leur fit la guerre, en
dķlivra les habitants, et prķpara ainsi les esprits Ó dķsirer son
gouvernement. La ville de _BaŅrout_ ķtait Ó sa biensķance en ce qu'elle
lui ouvrait une communication avec les ķtrangers, et entre autres avec
les Vķnitiens, ennemis naturels des Turks. _Fakr-el-dŅn_ se prķvalut des
malversations de l'aga, et l'expulsa: il fit plus; il sut se faire un
mķrite de cette hostilitķ auprĶs du divan, en payant un tribut plus
considķrable. Il en usa de la mĻme maniĶre Ó l'ķgard de _Sa’de_, de
_Balbek_ et de _Sour_; enfin, dĶs 1613, il se vit maŅtre du pays jusqu'Ó
_Adjaloun_ et _Safad_. Les pachas de Damas et de Tripoli ne voyaient pas
d'un oeil tranquille ces empiĶtements. Tant¶t ils s'y opposaient Ó force
ouverte, sans pouvoir arrĻter _Fakr-el-dŅn_; tant¶t ils essayaient de le
perdre Ó la Porte par des instigations secrĶtes; mais l'ķmir qui y
entretenait aussi des espions et des protecteurs, en ķludait toujours
l'effet. Cependant le divan finit par s'alarmer des progrĶs des Druzes,
et fit les prķparatifs d'une expķdition capable de les ķcraser. Soit
politique, soit frayeur, _Fakr-el-dŅn_ ne jugea pas Ó propos d'attendre
cet orage. Il entretenait en Italie des relations, sur lesquelles il
fondait de grandes espķrances: il rķsolut d'aller lui-mĻme solliciter
les secours qu'on lui promettait, persuadķ que sa prķsence ķchaufferait
le zĶle de ses amis, pendant que son absence refroidirait la colĶre de
ses ennemis: en consķquence, il s'embarqua Ó BaŅrout, et aprĶs avoir
remis les affaires dans les mains de son fils Ali, il se rendit Ó la
cour des Mķdicis Ó Florence. L'arrivķe d'un prince d'Orient en Italie ne
manqua pas d'ķveiller l'attention publique: l'on demanda quelle ķtait sa
nation, et l'on rechercha l'origine des _Druzes_. Les faits historiques
et les caractĶres de religion se trouvĶrent si ķquivoques, que l'on ne
sut si l'on en devait faire des musulmans ou des chrķtiens. L'on se
rappela les croisades, et l'on supposa qu'un peuple rķfugiķ dans les
montagnes et ennemi des naturels, devait Ļtre une race de Croisķs. Ce
prķjugķ ķtait trop favorable Ó _Fakr-el-dŅn_, pour qu'il le dķcrķditŌt;
il eut l'adresse au contraire de rķclamer de prķtendues alliances avec
la maison de _Lorraine_: il fut secondķ par les missionnaires et les
marchands, qui se promettaient un nouveau thķŌtre de conversions et de
commerce. Dans la vogue d'une opinion, chacun renchķrit sur les preuves.
Des savants Ó _origines_, frappķs de la ressemblance des noms, voulurent
que _Druzes_ et _Dreux_ ne fussent qu'une mĻme chose, et ils bŌtirent
sur ce fondement le systĶme d'une prķtendue colonie de croisķs franńais,
qui, sous la conduite d'un comte de Dreux, se serait ķtablie dans le
Liban. La remarque que l'on a faite ensuite, que Benjamin de TudĶle cite
le nom de Druzes avant le temps des croisades, a portķ coup Ó cette
hypothĶse. Mais un fait qui e¹t d¹ la ruiner dĶs son origine, est
l'idiome dont se servent les Druzes. S'ils fussent descendus des Francs,
ils eussent conservķ au moins quelques traces de nos langues; car une
sociķtķ retirķe dans un canton sķparķ o∙ elle vit isolķe, ne perd point
son langage. Cependant celui des Druzes est un arabe trĶs-pur et qui n'a
pas un mot d'origine europķenne. La vķritable ķtymologie du nom de ce
peuple ķtait depuis long-temps dans nos mains sans qu'on p¹t s'en
douter. Il vient du fondateur mĻme de la secte, de Mohammad-ben-Ismaļl
qui s'appelait en surnom _el-Dorzi_, et non pas _el-Darari_, comme le
portent nos imprimķs. La confusion de ces deux mots, si divers dans
notre ķcriture, tient Ó la figure des deux lettres arabes _r_ et _z_,
lesquelles ne diffĶrent qu'en ce que le _z_ porte un point, qu'on a
trĶs-souvent omis ou effacķ dans les manuscrits[225].
AprĶs neuf ans de sķjour en Italie, _Fakr-el-dŅn_ revint reprendre le
gouvernement de son pays. Pendant son absence, Ali son fils avait
repoussķ les Turks, calmķ les esprits, et maintenu les affaires en assez
bon ordre. Il ne restait plus Ó l'ķmir qu'Ó employer les lumiĶres qu'il
avait d¹ acquķrir, Ó perfectionner l'administration intķrieure et Ó
augmenter le bien-Ļtre de sa nation; mais au lieu de l'art sķrieux et
utile de gouverner, il se livra tout entier aux arts frivoles et
dispendieux dont il avait pris la passion en Italie. Il bŌtit de toutes
parts des maisons de plaisance; il construisit des bains et des jardins.
Il osa mĻme, sans ķgard pour les prķjugķs du pays, les orner de
peintures et de sculptures qu'a proscrites le Q¶ran. Les effets de
cette conduite ne tardĶrent pas Ó se manifester. Les Druzes, dont le
tribut continuait comme en pleine guerre, s'indisposĶrent. La faction
_YamŌni_ se rķveilla; l'on murmura contre les dķpenses du prince: le
faste qu'il ķtalait ralluma la jalousie des pachas. Ils voulurent
augmenter les contributions: ils recommencĶrent les hostilitķs.
_Fakr-el-dŅn_ les repoussa: ils prirent occasion de sa rķsistance pour
le rendre odieux et suspect au sultan mĻme. Le violent Amurat IV
s'offensa qu'un de ses sujets osŌt entrer en comparaison avec lui, et il
rķsolut de le perdre. En consķquence, le pacha de Damas reńut ordre de
marcher avec toutes ses forces contre BaŅrout, rķsidence ordinaire de
_Fakr-el-dŅn_. D'autre part, quarante galĶres durent investir cette
ville par mer, pour lui interdire tout secours. L'ķmir, qui comptait sur
sa fortune et sur un secours d'Italie, rķsolut d'abord de faire tĻte Ó
cet orage. Son fils Ali, qui commandait Ó _Safad_, fut chargķ d'arrĻter
l'armķe turke; et en effet, il osa lutter contre elle, malgrķ une grande
disproportion de forces; mais aprĶs deux combats o∙ il eut l'avantage,
ayant ķtķ tuķ dans une troisiĶme attaque, les affaires changĶrent tout Ó
coup de face, et tournĶrent Ó la dķcadence. _Fakr-el-dŅn_, effrayķ de la
perte de ses troupes, affligķ de la mort de son fils, amolli mĻme par
l'Ōge et par une vie voluptueuse, _Fakr-el-dŅn_ perdit le conseil et le
courage. Il ne vit plus de ressource que dans la paix; il envoya son
second fils la solliciter Ó bord de l'amiral turk, essayant de le
sķduire par des prķsents; mais l'amiral retenant les prķsents et
l'envoyķ, dķclara qu'il voulait la personne mĻme du prince.
_Fakr-el-dŅn_ ķpouvantķ prit la fuite; les Turks, maŅtres de la
campagne, le poursuivirent; il se rķfugia sur le lieu escarpķ de _Niha_;
ils l'y assiķgĶrent. AprĶs un an, voyant leurs efforts inutiles, ils le
laissĶrent libre; mais peu de temps aprĶs, les compagnons de son
adversitķ, las de leurs disgrŌces, le trahirent et le livrĶrent aux
Turks. _Fakr-el-dŅn_, dans les mains de ses ennemis, conńut un espoir de
pardon, et se laissa conduire Ó Constantinople. Amurat, flattķ de voir Ó
ses pieds un prince aussi cķlĶbre, eut d'abord pour lui cette
bienveillance que donne l'orgueil de la supķrioritķ; mais bient¶t revenu
au sentiment plus durable de la jalousie, il se rendit aux instigations
de ses courtisans; et dans un accĶs de son humeur violente, il le fit
ķtrangler vers 1632.
AprĶs la mort de _Fakr-el-dŅn_, la postķritķ de ce prince ne continua
pas moins de possķder le commandement, sous le bon plaisir et la
suzerainetķ des Turks: cette famille ķtant venue Ó manquer de lignķe
mŌle au commencement de ce siĶcle, l'autoritķ fut dķfķrķe, par
l'ķlection des _chaiks_, Ó la maison de _Chebak_, qui gouverne encore
aujourd'hui. Le seul ķmir de cette maison qui mķrite quelque souvenir,
est l'ķmir _Melhem_, qui a rķgnķ depuis 1740 jusqu'en 1759. Dans cet
intervalle, il est parvenu Ó rķparer les pertes que les Druzes avaient
essuyķes Ó l'intķrieur, et Ó leur rendre Ó l'extķrieur la considķration
dont ils ķtaient dķchus depuis le revers de _Fakr-el-dŅn_. Sur la fin de
sa vie, c'est-Ó-dire vers 1745, _Melhem_ se dķgo¹ta des soucis du
gouvernement, et il abdiqua pour vivre dans une retraite religieuse, Ó
la maniĶre des _OqqŌls_. Mais les troubles qui survinrent le rappelĶrent
aux affaires jusqu'en 1759, qu'il mourut gķnķralement regrettķ. Il
laissa 3 fils en bas Ōge: l'aŅnķ, nommķ _Yousef_, devait, selon la
_coutume_, lui succķder; mais comme il n'avait encore que onze ans, le
commandement fut dķvolu Ó son oncle _Mansour_, par une disposition assez
gķnķrale du droit public de l'Asie, qui veut que les peuples soient
gouvernķs par un homme en Ōge de raison. Le jeune prince ķtait peu
propre Ó soutenir ses prķtentions; mais un Maronite nommķ
_Sad-el-Kouri_, Ó qui Melhem avait confiķ son ķducation, se chargea de
ce soin. Aspirant Ó voir son pupille un prince puissant, pour Ļtre un
puissant visir, il travailla de tout son pouvoir Ó ķlever sa fortune.
D'abord il se retira avec lui Ó _Djebail_, au KesraouŌn, o∙ l'ķmir
_Yousef_ possķdait de grands domaines; et lÓ il prit Ó tŌche de
s'affectionner les Maronites, en saisissant toutes les occasions de
servir les particuliers et la nation. Les gros revenus de son pupille,
et la modicitķ de ses dķpenses, lui en fournirent de puissants moyens.
La ferme du KesraouŌn ķtait divisķe entre plusieurs chaiks dont on ķtait
peu content; _Sad_ en traita avec le pacha de Tripoli, et s'en rendit le
seul adjudicataire. Les _MotouŌlis_ de la vallķe de Balbek avaient fait,
depuis quelques annķes, des empiķtements sur le Liban, et les Maronites
s'alarmaient du voisinage de ces musulmans intolķrants. _Sad_ acheta du
pacha de Damas la permission de leur faire la guerre, et il les expulsa
en 1763. Les Druzes ķtaient toujours divisķs en deux factions[226]:
_Sad_ lia ses intķrĻts Ó celle qui contrariait _Mansour_, et il prķpara
sourdement la trame qui devait perdre l'oncle, pour ķlever le neveu.
C'ķtait alors le temps que l'Arabe DŌher, maŅtre de la Galilķe, et
rķsidant Ó Acre, inquiķtait la Porte par ses progrĶs et ses prķtentions:
pour y opposer un obstacle puissant, elle venait de rķunir les pachalics
de Damas, de Sa’de et de Tripoli, dans les mains d'Osman et de ses
enfants, et l'on voyait clairement qu'elle avait le dessein d'une guerre
ouverte et prochaine. _Mansour_, qui craignait les Turks sans oser les
braver, usa de la politique ordinaire en pareil cas; il feignit de les
servir, et favorisa leur ennemi. Ce fut pour _Sad_ une raison de prendre
la route opposķe: il s'appuya des Turks contre la faction de _Mansour_,
et il manoeuvra avec assez d'adresse ou de bonheur, pour faire dķposer
cet ķmir en 1770, et porter _Yousef_ Ó sa place. L'annķe suivante ķclata
la guerre d'Ali-Bek contre Damas. _Yousef_, appelķ par les Turks, entra
dans leur querelle; cependant il n'eut point le crķdit de faire sortir
les Druzes de leurs montagnes, pour aller grossir l'armķe ottomane.
Outre la rķpugnance qu'ils ont en tout temps Ó combattre hors de leur
pays, ils ķtaient en cette occasion trop divisķs Ó l'intķrieur pour
quitter leurs foyers, et ils eurent lieu de s'en applaudir. La bataille
de Damas se donna, et les Turks, comme nous l'avons vu, furent
complĶtement dķfaits. Le pacha de Sa’de, ķchappķ de la dķroute, ne se
crut pas en s¹retķ dans sa ville, et vint chercher un asile dans la
maison mĻme de l'ķmir _Yousef_. Le moment ķtait peu favorable; mais la
fuite de Mohammad-Bek changea la face des affaires. L'ķmir croyant
Ali-Bek mort, et ne jugeant pas DŌher assez fort pour soutenir seul sa
querelle, se dķcida ouvertement contre lui. Sa’de ķtait menacķe d'un
siķge; il y dķtacha 1,500 hommes de sa faction pour l'en garantir.
Lui-mĻme, dķterminant les Druzes et les Maronites Ó le suivre, descendit
avec 25,000 paysans dans la vallķe de _BeqŌa_; et dans l'absence des
_MotouŌlis_ qui servaient chez DŌher, il mit tout Ó feu et Ó sang,
depuis _Balbek_ jusqu'Ó _Sour_ (_Tyr_). Pendant que les Druzes, fiers de
cet exploit, marchaient en dķsordre vers cette derniĶre ville, 500
MotouŌlis, informķs de ce qui se passait, accoururent d'Acre, saisis de
fureur et de dķsespoir, et fondirent si brusquement sur cette armķe,
qu'ils la jetĶrent dans la dķroute la plus complĶte: telles furent la
surprise et la confusion des Druzes, que se croyant attaquķs par DŌher
lui-mĻme, et trahis les uns par les autres, ils s'entre-tuĶrent
mutuellement dans leur fuite. Les pentes rapides de _DjezŅn_, et les
bois de sapins qui se trouvĶrent sur la route des fuyards, furent
jonchķs de morts, dont trĶs-peu pķrirent de la main des MotouŌlis.
L'ķmir Yousef, honteux de cet ķchec, se sauva Ó _Dair-el-Qamar_. Peu
aprĶs, il voulut prendre sa revanche; mais ayant encore ķtķ battu dans
la plaine qui rĶgne entre Sa’de et Sour, il fut contraint de remettre Ó
son oncle Mansour l'anneau, qui, chez les Druzes, est le symbole du
commandement. En 1773, une nouvelle rķvolution le replańa; mais ce ne
fut qu'au prix d'une guerre civile qu'il put maintenir sa puissance. Ce
fut alors que pour s'assurer _BaŅrout_ contre la faction adverse, il
invoqua le secours des Turks, et demanda au pacha de Damas un homme de
tĻte qui s¹t dķfendre cette ville. Le choix tomba sur un aventurier qui,
par sa fortune subsķquente, et le r¶le qu'il joue aujourd'hui, mķrite
qu'on le fasse connaŅtre. Cet homme, nommķ _Ahmad_, est nķ en Bosnie, et
a pour langue naturelle le sclavon, ainsi que l'assurent les capitaines
de Raguse, avec qui il converse de prķfķrence Ó tous les autres. On
prķtend qu'il s'est banni de son pays Ó l'Ōge de 16 ans, pour ķviter les
suites d'un viol qu'il voulut commettre sur sa belle-soeur; il vint Ó
Constantinople; et lÓ ne sachant comment vivre, il se vendit aux
marchands d'esclaves, pour Ļtre transportķ en ╔gypte. Arrivķ au Kaire,
Ali-Bek l'acheta, et le plańa au rang de ses Mamlouks. Abmad ne tarda
pas Ó se distinguer par son courage et son adresse. Son patron l'employa
en plusieurs occasions Ó des coups de main dangereux, tels que les
assassinats des beks et des kŌchefs qu'il suspectait. Ahmad s'acquitta
si bien de ces commissions, qu'il en acquit le surnom de _DjezzŌr_, qui
signifie _ķgorgeur_. Il jouissait Ó ce titre de la faveur d'Ali, quand
un accident la troubla. Ce bek ombrageux ayant jugķ Ó propos de
proscrire un de ses bienfaiteurs, nommķ _SŌlķh-Bek_, chargea _DjezzŌr_
de lui couper la tĻte. Soit remords, soit intķrĻt secret, _DjezzŌr_
rķpugna; il fit mĻme des reprķsentations. Mais apprenant le lendemain
que Mohammad-Bek avait rempli la commission, et qu'Ali tenait des
propos, il se jugea perdu; et pour ķviter le sort de SŌlķh-Bek, il
s'ķchappa clandestinement, et gagna Constantinople. Il y sollicita des
emplois proportionnķs au rang qu'il avait tenu; mais y trouvant cette
affluence de concurrents qui assiķgent toutes les capitales, il se trańa
un autre plan, et vint Ó titre de simple soldat chercher du service en
Syrie. Le hasard le fit passer chez les Druzes, et il reńut
l'hospitalitķ dans la maison mĻme du kiŌya de l'ķmir Yousef. De lÓ il se
rendit Ó Damas, o∙ il obtint bient¶t le titre d'Aga, avec un
commandement de 5 _drapeaux_, c'est-Ó-dire de 50 hommes: ce fut dans ce
poste que le sort vint le chercher pour en faire le commandant de
BaŅrout. DjezzŌr ne s'y vit pas plus t¶t ķtabli, qu'il s'en empara pour
les Turks. Yousef fut confondu de ce revers. Il demanda justice Ó Damas;
mais voyant qu'on se moquait mĻme de ses plaintes, il traita par dķpit
avec DŌher, et conclut avec lui une alliance offensive et dķfensive Ó
_RŌs-el-aĻn_, prĶs de _Sour_. Aussit¶t DŌher uni aux Druzes, vint
assiķger BaŅrout par terre, pendant que deux frķgates russes, dont on
acheta le service pour 600 bourses, vinrent la canonner par mer. Il
fallut cķder Ó la force. AprĶs une rķsistance assez vigoureuse, DjezzŌr
rendit sa personne et sa ville. Le chaik charmķ de son courage, et
flattķ de la prķfķrence qu'il lui avait donnķe sur l'ķmir, l'emmena Ó
Acre, et le traita avec toutes sortes de bontķs. Il crut mĻme pouvoir
lui confier une petite expķdition en Palestine; mais DjezzŌr arrivķ prĶs
de Jķrusalem, repassa chez les Turks, et s'en retourna Ó Damas. La
guerre de Mohammad-Bek survint: DjezzŌr se prķsenta au capitan-pacha, et
gagna sa confiance. Il l'accompagna au siķge d'Acre; et lorsque l'amiral
eut dķtruit DŌher, ne voyant personne, plus propre que DjezzŌr Ó remplir
les vues de la Porte dans ces contrķes, il le nomma pacha de Sa’de.
Devenu par cette rķvolution suzerain de l'ķmir Yousef, DjezzŌr a
d'autant moins oubliķ son injure, qu'il a lieu de s'accuser
d'ingratitude. Par une conduite vraiment turke, feignant tour Ó tour la
reconnaissance et le ressentiment, il s'est tour Ó tour brouillķ et
rķconciliķ avec lui, en exigeant toujours de l'argent pour prix de la
paix ou pour indemnitķ de la guerre. Ce manķge lui a si bien rķussi,
qu'en un espace de 5 annķes, il a tirķ de l'ķmir environ 4,000,000 de
France, somme d'autant plus ķtonnante, que la ferme du pays des Druzes
ne se montait pas alors Ó 100,000 francs. En 1784, il lui fit la guerre,
le dķposa, et mit Ó sa place l'ķmir du pays de _HasbĻya_, appelķ
_Ismaļl_. Yousef ayant de nouveau rachetķ ses bonnes graces, rentra sur
la fin de l'annķe Ó Dair-el-Qamar. Il poussa mĻme la confiance jusqu'Ó
l'aller trouver Ó Acre, d'o∙ l'on ne croyait pas qu'il revŅnt; mais
DjezzŌr est trop habile pour verser le sang, quand il y a encore espoir
d'argent: il a fini par relŌcher le prince, et le renvoyer mĻme avec des
dķmonstrations d'amitiķ. Depuis lors, la Porte l'a nommķ pacha de Damas,
o∙ il rķside aujourd'hui. LÓ, conservant la suzerainetķ du pachalic
d'_Acre_ et du pays des Druzes, il a saisi _SŌd_, kiŌya de l'ķmir, et
sous le prķtexte qu'il est l'auteur des derniers troubles, il a menacķ
de les lui faire payer de sa tĻte. Les Maronites, alarmķs pour cet homme
qu'ils rķvĶrent, ont offert 900 bourses pour sa ranńon. Le pacha
marchande, et en aura 1,000; mais si, comme il est probable, l'or
s'ķpuise par tant de contributions, malheur au ministre et au prince! Le
sort de tant d'autres les attend; et l'on pourra dire qu'ils l'ont
mķritķ; car c'est l'impķritie de l'un et l'ambition de l'autre, qui, en
mĻlant les Turks aux affaires des Druzes, ont portķ Ó la tranquillitķ et
Ó la s¹retķ de leur nation, une atteinte dont elle sera long-temps Ó se
relever, si elle ne suit que le cours naturel des ķvķnements.
Revenons Ó la religion des Druzes. Ce qu'on a vu des opinions de
_Mahommad-ben-Ismaļl_, peut en Ļtre regardķ comme la dķfinition. Ils ne
pratiquent ni circoncision, ni priĶres, ni je¹ne; ils n'observent ni
prohibitions, ni fĻtes. Ils boivent du vin, mangent du porc, et se
marient de soeur Ó frĶre. Seulement on ne voit plus chez eux d'alliance
publique entre les enfants et les pĶres. D'aprĶs ceci, l'on conclura
avec raison que les Druzes n'ont pas de culte: cependant il faut en
excepter une classe qui a des usages religieux marquķs. Ceux qui la
composent, sont au reste de la nation ce qu'ķtaient les _initiķs_ aux
_profanes_, ils se donnent le nom d'_OqqŌls_, qui veut dire
_spirituels_, par opposķ au vulgaire qu'ils appellent _DjŌhel_
(_ignorant_). Ils ont divers grades d'initiation, dont le plus ķlevķ
exige le cķlibat. On les reconnaŅt au turban blanc qu'ils affectent de
porter, comme un symbole de leur puretķ; et ils mettent tant d'orgueil Ó
cette puretķ, qu'ils se croient souillķs par l'attouchement de tout
profane. Si l'on mange dans leur plat, si l'on boit dans leur vase, ils
les brisent, et de lÓ l'usage assez rķpandu dans le pays, d'une espĶce
de vase Ó robinet d'o∙ l'on boit sans y porter les lĶvres. Toutes leurs
pratiques sont enveloppķes de mystĶres: ils ont des _oratoires_ toujours
_isolķs_, toujours placķs sur des _lieux hauts_, et ils y tiennent des
assemblķes secrĶtes, o∙ les femmes sont admises. On prķtend qu'ils y
pratiquent quelques cķrķmonies en prķsence d'une petite statue qui
reprķsente un boeuf ou un veau; et l'on a voulu dķduire de lÓ qu'ils
descendaient des Samaritains. Mais outre que ce fait n'est pas avķrķ, le
culte du boeuf pourrait avoir d'autres origines. Ils ont un ou deux
livres qu'ils cachent avec le plus grand soin; mais le hasard a trompķ
leur jalousie; car dans une guerre civile qui arriva il y a six Ó sept
ans, l'ķmir Yousef, qui est _DjŌhel_, en trouva un dans le pillage d'un
de leurs oratoires. Des personnes qui l'ont lu, assurent qu'il ne
contient qu'un jargon mystique, dont l'obscuritķ fait sans doute le
prix pour les adeptes. On y parle du _Hakem B'amr-eh_, par lequel ils
dķsignent _Dieu_ incarnķ dans la personne du kalife: on y fait mention
d'une autre vie, d'un lieu de peines et d'un lieu de bonheur, o∙ les
_OqqŌls_ auront, comme de raison, la premiĶre place. On y distingue
divers degrķs de perfection auxquels on arrive par des ķpreuves
successives. Du reste, ces sectaires ont toute la morgue et tous les
scrupules de la superstition: ils sont incommuniquants, parce qu'ils
sont faibles; mais il est probable que s'ils ķtaient puissants, ils
seraient promulgateurs et intolķrants. Le reste des Druzes, ķtranger Ó
cet esprit, est tout-Ó-fait insouciant des choses religieuses. Les
chrķtiens qui vivent dans leur pays, prķtendent que plusieurs admettent
la mķtempsycose; que d'autres adorent le soleil, la lune, les ķtoiles:
tout cela est possible; car, ainsi que chez les _AnsŌriķ_, chacun livrķ
Ó son sens suit la route qui lui plaŅt; et ces opinions sont celles qui
se prķsentent le plus naturellement aux esprits simples. Lorsqu'ils vont
chez les Turks, ils affectent des dehors musulmans; ils entrent dans les
mosquķes et font les ablutions et la priĶre. Passent-ils chez les
Maronites, ils les suivent Ó l'ķglise et prennent l'eau bķnite comme
eux. Plusieurs, importunķs par les missionnaires, se sont fait baptiser;
puis sollicitķs par des Turks, ils se sont laissķ circoncire, et ont
fini par mourir sans Ļtre ni chrķtiens, ni musulmans; ils ne sont pas si
inconsķquents en matiĶres politiques.
¦ IV.
Du gouvernement des Druzes.
Ainsi que les Maronites, les Druzes peuvent se partager en deux classes:
le peuple, et les _notables_ dķsignķs par le nom de _chaiks_ et par
celui d'_ķmirs_, c'est-Ó-dire _descendants_ des _princes_. La condition
gķnķrale est celle de cultivateur. Soit comme fermier, soit comme
propriķtaire, chacun vit sur son hķritage, travaillant Ó ses m¹riers et
Ó ses vignes: en quelques cantons l'on y joint les tabacs, les cotons et
quelques grains, mais ces objets sont peu considķrables. Il paraŅt que
dans l'origine, toutes les terres furent, comme jadis parmi nous, aux
mains d'un petit nombre de familles. Mais pour les mettre en valeur, il
a fallu que les grands propriķtaires fissent des ventes et des
arrentements; cette subdivision est devenue le principal mobile de la
force de l'ķtat, en ce qu'elle a multipliķ le nombre des intķressķs Ó la
chose publique; cependant il subsiste des traces de l'inķgalitķ
premiĶre, qui ont encore aujourd'hui des effets pernicieux. Les grands
biens que conservent quelques familles, leur donnent trop d'influence
sur toutes les dķmarches de la nation. Leurs intķrĻts particuliers ont
trop de poids dans la balance des intķrĻts publics. Ce qui s'est passķ
dans ces derniers temps en a donnķ des exemples faits pour servir de
leńon. Toutes les guerres civiles ou ķtrangĶres qui ont troublķ le pays,
ont ķtķ suscitķes par l'ambition et les vues personnelles de quelques
maisons principales, telles que les _Lesbeks_, les _DjambelŌts_, les
_Ismaļls de Solyma_, etc. Les chaiks de ces maisons, qui possĶdent Ó eux
seuls le 10^{e} du pays, se sont fait des crķatures par leur argent, et
ils ont fini par entraŅner le reste des Druzes dans leurs dissensions.
Il est vrai que c'est peut-Ļtre Ó ce conflit de partis divers, que la
nation entiĶre a d¹ l'avantage de n'Ļtre point asservie par son chef.
Ce chef, appelķ _hŌkem_ ou _gouverneur_, et aussi _ķmir_ ou _prince_,
est une espĶce de roi ou gķnķral qui rķunit en sa personne les pouvoirs
civils et militaires. Sa dignitķ passe tant¶t du pĶre aux enfants,
tant¶t du frĶre au frĶre, selon le droit de la force bien plus que selon
des lois convenues. Les femmes, dans aucun cas, ne peuvent y former des
prķtentions Ó titre d'hķritage. Elles sont dķja exclues de la succession
dans l'ķtat civil; Ó plus forte raison le seront-elles dans l'ķtat
politique. En gķnķral les ķtats de l'Asie sont trop orageux, et
l'administration y exige trop nķcessairement les talents militaires,
pour que les femmes osent s'en mĻler. Chez les Druzes, lorsque la lignķe
mŌle manque dans la famille rķgnante, c'est Ó l'homme de la nation qui
rķunit le plus de suffrages et de moyens, que passe l'autoritķ. Mais
avant tout, il doit obtenir l'agrķment des Turks dont il devient le
vassal et le tributaire. Il arrive mĻme qu'Ó raison de leur suzerainetķ,
ils peuvent nommer le _hŌkem_ contre le grķ de la nation, ainsi que l'a
pratiquķ DjezzŌr dans la personne d'_Ismaļl de HasbĻya_; mais cet ķtat
de contrainte ne dure qu'autant qu'il est maintenu par la violence qui
l'ķtablit. Les fonctions du gouverneur sont de veiller Ó l'ordre public,
d'empĻcher les ķmirs, les chaiks et les villages de se faire la guerre;
il a droit de les rķprimer par la force, s'ils dķsobķissent. Il est
aussi chef de la justice, et nomme les _qŌdis_, en se rķservant
toutefois Ó lui seul le droit de vie et de mort; il perńoit le tribut,
dont il paie au pacha une somme convenue chaque annķe. Ce tribut varie
selon que la nation sait se faire redouter: au commencement du siĶcle,
il ķtait de 160 bourses (200,000 livres). _Melhem_ forńa les Turks de le
rķduire Ó 60. En 1784, l'ķmir Yousef en payait 80, et en promettait 90.
Ce tribut, que l'on appelle _miri_, est imposķ sur les m¹riers, sur les
vignes, sur les cotons et sur les grains. Tout terrain ensemencķ paie Ó
raison de son ķtendue; chaque pied de m¹rier est taxķ 3 medins,
c'est-Ó-dire 3 sous 9 deniers. Le cent de pieds de vigne paie une
piastre ou 40 medins. Souvent l'on refait Ó neuf les r¶les de
dķnombrement; afin de conserver l'ķgalitķ dans l'imposition. Les chaiks
et ķmirs n'ont aucun privilķge Ó cet ķgard, et l'on peut dire qu'ils
contribuent aux fonds publics Ó raison de leur fortune. La perception se
fait presque sans frais; chacun paie son contingent Ó _Dair-el-Qamar_,
s'il lui plaŅt, ou Ó des collecteurs du prince qui parcourent le pays
aprĶs la rķcolte des soies. Le bķnķfice du tribut est pour le prince, en
sorte qu'il est intķressķ Ó rķduire les demandes des Turks: il le serait
aussi Ó augmenter l'imp¶t; mais cette opķration exige le consentement
des notables, qui ont le droit de s'y opposer. Leur consentement est
ķgalement nķcessaire pour la guerre et pour la paix. Dans ces cas,
l'_ķmir_ doit convoquer des assemblķes gķnķrales, et leur exposer l'ķtat
des affaires. Tout _chaik_ et tout paysan qui, par son esprit ou son
courage, a quelque crķdit, a droit d'y donner sa voix; en sorte que l'on
peut regarder le gouvernement comme un mķlange tempķrķ d'aristocratie,
de monarchie et de dķmocratie. Tout dķpend des circonstances: si le
gouverneur est homme de tĻte, il est absolu; s'il en manque, il n'est
rien. La raison de cette vicissitude est qu'il n'y a point de lois
fixes; et ce cas, qui est commun Ó toute l'Asie, est la cause radicale
de tous les dķsordres de ses gouvernements.
Ni l'ķmir principal, ni les ķmirs particuliers n'entretiennent de
troupes: ils n'ont que des gens attachķs au service domestique de leur
maison, et quelques esclaves noirs. S'il s'agit de faire la guerre,
tout homme, chaik ou paysan, en ķtat de porter les armes, est appelķ Ó
marcher. Chacun alors prend un petit sac de farine, un fusil, quelques
balles, quelque peu de poudre fabriquķe dans le village, et il se rend
au lieu dķsignķ par le gouverneur. Si c'est une guerre civile, comme il
arrive quelquefois, les serviteurs, les fermiers, les amis s'arment
chacun pour leur patron, ou pour leur chef de famille, et se rangent
autour de lui. Souvent en pareil cas l'on croirait que les partis
ķchauffķs vont se porter aux derniers dķsordres; mais rarement
passent-ils aux voies de fait, et surtout au meurtre: il intervient
toujours des mķdiateurs, et la querelle s'apaise d'autant plus vite, que
chaque patron est obligķ d'entretenir ses partisans de vivres et de
munitions. Ce rķgime, qui a d'heureux effets dans les troublķs civils,
n'est pas sans abus pour les guerres du dehors: celle de 1784 en a fait
preuve. DjezzŌr, qui savait que toute l'armķe vivait aux frais de l'ķmir
Yousef, affecta de temporiser; les Druzes qui trouvaient doux d'Ļtre
nourris sans rien faire, prolongĶrent les opķrations; mais l'ķmir
s'ennuya de payer, et il conclut un traitķ dont les conditions ont ķtķ
fŌcheuses et pour lui, et par contrecoup pour la nation, puisqu'il est
constant que les vrais intķrĻts du prince et des sujets sont toujours
insķparables.
Les usages dont j'ai ķtķ tķmoin dans ces circonstances, reprķsentent
assez bien ceux des temps anciens. Lorsque l'ķmir et les chaiks eurent
dķcidķ la guerre Ó _Dair-el-Qamar_, des crieurs montĶrent le soir sur
les sommets de la montagne; et lÓ ils commencĶrent Ó crier Ó haute voix:
_A la guerre, Ó la guerre; prenez le fusil, prenez les pistolets; nobles
chaiks, montez Ó cheval; armez-vous de la lance et du sabre; rendez-vous
demain Ó Dair-el-Qamar. ZĶle de Dieu! zĶle des combats!_ Cet appel,
entendu des villages voisins, y fut rķpķtķ; et comme tout le pays n'est
qu'un entassement de hautes montagnes et de vallķes profondes, les cris
passĶrent en peu d'heures jusqu'aux frontiĶres. Dans le silence de la
nuit, l'accent des cris et le long retentissement des ķchos, joints Ó la
nature du sujet, avaient quelque chose d'imposant et de terrible. Trois
jours aprĶs, il y avait 15,000 _fusils_ Ó Dair-el-Qamar, et l'on e¹t pu
sur-le-champ entamer les opķrations.
L'on conńoit aisķment que des troupes de ce genre ne ressemblent en rien
Ó notre militaire d'Europe; elles n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni
distribution; c'est un attroupement de paysans en casaque courte, les
jambes nues et le fusil Ó la main. A la diffķrence des Turks et des
Mamlouks, ils sont tous Ó pied; les ķmirs seuls et les chaiks ont des
chevaux d'assez peu de service, vu la nature Ōpre et raboteuse du
terrain. La guerre qu'on y peut faire est purement une guerre de poste.
Jamais les Druzes ne se risquent en plaine; et ils ont raison: ils y
supporteraient d'autant moins le choc de la cavalerie, qu'ils n'ont pas
mĻme de ba’onnettes Ó leurs fusils. Tout leur art consiste Ó gravir sur
les rochers, Ó se glisser parmi les broussailles et les blocs de pierre,
et Ó faire de lÓ un feu assez dangereux, en ce qu'ils sont Ó couvert,
qu'ils tirent Ó leur aise, et qu'ils ont acquis par la chasse et des
jeux d'ķmulation, l'habitude de tirer juste. Ils entendent assez bien
les irruptions Ó l'improviste, les surprises de nuit, les embuscades et
tous les coups de main o∙ l'on peut aborder l'ennemi promptement et
corps Ó corps. Ardents Ó pousser leurs succĶs, prompts Ó se dķcourager
et Ó reprendre courage, hardis jusqu'Ó la tķmķritķ, quelquefois mĻme
fķroces, ils ont surtout deux qualitķs qui font les excellentes troupes:
ils obķissent exactement Ó leurs chefs, et sont d'une sobriķtķ et d'une
vigueur de santķ dķsormais inconnues chez les nations civilisķes. Dans
la campagne de 1784, ils passĶrent trois mois en plein air, sans tentes,
et n'ayant pour tout meuble qu'une peau de mouton; cependant il n'y eut
pas plus de malades et de morts que s'ils eussent ķtķ dans leurs
maisons. Leurs vivres consistaient, comme en tout autre temps, en petits
pains cuits sous la cendre ou sur une brique, en oignons crus, en
fromage, en olives, en fruit et quelque peu de vin. La table des chefs
ķtait presque aussi frugale, et l'on peut assurer qu'ils ont vķcu 100
jours, o∙ un mĻme nombre de Franńais et d'anglais ne vivrait pas 10. Ils
ne connaissent ni la science des fortifications, ni l'artillerie, ni les
campements, en un mot, rien de ce qui fait l'art de la guerre. Mais s'il
se trouvait parmi eux quelques hommes qui en eussent l'idķe, ils en
prendraient facilement le go¹t, et deviendraient une milice redoutable.
Elle serait d'autant plus aisķe Ó former, que les m¹riers et les vignes
ne suffisent pas pour les occuper toute l'annķe, et qu'il leur reste
beaucoup de temps[227] que l'on pourrait employer aux exercices
militaires. Dans les derniers recensements des hommes armķs, on en a
comptķ prĶs de 40,000; ce qui suppose pour le total de la population
environ 120,000 ames: il y a peu Ó y ajouter, parce qu'il n'y a point de
Druzes dans les villes de la c¶te. La surface du pays ķtant de 110
lieues carrķes, il en rķsulte pour chaque lieue, 1,090 ames; ce qui
ķgale la population de nos meilleures provinces. Pour sentir combien est
forte cette proportion, l'on observera que le sol est rude, qu'il reste
encore beaucoup de sommets incultes, que l'on ne recueille pas en
grains de quoi se nourrir 3 mois par an, qu'il n'y a aucune manufacture,
que toutes les exportations se bornent aux soies et aux cotons, dont la
balance surpasse de bien peu l'entrķe du blķ de _HaurŌn_, des huiles de
Palestine, du riz et du cafķ que l'on tire de _BaŅrout_. D'o∙ vient donc
cette affluence d'hommes sur un si petit espace? Toute analyse faite, je
n'en puis voir de cause, que le rayon de libertķ qui y luit. LÓ, Ó lÓ
diffķrence du pays turk, chacun jouit, dans la sķcuritķ, de sa propriķtķ
et de sa vie. Le paysan n'y est pas plus aisķ qu'ailleurs; mais il est
tranquille: _il ne craint point_, comme je l'ai entendu dire plusieurs
fois, _que l'aga, le quŌiemmaquŌm, ou le bacha envoient des djendis[228]
piller la maison, enlever la famille, donner la bastonnade, etc._ Ces
excĶs sont inouis dans la montagne. La sķcuritķ y a donc ķtķ un premier
moyen de population, par l'attrait que tous les hommes trouvent Ó se
multiplier partout o∙ il y a de l'aisance. La frugalitķ de la nation,
qui consomme peu en tout genre, a ķtķ un second moyen aussi puissant.
Enfin un troisiĶme est l'ķmigration d'une foule de familles chrķtiennes
qui dķsertent journellement les provinces turkes pour venir s'ķtablir
dans le Liban; elles y sont accueillies des Maronites par fraternitķ de
religion, et des Druzes par tolķrance et par l'intķrĻt bien entendu de
multiplier dans leur pays le nombre des cultivateurs, des consommateurs
et des alliķs. Tous vivent en paix; mais je dois dire que les Chrķtiens
montrent souvent un zĶle indiscret et tracassier, propre Ó la troubler.
La comparaison que les Druzes ont souvent lieu de faire de leur sort, Ó
celui des autres sujets turks, leur a donnķ une opinion avantageuse de
leur condition, qui, par une gradation naturelle, a rejailli sur leurs
personnes. Exempts de la violence et des insultes du despotisme, ils se
regardent comme des hommes plus parfaits que leurs voisins, parce qu'ils
ont le bonheur d'Ļtre moins avilis. De lÓ s'est formķ un caractĶre plus
fier, plus ķnergique, plus actif, un vķritable esprit rķpublicain. On
les cite dans tout le Levant pour Ļtre inquiets, entreprenants, hardis
et braves jusqu'Ó la tķmķritķ: on les a vus en plein jour fondre dans
Damas, au nombre de 300 seulement, et y rķpandre le dķsordre et le
carnage. Il est remarquable qu'avec un rķgime presque semblable, les
Maronites n'ont point ces qualitķs au mĻme degrķ: j'en demandai un jour
la raison dans une assemblķe o∙ l'on en faisait l'observation, au sujet
de quelques faits passķs rķcemment; aprĶs un moment de silence, un
vieillard maronite ķcartant sa pipe de sa bouche, et roulant le bout de
sa barbe dans ses doigts, me rķpondit: _Peut-Ļtre les Druzes
craindraient-ils plus la mort, s'ils croyaient Ó ce qui la suit_. Ils
n'admettent pas non plus la morale du pardon des injures. Personne n'est
aussi ombrageux qu'eux sur le point d'honneur. Une insulte dite ou faite
Ó ce nom et Ó _la barbe_, est sur-le-champ punie de coups de _kandjar_
ou de fusil, pendant que chez le peuple des villes, elle n'aboutit qu'Ó
des cris d'injures. Cette dķlicatesse a causķ dans les maniĶres et le
propos une rķserve ou, si l'on veut, une politesse que l'on est surpris
de trouver chez les paysans. Elle passe mĻme jusqu'Ó la dissimulation et
Ó la faussetķ, surtout dans les chefs, que de plus grands intķrĻts
obligent Ó de plus grands mķnagements. La circonspection est nķcessaire
Ó tous, par les consķquences redoutables du _talion_, dont j'ai parlķ.
L'usage peut nous en paraŅtre barbare; mais il a le mķrite de supplķer Ó
la justice rķguliĶre, toujours incertaine et lente dans des ķtats
troublķs et presque anarchiques.
Les Druzes ont un autre point d'honneur arabe, celui de l'hospitalitķ.
Quiconque se prķsente Ó leur porte Ó titre de suppliant ou de passager
est s¹r de recevoir le logement et la nourriture de la maniĶre la plus
gķnķreuse et la moins affectķe. J'ai vu en plusieurs rencontres de
simples paysans donner le dernier morceau de pain de leur maison au
passant affamķ; et lorsque je leur faisais l'observation qu'ils
manquaient de prudence: _Dieu est libķral et magnifique_,
rķpondaient-ils, _et tous les hommes sont frĶres_. Aussi personne ne
s'avise de tenir auberge dans leur pays, non plus que dans le reste de
la Turkie. Lorsqu'ils contractent avec leur h¶te l'engagement sacrķ du
_pain_ et du _sel_, rien ne peut par la suite le leur faire violer: on
en cite des traits qui font le plus grand honneur Ó leur caractĶre. Il y
a quelques annķes qu'un aga de janissaires, coupable de rķbellion,
s'enfuit de Damas, et se retira chez les Druzes. Le pacha le sut et le
demanda Ó l'ķmir, sous peine de guerre; l'ķmir le demanda au chaik
_Talhouq_ qui l'avait reńu; mais le chaik indignķ rķpondit: _Depuis
quand a-t-on vu les Druzes livrer leurs h¶tes? Dites Ó l'ķmir que tant
que Talhouq gardera sa barbe, il ne tombera pas un cheveu de la tĻte de
son rķfugiķ_. L'ķmir menańa de l'enlever de force; Talhouq arma sa
famille. L'ķmir, craignant une ķmeute, prit une voie usitķe comme
juridique dans le pays; il dķclara au chaik qu'il ferait couper 50
m¹riers par jour, jusqu'Ó ce qu'il rendŅt l'aga. On en coupa 1,000, et
Talhouq resta inķbranlable. A la fin, les autres chaiks indignķs prirent
fait et cause, et le soulĶvement allait devenir gķnķral, quand l'aga, se
reprochant d'occasioner tant de dķsordres, s'ķvada Ó l'insu mĻme de
Talhouq[229].
Les Druzes ont aussi le prķjugķ des Bedouins sur la naissance: comme
eux, ils attachent un grand prix Ó l'anciennetķ des familles: cependant
l'on ne peut pas dire qu'il en rķsulte des inconvķnients essentiels. La
noblesse des ķmirs et des chaiks ne les dispense pas de payer le tribut,
en proportion de leurs revenus; elle ne leur donne aucune prķrogative,
ni dans la possession des biens-fonds, ni dans celle des emplois. On ne
connaŅt dans le pays, non plus que dans toute la Turkie, ni droits de
chasse, ni glĶbe, ni dŅmes seigneuriales ou ecclķsiastiques, ni
francs-fiefs, ni lods et ventes: tout est, comme l'on dit, en
_franc-aleu_: chacun, aprĶs avoir payķ son miri, sa ferme ou sa rente,
est maŅtre chez soi. Enfin, par un avantage particulier, les Druzes et
les Maronites ne paient point le rachat des successions, et l'ķmir ne
s'arroge pas, comme le sultan, la propriķtķ fonciĶre et universelle:
nķanmoins il existe dans la loi des hķritages un abus qui a de fŌcheux
effets. Les pĶres ont, comme dans le droit romain, la facultķ
d'avantager tel de leurs enfants qu'il leur plaŅt; et de lÓ il est
arrivķ, dans plusieurs familles de chaiks, que tous les biens se sont
rassemblķs sur un mĻme sujet, qui s'en est servi pour intriguer et
cabaler, pendant que ses parents sont demeurķs, comme l'on dit, _princes
d'olives et de fromage_; c'est-Ó-dire, pauvres comme des paysans.
Par une suite de leurs prķjugķs, les Druzes n'aiment pas Ó s'allier hors
de leurs familles. Ils prķfĶrent toujours leur parent, f¹t-il pauvre, Ó
un ķtranger riche; et l'on a vu plus d'une fois de simples paysans
refuser leurs filles Ó des marchands de Sa’de et de BaŅrout, qui
possķdaient 12 et 15,000 piastres. Ils conservent aussi jusqu'Ó un
certain point l'usage des Hķbreux, qui voulait que le frĶre ķpousŌt la
veuve du frĶre; mais il ne leur est pas particulier, et ils le
partagent, ainsi que plusieurs autres de cet ancien peuple, avec les
habitants de la Syrie, et en gķnķral avec les peuples arabes.
En rķsumķ, le caractĶre propre et distinctif des Druzes est, comme je
l'ai dit, une sorte d'esprit rķpublicain qui leur donne plus d'ķnergie
qu'aux autres sujets turks, et une insouciance de religion qui contraste
beaucoup avec le zĶle des musulmans et des chrķtiens. Du reste, leur vie
privķe, leurs usages, leurs prķjugķs sont ceux des autres Orientaux. Ils
peuvent ķpouser plusieurs femmes, et les rķpudier quand il leur plaŅt;
mais, Ó l'exception de l'ķmir et de quelques notables, les cas en sont
trĶs-rares. Occupķs de leurs travaux champĻtres, ils n'ķprouvent point
ces besoins factices, ces passions exagķrķes que le dķsoeuvrement donne
aux habitants des villes. Le voile que portent leurs femmes est lui-mĻme
un prķservatif de ces dķsirs qui troublent la sociķtķ. Chaque homme ne
connaŅt de visage de femme que celui de la sienne, de sa mĶre, de sa
soeur et de sa belle-soeur. Chacun vit au sein de sa famille et se
rķpand peu au dehors. Les femmes, celles mĻme des chaiks, pķtrissent le
pain, br¹lent le cafķ, lavent le linge, font la cuisine, en un mot,
vaquent Ó tous les ouvrages domestiques. Les hommes cultivent les vignes
et les m¹riers, construisent des murs d'appui pour les terres, creusent
et conduisent, des canaux d'arrosement. Seulement le soir ils
s'assemblent quelquefois dans la cour, l'aire ou la maison du chef du
village ou de la famille; et lÓ, assis en rond, les jambes croisķes, la
pipe Ó la bouche, le poignard Ó la ceinture, ils parlent de la rķcolte
et des travaux, de la disette ou de l'abondance, de la paix ou de la
guerre, de la conduite de l'ķmir, de la quantitķ de l'imp¶t, des faits
du passķ, des intķrĻts du prķsent, des conjectures de l'avenir. Souvent
les enfants, las de leurs jeux, viennent ķcouter en silence; et l'on est
ķtonnķ de les voir, Ó 10 ou 12 ans, raconter d'un air grave pourquoi
_DjezzŌr_ a dķclarķ la guerre Ó l'ķmir _Yousef_, combien le prince a
dķpensķ de bourses, de combien l'on augmentera le miri, combien il y
avait de _fusils_ au camp, et qui possķdait la meilleure jument. Ils
n'ont pas d'autre ķducation: on ne leur fait lire ni les psaumes, comme
chez les Maronites, ni le _Q¶ran_, comme chez les musulmans; Ó peine les
chaiks savent-ils ķcrire un billet. Mais, si leur esprit est vide de
connaissances utiles ou agrķables, du moins n'est-il pas prķoccupķ
d'idķes fausses et nuisibles; et sans doute cette ignorance de la nature
vaut bien la sottise de l'art. Il en est du moins rķsultķ un avantage,
qui est que les esprits ķtant tous Ó peu prĶs ķgaux, l'inķgalitķ des
conditions ne s'est pas rendue aussi sensible. En effet, l'on ne voit
point chez les Druzes cette grande distance entre les rangs qui, dans la
plupart des sociķtķs, avilit les petits sans amķliorer les grands.
Chaiks ou paysans, tous se traitent avec cette familiaritķ raisonnable
qui ne tient ni de la licence, ni de la servitude. Le grand ķmir
lui-mĻme n'est point un homme diffķrent des autres: c'est un bon
gentilhomme campagnard, qui ne dķdaigne pas de faire asseoir Ó sa table
le plus simple fermier. En un mot, ce sont les moeurs des temps anciens,
c'est-Ó-dire les moeurs de la vie champĻtre, par laquelle toute nation a
ķtķ obligķe de commencer; en sorte que l'on peut ķtablir que tout peuple
chez qui on les trouve n'est encore qu'Ó la premiĶre ķpoque de son ķtat
social.
¦ V.
Des MotouŌlis.
A l'orient du pays des Druzes, dans la vallķe profonde qui sķpare leurs
montagnes de celles du pays de Damas, habite un autre petit peuple connu
en Syrie sous le nom de _MotouŌlis_. Le caractĶre qui les distingue des
autres habitants de la Syrie est qu'ils suivent le parti d'Ali, comme
les Persans, pendant que tous les Turks suivent celui d'_Omar_ ou de
_MoŌouia_. Cette distinction, fondķe sur le schisme qui, l'an 36 de
l'hedjire, partagea les Arabes sur les _successeurs_ de Mahomet,
entretient, comme je l'ai dit, une haine irrķconciliable entre les deux
partis. Les sectateurs d'Omar, qui se regardent comme seuls
_orthodoxes_, se qualifient de _Sonnites_, qui a le mĻme sens, et
appellent leurs adversaires _Chiites_, c'est-Ó-dire _sectateurs_
(d'Ali). Le mot de _motouŌli_ a la mĻme signification dans le dialecte
de Syrie. Les sectateurs d'Ali, qui prennent ce nom en mauvaise part, y
substituent celui d'_Adliķ_, qui veut dire partisans de la _justice_
(littķralement justiciers); et ils ont pris cette dķnomination en
consķquence d'un point de doctrine qu'ils ont ķlevķ contre la croyance
des _sonnites_. Voici ce qu'en dit un petit ouvrage arabe, intitulķ:
_Fragments thķologiques sur les sectes et religions du monde_[230].
½On appelle _Adliķ_ ou _Justiciers_, des sectaires qui prķtendent que
Dieu n'agit que par des principes de justice conformes Ó la raison des
hommes. Dieu ne peut, disent-ils, proposer un culte impraticable, ni
ordonner des actions impossibles, ni obliger Ó des choses hors de
portķe: mais en ordonnant l'obķissance, il donne la facultķ, il ķloigne
la cause du mal, il permet le raisonnement; il demande ce qui est
facile, et non ce qui est difficile; il ne rend point responsable de la
faute d'autrui; il ne punit point d'une action ķtrangĶre; il ne trouve
pas mauvais dans l'homme ce que lui-mĻme a crķķ en lui, et il n'exige
pas qu'il prķvienne ce que la destinķe a dķcrķtķ sur lui, parce que cela
serait une _injustice_ et une _tyrannie_ dont Dieu est incapable par la
perfection de son Ļtre.╗ A cette doctrine, qui choque diamķtralement
celle des _Sonnites_, les MotouŌlis ajoutent des pratiques exterieures
qui entretiennent leur aversion mutuelle. Par exemple, ils maudissent
Omar et MoŌouia comme usurpateurs et rebelles: ils cķlĶbrent Ali et
Hosain comme saints et martyrs. Ils commencent les ablutions par le
coude, au lieu de les commencer par le bout du doigt, comme les Turks;
ils se rķputent souillķs par l'attouchement des ķtrangers; et, contre
l'usage gķnķral du Levant, ils ne boivent ni ne mangent dans le vase qui
a servi Ó une personne qui n'est pas de leur secte, ils ne s'asseyent
mĻme pas Ó la mĻme table.
Ces principes et ces usages, en isolant les MotouŌlis de leurs voisins,
en ont fait une sociķtķ distincte. On prķtend qu'ils existent depuis
long-temps en corps de nation dans cette contrķe; cependant leur nom n'a
point paru avant ce siĶcle dans les livres; il n'est pas mĻme sur les
cartes de d'Anville: La Roque, qui parlait de leur pays il y a moins de
cent ans, ne les dķsigne que par celui d'_Amķdiens_. Quoi qu'il en soit,
ils ont dans ces derniers temps fixķ l'attention de la Syrie par leurs
guerres, leurs brigandages, leurs progrĶs et leurs revers. Avant le
milieu du siĶcle, ils ne possķdaient que Balbek, leur chef-lieu, et
quelques cantons dans la vallķe et dans l'Anti-Liban, d'o∙ ils
paraissent originaires. A cette ķpoque on les trouve gouvernķs comme les
Druzes, c'est-Ó-dire partagķs sous un nombre de _chaiks_ ayant un chef
principal, tirķ de la famille de _Harfouche_. AprĶs 1750, ils
s'ķtendirent dans le haut du BeqŌŌ, et s'introduisirent dans le Liban,
o∙ ils occupĶrent des terrains appartenants aux Maronites jusque vers
_Becharrai_. Ils les incommodĶrent mĻme par leurs brigandages, au point
que l'ķmir Yousef se vit obligķ de les attaquer Ó force ouverte et de
les chasser. D'autre part, leurs progrĶs les avaient conduits le long de
leur riviĶre jusqu'auprĶs de _Sour_ (Tyr). Ce fut dans ces
circonstances, en 1760, que DŌher e¹t l'adresse de se les attacher. Les
pachas de Sa’de et de Damas rķclamaient des tributs qu'on nķgligeait de
leur payer; ils se plaignaient de divers dķgŌts causķs Ó leurs sujets
par les MotouŌlis: ils eussent voulu les chŌtier; mais la vengeance
n'ķtait ni s¹re ni facile. DŌher intervint; il se rendit caution du
tribut, promit de surveiller les dķprķdations, et par ce moyen, il
s'acquit des alliķs qui pouvaient, disait-on, armer dix mille cavaliers,
tous gens rķsolus et redoutķs. Peu de temps aprĶs, ils s'emparĶrent de
_Sour_ (Tyr), et ils firent de ce village leur entrep¶t maritime: en
1771, ils servirent utilement Ali-Bek et DŌher contrķ les Ottomans. Mais
pendant leur absence, l'ķmir Yousef ayant armķ les Druzes, vint saccager
leur pays. Il ķtait devant le chŌteau de DjezŅn, quand les MotouŌlis
revenant de Damas, apprirent la nouvelle de cette invasion. Au rķcit des
barbaries qu'avaient commises les Druzes, un corps avancķ de 500 hommes
seulement fut tellement saisi de rage, qu'il poussa sur-le-champ vers
l'ennemi, rķsolu de pķrir en se vengeant. Mais la surprise et le
dķsordre qu'ils jetĶrent, et la discorde qui rķgnait entre les factions
de Mansour et de Yousef, favorisĶrent cette manoeuvre dķsespķrķe, au
point que toute l'armķe, composķe de vingt-cinq mille hommes, subit la
dķroute la plus complĶte. Dans les annķes suivantes, les affaires de
DŌher ayant pris une fŌcheuse tournure, les MotouŌlis se refroidirent
pour lui; enfin ils l'abandonnĶrent dans la catastrophe o∙ il perdit la
vie. Mais ils ont portķ la peine de leur imprudence sous
l'administration du pacha qui lui a succķdķ. Depuis l'annķe 1777,
DjezzŌr, maŅtre d'_Acre_ et de _Sa’de_, n'a cessķ de travailler Ó leur
perte. Sa persķcution les forńa en 1784 de se rķconcilier avec les
Druzes et de faire cause commune avec l'ķmir Yousef, pour lui rķsister.
Quoique rķduits Ó moins de 700 fusils, ils firent plus dans cette
campagne que 15 Ó 20,000 Druzes et Maronites rassemblķs sous
Dair-el-Qamar. Eux seuls enlevĶrent le lieu fort de _Mar-DjĻbaa_, et
passĶrent au fil du sabre 50 Ó 60 _Arnautes_[231] qui le gardaient. Mais
la mķsintelligence des chefs druzes ayant fait avorter toutes les
opķrations, le pacha a fini par s'emparer de toute la vallķe et de la
ville mĻme de Balbek. A cette ķpoque, on ne comptait pas plus de 500
familles de MotouŌlis, qui se sont rķfugiķes dans l'Anti-Liban et dans
le Liban des Maronites; et dķsormais proscrites de leur sol natal, il
est probable qu'elles finiront par s'anķantir, et par emporter avec
elles le nom mĻme de cette nation.
Tels sont les peuples particuliers qui se trouvent compris dans
l'enceinte de la Syrie. Le reste de la population qui forme la plus
grande masse, est, comme je l'ai dit, composķ de Turks, de Grecs, et de
la race arabe. Il me reste Ó faire un tableau de la distribution
gķographique du pays, selon l'administration turke, et Ó y joindre
quelques considķrations gķnķrales sur le rķsultat des forces et des
revenus, sur la forme du gouvernement, et enfin sur le caractĶre et les
moeurs de ces peuples.
Mais avant de passer Ó ces objets, je crois devoir donner une idķe des
mouvements qui ont failli dans ces derniers temps causer une rķvolution
importante, et susciter en Syrie une puissance indķpendante: je veux
parler de l'insurrection du chaik _Daher_, qui pendant plusieurs annķes
a attirķ les regards des politiques. Un exposķ succinct de son histoire
sera d'autant plus intķressant, qu'il est neuf, et que ce que l'on en a
appris par les nouvelles publiques, a ķtķ peu propre Ó donner une idķe
juste de l'ķtat des affaires dans ces pays ķloignķs.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATI╚RES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
╔TAT PHYSIQUE DE L'╔GYPTE.
Page.
CHAPITRE PREMIER.--De l'╔gypte en gķnķral, et de la
ville d'Alexandrie 1
CHAP. II.--Du Nil, et de l'extension du Delta 14
CHAP. III.--De l'exhaussement du Delta 27
CHAP. IV.--Des vents et de leurs phķnomĶnes 44
CHAP. V.--Du climat et de l'air 54
╔TAT POLITIQUE DE L'╔GYPTE.
CHAPITRE I^{er}.--Des diverses races des habitants de
l'╔gypte 59
CHAP. II.--Prķcis de l'histoire des Mamlouks 80
CHAP. III.--Prķcis de l'histoire d'Ali-Bek 92
CHAP. IV.--Prķcis des ķvķnements arrivķs depuis la
mort d'Ali-Bek jusqu'en 1785 114
CHAP. V.--╔tat prķsent de l'╔gypte 129
CHAP. VI.--Constitution de la milice des Mamlouks 131
¦ I. VĻtements des Mamlouks 134
¦ II. ╔quipage des Mamlouks 136
¦ III. Armes des Mamlouks 138
¦ IV. ╔ducation et exercices des Mamlouks 140
¦ V. Art militaire des Mamlouks 142
¦ VI. Discipline des Mamlouks 144
¦ VII. Moeurs des Mamlouks 146
¦ VIII. Gouvernement des Mamlouks 147
CHAP. VII 149
¦ I. ╔tat du peuple en ╔gypte _ibid._
¦ II. MisĶre et famine des derniĶres annķes 152
¦ III. ╔tat des arts et des esprits 162
CHAP. VIII.--╔tat du commerce 163
CHAP. IX.--De l'isthme de Suez, et de la jonction de
la mer Rouge Ó la Mķditerranķe 166
CHAP. X.--Des douanes et des imp¶ts. 175
Du commerce des Francs au Kaire 178
CHAP. XI.--De la ville du Kaire 183
Population du Kaire et de l'╔gypte 186
CHAP. XII.--Des maladies de l'╔gypte 189
¦ I. De la perte de la vue _ibid._
¦ II. De la petite-vķrole 193
¦ III. De la peste 199
CHAP. XIII.--Tableau rķsumķ de l'╔gypte 203
Des exagķrations des voyageurs 210
CHAP. XIV. Des ruines et des pyramides 213
Note 226
╔TAT PHYSIQUE DE LA SYRIE.
CHAPITRE I^{er}.--Gķographie et histoire naturelle de la
Syrie 258
¦ I. Aspect de la Syrie 260
¦ II. Des montagnes 261
¦ III. Structure des montagnes 269
¦ IV. Volcans et tremblements 271
¦ V. Des sauterelles 273
¦ VI. Qualitķs du sol 275
¦ VII. Des riviĶres et des lacs 276
¦ VIII. Du climat 279
¦ IX. Qualitķs de l'air 286
¦ X. Qualitķs des eaux 288
¦ XI. Des vents 289
CHAP. II.--Considķrations sur les phķnomĶnes des vents,
des nuages, des pluies, des brouillards et du tonnerre 292
╔TAT POLITIQUE DE LA SYRIE.
CHAPITRE I^{er}.--Des habitants de la Syrie 314
CHAP. II.--Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie. 324
¦ I. Des Turkmans _ibid._
¦ II. Des Kourdes 326
¦ III. Des Arabes-Bķdouins 330
CHAP. III.--Des peuples agricoles de la Syrie 363
¦ I. Des AnsŌriķ _ibid._
¦ II. Des Maronites 369
¦ III. Des Druzes 388
¦ IV. Du gouvernement des Druzes 411
¦ V. Des MotouŌlis 427
FIN DE LA TABLE.
[Illustration: VUE DE SPHYINX]
[Illustration: VUE DE PYRAMIDES DE DJIZ╔]
[Illustration: CARTE DE L'╔GYPTE]
NOTES:
[1] _Vulg“_, raquette, arbre Ó cochenille.
[2] Le calcul le plus suivi Ó Alexandrie porte la hauteur du f¹t, y
compris le chapiteau, Ó 96 pieds, et la circonfķrence Ó 28 pieds 3
pouces.
[3] Ras el-tin: prononcez, _tŅne_.
[4] Prononcez _kalidge_.
[5] En arabe _el qali_, dont on a fait le nom du sel al-kali.
[6] Ces coquillages sont surtout des hķrissons, des volutes, des
bivalves, et une espĶce en forme de lentilles. Voyez le docteur Shaw,
_Voyage au Levant_.
[7] Celui-lÓ est gris, tachķ de noir et quelquefois de rouge.
[8] Chaque tribu a ses routes particuliĶres, pour ķviter les disputes.
[9] D'ailleurs il n'existe pas dix arbres dans ce dķsert, et il paraŅt
incapable d'en produire.
[10] Ils l'appellent _saint_, _bķni_, _sacrķ_; et lors des nouvelles
eaux, c'est-Ó-dire de l'ouverture des canaux, on voit les mĶres plonger
les enfants dans le courant, avec le prķjugķ que ces eaux ont une vertu
purifiante et divine, telle que la supposĶrent les anciens Ó tous les
fleuves.
[11] On se sert, pour cet effet, d'amandes amĶres, dont on frotte le
vase, et alors elle est rķellement lķgĶre et bonne. Mais il n'y a que la
soif, ou la prķvention, qui puisse la mettre au-dessus de nos fontaines
et de nos grandes riviĶres, telles que la Seine et la Loire.
[12] _Herod._, lib. II, p. 105, ķdit. Wesseling, in-fol.
[13] _Lettres sur l'╔gypte_, tom. 1, p. 16.
[14] _Geogr. Strabonis, interpret. Casaubon._ ķdit. 1707, lib. XVII. p.
1152.
[15] Voyez l'excellent _Mķmoire de d'Anville sur l'╔gypte_, in-4║, 1765,
p. 77.
[16] Odyssķe, liv. IV.
[17] _Herod._, lib. II, p. 106 et 107.
[18] Il ne s'en faut que de 1,300 toises.
[19] On peut reprocher Ó HomĶre de n'Ļtre pas exact, quand il dit que le
Phare ķtait vis-Ó-vis du Nil; mais pour l'excuser on peut dire que,
parlant de l'╔gypte comme du bout du monde, il n'a pas d¹ se piquer
d'une prķcision stricte. En second lieu, la branche Canopique allait
jadis par les lacs s'ouvrir prĶs d'Abouqir; et si, comme la vue du
terrain me le fait penser, elle passa jadis Ó l'ouest mĻme d'Abouqir,
qui aurait ķtķ une Ņle, HomĶre a pu dire, avec raison, que le Phare
ķtait vis-Ó-vis du Nil.
[20] Voyez _Voyage en Arabie_, par C. Niebuhr, in-4║, qu'il faut
distinguer de la _Description de l'Arabie_, par le mĻme, 2 vol. in-4║.
[21] Lib. II, p. 123.
[22] Voyez _Voyage pittoresque de la GrĶce_, tom. II.
[23] Cette position convient beaucoup Ó Bolbitine.
[24] _Lettre_ 1, p. 12.
[25] _Herod._, lib. II.
[26] En effet, on serait plus portķ, sur l'inspection de la carte, Ó
croire que ce fut lÓ jadis le cours du fleuve; quant aux pķtrifications
de mŌts et de vaisseaux entiers dont parle Siccard, elles auraient bien
besoin, pour Ļtre crues, d'Ļtre constatķes par des voyageurs plus
ķclairķs que ce missionnaire.
[27] Pag. 12 et suiv.
[28] _Lettre 1_, p. 12.
[29] Lib. II, p. 109.
[30] Lib. XVII.
[31] J'en ai mesurķ plusieurs avec un pied-de-roi de cuivre, mais j'ai
trouvķ qu'elles variaient toutes depuis une jusqu'Ó 3 lignes. Le drŌŌ
Stambouli a 28 doigts, ou 24 pouces moins une ligne.
[32] En arabe, _meqiŌs, instrument mesureur, mesuroir_.
[33] Le docteur Pocoke, qui a fait plusieurs bonnes observations sur le
Nil, s'est tout-Ó-fait perdu dans l'explication du texte de KŌlkŌchenda:
il a cru, sur un premier passage louche, que le nilomĶtre du temps
d'Omar n'ķtait que de douze coudķes; et il a bŌti sur cette erreur un
ķdifice de conjectures fausses. _Voyage de Pocoke_, tom. II, p. 278.
[34] _Voyage en Arabie_, tom. 1, p. 102.
[35] Le 17 mai, la colonne avait onze pieds hors de l'eau, le 3 juin
elle en avait onze et demi; donc en dix-sept jours il y eut une
demi-coudķe. _Voyage de Pocoke_, tom. II.
[36] Le lit du fleuve s'est exhaussķ lui-mĻme comme le reste du terrain.
[37] Dans le bas Delta, on arrose par le moyen des roues, parce que
l'eau est Ó fleur de terre; mais dans le haut Delta, il faut ķtablir des
chapelets sur les roues, ou ķlever l'eau par des potences mobiles. On en
voit beaucoup sur la route de Rosette au Kaire, et l'on se convaincra
que ce travail pķnible a un effet trĶs-bornķ.
[38] _Herod._, lib. II. Cette anecdote chagrine beaucoup les
chronologistes modernes, qui placent Sķsostris avant Mo’se, au temps
duquel les chariots subsistaient encore; mais ce n'est pas la faute
d'Hķrodote, si l'on n'a pas entendu son systĶme de chronologie, le
meilleur de l'antiquitķ.
[39] Il serait curieux de constater en quelle proportion il continue
jusqu'Ó Asouan. Des Coptes que j'ai interrogķs Ó ce sujet, m'ont assurķ
qu'il ķtait infiniment plus ķlevķ dans tout le Sa’d qu'au Kaire.
[40] _Hķrod._, lib. II.
[41] Cette quantitķ de canaux est une raison qui peut faire varier les
degrķs de l'inondation: car s'il y en a beaucoup, et qu'ils soient
profonds, l'eau s'ķcoulera plus vite, et s'ķlĶvera moins; s'il y en a
peu, et qu'ils soient superficiels, il arrivera le contraire.
[42] Depuis la publication de ce voyage, l'on m'a fait connaŅtre un
mķmoire de Frķret (Acad. des Inscrip., tom. XVI), dans lequel ces
questions se trouvent avoir ķtķ dķbattues dĶs 1745. Dans ce Mķmoire, ce
savant critique, attaquant de front le rķcit d'Hķrodote et le tķmoignage
des prĻtres ķgyptiens, prķtend que le Delta n'a subi aucun changement
depuis les siĶcles les plus reculķs: il fonde ses raisons contre son
accroissement, sur la position des villes de _Tanis_, de _DamiŌt_ et de
_Rosette_, mais les faits qu'il cite sont vagues, et la diffķrence de la
mesure de Niebuhr en excĶs sur celle d'Hķrodote, est un argument
pķremptoire contre son sentiment. A l'ķgard de son exhaussement, il
prouve par plus d'auteurs que je n'en ai citķs, que depuis Moeris
jusqu'Ó la fin du quinziĶme siĶcle, l'inondation n'a pas cessķ d'Ļtre la
mĻme: ce n'est que depuis ce temps que les voyageurs ont parlķ d'une
inondation de 22 et 23 coudķes. Le prince Radzivil est le premier qui en
ait fait mention en l'annķe 1583. Frķret, rejetant son tķmoignage et
celui des autres, soutient que l'inondation est toujours la mĻme, et que
la diffķrence des anciens aux modernes vient de ce que les uns comptent
depuis le fond de l'eau, pendant que les autres ne comptaient que depuis
la surface des eaux basses. Il invoque les observations de Shaw et de
Pocoke; mais en appuyant sa consķquence, elles dķmentent son
explication: en effet, d'aprĶs ces observations, la crue du Nil
au-dessus des plus basses eaux fut en 1714 de 10 coudķes 26 doigts, qui,
jointes Ó 5 coudķes et quelques doigts qu'avait dķja le fleuve, donnent
16 coudķes et quelques doigts au-dessus du fond: en 1715 la crue
au-dessus des basses eaux fut de 10 coudķes, qui, jointes Ó 6 coudķes
qu'avaient dķja les eaux, forment 16 coudķes: en 1738 elle fut de 11
coudķes 15 doigts, qui, jointes Ó 5 qu'avait le fleuve, font 16 coudķes,
et non pas 20, comme le dit Frķret, p. 353. Donc les anciens ont comptķ
comme nous depuis le fond, et l'ķtat reste le mĻme que de tout temps. En
se trompant Ó cet ķgard, Frķret rapporte un fait qui, s'il est vrai, est
le noeud de l'ķnigme; car il dit avoir vu une coudķe du nilomĶtre qui
n'a que 15 pouces 8 lignes de France; or 22 coudķes de 15 pouces 8
lignes font 344 pouces 8 lignes, tandis que 16 coudķes en donnent 328,
ce qui ne laisse qu'un pied 4 pouces de diffķrence; en sorte qu'il
serait possible que cette nouvelle coudķe f¹t une innovation des Turks,
et que le mķqŅas portŌt plusieurs espĶces de coudķes. Du reste il n'a
point compris l'altķration d'Omar, citķe par _KŌlkŌchenda_; et il est
loin de rķsoudre les 8 coudķes de Moeris, en disant qu'elles proviennent
de la dķrivation de Soulac. Ainsi, sans dķroger au respect d¹ Ó Frķret,
je persiste dans mes conclusions.
[43] On l'assigne au 19 juin prķcis, mais il serait difficile d'en
dķterminer les premiers instans aussi rigoureusement que le veulent
faire les Coptes.
[44] Cependant Dķmocrite l'avait devinķe. Voyez l'_Histoire_ de Diodore
de Sicile, liv. II. Je suis mĻme portķ Ó croire qu'HomĶre en a eu
connaissance; car l'ķpithĶte qu'il donne au Nil (_diipetĶs_, tirant son
origine du ciel) est une allusion sensible aux pluies: et j'en conclus
que les anciens prĻtres ķgyptiens ont eu une _physique_ plus ķtendue que
l'on ne pense; et que les traditions qui avaient cours dans la GrĶce,
n'ķtaient qu'une ķmanation de leurs livres sacrķs.
[45] Lorsqu'il tombe de la pluie en ╔gypte et en Palestine, c'est une
joie gķnķrale de la part du peuple; il s'assemble dans les rues, il
chante, il s'agite et crie Ó pleine tĻte, _Ya, allah! ya mobŌrek!_
c'est-Ó-dire: _O dieu! ¶ bķni! etc._
[46] En arabe, _kamsŅn_; mais le _k_ reprķsente le _jota_ espagnol, ou
_ch_ allemand.
[47] Les Arabes du dķsert les appellent _semoum_ ou _poison_; et les
Turks _chŌmyelķ_ ou vent de Syrie, dont on a fait vent _samiel_.
[48] L'astronome Beauchamp a souvent observķ 37 et 38 degrķs Ó Basra, et
cette chaleur a lieu sur la plupart des plages de la Perse, de l'Arabie
et de l'Inde.--Trente-deux et 33 degrķs, qui sont la chaleur du sang,
sont trĶs-frķquents en Floride et en Gķorgie (d'Amķrique). Ainsi
l'╔gypte ne peut se classer que dans les pays de moyenne chaleur.
[49] Cependant il faut observer que l'air, sur la c¶te, est infiniment
moins sec qu'en remontant dans les terres; aussi ne peut-on laisser, Ó
Alexandrie et Ó Rosette, du fer exposķ 24 heures Ó l'air, qu'il ne soit
tout rouillķ.
[50] En arabe, _magŌrbe_, pluriel de _magrebi_, homme de _garb_, ou
_couchant_: ce sont nos _Barbaresques_.
[51] En Arabe, _bedŌoui_, formķ de _bŅd, dķsert, pays sans habitations_.
[52] D'autant mieux qu'on les trouve au Sa’de dĶs avant Dioclķtien; et
qu'il paraŅt que le Sa’de fut moins rempli par les Grecs que le Delta.
[53] En effet, j'observe que la figure des nĶgres reprķsente prķcisķment
cet ķtat de contraction que prend notre visage lorsqu'il est frappķ par
la lumiĶre et par une forte rķverbķration de chaleur. Alors le sourcil
se fronce; la pomme des joues s'ķlĶve; la paupiĶre se serre; la bouche
fait la _moue_. Cette contraction des parties mobiles n'a-t-elle pas pu
et d¹ Ó la longue influer sur les parties solides, et mouler la
charpente mĻme des os? Dans les pays froids, le vent, la neige, l'air
vif opĶrent presque le mĻme effet que l'excĶs de lumiĶre dans les pays
chauds: et nous voyons que presque tous les sauvages ont quelque chose
de la tĻte du nĶgre; ensuite viennent les coutumes de mouler la tĻte des
enfants, et mĻme le genre de coiffure, qui, par exemple, chez les
Tartares ķtant un bonnet haut, lequel serre les tempes et relĶve le
sourcil, me semble la cause du _sourcil de chĶvre_ qu'on remarque chez
les Chinois et les Kalmouks: dans les zones tempķrķes et chez les
peuples qui habitent sous des toits, ces diverses circonstances n'ayant
pas lieu, les traits se montrent allongķs par le repos des muscles, et
les yeux Ó fleur de tĻte, parce qu'ils sont protķgķs contre l'action de
l'air.
[54] Lib. II, p. 150.
[55] Cette observation qui, lors de la publication de ce voyage, en
1787, sembla plut¶t neuve et piquante que fondķe en vķritķ, se trouve
aujourd'hui portķe Ó l'ķvidence par des faits eux-mĻmes aussi piquants
que dķcisifs. Blumenbach, professeur trĶs-distinguķ d'anatomie Ó
Gottingue, a publiķ en 1794 un mķmoire duquel il rķsulte:
1║ Qu'il a eu l'occasion de dissķquer plusieurs momies ķgyptiennes.
2║ Que les crŌnes de ces momies appartiennent Ó trois diffķrentes races
d'hommes, savoir: l'une, la race ķthiopienne caractķrisķe par les joues
ķlevķes, les lĶvres ķpaisses, le nez large et ķpatķ, les prunelles
saillantes; ainsi, ajoute-t-il, que Volney nous reprķsente les Coptes
d'aujourd'hui.
La seconde race qui porte le caractĶre des Hindous, et la troisiĶme qui
est mixte et participe des deux premiĶres.
Le docteur Blumenbach cite aussi, en preuve de la premiĶre race, le
sphinx gravķ dans Norden, auquel les plus savants antiquaires n'avaient
pas fait attention jusque-lÓ. J'y ajoute en cette ķdition pour nouveau
tķmoin, le mĻme sphinx dessinķ par l'un des artistes les plus distinguķs
de nos jours, M. Cassas, auteur du _Voyage pittoresque de la Syrie, de
l'Egypte, etc._ L'on y remarquera, outre des proportions gigantesques,
une disposition de traits qui ķtablit de plus en plus ce que j'ai
avancķ.
[56] Voyez _le Dict. copte_, par Lacroze.
[57] Il n'y a pas jusqu'au savant Pocoke qui, expliquant si bien les
livres, ne put jamais se passer d'interprĶte. Rķcemment, Vonhaven,
professeur d'arabe en Danemarck, ne put pas entendre mĻme le _salam alai
kom_ (le bonjour), lorsqu'il vint en ╔gypte; et son compagnon, le jeune
Forskal, au bout d'un an, fut plus avancķ que lui.
[58] Pour faire sentir ces diffķrences Ó la lecture, il faut appeler les
lettres une Ó une.
[59] Pas dans tous les cas, mais aprĶs l'_o_ et l'_u_, comme dans
_buch_, un livre.
[60] Lorsque les voyageurs franńais qui font actuellement le tour du
monde seront revenus, on verra la confusion qu'apportera dans leurs
rķcits la variķtķ des orthographes anglaise et franńaise.
[61] Le lecteur curieux de ce genre d'ķtude peut consulter un ouvrage
que j'ai publiķ pour remplir l'objet que j'indique ici. Il est intitulķ
_Simplification des langues orientales_, in-8║, et se trouve chez
Bossange frĶres, libraires, rue de Seine, n║ 12, Ó Paris.
[62] _EstŌn_ est un terme persan qui signifie _pays_, et s'applique en
finale aux noms propres; ainsi l'on dit _Arab-estŌn_, _Frank-estŌn_,
etc.
[63] En 834.
[64] _Qui se plaŅt en Dieu._
[65] Cette diffķrence du _t_ Ó l'_s_, vient de ce que la lettre
originale est le _th_ anglais, que les ķtrangers traduisent tant¶t _t_,
tant¶t _s_.
[66] En 1239, Holagou-kan, descendant de Djenkiz, abolit le kalifat dans
la personne de _MostŌzem_.
[67] Ou 972, selon d'Herbelot.
[68] _Commandant par ordre de Dieu._
[69] Nos anciens en firent _soldan_ et soudan, par le changement
frķquent d'_ol_ en _ou_; fol, _fou_; mol, _mou_.
[70] _Mamlouk_, participe passif de _malak_, possķder, signifie _l'homme
possķdķ_ en propriķtķ; ce qui a le sens d'_esclave_; mais cette espĶce
est distinguķe des esclaves domestiques, ou noirs, qu'on appelle _abd_.
[71] L'histoire de ce premier empire des Mamlouks, et en gķnķral celle
de l'╔gypte depuis l'invasion des Arabes, a laissķ jusqu'Ó ce jour une
lacune dans nos connaissances: nķanmoins il existe Ó la bibliothĶque
nationale deux manuscrits arabes capables de satisfaire notre curiositķ
Ó cet ķgard. La dķcouverte en est due Ó M. Venture, interprĶte des
langues orientales, qui aujourd'hui accompagne le gķnķral Buonaparte, et
qui dans nos relations d'amitiķ et d'estime m'en a montrķ une traduction
presque achevķe. Il est Ó dķsirer qu'elle soit un jour publiķe; mais
comme le moment en paraŅt encore reculķ, je crois faire une chose
agrķable aux lettres et Ó l'amitiķ, en insķrant une notice de ces
manuscrits que le lecteur trouvera Ó la fin de l'article de l'╔gypte.
[72] _Chaik_ signifie proprement un _vieillard, senior populi_; il a
pris la mĻme acception en Orient que parmi nous; et il dķsigne un
_seigneur_, un commandant.
[73] Les femmes des Mamlouks sont, comme eux, des esclaves transportķes
de Gķorgie, de Mingrelie, etc. On parle toujours de leur beautķ, et il
faut y croire sur la foi de la renommķe. Mais un Europķen qui n'a ķtķ
qu'en Turkie n'a pas le droit d'en rendre tķmoignage. Ces femmes y sont
encore plus invisibles que les autres, et c'est sans doute Ó ce mystĶre
qu'elles doivent l'idķe qu'on se fait de leur beautķ. J'ai eu occasion
d'en demander des nouvelles Ó l'ķpouse d'un de nos nķgociants au Kaire,
Ó laquelle le commerce des galons et des ķtoffes de Lyon ouvrait tous
les _harem_. Cette dame, qui a plus d'un droit d'en bien juger, m'a
assurķ que sur 1,000 Ó 1,200 femmes d'ķlite qu'elle a vues, elle n'en a
pas trouvķ 10 qui fussent d'une vraie beautķ; mais les Turks ne sont pas
si difficiles; pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle
est grasse, elle est admirable. _Son visage est comme la pleine lune;
ses hanches sont comme des coussins_, disent-ils pour exprimer le
superlatif de la beautķ. On peut dire qu'ils la mesurent au quintal. Ils
ont d'ailleurs un proverbe remarquable pour les physiciens: _Prends une
blanche pour tes yeux; mais pour le plaisir, prends une ╔gyptienne_.
L'expķrience leur a prouvķ que les femmes du Nord sont rķellement plus
froides que celles du Midi.
[74] _Hippocrates, lib. de Aere, Locis et Aquis._
[75] Ce pays fut de tout temps une pķpiniĶre d'esclaves: il en
fournissait aux Grecs, aux Romains et Ó l'ancienne Asie. Mais n'est-il
pas singulier de lire dans Hķrodote que jadis la Colchide (aujourd'hui
la Gķorgie) reńut des habitants noirs de l'╔gypte, et de voir
qu'aujourd'hui elle lui en rende de si diffķrents?
[76] Les corps militaires des janissaires, azŌbs, etc., ķtaient
commandķs par des kiŌyas, qui, aprĶs un an d'exercice, se dķmettaient de
leur emploi, et devenaient vķtķrans, avec voix au _diouŌn_.
[77] J'avais depuis long-temps rķdigķ cet article, lorsque Savary a
publiķ deux nouveaux volumes sur l'╔gypte, dans l'un desquels se trouve
la vie de ce mĻme Ali-bek. Je comptais y trouver des rķcits propres Ó
vķrifier ou Ó redresser les miens; mais quel a ķtķ mon ķtonnement de
voir que nous n'avons presque rien de commun! Cette diversitķ m'a ķtķ
d'autant plus dķsagrķable, que dķja ne m'ķtant pas trouvķ du mĻme avis
sur d'autres objets, il pourra sembler Ó bien des lecteurs que je prends
Ó tŌche de contrarier ce voyageur. Mais, outre que je ne connais point
la personne de Savary, je proteste que de telles partialitķs n'entrent
point dans mon caractĶre. Par quel accident arrive-t-il donc qu'ayant
ķtķ sur les mĻmes lieux, ayant d¹ voir les mĻmes tķmoins, nos rķcits
soient si divers? J'avoue que je n'en vois pas bien la raison: tout ce
que je puis assurer, c'est que pendant 6 mois que j'ai vķcu au Kaire,
j'ai interrogķ avec soin ceux de nos nķgociants et des marchands
chrķtiens Ó qui une longue rķsidence et un esprit sage m'ont paru donner
un tķmoignage plus authentique. Je les ai trouvķs d'accord sur les faits
principaux, et j'ai eu l'avantage d'entendre confirmer leurs rķcits par
un nķgociant vķnitien (C. Rosetti), qui a ķtķ l'un des conseillers
intimes d'Ali-bek, et le promoteur de ses liaisons avec les Russes, et
de ses projets sur le commerce de l'Inde. Dans la Syrie, j'ai trouvķ une
foule de tķmoins oculaires des ķvķnements communs au chaik DŌher et Ó
Ali-bek, et j'ai pu juger du degrķ d'instruction de mes auteurs
d'╔gypte. Pendant huit mois que j'ai demeurķ chez les Druzes, j'ai
appris de l'ķvĻque d'Alep, alors ķvĻque d'Acre, mille particularitķs
d'autant plus certaines, que le ministre de DŌher, _Ibrahim-SabbŌr_,
ķtait frķquemment dans sa maison. En Palestine, j'ai vķcu avec des
chrķtiens et des musulmans qui ont commandķ des troupes de DŌher, fait
le premier siķge de YŌfa avec Ali-bek, et soutenu le second contre
Mohammad-bek. J'ai vu les lieux, j'ai entendu les tķmoins; j'ai reńu des
notes historiques de l'agent de Venise Ó _YŌfa_, qui a essuyķ sa part de
tous les troubles. VoilÓ les matķriaux sur lesquels j'ai rķdigķ ma
narration. Ce n'est pas que je n'aie trouvķ quelques _variantes_ de
circonstances: quels faits n'en ont pas? La bataille de Fontenoi
n'a-t-elle pas dix versions diffķrentes? Il suffit d'obtenir les
principaux rķsultats, d'admettre les plus grandes probabilitķs, et j'ai
pu apprendre par moi-mĻme, en cette occasion, combien la stricte vķritķ
des faits historiques est difficile Ó ķtablir.
Ce n'est pas non plus que je n'aie entendu quelques-uns des rķcits de
Savary; et lui-mĻme ne peut Ļtre taxķ de les avoir imaginķs; car sa
narration est, mot pour mot, celle d'un livre anglais imprimķ en 1783,
et intitulķ _Prķcis de la rķvolte d'Ali-bek_*, quoiqu'il n'y ait que
quarante pages consacrķes Ó ce sujet, et que le reste ne traite que de
lieux communs, de moeurs et de gķographie. J'ķtais au Kaire lorsque les
papiers publics rendirent compte de cet ouvrage; et je me rappelle bien
que lorsque nos nķgociants entendirent parler d'une Marie, femme
d'Ali-bek; d'un Grec DŌoud, pĶre de ce commandant; d'une reconnaissance
comme celle de Joseph, ils se regardĶrent avec ķtonnement, et finirent
_par rire des contes qu'on faisait en Europe_. Ainsi le facteur anglais,
qui ķtait en ╔gypte en 1771, a beau rķclamer l'autoritķ du kiŌya
d'Ali-bek et d'une foule de beks qu'il a consultķs _sans savoir
l'arabe_, on ne peut le regarder comme bien instruit. Je le suspecte
d'autant plus d'erreur, qu'il dķbute par une faute impardonnable, en
disant que le pays d'_Abaza_ est la mĻme chose qu'_Amasķe_, puisque l'un
est une contrķe du Caucase, en tirant vers le Kuban, et l'autre une
ville de l'ancienne Cappadoce ou Natolie moderne.
* An account of the history of the revolt of Ali-bek, etc. _London_,
1783, 1 vol. in-8║.
[78] Les Turks estiment en premier lieu les esclaves Tchercasses ou
Circassiens, puis les Abazans; 3║ les Mingreliens; 4║ les Gķorgiens; 5║
les Russes et les Polonais; 6║ les Hongrois et les Allemands; 7║ les
Noirs; et enfin les derniers de tous sont les Espagnols, les Maltais et
autres Francs, qu'ils dķprisent comme ķtant ivrognes, dķbauchķs, mutins
et de peu de travail.
[79] Lors de sa ruine, ses piastres perdirent vingt pour cent, parce
qu'on prķtendit qu'elles ķtaient surchargķes d'alliage. Un nķgociant en
fit passer 10,000 Ó Marseille, et elles rendirent Ó la fonte un bķnķfice
assez considķrable.
[80] C. Rosetti; son frĶre Balthasar Rosetti devait Ļtre douanier de
Djedda.
[81] Peu aprĶs, les habitants de la Mekke chassĶrent les Mamlouks du
port et de la ville, et rķtablirent le chķrif que l'on avait dķpossķdķ.
[82] Les gens de DŌher portaient ce nom, parce que le siķge originel de
l'ķtat de DŌher ķtait Ó Safad, village de Galilķe.
[83] Prononcez _SĶde_; c'est la ville qui a succķdķ Ó Sidon.
[84] A raison du pĶlerinage, dont les deux grandes caravanes partent du
Kaire et de Damas.
[85] Tel que SŌlĻh-bek.
[86] Poignard qu'on porte Ó la ceinture.
[87] Ali-bek, partant pour un exil (car il fut exilķ jusqu'Ó trois
fois), ķtait campķ prĶs du Kaire, ayant un dķlai de 24 heures pour payer
ses dettes: un nommķ Hasan, janissaire, Ó qui il devait 500 sequins
(3,750 liv.), vint le trouver. Ali, croyant qu'il demandait son argent,
commenńa de s'excuser; mais Hasan, tirant 500 autres sequins, lui dit:
Tu es dans le malheur, prends encore ceux-ci. Ali, confondu de cette
gķnķrositķ, jura, par la tĻte du prophĶte, que s'il revenait, il ferait
Ó cet homme une fortune sans exemple. En effet, Ó son retour, il le crķa
son fournisseur gķnķral des vivres; et quoiqu'on l'avertŅt des
concussions scandaleuses de Hasan, jamais il ne les rķprima.
[88] _SabbŌr_ en grasseyant l'_r_, ce qui signifie _teinturier_; avec
l'_r_ ordinaire ce mot signifierait _sondeur_.
[89] Au mois de juin 1776.
[90] C'est-Ó-dire dont il avait ķtķ patron: chez les Mamlouks,
l'affranchi passe pour l'enfant de la _maison_.
[91] 2,625,000 livres.
[92] La formule de dķposition consiste en ce mot: _Enzel_; c'est-Ó-dire,
_descends_ du chŌteau.
[93] Je dis anciennes, car aujourd'hui on n'y fabrique plus d'acier.
[94] Voyez, _Voyage_, tom. II, ╔tat politique de la Syrie, chap. III, la
note relative aux _chŌles_.
[95] Les nķgociants europķens, qui ont pris go¹t Ó ce luxe, ne croient
pas avoir une garde-robe dķcente quand elle ne passe pas 12 ou 15,000
francs.
[96] Lorsque j'ķtais au Kaire, des Mamlouks enlevĶrent la femme d'un
Juif qui passait le Nil avec elle. Ce Juif ayant fait porter des
plaintes Ó MourŌd, ce bek rķpondit de sa voix de charretier: _Eh,
laissez ces jeunes gens s'ķbattre!_ Le soir, les Mamlouks firent dire au
Juif qu'ils lui rendraient sa femme s'il comptait 100 piastres pour
_leurs peines,_ et il fallut en passer par-lÓ. Il est remarquable que
dans les moeurs du pays, l'article des femmes est une chose plus sacrķe
que la vie mĻme.
[97] On se rappelle que l'╔gypte est un pays nu et sans bois.
[98] En Turkie, les tombeaux, selon l'usage des anciens, sont toujours
hors des villes; et comme chaque tombeau a ordinairement une grande
pierre et une petite mańonnerie, il en rķsulte presque une seconde
ville, que l'on pourrait appeler, comme jadis Ó Alexandrie, _Nķcropolis,
la ville des morts_.
[99] Ils ont contre cet usage des prķjugķs superstitieux.
[100] En arabe _qŌiem maqŌm_, mot Ó mot _tenant lieu_, dont on a fait
_ca’macan_.
[101] En effet, la plupart des peuples anciens et modernes qui ont
dķployķ une grande activitķ se trouvent Ļtre des montagnards. Les
Assyriens, qui conquirent depuis l'Indus jusqu'Ó la Mķditerranķe,
vinrent des montagnes d'Atourie. Les Kaldķens ķtaient originaires des
mĻmes contrķes; les Perses de Cyrus sortirent des montagnes de
l'╔lyma’de, les Macķdoniens, des monts Rhodope. Dans les temps modernes,
les Suisses, les ╔cossais, les Savoyards, les Miquelets, les Asturiens,
les habitants des Cķvennes, toujours libres, ou difficiles Ó soumettre,
prouveraient la gķnķralitķ de cette rĶgle, si l'exception des Arabes et
des Tartares n'indiquait qu'il est une autre cause morale qui appartient
aux plaines comme aux montagnes.
[102] Quand un homme est tuķ par un autre, la famille du mort exige de
celle de l'assassin un _talion_, dont la poursuite se transmet de race
en race, sans jamais l'oublier.
[103] Quand un homme a subi cette torture sans dķceler son argent, on
dit de lui: _C'est un homme_, et ce mot l'indemnise.
[104] Souvent, sur un soupńon, ils les ķgorgent; et ce prķjugķ a lieu
ķgalement dans la Syrie. Lorsque j'ķtais Ó Ramlķ, un paysan se promena
plusieurs jours dans le marchķ, ayant son manteau tachķ du sang de sa
fille qu'il avait ainsi ķgorgķe; le grand nombre l'approuvait: la
justice turke ne se mĻle pas de ces choses.
[105] Cette caravane vient par terre le long du Nil; c'est avec elle que
Bruce, Anglais, revint en 1772 de l'Abissinie, o∙ il avait fait le
voyage le plus hardi qu'on ait tentķ dans ce siĶcle. En traversant le
dķsert, la caravane manqua de vivres, et vķcut pendant plusieurs jours
de gomme seulement.
[106] J'ai vu au Kaire plusieurs noirs arrivķs par cette caravane, qui
venaient du pays des _Foulis_, au nord du Sķnķgal, qui disaient avoir vu
des Francs dans leurs contrķes.
[107] EspĶce de bateaux qui portent une immense voile latine rayķe de
bleu et de brun comme du coutil.
[108] En 1784, l'╔gypte consommait pour 2 millions et demi de nos
denrķes, et nous en rendait pour 3 millions. Or, cette branche ķtant au
moins le cinquiĶme de tout son commerce, il ne peut s'ķvaluer Ó plus de
15 millions d'actif au total.
[109] Les anciens ont pensķ que la mer Rouge ķtait plus ķlevķe que la
Mķditerranķe; en effet, si l'on observe que, depuis le canal de Qolzoum
jusqu'Ó la mer, le Nil a encore une pente l'espace de 30 lieues, l'on ne
croira pas cette idķe si ridicule, encore qu'il semble que le niveau d¹t
s'ķtablir par le cap de Bonne-Espķrance. Ajoutez qu'il est de fait que
des vents continus d'un mĻme c¶tķ ķlĶvent les eaux sur les rives
opposķes: ainsi les vents d'est ķlĶvent de 12 Ó 18 pouces le niveau de
la mer dans les ports de Toulon, de Marseille et de la Catalogne; et la
mousson de sud doit produire un effet semblable dans le canal long et
ķtroit de la mer Rouge: mais par inverse la mousson de nord doit
produire l'effet contraire; dans tous les cas l'expķrience des anciens
est Ó recommencer.
[110] Strabo, lib. XVII: or la guerre de Troie, selon des calculs qui me
sont particuliers, correspond au temps de Salomon. Voyez un _Mķmoire sur
la chronologie ancienne_, insķrķ dans le _Journal des savants_, janvier
1782; et dans l'_Encyclopķdie par ordre de matiĶres_, tom. III des
Antiquitķs.
[111] Lib. XVII.
[112] Elle resta plus de 40 jours assemblķe, diffķrant son dķpart par
diverses raisons, entre autres Ó cause des jours _malheureux_ dont les
Turks ont la superstition comme les Romains. Enfin elle partit le 27
juillet, et arriva le 29 Ó Suez, ayant marchķ 29 heures par la route des
HaouatŌs, 1 lieue plus au sud que le lac des PĶlerins.
[113] C'est le nom que les Provenńaux donnent au dahler de l'Empire,
d'aprĶs les Arabes, qui l'appellent _RiŌl oboutŌqÓ_, ou _pĶre de la
fenĻtre_, Ó cause de son ķcusson, qui ressemble, selon eux, Ó une
fenĻtre. Le dahler vaut 5 livres 5 sous de France.
[114] En mai 1783, la flotte de Djedda, consistant en 28 voiles, dont 4
vaisseaux percķs pour 60 canons, apporta prĶs de 30,000 fardes de cafķ,
qui, Ó raison de 370 livres la farde, font un poids total de 11,100,000
livres, ou 101,000 quintaux; mais il faut observer que les demandes de
cette annķe furent un tiers plus fortes qu'Ó l'ordinaire. Ainsi l'on
doit compter 60 Ó 70,000 quintaux par an. La farde payant 216 livres de
droits Ó Suez, les 30,000 fardes ont rendu Ó la douane 6,480,000 livres
tournois.
[115]
A Moka 16 liv.
A Suez 147
Plus 69
Total des droits 232
Achat 236
---
TOTAL 468
A quoi joignant le fret, les pertes, les dķchets, on ne doit pas
s'ķtonner si le cafķ moka se vend 45 et 50 sous la livre en ╔gypte, et 3
francs Ó Marseille.
[116] En gķnķral les Orientaux ont une aversion pour les moeurs
d'Europe, qui les ķloigne de toute idķe d'ķmigration.
[117] Les nouvelles du temps parlĶrent beaucoup de ce pillage, Ó
l'occasion de M. de Saint-Germain, de l'Ņle de Bourbon, dont le dķsastre
fit du bruit en France. La caravane ķtait composķe d'officiers et de
passagers anglais et de quelques prisonniers franńais, qui ķtaient venus
sur 2 vaisseaux dķbarquer Ó Suez, pour passer en Europe par la voie du
Kaire. Les Arabes bedouins de _T¶r_, informķs que ces passagers seraient
accompagnķs d'un riche chargement, rķsolurent de les piller, et les
pillĶrent en effet Ó cinq lieues de Suez. Les Europķens, dķpouillķs nus
comme la main, et dispersķs par la frayeur, se partagĶrent en deux
bandes. Les uns retournĶrent Ó Suez; les autres, au nombre de 7, croyant
pouvoir arriver au Kaire, s'enfoncĶrent dans le dķsert. Bient¶t la
fatigue, la soif, la faim et l'ardeur du soleil, les firent pķrir les
uns aprĶs les autres. Le seul M. de Saint-Germain rķsista Ó tous ces
maux. Pendant 3 jours et 2 nuits, il erra dans ce dķsert aride et nu,
glacķ du vent de nord pendant la nuit (c'ķtait en janvier), br¹lķ du
soleil pendant le jour, sans autre ombrage qu'un seul buisson, o∙ il se
plongea la tĻte parmi les ķpines, sans autre boisson que son urine.
Enfin, le troisiĶme jour, ayant aperńu l'eau de _Berket-el-Hadj_, il
s'efforńa de s'y rendre; mais dķja il ķtait tombķ trois fois de
faiblesse, et sans doute il f¹t restķ Ó sa derniĶre chute, si un paysan,
montķ sur son chameau, ne l'e¹t aperńu d'une grande distance. Cet homme
charitable le transporta chez lui, et l'y soigna pendant trois jours
avec la plus grande humanitķ. Au bout de ce terme, les nķgociants du
Kaire, informķs de son aventure, firent apporter M. de Saint-Germain Ó
la ville; il y arriva dans l'ķtat le plus dķplorable. Son corps n'ķtait
qu'une plaie; son haleine ķtait celle d'un cadavre, et il ne lui restait
que le souffle de la vie. Cependant, Ó force de soins et d'attentions,
Charles Magallon, qui l'avait reńu dans sa maison, eut la satisfaction
de le sauver, et mĻme de le rķtablir. On a beaucoup parlķ, dans le
temps, de la barbarie des Arabes, qui cependant ne tuĶrent personne;
aujourd'hui l'on doit blŌmer l'imprudence des Europķens, qui dans toute
cette affaire se conduisirent comme des fous. Il rķgnait parmi eux la
plus grande discorde, et ils avaient poussķ la nķgligence au point de
n'avoir pas un pistolet en ķtat. Toutes les armes ķtaient au fond des
caisses. D'ailleurs, il paraŅt que les Arabes n'agirent pas de leur
propre mouvement: des personnes bien instruites assurent que l'affaire
avait ķtķ prķparķe Ó Constantinople par la compagnie anglaise de l'Inde,
qui voyait de mauvais oeil que des particuliers entrassent en
concurrence avec elle pour le dķbit des marchandises du Bengale; et ce
qui s'est passķ dans le cours des poursuites a prouvķ la vķritķ de cette
assertion.
[118] Le blķ est prohibķ, et Pocoke remarquait en 1737 que cela avait
nui Ó la culture.
[119] EspĶce de grain assez semblable aux lentilles, qui croŅt par
touffes, sur un roseau de 6 Ó 7 pieds de haut: c'est le _holcus
arundinaccus_ de Linnķ.
[120] Ils ont observķ que ces avanies vont, annķe commune, Ó 63,000
livres tournois.
[121] Ce nom de _Masr_ a les mĻmes consonnes que celui de _Mesr_-a’m,
allķguķ par les Hķbreux; lequel, Ó raison de sa forme plurielle, semble
dķsigner proprement les habitants du Delta, pendant que ceux de la
Thķba’de s'appelaient _Benikous_ ou _enfants de kous_.
[122] Le sultan Sķlim avait assignķ des bateaux pour les porter sans
cesse Ó la mer; mais on a dķtruit cet ķtablissement pour en dķtourner
les deniers.
[123] Elle s'appelle _karadj_; _k_ est ici le _jota_ espagnol.
[124] D'Anville a connu deux listes des villages de l'╔gypte: l'une, du
siĶcle dernier, compte 2,696 villes et villages; l'autre, du milieu de
celui-ci, 2,395, dont 957 au Sa’d, et 1,439 dans le Delta (ce qui fait
cependant, comme l'observe aussi d'Anville, 2,396). Le rķsumķ que je
donne est de l'annķe 1783.
[125] Les tourterelles, dont il y a une prodigieuse quantitķ, font leurs
nids dans les maisons, et les enfants mĻmes n'y touchent pas.
[126] Il faut observer que les aveugles des villages viennent s'ķtablir
Ó la mosquķe des Fleurs (_el-Azhar_), o∙ ils ont une espĶce d'h¶pital.
Lazaret me paraŅt venir de lÓ.
[127] Cependant, l'histoire observe que plusieurs des Faraons moururent
aveugles.
[128] Ils la pratiquent en insķrant un fil dans la chair, ou en faisant
respirer ou avaler de la poudre de boutons dessķchķe.
[129] On peut citer en preuve les Mamlouks, qui, au moyen d'une bonne
nourriture et d'un rķgime bien entendu, jouissent de la santķ la plus
robuste.
[130]
_Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos._
VIRG.
[131] On voit souvent en ╔gypte pendre sur le visage des enfants, et
mĻme sur celui des hommes faits, de petits morceaux d'ķtoffes rouges, ou
des rameaux de corail et de verre colorķ; leur usage est de fixer, par
leur couleur et leur mouvement, le premier coup d'oeil de _l'envieux_,
parce que c'est celui-lÓ, disent-ils, qui _frappe_.
[132] Les ╔gyptiens et les Turks en gķnķral ont pour le bain d'ķtuve une
passion difficile Ó concevoir dans un pays aussi chaud que le leur; mais
elle me paraŅt venir moins des sensations que des prķjugķs. La loi du
_Q¶ran_, qui ordonne aux hommes une forte ablution aprĶs le devoir
conjugal, est elle seule un motif trĶs-puissant; et la vanitķ qu'ils
attachent Ó l'exķcuter en devient un autre qui n'est pas moins efficace.
Pour les femmes, il se joint Ó ces motifs, 1║ que le bain est le seul
lieu d'assemblķe o∙ elles puissent faire parade de leur luxe et se
rķgaler de melons et fruits, de pŌtisserie et autres friandises; 2║
qu'elles croient, ainsi que l'a remarquķ Prosper Alpin, que le bain leur
donne cet embonpoint qui passe pour la beautķ. Quant aux ķtrangers,
leurs opinions diffĶrent comme leurs sensations. Plusieurs nķgociants du
Kaire aiment le bain, d'autres s'en sont trouvķs maltraitķs, et je leur
ai ressemblķ. Il m'a donnķ des vertiges et des tremblements de genoux
qui durĶrent 2 jours. J'avoue qu'une eau vraiment br¹lante, et qu'une
sueur arrachķe par les convulsions du poumon autant que par la chaleur,
m'ont paru des plaisirs d'une espĶce ķtrange, et je n'envierai plus aux
Turks ni leur opium, ni leurs ķtuves, ni leurs _masseurs trop
complaisants_.
[133] Le lendemain il donne toujours un lavement pour ķvacuer ce kina.
[134] Prosper Alpin, mķdecin vķnitien, qui ķcrivait en 1591, dit
ķgalement que la peste n'est point originaire d'╔gypte; qu'elle y vient
de GrĶce, de Syrie, de Barbarie; que les chaleurs la tuent, etc. Voyez
_de MedicinŌ Ųgyptiorum_, p. 28.
[135] Au Kaire, on a observķ que les porteurs d'eau, sans cesse arrosķs
de l'eau fraŅche qu'ils portent dans une outre sur leur dos, ne sont
jamais attaquķs de la peste: mais ici c'est _lotion,_ et non pas
humiditķ; d'autre part, l'astronome Beauchamp m'observe, dans une lettre
ķcrite de Bagdad, que la peste qui prķcķda 1787 moissonna tous les
porteurs d'eau de la ville. Les Europķens mĻme, malgrķ leurs lotions de
vinaigre, n'ķchappĶrent pas, et cependant l'un d'eux qui en but des
verres entiers se sauva. Beauchamp fait d'ailleurs la remarque curieuse
que la peste ne passe jamais dans la Perse, dont le climat est en
gķnķral plus tempķrķ, et le sol montueux et couvert de vķgķtaux.
[136] L'annķe derniĶre en fait preuve, puisqu'il a ķclatķ dans Tunis une
peste aussi violente qu'on en ait jamais ķprouvķ. Elle fut apportķe par
des bŌtiments venant de Constantinople, qui corrompirent les gardes et
entrĶrent en fraude sans faire de quarantaine.
[137] Lorsque j'ķcrivais ceci en 1786, je ne connaissais pas la lettre
d'Amrou au kalife Omar, laquelle traite prķcisķment sous les mĻmes
rapports du mĻme sujet. Le lecteur ne peut que me savoir grķ de lui
citer ce morceau curieux de l'ķloquence orientale.
_Lettre du kalife Omar ebn-el-KattŌb, Ó Amrou, son lieutenant en
╔gypte._
O Amrou, fils d'el-AŌs, ce que je dķsire de toi, Ó la rķception de cette
lettre, c'est que tu me fasses de l'╔gypte une peinture assez exacte et
assez vive pour que je puisse m'imaginer voir de mes propres yeux cette
belle contrķe. Salut.
_Rķponse d'Amrou._
O prince des fidĶles! peins-toi un dķsert aride, et une campagne
magnifique au milieu de deux montagnes, dont l'une a la forme d'une
colline de sable, et l'autre du ventre d'un cheval ķtique ou du dos d'un
chameau: voilÓ l'╔gypte! Toutes ses productions et toutes ses richesses,
depuis Asouan (SyĶne) jusqu'Ó MenchŌ, viennent d'un fleuve bķni qui
coule avec majestķ au milieu d'elle. Le moment de la crue et de la
retraite de ses eaux est aussi rķglķ que le cours du soleil et de la
lune; il y a une ķpoque fixe dans l'annķe o∙ toutes les sources de
l'univers viennent payer Ó ce roi des fleuves le tribut auquel la
Providence les a assujetties envers lui. Alors les eaux augmentent,
sortent de son lit, et couvrent toute la face de l'╔gypte pour y dķposer
un limon productif. Il n'y a plus de communication d'un village Ó
l'autre, que par le moyen de barques lķgĶres, aussi nombreuses que les
feuilles de palmier.
Lorsqu'ensuite arrive le moment o∙ ses eaux cessent d'Ļtre nķcessaires Ó
la fertilitķ du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le
destin lui a prescrites, pour laisser recueillir le trķsor qu'il a cachķ
dans le sein de la terre.
Un peuple protķgķ du ciel, et qui comme l'abeille ne semble destinķ qu'Ó
travailler pour les autres, sans profiter lui-mĻme du prix de ses
sueurs, ouvre lķgĶrement les entrailles de la terre, et y dķpose des
semences dont il attend la fķconditķ du bienfait de cet _Ļtre_ qui fait
croŅtre et m¹rir les moissons.--Le germe se dķveloppe, la tige s'ķlĶve,
l'ķpi se forme par le secours d'une rosķe qui supplķe aux pluies, et qui
entretient le suc nourricier dont le sol est imbu. A la plus abondante
rķcolte succĶde tout Ó coup la stķrilitķ. C'est ainsi, ¶ prince des
fidĶles! que l'╔gypte offre tour Ó tour l'image d'un dķsert poudreux,
d'une plaine liquide et argentķe, d'un marķcage noir et limoneux, d'une
prairie verte et ondoyante, d'un parterre ornķ de fleurs variķes, et
d'un guķret couvert de moissons jaunissantes: bķni soit le crķateur de
tant de merveilles!
Trois choses, ¶ prince des fidĶles! contribuent essentiellement Ó la
prospķritķ de l'╔gypte et au bonheur de ses habitants. La premiĶre, de
ne point adopter lķgĶrement des projets inventķs par l'aviditķ fiscale,
et tendants Ó accroŅtre l'imp¶t; la seconde, d'employer le tiers des
revenus Ó l'entretien des canaux, des ponts et des digues; la troisiĶme,
de ne lever l'imp¶t qu'en nature, sur les fruits que la terre produit.
Salut.
[138] Il y en eut un trĶs-violent entre autres l'an 1112.
[139] On peut, Ó ce sujet, consulter les planches de _Norden_, qui
rendent cet ķtat sensible.
[140] _Multum mentitur qui multum vidit_
[141] Personne n'a moins que moi de sujets d'humeur contre l'╔gypte: j'y
ai ķprouvķ, de la part de nos nķgociants, l'accueil le plus gķnķreux et
le plus honnĻte; jamais il ne m'est arrivķ aucun accident dķsagrķable,
pas mĻme de mettre pied Ó terre devant les Mamlouks. Il est vrai que le
plus souvent, et malgrķ la honte qu'on y attribue, je ne marchais qu'Ó
pied dans les rues.
[142] La vue des pyramides, que je joins Ó cette ķdition, et qui manque
aux premiĶres, n'est pas prise du bord du fleuve mĻme, qui en est trop
distant, mais du bord du canal qui se trouve dans la plaine avant
d'arriver au rocher, et qui n'est rempli qu'au temps de l'inondation. Le
talent de l'artiste me paraŅt avoir donnķ dans ce dessin circonscrit
l'idķe la plus ķtendue et la plus exacte de ces prodigieux monuments.
[143] A la liste de ces diffķrences, allķguķe par Savary, il faut
ajouter la mesure rķcente de Niebuhr qui donne Ó la grande pyramide 480
pieds de hauteur perpendiculaire.
[144] Je n'entends pas les seules pyramides de Djizķ, mais toutes en
gķnķral. Quelques-unes, comme celle de Bayamont, n'ont de rochers ni
dessous, ni aux environs. Voyez _Pocoke_.
[145] Nķanmoins je ne conteste pas Ó la plus grande des pyramides la
propriķtķ que lui a dķcouverte l'ingķnieux et savant Dupuis.
[146] Elle a 13 pas de long sur 11 de large, et Ó peu prĶs autant de
hauteur.
[147] La grande pyramide elle-mĻme en est un; mais s'il est constatķ que
le c¶tķ de sa base ķquivaut juste Ó 1 stade alexandrin (de 684 pieds 9
pouces 60 centiĶmes), et se trouve Ļtre exactement la 500 partie d'un
degrķ du cercle terrestre, tel que nous-mĻmes le connaissons; si, comme
l'observe l'ingķnieux et savant Dupuis, ses pans sont disposķs sous un
angle tel qu'Ó l'entrķe du soleil dans les signes ķquinoxiaux son disque
paraŅt placķ au sommet pour le spectateur Ó genoux Ó la base, il faut
convenir que dans la construction de celle-lÓ l'on a combinķ d'autres
motifs. Au reste, ces questions seront bient¶t ķclaircies par les
savants qui sont en ╔gypte.
[148] Voici la marche de cette ķtymologie. Le mot franńais _pyramide_,
est le grec _pyramis, idos_; mais dans l'ancien grec, l'_y_ ķtait
prononcķ _ou_; donc il faut dire _pouramis_. Lorsque les Grecs, aprĶs la
guerre de Troie, frķquentĶrent l'╔gypte, ils ne devaient point avoir,
dans leur langue, le nom de cet objet nouveau pour eux; ils d¹rent
l'emprunter des ╔gyptiens. _Pouramis_ n'est donc pas grec, mais
ķgyptien. Or, il paraŅt constant que les dialectes de l'╔gypte, qui
ķtaient variķs, ont eu de grandes analogies avec ceux des pays voisins,
tels que l'Arabie et la Syrie. Il est vrai que, dans ces langues, _p_
est une prononciation inconnue; mais il est de fait aussi que les Grecs,
en adoptant des mots _barbares_, les altķraient presque toujours, et
confondaient souvent un son avec un autre Ó peu prĶs semblable. Il est
de fait encore, que, dans des mots connus, _p_ se trouve sans cesse pris
pour _b_, qui n'en diffĶre presque pas. Dans cette donnķe, _pouramis_
devient _bouramis_. Or, dans le dialecte de la Palestine, _bour_
signifie _toute excavation_ en terre, une _citerne_, une _prison_
proprement _souterraine_, un _sķpulcre_. Voyez _Buxtorf_, _Lexicon
hebr._ Reste _amis_, o∙ l's finale me paraŅt une terminaison substituķe
au _t_, qui n'ķtait point dans le gķnie grec, et qui faisait l'oriental,
_a-mit, du mort_; _bour a-mit, caveau du mort_; cette substitution de
l'_s_ au _t_ a un exemple dans _atribis_, bien connu pour Ļtre
_atribit_: c'est aux connaisseurs Ó juger s'il est beaucoup
d'ķtymologies qui rķunissent autant de conditions que celle-ci.
[149] Ce prince, dit-il, rķgna cinquante ans, et il en employa vingt Ó
bŌtir la pyramide. Le tiers de l'╔gypte fut employķ, par corvķes, Ó
tailler, Ó transporter et Ó ķlever les pierres.
[150] Il est remarquable que si l'on ķcrivait le nom ķgyptien allķguķ
par les Grecs, en caractĶres phķniciens, on se servirait des mĻmes
lettres que nous prononńons _pharao_; l'_o_ final est dans l'hķbreu un
_h_, qui Ó la fin des mots devient trĶs-souvent _t_.
[151] Je ne connais rien de plus propre Ó figurer les pyramides, Ó
Paris, que l'H¶tel des Invalides, vu du Cours-la-Reine. La longueur du
bŌtiment ķtant de six cents pieds, ķgale prķcisķment la base de la
grande pyramide; mais pour s'en figurer la hauteur et la soliditķ, il
faut supposer que la face mentionnķe s'ķlĶve en un triangle dont la
pointe excĶde la hauteur du d¶me des deux tiers de ce d¶me mĻme (il a
300 pieds): de plus, que la mĻme face doit se rķpķter sur 4 c¶tķs en
carrķ, et que tout le massif qui en rķsulte, est plein, et n'offre Ó
l'extķrieur qu'un immense talus disposķ, par gradins.
[152] Je tiens ce fait des nķgociants d'Acre, qui le racontent sur la
foi d'un capitaine de Marseille, qui, dans le temps, chargeait du riz Ó
DamiŌt.
[153] Environ 437,000 livres. En 1780, Mourad-bek retirait de Faraskour
100,000 pataques ou 525,000 livres.
[154] VoilÓ pourquoi tout prospķrait, car l'imp¶t foncier variable
chaque annķe tue l'industrie et perd les ķtats. (_Note de Volney_).
[155] _Ba’_ en turkman signifie _riche;_ c'est le _bey_ tunisien. _Da’_
ou _dey_ signifie _brave_.
[156] Ces lettres, appelķes bÓta’q, contenaient l'avis pur et simple;
elles s'attachaient sous l'aile: elles ķtaient datķes du lieu, du jour,
de l'heure. On expķdiait par duplicata: Ó l'arrivķe de l'oiseau, la
sentinelle le portait au sultan mĻme, qui dķtachait l'ķcrit. Les pigeons
bien dressķs ķtaient hors de prix. Ces ķtablissements ķtaient fort
co¹teux, mais trĶs-utiles. On appelait les pigeons les _anges des rois_.
[157] Le traducteur croit que l'on a oubliķ un colombier Ó el-Arich,
fondķ sur la trop grande distance incommode au transport des pigeons.
[158] On suppose ici l'omission d'un colombier sur les montagnes.
[159] C'est-Ó-dire vers l'an 750 avant Jķsus-Christ. VoilÓ pourquoi
HomĶre, qui ķcrivit au commencement de ce siĶcle-lÓ, ne l'a point citķe,
quoiqu'il fasse mention des habitants du pays: il s'est servi du nom
oriental _Aram_, altķrķ dans _Arimķķn_, et _Erembos_.
[160] Les gķographes le citent cependant quelquefois, en l'ķcrivant
_Souria_, selon la traduction perpķtuelle de l'_y_ en _ou_ arabe.
[161] Prononcez _chŌm_ et non _kŌm_; et, rĶgle gķnķrale dans les mots
arabes que je cite, prononcez _ch_ comme dans _charme_, f¹t-il Ó la fin
du mot. D'Anville ķcrit _shŌm_, parce qu'il suit l'orthographe anglaise,
dans laquelle _sh_ est notre _ch_: _El-ChŌm_ tout seul est le nom de la
ville de _Damas_, rķputķe capitale de la Syrie. J'ignore pourquoi Savary
en a fait _El-Chams_, ville du soleil.
[162] Dans l'antiquitķ, les peuples qui adoraient le soleil, lui rendant
leur hommage au moment de son lever, se supposĶrent toujours la face
tournķe Ó l'orient. Le nord fut _la gauche_, le midi _la droite_, et le
couchant _le derriĶre_, appelķ, en oriental, _acheron_ et _akaron_.
[163] L'ancienne _Bķryte_.
[164] Tous les vaisseaux qui vont Ó Alexandrette touchent en Cypre, dont
la partie mķridionale est une plaine nue et ravagķe.
[165] Il faut en excepter le mont _Casius,_ qui s'ķlĶve sur Antioche
comme un ķnorme pic. Mais Pline passe l'hyperbole, quand il dit que de
sa pointe on dķcouvre en mĻme temps l'aurore et le crķpuscule.
[166] Il n'y a plus que 4 ou 5 de ces arbres qui aient quelque
apparence.
[167] C'est le terrain appelķ grottes d'Engaddi, o∙ se retirĶrent de
tout temps les vagabonds. Il y en a qui tiendraient 1,500 hommes.
[168] On estime que le mont Blanc, le plus ķlevķ des Alpes, a 2,400
toises au-dessus du niveau de la mer; et le pic d'Ossian dans les
Pyrķnķes, 1,900.
[169] La riviĶre du Lait, qui se verse dans _Nahr-el-Salib_, appelķe
aussi riviĶre du _Bairout_; cette arcade a plus de 160 pieds de long sur
85 de large, et prĶs de 200 pieds d'ķlķvation au-dessus du torrent.
[170] Ces ruisseaux souterrains sont communs dans toute la Syrie; il y
en a prĶs de Damas, aux sources de l'Oronte, et Ó celles du Jourdain.
Celui de _Mar-Hanna_, couvent de Grecs, prĶs du village de _ChouaŅr_,
s'ouvre par un gouffre appelķ _el-BŌlouĶ_, c'est-Ó-dire
_l'engloutisseur_; c'est une bouche d'environ 10 pieds de large, situķe
au fond d'un entonnoir. A 15 pieds de profondeur est une espĶce de
premier fond; mais il ne fait que masquer une ouverture latķrale
trĶs-profonde. Il y a quelques annķes qu'on le ferma, parce qu'il avait
servi Ó receler un meurtre. Les pluies d'hiver ķtant venues, les eaux
s'accumulĶrent et firent un lac assez profond; mais quelques filets
d'eau s'ķtant fait jour parmi les pierres, elles furent bient¶t
dķgarnies de la terre qui les liait: alors la masse des eaux faisant
effort, l'obstacle creva tout-Ó-coup avec une explosion semblable Ó un
coup de tonnerre; la rķaction de l'air comprimķ fut telle, qu'il jaillit
une trombe d'eau Ó plus de 200 pas sur une maison voisine. Le courant
ķtabli par cette issue forma un tournoiement qui engloutit les arbres et
les vignes plantķs dans l'entonnoir, et alla les rejeter par la seconde
issue.
[171] Lib. XVI, p. 264.
[172] Il est vrai que le Jourdain est profond; mais si l'Oronte n'ķtait
arrĻtķ par des barres multipliķes, il resterait Ó sec pendant l'ķtķ.
[173] Le lac d'Antioche abonde surtout en anguilles et en une espĶce de
poisson rouge de mķdiocre qualitķ. Les Grecs, qui sont des je¹neurs
perpķtuels, en font une grande consommation. Le lac de Tabariķ est
encore plus riche; il est surtout rempli de crabes; mais comme ses
environs ne sont peuplķs que de musulmans, il est peu pĻchķ.
[174] Sur toute la c¶te de Syrie, et notamment Ó Tripoli, les plus bas
degrķs du thermomĶtre en hiver sont 9 et 8 degrķs au-dessus de la glace;
en ķtķ, dans les appartements bien clos, il va jusqu'Ó 25 et demi et 26.
Quant au baromĶtre, il est remarquable que, dans les derniers jours de
mai, il se fixe Ó 28 pouces, et ne varie plus jusqu'en octobre.
[175] C'est ce que pratiquent plusieurs des habitants de ce canton, qui
passent l'hiver prĶs de Tripoli, pendant que leurs maisons sont
ensevelies sous la neige.
[176] Mar-_Hanna_ el-_Chouair_; c'est-Ó-dire _Saint-Jean_ prĶs du
village de _Chouair_. Ce monastĶre est dans une vallķe de rocailles, qui
verse dans celle de _Nahr-el-Kelb_, ou _torrent du Chien_. Les religieux
sont grecs-catholiques, de l'ordre de Saint-Basile: j'aurai occasion
d'en parler plus amplement.
[177] Maison ci-devant des jķsuites, occupķe aujourd'hui par les
lazaristes.
[178] Je n'ai jamais vu en Syrie de sarrasin, et l'avoine y est rare. On
n'y donne aux chevaux que de l'orge et de la paille.
[179] J'en ai vu qui pesaient 18 livres.
[180] _Broulos_, sur la c¶te d'╔gypte, a des pastĶques meilleures que
dans le reste du Delta, o∙ les fruits sont en gķnķral trop aqueux.
[181] On a long-temps cru que l'insecte de la cochenille appartenait
exclusivement au Mexique; et les Espagnols, pour s'en assurer la
propriķtķ, ont dķfendu l'exportation de la cochenille vivante, sous
peine de mort; mais Thierri, qui rķussit Ó l'enlever en 1771, et qui la
transporta Ó Saint-Domingue, a trouvķ que les nopals de cette Ņle en
avaient dĶs avant son arrivķe. Il paraŅt que la nature ne sķpare presque
jamais les insectes des plantes qui leur sont appropriķes.
[182] La disposition du terrain de l'Yemen et du Tķhama a beaucoup
d'analogie avec celle de la Syrie. Voyez Niebuhr, _Voyage en Arabie_.
[183] Pour complķter l'histoire naturelle de la Syrie, il convient de
dire qu'elle produit tous nos animaux domestiques; mais elle y ajoute le
buffle et le chameau, dont l'utilitķ est si connue. En fauves, on y
trouve dans les plaines des gazelles qui remplacent notre chevreuil;
dans les montagnes et les marais, quantitķ de sangliers moins grands et
moins fķroces que les n¶tres. Le cerf et le daim n'y sont point connus;
le loup et le vrai renard le sont trĶs-peu; mais il y a une prodigieuse
quantitķ de l'espĶce mitoyenne appelķe _chacal_ (en Syrie ou le nomme
_ouŌoui_, par imitation de son cri; et en ╔gypte _dŅb_ ou _loup_). Les
chacals habitent par troupes aux environs des villes, dont ils mangent
les charognes; ils n'attaquent jamais personne, et ne savent dķfendre
leur vie que par la fuite. Chaque soir ils semblent se donner le mot
pour hurler, et leurs cris, qui sont trĶs-lugubres, durent quelquefois
un quart d'heure. Il y a aussi dans les lieux ķcartķs des hyĶnes (en
arabe _daba_) et des onces, faussement appelķs tigres _(Nķmr)_. Le
Liban, le pays des Druzes et de NŌblous, le mont Carmel et les environs
d'Alexandrette, sont leurs principaux sķjours. En rķcompense, on est
exempt des lions et des ours; le gibier d'eau est trĶs-abondant; celui
de terre n'est que par cantons. Le liĶvre et la grosse perdrix rouge
sont les plus communs; le lapin, s'il y en a, est infiniment rare; le
francolin ne l'est point Ó Tripoli, et prĶs de YŌfa. Enfin, il ne faut
pas oublier d'observer que l'espĶce du colibri existe dans le territoire
de Sa’d. M. J.-B. Adanson, ci-devant interprĶte en cette ville, qui
cultive l'histoire naturelle avec autant de go¹t que de succĶs, en a
trouvķ un dont il a fait prķsent Ó son frĶre l'acadķmicien. C'est, avec
le pķlican, le seul oiseau bien remarquable de la Syrie.
[184] Les semailles de _la rķcolte d'hiver_, qu'on appelle _chetŌouŅķ_,
n'ont lieu dans toute la Syrie qu'Ó l'arrivķe des pluies d'automne,
c'est-Ó-dire vers la Toussaint. L'ķpoque de cette rķcolte varie ensuite
selon les lieux. En _Palestine_, et dans le _HaurŌn_, on coupe le
froment et l'orge dĶs la fin d'avril et dans le courant de mai. Mais Ó
mesure que l'on va dans le nord, ou que l'on s'ķlĶve dans les montagnes,
la moisson se retarde jusqu'en juin et juillet.
Les semailles de _la rķcolte d'ķtķ_ ou _saŅfiķ_ se font aux pluies de
printemps, c'est-Ó-dire en mars et avril, et leur moisson a lieu dans
les mois de septembre et d'octobre.
Les vendanges, dans les montagnes, se font sur la fin de septembre; les
vers Ó soie y ķclosent en avril et mai, et font leurs cocons en juillet.
[185] Voyez _les questions_ de Michaķlis, proposķes aux voyageurs du roi
de Danemarck.
[186] C'est le mķcanisme des cheminķes et des bains d'ķtuves.
[187] Il y a d'ailleurs un effort de l'air dilatķ contre les barriĶres
qui l'emprisonnent; mais cet effet est indiffķrent Ó notre objet.
[188] VoilÓ pourquoi, comme l'a trĶs-bien observķ Montesquieu, la
Tartarie, sous le parallĶle de l'Angleterre et de la France, est
infiniment plus froide que ces contrķes.
[189] Ceci explique pourquoi la Gaule ķtait plus froide jadis que de nos
jours.
[190] Franklin a pensķ que la cause du vent _alizķ d'est_ tenait Ó la
rotation de la terre; mais si cela est, pourquoi le vent d'est n'est-il
pas perpķtuel? Comment d'ailleurs expliquer dans cette hypothĶse les
deux moussons de l'Inde, tellement disposķes que leurs alternatives sont
marquķes prķcisķment par le passage du soleil dans la ligne ķquinoxiale;
c'est-Ó-dire que les vents d'ouest et de sud rĶgnent pendant les 6 mois
que le soleil est dans la zone borķale, et les vents d'est et de nord
pendant les 6 mois qu'il est dans la zone australe. Ce rapport ne
prouve-t-il pas que tous les accidents des vents dķpendent uniquement de
l'action du soleil sur l'atmosphĶre du globe? La lune, qui a un effet si
marquķ sur l'ocķan, peut en avoir aussi sur les vents; mais l'influence
des autres planĶtes paraŅt une chimĶre qui ne convient qu'Ó l'astrologie
des anciens.
[191] Franklin en donne la mĻme explication.
[192] Il est souvent sensible Ó la vue; mais on le rend encore plus
ķvident en approchant des tuyaux une soie effilķe ou la flamme d'une
petite bougie.
[193] Ces rafales sont si brusques, qu'elles font quelquefois _chavirer_
les bateaux. Peu s'en est fallu que je n'en aie fait l'expķrience.
[194] Voyez article de l'╔gypte.
[195] J'en ai fait l'observation en Palestine dans les mois de novembre,
dķcembre et janvier 1784 et 85. La plaine de Palestine, surtout vers
Gaze, est Ó peu prĶs dans les mĻmes circonstances de climat que
l'╔gypte.
[196] Il n'est pas inutile d'observer que le Nil ķtablit alors un
courant sur toute la c¶te de Syrie, qui porte de Gaze en Cypre.
[197] Il me paraŅt que c'est la mĻme colonne dont parle le baron de
Tott. J'ai pareillement constatķ l'ķtat vaporeux de l'horizon d'╔gypte,
dont il fait mention.
[198] Ceci rķsout un problĶme qu'on m'a proposķ Ó _YŌfa_: savoir,
pourquoi l'on sue plus Ó _YŌfa_ sur les bords de la mer qu'Ó _Ramlķ_ qui
est Ó trois lieues dans les terres. La raison en est que l'air de YŌfa
ķtant saturķ d'humiditķ, ne pompe qu'avec lenteur l'ķmanation du corps,
pendant qu'Ó Ramlķ l'air plus avide la pompe plus vite. C'est aussi par
cette raison que dans nos climats l'haleine est visible en hiver, et non
en ķtķ.
[199] J'ignore ce qui se passe Ó cet ķgard dans la haute ╔gypte: quant
au Delta, il paraŅt que quelquefois il reńoit des nuages et du tonnerre
de la mer Rouge. Le jour que je quittai le Kaire (26 septembre 1783), Ó
la nuit tombante, il parut un orage dans le sud-est qui bient¶t donna
plusieurs coups de tonnerre, et finit par une grĻle violente de la
grosseur des pois ronds de la plus forte espĶce. Elle dura 10 Ó 12
minutes, et nous e¹mes le temps, mes compagnons de voyage et moi, d'en
ramasser dans le bateau assez pour en remplir deux grands verres, et
dire que nous avons bu Ó la glace en ╔gypte. Il est d'ailleurs bon
d'observer que c'ķtait l'ķpoque o∙ la mousson de sud commence sur la mer
Rouge.
[200] Niebuhr a ķgalement observķ Ó Moka et Ó Bombai que les orages
venaient toujours de la mer.
[201] Il semble aussi que les ķtoiles volantes sont une combinaison
particuliĶre de la matiĶre du feu. Les Maronites de _Mar-Elias_ m'ont
assurķ qu'une de ces ķtoiles tombķe il y a 3 ans sur deux mulets du
couvent, les tua en faisant un bruit semblable Ó un coup de pistolet,
sans laisser plus de traces que le tonnerre.
[202] Alexandrette et _Beilan_ qui en est voisin, parlent turk; mais on
peut les regarder comme _frontiĶres_ de la Caramanie, o∙ le turk est la
langue vulgaire.
[203] _Adjam_ est le nom des Perses en arabe. Les Grecs l'ont connu et
exprimķ par _achemen-ides_.
[204] Strabon, liv. II, dit que le Niphate et sa chaŅne sont dits
_Gordonµi_.
[205] Prononcez _Najd_.
[206] Cette qualitķ saline est si inhķrente au sol, qu'elle passe jusque
dans les plantes. Toutes celles du dķsert abondent en soude et en sel de
Glauber. Il est remarquable que la dose de ces sels diminue en se
rapprochant des montagnes, o∙ elle finit par Ļtre presque nulle; et,
tout considķrķ, cette qualitķ saline doit Ļtre la vraie cause de la
stķrilitķ du dķsert.
[207] Je connais 4 espĶces distinctes de chameaux: la 1^{re}, le chameau
tel que je viens de le dķcrire, et qui est proprement le chameau arabe,
porteur de fardeaux, n'ayant qu'une bosse et trĶs-peu de poil sur le
corps.
La 2^{e} est le chameau _coureur_, appelķ _hedjin_ au Kaire, plus svelte
dans toutes ses formes, n'ayant qu'une bosse; c'est le vķritable
_dromadaire_ des Grecs. Nous en avons maintenant deux Ó Paris, que l'on
a vus aux fĻtes du Champ-de-Mars. Ces deux espĶces sont rķpandues depuis
Maroc jusqu'en Perse.
La 3^{e} espĶce est le chameau _turkman_, rķpandu d'Alep Ó
Constantinople et au nord de la Perse. Il n'a qu'une bosse; il est moins
haut que le chameau arabe; il a les jambes plus courtes, plus grosses,
le corps plus trapu et infiniment mieux couvert de poil. Celui du cou
pend jusqu'Ó terre et est gķnķralement brun.
La 4^{e} est le chameau _tartare_ ou _bactrien_, rķpandu dans toute la
Chine et la Tartarie. Celui-lÓ a deux bosses. L'on ne voit que de
ceux-lÓ Ó Pķkin, tandis qu'ils sont si rares dans la basse Asie, que je
citerais une foule de voyageurs, mĻme Arabes, qui, comme moi, n'y en ont
jamais vu aucun.--Buffon a totalement confondu ces espĶces.
[208] Cette cause est ķgalement sensible dans la comparaison des
chameaux arabes aux chameaux turkmans, car ces derniers, vivant dans des
pays riches en fourrages, sont devenus une espĶce plus forte en membres,
et plus charnue que les premiers.
[209] Exclamation d'ķloge, comme si l'on disait, _admirablement bien_.
[210] Les Arabes font une distinction de leurs h¶tes, en h¶te
_mostadjir_, ou _implorant protection_; et en h¶te _matnoub_, ou _qui
plante sa tente au rang des autres_, c'est-Ó-dire qui se naturalise.
[211] Niebuhr rapporte dans sa _Description de l'Arabie_, tome II, page
208, ķdition de Paris, que depuis 30 ans il s'est ķlevķ dans le _Najd_
une nouvelle religion, dont les principes sont analogues aux
dispositions d'esprit dont je parle. ½Ces principes sont, dit ce
voyageur, que Dieu seul doit Ļtre invoquķ et adorķ comme auteur de tout;
qu'on ne doit faire mention d'aucun prophĶte en priant, parce que cela
touche Ó l'idolŌtrie; que Mo’se, Jķsus-Christ, Mahomet, etc., sont Ó la
vķritķ de grands hommes, dont les actions sont ķdifiantes; mais que nul
livre n'a ķtķ inspirķ par l'ange Gabriel, ou par tout autre esprit
cķleste. Enfin, que les voeux faits dans un pķril menańant ne sont
d'aucun mķrite ni d'aucune obligation.
½Je ne sais, ajoute Niebuhr, jusqu'o∙ l'on peut compter sur le rapport
du Bedouin qui m'a racontķ ces choses. Peut-Ļtre ķtait-ce sa fańon mĻme
de penser; car les Bedouins se disent bien mahomķtans, mais ils ne
s'embarrassent ordinairement ni de Mohammed ni du Q¶ran.╗
Cette insurrection a eu pour auteurs deux Arabes, qui, aprĶs avoir
voyagķ, pour affaires de commerce, dans la Perse et le Malabar, ont
formķ des raisonnements sur la diversitķ des religions qu'ils ont vues,
et en ont dķduit cette tolķrance gķnķrale. L'un d'eux, nommķ
_Abel-el-Ouaheb_, s'ķtait formķ dans le _Najd_ un ķtat indķpendant dĶs
1760: le second, appelķ _MekrŌmi_, chaik de _NadjerŌn_, avait adoptķ les
mĻmes opinions, et par sa valeur il s'ķtait ķlevķ Ó une assez grande
puissance dans ces contrķes. Ces deux exemples me rendent encore plus
probable une conjecture que j'avais dķja formķe, que rien n'est plus
facile que d'opķrer une grande rķvolution politique et religieuse dans
l'Asie.
[212] Assemani, _BibliothĶque orientale_.
[213] Liv. XX, chap. 30.
[214] La racine _Hass_, par une _H_ majeure, signifie tuer,
_assassiner_, ķcouter pour _surprendre_; mais le composķ _hassŌs_ manque
dans Golius.
[215] On assure qu'ils ont des assemblķes nocturnes, o∙ aprĶs quelques
lectures ils ķteignent la lumiĶre, et se mĻlent comme les anciens
Gnostiques.
[216] _Oriens Christ._, tom. II, pag. 680.
[217] Cedrenus.
[218] Village du KesraouŌn.
[219] Dans les montagnes, le mot _chaik_ signifie proprement un notable,
un seigneur campagnard.
[220] Nom des ministres des petits princes.
[221] _Kabal_ et _Kabat_. Le _K_ est ici le jota espagnol.
[222] LÓ cause radicale de toute cette grande querelle fut l'aversion
qu'_A’cha_, femme de Mahomet, avait conńue contre _Ali_, Ó l'occasion,
dit-on, d'une infidķlitķ qu'il avait rķvķlķe au prophĶte: elle ne put
lui pardonner cette indiscrķtion; et aprĶs lui avoir donnķ trois fois
l'exclusion au kalifat par ses intrigues, voyant qu'il l'emportait Ó la
quatriĶme, elle rķsolut de le perdre Ó force ouverte. Dans ce dessein,
elle souleva contre lui divers chefs des Arabes, et entre autres
_Amron_, gouverneur d'╔gypte, et _MoŌouia_, gouverneur de Syrie. Ce
dernier se fit proclamer _kalife_ ou _successeur_ dans la ville de
Damas. _Ali_, pour le dķpossķder, lui dķclara la guerre; mais la
nonchalance de sa conduite perdit ses affaires. AprĶs quelques
hostilitķs, o∙ les avantages furent balancķs, il pķrit, Ó Koufa, par la
main d'un _assassin_ ou _bŌtenien_. Ses partisans ķlurent Ó sa place son
fils _Hosain_; mais ce jeune homme, peu propre Ó des circonstances aussi
ķpineuses que celles o∙ il se trouvait, fut tuķ dans une rencontre par
les partisans de MoŌouia. Cette mort acheva de rendre les deux factions
irrķconciliables. Leur haine devint une raison de ne plus s'accorder sur
les commentaires du _Q¶ran_. Les docteurs des deux partis prirent
plaisir Ó se contrarier, et dĶs-lors se forma le partage des musulmans
en deux sectes, qui se traitent mutuellement d'hķrķtiques. Les Turks
suivent celle qui regarde _Omar_ et _MoŌouia_, comme successeurs
lķgitimes du prophĶte. Les Persans au contraire suivent le parti d'Ali.
[223] El-Makin, lib. I, _Hist. Arab._
[224] Ces factions se distinguent par la couleur qu'elles affectent Ó
leurs drapeaux; celui des _QaŅsis_ est rouge, et celui des _YamŌnis_
blanc.
[225] Cette dķcouverte appartient Ó un Michel Drogman, barataire de
France Ó Sa’de sa patrie; il a fait un _Mķmoire sur les Druzes_, dont il
a donnķ les deux seules copies qu'il e¹t, l'une au chevalier de
_TaulĶs_, consul Ó Sa’de, et l'autre au baron de _Tott_, lorsqu'il passa
en 1777 pour inspecter cette ķchelle.
[226] Le parti _QaŅsi_ et le _YamŌni_, qui portent aujourd'hui le nom
des deux familles qui sont Ó la tĻte, les _DjambelŌts_ et les _Lesbeks_.
[227] A raison de ce loisir, lorsque la rķcolte des soies est faite dans
le Liban, il en part beaucoup de paysans, qui vont, comme nos Limousins,
faire les rķcoltes dans la plaine.
[228] Gens de guerre.
[229] J'ai trouvķ dans un recueil manuscrit d'anecdotes arabes un autre
trait qui, quoique ķtranger aux Druzes, me semble trop beau pour Ļtre
omis.
½Au temps des kalifes, dit l'auteur, lorsque _Abdalah_ le _verseur de
sang_ eut ķgorgķ tout ce qu'il put saisir de descendants d'_Ommiah_,
l'un d'eux, nommķ _╔brahim_, fils de _Soliman_, fils d'_Abd-el-Malek_,
eut le bonheur d'ķchapper, et se sauva Ó Koufa, o∙ il entra dķguisķ. Ne
connaissant personne Ó qui il p¹t se confier, il entra au hasard sous le
portique d'une grande maison, et s'y assit. Peu aprĶs le maŅtre arrive,
suivi de plusieurs valets, descend de cheval, entre, et, voyant
l'ķtranger, il lui demande _qui il est_. Je suis un infortunķ, rķpond
╔brahim, qui te demande _l'asyle_. Dieu te protĶge, dit l'homme riche;
entre, et sois en paix. ╔brahim vķcut plusieurs mois dans cette maison,
sans que son h¶te lui fŅt de questions. Mais lui-mĻme, ķtonnķ de le voir
tous les jours sortir et rentrer Ó cheval Ó la mĻme heure, se hasarda un
jour Ó lui en demander la raison. J'ai appris, rķpondit l'homme riche,
qu'un nommķ ╔brahim, fils de Soliman, est cachķ dans cette ville: il a
tuķ mon pĶre, et je le cherche pour prendre mon _talion_. _Alors je
connus_, dit ╔brahim, _que Dieu m'avait conduit lÓ Ó dessein; j'adorai
son dķcret, et, me rķsignant Ó la mort_, je rķpliquai: _Dieu_ a pris ta
cause; _homme offensķ_, _ta victime est Ó tes pieds_. L'homme riche
ķtonnķ rķpondit: O ķtranger! je vois que l'adversitķ te pĶse, et
qu'ennuyķ de la vie, tu cherches un moyen de la perdre; mais ma main est
liķe pour le crime. Je ne te trompe pas, dit ╔brahim: ton pĶre ķtait un
tel; nous nous rencontrŌmes en tel endroit, et l'affaire se passa de
telle et telle maniĶre. Alors un tremblement violent saisit l'homme
riche; ses dents se choquĶrent comme Ó un homme transi de froid, ses
yeux ķtincelĶrent de fureur, et se remplirent de larmes. Il resta ainsi
quelque temps le regard fixķ contre terre; enfin, levant la tĻte vers
╔brahim: Demain le sort, dit-il, te joindra Ó mon pĶre; et Dieu aura
pris mon talion. Mais, moi, comment violer l'asyle de ma maison?
Malheureux ķtranger, fuis de ma prķsence; tiens, voilÓ 100 sequins; sors
promptement; et que je ne te revoie jamais.╗
[230] AbŌrŌt-el-Motka lamin fi mazŌheb oua DianŌt-el-D“nia.
[231] Nom que les Turks donnent aux soldats Macķdoniens et aux ╔pirotes.
End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by
Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME II ***
***** This file should be named 38242-8.txt or 38242-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
http://www.gutenberg.org/3/8/2/4/38242/
Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the BibliothĶque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.
Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties. Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research. They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.
*** START: FULL LICENSE ***
THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).
Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works
1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States. If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed. Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
a constant state of change. If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org
1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges. If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that
- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
has agreed to donate royalties under this paragraph to the
Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
must be paid within 60 days following each date on which you
prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
address specified in Section 4, "Information about donations to
the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
License. You must require such a user to return or
destroy all copies of the works possessed in a physical medium
and discontinue all use of and all access to other copies of
Project Gutenberg-tm works.
- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
electronic work is discovered and reported to you within 90 days
of receipt of the work.
- You comply with all other terms of this agreement for free
distribution of Project Gutenberg-tm works.
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.
1.F.
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation. The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund. If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations. Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected]. Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org
For additional contact information:
Dr. Gregory B. Newby
Chief Executive and Director
[email protected]
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.
Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
http://www.gutenberg.org
This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1
Subjects:
Download Formats:
Excerpt
The Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by
Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org
Title: Oeuvres, Tome II
Voyage en ╔gypte et en Syrie
Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney
Read the Full Text
— End of Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1 —
Book Information
- Title
- Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1
- Author(s)
- Volney, C.-F. (Constantin-François)
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- December 7, 2011
- Word Count
- 112,821 words
- Library of Congress Classification
- DS
- Bookshelves
- FR Voyages et pays, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - General, Browsing: Travel & Geography
- Rights
- Public domain in the USA.
Related Books
The Totall Discourse of the Rare Adventures & Painefull Peregrinations of Long Nineteene Yeares Travayles - from Scotland to the most famous Kingdomes in Europe, Asia and Affrica
by Lithgow, William
English
2509h 57m read
L'Alfabet européen appliqué aux langues asiatiques - OEuvres de C.-F. Volney, tome VIII
by Volney, C.-F. (Constantin-François)
French
2179h 24m read
Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome II
by Volney, C.-F. (Constantin-François)
French
1854h 45m read
Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique - Suivi d'éclaircissemens sur la Floride, sur la colonie française au Scioto, sur quelques colonies canadiennes, et sur les sauvages
by Volney, C.-F. (Constantin-François)
French
2170h 59m read
Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2
by Volney, C.-F. (Constantin-François)
French
1918h 46m read
Recherches nouvelles sur l'histoire ancienne, tome I
by Volney, C.-F. (Constantin-François)
French
2037h 7m read