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The Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by
Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney

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Title: Oeuvres, Tome II
Voyage en ╔gypte et en Syrie

Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney

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The Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Oeuvres, Tome II Voyage en ╔gypte et en Syrie Author: Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney Release Date: December 7, 2011 [EBook #38242] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME II *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at the BibliothĶque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) VOYAGE EN ╔GYPTE ET EN SYRIE, PENDANT LES ANN╔ES 1783, 1784 ET 1785, SUIVI DE CONSID╔RATIONS SUR LA GUERRE DES RUSSES ET DES TURKS, PUBLI╔ES EN 1788 ET 1789. PAR C. F. VOLNEY, COMTE ET PAIR DE FRANCE, MEMBRE DE L'ACAD╔MIE FRANŪAISE, HONORAIRE DE LA SOCI╔T╔ ASIATIQUE S╔ANTE A CALCUTA. TOME PREMIER. [Illustration: colophon] PARIS, PARMANTIER, LIBRAIRE, RUE DAUPHINE. FROMENT, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS. M DCCC XXV. OEUVRES DE C. F. VOLNEY. DEUXI╚ME ╔DITION COMPL╚TE. TOME II. IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT, RUE JACOB, N║ 24. ╔TAT PHYSIQUE DE L'╔GYPTE. CHAPITRE PREMIER. De l'╔gypte en gķnķral, et de la ville d'Alexandrie. C'est en vain que l'on se prķpare, par la lecture des livres, au spectacle des usages et des moeurs des nations; il y aura toujours loin de l'effet des rķcits sur l'esprit Ó celui des objets sur les sens. Les images tracķes par des sons n'ont point assez de correction dans le dessin, ni de vivacitķ dans le coloris; leurs tableaux conservent quelque chose de nķbuleux, qui ne laisse qu'une empreinte fugitive et prompte Ó s'effacer. Nous l'ķprouvons surtout, si les objets que l'on veut nous peindre nous sont ķtrangers; car l'imagination ne trouvant pas alors des termes de comparaison tout formķs, elle est obligķe de rassembler des membres ķpars pour en composer des corps nouveaux; et dans ce travail prescrit vaguement et fait Ó la hŌte, il est difficile qu'elle ne confonde pas les traits et n'altĶre pas les formes. Doit-on s'ķtonner si, venant ensuite Ó voir les modĶles, elle n'y reconnaŅt pas les copies qu'elle s'en est tracķes, et si elle en reńoit des impressions qui ont tout le caractĶre de la nouveautķ? Tel est le cas d'un Europķen qui arrive, transportķ par mer, en Turkie. Vainement a-t-il lu les histoires et les relations; vainement, sur leurs descriptions, a-t-il essayķ de se peindre l'aspect des terrains, l'ordre des villes, les vĻtements, les maniĶres des habitants; il est neuf Ó tous ces objets, leur variķtķ l'ķblouit; ce qu'il en avait pensķ se dissout et s'ķchappe, il reste livrķ aux sentiments de la surprise et de l'admiration. Parmi les lieux propres Ó produire ce double effet, il en est peu qui rķunissent autant de moyens qu'Alexandrie en ╔gypte. Le nom de cette ville, qui rappelle le gķnie d'un homme si ķtonnant; le nom du pays, qui tient Ó tant de faits et d'idķes; l'aspect du lieu, qui prķsente un tableau si pittoresque; ces palmiers qui s'ķlĶvent en parasol; ces maisons Ó terrasse, qui semblent dķpourvues de toit; ces flĶches grĻles des minarets, qui portent une balustrade dans les airs, tout avertit le voyageur qu'il est dans un autre monde. Descend-il Ó terre, une foule d'objets inconnus l'assaille par tous ses sens; c'est une langue dont les sons barbares et l'accent Ōcre et guttural effraient, son oreille; ce sont des habillements d'une forme bizarre, des figures d'un caractĶre ķtrange. Au lieu de nos visages nus, de nos tĻtes enflķes de cheveux, de nos coiffures triangulaires, et de nos habits courts et serrķs, il regarde avec surprise ces visages br¹lķs, armķs de barbe et de moustaches; cet amas d'ķtoffe roulķe en plis sur une tĻte rase; ce long vĻtement qui, tombant du cou aux talons, voile le corps plut¶t qu'il ne l'habille; et ces pipes de six pieds; et ces longs chapelets dont toutes les mains sont garnies; et ces hideux chameaux qui portent l'eau dans des sacs de cuir; et ces Ōnes sellķs et bridķs, qui transportent lķgĶrement leur cavalier en pantoufles; et ce marchķ mal fourni de dattes et de petits pains ronds et plats; et cette foule immonde de chiens errants dans les rues; et ces espĶces de fant¶mes ambulants qui, sous une draperie d'une seule piĶce, ne montrent d'humain que deux yeux de femme. Dans ce tumulte, tout entier Ó ses sens, son esprit est nul pour la rķflexion; ce n'est qu'aprĶs Ļtre arrivķ au gŅte si dķsirķ quand on vient de la mer, que, devenu plus calme, il considĶre avec rķflexion ces rues ķtroites et sans pavķ, ces maisons basses et dont les jours rares sont masquķs de treillages, ce peuple maigre et noirŌtre, qui marche nu-pieds, et n'a pour tout vĻtement qu'une chemise bleue, ceinte d'un cuir ou d'un mouchoir rouge. DķjÓ l'air gķnķral de misĶre qu'il voit sur les hommes, et le mystĶre qui enveloppe les maisons, lui font soupńonner la rapacitķ de la tyrannie, et la dķfiance de l'esclavage. Mais un spectacle qui bient¶t attire toute son attention, ce sont les vastes ruines qu'il aperńoit du c¶tķ de la terre. Dans nos contrķes, les ruines sont un objet de curiositķ: Ó peine trouve-t-on, aux lieux ķcartķs, quelque vieux chŌteau dont le dķlabrement annonce plut¶t la dķsertion du maŅtre, que la misĶre du lieu. Dans Alexandrie, au contraire, Ó peine sort-on de la ville neuve dans le continent, que l'on est frappķ de l'aspect d'un vaste terrain tout couvert de ruines. Pendant deux heures de marche, on suit une double ligne de murs et de tours, qui formaient l'enceinte de l'ancienne Alexandrie. La terre est couverte des dķbris de leurs sommets; des pans entiers sont ķcroulķs; les vo¹tes enfoncķes, les crķneaux dķgradķs, et les pierres rongķes et dķfigurķes par le salpĻtre. On parcourt un vaste intķrieur sillonnķ de fouilles, percķ de puits, distribuķ par des murs Ó demi enfouis, semķ de quelques colonnes anciennes, de tombeaux modernes, de palmiers, de nopals[1], et o∙ l'on ne trouve de vivant, que des chacals, des ķperviers et des hiboux. Les habitants, accoutumķs Ó ce spectacle, n'en reńoivent aucune impression; mais l'ķtranger, en qui les souvenirs qu'il rappelle s'exaltent par l'effet de la nouveautķ, ķprouve une ķmotion qui souvent passe jusqu'aux larmes, et qui donne lieu Ó des rķflexions dont la tristesse attache autant le coeur que leur majestķ ķlĶve l'ame. Je ne rķpķterai point les descriptions faites par tous les voyageurs, des antiquitķs remarquables d'Alexandrie. On trouve dans Norden, Pocoke, Niebhur, et dans les lettres que vient de publier Savary, tous les dķtails sur les bains de ClķopŌtre, sur ses deux obķlisques, sur les catacombes, les citernes, et sur la colonne mal appelķe de Pompķe[2]. Ces noms ont de la majestķ; mais les objets vus en original perdent de l'illusion des gravures. La seule colonne, par la hardiesse de son ķlķvation, par le volume de sa circonfķrence, et par la solitude qui l'environne, imprime un vrai sentiment de respect et d'admiration. Dans son ķtat moderne, Alexandrie est l'entrep¶t d'un commerce assez considķrable. Elle est la porte de toutes les denrķes qui sortent de l'╔gypte vers la Mķditerranķe, les riz de DamiŌt exceptķs. Les Europķens y ont des comptoirs, o∙ des facteurs traitent de nos marchandises par ķchanges. On y trouve toujours des vaisseaux de Marseille, de Livourne, de Venise, de Raguse et des ķtats du grand-seigneur; mais l'hivernage y est dangereux. Le port neuf, le seul o∙ l'on reńoive les Europķens, s'est tellement rempli de sable, que dans les tempĻtes les vaisseaux frappent le fond avec la quille; de plus, ce fond ķtant de roche, les cŌbles des ancres sont bient¶t coupķs par le frottement; et alors un premier vaisseau chassķ sur un second le pousse sur un troisiĶme, et de l'un Ó l'autre ils se perdent tous. On en eut un exemple funeste il y a 16 Ó 18 ans; 42 vaisseaux furent brisķs contre le m¶le, dans un coup de vent du nord-ouest; et depuis cette ķpoque, on a de temps Ó autre essuyķ des pertes de 14, de 8, de 6, etc. Le port vieux, dont l'entrķe est ouverte par la bande de terre appelķe cap des Figues[3], n'est pas sujet Ó ce dķsastre; mais les Turks n'y reńoivent que des bŌtiments musulmans. Pourquoi, dira-t-on en Europe, ne rķparent-ils pas le port neuf? C'est qu'en Turkie l'on dķtruit sans jamais rķparer. On dķtruira aussi le port vieux, o∙ l'on jette depuis 200 ans le lest des bŌtiments. L'esprit turk est de ruiner les travaux du passķ et l'espoir de l'avenir; parce que dans la barbarie d'un despotisme ignorant, il n'y a point de lendemain. Considķrķe comme ville de guerre, Alexandrie n'est rien. On n'y voit aucun ouvrage de fortification; le _phare_ mĻme, avec ses hautes tours, n'en est pas un. Il n'a pas quatre canons en ķtat, et pas un canonnier qui sache pointer. Les 500 janissaires qui doivent former sa garnison, rķduits Ó moitiķ, sont des ouvriers qui ne savent que fumer la pipe. Les Turks sont heureux que les _Francs_ soient intķressķs Ó mķnager cette ville. Une frķgate de Malte ou de Russie suffirait pour la mettre en cendres: mais cette conquĻte serait inutile. Un ķtranger ne pourrait s'y maintenir, parce que le terrain est sans eau. Il faut la tirer du Nil par un _kalidj_[4], ou un canal de 12 lieues, qui l'amĶne chaque annķe lors de l'inondation. Elle remplit les souterrains ou citernes creusķs sous l'ancienne ville, et cette provision doit durer jusqu'Ó l'annķe suivante. L'on sent que si un ķtranger voulait s'y ķtablir, le canal lui serait fermķ. C'est par ce canal seulement qu'Alexandrie tient Ó l'╔gypte; car, par sa position hors du Delta, et par la nature de son sol, elle appartient rķellement au dķsert d'Afrique: ses environs sont une campagne de sable, plate, stķrile, sans arbres, sans maisons, o∙ l'on ne trouve que la plante[5] qui donne la soude, et une ligne de palmiers qui suit la trace des eaux du Nil par le _kalidj_. Ce n'est qu'Ó Rosette, appelķe dans le pays _Rachid_, que l'on entre vraiment en ╔gypte: lÓ, l'on quitte les sables blanchŌtres qui sont l'attribut de la plage, pour entrer sur un terreau noir, gras et lķger, qui fait le caractĶre distinctif de l'╔gypte; alors, aussi pour la premiĶre fois, on voit les eaux de ce Nil si fameux: son lit, encaissķ dans deux rives Ó pic, ressemble assez bien Ó la Seine entre Auteuil et Passy. Les bois de palmiers qui le bordent, les vergers que ses eaux arrosent, les limoniers, les orangers, les bananiers, les pĻchers et d'autres arbres, donnent par leur verdure perpķtuelle, un agrķment Ó Rosette, qui tire surtout son illusion du contraste d'Alexandrie et de la mer que l'on quitte. Ce que l'on rencontre de lÓ au Kaire est encore propre Ó la fortifier. Dans ce voyage, qui se fait en remontant par le fleuve, on commence Ó prendre une idķe gķnķrale du sol, du climat et des productions de ce pays si cķlĶbre. Rien n'imite mieux son aspect, que les marais de la basse Loire, ou les plaines de la Flandre; mais il faut en supprimer la foule des maisons de campagne et des arbres, et y substituer quelques bois clairs de palmiers et de sycomores, et quelques villages de terre sur des ķlķvations factices. Tout ce terrain est d'un niveau si ķgal et si bas, que lorsqu'on arrive par mer, on n'est pas Ó trois lieues de la c¶te, au moment o∙ l'on dķcouvre Ó l'horizon les palmiers et le sable qui les supporte; de lÓ, en remontant le fleuve, on s'ķlĶve par une pente si douce, qu'elle ne fait pas parcourir Ó l'eau plus d'une lieue Ó l'heure. Quant au tableau de la campagne, il varie peu; ce sont toujours des palmiers isolķs ou rķunis, plus rares Ó mesure que l'on avance; des villages bŌtis en terre et d'un aspect ruinķ; une plaine sans bornes, qui, selon les saisons, est une mer d'eau douce, un marais fangeux, un tapis de verdure ou un champ de poussiĶre; de toutes parts un horizon lointain et vaporeux, o∙ les yeux se fatiguent et s'ennuient; enfin, vers la jonction des deux bras du fleuve, l'on commence Ó dķcouvrir dans l'est les montagnes du Kaire, et dans le sud tirant vers l'ouest, trois masses isolķes que l'on reconnaŅt Ó leur forme angulaire pour les pyramides. De ce moment, l'on entre dans une vallķe qui remonte au midi, entre deux chaŅnes de hauteurs parallĶles. Celle d'orient, qui s'ķtend jusqu'Ó la mer Rouge, mķrite le nom de montagne par son ķlķvation brusque, et celui de dķsert par son aspect nu et sauvage; mais celle du couchant n'est qu'une crĻte de rocher couvert de sable, que l'on a bien dķfinie en l'appelant digue ou chaussķe naturelle. Pour se peindre en deux mots l'╔gypte, que l'on se reprķsente d'un c¶tķ une mer ķtroite et des rochers; de l'autre d'immenses plaines de sable, et au milieu, un fleuve coulant dans une vallķe longue de 150 lieues, large de 3 Ó 7, lequel, parvenu Ó 30 lieues de la mer, se divise en deux branches, dont les rameaux s'ķgarent sur un terrain libre d'obstacles, et presque sans pente. Le go¹t de l'histoire naturelle, ce go¹t si rķpandu Ó l'honneur du siĶcle, demandera sans doute des dķtails sur la nature du sol et des minķraux de ce grand terrain; mais malheureusement la maniĶre dont on y voyage est peu propre Ó satisfaire sur cette partie. Il n'en est pas de la Turkie comme de l'Europe; chez nous, les voyages sont des promenades agrķables; lÓ, ils sont des travaux pķnibles et dangereux. Ils sont tels surtout pour les Europķens, qu'un peuple superstitieux s'opiniŌtre Ó regarder comme des sorciers, qui viennent enlever par magie des trķsors gardķs sous les ruines par des gķnies. Cette opinion ridicule, mais enracinķe, jointe Ó l'ķtat de guerre et de trouble habituel, ¶te toute s¹retķ et s'oppose Ó toute dķcouverte. On ne peut s'ķcarter seul dans les terres; on ne peut pas mĻme s'y faire accompagner. On est donc bornķ aux rivages du fleuve, et Ó une route connue de tout le monde; et cette marche n'apprend rien de neuf. Ce n'est qu'en rassemblant ce que l'on a vu par soi-mĻme et ce que d'autres ont observķ, que l'on peut acquķrir quelques idķes gķnķrales. D'aprĶs un pareil travail, on est portķ Ó ķtablir que la charpente de l'╔gypte entiĶre, depuis _Asouan_ (ancienne SyĶne) jusqu'Ó la Mķditerranķe, est un lit de pierre calcaire, blanchŌtre et peu dure, tenant des coquillages dont les analogues se trouvent dans les deux mers voisines[6]. Elle a cette qualitķ dans les pyramides et dans le rocher libyque qui les supporte. On la retrouve la mĻme dans les citernes, dans les catacombes d'Alexandrie, et dans les ķcueils de la c¶te o∙ elle se prolonge. On la retrouve, encore dans la montagne de l'Est, Ó la hauteur du Kaire et les matķriaux de cette ville en sont composķs. Enfin, c'est cette mĻme pierre calcaire, qui forme les immenses carriĶres qui s'ķtendent de _SaouŌdi_ Ó _Manfalo¹t_, dans un espace de plus de 25 lieues, selon le tķmoignage de Siccard. Ce missionnaire nous apprend aussi que l'on trouve des marbres dans la vallķe des _Chariots_, au pied des montagnes qui bordent la mer Rouge, et dans les montagnes au nord-est d'_Asouan_. Entre cette ville et la cataracte, sont les principales carriĶres de granit rouge; mais il doit en exister d'autres plus bas, puisque sur la rive opposķe de la mer Rouge, les montagnes d'Oreb, de Sina’, et leurs dķpendances, Ó deux journķes vers le nord, en sont formķes[7]. Non loin d'_Asouan_, vers-le nord-est, est une carriĶre de pierre serpentine, employķe brute par les habitants Ó faire des vases qui vont au feu. Dans la mĻme ligne, sur la mer Rouge, ķtait jadis une mine d'ķmeraudes dont on a perdu la trace. Le cuivre est le seul mķtal dont les anciens aient fait mention pour ces contrķes. La route de Suez est le local o∙ l'on trouve le plus de cailloux dits d'╔gypte, quoique le fonds soit une pierre calcaire, dure et sonnante: c'est aussi lÓ qu'on a recueilli des pierres que leur forme a fait prendre pour du bois pķtrifiķ. En effet, elles ressemblent Ó des b¹ches taillķes en biseau par les bouts, et sont percķes de petits trous que l'on prendrait volontiers pour des trachķes; mais le hasard, en m'offrant une veine considķrable de cette espĶce, dans la route des Arabes HaouatŌt[8], m'a prouvķ que c'ķtait un vrai minķral[9]. Des objets plus intķressants sont les deux lacs de Natron, dķcrits par le mĻme Siccard; ils sont situķs dans le dķsert de _Cha’at_ ou de Saint-Macaire, Ó l'ouest du Delta. Leur lit est une espĶce de fosse naturelle, de 3 Ó 4 lieues de long, sur un quart de large; le fond en est solide et pierreux. Il est sec pendant 9 mois de l'annķe; mais en hiver il transsude de la terre une eau d'un rouge violet, qui remplit le lac Ó 5 ou 6 pieds de hauteur; le retour des chaleurs la faisant ķvaporer, il reste une couche de sel ķpaisse de 2 pieds, et trĶs-dure, que l'on dķtache Ó coups de barre de fer. On en retire jusqu'Ó 36,000 quintaux par an. Ce phķnomĶne, qui indique un sol imprķgnķ de sel, est rķpķtķ dans toute l'╔gypte. Partout o∙ l'on creuse, on trouve de l'eau saumŌtre, contenant du natron, du sel marin et un peu de nitre. Lors mĻme qu'on inonde les jardins pour les arroser, on voit, aprĶs l'ķvaporation et l'absorption de l'eau, le sel effleurir Ó la surface de la terre; et ce sol, comme tout le continent de l'Afrique et de l'Arabie, semble Ļtre de sel, ou le former. Au milieu de ces minķraux de diverses qualitķs, au milieu de ce sable fin et rougeŌtre, propre Ó l'Afrique, la terre de la vallķe du Nil se prķsente avec des attributs qui en font une classe distincte. Sa couleur noirŌtre, sa qualitķ argileuse et liante, tout annonce son origine ķtrangĶre; et en effet, c'est le fleuve qui l'apporte du sein de l'Abissinie: l'on dirait que la nature s'est plu Ó former par art une Ņle habitable dans une contrķe Ó qui elle avait tout refusķ. Sans ce limon gras et lķger, jamais l'╔gypte n'e¹t rien produit: lui seul semble contenir les germes de la vķgķtation et de la fķconditķ; encore ne les doit-il qu'au fleuve qui le dķpose. CHAPITRE II. Du Nil, et de l'extension du Delta. Toute l'existence physique et politique de l'╔gypte dķpend du Nil: lui seul subvient Ó ce premier besoin des Ļtres organisķs, le besoin de l'eau, si frķquemment senti dans les climats chauds, si vivement irritķ par la privation de cet ķlķment. Le Nil seul, sans le secours d'un ciel avare de pluie, porte partout l'aliment de la vķgķtation; par un sķjour de trois mois sur la terre, il l'imbibe d'une somme d'eau capable de lui suffire le reste de l'annķe. Sans son dķbordement, on ne pourrait cultiver qu'un terrain trĶs-bornķ, et avec des soins trĶs-dispendieux; et l'on a raison de dire qu'il est la mesure de l'abondance, de la prospķritķ, de la vie. Si le Portugais Albukerque e¹t pu exķcuter son projet de le dķriver de l'╔thiopie dans la mer Rouge, cette contrķe si riche ne serait qu'un dķsert aussi sauvage que les solitudes qui l'environnent. A voir l'usage que l'homme fait de ses forces, doit-on reprocher Ó la nature de ne lui en avoir pas accordķ davantage? C'est donc Ó juste titre que les ╔gyptiens ont eu dans tous les temps, et conservent mĻme de nos jours, un respect religieux pour le Nil[10]; mais il faut pardonner Ó un Europķen, si, lorsqu'il les entend vanter la beautķ de ses eaux, il sourit de leur ignorance. Jamais ces eaux troubles et fangeuses n'auront pour lui le charme des claires fontaines et des ruisseaux limpides; jamais, Ó moins d'un sentiment exaltķ par la privation, le corps d'une ╔gyptienne, hŌlķ et ruisselant d'une eau jaunŌtre, ne lui rappellera les Na’ades sortant du bain. Six mois de l'annķe l'eau du fleuve est si bourbeuse, qu'il faut la faire dķposer pour la boire[11]: pendant les trois mois qui prķcĶdent l'inondation, rķduite Ó une petite profondeur, elle s'ķchauffe dans son lit, devient verdŌtre, fķtide et remplie de vers; et il faut recourir Ó celle que l'on a reńue et conservķe dans les citernes. Dans toutes les saisons, les gens dķlicats ont soin de la parfumer. Au reste, l'on ne fait en aucun pays un aussi grand usage d'eau. Dans les maisons, dans les rues, partout, le premier objet qui se prķsente est un vase d'eau, et le premier mouvement d'un ╔gyptien est de le saisir et d'en boire un grand trait, qui n'incommode point, grace Ó l'extrĻme transpiration. Ces vases, qui sont de terre cuite non vernissķe, laissent filtrer l'eau au point qu'ils se vident en quelques heures. L'objet que l'on se propose par ce mķcanisme est d'entretenir l'eau bien fraŅche, et l'on y parvient d'autant mieux qu'on l'expose Ó un courant d'air plus vif. Dans quelques lieux de la Syrie l'on boit l'eau qui a transsudķ; mais en ╔gypte l'on boit celle qui reste dans le vase. Depuis quelques annķes, l'action du Nil sur le terrain de l'╔gypte est devenue un problĶme qui partage les savants et les naturalistes. En considķrant la quantitķ de limon que le fleuve dķpose, et en rapprochant les tķmoignages des anciens des observations des modernes, plusieurs pensent que le Delta a pris un accroissement considķrable tant en ķlķvation qu'en ķtendue. Savary vient de donner plus de poids Ó cette opinion, dans les Lettres qu'il a publiķes sur l'╔gypte; mais comme les faits et les autoritķs qu'il allĶgue me donnent des rķsultats diffķrents des siens, je crois devoir porter nos contradictions au tribunal du public. La discussion en devient d'autant plus nķcessaire que ce voyageur ayant demeurķ deux ans sur les lieux, son tķmoignage ne tarderait pas de passer en loi: ķtablissons les questions, et traitons d'abord de l'agrandissement du Delta. Un historien grec, qui a dit sur l'╔gypte ancienne presque tout ce que nous en savons, et ce que chaque jour constate, Hķrodote d'Halicarnasse, ķcrivait, il y a 22 siĶcles: ½L'╔gypte, o∙ abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un don du fleuve, ainsi que tout le pays marķcageux qui s'ķtend en remontant jusqu'Ó trois jours de navigation╗[12]. Les raisons qu'il allĶgue de cette assertion prouvent qu'il ne la fondait pas sur des prķjugķs. ½En effet, ajoute-t-il, le terrain de l'╔gypte, qui est un limon noir et gras, diffĶre absolument, et du sol de l'Afrique, qui est de sable rouge, et de celui de l'Arabie, qui est argileux et rocailleux... Ce limon est apportķ de l'╔thiopie par le Nil... et les coquillages que l'on trouve dans le dķsert prouvent assez que jadis la mer s'ķtendait plus avant dans les terres.╗ En reconnaissant cet empiĶtement du fleuve si conforme Ó la nature, Hķrodote n'en a pas dķterminķ les proportions. Savary a cru pouvoir le supplķer: examinons son raisonnement. _En croissant en hauteur_, ½l'╔gypte[13] s'est aussi augmentķe en longueur; entre plusieurs faits que l'histoire prķsente, j'en choisirai un seul. Sous le rĶgne de Psammķtique, les Milķsiens abordĶrent avec trente vaisseaux Ó l'embouchure Bolbitine, aujourd'hui celle de Rosette, et s'y fortifiĶrent. Ils bŌtirent une ville qu'ils nommĶrent _Metelis_ (_Strabo_, lib. XVII): c'est la mĻme que _Faouķ_, qui, dans les vocabulaires coptes, a conservķ le nom de _Messil_. Cette ville, autrefois port de mer, s'en trouve actuellement ķloignķe de 9 lieues: c'est l'espace dont le Delta s'est prolongķ depuis Psammķtique jusqu'Ó nous.╗ Rien de si prķcis au premier aspect que ce raisonnement; mais en recourant Ó l'original, dont Savary s'autorise, on trouve que le fait principal manque. Voici le texte de Strabon, traduit Ó la lettre[14]. ½AprĶs l'embouchure Bolbitine, est un cap sablonneux et bas, appelķ _Corne de l'Agneau_, lequel s'ķtend assez loin (en mer); puis vient la _Guķrite de Persķe_ et le _Mur des Milķsiens_: car les Milķsiens, au temps de Kyaxares, roi des MĶdes, qui fut aussi le temps de Psammķtique, roi d'╔gypte, ayant abordķ avec trente vaisseaux Ó l'embouchure Bolbitine, ils descendirent Ó terre, et construisirent l'ouvrage qui porte leur nom. Quelque temps aprĶs, s'ķtant avancķs vers le nome de Sa’s, et ayant battu les troupes d'_InarĶs_ dans un combat sur le fleuve, ils fondĶrent la ville de _Naucratis_, un peu au-dessous de _Schedia_. AprĶs le _Mur des Milķsiens_, en allant vers l'embouchure Sebennytique, sont des lacs, tels que celui de Rutos, etc.╗ Tel est le passage de Strabon au sujet des Milķsiens; on n'y voit pas la moindre mention de _Metelis_, dont le nom mĻme n'existe pas dans son ouvrage. C'est Ptolomķe qui l'a fourni Ó d'Anville[15], sans le rapporter aux Milķsiens: et Ó moins que Savary ne prouve l'identitķ de _Metelis_ et du _mur Milķsien_ par des recherches faites sur les lieux, on ne doit pas admettre ses conclusions. Il a pensķ qu'HomĶre lui offrait un tķmoignage analogue dans les passages o∙ il parle de la distance de l'Ņle du Phare Ó l'╔gypte: le lecteur va juger s'il est plus fondķ. Je cite la traduction de madame Dacier[16], moins brillante, mais plus littķrale qu'aucune autre; et ici le littķral nous importe le plus. ½Dans la mer d'╔gypte, vis-Ó-vis du Nil,╗ raconte Mķnķlas, ½il y a une certaine Ņle qu'on appelle le Phare; elle est ķloignķe d'une des embouchures de ce fleuve, d'autant de chemin qu'en peut faire en un jour un vaisseau qui a le vent en poupe.╗ Et plus bas, Protķe dit Ó Mķnķlas: ½Le destin inflexible ne vous permet pas de revoir votre patrie.... que vous ne soyez retournķ encore dans le fleuve ╔gyptus, et que vous n'ayez offert des hķcatombes parfaites aux immortels. ½Il dit,╗ reprend Mķnķlas, ½et mon coeur fut saisi de douleur et de tristesse, parce que ce dieu m'ordonnait de rentrer dans le fleuve ╔gyptus, dont le chemin est difficile et dangereux.╗ De ces passages, et surtout du premier, Savary veut induire que le Phare, aujourd'hui joint au rivage, en ķtait jadis trĶs-ķloignķ: mais lorsque HomĶre parle de la distance de cette Ņle, il ne l'applique pas Ó ce _rivage_ en face, comme l'a traduit le voyageur; il l'applique _Ó la terre d'╔gypte_, au _fleuve du Nil_. En second lieu, par _journķe de navigation_, on aurait tort d'entendre l'espace indķfini que pouvaient parcourir les vaisseaux ou, pour mieux dire, les bateaux des anciens. En usitant ce terme, les Grecs lui attribuaient une valeur fixe de 540 stades. Hķrodote[17], qui nous apprend expressķment ce fait, en donne un exemple quand il dit que le Nil a empiķtķ sur la mer le terrain qui va en remontant jusqu'Ó trois jours de navigation; et les 1,620 stades qui en rķsultent, reviennent au calcul plus prķcis de 1,500 stades, qu'il compte ailleurs d'Hķliopolis Ó la mer. Or, en prenant avec d'Anville les 540 stades pour 27,000 toises, ou prĶs d'un demi-degrķ[18], on trouve, par le compas, que cette mesure est la distance du Phare au Nil mĻme; elle s'applique surtout Ó deux tiers de lieue au-dessus de Rosette, dans un local o∙ l'on a quelque droit de placer la ville qui donnait son nom Ó l'embouchure Bolbitine; et il est remarquable que c'ķtait celle que frķquentaient les Grecs, et o∙ abordĶrent les Milesiens, un siĶcle et demi aprĶs HomĶre. Rien ne prouve donc l'empiĶtement du Delta ou du continent aussi rapide qu'on le suppose; et si l'on voulait le soutenir, il resterait Ó expliquer comment ce rivage, qui n'a pas gagnķ une demi-lieue depuis Alexandre, en gagna 11 dans le temps infiniment moindre qui s'ķcoula de Mķnķlas Ó ce conquķrant[19].╗ Il existait un moyen plus authentique d'ķvaluer cet empiĶtement; c'est la mesure positive de l'╔gypte, donnķe par Hķrodote. Voici son texte: ½La largeur de l'╔gypte sur la mer, depuis le golfe Plintinite jusqu'au marais Serbonide, prĶs du Casius, est de 3,600 stades; et sa longueur de la mer Ó Hķliopolis est de 1,500 stades.╗ Ne parlons que de ce dernier article, le seul qui nous intķresse. Par des comparaisons faites avec cette sagacitķ qui lui ķtait propre, d'Anville a prouvķ que le stade d'Hķrodote doit s'ķvaluer entre 50 et 51 toises de France. En prenant ce dernier terme, les 1,500 stades ķquivalent Ó 76,000 toises, qui, Ó raison de 57,000 au degrķ sous ce parallĶle, donnent un degrķ et prĶs de 20 minutes et demie. Or, d'aprĶs les observations astronomiques de Niebuhr, voyageur du roi de Danemarck en 1761[20], la diffķrence de latitude entre Hķliopolis (aujourd'hui la Matarķe) et la mer, ķtant d'un degrķ 29 minutes sous DamiŌt, et d'un degrķ 24 minutes sous Rosette, il en rķsulte d'un c¶tķ 3 minutes et demie, ou une lieue et demie d'empiĶtement; et 8 minutes et demie, ou 3 lieues et demie de l'autre: c'est-Ó-dire que l'ancien rivage rķpond Ó 11,800 toises au-dessous de Rosette; ce qui s'ķloigne peu du sens que je trouve au passage d'HomĶre, tandis que, sur la branche de DamiŌt, l'application tombe 950 toises au-dessous de cette ville. Il est vrai qu'en mesurant immķdiatement par le compas, la ligne du rivage remonte environ 3 lieues plus haut du c¶tķ de Rosette, et tombe sur DamiŌt mĻme; ce qui vient du triangle opķrķ par la diffķrence de longitude. Mais alors _Bolbitine_, mentionnķe par Hķrodote, est hors de limite; et il n'est plus vrai que Busiris (Abousir) soit, comme le dit Hķrodote[21], au milieu du Delta. On ne doit pas le dissimuler; ce que les anciens rapportent, et ce que nous connaissons du local, n'est point assez prķcis pour dķterminer rigoureusement les empiĶtements successifs. Pour raisonner s¹rement, il faudrait des recherches semblables Ó celles de Choiseul-Gouffier sur le Mķandre[22], il faudrait des fouilles sur le terrain; et de pareils travaux exigent une rķunion de moyens qui n'est donnķe qu'Ó peu de voyageurs. Il y a surtout ici cette difficultķ que le terrain sablonneux qui forme le bas Delta, subit d'un jour Ó l'autre de grands changements. Le Nil et la mer n'en sont pas les seuls agents; le vent lui-mĻme en est un puissant: tant¶t il comble des canaux et repousse le fleuve, comme il a fait pour l'ancien bras Canopique; tant¶t il entasse le sable et ensevelit les ruines, au point d'en faire perdre le souvenir. Niebuhr en cite un exemple remarquable. Pendant qu'il ķtait Ó Rosette (en 1762), le hasard fit dķcouvrir dans les collines de sable qui sont au sud de la ville, diverses ruines anciennes, et entre autres vingt belles colonnes de marbre d'un travail grec, sans que la tradition p¹t dire quel avait ķtķ le nom du lieu[23]. Tout le dķsert adjacent m'a paru dans le mĻme cas. Cette partie jadis coupķe de grands canaux et remplie de villes, n'offre plus que des collines d'un sable jaunŌtre, trĶs-fin, que le vent entasse au pied de tout obstacle, et qui souvent submerge les palmiers. Aussi, malgrķ le travail de d'Anville, ne peut-on se tenir assurķ de l'application qu'il a faite de plusieurs lieux anciens au local actuel. Savary a ķtķ beaucoup plus exact dans ce qu'il rapporte d'une de ces rķvolutions du Nil[24], par laquelle il paraŅt que jadis ce fleuve coula tout entier dans la Libye, au sud de Memphis. Mais le rķcit d'Hķrodote lui-mĻme, dont il tire ce fait, souffre des difficultķs. Ainsi, lorsque cet historien dit, d'aprĶs les prĻtres d'Hķliopolis, que MenĶs, premier roi d'╔gypte, barra le coude que faisait le fleuve, deux lieues et quart (cent stades) au-dessus de Memphis[25], et qu'il creusa un lit nouveau Ó l'orient de cette ville, ne s'ensuit-il pas que Memphis avait ķtķ jusqu'alors dans un dķsert aride, loin de toute eau; cette hypothĶse peut-elle s'admettre? Peut-on croire littķralement Ó ces immenses travaux de _MenĶs_, qui aurait fondķ une ville citķe comme existante avant lui; qui aurait creusķ des canaux et des lacs, jetķ des ponts, construit des palais, des temples, des quais, etc.: et tout cela dans l'origine premiĶre d'une nation, et dans l'enfance de tous les arts? Ce MenĶs lui-mĻme est-il un Ļtre historique, et les rķcits des prĻtres sur cette antiquitķ ne sont-ils pas tous mythologiques? Je suis donc portķ Ó croire que le cours barrķ par MenĶs ķtait seulement une dķrivation nuisible Ó l'arrosement du Delta; et cette conjecture paraŅt d'autant plus probable, que, malgrķ le tķmoignage d'Hķrodote, cette partie de la vallķe, vue des pyramides, n'offre aucun ķtranglement qui fasse croire Ó un ancien obstacle. D'ailleurs, il me semble que Savary a trop pris sur lui de faire aboutir Ó la digue mentionnķe au-dessus de Memphis, le grand ravin appelķ _bahr bela ma_, ou _fleuve sans eau_, comme indiquant l'ancien lit du Nil. Tous les voyageurs citķs par d'Anville le font aboutir au Fa’oume, dont il paraŅt une suite plus naturelle[26]. Pour ķtablir ce fait nouveau, il faudrait avoir vu les lieux; et je n'ai jamais ou’ dire au Kaire que Savary se soit avancķ plus au sud que les pyramides de _Djizķ_. La formation du Delta, qu'il dķduit de ce changement, rķpugne ķgalement Ó se concevoir; car, _dans cette rķvolution subite_, comment imaginer _que le poids ķnorme des eaux, qui vint se jeter Ó l'entrķe du golfe[27], fit refluer celles de la mer_? Le choc de deux masses liquides ne produit qu'un mķlange, dont il rķsulte bient¶t un niveau commun; en faisant abonder plus d'eau, on dut couvrir davantage. Il est vrai que le voyageur ajoute: _Les sables et le limon que le Nil entraŅne s'y amoncelĶrent; l'Ņle du Delta, peu considķrable d'abord, sortit des eaux de la mer, dont elle recula les limites_. Mais comment une Ņle sort-elle de la mer? Les eaux courantes aplanissent bien plus qu'elles n'amoncellent: ceci nous conduit Ó la question de l'exhaussement. CHAPITRE III. De l'exhaussement du Delta. Hķrodote, qui l'a connue aussi bien que la prķcķdente, ne s'est pas expliquķ davantage sur ses proportions; mais il a rapportķ un fait dont Savary s'appuie pour tirer des consķquences positives. Voici le prķcis de son raisonnement: ½Du temps de Moeris, qui vivait 500 ans avant la guerre de Troie[28], 8 coudķes suffisaient pour inonder le Delta (_Hķrod._, lib. II) dans toute son ķtendue. Lorsque Hķrodote vint en ╔gypte, il en fallait 15; sous l'empire des Romains, 16; sous les Arabes, 17: aujourd'hui le terme favorable est 18, et le Nil croŅt jusqu'Ó 22. VoilÓ donc, dans l'espace de 3,284 ans, le Delta ķlevķ de quatorze coudķes.╗ Oui, si l'on admet les faits tels qu'ils sont prķsentķs; mais en les reprenant dans leurs sources, on trouve des accessoires qui dķnaturent et les principes et les consķquences. Citons d'abord le texte d'Hķrodote. ½Les prĻtres ķgyptiens,╗ dit cet auteur[29], rapportent qu'au temps du roi Moeris, le Nil inondait le Delta, en s'ķlevant seulement Ó 8 coudķes. De nos jours, s'il n'en atteint 16 ou au moins 15, il ne se rķpand pas sur le pays. Or, depuis la mort de Moeris jusqu'Ó ce moment, il ne s'est pas encore ķcoulķ 900 ans.╗ Calculons: de Moeris Ó Hķrodote, 900 ans. d'Hķrodote Ó l'an 1777, 2,237, ou, si l'on veut, 2,240 ______ TOTAL 3,140 Pourquoi cette diffķrence de 144 ans en excĶs dans le calcul de Savary? pourquoi suit-il d'autres comptes que ceux de son auteur? Mais passons sur la chronologie. Du temps d'Hķrodote, il fallait 16 coudķes, ou au moins 15 pour inonder le Delta. Du temps des Romains, il n'en fallait pas davantage: 15 et 16 sont toujours le terme dķsignķ: _Avant Pķtrone_, dit Strabon[30], _l'abondance ne rķgnait en ╔gypte que quand le Nil s'ķlevait Ó quatorze coudķes_. Mais ce gouverneur obtenant par art ce que refusait la nature, on a vu _sous sa prķfecture l'abondance rķgner Ó_ 12. Les Arabes ne s'expriment pas autrement. Il existe un livre en leur langue qui contient le tableau de toutes les crues du Nil, depuis la 27^{e} annķe de l'hķgire (622) jusqu'Ó la 875^{e} (1470); et cet ouvrage constate que, dans les ķpoques les plus rķcentes, toutes les fois que le Nil a 14 coudķes de profondeur dans son lit, il y a rķcolte et provision pour une annķe; que s'il en a 16, il y a provision pour deux ans; mais au-dessous de 14 et arrivant Ó 18, il y a disette; ce qui revient exactement au rķcit d'Hķrodote. Le livre que je cite est arabe, mais ses rķsultats sont aux mains de tout le monde; il suffit de consulter le mot _Nil_ dans la BibliothĶque orientale de d'Herbelot, ou les _extraits_ de KŌlkŌchenda, dans le _Voyage_ du docteur Shaw. La nature des coudķes ne peut faire ķquivoque. Frķret, d'Anville et Bailly ont prouvķ que la coudķe ķgyptienne, toujours dķfinie 24 doigts, ķgalait 20 et demi de nos pouces[31]; et la coudķe actuelle, appelķe _drŌa masri_, est prķcisķment divisķe en 24 doigts, et revient Ó 20 et demi de nos pouces. Mais les colonnes employķes pour mesurer la hauteur du fleuve ont subi une altķration qu'il importe de ne pas omettre. ½Dans les premiers temps que les Arabes occupĶrent l'╔gypte,╗ a dit _KŌlkŌchenda_, ½ils s'aperńurent que, lorsque le Nil n'atteignait pas le terme de l'abondance, chacun s'empressait de faire sa provision pour l'annķe; ce qui troublait incontinent l'ordre public. On en porta plainte au kalif Omar, qui donna ordre Ó _Amrou_ d'examiner la chose; et voici ce qu'Amrou lui manda: Ayant fait les recherches que vous nous avez prescrites, nous avons trouvķ que quand le Nil monte Ó 14 coudķes, il procure une rķcolte _suffisante_ pour l'annķe; que s'il atteint 16 coudķes, elle est _abondante_; mais qu'Ó 12 et Ó 18 elle est mauvaise. Or, ce fait ķtant connu du peuple par les proclamations d'usage, il s'ensuit des mesures qui portent du trouble dans le commerce.╗ Omar, pour remķdier Ó cet abus, e¹t peut-Ļtre voulu abolir les proclamations; mais la chose n'ķtant pas praticable, il imagina, sur l'avis d'Abou-taaleb, un expķdient qui vint au mĻme but. Jusqu'alors la _colonne de mesure_, dite _nilomĶtre_[32], avait ķtķ divisķe par coudķes de 24 doigts; Omar la fit dķtruire, et, lui en substituant une autre qu'il ķtablit dans l'Ņle de Rouda, il prescrivit que les 12 coudķes infķrieures fussent composķes de 28 doigts au lieu de 24, pendant que les coudķes supķrieures resteraient comme auparavant Ó 24. De lÓ il arriva que dķsormais, lorsque le Nil marqua 12 coudķes sur la colonne, il en avait rķellement 14; car ces 12 coudķes ayant chacune 4 doigts en excĶs, il en rķsultait une surabondance de 48 doigts ou deux coudķes. Alors, quand on proclama 14 coudķes, terme d'une rķcolte _suffisante_, l'inondation ķtait rķellement au degrķ _d'abondance_: la multitude, partout trompķe par les mots, s'en laissa imposer. Mais cette altķration n'a pu ķchapper aux historiens arabes; et ils ajoutĶrent que les colonnes du _Said_ ou haute ╔gypte continuĶrent d'Ļtre divisķes par 24 doigts; que le terme 18 (vieux style) fut toujours nuisible; que 19 ķtait trĶs-rare, et 20 presqu'un prodige[33]. Rien n'est donc moins constant que la progression allķguķe, et nous pouvons ķtablir contre elle un premier fait: que dans une pķriode connue de 18 siĶcles, l'ķtat du Nil n'a pas changķ. Comment arrive-t-il donc aujourd'hui qu'il se montre si diffķrent? Comment, depuis l'an 1473, a-t-il passķ si subitement de 15 Ó 22? Ce problĶme me paraŅt facile Ó rķsoudre. Je n'en chercherai pas l'explication dans les faits physiques, mais dans les accessoires de la chose. Ce n'est point le Nil qui a changķ; c'est la colonne, ce sont ses dimensions. Le mystĶre dont les Turcs l'enveloppent empĻche la plupart des voyageurs de s'en assurer; mais Pocoke, qui parvint Ó la voir en 1739, rapporte que tout ķtait confus et inķgal dans l'ķchelle des coudķes. Il observe mĻme qu'elle lui parut neuve, et cette circonstance fait penser que les Turks, Ó l'imitation d'Omar, se sont permis une nouvelle altķration. Enfin, il est un fait qui lĶve tout doute Ó cet ķgard: Niebuhr[34], qu'on ne suspectera pas d'avoir imaginķ une observation, ayant mesurķ en 1762 les vestiges de l'inondation sur un mur de Djizķ, a trouvķ que, le 1^{er} juin, le Nil avait baissķ de vingt-quatre pieds de France. Or vingt-quatre pieds rķduits en coudķes, Ó raison de vingt pouces et demi chacune, font prķcisķment quatorze coudķes un pouce. Il est vrai qu'il reste encore dix-huit jours de dķcroissance; mais en les portant Ó une demi-coudķe par une estimation dont Pocoke fournit les termes de comparaison,[35] on n'a que quatorze coudķes et demie, qui reviennent exactement au calcul ancien. Il est un dernier fait allķguķ par Savary, auquel je ne puis non plus souscrire sans restrictions. ½_Depuis mon sķjour en ╔gypte_,╗ dit-il, lettre 1^{re}, p. 14, j'ai fait deux fois le tour du Delta, je l'ai mĻme traversķ par le canal de Menoufe. Le fleuve coulait Ó pleines rives dans les grandes branches de Rosette, de Damiette, et dans celles qui traversent l'intķrieur du pays; mais il ne dķbordait pas sur la terre, exceptķ dans les lieux bas, o∙ l'on saignait les digues pour arroser les campagnes couvertes de riz.╗ _De lÓ il conclut_ ½que le Delta est actuellement dans la situation la plus favorable pour l'agriculture, parce qu'en perdant l'inondation, cette Ņle a gagnķ, chaque annķe, les trois mois que la Thķba’de reste sous les eaux.╗ Il faut l'avouer, rien de plus ķtrange que ce gain. Si le Delta a gagnķ Ó n'Ļtre plus inondķ, pourquoi dķsira-t-on si fort de tout temps l'inondation?--_Les saignķes y supplķent._--Mais on a tort de comparer le Delta aux marais de la Seine. L'eau n'est Ó fleur de terre que vers la mer; partout ailleurs, elle est infķrieure au niveau du sol, et le rivage s'ķlĶve d'autant plus qu'on remonte davantage. Enfin, si je dois citer mon tķmoignage, j'atteste que descendant du Kaire Ó Rosette par le canal de Menoufe, j'ai observķ, les 26, 27 et 28 septembre 1783, que, quoique les eaux se retirassent depuis plus de quinze jours, les campagnes ķtaient encore submergķes en partie, et qu'elles portaient aux lieux dķcouverts les traces de l'inondation. Le fait allķguķ par Savary ne peut donc Ļtre attribuķ qu'Ó une mauvaise inondation; et l'on ne doit point croire que l'exhaussement ait changķ l'ķtat du Delta[36], ni que les ╔gyptiens soient rķduits Ó n'avoir plus d'eau que par des moyens mķcaniques, aussi dispendieux que bornķs.[37] Il nous reste Ó rķsoudre la difficultķ des huit coudķes de Moeris, et je ne pense pas qu'elle ait des causes d'une autre nature. Il paraŅt qu'aprĶs ce prince, il arriva une rķvolution dans les mesures, et que d'une coudķe l'on en fit deux. Cette conjecture est d'autant plus probable, que du temps de Moeris, l'╔gypte ne formait pas un mĻme royaume; il y en avait au moins trois d'Asouan Ó la mer. Sķsostris, qui fut postķrieur Ó Moeris, les rķunit par conquĻte. Mais aprĶs ce prince, ils rentrĶrent dans leur division, qui dura jusqu'Ó Psammetik. Cette rķvolution dans les mesures conviendrait trĶs-bien Ó Sķsostris qui en opķra une gķnķrale dans le gouvernement. C'est lui qui ķtablit des lois et une administration nouvelles; qui fit ķlever des digues et des chaussķes pour asseoir les villes et les villages, et creuser une quantitķ de canaux telle, dit Hķrodote,[38] que l'╔gypte abandonna les chariots dont elle avait jusqu'alors fait usage. Au reste, il est bon d'observer que les degrķs de l'inondation ne sont pas les mĻmes par toute l'╔gypte. Ils suivent au contraire une rĶgle de diminution graduelle, Ó mesure que le fleuve descend. A Asouan, le dķbordement est d'un sixiĶme plus fort qu'au Kaire; et lorsque dans cette derniĶre ville on compte vingt-sept pieds, Ó peine en a-t-on quatre Ó Rosette et Ó DamiŌt. La raison en est qu'outre la masse d'eau qu'absorbent les terrains, le fleuve resserrķ dans un seul lit et dans une vallķe ķtroite, s'ķlĶve davantage: quand au contraire il a passķ le Kaire, n'ķtant plus contenu par les montagnes, et se divisant en mille rameaux, il arrive nķcessairement que sa nappe perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface. On jugera sans doute, d'aprĶs ce que j'ai dit, que l'on s'est trop t¶t flattķ de connaŅtre les termes prķcis de l'agrandissement et de l'exhaussement du Delta. Mais en rejetant des circonstances illusoires, je ne prķtends pas nier le fond mĻme des faits; leur existence est trop bien attestķe par le raisonnement et par l'inspection du terrain. Par exemple, l'exhaussement du sol me paraŅt prouvķ par un fait sur lequel on a peu insistķ. Quand on va de Rosette au Kaire, dans les eaux basses, comme en mars, on remarque, Ó mesure que l'on remonte, que le rivage s'ķlĶve graduellement au-dessus de l'eau; en sorte que si Ó Rosette il en excĶde de deux pieds de niveau, il l'excĶde de trois et quatre dĶs Faouķ, et de plus de douze au Kaire[39]: or, en raisonnant sur ce fait, on en peut tirer la preuve d'un exhaussement par dķp¶t; car la couche du limon ķtant en proportion avec l'ķpaisseur des nappes d'eau qui la dķposent, elle doit Ļtre plus forte ou plus faible, selon que ces nappes sont plus ou moins profondes, et nous ayons vu qu'elles observent une gradation analogue d'Asouan Ó la mer. D'un autre c¶tķ, l'accroissement du Delta s'annonce d'une maniĶre frappante par la forme de l'╔gypte sur la Mķditerranķe. Quand on en considĶre la projection sur une carte, on voit que le terrain qui est dans la ligne du fleuve, ce terrain formķ d'une matiĶre ķtrangĶre, a pris une saillie demi-circulaire, et que les lignes du rivage d'Arabie et d'Afrique qu'il dķborde, ont une direction rentrante vers le fond du Delta, qui dķcĶle que jadis ce terrain fut un golfe que le temps a rempli. Ce comblement, commun Ó tous les fleuves, s'est exķcutķ par un mķcanisme qui leur est ķgalement commun: les eaux des pluies et des neiges roulant des montagnes dans les vallķes, ne cessent d'entraŅner les terres qu'elles arrachent par leur chute. La partie pesante de ces dķbris, comme les cailloux et les sables, s'arrĻte bient¶t, si un courant rapide ne la chasse. Mais si les eaux ne trouvent qu'un terreau fin et lķger, elles s'en chargent en abondance, et en roulent les bancs avec facilitķ. Le Nil, qui a trouvķ de pareils matķriaux dans l'Abissinie et l'Afrique intķrieure, s'en est servi pour hŌter ses travaux; ses eaux s'en sont chargķes, son lit s'en est rempli; souvent mĻme il s'en embarrasse au point d'Ļtre gĻnķ dans son cours. Mais quand l'inondation lui rend ses forces, il chasse ces bancs vers la mer, en mĻme temps qu'il en amĶne d'autres pour la saison suivante: arrivķes Ó son embouchure, les boues s'entassent et forment des grĶves, parce que la pente ne donne plus assez d'action au courant, et parce que la mer forme un ķquilibre de rķsistance. La stagnation qui s'ensuit force la partie tķnue, qui jusqu'alors avait surnagķ, Ó se dķposer, et elle se dķpose surtout aux lieux o∙ il y a moins de mouvement, tels que les rivages. Ainsi la c¶te s'enrichit peu Ó peu des dķbris du pays supķrieur du Delta mĻme; car si le Nil enlĶve Ó l'Abissinie pour donner Ó la Thķba’de, il enlĶve Ó la Thķba’de pour porter au Delta, et au Delta pour porter Ó la mer. Partout o∙ ses eaux ont un courant, il dķpouille le mĻme sol qu'il enrichit. Quand on remonte au Kaire dans les eaux basses, on voit partout les bords taillķs Ó pic, s'ķcrouler par pans. Le Nil qui les mine par le pied, privant d'appui leur terre lķgĶre, elle tombe dans son lit. Dans les grandes eaux, elle s'imbibe, se dķlaye; et lorsque le soleil et la sķcheresse reviennent, elle se gerce et s'ķcroule encore par grands pans que le Nil entraŅne. C'est ainsi que plusieurs canaux se sont comblķs, et que d'autres se sont ķlargis, en ķlevant sans cesse le lit du fleuve. Le plus frķquentķ de nos jours, celui qui vient de _Nadir_ Ó la branche de DamiŌt, est dans ce cas. Ce canal, creusķ d'abord de main d'homme, est devenu semblable Ó la Seine en plusieurs endroits. Il supplķe mĻme Ó la branche-mĶre qui va de _Batn el Baqara_ Ó _Nadir_, et qui se comble au point que si on ne la dķgorge pas, elle finira par devenir terre ferme: la raison en est que le fleuve tend sans cesse Ó la ligne droite dans laquelle il a plus de force; c'est par cette mĻme raison qu'il a prķfķrķ la branche Bolbitine, qui n'ķtait d'abord qu'un canal factice, Ó la branche Canopique[40]. De ce mķcanisme du fleuve, il rķsulte encore que les principaux comblemens doivent se faire sur la ligne des plus grandes embouchures et du plus fort courant; l'aspect du terrain est conforme Ó cette thķorie. En jetant l'oeil sur la carte, on s'aperńoit que la saillie des terres est surtout dans la direction des branches de Rosette et de DamiŌt. Le terrain latķral et l'intermķdiaire sont demeurķs lac et marais indivis entre le continent et la mer, parce que les petits canaux qui s'y rendent n'ont pu opķrer qu'un comblement imparfait. Ce n'est qu'avec la plus grande lenteur que les dķp¶ts et les limons s'ķlĶvent; sans doute mĻme ce moyen ne parviendrait jamais Ó les porter au-dessus des eaux, s'il ne s'y joignait un autre agent plus actif qui est la mer. C'est elle qui travaille sans relŌche Ó ķlever le niveau des rives basses au-dessus de ses propres eaux. En effet, les flots venant expirer sur le rivage, poussent le sable et le limon qu'ils rencontrent en arrivant; leur battement accumule ensuite cette digue lķgĶre, et lui donne un exhaussement qu'elle n'e¹t jamais pris dans les eaux tranquilles. Ce fait est sensible pour quiconque marche au bord de la mer, sur un rivage bas et mouvant: mais il faut que la mer n'ait pas de courant sur la plage; car si elle perd aux lieux o∙ elle est en _remous_, elle gagne Ó ceux o∙ elle est en mouvement. Quand les grĶves sont enfin Ó fleur d'eau, la main des hommes s'en empare. Mais au lieu de dire qu'elle en ķlĶve le niveau au-dessus de l'eau, on devrait dire qu'elle abaisse le niveau de l'eau au-dessous, vu que les canaux que l'on creuse, rassemblent en de petits espaces les nappes qui ķtaient rķpandues sur de plus grands[41]. C'est ainsi que le Delta a d¹ se former avec une lenteur qui a demandķ plus de siĶcles que nous n'en connaissons; mais le temps ne manque pas Ó la nature[42]. Il reste certainement beaucoup d'observations Ó faire ou Ó recommencer dans ce pays; mais, comme je l'ai dķja dit, elles ont de grandes difficultķs. Pour les vaincre, il faudrait du temps, de l'adresse et de la dķpense; Ó bien des ķgards mĻme, les obstacles accessoires sont plus graves que ceux du fond. M. le baron de Tott en a fait une ķpreuve rķcente pour le nilomĶtre. En vain a-t-il tentķ de sķduire les gardiens; en vain a-t-il donnķ et promis des sequins aux _crieurs_, pour en obtenir les vraies hauteurs du Nil; leurs rapports contradictoires ont prouvķ leur mauvaise foi ou leur ignorance commune. On dira peut-Ļtre qu'il faudrait ķtablir des colonnes dans des maisons particuliĶres; mais ces opķrations, simples en thķorie, sont impossibles en pratique: on s'exposerait Ó des risques trop graves. Cette curiositķ mĻme que les Francs portent avec eux, chagrine de plus en plus les Turks. Ils pensent que l'on en veut Ó leur pays; et ce qui se passe de la part des Russes, joint Ó des prķjugķs rķpandus, affermit leurs soupńons. C'est un bruit gķnķral dans l'empire Ó ce moment, que _les temps prķdits sont arrivķs; que la puissance et la religion des Musulmans vont Ļtre dķtruites; que le roi Jaune va venir ķtablir un empire nouveau, etc._ Mais il est temps de reprendre nos idķes. Je passe lķgĶrement sur la saison[43] du dķbordement, assez connue; sur sa gradation insensible et non subite comme celle de nos riviĶres; sur ses diversitķs qui le montrent tant¶t faible et tant¶t fort, quelquefois mĻme nul: cas trĶs-rare, mais dont on cite deux ou trois exemples. Tous ces objets sont trop connus pour les rķpķter; on sait ķgalement que les causes de ces phķnomĶnes qui furent une ķnigme pour les anciens[44], n'en sont plus une pour les Europķens. Depuis que leurs voyageurs leur ont appris que l'Abissinie et la partie adjacente de l'Afrique sont inondķes de pluie en mai, juin et juillet, ils ont conclu, avec raison, que ce sont ces pluies qui, par la disposition du terrain, affluant de mille riviĶres, se rassemblent dans une mĻme vallķe, pour venir sur des rives lointaines offrir le spectacle imposant d'une masse d'eau qui emploie trois mois Ó s'ķcouler. On laisse aux physiciens grecs cette action des vents de nord ou ķtķsiens, qui, par une prķtendue pression, arrĻtaient le cours du fleuve; il est mĻme ķtonnant qu'ils aient jamais admis cette explication; car le vent n'agissant que sur la surface de l'eau, il n'empĻche point le fond d'obķir Ó la pente. En vain des modernes ont allķguķ l'exemple de la Mķditerranķe, qui, par la durķe des vents d'est, dķcouvre la c¶te de Syrie d'un pied ou un pied et demi, pour recouvrir de la mĻme quantitķ celles d'Espagne et de Provence, et qui, par les vents d'ouest, opĶre l'inverse: il n'y a aucune comparaison entre une mer sans pente et un fleuve, entre la nappe de la Mķditerranķe et celle du Nil, entre vingt-six pieds et dix-huit pouces. CHAPITRE IV. Des vents et de leurs phķnomĶnes. Ces vents du nord, dont le retour a lieu chaque annķe aux mĻmes ķpoques, ont un emploi plus vrai, celui de porter en Abissinie une prodigieuse quantitķ de nuages. Depuis avril jusqu'en juillet, on ne cesse d'en voir remonter vers le sud, et l'on serait quelquefois tentķ d'en attendre de la pluie; mais cette terre br¹lķe leur demande en vain un bienfait qui doit lui revenir sous une autre forme. Jamais il ne pleut dans le Delta en ķtķ; dans tout le cours de l'annķe mĻme, il y pleut rarement, et en petite quantitķ. L'annķe 1761, observķe par Niebuhr, fut un cas extraordinaire que l'on cite encore. Les accidens que les pluies causĶrent dans la basse ╔gypte, dont une foule de villages, bŌtis en terre, s'ķcroulĶrent, prouvent assez qu'on y regarde comme rare cette abondance d'eau. Il faut d'ailleurs observer qu'il pleut d'autant moins que l'on s'ķlĶve davantage vers le Sa’d. Ainsi, il pleut plus souvent Ó Alexandrie et Ó Rosette qu'au Kaire, et au Kaire qu'Ó _Miniķ_. La pluie est presque un prodige Ó _Djirdjķ_. Nous autres habitants de contrķes humides, nous ne concevons pas comment un pays peut subsister sans pluie[45]; mais dans l'╔gypte, outre la somme d'eau dont la terre fait provision lors de l'inondation, les rosķes qui tombent dans les nuits d'ķtķ suffisent Ó la vķgķtation. Les melons d'eau, connus Ó Marseille sous le nom de _pastĶques_, du mot arabe _battik_, en sont une preuve sensible; car souvent ils n'ont au pied qu'une poussiĶre sĶche; et cependant leurs feuilles ne manquent pas de fraŅcheur. Ces rosķes ont de commun avec les pluies qu'elles sont plus abondantes vers la mer, et plus faibles Ó mesure qu'elles s'en ķloignent; et elles en diffĶrent en ce qu'elles sont moindres l'hiver, et plus fortes l'ķtķ. A Alexandrie, dĶs le coucher du soleil, en avril, les vĻtements et les terrasses sont trempķs comme s'il avait plu. Comme les pluies encore, ces rosķes sont fortes ou faibles, Ó raison de l'espĶce du vent qui souffle. Le sud et le sud-est n'en donnent point; le nord en apporte beaucoup, et l'ouest encore davantage. On explique aisķment ces diffķrences, quand on observe que les deux premiers viennent des dķserts de l'Afrique et de l'Arabie, o∙ ils ne trouvent pas une goutte d'eau; que le nord, au contraire, et l'ouest chassent sur l'╔gypte l'ķvaporation de la Mķditerranķe, qu'ils traversent, l'un dans sa largeur, et l'autre dans toute sa longueur. Je trouve mĻme, en comparant mes observations Ó ce sujet en Provence, en Syrie et en ╔gypte, Ó celles de Niebuhr en Arabie et Ó Bombai, que cette position respective des mers et des continents est la cause des diverses qualitķs d'un mĻme vent qui se montre pluvieux dans un pays, pendant qu'il est toujours sec dans l'autre; ce qui dķrange beaucoup les systĶmes des astrologues anciens et modernes, sur les influences des planĶtes. Un autre phķnomĶne aussi remarquable, est le retour pķriodique de chaque vent, et son appropriation, pour ainsi dire, Ó certaines saisons de l'annķe. L'╔gypte et la Syrie offrent en ce genre une rķgularitķ digne de fixer l'attention. En ╔gypte, lorsque le soleil se rapproche de nos zones, les vents qui se tenaient dans les parties de l'est, passent aux rumbs de nord, et s'y fixent. Pendant juin, ils soufflent constamment nord et nord-ouest; aussi est-ce la vraie saison du passage au Levant, et un vaisseau peut espķrer de jeter l'ancre en Cypre ou Ó Alexandrie, le quatorziĶme et quelquefois le onziĶme jour de son dķpart de Marseille. Les vents continuent en juillet de souffler nord, variant Ó droite et Ó gauche du nord-ouest au nord-est. Sur la fin de juillet, dans tout le cours d'ao¹t et la moitiķ de septembre, ils se fixent nord pur, et ils sont modķrķs, plus vifs le jour, plus calmes la nuit; alors mĻme il rĶgne sur la Mķditerranķe une bonace gķnķrale, qui prolonge les retours en France jusqu'Ó soixante-dix et quatre-vingt jours. Sur la fin de septembre, lorsque le soleil repasse la ligne, les vents reviennent vers l'est, et sans y Ļtre fixķs, ils en soufflent plus que d'aucun autre rumb, le nord seul exceptķ. Les vaisseaux profitent de cette saison, qui dure tout octobre et une partie de novembre, pour revenir en Europe, et les traversķes pour Marseille sont de trente Ó trente-cinq jours. A mesure que le soleil passe Ó l'autre tropique, les vents deviennent plus variables, plus tumultueux; leurs rķgions les plus constantes sont le nord, le nord-ouest et l'ouest. Ils se maintiennent tels en dķcembre, janvier et fķvrier, qui, pour l'╔gypte comme pour nous, sont la saison d'hiver. Alors les vapeurs de la Mķditerranķe, entassķes et appesanties par le froid de l'air, se rapprochent de la terre, et forment les brouillards et les pluies. Sur la fin de fķvrier et en mars, quand le soleil revient vers l'ķquateur, les vents tiennent plus que dans aucun autre temps des rumbs du midi. C'est dans ce dernier mois, et pendant celui d'avril, qu'on voit rķgner le sud-est, le sud pur et le sud-ouest. Ils sont mĻlķs d'ouest, de nord et d'est; celui-ci devient le plus habituel sur la fin d'avril; et pendant mai, il partage avec le nord l'empire de la mer, et rend les retours en France encore plus courts que dans l'autre ķquinoxe. DU VENT CHAUD, OU KAMS╬N. Ces vents du sud dont je viens de parler, ont en ╔gypte le nom gķnķrique de vents de _cinquante_ (jours)[46], non qu'ils durent cinquante jours de suite, mais parce qu'ils paraissent plus frķquemment dans les 50 jours qui entourent l'ķquinoxe. Les voyageurs les ont fait connaŅtre en Europe sous le nom de vents _empoisonnķs_[47], ou, plus correctement, _vents chauds du dķsert_. Telle est en effet leur propriķtķ; elle est portķe Ó un point si excessif, qu'il est difficile de s'en faire une idķe sans l'avoir ķprouvķe; mais on en peut comparer l'impression Ó celle qu'on reńoit de la bouche d'un four banal, au moment qu'on en tire le pain. Quand ces vents commencent Ó souffler, l'air prend un aspect inquiķtant. Le ciel, toujours si pur en ces climats, devient trouble; le soleil perd son ķclat, et n'offre plus qu'un disque violacķ. L'air n'est pas nķbuleux, mais gris et poudreux, et rķellement il est plein d'une poussiĶre trĶs-dķliķe qui ne se dķpose pas et qui pķnĶtre partout. Ce vent, toujours lķger et rapide, n'est pas d'abord trĶs-chaud; mais Ó mesure qu'il prend de la durķe, il croŅt en intensitķ. Les corps animķs le reconnaissent promptement au changement qu'ils ķprouvent. Le poumon, qu'un air trop rarķfiķ ne remplit plus, se contracte et se tourmente. La respiration devient courte, laborieuse; la peau est sĶche, et l'on est dķvorķ d'une chaleur interne. On a beau se gorger d'eau, rien ne rķtablit la transpiration. On cherche en vain la fraŅcheur; les corps qui avaient coutume de la donner trompent la main qui les touche. Le marbre, le fer, l'eau, quoique le soleil soit voilķ, sont chauds. Alors on dķserte les rues, et le silence rĶgne comme pendant la nuit. Les habitants des villes et des villages s'enferment dans leurs maisons, et ceux du dķsert dans leurs tentes ou dans les puits creusķs en terre, o∙ ils attendent la fin de ce genre de tempĻte. Communķment elle dure trois jours: si elle passe, elle devient insupportable. Malheur aux voyageurs qu'un tel vent surprend en route loin de tout asile! ils en subissent tout l'effet, qui est quelquefois portķ jusqu'Ó la mort. Le danger est surtout au moment des rafales; alors la vitesse accroŅt la chaleur au point de tuer subitement avec des circonstances singuliĶres; car tant¶t un homme tombe frappķ entre deux autres qui restent sains, et tant¶t il suffit de se porter un mouchoir aux narines, ou d'enfoncer le nez dans un trou de sable, comme font les chameaux, ou de fuir au galop comme font les Arabes qui sentent venir la _mofette_, nom qui paraŅt en effet convenir Ó cet air: il est d'ailleurs constant qu'il est plus dangereux de Mossul Ó Bagdad qu'en aucun autre lieu; ce que l'on attribue Ó la qualitķ sulfureuse et minķralogique du pays qu'il parcourt depuis l'Euphrate. Il est remarquable qu'il n'incommode pas les caravanes qui sont alors sur la route de Damas Ó Alep; Ó Bagdad, il est mortel sur les minarets, sur les terrasses, sur le pont, et non dans les lieux bas. Si l'on ajoute qu'aussit¶t aprĶs la mort il y a hķmorrhagie par le nez et par la bouche, que le cadavre demeure chaud, enfle, devient bleu, et se dķchire aisķment, il paraŅtra de plus en plus probable que cet air meurtrier est un air inflammable, chargķ dans certains cas d'acide sulfureux. Une autre qualitķ de ce vent est son extrĻme sķcheresse; elle est telle, que l'eau dont on arrose un appartement s'ķvapore en peu de minutes. Par cette extrĻme ariditķ, il flķtrit et dķpouille les plantes; et en pompant trop subitement l'ķmanation des corps animķs, il crispe la peau, ferme les pores, et cause cette chaleur fķbrile qui accompagne toute transpiration supprimķe. Ces vents chauds ne sont point particuliers Ó l'╔gypte; ils ont lieu en Syrie, plus cependant sur la c¶te et dans le dķsert que sur les montagnes. Niebuhr les a trouvķs en Arabie, Ó Bombai, dans le Diarbekr; l'on en ķprouve aussi en Perse, en Afrique, et mĻme en Espagne: partout leurs effets se ressemblent, mais leur direction diffĶre selon les lieux. En ╔gypte, le plus violent vient du sud-sud-ouest; Ó la _Mekke_, il vient de l'est; Ó _Surate_, du nord; Ó _Barsa_, du nord-ouest; Ó _Bagdad_, de l'ouest; et en _Syrie_, du sud-est. Ce contraste, qui embarrasse au premier coup d'oeil, devient Ó la rķflexion le moyen de rķsoudre l'ķnigme. En examinant les sites gķographiques, on trouve que c'est toujours des continents dķserts que vient le vent chaud; et en effet, il est naturel que l'air qui couvre les immenses plaines de la Lybie et de l'Arabie, n'y trouvant ni ruisseaux, ni lacs, ni forĻts, s'y ķchauffe par l'action d'un soleil ardent, par la rķflexion du sable, et prenne le degrķ de chaleur et de sķcheresse dont il est capable. S'il survient une cause quelconque qui dķtermine un courant Ó cette masse, elle s'y prķcipite, et porte avec elle les qualitķs ķtonnantes qu'elle a acquises. Il est si vrai que ces qualitķs sont dues Ó l'action du soleil sur les sables, que ces mĻmes vents n'ont point dans toutes les saisons la mĻme intensitķ. En ╔gypte, par exemple, on assure que les vents du sud, en dķcembre et janvier, sont aussi froids que le nord; et la raison en est que le soleil, passķ Ó l'autre tropique, n'embrase plus l'Afrique septentrionale, et que l'Abissinie, si montueuse, est couverte de neige: il faut que le soleil se soit rapprochķ de l'ķquateur pour produire ces phķnomĶnes. Par une raison semblable, le sud a un effet bien moindre en Chypre, o∙ il arrive rafraŅchi par les vapeurs de la Mķditerranķe. Dans cette Ņle, c'est le nord qui le remplace; on s'y plaint qu'en ķtķ il est d'une chaleur insupportable, pendant qu'il est glacial en hiver: ce qui rķsulte ķvidemment de l'Asie mineure, qui, dans l'ķtķ, est embrasķe, pendant qu'en hiver elle est couverte de glaces. Au reste, ce sujet offre une foule de problĶmes faits pour piquer la curiositķ d'un physicien. Ne serait-il pas en effet intķressant de savoir: 1║ D'o∙ vient ce rapport des saisons et de la marche du soleil Ó l'espĶce des vents et aux rķgions d'o∙ ils soufflent? 2║ Pourquoi, sur toute la Mķditerranķe, les rumbs de nord sont les plus habituels, au point que sur 12 mois on peut dire qu'ils en rĶgnent 9? 3║ Pourquoi les vents d'est reviennent si rķguliĶrement aprĶs les ķquinoxes, et pourquoi Ó cette ķpoque il y a communķment un coup de vent plus fort? 4║ Pourquoi les rosķes sont plus abondantes en ķtķ qu'en hiver; et pourquoi les nuages ķtant un effet de l'ķvaporation de la mer, et l'ķvaporation ķtant plus forte l'ķtķ que l'hiver, il y a cependant plus de nuages l'hiver que l'ķtķ? 5║ Enfin pourquoi la pluie est si rare en ╔gypte, et pourquoi les nuages se rendent de prķfķrence en Abissinie? Mais il est temps d'achever le tableau physique que j'ai commencķ. CHAPITRE V. Du climat et de l'air. Le climat de l'╔gypte passe avec raison pour trĶs-chaud, puisqu'en juillet et ao¹t le thermomĶtre de Rķaumur se soutient, dans les appartements les plus tempķrķs, Ó 24 et 25 degrķs au-dessus de la glace[48]. Au Sa’d, il monte encore plus haut, quoique je ne puisse rien dire de prķcis Ó cet ķgard. Le voisinage du soleil, qui dans l'ķtķ est presque perpendiculaire, est sans doute une cause premiĶre de cette chaleur; mais quand on considĶre que d'autres pays, sous la mĻme latitude, sont plus frais, on juge qu'il en existe une seconde cause aussi puissante que la premiĶre, laquelle est le niveau du terrain peu ķlevķ au-dessus de la mer. A raison de cette tempķrature, l'on ne doit distinguer que deux saisons en ╔gypte, le printemps et l'ķtķ, c'est-Ó-dire la fraŅcheur et les chaleurs. Ce second ķtat dure depuis mars jusqu'en novembre, et mĻme dĶs la fin de fķvrier le soleil, Ó neuf heures du matin, n'est pas supportable pour un Europķen. Dans toute cette saison, l'air est embrasķ, le ciel ķtincelant, et la chaleur accablante pour les corps qui n'y sont pas habituķs. Sous l'habit le plus lķger, et dans l'ķtat du plus grand repos, on fond en sueur. Elle devient mĻme si nķcessaire, que la moindre suppression est une maladie; en sorte qu'au lieu du salut ordinaire, _Comment vous portez-vous?_ on devrait dire: _Comment suez-vous?_ L'ķloignement du soleil tempĶre un peu ces chaleurs. Les vapeurs de la terre, abreuvķe par le Nil, et celles qu'apportent les vents d'ouest et du nord, absorbant le feu rķpandu dans l'air, procurent une fraŅcheur agrķable, et mĻme des froids piquants, si l'on en voulait croire les naturels et quelques nķgociants europķens; mais les ╔gyptiens, presque nus et accoutumķs Ó suer, frissonnent Ó la moindre fraŅcheur. Le thermomĶtre, qui se tient au plus bas en fķvrier Ó 9 et 8 degrķs de Rķaumur au-dessus de la glace, fixe nos idķes Ó cet ķgard, et l'on peut dire que la neige et la grĻle sont des phķnomĶnes que tel ╔gyptien de cinquante ans n'a jamais vus. Quant Ó nos nķgociants, ils doivent leur sensibilitķ Ó l'abus des fourrures; il est portķ au point que dans l'hiver ils ont souvent deux ou trois enveloppes de renard, et que dans les ardeurs de juin ils conservent l'hermine ou le petit-gris; ils prķtendent que la fraŅcheur qu'on ķprouve Ó l'ombre en est une raison indispensable; et en effet les courants du nord et d'ouest, qui rĶgnent presque toujours, ķtablissent une assez grande fraŅcheur partout o∙ le soleil ne donne pas: mais le noeud secret et plus vķritable est que la pelisse est le galon de la Turkie et l'objet favori du luxe; elle est l'enseigne de l'opulence, l'ķtiquette de la dignitķ, parce que l'investiture des places importantes est toujours constatķe par le prķsent d'une pelisse, comme si l'on voulait dire Ó l'homme qu'on revĻt, qu'il est dķsormais assez grand seigneur pour ne s'occuper qu'Ó transpirer. Avec ces chaleurs et l'ķtat marķcageux qui dure trois mois, on pourrait croire que l'╔gypte est un pays malsain: ce fut ma premiĶre pensķe en y arrivant; et lorsque je vis au Kaire les maisons de nos nķgociants assises le long du _Kalidi_, o∙ l'eau croupit jusqu'en avril, je crus que les exhalaisons devaient leur causer bien des maladies; mais leur expķrience trompe cette thķorie: les ķmanations des eaux stagnantes, si meurtriĶres en Chypre et Ó Alexandrette, n'ont point cet effet en ╔gypte. La raison m'en paraŅt due Ó la siccitķ habituelle de l'air, ķtablie, et par le voisinage de l'Afrique et de l'Arabie, qui aspirent sans cesse l'humiditķ, et par les courants perpķtuels des vents qui passent sans obstacle. Cette siccitķ est telle, que les viandes exposķes, mĻme en ķtķ, au vent du nord, ne se putrķfient point, mais se dessĶchent et se durcissent Ó l'ķgal du bois. Les dķserts offrent des cadavres ainsi dessķchķs, qui sont devenus si lķgers, qu'un homme soulĶve aisķment d'une seule main la charpente entiĶre d'un chameau[49]. A cette sķcheresse, l'air joint un ķtat salin dont les preuves s'offrent partout. Les pierres sont rongķes de natron, et l'on en trouve dans les lieux humides de longues aiguilles cristallisķes que l'on prendrait pour du salpĻtre. Le mur du jardin des jķsuites au Kaire, bŌti avec des briques et de la terre, est partout recouvert d'une cro¹te de ce natron, ķpaisse comme un ķcu de 6 livres; et lorsqu'on a inondķ les carrķs de ce jardin avec l'eau du _Kalidj_, on voit, Ó sa retraite, la terre brillante de toutes parts de cristaux blancs que l'eau n'a certainement pas apportķs, puisqu'elle ne donne aucun indice de sel au go¹t et Ó la distillation. C'est sans doute cette propriķtķ de l'air et de la terre, jointe Ó la chaleur, qui donne Ó la vķgķtation une activitķ presque incroyable dans nos climats froids. Partout o∙ les plantes ont de l'eau, leurs dķveloppements se font avec une rapiditķ prodigieuse. Quiconque va au Kaire ou Ó Rosette peut constater que l'espĶce de courge appelķe _qara_, pousse en 24 heures des filons de prĶs de 4 pouces de long. Mais une observation importante, par laquelle je termine, est que ce sol paraŅt exclusif et intolķrant. Les plantes ķtrangĶres y dķgķnĶrent rapidement: ce fait est constatķ par des observations journaliĶres. Nos nķgociants sont obligķs de renouveler chaque annķe les graines, et de faire venir de Malte des choux-fleurs, des betteraves, des carottes et des salsifis. Ces graines semķes rķussissent d'abord trĶs-bien; mais si l'on sĶme ensuite les graines qu'elles produisent, il n'en rķsulte que des plantes ķtiolķes. Pareille chose est arrivķe aux abricots, aux poires et aux pĻches qu'on a transportķs Ó Rosette. La vķgķtation de cette terre paraŅt trop brusque pour bien nourrir des tissus spongieux et charnus; il faudrait que la nature s'y f¹t accoutumķe par gradation, et que le climat se les f¹t appropriķs par les soins de la culture. ╔TAT POLITIQUE DE L'╔GYPTE. CHAPITRE PREMIER. Des diverses races des habitants de l'╔gypte. Au milieu des rķvolutions qui n'ont cessķ d'agiter la fortune des peuples, il est peu de pays qui aient conservķ purs et sans mķlange leur habitants naturels et primitifs. Partout cette mĻme cupiditķ qui porte les individus Ó empiķter sur leurs propriķtķs respectives, a suscitķ les nations les unes contre les autres: l'issue de ce choc d'intķrĻts et de forces a ķtķ d'introduire dans les ķtats un ķtranger vainqueur, qui, tant¶t usurpateur insolent, a dķpouillķ la nation vaincue du domaine que la nature lui avait accordķ; et tant¶t conquķrant plus timide ou plus civilisķ, s'est contentķ de participer Ó des avantages que son sol natal lui avait refusķs. Par-lÓ se sont ķtablies dans les ķtats des races diverses d'habitants, qui quelquefois, se rapprochant de moeurs et d'intķrĻts, ont mĻlķ leur sang; mais qui, le plus souvent, divisķs par des prķjugķs politiques ou religieux, ont vķcu rassemblķs sur le mĻme sol sans jamais se confondre. Dans le premier cas, les races, perdant par leur mķlange les caractĶres qui les distinguaient, ont formķ un peuple homogĶne o∙ l'on n'a plus aperńu les traces de la rķvolution. Dans le second, demeurant distinctes, leurs diffķrences perpķtuķes sont devenues un monument qui a survķcu aux siĶcles, et qui peut, en quelques cas, supplķer au silence de l'histoire. Tel est le cas de l'╔gypte: enlevķe depuis 23 siĶcles Ó ses propriķtaires naturels, elle a vu s'ķtablir successivement dans son sein des Perses, des Macķdoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes, des Gķorgiens, et enfin cette race de Tartares connus sous le nom de Turks ottomans. Parmi tant de peuples, plusieurs y ont laissķ des vestiges de leur passage; mais comme dans leur succession ils se sont mĻlķs, il en est rķsultķ une confusion qui rend moins facile Ó connaŅtre le caractĶre de chacun. Cependant on peut encore distinguer dans la population de l'╔gypte quatre races principales d'habitants. La 1^{re} et la plus rķpandue est celle des Arabes, qu'on doit diviser en 3 classes: 1║ La postķritķ de ceux qui, lors de l'invasion de ce pays par Amrou, l'an 640, accoururent de l'HedjŌz et de toutes les parties de l'Arabie s'ķtablir dans ce pays justement vantķ par son abondance. Chacun s'empressa d'y possķder des terres, et bient¶t le Delta fut rempli de ces ķtrangers, au prķjudice des Grecs vaincus. Cette premiĶre race, qui s'est perpķtuķe dans la classe actuelle des _fellŌhs ou laboureurs_ et des artisans, a conservķ sa physionomie originelle; mais elle a pris une taille plus forte et plus ķlevķe: effet naturel d'une nourriture plus abondante que celle des dķserts. En gķnķral les paysans d'╔gypte atteignent 5 pieds 4 pouces; plusieurs vont Ó 5 pieds 6 et 7; leur corps est musculeux sans Ļtre gras, et robuste comme il convient Ó des hommes endurcis Ó la fatigue. Leur peau hŌlķe par le soleil est presque noire; mais leur visage n'a rien de choquant. La plupart ont la tĻte d'un bel oval, le front large et avancķ, et sous un sourcil noir un oeil noir, enfoncķ et brillant; le nez assez grand, sans Ļtre aquilin; la bouche bien taillķe et toujours de belles dents. Les habitans des villes, plus mķlangķs, ont une physionomie moins uniforme, moins prononcķe. Ceux des villages, au contraire, ne s'alliant jamais que dans leurs familles, ont des caractĶres plus gķnķraux, plus constants, et quelque chose de rude dans l'aspect, qui tire sa cause des passions d'une ame sans cesse aigrie par l'ķtat de guerre et de tyrannie qui les environne. 2║ Une deuxiĶme classe d'Arabes est celle des Africains ou Occidentaux[50], venus Ó diverses reprises et sous divers chefs se rķunir Ó la premiĶre; comme elle, ils descendent des conquķrants musulmans qui chassĶrent les Grecs de la Mauritanie; comme elle, ils exercent l'agriculture et les mķtiers; mais ils sont plus spķcialement rķpandus dans le _Sa’d_, o∙ ils ont des villages et mĻme des princes particuliers. 3║. La 3^{e} classe est celle des _Bedouins_ ou hommes des dķserts[51], connus des anciens sous le nom de _Scenites_, c'est-Ó-dire habitant sous des tentes. Parmi ceux-lÓ, les uns, dispersķs par familles, habitent les rochers, les cavernes, les ruines et les lieux ķcartķs o∙ il y a de l'eau; les autres, rķunis par tribus, campent sous des tentes basses et enfumķes, et passent leur vie dans un voyage perpķtuel. Tant¶t dans le dķsert, tant¶t sur les bords du fleuve, ils ne tiennent Ó la terre qu'autant que l'intķrĻt de leur s¹retķ ou la subsistance de leurs troupeaux les y attachent. Il est des tribus qui, chaque annķe, aprĶs l'inondation, arrivent du sein de l'Afrique pour profiter des herbes nouvelles, et qui au printemps se renfoncent dans le dķsert; d'autres sont stables en ╔gypte, et y louent des terrains qu'ils ensemencent et changent annuellement. Toutes observent entre elles des limites convenues qu'elles ne franchissent point, sous peine de guerre. Toutes ont Ó peu prĶs le mĻme genre de vie, les mĻmes usages, les mĻmes moeurs. Ignorants et pauvres, les Bķdouins conservent un caractĶre original, distinct des nations qui les environnent. Pacifiques dans leur camp, ils sont partout ailleurs dans un ķtat habituel de guerre. Les laboureurs, qu'ils pillent, les ha’ssent; les voyageurs, qu'ils dķpouillent, en mķdisent; les Turks, qui les craignent, les divisent et les corrompent. On estime que leurs tribus en ╔gypte pourraient former trente mille cavaliers; mais ces forces sont tellement dispersķes et dķsunies, qu'on les y traite comme des voleurs et des vagabonds. Une seconde race d'habitants est celle des _Coptes_, appelķs en arabe _el Qoubt_. On en trouve plusieurs familles dans le Delta; mais le grand nombre habitent le _Sa’d_, o∙ ils occupent quelquefois des villages entiers. L'histoire et la tradition attestent qu'ils descendent du peuple dķpouillķ par les Arabes, c'est-Ó-dire de ce mķlange d'╔gyptiens, de Perses, et surtout de Grecs qui, sous les Ptolķmķes et les Constantins, ont si long-temps possķdķ l'╔gyte. Ils diffĶrent des Arabes par leur religion, qui est le christianisme; mais ils sont encore distincts des chrķtiens par leur secte, qui est celle d'EutychĶs. Leur adhķsion aux opinions thķologiques de cet homme leur a attirķ de la part des autres Grecs des persķcutions qui les ont rendus irrķconciliables. Lorsque les Arabes conquirent le pays, ils en profitĶrent pour les affaiblir mutuellement. Les _Coptes_ ont fini par expulser leurs rivaux; et comme ils connaissent de tout temps l'administration intķrieure de l'╔gypte, ils sont devenus les dķpositaires des registres des terres et des tribus. Sous le nom d'_ķcrivains_, ils sont au Kaire les _intendants_, les _secrķtaires_ et les _traitants_ du gouvernement et des beks. Ces _ķcrivains_, mķprisķs des _Turks_ qu'ils servent, et ha’s des paysans qu'ils vexent, forment une espĶce de corps dont est chef l'ķcrivain du _commandant_ principal. C'est lui qui dispose de tous les emplois de cette partie, qu'il n'accorde, selon l'esprit de ce gouvernement, qu'Ó prix d'argent. On prķtend que le nom de _Coptes_ leur vient de la ville de _Coptos_, o∙ ils se retirĶrent, dit-on, lors des persķcutions des Grecs; mais je lui crois une origine plus naturelle et plus ancienne. Le terme arabe _Qoubti_, un _Copte_, me semble une altķration ķvidente du grec _Ai-goupti-os_, un _╔gyptien_; car on doit remarquer que _y_ ķtait prononcķ _ou_ chez les anciens Grecs, et que les Arabes n'ayant, ni _g_ devant _a o u_, ni la lettre _p_, remplacent toujours ces lettres par _q_ et _b_: les _Coptes_ sont donc proprement les reprķsentans des _╔gyptiens_[52]; et il est un fait singulier qui rend cette acception encore plus probable. En considķrant le visage de beaucoup d'individus de cette race, j'y ai trouvķ un caractĶre particulier qui a fixķ mon attention: tous ont un ton de peau jaunŌtre et fumeux, qui n'est ni grec ni arabe; tous ont le visage bouffi, l'oeil gonflķ, le nez ķcrasķ, la lĶvre grosse; en un mot, une vraie figure de mulŌtre. J'ķtais tentķ de l'attribuer au climat[53], lorsque, ayant ķtķ visiter le Sphinx, son aspect me donna le mot de l'ķnigme. En voyant cette tĻte caractķrisķe _nĶgre_ dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'Hķrodote, o∙ il dit[54]: _Pour moi, j'estime que les Colches sont une colonie des ╔gyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crķpus_; c'est-Ó-dire, que les anciens ╔gyptiens ķtaient de vrais nĶgres de l'espĶce de tous les naturels d'Afrique[55]; et dĶs lors on explique comment leur sang, alliķ depuis plusieurs siĶcles Ó celui des Romains et des Grecs, a d¹ perdre l'intensitķ de sa premiĶre couleur, en conservant cependant l'empreinte de son moule originel. On peut mĻme donner Ó cette observation une ķtendue trĶs-gķnķrale, et poser en principe que la physionomie est une sorte de monument propre en bien des cas Ó constater ou ķclaircir les tķmoignages de l'histoire, sur les origines des peuples. Parmi nous, un laps de neuf cents ans n'a pu effacer la nuance qui distinguait les habitans des Gaules, de ces _hommes du Nord_, qui, sous Charles-le-Gros, vinrent occuper la plus riche de nos provinces. Les voyageurs qui vont par mer de Normandie en Danemarck, parlent avec surprise de la ressemblance fraternelle des habitans de ces deux contrķes, conservķe malgrķ la distance des lieux et des temps. La mĻme observation se prķsente, quand on passe de Franconie en Bourgogne; et si l'on parcourait avec attention la France, l'Angleterre ou toute autre contrķe, on y trouverait la trace des ķmigrations ķcrite sur la face des habitans. Les Juifs n'en portent-ils pas d'ineffańables, en quelque lieu qu'ils soient ķtablis? Dans les ķtats o∙ la noblesse reprķsente un peuple ķtranger introduit par conquĻte, si cette noblesse ne s'est point alliķe aux indigĶnes, ses individus ont une empreinte particuliĶre. Le sang kalmouque se distingue encore dans l'Inde; et si quelqu'un avait ķtudiķ les diverses nations de l'Europe et du nord de l'Asie, il retrouverait peut-Ļtre des analogies qu'on a oubliķes. Mais en revenant Ó l'╔gypte, le fait qu'elle rend Ó l'histoire offre bien des rķflexions Ó la philosophie. Quel sujet de mķditation, de voir la barbarie et l'ignorance actuelle des Coptes, issues de l'alliance du gķnie profond des ╔gyptiens et de l'esprit brillant des Grecs; de penser que cette race d'hommes noirs, aujourd'hui notre esclave et l'objet de nos mķpris, est celle-lÓ mĻme Ó laquelle nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu'Ó l'usage de la parole; d'imaginer enfin que c'est au milieu des peuples qui se disent les plus amis de la libertķ et de l'humanitķ, que l'on a sanctionnķ le plus barbare des esclavages, et mis en problĶme _si les hommes noirs ont une intelligence de l'espĶce des blancs_! Le langage est un autre monument dont les indications ne sont pas moins justes ni moins instructives. Celui dont usaient ci-devant les _Coptes_, s'accorde Ó constater les faits que j'ķtablis. D'un c¶tķ, la forme de leurs lettres et la majeure partie de leurs mots dķmontrent que la nation grecque, dans un sķjour de mille ans, a imprimķ fortement son empreinte sur l'╔gypte[56]; mais d'autre part, l'alphabet copte a cinq lettres, et le dictionnaire beaucoup de mots qui sont comme les dķbris et les restes de l'ancien ķgyptien. Ces mots, examinķs avec critique, ont une analogie sensible avec les idiomes des anciens peuples adjacents, tels que les Arabes, les ╔thiopiens, les Syriens et mĻme les riverains de l'Euphrate; et l'on peut ķtablir comme un fait certain que toutes ces langues ne furent que des dialectes dķrivķs d'un fonds commun. Depuis plus de trois siĶcles, celui des Coptes est tombķ en dķsuķtude; les Arabes conquķrants, en dķdaignant l'idiome des peuples vaincus, leur ont imposķ avec leur joug, l'obligation d'apprendre leur langue. Cette obligation mĻme devint une loi, lorsque, sur la fin du premier siĶcle de l'_hedjire_, le kalife _OuŌled I^{er}_ prohiba la langue grecque dans tout son empire: de ce moment l'arabe prit un ascendant universel; et les autres langues, relķguķes dans les livres, ne subsistĶrent plus que pour les savants qui les nķgligĶrent. Tel a ķtķ le sort du copte dans les livres de dķvotion et d'ķglise, les seuls connus o∙ il existe: les prĻtres et les moines ne l'entendent plus; et en ╔gypte comme en Syrie, musulman ou chrķtien, tout parle arabe et n'entend que cette langue. Il se prķsente Ó ce sujet des observations qui, dans la gķographie et l'histoire, ne sont pas sans importance. Les voyageurs, en traitant des pays qu'ils ont vus, sont dans l'usage et souvent dans l'obligation de citer des mots de la langue qu'on y parle. C'est une obligation, par exemple, s'il s'agit de noms propres de peuples, d'hommes, de villes, de riviĶres et d'autres objets particuliers au pays; mais de lÓ est survenu l'abus, que transportant les mots d'une langue Ó l'autre, on les a dķfigurķs Ó les rendre mķconnaissables. Ceci est arrivķ surtout aux pays dont je traite; et il en est rķsultķ, dans les livres d'histoire et de gķographie, un chaos incroyable. Un Arabe qui saurait le franńais, ne reconnaŅtrait pas dans nos cartes dix mots de sa langue, et nous-mĻmes lorsque nous l'avons apprise, nous ķprouvons le mĻme inconvķnient. Il a plusieurs causes. 1║ L'ignorance o∙ sont la plupart des voyageurs de la langue arabe, et surtout de sa prononciation; et cette ignorance a ķtķ cause que leur oreille, novice Ó des sons ķtrangers, en a fait une comparaison vicieuse aux sons de leur propre langue. 2║ La nature de plusieurs prononciations qui n'ont point d'analogies dans la langue o∙ on les transporte. Nous l'ķprouvons tous les jours dans le _th_ des Anglais et dans le _jota_ des Espagnols: quiconque ne les a pas entendus, ne peut s'en faire une idķe; mais c'est bien pis avec les Arabes, dont la langue a trois voyelles et sept Ó huit consonnes ķtrangĶres aux Europķens. Comment les peindre pour leur conserver leur nature, et ne les pas confondre avec d'autres qui font des sens diffķrents[57]? 3║ Enfin, une troisiĶme cause de dķsordre est la conduite des ķcrivains dans la rķdaction des livres de cartes. En empruntant leurs connaissances de tous les Europķens qui ont voyagķ en Orient, ils ont adoptķ l'orthographe des noms propres, telle qu'ils l'ont trouvķe dans chacun; mais ils n'ont pas fait attention que les diverses nations de l'Europe, en usant ķgalement des lettres romaines, leur donnent des valeurs diffķrentes. Par exemple, l'_u_ des Italiens n'est pas notre _u_, mais _ou_; leur _gh_, n'est pas _gķ_, mais _guķ_; leur _c_, n'est pas _cķ_, mais _tchķ_: de lÓ une diversitķ apparente de mots qui sont cependant les mĻmes. C'est ainsi que celui qu'on doit ķcrire en franńais, _chaik_ ou _chĻk_, est ķcrit tour Ó tour _schek_[58], _shekh_, _schech_, _sciek_, selon qu'on l'a tirķ de l'anglais, de l'allemand ou de l'italien, chez qui ces combinaisons de _sh_, _sch_, _sc_, ne sont que notre _che_. Les Polonais ķcriraient _szech_, et les Espagnols, _chej_; cette diffķrence de finale, _j_, _ch_, et _kh_, vient de ce que la lettre arabe est le _jota_ espagnol, _ch_ allemand[59], qui n'existe point chez les Anglais, les Franńais et les Italiens. C'est encore par des raisons semblables, que les Anglais ķcrivent _Rooda_, l'Ņle que les Italiens ķcrivent _Ruda_, et que nous devons prononcer comme les Arabes, _Rouda_; que Pocoke ķcrit _harammķ_, pour _harŌmi_, un _voleur_; que Niebuhr ķcrit _dsjebel_, pour _djebel_, une _montagne_; que d'Anville, qui a beaucoup usķ de mķmoires anglais, ķcrit _ShŌm_ pour _ChŌm_, la _Syrie_, _wadi_ pour _ouŌdi_, une vallķe, et mille autres exemples. Par lÓ, comme je l'ai dit, s'est introduit un dķsordre d'orthographe qui confond tout; et si l'on n'y remķdie, il en rķsultera pour le moderne, l'inconvķnient dont on se plaint pour l'ancien. C'est avec leur ignorance des langues _barbares_, et avec leur manie d'en plier les sons Ó leur grķ, que les Grecs et les Romains nous ont fait perdre la trace des noms originaux, et nous ont privķs d'un moyen prķcieux de reconnaŅtre l'ķtat ancien dans celui qui subsiste. Notre langue, comme la leur, a cette dķlicatesse; elle dķnature tout, et notre oreille rejette comme barbare tout ce qui lui est inusitķ. Sans doute il est inutile d'introduire des sons nouveaux; mais il serait Ó propos de nous rapprocher de ceux que nous traduisons, et de leur assigner, pour reprķsentants, les plus rapprochķs des n¶tres, en leur ajoutant des signes convenus. Si chaque peuple en faisait autant, la nomenclature deviendrait une, comme ses modĶles[60]; et ce serait un premier pas vers une opķration qui devient de jour en jour plus pressante et plus facile, un alphabet gķnķral qui puisse convenir Ó toutes les langues, ou du moins Ó celles de l'Europe. Dans le cours de cet ouvrage, je citerai le moins qu'il me sera possible de mots arabes; mais lorsque j'y serai obligķ, qu'on ne s'ķtonne pas si je m'ķloigne souvent de l'orthographe de la plupart des voyageurs. A en juger par ce qu'ils ont ķcrit, il ne paraŅt pas qu'aucun ait saisi les vrais ķlķments de l'alphabet arabe, ni connu les principes Ó suivre dans la translation des mots Ó notre ķcriture[61]. Je reviens Ó mon sujet. Une troisiĶme race d'habitants en ╔gypte est celle des _Turks_, qui sont les maŅtres du pays, ou qui du moins en ont le titre. Dans l'origine, ce nom de Turk n'ķtait point particulier Ó la nation Ó qui nous l'appliquons; il dķsignait en gķnķral des peuples rķpandus Ó l'orient et mĻme au nord de la mer Caspienne, jusqu'au-delÓ du lac Aral, dans les vastes contrķes qui ont pris d'eux leur dķnomination de _Tourk-estŌn_[62]. Ce sont ces mĻmes peuples dont les anciens Grecs ont parlķ sous le nom de Parthes, de MassagĶtes, et mĻme de Scythes, auquel nous avons substituķ celui de _Tartares_. Pasteurs et vagabonds comme les Arabes bedouins, ils se montrĶrent, dans tous les temps, guerriers farouches et redoutables. Ni Kyrus ni Alexandre ne purent les subjuguer; mais les Arabes furent plus heureux. Environ quatre-vingts ans aprĶs Mahomet, ils entrĶrent, par ordre du kalife _OuŌled I_, dans les pays des Turks, et leur firent connaŅtre leur religion et leurs armes. Ils leur imposĶrent mĻme des tributs; mais l'anarchie s'ķtant glissķe dans l'empire, les gouverneurs rebelles se servirent d'eux pour rķsister aux _kalifes_, et ils furent mĻlķs dans toutes les affaires. Ils ne tardĶrent pas d'y prendre un ascendant qui dķrivait de leur genre de vie. En effet, toujours sous des tentes, toujours les armes Ó la main, ils formaient un peuple guerrier, et une milice rompue Ó toutes les manoeuvres des combats. Ils ķtaient divisķs, comme les Bedouins, en tribus ou _camps_, appelķs dans leur langue _ordou_, dont nous avons fait _horde_, pour dķsigner leurs peuplades. Ces tribus, alliķes ou divisķes entre elles pour leurs intķrĻts, avaient sans cesse des guerres plus ou moins gķnķrales; et c'est Ó raison de cet ķtat, que l'on voit dans leur histoire plusieurs peuples ķgalement nommķs _Turks_, s'attaquer, se dķtruire et s'expulser tour Ó tour. Pour ķviter la confusion, je rķserverai le nom de _Turks_ propres Ó ceux de Constantinople, et j'appellerai _Turkmans_ ceux qui les prķcķdĶrent. Quelques hordes de _Turkmans_ ayant donc ķtķ introduites dans l'empire arabe, elles parvinrent en peu de temps Ó faire la loi Ó ceux qui les avaient appelķes comme alliķes ou comme stipendiaires. Les _kalifes_ en firent eux-mĻmes une expķrience remarquable. _Motazzam_[63], frĶre et successeur d'_Almamoun_, ayant pris pour sa garde un corps de Turkmans, se vit contraint de quitter Bagdad Ó cause de leurs dķsordres. AprĶs lui, leur pouvoir et leur insolence s'accrurent au point qu'ils devinrent les arbitres du tr¶ne et de la vie des princes; ils en massacrĶrent trois en moins de trois ans. Les kalifes, dķlivrķs de cette premiĶre tutelle, ne devinrent pas plus sages. Vers 935, _Radi-b'ellah_[64] ayant encore dķposķ son autoritķ dans les mains d'un Turkman, ses successeurs retombĶrent dans les premiĶres chaŅnes; et sous la garde des _emirs-el-omara_, ils ne furent plus que des fant¶mes de puissance. Ce fut dans les dķsordres de cette anarchie qu'une foule de _hordes_ turkmanes pķnķtrĶrent dans l'empire, et qu'elles fondĶrent divers ķtats indķpendants, plus ou moins passagers, dans le _Kerman_, le _Korasan_, Ó _Iconium_, Ó _Alep_, Ó _Damas_ et en _╔gypte_. Jusqu'alors les Turks actuels, distinguķs par le nom d'_Ogouzians_, ķtaient restķs Ó l'orient de la Caspienne et vers le Djihoun; mais dans les premiĶres annķes du 13^{e} siĶcle, _Djenkiz-Kan_ ayant amenķ toutes les tribus de la haute Tartarie contre les princes de _Balk_ et de _Samarqand_, les Ogouzians ne jugĶrent pas Ó propos d'attendre les _Mogols_: ils partirent sous les ordres de leur chef _Soliman_, et poussant devant eux leurs troupeaux, ils vinrent (en 1214) camper dans l'_AderbedjŌn_, au nombre de cinquante mille cavaliers. Les Mogols les y suivirent, et les poussĶrent plus Ó l'ouest dans l'Armķnie. Soliman s'ķtant noyķ (en 1220) en voulant passer l'Euphrate Ó cheval, _Ertogrul_ son fils prit le commandement des hordes, et s'avanńa dans les plaines de l'Asie mineure, o∙ des pŌturages abondants attiraient ses troupeaux. La bonne conduite de ce chef lui procura dans ces contrķes une force et une considķration qui firent rechercher son alliance par d'autres princes. De ce nombre fut le Turkman _Ala-el-din_, sultan Ó Iconium. Cet Ala-el-din se voyant vieux et inquiķtķ par les Tartares de _Djenkiz-Kan_, accorda des terres aux Turks d'Ertogrul, et le fit mĻme gķnķral de toutes ses troupes. Ertogrul rķpondit Ó la confiance du sultan, battit les _Mogols_, acquit de plus en plus du crķdit et de la puissance, et les transmit Ó son fils _Osman_, qui reńut d'un _Ala-el-din_, successeur du premier, le QofetŌn, le tambour et les queues de cheval, symboles du commandement chez tous les Tartares. Ce fut cet _Osman_ qui, pour distinguer ses _Turks_ des autres, voulut qu'ils portassent dķsormais son nom, et qu'on les appelŌt _OsmanlĶs_, dont nous avons fait Ottomans[65]. Ce nouveau nom devint bient¶t redoutable aux Grecs de Constantinople, sur qui Osman envahit des terrains assez considķrables pour en faire un royaume puissant. Bient¶t il lui en donna le titre, en prenant lui-mĻme, en 1300, la qualitķ de _soltŌn_, qui signifie _souverain absolu_. On sait comment ses successeurs, hķritiers de son ambition et de son activitķ, continuĶrent de s'agrandir aux dķpens des Grecs; comment de jour en jour, leur enlevant des provinces en Europe et en Asie, ils les resserrĶrent jusque dans les murs de Constantinople; et comment enfin Mahomet II, fils d'Amurat, ayant emportķ cette ville en 1453, anķantit ce rejeton de l'empire de Rome. Alors les Turks, se trouvant libres des affaires d'Europe, reportĶrent leur ambition sur les provinces du midi. BagdŌd, subjuguķe par les Tartares, n'avait plus de kalifes depuis deux cents ans[66]; mais une nouvelle puissance formķe en Perse, avait succķdķ Ó une partie de leurs domaines. Une autre, formķe dans l'╔gypte, dĶs le dixiĶme siĶcle, et subsistant alors sous le nom de _Mamlouks_, en avait dķtachķ la Syrie et le Diarbekr. Les Turks se proposĶrent de dķpouiller ces rivaux. _Bayazid_, fils de Mahomet, exķcuta une partie de ce dessein contre le _sofi_ de Perse, en s'emparant de l'Armķnie; et Sķlim son fils le complķta contre les _Mamlouks_. Ce sultan les ayant attirķs prĶs d'Alep en 1517, sous prķtexte de l'aider dans la guerre de Perse, tourna subitement ses armes contre eux, et leur enleva de suite la Syrie et l'╔gypte, o∙ il les poursuivit. De ce moment le sang des Turks fut introduit dans ce pays; mais il s'est peu rķpandu dans les villages. On ne trouve presque qu'au Kaire des individus de cette nation: ils y exercent les arts, et occupent les emplois de religion et de guerre. Ci-devant ils y joignaient toutes les places du gouvernement; mais depuis environ trente ans, il s'est fait une rķvolution tacite, qui, sans leur ¶ter le titre, leur a dķrobķ la rķalitķ du pouvoir. Cette rķvolution a ķtķ l'ouvrage d'une quatriĶme et derniĶre race, dont il nous reste Ó parler. Ses individus, nķs tous au pied du Caucase, se distinguent des autres habitans par la couleur blonde de leurs cheveux, ķtrangĶre aux naturels de l'╔gypte. C'est cette espĶce d'hommes que nos croisķs y trouvĶrent dans le treiziĶme siĶcle, et qu'ils appelĶrent _Mamelus_, ou plus correctement _Mamlouks_. AprĶs avoir demeurķ presque anķantis pendant deux cent trente ans sous la domination des Ottomans, ils ont trouvķ moyen de reprendre leur prķpondķrance. L'histoire de cette milice, les faits qui l'amenĶrent pour la premiĶre fois en ╔gypte, la maniĶre dont elle s'y est perpķtuķe et rķtablie, enfin son genre de gouvernement, sont des phķnomĶnes politiques si bizarres, qu'il est nķcessaire de donner quelques pages Ó leur dķveloppement. CHAPITRE II. Prķcis de l'histoire des Mamlouks. Les Grecs de Constantinople, avilis par un gouvernement despotique et bigot, avaient vu, dans le cours du septiĶme siĶcle, les plus belles provinces de leur empire devenir la proie d'un peuple nouveau. Les Arabes, exaltķs par le fanatisme de _Mahomet_, et plus encore par le dķlire de jouissances jusqu'alors inconnues, avaient conquis, en quatre-vingts ans, tout le nord de l'Afrique jusqu'aux Canaries, et tout le midi de l'Asie jusqu'Ó l'Indus et aux dķserts tartares. Mais le livre du _prophĶte_, qui enseignait la mķthode des ablutions, des je¹nes et des priĶres, n'avait point appris la science de la lķgislation, ni ces principes de la morale naturelle, qui sont la base des empires et des sociķtķs. Les Arabes savaient vaincre et nullement gouverner: aussi l'ķdifice informe de leur puissance ne tarda-t-il pas de s'ķcrouler. Le vaste empire des _kalifes_, passķ du despotisme Ó l'anarchie, se dķmembra de toutes parts. Les gouverneurs temporels, dķsabusķs de la saintetķ de leur chef spirituel, s'ķrigĶrent partout en souverains, et formĶrent des ķtats indķpendants. L'╔gypte ne fut pas la derniĶre Ó suivre cet exemple; mais ce ne fut qu'en 969[67] qu'il s'y ķtablit une puissance rķguliĶre, dont les princes, sous le nom de _kalifes fŌtmŅtes_, disputĶrent Ó ceux de BagdŌd jusqu'au titre de leur dignitķ. Ces derniers, Ó cette ķpoque, privķs de leur autoritķ par la milice turkmane, n'ķtaient plus capables de rķprimer ces prķtentions. Ainsi les _kalifes_ d'╔gypte restĶrent maŅtres paisibles de ce riche pays, et ils en eussent pu former un ķtat puissant. Mais toute l'histoire des Arabes s'accorde Ó prouver que cette nation n'a jamais connu _la science du gouvernement_. Les souverains d'╔gypte, despotes comme ceux de BagdŌd, marchĶrent par les mĻmes routes Ó la mĻme destinķe. Ils se mĻlĶrent de querelles de sectes, ils en firent mĻme de nouvelles, et persķcutĶrent pour avoir des prosķlytes. L'un d'eux, nommķ _HŌkem-b'amr-ellŌh_[68], eut l'extravagance de se faire reconnaŅtre pour dieu incarnķ, et la barbarie de mettre le feu au Kaire pour se dķsennuyer. D'autres dissipĶrent les fonds publics par un luxe bizarre. Le peuple foulķ les prit en aversion; et leurs courtisans, enhardis par leur faiblesse, aspirĶrent Ó les dķpouiller. Tel fut le cas d'_Adhad-el-dŅn_, dernier rejeton de cette race. AprĶs une invasion des croisķs, qui lui avaient imposķ un tribut, un de ses gķnķraux, dķposķ, le menańa de lui enlever un pouvoir dont il se montrait peu digne. Se sentant incapable de rķsister par lui-mĻme, et sans espoir dans sa nation qu'il avait aliķnķe, il eut recours aux ķtrangers. En vain le raisonnement et l'expķrience de tous les temps lui dictaient que ces ķtrangers, dķpositaires de sa personne, en seraient aussi les maŅtres; une premiĶre imprudence en nķcessita une seconde: il appela une race de Turkmans et de Kourdes qui s'ķtaient fait un ķtat dans le nord de la Syrie, et il implora _Nour-el-dŅn_, souverain d'Alep, qui dķvorant dķja l'╔gypte, se hŌta d'y envoyer une armķe. Elle dķlivra effectivement _Adhad_ du tribut des Francs et des prķtentions de son gķnķral; mais le kalife ne fit que changer d'ennemis: on ne lui laissa que l'ombre de la puissance; et _SelŌh-el-dŅn_, qui prit, en 1171, le commandement des troupes, finit par le faire ķtrangler. C'est ainsi que les Arabes d'╔gypte furent assujettis Ó des ķtrangers, dont les princes commencĶrent une nouvelle dynastie dans la personne de _SelŌh-el-dŅn_. Pendant que ces choses se passaient en ╔gypte, pendant que les croisķs d'Europe se faisaient chasser de Syrie pour leurs dķsordres, des mouvements extraordinaires prķparaient d'autres rķvolutions dans la haute Asie. Djenkiz-Kan, devenu seul chef de presque toutes les hordes tartares, n'attendait que le moment d'envahir les ķtats voisins: une insulte faite Ó des marchands sous sa protection, dķtermina sa marche contre le sultan de Balk et l'orient de la Perse. Alors, c'est-Ó-dire vers 1218, ces contrķes devinrent le thķŌtre d'une des plus sanglantes calamitķs dont l'histoire des conquķrants fasse mention. Les Mogols, le fer et la flamme Ó la main, pillant, ķgorgeant, br¹lant, sans distinction d'Ōge ni de sexe, rķduisirent tout le pays du Sihoun au Tigre en un dķsert de cendres et d'ossements. Ayant passķ au nord de la Caspienne, ils poussĶrent leurs ravages jusque dans la Russie et le Cuban. Ce fut cette expķdition, arrivķe en 1227, dont les suites introduisirent les Mamlouks en ╔gypte. Les Tartares, las d'ķgorger, avaient ramenķ une foule de jeunes esclaves des deux sexes; leurs camps et les marchķs de l'Asie en ķtaient remplis. Les successeurs de _SelŌh-el-dŅn_, qui, Ó titre de _Turkmans_, conservaient des correspondances vers la Caspienne, virent dans cette rencontre une occasion de se former Ó bon marchķ une milice dont ils connaissaient la beautķ et le courage. Vers l'an 1230, l'un d'eux fit acheter jusqu'Ó 12,000 jeunes gens qui se trouvĶrent _TcherkŌsses_, _Mingreliens_ et _Abazans_. Il les fit ķlever dans les exercices militaires, et en peu de temps il eut une lķgion des plus beaux et des meilleurs soldats de l'Asie, mais aussi des plus mutins, comme il ne tarda pas de l'ķprouver. Bient¶t cette milice, semblable aux gardes prķtoriennes, lui fit la loi. Elle fut encore plus audacieuse sous son successeur, qu'elle dķposa. Enfin, en 1250, peu aprĶs le dķsastre de saint Louis, ces soldats tuĶrent le dernier prince _turkman_, et lui substituĶrent un de leurs chefs, avec le titre de _sultan_[69], en gardant pour eux celui de _Mamlouks_, qui signifie un esclave militaire[70]. Telle est cette milice d'esclaves devenus despotes, qui depuis plusieurs siĶcles rķgit les destins de l'╔gypte. DĶs l'origine, les effets rķpondirent aux moyens: sans contrat social entre eux que l'intķrĻt du moment, sans droit public avec la nation que celui de la conquĻte, les Mamlouks n'eurent pour rĶgle de conduite et de gouvernement que la violence d'une soldatesque effrenķe et grossiĶre. Le premier chef qu'ils ķlurent, ayant occupķ cet esprit turbulent Ó la conquĻte de la Syrie, il obtint un rĶgne de 17 ans; mais depuis lui pas un seul n'est parvenu Ó ce terme. Le fer, le cordon, le poison, le meurtre public ou l'assassinat privķ, ont ķtķ le sort d'une suite de tyrans, dont on compte 47 dans une espace de 257 ans. Enfin, en 1517, Sķlim, sultan des Ottomans, ayant pris et fait pendre ToumŌm-bek, leur dernier chef, mit fin Ó cette dynastie[71]. Selon les principes de la politique turke, Sķlim devait exterminer tout le corps des Mamlouks; mais une vue plus raffinķe le fit pour cette fois dķroger Ó l'usage. Il sentit, en ķtablissant un pacha dans l'╔gypte, que l'ķloignement de la capitale deviendrait une grande tentation de rķvolte, s'il lui confiait la mĻme autoritķ que dans les autres provinces. Pour parer Ó cet inconvķnient, il combina une forme d'administration telle, que les pouvoirs, partagķs entre plusieurs corps, gardassent un ķquilibre qui les tŅnt tous dans sa dķpendance: la portion des Mamlouks ķchappķs Ó son premier massacre lui parut propre Ó ce dessein. Il ķtablit donc un _diouŌn_, ou _conseil_ de rķgence, qui fut composķ du pacha et des chefs des 7 corps militaires. L'office du pacha fut de notifier Ó ce conseil les ordres de la _Porte_, de faire passer le tribut, de veiller Ó la s¹retķ du pays contre les ennemis extķrieurs, de s'opposer Ó l'agrandissement des divers partis; de leur c¶tķ, les membres du conseil eurent le droit de rejeter les ordres du pacha, en motivant les refus; de le dķposer mĻme, et de ratifier toutes les ordonnances civiles ou politiques. Quant aux _Mamlouks_, il fut arrĻtķ qu'on prendrait parmi eux les 24 gouverneurs ou beks des provinces: on leur confia le soin de contenir les Arabes, de veiller Ó la perception des tributs et Ó toute la police intķrieure; mais leur autoritķ fut purement passive, et ils ne durent Ļtre que les instruments des volontķs du conseil. L'un d'eux, rķsidant au Kaire, eut le titre de _chaik-el-beled_[72], qu'on doit traduire par _gouverneur de la ville_, dans un sens purement civil, c'est-Ó-dire, sans aucun pouvoir militaire. Le sultan ķtablit aussi des tributs, dont une partie fut destinķe Ó soudoyer 20,000 hommes de pied et un corps de 12,000 cavaliers, rķsidants sur le pays: l'autre, Ó procurer Ó la Mekke et Ó Mķdine des provisions de blķ dont elles manquent; et la troisiĶme, Ó grossir le kaznķ ou trķsor de Constantinople, et Ó soutenir le luxe du _sķrail_. Du reste, le peuple, qui devait subvenir Ó ces dķpenses, ne fut comptķ, comme l'a trĶs-bien observķ Savary, que comme un agent passif, et resta soumis comme auparavant Ó toute la rigueur d'un despotisme militaire. Cette forme de gouvernement n'a pas mal rķpondu aux intentions de Sķlim, puisqu'elle a durķ plus de 2 siĶcles; mais depuis 50 ans, la Porte s'ķtant relŌchķe de sa vigilance, il s'est introduit des nouveautķs dont l'effet a ķtķ de multiplier les _Mamlouks_; de reporter en leurs mains les richesses et le crķdit, et enfin, de leur donner sur les Ottomans un ascendant qui a rķduit Ó peu de chose le pouvoir de ceux-ci. Pour concevoir cette rķvolution, il faut connaŅtre par quels moyens les _Mamlouks_ se sont perpķtuķs et multipliķs en ╔gypte. En les voyant subsister en ce pays depuis plusieurs siĶcles, on croirait qu'ils s'y sont reproduits par la voie ordinaire de la gķnķration; mais si leur premier ķtablissement fut un fait singulier, leur perpķtuation en est un autre qui n'est pas moins bizarre. Depuis 550 ans qu'il y a des _Mamlouks_ en ╔gypte, pas un seul n'a donnķ lignķe subsistante; il n'en existe pas une famille Ó la seconde gķnķration: tous leurs enfants pķrissent dans le premier ou le second Ōge. Les Ottomans sont presque dans le mĻme cas, et l'on observe qu'ils ne s'en garantissent qu'en ķpousant des femmes indigĶnes, ce que les _Mamlouks_ ont toujours dķdaignķ[73]. Qu'on explique pourquoi des hommes bien constituķs, mariķs Ó des femmes saines, ne peuvent naturaliser sur les bords du Nil un sang formķ aux pieds du Caucase, et qu'on se rappelle que les plantes d'Europe refusent ķgalement d'y maintenir leur espĶce; on pourra hķsiter de croire ce double phķnomĶne; mais il n'en est pas moins constant, et il ne paraŅt pas nouveau; les anciens ont des observations qui y sont analogues: ainsi, lorsque Hippocrate[74] dit que chez les Scythes et les ╔gyptiens, tous les individus se ressemblent, et que ces deux nations ne ressemblent Ó aucune autre; lorsqu'il ajoute que dans le pays de ces deux peuples, le climat, les saisons, les ķlķments et le terrain ont une uniformitķ qu'ils n'ont point ailleurs, n'est-ce pas reconnaŅtre cette espĶce d'intolķrance dont je parle? Quand de tels pays impriment un caractĶre si particulier Ó ce qui leur appartient, n'est-ce pas une raison de repousser tout ce qui leur est ķtranger? Il semble alors que le seul moyen de naturalisation pour les animaux et pour les plantes, est de se mķnager une affinitķ avec le climat, en s'alliant aux espĶces indigĶnes; et les _Mamlouks_, ainsi que je l'ai dit, s'y sont refusķs. Le moyen qui les a perpķtuķs et multipliķs est donc le mĻme qui les y a ķtablis; c'est-Ó-dire qu'ils se sont rķgķnķrķs par des esclaves transportķs de leur pays originel. Depuis les Mogols, ce commerce n'a pas cessķ sur les bords du Kuban et du Phase[75]; comme en Afrique, il s'y entretient, et par les guerres que se font les nombreuses peuplades de ces contrķes, et par la misĶre des habitants qui vendent leurs propres enfants pour vivre. Ces esclaves des deux sexes, transportķs d'abord Ó Constantinople, sont ensuite rķpandus dans tout l'empire, o∙ ils sont achetķs par les gens riches. Les Turks, en s'emparant de l'╔gypte, auraient d¹ sans doute y prohiber cette dangereuse marchandise: ne l'ayant pas fait, ils se sont attirķ le revers qui aujourd'hui les dķpossĶde; ce revers a ķtķ prķparķ de longue main par plusieurs abus. Depuis long-temps la Porte nķgligeait les affaires de cette province. Pour contenir les pachas, elle avait laissķ le divan ķtendre son pouvoir, et les chefs des _janissaires_ et des _azŌbs_ ķtaient devenus tout-puissants. Les soldats eux-mĻmes, devenus citoyens par les mariages qu'ils avaient contractķs, n'ķtaient plus les crķatures de Constantinople. Un changement arrivķ dans la discipline avait aggravķ le dķsordre. Dans l'origine, les sept corps militaires avaient des caisses communes; et quoique la sociķtķ f¹t riche, les particuliers, ne disposant de rien, ne pouvaient rien. Les chefs, que cette disposition gĻnait, eurent le crķdit de la faire abolir, et ils obtinrent la permission de possķder des propriķtķs fonciĶres, des terres et des villages. Or, comme ces terres et ces villages dķpendaient des gouverneurs _mamlouks_, il fallut les mķnager, pour qu'ils ne les grevassent point. De ce moment, les _beks_ acquirent une influence sur les gens de guerre, qui jusqu'alors les avaient dķdaignķs; et cette influence devint d'autant plus grande, que leur gestion leur procurait des richesses considķrables: ils les employĶrent Ó se faire des amis et des crķatures; ils multipliĶrent leurs esclaves, et aprĶs les avoir affranchis, ils les poussĶrent de tout leur crķdit aux grades de la milice et du gouvernement. Ces parvenus conservant pour leurs patrons un respect que l'usage de l'Orient consacre, ils leur formĶrent des factions dķvouķes Ó toutes leurs volontķs. Telle fut la marche par laquelle _Ybrahim_, l'un des kiŌyas[76] ou colonels vķtķrans des _janissaires_, parvint vers 1746 Ó se saisir de tous les pouvoirs: il avait tellement multipliķ et avancķ ses affranchis, que sur les 24 beks que l'on devait compter, il y en avait 8 de sa _maison_. Il en retirait une prķpondķrance d'autant plus certaine, que le pacha laissait toujours des places vacantes pour en percevoir les ķmoluments. D'autre part, ses largesses lui avaient attachķ les officiers et les soldats de son corps. Enfin l'association de _Rodoan_, le plus accrķditķ des colonels _azŌbs_, mettait le sceau Ó sa puissance. Le pacha, maŅtrisķ par cette faction, ne fut plus qu'un fant¶me, et les ordres du sultan s'ķvanouirent devant ceux d'Ybrahim. A sa mort, arrivķe en 1757, sa _maison_, c'est-Ó-dire ses affranchis, divisķs entre eux, mais rķunis contre les autres, continuĶrent de faire la loi. Rodoan, qui avait succķdķ Ó son collĶgue, ayant ķtķ chassķ et tuķ par une cabale de jeunes _beks_, on vit divers _commandants_ se succķder dans un assez court espace. Enfin, vers 1766, un des principaux acteurs des troubles, _Ali-bek_, qui pendant plusieurs annķes a fixķ l'attention de l'Europe, prit un ascendant dķcidķ sur ses rivaux, et sous le titre d'_ķmir-hadj_ et de _chaik-el-beled_, parvint Ó s'arroger toute la puissance. L'histoire des Mamlouks ķtant liķe Ó la sienne, nous allons continuer l'une en exposant l'autre. CHAPITRE III. Prķcis de l'histoire d'Ali-Bek[77]. La naissance d'Ali-bek est soumise aux mĻmes incertitudes que celle de la plupart des _Mamlouks_. Vendus en bas Ōge par leurs parents, ou enlevķs par des ennemis, ces enfants conservent peu le souvenir de leur origine et de leur patrie, souvent mĻme ils les cĶlent. L'opinion lÓ plus accrķditķe sur Ali est qu'il naquit parmi les Abazans, l'un des peuples qui habitent le Caucase, et dont les esclaves sont les plus recherchķs[78]. Les marchands qui font ce commerce le transportĶrent, dans l'une de leurs cargaisons annuelles, au Kaire: il y fut achetķ par les frĶres Isaac et Yousef, juifs douaniers, qui en firent prķsent Ó Ybrahim KiŌya. On estime qu'il pouvait avoir alors 12 Ó 14 ans; mais les Orientaux, tant musulmans que chrķtiens, ne tenant point de registres de naissance, on ne sait jamais leur Ōge prķcis. Ali, chez son nouveau patron, remplit les fonctions des Mamlouks, qui sont presque en tout celles des pages chez les princes. Il reńut l'ķducation d'usage, qui consiste Ó bien manier un cheval, Ó tirer la carabine et le pistolet, Ó lancer le _djerid_, Ó frapper du sabre, et mĻme un peu, Ó lire et Ó ķcrire. Dans tous ces exercices, il montra une pķtulance qui lui valut le surnom turk de _djendŌli_, c'est-Ó-dire, _fou_. Mais les soucis de l'ambition parvinrent Ó le calmer. Vers l'Ōge de 18 Ó 20 ans, son patron lui laissa croŅtre la barbe, c'est-Ó-dire, qu'il l'affranchit; car chez les Turks un visage sans moustaches et sans barbe n'appartient qu'aux esclaves et aux femmes, et de lÓ cette impression dķfavorable qu'ils reńoivent du premier aspect de tout Europķen. En l'affranchissant, Ybrahim lui donna une femme, des revenus, et le promut au grade de _kŌchef_ ou _gouverneur_ de district; enfin il le mit au rang des 24 beks. Ces divers grades, le crķdit et les richesses qu'il y acquit, ķveillĶrent l'ambition d'Ali-bek. La mort de son patron, arrivķe en 1757, ouvrit Ó ses projets une libre carriĶre. Il se mĻla dans toutes les intrigues qui se firent pour ķlever ou supplanter les commandants. Rodoan KiŌya lui dut sa ruine. AprĶs Rodoan, diverses factions portĶrent tour Ó tour leurs chefs Ó sa place. Celui qui l'occupait en 1762, ķtait Abd-el-RahmŌn, peu puissant par lui-mĻme, mais soutenu par plusieurs maisons confķdķrķes. Ali ķtait alors _chaik-el-beled_; il saisit le moment qu'Abd-el-RahmŌn conduisait la caravane de la Mekke, pour le faire exiler; mais lui-mĻme eut bient¶t son tour, et fut condamnķ Ó passer Ó Gaze. Gaze, dķpendant d'un pacha turk, n'ķtait point un lieu assez agrķable ni assez s¹r pour qu'il acceptŌt cet exil; aussi n'en prit-il la route que par feinte, et dĶs le troisiĶme jour il tourna vers _Sa’d_, o∙ il fut rejoint par ses partisans. Ce fut Ó Djirdjķ qu'un sķjour de 2 ans m¹rit sa tĻte, et qu'il prķpara les moyens d'obtenir et d'assurer le pouvoir qu'il ambitionnait. Les amis que son argent lui fit au Kaire l'ayant enfin rappelķ en 1766, il parut subitement dans cette ville, et en une seule nuit il tua 4 beks de ses ennemis, en exila 4 autres, et se trouva dķsormais chef du parti le plus nombreux. Devenu dķpositaire de toute l'autoritķ, il rķsolut de l'employer Ó s'agrandir encore davantage. Son ambition ne se borna plus au simple titre de _commandant_ ni de _quaiem-maquam_. La suzerainetķ de Constantinople offensa son orgueil, et il n'aspira pas moins qu'au titre de _sultan_ d'╔gypte. Toutes ses dķmarches furent relatives Ó ce but: il chassa le pacha, qui n'ķtait plus qu'un Ļtre de reprķsentation; il refusa le tribut accoutumķ; enfin, en 1768, il battit monnaie Ó son propre coin[79]. La Porte ne vit pas sans indignation ces atteintes Ó son autoritķ; mais pour les rķprimer il e¹t fallu une guerre ouverte, et les circonstances n'ķtaient pas favorables. L'Arabe _DŌher_, ķtabli dans _Acre_, tenait en ķchec la Syrie; et le divan de Constantinople, occupķ des affaires de la Pologne et des prķtentions des Russes, n'avait d'attention que pour le Nord. On tenta la voie usitķe des capidjis; mais le poison ou le poignard surent toujours prķvenir le cordon qu'ils portaient. _Ali-bek_, profitant des circonstances, poussa de plus en plus ses entreprises et ses succĶs. Depuis plusieurs annķes, une partie du Sa’d ķtait occupķe par des chaiks arabes peu soumis. L'un d'eux, nommķ _HammŌm_, y formait une puissance capable d'inquiķter. Ali commenńa par se dķlivrer de ce souci, et sous prķtexte que ce chaik recķlait un dķp¶t confiķ par Ybrahim KiŌya, et qu'il accueillait des rebelles, il envoya contre lui, en 1769, un corps, de Mamlouks commandķ par son favori Mohammad-bek qui dķtruisit en une seule journķe HammŌm et sa puissance. La fin de cette mĻme annķe vit une autre expķdition dont les suites devaient rejaillir jusque sur l'Europe. Ali-bek arma des vaisseaux Ó _Suez_, et les chargeant de Mamlouks, il ordonna au bek _Hasan_ d'aller occuper Djedda, port de la Mekke, pendant qu'un corps de cavalerie, sous la conduite de _Mohammad-bek_, marcha par terre Ó la Mekke mĻme, qui fut prise sans coup fķrir et livrķe au pillage. Son dessein ķtait de faire de Djedda l'entrep¶t du commerce de l'Inde; et ce projet suggķrķ par un jeune nķgociant vķnitien[80] admis Ó sa confiance, devait faire abandonner le trajet par le cap de Bonne-Espķrance, et lui substituer l'ancienne route de la Mķditerranķe et de la mer Rouge. Mais, sans parler du revers qui termina cette entreprise[81], la suite des faits a prouvķ qu'on s'ķtait trop pressķ, et qu'avant d'introduire l'or dans un pays, il faut y ķtablir des lois. Cependant Ali-bek, vainqueur d'un chaik du Sa’d, et du chķrif de la Mekke, se crut fait dķsormais pour commander au monde entier. Ses courtisans lui dirent qu'il ķtait aussi puissant que le sultan de Constantinople, et il le crut comme ses courtisans. Un peu de raisonnement lui e¹t dķmontrķ que la proportion de l'╔gypte au reste de l'empire n'en fait qu'un bien petit ķtat, et que 7 ou 8,000 cavaliers qu'il commandait ķtaient peu de chose en comparaison de 100,000 janissaires dont le sultan pouvait disposer; mais les Mamlouks ne savent point de gķographie; et Ali, qui voyait l'╔gypte de prĶs, la trouvait plus grande que la Turkie qu'il voyait de loin. Il rķsolut donc de commencer le cours de ses conquĻtes. La Syrie, qui ķtait Ó sa porte, fut naturellement la premiĶre qu'il se proposa: tout favorisait ses vues. La guerre des Russes, ouverte en 1769, occupait toutes les forces des Turks dans le Nord. Le chaik DŌher, rķvoltķ, ķtait un alliķ puissant et fidĶle; enfin les concussions du pacha de Damas, en disposant les esprits Ó la rķvolte, offraient la plus belle occasion d'envahir son gouvernement, et de mķriter le titre de libķrateur des peuples. Ali saisit trĶs-bien cet ensemble, et il ne diffķra de se mettre en mouvement, qu'autant que l'exigeaient les prķparatifs nķcessaires. Toutes les mesures ķtant prises, il publia, en dķcembre 1770, un manifeste contre _Osman_, pacha de Damas, et il envoya 500 Mamlouks occuper Gaze, pour s'assurer l'entrķe de la Palestine. Osman n'apprit pas plus t¶t l'invasion, qu'il accourut. Les Mamlouks, effrayķs de sa diligence et du nombre de ses troupes, se tinrent, la bride en main, prĻts Ó fuir au premier signal; mais _DŌher_, l'homme le plus diligent qu'ait vu depuis long-temps la Syrie, _DŌher_ accourut d'Acre, et les tira d'embarras. Osman, campķ prĶs de YŌfa, prit la fuite sans rendre de combat. DŌher occupa YŌfa, Ramlķ et toute la Palestine, et la route resta ouverte Ó la grande armķe qu'on attendait. Elle arriva sur la fin de fķvrier 1771: les gazettes du temps, qui comptĶrent 60,000 hommes, ont fait croire en Europe que c'ķtait une armķe semblable Ó celles de Russie ou d'Allemagne; mais les Turks, et surtout ceux de l'Asie, diffĶrent encore plus des Europķens par l'ķtat militaire que par les usages et les moeurs. Il s'en faut beaucoup que 60,000 hommes, chez eux, soient 60,000 soldats comme les n¶tres. L'armķe dont il s'agit en est un exemple: elle pouvait monter rķellement Ó 40,000 tĻtes qu'il faut classer comme il suit; savoir, 5,000 Mamlouks, tous Ó cheval, et c'ķtait lÓ vķritablement l'armķe; environ 1,500 Barbaresques Ó pied, et pas d'autre infanterie. Les Turks n'en connaissent pas; chez eux, l'homme Ó cheval est tout. En outre, chaque Mamlouk ayant Ó sa suite deux valets Ó pied armķs d'un bŌton, il en rķsulte 10,000 valets; plus, un excķdant de valets et de _serrŌdjs_ ou valets Ó cheval pour les beks et kŌchefs, ķvaluķ 2,000, et tout le reste vivandiers et goujats: voilÓ cette armķe, telle que me l'ont dķpeinte en Palestine des personnes qui l'ont vue et suivie. Elle ķtait commandķe par le favori d'_Ali-bek, Mohammad-bek_, surnommķ _AboudŌhŌb_, ou pĶre de l'or, Ó raison du luxe de sa tente et de ses harnais. Quant Ó l'ordre et Ó la discipline, il n'en faut pas faire mention. Les armķes des Mamlouks et des Turks ne sont qu'un amas confus de cavaliers sans uniformes, de chevaux de toute taille et de toutes couleurs, marchant sans observer ni rangs, ni distributions. Cette foule s'achemina vers Acre, laissant sur son passage les traces de son indiscipline et de sa rapacitķ: lÓ se fit la rķunion des troupes du chaik DŌher, qui consistaient en 1,500 _Safadiens_[82] Ó cheval, commandķs par son fils _Ali_; en 1,200 cavaliers _MottouŌlis_, ayant pour chef le chaik _NŌsif_, et Ó peu prĶs 1,000 Barbaresques Ó pied. Cette rķunion opķrķe, et le plan concertķ, l'on marcha vers Damas dans le courant d'avril. Osman, qui avait eu le loisir de se prķparer, avait de son c¶tķ rassemblķ une armķe nombreuse et aussi mal ordonnķe. Les pachas de Sa’d[83], de Tripoli et d'Alep s'ķtaient joints Ó lui, et ils attendaient l'ennemi sous les murs mĻmes de Damas. Il ne faut pas s'imaginer ici des mouvements combinķs, tels que ceux qui, depuis 100 ans, ont fait de la guerre parmi nous une science de calcul et de rķflexion. Les Asiatiques n'ont pas les premiers ķlķments de cette conduite. Leurs armķes sont des _cohues_, leurs marches des pillages, leurs campagnes des incursions, leurs batailles des batteries; le plus fort ou le plus hardi va chercher l'autre, qui souvent fuit sans combat; s'il attend de pied ferme, on s'aborde, on se mĻle; on tire les carabines, on rompt des lances, on se taille Ó coups de sabre; on n'a presque jamais de canon, et lorsqu'il y en a, il est de peu de service. La terreur se rķpand souvent sans raison: un parti fuit; l'autre le presse, et crie victoire. Le vaincu subit la loi du vainqueur, et souvent la campagne finit avec la bataille. Tel fut en partie ce qui se passa en Syrie en 1771. L'armķe d'Ali-bek et de DŌher marcha contre Damas. Les pachas l'attendirent; on s'approcha, et le 6 juin on en vint Ó une affaire dķcisive: les Mamlouks et les Safadiens fondirent avec tant de fureur sur les Turks, que ceux-ci, ķpouvantķs du carnage, prirent la fuite; les pachas ne furent pas les derniers Ó se sauver; les alliķs, maŅtres du terrain, s'emparĶrent sans effort de la ville qui n'avait ni soldats ni murs. Le chŌteau seul rķsista. Ses murailles ruinķes n'avaient pas un canon, encore moins de canonniers; mais il y avait un fossķ marķcageux, et derriĶre les ruines quelques fusiliers; et cela suffit pour arrĻter cette armķe de cavaliers: cependant, comme les assiķgķs ķtaient vaincus par l'opinion, ils capitulĶrent le troisiĶme jour, et la place devait Ļtre livrķe le lendemain, lorsque le point du jour amena la plus ķtrange des rķvolutions. Au moment que l'on attendait le signal de la reddition, Mohammad fait tout Ó coup crier la retraite, et tous ses cavaliers tournent vers l'╔gypte. En vain Ali-DŌher et NŌsif surpris, accourent et demandent la cause d'un retour si incroyable: le _Mamlouk_ ne rķpond Ó leurs instances que par une menace hautaine, et tout dķcampe en confusion. Ce ne fut pas une retraite, mais une fuite; on e¹t dit que l'ennemi les chassait l'ķpķe dans les reins; la route de Damas au Kaire fut couverte de piķtons, de cavaliers ķpars, de munitions et de bagages abandonnķs. On attribua dans le temps cette aventure bizarre Ó un prķtendu bruit de la mort d'Ali-bek; mais le vrai noeud de l'ķnigme fut une confķrence secrĶte qui se passa de nuit dans la tente de Mohammad-bek. Osman ayant vu que la force ķtait sans succĶs, employa la sķduction. Il trouva moyen d'introduire chez le gķnķral ķgyptien un agent dķliķ qui, sous prķtexte de traiter de pacification, tenta de semer la rķvolte et la discorde. Il insinua Ó Mohammad que le r¶le qu'il jouait ķtait aussi peu convenable Ó son honneur qu'Ó sa s¹retķ; qu'il se trompait s'il croyait que le sultan d¹t laisser impunies les saillies d'Ali-bek; que c'ķtait un sacrilķge de violer une ville sainte comme Damas, l'une des deux portes de la _KŅabķ_[84]; qu'il s'ķtonnait que lui Mohammad prķfķrŌt Ó la faveur du sultan celle d'un de ses esclaves, et qu'il plańŌt un second maŅtre entre son souverain et lui; que d'ailleurs on savait que ce maŅtre, en l'exposant chaque jour Ó de nouveaux dangers, le sacrifiait, et Ó son ambition personnelle, et Ó la jalousie de son kiŌya, le Copte _Rezq_. Ces raisons, et surtout ces deux derniĶres, qui portaient sur des faits connus, frappĶrent vivement Mohammad et ses beks: aussit¶t ils dķlibķrĶrent, et se liĶrent par serment sur le _sabre_ et le _Q¶ran_; ils dķcidĶrent qu'on partirait sans dķlai pour le Kaire. Ce fut en consķquence de ce dessein qu'ils dķcampĶrent si brusquement, en abandonnant leur conquĻte: ils marchĶrent avec tant de prķcipitation, que le bruit de leur arrivķe ne les prķcķda au Kaire que de six heures. Ali-bek en fut ķpouvantķ, et il e¹t dķsirķ de punir sur-le-champ son gķnķral; mais Mohammad parut si bien accompagnķ, qu'il n'y eut pas moyen de rien tenter contre sa personne: il fallut dissimuler, et Ali-bek s'y soumit d'autant plus aisķment, qu'il devait sa fortune bien plus encore Ó cet art qu'Ó son courage. Privķ tout Ó coup des fruits d'une guerre dispendieuse, Ali-bek ne renonńa pas Ó ses projets. Il continua d'envoyer des secours Ó son alliķ DŌher, et il prķpara une seconde armķe pour l'annķe 1772; mais la fortune, lasse de faire pour lui plus que sa prudence, cessa de le favoriser. Un premier revers fut la perte de plusieurs _cayŌsses_ ou bateaux qu'un corsaire russe enleva Ó la vue de DamiŌt, au moment qu'ils portaient des riz Ó DŌher; mais un autre accident bien plus grave, fut l'ķvasion de Mohammad-bek. Ali-bek avait de la peine Ó oublier l'affaire de Damas; nķanmoins, par un reste de cet amour que l'on a pour ceux Ó qui l'on a fait du bien, il ne pouvait se dķcider Ó un coup violent, quand un propos glissķ par le nķgociant vķnitien qui jouissait de sa confiance, vint l'y dķterminer. ½Les sultans des Francs,╗ disait un jour Ali-bek Ó cet Europķen, de qui je le tiens, ½les sultans des Francs ont-ils des enfants aussi riches que mon fils Mohammad? Non, seigneur, lui rķpondit le courtisan: ils s'en donnent bien de garde; car ils prķtendent que les enfants trop grands sont souvent pressķs d'hķriter de leurs pĶres.╗ Ce mot pķnķtra comme un trait dans le coeur d'Ali-bek. De ce moment il vit dans Mohammad un rival dangereux, et il rķsolut sa perte. Pour l'effectuer sans risques, il envoya d'abord un ordre Ó toutes les portes du Kaire de ne laisser sortir aucun Mamlouk dans la soirķe ou pendant la nuit; puis il fit signifier Ó Mohammad d'aller sur-le-champ en exil au Sa’d. Il comptait, par cette contradiction, que Mohammad serait arrĻtķ aux portes, et que les gardiens s'emparant de sa personne, on en aurait bon marchķ; mais le hasard trompa ces mesures vagues et timides. La fortune voulut que par un malentendu, on cr¹t Mohammad chargķ d'ordres particuliers d'Ali. On le laissa passer avec sa suite, et de ce moment tout fut perdu. Ali-bek, instruit de la mķprise, le fit poursuivre; mais Mohammad tint une contenance si menańante, qu'on n'osa l'attaquer. Il se retira au Sa’d, frķmissant de colĶre et plein du dķsir de la vengeance. Un autre danger l'y attendait. Ayoub-bek, lieutenant d'Ali, feignant d'entrer dans les ressentiments de l'exilķ, l'accueillit avec transport, et jura sur le sabre et le Q¶ran de faire cause commune avec lui. Peu de temps aprĶs on surprit des lettres de cet Ayoub Ó Ali, par lesquelles il lui promettait incessamment la tĻte de son ennemi. Mohammad, ayant dķcouvert la trame, fit saisir le traŅtre; et, aprĶs lui avoir coupķ les poings et la langue, il l'envoya au Kaire recevoir la rķcompense de son patron. Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs d'Ali-bek, dķsertĶrent en foule vers son rival. Les Arabes de _HammŌm_, par ressentiment et par espoir de butin, se joignirent Ó eux. En quarante jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Sa’d et venir camper Ó 4 lieues du Kaire. Ali-bek, troublķ de son approche, hķsita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais. Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un corps de troupes sous la conduite d'Ismaļl-bek, dont il avait lieu de se dķfier, et lui-mĻme campa avec sa maison aux portes du Kaire. Ismaļl, qui avait trempķ dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus t¶t en prķsence de l'ennemi, qu'il passa de son c¶tķ; ses troupes, dķconcertķes, se repliĶrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se rejoignaient au corps de rķserve, les Arabes et les Mamlouks qui les poursuivaient les attaquĶrent si brusquement que la dķroute devint gķnķrale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'Ó sauver ses trķsors et sa personne. Il rentra prķcipitamment dans la ville, et, pillant Ó la hŌte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi de 800 Mamlouks qui s'attachĶrent Ó sa fortune. Il voulait passer sur-le-champ jusqu'Ó Acre, chez son alliķ DŌher; mais les habitants de NŌblous et de YŌfa lui fermĶrent la route. Il fallut que DŌher vŅnt lui-mĻme lever les obstacles. L'Arabe le reńut avec cette simplicitķ et cette franchise qui de tout temps ont fait le caractĶre de sa nation, et il l'emmena Ó Acre. Sa’de alors assiķgķe par les troupes d'Osman et par les Druzes, demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs troupes rķunies formaient environ 7,000 cavaliers. A leur approche les Turks levĶrent le siķge, et se retirĶrent Ó une lieue au nord de la ville, sur la riviĶre d'_Aoula_. Ce fut lÓ que se livra, en juillet 1772, la bataille la plus considķrable et la plus mķthodique de toute cette guerre. L'armķe turke, trois fois plus forte que celle des deux alliķs, fut complĶtement battue. Les sept pachas qui la commandaient prirent la fuite, et Sa’de resta Ó _DŌher_, et Ó son gouverneur _Degnizlķ_. De retour Ó _Acre_, Ali-bek et DŌher allĶrent chŌtier les habitants de YŌfa, qui s'ķtaient rķvoltķs pour garder Ó leur profit un dķp¶t de munitions et de vĻtements qu'une flottille d'Ali y avait laissķ avant qu'il f¹t chassķ du Kaire. La ville, occupķe par un chaik de _NŌblous_, ferma ses portes, et il fallut l'assiķger. Cette expķdition commenńa en juillet, et dura 8 mois, quoique YŌfa n'e¹t pour enceinte qu'un vrai mur de jardin sans fossķ; mais en Syrie et en ╔gypte on est encore plus novice dans la guerre de siķge que dans celle de campagne: enfin les assiķgķs capitulĶrent en fķvrier 1773. Ali, dķsormais libre, ne songea plus qu'Ó repasser au Kaire. _DŌher_ lui offrait des secours; les Russes, avec qui Ali avait contractķ une alliance en traitant l'affaire du corsaire, promettaient de le seconder: seulement il fallait du temps pour rassembler ces moyens ķpars, et Ali s'impatientait. Les promesses de Rezq, son oracle et son kiŌya, irritaient encore sa pķtulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour ķtait venue; que les astres en prķsentaient les signes les plus favorables; que la perte de Mohammad ķtait prķsagķe de la maniĶre la plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement Ó l'astrologie, et qui se fiait d'autant plus Ó Rezq, que souvent ses prķdictions avaient rķussi, ne pouvait plus supporter de dķlais. Les nouvelles du Kaire achevĶrent de lui faire perdre patience. Dans les premiers jours d'avril on lui remit des lettres signķes de ses amis, par lesquelles ils lui marquaient qu'on ķtait las de son ingrat esclave, et qu'on n'attendait que sa prķsence pour le chasser. Sur-le-champ il arrĻta son dķpart, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il partit avec ses Mamlouks et 1,500 Safadiens commandķs par _Osman_, fils de _DŌher_; mais il ignorait que les lettres du Kaire ķtaient une ruse de Mohammad; que ce bek les avait exigķes par violence pour le tromper et l'attirer dans un piķge qu'il lui tendait. En effet, Ali, s'ķtant engagķ dans le dķsert qui sķpare Gaze de l'╔gypte, rencontra prĶs de _SalĻhie_ un corps de 1,000 Mamlouks d'ķlite qui l'attendaient. Ce corps ķtait conduit par le jeune bek _MourŌd_, qui, ķpris de la femme d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrŌt la tĻte de cet illustre infortunķ. A peine MourŌd eut-il aperńu la poussiĶre qui annonńait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe, il les mit en dķsordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la mĻlķe, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le conduisit Ó Mohammad. Celui-ci, campķ deux lieues en arriĶre, reńut son ancien maŅtre avec ce respect exagķrķ si familier aux _Turks_ et cette sensibilitķ que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente magnifique, recommanda qu'on en prŅt le plus grand soin, se dit mille fois _son esclave, baisant la poussiĶre de ses pieds_; mais le troisiĶme jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns, aux suites de sa blessure, selon les autres, au poison: les deux cas sont si ķgalement probables, qu'on n'en peut rien dķcider. Ainsi se termina la carriĶre de cet homme, qui, pendant quelque temps, avait fixķ l'attention de l'Europe, et donnķ Ó bien des politiques l'espķrance d'une grande rķvolution. On ne peut nier qu'il n'ait ķtķ un homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idķe exagķrķe, quand on le met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des tķmoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes qualitķs, le dķfaut de culture les empĻcha de prendre ce dķveloppement qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crķdulitķ en astrologie, qui dķtermina plus souvent ses actions que des motifs rķflķchis. Passons aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat mĻme de ses bienfaiteurs[85], par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans doute, la morale d'une sociķtķ anarchique est moins sķvĶre que celle d'une sociķtķ paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan d'agrandissement, et qu'il a lui-mĻme prķparķ sa perte. On a droit surtout de lui reprocher trois fautes: 1║ Cette imprudente passion de conquĻtes, qui ķpuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit nķgliger l'administration intķrieure de son propre pays. 2║ Le repos prķcoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses lieutenants; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait pour lui, et enhardit les esprits Ó la rķvolte. 3║ Enfin, les richesses excessives qu'il entassa sur la tĻte de son favori, et qui lui procurĶrent le crķdit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali ne devait-il pas craindre la sķduction des adulateurs, qui en tout pays se rassemblent autour de l'opulence? Cependant il faut admirer dans Ali-bek une qualitķ qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouvernķ l'╔gypte: si les vices d'une mauvaise ķducation l'empĻchĶrent de connaŅtre la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le dķsir; et ce dķsir ne fut jamais celui des Ōmes vulgaires. Il ne lui manqua que d'Ļtre approchķ par des hommes qui en connussent les routes; et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet ķloge. Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire au Kaire. Ceux des nķgocians europķens qui ont vu le rĶgne d'Ali-bek et sa ruine, aprĶs avoir vantķ la bontķ de son administration, son zĶle pour la justice et sa bienveillance pour les Francs, ajoutent avec surprise que le peuple ne le regretta point; ils en prennent occasion de rķpķter ces reproches d'inconstance et d'ingratitude qu'on a coutume de faire au peuple; mais en examinant tous les accessoires, ce fait ne m'a pas paru si bizarre qu'il en a l'apparence. En ╔gypte, comme en tous pays, les jugements du peuple sont dictķs par l'intķrĻt de sa subsistance; c'est selon que ses gouverneurs la lui rendent aisķe ou difficile, qu'il les aime ou les hait, les blŌme ou les approuve: et cette maniĶre de juger ne peut Ļtre ni aveugle ni injuste. En vain lui diront-ils que l'honneur de l'empire, la gloire de la nation, l'encouragement du commerce et des beaux-arts exigent telle ou telle opķration. Le besoin de vivre doit passer avant tout; et quand la multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa reconnaissance et son admiration. Qu'importait au peuple d'╔gypte qu'Ali-bek conquŅt le Sa’d, la Mekke et la Syrie, si ses conquĻtes ne rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres aggravĶrent les contributions par leurs frais. La seule expķdition de la Mekke co¹ta vingt-six millions de France. Les sorties de blķ qu'occasionnĶrent les armķes, jointes au monopole de quelques nķgociants en faveur, causĶrent une famine qui dķsola le pays pendant tout le cours de 1770 et 1771. Or, quand les habitans du Kaire et les paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer contre Ali-bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali dķpensait 225,000 livres pour l'inutile poignķe d'un _kandjar_[86], si les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le droit de dķtester son luxe? Cette libķralitķ, que ses courtisans appelaient vertu, le peuple, aux dķpens de qui elle s'exerńait, n'avait-il pas raison de l'appeler vice? ╔tait-ce un mķrite Ó cet homme de prodiguer un or qui ne lui co¹tait rien? ╔tait-ce une justice de satisfaire, aux dķpens du public, ses affections ou ses obligations particuliĶres, comme il fit avec son panetier[87]? On ne peut le nier, la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes gķnķraux de la justice et de l'humanitķ, que les motifs d'une ambition et d'une vanitķ personnelles. L'╔gypte n'ķtait Ó ses yeux qu'un domaine, et le peuple un troupeau dont il pouvait disposer Ó son grķ. Doit-on s'ķtonner aprĶs cela, si les hommes qu'il traita en maŅtre impķrieux, l'ont jugķ en mercenaires mķcontents? CHAPITRE IV. Prķcis des ķvķnements arrivķs depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785. Depuis la mort d'Ali-bek, le sort des ╔gyptiens ne s'est pas amķliorķ: ses successeurs n'ont pas mĻme imitķ ce qu'il y avait de louable dans sa conduite. _Mohammad-bek_, qui prit sa place au mois d'avril 1773, n'a montrķ, pendant deux ans de rĶgne, que les fureurs d'un brigand et les noirceurs d'un traŅtre. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son patron, il avait feint de n'Ļtre que le vengeur des droits du sultan, et le ministre de ses volontķs; en consķquence, il avait envoyķ Ó Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une obķissance sans bornes. Il renouvela sa soumission Ó la mort d'Ali-bek; et, sous prķtexte de prouver son zĶle pour le sultan, il demanda la permission de faire la guerre Ó l'Arabe _DŌher_. La Porte, qui e¹t elle-mĻme sollicitķ cette dķmarche comme une faveur, se trouva trop heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de pacha du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'Ó cette expķdition. On pourra demander quel intķrĻt politique avait un gouverneur d'╔gypte Ó dķtruire l'Arabe _DŌher_, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'ķtait pas plus consultķe qu'en d'autres occasions. Les mobiles ķtaient des passions particuliĶres, et entre autres un ressentiment personnel Ó Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que _DŌher_ lui avait ķcrite lors de la rķvolution de Damas, ni toutes les dķmarches hostiles que le chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek. D'ailleurs la cupiditķ se joignait Ó la haine. Le ministre de DŌher, _Ybrahim-SabbŌr_[88], passait pour avoir entassķ des trķsors extraordinaires, et l'╔gyptien voyait, en perdant DŌher, le double avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balanńa donc pas Ó entreprendre cette guerre, et il en fit les prķparatifs avec toute l'activitķ que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie extraordinaire; il fit venir des canonniers ķtrangers, et il en confia le commandement Ó l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un canon de 16 pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile. Enfin, au mois de fķvrier 1776, il parut en Palestine avec une armķe ķgale Ó celle qu'il avait menķe contre Damas. A son approche, les gens de DŌher qui occupaient _Gaze_, ne pouvant espķrer de s'y soutenir, se retirĶrent; il s'en empara, et sans s'arrĻter il marcha contre YŌfŌ. Cette ville, qui avait une garnison, et dont les habitants avaient tous l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut l'assiķger. L'histoire de ce siķge serait un monument curieux de l'ignorance de ces contrķes dans l'art militaire; quelques faits principaux en donneront une idķe suffisante. _YŌfŌ_, l'ancienne Ioppķ, est situķe sur un rivage dont le niveau gķnķral est peu ķlevķ au-dessus de la mer. Le seul emplacement de la ville se trouve Ļtre une colline en pain de sucre, d'environ 130 pieds perpendiculaires. Les maisons, distribuķes sur la pente, offrent le coup d'oeil pittoresque des gradins d'un amphithķŌtre; sur la pointe est une petite citadelle qui domine le tout; le bas de la colline est enceint d'un mur sans rempart, de 12 Ó 14 pieds de haut, sur 2 ou 3 d'ķpaisseur. Les crķneaux qui rĶgnent sur son faŅte sont les seuls signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de fossķ, est entourķ de jardins, o∙ les limons, les oranges et les poncires acquiĶrent dans un sol lķger une grosseur prodigieuse: voilÓ la ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour dķfenseurs 5 Ó 600 _Safadiens_ et autant d'habitants, qui, Ó la vue de l'ennemi, prirent leur sabre et leur fusil Ó pierre et Ó mĶche. Ils avaient quelques canons de bronze de 24 livres de balles, sans aff¹ts; il les ķlevĶrent tant bien que mal sur quelques charpentes faites Ó la hŌte: et comptant le courage et la haine pour la force, ils rķpondirent aux sommations de l'ennemi par des menaces et des coups de fusil. Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les rĶgles de l'art, qu'il se plańa Ó demi-portķe du canon; les boulets qui tombĶrent sur ses tentes l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expķrience, nouvelle leńon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa tente, o∙ le luxe le plus effrķnķ fut dķployķ de toutes parts: on dressa tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques firent des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des limoniers; et la suite de l'armķe s'arrangea comme elle put: on distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et, sans faire de retranchements, on se rķputa campķ. Il fallait dresser des batteries; on choisit un terrain un peu ķlevķ vers le sud-est de la ville, et lÓ, derriĶre quelques murs de jardin, on pointa 8 piĶces de gros canons Ó 200 pas de la ville, et l'on commenńa de tirer, malgrķ les fusiliers de l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuĶrent plusieurs canonniers. Tout cet ordre paraŅtra si ķtrange en Europe, que l'on sera tentķ d'en douter; mais ces faits n'ont pas 11 ans: j'ai vu les lieux, j'ai entendu nombre de tķmoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altķrer ni en bien ni en mal des faits sur lesquels l'esprit d'une nation doit Ļtre jugķ. On sent qu'un mur de 3 pieds d'ķpaisseur et sans rempart fut bient¶t ouvert d'une large brĶche; il fallut, non pas y monter, mais la franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fŅt Ó cheval; mais on leur fit comprendre que cela ķtait impossible; et, pour la premiĶre fois, ils consentirent Ó marcher Ó pied. Ce dut Ļtre un spectacle curieux de les voir avec leurs immenses culottes de _sailles_ de Venise, embarrassķs de leurs beniches retroussķs, le sabre courbe Ó la main et le pistolet au c¶tķ, avancer en trķbuchant parmi les dķcombres d'une muraille. Ils crurent avoir tout surmontķ, quand ils eurent franchi cet obstacle; mais les assiķgķs, qui jugeaient mieux, attendirent qu'ils eussent dķbouchķ sur le terrain vide qui est entre la ville et le mur; lÓ ils les assaillirent, du haut des terrasses et des fenĻtres des maisons, d'une telle grĻle de balles, que les Mamlouks n'eurent pas mĻme l'envie de mettre le feu; ils se retirĶrent, persuadķs que cet endroit ķtait un coupe-gorge impķnķtrable, puisqu'on n'y pouvait entrer Ó cheval. MourŌd-bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-bek sķchait de dķsespoir, de rage et de soucis: 46 jours se passĶrent ainsi. Cependant les assiķgķs, dont le nombre diminuait par les attaques rķitķrķes, et qui ne voyaient pas qu'on leur prķparŌt des secours du c¶tķ d'_Acre_, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de DŌher. Les musulmans surtout se plaignaient que les chrķtiens, occupķs Ó prier, se tenaient plus dans les ķglises qu'au champ de bataille. Quelques personnes ouvrirent des pourparlers: on proposa d'abandonner la place si les ╔gyptiens donnaient des s¹retķs: on arrĻta des conditions, et l'on pouvait regarder le traitķ comme conclu, lorsque dans la sķcuritķ qu'il occasionait, quelques Mamlouks entrĶrent dans la ville. La foule les suivit, ils voulurent piller, on voulut se dķfendre, et l'attaque recommenńa; l'armķe alors s'y prķcipita en foule, et la ville ķprouva les horreurs du sac; femmes, enfants, vieillards, hommes faits, tout fut passķ au fil du sabre; et Mohammad, aussi lŌche que barbare, fit ķriger sous ses yeux, pour monument de sa victoire, une pyramide de toutes les tĻtes de ces infortunķs: on assure qu'elles passaient 1200. Cette catastrophe, arrivķe le 19 mai 1776, rķpandit la terreur dans tout le pays. Le chaik DŌher mĻme s'enfuit d'Acre, o∙ son fils Ali le remplańa. Cet Ali, dont la Syrie cķlĶbre encore l'active intrķpiditķ, mais qui en a terni la gloire par ses rķvoltes perpķtuelles contre son pĶre; cet Ali crut que Mohammad, avec qui il avait fait un traitķ, le respecterait; mais le Mamlouk, arrivķ aux portes d'Acre, lui dķclara que, pour prix de son amitiķ, il voulait la tĻte de DŌher mĻme. Ali, trompķ, rejeta le parricide, et abandonna la ville aux ╔gyptiens; ils la pillĶrent complĶtement: Ó peine les nķgociants franńais furent-ils ķpargnķs; bient¶t mĻme ils se virent dans un danger affreux. Mohammad, instruit qu'ils ķtaient dķpositaires des richesses d'Ybrahim, KiŌya de DŌher, leur dķclara que s'ils ne les restituaient, il les ferait tous ķgorger. Le dimanche suivant ķtait assignķ pour cette terrible recherche, quand le hasard vint les dķlivrer, eux et la Syrie, de ce flķau. Mohammad, saisi d'une fiĶvre maligne, pķrit en 2 jours Ó la fleur de l'Ōge[89]. Les chrķtiens de Syrie sont persuadķs que cette mort fut une punition du prophĶte ╔lie, dont il viola l'ķglise sur le Carmel. Ils racontent mĻme que, dans son agonie, il le vit plusieurs fois sous la forme d'un vieillard, et qu'il s'ķcriait sans cesse: _Otez-moi ce vieillard qui m'assiķge et m'ķpouvante_. Mais ceux qui approchĶrent de ce gķnķral dans ses derniers moments, ont rapportķ au Kaire, Ó des personnes dignes de foi, que cette vision, effet du dķlire, avait son origine dans le souvenir de meurtres particuliers, et que la mort de Mohammad fut due aux causes bien naturelles d'un climat connu pour malsain, d'une chaleur excessive, d'une fatigue immodķrķe et des soucis cuisants que lui avait causķs le siķge de YŌfa. Il n'est pas hors de propos de remarquer Ó ce sujet, que si l'on ķcrivait l'histoire des chrķtiens de Syrie et d'╔gypte, elle serait aussi remplie de prodiges et d'apparitions qu'au temps passķ. Cette mort ne fut pas plus t¶t connue, que toute cette armķe, par une dķroute semblable Ó celle de Damas, prit en tumulte le chemin de l'╔gypte. MourŌd-bek, Ó qui la faveur de Mohammad avait acquis un grand crķdit, se hŌta de regagner le Kaire, pour y disputer le commandement Ó Ybrahim-bek. Celui-ci, ķgalement affranchi et favori du mort, n'eut pas plus t¶t appris l'ķtat des affaires, qu'il prit des mesures pour s'assurer une autoritķ dont il ķtait dķpositaire depuis l'absence de son patron. Tout annonńait une guerre ouverte; mais les deux rivaux, mesurant chacun leurs moyens, se trouvĶrent une ķgalitķ qui leur fit craindre l'issue d'un combat. Ils prirent le parti de la paix, et ils passĶrent un accord, par lequel l'autoritķ resta indivise, Ó condition cependant qu'Ybrahim conserverait le titre de _chaik-el-beled_, ou de _commandant_: l'intķrĻt de leur s¹retķ commune dķcida surtout cet arrangement. Depuis la mort d'Ali-bek, les beks et les kachefs, issus de sa _maison_[90], frķmissaient en secret de voir la puissance passķe aux mains d'une faction nouvelle; la supķrioritķ de Mohammad, ci-devant leur ķgal, avait blessķ leurs prķtentions; celle de ses esclaves leur parut encore plus insupportable: ils rķsolurent de s'en affranchir; et ils commencĶrent des intrigues et des cabales qui aboutirent Ó former une ligue contre Ybrahim et MourŌd. Elle eut pour chef cet Ismaļl-bek qui avait trahi Ali-bek, et qui restait seul bek de la crķation d'Ybrahim KiŌfa. Il se conduisit avec tant d'artifice, que MourŌd et Ybrahim furent obligķs d'ķvacuer le Kaire de leur propre mouvement; ils se rķfugiĶrent sous la protection du chŌteau; mais Ismaļl les y ayant assiķgķs, ils prirent le parti de passer au Sa’d. Peu aprĶs, la conduite tyrannique de ce chef leur procura une foule de transfuges avec lesquels ils revinrent l'attaquer, et ils le chassĶrent Ó leur tour. Ismaļl dķpossķdķ s'enfuit Ó Gaze, d'o∙ il passa par mer Ó _Dernķ_ Ó l'ouest d'Alexandrie, et se rendit par le dķsert au Sa’d. D'autre part, _Hasan-bek_, ci-devant gouverneur de Djedda, ayant ķtķ exilķ du Kaire et s'ķtant pareillement rķfugiķ au Sa’d, ces deux chefs s'unirent d'intķrĻts, et formĶrent un parti qui subsiste encore. MourŌd et Ybrahim, inquiets de sa durķe, ont tentķ plusieurs fois de le dķtruire, sans en pouvoir venir Ó bout. Ils avaient fini par accorder aux rebelles un district au-dessus de Djirdjķ; mais ces Mamlouks, qui ne soupirent qu'aprĶs les dķlices du Kaire, ayant fait quelques mouvements en 1783, MourŌd-bek crut devoir faire une tentative pour les exterminer: j'arrivai dans le temps qu'il en faisait les prķparatifs. Ses gens, rķpandus sur le Nil, arrĻtaient tous les bateaux qu'ils rencontraient, et, le bŌton Ó la main, forńaient les malheureux patrons de les suivre au Kaire; chacun fuyait pour se dķrober Ó une corvķe qui ne devait rapporter aucun salaire. Dans la ville, on avait imposķ une contribution de 500,000 dahlers[91] sur le commerce; on forńait les boulangers et les divers marchands Ó fournir leurs denrķes au-dessous du prix qu'elles leur co¹taient, et toutes ces extorsions, si abhorrķes en Europe, ķtaient des choses d'usage. Tout fut prĻt dans les premiers jours d'avril, et MourŌd partit pour le Sa’d. Les nouvelles de Constantinople et celles d'Europe qui les rķpĶtent, peignirent dans le temps cette expķdition comme une guerre considķrable, et l'armķe de MourŌd comme une puissante armķe; elle l'ķtait relativement Ó ses moyens et Ó l'ķtat de l'╔gypte; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle ne passait pas 2,000 cavaliers. A voir l'altķration habituelle des nouvelles de Constantinople, il faut croire, ou que les Turks de la capitale n'entendent rien aux affaires de l'╔gypte et de la Syrie, ou qu'ils veulent en imposer aux Europķens. Le peu de communication qu'il y a entre ces parties ķloignķes de l'empire, rend le premier cas plus probable que le second. D'un autre c¶tķ, il semblerait que la rķsidence de nos nķgociants dans les diverses ķchelles d¹t nous ķclaircir; mais les nķgociants, renfermķs dans leurs _kans_ comme dans des prisons, ne s'embarrassent que peu de tout ce qui est ķtranger Ó leur commerce, et ils se contentent de rire des gazettes qu'on leur envoie d'Europe. Quelquefois ils ont voulu les redresser; mais on a fait un si mauvais emploi de leurs renseignements, qu'ils ont renoncķ Ó un soin onķreux et sans profit. MourŌd, parti du Kaire, conduisit ses cavaliers Ó grandes journķes le long du fleuve; les ķquipages, les munitions, suivaient dans les bateaux, et le vent du nord, qui rĶgne le plus souvent, favorisait leur diligence. Les exilķs, au nombre d'environ 500, ķtaient placķs au-dessus de Djirdjķ. Lorsqu'ils apprirent l'arrivķe de l'ennemi, la division se mit parmi eux: quelques-uns voulaient combattre, d'autres voulaient capituler; plusieurs prirent ce dernier parti, et se rendirent Ó MourŌd-bek; mais Hasan et Ismaļl, toujours inķbranlables, remontĶrent vers Asouan, suivis d'environ 250 cavaliers. MourŌd les poursuivit jusque vers la cataracte, o∙ ils s'ķtablirent sur des lieux escarpķs si avantageux, que les Mamlouks, toujours ignorants dans la guerre de poste, tinrent pour impossible de les forcer. D'ailleurs, craignant qu'une trop longue absence du Kaire n'y fŅt ķclore des nouveautķs contre lui-mĻme, MourŌd se hŌta d'y revenir, et les exilķs, sortis d'embarras, revinrent prendre possession de leur poste au Sa’de, comme ci-devant. Dans une sociķtķ o∙ les passions des particuliers ne sont point dirigķes vers un but gķnķral; o∙ chacun, ne pensant qu'Ó soi, ne voit dans l'incertitude du lendemain que l'intķrĻt du moment; o∙ les chefs, n'imprimant aucun sentiment de respect, ne peuvent maintenir la subordination: dans une pareille sociķtķ, un ķtat fixe et constant est une chose impossible; le choc tumultueux des parties incohķrentes doit donner une mobilitķ perpķtuelle Ó la machine entiĶre: c'est ce qui ne cesse d'arriver dans la sociķtķ des Mamlouks au Kaire. A peine MourŌd fut-il de retour, que de nouvelles combinaisons d'intķrĻts excitĶrent de nouveaux troubles; outre sa faction et celles d'Ybrahim et de la maison d'Ali-bek, il y avait encore au Kaire divers beks sortis d'autres maisons ķtrangĶres Ó celles-lÓ. Ces beks, que leur faiblesse particuliĶre faisait nķgliger par les factions dominantes, s'avisĶrent, au mois de juillet 1783, de rķunir leurs forces, jusqu'alors isolķes, et de former un parti qui e¹t aussi ses prķtentions au commandement. Le hasard voulut que cette ligue f¹t ķventķe, et leurs chefs, au nombre de 5, se virent condamnķs Ó l'improviste Ó passer en exil dans le Delta. Ils feignirent de se soumettre; mais Ó peine furent-ils sortis de la ville, qu'ils prirent la route du Sa’de, refuge ordinaire et commode de tous les mķcontents: on les poursuivit inutilement pendant une journķe dans le dķsert des pyramides; ils ķchappĶrent aux Mamlouks et aux Arabes, et ils arrivĶrent sans accident Ó Miniķ, o∙ ils s'ķtablirent. Ce village, situķ 40 lieues au-dessus du Kaire, et placķ sur le bord du Nil qu'il domine, ķtait trĶs-propre Ó leur dessein. MaŅtres du fleuve, ils pouvaient arrĻter tout ce qui descendait du Sa’de: ils surent en profiter; l'envoi de blķ que cette province fait chaque annķe en cette saison ķtait une circonstance favorable; ils la saisirent; et le Kaire, frustrķ de son approvisionnement, se vit menacķ de la famine. D'autre part, les beks et les propriķtaires dont les terres ķtaient dans le _Fa’oum_ et au-delÓ perdirent leurs revenus, parce que les exilķs les mirent Ó contribution. Ce double dķsordre exigeait une nouvelle expķdition. MourŌd-bek, fatiguķ de la prķcķdente, refusa d'en faire une autre; Ybrahim-bek s'en chargea. DĶs le mois d'ao¹t, malgrķ le _RamŌdan_, on en fit les prķparatifs: comme Ó l'autre, on saisit tous les bateaux et leurs patrons; on imposa des contributions; on contraignit les fournisseurs. Enfin, dans les premiers jours d'octobre, Ybrahim partit avec une armķe qui passait pour formidable, parce qu'elle ķtait d'environ 3,000 cavaliers. La marche se fit par le Nil, attendu que les eaux de l'inondation n'avaient pas encore ķvacuķ tout le pays, et que le terrain restait fangeux. En peu de jours on fut en prķsence. Ybrahim, qui n'a pas l'humeur si guerriĶre que MourŌd, n'attaqua point les confķdķrķs; il entra en nķgociation, et il conclut un traitķ verbal, dont les conditions furent le retour des beks et leur rķtablissement. MourŌd, qui soupńonna quelque trame contre lui dans cet accord, en fut trĶs-mķcontent: la dķfiance s'ķtablit plus que jamais entre lui et son rival. L'arrogance que les exilķs montrĶrent dans un divan gķnķral acheva de l'alarmer: il se crut trahi; et, pour en prķvenir l'effet, il sortit du Kaire avec ses agents, et il se retira au Sa’de. On crut qu'il y avait une guerre ouverte; mais Ybrahim temporisa. Au bout de 4 mois, MourŌd vint Ó Djizķ, comme pour dķcider la querelle par une bataille: pendant 25 jours, les deux partis, sķparķs par le fleuve, restĶrent en prķsence sans rien faire. On pourparla; mais MourŌd, mķcontent des conditions, et ne se trouvant pas assez fort pour en dicter de vive force, retourna au Sa’de. Il y fut suivi par des envoyķs qui, aprĶs 4 mois de nķgociations, parvinrent enfin Ó le ramener au Kaire: les conditions furent qu'il continuerait de partager l'autoritķ avec Ybrahim, et que les 5 beks seraient dķpouillķs de leurs biens. Ces beks, se voyant sacrifiķs par Ybrahim, prirent la fuite; MourŌd les poursuivit, et, les ayant fait prendre par les Arabes du dķsert, il les ramena au Kaire pour les y garder Ó vue. Alors la paix sembla rķtablie; mais ce qui s'ķtait passķ entre les deux commandants leur avait trop dķvoilķ Ó chacun leurs vķritables intentions, pour qu'ils pussent dķsormais vivre comme amis. Chacun d'eux, bien convaincu que son rival n'ķpiait que l'occasion de le perdre, veilla pour ķviter une surprise, ou la prķparer. Cette guerre sourde en vint au point d'obliger MourŌd-bek de quitter le Kaire en 1784; mais, en se campant aux portes, il y tint une si bonne contenance, qu'Ybrahim, effrayķ Ó son tour, s'enfuit avec ses gens au Sa’de. Il y resta jusqu'en mars 1785, que, par un nouvel accord, il est revenu au Kaire. Il y partage comme ci-devant l'autoritķ avec son rival, en attendant que quelque nouvelle intrigue lui fournisse l'occasion de prendre sa revanche. Tel est le sommaire des rķvolutions qui ont agitķ l'╔gypte dans ces derniĶres annķes. Je n'ai point dķtaillķ la foule d'incidents dont les ķvķnements ont ķtķ compliquķs, parce que, outre leur incertitude, ils ne portent ni intķrĻt ni instruction: ce sont toujours des cabales, des intrigues, des trahisons, des meurtres, dont la rķpķtition finit par ennuyer; c'en est assez si le lecteur saisit la chaŅne des faits principaux, et en tire des idķes gķnķrales sur les moeurs et l'ķtat politique du pays qu'il ķtudie. Il nous reste Ó joindre sur ces deux objets de plus grands ķclaircissements. CHAPITRE V. ╔tat prķsent de L'╔gypte. Depuis la rķvolution d'Ybrahim KiŌya, et surtout depuis celle d'Ali-bek, le pouvoir des Ottomans en ╔gypte est devenu plus prķcaire que dans aucune autre province. Il est bien vrai que la Porte y conserve toujours un pacha; mais ce pacha, resserrķ et gardķ Ó vue dans le chŌteau du Kaire, est plut¶t le prisonnier des Mamlouks que le substitut du sultan. On le dķpose, on l'exile, on le chasse Ó volontķ; et, sur la simple sommation d'un hķraut vĻtu de noir[92], il _descend_ de son palais comme le plus simple particulier. Quelques pachas, choisis Ó dessein par la Porte, ont tentķ, par des manķges secrets, de rķtablir les pouvoirs de leur dignitķ; mais les beks ont rendu ces intrigues si dangereuses, qu'ils se bornent maintenant Ó passer tranquillement les trois ans que doit durer leur captivitķ, et Ó manger en paix la pension qu'on leur alloue. Cependant les beks, dans la crainte de porter le divan Ó quelque parti violent, n'osent dķclarer leur indķpendance. Tout continue de se faire au nom du sultan: ses ordres sont reńus, comme l'on dit, _sur la tĻte et sur les yeux_, c'est-Ó-dire avec le plus grand respect; mais cette apparence illusoire n'est jamais suivie de l'exķcution. Le tribut est souvent suspendu, et il subit toujours des dķfalcations. On passe en compte des dķpenses, telles que le curage des canaux, le transport des dķcombres du Kaire Ó la mer, le paiement des troupes, la rķparation des mosquķes, etc., etc., qui sont autant de dķpenses fausses et simulķes. On trompe sur le degrķ de l'inondation des terres: la crainte seule des caravelles qui, chaque annķe, viennent Ó DamiŌt et Ó Alexandrie, fait acquitter la contribution des riz et des blķs; encore trouve-t-on le moyen d'altķrer les fournissements effectifs en capitulant avec ceux qui les reńoivent. De son c¶tķ, la Porte, fidĶle Ó sa politique ordinaire, ferme les yeux sur tous ces abus; elle sent que, pour les rķprimer, il faudrait des efforts co¹teux, et peut-Ļtre mĻme une guerre ouverte qui compromettrait sa dignitķ: d'ailleurs, depuis plusieurs annķes, des intķrĻts plus pressants l'obligent de rassembler vers le nord toutes ses forces; occupķe de sa propre s¹retķ dans Constantinople, elle laisse aux circonstances le soin de rķtablir son pouvoir dans les provinces ķloignķes: elle fomente les divisions des divers partis, pour empĻcher qu'aucun ne prenne consistance; et cette mķthode, qui ne l'a point encore trompķe, est ķgalement avantageuse Ó ses grands officiers, qui se font de gros revenus en vendant aux rebelles leur protection et leur influence. L'amiral actuel, _Hasan-Pacha_, a su plus d'une fois s'en prķvaloir vis-Ó-vis de MourŌd et d'Ybrahim, de maniĶre Ó en obtenir des sommes considķrables. CHAPITRE VI. Constitution de la Milice des Mamlouks. En s'emparant du gouvernement de l'╔gypte, les Mamlouks ont pris des mesures qui semblent leur en assurer la possession. La plus efficace, sans doute, est l'a prķcaution qu'ils ont eue d'avilir les corps militaires des _azŌbs_ et des _janissaires_. Ces deux corps, qui jadis ķtaient la terreur du pacha, ne sont plus que des simulacres aussi vains que lui-mĻme. La Porte a encore cette faute Ó se reprocher: car, dĶs avant l'instruction d'Ybrahim _KiŌya_, le nombre des troupes turkes, qui devait Ļtre de 40,000 hommes, partie cavalerie, avait ķtķ rķduit Ó plus de moitiķ par l'avarice des commandants, qui dķtournaient les payes Ó leur profit; aprĶs Ybrahim, Ali-bek complķta ce dķsordre. D'abord il se dķfit de tous les chefs qui pouvaient lui faire ombrage; il laissa vaquer les places sans les remplir; il ¶ta aux commandants toute influence, et il avilit toutes les troupes turkes, au point qu'aujourd'hui les janissaires, les azŌbs et les 5 autres corps ne sont qu'un ramas d'artisans, de goujats et de vagabonds qui gardent les portes de qui les paie, et qui tremblent devant les Mamlouks comme la populace du Kaire. C'est vķritablement dans le corps de ces Mamlouks que consiste toute la force militaire de l'╔gypte: parmi eux, quelques centaines sont rķpandues dans le pays et les villages pour y maintenir l'autoritķ, y percevoir les tributs, et veiller aux exactions; mais la masse est rassemblķe au Kaire. D'aprĶs les supputations de personnes instruites, leur nombre ne doit pas excķder 8,500 hommes, tant beks, kŌchefs, que simples affranchis et Mamlouks encore esclaves; dans ce nombre, il y a une foule de jeunes gens qui n'ont pas atteint 20 et 22 ans. La plus forte maison est celle d'_Ybrahim-bek_, qui a environ 600 Mamlouks: aprĶs lui vient MourŌd, qui n'en a pas plus de 400, mais qui, par son audace et sa prodigalitķ, fait contre-poids Ó l'opulence avare de son rival; le reste des beks, au nombre de 18 Ó 20, en a depuis 50 jusqu'Ó 200. Il y a en outre un grand nombre de Mamlouks que l'on pourrait appeler vagues, en ce qu'ķtant issus de maisons ķteintes, ils s'attachent Ó l'une ou Ó l'autre, selon leur intķrĻt, prĻts Ó changer pour qui leur donnera davantage. Il faut encore compter quelques _SerrŌdjes_, espĶce de domestiques Ó cheval, qui portent les ordres des beks, et remplissent les fonctions d'huissiers: le tout ensemble ne va pas Ó 10,000 cavaliers. On ne doit point compter d'infanterie: elle n'est point estimķe en Turkie, et surtout dans les provinces d'Asie. Les prķjugķs des anciens Perses et des Tartares rĶgnent encore dans ces contrķes: la guerre n'y ķtant que l'art de fuir ou de poursuivre, l'homme de cheval qui remplit le mieux ce double but est rķputķ le seul homme de guerre; et comme chez les barbares, l'homme de guerre est le seul homme distinguķ, il en est rķsultķ, pour la marche Ó pied, quelque chose d'avilissant qui l'a fait rķserver au peuple. C'est Ó ce titre que les Mamlouks ne permettent aux habitants de l'╔gypte que les mulets et les Ōnes, et qu'eux seuls ont le privilķge d'aller Ó cheval; ils en usent dans toute son ķtendue: Ó la ville, Ó la campagne, en visite, mĻme de porte en porte, on ne les voit jamais qu'Ó cheval. Leur habillement est venu se joindre aux prķjugķs pour leur en imposer l'obligation. Cet habillement, qui, pour la forme, ne diffĶre point de celui de tous les gens aisķs en Turkie, mķrite d'Ļtre dķcrit. ¦ I. VĻtements des Mamlouks. D'abord c'est une ample chemise de toile de coton claire et jaunŌtre, par-dessus laquelle on revĻt une espĶce de robe de chambre en toile des Indes, ou en ķtoffes lķgĶres de Damas et d'Alep. Cette robe appelķe _antari_, tombe du cou aux chevilles, et croise sur le devant du corps jusque vers les hanches, o∙ elle se fixe par 2 cordons. Sur cette premiĶre enveloppe vient une seconde, de la mĻme forme, de la mĻme ampleur, et dont les larges manches tombent ķgalement jusqu'au bout des doigts. Celle-ci s'appelle _coftŌn_; elle se fait ordinairement d'ķtoffes de soie plus riches que la premiĶre. Une longue ceinture serre ces deux vĻtements Ó la taille, et partage le corps en deux paquets. Par-dessus ces deux piĶces en vient une 3^{e}, que l'on appelle _djoubķ_; elle est de drap sans doublure, elle a la mĻme forme gķnķrale, exceptķ que ses manches sont coupķes au coude. Dans l'hiver, et souvent mĻme dans l'ķtķ, ce _djoubķ_ est garni d'une fourrure, et devient _pelisse_. Enfin on met par-dessus ces 3 enveloppes une derniĶre, que l'on appelle _beniche_. C'est le manteau ou l'habit de cķrķmonie. Son emploi est de couvrir exactement tout le corps, mĻme le bout des doigts, qu'il serait trĶs-indķcent de laisser paraŅtre devant les grands. Sous ce beniche, le corps a l'air d'un long sac d'o∙ sortent un cou nu et une tĻte sans cheveux, couverte d'un turban. Celui des Mamlouks, appelķ _qŌouq_, est un cylindre jaune, garni en dehors d'un rouleau de mousseline artistement compassķ. Leurs pieds sont couverts d'un chausson de cuir jaune qui remonte jusqu'aux talons, et d'une pantoufle sans quartier, toujours prĻte Ó rester en chemin. Mais la piĶce la plus singuliĶre de cet habillement est une espĶce de pantalon dont l'ampleur est telle, que dans sa hauteur, il arrive au menton, et que chacune de ses jambes pourrait recevoir le corps entier: ajoutez que les Mamlouks le font de ce drap de Venise qu'on appelle _saille_, qui, quoique aussi moelleux que l'elbeuf, est plus ķpais que la bure; et que, pour marcher plus Ó l'aise, ils y renferment, sous une ceinture Ó coulisse, toute la partie pendante des vĻtements dont nous avons parlķ. Ainsi emmaillotķs, on conńoit que les Mamlouks ne sont pas des piķtons agiles; mais ce que l'on ne conńoit qu'aprĶs avoir vu les hommes de divers pays, est qu'ils regardent leur habillement comme trĶs-commode. En vain leur objecte-t-on qu'Ó pied il empĻche de marcher, qu'Ó cheval il charge inutilement, et que tout cavalier dķmontķ est un homme perdu; ils rķpondent: _C'est l'usage_, et ce mot rķpond Ó tout. ¦ II. ╔quipage des Mamlouks. Voyons si l'ķquipage de leur cheval est mieux raisonnķ. Depuis que l'on a pris en Europe le bon esprit de se rendre compte des motifs de chaque chose, on a senti que le cheval, pour exķcuter ses mouvements sous le cavalier, avait besoin d'Ļtre le moins chargķ qu'il est possible, et l'on a allķgķ son harnais autant que le permettait la soliditķ. Cette rķvolution, que le 18^{e} siĶcle a vu ķclore parmi nous, est encore bien loin des Mamlouks, dont l'esprit est restķ au 12^{e} siĶcle. Toujours guidķs par l'usage, ils donnent au cheval une selle dont la charpente grossiĶre est chargķe de fer, de bois et de cuir. Sur cette selle s'ķlĶve un troussequin de 8 pouces de hauteur, qui couvre le cavalier jusqu'aux reins, pendant que, sur le devant, un pommeau, saillant de 4 Ó 5 pouces, menace sa poitrine quand il se penche. Sous la selle, au lieu de coussins, ils ķtendent 3 ķpaisses couvertures de laine: le tout est fixķ par une sangle qui passe sur la selle, et s'attache, non par des boucles Ó ardillon, mais par des noeuds de courroies peu solides et trĶs-compliquķs. D'ailleurs, ces selles ont un large poitrail et manquent de croupiĶre, ce qui les jette trop sur les ķpaules du cheval. Les ķtriers sont une plaque de cuivre plus longue et plus large que le pied, et dont les c¶tķs, relevķs d'un pouce, viennent mourir Ó l'anse d'o∙ ils pendent. Les angles de cette plaque sont tranchants, et servent, au lieu d'ķperon, Ó ouvrir les flancs par de longues blessures. Le poids ordinaire d'une paire de ces ķtriers est de 9 Ó 10 livres, et souvent ils passent 12 et 13. La selle et les couvertures n'en pĶsent pas moins de 25; ainsi le cheval porte d'abord un poids de 36 livres, ce qui est d'autant plus ridicule, que les chevaux d'╔gypte sont trĶs-petits. La bride est aussi mal conńue dans son genre; elle est de l'espĶce qu'on appelle _Ó la genette_, sans articulation. La gourmette, qui n'est qu'un anneau de fer, serre le menton, au point d'en couper la peau; aussi tous ces chevaux ont les barres brisķes, et manquent absolument de _bouche_: c'est un effet nķcessaire des pratiques des Mamlouks, qui, au lieu de la mķnager comme nous, la dķtruisent par des saccades violentes; ils les emploient surtout pour une manoeuvre qui leur est particuliĶre: elle consiste Ó lancer le cheval Ó bride abattue, puis Ó l'arrĻter subitement au plus fort de la course; saisi par le mords, le cheval roidit les jambes, plie les jarrets, et termine sa carriĶre en glissant d'une seule piĶce, comme un cheval de bois: on conńoit combien cette manoeuvre rķpķtķe perd les jambes et la bouche; mais les Mamlouks lui trouvent de la grace, et elle convient Ó leur maniĶre de combattre. Du reste, malgrķ leurs jambes en crochets, et les perpķtuels mouvements de leurs corps, on ne peut nier qu'ils ne soient des cavaliers fermes et vigoureux, et qu'ils n'aient quelque chose de guerrier qui flatte l'oeil mĻme d'un ķtranger; il faut convenir aussi qu'ils ont mieux raisonnķ le choix de leurs armes. ¦ III. Armes des Mamlouks. La premiĶre est une carabine anglaise d'environ 30 pouces de longueur, et d'un calibre tel, qu'elle peut lancer Ó la fois 10 Ó 12 balles, dont l'effet, mĻme sans adresse, est toujours meurtrier. En second lieu, ils portent Ó la ceinture 2 grands pistolets qui tiennent au vĻtement par un cordon de soie. A l'arńon pend quelquefois une masse d'armes dont ils se servent pour assommer; enfin, sur la cuisse gauche pend Ó une bandouliĶre un sabre courbe, d'une espĶce peu connue en Europe; sa lame, prise en ligne droite, n'a pas plus de 24 pouces, mais, mesurķe dans sa courbure, elle en a 30. Cette forme, qui nous paraŅt bizarre, n'a pas ķtķ adoptķe sans motifs; l'expķrience apprend que l'effet d'une lame droite est bornķ au lieu et au moment de sa chute, parce qu'elle ne coupe qu'en appuyant: une lame courbe, au contraire, prķsentant le tranchant en retraite, glisse par l'effort du bras, et continue son action dans un long espace. Les barbares, dont l'esprit s'exerce de prķfķrence sur les arts meurtriers, n'ont pas manquķ cette observation, et de lÓ l'usage des cimeterres, si gķnķral et si ancien dans l'Orient. Le commun des Mamlouks tire les siens de Constantinople et d'Europe; mais les beks se disputent les lames de Perse et des anciennes fabriques de Damas[93], qu'ils paient jusqu'Ó 40 et 50 louis. Les qualitķs qu'ils en estiment sont la lķgĶretķ, la trempe ķgale et bien sonnante, les ondulations du fer, et surtout la finesse du tranchant: il faut avouer qu'elle est exquise; mais ces lames ont le dķfaut d'Ļtre fragiles comme le verre. ¦ IV. ╔ducation et exercices des Mamlouks. L'art de se servir de ces armes fait le sujet de l'ķducation des Mamlouks, et l'occupation de toute leur vie. Chaque jour, de grand matin, la plupart se rendent dans une plaine hors du Kaire; et lÓ, courant Ó toute bride, ils s'exercent Ó sortir prestement la carabine de la bandouliĶre, Ó la tirer juste, Ó la jeter sous la cuisse, pour saisir un pistolet qu'ils tirent et jettent par-dessus l'ķpaule: puis un second, dont ils font de mĻme, se fiant au cordon qui les attache, sans perdre de temps Ó les replacer. Les beks prķsents les encouragent; et quiconque brise le vase de terre qui sert de but reńoit des ķloges et de l'argent. Ils s'exercent aussi Ó bien manier le sabre, et surtout Ó donner le coup de revers, qui prend de bas en haut, et qui est le plus difficile Ó parer. Leurs tranchants sont si bons, et leurs mains si adroites, que plusieurs coupent une tĻte de coton mouillķ, comme un pain de beurre. Ils tirent aussi l'arc, quoiqu'ils l'aient banni des combats; mais leur exercice favori est celui du _Djerid_: ce nom, qui signifie proprement _roseau_, se donne en gķnķral Ó tout bŌton qu'on lance Ó la main selon des principes qui ont d¹ Ļtre ceux des Romains pour le _pilum_; au lieu de bŌton, les Mamlouks emploient des branches fraŅches de palmier effeuillķes. Ces branches, qui ont la forme d'une tige d'artichaut, ont 4 pieds de longueur, et pĶsent 5 Ó 6 livres. Armķs de ce trait, les cavaliers entrent en lice, et courant Ó toute bride, ils se le lancent d'assez loin. Sit¶t lancķ, l'agresseur tourne bride, et celui qui fuit poursuit et jette Ó son tour. Les chevaux, dressķs par l'habitude, secondent si bien leurs maŅtres, qu'on dirait qu'ils y prennent autant de plaisir; mais ce plaisir est dangereux, car il y a des bras qui lancent avec tant de roideur, que souvent le coup blesse, et mĻme devient mortel. Malheur Ó qui n'esquivait pas le djerid d'Ali-bek! Ces jeux, qui nous semblent barbares, tiennent de prĶs Ó l'ķtat politique des nations. Il n'y a pas 3 siĶcles qu'ils existaient parmi nous, et leur extinction est bien moins due Ó l'accident de Henri II, ou Ó un esprit philosophique, qu'Ó un ķtat de paix intķrieure qui les a rendus inutiles. Chez les Turks, au contraire, et chez les Mamlouks, ils se sont conservķs, parce que l'anarchie de leur sociķtķ a continuķ de faire un besoin de tout ce qui est relatif Ó la guerre. Voyons si leurs progrĶs dans cette partie sont proportionnķs Ó leur pratique. ¦ V. Art Militaire des Mamlouks. Dans notre Europe, quand on parle de troupes et de guerre, on se figure sur-le-champ une distribution d'hommes par compagnies, par bataillons, par escadrons; des uniformes de tailles et de couleurs, des formations par rangs et lignes, des combinaisons de manoeuvres particuliĶres ou d'ķvolutions gķnķrales; en un mot, tout un systĶme d'opķrations fondķes sur des principes rķflķchis. Ces idķes sont justes par rapport Ó nous; mais quand on les transporte aux pays dont nous traitons, elles deviennent autant d'erreurs. Les Mamlouks ne connaissent rien de notre art militaire; ils n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni formation, ni discipline, ni mĻme de subordination. Leur rķunion est un attroupement, leur marche est une cohue, leur combat est un duel, leur guerre est un brigandage; ordinairement elle se fait dans la ville mĻme du Kaire: au moment qu'on y pense le moins, une cabale ķclate, des beks montent Ó cheval, l'alarme se rķpand, leurs adversaires paraissent: on se charge dans la rue le sabre Ó la main; quelques meurtres dķcident la querelle, et le plus faible ou le plus timide est exilķ. Le peuple n'est pour rien dans ces combats; que lui importe que les tyrans s'ķgorgent? Mais on ne doit pas le croire spectateur tranquille, au milieu des balles et des coups de cimeterre; ce r¶le est toujours dangereux: chacun fuit du champ de bataille, jusqu'au moment o∙ le calme se rķtablit. Quelquefois la populace pille les maisons des exilķs, et les vainqueurs n'y mettent pas d'obstacle. A ce sujet, il est bon d'observer que ces phrases usitķes dans les nouvelles d'Europe: _les beks ont fait des recrues, les beks ont ameutķ le peuple, le peuple a favorisķ un parti_, sont peu propres Ó donner des idķes exactes. Dans les dķmĻlķs des Mamlouks, le peuple n'est jamais qu'un acteur passif. Quelquefois la guerre est transportķe Ó la campagne, et les combattants n'y dķploient pas plus d'art. Le parti le plus fort ou le plus audacieux poursuit l'autre; s'ils sont ķgaux en courage, ils s'attendent ou se donnent un rendez-vous; et lÓ, sans ķgard pour les avantages de position, les deux troupes s'approchent en peloton, les plus hardis marchent en tĻte; on s'aborde, on se dķfie, on s'attaque; chacun choisit son homme: on tire, si l'on peut, et l'on passe vite au sabre; c'est lÓ que se dķploient l'art du cavalier et la souplesse du cheval. Si celui-ci tombe, l'autre est perdu. Dans les dķroutes, les valets, toujours prķsents, relĶvent leur maŅtre; et, s'il n'y a pas de tķmoins, ils l'assomment pour prendre la ceinture de sequins qu'il a soin de porter. Souvent la bataille se dķcide par la mort de 2 ou 3 personnes. Depuis quelque temps surtout, les Mamlouks ont compris que leurs patrons, ķtant les principaux intķressķs, devaient courir les plus grands risques, et ils leur en laissent l'honneur. S'ils ont l'avantage, tant mieux pour tout le monde; s'ils sont vaincus, l'on capitule avec le vainqueur, qui souvent a fait ses conditions d'avance. Il n'y a que profit Ó rester tranquille; on est s¹r de trouver un maŅtre qui paie, et l'on revient au Kaire vivre Ó ses dķpens jusqu'Ó nouvelle fortune. ¦ VI. Discipline des Mamlouks. Ce caractĶre, qui cause la mobilitķ de cette milice, est une suite nķcessaire de sa constitution. Le jeune paysan vendu en Mingrelie ou en Gķorgie n'a pas plus t¶t mis le pied en ╔gypte, que ses idķes subissent une rķvolution. Une carriĶre immense s'ouvre Ó ses regards. Tout se rķunit pour ķveiller son audace et son ambition; encore esclave, il se sent destinķ Ó devenir maŅtre, et dķja il prend l'esprit de sa future condition. Il calcule le besoin qu'a de lui son patron, et il lui fait acheter ses services et son zĶle: il les mesure sur le salaire qu'il en reńoit, ou sur celui qu'il en attend. Or, comme cette sociķtķ ne connaŅt pas d'autre mobile que l'argent, il en rķsulte que le soin principal des maŅtres est de satisfaire l'aviditķ de leurs serviteurs pour maintenir leur attachement. De lÓ cette prodigalitķ des beks, ruineuse Ó l'╔gypte qu'ils pillent; de lÓ cette insubordination des Mamlouks, fatale Ó leurs chefs qu'ils dķpouillent; de lÓ ces intrigues qui ne cessent d'agiter les grands et les petits. A peine un esclave est-il affranchi, qu'il porte dķja ses regards sur les premiers emplois. Qui pourrait arrĻter ses prķtentions? Rien dans ceux qui commandent ne lui offre cette supķrioritķ de talents qui imprime le respect. Il n'y voit que des soldats comme lui, parvenus Ó la puissance _par les dķcrets du sort_; et s'il plaŅt au sort de le favoriser, il parviendra de mĻme, et il ne sera pas moins habile dans l'art de gouverner, puisque cet art ne consiste qu'Ó prendre de l'argent et Ó donner des coups de sabre. De cet ordre de choses est encore nķ un luxe effrķnķ qui, levant les barriĶres Ó tous les besoins, a donnķ Ó la rapacitķ des grands une ķtendue sans bornes. Ce luxe est tel, qu'il n'y a point de Mamlouk dont l'entretien ne co¹te par an 2,500 livres, et il en est beaucoup qui co¹tent le double. A chaque ramŌdan, il faut un habillement neuf, il faut des draps de France, des sailles de Venise, des ķtoffes de Damas et des Indes. Il faut souvent renouveler les chevaux, les harnais. On veut des pistolets et des sabres damasquinķs, des ķtriers dorķs d'or moulu, des selles et des brides plaquķes d'argent. Il faut aux chefs, pour les distinguer du vulgaire, des bijoux, des pierres prķcieuses, des chevaux arabes de 2 et 300 louis, des chŌles de Kachemire[94] de 25 et 50 louis, et une foule de pelisses, dont les moindres co¹tent 500 livres[95]. Les femmes ont rejetķ, comme trop simple, l'ancien usage des garnitures de sequins sur la tĻte et sur la poitrine; elles y ont substituķ les diamants, les ķmeraudes, les rubis, les perles fines; et, Ó la passion des chŌles et des fourrures, elles ont joint celle des ķtoffes et des galons de Lyon. Quand de tels besoins se trouvent dans une classe qui a en main toute l'autoritķ, et qui ne connaŅt de droits ni de propriķtķ, ni de vie, qu'on juge des consķquences qu'ils doivent avoir, et pour les classes obligķes d'y fournir, et pour les moeurs mĻmes de ceux qui les ont. ¦ VII. Moeurs des Mamlouks. Les moeurs des Mamlouks sont telles, qu'il est Ó craindre, en conservant les simples traits de la vķritķ, d'encourir le soupńon d'une exagķration passionnķe. Nķs la plupart dans le rit grec, et circoncis au moment qu'on les achĶte, ils ne sont aux yeux des Turks mĻmes que des _renķgats_, sans foi ni religion. ╔trangers entre eux, ils ne sont point liķs par ces sentiments naturels qui unissent les autres hommes. Sans parents, sans enfants, le passķ n'a rien fait pour eux; ils ne font rien pour l'avenir. Ignorants et superstitieux par ķducation, ils deviennent farouches par les meurtres, sķditieux par les tumultes, perfides par les cabales, lŌches par la dissimulation, et corrompus par toute espĶce de dķbauche. Ils sont surtout adonnķs Ó ce genre honteux qui fut de tout temps le vice des Grecs et des Tartares; c'est la premiĶre leńon qu'ils reńoivent de leur maŅtre d'armes. On ne sait comment expliquer ce go¹t, quand on considĶre qu'ils ont tous des femmes, Ó moins de supposer qu'ils recherchent dans un sexe le piquant des refus dont ils ont dķpouillķ l'autre; mais il n'en est pas moins vrai qu'il n'y a pas un seul Mamlouk sans tache; et leur contagion a dķpravķ les habitants du Kaire, mĻme les chrķtiens de Syrie qui y demeurent. ¦ VIII. Gouvernement des Mamlouks. Telle est l'espĶce d'hommes qui fait en ce moment le sort de l'╔gypte; ce sont des esprits, de cette trempe qui sont Ó la tĻte du gouvernement: quelques coups de sabre heureux, plus d'astuce ou d'audace mĶnent Ó cette prķķminence; mais on conńoit qu'en changeant de fortune, les parvenus ne changent point de caractĶre, et qu'ils portent l'ame des esclaves dans la condition des rois. La souverainetķ n'est pas pour eux l'art difficile de diriger vers un but commun les passions diverses d'une sociķtķ nombreuse, mais seulement un moyen d'avoir plus de femmes, de bijoux, de chevaux, d'esclaves, et de satisfaire leurs fantaisies. L'administration, Ó l'intķrieur et Ó l'extķrieur, est conduite dans cet esprit. D'un c¶tķ, elle se rķduit Ó manoeuvrer vis-Ó-vis de la cour de Constantinople, pour ķluder le tribut ou les menaces du sultan; de l'autre, Ó acheter beaucoup d'esclaves, Ó multiplier les amis, Ó prķvenir les complots, Ó dķtruire les ennemis secrets par le fer ou le poison; toujours dans les alarmes, les chefs vivent comme les anciens tyrans de Syracuse. MourŌd et Ybrahim ne dorment qu'au milieu des carabines et des sabres. Du reste, nulle idķe de police ni d'ordre public[96]. L'unique affaire est de se procurer de l'argent; et le moyen employķ comme le plus simple est de le saisir partout o∙ il se montre, de l'arracher par violence Ó quiconque en possĶde, d'imposer Ó chaque instant des contributions arbitraires sur les villages et sur la douane, qui les reverse sur le commerce. CHAPITRE VII. ¦ I. ╔tat du peuple en ╔gypte. On jugera aisķment que, dans un tel pays, tout est analogue Ó un tel rķgime. LÓ o∙ le cultivateur ne jouit pas du fruit de ses peines, il ne travaille que par contrainte, et l'agriculture est languissante: lÓ o∙ il n'y a point de s¹retķ dans les jouissances, il n'y a point de cette industrie qui les crķe, et les arts sont dans l'enfance: lÓ o∙ les connaissances ne mĶnent Ó rien, l'on ne fait rien pour les acquķrir, et les esprits sont dans la barbarie. Tel est l'ķtat de l'╔gypte. La majeure partie des terres est aux mains des beks, des Mamlouks, des gens de loi; le nombre des autres propriķtaires est infiniment bornķ, et leur propriķtķ est sujette Ó mille charges. A chaque instant c'est une contribution Ó payer, un dommage Ó rķparer; nul droit de succession ni d'hķritage pour les immeubles; tout rentre au gouvernement, dont il faut tout racheter. Les paysans y sont des manoeuvres Ó gages, Ó qui l'on ne laisse pour vivre que ce qu'il faut pour ne pas mourir. Le riz et le blķ qu'ils cueillent passent Ó la table des maŅtres, pendant qu'eux ne se rķservent que le _doura_, dont ils font un pain sans levain et sans saveur quand il est froid. Ce pain, cuit Ó un feu formķ de la fiente sķchķe des buffles et des vaches[97], est, avec l'eau et les ognons crus, leur nourriture de toute l'annķe: ils sont heureux s'ils y peuvent ajouter de temps en temps du miel, du fromage, du lait aigre et des dattes. La viande et la graisse, qu'ils aiment avec passion, ne paraissent qu'aux plus grands jours de fĻte, et chez les plus aisķs. Tout leur vĻtement consiste en une chemise de grosse toile bleue, et en un manteau noir d'un tissu clair et grossier. Leur coiffure est une toque d'une espĶce de drap, sur laquelle ils roulent un long mouchoir de laine rouge. Les bras, les jambes, la poitrine sont nus, et la plupart ne portent pas de caleńon. Leurs habitations sont des huttes de terre, o∙ l'on ķtouffe de chaleur et de fumķe, et o∙ les maladies causķes par la malpropretķ, l'humiditķ et les mauvais aliments, viennent souvent les assiķger: enfin, pour combler la mesure, viennent se joindre Ó ces maux physiques des alarmes habituelles, la crainte des pillages des Arabes, des visites des Mamlouks, des vengeances des familles, et tous les soucis d'une guerre civile continue. Ce tableau, commun Ó tous les villages, n'est guĶre plus riant dans les villes. Au Kaire mĻme, l'ķtranger qui arrive est frappķ d'un aspect gķnķral de ruine et de misĶre; la foule qui se presse dans les rues n'offre Ó ses regards que des haillons hideux et des nuditķs dķgo¹tantes. Il est vrai qu'on y rencontre souvent des cavaliers richement vĻtus; mais ce contraste de luxe ne rend que plus choquant le spectacle de l'indigence. Tout ce que l'on voit ou que l'on entend annonce que l'on est dans le pays de l'esclavage et de la tyrannie. On ne parle que de troubles civils, que de misĶre publique, que d'extorsions d'argent, que de bastonnades et de meurtres. Nulle s¹retķ pour la vie ou la propriķtķ. On verse le sang d'un homme comme celui d'un boeuf. La justice mĻme le verse sans formalitķ. L'officier de nuit dans ses rondes, l'officier de jour dans ses tournķes, jugent, condamnent et font exķcuter en un clin d'oeil et sans appel. Des bourreaux les accompagnent, et au premier ordre la tĻte d'un malheureux tombe dans le sac de cuir, o∙ on la reńoit de peur de souiller la place. Encore si l'apparence seule du dķlit exposait au danger de la peine! mais souvent, sans autre motif que l'aviditķ d'un homme puissant et la dķlation d'un ennemi, on cite devant un bek un homme soupńonnķ d'avoir de l'argent; on exige de lui une somme; et s'il la dķnie, on le renverse sur le dos, on lui donne 2 et 300 coups de bŌton sur la plante des pieds, et quelquefois on l'assomme. Malheur Ó qui est soupńonnķ d'avoir de l'aisance! Cent espions sont toujours prĻts Ó le dķnoncer. Ce n'est que par les dehors de la pauvretķ qu'il peut ķchapper aux rapines de la puissance. ¦ II. MisĶre et famine des derniĶres annķes. C'est surtout dans les trois derniĶres annķes que cette capitale et l'╔gypte entiĶre ont offert le spectacle de la misĶre la plus dķplorable. Aux maux habituels d'une tyrannie effrķnķe, Ó ceux qui rķsultaient des troubles des annķes prķcķdentes, se sont joints des flķaux naturels encore plus destructeurs. La peste, apportķe de Constantinople au mois de novembre 1783, exerńa pendant l'hiver ses ravages accoutumķs; on compta jusqu'Ó 1,500 morts sortis dans un jour par les portes du Kaire[98]. Par un effet ordinaire dans ce pays, l'ķtķ vint la calmer. Mais Ó ce premier flķau en succķda bient¶t un autre aussi terrible. L'inondation de 1783 n'avait pas ķtķ complĶte; une grande partie des terres n'avait pu Ļtre ensemencķe faute d'arrosement; une autre ne l'avait pas ķtķ faute de semences: le Nil n'ayant pas encore atteint, en 1784, les termes favorables, la disette se dķclara sur-le-champ. DĶs la fin de novembre, la famine enlevait au Kaire presque autant de monde que la peste; les rues, qui d'abord ķtaient pleines de mendiants, n'en offrirent bient¶t pas un seul: tout pķrit ou dķserta. Les villages ne furent pas moins ravagķs; un nombre infini de malheureux, qui voulurent ķchapper Ó la mort, se rķpandirent dans les pays voisins. J'en ai vu la Syrie inondķe; en janvier 1785, les rues de Sa’de, d'Acre, et la Palestine ķtaient pleines d'╔gyptiens, reconnaissables partout Ó leur peau noirŌtre; et il en a pķnķtrķ jusqu'Ó Alep et Ó Diarbekr. L'on ne peut ķvaluer prķcisķment la dķpopulation de ces 2 annķes, parce que les Turks ne tiennent pas des registres de morts, de naissances, ni de dķnombrement[99]; mais l'opinion commune ķtait que le pays avait perdu le sixiĶme de ses habitants. Dans ces circonstances, on a vu se renouveler tous ces tableaux dont le rķcit fait frķmir, et dont la vue imprime un sentiment d'horreur et de tristesse qui s'efface difficilement. Ainsi que dans la famine arrivķe au Bengale, il y a quelques annķes, les rues et les places publiques ķtaient jonchķes de squelettes extķnuķs et mourants; leurs voix dķfaillantes imploraient en vain la pitiķ des passants; la crainte d'un danger commun endurcissait les coeurs; ces malheureux expiraient adossķs aux maisons des beks, qu'ils savaient Ļtre approvisionnķs de riz et de blķ, et souvent les Mamlouks, importunķs par leurs cris, les chassaient Ó coups de bŌton. Aucun des moyens rķvoltants d'assouvir la rage de la faim n'a ķtķ oubliķ; ce qu'il y a de plus immonde ķtait dķvorķ; et je n'oublierai jamais que, revenant de Syrie en France, au mois de mars 1785, j'ai vu sous les murs de l'ancienne Alexandrie, deux malheureux assis sur le cadavre d'un chameau, et disputant aux chiens ses lambeaux putrides. Il se trouve parmi nous des ames ķnergiques qui, aprĶs avoir payķ le tribut de compassion d¹ Ó de si grands malheurs, passent, par un retour d'indignation, Ó en faire un crime aux hommes qui les endurent. Ils jugent dignes de la mort ces peuples qui n'ont pas le courage de la repousser, ou qui la reńoivent sans se donner la consolation de la vengeance. On va mĻme jusqu'Ó prendre ces faits en preuve d'un paradoxe moral tķmķrairement avancķ; et l'on veut en appuyer ce prķtendu axiome, _que les habitants des pays chauds, avilis par tempķrament et par caractĶre, sont destinķs par la nature Ó n'Ļtre jamais que les esclaves du despotisme_. Mais a-t-on bien examinķ si des faits semblables ne sont jamais arrivķs dans les climats qu'on veut honorer du privilķge exclusif de la libertķ? A-t-on bien observķ si les faits gķnķraux dont on s'autorise, ne sont point accompagnķs de circonstances et d'accessoires qui en dķnaturent les rķsultats? Il en est de la politique comme de la mķdecine, o∙ des phķnomĶnes isolķs jettent dans l'erreur sur les vraies causes du mal. On se presse trop d'ķtablir en rĶgles gķnķrales des cas particuliers: ces principes universels qui plaisent tant Ó l'esprit ont presque toujours le dķfaut d'Ļtre vagues. Il est si rare que les faits sur lesquels on raisonne soient exacts, et l'observation en est si dķlicate, que l'on doit souvent craindre d'ķlever des systĶmes sur des bases imaginaires. Dans le cas dont il s'agit, si l'on approfondit les causes de l'accablement des ╔gyptiens, on trouvera que ce peuple, maŅtrisķ par des circonstances cruelles, est bien plus digne de pitiķ que de mķpris. En effet, il n'en est pas de l'ķtat politique de ce pays comme de celui de notre Europe. Parmi nous, les traces des anciennes rķvolutions s'affaiblissant chaque jour, les ķtrangers vainqueurs se sont rapprochķs des indigĶnes vaincus; et ce mķlange a formķ des corps de nations identiques, qui n'ont plus eu que les mĻmes intķrĻts. Dans l'╔gypte, au contraire, et dans presque toute l'Asie, les peuples indigĶnes, asservis par des rķvolutions encore rķcentes Ó des conquķrants ķtrangers, ont formķ des corps mixtes dont les intķrĻts sont tous opposķs. L'ķtat est proprement divisķ en deux factions: l'une, celle du peuple vainqueur, dont les individus occupent tous les emplois de la puissance civile et militaire; l'autre, celle du peuple vaincu, qui remplit toutes les classes subalternes de la sociķtķ. La faction gouvernante, s'attribuant Ó titre de conquĻte le droit exclusif de toute propriķtķ, ne traite la faction gouvernķe que comme un instrument passif de ses jouissances; et celle-ci Ó son tour, dķpouillķe de tout intķrĻt personnel, ne rend Ó l'autre que le moins qu'il lui est possible: c'est un esclave Ó qui l'opulence de son maŅtre est Ó charge, et qui s'affranchirait volontiers de sa servitude, s'il en avait les moyens. Cette impuissance est un autre caractĶre qui distingue cette constitution des n¶tres. Dans les ķtats de l'Europe, les gouvernements, tirant du sein mĻme des nations les moyens de les gouverner, il ne leur est ni facile ni avantageux d'abuser de leur puissance; mais si, par un cas supposķ, ils se formaient des intķrĻts personnels et distincts, ils n'en pourraient porter l'usage qu'Ó la tyrannie. La raison en est qu'outre cette multitude qu'on appelle _peuple_, qui, quoique forte par sa masse, est toujours faible par sa dķsunion, il existe un ordre mitoyen, qui, participant des qualitķs du peuple et du gouvernement, fait en quelque sorte ķquilibre entre l'un et l'autre. Cet ordre est la classe de tous ces citoyens opulents et aisķs, qui, rķpandus dans les emplois de la sociķtķ, ont un intķrĻt commun qu'on respecte les droits de s¹retķ et de propriķtķ dont ils jouissent. Dans l'╔gypte, au contraire, point d'ķtat mitoyen, point de ces classes nombreuses de nobles, de gens de robe ou d'ķglise, de nķgociants, de propriķtaires, etc., qui sont en quelque sorte un corps intermķdiaire entre le peuple et le gouvernement. LÓ, tout est militaire ou homme de loi, c'est-Ó-dire homme du gouvernement; ou tout est laboureur, artisan, marchand, c'est-Ó-dire _peuple_; et le _peuple_ manque surtout du premier moyen de combattre l'oppression, l'art d'unir et de diriger ses forces. Pour dķtruire ou rķformer les Mamlouks, il faudrait une ligue gķnķrale des paysans, et elle est impossible Ó former: le systĶme d'oppression est mķthodique; on dirait que partout les tyrans en ont la science infuse. Chaque province, chaque district a son gouverneur, chaque village a son _lieutenant_[100] qui veille aux mouvements de la multitude. Seul contre tous, s'il paraŅt faible, la puissance qu'il reprķsente le rend fort. D'ailleurs, l'expķrience prouve que partout o∙ un homme a le courage de se faire maŅtre, il en trouve qui ont la bassesse de le seconder. Ce lieutenant communique de son autoritķ Ó quelques membres de la sociķtķ qu'il opprime, et ces individus deviennent ses appuis: jaloux les uns des autres, ils se disputent sa faveur, et il se sert de chacun tour Ó tour pour les dķtruire tous ķgalement. Les mĻmes jalousies, et des haines invķtķrķes divisent aussi les villages; mais en supposant une rķunion dķja si difficile, que pourrait, avec des bŌtons ou mĻme des fusils, une troupe de paysans Ó pied et presque nus, contre des cavaliers exercķs et armķs de pied en cap? Je dķsespĶre surtout du salut de l'╔gypte, quand je considĶre la nature du terrain trop propre Ó la cavalerie. Parmi nous, si l'infanterie la mieux constituķe redoute encore la cavalerie en plaine, que sera-ce chez un peuple qui n'a pas les premiĶres idķes de la tactique, qui ne peut mĻme les acquķrir, parce qu'elles sont le fruit de la pratique, et que la pratique est impossible? Ce n'est que dans les pays de montagnes que la libertķ a de grandes ressources; c'est lÓ qu'Ó la faveur du terrain, une petite troupe supplķe au nombre par l'habiletķ. Unanime, parce qu'elle est d'abord peu nombreuse, elle acquiert chaque jour de nouvelles forces par l'habitude de les employer. L'oppresseur moins actif, parce qu'il est dķja puissant, temporise; et il arrive enfin que ces troupes de paysans ou de voleurs qu'il mķprisait deviennent des soldats aguerris qui lui disputent dans les plaines l'art des combats et le prix de la victoire. Dans les pays plats, au contraire, le moindre attroupement est dissipķ, et le paysan novice, qui ne sait pas mĻme faire un retranchement, n'a de ressource que dans la pitiķ de son maŅtre et la continuation de son servage. Aussi, s'il ķtait un principe gķnķral Ó ķtablir, nul ne serait plus vrai que celui-ci: _que les pays de plaine sont le siķge de l'indolence et de l'esclavage; et les montagnes, la patrie de l'ķnergie et de la libertķ_[101]. Dans la situation prķsente des ╔gyptiens, il pourrait encore se faire qu'ils ne montrassent point de courage, sans qu'on p¹t dire que le germe leur en manque, et que le climat le leur a refusķ. En effet, cet effort continu de l'ame, qu'on appelle _courage_, est une qualitķ qui tient bien plus au moral qu'au physique. Ce n'est point le plus ou le moins de chaleur du climat, mais plut¶t l'ķnergie des passions et la confiance en ses forces qui donnent l'audace d'affronter les dangers. Si ces deux conditions n'existent pas, le courage peut rester inerte; mais ce sont les circonstances qui manquent, et non la facultķ. D'ailleurs, s'il est des hommes capables d'ķnergie, ce doit Ļtre ceux dont l'ame et le corps trempķs, si j'ose dire, par l'habitude de souffrir, ont pris une roideur qui ķmousse les traits de la douleur; et tels sont les ╔gyptiens. On se fait illusion quand on se les peint comme ķnervķs par la chaleur, ou amollis par le libertinage. Les habitants des villes et les gens aisķs peuvent avoir cette mollesse, qui dans tout climat est leur apanage; mais les paysans si mķprisķs, sous le nom _fellŌhs_, supportent des fatigues ķtonnantes. On les voit passer des jours entiers Ó tirer de l'eau du Nil, exposķs nus Ó un soleil qui nous tuerait. Ceux d'entre eux qui servent de valets aux Mamlouks font tous les mouvements du cavalier. A la ville, Ó la campagne, Ó la guerre, partout ils le suivent, et toujours Ó pied; ils passent des journķes entiĶres Ó courir devant ou derriĶre les chevaux; et quand ils sont las, ils s'attachent Ó leur queue, plut¶t que de rester en arriĶre. Des traits moraux fournissent des inductions analogues Ó ces traits physiques. L'opiniŌtretķ que ces paysans montrent dans leurs haines et leurs vengeances[102], leur acharnement dans les combats qu'ils se livrent quelquefois de village Ó village, le point d'honneur qu'ils mettent Ó souffrir la bastonnade sans dķceler leur secret[103], leur barbarie mĻme Ó punir dans leurs femmes et leurs filles le moindre ķchec Ó la pudeur[104], tout prouve que si le prķjugķ a su leur trouver de l'ķnergie sur certains points, cette ķnergie n'a besoin que d'Ļtre dirigķe, pour devenir un courage redoutable. Les ķmeutes et les sķditions que leur patience lassķe excite quelquefois, surtout dans la province de _Charqiķ_, indiquent un feu couvert qui n'attend, pour faire explosion, que des mains qui sachent l'agiter. ¦ III. ╔tats des arts et des esprits. Mais un obstacle puissant Ó toute heureuse rķvolution en ╔gypte c'est l'ignorance profonde de la nation; c'est cette ignorance qui, aveuglant les esprits sur les causes des maux et sur leurs remĶdes, les aveugle aussi sur les moyens d'y remķdier. Me proposant de revenir Ó cet article qui, comme plusieurs des prķcķdents, est commun Ó toute la Turkie, je n'insiste pas sur les dķtails. Il suffit d'observer que cette ignorance rķpandue sur toutes les classes ķtend ses effets sur tous les genres de connaissances morales et physiques, sur les sciences, sur les beaux-arts, mĻme sur les arts mķcaniques. Les plus simples y sont encore dans une sorte d'enfance. Les ouvrages de menuiserie, de serrurerie, d'arquebuserie, y sont grossiers. Les merceries, les quincailleries, les canons de fusil et de pistolet viennent tous de l'ķtranger. A peine trouve-t-on au Kaire un horloger qui sache raccommoder une montre, et il est europķen. Les joailliers y sont plus communs qu'Ó Smyrne et Alep; mais ils ne savent pas monter proprement la plus simple rose. On y fait de la poudre Ó canon, mais elle est brute. Il y a des raffineries, mais le sucre est plein de mķlasse, et celui qui est blanc devient trop co¹teux. Les seuls objets qui aient quelque perfection sont les ķtoffes de soie; encore le travail en est bien moins fini, et le prix beaucoup plus fort qu'en Europe. CHAPITRE VIII. ╔tat du commerce. Dans cette barbarie gķnķrale, on pourra s'ķtonner que le commerce ait conservķ l'activitķ qu'il dķploie encore au Kaire; mais l'examen attentif des sources d'o∙ il la tire donne la solution du problĶme. Deux causes principales font du Kaire le siķge d'un grand commerce: la premiĶre est la rķunion de toutes les consommations de l'╔gypte dans l'enceinte de cette ville. Tous les grands propriķtaires, c'est-Ó-dire les Mamlouks et les gens de loi, y sont rassemblķs, et ils y attirent leurs revenus, sans rien rendre au pays qui les fournit. La seconde est la position qui en fait un lieu de passage, un centre de circulation dont les rameaux s'ķtendent par la mer Rouge dans l'Arabie et dans l'Inde; par le Nil, dans l'Abissinie et l'intķrieur de l'Afrique; et par la Mķditerranķe, dans l'Europe et l'empire turk. Chaque annķe il arrive au Kaire une caravane d'Abissinie, qui apporte 1,000 Ó 1,200 esclaves noirs, et des dents d'ķlķphant, de la poudre d'or, des plumes d'autruche, des gommes, des perroquets et des singes[105]. Une autre, formķe aux extrķmitķs de Maroc, et destinķe pour la Mekke, appelle les pĶlerins, mĻme des rives du Sķnķgal[106]. Elle c¶toie la Mķditerranķe en recueillant ceux d'Alger, de Tunis, de Tripoli, etc., et arrive par le dķsert Ó Alexandrie, forte de 3 Ó 4,000 chameaux. De lÓ elle va au Kaire, o∙ elle se joint Ó la caravane d'╔gypte. Toutes deux de concert partent ensuite pour la Mekke, d'o∙ elles reviennent 100 jours aprĶs. Mais les pĶlerins de Maroc, qui ont encore 600 lieues Ó faire, n'arrivent chez eux qu'aprĶs une absence totale de plus d'un an. Le chargement de ces caravanes consiste en ķtoffes de l'Inde, en _chŌles_, en gommes, en parfums, en perles, et surtout en cafķs de l'_Yķmen_. Ces mĻmes objets arrivent par une autre voie Ó Suez, o∙ les vents de sud amĶnent en mai 26 Ó 28 voiles parties du port de Djedda. Le Kaire ne garde pas la somme entiĶre de ces marchandises; mais, outre la portion qu'il en consomme, il profite encore des droits de passage et des dķpenses des pĶlerins. D'autre part, il vient de temps en temps de Damas de petites caravanes qui apportent des ķtoffes de soie et de coton, des huiles et des fruits secs. Dans la belle saison la rade de DamiŌt a toujours quelques vaisseaux qui dķbarquent les tabacs Ó pipe de _LataqŅķ_. La consommation de cette denrķe est ķnorme en ╔gypte. Ces vaisseaux prennent du riz en ķchange, pendant que d'autres se succĶdent sans cesse Ó Alexandrie, et apportent de Constantinople des vĻtements, des armes, des fourrures, des passagers et des merceries. D'autres encore arrivent de Marseille, de Livourne et de Venise, avec des draps, des cochenilles, des ķtoffes et des galons de Lyon, des ķpiceries, du papier, du fer, du plomb, des sequins de Venise, et des dahlers d'Allemagne. Tous ces objets, transportķs par mer Ó Rosette sur des bateaux qu'on appelle _djerm_[107], y sont d'abord dķposķs, puis rembarquķs sur le Nil et envoyķs au Kaire. D'aprĶs ce tableau, il n'est pas ķtonnant que le commerce offre un spectacle imposant dans cette capitale[108]; mais si l'on examine en quels canaux se versent ces richesses, si l'on considĶre qu'une grande partie des marchandises de l'Inde, et du cafķ, passe Ó l'ķtranger; que la dette en est acquittķe avec des marchandises d'Europe et de Turkie; que la consommation du pays consiste presque toute en objets de luxe qui ont reńu leur dernier travail; enfin, que les produits donnķs en retour sont, en grande partie, des matiĶres brutes, l'on jugera que tout ce commerce s'exķcute sans qu'il en rķsulte beaucoup d'avantages pour la richesse de l'╔gypte et le bien-Ļtre de la nation. CHAPITRE IX. De l'isthme de Suez, et de la jonction de la Mer Rouge Ó la Mķditerranķe. J'ai parlķ du commerce que le Kaire entretient avec l'Arabie et l'Inde par la voie de Suez; ce sujet rappelle une question dont on s'occupe assez souvent en Europe: savoir, s'il ne serait pas possible de couper l'isthme qui sķpare la mer Rouge de la Mķditerranķe, afin que les vaisseaux pussent se rendre dans l'Inde par une route plus courte que celle du cap de Bonne-Espķrance. On est portķ Ó croire cette opķration praticable, Ó raison du peu de largeur de l'isthme. Mais dans un voyage que j'ai fait Ó Suez, il m'a semblķ voir des raisons de penser le contraire. 1║ Il est bien vrai que l'espace qui sķpare les deux mers n'est pas de plus de 18 Ó 19 lieues communes; il est bien vrai encore que ce terrain n'est point traversķ par des montagnes, et que du haut des terrasses de Suez l'on ne dķcouvre avec la lunette d'approche sur une plaine nue et rase, Ó perte de vue, qu'un seul rideau dans la partie du nord-ouest: ainsi ce n'est point la diffķrence des niveaux qui s'oppose Ó la jonction[109]; mais le grand obstacle est que dans toute la partie o∙ la Mķditerranķe et la mer Rouge se rķpondent, le rivage de part et d'autre est un sol bas et sablonneux, o∙ les eaux forment des lacs et des marais semķs de grĶves; en sorte que les vaisseaux ne peuvent s'approcher de la c¶te qu'Ó une grande distance. Or, comment pratiquer dans les sables mouvants un canal durable? D'ailleurs la plage manque de ports, et il faudrait les construire de toutes piĶces; enfin le terrain manque absolument d'eau douce, et il faudrait pour une grande population la tirer de fort loin, c'est-Ó-dire du Nil. Le meilleur et le seul moyen de jonction est donc celui qu'on a dķja pratiquķ plusieurs fois avec succĶs; savoir, de faire communiquer les deux mers par l'intermĶde du fleuve mĻme: le terrain s'y prĻte sans effort; car le mont Moqattam, s'abaissant tout Ó coup Ó la hauteur du Kaire, ne forme plus qu'une esplanade basse et demi-circulaire, autour de laquelle rĶgne une plaine d'un niveau ķgal depuis le bord du Nil jusqu'Ó la pointe de la mer Rouge. Les anciens, qui saisirent de bonne heure l'ķtat de ce local, en prirent l'idķe de joindre les deux mers par un canal conduit au fleuve. Strabon observe que le premier fut construit sous Sķsostris, qui rķgnait du temps de la guerre de Troie[110]; et cet ouvrage avait fait assez de sensation pour qu'on e¹t notķ _qu'il avait 100 coudķes (ou 170 pieds de large) sur une profondeur suffisante Ó un grand vaisseau_. AprĶs l'invasion des Grecs, les Ptolķmķes le rķtablirent. Sous l'empire des Romains, Trajan le renouvela. Enfin il n'y a pas jusqu'aux Arabes qui n'aient suivi ces exemples. _Du temps d'Omar ebn-el Kattab_ (en 640), dit l'historien el-Makin, _les villes de la Mekke et de Mķdine souffrant de la disette, ce kalife ordonna au gouverneur d'╔gypte, Amrou, de tirer un canal du Nil Ó Qolzoum, afin de faire passer dķsormais par cette voie les contributions de blķ et d'orge destinķes Ó l'Arabie_. Cent trente-quatre ans aprĶs, le kalife Abou-Djafar-al-Mansor le fit obstruer par le motif inverse de couper les vivres Ó un descendant d'Ali rķvoltķ Ó Mķdine; et depuis ce temps il n'a pas ķtķ rouvert. Ce canal est le mĻme qui, de nos jours, passe au Kaire, et qui va se perdre dans la campagne au nord-est de _Berket-el-Hadj_, ou _lac des PĶlerins_. _Qolzoum_, le _Clysma_ des Grecs, o∙ il aboutissait, est ruinķ depuis plusieurs siĶcles; mais le nom et l'emplacement subsistent encore dans un monticule de sable, de briques et de pierres, situķ Ó 300 pas au nord de Suez, sur le bord de la mer, en face du guķ qui conduit Ó la source d'_el-NabŌ_. J'ai vu cet endroit comme Niebuhr, et les Arabes m'ont dit, comme Ó lui, qu'il s'appelait _Qolzoum_; ainsi d'Anville s'est trompķ lorsque, sur une indication vicieuse de Ptolķmķe, il a rejetķ _Clysma_ 8 lieues plus au sud. Je le crois ķgalement en erreur dans l'application qu'il fait de Suez Ó l'ancienne _Arsinoķ_. Cette ville ayant ķtķ, selon les Grecs et les Arabes, au nord de Clysma, on doit en chercher les traces, d'aprĶs l'indication de Strabon[111], _tout au fond du golfe, en tirant vers l'╔gypte_, sans aller nķanmoins, comme Savary, jusqu'Ó _Adjeroud_, qui est trop dans l'ouest: l'on doit se borner au terrain bas qui s'ķtend environ 2 lieues au bout du golfe actuel, cet espace ķtant tout ce qu'on peut accorder de retraite Ó la mer depuis 17 siĶcles. Jadis ces cantons ķtaient peuplķs de villes qui ont disparu avec l'eau du Nil; les canaux qui l'apportaient se sont dķtruits, parce que dans ce terrain mouvant ils s'encombrent rapidement, et par l'action du vent, et par la cavalerie des Arabes bedouins. Aujourd'hui le commerce du Kaire avec Suez ne s'exerce qu'au moyen des caravanes qui ont lieu lors de l'arrivķe et du dķpart des vaisseaux, c'est-Ó-dire sur la fin d'avril, ou au commencement de mai, et dans le cours de juillet et d'ao¹t. Celle que j'accompagnai en 1783 ķtait composķe d'environ 3,000 chameaux et de 5 Ó 6,000 hommes[112]. Le chargement consistait en bois, voiles et cordages pour les vaisseaux de Suez; en quelques ancres portķes chacune par 4 chameaux; en barres de fer, en ķtain, en plomb; en quelques ballots de draps et barils de cochenille; en blķs, orges, fĶves, etc.; en piastres de Turkie, sequins de Venise, et dahlers de l'Empire. Toutes ces marchandises ķtaient destinķes pour _Djedda_, la _Mekke_ et _Moka_, o∙ elles acquittent la dette des marchandises venues de l'Inde et du cafķ d'Arabie, qui fait la base des retours. Il y avait en outre une grande quantitķ de pĶlerins, qui prķfķraient la route de mer Ó celle de terre, et enfin les provisions nķcessaires, telles que le riz, la viande, le bois, et mĻme l'eau; car Suez est l'endroit du monde le plus dķnuķ de tout. Du haut des terrasses, la vue portķe sur la plaine sablonneuse du nord et de l'ouest, ou sur les rochers blanchŌtres de l'Arabie Ó l'est, ou sur la mer et le _Moqattam_ dans le sud, ne rencontre pas un arbre, pas un brin de verdure o∙ se reposer. Des sables jaunes, ou une plaine d'eau verdŌtre, voilÓ tout ce qu'offre le sķjour de Suez; l'ķtat de ruine des maisons en augmente la tristesse. La seule eau potable des environs vient de _el-NabŌ_, c'est-Ó-dire la _source_, situķe Ó 3 heures de marche sur le rivage d'Arabie; elle est si saumŌtre qu'il n'y a qu'un mķlange de _rum_ qui puisse la rendre supportable Ó des Europķens. La mer pourrait fournir quantitķ de poissons et de coquillages; mais les Arabes pĻchent peu et mal: aussi, lorsque les vaisseaux sont partis, ne reste-t-il Ó Suez que le Mamlouk qui en est le gouverneur, et 12 Ó 15 personnes qui forment sa maison et la garnison. Sa forteresse est une masure sans dķfense, que les Arabes regardent comme une citadelle, Ó cause de 6 canons de bronze de 4 livres de balle, et de 2 canonniers grecs qui tirent en dķtournant la tĻte. Le port est un mauvais quai, o∙ les plus petits bateaux ne peuvent aborder que dans la marķe haute: c'est lÓ nķanmoins qu'on prend les marchandises pour les conduire, Ó travers les bancs de sable, aux vaisseaux qui mouillent dans la rade. Cette rade, situķe Ó une lieue de la ville, en est sķparķe par une plage dķcouverte au temps du reflux; elle n'a aucune protection, en sorte qu'on y attaquerait impunķment les 28 bŌtiments que j'y ai comptķs. Ces bŌtiments, par eux-mĻmes, sont incapables de rķsistance, n'ayant chacun pour toute artillerie que 4 pierriers rouillķs. Chaque annķe leur nombre diminue, parce que, naviguant terre Ó terre sur une c¶te pleine d'ķcueils, il en pķrit toujours au moins 1 sur 9. En 1783, l'un d'eux ayant relŌchķ Ó _el-Tor_ pour faire de l'eau, il fut surpris par les Arabes pendant que l'ķquipage dormait Ó terre. AprĶs en avoir dķbarquķ 1,500 fardes de cafķ, ils abandonnĶrent le navire au vent, qui le jeta sur la c¶te. Le chantier de Suez est peu propre Ó rķparer ces pertes; on y bŌtit Ó peine une _cayasse_ en 3 ans. D'ailleurs, la mer, qui, par son flux et reflux, accumule les sables sur cette plage, finira par encombrer le _chenal_, et il arrivera Ó Suez ce qui est arrivķ Ó _Qolzoum_ et Ó _Arsinoķ_. Si l'╔gypte avait alors un bon gouvernement, il profiterait de cet accident pour ķlever une autre ville dans la rade mĻme, o∙ l'on pourrait l'exploiter par une chaussķe de 7 Ó 8 pieds d'ķlķvation seulement, attendu que la marķe ne monte pas Ó plus de 3 et demi Ó l'ordinaire. Il rķparerait ou recreuserait le canal du Nil, et il ķconomiserait les 500,000 livres que co¹te chaque annķe l'escorte des Arabes _HaouatŌt_ et _Aya’di_. Enfin, pour ķviter la barre si dangereuse du _BogŌz_ de Rosette, il rendrait navigable le canal d'Alexandrie, d'o∙ les marchandises se verseraient immķdiatement dans le port. Mais de tels soins ne seront jamais ceux du gouvernement actuel. Le peu de faveur qu'il accorde au commerce n'est pas mĻme fondķ sur des motifs raisonnables; s'il le tolĶre, ce n'est que parce qu'il y trouve un moyen de satisfaire sa rapacitķ, une source o∙ il puise sans s'embarrasser de la tarir. Il ne sait pas mĻme profiter du grand intķrĻt que les Europķens mettent Ó communiquer avec l'Inde. En vain les Anglais et les Franńais ont essayķ de prendre des arrangements avec lui pour s'ouvrir cette route, il s'y est refusķ, ou il les a rendus inutiles. L'on se flatterait Ó tort de succĶs durables; car, lors mĻme qu'on aurait conclu des traitķs, les rķvolutions, qui du soir au matin changent le Kaire, en annuleraient l'effet, comme il est arrivķ au traitķ que le gouverneur du Bengale avait conclu en 1775 avec Mohammad-bek. Telle est d'ailleurs l'aviditķ et la mauvaise foi des _Mamlouks_, qu'ils trouveront toujours des prķtextes pour vexer les nķgociants, ou qu'ils augmenteront, contre leur parole, les droits de douane. Ceux du cafķ sont ķnormes en ce moment. La balle ou _farde_ de cette denrķe, pesant 370 Ó 375 livres, et co¹tant Ó _Moka_ 45 pataques[113], ou 236 livres tournois, paie Ó Suez en droit de _bahr_ ou de mer 147 livres: plus, une addition de 69 livres, imposķe en 1783[114]; en sorte que, si l'on y joint les 6 pour 100 perńus Ó _Djedda_, on trouvera que les droits ķgalent presque le prix d'achat[115]. CHAPITRE X. Des douanes et des imp¶ts. La rķgie des douanes forme en ╔gypte, comme par toute la Turquie, un des principaux emplois du gouvernement. L'homme qui l'exerce est tout Ó la fois contr¶leur et fermier gķnķral. Tous les droits d'entrķe, de sortie et de circulation dķpendent de lui. Il nomme tous les subalternes qu'il lui plaŅt pour les percevoir. Il y joint les _paltes_ ou _privilķges_ exclusifs des natrons de TerŌnķ, des soudes d'Alexandrie, de la casse de Thķba’de, et des sķnķs de Nubie; en un mot, il est le despote du commerce, qu'il rĶgle Ó son grķ. Son bail n'est jamais que pour un an. Le prix de sa ferme, en 1783, ķtait de 1,000 bourses, qui, Ó raison de 500 piastres la bourse, et de 2 livres 10 sous la piastre, font 1,250,000 livres. Il est vrai qu'on y peut joindre un casuel d'_avanies_, ou de demandes accidentelles; c'est-Ó-dire, que lorsque _MourŌd-bek_ ou _Ibrahim_ ont besoin de 500,000 livres, ils font venir le douanier, qui ne se dispense jamais de les compter. Mais sur le rescrit qu'ils lui dķlivrent, il a la facultķ de reverser l'_avanie_ sur le commerce, dont il taxe Ó l'amiable les divers corps ou nations, tels que les Francs, les Barbaresques, les Turks, etc., et il arrive souvent que cela mĻme devient une aubaine pour lui. Dans quelques provinces de Turkie, le douanier est aussi chargķ de la perception du _miri_, espĶce d'imp¶t qui porte uniquement sur les terres. Mais en ╔gypte cette rķgie est confiķe aux ķcrivains coptes, qui l'exercent sous la direction du secrķtaire du commandant. Ces ķcrivains ont les registres de chaque village, et sont chargķs de recevoir les paiements, et de les compter au trķsor; souvent ils profitent de l'ignorance des paysans pour ne point porter en reńu les Ó-compte, et les font payer deux fois: souvent ils font vendre les boeufs, les buffles, et jusqu'Ó la natte de ces malheureux: l'on peut dire qu'ils sont en tout des agents dignes de leurs maŅtres. La taxe ordinaire devrait revenir Ó 33 piastres par _feddŌn_, c'est-Ó-dire, Ó prĶs de 83 livres par couple de boeufs; mais elle se trouve quelquefois portķe, par abus, jusqu'Ó 200 livres. On estime que la somme totale du _miri_, perńue tant en argent qu'en blķs, orges, fĶves, riz, etc., peut se monter de 46 Ó 50 millions de France, lorsque le pain se vend un _fadda_ le _rotle_, c'est-Ó-dire 5 liards la livre de 14 onces. Pour en revenir aux douanes, elles ķtaient ci-devant exercķes, selon l'ancien usage, par les Juifs; mais Ali-bek les ayant complĶtement ruinķs en 1769, par une avanie ķnorme, la douane a passķ aux mains des chrķtiens de Syrie, qui la conservent encore. Ces chrķtiens, venus de Damas au Kaire il y a environ 50 ans, n'ķtaient d'abord que 2 ou 3 familles; leurs bķnķfices en attirĶrent d'autres, et le nombre s'en est multipliķ jusqu'Ó prĶs de 500. Leur modestie et leur ķconomie les mirent Ó portķe de s'emparer d'une branche de commerce, puis d'une autre; enfin ils se trouvĶrent en ķtat d'affermer la douane lors du dķsastre des Juifs; et de ce moment ils ont acquis une opulence et pris des prķtentions qui pourront finir par le sort des Juifs. On en crut le moment venu, lorsque leur chef, Antoine _FarŌouan_, dķserta furtivement l'╔gypte (en 1784), et vint Ó Livourne chercher la s¹retķ nķcessaire pour jouir d'une fortune de 3 millions; mais cet ķvķnement, qui n'avait pas d'exemple[116], n'a pas eu de suites. Du commerce des Francs au Kaire. AprĶs ces chrķtiens, le corps des nķgociants le plus considķrable est celui des Europķens, connus dans le Levant sous le nom de _Francs_. DĶs long-temps les Vķnitiens ont eu au Kaire des ķtablissements o∙ ils avaient des sailles, des ķtoffes de soie, des glaces, des merceries, etc. Les Anglais y ont aussi participķ en envoyant des draps, des armes et quincailleries qui ont conservķ jusqu'Ó ce jour une rķputation de supķrioritķ. Mais les Franńais, en fournissant des objets semblables Ó bien meilleur marchķ, ont depuis 20 ans obtenu la prķfķrence et donnķ l'exclusion Ó leurs rivaux. Le pillage de la caravane qui voulut passer de Suez au Kaire en 1779[117] a portķ le dernier coup aux Anglais; et depuis cette ķpoque on n'a pas vu dans ces deux villes, mĻme un seul facteur de cette nation. La base du commerce des Franńais en Egypte consiste, comme dans tout le Levant, en draps lķgers de Languedoc, appelķs _londrins_ premiers et _londrins_ seconds. Ils en dķbitent, annķe commune, entre 900 et 1,000 ballots. Le bķnķfice est de 35 et 40 pour cent; mais les retraits qu'ils font leur donnant une perte de 20 et 25, le produit net reste de 15 pour cent. Les autres objets d'importation sont du fer, du plomb, des ķpiceries, 120 barils de cochenille, quelques galons, des ķtoffes de Lyon, divers articles de mercerie, enfin des dahlers et des sequins. En ķchange, ils prennent des cafķs d'Arabie, des gommes d'Afrique, des toiles grossiĶres de coton fabriquķes Ó Manouf, et qu'on envoie en Amķrique; des cuirs crus, du safranon, du sel ammoniac et du riz[118]. Ces objets acquittent rarement la dette, et l'on est toujours embarrassķ pour les retours; ce n'est pas cependant faute de productions variķes, puisque l'╔gypte rend du blķ, du riz, du doura[119], du millet, du sķsame, du coton, du lin, du sķnķ, de la casse, des cannes Ó sucre, du nitre, du natron, du sel ammoniac, du miel et de la cire. L'on pourrait avoir des soies et du vin; mais l'industrie et l'activitķ manquent, parce que l'homme qui cultiverait n'en jouirait pas. On estime que l'importation des Franńais peut s'ķlever de 2 millions et demi Ó 3 _millions de livres_. La France avait entretenu un consul jusqu'en 1777; mais Ó cette ķpoque, les dķpenses qu'il causait engagĶrent Ó le retirer: on le transfķra Ó Alexandrie, et les nķgociants, qui le laissĶrent partir sans rķclamer d'indemnitķs, sont demeurķs au Kaire Ó leur risques et fortune. Leur situation, qui n'a pas changķ, est Ó peu prĶs celle des Hollandais Ó Nangazaki, c'est-Ó-dire que, renfermķs dans un grand cul-de-sac, ils vivent entre eux sans beaucoup de communications au dehors; ils les craignent mĻme, et ne sortent que le moins qu'il est possible, pour ne pas s'exposer aux insultes du peuple, qui hait le nom des Francs, ou aux outrages des Mamlouks, qui les forcent dans les rues de descendre de leurs Ōnes. Dans cette espĶce de dķtention habituelle, ils tremblent Ó chaque instant que la peste ne les oblige de se clore dans leurs maisons, ou que quelque ķmeute n'expose leur _contrķe_ au pillage, ou que le commandant ne fasse quelque demande d'argent[120], ou qu'enfin des beks ne les forcent Ó des fournissements toujours dangereux. Leurs affaires ne leur causent pas moins de soucis. Obligķs de vendre Ó crķdit, rarement sont-ils payķs aux termes convenus. Les lettres de change mĻme n'ont aucune police, aucun recours en justice, parce que la justice est un mal pire qu'une banqueroute: tout se fait sur conscience, et cette conscience depuis quelque temps s'altĶre de plus en plus: on leur diffĶre des payements pendant des annķes entiĶres; quelquefois on n'en fait pas du tout, presque toujours on les tronque. Les chrķtiens, qui sont leur principaux correspondants, sont Ó cet ķgard plus infidĶles que les Turks mĻmes; et il est remarquable que, dans tout l'empire, le caractĶre des chrķtiens est trĶs-infķrieur Ó celui des musulmans; cependant on s'est rķduit Ó faire tout par leurs mains. Ajoutez qu'on ne peut jamais rķaliser les fonds, parce que l'on ne recouvre sa dette qu'en s'engageant d'une crķance plus considķrable. Par toutes ces raisons, le Kaire est l'ķchelle la plus prķcaire et la plus dķsagrķable de tout le Levant: il y a 15 ans, l'on y comptait 9 maisons franńaises; en 1785, elles ķtaient rķduites Ó 3, et bient¶t peut-Ļtre n'en restera-t-il pas une seule. Les chrķtiens qui se sont ķtablis depuis quelque temps Ó Livourne, portent une atteinte fatale Ó cet ķtablissement par la correspondance immķdiate qu'ils entretiennent avec leurs compatriotes; et le grand-duc de Toscane, qui les traite comme ses sujets, concourt de tout son pouvoir Ó l'augmentation de leur commerce. CHAPITRE XI. De la ville du Kaire. Le Kaire, dont j'ai dķja beaucoup parlķ, est une ville si cķlĶbre, qu'il convient de la faire encore mieux connaŅtre par quelques dķtails. Cette capitale de l'╔gypte ne porte point dans le pays le nom d'_el-QŌhera_, que lui donna son fondateur; les Arabes ne la connaissent que sous celui de _Masr_, qui n'a pas de sens connu, mais qui paraŅt l'ancien nom oriental de la basse ╔gypte[121]. Cette ville est situķe sur la rive orientale du Nil, Ó un quart de lieue de ce fleuve, ce qui la prive d'un grand avantage. Le canal qui l'y joint ne saurait l'en dķdommager, puisqu'il n'a d'eau courante que pendant l'inondation. A entendre parler du _grand Kaire_, il semblerait que ce d¹t Ļtre une capitale au moins semblable aux n¶tres; mais si l'on observe que chez nous-mĻmes les villes n'ont commencķ Ó se dķcorer que depuis 100 ans, on jugera que dans un pays o∙ tout est encore au 10^{e} siĶcle, elles doivent participer Ó la barbarie commune. Aussi le Kaire n'a-t-il pas de ces ķdifices publics ou particuliers, ni de ces places rķguliĶres, ni de ces rues alignķes, o∙ l'architecture dķploie ses beautķs. Les environs sont masquķs par des collines poudreuses, formķes des dķcombres qui s'accumulent chaque jour[122]; et prĶs d'elles la multitude des tombeaux et l'infection des voiries choquent Ó la fois l'odorat et les yeux. Dans l'intķrieur, les rues sont ķtroites et tortueuses; et comme elles ne sont point pavķes, la foule des hommes, des chameaux, des Ōnes et des chiens qui s'y pressent, ķlĶve une poussiĶre incommode; souvent les particuliers arrosent devant leurs portes, et Ó la poussiĶre succĶdent la boue et des vapeurs mal odorantes. Contre l'usage ordinaire de l'Orient, les maisons sont Ó deux et trois ķtages, terminķs par une terrasse pavķe ou glaisķe; la plupart sont en terre et en briques mal cuites; le reste est en pierres molles d'un beau grain, que l'on tire du mont Moqattam, qui est voisin; toutes ces maisons ont un air de prison, parce qu'elles manquent de jour sur la rue. Il est trop dangereux en pareil pays d'Ļtre ķclairķ; l'on a mĻme la prķcaution de faire la porte d'entrķe fort basse; l'intķrieur est mal distribuķ; cependant chez les grands on trouve quelques ornements et quelques commoditķs; on doit surtout y priser de vastes salles o∙ l'eau jaillit dans des bassins de marbre. Le pavķ, formķ d'une marqueterie de marbre et de fa’ence colorķs, est couvert de nattes, de matelas, et, par-dessus le tout, d'un riche tapis sur lequel on s'assied jambes croisķes. Autour du mur rĶgne une espĶce de sofa chargķ de coussins mobiles propres Ó appuyer le dos ou les coudes. A 7 ou 8 pieds de hauteur, est un rayon de planches garnies de porcelaines de la Chine et du Japon. Les murs, d'ailleurs nus, sont bigarrķs de sentences tirķes du Q¶ran, et d'arabesques en couleurs, dont on charge aussi le portail des beks. Les fenĻtres n'ont point de verres ni de chŌssis mobiles, mais seulement un treillage Ó jour, dont la fańon co¹te quelquefois plus que nos glaces. Le jour vient des cours intķrieures, d'o∙ les sycomores renvoient un reflet de verdure qui plaŅt Ó l'oeil. Enfin, une ouverture au nord ou au sommet du plancher, procure un air frais, pendant que, par une contradiction assez bizarre, on s'environne de vĻtements et de meubles chauds, tels que les draps de laine et les fourrures. Les riches prķtendent; par ces prķcautions, ķcarter les maladies, mais le peuple, avec sa chemise bleue et ses nattes dures, s'enrhume moins et se porte mieux. Population du Kaire et de l'╔gypte. On fait souvent des questions sur la population du Kaire: si l'on en veut croire le douanier Antoun _FarŌoun_, citķ par le baron de Tott, elle approche de 700,000 ames, y compris _BoulŌq_, faubourg et port dķtachķ de la ville; mais tous les calculs de population en Turkie sont arbitraires, parce qu'on n'y tient point de registres de naissances, de morts ou de mariages. Les musulmans ont mĻme des prķjugķs superstitieux contre les dķnombrements. Les seuls chrķtiens pourraient Ļtre recensķs au moyen des billets de leur capitation[123]. Tout ce qu'on peut dire de certain, c'est que, d'aprĶs le plan gķomķtrique de Niebuhr, levķ en 1761, le Kaire a 3 lieues de circuit, c'est-Ó-dire Ó peu prĶs le circuit de Paris, pris par la ligne des boulevards. Dans cette enceinte il y a quantitķ de jardins, de cours, de terrains vides et de ruines. Or, si Paris, dans l'enceinte des boulevards, ne donne pas plus de 700,000 ames, quoique bŌti Ó cinq ķtages, il est difficile de croire que le Kaire, qui n'en a que deux, tienne plus de 250,000 ames. Il est ķgalement impossible d'apprķcier au juste la population de l'╔gypte entiĶre. Nķanmoins, puisqu'il est connu que le nombre des villes et des villages ne passe pas 2,300[124], le nombre des habitants de chaque lieu, ne pouvant s'ķvaluer l'un portant l'autre Ó plus de 1,000 Ōmes, mĻme en y confondant le Kaire, la population totale ne doit s'ķlever qu'Ó 2,300,000 ames. La consistance des terres cultivables est, selon d'Anville, de 2,000 et 100 lieues carrķes: de lÓ rķsulte, par chaque lieue carrķe, 1,142 habitants. Ce rapport, plus fort que celui de France mĻme, pourra faire croire que l'╔gypte n'est pas si dķpeuplķe qu'on l'imagine; mais si l'on observe que les terres ne se reposent jamais, et qu'elles sont toutes fķcondes, on conviendra que cette population est trĶs-faible en comparaison de ce qu'elle a ķtķ, et de ce qu'elle pourrait Ļtre. Parmi les singularitķs qui frappent un ķtranger au Kaire, on peut citer la quantitķ prodigieuse de chiens hideux qui vaguent dans les rues, et de milans, qui planent sur les maisons, en jetant des cris importuns et lugubres. Les musulmans ne tuent ni les uns ni les autres, quoiqu'ils les rķputent ķgalement immondes[125]; au contraire, ils leur jettent souvent les dķbris des tables, et les dķvots font pour les chiens des fondations d'eau et de pain. Ces animaux ont d'ailleurs la ressource des voiries, qui, Ó la vķritķ, n'empĻche pas qu'ils n'endurent quelquefois la faim et la soif; mais ce qui doit ķtonner, c'est que ces extrķmitķs ne sont jamais suivies de la rage. _Prosper Alpin_ en a dķja fait la remarque dans son _Traitķ de la mķdecine des ╔gyptiens_. La rage est ķgalement inconnue en Syrie; cependant le nom de cette maladie existe dans la langue arabe, et n'y a point une origine ķtrangĶre. CHAPITRE XII. Des maladies de l'╔gypte. ¦ I. De la perte de la vue. Ce phķnomĶne dans le genre des maladies n'est pas le seul remarquable en ╔gypte; il en est plusieurs autres qui mķritent d'Ļtre rapportķs. Le plus frappant de tous est la quantitķ prodigieuse des vues perdues ou gŌtķes; elle est au point que, marchant dans les rues du Kaire, j'ai souvent rencontrķ, sur 100 personnes, 20 aveugles, 18 borgnes, et 20 autres dont les yeux ķtaient rouges, purulents ou tachķs. Presque tout le monde porte des bandeaux, indice d'une ophthalmie naissante ou convalescente; ce qui ne m'a pas moins ķtonnķ est le sang-froid ou l'apathie avec laquelle on supporte un si grand malheur. _C'ķtait ķcrit,_ dit le musulman; _louange Ó Dieu! Dieu l'a voulu,_ dit le chrķtien; _qu'il soit bķni!_ Cette rķsignation est sans doute ce qu'il y a de mieux Ó faire quand le mal est arrivķ; mais par un abus funeste, en empĻchant de rechercher les causes, elle en devient une elle-mĻme. Parmi nous, quelques mķdecins ont traitķ cette question; mais n'ayant point connu toutes les circonstances du fait, ils n'en ont pu parler que vaguement. J'en vais faire un tableau gķnķral, afin que l'on puisse en tirer la solution du problĶme. 1║ Les fluxions des yeux et leurs suites ne sont point particuliĶres Ó l'╔gypte; on les retrouve ķgalement en Syrie, avec cette diffķrence qu'elles y sont moins rķpandues; et il est remarquable que la c¶te de la mer y est seule sujette. 2║ La ville du Kaire, toujours pleine d'immondices, y est plus sujette que tout le reste de l'╔gypte[126]; le peuple, plus que les gens aisķs; les naturels, plus que les ķtrangers: rarement les Mamlouks en sont-ils attaquķs. Enfin, les paysans du Delta y sont plus sujets que les Arabes bedouins. 3║ Les fluxions n'ont pas de saison bien marquķe, quoi qu'en ait dit _Prosper Alpin;_ c'est une endķmie commune Ó tous les mois et Ó tous les Ōges. En raisonnant sur ces ķlķments, il m'a semblķ que l'on ne pouvait pas admettre pour cause principale les vents du midi, parce qu'alors l'ķpidķmie devrait Ļtre propre au mois d'avril, et que les bedouins en seraient affectķs comme les paysans: on ne peut admettre non plus la poussiĶre fine rķpandue dans l'air, parce que les paysans y sont plus exposķs que les habitants de la ville: l'habitude de dormir sur les terrasses a plus de rķalitķ, mais cette cause n'est point unique ni simple; car dans les pays intķrieurs et loin de la mer, tels que la vallķe du Balbek, le Diarbekr, les plaines de HaurŌn et dans les montagnes, on dort sur les terrasses, sans que la vue en soit affectķe. Si donc au Kaire, dans tout le Delta et sur les c¶tes de la Syrie, il est dangereux de dormir Ó l'air, il faut que cet air prenne du voisinage de la mer une qualitķ nuisible: cette qualitķ, sans doute, est l'humiditķ jointe Ó la chaleur, qui devient alors un principe premier de maladies. La salinitķ de cet air, si marquķe dans le Delta, y contribue encore par l'irritation et les dķmangeaisons qu'elle cause aux yeux, ainsi que je l'ai ķprouvķ; enfin, le rķgime des ╔gyptiens me paraŅt lui-mĻme un agent puissant. Le fromage, le lait aigre, le miel, le raisinķ, les fruits verts, les lķgumes crus, qui sont la nourriture ordinaire du peuple, produisent dans le bas-ventre un trouble qui, selon l'observation des praticiens, se porte sur la vue; les oignons crus surtout, dont ils abusent, ont pour l'ķchauffer une vertu que les moines de Syrie m'ont fait remarquer sur moi-mĻme. Des corps ainsi nourris abondent en humeurs corrompues qui cherchent sans cesse un ķcouloir. Dķtournķes des voies internes par la sueur habituelle, elles viennent Ó l'extķrieur, et s'ķtablissent o∙ elles trouvent moins de rķsistance. Elles doivent prķfķrer la tĻte, parce que les ╔gyptiens, en la rasant toutes les semaines, et en la couvrant d'une coiffure prodigieusement chaude, en font un foyer principal de sueur. Or, pour peu que cette tĻte reńoive une impression de froid en se dķcouvrant, la transpiration se supprime et se jette sur les dents, ou plus volontiers sur les yeux, comme partie moins rķsistante. A chaque fluxion l'organe s'affaiblit et il finit par se dķtruire. Cette disposition, transmise par la gķnķration, devient une nouvelle cause de maladie: de lÓ vient que les naturels y sont plus exposķs que les ķtrangers. L'excessive transpiration de la tĻte est un agent d'autant plus probable, que les anciens ╔gyptiens, qui la portaient nue, n'ont point ķtķ citķs par les mķdecins pour Ļtre si affligķs d'ophthalmies[127]; et les Arabes du dķsert qui se la couvrent peu, surtout dans le bas Ōge, en sont de mĻme exempts. ¦ II. De la petite-vķrole. Une grande partie des cķcitķs en ╔gypte est causķe par les suites de la petite-vķrole. Cette maladie, qui y est trĶs-meurtriĶre, n'y est point traitķe selon une bonne mķthode: dans les 3 premiers jours on y donne aux malades du _debs_ ou raisinķ, du miel et du sucre; et dĶs le 7^{e} on leur permet le laitage et le poisson salķ, comme en pleine santķ: dans la dķpuration, on ne les purge jamais, et l'on ķvite surtout de leur laver les yeux, encore qu'ils les aient pleins de pus, et que les paupiĶres soient collķes par la sķrositķ dessķchķe: ce n'est qu'au bout de 40 jours que l'on fait cette opķration, et alors le sķjour du pus, en irritant le globe, y a dķterminķ un cautĶre qui ronge l'oeil entier. Ce n'est pas que l'inoculation y soit inconnue, mais on s'en sert peu. Les Syriens et les habitants de _l'Anadolie_, qui la connaissent depuis long-temps, n'en usent guĶre davantage[128]. L'on doit regarder ces vices de rķgime comme des agents plus pernicieux que le climat, qui n'a rien de malsain[129]; c'est Ó la mauvaise nourriture surtout que l'on doit attribuer et les hideuses formes des mendiants, et l'air misķrable et avortķ des enfants du Kaire. Ces petites crķatures n'offrent nulle part ailleurs un extķrieur si affligeant; l'oeil creux, le teint hŌve et bouffi, le ventre gonflķ d'obstructions, les extrķmitķs maigres et la peau jaunŌtre, ils ont l'air de lutter sans cesse contre la mort. Leurs mĶres ignorantes prķtendent que c'est _le regard malfaisant_ de quelque envieux qui les ensorcelle, et ce prķjugķ ancien[130] est encore gķnķral et enracinķ dans la Turkie; mais la vraie cause est dans la mauvaise nourriture. Aussi, malgrķ les talismans[131], en pķrit-il une quantitķ incroyable; et cette ville possĶde, plus qu'aucune capitale, la funeste propriķtķ d'engloutir la population. Une maladie trĶs-rķpandue au Kaire est celle que le vulgaire y appelle _mal bķnit_, et que nous nommons assez improprement _mal de Naples_: la moitiķ du Kaire en est attaquķe. La plupart des habitants croient que ce mal leur vient par _frayeur_, par _malķfice_ ou par _malpropretķ_. Quelques-uns se doutent de la vraie cause; mais comme elle tient Ó un article sur lequel ils sont infiniment rķservķs, ils n'osent s'en vanter. Ce mal bķnit est trĶs-difficile Ó guķrir: le mercure, sous quelque forme qu'il soit, ķchoue ordinairement; les vķgķtaux sudorifiques rķussissent mieux, sans cependant Ļtre infaillibles; heureusement que le virus est peu actif, Ó raison de la grande transpiration naturelle et artificielle. L'on voit, comme en Espagne, des vieillards le porter jusqu'Ó 80 ans. Mais ses effets sont funestes aux enfants qui en naissent infectķs. Le danger est imminent pour quiconque le rapporte dans un pays froid; il y fait des progrĶs rapides, et se montre toujours plus rebelle dans cette transplantation. En Syrie, Ó Damas et dans les montagnes, il est plus dangereux, parce que l'hiver y est plus rigoureux: faute de soins, il s'y termine avec tous les sympt¶mes qu'on lui connaŅt, ainsi que j'en ai vu deux exemples. Une incommoditķ particuliĶre au climat d'╔gypte, est une ķruption Ó la peau, qui revient toutes les annķes. Vers la fin de juin ou le commencement de juillet, le corps se couvre de rougeurs et de boutons dont la cuisson est trĶs-importune. Les mķdecins, qui se sont aperńus que cet effet venait constamment Ó la suite de l'eau nouvelle, lui en ont rapportķ la cause. Plusieurs ont pensķ qu'elle dķpendait des sels dont ils ont supposķ cette eau chargķe; mais l'existence de ces sels n'est point dķmontrķe, et il paraŅt que cet accident a une raison plus simple. J'ai dit que les eaux du Nil se corrompaient vers la fin d'avril dans le lit du fleuve. Les corps qui s'en abreuvent depuis ce moment forment des humeurs d'une mauvaise qualitķ. Lorsque l'eau nouvelle arrive, il se fait dans le sang une espĶce de fermentation, dont l'issue est de sķparer les humeurs vicieuses et de les chasser vers la peau, o∙ la transpiration les appelle: c'est une vraie dķpuration purgative, et toujours salutaire. Un autre mal encore trop commun au Kaire est une enflure de bourses, qui souvent devient une ķnorme _hydrocĶle_. On observe qu'il attaque de prķfķrence les Grecs et les Coptes; et par lÓ, le soupńon de sa cause tombe sur l'abus de l'huile dont ils usent plus des deux tiers de l'annķe. L'on soupńonne aussi que les bains chauds y concourent, et leur usage immodķrķ a d'autres effets qui ne sont pas moins nuisibles[132]. Je remarquerai, Ó cette occasion, que, dans la Syrie comme dans l'╔gypte, une expķrience constante a prouvķ que l'eau-de-vie tirķe des figues ordinaires, ou de celles des sycomores, ainsi que l'eau-de-vie des dattes et des fruits de _nopal_, a un effet trĶs-prompt sur les bourses, qu'elle rend douloureuses et dures dĶs le 3^{e} ou 4^{e} jour que l'on a commencķ d'en boire; et si l'on n'en cesse pas l'usage, le mal dķgķnĶre en hydrocĶle complĶte. L'eau-de-vie des raisins secs n'a pas le mĻme inconvķnient; elle est toujours anisķe et trĶs-violente, parce qu'on la distille jusqu'Ó 3 fois. Les chrķtiens de Syrie et les coptes d'╔gypte en font beaucoup d'usage; ces derniers, surtout, en boivent des pintes entiĶres Ó leur souper: j'avais taxķ ce fait d'exagķration; mais il a fallu me rendre aux preuves de l'ķvidence, sans cesser nķanmoins de m'ķtonner que de pareils excĶs ne tuent pas sur-le-champ, ou ne procurent pas du moins les sympt¶mes de la profonde ivresse. Le printemps, qui dans l'╔gypte est l'ķtķ de nos climats, amĶne des fiĶvres malignes dont l'issue est toujours trĶs-prompte. Un mķdecin franńais qui en a traitķ beaucoup a remarquķ que le kina, donnķ dans les rķmissions Ó la dose de 2 et 3 onces, a frķquemment sauvķ des malades aux portes de la mort[133]. Sit¶t que le mal se dķclare, il faut s'astreindre rigoureusement au rķgime vķgķtal acide; on s'interdit la viande, le poisson, et surtout les oeufs; ils sont une espĶce de poison en ╔gypte. Dans ce pays comme en Syrie, les observations constatent que la saignķe est toujours plus nuisible qu'avantageuse, mĻme lorsqu'elle paraŅt le mieux indiquķe: la raison en est que les corps nourris d'aliments malsains, tels que les fruits verts, les lķgumes crus, le fromage, les olives, ont peu de sang et beaucoup d'humeurs; leur tempķrament est gķnķralement bilieux, ainsi que l'annoncent leurs yeux et leurs soucils noirs, leur teint brun, et leurs corps maigres. Leur maladie habituelle est le mal d'estomac; presque tous se plaignent d'Ōcretķs Ó la gorge et de nausķes acides; aussi l'ķmķtique et la crĻme de tartre ont-ils du succĶs dans presque tous les cas. Les fiĶvres malignes deviennent quelquefois ķpidķmiques, et alors on les prendrait volontiers pour la peste, dont il me reste Ó parler. ¦ III. De la peste. Quelques personnes ont voulu ķtablir parmi nous l'opinion que la peste ķtait originaire d'╔gypte; mais cette opinion, fondķe sur des prķjugķs vagues, paraŅt dķmentie par les faits. Nos nķgociants ķtablis depuis longues annķes Ó Alexandrie assurent, de concert avec les ╔gyptiens, que la peste ne vient jamais de l'intķrieur du pays[134], mais qu'elle paraŅt d'abord sur la c¶te Ó Alexandrie; d'Alexandrie elle passe Ó Rosette, de Rosette au Kaire, du Kaire Ó DamiŌt et dans le reste du Delta. Ils observent encore qu'elle est toujours prķcķdķe de l'arrivķe de quelque bŌtiment venant de Smyrne ou de Constantinople, et que si la peste a ķtķ violente dans l'une de ces villes pendant l'ķtķ, le danger est plus grand pour la leur pendant l'hiver qui suit. Il paraŅt constant que son vrai foyer est Constantinople; qu'elle s'y perpķtue par l'aveugle nķgligence des Turks; elle est au point que l'on vend publiquement les effets des morts pestifķrķs. Les vaisseaux qui viennent ensuite Ó Alexandrie, ne manquent jamais d'apporter des fournitures et des habits de laine qui sortent de ces ventes, et ils les dķbitent au bazar de la ville, o∙ ils jettent d'abord la contagion. Les Grecs, qui font ce commerce, en sont presque toujours les premiĶres victimes. Peu Ó peu l'ķpidķmie gagne Rosette, et enfin le Kaire, en suivant la route journaliĶre des marchandises. Aussit¶t qu'elle est constatķe, les nķgociants europķens s'enferment dans leur _kan_ ou _contrķe,_ eux et leurs domestiques, et ils ne communiquent plus au dehors. Leurs vivres, dķposķs Ó la porte du _kan,_ y sont reńus par un portier, qui les prend avec des tenailles de fer, et les plonge dans une tonne d'eau destinķe Ó cet usage. Si l'on veut leur parler, ils observent toujours une distance qui empĻche tout contact de vĻtements ou d'haleine; par ce moyen ils se prķservent du flķau, Ó moins qu'il n'arrive quelque infraction Ó la police. Il y a quelques annķes qu'un chat, passķ par les terrasses chez nos nķgociants du Kaire, porta la peste Ó deux d'entre eux, dont l'un mourut. L'on conńoit combien cet emprisonnement est ennuyeux: il dure jusqu'Ó 3 et 4 mois, pendant lesquels les amusements se rķduisent Ó se promener le soir sur les terrasses, et Ó jouer aux cartes. La peste offre plusieurs phķnomĶnes trĶs-remarquables. A Constantinople, elle rĶgne pendant l'ķtķ, et s'affaiblit ou se dķtruit pendant l'hiver. En ╔gypte, au contraire, elle rĶgne pendant l'hiver, et juin ne manque jamais de la dķtruire. Cette bizarrerie apparente s'explique par un mĻme principe. L'hiver dķtruit la peste Ó Constantinople, parce que le froid y est trĶs-rigoureux. L'ķtķ l'allume, parce que la chaleur y est humide, Ó raison des mers, des forĻts et des montagnes voisines. En ╔gypte, l'hiver fomente la peste, parce qu'il est humide et doux; l'ķtķ la dķtruit, parce qu'il est chaud et sec. Il agit sur elle comme sur les viandes, qu'il ne laisse pas pourrir. La chaleur n'est malfaisante qu'autant qu'elle se joint Ó l'humiditķ[135]. L'╔gypte est affligķe de la peste tous les 4 ou 5 ans; les ravagķs qu'elle y cause devraient la dķpeupler, si les ķtrangers qui y affluent sans cesse de tout l'empire ne rķparaient une grande partie de ses pertes. En Syrie, la peste est beaucoup plus rare: il y a 25 ans qu'on ne l'y a ressentie. La raison en est sans doute la raretķ des vaisseaux venant en droiture de Constantinople. D'ailleurs on observe qu'elle ne se naturalise pas aisķment dans cette province. Transportķe de l'Archipel, ou mĻme de DamiŌt, dans les rades de LataqŅķ, Sa’d ou Acre, elle n'y prend point racine; elle veut des circonstances prķliminaires et une route combinķe: il faut qu'elle passe du Kaire, en droiture Ó DamiŌt: alors toute la Syrie est s¹re d'en Ļtre infectķe. L'opinion enracinķe du fatalisme, et bien plus encore la barbarie du gouvernement, ont empĻchķ jusqu'ici les Turks de se mettre en garde contre ce flķau meurtrier: cependant le succĶs des soins qu'ils ont vu prendre aux Francs a fait depuis quelque temps impression sur plusieurs d'entre eux. Les chrķtiens du pays qui traitent avec nos nķgociants seraient disposķs Ó s'enfermer comme eux; mais il faudrait qu'ils y fussent autorisķs par la Porte. Il paraŅt qu'en ce moment elle s'occupe de cet objet, s'il est vrai qu'elle ait publiķ l'annķe derniĶre un ķdit pour ķtablir un lazaret Ó Constantinople, et 3 autres dans l'empire; savoir, Ó Smyrne, en Candie et Ó Alexandrie. Le gouvernement de Tunis a pris ce sage parti depuis quelques annķes; mais la police turke est partout si mauvaise, qu'on doit espķrer peu de succĶs de ces ķtablissements, malgrķ leur extrĻme importance pour le commerce, et pour la s¹retķ des ķtats de la Mķditerranķe[136]. CHAPITRE XIII. Tableau rķsumķ de l'╔gypte. L'╔gypte fournirait encore matiĶre Ó beaucoup d'autres observations; mais comme elles sont ķtrangĶres Ó mon objet, ou qu'elles rentrent dans celles que j'aurai occasion de faire sur la Syrie, je ne m'ķtendrai pas davantage. Si l'on se rappelle ce que j'ai exposķ de la nature et de l'aspect du sol; si l'on se peint un pays plat, coupķ de canaux, inondķ pendant 3 mois, fangeux et verdoyant pendant 3 autres, poudreux et gercķ le reste de l'annķe; si l'on se figure sur ce terrain des villages de boue et de briques ruinķs, des paysans nus et hŌlķs, des buffles, des chameaux, des sycomores, des dattiers clair-semķs, des lacs, des champs cultivķs, et de grands espaces vides; si l'on y joint un soleil ķtincelant sur l'azur d'un ciel presque toujours sans nuages, des vents plus ou moins forts, mais perpķtuels: l'on aura pu se former une idķe rapprochķe de l'ķtat physique du pays[137]. On a pu juger de l'ķtat civil des habitants, par leurs divisions en races, en sectes, en conditions; par la nature d'un gouvernement qui ne connaŅt ni propriķtķ, ni s¹retķ de personnes, et par l'image d'un pouvoir illimitķ confiķ Ó une soldatesque licencieuse et grossiĶre: enfin l'on peut apprķcier la force de ce gouvernement en rķsumant son ķtat militaire, la qualitķ de ses troupes; en observant que dans toute l'╔gypte et sur les frontiĶres il n'y a ni fort, ni redoute, ni artillerie, ni ingķnieurs, et que, pour la marine, on ne compte que les 28 vaisseaux et cayasses de Suez, armķs chacun de 4 pierriers rouillķs, et montķs par des marins qui ne connaissent pas la boussole. C'est au lecteur Ó ķtablir sur ces faits l'opinion qu'il doit prendre d'un tel pays. S'il trouvait, par hasard, que je le lui prķsente sous un point de vue diffķrent de quelques autres relations, cette diversitķ ne devrait point l'ķtonner. Rien de moins unanime que les jugements des voyageurs sur les pays qu'ils ont vus: souvent contradictoires entre eux, celui-ci dķprime ce que celui-lÓ vante; et tel peint comme un lieu de dķlices ce qui pour tel autre n'est qu'un lieu fort ordinaire. On leur reproche cette contradiction; mais ils la partagent avec leurs censeurs mĻmes, puisqu'elle est dans la nature des choses. Quoi que nous puissions faire, nos jugements sont biens moins fondķs sur les qualitķs rķelles des objets, que sur les affections que nous recevons, ou que nous portons dķja en les voyant. Une expķrience journaliĶre prouve qu'il s'y mĻle toujours des idķes ķtrangĶres, et de lÓ vient que le mĻme pays qui nous a paru beau dans un temps nous paraŅt quelquefois dķsagrķable dans un autre. D'ailleurs, le prķjugķ des habitudes premiĶres est tel, que jamais l'on ne peut s'en dķgager. L'habitant des montagnes hait les plaines; l'habitant des plaines dķprise les montagnes. L'Espagnol veut un ciel ardent; le Danois un temps brumeux. Nous aimons la verdure des forĻts; le Suķdois prķfĶre la blancheur des neiges: le Lapon, transportķ de sa chaumiĶre enfumķe dans les bosquets de Chantilly, y est mort de chaleur et de mķlancolie. Chacun a ses go¹ts, et juge en consķquence. Je conńois que, pour un ╔gyptien, l'╔gypte est et sera toujours le plus beau pays du monde, quoiqu'il n'ait vu que celui-lÓ. Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis comme tķmoin oculaire, j'avoue que je n'en ai pas pris une idķe si avantageuse. Je rends justice Ó son extrĻme fertilitķ, Ó la variķtķ de ses produits, Ó l'avantage de sa position pour le commerce: je conviens que l'╔gypte est peu sujette aux intempķries qui font manquer nos rķcoltes; que les ouragans de l'Amķrique y sont inconnus; que les tremblements qui de nos jours ont dķvastķ le Portugal et l'Italie y sont trĶs-rares, quoique non pas sans exemples[138]; je conviens mĻme que la chaleur qui accable les Europķens n'est pas un inconvķnient pour les naturels: mais c'en est un grave que ces vents meurtriers de sud; c'en est un autre que ce vent de nord-est qui donne des maux de tĻte violents; c'en est encore un que cette multitude de scorpions, de cousins, et surtout de mouches, telle que l'on ne peut manger sans courir risque d'en avaler. D'ailleurs, nul pays d'un aspect plus monotone; toujours une plaine nue Ó perte de vue; toujours un horizon plat et uniforme[139]; des dattiers sur leur tige maigre, ou des huttes de terre sur des chaussķes: jamais cette richesse de paysages, o∙ la variķtķ des objets, o∙ la diversitķ des sites occupent l'esprit et les yeux par des scĶnes et des sensations renaissantes: nul pays n'est moins pittoresque, moins propre aux pinceaux des peintres et des poĶtes: on n'y trouve rien de ce qui fait le charme et la richesse de leurs tableaux; et il est remarquable que ni les Arabes ni les anciens ne font mention des poĶtes d'╔gypte. En effet, que chanterait l'╔gyptien sur le chalumeau de Gessner et de Thķocrite? Il n'a ni clairs ruisseaux, ni frais gazons, ni antres solitaires; il ne connaŅt ni les vallons, ni les coteaux, ni les roches pendantes. Thompson n'y trouverait ni le sifflement des vents dans les forĻts, ni les roulements du tonnerre dans les montagnes, ni la paisible majestķ des bois antiques, ni l'orage imposant, ni le calme touchant qui lui succĶde: un cercle ķternel des mĻmes opķrations ramĶne toujours les gras troupeaux, les champs fertiles, le fleuve boueux, la mer d'eau douce, et les villages semblables aux Ņles. Que si la pensķe se porte Ó l'horizon qu'embrasse la vue, elle s'effraie de n'y trouver que des dķserts sauvages, o∙ le voyageur ķgarķ, ķpuisķ de soif et de fatigue, se dķcourage devant l'espace immense qui le sķpare du monde; il implore en vain la terre et le ciel; ses cris, perdus sur une plaine rase, ne lui sont pas mĻme rendus par des ķchos: dķnuķ de tout, et seul dans l'univers, il pķrit de rage et de dķsespoir devant une nature morne, sans la consolation mĻme de voir verser une larme sur son malheur. Ce contraste si voisin est sans doute ce qui donne tant de prix au sol de l'╔gypte. La nuditķ du dķsert rend plus saillante l'abondance du fleuve, et l'aspect des privations ajoute au charme des jouissances: elles ont pu Ļtre nombreuses dans les temps passķs, et elles pourraient renaŅtre sous l'influence d'un bon gouvernement; mais, dans l'ķtat actuel, la richesse de la nature y est sans effet et sans fruit. En vain cķlĶbre-t-on les jardins de Rosette et du Kaire; l'art des jardins, cet art si cher aux peuples policķs, est ignorķ des Turks, qui mķprisent les champs et la culture. Dans tout l'empire les jardins ne sont que des vergers sauvages o∙ les arbres, jetķs sans soin, n'ont pas mĻme le mķrite du dķsordre. En vain se rķcrie-t-on sur les orangers et les cķdrats qui croissent en plein air: on fait illusion Ó notre esprit, accoutumķ d'allier Ó ces arbres les idķes d'opulence et de culture qui chez nous les accompagnent. En ╔gypte, arbres vulgaires, ils s'associent Ó la misĶre des cabanes qu'ils couvrent, et ne rappellent que l'idķe de l'abandon et de la pauvretķ. En vain peint-on le Turk mollement couchķ sous leur ombre, heureux de fumer sa pipe sans penser: l'ignorance et la sottise ont sans doute leurs jouissances, comme l'esprit et le savoir; mais, je l'avoue, je n'ai pu envier le repos des esclaves, ni appeler bonheur l'apathie des automates. Je ne concevrais pas mĻme d'o∙ peut venir l'enthousiasme que des voyageurs tķmoignent pour l'╔gypte, si l'expķrience ne m'en e¹t dķvoilķ les causes secrĶtes. Des exagķrations des voyageurs. On a dĶs long-temps remarquķ dans les voyageurs une affectation particuliĶre Ó vanter le thķŌtre de leurs voyages, et les bons esprits, qui souvent ont reconnu l'exagķration de leurs rķcits, ont averti, par un proverbe, de se tenir en garde contre leur prestige[140]; mais l'abus subsiste, parce qu'il tient Ó des causes renaissantes. Chacun de nous en porte le germe; et souvent le reproche appartient Ó ceux mĻmes qui l'adressent. En effet, qu'on examine un arrivant de pays lointains, dans une sociķtķ oisive et curieuse: la nouveautķ de ses rķcits attire l'attention sur lui; elle mĶne jusqu'Ó la bienveillance pour sa personne; on l'aime parce qu'il amuse, et parce que ses prķtentions sont d'un genre qui ne peut choquer. De son c¶tķ, il ne tarde pas de sentir qu'il n'intķresse qu'autant qu'il excite des sensations nouvelles. Le besoin de soutenir, l'envie mĻme d'augmenter l'intķrĻt, l'engagent Ó donner des couleurs plus fortes Ó ses tableaux; il peint les objets plus grands pour qu'ils frappent davantage: les succĶs qu'il obtient l'encouragent; l'enthousiasme qu'il produit se rķflķchit sur lui-mĻme; et bient¶t il s'ķtablit entre ses auditeurs et lui une ķmulation et un commerce par lequel il rend en ķtonnement ce qu'on lui paie en admiration. Le merveilleux de ce qu'il a vu rejaillit d'abord sur lui-mĻme; puis, par une seconde gradation, sur ceux qui l'ont entendu, et qui Ó leur tour le racontent: ainsi la vanitķ, qui se mĻle Ó tout, devient une des causes de ce penchant que nous avons tous, soit pour croire, soit pour raconter les prodiges. D'ailleurs, nous voulons moins Ļtre instruits qu'amusķs, et c'est par ces raisons que les faiseurs de contes, en tout genre, ont toujours occupķ un rang distinguķ dans l'estime des hommes et dans la classe des ķcrivains. Il est pour les voyageurs une autre cause d'enthousiasme: loin des objets dont elle a joui, l'imagination privķe s'enflamme; l'absence rallume les dķsirs, et la satiķtķ de ce qui nous environne prĻte un charme Ó ce qui est hors de notre portķe. On regrette un pays d'o∙ l'on dķsira souvent de sortir, et l'on se peint en beau les lieux dont la prķsence pourrait Ļtre encore Ó charge. Les voyageurs qui ne font que passer en ╔gypte ne sont pas dans cette classe, parce qu'ils n'ont pas le temps de perdre l'illusion de la nouveautķ; mais quiconque y sķjourne peut y Ļtre rangķ. Nos nķgociants le savent, et ils ont fait Ó ce sujet une observation qu'on doit citer: ils ont remarquķ que ceux mĻme d'entre eux qui ont le plus senti les dķsagrķments de cette demeure ne sont pas plus t¶t retournķs en France, que tout s'efface de leur mķmoire; leurs souvenirs prennent de riantes couleurs; en sorte que 2 ans aprĶs on n'imaginerait pas qu'ils y eussent jamais ķtķ. ½Comment pensez-vous encore Ó nous?╗ m'ķcrivait derniĶrement un rķsident au Kaire; ½comment conservez-vous les idķes vraies de ce lieu de misĶre[141], lorsque nous avons ķprouvķ que tous ceux qui repassent les oublient au point de nous ķtonner nous-mĻmes?╗ Je l'avoue, des causes si gķnķrales et si puissantes n'eussent pas ķtķ sans effet sur moi-mĻme; mais j'ai pris un soin particulier de m'en dķfendre, et de conserver mes impressions premiĶres, pour donner Ó mes rķcits le seul mķrite qu'ils pussent avoir, celui de la vķritķ. Il est temps de les reporter sur des objets d'un intķrĻt plus vaste; mais comme le lecteur ne me pardonnerait pas de quitter l'╔gypte sans parler des ruines et des pyramides, j'en dirai deux mots. CHAPITRE XIV. Des ruines et des pyramides[142]. J'ai dķja exposķ comment la difficultķ habituelle des voyages en ╔gypte, devenue plus grande en ces derniĶres annķes, s'opposait aux recherches sur les antiquitķs. Faute de moyens, et surtout de circonstances propres, on est rķduit Ó ne voir que ce que d'autres ont vu, et Ó ne dire que ce qu'ils ont dķja publiķ. Par cette raison, je ne rķpķterai pas ce qui se trouve dķja rķpķtķ plus d'une fois dans _Paul Luca_, _Maillet_, _Siccard_, _Pocoke_, _Graves_, _Norden_, _Niebuhr_, et rķcemment dans les Lettres de Savary. Je me bornerai Ó quelques considķrations gķnķrales. Les pyramides de Djizķ sont un exemple frappant de cette difficultķ d'observer dont j'ai fait mention. Quoique situķes Ó 4 lieues seulement du Kaire, o∙ il rķside des Francs, quoique visitķes par une foule de voyageurs, on n'est point encore d'accord sur leurs dimensions. On a mesurķ plusieurs fois leur hauteur par les procķdķs gķomķtriques, et chaque opķration a donnķ un rķsultat diffķrent[143]. Pour dķcider la question, il faudrait une nouvelle mesure solennelle, faite par des personnes connues; mais en attendant, on doit taxer d'erreur tous ceux qui donnent Ó la grande pyramide autant d'ķlķvation que de base, attendu que son triangle est trĶs-sensiblement ķcrasķ. La connaissance de cette base me paraŅt d'autant plus intķressante, que je lui crois du rapport Ó l'une des mesures carrķes des ╔gyptiens; et dans la coupe des pierres, si l'on trouvait des dimensions revenant souvent les mĻmes, peut-Ļtre en pourrait-on dķduire leurs autres mesures. On se plaint ordinairement de ne point comprendre la description de l'intķrieur de la pyramide; et en effet, Ó moins d'Ļtre versķ dans l'art des plans, on a peine Ó se reconnaŅtre sur la gravure. Le meilleur moyen de s'en faire une idķe, serait d'exķcuter en terre crue ou cuite, une pyramide dans des proportions rķduites, par exemple, d'un pouce par toise. Cette masse aurait 8 pieds 4 pouces de base, et Ó peu prĶs 7 et demi de hauteur: en la coupant en 2 portions de haut en bas, on y pratiquerait le premier canal qui descend obliquement, la galerie qui remonte de mĻme, et la chambre sķpulcrale qui est Ó son extrķmitķ. Norden fournirait les meilleurs dķtails; mais il faudrait un artiste habituķ Ó ce genre d'ouvrages. La ligne du rocher sur lequel sont assises les pyramides ne s'ķlĶve pas au-dessus du niveau de la plaine de plus de 40 Ó 50 pieds. La pierre dont il est formķ, est, comme je l'ai dit, une pierre calcaire blanchŌtre, d'un grain pareil au beau moellon, ou Ó cette pierre connue dans quelques provinces sous le nom de _rairie_. Celle des pyramides est d'une nature semblable. Au commencement du siĶcle, on croyait, sur l'autoritķ d'Hķrodote, que les matķriaux en avaient ķtķ transportķs d'ailleurs; mais des voyageurs, observant la ressemblance dont nous parlons, ont trouvķ plus naturel de les faire tirer du rocher mĻme; et l'on traite aujourd'hui de fable le rķcit d'Hķrodote, et d'absurditķ cette translation de pierres. On calcule que l'aplanissement du rocher en a d¹ fournir la majeure partie; et, pour le reste, on suppose des souterrains invisibles, que l'on agrandit autant qu'il est besoin. Mais si l'opinion ancienne a des invraisemblances, la moderne n'a que des suppositions. Ce n'est point un motif suffisant de juger, que de dire: _Il est incroyable que l'on ait transportķ des carriĶres ķloignķes_; _il est absurde d'avoir multipliķ des frais qui deviennent ķnormes_, _etc._ Dans les choses qui tiennent aux opinions et aux gouvernements des peuples anciens, la mesure des probabilitķs est dķlicate Ó saisir: aussi, quelque invraisemblable que paraisse le fait dont il s'agit, si l'on observe que l'historien qui le rapporte a puisķ dans les archives originales; qu'il est trĶs-exact dans tous ceux que l'on peut vķrifier; que le rocher libyque n'offre en aucun endroit des ķlķvations semblables Ó celles qu'on veut supposer, et que les souterrains sont encore Ó connaŅtre; si l'on se rappelle les immenses carriĶres qui s'ķtendent de SaouŌdi Ó Manfalout, dans un espace de 25 lieues; enfin, si l'on considĶre que leurs pierres, qui sont de la mĻme espĶce, n'ont aucun autre emploi apparent[144]; on sera portķ tout au moins Ó suspendre son jugement, en attendant une ķvidence qui le dķtermine. Pareillement quelques ķcrivains se sont lassķs de l'opinion que les pyramides ķtaient des tombeaux, et ils en ont voulu faire des temples ou des observatoires; ils ont regardķ comme absurde qu'une nation sage et policķe fŅt une affaire d'ķtat du sķpulcre de son chef, et comme extravagant qu'un monarque ķcrasŌt son peuple de corvķes, pour enfermer un squelette de 5 pieds dans une montagne de pierres: mais, je le rķpĶte, on juge mal les peuples anciens, quand on prend pour terme de comparaison nos opinions, nos usages. Les motifs qui les ont animķs peuvent nous paraŅtre extravagants, peuvent l'Ļtre mĻme aux yeux de la raison, sans avoir ķtķ moins puissants, moins efficaces. On se donne des entraves gratuites de contradictions, en leur supposant une sagesse conforme Ó nos principes; nous raisonnons trop d'aprĶs nos idķes, et pas assez d'aprĶs les leurs. En suivant ici, soit les unes, soit les autres, on jugera que les pyramides ne peuvent avoir ķtķ des observatoires d'astronomie[145]; parce que le mont Moqattam en offrait un plus ķlevķ, et qui borne ceux-lÓ; parce que tout observatoire ķlevķ est inutile en ╔gypte, o∙ le sol est trĶs-plat, et o∙ les vapeurs dķrobent les ķtoiles plusieurs degrķs au-dessus de l'horizon; parce qu'il est impossible de monter sur la plupart des pyramides; enfin, parce qu'il ķtait inutile de rassembler 11 observatoires aussi voisins que le sont les pyramides, grandes et petites, que l'on dķcouvre du local de Djizķ. D'aprĶs ces considķrations, on pensera que Platon, qui a fourni l'idķe en question, n'a pu avoir en vue que des cas accidentels; ou qu'il n'a ici que son mķrite ordinaire d'ķloquent orateur. Si, d'autre part, on pĶse les tķmoignages des anciens et les circonstances des lieux, si l'on fait attention qu'auprĶs des pyramides il se trouve 30 Ó 40 moindres monuments, offrant des ķbauches de la mĻme figure pyramidale; que ce lieu stķrile, ķcartķ de la terre cultivable, a la qualitķ requise des ╔gyptiens pour Ļtre un cimetiĶre, et que prĶs de lÓ ķtait celui de toute la ville de Memphis, la plaine des Momies; on sera persuadķ que les pyramides ne sont que des tombeaux. L'on croira que les despotes d'un peuple superstitieux ont pu mettre de l'importance et de l'orgueil Ó bŌtir pour leur squelette une demeure impķnķtrable, quand on saura que, dĶs avant Mo’se, il ķtait de dogme Ó Memphis que les ames reviendraient au bout de 6,000 ans habiter les corps qu'elles avaient quittķs: c'ķtait par cette raison que l'on prenait tant de soin de prķserver ces mĻmes corps de la dissolution, et que l'on s'efforńait d'en conserver les formes au moyen des aromates, des bandelettes et des sarcophages. Celui qui est encore dans la chambre sķpulcrale de la grande pyramide est prķcisķment dans les dimensions naturelles; et cette chambre, si obscure et si ķtroite[146], n'a jamais pu convenir qu'Ó loger un mort. On veut trouver du mystĶre Ó ce conduit souterrain qui descend perpendiculairement dans le dessous de la pyramide; mais on oublie que l'usage de toute l'antiquitķ fut de mķnager des communications avec l'intķrieur des tombeaux, pour y pratiquer, aux jours prescrits par la religion, les cķrķmonies funĶbres, telles que les libations et les offrandes d'aliments aux morts. Il faut donc revenir Ó l'opinion, toute vieille qu'elle peut Ļtre, que les pyramides sont des tombeaux[147]; et cet emploi, indiquķ par toutes les circonstances locales, l'est encore par un usage des Hķbreux, qui, comme l'on sait, ont presque en tout imitķ les ╔gyptiens, et qui, Ó ce titre, donnĶrent la forme pyramidale aux tombeaux d'Absalon et de Zakarie, que l'on voit encore dans la vallķe de Josaphat: enfin, il est constatķ par le nom mĻme de ces monuments, qui, selon une analyse conforme Ó tous les principes de la science, me donne mot Ó mot, _chambre_ ou _caveau_ du _mort_[148]. La grande pyramide n'est pas la seule qui ait ķtķ ouverte. Il y en a une autre Ó _SaqŌra_ qui offre les mĻmes dķtails intķrieurs. Depuis quelques annķes, un bek a tentķ d'ouvrir la 3^{e} en grandeur du local de Djizķ, pour en tirer le trķsor supposķ. Il l'a attaquķe par le mĻme c¶tķ et Ó la mĻme hauteur que la grande est ouverte; mais aprĶs avoir arrachķ 2 ou 300 pierres, avec des peines et une dķpense considķrable, il a quittķ sans succĶs son avaricieuse entreprise. L'ķpoque de la construction de la plupart des pyramides n'est pas connue; mais celle de la grande est si ķvidente, qu'on n'e¹t jamais d¹ la contester. Hķrodote l'attribue Ó _Cheops_, avec un dķtail de circonstances qui prouve que ses auteurs ķtaient bien instruits[149]. Or ce Cheops, dans sa liste, la meilleure de toutes, se trouve le second roi aprĶs _Protķe_[150], qui fut contemporain de la guerre de Troie; et il en rķsulte, par l'ordre des faits, que sa pyramide fut construite vers les annķes 140 et 160 de la fondation du temple de Salomon, c'est-Ó-dire, 850 ans avant Jķsus-Christ. La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagķ tous les monuments de l'antiquitķ, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La soliditķ de leur construction, et l'ķnormitķ de leur masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durķe ķternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagķrķ. L'on commence Ó voir ces montagnes factices 10 lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'ķloigner Ó mesure qu'on s'en approche; on en est encore Ó une lieue, et dķja elles dominent tellement sur la terre, qu'on croit Ļtre Ó leur pied; enfin l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variķtķ des sensations qu'on y ķprouve[151]: la hauteur de leur sommet, la rapiditķ de leur pente; l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mķmoire des temps qu'elles rappellent; le calcul du travail qu'elles ont co¹tķ, l'idķe que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme si petit et si faible, qui rampe Ó leurs pieds; tout saisit Ó la fois le coeur et l'esprit d'ķtonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect: mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succĶde Ó ce premier transport. AprĶs avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient Ó mķditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un oeil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que, pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter 20 ans une nation entiĶre; on gķmit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont d¹ co¹ter les corvķes onķreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matķriaux. On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandķ ces barbares ouvrages; ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'╔gypte: ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le gķnie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude d'une nation tourmentķe par le caprice de ses maŅtres. Alors on pardonne Ó l'avarice, qui, violant leurs tombeaux, a frustrķ leur espoir; on en accorde moins de pitiķ Ó ces ruines; et tandis que l'amateur des arts s'indigne dans Alexandrie de voir scier les colonnes des palais, pour en faire des _meules_ de moulin, le philosophe, aprĶs cette premiĶre ķmotion que cause la perte de toute belle chose, ne peut s'empĻcher de sourire Ó la justice secrĶte du sort, qui rend au peuple ce qui lui co¹ta tant de peines, et qui soumet au plus humble de ses besoins l'orgueil d'un luxe inutile. C'est l'intķrĻt de ce peuple, sans doute, plus que celui des monuments, qui doit dicter le souhait de voir passer en d'autres mains l'╔gypte; mais, ne f¹t-ce que sous cet aspect, cette rķvolution serait toujours trĶs-dķsirable. Si l'╔gypte ķtait possķdķe par une nation amie des beaux-arts, on y trouverait, pour la connaissance de l'antiquitķ, des ressources que dķsormais le reste de la terre nous refuse; peut-Ļtre y dķcouvrirait-on mĻme des livres. Il n'y a pas 3 ans qu'on dķterra prĶs de DamiŌt plus de 100 _volumes_ ķcrits en langue inconnue[152]; ils furent incontinent br¹lķs sur la dķcision des chaiks du Kaire. A la vķritķ le Delta n'offre plus de ruines bien intķressantes, parce que les habitants ont tout dķtruit par besoin ou par superstition. Mais le Sa’d moins peuplķ, mais la lisiĶre du dķsert moins frķquentķe en ont encore d'intactes. On en doit surtout espķrer dans les _Oasis_; dans ces Ņles sķparķes du monde par une mer de sable, o∙ nul voyageur connu n'a pķnķtrķ depuis Alexandre. Ces cantons, qui jadis avaient des villes et des temples, n'ayant point subi les dķvastations des barbares, ont d¹ garder leurs monuments, par cela mĻme que leur population a dķpķri ou s'est anķantie; et ces monuments, enfouis dans les sables, s'y conservent comme en dķp¶t pour la gķnķration future. C'est Ó ce temps, moins ķloignķ peut-Ļtre qu'on ne pense, qu'il faut remettre nos souhaits et notre espoir. C'est alors qu'on pourra fouiller de toutes parts la terre du Nil et les sables de la Libye; qu'on pourra ouvrir la petite pyramide de Djizķ, qui, pour Ļtre dķmolie de fond en comble, ne co¹terait pas 50,000 livres: c'est peut-Ļtre encore Ó cette ķpoque qu'il faut remettre la solution des hiķroglyphes, quoique les secours actuels me paraissent suffisants pour y arriver. Mais c'en est assez sur des sujets de conjectures: il est temps de passer Ó l'examen d'une autre contrķe qui, sous les rapports de l'ķtat ancien et de l'ķtat moderne, n'est pas moins intķressante que l'╔gypte elle-mĻme. NOTE. Le premier des deux manuscrits arabes dont j'ai parlķ, page 85, est numķrotķ 786. Il paraŅt avoir ķtķ composķ vers l'an 1620, par un homme de loi, le chaik MerĶ’, fils de Yousef le Hanbalite. C'est une espĶce de chronique Ó la maniĶre des Orientaux, qui trace de suite, mais sans cohķrence de discours, les ķvķnements saillants des rĶgnes des princes, leur avķnement au tr¶ne, leurs guerres, leurs fondations pieuses, leur mort et quelques traits de leur caractĶre. L'auteur en conduit la sķrie depuis les premiers kalifes, sous qui se fit la conquĻte de l'╔gypte, jusqu'au pacha turk qui de son temps y ķtait vice-roi du sultan de Constantinople. Un extrait dķtaillķ de cet ouvrage serait Ó la fois ķtranger Ó mon sujet et trop long. Il me suffira d'en donner les rķsultats principaux qui sont--que, depuis l'invasion d'_Amrou_, lieutenant du kalife Omar, l'╔gypte fut gouvernķe par les vice-rois des kalifes ses successeurs, dont le siķge fut d'abord Ó Damas, puis Ó Bagdad.--Que l'un de ces kalifes (_Maimoun_) s'ķtant composķ une garde d'esclaves turkmans, cette soldatesque finit par envahir tous les emplois militaires de l'empire, et le gouvernement des provinces.--Qu'un fils de ces soldats esclaves, nommķ Ahmed-Ben-Touloun, se rendit indķpendant en ╔gypte vers 872, et forma un empire qui s'ķtendit depuis Rahbķ, prĶs de Moussel, jusqu'en Barbarie.--(Le tribut de l'╔gypte passait 41,111,111 tournois, et il y avait 7,000 juments de race dans les haras d'Ahmed)--Qu'aprĶs 30 ans, l'╔gypte retourna aux kalifes, qui ne furent pas plus prudents.--Qu'en 934, un soldat de fortune, nommķ Akchid, se dķclara encore indķpendant, et entretint jusqu'Ó 400,000 hommes.--Qu'Ó sa mort, un esclave noir, appelķ Kafour, saisit le sceptre et rķgna avec un talent transcendant.--Qu'aprĶs lui, en 968, les descendants de Fatime et d'Ali, reconnus pour kalifes en Barbarie, s'emparĶrent de l'╔gypte, o∙ ils rķgnĶrent sous le nom de fatimites.--Que l'un d'eux fonda en 969 la ville du Kaire actuel.--Que cette famille rķgna jusqu'en 1200 dans une suite de princes qui, selon la remarque de MerĶ’, furent tous des fous furieux ou stupides.--Sous eux, l'╔gypte tomba dans un gouffre de calamitķs, de pestes et de famines, dont une dura 7 ans. L'auteur Ó cette occasion recense les famines et les pestes, et en trouve 21 depuis 635 jusqu'en 1440. Les kalifes d'╔gypte, comme ceux de Bagdad, s'ķtant formķ une garde d'ķtrangers, en devinrent comme eux la victime. Selah-el-din, Kourde d'extraction, vizir du dernier fatimite, dķpose son maŅtre, et fonde la dynastie dite d'A’oub, du nom de son pĶre.--Ce fut lui qui fit construire le puits Ó escalier en limańon, appelķ puits de Josef. Son armķe ķtait surtout composķe de _cavaliers_ nommķs en arabe _serrŌdjin_, dont les croisķs firent leur mot _Sarrazins_. Cette dynastie rķgna 85 ans sous 10 sultans. L'armķe, alors composķe de Mamlouks turkmans, ayant tuķ le dernier a’oubite, un Turkman, nommķ Ibek, saisit le sceptre, et ķtablit la dynastie des _Mamlouks_ turkmans.--Sous le court rĶgne du fils d'Ibek, Holagou-Kan et ses Mogols dķtruisent Bagdad et le kalifat en 1258.--Le dixiĶme sultan turkman, Qalaoun, s'ķtant formķ une garde de 12,000 Mamlouks tcherkasses, achetķs dans les marchķs de l'Asie, cette milice devient la maŅtresse, ķlit les princes, les dķpose, les ķtrangle, etc.--Un chef de ce corps, nommķ Barqouq, est ķlu et ouvre la dynastie des Mamlouks tcherkasses; il laissa en monnaie 25,000,000 tournois et 14,000,000 en meubles.--Le 23^{e} de cette dynastie fut attaquķ par Sķlim II, qui, l'ayant tuķ dans une bataille livrķe prĶs d'Alep, poursuivit en ╔gypte son successeur ToumŌmbek, en qui finit le premier empire des Mamlouks.--Rķsumant la sķrie de ces princes, il se trouve que 48 sultans, dont 24 Turkmans et 24 Tcherkasses, n'ont rķgnķ que 263 ans: que, sur les 24 Turkmans, 11 furent assassinķs et 6 dķposķs: que sur les 24 Tcherkasses, 6 furent assassinķs et 11 dķposķs, et que nombre d'entre eux n'ont rķgnķ que quelques mois: que tous ces princes ne surent que faire la guerre, piller, ravager, et faire ensuite des fondations pieuses de mosquķes, d'ķcoles, etc.: que, sous le 11^{e} de la race turkmane, on fut au moment de dķtourner le Nil dans la mer Rouge, par le pied du mont Moqattam, et que les frais furent ķvaluķs 2,250,000 fr. Enfin MerĶ’ donne la sķrie des pachas, qui est de peu d'intķrĻt, et termine par les principes du gouvernement musulman, qui sont purement le despotisme de droit divin. Le second manuscrit, numķrotķ 695, est un _miroir_ ou tableau de l'empire des Mamlouks, sultans d'╔gypte, composķ par Kalil, fils de ChŌhin el ZŌher, vizir du sultan Malek-el-_acheraf_ (8^{e} de la dynastie tcherkasse). Cet ouvrage, d'un genre dont je ne connais aucun exemple parmi les Arabes, est une espĶce de statistique de l'empire des Mamlouks, au temps de l'ķcrivain; on dirait, en le lisant, qu'il a dķcrit la cour de Louis XIV. La table seule des chapitres en donnera une idķe capable de le faire apprķcier, et j'y joindrai quelques-uns des dķtails qui m'ont paru les plus curieux et les plus instructifs. AprĶs une prķface trĶs-emphatique, selon l'usage musulman, aprĶs avoir attestķ qu'il n'y a qu'un Dieu, que Mahomet est son seul prophĶte, ChŌhin dķcrit les qualitķs ķminentes qui doivent composer le caractĶre de tout mortel Ó qui _la plume du destin a tracķ sur ses tables indķlķbiles_ une carriĶre glorieuse; il prķvient qu'ayant d'abord fait un gros livre, il a ensuite trouvķ plus sage de le rķduire et de le faire trĶs-petit (ce qui est digne d'imitation), et il procĶde Ó la table mķthodique des chapitres. CHAPITRE I^{er}. Des titres qui assurent Ó l'╔gypte la supķrioritķ sur les autres empires de la terre.--De ses lieux de dķvotion et de pĶlerinage.--De ses monuments merveilleux, tant anciens que modernes.--De ses limites.--De ses villes.--De ses frontiĶres.--Des provinces et des pays o∙ s'ķtend sa domination. CHAPITRE II. Du pouvoir souverain.--Des qualitķs nķcessaires Ó un sultan.--De ses devoirs.--Des jours de _gala_ et de cķrķmonies publiques.--Des habits d'uniforme de chaque classe d'officiers attachķs au sultan. CHAPITRE III. Du commandant des fidĶles; de son rang; de son ķtat.--Des grands qŌdis (juges) auxquels appartient de _lier_ et de _dķlier_.--Des imŌms.--Des gens de loi et des qŌdis particuliers. CHAPITRE IV. Du vizir, Ó la fois premier ministre et surintendant des finances de la maison du sultan.--Du trķsor du sultan et de ses administrateurs.--Des secrķtaires d'ķtat, ayant le dķpartement de la chambre et des dķpĻches.--De l'inspecteur gķnķral des armķes.--Du parleur (ou grand avocat) du divan (conseil).--Du premier maŅtre de la bouche (maŅtre d'h¶tel) du sultan, ayant l'administration du trķsor particulier et du domaine, et gķnķralement de tous les bureaux ķtablis pour l'administration des finances. CHAPITRE V. Des enfants du sultan rķgnant, et des princes du sang royal.--Du rķgent.--Du vicaire de l'empire.--Du maŅtre des ķcuries (ou connķtable).--Des ķmirs commandant Ó 1,000 Mamlouks.--Des ķmirs de la musique guerriĶre, commandant Ó 40 Mamlouks; et des ķmirs infķrieurs, commandant Ó 20, Ó 10 et Ó 5 Mamlouks. CHAPITRE VI. Des grands officiers de la couronne, et gķnķralement de tous ceux qui remplissent des fonctions publiques et particuliĶres auprĶs du sultan.--Des officiers kavanis et des officiers khassekis, tirķs des Mamlouks affranchis, et faisant dans le palais l'office de chambellans et de gardes du corps.--De leurs services et des places de garnison o∙ ils sont ķtablis.--Des colombiers affectķs Ó l'entretien des pigeons messagers.--Du transport de la neige de la Syrie en ╔gypte, et des postes royales ķtablies dans tout l'empire. CHAPITRE VII. Des maisons des princesses, et du sous-intendant des harems.--Des eunuques et des domestiques libres, faisant le service du sķrail.--Du garde-meuble de la couronne.--De la salle d'armes.--Des magasins du sultan.--Des deux grands greniers royaux, et de tout ce qui est relatif Ó cette administration, tant pour l'entrķe que pour la sortie des grains. CHAPITRE VIII. Des officiers du palais.--De la cuisine.--Des ķcuries.--De la fauconnerie.--Des parties de chasse du sultan, et des lieux affectķs Ó l'entrep¶t des filets et au logement des oiseleurs pour la chasse des oiseaux aquatiques. CHAPITRE IX. Des inspecteurs du terrain, chargķs de faire construire et rķparer les ponts, creuser les canaux, ķlever les digues et les chaussķes, et de prķsider Ó tous les travaux publics pendant la crue et la diminution des eaux du Nil.--Des gouverneurs des provinces de l'╔gypte.--Des commandants particuliers.--Des gens en place dans les villes et dans les villages, et du rķgime ķtabli pour la perception des imp¶ts. CHAPITRE X. Des vice-rois prķposķs au gouvernement des 8 provinces de Syrie.--Des grands qŌdis.--Des ķmirs.--Des administrateurs et des autres officiers employķs dans les capitales de ces provinces.--Du nombre des giundis et halqŌ qui y sont en garnison, et des commandants particuliers des villes et des chŌteaux rķpandus dans cet empire. CHAPITRE XI. Des ķmirs et des cheiks arabes.--Des ķmirs turkmans et curdes, au service de l'ķtat.--Des expķditions militaires.--Des camps volants.--De la conquĻte de l'Yemen, du Diarbekr et de l'Ņle de Cypre, sous le rĶgne du sultan _Malek-el-Acheraf_. CHAPITRE XII. Recueil de quelques faits historiques qu'il convient Ó chacun de connaŅtre et de mķditer, pour en tirer des principes de conduite. Ce chapitre est terminķ par quelques morceaux de poķsie morale, composķs par Malek-el-KiŌmel, prince souverain de la forteresse de Heifa; et par une rķponse de Malek-el-Acheraf Ó Mirza-Chah-Rok (fils de Tamerlan.) CHAPITRE I^{er}. SECTION V. _Limites de l'╔gypte._--Au sud, les limites de l'╔gypte partent des rives de la mer de _Qolzoum_ (mer Rouge), prĶs de la ville d'_Aidab_, et embrassant le pays des Haribs de Nubie, lequel commence Ó la grande Cataracte, derriĶre le mont Djenadel, elles s'ķtendent jusqu'aux monts d'Aden et aux rochers de _Habeche_ (Abissinie). A l'est, ses bornes sont la mer Rouge, dont la c¶te est aride et pleine de rochers. Depuis Suez, cette c¶te s'ķlargit vers l'est. Sa plus grande largeur est depuis l'ķtang de Gorandel jusqu'au _Tih_. LÓ est la frontiĶre de Syrie. Au nord, elle est bornķe par la mer, depuis les villes de ZÓqat, de Refah et d'Amedj, plus connue sous le nom d'_el-Arich_, frontiĶre de Syrie sur le golfe de Gaze. A l'ouest, elle comprend le territoire d'Alexandrie, le pays de Lo’ounet et d'_el-Amidain_, jusqu'Ó l'_Acabķ_ inclusivement (jadis _Catabathmus magnus_, ou la grande descente); lÓ, se dķtournant et resserrant les deux Oasis, la ligne se rapproche du _Sa’d_ (haute ╔gypte), pour se joindre aux frontiĶres du sud. Le Nil prend sa source au pied des monts de la Lune.--Pendant 60 journķes de marche, il coule en des pays habitķs.--Pendant 10 autres, en des terres stķriles.--Arrivķ en Nubie, il y coule 60 journķes, puis il passe en des dķserts 120 journķes; enfin il rentre dans une terre fertile jusqu'Ó la mer, o∙ il se jette par les deux embouchures de Damiette et de Rosette. SECTION VII. _Du Kaire et de ses faubourgs._--Le nouveau Kaire (Masr-el-QŌhera) a 12 milles (ou 4 lieues) de long, depuis _TŌr-el-nabi_, jusqu'Ó _SebÓÓt-oudjouh_. Cet espace comprend le vieux Kaire (_Masr-el-Qadim_), et 7 grands faubourgs. L'auteur entre dans de longs dķtails de collķges, de mosquķes, de palais, de parcs, et il compare chaque faubourg Ó une grande ville de l'empire; l'un ķquivaut Ó _Alep_; un autre, Ó _Alexandrie_; un troisiĶme, Ó _Hems_; un quatriĶme, Ó _Acre_: et il conclut 700,000 ames de population (ce qui me paraŅt l'origine de l'opinion qui a subsistķ depuis; mais les temps sont bien changķs.) Le vieux Kaire est le port de la haute ╔gypte. Sous le sultan Nadjm-el-din, l'on y compta 1,800 bateaux. SECTION IX. _Division de l'╔gypte._--L'╔gypte se divise en 14 provinces: 7 au midi, et 7 au nord. Chaque province a 360 villages et plusieurs villes. _Miniet_ est le nom gķnķral des ports et abords du Nil. _Monfalout_, territoire dķtachķ de la province d'Ousiout, avec 30 villages, fait de l'indigo superbe (en 1442). L'on y dķpose le tribut de cette province, qui se monte Ó 1,150,000 _ardeb_ de grains (l'ardeb de 192 livres.) A 3 journķes ouest d'Ousiout, par un dķsert sablonneux et pierreux, est _el-Ouah_ (oasis), ainsi nommķ de son chef-lieu. Une autre oasis _du milieu_ a 2 villages, appelķs _el-Qasr_, et _el-Hindan_. Une troisiĶme oasis, plus voisine de la haute ╔gypte, s'appelle _Dakilķ_ (intķrieure), et a 2 villages dont les habitants vivent d'orge, de ma’s et de dattes. SECTION XI. _De la ville d'Alexandrie._--Alexandrie est le port le plus frķquentķ des ķtrangers; les nations franques y ont des consuls, gens distinguķs, qui servent d'otages au sultan. Lorsqu'une de ces nations fait tort Ó l'islamisme, on prend Ó partie son reprķsentant, et on l'oblige de rķparer le mal.--La douane rend 1,000 dinars. Hors de la ville se voit la fameuse colonne appelķe _el-SaouŌri_, ou le grand mŌt. (Abulfeda a dit la mĻme chose; et c'est ce mot _SaouŌri_ que quelques-uns ont pris pour _SķvĶre_, _empereur_.) J'ai ou’ dire qu'une personne avait trouvķ le moyen de monter dessus et de s'asseoir sur son chapiteau. CHAPITRE IV. _Du vizir ou grand ministre._--Le vizir est un ministre qui a la prķķminence sur tous les grands officiers.--Il est d'institution divine. Aaron fut le vizir de Mo’se. Le vizir surveille toutes les parties du gouvernement, tous les agents de l'administration; il les ķtablit et les dķpose; les punit et les rķcompense. Il tient le registre des recettes et des dķpenses de l'ķtat; il en accroŅt le revenu, non par tyrannie, mais par sagesse et ķconomie. Les revenus de l'empire consistent en revenus fixes, en revenus casuels, et en droits seigneuriaux sur les cultivateurs. Les revenus fixes sont la taxe en deniers comptants sur les terres productives; la douane, de 10 pour 100 en nature, sur le commerce d'importation et exportation; le tribut des peuples conquis, la capitation des non-musulmans dite _karadje_; les fermes de monopoles, dits _paltes_; les dŅmes sur les fruits de la terre; les impositions sur les fabriques et boutiques, et la 5^{e} partie du butin lķgal. Les revenus casuels sont le 20^{e} sur les hķritages collatķraux; les amendes; le prix du sang versķ; les imp¶ts extraordinaires et les investitures; le droit d'aubaine; les ķpaves; les trķsors dķcouverts; la dŅme sur les troupeaux _paissants_ et _passants_, et non sur les animaux domestiques. Les droits seigneuriaux sur les cultivateurs sont: 1║ droit d'arpentage; 2║ droit de partage d'une terre lķguķe Ó divers cohķritiers; 3║ droit d'accroissement des terres et pŌturages par l'effet du Nil; 4║ droit de bornage, ou limites de propriķtķs; 5║ droit sur les machines Ó eau, ķlevķes sur le Nil pour les arrosages. VoilÓ les revenus lķgaux: on les lĶve selon des usages fixes, et ils ont une destination utile Ó l'ķtat, de maniĶre que le sultan n'en est que le dķpositaire. De mĻme que le vizir surveille les officiers, le sultan doit surveiller le vizir; et le vizir conseiller le sultan, l'avertir et mĻme le reprendre. SECTION II. Le trķsor royal est un dķpartement chargķ d'une foule de recettes grosses et petites. 1║ Droits sur la frontiĶre d'╔gypte vers la Syrie. 2║ Droits d'entrķe sur tout ce qui entre au Kaire et en ╔gypte, exceptķ sur ce qui est attribuķ au trķsor privķ. 3║ Aubaine sur les successions des ķtrangers. 4║ Rķgies et fermes du Kaire, telles que les boucheries, les cuirs, les moulins Ó huile, Ó _sucre_; droits sur l'entrķe des comestibles. Droits sur les natrons de TerrŌnķ. Droit de Monfalout. Droits d'investiture, et redevances des fiefs affermķs ou des pays protķgķs. Droit de curage des canaux que doivent faire plusieurs provinces. Produit des cannes Ó sucre et des colqŌz, cultivķes pour le compte du sultan. Produit des mķtairies et jardins du sultan, enrichis par les puits Ó roue. Sur ces revenus le trķsor paie et dķfraie: 1║ L'orge des ķcuries du sultan. 2║ La nourriture des ķcuries des courriers. 3║ La table du palais. 4║ Les rķparations des maisons royales. 5║ La viande et toute la cuisine des Mamlouks du sultan; celle de tout son domestique. 6║ L'entretien de ses offices. 7║ Les pensions de charitķ assignķes sur l'aubaine. 8║ L'entretien des boeufs des mķtairies.--Le transport des trĶfles et pailles pour les ķcuries. Sous le sultan Barqo¹q, tous ces frais se montaient par mois Ó 50,000 dinars ou sequins de 7 livres. Le trķsor est rķgi par un chef et une quantitķ de subalternes. Ce dķpartement a pour huissiers et sbires une compagnie de Maures qui portent les ordres et les exķcutent. SECTION III. _Du premier secrķtaire d'ķtat, chef des dķpĻches et de la chancellerie._--C'est un officier important, qui a toute la confiance du sultan; il doit savoir citer le Qoran, les anecdotes des rois, les sentences des sages, les beaux vers des poĶtes, etc. Son art est de faire parler dans tous ses ķcrits le sultan avec noblesse, grandeur, esprit, grace; il doit faire des phrases rimķes et pompeuses; il expķdie les actes d'alliance des kalifes et sultans; l'installation des qŌdis et des gouverneurs, les commissions de bķnķfices militaires en faveur des ķmirs et djondis, etc., et enfin les lettres du sultan. Ces lettres ont un formulaire plein d'art, selon le rang des personnes. Celles aux sujets s'appellent _mokŌtebŌt_; celles aux ķtrangers, _morŌselŌt_. Le plus haut titre pour les ķtrangers est _el maqŌm, el ÓŌli_. Le moindre est _el madjlas_ ou _megeles, el ÓŌli_. Pour les sujets, le plus haut titre est _el-maqarr, el-karim_ (votre grace). Puis _maqarr-el-ÓŌli_ (excellence). Puis _djenŌb-el-kerim_ (cour magnifique). Puis _djenŌb-el-ÓŌli_ (cour trĶs-haute); enfin _sadr-el-adjal_ (prķsence auguste); _hadrat_ (prķsence simple). SECTION VI. _Trķsor privķ._ Le trķsor privķ est rķgi par un grand officier qui administre les terres affectķes Ó la solde des Mamlouks du sultan, et plusieurs branches de revenus, dont la masse se nomme _trķsor privķ_. Ces officiers ont souvent acquis d'immenses richesses. De ce dķpartement dķpendent 160 villages, auxquels il faut ajouter plusieurs pays de protection et de fermes. Les seuls villages de Menzalķ et de Faraskout, prĶs Damiette, rendent chacun par an 30,000 dinars: plus, les droits d'investiture des gouverneurs de province, des inspecteurs du terrain, des commandants de bourgs et villages, des commissaires de police.--Des gens instruits m'ont assurķ que tout ce trķsor se montait Ó 400,000 dinars, et Ó 300,000 ardebs de blķ, orge et fĶves. La dķpense consiste en solde et entretien des Mamlouks du sultan; en orge pour leurs chevaux; entretien des princesses et du harem; solde et entretien de tout le service du palais, etc. SECTION VII. _Du Domaine._ Le domaine est le revenu propre du sultan; il comprend: 1║ La douane d'Alexandrie sur le commerce des Francs. 2║ Les droits sur les ķpiceries venant des Indes. 3║ La vente des muges et poutargues de Damiette. 4║ Les droits sur les arts, mķtiers, cabarets, danseuses et filles publiques. 5║ Droits sur les courtiers et interprĶtes. 6║ Produit des briqueteries. 7║ Ferme des chameaux pour le transport d'Alexandrie Ó Rosette. 8║ Douane des marchandises de l'Inde, placķe Ó _el Tor_. 9║ Droits Ó Damiette sur beaucoup d'objets, et entre autres sur _la raffinerie du sucre_. 10║ Le quint du butin lķgal. 11║ Ferme du lac Semanaoui et autres ķtangs. 12║ Droits sur Foua, entrep¶t des Francs quand le canal d'Alexandrie ķtait navigable, ce qui a cessķ depuis 120 ans (1320). 13║ Droits sur les terres de Broulos, de Nesterouh, du port de Rosette. 14║ Douanes du Sa’d (haute ╔gypte) sur les Abissins qui apportent des esclaves noirs, de la poudre d'or, etc., et paltes (monopoles) du senķ et de la casse. 15║ Droits des pays protķgķs et des pays affermķs aux Arabes. Produit des nombreuses mķtairies et terres du domaine, arrosķes par des roues. Le loyer de Fondouq-el-Kerim, situķ au vieux Kaire. Succession de tous les grands qui, dans l'╔gypte, meurent sans hķritiers lķgitimes. Bķnķfices de l'H¶tel des monnaies. Droit de la ville de Bairout. Douanes des marchandises de l'Inde, voiturķes Ó Bedr, Ó Honain, Ó Bouaib-el-aqabķ. Voici maintenant les charges: 1║ Munitions de guerre pour toute expķdition. 2║ Dķpenses de la caravane et de la fĻte du sacrifice. 3║ Distribution des victimes aux grands et petits officiers. 4║ Dķpenses de la fĻte pascale, du banquet et des rķjouissances. 5║ Renouvellement de la garde-robe et des meubles du harem. 6║ _Idem_, du vĻtement des Mamlouks. 7║ Veste d'honneur aux grands officiers, aux qŌdis, aux ķmirs de 1^{re} classe, aux kŌchefs. (Au Bairam, tous les musulmans s'habillent Ó neuf, eux et leur maison; cela s'appelle _kesouķ_.) 8║ Entretien complet des employķs pour l'imp¶t. 9║ Fourniture du harem et sera’, en sucreries, confitures, sorbets, fruits, etc. 10║ Prķsents Ó faire aux souverains. 11║ Veste d'honneur (ou caftan annuel) Ó tous les gens en place de l'empire (dans tout l'Islamisme les places ne sont que pour l'annķe courante; le revĻtu paie un don ou prix de babouches: le plus riche l'emporte). Chacune de ces vestes diffĶre de forme, de couleur, de richesse, selon le rang (en gķnķral le vĻtement est trĶs-dispendieux, surtout pour les pelisses.) SECTION V. _Le grand avocat du conseil._--Lorsque pour une affaire majeure le sultan assemble le conseil (diouŌn), il mande le prince des croyants, les 4 grands qŌdis, le vizir, les ķmirs de 1,000 cavaliers, et le connķtable. Avant la sķance, le sultan explique ses intentions Ó un homme de confiance et ķloquent, qui est chargķ de prķsenter l'affaire et de rķpondre Ó toutes les objections. Le sultan garde le silence. On a imaginķ cet officier, afin que le sultan ne soit jamais compromis, et qu'on puisse faire des objections librement, toute erreur tombant sur l'avocat ou rapporteur. CHAPITRE V. Les enfants des sultans sont ķlevķs avec soin dans le harem. C'est un usage ancien de faire enfermer tous ceux qui existent Ó l'avķnement d'un prince. Malek-el-acheraf donna la libertķ Ó 40; mais ils moururent dans la peste de l'an 1429, qui enleva jusqu'Ó 10,500 tĻtes par jour. Quand un prince est mineur, il y a un rķgent que l'on nomme nezŌm-el-molk (celui qui met l'ordre dans le royaume). Quand le sultan s'absente, il y a un vicaire _nŌ’eb-el-molk_. Le chef des ķmirs, ou _Ótabek-el-ÓsŌker_, est une espĶce de connķtable. Les ķmirs sont divisķs en plusieurs classes. Ceux de la 1^{re} possĶdent 100 Mamlouks, et commandent Ó 1,000: ils devraient Ļtre 24. Ceux de la 2^{e} possĶdent 40 Mamlouks: ils devraient Ļtre 40. La musique guerriĶre joue Ó la porte de leurs h¶tels Ó l'Ōsr (ou heure de la 3^{e} priĶre); elle est composķe de timbales, tambours et clarinettes. Ces derniers instruments sont de date rķcente. Les ķmirs de 3^{e} classe devraient Ļtre au nombre de 20: ils ont chacun 20 Mamlouks. Les ķmirs de 4^{e} classe devraient Ļtre 50, et avoir chacun 10 Mamlouks. Enfin la 5^{e} et derniĶre classe est de 30 ķmirs, qui ont chacun 5 Mamlouks pour cortķge. Parmi ces ķmirs, les uns ont de l'emploi dans l'ķtat, d'autres n'ont que leur titre et grade. L'armķe se divise en plusieurs corps. Karabal Couli, prince tartare, ayant, il y a plusieurs annķes, envoyķ demander un tribut, sous peine d'envoyer contre l'╔gypte 20 toumans de cavaliers (200,000), le sultan d'alors lui envoya pour toute rķponse l'ķtat suivant de ses troupes: 1║ Les djendis el halqa, ou escorte du sultan. -- (_Maison du roi._) 24,000 cavaliers. 2║ Mamlouks du sultan. 10,000 Mamlouks des ķmirs. 8,000 Gendarmes Ó Damas. 12,000 Mamlouks des ķmirs de Damas. 3,000 Gendarmes Ó Alep. 6,000 Mamlouks des ķmirs d'Alep. 2,000 Gendarmes de Tripoli. 4,000 Mamlouks des ķmirs. 1,000 Gendarmes de Safad. 1,000 Mamlouks des ķmirs. 1,000 Garnisons des chŌteaux de Syrie, les Mamlouks compris. 60,000 ----------------- 132,000 cavaliers. _Arabes sujets._ Tribu BŌli-fadl, enfants de NouĶ’r. 24,000 Arabes de Hedjaz. 24,000 Tribu d'el-AŌli. 2,000 Arabes d'IrŌq. 2,000 --d'Yemen. 2,000 --de Djezire. 2,000 --de Metrouq. 1,000 --de Djarm. 1,000 --Beni-oqbķ et Beni-mehdi. 1,000 --el-Omara. 1,000 --de Hindam. 1,000 --AŌ’d. 1,000 --FezÓrŌt. 1,000 --MohŌrib. 1,000 --QarŅl. 1,000 --QattŌb. 1,000 --d'╔gypte ensemble. 3,000 --HaouŌra. 24,000 Turkmans rķpandus en hordes ou _camps_ sur les terres de Syrie et de Diarbekr, portķs sur les registres au nombre de 180,000 Les OchrŌn (l'on ne sait ce que c'est, sinon d'autres Turkmans) divisķs en 35 districts, Ó chacun 1,000 cavaliers. 35,000 Kourdes. 20,000 Milices de l'╔gypte, Ó raison de 33,000 villages et de 2 cavaliers par village: total 66,000 ------------------- En tout 526,000 cavaliers. _Des magasins et greniers du sultan._--Le sultan a des magasins o∙ s'entreposent tous les produits en nature de ses douanes, le poivre, la cannelle, les ķpiceries, les sucres, les bois de construction. Il a aussi 2 greniers qui sont des merveilles. Dans l'un, nommķ ChiouŌn, s'entreposent les grains, blķs, riz, bois, pailles, etc., pour l'usage du palais. Dans l'autre, nommķ HirŌ, se dķposent des grains auxquels on ne touche qu'en cas de nķcessitķ; quelquefois on prohibe la sortie. Ce grenier se remplit et subvient aux disettes. C'est de lÓ que se tirent les aum¶nes. Dans une annķe le bķnķfice de la vente se monta Ó 300,000 dinars (de 10 liv. 3 s.). Il y a eu en ╔gypte 26 pestes et famines en 800 ans; quelquefois 3 en 25 ans; et cela toujours en temps de trouble et de mauvais gouvernement. CHAPITRE IX. ¦ 1^{er}. _Des inspecteurs du terrain labourable_, KochŌf-el-TorŌb.--Les inspecteurs du terrain sont choisis parmi les ķmirs de la 1^{re} classe; ils sont expķdiķs tous les ans au commencement du printemps, dans toutes les provinces de l'╔gypte, pour faire exķcuter les travaux nķcessaires Ó l'entretien des canaux, Ó l'ķlķvation des digues et chaussķes, et tout ce qui est relatif Ó la hausse et Ó la baisse des eaux du Nil. Le dķpartement du trķsor royal est chargķ, sur les droits qu'il perńoit, de faire creuser certains canaux publics, qui facilitent l'ķcoulement des eaux. Mais tout ce qui tient aux digues et chaussķes nķcessaires Ó la soliditķ des ponts, se doit faire par corvķes et contributions rķparties sur chaque village, en raison de l'ķtendue et de la fertilitķ de son territoire. Lorsque le Nil commence Ó dķborder, l'on ne saurait trop veiller Ó la conservation des digues, chaussķes et ponts, jusqu'Ó ce que les terres soient assez abreuvķes; car s'ils ķtaient emportķs, les eaux, s'ķcoulant de suite, laisseraient sans arrosement des contrķes entiĶres. Quand le Nil dķcroŅt, il faut au contraire faciliter l'ķcoulement, afin d'ensemencer les terres Ó temps. Quant aux ponts ķtablis pour l'utilitķ locale de certains villages, c'est aux possķdant-biens de les entretenir. Les inspecteurs n'ont rien Ó y voir. ¦ II. _Des kŌchefs_, ou _inspecteurs des provinces_.--Les gouverneurs, dits kŌchefs, de l'╔gypte, ķtaient autrefois au nombre de 3. L'un commandait des confins de Gizah exclusivement jusqu'Ó Genadel. Il nommait 7 ķmirs, qui administraient sous ses ordres immķdiats les 7 provinces mķridionales (Heptanomis et Thķba’s). Le second gouvernait la partie nord (Delta), ayant aussi sous lui 7 ķmirs. Le troisiĶme gouvernait la province de Gizah seulement. Celui-ci ķtait quelquefois un ķmir de la 1^{re} classe, chef de 1,000 cavaliers, comme les 2 premiers; quelquefois un ķmir de la musique guerriĶre. Depuis quelque temps l'on a ķtabli trois kŌchefs pour le sud; l'un au Fa’oum, l'autre au Sa’d infķrieur, le troisiĶme au Sa’d supķrieur. De mĻme on a divisķ le nord en 3 kŌchefliks. L'un contient les provinces de l'est (Charqiķ); l'autre celle de l'ouest (GarbŅe); le troisiĶme, la Bķhirķ, ou province du Lac, qui de tout temps a ķtķ un gouvernement particulier. Mais, s'il m'est permis d'en dire mon avis, ces dispositions sont moins favorables au bon ordre. En divisant les places, l'on a attķnuķ la puissance et l'influence qui, ci-devant rķunies en peu de mains, permettaient aux commandants de dķployer cet appareil et cette magnificence toujours si imposants Ó la multitude. Ci-devant, lorsqu'un _kŌchef_ du Sa’d ou du nord faisait sa tournķe, le calme devanńait ses pas, et sa suite de 1,000 cavaliers occasionait une circulation d'espĶces qui vivifiait le commerce et l'agriculture. Parmi les ķmirs subalternes, quelques-uns sont encore nommķs par les kŌchefs; mais le grand nombre est tombķ Ó la nomination de l'administrateur du trķsor privķ (oustadar), qui vend ces places et paralyse le pouvoir des kŌchefs. ¦ III. _Des fonctionnaires en chaque village et de la perception de l'imp¶t._--Dans chaque ville et village principal il y a un qŌdi, un percepteur des droits pour le trķsor royal, un autre pour le trķsor privķ, un autre pour le domaine; plus, un commissaire royal de la navigation (du Nil), un officier militaire pour la police, un fermier adjudicataire, un inspecteur des canaux, et des syndics ou vieillards bourgmestres. Autrefois l'imp¶t ne se levait qu'en nature, maintenant et depuis long-temps tout est affermķ, et les fermiers adjudicataires des villages tiennent un ķtat de maison si opulent, que beaucoup de petits souverains d'Asie vivent avec moins d'ķclat. Les fermiers de Menzalķ et de Faraskour, rendent au domaine chacun 36,000 dinars[153]. Les autres villages, dont plusieurs rendent 12 Ó 20,000 dinars, sont ķgalement affermķs pour des sommes qui ne varient point[154]. Les terres affectķes Ó l'apanage des djendis sont divisķes par kirŌts; et chaque kirŌt est ķvaluķ Ó 1,000 dinars, environ 11,000 livres. CHAPITRE X. _Administration des provinces._ 1║ Province de Damas. 2║ Karak. 3║ Halab (Alep.) 4║ TarŌbolos (Tripoli.) 5║ Homs (Hems.) 6║ Safad. 7║ Gazzah (Gaze.) La premiĶre et la plus considķrable province de la Syrie est celle de Damas. Son vice-roi (kafil) a un appareil ķgal au sultan qu'il reprķsente. Il dispose Ó son grķ de toutes les places civiles et militaires de son gouvernement. Les grands officiers militaires sont l'ķmir gķnķralissime des troupes, le chef des portiers, 12 ķmirs de 1^{re} classe, 20 ķmirs de 2^{e} classe, et 60 ķmirs Ó 10 et Ó 5 Mamlouks. Le tribunal de justice est composķ de 4 grands qŌdis des 4 ķcoles ou sectes orthodoxes, et chacun d'eux nomme des substituts dans Damas et dans les autres villes de la province, pour juger au civil et au criminel. Les grands officiers de plume (mobŌcherin) sont le secrķtaire des dķpĻches, le grand inspecteur de l'armķe, l'oustadar ou chef du trķsor privķ, celui du domaine, celui du trķsor royal, et le vizir. Les agents exķcutifs (arbŌb-el-ouaza’ef) sont 2 inspecteurs titrķs kŌchefs faisant leur tournķe Ó tour de r¶le; les ķmirs des gķnķralitķs, les commandants de places, le grand marķchal des logis, le tribun de l'armķe, etc., presque comme au Kaire. Le chŌteau de Damas est confiķ au lieutenant du sultan et Ó 7 officiers-portiers (capidjis). Quant aux djendis de garnison dans la province, ils devraient Ļtre 12,000, dont 2,000 prĶs du vice-roi; le reste prĶs des ķmirs, par escadron de 500 hommes et non de 1,000 hommes, comme en ╔gypte. Karak tient le second rang de province. L'on ķcrit Ó son vice-roi sur du papier rouge, parce que l'un des successeurs de SelŌheldin, ayant donnķ Ó ses 3 enfants son empire, savoir: Ó l'un l'╔gypte; Ó l'autre la Syrie, depuis Bisan jusqu'au Diarbekr; au 3^{e} le reste de la Syrie et Karak, l'ķtiquette de ces sultans a passķ Ó leurs vice-rois. Depuis quelque temps Karak n'a plus pour gouverneur que 2 capidjis; pour tribunal, que 2 qŌdis; pour garnison, que quelques Mamlouks et Babrites (gens de la marine), avec un prince arabe qui commande Ó toutes les tribus du ressort. Les 5 autres gouvernements sont administrķs sur le mĻme plan que celui de Damas, mais avec moins de faste et de dķpense: celui de Hama ķtait dĶs-lors ruinķ. Il y a des forts et des chŌteaux qui ont des ķmirs particuliers. Leur garnison est composķe d'un lieutenant du sultan, d'un corps d'affranchis-babrites, d'un chef de ronde, d'un tribun de l'armķe, de quelques Mamlouks du sultan, des portiers, et de quelques soldats du pays qui montent la garde. L'auteur ne sait s'il doit regarder Malatiķ comme un chŌteau ou comme le chef-lieu d'une province. C'est lÓ que commandait Doqmaq, de qui fut esclave Malek-el-acheraf sultan (maŅtre du vizir auteur). CHAPITRE XI. _Des ķmirs et chaiks, arabes, turkmans et kourdes._--Les Arabes rķpandus sur les terres d'╔gypte et de Syrie sont divisķs par tribus, dont chacune a son ķmir. Cet ķmir a sous lui des chaiks chargķs du maintien de l'ordre et de la levķe des contributions dont ils sont fermiers, chacun dans leur district respectif. ¦ I. _Des expķditions militaires._--On distingue 2 espĶces d'expķditions (tedjŌrid), l'une contre l'ķtranger, l'autre contre le sujet rebelle. Dans l'un et l'autre cas, l'armķe est composķe de cavaliers et d'archers Ó pied, en nombre capable d'ķcraser l'ennemi qui ose se mesurer. On fait des camps volants, soit pour renforcer une place, soit pour garder un poste, observer un ennemi, etc. L'ordre invariable des camps est que la tente du supķrieur soit toujours postķe derriĶre celle de son subordonnķ, de maniĶre que celle du sultan est Ó la queue de toutes les autres. (Suivent ici 2 articles sur la conquĻte de l'Yemen par ordre de Malek-el-acheraf, et de l'Ņle de Cypre, qui la suivit peu de temps aprĶs. Dans tous ces faits on ne voit que des boucheries d'hommes, sans raison, et sans instruction pour le lecteur). CHAPITRE XII. Il contient, en 3 sections, des anecdotes historiques et des maximes arabes qui se rķsument Ó dire, 1║ que les princes sont renversķs par ceux qu'ils ķlĶvent; 2║ que la fatalitķ rķgit tout, et qu'il faut Ļtre patient et rķsignķ; 3║ que l'inconstance et la mauvaise foi sont la base du coeur humain. Et la conclusion est une lettre de Malek-el-acheraf Ó ChŌh Rok, fils de Timour (Tamerlan), dans laquelle le sultan ķgyptien rķpond des injures grossiĶres au sultan tatar. _Des ouqŌfs_, ou _fondations en ╔gypte_.--Les kalifes Ommiades et Abbasides ont souvent fait des aum¶nes; mais ils prenaient les sommes sur leur trķsor; et il ne me paraŅt pas qu'ils aient jamais affectķ des terres Ó perpķtuitķ. En ╔gypte ce fut Malek-el-SŌhĻl, 16^{e} qualaounide, qui le premier affecta 2 villages Ó l'entretien des Mahmals, fondķs par Bibars. Aujourd'hui les rentes fonciĶres en faveur de la Mekke et de Mķdine sont si multipliķes en Turkie, que, sans le gaspillage des rķgies, ces 2 villes seraient les plus riches du globe. La raison en est que l'on lĶgue souvent son bien Ó ces villes pour le conserver en usufruit Ó sa race, en le prķservant de la rapacitķ du gouvernement. D'autre part, les princes et les riches font des legs pieux et expiatifs aux desservants des riches et pauvres de ces villes. L'╔gypte seule en est grevķe, selon Mohammad-ben-eshŌq, savoir, de 6 grands legs principaux, appelķs _dechŅchet-el-kobra_, ou grosse semoule. 1║ Le legs de Djaqmaq, 10^{e} sultan circassien. 2║ Le legs de QŌiet-ba’[155], 17^{e} circassien. 3║ De TenŌm, } ķmirs riches du temps des Tcherkasses. 4║ De KŌouend, } 5║ De Sķlim 1^{er}. 6║ De Soliman son fils. Les terres affectķes par ces legs sont, savoir: Pour le premier, 6 villages dans le Kalio¹b. Pour le second, 5 villages dans le Mono¹f. Pour le troisiĶme, 6 villages et une Ņle dans le Garbiķ. Pour le quatriĶme, 9 villages dans le Daq-Haliķ, prĶs de la CharqŅķ. Pour le cinquiĶme, 2 villages dans la Bķhairķ. Pour le sixiĶme, 5 villages dans le district de Foua. 7║ Dans celui de Djizah, 3 villages. 8║ Dans le Fa’oum, 2 villages. 9║ Dans le Behensao¹Ņķ, 7 villages. 10║ Dans le Sa’d, 7 villages: total, 52 villages et l'Ņle. Annķe commune, le produit de toutes ces terres, en froment, orge, fĶves, lentilles, pois-chiches, riz, est de 48,880 ardeb (l'ardeb pesant 192 livres). Les mĻmes terres donnent de plus en redevances pķcuniaires 70 bourses (87,000 fr.). A cette somme se joignent d'autres parties de rentes fonciĶres, fondķes en divers endroits par des sultans, des pachas, des particuliers, tant sur des terres que sur des maisons et boutiques; c'est ce que l'on appelle el _sourer_. Ces aum¶nes s'ķlĶvent, selon Mohammad-ben-ezhŌq, Ó 164 bourses (205,000 fr.). Mais les dķtails des comptes n'en offrent que 141. A quoi il faut ajouter de semblables legs faits en Natolie (Roum-ili), Alep, Damas, et tous les autres pays musulmans; ce qui constitue une ķnorme richesse pour la Mekke et Mķdine. Soliman a d'ailleurs fondķ 80 chameaux pour des pauvres qui veulent faire le pĶlerinage. _Colombiers des pigeons de message._--Ces colombiers sont ķtablis dans des tours construites de distance en distance sur toute l'ķtendue de l'empire, dans l'intention de surveiller Ó la s¹retķ et Ó la tranquillitķ publique. C'est Ó Moussel que l'on a commencķ de se servir de pigeons pour porter des lettres[156]. Lorsque les FŌtmŅtes envahirent l'╔gypte, ils y ķtablirent ces postes aķriennes, et ils y attachĶrent un si vif intķrĻt, qu'ils assignĶrent des fonds propres Ó une rķgie spķciale Ó cet objet. Parmi les registres de ce bureau en ķtait un o∙ se trouvaient classķes les races de pigeons reconnus les plus propres. Le vertueux Madj-el-dŅn Abd-el-DŌher a composķ sur cette matiĶre un livre curieux, intitulķ _TamŌŅm-el-HÓmŌ’m, Amulettes des pigeons_. Depuis long-temps les colombiers du _Sa’d_ sont dķtruits par suite des troubles qui ont ruinķ le pays; mais ceux de la basse ╔gypte subsistent (en 1450), et en voici l'ķtat ainsi que pour la Syrie. _N. B._ Les distances ont ķtķ ajoutķes par le traducteur, d'aprĶs d'Anville et d'aprĶs ses propres connaissances. ¦ I^{er}. _Correspondance du Kaire avec Alexandrie._ COLOMBIERS. ChŌteau de la Montagne (au Kaire) 0 Monouf-el-ouliŌ 39 Damanhour-el-ouŌhech 45 Skanderiķ (Alexandrie) 36 ------------ 120 milles. ¦ II. _Du Kaire Ó Damiette._ ChŌteau de la Montagne 0 Tour de Beni “baid 36 Echmoun-el-rommŌn 36 DoumiŌt 30 ---------- 102 milles. ¦ III. _Du Kaire Ó Gazzah._ Du Kaire Ó Bilbais 27 De Bilbais Ó Salķhiķ 27 De Salķhiķ Ó QŌtia 42 De QŌtia Ó OuarrŌdķ 48 De OuarrŌdķ Ó Gazzķ[157] 81 ----------- 225 milles. ¦ IV. De Gazzķ Ó Jķrusalem, 1 colombier 81 Ó Nablous, 1 colombier 36 ---------- 117 milles. De Gazzķ Ó Habroun 30 Ó SŌfiķ, sur un ruisseau de ce nom 45 Ó Karak 48 ---------- 123 milles. ¦ V. _De Gazzķ Ó Safad._ Ó El-qods (Jķrusalem) 48 Ó DjenŅn 30 Ó Bisan 24 Ó Safad 24 ---------- 126 milles. ¦ VI. _De Gazzķ Ó Damas, 7 colombiers._ De Gazzķ Ó Jķrusalem, 1 colombier 48 Ó Genin 30 Ó BisŌn 24 Ó TŌfķs. 30 Ó el-SŌnemain 24 Ó Damas. 30 ---------- 186 milles. _De Damas Ó Balbek, 1 colombier_ 48 milles. _De Damas Ó Halab, 7 colombiers._ Ó Damas, 1 colombier. Ó Cara. 45 Ó Hems. 36 Ó Hama 24 Ó MÓrra. 30 Ó Kan-tounŌm. 30 Ó Halab. 28 ----------- 193 milles. _De Halab Ó Behesna, 4 colombiers._ Ó Halab. Ó el-Birķ, sur la rive est de l'Euphrate. 66 Ó QalÓt-el-Roum. 27 Ó Behesna. 45 ---------- 138 milles. _De Halab Ó RahŌbķ, 4 colombiers._ Ó Halab. Ó QÓbŌqib. 75 Ó Tadmour (Palmyre). 75 Ó el-RahŌbķ. 108 ----------- 258 milles. _De Damas Ó TarŌbolos (Tripoli), 5 colombiers._ Ó Damas[158] Ó Saida. 63 Ó Bairout 24 Ó Terbelķ. 30 Ó TarŌbolos. 24 ------------ 141 milles. Tels sont les colombiers entretenus dans l'empire pour la cķlķritķ des dķpĻches. Chaque colombier a son directeur et ses _veilleurs_, qui attendent Ó tour de r¶le l'arrivķe des pigeons: il y a en outre des domestiques et des mules Ó chaque colombier pour les ķchanges respectifs des pigeons. La dķpense totale ne laisse pas que d'Ļtre considķrable. _Du transport de la neige, et des relais de hedjin pour cet effet._ Avant le sultan Barqouq, la neige venait de Damas au Kaire par des bateaux qui partaient de Sa’d et Bairout pour Damiet, o∙ des bateaux plus petits les relayaient jusqu'Ó BoulŌq. LÓ, des chameaux la transportaient au chŌteau, o∙ on la dķposait dans des citernes. Sous Barqouq, et depuis lui, on l'a expķdiķe par des _hedjines_ (chameaux coureurs) dont il se fait 70 dķparts depuis le 1^{er} juin jusqu'au 30 novembre.... un toutes les 54 heures. Tous les 2 jours il part de Damas 5 _hedjines_ chargķs, et guidķs par un homme expert et par un courrier porteur d'ordres au relais. Dans chaque relais on entretient 6 hedjines. Les relais sont comme il suit: De Damas Ó el-SŌnemain. 30 Ó Tafķs. 24 Ó Erbed. 18 Ó DjenŅn. 36 Ó QÓqoun. 18 Ó Loudd. 18 Ó Gazzķ. 36 ----------- 180 milles. Ó el-Arich. 57 Ó OuarrŌdķ. 24 Ó Moutailem. 24 Ó QŌtiĻ. 24 Ó SalĶhiķ 42 Ó Bilbeis 24 au chŌteau du Kaire 27 ------------ 222 milles. _Postes Ó cheval, dites barŅd._ Le gouvernement a ķtabli des postes sur les principaux chemins de l'empire, les voici: (Il faut savoir que par _barŅd_ (course) on entend un espace de 2 Ó 4 lieues (un relais). La lieue est de 3 milles; le mille de 3,000 coudķes, mesure d'el-HachŅm, l'une des premiĶres tribus arabes. La coudķe est de 24 doigts; le doigt de 6 grains d'orge par le travers; et le grain de 6 crins de la queue d'un mulet. _Route du Kaire au Sa’d._ Du Kaire Ó Gizah, en traversant le Nil 15 Ó Bernecht 15 Ó MinŅet-el-QŌ’d 18 Ó Ouena 18 Ó SiŌtem 18 Ó Dehrout 15 Ó Iqlosena 18 Ó MinŅet Ebukasib 18 Ó Achmounain 15 Ó Dehrout-el-Cherif 12 Ó Menhi 12 Ó Manfalout 12 Ó Ousiout 13 Ó Tima 21 Ó Maragat 12 Ó Belensoun 12 Ó Djirdgķ 12 Ó Belienet 15 Ó Hou 21 Ó Q¶m-el-Ahmar 12 Ó Derenbe 15 Ó Kous, en traversant le Nil 12 de Kous Ó Hedjrķ 15 Ó Edoua 15 Ó Esna, poste double 24 ----------- 385 milles. LÓ finissent les relais. Pour aller plus loin on loue les chevaux chez des particuliers. D'Esna l'on se rend Ó A’dab sur la mer Rouge, entrep¶t de l'Yķmen et de Habach (Abissinie). Du Kaire Ó Scanderiķ, il y a deux routes; l'une par le Delta au milieu des villages, l'autre par le dķsert Ó gauche du fleuve; Par le Delta, il y a du Kaire 0 Ó Kalioub 9 Ó Monouf 18 Ó Mohallet-el-Marhoum 24 Ó N'hararŅķ 24 Ó TurkmŌniķ 24 Ó Scanderiķ 24 ----------- 123 milles. Par le dķsert ou chemin sec, il y a du Kaire Ó Djaziret-el-QŅt 18 Ó Ouardan 12 Ó TerrŌnķ 12 Ó ZÓouiet-el-Mobarek 12 Ó Damanhour 21 Ó LouqŅn 18 Ó Skanderiķ 24 ---------- 117 milles. _Du Kaire Ó DoumiŌt._ Du Kaire Ó Kalioub. 9 Ó Bilbais 18 Ó SalehŅķ 24 Ó SadŅķ 12 Ó Bainounet 12 Ó Achmoun-el-Roumman 12 Ó Faraskour 21 Ó DoumiŌt 9 ---------- 117 milles. _Du Kaire Ó Gazzķ._ Du Kaire Ó SŌdiķ ci-dessus 63 Ó GorŌbi 18 Ó QŌtiķ 12 Ó MÓŌn 12 Ó MotŌilem 12 Ó SeouŌdķ 12 Ó OuarrŌdķ 12 Ó Bir-el-QŌdi 12 Ó el-Arich 12 Ó KarrŅobķ 12 Ó SŌÓqa 12 Ó Refah 9 Ó Salqa 12 Ó Gazzķ 12 ----------- 222 milles. _De Gazzķ a Karak._ De Gazzķ Ó Belaqis 12 ß Habroun 18 a Djenba 12 Ó Zouair 18 Ó Safiķ 15 Ó Kafar 24 Ó Karak 21 ----------- 120 milles. De Karak Ó Choubak, extrķmitķ nord de l'Arabie pķtrķe, il n'y a que 3 relais pour environ 90. _De Gazzķ Ó Damas._ De Gazzķ Ó DjenŅn 12 Ó Bait-DerŌs 12 Ó Loudd 12 Ó el-OudjaŌ 6 Ó Tiret 6 Ó QŌqoun 6 Ó FŌmiķ 9 Ó Djenin (en Safad) 9 Ó Hettin 6 Ó ZerŅn 6 Ó Ó’n-Djalout 6 Ó Bisan 6 Ó Erbed 12 Ó TŌfes 18 Ó RŌs-el-MŌ 12 Ó el-SŌnemain 12 Ó GÓbŌgib 12 Ó Kesouķ 9 Ó Damas 9 ----------- 180 milles. _De Damas Ó el-Birķ sur l'Euphrate._ De Damas Ó Kousair au nord 9 Ó Qatifķ, Ó l'est 12 Ó EfterŌq, au nord 6 Ó Kastel 9 Ó Qara 9 Ó Gasoulķ 12 Ó Semsin 12 Ó Hems 12 Ó Rousten 12 Ó Hama 12 Ó LatmŅn 9 Ó Djerabolos 9 Ó Marra 12 Ó Ebad 12 Ó EmŌr 12 Ó Kinesrin 9 Ó Halab 12 Ó el-Bab 30 Ó Bait-Berķ 30 Ó el-Birķ 15 ---------- 255 milles. _De Damas Ó Djabar, boulevard de l'empire sur l'Euphrate._ De Damas Ó Homs; voyez ci-dessus 81 De Homs vers l'est Ó MasnÓ 24 Ó Qarnain 18 Ó el-Baida 24 Ó Tadmour 24 Ó Kerbe 24 Ó Saknķ 18 Ó Qabqab 18 Ó Kaouamel 24 Ó RahÓbķ 24 Ó Djabar 110 ----------- 389 milles. _De Damas Ó Safad._ De Damas Ó Bouraid, nord-ouest 12 Ó Qoulous 12 Ó Orainbķ 18 Ó Nouran 12 Ó Djabb Yousef 18 Ó Safad 12 --------- 84 milles. _De Damas Ó Bairout._ De Damas Ó Kan-Maiseloun 12 Ó Harin, sur la QasmŅe 18 Ó Sa’d, par le Liban 33 Ó Bairout 24 ---------- 87 milles. _De Damas Ó Balbek._ Ó Zebdani 15 Ó Boura 12 Ó Balbek 13 ---------- 40 milles. _De Damas Ó TarŌbolos._ De Damas Ó Gazoubķ. (Voyez route de Halab) 55 Ó Qadis 18 Ó Aqmar 21 Ó el-Akra 18 Ó el-ArqŌ 12 Ó TarŌbolos 15 ---------- 139 milles. _De Damas Ó Karak._ De Damas Ó el-Qatibķ 12 Ó BarŌdiķ 18 Ó Bordj el-Abiad 18 Ó HosbŌn 18 Ó Qanbes 24 Ó DibiŌn 24 Ó QŌtĶ-el-Modjeb 24 Ó Safra 24 Ó Karak 24 ----------- 186 milles. _De Halab Ó Behesna et Ó Qa’sariķ (Cķzarķe), frontiĶre de l'empire en Armķnie._ De Halab Ó el-Semo¹qa 12 Ó Istidra 12 Ó Bait-el-FŌr 18 Ó Antab 12 Ó Dair-Ko¹n 9 Ó Qo¹na 12 Ó Arban 12 Ó Behesna 9 Ó el-Qa’sar’ķ 120 ---------- 216 milles. Depuis l'an 1412, le gouvernement a cessķ d'entretenir des relais de Behesna Ó Qa’sar’ķ. L'auteur traite ensuite de la Syrie dans les sections XII et XIII, d'une maniĶre ķtendue et intķressante, mais qu'il serait trop long de copier: il suffira de dire qu'il divise, avec les gķographes musulmans, la Syrie en 5 contrķes: 1║ La Palestine, depuis _el-Ariche_ jusqu'Ó Lajdoun, prĶs le Qarmel. 2║ Le HaurŌn, pays variķ de plaines et de montagnes dont la capitale est Tabariķ. 3║ Le GoutŌh (ou pays creux) dont les principales villes sont Damas, Tripoli, Safad, Balbek. 4║ Le pays des Hems, o∙ l'on ne voit ni scorpions ni serpents. 5║ Le Kinesrin, qui a pour capitale Halab, et pour dķpendances Antioche, Ama, Serbin, etc. Dans l'administration de l'empire, la Syrie est divisķe en 6 provinces qui tirent leurs noms de leurs capitales. La premiĶre s'appelle province de _Gaza_, ville situķe en une plaine fertile. Le district de Karak, dit aussi Moab, en est dķtachķ, et s'ķtend depuis _Oula_, dans l'Arabie pķtrķe, jusqu'au ruisseau Zizalķ, qui tombe dans le Jourdain: c'est un espace de 20 journķes de chameaux (Ó 6 lieues la journķe). Le pays a beaucoup de villages; mais il y a disette d'eau sur les routes, et une grande quantitķ de dķfilķs entre des rocs o∙ un seul homme peut arrĻter 100 cavaliers.--Karak est une des plus fortes citadelles connues; on ne l'a jamais prise de force. La seconde est appelķe province de _Safad_, et contient plus de 1,200 villages. La ville est situķe trĶs-agrķablement sur le lac Tabariķ, et a une excellente forteresse. Sour (Tyr), qui en dķpend, n'est qu'un hameau. La troisiĶme, dite province de Damas, est la plus riche en tout genre de productions et en villages. L'auteur en compte plus de dix-huit cents, et omet ceux de divers districts. La quatriĶme, dite province de Tripoli, contient plus de 3000 villages: Hesn-el-akrad, chŌteau fort, forme sa limite Ó l'est. La cinquiĶme, dite province de Hama, est riche en villages et en chŌteaux forts: celui de Hama fut dķtruit par Tamerlan. La sixiĶme, dite province de _Halab_, est trĶs-ķtendue et trĶs-riche. Le chŌteau de Halab est fait de main d'homme, (il veut dire le monticule qui porte le chŌteau). De Halab dķpendent _Antioche_ sur l'Oronte; _Djabar_ sur l'Euphrate; _Rahbķ_ au sud de Djabar, sur la rive orientale du mĻme fleuve; _Sis_ en Armķnie, peuplķ de chrķtiens; _Tarsous_ au bord de la mer en face de Cypre; _Birķ_ sur l'Euphrate, o∙ il y a un pont de bateaux et un trĶs-grand nombre de chŌteaux et villes importantes que l'auteur dķcrit en dķtail. (En sorte qu'Ó cette ķpoque l'on ne peut pas ķvaluer la Syrie Ó moins de 20,000 villes et villages: et en les supposant, l'un portant l'autre, contenir 300 tĻtes, ce serait 6,000,000 d'habitants; ķtat bien diffķrent de l'actuel, et je pense trĶs-infķrieur Ó l'ancien, du temps de Titus et de Vespasien. (Je termine cette notice par quelques idķes du vizir ChŌhin sur les principes de la souverainetķ). CHAPITRE II. SECTION I^{re}.--_De la puissance souveraine._ La puissance souveraine est un rayon de la divinitķ. C'est par un effet miraculeux du caractĶre sacrķ imprimķ sur le front du despote (_sultan, maŅtre absolu_), que le bon ordre subsiste, que la rķvolte et la licence sont chŌtiķes, etc. Le but du pouvoir suprĻme est la conservation des particuliers et l'accroissement du bien public par un gouvernement juste. Le sultan doit user avec sagesse du sabre que Dieu a remis en ses mains pour dķfendre l'empire, pour faire fleurir la religion, et faire observer les lois divines et humaines. (_MerĶ’_, l'historien homme de loi ci-devant citķ, rķpĶte souvent que les principes de la loi sont de faire la guerre aux infidĶles.--Que dans les villes conquises l'on ne doit point leur permettre de bŌtir ou rķparer leurs temples.--Que mĻme il faudrait les dķtruire sans exception). En mĻme temps que Dieu ordonne au sultan de travailler au bonheur des sujets, il ordonne aux sujets d'obķir aveuglķment au sultan, d'exķcuter ses ordres sans examen, parce qu'il est dķpositaire de la loi de Dieu et du prophĶte. Le prophĶte a reńu de Dieu l'empire universel du monde; sa puissance, quant aux lois et au sacerdoce, a ķtķ transmise Ó ses successeurs de main en main jusqu'Ó ce jour et Ó _l'ķmir el-Moumenin_, qui donne au sultan l'investiture du consentement des grands juges, des docteurs de la loi, des grands officiers de la couronne et des commandants de l'armķe (ce qui modifie _la grace de Dieu_, presque comme en Europe). Par cette sanction le souverain _ķlu_ devient le maŅtre du trķsor de l'ķtat, le gķnķralissime des troupes, le gouverneur des places, l'administrateur de toutes les affaires de l'empire; et chacun doit placer sa gloire Ó lui obķir. SECTION II. _Des devoirs du despote._--(Ce chapitre est un vrai traitķ de morale chrķtienne. Le sultan doit Ļtre pieux, pratiquer les actes de la religion devant le peuple; il doit repousser l'orgueil, la prķsomption, l'avarice, le mensonge; rķprimer sa colĶre, avoir un maintien digne, silencieux, imposant; Ļtre patient, juste, et en un mot avoir les bonnes qualitķs d'esprit et de coeur qui, dans toute espĶce de gouvernement composent l'art _un_ de gouverner, quant Ó l'individu, mais non quant aux bases du contrat social.) SECTION IV. _Devoirs des sujets._--Les devoirs des sujets consistent dans le profond respect pour le sultan, dans l'exķcution _aveugle_ de ses ordres, le dķvouement Ó son service, les bons conseils pour ses succĶs. Le grand point du gouvernement est que chaque classe, chaque individu, se tiennent dans les bornes qui leur sont assignķes. ╔TAT PHYSIQUE DE LA SYRIE. CHAPITRE PREMIER. Gķographie et Histoire Naturelle de la Syrie. En sortant de l'_╔gypte_ par l'isthme qui sķpare l'_Afrique_ de l'_Asie_, si l'on suit le rivage de la _Mķditerranķe_, l'on entre dans une seconde province des Turks, connue parmi nous sous le nom de _Syrie_. Ce nom, qui, comme tant d'autres, nous a ķtķ transmis par les _Grecs_, est une altķration de celui d'_Assyrie_, introduite chez les _Ioniens_, qui en frķquentaient les c¶tes, aprĶs que les Assyriens de Ninive eurent rķduit cette contrķe en province de leur empire[159]. Par cette raison, le nom de _Syrie_ n'eut pas d'abord l'extension qu'il a prise ensuite. On n'y comprenait ni la _Phķnicie_ ni la _Palestine_. Les habitants actuels, qui, selon l'usage constant des Arabes, n'ont point adoptķ la nomenclature grecque, mķconnaissent le nom de _Syrie_[160]; ils le remplacent par celui de _Barr-el-ChŌm_[161], qui signifie _pays de la gauche_; et par lÓ ils dķsignent tout l'espace compris entre deux lignes tirķes, l'une d'_Alexandrette_ Ó l'_Euphrate_, l'autre de _Gaze_ dans le dķsert d'_Arabie_, ayant pour bornes Ó l'_est_ ce mĻme dķsert, et Ó l'_ouest_ la _Mķditerranķe_. Cette dķnomination de _pays de la gauche_, par son contraste Ó celle de l'_YamŅn_ ou _pays de la droite_, indique pour chef-lieu un local intermķdiaire, qui doit Ļtre la Mekke; et par son allusion au culte du soleil[162], elle prouve Ó la fois une origine antķrieure Ó Mahomet, et l'existence dķja connue de ce culte au temple de la _KŅabķ_. ¦ I. Aspect de la Syrie. Quand on jette les yeux sur la carte de la _Syrie_, on observe que ce pays n'est en quelque sorte qu'une chaŅne de montagnes, qui d'un rameau principal se distribuent Ó droite et Ó gauche en divers sens: la vue du terrain est analogue Ó cet exposķ. En effet, soit que l'on aborde par la mer, soit que l'on arrive par les immenses plaines du dķsert, on commence toujours Ó dķcouvrir de trĶs-loin l'horizon bordķ d'un rempart nķbuleux qui court nord et sud, tant que la vue peut s'ķtendre: Ó mesure que l'on approche, on distingue des entassements graduķs de sommets, qui, tant¶t isolķs, et tant¶t rķunis en chaŅnes, vont se terminer Ó une ligne principale qui domine sur tout. On suit cette ligne sans interruption, depuis son entrķe par le nord jusque dans l'Arabie. D'abord elle serre la mer entre _Alexandrette_ et l'_Oronte_; puis, aprĶs avoir cķdķ passage Ó cette riviĶre, elle reprend sa route au midi en s'ķcartant un peu du rivage, et par une suite de sommets continus, elle se prolonge jusqu'aux sources du Jourdain, o∙ elle se divise en deux branches, pour enfermer, comme en un bassin, ce fleuve et ses trois lacs. Pendant ce trajet, il se dķtache de cette ligne, comme d'un tronc principal, une infinitķ de rameaux qui vont se perdre, les uns dans le dķsert, o∙ ils forment divers bassins, tels que celui de _Damas_, de _HaurŌn_, etc., les autres vers la mer, o∙ ils se terminent quelquefois par des chutes rapides, comme il arrive au _Carmel_, Ó la _Nakoure_, au cap _Blanc_, et Ó presque tout le terrain entre _Bairout_[163] et _Tripoli_. Plus communķment ils conservent des pentes douces qui se terminent en plaines, telles que celles d'_Antioche_, de _Tripoli_, de _Tyr_, d'_Acre_, etc. ¦ II. Des montagnes. Ces montagnes, en changeant de niveaux et de lieux, changent aussi beaucoup de formes et d'aspect. Entre _Alexandrette_ et l'_Oronte_, les sapins, les mķlĶzes, les chĻnes, les buis, les lauriers, les ifs et les myrtes qui les couvrent, leur donnent un air de vie qui dķride le voyageur attristķ de la nuditķ de Cypre[164]. Il rencontre mĻme sur quelques pentes des cabanes environnķes de figuiers et de vignes; et cette vue adoucit la fatigue d'une route qui, par des sentiers raboteux, le conduit sans cesse du fond des ravins Ó la cime des hauteurs, et de la cime des hauteurs le ramĶne au fond des ravins. Les rameaux infķrieurs, qui vont dans le nord d'_Alep_, n'offrent au contraire que des rochers nus, sans verdure et sans terre. Au midi d'_Antioche_ et sur la mer, les coteaux se prĻtent Ó porter des oliviers, des tabacs et des vignes[165]; mais du c¶tķ du dķsert, le sommet et la pente de cette chaŅne ne sont qu'une suite presque continue de roches blanches. Vers le Liban, les montagnes s'ķlĶvent, et cependant se couvrent en beaucoup d'endroits d'autant de terre qu'il en faut pour devenir cultivables Ó force d'industrie et de travail. LÓ, parmi les rocailles, se prķsentent les restes peu magnifiques des cĶdres si vantķs[166], et plus souvent des sapins, des chĻnes, des ronces, des m¹riers, des figuiers et des vignes. En quittant le pays des _Druzes_, les montagnes perdent de leur hauteur, de leur aspķritķ, et deviennent plus propres au labourage; elles se relĶvent dans le sud-est du Carmel, et se revĻtent de futaies qui forment d'assez beaux paysages; mais en avanńant vers la _Judķe_, elles se dķpouillent, resserrent leurs vallķes, deviennent sĶches, raboteuses, et finissent par n'Ļtre plus sur la mer _Morte_ qu'un entassement de roches sauvages, pleines de prķcipices et de cavernes[167]; pendant qu'Ó l'est du Jourdain et du lac, une autre chaŅne de rocs plus hauts et plus hķrissķs offre une perspective encore plus lugubre, et annonce dans le lointain l'entrķe du dķsert et la fin de la terre habitable. La vue des lieux atteste que le point le plus ķlevķ de toute la Syrie est le _Liban_, au sud-est de Tripoli. A peine sort-on de _Larneca_, en _Cypre_, que dķja, Ó 30 lieues de distance, on voit Ó l'horizon sa pointe nķbuleuse. D'ailleurs, le mĻme fait s'indique sensiblement sur les cartes, par le cours des riviĶres. L'_Oronte_, qui des montagnes de Damas va se perdre sous Antioche; la _QŌsmie_, qui du nord de _Balbek_ se rend vers _Tyr_; le _Jourdain_, que sa pente verse au midi, prouvent que le sommet gķnķral est au local indiquķ. AprĶs le Liban, le point le plus saillant est le mont _Aqqar_: on le voit dĶs la sortie de _Marra_ dans le dķsert, comme un ķnorme c¶ne ķcrasķ, que l'on ne cesse pendant 2 journķes d'avoir devant les yeux. Personne jusqu'Ó ce jour n'a eu le loisir ou la facultķ de porter le baromĶtre sur ces montagnes pour en connaŅtre la hauteur; mais on peut la dķduire d'une mesure naturelle, la neige: dans l'hiver, tous les sommets en sont couverts depuis _Alexandrette_ jusqu'Ó _Jķrusalem_; mais dĶs mars, elle fond partout, le Liban exceptķ: cependant elle n'y persiste toute l'annķe que dans les sinuositķs les plus ķlevķes, et au _nord-est_, o∙ elle est Ó l'abri des vents de mer et de l'action du soleil. C'est ainsi que je l'ai vue Ó la fin d'ao¹t 1784, lorsque j'ķtouffais de chaleur dans la vallķe de _Balbek_. Or, ķtant connu que la neige Ó cette latitude exige une ķlķvation de 15 Ó 1600 toises, on en doit conclure que le Liban atteint cette hauteur, et qu'il est par consķquent bien infķrieur aux Alpes, et mĻme aux Pyrķnķes[168]. Le _Liban_, dont le nom doit s'ķtendre Ó toute la chaŅne du _KesraouŌn_ et du pays des _Druzes_, prķsente tout le spectacle des grandes montagnes. On y trouve Ó chaque pas ces scĶnes o∙ la nature dķploie, tant¶t de l'agrķment ou de la grandeur, tant¶t de la bizarrerie, toujours de la variķtķ. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le rivage: la hauteur et la rapiditķ de ce rempart, qui semble fermer la terre, le gigantesque des masses qui s'ķlancent dans les nues, inspirent l'ķtonnement et le respect. Si l'observateur curieux se transporte ensuite jusqu'Ó ces sommets qui bornaient sa vue, l'immensitķ de l'espace qu'il dķcouvre devient un autre sujet de son admiration: mais pour jouir entiĶrement de la majestķ de ce spectacle, il faut se placer sur la cime mĻme du Liban ou du _Sannine_. LÓ, de toutes parts, s'ķtend un horizon sans bornes; lÓ, par un temps clair, la vue s'ķgare et sur le dķsert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe: l'ame croit embrasser le monde. Tant¶t les regards, errant sur la chaŅne successive des montagnes, portent l'esprit, en un clin d'oeil, d'_Antioche_ Ó _Jķrusalem_; tant¶t, se rapprochant de ce qui les environne, ils sondent la lointaine profondeur du rivage. Enfin, l'attention, fixķe par des objets distincts, examine avec dķtail les rochers, les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les villes. On prend un plaisir secret Ó trouver petits ces objets qu'on a vus si grands. On regarde avec complaisance la vallķe couverte de nuķes orageuses, et l'on sourit d'entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda si long-temps sur la tĻte; on aime Ó voir Ó ses pieds ces sommets, jadis menańants, devenus dans leur abaissement, semblables aux sillons d'un champ, ou aux gradins d'un amphithķŌtre; on est flattķ d'Ļtre devenu le point le plus ķlevķ de tant de choses, et un sentiment d'orgueil les fait regarder avec plus de complaisance. Lorsque le voyageur parcourt l'intķrieur de ces montagnes, l'aspķritķ des chemins, la rapiditķ des pentes, la profondeur des prķcipices commencent par l'effrayer. Bient¶t l'adresse des mulets qui le portent le rassure, et il examine Ó son aise les incidents pittoresques qui se succĶdent pour le distraire. LÓ, comme dans les Alpes, il marche des journķes entiĶres, pour arriver dans un lieu qui, dĶs le dķpart, est en vue; il tourne, il descend; il c¶toie, il grimpe; et dans ce changement perpķtuel de sites, on dirait qu'un pouvoir magique varie Ó chaque pas les dķcorations de la scĶne. Tant¶t ce sont des villages prĶs de glisser sur des pentes rapides, et tellement disposķs, que les terrasses d'un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Tant¶t c'est un couvent placķ sur un c¶ne isolķ, comme _Mar-ChŌiŌ_ dans la vallķe du _Tigre_. Ici, un rocher percķ par un torrent est devenu une arcade naturelle, comme Ó _Nahr-el-Leben_[169]. LÓ, un autre rocher taillķ Ó pic, ressemble Ó une haute muraille; souvent, sur les c¶teaux, les bancs de pierres, dķpouillķs et isolķs par les eaux, ressemblent Ó des ruines que l'art aurait disposķes. En plusieurs lieux, les eaux, trouvant des couches inclinķes, ont minķ la terre intermķdiaire, et formķ des cavernes, comme Ó _Nahr-el-Kelb_, prĶs d'Antoura: ailleurs, elles se sont pratiquķ des cours souterrains, o∙ coulent des ruisseaux pendant une partie de l'annķe, comme Ó _Mar-EliŌs-el-Roum_, et Ó _Mar-Hanna_[170]; quelquefois ces incidents pittoresques sont devenus tragiques. On a vu par des dķgels et des tremblements de terre, des rochers perdre leur ķquilibre, se renverser sur les maisons voisines, et en ķcraser les habitans; il y a environ 20 ans qu'un accident semblable ensevelit, prĶs de _Mardjordj¶s_, un village qui n'a laissķ aucune trace. Plus rķcemment et prĶs du mĻme lieu, le terrain d'un coteau chargķ de m¹riers et de vignes s'est dķtachķ par un dķgel subit, et glissant sur le talus de roc qui le portait, est venu, semblable Ó un vaisseau qu'on lance du chantier, s'ķtablir tout d'une piĶce dans la vallķe infķrieure. Il en est rķsultķ un procĶs bizarre, quoique juste, entre le propriķtaire du fonds indigĶne et celui du fonds ķmigrķ, et il a ķtķ portķ jusqu'au tribunal de l'ķmir Yousef, qui a compensķ les pertes. Il semblerait que ces accidents dussent jeter du dķgo¹t sur l'habitation de ces montagnes; mais, outre qu'ils sont rares, ils sont compensķs par un avantage qui rend leur sķjour prķfķrable Ó celui des plus riches plaines; je veux dire par la sķcuritķ contre les vexations des Turks. Cette sķcuritķ a paru un bien si prķcieux aux habitants, qu'ils ont dķployķ dans ces rochers une industrie que l'on chercherait vainement ailleurs. A force d'art et de travail, ils ont contraint un sol rocailleux Ó devenir fertile. Tant¶t, pour profiter des eaux, ils les conduisent par mille dķtours sur les pentes, ou ils les arrĻtent dans les vallons par des chaussķes; tant¶t ils soutiennent les terres prĻtes Ó s'ķcrouler, par des terrasses et des murailles. Presque toutes les montagnes ainsi travaillķes, prķsentent l'aspect d'un escalier ou d'un amphithķŌtre, dont chaque gradin est un rang de vignes ou de m¹riers. J'en ai comptķ sur une mĻme pente jusqu'Ó 100 et 120, depuis le fond du vallon jusqu'au faŅte de la colline; j'oubliais alors que j'ķtais en Turkie, ou si je me le rappelais, c'ķtait pour sentir plus vivement combien est puissante l'influence mĻme la plus lķgĶre de la libertķ. ¦ III. Structure des montagnes. La charpente de ces montagnes est formķe d'un banc de pierre calcaire dure, blanchŌtre et sonnante comme le grĶs, disposķe par lits diversement inclinķs. Cette pierre se reprķsente presque la mĻme dans toute l'ķtendue de la Syrie; tant¶t elle est nue, et elle a l'aspect des rochers pelķs de la c¶te de Provence: telle est la chaŅne qui borde au nord le chemin d'Antioche Ó Alep, et qui sert de lit au cours supķrieur du ruisseau qui coule en cette derniĶre ville. _ErmenŌz_, village situķ entre _Serkin_ et _Kaftin_, a un dķfilķ qui rassemble parfaitement Ó ceux qu'on passe en allant de Marseille Ó Toulon. Si l'on va d'_Alep_ Ó _Hama_, l'on rencontre sans cesse les veines du mĻme roc dans la plaine, tandis que les montagnes qui courent sur la droite, en offrent des entassements qui figurent de grandes ruines de villes et de chŌteaux. C'est encore cette mĻme pierre qui, sous une forme plus rķguliĶre, compose la masse du _Liban_, de l'_Anti-Liban_, des montagnes des _Druzes_, de la _Galilķe_, du _Carmel_, et se prolonge jusqu'au _sud_ du _lac Asphaltite_; partout les habitants en construisent leurs maisons et en font de la chaux. Je n'ai jamais vu ni entendu dire que ces pierres tinssent des coquillages pķtrifiķs dans les parties hautes du Liban; mais il existe entre _BŌtroun_ et _DjebaŅl_ au _KesrŌouan_, Ó peu de distance de la mer, une carriĶre de pierres schisteuses, dont les lames portent des empreintes de plantes, de poissons, de coquillages, et surtout d'ognons de mer. Le torrent d'_AzqŌlan_, en Palestine, et aussi pavķ d'une pierre lourde, poreuse et salķe, qui contient beaucoup de petites volutes et de bivalves de la Mķditerranķe. Enfin Pocoke en a trouvķ une quantitķ dans les rochers qui bordent la mer Morte. En minķraux, le fer seul est abondant; les montagnes du KesrŌouan et des Druzes en sont remplies. Chaque annķe, les habitants en exploitent pendant l'ķtķ des mines qui sont simplement ocreuses. La Judķe n'en doit pas manquer, puisque Mo’se observait, il y a plus de 3,000 ans, que ses pierres ķtaient _de fer_. On parle d'une mine de cuivre Ó AntabĶs, au nord d'Alep; mais elle est abandonnķe: on m'a dit aussi chez les Druzes, que dans l'ķboulement de cette montagne dont j'ai parlķ, on avait trouvķ un minķral qui rendit du plomb et de l'argent; mais comme une pareille dķcouverte aurait ruinķ le canton, en y attirant l'attention des Turks, l'on s'est hŌtķ d'en ķtouffer tous les indices. ¦ IV. Volcans et tremblements. Le midi de la Syrie, c'est-Ó-dire le bassin du Jourdain, est un pays de volcans; les sources bitumineuses et soufrķes du lac Asphaltite, les laves, les pierres-ponces jetķes sur ces bords, et le bain chaud de _Tabariķ_, prouvent que cette vallķe a ķtķ le siķge d'un feu qui n'est pas encore ķteint. On observe qu'il s'ķchappe souvent du lac des trombons de fumķe, et qu'il se fait de nouvelles crevasses sur ses rivages. Si les conjectures en pareille matiĶre n'ķtaient pas sujettes Ó Ļtre trop vagues, on pourrait soupńonner que toute la vallķe n'est due qu'Ó l'affaissement violent d'un terrain qui jadis versait le Jourdain dans la Mķditerranķe. Il paraŅt du moins certain que l'accident des 5 villes foudroyķes, eut pour cause l'ķruption d'un volcan alors embrasķ. Strabon dit expressķment[171], que la _tradition des habitants du pays_, c'est-Ó-dire des Juifs mĻmes, ķtait que _jadis la vallķe du lac ķtait peuplķe de 13 villes florissantes, et qu'elles furent englouties par un volcan_. Ce rķcit semble confirmķ par les ruines que les voyageurs trouvent encore en grand nombre sur le rivage occidental. Les ķruptions ont cessķ depuis long-temps; mais les tremblements de terre qui en sont le supplķment se montrent encore quelquefois dans ce canton: la c¶te en gķnķral y est sujette, et l'histoire en cite plusieurs exemples qui ont changķ la face d'_Antioche_, de _Laodikķe_, de _Tripoli_, de _Bķryte_, de _Sidon_, de _Tyr_, etc. De nos jours, en 1759, il en est arrivķ un qui a causķ les plus grands ravages: on prķtend qu'il tua dans la vallķe de Balbek plus de 20,000 ames, dont la perte ne s'est point rķparķe. Pendant 3 mois, ses secousses inquiķtĶrent les habitants du Liban, au point qu'ils abandonnĶrent leurs maisons, et demeurĶrent sous des tentes. Rķcemment (le 14 dķcembre 1783), lorsque j'ķtais Ó Alep, on ressentit dans cette ville une commotion qui fut si forte, qu'elle fit tinter la sonnette du consul de France. On a observķ en Syrie que les tremblements n'arrivent presque jamais que dans l'hiver, aprĶs les pluies d'automne; et cette observation, conforme Ó celle du docteur _Chß_ (Shaw), en Barbarie, semblerait indiquer que l'action des eaux sur la terre et les minķraux dessķchķs est la cause de ces mouvements convulsifs. Il n'est pas hors de propos de remarquer que l'_Asie mineure_ y est ķgalement sujette. ¦ V. Des sauterelles. La Syrie partage avec l'╔gypte, la Perse et presque tout le midi de l'Asie, un autre flķau non moins redoutable, les nuķes de sauterelles dont les voyageurs ont parlķ. La quantitķ de ces insectes est une chose incroyable pour quiconque ne l'a pas vue par lui-mĻme: la terre en est couverte sur un espace de plusieurs lieues. On entend de loin le bruit qu'elles font en broutant les herbes et les arbres comme d'une armķe qui fourrage Ó la dķrobķe. Il vaudrait mieux avoir affaire Ó des Tartares qu'Ó ces petits animaux destructeurs: on dirait que le feu suit leurs traces. Partout o∙ leurs lķgions se portent, la verdure disparaŅt de la campagne, comme un rideau que l'on plie; les arbres et les plantes, dķpouillķs de feuilles, et rķduits Ó leurs rameaux et Ó leurs tiges, font succķder en un clin d'oeil le spectacle hideux de l'hiver aux riches scĶnes du printemps. Lorsque ces nuķes de sauterelles prennent leur vol pour surmonter quelque obstacle, ou traverser plus rapidement un sol dķsert, on peut dire, Ó la lettre, que le ciel en est obscurci. Heureusement que ce flķau n'est pas trop rķpķtķ; car il n'en est point qui amĶne aussi s¹rement la famine, et les maladies qui la suivent. Des habitants de la Syrie ont fait la double remarque que les sauterelles n'avaient lieu qu'Ó la suite des hivers trop doux, et qu'elles venaient toujours du dķsert d'Arabie. A l'aide de cette remarque, l'on explique trĶs-bien comment le froid ayant mķnagķ les oeufs de ces insectes, ils se multiplient si subitement, et comme les herbes venant Ó s'ķpuiser dans les immenses plaines du dķsert, il en sort tout Ó coup des lķgions si nombreuses. Quand elles paraissent sur la frontiĶre du pays cultivķ, les habitants s'efforcent de les dķtourner, en leur opposant des torrents de fumķe; mais souvent les herbes et la paille mouillķe leur manquent: ils creusent aussi des fosses o∙ il s'en ensevelit beaucoup; mais les deux agents les plus efficaces contre ces insectes sont les vents de sud et de sud-est, et l'oiseau appelķ _samarmar_: cet oiseau, qui ressemble bien au loriot, les suit en troupes nombreuses, comme celles des ķtourneaux; et non-seulement il en mange Ó satiķtķ, mais il en tue tout ce qu'il en peut tuer: aussi les paysans le respectent-ils, et l'on ne permet en aucun temps de le tirer. Quant aux vents de sud et de sud-est, ils chassent violemment les nuages de sauterelles sur la Mķditerranķe; et ils les y noient en si grande quantitķ, que lorsque leurs cadavres sont rejetķs sur le rivage, ils infectent l'air pendant plusieurs jours Ó une grande distance. ¦ VI. Qualitķs du sol. On prķsume aisķment que dans un pays aussi ķtendu que la Syrie, la qualitķ du sol n'est pas partout la mĻme: en gķnķral la terre des montagnes est rude; celle des plaines est grasse, lķgĶre, et annonce la plus grande fķconditķ. Dans le territoire d'Alep, jusque vers Antioche, elle ressemble Ó de la brique pilķe trĶs-fine, ou Ó du tabac d'Espagne. L'Oronte cependant, qui traverse ce district, a ses eaux teintes en blanc; ce qui vient des terres blanches dont elles se sont chargķes vers leur source. Presque partout ailleurs la terre est brune, et ressemble Ó un excellent terreau de jardin. Dans les plaines, telles que celles de Hauran, de Gaze et de Balbek, souvent on aurait peine Ó trouver un caillou. Les pluies d'hiver y font des boues profondes, et lorsque l'ķtķ revient, la chaleur y cause, comme en ╔gypte, des gerńures qui ouvrent la terre Ó plusieurs pieds de profondeur. ¦ VII. Des riviĶres et des lacs. Les idķes exagķrķes, ou, si l'on veut, les grandes idķes que l'histoire et les relations aiment Ó donner des objets lointains, nous ont accoutumķs Ó parler des eaux de la Syrie avec un respect qui flatte notre imagination. Nous aimons Ó dire le fleuve _Jourdain,_ le fleuve _Oronte,_ le fleuve _Adonis._ Cependant, si l'on voulait conserver aux noms le sens que l'usage leur assigne, nous ne trouverions guĶre en ce pays que des _ruisseaux._ A peine l'_Oronte_ et le _Jourdain,_ qui sont les plus considķrables, ont-ils 60 pas de canal[172]; les autres ne mķritent pas que l'on en parle. Si, pendant l'hiver, les pluies et la fonte des neiges leur donnent quelque importance, le reste de l'annķe on ne reconnaŅt leur place que par les cailloux roulķs ou les blocs de roc dont leur lit est rempli. Ce ne sont que des torrents Ó cascades, et l'on conńoit que les montagnes qui les fournissent n'ķtant qu'Ó deux pas de la mer, leurs eaux n'ont pas le temps de s'assembler dans de longues vallķes, pour former des _riviĶres_. Les obstacles que ces mĻmes montagnes opposent en plusieurs lieux Ó leur issue, ont formķ divers lacs, tels que celui d'Antioche, d'Alep, de Damas, de _Houlķ_, de _Tabariķ_, et celui que l'on a dķcorķ du nom de _mķr Morte_ ou lac _Asphaltite_. Tous ces lacs, Ó la rķserve du dernier, sont d'eau douce, et contiennent plusieurs espĶces de poissons ķtrangĶres[173] aux n¶tres. Le seul lac _Asphaltite_ ne contient rien de vivant ni mĻme de vķgķtant. On ne voit ni verdure sur ses bords, ni poisson dans ses eaux; mais il est faux que son air soit empestķ au point que les oiseaux ne puissent le traverser impunķment. Il n'est pas rare de voir des hirondelles voler Ó sa surface, pour y prendre l'eau nķcessaire Ó bŌtir leurs nids. La vraie cause de l'absence des vķgķtaux et des animaux, est la salure Ōcre de ses eaux, infiniment plus forte que celle de la mer. La terre qui l'environne, ķgalement imprķgnķe de cette salure, se refuse Ó produire des plantes; l'air lui-mĻme qui s'en charge par l'ķvaporation, et qui reńoit encore les vapeurs du soufre et du bitume, ne peut convenir Ó la vķgķtation: de lÓ cet aspect de mort qui rĶgne autour du lac. Du reste, ses eaux ne prķsentent point un marķcage; elles sont limpides et incorruptibles, comme il convient Ó une dissolution de sel. L'origine de ce minķral n'y est pas ķquivoque; car sur le rivage du sud-ouest il y a des mines de sel gemme, dont j'ai rapportķ des ķchantillons. Elles sont situķes dans le flanc des montagnes qui rĶgnent de ce c¶tķ, et elles fournissent de temps immķmorial Ó la consommation des Arabes de ces cantons, et mĻme de la ville de Jķrusalem. On trouve aussi sur ce rivage des morceaux de bitume et de soufre, dont les Arabes font un petit commerce; des fontaines chaudes, et des crevasses profondes, qui s'annoncent de loin par de petites pyramides qu'on a bŌties sur le bord. On y rencontre encore une espĶce de pierre qui exhale, en la frottant, une odeur infecte, br¹le comme le bitume, se polit comme l'albŌtre, et sert Ó paver les cours. Enfin l'on y voit, d'espace en espace, des blocs informes, que des yeux prķvenus prennent pour des statues mutilķes, et que les pĶlerins ignorants et superstitieux regardent comme un monument de l'aventure de la femme de Loth, quoiqu'il ne soit pas dit que cette femme f¹t changķe en pierre comme Niobķ, mais en sel, qui a d¹ se fondre l'hiver suivant. Quelques physiciens, embarrassķs des eaux que le Jourdain ne cesse de verser dans le lac, ont supposķ qu'il avait une communication souterraine avec la Mķditerranķe; mais, outre que l'on ne connaŅt aucun gouffre qui puisse confirmer cette idķe, _Hales_ a dķmontrķ par des calculs prķcis, que l'ķvaporation ķtait plus que suffisante pour consommer les eaux du fleuve. Elle est en effet trĶs-considķrable; souvent elle devient sensible Ó la vue, par des brouillards dont le lac paraŅt tout couvert au lever du soleil, et qui se dissipent ensuite par la chaleur. ¦ VIII. Du climat. On est assez gķnķralement dans l'opinion que la Syrie est un pays trĶs-chaud; mais cette idķe, pour Ļtre exacte, demande des distinctions: 1║ Ó raison des latitudes qui ne laissent pas que de diffķrer de 150 lieues du fort au faible; en second lieu, Ó raison de la division naturelle du terrain en pays bas et plat, et en pays haut ou de montagnes: cette division cause des diffķrences bien plus sensibles; car, tandis que le thermomĶtre de Rķaumur atteint sur les bords de la mer 25 et 29 degrķs, Ó peine dans les montagnes s'ķlĶve-t-il Ó 20 et 21[174]. Aussi dans l'hiver, toute la chaŅne des montagnes se couvre de neige, pendant que les terrains infķrieurs n'en ont jamais, ou ne la gardent qu'un instant. On devrait donc ķtablir deux climats gķnķraux: l'un trĶs-chaud, qui est celui de la c¶te et des plaines intķrieures, telles que celles de _Balbek_, _Antioche_, _Tripoli_, _Acre_, _Gaze_, _Hauran_, etc.; l'autre tempķrķ et presque semblable au n¶tre, lequel rĶgne dans les montagnes, surtout quand elles prennent une certaine ķlķvation. L'ķtķ de 1784 a passķ chez les Druzes pour un des plus chauds dont on e¹t mķmoire; cependant je ne lui ai rien trouvķ de comparable aux chaleurs de _Sa’de_ ou de _Bairout_. Sous ce climat, l'ordre des saisons est presque le mĻme qu'au milieu de la France: l'hiver, qui dure de novembre en mars, est vif et rigoureux. Il ne se passe point d'annķes sans neiges, et souvent elles y couvrent la terre de plusieurs pieds, et pendant des mois entiers; le printemps et l'automne y sont doux, et l'ķtķ n'y a rien d'insupportable. Dans les plaines, au contraire, dĶs que le soleil revient Ó l'ķquateur, on passe subitement Ó des chaleurs accablantes, qui ne finissent qu'avec octobre. En rķcompense, l'hiver est si tempķrķ, que les orangers, les dattiers, les bananiers et autres arbres dķlicats, croissent en pleine terre: c'est un spectacle pittoresque pour un Europķen, dans Tripoli, de voir sous ses fenĻtres, en janvier, des orangers chargķs de fleurs et de fruits, pendant que sur sa tĻte le Liban est hķrissķ de frimas et de neiges. Il faut nķanmoins remarquer que dans les parties du nord, et Ó l'est des montagnes, l'hiver est plus rigoureux, sans que l'ķtķ soit moins chaud. A _Antioche_, Ó _Alep_, Ó _Damas_, on a tous les hivers plusieurs semaines de glace et de neige; ce qui vient du gissement des terres, encore plus que des latitudes. En effet, toute la plaine Ó l'est des montagnes est un pays fort ķlevķ au-dessus du niveau de la mer, ouvert aux vents secs de nord et de nord-est, et Ó l'abri des vents humides d'ouest et de sud-ouest. Enfin Antioche et Alep reńoivent des montagnes d'Alexandrette, qui sont en vue, un air que la neige dont elles sont long-temps couvertes, ne peut manquer de rendre trĶs-piquant. Par cette disposition, la Syrie rķunit sous un mĻme ciel des climats diffķrents, et rassemble dans une enceinte ķtroite des jouissances que la nature a dispersķes ailleurs Ó de grandes distances de temps et de lieux. Chez nous, par exemple, elle a sķparķ les saisons par des mois; lÓ, on peut dire qu'elles ne le sont que par des heures. Est-on importunķ dans _Sa’de_ ou _Tripoli_ des chaleurs de juillet, six heures de marche transportent sur les montagnes voisines, Ó la tempķrature de mars. Par inverse, est-on tourmentķ Ó Becharrai des frimas de dķcembre, une journķe ramĶne au rivage parmi les fleurs de mai[175]. Aussi les poĶtes arabes ont-ils dit, que le _SannŅne_ portait l'hiver sur sa tĻte, le printemps sur ses ķpaules, l'automne dans son sein, pendant que l'ķtķ dormait Ó ses pieds. J'ai connu par moi-mĻme la vķritķ de cette image dans le sķjour de huit mois que j'ai fait au monastĶre de _Mar-Hanna_[176], Ó sept lieues de BaŅrout. J'avais laissķ Ó Tripoli, sur la fin de fķvrier, les lķgumes nouveaux en pleine saison, et les fleurs ķcloses: arrivķ Ó _Antoura_[177]; je trouvai les herbes seulement naissantes; et Ó _Mar-Hanna_, tout ķtait encore sous la neige. Le _SannŅne_ n'en fut dķpouillķ que sur la fin d'avril, et dķja dans le vallon qu'il domine, on commenńait Ó voir boutonner les roses. Les figues primes ķtaient passķes Ó BaŅrout, quand nous mangions les premiĶres, et les vers Ó soie y ķtaient en cocons, lorsque parmi nous l'on n'avait effeuillķ que la moitiķ des m¹riers. A ce premier avantage, qui perpķtue les jouissances par leur succession, la Syrie en joint un second, celui de les multiplier par la variķtķ de ses productions. Si l'art venait au secours de la nature, on pourrait y rapprocher dans un espace de vingt lieues celles des contrķes les plus distantes. Dans l'ķtat actuel, malgrķ la barbarie d'un gouvernement ennemi de toute activitķ et de toute industrie, l'on est ķtonnķ de la liste que fournit cette province. Outre le froment, le seigle, l'orge, les fĶves et le coton-plante qu'on y cultive partout, on y trouve encore une foule d'objets utiles ou agrķables, appropriķs Ó divers lieux. La Palestine abonde en _sķsame_ propre Ó l'huile, et en _doura_ pareil Ó celui d'╔gypte[178]. Le ma’s prospĶre dans le sol lķger de Balbek, et le riz mĻme est cultivķ avec succĶs sur les bords du marķcage de _Haoulķ_. On ne s'est avisķ que depuis peu de planter des cannes Ó sucre dans les jardins de Sa’de et de BaŅrout; elles y ont ķgalķ celle du Delta. L'indigo croŅt sans art sur les bords du Jourdain au pays de _BisŌn_; et il ne demande que des soins pour acquķrir de la qualitķ. Les coteaux de _LataqŅķ_ produisent des tabacs Ó fumer, qui font la base des relations de commerce avec DamiŌ et le Kaire. Cette culture est rķpandue dķsormais dans toutes les montagnes. En arbres, l'olivier de Provence croŅt Ó _Antioche_ et Ó _Ramlķ_, Ó la hauteur des hĻtres. Le m¹rier blanc fait la richesse de tout le pays des Druzes, par les belles soies qu'il procure; et la vigne ķlevķe en ķchalas, ou grimpant sur les chĻnes, y donne des vins rouges et blancs qui pourraient ķgaler ceux de Bordeaux. Avant le ravage des derniers troubles, _YŌfa_ voyait dans ses jardins deux plants du coton-arbre de l'Inde, qui grandissaient Ó vue d'oeil; et cette ville n'a pas perdu ses limons ni ses poncires ķnormes[179] ni ses pastĶques, prķfķrķes Ó celles de _Broulos_[180] mĻme. Gaze a des dattes comme la Mekke, et des grenades comme Alger. Tripoli produit des oranges comme Malte; BaŅrout, des figues comme Marseille, et des bananes comme Saint-Domingue; Alep a le privilķge exclusif des pistaches, et Damas se vante avec justice de rķunir tous les fruits de nos provinces. Son sol pierreux convient ķgalement aux pommes de la Normandie; aux prunes de la Touraine, et aux pĻches de Paris. On y compte vingt espĶces d'abricots, dont l'une contient une amande qui la fait rechercher dans toute la Turkie. Enfin, la plante Ó cochenille qui croŅt sur toute la c¶te, nourrit peut-Ļtre dķja cet insecte prķcieux comme au Mexique et Ó Saint-Domingue[181]; et si l'on fait attention que les montagnes de l'Yemen, qui produisent un cafķ si prķcieux, sont une suite de celles de la Syrie, et que leur sol et leur tempķrature sont presque les mĻmes[182], on sera portķ Ó croire que la _Judķe_, surtout pourrait s'approprier cette denrķe de l'_Arabie_. Avec ces avantages nombreux de climat et de sol, il n'est pas ķtonnant que la Syrie ait passķ de tout temps pour un pays dķlicieux, et que les Grecs et les Romains l'aient mise au rang de leurs plus belles provinces, Ó l'ķgal mĻme de l'╔gypte. Aussi, dans ces derniers temps, un pacha qui les connaŅt toutes les deux, ķtant interrogķ Ó laquelle il donnait la prķfķrence, rķpondit: _L'╔gypte, sans doute, est une excellente mķtairie; mais la Syrie est une charmante maison de campagne_[183]. ¦ IX. Qualitķs de l'air. Je ne dois point oublier de parler des qualitķs de l'air et des eaux: ces ķlķments offrent en Syrie quelques phķnomĶnes remarquables. Sur les montagnes, et dans toute la plaine ķlevķe qui rĶgne Ó leur orient, l'air est lķger, pur et sec; sur la c¶te, au contraire, et surtout depuis Alexandrette jusqu'Ó YŌfa, il est humide et pesant: ainsi la Syrie est partagķe dans toute sa longueur en deux rķgions diffķrentes, dont la chaŅne des montagnes est le terme de sķparation, et mĻme la cause; car en s'opposant par sa hauteur au libre passage des vents d'ouest, elle occasione dans la vallķe l'entassement des vapeurs qu'ils apportent de la mer; et comme l'air n'est lķger qu'autant qu'il est pur, ce n'est qu'aprĶs s'Ļtre dķchargķ de tout poids ķtranger, qu'il peut s'ķlever jusqu'au sommet de ce rempart, et le franchir. Les effets relatifs Ó la santķ sont que l'air du dķsert et des montagnes, salubre pour les poitrines bien constituķes, est dangereux pour les dķlicates, et l'on est obligķ d'envoyer d'Alep Ó _LataqŅķ_ ou Ó Sa’de les Europķens menacķs de la pulmonie. Cet avantage de l'air de la c¶te est compensķ par de plus graves inconvķnients, et l'on peut dire qu'en gķnķral il est malsain, qu'il fomente les fiĶvres intermittentes et putrides, et les fluxions des yeux dont j'ai parlķ Ó l'occasion du Delta. Les rosķes du soir et le sommeil sur les terrasses y sont suivis d'accidents qui ont d'autant moins lieu dans les montagnes et dans les terres, qu'on s'ķloigne davantage de la mer; ce qui confirme ce que j'ai dķja dit Ó cet ķgard. ¦ X. Qualitķs des eaux. Les eaux ont une autre diffķrence: dans les montagnes, celles des sources sont lķgĶres et de trĶs-bonne qualitķ; mais dans la plaine, soit Ó l'_est_, soit Ó l'_ouest_, si l'on n'a pas une communication naturelle ou factice avec les sources, l'on n'a que de l'eau saumŌtre. Elle le devient d'autant plus, qu'on s'avance davantage dans le dķsert, o∙ il n'y en a pas d'autre. Cet inconvķnient rend les pluies si prķcieuses aux habitants de la frontiĶre, qu'ils se sont de tout temps appliquķs Ó les recueillir dans des puits et des souterrains hermķtiquement fermķs; aussi, dans tous les lieux ruinķs, les citernes sont-elles toujours le premier objet qui se prķsente. L'ķtat du ciel en Syrie, principalement sur la c¶te et dans le dķsert, est en gķnķral plus constant et plus rķgulier que dans nos climats: rarement le soleil s'y voile deux jours de suite; pendant tout l'ķtķ, l'on voit peu de nuages et encore moins de pluies: elles ne commencent Ó paraŅtre que vers la fin d'octobre, et alors elles ne sont ni longues ni abondantes; les laboureurs les dķsirent pour ensemencer ce qu'ils appellent _la rķcolte d'hiver_, c'est-Ó-dire, le froment et l'orge[184]; elles deviennent plus frķquentes et plus fortes en dķcembre et janvier, o∙ elles prennent souvent la forme de neige dans le pays ķlevķ; il en paraŅt encore quelques-unes en mars et en avril; l'on en profite pour les _semences d'ķtķ_, qui sont le sķsame, le doura, le tabac, le coton, les fĶves et les pastĶques. Le reste de l'annķe est uniforme, et l'on se plaint plus de sķcheresse que d'humiditķ. ¦ XI. Des vents. Ainsi qu'en ╔gypte, la marche des vents a quelque chose de pķriodique et d'appropriķ Ó chaque saison. Vers l'ķquinoxe de septembre, le nord-ouest commence Ó souffler plus souvent et plus fort; il rend l'air sec, clair, piquant; et il est remarquable que sur la c¶te il donne mal Ó la tĻte comme en ╔gypte le nord-est, et cela plus dans la partie du nord que dans celle du midi, nullement dans les montagnes. On doit encore remarquer qu'il dure le plus souvent trois jours de suite, comme le sud et le sud-est Ó l'autre ķquinoxe; il dure jusqu'en novembre, c'est-Ó-dire environ cinquante jours, _alternant_ surtout avec le vent d'est. Ces vents sont remplacķs par le nord-ouest, l'ouest et le sud-ouest, qui rĶgnent de novembre en fķvrier. Ces deux derniers sont, pour me servir de l'expression des Arabes, _les pĶres des pluies_; en mars paraissent les pernicieux vents des parties du sud, avec les mĻmes circonstances qu'en ╔gypte; mais ils s'affaiblissent en s'avanńant dans le nord, et ils sont bien plus supportables dans les montagnes que dans le pays plat. Leur durķe Ó chaque reprise est ordinairement de vingt-quatre heures ou de trois jours. Les vents d'est qui les relĶvent, continuent jusqu'en juin, que s'ķtablit un vent de nord qui permet d'aller et de revenir Ó la voile sur toute la c¶te; il arrive mĻme en cette saison, que chaque jour le vent fait le tour de l'horizon, et passe avec le soleil de l'est au sud, et du sud Ó l'ouest, pour revenir par le nord recommencer le mĻme cercle. Alors aussi rĶgne pendant la nuit sur la c¶te un vent local, appelķ _vent de terre_; il ne s'ķlĶve qu'aprĶs le coucher du soleil, il dure jusqu'Ó son lever, et ne s'ķtend qu'Ó deux ou trois lieues en mer. Les raisons de tous ces phķnomĶnes sont sans doute des problĶmes intķressants pour la physique, et ils mķriteraient qu'on s'occupŌt de leur solution. Nul pays n'est plus propre aux observations de ce genre que la Syrie. On dirait que la nature y a prķparķ tous les moyens d'ķtudier ses opķrations. Nous autres, dans nos climats brumeux, enfoncķs dans de vastes continents, nous pouvons rarement suivre les grands changements qui arrivent dans l'air; l'horizon ķtroit qui borne notre vue, borne aussi notre pensķe; nous ne dķcouvrons qu'une petite scĶne; et les effets qui s'y passent ne se montrent qu'altķrķs par mille circonstances. LÓ, au contraire, une scĶne immense est ouverte aux regards; les grands agens de la nature y sont rapprochķs dans un espace qui rend faciles Ó saisir leurs jeux rķciproques. C'est Ó l'ouest, la vaste plaine liquide de la Mķditerranķe; c'est Ó l'est, la plaine du dķsert, aussi vaste et absolument sĶche: au milieu de ces deux plateaux s'ķlĶvent des montagnes dont les pics sont autant d'observatoires d'o∙ la vue porte Ó trente lieues. Quatre observateurs embrasseraient toute la longueur de la Syrie; et lÓ, des sommets du Casius, du Liban et du Thabor, ils pourraient saisir tout ce qui se passe dans un horizon infini: ils pourraient observer comment, d'abord claire, la rķgion de la mer se voile de vapeurs; comment ces vapeurs se coupent, se partagent, et, par un mķcanisme constant, grimpent et s'ķlĶvent sur les montagnes; comment, d'autre part, la rķgion du dķsert, toujours transparente, n'engendre jamais de nuages, et ne porte que ceux qu'elle reńoit de la mer: ils rķpondraient Ó la question de Michaķlis[185], _si le dķsert produit des rosķes_, que le dķsert n'ayant d'eau qu'en hiver aprĶs les pluies, il ne peut donner de vapeurs qu'Ó cette ķpoque. En voyant d'un coup d'oeil la vallķe de Balbek br¹lķe de chaleur, pendant que la tĻte du Liban blanchit de glace et de neige, ils sentiraient la vķritķ des axiomes dķsormais ķtablis: _que la chaleur est plus grande, Ó mesure qu'on se rapproche du plan de la terre, et moindre, Ó mesure que l'on s'en ķloigne_; en sorte qu'elle semble n'Ļtre qu'un effet de l'action des rayons du soleil sur la terre. Enfin ils pourraient tenter avec succĶs la solution de la plupart des problĶmes qui tiennent Ó la mķtķorologie du globe. CHAPITRE II. Considķrations sur les phķnomĶnes des vents, des nuages, des pluies, des brouillards et du tonnerre. En attendant que quelqu'un entreprenne ce travail avec les dķtails qu'il mķrite, je vais exposer en peu de mots quelques idķes gķnķrales que la vue des objets m'a fait naŅtre. J'ai parlķ des rapports que les vents ont avec les saisons; et j'ai indiquķ que le soleil, par l'analogie de sa marche annuelle avec leurs accidents, s'annonńait pour en Ļtre l'agent principal: son action sur l'air qui enveloppe la terre, paraŅt Ļtre la cause premiĶre de tous les mouvements qui se passent sur notre tĻte. Pour en concevoir clairement le mķcanisme, il faut reprendre la chaŅne des idķes Ó son origine, et se rappeler les propriķtķs de l'ķlķment mis en action. 1║ L'air, comme l'on sait, est un fluide dont toutes les parties, naturellement ķgales et mobiles, tendent sans cesse Ó se mettre de niveau, comme l'eau; en sorte que si l'on suppose une chambre de six pieds en tous sens, l'air qu'on y introduira la remplira partout ķgalement. 2║ Une seconde propriķtķ de l'air est de se dilater ou de se resserrer, c'est-Ó-dire, d'occuper un espace plus grand ou plus petit, avec une mĻme quantitķ donnķe. Ainsi, dans l'exemple de la chambre supposķe, si l'on vide les deux tiers de l'air qu'elle contient, le tiers restant s'ķtendra Ó leur place, et remplira encore toute la capacitķ; si, au lieu de vider l'air, on y en ajoute le double, le triple, etc., la chambre le contiendra ķgalement; ce qui n'arrive point Ó l'eau. Cette propriķtķ de se dilater est surtout mise en action par la prķsence du feu; et alors l'air ķchauffķ rassemble dans un espace ķgal moins de parties que l'air froid; il devient plus lķger que lui, et il en est poussķ en haut. Par exemple, si dans la chambre supposķe l'on introduit un rķchaud plein de feu, sur-le-champ l'air qui en sera touchķ s'ķlĶvera au plancher; et l'air qui ķtait voisin prendra la place. Si cet air est encore ķchauffķ, il suivra le premier, et il s'ķtablira un courant de bas en haut,[186] par l'affluence de l'air latķral; en sorte que l'air plus chaud se rķpandra dans la partie supķrieure, et le moins chaud dans l'infķrieure, tous deux continuant de chercher Ó se mettre en ķquilibre par la premiĶre loi de la fluiditķ.[187] Si maintenant on applique ce jeu Ó ce qui se passe en grand sur le globe, on trouvera qu'il explique la plupart des phķnomĶnes des vents. L'air qui enveloppe la terre, peut se considķrer comme un ocķan trĶs-fluide dont nous occupons le fond, et dont la surface est Ó une hauteur inconnue. Par la premiĶre loi, c'est-Ó-dire par sa fluiditķ, cet ocķan tend sans cesse Ó se mettre en ķquilibre et Ó rester stagnant; mais le soleil faisant agir la loi de la dilatation, y excite un trouble qui en tient toutes les parties dans une fluctuation perpķtuelle. Ses rayons, appliquķs Ó la surface de la terre, produisent prķcisķment l'effet du rķchaud supposķ dans la chambre; ils y ķtablissent une chaleur par laquelle l'air voisin se dilate et monte vers la rķgion supķrieure. Si cette chaleur ķtait la mĻme partout, le jeu gķnķral serait uniforme; mais elle se varie par une infinitķ de circonstances qui deviennent les raisons des agitations que nous remarquons. D'abord, il est de fait que la terre s'ķchauffe d'autant plus qu'elle se rapproche davantage de la perpendiculaire du soleil: la chaleur est nulle au p¶le; elle est extrĻme sous la ligne. C'est par cette raison que nos climats sont plus froids l'hiver, plus chauds l'ķtķ; et c'est encore par-lÓ que dans un mĻme lieu et sous une mĻme latitude, la tempķrature peut Ļtre trĶs-diffķrente, selon que le terrain, inclinķ au nord ou au midi, prķsente sa surface plus ou moins obliquement aux rayons du soleil[188]. En second lieu, il est encore de fait que la surface des eaux produit moins de chaleur que celle de la terre: ainsi, sur la mer, sur les lacs et sur les riviĶres, l'air sera moins ķchauffķ Ó mĻme latitude que sur le continent; partout mĻme l'humiditķ est un principe de fraŅcheur, et c'est par cette raison qu'un pays couvert de forĻts et rempli de marķcages, est plus froid que lorsque les marais sont dessķchķs et les forĻts abattues[189]. 3║ Enfin, une troisiĶme considķration ķgalement importante, est que la chaleur diminue Ó mesure que l'on s'ķlĶve au-dessus du plan gķnķral de la terre. Le fait en est dķmontrķ par l'observation des hautes montagnes, dont les pics, sous la ligne mĻme, portent une neige ķternelle, et attestent l'existence d'un froid permanent dans la rķgion supķrieure. Si maintenant on se rend compte des effets combinķs de ces diverses circonstances, on trouvera qu'ils remplissent les indications de la plupart des phķnomĶnes que nous avons Ó expliquer. PremiĶrement, l'air des rķgions polaires ķtant plus froid et plus pesant que celui de la zone ķquinoxiale, il en doit rķsulter, par la loi des ķquilibres, une pression qui tend sans cesse Ó faire courir l'air des deux p¶les vers l'ķquateur. Et en ceci, le raisonnement est soutenu par les faits, puisque l'observation de tous les voyageurs constate que les vents les plus ordinaires dans les deux hķmisphĶres, l'austral et le borķal, viennent du quart d'horizon dont le p¶le occupe le milieu, c'est-Ó-dire, d'entre le nord-ouest et le nord-est. Ce qui se passe sur la Mķditerranķe en particulier est tout-Ó-fait analogue. J'ai remarquķ, en parlant de l'╔gypte, que sur cette mer les rumbs de nord sont les plus habituels, en sorte que sur douze mois de l'annķe ils en rĶgnent neuf. On explique ce phķnomĶne d'une maniĶre trĶs-plausible, en disant: le rivage de la Barbarie, frappķ des rayons du soleil, ķchauffe l'air qui le couvre; cet air dilatķ s'ķlĶve, ou prend la route de l'intķrieur des terres; alors l'air de la mer trouvant de ce c¶tķ une moindre rķsistance, s'y porte incontinent; mais comme il s'ķchauffe lui-mĻme, il suit le premier, et de proche en proche la Mķditerranķe se vide; par ce mķcanisme, l'air qui couvre l'Europe n'ayant plus d'appui de ce c¶tķ, s'y ķpanche, et bient¶t le courant gķnķral s'ķtablit. Il sera d'autant plus fort que l'air du nord sera plus froid; et de lÓ cette impķtuositķ des vents plus grande l'hiver que l'ķtķ: il sera d'autant plus faible, qu'il y aura plus d'ķgalitķ entre l'air des diverses contrķes; et de lÓ cette marche des vents plus modķrķe dans la belle saison, et qui, mĻme en juillet et ao¹t, finit par une espĶce de calme gķnķral, parce qu'alors le soleil, plus voisin de nous, ķchauffe presque ķgalement tout l'hķmisphĶre jusqu'au p¶le. Ce cours uniforme et constant que le nord-ouest prend en juin, vient de ce que le soleil, rapprochķ jusqu'au parallĶle d'_Asouan_ et presque des _Canaries_, ķtablit derriĶre l'_Atlas_ une aspiration voisine et rķguliĶre. Ce retour pķriodique des vents d'est, Ó la suite de chaque ķquinoxe, a sans doute aussi une raison gķographique; mais pour la trouver, il faudrait avoir un tableau gķnķral de ce qui se passe en d'autres lieux du continent; et j'avoue que par-lÓ elle m'ķchappe. J'ignore ķgalement la raison de cette durķe de _trois jours_, que les vents de _sud_ et de _nord_ affectent d'observer Ó chaque fois qu'ils paraissent dans le temps des ķquinoxes. Il arrive quelquefois dans la marche gķnķrale d'un mĻme vent, des diffķrences qui viennent de la conformation des terrains; c'est-Ó-dire, que si un vent rencontre une vallķe, il en prend la direction Ó la maniĶre des courants de mer. De lÓ sans doute vient que sur le golfe Adriatique l'on ne connaŅt presque que le nord-ouest et le sud-est, parce que telle est la direction de ce bras de mer: par une raison semblable, tous les vents deviennent sur la mer Rouge _nord_ ou _sud_; et si dans la Provence le nord-ouest ou _mistral_ est si frķquent, ce ne doit Ļtre que parce que les courants d'air qui tombent des _Cķvennes_ et des _Alpes_, sont forcķs de suivre la direction de la vallķe du _Rh¶ne_. Mais que devient la masse d'air pompķe par la c¶te d'Afrique et la zone torride? C'est ce dont on peut rendre raison de deux maniĶres: 1║ L'air arrivķ sous ces latitudes y forme un grand courant connu sous le nom de _vent alizķ d'est_, lequel rĶgne, comme l'on sait, des Canaries Ó l'Amķrique[190]: parvenu lÓ, il paraŅt qu'il y est rompu par les montagnes du continent, et que dķtournķ de sa premiĶre direction, il revient dans un sens contraire former ce vent d'ouest qui rĶgne sous le parallĶle du Canada; en sorte que par ce retour, les pertes des rķgions polaires se trouvent rķparķes. 2║ L'air qui afflue de la Mķditerranķe sur l'Afrique, s'y dilatant par la chaleur, s'ķlĶve dans la rķgion supķrieure; mais comme il se refroidit Ó une certaine hauteur, il arrive que son premier volume se rķduit infiniment par la condensation. On pourrait dire qu'ayant alors repris son poids, il devrait retomber; mais outre qu'en se rapprochant de la terre, il se rķchauffe et rentre en dilatation, il ķprouve encore de la part de l'air infķrieur un effort puissant et continu qui le soutient; ces deux couches de l'air supķrieur refroidi et de l'air infķrieur dilatķ, sont dans un effort perpķtuel l'une Ó l'ķgard de l'autre. Si l'ķquilibre se rompt, l'air supķrieur obķissant Ó son poids, peut fondre dans la rķgion infķrieure jusqu'Ó terre: c'est Ó des accidents de ce genre que l'on doit ces torrents subits d'air glacķ, connus sous le nom d'_ouragans_ ou de _grains_ qui semblent tomber du ciel, et qui apportent dans les saisons et les rķgions les plus chaudes, le froid des zones polaires. Si l'air environnant rķsiste, leur effet est bornķ Ó un court espace; mais s'ils rencontrent des courants dķja ķtablis, ils en accroissent leurs forces, et ils deviennent des tempĻtes de plusieurs heures. Ces tempĻtes sont sĶches quand l'air est pur; mais s'il est chargķ de nuages, elles s'accompagnent d'un dķluge d'eau et de grĻle que l'air froid condense en tombant. Il peut mĻme arriver qu'il s'ķtablisse Ó l'endroit de la rupture une chute d'eau continue, Ó laquelle viendront se rķsoudre les nuages environnants; et il en rķsultera ces colonnes d'eau, connues sous le nom de _trombes_ et de _typhons_[191]; ces trombes ne sont pas rares sur la c¶te de Syrie, vers le cap _Ouedjh_ et vers le _Carmel_; et l'on observe qu'elles ont lieu surtout au temps des ķquinoxes, et par un ciel orageux et couvert de nuages. Les montagnes d'une certaine hauteur fournissent des exemples habituels de cette chute de l'air refroidi dans la rķgion supķrieure. Lorsqu'aux approches de l'hiver, leurs sommets se couvrent de nuages, il en ķmane des torrents impķtueux que les marins appellent _vents de neige_. Ils disent alors que les _montagnes se dķfendent_, parce que ces vents en repoussent, de quelque c¶tķ que l'on veuille en approcher. Le golfe de Lyon et celui d'Alexandrette sont cķlĶbres sur la Mķditerranķe par des circonstances de cette espĶce. On explique par les mĻmes principes, les phķnomĶnes de ces vents de c¶tes, vulgairement appelķs _vents de terre_. L'observation des marins constate sur la Mķditerranķe, que pendant le jour ils viennent de la mer; pendant la nuit, de la terre; qu'ils sont plus forts prĶs des c¶tes ķlevķes, et plus faibles prĶs des c¶tes basses. La raison en est que l'air, tant¶t dilatķ par la chaleur du jour, tant¶t condensķ par le froid de la nuit, monte et descend tour Ó tour de la terre sur la mer, et de la mer sur la terre. Ce que j'ai observķ en Syrie rend cet effet palpable. La face du Liban qui regarde la mer, ķtant frappķe du soleil pendant le cours de la journķe, et surtout depuis midi, il s'y excite une chaleur qui dilate la couche d'air qui couvre la pente. Cet air devenant plus lķger, cesse d'Ļtre en ķquilibre avec celui de la mer; il en est pressķ, chassķ en haut: mais le nouvel air qui le remplace s'ķchauffant Ó son tour, marche bient¶t Ó sa suite; et de proche en proche il se forme un courant semblable Ó ce que l'on observe le long des tuyaux de poĻle ou de cheminķe[192]. Lorsque le soleil se couche, cette action cesse; la montagne se refroidit, l'air se condense; en se condensant, il devient plus lourd, il retombe, et dĶs lors forme un torrent qui coule le long de la pente Ó la mer: ce courant cesse le matin, parce que le soleil revenu sur l'horizon, recommence le jeu de la veille. Il ne s'avance en mer qu'Ó deux ou trois lieues, parce que l'impulsion de sa chute est dķtruite par la rķsistance de la masse d'air o∙ il entre. C'est en raison de la hauteur et de la rapiditķ de cette chute, que le cours du vent de terre se prolonge; il est plus ķtendu au pied du _Liban_ et de la chaŅne du nord, parce que dans cette partie les montagnes sont plus ķlevķes, plus rapides, plus voisines de la mer. Il a des rafales violentes et subites Ó l'embouchure de la _QŌsmŅķ_[193]; parce que la profonde vallķe de _BĶqŌÓ_ rassemblant l'air dans son canal ķtroit, le lance comme par un tuyau. Il est moindre sur la c¶te de Palestine, parce que les montagnes y sont plus basses, et qu'entre elles et la mer il y a une plaine de quatre Ó cinq lieues. Il est nul Ó Gaze et sur le rivage d'╔gypte, parce que ce terrain plat n'a point une pente assez marquķe. Enfin, partout il est plus fort l'ķtķ, plus faible l'hiver, parce qu'en cette derniĶre saison, la chaleur et la dilatation sont bien moindres. Cet ķtat respectif de l'air de la mer et de l'air des continents, est la cause d'un phķnomĶne observķ dĶs long-temps: la propriķtķ qu'ont les terres en gķnķral, et surtout les montagnes, d'attirer les nuages. Quiconque a vu diverses plages, a pu se convaincre que les nuages toujours crķķs sur la mer, s'ķlĶvent ensuite par une marche constante vers les continents, et se dirigent de prķfķrence vers les plus hautes montagnes qui s'y trouvent. Quelques physiciens ont voulu voir en ceci une _vertu d'attraction_; mais outre que cette _cause occulte_ n'a rien de plus clair que l'_ancienne horreur du vide_, il est ici des agens matķriels qui rendent une raison mķcanique de ce phķnomĶne; je veux dire les lois de l'ķquilibre des fluides, par lesquelles les masses de l'air lourd poussent en haut les masses de l'air lķger. En effet, les continents ķtant toujours, Ó ķgalitķ de latitude et de niveau, plus ķchauffķs que les mers, il en doit rķsulter un courant habituel qui porte l'air, et par consķquent les nuages, de la mer sur la terre. Ils s'y dirigeront d'autant plus que les montagnes seront plus ķchauffķes, plus _aspirantes_: s'ils trouvent un pays plat et uni, ils glisseront dessus sans s'y arrĻter, parce que ce terrain ķtant ķgalement ķchauffķ, rien ne les y condense; c'est par cette raison qu'il ne pleut jamais, ou que trĶs-rarement, pendant l'ķtķ, en ╔gypte et dans les dķserts d'Arabie et d'Afrique. L'air de ces contrķes ķchauffķ et dilatķ, repousse les nuages, parce qu'ils sont une _vapeur_, et que toute vapeur est constamment ķlevķe par l'air chaud. Ils sont contraints de surnager dans la rķgion moyenne, o∙ le courant rķgnant les porte vers les parties ķlevķes du continent, qui font en quelque sorte office de cheminķe, ainsi que je l'ai dķja dit. LÓ, plus ķloignķs du plan de la terre, qui est le grand foyer de la chaleur, ils sont refroidis, condensķs, et, par un mķcanisme semblable Ó celui des chapiteaux dans la dilatation, leurs particules se rķsolvent en pluies ou en neiges; en hiver, les effets changent avec les circonstances: alors que le soleil est ķloignķ des pays dont nous parlons, la terre n'ķtant plus si ķchauffķe, l'air y prend un ķtat rapprochķ de celui des hautes montagnes; il devient plus froid et plus dense; les vapeurs ne sont plus enlevķes aussi haut; les nuages se forment plus bas; souvent mĻme ils tombent jusqu'Ó terre, o∙ nous les voyons sous le nom et la forme de _brouillards_. A cette ķpoque, accumulķs par les vents d'ouest, et par l'absence des courants qui les emportent pendant l'ķtķ, ils sont contraints de se rķsoudre sur la plaine; et de lÓ l'explication de ce problĶme:[194]_Pourquoi l'ķvaporation ķtant plus forte en ķtķ qu'en hiver, il y a cependant plus de nuages, de brouillards et de pluies en hiver qu'en ķtķ?_ De lÓ encore la raison de cet autre fait commun Ó l'╔gypte et Ó la Palestine:[195]Que _s'il y a une pluie continue et douce, elle se fera plut¶t de nuit que de jour_. Dans ces pays, on observe en gķnķral que les nuages et les brouillards s'approchent de terre pendant la nuit, et s'en ķloignent pendant le jour, parce que la prķsence du soleil excite encore une chaleur suffisante pour les repousser: j'en ai eu des preuves frķquentes au Kaire, dans les mois de juillet et d'ao¹t 1783. Souvent au lever du soleil nous avions du brouillard, le thermomĶtre ķtant Ó 17 degrķs; 2 heures aprĶs, le thermomĶtre ķtant Ó 20, et montant jusqu'Ó 24 degrķs, le ciel ķtait couvert et parsemķ de nuages qui couraient au sud. Revenant de Suez Ó la mĻme ķpoque, c'est-Ó-dire du 24 au 25 juillet, nous n'avions point eu de brouillard pendant les deux nuits que nous avions couchķ dans le dķsert; mais ķtant arrivķ Ó l'aube du jour en vue de la vallķe d'╔gypte, je la vis couverte d'un lac de vapeurs qui me parurent stagnantes: Ó mesure que le jour parut, elles prirent du mouvement et de l'ķlķvation; et il n'ķtait pas 8 heures du matin, que la terre ķtait dķcouverte, et l'air n'avait plus que des nuages ķpars qui remontaient la vallķe. L'annķe suivante, ķtant chez les Druzes, j'observai des phķnomĶnes presque semblables. D'abord, sur la fin de juin il rķgna une suite de nuages que l'on attribua au dķbordement du Nil sur l'╔gypte[196], et qui effectivement venaient de cette partie, et passaient au _nord-est_[197]. AprĶs cette premiĶre irruption, il survint sur la fin de juillet et en ao¹t une seconde saison de nuages. Tous les jours, vers 11 heures ou midi, le ciel se couvrait, souvent le soleil ne paraissait pas de la soirķe; le pic du _Sannin_ se chargeait de nuages; et plusieurs grimpant sur les pentes, couraient parmi les vignes et les sapins: souvent ķtant Ó la chasse ils m'ont enveloppķ d'un brouillard blanc, humide, tiĶde et opaque, au point de ne pas voir Ó 4 pas. Vers les 10 ou 11 heures de nuit, le ciel se dķmasquait, les ķtoiles ķtincelaient, la nuit se passait sereine, le soleil se levait brillant, et vers le midi l'effet de la veille recommenńait. Cette rķpķtition m'inquiķta d'autant plus, que je concevais moins ce que devenait toute cette somme de nuages. Une partie, Ó la vķritķ, passait la chaŅne du _Sannin_, et je pouvais supposer qu'elle allait sur l'Anti-Liban ou dans le dķsert; mais celle qui ķtait en route sur la pente, au moment o∙ le soleil se couchait, que devenait-elle, surtout ne laissant ni rosķe ni pluie capable de la consommer? Pour en dķcouvrir la raison, j'imaginai de monter plusieurs jours de suite, Ó l'aube du matin, sur un sommet voisin, et lÓ, plongeant sur la vallķe et sur la mer par une ligne oblique d'environ cinq lieues, j'examinai ce qui se passait. D'abord je n'apercevais qu'un lac de vapeurs qui voilaient les eaux, et cet horizon maritime me paraissait obscur, pendant que celui des montagnes ķtait trĶs-clair: Ó mesure que le soleil l'ķclairait, je distinguais des nuages par le reflet de ses rayons; ils me paraissaient d'abord trĶs-bas, mais Ó mesure que la chaleur croissait, ils se sķparaient, montaient, et prenaient toujours la route de la montagne, pour y passer le reste du jour, ainsi que je l'ai dit. Alors je supposai que ces nuages que je voyais ainsi monter, ķtaient en grande partie ceux de la veille qui, n'ayant pas achevķ leur ascension, avaient ķtķ saisis par l'air froid, et rejetķs Ó la mer par le vent de terre. Je pensai qu'ils y ķtaient retenus toute la nuit, jusqu'Ó ce que le vent de mer se levant, les reportŌt sur la montagne, et les fit passer en partie par-dessus le sommet, pour aller se rķsoudre de l'autre c¶tķ en rosķe, ou abreuver l'air altķrķ du dķsert. J'ai dit que ces nuages ne nous apportaient point de rosķe; et j'ai souvent remarquķ que lorsque le temps ķtait ainsi couvert, il y en avait moins que lorsque le soleil ķtait clair. En tout temps la rosķe est moins abondante sur ces montagnes qu'Ó la c¶te et dans l'╔gypte: et cela s'explique trĶs-bien, en disant que l'air ne peut ķlever Ó cette hauteur l'excĶs d'humiditķ dont il se charge; car la rosķe est, comme l'on sait, cet excĶs d'humide que l'air ķchauffķ dissout pendant le jour, et qui, se condensant par la fraŅcheur du soir, retombe avec d'autant plus d'abondance, que le lieu est plus voisin de la mer[198]: de lÓ les rosķes excessives dans le Delta, moindres dans la Thķba’de et dans l'intķrieur du dķsert, selon ce que l'on m'en a dit; et si l'humiditķ ne tombe point lorsque le ciel est voilķ, c'est parce qu'elle a pris la forme de nuages, ou que ces nuages l'interceptent. Dans d'autres cas, le ciel ķtant serein, l'on voit des nuages se dissiper et se dissoudre comme de la fumķe; d'autres fois se former Ó vue d'oeil, et d'un point premier, devenir des masses immenses. Cela arrive surtout sur la pointe du Liban, et les marins ont ķprouvķ que l'apparition d'un nuage sur ce pic ķtait un prķsage infaillible du vent d'ouest. Souvent au coucher du soleil, j'ai vu de ces fumķes s'attacher aux flancs des rochers de _Nahr-el-Kelb_, et s'accroŅtre si rapidement, qu'en une heure la vallķe n'ķtait qu'un lac. Les habitants disent que ce sont des vapeurs de la vallķe; mais cette vallķe ķtant toute de pierre et presque sans eau, il est impossible que ce soient des ķmanations; il est plus naturel de dire que ce sont les vapeurs de l'atmosphĶre, qui, condensķes Ó l'approche de la nuit, tombent en une pluie imperceptible, dont l'entassement forme le lac fumeux que l'on voit. Les brouillards s'expliquent par les mĻmes principes; il n'y en a point dans les pays chauds loin de la mer, ni pendant les sķcheresses de l'ķtķ, parce qu'en ces cas l'air n'a point d'humide excķdent. Mais ils se montrent dans l'automne aprĶs des pluies, et mĻme en ķtķ aprĶs les ondķes d'orages, parce qu'alors la terre a reńu une matiĶre d'ķvaporation, et pris un degrķ de fraŅcheur convenable Ó la condensation. Dans nos climats ils commencent toujours Ó la surface des prairies, de prķfķrence aux champs labourķs. Souvent au coucher du soleil on voit se former sur l'herbe une nappe de fumķe, qui bient¶t croŅt en hauteur et en ķtendue. La raison en est que les lieux humides et frais rķunissent, plus que les lieux poudreux, les qualitķs nķcessaires Ó condenser les vapeurs qui tombent. Il y a d'ailleurs une foule de considķrations Ó faire sur la formation et la nature de ces vapeurs, qui, quoique les mĻmes, prennent Ó terre le nom de _brouillards_, et dans l'air, celui de _nuages_. En combinant leurs divers accidents, on s'aperńoit qu'ils suivent ces lois de _combinaison_, de _dissolution_, de _prķcipitation_, et de _saturation_, dont la physique moderne, sous le nom de _chimie_, s'occupe Ó dķvelopper la thķorie. Pour en traiter ici, il faudrait entrer dans des dķtails qui m'ķcarteraient trop de mon sujet: je me bornerai Ó une derniĶre observation relative au tonnerre. Le tonnerre a lieu dans le Delta comme dans la Syrie; mais il y a cette diffķrence entre ces deux pays, que dans le Delta et la plaine de Palestine, il est infiniment rare l'ķtķ, et plus frķquent l'hiver; dans les montagnes, au contraire, il est plus commun l'ķtķ, et infiniment rare l'hiver. Dans les deux contrķes, sa vraie saison est celle des pluies, c'est-Ó-dire le temps des ķquinoxes, et surtout de celui d'automne; il est encore remarquable qu'il ne vient jamais des parties du continent, mais de celles de la mer: c'est toujours de la Mķditerranķe que les orages arrivent sur le Delta[199] et la Syrie. Leurs instants de prķfķrence dans la journķe sont le soir et le matin;[200] ils sont accompagnķs d'ondķes violentes et quelquefois de grĻle qui couvrent une heure de temps la campagne de petits lacs. Ces circonstances, et surtout cette association perpķtuelle des nuages au tonnerre, donnent lieu au raisonnement suivant: si le tonnerre se forme constamment avec les nuages, s'il a un besoin absolu de leur intermĶde pour se manifester, il est donc le produit de quelques-uns de leurs ķlķments. Or, comment se forment les nuages? Par l'ķvaporation des eaux. Comment se fait l'ķvaporation? Par la prķsence de l'ķlķment du feu. L'eau par elle-mĻme n'est point volatile; il lui faut un agent pour l'ķlever: cet agent est le feu, et de lÓ ce fait dķja observķ, que _l'ķvaporation est toujours en raison de la chaleur appliquķe Ó l'eau_. Chaque molķcule d'eau est rendue volatile par une molķcule de feu, et sans doute aussi par une molķcule d'air qui s'y combine. On peut regarder cette combinaison comme un sel neutre, et la comparant au nitre, l'on peut dire que l'eau y reprķsente l'alkali, et le feu l'acide nitreux. Les nuages ainsi composķs, flottent dans l'air, jusqu'Ó ce que des circonstances propres viennent les dissoudre; s'il se prķsente un agent qui ait la facultķ de rompre subitement la combinaison des molķcules, il arrive une dķtonation, accompagnķe, comme dans le nitre, de bruit et de lumiĶre; par cet effet, la matiĶre du feu et de l'air se trouvant tout Ó coup dissipķe, l'eau qui y ķtait combinķe, rendue Ó sa pesanteur naturelle, tombe prķcipitamment de la hauteur o∙ elle s'ķtait ķlevķe: de lÓ, ces ondķes violentes qui suivent les grands coups de tonnerre, et qui arrivent de prķfķrence Ó la fin des orages, parce qu'alors la matiĶre du feu n'ķtant combinķe qu'avec l'air seul, elle fuse Ó la maniĶre du nitre; et c'est sans doute ce qui produit ces ķclairs qu'on appelle _feux d'horizon_. Mais cette matiĶre du feu est-elle distincte de la matiĶre ķlectrique? Suit-elle, dans ses combinaisons et ses dķtonations, des affinitķs et des lois particuliĶres? C'est ce que je n'entreprendrai pas d'examiner. Ces recherches ne peuvent convenir Ó une relation de voyage: je dois me borner aux faits, et c'est dķja beaucoup d'y avoir joint quelques explications qui en dķcoulaient naturellement.[201] ╔TAT POLITIQUE DE LA SYRIE. CHAPITRE PREMIER. Des habitants de la Syrie. Ainsi que l'╔gypte, la Syrie a dĶs long-temps subi des rķvolutions qui ont mķlangķ les races de ses habitants. Depuis 2500 ans, l'on peut compter dix invasions qui ont introduit et fait succķder des peuples ķtrangers. D'abord ce furent les _Assyriens_ de _Ninive_ qui, ayant passķ l'Euphrate vers l'an 750 avant notre Ķre, s'emparĶrent en soixante annķes de presque tous le pays qui est au nord de la Judķe. Les _Chaldķens_ de _Babylone_ ayant dķtruit cette puissance dont ils dķpendaient, succķdĶrent comme par droit d'hķritage Ó ses possessions, et achevĶrent de conquķrir la Syrie, la seule Ņle de Tyr exceptķe. Aux Chaldķens succķdĶrent les _Perses_ de _Cyrus_, et aux Perses les Macķdoniens d'_Alexandre_. Alors il sembla que la Syrie allait cesser d'Ļtre vassale de puissances ķtrangĶres, et que, selon le droit naturel de chaque pays, elle aurait un gouvernement propre; mais les peuples, qui ne trouvĶrent dans les Sķleucides que des despotes durs et oppresseurs, rķduits Ó la nķcessitķ de porter un joug, choisirent le moins pesant, et la Syrie devint, par les armes de Pompķe, province de l'empire de Rome. Cinq siĶcles aprĶs, lorsque les enfants de _Thķodose_ se partagĶrent leur immense patrimoine, elle changea de mķtropole sans changer de maŅtre, et elle fut annexķe Ó l'empire de Constantinople. Telle ķtait sa condition, lorsque l'an 622 les tribus de l'Arabie, rassemblķes sous l'ķtendard de _Mahomet_, vinrent la possķder ou plut¶t la dķvaster. Depuis ce temps, dķchirķe par les guerres civiles des FŌtmites et des Ommiades, soustraite aux kalifes par leurs lieutenants rebelles, ravie Ó ceux-ci par les milices turkmanes, disputķe par les Europķens croisķs, reprise par les Mamlouks d'╔gypte, ravagķe par _Tamerlan_ et ses Tartares, elle est enfin restķe aux mains des Turks ottomans, qui, depuis 268 annķes, en sont les maŅtres. Du trouble de tant de vicissitudes est restķ un dķp¶t de population, variķ comme les parties dont il s'est formķ; en sorte qu'il ne faut pas regarder les habitants de la Syrie comme une mĻme nation, mais comme un alliage de nations diverses. On peut en faire trois classes principales: 1║ La postķritķ du peuple conquis par les Arabes, c'est-Ó-dire, les Grecs du Bas-Empire. 2║ La postķritķ des Arabes conquķrants. 3║ Le peuple dominant aujourd'hui, les Turks ottomans. De ces trois classes, les deux premiĶres exigent des subdivisions Ó raison des distinctions qui y sont survenues. Ainsi il faut diviser les Grecs: 1║ En Grecs propres, dits vulgairement _schismatiques_, ou _sķparķs_ de la communion de Rome. 2║ En Grecs latins, rķunis Ó cette communion. 3║ En Maronites ou Grecs de la secte du moine Maron, ci-devant indķpendants des deux communions, aujourd'hui rķunis Ó la derniĶre. Il faut diviser les Arabes, 1║ en descendants propres des conquķrants, lesquels ont beaucoup mĻlķ leur sang, et qui sont la portion la plus considķrable. 2║ En MotouŌlis, distincts de ceux-ci par des opinions religieuses. 3║ En Druzes, ķgalement distincts par une raison semblable. 4║ Enfin en _AnsŌriķ_, qui sont aussi dķrivķs des Arabes. A ces peuples, qui sont les habitants agricoles et sķdentaires de la Syrie, il faut encore ajouter trois autres peuples _errants_ et pasteurs: savoir, 1║ les _Turkmans_; 2║ les Kourdes; et 3║ les Arabes bedouins. Telles sont les races qui sont rķpandues sur le terrain compris entre la mer et le dķsert, depuis Gaze jusqu'Ó Alexandrette. Dans cette ķnumķration, il est remarquable que les peuples anciens n'ont pas de reprķsentants sensibles; leurs caractĶres se sont tous confondus dans celui des Grecs, qui, en effet, par un sķjour continuķ depuis Alexandre, ont bien eu le temps de s'identifier l'ancienne population: la terre seule, et quelques traits de moeurs et d'usages, conservent des vestiges des siĶcles reculķs. La Syrie n'a pas, comme l'╔gypte, refusķ d'adopter les races ķtrangĶres. Toutes s'y naturalisent ķgalement bien; le sang y suit Ó peu prĶs les mĻmes lois que dans le midi de l'Europe, en observant les diffķrences qui rķsultent de la nature du climat. Ainsi, les habitants des plaines du midi sont plus basanķs que ceux du nord, et ceux-lÓ beaucoup plus que les habitants des montagnes. Dans le Liban et le pays des Druzes, le teint ne diffĶre pas de celui de nos provinces du milieu de la France. On vante les femmes de Damas et de Tripoli pour leur blancheur, et mĻme pour la rķgularitķ des traits: sur ce dernier article il faut en croire la renommķe, puisque le voile qu'elles portent sans cesse ne permet Ó personne de faire des observations gķnķrales. Dans plusieurs cantons, les paysannes sont moins scrupuleuses, sans Ļtre moins chastes. En Palestine, par exemple, on voit presque Ó dķcouvert les femmes mariķes; mais la misĶre et la fatigue n'ont point laissķ d'agrķments Ó leur figure; les yeux seuls sont presque toujours beaux partout; la longue draperie qui fait l'habillement gķnķral, permet dans les mouvements du corps d'en dķmĻler la forme; elle manque quelquefois d'ķlķgance, mais du moins ses proportions ne sont pas altķrķes. Je ne me rappelle pas avoir vu en Syrie et mĻme en ╔gypte, deux sujets bossus ou contrefaits; il est vrai que l'on y connaŅt peu ces tailles ķtranglķes que parmi nous on recherche: elles ne sont pas estimķes en Orient; et les jeunes filles, d'accord avec leurs mĶres, emploient de bonne heure jusqu'Ó des recettes superstitieuses pour acquķrir de l'embonpoint: heureusement la nature, en rķsistant Ó nos fantaisies, a mis des bornes Ó nos travers, et l'on ne s'aperńoit pas qu'en Syrie, o∙ l'on ne se serre pas la taille, les corps deviennent plus gros qu'en France, o∙ on l'ķtrangle. Les Syriens sont en gķnķral de stature moyenne. Ils sont, comme dans tous les pays chauds, moins replets que les habitants du Nord. Cependant on trouve dans les villes quelques individus dont le ventre prouve, par son ampleur, que l'influence du rķgime peut, jusqu'Ó un certain point, balancer celle du climat. Du reste, la Syrie n'a de maladie qui lui soit particuliĶre, que le bouton d'Alep, dont je parlerai en traitant de cette ville. Les autres maladies sont les dyssenteries, les fiĶvres inflammatoires, les intermittentes, qui viennent Ó la suite des mauvais fruits dont le peuple se gorge. La petite-vķrole y est quelquefois trĶs-meurtriĶre. L'incommoditķ gķnķrale et habituelle est le mal d'estomac; et l'on en conńoit aisķment les raisons, quand on considĶre que tout le monde y abuse de fruits non m¹rs, de lķgumes crus, de miel, de fromage, d'olives, d'huile forte, de lait aigre et de pain mal fermentķ. Ce sont lÓ les aliments ordinaires de tout le monde; et les sucs acides qui en rķsultent, donnent des Ōcretķs, des nausķes, et mĻme des vomissements de bile assez frķquents. Aussi la premiĶre indication en toute maladie est-elle presque toujours l'ķmķtique, qui cependant n'y est connu que des mķdecins franńais. La saignķe, comme je l'ai dķja dit, n'est jamais bien nķcessaire ni fort utile. Dans les cas moins urgents, la crĶme de tartre et les tamarins ont le succĶs le plus marquķ. L'idiome gķnķral de la Syrie est la langue arabe. Niebuhr rapporte, sur un ou’-dire, que le syriaque est encore usitķ dans quelques villages des montagnes; mais quoique j'aie interrogķ Ó ce sujet des religieux qui connaissent le pays dans le plus grand dķtail, je n'ai rien appris de semblable: seulement on m'a dit que les bourgs de _Maloula_ et de _SidnŌ’a_, prĶs de Damas, avaient un idiome si corrompu, que l'on avait beaucoup de peine Ó l'entendre. Mais cette difficultķ ne prouve rien, puisque dans la Syrie, comme dans tous les pays arabes, les dialectes varient et changent Ó chaque endroit. On peut donc regarder le syriaque comme une langue morte pour ces cantons. Les Maronites, qui l'ont conservķ dans leur liturgie et dans leur messe, ne l'entendent pas pour la plupart en le rķcitant. Le grec est dans le mĻme cas. Parmi les moines et les prĻtres schismatiques ou catholiques, il en est trĶs-peu qui le comprennent; il faut qu'ils en aient fait une ķtude particuliĶre dans les Ņles de l'Archipel: on sait d'ailleurs que le grec moderne est tellement corrompu, qu'il ne suffit pas plus pour entendre DķmosthĶnes, que l'italien pour lire Cicķron. La langue turke n'est usitķe en Syrie que par les gens de guerre et du gouvernement, et par les hordes turkmanes[202]. Quelques naturels l'apprennent pour le besoin de leurs affaires, comme les Turks apprennent l'Arabe; mais la prononciation et l'accent de ces deux langues ont si peu d'analogie, qu'elles demeurent toujours ķtrangĶres l'une Ó l'autre. Les bouches turkes, habituķes Ó une prosodie nasale et pompeuse, parviennent rarement Ó imiter les sons Ōcres et les aspirations fortes de l'arabe. Cette langue fait un usage si rķpķtķ de voyelles et de consonnes gutturales, que lorsqu'on l'entend pour la premiĶre fois, on dirait des gens qui se gargarisent. Ce caractĶre la rend pķnible Ó tous les Europķens; mais telle est la puissance de l'habitude, que lorsque nous nous plaignons aux Arabes de son aspķritķ, ils nous taxent de manquer d'oreille, et rejettent l'inculpation sur nos propres idiomes. L'italien est celui qu'ils prķfĶrent, et ils comparent avec quelque raison le franńais au turk, et l'anglais au persan. Entre eux ils ont presque les mĻmes diffķrences. L'arabe de Syrie est beaucoup plus rude que celui de l'╔gypte; la prononciation des gens de loi au Kaire passe pour un modĶle de facilitķ et d'ķlķgance. Mais, selon l'observation de Niebuhr, celle des habitants de l'Yemen et de la c¶te du sud est infiniment plus douce, et donne Ó l'arabe un coulant dont on ne l'e¹t pas cru susceptible. On a voulu quelquefois ķtablir des analogies entre les climats et les prononciations des langues; l'on a dit, par exemple, que les habitants du nord parlaient plus des lĶvres et des dents que les habitants du midi. Cela peut Ļtre vrai pour quelques parties de notre continent; mais pour en faire une application gķnķrale, il faudrait des observations plus dķtaillķes et plus ķtendues. L'on doit Ļtre rķservķ dans ces jugements gķnķraux sur les langues et sur leurs caractĶres, parce que l'on raisonne toujours d'aprĶs la sienne, et par consķquent d'aprĶs un prķjugķ d'habitude qui nuit beaucoup Ó la justesse du raisonnement. Parmi le peuple de la Syrie dont j'ai parlķ, les uns sont rķpandus indiffķremment dans toutes les parties, les autres sont bornķs Ó des emplacements particuliers qu'il est Ó propos de dķterminer. Les Grecs propres, les Turks et les Arabes paysans sont dans le premier cas; avec cette diffķrence, que les Turks ne se trouvent que dans les villes, o∙ ils exercent les emplois de guerre et de magistrature, et les arts. Les Arabes et les Grecs peuplent les villages, et forment la classe des laboureurs Ó la campagne, et le bas peuple dans les villes. Le pays qui a le plus de villages grecs, est le pachalic de Damas. Les Grecs de la communion de Rome, bien moins nombreux que les schismatiques, sont tous retirķs dans les villes, o∙ ils exercent les arts et le nķgoce. La protection des _Francs_ leur a valu, dans ce dernier genre, une supķrioritķ marquķe partout o∙ il y a des comptoirs d'Europe. Les _Maronites_ forment un corps de nation qui occupe presque exclusivement tous les pays compris entre _Nahr-el-kelb_ (_riviĶre du chien_) et _Nahr-el-bared_ (_riviĶre froide_), depuis le sommet des montagnes Ó l'orient, jusqu'Ó la Mķditerranķe Ó l'occident. Les _Druzes_ leur sont limitrophes, et s'ķtendent depuis _Nahr-el-kelb_ jusque prĶs de _Sour_ (Tyr), entre la vallķe de _BeqŌŌ_ et la mer. Le pays des _MotouŌlis_ comprenait ci-devant la vallķe de _BeqŌŌ_ jusqu'Ó _Sour_. Mais ce peuple, depuis quelque temps, a essuyķ une rķvolution qui l'a presque anķanti. A l'ķgard des _AnsŌriķ_, ils sont rķpandus dans les montagnes, depuis _Nahr-Ōqqar_ jusqu'Ó AntŌkiķ: on les distingue en diverses peuplades, telles que les _Kelbiķ_, les _Qadmousiķ_, les _Chamsiķ_, etc. Les _Turkmans_, les _Kourdes_ et les _Bedouins_ n'ont pas de demeures fixes, mais ils errent sans cesse avec leurs tentes et leurs troupeaux dans des districts limitķs dont ils se regardent comme les propriķtaires: les hordes _turkmanes_ campent de prķfķrence dans la plaine d'Antioche; les _Kourdes_, dans les montagnes, entre Alexandrette et l'Euphrate; et les _Arabes_ sur toute la frontiĶre de la Syrie adjacente Ó leurs dķserts, et mĻme dans les plaines de l'intķrieur, telles que celles de Palestine, de BeqŌŌ et de Galilķe. CHAPITRE II. Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie. ¦ I. Des Turkmans. Les _Turkmans_ sont du nombre de ces peuplades tartares qui, lors des grandes rķvolutions de l'empire des kalifes, ķmigrĶrent de l'orient de la mer _Caspienne_, et se rķpandirent dans les plaines de l'_Armķnie_ et de l'_Asie mineure_. Leur langue est la mĻme que celle des Turks. Leur genre de vie est assez semblable Ó celui des Arabes-Bedouins; comme eux, ils sont pasteurs, et par consķquent obligķs de parcourir de grands espaces pour faire subsister leurs nombreux troupeaux. Mais il y a cette diffķrence, que les pays frķquentķs par les Turkmans ķtant riches en pŌturages, ils peuvent en nourrir davantage, et se disperser moins que les tribus du dķsert. Chacun de leurs _ordous_ ou camps reconnaŅt un chef, dont le pouvoir n'est point dķterminķ par des statuts, mais seulement dirigķ par l'usage et par les circonstances; il est rarement abusif, parce que la sociķtķ est resserrķe, et que la nature des choses maintient assez d'ķgalitķ entre les membres. Tout homme en ķtat de porter les armes, s'empresse de les porter, parce que c'est de sa force individuelle que dķpendent sa considķration et sa s¹retķ. Tous les biens consistent en bestiaux, tels que les chameaux, les buffles, les chĶvres et surtout les moutons. Les Turkmans se nourrissent de laitage, de beurre et de viande qui abondent chez eux. Ils en vendent le superflu dans les villes et dans les campagnes, et ils suffisent presque seuls Ó fournir les boucheries. Ils prennent en retour des armes, des habits, de l'argent et des grains. Leurs femmes filent des laines, et font des tapis dont l'usage existe dans ces contrķes de temps immķmorial, et par-lÓ indique l'existence d'un ķtat toujours le mĻme. Quant aux hommes, toute leur occupation est de fumer la pipe et de veiller Ó la conduite des troupeaux: sans cesse Ó cheval, la lance sur l'ķpaule, le sabre courbe au c¶tķ, le pistolet Ó la ceinture, ils sont cavaliers vigoureux et soldats infatigables. Souvent ils ont des discussions avec les Turks, qui les redoutent; mais comme ils sont divisķs entre eux de camp Ó camp, ils ne prennent pas la supķrioritķ que leur assureraient leurs forces rķunies. On peut compter environ 30,000 Turkmans errants dans le pachalic d'Alep et celui de Damas, qui sont les seuls qu'ils frķquentent dans la Syrie. Une grande partie de ces tribus passe en ķtķ dans l'Armķnie et la Caramanie, o∙ elle trouve des herbes plus abondantes, et revient l'hiver dans ses quartiers accoutumķs. Les Turkmans sont censķs musulmans, et ils en portent assez communķment le signe principal, la circoncision. Mais les soins de religion les occupent peu, et ils n'ont ni les cķrķmonies ni le fanatisme des peuples sķdentaires. Quant Ó leurs moeurs, il faudrait avoir vķcu parmi eux pour en parler sciemment. Seulement ils ont la rķputation de n'Ļtre point voleurs comme les Arabes, quoiqu'ils ne soient ni moins gķnķreux qu'eux ni moins hospitaliers; et quand on considĶre qu'ils sont aisķs sans Ļtre riches, exercķs par la guerre, et endurcis par les fatigues et l'adversitķ, on juge que ces circonstances doivent ķloigner d'eux la corruption des habitants des villes et l'avilissement de ceux des campagnes. ¦ II. Des Kourdes. Les Kourdes sont un autre corps de nation dont les tribus divisķes se sont ķgalement rķpandues dans la basse Asie, et ont pris surtout depuis cent ans, une assez grande extension. Leur pays originel est la chaŅne des montagnes d'o∙ partent les divers rameaux du Tigre, laquelle enveloppant le cours supķrieur du grand Zab, passe au midi jusqu'aux frontiĶres de l'Irak-Adjami ou _Persan_[203]. Dans la gķographie moderne, ce pays est dķsignķ sous le nom de _Kourd-estan_. Il est trĶs-fertile en grains, en lin, en sķsame, en riz, en excellents pŌturages, en noix de galle et mĻme en soie. L'on y recueille un gland doux, long de 2 ou 3 pouces, dont on fait une espĶce de pain. Les plus anciennes traditions et histoires de l'Orient en ont fait mention, et y ont placķ le thķŌtre de plusieurs ķvķnements mythologiques. Le Chaldķen Bķrose, et l'Armķnien Mariaba, citķs par Mo’se de ChorĶne, rapportent que ce fut dans les monts _Gord-ouķes_[204] qu'aborda Xisuthrus, ķchappķ du dķluge; et les circonstances de position qu'ils ajoutent, prouvent l'identitķ, d'ailleurs sensible, de _Gord_ et _Kourd_. Ce sont ces mĻmes Kourdes que Xķnophon cite sous le nom de _Kard_-uques, qui s'opposĶrent Ó la retraite des 10,000. Cet historien observe que, quoique enclavķs de toutes parts dans l'empire des Perses, ils avaient toujours bravķ la puissance du _grand roi_, et les armes de ses _satrapes_. Ils ont peu changķ dans leur ķtat moderne; et quoiqu'en apparence tributaires des Ottomans, ils portent peu de respect aux ordres du grand-seigneur et de ses pachas. Niebuhr, qui passa en 1769 dans ces cantons, rapporte qu'ils observent dans leurs montagnes une espĶce de gouvernement fķodal qui me paraŅt semblable Ó ce que nous verrons chez les Druzes. Chaque village a son chef; toute la nation est partagķe en trois factions principales et indķpendantes. Les brouilleries naturelles Ó cet ķtat d'anarchie ont sķparķ de la nation un grand nombre de tribus et de familles, qui ont pris la vie errante des Turkmans et des Arabes. Elles se sont rķpandues dans le Diarbekr, dans les plaines d'Arzroum, d'╔rivan, de Sivas, d'Alep et de Damas: on estime que toutes leurs peuplades rķunies passent 140,000 _tentes_, c'est-Ó-dire, 140,000 hommes armķs. Comme les Turkmans, ces Kourdes sont pasteurs et vagabonds; mais ils en diffĶrent par quelques points de moeurs. Les Turkmans dotent leurs filles pour les marier: les Kourdes ne les livrent qu'Ó prix d'argent. Les Turkmans ne font aucun cas de cette anciennetķ d'extraction qu'on appelle _noblesse_: les Kourdes la prisent par-dessus tout. Les Turkmans ne volent point: les Kourdes passent presque partout pour des brigands. On les redoute Ó ce titre dans le pays d'Alep et d'Antioche, o∙ ils occupent, sous le nom de _Bagdachliķ_, les montagnes Ó l'est de _Beilam_, jusque vers _Klķs_. Dans ce pachalic et dans celui de Damas, leur nombre passe 20,000 tentes et cabanes, car ils ont aussi des habitations sķdentaires; ils sont censķs _musulmans_, mais ils ne s'occupent ni de dogmes ni de rites. Plusieurs parmi eux, distinguķs par le nom de _Yazdiķ_, honorent le _ChaitŌn_ ou _Satan_, c'est-Ó-dire, le gķnie _ennemi_ (de Dieu): cette idķe, conservķe surtout dans le Diarbekr et sur les frontiĶres de la Perse, est une trace de l'ancien systĶme des deux _principes_ du _bien_ et du _mal_, qui, sous des formes tour Ó tour persanes, juives, chrķtiennes et musulmanes, n'a cessķ de rķgner dans ces contrķes. L'on a coutume de regarder _Zoroastre_ comme son premier auteur; mais long-temps avant ce prophĶte, l'╔gypte connaissait _Ormuzd_ et _Ahrimane_ sous les noms d'_Osiris_ et de _Typhon_. On a tort ķgalement de croire que ce systĶme ne fut rķpandu qu'au temps de Darius, fils d'Hystaspe, puisque Zoroastre, qui en fut l'ap¶tre, vķcut en Mķdie dans un temps parallĶle au rĶgne de Salomon. La langue, qui est le principal indice de fraternitķ des peuples, a chez les Kourdes quelques diversitķs de dialecte, mais le fond en est persan, mĻlķ de quelques mots arabes et chaldķens. Leurs lettres alphabķtiques sont purement persanes; la propagande en a fait imprimer Ó Rome un vocabulaire composķ par Maurice Garzoni, qui fournit des renseignements satisfaisants sur cet objet. Il est Ó dķsirer que les gouvernements encouragent cette branche de recherches. Depuis quelque temps le docteur Pallas a publiķ un grand nombre de vocabulaires comparķs: malheureusement ils sont en caractĶres russes, et il est difficile de croire que la nation russe amĶne toute l'Europe Ó admettre ses caractĶres, de prķfķrence aux romains. ¦ III. Des Arabes-Bedouins. Un troisiĶme peuple errant dans la Syrie sont ces _Arabes-Bedouins_ que nous avons dķja trouvķs en ╔gypte. Je n'en ai parlķ que lķgĶrement Ó l'occasion de cette province, parce que ne les ayant vus qu'en passant et sans savoir leur langue, leur nom ne me rappelait que peu d'idķes; mais les ayant mieux connus en Syrie, ayant mĻme fait un voyage Ó un de leurs camps prĶs de _Gaze_, et vķcu plusieurs jours avec eux, ils me fournissent maintenant des faits et des observations que je vais dķvelopper avec quelque dķtail. En gķnķral, lorsqu'on parle des _Arabes_, on doit distinguer s'ils sont _cultivateurs_, ou s'ils sont _pasteurs_; car cette diffķrence dans le genre de vie en ķtablit une si grande dans les moeurs et le gķnie, qu'ils se deviennent presque ķtrangers les uns aux autres. Dans le premier cas, vivant sķdentaires, attachķs Ó un mĻme sol, et soumis Ó des gouvernements rķguliers, ils ont un ķtat social qui les rapproche beaucoup de nous. Tels sont les habitants de l'_Yemen_; et tels encore les descendants des anciens conquķrants, qui forment, en tout ou en partie, la population de la Syrie, de l'╔gypte et des ķtats barbaresques. Dans le second cas, ne tenant Ó la terre que par un intķrĻt passager, transportant sans cesse leurs tentes d'un lieu Ó l'autre, n'ķtant contraints par aucunes lois, ils ont une maniĶre d'Ļtre qui n'est ni celle des peuples policķs, ni celle des sauvages, et qui par cela mĻme mķrite d'Ļtre ķtudiķe. Tels sont les _Bedouins_ ou _habitants_ des vastes _dķserts_ qui s'ķtendent depuis les confins de la _Perse_ jusqu'aux rivages de _Maroc_. Quoique divisķs par sociķtķs ou tribus indķpendantes, souvent mĻme ennemies, on peut cependant les considķrer tous comme un mĻme corps de nation. La ressemblance de leurs langues est un indice ķvident de cette fraternitķ. La seule diffķrence qui existe entre eux, est que les tribus d'Afrique sont d'une formation plus rķcente, ķtant postķrieures Ó la conquĻte de ces contrķes par les _kalifes_ ou _successeurs_ de Mahomet; pendant que les tribus du dķsert propre de l'_Arabie_ remontent, par une succession non interrompue, aux temps les plus reculķs. C'est de celles-ci spķcialement que je vais traiter, comme appartenant de plus prĶs Ó mon sujet: c'est Ó elles que l'usage de l'Orient approprie le nom d'_Arabes_, comme en ķtant la race la plus ancienne et la plus pure. On y joint en synonyme celui de _BedŌoui_, qui, ainsi que je l'ai observķ, signifie _homme du dķsert_; et ce synonyme me paraŅt d'autant plus exact, que dans les anciennes langues de ces contrķes, le terme _Arab_ dķsigne proprement une _solitude_, un _dķsert_. Ce n'est pas sans raison que les habitants du dķsert se vantent d'Ļtre la race la plus pure et la mieux conservķe des peuples arabes: jamais en effet ils n'ont ķtķ conquis; ils ne se sont pas mĻme mķlangķs en conquķrant; car les conquĻtes dont on fait honneur Ó leur nom en gķnķral, n'appartiennent rķellement qu'aux tribus de l'_HedjŌz_ et de l'_Yemen_: celles de l'intķrieur des terres n'ķmigrĶrent point lors de la rķvolution de Mahomet; ou si elles y prirent part, ce ne fut que par quelques individus que des motifs d'ambition en dķtachĶrent: aussi le prophĶte, dans son _Q¶ran_, traite-t-il les Arabes du dķsert de _rebelles_, d'_infidĶles_; et le temps les a peu changķs. On peut dire qu'ils ont conservķ Ó tous ķgards leur indķpendance et leur simplicitķ premiĶres. Ce que les plus anciennes histoires rapportent de leurs usages, de leurs moeurs, de leurs langues et mĻme de leurs prķjugķs, se trouve encore presque en tout le mĻme; et si l'on y joint que cette unitķ de caractĶre conservķe dans l'ķloignement des temps, subsiste aussi dans l'ķloignement des lieux, c'est-Ó-dire que les tribus les plus distantes se ressemblent infiniment, on conviendra qu'il est curieux d'examiner les circonstances qui accompagnent un ķtat moral si particulier. Dans notre Europe, et surtout dans notre France, o∙ nous ne voyons point de peuples errants, nous avons peine Ó concevoir ce qui peut dķterminer des hommes Ó un genre de vie qui nous rebute. Nous concevons mĻme difficilement ce que c'est qu'un _dķsert_, et comment un terrain a des habitants s'il est stķrile, ou n'est pas mieux peuplķ s'il est cultivable. J'ai ķprouvķ ces difficultķs comme tout le monde, et, par cette raison, je crois devoir insister sur les dķtails qui m'ont rendu ces faits palpables. La vie errante et pastorale que mĶnent plusieurs peuples de l'Asie, tient Ó deux causes principales. La premiĶre est la nature du sol, lequel se refusant Ó la culture, force de recourir aux animaux qui se contentent des herbes sauvages de la terre. Si ces herbes sont clair-semķes, un seul animal ķpuisera beaucoup de terrain, et il faudra parcourir de grands espaces. Tel est le cas des Arabes dans le dķsert propre de l'Arabie et dans celui de l'Afrique. La seconde cause pourrait s'attribuer aux habitudes, puisque le terrain est cultivable et mĻme fķcond en plusieurs lieux, tels que la frontiĶre de Syrie, le _Diarbekr_, l'_Anadoli_, et la plupart des cantons frķquentķs par les Kourdes et les Turkmans. Mais en analysant ces habitudes, il m'a paru qu'elles n'ķtaient elles-mĻmes qu'un effet de l'ķtat politique de ces pays; en sorte qu'il faut en rapporter la cause premiĶre au gouvernement lui-mĻme. Des faits journaliers viennent Ó l'appui de cette opinion; car toutes les fois que les hordes et les tribus errantes trouvent dans un canton la paix et la sķcuritķ jointes Ó la _suffisance_, elles s'y habituent, et passent insensiblement Ó l'ķtat cultivateur et sķdentaire. Dans d'autres cas, au contraire, lorsque la tyrannie du gouvernement pousse Ó bout les habitants d'un village, les paysans dķsertent leurs maisons, se retirent avec leurs familles dans les montagnes, ou errent dans les plaines, avec l'attention de changer souvent de domicile pour n'Ļtre pas surpris. Souvent mĻme il arrive que des individus, devenus voleurs pour se soustraire aux lois ou Ó la tyrannie, se rķunissent et forment de petits camps qui se maintiennent Ó main armķe, et deviennent, en se multipliant, de nouvelles hordes ou de nouvelles tribus. On peut donc dire que dans les terrains cultivables, la vie errante n'a pour cause que la dķpravation du gouvernement, et il paraŅt que la vie sķdentaire et cultivatrice est celle Ó laquelle les hommes sont le plus naturellement portķs. A l'ķgard des Arabes, ils semblent condamnķs d'une maniĶre spķciale Ó la vie vagabonde par la nature de leurs _dķserts_. Pour se peindre ces dķserts, que l'on se figure, sous un ciel presque toujours ardent et sans nuages, des plaines immenses et Ó perte de vue, sans maisons, sans arbres, sans ruisseaux, sans montagnes; quelquefois les yeux s'ķgarent sur un horizon ras et uni comme la mer. En d'autres endroits le terrain se courbe en ondulations, ou se hķrisse de rocs et de rocailles. Presque toujours ķgalement nue, la terre n'offre que des plantes ligneuses clair-semķes, et des buissons ķpars, dont la solitude n'est que rarement troublķe par des gazelles, des liĶvres, des sauterelles et des rats. Tel est presque tout le pays qui s'ķtend depuis Alep jusqu'Ó la mer d'Arabie, et depuis l'╔gypte jusqu'au golfe Persique, dans un espace de six cents lieues de longueur sur trois cents de large. Dans cette ķtendue cependant il ne faut pas croire que le sol ait partout la mĻme qualitķ; elle varie par veines et par cantons. Par exemple, sur la frontiĶre de Syrie, la terre est en gķnķral grasse, cultivable, mĻme fķconde: elle est encore telle sur les bords de l'Euphrate; mais en s'avanńant dans l'intķrieur et vers le midi, elle devient crayeuse et blanchŌtre, comme sur la ligne de Damas; puis rocailleuse, comme dans le _TŅh_ et l'_HķdjŌz_; puis enfin un pur sable, comme Ó l'orient de l'_Yemen_. Cette diffķrence dans les qualitķs du sol produit quelques nuances dans l'ķtat des _Bedouins_. Par exemple, dans les cantons stķriles, c'est-Ó-dire mal garnis de plantes, les tribus sont faibles et trĶs-distantes: tels sont le dķsert de Suez, celui de la mer Rouge, et la partie intķrieure du grand dķsert, qu'on appelle le _Nadjd_.[205] Quand le sol est mieux garni, comme entre Damas et l'Euphrate, les tribus sont moins rares, moins ķcartķes; enfin, dans les cantons cultivables, tels que le pachalic d'Alep, le HaurŌn et le pays de Gaze, les camps sont nombreux et rapprochķs. Dans les premiers cas, les Bķdouins sont purement pasteurs, et ne vivent que du produit des troupeaux, de quelques dattes et de chair fraŅche ou sķchķe au soleil, que l'on rķduit en farine. Dans le dernier, ils ensemencent quelques terrains, et joignent le froment, l'orge et mĻme le riz, Ó la chair et au laitage. Quand on se rend compte des causes de la stķrilitķ et de l'inculture du dķsert, on trouve qu'elles viennent surtout du dķfaut de fontaines, de riviĶres, et en gķnķral du manque d'eau. Ce manque d'eau lui-mĻme vient de la disposition du terrain, c'est-Ó-dire, qu'ķtant plan et privķ de montagnes, les nuages glissent sur sa surface ķchauffķe, comme sur l'╔gypte: ils ne s'y arrĻtent qu'en hiver, lorsque le froid de l'atmosphĶre les empĻche de s'ķlever, et les rķsout en pluie. La nuditķ de ce terrain est aussi une cause de sķcheresse, en ce que l'air le couvre, s'ķchauffe plus aisķment, et force les nuages de s'ķlever. Il est probable que l'on produirait un changement dans le climat, si l'on plantait tout le dķsert en arbres, par exemple, en sapins. L'effet des pluies qui tombent en hiver, est d'occasioner dans le lieu o∙ le sol est bon, comme sur la frontiĶre de Syrie, une culture assez semblable Ó celle de l'intķrieur mĻme de cette province; mais comme ces pluies n'ķtablissent ni sources, ni ruisseaux durables, les habitants ķprouvent l'inconvķnient d'Ļtre sans eau pendant l'ķtķ. Pour y obvier, il a fallu employer l'art, et construire des puits, des rķservoirs et des citernes, o∙ l'on en amasse une provision annuelle. De tels ouvrages exigent des avances de fonds et de travail, et sont encore exposķs Ó bien des risques. La guerre peut dķtruire en un jour le travail de plusieurs mois, et la ressource de l'annķe. Un cas de sķcheresse, qui n'est que trop frķquent, peut faire avorter une rķcolte, et rķduire Ó la disette mĻme de l'eau. Il est vrai qu'en creusant la terre, on en trouve presque partout depuis 6 jusqu'Ó 20 pieds de profondeur; mais cette eau est saumŌtre, comme dans tout le dķsert d'Arabie et d'Afrique[206], souvent mĻme elle tarit: alors la soif et la famine surviennent; et si le gouvernement ne prĻte pas des secours, les villages se dķsertent. On sent qu'un tel pays ne peut avoir qu'une agriculture prķcaire, et que sous un rķgime comme celui des Turks, il est plus s¹r de vivre pasteur errant, que laboureur sķdentaire. Dans les cantons o∙ le sol est rocailleux et sablonneux, comme dans le _TŅh_, l'_HedjŌh_ et le _Nadj_, ces pluies font germer les graines des plantes sauvages, raniment les buissons, les renoncules, les absinthes, les _qalis_, etc., et forment dans les bas-fonds des lagunes o∙ croissent des roseaux et des herbes: alors la plaine prend un aspect assez riant de verdure; c'est la saison de l'abondance pour les troupeaux et pour leurs maŅtres; mais au retour des chaleurs, tout se dessĶche, et la terre, poudreuse et grisŌtre, n'offre plus que des tiges sĶches et dures comme le bois, que ne peuvent brouter ni les chevaux, ni les boeufs, ni mĻme les chĶvres. Dans cet ķtat, le dķsert deviendrait inhabitable, et il faudrait le quitter, si la nature n'y e¹t attachķ un animal d'un tempķrament aussi dur et aussi frugal que le sol est ingrat et stķrile, si elle n'y e¹t placķ le chameau. Aucun animal ne prķsente une analogie si marquķe et si exclusive Ó son climat: on dirait qu'une _intention prķmķditķe_ s'est plu Ó rķgler les qualitķs de l'un sur celles de l'autre. Voulant que le chameau habitŌt un pays o∙ il ne trouverait que peu de nourriture, la nature a ķconomisķ la matiĶre dans toute sa construction. Elle ne lui a donnķ la plķnitude des formes ni du boeuf, ni du cheval, ni de l'ķlķphant; mais le bornant au plus ķtroit nķcessaire, elle lui a placķ une petite tĻte sans oreilles, au bout d'un long cou sans chair. Elle a ¶tķ Ó ses jambes et Ó ses cuisses tout muscle inutile Ó les mouvoir; enfin elle n'a accordķ Ó son corps dessķchķ que les vaisseaux et les tendons nķcessaires pour en lier la charpente. Elle l'a muni d'une forte mŌchoire pour broyer les plus durs aliments; mais de peur qu'il n'en consommŌt trop, elle a rķtrķci son estomac, et l'a obligķ Ó _ruminer_. Elle a garni son pied d'une masse de chair qui, glissant sur la boue, et n'ķtant pas propre Ó grimper, ne lui rend praticable qu'un sol sec, uni et sablonneux comme celui de l'Arabie; enfin elle l'a destinķ visiblement Ó l'esclavage, en lui refusant toutes dķfenses contre ses ennemis. Privķ des cornes du taureau, du sabot du cheval, de la dent de l'ķlķphant et de la lķgĶretķ du cerf, que peut le chameau contre les attaques du lion, du tigre, ou mĻme du loup? Aussi, pour en conserver l'espĶce, la nature le cacha-t-elle au sein des vastes dķserts, o∙ la disette des vķgķtaux n'attirait nul gibier, et d'o∙ la disette du gibier repoussait les animaux voraces. Il a fallu que le sabre des tyrans chassŌt l'homme de la terre habitable, pour que le chameau perdŅt sa libertķ. Passķ Ó l'ķtat domestique, il est devenu le moyen d'habitation de la terre la plus ingrate. Lui seul subvient Ó tous les besoins de ses maŅtres. Son lait nourrit la famille arabe, sous les diverses formes de caillķ, de fromage et de beurre; souvent mĻme on mange sa chair. On fait des chaussures et des harnais de sa peau, des vĻtements et des tentes de son poil. On transporte par son moyen de lourds fardeaux; enfin, lorsque la terre refuse le fourrage au cheval si prķcieux au Bedouin, le chameau subvient par son lait Ó la disette, sans qu'il en co¹te, pour tant d'avantages, autre chose que quelques tiges de ronces ou d'absinthes, et des noyaux de dattes pilķs. Telle est l'importance du chameau pour le dķsert, que si on l'en retirait, on en soustrairait toute la population, dont il est l'unique pivot[207]. VoilÓ les circonstances dans lesquelles la nature a placķ les Bedouins, pour en faire une race d'hommes singuliĶre au moral et au physique. Cette singularitķ est si tranchante, que leurs voisins, les Syriens mĻmes, les regardent comme des hommes extraordinaires. Cette opinion a lieu surtout pour les tribus du fond du dķsert, telles qu'_Anazķ_, _Kaibar_, _Ta’_ et autres, qui ne s'approchent jamais des villes. Lorsque, du temps de DŌher, il en vint des cavaliers jusqu'Ó _Acre_, ils y firent la mĻme sensation que feraient parmi nous des sauvages de l'Amķrique. On considķrait avec surprise ces hommes plus petits, plus maigres et plus noirs qu'aucuns Bedouins connus: leurs jambes sĶches n'avaient que des tendons sans mollets; leur ventre ķtait collķ Ó leur dos; leurs cheveux ķtaient crĻpķs presque autant que ceux des nĶgres. De leur c¶tķ, tout les ķtonnait; ils ne concevaient ni comment les maisons et les minarets pouvaient se tenir debout, ni comment on osait habiter dessous, et toujours au mĻme endroit; mais surtout ils s'extasiaient Ó la vue de la mer, et ils ne pouvaient comprendre ce _dķsert d'eau_. On leur parla de mosquķes, de priĶres, d'ablutions; et ils demandĶrent ce que cela signifiait, ce que c'ķtait que Mo’se, Jķsus-Christ et Mahomet, et pourquoi les habitants, n'ķtant pas de tribus sķparķes, suivaient des chefs opposķs. On sent que les Arabes des frontiĶres ne sont pas si novices; il en est mĻme plusieurs petites tribus, qui vivant au sein du pays, comme dans la vallķe de _BeqŌŌ_, dans celle du Jourdain, et dans la Palestine, se rapprochent de la condition des paysans; mais ceux-lÓ sont mķprisķs des autres, qui les regardent comme des _Arabes bŌtards_, et des _rayas_ ou _esclaves des Turks_. En gķnķral, les Bedouins sont petits, maigres et hŌlķs, plus cependant au sein du dķsert, moins sur la frontiĶre du pays cultivķ, mais lÓ mĻme, toujours plus que les laboureurs du voisinage: un mĻme camp offre aussi cette diffķrence, et j'ai remarquķ que les _chaiks_, c'est-Ó-dire les _riches_ et leurs serviteurs, ķtaient toujours plus grands et plus charnus que le peuple. J'en ai vu qui passaient 5 pieds 5 et 6 pouces, pendant que la taille gķnķrale n'est que de 5 pieds 2 pouces. On n'en doit attribuer la raison qu'Ó la nourriture, qui est plus abondante pour la premiĶre classe que pour la derniĶre[208]. On peut mĻme dire que le commun des Bedouins vit dans une misĶre et une famine habituelles. Il paraŅtra peu croyable parmi nous, mais il n'en est pas moins vrai que la somme ordinaire des aliments de la plupart d'entre eux ne passe pas 6 onces par jour: c'est surtout chez les tribus du Nadj et de l'HedjŌz, que l'abstinence est portķe Ó son comble. Six ou sept dattes trempķes dans du beurre fondu, quelque peu de lait doux ou caillķ, suffisent Ó la journķe d'un homme. Il se croit heureux, s'il y joint quelques pincķes de farine grossiĶre ou une boulette de riz. La chair est rķservķe aux plus grands jours de fĻte; et ce n'est que pour un mariage ou une mort que l'on tue un chevreau; ce n'est qu'aux chaiks riches et gķnķreux qu'il appartient d'ķgorger de jeunes chameaux, de manger du riz cuit avec de la viande. Dans sa disette, le vulgaire, toujours affamķ, ne dķdaigne pas les plus vils aliments: de lÓ l'usage o∙ sont les Bedouins de manger des sauterelles, des rats, des lķzards et des serpents grillķs sur des broussailles; de lÓ leurs rapines dans les champs cultivķs, et leurs vols sur les chemins; de lÓ aussi leur constitution dķlicate, et leur corps petit et maigre, plut¶t agile que vigoureux. Il y a ceci de remarquable pour un mķdecin, dans leur tempķrament, que leurs dķperditions en tout genre, mĻme en sueurs, sont trĶs-faibles; leur sang est si dķpouillķ de sķrositķ, qu'il n'y a que la grande chaleur qui puisse le maintenir dans sa fluiditķ. Cela n'empĻche pas qu'ils ne soient d'ailleurs assez sains, et que les maladies ne soient plus rares parmi eux que parmi les habitants du pays cultivķ. D'aprĶs ces faits, on ne jugera point que la frugalitķ des Arabes soit une vertu purement de choix, ni mĻme de climat. Sans doute l'extrĻme chaleur dans laquelle ils vivent, facilite leur abstinence, en ¶tant Ó l'estomac l'activitķ que le froid lui donne. Sans doute aussi l'habitude de la diĶte, en empĻchant l'estomac de se dilater, devient un moyen de la supporter; mais le motif principal et premier de cette habitude, est, comme pour tous les autres hommes, la nķcessitķ des circonstances o∙ ils se trouvent, soit de la part du sol, comme je l'ai expliquķ, soit de la part de leur ķtat social qu'il faut dķvelopper. J'ai dķja dit que les Arabes-Bedouins ķtaient divisķs par tribus, qui constituent autant de peuples particuliers. Chacune de ces tribus s'approprie un terrain qui forme son domaine; elles ne diffĶrent Ó cet ķgard des nations agricoles, qu'en ce que ce terrain exige une ķtendue plus vaste, pour fournir Ó la subsistance des troupeaux pendant toute l'annķe. Chacune de ces tribus compose un ou plusieurs camps qui sont rķpartis sur le pays, et qui en parcourent successivement les parties Ó mesure que les troupeaux les ķpuisent: de lÓ il arrive que sur un grand espace il n'y a jamais d'habitķs que quelques points qui varient d'un jour Ó l'autre; mais comme l'espace entier est nķcessaire Ó la subsistance annuelle de la tribu, quiconque y empiĶte, est censķ violer la propriķtķ; ce qui ne diffĶre point encore du droit public des nations. Si donc une tribu ou ses sujets entrent sur un terrain ķtranger, ils sont traitķs en voleurs, en ennemis, et il y a guerre. Or, comme les tribus ont entre elles des affinitķs par alliance de sang ou par conventions, il s'ensuit des ligues qui rendent les guerres plus ou moins gķnķrales. La maniĶre d'y procķder est trĶs-simple. Le dķlit connu, l'on monte Ó cheval, l'on cherche l'ennemi, l'on se rencontre, on parlemente; souvent on se pacifie, sinon l'on s'attaque par pelotons ou par cavaliers; on s'aborde ventre Ó terre, la lance baissķe; quelquefois on la darde, malgrķ sa longueur, sur l'ennemi qui fuit: rarement la victoire se dispute; le premier choc la dķcide; les vaincus fuient Ó bride abattue sur la plaine rase du dķsert. Ordinairement la nuit les dķrobe au vainqueur. La tribu qui a du dessous lĶve le camp, s'ķloigne Ó marche forcķe, et cherche un asile chez les alliķs. L'ennemi satisfait pousse les troupeaux plus loin, et les fuyards reviennent Ó leur domaine. Mais, du meurtre de ces combats, il reste des motifs de haine qui perpķtuent les dissensions. L'intķrĻt de la s¹retķ commune Ó dĶs long-temps ķtabli chez les Arabes une loi gķnķrale, qui veut que le sang de tout homme tuķ soit vengķ par celui de son meurtrier; c'est ce qu'on appelle le _tŌr_ ou _talion_: le droit en est dķvolu au plus proche parent du mort. Son honneur devant tous les Arabes y est tellement compromis, que s'il nķglige de prendre son _talion_, il est Ó jamais deshonorķ. En consķquence, il ķpie l'occasion de se venger; si son ennemi pķrit par des causes ķtrangĶres, il ne se tient point satisfait, et sa vengeance passe sur le plus proche parent. Ces haines se transmettent comme un hķritage du pĶre aux enfants, et ne cessent que par l'extinction de l'une des races, Ó moins que les familles ne s'accordent en sacrifiant le coupable, ou en _rachetant le sang_ pour un prix convenu en argent ou en troupeaux. Hors cette satisfaction, il n'y a ni paix, ni trĶve, ni alliance entre elles, ni mĻme quelquefois entre les tribus rķciproques: _Il y a du sang entre nous_, se dit-on en toute affaire; et ce mot est une barriĶre insurmontable. Les accidents s'ķtant multipliķs par le laps de temps, il est arrivķ que la plupart des tribus ont des querelles, et qu'elles vivent dans un ķtat habituel de guerre; ce qui, joint Ó leur genre de vie, fait des Bedouins un peuple militaire, sans qu'ils soient nķanmoins avancķs dans la pratique de cet art. La disposition de leurs camps est un _rond_ assez irrķgulier, formķ par une seule ligne de tentes plus ou moins espacķes. Ces tentes, tissues de poil de chĶvre ou de chameau, sont noires ou brunes, Ó la diffķrence de celles des Turkmans, qui sont blanchŌtres. Elles sont tendues sur 3 ou 5 piquets de 5 Ó 6 pieds de hauteur seulement, ce qui leur donne un air trĶs-ķcrasķ; dans le lointain, un tel camp ne paraŅt que comme des taches noires; mais l'oeil perńant des Bedouins ne s'y trompe pas. Chaque tente, habitķe par une famille, est partagķe par un rideau en deux portions, dont l'une n'appartient qu'aux femmes. L'espace vide du grand _rond_ sert Ó parquer chaque soir les troupeaux. Jamais il n'y a de retranchement; les seules gardes avancķes et les patrouilles sont des chiens; les chevaux restent sellķs, et prĻts Ó monter Ó la premiĶre alarme; mais comme il n'y a ni ordre ni distribution, ces camps, dķja faciles Ó surprendre, ne seraient d'aucune dķfense en cas d'attaque: aussi arrive-t-il chaque jour des accidents, des enlĶvements de bestiaux; et cette guerre de maraude est une de celles qui occupent davantage les Arabes. Les tribus qui vivent dans le voisinage des Turks, ont une position encore plus orageuse: en effet, ces ķtrangers s'arrogeant, Ó titre de conquĻte, la propriķtķ de tout le pays, ils traitent les Arabes comme des vassaux rebelles, ou des ennemis inquiets et dangereux. Sur ce principe, ils ne cessent de leur faire une guerre sourde ou dķclarķe. Les pachas se font une ķtude de profiter de toutes les occasions de les troubler. Tant¶t ils leur contestent un terrain qu'ils leur ont louķ; tant¶t ils exigent un tribut dont on n'est pas convenu. Si l'ambition ou l'intķrĻt divise une famille de chaiks, ils secourent tour Ó tour l'un et l'autre parti, et finissent par les ruiner tous les deux. Souvent ils font empoisonner ou assassiner les chefs dont ils redoutent le courage ou l'esprit, fussent-ils mĻme leurs alliķs. De leur c¶tķ, les Arabes regardant les Turks comme des usurpateurs et des traŅtres, ne cherchent que les occasions de leur nuire. Malheureusement le fardeau tombe plus sur les innocents que sur les coupables: ce sont presque toujours les paysans qui paient les dķlits des gens de guerre. A la moindre alarme, on coupe leurs moissons, on enlĶve leurs troupeaux, on intercepte les communications et le commerce: les paysans crient aux voleurs, et ils ont raison; mais les Bedouins rķclament le droit de la guerre, et peut-Ļtre n'ont-ils pas tort. Quoi qu'il en soit, ces dķprķdations ķtablissent entre les Bķdouins et les habitants du pays cultivķ, une mķsintelligence qui les rend mutuellement ennemis. Telle est la situation des Arabes Ó l'extķrieur. Elle est sujette Ó de grandes vicissitudes, selon la bonne ou mauvaise conduite des chefs. Quelquefois une tribu faible s'ķlĶve et s'agrandit, pendant qu'une autre, d'abord puissante, dķcline ou mĻme s'anķantit; non que tous ses membres pķrissent, mais parce qu'ils s'incorporent Ó une autre; et ceci tient Ó la constitution intķrieure des tribus. Chaque tribu est composķe d'une ou de plusieurs familles principales, dont les membres portent le titre de _chaiks_ ou _seigneurs_. Ces familles reprķsentent assez bien les _patriciens_ de Rome, et les _nobles_ de l'Europe. L'un de ces chaiks commande en chef Ó tous les autres; c'est le gķnķral de cette petite armķe. Quelquefois il prend le titre d'_ķmir_, qui signifie _commandant_ et prince. Plus il a de parens, d'enfants et d'alliķs, plus il est fort et puissant. Il y joint des serviteurs qu'il s'attache d'une maniĶre spķciale, en fournissant Ó tous leurs besoins. Mais en outre, il se range autour de ce chef de petites familles qui, n'ķtant point assez fortes pour vivre indķpendantes, ont besoin de protection et d'alliance. Cette rķunion s'appelle _qŌbilķ_ ou _tribu_. On la distingue d'une autre par le nom de son chef, ou par celui de la famille commandante. Quand on parle de ses individus en gķnķral, on les appelle _enfants_ d'un tel, quoiqu'ils ne soient pas rķellement tous de son sang, et que lui-mĻme soit un homme mort depuis long-temps. Ainsi l'on dit: _beni TemŅn_, _oulŌd Ta’_; les enfants de _TemŅn_ et de _Ta’_. Cette fańon de s'exprimer est mĻme passķe par mķtaphore aux noms de pays; la phrase ordinaire pour en dķsigner les habitants, est de dire _les enfants de tel lieu_. Ainsi les Arabes disent _oulŌd Masr_, les ╔gyptiens; _oulŌd ChŌm_, les Syriens; ils diraient _oulŌd Fransa_, les Franńais; _oulŌd Mosqou_, les Russes; ce qui n'est pas sans importance pour l'histoire ancienne. Le gouvernement de cette sociķtķ est tout Ó la fois rķpublicain, aristocratique et mĻme despotique, sans Ļtre dķcidķment aucun de ces ķtats. Il est rķpublicain, parce que le peuple y a une influence premiĶre dans toutes les affaires, et que rien ne se fait sans un consentement de majoritķ. Il est aristocratique, parce que les familles des _chaiks_ ont quelques-unes des prķrogatives que la force donne partout. Enfin il est despotique, parce que le _chaik_ principal a un pouvoir indķfini et presque absolu. Quand c'est un homme de caractĶre, il peut porter son autoritķ jusqu'Ó l'abus; mais dans cet abus mĻme il est des bornes que l'ķtat des choses rend assez ķtroites. En effet, si un chef commettait une grande injustice; si, par exemple, il tuait un Arabe, il lui serait presque impossible d'en ķviter la peine: le ressentiment de l'offense n'aurait nul respect pour son titre; il subirait le _talion_; et s'il ne payait pas le sang, il serait infailliblement assassinķ; ce qui serait facile, vu la vie simple et privķe des chaiks dans le camp. S'il fatigue ses sujets par sa duretķ, ils l'abandonnent, et passent dans une autre tribu. Ses propres parents profitent de ses fautes, pour le dķposer et s'ķtablir Ó sa place. Il n'a point contre eux la ressource des troupes ķtrangĶres; ses sujets communiquent entre eux trop aisķment, pour qu'il puisse les diviser d'intķrĻt et se faire une faction subsistante. D'ailleurs, comment la soudoyer, puisqu'il ne retire de la tribu aucune espĶce d'imp¶t; que la plupart de ses sujets sont bornķs au plus juste nķcessaire, et qu'il est rķduit lui-mĻme Ó des propriķtķs assez mķdiocres et dķja chargķes de grosses dķpenses? En effet, c'est le chaik principal qui, dans toute tribu, est chargķ de dķfrayer les allants et les venants; c'est lui qui reńoit les visites des alliķs et de quiconque a des affaires. Sur le prolongement de sa tente, est un grand pavillon qui sert d'hospice Ó tous les ķtrangers et aux passants. C'est lÓ que se tiennent les assemblķes frķquentes des chaiks et des notables, pour dķcider des campements, des dķcampements, de la paix, de la guerre, des dķmĻlķs avec les gouverneurs turks et les villages, des procĶs et querelles des particuliers, etc. A cette foule qui se succĶde, il faut donner le cafķ, le pain cuit sous la cendre, le riz et quelquefois le chevreau ou le chameau r¶ti; en un mot, il faut tenir table ouverte; et il est d'autant plus important d'Ļtre gķnķreux, que cette gķnķrositķ porte sur des objets de nķcessitķ premiĶre. Le crķdit et la puissance dķpendent de lÓ: l'Arabe affamķ place avant toute vertu la libķralitķ qui le nourrit; et ce prķjugķ n'est pas sans fondement; car l'expķrience a prouvķ que les _chaiks_ avares n'ķtaient jamais des hommes Ó grandes vues: de lÓ ce proverbe, aussi juste que prķcis: _Main serrķe, coeur ķtroit_. Pour subvenir Ó ces dķpenses, le _chaik_ n'a que ses troupeaux, quelquefois des champs ensemencķs, le casuel des pillages avec les pķages des chemins; et tout cela est bornķ. Celui chez qui je me rendis sur la fin de 1784, dans le pays de Gaz, passait pour le plus puissant des cantons: cependant il ne m'a pas paru que sa dķpense f¹t supķrieure Ó celle d'un gros fermier: son mobilier, consistant en quelques pelisses, en tapis, en armes, en chevaux et en chameaux, ne peut s'ķvaluer Ó plus de 50,000 livres; et il faut observer que dans ce compte, quatre juments de race sont portķes Ó 6,000 livres, et chaque tĻte de chameau Ó 10 louis. On ne doit donc pas, lorsqu'il s'agit des Bedouins, attacher nos idķes ordinaires aux mots de _prince_ et de _seigneur_: on se rapprocherait beaucoup plus de la vķritķ en les comparant aux bons fermiers des pays de montagnes, dont ils ont la simplicitķ dans les vĻtements comme dans la vie domestique et dans les moeurs. Tel chaik qui commande Ó 500 chevaux, ne dķdaigne pas de seller et de brider le sien, de lui donner l'orge et la paille hachķe. Dans sa tente, c'est sa femme qui fait le cafķ, qui bat la pŌte, qui fait cuire la viande. Ses filles et ses parentes lavent le linge, et vont, la cruche sur la tĻte et le voile sur le visage, puiser l'eau Ó la fontaine: c'est prķcisķment l'ķtat dķpeint par HomĶre, et par la GenĶse dans l'histoire d'Abraham. Mais il faut avouer qu'on a de la peine Ó s'en faire une juste idķe, quand on ne l'a pas vu de ses propres yeux. La simplicitķ, ou, si l'on veut, la pauvretķ du commun des Bedouins, est proportionnķe Ó celle de leurs chefs. Tous les biens d'une famille consistent en un mobilier, dont voici Ó peu prĶs l'inventaire: quelques chameaux mŌles et femelles, des chĶvres, des poules, une jument et son harnais, une tente, une lance de treize pieds de long, un sabre courbe, un fusil rouillķ Ó pierre ou Ó rouet, une pipe, un moulin portatif, une marmite, un seau de cuir, une poĻlette Ó griller le cafķ, une natte, quelques vĻtements, un manteau de laine noire; enfin, pour tous bijoux, quelques anneaux de verre ou d'argent que la femme porte aux jambes et au bras. Si rien de tout cela ne manque, le mķnage est riche. Ce qui manque au pauvre, et ce qu'il dķsire le plus, est la jument: en effet, cet animal est le grand moyen de fortune; c'est avec la jument que le Bedouin va en course contre les tribus ennemies, ou en maraude dans les campagnes et sur les chemins. La jument est prķfķrķe au cheval, parce qu'elle ne hennit point, parce qu'elle est plus docile, et qu'elle a du lait qui, dans l'occasion, apaise la soif et mĻme la faim de son maŅtre. Ainsi restreints au plus ķtroit nķcessaire, les Arabes ont aussi peu d'industrie que de besoins; tous leurs arts se rķduisent Ó ourdir des tentes grossiĶres, Ó faire des nattes et du beurre. Tout leur commerce consiste Ó ķchanger des chameaux, des chevreaux, des chevaux mŌles et des laitages, contre des armes, des vĻtements, quelque peu de riz ou de blķ, et contre de l'argent qu'ils enfouissent. Leurs sciences sont absolument nulles; ils n'ont aucune idķe ni de l'astronomie, ni de la gķomķtrie, ni de la mķdecine. Ils n'ont aucun livre, et rien n'est si rare, mĻme parmi les chaiks, que de savoir lire. Toute leur littķrature consiste Ó rķciter des contes et des histoires, dans le genre des _Mille et une nuits_. Ils ont une passion particuliĶre pour ces narrations; elles remplissent une grande partie de leurs loisirs, qui sont trĶs-longs. Le soir ils s'asseyent Ó terre Ó la porte des tentes, ou sous leur couvert, s'il fait froid, et lÓ, rangķs en cercle autour d'un petit feu de fiente, la pipe Ó la bouche, et les jambes croisķes, ils commencent d'abord par rĻver en silence, puis, Ó l'improviste, quelqu'un dķbute par un _il y avait au temps passķ_, et il continue jusqu'Ó la fin les aventures d'un jeune chaik et d'une jeune Bedouine: il raconte comment le jeune homme aperńut d'abord sa maŅtresse Ó la dķrobķe, et comme il en devint ķperdument amoureux; il dķpeint trait par trait la jeune beautķ, vante ses yeux noirs, grands et doux comme ceux d'une gazelle; son regard mķlancolique et passionnķ; ses sourcils courbķs comme deux arcs d'ķbĶne; sa taille droite et souple comme une lance: il n'omet ni sa dķmarche lķgĶre comme celle d'une _jeune pouline_, ni ses paupiĶres noircies de _kohl_, ni ses lĶvres peintes de bleu, ni ses ongles teints de _hennķ_ couleur d'or, ni sa gorge semblable Ó une couple de grenades, ni ses paroles douces comme le miel. Il conte le martyre du jeune amant, _qui se consume tellement de dķsirs et d'amour, que son corps ne donne plus d'ombre_. Enfin, aprĶs avoir dķtaillķ ses tentatives pour voir sa maŅtresse, les obstacles des parents, les enlĶvements des ennemis, la captivitķ survenue aux deux amants, etc., il termine, Ó la satisfaction de l'auditoire, par les ramener unis et heureux Ó la tente paternelle; et chacun de payer Ó son ķloquence le _ma cha allah_[209] qu'il a mķritķ. Les Bedouins ont aussi des chansons d'amour, qui ont plus de naturel et de sentiment que celles des Turks et des habitants des villes; sans doute parce que ceux-lÓ ayant des moeurs chastes, connaissent l'amour; pendant que ceux-ci, livrķs Ó la dķbauche, ne connaissent que la jouissance. En considķrant que la condition des Bedouins, surtout dans l'intķrieur du dķsert, ressemble Ó beaucoup d'ķgards Ó celle des sauvages de l'Amķrique, je me suis quelquefois demandķ pourquoi ils n'avaient point la mĻme fķrocitķ; pourquoi, ķprouvant de grandes disettes, l'usage de la chair humaine ķtait inou’ parmi eux; pourquoi, en un mot, leurs moeurs sont plus douces et plus sociables. Voici les raisons que me donne l'analyse des faits. Il semblerait d'abord que l'Amķrique ķtant riche en pŌturages, en lacs et en forĻts, ses habitants dussent avoir plus de facilitķ pour la vie pastorale que pour toute autre. Mais si l'on observe que ces forĻts, en offrant un refuge aisķ aux animaux, les soustraient au pouvoir de l'homme, on jugera que le sauvage a ķtķ conduit par la nature du sol, Ó Ļtre chasseur, et non pasteur. Dans cet ķtat, toutes ses habitudes ont concouru Ó lui donner un caractĶre violent. Les grandes fatigues de la chasse ont endurci son corps; les faims extrĻmes, suivies tout-Ó-coup de l'abondance du gibier, l'ont rendu vorace. L'habitude de verser du sang et de dķchirer sa proie, l'a familiarisķ avec le meurtre et avec le spectacle de la douleur. Si la faim l'a persķcutķ, il a dķsirķ la chair; et trouvant Ó sa portķe celle de son semblable, il a d¹ en manger; il a pu se rķsoudre Ó le tuer pour s'en repaŅtre. La premiĶre ķpreuve faite, il s'en est fait une habitude; il est devenu anthropophage, sanguinaire, atroce; et son ame a pris l'insensibilitķ de tous ses organes. La position de l'Arabe est bien diffķrente. Jetķ sur de vastes plaines rases, sans eau, sans forĻts, il n'a pu, faute de gibier et de poisson, Ļtre chasseur ou pĻcheur. Le chameau a dķterminķ sa vie au genre pastoral, et tout son caractĶre s'en est composķ. Trouvant sous sa main une nourriture lķgĶre, mais suffisante et constante, il a pris l'habitude de la frugalitķ; content de son lait et de ses dattes, il n'a point dķsirķ la chair, il n'a point versķ le sang: ses mains ne se sont point accoutumķes au meurtre, ni ses oreilles aux cris de la douleur: il a conservķ un coeur humain et sensible. Lorsque ce sauvage pasteur connut l'usage du cheval, son ķtat changea un peu de forme. La facilitķ de parcourir rapidement de grands espaces le rendit vagabond: il ķtait avide par disette, il devint voleur par cupiditķ; et tel est restķ son caractĶre. Pillard plut¶t que guerrier, l'Arabe n'a point un courage sanguinaire; il n'attaque que pour dķpouiller; et si on lui rķsiste, il ne juge pas qu'un peu de butin vaille la peine de se faire tuer. Il faut verser son sang pour l'irriter; mais alors on le trouve aussi opiniŌtre Ó se venger, qu'il a ķtķ prudent Ó se compromettre. On a souvent reprochķ aux Arabes cet esprit de rapine; mais, sans vouloir l'excuser, on ne fait point assez d'attention qu'il n'a lieu que pour l'ķtranger rķputķ ennemi, et par consķquent il est fondķ sur le droit public de la plupart des peuples. Quant Ó l'intķrieur de leur sociķtķ, il y rĶgne une bonne foi, un dķsintķressement, une gķnķrositķ qui feraient honneur aux hommes les plus civilisķs. Quoi de plus noble que ce droit d'asile ķtabli chez toutes les tribus! Un ķtranger, un ennemi mĻme, a-t-il touchķ la tente du Bedouin, sa personne devient, pour ainsi dire, inviolable. Ce serait une lŌchetķ, une honte ķternelle, de satisfaire mĻme une juste vengeance aux dķpens de l'hospitalitķ. Le Bedouin a-t-il consenti Ó _manger le pain et le sel_ avec son h¶te, rien au monde ne peut le lui faire trahir. La puissance du sultan ne serait pas capable de retirer un rķfugiķ[210] d'une tribu, Ó moins de l'exterminer tout entiĶre. Ce Bedouin, si avide hors de son camp, n'y a pas plus t¶t remis le pied, qu'il devient libķral et gķnķreux. Quelque peu qu'il ait, il est toujours prĻt Ó le partager. Il a mĻme la dķlicatesse de ne pas attendre qu'on le lui demande: s'il prend son repas, il affecte de s'asseoir Ó la porte de sa tente, afin d'inviter les passants; sa gķnķrositķ est si vraie, qu'il ne la regarde pas comme un mķrite, mais comme un devoir: aussi prend-il sur le bien des autres le droit qu'il leur donne sur le sien. A voir la maniĶre dont en usent les Arabes entre eux, on croirait qu'ils vivent en communautķ de biens. Cependant ils connaissent la propriķtķ; mais elle n'a point chez eux cette duretķ que l'extension des faux besoins du luxe lui a donnķe chez les peuples agricoles. On pourra dire qu'ils doivent cette modķration Ó l'impossibilitķ de multiplier beaucoup leurs jouissances; mais si les vertus de la foule des hommes ne sont dues qu'Ó la nķcessitķ des circonstances, peut-Ļtre les Arabes n'en sont-ils pas moins dignes d'estime: ils sont du moins heureux que cette nķcessitķ ķtablisse chez eux un ķtat de choses qui a paru aux plus sages lķgislateurs la perfection de la police, je veux dire une sorte d'ķgalitķ ou de rapprochement dans le partage des biens et l'ordre des conditions. Privķ d'une multitude de jouissances que la nature a prodiguķes Ó d'autres pays, ils ont moins de moyens de se corrompre et de s'avilir. Il est moins facile Ó leurs chaiks de se former une faction qui asservisse et appauvrisse la masse de la nation. Chaque individu pouvant se suffire Ó lui-mĻme, en garde mieux son caractĶre, son indķpendance; et la pauvretķ particuliĶre devient la cause et le garant de la libertķ publique. Cette libertķ s'ķtend jusque sur les choses de religion: il y a cette diffķrence remarquable entre les Arabes des villes et ceux du dķsert, que pendant que les premiers portent le double joug du despotisme politique et du despotisme religieux, ceux-lÓ vivent dans une franchise absolue de l'un et de l'autre: il est vrai que sur les frontiĶres des Turks, les Bedouins gardent par politique des apparences musulmanes; mais elles sont si peu rigoureuses, et leur dķvotion est si relŌchķe, qu'ils passent gķnķralement pour des infidĶles, sans loi et sans prophĶtes. Ils disent mĻme assez volontiers que la religion de Mahomet n'a point ķtķ faite pour eux: ½Car, ajoutent-ils, comment faire des ablutions, puisque nous n'avons point d'eau? Comment faire des aum¶nes, puisque nous ne sommes pas riches? Pourquoi je¹ner le ramadan, puisque nous je¹nons toute l'annķe? Et pourquoi aller Ó la Mekke, si Dieu est partout?╗ Du reste, chacun agit et pense comme il veut, et il rĶgne chez eux la plus parfaite tolķrance. Elle se peint trĶs-bien dans un propos que me tenait un jour un de leurs chaiks, nommķ _Ahmed_, fils de _BŌhir_, chef de la tribu des _Ouahidiķ_. ½Pourquoi, _me disait ce chaik_, veux-tu retourner chez les Francs? Puisque tu n'as pas d'aversion pour nos moeurs, puisque tu sais porter la lance et courir un cheval comme un Bedouin, reste parmi nous. Nous te donnerons des pelisses, une tente, une honnĻte et jeune Bķdouine, et une bonne jument de race. Tu vivras dans notre maison.... Mais ne sais-tu pas, _lui rķpondis-je_, que nķ parmi les Francs, j'ai ķtķ ķlevķ dans leur religion? Comment les Arabes verront-ils un _infidĶle_, ou que penseront-ils d'un _apostat_?.... Et toi-mĻme, _rķpliqua-t-il_, ne vois-tu pas que les Arabes vivent sans soucis du prophĶte et du _livre_ (le Q¶ran)? Chacun parmi nous suit la route de sa conscience. Les actions sont devant les hommes; mais la religion est devant Dieu.╗ Un autre chaik, conversant un jour avec moi, m'adressa par mķgarde la formule triviale: _╔coute, et prie sur le prophĶte;_ au lieu de la rķponse ordinaire, _J'ai priķ;_ je rķpondis en souriant: _J'ķcoute_. Il s'aperńut de sa mķprise, et sourit Ó son tour. Un Turk de Jķrusalem qui ķtait prķsent, prit la chose plus sķrieusement. ½O chaik, _lui dit-il,_ comment peux-tu adresser les paroles des vrais croyants Ó un infidĶle? _La langue est lķgĶre_, rķpondit le chaik, _encore que le coeur soit blanc_ (pur); _mais toi qui connais les coutumes des Arabes, comment peux-tu offenser un ķtranger avec qui nous avons mangķ le pain et le sel?_ Puis se tournant vers moi: _Tous ces peuples du Frankestan dont tu m'as parlķ, qui sont hors de la loi du prophĶte, sont-ils plus nombreux que les musulmans? On pense_, lui rķpondis-je, _qu'ils sont 5 ou 6 fois plus nombreux, mĻme en comptant les Arabes.... Dieu est juste_, reprit-il, _il pĶsera dans ses balances_[211].╗ Il faut l'avouer, il est peu de nations policķes qui aient une morale aussi gķnķralement estimable que les Arabes bedouins; et il est remarquable que les mĻmes vertus se retrouvent presque ķgalement chez les hordes turkmanes, et chez les Kourdes; en sorte qu'elles semblent attachķes Ó la vie pastorale. Il est d'ailleurs singulier que ce soit chez ce genre d'hommes que la religion a le moins dķformes extķrieures, au point que l'on n'a jamais vu chez les Bedouins, les Turkmans, ou les Kourdes, ni prĻtres, ni temples, ni culte rķgulier. Mais il est temps de continuer la description des autres peuples de la Syrie, et de porter nos considķrations sur un ķtat social tout diffķrent de celui que nous quittons, sur l'ķtat des peuples agricoles et sķdentaires. CHAPITRE III. Des peuples agricoles de la Syrie. ¦ I. Des AnsŌriķ. Le premier peuple agricole qu'il faut distinguer dans la Syrie du reste de ses habitants, est celui que l'on appelle dans le pays du nom pluriel d'_AnsŌriķ_, rendu sur les cartes de Delisle par celui d'_Ensyriens_, et sur celles de d'Anville par celui de _Nassaris_. Le terrain qu'occupent ces _AnsŌriķ_, est la chaŅne de montagnes qui s'ķtend depuis _AntŌkiķ_, jusqu'au ruisseau dit _Nahr-el-Kķbir_, ou la _Grande riviĶre_. Leur origine est un fait historique peu connu, et cependant assez instructif. Je vais le rapporter tel que le cite un ķcrivain qui a puisķ aux sources primitives[212]. ╗L'an des Grecs 1202 (c'est-Ó-dire, 891 de J-C.), il y avait dans les environs de Koufa, au village de _Nasar_, un vieillard que ses je¹nes, ses priĶres assidues et sa pauvretķ faisaient passer pour un saint: plusieurs gens du peuple s'ķtant dķclarķs ses partisans, il choisit parmi eux 12 sujets pour rķpandre sa doctrine. Mais le commandant du lieu, alarmķ de ses mouvements, fit saisir le vieillard, et le fit mettre en prison. Dans ce revers, son ķtat toucha une fille esclave du ge¶lier, et elle se proposa de le dķlivrer. Il s'en prķsenta bient¶t une occasion qu'elle ne manqua pas de saisir. Un jour que le ge¶lier s'ķtait couchķ ivre, et dormait d'un profond sommeil, elle prit tout doucement les clefs qu'il tenait sous son oreiller, et aprĶs avoir ouvert la porte au vieillard, elle vint les remettre en place, sans que son maŅtre s'en aperńut: le lendemain, lorsque le geolier vint pour visiter son prisonnier, il fut d'autant plus ķtonnķ de trouver le lieu vide, qu'il ne vit aucune trace de violence. Il crut alors que le vieillard avait ķtķ dķlivrķ par un ange, et il s'empressa de rķpandre ce bruit pour ķviter la rķprķhension qu'il mķritait. De son c¶tķ, le vieillard raconta la mĻme chose Ó ses disciples, et il se livra plus que jamais Ó la prķdication de ses idķes. Il ķcrivit mĻme un livre dans lequel on lit entre autres choses: _Moi un tel, du village de Nasar, j'ai vu Christ, qui est la parole de Dieu, qui est Ahmad, fils de Mohammad, fils de Hanafa, de la race d'Ali, qui est aussi Gabriel; et il m'a dit_: _Tu es celui qui lit (avec intelligence)_; _tu es l'homme qui dit vrai; tu es le chameau qui prķserve les fidĶles de la colĶre; tu es la bĻte de charge qui porte leur fardeau; tu es l'esprit (saint), et Jean, fils de Zacharie. Va, et prĻche aux hommes qu'ils fassent_ 4 _gķnuflexions en priant; Ó savoir, deux avant le lever du soleil, et deux avant son coucher, en tournant le visage vers Jķrusalem; et qu'ils disent trois fois_: _Dieu tout-puissant, Dieu trĶs-haut, Dieu trĶs-grand; qu'ils n'observent plus que la_ 2^{e} _et_ 3^{e} _fĻte; qu'ils ne je¹nent que deux jours par an; qu'ils ne se lavent point le prķpuce, et qu'ils ne boivent point de biĶre, mais du vin tant qu'il en voudront; enfin, qu'ils s'abstiennent de la chair des bĻtes carnassiĶres._ Ce vieillard ķtant passķ en Syrie, rķpandit ces opinions chez les gens de la campagne et du peuple, qui le crurent en foule; et aprĶs quelques annķes, il s'ķvada, sans qu'on ait su ce qu'il devint╗. Telle fut l'origine de ce _AnsŌriens_, qui se trouvĶrent, pour la plupart, Ļtre des habitants de ces montagnes dont nous avons parlķ. Un peu plus d'un siĶcle aprĶs cette ķpoque, les Croisķs portant la guerre dans ces cantons, et marchant de _Marrah_ par l'Oronte vers le Liban, rencontrĶrent de ces _Nasirķens_, dont ils tuĶrent un grand nombre. Guillaume de Tyr[213], qui rapporte ce fait, les confond avec les _assassins_, et peut-Ļtre ont-ils eu des traits communs. Quant Ó ce qu'il ajoute que le terme _assassins_ avait cours chez les Francs comme chez les Arabes, sans pouvoir en expliquer l'origine, il est facile d'en rķsoudre le problĶme. Dans l'usage vulgaire de la langue arabe, _HassŌsin_[214] signifie _des voleurs de nuit_, des gens qui tuent _en guet-apens_; on emploie ce terme encore aujourd'hui dans ce sens au Kaire et dans la Syrie: par cette raison il convint aux _BŌtķniens_, qui tuaient par surprise; les Croisķs qui le trouvĶrent en Syrie au moment que cette secte faisait le plus de bruit, durent en adopter l'usage. Ce qu'ils ont racontķ du _vieux de la Montagne_, est une mauvaise traduction de la phrase _Chaik-el-Djebal_, qu'il faut expliquer _seigneur des montagnes_; et par-lÓ, les Arabes ont dķsignķ le chef des _BŌtķniens_, dont le siķge principal ķtait Ó l'orient du _Kourdestan_, dans les _montagnes_ de l'ancienne Mķdie. Les _AnsŌriķ_ sont, comme je l'ai dit, divisķs en plusieurs peuplades ou sectes; on y distingue les _Chamsiķs_, ou adorateurs du _soleil_; les _KelbŅķ_, ou adorateurs du _chien_; et les _Quadmousiķ_, qu'on assure rendre un culte particulier Ó l'organe qui, dans les femmes, correspond Ó _Priape_[215]. Niebuhr, Ó qui l'on a fait les mĻmes rķcits qu'Ó moi, n'a pu les croire, _parce que_, dit-il, _il n'est pas probable que des hommes se dķgradent Ó ce point_; mais cette maniĶre de raisonner est dķmentie, et par l'histoire de tous les peuples, qui prouve que l'esprit humain est capable des ķcarts les plus extravagants, et mĻme par l'ķtat actuel de la plupart des pays, et surtout de ceux de l'Orient, o∙ l'on trouve un degrķ d'ignorance et de crķdulitķ propre Ó recevoir ce qu'il y a de plus absurde. Les cultes bizarres dont nous parlons, sont d'autant plus croyables chez les _AnsŌriķ_, qu'ils paraissent s'y Ļtre conservķs par une transmission continue des siĶcles anciens o∙ ils rķgnĶrent. Les historiens[216] remarquent que malgrķ le voisinage d'Antioche, le christianisme ne pķnķtra qu'avec la plus grande peine dans ces cantons; il y comptait peu de prosķlytes, mĻme aprĶs le rĶgne de Julien: de lÓ, jusqu'Ó l'invasion des Arabes, il eut peu le temps de s'ķtablir; car il n'en est pas toujours des rķvolutions d'opinions dans les campagnes comme dans les villes. Dans celles ci, la communication facile et continue rķpand plus promptement les idķes, et dķcide en peu de temps de leur sort par une chute ou un triomphe marquķ. Les progrĶs que cette religion put faire chez ces montagnards grossiers, ne servirent qu'Ó aplanir les routes au mahomķtisme, plus analogue Ó leurs go¹ts; et il rķsulta des dogmes anciens et modernes, un mķlange informe auquel le vieillard de _Nasar_ dut son succĶs. Cent cinquante ans aprĶs lui, _Mohammad-el-Dourzi_ ayant Ó son tour fait une secte, les _AnsŌriens_ n'en admirent point le principal article, qui ķtait la divinitķ du _kalife Hakem_: par cette raison, ils sont demeurķs distincts des Druzes, quoiqu'ils aient d'ailleurs divers traits de ressemblance avec eux. Plusieurs des _AnsŌriķ_ croient Ó la mķtempsycose; d'autres rejettent l'immortalitķ de l'ame; et en gķnķral, dans l'anarchie civile et religieuse, dans l'ignorance et la grossiĶretķ qui rĶgnent chez eux, ces paysans se font telles idķes qu'ils jugent Ó propos, et suivent la secte qui leur plaŅt, ou n'en suivent point du tout. Leurs pays est divisķ en 3 districts principaux, tenus Ó _ferme_ par des _chefs_ appelķs _Moqaddamim_. Ils reportent leur tribut au pacha de Tripoli, dont ils reńoivent leur titre chaque annķe. Leurs montagnes sont communķment moins escarpķes que celles du Liban; elles sont en consķquence plus propres Ó la culture, mais aussi elles sont plus ouvertes aux Turks; et c'est par cette raison sans doute qu'avec une plus grande fķconditķ en grain, en tabac Ó fumer, en vigne et en olives, elles sont cependant moins peuplķes que celles de leurs voisins les Maronites et les Druzes, dont il faut nous occuper. ¦ II. Des Maronites. Entre les _AnsŌriķ_ au nord, et les _Druzes_ au midi, habite un petit peuple connu dĶs long-temps sous le nom de _MaouŌrnķ_, ou _Maronites_. Leur origine premiĶre, et la nuance qui les distingue des _Latins_, dont ils suivent la communion, ont ķtķ longuement discutķes par des ķcrivains ecclķsiastiques; ce qu'il y a de plus clair et de plus intķressant dans ces questions, peut se rķduire Ó ce qui suit. Sur la fin du sixiĶme siĶcle de l'ķglise, lorsque l'esprit ķrķmitique ķtait encore dans la ferveur de la nouveautķ, vivait sur les bords de l'_Oronte_ un nommķ _MŌroun_, qui, par ses je¹nes, sa vie solitaire et ses austķritķs, s'attira la considķration du peuple d'alentour. Il paraŅt que dans les querelles qui dķja rķgnaient entre Rome et Constantinople, il employa son crķdit en faveur des Occidentaux. Sa mort, loin de refroidir ses partisans, donna une nouvelle force Ó leur zĶle: le bruit se rķpandit qu'il se faisait des miracles prĶs de son corps: et sur ce bruit, il s'assembla de _Kinķsrin_, d'_AouŌsem_ et autres lieux, des gens qui lui dressĶrent, dans _Hama_, une chapelle et un tombeau; bient¶t mĻme il s'y forma un couvent qui prit une grande cķlķbritķ dans toute cette partie de la Syrie. Cependant les querelles des deux mķtropoles s'ķchauffĶrent, et tout l'empire partagea les dissensions des prĻtres et des princes. Les affaires en ķtaient Ó ce point, lorsque sur la fin du 7^{e} siĶcle, un moine du couvent de Hama, nommķ _Jean le Maronite_, parvint, par son talent pour la prķdication, Ó se faire considķrer comme un des plus fermes appuis de la cause des _Latins_ ou partisans du pape. Leurs adversaires, les partisans de l'empereur, nommķs par cette raison _melkites_, c'est-Ó-dire _royalistes_, faisaient alors de grands progrĶs dans le Liban. Pour s'y opposer avec succĶs, les Latins rķsolurent d'y envoyer _Jean le Maronite_; en consķquence, ils le prķsentĶrent Ó l'agent du pape, Ó Antioche, lequel, aprĶs l'avoir sacrķ ķvĻque de _Djebail_, l'envoya prĻcher dans ces contrķes. Jean ne tarda pas Ó rallier ses partisans et Ó en augmenter le nombre; mais traversķ par les intrigues et mĻme par les attaques ouvertes des melkites, il jugea nķcessaire d'opposer la force Ó la force; il rassembla tous les Latins, et il s'ķtablit avec eux dans le Liban, o∙ ils formĶrent une sociķtķ indķpendante pour l'ķtat civil comme pour l'ķtat religieux. C'est ce qu'indiquķ un historien du Bas-Empire[217], en ces termes: ½L'an 8 de Constantin Pogonat (676 de Jķsus-Christ), les _Marda’tes_ s'ķtant attroupķs, s'emparĶrent du Liban, qui devint le refuge des vagabonds, des esclaves et de toute sorte de gens. Ils s'y renforcĶrent au point qu'ils arrĻtĶrent les progrĶs des Arabes, et qu'ils contraignirent le kalife MoŌouia Ó demander aux Grecs une trĻve de 30 ans, sous l'obligation d'un tribut de 50 chevaux de race, de 100 esclaves, et de 10,000 piĶces d'or.╗ Le nom de _marda’tes_ qu'emploie ici l'auteur, est un terme _syriaque_ qui signifie _rebelle_, et par son opposition Ó _melkite_ ou royaliste, il prouve Ó la fois que le syriaque ķtait encore usitķ Ó cette ķpoque, et que le schisme qui dķchirait l'empire ķtait autant civil que religieux. D'ailleurs, il paraŅt que l'origine de ces deux factions et l'existence d'une insurrection dans ces contrķes, sont antķrieures Ó l'ķpoque allķguķe; car dĶs les premiers temps du mahomķtisme (622 de Jķsus-Christ) on fait mention de deux petits princes particuliers, dont l'un, nommķ _Youseph_, commandait Ó _Djebail_; et l'autre, nommķ _Kesrou_, gouvernait l'intķrieur du pays, qui prit de lui le nom de _KesraouŌn_. On en cite encore aprĶs eux un autre qui fit une expķdition contre Jķrusalem, et qui mourut trĶs-Ōgķ Ó _Beskonta_[218], o∙ il faisait sa rķsidence. Ainsi, dĶs avant Constantin Pogonat, ces montagnes ķtaient devenues l'asile des _mķcontents_ ou des _rebelles_, qui fuyaient l'intolķrance des empereurs et de leurs agents. Ce fut sans doute par cette raison, et par une analogie d'opinions, que Jean et ses disciples s'y rķfugiĶrent; et ce fut par l'ascendant qu'ils y prirent, ou qu'ils y avaient dķja, que toute la nation se donna le nom de _maronites_, qui n'ķtait point injurieux comme celui de _marda’tes_. Quoi qu'il en soit, Jean ayant ķtabli chez ces montagnards un ordre rķgulier et militaire, leur ayant donnķ des armes et des chefs, ils employĶrent leur libertķ Ó combattre les ennemis communs de l'empire et de leur petit ķtat; bient¶t ils se rendirent maŅtres de presque toutes les montagnes jusqu'Ó Jķrusalem. Le schisme qui arriva chez les musulmans Ó cette ķpoque, facilita leurs succĶs: _MoŌouia_ rķvoltķ Ó Damas contre Ali, kalife Ó Koufa, se vit obligķ, pour n'avoir pas deux guerres ensemble, de faire (en 678) un traitķ onķreux avec les Grecs. Sept ans aprĶs, Abd-el-Malek le renouvela avec Justinien II, en exigeant toutefois que l'empereur le dķlivrŌt des Maronites. Justinien eut l'imprudence d'y consentir, et il y ajouta la lŌchetķ de faire assassiner leur chef par un envoyķ que cet homme trop gķnķreux avait reńu dans sa maison sous des auspices de paix. AprĶs ce meurtre, cet agent employa la sķduction et l'intrigue si heureusement, qu'il emmena 12,000 hommes du pays; ce qui laissa une libre carriĶre aux progrĶs des musulmans. Peu aprĶs, une autre persķcution menańa les Maronites d'une ruine entiĶre; car le mĻme Justinien envoya contre eux des troupes, sous la conduite de Marcien et de Maurice, qui dķtruisirent le monastĶre de Hama, et y ķgorgĶrent 500 moines. De lÓ ils vinrent porter la guerre jusque dans le KesraouŌn; mais heureusement que sur ces entrefaites Justinien fut dķposķ, Ó la veille de faire exķcuter un massacre gķnķral dans Constantinople; et les Maronites, autorisķs par son successeur, ayant attaquķ Maurice, taillĶrent son armķe en piĶces dans un combat o∙ il pķrit lui-mĻme. Depuis cette ķpoque, on les perd de vue jusqu'Ó l'invasion des Croisķs, avec qui ils eurent tant¶t des alliances et tant¶t des dķmĻlķs: dans cet intervalle, qui fut de plus de trois siĶcles, une partie de leurs possessions leur ķchappa, et ils furent restreints, vers le Liban, aux bornes actuelles; sans doute mĻme ils payĶrent des tributs lorsqu'il se trouva des gouverneurs arabes ou turkmans assez forts pour les exiger. Ils ķtaient dans ce cas vis-Ó-vis du kalife d'╔gypte _Hakem-B'amr-Ellah_, lorsque vers l'an 1014 il cķda leur c¶te Ó un prince turkman d'Alep. Deux cents ans aprĶs, _Selah-eldŅn_ ayant chassķ les Europķens de ces cantons, il fallut plier sous sa puissance, et acheter la paix par des contributions. Ce fut alors, c'est-Ó-dire vers l'an 1215, que les Maronites effectuĶrent avec Rome une rķunion dont ils n'avaient jamais ķtķ ķloignķs, et qui subsiste encore. Guillaume de Tyr, qui rapporte le fait, observe qu'ils avaient 40,000 hommes en ķtat de porter les armes. Leur ķtat, assez paisible sous les Mamlouks, fut troublķ par Sķlim II; mais ce prince, occupķ par de plus grands soins, ne se donna pas la peine de les assujettir. Cette nķgligence les enhardit; et de concert avec les Druzes et leur ķmir, le cķlĶbre Fakr-el-dŅn, ils empiķtĶrent de jour en jour sur les Ottomans; mais ces mouvements eurent une issue malheureuse; car Amurat III ayant envoyķ contre eux Ibrahim, pacha du Kaire, ce gķnķral les rķduisit en 1588 Ó l'obķissance, et les soumit Ó un tribut annuel qu'ils paient encore. Depuis ce temps, les pachas, jaloux d'ķtendre leur autoritķ et leurs rapines, ont souvent tentķ d'introduire dans les montagnes des Maronites leurs garnisons et leurs agas; mais toujours repoussķs, ils ont ķtķ forcķs de s'en tenir Ó la premiĶre capitulation. La sujķtion des Maronites se borne donc Ó payer un tribut au pacha de Tripoli dont leur pas relĶve; chaque annķe il en donne la ferme Ó un ou plusieurs _chaiks_[219], c'est-Ó-dire, Ó des _notables_ qui en font la rķpartition par districts et par villages. Cet imp¶t est assis presque entier sur les m¹riers et les vignes, qui sont les principaux et presque les seuls objets de culture. Il varie en plus et en moins, selon la rķsistance que l'on peut opposer au pacha. Il y a aussi des douanes ķtablies aux bords maritimes, tels que _Djebail_ et _BŌtroun_; mais cet objet n'est pas considķrable. La forme du gouvernement n'est point fondķe sur des conventions expresses, mais seulement sur les usages et les coutumes. Cet inconvķnient e¹t eu sans doute des long-temps de fŌcheux effets, s'ils n'eussent ķtķ prķvenus par plusieurs circonstances heureuses. La premiĶre est la religion, qui mettant une barriĶre insurmontable entre les Maronites et les musulmans, a empĻchķ les ambitieux de se liguer avec les ķtrangers pour asservir leur nation. La deuxiĶme est la nature du pays, qui offrant partout de grandes dķfenses, a donnķ Ó chaque village, et presque Ó chaque famille, le moyen de rķsister par ses propres forces, et par consķquent d'arrĻter l'extension d'un seul pouvoir; enfin l'on doit compter pour une troisiĶme raison, la faiblesse mĻme de cette sociķtķ, qui depuis son origine, environnķe d'ennemis puissants, n'a pu leur rķsister qu'en maintenant l'union entre ses membres; et cette union n'a lieu, comme l'on sait, qu'autant qu'ils s'abstiennent de l'oppression les uns des autres, et qu'ils jouissent rķciproquement de la s¹retķ de leurs personnes et de leurs propriķtķs. C'est ainsi que le gouvernement s'est maintenu de lui-mĻme dans un ķquilibre naturel, et que les moeurs tenant lieu de lois, les Maronites ont ķtķ prķservķs jusqu'Ó ce jour de l'oppression du despotisme et des dķsordres de l'anarchie. On peut considķrer la nation comme partagķe en deux classes, le _peuple_ et les _chaiks_. Par ce mot, on entend les plus _notables_ des habitants, Ó qui l'anciennetķ de leurs familles et l'aisance de leur fortune donnent un ķtat plus distinguķ que celui de la foule. Tous vivent rķpandus dans les montagnes par villages, par hameaux, mĻme par maisons isolķes; ce qui n'a pas lieu dans la plaine. La nation entiĶre est agricole; chacun fait valoir de ses mains le petit domaine qu'il possĶde ou qu'il tient Ó ferme. Les chaiks mĻme vivent ainsi, et ils ne se distinguent du peuple que par une mauvaise pelisse, un cheval, et quelques lķgers avantages dans la nourriture et le logement: tous vivent frugalement, sans beaucoup de jouissances, mais aussi sans beaucoup de privations, attendu qu'ils connaissent peu d'objets de luxe. En gķnķral, la nation est pauvre, mais personne n'y manque du nķcessaire; et si l'on y voit des mendiants, ils viennent plut¶t des villes de la c¶te que du pays mĻme. La propriķtķ y est aussi sacrķe qu'en Europe, et l'on n'y voit point ces spoliations ni ces avanies si frķquentes chez les Turks. On voyage de nuit et de jour avec une sķcuritķ inconnue dans le reste de l'empire. L'ķtranger y trouve l'hospitalitķ comme chez les Arabes; cependant l'on observe que les Maronites sont moins gķnķreux, et qu'ils ont un peu le dķfaut de la lķsine. Conformķment aux principes du christianisme, ils n'ont qu'une femme, qu'ils ķpousent souvent sans l'avoir vue, toujours sans l'avoir frķquentķe. Contre les prķceptes de cette mĻme religion, ils ont admis ou conservķ l'usage arabe du _talion_, et le plus proche parent de tout homme assassinķ doit le venger. Par une habitude fondķe sur la dķfiance et l'ķtat politique du pays, tous les hommes, chaiks ou paysans, marchent sans cesse armķs du fusil et du poignard; c'est peut-Ļtre un inconvķnient; mais il en rķsulte cet avantage, qu'ils ne sont pas novices Ó l'usage des armes dans les circonstances nķcessaires, telles que la dķfense de leur pays contre les Turcs. Comme le pays n'entretient point de troupes rķguliĶres, chacun est obligķ de marcher lorsqu'il y a guerre; et si cette milice ķtait bien conduite, elle vaudrait mieux que bien des troupes d'Europe. Les recensements que l'on a eu occasion de faire dans les derniĶres annķes, portent Ó trente-cinq mille le nombre des hommes en ķtat de manier le fusil. Dans les rapports ordinaires, ce nombre supposerait une population totale d'environ 105,000 ames. Si l'on y ajoute un nombre de prĻtres, de moines et de religieuses, rķpartis dans plus de 200 couvents; plus, le peuple des villes maritimes, telles que _Djebail_, _BŌtroun_, etc, l'on pourra porter le tout Ó 115,000 ames. Cette quantitķ, comparķe Ó la surface du pays, qui est d'environ 150 lieues carrķes, donne 760 habitants par lieue carrķe, ce qui ne laisse pas d'Ļtre considķrable, attendu qu'une grande partie du Liban est composķe de rochers incultivables, et que le terrain, mĻme aux lieux cultivķs, est rude et peu fertile. Pour la religion, les Maronites dķpendent de Rome. En reconnaissant la suprķmatie du pape, leur clergķ a continuķ, comme par le passķ, d'ķlire un chef qui a le titre de _batraq_ ou _patriarche_ d'Antioche. Leurs prĻtres se marient comme aux premiers temps de l'ķglise; mais leur femme doit Ļtre vierge et non veuve, et ils ne peuvent passer Ó de secondes noces. Ils cķlĶbrent la messe en syriaque, dont la plupart ne comprennent pas un mot. L'ķvangile seul se lit Ó haute voix en arabe, afin que le peuple l'entende. La communion se pratique sous les deux espĶces. L'hostie est un petit pain rond, non levķ, ķpais du doigt, et un peu plus large qu'un ķcu de six livres. Le dessus porte un cachet qui est la portion du cķlķbrant. Le reste se coupe en petits morceaux, que le prĻtre met dans le calice avec le vin, et qu'il administre Ó chaque personne, au moyen d'une cuiller qui sert Ó tout le monde. Ces prĻtres n'ont point, comme parmi nous, de bķnķfices ou de rentes assignķes; mais ils vivent en partie du produit de leurs messes, des dons de leurs auditeurs, et du travail de leurs mains. Les uns exercent des mķtiers; d'autres cultivent un petit domaine; tous s'occupent pour le soutien de leur famille et l'ķdification de leur troupeau. Ils sont un peu dķdommagķs de leur dķtresse par la considķration dont ils jouissent; ils en ķprouvent Ó chaque instant des effets flatteurs pour la vanitķ: quiconque les aborde, pauvre ou riche, grand ou petit, s'empresse de leur baiser la main: ils n'oublient pas de la prķsenter; et ils ne voient pas avec plaisir les Europķens s'abstenir de cette marque de respect, qui rķpugne Ó nos moeurs, mais qui ne co¹te rien aux naturels accoutumķs dĶs l'enfance Ó la prodiguer. Du reste, les cķrķmonies de la religion ne sont pas pratiquķes en Europe avec plus de publicitķ et de libertķ que dans le _KesraouŌn_. Chaque village a sa chapelle, son desservant, et chaque chapelle a sa cloche; chose inou’e dans le reste de la Turkie. Les Maronites en tirent vanitķ; et pour s'assurer la durķe de ces franchises, ils ne permettent Ó aucun musulman d'habiter parmi eux. Ils s'arrogent aussi le privilķge de porter le turban vert, qui, hors de leurs limites, co¹terait la vie Ó un chrķtien. L'Italie ne compte pas plus d'ķvĻques que ce petit canton de la Syrie; ils y ont conservķ la modestie de leur ķtat primitif: on en rencontre souvent dans les routes, montķs sur une mule, suivis d'un seul sacristain. La plupart vivent dans les couvents, o∙ ils sont vĻtus et nourris comme les simples moines. Leur revenu le plus ordinaire ne passe pas 1,500 livres; et dans ce pays, o∙ tout est Ó bon marchķ, cette somme suffit pour leur procurer mĻme l'aisance. Ainsi que les prĻtres, ils sont tirķs de la classe des moines; leur titre, pour Ļtre ķlus, est communķment une prķķminence de savoir: elle n'est pas difficile Ó acquķrir, puisque le vulgaire des religieux et des prĻtres ne connaŅt que le catķchisme et la Bible. Cependant il est remarquable que ces deux classes subalternes sont plus ķdifiantes par leurs moeurs et par leur conduite; qu'au contraire les ķvĻques et le patriarche, toujours livrķs aux cabales et aux disputes de prķķminence et de religion, ne cessent de rķpandre le scandale et le trouble dans le pays, sous prķtexte d'exercer, selon l'ancien usage, la correction ecclķsiastique: ils s'excommunient mutuellement eux et leurs adhķrents; ils suspendent les prĻtres, interdisent les moines, infligent des pķnitences publiques aux la’ques; en un mot, ils ont conservķ l'esprit brouillon et tracassier qui a ķtķ le flķau du Bas-Empire. La cour de Rome, souvent importunķe de leurs dķbats, tŌche de les pacifier, pour maintenir en ces contrķes le seul asile qu'y conserve sa puissance. Il y a quelque temps qu'elle fut obligķe d'intervenir dans une affaire singuliĶre, dont le tableau peut donner une idķe de l'esprit des Maronites. Vers l'an 1755, il y avait dans le voisinage de la mission des jesuites, une fille maronite, nommķe _HendŅķ_, dont la vie extraordinaire commenńa de fixer l'attention du peuple. Elle je¹nait, elle portait le cilice, elle avait le don des larmes; en un mot, elle avait tout l'extķrieur des anciens ermites, et bient¶t elle en eut la rķputation. Tout le monde la regardait comme un modĶle de piķtķ, et plusieurs la rķputĶrent pour sainte: de lÓ aux miracles le passage est court; et bient¶t en effet le bruit courut qu'elle faisait des miracles. Pour bien concevoir l'impression de ce bruit, il ne faut pas oublier que l'ķtat des esprits dans le Liban est presque le mĻme qu'aux premiers siĶcles. Il n'y eut donc ni incrķdules ni plaisans, pas mĻme de _douteurs_. _HendŅķ_ profita de cet enthousiasme pour l'exķcution de ses projets; et se modelant en apparence sur ses prķdķcesseurs dans la mĻme carriĶre, elle dķsira d'Ļtre fondatrice d'un ordre nouveau. Le coeur humain a beau faire; sous quelque forme qu'il dķguise ses passions, elles sont toujours les mĻmes: pour le conquķrant comme pour le cķnobite, c'est toujours ķgalement l'ambition du pouvoir; et l'orgueil de la prķķminence se montre mĻme dans l'excĶs de l'humilitķ. Pour bŌtir le couvent, il fallait des fonds; la fondatrice sollicita la piķtķ de ses partisans, et les aum¶nes abondĶrent; elles furent telles, que l'on put ķlever en peu d'annķes deux vastes maisons en pierre de taille, dont la construction a d¹ co¹ter quarante mille ķcus. Le lieu, nommķ le _Kourket_, est un dos de colline au nord-ouest d'_Antoura_, dominant Ó l'ouest, sur la mer qui en est trĶs-voisine, et dķcouvrant au sud jusqu'Ó la rade de _BaŅrout_, ķloignķe de quatre lieues. Le _Kourket_ ne tarda pas de se peupler de moines et de religieuses. Le patriarche actuel fut le directeur-gķnķral; d'autres emplois, grands et petits, furent confķrķs Ó divers prĻtres ou candidats, que l'on ķtablit dans l'une des maisons. Tout rķussissait Ó souhait: il est vrai qu'il mourait beaucoup de religieuses; mais on en rejetait la faute sur l'air, et il ķtait difficile d'en imaginer la vraie cause. Il y avait prĶs de vingt ans que _HendŅķ_ rķgnait dans ce petit empire, quand un accident, impossible Ó prķvoir, vint tout renverser. Dans des jours d'ķtķ, un commissionnaire venant de Damas Ó BaŅrout, fut surpris par la nuit prĶs de ce couvent: les portes ķtaient fermķes, l'heure indue; il ne voulut rien troubler; et content d'avoir pour lit un monceau de paille, il se coucha dans la cour extķrieure en attendant le jour. Il y dormait depuis quelques heures, lorsqu'un bruit clandestin de portes et de verrous vint l'ķveiller. De cette porte, sortirent trois femmes qui tenaient en main des pioches et des pelles; deux hommes les suivaient, portant un long paquet blanc, qui paraissait fort lourd. La troupe s'achemina vers un terrain voisin plein de pierres et de dķcombres. LÓ, les hommes dķposĶrent leur fardeau, creusĶrent un trou o∙ ils le mirent, recouvrirent le trou de terre qu'ils foulĶrent, et aprĶs cette opķration, rentrĶrent avec les femmes qui les suivirent. Des hommes avec des religieuses, une sortie faite de nuit avec mystĶre, un paquet dķposķ dans un trou cachķ, tout cela donna Ó penser au voyageur. La surprise l'avait d'abord retenu en silence; bient¶t les rķflexions firent naŅtre l'inquiķtude et la peur, et il se dķroba dĶs l'aube du jour pour se rendre Ó BaŅrout. Il connaissait dans la ville un marchand qui depuis quelques mois avait placķ ses deux filles au _Kourket_, avec une dot de 10,000 livres. Il alla le trouver hķsitant encore, et cependant br¹lant d'impatience de raconter son aventure. L'on s'assit jambes croisķes, l'on alluma la longue pipe, et l'on prit le cafķ. Le marchand fait des questions sur le voyage; l'homme rķpond qu'il a passķ la nuit prĶs du _Kourket_. On demande des dķtails; il en donne: enfin il s'ķpanche, et conte ce qu'il a vu Ó l'oreille de son h¶te. Les premiers mots ķtonnent celui-ci; le paquet en terre l'inquiĶte; bient¶t la rķflexion vient l'alarmer. Il sait qu'une de ses filles est malade; il observe qu'il meurt beaucoup de religieuses. Ces pensķes le tourmentent; il n'ose admettre des soupńons trop graves, et il ne peut les rejeter; il monte Ó cheval avec un ami; ils vont ensemble au couvent; ils demandent Ó voir les deux novices: elles sont malades. Le marchand insiste, et veut qu'on les apporte; on le refuse avec humeur: il s'opiniŌtre; on s'obstine: alors ses soupńons se tournent en certitude. Il part le dķsespoir dans le coeur, et va trouver Ó _Dair-el-Qamar_, _Saad_, kiŌya[220] du prince _Yousef_, commandant de la montagne. Il lui expose le fait et tous ses accessoires. Le kiŌya en est frappķ; il lui donne des cavaliers et un ordre d'ouvrir de grķ ou de force: le qŌdi se joint au marchand, et l'affaire devient juridique; d'abord l'on fouille la terre, et l'on trouve que le paquet dķposķ est un corps mort, que l'infortunķ pĶre reconnaŅt pour sa fille cadette: on pķnĶtre dans le couvent et l'on trouve l'autre en prison et prĶs d'expirer. Elle rķvķla des abominations qui firent frķmir, et dont elle allait, comme sa soeur, devenir la victime. On saisit la sainte, qui soutint son r¶le avec constance; l'on actionna les prĻtres et le patriarche. Ses ennemis se rķunirent pour le perdre et profiter de sa dķpouille: il fut suspendu, dķposķ. L'affaire a ķtķ portķ en 1776 Ó Rome; la _Propagande_ a informķ, et l'on a dķcouvert des infamies de libertinage, et des horreurs de cruautķ. Il a ķtķ constatķ que _HendŅķ_ faisait pķrir ses religieuses, tant¶t pour profiter de leurs dķpouilles, tant¶t parce qu'elle les trouvait rebelles Ó ses volontķs; que cette femme non-seulement communiait, mais mĻme consacrait et disait la messe; qu'elle avait sous son lit des trous par lesquels on introduisait des parfums, au moment qu'elle prķtendait avoir des extases et des visites du Saint-Esprit; qu'elle avait une faction qui la pr¶nait et publiait qu'elle ķtait la mĶre de Dieu, revenue en terre, et mille autres extravagances. Malgrķ cela, elle a conservķ un parti assez puissant pour s'opposer Ó la rigueur du traitement qu'elle mķritait: on l'a renfermķe dans divers couvents, d'o∙ elle s'est souvent ķvadķe. En 1783, elle ķtait Ó la visitation d'Antoura, et le frĶre de l'ķmir des Druzes voulait la dķlivrer. Grand nombre de personnes croient encore Ó sa saintetķ; et sans l'accident du voyageur, ses ennemis actuels y croiraient de mĻme. Que penser des rķputations, s'il en est qui tiennent Ó si peu de chose? Dans le petit espace qui compose le pays des Maronites, on compte plus de 200 couvents d'hommes ou de femmes. Leur rĶgle est celle de saint Antoine; ils la pratiquent avec une exactitude qui rappelle les temps passķs. Le vĻtement des moines est une ķtoffe de laine brune et grossiĶre, assez semblable Ó la robe des capucins. Leur nourriture est celle des paysans, avec cette exception, qu'ils ne mangent jamais de viande. Ils ont des je¹nes frķquents, et de longues priĶres de jour et de nuit; le reste de leur temps est employķ Ó cultiver la terre, Ó briser les rochers pour former les murs des terrasses qui soutiennent les plants des vignes et des m¹riers. Chaque couvent a un frĶre cordonnier, un frĶre tailleur, un frĶre tisserand, un frĶre boulanger; en un mot, un artiste de chaque mķtier nķcessaire: on trouve presque toujours un couvent de femmes Ó c¶tķ d'un couvent d'hommes; et cependant il est rare d'entendre parler de scandales. Ces femmes elles-mĻmes mĶnent une vie trĶs-laborieuse; et cette activitķ est sans doute ce qui les garantit de l'ennui et des dķsordres qui accompagnent l'oisivetķ: aussi, loin de nuire Ó la population, on peut dire que ces couvents y ont contribuķ, en multipliant par la culture les denrķes dans une proportion supķrieure Ó leur consommation. La plus remarquable des maisons des moines maronites, est _Qoz-haŅķ_, Ó 6 heures Ó l'est de Tripoli. C'est lÓ qu'on exorcise, comme aux premiers temps de l'ķglise, les possķdķs du diable. Il s'en trouve encore dans ces cantons: il y a peu d'annķes que nos nķgociants de Tripoli en virent un qui exerńa la patience et le savoir des religieux. Cet homme, sain Ó l'extķrieur, avait des convulsions subites qui le faisaient entrer dans une fureur, tant¶t sourde, et tant¶t ķclatante. Il dķchirait, il mordait, il ķcumait; sa phrase ordinaire ķtait: _Le soleil est ma mĶre, laissez-moi l'adorer_. On l'inonda d'ablutions, on le tourmenta de je¹nes et de priĶres, et l'on parvint, dit-on, Ó chasser le diable; mais d'aprĶs ce qu'en rapportent des tķmoins ķclairķs, il paraŅt que ces possķdķs ne sont pas autre chose que des hommes frappķs de folie, de manie et d'ķpilepsie; et il est trĶs-remarquable que le mĻme mot arabe dķsigne Ó la fois l'_ķpilepsie_ et l'_obsession_[221]. La cour de Rome, en s'affiliant des Maronites, leur a donnķ un hospice dans Rome, o∙ ils peuvent envoyer plusieurs jeunes gens que l'on y ķlĶve gratuitement. Il semblerait que ce moyen e¹t d¹ introduire parmi eux les arts et les idķes de l'Europe; mais les sujets de cette ķcole, bornķs Ó une ķducation purement monastique, ne rapportent dans leur pays que l'italien, qui leur devient inutile, et un savoir thķologique qui ne les conduit Ó rien; aussi ne tardent-ils pas Ó rentrer dans la classe gķnķrale. Trois ou quatre missionnaires que les capucins de France entretiennent Ó GŌzir, Ó Tripoli et Ó BaŅrout, n'ont pas opķrķ plus de changements dans les esprits. Leur travail consiste Ó prĻcher dans leur ķglise, Ó enseigner aux enfants le catķchisme, l'Imitation et les Psaumes, et Ó leur apprendre Ó lire et Ó ķcrire. Ci-devant les jķsuites en avaient deux Ó leur maison d'Antoura; les lazaristes ont pris leur place et continuķ leur mission. L'avantage le plus solide qui ait rķsultķ de ces travaux apostoliques, est que l'art d'ķcrire s'est rendu plus commun chez les Maronites, et qu'Ó ce titre, ils sont devenus dans ces cantons ce que sont les Coptes en ╔gypte, c'est-Ó-dire qu'ils se sont emparķs de toutes les places d'ķcrivains, d'intendants et de kiŌyas chez les Turks, et surtout chez les Druzes, leur alliķs et leurs voisins. ¦ III. Des Druzes. Les _Druzes_ ou _Derouz_, dont le nom fit quelque bruit en Europe sur la fin du 16^{e} siĶcle, sont un petit peuple qui, pour le genre de vie, la forme du gouvernement, la langue et les usages, ressemble infiniment aux Maronites. La religion forme leur principale diffķrence. Long-temps celle des Druzes fut un problĻme; mais enfin l'on a percķ le mystĶre, et dķsormais l'on peut en rendre un compte assez prķcis, ainsi que de leur origine, Ó laquelle elle est liķe. Pour en bien saisir l'histoire, il convient de reprendre les faits jusque dans leurs premiĶres sources. Vingt-trois ans aprĶs la mort de Mahomet, la querelle d'_Ali_ son gendre, et de _MoŌouia_, gouverneur de Syrie, avait causķ dans l'empire arabe un premier schisme qui subsiste encore; mais Ó le bien prendre, la scission ne portait que sur la puissance; et les musulmans, partagķs d'avis sur les reprķsentants du prophĶte, demeuraient d'accord sur les dogmes[222]. Ce ne fut que dans le siĶcle suivant que la lecture des livres grecs suscita parmi les Arabes un esprit de discussion et de controverse, jusqu'alors ķtranger Ó leur ignorance. Les effets en furent tels que l'on devait les attendre; c'est-Ó-dire, que raisonnant sur des matiĶres qui n'ķtaient susceptibles d'aucune dķmonstration, et se guidant par les principes abstraits d'une logique inintelligible, ils se partagĶrent en une foule d'opinions et de sectes. Dans le mĻme temps, la puissance civile tomba dans l'anarchie; et la religion, qui en tire les moyens de garder son unitķ, suivit son sort: alors il arriva aux musulmans ce qu'avaient dķja ķprouvķ les chrķtiens. Les peuples qui avaient adoptķ le systĶme de Mahomet, y joignirent leurs prķjugķs, et les anciennes idķes rķpandues dans l'Asie, se remontrĶrent sous de nouvelles formes: on vit renaŅtre chez les musulmans, et la mķtempsycose, et les transmigrations, et les _deux principes_ du bien et du mal, et la rķsurrection au bout de 6,000 ans, telle que l'avait enseignķe Zoroastre: dans le dķsordre politique et religieux de l'ķtat, chaque inspirķ se fit ap¶tre, chef de secte. On en compta plus de 60, remarquables par le nombre de leurs partisans; toutes diffķrant sur quelques points de dogme, toutes s'inculpant d'hķrķsie et d'erreurs. Les choses en ķtaient Ó ce point, lorsque dans le commencement du 11^{e} siĶcle, l'╔gypte devint le thķŌtre de l'un des plus bizarres spectacles que l'histoire offre en ce genre. ╔coutons les ķcrivains originaux[223]. ½L'an de l'hedjire 386 (996 de Jķsus-Christ), dit _El-Makin_, parvint au tr¶ne d'╔gypte, Ó l'Ōge de 11 ans, le 3^{e} calife de la race des FŌtmites, nommķ _Hakem-b'amr-ellah_. Ce prince fut l'un des plus extravagants dont la mķmoire des hommes ait gardķ le souvenir. D'abord il fit maudire dans les mosquķes les premiers kalifes, compagnons de Mahomet; puis il rķvoqua l'anathĶme: il forńa les juifs et les chrķtiens d'abjurer leur culte; puis il leur permit de le reprendre. Il dķfendit de faire des chaussures aux femmes, afin qu'elles ne pussent sortir de leurs maisons. Pour se dķsennuyer, il fit br¹ler la moitiķ du Kaire, pendant que ses soldats pillaient l'autre. Non content de ces fureurs, il interdit le pĶlerinage de la Mekke, le je¹ne, les 5 priĶres; enfin, il porta la folie au point de vouloir se faire passer pour Dieu. Il fit dresser un registre de ceux qui le reconnurent pour tel, et il s'en trouva jusqu'au nombre de 16,000: cette idķe fut appuyķe par un faux prophĶte qui ķtait alors venu de la Perse en ╔gypte. Cet imposteur, nommķ _Mohammad-ben-Ismaļl_, enseignait qu'il ķtait inutile de pratiquer le je¹ne, la priĶre, la circoncision, le pĶlerinage, et d'observer les fĻtes; que les prohibitions du porc et du vin ķtaient absurdes; que le mariage des frĶres, des soeurs, des pĶres et des enfants ķtait licite. Pour Ļtre bien venu de _Hakem_, il soutint que ce kalife ķtait Dieu lui-mĻme incarnķ; et au lieu de son nom _Hakem-b'amr-ellah_, qui signifie _gouvernant par l'ordre de Dieu_, il l'appela _Hakem-b'amr-eh_, qui signifie _gouvernant par son propre ordre_. Par malheur pour le prophĶte, son nouveau Dieu n'eut pas le pouvoir de le garantir de la fureur de ses ennemis: ils le tuĶrent dans un ķmeute aux pieds mĻme du kalife, qui peu aprĶs fut aussi massacrķ sur le mont _Moqattam_, o∙ il entretenait, disait-il, commerce avec les anges.╗ La mort de ces deux chefs n'arrĻta point les progrĶs de leurs opinions: un disciple de Mohammad-ben-Ismaļl, nommķ _Hamz-ben-Ahmad_, les rķpandit avec un zĶle infatigable dans l'╔gypte, dans la Palestine et sur la c¶te de Syrie, jusqu'Ó Sidon et Bķryte. Il paraŅt que ses prosķlytes ķprouvĶrent le mĻme sort que les Maronites, c'est-Ó-dire que, persķcutķs par la communion rķgnante, ils se rķfugiĶrent dans les montagnes du Liban, o∙ ils pouvaient mieux se dķfendre; du moins est-il certain que peu aprĶs cette ķpoque, on les y trouve ķtablis et formant une sociķtķ indķpendante comme leurs voisins. Il semblerait que la diffķrence de leurs cultes e¹t d¹ les rendre ennemis; mais l'intķrĻt pressant de leur s¹retķ commune les forńa de se tolķrer mutuellement; et depuis lors, ils se montrĶrent presque toujours rķunis, tant¶t contre les Croisķs ou contre les sultans d'Alep, tant¶t contre les Mamlouks et les Ottomans. La conquĻte de la Syrie par ces derniers, ne changea point d'abord leur ķtat. Sķlim I, qui au retour de l'╔gypte ne mķditait pas moins que la conquĻte de l'Europe, ne daigna pas s'arrĻter devant les rochers du Liban. Soliman II, son successeur, sans cesse occupķ de guerres importantes, tant¶t contre les chevaliers de Rhodes, les Persans ou l'Yemen, tant¶t contre les Hongrois, les Allemands et Charles-Quint, Soliman II n'eut pas davantage le temps de songer aux Druzes. Ces distractions les enhardirent; et non contents de leur indķpendance, ils descendirent souvent de leurs montagnes pour piller les sujets des Turks. Les pachas voulurent en vain rķprimer leurs incursions: leurs troupes furent toujours battues ou repoussķes. Ce ne fut qu'en 1588, qu'Amurat III, fatiguķ des plaintes qu'on lui portait, rķsolut, Ó quelque prix que ce f¹t, de rķduire ces rebelles, et eut le bonheur d'y rķussir. Son gķnķral Ybrahim Pacha, parti du Kaire, attaqua les Druzes et les Maronites avec tant d'adresse ou de vigueur, qu'il parvint Ó les forcer dans leurs montagnes. La discorde survint parmi les chefs, et il en profita pour tirer une contribution de plus d'un million de piastres, et pour imposer un tribut qui a continuķ jusqu'Ó ce jour. Il paraŅt que cette expķdition fut l'ķpoque d'un changement dans la constitution mĻme des Druzes. Jusqu'alors ils avaient vķcu dans une sorte d'anarchie, sous le commandement de divers _chaiks_ ou _seigneurs_. La nation ķtait surtout partagķe en deux factions, que l'on retrouve chez tous les peuples arabes, et que l'on appelle parti _QaŅsi_, et parti _YamŌni_.[224] Pour simplifier la rķgie, Ybrahim voulut qu'il n'y e¹t qu'un seul chef qui f¹t responsable du tribut, et chargķ de la police. Par la nature mĻme de son emploi, cet agent ne tarda pas d'obtenir une grande prķpondķrance, et sous le nom de gouverneur, il devint presque le roi de la rķpublique; mais comme ce gouverneur fut tirķ de la nation, il en rķsulta un effet que les Turks n'avaient pas prķvu et qui manqua de leur Ļtre funeste. Cet effet fut que le gouverneur rassemblant dans ses mains tous les pouvoirs de la nation, put donner Ó ses forces une direction unanime qui en rendit l'action bien plus puissante. Elle fut naturellement tournķe contre les Turks, parce que les Druzes, en devenant leurs sujets, ne cessĶrent pas d'Ļtre leurs ennemis. Seulement ils furent obligķs de prendre dans leurs attaques les dķtours qui sauvassent des apparences, et ils firent une guerre sourde, plus dangereuse peut-Ļtre qu'une guerre dķclarķe. Ce fut alors, c'est-Ó-dire dans les premiĶres annķes du XVII^{e} siĶcle, que la puissance des Druzes acquit son plus grand dķveloppement: elle le dut aux talents et Ó l'ambition du cķlĶbre ķmir _Fakr-el-dŅn_, vulgairement appelķ _Fakar-dŅn_. A peine ce prince se vit-il chef et gouverneur de la nation, qu'il appliqua tous ses soins Ó diminuer l'ascendant des Ottomans, Ó s'agrandir mĻme Ó leurs dķpens; et il y mit un art dont peu de commandants en Turquie ont offert l'exemple. D'abord il gagna la confiance de la Porte par toutes les dķmonstrations du dķvouement et de la fidķlitķ. Les Arabes infestaient la plaine de _Balbek_, et les pays de _Sour_ et d'_Acre_; il leur fit la guerre, en dķlivra les habitants, et prķpara ainsi les esprits Ó dķsirer son gouvernement. La ville de _BaŅrout_ ķtait Ó sa biensķance en ce qu'elle lui ouvrait une communication avec les ķtrangers, et entre autres avec les Vķnitiens, ennemis naturels des Turks. _Fakr-el-dŅn_ se prķvalut des malversations de l'aga, et l'expulsa: il fit plus; il sut se faire un mķrite de cette hostilitķ auprĶs du divan, en payant un tribut plus considķrable. Il en usa de la mĻme maniĶre Ó l'ķgard de _Sa’de_, de _Balbek_ et de _Sour_; enfin, dĶs 1613, il se vit maŅtre du pays jusqu'Ó _Adjaloun_ et _Safad_. Les pachas de Damas et de Tripoli ne voyaient pas d'un oeil tranquille ces empiĶtements. Tant¶t ils s'y opposaient Ó force ouverte, sans pouvoir arrĻter _Fakr-el-dŅn_; tant¶t ils essayaient de le perdre Ó la Porte par des instigations secrĶtes; mais l'ķmir qui y entretenait aussi des espions et des protecteurs, en ķludait toujours l'effet. Cependant le divan finit par s'alarmer des progrĶs des Druzes, et fit les prķparatifs d'une expķdition capable de les ķcraser. Soit politique, soit frayeur, _Fakr-el-dŅn_ ne jugea pas Ó propos d'attendre cet orage. Il entretenait en Italie des relations, sur lesquelles il fondait de grandes espķrances: il rķsolut d'aller lui-mĻme solliciter les secours qu'on lui promettait, persuadķ que sa prķsence ķchaufferait le zĶle de ses amis, pendant que son absence refroidirait la colĶre de ses ennemis: en consķquence, il s'embarqua Ó BaŅrout, et aprĶs avoir remis les affaires dans les mains de son fils Ali, il se rendit Ó la cour des Mķdicis Ó Florence. L'arrivķe d'un prince d'Orient en Italie ne manqua pas d'ķveiller l'attention publique: l'on demanda quelle ķtait sa nation, et l'on rechercha l'origine des _Druzes_. Les faits historiques et les caractĶres de religion se trouvĶrent si ķquivoques, que l'on ne sut si l'on en devait faire des musulmans ou des chrķtiens. L'on se rappela les croisades, et l'on supposa qu'un peuple rķfugiķ dans les montagnes et ennemi des naturels, devait Ļtre une race de Croisķs. Ce prķjugķ ķtait trop favorable Ó _Fakr-el-dŅn_, pour qu'il le dķcrķditŌt; il eut l'adresse au contraire de rķclamer de prķtendues alliances avec la maison de _Lorraine_: il fut secondķ par les missionnaires et les marchands, qui se promettaient un nouveau thķŌtre de conversions et de commerce. Dans la vogue d'une opinion, chacun renchķrit sur les preuves. Des savants Ó _origines_, frappķs de la ressemblance des noms, voulurent que _Druzes_ et _Dreux_ ne fussent qu'une mĻme chose, et ils bŌtirent sur ce fondement le systĶme d'une prķtendue colonie de croisķs franńais, qui, sous la conduite d'un comte de Dreux, se serait ķtablie dans le Liban. La remarque que l'on a faite ensuite, que Benjamin de TudĶle cite le nom de Druzes avant le temps des croisades, a portķ coup Ó cette hypothĶse. Mais un fait qui e¹t d¹ la ruiner dĶs son origine, est l'idiome dont se servent les Druzes. S'ils fussent descendus des Francs, ils eussent conservķ au moins quelques traces de nos langues; car une sociķtķ retirķe dans un canton sķparķ o∙ elle vit isolķe, ne perd point son langage. Cependant celui des Druzes est un arabe trĶs-pur et qui n'a pas un mot d'origine europķenne. La vķritable ķtymologie du nom de ce peuple ķtait depuis long-temps dans nos mains sans qu'on p¹t s'en douter. Il vient du fondateur mĻme de la secte, de Mohammad-ben-Ismaļl qui s'appelait en surnom _el-Dorzi_, et non pas _el-Darari_, comme le portent nos imprimķs. La confusion de ces deux mots, si divers dans notre ķcriture, tient Ó la figure des deux lettres arabes _r_ et _z_, lesquelles ne diffĶrent qu'en ce que le _z_ porte un point, qu'on a trĶs-souvent omis ou effacķ dans les manuscrits[225]. AprĶs neuf ans de sķjour en Italie, _Fakr-el-dŅn_ revint reprendre le gouvernement de son pays. Pendant son absence, Ali son fils avait repoussķ les Turks, calmķ les esprits, et maintenu les affaires en assez bon ordre. Il ne restait plus Ó l'ķmir qu'Ó employer les lumiĶres qu'il avait d¹ acquķrir, Ó perfectionner l'administration intķrieure et Ó augmenter le bien-Ļtre de sa nation; mais au lieu de l'art sķrieux et utile de gouverner, il se livra tout entier aux arts frivoles et dispendieux dont il avait pris la passion en Italie. Il bŌtit de toutes parts des maisons de plaisance; il construisit des bains et des jardins. Il osa mĻme, sans ķgard pour les prķjugķs du pays, les orner de peintures et de sculptures qu'a proscrites le Q¶ran. Les effets de cette conduite ne tardĶrent pas Ó se manifester. Les Druzes, dont le tribut continuait comme en pleine guerre, s'indisposĶrent. La faction _YamŌni_ se rķveilla; l'on murmura contre les dķpenses du prince: le faste qu'il ķtalait ralluma la jalousie des pachas. Ils voulurent augmenter les contributions: ils recommencĶrent les hostilitķs. _Fakr-el-dŅn_ les repoussa: ils prirent occasion de sa rķsistance pour le rendre odieux et suspect au sultan mĻme. Le violent Amurat IV s'offensa qu'un de ses sujets osŌt entrer en comparaison avec lui, et il rķsolut de le perdre. En consķquence, le pacha de Damas reńut ordre de marcher avec toutes ses forces contre BaŅrout, rķsidence ordinaire de _Fakr-el-dŅn_. D'autre part, quarante galĶres durent investir cette ville par mer, pour lui interdire tout secours. L'ķmir, qui comptait sur sa fortune et sur un secours d'Italie, rķsolut d'abord de faire tĻte Ó cet orage. Son fils Ali, qui commandait Ó _Safad_, fut chargķ d'arrĻter l'armķe turke; et en effet, il osa lutter contre elle, malgrķ une grande disproportion de forces; mais aprĶs deux combats o∙ il eut l'avantage, ayant ķtķ tuķ dans une troisiĶme attaque, les affaires changĶrent tout Ó coup de face, et tournĶrent Ó la dķcadence. _Fakr-el-dŅn_, effrayķ de la perte de ses troupes, affligķ de la mort de son fils, amolli mĻme par l'Ōge et par une vie voluptueuse, _Fakr-el-dŅn_ perdit le conseil et le courage. Il ne vit plus de ressource que dans la paix; il envoya son second fils la solliciter Ó bord de l'amiral turk, essayant de le sķduire par des prķsents; mais l'amiral retenant les prķsents et l'envoyķ, dķclara qu'il voulait la personne mĻme du prince. _Fakr-el-dŅn_ ķpouvantķ prit la fuite; les Turks, maŅtres de la campagne, le poursuivirent; il se rķfugia sur le lieu escarpķ de _Niha_; ils l'y assiķgĶrent. AprĶs un an, voyant leurs efforts inutiles, ils le laissĶrent libre; mais peu de temps aprĶs, les compagnons de son adversitķ, las de leurs disgrŌces, le trahirent et le livrĶrent aux Turks. _Fakr-el-dŅn_, dans les mains de ses ennemis, conńut un espoir de pardon, et se laissa conduire Ó Constantinople. Amurat, flattķ de voir Ó ses pieds un prince aussi cķlĶbre, eut d'abord pour lui cette bienveillance que donne l'orgueil de la supķrioritķ; mais bient¶t revenu au sentiment plus durable de la jalousie, il se rendit aux instigations de ses courtisans; et dans un accĶs de son humeur violente, il le fit ķtrangler vers 1632. AprĶs la mort de _Fakr-el-dŅn_, la postķritķ de ce prince ne continua pas moins de possķder le commandement, sous le bon plaisir et la suzerainetķ des Turks: cette famille ķtant venue Ó manquer de lignķe mŌle au commencement de ce siĶcle, l'autoritķ fut dķfķrķe, par l'ķlection des _chaiks_, Ó la maison de _Chebak_, qui gouverne encore aujourd'hui. Le seul ķmir de cette maison qui mķrite quelque souvenir, est l'ķmir _Melhem_, qui a rķgnķ depuis 1740 jusqu'en 1759. Dans cet intervalle, il est parvenu Ó rķparer les pertes que les Druzes avaient essuyķes Ó l'intķrieur, et Ó leur rendre Ó l'extķrieur la considķration dont ils ķtaient dķchus depuis le revers de _Fakr-el-dŅn_. Sur la fin de sa vie, c'est-Ó-dire vers 1745, _Melhem_ se dķgo¹ta des soucis du gouvernement, et il abdiqua pour vivre dans une retraite religieuse, Ó la maniĶre des _OqqŌls_. Mais les troubles qui survinrent le rappelĶrent aux affaires jusqu'en 1759, qu'il mourut gķnķralement regrettķ. Il laissa 3 fils en bas Ōge: l'aŅnķ, nommķ _Yousef_, devait, selon la _coutume_, lui succķder; mais comme il n'avait encore que onze ans, le commandement fut dķvolu Ó son oncle _Mansour_, par une disposition assez gķnķrale du droit public de l'Asie, qui veut que les peuples soient gouvernķs par un homme en Ōge de raison. Le jeune prince ķtait peu propre Ó soutenir ses prķtentions; mais un Maronite nommķ _Sad-el-Kouri_, Ó qui Melhem avait confiķ son ķducation, se chargea de ce soin. Aspirant Ó voir son pupille un prince puissant, pour Ļtre un puissant visir, il travailla de tout son pouvoir Ó ķlever sa fortune. D'abord il se retira avec lui Ó _Djebail_, au KesraouŌn, o∙ l'ķmir _Yousef_ possķdait de grands domaines; et lÓ il prit Ó tŌche de s'affectionner les Maronites, en saisissant toutes les occasions de servir les particuliers et la nation. Les gros revenus de son pupille, et la modicitķ de ses dķpenses, lui en fournirent de puissants moyens. La ferme du KesraouŌn ķtait divisķe entre plusieurs chaiks dont on ķtait peu content; _Sad_ en traita avec le pacha de Tripoli, et s'en rendit le seul adjudicataire. Les _MotouŌlis_ de la vallķe de Balbek avaient fait, depuis quelques annķes, des empiķtements sur le Liban, et les Maronites s'alarmaient du voisinage de ces musulmans intolķrants. _Sad_ acheta du pacha de Damas la permission de leur faire la guerre, et il les expulsa en 1763. Les Druzes ķtaient toujours divisķs en deux factions[226]: _Sad_ lia ses intķrĻts Ó celle qui contrariait _Mansour_, et il prķpara sourdement la trame qui devait perdre l'oncle, pour ķlever le neveu. C'ķtait alors le temps que l'Arabe DŌher, maŅtre de la Galilķe, et rķsidant Ó Acre, inquiķtait la Porte par ses progrĶs et ses prķtentions: pour y opposer un obstacle puissant, elle venait de rķunir les pachalics de Damas, de Sa’de et de Tripoli, dans les mains d'Osman et de ses enfants, et l'on voyait clairement qu'elle avait le dessein d'une guerre ouverte et prochaine. _Mansour_, qui craignait les Turks sans oser les braver, usa de la politique ordinaire en pareil cas; il feignit de les servir, et favorisa leur ennemi. Ce fut pour _Sad_ une raison de prendre la route opposķe: il s'appuya des Turks contre la faction de _Mansour_, et il manoeuvra avec assez d'adresse ou de bonheur, pour faire dķposer cet ķmir en 1770, et porter _Yousef_ Ó sa place. L'annķe suivante ķclata la guerre d'Ali-Bek contre Damas. _Yousef_, appelķ par les Turks, entra dans leur querelle; cependant il n'eut point le crķdit de faire sortir les Druzes de leurs montagnes, pour aller grossir l'armķe ottomane. Outre la rķpugnance qu'ils ont en tout temps Ó combattre hors de leur pays, ils ķtaient en cette occasion trop divisķs Ó l'intķrieur pour quitter leurs foyers, et ils eurent lieu de s'en applaudir. La bataille de Damas se donna, et les Turks, comme nous l'avons vu, furent complĶtement dķfaits. Le pacha de Sa’de, ķchappķ de la dķroute, ne se crut pas en s¹retķ dans sa ville, et vint chercher un asile dans la maison mĻme de l'ķmir _Yousef_. Le moment ķtait peu favorable; mais la fuite de Mohammad-Bek changea la face des affaires. L'ķmir croyant Ali-Bek mort, et ne jugeant pas DŌher assez fort pour soutenir seul sa querelle, se dķcida ouvertement contre lui. Sa’de ķtait menacķe d'un siķge; il y dķtacha 1,500 hommes de sa faction pour l'en garantir. Lui-mĻme, dķterminant les Druzes et les Maronites Ó le suivre, descendit avec 25,000 paysans dans la vallķe de _BeqŌa_; et dans l'absence des _MotouŌlis_ qui servaient chez DŌher, il mit tout Ó feu et Ó sang, depuis _Balbek_ jusqu'Ó _Sour_ (_Tyr_). Pendant que les Druzes, fiers de cet exploit, marchaient en dķsordre vers cette derniĶre ville, 500 MotouŌlis, informķs de ce qui se passait, accoururent d'Acre, saisis de fureur et de dķsespoir, et fondirent si brusquement sur cette armķe, qu'ils la jetĶrent dans la dķroute la plus complĶte: telles furent la surprise et la confusion des Druzes, que se croyant attaquķs par DŌher lui-mĻme, et trahis les uns par les autres, ils s'entre-tuĶrent mutuellement dans leur fuite. Les pentes rapides de _DjezŅn_, et les bois de sapins qui se trouvĶrent sur la route des fuyards, furent jonchķs de morts, dont trĶs-peu pķrirent de la main des MotouŌlis. L'ķmir Yousef, honteux de cet ķchec, se sauva Ó _Dair-el-Qamar_. Peu aprĶs, il voulut prendre sa revanche; mais ayant encore ķtķ battu dans la plaine qui rĶgne entre Sa’de et Sour, il fut contraint de remettre Ó son oncle Mansour l'anneau, qui, chez les Druzes, est le symbole du commandement. En 1773, une nouvelle rķvolution le replańa; mais ce ne fut qu'au prix d'une guerre civile qu'il put maintenir sa puissance. Ce fut alors que pour s'assurer _BaŅrout_ contre la faction adverse, il invoqua le secours des Turks, et demanda au pacha de Damas un homme de tĻte qui s¹t dķfendre cette ville. Le choix tomba sur un aventurier qui, par sa fortune subsķquente, et le r¶le qu'il joue aujourd'hui, mķrite qu'on le fasse connaŅtre. Cet homme, nommķ _Ahmad_, est nķ en Bosnie, et a pour langue naturelle le sclavon, ainsi que l'assurent les capitaines de Raguse, avec qui il converse de prķfķrence Ó tous les autres. On prķtend qu'il s'est banni de son pays Ó l'Ōge de 16 ans, pour ķviter les suites d'un viol qu'il voulut commettre sur sa belle-soeur; il vint Ó Constantinople; et lÓ ne sachant comment vivre, il se vendit aux marchands d'esclaves, pour Ļtre transportķ en ╔gypte. Arrivķ au Kaire, Ali-Bek l'acheta, et le plańa au rang de ses Mamlouks. Abmad ne tarda pas Ó se distinguer par son courage et son adresse. Son patron l'employa en plusieurs occasions Ó des coups de main dangereux, tels que les assassinats des beks et des kŌchefs qu'il suspectait. Ahmad s'acquitta si bien de ces commissions, qu'il en acquit le surnom de _DjezzŌr_, qui signifie _ķgorgeur_. Il jouissait Ó ce titre de la faveur d'Ali, quand un accident la troubla. Ce bek ombrageux ayant jugķ Ó propos de proscrire un de ses bienfaiteurs, nommķ _SŌlķh-Bek_, chargea _DjezzŌr_ de lui couper la tĻte. Soit remords, soit intķrĻt secret, _DjezzŌr_ rķpugna; il fit mĻme des reprķsentations. Mais apprenant le lendemain que Mohammad-Bek avait rempli la commission, et qu'Ali tenait des propos, il se jugea perdu; et pour ķviter le sort de SŌlķh-Bek, il s'ķchappa clandestinement, et gagna Constantinople. Il y sollicita des emplois proportionnķs au rang qu'il avait tenu; mais y trouvant cette affluence de concurrents qui assiķgent toutes les capitales, il se trańa un autre plan, et vint Ó titre de simple soldat chercher du service en Syrie. Le hasard le fit passer chez les Druzes, et il reńut l'hospitalitķ dans la maison mĻme du kiŌya de l'ķmir Yousef. De lÓ il se rendit Ó Damas, o∙ il obtint bient¶t le titre d'Aga, avec un commandement de 5 _drapeaux_, c'est-Ó-dire de 50 hommes: ce fut dans ce poste que le sort vint le chercher pour en faire le commandant de BaŅrout. DjezzŌr ne s'y vit pas plus t¶t ķtabli, qu'il s'en empara pour les Turks. Yousef fut confondu de ce revers. Il demanda justice Ó Damas; mais voyant qu'on se moquait mĻme de ses plaintes, il traita par dķpit avec DŌher, et conclut avec lui une alliance offensive et dķfensive Ó _RŌs-el-aĻn_, prĶs de _Sour_. Aussit¶t DŌher uni aux Druzes, vint assiķger BaŅrout par terre, pendant que deux frķgates russes, dont on acheta le service pour 600 bourses, vinrent la canonner par mer. Il fallut cķder Ó la force. AprĶs une rķsistance assez vigoureuse, DjezzŌr rendit sa personne et sa ville. Le chaik charmķ de son courage, et flattķ de la prķfķrence qu'il lui avait donnķe sur l'ķmir, l'emmena Ó Acre, et le traita avec toutes sortes de bontķs. Il crut mĻme pouvoir lui confier une petite expķdition en Palestine; mais DjezzŌr arrivķ prĶs de Jķrusalem, repassa chez les Turks, et s'en retourna Ó Damas. La guerre de Mohammad-Bek survint: DjezzŌr se prķsenta au capitan-pacha, et gagna sa confiance. Il l'accompagna au siķge d'Acre; et lorsque l'amiral eut dķtruit DŌher, ne voyant personne, plus propre que DjezzŌr Ó remplir les vues de la Porte dans ces contrķes, il le nomma pacha de Sa’de. Devenu par cette rķvolution suzerain de l'ķmir Yousef, DjezzŌr a d'autant moins oubliķ son injure, qu'il a lieu de s'accuser d'ingratitude. Par une conduite vraiment turke, feignant tour Ó tour la reconnaissance et le ressentiment, il s'est tour Ó tour brouillķ et rķconciliķ avec lui, en exigeant toujours de l'argent pour prix de la paix ou pour indemnitķ de la guerre. Ce manķge lui a si bien rķussi, qu'en un espace de 5 annķes, il a tirķ de l'ķmir environ 4,000,000 de France, somme d'autant plus ķtonnante, que la ferme du pays des Druzes ne se montait pas alors Ó 100,000 francs. En 1784, il lui fit la guerre, le dķposa, et mit Ó sa place l'ķmir du pays de _HasbĻya_, appelķ _Ismaļl_. Yousef ayant de nouveau rachetķ ses bonnes graces, rentra sur la fin de l'annķe Ó Dair-el-Qamar. Il poussa mĻme la confiance jusqu'Ó l'aller trouver Ó Acre, d'o∙ l'on ne croyait pas qu'il revŅnt; mais DjezzŌr est trop habile pour verser le sang, quand il y a encore espoir d'argent: il a fini par relŌcher le prince, et le renvoyer mĻme avec des dķmonstrations d'amitiķ. Depuis lors, la Porte l'a nommķ pacha de Damas, o∙ il rķside aujourd'hui. LÓ, conservant la suzerainetķ du pachalic d'_Acre_ et du pays des Druzes, il a saisi _SŌd_, kiŌya de l'ķmir, et sous le prķtexte qu'il est l'auteur des derniers troubles, il a menacķ de les lui faire payer de sa tĻte. Les Maronites, alarmķs pour cet homme qu'ils rķvĶrent, ont offert 900 bourses pour sa ranńon. Le pacha marchande, et en aura 1,000; mais si, comme il est probable, l'or s'ķpuise par tant de contributions, malheur au ministre et au prince! Le sort de tant d'autres les attend; et l'on pourra dire qu'ils l'ont mķritķ; car c'est l'impķritie de l'un et l'ambition de l'autre, qui, en mĻlant les Turks aux affaires des Druzes, ont portķ Ó la tranquillitķ et Ó la s¹retķ de leur nation, une atteinte dont elle sera long-temps Ó se relever, si elle ne suit que le cours naturel des ķvķnements. Revenons Ó la religion des Druzes. Ce qu'on a vu des opinions de _Mahommad-ben-Ismaļl_, peut en Ļtre regardķ comme la dķfinition. Ils ne pratiquent ni circoncision, ni priĶres, ni je¹ne; ils n'observent ni prohibitions, ni fĻtes. Ils boivent du vin, mangent du porc, et se marient de soeur Ó frĶre. Seulement on ne voit plus chez eux d'alliance publique entre les enfants et les pĶres. D'aprĶs ceci, l'on conclura avec raison que les Druzes n'ont pas de culte: cependant il faut en excepter une classe qui a des usages religieux marquķs. Ceux qui la composent, sont au reste de la nation ce qu'ķtaient les _initiķs_ aux _profanes_, ils se donnent le nom d'_OqqŌls_, qui veut dire _spirituels_, par opposķ au vulgaire qu'ils appellent _DjŌhel_ (_ignorant_). Ils ont divers grades d'initiation, dont le plus ķlevķ exige le cķlibat. On les reconnaŅt au turban blanc qu'ils affectent de porter, comme un symbole de leur puretķ; et ils mettent tant d'orgueil Ó cette puretķ, qu'ils se croient souillķs par l'attouchement de tout profane. Si l'on mange dans leur plat, si l'on boit dans leur vase, ils les brisent, et de lÓ l'usage assez rķpandu dans le pays, d'une espĶce de vase Ó robinet d'o∙ l'on boit sans y porter les lĶvres. Toutes leurs pratiques sont enveloppķes de mystĶres: ils ont des _oratoires_ toujours _isolķs_, toujours placķs sur des _lieux hauts_, et ils y tiennent des assemblķes secrĶtes, o∙ les femmes sont admises. On prķtend qu'ils y pratiquent quelques cķrķmonies en prķsence d'une petite statue qui reprķsente un boeuf ou un veau; et l'on a voulu dķduire de lÓ qu'ils descendaient des Samaritains. Mais outre que ce fait n'est pas avķrķ, le culte du boeuf pourrait avoir d'autres origines. Ils ont un ou deux livres qu'ils cachent avec le plus grand soin; mais le hasard a trompķ leur jalousie; car dans une guerre civile qui arriva il y a six Ó sept ans, l'ķmir Yousef, qui est _DjŌhel_, en trouva un dans le pillage d'un de leurs oratoires. Des personnes qui l'ont lu, assurent qu'il ne contient qu'un jargon mystique, dont l'obscuritķ fait sans doute le prix pour les adeptes. On y parle du _Hakem B'amr-eh_, par lequel ils dķsignent _Dieu_ incarnķ dans la personne du kalife: on y fait mention d'une autre vie, d'un lieu de peines et d'un lieu de bonheur, o∙ les _OqqŌls_ auront, comme de raison, la premiĶre place. On y distingue divers degrķs de perfection auxquels on arrive par des ķpreuves successives. Du reste, ces sectaires ont toute la morgue et tous les scrupules de la superstition: ils sont incommuniquants, parce qu'ils sont faibles; mais il est probable que s'ils ķtaient puissants, ils seraient promulgateurs et intolķrants. Le reste des Druzes, ķtranger Ó cet esprit, est tout-Ó-fait insouciant des choses religieuses. Les chrķtiens qui vivent dans leur pays, prķtendent que plusieurs admettent la mķtempsycose; que d'autres adorent le soleil, la lune, les ķtoiles: tout cela est possible; car, ainsi que chez les _AnsŌriķ_, chacun livrķ Ó son sens suit la route qui lui plaŅt; et ces opinions sont celles qui se prķsentent le plus naturellement aux esprits simples. Lorsqu'ils vont chez les Turks, ils affectent des dehors musulmans; ils entrent dans les mosquķes et font les ablutions et la priĶre. Passent-ils chez les Maronites, ils les suivent Ó l'ķglise et prennent l'eau bķnite comme eux. Plusieurs, importunķs par les missionnaires, se sont fait baptiser; puis sollicitķs par des Turks, ils se sont laissķ circoncire, et ont fini par mourir sans Ļtre ni chrķtiens, ni musulmans; ils ne sont pas si inconsķquents en matiĶres politiques. ¦ IV. Du gouvernement des Druzes. Ainsi que les Maronites, les Druzes peuvent se partager en deux classes: le peuple, et les _notables_ dķsignķs par le nom de _chaiks_ et par celui d'_ķmirs_, c'est-Ó-dire _descendants_ des _princes_. La condition gķnķrale est celle de cultivateur. Soit comme fermier, soit comme propriķtaire, chacun vit sur son hķritage, travaillant Ó ses m¹riers et Ó ses vignes: en quelques cantons l'on y joint les tabacs, les cotons et quelques grains, mais ces objets sont peu considķrables. Il paraŅt que dans l'origine, toutes les terres furent, comme jadis parmi nous, aux mains d'un petit nombre de familles. Mais pour les mettre en valeur, il a fallu que les grands propriķtaires fissent des ventes et des arrentements; cette subdivision est devenue le principal mobile de la force de l'ķtat, en ce qu'elle a multipliķ le nombre des intķressķs Ó la chose publique; cependant il subsiste des traces de l'inķgalitķ premiĶre, qui ont encore aujourd'hui des effets pernicieux. Les grands biens que conservent quelques familles, leur donnent trop d'influence sur toutes les dķmarches de la nation. Leurs intķrĻts particuliers ont trop de poids dans la balance des intķrĻts publics. Ce qui s'est passķ dans ces derniers temps en a donnķ des exemples faits pour servir de leńon. Toutes les guerres civiles ou ķtrangĶres qui ont troublķ le pays, ont ķtķ suscitķes par l'ambition et les vues personnelles de quelques maisons principales, telles que les _Lesbeks_, les _DjambelŌts_, les _Ismaļls de Solyma_, etc. Les chaiks de ces maisons, qui possĶdent Ó eux seuls le 10^{e} du pays, se sont fait des crķatures par leur argent, et ils ont fini par entraŅner le reste des Druzes dans leurs dissensions. Il est vrai que c'est peut-Ļtre Ó ce conflit de partis divers, que la nation entiĶre a d¹ l'avantage de n'Ļtre point asservie par son chef. Ce chef, appelķ _hŌkem_ ou _gouverneur_, et aussi _ķmir_ ou _prince_, est une espĶce de roi ou gķnķral qui rķunit en sa personne les pouvoirs civils et militaires. Sa dignitķ passe tant¶t du pĶre aux enfants, tant¶t du frĶre au frĶre, selon le droit de la force bien plus que selon des lois convenues. Les femmes, dans aucun cas, ne peuvent y former des prķtentions Ó titre d'hķritage. Elles sont dķja exclues de la succession dans l'ķtat civil; Ó plus forte raison le seront-elles dans l'ķtat politique. En gķnķral les ķtats de l'Asie sont trop orageux, et l'administration y exige trop nķcessairement les talents militaires, pour que les femmes osent s'en mĻler. Chez les Druzes, lorsque la lignķe mŌle manque dans la famille rķgnante, c'est Ó l'homme de la nation qui rķunit le plus de suffrages et de moyens, que passe l'autoritķ. Mais avant tout, il doit obtenir l'agrķment des Turks dont il devient le vassal et le tributaire. Il arrive mĻme qu'Ó raison de leur suzerainetķ, ils peuvent nommer le _hŌkem_ contre le grķ de la nation, ainsi que l'a pratiquķ DjezzŌr dans la personne d'_Ismaļl de HasbĻya_; mais cet ķtat de contrainte ne dure qu'autant qu'il est maintenu par la violence qui l'ķtablit. Les fonctions du gouverneur sont de veiller Ó l'ordre public, d'empĻcher les ķmirs, les chaiks et les villages de se faire la guerre; il a droit de les rķprimer par la force, s'ils dķsobķissent. Il est aussi chef de la justice, et nomme les _qŌdis_, en se rķservant toutefois Ó lui seul le droit de vie et de mort; il perńoit le tribut, dont il paie au pacha une somme convenue chaque annķe. Ce tribut varie selon que la nation sait se faire redouter: au commencement du siĶcle, il ķtait de 160 bourses (200,000 livres). _Melhem_ forńa les Turks de le rķduire Ó 60. En 1784, l'ķmir Yousef en payait 80, et en promettait 90. Ce tribut, que l'on appelle _miri_, est imposķ sur les m¹riers, sur les vignes, sur les cotons et sur les grains. Tout terrain ensemencķ paie Ó raison de son ķtendue; chaque pied de m¹rier est taxķ 3 medins, c'est-Ó-dire 3 sous 9 deniers. Le cent de pieds de vigne paie une piastre ou 40 medins. Souvent l'on refait Ó neuf les r¶les de dķnombrement; afin de conserver l'ķgalitķ dans l'imposition. Les chaiks et ķmirs n'ont aucun privilķge Ó cet ķgard, et l'on peut dire qu'ils contribuent aux fonds publics Ó raison de leur fortune. La perception se fait presque sans frais; chacun paie son contingent Ó _Dair-el-Qamar_, s'il lui plaŅt, ou Ó des collecteurs du prince qui parcourent le pays aprĶs la rķcolte des soies. Le bķnķfice du tribut est pour le prince, en sorte qu'il est intķressķ Ó rķduire les demandes des Turks: il le serait aussi Ó augmenter l'imp¶t; mais cette opķration exige le consentement des notables, qui ont le droit de s'y opposer. Leur consentement est ķgalement nķcessaire pour la guerre et pour la paix. Dans ces cas, l'_ķmir_ doit convoquer des assemblķes gķnķrales, et leur exposer l'ķtat des affaires. Tout _chaik_ et tout paysan qui, par son esprit ou son courage, a quelque crķdit, a droit d'y donner sa voix; en sorte que l'on peut regarder le gouvernement comme un mķlange tempķrķ d'aristocratie, de monarchie et de dķmocratie. Tout dķpend des circonstances: si le gouverneur est homme de tĻte, il est absolu; s'il en manque, il n'est rien. La raison de cette vicissitude est qu'il n'y a point de lois fixes; et ce cas, qui est commun Ó toute l'Asie, est la cause radicale de tous les dķsordres de ses gouvernements. Ni l'ķmir principal, ni les ķmirs particuliers n'entretiennent de troupes: ils n'ont que des gens attachķs au service domestique de leur maison, et quelques esclaves noirs. S'il s'agit de faire la guerre, tout homme, chaik ou paysan, en ķtat de porter les armes, est appelķ Ó marcher. Chacun alors prend un petit sac de farine, un fusil, quelques balles, quelque peu de poudre fabriquķe dans le village, et il se rend au lieu dķsignķ par le gouverneur. Si c'est une guerre civile, comme il arrive quelquefois, les serviteurs, les fermiers, les amis s'arment chacun pour leur patron, ou pour leur chef de famille, et se rangent autour de lui. Souvent en pareil cas l'on croirait que les partis ķchauffķs vont se porter aux derniers dķsordres; mais rarement passent-ils aux voies de fait, et surtout au meurtre: il intervient toujours des mķdiateurs, et la querelle s'apaise d'autant plus vite, que chaque patron est obligķ d'entretenir ses partisans de vivres et de munitions. Ce rķgime, qui a d'heureux effets dans les troublķs civils, n'est pas sans abus pour les guerres du dehors: celle de 1784 en a fait preuve. DjezzŌr, qui savait que toute l'armķe vivait aux frais de l'ķmir Yousef, affecta de temporiser; les Druzes qui trouvaient doux d'Ļtre nourris sans rien faire, prolongĶrent les opķrations; mais l'ķmir s'ennuya de payer, et il conclut un traitķ dont les conditions ont ķtķ fŌcheuses et pour lui, et par contrecoup pour la nation, puisqu'il est constant que les vrais intķrĻts du prince et des sujets sont toujours insķparables. Les usages dont j'ai ķtķ tķmoin dans ces circonstances, reprķsentent assez bien ceux des temps anciens. Lorsque l'ķmir et les chaiks eurent dķcidķ la guerre Ó _Dair-el-Qamar_, des crieurs montĶrent le soir sur les sommets de la montagne; et lÓ ils commencĶrent Ó crier Ó haute voix: _A la guerre, Ó la guerre; prenez le fusil, prenez les pistolets; nobles chaiks, montez Ó cheval; armez-vous de la lance et du sabre; rendez-vous demain Ó Dair-el-Qamar. ZĶle de Dieu! zĶle des combats!_ Cet appel, entendu des villages voisins, y fut rķpķtķ; et comme tout le pays n'est qu'un entassement de hautes montagnes et de vallķes profondes, les cris passĶrent en peu d'heures jusqu'aux frontiĶres. Dans le silence de la nuit, l'accent des cris et le long retentissement des ķchos, joints Ó la nature du sujet, avaient quelque chose d'imposant et de terrible. Trois jours aprĶs, il y avait 15,000 _fusils_ Ó Dair-el-Qamar, et l'on e¹t pu sur-le-champ entamer les opķrations. L'on conńoit aisķment que des troupes de ce genre ne ressemblent en rien Ó notre militaire d'Europe; elles n'ont ni uniformes, ni ordonnance, ni distribution; c'est un attroupement de paysans en casaque courte, les jambes nues et le fusil Ó la main. A la diffķrence des Turks et des Mamlouks, ils sont tous Ó pied; les ķmirs seuls et les chaiks ont des chevaux d'assez peu de service, vu la nature Ōpre et raboteuse du terrain. La guerre qu'on y peut faire est purement une guerre de poste. Jamais les Druzes ne se risquent en plaine; et ils ont raison: ils y supporteraient d'autant moins le choc de la cavalerie, qu'ils n'ont pas mĻme de ba’onnettes Ó leurs fusils. Tout leur art consiste Ó gravir sur les rochers, Ó se glisser parmi les broussailles et les blocs de pierre, et Ó faire de lÓ un feu assez dangereux, en ce qu'ils sont Ó couvert, qu'ils tirent Ó leur aise, et qu'ils ont acquis par la chasse et des jeux d'ķmulation, l'habitude de tirer juste. Ils entendent assez bien les irruptions Ó l'improviste, les surprises de nuit, les embuscades et tous les coups de main o∙ l'on peut aborder l'ennemi promptement et corps Ó corps. Ardents Ó pousser leurs succĶs, prompts Ó se dķcourager et Ó reprendre courage, hardis jusqu'Ó la tķmķritķ, quelquefois mĻme fķroces, ils ont surtout deux qualitķs qui font les excellentes troupes: ils obķissent exactement Ó leurs chefs, et sont d'une sobriķtķ et d'une vigueur de santķ dķsormais inconnues chez les nations civilisķes. Dans la campagne de 1784, ils passĶrent trois mois en plein air, sans tentes, et n'ayant pour tout meuble qu'une peau de mouton; cependant il n'y eut pas plus de malades et de morts que s'ils eussent ķtķ dans leurs maisons. Leurs vivres consistaient, comme en tout autre temps, en petits pains cuits sous la cendre ou sur une brique, en oignons crus, en fromage, en olives, en fruit et quelque peu de vin. La table des chefs ķtait presque aussi frugale, et l'on peut assurer qu'ils ont vķcu 100 jours, o∙ un mĻme nombre de Franńais et d'anglais ne vivrait pas 10. Ils ne connaissent ni la science des fortifications, ni l'artillerie, ni les campements, en un mot, rien de ce qui fait l'art de la guerre. Mais s'il se trouvait parmi eux quelques hommes qui en eussent l'idķe, ils en prendraient facilement le go¹t, et deviendraient une milice redoutable. Elle serait d'autant plus aisķe Ó former, que les m¹riers et les vignes ne suffisent pas pour les occuper toute l'annķe, et qu'il leur reste beaucoup de temps[227] que l'on pourrait employer aux exercices militaires. Dans les derniers recensements des hommes armķs, on en a comptķ prĶs de 40,000; ce qui suppose pour le total de la population environ 120,000 ames: il y a peu Ó y ajouter, parce qu'il n'y a point de Druzes dans les villes de la c¶te. La surface du pays ķtant de 110 lieues carrķes, il en rķsulte pour chaque lieue, 1,090 ames; ce qui ķgale la population de nos meilleures provinces. Pour sentir combien est forte cette proportion, l'on observera que le sol est rude, qu'il reste encore beaucoup de sommets incultes, que l'on ne recueille pas en grains de quoi se nourrir 3 mois par an, qu'il n'y a aucune manufacture, que toutes les exportations se bornent aux soies et aux cotons, dont la balance surpasse de bien peu l'entrķe du blķ de _HaurŌn_, des huiles de Palestine, du riz et du cafķ que l'on tire de _BaŅrout_. D'o∙ vient donc cette affluence d'hommes sur un si petit espace? Toute analyse faite, je n'en puis voir de cause, que le rayon de libertķ qui y luit. LÓ, Ó lÓ diffķrence du pays turk, chacun jouit, dans la sķcuritķ, de sa propriķtķ et de sa vie. Le paysan n'y est pas plus aisķ qu'ailleurs; mais il est tranquille: _il ne craint point_, comme je l'ai entendu dire plusieurs fois, _que l'aga, le quŌiemmaquŌm, ou le bacha envoient des djendis[228] piller la maison, enlever la famille, donner la bastonnade, etc._ Ces excĶs sont inouis dans la montagne. La sķcuritķ y a donc ķtķ un premier moyen de population, par l'attrait que tous les hommes trouvent Ó se multiplier partout o∙ il y a de l'aisance. La frugalitķ de la nation, qui consomme peu en tout genre, a ķtķ un second moyen aussi puissant. Enfin un troisiĶme est l'ķmigration d'une foule de familles chrķtiennes qui dķsertent journellement les provinces turkes pour venir s'ķtablir dans le Liban; elles y sont accueillies des Maronites par fraternitķ de religion, et des Druzes par tolķrance et par l'intķrĻt bien entendu de multiplier dans leur pays le nombre des cultivateurs, des consommateurs et des alliķs. Tous vivent en paix; mais je dois dire que les Chrķtiens montrent souvent un zĶle indiscret et tracassier, propre Ó la troubler. La comparaison que les Druzes ont souvent lieu de faire de leur sort, Ó celui des autres sujets turks, leur a donnķ une opinion avantageuse de leur condition, qui, par une gradation naturelle, a rejailli sur leurs personnes. Exempts de la violence et des insultes du despotisme, ils se regardent comme des hommes plus parfaits que leurs voisins, parce qu'ils ont le bonheur d'Ļtre moins avilis. De lÓ s'est formķ un caractĶre plus fier, plus ķnergique, plus actif, un vķritable esprit rķpublicain. On les cite dans tout le Levant pour Ļtre inquiets, entreprenants, hardis et braves jusqu'Ó la tķmķritķ: on les a vus en plein jour fondre dans Damas, au nombre de 300 seulement, et y rķpandre le dķsordre et le carnage. Il est remarquable qu'avec un rķgime presque semblable, les Maronites n'ont point ces qualitķs au mĻme degrķ: j'en demandai un jour la raison dans une assemblķe o∙ l'on en faisait l'observation, au sujet de quelques faits passķs rķcemment; aprĶs un moment de silence, un vieillard maronite ķcartant sa pipe de sa bouche, et roulant le bout de sa barbe dans ses doigts, me rķpondit: _Peut-Ļtre les Druzes craindraient-ils plus la mort, s'ils croyaient Ó ce qui la suit_. Ils n'admettent pas non plus la morale du pardon des injures. Personne n'est aussi ombrageux qu'eux sur le point d'honneur. Une insulte dite ou faite Ó ce nom et Ó _la barbe_, est sur-le-champ punie de coups de _kandjar_ ou de fusil, pendant que chez le peuple des villes, elle n'aboutit qu'Ó des cris d'injures. Cette dķlicatesse a causķ dans les maniĶres et le propos une rķserve ou, si l'on veut, une politesse que l'on est surpris de trouver chez les paysans. Elle passe mĻme jusqu'Ó la dissimulation et Ó la faussetķ, surtout dans les chefs, que de plus grands intķrĻts obligent Ó de plus grands mķnagements. La circonspection est nķcessaire Ó tous, par les consķquences redoutables du _talion_, dont j'ai parlķ. L'usage peut nous en paraŅtre barbare; mais il a le mķrite de supplķer Ó la justice rķguliĶre, toujours incertaine et lente dans des ķtats troublķs et presque anarchiques. Les Druzes ont un autre point d'honneur arabe, celui de l'hospitalitķ. Quiconque se prķsente Ó leur porte Ó titre de suppliant ou de passager est s¹r de recevoir le logement et la nourriture de la maniĶre la plus gķnķreuse et la moins affectķe. J'ai vu en plusieurs rencontres de simples paysans donner le dernier morceau de pain de leur maison au passant affamķ; et lorsque je leur faisais l'observation qu'ils manquaient de prudence: _Dieu est libķral et magnifique_, rķpondaient-ils, _et tous les hommes sont frĶres_. Aussi personne ne s'avise de tenir auberge dans leur pays, non plus que dans le reste de la Turkie. Lorsqu'ils contractent avec leur h¶te l'engagement sacrķ du _pain_ et du _sel_, rien ne peut par la suite le leur faire violer: on en cite des traits qui font le plus grand honneur Ó leur caractĶre. Il y a quelques annķes qu'un aga de janissaires, coupable de rķbellion, s'enfuit de Damas, et se retira chez les Druzes. Le pacha le sut et le demanda Ó l'ķmir, sous peine de guerre; l'ķmir le demanda au chaik _Talhouq_ qui l'avait reńu; mais le chaik indignķ rķpondit: _Depuis quand a-t-on vu les Druzes livrer leurs h¶tes? Dites Ó l'ķmir que tant que Talhouq gardera sa barbe, il ne tombera pas un cheveu de la tĻte de son rķfugiķ_. L'ķmir menańa de l'enlever de force; Talhouq arma sa famille. L'ķmir, craignant une ķmeute, prit une voie usitķe comme juridique dans le pays; il dķclara au chaik qu'il ferait couper 50 m¹riers par jour, jusqu'Ó ce qu'il rendŅt l'aga. On en coupa 1,000, et Talhouq resta inķbranlable. A la fin, les autres chaiks indignķs prirent fait et cause, et le soulĶvement allait devenir gķnķral, quand l'aga, se reprochant d'occasioner tant de dķsordres, s'ķvada Ó l'insu mĻme de Talhouq[229]. Les Druzes ont aussi le prķjugķ des Bedouins sur la naissance: comme eux, ils attachent un grand prix Ó l'anciennetķ des familles: cependant l'on ne peut pas dire qu'il en rķsulte des inconvķnients essentiels. La noblesse des ķmirs et des chaiks ne les dispense pas de payer le tribut, en proportion de leurs revenus; elle ne leur donne aucune prķrogative, ni dans la possession des biens-fonds, ni dans celle des emplois. On ne connaŅt dans le pays, non plus que dans toute la Turkie, ni droits de chasse, ni glĶbe, ni dŅmes seigneuriales ou ecclķsiastiques, ni francs-fiefs, ni lods et ventes: tout est, comme l'on dit, en _franc-aleu_: chacun, aprĶs avoir payķ son miri, sa ferme ou sa rente, est maŅtre chez soi. Enfin, par un avantage particulier, les Druzes et les Maronites ne paient point le rachat des successions, et l'ķmir ne s'arroge pas, comme le sultan, la propriķtķ fonciĶre et universelle: nķanmoins il existe dans la loi des hķritages un abus qui a de fŌcheux effets. Les pĶres ont, comme dans le droit romain, la facultķ d'avantager tel de leurs enfants qu'il leur plaŅt; et de lÓ il est arrivķ, dans plusieurs familles de chaiks, que tous les biens se sont rassemblķs sur un mĻme sujet, qui s'en est servi pour intriguer et cabaler, pendant que ses parents sont demeurķs, comme l'on dit, _princes d'olives et de fromage_; c'est-Ó-dire, pauvres comme des paysans. Par une suite de leurs prķjugķs, les Druzes n'aiment pas Ó s'allier hors de leurs familles. Ils prķfĶrent toujours leur parent, f¹t-il pauvre, Ó un ķtranger riche; et l'on a vu plus d'une fois de simples paysans refuser leurs filles Ó des marchands de Sa’de et de BaŅrout, qui possķdaient 12 et 15,000 piastres. Ils conservent aussi jusqu'Ó un certain point l'usage des Hķbreux, qui voulait que le frĶre ķpousŌt la veuve du frĶre; mais il ne leur est pas particulier, et ils le partagent, ainsi que plusieurs autres de cet ancien peuple, avec les habitants de la Syrie, et en gķnķral avec les peuples arabes. En rķsumķ, le caractĶre propre et distinctif des Druzes est, comme je l'ai dit, une sorte d'esprit rķpublicain qui leur donne plus d'ķnergie qu'aux autres sujets turks, et une insouciance de religion qui contraste beaucoup avec le zĶle des musulmans et des chrķtiens. Du reste, leur vie privķe, leurs usages, leurs prķjugķs sont ceux des autres Orientaux. Ils peuvent ķpouser plusieurs femmes, et les rķpudier quand il leur plaŅt; mais, Ó l'exception de l'ķmir et de quelques notables, les cas en sont trĶs-rares. Occupķs de leurs travaux champĻtres, ils n'ķprouvent point ces besoins factices, ces passions exagķrķes que le dķsoeuvrement donne aux habitants des villes. Le voile que portent leurs femmes est lui-mĻme un prķservatif de ces dķsirs qui troublent la sociķtķ. Chaque homme ne connaŅt de visage de femme que celui de la sienne, de sa mĶre, de sa soeur et de sa belle-soeur. Chacun vit au sein de sa famille et se rķpand peu au dehors. Les femmes, celles mĻme des chaiks, pķtrissent le pain, br¹lent le cafķ, lavent le linge, font la cuisine, en un mot, vaquent Ó tous les ouvrages domestiques. Les hommes cultivent les vignes et les m¹riers, construisent des murs d'appui pour les terres, creusent et conduisent, des canaux d'arrosement. Seulement le soir ils s'assemblent quelquefois dans la cour, l'aire ou la maison du chef du village ou de la famille; et lÓ, assis en rond, les jambes croisķes, la pipe Ó la bouche, le poignard Ó la ceinture, ils parlent de la rķcolte et des travaux, de la disette ou de l'abondance, de la paix ou de la guerre, de la conduite de l'ķmir, de la quantitķ de l'imp¶t, des faits du passķ, des intķrĻts du prķsent, des conjectures de l'avenir. Souvent les enfants, las de leurs jeux, viennent ķcouter en silence; et l'on est ķtonnķ de les voir, Ó 10 ou 12 ans, raconter d'un air grave pourquoi _DjezzŌr_ a dķclarķ la guerre Ó l'ķmir _Yousef_, combien le prince a dķpensķ de bourses, de combien l'on augmentera le miri, combien il y avait de _fusils_ au camp, et qui possķdait la meilleure jument. Ils n'ont pas d'autre ķducation: on ne leur fait lire ni les psaumes, comme chez les Maronites, ni le _Q¶ran_, comme chez les musulmans; Ó peine les chaiks savent-ils ķcrire un billet. Mais, si leur esprit est vide de connaissances utiles ou agrķables, du moins n'est-il pas prķoccupķ d'idķes fausses et nuisibles; et sans doute cette ignorance de la nature vaut bien la sottise de l'art. Il en est du moins rķsultķ un avantage, qui est que les esprits ķtant tous Ó peu prĶs ķgaux, l'inķgalitķ des conditions ne s'est pas rendue aussi sensible. En effet, l'on ne voit point chez les Druzes cette grande distance entre les rangs qui, dans la plupart des sociķtķs, avilit les petits sans amķliorer les grands. Chaiks ou paysans, tous se traitent avec cette familiaritķ raisonnable qui ne tient ni de la licence, ni de la servitude. Le grand ķmir lui-mĻme n'est point un homme diffķrent des autres: c'est un bon gentilhomme campagnard, qui ne dķdaigne pas de faire asseoir Ó sa table le plus simple fermier. En un mot, ce sont les moeurs des temps anciens, c'est-Ó-dire les moeurs de la vie champĻtre, par laquelle toute nation a ķtķ obligķe de commencer; en sorte que l'on peut ķtablir que tout peuple chez qui on les trouve n'est encore qu'Ó la premiĶre ķpoque de son ķtat social. ¦ V. Des MotouŌlis. A l'orient du pays des Druzes, dans la vallķe profonde qui sķpare leurs montagnes de celles du pays de Damas, habite un autre petit peuple connu en Syrie sous le nom de _MotouŌlis_. Le caractĶre qui les distingue des autres habitants de la Syrie est qu'ils suivent le parti d'Ali, comme les Persans, pendant que tous les Turks suivent celui d'_Omar_ ou de _MoŌouia_. Cette distinction, fondķe sur le schisme qui, l'an 36 de l'hedjire, partagea les Arabes sur les _successeurs_ de Mahomet, entretient, comme je l'ai dit, une haine irrķconciliable entre les deux partis. Les sectateurs d'Omar, qui se regardent comme seuls _orthodoxes_, se qualifient de _Sonnites_, qui a le mĻme sens, et appellent leurs adversaires _Chiites_, c'est-Ó-dire _sectateurs_ (d'Ali). Le mot de _motouŌli_ a la mĻme signification dans le dialecte de Syrie. Les sectateurs d'Ali, qui prennent ce nom en mauvaise part, y substituent celui d'_Adliķ_, qui veut dire partisans de la _justice_ (littķralement justiciers); et ils ont pris cette dķnomination en consķquence d'un point de doctrine qu'ils ont ķlevķ contre la croyance des _sonnites_. Voici ce qu'en dit un petit ouvrage arabe, intitulķ: _Fragments thķologiques sur les sectes et religions du monde_[230]. ½On appelle _Adliķ_ ou _Justiciers_, des sectaires qui prķtendent que Dieu n'agit que par des principes de justice conformes Ó la raison des hommes. Dieu ne peut, disent-ils, proposer un culte impraticable, ni ordonner des actions impossibles, ni obliger Ó des choses hors de portķe: mais en ordonnant l'obķissance, il donne la facultķ, il ķloigne la cause du mal, il permet le raisonnement; il demande ce qui est facile, et non ce qui est difficile; il ne rend point responsable de la faute d'autrui; il ne punit point d'une action ķtrangĶre; il ne trouve pas mauvais dans l'homme ce que lui-mĻme a crķķ en lui, et il n'exige pas qu'il prķvienne ce que la destinķe a dķcrķtķ sur lui, parce que cela serait une _injustice_ et une _tyrannie_ dont Dieu est incapable par la perfection de son Ļtre.╗ A cette doctrine, qui choque diamķtralement celle des _Sonnites_, les MotouŌlis ajoutent des pratiques exterieures qui entretiennent leur aversion mutuelle. Par exemple, ils maudissent Omar et MoŌouia comme usurpateurs et rebelles: ils cķlĶbrent Ali et Hosain comme saints et martyrs. Ils commencent les ablutions par le coude, au lieu de les commencer par le bout du doigt, comme les Turks; ils se rķputent souillķs par l'attouchement des ķtrangers; et, contre l'usage gķnķral du Levant, ils ne boivent ni ne mangent dans le vase qui a servi Ó une personne qui n'est pas de leur secte, ils ne s'asseyent mĻme pas Ó la mĻme table. Ces principes et ces usages, en isolant les MotouŌlis de leurs voisins, en ont fait une sociķtķ distincte. On prķtend qu'ils existent depuis long-temps en corps de nation dans cette contrķe; cependant leur nom n'a point paru avant ce siĶcle dans les livres; il n'est pas mĻme sur les cartes de d'Anville: La Roque, qui parlait de leur pays il y a moins de cent ans, ne les dķsigne que par celui d'_Amķdiens_. Quoi qu'il en soit, ils ont dans ces derniers temps fixķ l'attention de la Syrie par leurs guerres, leurs brigandages, leurs progrĶs et leurs revers. Avant le milieu du siĶcle, ils ne possķdaient que Balbek, leur chef-lieu, et quelques cantons dans la vallķe et dans l'Anti-Liban, d'o∙ ils paraissent originaires. A cette ķpoque on les trouve gouvernķs comme les Druzes, c'est-Ó-dire partagķs sous un nombre de _chaiks_ ayant un chef principal, tirķ de la famille de _Harfouche_. AprĶs 1750, ils s'ķtendirent dans le haut du BeqŌŌ, et s'introduisirent dans le Liban, o∙ ils occupĶrent des terrains appartenants aux Maronites jusque vers _Becharrai_. Ils les incommodĶrent mĻme par leurs brigandages, au point que l'ķmir Yousef se vit obligķ de les attaquer Ó force ouverte et de les chasser. D'autre part, leurs progrĶs les avaient conduits le long de leur riviĶre jusqu'auprĶs de _Sour_ (Tyr). Ce fut dans ces circonstances, en 1760, que DŌher e¹t l'adresse de se les attacher. Les pachas de Sa’de et de Damas rķclamaient des tributs qu'on nķgligeait de leur payer; ils se plaignaient de divers dķgŌts causķs Ó leurs sujets par les MotouŌlis: ils eussent voulu les chŌtier; mais la vengeance n'ķtait ni s¹re ni facile. DŌher intervint; il se rendit caution du tribut, promit de surveiller les dķprķdations, et par ce moyen, il s'acquit des alliķs qui pouvaient, disait-on, armer dix mille cavaliers, tous gens rķsolus et redoutķs. Peu de temps aprĶs, ils s'emparĶrent de _Sour_ (Tyr), et ils firent de ce village leur entrep¶t maritime: en 1771, ils servirent utilement Ali-Bek et DŌher contrķ les Ottomans. Mais pendant leur absence, l'ķmir Yousef ayant armķ les Druzes, vint saccager leur pays. Il ķtait devant le chŌteau de DjezŅn, quand les MotouŌlis revenant de Damas, apprirent la nouvelle de cette invasion. Au rķcit des barbaries qu'avaient commises les Druzes, un corps avancķ de 500 hommes seulement fut tellement saisi de rage, qu'il poussa sur-le-champ vers l'ennemi, rķsolu de pķrir en se vengeant. Mais la surprise et le dķsordre qu'ils jetĶrent, et la discorde qui rķgnait entre les factions de Mansour et de Yousef, favorisĶrent cette manoeuvre dķsespķrķe, au point que toute l'armķe, composķe de vingt-cinq mille hommes, subit la dķroute la plus complĶte. Dans les annķes suivantes, les affaires de DŌher ayant pris une fŌcheuse tournure, les MotouŌlis se refroidirent pour lui; enfin ils l'abandonnĶrent dans la catastrophe o∙ il perdit la vie. Mais ils ont portķ la peine de leur imprudence sous l'administration du pacha qui lui a succķdķ. Depuis l'annķe 1777, DjezzŌr, maŅtre d'_Acre_ et de _Sa’de_, n'a cessķ de travailler Ó leur perte. Sa persķcution les forńa en 1784 de se rķconcilier avec les Druzes et de faire cause commune avec l'ķmir Yousef, pour lui rķsister. Quoique rķduits Ó moins de 700 fusils, ils firent plus dans cette campagne que 15 Ó 20,000 Druzes et Maronites rassemblķs sous Dair-el-Qamar. Eux seuls enlevĶrent le lieu fort de _Mar-DjĻbaa_, et passĶrent au fil du sabre 50 Ó 60 _Arnautes_[231] qui le gardaient. Mais la mķsintelligence des chefs druzes ayant fait avorter toutes les opķrations, le pacha a fini par s'emparer de toute la vallķe et de la ville mĻme de Balbek. A cette ķpoque, on ne comptait pas plus de 500 familles de MotouŌlis, qui se sont rķfugiķes dans l'Anti-Liban et dans le Liban des Maronites; et dķsormais proscrites de leur sol natal, il est probable qu'elles finiront par s'anķantir, et par emporter avec elles le nom mĻme de cette nation. Tels sont les peuples particuliers qui se trouvent compris dans l'enceinte de la Syrie. Le reste de la population qui forme la plus grande masse, est, comme je l'ai dit, composķ de Turks, de Grecs, et de la race arabe. Il me reste Ó faire un tableau de la distribution gķographique du pays, selon l'administration turke, et Ó y joindre quelques considķrations gķnķrales sur le rķsultat des forces et des revenus, sur la forme du gouvernement, et enfin sur le caractĶre et les moeurs de ces peuples. Mais avant de passer Ó ces objets, je crois devoir donner une idķe des mouvements qui ont failli dans ces derniers temps causer une rķvolution importante, et susciter en Syrie une puissance indķpendante: je veux parler de l'insurrection du chaik _Daher_, qui pendant plusieurs annķes a attirķ les regards des politiques. Un exposķ succinct de son histoire sera d'autant plus intķressant, qu'il est neuf, et que ce que l'on en a appris par les nouvelles publiques, a ķtķ peu propre Ó donner une idķe juste de l'ķtat des affaires dans ces pays ķloignķs. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES MATI╚RES CONTENUES DANS CE VOLUME. ╔TAT PHYSIQUE DE L'╔GYPTE. Page. CHAPITRE PREMIER.--De l'╔gypte en gķnķral, et de la ville d'Alexandrie 1 CHAP. II.--Du Nil, et de l'extension du Delta 14 CHAP. III.--De l'exhaussement du Delta 27 CHAP. IV.--Des vents et de leurs phķnomĶnes 44 CHAP. V.--Du climat et de l'air 54 ╔TAT POLITIQUE DE L'╔GYPTE. CHAPITRE I^{er}.--Des diverses races des habitants de l'╔gypte 59 CHAP. II.--Prķcis de l'histoire des Mamlouks 80 CHAP. III.--Prķcis de l'histoire d'Ali-Bek 92 CHAP. IV.--Prķcis des ķvķnements arrivķs depuis la mort d'Ali-Bek jusqu'en 1785 114 CHAP. V.--╔tat prķsent de l'╔gypte 129 CHAP. VI.--Constitution de la milice des Mamlouks 131 ¦ I. VĻtements des Mamlouks 134 ¦ II. ╔quipage des Mamlouks 136 ¦ III. Armes des Mamlouks 138 ¦ IV. ╔ducation et exercices des Mamlouks 140 ¦ V. Art militaire des Mamlouks 142 ¦ VI. Discipline des Mamlouks 144 ¦ VII. Moeurs des Mamlouks 146 ¦ VIII. Gouvernement des Mamlouks 147 CHAP. VII 149 ¦ I. ╔tat du peuple en ╔gypte _ibid._ ¦ II. MisĶre et famine des derniĶres annķes 152 ¦ III. ╔tat des arts et des esprits 162 CHAP. VIII.--╔tat du commerce 163 CHAP. IX.--De l'isthme de Suez, et de la jonction de la mer Rouge Ó la Mķditerranķe 166 CHAP. X.--Des douanes et des imp¶ts. 175 Du commerce des Francs au Kaire 178 CHAP. XI.--De la ville du Kaire 183 Population du Kaire et de l'╔gypte 186 CHAP. XII.--Des maladies de l'╔gypte 189 ¦ I. De la perte de la vue _ibid._ ¦ II. De la petite-vķrole 193 ¦ III. De la peste 199 CHAP. XIII.--Tableau rķsumķ de l'╔gypte 203 Des exagķrations des voyageurs 210 CHAP. XIV. Des ruines et des pyramides 213 Note 226 ╔TAT PHYSIQUE DE LA SYRIE. CHAPITRE I^{er}.--Gķographie et histoire naturelle de la Syrie 258 ¦ I. Aspect de la Syrie 260 ¦ II. Des montagnes 261 ¦ III. Structure des montagnes 269 ¦ IV. Volcans et tremblements 271 ¦ V. Des sauterelles 273 ¦ VI. Qualitķs du sol 275 ¦ VII. Des riviĶres et des lacs 276 ¦ VIII. Du climat 279 ¦ IX. Qualitķs de l'air 286 ¦ X. Qualitķs des eaux 288 ¦ XI. Des vents 289 CHAP. II.--Considķrations sur les phķnomĶnes des vents, des nuages, des pluies, des brouillards et du tonnerre 292 ╔TAT POLITIQUE DE LA SYRIE. CHAPITRE I^{er}.--Des habitants de la Syrie 314 CHAP. II.--Des peuples pasteurs ou errants de la Syrie. 324 ¦ I. Des Turkmans _ibid._ ¦ II. Des Kourdes 326 ¦ III. Des Arabes-Bķdouins 330 CHAP. III.--Des peuples agricoles de la Syrie 363 ¦ I. Des AnsŌriķ _ibid._ ¦ II. Des Maronites 369 ¦ III. Des Druzes 388 ¦ IV. Du gouvernement des Druzes 411 ¦ V. Des MotouŌlis 427 FIN DE LA TABLE. [Illustration: VUE DE SPHYINX] [Illustration: VUE DE PYRAMIDES DE DJIZ╔] [Illustration: CARTE DE L'╔GYPTE] NOTES: [1] _Vulg“_, raquette, arbre Ó cochenille. [2] Le calcul le plus suivi Ó Alexandrie porte la hauteur du f¹t, y compris le chapiteau, Ó 96 pieds, et la circonfķrence Ó 28 pieds 3 pouces. [3] Ras el-tin: prononcez, _tŅne_. [4] Prononcez _kalidge_. [5] En arabe _el qali_, dont on a fait le nom du sel al-kali. [6] Ces coquillages sont surtout des hķrissons, des volutes, des bivalves, et une espĶce en forme de lentilles. Voyez le docteur Shaw, _Voyage au Levant_. [7] Celui-lÓ est gris, tachķ de noir et quelquefois de rouge. [8] Chaque tribu a ses routes particuliĶres, pour ķviter les disputes. [9] D'ailleurs il n'existe pas dix arbres dans ce dķsert, et il paraŅt incapable d'en produire. [10] Ils l'appellent _saint_, _bķni_, _sacrķ_; et lors des nouvelles eaux, c'est-Ó-dire de l'ouverture des canaux, on voit les mĶres plonger les enfants dans le courant, avec le prķjugķ que ces eaux ont une vertu purifiante et divine, telle que la supposĶrent les anciens Ó tous les fleuves. [11] On se sert, pour cet effet, d'amandes amĶres, dont on frotte le vase, et alors elle est rķellement lķgĶre et bonne. Mais il n'y a que la soif, ou la prķvention, qui puisse la mettre au-dessus de nos fontaines et de nos grandes riviĶres, telles que la Seine et la Loire. [12] _Herod._, lib. II, p. 105, ķdit. Wesseling, in-fol. [13] _Lettres sur l'╔gypte_, tom. 1, p. 16. [14] _Geogr. Strabonis, interpret. Casaubon._ ķdit. 1707, lib. XVII. p. 1152. [15] Voyez l'excellent _Mķmoire de d'Anville sur l'╔gypte_, in-4║, 1765, p. 77. [16] Odyssķe, liv. IV. [17] _Herod._, lib. II, p. 106 et 107. [18] Il ne s'en faut que de 1,300 toises. [19] On peut reprocher Ó HomĶre de n'Ļtre pas exact, quand il dit que le Phare ķtait vis-Ó-vis du Nil; mais pour l'excuser on peut dire que, parlant de l'╔gypte comme du bout du monde, il n'a pas d¹ se piquer d'une prķcision stricte. En second lieu, la branche Canopique allait jadis par les lacs s'ouvrir prĶs d'Abouqir; et si, comme la vue du terrain me le fait penser, elle passa jadis Ó l'ouest mĻme d'Abouqir, qui aurait ķtķ une Ņle, HomĶre a pu dire, avec raison, que le Phare ķtait vis-Ó-vis du Nil. [20] Voyez _Voyage en Arabie_, par C. Niebuhr, in-4║, qu'il faut distinguer de la _Description de l'Arabie_, par le mĻme, 2 vol. in-4║. [21] Lib. II, p. 123. [22] Voyez _Voyage pittoresque de la GrĶce_, tom. II. [23] Cette position convient beaucoup Ó Bolbitine. [24] _Lettre_ 1, p. 12. [25] _Herod._, lib. II. [26] En effet, on serait plus portķ, sur l'inspection de la carte, Ó croire que ce fut lÓ jadis le cours du fleuve; quant aux pķtrifications de mŌts et de vaisseaux entiers dont parle Siccard, elles auraient bien besoin, pour Ļtre crues, d'Ļtre constatķes par des voyageurs plus ķclairķs que ce missionnaire. [27] Pag. 12 et suiv. [28] _Lettre 1_, p. 12. [29] Lib. II, p. 109. [30] Lib. XVII. [31] J'en ai mesurķ plusieurs avec un pied-de-roi de cuivre, mais j'ai trouvķ qu'elles variaient toutes depuis une jusqu'Ó 3 lignes. Le drŌŌ Stambouli a 28 doigts, ou 24 pouces moins une ligne. [32] En arabe, _meqiŌs, instrument mesureur, mesuroir_. [33] Le docteur Pocoke, qui a fait plusieurs bonnes observations sur le Nil, s'est tout-Ó-fait perdu dans l'explication du texte de KŌlkŌchenda: il a cru, sur un premier passage louche, que le nilomĶtre du temps d'Omar n'ķtait que de douze coudķes; et il a bŌti sur cette erreur un ķdifice de conjectures fausses. _Voyage de Pocoke_, tom. II, p. 278. [34] _Voyage en Arabie_, tom. 1, p. 102. [35] Le 17 mai, la colonne avait onze pieds hors de l'eau, le 3 juin elle en avait onze et demi; donc en dix-sept jours il y eut une demi-coudķe. _Voyage de Pocoke_, tom. II. [36] Le lit du fleuve s'est exhaussķ lui-mĻme comme le reste du terrain. [37] Dans le bas Delta, on arrose par le moyen des roues, parce que l'eau est Ó fleur de terre; mais dans le haut Delta, il faut ķtablir des chapelets sur les roues, ou ķlever l'eau par des potences mobiles. On en voit beaucoup sur la route de Rosette au Kaire, et l'on se convaincra que ce travail pķnible a un effet trĶs-bornķ. [38] _Herod._, lib. II. Cette anecdote chagrine beaucoup les chronologistes modernes, qui placent Sķsostris avant Mo’se, au temps duquel les chariots subsistaient encore; mais ce n'est pas la faute d'Hķrodote, si l'on n'a pas entendu son systĶme de chronologie, le meilleur de l'antiquitķ. [39] Il serait curieux de constater en quelle proportion il continue jusqu'Ó Asouan. Des Coptes que j'ai interrogķs Ó ce sujet, m'ont assurķ qu'il ķtait infiniment plus ķlevķ dans tout le Sa’d qu'au Kaire. [40] _Hķrod._, lib. II. [41] Cette quantitķ de canaux est une raison qui peut faire varier les degrķs de l'inondation: car s'il y en a beaucoup, et qu'ils soient profonds, l'eau s'ķcoulera plus vite, et s'ķlĶvera moins; s'il y en a peu, et qu'ils soient superficiels, il arrivera le contraire. [42] Depuis la publication de ce voyage, l'on m'a fait connaŅtre un mķmoire de Frķret (Acad. des Inscrip., tom. XVI), dans lequel ces questions se trouvent avoir ķtķ dķbattues dĶs 1745. Dans ce Mķmoire, ce savant critique, attaquant de front le rķcit d'Hķrodote et le tķmoignage des prĻtres ķgyptiens, prķtend que le Delta n'a subi aucun changement depuis les siĶcles les plus reculķs: il fonde ses raisons contre son accroissement, sur la position des villes de _Tanis_, de _DamiŌt_ et de _Rosette_, mais les faits qu'il cite sont vagues, et la diffķrence de la mesure de Niebuhr en excĶs sur celle d'Hķrodote, est un argument pķremptoire contre son sentiment. A l'ķgard de son exhaussement, il prouve par plus d'auteurs que je n'en ai citķs, que depuis Moeris jusqu'Ó la fin du quinziĶme siĶcle, l'inondation n'a pas cessķ d'Ļtre la mĻme: ce n'est que depuis ce temps que les voyageurs ont parlķ d'une inondation de 22 et 23 coudķes. Le prince Radzivil est le premier qui en ait fait mention en l'annķe 1583. Frķret, rejetant son tķmoignage et celui des autres, soutient que l'inondation est toujours la mĻme, et que la diffķrence des anciens aux modernes vient de ce que les uns comptent depuis le fond de l'eau, pendant que les autres ne comptaient que depuis la surface des eaux basses. Il invoque les observations de Shaw et de Pocoke; mais en appuyant sa consķquence, elles dķmentent son explication: en effet, d'aprĶs ces observations, la crue du Nil au-dessus des plus basses eaux fut en 1714 de 10 coudķes 26 doigts, qui, jointes Ó 5 coudķes et quelques doigts qu'avait dķja le fleuve, donnent 16 coudķes et quelques doigts au-dessus du fond: en 1715 la crue au-dessus des basses eaux fut de 10 coudķes, qui, jointes Ó 6 coudķes qu'avaient dķja les eaux, forment 16 coudķes: en 1738 elle fut de 11 coudķes 15 doigts, qui, jointes Ó 5 qu'avait le fleuve, font 16 coudķes, et non pas 20, comme le dit Frķret, p. 353. Donc les anciens ont comptķ comme nous depuis le fond, et l'ķtat reste le mĻme que de tout temps. En se trompant Ó cet ķgard, Frķret rapporte un fait qui, s'il est vrai, est le noeud de l'ķnigme; car il dit avoir vu une coudķe du nilomĶtre qui n'a que 15 pouces 8 lignes de France; or 22 coudķes de 15 pouces 8 lignes font 344 pouces 8 lignes, tandis que 16 coudķes en donnent 328, ce qui ne laisse qu'un pied 4 pouces de diffķrence; en sorte qu'il serait possible que cette nouvelle coudķe f¹t une innovation des Turks, et que le mķqŅas portŌt plusieurs espĶces de coudķes. Du reste il n'a point compris l'altķration d'Omar, citķe par _KŌlkŌchenda_; et il est loin de rķsoudre les 8 coudķes de Moeris, en disant qu'elles proviennent de la dķrivation de Soulac. Ainsi, sans dķroger au respect d¹ Ó Frķret, je persiste dans mes conclusions. [43] On l'assigne au 19 juin prķcis, mais il serait difficile d'en dķterminer les premiers instans aussi rigoureusement que le veulent faire les Coptes. [44] Cependant Dķmocrite l'avait devinķe. Voyez l'_Histoire_ de Diodore de Sicile, liv. II. Je suis mĻme portķ Ó croire qu'HomĶre en a eu connaissance; car l'ķpithĶte qu'il donne au Nil (_diipetĶs_, tirant son origine du ciel) est une allusion sensible aux pluies: et j'en conclus que les anciens prĻtres ķgyptiens ont eu une _physique_ plus ķtendue que l'on ne pense; et que les traditions qui avaient cours dans la GrĶce, n'ķtaient qu'une ķmanation de leurs livres sacrķs. [45] Lorsqu'il tombe de la pluie en ╔gypte et en Palestine, c'est une joie gķnķrale de la part du peuple; il s'assemble dans les rues, il chante, il s'agite et crie Ó pleine tĻte, _Ya, allah! ya mobŌrek!_ c'est-Ó-dire: _O dieu! ¶ bķni! etc._ [46] En arabe, _kamsŅn_; mais le _k_ reprķsente le _jota_ espagnol, ou _ch_ allemand. [47] Les Arabes du dķsert les appellent _semoum_ ou _poison_; et les Turks _chŌmyelķ_ ou vent de Syrie, dont on a fait vent _samiel_. [48] L'astronome Beauchamp a souvent observķ 37 et 38 degrķs Ó Basra, et cette chaleur a lieu sur la plupart des plages de la Perse, de l'Arabie et de l'Inde.--Trente-deux et 33 degrķs, qui sont la chaleur du sang, sont trĶs-frķquents en Floride et en Gķorgie (d'Amķrique). Ainsi l'╔gypte ne peut se classer que dans les pays de moyenne chaleur. [49] Cependant il faut observer que l'air, sur la c¶te, est infiniment moins sec qu'en remontant dans les terres; aussi ne peut-on laisser, Ó Alexandrie et Ó Rosette, du fer exposķ 24 heures Ó l'air, qu'il ne soit tout rouillķ. [50] En arabe, _magŌrbe_, pluriel de _magrebi_, homme de _garb_, ou _couchant_: ce sont nos _Barbaresques_. [51] En Arabe, _bedŌoui_, formķ de _bŅd, dķsert, pays sans habitations_. [52] D'autant mieux qu'on les trouve au Sa’de dĶs avant Dioclķtien; et qu'il paraŅt que le Sa’de fut moins rempli par les Grecs que le Delta. [53] En effet, j'observe que la figure des nĶgres reprķsente prķcisķment cet ķtat de contraction que prend notre visage lorsqu'il est frappķ par la lumiĶre et par une forte rķverbķration de chaleur. Alors le sourcil se fronce; la pomme des joues s'ķlĶve; la paupiĶre se serre; la bouche fait la _moue_. Cette contraction des parties mobiles n'a-t-elle pas pu et d¹ Ó la longue influer sur les parties solides, et mouler la charpente mĻme des os? Dans les pays froids, le vent, la neige, l'air vif opĶrent presque le mĻme effet que l'excĶs de lumiĶre dans les pays chauds: et nous voyons que presque tous les sauvages ont quelque chose de la tĻte du nĶgre; ensuite viennent les coutumes de mouler la tĻte des enfants, et mĻme le genre de coiffure, qui, par exemple, chez les Tartares ķtant un bonnet haut, lequel serre les tempes et relĶve le sourcil, me semble la cause du _sourcil de chĶvre_ qu'on remarque chez les Chinois et les Kalmouks: dans les zones tempķrķes et chez les peuples qui habitent sous des toits, ces diverses circonstances n'ayant pas lieu, les traits se montrent allongķs par le repos des muscles, et les yeux Ó fleur de tĻte, parce qu'ils sont protķgķs contre l'action de l'air. [54] Lib. II, p. 150. [55] Cette observation qui, lors de la publication de ce voyage, en 1787, sembla plut¶t neuve et piquante que fondķe en vķritķ, se trouve aujourd'hui portķe Ó l'ķvidence par des faits eux-mĻmes aussi piquants que dķcisifs. Blumenbach, professeur trĶs-distinguķ d'anatomie Ó Gottingue, a publiķ en 1794 un mķmoire duquel il rķsulte: 1║ Qu'il a eu l'occasion de dissķquer plusieurs momies ķgyptiennes. 2║ Que les crŌnes de ces momies appartiennent Ó trois diffķrentes races d'hommes, savoir: l'une, la race ķthiopienne caractķrisķe par les joues ķlevķes, les lĶvres ķpaisses, le nez large et ķpatķ, les prunelles saillantes; ainsi, ajoute-t-il, que Volney nous reprķsente les Coptes d'aujourd'hui. La seconde race qui porte le caractĶre des Hindous, et la troisiĶme qui est mixte et participe des deux premiĶres. Le docteur Blumenbach cite aussi, en preuve de la premiĶre race, le sphinx gravķ dans Norden, auquel les plus savants antiquaires n'avaient pas fait attention jusque-lÓ. J'y ajoute en cette ķdition pour nouveau tķmoin, le mĻme sphinx dessinķ par l'un des artistes les plus distinguķs de nos jours, M. Cassas, auteur du _Voyage pittoresque de la Syrie, de l'Egypte, etc._ L'on y remarquera, outre des proportions gigantesques, une disposition de traits qui ķtablit de plus en plus ce que j'ai avancķ. [56] Voyez _le Dict. copte_, par Lacroze. [57] Il n'y a pas jusqu'au savant Pocoke qui, expliquant si bien les livres, ne put jamais se passer d'interprĶte. Rķcemment, Vonhaven, professeur d'arabe en Danemarck, ne put pas entendre mĻme le _salam alai kom_ (le bonjour), lorsqu'il vint en ╔gypte; et son compagnon, le jeune Forskal, au bout d'un an, fut plus avancķ que lui. [58] Pour faire sentir ces diffķrences Ó la lecture, il faut appeler les lettres une Ó une. [59] Pas dans tous les cas, mais aprĶs l'_o_ et l'_u_, comme dans _buch_, un livre. [60] Lorsque les voyageurs franńais qui font actuellement le tour du monde seront revenus, on verra la confusion qu'apportera dans leurs rķcits la variķtķ des orthographes anglaise et franńaise. [61] Le lecteur curieux de ce genre d'ķtude peut consulter un ouvrage que j'ai publiķ pour remplir l'objet que j'indique ici. Il est intitulķ _Simplification des langues orientales_, in-8║, et se trouve chez Bossange frĶres, libraires, rue de Seine, n║ 12, Ó Paris. [62] _EstŌn_ est un terme persan qui signifie _pays_, et s'applique en finale aux noms propres; ainsi l'on dit _Arab-estŌn_, _Frank-estŌn_, etc. [63] En 834. [64] _Qui se plaŅt en Dieu._ [65] Cette diffķrence du _t_ Ó l'_s_, vient de ce que la lettre originale est le _th_ anglais, que les ķtrangers traduisent tant¶t _t_, tant¶t _s_. [66] En 1239, Holagou-kan, descendant de Djenkiz, abolit le kalifat dans la personne de _MostŌzem_. [67] Ou 972, selon d'Herbelot. [68] _Commandant par ordre de Dieu._ [69] Nos anciens en firent _soldan_ et soudan, par le changement frķquent d'_ol_ en _ou_; fol, _fou_; mol, _mou_. [70] _Mamlouk_, participe passif de _malak_, possķder, signifie _l'homme possķdķ_ en propriķtķ; ce qui a le sens d'_esclave_; mais cette espĶce est distinguķe des esclaves domestiques, ou noirs, qu'on appelle _abd_. [71] L'histoire de ce premier empire des Mamlouks, et en gķnķral celle de l'╔gypte depuis l'invasion des Arabes, a laissķ jusqu'Ó ce jour une lacune dans nos connaissances: nķanmoins il existe Ó la bibliothĶque nationale deux manuscrits arabes capables de satisfaire notre curiositķ Ó cet ķgard. La dķcouverte en est due Ó M. Venture, interprĶte des langues orientales, qui aujourd'hui accompagne le gķnķral Buonaparte, et qui dans nos relations d'amitiķ et d'estime m'en a montrķ une traduction presque achevķe. Il est Ó dķsirer qu'elle soit un jour publiķe; mais comme le moment en paraŅt encore reculķ, je crois faire une chose agrķable aux lettres et Ó l'amitiķ, en insķrant une notice de ces manuscrits que le lecteur trouvera Ó la fin de l'article de l'╔gypte. [72] _Chaik_ signifie proprement un _vieillard, senior populi_; il a pris la mĻme acception en Orient que parmi nous; et il dķsigne un _seigneur_, un commandant. [73] Les femmes des Mamlouks sont, comme eux, des esclaves transportķes de Gķorgie, de Mingrelie, etc. On parle toujours de leur beautķ, et il faut y croire sur la foi de la renommķe. Mais un Europķen qui n'a ķtķ qu'en Turkie n'a pas le droit d'en rendre tķmoignage. Ces femmes y sont encore plus invisibles que les autres, et c'est sans doute Ó ce mystĶre qu'elles doivent l'idķe qu'on se fait de leur beautķ. J'ai eu occasion d'en demander des nouvelles Ó l'ķpouse d'un de nos nķgociants au Kaire, Ó laquelle le commerce des galons et des ķtoffes de Lyon ouvrait tous les _harem_. Cette dame, qui a plus d'un droit d'en bien juger, m'a assurķ que sur 1,000 Ó 1,200 femmes d'ķlite qu'elle a vues, elle n'en a pas trouvķ 10 qui fussent d'une vraie beautķ; mais les Turks ne sont pas si difficiles; pourvu qu'une femme soit blanche, elle est belle; si elle est grasse, elle est admirable. _Son visage est comme la pleine lune; ses hanches sont comme des coussins_, disent-ils pour exprimer le superlatif de la beautķ. On peut dire qu'ils la mesurent au quintal. Ils ont d'ailleurs un proverbe remarquable pour les physiciens: _Prends une blanche pour tes yeux; mais pour le plaisir, prends une ╔gyptienne_. L'expķrience leur a prouvķ que les femmes du Nord sont rķellement plus froides que celles du Midi. [74] _Hippocrates, lib. de Aere, Locis et Aquis._ [75] Ce pays fut de tout temps une pķpiniĶre d'esclaves: il en fournissait aux Grecs, aux Romains et Ó l'ancienne Asie. Mais n'est-il pas singulier de lire dans Hķrodote que jadis la Colchide (aujourd'hui la Gķorgie) reńut des habitants noirs de l'╔gypte, et de voir qu'aujourd'hui elle lui en rende de si diffķrents? [76] Les corps militaires des janissaires, azŌbs, etc., ķtaient commandķs par des kiŌyas, qui, aprĶs un an d'exercice, se dķmettaient de leur emploi, et devenaient vķtķrans, avec voix au _diouŌn_. [77] J'avais depuis long-temps rķdigķ cet article, lorsque Savary a publiķ deux nouveaux volumes sur l'╔gypte, dans l'un desquels se trouve la vie de ce mĻme Ali-bek. Je comptais y trouver des rķcits propres Ó vķrifier ou Ó redresser les miens; mais quel a ķtķ mon ķtonnement de voir que nous n'avons presque rien de commun! Cette diversitķ m'a ķtķ d'autant plus dķsagrķable, que dķja ne m'ķtant pas trouvķ du mĻme avis sur d'autres objets, il pourra sembler Ó bien des lecteurs que je prends Ó tŌche de contrarier ce voyageur. Mais, outre que je ne connais point la personne de Savary, je proteste que de telles partialitķs n'entrent point dans mon caractĶre. Par quel accident arrive-t-il donc qu'ayant ķtķ sur les mĻmes lieux, ayant d¹ voir les mĻmes tķmoins, nos rķcits soient si divers? J'avoue que je n'en vois pas bien la raison: tout ce que je puis assurer, c'est que pendant 6 mois que j'ai vķcu au Kaire, j'ai interrogķ avec soin ceux de nos nķgociants et des marchands chrķtiens Ó qui une longue rķsidence et un esprit sage m'ont paru donner un tķmoignage plus authentique. Je les ai trouvķs d'accord sur les faits principaux, et j'ai eu l'avantage d'entendre confirmer leurs rķcits par un nķgociant vķnitien (C. Rosetti), qui a ķtķ l'un des conseillers intimes d'Ali-bek, et le promoteur de ses liaisons avec les Russes, et de ses projets sur le commerce de l'Inde. Dans la Syrie, j'ai trouvķ une foule de tķmoins oculaires des ķvķnements communs au chaik DŌher et Ó Ali-bek, et j'ai pu juger du degrķ d'instruction de mes auteurs d'╔gypte. Pendant huit mois que j'ai demeurķ chez les Druzes, j'ai appris de l'ķvĻque d'Alep, alors ķvĻque d'Acre, mille particularitķs d'autant plus certaines, que le ministre de DŌher, _Ibrahim-SabbŌr_, ķtait frķquemment dans sa maison. En Palestine, j'ai vķcu avec des chrķtiens et des musulmans qui ont commandķ des troupes de DŌher, fait le premier siķge de YŌfa avec Ali-bek, et soutenu le second contre Mohammad-bek. J'ai vu les lieux, j'ai entendu les tķmoins; j'ai reńu des notes historiques de l'agent de Venise Ó _YŌfa_, qui a essuyķ sa part de tous les troubles. VoilÓ les matķriaux sur lesquels j'ai rķdigķ ma narration. Ce n'est pas que je n'aie trouvķ quelques _variantes_ de circonstances: quels faits n'en ont pas? La bataille de Fontenoi n'a-t-elle pas dix versions diffķrentes? Il suffit d'obtenir les principaux rķsultats, d'admettre les plus grandes probabilitķs, et j'ai pu apprendre par moi-mĻme, en cette occasion, combien la stricte vķritķ des faits historiques est difficile Ó ķtablir. Ce n'est pas non plus que je n'aie entendu quelques-uns des rķcits de Savary; et lui-mĻme ne peut Ļtre taxķ de les avoir imaginķs; car sa narration est, mot pour mot, celle d'un livre anglais imprimķ en 1783, et intitulķ _Prķcis de la rķvolte d'Ali-bek_*, quoiqu'il n'y ait que quarante pages consacrķes Ó ce sujet, et que le reste ne traite que de lieux communs, de moeurs et de gķographie. J'ķtais au Kaire lorsque les papiers publics rendirent compte de cet ouvrage; et je me rappelle bien que lorsque nos nķgociants entendirent parler d'une Marie, femme d'Ali-bek; d'un Grec DŌoud, pĶre de ce commandant; d'une reconnaissance comme celle de Joseph, ils se regardĶrent avec ķtonnement, et finirent _par rire des contes qu'on faisait en Europe_. Ainsi le facteur anglais, qui ķtait en ╔gypte en 1771, a beau rķclamer l'autoritķ du kiŌya d'Ali-bek et d'une foule de beks qu'il a consultķs _sans savoir l'arabe_, on ne peut le regarder comme bien instruit. Je le suspecte d'autant plus d'erreur, qu'il dķbute par une faute impardonnable, en disant que le pays d'_Abaza_ est la mĻme chose qu'_Amasķe_, puisque l'un est une contrķe du Caucase, en tirant vers le Kuban, et l'autre une ville de l'ancienne Cappadoce ou Natolie moderne. * An account of the history of the revolt of Ali-bek, etc. _London_, 1783, 1 vol. in-8║. [78] Les Turks estiment en premier lieu les esclaves Tchercasses ou Circassiens, puis les Abazans; 3║ les Mingreliens; 4║ les Gķorgiens; 5║ les Russes et les Polonais; 6║ les Hongrois et les Allemands; 7║ les Noirs; et enfin les derniers de tous sont les Espagnols, les Maltais et autres Francs, qu'ils dķprisent comme ķtant ivrognes, dķbauchķs, mutins et de peu de travail. [79] Lors de sa ruine, ses piastres perdirent vingt pour cent, parce qu'on prķtendit qu'elles ķtaient surchargķes d'alliage. Un nķgociant en fit passer 10,000 Ó Marseille, et elles rendirent Ó la fonte un bķnķfice assez considķrable. [80] C. Rosetti; son frĶre Balthasar Rosetti devait Ļtre douanier de Djedda. [81] Peu aprĶs, les habitants de la Mekke chassĶrent les Mamlouks du port et de la ville, et rķtablirent le chķrif que l'on avait dķpossķdķ. [82] Les gens de DŌher portaient ce nom, parce que le siķge originel de l'ķtat de DŌher ķtait Ó Safad, village de Galilķe. [83] Prononcez _SĶde_; c'est la ville qui a succķdķ Ó Sidon. [84] A raison du pĶlerinage, dont les deux grandes caravanes partent du Kaire et de Damas. [85] Tel que SŌlĻh-bek. [86] Poignard qu'on porte Ó la ceinture. [87] Ali-bek, partant pour un exil (car il fut exilķ jusqu'Ó trois fois), ķtait campķ prĶs du Kaire, ayant un dķlai de 24 heures pour payer ses dettes: un nommķ Hasan, janissaire, Ó qui il devait 500 sequins (3,750 liv.), vint le trouver. Ali, croyant qu'il demandait son argent, commenńa de s'excuser; mais Hasan, tirant 500 autres sequins, lui dit: Tu es dans le malheur, prends encore ceux-ci. Ali, confondu de cette gķnķrositķ, jura, par la tĻte du prophĶte, que s'il revenait, il ferait Ó cet homme une fortune sans exemple. En effet, Ó son retour, il le crķa son fournisseur gķnķral des vivres; et quoiqu'on l'avertŅt des concussions scandaleuses de Hasan, jamais il ne les rķprima. [88] _SabbŌr_ en grasseyant l'_r_, ce qui signifie _teinturier_; avec l'_r_ ordinaire ce mot signifierait _sondeur_. [89] Au mois de juin 1776. [90] C'est-Ó-dire dont il avait ķtķ patron: chez les Mamlouks, l'affranchi passe pour l'enfant de la _maison_. [91] 2,625,000 livres. [92] La formule de dķposition consiste en ce mot: _Enzel_; c'est-Ó-dire, _descends_ du chŌteau. [93] Je dis anciennes, car aujourd'hui on n'y fabrique plus d'acier. [94] Voyez, _Voyage_, tom. II, ╔tat politique de la Syrie, chap. III, la note relative aux _chŌles_. [95] Les nķgociants europķens, qui ont pris go¹t Ó ce luxe, ne croient pas avoir une garde-robe dķcente quand elle ne passe pas 12 ou 15,000 francs. [96] Lorsque j'ķtais au Kaire, des Mamlouks enlevĶrent la femme d'un Juif qui passait le Nil avec elle. Ce Juif ayant fait porter des plaintes Ó MourŌd, ce bek rķpondit de sa voix de charretier: _Eh, laissez ces jeunes gens s'ķbattre!_ Le soir, les Mamlouks firent dire au Juif qu'ils lui rendraient sa femme s'il comptait 100 piastres pour _leurs peines,_ et il fallut en passer par-lÓ. Il est remarquable que dans les moeurs du pays, l'article des femmes est une chose plus sacrķe que la vie mĻme. [97] On se rappelle que l'╔gypte est un pays nu et sans bois. [98] En Turkie, les tombeaux, selon l'usage des anciens, sont toujours hors des villes; et comme chaque tombeau a ordinairement une grande pierre et une petite mańonnerie, il en rķsulte presque une seconde ville, que l'on pourrait appeler, comme jadis Ó Alexandrie, _Nķcropolis, la ville des morts_. [99] Ils ont contre cet usage des prķjugķs superstitieux. [100] En arabe _qŌiem maqŌm_, mot Ó mot _tenant lieu_, dont on a fait _ca’macan_. [101] En effet, la plupart des peuples anciens et modernes qui ont dķployķ une grande activitķ se trouvent Ļtre des montagnards. Les Assyriens, qui conquirent depuis l'Indus jusqu'Ó la Mķditerranķe, vinrent des montagnes d'Atourie. Les Kaldķens ķtaient originaires des mĻmes contrķes; les Perses de Cyrus sortirent des montagnes de l'╔lyma’de, les Macķdoniens, des monts Rhodope. Dans les temps modernes, les Suisses, les ╔cossais, les Savoyards, les Miquelets, les Asturiens, les habitants des Cķvennes, toujours libres, ou difficiles Ó soumettre, prouveraient la gķnķralitķ de cette rĶgle, si l'exception des Arabes et des Tartares n'indiquait qu'il est une autre cause morale qui appartient aux plaines comme aux montagnes. [102] Quand un homme est tuķ par un autre, la famille du mort exige de celle de l'assassin un _talion_, dont la poursuite se transmet de race en race, sans jamais l'oublier. [103] Quand un homme a subi cette torture sans dķceler son argent, on dit de lui: _C'est un homme_, et ce mot l'indemnise. [104] Souvent, sur un soupńon, ils les ķgorgent; et ce prķjugķ a lieu ķgalement dans la Syrie. Lorsque j'ķtais Ó Ramlķ, un paysan se promena plusieurs jours dans le marchķ, ayant son manteau tachķ du sang de sa fille qu'il avait ainsi ķgorgķe; le grand nombre l'approuvait: la justice turke ne se mĻle pas de ces choses. [105] Cette caravane vient par terre le long du Nil; c'est avec elle que Bruce, Anglais, revint en 1772 de l'Abissinie, o∙ il avait fait le voyage le plus hardi qu'on ait tentķ dans ce siĶcle. En traversant le dķsert, la caravane manqua de vivres, et vķcut pendant plusieurs jours de gomme seulement. [106] J'ai vu au Kaire plusieurs noirs arrivķs par cette caravane, qui venaient du pays des _Foulis_, au nord du Sķnķgal, qui disaient avoir vu des Francs dans leurs contrķes. [107] EspĶce de bateaux qui portent une immense voile latine rayķe de bleu et de brun comme du coutil. [108] En 1784, l'╔gypte consommait pour 2 millions et demi de nos denrķes, et nous en rendait pour 3 millions. Or, cette branche ķtant au moins le cinquiĶme de tout son commerce, il ne peut s'ķvaluer Ó plus de 15 millions d'actif au total. [109] Les anciens ont pensķ que la mer Rouge ķtait plus ķlevķe que la Mķditerranķe; en effet, si l'on observe que, depuis le canal de Qolzoum jusqu'Ó la mer, le Nil a encore une pente l'espace de 30 lieues, l'on ne croira pas cette idķe si ridicule, encore qu'il semble que le niveau d¹t s'ķtablir par le cap de Bonne-Espķrance. Ajoutez qu'il est de fait que des vents continus d'un mĻme c¶tķ ķlĶvent les eaux sur les rives opposķes: ainsi les vents d'est ķlĶvent de 12 Ó 18 pouces le niveau de la mer dans les ports de Toulon, de Marseille et de la Catalogne; et la mousson de sud doit produire un effet semblable dans le canal long et ķtroit de la mer Rouge: mais par inverse la mousson de nord doit produire l'effet contraire; dans tous les cas l'expķrience des anciens est Ó recommencer. [110] Strabo, lib. XVII: or la guerre de Troie, selon des calculs qui me sont particuliers, correspond au temps de Salomon. Voyez un _Mķmoire sur la chronologie ancienne_, insķrķ dans le _Journal des savants_, janvier 1782; et dans l'_Encyclopķdie par ordre de matiĶres_, tom. III des Antiquitķs. [111] Lib. XVII. [112] Elle resta plus de 40 jours assemblķe, diffķrant son dķpart par diverses raisons, entre autres Ó cause des jours _malheureux_ dont les Turks ont la superstition comme les Romains. Enfin elle partit le 27 juillet, et arriva le 29 Ó Suez, ayant marchķ 29 heures par la route des HaouatŌs, 1 lieue plus au sud que le lac des PĶlerins. [113] C'est le nom que les Provenńaux donnent au dahler de l'Empire, d'aprĶs les Arabes, qui l'appellent _RiŌl oboutŌqÓ_, ou _pĶre de la fenĻtre_, Ó cause de son ķcusson, qui ressemble, selon eux, Ó une fenĻtre. Le dahler vaut 5 livres 5 sous de France. [114] En mai 1783, la flotte de Djedda, consistant en 28 voiles, dont 4 vaisseaux percķs pour 60 canons, apporta prĶs de 30,000 fardes de cafķ, qui, Ó raison de 370 livres la farde, font un poids total de 11,100,000 livres, ou 101,000 quintaux; mais il faut observer que les demandes de cette annķe furent un tiers plus fortes qu'Ó l'ordinaire. Ainsi l'on doit compter 60 Ó 70,000 quintaux par an. La farde payant 216 livres de droits Ó Suez, les 30,000 fardes ont rendu Ó la douane 6,480,000 livres tournois. [115] A Moka 16 liv. A Suez 147 Plus 69 Total des droits 232 Achat 236 --- TOTAL 468 A quoi joignant le fret, les pertes, les dķchets, on ne doit pas s'ķtonner si le cafķ moka se vend 45 et 50 sous la livre en ╔gypte, et 3 francs Ó Marseille. [116] En gķnķral les Orientaux ont une aversion pour les moeurs d'Europe, qui les ķloigne de toute idķe d'ķmigration. [117] Les nouvelles du temps parlĶrent beaucoup de ce pillage, Ó l'occasion de M. de Saint-Germain, de l'Ņle de Bourbon, dont le dķsastre fit du bruit en France. La caravane ķtait composķe d'officiers et de passagers anglais et de quelques prisonniers franńais, qui ķtaient venus sur 2 vaisseaux dķbarquer Ó Suez, pour passer en Europe par la voie du Kaire. Les Arabes bedouins de _T¶r_, informķs que ces passagers seraient accompagnķs d'un riche chargement, rķsolurent de les piller, et les pillĶrent en effet Ó cinq lieues de Suez. Les Europķens, dķpouillķs nus comme la main, et dispersķs par la frayeur, se partagĶrent en deux bandes. Les uns retournĶrent Ó Suez; les autres, au nombre de 7, croyant pouvoir arriver au Kaire, s'enfoncĶrent dans le dķsert. Bient¶t la fatigue, la soif, la faim et l'ardeur du soleil, les firent pķrir les uns aprĶs les autres. Le seul M. de Saint-Germain rķsista Ó tous ces maux. Pendant 3 jours et 2 nuits, il erra dans ce dķsert aride et nu, glacķ du vent de nord pendant la nuit (c'ķtait en janvier), br¹lķ du soleil pendant le jour, sans autre ombrage qu'un seul buisson, o∙ il se plongea la tĻte parmi les ķpines, sans autre boisson que son urine. Enfin, le troisiĶme jour, ayant aperńu l'eau de _Berket-el-Hadj_, il s'efforńa de s'y rendre; mais dķja il ķtait tombķ trois fois de faiblesse, et sans doute il f¹t restķ Ó sa derniĶre chute, si un paysan, montķ sur son chameau, ne l'e¹t aperńu d'une grande distance. Cet homme charitable le transporta chez lui, et l'y soigna pendant trois jours avec la plus grande humanitķ. Au bout de ce terme, les nķgociants du Kaire, informķs de son aventure, firent apporter M. de Saint-Germain Ó la ville; il y arriva dans l'ķtat le plus dķplorable. Son corps n'ķtait qu'une plaie; son haleine ķtait celle d'un cadavre, et il ne lui restait que le souffle de la vie. Cependant, Ó force de soins et d'attentions, Charles Magallon, qui l'avait reńu dans sa maison, eut la satisfaction de le sauver, et mĻme de le rķtablir. On a beaucoup parlķ, dans le temps, de la barbarie des Arabes, qui cependant ne tuĶrent personne; aujourd'hui l'on doit blŌmer l'imprudence des Europķens, qui dans toute cette affaire se conduisirent comme des fous. Il rķgnait parmi eux la plus grande discorde, et ils avaient poussķ la nķgligence au point de n'avoir pas un pistolet en ķtat. Toutes les armes ķtaient au fond des caisses. D'ailleurs, il paraŅt que les Arabes n'agirent pas de leur propre mouvement: des personnes bien instruites assurent que l'affaire avait ķtķ prķparķe Ó Constantinople par la compagnie anglaise de l'Inde, qui voyait de mauvais oeil que des particuliers entrassent en concurrence avec elle pour le dķbit des marchandises du Bengale; et ce qui s'est passķ dans le cours des poursuites a prouvķ la vķritķ de cette assertion. [118] Le blķ est prohibķ, et Pocoke remarquait en 1737 que cela avait nui Ó la culture. [119] EspĶce de grain assez semblable aux lentilles, qui croŅt par touffes, sur un roseau de 6 Ó 7 pieds de haut: c'est le _holcus arundinaccus_ de Linnķ. [120] Ils ont observķ que ces avanies vont, annķe commune, Ó 63,000 livres tournois. [121] Ce nom de _Masr_ a les mĻmes consonnes que celui de _Mesr_-a’m, allķguķ par les Hķbreux; lequel, Ó raison de sa forme plurielle, semble dķsigner proprement les habitants du Delta, pendant que ceux de la Thķba’de s'appelaient _Benikous_ ou _enfants de kous_. [122] Le sultan Sķlim avait assignķ des bateaux pour les porter sans cesse Ó la mer; mais on a dķtruit cet ķtablissement pour en dķtourner les deniers. [123] Elle s'appelle _karadj_; _k_ est ici le _jota_ espagnol. [124] D'Anville a connu deux listes des villages de l'╔gypte: l'une, du siĶcle dernier, compte 2,696 villes et villages; l'autre, du milieu de celui-ci, 2,395, dont 957 au Sa’d, et 1,439 dans le Delta (ce qui fait cependant, comme l'observe aussi d'Anville, 2,396). Le rķsumķ que je donne est de l'annķe 1783. [125] Les tourterelles, dont il y a une prodigieuse quantitķ, font leurs nids dans les maisons, et les enfants mĻmes n'y touchent pas. [126] Il faut observer que les aveugles des villages viennent s'ķtablir Ó la mosquķe des Fleurs (_el-Azhar_), o∙ ils ont une espĶce d'h¶pital. Lazaret me paraŅt venir de lÓ. [127] Cependant, l'histoire observe que plusieurs des Faraons moururent aveugles. [128] Ils la pratiquent en insķrant un fil dans la chair, ou en faisant respirer ou avaler de la poudre de boutons dessķchķe. [129] On peut citer en preuve les Mamlouks, qui, au moyen d'une bonne nourriture et d'un rķgime bien entendu, jouissent de la santķ la plus robuste. [130] _Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos._ VIRG. [131] On voit souvent en ╔gypte pendre sur le visage des enfants, et mĻme sur celui des hommes faits, de petits morceaux d'ķtoffes rouges, ou des rameaux de corail et de verre colorķ; leur usage est de fixer, par leur couleur et leur mouvement, le premier coup d'oeil de _l'envieux_, parce que c'est celui-lÓ, disent-ils, qui _frappe_. [132] Les ╔gyptiens et les Turks en gķnķral ont pour le bain d'ķtuve une passion difficile Ó concevoir dans un pays aussi chaud que le leur; mais elle me paraŅt venir moins des sensations que des prķjugķs. La loi du _Q¶ran_, qui ordonne aux hommes une forte ablution aprĶs le devoir conjugal, est elle seule un motif trĶs-puissant; et la vanitķ qu'ils attachent Ó l'exķcuter en devient un autre qui n'est pas moins efficace. Pour les femmes, il se joint Ó ces motifs, 1║ que le bain est le seul lieu d'assemblķe o∙ elles puissent faire parade de leur luxe et se rķgaler de melons et fruits, de pŌtisserie et autres friandises; 2║ qu'elles croient, ainsi que l'a remarquķ Prosper Alpin, que le bain leur donne cet embonpoint qui passe pour la beautķ. Quant aux ķtrangers, leurs opinions diffĶrent comme leurs sensations. Plusieurs nķgociants du Kaire aiment le bain, d'autres s'en sont trouvķs maltraitķs, et je leur ai ressemblķ. Il m'a donnķ des vertiges et des tremblements de genoux qui durĶrent 2 jours. J'avoue qu'une eau vraiment br¹lante, et qu'une sueur arrachķe par les convulsions du poumon autant que par la chaleur, m'ont paru des plaisirs d'une espĶce ķtrange, et je n'envierai plus aux Turks ni leur opium, ni leurs ķtuves, ni leurs _masseurs trop complaisants_. [133] Le lendemain il donne toujours un lavement pour ķvacuer ce kina. [134] Prosper Alpin, mķdecin vķnitien, qui ķcrivait en 1591, dit ķgalement que la peste n'est point originaire d'╔gypte; qu'elle y vient de GrĶce, de Syrie, de Barbarie; que les chaleurs la tuent, etc. Voyez _de MedicinŌ Ųgyptiorum_, p. 28. [135] Au Kaire, on a observķ que les porteurs d'eau, sans cesse arrosķs de l'eau fraŅche qu'ils portent dans une outre sur leur dos, ne sont jamais attaquķs de la peste: mais ici c'est _lotion,_ et non pas humiditķ; d'autre part, l'astronome Beauchamp m'observe, dans une lettre ķcrite de Bagdad, que la peste qui prķcķda 1787 moissonna tous les porteurs d'eau de la ville. Les Europķens mĻme, malgrķ leurs lotions de vinaigre, n'ķchappĶrent pas, et cependant l'un d'eux qui en but des verres entiers se sauva. Beauchamp fait d'ailleurs la remarque curieuse que la peste ne passe jamais dans la Perse, dont le climat est en gķnķral plus tempķrķ, et le sol montueux et couvert de vķgķtaux. [136] L'annķe derniĶre en fait preuve, puisqu'il a ķclatķ dans Tunis une peste aussi violente qu'on en ait jamais ķprouvķ. Elle fut apportķe par des bŌtiments venant de Constantinople, qui corrompirent les gardes et entrĶrent en fraude sans faire de quarantaine. [137] Lorsque j'ķcrivais ceci en 1786, je ne connaissais pas la lettre d'Amrou au kalife Omar, laquelle traite prķcisķment sous les mĻmes rapports du mĻme sujet. Le lecteur ne peut que me savoir grķ de lui citer ce morceau curieux de l'ķloquence orientale. _Lettre du kalife Omar ebn-el-KattŌb, Ó Amrou, son lieutenant en ╔gypte._ O Amrou, fils d'el-AŌs, ce que je dķsire de toi, Ó la rķception de cette lettre, c'est que tu me fasses de l'╔gypte une peinture assez exacte et assez vive pour que je puisse m'imaginer voir de mes propres yeux cette belle contrķe. Salut. _Rķponse d'Amrou._ O prince des fidĶles! peins-toi un dķsert aride, et une campagne magnifique au milieu de deux montagnes, dont l'une a la forme d'une colline de sable, et l'autre du ventre d'un cheval ķtique ou du dos d'un chameau: voilÓ l'╔gypte! Toutes ses productions et toutes ses richesses, depuis Asouan (SyĶne) jusqu'Ó MenchŌ, viennent d'un fleuve bķni qui coule avec majestķ au milieu d'elle. Le moment de la crue et de la retraite de ses eaux est aussi rķglķ que le cours du soleil et de la lune; il y a une ķpoque fixe dans l'annķe o∙ toutes les sources de l'univers viennent payer Ó ce roi des fleuves le tribut auquel la Providence les a assujetties envers lui. Alors les eaux augmentent, sortent de son lit, et couvrent toute la face de l'╔gypte pour y dķposer un limon productif. Il n'y a plus de communication d'un village Ó l'autre, que par le moyen de barques lķgĶres, aussi nombreuses que les feuilles de palmier. Lorsqu'ensuite arrive le moment o∙ ses eaux cessent d'Ļtre nķcessaires Ó la fertilitķ du sol, ce fleuve docile rentre dans les bornes que le destin lui a prescrites, pour laisser recueillir le trķsor qu'il a cachķ dans le sein de la terre. Un peuple protķgķ du ciel, et qui comme l'abeille ne semble destinķ qu'Ó travailler pour les autres, sans profiter lui-mĻme du prix de ses sueurs, ouvre lķgĶrement les entrailles de la terre, et y dķpose des semences dont il attend la fķconditķ du bienfait de cet _Ļtre_ qui fait croŅtre et m¹rir les moissons.--Le germe se dķveloppe, la tige s'ķlĶve, l'ķpi se forme par le secours d'une rosķe qui supplķe aux pluies, et qui entretient le suc nourricier dont le sol est imbu. A la plus abondante rķcolte succĶde tout Ó coup la stķrilitķ. C'est ainsi, ¶ prince des fidĶles! que l'╔gypte offre tour Ó tour l'image d'un dķsert poudreux, d'une plaine liquide et argentķe, d'un marķcage noir et limoneux, d'une prairie verte et ondoyante, d'un parterre ornķ de fleurs variķes, et d'un guķret couvert de moissons jaunissantes: bķni soit le crķateur de tant de merveilles! Trois choses, ¶ prince des fidĶles! contribuent essentiellement Ó la prospķritķ de l'╔gypte et au bonheur de ses habitants. La premiĶre, de ne point adopter lķgĶrement des projets inventķs par l'aviditķ fiscale, et tendants Ó accroŅtre l'imp¶t; la seconde, d'employer le tiers des revenus Ó l'entretien des canaux, des ponts et des digues; la troisiĶme, de ne lever l'imp¶t qu'en nature, sur les fruits que la terre produit. Salut. [138] Il y en eut un trĶs-violent entre autres l'an 1112. [139] On peut, Ó ce sujet, consulter les planches de _Norden_, qui rendent cet ķtat sensible. [140] _Multum mentitur qui multum vidit_ [141] Personne n'a moins que moi de sujets d'humeur contre l'╔gypte: j'y ai ķprouvķ, de la part de nos nķgociants, l'accueil le plus gķnķreux et le plus honnĻte; jamais il ne m'est arrivķ aucun accident dķsagrķable, pas mĻme de mettre pied Ó terre devant les Mamlouks. Il est vrai que le plus souvent, et malgrķ la honte qu'on y attribue, je ne marchais qu'Ó pied dans les rues. [142] La vue des pyramides, que je joins Ó cette ķdition, et qui manque aux premiĶres, n'est pas prise du bord du fleuve mĻme, qui en est trop distant, mais du bord du canal qui se trouve dans la plaine avant d'arriver au rocher, et qui n'est rempli qu'au temps de l'inondation. Le talent de l'artiste me paraŅt avoir donnķ dans ce dessin circonscrit l'idķe la plus ķtendue et la plus exacte de ces prodigieux monuments. [143] A la liste de ces diffķrences, allķguķe par Savary, il faut ajouter la mesure rķcente de Niebuhr qui donne Ó la grande pyramide 480 pieds de hauteur perpendiculaire. [144] Je n'entends pas les seules pyramides de Djizķ, mais toutes en gķnķral. Quelques-unes, comme celle de Bayamont, n'ont de rochers ni dessous, ni aux environs. Voyez _Pocoke_. [145] Nķanmoins je ne conteste pas Ó la plus grande des pyramides la propriķtķ que lui a dķcouverte l'ingķnieux et savant Dupuis. [146] Elle a 13 pas de long sur 11 de large, et Ó peu prĶs autant de hauteur. [147] La grande pyramide elle-mĻme en est un; mais s'il est constatķ que le c¶tķ de sa base ķquivaut juste Ó 1 stade alexandrin (de 684 pieds 9 pouces 60 centiĶmes), et se trouve Ļtre exactement la 500 partie d'un degrķ du cercle terrestre, tel que nous-mĻmes le connaissons; si, comme l'observe l'ingķnieux et savant Dupuis, ses pans sont disposķs sous un angle tel qu'Ó l'entrķe du soleil dans les signes ķquinoxiaux son disque paraŅt placķ au sommet pour le spectateur Ó genoux Ó la base, il faut convenir que dans la construction de celle-lÓ l'on a combinķ d'autres motifs. Au reste, ces questions seront bient¶t ķclaircies par les savants qui sont en ╔gypte. [148] Voici la marche de cette ķtymologie. Le mot franńais _pyramide_, est le grec _pyramis, idos_; mais dans l'ancien grec, l'_y_ ķtait prononcķ _ou_; donc il faut dire _pouramis_. Lorsque les Grecs, aprĶs la guerre de Troie, frķquentĶrent l'╔gypte, ils ne devaient point avoir, dans leur langue, le nom de cet objet nouveau pour eux; ils d¹rent l'emprunter des ╔gyptiens. _Pouramis_ n'est donc pas grec, mais ķgyptien. Or, il paraŅt constant que les dialectes de l'╔gypte, qui ķtaient variķs, ont eu de grandes analogies avec ceux des pays voisins, tels que l'Arabie et la Syrie. Il est vrai que, dans ces langues, _p_ est une prononciation inconnue; mais il est de fait aussi que les Grecs, en adoptant des mots _barbares_, les altķraient presque toujours, et confondaient souvent un son avec un autre Ó peu prĶs semblable. Il est de fait encore, que, dans des mots connus, _p_ se trouve sans cesse pris pour _b_, qui n'en diffĶre presque pas. Dans cette donnķe, _pouramis_ devient _bouramis_. Or, dans le dialecte de la Palestine, _bour_ signifie _toute excavation_ en terre, une _citerne_, une _prison_ proprement _souterraine_, un _sķpulcre_. Voyez _Buxtorf_, _Lexicon hebr._ Reste _amis_, o∙ l's finale me paraŅt une terminaison substituķe au _t_, qui n'ķtait point dans le gķnie grec, et qui faisait l'oriental, _a-mit, du mort_; _bour a-mit, caveau du mort_; cette substitution de l'_s_ au _t_ a un exemple dans _atribis_, bien connu pour Ļtre _atribit_: c'est aux connaisseurs Ó juger s'il est beaucoup d'ķtymologies qui rķunissent autant de conditions que celle-ci. [149] Ce prince, dit-il, rķgna cinquante ans, et il en employa vingt Ó bŌtir la pyramide. Le tiers de l'╔gypte fut employķ, par corvķes, Ó tailler, Ó transporter et Ó ķlever les pierres. [150] Il est remarquable que si l'on ķcrivait le nom ķgyptien allķguķ par les Grecs, en caractĶres phķniciens, on se servirait des mĻmes lettres que nous prononńons _pharao_; l'_o_ final est dans l'hķbreu un _h_, qui Ó la fin des mots devient trĶs-souvent _t_. [151] Je ne connais rien de plus propre Ó figurer les pyramides, Ó Paris, que l'H¶tel des Invalides, vu du Cours-la-Reine. La longueur du bŌtiment ķtant de six cents pieds, ķgale prķcisķment la base de la grande pyramide; mais pour s'en figurer la hauteur et la soliditķ, il faut supposer que la face mentionnķe s'ķlĶve en un triangle dont la pointe excĶde la hauteur du d¶me des deux tiers de ce d¶me mĻme (il a 300 pieds): de plus, que la mĻme face doit se rķpķter sur 4 c¶tķs en carrķ, et que tout le massif qui en rķsulte, est plein, et n'offre Ó l'extķrieur qu'un immense talus disposķ, par gradins. [152] Je tiens ce fait des nķgociants d'Acre, qui le racontent sur la foi d'un capitaine de Marseille, qui, dans le temps, chargeait du riz Ó DamiŌt. [153] Environ 437,000 livres. En 1780, Mourad-bek retirait de Faraskour 100,000 pataques ou 525,000 livres. [154] VoilÓ pourquoi tout prospķrait, car l'imp¶t foncier variable chaque annķe tue l'industrie et perd les ķtats. (_Note de Volney_). [155] _Ba’_ en turkman signifie _riche;_ c'est le _bey_ tunisien. _Da’_ ou _dey_ signifie _brave_. [156] Ces lettres, appelķes bÓta’q, contenaient l'avis pur et simple; elles s'attachaient sous l'aile: elles ķtaient datķes du lieu, du jour, de l'heure. On expķdiait par duplicata: Ó l'arrivķe de l'oiseau, la sentinelle le portait au sultan mĻme, qui dķtachait l'ķcrit. Les pigeons bien dressķs ķtaient hors de prix. Ces ķtablissements ķtaient fort co¹teux, mais trĶs-utiles. On appelait les pigeons les _anges des rois_. [157] Le traducteur croit que l'on a oubliķ un colombier Ó el-Arich, fondķ sur la trop grande distance incommode au transport des pigeons. [158] On suppose ici l'omission d'un colombier sur les montagnes. [159] C'est-Ó-dire vers l'an 750 avant Jķsus-Christ. VoilÓ pourquoi HomĶre, qui ķcrivit au commencement de ce siĶcle-lÓ, ne l'a point citķe, quoiqu'il fasse mention des habitants du pays: il s'est servi du nom oriental _Aram_, altķrķ dans _Arimķķn_, et _Erembos_. [160] Les gķographes le citent cependant quelquefois, en l'ķcrivant _Souria_, selon la traduction perpķtuelle de l'_y_ en _ou_ arabe. [161] Prononcez _chŌm_ et non _kŌm_; et, rĶgle gķnķrale dans les mots arabes que je cite, prononcez _ch_ comme dans _charme_, f¹t-il Ó la fin du mot. D'Anville ķcrit _shŌm_, parce qu'il suit l'orthographe anglaise, dans laquelle _sh_ est notre _ch_: _El-ChŌm_ tout seul est le nom de la ville de _Damas_, rķputķe capitale de la Syrie. J'ignore pourquoi Savary en a fait _El-Chams_, ville du soleil. [162] Dans l'antiquitķ, les peuples qui adoraient le soleil, lui rendant leur hommage au moment de son lever, se supposĶrent toujours la face tournķe Ó l'orient. Le nord fut _la gauche_, le midi _la droite_, et le couchant _le derriĶre_, appelķ, en oriental, _acheron_ et _akaron_. [163] L'ancienne _Bķryte_. [164] Tous les vaisseaux qui vont Ó Alexandrette touchent en Cypre, dont la partie mķridionale est une plaine nue et ravagķe. [165] Il faut en excepter le mont _Casius,_ qui s'ķlĶve sur Antioche comme un ķnorme pic. Mais Pline passe l'hyperbole, quand il dit que de sa pointe on dķcouvre en mĻme temps l'aurore et le crķpuscule. [166] Il n'y a plus que 4 ou 5 de ces arbres qui aient quelque apparence. [167] C'est le terrain appelķ grottes d'Engaddi, o∙ se retirĶrent de tout temps les vagabonds. Il y en a qui tiendraient 1,500 hommes. [168] On estime que le mont Blanc, le plus ķlevķ des Alpes, a 2,400 toises au-dessus du niveau de la mer; et le pic d'Ossian dans les Pyrķnķes, 1,900. [169] La riviĶre du Lait, qui se verse dans _Nahr-el-Salib_, appelķe aussi riviĶre du _Bairout_; cette arcade a plus de 160 pieds de long sur 85 de large, et prĶs de 200 pieds d'ķlķvation au-dessus du torrent. [170] Ces ruisseaux souterrains sont communs dans toute la Syrie; il y en a prĶs de Damas, aux sources de l'Oronte, et Ó celles du Jourdain. Celui de _Mar-Hanna_, couvent de Grecs, prĶs du village de _ChouaŅr_, s'ouvre par un gouffre appelķ _el-BŌlouĶ_, c'est-Ó-dire _l'engloutisseur_; c'est une bouche d'environ 10 pieds de large, situķe au fond d'un entonnoir. A 15 pieds de profondeur est une espĶce de premier fond; mais il ne fait que masquer une ouverture latķrale trĶs-profonde. Il y a quelques annķes qu'on le ferma, parce qu'il avait servi Ó receler un meurtre. Les pluies d'hiver ķtant venues, les eaux s'accumulĶrent et firent un lac assez profond; mais quelques filets d'eau s'ķtant fait jour parmi les pierres, elles furent bient¶t dķgarnies de la terre qui les liait: alors la masse des eaux faisant effort, l'obstacle creva tout-Ó-coup avec une explosion semblable Ó un coup de tonnerre; la rķaction de l'air comprimķ fut telle, qu'il jaillit une trombe d'eau Ó plus de 200 pas sur une maison voisine. Le courant ķtabli par cette issue forma un tournoiement qui engloutit les arbres et les vignes plantķs dans l'entonnoir, et alla les rejeter par la seconde issue. [171] Lib. XVI, p. 264. [172] Il est vrai que le Jourdain est profond; mais si l'Oronte n'ķtait arrĻtķ par des barres multipliķes, il resterait Ó sec pendant l'ķtķ. [173] Le lac d'Antioche abonde surtout en anguilles et en une espĶce de poisson rouge de mķdiocre qualitķ. Les Grecs, qui sont des je¹neurs perpķtuels, en font une grande consommation. Le lac de Tabariķ est encore plus riche; il est surtout rempli de crabes; mais comme ses environs ne sont peuplķs que de musulmans, il est peu pĻchķ. [174] Sur toute la c¶te de Syrie, et notamment Ó Tripoli, les plus bas degrķs du thermomĶtre en hiver sont 9 et 8 degrķs au-dessus de la glace; en ķtķ, dans les appartements bien clos, il va jusqu'Ó 25 et demi et 26. Quant au baromĶtre, il est remarquable que, dans les derniers jours de mai, il se fixe Ó 28 pouces, et ne varie plus jusqu'en octobre. [175] C'est ce que pratiquent plusieurs des habitants de ce canton, qui passent l'hiver prĶs de Tripoli, pendant que leurs maisons sont ensevelies sous la neige. [176] Mar-_Hanna_ el-_Chouair_; c'est-Ó-dire _Saint-Jean_ prĶs du village de _Chouair_. Ce monastĶre est dans une vallķe de rocailles, qui verse dans celle de _Nahr-el-Kelb_, ou _torrent du Chien_. Les religieux sont grecs-catholiques, de l'ordre de Saint-Basile: j'aurai occasion d'en parler plus amplement. [177] Maison ci-devant des jķsuites, occupķe aujourd'hui par les lazaristes. [178] Je n'ai jamais vu en Syrie de sarrasin, et l'avoine y est rare. On n'y donne aux chevaux que de l'orge et de la paille. [179] J'en ai vu qui pesaient 18 livres. [180] _Broulos_, sur la c¶te d'╔gypte, a des pastĶques meilleures que dans le reste du Delta, o∙ les fruits sont en gķnķral trop aqueux. [181] On a long-temps cru que l'insecte de la cochenille appartenait exclusivement au Mexique; et les Espagnols, pour s'en assurer la propriķtķ, ont dķfendu l'exportation de la cochenille vivante, sous peine de mort; mais Thierri, qui rķussit Ó l'enlever en 1771, et qui la transporta Ó Saint-Domingue, a trouvķ que les nopals de cette Ņle en avaient dĶs avant son arrivķe. Il paraŅt que la nature ne sķpare presque jamais les insectes des plantes qui leur sont appropriķes. [182] La disposition du terrain de l'Yemen et du Tķhama a beaucoup d'analogie avec celle de la Syrie. Voyez Niebuhr, _Voyage en Arabie_. [183] Pour complķter l'histoire naturelle de la Syrie, il convient de dire qu'elle produit tous nos animaux domestiques; mais elle y ajoute le buffle et le chameau, dont l'utilitķ est si connue. En fauves, on y trouve dans les plaines des gazelles qui remplacent notre chevreuil; dans les montagnes et les marais, quantitķ de sangliers moins grands et moins fķroces que les n¶tres. Le cerf et le daim n'y sont point connus; le loup et le vrai renard le sont trĶs-peu; mais il y a une prodigieuse quantitķ de l'espĶce mitoyenne appelķe _chacal_ (en Syrie ou le nomme _ouŌoui_, par imitation de son cri; et en ╔gypte _dŅb_ ou _loup_). Les chacals habitent par troupes aux environs des villes, dont ils mangent les charognes; ils n'attaquent jamais personne, et ne savent dķfendre leur vie que par la fuite. Chaque soir ils semblent se donner le mot pour hurler, et leurs cris, qui sont trĶs-lugubres, durent quelquefois un quart d'heure. Il y a aussi dans les lieux ķcartķs des hyĶnes (en arabe _daba_) et des onces, faussement appelķs tigres _(Nķmr)_. Le Liban, le pays des Druzes et de NŌblous, le mont Carmel et les environs d'Alexandrette, sont leurs principaux sķjours. En rķcompense, on est exempt des lions et des ours; le gibier d'eau est trĶs-abondant; celui de terre n'est que par cantons. Le liĶvre et la grosse perdrix rouge sont les plus communs; le lapin, s'il y en a, est infiniment rare; le francolin ne l'est point Ó Tripoli, et prĶs de YŌfa. Enfin, il ne faut pas oublier d'observer que l'espĶce du colibri existe dans le territoire de Sa’d. M. J.-B. Adanson, ci-devant interprĶte en cette ville, qui cultive l'histoire naturelle avec autant de go¹t que de succĶs, en a trouvķ un dont il a fait prķsent Ó son frĶre l'acadķmicien. C'est, avec le pķlican, le seul oiseau bien remarquable de la Syrie. [184] Les semailles de _la rķcolte d'hiver_, qu'on appelle _chetŌouŅķ_, n'ont lieu dans toute la Syrie qu'Ó l'arrivķe des pluies d'automne, c'est-Ó-dire vers la Toussaint. L'ķpoque de cette rķcolte varie ensuite selon les lieux. En _Palestine_, et dans le _HaurŌn_, on coupe le froment et l'orge dĶs la fin d'avril et dans le courant de mai. Mais Ó mesure que l'on va dans le nord, ou que l'on s'ķlĶve dans les montagnes, la moisson se retarde jusqu'en juin et juillet. Les semailles de _la rķcolte d'ķtķ_ ou _saŅfiķ_ se font aux pluies de printemps, c'est-Ó-dire en mars et avril, et leur moisson a lieu dans les mois de septembre et d'octobre. Les vendanges, dans les montagnes, se font sur la fin de septembre; les vers Ó soie y ķclosent en avril et mai, et font leurs cocons en juillet. [185] Voyez _les questions_ de Michaķlis, proposķes aux voyageurs du roi de Danemarck. [186] C'est le mķcanisme des cheminķes et des bains d'ķtuves. [187] Il y a d'ailleurs un effort de l'air dilatķ contre les barriĶres qui l'emprisonnent; mais cet effet est indiffķrent Ó notre objet. [188] VoilÓ pourquoi, comme l'a trĶs-bien observķ Montesquieu, la Tartarie, sous le parallĶle de l'Angleterre et de la France, est infiniment plus froide que ces contrķes. [189] Ceci explique pourquoi la Gaule ķtait plus froide jadis que de nos jours. [190] Franklin a pensķ que la cause du vent _alizķ d'est_ tenait Ó la rotation de la terre; mais si cela est, pourquoi le vent d'est n'est-il pas perpķtuel? Comment d'ailleurs expliquer dans cette hypothĶse les deux moussons de l'Inde, tellement disposķes que leurs alternatives sont marquķes prķcisķment par le passage du soleil dans la ligne ķquinoxiale; c'est-Ó-dire que les vents d'ouest et de sud rĶgnent pendant les 6 mois que le soleil est dans la zone borķale, et les vents d'est et de nord pendant les 6 mois qu'il est dans la zone australe. Ce rapport ne prouve-t-il pas que tous les accidents des vents dķpendent uniquement de l'action du soleil sur l'atmosphĶre du globe? La lune, qui a un effet si marquķ sur l'ocķan, peut en avoir aussi sur les vents; mais l'influence des autres planĶtes paraŅt une chimĶre qui ne convient qu'Ó l'astrologie des anciens. [191] Franklin en donne la mĻme explication. [192] Il est souvent sensible Ó la vue; mais on le rend encore plus ķvident en approchant des tuyaux une soie effilķe ou la flamme d'une petite bougie. [193] Ces rafales sont si brusques, qu'elles font quelquefois _chavirer_ les bateaux. Peu s'en est fallu que je n'en aie fait l'expķrience. [194] Voyez article de l'╔gypte. [195] J'en ai fait l'observation en Palestine dans les mois de novembre, dķcembre et janvier 1784 et 85. La plaine de Palestine, surtout vers Gaze, est Ó peu prĶs dans les mĻmes circonstances de climat que l'╔gypte. [196] Il n'est pas inutile d'observer que le Nil ķtablit alors un courant sur toute la c¶te de Syrie, qui porte de Gaze en Cypre. [197] Il me paraŅt que c'est la mĻme colonne dont parle le baron de Tott. J'ai pareillement constatķ l'ķtat vaporeux de l'horizon d'╔gypte, dont il fait mention. [198] Ceci rķsout un problĶme qu'on m'a proposķ Ó _YŌfa_: savoir, pourquoi l'on sue plus Ó _YŌfa_ sur les bords de la mer qu'Ó _Ramlķ_ qui est Ó trois lieues dans les terres. La raison en est que l'air de YŌfa ķtant saturķ d'humiditķ, ne pompe qu'avec lenteur l'ķmanation du corps, pendant qu'Ó Ramlķ l'air plus avide la pompe plus vite. C'est aussi par cette raison que dans nos climats l'haleine est visible en hiver, et non en ķtķ. [199] J'ignore ce qui se passe Ó cet ķgard dans la haute ╔gypte: quant au Delta, il paraŅt que quelquefois il reńoit des nuages et du tonnerre de la mer Rouge. Le jour que je quittai le Kaire (26 septembre 1783), Ó la nuit tombante, il parut un orage dans le sud-est qui bient¶t donna plusieurs coups de tonnerre, et finit par une grĻle violente de la grosseur des pois ronds de la plus forte espĶce. Elle dura 10 Ó 12 minutes, et nous e¹mes le temps, mes compagnons de voyage et moi, d'en ramasser dans le bateau assez pour en remplir deux grands verres, et dire que nous avons bu Ó la glace en ╔gypte. Il est d'ailleurs bon d'observer que c'ķtait l'ķpoque o∙ la mousson de sud commence sur la mer Rouge. [200] Niebuhr a ķgalement observķ Ó Moka et Ó Bombai que les orages venaient toujours de la mer. [201] Il semble aussi que les ķtoiles volantes sont une combinaison particuliĶre de la matiĶre du feu. Les Maronites de _Mar-Elias_ m'ont assurķ qu'une de ces ķtoiles tombķe il y a 3 ans sur deux mulets du couvent, les tua en faisant un bruit semblable Ó un coup de pistolet, sans laisser plus de traces que le tonnerre. [202] Alexandrette et _Beilan_ qui en est voisin, parlent turk; mais on peut les regarder comme _frontiĶres_ de la Caramanie, o∙ le turk est la langue vulgaire. [203] _Adjam_ est le nom des Perses en arabe. Les Grecs l'ont connu et exprimķ par _achemen-ides_. [204] Strabon, liv. II, dit que le Niphate et sa chaŅne sont dits _Gordonµi_. [205] Prononcez _Najd_. [206] Cette qualitķ saline est si inhķrente au sol, qu'elle passe jusque dans les plantes. Toutes celles du dķsert abondent en soude et en sel de Glauber. Il est remarquable que la dose de ces sels diminue en se rapprochant des montagnes, o∙ elle finit par Ļtre presque nulle; et, tout considķrķ, cette qualitķ saline doit Ļtre la vraie cause de la stķrilitķ du dķsert. [207] Je connais 4 espĶces distinctes de chameaux: la 1^{re}, le chameau tel que je viens de le dķcrire, et qui est proprement le chameau arabe, porteur de fardeaux, n'ayant qu'une bosse et trĶs-peu de poil sur le corps. La 2^{e} est le chameau _coureur_, appelķ _hedjin_ au Kaire, plus svelte dans toutes ses formes, n'ayant qu'une bosse; c'est le vķritable _dromadaire_ des Grecs. Nous en avons maintenant deux Ó Paris, que l'on a vus aux fĻtes du Champ-de-Mars. Ces deux espĶces sont rķpandues depuis Maroc jusqu'en Perse. La 3^{e} espĶce est le chameau _turkman_, rķpandu d'Alep Ó Constantinople et au nord de la Perse. Il n'a qu'une bosse; il est moins haut que le chameau arabe; il a les jambes plus courtes, plus grosses, le corps plus trapu et infiniment mieux couvert de poil. Celui du cou pend jusqu'Ó terre et est gķnķralement brun. La 4^{e} est le chameau _tartare_ ou _bactrien_, rķpandu dans toute la Chine et la Tartarie. Celui-lÓ a deux bosses. L'on ne voit que de ceux-lÓ Ó Pķkin, tandis qu'ils sont si rares dans la basse Asie, que je citerais une foule de voyageurs, mĻme Arabes, qui, comme moi, n'y en ont jamais vu aucun.--Buffon a totalement confondu ces espĶces. [208] Cette cause est ķgalement sensible dans la comparaison des chameaux arabes aux chameaux turkmans, car ces derniers, vivant dans des pays riches en fourrages, sont devenus une espĶce plus forte en membres, et plus charnue que les premiers. [209] Exclamation d'ķloge, comme si l'on disait, _admirablement bien_. [210] Les Arabes font une distinction de leurs h¶tes, en h¶te _mostadjir_, ou _implorant protection_; et en h¶te _matnoub_, ou _qui plante sa tente au rang des autres_, c'est-Ó-dire qui se naturalise. [211] Niebuhr rapporte dans sa _Description de l'Arabie_, tome II, page 208, ķdition de Paris, que depuis 30 ans il s'est ķlevķ dans le _Najd_ une nouvelle religion, dont les principes sont analogues aux dispositions d'esprit dont je parle. ½Ces principes sont, dit ce voyageur, que Dieu seul doit Ļtre invoquķ et adorķ comme auteur de tout; qu'on ne doit faire mention d'aucun prophĶte en priant, parce que cela touche Ó l'idolŌtrie; que Mo’se, Jķsus-Christ, Mahomet, etc., sont Ó la vķritķ de grands hommes, dont les actions sont ķdifiantes; mais que nul livre n'a ķtķ inspirķ par l'ange Gabriel, ou par tout autre esprit cķleste. Enfin, que les voeux faits dans un pķril menańant ne sont d'aucun mķrite ni d'aucune obligation. ½Je ne sais, ajoute Niebuhr, jusqu'o∙ l'on peut compter sur le rapport du Bedouin qui m'a racontķ ces choses. Peut-Ļtre ķtait-ce sa fańon mĻme de penser; car les Bedouins se disent bien mahomķtans, mais ils ne s'embarrassent ordinairement ni de Mohammed ni du Q¶ran.╗ Cette insurrection a eu pour auteurs deux Arabes, qui, aprĶs avoir voyagķ, pour affaires de commerce, dans la Perse et le Malabar, ont formķ des raisonnements sur la diversitķ des religions qu'ils ont vues, et en ont dķduit cette tolķrance gķnķrale. L'un d'eux, nommķ _Abel-el-Ouaheb_, s'ķtait formķ dans le _Najd_ un ķtat indķpendant dĶs 1760: le second, appelķ _MekrŌmi_, chaik de _NadjerŌn_, avait adoptķ les mĻmes opinions, et par sa valeur il s'ķtait ķlevķ Ó une assez grande puissance dans ces contrķes. Ces deux exemples me rendent encore plus probable une conjecture que j'avais dķja formķe, que rien n'est plus facile que d'opķrer une grande rķvolution politique et religieuse dans l'Asie. [212] Assemani, _BibliothĶque orientale_. [213] Liv. XX, chap. 30. [214] La racine _Hass_, par une _H_ majeure, signifie tuer, _assassiner_, ķcouter pour _surprendre_; mais le composķ _hassŌs_ manque dans Golius. [215] On assure qu'ils ont des assemblķes nocturnes, o∙ aprĶs quelques lectures ils ķteignent la lumiĶre, et se mĻlent comme les anciens Gnostiques. [216] _Oriens Christ._, tom. II, pag. 680. [217] Cedrenus. [218] Village du KesraouŌn. [219] Dans les montagnes, le mot _chaik_ signifie proprement un notable, un seigneur campagnard. [220] Nom des ministres des petits princes. [221] _Kabal_ et _Kabat_. Le _K_ est ici le jota espagnol. [222] LÓ cause radicale de toute cette grande querelle fut l'aversion qu'_A’cha_, femme de Mahomet, avait conńue contre _Ali_, Ó l'occasion, dit-on, d'une infidķlitķ qu'il avait rķvķlķe au prophĶte: elle ne put lui pardonner cette indiscrķtion; et aprĶs lui avoir donnķ trois fois l'exclusion au kalifat par ses intrigues, voyant qu'il l'emportait Ó la quatriĶme, elle rķsolut de le perdre Ó force ouverte. Dans ce dessein, elle souleva contre lui divers chefs des Arabes, et entre autres _Amron_, gouverneur d'╔gypte, et _MoŌouia_, gouverneur de Syrie. Ce dernier se fit proclamer _kalife_ ou _successeur_ dans la ville de Damas. _Ali_, pour le dķpossķder, lui dķclara la guerre; mais la nonchalance de sa conduite perdit ses affaires. AprĶs quelques hostilitķs, o∙ les avantages furent balancķs, il pķrit, Ó Koufa, par la main d'un _assassin_ ou _bŌtenien_. Ses partisans ķlurent Ó sa place son fils _Hosain_; mais ce jeune homme, peu propre Ó des circonstances aussi ķpineuses que celles o∙ il se trouvait, fut tuķ dans une rencontre par les partisans de MoŌouia. Cette mort acheva de rendre les deux factions irrķconciliables. Leur haine devint une raison de ne plus s'accorder sur les commentaires du _Q¶ran_. Les docteurs des deux partis prirent plaisir Ó se contrarier, et dĶs-lors se forma le partage des musulmans en deux sectes, qui se traitent mutuellement d'hķrķtiques. Les Turks suivent celle qui regarde _Omar_ et _MoŌouia_, comme successeurs lķgitimes du prophĶte. Les Persans au contraire suivent le parti d'Ali. [223] El-Makin, lib. I, _Hist. Arab._ [224] Ces factions se distinguent par la couleur qu'elles affectent Ó leurs drapeaux; celui des _QaŅsis_ est rouge, et celui des _YamŌnis_ blanc. [225] Cette dķcouverte appartient Ó un Michel Drogman, barataire de France Ó Sa’de sa patrie; il a fait un _Mķmoire sur les Druzes_, dont il a donnķ les deux seules copies qu'il e¹t, l'une au chevalier de _TaulĶs_, consul Ó Sa’de, et l'autre au baron de _Tott_, lorsqu'il passa en 1777 pour inspecter cette ķchelle. [226] Le parti _QaŅsi_ et le _YamŌni_, qui portent aujourd'hui le nom des deux familles qui sont Ó la tĻte, les _DjambelŌts_ et les _Lesbeks_. [227] A raison de ce loisir, lorsque la rķcolte des soies est faite dans le Liban, il en part beaucoup de paysans, qui vont, comme nos Limousins, faire les rķcoltes dans la plaine. [228] Gens de guerre. [229] J'ai trouvķ dans un recueil manuscrit d'anecdotes arabes un autre trait qui, quoique ķtranger aux Druzes, me semble trop beau pour Ļtre omis. ½Au temps des kalifes, dit l'auteur, lorsque _Abdalah_ le _verseur de sang_ eut ķgorgķ tout ce qu'il put saisir de descendants d'_Ommiah_, l'un d'eux, nommķ _╔brahim_, fils de _Soliman_, fils d'_Abd-el-Malek_, eut le bonheur d'ķchapper, et se sauva Ó Koufa, o∙ il entra dķguisķ. Ne connaissant personne Ó qui il p¹t se confier, il entra au hasard sous le portique d'une grande maison, et s'y assit. Peu aprĶs le maŅtre arrive, suivi de plusieurs valets, descend de cheval, entre, et, voyant l'ķtranger, il lui demande _qui il est_. Je suis un infortunķ, rķpond ╔brahim, qui te demande _l'asyle_. Dieu te protĶge, dit l'homme riche; entre, et sois en paix. ╔brahim vķcut plusieurs mois dans cette maison, sans que son h¶te lui fŅt de questions. Mais lui-mĻme, ķtonnķ de le voir tous les jours sortir et rentrer Ó cheval Ó la mĻme heure, se hasarda un jour Ó lui en demander la raison. J'ai appris, rķpondit l'homme riche, qu'un nommķ ╔brahim, fils de Soliman, est cachķ dans cette ville: il a tuķ mon pĶre, et je le cherche pour prendre mon _talion_. _Alors je connus_, dit ╔brahim, _que Dieu m'avait conduit lÓ Ó dessein; j'adorai son dķcret, et, me rķsignant Ó la mort_, je rķpliquai: _Dieu_ a pris ta cause; _homme offensķ_, _ta victime est Ó tes pieds_. L'homme riche ķtonnķ rķpondit: O ķtranger! je vois que l'adversitķ te pĶse, et qu'ennuyķ de la vie, tu cherches un moyen de la perdre; mais ma main est liķe pour le crime. Je ne te trompe pas, dit ╔brahim: ton pĶre ķtait un tel; nous nous rencontrŌmes en tel endroit, et l'affaire se passa de telle et telle maniĶre. Alors un tremblement violent saisit l'homme riche; ses dents se choquĶrent comme Ó un homme transi de froid, ses yeux ķtincelĶrent de fureur, et se remplirent de larmes. Il resta ainsi quelque temps le regard fixķ contre terre; enfin, levant la tĻte vers ╔brahim: Demain le sort, dit-il, te joindra Ó mon pĶre; et Dieu aura pris mon talion. Mais, moi, comment violer l'asyle de ma maison? Malheureux ķtranger, fuis de ma prķsence; tiens, voilÓ 100 sequins; sors promptement; et que je ne te revoie jamais.╗ [230] AbŌrŌt-el-Motka lamin fi mazŌheb oua DianŌt-el-D“nia. [231] Nom que les Turks donnent aux soldats Macķdoniens et aux ╔pirotes. End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres, Tome II, by Constantin Francois Chasseboeuf Boisgirais Volney *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES, TOME II *** ***** This file should be named 38242-8.txt or 38242-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/8/2/4/38242/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images available at the BibliothĶque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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112,821 words • 1880h 21m read

— End of Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1 —

Book Information

Title
Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1
Author(s)
Volney, C.-F. (Constantin-François)
Language
French
Type
Text
Release Date
December 7, 2011
Word Count
112,821 words
Library of Congress Classification
DS
Bookshelves
FR Voyages et pays, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - General, Browsing: Travel & Geography
Rights
Public domain in the USA.