*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13855 ***
ÉTIENNE GROSCLAUDE
UNE POLITIQUE EUROPÉENNE
La France, la Russie, l'Allemagne
Et
LA GUERRE AU TRANSVAAL
L'Afrique du Sud sera le
tombeau de l'Angleterre.
BISMARCK.
«Prodigieuse contrée, cette Afrique du Sud! on y convertit nos évêques,
on y bat nos généraux et on y résout nos questions européennes!»
Cette tragique boutade, inspirée à un homme d'État anglais par la mort
inutilement glorieuse du Prince impérial au Zoulouland, pourrait bien
rencontrer une application nouvelle dans les événements qui se déroulent
en ce moment autour du Transvaal.
Peut-être ne se trouve-t-il plus de missionnaires évangélistes
accessibles à la belle simplicité des religions primitives comme le fut
l'évêque Colenso, mais il y a encore des généraux anglais à battre dans
l'Afrique du Sud, et de graves problèmes européens se dressent attendant
une solution qu'il ne serait pas surprenant de voir arriver de si loin.
La patience de l'Europe finira quelque jour par se trouver à bout; ce
jour approche; enfin lasse de supporter les provocations outrageantes de
l'Angleterre et ses dommageables empiétements, cette Europe va-t-elle
sauter sur l'occasion inespérée de liquider en bloc un compte débiteur
journellement grossi par les acquisitions de l'Impérialisme qui s'étale
à la surface du globe sans trouver devant lui la moindre opposition de
fait. Des mots, des mots, pas un geste, or si quelque chose pouvait
arrêter cette marche foudroyante, ce n'était ni les jérémiades d'une
diplomatie dont le style, dès longtemps exercé à la fuite, excelle à
trouver les détours par lesquels on échappe aux responsabilités de
l'action,--ni les télégrammes à sensation d'un bouillant Kaiser,
momentanément oublieux des égards qui sont dus à une vieille
grand'mère... quelle que soit sa condition sociale.
Le réveil de l'Europe, à l'heure où nous voici, n'aurait assurément rien
de prématuré, mais la condition physiologique la plus nécessaire pour
se réveiller, c'est de ne pas être mort. Il faudrait donc au préalable
s'assurer si dame Europe est défunte, ou si elle est seulement assoupie.
L'Europe existe-t-elle encore autrement que sur la carte? sur la carte
où l'on voit juxtaposées des nations, dont les deux plus considérables
sont séparées par un abîme de ressentiments que rien ne saurait
combler,--rien, hélas! de ce qu'il est permis d'attendre d'un
consentement pacifique. Au centre: un groupement compact de nationalités
dont la cohésion peut être subitement anéantie par la disparition d'une
dynastie; sur les côtés: deux grands peuples qu'unissent à travers
l'espace des liens dont la solidité n'a pas encore été soumise au
contrôle d'une épreuve décisive.
Aveuglée par le tourbillon des craintes et des espérances
particularistes, l'agglomération européenne n'a point une vision
suffisamment dégagée pour discerner au dehors le péril qui la menace
dans son ensemble et pour reconnaître l'intérêt qu'il conviendrait
de soutenir en commun. Il est toutefois incontestable que, depuis un
certain temps, les deux groupes antagonistes, obéissant l'un et l'autre
au seul instinct de la conservation, portent parallèlement leurs efforts
vers un unique objectif, qui est la paix de l'Europe; ce n'est un
secret pour personne que, dès son origine, la Triplice eut un caractère
exclusivement défensif, prévoyante entreprise de cimentation du bloc
improvisé dans l'Europe centrale et longtemps exposé à un retour
offensif de ceux à qui l'on en avait arraché la dernière pierre.
Or, en dépit de toute vraisemblance et peut-être aussi de toute logique,
les angoisses, qui, durant une vingtaine d'années, troublèrent le
sommeil des conquérants, se sont apaisées à mesure que se trouvaient
déçus les ardents espoirs de la nation mutilée qui, depuis le désastre,
n'a pas eu un gouvernement capable de lui commander le devoir et de lui
imposer la confiance. On a laissé le temps faire son oeuvre et une sorte
de prescription s'établir, bien qu'il n'en soit aucune d'admissible
pour certains forfaits de l'histoire. Henri Heine reprochait à ses
compatriotes de n'avoir pas encore, à l'heure où il écrivait, pris leur
parti du meurtre de Conradin de Hohenstaufen par Charles d'Anjou; cette
critique était le plus bel éloge qu'on pût faire d'une race qui ne
s'expliquera jamais comment certains peuples se dépouillent en quelques
années des souvenirs que les autres conservent à travers les siècles.
Les causes de cette désaffection publique sont-elles dans la légèreté de
l'esprit français? dans un abaissement des caractères déprimés par
la plus stupéfiante humiliation nationale? dans une démoralisation
consécutive à l'accroissement et à la vulgarisation du bien-être
matériel, qui rétrécit les idées au calibre des petits intérêts
immédiats? dans le cosmopolitisme financier, qui subordonne les
principes aux effets et les sentiments aux profits palpables? Peut-être
faudrait il les rechercher surtout dans deux ordres de phénomènes
dont l'un est néfaste et gros de menaces, tandis que l'autre, en
compensation, nous ouvre un avenir plein de promesses et soutient les
plus radieuses en même temps que les plus solides espérances de la
patrie française: à notre passif, le découragement où ce pays est
enfoncé chaque jour davantage par le pessimisme d'une presse acharnée à
ne fouiller que le mal, à n'étaler que les plaies, à ne publier que les
hideurs d'une nation dont la santé n'a jamais été plus exubérante,
dont la fécondité au bien et la faculté du beau ne font doute que pour
elle-même, et dont la principale cause de faiblesse est dans ce régime
énervant qui la réduirait bien vite à une hypocondrie plus désastreuse
que ne le seraient de véritables infirmités.
Pour ce qui est de notre actif, avec quelle encourageante satisfaction
on y inscrit le prodigieux mouvement d'une expansion coloniale, qui,
depuis vingt ans, a suscité tant d'admirables énergies, secoué la
torpeur des énergies industrielles et commerciales, ranimé l'esprit
d'entreprise somnolent depuis un siècle, fait réapparaître l'initiative
individuelle dont l'effacement nous menaçait d'une décadence
irrémédiable, et ouvert à l'activité, par conséquent à la prospérité
nationale, un vaste empire dont le spectacle doit suffire à nous rendre
le sentiment indispensable de notre force et de notre valeur!
Voilà ce que nous a donné notre politique coloniale; il est vrai que
nous n'avons pas été seuls à en bénéficier et qu'elle a valu la paix à
l'Europe. On lui en a fait un crime.
Le grief était-il fondé?
Il l'était sans aucun doute, si l'on a lieu de croire que, sans l'oeuvre
absorbante qui nous a successivement occupés en Tunisie, au Tonkin, au
Soudan et à Madagascar, nous nous fussions trouvés dans les conditions
morales et matérielles indispensables pour assurer la réparation des
catastrophes de 1870 et la reprise de l'Alsace-Lorraine.
Si, au contraire, en imaginant que ne se fût pas développée cette
grandiose épopée coloniale, qui, sans détourner une proportion excessive
de nos forces continentales, nous a valu une immense extension
territoriale et un indéniable relèvement de notre situation morale, de
notre crédit européen, de notre «standing», comme disent les Anglais;
si l'on est amené par l'examen de cette hypothèse à la conclusion
qu'en l'absence de toute cette activité au dehors, nous n'aurions pas
davantage tiré parti en Europe de notre liberté d'action,--faute de
pouvoir compter sur l'état d'esprit indispensable pour mener à bien la
plus formidable entreprise militaire des temps modernes,--et que tout se
serait borné à en parler davantage et à y penser plus longtemps, mais
sans rien faire de plus; alors il faut proclamer que notre politique
coloniale a été un grand bienfait pour la France en même temps que pour
le reste de l'univers,--à l'exception de l'empire britannique,--et que
Jules Ferry fut un des hommes d'État les plus avisés de notre époque.
En dépit des efforts constants de l'Angleterre souveraine de toutes
les eaux, et qui navigue avec une supériorité particulière dans l'eau
trouble,--la situation de l'Europe s'est visiblement clarifiée depuis
quelques années; non seulement il apparaît qu'une unité d'action
momentanée y serait possible dans des cas déterminés, mais il semble
même qu'elle serait facilitée par le groupement actuel des forces
opposées en deux faisceaux, que rien n'empêcherait de diriger à un
moment donné dans le même sens, quitte à les laisser reprendre,
l'instant d'après, leur orientation habituelle. Cette synergie
occasionnelle, il ne faut pas l'oublier, s'est déjà manifestée dans les
affaires de Chine, où la France et la Russie, d'accord sur ce point, et
sur ce point seulement, avec l'Allemagne, ont «syndiqué» leurs intérêts
en face de l'Angleterre.
C'est à dessein que j'emprunte au langage des gens d'affaires ce terme
significatif, puisque aussi bien toutes les grandes nations out reconnu
l'avantage d'emprunter à l'impérialisme britannique sa politique de
«business», au moment où se débattent en Asie et en Afrique les intérêts
matériels les plus considérables et où sir Charles Beresford, au retour
de son importante mission en Extrême-Orient, s'intitule avec une
apparente modestie «le commis-voyageur» de la Grande-Bretagne.
Les nations européennes semblent être parvenues à ce point de
développement où l'individu, sentant se ralentir sa facilités de
produire, met à profit sa vieille expérience pour tirer parti du travail
d'autrui; c'est pour cela que, sur toute la surface du globe, se débat
présentement la compétition la plus âpre qui ait jamais mis des gens
d'affaires aux prises: le partage des contrées de production entre les
vieux pays, dont l'activité doit se borner désormais à une exploitation
lucrative.
Le procédé syndicataire est plus indiqué que tout autre pour une
opération de cette nature; il présente notamment l'avantage d'unir
les intérêts sans lier les parties, qui conservent toute leur liberté
d'action en dehors de l'objet spécial pour lequel est constitué le
syndicat. Il n'a pas les exigences étroites de l'association, ni ses
promiscuités; on a des intérêts communs, mais cela n'engage à rien pour
les relations personnelles, et les porteurs de parts ne sont aucunement
tenus de se saluer quand ils se rencontrent.
C'est un avantage à considérer lorsqu'il s'agit d'un règlement de
comptes comme celui que l'Europe peut avoir à effectuer d'un moment
à l'autre, et qui serait singulièrement facilité par une association
temporaire, dans laquelle seraient totalisés les crédits individuels des
divers participants sans qu'il en résultât pour eux l'obligation de se
faire des politesses.
Laissant de côté pour quelques heures les ressentiments ineffaçables et
réservant tous leurs droits sur le grave litige élevé entre elles il y a
trente ans, la France et l'Allemagne peuvent-elles décemment entrer dans
un syndicat de ce genre, en vue de sauvegarder des intérêts communs
qu'il leur est impossible de soutenir isolément et dont la réalisation
se trouverait compromise par de plus amples délais?
Telle est la question. Pour la résoudre, le premier point à examiner,
c'est si leurs intérêts dans cette affaire sont d'un poids suffisant
pour contrebalancer le dommage sentimental que nous infligerait un tel
rapprochement? Est-il avéré que l'expansion britannique constitue pour
le genre humain un péril, dont nous aurons à supporter le premier choc,
et si pressant qu'il nous faille imposer silence momentanément à notre
profonde rancune pour marcher à côté de l'ennemi d'hier, et peut-être de
demain, contre l'ennemi de toujours?
Les intérêts de cet associé de circonstance sont-ils, d'autre part,
assez puissants pour le déterminer à une communauté de raison,--non du
sentiment,--sans aucune garantie de notre part contre les revendications
qui nous tiennent au coeur?
Ce syndicat, dont la gestion serait, je suppose, confiée tout d'abord à
la Russie, en vue de réduire les froissements au minimum, disposerait-il
de moyens assez puissants pour trancher au profit commun le grand
partage mondial, on mettant l'adversaire dans l'impossibilité de se
tailler la part du lion britannique, et assez continus pour assurer à
chacun la jouissance pacifique des possessions équitablement réparties?
Quels seront ses moyens d'action? Sur quels points devront-ils agir?
et dans quelle forme? Sera-ce, comme il est désirable, dans un débat
correct autour d'un tapis vert, sans qu'on en soit réduit à descendre
sur le pré, et fera-t-on enfin cesser le bruit assourdissant des coups
de canon de l'Afrique du Sud pour permettre aux intéressés européens
d'échanger des observations dans ces formes courtoises que sont toujours
enclins à observer entre eux des hommes armés jusqu'aux dents? Voilà
de formidables problèmes qu'il serait urgent de résoudre et qu'il est
intéressant d'examiner en parvenant à ce carrefour historique, devant
lequel sont en passe d'hésiter indéfiniment nos diplomates de bureau,
comparables à Hercule seulement par une indécision qui, en se
prolongeant davantage, les assimilerait plus justement au quadrupède
philosophique de Buridan.
I
Une caricature, dont la légende est passée en proverbe, constate que,
du temps de Gavarni, les Anglais se considéraient déjà comme chez eux
partout où l'eau était salée; ils ont depuis cette époque pris goût à
l'eau douce et, après avoir planté leur pavillon le long de toutes les
côtes hospitalières et sur toutes les îles en bonne place, ils se sont
mis à remonter les fleuves, accaparant les grandes vallées l'une après
l'autre, portant leur effort principal en Chine, sur le Yang-Tsé-Kiang,
le Ménam et le Mékong, et en Afrique, sur le Nil et le Niger, tout en
empiétant le plus possible sur le Zambèse et en recherchant toutes les
occasions de s'immiscer dans le Congo. On va jusqu'à prétendre que leur
influence remonte tel fleuve d'Europe jusqu'au niveau du quai d'Orsay;
qu'elle atteint même, depuis quelques mois, sur la rive opposée jusqu'au
Pavillon de Flore.
Pour parler statistiquement, l'empire britannique couvre aujourd'hui
plus d'un sixième de la terre habitée. L'expansion phagédénique de
son impérialisme dévorera tout le reste, s'il ne lui est opposé une
médication radicale et prompte.
Enfantée par Cromwell et conçue dans l'Acte de navigation,--alimentée
par les fautes de Louis XIV, provoquant les nations à des guerres
inutiles, où la France et la Hollande s'épuisèrent l'une contre l'autre
au seul profit de leur rivale,--grandie en s'incorporant la substance
de nos grandes entreprises coloniales qu'abandonnaient aux Indes et
au Canada les politiciens de l'intérieur, la puissance maritime de
l'Angleterre a pris toute sa force au moment même où Napoléon lui fut
livré par l'Europe, qui perdait ce jour-là son dernier défenseur.
Elle s'étale depuis lors dans un embonpoint, qui revêt, sous la poussée
de l'Impérialisme, un inquiétant aspect de turgescence. Voici déjà
qu'apparaissent à fleur de peau les symptômes d'une couperose que
l'esthétique réprouve et que l'hygiène ne saurait tolérer: pénibles
démangeaisons du côté des Indes, où l'anémie voisine à la pléthore,
fendillement du Canada, tuméfaction de l'Australie par l'effet de cette
chaleur du sang qui fait éclater les vaisseaux de l'Afrique du Sud.
Cette efflorescence est due aux capiteuses doctrines, dont les premières
gouttes furent distillées par lord Beaconsfield et que M. Chamberlain
répand à flots depuis quelques années; c'est à lui qu'il faut s'en
prendre si la nation anglaise, à l'exception de quelques têtes solides,
est enivrée par le suc fermenté de l'herbe guerrière qui lui a fait
perdre la notion des réalités on même temps que le sentiment des
devoirs. Quand et comment cela va-t-il finir? Il n'y a rien de tel
pour dégriser les gens ivres que de voir couler leur sang. C'est le
douloureux spectacle offert en ce moment à la nation anglaise. Elle s'en
trouvera bien; l'avertissement et la saignée seront profitables à
sa nature apoplectique, congestionnée chaque jour davantage par la
satisfaction abusive d'un «besoin de prendre» que ne limite plus aucune
considération de respect humain.
Il faut souhaiter pour l'Angleterre et pour le genre humain que cette
intoxication ne se prolonge pas et que la cervelle britannique soit
bientôt débarrassée des manifestations délirantes de ce «jingoïsme»
qui met à l'unisson avec les élucubrations des chansonnettistes de
café-concert les inspirations d'un admirable écrivain comme Rudyard
Kipling et les vers du poète lauréat qu'est M. Alfred Austin: la
«Chevauchée de Jameson», la rengaine patriotique d'Hamilton, dont
le refrain «Bas les pattes, Allemagne!» fit fureur au lendemain du
télégramme de Guillaume II, l'hymne en vogue à l'Alhambra, et la
dernière pensée de l'auteur du _Jungle Book_, tout cela se ressemble et
s'assemble, et se confond dans une déconcertante fraternité des genres
littéraires: Shakespeare lui-même se trouve emmené de gré ou de force
dans la cohue impérialiste, à la représentation de _King John_, où, sous
les yeux de M. Chamberlain, un public en folie salue d'applaudissements
frénétiques ou de furieux grognements les passages dans lesquels il
trouve place à des allusions aux choses du présent. «Ainsi, quand on a
entendu ces vers:
_Stand back, lord Salisbury, stand back, I say!
By heaven! I think my sword as sharp as yours?_
(Arrière, Salisbury, arrière, te dis-je!
Par Dieu, mon épée n'est-elle pas aussi tranchante que la tienne?)
on a fortement grogné», nous dit le correspondant d'un grand journal
parisien.
Cette citation est utile, en ce qu'elle fait comprendre l'attitude du
Salisbury contemporain aux observateurs superficiels que trouble la
désinvolture avec laquelle un homme d'État de ce sang-froid et de cette
tenue s'est laissé gagner à la main par le fougueux attelage qu'on le
croyait de force à maintenir. On s'explique parfaitement qu'emporté dans
ce galop infernal, sur la pente d'une inclination de l'opinion publique
aussi accentuée, un homme de l'âge du marquis de Salisbury ne se soit
pas senti assez vigoureux pour bouter en douceur le char de l'État
contre la borne d'un véto souverain, ni assez ingambe pour sauter à
terre, et qu'il ait rendu la main. Au bout du fossé l'on verra si ce fut
de la prudence.
Il est également, vraisemblable que M. Chamberlain lui-même a été
entraîné par ce mouvement populaire fort au delà du but qu'il cherchait
à atteindre, et avec une vitesse dont il n'est pas sans éprouver les
inconvénients. C'est un destin auquel se trouvent constamment exposés
les agitateurs publics.
«Il y a des hommes que la popularité devance, presque sans qu'ils
l'aient cherchée, que l'opinion prend par la main, pour ainsi dire,
auxquels elle commande des crimes en vue d'un programme qu'elle leur
impose... Le criminel en pareil cas, c'est la foule, vraie lady Macbeth,
qui, dès qu'elle a choisi son favori, l'enivre de ce mot magique: Tu
seras roi!
Dans quelle mesure ces lignes de Renan s'appliquent-elles à M.
Chamberlain et quelle est la part du dessein conscient dans le génie
malfaisant de ce politicien qu'une ambition implacable a élevé
progressivement de la manufacture des souliers à la fabrication des
écrous, et du collège électoral de Birmingham jusqu'à la plus haute
situation politique du Royaume-Uni,--qui est peut-être à la veille de
trouver en lui son Crispi?
C'est une question qu'il serait intéressant de poser, par exemple, à M.
Stead, l'ancien Directeur du _Pall Mail Gazette_, l'éditeur actuel de la
_Review of Reviews_, qui a sondé les arcanes psychologiques du héros
de l'impérialisme et en a rapporté dans sa retentissante brochure:
_Avons-nous une raison?_ de singulières révélations sur la mobilité
d'un esprit politique qualifiant jadis de «<scandaleuse immoralité» une
campagne que son entrée au Colonial Office auréola subitement de toute
la sainteté d'une moderne croisade,--sur la complicité financière de ce
politique dans la flibusterie Rhodes-Jameson et sur la collusion avec
les coupables du juge-enquêteur apposant sa signature au bas d'un
rapport mensonger; on pourrait aussi, comme l'a fait M. Pierre Mille
du _Temps_, s'enquérir là-dessus auprès de l'éditeur du _Manchester
Guardian_ ou auprès de M. Wilson, qui a nettement dévoilé les
spéculations fantastiques dont s'échauffe le patriotisme des promoteurs
de l'expédition sud-africaine, fanatiques défenseurs des _Uitlanders_,
ces intéressants millionnaires, dont la «lande natale» est le parquet
de la Bourse, comme le dit, dans le _Truth_, M. Labouchère, qui paraît
être, lui aussi, fort bien renseigné sur l'homme du jour, sur sa
participation personnelle aux petites et aux grandes _affaires_
du Transvaal et de la Chartered, aussi bien qu'aux opérations
fructueusement liquidées, grâce à lui, par la Compagnie Royale du Niger.
Voici l'horoscope que M. Labouchère tirait, il y a quelques mois, sur ce
grand entrepreneur de spéculation à main armée:
Si lord Salisbury ne surveille pas avec soin son secrétaire d'État,
nous nous trouverons engagés dans une guerre, au Sud-Africain, et
non avec le seul Transvaal,--guerre dans laquelle les sympathies
de la majorité des habitants du Cap seront tournées vers nos
adversaires,--guerre qui n'aura d'autre but que de satisfaire la
rancune de M. Chamberlain contre le président Krüger.
M. Chamberlain n'est pas un homme d'État. Hors du pouvoir, ses
projets apparaissent et disparaissent comme les averses d'avril.
Une, fois au pouvoir, son grand but est de mettre ses collègues dans
l'embarras. Si on l'avait laissé faire, nous aurions eu la guerre
avec la Russie, la France, les États-Unis et l'Allemagne... Dans ma
conviction, M. Chamberlain est le plus dangereux ministre impérial
qui ait jamais dirigé le département des Colonies. Si lord Salisbury
n'avait pas énergiquement retenu M. Chamberlain, nos colonies en
arriveraient bientôt à abhorrer le lien qui les attache à nous, et
l'avidité pour les annexions africaines nous aurait déjà jetés dans
un conflit avec une ou plusieurs puissances européennes.»
Cette page prophétique marque une des escarmouches de la guerre de
broussailles qui se poursuit au jour le jour entre le lyrisme brutal de
Kipling, d'Austin et des pourvoyeurs de _music halls_, enrôlés avec eux
sous la bannière de l'Impérialisme, et l'humour acéré du vieil esprit
critique anglais, dont le directeur du _Truth_ est le protagoniste le
plus brillant et le plus redouté.
Sa causticité ronge le foie des puritains d'État qui out engagé
l'honneur de l'Angleterre dans une guerre effroyable, dont le principe
est ce qu'il appelle en argot de bourse un «slump in Kafftirs»--un coup
sur les Cafres,--et dont le but humanitaire est de secourir contre les
sataniques fermiers boers ces petits agneaux de financiers des mines
d'or, «les ilotes du Rand» comme les appelle sir Alfred Milner. Il est
vrai que cette qualification avait été utilisée, trois ans auparavant
par M. Léonard, l'audacieux mais fugitif entrepreneur de la révolution
de Johannesburg, ce soulèvement imprévu des misères capitalistes, qui a
inspiré à M. Cecil Rhodes devant la commission d'enquête parlementaire
ce mot d'une profondeur vertigineuse: «J'ai fourni des fonds pour la
révolution de Johannesburg, mais pas tous; ce n'est pas mon affaire de
dire qui a fourni le reste. C'était, je le reconnais, une révolution
subventionnée, comme toutes les révolutions!»
Cet aveu du dictateur de l'Impérialisme sud-africain en dit plus
que tous les sarcasmes de ses adversaires sur une politique dont on
trouverait la clé dans une citation de l'économiste Nébénius: «La
guerre est le temps de moisson des capitalistes.» écrit-il dans ses
_Considérations sur la situation économique, de la Grande-Bretagne._
Voilà sans doute pourquoi la sanglante expédition engagée contre le
Transvaal soulève l'enthousiasme de la bourgeoisie anglaise, composée de
_businessmen_, dont M. Chamberlain est le type le plus accompli; voilà
pourquoi, d'autre part, elle a fait retentir jusque dans l'enceinte du
Parlement la protestation discrète et résignée de lord Kimberley et de
sir Campbell Bannerman, la réprobation formelle de sir William Harcourt
et l'indignation de John Morley, que toute l'Angleterre appelait _honest
John_ quand elle n'avait pas encore perdu la notion de l'honnêteté.
M. Chamberlain est l'ennemi personnel du genre humain, mais sa
combativité s'est revêtue d'une armure de prudence en Extrême-Orient,
où il a trouvé à qui parler: inquiétants partenaires auprès desquels
il fallait être le convive «à la longue cuiller», adversaires plus
redoutables encore, en face desquels on devrait sortir des armes d'une
taille proportionnée à la cuiller en question. Là, tout s'est borné
de sa part à quelques écarts de langage, à des provocations purement
verbales pour amuser la galerie.
C'est ainsi qu'il fut amené à tourner ses batteries sur l'Afrique, où
ne se trouvait devant lui qu'un compétiteur en pleine croissance
territoriale mais moralement amoindri par une démoralisation politique
qui laissait à la merci du quidam assez audacieux pour en imposer à
un esprit affaibli, tout le bénéfice du travail vaillamment et
persévéramment accompli par des membres alertes et vigoureux.
Et l'oeuvre réalisée en vingt ans d'une initiative coloniale aussi
heureuse que vaillante, et favorisée contre toute attente par un esprit
de suite qui faisait défaut partout alentour, s'est trouvée compromise
par l'effet de la volonté d'un gouvernement incapable d'étendre son
application à d'autres objets que ceux de la lutte des partis.
Depuis l'époque lointaine,--en ce temps-là M. Chamberlain ne s'élevait
pas encore au-dessus de la chaussure,--depuis que le désastreux accident
d'une fausse manoeuvre parlementaire entre Gambetta et M. de Freycinet
nous a fait perdre l'Égypte méditerranéenne, les symptômes progressifs
de notre affaissement intérieur se sont normalement développés jusqu'au
jour où il a été reconnu que nous étions mûrs pour l'affolement: alors,
il a suffi de la menace de Fachoda,--merveilleusement mise en scène, il
est vrai,--pour nous faire abandonner précipitamment le Soudan Nilotique
aux mains d'un larron, dont la terrifiante escopette n'était pas chargée
d'une autre poudre que celle que l'on jette aux yeux, et dont la seule
chance sérieuse de nous réduire résidait dans son ascendant moral. Ce
fut alors que le marquis de Salisbury fit signer à la France, sous le
nom de Déclaration additionnelle à la Convention franco-anglaise du 14
juin 1898, le billet de Fualdès, tandis que M. Chamberlain tournait
frénétiquement l'orgue de Barbarie de ses Rudyard Kipling.
La grandiose conception du chemin de fer du Cap au Caire trouvait dès
lors, de ce côté, une fondation puissante; il restait à en établir
l'autre pilier en agglomérant les moellons de l'Afrique du Sud par la
réduction du Transvaal, corps étranger, dont la substance réfractaire
empêchait le ciment de prendre. Il faudrait ensuite assurer le
soutènement de la voûte médiane par un accord,--il serait peut-être
plus exact de dire par un raccord,--soit avec la colonie allemande de
l'Est-Africain, soit avec l'État indépendant du Congo, qui s'étendent,
bout à bout, de l'un à l'autre océan, en travers de la route virtuelle
du Nord au Sud.
La souveraineté de l'Afrique tiendrait tout entière dans cette
entreprise, qui prétend donner au continent noir une colonne vertébrale
gigantesque, un _back-bone,_ dont le noeud vital serait le Caire et dont
les circonvolutions cérébrales auraient leur centre à Londres.
Une fois pourvue de cet instrument de domination qui mettrait le Zambèse
et le Congo sous sa main déjà posée sur tout le Nil et sur le Bas-Niger,
l'Angleterre n'aurait plus qu'à s'installer à Delagoa-Bay, qui commande
l'océan Indien, et c'en serait fait à l'instant de l'oeuvre coloniale
patiemment élaborée, au prix de quels sacrifices et de quels dévouements
par la France et, aussi, par l'Allemagne.
La conquête du Transvaal représente pour l'Angleterre trois éléments
d'un intérêt capital: c'est la création d'un empire sud-africain
aussi puissant que celui des Indes et moins exposé aux convoitises de
voisinage; c'est l'accaparement des richesses minières qui constituent
un trésor dans lequel il n'y aura qu'à puiser pour alimenter les
dépenses incalculables d'une installation de cette envergure; c'est
enfin la prise de possession de la baie de Delagoa, qui sera dans le
jeu de l'Angleterre un atout aussi précieux que Gibraltar: la rade de
Lourenço-Marquès étant appelée à fournir, au prix de certains travaux,
l'un des plus beaux ports du monde, et à devenir le grand déversoir des
charbons de l'Afrique du Sud.
Tout cela va tomber inévitablement aux mains de l'Angleterre, qui, comme
l'avare Achéron, ne lâche point sa proie, et c'en est fait de l'Afrique
pour les autres nations de l'Europe, à moins qu'une voix ne se fasse
entendre pour appeler le monde pacifique au soutien d'un équilibre
sud-africain qui pourrait être, avec une stabilité infiniment moins
précaire, l'utile contrepoids de cet équilibre européen dont la
recherche a troublé plus de cervelles que la poursuite du mouvement
perpétuel.
L'historique de la question sud-africaine a été tracé maintes fois
depuis que le conflit anglo-transvaalien, passant graduellement de
la forme chronique à l'état aigu, tient l'Europe en émoi. Il se lie
d'ailleurs étroitement à la désolante histoire de la compétition
anglo-française en Égypte, qui marque la première étape de
l'Impérialisme africain[1].
Depuis le temps où lord Palmerston combattait l'oeuvre civilisatrice de
Ferdinand de Lesseps par les procédés inqualifiables que M. Charles
Roux dénonçait récemment dans une étude magistrale[2] sur le canal
de Suez--(l'un de ces moyens d'obstruction consistait à soulever les
Fellahs)--jusqu'à M. Chamberlain, armant les noirs contre les colons
hollandais, c'est la même lutte que soutient l'Angleterre contre
quiconque porte ombrage à cette prépotence de droit divin, à ce
«Paramount Power» qu'elle revendique et dont les exigences dans
l'Afrique du Sud revêtent l'exclusivisme d'une sorte de doctrine de
Monroe.
[Note 1: Il ne nous appartient pas de nous arrêter sur ce point et
nous ne croyons pouvoir mieux faire que de signaler l'ouvrage de M. De
Caix, pleinement documenté, nettement déduit, fermement conclu: _Fachoda
(la France et l'Angleterre)._--Librairie Africaine et Coloniale J.
André.]
[Note 2: _Revue de Paris_, n° des 1er, 15 octobre et 1er novembre.]
Après une vaine tentative pour enlever aux Hollandais leur florissante
colonie du cap de Bonne-Espérance, en 1786,--attentat vivement châtié
par le bailli de Suffren au combat du Cap-Vert,--l'Angleterre profita
de la Révolution française pour s'y insinuer adroitement, mais c'était
cette fois-là dans l'honorable dessein de la conserver à la Hollande,
car la politique anglaise est un peu comme le sabre de M. Prudhomme
«pour défendre ses amis, et au besoin pour les combattre». Elle la
conserva si bien qu'elle l'a gardée jusqu'à ce jour.
Tous ses efforts s'appliquèrent dès lors à rendre le séjour intolérable
aux Boers, peuple de paysans, comme le nom l'indique, formé des colons
des Provinces-Unies (la Compagnie hollandaise s'était installée auprès
de Mount-Table en 1848) avec un fort apport de calvinistes français,
jetés hors de leur pays par la révocation de l'Édit de Nantes. Le
général Joubert est un descendant de ceux-ci, et une infinité d'autres
noms français subsistent au Transvaal. Reconnaissant la vie impossible
pour eux sous la domination anglaise, les Boers, s'éloignant du rivage,
franchirent le seuil montagneux et longtemps ils errèrent avec leurs
troupeaux à travers la lande sud-africaine, dans la vaillante rudesse et
la pastorale frugalité des Hébreux en Chanaan. Ce fut le grand _trekk_
de 1833, où figurait Krüger adolescent. Dans leur lutte incessante
contre les animaux, dont les plus redoutables et les plus abondants
étaient les Cafres et les Zoulous (le Hottentot est paisible), la
race fut vite aguerrie, puis les Anglais se chargèrent de l'amener
progressivement à une véritable perfection dans l'art de la guerre
contre les armes européennes. En 1848, on la pourchasse, on la défait
à la bataille de Boomplatz et on prétend imposer la souveraineté
britannique sur la région de l'Orange-River; pour échapper à une
domination odieuse, les Boers les plus vaillants s'en vont au delà du
Natal, sous la conduite de Pretorius, retrouver les hardis pionniers qui
disputaient à la férocité des Matébélés cette marche sud-africaine, où
le sol du Witwatersrand, exploité aujourd'hui jusqu'à plus de trois
mille pieds par la plus rémunératrice industrie qui soit au monde, était
alors foulé par des lions et par des rhinocéros. Combattant d'un côté
les noirs et de l'autre les Anglais, les Boers eurent bientôt démontré à
ceux-ci que le nouveau peuple d'Israël ne se laisserait pas réduire en
servitude, et le gouvernement britannique prit le parti de reconnaître,
au traité de Sand-River (1852), la République sud-africaine du
Transvaal.
On n'attribuait alors à ces terres sauvages pas plus de valeur que
lord Salisbury n'en accordait à ces sables dans lesquels, selon son
impertinente appréciation, le coq gaulois se plaît à picorer. Un beau
jour, il se trouva des diamants à Kimberley, chez les Boers de l'Orange:
presque aussitôt la région de Kimberley était annexée à la Couronne
(1871). On découvrit peu après les mines d'or du Rand; le Transvaal prit
aussitôt le plus vif intérêt aux yeux de l'Angleterre qui se l'annexa
sans autre forme de procès (1877), et, il faut le dire aussi, sans
résistance effective des Boers, épuisés de forces et de ressources par
leurs luttes meurtrières contre les peuplades noires sur lesquelles ils
avaient conquis ce pays. Le commissaire anglais Shepstone n'eut qu'à se
montrer pour prendre possession, par ordre du gouverneur général du Cap,
sir Bartle Frère, dont la déclaration fut confirmée l'an suivant par
son successeur lord Wolseley, au mépris du traité de 1852. L'Angleterre
triomphait.
Elle a déchanté depuis ce temps. Après de vains et persistants efforts
pour obtenir justice à Londres, les Boers, exaspérés par l'intolérance
maladroite des fonctionnaires locaux, comprirent qu'il n'y avait à
compter que sur la force; dans une réunion solennelle des burghers à
Pardekraal, le 16 décembre 1880, ils mirent à leur tête le triumvirat
Krüger, Brand et Joorissen, qui confia la direction des opérations
militaires au général Joubert. Les Anglais furent battus à
Potchefstroom, les passes du Drakenberg furent occupées sur la frontière
du Natal et les journées de Laings Neck et d'Iniogo, suivies de la
double victoire de Majuba-Hill, mirent en déroute l'armée du général sir
Pomeroy Colley, qui fut trouvé parmi les morts. Le bruit courut qu'il
s'était brûlé la cervelle.
Des droits que l'on défendait avec une telle vigueur d'argumentation
étaient dignes de l'attention du gouvernement anglais; il le comprit
tout de suite, étant de ceux-là qui pensent que bon accommodement est
préférable à mauvais procès, et l'accommodement fut tout à son avantage,
car, à la faveur d'un ingénieux artifice diplomatique, il maintenait le
protectorat sur le peuple qui venait d'infliger un si rude échec à son
protecteur. Les Boers protestèrent là contre, tant et si bien, qu'à la
suite de la mission en Europe de MM. Krüger, devenu président de
la République, Jacob du Toit et général Smit, lord Derby, devant
l'insistance de M. Gladstone, substitua à la convention antérieure le
traité de 1884, dans lequel étaient nettement réglés les rapports de
l'Angleterre avec la République sud-africaine et qui ne portait plus
trace d'une suzeraineté, dont la suppression faisait la base du nouvel
accord. Le Transvaal était réintégré dans tous ses droits nationaux,
sous cette seule réserve que l'Angleterre bénéficierait d'une faculté
de veto sur les traités conclus avec d'autres États que l'_Orange Free
State_, pendant un délai de six mois après leur rédaction.
C'est pour le rétablissement de cette suzeraineté, jamais exercée et
promptement dénoncée, que le gouvernement britannique fait la guerre,
après avoir joué longtemps d'un autre prétexte aussi peu fondé,
la revendication des droits politiques des uitlanders (résidents
étrangers), en dépit du traité de 1884, dont l'article 4 précise la
nature de ces droits, exclusivement commerciaux, et sans la moindre
prétention à une ingérence politique. M. Krüger avait pourtant, à une
époque où il se faisait encore illusion sur la sincérité de certaines
doléances, ouvert la porte du second Raad aux uitlanders justifiant
comme électeurs de deux ans de séjour et de quatre ans comme éligibles,
sous la seule condition, bien entendu, qu'ils renonçassent à la
nationalité anglaise. Le nombre fut infime de ceux qui mirent à profit
cette occasion d'échapper à leur sort de uitlanders persécutés. Ils
voulaient bien partager les avantages des burghers, mais ils ne
songeaient pas un seul instant à renoncer aux prérogatives des citoyens
britanniques.
Les éphémères exploitants de ce camp minier qu'est la ville de
Johannesburg, selon l'expression de M. Paul Leroy-Beaulieu, prétendaient
faire la loi aux maîtres du sol transvaalien, à ceux qui l'avaient
conquis de leurs armes, arrosé de leur sang, défendu de toutes leurs
énergies et constitué en un État qui représente, observons-le en
passant, avec l'_Orange Free State_, la seule république contemporaine
vraiment digne de ce nom.
Jameson prétendit régler la question d'un coup de main; on lui donna sur
les doigts; M. Chamberlain l'a rouverte avec une poigne plus exercée,
mais qui ne paraît pas devoir être plus heureuse.
La politique impérialiste avait, il faut le reconnaître, été fort
habilement menée jusqu'à l'éclat malencontreux du raid de ce Jameson,
dont le zèle intempestif compromit tout pour longtemps. On avait
patiemment travaillé à investir le Transvaal, d'abord en lui coupant
toute communication avec la mer; après avoir inutilement tenté de ravir
la baie de Delagoa au Portugal, auquel elle fut rendue par l'arbitrage
du maréchal de Mac-Mahon en 1875, on passait, en 1884, avec les tribus
du Tongaland un traité qui étendait la puissance britannique sur la côte
de l'océan Indien jusqu'aux possessions portugaises. Puis, sans perdre
de temps, on opéra du côté de la terre ferme, sous l'inspiration
énergique et prévoyante de Cecil Rhodes, poussant vigoureusement le
protectorat du Bechuanaland entre la République sud-africaine et la
colonie allemande du Damaraland, qui manifestaient des velléités de se
rejoindre, et devançant, bientôt après, l'expansion transvaalienne dans
le Mashonaland, où elle était à la veille de s'installer en vertu d'un
traité passé avec Lobengula par le président Krüger. Puis la Compagnie
anglaise de l'Afrique du Sud, habituellement désignée sous le nom de
Chartered, était créée par Cecil Rhodes, entre les mains duquel elle
est actuellement un instrument politique redoutable après avoir été un
instrument financier assez désastreux pour nécessiter aux yeux de son
promoteur l'opération du Transvaal qui pourrait seule rendre évitable ou
tout au moins masquer une banqueroute, dans laquelle seraient compromis
quelques-uns des plus grands noms de l'aristocratie anglaise. Consulter
sur ce point les déclarations précises de M. Wilson, l'ancien éditeur du
_Times_, le directeur de l'_Invistor's Review_.
De tous les serviteurs de la Grande-Bretagne, M. Cecil Rhodes--dont
l'impérialisme va jusqu'à accepter de ses concitoyens le surnom de
_Napoléon du Cap_--est peut-être le personnage qui répond le mieux aux
aspirations actuelles de la vanité nationale. Cet homme est au plus haut
degré représentatif de la force primant tout ce qui lui fait obstacle,
et de la force la plus estimée, la mieux utilisée par le génie anglais,
la force du capital. Parti à quatorze ans, poitrinaire, et sans
ressources, pour Natal, où on lui offrait un petit emploi dans une
maison de charbonnages, il est devenu en peu d'années le lutteur aux
larges épaules et le millionnaire aux coups formidables: son coup
d'essai, un coup de maître, où éclate le génie de la conception
autant que celui de la réalisation, c'est la syndicature des mines de
Kimberley, dont il solidarise les intérêts jusqu'alors antagonistes par
une concentration qui leur assure une suprématie durable sur le marché
du diamant. Telle est l'opération que l'argot du métier appelle
l'amalgamation de la De Beers. Il fonde ensuite les Goldfields, réparant
dans une assez large mesure le préjudice causé à sa fortune par l'erreur
de l'ingénieur Williams. Ce Gardner, l'un des spécialistes les plus
compétents en mines d'or, emmené par Rhodes quelques années auparavant
sur le Witwatersrand, s'était prononcé, après un examen consciencieux,
en déclarant que «ça n'était pas payant». Il est vrai que l'on
ignorait encore le procédé de cyanuration qui a rendu si fructueuse
l'exploitation de ces minerais d'un caractère inconnu jusqu'alors.
Cecil Rhodes crée ensuite la Chartered, soumet le roi Lobengula dans une
campagne énergique où il paie hardiment de sa personne, et subventionne
de ses deniers une révolution à Johannesburg. Ses moyens le lui
permettent: la De Beers et les Goldfields lui ont fait une fortune dont
il use prodigalement, frugal et simple dans le train de sa vie privée,
mais fastueux et insatiable dans ses appétits politiques. Il s'est
trouvé que l'affaire de la révolution de Johannesburg était infiniment
moins payante que le sol du Witwatersrand; la Chartered ne l'a pas
été davantage jusqu'à présent, et l'on a vu la période des calamités
s'ouvrir presqu'en même temps que celle des fautes: Job, de mille
tourments atteint, n'eut pas à subir une série noire aussi prolongée que
celle de M. Cecil Rhodes, qui vit fondre sur sa destinée, dans l'espace
de quelques mois, l'épidémie de fièvre la plus meurtrière, la révolte
des Cafres dans la Rhodesia, la _rhinder-pest_ sur le bétail, la
perte de sa commandite révolutionnaire et la captivité de Jameson, la
publication du dossier secret dans la campagne contre le Transvaal,
enfin l'obligation de se démettre, en présence du lâchage de ses
principaux complices. Tant de ruines accumulées ne l'émotionnèrent
pas plus que celle des actionnaires de mines d'or mis à mal par sa
politique, et il n'en perdit pas l'appétit, ni la combativité. Ce fut ce
qui le sauva.
Un détail montrera quel fut à cette époque l'acharnement du Destin
contre cet homme: en arrivant de Buluwayo au Cap, il trouva sur le quai
du chemin de fer un de ses meilleurs amis qui l'attendait avec une
figure de circonstance:
--Rhodes! un nouveau malheur!
--Quoi donc?
--Votre maison du Cap a brûlé cette nuit...
(C'était une somptueuse demeure, où Rhodes avait accumulé des bibelots
de prix, le seul luxe matériel auquel il fut sensible).
--Vous m'avez fait une peur! murmura-t-il sans sourciller, et, après une
innocente malice sur le compte de l'infortuné Jameson, il s'engagea dans
une interminable conversation d'affaires, puis il prit le bateau sans
être allé visiter les décombres, étant de ceux qui sont trop occupés de
ce qu'il y a devant eux pour regarder en arrière.
Le trait le plus significatif de cet homme de caractère est, je crois,
peu connu: à trente ans, ayant réalisé à Kimberley l'immense fortune
que l'on sait, il jugea ne pouvoir faire un meilleur emploi du loisir
opulent qui s'offrait à lui qu'en allant passer au collège d'Éton le
temps nécessaire à l'acquisition d'une culture littéraire, indispensable
pour un homme public en Angleterre, et que son absorption précoce
dans les charbonnages de Natal ne lui avait pas permis de se procurer
jusqu'alors.
La pratique des belles-lettres et de la philosophie scolaire paraissent
lui avoir aiguisé l'esprit sans l'orner et n'avoir point affiné la
rudesse de son tempérament. Il fait partie du Conseil privé de la Reine,
mais ce n'est assurément point un homme de cour. L'obsédante contention
de sa pensée ne laisse guère de place aux soins de la courtoisie et il
ne s'applique aucunement à envelopper l'impression de ses sentiments
dans la conversation ni dans le discours en public. Son action
personnelle dans les négociations d'homme à homme est extrême, mais
il n'a point de talent oratoire, et ses intimes éprouvent un violent
malaise chaque fois qu'il discourt dans un banquet,--si l'on n'a pris
soin auparavant de retirer tous les plats.
Les enivrantes promesses de son impérialisme ne se sont pas réalisées de
la façon qu'on attendait; il semble toutefois que M. Rhodes n'ait pas
encore découragé chez ses compatriotes l'espérance, cet aliment de
prédilection des spéculateurs financiers et politiques. Sa photographie
se dresse sur tous les pianos du Royaume-Uni et des colonies ou pays de
protectorat, et son nom, auréolé de gloire, est répété avec orgueil par
tous les enfants de la forte race qui couvre un sixième du monde habité.
A voir en quelle gratitude l'Angleterre tient le fondateur de la
Chartered, on se demande ce que les Belges doivent penser de l'homme
auquel ils sont redevables de l'oeuvre glorieuse, pacifique et féconde
du Congo. Le colonel Thys est un homme d'une encolure aussi puissante
que celle de Cecil Rhodes, auquel on prétend qu'il ressemble
physiquement; mais ses robustes épaules n'ont jamais laissé tomber le
fardeau qu'elles avaient à soutenir, et il a traîné jusqu'au bout le
char un moment embourbé de l'État indépendant. Son chemin de fer ne
menace ni le Caire, ni le Cap, mais il fait la meilleure besogne qu'on
ait jamais obtenue d'une voie ferrée. Enfin le colonel Thys a l'heureuse
chance d'être entouré d'amis qui ne le comparent pas à Napoléon, ni même
à Alexandre le Grand, quoiqu'il soit en train de donner à son pays
un empire incomparable, tandis que, financièrement discrédité par la
Chartered, moralement amoindri par Jameson, et politiquement dépossédé
par l'échec électoral de son parti dans la colonie du Cap, dont il avait
été si longtemps le premier ministre, M. Cecil Rhodes nous fait l'effet
d'avoir lâché sa proie pour l'ombre de Napoléon.
Un homme d'action comme Cecil Rhodes ne doit pas être superstitieux;
autrement, il serait frappé de la malechance obstinée à frapper les
Anglais chaque fois qu'ils touchent aux Boers qui, guidés, semble-t-il,
par une heureuse étoile, bénéficient d'une nouvelle trouvaille à chaque
étape de leur exode (les diamants à Kimberley et l'or au Witwatersrand)
ou bien sont au contraire providentiellement détournés du sol néfaste de
la Rhodesia vers lequel ils se dirigeaient quand s'y installèrent les
Anglais, arrivés toujours trop tard ou trop tôt dans ce coin du monde où
rien ne leur réussit et sur lequel ils s'acharnent à contre-temps avec
la frénétique inopportunité des passions malheureuses.
M. Krüger donnerait de cela l'explication naturelle à l'esprit d'un
croyant comme lui, qui se sent perpétuellement en communication avec la
Providence et qui sait pouvoir compter sur elle, comme il le professe
dans toutes ses déclarations solennelles; c'est ainsi qu'il l'exprimait
récemment à la séance de prorogation des Raads: «Les Boers n'ont rien à
craindre, car le Seigneur est le juge suprême, c'est lui qui décidera.
Les balles ont plu par milliers lors de l'incursion Jameson, mais les
burghers n'ont pas été sérieusement atteints, tandis que plus de cent
Anglais ont été tués. Cela montre que le Seigneur dirige les balles et
gouverne le monde.» Les balles dum-dum elles-mêmes sont sans effet,
quand la droite du Seigneur les fait dévier, il faut bien le croire,
puisque les Anglais qui en avaient expédié des millions dans l'Afrique
du Sud semblent vouloir y renoncer.
Familièrement surnommé «l'oncle Paul» par la confiance des Burghers,
reconnaissants de la bonhomie avec laquelle il met au service de leurs
intérêts particuliers la profonde expérience et la vigoureuse dextérité
qui ont préservé de bien des périls la jeune république, le président
Krüger est un homme dont la personnalité morale évoque par une puissante
combinaison du rusé diplomate, de l'homme de guerre et du prophète, le
souvenir de Cromwell, élevé comme lui parmi les fermiers et envoyant à
la victoire, au nom d'une conviction politico-religieuse, ses célèbres
Côtes-de-fer, invincibles comme le sont aujourd'hui les combattants
transvaaliens.
L'assimilation est complète par l'usage incessant chez Krüger comme chez
Cromwell de ce jargon biblique, appelé «patois de Chanaan» par les gens
irrévérencieux, et dont Macaulay fait une peinture, qui semble inspirée
par les harangues du Raad ou par des lettres comme celle du secrétaire
d'État, M. Reitz, sur la vigne de Naboth: «Des hébraïsmes violemment
introduits dans la langue anglaise, des métaphores empruntées à la
plus hardie poésie lyrique d'un temps reculé et d'un pays lointain, et
appliquées aux usages habituels de la vie anglaise».
Toutefois, l'oncle Paul, il faut le reconnaître à sa louange, se
distingue nettement de Cromwell par une générosité de coeur dont
l'exemple est bien rare chez les prophètes, et l'on sait que Jameson
a été traité avec infiniment moins de rigueur que Charles Ier. S'il
apparaît comme un habile politique, le Cromwell boer n'a rien assurément
de l'«hypocrite raffiné» que Bossuet dénonçait dans des circonstances
qui, d'ailleurs, ne lui laissaient pas une complète liberté
d'appréciation.
--«Nous ne voulons pas la guerre, disait-il, mais si elle devenait
inévitable Dieu serait avec son peuple comme il l'a été jusqu'ici.» Les
Boers ne s'en tiennent pas, on le sait, à la foi qui n'agit point, et
pour justifier l'assistance céleste, comme le commande le proverbe,
ils s'aident eux-mêmes du zèle le plus actif et le plus réfléchi,
«combattant par les armes autant que par la prière», ainsi qu'il est
écrit, et «assurés, comme dit Bossuet, par l'exemple de Moïse que les
mains élevées au Ciel enfoncent plus de bataillons que celles qui
frappent». Il leur a été donné ainsi de renouveler glorieusement une des
légendes de l'Écriture, et le désarroi des Philistins en présence
de Goliath anéanti ne fut vraisemblablement pas plus profond que
l'affolement des Anglais à la nouvelle de leur champion sud-africain
terrassé par le David de Ladysmith.
Cette robuste confiance en son Dieu et en son droit, gravée au coeur
du Boer, le fortifie contre l'Anglais, qui a fait de ces deux mots
l'enseigne d'une politique au profit de laquelle milite une foi
généralement mauvaise. L'ardente conviction des défenseurs du Transvaal
a donné jusqu'ici l'avantage au faible contre le fort, aussi bien sur le
terrain des négociations que sur le champ de bataille; tandis que sir
Alfred Milner,--estimable fonctionnaire de l'ordre financier, mais agent
politique des plus médiocres, au dire de M. Labouchère,--poursuivait
contradictoirement avec le président Krüger et le secrétaire d'État
Reitz un interminable débat dont le compte rendu remplirait un volume,
quoique notre bon La Fontaine l'ait fait tenir dans le dialogue du «Loup
et de l'Agneau», le docteur Loyds, le jeune et éminent diplomate qui
représente en Europe la République sud-africaine, gagnait à son pays
les sympathies unanimes des nations continentales, dont les coeurs se
gonflent d'angoisse et dont les mains sont prêtes à se tendre vers le
vaillant petit peuple qui seul a osé tenir en échec les arrogantes
prétentions de l'ennemi commun. «Toutes les nations nous haïssent!»
disait amèrement M. Gibson Bowlen à la séance de clôture du Parlement;
une seule, la moindre de toutes, a eu jusqu'ici le courage de son
opinion.
«Nous expierons la faute, si nous la commettons!» écrivait quelques
jours auparavant M. Stead, et Gladstone, avant tout autre, avait eu la
loyauté de dire: «Nous avons fait tort au Transvaal, nous lui devons
réparation». Ces paroles sonnent mal à une oreille britannique, mais
il vaut mieux les écouter avant le crime que d'entendre à l'heure de
l'expiation des discours comme celui de Burker au lendemain de la guerre
d'Amérique: «Grands dieux! s'écriait-il au Parlement anglais, en 1782,
est-il temps encore de nous parler des droits que nous soutenons dans
cette guerre! oh les excellents droits! Précieux ils doivent être,
car ils nous ont coûté cher. Oh! droits précieux, qui avez coûté à la
Grande-Bretagne treize provinces, quatre îles, cent mille hommes et plus
de dix millions sterling! oh! droits admirables qui avez coûté à la
Grande-Bretagne son empire sur l'Océan et cette supériorité si
vantée qui faisait plier devant elle toutes les nations! Oh! droits
inestimables, qui avez enlevé notre rang parmi les nations, notre
importance au dehors et notre bonheur au dedans; qui avez détruit notre
commerce et nos manufactures, qui nous avez réduit de l'empire le plus
florissant qui fut au monde à un État restreint et sans grandeur! Droits
précieux, qui nous coûterez sans doute ce qui nous reste!»
Pour plonger la nation anglaise dans une pareille confusion, il avait
suffi qu'en France l'indignation publique, encore frémissante des hontes
acceptées au traité de Paris, à la suite de la guerre de Sept Ans,
contraignît le ministre Vergennes, longtemps hésitant, à saisir
l'occasion inespérée qui se présentait de prendre revanche sur
l'Angleterre et de relever à la fois notre marine et nos colonies,
en marchant résolument à la suite de Lafayette et de tant d'autres
vaillants Français, qui n'avaient pas attendu l'approbation de leur
gouvernement pour se lancer dans une entreprise aussi généreuse que
profitable. Ah! la sublime folie qui pousserait un homme comme le
commandant Marchand à s'en aller vers cette autre extrémité de l'Afrique
relever le défi de Fachoda! et combien d'entre nous s'en iraient avec
lui, de ceux-là qui n'ont même plus, hélas! les vingt ans qu'avait
Lafayette quand, en dépit des lettres de cachet lancées pour le retenir,
il s'embarqua vers l'épopée où le poussait l'instinctif élan du
patriotisme le plus avisé!
Prévost-Paradol a écrit que la terre serait anglo-saxonne; cela ne veut
pas dire que la domination anglaise doive s'exercer sur toute la surface
du globe; aussi bien le génie britannique tend à favoriser plutôt le
développement de la race que l'expansion de la nationalité. C'est le
propre d'une politique coloniale qui ne se fait accepter d'un bout à
l'autre de l'univers qu'en accommodant son régime administratif aux
exigences irréductibles des milieux, au sein desquels le conquérant
est tôt ou tard absorbé par sa conquête, en vertu d'une des lois de la
nature identique à celle qui veut que le bétail importé perde au bout de
quelques générations les caractères de sa race, inévitablement assimilée
par l'action continue du sol et du climat.
Le génie colonial de l'Angleterre soutient une lutte incessante contre
cette fatalité par l'application d'une série de formules dont chacune
est conçue en vue de ralentir sur un point déterminé les effets de cette
dénaturation; c'est pourquoi l'élasticité des liens qui retiennent,
parfois bien faiblement, les possessions anglaises à la Métropole,
comporte plus de vingt-cinq degrés, depuis la souveraineté directe
exercée sur les «Crown Colonies» jusqu'à la suzeraineté purement
nominale que le gouvernement impérial s'attribue sur telle ou telle
peuplade lointaine. L'exercice virtuel de cette souveraineté _in
partibus_ est sans grand inconvénient chez certaines tribus de nègres,
mais comment pourrait-il se concilier avec la passion effrénée de
l'indépendance qui anime une jeune République vigoureusement armée pour
la lutte, au physique et au moral?
Impraticable de fait, elle est inadmissible en droit au Transvaal,
comme il appert d'une concluante étude de M. Arthur Desjardins,
dont l'autorité en matière de jurisprudence internationale est
universellement reconnue. D'accord avec M. Rolin-Jacquemyns, avec M.
Charles Lucas, et divers autres jurisconsultes d'une compétence
spéciale sur les questions de cet ordre, il déboute l'Angleterre de ses
prétentions à un protectorat qui n'avait d'ailleurs aucune raison d'être
vis-à-vis d'un État adulte, émancipé depuis 1884 et actuellement en
plein exercice de sa majorité.
De cette consultation, extrêmement intéressante au point de vue
juridique, je ne retiendrai qu'une observation de bons sens, aussi
décisive que la plus savante argumentation juridique, sur l'essence
irréductible du protectorat, qui est l'obligation pour les pays
protecteurs de défendre le pays protégé; or le Transvaal, nanti
par l'aveu même de l'Angleterre, d'un titre de protectorat, sur le
Souaziland, qui le montre en état de pourvoir non seulement à sa propre
défense, mais encore à celle du voisinage--le Transvaal a si peu besoin
de protection pour lui-même qu'il a déjà deux fois répondu par de
mémorables corrections aux airs protecteurs de celui qui prétendait
s'immiscer dans ses affaires. L'emploi du mot protection est là
doublement abusif, puisque en premier lieu le protégé a toujours eu
jusqu'à présent le dessus sur son protecteur, et que, d'autre part,
l'intervention anglaise tend à se manifester au Transvaal comme une
sorte de protectorat d'Ugolin, qui dévorerait son protégé pour lui
conserver un protecteur.
Par malheur, ces arguments juridiques sont d'un poids insignifiant
dans les balances de la politique impérialiste, habituée à traiter
d'avocasserie et d'indigne chicane l'évocation des points de droit; on
l'a bien vu en Égypte dans l'affaire de la Dette. Il n'est pour elle
d'autre droit que celui qui est inscrit sur l'écusson national:
son droit inspiré par son Dieu, lui fait un devoir de plaider
alternativement le pour et le contre en Égypte, suivant le sens des
intérêts, et de se présenter tantôt comme l'adversaire du Sultan
et tantôt comme son champion, selon qu'il s'agit de lui enlever
la Basse-Égypte ou de mettre soi-même la main sur le
Bahr-el-Ghazal,--alternative d'une exploitation aussi rémunératrice que
celle dont fut victime, il y a cent ans, la colonie hollandaise du Cap.
Son droit, c'est d'oublier au Niger l'acte de Berlin, à Zanzibar le
traité de 1884. Son droit, c'est de ne compter que sur ses forces et, en
l'absence de toute gendarmerie internationale, de se faire justice--ou
injustice--soi-même, «le Ciel n'ayant point établi de tribunal à qui
les rois de France puissent en appeler», comme disait Louis XIV, cent
quatre-vingt-dix-sept ans avant la conférence de La Haye.
Ces forces tant vantées, quelle en est la mesure? Comment a-t-on calculé
la puissance de ces moyens d'action dont l'appareil impose à tout
l'univers cette terreur superstitieuse que les diplomates appellent du
recueillement et qui réduit au silence les voix les plus retentissantes,
dès qu'elle agite son tonnerre et qu'elle lance à travers les océans
ses foudres, peut être aussi chimériques que celles du Calchas de
l'opérette?
L'enfantine image du colosse aux pieds d'argile, exposé par l'effet
de son propre poids à un effondrement soudain et définitif, est-elle
simplement la forme que revêtent les espérances des patriotes
d'estaminet? ou bien exprime-t-elle une réalité?
Il serait vraiment bien opportun d'entreprendre une étude critique,
documentée et raisonnée sur la situation matérielle dans laquelle
se trouverait l'Angleterre au cas où serait relevé l'un des défis
incessants qu'elle porte à tout venant. Est-il vrai que les ressources
incomparables dont elle dispose ne soient point en proportion avec les
nécessités innombrables auxquelles elle aurait à faire face? Est-il vrai
que sa marine de guerre, douée d'une supériorité matérielle qui lui
garantit absolument la victoire dans une rencontre d'escadres, se
trouverait en infériorité marquée dans la guerre de course, ou même (si
on ne se décide pas à la rétablir) dans une campagne d'éparpillement qui
harcellerait incessamment par petits groupes ses points faibles sur les
côtes ou à la mer sans jamais donner prise à des engagements de masses?
(C'est un peu la tactique des Boers sur la terre ferme.) Est-il vrai
que,--mal gré l'énorme avantage qu'elle a eu la prévoyance de se
réserver par la multiplicité et la position opportune des points
d'appui, qui assurent dans toutes les mers le refuge en cas de danger,
et, en même temps, le charbon, ce nerf de la guerre maritime,--la plus
formidable puissance navale de l'univers serait singulièrement gênée
dans les entournures par nos torpilleurs, dont l'infériorité numérique
est moins marquée que celle de nos croiseurs et de nos cuirassés et qui
l'emportent haut la main sur les destroyers anglais par la hardiesse des
mouvements? A-t-on lieu de penser qu'il serait de la sorte aisé de faire
un mal terrible à ses convois, et même à ses vaisseaux de guerre, et
d'entraver un ravitaillement, obligé de pourvoir actuellement dans la
proportion de 80% à l'alimentation d'un pays qui n'avait à demander au
dehors, à l'époque du blocus continental, que de 20 à 25% des denrées de
première nécessité? Est-il vrai que le seul fait du renchérissement des
subsistances, consécutif à la hausse inévitable du fret par l'élévation
du taux de l'assurance maritime, exposerait presque immédiatement le
Royaume-Uni à une crise sociale des plus effroyables? Enfin, n'est-il
point avéré que cette marine imposante est dans l'impossibilité de
trouver sur la terre anglaise le nombre d'hommes nécessaire à ses
équipages, et qu'il lui faut solliciter en Norvège un recrutement qui y
rencontre des difficultés chaque jour plus grandes?
Quant aux forces de l'armée de terre, les Boers se chargent de
fixer l'opinion en ce qui les concerne. Observons seulement que la
mobilisation de quelques régiments pour la guerre sud-africaine n'a pu
s'effectuer qu'au prix de la désorganisation momentanée de certains
services particuliers, notamment des postes et de la police londonienne,
voire même des transports urbains, puisqu'une dépêche de source anglaise
assurait récemment que l'on avait dû enlever deux cents chevaux aux
tramways de Liverpool.
Un contemporain de Wellington disait que l'infanterie anglaise était la
première du monde, mais qu'il y en avait fort peu; il y en aura de moins
en moins si les Boers continuent à capturer des colonnes entières.
Une enquête approfondie sur les divers points énumérés et sur quelques
autres confirmerait peut-être l'impression qui est en train de se
répandre en Europe et selon laquelle l'appareil militaire de l'Empire
britannique serait un majestueux instrument de domination en temps de
paix, mais un engin de défense d'une médiocre efficacité contre les
intempéries de la guerre. Tels sont ces parapluies de luxe qu'il
convient de prendre seulement par le beau temps. Et, s'il éclate un
orage? eh bien! l'on rentre chez soi.
La puissance de l'Angleterre n'est pas dans ces forces matérielles
d'aspect si prestigieux et de solidité si précaire, mais dans
l'ascendant moral d'une politique dominatrice qui excelle à s'emparer de
l'esprit des populations rivales.
Fondée sur un certain nombre de principes psychologiques, dont elle
poursuit l'application avec une continuité qui n'est pas le moindre
élément du succès, et avec un sang-froid dont l'apparente sécurité
décourage les résistances, elle excelle à faire tomber des mains de ses
ennemis les armes dont elle ne serait point en état de supporter les
coups.
Un mot vulgarisé depuis peu par l'expansion simultanée du _poker_ et
de l'Impérialisme exprime à merveille cette suggestion qu'un esprit
énergique et concentré peut, presqu'à coup sûr, faire subir aux âmes
sans consistance, embarrassées de scrupules ou ralenties parle doute.
Dans l'un et l'autre de ces jeux d'origine anglo-saxonne, il arrive
fréquemment qu'un joueur n'ayant point en main les cartes qui
conviendraient pour s'engager, sauve sa mise et ramasse le tapis en
payant d'audace par une surenchère dont la confiante sérénité met en
déroute des adversaires auxquels la victoire appartiendrait, par la
force de leurs brelans ou de leurs quintes, s'ils osaient risquer le
coup. Cette audacieuse pratique exige autant d'observation que
de décision; il faut savoir choisir la victime et saisir au bond
l'opportunité; les personnes timorées et impressionnables offrent une
proie presque assurée, à condition que l'on attende pour leur porter le
_bluff_ le moment où elles laissent paraître des symptômes d'énervement
ou de démoralisation. C'est ainsi qu'on en a usé envers la France à
Fachoda.
L'examen des artifices de la politique anglaise ne saurait entrer dans
le cadre de cette étude, à quoi elle se rattache cependant par des
liens étroits; mais je voudrais en esquisser les traits les plus
significatifs:
C'est, en première ligne, un art merveilleux de l'argent, avec lequel
elle se procure tout ce qui est objet de commerce, notamment l'opinion
publique, et qui lui permet d'intervenir dans les agitations de
l'ordre social, de l'ordre politique et même, à l'occasion, de l'ordre
judiciaire.
La beauté de cet art apparaît surtout en ceci que l'argent engagé de la
sorte ne figure généralement que comme une avance dont le remboursement
est effectué par la victime de l'opération; c'est ainsi qu'en Égypte, il
a été aventuré à bon escient des sommes considérables au détriment de la
France qui n'a su ni s'associer, ni s'opposer; c'est ainsi que l'on fait
sortir du Trésor, en ce moment, 250 millions, en ayant soin d'informer
le contribuable anglais qu'ils y seront rapportés par le pays conquis,
c'est-à-dire par l'industrie minière, grevée en conséquence, sur le
dos des naïfs actionnaires qui ont réclamé à grands cris cette prise
d'armes. Cela s'appelle se payer sur la bête.
Le succès d'une longue suite d'entreprises de ce genre a constitué
pour l'Angleterre un crédit qui met à sa disposition des ressources
illimitées, d'autant plus qu'on la sait incapable de s'engager sciemment
dans une affaire qui ne serait pas payante et de mettre son carnet de
chèques au secours des Arméniens massacrés, visiblement hors d'état de
«rendre», comme les opprimés de Karthoum ou les uitlanders affamés!
Après avoir été longtemps considéré par les poètes comme le sceptre
du monde, le trident de Neptune a subi une évolution qui tend à le
transformer en un râteau de croupier.
Avec ou sans le secours de son argent, la politique anglaise excelle
aussi à implanter dans l'esprit de ses adversaires des idées fausses
qu'elle élève patiemment à la dignité d'axiomes incontestables; ces
préjugés, si fortement accrédités en France à l'heure où nous sommes,
portent notamment sur l'invincibilité de ses armes, que voici déjà tout
émoussées; sur l'inexorabilité de ses menaces, que partout on la voit
retirer devant un gros intérêt ou devant un danger pressant; sur
l'impossibilité de rien entreprendre contre elle, contre qui tout est
possible. Il y a aussi la conviction qu'elle seule est en état de faire
la tranquillité des peuples, la prospérité des colons et l'amusement
des financiers,--conviction pieusement entretenue par une certaine
spéculation cosmopolite qui vendrait le drapeau de n'importe quel pays
pour cent sous de hausse, fût-ce avec l'intention louable de le racheter
à la baisse.
Deux autres stratagèmes diplomatiques sont exploités par le génie
impérialiste avec une habileté soutenue et un profit constant: l'un est
ancien comme le monde, il tient dans l'antique formule «Diviser pour
régner», et sa plus éclatante application a été réalisée par le dernier
des Horace contre les trois Curiace. Il consiste à éparpiller les
adversaires sur le terrain, de façon à «faire l'affaire» de chacun
d'eux isolément; c'est ainsi que le chasseur diligent en use avec les
perdreaux et, c'est ainsi que l'Angleterre procède envers les nations
européennes, mettant un soin ingénieux à ne jamais avoir de difficultés
avec deux d'entre elles à la fois, et sachant attendre pour se jeter sur
Fachoda que l'Allemagne, déçue par notre immobilité lors de la dépêche
à Krüger, nous ait abandonnés dans l'affaire de la Dette égyptienne;
guettant, pour en finir avec le Transvaal, le moment où la politique
intérieure de la France, gravement intéressée dans la chose, semble
devoir lui rendre difficile une conversation diplomatique avec telles
autres nations européennes; déblayant enfin le terrain pour l'heure
tragique où l'Allemagne, isolée au Transvaal en 1895, et la France
abandonnée en 1898 au Bahr-el-Ghazal et n'ayant pas trouvé en 1899 le
ciment d'une intervention commune, resteraient enfermées chez elles
pendant que la Russie se heurterait du front à l'Empire des Indes.
L'autre stratagème est un adjuvant du premier: c'est la politique du
fait accompli ou prétendu tel. On dit au Portugal: «Toute résistance
serait inutile à Delagoa-Bay, nous nous sommes mis d'accord sur ce point
avec l'Allemagne», en même temps que l'on dit à la France: «Restez
chez vous, l'accord anglo-allemand est conclu». Des affirmations aussi
précises déconcertent le scepticisme le plus exercé; on se désintéresse
d'une lutte désormais inutile, et à force de considérer comme accompli
un fait qui ne l'est pas, on lui laisse le temps de s'accomplir et on
lui en fournit les moyens.
De tels procédés se rencontrent dans la meilleure société, ainsi que
dans la plus mauvaise, et il y suffit à l'occasion d'une liaison
coupable mais imaginaire pour empêcher un mariage, qui serait heureux et
fécond: «N'épousez pas cet homme-là, ma fille, il a une chaîne... Quelle
horreur!» Et, bien souvent, tout cela n'est que potins de commère
intéressée.
On y parerait aisément avec une enquête minutieuse et discrète, mais
l'accord des familles est troublé par l'insistance du propos, et le
projet se trouve insensiblement abandonné si les conjoints n'éprouvent
pas l'un pour l'autre une de ces inclinations qui résistent à tous les
mauvais desseins. Or, le penchant des grandes nations européennes est-il
assez puissant pour les jeter dans les bras les unes des autres en dépit
de ces racontars, répercutés avec une malfaisance dénuée de malice dans
l'entourage de chacune d'elles par quelques vieilles portières de la
diplomatie de presse, qui, ne sachant pas grand'chose, sont fréquemment
exposées à parler de ce qu'elles ne savent pas; or, des négociations
secrètes, elles ne savent guère que ce que ceux qui les conduisent out
intérêt à leur laisser savoir pour le leur faire publier. Une savante
campagne paraît avoir été menée de la sorte, en vue de parer aux
dispositions inquiétantes de l'Europe, à qui l'affaire sud-africaine
allait peut-être fournir une occasion inespérée de sortir du chaos en
lui faisant prendre conscience de ses intérêts généraux, mis en évidence
par les fautes de son véritable ennemi.
II
La France n'a plus d'amis, du moins dans le voisinage. Entourée de
malveillance, de suspicion et d'envie--on l'a vu naguère,--elle en est
réduite à examiner quel est son ennemi le plus pressant, pour lui faire
face, en appelant au besoin les autres à la rescousse. Or, le péril
présent vient-il pour nous de l'Allemagne qui nous a pris tout ce
qu'elle pouvait espérer, et bien au delà, et qui ne nous voit pas en
train de chercher à le lui reprendre? ou vient-il de l'Angleterre avec
laquelle chaque année nous apporte un nouveau conflit et qui nous
présentait il y a quelques mois encore, au lendemain de Fachoda, tout
un mémoire de questions à régler.--Questions coloniales!
dira-t-on.--Assurément. Or, ce sont les questions vitales de l'Europe
de demain; il n'y a plus guère que notre ministre des colonies qui soit
encore à s'en apercevoir!
Des adversaires moins irréductibles que le ministre compétent (pour
parler le langage administratif) consentiront sans doute à reconnaître
que nous avons d'importants intérêts à défendre contre les Anglais sur
divers points du globe: sinon en Égypte (il faut que cette porte soit
fermée, n'étant plus ouverte; d'accord!) du moins en Chine, au Siam, à
Madagascar pour des questions de tarif, en Abyssinie pour des questions
d'influence, au Maroc pour des questions de pénétration, à Terre-Neuve
pour le règlement d'un procès qui dure depuis le traité d'Utrecht, enfin
au Soudan et au Tchad, où bat le coeur de l'Afrique française, palpitant
au spectacle de tant de héros tombés, les Crampel, les Bretonnet, les
Béhagle, dont certains écrivains, que je veux croire bien intentionnés,
affligent en ce moment la mémoire par une compassion boulevardière qui
prétend laisser leur mort sans vengeance et leur effort sans résultat.
En ces divers lieux, nous sommes en compétition avec l'Angleterre, on le
veut bien; mais l'Afrique du Sud, chez qui nous n'avons pas un pouce
de territoire à conserver ou à espérer, comment pourrait-elle nous
passionner au point de nous faire prendre parti dans une lutte où, il
nous appartient uniquement de marquer les coups! Telle est l'opinion
qui persiste dans certains organes vestigiaires d'une politique
antédiluvienne.
M. de Vergennes, le ministre de Louis XVI, qui ne tarda pas à devenir le
vigoureux instrument de notre intervention dans la guerre d'Amérique,
formulait une opinion de ce genre, quand il écrivait à M. de Guines,
ambassadeur à Londres: «Loin de chercher à profiter des embarras où
l'Angleterre se trouve à l'occasion des affaires d'Amérique, nous
désirons plutôt l'aider à se dégager». C'était douze ans après le traité
de Paris, qui nous avait pris nos colonies; nous sommes au lendemain de
Fachoda, qui nous a définitivement arraché l'Égypte et le Haut-Nil. M.
de Vergennes ne persista pas dans sa doctrine. Notre diplomatie, qui a
imité sa prudence, saura-t-elle, au moment venu, prendre exemple sur sa
fermeté?
Si la France est en cause dans la guerre du Transvaal? Quelle question!
Outre les intérêts considérables que nous avons sur place et même dans
le voisinage, c'est indirectement toute notre entreprise coloniale,
c'est pour le moins notre situation en Afrique dont le sort se débat en
ce moment autour de Ladysmith, où la lutte est engagée entre l'équilibre
africain et l'envahissement de l'Impérialisme, qui, s'il n'est arrêté
net sur la route du Cap au Caire, rendra le continent intenable. On
peut dire de la question africaine, comme on l'a dit de la Révolution
française,--et plus justement, je crois,--que c'est un bloc. Il y a une
politique africaine pour l'Angleterre et il y en a une pour la France.
Toutes deux sont en présence.
Celle de l'Angleterre est encore au début de sa course, qui menace tout
et tous; la nôtre est fixée, depuis peu, dans les limites à peu près
inextensibles d'un Empire qui réunit nos fiefs méditerranéens (domaine
d'Algérie, protectorat de Tunisie, et prépondérance économique dans une
partie du Maroc) avec nos possessions de l'Océan (Sénégal, Guinée, Côte
d'Ivoire, Dahomey, rattachés par le Soudan et les affluents du Tchad).
Le désert saharien, qui paraît interposer entre ces deux groupements un
obstacle infranchissable est appelé au contraire à les réunir tôt
ou tard par les diverses branches du Transsaharien. C'est à cette
concentration de nos forces, à leur utilisation sur place, que doit
désormais se consacrer toute notre activité, et la splendide épopée des
conquistadors français a pris fin [3].
[Note 3: Cela ne veut pas dire qu'il soit opportun de réduire
brusquement aux proportions les plus infimes nos forces et notre action
militaire dans ces régions,--comme pour faciliter à l'Angleterre la
concentration sur l'Afrique du Sud, de ses effectifs, brusquement rendus
disponibles, par une retraite aussi inattendue... du moins en France.]
A l'heure actuelle nous représentons en Afrique l'équilibre et le
développement pacifique, tandis que l'Angleterre y apporte l'invasion et
le bouleversement.
C'est dire que si le programme de notre action directe semble devoir
s'arrêter aux termes que je viens de préciser, notre politique n'en
doit pas moins agir au dehors par tous les moyens dont elle dispose,
on prêtant le concours le plus étendu aux adversaires qui se trouvent
naturellement placés au travers de la route que prétend s'ouvrir
l'Impérialisme. Deux d'entre eux, malgré l'évidence de leurs intérêts
diamétralement opposés à ceux de l'Angleterre, sont demeurés jusqu'à
présent dans une attitude indécise, vraisemblablement dans I'attente
d'une politique européenne qui paralléliserait les efforts et
totaliserait les facultés de résistance: ce sont les Allemands de
l'Est-Africain et les Belges du Congo. Les deux autres, autochtones,
sont fatalement irréductibles et c'est pour la vie qu'ils luttent en
se défendant contre l'Angleterre: les Boers aujourd'hui, et demain les
Abyssins, dont le tour viendrait aussitôt que serait réglée l'affaire du
Transvaal. Ainsi le veut la politique de l'Horace-et-Vorace-Albion!
Tous ces éléments de résistance vont-ils demeurer épars et se laisser
anéantir l'un après l'autre? ou bien seront-ils enfin solidement
amoncelés en un obstacle qui se dressera, inoffensif mais inébranlable,
devant la marche de l'envahisseur? Voilà nettement sous quelle forme la
guerre transvaalienne intéresse à distance la France, l'Allemagne, la
Belgique et aussi la Russie qui est en train de se constituer, d'accord
avec Ménélick, un important domaine dans l'Éthiopie équatoriale.
Pour ce qui est de nos intérêts sur place, il y a d'abord la question
minière, dont on fait le plus de bruit et qui ne saurait pourtant nous
faire perdre de vue toutes les autres. On compte au Transvaal plus de
1,500 millions de capitaux français engagés dans les mines et près de
800 millions de capitaux allemands; c'est assez dire que cette industrie
n'est pas uniquement anglaise,--elle ne l'est même pas actuellement pour
plus d'un tiers;--mais, ce qui est bien différent, elle est entre les
mains de l'Angleterre.
Nous fournissons, avec l'Allemagne, une grosse partie des capitaux, mais
c'est Londres qui conduit l'affaire à son profit, et le plus souvent à
notre préjudice, et qui inflige à chaque instant aux actionnaires naïfs
et patients d'énormes pertes occasionnées par les violentes secousses
d'une spéculation politico-financière dont on commence seulement à
dévoiler les ténébreux dessous. «Les Anglais, qui se prétendent opprimés
par les Boers, oppriment, eux, d'une manière beaucoup plus flagrante et
plus persistante leurs associés français. Il serait temps que ce régime
d'oppression et d'exploitation finît, qu'on rétablisse la paix au
Transvaal, qu'on demande au gouvernement boer, non pas des droits
politiques auxquels on n'a aucun titre, mais des ménagements fiscaux et
des réformes économiques; que les Anglais enfin fassent cesser cette
anomalie de réclamer uniquement pour eux des droits et de refuser aux
Français les droits les plus légitimes», écrivait récemment M. Paul
Leroy-Beaulieu, qui a suivi dès ses origines, avec une expérience
clairvoyante, le conflit transvaalien, dont les éléments avaient été
lumineusement étudiés sur place par un de ses jeunes collaborateurs, M.
Pierre Leroy-Beaulieu.
Quiconque possède la question comme l'éminent directeur de l'_Économiste
français_ reconnaît avec lui[4] que l'on aurait indubitablement obtenu
gain de cause auprès du gouvernement boer si, au lieu de lui tendre un
traquenard politique dans lequel il ne s'est pas laissé choir, on
avait sincèrement recherché de nouvelles facilités pour l'industrie
minière,--déjà très favorisée, il importe de le proclamer, et dont le
régime administratif est grandement envié, détail piquant, par les
concessionnaires d'exploitations aurifères dans la Rhodesia et aussi,
cela va sans dire, par les infortunés détenteurs de concessions minières
dans les colonies françaises.
[Note 4: Cf. _Autour des mines d'or_ (Boers et Anglais), par Edgar
Roels,--chez A. Hennuyer.]
Voilà la guerre déclarée; qui la paiera? Sir Michael Hicks Beach ne l'a
pas dissimulé au Parlement: les 10 millions de livres votés jusqu'à
présent seront représentés par des bons du Trésor qu'on repassera
en bloc au budget des pays conquis; il faudra aussi récompenser
les dévouements et indemniser les victimes, dont la principale est
actuellement la Chartered. La mine d'or y pourvoira, et ses actionnaires
continentaux qui n'out pas voix au chapitre, n'ayant jamais su obtenir
la représentation qui leur était due, se laisseront rouler une fois de
plus. _Rule Britannia!_ Quant au sort des non-Anglais au Transvaal après
la conquête, il nous est dépeint à l'avance dans un ouvrage plein
de faits, écrit avec le langage précis de l'homme d'affaires par un
commissionnaire français qui a longtemps séjourné dans l'Afrique du Sud,
M. Georges Aubert[5]:
Maîtres du pays, les Anglais commençaient par donner le vote à tous les
indigènes; comme ceux-ci sont employés dans les mines, on les forçait à
voter pour les candidats désignés, qui seraient ainsi les domestiques
et exécuteraient tous les ordres donnés par les six ou huit chefs de
groupes qui sont directeurs et maîtres de toutes les mines du Transvaal.
[Note 5: _L'Afrique du Sud_, par Georges Aubert, négociant
commissionnaire,--chez Flammarion.]
Alors, on prendrait toutes les mesures destinées à favoriser les mines
et, les personnes y intéressées. Les mines feraient leurs importations
elles-mêmes, comme le fait la De Beers Cy à Kimberley, monopoliseraient
tout le commerce pour leur compte, et ruineraient en peu de temps toutes
les industries indépendantes. Le meilleur exemple de la situation future
du Transvaal livré aux Anglais est donné par Kimberley qui, ville riche
et prospère, comptant 30,000 habitants à l'époque des exploitations
isolées, a vu ses maisons devenir inutiles, sa population tomber à
15,000 âmes, son commerce diminuer de moitié, dès que la De Beers fut
fondée, englobant dans un syndicat tout puissant la presque totalité des
mines de diamants de la région.
Nous croyons que nos prévisions se réaliseraient entièrement dès les
premiers moments, et à part les dommages et les ruines qui seraient
causés aux commerçants européens et français établis au Transvaal, il
faut considérer la puissance terrible qui serait donnée aux quelques
personnes maîtresses du pays, puissance formidable dans les mains
d'hommes sans scrupules.
Passant à l'examen rapide de nos intérêts de voisinage, j'en retiendrai
seulement un dont l'importance, dominant toutes les questions de
l'Afrique du Sud et même les questions de l'océan Indien, va se
répercuter jusqu'en Extrême-Orient: La baie de Delagoa, avec son port de
Lourenço-Marquès, offre aux navires de guerre une rade excellente, d'un
accès facile et d'une défense aisément assurable: quelques dragages
et des travaux de quais,--dont la France, l'Allemagne et l'Angleterre
poursuivent la concession auprès du gouvernement portugais, qui voit là,
non sans raison, le plus beau fleuron de sa couronne,--aménageraient en
peu de temps et à peu de frais (relativement au trafic énorme qui s'y
développe avec une progression extraordinaire) l'un des ports du monde
les plus importants à la fois par le rôle militaire et par le rendement
commercial.
Parmi tous les avantages qui concourent à faire de Delagoa-Bay l'objet
de si ardentes compétitions européennes, l'élément le plus précieux
est assurément l'extrême richesse en charbon de la région dont
Lourenço-Marquès est le débouché, et avec laquelle il est mis depuis
quelques années en communication par le chemin de fer Prétoria-Lourenço.
Cette ligne, qui constitue la voie de communication la plus rapide[6]
entre le Transvaal et la mer, tend visiblement à absorber le meilleur du
trafic longtemps réservé à la ligne du Cap, à laquelle celle de Durban,
par le Natal, avait déjà ouvert une concurrence, compensée dans une
certaine mesure par les rapides progrès du trafic sud-africain.
[Note 6: Longueur des lignes de Prétoria à Lourenço, 562 kil.; à
Durban, 812 kil.; au Cap, 1,674.]
Les transports de la ligne de Lourenço-Marquès se chiffrent par un
tonnage de 88,276 en 1895, de 159,475 en 1896 et de 189,992 en 1897. La
progression est significative.
Plus éloquente encore est celle de la production des mines de charbon
du Transvaal: 548,534 tonnes en 1893,--791,358 en 1894,--1,133,465 en
1895,--1,437,297 en 1896 et 1,600,212 en 1897.
La majeure partie de ce charbon est utilisée dans les mines d'or dont
l'industrie ne s'est développée que grâce à ce précieux voisinage,
mais l'exportation par Lourenço s'accentue de jour en jour grâce à la
consommation croissante de la navigation à vapeur, qui, après certaines
hésitations, a adopté les houilles de Middleburg et de Lydenbourg, du
moins sur l'_Ost Deutsch Africa_, et sur les navires de plusieurs lignes
anglaises.
(Nos compagnies françaises, dont l'initiative est plus lente,--on ne le
sait que trop!--n'ont pas encore jugé prudent de les imiter, et
restent pieusement fidèles aux vieux errements et aux fournisseurs
traditionnels.)
La production totale du charbon au Transvaal a été jusqu'à I'année 1897,
de 5,510,000 tonnes, représentant, au puits, une valeur de 58 millions
de francs. Il n'en faut pas d'avantage pour indiquer quelle sera la
valeur de Delagoa-Bay, sur la route des Indes, surtout comme point
d'approvisionnement: l'Angleterre a bien d'autres ports de relâche, et
elle fait faire d'énormes travaux, en ce moment à Port-Louis-de-Maurice;
nous possédons Diego-Suarez, admirable rade de refuge et d'observation.
Mais ni à Port-Louis ni à Diego, on ne trouve d'autre charbon que celui
qui y est apporté par mer à grands frais et le prix de la tonne du
charbon de navigation s'y élève parfois au-dessus de 60 francs, alors
qu'il ne dépasse guère 15 shillings à Cardiff. C'est dire quel rôle les
houillères transvaaliennes sont appelées à jouer dans cette question,
qui touche de si près à l'avenir, à l'existence même de Madagascar.
Le dernier-né, le Benjamin de notre empire colonial, a été tout de
suite, de la part du public français, l'objet d'une faveur que ses
aînés ont mis longtemps à obtenir. Une certaine désaffection a suivi,
occasionnée par le leurre des mines d'or, d'où les capitaux français
n'out retiré jusqu'à présent que des déceptions, et aussi par les
innombrables difficultés qu'oppose au développement des ressources d'un
pays neuf un régime administratif odieux à ceux-là mêmes qui le manient,
et qui le manient, il faut le dire, d'une main libérale et souvent
habile. Il est néanmoins incontestable qu'une exploitation raisonnée,
patiente et délivrée de certaines entraves qu'on verra sauter quelque
jour, tirera plus ou moins rapidement, du sol de la grande île, par
la culture et par l'élevage, d'énormes richesses, dont le principal
avantage est de trouver tout auprès d'elles un débouché insatiable.
Madagascar, c'est le grenier de l'Afrique du Sud: bétail, volailles,
oeufs, riz, manioc, bois pour les galeries de mines et pour les
traverses de chemins de fer, c'est chez nous que le Transvaal aura
toutes les raisons de prendre ces produits dont il fait une consommation
illimitée et dont la majeure partie lui est fournie jusqu'à présent
par les colonies anglaises du Cap et de Natal, ou transitée sur leurs
chemins de fer.
Il est improbable que l'Angleterre une fois maîtresse du pays des Boers,
encourage cette concurrence et facilite l'introduction des denrées d'un
pays avec lequel elle est en guerre de tarifs et auquel elle prétendait,
il y a quelques mois encore, imposer un régime économique à son gré
comme elle s'efforce vainement de le faire depuis cinq ans au Transvaal.
On m'objectera peut-être que l'Angleterre libre-échangiste ne saurait,
même contre nous, fermer des portes, qui out toujours été largement
ouvertes par le gouvernement de Prétoria. Parler ainsi serait donner une
preuve nouvelle de la force des préjugés inculqués à l'esprit de ses
rivaux économiques par la politique anglaise qui prêche partout le
libre-échange et qui pratique la protection là où elle y trouve profit:
ouvertement dans plusieurs de ses colonies et hypocritement dans la
Métropole, où tous les prétextes sont bons pour empêcher l'entrée du
bétail étranger. Nos éleveurs le savent bien.
La France a toujours trouvé auprès de l'administration transvaalienne
les dispositions les plus favorables à la mise en valeur de sa nouvelle
colonie, dont le voisinage était jusqu'à présent envisagé comme une
précieuse garantie pour le maintien de l'équilibre sud-africain, et le
gouvernement de Prétoria nous a maintes fois manifesté de précieuses
dispositions à lier partie avec nous pour des entreprises d'une extrême
urgence, tels que certains grands travaux publics, le développement des
lignes de navigation rapide et la création d'un câble sous-marin, qui
soustrairait au contrôle britannique les communications de l'Europe avec
l'Afrique du Sud, notamment avec Madagascar.
C'est d'ailleurs en Angleterre même, dans le monde colonial de
l'entourage de Cecil Rhodes, qu'il faut chercher la note exacte sur
la corrélation de l'affaire de Delagoa-Bay avec nos grands intérêts
malgaches, et je ne puis mieux faire que de citer ce passage d'un
ouvrage publié récemment à Londres sous ce titre, _La clef de l'Afrique
du Sud_:
Il est de la plus grande importance, pour les intérêts de la
Grande-Bretagne, que les Anglais prennent possession de la baie de
Delagoa. Ce fait nous intéresse encore plus vivement lorsque nous nous
souvenons que l'île voisine de Madagascar est dans les mains de la
France et que celle-ci l'a fortifiée et en a fait une forte station
navale.
L'activité française a été très remarquable depuis quelques années; et
il est facile de comprendre qu'après nous avoir évincés de Madagascar,
les Français sont fort désireux de protéger leur colonie et d'obtenir
une complète domination sur le canal de Mozambique. Tant que la baie de
Delagoa reste possession portugaise, la France n'a rien à craindre, car
le Portugal ne pourrait porter préjudice à la France, et, après tout, le
fait de l'occupation portugaise indique que les autres puissances n'y
possèdent aucun droit.
Toutefois, au moment où des négociations pour la cession de la baie
à l'Angleterre seraient ouvertes, la France comprendrait combien sa
colonie de Madagascar se trouverait menacée; et, au cas où la cession
deviendrait un fait accompli, son grand projet de contrôle complet du
canal de Mozambique s'évanouirait comme un rêve. La France, dès lors,
fait tous les efforts possibles pour mettre des bâtons dans les roues de
l'Angleterre. Son grand objectif était la neutralisation des eaux de
la baie, de façon que l'Angleterre n'aurait jamais eu la possibilité
d'exercer son droit de préemption dans l'éventualité très probable où
le Portugal se déciderait à vendre la baie pour faire face à des
difficultés financières.
L'empire, pour se consolider, a souvent besoin d'acquérir quelque
territoire ou quelque port. Et cela afin de conserver nos possessions
comme un tout, de favoriser notre commerce et aussi de prévenir
certaines puissances toujours disposées à troubler l'équilibre
international. On ne pourrait trouver un meilleur exemple de cette
politique qui cherche à solidariser nos colonies et à fortifier l'empire
que dans les efforts continus de la Grande-Bretagne pour s'assurer la
possession de Delagoa qui doit couronner notre prépondérance en Afrique.
On le voit, en s'abstenant aujourd'hui de prendre sur ce point des
mesures conservatrices, la France s'exposerait pour demain à un conflit
des plus graves avec son ennemie de tous les temps, avec celle contre
qui elle a dû soutenir à travers tout le siècle dernier, selon
l'expression du général Niox, une guerre de cent ans coloniale, dans
laquelle nous retomberions fatalement si notre gouvernement ne savait se
contraindre, sans retard, à une fermeté, qui est le premier devoir de la
prudence: «Il arrive toujours du mal aux éléphants qui ont peur», assure
le judicieux pachyderme dont l'impérialiste Rudyard Kipling a fait le
héros d'un de ses plus beaux contes de la Jungle.
Nous avons donc quelques motifs de ne pas nous désintéresser de ce qui
se passe entre Johannesburg et le canal de Mozambique. Ceux du Portugal,
unique possesseur jusqu'à présent de la colonie de ce nom, sont
tous aussi clairs et moins indirects. Nous verrons ensuite ceux de
l'Allemagne.
Après une audacieuse tentative d'intrusion du côté de l'îlot d'Iniak
(Delagoa-Bay), déjouée en 1875 par la sentence arbitrale du maréchal
Mac-Mahon et renouvelée en 1889 dans la vallée du Chiré, les Portugais,
en présence d'un ultimatum apporté à Lisbonne par une escadre, durent
céder à l'Angleterre une énorme étendue de territoire, convoitée par la
Chartered pour arrondir la Rhodesia. L'Europe resta chez elle.
Le Portugal était encore une grande puissance africaine; cette
_diminutio capitis_,--ce Fachoda plus excusable,--la mit pour longtemps
à la merci de l'Angleterre qui depuis lors la persécuta d'un chantage,
dont la coupable indifférence de l'Europe finirait par permettre le
succès. On sait avec quelle ruse grossière mais efficace, la politique
anglaise décourage depuis quelques années les velléités de cette dame
Europe chaque fois qu'une de ses grandes filles montre quelque velléité
de se porter au secours de la petite soeur: «Ne vous dérangez donc pas,
fait l'Angleterre; nous avons eu des mots ensemble, mais nous voilà
tout à fait d'accord.» Et la petite soeur, pincée jusqu'au sang et
terrorisée, n'ose pas dire que non.
C'est ce qu'on appelle l'accord anglo-portugais; il y a beau temps
qu'il se prolonge de la sorte, à travers les démentis officiels que
l'indignation nationale arrache de temps en temps à un gouvernement qui
n'ignore pas de quel choc serait précipitée la dynastie assez osée pour
trafiquer des diamants de la couronne portugaise avec l'ennemi le plus
exécré,--à travers les dénégations constantes de tout ce qui dans la
presse européenne est en état de s'informer sur ces choses et d'en
juger, et d'où il appert que, pas plus en Allemagne qu'en France et
qu'en Russie on n'est dupe de cette entente du bourreau avec la victime,
trop grossièrement renouvelée de la saynète bien connue du _Décapité par
persuasion_. On se refuse à voir le Portugal abandonnant aux mains de
l'Angleterre, en échange d'une bonne parole, les pendants d'oreille qui
représentent le plus clair de sa fortune..... et la tête à laquelle ils
sont pendus. Mais quelle situation horrible est celle de ce gouvernement
auquel l'Angleterre dit à chaque instant: «Si vous ne voulez pas faire
croire que nous sommes d'accord, je m'en vais vous bombarder, et
personne ne lèvera le bout du doigt pour l'empêcher.» Oh! la psychologie
de l'opérette qui prétend que les Portugais sont toujours gais!
Gomme le lièvre de la _Cuisinière bourgeoise_, le gouvernement portugais
préfère attendre, mais voici que l'Angleterre s'impatiente et si
quelqu'un ne proteste pas à haute et intelligible voix contre une
cession plus ou moins déguisée de Lourenço-Marques, et contre une
violation inqualifiable de la neutralité portugaise, l'accord imaginaire
sera subitement devenu une complicité réelle, dont l'Angleterre et le
Portugal auront tous deux à rendre compte un jour ou l'autre.
Nous croyons savoir que le groupe diplomatique et colonial de la
Chambre, justement ému de la chose, a tenu, il y a quelques mois, une
réunion importante dont cette question a fait l'objet. On a dit aussi
que des représentations discrètes avaient été formulées à Lisbonne
par notre ministre; ces réserves, assurément empreintes de plus de
discrétion que de célérité, ont-elles porté leur effet?
Le 21 octobre dernier, M. Balfour, répondant à une question précise,
assurait que l'accord proposé au gouvernement portugais pour l'achat
de Delagoa-Bay était encore à l'étude; depuis trois ans, la presse
officieuse assurait _urbi et orbi_ qu'il était conclu. A qui se fier?
III
Le logogriphe anglo-portugais a été scruté avec un intérêt passionné en
Allemagne, où le scepticisme des organes du gouvernement et de la Cour
sur le compte de la version anglaise, contrastait singulièrement avec la
candeur marquée par les journaux dont les sympathies sont réservées au
puissant parti de la haute finance internationale, constamment en lutte
avec le parti colonial qui grandit de jour en jour dans l'Empire. Mais,
s'il est curieux d'observer les impressions que laissent paraître les
journaux qui expriment l'opinion publique et ceux qui prétendent
la conduire, il est plus intéressant encore et plus concluant de
rechercher, dans les faits matériels, les conditions permanentes du
grand problème qui se trouve posé entre l'Angleterre et l'Allemagne,
depuis que celle-ci a ajouté à la situation prépondérante où l'éleva
brusquement sa formidable puissance militaire les avantages d'un
développement économique dont la marche foudroyante terrifie, et, je
dirais presque, décourage toute concurrence.
Ce fut tout d'abord, en effet, un découragement général et profond qui
s'empara de l'Angleterre, le jour où, à la suite d'une infinité de
constatations désobligeantes personnellement infligées aux uns et
aux autres dans le monde des affaires, la décadence industrielle et
commerciale de la Grande-Bretagne fut proclamée dans un ouvrage dont le
retentissement a fait tressaillir le colosse sur ses pieds d'argile.
_Made in Germany!_, jeté comme un cri d'alarme devant le péril allemand
qui grandissait d'heure en heure et qui prenait, depuis la dépêche à
Krüger, une allure de provocation belliqueuse, ce pamphlet vibrant
secouait l'orgueilleuse quiétude du citoyen anglais avec une éloquence
dont la _Revue des Deux-Mondes_ a recueilli les échos dans un
substantiel article d'Arvède Barine:
La suprématie industrielle de la Grande-Bretagne a été longtemps un lieu
commun passé en axiome, mais elle est en train de devenir un mythe,
disait l'auteur Edwin Williams. La gloire industrielle de l'Angleterre
agonise et l'Angleterre n'en sait rien. Car l'Allemagne est entrée
dans une lutte à mort contre elle et combat de toutes ses forces pour
détruire notre suprématie.» Suivait un tableau plein de verve de la
maison anglaise envahie depuis les ustensiles de la cuisine jusqu'aux
jouets d'enfants, et depuis le pot de bière jusqu'au tisonnier par des
marques allemandes; «l'opéra lui-même que vous entendez est un opéra
fait en Allemagne, exécuté ici par des chanteurs, des musiciens et un
chef d'orchestre faits en Allemagne, avec des instruments et sur des
partitions venant d'Allemagne.»
Cette invasion était signalée, comme s'étendant jusqu'aux colonies
anglaises, qui ne servaient plus qu'à fournir des débouchés à
I'Allemagne [7].
[Note 7: _Le North American Review_: contient dans son dernier
numéro un article plein de chiffres et de documents, intitulé le _Déclin
du commerce anglais_ dont la conclusion est que l'Angleterre perd
rapidement sa situation prédominante et sera bientôt reléguée au
troisième rang des nations commerciales, les États-Unis prenant le
premier et l'Allemagne le second; c'est un Américain qui parle.
Cette publication montre une fois de plus qu'on ne se fait pas illusion
sur la décadence anglaise, qu'une de ses causes est la concurrence
américaine et que cette rivalité se traduit de l'autre côté de l'Océan
par des marques d'antipathie indéniables.]
Les lamentations de M. Edwin Williams étaient périodiquement reprises
en manière de refrain par le choeur des consuls au _Board of Trade_ et
furent corroborées par le rapport à la _Royal Commission on technical
Education_, qui concluait en ces termes:
«Il n'y a pas place en Europe pour deux reines du commerce et de
l'industrie, il faut que l'une des deux abdique ou périsse. L'Allemagne
compte bien que ce ne sera pas elle et toutes ses forces sont tendues
vers l'étranglement de l'autre. Tout ce qu'elle fait en faveur de son
industrie est dirigé contre la rivalité de l'Angleterre.» On allait
jusqu'à dénoncer l'espionnage commercial de Berlin entretenant des
commis dans les offices de Londres et dans les usines du Royaume-Uni. Et
toutes ces doléances, toutes ces imputations étaient reprises avec éclat
par lord Roseberry dans un discours à Epsom: «Depuis la défaite de
l'Autriche, l'Allemagne n'a pas cessé de se préparer silencieusement à
deux grandes guerres. Elle en a terminé une, celle pour la consolidation
de son territoire. L'autre, qu'elle est en train de faire, c'est la
guerre industrielle».
Un an plus tard, c'était lord Salisbury accusant amèrement «le péril
d'une certaine expansion envahissante et continue dont l'Europe
est menacée par une de ses races, armée de tous les moyens que la
civilisation peut mettre au service de son ambition démesurée»; c'était
le coup de théâtre du traité de commerce brutalement dénoncé, et c'était
Cecil Rhodes disant devant la commission d'enquête:
«J'ai été fortement influencé par la conviction que la politique du
gouvernement transvaalien actuel avait pour but d'introduire l'influence
d'une autre puissance étrangère (l'Allemagne) dans le système déjà
compliqué des États sud-africains, et risquait de rendre plus difficile
encore à l'avenir l'établissement d'une union étroite entre eux.»
En ce temps-là, de fréquents incidents mettaient aux prises, sur divers
points du globe, des Anglais et des Allemands; le hasard d'un voyage
autour de l'Afrique m'en rendit deux fois le témoin. Ce fut d'abord à
Zanzibar, quand, après le bombardement par l'amiral Rawson, le Sultan
usurpateur alla chercher refuge au consulat germanique où il était
attendu avec une visible impatience. Il y arriva, poursuivi de près
par un détachement de fusiliers marins de l'escadre anglaise, qui,
baïonnette au canon, cernèrent le bâtiment; le cordon d'investissement
fut relevé le soir par des troupes fraîches, et le service de garde fut
maintenu trois semaines durant, jusqu'au jour où une grande marée amena
au consulat, situé sur le littoral, une embarcation du navire de guerre
allemand qui, sous le regard indigné des marins anglais, prit livraison
de l'auguste réfugié et le transporta sain et sauf à Dar-es-Salam.
Quelques mois plus tard, à Lourenço-Marquès, une populace, notoirement
soudoyée par des agents anglais, se ruait sans motifs sur le consul
allemand, le comte Pfeif, de passage à la gare, et le poursuivait
jusqu'à ses bureaux, dont les vitres furent brisées. Le consul, dont les
revendications étaient appuyées par la présence d'un croiseur, exigea et
obtint une éclatante réparation. La semaine suivante, des matelots
de l'escadre anglaise cherchèrent querelle à des Français et à
des Allemands écoutant la musique au square, et une rixe générale
s'ensuivit. Bagatelles sans doute, mais représentatives d'un état
d'esprit qui était alors universel dans le domaine colonial, où Français
et Allemands se trouvaient quelquefois rapprochés, contre toute attente,
par l'hostilité britannique.
L'anglophobie allemande s'est-elle évanouie depuis lors, comme par
enchantement? Quelques diplomates de l'asphalte s'évertuent à démontrer
qu'il n'en subsiste rien, ou à peu près, sinon dans l'esprit public,
du moins dans l'esprit du prince. Il convient d'ajouter que ces
nouvellistes ne s'embarrassent pas de la précision d'une information
ni de la logique d'un raisonnement; leurs révélations émanent en
ligne directe de ce don intuitif qui est la grâce d'état de quelques
somnambules extra-lucides et de certains diplomates extra-carrière.
Si l'on se soustrait à leur attraction magnétique pour examiner
les faits et pour en tirer la lumière, on est conduit à une série
d'observations d'où se dégage nettement une conclusion tout à fait
différente de l'oracle rendu par ces sondeurs de pensées souveraines.
Ces considérations, qui me paraissent s'imposer à un examen attentif,
j'en vais noter quelques-unes en toute simplicité.
--Les positions respectives de l'Angleterre et de l'Allemagne dans la
grande lutte économique pour la vie n'ont été notoirement jusqu'ici
l'objet d'aucune modification qui annonce la conciliation des
intérêts[8].
[Note 8: Quelque peine que se donne l'Angleterre pour nous en faire
accroire, et quelle que soit, la coquetterie avec laquelle ou s'y prête
à Berlin pour nous piquer au jeu, qui donc oserait soutenir que la face
des choses soit bouleversée par la bataille de Samoa et qu'il faille
voir une entente internationale dans la liquidation eu solde de quelques
menues affaires, avec lesquelles il importait à tout le monde d'en finir
à raison du trouble disproportionné qu'elles apportaient dans l'examen
des graves problèmes que le moment est venu d'aborder.]
--Les coups de canons tirés sur un petit peuple que l'Allemagne avait
ostensiblement pris sous sa protection, et les airs de bravade affectés
par l'Angleterre vis-à-vis de quiconque interviendrait, ne sont
assurément pas faits pour opérer le rapprochement des coeurs.
--Les explosions de joie par lesquelles est accueilli du public et de la
presse allemande chaque nouvel échec de la rivale d'hier, montrent qu'en
dehors de l'empereur, personne, dans ce pays, ne juge nécessaire ou
simplement convenable de voiler l'expression de ces sentiments peu
amicaux.
Ce souverain, en qui s'incarne la formule intégrale du génie allemand,
a-t-il apparence d'aventurer une politique personnelle contre le voeu de
ses peuples?
La réponse à cette interrogation se lit dans le discours de Hambourg et
dans le prodigieux effort par lequel l'empereur est en train de demander
au renouvellement du septennat maritime une extension des forces navales
proportionnée aux exigences d'une politique coloniale qu'il considère
comme l'instrument indispensable des intérêts commerciaux de son pays.
Dans ce sens la Société coloniale allemande fait une propagande
incessante, et son activité trouve un accueil de plus en plus favorable.
«Le peuple allemand commence à en reconnaître l'importance pour
l'existence économique de l'empire, dit le _Deutsch Asiatische Warte_;
il se pourrait que l'Allemagne se trouvât bientôt en conflit avec une
grande puissance navale et se vît obligée de combattre pour sa situation
internationale. Partout nous voyons surgir la nécessité de donner une
protection plus rigoureuse à nos intérêts d'outre-mer dont l'extension
devient de plus en plus grande.»
Faut-il voir là une marque de bienveillance et de confiance de la
part de l'Allemagne vis-à-vis de l'Angleterre? On en douterait, si un
botaniste de la valeur de M. de Lanessan n'affirmait le contraire par
son insistance à pointer vers la Triplice les canons de nos cuirassés et
les torpilles de nos sous-marins sous l'étrange prétexte «qu'il n'y a
rien à faire» contre l'Angleterre... pas même de se mettre en état de
défense.
Ce sentiment nous avait déjà coûté le Canada; voici, en effet, ce que M.
de Choiseul écrivait à l'infortuné Montcalm:
«Je suis bien fâché d'avoir à vous mander que vous ne devez pas
espérer des troupes de renfort; comme le roi ne pourrait jamais vous
envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais sont
en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait ici n'auraient
d'autre effet que d'exciter le ministère de Londres à en faire de
plus considérables pour conserver sa supériorité qu'il s'est acquise
dans cette partie du monde.»
Une doctrine aussi funeste nous a valu le désastre moral de Fachoda; on
avait préparé la guerre navale contre toutes les nations du monde,--y
compris la Suisse,--mais à l'exception de l'Angleterre, notre seule
rivale maritime! Elle a naturellement profité de ce que nous lui
tournions le dos pour nous traiter comme on sait.
--Chaque colonie allemande est considérée par la Métropole comme un
organe essentiel dont la disparition ou l'amoindrissement serait
ressenti de tout l'organisme [9].
[Note 9: Il y a quelques années, la Société coloniale allemande,
association qui a pris depuis quelques années une puissance avec
laquelle il faut compter, remettait au Chancelier de l'Empire une
mémoire où on lisait que l'influence allemande dans le Sud-Ouest
africain était une condition _sine qua non_ de l'équilibre colonial de
l'Empire. «Il est de l'intérêt de l'Allemagne, disait-on, de soutenir
les États sud-africains dans leur lutte avec l'Angleterre et de libérer
de toute entrave la baie de Delagoa.»]
Comment admettre que le chef d'État qui suit passionnément jusque dans
le moindre détail toutes ces questions maritimes et coloniales ignore
l'intérêt vital qui s'attache à Delagoa-Bay ou se laisse amadouer sur ce
point par les menues privautés qu'on fait mine de lui accorder du côté
de l'Angola, ou du Damaraland ou du Mozambique même, fût-ce sur le
Pacifique?
--On ne doit pas oublier que c'est lui qui, en 1894, a violemment
interposé, sur le passage de la voie ferrée que M. Cecil Rhodes
prétendait établir du Caire au Cap dans une game anglaise, un
coupe-circuit qui, pour longtemps empêchera les trains de passer. Cette
question fut réglée, à Bruxelles, d'accord avec la France, qui devait
quelque temps après joindre ses forces à celles de l'Allemagne par
l'intermédiaire de la Russie pour faire obstacle aux prétentions
anglaises en Chine[10].
[Note 10: M. Cecil Rhodes s'est rendu, cette année, à Berlin pour
obtenir de Guillaume II les garanties nécessaires à l'établissement
de son chemin de fer dans la traversée de l'Est africain. Tout en lui
donnant le droit de poser un fil télégraphique, sous le contrôle de
l'Administration allemande et sans abandon territorial, l'empereur a
refusé à M. Cecil Rhodes le droit d'établir chez lui une voie ferrée
anglaise.
Un journal satirique de Londres a illustré cet échec dans une caricature
montrant le Napoléon du Cap revenant d'Allemagne avec une grosse caisse,
dont la peau est crevée d'un trou énorme.
--Qui a fait cela? dit John Bull.
--Guillaume II, mais, en compensation, il m'a offert sa photographie.
C'était vrai.]
--Comment ne pas reconnaître dans tous ces faits la réalisation d'un
plan d'ensemble, solidement échafaudé, et suivi avec une ténacité que
n'arrête aucune traverse et que ne décourage aucun retard?
On nous a étrangement trompés s'il ne faut plus voir en Guillaume
II l'homme au vaste et ferme dessein que ses portraitistes, ses
historiographes et ses actes importants nous montrent depuis qu'il
est sur le trône, mais un névropathe inquiet, ballotté d'un extrême
à l'autre de la politique par les impressions du moment et se jetant
tantôt contre l'Angleterre et tantôt dans ses bras, suivant l'humeur
dont l'affecte au réveil la faveur obtenue par un télégramme galamment
tourné ou la froideur que l'on marque, à le voir figurer en 1900 entre
Ménélick et Ranavalo.
Par sa complexion personnelle autant que par sa situation souveraine,
le Kaiser, exempt du souci qui impose à tant d'autres l'obligation de
surveiller sous leurs pas un terrain mal assuré, porte son regard au
loin. A qui donc ferait-on croire que la sagace Angleterre escompte
véritablement la possibilité de lui donner le change comme à ces animaux
de courte vue dont on leurre la fureur avec un oripeau rouge, ou comme
à ces personnes dont on obscurcit la clairvoyance avec un petit cadeau?
Pour parler un argot qui s'applique à merveille aux tractations d'une
certaine politique, ce n'est pas avec des «bouche-l'oeil» comme Samoa,
qu'on empêchera l'Allemagne de voir clair dans ses intérêts.
L'instinct vital de la solidarité est trop puissant dans ce pays pour
laisser prise à une tactique qui s'efforce visiblement d'isoler chacun
des partenaires européens dans la satisfaction momentanée d'un appétit
au préjudice du bien durable de la collectivité.
Un des hommes qui out joué le rôle le plus actif dans le monde colonial
germanique, tant par de brillantes explorations que par d'importantes
missions politiques, M. Eugène Wolff dont le nom est lié aux affaires
de Chine comme à celles d'Afrique et qui fut admis à suivre, auprès du
général Duchesne, notre expédition de Madagascar, faisait récemment à un
rédacteur du _Journal des Débats_ des déclarations significatives sur
l'urgence de fortifier les intérêts de la communauté européenne contre
le péril anglais:
L'incident de Fachoda devrait être une leçon pour nous tous. Le fait
d'un continent européen tiraillé en sens divers devant la ténacité
vigoureuse et les armements maritimes d'un pays ou le soleil ne se
couche jamais, paraît assez évident pour que beaucoup d'esprits
conciliants chez nous espèrent qu'il n'échappera pas à la clairvoyance
du peuple français.
Une entente sérieuse, la franche poignée de mains donnée entre les
puissances continentales peut seule garantir un partage égal et juste en
Asie et en Afrique. Un continent uni est le seul obstacle qui brisera la
témérité des Anglais: c'est ce qu'il nous faut, car c'est la paix à tout
jamais.
La paix! La paix en Europe! Tel est le voeu de plus en plus nettement
formulé par les peuples comme par les souverains.
«Je suis bien décidé à maintenir la paix... mon amour pour l'armée
allemande ne m'induira jamais en cette tentation d'enlever à mon pays
les bienfaits de la paix... Je souhaiterais seulement que la paix
européenne fût entre nos mains.»
Ainsi parlait Guillaume II en 1895, et son langage, ni son affirmation
ne paraissent avoir changé depuis l'époque où il disait à Jules Simon:
«Je crois qu'à celui qui oserait troubler la paix de l'Europe une leçon
serait donnée qu'il n'oublierait de cent ans!» Qui la trouble, sinon
l'Angleterre, avec ses provocations incessantes et inadmissibles? Et
comment la protéger, sinon en appelant tout le monde au rempart?
Encore faut-il un rempart. Le moment est venu de le construire; depuis
longtemps on en parle, mais c'est à qui n'apportera point la première
pierre ou le premier sac de terre.
«Diverses occasions se sont présentées où il eut suffi, assure M. Wolff,
d'une indication nette de la part de la France pour que l'Allemagne
s'arrangeât avec elle _en matières extra-européennes;_ et la Russie et
l'Autriche, peut-être même l'Italie, n'auraient pas refusé d'entrer dans
un arrangement de ce genre.»
On a, d'autre part, affirmé que des «invites» avaient été faites à
diverses reprises auprès de notre gouvernement. Ces allégations nous out
valu un pittoresque défilé d'anciens ministres et d'anciens ambassadeurs
se décernant à eux-mêmes le certificat de n'avoir rien fait. C'est le
maximum de résultat auquel puisse prétendre aujourd'hui l'activité des
hommes de mérite.
A l'encontre de ce politicien, plus recommandable par l'esprit que par
le caractère, qui disait: «On m'a tout offert, j'ai tout accepté; on ne
m'a rien donné!» notre diplomatie allègue triomphalement qu'on ne lui a
rien proposé. Peut-être serait-il plus exact de déclarer qu'à l'austère
devoir pieusement fidèle comme l'honnête femme du sonnet d'Arvers, elle
n'a pas entendu:
Le murmure d'amour élevé sur ses pas.
Mais qui pourrait lui reprocher d'avoir fait la sourde oreille aux
galanteries trop empressées de I'ennemi dont l'éloigne pour longtemps le
souvenir odieux qu'un seul mot peut effacer!... Et ce mot on ne le dit
pas. Eh bien! qu'on reste chez soi,--et si l'on a quelque chose à nous
communiquer dans l'intérêt des affaires qui nous sont communes, il est
de convenance élémentaire qu'on charge de la commission une tierce
personne avec laquelle nous soyons en confiance.
M. Wolff intervertit singulièrement les rôles quand il nous dit que la
Russie suivra... C'est à elle à marcher devant; c'est elle qui doit être
l'initiatrice, l'intermédiaire et peut-être même la gérante du syndicat
des intérêts européens; c'est avec elle seule que nous pouvons traiter
et sa prévenance doit s'exercer à nous éviter tout froissement avec des
cointéressés dont le contact sera pour nous insupportable tant qu'ils
n'auront pas effacé les griefs que nous maintenons. En attendant,
réglons les affaires urgentes et veillons au plus pressé.
Les à-quoi-bonnistes, à qui toute apparence est prétexte pour s'abstenir
d'une action quelconque, proclament que le voyage de Guillaume II
marque son assentiment à la politique africaine de I'Angleterre, et
que l'Europe n'a plus qu'à s'incliner. Pauvre Europe, ce qu'on lui en
raconte! Voilà un souverain dont toutes les forces, depuis qu'il règne,
s'exercent dans le sens d'une lutte formidable avec l'Angleterre, et
il suffit qu'il aille porter à l'aïeule des trois quarts des princes
européens l'hommage de son respect pour qu'on nous représente comme un
tribut de vassalité cette manifestation de piété filiale, imposée par
les convenances les plus élémentaires.
Pour grands que soient les rois, ils out des obligations de famille
comme les autres hommes, et l'histoire moderne nous montre à chaque page
ces obligations sacrifiées aux devoirs primordiaux de l'État, car ce
n'est pas seulement dans les pièces de Sardou que Napoléon Ier est, par
alliance, le petit-neveu de Louis XVI.
D'ailleurs, aucun sentiment de bienséance n'interdit à l'empereur
d'exprimer respectueusement à la reine Victoria la ferme volonté dont
l'Europe est animée pour le maintien d'un équilibre africain, qui est la
condition nécessaire de la tranquillité universelle. Guillaume est mieux
situé que personne auprès de celle dont l'ambition suprême paraissait
être d'obtenir de la postérité le titre d'Impératrice de la Paix, pour
lui exposer comme quoi, si le continent noir venait à tomber sous la
domination britannique, la France,--lamentablement déçue du grand rêve
africain qui l'exalte et la réconforte depuis vingt ans,--ramènerait en
Europe une combativité exaspérée et redoutable; comme quoi la Russie,
engagée avec elle dans une solidarité qui se fortifie de jour en jour,
considérerait sans doute comme un devoir d'appuyer vigoureusement, du
côté de l'Afghanistan, l'effort désespéré que la France, réduite à
ses possessions d'Extrême-Orient, et y concentrant tous ses effectifs
coloniaux, tenterait nécessairement du côté de la Birmanie, en même
temps qu'elle exercerait au sud de l'empire chinois une action conjuguée
avec celle que sa puissante alliée accentuerait du côté de la Sibérie;
comme quoi la perspective d'un pareil état de choses présenterait, dans
l'univers entier, des inconvénients assez graves pour déterminer les
nations européennes à ne pas le laisser se produire, et comme quoi leur
sentiment à peu près unanime est exprimé par ces lignes des _Novosti,_
de Saint-Pétersbourg, disant que, «même sans conclure entre elles
aucune alliance, l'Allemagne et la France peuvent exercer une puissante
influence sur l'établissement dans le sud de I'Afrique d'une paix solide
et durable».
L'Impératrice des Indes, qui sait de quel prix se paierait le titre
d'Impératrice d'Afrique et qui n'ignore pas que sur un geste on verrait
les trois cent mille afrikanders du Cap et du Natal se soulever pour une
guerre sainte, la puissante armée de Ménélik se former sur le Haut-Nil
et les admirables troupes coloniales, dont notre ministre des colonies
n'a pas encore complètement dépouillé le Soudan, prendre possession en
quelques jours (cela ne fait pas l'ombre d'un doute)--des colonies de
Sierra-Leone, de la Côte d'Or et du Lagos,--l'Impératrice Victoria sera
peut-être touchée par la pieuse démarche de ce puissant souverain, son
petit-fils, venant en paladin de la Paix l'adjurer d'épargner au monde
un cataclysme sans précédent et auquel ne survivrait pas l'Angleterre!
La race anglaise couvre une grande partie de la surface terrestre, mais
certaines fautes de la mère patrie suffiraient pour qu'il en fût d'elle
comme de la race espagnole dans l'Amérique du Sud. «Les colonies sont
comme les fruits qui ne tiennent à l'arbre que jusqu'à leur maturité!»
disait Turgot quelques années avant la guerre des États-Unis.
L'histoire va-t-elle montrer une fois de plus la résistance obstinée
d'un petit peuple énergique faisant buter sur le versant de la décadence
le char d'un envahisseur dont les faciles conquêtes abusaient l'univers?
Est-ce la loi d'une inéluctable fatalité, qui ne permet pas à l'Empire
britannique de s'arrêter au point où il est parvenu? «Si nous étions
justes un seul jour, c'en serait fait de nous!» s'écriait Pitt avec une
franchise dont on ne retrouve la trace que chez M. Cecil Rhodes.
L'Angleterre d'aujourd'hui sera juste et pacifique, ou bien elle
trouvera devant elle les peuples unis pour la défense de la civilisation
qu'elle outrage et qu'elle menace.
Déjà nous voyons, chez nous, l'unanime horreur de son forfait réunir
dans un mouvement de protestation des frères qu'on pouvait croire
séparés pour longtemps. Un commun sentiment d'indignation et de
conservation va-t-il rapprocher ainsi des éléments européens qui
semblaient inconciliables à tout jamais, et verra-t-on les événements de
demain préparer un dénouement honorable au tragique conflit qui pèse sur
l'Europe depuis près de trente ans?
Puisse-t-il être vrai, le mot de l'homme d'État qui entrevoyait dans
les mystérieuses contrées sud-africaines la solution de nos problèmes
européens!
End of the Project Gutenberg EBook of Une politique européenne : la France,
la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal, by Étienne Grosclaude
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13855 ***
Une politique européenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal
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La France, la Russie, l'Allemagne
Et
LA GUERRE AU TRANSVAAL
L'Afrique du Sud sera le
tombeau de l'Angleterre.
«Prodigieuse contrée, cette Afrique du Sud! on y convertit nos évêques,
on y bat nos généraux et on y résout nos questions européennes!»
Cette tragique boutade, inspirée à un homme d'État anglais par la mort
inutilement glorieuse du Prince impérial au Zoulouland, pourrait bien
rencontrer une application nouvelle dans les événements qui se déroulent
en ce...
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— End of Une politique européenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal —
Book Information
- Title
- Une politique européenne : la France, la Russie, l'Allemagne et la guerre au Transvaal
- Author(s)
- Grosclaude, Etienne
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- October 25, 2004
- Word Count
- 20,524 words
- Library of Congress Classification
- DT
- Bookshelves
- Boer War, FR Politique, Browsing: History - European, Browsing: History - General, Browsing: Politics
- Rights
- Public domain in the USA.
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