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The Project Gutenberg EBook of Timon d'Athčnes, by William Shakespeare

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The Project Gutenberg EBook of Timon d'Athčnes, by William Shakespeare This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Timon d'Athčnes Author: William Shakespeare Release Date: May 17, 2005 [EBook #15849] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMON D'ATHČNES *** Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothčque nationale de France (BnF/Gallica) Note du transcripteur. ====================================================================== Ce document est tiré de: OEUVRES COMPLČTES DE SHAKSPEARE TRADUCTION DE M. GUIZOT NOUVELLE ÉDITION ENTIČREMENT REVUE AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE DES NOTICES SUR CHAQUE PIČCE ET DES NOTES Volume 3 Timon d'Athčnes. Le Jour des Rois.--Les deux gentilshommes de Vérone. Roméo et Juliette.--Le Songe d'une nuit d'été. Tout est bien qui finit bien. PARIS A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES AUGUSTINS 1862 ====================================================================== TIMON D'ATHČNES COMÉDIE NOTICE SUR TIMON D'ATHČNES Le nom de Timon était devenu proverbial dans l'antiquité pour exprimer un misanthrope. L'histoire de sa misanthropie, et le bizarre caractčre de ce personnage frappčrent sans doute Shakspeare pendant qu'il s'occupait d'_Antoine et Cléopātre_, et voici le passage de Plutarque qui lui a probablement suggéré l'idée de sa pičce: «Quant ą Antonius, il laissa la ville et la conversation de ses amis, et feit bastir une maison dedans la mer, prčs de l'isle de Pharos, sur certaines chaussées et levées qu'il fit jeter ą la mer, et se tenoit céans, comme se bannissant de la compagnie des hommes, et disoit qu'il vouloit mener une telle vie comme Timon, pour autant qu'on lui avoit fait le semblable qu'ą luy, et pour l'ingratitude et le grand tort que luy tenoient ceulx ą qui il avoit bien fait, et qu'il estimoit ses amis; il se deffioit et se mescontentoit de tous les autres. «Ce Timon estoit un citoyen d'Athčnes, lequel avoit vescu environ la guerre du Pélopončse; comme l'on peult juger par les comédies de Platon et d'Aristophanes, esquelles il est moqué et touché comme malveuillant et ennemy du genre humain, refusant et abhorrissant toute compagnie et communication des autres hommes, fors que d'Alcibiades, jeune, audacieux et insolent, auquel faisoit bonne chčre, et l'embrassoit et baisoit volontiers, dequoy s'esbahissant Apémantus, et lui en demandant la cause pourquoi il chérissoit ainsi ce jeune homme lą seul, et abominoit tous les autres: «Je l'aime, répondit-il, pour autant que je sēay bien et suis seur qu'un jour il sera cause de grands maulx aux Athéniens.» Ce Timon recevoit aussi quelque fois Apémantus en sa compagnie, pour autant qu'il étoit semblable de moeurs ą luy, et qu'il imitoit fort sa maničre de vivre. Un jour doncques que l'on célébroit ą Athčnes la solennité que l'on appelle Chočs, c'est-ą-dire la feste des morts, lą oł on fait des effusions et sacrifices pour les trespassez, ils se festoyoient eulx deux ensemble tout seuls, et se prit Apémantus ą dire: «Que voici un beau banquet, Timon;» et Timon lui respondit: «Oui bien, si tu n'y estois point.» «L'on dit qu'un jour, comme le peuple estoit assemblé sur la place pour ordonner de quelque affaire, il monta ą la tribune aux harangues, comme faisoient ordinairement les orateurs quand ils vouloient haranguer et prescher le peuple; si y eut un grand silence et estoit chacun trčs-attentif ą ouļr ce qu'il voudroit dire, ą cause que c'étoit une chose bien nouvelle et bien estrange que de le veoir en chaire. A la fin, il commence ą dire: «Seigneurs Athéniens, j'ai en ma maison une petite place oł il y a un figuier auquel plusieurs se sont desją penduz et étranglez, et pour autant que je veulx y faire bastir, je vous ai bien voulu advertir devant que faire couper le figuier, ą cette fin que si quelques-uns d'entre vous se veulent pendre, qu'ils se dépeschent.» Il mourut en la ville d'Hales, et fut inhumé sur le bord de la mer. Si advint que, tout alentour de sa sépulture, le village s'éboula, tellement que la mer qui alloit flottant ą l'environ, gardoit qu'on n'eūt sēeu approcher du tombeau, sur lequel il y avoit des vers engravés de telle substance: Ayant fini ma vie malheureuse, En ce lieu-cy on m'y a inhumé; Mourez, méchants, de mort malencontreuse, Sans demander comment je fus nommé. On dit que luy-mesme feit ce bel épitaphe; car celui que l'on allčgue communément n'est pas de lui, ains est du poėte Callimachus: Ici je fais pour toujours ma demeure, Timon encor les humains haļssant. Passe, lecteur, en me donnant male heure, Seulement passe, et me va maudissant. «Nous pourrions escrire beaucoup d'autres choses dudit Timon, mais ce peu que nous en avons dit est assez pour le présent.» (_Vie d'Antoine_, par Plutarque, traduction _d'Amyot_.) Malgré quelques rapprochements qu'on pourrait trouver, ą la rigueur, entre le _Timon_ de Shakspeare et un dialogue de Lucien qui porte le mźme titre, nous pensons que cet épisode de Plutarque lui a suffi pour composer sa pičce. C'est dans sa propre imagination qu'il a trouvé le développement du caractčre de Timon, celui d'Apémantus, dont la misanthropie contraste si heureusement avec la sienne; la description du luxe et des prodigalités de Timon au milieu de ses flatteurs, et sa sombre rancune contre les hommes, au milieu de la solitude. Cette pičce est une des plus simples de Shakspeare: contre son ordinaire, le poėte est sérieusement occupé de son sujet jusqu'au dernier acte; et, fidčle ą l'unité de son plan, il ne se permet aucune excursion qui nous en éloigne. La fable consiste en un seul événement: l'histoire d'un grand seigneur que ses amis abandonnent en mźme temps que son opulence, et qui, du plus généreux des hommes, devient le plus sauvage et le plus atrabilaire. On a beaucoup discuté sur le caractčre moral de Timon, pour savoir si on devait le plaindre dans son malheur, ou s'il fallait regarder la perte de sa fortune comme une mortification méritée. Il nous semble, en effet, que ses vertus ont été des vertus d'ostentation, et que sa misanthropie n'est encore qu'une suite de sa manie de se singulariser par tous les extrźmes; dans sa générosité il n'est prodigue que pour des flatteurs; sa richesse nourrit le vice au lieu d'aller secourir l'indigent; une bienfaisance éclairée ne préside point ą ses dons. Cependant sa confiance en ses amis indique une āme naturellement noble, et leur lāche désertion nous indigne surtout quand ce seigneur, dont ils trahissent l'infortune, a su trouver un serviteur comme Flavius. La transition subite de la magnificence ą la vie sauvage est bien encore dans le caractčre de Timon, et c'est un contraste admirable que sa misanthropie et celle d'Ąpémantus. Celui-ci a tout le cynisme de Diogčne, et son égoļsme et son orgueil, qui percent ą travers ses haillons, trahissent le secret de ses sarcasmes et de ses mépris pour les hommes. Une basse envie le dévore; l'indignation seule s'est emparée de l'āme de Timon; ses véhémentes invectives sont justifiées par le sentiment profond des outrages qu'il a reēus; c'est une sensibilité exagérée qui l'égaré, et s'il hait les hommes, c'est qu'il croit de bonne foi les avoir aimés; peut-źtre mźme sa haine est-elle si passionnée, si idéale, qu'il s'abuse, lui-mźme en croyant les haļr plus qu'Apémantus dont l'āme est naturellement lāche et méchante. Les sarcasmes du cynique et les éloquentes malédictions du misanthrope ont fait dire que cette pičce était autant une satire qu'un drame. Cette intention de satire se remarque surtout dans le choix des caractčres, qu'on pourrait appeler une véritable critique du coeur de l'homme eu général dans toutes les conditions de la vie. Nous venons de citer Apémantus, égoļste cynique, et Timon, dont la vanité inspire la misanthropie comme elle inspira sa libéralité; vient ensuite Alcibiade, jeune débauché, qui n'hésite pas ą sacrifier sa patrie ą ses vengeances particuličres. Le peintre et le počte prostituent les plus beaux des arts ą une servile adulation et ą l'avance; les nobles Athéniens sont tous des parasites; mais il semble cependant que Shakspeare n'ait jamais voulu nous offrir un tableau complčtement hideux d'hypocrisie. Flavius est bien capable de réconcilier avec les hommes ceux en qui la lecture de _Timon d'Athčnes_ pourrait produire la méfiance et la misanthropie. Que de dignité dans cet intendant probe et fidčle! Timon lui-mźme est forcé de rendre hommage ą sa vertu. Ce caractčre est vraiment une concession que le počte a faite ą son āme naturellement grande et tendre. Hazzlitt, un des plus ingénieux commentateurs du caractčre moral de Shakspeare, et qui, dans son admiration raisonnée, semble jaloux de celle de Schlegel, fait remarquer en terminant l'analyse de la pičce qui nous occupe que, dans son isolement, Timon, résolu ą chercher le repos dans un monde meilleur, entoure son trépas des pompes de la nature. Il creuse sa tombe sur le rivage de l'Océan, appelle ą ses funérailles toutes les grandes images du désert et fait servir les éléments ą son mausolée. «Ne revenez plus me voir; mais dites ą Athčnes que Timon a bāti sa derničre demeure sur les grčves de l'onde amčre qui, une fois par jour, viendra la couvrir de sa bouillante écume: venez dans ce lieu et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle.» Plus loin Alcibiade, aprčs avoir lu son épitaphe, dit encore de Timon: «Ces mots expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur les regrets de notre douleur, si tu méprisais ces gouttes d'eau que la nature avait laissé couler de nos yeux, une sublime idée t'inspira de faire pleurer ą jamais le grand Neptune sur ta tombe.» C'est ainsi que Timon fait des vents l'hymne de ses funérailles; que le murmure de l'Océan est une voix de douleur sur ses dépouilles mortelles, et qu'il cherche enfin dans les éternelles solennités de la nature l'oubli de la splendeur passagčre de la vie. _La vie de Timon d'Athčnes_ parut d'abord dans l'édition in-folio de 1623. On ne sait avec certitude ą quelle époque elle a été écrite, quoique Malone lui assigne pour date l'année 1610. Thomas Shadwell, počte lauréat sous le roi Guillaume III, et rival de Dryden, publia, en 1678, _Timon d'Athčnes_ avec des changements; mais, dans l'épilogue, il appelle sa pičce une greffe entée sur le tronc de Shakspeare, et il se flatte qu'on lui pardonnera ses changements en faveur de la part que ce poėte y conserve. La pičce de _Timon d'Athčnes,_ telle qu'on la joue encore aujourd'hui ą Londres, a été arrangée par Cumberland, un des auteurs dramatiques les plus estimés de l'Angleterre. Il a conservé la majeure partie de l'original, et marqué spécialement ses additions et corrections pour que la part de chaque poėte fūt aperēue au premier examen. En 1723, Delisle traita le sujet de _Timon d'Athčnes_ pour le théātre italien avec un prologue, des chants, des danses, des personnages allégoriques et un arlequin. On voit qu'elle porte un autre cachet que celle de Shakespeare. Elle ne manque pas d'une certaine originalité, et les Anglais l'ont traduite sous le titre de _Timon amoureux_. TIMON D'ATHČNES COMÉDIE PERSONNAGES TIMON, noble Athénien. LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS seigneurs; flatteurs de Timon. VENTIDIUS, un des faux amis de Timon. APÉMANTUS, philosophe grossier. ALCIBIADE, général athénien. FLAVIUS, intendant de Timon. FLAMINIUS, LUCILIUS, SERVILIUS, serviteurs de Timon. CAPHIS, PHILOTUS, TITUS, LUCIUS, HORTENSIUS, serviteurs des créanciers de Timon. DEUX SERVITEURS DE VARRON, ET LE SERVITEUR D'ISIDORE, CRÉANCIERS DE TIMON. CUPIDON ET MASQUES. TROIS ÉTRANGERS. UN POČTE, UN PEINTRE, UN JOAILLIER, UN MARCHAND, UN VIEILLARD ATHÉNIEN, UN PAGE, UN FOU. PHRYNIA [1], TIMANDRA, maītresses d'Alcibiade AUTRES SEIGNEURS, SÉNATEURS, OFFICIERS, SOLDATS, VOLEURS ET SERVITEURS. La scčne est ą Athčnes et dans les bois voisins. [Note 1: Phrynia. Peut-źtre Shakspeare a-t-il voulu mettre en scčne la fameuse Phryné, qui était si belle que, sur le point de se voir condamnée par ses juges, elle leur découvrit son sein, et fut renvoyée acquittée] ACTE PREMIER SCČNE I Athčnes. Salle dans la maison de Timon. _Entrent par différentes portes_ UN POČTE, UN PEINTRE, _puis_ UN JOAILLIER, UN MARCHAND _et autres_. LE POČTE.--Bonjour, monsieur. LE PEINTRE.--Je suis bien aise de vous voir en bonne santé. LE POČTE.--Je ne vous ai pas vu depuis longtemps: comment va le monde? LE PEINTRE.--Il s'use, monsieur, en vieillissant. LE POČTE.--Oui, on sait cela: mais y a-t-il quelque rareté particuličre? qu'y a-t-il d'étrange et dont l'histoire ne donne d'exemple?--Vois, ō magie de la générosité! c'est ton charme puissant qui évoque ici tous ces esprits!--Je connais ce marchand. LE PEINTRE.--Et moi, je les connais tous deux: l'autre est un joaillier. LE MARCHAND.--Oh! c'est un digne seigneur. LE JOAILLIER.--Oui, cela est incontestable. LE MARCHAND.--Un homme incomparable, animé, ą ce qu'il semble, d'une bonté infatigable et soutenue. Il va au delą des bornes. LE JOAILLIER.--J'ai ici un joyau. LE MARCHAND.--Oh! je vous prie, voyons-le: pour le seigneur Timon, monsieur? LE JOAILLIER.--S'il veut en donner le prix: mais, quant ą cela.... LE POČTE, _occupé ą lire ses ouvrages_.--«Quand l'appāt d'un salaire nous a fait louer l'homme vil, c'est une tache qui flétrit la gloire des beaux vers consacrés avec justice ą l'homme de bien.» LE MARCHAND, _considérant le diamant_.--La forme est belle. LE JOAILLIER.--Est-ce un riche bijou? voyez-vous la belle eau? LE PEINTRE, _au počte_.--Vous źtes plongé, monsieur, dans la composition de quelque ouvrage? Quelque dédicace au grand Timon? LE POČTE.--C'est une chose qui m'est échappée sans y penser: notre poésie est comme une gomme qui coule de l'arbre qui la nourrit. Le feu caché dans le caillou ne se montre que lorsqu'il est frappé; mais notre noble flamme s'allume elle-mźme, et, comme le torrent, franchit chaque digue dont la résistance l'irrite. Qu'avez-vous lą? LE PEINTRE.--Un tableau, monsieur.--Et quand votre livre paraīt-il? LE POČTE.--Il suivra de prčs ma présentation.--Voyons votre tableau. LE PEINTRE.--C'est un bel ouvrage! LE POČTE, _considérant le tableau_.--En effet, c'est bien, c'est parfait. LE PEINTRE.--Passable. LE POČTE.--Admirable! Que de grāce dans l'attitude de cette figure! Quelle intelligence étincelle dans ces yeux! Quelle vive imagination anime ces lčvres! On pourrait interpréter ce geste muet. LE PEINTRE.--C'est une imitation assez heureuse de la vie. Voyez ce trait; vous semble-t-il bien? LE POČTE.--Je dis que c'est une leēon pour la nature; la vie qui respire dans cette lutte de l'art est plus vivante que la nature. (Entrent quelques sénateurs qui ne font que passer.) LE PEINTRE.--Comme le seigneur Timon est recherché! LE POČTE.--Les sénateurs d'Athčnes! L'heureux mortel! LE PEINTRE.--Regardez, en voilą d'autres! LE POČTE.--Vous voyez ce concours, ces flots de visiteurs. Moi, j'ai, dans cette ébauche, esquissé un homme ą qui ce monde d'ici-bas prodigue ses embrassements et ses caresses. Mon libre génie ne s'arrźte pas ą un caractčre particulier, mais il se meut au large dans une mer de cire [2]. Aucune malice personnelle n'empoisonne une seule virgule de mes vers; je vole comme l'aigle; hardi dans mon essor, ne laissant point de trace derričre moi. [Note 2: On sait que les anciens écrivaient sur des tablettes de cire avec un stylet de fer.] LE PEINTRE.--Comment pourrai-je vous comprendre? LE POČTE.--Je vais m'expliquer.--Vous voyez comme tous les états, tous les esprits (autant ceux qui sont liants et volages, que les gens graves et austčres), viennent tous offrir leurs services au seigneur Timon. Son immense fortune, jointe ą son caractčre gracieux et bienfaisant, subjugue et conquiert toute sorte de coeurs pour l'aimer et le servir, depuis le souple flatteur, dont le visage est un miroir, jusqu'ą cet Apémantus qui n'aime rien autant que se haļr lui-mźme; il plie aussi le genou devant lui, et retourne content et riche d'un coup d'oeil de Timon. LE PEINTRE.--Je les ai vus causer ensemble. LE POČTE.--Monsieur, j'ai feint que la Fortune était assise sur son trōne, au sommet d'une haute et riante colline. La base du mont est couverte par étages de talents de tout genre, d'hommes de toute espčce, qui travaillent sur la surface de ce globe, pour améliorer leur condition. Au milieu de cette foule dont les yeux sont attachés sur la souveraine, je représente un personnage sous les traits de Timon, ą qui la déesse, de sa main d'ivoire, fait signe d'avancer, et par sa faveur actuelle change actuellement tous ses rivaux en serviteurs et en esclaves. LE PEINTRE.--C'est bien imaginé, ce trōne, cette Fortune et cette colline, et au bas un homme appelé au milieu de la foule, et qui, la tźte courbée en avant, sur le penchant du mont, gravit vers son bonheur; voilą, ce me semble, une scčne que rendrait bien notre art. LE POČTE.--Soit, monsieur; mais laissez-moi poursuivre. Ces hommes, nagučre encore ses égaux (et quelques-uns valaient mieux que lui), suivent tous maintenant ses pas, remplissent ses portiques d'une cour nombreuse, versent dans son oreille leurs murmures flatteurs, comme la pričre d'un sacrifice, révčrent jusqu'ą son étrier, et ne respirent que par lui l'air libre des cieux. LE PEINTRE.--Oui, sans doute: et que deviennent-ils? LE POČTE.--Lorsque soudain la Fortune, dans un caprice et un changement d'humeur, précipite ce favori nagučre si chéri d'elle, tous ses serviteurs qui, rampant sur les genoux et sur leurs mains, s'efforēaient aprčs lui de gravir vers la cime du mont, le laissent glisser en bas; pas un ne l'accompagne dans sa chute. LE PEINTRE.--C'est l'ordinaire; je puis vous montrer mille tableaux moraux qui peindraient ces coups soudains de la fortune, d'une maničre plus frappante que les paroles. Cependant vous avez raison de faire sentir au seigneur Timon que les yeux des pauvres ont vu le puissant pieds en haut, tźte en bas. (Fanfares. Entre Timon avec sa suite: le serviteur de Ventidius cause avec Timon.) TIMON.--Il est emprisonné, dites-vous? LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Oui, mon bon seigneur. Cinq talents sont toute sa dette. Ses moyens sont restreints, ses créanciers inflexibles. Il implore une lettre de votre Grandeur ą ceux qui l'ont fait enfermer; si elle lui est refusée il n'a plus d'espoir. TIMON.--Noble Ventidius! Allons.--Il n'est pas dans mon caractčre de me débarrasser d'un ami quand il a besoin de moi. Je le connais pour un homme d'honneur qui mérite qu'on lui donne du secours: il l'aura; je veux payer sa dette et lui rendre la liberté. LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Votre Seigneurie se l'attache pour jamais. TIMON.--Saluez-le de ma part: je vais lui envoyer sa ranēon; et lorsqu'il sera libre, dites-lui de me venir voir. Ce n'est pas assez de relever le faible, il faut le soutenir encore aprčs. Adieu! LE SERVITEUR DE VENTIDIUS.--Je souhaite toute prospérité ą votre Honneur. (Il sort.) (Entre un vieillard athénien.) LE VIEILLARD.--Seigneur Timon, daignez m'entendre. TIMON.--Parlez, bon pčre. LE VIEILLARD.--Vous avez un serviteur nommé Lucilius? TIMON.--Il est vrai; qu'avez-vous ą dire de lui? LE VIEILLARD.--Noble Timon, failes-le venir devant vous. TIMON.--Est-il ici ou non? Lucilius! (Entre Lucilius.) LUCILIUS.--Me voici, seigneur, ą vos ordres. LE VIEILLARD.--Cet homme, seigneur Timon, votre créature, hante de nuit ma maison. Je suis un homme qui, depuis ma jeunesse, me suis adonné au négoce; et mon état mérite, un plus riche héritier qu'un homme qui découpe ą table. TIMON.--Eh bien! qu'y a-t-il de plus? LE VIEILLARD.--Je n'ai qu'une fille, une fille unique, ą qui je puisse transmettre ce que j'ai. Elle est belle, et des plus jeunes qu'on puisse épouser. Je l'ai élevée avec de grandes dépenses pour lui faire acquérir tous les talents. Ce valet, qui vous appartient, ose rechercher son amour. Je vous conjure, noble seigneur, joignez-vous ą moi pour lui défendre de la fréquenter; pour moi, j'ai parlé en vain. TIMON.-Le jeune homme est honnźte. LE VIEILLARD.--Il le sera donc envers moi, Timon.... Que son honnźteté lui serve de récompense sans m'enlever ma fille. TIMON.--L'aime-t-elle? LE VIEILLARD.--Elle est jeune et crédule. Nos passions passées nous apprennent combien la jeunesse est légčre. TIMON.--Aimes-tu cette jeune fille? LUCILIUS.--Oui, mon bon seigneur, et elle agrée mon amour. LE VIEILLARD.--Si mon consentement manque ą son mariage, j'atteste ici les dieux que je choisirai mon héritier parmi les mendiants de ce monde, et que je la déshérite de tout mon bien. TIMON.--Et quelle sera sa dot, si elle épouse un mari sortable? LE VIEILLARD.--Trois talents pour le moment; ą l'avenir, tout. TIMON.--Cet honnźte homme me sert depuis longtemps: je veux faire un effort pour fonder sa fortune, car c'est un devoir pour moi. Donnez-lui votre fille; ce que vous avancerez pour sa dot sera la mesure de mes dons, et je rendrai la balance égale entre elle et lui. LE VIEILLARD.--Noble seigneur, donnez-m'en votre parole, et ma fille est ą lui. TIMON.--Voilą ma main, et mon honneur sur ma promesse. LUCILIUS.--Je remercie humblement votre Seigneurie: tout ce qui pourra jamais m'arriver de fortune et de bonheur, je le regarderai toujours comme venant de vous. (Lucilius et le vieillard sortent.) LE POČTE.--Agréez mon travail, et que votre Seigneurie vive longtemps! TIMON.--Je vous remercie; vous aurez bientōt de mes nouvelles; ne vous écartez point. _(Au peintre.)_ Qu'avez-vous lą, mon ami? LE PEINTRE,--Un morceau de peinture, que je conjure votre Seigneurie d'accepter. TIMON.--La peinture me plaīt: la peinture est presque l'homme au naturel; car depuis que le déshonneur trafique des sentiments naturels, l'homme n'est qu'un visage, tandis que les figures que trace le pinceau sont du moins tout ce qu'elles paraissent.... J'aime votre ouvrage, et vous en aurez bientōt la preuve; attendez ici jusqu'ą ce que je vous fasse avertir. LE PEINTRE.--Que les dieux vous conservent! TIMON.--Portez-vous bien, messieurs; donnez-moi la main: il faut absolument que nous dīnions ensemble.--Monsieur, votre bijou a souffert d'źtre trop estimé.. LE JOAILLIER.--Comment, seigneur, on l'a déprécié? TIMON.--On a seulement abusé des louanges. Si je vous le payais ce qu'on l'estime, je serais tout ą fait ruiné. LE JOAILLIER.--Seigneur, il est estimé le prix qu'en donneraient ceux mźmes qui le vendent. Mais vous savez que des choses de valeur égale changent de prix dans les mains du propriétaire, et sont estimées en raison de la valeur du maītre. Croyez-moi, mon cher seigneur, vous embellissez le bijou en le portant. TIMON.--Bonne plaisanterie! LE MARCHAND.--Non, seigneur; ce qu'il dit lą, tout le monde le répčte avec lui. TIMON.--Voyez qui vient ici. Voulez-vous źtre grondés? (Entre Apémantus.) LE JOAILLIER.--Nous le supporterons, avec votre Seigneurie. LE MARCHAND.--Il n'épargnera personne. TIMON.--Bonjour, gracieux Apémantus. APÉMANTUS.--Attends que je sois gracieux pour que je te rende le bonjour, quand tu seras devenu le chien de Timon, et ces fripons d'honnźtes gens. TIMON.--Pourquoi les appelles-tu fripons; tu ne les connais pas. APÉMANTUS.--Ne sont-ils pas Athéniens? TIMON.--Oui. APÉMANTUS.--Alors, je ne me dédis pas. LE JOAILLIER.--Tu me connais, Apémantus. APÉMANTUS.--Tu sais bien que je te connais; je viens de t'appeler par ton nom. TIMON.--Tu es bien fier, Apémantus. APÉMANTUS.--Fier surtout de ne pas ressembler ą Timon. TIMON.--Oł vas-tu? APÉMANTUS.--Casser la tźte ą un honnźte Athénien. TIMON.--C'est une action qui te mčnera ą la mort. APÉMANTUS.--Oui, si ne rien faire est un crime digne de mort. TIMON.--Comment trouves-tu ce portrait, Apémantus? APÉMANTUS.--Trčs-bon; car il est innocent. TIMON.--Celui qui l'a fait n'a-t-il pas bien travaillé? APÉMANTUS.--Celui qui a fait le peintre a mieux travaillé encore, et cependant il a fait un pitoyable ouvrage. LE PEINTRE.--Tu es un chien. APÉMANTUS.--Ta mčre est de mon espčce; qu'est-elle donc, si je suis un chien? TIMON.--Apémantus, veux-tu dīner avec moi? APÉMANTUS.--Non, je ne mange pas les grands seigneurs. TIMON.--Si tu les mangeais, tu fācherais les dames. APÉMANTUS.--Oh! elles mangent les grands seigneurs, voilą ce qui leur donne de gros ventres. TIMON.--C'est une explication bien libertine. APÉMANTUS.--C'est ainsi que tu la prends; garde-la pour ta peine. TIMON.--Aimes-tu ce bijou, Apémantus? APÉMANTUS.--Pas autant que la franchise, qui ne coūte pas une obole [3]. [Note 3: Allusion, au proverbe anglais, _plain dealing is a jewell but they that use it die beggars_: «la franchise est un joyau, mais ceux qui en usent meurent de faim.»] TIMON.--Combien penses-tu qu'il vaille? APÉMANTUS.--Il ne vaut pas la peine que j'y pense.... Eh bien! poėte! LE POČTE.--Eh bien! philosophe! APÉMANTUS.--Tu mens. LE POČTE.--N'es-tu pas un philosophe? APÉMANTUS.--Oui. LE POČTE.--Je ne mens donc pas? APÉMANTUS.--Et toi, n'es-tu pas un poėte? LE POČTE.--Oui. APÉMANTUS.--En ce cas, tu mens. Regarde dans ton dernier ouvrage oł tu as représenté Timon comme un digne personnage. LE POČTE.--Ce n'est point une fiction, c'est la vérité. APÉMANTUS.--Oui, il est digne de toi, et digne de payer ton travail. Qui aime la flatterie est digne du flatteur. Dieux, que ne suis-je un grand seigneur! TIMON.--Que ferais-tu donc, Apémantus? APÉMANTUS.--Ce que fait maintenant Apémantus, je haļrais un grand seigneur de tout mon coeur. TIMON.--Quoi! tu te haļrais toi-mźme? APÉMANTUS.--Oui. TIMON.--Pourquoi? APÉMANTUS.--Pour avoir eu si peu d'esprit que d'źtre un grand seigneur,--N'es-tu pas marchand? LE MARCHAND.--Oui, Apémantus. APÉMANTUS.--Que le commerce te confonde, si les dieux ne veulent pas le faire! LE MARCHAND.--Si le commerce me confond, les dieux en seront la cause. APÉMANTUS.--Ton dieu, c'est le commerce; que ton dieu te confonde! (On entend des trompettes.) (Entre un serviteur) TIMON.--Quelle est cette trompette? LE SERVITEUR.--C'est Alcibiade.... et vingt cavaliers environ de sa société. TIMON.--Je vous prie, allez au-devant d'eux, qu'on les fasse entrer.--Il faut absolument diner avec moi.--Ne vous en allez pas, que je ne vous aie fait mes remerciements. Et, aprčs le dīner, montrez-moi ce tableau.--Je suis charmé de vous voir tous. (Quelques serviteurs sortent.) (Entrent Alcibiade et sa société.) TIMON.--Vous źtes le bienvenu, seigneur. (Ils s'embrassent.) APÉMANTUS.--Allons, allons, c'est cela! Que les maladies contractent et dessčchent vos souples articulations! Se peut-il qu'il y ait si peu d'amitié au milieu de ces doucereux coquins et de toute cette politesse! La race de l'homme a dégénéré en singes et en babouins. ALCIBIADE.--Seigneur, vous contentez mon ardent désir, je satisfais la faim que j'avais de vous voir. TIMON.--Vous źtes le bienvenu, seigneur! Avant de nous séparer, nous passerons ensemble un heureux temps en différents plaisirs.--Je vous en prie, entrons. (Ils sortent, excepté Apémantus.) (Entrent deux seigneurs.) PREMIER SEIGNEUR.--Quelle heure est-il, Apémantus? APÉMANTUS.--L'heure d'źtre honnźte. PREMIER SEIGNEUR.--Il est toujours cette heure-lą. APÉMANTUS.--Tu n'en es que plus digne d'źtre maudit, toi qui la manques sans cesse. SECOND SEIGNEUR.--Tu vas au festin de Timon? APÉMANTUS.--Oui, pour voir les viandes gorger des fripons et le vin échauffer des fous. SECOND SEIGNEUR.--Adieu! adieu! APÉMANTUS.--Tu es fou de me dire deux fois adieu. SECOND SEIGNEUR.--Pourquoi donc, Apémantus? APÉMANTUS.--Tu aurais dū garder un de ces adieux pour toi, car je n'entends pas t'en rendre. PREMIER SEIGNEUR.--Va te faire pendre. APÉMANTUS.--Non, je n'en ferai rien. Adresse tes invitations ą ton ami. SECOND SEIGNEUR.--Va-t'en, chien hargneux, ou je te chasserai d'ici. APÉMANTUS.--En véritable chien, je fuirai les ruades de l'āne. (Il sort.) PREMIER SEIGNEUR.--Cet homme est en tout l'opposé de l'humanité.--Eh bien! entrerons-nous, et prendrons-nous notre part des générosités de Timon? Il est vraiment plus que la bonté mźme. SECOND SEIGNEUR.--Il la répand sur tout ce qui l'environne. Plutus, le dieu de l'or, n'est que son intendant: pas le plus léger service qu'il ne paye sept fois plus qu'il ne vaut: pas le plus léger cadeau qui ne vaille ą son auteur un présent qui excčde toutes les mesures ordinaires de la reconnaissance. PREMIER SEIGNEUR.--Il porte l'āme la plus noble qui ait jamais inspiré un mortel. SECOND SEIGNEUR.--Puisse-t-il vivre longtemps dans la prospérité! Entrons-nous? PREMIER SEIGNEUR.--Je vous suis. (Ils sortent.) SCČNE II Une salle d'apparat dans la maison de Timon. (Concert bruyant de hautbois. Flavius et d'autres domestiques servent un grand banquet.) _Entrent_ TIMON, ALCIBIADE, LUCIUS, LUCULLUS, SEMPRONIUS, _et autres sénateurs athéniens, avec_ VENTIDIUS _et la suite. A quelque distance, et derričre tous les autres, suit_ APÉMANTUS, _d'un air de mauvaise humeur_. VENTIDIUS.--Trčs-honoré Timon, il a plu aux dieux de se souvenir de la vieillesse de mon pčre, et de l'appeler ą son long repos. Il a quitté la vie sans regret, et il m'a laissé riche. Votre coeur généreux mérite toute ma reconnaissance, et je viens vous rendre ces talents auxquels j'ai dū la liberté, accompagnés de mes remerciements et de mon dévouement. TIMON.--Oh! point du tout, honnźte Ventidius; vous vous méprenez sur mon amitié: je vous ai fait ce don librement. On ne peut dire qu'on a donné, quand on souffre que le don soit rendu. Si nos supérieurs jouent ą ce jeu, nous ne devons pas oser les imiter. Ce sont de belles fautes que celles qui enrichissent. VENTIDIUS.--Les nobles sentiments! (Ils sont tous debout regardant Timon d'un air de cérémonie.) TIMON.--Seigneurs, la cérémonie n'a été inventée que pour voiler l'insuffisance des actions, les souhaits creux, la bienfaisance qui se repent avant d'avoir été exercée: mais oł se trouve la véritable amitié, la cérémonie est inutile. Je vous prie, asseyez-vous. Vous źtes les bienvenus ą ma fortune, plus qu'elle n'est la bienvenue pour moi. (Ils s'asseyent.) LUCIUS.--Nous l'avons toujours avoué, seigneur. APÉMANTUS.--Oh! oui, avoué, et vous n'źtes pas encore pendus? TIMON.--Ah! Apémantus, tu es le bienvenu. APÉMANTUS.--Je ne veux pas źtre le bienvenu; je viens pour que tu me chasses. TIMON.--Fi donc! Tu es un rustre; tu as pris lą une humeur qui ne sied pas ą l'homme: c'est un reproche ą te faire.--On dit, mes amis, que _ira furor brevis est_; mais cet homme-lą est toujours en colčre.--Allons, qu'on lui dresse une table pour lui seul. Il n'aime point la compagnie, et il n'est vraiment pas fait pour elle. APÉMANTUS.--Je resterai donc ą tes risques et périls, Timon; car je viens pour observer, je t'en avertis. TIMON.--Je ne prends pas garde ą toi.--Tu es Athénien, tu es donc le bienvenu. Je ne dois pas źtre aujourd'hui le maītre chez moi; mais je t'en prie, que mon diner me vaille ton silence. APÉMANTUS.--Je méprise ton dīner.... Il m'étoufferait, car je ne pourrais pas te flatter.--O dieux! que d'hommes dévorent Timon, et il ne le voit pas! Je souffre de voir tant de gens tremper leur langue dans le sang d'un seul homme; et le comble de la folie, c'est qu'il les excite lui-mźme. Je m'étonne que les hommes osent se confier aux hommes! Je pense, moi, qu'ils devraient les inviter sans couteaux. Leurs tables y gagneraient, et leur vie serait plus en sūreté. On en a vu cent exemples: l'homme, qui en ce moment est assis prčs de son hōte, qui rompt avec lui son pain et boit ą sa santé la coupe qu'ils ont partagée ensemble, sera le premier ą l'assassiner. Cela est prouvé. Si j'étais un grand personnage, je craindrais de boire ą mes repas, de peur que mes hōtes n'épiassent ą quelle note ils pourraient me couper le sifflet. Les grands seigneurs ne devraient jamais boire sans avoir le gosier revźtu de fer. TIMON, _ą un des convives_.--Seigneur, de tout mon coeur, et que les santés fassent la ronde. PREMIER SEIGNEUR.--Qu'on verse de ce cōté, mon bon seigneur. APÉMANTUS.--De son cōté! Fort bien: voilą un brave. Il sait prendre ą propos son moment.--Toutes ces santés, Timon, te rendront malade, toi et ta fortune. Voilą qui est trop faible pour źtre coupable, l'honnźte eau qui n'a jamais jeté personne dans la boue; cette liqueur et mes aliments se ressemblent, et sont toujours d'accord; les festins sont trop orgueilleux pour rendre grāces aux dieux. _Actions de grāces d'Apémantus._ Dieux immortels, je ne vous demande point de richesses, Je ne prie pour aucun homme que pour moi; Accordez-moi de ne jamais devenir assez insensé Pour me fier ą un homme sur son serment ou sur son billet, A une courtisane sur ses larmes, A un chien qui paraīt endormi, A un geōlier pour ma liberté, Ni ą mes amis dans mon besoin: Amen: allons, courage! Le crime est pour le riche et je vis de racines. Ton meilleur plat c'est ton bon coeur, Apémantus. TIMON.--Général Alcibiade, votre coeur en ce moment est sur le champ de bataille. ALCIBIADE.--Mon coeur, seigneur, est toujours prźt ą vous servir. TIMON.--Vous aimeriez mieux un déjeuner d'ennemis qu'un diner d'amis. ALCIBIADE.--Pourvu que leur sang vīnt de couler, seigneur, il n'est point de mets plus délicieux pour moi; je souhaiterais ą mon meilleur ami de se trouver ą pareille fźte. APÉMANTUS.--Je voudrais que tous ces flatteurs fussent tes ennemis, afin que tu pusses les égorger et m'inviter au festin. PREMIER SEIGNEUR.--Si jamais, seigneur, nous avions le bonheur que vous missiez nos coeurs ą l'épreuve; si jamais vous nous fournissiez l'occasion de montrer une partie de notre zčle, nous serions au comble de nos voeux. TIMON.--Oh! ne doutez pas, mes bons amis, que les dieux n'aient eux-mźmes réservé dans l'avenir un jour, oł j'aurai besoin de votre secours. Autrement, pourquoi, seriez-vous devenus mes amis?--Pourquoi seriez-vous choisis entre mille autres, pour porter ce titre de tendresse, si vous n'apparteniez pas de plus prčs ą mon coeur? Je me suis dit de vous ą moi-mźme, plus que vous ne pouvez modestement en dire, et je tiens ceci pour acquis sur votre compte. O dieux, me disais-je, qu'aurions-nous besoin d'amis, si nous ne devions jamais avoir besoin d'eux? Ce seraient les créatures du monde les plus inutiles si nous ne devions jamais user d'eux. Ils, ressembleraient fort ą des instruments mélodieux suspendus dans leurs étuis et qui gardent pour eux leurs accords. Oui, j'ai souhaité souvent d'źtre plus pauvre, afin de me rapprocher davantage de vous. Nous sommes nés pour faire du bien, et quel bien est plus ą nous que les richesses de nos amis? O quel précieux avantage d'avoir tant d'amis qui, comme des frčres, disposent de la fortune l'un de l'autre! O volupté qui n'est déją plus avant mźme d'źtre née! Il me semble que mes yeux ne peuvent retenir leurs larmes.--Allons, pour oublier leur faute, je bois ą votre santé. APÉMANTUS.--O Timon, plus tu pleures, plus ton vin se boit! LUCULLUS.--La joie a eu la mźme conception dans nos yeux, et en sort comme un nouveau-né. APÉMANTUS.--Oh! oh! je ris en pensant que ce nouveau-né est un bātard. TROISIČME SEIGNEUR.--Je vous proteste, seigneur, que vous m'avez beaucoup ému. APÉMANTUS.--Beaucoup. (Son de trompette.) TIMON.--Qu'annonce cette trompette? qu'y a-t-il? (Entre un serviteur.) LE SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, seigneur, il y a lą des dames qui demandent ą entrer. TIMON.--Des dames? que désirent-elles? LE SERVITEUR.--Elles ont avec elles un courrier qui est chargé d'annoncer leurs intentions. TIMON.--Je vous en prie, faites-les entrer. (Entre Cupidon.) CUPIDON.--Salut ą toi, généreux Timon, et ą tous ceux qui jouissent ici de tes bienfaits. Les Cinq Sens te reconnaissent pour leur patron, et viennent librement te féliciter de ton généreux coeur. L'Ouļe, le Goūt, le Toucher, l'Odorat, se lčvent tous satisfaits de ta table: ils ne viennent dans ce moment que pour réjouir tes yeux. TIMON.--Ils sont tous les bienvenus. Qu'on leur fasse bon accueil. Allons, que la musique célčbre leur entrée. (Cupidon sort.) PREMIER SEIGNEUR.--Vous voyez, seigneur, ą quel point vous źtes aimé. (Musique. Rentre Cupidon avec une mascarade de dames en amazones, dansant et jouant du luth.) APÉMANTUS.--Holą! quel flot de vanité arrive ici! elles dansent;.... ce sont des femmes folles! La gloire de cette vie est une folie semblable, comme le prouve toute cette pompe comparée ą ce peu d'huile et ą ces racines. Nous nous faisons fous pour nous amuser, et prodigues de flatteries nous buvons ą ces hommes, sur la vieillesse desquels nous verserons un jour le poison de l'envie et du mépris. Quel homme respire, qui ne corrompe ou ne soit corrompu? quel homme expire, qui n'emporte au tombeau quelque outrage, don de ses amis? Je craindrais bien que ceux qui dansent lą devant moi ne fussent les premiers ą me fouler un jour sous leurs pieds. C'est ce qu'on a vu souvent. Les hommes ferment leurs portes au soleil couchant. (Les convives se lčvent de table en montrant un grand respect pour Timon, et pour lui montrer leur affection, chacun d'eux prend une des amazones, et ils dansent couple par couple: on joue deux ou trois airs de hautbois, aprčs quoi la danse et la musique cessent.) TIMON.--Vous avez embelli nos plaisirs, belles dames, et donné un nouveau charme ą notre fźte, qui n'eūt pas été ą moitié si brillante ni si agréable sans vous; elle vous doit tout son prix et son éclat, et vous m'avez rendu moi-mźme enchanté de ma propre invention. J'ai ą vous en remercier. PREMIČRE DAME.--Seigneur, vous nous jugez au mieux. APÉMANTUS.--Oui, ma foi; car le pire est dégoūtant, et ne supporterait pas qu'on y touchāt, je pense. TIMON.--Mesdames, il y a un petit banquet qui vous attend; veuillez bien aller vous asseoir. TOUTES ENSEMBLE.--Mille remerciements, seigneur. (Elles sortent.) TIMON.--Flavius! FLAVIUS.--Seigneur! TIMON.--Apportez-moi la petite cassette. FLAVIUS.--Oui, monseigneur.--(_A part_.) Encore des bijoux? On ne peut l'arrźter dans ses fantaisies; autrement je lui dirais....--Allons.--En conscience, je devrais l'avertir. Quand tout sera dépensé, il voudrait bien alors qu'on l'eūt arrźté. C'est grand dommage que la libéralité n'ait pas des yeux derričre: alors jamais un homme ne tomberait dans la misčre, victime d'un trop bon coeur. PREMIER SEIGNEUR.--Nos serviteurs, oł sont-ils? UN SERVITEUR.--Les voici, seigneur, ą vos ordres. LUCIUS.--Nos chevaux. TIMON.--Mes bons amis, j'ai encore un mot ą vous dire Seigneur, je vous en conjure, faites-moi l'honneur d'accepter ce bijou; daignez le recevoir et le porter, mon cher ami! LUCIUS.--Je suis déją comblé de vos dons! TOUS.--Nous le sommes tous! (Entre un serviteur.) LE SERVITEUR.--Seigneur, plusieurs membres du sénat sont descendus ą votre porte, et viennent vous visiter. TIMON.--Ils sont les bienvenus. FLAVIUS _rentre_.--J'en conjure votre Honneur, daignez écouter un mot, il vous touche de prčs. TIMON.--De prčs! oh bien! alors, je t'écouterai une autre fois. Je te prie que tout soit préparé pour leur faire bon accueil. FLAVIUS, _ą part_.--Je ne sais trop comment. (Entre un autre serviteur.) LE SECOND SERVITEUR.--Seigneur, le noble Lucius, par un don de sa pure amitié, vous a fait présent de quatre chevaux blanc de lait, avec leurs harnais en argent. TIMON.--Je les accepte bien volontiers; ayez soin que ce présent soit dignement reconnu. (_Entre un troisičme serviteur_.) Eh bien! qu'y a-t-il de nouveau? LE TROISIČME SERVITEUR.--Sauf votre bon plaisir, mon seigneur; cet honorable seigneur, Lucullus, vous invite ą chasser avec lui demain matin, et il vous envoie deux couples de lévriers. TIMON.--Je chasserai avec lui: qu'on reēoive son présent, mais non sans un noble retour. FLAVIUS, _ą part_.--Quelle sera la fin de tout ceci? Il nous ordonne de pourvoir ą tout, de rendre de riches présents, et tout cela avec un coffre vide: et il ne veut pas examiner sa bourse, ni m'accorder un moment pour lui démontrer ą quelle indigence est réduit son coeur, qui n'a plus les moyens d'effectuer ses voeux. Ses promesses excčdent si prodigieusement sa fortune, que tout ce qu'il promet est une dette; il doit pour chaque parole: il est assez bon pour payer encore les intérźts. Ses terres sont toutes couchées sur leurs livres. Oh! que je voudrais źtre doucement congédié de mon office, avant d'źtre forcé de le quitter! Plus heureux l'homme qui n'a point d'amis ą nourrir, que celui qui est entouré d'amis plus funestes que les ennemis mźmes! Le coeur me saigne de douleur pour mon maītre. (Il sort.) TIMON.--Vous ne vous rendez pas justice; vous rabaissez trop votre mérite. Voici, seigneur, cette bagatelle, comme un gage de notre amitié. SECOND SEIGNEUR.--Je la reēois avec une reconnaissance particuličre. TROISIČME SEIGNEUR.--Oh! il est l'essence mźme de la bonté. TIMON.--A propos, seigneur, je me rappelle que vous avez vanté l'autre jour un coursier bai que je montais. Il est ą vous, puisqu'il vous a plu. LE SECOND SEIGNEUR.--Oh! je vous prie, seigneur, excusez-moi; je ne puis.... TIMON.--Vous pouvez m'en croire, seigneur; je sais par expérience qu'on ne loue bien que ce qui vous plaīt: je juge des sentiments de mon ami par les miens. Ce que je vous dis est la vérité. J'irai vous faire visite. TOUS LES SEIGNEURS.--Nul ne sera aussi bienvenu. TIMON.--Je suis si reconnaissant de toutes vos visites que je ne puis assez donner. Je voudrais pouvoir distribuer des royaumes ą mes amis, et je ne me lasserais jamais....--Alcibiade, tu es un guerrier, et par conséquent rarement opulent: les bienfaits te sont dus, car tu vis sur les morts, et toutes les terres que tu possčdes sont sur le champ de bataille. ALCIBIADE.--Oui, des terres souillées, seigneur. PREMIER SEIGNEUR.--Nous vous sommes si redevables! TIMON.--Et moi ą vous. SECOND SEIGNEUR.--Nous vous chérissons si infiniment! TIMON.--Je suis tout ą vous!--Des flambeaux.--Encore des flambeaux! TROISIČME SEIGNEUR.--Que la plus pure félicité, l'honneur et les richesses ne vous abandonnent jamais, noble Timon. TIMON.--Au, service de ses amis. (Sortent Alcibiade, les seigneurs et autres.) APÉMANTUS.--Quel tumulte ici! que d'inclinations de tźte, que de courbettes[4]! Je doute que toutes ces jambes vaillent les sommes dont on paye leurs génuflexions. Amitié pleine d'une lie impure! Il me semble que les hommes au coeur faux ne devraient pas avoir des jambes si lestes.--C'est ainsi que d'honnźtes dupes prodiguent leurs richesses pour des révérences. [Note 4: _Serving of becks, and jutting out of bums. Beck_ veut dire un salut fait avec la tźte; _to serve a beck_, c'est saluer de la tźte. _Jutting out of bums_, littéralement prolongement du derričre, signifie révérence, courbette.] TIMON.--Voyons, Apémantus, si tu n'étais pas si bourru, tu éprouverais mes bontés. APÉMANTUS.--Non, je ne veux rien. Si tu allais me corrompre aussi, voyons, il ne resterait plus personne pour se moquer de ta folie, et tu ferais encore plus de sottises. Tu donnes tant, Timon, que je crains bien que tu ne finisses par te donner toi-mźme[5]. A quoi bon ces fźtes, ce luxe et ces vaines magnificences? [Note 5: Il y a dans le texte: _thou wilt give thyself in paper_, tu te donneras en papier. Un commentateur prétend qu'Apémantus entend par-lą que Timon se donnera en billets, en lettres de change.] TIMON.--Ah! si tu commences ą médire de la société, j'ai juré de ne pas t'écouter. Adieu, et reviens chanter sur un ton plus aimable. (Il sort.) APÉMANTUS.--Allons: tu ne veux donc pas m'entendre ą présent: eh bien, tu ne m'entendras jamais; je te fermerai la porte du ciel[6]. Oh! est-il possible que l'oreille des hommes soit sourde aux bons conseils, et non ą la flatterie! (Il sort.) [Note 6: «La porte du ciel.» Apémantus veut parler ici des bons conseils qu'il refusera désormais ą Timon.] FIN DU PREMIER ACTE ACTE DEUXIČME SCČNE I Athčnes.--Appartement dans la maison d'un sénateur. _Entre un_ SÉNATEUR _avec des papiers ą la main._ LE SÉNATEUR.--Et derničrement cinq mille ą Varron; il en doit neuf mille ą Isidore, ce qui, joint ą ce qu'il me devait auparavant, fait vingt-cinq mille.--Quoi! toujours cette rage de dépenser? Cela ne peut pas durer; cela ne durera pas.--Si j'ai besoin d'argent, je n'ai qu'ą voler le chien d'un mendiant, et en faire présent ą Timon: le chien me battra monnaie.--Si je veux vendre mon cheval, et du prix en acheter vingt autres meilleurs que lui, je n'ai qu'ą donner ą Timon, je ne lui demande rien. Je le lui donne; aussitōt mon cheval me produit des chevaux superbes.--Point de portier chez lui; mais un homme qui sourit ą tout le monde, et invite tous ceux qui passent. Cela ne peut durer; il n'y a pas de raison pour croire sa fortune solide. Caphis, holą! Caphis. (Entre Caphis.) CAPHIS.--Me voilą, seigneur; que désirez-vous de moi? LE SÉNATEUR.--Mettez votre manteau, et courez chez le seigneur Timon: demandez lui avec importunité mon argent, qu'un léger refus ne vous arrźte pas; n'allez pas vous laisser fermer la bouche par un: «Faites mes compliments ą votre maītre,» le bonnet tournant ainsi dans la main droite. Dites-lui que mes besoins crient aprčs moi, et que c'est ą mon tour ą me servir de ce qui m'appartient. Tous les jours de délais et de grāce sont passés; et par trop de confiance ą ses vaines promesses, j'ai altéré mon crédit. J'aime et j'honore Timon; mais je ne dois pas me rompre les reins pour lui guérir le doigt; mes besoins sont pressants; il faut que je sois satisfait immédiatement sans źtre bercé par des paroles. Partez; prenez un air des plus importuns, un visage de demandeur, car je crains bien que le seigneur Timon, qui maintenant brille comme un phénix, ne soit bientōt plus qu'une mouette plumée, quand chaque plume sera rendue ą l'aile ą laquelle elle appartient. CAPHIS.--J'y vais, seigneur. LE SÉNATEUR.--«J'y vais, seigneur?»--Portez donc les billets, et prenez-en les dates en compte. CAPHIS.--Oui, seigneur. LE SÉNATEUR.--Allez. SCČNE II Un appartement de la maison de Timon. _Entre_ FLAVIUS _tenant plusieurs billets ą la main_. FLAVIUS.--Point de soin, pas un temps d'arrźt! Si insensé dans ses dépenses, qu'il ne veut pas savoir comment les continuer ni arrźter le torrent de ses extravagances! Ne se demandant jamais comment l'argent sort de ses mains; ne se préoccupant pas davantage du temps que cela durera. Jamais homme ne fut aussi fou et aussi bon! Que faire?--Il ne voudra rien écouter qu'il ne sente le mal.--Il faut que je sois franc avec lui ą son retour de la chasse. Fi donc! fi donc! fi donc! (Entrent Caphis et des serviteurs d'Isidore et de Varron[7]). [Note 7: Les valets se donnent entre eux le nom de leurs maītres.] CAPHIS.--Salut, Varron. Quoi, vous venez chercher de l'argent? LE SERVITEUR DE VARRON.--N'est-ce pas aussi ce qui vous amčne? CAPHIS.--Oui; et vous aussi, Isidore? LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Justement. CAPHIS.--Plaise au ciel que nous soyons tous payés! LE SERVITEUR DE VARRON.--C'est de quoi je doute. CAPHIS.--Voici le patron. (Entrent Timon, Alcibiade, seigneurs, etc.) TIMON.--Mon cher Alcibiade, aussitōt aprčs le dīner nous nous remettrons en campagne.--Est-ce ą moi que vous voulez parler? Eh bien! que voulez-vous? CAPHIS.--Seigneur, c'est la note de certaines dettes.... TIMON.--Des dettes? D'oł źtes-vous? CAPHIS.--D'Athčnes, seigneur. TIMON.--Allez trouver mon intendant. CAPHIS.--Ne vous déplaise, seigneur, il m'a remis tout le mois, de jour en jour, pour le payement. Un besoin pressant force mon maītre ą demander son argent; il vous supplie d'agir avec votre noblesse ordinaire et de faire justice ą sa requźte. TIMON.--Mon bon ami, revenez demain matin, je vous en prie. CAPHIS.--Mais, seigneur.... TIMON.--Allons cessez, mon ami. LE SERVITEUR DE VARRON.--Un serviteur de Varron, seigneur. LE SERVITEUR D'ISIDORE.--C'est de la part d'Isidore; il vous prie humblement de le rembourser promptement. CAPHIS.--Seigneur, si vous connaissiez quel est le besoin de mon maītre.... LE SERVITEUR DE VARRON.--Le terme est échu, seigneur, depuis plus de six semaines. LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Votre intendant me renvoie toujours, seigneur, et mes ordres sont de m'adresser directement ą votre Seigneurie. TIMON.--Eh! laissez-moi respirer.--Je vous en prie, allez toujours devant, mes bons seigneurs; je vous rejoins ą l'instant. (_Alcibiade et les Seigneurs sortent._) (_A Flavius._) Venez ici, je vous prie, que se passe-t-il que je sois assailli par ces clameurs et ces demandes de billets différés, des dettes arriérées qui font tort ą mon honneur? FLAVIUS.--Messieurs, avec votre permission, le moment n'est pas convenable pour parler affaires; ne nous importunez plus, attendez aprčs le dīner; donnez-moi le temps d'expliquer ą sa Seigneurie pourquoi vous n'avez pas été payés. TIMON.--Oui, mes amis, attendez.--Ayez soin de les bien traiter. (Timon sort.) FLAVIUS.--Écoutez-moi, je vous prie. (Il sort.) (Entrent Apémantus et un fou.) CAPHIS.--Restez, restez, voici le fou qui vient avec Apémantus; amusons-nous un moment avec eux. LE SERVITEUR DE VARRON.--Qu'il aille se faire pendre; il va nous injurier. LE SERVITEUR D'ISIDORE.--Que la peste l'étouffe, le chien! LE SERVITEUR DE VARRON.--Comment te portes-tu, fou? APÉMANTUS.--Parles-tu ą ton ombre? LE SERVITEUR DE VARRON.--Ce n'est pas ą toi que je parle. APÉMANTUS.--Non, c'est ą toi-mźme. (_Au fou_.) Allons-nous-en. LE SERVITEUR D'ISIDORE, _ą celui de Varron_.--Voilą le fou sur ton dos. APÉMANTUS.--Non, tu es seul; tu n'es pas encore sur lui. CAPHIS.--Oł est le fou maintenant? APÉMANTUS.--Il vient de le demander tout ą l'heure. Pauvres misérables, valets d'usuriers, entremetteurs entre l'or et le besoin! TOUS LES SERVITEURS.--Que sommes-nous, Apémantus? APÉMANTUS.--Des ānes. TOUS.--Pourquoi? APÉMANTUS.--Parce que vous me demandez ce que vous źtes, et que vous ne vous connaissez pas vous-mźmes. Parle-leur, fou. LE FOU.--Comment vous portez-vous, messieurs? TOUS.--Grand merci, bon fou! Que fait ta maītresse? LE FOU.--Elle met chauffer de l'eau pour échauder des poulets comme vous. Que ne pouvons-nous vous voir ą Corinthe! APÉMANTUS.--Bon, grand merci! (Entre un page.) LE FOU.--Voyez, voici le page de ma maītresse. LE PAGE, _au fou_.--Eh bien! capitaine, que faites-vous avec cette sage compagnie?--Comment se porte Apémantus? APÉMANTUS.--Je voudrais avoir une verge dans ma bouche, pour te répondre d'une maničre utile. LE PAGE.--Je te prie, Apémantus, lis-moi l'adresse de ces lettres; je n'y connais rien. APÉMANTUS.--Tu ne sais pas lire? LE PAGE.--Non. APÉMANTUS.--Nous ne perdrons donc pas un savant quand tu seras pendu.--Celle-ci est pour le seigneur Timon, l'autre pour Alcibiade. Va, tu es né bātard et tu mourras proxénčte. LE PAGE.--Ta mčre, en te donnant le jour, a fait un chien, et tu mourras de faim comme un chien. Point de réplique. Je m'en vais. (Il sort.) APÉMANTUS.--C'est nous rendre le plus grand service.--Fou, j'irai avec toi chez le seigneur Timon. LE FOU.--Me laisseras-tu lą? APÉMANTUS.--Si Timon est chez lui,--Vous źtes lą trois qui servez trois usuriers? TOUS.--Oui; plūt aux dieux qu'ils nous servissent! APÉMANTUS.--Je le voudrais.--Je vous servirais comme le bourreau sert le voleur. LE FOU.--Źtes-vous tous trois valets d'usuriers? TOUS.--Oui, fou. LE FOU.--Je pense qu'il n'y a point d'usuriers qui n'aient un fou pour serviteur. Ma maītresse est une usuričre, et moi je suis son fou. Quand quelqu'un emprunte de l'argent ą vos maītres, il arrive tristement et s'en retourne gai. Mais on entre gaiement chez ma maītresse, et on en sort tout triste. Dites-moi la raison de cela? LE SERVITEUR DE VARRON.--Je puis vous en donner une. LE FOU.--Parle donc afin que nous puissions te regarder comme un agent d'infamie et un fripon. Va, tu n'en seras pas moins estimé. LE SERVITEUR DE VARRON.--Qu'est-ce qu'un agent d'infamie, fou? LE FOU.--C'est un fou bien vźtu, qui te ressemble un peu; c'est un esprit: quelquefois il paraīt sous la figure d'un seigneur, quelquefois sous celle d'un légiste, quelquefois sous celle d'un philosophe qui porte deux pierres, outre la pierre philosophale. Souvent il ressemble ą un chevalier: enfin cet esprit rōde sous toutes les formes que revźt l'homme, depuis quatre-vingts ans jusqu'ą treize. LE SERVITEUR DE VARRON.--Tu n'es pas tout ą fait fou. LE FOU.--Ni toi tout ą fait sage: ce que j'ai de plus en folie, tu l'as de moins en esprit. VARRON.--Cette réponse conviendrait ą Apémantus. TOUS.--Place, place: voici le seigneur Timon. APÉMANTUS,--Fou, viens avec moi, viens. LE FOU.--Je n'aime point ą suivre toujours un amant, un frčre aīné, ou une femme; quelquefois je suis un philosophe. (Sortent Apémantus et le fou.) FLAVIUS, _aux serviteurs_.--Promenez-vous, je vous prie, prčs d'ici; je vous parlerai dans un moment. (Timon et Flavius restent seuls.) TIMON.--Vous m'étonnez fort! Pourquoi ne m'avez-vous pas exposé plus tōt l'état de mes affaires? J'aurais pu proportionner mes dépenses ą ce que j'avais de moyens. FLAVIUS.--Vous n'avez jamais voulu m'entendre; je vous l'ai proposé plusieurs fois. TIMON.--Allons, vous aurez peut-źtre pris le moment oł, étant mal disposé, je vous ai renvoyé; et vous avez profité de ce prétexte pour vous excuser. FLAVIUS.--O mon bon maītre! je vous ai présenté bien des fois mes comptes; je les ai mis devant vos yeux; vous les avez toujours rejetés, en disant que vous vous reposiez sur mon honnźteté. Quand, pour quelque léger cadeau, vous m'avez ordonné de rendre une certaine somme, j'ai secoué la tźte et j'ai gémi: mźme, je suis sorti des bornes du respect, en vous exhortant ą tenir votre main plus fermée. J'ai essuyé de votre part et bien souvent des réprimandes assez dures, quand j'ai voulu vous ouvrir les yeux sur la diminution de votre fortune et l'accroissement constant de vos dettes! O mon cher maītre, quoique vous m'écoutiez aujourd'hui trop tard, cependant il est nécessaire que vous le sachiez: tous vos biens ne suffiraient pas pour payer la moitié de vos dettes. TIMON.--Qu'on vende toutes mes terres. FLAVIUS.--Toutes sont engagées; quelques-unes sont forfaites et perdues; ą peine nous reste-t-il de quoi fermer la bouche aux créances échues. D'autres échéances arrivent ą grands pas. Qui nous soutiendra dans cet intervalle, et enfin comment se terminera notre dernier compte? TIMON.--Mes possessions s'étendaient jusqu'ą Lacédémone. FLAVIUS.--O mon bon maītre! le monde n'est qu'un mot. Et quand vous le posséderiez tout entier, et que vous pourriez le donner d'une seule parole, combien de temps le garderiez-vous? TIMON.--Tu me dis la vérité. FLAVIUS.--Si vous avez le moindre soupēon sur mon administration, sur ma fidélité, citez-moi devant les juges les plus sévčres, et faites-moi rendre un compte rigoureux. Que les dieux me soient propices: ils savent que, lorsque tous nos offices étaient encombrés d'avides parasites, lorsque nos caves pleuraient des flots de vin, quand chaque appartement brillait de mille flambeaux, et retentissait du bruit confus des concerts, moi, je me retirais prčs d'un conduit toujours ouvert[8], pour y verser des torrents de larmes. [Note 8: _Wasteful cock_; _robinet prodigue_. Les commentateurs se sont creusé la tźte pour expliquer cette expression et l'intention de Flavius. On a prétendu que Flavius se retirait prčs d'un conduit, d'oł l'eau sortait sans cesse, parce que cette circonstance servait ą lui rappeler les prodigalités de Timon en mźme temps que ce lieu écarté était propice ą sa rźverie.] TIMON.--Assez, je t'en prie. FLAVIUS.--Dieux! disais-je, quelle bonté dans le seigneur Timon! Que de biens prodigués des esclaves et des rustres ont engloutis cette nuit! Qui n'appartient ą Timon? Qui n'offre pas son coeur, sa vie, son épée, son courage, sa bourse ą Timon, «au grand Timon, au noble, au digne, au royal Timon?» Hélas! quand la fortune dont il achčte ces louanges sera dissipée, le souffle qui les produit sera éteint; ce qu'on a gagné au festin on le perd dans le jeūne[9]. Un nuage d'hiver verse ses ondées, et tous les insectes ont disparu. [Note 9: Proverbe anglais: _feast-won, fast-lost_: gagné au festin, perdu au jeūne.] TIMON.--Allons, ne me sermonne plus.--Nul bienfait honteux n'a déshonoré mon coeur. J'ai donné imprudemment, mais sans ignominie. Pourquoi pleures-tu? Manques-tu de confiance au point de croire que je puisse manquer d'amis? Que ton coeur se rassure; va, si je voulais ouvrir les réservoirs de mon amitié, et éprouver les coeurs en empruntant, je pourrais user des hommes et de leurs fortunes aussi facilement que je puis t'ordonner de parler. FLAVIUS.--Puisse l'événement ne pas tromper votre attente! TIMON.--Et ce besoin oł je me trouve aujourd'hui est en quelque sorte pour moi un bonheur qui couronne mes voeux. Je puis maintenant éprouver mes amis; tu connaītras bientōt combien tu t'es mépris sur l'état de ma fortune; je suis riche en amis. Holą! quelqu'un! Flaminius! Servilius! (Entrent Servilius, Flaminius et d'autres esclaves.) UN ESCLAVE.--Seigneur? seigneur? TIMON.--J'ai différents ordres ą vous distribuer. Toi, va chez le seigneur Lucius, et toi, chez Lucullus. J'ai chassé aujourd'hui avec son Honneur.--Toi, va chez Sempronius. Recommandez-moi ą leur amitié, et dites que je suis fier de trouver l'occasion d'employer leurs services pour me fournir de l'argent: demandez-leur cinquante talents. FLAMINIUS.--Vos ordres seront remplis, seigneur. FLAVIUS, _ą part_.--Aux seigneurs Lucius et Lucullus?--Hom! TIMON.--Et vous (_ą un autre serviteur_), allez trouver les sénateurs. J'avais droit ą leur reconnaissance, mźme dans les jours de mon opulence. Dites-leur de m'envoyer tout ą l'heure mille talents. FLAVIUS.--J'ai pris la liberté de leur présenter votre seing et votre nom, dans l'opinion oł j'étais que c'était la ressource la plus facile; mais tous ont secoué la tźte, et je ne suis pas revenu plus riche. TIMON.--Est-il vrai? Est-il possible? FLAVIUS.--Ils répondent tous, de concert et d'une voix unanime, qu'ils sont en baisse, qu'ils n'ont point de fonds, qu'ils ne peuvent faire ce qu'ils désireraient, qu'ils sont bien fāchés.--«Vous źtes un homme si respectable!.... Cependant.... ils auraient bien souhaité....--Ils ne savent pas.... mais il faut qu'il y ait eu de sa faute.--L'homme le plus honnźte peut faire un faux pas.--Plūt aux dieux que tout allāt bien.... c'est bien dommage!»--Et ainsi occupés d'autres affaires sérieuses, ils me renvoient avec ces regards dédaigneux et ces phrases interrompues; leurs demi-saluts et leurs signes de froideur me glacent et me réduisent au silence. TIMON.--Grands dieux! récompensez-les. Ami, je t'en prie, ne t'afflige pas. L'ingratitude est héréditaire dans les vieillards; leur sang est figé, glacé, et coule ą peine; ils manquent de reconnaissance, parce que leur coeur manque de chaleur. A mesure que l'homme retourne vers la terre il est faēonné pour le voyage, il devient lourd et engourdi.--(_A un serviteur_.) Va chez Ventidius,--_(A Flavius)_. Ah! de grāce, ne sois pas triste; tu es honnźte et fidčle, je te le dis comme je le pense; on n'a rien ą te reprocher.--(_Au serviteur_.) Ventidius vient d'enterrer son pčre, et cette mort met en sa possession une fortune considérable. Quand il était pauvre, emprisonné et en disette d'amis, je le délivrai avec cinq talents. Va le saluer de ma part; dis-lui que son ami est dans un pressant besoin; qu'il le prie de se souvenir de ces cinq talents.(_A Flavius_.) Dčs que tu les auras touchés, donne-les ą ces gens dont je suis le débiteur. Ne dis et ne pense jamais que la fortune de Timon puisse périr au milieu de ses amis. FLAVIUS.--Je voudrais bien n'źtre jamais dans le cas de le penser. Cette confiance est l'ennemie de la bonté; étant généreuse, elle croit que les autres le sont comme elle. (Ils sortent.) FIN DU DEUXIČME ACTE. ACTE TROISIČME SCČNE I Appartement dans la maison de Lucullus, ą Athčnes. FLAMINIUS _attend, entre_ UN SERVITEUR _qui s'approche de lui_. LE SERVITEUR.--Je vous ai annoncé ą mon maītre; il descend pour vous parler. FLAMINIUS.--Je vous remercie. LE SERVITEUR.--Voilą mon seigneur. (Lucullus entre.) LUCULLUS, _ą part_.--Un des serviteurs du seigneur Timon! C'est quelque présent, je gage.--Oh, j'ai deviné juste; j'ai rźvé cette nuit de bassin et d'aiguičre d'argent.--Flaminius, honnźte Flaminius, vous źtes mille fois le bienvenu.--Qu'on me verse une coupe de vin. (_Le serviteur sort_.)--Et comment se porte cet honorable, accompli, généreux seigneur d'Athčnes, ton magnifique seigneur et maītre? FLAMINIUS.--Seigneur, sa santé est fort bonne. LUCULLUS.--Je suis ravi de le savoir en bonne santé. Et que portes-tu lą sous ton manteau, mon ami Flaminius? FLAMINIUS.--Ma foi, rien autre chose qu'une cassette vide, seigneur, que je viens, au nom de mon maītre, prier votre Grandeur de remplir. Il se trouve dans un besoin pressant de cinquante talents, et il m'envoie vous prier de les lui prźter; il ne doute pas que vous ne veniez sur-le-champ ą son secours. LUCULLUS.--La! la! la! la!--Il ne doute pas, dit-il; hélas, le brave seigneur! C'est un noble gentilhomme, s'il ne tenait pas un si grand état de maison. Cent fois j'ai diné chez lui, et je lui en ai dit ma pensée. Je suis mźme retourné souper chez lui, exprčs pour l'avertir de diminuer sa dépense; mais il n'a jamais voulu suivre mes conseils, et mes visites n'ont pu le corriger. Chaque homme a son défaut, et le sien est la libéralité; c'est ce que je lui ai répété souvent; mais je n'ai jamais pu le tirer de lą. (Entre un esclave qui apporte du vin.) L'ESCLAVE.--Seigneur, voilą le vin. LUCULLUS.--Flaminius, je t'ai toujours remarqué pour un homme sage; tiens, ą ta santé. FLAMINIUS.--Votre Grandeur veut plaisanter. LUCULLUS.--Non, je te rends justice. J'ai toujours reconnu en toi un esprit souple et actif; tu sais juger ce qui est raisonnable; et quand il se présente une bonne occasion, tu sais la saisir et en tirer bon parti. Tu as d'excellentes qualités.--(_Ą l'esclave._) Vas-t'en, maraud; approche, honnźte Flaminius. Ton maītre est un seigneur plein de bonté; mais tu as du jugement, et quoique tu sois venu me trouver, tu sais trop bien que ce n'est pas le moment de prźter de l'argent, surtout sur la simple parole de l'amitié, et sans aucune sūreté. Tiens, mon enfant, voilą trois solidaires[10] pour toi; mon garēon, ferme les yeux sur moi, et dis que tu ne m'as pas vu; porte-toi bien. [Note 10: «Je crois que cette monnaie est de l'invention du poėte.» (STEEVENS.)] FLAMINIUS.--Est-il possible que les hommes soient si différents d'eux-mźmes, et que nous soyons maintenant ce que nous étions tout ą l'heure! Loin de moi, maudite bassesse, retourne vers celui qui t'adore. (Il jette l'argent qu'il a reēu.) LUCULLUS.--Ah! je vois maintenant que tu es un sot, et bien digne de ton maītre.... (Il sort.) FLAMINIUS.--Puissent ces pičces d'argent źtre ajoutées ą celles qui te brūleront! Que ton enfer soit du métal fondu: ō toi, peste d'un ami, et non un ami! L'amitié a-t-elle un coeur[11] si faible et si facile ą s'aigrir, qu'il tourne comme le lait en moins de deux nuits? Dieux! je ressens l'indignation de mon maītre. Ce lāche ingrat porte encore dans son estomac les mets de mon seigneur; pourquoi seraient-ils pour lui une nourriture salutaire, lorsque lui-mźme s'est changé en poison? Puissent-ils ne produire en lui que des maladies, et quand il sera sur son lit de mort, que cette partie de son źtre, fournie par mon maītre, serve, non pas ą le guérir, mais ą prolonger son agonie! (Il sort.) [Note 11: _Milky heart_, coeur de lait.] SCČNE II Place publique d'Athčnes. _Entrent_ LUCIUS, TROIS ÉTRANGERS. LUCIUS.--Qui? le seigneur Timon? C'est mon bon ami: et un homme honorable! PREMIER ÉTRANGER.--Nous le savons, quoique nous lui soyons étrangers. Mais, je puis vous dire une chose, seigneur, que j'entends répéter couramment; c'est que les heures fortunées de Timon sont passées; sa richesse lui échappe. LUCIUS.--Allons donc! n'en croyez rien; il ne peut manquer d'argent. SECOND ÉTRANGER.--Mais croyez bien ceci, seigneur, c'est qu'il n'y a pas bien longtemps qu'un de ses gens est venu trouver le seigneur Lucullus pour lui emprunter un certain nombre de talents; oui, il l'a pressé instamment, en faisant sentir la nécessité oł son maītre est réduit; et il a essuyé un refus. LUCIUS.--Comment? SECOND ÉTRANGER.--Un refus, vous dis-je, seigneur. LUCIUS.--Quelle étrange chose! Par tous les dieux, j'en suis honteux! Refuser cet homme honorable, il faut avoir bien peu d'honneur. Quant ą moi, je dois l'avouer, j'ai reēu de lui quelques petites marques de sa bonté, de l'argent, de la vaisselle, des bijoux et semblables bagatelles, rien auprčs des présents qu'a reēus Lucullus; eh! bien, si, au lieu de s'adresser ą lui, il avait envoyé chez moi, je ne lui aurais jamais refusé la somme dont il aurait eu besoin. (Entre Servilius.) SERVILIUS.--Voyez, par bonheur, voilą le seigneur Lucius; j'ai tant couru pour le trouver, que je suis tout en nage.--Trčs-honoré seigneur.... LUCIUS.--Ah! Servilius! je suis charmé de te voir, porte-toi bien, recommande-moi ą l'amitié de ton honnźte et estimable maītre, le plus cher de mes amis. SERVILIUS.--Seigneur, sous votre bon plaisir, mon maītre vous envoie.... LUCIUS.--Oh! que m'a-t-il envoyé? Que d'obligations je lui ai! Sans cesse il envoie. Dis-moi, comment pourrai-je le remercier? Et que m'envoie-il? SERVILIUS.--Il vous envoie seulement l'occasion de lui rendre un service, mon seigneur; il supplie votre Seigneurie de lui prźter, en ce moment, cinquante talents. LUCIUS.--Je vois bien que Timon veut faire une plaisanterie; il n'est pas possible qu'il ait besoin de cinquante talents, ni mźme de cinq fois autant. SERVILIUS.--Il a besoin pour le moment d'une somme plus petite. S'il n'en avait pas besoin pour un bon usage, je ne vous conjurerais pas avec tant d'instances. LUCIUS.--Parles-tu sérieusement, Servilius? SERVILIUS.--Sur mon āme, c'est vrai, seigneur. LUCIUS.--Quel vilaine brute je suis, de m'źtre dégarni dans une si belle occasion de montrer mes bons sentiments! Je suis bien malheureux d'avoir été hier acquérir une petite terre, pour perdre aujourd'hui l'occasion de me faire grand honneur! Servilius, je te jure, ą la face des dieux, qu'il m'est impossible de pouvoir le faire....--Je n'en suis que plus sot, dis-je, j'allais moi-mźme envoyer demander quelque argent ą Timon: ces messieurs en sont témoins; mais, je ne voudrais pas ą présent l'avoir fait pour toutes les richesses d'Athčnes. Recommande-moi affectueusement ą ton bon maītre. Je me flatte que je ne perdrai rien de son estime, parce que je n'ai pas le pouvoir de l'obliger; dis-lui de ma part que je mets au nombre de mes plus grands malheurs de ne pouvoir faire ce plaisir ą un si estimable seigneur. Bon Servilius, me promets-lu de me faire l'amitié de répéter ą Timon mes propres paroles? SERVILIUS.--Oui, seigneur, je le ferai. Lucius.--Va, je saurai t'en récompenser, Servilius. (_Servilius sort._) (_Aux étrangers_.) En effet, vous aviez raison, Timon est ruiné, et quand une fois on a éprouvé un refus, il est rare qu'on aille bien loin. (Il sort.) PREMIER ÉTRANGER.--Avez-vous remarqué ceci, Hostilius? SECOND ÉTRANGER.--Oui, trop bien. PREMIER ÉTRANGER.--Eh bien! voilą le coeur du monde: tous les flatteurs sont faits de la mźme étoffe. Qui peut aprčs cela donner le nom d'ami ą celui qui met la main dans le mźme plat? Il est ą ma connaissance que Timon a servi de pčre ą ce seigneur; qu'il lui a conservé son crédit de sa bourse, qu'il a soutenu sa fortune mźme; c'est de l'argent de Timon qu'il a payé les gages de ses domestiques; Lucius ne boit jamais que ses lčvres ne touchent l'argent de Timon, et cependant....--Oh! vois quel monstre est l'homme, quand il se montre sous les traits d'un ingrat! Au prix de ce qu'il en a reēu, ce qu'il ose lui refuser, l'homme charitable le donnerait aux mendiants. TROISIČME ÉTRANGER.--La religion gémit. PREMIER ÉTRANGER.--Pour moi, je n'ai jamais goūté des bienfaits de Timon; jamais ses dons, répandus sur moi, ne m'ont inscrit au nombre de ses amis; cependant, en considération de son āme noble, de son illustre vertu, et de sa conduite honorable, je proteste que si, dans son besoin, il s'était adressé ą moi, j'aurais tenu mon bien pour venu de lui, et la meilleure part aurait été pour lui, tant j'aime son coeur; mais je m'aperēois que les hommes apprennent ą se dispenser d'źtre charitables: l'intérźt est au-dessus de la conscience. (Ils sortent.) SCČNE III Appartement de la maison de Sempronius. _Entrent_ SEMPRONIUS ET UN SERVITEUR _de Timon_. SEMPRONIUS.--Et pourquoi m'importuner, moi, hom! par préférence ą tous les autres? Ne pouvait-il pas s'asresser au seigneur Lucius, ą Lucullus? Ce Ventidius, qu'il a racheté de la prison, est riche maintenant. Ces trois hommes lui sont redevables de tout ce qu'ils possčdent. LE SERVITEUR.--Hélas! seigneur, tous trois ont été essayés ą la pierre de touche, et nous n'avons trouvé en eux qu'un vil métal; car ils ont tous refusé. SEMPRONIUS.--Comment, ils l'ont refusé! Lucullus, Ventidius l'ont refusé, et il vient s'adresser ą moi?... Tous trois? Une pareille démarche annonce de sa part peu de jugement, ou peu d'amitié; dois-je źtre son dernier refuge? Ses amis, comme autant de médecins, l'ont tous trois condamné, et il faut que ce soit moi qu'on charge de cette cure? Je m'en trouve trčs-offensé, je suis en colčre contre lui, il eūt dū mieux connaītre mon rang. Je ne vois pas de raison pour que, dans son besoin, il ne m'ait pas imploré d'abord; car enfin je suis, je l'avoue, le premier homme qui ait reēu des présents de lui, et il me recule dans son souvenir au point de penser que je serais le dernier ą lui marquer ma reconnaissance! Non.--Il n'en faut pas davantage pour me rendre un objet de risée aux yeux de toute la ville, et me faire passer pour un fou parmi les grands seigneurs. J'aimerais mieux, pour trois fois la somme qu'il demande, qu'il se fūt adressé ą moi le premier, ne fūt-ce que pour l'honneur de mon coeur, j'avais si grand désir de rendre un service. Retourne, et ą la froide réponse de ses amis ajoute celle-ci: «Celui qui blesse mon honneur ne verra pas mon argent.» (Il sort.) LE SERVITEUR.--A merveille! Votre Seigneurie est un admirable coquin! Le diable n'a pas su ce qu'il faisait en rendant l'homme si astucieux: il s'est fait tort; et je ne puis m'empźcher de penser qu'au bout du compte la scélératesse de l'homme le blanchira lui-mźme. Comme ce seigneur cherche ą colorer sa bassesse, et copie de vertueux modčles pour justifier sa méchanceté! ainsi font ceux qui, sous le voile d'un patriotisme ardent, voudraient mettre des royaumes entiers en feu! Tel est le caractčre de cet ami politique. Il était le plus solide espoir de mon maītre. Tous ont déserté, les dieux seuls exceptés. Tous ses amis sont morts. Ces portes qui, dans des jours de prospérité, ne connurent jamais de verrous, vont źtre employées ą protéger la liberté de leur maītre. Voilą tout le fruit qu'il recueille de ses largesses. Celui qui ne peut garder son argent doit ą la fin garder sa maison. (Il sort.) SCČNE IV Une salle dans la maison de Timon. _Entrent_ DEUX SERVITEURS DE VARRON ET LE SERVITEUR DE LUCIUS, _qui rencontrent_ TITUS, HORTENSIUS, _et d'autres_ VALETS _des créanciers de Timon, qui attendent qu'il sorte_. LE SERVITEUR DE VARRON.--Bonne rencontre! Bonjour, Titus et Hortensius! TITUS.--Je vous rends la pareille, honnźte Varron. HORTENSIUS.--Lucius, par quel hasard nous trouvons-nous ensemble ici? LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Je pense que le mźme objet nous y amčne tous; le mien, c'est l'argent. TITUS.--C'est le leur ą tous, et le mien aussi. (Entre Philotus.) LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Et le seigneur Philotus aussi, sans doute? PHILOTUS.--Bonjour ą tout le monde! LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Sois le bienvenu, camarade. Quelle heure croyez-vous qu'il soit? PHILOTUS.--Il va sur neuf heures. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Déją? PHILOTUS.--Et le seigneur de céans n'est pas encore visible? LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Pas encore. PHILOTUS.--Cela m'étonne; il avait coutume de briller dčs sept heures du matin. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Oui; mais les jours sont devenus plus courts. Faites attention que la carričre de l'homme prodigue est radieuse comme celle du soleil; mais elle ne se renouvelle pas de mźme. Je crains bien que l'hiver ne soit dans le fond de la bourse de Timon; je veux dire qu'on peut y enfoncer la main bien avant, et n'y trouver que peu de chose. PHILOTUS.--J'ai la mźme crainte que vous. TITUS.--Je veux vous faire faire une remarque assez étrange; votre maītre vous envoie chercher de l'argent? HORTENSIUS.--Rien n'est plus vrai. TITUS.--Et il porte maintenant des bijoux que lui a donnés Timon, et pour lesquels j'attends de l'argent. HORTENSIUS.--C'est contre mon coeur. TITUS.--Ne paraīt-il pas étrange que Timon, en cela, paye plus qu'il ne doit? C'est comme si votre maītre envoyait demander le prix des riches bijoux qu'il porte. HORTENSIUS.--Les dieux me sont témoins combien ce message me pčse. Je sais que mon maītre a eu sa part des richesses de Timon; cette ingratitude est plus criminelle que s'il les eūt volés. LE SERVITEUR DE VARRON.--Oui.--Mon billet ą moi est de trois mille couronnes; et le vōtre? LE SERVITEUR DE LUCIUS.--De cinq mille. LE SERVITEUR DE VARRON.--C'est une grosse somme, et qui fait voir que la confiance de votre maītre surpassait celle du mien, autrement sans doute que leurs créances seraient égales. (Entre Flaminius.) TITUS.--Voilą un des serviteurs du seigneur Timon. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Flaminius! Holą, un mot! Le seigneur Timon est bientōt prźt ą partir? FLAMINIUS.--Non, vraiment, pas encore. TITUS.--Nous attendons sa Seigneurie; je vous prie de l'en prévenir! FLAMINIUS.--Je n'ai pas besoin de lui dire; il sait bien que vous n'źtes que trop ponctuels. (Entre Flavius, le visage caché dans son manteau.) LE SERVITEUR DE Lucius.--Ah! n'est-ce pas lą son intendant qui est ainsi affublé? Il s'enfuit comme enveloppé d'un nuage; appelez-le, appelez-le. TITUS.--Entendez-vous, seigneur? LE SERVITEUR DE VARRON.--Avec votre permission.... FLAVIUS.--Mon ami, que voulez-vous de moi? LE SERVITEUR DE VARRON.--Seigneur, j'attends ici le payement d'une certaine somme.... FLAVIUS.--Si le payement était aussi certain que l'on est sūr de vous voir l'attendre, on pourrait compter dessus. Que ne présentiez-vous vos comptes et vos billets, quand vos perfides maītres mangeaient ą la table de mon seigneur? Alors ses dettes les flattaient et les faisaient sourire; leurs lčvres affamées en dévoraient les intérźts. Vous ne vous faites que du tort en m'agitant ainsi; laissez-moi passer tranquillement.--Apprenez que mon maītre et moi nous sommes au bout de notre carričre; je n'ai plus rien ą compter, ni lui ą dépenser. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Oui, mais cette réponse ne servira pas. FLAVIUS.--Si elle ne sert pas, elle ne sera pas aussi vile que vous, car vous servez des fripons. LE SERVITEUR DE VARRON.--Que murmure donc lą sa Seigneurie banqueroutičre? TITUS.--Peu importe! Le voilą pauvre, et nous sommes assez vengés. Qui a plus droit de parler librement, que celui qui n'a pas un toit oł loger sa tźte? Il peut se moquer des superbes édifices. (Entre Servilius.) TITUS.--Oh! oh! voici Servilius; nous allons avoir une réponse. SERVILIUS.--Si j'osais vous conjurer, messieurs, de revenir dans quelque autre moment, vous m'obligeriez beaucoup; car, sur mon āme, mon maītre est dans un étrange abattement; son humeur sereine l'a abandonné; sa santé est trčs-dérangée, il est obligé de garder la chambre. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Tous ceux qui gardent la chambre ne sont pas malades. D'ailleurs, si la santé de Timon est en si grand danger, c'est, ce me semble, une raison de plus pour payer promptement ses dettes, afin de s'aplanir la route vers les dieux. SERVILIUS.--Dieux bienfaisants! TITUS.--Nous ne pouvons pas nous contenter de cette réponse. FLAMINIUS, _dans l'intérieur de la maison_.--Servilius! Au secours! Mon maītre! mon maītre! (Entre Timon en fureur; Flaminius le suit.) TIMON.--Quoi! mes portes me ferment-elles le passage? J'aurai toujours été libre, et ma maison sera devenue l'ennemie de ma liberté, ma prison!--La salle oł j'ai donné des festins me montre-t-elle maintenant, comme toute la race humaine, un coeur de fer? LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Commence, Titus. TITUS.--Seigneur, voilą mon billet. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Voici le mien. LE SERVITEUR D'HORTENSIUS.--Et le mien, seigneur. LES DEUX SERVITEURS DE VARRON.--Et les nōtres, seigneur. PHILOTUS.--Voilą tous nos billets. TIMON.--Assommez-moi avec eux.--Fendez-moi jusqu'ą la ceinture[12]. [Note 12: Jeu de mots de Timon sur les billets (_bills_) et sur les haches d'armes (_bills_), que portaient encore les soldats du temps de Shakspeare.] LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Hélas! seigneur. TIMON.--Coupez mon coeur en pičces de monnaie. TITUS.--Le mien est de cinquante talents. TIMON.--Paye-toi de mon sang. LE SERVITEUR DE LUCIUS.--Cinq mille écus, seigneur. TIMON.--Cinq mille gouttes de mon sang pour les payer.--Et le vōtre?--Et le vōtre? LE SERVITEUR DE VARRON.--Seigneur! LES DEUX SERVITEURS DE VARRON.--Seigneur! TIMON.--Tenez, prenez-moi, déchirez-moi, et que les dieux vous confondent? (Il sort.) HORTENSIUS.--Ma foi, je vois bien que nos maītres n'ont qu'ą jeter leurs bonnets aprčs leur argent: on peut bien regarder les dettes comme désespérées, puisque c'est un fou qui est le débiteur. (Ils sortent.) (Rentre Timon avec Flavius.) TIMON.--Ils m'ont mis hors d'haleine, ces esclaves! Des créanciers! Des diables! FLAVIUS.--Mon cher maītre,... TIMON.--Si je prenais ce parti.... FLAVIUS.--Mon seigneur.... TIMON.--Je veux qu'il en soit ainsi,--Mon intendant! FLAVIUS.--Me voici, seigneur. TIMON.--Fort ą propos.--Allez, invitez tous mes amis; Lucius, Lucullus, Sempronius.--Tous; je veux encore donner une fźte ą ces coquins. FLAVIUS.--Ah! seigneur, c'est l'égarement oł votre raison est plongée qui vous fait parler ainsi; il ne vous reste pas mźme de quoi servir un modeste repas. TIMON.--Ne t'en inquičte pas. Va, je te l'ordonne, invite-les tous, amčne ici ces flots de coquins; mon cuisisinier et moi nous saurons pourvoir ą tout. (Ils sortent.) SCČNE V La salle du sénat d'Athčnes. _Le sénat est assemblé; entre_ ALCIBIADE _avec sa suite_. PREMIER SÉNATEUR.--Seigneur, comptez sur ma voix, sa faute est capitale; il faut qu'il meure; rien n'enhardit le crime comme la miséricorde. SECOND SÉNATEUR.--Cela est vrai; la loi doit l'écraser de tout son poids. ALCIBIADE.--Santé, honneur, clémence dans l'auguste sénat! PREMIER SÉNATEUR.--Quel sujet, général... ALCIBIADE.--Je viens supplier humblement vos vertus; car la pitié est la vertu des lois; il n'y a que les tyrans qui en usent avec cruauté. Il plait aux circonstances et ą la fortune de s'appesantir sur un de mes amis, qui, dans l'effervescence du sang, a enfreint la loi, abīme sans fond pour l'imprudent qui s'y plonge sans précaution. C'est un homme qui, ą part cette fatalité, est plein des qualités les plus nobles, aucune lācheté ne souille son action, et son honneur rachčte sa faute. C'est avec une noble fureur et une fierté louable que, voyant sa réputation mortellement atteinte, il s'est armé contre son ennemi, il a gouverné son ressentiment dans son excčs avec tant de sagesse et une modération si inouļe qu'il semblait seulement prouver son argument. PREMIER SÉNATEUR.--Vous soutenez un paradoxe inadmissible en cherchant ą faire passer pour bonne une mauvaise action. Aux efforts que vous faites, on dirait que votre discours tend ą légitimer l'homicide, ą classer l'esprit querelleur au mźme rang que la valeur, lorsque c'est, ą vrai dire, une valeur bātarde venue au monde ą la suite des sectes et des factions. Le vrai brave est celui qui sait souffrir avec patience tout ce que l'homme le plus méchant fait répandre contre lui; qui regarde une injure comme une chose aussi étrangčre ą sa personne, que le vźtement qu'il porte avec indifférence; et qui ne préfčre pas ses injures ą sa vie, en l'exposant ą cause d'elles. Si le tort qu'on nous fait est un mal qui peut nous conduire au meurtre, quelle folie n'est-ce pas de risquer ses jours pour un mal? ALCIBIADE.--Seigneur.... PREMIER SÉNATEUR.--Vous ne pouvez justifier des fautes aussi énormes. Le courage ne consiste pas ą se venger, mais ą supporter. ALCIBIADE.--Permettez-moi de parler, seigneurs, et pardonnez si je parle en guerrier.--Pourquoi les hommes s'exposent-ils follement dans les combats? Que n'endurent-ils toutes les menaces? que ne dorment-ils en paix sur l'affront? et que ne se laissent-ils égorger tranquillement et sans résistance par l'ennemi? S'il y a tant de courage ą se résigner, qu'allons-nous faire dans les camps? Certes, les femmes qui restent ą la maison seront plus braves que nous; si la résignation l'emporte, l'āne sera plus guerrier que le lion; et le coupable chargé de fers sera plus sage que son juge, si la sagesse est dans la patience. Seigneurs, ayez autant de clémence que vous avez de puissance.--Qui ne condamne pas la violence commise de sang-froid! Tuer, je l'avoue, est le dernier excčs du crime; mais tuer pour se défendre, par pitié, c'est bien juste. S'abandonner ą la colčre est une impiété; mais quel est l'homme qui ne se mette en colčre? Pesez le crime avec toutes ces considérations? SECOND SÉNATEUR.--Vous plaidez en vain. ALCIBIADE.--Quoi! en vain? Ses services ą Lacédémone et ą Byzance suffiraient pour racheter sa vie. PREMIER SÉNATEUR.--Que voulez-vous dire? ALCIBIADE.--Je dis qu'il a rendu des services signalés; qu'il a, dans les combats, tué un grand nombre de vos ennemis. Quelle valeur n'a-t-il pas montrée dans la derničre action? Que de blessures il a faites! SECOND SÉNATEUR.--Il s'en est trop payé sur le butin. C'est un débauché déterminé; il est sujet ą un vice qui noie sa raison et enchaīne sa valeur. S'il n'avait point d'ennemis, celui-lą seul suffirait pour l'accabler. On l'a vu, dans cette fureur brutale, commettre mille outrages, et susciter les querelles: on nous a informés que ses jours sont souillés d'excčs honteux, et que son ivresse est dangereuse. PREMIER SÉNATEUR.--Il mourra. ALCIBIADE.--Sort cruel! Il aurait pu mourir ą la guerre!--Seigneur, si ce n'est ą cause de ses qualités personnelles, quoi qu'il dūt se racheter par son bras droit sans rien devoir ą personne, prenez, pour vous fléchir, mes services et joignez-les aux siens. Comme je sais qu'il est de la prudence de votre āge de prendre des sūretés, je vous engage mes victoires et mes honneurs, pour répondre de sa reconnaissance. Si, pour son crime, il doit sa vie ą la loi, qu'il la donne ą la guerre dans un vaillant combat; car la loi est sévčre, et la guerre ne l'est pas davantage. PREMIER SÉNATEUR.--Nous tenons pour la loi; il mourra: n'insiste plus, sous peine de notre déplaisir; ami ou frčre, qui répand le sang d'autrui doit le sien ą la loi. ALCIBIADE.--Qu'il en soit ainsi? Cela ne sera pas, seigneurs, je vous en conjure, connaissez-moi. SECOND SÉNATEUR.--Comment? ALCIBIADE.--Rappelez-vous qui je suis. TROISIČME SÉNATEUR.--Comment? ALCIBIADE--Je dois croire que votre vieillesse m'a oublié: autrement on ne me verrait pas ainsi abaissé demandant une grāce aussi simple qu'on me refuse. Mes blessures se rouvrent d'indignation. PREMIER SÉNATEUR.--Oses-tu provoquer notre colčre? Ecoute, ce n'est qu'un mot, mais son effet est étendu: nous te bannissons pour jamais. ALCIBIADE.--Me bannir? Moi!... Bannissez plutōt votre radotage, bannissez l'usure qui déshonore le sénat. PREMIER SÉNATEUR.--Si, aprčs deux soleils, Athčnes te voit encore, attends de nous le jugement le plus rigoureux, et pour ne pas nous échauffer davantage, il sera exécuté sur l'heure. (Ils sortent.) ALCIBIADE.--Puissent les dieux vous faire vieillir assez pour que vous deveniez des squelettes dont tous les yeux se détournent! Ma rage est au comble.--Je faisais fuir leurs ennemis, tandis qu'ils comptaient leur argent et le prźtaient ą gros intérźts.--Et moi, je ne suis riche qu'en larges blessures.--Tout cela pour en venir ą ceci! Est-ce lą le baume que ce sénat d'usuriers verse dans les plaies des guerriers? Ah! l'exil!--Je n'en suis pas fāché: je ne hais pas d'źtre exilé; c'est un affront fait pour allumer ma fureur et mon indignation, afin que je puisse frapper Athčnes. Je vais ranimer le courage de mes troupes, mécontentes et gagner leurs coeurs. Il y a de la gloire ą combattre de nombreux ennemis. Les guerriers ne doivent, pas plus que les dieux, souffrir qu'on les offense. (Il sort.) SCČNE VI Appartement magnifique dans la maison de Timon. Musique, tables préparées, serviteurs. PLUSIEURS SEIGNEURS _entrent par diverses portes_. PREMIER SEIGNEUR.--Bonjour, seigneur. SECOND SEIGNEUR.--Je vous le souhaite aussi. Je pense que l'honorable Timon n'a fait que nous éprouver l'autre jour. PREMIER SEIGNEUR.--C'était la réflexion qui occupait mon oisiveté, lorsque nous nous sommes rencontrés. Je me flatte qu'il n'est pas si bas qu'il le semblait par l'épreuve qu'il a faite de ses divers amis. SECOND SEIGNEUR.--Ce qui le prouve assez, c'est le nouveau festin qu'il donne encore. PREMIER SEIGNEUR.--Je le croirais. Il m'a envoyé une invitation trčs-pressante; beaucoup d'affaires urgentes m'engageaient ą refuser; mais il a tant prié, qu'il a fallu me rendre. SECOND SEIGNEUR.--Je me devais aussi moi-mźme ą des affaires indispensables, mais il n'a pas voulu recevoir mes excuses. Je suis fāché de m'źtre trouvé dénué de fonds lorsqu'il envoya m'emprunter de l'argent. PREMIER SEIGNEUR.--Je suis atteint du mźme regret, maintenant que je vois le cours que prennent les choses. SECOND SEIGNEUR.--Chacun ici en dit autant.--Combien voulait-il emprunter de vous? PREMIER SEIGNEUR.--Mille pičces d'or. SECOND SEIGNEUR.--Mille pičces! PREMIER SEIGNEUR.--Et vous? TROISIČME SEIGNEUR.--Il m'avait envoyé demander...--Le voilą qui vient. (Entre Timon avec suite.) TIMON.--Je suis ą vous de tout mon coeur, dignes seigneurs. Comment vous portez-vous? PREMIER SEIGNEUR.--Le mieux du monde, puisque votre Seigneurie va bien. SECOND SEIGNEUR.--L'hirondelle ne suit pas l'été avec plus de plaisir, que nous votre Seigneurie. TIMON, _ą part_.--Et ne fuit pas plus promptement l'hiver; les hommes ressemblent ą ces oiseaux de passage.--Seigneurs, notre dīner ne vous dédommagera pas de cette longue attente. Égayez-vous un peu ą entendre cette musique, si vous pouvez supporter une musique aussi peu harmonieuse que le son de la trompette; nous allons nous mettre ą table. PREMIER SEIGNEUR.--J'espčre que votre Seigneurie ne conserve aucun ressentiment de ce que j'ai renvoyé votre messager les mains vides. TIMON.--Ah! seigneur, que cela ne vous inquičte pas. SECOND SEIGNEUR.--Noble seigneur.... TIMON.--Ah! mon digne ami, comment vous va? (On apporte le banquet.) SECOND SEIGNEUR.--Honorable seigneur, je suis malade de honte de m'źtre malheureusement trouvé si pauvre, lorsque votre Seigneurie envoya l'autre jour chez moi. TIMON.--N'y pensez plus, seigneur. SECOND SEIGNEUR.--Si vous eussiez envoyé seulement deux heures plus tōt.... TIMON.--Que ce souvenir n'éloigne pas de vous des idées plus agréables.--Allons, qu'on apporte tout ą la fois. SECOND SEIGNEUR.--Tous les plats couverts! PREMIER SEIGNEUR.--Festin royal! J'en réponds. TROISIČME SEIGNEUR.--N'en doutez pas; si l'argent et la saison permettent de se le procurer. PREMIER SEIGNEUR.--Comment vous portez-vous? Quelles nouvelles? TROISIČME SEIGNEUR.--Alcibiade est exilé, le savez vous? PREMIER ET SECOND SEIGNEURS.--Alcibiade exilé! TROISIČME SEIGNEUR.--Oui, soyez-en sūrs. PREMIER SEIGNEUR.--Comment? Comment? SECOND SEIGNEUR.--Et pourquoi, je vous prie? TIMON.--Mes dignes amis, voulez-vous vous approcher? TROISIČME SEIGNEUR.--Je vous en dirai davantage tantōt: voilą un splendide repas préparé! SECOND SEIGNEUR.--C'est toujours le mźme homme. TROISIČME SEIGNEUR.--Cela durera-t-il? Cela durera-t-il? SECOND SEIGNEUR.--A présent, bon; mais un temps viendra, oł.... TROISIČME SEIGNEUR.--Je vous entends. TIMON.--Que chacun prenne sa place avec l'ardeur qu'il mettrait ą s'approcher des lčvres de sa maītresse: vous serez également bien servis en quelque lieu que vous vous placiez. Ne faites point de cérémonie et ne laissez point refroidir le dīner, pendant que nous décidons des premičres places. Asseyez-vous, asseyez-vous.--Rendons d'abord grāces aux dieux. «O vous, grands bienfaiteurs, inspirez ą notre société la reconnaissance. Faites-vous rendre grāces de vos dons, mais réservez toujours quelques bienfaits, si vous ne voulez pas voir vos divinités méprisées. Prźtez ą chaque homme assez pour qu'aucun n'ait besoin de prźter ą un autre. Si vos divinités étaient réduites ą emprunter des hommes, les hommes abandonneraient les dieux. Faites que le festin soit plus aimé que l'hōte qui le donne; qu'il ne se forme jamais une assemblée de vingt convives, sans qu'il y ait une vingtaine de fripons. S'il se trouve douze femmes ą table, qu'elles soient.... ce qu'elles sont déją. Pour le reste de vos dons! ō dieux!.... que les sénateurs d'Athčnes, avec toute la lie du peuple athénien, que leurs vices, ō dieux, soient les instruments de leur destruction.--Quant ą tous ces amis qui m'environnent, comme ils ne sont rien pour moi, ne les bénissez en rien, et qu'ils ne soient les bienvenus ą rien.» --Découvrez les plats, chiens, et lapez. UN DES SEIGNEURS.--Que veut dire sa Seigneurie? UN AUTRE.--Je n'en sais rien. TIMON.--Puissiez-vous ne voir jamais un meilleur festin! (_On découvre les plats qui sont pleins d'eau chaude_.) Réunion d'amis de bouche, la fumée et l'eau tičde sont votre parfaite image. Voilą le dernier don de Timon, qui, tout couvert de vos louanges et de vos flatteries dorées, s'en lave aujourd'hui, et vous jette au visage votre lācheté encore fumante. (_Il leur jette l'eau ą la figure_.) Vivez méprisés, vivez longtemps, souriants, doucereux, détestables parasites, ennemis polis, loups affables, ours caressants, bouffons de la fortune, amis du festin, mouches de la saison, esclaves des saluts et des courbettes, vapeurs, Jacques d'horloge[13], que les fléaux qui désolent l'homme et la brute, réunis sur vous, vous couvrent entičrement d'une croūte.--Eh bien! oł allez-vous? Attendez.--Toi, prends d'abord ta médecine,--et toi aussi,--et toi encore.--(_Il leur jette les plats ą la tźte et les chasse_.) Arrźte! je veux te prźter de l'argent et non t'en emprunter. Quoi, tous en mouvement?--Qu'il ne se fasse plus désormais de fźte oł les fripons ne soient les bien reēus! maison, que le feu te consume! Péris, Athčnes; et que désormais l'homme et l'humanité soient haļs de Timon! (Il sort.) [Note 13: _Minute Jack_, c'est ce qu'on appelle ordinairement _a Jack of the clock house_, Jacques de l'horloge, figure de bois qui marque les heures. Dans certaines villes de France, on voit encore plusieurs de ces hommes de bois qu'on appelle _jacquemarts_ et qui frappent les heures; au mźme instant une femme de bois se présente et fait la révérence.] (Les seigneurs rentrent avec d'autres seigneurs et sénateurs.) PREMIER SEIGNEUR.--Eh bien! seigneur? SECOND SEIGNEUR.--Pouvez-vous expliquer quelle est cette fureur du seigneur Timon? TROISIČME SEIGNEUR.--Bah! Avez-vous vu mon chapeau? QUATRIČME SEIGNEUR.--J'ai perdu ma robe. TROISIČME SEIGNEUR.--Ce n'est qu'un fou; il ne se laisse gouverner que par le caprice; l'autre jour il m'a donné un diamant, et aujourd'hui il me le fait sauter de mon chapeau... L'avez-vous vu, mon diamant? QUATRIČME SEIGNEUR.--Avez-vous vu mon chapeau? SECOND SEIGNEUR.--Le voilą. QUATRIČME SEIGNEUR.--Voici ma robe. PREMIER SEIGNEUR.--Hātons-nous de sortir d'ici. SECOND SEIGNEUR.--Le seigneur Timon est fou. TROISIČME SEIGNEUR.--Je le sens bien vraiment ą mes épaules. QUATRIČME SEIGNEUR.--Il nous donne des diamants un jour, et le lendemain des pierres. (Ils sortent.) FIN DU TROISIČME ACTE. ACTE QUATRIČME SCČNE I L'extérieur des murs d'Athčnes. _Entre_ TIMON. Que je vous regarde encore, ō murs qui renfermez ces loups dévorants; abīmez-vous sous la terre et ne défendez plus Athčnes! Matrones, livrez-vous ą l'impudicité; que l'obéissance manque aux enfants! Esclaves et fous, arrachez de leurs sičges les graves sénateurs ridés, et jugez ą leur place! Jeunes vierges, soyez plongées dans la fange! commettez le crime sous les yeux de vos parents. Banqueroutiers, tenez ferme, et plutōt que de rendre l'argent, tirez vos poignards, et coupez la gorge ą ceux qui vous l'ont confié. Serviteurs, volez; vos graves maītres sont des brigands ą la large main, qui pillent au nom des lois. Esclave, entre au lit de ton maītre; ta maītresse est dans un lieu de débauche. Fils de seize ans, arrache des mains de ton vieux pčre chancelant sa béquille veloutée, et brise-lui la tźte avec. Piété, crainte, amour des dieux, paix, justice, bonne foi, respect domestique, repos des nuits, bon voisinage, éducation, moeurs, religion, commerce, rangs, usages, coutumes et lois, soyez remplacés par tous les désordres contraires. Que la confusion rčgne seule; et vous, pestes funestes aux hommes, accumulez vos fičvres contagieuses sur Athčnes; elle est mūre pour vos coups. Froide sciatique, estropie nos sénateurs, et que leurs membres boitent aussi bas que leurs moeurs! Débauche effrénée[14], glisse-toi dans les coeurs et jusqu'ą la moelle de la jeunesse, afin qu'ils luttent avec succčs contre le courant de la vertu, et aillent se noyer dans la volupté. Gales, tumeurs, parsemez le sein de tous les Athéniens, et qu'ils en recueillent la moisson d'une lčpre universelle! que l'haleine infecte l'haleine, afin que leur société soit, comme leur amitié, un poison! Cité détestable, je n'emporte rien de toi, que ce corps nu: arrache-le-moi aussi, en multipliant les proscriptions. Timon fuit dans les forźts, oł les bźtes les plus féroces seront pour lui plus humaines que les hommes. O vous tous, dieux bienfaisants, exaucez-moi: exterminez les Athéniens au dedans et au dehors de leurs murs. Accordez ą Timon de voir croītre, avec ses années, sa haine pour la race des hommes, grands ou petits! Ainsi soit-il! (Il sort.) [Note 14: _Liberty_ est pris ici dans le sens de licence.] SCČNE II Athčnes. Appartement de la maison de Timon. _Entrent_ FLAVIUS ET DEUX OU TROIS SERVITEURS. UN SERVITEUR.--Parlez, maītre intendant; oł est notre maītre?--Sommes-nous perdus? renvoyés? Ne reste-t-il rien? FLAVIUS.--Hélas! mes camarades, que voulez-vous que je vous dise.--Que les justes dieux daignent se souvenir de moi; je suis aussi pauvre que vous! UN SERVITEUR.--Une pareille maison renversée! un si généreux maītre ruiné; tout perdu, et pas un seul ami pour prendre sa fortune par le bras et pour l'accompagner! UN SECOND SERVITEUR.--De mźme que nous tournons le dos ą notre compagnon dčs qu'il est jeté dans son tombeau, ainsi ses amis, envoyant sa fortune ensevelie, se dérobent au plus vite, ne lui laissant que leurs voeux trompeurs, comme des bourses vides: l'infortuné, voué ą la mendicité, sans autre bien que l'air, avec sa pauvreté, maladie que tout le monde fuit, marche comme le mépris, tout seul. (_Entrent quelques autres serviteurs de Timon_.) Voici encore quelques-uns de nos camarades. FLAVIUS.--Tous instruments brisés d'une maison ruinée. UN TROISIČME SERVITEUR.--Nos coeurs n'en portent pas moins la livrée de Timon; je le lis sur nos visages. Nous sommes tous camarades encore, servant tous ensemble dans le malheur. Notre barque fait eau; et nous, pauvres matelots, nous sommes sur le pont, écoutant les menaces des vagues, il faut que nous nous séparions tous, dispersés dans l'océan de l'air. FLAVIUS.--Braves amis, je veux partager avec vous tout ce qui me reste de biens. En quelque lieu que nous puissions nous revoir, pour l'amour de Timon, restons toujours camarades; secouons la tźte, et disons, comme si c'était le glas de la fortune de notre maītre: «Nous avons vu des jours plus heureux!»--Que chacun prenne sa part; allons, tendez tous la main.--Pas un mot de plus: c'est ainsi que nous nous séparons, pauvres d'argent, mais riches en douleur. (_Il leur donne de l'argent, et tous se retirent de différents cōtés_.) Oh! dans quelle affreuse détresse la prospérité nous a précipités! Qui ne désirera pas d'źtre préservé des richesses, puisque l'opulence aboutit ą la misčre et au mépris? Quel homme voudrait se laisser tromper par l'éclat de la prospérité, ou ne jouir que d'un songe d'amitié? Qui voudrait de la magnificence et de tous ces avantages du rang, qui ne sont que des peintures, comme ces amis couverts de vernis? Mon pauvre brave maītre! voilą oł son bon coeur l'a réduit; c'est sa bonté qui l'a perdu! Étrange, singulier caractčre, que celui dont le plus grand crime est d'avoir fait trop de bien! Qui osera désormais źtre la moitié aussi bon, puisque la bonté qui fait les dieux détruit l'homme? O mon cher maītre, adoré autrefois pour źtre maudit aujourd'hui, riche seulement pour źtre misérable, ta grande opulence est devenue ta grande calamité. Hélas! le bon seigneur, dans sa rage il a fui cette ville ingrate, repaire de ses faux amis: il n'a rien avec lui pour soutenir sa vie ou de quoi se procurer le nécessaire. Je veux le suivre et le découvrir. Je servirai toujours son āme de tout mon coeur, et tant qu'il me restera de l'or je serai son intendant. (Il sort.) SCČNE III Les bois. _Entre_ TIMON _avec une bźche_. --O soleil, bienfaisant générateur, fais sortir de la terre une humidité empestée, infecte l'air sous l'orbe de ta soeur[15]! Prends deux frčres jumeaux nourris dans le mźme sein, dont la conception, la gestation et la naissance furent presque simultanées; fais-leur éprouver des destinées diverses: le plus grand méprisera le plus petit. La nature qu'assičgent tous les maux ne peut supporter une grande fortune qu'en méprisant la nature. Élčve ce mendiant, dépouille ce seigneur; le seigneur va essuyer un mépris héréditaire, et le mendiant jouira des honneurs de la naissance. C'est la bonne chčre qui engraisse les flancs d'un frčre; c'est le besoin qui le maigrit[16]. Qui osera, qui osera lever le front avec une pureté māle, et dire: cet homme est un flatteur? S'il en est un seul, ils le sont tous; chaque degré de la fortune est aplani par celui qui est au-dessous. La tźte savante fait plongeon devant l'imbécile vźtu d'or: tout est oblique, rien n'est uni dans notre nature maudite, que le sentier direct de la perversité. Haine donc aux fźtes, aux sociétés et aux assemblées des hommes! Timon méprise son semblable et lui-mźme. Que la destruction dévore le genre humain!--O terre, cčde-moi quelques racines. (_Il creuse la terre_.) Celui qui te demande quelque chose de plus, flatte son palais de tes poisons les plus actifs! Que vois-je! de l'or? cet or jaune, ce brillant et précieux inconstant. Non, dieux[17], je ne suis point un suppliant inconstant. Des racines, cieux purs! Ce peu d'or suffirait pour rendre le noir blanc, la laideur beauté, le mal bien, la bassesse noblesse, la vieillesse jeunesse, la lācheté bravoure.--Oh! pourquoi cela, grands dieux? Qu'est-ce donc, ō dieux! pourquoi cet or peut-il faire déserter de vos autels, vos prźtres et vos serviteurs? il arrache l'oreiller placé sous la tźte du malade encore plein de vie[18]. Ce jaune esclave forme ou rompt les noeuds des pactes les plus sacrés, bénit ce qui fut maudit, fait adorer la lčpre blanche; il place un fripon auprčs du sénateur, sur le sičge de justice, lui assure les titres, les génuflexions et l'approbation publique. C'est lui qui fait remarier la veuve flétrie. Celle dont ses ulcčres dégoūteraient l'hōpital, l'or la parfume et l'embaume, et la ramčne au mois d'avril. Viens, poussičre maudite, prostituée commune ą tout le genre humain, qui sčmes le trouble parmi la foule des nations, je veux te faire reprendre la place que t'assigne la nature!--(_Une marche militaire_.) Un tambour! Tu es bien vif, mais je veux t'ensevelir: va, robuste brigand, rentre aux lieux oł ne peuvent rester tes gardiens goutteux; mais gardons-en un peu pour échantillon. [Note 15: Dans ce monde sublunaire.] [Note 16: Ce passage est encore un de ceux qui ont le plus embarrassé les commentateurs; il nous semble que c'est en supposant que _brother_ devait źtre remplacé par _weather, saison_, selon les uns, et _wether, bélier_, selon les autres, qu'on a oublié ce que Shakspeare voulait dire. Le sens le plus simple est presque toujours le meilleur. _It is the pasture lards the brother's side_. C'est la bonne chčre qui engraisse les flancs du frčre, et non du _bélier_, ni de _la saison_; mais du frčre de qui? Shakspeare ne dit-il pas, huit vers plus haut: _Twinn'd brothers of one womb_, etc.] [Note 17: _Sub rastro erepit argenti mihi seria dextro, Hercule!_ (PERSE.)] [Note 18: Allusion ą une ancienne coutume d'ōter l'oreiller de dessous la tźte des mourants, dans leur agonie, pour rendre leur mort plus douce.] (Il prend un peu d'or et enfouit le reste.) (Entrent Alcibiade, avec des fifres et des tambours comme dans une marche militaire; Phrynia, Timandra.) ALCIBIADE.--Qui es-tu? parle. TIMON.--Un animal comme toi. Qu'un cancer te ronge le coeur, pour venir me montrer encore les yeux d'un homme! ALCIBIADE.--Quel est ton nom? As-tu donc l'homme tellement en horreur, toi qui es, toi-mźme, un homme? TIMON.--Je suis misanthrope[19], et je hais le genre humain.--Pour toi, je voudrais que tu fusses chien; je pourrais t'aimer un peu. [Note 19: Le mot grec a plus d'énergie que celle que nous attachons ą cette expression devenue franēaise.] ALCIBIADE.--Je te connais bien, mais j'ignore complčtement tes aventures. TIMON.--Je te connais, et cela me suffīt; je ne désire point en savoir davantage; suis tes tambours: peins la terre du sang des hommes, couleur de gueules. Les lois religieuses, les lois civiles, toutes sont cruelles! Que doit donc źtre la guerre?--Cette fatale courtisane, que tu mčnes avec toi, porte en elle une destruction plus sūre que ton épée, malgré ses yeux de chérubin. PHRYNIA.--Que tes lčvres pourrissent! TIMON.--Va, je ne t'embrasserai pas; que la pourriture retourne sur tes lčvres. ALCIBIADE.--Comment le noble Timon est-il venu ą ce changement? TIMON.--Comme la lune change, faute de lumičre ą répandre; mais je n'ai pu, comme elle, renouveler ma clarté; il n'y avait point de soleils, pour en emprunter d'eux. ALCIBIADE.--Noble Timon, quel service mon amitié peut-elle te rendre? TIMON.--Aucun, sinon de justifier mes sentiments. ALCIBIADE.--Quels sont-ils? TIMON.--Promets-moi tes services, et ne m'en rends aucun. Si tu ne veux pas promettre, que les dieux te punissent, car tu es un homme; si tu tiens ta promesse, le ciel te confonde, car tu es un homme! ALCIBIADE.--J'ai bien ouļ dira quelque chose de tes malheurs. TIMON.--Tu les as vus dans le temps de ma prospérité. ALCIBIADE.--Je les vois maintenant; alors c'était un heureux temps. TIMON.--Comme le tien maintenant, passé avec cette paire de prostituées. TIMANDRA.--Est-ce donc lą ce mignon d'Athčnes, dont le monde parlait avec tant d'admiration? TIMON.--Es-tu Timandra? TIMANDRA.--Oui. TIMON.--Sois toujours prostituée. Ceux qui jouissent de toi ne t'aiment point. Donne-leur des maladies pour prix de leur incontinence. Emploie bien tes heures de lubricité, prépare ces esclaves pour les baquets et les bains, et réduis ą la dičte et aux remčdes la jeunesse aux joues de rose. TIMANDRA.--Va te faire pendre, monstre! ALCIBIADE.--Pardonne-lui, chčre Timandra; son esprit s'est perdu et noyé dans ses calamités.--Brave Timon, il ne me reste qu'un peu d'or, dont la disette excite tous les jours quelque révolte parmi mes soldats indigents. J'ai appris avec douleur comment la maudite Athčnes, sans faire cas de ton mérite, oubliant tes grandes actions, qui la sauvčrent lorsque les États voisins allaient l'écraser, sans ton épée et ta fortune.... TIMON.--Je te prie, fais battre tes tambours, et va-t'en. ALCIBIADE.--Mon cher Timon, je suis ton ami et je te plains. TIMON.--Comment peux-tu plaindre celui que tu importunes? J'aimerais mieux źtre seul. ALCIBIADE.--Eh bien! porte-toi bien; voilą un peu d'or pour toi. TIMON.--Garde-le, je ne peux pas le manger. ALCIBIADE.--Quand j'aurai fait de la superbe Athčnes un monceau de.... TIMON.--Fais-tu la guerre ą Athčnes? ALCIBIADE.--Oui, Timon, et j'en ai sujet. TIMON.--Que les dieux les confondent tous par ton triomphe, et toi aprčs quand tu auras triomphé! ALCIBIADE.--Moi, Timon, et pourquoi? TIMON.--Parce qu'en égorgeant ces misérables, tu seras né pour conquérir ma patrie.--Reprends ton or: pars, voilą de l'or, pars: sois comme un astre malfaisant, lorsque Jupiter suspend le poison au-dessus d'une ville criminelle dans l'air empesté. Que ton glaive n'en épargne pas un seul; n'aie aucune pitié de la respectable vieillesse en dépit de sa barbe blanche; c'est un usurier: frappe-moi l'épouse hypocrite; rien n'est honnźte en elle que son vźtement: c'est une prostituée. Que les joues de la jeune vierge n'adoucissent pas le tranchant de ton épée: ces mamelles qui, au travers de la gaze transparente, enchantent les yeux de l'homme, ne sont point inscrites dans le livre de la pitié; traite-les comme des traītres odieux: n'épargne pas mźme l'enfant dont le gracieux sourire émeut la compassion des sots; ne vois en lui qu'un bātard qu'un oracle équivoque a désigné comme devant t'égorger; mets-le en pičces sans remords. Jure de les exterminer tous; arme tes oreilles et tes yeux d'une cuirasse impénétrable aux cris des mčres, des filles, des enfants, ą la vue des prźtres souillant de leur sang leurs vźtements sacrés. Tiens, voilą de l'or pour payer tes soldats; fais un grand carnage; et quand ta fureur sera assouvie, sois exterminé toi-mźme! Ne parle pas: va-t'en. ALCIBIADE.--As-tu encore de l'or? Je prendrai l'or; mais non tous tes avis. TIMON.--Suis-les, ou ne les suis pas; que la malédiction du ciel plane sur toi! TIMANDRA ET PHRYNIA.--Donne-nous de l'or, bon Timon: en as-tu encore? TIMON.--Assez pour faire abjurer ą une prostituée son métier, et renoncer une entremetteuse ą faire des prostituées. Viles créatures, tendez et emplissez vos tabliers. Ce n'est pas ą vous qu'il faut demander des serments qui vous enchaīnent, non que vous ne soyez prźtes ą jurer, ą prononcer des jurements exécrables qui feraient trembler d'horreur, et frissonner les dieux immortels qui vous entendraient. Épargnez les serments; je me fie ą votre penchant; restez des prostituées. Que celui dont la voix pieuse tentera de vous convertir soit lui-mźme entraīné par vous dans le crime; attirez-le et embrasez-le de vos feux profanes, plus puissants que la fumée de ses discours. Ne désertez jamais votre profession; seulement éprouvez six mois de l'année les peines méritées, et couvrez vos pauvres tźtes chauves de la dépouille des morts; quelques-uns ont été pendus, n'importe, servez-vous-en pour trahir, continuez vos prostitutions, fardez les rides et les pustules de votre visage, jusqu'ą ce qu'il devienne un bourbier. TIMANDRA ET PHRYNIA.--Fort bien: encore de l'or.--Eh bien! sois persuadé que nous ferons tout pour de l'or. TIMON.--Semez la consomption jusque dans la moelle des os des hommes; frappez leurs jambes décharnées, détruisez la rapidité de leur marche; étouffez la voix de l'avocat, qu'il ne puisse plus plaider pour de faux titres, et ne fasse plus entendre son aigre fausset pour soutenir des subtilités. Couvrez de lčpre le flamine qui déclame contre la chair, et qui ne se croit pas lui-mźme. Faites tomber le nez par terre pour qu'il se le casse l'homme qui ne cherche qu'ą éventer son avantage particulier au milieu de l'intérźt général. Rendez chauves les débauchés ą la tźte frisée; et que les fanfarons sans cicatrices de la guerre puisent dans votre sein quelque souffrance! Frappez tous les hommes du mźme fléau. Que votre activité corrompe et dessčche les sources de toute vigueur. Voilą encore de l'or; allez, damnez les autres, et que cet or vous damne ą votre tour, et que les fossés vous servent ą tous de tombeau! TIMANDRA ET PHRYNIA.--Encore des avis et encore de l'argent, généreux Timon. TIMON.--Encore plus de prostituées et plus de maux d'abord. Commencez votre tāche; je vous ai donné des arrhes. ALCIBIADE.--Tambours! battez. Marchons vers Athčnes.--Adieu, Timon; si je prospčre, je reviendrai te revoir. TIMON.--Et moi, si mon espoir est accompli, je ne te reverrai jamais. ALCIBIADE.--Je ne t'ai jamais fait de mal. TIMON.--Tu as dit du bien de moi. ALCIBIADE.--Appelles-tu cela du mal? TIMON.--Oui, les hommes l'éprouvent tous les jours.--Sors d'ici, pars, et emmčne tes chiennes avec toi. ALCIBIADE.--Nous ne faisons ici que l'offenser.--Partons. (Le tambour bat; sortent Alcibiade, Phrynia, et Timandra.) TIMON.--Se peut-il que la nature, blessée de l'ingratitude de l'homme, puisse encore avoir faim!--O mčre commune, toi dont le sein immense et fécond enfante et nourrit tout (_il creuse la terre_); toi, qui de la mźme substance dont ton orgueilleux enfant, l'homme superbe est gonflé, engendre le noir crapaud, la vipčre azurée, le lézard doré, le serpent aveugle[20], et mille autres créatures abhorrées sous la voūte du ciel, oł brillent les feux vivifiants d'Hypérion[21], donne ą celui qui hait tous tes enfants de l'humanité une pauvre racine!--Détruis la fécondité de tes entrailles, qu'elles ne produisent plus l'homme ingrat; ne sois plus enceinte que de tigres, de loups, de dragons et d'ours, produis d'autres monstres nouveaux que ta face extérieure n'ait point encore montrés ą la voūte bigarrée qui te couvre.--Oh! une racine!--Je te remercie.--Dessčche tes veines, tes vignobles, et tes guérets déchirés par la charrue, dont l'homme ingrat tire ces liqueurs et ces mets onctueux qui souillent la pureté de l'āme, et la privent de sa raison. (_Entre Apémantus_.) Encore un homme! malédiction! malédiction! [Note 20: L'aveugle, espčce de serpent ainsi nommé ą cause de la petitesse de ses yeux: c'est le _cęcilia_ des Latins.] [Note 21: Hypérion, le soleil.] APÉMANTUS.--On m'a montré ce chemin. On dit que tu affectes mes moeurs, que tu les copies. TIMON.--C'est parce que tu n'as point de chien que je puisse imiter. Que la peste te consume! APÉMANTUS.--Tout cela n'est en toi qu'affectation; ce n'est qu'une mélancolie indigne de l'homme, et qui est née du changement de ta fortune. Que signifient cette bźche, cet endroit, ce vźtement d'esclave, et ces regards inquiets? Et cependant tes flatteurs portent la soie, boivent le vin et dorment sur le duvet, serrent contre eux leurs parfums pernicieux, et ils ont oublié qu'il exista jamais un Timon. Ne déshonore point ces bois en adoptant la malice d'un censeur. Fais-toi flatteur ą ton tour; cherche ą relever ta fortune par ce qui t'a ruiné; apprends ą courber les genoux; qu'il suffise du souffle du riche qui recevra ton hommage, pour faire voler ton bonnet; loue ses plus grands vices et érige-les en vertus. C'est ainsi qu'on te traitait; ton oreille était toujours ouverte comme celle d'un cabaretier qui fait un accueil gracieux aux fripons et ą tous ceux qui l'approchent; il est juste que tu deviennes un fripon toi-mźme. Si tu avais encore des richesses, elles appartiendraient aux fripons. Ne cherche point ą me ressembler. TIMON.--Si je te ressemblais, je renoncerais ą moi-mźme. APÉMANTUS.--Tu as renoncé ą toi-mźme en restant tel que tu étais, jadis extravagant, sot aujourd'hui.--Quoi! attends-tu que cet air froid, brusque chambellan, te vienne revźtir d'une chemise chaude? Ces arbres moussus, et plus vieux que l'aigle, suivront-ils tes pas, et bondiront-ils sur ton signe? L'onde du froid ruisseau recouvert de glace préparera-t-elle ton repas du matin pour réparer tes excčs de la nuit? Appelle toutes les créatures qui vivent exposées ą l'inclémence de l'air; ces arbres dont les troncs nus et sans abri, en butte au choc des éléments, ne répondent qu'ą la nature; dis-leur de te flatter.--Oh! tu trouveras.... TIMON.--Un fou en toi: va-t'en. APÉMANTUS.--Je t'aime plus maintenant que je n'ai jamais fait. TIMON.--Et moi, je te hais davantage. APÉMANTUS.--Pourquoi? TIMON.--Tu flattes la misčre. APÉMANTUS.--Je ne flatte pas; je te dis seulement que tu es un pendard. TIMON.--Pourquoi m'es-tu venu chercher? APÉMANTUS.--Pour te vexer. TIMON.--C'est toujours le rōle d'un lāche ou d'un fou: te plais-tu dans ce rōle? APÉMANTUS.--Oui. TIMON.--Quoi, tu es aussi un coquin? APÉMANTUS.--Si tu avais adopté ce genre de vie sauvage pour chātier ton orgueil, ą la bonne heure; mais tu ne l'as fait que par force. Tu serais un courtisan, si tu n'étais pas un gueux.--L'indigence volontaire survit ą une opulence inquičte et arrive plus tōt au comble de ses désirs. L'une les remplit sans cesse et ne les complčte jamais, l'autre est toujours satisfaite. La fortune la plus brillante, sans contentement, est un état de peine et de misčre, pire que ce qu'il y a de pis avec le contentement. Tu devrais désirer de mourir, puisque tu es misérable. TIMON.--Non par la sentence de celui qui est plus misérable que moi. Tu es un esclave que jamais la fortune ne pressa avec faveur dans ses bras caressants; tu es né comme un chien. Si tu avais, comme moi, dčs ton berceau, passé successivement par toutes les douceurs que ce monde de passage prodigue ą ceux qui peuvent librement jouir de toutes ses drogues assoupissantes, tu te serais plongé tout entier dans la débauche; ta jeunesse se serait usée dans tous les rendez-vous de la volupté, tu n'aurais jamais appris les froids préceptes de l'obéissance aux lois, tu aurais suivi le jeu sucré qui t'était offert.--Mais moi, qui avais le monde entier pour confiseur, je régnais sur la bouche, la langue, le coeur et les yeux de plus de serviteurs que je n'en pouvais employer; ils étaient attachés ą moi comme les feuilles innombrables le sont au chźne: mais le souffle d'un seul hiver les a fait tomber des rameaux, et m'a exposé nu ą toutes les fureurs de la tempźte. Ce n'est pas sans quelque peine que je supporte ceci, moi, qui n'ai connu jamais que le bonheur; mais toi, ton existence a commencé dans la souffrance, et le temps t'a endurci. Pourquoi haļrais-tu les hommes? Ils ne t'ont pas flatté. Quels dons leur as-tu faits? Va, si tu veux maudire, maudis ton pčre; ce pauvre misérable qui, dans son dépit, s'unit ą quelque malheureuse errante, et forma en toi un pauvre misérable héréditaire. --Hors d'ici, va-t'en; si tu n'étais pas né le pire des hommes, tu aurais été un fripon et un flatteur. APÉMANTUS.--As-tu encore de l'orgueil? TIMON.--Oui, j'en ai de ne pas źtre toi. APÉMANTUS.--Et moi de n'avoir pas été un prodigue! TIMON.--Et moi d'en źtre encore un ą présent. Si tout ce que je possčde était renfermé en toi, je te permettrais d'aller te pendre; va-t'en.--Que la vie d'Athčnes entičre n'est-elle dans cette racine! je la dévorerais ainsi! (Il mange une racine.) APÉMANTUS, _lui offrant quelque chose_.--Tiens, je veux améliorer ton repas. TIMON.--Commence par améliorer ma société; va-t'en. APÉMANTUS.--Je vais améliorer la mienne en m'éloignant de toi. TIMON.--Elle ne sera pas améliorée[22], elle ne sera que rapiécée; du moins je le souhaite. [Note 22: Shakspeare ne laisse jamais échapper l'occasion d'employer ą double sens le verbe _to mend: raccommoder, rapiécer, corriger, améliorer_. Le dialogue commence ici ą devenir plus grossier que spirituel.] APÉMANTUS.--Que voudrais-tu envoyer ą Athčnes? TIMON.--Toi, dans un ouragan. Si tu veux, dis-leur que j'ai de l'or ici: vois, j'en ai. APÉMANTUS.--L'or n'est ici d'aucun usage. TIMON.--Le meilleur et l'innocent; car ici il dort et ne paye pas le mal. APÉMANTUS.--Timon, oł couches-tu la nuit? TIMON.--Sous ce qui est au-dessus de moi. Apémantus, oł manges-tu le jour? APÉMANTUS.--Oł mon estomac trouve de la nourriture, ou plutōt lą oł je la mange. TIMON.--Oh! si le poison connaissait ma volonté, et voulait m'obéir! APÉMANTUS.--Oł l'enverrais-tu? TIMON.--Assaisonner tes aliments. APÉMANTUS.--Va, tu n'as jamais connu le juste milieu de l'humanité; mais seulement l'un on l'autre extrźme. Au milieu de ton or et de tes parfums, on se moquait de toi pour ton excčs de délicatesse. Maintenant, sous tes haillons, tu n'en connais plus aucune et on te méprise pour l'excčs contraire. Voici une nčfle, mange-la. TIMON.--Je ne mange point ce que je hais. APÉMANTUS.--Et tu hais une nčfle[23]? [Note 23: Jeu de mots: _meddlar_, nčfle, et _meddler_, un homme qui se mźle de tout, un flatteur, un intrigant.] TIMON.--Oui, parce que tu lui ressembles. APÉMANTUS.--Si tu avais haļ plus tōt les flatteurs, tu t'aimerais toi-mźme davantage aujourd'hui. Quel prodigue as-tu jamais connu qui ait été jamais aimé aprčs la perte de ses moyens? TIMON.--As-tu jamais connu un homme qui fūt aimé sans les moyens dont tu parles? APÉMANTUS.--Moi. TIMON.--Je te comprends; tu as quelques moyens pour avoir un chien. APÉMANTUS.--Quelles choses au monde peux-tu comparer le mieux ą tes flatteurs? TIMON.--Les femmes en approchent le plus; mais les hommes, les hommes sont la flatterie elle-mźme.--Apémantus, que ferais-tu de l'univers si tu le tenais sous ta puissance? APÉMANTUS.--Je l'abandonnerais aux bźtes féroces pour me délivrer des hommes. TIMON.--Voudrais-tu tomber toi-mźme dans la destruction générale des hommes et rester brute avec les brutes? APÉMANTUS.--Oui, Timon. TIMON.--Ambition de brute! que les dieux t'accordent ton désir! Si tu étais lion, le renard te duperait; si tu étais agneau, le renard te dévorerait; si tu étais le renard, le lion te suspecterait, si par hasard l'āne venait ą t'accuser; si tu étais l'āne, ta stupidité ferait ton tourment, et tu ne vivrais que pour servir de déjeūner au loup; si tu étais le loup, ta voracité serait ton supplice, et tu exposerais ta vie pour ton diner; si tu étais la licorne[24], ta fureur et ton orgueil seraient un pičge pour toi, tu périrais victime de ta colčre; si tu étais un ours, tu serais tué par le cheval; si tu étais cheval, tu serais la proie du léopard; si tu étais un léopard, tu serais cousin germain du lion, et ta peau mouchetée serait fatale ą ta vie; tu n'aurais de sūreté que dans la fuite, et ton absence serait ton unique défense. Quel animal pourrais-tu źtre, qui ne fūt soumis ą quelque autre animal? Et quel animal tu es déją, de ne pas voir comment tu perdrais ą la métamorphose! [Note 24: Voici ce qu'on racontait de la licorne: «quand le lion, qui est son ennemi, l'aperēoit, il se tient appuyé sur le tronc d'un arbre; la licorne, furieuse, vole vers lui pour le percer. Le lion se retire; la licorne enfonce sa corne dans l'arbre et devient ainsi la proie du lion.»] APÉMANTUS.--Si ta conversation avait pu me plaire, ce serait surtout en ce moment. La république d'Athčnes est devenue un repaire de bźtes. TIMON.--L'āne a-t-il donc sauté par-dessus les murailles, que te voilą hors de la ville? APÉMANTUS.--Voilą un poėte et un peintre. Que la peste de la société te poursuive; de peur d'en źtre atteint je décampe: quand je ne saurai que faire je reviendrai te voir. TIMON.--Quand tu seras le seul homme vivant, tu seras le bienvenu: j'aimerais mieux źtre le chien d'un mendiant qu'Apémantus. APÉMANTUS.--Tu es le premier de tous les fous vivants! TIMON.--Je voudrais que tu fusses assez propre pour te cracher au visage. APÉMANTUS.--Que la peste t'étouffe! Tu es trop méchant pour que je te maudisse. TIMON.--Tous les coquins, prčs de toi, sont purs. APÉMANTUS.--Il n'est point de lčpre pareille ą ton langage.... TIMON.--Oui, si je te nommais.--Je te battrais, mais ce serait souiller mes mains. APÉMANTUS.--Je voudrais que ma langue pūt les faire tomber en pourriture. TIMON.--Hors d'ici, progéniture d'un chien galeux, la colčre me transporte de te voir vivant; je me trouve mal en te voyant. APÉMANTUS.--Je voudrais te voir crever. TIMON.--Va-t'en, coquin importun; j'en suis fāché, mais je vais perdre une pierre aprčs toi[25]! (_Il lui jette une pierre._) [Note 25: «Tout homme a une pierre pour jeter ą un chien.» (Proverbe.) On connaīt l'étymologie du mot _cynique_.] APÉMANTUS.--Bźte sauvage! TIMON.--Esclave! APÉMANTUS.--Crapaud! TIMON.--Coquin, coquin, coquin! (_Apémantus s'éloigne comme pour s'en aller._) Je suis malade de dégoūt de ce monde pervers; je n'en veux rien aimer, que les aliments nécessaires qui croissent sur sa surface.--Allons, Timon, prépare maintenant ta tombe; repose dans un lieu oł l'écume légčre de la mer puisse chaque jour en baigner la pierre: compose ton épitaphe, et que la mort rie en moi de la vie des autres. (_Il regarde son or._) O toi, doux régicide; cher métal de discorde entre le pčre et le fils; toi, brillant corrupteur de la pureté du lit nuptial, vaillant Mars, amant toujours jeune, toujours frais et séduisant, toujours aimé, dont l'éclat fond la neige consacrée qui protčge le sein de Diane! ō toi, dieu visible, qui réunis les contraires dans une alliance étroite et les amčne ą s'embrasser; toi, qui parles et assortis tous les langages ą tous les desseins! ō toi, pierre de touche des coeurs, pense que l'homme, ton esclave, se révolte, et, par ta puissance, allume entre eux des discordes mortelles! Puisse l'empire du monde rester ą la brute! APÉMANTUS.--Que ton voeu s'exauce; mais quand je serai mort.--Je vais dire que tu as de l'or; tu seras bientōt entouré d'une foule. TIMON.--D'une foule? APÉMANTUS.--Oui. TIMON.--Tourne-moi le dos, je t'en conjure. APÉMANTUS.--Vis et chéris ta misčre. (Apémantus sort.) TIMON.--Vis longtemps ainsi, et meurs ainsi, nous sommes quittes.--Encore des visages humains! Mange, Timon, et déteste-les. (Des voleurs entrent.) PREMIER VOLEUR.--Oł peut-il avoir trouvé cet or; sans doute ce sont quelques pauvres restes, quelques misérables débris de sa fortune? La disette d'argent, l'abandon de ses amis l'ont jeté dans cette mélancolie. SECOND VOLEUR.--Le bruit court qu'il possčde un trésor immense. TROISIČME VOLEUR.--Faisons une tentative sur lui; s'il ne se soucie plus de l'or, il nous l'abandonnera facilement; mais s'il est jaloux de le conserver, comment l'aurons-nous? SECOND VOLEUR.--Tu as raison; car il ne le porte pas sur lui: il est caché. PREMIER VOLEUR.--N'est-ce pas lui? LES AUTRES.--Oł? SECOND VOLEUR.--Le voilą tel qu'on nous l'a peint. TROISIČME VOLEUR.--Lui-mźme; je le reconnais. LES VOLEURS.--Dieu te garde, Timon! TIMON.--Quoi, des voleurs! LES VOLEURS.--Des soldats, non des voleurs. TIMON.--Tous les deux ą la fois, et des fils d'une femme. LES VOLEURS.--Nous ne sommes point des voleurs, mais des hommes dans un grand besoin. TIMON.--Votre plus grand besoin, c'est le besoin de nourriture. Pourquoi en manqueriez-vous? Voyez, la terre a des racines; ą un mille ą la ronde jaillissent cent sources; ces chźnes produisent du gland; ces ronces sont couvertes de graines vermeilles; la nature, ménagčre bienfaisante, vous sert sur chaque buisson des mets en abondance. Vous źtes dans le besoin, et pourquoi? PREMIER VOLEUR.--Nous ne pouvons vivre d'herbes, de fruits sauvages et d'eau comme les poissons, les oiseaux et les bźtes de ces forźts. TIMON.--Ni des bźtes elles-mźmes, des oiseaux et des poissons: il faut que vous dévoriez les hommes. Je dois vous rendre grāces de ce que vous źtes des voleurs avoués; de ce que pour faire votre métier, vous ne prenez point un masque respectable, car dans les professions légitimes de la société, la rapacité n'a point de bornes. Brigands, tenez, voici de l'or. Allez, buvez le sang subtil de la grappe, jusqu'ą ce qu'il allume dans vos veines une fičvre brūlante qui fasse bouillir le vōtre et vous sauve du gibet! Ne vous fiez pas au médecin: ses antidotes sont du poison; il commet plus d'assassinats que vous de vols; il vole la bourse et la vie ą la fois. Commettez des crimes, commettez-en puisque c'est votre profession, comme des ouvriers. Je veux vous citer partout l'exemple du brigandage. Le soleil est un voleur qui, par sa puissante attraction, vole le vaste océan; la lune, voleur effronté, vole au soleil la pāle lumičre dont elle brille. L'Océan est un autre voleur qui fond la lune en larmes salées et les mźle ą ses flots. La terre est un voleur qui ne produit et ne nourrit que par un mélange soustrait au résidu de toutes les substances. Toute chose est un voleur; les lois, votre frein et votre verge, sont elles-mźmes, par leur pouvoir tyrannique, les plus effrénés des brigands. Point d'amitié entre vous; allez, volez-vous l'un l'autre; voilą encore de l'or. Coupez les gorges; tous ceux que vous rencontrerez sont des voleurs. Allez ą Athčnes, brisez les portes des boutiques; vous ne pouvez rien voler qu'ą des voleurs. Que cet or que je vous donne ne vous empźche pas de voler encore: qu'il vous perde vous-mźmes et vous confonde: ainsi soit-il! (Il se retire vers sa caverne.) TROISIČME VOLEUR.--Il m'a presque dégoūté de mon métier, en me le vantant. PREMIER VOLEUR.--Ce n'est pas le désir que nous prospérions dans notre profession mystérieuse, c'est la haine pour les hommes qui lui a dicté ces conseils. SECOND VOLEUR.--Je veux le croire comme un ennemi, et je dis adieu ą mon état. PREMIER VOLEUR.--Attendons que nous revoyions la paix dans Athčnes. SECOND VOLEUR.--Il n'est point de temps si misérable oł l'homme ne puisse źtre honnźte. (Ils sortent.) (Entre Flavius.) FLAVIUS.--O dieux! cet homme dans l'opprobre et la ruine est-il mon seigneur? Quel état de dépérissement et de dégradation? O monument étonnant de bienfaits mal placés! Quel changement dans sa situation ont produit l'indigence et le désespoir!--Quoi de plus vil sur la terre que ces amis qui conduisent ainsi les āmes les plus nobles ą la plus honteuse fin? Comme l'ordre donné ą l'homme d'aimer ses ennemis s'accorde bien avec ce temps-ci! Puis-je n'accorder ma tendresse qu'ą celui qui me veut du mal, plutōt qu'ą celui qui m'en fait!--Son oeil m'a aperēu; je vais lui présenter ma douleur sincčre, et je veux le servir, comme mon seigneur, aux dépens de ma vie.--Mon cher maītre. (Timon sort de sa caverne.) TIMON.--Va-t'en; qui es-tu? FLAVIUS.--M'avez-vous oublié, seigneur? TIMON.--Pourquoi fais-tu cette question? J'ai oublié tous les hommes: donc, si tu avoues źtre un homme, je t'ai oublié aussi. FLAVIUS.--Votre pauvre et honnźte serviteur.... TIMON.--Je ne te connais donc point. Je n'eus jamais un honnźte homme auprčs de moi; je n'avais que des fripons qui servaient ą manger ą des coquins. FLAVIUS.--Les dieux me sont témoins que jamais pauvre intendant ne versa sur l'infortune de son maītre de larmes plus sincčres, que n'en ont versé mes yeux sur la vōtre. TIMON.--Quoi! tu pleures! Approche; maintenant je t'aime, parce que tu es une femme, et que tu désavoues le coeur de pierre des hommes, qui ne pleurent jamais que de débauche ou de folle joie!--La pitié dort: étrange sičcle que celui oł on pleure de rire, non en pleurant! FLAVIUS.--Reconnaissez-moi, mon cher maītre, je vous en conjure; agréez ma sincčre douleur, et tant que ce faible trésor durera (_il lui présente tout ce qu'il a d'or_), souffrez que je sois votre intendant[26]. [Note 26: Destouches a su profiter de cette scčne dans le cinquičme acte de son _Dissipateur_.] TIMON.--Quoi, j'avais un intendant si fidčle, si juste, et aujourd'hui si compatissant! Ceci adoucit presque mon caractčre sauvage.--Voyons ton visage.--Cet homme pourtant naquit sūrement d'une femme.--Dieux éternellement sages! pardonnez-moi mon anathčme téméraire et sans exception; je proclame qu'il est un homme honnźte: mais ne vous y trompez pas; un seul, pas davantage, et c'est un intendant! Oh! que j'aurais voulu détester tout le genre humain; mais tu te rachčtes toi-mźme: toi seul excepté, je maudis tous les hommes.--Il me semble que tu es plus honnźte que sage. Car en me trahissant, en m'opprimant tu aurais retrouvé plus facilement un autre emploi; tant de gens arrivent au service d'un second maītre, en marchant sur le corps du premier. Mais dis-moi la vérité; car je douterai toujours, malgré ma certitude; cette tendresse n'est-elle point feinte, intéressée, usuraire comme celle du riche qui fait des présents dans l'espérance de recevoir vingt pour un! FLAVIUS.--Non, mon digne maītre; la défiance et le soupēon sont entrés, hélas! trop tard dans votre coeur. C'était au milieu de vos festins que vous auriez dū craindre la perfidie; mais le soupēon ne vient que quand les biens sont dissipés. Ma démarche, le ciel m'en est témoin, est pur amour, devoir et zčle pour votre āme incomparable; je veux prendre soin de votre nourriture et de votre subsistance, et, soyez-en persuadé, mon noble seigneur, tout ce que je possčde, et tout ce que je puis espérer dans l'avenir, je le donnerais pour remplir l'unique voeu de mon coeur: que vous redevinssiez riche et puissant pour me récompenser en m'enrichissant vous-mźme. TIMON.--Vois, ton voeu est accompli, seul honnźte homme qui existe. Tiens, prends; les dieux, du fond de ma misčre, t'envoient un trésor. Va, vis riche et heureux; mais ą condition que tu iras bātir loin des hommes; hais-les tous, maudis-les tous; ne montre de pitié pour aucun; plutōt que de secourir le mendiant, laisse sa chair exténuée par la faim se détacher de ses os; donne aux chiens ce que tu refuseras aux hommes; que les cachots les engloutissent, que les dettes les dessčchent, que les hommes soient comme des arbres flétris, et que toutes les maladies dévorent leur sang perfide!--Adieu, sois heureux. FLAVIUS.--O mon maītre, souffrez que je reste avec vous et que je vous console. TIMON.--Si tu crains les malédictions, ne t'arrźte pas, fuis, tandis que tu es libre et heureux. Ne vois jamais les hommes, et que je ne te voie jamais! (Timon rentre dans sa caverne. Flavius s'éloigne.) FIN DU QUATRIČME ACTE. ACTE CINQUIČME SCČNE I Devant la caverne de Timon. _Entrent_ UN POČTE ET UN PEINTRE, TIMON _est derričre eux sans en źtre vu._ LE PEINTRE.--Si je connais bien le lieu, sa demeure ne doit pas źtre éloignée. LE POČTE.--Que doit-on penser de lui? En croirons-nous la rumeur, qu'il regorge d'or? LE PEINTRE.--Cela est certain, Alcibiade le dit; Phrynia et Timandra ont reēu de l'or de lui; il a aussi enrichi libéralement quelques soldats maraudeurs. On dit qu'il a donné une somme considérable ą son intendant. LE POČTE.--Ainsi, sa banqueroute n'était destinée qu'ą éprouver ses amis. LE PEINTRE.--Rien de plus: vous le verrez encore comme un palmier dans Athčnes, fleurir parmi les plus grands, ainsi, il ne sera pas mal ą propos d'aller lui offrir nos hommages dans son infortune apparente. Ce sera de notre part un procédé honnźte, et qui a bien des chances d'amener nos desseins ą ce qu'ils souhaitent, s'il est vrai qu'il soit aussi riche qu'on le dit. LE POČTE.--Qu'avez-vous ą lui présenter maintenant? LE PEINTRE.--Rien, quant ą présent, que ma visite; mais je lui promettrai un chef-d'oeuvre. LE POČTE.--Il faut que j'en use de mźme envers lui; je lui dirai que je prépare certain ouvrage pour lui. LE PEINTRE.--C'est tout ce qu'il y a de mieux: promettre est le ton du sičcle. La promesse ouvre les yeux de l'attente, qu'engourdit et tue l'accomplissement d'une parole. Excepté pour les gens simples et vulgaires, tenir ce qu'on a promis n'est plus en usage. Promettre est plus poli, plus ą la mode; tenir sa promesse, c'est faire son testament, ce qui annonce toujours une grande maladie dans le jugement de celui qui le fait. TIMON, _ą part_.--Excellent artiste! tu ne pourrais pas peindre un homme aussi méchant que toi. LE POČTE.--Je rźve ą l'ouvrage que je lui dirai avoir préparé pour lui. Il faut qu'il en soit lui-mźme le sujet. Ce sera une satire contre la mollesse de la prospérité, et un détail des flatteries qui obsčdent la jeunesse et l'opulence. TIMON, _ą part_.--Faut-il aussi que tu fasses le rōle de fripon dans ta propre pičce? Chātieras-tu tes propres fautes sur le dos des autres? Va, écris, j'ai de l'or pour toi. LE PEINTRE.--Mais cherchons-le: nous péchons contre notre fortune, quand nous pouvons faire quelque profit et que nous arrivons trop tard. LE POČTE.--Vous avez raison; quand le jour nous sert, et avant le retour de la nuit aux coins obscurs, trouvez ce dont vous avez besoin ą la libre lumičre qui vous est offerte; allons. TIMON, _ą part_.--Je vais vous joindre au tournant.--Quel dieu est donc cet or, pour źtre adoré dans des temples plus vils et plus abjects que les lieux oł l'on nourrit les porcs? C'est toi qui équipes les flottes et qui sillonnes l'onde écumante; toi qui attaches l'hommage et le respect ą l'esclave. Sois donc adoré, et que tes saints soient récompensés par tous les fléaux de n'obéir qu'ą toi!--Il est temps que je les aborde. (Il s'avance vers eux.) LE POČTE.--Salut, noble Timon. LE PEINTRE.--Notre ancien et digne maītre. TIMON.--Aurais-je assez vécu pour voir enfin deux honnźtes gens? LE POČTE.--Seigneur, ayant souvent éprouvé vos libéralités, ayant appris votre retraite et la désertion de vos amis dont les natures ingrates.... Oh! les āmes détestables! le ciel n'a pas assez de fouets.... Quoi! envers vous! dont la générosité, comme l'astre du ciel, donnait la vie et le mouvement ą tout leur źtre; je me sens hors de moi; je ne connais point d'expressions assez énergiques, pour revźtir de ses vraies couleurs, leur énorme ingratitude. TIMON.--Laisse-la toute nue; les hommes l'en verront mieux.--Vous, qui źtes honnźtes, en étant ce que vous źtes, faites ą merveille voir et connaītre leur caractčre. LE PEINTRE.--Lui et moi, nous avons voyagé sous la céleste rosée de vos bienfaits, et nous l'avons doucement sentie. TIMON.--Oh! vous źtes d'honnźtes gens. LE PEINTRE.--Nous sommes venus ici vous offrir nos services. TIMON.--Āmes honnźtes! comment vous récompenserai-je?--Pouvez-vous manger des racines et boire de l'eau? Non. LE POČTE.--Tout ce que nous pourrons faire, nous le ferons pour vous. TIMON.--Vous źtes d'honnźtes gens; vous avez appris que j'avais de l'or, je le sais: dites la vérité, vous źtes d'honnźtes gens. LE PEINTRE.--On le dit, noble seigneur; mais ce n'est pas lą ce qui amčne mon ami, ni moi. TIMON.--Braves, honnźtes gens!--Il n'est personne dans Athčnes qui soit capable de faire un portrait comme toi. De tous les artistes, tu es celui qui contrefais le mieux la vérité. LE PEINTRE.--Lą! lą! seigneur. TIMON.--C'est comme je le dis. (_Au počte._) Et toi, dans tes fictions, ton vers coule avec tant de grāce et de douceur, que l'art y ressemble ą la nature. Cependant, mes dignes amis, il faut que je vous le dise, vous avez un défaut, ą vrai dire, il n'est pas monstrueux, et je ne veux pas que vous preniez beaucoup de peine pour vous en corriger. LE POČTE ET LE PEINTRE.--Nous prions votre Honneur de nous le faire connaītre. TIMON.--Vous le prendrez mal. LE POČTE ET LE PEINTRE.--Avec la plus vive reconnaissance, seigneur. TIMON.--En vérité, croyez-vous? LE POČTE ET LE PEINTRE.--N'en doutez pas, seigneur. TIMON.--C'est qu'il n'y en a pas un de vous qui ne se fie ą un coquin qui le trompe. LE POČTE ET LE PEINTRE.--Nous, Seigneur? TIMON.--Oui; vous entendez l'imposteur vous flatter, vous le voyez dissimuler, vous connaissez son artifice grossier, et cependant vous l'aimez, vous le nourrissez, vous le réchauffez dans votre sein. Soyez pourtant bien sūrs que c'est un parfait scélérat. LE PEINTRE.--Je ne connais personne de ce caractčre, seigneur. LE POČTE.--Ni moi non plus. TIMON.--Écoutez, je vous aime tendrement, je vous donnerai de l'or, mais chassez-moi de votre compagnie ces coquins, pendez-les, poignardez-les, noyez-les dans les latrines, exterminez-les enfin par quelque moyen, et venez ensuite me trouver, et je vous donnerai de l'or libéralement. LE POČTE ET LE PEINTRE.--Nommez-les, seigneur, que nous les connaissions. TIMON.--Placez-vous ici, vous; et vous lą; chacun de vous séparément, tout seul, sans compagnon; eh bien! un maītre fripon vous tient encore compagnie.--(_Au peintre._) Si lą oł tu es tu ne veux pas qu'il se trouve deux coquins, ne te laisse pas approcher de lui.--(_Au počte._) Et toi, si tu ne veux pas habiter auprčs d'un coquin, fuis loin de cet homme. Hors d'ici, couple de fripons, voilą de l'or. Vous źtes venus chercher de l'or, esclaves!--Vous avez travaillé pour moi, vous voilą payés.--Hors d'ici: tu es alchimiste, toi; convertis cela en or. Loin d'ici, vils chiens! (Il sort en les battant et en les chassant devant lui.) SCČNE II _Entrent_ FLAVIUS, DEUX SÉNATEURS. FLAVIUS.--C'est en vain que vous cherchez ą parler ą Timon. Il s'est tellement concentré en lui-mźme, que de tous ceux qui ont la figure humaine il est le seul qui soit en bon rapport avec lui-mźme. PREMIER SÉNATEUR.--Conduis-nous ą sa caverne; c'est notre devoir; nous avons promis aux Athéniens de lui parler. SECOND SÉNATEUR.--Dans des circonstances toutes semblables, les hommes ne sont pas toujours les mźmes. C'est le temps et le chagrin qui ont produit en lui ce changement; le temps, en lui offrant d'une main plus propice le bonheur de ses premiers jours, peut ressusciter en lui l'homme d'autrefois. Conduis-nous vers lui, et qu'il arrive ce qui pourra. FLAVIUS.--Voilą sa caverne.--Que la paix et le contentement rčgnent ici! Seigneur Timon! seigneur Timon! reparaissez, parlez ą vos amis: les Athéniens, représentés par ces deux membres de leur respectable sénat, viennent vous saluer; parlez-leur, noble Timon. (Timon sortant de sa caverne.) TIMON.--Soleil, qui réchauffes, brūle! (_Aux sénateurs_.) Parlez, et soyez pendus; que chaque parole vraie engendre une pustule, et que chaque mensonge cautérise votre langue et la consume jusqu'ą la racine! PREMIER SÉNATEUR.--Digne Timon! TIMON.--Pas plus digne des hommes qui te ressemblent que toi de Timon. SECOND SÉNATEUR.--Les sénateurs d'Athčnes vous saluent, Timon. TIMON.--Je les remercie; et je voudrais, en retour, leur envoyer la peste, si je pouvais la prendre pour la leur donner. PREMIER SÉNATEUR.--Oubliez une injure dont nous-mźmes nous sommes affligés pour vous. Le sénat, d'un consentement et d'un coeur unanimes, vous rappelle ą Athčnes, et a pensé ą des dignités spéciales qui, devenues vacantes, vous sont destinées. SECOND SÉNATEUR.--Ils confessent que leur ingratitude envers vous fut trop grande et grossičre. Le peuple mźme, qui se rétracte rarement, sent le besoin qu'il a du secours de Timon, et reconnaīt le danger de sa chute s'il refuse d'avoir recours ą Timon. Il nous envoie pour vous porter l'aveu de ses regrets, et vous offrir une récompense qui dépassera le poids de l'offense qu'il vous a faite. Oui, il vous promet tant d'amas et de trésors d'amour et de richesses, que ses torts seront effacés, et que l'empreinte de son amour sera gravée en vous pour attester ą jamais son dévouement ą votre personne. TIMON.--Vos offres m'enchantent, me surprennent jusqu'ą m'arracher presque des larmes: donnez-moi le coeur d'un fou et les yeux d'une femme, et ces consolations, dignes sénateurs, vont faire couler mes pleurs. PREMIER SÉNATEUR.--Daignez donc revenir parmi nous. Reprenez l'autorité dans notre Athčnes (la vōtre et la nōtre); vous y serez reēu avec transport, et revźtu du pouvoir absolu; votre nom révéré y régnera en souverain, et nous aurons bientōt repoussé les féroces attaques d'Alcibiade, qui, comme un sanglier sauvage, cherche ą déraciner la paix de sa patrie. SECOND SÉNATEUR.--Et brandit son épée menaēante sous les murs d'Athčnes. PREMIER SÉNATEUR.--Ainsi, Timon.... TIMON.--Oui, sénateurs, je le veux bien; oui, je le veux bien.--Si Alcibiade tue mes concitoyens, dites ą Alcibiade, de la part de Timon, que Timon ne s'en embarrasse gučre; mais s'il livre la belle Athčnes au pillage, s'il prend nos respectables vieillards par la barbe, s'il abandonne les vierges sacrées aux outrages de la guerre insolente, brutale, furieuse, alors qu'il sache, et dites-lui ce que dit Timon: Par pitié pour notre jeunesse et pour nos vieillards, je ne puis m'empźcher de lui dire que je ne m'en inquičte point.... Qu'il fasse tout au pire. --Moquez-vous de leurs glaives tant que vous aurez des gorges ą couper. Quant ą moi, il n'est point de poignard dans le camp le plus désordonné que je ne préfčre ą la gorge la plus respectable d'Athčnes. Je vous abandonne donc ą la garde des dieux justes, comme des voleurs ą leurs geōliers. FLAVIUS.--Ne vous arrźtez pas plus longtemps; tout est inutile. TIMON.--Tenez, j'étais occupé ą écrire mon épitaphe: on la verra demain. Je commence ą me rétablir de cette longue maladie de la vie et de la santé; je retrouve tout dans le néant. Allez, vivez; qu'Alcibiade soit votre fléau et vous le sien, et vivez ainsi longtemps! PREMIER SÉNATEUR.--Nous parlons en vain. TIMON.--Cependant j'aime ma patrie, et je ne suis point homme ą me réjouir du malheur public, comme on en fait courir, le bruit. PREMIER SÉNATEUR.--C'est bien parlé. TIMON.--Recommandez-moi ą mes chers compatriotes. PREMIER SÉNATEUR.--Voilą des paroles dignes de passer par vos lčvres. SECOND SÉNATEUR.--Elles entrent dans nos oreilles comme des grands triomphateurs sous les portes oł retentissent les applaudissements. TIMON.--Recommandez-moi ą eux; dites-leur que, pour les consoler de leurs peines, de la crainte de leurs ennemis, de leurs maux, de leurs pertes, de leurs chagrins d'amour, et de toutes les autres souffrances qui peuvent assaillir le frźle vaisseau de la nature dans le voyage incertain de la vie, je veux leur montrer quelque amitié, je veux leur apprendre ą prévenir la fureur du sauvage Alcibiade. SECOND SÉNATEUR.--Ceci me plaīt assez, il reviendra. TIMON.--J'ai ici, dans mon enclos, un arbre que je veux abattre pour mon usage, et je ne tarderai pas ą le couper. Dites ą mes amis, ą tous les habitants d'Athčnes, d'aprčs l'ordre des rangs, aux grands et aux petits, que si quelqu'un veut terminer son affliction, il se hāte de venir ici avant que mon arbre ait senti la coignée, et qu'il se pende; je vous prie, faites ma commission. FLAVIUS.--Ne l'importunez pas davantage, vous le verrez toujours le mźme. TIMON.--Ne revenez plus me voir; dites seulement aux Athéniens que Timon a bāti sa demeure éternelle sur les grčves de l'onde arričre, et qu'une fois le jour la vague turbulente viendra la couvrir de sa bouillante écume. Venez ici, et que la pierre de mon tombeau soit votre oracle. Lčvres, prononcez des paroles amčres, et que ma voix cesse; que la peste contagieuse réforme ce qui va mal; que les hommes ne travaillent qu'ą creuser leurs tombeaux, et que la mort soit leur gain!--Soleil, cache tes rayons, le rčgne de Timon est passé! (Il se retire.) PREMIER SÉNATEUR.--Sa haine est devenue inséparable de sa nature. SECOND SÉNATEUR.--Toute notre espérance en lui est morte; retournons, et tentons les moyens qui nous restent dans notre grand péril. PREMIER SÉNATEUR.--Il demande des pieds agiles. (Ils sortent.) SCČNE III. Le théātre représente les murs d'Athčnes, _Entrent_ DEUX SÉNATEURS ET UN MESSAGER. PREMIER SÉNATEUR, _au messager_.--Tu as bien pris de la peine pour le savoir; son armée est-elle aussi nombreuse que tu le disais? LE MESSAGER.--Ce que je vous ai dit n'est rien encore; la rapidité de ses mouvements promet qu'il va bientōt źtre ici. SECOND SÉNATEUR.--Nous courons un grand péril si on n'amčne pas Timon. LE MESSAGER.--J'ai trouvé en chemin un courrier, un de mes anciens amis, quoique servant un parti différent; cependant nous avons cédé au penchant de notre vieille liaison, et nous avons causé comme des amis. Il allait de la part d'Alcibiade ą la caverne de Timon, chargé de lettres pour le prier de prźter main-forte ą la guerre contre notre ville entreprise en partie ą cause de lui. (Arrivent les sénateurs qui avaient été députés ą Timon.) SECOND SÉNATEUR.--Voici nos frčres. TROISIČME SÉNATEUR.--Ne parlez plus de Timon, n'attendez rien de lui.--Déją les tambours des ennemis se font entendre, et leur marche redoutable obscurcit les airs de poussičre. Rentrons et préparons-nous: je crains bien que nous ne tombions dans le pičge de nos ennemis. (Ils sortent.) SCČNE IV Les bois; on voit la caverne de Timon et un tombeau grossier. UN SOLDAT _cherchant Timon_. D'aprčs toutes les descriptions, ce doit źtre ici l'endroit.--Y a-t-il quelqu'un ici? Holą! Parlez.--Personne ne répond.--Que veut dire ceci?--Ah! Timon est mort. Il a terminé sa carričre; quelque bźte sauvage a élevé ce tertre. Point d'homme vivant ici.--Sūrement il est mort, et voilą son tombeau. Je ne puis pas lire ce qu'il y a sur la pierre.--Je vais enlever cette inscription sur la cire; notre général connaīt tous les caractčres. C'est un vieil interprčte, quoique jeune d'années. Il a mis ą l'heure qu'il est le sičge devant l'orgueilleuse Athčnes, dont la ruine est son ambition. (Il sort.) SCČNE V Les remparts d'Athčnes. ALCIBIADE _paraīt ą la tźte de ses troupes; on entend les instruments de guerre_. ALCIBIADE.--Que la trompette annonce ą cette ville efféminée et lāche notre terrible approche. _(Un pourparler; les sénateurs paraissent sur les murs, Alcibiade leur adresse la parole_.) Jusqu'ą présent vous avez toujours continué; vous avez rempli vos jours d'abus d'autorité, prenant votre volonté pour mesure des lois. Jusqu'ą présent, moi et ceux qui dormaient ą l'ombre de votre pouvoir, nous avons erré les bras croisés, et nous avons exhalé en vain nos souffrances. Enfin le moment est venu oł nos genoux[27] craquent sous le poids et crient d'eux-mźmes: _C'est assez_. La vengeance, hors d'haleine, ira s'asseoir et respirer sur vos grands sičges de repos, et l'insolence poussive perdra la parole de crainte et d'horreur. [Note 27: Image empruntée aux habitudes du chameau, qui se relčve dčs qu'il sent que le fardeau dont on le charge est trop lourd.] PREMIER SÉNATEUR.--Jeune et noble guerrier, quand tes premiers griefs n'étaient qu'imaginaires, avant que tu eusses la force en main et que tu pusses nous inspirer de la crainte, nous avons envoyé vers toi pour calmer ta fureur, et réparer notre ingratitude par des marques d'amour qui devaient en effacer le souvenir. SECOND SÉNATEUR.--Nous avons tenté aussi de réveiller, dans le coeur transformé de Timon, l'amour de notre ville, par un humble message et des promesses. Nous n'avons pas tous été cruels, nous ne méritons pas tous d'źtre frappés par le glaive de la guerre. PREMIER SÉNATEUR.--Nos murs n'ont point été élevés par les mains de ceux qui t'ont offensé; et ton injure n'est pas si grave qu'il faille détruire ces tours superbes, ces trophées et ces académies, pour venger des torts particuliers. SECOND SÉNATEUR.--Les auteurs de ton exil ne vivent plus; la honte d'avoir si fort manqué de prudence a brisé leurs coeurs. Noble Alcibiade, entre dans notre cité tes enseignes déployées; et si la soif de la vengeance t'acharne sur une pāture que la nature abhorre, prends sur les habitants la dīme de la mort, et que les malheureux marqués par le sort des dés périssent. PREMIER SÉNATEUR.--Tous ne t'ont pas offensé; il n'est pas juste de tirer vengeance sur ceux qui restent ą la place de ceux qui ne sont plus: le crime n'est pas héréditaire comme un champ. Ainsi, cher concitoyen, fais entrer tes troupes, mais laisse ta colčre hors des remparts; épargne Athčnes, ton berceau; épargne tes parents qui, dans l'emportement de ta colčre, périraient avec ceux qui t'ont offensé. Entre comme le berger dans le parc, et choisis les brebis infectées; mais n'égorge pas tout le troupeau. SECOND SÉNATEUR.--Quel que soit ton but, tu le gagneras plutōt par ton sourire que tu n'y arriveras ą coups d'épée. PREMIER SÉNATEUR.--Frappe seulement du pied nos portes fortifiées; elles vont s'ouvrir. Envoie ton noble coeur devant tes pas pour dire que tu entres au nom de l'amitié. SECOND SÉNATEUR.--Jette ton gant ou quelque autre gage de ta foi, qui nous assure que tu n'as pris les armes que pour te faire rendre justice, et non pour nous renverser; ton armée entičre établira ses quartiers dans la ville, jusqu'au moment oł nous aurons rempli tes désirs. ALCIBIADE.--Tenez, voilą mon gant, descendez; ouvrez vos portes sans źtre attaqués; vous me livrerez les ennemis de Timon et les miens. Ceux que vous me désignerez pour le chātiment périront seuls, et, pour dissiper vos frayeurs, en vous déclarant mes nobles sentiments, pas un de mes soldats ne quittera son poste et n'outragera le cours régulier de la justice dans l'enceinte de la ville, sous peine d'en répondre ą toute la sévérité de vos lois publiques. LES DEUX SÉNATEURS.--Voilą de nobles paroles. ALCIBIADE.--Descendez, et tenez votre promesse. (Les sénateurs descendent et ouvrent les portes.) (Entre un soldat.) LE SOLDAT.--Mon noble général, Timon est mort; il est enterré sur le bord mźme de la mer. J'ai trouvé sur son tombeau cette inscription que je vous apporte moulée sur la cire, qui sert d'interprčte ą ma pauvre ignorance. ALCIBIADE _lisant l'épitaphe:_ «Ci-gīt un corps malheureux, séparé d'une āme malheureuse. Ne cherche pas ą savoir mon nom... Que la peste vous dévore tous, misérables humains qui restez aprčs moi! Ci-gīt Timon, qui de son vivant détesta tous les hommes vivants. Passe et maudis ą ton gré, mais passe et n'arrźte point ici tes pas.» Ces mots, Timon, expriment bien tes derniers sentiments. Si tu avais en horreur les regrets des humains, le flux qui coule de notre cerveau, et ces gouttes d'eau que la nature avare laisse tomber de nos yeux, une sublime idée t'inspira de faire pleurer ą jamais le grand Neptune sur ton humble tombe, pour des fautes pardonnées: le noble Timon est mort; nous nous occuperons plus tard de sa mémoire.--Conduisez-moi dans votre ville, j'y vais porter l'olive avec l'épée. La guerre enfantera la paix: la paix contiendra la guerre; l'une et l'autre se soigneront réciproquement comme deux médecins. Que les tambours battent. (Ils sortent,) FIN DU CINQUIČME ET DERNIER ACTE. End of the Project Gutenberg EBook of Timon d'Athčnes, by William Shakespeare *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TIMON D'ATHČNES *** ***** This file should be named 15849-8.txt or 15849-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/5/8/4/15849/ Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothčque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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29,454 words • 490h 54m read

— End of Timon d'Athènes —

Book Information

Title
Timon d'Athènes
Author(s)
Shakespeare, William
Language
French
Type
Text
Release Date
May 17, 2005
Word Count
29,454 words
Library of Congress Classification
PR
Bookshelves
FR Théâtre, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.