Cover of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

French 68,652 words 1144h 12m read Oct 12, 2007

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The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-…lisabeth
Vigťe-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigťe-Lebrun

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Title: Souvenirs de Madame Louise-…lisabeth Vigťe-Lebrun (2/3)

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The Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-…lisabeth Vigťe-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigťe-Lebrun This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Souvenirs de Madame Louise-…lisabeth Vigťe-Lebrun (2/3) Author: Louise-Elisabeth Vigťe-Lebrun Release Date: October 12, 2007 [EBook #23020] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-…LISABETH VIG…E-LEBRUN *** Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rťnald Lťvesque (HTML version) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) SOUVENIRS DE MADAME LOUISE-…LISABETH VIG…E-LEBRUN, DE L'ACAD…MIE ROYALE DE PARIS, DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE, DE PARME ET DE BOLOGNE, DE SAINT-P…TERSBOURG, DE BERLIN, DE GEN»VE ET AVIGNON. En ťcrivant mes Souvenirs, je me rappellerai le temps passť, qui doublera pour ainsi dire mon existence. J.-J. Rousseau. TOME SECOND PARIS, LIBRAIRIE DE H. FOURNIER, RUE DE SEINE, 14 BIS. 1835. [Illustration.] AVANT-PROPOS DE L'AUTEUR. La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le cholťra vint enlever ŗ Pťtersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps ŗ toute idťe de continuer mes _Souvenirs_, pour lesquels cependant j'avais dťjŗ rassemblť les matťriaux nťcessaires. Les instances de mes amis m'ayant fait consentir l'an dernier ŗ reprendre ce travail, le lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume ťcrit dans une autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur d'achever le rťcit de ma vie pour celle qui me l'avait fait entreprendre. CHAPITRE PREMIER. Turin, Porporati, le Corrťge.--Parme, M. de Flavigni, les …glises, l'Infante de Parme.--ModŤne.--Bologne.--Florence. AprŤs avoir traversť Chambťry, j'arrivai ŗ Turin extrÍmement fatiguťe de corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empÍchťe, pendant toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas. Enfin, mon conducteur me dťposa dans une trŤs mauvaise auberge. Il ťtait neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait rien ŗ manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous fŻmes obligťes de nous coucher sans souper. Le lendemain de trŤs bonne heure, je fis prťvenir de mon arrivťe le cťlŤbre Porporati[1], que j'avais beaucoup vu pendant son sťjour ŗ Paris. Il ťtait alors professeur ŗ Turin, et il vint aussitŰt me faire une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter; mais il insista sur cette offre avec une vivacitť si franche, que je n'hťsitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitŰt avec mon enfant. Je fus reÁue par sa fille, ‚gťe de dix-huit ans, qui logeait avec lui, et qui se joignit ŗ son pŤre pour avoir de moi tous les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans leur maison. …tant pressťe de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir personne ŗ Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignťes et les maisons b‚ties rťguliŤrement. Elle est dominťe par une montagne appelťe la Superga, lieu de sťpulture, destinťe aux rois de Sardaigne. Porporati me conduisit d'abord au musťe royal, oý j'admirai une collection de superbes tableaux des diverses ťcoles, entre autres celui _de la femme hydropique_ de Gťrard Dow[2], qu'on peut appeler un chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui reprťsente une famille de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur. Il est certain que Vandick a pris plaisir ŗ faire ce tableau si remarquable; car, non seulement les tÍtes et les mains, mais les draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait, tant pour le coloris que pour l'exťcution. Vandick, au reste, tenait la plus grande place dans ce musťe du roi, oý je trouvai peu de tableaux des maÓtres d'Italie. Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous all‚mes au grand thť‚tre, et lŗ, j'aperÁus aux premiŤres loges le duc de Bourbon et le duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le pŤre alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frŤre de son fils. La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais ŗ Porporati si sa ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tÍte et me dit: ęIls n'en ont aucune idťe, et voici ce qui vient de m'arriver ici: un trŤs grand personnage, ayant entendu dire que j'ťtais graveur, est venu derniŤrement chez moi pour me faire graver son cachet.Ľ Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts. Je quittai mes aimables hŰtes pour aller ŗ Parme. ņ peine ťtais-je arrivťe dans cette derniŤre ville, que je reÁus la visite du comte de Flavigny, qui y sťjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontrť en France; mais son extrÍme bontť et la gr‚ce qu'il mit ŗ m'obliger en tout me le firent bientŰt connaÓtre et apprťcier. Sa femme aussi combla de soins ma fille et moi, et leur sociťtť me fut de la plus agrťable ressource dans une ville oý je ne connaissais personne. M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable. AprŤs avoir ťtť contempler le magnifique tableau du Corrťge, _la Crťche_ ou _la Nativitť_[3], je visitai les ťglises, dont les ouvrages de ce grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant de tableaux divins sans croire ŗ l'inspiration que l'artiste chrťtien puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions; mais la poťsie du christianisme me semble bien plus belle. Je montai tout au haut de l'ťglise Saint-Jean; lŗ, je m'ťtablis dans le cintre pour admirer de prŤs une coupole oý le Corrťge a peint plusieurs anges dans une gloire, entourťs de nuages lťgers. Ces anges sont rťellement cťlestes; leurs physionomies, toutes variťes, ont un charme impossible ŗ dťcrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de prŤs, on croit voir un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien ŗ l'effet de cette coupole, vue du bas de l'ťglise. On peut admirer aussi dans l'ťglise de Saint-Antoine, en entrant ŗ gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je connaisse, et d'une couleur inimitable. J'ai remarquť dans la bibliothŤque de Parme un buste antique d'Adrien, trŤs bien conservť, quoiqu'il ait ťtť dorť. Un petit Hercule en bronze d'un travail fort prťcieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de mťdaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrťge!... le Corrťge est la grande gloire de Parme. M. le comte de Flavigny me prťsenta ŗ l'infante (soeur de Marie-Antoinette), qui ťtait beaucoup plus ‚gťe que notre reine, dont elle n'avait ni la beautť ni la gr‚ce. Elle portait le grand deuil de son frŤre l'empereur Joseph II, et ses appartemens ťtaient tout tendus de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus qu'elle ťtait fort maigre et d'une extrÍme p‚leur. Cette princesse montait tous les jours ŗ cheval. Sa faÁon de vivre comme ses maniŤres ťtaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point charmťe, quoiqu'elle m'ait reÁue parfaitement bien. Je ne sťjournai que peu de jours ŗ Parme; la saison avanÁait, et j'avais les montagnes de Bologne ŗ traverser. J'ťtais donc trŤs pressťe de me mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon dťpart de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il dťsirait me confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de LespigniŤre) arriva, et je fus remise ŗ ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que je voyageai avec la plus grande sťcuritť jusqu'ŗ Rome. Je m'arrÍtai trŤs peu ŗ ModŤne, jolie petite ville, qui me parut fort agrťable ŗ habiter. Les rues sont bordťes de longs portiques qui mettent les piťtons ŗ l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect grandiose et ťlťgant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de RaphaŽl et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultŤre du Titien, etc., etc. On y voit aussi quantitť de curiositťs remarquables et des dessins des plus grands maÓtres italiens; quelques statues antiques, un grand nombre de belles mťdailles, ainsi que des camťes en agate trŤs prťcieux. La bibliothŤque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente mille volumes, beaucoup d'ťditions trŤs rares et des manuscrits. Le thť‚tre rappelle les amphithť‚tres des anciens. Les remparts sont la promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins sont charmantes, riches et bien cultivťes. AprŤs avoir traversť les montagnes qui ont bien quelque chose d'effrayant, car le chemin est trŤs ťtroit et trŤs escarpť, et bordť de prťcipices, ce qui m'engagea ŗ en faire une partie ŗ pied, nous arriv‚mes ŗ Bologne. Mon dťsir ťtait de passer au moins une semaine dans cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son ťcole, regardťe gťnťralement comme une des premiŤres de l'Italie, et pour visiter tant de magnifiques palais dont elle est ornťe. Tandis que, dans cette intention, je me pressais de dťfaire mes paquets,--Hťlas! madame, me dit l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, ťtant FranÁaise, vous ne pouvez passer qu'une nuit ici. Me voilŗ au dťsespoir, d'autant plus que dans le moment mÍme, je vis entrer un grand homme noir, costumť tout-ŗ-fait comme Bartholo, ce qui me le fit reconnaÓtre aussitŰt pour un messager du gouvernement papal. Ses habits, son visage p‚le et sťrieux, lui donnaient un aspect qui me fit tout-ŗ-fait peur. Il tenait ŗ la main un papier, que je pris naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici tant qu'il vous plaira, madame, rťpondit-il. On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon empressement ŗ profiter de cette faveur[4]. Je me rendis aussitŰt ŗ l'ťglise de Sainte-AgnŤs, oý se trouve placť le tableau du martyre de cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si bien exprimťe sur le beau visage de sainte AgnŤs, celui du bourreau qui la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une pieuse admiration. Je m'ťtais agenouillťe devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me faisaient entendre l'ouverture d'_Iphigťnie_ parfaitement bien exťcutťe. Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des paÔens et la jeune victime chrťtienne, le souvenir du temps si calme et si heureux oý j'avais entendu cette mÍme musique, et la triste pensťe des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon coeur au point que je me mis ŗ pleurer amŤrement et ŗ prier Dieu pour la France. Heureusement j'ťtais seule dans l'ťglise, et je pus y rester long-temps, livrťe aux ťmotions si vives qui s'ťtaient emparťes de mon ame. En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les chefs-d'oeuvre des grands maÓtres de l'ťcole de Bologne, plus fťconde qu'aucune autre ťcole italienne. Il faudrait des volumes pour dťcrire les beautťs dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain, ont ornť ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode me suivait, s'obstinant ŗ me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine inutile; que je connaissais tous ces maÓtres. Il se contenta donc de continuer seulement ŗ m'accompagner; mais comme il m'entendait m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me quitta pour aller dire ŗ mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y connaisse aussi bien qu'elle. Le palais Caprara renferme, dans sa premiŤre galerie, des trophťes militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dťpouille de gťnťraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus cťlŤbre guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique dans son genre. On voit, dans la seconde galerie, une tÍte de prophŤte et la Sibylle de Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain, quelques tÍtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse. Le palais Bonfigliola possŤde un beau Saint JťrŰme de l'Espagolet, une Sibylle du Guide, appuyťe sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs autres chefs-d'oeuvre. Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle d'Annibal Carrache, la Dťposition du Christ, effet de nuit, superbe tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-mÍme. Un plafond du Guerchin reprťsentant Hercule qui ťtouffe Antťe, et le Dťpart d'Agar, beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce tableau rťunit toutes les perfections; les moindres dťtails y sont d'une telle vťritť, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de plus beau. Trois jours aprŤs mon arrivťe (le 3 novembre 1789), j'avais ťtť reÁue membre de l'Acadťmie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en ťtait le directeur, vint m'apporter lui-mÍme mes lettres de rťception. Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idťe de tous ceux que j'allais trouver ŗ Florence. AprŤs avoir traversť les Apennins et les montagnes arides de _Radico Fani_, nous parcourŻmes un pays plein de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. ņ droite du chemin, on me montra un petit volcan, qui s'enflamme ŗ l'approche d'une lumiŤre, et que l'on nomme _Fuoco di Lagno_. Plus loin, le chemin s'ťtant ťlevť, je dťcouvris Florence, situťe au fond d'une large vallťe, ce qui d'abord me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on b‚tisse sur les hauteurs; mais sitŰt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmťe de sa beautť. AprŤs m'Ítre installťe dans l'hŰtel qu'on m'avait indiquť, je dťbutai par aller, avec ma fille et le vicomte de LespigniŤre, me promener sur une montagne des environs, d'oý l'on dťcouvre une vue magnifique, et sur laquelle se trouvent beaucoup de cyprŤs. Ma fille, en les regardant, me dit: ęCes arbres-lŗ invitent au silence.Ľ Je fus si surprise qu'un enfant de sept ans pŻt avoir une idťe de ce genre, que je n'ai jamais oubliť cela. Malgrť le dťsir extrÍme que j'avais d'arriver ŗ Rome, il m'ťtait impossible de ne pas sťjourner un peu dans cette charmante ville. J'allai voir avant tout la cťlŤbre galerie que les Mťdicis ont enrichie avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperÁoit d'abord une quantitť de tombeaux antiques[5]; et contre la porte, se trouve placťe la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vťnus de Mťdicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scŤne de la Niobť. Ces principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi dťcorťe par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de RaphaŽl, un d'Andrť del Sarte, et d'autres de divers grands maÓtres. Dans une seconde salle, on voit en sculpture: Euphrosine couchťe, Alexandre mourant; en peinture: une Vťnus du Titien, un trŤs beau Vanderveft, de superbes paysages de Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il faudrait un volume pour entrer dans quelques dťtails sur toutes les richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de dťlices pour un artiste. J'allai le lendemain au palais Pitti, oý, dans la premiŤre salle, je distinguai surtout la Charitť, peinte par le Guide, le portrait d'un philosophe par Rembrandt, un tableau ŗ la fois trŤs fin et trŤs vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la vision d'…zťchiel, admirable petit tableau de RaphaŽl. On y remarque aussi le portrait d'une femme habillťe en satin cramoisi, peint par le Titien avec autant de vigueur que de vťritť. La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de Rubens, un grand tableau allťgorique, une Sainte Famille, ainsi que son tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal, peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vťritť sont remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone ŗ la Seggiola, Lťon X et Jules II, par RaphaŽl, trois chefs-d'oeuvre, si dignes de leur haute renommťe. On trouve dans la troisiŤme salle un grand et beau tableau d'Andrť del Sarte reprťsentant la Vierge, Jťsus et saint JťrŰme; Paul III, du Titien, admirable de vťritť; un tableau allťgorique, deux paysages, et la fameuse fÍte de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise sur des ruines, magnifique tableau de RaphaŽl. Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds de diamŤtre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une trŤs belle composition, sont de Jean de Bologne. DŤs que je pus m'arracher ŗ la jouissance de parcourir la galerie des Mťdicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautťs que renferme Florence. D'abord, les portes du baptistŤre de _Guilberti_, dont les sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques, tout est d'une exťcution si parfaite, qu'on pourrait en faire des tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les nommait-il les portes du paradis. ņ l'ťglise de Saint-Laurent, je m'arrÍtai long-temps dans la chapelle des Mťdicis, dont plusieurs tombeaux ont ťtť exťcutťs d'aprŤs les dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit ťgyptien. Dans des niches en marbre noir on a placť des statues en bronze dorť. C'est dans l'ťglise Santa-Croce que se trouve le mausolťe de Michel-Ange. Lŗ, il faut se prosterner. Je suis montťe au cloÓtre de l'Annonciate, peint par Andrť del Sarte. Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet, et qui tient mÍme de l'antique. Les figures pleines d'expression et de vťritť sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on n'ait pas soignť ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi ŗ la rťputation de ce grand peintre. La Vierge, nommťe la _Madona del Sacco_, est divine. On la prendrait pour une vierge de RaphaŽl. On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais Altoviti pour voir le beau portrait que RaphaŽl a fait de lui-mÍme. Ce portrait a ťtť mis sous verre afin de le conserver, et cette prťcaution a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restťs purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont rťguliŤrement beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur. Je ne nťgligeai pas de visiter la bibliothŤque des Mťdicis, qui possŤde les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les marges ŗ gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables. Le jour que j'allai visiter la galerie oý se trouvent les portraits des peintres modernes peints par eux-mÍmes, on me fit l'honneur de me demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer quand je serais arrivťe ŗ Rome. Je remarquai avec un certain orgueil dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre sexe. Tout le temps de mon sťjour ŗ Florence fut un temps d'enchantement. J'avais fait connaissance avec une dame franÁaise, la marquise de Venturi, qui me comblait d'amitiťs et d'obligeances. Les soirs, elle me menait promener sur les bords de l'Arno, oý arrivent, ŗ une certaine heure, une quantitť de voitures ťlťgantes et de beau monde, dont la prťsence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du matin ŗ la galerie Mťdicis, aux ťglises et aux palais de la ville, me faisaient passer mes journťes d'une maniŤre ravissante; et si j'avais pu ne point penser ŗ cette pauvre France, j'aurais ťtť alors la plus heureuse des crťatures. CHAPITRE II. Borne.--Saint-Pierre.--Le Musťum.--Drouais.--RaphaŽl.--Le Vatican.--Le Colysťe.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes dťmťnagemens. Peu de jours aprŤs mon arrivťe ŗ Rome, j'ťcrivais ŗ Robert le paysagiste la lettre suivante: Rome, 1er dťcembre 1789. J'ai quittť avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence oý j'ai vu trŤs rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que je me promets bien de revoir avec plus de soin ŗ mon retour de Rome. Vous avez ťtť tťmoin des gros soupirs que me faisaient pousser les rťcits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de sťjourner ici. Vous savez combien je dťsirais visiter ŗ mon tour cette belle patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagťe ŗ faire ne m'auraient pas permis de rťaliser mon dťsir, si, pour notre malheur ŗ tous, la rťvolution n'ťtait pas venue me dťterminer ŗ quitter Paris, dont le charme ťtait dťtruit pour moi. Vous savez, mon cher ami, qu'ŗ quelque distance de Rome on dťcouvre dťjŗ le dŰme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la joie que j'ťprouvai lorsque je l'aperÁus: je croyais rÍver ce que j'avais souhaitť si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le Ponte Mole; je vous avouerai mÍme tout bas qu'il m'a paru bien petit, et le Tibre si chantť, bien sale. J'arrive ŗ la porte del Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrÍte ŗ l'Acadťmie de France. Notre directeur, M. Mťnageot, vient ŗ ma voiture; je lui demande l'hospitalitť jusqu'ŗ ce que j'aie trouvť un logement, et voilŗ qu'il me donne aussitŰt un petit appartement oý ma fille et sa gouvernante sont logťes prŤs de moi. De plus, il me prÍte dix louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut dire que je n'ai emportť avec moi que quatre-vingts louis, mon cher mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de faire. Le jour mÍme de mon arrivťe, M. Mťnageot m'a menťe avant tout ŗ Saint-Pierre, dont l'immensitť, d'aprŤs l'idťe que l'on m'en avait donnťe, ne m'a point frappťe d'abord. J'attribue cet effet ŗ la grandeur si bien calculťe de tous ses dťtails: par exemple, ŗ l'aspect de ces deux bťnitiers de jaune antique, en forme de coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'ťglise; quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant ŗ quel point elle ťtait vaste. Ayant dit ŗ M. Mťnageot que j'aurais prťfťrť la voir soutenue par des colonnes au lieu de ces ťnormes pilastres, il me rťpondit qu'on l'avait b‚tie d'abord comme je le dťsirais, mais que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait entourťes ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau oý Saint-Pierre est reprťsentťe comme je voudrais qu'elle fŻt. J'ai montť aussi l'escalier qui conduit ŗ la chapelle Sixtine, pour admirer la voŻte peinte ŗ fresque par Michel-Ange, et le tableau reprťsentant le jugement dernier. Malgrť toutes les critiques qu'on a faites de celui-ci, il m'a semblť un chef-d'oeuvre du premier ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a vraiment du sublime dans la composition, dans l'exťcution. Quant au dťsordre qui y rŤgne, il est, selon moi, complŤtement justifiť par le sujet. Le lendemain, je suis allťe voir le Musťum. Il est bien vrai qu'on ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de l'exťcution, ŗ tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs surtout qu'il appartenait de rťunir dans une aussi haute perfection l'ťlťgance des formes ŗ la vťritť. En voyant leurs ouvrages, on ne peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modŤles, et que les hommes et les femmes de la GrŤce n'aient rťalisť jadis ce que nous appelons le beau idťal. Je n'ai fait encore que parcourir le musťum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candťlabres, toutes ces beautťs enfin qui me sont apparues, m'ont dťjŗ laissť des souvenirs ineffaÁables. Au moment oý j'allais partir pour cette course au musťum, j'ai reÁu la visite des pensionnaires de l'Acadťmie de peinture, au nombre desquels ťtait Girodet. Ils m'ont apportť la palette du jeune Drouais, et m'ont demandť en ťchange quelques brosses dont je me sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, ŗ quel point j'ai ťtť sensible ŗ cet hommage si distinguť, ŗ cette demande si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante pensťe. Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu ŗ Paris, il avait mÍme dÓnť chez moi avec ses camarades la veille du jour oý tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oubliť sans doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se portait chez la mŤre du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui ťtait exposť chez elle. Hťlas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle pas frappť RaphaŽl avant qu'il eŻt trente-huit ans? n'a-t-elle pas enlevť ce gťnie au monde, quand il ťtait dans toute sa force, dans toute son ťnergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque je songe qu'on a osť dire, qu'on a osť ťcrire que RaphaŽl ťtait mort par suite d'excŤs, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent si pur, si suave, aurait ťtť chercher ses inspirations dans les mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que RaphaŽl ťtait amoureux, ťperduement amoureux de cette belle boulangŤre sans laquelle il ne pouvait vivre, ŗ qui il restait fidŤle au point de refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la niŤce du cardinal Bibiťna; tellement que, lorsque enfin le pape se laissa flťchir et permit que la Fornarina rentr‚t dans Rome, l'ťmotion de joie qu'il ťprouva, le bonheur de revoir cette femme adorťe, contribuŤrent beaucoup ŗ terminer ses jours. Un homme aussi passionnť, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptťs grossiŤres, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas compatibles; non, RaphaŽl n'ťtait pas un libertin; il ne faut que regarder ses tÍtes de Vierges pour Ítre sŻr du contraire. Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est lŗ surtout que le divin maÓtre a dťmontrť toute la subtilitť de son art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de RaphaŽl sont loin d'en donner une juste idťe; il faut les voir face ŗ face pour admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet: jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai mÍme remarquť que, dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la vťritť du Titien. La galerie, les salles, et mÍme ce corridor du Vatican oý j'ai vu dans le fond la belle Clťop‚tre mourante, tout cela est unique dans le monde. Combien ne s'ťtonne-t-on pas de la variťtť des compositions de RaphaŽl en voyant cette ťcole d'AthŤnes, ordonnťe avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composť dans un genre si diffťrent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui qui est mort si jeune ait laissť tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve avec ťvidence que la fťconditť est un attribut inhťrent au gťnie. Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions soient altťrťes, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque. Je me rappelle ŗ ce sujet qu'un ancien directeur de l'Acadťmie disait ŗ ses ťlŤves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des figures de RaphaŽl? prenez la nature, morbleu! ce sera la mÍme chose; allez sur la place del Popolo.Ľ Je me suis rendue au Colysťe en mťmoire de vous. Le cŰtť d'oý l'on peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la vťgťtation y a semťs partout, en font un monument admirable pour la peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idťe si hasardeuse de grimper jusqu'au faÓte pour l'unique plaisir d'y planter une croix? La raison se refuse ŗ le croire. Je dois vous dire, au reste, que cette croix est restťe, et que votre adresse et votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore ŗ Rome. J'ai ťtť voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrÍme dťsir de connaÓtre. Je l'ai trouvťe bien intťressante, ŗ part son talent, par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir cinquante ans, trŤs dťlicate, sa santť s'ťtant altťrťe par suite du malheur qu'elle avait eu d'ťpouser d'abord un aventurier qui l'avait ruinťe. Elle s'est remariťe depuis ŗ un architecte qui est pour elle un homme d'affaires. Elle a causť avec moi beaucoup et trŤs bien, pendant les deux soirťes que j'ai passťes chez elle. Sa conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'ťlectrisait pas. Angelica possŤde quelques tableaux des plus grands maÓtres, et j'ai vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur titianesque. J'ai ťtť dÓner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal de Bernis, ŗ qui j'avais fait une visite trois jours aprŤs mon arrivťe. Il nous a placťes toutes deux ŗ table ŗ cŰtť de lui. Il avait invitť plusieurs ťtrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous ťtions une trentaine ŗ cette table, dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne mangeant lui-mÍme que deux petits plats de lťgumes. Mais voilŗ le plaisant: ce matin on me rťveille ŗ sept heures en m'annonÁant la famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous imaginez! Je me lŤve, toute essoufflťe, et je fais entrer. Cette famille ťtait cinq grands laquais en livrťe qui venaient me demander la _buona mano_. On m'expliqua que c'ťtait pour boire. Je les congťdiai en leur donnant deux ťcus romains. Vous concevez toutefois mon ťtonnement, n'ťtant pas instruite de cet usage. Voilŗ, mon ami, une ťnorme lettre; mais j'avais besoin de causer avec vous. Rappelez-moi ŗ ce qui reste ŗ Paris de mes amis et de mes connaissances. Comment va notre cher abbť Delille? Parlez-lui de moi, ainsi qu'ŗ la marquise de Grollier, ŗ Brongniart, ŗ ma bonne amie madame de Verdun. Hťlas! quand vous reverrai-je tous! Adieu. Comme je ne pouvais rester dans le trŤs petit appartement que j'occupais ŗ l'Acadťmie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue dans laquelle les voitures des ťtrangers remisaient ŗ toute heure de nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre, il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont sans doute elle ťtait la sainte, venaient chanter et jouer de la musette devant sa niche jusqu'au jour. ņ vrai dire, il m'ťtait assez difficile de trouver ŗ me loger, attendu l'extrÍme besoin que j'ai de sommeil et le calme environnant qui m'est absolument nťcessaire pour dormir. J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne cessaient point d'aller et de venir sur cette place, oý logeait l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes du peuple s'y rťunissait, quand j'ťtais au lit, pour chanter en choeur des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garÁons improvisaient d'une maniŤre charmante, il est vrai, car la nation italienne semble avoir ťtť crťťe pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, qui m'aurait enchantťe le jour, me dťsolait la nuit. Il m'ťtait impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la place d'Espagne. J'allai louer prŤs de lŗ, dans une rue fort tranquille, une petite maison qui me convenait parfaitement, oý j'avais une charmante chambre ŗ coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me fťlicitai beaucoup. J'avais visitť toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais mÍme examinť les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pŻt m'inquiťter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le bruit bien lťger d'une petite fontaine placťe dans la cour, et dans mon enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiťtude parfaite; ŗ deux heures du matin, voilŗ que j'entends un bruit infernal prťcisťment derriŤre ma tÍte; ce bruit ťtait si violent, que la gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la mienne, en avait ťtť rťveillťe. DŤs que je suis levťe, je fais venir mon hŰtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachťe ŗ la muraille prŤs de mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le jour, attendu l'extrÍme chaleur, ne venaient ŗ cette pompe que la nuit. On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison. AprŤs avoir beaucoup cherchť inutilement pour m'ťtablir ŗ ma fantaisie, on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un appartement; n'ayant encore rien trouvť qui pŻt me convenir, je pris le parti de m'y installer. J'avais lŗ bien plus d'espace qu'il n'en fallait pour me loger commodťment; mais toutes ces piŤces ťtaient d'une saletť dťgoŻtante. Enfin, aprŤs en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais m'y ťtablir. DŤs la premiŤre nuit je pus juger des agrťmens de cette habitation. Un froid, une humiditť effroyables, m'auraient permis de dormir, qu'une troupe de rats ťnormes, qui couraient dans ma chambre, qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empÍchťe. Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce petit palais fŻt si froid et que les rats y eussent ťtabli leur domicile, il me rťpondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver ŗ le louer: ce que je n'eus point de peine ŗ croire. Malgrť tous ces inconvťniens, cependant, je me vis forcťe d'y rester six semaines. Enfin, je trouvai une maison qui paraissait Ítre entiŤrement ŗ ma convenance. Je ne la louai nťanmoins que sous la condition de l'essayer pendant une nuit, et ŗ peine m'ťtais-je mise au lit, que j'entendis sur ma tÍte un bruit tout-ŗ-fait insurmontable; c'ťtait une quantitť innombrable de vers qui grugeaient les solives. DŤs que j'eus fait ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins abandonner cette maison ŗ mon grand regret, car je ne crois pas qu'il soit possible de dťmťnager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes diffťrens sťjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restťe convaincue que la chose la plus difficile ŗ faire dans Rome, c'est de s'y loger. CHAPITRE III. Portraits que je fais en arrivant ŗ Rome.--Les palais.--Les ťglises.--La Semaine-Sainte.--Le jour de P‚ques.--La bťnťdiction du Pape.--La Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa derniŤre reprťsentation ŗ Rome. AussitŰt aprŤs mon arrivťe ŗ Rome, je fis mon portrait pour la galerie de Florence. Je me peignis la palette ŗ la main, devant une toile sur laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, ťtait fort jolie: aussi la reprťsentai-je en Hťbť, sur des nuages, tenant ŗ la main une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle d'aprŤs nature, et j'ai pensť Ítre dťvorťe par lui. Il appartenait au cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'Ítre toujours en plein air, enchaÓnť dans la cour, ťtait si furieux de se trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il me fit grand'peur. Je fis dans le mÍme temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dŤs qu'il nous eut quittťes, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisiŤme mari; mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux, quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une maniŤre trŤs pittoresque: elle est appuyťe sur un rocher couvert de mousse, et prŤs d'elle s'ťchappent des cascades. Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maÓtresse de lord Welesley, qui a peu tardť ŗ l'ťpouser. Puis, je fis mon portrait pour ma rťception ŗ l'Acadťmie de Rome; une copie de celui que je destinais ŗ Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol lui-mÍme jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise que j'ai retrouvťe depuis ŗ Naples, et dont je parlerai plus tard. En tout, j'ai prodigieusement travaillť ŗ Rome pendant les trois ans que j'ai passťs en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance ŗ m'occuper de peinture, entourťe comme je l'ťtais de tant de chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne possťdais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'ŗ choisir, parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de faire. La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du chagrin d'avoir quittť mon pays, ma famille, et tant d'amis que je chťrissais. L'intťrÍt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout le monde et si profitable ŗ un artiste, qu'il suffit pour rťpandre quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de pensťes trop pťnibles, j'ai ťtť au soleil couchant revoir ce Colysťe, dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible, quand on est lŗ, de songer ŗ autre chose qu'ŗ ces effets si beaux, si divers! Les arcades, ťclairťes d'un ton jaune rouge‚tre, se dťtachent sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncť qu'en Italie. L'intťrieur ruinť de ce grand thť‚tre, qui est maintenant rempli de verdure, d'arbustes en fleur, et de liŤre qui court Áŗ et lŗ, ne doit encore sa conservation actuelle qu'ŗ une douzaine de petites chapelles portant une croix, placťes symťtriquement au milieu de l'enceinte. C'est lŗ que des confrťries viennent faire des stations, et d'autres entendre prÍcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arŤne des gladiateurs et des bÍtes fťroces, est devenu un lieu consacrť ŗ notre culte. Quelles rťflexions ne font point naÓtre de semblables mťtamorphoses! Mais dans Rome, peut-on faire un pas sans rÍver ŗ l'instabilitť des choses humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces dťbris de colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des temples, des palais, et qui, malgrť leur vťtustť, conservent encore le style et le _faire_ dťlicat des Grecs; soit qu'on entre dans les ťglises et qu'on y trouve ces baignoires de marbre prťcieux, qui peut-Ítre ont servi ŗ PťriclŤs ou ŗ Lays, transformťes en tabernacles? Le maÓtre-autel de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes de la plupart des ťglises sont celles des anciens temples. Tout offre un mťlange de sacrť et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui n'est plus ajoutent prodigieusement ŗ la magnificence des cťrťmonies religieuses, qui d'ailleurs ont conservť toute la pompe de l'ancienne Rome. Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'Ítre point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux ťtrangers, qui doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une telle obligeance. Je me suis dťcidťe ŗ ne donner ici qu'un trŤs lťger aperÁu de ces magnifiques habitations et des beautťs qu'elles renferment, d'abord parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les dťcrivent en dťtail, ensuite parce que tant d'annťes se sont ťcoulťes depuis mon voyage ŗ Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changť de place. J'apprends sans cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou tel tableau n'est plus oý je l'avais vu, et je ne veux point induire en erreur les amis des arts. Le palais Justinien renfermait alors une immense quantitť de chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous ťtť vendus. J'y admirai l'Ombre de Samuel, un des plus beaux tableaux de Gťrard de la Note; c'est un effet de nuit du genre habituel de ce maÓtre; plusieurs statues antiques, entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brŻlť l'encens, ce qu'on reconnaÓt en voyant le bas de cette statue trŤs enfumť. Le palais FarnŤse, Doria, Barbarini, ťtaient pleins aussi d'objets d'art qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situť sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obťlisque ťgyptien, la voŻte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques. Le palais Colona est citť comme le plus beau de Rome; toutefois, il est loin d'offrir le mÍme intťrÍt que le palais BorghŤse. Celui-ci est si riche en tableaux des grands maÓtres et en statues, qu'il peut, ainsi que la villa du mÍme nom, passer pour un musťe royal. C'est lŗ que j'ai vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain. Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie ŗ Rome dans les palais dont je parle et dans les ťglises. Les ťglises renferment des trťsors en peinture, en mausolťes admirables. En ce genre, les richesses qui ornent Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du mausolťe de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est ŗ _San Pietro in vincoli_ que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange. ņ Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux reprťsente un mariage, et l'autre une vendange. L'ťglise de Saint-Jean-de-Latran, qui est ornťe de colonnes, renferme aussi plusieurs tombeaux du mÍme genre, dont l'un est en porphyre et d'une immense dimension; le cloÓtre, qui joint la sacristie, est rempli d'inscriptions antiques ťcrites en diverses langues. C'est ŗ Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte ŗ genoux les vingt-huit degrťs qui prťcŤdent le portail. La plus belle des ťglises sous le rapport d'architecture est celle de Saint-Paul hors des murs, dont l'intťrieur, de chaque cŰtť, est ornť de colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait ťtť un temple, et c'est dans ce style que j'aurais dťsirť Saint-Pierre. ņ Saint-Andrť-de-la-Valle, la coupole et les quatre ťvangťlistes sont peints par le Dominiquin. C'est ŗ la Trinitť-du-Mont, que se trouve la cťlŤbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi admirable par la composition que par l'expression, est un des chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dťgradť; mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restaurť. Je ne sais s'il faut dire que l'on voit dans l'ťglise de la Victoire de Sainte-Marie, la fameuse Sainte-ThťrŤse du Bernin, dont l'expression scandaleuse ne peut se dťcrire; mais c'est ŗ San Pietro in Montorio qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de RaphaŽl. On ne peut avoir une idťe de l'effet imposant et grandiose que produit la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carÍme. La semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en cťrťmonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable. Le mercredi, je me portai avec la foule ŗ la chapelle de Monte-Cavalo oý se chante le _Stabat Mater_ de PergolŤze, musique qu'on peut appeler cťleste. Le jeudi j'assistai ŗ la messe qui se dit ŗ Saint-Pierre avec la plus grande magnificence. Les cardinaux, revÍtus de riches chasubles et tenant un cierge ŗ la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est ťclairťe par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des cuirasses et des casques de fer, suivent le cortťge, et le coup d'oeil de cette procession est superbe. Le matin du vendredi-saint, j'allai ŗ la chapelle Sixtine, entendre le fameux _Miserere_ d'Allťgri, chantť par des soprani sans aucun instrument. C'ťtait vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis ŗ Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel ťtaient ťteintes. L'ťglise ne se trouve plus ťclairťe que par une croix illuminťe, prodigieusement brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous parait Ítre suspendue d'une maniŤre magique. Nous vÓmes entrer le pape, qui s'agenouilla; il ťtait suivi de tous les cardinaux qui l'imitŤrent; mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa mÍme, ce fut de voir, pendant la priŤre du saint PŤre, une quantitť d'ťtranger se promener dans l'ťglise avec la mÍme libertť que s'ils ťtaient dans le jardin du Palais-Royal. Le jour de P‚ques, j'eus soin de me trouver sur la place de Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bťnťdiction. Rien n'est plus solennel. Cette place immense est couverte dŤs le grand matin par des groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes diffťrens, de couleurs fortes est variťes; on y voit un grand nombre de pŤlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque cŰtť de l'ťglise ťtaient remplies de Romains et d'ťtrangers, puis en avant, se trouvaient placťes les troupes du pape et les troupes suisses, enseignes et drapeaux dťployťs. Le plus religieux silence rťgnait partout. Ce peuple ťtait aussi immobile que le superbe obťlisque de granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensitť de la place. ņ dix heures le pape arriva, tout habillť de blanc, et la tiare sur la tÍte. Il se plaÁa dans la tribune du milieu en dehors de l'ťglise, sur un magnifique trŰne cramoisi trŤs ťlevť. Tous les cardinaux, vÍtus de leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI ťtait superbe. Son visage colorť n'offrait aucune trace des fatigues de l'‚ge. Ses mains ťtaient trŤs blanches et potelťes. Il s'agenouilla pour lire sa priŤre; aprŤs quoi, se levant, il donna trois bťnťdictions en prononÁant ces mots: _urbi et orbi_(ŗ la ville et au monde). Alors comme frappťs par un coup d'ťlectricitť, le peuple, les ťtrangers, les troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute part; ce qui ajoute encore ŗ la majestť de cette scŤne, dont il est, je crois, impossible de ne pas se sentir attendri. La bťnťdiction donnťe, les cardinaux jettent de la tribune une grande quantitť de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est ŗ ce moment seulement que les groupes dont j'ai parlť se rompent, se confondent; qu'un millier de bras s'ťlŤvent pour saisir un de ces papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'ťlance et se presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire, la musique des rťgimens joue des fanfares, et les troupes dťfilent ensuite au son des tambours. Le soir, le dŰme de Saint-Pierre est illuminť, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumiŤres blanches du plus grand ťclat. On ne peut concevoir comment ce changement s'opŤre avec tant de rapiditť; mais c'est un spectacle aussi beau qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un trŤs beau feu d'artifice au-dessus du ch‚teau Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons enflammťs sont lancťs dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu dans le Tibre en double l'effet. ņ Rome, oý tout est restť grandiose, on n'illumine point avec de misťrables lampions. On place devant chaque palais d'ťnormes candťlabres d'oý sortent de grands feux dont les flammes s'ťlŤvent et rendent, pour ainsi dire, le jour ŗ toute la ville. Ce luxe de lumiŤre frappe d'autant plus un ťtranger, que les rues de Rome habituellement ne sont ťclairťes que par les lampes qui brŻlent devant les madones. La foule des ťtrangers est attirťe ŗ Rome bien plus pour la semaine sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblť fort remarquable. Les masques s'ťtablissent sur des gradins, dťguisťs en arlequin, en polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons ŗ Paris sur les boulevards, si ce n'est qu'ŗ Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un seul jeune homme qui courait les rues, costumť ŗ la franÁaise. Il contrefaisait ŗ s'y mťprendre un ťlťgant trŤs maniťrť que nous avons tous reconnu. Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes costumťes richement. Les chevaux sont parťs de plumes, de rubans, de grelots, et la livrťe porte des habits de scaramouche ou d'arlequin; mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui animent le reste du jour. Une de mes jouissances, dŤs que je fus arrivťe ŗ Rome, fut celle d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La cťlŤbre Banti s'y trouva pendant mon sťjour. Quoiqu'elle eŻt chantť plusieurs fois ŗ Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette jouissance ŗ un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne sais pourquoi je m'ťtais figurť qu'elle avait une taille prodigieusement grande. Elle ťtait au contraire trŤs petite et fort laide, ayant une telle quantitť de cheveux, que son chignon ressemblait ŗ une criniŤre de cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existť de pareille pour la force et l'ťtendue; la salle, toute grande qu'elle ťtait, ne pouvait la contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, ťtait absolument le mÍme que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a ťtť l'ťlŤve. Cette admirable cantatrice ťtait conformťe d'une maniŤre trŤs particuliŤre: elle avait la poitrine ťlevťe et construite tout-ŗ-fait comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir aprŤs le concert, lorsque quelques dames et moi furent passťes avec elle dans un cabinet; et je pensai que cette ťtrange organisation pouvait expliquer la force et l'agilitť de sa voix. TrŤs peu de temps aprŤs mon arrivťe, j'allai avec Angelica Kaufmann voir l'opťra de _Cťsar_, dans lequel Crescentini dťbutait. Son chant et sa voix ŗ cette ťpoque avaient la mÍme perfection: il jouait un rŰle de femme, et il ťtait affublť d'un grand panier comme on en portait ŗ la cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter qu'alors Crescentini avait toute la fraÓcheur de la jeunesse et qu'il jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succťdait ŗ Marchesi, dont toutes les Romaines ťtaient folles, au point qu'ŗ la derniŤre reprťsentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de leurs regrets; plusieurs mÍme pleuraient amŤrement, ce qui, pour bien du monde, devint un second spectacle. CHAPITRE IV. La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot ŗ Bonaparte.--Bontťs de Louis XVI pour moi.--L'abbť Maury.--Usage qui m'empÍche de faire le portrait du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Nťmi.--Son lac.--Aventure. Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le temps aussi dťlicieusement qu'ŗ Rome, y fŻt-on privť de toutes les ressources qu'offre la sociťtť. La promenade seule dans ces murs est une jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysťe, ce Capitole, ce Panthťon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe pyramide, ses belles fontaines que le soleil ťclaire d'une maniŤre si magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est ŗ droite en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil et au clair de lune; que ce fŻt ou non mon chemin, je me plaisais alors ŗ la traverser. Ce qui m'a beaucoup ťtonnťe ŗ Rome, c'est de trouver le dimanche matin au Colysťe une quantitť de femmes des plus basses classes extraordinairement parťes, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles d'ťnormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette qu'elles se rendent ŗ l'ťglise, suivies d'un domestique, qui, trŤs souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'ťtat est presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans leur mťnage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misťrables et deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit ŗ leurs fenÍtres dans les rues de Rome, coiffťes avec des fleurs, des plumes, fardťes de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on aperÁoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice, qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre dans leurs chambres, de les trouver seulement vÍtues d'un jupon sale. Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes dames, et quand le temps de se rendre aux _villa_ arrive, elles ferment avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties pour la campagne. On m'a assurť que toutes les femmes ŗ Rome avaient sur elles un poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent; mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez qui j'ai logť, et qui ťtait Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en Ítre munis, ce qui amŤne souvent des accidens bien graves. Trois jours aprŤs mon arrivťe, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son poignard. Comme ces maniŤres d'agir m'effrayaient beaucoup pour les ťtrangers, on m'assura que les ťtrangers n'avaient rien ŗ craindre, qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et l'homme assassinť s'ťtaient pris de querelle: le premier venait de reconnaÓtre son adversaire, et l'avait frappť de son poignard; ce qui prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune. ņ coup sŻr, les moeurs de la classe ťlevťe sont plus douces, car la haute sociťtť est ŗ peu prŤs la mÍme dans toute l'Europe. Toutefois, j'en serais assez mauvais juge; car ŗ l'exception des rapports relatifs ŗ mon art, et des invitations qui m'ťtaient adressťes pour des rťunions nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaÓtre les grandes dames romaines. Il m'est arrivť ce qui arrive naturellement ŗ tout exilť, c'est de rechercher ŗ Rome, pour sociťtť intime, celle de mes compatriotes. Pendant les annťes 1789 et 1790, cette ville ťtait pleine d'ťmigrťs franÁais que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels je fis bientŰt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tŰt ou plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui d'une si belle cťlťbritť, la famille des Polignac; je m'abstins nťanmoins de frťquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie; car on n'aurait pas manquť de dire que je complotais avec eux, et je crus devoir ťviter cela en considťration des parens et des amis que j'avais laissťs en France. Nous vÓmes arriver aussi la princesse Joseph Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes marquantes. La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et d'amabilitť. Pour son malheur, hťlas! elle ne resta pas ŗ Rome. Elle voulut retourner ŗ Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait ŗ ses enfans, et s'y trouva ŗ l'ťpoque de la terreur. ArrÍtťe, condamnťe ŗ mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'ťtant plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite ŗ l'ťchafaud. Ce qui dťsespŤre, quand on pense ŗ cette aimable femme, c'est que le 9 thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de temps. Celle que je distinguai bientŰt parmi toutes les dames franÁaises qui se trouvaient ŗ Rome, ťtait la charmante duchesse de Fleury, trŤs jeune alors; la nature semblait s'Ítre plu ŗ la combler de tous ses dons. Son visage ťtait enchanteur, son regard brŻlant, sa taille celle qu'on donne ŗ Vťnus, et son esprit supťrieur. Nous nous sentÓmes entraÓnťes ŗ nous rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme moi pour les beautťs de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne telle que je l'avais souvent dťsirťe. Nous allions habituellement ensemble passer nos soirťes chez le prince Camille de Rohan, qui ťtait alors ambassadeur de Malte et grand commandeur de l'ordre; tous les soirs il rťunissait chez lui les ťtrangers les plus distinguťs; la conversation ťtait trŤs animťe et trŤs intťressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journťe, et le goŻt, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout. Cette femme si sťduisante me semblait dŤs lors exposťe aux dangers qui menacent tous les Ítres douťs d'une imagination vive et d'une ame ardente; elle ťtait tellement susceptible de se passionner qu'en songeant combien elle ťtait jeune, combien elle ťtait belle, je tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent ťcrire au duc de Lauzun, qui ťtait bel homme, plein d'esprit et trŤs aimable, mais d'une grande immoralitť, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle ťtait fort innocente. Le duc de Lauzun ťtait restť en France; j'ignore s'il a pris une part active ŗ la rťvolution; ce qui est certain, c'est qu'il a ťtť guillotinť. Quant ŗ la duchesse de Fleury, elle est revenue ŗ Paris avant moi. Les passions y ťtaient encore dťbordťes. Tout en arrivant, elle fit divorce avec son mari, puis ťtant devenue trŤs amoureuse de M. de Montrond, homme ŗ bonne fortune, jeune encore, et trŤs spirituel, elle l'ťpousa. Tous deux quittŤrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la solitude, mais, hťlas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent ŗ Paris que pour divorcer. La derniŤre passion qu'elle prit s'alluma pour un frŤre de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'ŗ la restauration qui lui ramena son pŤre, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se jeter pour le soigner jusqu'ŗ sa mort; avant la rentrťe des Bourbons, ťtant allťe voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont polis, rťpondit-elle. L'arrivťe ŗ Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de la France me faisait ťprouver chaque jour des ťmotions, souvent bien tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu de temps aprŤs mon dťpart, comme on suppliait le roi de se faire peindre, il avait rťpondu: ęNon, j'attendrai le retour de madame Lebrun, pour qu'elle fasse mon portrait en pendant ŗ celui de la reine. Je veux qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre ŗ M. de La Pťrouse d'aller faire le tour du monde.Ľ Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a toujours tťmoignť de bontť, au point que je me suis beaucoup reprochť d'avoir oubliť de dire, dans mon premier volume, qu'ŗ l'ťpoque oý je fis le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses calomnies s'attachaient ŗ ma personne, je craignis qu'une aussi haute distinction ne port‚t ŗ son comble l'envie que j'excitais dťjŗ, et, toute pťnťtrťe que j'ťtais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M. d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdÓt l'idťe de m'accorder cette faveur. Je retrouvai ŗ Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M. Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prÍtait les beaux dessins qu'il possťdait pour les copier. M. Dagincour ťtait un grand enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'ťtais fort jeune quand il quitta la France; il me dit en partant: ęJe ne vous reverrai que dans trois ans,Ľ et il s'en ťtait ťcoulť quatorze depuis lors, sans qu'il pŻt se dťcider ŗ quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on pŻt vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville, regrettť de tous ceux qui l'avaient connu. C'est aussi, je crois, pendant mon premier sťjour ŗ Rome, que je revis l'abbť Maury, qui n'ťtait pas encore cardinal; il vint chez moi pour me dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le dťsirais infiniment; mais il fallait que je fusse voilťe pour peindre le Saint-PŤre et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse contente, m'obligea ŗ refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car Pie VI ťtait encore un des plus beaux hommes qu'on pŻt voir. J'ťtais arrivťe ŗ Rome, oý il pleut si rarement, prťcisťment ŗ l'ťpoque des pluies d'automne, qui sont de vrais dťluges. Il me fallut attendre le beau temps pour visiter les environs. M. Mťnageot alors me mena ŗ Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie. Nous all‚mes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantťe que ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitŰt avec du pastel, dťsirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes d'eaux. La montagne qui s'ťlŤve ŗ gauche, couverte d'oliviers, complŤte le charme du point de vue. Quand nous eŻmes enfin quittť les cascades, Mťnageot nous fit monter par un mauvais petit sentier ŗ pic jusqu'au temple de la Sibylle, oý nous dÓn‚mes de bon appťtit; puis aprŤs, j'allai me coucher sur le soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De lŗ, j'entendais le bruit des cascades, qui me berÁait dťlicieusement; car celui-lŗ n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je dťteste. Sans parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour moi, dont je pourrais tracer la forme d'aprŤs l'impression que j'en reÁois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de mÍme, il en est qui m'ont toujours ťtť agrťables: celui des vagues de la mer, par exemple, est moelleux et porte ŗ une douce rÍverie; enfin je serais capable, je crois, d'ťcrire un traitť sur les _bruits_, tant j'y ai, toute ma vie, attachť d'importance. Mais je reviens ŗ Tivoli. Nous couch‚mes ŗ l'auberge, et de grand matin nous retourn‚mes aux cascatelles, oý je finis mon esquisse. Ensuite nous all‚mes voir la grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une ťnorme quantitť d'eau, qui, aprŤs avoir bouillonnť en cascades sur de grosses pierres noires, va former une large nappe blanche et limpide. De lŗ, nous entr‚mes dans ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui rendent cette caverne trŤs pittoresque. PrŤs de lŗ, nous trouv‚mes une nouvelle cascade que l'on aperÁoit sous l'arche d'un pont: je la dessinai aussi; car tous les artistes ont dŻ sentir comme moi qu'il est impossible de marcher autour de Rome sans ťprouver le besoin de prendre ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas mÍme une promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'ťtait bonne pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me souviens, par exemple, que, pendant mon sťjour ŗ Rome, je reÁus une lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de dix-huit mille francs sur son banquier ŗ Rome, en paiement de deux tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France[6]. N'ayant point alors besoin d'argent, je remis ŗ me faire payer plus tard de cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me trouvant un soir sur la terrasse de la Trinitť-du-Mont, je suis frappťe de la beautť du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargťe d'ťcriture, je prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derriŤre ce coucher du soleil. Trois ans aprŤs, comme je songeais ŗ rentrer en France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier de Turin dix mille francs ŗ compte, qui mÍme ne m'en valurent que huit mille, tant le change sur Paris ťtait mauvais ŗ cette ťpoque. Par suite, quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient ŗ payer, nous rompÓmes le marchť, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la lettre de change avec mon coucher du soleil derriŤre. M. Mťnageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit ŗ la villa Aldobrandini, dont le parc est trŤs beau et les jets d'eau superbes. Du cazin, qui est fort ťlevť, on dťcouvre une vue magnifique: d'un cŰtť on aperÁoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas, _Tusculum_. Nous all‚mes visiter cette ville dťtruite, qui ťtait situťe sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formť par ces maisons, par ces murailles renversťes sans forme, Áŗ et lŗ, sur terre. Il n'est restť debout que l'enceinte oý Ciceron tenait son ťcole. Le coeur se serre ŗ la vue de ces grands dťsastres, qui font naÓtre de si tristes pensťes. En quittant _Tusculum_, nous all‚mes ŗ Monte-Cavi. Nous trouv‚mes ŗ droite de cette montagne une forÍt qu'il faut gravir pour aller voir les restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, ťtť b‚ti par Tarquin-le-Superbe. Nous all‚mes aussi visiter la villa Conti, oý j'ai vu les plus beaux arbres de toutes les espŤces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin est superbe et les appartemens trŤs beaux. Nous trouv‚mes ŗ peu de distance une chapelle dans laquelle ťtant entrťs, nous vÓmes une sainte Victoire trŤs bien habillťe et couchťe sur une ch‚sse. Comme un rideau la couvrait, le petit garÁon qui nous conduisait, en le tirant, fit remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin nous termin‚mes cette tournťe par une course ŗ la villa Bracciano que je trouvai trŤs belle. Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, nťanmoins, est loin de m'intťresser autant que celui de cette grande ruine qu'on appelle la villa Adriana. Malgrť les ťnormes dťbris qui couvrent le terrain sur lequel ťtait b‚ti ce vaste palais antique, on peut encore juger de sa beautť. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idťe des merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantitť de statues antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et plusieurs palais de Rome. ęAdrien, dit M. de Lalande dans son _Voyage d'Italie_, avait imitť dans son palais tout ce que l'antiquitť avait eu de plus cťlŤbre. On y trouvait un lycťe, une acadťmie, le portique, le temple de Thessalie, la piscine d'AthŤnes, etc., etc. On y avait construit un double portique trŤs long et trŤs ťlevť, qui garantissait du soleil ŗ toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquťes dans les murs de la bibliothŤque, avaient sans doute contenu des statues.Ľ On reconnaÓt dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des appartemens, qui sont extrÍmement vastes. Les dťcorations extťrieures et intťrieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par leur style que par leur exťcution. Nous sommes bien loin, hťlas! de cette ťlťgance et de ce grandiose. J'avais peine ŗ quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah! combien ce qui reste fait rÍver! Combien le temps fait nos plus grandes choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont les seules qui n'aient point changť. Ayons donc de l'orgueil, quand chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous rťvŤle l'instabilitť des choses humaines; car on peut dire que lŗ on foule aux pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort prŤs de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entr‚mes dans une villa dont le jardin ťtait presque en friche et qui nous paraissait dťsert. En entrant dans une allťe oý l'herbe poussait, nous aperÁŻmes de loin plusieurs dťbris de vases et de statues mutilťes. Ayant poussť plus loin, nous trouv‚mes quelques ouvriers qui dťmolissaient une petite maison dans laquelle ils avaient dťjŗ trouvť ces restes d'antiquitťs, qu'ils brisaient en les jetant Áŗ et lŗ sans aucune prťcaution; madame de Fleury et moi, furieuses contre le propriťtaire qui n'avait pas songť ŗ faire surveiller ses manoeuvres, nous ťtions dťcidťes ŗ l'aller trouver pour arrÍter ce massacre; mais on nous dit que la personne ŗ qui appartenait le jardin ťtait en voyage, et il nous fut impossible de savoir ŗ qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec soin des fouilles aussi intťressantes. Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'ťtait la hauteur du Monte-Mario, sur laquelle est situťe la villa Mellini. On m'a dit qu'en creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvť des coquilles d'huÓtres et une roue semblable ŗ celles que l'on fait aujourd'hui. On voit encore sur ces chemins d'ťnormes troncs d'arbres coupťs; ces arbres ont ťtť ceux de la forÍt sacrťe qui conduisait au temple antique, ŗ la place mÍme oý se trouve maintenant le cazin, qui est abandonnť. Arrivťe sur les cŰtes du mont, j'aperÁus la belle ligne des Apennins; cette vue est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien lŗ, qu'aprŤs y Ítre venue d'abord avec M. Mťnageot, j'y retournai plusieurs fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon domestique, qui me suivait, portait mon dÓner dans un panier. Ce dÓner ťtait un poulet; mais comme il y avait une espŤce de ferme sur le plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la jouissance que j'ťprouvais ŗ contempler ces lignes des Apennins jusqu'ŗ l'heure oý le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel! Cette voŻte cťleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complŤte solitude, tout m'ťlevait l'‚me; j'adressais au ciel une priŤre pour la France, pour mes amis, et Dieu sait quel mťpris j'ťprouvais alors pour les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poŤte Lebrun: ęL'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.Ľ M. Mťnageot m'avait recommandť de ne jamais aller seule dans les chemins escarpťs et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours; mais je voulais que ce fŻt de loin, d'autant plus qu'il avait des souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui dis un jour: ęGermain, ťloignez-vous, je vous prie, vous m'empÍchez de penser.Ľ En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui n'avait rien de mieux ŗ faire, s'amusait ŗ guetter toutes les personnes qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire: ęN'allez pas prŤs de madame, cela l'empÍche de penser,Ľ ce que plusieurs gens de mes connaissances me rťpťtaient le soir. Lorsque les chaleurs devinrent insupportables ŗ Rome, je fis plusieurs excursions aux environs, dťsirant trouver une maison dans laquelle je pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord ŗ la Riccia, j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort pittoresques. On y trouve une quantitť de beaux arbres trŤs anciens et une jolie fontaine. AprŤs avoir couru quelque temps, nous lou‚mes ŗ Genesano une maison qui ťtait justement ce qu'il nous fallait. Cette maison avait appartenu ŗ Carle Maratte; on voyait sur les murailles d'une grande salle, diverses compositions tracťes par lui, ce qui me la rendait prťcieuse. Nous all‚mes l'habiter en commun, la duchesse et moi, et nous faisions trŤs bon mťnage. DŤs que nous fŻmes ťtablies, les courses dans les environs commencŤrent. Nous avions louť trois ‚nes; car ma fille voulait toujours Ítre de nos parties: nous all‚mes d'abord au lac d'Albano; il est trŤs spacieux, et l'on parcourt avec dťlices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui prťfťr‚mes bientŰt nťanmoins les bords du charmant lac de Nťmi, ŗ gauche duquel on voit un temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac a quatre milles de circuit, il est comme encaissť dans un fond qu'entoure une si riche vťgťtation, que les sentiers sont bordťs de mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Nťmi, surmontťe d'une tour et d'un aqueduc. Nous vÓmes un jour une procession sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-lŗ. Une autre fois, nous entr‚mes dans un cimetiŤre oý des tÍtes de morts ťtaient rangťes avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces tÍtes; quant ŗ moi, je ne les regardais pas volontiers. Les arbres qui entourent le lac de Nťmi sont ťnormes; il y en a de si vieux, que leur tronc, leurs branches, sont dessťchťs et blanchis par le temps. Nous fÓmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du lac. Nous rest‚mes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous suivions un sentier, ces mÍmes arbres, ayant ťtť agitťs par le vent, prirent tout-ŗ-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaÁaient; ma pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: ęIls sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.Ľ En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi n'ťtions pas beaucoup plus braves que ma fille, tťmoin l'aventure suivante: ťtant allťes un jour nous promener toutes deux dans les bois de la Riccia, nous prÓmes, pour gagner un grand vallon situť prŤs de lŗ, un chemin dans lequel on voit ŗ droite et ŗ gauche plusieurs tombeaux anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolť. Tout ŗ coup nous apercevons venir derriŤre nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la terreur que nous ťprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne sont pas ťloignťs, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais l'ennemi approchait toujours, et, trop sŻres que ceux que nous appelions ne viendraient pas, nous nous mÓmes ŗ gravir la montagne en courant de toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forÁait ŗ nous essouffler de la sorte ťtait un brigand ou le plus honnÍte homme du monde. CHAPITRE V. Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, niŤce de Voltaire.--Le comte et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son histoire, ses attitudes.--L'hŰtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule FarnŤse. J'ťtais ŗ Rome depuis huit mois ŗ peu prŤs, lorsque, voyant tous les ťtrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla d'un M. D***, mari de la niŤce de Voltaire, madame Denis, qui se proposait de faire ce voyage et qui serait charmť de m'accompagner. M. D***, en effet vint chez moi, me rťpťter tout ce que m'avait dit le cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture une espŤce de marmite propre ŗ cuire une volaille, ce qui nous serait trŤs utile, attendu la mauvaise chŤre que l'on faisait dans les meilleures auberges de Terracine. Tout cela me convenait ŗ merveille, je partis avec ce monsieur. Sa voiture ťtait fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un ťnorme valet de chambre vint s'y placer devant moi, de maniŤre que son gros dos me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la conversation se bornait entre nous tous ŗ l'ťchange de quelques mots. Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperÁus au bord des canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie tout ťmaillťe de fleurs, au-delŗ de laquelle on voyait la mer et le cap Circťe.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je ŗ mon compagnon de voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont tout crottťs, me rťpondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir. Plus loin sur le chemin de Terracine, ŗ l'endroit oý l'on traverse une petite riviŤre en bateau, je vis ŗ gauche la ligne des Apennins entourťe de nuages superbes que le soleil couchant ťclairait; je ne pus m'empÍcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme. Arrivťs ŗ Terracine, nous descendÓmes ŗ l'auberge pour souper et coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne revenait pas de son ťtonnement: ęSais-tu bien, maman, s'ťcriait-elle, que c'est plus grand que nature!Ľ Nous demand‚mes ŗ souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M. D***; mais vraisemblablement elle avait ťtť oubliťe, car nous fŻmes rťduits ŗ nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous remÓmes en route le lendemain matin fort mal restaurťs. Les chemins qui mŤnent ŗ Naples sont charmans; outre de trŤs beaux arbres qu'on y trouve semťs Áŗ et lŗ, ils sont bordťs des deux cŰtťs de rosiers sauvages et de myrtes odorifťrans. J'ťtais enchantťe, quoique mon compagnon prťfťr‚t, disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je ne l'ťcoutais plus; j'ťtais dťcidťe ŗ ne point me laisser refroidir par ce glaÁon. Enfin nous arriv‚mes ŗ Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures. Je ne puis exprimer l'impression que j'ťprouvai en entrant dans la ville. Ce soleil si brillant, l'ťtendue de cette mer, ces Óles que l'on aperÁoit dans le lointain, ce Vťsuve d'oý s'ťlevait une forte colonne de fumťe, et jusqu'ŗ cette population si animťe, si bruyante, qui diffŤre tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me sťparer de mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-Ítre bien pour quelque chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon _ťteignoir_; c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifiť quelques autres personnes. J'avais retenu l'hŰtel de Maroc, situť ŗ Chiaja, sur les bords de la pleine mer. Je voyais en face de moi l'Óle de Caprťe, et cette situation me charmait. ņ peine y ťtais-je arrivťe, que le comte Scawronski, ambassadeur de Russie ŗ Naples, dont l'hŰtel touchait le mien, envoya un de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter aussitŰt le dÓner le plus recherchť. Je fus d'autant plus sensible ŗ cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eŻt chez moi le temps de songer ŗ la cuisine. DŤs le soir mÍme, j'allai le remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous deux m'engagŤrent beaucoup ŗ n'avoir point d'autre table que la leur, et quoiqu'il me fŻt impossible d'accepter entiŤrement cette offre, j'en ai profitť souvent pendant mon sťjour ŗ Naples, tant leur sociťtť m'ťtait agrťable. Le comte Scawronski avait des traits nobles et rťguliers; il ťtait fort p‚le. Cette p‚leur tenait ŗ l'extrÍme faiblesse de sa santť, qui ne l'empÍchait pas cependant d'Ítre parfaitement aimable et de causer avec autant de gr‚ce que d'esprit. La comtesse ťtait douce et jolie comme un ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblťe de richesses dont elle ne faisait aucun usage. Son bonheur ťtait de vivre ťtendue sur un canapť, enveloppťe d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa belle-mŤre faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mŤre lui tťmoignait le dťsir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures que ces caisses renfermaient, elle rťpondait nonchalamment: ņ quoi bon? pour qui? pour quoi? Elle me fit la mÍme rťponse quand elle me montra son ťcrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des diamans ťnormes que lui avait donnťs Potemkin, et que je n'ai jamais vus sur elle. Je me souviens qu'elle m'a contť que pour s'endormir, elle avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la mÍme histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune instruction, et sa conversation ťtait des plus nulles; en dťpit de tout cela, gr‚ce ŗ sa ravissante figure et ŗ une douceur angťlique, elle avait un charme invincible. Le comte Scawronski en ťtait fort amoureux, et quand il eut succombť ŗ ses longues souffrances, la comtesse, que je retrouvai ŗ Pťtersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui ťtait retournť ŗ Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en Russie ťpouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux filles de son premier mari, dont l'une a ťpousť le prince Bagration. Ce voisinage ŗ Naples me fut trŤs agrťable, et je passais la plupart de mes soirťes ŗ l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent une partie de cartes avec l'abbť Bertrand, qui ťtait alors consul de France ŗ Naples. Cet abbť ťtait bossu dans toute l'ťtendue du terme, et je ne sais par quelle fatalitť, dŤs que je me trouvais assise ŗ cŰtť de lui prŤs de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en tÍte. J'avais toutes les peines du monde ŗ m'en distraire. Enfin, un soir ma prťoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce malheureux air; je m'arrÍtai aussitŰt, et l'abbť se retournant vers moi, me dit du ton le plus aimable: ęContinuez, continuez, cela ne me blesse nullement.Ľ Je ne puis concevoir comment pareille chose m'ťtait arrivťe: c'est un de ces mouvemens inexplicables. Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte que, deux jours aprŤs mon arrivťe, je commenÁai ce portrait oý l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant un mťdaillon sur lequel ťtait le portrait de son mari. J'avais donnť la premiŤre sťance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre ŗ Naples, qui me demandait en gr‚ce que mon premier portrait fŻt celui d'une superbe femme qu'il me prťsenta; c'ťtait madame Hart, sa maÓtresse, qui ne tarda pas ŗ devenir lady Hamilton, et que sa beautť a rendue cťlŤbre. D'aprŤs la promesse faite ŗ mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la comtesse Scawronski serait avancť. Je fis en mÍme temps un nouveau portrait de lord Bristol que je retrouvai ŗ Naples, oý l'on peut dire qu'il passait sa vie sur le Vťsuve, car il y montait tous les jours. Je peignis madame Hart couchťe au bord de la mer, tenant une coupe ŗ la main. Sa belle figure ťtait fort animťe et contrastait complŤtement avec celle de la comtesse; elle avait une quantitť ťnorme de beaux cheveux ch‚tains qui pouvaient la couvrir entiŤrement, et en bacchante, ses cheveux ťpars, elle ťtait admirable. Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut savoir qu'il revendait trŤs souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un bťnťfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aÓnť de notre ambassadeur ŗ Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protťgeait les arts, rťpondit-il: ęDites plutŰt que les arts le protťgent.Ľ Le fait est qu'aprŤs avoir marchandť fort long-temps pour le portrait de sa maÓtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu ŗ Londres trois cents guinťes. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tÍte et d'en faire prťsent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de mÍme sans hťsiter. La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa mŤre, dit-on, ťtait une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur le lieu de sa naissance; ŗ treize ans, elle entra comme bonne d'enfant chez un honnÍte bourgeois ŗ Hawarder; mais, ennuyťe de l'obscuritť dans laquelle elle vivait, et se flattant qu'ŗ Londres elle pourrait se placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit l'avoir vue ŗ cette ťpoque, avec des sabots ŗ la porte d'une fruitiŤre, et quoiqu'elle fŻt trŤs pauvrement vÍtue, sa charmante figure la faisait remarquer. Un dťtaillant du marchť Saint-Jean la reÁut ŗ son service, mais elle sortit bientŰt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une dame de bonne famille et trŤs honnÍte. Dans cette maison elle prit le goŻt des romans, puis le goŻt des spectacles. Elle ťtudiait les gestes, les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilitť prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement ŗ sa maÓtresse, la fit renvoyer. Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne oý se rassemblaient tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa beautť ťtait dans tout son ťclat; toutefois, elle ťtait encore trŤs sage. On raconte que sa premiŤre faiblesse eut pour motif de sauver un de ses parens nommť Galois, qui venait d'Ítre _pressť_ sur la Tamise, et qui ťtait matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la dťlivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille. Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maÓtres de toute espŤce, puis il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier Feathersonhang, qui la trouva trop fiŤre avec lui, et ne tarda pas ŗ l'abandonner aussi. Emma se voyant sans ressource, descendit bientŰt au dernier degrť d'avilissement. Un hasard ťtrange la tira de cet abÓme. Le docteur Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un lťger voile, sous le nom de la _dťesse Higia_ (dťesse de la santť); une quantitť de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les artistes surtout en ťtaient charmťs. Quelque temps aprŤs cette exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modŤle; il lui faisait prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est lŗ qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue cťlŤbre. Rien n'ťtait plus curieux en effet que la facultť qu'avait acquise lady Hamilton de donner subitement ŗ tous ses traits l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser merveilleusement pour reprťsenter des personnages divers. L'oeil animť, les cheveux ťpars, elle vous montrait une bacchante dťlicieuse, puis tout ŗ coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la prťsenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle ťtait habillťe comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire des robes comme celles que je portais, pour peindre ŗ mon aise, et qu'on appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle entendait trŤs bien; dŤs lors, on aurait pu copier ses diffťrentes poses et ses diffťrentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux; il en existe mÍme un recueil, dessinť par Frťdťric Reinberg, qu'on a gravť. Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle ťtait chez le peintre dont j'ai parlť, que lord Grťville[7] en devint si fort amoureux, qu'il allait l'ťpouser en 1789, quand il fut subitement dťpouillť de ses places et ruinť. Il partit aussitŰt pour Naples, dans l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et il emmena Emma afin qu'elle plaid‚t sa cause auprŤs de son grand parent. Le chevalier, en effet, consentit ŗ payer toutes les dettes de son neveu, mais ŗ la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces dťtails de lord Grťville lui-mÍme.) Emma devint donc la maÓtresse de lord Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se dťtermina ŗ l'ťpouser en dťpit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour Londres: ęElle sera ma femme malgrť eux; aprŤs tout, c'est pour moi que je l'ťpouse.Ľ Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena ŗ Naples peu de temps aprŤs, devenue aussi grande dame qu'on puisse l'Ítre. On a prťtendu que la reine de Naples alors s'ťtait intimement liťe avec elle. Il est certain que la reine la voyait; mais on peut dire que c'ťtait politiquement. Lady Hamilton ťtant trŤs indiscrŤte, la mettait au fait d'une foule de petits secrets diplomatiques, dont Sa Majestť tirait parti pour les affaires de son royaume. Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fŻt excessivement moqueuse et dťnigrante, au point que ces dťfauts ťtaient les seuls mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie ŗ se faire ťpouser. Elle manquait de tournure et s'habillait trŤs mal, dŤs qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait ŗ Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louťe; je m'y rendais tous les jours, dťsirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et la princesse Joseph de Monaco assistaient ŗ la troisiŤme sťance, qui fut la derniŤre. J'avais coiffť madame Hart (elle n'ťtait pas encore mariťe) avec un schall tournť autour de sa tÍte en forme de turban, dont un bout tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes invitťes ŗ dÓner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette, qui ťtait des plus communes, l'avait tellement changťe ŗ son dťsavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde ŗ la reconnaÓtre. Lorsque j'allai ŗ Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son mari. Je me fis ťcrire chez elle, et elle vint aussitŰt me voir dans le plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait couper ses beaux cheveux pour se coiffer ŗ la Titus, ce qui ťtait alors ŗ la mode. Je trouvai cette Andromaque ťnorme; car elle avait horriblement engraissť. Elle me dit en pleurant qu'elle ťtait bien ŗ plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un pŤre; et qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comťdie. Je me trompais d'autant moins que peu de minutes aprŤs, ayant aperÁu de la musique sur mon piano, elle se mit ŗ chanter un des airs qui s'y trouvaient. On sait que lord Nelson ŗ Naples avait ťtť trŤs amoureux d'elle; elle ťtait restťe avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de plus, elle avait placť une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me rťpondit-elle. Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses attitudes, avaient un dťsir extrÍme de voir ce spectacle qu'elle n'avait jamais voulu donner ŗ Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirťe pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques autres FranÁais que je savais Ítre fort curieux d'assister ŗ cette scŤne; et le jour venu je plaÁai dans le milieu de mon salon un trŤs grand cadre enfermť ŗ droite et ŗ gauche dans deux paravens. J'avais fait faire une ťnorme bougie qui rťpandait un grand foyer de lumiŤre; je la posai de faÁon qu'on ne pŻt la voir, mais qu'elle ťclair‚t lady Hamilton comme on ťclaire un tableau. Toutes les personnes invitťes ťtant arrivťes, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec une expression vraiment admirable. Elle avait amenť avec elle une jeune fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait beaucoup[8]. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes poursuivies dans l'enlŤvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la douleur ŗ la joie, de la joie ŗ l'effroi, avec une telle rapiditť que nous ťtions tous ravis. Comme je l'avais retenue ŗ souper, le duc de Bourbon, qui ťtait ŗ table ŗ cŰtť de moi, me fit remarquer combien elle buvait de _porter_. Il fallait qu'elle y fŻt bien accoutumťe, car elle n'ťtait pas ivre aprŤs deux ou trois bouteilles. Long-temps aprŤs avoir quittť Londres, en 1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours ŗ Calais, oý elle ťtait morte dans l'isolement et la plus affreuse misŤre. Nous voilŗ bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens. J'ťtais dans l'enchantement d'habiter cet hŰtel de Maroc, sans parler de l'agrťment de mon voisinage. Je jouissais de ma fenÍtre de la vue la plus magnifique et du spectacle le plus rťjouissant. La mer et l'Óle Caprťe en face; ŗ gauche le Vťsuve, qui promettait une ťruption par la quantitť de fumťe qu'il exhalait; ŗ droite le coteau de Pausilippe, couvert de charmantes maisons, et d'une superbe vťgťtation; puis ce quai de Chiaja est toujours si animť qu'il m'offrait sans cesse des tableaux amusans et variťs; tantŰt des lazzaroni venaient se dťsaltťrer au jet d'eau qui sortait d'une belle fontaine placťe devant mes fenÍtres, oý de jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais les pÍcheurs avec des torches dont la vive lumiŤre reflťtait dans la mer des lames de feu. AprŤs ma chambre ŗ coucher se trouvait une galerie ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvťniens, mon appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti. Pendant plusieurs heures de la matinťe je ne pouvais ouvrir mes fenÍtres sur le devant, attendu qu'il s'ťtablissait au-dessous de moi une cuisine ambulante oý les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi. J'ťtais rťduite ŗ regarder la mer ŗ travers mes carreaux. Qu'elle est belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passť des heures ŗ la contempler la nuit, quand ses flots ťtaient calmes et argentťs par le reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que prťsente la ville, que l'on voit alors tout entiŤre, s'ťlevant en amphithť‚tre. Le chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin oý j'allais quelquefois dÓner[9]. Il faisait venir de jeunes garÁons qui, pour un sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou ŗ la bouche. C'est ŗ Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordť par la mer, et qui devient le soir une promenade dťlicieuse. L'Hercule FarnŤse ťtait placť dans ce jardin; comme on avait retrouvť les jambes antiques de la statue, elles ťtaient remises en place de celles qu'avait faites dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posťes ŗ cŰtť, afin que l'on compar‚t, en sorte qu'il fallait reconnaÓtre la sublime supťrioritť de l'antique, mÍme auprŤs de Michel-Ange. CHAPITRE VI. Le baron de Talleyrand--L'Óle de Caprťe.--Le Vťsuve.--Ischia et Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aÓnťes de la reine de Naples.--Portrait du prince royal.--PaŽsiello.--La Nina.--Le coteau de Pausilippe.--Ma fille, son maÓtre de musique. AussitŰt que j'ťtais arrivťe ŗ Naples, j'avais ťtť chez M. le baron de Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontťs pendant tout mon sťjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise trŤs aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses intťressantes. Nous all‚mes d'abord ŗ l'Óle de Caprťe. Le comte de la Roche-Aymon et le fils aÓnť de M. de Talleyrand nous accompagnŤrent. Ils avaient engagť deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer de la guitare. Nous nous embarqu‚mes ŗ minuit par un beau clair de lune; mais la mer ťtait trŤs agitťe; ses vagues ťnormes dont l'ťcume s'amoncelait autour de nous, menaÁaient si furieusement notre chťtif bateau, qu'ŗ chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du Mordit dont la traversťe est trŤs courte, quand j'ťtais en Hollande. Lorsque nous eŻmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens ŗ chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens ťtaient pris du mal de mer ŗ un tel point, qu'il leur ťtait bien impossible de faire de la musique. Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon et moi, nous n'en fŻmes que trŤs lťgŤrement atteints. Enfin, aprŤs avoir ťtť ballottťs sans rel‚che par ces terribles vagues, nous dťbarqu‚mes ŗ l'Óle de Caprťe, un peu aprŤs le lever du soleil. Nous ne trouv‚mes lŗ que des pÍcheurs qui habitent les creux des rochers sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et nous prÓmes des ‚nes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'Óle. La route que nous gravissions ťtait bordťe ŗ notre gauche par des vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques, des bois d'aloŽs, qui rťpandaient un parfum dťlicieux. ņ notre droite ťtaient des rochers et des dťbris d'antiques constructions. Arrivťs au sommet, sur la plate-forme appelťe Saint-Michel, nous jouÓmes de la vue de la pleine mer terminťe par le Vťsuve, tout en respirant l'air le plus pur. C'est lŗ qu'ťtait placť le palais de TibŤre; il n'en reste qu'un seul tronÁon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite prŤs de ces dťbris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'ťtait de cette hauteur immense que TibŤre faisait jeter non-seulement des esclaves, mais tous ceux qui lui dťplaisaient. On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait b‚tir un Anglais malade, et que tous les mťdecins avaient condamnť depuis long-temps ŗ Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprťe, il y vťcut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance. AprŤs avoir respirť avec dťlice cet air vivifiant, admirť les sites les plus curieux, nous revÓnmes ŗ Naples, ravis de notre course, ŗ l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reÁut une forte rťprimande de son pŤre pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais temps et dans un aussi lťger bateau. Ce que je dťsirais par-dessus tout, c'ťtait de monter sur le Vťsuve, et nous rťsolŻmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbť Bertrand. Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'ťcrivis de Naples ŗ mon ami Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le terrible phťnomŤne ťtait alors bien plus rťcente et bien plus vive. ę... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vťsuve. Pour un peu je me ferais Vťsuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fÍtťe et reÁue de la maniŤre la plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en excepter la girande du ch‚teau Saint-Ange, quand on songe au Vťsuve? ęLa premiŤre fois que j'y suis montťe, nous fŻmes pris, mes compagnons et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au dťluge. Nous ťtions trempťs, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour voir une des grandes laves qui coulaient ŗ nos pieds. Je croyais toucher aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes yeux; il avait trois milles de circonfťrence. Le mauvais temps nous empÍchant d'aller plus loin ce jour-lŗ, outre que la fumťe et la pluie de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mÍlaient; le bruit ťtait infernal, d'autant plus qu'il se rťpťtait dans les cavitťs des montagnes environnantes. Comme nous ťtions prťcisťment sous la nuťe, je tremblais, et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre marche n'attir‚t sur nous la foudre. Malgrť ma frayeur, je ne pus m'empÍcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbť Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derriŤre et par devant: un grand manteau couvrait son ‚ne et lui, et tous deux ťtaient tellement confondus ensemble, que, la petite humanitť de l'abbť disparaissant, je ne voyais plus qu'un chameau. ęJ'arrivai chez moi dans un ťtat qui faisait pitiť: ma robe n'ťtait que cendre dťtrempťe; j'ťtais morte de fatigue; je me sŤche et me couche fort heureusement. ęBien loin d'Ítre dťgoŻtťe par ce dťbut, quelque jours aprŤs je retourne ŗ mon cher Vťsuve. Cette fois ma petite brunette ťtait de la partie; je voulais qu'elle vÓt ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux autres personnes en ťtaient aussi. Il faisait le plus beau temps du monde. Avant la nuit nous ťtions sur la montagne pour voir les anciennes laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan ťtait plus furieux que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit sortir du cratŤre, avec des nuťes de cendres et de laves, qu'une ťnorme fumťe blanch‚tre, argentťe, que le soleil ťclaire d'une maniŤre admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin. ęNous mont‚mes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses rayons se perdre sous le cap MysŤne, Ischia et Procida; quelle vue! Enfin la nuit vint, et la fumťe se transforma en flammes, les plus belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'ťlanÁaient du cratŤre, et se succťdaient rapidement, jetant de tout cŰtť des pierres embrasťes qui tombaient avec fracas. En mÍme temps descendait une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre ŗ cinq milles. Une autre bouche du cratŤre placťe plus bas ťtait aussi enflammťe; celle-ci produisait une fumťe rouge et dorťe, qui complťtait le spectacle d'une maniŤre effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre tremblait sous nos pas. J'ťtais bien un peu effrayťe; mais je n'en tťmoignais rien ŗ cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant: ęMaman, faut-il avoir peur?Ľ D'ailleurs, j'avais tant ŗ admirer que ce besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur une immensitť de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brŻler les arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et s'ťteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles consumaient. ęCette grande scŤne de destruction a quelque chose de pťnible et d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en revenant ŗ Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tÍte pour voir encore ces gerbes et cette riviŤre de feu. C'est donc ŗ regret que j'ai quittť ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le souvenir, et tous les jours je me reprťsente encore ses diffťrens effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai ŗ Paris. Deux sont dťjŗ en petite maquette; on en est trŤs content ici. ęDonnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.Ľ Depuis lors je suis retournťe plusieurs fois sur le Vťsuve, un jour entre autres avec M. LethiŤre[10], trŤs habile peintre d'histoire, qui ťtait grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour ťtait celui de la Chandeleur. Nous partÓmes vers trois heures, avec deux amis de M. LethiŤre. Il faisait beau; mais lorsque nous fŻmes arrivťs sur la montagne, il s'ťleva un brouillard si ťpais qu'il ressemblait ŗ une ťnorme fumťe. Tout disparut ŗ nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils fussent trŤs prŤs de nous, ťtaient devenus invisibles; en un mot c'ťtait le nťant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de malheur l'humiditť ťtait extrÍme, et nous fŻmes obligťs de rester en place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu ŗ peu, nous dťcouvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux Óles les plus lointaines; cette crťation fut admirable. J'avais fait porter notre dÓner chez l'ermite, que nous avions invitť ŗ le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derriŤre un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta lŗ tout un quart d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait quittťs:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma priŤre auprŤs de mon compagnon qui est mort cette nuit, et qui est lŗ sous ce rideau. ņ ces mots, on peut imaginer si je me lŤve ŗ mon tour et si je sors pour aller respirer le grand air. Nous remont‚mes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'oý partaient d'immenses rayons, se rťflťchissait dans la mer. Nous ťtions dans l'extase ŗ la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui l'encadrait. Nous revÓnmes ŗ Naples, rapportant nos croquis. M. LethiŤre avait fait un dessin dans lequel il me reprťsentait descendant la montagne sur mon ‚ne. Une des plus charmantes parties que j'aie faites ŗ Naples, c'est un petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour visiter les Óles d'Ischia et de Procida. Nous partÓmes ŗ cinq heures du matin. J'ťtais dans une felouque avec madame Hart, sa mŤre, le chevalier et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer ťtait calme au point de ressembler ŗ un grand lac. ņ peu de distance, on voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil ťclairait d'une faÁon ravissante. Tout cela m'aurait portť ŗ une douce rÍverie, si nos rameurs n'avaient point criť ŗ tue-tÍte, ce qui vous empÍchait de suivre une idťe. ņ neuf heures et demie nous arriv‚mes ŗ Procida, et nous fÓmes aussitŰt une promenade pendant laquelle je fus frappťe de la beautť des femmes que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes ťtaient grandes et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les femmes grecques. Je vis peu d'habitations agrťables, l'Óle ťtant gťnťralement cultivťe en vignes et en arbres fruitiers. ņ midi nous all‚mes dÓner chez le gouverneur; de la terrasse de son ch‚teau, on dťcouvre le cap MysŤne, l'Achťron, les Champs-…lysťes, enfin, tout ce que Virgile dťcrit; ces divers points de vue sont assez rapprochťs pour qu'on puisse en distinguer les dťtails, et le Vťsuve se voit dans le lointain. AprŤs dÓner, nous remont‚mes sur la felouque pour aller dťbarquer ŗ Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai vus tout en arrivant, ťtait celui d'une quantitť de maisons b‚ties Áŗ et lŗ sur les monts, et trŤs ťclairťes, ce qui prťsentait ŗ l'oeil comme un second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise, pour parcourir avec elle une partie de l'Óle, qui est charmante; tout son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'ťtendue, et partout on trouve des traces de foyers ťteints. La plupart des montagnes, qui sont en trŤs grand nombre et fort prŤs les unes des autres, sont cultivťes. Le mont le plus ťlevť (Saint-Nicolas) est plus haut que le Vťsuve. Nous trouvions ŗ Ischia une sociťtť trŤs aimable, entre autres le gťnťral baron Salis; et le lendemain matin ŗ six heures, nous partÓmes au nombre de vingt personnes, toutes montťes sur des ‚nes, pour aller dÓner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idťe des chemins qu'il nous fallut prendre; les sentiers ťtaient des ravins profonds pleins d'ťnormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces ravins ťtant cultivťes, cette terre fertile, prŤs de cette terre dťsolťe, offrait un contraste ťtrange. Nous suivÓmes entre autres un chemin ŗ pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait tout-ŗ-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous conduisit dans un lieu de dťlices, sous des berceaux de vignes parfaitement cultivťes, et prŤs d'une trŤs belle forÍt de ch‚taigniers. Lŗ, j'aperÁus une seule petite habitation, que mon guide me dit Ítre celle d'un ermite. L'ermite ťtait absent; je m'assis sur son banc, et je dťcouvris par une percťe de la forÍt, la mer et les Óles CyrŤnes, que la vapeur du matin entourait d'un ton bleu‚tre. Je croyais faire un rÍve enchanteur; je me disais: la poťsie est nťe lŗ! Il fallut m'arracher ŗ ma ravissante contemplation, il nous restait encore ŗ gravir bien autrement. Nous arriv‚mes dans une espŤce de dťsert, bordť de ravins si profonds, que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit ‚ne s'obstinait ŗ marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets ŗ regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions ŗ gravir, toute couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au risque d'Ítre ťtouffťe cent fois: notez de plus que le chemin ťtait ŗ pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans recommander mon ame ŗ Dieu. Nous mÓmes une heure et demie, marchant toujours, ŗ traverser ces nuages. L'humiditť ťtait si grande, que nos vÍtemens ťtaient trempťs; on ne se voyait pas ŗ quatre pieds, en sorte que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que j'ťprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un grand cri de joie, pensant bien que c'ťtait celle de l'ermite chez lequel nous devions dÓner. C'ťtait elle, en effet, et l'on vint au devant de moi. Je trouvai toute ma sociťtť rťunie dans l'ermitage, qui est situť sur la derniŤre pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment nťanmoins, le brouillard ťtait si ťpais, qu'il ťtait impossible de rien voir; mais, presque aussitŰt, les nuages se divisent, le brouillard se dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuťes qui m'avaient tant effrayťe, je les vois descendre dans la mer que le soleil traÁait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques nuages argentťs embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les barques qu'ŗ leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers ťcrasait tellement de sa supťrioritť tout ce qui fait l'ambition des hommes, que les ch‚teaux, les maisons, ressemblaient ŗ de petits points blancs; quant aux individus, ils ťtaient invisibles: ce que c'est que de nous, mon Dieu! Nous ťtions ŗ contempler ce magnifique spectacle, quand le gťnťral Salis vint nous avertir que le dÓner ťtait servi, nouvelle qui ne nous fut pas indiffťrente aprŤs tant de fatigues et de tribulations. Ce dÓner qu'il nous donnait, pouvait se comparer ŗ ceux de Lucullus; tout ťtait recherchť, rien n'y manquait, au point que nous eŻmes des glaces pour finir. Il fallait voir l'ťtonnement des trois bons religieux qui habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en gardŤrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens. AprŤs dÓner, madame Silva et moi nous fÓmes notre sieste en plein air sur des sacs d'orge renversťs, oý l'odeur des genÍts et de mille fleurs nous embaumait. Puis, nous remont‚mes sur nos ‚nes pour parcourir l'autre cŰtť de l'Óle. Lŗ, nous vÓmes des vergers sans nombre, des sites trŤs pittoresques, et ce chemin nous conduisit ŗ notre habitation. Je voulus aller aussi ŗ Poestum; quoique la distance de Naples ne soit que de vingt-cinq lieues, nous ťtions prťvenus que le voyage est trŤs fatigant, mais on ne tient pas au dťsir d'aller admirer des monumens qui ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi prŤs de vous. Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon ťtait encore alors bien conservť, au point qu'ŗ l'extťrieur il semblait Ítre entier. Ce temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, prŤs desquels nous ne sommes que des pygmťes. Aussi puis-je dire avoir ťtť fort surprise ŗ _PompeÔ_ que nous visit‚mes ainsi qu'_Herculanum_, de la petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie dťcouverte ťtait autrefois un faubourg. Je conduisis aussi ma fille ŗ Portici, dans le musťum, beautť tout-ŗ-fait unique dans le monde; mais tant d'ťcrivains l'ont si bien dťcrit, que je crois inutile d'en parler ici. Ces excursions et plusieurs autres ne m'empÍchaient pas de travailler beaucoup ŗ Naples. J'avais mÍme entrepris tant de portraits que mon premier sťjour dans cette ville a ťtť de six mois, quoique je fusse arrivťe dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine dťsirait que je fisse les portraits de ses deux filles aÓnťes, ce que je commenÁai tout de suite. Sa Majestť s'apprÍtait ŗ partir pour Vienne oý elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'ŗ son retour elle me dit: ęJ'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.Ľ L'aÓnťe en effet ťpousa peu de temps aprŤs l'empereur d'Autriche, FranÁois II, et la seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette derniŤre ťtait fort laide, et tellement grimaciŤre, que je ne voulais pas finir son portrait. Elle est morte quelques annťes aprŤs son mariage. Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure de mes sťances ŗ la cour ťtait midi, et pour m'y rendre il me fallait suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les maisons qui sont b‚ties ŗ gauche et qui font face ŗ la mer, ťtant peintes en blanc _pur_, le soleil y donnait avec une telle force que j'en ťtais aveuglťe. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile vert, ce que je n'avais vu faire encore ŗ personne, et devait paraÓtre assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais quelques jours aprŤs je vis quantitť d'Anglaises m'imiter, et les voiles verts furent ŗ la mode[11]. ņ cette mÍme ťpoque je commenÁai le portrait de PaŽsiello. Tout en me donnant sťance, il composait un morceau de musique, qu'on devait exťcuter pour le retour de la reine, et j'ťtais charmťe de cette circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au moment de l'inspiration. J'avais quittť mon cher hŰtel de Maroc, parce qu'aprŤs avoir admirť tout le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'ťtait impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'ŗ la grotte de Pausilippe, oý l'on fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que j'entendais toutes les nuits, me fit enfin dťserter. J'allai m'ťtablir dans un joli cazin baignť par la mer, dont les vagues venaient se briser sous mes fenÍtres. J'ťtais enchantťe; ce bruit rond et lťger me berÁait dťlicieusement; mais hťlas! huit jours aprŤs il survint un orage affreux, une tempÍte si violente, que les vagues furieuses montaient jusque dans mon appartement. J'en ťtais inondťe, et la crainte d'une rťcidive me fit quitter ce charmant cazin, ŗ mon grand regret. ņ la vťritť, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle les voitures ťlťgantes, les mÍmes voitures qui m'empÍchaient de dormir ŗ Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle ŗ Naples _faire heure_. Mais cela m'ťtait peu incommode. Je me rappelle que le jour de mon dťpart la propriťtaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais serrť mon linge, et se mit ŗ ťcrire mon nom sur toutes les planches; comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me rťpondit gracieusement qu'elle ťtait fiŤre d'avoir logť madame Lebrun, et qu'elle voulait que tout le monde le sŻt. AprŤs avoir quittť cette maison, j'allai en louer une tout prŤs de la ville, et je m'y installai la veille de NoŽl. DŤs le soir mÍme, comme j'allais me mettre au lit, je suis tout ŗ coup assourdie par des pťtards sans nombre; les jeunes garÁons qui les tiraient en jetaient dans ma cour, dans mes fenÍtres; ce train-lŗ dura trois jours et trois nuits. En outre, j'ťtais gelťe dans cet appartement. Je faisais alors le portrait de PaŽsiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous rťchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe bien plus en Italie d'obtenir de la fraÓcheur que de la chaleur, les cheminťes sont si mal soignťes que la fumťe nous ťtouffait. Les yeux de PaŽsiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conÁois pas comment j'ai pu finir son portrait. PaŽsiello, ŗ cette ťpoque, faisait les dťlices de l'Italie. J'allais fort souvent au grand Opťra, dans la loge de la comtesse Scawronski. J'assistai ŗ la premier reprťsentation de _Nina_, qui bien certainement est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la premiŤre impression reÁue, que la musique de PaŽsiello, toute belle qu'elle ťtait, ne me faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi que madame Dugazon n'ťtait point lŗ pour jouer _Nina_. Le thť‚tre de Saint-Charles, oý se donnait cet opťra et les autres, est, je crois, le plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvťe le jour de la fÍte de la reine; il ťtait alors magnifiquement ťclairť, totalement rempli de monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce jour-lŗ d'une mťprise assez plaisante. J'aperÁus prŤs de nous la baronne de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas ťtť depuis quelque temps, et je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors: ęElle ťprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.Ľ Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me dťcide d'autant plus ŗ l'aller trouver; j'y vais. Je suis en effet frappťe du changement de son visage, et je lui vois un air si triste que je commence ŗ croire qu'un de ses enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part ŗ son affliction, et lui demande si c'ťtait l'aÓnť. ņ ces mots, malgrť son chagrin, elle se mit ŗ rire: c'ťtait son chien qu'elle venait de perdre. Un de mes grands plaisirs ťtait d'aller me promener sur le beau coteau de Pausilippe, sous lequel est placťe la grotte du mÍme nom, qui est un magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir ťtť fait par les Romains. Cette cŰte de Pausilippe est couverte de maisons de campagne, de cazins, de prairies et de trŤs beaux arbres, autour desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est lŗ qu'est placť le tombeau de Virgile, sur lequel on prťtend qu'il pousse des lauriers; mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer; j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette superbe vue, ce qui la reposait de ses ťtudes journaliŤres; car j'avais rťsolu, tout en courant le monde, de soigner son ťducation autant qu'il serait possible, et je lui avais donnť ŗ Naples des maÓtres d'ťcriture, de gťographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle prťfťrait cette derniŤre langue ŗ toutes les autres, et montrait dans ses diverses ťtudes une intelligence remarquable. Elle annonÁait aussi quelques dispositions pour la peinture; mais sa rťcrťation favorite ťtait de composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirťes dans le monde, une plume ŗ la main, et une autre sur son bonnet; je l'obligeais alors ŗ se mettre au lit; mais il n'ťtait pas rare qu'elle se relev‚t la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens trŤs bien qu'ŗ l'‚ge de neuf ans elle a ťcrit ŗ Vienne un petit roman remarquable par les situations autant que par le style. Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point nťgligť de lui donner un maÓtre de musique. Je prenais moi-mÍme des leÁons de ce maÓtre, qui montrait ŗ merveille, mais qui ťtait bien le plus grand poltron que j'aie rencontrť de mes jours. Il nous entretenait sans cesse de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'ŗ sept heures du soir, il retournait chez lui ŗ neuf, heure ŗ laquelle tout le monde ťtant au spectacle, les rues de Naples sont fort dťsertes, sans excepter la rue de TolŤde, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre homme me disait un soir: ęJ'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontrť un homme dans la rue de TolŤde; heureusement j'ai pris l'autre cŰtť, et j'ai pressť le pas.Ľ Deux jours aprŤs il revenait: ęDieu! que j'ai eu peur! je me suis trouvť avec deux hommes dans la rue de TolŤde; je n'ai eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir ŗ toutes jambes.Ľ Enfin une autre fois il me dit: ęJ'ai eu bien plus peur vraiment, j'ťtais seul, tout seul, dans la rue de TolŤde.Ľ CHAPITRE VII Je retourne ŗ Rome.--La reine de Naples.--Je reviens ŗ Naples.--La fÍte de la madone de l'Arca.--La fÍte du pied de la Grotte.--La Solfatara.--Pouzol.--Le cap MysŤne.--Portrait de la reine de Naples.--CaractŤre de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un lazzaroni.--Mon retour ŗ Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI. Tous les portraits que j'avais entrepris ŗ Naples ťtant finis, je retournai ŗ Rome; mais ŗ peine y ťtais-je arrivťe, que la reine de Naples s'y arrÍta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son passage dans la foule, elle m'aperÁut, vint ŗ moi, et me pria avec toute la gr‚ce imaginable de revenir ŗ Naples pour y faire son portrait. Il me fut impossible de refuser, et je ne tardai pas ŗ me remettre en route. Ce qui me consolait de toutes ces allťes et venues, c'est qu'il me restait encore ŗ voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le chevalier Hamilton se plaisait ŗ m'en faire les honneurs. Et dŤs que je fus de retour, il s'empressa de me conduire ŗ la fÍte de la madone de l'Arca, qui par son originalitť se distingue de toutes les fÍtes de village. La place de l'ťglise ťtait couverte de marchands de g‚teaux ou d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons voisins, dont les divers costumes ťtaient richement brodťs d'or. Tous portaient des thyrses en haut desquels ťtait placťe l'image de la madone, ce qui rappelait les fÍtes antiques. Toutefois, cette foule, au lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dťvotement dans l'ťglise pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et moi, nous ťtions placťs prŤs d'une petite chapelle oý se voyait un tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et solliciter quelque faveur ou rendre gr‚ce pour celles qu'ils avaient reÁues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous entendions les demandes de chacun. Nous vÓmes d'abord un homme beau comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir guťri son enfant. Il avait placť cet enfant sur l'autel en face du tableau; quand il eut fini sa priŤre, il le reprit et partit heureux. AprŤs lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que son mari la maltraitait. J'ťtouffais de rire; mais le chevalier me dit de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort maltraitťe moi-mÍme. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent ŗ genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succťdŤrent pendant une heure de la maniŤre la plus plaisante. DŤs que chacun d'eux avait parlť, on sonnait du milieu de l'ťglise une clochette qui leur annonÁait vraisemblablement que la priŤre ťtait exaucťe; car ils s'en allaient tous l'air content. AprŤs la messe, toutes ces bonnes gens se rťunirent sur la place de l'ťglise pour y danser la tarentelle; c'est lŗ seulement qu'on peut prendre l'idťe de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en ťtait qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de longues guitares ŗ trois cordes dont ils tirent des sons vifs et harmonieux. On ne saurait dťcrire ni l'activitť, ni l'expression d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble ŗ cela. Nous rest‚mes jusqu'ŗ la fin de la fÍte, et nous vÓmes, en retournant ŗ Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du tambour de basque et les autres dansaient le thyrse ŗ la main: c'ťtait un spectacle charmant. J'assistai aussi ŗ une autre fÍte beaucoup plus cťlŤbre que celle dont je viens de parler; c'est la fÍte du _Pied de Grotte_. Elle est ainsi nommťe d'aprŤs la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retirť au fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut et lui ordonna de faire b‚tir une chapelle dans cet endroit. Le prÍtre en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitŰt b‚tie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cťrťmonie pour y faire sa priŤre. Les chevau-lťgers, le rťgiment de la reine, celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblťes, ainsi que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de gens du peuple. Les cochers qui mŤnent la famille royale sont coiffťs de perruques ŗ trois marteaux, ou ŗ la Louis XIV. Cette fÍte est tellement en vťnťration, que les habitans des petits pays dťpendans du royaume de Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mŤnera leurs filles une fois ŗ la fÍte de la Vierge du _Pied de Grotte_. J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut[12], la Solfatare, qui est encore brŻlante. C'ťtait au mois de juin, en sorte que le soleil dardait sur notre tÍte, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours ťtait si faible, que je tremblais ŗ chaque instant de la voir tomber sans connaissance. Elle me dit plusieurs fois: ęMaman, on peut mourir de chaud, n'est-ce pas?Ľ Alors, Dieu sait si j'ťtais au dťsespoir de l'avoir emmenťe. Enfin, nous aperÁŻmes sur la hauteur une espŤce de chaumiŤre, dans laquelle il nous fut permis, gr‚ce au ciel, de nous reposer. La chaleur nous avait tellement suffoquťs, qu'aucun de nous ne pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un cri de joie; car cette orange ťtait la manne dans le dťsert. Quand nous fŻmes tout-ŗ-fait remis, nous descendÓmes ŗ Pouzol. C'ťtait un dimanche, les habitans ťtaient en habits de fÍte; je me rappelle encore un jeune homme, les cheveux bouclťs et tellement poudrťs, que son ťnorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa veste ťtait couleur de rose fanťe; il portait un gros bouquet ŗ sa boutonniŤre; enfin, c'ťtait tout-ŗ-fait le beau Lťandre de la parade franÁaise, et il avait un air si important, si content de lui-mÍme, qu'il me fit beaucoup rire. Nous travers‚mes toute la ville pour aller dÓner au bord de la mer, oý l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithť‚tre de Pouzol, quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux ŗ voir. Il y reste quelques gradins placťs en face de la mer, devant de grands rochers creux, et l'on prťtend que c'ťtait dans ces antres que les acteurs anciens jouaient les tragťdies avec des masques caractťristiques et des porte-voix. AprŤs le dÓner, nous prÓmes une barque qui nous conduisit au promontoire de MysŤne. Lŗ, nous foulions aux pieds des morceaux brisťs des marbres les plus prťcieux; car MysŤne a ťtť dťtruite de fond en comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand souvenir de Pline. Que de lieux de dťlices ne sont plus maintenant que des lieux de mort! Bayes! si renommť chez les Romains qui venaient y prendre les eaux, Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un air infect; aussi le rivage de cette mer est-il dťsert. On voit encore ŗ Bayes les restes de trois temples, celui de Vťnus, de Mercure et de Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les soubassemens. Mais il ne reste pas mÍme de vestiges de ces palais magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti. SitŰt que j'avais ťtť de retour ŗ Naples, j'avais commencť le portrait de la reine; bien loin qu'il m'arriv‚t le mÍme inconvťnient qu'avec PaŽsiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me donnait sťance, nous nous endormÓmes toutes deux. Je prenais plaisir ŗ faire ce portrait. La reine de Naples, sans Ítre aussi jolie que sa soeur cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage ťtait fatiguť, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait ťtť belle; ses mains et ses bras surtout ťtaient la perfection pour la forme et pour le ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et ťcrit tant de mal, ťtait d'un naturel affectueux et trŤs simple dans son intťrieur; sa gťnťrositť ťtait vraiment royale: le marquis de Bombelles, ambassadeur ŗ Venise en 1790, fut le seul ambassadeur franÁais qui refusa de prÍter serment ŗ la Constitution; la reine ayant appris que, par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, pŤre d'une famille nombreuse, ťtait rťduit ŗ la position la plus cruelle, lui ťcrivit de sa propre main une lettre de fťlicitation. Elle ajoutait que tous les souverains devant se regarder comme solidaires en reconnaissance pour les sujets fidŤles, elle le priait d'accepter une pension de douze mille francs[13]. Outre ce trait, j'en connais plusieurs autres qui font honneur ŗ son coeur: elle aimait ŗ soulager la misŤre, elle ne craignait pas de monter au cinquiŤme ťtage pour secourir des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvť de la prison, de la mort peut-Ítre, une mŤre de famille et quatre enfans dont le pŤre venait de faire banqueroute. Voilŗ cette soi-disant mťgŤre contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les gravures les plus inf‚mes et les plus obscŤnes. Il fallait bien la calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux mÍmes qu'elle avait toujours honorťs de son amitiť et de sa confiance. La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquťrant qui parvint enfin, par de viles menťes, ŗ dťtrŰner la soeur de Marie-Antoinette, pour mettre ŗ sa place madame Murat. La reine de Naples avait un grand caractŤre et beaucoup d'esprit. Elle seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point rťgner; il restait presque toujours ŗ Caserte, occupť de manufactures, dont les ouvriŤres, disait-on, lui composaient un sťrail. La reine ayant appris que je m'apprÍtais ŗ retourner ŗ Rome, me fit demander, et me dit: ęJ'ai bien du regret que Naples ne puisse vous retenir.Ľ Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je voulais rester; mais je brŻlais de revoir encore Rome, et je refusai avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bontť. Enfin, aprŤs qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un dernier congť, elle me remit une belle boÓte de vieux laque qui renfermait son chiffre entourť de trŤs beaux brillans. Ce chiffre vaut dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie. Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas ťtť dans mon goŻt d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit Ítre vue comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il faut s'Ítre fait ŗ l'idťe, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour vit dans l'attente ou d'une ťruption, ou d'un tremblement de terre, sans parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe ŗ deux ou trois lieues de lŗ. En outre, les lacs oý l'on met rouir le lin produisent un air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fiŤvre et la mort. Tous ces inconvťniens sont graves, on en conviendra; mais aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce dťlicieux climat? Le chevalier Hamilton, qui, depuis prŤs de vingt ans, ťtait ambassadeur d'Angleterre ŗ Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages de la haute sociťtť de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je l'avoue, ťtait peu favorable ŗ la noblesse napolitaine, mais, depuis cette ťpoque, sans douter, tout a beaucoup changť. Il me contait sur les plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de rťpťter, comme trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines ťtaient d'une ignorance surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de lire; car un jour ťtant arrivť chez l'une d'elles, et lui trouvant un livre ŗ la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce livre sens dessus dessous. Privťes de toute espŤce d'instruction, plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il exist‚t un autre pays que Naples, et leur unique occupation ťtait l'amour qui, pour elles, changeait souvent d'objet. Ce dont j'ai pu juger par moi-mÍme, c'est que les dames napolitaines gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que celui de se promener en voiture, jamais ŗ pied. Tous les soirs elles sont au spectacle et reÁoivent leurs visites dans leur loge; comme elles n'ťcoutent que _l'aria_, c'est lŗ que s'ťtablissent les conversations d'une maniŤre beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon. Les gens de la basse classe, ŗ Naples, poussent au dernier degrť l'exagťration dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour passer sous mes fenÍtres, ŗ Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple, que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes gťmissaient de la faÁon la plus lamentable. Une femme surtout (c'ťtait la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil dťsespoir me faisait peur et pitiť; mais on m'assura que ces cheveux ťpars et ces hurlemens ťtaient d'usage. Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu ŗ la _Torre del Greco_, c'ťtait celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, trŤs parť et le visage dťcouvert; on lui jetait des fleurs et des dragťes des fenÍtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce spectacle serrait le coeur. Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut aller sur le chemin qui conduit ŗ l'ťglise de Saint-Janvier, le jour que s'opŤre le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des environs se rendent en foule sur ce chemin, oý les voitures stationnent ŗ droite et les piťtons ŗ gauche. Le dťsir, l'impatience, se peignaient d'une maniŤre si ťtrange sur tous ces visages, attendu que le miracle tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par la multitude. Enfin le miracle s'opŤre; il est annoncť; alors on ne voit plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle vivacitť, une telle vťhťmence, qu'il est impossible de dťcrire ce tableau. La partie de la population napolitaine la plus curieuse ŗ observer, ce sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifiť la vie, au point de se passer de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation que les marches des ťglises, et leur frugalitť ťgale leur paresse, ce qui n'est pas peu dire. On les trouve ťtendus ŗ l'ombre des murs ou sur les bords de la mer. ņ peine sont-ils vÍtus, et leurs enfans sont tous nus jusqu'ŗ l'‚ge de douze ans. J'ťtais d'abord un peu scandalisťe et fort effrayťe de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, oý passent continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumťe de tout le monde ŗ Naples, et mÍme celle des princesses. La misŤre des lazzaroni ne les porte pas ŗ se faire voleurs; ils sont peut-Ítre trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de chose pour vivre. La plupart des vols se commettent ŗ Naples par les domestiques de louage, qui sont, en gťnťral, de forts mauvais sujets, le rebut de toutes les grandes villes des diffťrentes nations. Je n'ai entendu parler, pendant mon sťjour, que d'un seul vol, commis par un lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractŤre de retenue qui ťquivaut ŗ l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un grand dÓner, se rendait ŗ sa cuisine; comme il descendait doucement l'escalier, il s'arrÍta ŗ la vue d'un homme qui, se croyant seul, s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le baron s'ťtait contentť de le suivre des yeux; car toute son argenterie ťtait ťtalťe sur une table; le lazzaroni l'avait trŤs bien vue, et pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il emportait. Je fis mes adieux ŗ cette belle mer de Naples, ŗ ce charmant coteau de Pausilippe, ŗ ce terrible Vťsuve, et je partis pour revoir une troisiŤme fois ma chŤre Rome, et pour admirer encore RaphaŽl dans toute sa gloire. Lŗ j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me satisfaisait mťdiocrement, ŗ dire vrai. J'avais regrettť ŗ Naples, et je regrettais surtout ŗ Rome de ne pas employer mon temps ŗ faire quelques tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommť membre de toutes les acadťmies de l'Italie, ce qui m'encourageait ŗ mťriter des distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau pays qui pŻt ajouter beaucoup ŗ ma rťputation. Ces idťes me revenaient souvent en tÍte; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui pourraient en fournir la preuve; mais, tantŰt le besoin de gagner de l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais gagnť en France; tantŰt la faiblesse de mon caractŤre, me faisait prendre des engagemens, et je me sťchais ŗ la portraiture. Il en rťsulte qu'aprŤs avoir dťvouť ma jeunesse au travail, avec une constance, une assiduitť, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie, je puis ŗ peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois rťellement contente. Plusieurs des portraits que je fis nťanmoins pendant mon dernier sťjour ŗ Rome me procurŤrent quelques satisfactions, entre autres, celle de revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dŤs qu'elles furent arrivťes, me firent venir et me demandŤrent de les peindre. Je n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrťe mon ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayť, par tous les moyens imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais l'extrÍme bontť avec laquelle elles me traitŤrent m'assura bientŰt du peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commenÁai par faire le portrait de madame AdťlaÔde; je fis ensuite celui de madame Victoire. Cette princesse, en me donnant sa derniŤre sťance, me dit: ęJe reÁois une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est parvenu ŗ sortir de France, et je viens de lui ťcrire, en mettant seulement sur l'adresse: _ņ Sa Majestť le roi de France_. On saura bien le trouver,Ľ ajouta-t-elle en souriant. Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonÁai cette heureuse nouvelle ŗ la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirťe nous entendÓmes chanter mon domestique, homme trŤs morose, qui ne chantait jamais, et que nous connaissions pour Ítre rťvolutionnaire. Nous nous disons aussitŰt: ęIl est arrivť quelque malheur au roi!Ľ ce qui ne nous fut que trop confirmť le lendemain, quand nous apprÓmes l'arrestation ŗ Varennes, et le retour ŗ Paris. La plupart de nos domestiques ťtaient vendus aux jacobins pour nous ťpier, ce qui peut expliquer comment ils ťtaient mieux instruits que nous de tout ce qui se passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre l'arrivťe du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en apprenions par nos lettres. CHAPITRE VIII. Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana ŗ Florence.--Sienne.--Sa cathťdrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules Romain. Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais amŤrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'ťcrier: ęIls sont bien heureux ceux-ci, ils vont ŗ Rome!Ľ J'allai coucher le premier jour ŗ _Civita-Castellana_. En sortant de cette ville, le lendemain, nous vÓmes de superbes rochers, puis nous entr‚mes dans des gorges de montagnes oý nous marchions au milieu des prťcipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en fut pas de mÍme du chemin qui conduit ŗ Narni; ce chemin est dťlicieux, des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genÍts et de chŤvre-feuilles en fleurs; tout cela rťjouissait les yeux. Plus loin, ŗ la vťritť, nous retrouv‚mes des montagnes de l'aspect le plus austŤre et le plus sauvage, dont les cyprŤs et quelques vieux pins font le principal ornement. Ces rochers nous enveloppŤrent jusqu'ŗ _Narni_; mais ŗ peine a-t-on traversť cette ville, dont l'aspect est trŤs pittoresque, que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scŤne a complŤtement changť: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallťe, oý s'ťtend ŗ perte de vue une riviŤre bordťe de peupliers; de la hauteur oý nous ťtions, cette riviŤre semblait un petit ruisseau argentť, tant l'espace ŗ travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains terminent l'horizon; le soleil couchant ťclairait leurs cimes, ce qui produisait un effet enchanteur. Nous pass‚mes devant trois grandes croix noires qui se dťtachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensitť donnait ŗ ces monumens religieux un tel caractŤre, qu'ils me firent ťprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse regretter, aprŤs avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, trŤs mauvais _cicerone_, nťgligea de me faire remarquer. Nous cŰtoy‚mes cette superbe vallťe jusqu'ŗ Terni, oý nous couch‚mes, et le lendemain matin, quoique le temps fŻt trŤs couvert, je voulus gravir la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille, deux ‚nes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le chemin. Brunette, une baguette ŗ la main, ne cessait de fouetter son ‚ne et le mien, en sorte que, perÁant le brouillard du matin, nous ne tard‚mes pas ŗ arriver sur le plateau qui mŤne ŗ la cascade. Lŗ nous nous repos‚mes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers. Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous trouv‚mes dans ce lieu charmant, oý l'on respire l'air le plus pur en jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien dťsirť avoir lŗ ma chaumiŤre; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupťe, nous approch‚mes de ce large torrent dont la chute est si imposante; ensuite nous entr‚mes dans un petit pavillon carrť pour voir sous un autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la vapeur nous environnait. Ensuite nous descendÓmes dans la grotte antique oý jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que les diffťrentes pťtrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en grand ŗ celles que l'on observe ŗ Tivoli. Je dessinai l'entrťe si pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux pťtrifiťs. Ma curiositť sur la cascade n'ťtant pas encore satisfaite, et le temps se trouvant favorable, car le soleil commenÁait ŗ percer les nuages, je descendis au bord de la riviŤre, formťe par cet ťnorme torrent, pour jouir d'un point de vue dont mon imagination s'ťtait flattťe; j'espťrais voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai que j'en fus dťdommagťe par le spectacle qu'offre cette grande nappe du bas, et le chemin qui y conduit. ņ gauche ťtaient des rochers ornťs et nuancťs par mille arbustes en fleurs; ŗ droite, sur la riviŤre courante, de petites Óles garnies d'arbres lťgers, qui forment des bocages charmans. Toutes ces Óles sont sťparťes par des cascades multipliťes, dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait alors tout son ťclat. Il ťtait midi, et la chaleur ťtait si forte que, lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos ‚nes, que nous avions laissťs ŗ trois milles de lŗ, j'ťtais anťantie de fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvÓnmes ŗ rejoindre nos montures qui nous rapportŤrent ŗ Terni pour dÓner. Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien b‚tie; mais, soit dans les ťglises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvť de bien remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique. Je ne restai qu'un jour ŗ Terni. Le lendemain, nous pass‚mes la Somma, une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la descendant, nous vÓmes dans une tour, prŤs du chemin, plusieurs bergŤres qui chantaient en choeur une musique suave et dťlicieuse; ces bonnes fortunes ne sont pas rares en Italie. Le soir j'arrivai ŗ SpolŤte, et j'allai voir le lendemain l'Adoration des Rois, grande composition de RaphaŽl: ce tableau, n'ťtant pas terminť, indique parfaitement la mťthode du divin maÓtre: RaphaŽl peignait d'abord les tÍtes et les mains; quant ŗ ses draperies, il en essayait d'abord les tons avant de les terminer. On voit sur la montagne, ŗ SpolŤte, le temple de la Concorde, dont les beaux fragmens antiques sont arrangťs avec symťtrie les uns sur les autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec. On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense. AprŤs SpolŤte, nous all‚mes ŗ Trťvi, ŗ Cťtri, puis nous nous arrÍt‚mes ŗ Foligno. Lŗ, je trouvai encore un tableau de RaphaŽl, un des plus beaux et des plus originaux qu'il ait faits; il reprťsente la Vierge sur des nuages, tenant l'enfant Jťsus dans ses bras. L'enfant est plein de naÔvetť et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand style; le saint Jean, le cardinal placť ŗ gauche, sont peints tout-ŗ-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi d'une grande vťritť. Comme j'arrivais ŗ Perruge, qui est une belle et cťlŤbre ville, oý il reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me dťcida ŗ aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mťmoire d'une sainte, se donne dans une espŤce d'arŤne, ŗ la maniŤre des anciens; je puis dire qu'il ne me rťjouit pas du tout. En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous travers‚mes pour aller dÓner en face du lac TrasimŤne; puis, nous all‚mes ŗ _Cise_, oý l'on voit sur la montagne une grande forteresse surmontťe d'une tour, et plus haut encore, tout-ŗ-fait sur la cime, une abbaye; enfin, ŗ _la Combuccia_, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour arriver ŗ Florence. Ce fut pour moi une grande jouissance, dŤs que je me retrouvai dans cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller ŗ Rome. J'entrepris aussitŰt une copie du portrait de RaphaŽl, que je fis _avec amour_, comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quittť mon atelier. Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de la visite que je fis alors au cťlŤbre Fontana. Ce grand anatomiste, comme on sait, avait imaginť de reprťsenter jusque dans les moindres dťtails, l'intťrieur du corps humain, dont toutes les parties sont si ingťnieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui ťtait rempli de piŤces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres dťtails particuliŤrement utiles ŗ notre conservation ou ŗ notre intelligence. Il est bien impossible de considťrer la structure du corps de l'homme, sans Ítre persuadť de l'existence d'une divinitť. Quoi que aient osť dire quelques misťrables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eŻt fait ťprouver une sensation pťnible; mais, comme je remarquais une femme couchťe de grandeur naturelle, qui faisait vťritablement illusion, Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espŤce de couvercle, il offrit ŗ mes regards tous les intestins, tournťs comme sont les nŰtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis prŤs de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la dťpouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait dans un ťtat nerveux dťplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui demandai ses conseils pour me dťlivrer de l'importune susceptibilitť de mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me rťpondit-il, c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez diminuer les inconvťniens de cette susceptibilitť, ne peignez plus. On croira sans peine que je ne fus pas tentťe de suivre son conseil; peindre et vivre n'a jamais ťtť qu'un pour moi, et j'ai bien souvent rendu gr‚ce ŗ la Providence de m'avoir donnť cette vue excellente, dont je m'avisais de me plaindre comme une sotte au cťlŤbre anatomiste. De Florence, je me rendis ŗ Sienne, et je n'ai jamais oubliť la charmante soirťe que j'ai passťe en arrivant dans cette ville, oý je ne suis restťe que trŤs peu de temps. Mon habitude a toujours ťtť, dŤs que je descends dans une auberge, et que j'ai commandť mon souper, d'aller faire une petite course ŗ pied, qui me dťlasse de la voiture. Le soleil allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de Sienne, et pour reconnaÓtre les lieux. Assez prŤs de mon auberge, j'aperÁois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds dessus pour respirer la fraÓcheur, dont j'avais grand besoin. Lŗ, j'entendis bientŰt un concert _nature_, que les nŰtres sont bien loin d'ťgaler. Divers bruits harmonieux me berÁaient dťlicieusement; ŗ gauche, c'ťtait celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un lťger vent agitait les branches des ťnormes peupliers plantťs sur le bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux au jour. Une pluie fine se mit ŗ tomber ŗ petit bruit sur les feuilles; mais bien loin qu'elle me fÓt dťloger, elle me sembla si bien d'ensemble avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures, j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, aprŤs m'avoir cherchťe long-temps, finit par me trouver lŗ, et vint m'arracher ŗ mes jouissances. Si les propriťtaires de ce bel enclos lisent par hasard ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du plaisir qu'ils m'ont procurť ŗ leur insu. Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est trŤs belle et trŤs bien situťe, sur une hauteur. On y voit des palais et des maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle de je ne sais quel saint. L'hŰtel-de-ville renferme des peintures antiques; les Augustins, une fort belle bibliothŤque, et la superbe ťglise b‚tie par Vauvitelli, oý se trouvent des tableaux de Romanelli, de Carlo Maratte et de Pietre Pťrugin; mais ce qu'on peut admirer avant tout, c'est la cathťdrale. Cette belle ťglise est gothique, extrÍmement vaste, et revÍtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voŻte est couleur d'azur, parsemťe d'ťtoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes, et le pavť mÍme est remarquable en ce que les sujets de l'Ancien-Testament y sont tracťs. Elle est ornťe par douze statues en marbre, reprťsentant les douze apŰtres, par de belles fresques, par des tableaux du CalabrŤse, du Pťrugin, etc., et plusieurs des chapelles ont ťtť dťcorťes par le Bernin. DŤs que je fus revenue ŗ Parme, oý je n'avais passť que trŤs peu de jours, en allant ŗ Rome, on m'y reÁut de l'Acadťmie, ŗ qui je donnai une petite tÍte que je venais de faire d'aprŤs ma fille. Dans la mÍme semaine j'ťprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait ŗ Naples, d'aprŤs lady Hamilton; mon projet ťtait de le rapporter en France, oý je comptais alors rentrer bientŰt. Comme ce tableau ťtait encore fraÓchement peint, en arrivant ŗ Parme, pour qu'il ne jaunisse pas, je le mis au jour sous ch‚ssis, attachť seulement dans l'une de mes chambres. Un matin, j'ťtais ŗ faire ma toilette quand on m'annonÁa que sept ŗ huit ťlŤves peintres venaient me faire une visite. On les fit entrer dans la chambre oý se trouvait placťe ma Sibylle, et quelques minutes aprŤs j'allai les y recevoir. AprŤs m'avoir parlť de tout le dťsir qu'ils avaient eu de me connaÓtre, ils me dirent qu'ils seraient heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je viens de finir, rťpondis-je en montrant la Sibylle. Tous tťmoignŤrent d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'Ítre des paroles; plusieurs s'ťcriŤrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un des maÓtres de leur ťcole, et l'un d'eux se jeta ŗ mes pieds, les larmes aux yeux. Je fus d'autant plus touchťe, d'autant plus contente de cette ťpreuve, que ma Sibylle a toujours ťtť un de mes ouvrages de prťdilection. Les lecteurs, en lisant ce rťcit, m'accusent peut-Ítre de vanitť: je les supplie de rťflťchir qu'un artiste travaille toute sa vie pour avoir deux ou trois momens pareils ŗ celui dont je parle. Je restai quelques jours ŗ Parme pour revoir les ťglises, la bibliothŤque, le thť‚tre, qui est b‚ti par Vignola, et rappelle tout-ŗ-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas ťtť plus soignť; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis lŗ des danseurs qu'on devrait appeler des _tourneurs_; car ils ne faisaient pas un seul pas, et ne cessŤrent de tourner comme des tontons. Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles collections particuliŤres, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de si bon goŻt, n'exist‚t point en France. On peut ŗ peine compter ŗ Paris trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffŤrent-ils de ceux des seigneurs italiens! Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors ťtait dans toute sa beautť, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie aide ŗ la magie du spectacle; nťanmoins, ces prairies ŗ perte de vue, parsemťes d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaÁant; ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de hautes montagnes ou des collines boisťes; ce grand chemin bordť de chÍnes, qui souvent sont baignťs par des canaux dont mille fleurs champÍtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce fŻt. Je voulus aller ŗ Mantoue, qui mťritait bien une visite, et comme patrie de Virgile, et comme aÓnťe du Capitole, car on prťtend qu'elle a ťtť b‚tie par les …trusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation de Rome. Cette ville, situťe au milieu d'un lac formť par le Mincio, est grande et belle. Sa magnifique cathťdrale est de Jules Romain, qui, comme on sait, ťtait ŗ la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornťes par ces deux grands peintres et par GonzalŤs. Ce palais est immense et l'un des plus riches que l'on puisse voir sous le rapport des arts. On vous fait voir ŗ Mantoue la maison de Jules Romain; elle est situťe en face du palais GonzalŤs, qui est construit aussi sur les dessins de ce cťlŤbre maÓtre. Il y a ŗ Mantoue une Acadťmie des beaux-arts et un musťe de statues. L'ťglise Saint-Andrť renferme plusieurs beaux monumens, et la bibliothŤque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est aussi trŤs remarquable par les peintures ŗ fresque de Jules Romain et du Primatice. Ces fresques reprťsentent des sujets hťroÔques et l'histoire de Psychť. Jules Romain est mort ŗ Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec toute sa gloire dans cette ville, oý il a laissť un plus grand nombre de chefs-d'oeuvre que partout ailleurs. CHAPITRE IX. Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le cimetiŤre.--Vicence.--Padoue.--Vťrone.--Les conversazione. Je brŻlais du dťsir de voir Venise, oý j'arrivai la veille de l'Ascension. Quoi qu'il m'eŻt ťtť dit jusque alors sur l'aspect extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnŤrent la juste idťe, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. ņ la premiŤre vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergťe; mais bientŰt ces superbes palais, b‚tis dans le style gothique, dont ces beaux canaux baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus ravissant par son originalitť. J'admirai beaucoup le pont du _Rialto_ qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux, raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garÁon de cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-Ítre ce pauvre enfant mourait-il de faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde chant‚t gaiement. De mÍme, je fus quelque temps sans m'accoutumer ŗ cette quantitť de barques noires qui remplacent les voitures, et dans lesquelles on s'embarque et l'on dťbarque continuellement ŗ la porte de toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fŻt moins triste; mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs. M. Denon, que j'avais connu ŗ Paris, ayant appris mon arrivťe, vint me voir aussitŰt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient de lui le plus aimable _cicerone_, et je me rťjouis beaucoup de cette rencontre. DŤs le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le canal oý se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les membres du sťnat ťtaient sur un b‚timent dorť en dedans et en dehors, appelť _le Bucentaure_; mille barques dont plusieurs portaient des musiciens, l'entouraient. Le doge et les sťnateurs ťtaient vÍtus de noir et coiffťs de perruques blanches ŗ trois marteaux. Lorsque _le Bucentaure_ fut arrivť au lieu fixť pour la cťlťbration du mariage, le doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le mÍme instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de cet hymen solennel, qui se termine par une messe. Une foule d'ťtrangers assistaient ŗ cette cťrťmonie. Je trouvai lŗ, entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante princesse Joseph Monaco, qui s'apprÍtait alors ŗ retourner en France pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue ŗ Venise pour la derniŤre fois. Le soir de la fÍte, nous all‚mes voir la lutte des gondoliers. On ne saurait se faire une idťe de l'adresse et de l'activitť de cette espŤce d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place Saint-Marc fut illuminťe ainsi que la foire qui l'entoure. L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours. Le lendemain, M. Denon me prťsenta ŗ son amie, madame Marini, qui depuis a ťpousť le comte Albridgi. Elle ťtait aimable et spirituelle. Le soir mÍme, elle me proposa de me mener au cafť, ce qui me surprit un peu, ne connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand elle me dit: ęEst-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?Ľ Je rťpondis que j'ťtais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. ęEh bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir quelqu'un; je vais vous cťder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillťe avec lui, et ce sera pour tout le temps que vous sťjournerez ici; car vous ne pouvez pas aller sans un ami.Ľ Tout ťtrange qu'ťtait cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il me donnait pour guide un de nos FranÁais les plus aimables, non sous le rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, mÍme trŤs jeune, a toujours ťtť fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empÍchť de plaire ŗ une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, _mon ami_ me conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise possŤde, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des b‚timens de la confrťrie, on s'arrÍte avec dťlice devant les belles pages ŗ fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est admirable, et ce n'est qu'ŗ Venise qu'on peut apprťcier ce grand peintre, qui rťunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la premiŤre salle, la Fuite en …gypte: le paysage en est superbe. Nous visit‚mes ensuite les ťglises, qui sont remplies des plus beaux ouvrages du Tintoret, de Paul VťronŤse, des Bassan et du Titien. C'est dans l'ťglise de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de saint Pierre, composť de trois figures et de deux anges; toutes ces figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'ťglise Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs de la faÁade sont soutenus par une quantitť de colonnes en marbre et en porphyre; les chevaux dorťs, si fameux, ajoutent ŗ ces ornemens; mais ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'Ítre parfaits[14]. Quant ŗ l'intťrieur de l'ťglise, il est impossible de dťtailler toutes les richesses qu'il renferme en tout genre; ces voŻtes d'or, ces parois de jaspes, de porphyre, d'alb‚tre, de vert antique, ces tableaux, ces bas-reliefs, font de Saint-Marc un vťritable trťsor. M. Denon me mena aussi chez un ancien sťnateur; nous vÓmes lŗ une belle Danať du Corrťge, sujet que ce peintre a rťpťtť plusieurs fois, et douze portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur et la vťritť. Ces portraits ťtant ceux de la famille du sťnateur, n'ont jamais ťtť dťplacťs, et ils sont conservťs ŗ tel point, qu'ils ont encore toute leur fraÓcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre cťlŤbre. La sociťtť que je frťquentais le plus ŗ Venise ťtait celle de l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontťs pour moi. Elle me mena au spectacle pour le dťbut d'une belle actrice ‚gťe de quinze ans au plus, que son chant et surtout son expression, rendaient ťtonnante. J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce cťlŤbre chanteur, modŤle de la grande et belle mťthode italienne. Il avait encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais chantť en public. Je puis dire nťanmoins qu'aucune musique n'ťgalait celle que j'ai entendue de mÍme ŗ Venise dans une ťglise. Elle ťtait exťcutťe par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux, chantťs par des voix si belles et si fraÓches, semblaient vraiment cťlestes; les jeunes filles ťtaient placťes dans des tribunes ťlevťes et grillťes; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du ciel, chantťe par des anges. AprŤs le concert de Paccherotti, on nous prťvint qu'il y avait, dans une salle prŤs du thť‚tre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais entendu, et cet homme me fit l'effet d'un ťnergumŤne; il courait de long en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait ŗ grosse goutte; il dťbitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant il avait l'air furieux; quant ŗ moi, je le crus fou, et tout son talent me parut se rťduire ŗ une pantomime effrayante. M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser exposer chez lui, afin de la montrer ŗ ses connaissances. Il s'ensuivit que beaucoup d'ťtrangers allŤrent voir ce tableau, qui eut du succŤs ŗ Venise, ŗ ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priťe de faire le portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir ŗ peindre cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie. Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetiŤre qui est situť aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y conduire, et nous convÓnmes de faire cette course au clair de lune. Le soir mÍme nous prÓmes une barque qui nous conduisit en face du cimetiŤre des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de marbre blanc, toutes debout. La lune, entourťe de nuages, cessait parfois de donner sa lumiŤre, et ces tombes alors paraissaient se mouvoir. Notre but principal ťtait d'entrer dans l'enceinte des tombeaux vťnitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais, hťlas! la porte ťtait fermťe. Nous fÓmes une partie du tour de l'enceinte, et nous eŻmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu. Nous profit‚mes aussitŰt des pierres tombťes pour en former un escalier qui nous facilita l'entrťe de ce vaste sťjour des morts. L'aspect de ce lieu vťnťrable nous imposa le plus profond silence. Nous march‚mes en tous sens ŗ travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions apprťcier les dťtails ŗ la p‚le clartť de la lune, et quand nous eŻmes vu tout ce qu'il nous ťtait possible de voir, nous pens‚mes ŗ retourner ŗ Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brŤche. Pendant prŤs d'une heure nous la cherch‚mes inutilement. Aucune habitation n'est voisine du cimetiŤre; nous entendions seulement la cloche d'une ťglise assez lointaine, dont le son ťtait fort mťlancolique. Nous ne trouvions pourtant pas trŤs gai de rester lŗ toute la nuit. Enfin j'aperÁus la brŤche, et nous sortÓmes, charmťs d'aller retrouver des vivans. Nous ne rencontr‚mes que deux soldats en faction, qui nous laissŤrent passer sans crier _qui vive!_ Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce qui est toujours fort respectť en Italie. Nous nous h‚t‚mes de rejoindre notre barque, et nous ne rentr‚mes dans la ville qu'ŗ trois heures du matin. J'ai conservť de Venise un souvenir agrťable, quoique depuis j'y aie perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placť sur sa banque mes ťconomies de Rome et de Naples, que ma nťgligence m'empÍcha de retirer ŗ temps. M. Sacaut, que j'avais connu ŗ Naples secrťtaire d'ambassade auprŤs du baron de Talleyrand, et qui sous la rťpublique a ťtť ministre de France ŗ Florence, avait la bontť de s'occuper de mes affaires, afin que je pusse me livrer entiŤrement ŗ ma peinture; comme il prťvoyait mieux que moi ce qui devait bientŰt se passer en Europe, il ne cessait de me conseiller d'ťcrire ŗ Venise pour retirer mes fonds. ęBah! lui disais-je, des rťpublicains n'attaqueront pas une rťpublique.Ľ Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table plusieurs lettres que je venais d'ťcrire pour Paris. ęJ'espŤre bien, dit-il, que vous avez lŗ une lettre pour Venise?--Non.--ņ qui donc ťcrivez-vous tout cela?--ņ mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis? rťpondit-il en hochant la tÍte.Ľ On voit que le bon monsieur Sacaut n'ťtait pas sentimental; mais il ťtait mon maÓtre en prudence et en politique; car lorsque l'armťe franÁaise, commandťe par le gťnťral Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorťs, les tableaux, les trťsors furent emportťs ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte avait dit ŗ M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conserv‚t mes fonds, et que l'on m'en pay‚t la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, Bonaparte ťloignť, les assertions rťitťrťes de M. Haler ne purent faire respecter l'ordre du gťnťral; mon argent fut transportť ŗ Milan, et je n'ai jamais touchť qu'un revenu de deux cent cinquante francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une ville bien curieuse ŗ voir, et que je suis charmťe d'avoir vue. Je m'arrÍtai ŗ Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati, ont pour la plupart ťtť b‚tis par le Palladio, et sont d'une ťlťgance remarquable. La rotonde du marquis de Capra mťrite aussi d'Ítre citťe. Elle est situťe sur une ťminence, et Palladio en a fait un temple, aux quatre cŰtťs duquel se trouvent quatre pťristyles, ayant chacun six colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde, entourťe d'une galerie qui joint ces pťristyles, dont les quatre points de vue sont admirablement diversifiťs. ņ la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des plus beaux arbres. Dans l'intťrieur de cette ťglise, on voit un magnifique tableau de Paul VťronŤse; il est d'une si belle couleur, et peint avec une telle vťritť, que les figures se dťtachent du fond. ņ Sainte-Corone, le BaptÍme de Jťsus, par Jean Bellin, est parfait pour le dessin. Le thť‚tre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du Palladio, qui l'a construit d'aprŤs les proportions et sur les dessins de Vitruve. La traversťe de la Brenta offre l'aspect le plus agrťable. D'un cŰtť, ses bords sont ornťs d'une multitude de palais du style de Palladio, qui font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se rťpŤtent dans les eaux. Je suis allťe dÓner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***; l'escalier mÍme ťtait d'un style qui me charma. Le propriťtaire de cette belle habitation me fit une galanterie ŗ laquelle j'ťtais loin de m'attendre; il me reÁut dans une galerie oý se trouvait posť, sur une table, une trŤs grande quantitť de gravures; une seule ťtait placťe sens dessus dessous sur toutes les autres; la curiositť me porta bien vite ŗ la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'aprŤs celui que j'avais donnť ŗ Florence. On voit encore ŗ Vicence la maison du Palladio, qui est un modŤle d'ťlťgance et de simplicitť. Padoue est aussi situť sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prťtendent qu'elle a ťtť b‚tie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hŰtel-de-ville, est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicitť et de naturel. On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'ťglise Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillť qu'elle en est fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont trŤs bien composťes; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloÓtre, on remarque plusieurs tombeaux trŤs anciens, dont les figures sont pleines de simplicitť, et la statue ťquestre d'…rasme de Narni, gťnťral vťnitien. Dans l'ťglise de Saint-Jean-Baptiste, on admire les …vangťlistes dans le dťsert, un des plus beaux tableaux du Guide; ŗ la cathťdrale, dans la sacristie, une Vierge du Titien, bien conservťe; ŗ Saint-Jean, plusieurs fresques du Titien, reprťsentant divers miracles. Les tÍtes, pleines d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi trŤs remarquable par la vťritť des tÍtes et l'attitude des personnages. Je passai toute une semaine ŗ Vťrone; c'est une grande ville, dont les rues sont spacieuses et bien alignťes, et les maisons fort belles. J'allai voir d'abord les restes de l'amphithť‚tre, qui a ťtť b‚ti sous le rŤgne d'Adrien, et que les Gaulois ont dťtruit; puis le dŰme de l'ťglise, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie, les ťglises sont ouvertes toute la journťe, je fis ma tournťe. J'entrai dans celle de Saint-Georges, oý le maÓtre-autel est dťcorť d'un beau tableau de Paul VeronŤse, et d'un autre tableau de ce peintre, ŗ droite en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux ťvÍques de Chieralino, ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du mÍme maÓtre, est un tableau de trois figures qui reprťsente un concert; outre qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de gr‚ce et de naÔvetť. L'ťglise de Sainte-Amastrasie est tout-ŗ-fait de style gothique, avec des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet; toutefois, je lui prťfŤre celle de Saint-Zemon. Celle-ci est trŤs vaste, et le jour, qui l'ťclaire seulement par en haut, lui donne un aspect mystťrieux et mťlancolique. Je me trouvais seule dans ce temple silencieux, et je me plaisais ŗ me livrer aux idťes religieuses et douces qui s'emparaient de mon ame. Tous les soirs, pendant mon sťjour ŗ Vťrone, j'allais ŗ la _Conversazione_ (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblťes en Italie): lŗ, nous ťtions rťunis en assez grand nombre dans une galerie, les femmes assises de chaque cŰtť, et les hommes se promenant au milieu. La vivacitť, la gesticulation italienne, rendent ces rťunions assez piquantes ŗ observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois ťtaient fort spirituelles. Pendant les huit jours que j'ai passťs ŗ Vťrone, j'ai dťlogť deux fois. Je m'ťtais d'abord installťe dans un petit appartement, aprŤs avoir demandť si l'on n'y entendait point de bruit. ęAucun,Ľ avait rťpondu l'hŰtesse. Voilŗ que le lendemain matin, ŗ six heures, j'entends sur ma tÍte un bacchanal ťpouvantable: on sautait, on jouait du violon; je demande ce que ce peut Ítre?--Madame, me dit mon hŰtesse, ce n'est rien de f‚cheux. Le maÓtre de danse de la ville loge ici dessus, et tous les jours les jeunes gens viennent prendre leur leÁon pendant deux heures, voilŗ tout. Je trouvai que c'ťtait assez pour me dťcider ŗ chercher ailleurs. CHAPITRE X. Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je m'ťtablis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la France.--Les ťmigrťs.--M. de RiviŤre vient me rejoindre.--Je vais ŗ Milan.--La CŤne de Lťonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri. Mon dťsir ťtant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais peintes ŗ Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la bontť de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur niŤce, reine de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles dťsiraient beaucoup avoir son portrait fait par moi; en consťquence, dŤs que je fus ťtablie je me prťsentai chez Sa Majestť. Elle me reÁut fort bien, mais quand elle eut pris lecture des lettres de madame AdťlaÔde et de madame Victoire, elle me dit qu'elle ťtait bien f‚chťe de refuser ses tantes; mais, qu'ayant renoncť entiŤrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses paroles et sa rťsolution; cette princesse s'ťtait fait couper les cheveux; elle avait sur sa tÍte un petit bonnet qui, de mÍme que toute sa toilette, ťtait le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa d'autant plus que je l'avais vue trŤs jeune, avant son mariage, et qu'alors son embonpoint ťtait si prodigieux, qu'on l'appelait en France _le gros Madame_. Soit qu'une dťvotion trop austŤre, soit que la douleur que lui faisaient ťprouver les malheurs de sa famille, eŻt causť ce changement, le fait est qu'elle n'ťtait plus reconnaissable. Le roi vint la rejoindre dans le salon oý elle me recevait; ce prince ťtait de mÍme si p‚le, si maigre, que tous deux faisaient peine ŗ voir. J'allai aussitŰt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle me reÁut ŗ merveille, mais elle arrangea pour moi des courses pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces environs sont trŤs beaux; mais notre dťbut en fait d'excursion ne fut pas trŤs heureux. Nous nous mÓmes en route par une chaleur extrÍme pour aller voir une chartreuse, qui est situťe sur de hautes montagnes. Comme ŗ moitiť chemin cette montagne est trŤs rapide, nous fŻmes obligťs de la gravir ŗ pied, et je me souviens que nous pass‚mes devant une fontaine, de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans, que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs maladies. AprŤs avoir grimpť si long-temps que nous en ťtions extťnuťs, nous arriv‚mes enfin ŗ la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert ťtait dťjŗ mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dÓner avec impatience. Comme il tardait ŗ venir, nous pensions que l'on faisait de l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux religieux dans les lettres qu'elle nous avait donnťes pour eux. Enfin on servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une fricassťe de poulet; mais dŤs que j'en eus goŻtť, il me fŻt impossible d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres plats, frits et grillťs, sur lesquels je comptais beaucoup; hťlas! ce n'ťtait encore que des grenouilles, si bien que nous ne mange‚mes que du pain sec, et ne bŻmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne donnant jamais de vin. Mon plus grand dťsir alors aurait ťtť d'obtenir une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison. Au retour de ma visite ŗ cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme qu'il possťdait ŗ deux lieues de Turin, oý il avait quelques chambres trŤs simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, dťtestant habiter la ville, et j'allai aussitŰt m'ťtablir avec ma fille et sa gouvernante dans ce rťduit, qui me charma. La ferme ťtait situťe en pleine campagne, entourťe de prairies et de petites riviŤres bordťes d'arbres divers assez ťlevťs, qui formaient de charmans bocages. Du matin au soir j'allais me promener avec dťlice dans des lieux enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui ťtait ŗ une demi-lieue de lŗ, et que j'allai voir. C'ťtait une ťnorme chute d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute futaie. Nous allions le dimanche ŗ la messe par un chemin charmant; la petite ťglise avait un porche trŤs joli, et lŗ nous ťtions comme en plein air: entourť de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux. Le soir, mon spectacle favori ťtait celui du soleil couchant, environnť de ses beaux nuages dorťs et couleur de feu, espŤce de nuages que l'on ne voit qu'en Italie. Ce moment ťtait celui de mes mťditations, de mes ch‚teaux en Espagne; je m'abandonnais alors ŗ la douce pensťe de revoir bientŰt la France, me berÁant de l'espoir que la rťvolution devait enfin se terminer. Hťlas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet ťtat d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La charrette qui apportait les lettres ťtant arrivťe un soir, le voiturier m'en remit une de mon ami M. de RiviŤre[15], qui m'apprenait les affreux ťvťnemens du 10 aoŻt, et me donnait des dťtails ťpouvantables. J'en fus bouleversťe; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent ŗ mes yeux d'un voile funŤbre. Je me reprochai l'extrÍme quiťtude, les douces jouissances que je venais de goŻter; dans l'angoisse que j'ťprouvais d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti de retourner aussitŰt ŗ Turin. En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places encombrťes d'hommes, de femmes de tout ‚ge, qui se sauvaient des villes de France, et venaient ŗ Turin chercher un asile. Ils arrivaient par milliers, et ce spectacle ťtait dťchirant. La plupart d'entre eux n'emportaient ni paquets, ni argent, ni mÍme de pain; car le temps leur avait manquť pour songer ŗ autre chose qu'ŗ sauver leur vie. On m'a citť depuis la duchesse de Villeroi, alors trŤs ‚gťe, que sa femme de chambre, qui possťdait une petite somme, venait de nourrir dans la route ŗ raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim ŗ faire pitiť; plusieurs femmes grosses, qui n'ťtaient jamais montťes en charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus dťplorable. Le roi de Sardaigne envoya des ordres pour qu'on loge‚t ces infortunťs et qu'on leur donn‚t ŗ manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourŻmes la ville, accompagnťs de son ťcuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire dťcorť de la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il ťtait encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyť contre une borne dans un coin de rue isolťe, il ne demandait rien ŗ personne: il serait plutŰt mort de faim, je crois, que de s'y dťcider, mais le malheur profond empreint sur sa figure appelait l'intťrÍt dŤs la premiŤre vue. Nous all‚mes droit ŗ lui, nous lui donn‚mes le peu d'argent qui nous restait, et l'infortunť nous remercia par des sanglots. Le lendemain il fut logť dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres ťmigrťs; car il n'y avait plus de place dans la ville. On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir redoublait mes inquiťtudes sur ce qui pouvait se passer ŗ Paris. Il m'ťtait impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je ne voyais point arriver M. de RiviŤre, qui m'avait ťcrit de l'attendre ŗ Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixť pour me rejoindre ťtait dťpassť de quinze jours quand il arriva, si horriblement changť que j'avais peine ŗ le reconnaÓtre. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux, en effet, ťtait bien capable d'affecter ŗ la fois l'esprit et le corps d'un homme; il me raconta qu'au moment oý il traversait le pont de Beauvoisin, on y massacrait tous les prÍtres, avec une fureur dont il ne saurait me donner une idťe. Il avait ťtť obligť de rester ŗ Chambťry pour se faire soigner d'une fiŤvre ardente, causťe par les atrocitťs dont il avait ťtť tťmoin. Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mŤre, de mon frŤre, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de RiviŤre me rassura un peu, en me disant que ma mŤre ne quittait plus Neuilly, que M. Lebrun restait assez tranquille ŗ Paris, et que mon frŤre et sa femme ťtaient cachťs. Quant ŗ mes amis et ŗ mes connaissances, le danger ne les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux ťtaient inquiťtťs. On imagine bien que je renonÁai au projet d'aller ŗ Paris. Je me dťcidai ŗ rester ŗ Turin, c'est-ŗ-dire fort prŤs de cette ville, pour Ítre plus ŗ portťe des nouvelles. En consťquence, je louai une petite maison (ce qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le PŰ. M. de RiviŤre vint habiter avec moi cette solitude, oý nous ne pouvions rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves gens rťjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos, entourť de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la forÍt qui ťtait au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous menaient ŗ de petites chapelles, situťes de distance en distance sur la hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre la messe. J'avoue que les ťglises champÍtres m'ont toujours vue prier avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au service divin. Certes, si je n'allais pas en France rťguliŤrement ŗ la messe, ce n'est point par irrťligion; mais dans les ťglises de Paris, oý il y a foule, je ne suis pas assez ŗ Dieu. J'y vois des couleurs, des draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis prier aussi bien que je le fais dans une ťglise de village. Le sťjour que M. de RiviŤre fit dans cette solitude remit peu ŗ peu sa santť. Quant ŗ moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse, d'aprŤs ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma ThťbaÔde. Quand je fus rťsolue ŗ retourner ŗ Milan, ne sachant comment reconnaÓtre les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si enchantť qu'il grava ce portrait aussitŰt et m'en donna plusieurs charmantes ťpreuves. ņ moitiť chemin, sur la route de Milan, je fus arrÍtťe deux jours comme FranÁaise. J'ťcrivis tout de suite pour demander un permis de sťjour, que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche ŗ Milan, me fit obtenir. J'allai l'en remercier dŤs que je fus installťe, et je fus reÁue par lui avec autant de bontť que de distinction. Il m'engagea beaucoup ŗ me rendre ŗ Vienne, m'assurant que ma prťsence y causerait une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de France m'obligeaient d'ajourner indťfiniment mon retour ŗ Paris, je ne tardai pas ŗ me dťcider, ainsi qu'on le verra, ŗ suivre ce conseil. Je fus reÁue ŗ Milan de la maniŤre la plus flatteuse; le soir mÍme de mon arrivťe, les jeunes gens des premiŤres familles de la ville vinrent me donner une sťrťnade sous mes fenÍtres. Je me contentais d'ťcouter avec grand plaisir, ne soupÁonnant pas le moins du monde que je fusse l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hŰtesse monta pour me le dire, et m'assurer de l'extrÍme dťsir que l'on avait de me garder dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de tťmoigner ma reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'ťtablir pour plusieurs jours ŗ Milan, oý d'ailleurs je dťsirais voir les tableaux des grands maÓtres, et beaucoup d'autres choses curieuses. Je visitai d'abord le rťfectoire de l'ťglise des _Grazie_, oý se trouve la fameuse CŤne, peinte sur mur par Lťonard de Vinci. C'est un des chefs-d'oeuvre de l'ťcole italienne; mais en admirant ce Christ, si noblement reprťsentť, tous ces personnages, peints avec tant de vťritť et de caractŤre, je gťmissais de voir un aussi superbe tableau altťrť ŗ ce point; il a d'abord ťtť couvert de pl‚tre, puis repeint dans plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'ťtait cette belle composition avant ces dťsastres, puisque, vue d'un peu loin, elle produisait encore un effet admirable[16]. Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de l'ťcole d'AthŤnes, tracťs par RaphaŽl, et je les contemplai long-temps avec dťlices. Puis je trouvai aussi ŗ la bibliothŤque Ambroisine une collection de dessins trŤs prťcieux; car plusieurs sont de RaphaŽl, de Lťonard de Vinci et d'autres grands maÓtres. Ces dessins ne sont point terminťs, mais tout y est indiquť avec autant d'esprit que de sentiment; plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalitť. On voit dans cette bibliothŤque Ambroisine une grande quantitť de mťdailles antiques, les plus intťressans manuscrits et des trťsors en pierres rares et en marbres prťcieux. Je fis diffťrentes excursions aux environs de Milan, une entre autres ŗ la montagne de la _Madone del Monte_, oý l'on voit ŗ gauche, sur la hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures, grandes comme nature, sont sculptťes. Elles ne sont pas d'un travail trŤs fin; mais elles ont une grande vťritť d'expression; une Vierge surtout, sculptťe, plus grande que nature, qui est reprťsentťe seule et montant au ciel, a beaucoup de majestť et une trŤs belle pose. Je suis montťe jusqu'au sommet de cette montagne, d'oý l'on dťcouvre une vue magnifique et si ťtendue, que les monts voisins paraissent des vallons. Dans le lointain, ŗ diffťrentes distances, on aperÁoit trois lacs. Celui de CŰme, le plus ťloignť de tous, est entourť de montagnes vaporeuses. Les deux autres, reflťtant le ciel, ťtaient d'un bleu d'azur. Les tons variťs des vallons d'un vert tendre, et des montagnes d'un vert foncť, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le haut de ce Calvaire se trouve une ťglise, environnťe de sites enchanteurs, et d'une ťtendue immense; en descendant, je m'arrÍtais souvent pour contempler cette belle vťgťtation, ces beaux arbres et ce chemin pittoresque. En gťnťral, la nature de cette contrťe est une des plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que je ne cessais d'en faire des croquis. Quelques jours aprŤs j'allai au lac Majeur, dont la large ťtendue est environnťe de montagnes boisťes, et au milieu duquel se trouvent deux Óles, l'_isola Bella_ et l'_isola Madre_. J'ai habitť la premiŤre, en ayant reÁu la permission du prince Boromťe, ŗ qui elle appartient. L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourťe de murailles garnies d'espaliers de pÍches. L'autre Óle est, dit-on, plus jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac ťtait si furieux que je fus obligťe de renoncera mon projet, et de profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on m'assurait qu'il n'ťtait pas rare de se trouver en danger sur ce lac. De retour ŗ Milan, j'allai voir la cathťdrale qui est fort belle, et diffťrentes curiositťs que renferment les palais, qui sont bien loin d'Ítre aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux de Bologne. Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes y sont extrÍmement parťes, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser ŗ Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle (la Scala), oý j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de Naples peut seule lui Ítre comparťe. Je suis allťe ŗ plusieurs beaux concerts; car Milan possŤde toujours quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je me trouvais placťe ŗ cŰtť d'une Polonaise trŤs belle et trŤs aimable, nommťe la comtesse Bistri. Comme nous nous ťtions mises ŗ causer ensemble, je lui parlai de mon prochain dťpart pour Vienne. Elle me dit qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus tard. Cependant tous deux me tťmoignŤrent un grand dťsir de faire route avec moi, en sorte qu'ils eurent la bontť d'avancer l'ťpoque de leur voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussŤrent l'obligeance jusqu'ŗ ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le chemin. Il m'aurait ťtť impossible de trouver des compagnons de voyage plus aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et la femme ťtaient d'une bontť rare, au point qu'ils emmenŤrent avec eux un pauvre vieux prÍtre ťmigrť, et un autre jeune prÍtre, qu'ils avaient trouvťs en route, et qui venaient d'ťchapper au massacre de Pont de Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eŻt pour voiture qu'une diligence ŗ deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme derriŤre la voiture. Ils soignŤrent ces deux infortunťs, dont ils ťtaient les anges tutťlaires, comme des amis, comme des parens les plus proches. Je fus tellement ťdifiťe de leur conduite envers ces deux malheureux, que je ne puis exprimer ŗ quel point elle m'attacha ŗ cet excellent mťnage, que j'ai vu constamment ŗ Vienne. En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous travers‚mes une partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des rochers d'une majestť imposante, embellis par la plus active vťgťtation, et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter des torrens. Nous parcourŻmes aussi une partie de la Styrie; ŗ mi-cŰte de ses montagnes, on aperÁoit Áŗ et lŗ des habitations champÍtres et quelques ch‚teaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin occupa mes yeux agrťablement, depuis Milan jusqu'ŗ Vienne. CHAPITRE XI. Je me loge ŗ Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de Thoun; ses soirťes.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld. Nous arriv‚mes enfin dans la bonne ville de Vienne, oý deux annťes et demie de ma vie devaient s'ťcouler d'une maniŤre si agrťable, que j'ai toujours su grť au comte de Wilsheck de m'avoir engagťe ŗ faire ce voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas nous quitter, il nous fut impossible de trouver ŗ nous loger dans la ville. Nous fŻmes obligťs d'aller nous ťtablir dans un des faubourgs (qui sont plus grands que la ville), et lŗ, je fis le portrait de l'aimable comtesse de Bistri, qui ťtait une fort belle femme. Peu de jours aprŤs mon arrivťe, j'allai dans la ville porter les lettres de recommandation que m'avait donnťes le comte de Wilsheck. Dans le nombre, il s'en trouvait une pour le cťlŤbre prince Kaunitz, qui avait ťtť ministre sous Marie-ThťrŤse. Mais je me rendis d'abord chez la comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitŰt ŗ ses soirťes, oý se rťunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait suffi pour me faire connaÓtre toute la haute sociťtť de la ville. J'y trouvais aussi beaucoup d'ťmigrťs de notre pauvre France: le duc de Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil, que je fus bien joyeuse de revoir. Je n'ai jamais vu, rassemblťes dans un salon, un aussi grand nombre de jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'ťtablissaient autour d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives, ŗ la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon avis sans regarder. En gťnťral, j'ai toujours soignť mes yeux avec une grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvťe, puisque, maintenant encore, je peins sans Ítre obligťe de prendre des lunettes. Parmi les jolies femmes dont j'ai parlť, il y en avait surtout trois remarquables par leur beautť: la princesse Linoski; la femme de l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante comtesse Kinski, nťe comtesse Diedrochsten. Cette derniŤre avait tous les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne enfin ťtait la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me raconta son histoire, qui vraiment ressemble ŗ un roman. Les parens du comte Kinski et les siens avaient arrangť entre eux de marier les jeunes gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la cťlťbration du mariage. AussitŰt aprŤs la messe, il dit ŗ sa jeune et charmante femme: ęMadame, nous avons obťi ŗ nos parens; je vous quitte ŗ regret; mais je ne puis vous cacher que depuis long-temps je suis attachť ŗ une femme sans laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.Ľ La chaise de poste ťtait ŗ la porte de l'ťglise; cet adieu fait, le comte monte en voiture, et retourne vers sa Dulcinťe. La comtesse Kinski n'ťtait donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point vu de personne aussi ravissante. Elle joignait ŗ sa grande beautť l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me donnait sťance, je fis demander quelque chose ŗ la gouvernante de ma fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui demandai ce qu'elle avait. ęJe viens, rťpondit-elle, de recevoir une lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des ťmigrťs. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console, car me voilŗ sur la liste des honnÍtes gens.Ľ La comtesse et moi, nous fŻmes touchťes d'un dťsintťressement aussi honorable. Quelques minutes aprŤs, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait dťjŗ que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui en prÍter une. ęNon, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la fissiez faire par madame Charot (c'ťtait le nom de la gouvernante); j'enverrai la toile nťcessaire.Ľ Peu de jours aprŤs, je lui remis la robe. AussitŰt notre sťance finie, la comtesse court ŗ la chambre de madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable comtesse les pose sur la cheminťe et s'enfuit comme un oiseau, bien contente d'avoir au moins rendu ŗ cette brave femme un quartier de la pension perdue. Ma coutume ťtant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes premiŤres visites aux artistes, je n'avais pas tardť ŗ aller voir Casanova, peintre trŤs renommť dans le genre des batailles[17]. Il pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur, quoiqu'il port‚t deux ou trois paires de lunettes les unes sur les autres. Il travaillait alors ŗ divers grands tableaux, reprťsentant les hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince terrassant un lion; dans un autre, il ťcrasait un tigre; enfin, tous ťtaient de cette force, ce qui donnait une terrible idťe du personnage qui, pour avoir fait rťellement ces prodiges de valeur et beaucoup d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'ťtaient point terminťs. Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalitť. Il ťtait trŤs bavard, et je l'ai vu nous amuser extrÍmement aux dÓners du prince Kaunitz, par des histoires qui souvent n'avaient aucune vťritť, et qui devaient tout leur comique ŗ l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dÓnions chez le prince de Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et quand on eut fait l'ťloge de son immense talent, quelqu'un dit que son instruction, qui ťtait aussi prodigieuse, l'avait fait nommer ambassadeur. ņ ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole, et dit: ęComment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un ambassadeur qui s'amusait ŗ peindre.--Non, madame, rťpond Casanova, c'est un peintre qui s'amusait ŗ Ítre ambassadeur.Ľ Casanova avait gagnť ťnormťment d'argent; mais son dťsordre ťtait tel, qu'il ne lui en restait pas. En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation. Je trouvai le prince de Kaunitz que je dťsirais beaucoup connaÓtre. Ce grand ministre ťtait alors ‚gť de quatre-vingt-trois ans au moins; il ťtait grand, trŤs maigre, et se tenait fort droit. Il me reÁut avec une bontť parfaite, et m'engagea pour dÓner le lendemain. Comme on ne se mettait ŗ table chez lui qu'ŗ sept heures, et que j'avais l'habitude de dÓner seule chez moi ŗ deux heures et demie, cette invitation et celles qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais ni ŗ dÓner aussi tard, ni ŗ dÓner avec tant de monde; car sa table, composťe en grande partie d'ťtrangers, ťtait toujours de trente couverts, souvent plus. DŤs le premier jour dont il est question, je pris le parti de dÓner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je m'efforÁai de cacher autant qu'il m'ťtait possible, en mettant une demi-heure ŗ manger un oeuf ŗ la coque, mais ce petit manťge, dont il s'aperÁut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas ŗ me prendre en grande amitiť, ce dont j'ťtais fort reconnaissante. Il ne m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma Sibylle rest‚t exposťe dans son salon pendant plus de quinze jours, durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau ŗ la ville et ŗ la cour avec une gr‚ce toute affectueuse pour moi. Le prince de Kaunitz, malgrť son grand ‚ge, avait encore une forte tÍte et un esprit plein de verve. Son goŻt, son jugement exquis, sa haute raison, ťtonnaient tous ses convives. Il recevait son monde admirablement; son unique faiblesse ťtait de conserver la prťtention de monter ŗ cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs autres amis, ŗ venir le voir caracoler dans son manťge. La vťritť est qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une maniŤre fort surprenante ŗ son ‚ge. Il montait ŗ la franÁaise: son costume et sa personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que nous les voyons reprťsentťs dans les beaux tableaux de Wouvermans. Le prince de Kaunitz jouissait ŗ Vienne de la plus grande existence; la gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le premier jour de l'an et celui de sa fÍte, une foule immense se rendait chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu le croire empereur ces deux jours-lŗ: aussi ai-je ťtť bien surprise de l'indiffťrence des Viennois pour la perte de leur cťlŤbre compatriote. J'ťtais encore ŗ Vienne quand le prince de Kaunitz mourut aprŤs une courte maladie; ŗ peine eut-on l'air d'Ítre sensible ŗ la disparition de ce grand homme. Quant ŗ moi, j'en fus trŤs affligťe. Je me souviens qu'ťtant allťe peu de temps aprŤs, voir pour la seconde fois un cabinet de figures en cire fort curieux, je fus saisie ŗ la vue de celle du prince de Kaunitz couchť, revÍtu des habits qu'il portait, coiffť comme il avait l'habitude de l'Ítre, enfin absolument tel que je l'avais vu si souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pťnible ŗ voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimť, privťs d'activitť et de vie. Peu de jours aprŤs mon arrivťe ŗ Vienne, je fis connaissance avec le baron et la baronne de Strogonoff, qui me priŤrent tous deux de faire leurs portraits. La premiŤre se faisait aimer par sa douceur et son extrÍme bienveillance: quant ŗ son mari, il possťdait un charme supťrieur pour animer la sociťtť; il faisait les dťlices de Vienne en donnant des soupers, des spectacles, des fÍtes, oý chacun se pressait de se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que le baron de Strogonoff. Quand le dťsir de rire et de s'amuser lui prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre autres, sachant que plusieurs personnes de sa sociťtť et moi, devions aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu alors, il s'excusa sous un prťtexte de ne pouvoir nous accompagner, et, prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derriŤre un piťdestal, de maniŤre qu'il ne laissait voir que sa tÍte. En parcourant la galerie des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donnť ŗ ses yeux une telle fixitť, et tant d'immobilitť ŗ tous ses traits, qu'aucun de nous ne le reconnaÓt. AprŤs avoir visitť les autres salles, nous repassons une seconde fois sans le reconnaÓtre davantage; mais alors voilŗ qu'il remue et qu'il parle; nous fŻmes tous effrayťs, et surtout bien surpris de notre mťprise. Elle prouve au reste combien, lorsque l'on peint une personne, sa physionomie ajoute ŗ la ressemblance; c'est pourquoi il faut bien se garder de donner des sťances trop longues, ou de laisser un modŤle s'ennuyer. J'ai rarement vu jouer la comťdie par des amateurs aussi bien que chez la baronne de Strogonoff. Les premiers rŰles ťtaient remplis par le comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de gr‚ce que de facilitť, et qui avait une vťritable passion pour la comťdie. M. de RiviŤre jouait les rŰles comiques d'une maniŤre ťtonnante. Au reste, cet aimable homme[18] possťdait tous les talens; aussi Doyen disait-il que M. de RiviŤre ťtait un petit nťcessaire de sociťtť. Le fait est qu'il peignait trŤs bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature ŗ l'huile; il chantait fort agrťablement; il jouait du violon, de la basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact parfait, et un coeur si excellent, qu'en dťpit de ses distractions, qui ťtaient frťquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de zŤle que de succŤs. M. de RiviŤre ťtait petit, mince, et il a toujours conservť l'air si jeune, qu'‚gť de soixante ans, sa taille et sa tournure ne lui en donnaient que trente. Quant ŗ M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaÓtre, qu'en plaÁant ici le portrait qu'il a tracť de lui-mÍme, avec la plus grande vťritť, et qu'il ajouta ŗ son rŰle, dans la derniŤre piŤce qu'il a jouťe ŗ Vienne, avant le dťpart du baron de Strogonoff. Ces vers donneront l'idťe la plus juste de ce brave et aimable FranÁais, qui, gr‚ce ŗ notre rťvolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa. _Portrait de M. de Langeron, fait par lui-mÍme, et ajoutť au rŰle de Dorlange, dans la comťdie des_ Ch‚teaux en Espagne. Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait, En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait. Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage. Je dois ŗ la nature et j'acquis par l'usage, De la facilitť, du babil, du jargon, Plus de superficie en un mot que de fond; Aussi, lťgŤrement je glisse sur les choses, Et n'approfondis point les effets et les causes. Je suis bon, confiant jusques ŗ l'abandon; Aussi, je fus souvent trompť, mais pourquoi non? J'aime mieux me livrer, hťlas! que de tout craindre; Bien plus que le trompť, le trompeur est ŗ plaindre. J'ai toujours adorť l'honneur et l'amitiť; Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifiť. Quant ŗ mon caractŤre, il est lťger sans doute; Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute Et toujours trouve ŗ tout un remŤde assurť; Si quelque chose enfin ne va pas ŗ mon grť, On bien si le malheur veut verser sur ma vie Ses poisons, ses dťgoŻts ou sa mťlancolie, Les rÍves et l'espoir viennent avec gaÓtť, Dans mon coeur tenir lieu de la rťalitť. Je fus d'aimer le sexe accusť par l'envie; Je ne m'en dťfends pas, je l'aime ŗ la folie, Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui. Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui? On m'a dit bien souvent que j'ťtais trop volage. Oui, je suis, j'en conviens, plus ťtourdi que sage, Et mon esprit errant en projets, en amours, Est tout comme mon corps, il voyage toujours. On m'a souvent aussi reprochť, ce me semble, D'avoir aimť parfois plusieurs femmes ensemble. Eh bien! c'ťtait tromper, dit-on... Non, car je croi Que je les adorais toutes de bonne foi. Du vťritable amour j'ai cru que dans ma vie, J'avais connu deux fois la triste frťnťsie. Je m'en plaignais au sort; mais en me t‚tant bien, J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien. Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine. J'ai cinq ans de l'hymen portť l'aimable chaÓne; Pendant trois, j'ai vťcu comme un franc ťtourdi; Mais on m'a vu depuis un excellent mari. Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame; Je suis sensible et bon, un ange ťtait ma femme. J'ai connu la faveur sans en Ítre enivrť. J'ai connu le malheur sans en Ítre altťrť. J'ai beaucoup voyagť, j'ai fait beaucoup la guerre; Comme le mouvement elle m'est nťcessaire. Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet, J'ai plus cherchť la gloire enfin que l'intťrÍt. Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vťritť; Je le suis devenu parce qu'on m'a g‚tť.  tre stable, est pour moi dans les choses futures, Pour l'Ítre, j'aime trop encor les aventures. Je serai, j'en suis sŻr, avant qu'il soit long-temps, Le meilleur des maris, le meilleur des amans; Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde, Et quelque temps encor de parcourir le monde. Ce portrait de M. de Langeron ťtait celui de beaucoup de jeunes gens de la cour de France ŗ l'ťpoque de la rťvolution. Chez la plupart d'entre eux, quelque peu d'ťtourderie se joignait ŗ la franchise, ŗ la bravoure, et surtout ŗ je ne sais quelle gr‚ce d'esprit qui, s'il faut le dire, a totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le chevalier de Boufflers, le vicomte de Sťgur, le comte Louis de Narbonne, ťtaient des modŤles de cette gr‚ce d'esprit dont je parle. Je ne connais pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier ŗ l'empereur Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: ęVotre mŤre ne m'aime pas; je le sais.--Sire, rťpondit le comte, elle n'en est encore qu'ŗ l'admiration.Ľ La maison du baron de Strogonoff n'ťtait pas la seule ŗ Vienne oý l'on jou‚t la comťdie de sociťtť. La comtesse de Fries, veuve du fameux banquier de ce nom, avait une trŤs jolie salle de spectacle, dans laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rŰles de caractŤres. Sa fille, mademoiselle de Fries, avait une trŤs belle voix, et chantait ŗ merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opťra ŗ trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scŤne se passait dans une Óle dťserte, oý deux amans s'ťtaient rťfugiťs. Mademoiselle de Fries jouait le rŰle de la jeune fille, M. de RiviŤre celui de l'amant, et tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la piŤce, le pŤre de l'amante arrive dans une barque. On avait collť une barbe de coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rŰle; dŤs que ce jeune homme se mit ŗ chanter, voilŗ que cette barbe se dťtache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut suffoquť. Nous l'entendions crier d'une voix ťtouffťe: J'avale ma barbe! j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eŻt aucune suite f‚cheuse, l'opťra en resta lŗ. Mademoiselle de Fries ťtait excellente musicienne, et quand je fis son portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de la lyre. Son visage, sans Ítre joli, avait infiniment d'expression. Sa soeur, la comtesse de Schoenfeld, ťtait trŤs jolie, et fashionable autant qu'on puisse l'Ítre, au point que sa mŤre, madame de Fries, ayant un jour donnť, dans une piŤce, un rŰle ŗ son neveu, qui n'avait point l'air distinguť, comme je me trouvais placťe au spectacle ŗ cŰtť de madame de Schoenfeld, je lui demandai qui ťtait ce monsieur?--C'est le neveu de ma mŤre, rťpondit-elle, ne pouvant se dťcider ŗ dire: C'est mon cousin. CHAPITRE XII. Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais ŗ Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musťe royal.--Le Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse marťchale Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac. Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un logement dans l'intťrieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer ŗ habiter un faubourg; car pour me rendre ŗ la ville, il me fallait traverser les remparts, les glacis, oý le vent constant et furieux ťlevait une ťnorme poussiŤre qui me faisait trŤs mal aux yeux; aussi le dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort: le vent, la poussiŤre et la valse. Le fait est que la traversťe de ces remparts ťtait alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils sont plantťs de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une immense et superbe promenade. Je m'ťtablis dans un logement ŗ ma convenance, et j'y fis aussitŰt le portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de Kaguenek, qui ťtait ‚gťe de seize ans et trŤs jolie, ainsi que ceux du baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, ŗ dťcider beaucoup de personnes ŗ me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillť ŗ Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reÁu dans cette ville. Non seulement les Viennois ont tťmoignť de l'affection pour ma personne, mais ils mettaient de la coquetterie ŗ placer mes tableaux d'une maniŤre qui leur fŻt favorable. Je me souviens, par exemple, que le prince Paar, ŗ qui l'on avait portť le grand portrait que je venais de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita ŗ venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placť dans son salon, et comme les boiseries ťtaient peintes en blanc, ce qui tue la peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait fait faire un candťlabre ŗ plusieurs bougies, portant un garde-vue, et disposť de faÁon que toute la lumiŤre ne se reflťtait que sur le portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit Ítre sensible ŗ ce genre de galanterie. La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris ťtaient alors exactement la mÍme pour le ton et pour les usages. Quant au peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance, qui n'a cessť de me rťjouir les yeux pendant mon sťjour dans cette grande ville. Soit ŗ Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent, je n'ai jamais rencontrť un mendiant; les hommes de peine, les paysans, les rouliers, tous sont bien vÍtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des fortunes colossales, dťpensent leurs revenus de la maniŤre la plus honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement travailler, et la bienfaisance est une vertu commune ŗ toutes les classes aisťes. Un de mes grands sujets d'ťtonnement a ťtť, la premiŤre fois que j'allai au spectacle ŗ Vienne, de voir plusieurs dames, entre autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges; je trouvais cela fort ťtrange; mais quand on m'eut dit que ces bas ťtaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, ŗ voir les plus jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans mÍme regarder leur ouvrage et avec une vitesse prodigieuse. Vienne, dont l'ťtendue est considťrable, si l'on y comprend ses trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musťe impťrial possŤde des tableaux des plus grands maÓtres que j'ai bien souvent ťtť admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette derniŤre galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage, Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre de ce grand maÓtre dans le Musťe impťrial. On a dit avec raison que le Prater ťtait une des plus belles promenades connues. Elle consiste en une longue et magnifique allťe dans laquelle circulent un grand nombre de voitures ťlťgantes, et de chaque cŰtť sont, beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allťe des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agrťable et plus pittoresque, c'est que son allťe conduit ŗ un bois, peu ombragť et plein de cerfs, si apprivoisťs, qu'on les approche sans les effrayer. On voit encore une autre promenade sur les bords du Danube, oý tous les dimanches se rťunissent diverses sociťtťs bourgeoises pour y manger des poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi trŤs frťquentť, surtout le dimanche. Ses belles allťes, et les repos pittoresques que l'on trouve sur les hauteurs ŗ l'extrťmitť du parc, en font une promenade charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en tÍte-ŗ-tÍte, ce que l'on respecte en s'ťloignant; car presque toujours ces promenades ŗ Schoenbrunn sont des prťludes de mariages convenus. Les environs de Vienne en gťnťral sont grandioses. On remarque surtout le parc du marťchal Lansdon, du marťchal Lassi, et celui du comte de Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par consťquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des montagnes naturelles, boisťes dans le haut; il s'y trouve des ravins profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme ťlťgante, des riviŤres naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec rapiditť des hauteurs. ņ Vienne, je suis allťe ŗ plusieurs bals, particuliŤrement ŗ ceux que donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait appeler des fÍtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en tournant de la sorte, ne s'ťtourdissaient pas au point de tomber; mais hommes et femmes sont tous si bien habituťs ŗ ce violent exercice, qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On dansait souvent aussi _la polonaise_, beaucoup moins fatigante; car cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche tranquillement deux ŗ deux. Celle-ci convient ŗ merveille aux jolies femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage. Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur FranÁois II avait ťpousť en secondes noces Marie-ThťrŤse des Deux-Siciles, fille de la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la retrouvais si changťe qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine ŗ la reconnaÓtre. Son nez s'ťtait allongť, et ses joues s'ťtaient aplaties au point qu'elle ressemblait alors ŗ son pŤre. Je regrettai pour elle qu'elle n'eŻt pas conservť les traits de sa mŤre, qui, je crois l'avoir dťjŗ dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France. Il se donnait ŗ Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu plusieurs. Dans l'un d'eux, on exťcuta d'abord, ŗ grand orchestre et avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de Marie-ThťrŤse, ŗ qui j'aurais bien donnť cent ans, quoiqu'elle me parŻt, ŗ ma grande surprise, s'apprÍter ŗ chanter. Je tremblais que la pauvre vieille ne pŻt faire entendre deux notes de suite; mais dŤs qu'elle eut commencť le rťcitatif, son ‚ge, sa laideur, tout disparut; son visage prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que nous ťtions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupťfaite; je croyais assister ŗ l'opťration d'un miracle. Le premier jour de l'an est trŤs brillant ŗ Vienne. On voit alors une grande quantitť de Hongrois dans leur ťlťgant costume, ce qui leur sied ŗ merveille, attendu qu'en gťnťral ils sont grands et bien faits. Un des plus remarquables ťtait le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, montť sur un cheval richement caparaÁonnť, couvert d'une housse parsemťe de diamans. L'habit du prince ťtait d'une richesse analogue, et comme il faisait grand soleil, les yeux ťtaient vraiment ťblouis d'une telle magnificence. Une sociťtť fort agrťable, ťtait celle des Polonaises; presque toutes sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On les trouvait rťunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que j'avais connue ŗ Paris, ŗ l'ťpoque oý je fis le portrait de son neveu en Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup ŗ Vienne. Elle tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, oý elle donnait de trŤs beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une grande rťunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui recevait ŗ merveille. Son mari ťtait fort aimable, et leur fils, que je connus alors, a ťtť depuis ministre ŗ Pťtersbourg. Une personne que je retrouvais avec bonheur ŗ Vienne, c'ťtait madame la comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait ťtť parfaite pour moi dŤs ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller souvent souper chez elle, oý je rencontrais frťquemment ce vaillant prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans un salon. Je frťquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur du comte de Cobentzel. Madame de Rombec ťtait la meilleure des femmes; elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur ŗ soulager les malheureux: c'ťtait chez elle que se faisaient toutes les quÍtes, que se tiraient toutes les loteries destinťes ŗ secourir les infortunťs; elle mettait ŗ ces bonnes oeuvres tant de gr‚ce et de zŤle, qu'il ťtait impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarquť, au reste, que les quÍtes faites dans les salons, sont un des moyens les plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvť l'usage ťtabli dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens qu'ŗ Rome, oý je passais souvent la soirťe chez la douce et bonne lady Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse ŗ la main, et faire le tour de son cercle, qui ťtait fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de moi, voyant que j'avais prťparť mon offrande: ęNon, me dit-elle, je quÍte pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui vient de perdre au jeu tout ce qu'il possťdait; c'est ŗ nous seuls de le secourir.Ľ Je trouvai ce mot bien anglais. La comtesse de Rombec rťunissait dans son salon la sociťtť la plus distinguťe de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'ťtait alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvť l'aimable prince de Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimťe avec l'impťratrice Catherine II, et me donnait le dťsir de voir cette grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le charmant visage n'avait pas changť. Sa mŤre, madame de Polignac, habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est lŗ qu'elle apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santť en fut trŤs altťrťe; mais lorsqu'elle reÁut l'affreuse nouvelle de celle de la reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante figure ťtait devenue mťconnaissable, et que l'on pouvait prťvoir sa fin prochaine. Elle mourut en effet peu de temps aprŤs, laissant sa famille et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittťe, inconsolables de sa perte. Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en France dut Ítre affreux pour elle, par la douleur que j'en ťprouvai moi-mÍme. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait guillotinťes; on prenait mÍme grand soin dans ma sociťtť de me cacher tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible ťvťnement par mon frŤre, qui me l'ťcrivit sans ajouter aucun dťtail. Le coeur navrť, il me dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette ťtaient morts sur l'ťchafaud! Depuis, par pitiť pour moi, je me suis toujours gardťe de faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou prťcťder cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard. CHAPITRE XIII. Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me dťcide ŗ aller en Russie.--Le prince de Ligne me prÍte le couvent de Caltemberg que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du prince de Ligne par M. de Langeron. SitŰt que le printemps ťtait venu, j'avais louť une petite maison dans un village des environs de Vienne, oý j'avais ťtť m'ťtablir. Ce village, nommť Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendÓt agrťable dŤs ce temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli, et qu'elle-mÍme y possťdait une habitation ressemblante ŗ la maison carrťe de NÓmes. J'apportai ŗ Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse ťtait trŤs bien faite; son joli visage avait une expression douce et cťleste, qui me donna l'idťe de la reprťsenter en Iris. Elle ťtait peinte en pied, s'ťlanÁant dans les airs. Son ťcharpe, aux couleurs de l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placť dans la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent trŤs scandalisťs de voir que l'on montr‚t la princesse sans chaussure, et le prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de s'ťchapper et de tomber ŗ terre. Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de satisfaire mon goŻt pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en dťcouvris une un jour, oý, de l'autre cŰtť de la rive, en face de moi, s'ťlevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne enrichissaient de tons riches et variťs, et d'oý j'apercevais ŗ gauche, dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmťe de ce magnifique paysage, je m'ťtablis sur les bords du fleuve, je prends mes pastels, et je me mets ŗ peindre ces beaux arbres et ce qui les environne. Tout prŤs d'eux ťtait une cahute en planches, et je voyais sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite, effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux, qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans l'instant mÍme une ťnorme nuťe de corbeaux arrive ŗ tire-d'aile; leur nombre ťtait tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade, ne l'eussent assailli de maniŤre ŗ le tuer. L'homme enfui, ces pauvres bÍtes s'approchŤrent du corbeau blessť ŗ mort, le prirent, et l'emportŤrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors commencŤrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en donner une idťe. Je restai deux ou trois heures ŗ peindre les arbres oý ils ťtaient perchťs, et lorsque j'eus fini mon ťtude, leur fureur n'ťtait point calmťe. Cette scŤne, qui me surprit beaucoup, me jeta dans je ne sais quelle rÍverie sur l'espŤce humaine, qui, je dois l'avouer, ťtait toute ŗ l'avantage des corbeaux. J'ťtais heureuse ŗ Vienne autant qu'il est possible de l'Ítre loin des siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables et des plus brillantes sociťtťs de l'Europe, et quand le beau temps revenait, j'allais jouir avec dťlice du charme de ma petite retraite. Je ne pensais donc nullement ŗ quitter l'Autriche avant qu'il fŻt possible de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et plusieurs de ses compatriotes me pressŤrent vivement d'aller ŗ Pťtersbourg oý l'on m'assurait que l'impťratrice me verrait arriver avec un extrÍme plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de Catherine II m'inspirait un grand dťsir de voir cette souveraine. Je pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court sťjour en Russie complŤterait la fortune que je m'ťtais promis de faire avant de retourner ŗ Paris; je me dťcidai donc ŗ faire ce voyage. Je m'occupais de mes prťparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager ŗ rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait ťtť donnť par l'empereur Joseph II. Connaissant mon goŻt pour les lieux ťlevťs, il me tenta en me parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de Vienne, et je ne rťsistai pas ŗ l'envie d'y passer quelque temps. J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de RiviŤre, le chemin horrible et rocailleux qui conduit ŗ ce couvent. Nous le fÓmes ŗ pied, les cahots de la cariole n'ťtant pas supportables, en sorte que nous arriv‚mes trŤs fatiguťs. Le gardien et sa femme, ŗ qui le prince nous avait fortement recommandťs, eurent pour nous les soins les plus empressťs. Tous les b‚timens qu'avaient occupťs anciennement les religieux existaient encore. On prťpara aussitŰt nos chambres, qui n'ťtaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'oý l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupť par des Óles qu'embellissait la plus belle vťgťtation, et sur des campagnes ŗ perte de vue; enfin c'ťtait l'immensitť, et l'on peut remarquer que les religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort ťlevťs. Privťs des jouissances du monde, au moins goŻtaient-ils le charme qu'on ťprouve ŗ respirer un air pur en contemplant une nature grandiose. Je le goŻtais moi-mÍme alors, d'autant plus qu'il faisait un temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus de l'autre cŰtť de la montagne, oý, de la lisiŤre d'un bois, j'apercevais dans le fond un village trŤs peuplť que traversait une petite riviŤre courante et limpide; enfin, j'ťtais ravie de me trouver lŗ: je prťfťrais la cellule que j'allais habiter ŗ tous les salons du monde, et je bťnissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il ne fŻt pas tťmoin de mon bonheur. Je suis restťe trois semaines dans ce beau lieu. M. de RiviŤre, plus citadin que moi, allait souvent ŗ la ville, mais nous n'en avons pas moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlť, oý nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de son coucher approchant, elle me dit: ęMaman, tu trouves que cela fait rÍver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.Ľ Les grandes salles du couvent ťtaient restťes intactes dans leur construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de trŤs belles fÍtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient tout habillťes, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces immenses salons. Pour mon goŻt, Caltemberg, tel qu'il ťtait quand je l'ai habitť, me plaisait infiniment mieux qu'ŗ l'ťpoque oý se donnaient toutes ces fÍtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa lorsque j'allai m'ťtablir sur sa charmante montagne. ņ MADAME LEBRUN. Pour avoir fait ŗ l'empyrťe Le mÍme vol que Promťthťe, Vous mťritez punition. ņ ce mont soyez attachťe. Par un vautour au lieu d'Ítre ici dťchirťe, De vous nous voulons bien avoir compassion; De caresses soyez mangťe: Par notre amour soyez clouťe; Et par notre admiration Pour toujours en ces lieux fixťe. PrŤs de votre habitation De la voŻte azurťe Dont vous semblez Ítre ťchappťe, Oubliez votre nation, Par votre gťnie honorťe, Mais ŗ prťsent, pays de dťsolation! Que ma montagne fortunťe Par la fiŤre possession Des talens dont la terre est ravie, ťtonnťe, Soit par nos chants ŗ jamais cťlťbrťe. Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagťration a dictť ces vers ŗ l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-mÍme, pour lesquels le poŤte n'a laissť parler que la vťritť. _Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790_. De Mars et d'Apollon tu vois le favori, Et de Vťnus le serviteur fidŤle. Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami. Es-tu soldat? ce sera ton modŤle. Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur. Es-tu femme? bientŰt il sera ton vainqueur. CHAPITRE XIV. Je quitte Vienne.--Prague.--Les ťglises.--Budin.--Dresde.--Les promenades.--La galerie.--RaphaŽl.--La forteresse de Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse. AprŤs avoir sťjournť ŗ Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche 19 avril 1795 pour me rendre ŗ Prague oý j'arrivai le 23 avril, par une route trŤs belle. Ce que nous remarqu‚mes d'abord en entrant dans la capitale de la BohÍme, ville grande et bien b‚tie, ce fut le pont placť sur la riviŤre qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est trŤs beau et trŤs long; car il a vingt-quatre arches. Je commenÁai par aller voir les ťglises. La premiŤre que je visitai, Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admirť un beau tableau de Rubens, qui reprťsente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage, qui est trŤs noirci, mais qui a de beaux dťtails. On trouve au maÓtre-autel de la cathťdrale un superbe tableau de Gťrard de la Notte, qui reprťsente sainte Anne ťcrivant, et la Vierge tenant l'enfant Jťsus. Ces trois figures sont de la plus grande vťritť. Le style en est parfait, de mÍme que celui des draperies. Le fond aussi est du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile; les bas-reliefs sont extrÍmement soignťs; enfin cet ouvrage est un des plus finis de ce maÓtre. ņ gauche du maÓtre-autel, on voit un tableau de Lairesse, reprťsentant un martyr; les figures du second et du troisiŤme plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composť et bien peint. Cette cathťdrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchťs, qui sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est saint NťpomucŤne; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, reprťsentant le saint, que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on conserve dans l'ťglise la cotte de mailles en fer de saint NťpomucŤne, et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique. Le palais de l'archiduchesse Marianne est trŤs grand et trŤs beau; il me rappelait celui du roi de Naples. La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine; mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restťe qu'un jour ŗ Prague, dťsirant arriver ŗ Dresde le plus tŰt possible. Sur notre route, nous pass‚mes ŗ Budin dont les environs sont charmans. Cette ville est dťserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore en trŤs petit nombre. Enfin nous arriv‚mes ŗ Dresde, aprŤs avoir passť la Corniche, chemin fort ťtroit, sur une grande hauteur, d'oý l'on cŰtoie l'Elbe qui coule dans un fond trŤs spacieux. Dresde est une jolie ville, bien b‚tie, mais ŗ cette ťpoque elle ťtait trŤs mal pavťe; l'Elbe la traverse. Ses environs sont charmans, principalement le Plaone, d'oý l'on dťcouvre une vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectťs de l'odeur des pipes. C'est lŗ que les bourgeois viennent, surtout le dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dÓner, et sitŰt leur repas terminť, ils se mettent tous ŗ fumer, ce qui dťsenchantait, pour moi, ces dťlicieuses promenades. Cet inconvťnient, ŗ la vťritť, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus, et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc Antoine, le grand jardin de l'ťlecteur et le jardin de Hollande, comme les plus remarquables. J'allai ŗ l'ťglise catholique pour voir un trŤs beau tableau de Mengs, qui reprťsente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivťe, je visitai enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne dťment point sa grande cťlťbritť; il est bien certain que c'est la plus belle de l'Europe. J'y suis retournťe bien souvent, toujours plus convaincue de sa supťrioritť, en admirant le nombre immense de chefs-d'oeuvre qu'elle renferme. Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers propres ŗ en donner l'idťe pour que j'entre ici dans aucuns dťtails. Je dirai seulement que lŗ comme partout on reconnaÓt combien RaphaŽl s'ťlŤve au-dessus de tous les autres maÓtres. Je venais de visiter plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire ťprouver l'art du peintre. Il reprťsente la Vierge, placťe sur des nuages, tenant l'enfant Jťsus dans ses bras. Cette figure est d'une beautť, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracťe. Le visage de l'enfant, qui est charmant, porte une expression ŗ la fois naÔve et cťleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle couleur. ņ la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractŤre de vťritť est admirable; ses deux mains surtout sont ŗ remarquer. ņ gauche est une jeune sainte, la tÍte baissťe, qui regarde deux anges placťs en bas du tableau. Sa figure est pleine de beautť, de candeur et de modestie. Les deux petits anges sont appuyťs sur leurs mains, les yeux levťs vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs tÍtes ont une ingťnuitť et une finesse dont il est impossible de donner l'idťe par des mots[19]. AprŤs Ítre restťe trŤs long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre, je repassai pour sortir de la galerie par les mÍmes salles que je venais de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maÓtres avaient perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts ŗ la noble simplicitť, et toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu. Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle renferme des chefs-d'oeuvre des grands maÓtres de toutes les ťcoles. On peut dire que toute la peinture est lŗ, et que l'art ne possŤde pas un nom cťlŤbre qui n'y soit inscrit. Tout en ťvitant de donner ici un catalogue, je parlerai d'un saint JťrŰme de Rubens, qui m'a semblť un de ses ouvrages supťrieurs, et d'une salle remplie de portraits et de tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vťritť enchanteresse. Les pastels notamment ont une gr‚ce et un moelleux qui rappelle tout-ŗ-fait le CorrŤge. L'ťlecteur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir mon tableau. Je m'y rendis moi-mÍme le premier jour, afin de tťmoigner combien j'ťtais vivement touchťe et reconnaissante de cette haute faveur, que j'ťtais loin d'attendre et de mťriter. La bibliothŤque de Dresde est trŤs belle; on y voit, outre des livres rares, une grande quantitť de porcelaines trŤs prťcieuses, et de trŤs beaux antiques. Le trťsor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en perles fines. Une chose fort curieuse ŗ voir, ce sont les salles qui renferment les armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son ťpťe, le casque et la cuirasse d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut trois hommes pour la soulever. Nous all‚mes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut de cette partie. Notre chemin nous conduisit ŗ un petit village nommť Krebs, b‚ti sur une montagne, entourť de collines trŤs fertiles, et de beaux bois de cyprŤs et de sapins. Nous nous y arrÍt‚mes pour jouir d'une superbe vue, qui vous montre, ŗ droite, la ville de Dresde, Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et ŗ gauche la magnifique forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux lŗ, loin des villes. Nous arriv‚mes ŗ la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est trŤs bonne ŗ boire. Tout concourt ŗ faire de cette place forte un lieu de dťfense admirable; de son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blť, et sur d'excellens p‚turages. Elle est entourťe de canons, et le magasin ŗ poudre est placť au milieu d'un bois qui la touche. Dans l'intention sans doute de nous prťmunir contre les dangers que nous pouvions courir ŗ une telle ťlťvation, on nous raconta dans cette forteresse plusieurs ťvťnemens arrivťs par suite d'imprudence: une nourrice et son enfant ťtaient tombťs de trois cents pieds dans l'Elbe; on sauva l'enfant, mais la femme fut tuťe. Le vent est si furieux sur cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la prťcaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-lŗ l'ťlecteur donnait ŗ dÓner ŗ Koenigstein; il aperÁut l'ťtourdi qu'il fit lier avec des cordes, et rentrer par la fenÍtre. La vue que l'on dťcouvre de cette belle forteresse est d'une immensitť vraiment prodigieuse. …tant trŤs pressťe de me rendre ŗ Pťtersbourg, j'allai directement de Dresde ŗ Berlin, oý je ne suis restťe que cinq jours, car mon projet ťtait d'y revenir et d'y sťjourner ŗ mon retour de Russie, pour y voir la charmante reine de Prusse. Berlin, comme on sait, est une trŤs belle ville, mais pas assez peuplťe pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est traversťe par la Sprťe, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs ťdifices y sont trŤs remarquables. Le palais du roi est superbe; celui du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des b‚timens de l'arsenal et de l'ťglise catholique qui a la forme de la rotonde, et d'un grand nombre de palais. La salle de la comťdie se trouve placťe entre deux ťglises. Les dehors de la salle de l'Opťra, qui est trŤs grande, sont simples et d'une belle architecture. La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est parfaitement alignťe, et l'on trouve ŗ son extrťmitť une porte ornťe de huit colonnes, qui conduit ŗ Charlottenbourg. Ce parc est magnifique, plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promŤne ŗ pied, ŗ cheval et en voiture. En allant ŗ cette belle promenade, on peut voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme _Belle-Vue_. Charlottenbourg est un village ŗ trois quarts d'heure de chemin de Berlin. Le roi y possŤde un ch‚teau superbe, dont les appartenons sont fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois, japonais, et l'ordonnance de tous est de trŤs bon goŻt. Le thť‚tre a quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui reprťsente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apŰtres est le portrait du peintre. J'ai admirť ŗ Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intťrÍt que toute autre chose, c'est la chambre du grand Frťdťric. La mťmoire de ce prince vous suit partout ŗ Berlin et ŗ Potsdam, oý je suis allťe aussi m'asseoir sur le banc oý s'asseyait le grand capitaine. C'est de lŗ qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute ŗ ces hautes pensťes qui importaient tant au sort de l'Europe. AprŤs avoir sťjournť cinq jours ŗ Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour aller ŗ Reinsberg, rťsidence du prince Henri, situťe ŗ vingt lieues de la capitale. Nous fÓmes cette route fort lentement, le chemin n'ťtant que sable. On cŰtoie plusieurs forÍts et des plaines bien cultivťes; en gťnťral, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'ŗ Reinsberg. J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le chevalier de Boufflers. C'ťtait mÍme sur une lettre que cette aimable femme m'avait adressťe ŗ Berlin, dans laquelle elle me disait que le prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrÍter chez lui, que je m'ťtais dťcidťe ŗ ce petit voyage. J'eus tout lieu d'Ítre persuadťe que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bontť sans ťgale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me prťsenter aussitŰt ŗ ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en ťtaient au moins ťtonnťes; mais le bon prince se chargea de toutes les excuses, ce qui ťtait d'autant plus juste, ŗ dire vrai, qu'il ťtait le seul coupable. Le ch‚teau est trŤs bien situť, et divisť en deux parties, dont la famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri me promena dans son parc, qui est immense et trŤs beau. Par amour pour les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de Sept-Ans, le prince y avait fait ťlever une ťnorme pyramide sur laquelle tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument ťtait un temple dťdiť ŗ l'amitiť, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers en l'honneur du dťvouement et de la mort gťnťreuse de Malesherbes. Je n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me l'aurait fait connaÓtre. Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au milieu duquel est une Óle qu'on prťtend avoir ťtť habitťe par _Rťmus_ dont elle porte le nom. La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers ťtaient ťtablis ŗ Reinsberg; ils y sont encore restťs trŤs long-temps aprŤs mon dťpart. Le prince leur avait donnť des terres, et le chevalier s'ťtait fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la plus agrťable. Il y avait une troupe de comťdiens franÁais, qui appartenait au prince. On a donnť pendant mon sťjour quelques comťdies assez bien jouťes, et plusieurs concerts; car le maÓtre avait conservť toute sa passion pour la musique. Je ne puis dire combien j'ťtais triste de quitter cet excellent prince, que je ne devais, hťlas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma vie. L'accueil que j'en avais reÁu, les bontťs dont il m'avait comblťe pendant mon sťjour chez lui, tout me rendait cette sťparation pťnible. Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dŤs que j'eus quittť Reinsberg, je fus touchťe au dernier point, en dťcouvrant la quantitť de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture, sachant que je ne trouverais rien jusqu'ŗ Riga. On avait placť des comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un rťgiment prussien, et certes le bon prince dut Ítre bien assurť que je ne mourrais pas d'inanition en route. En quittant Reinsberg, nous prÓmes le chemin de la Prusse qui conduit ŗ Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont trŤs bien b‚ties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une poste en sept heures, ce qui m'a obligťe souvent ŗ marcher la nuit. Avant d'arriver de Mariaverde ŗ Koenigsberg, on voit la mer, et fort prŤs du chemin, qui est trŤs ťtroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de Reinsberg ŗ Koenigsberg, d'oý je repartis aussitŰt pour Memel. Loin de s'amťliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous marchions dans des sables horribles, cŰtoyant la Hafft de si prŤs que la moitiť de la voiture ťtait penchťe dans cette riviŤre. Enfin j'arrivai ŗ Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour Pťtersbourg. CHAPITRE XV. Peterhoff.--Pťtersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes. J'entrai ŗ Pťtersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff, qui m'avait donnť une idťe avantageuse de la ville; car ce chemin est bordť des deux cŰtťs par de charmantes maisons de campagne, entourťes de jardins du meilleur goŻt dans le genre anglais. Les habitans ont tirť parti du terrain, qui est trŤs marťcageux, pour orner ces jardins, oý se trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des petites riviŤres qui les traversent. Il est malheureux qu'une humiditť effroyable vienne le soir dťsenchanter tout cela; mÍme avant le coucher du soleil, il s'ťlŤve un tel brouillard que l'on se croit entourť d'une ťpaisse fumťe presque noire. Toute magnifique que je me reprťsentais Pťtersbourg, je fus ravie par l'aspect de ses monumens, de ses beaux hŰtels et de ses larges rues, dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle Nťva, si claire, si limpide, traverse la ville chargťe de vaisseaux et de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle citť d'une maniŤre charmante. Les quais de la Nťva sont en granit, ainsi que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans l'intťrieur de la ville. D'un cŰtť de la riviŤre se trouvent de superbes monumens, celui de l'Acadťmie des arts, celui de l'Acadťmie des sciences et beaucoup d'autres encore, qui se reflŤtent dans la Nťva. On ne peut rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces majestueux ťdifices, qui ressemblent ŗ des temples antiques. En tout, Pťtersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de l'ancien ‚ge. Quoique j'aie parlť plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'ŗ l'ťpoque de mon arrivťe il me fŻt possible d'en jouir; car au mois de juillet on n'a pas ŗ Pťtersbourg une heure de nuit; le soleil se couche vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crťpuscule, qui commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair, et j'ai souvent soupť ŗ onze heures avec le jour. Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient ťtť ce qu'on imagine de plus effroyables[20]; de grosses pierres posťes les unes sur les autres nous donnaient ŗ chaque pas des secousses d'autant plus violentes, que ma voiture ťtait une des plus rudes du monde, et les auberges ťtant trop mauvaises sur cette route pour qu'il fŻt possible de s'y arrÍter, nous avions marchť de cahot en cahot jusqu'ŗ Pťtersbourg sans prendre de repos. J'ťtais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je n'habitais Pťtersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on m'annonÁa l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il allait informer tout de suite l'impťratrice de mon arrivťe, et prendre en mÍme temps ses ordres pour ma prťsentation. Un instant aprŤs, je reÁus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui, je lui tťmoignai le bonheur que j'aurais ŗ voir cette grande Catherine; mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'ťprouverais lorsque je serais prťsentťe ŗ cette princesse si imposante. ęRassurez-vous, me rťpondit-il; lorsque vous verrez l'impťratrice, vous serez ťtonnťe de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment une bonne femme.Ľ J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire ŗ sa justesse, d'aprŤs ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration de son voyage en Crimťe, nous avait contť plusieurs choses qui prouvaient que cette grande princesse avait autant de gr‚ce que de simplicitť dans ses maniŤres; mais une _bonne femme_, on en conviendra, n'ťtait pas le mot propre. Quoi qu'il en soit, le soir mÍme, M. d'Esterhazy, en revenant de Czarskozelo, oý l'impťratrice ťtait ťtablie, vint me prťvenir que Sa Majestť me recevrait le lendemain ŗ une heure. Une prťsentation aussi prompte, que je n'avais pas espťrťe, me jeta dans un extrÍme embarras; je n'avais que des robes de mousseline trŤs simples, n'en portant point d'autres habituellement, et il ťtait impossible de faire faire une robe parťe du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait me prendre ŗ dix heures prťcises, pour me mener dťjeuner avec sa femme, qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva ŗ l'heure indiquťe, je partis assez inquiŤte de ma toilette, qui vraiment n'ťtait pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet, je remarquai bien son ťtonnement. Toute sa politesse ne put l'empÍcher de me dire: ęMadame, est-ce que vous n'avez pas apportť une autre robe?Ľ Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manquť pour me faire faire une robe plus convenable. Son air mťcontent de moi redoubla mon anxiťtť, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon courage quand le moment d'aller chez l'impťratrice arriva. M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du parc, lorsqu'ŗ la fenÍtre d'un rez-de-chaussťe j'aperÁus une jeune personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus; ses traits ťtaient fins et rťguliers, et son ovale parfait; son beau teint n'ťtait pas animť, mais d'une p‚leur tout-ŗ-fait en harmonie avec l'expression de son visage, dont la douceur ťtait angťlique. Ses cheveux blond cendrť flottaient sur son cou, sur son front. Elle ťtait vÍtue d'une tunique blanche, attachťe par une ceinture nouťe nťgligemment autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que je viens de la peindre, elle se dťtachait sur le fond de son appartement, ornť de colonnes, et drapť en gaze rose et argent, d'une maniŤre si ravissante que je m'ťcriai: C'est Psychť! C'ťtait la princesse …lizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle ajouta:--ęIl y a bien long-temps, madame, que nous vous dťsirions ici, au point que j'ai rÍvť souvent que vous y ťtiez arrivťe.Ľ Je la quittai ŗ regret, et j'ai toujours conservť le souvenir de cette charmante apparition. J'arrivai chez l'impťratrice un peu tremblante, et me voilŗ tÍte ŗ tÍte avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il fallait lui baiser la main, et consťquemment ŗ cet usage elle avait Űtť un de ses gants, ce qui aurait dŻ me le rappeler; mais je l'oubliai complŤtement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si cťlŤbre me faisait une telle impression, qu'il m'ťtait impossible de songer ŗ autre chose qu'ŗ la contempler. J'ťtais d'abord extrÍmement ťtonnťe de la trouver trŤs petite; je me l'ťtais figurťe d'une grandeur prodigieuse, aussi haute que sa renommťe. Elle ťtait fort grasse, mais elle avait encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevťs encadraient ŗ merveille. Le gťnie paraissait siťger sur son front large et trŤs ťlevť. Ses yeux ťtaient doux et fins, son nez tout-ŗ-fait grec, son teint fort animť, et sa physionomie trŤs mobile. Elle me dit aussitŰt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras pourtant: ęJe suis charmťe, madame, de vous recevoir ici; votre rťputation vous avait devancťe. J'aime beaucoup les arts, et surtout la peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.Ľ Tout ce qu'elle ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le dťsir qu'elle avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps, portait le caractŤre d'une si grande bienveillance, que ma timiditť disparut, et lorsque je pris congť, j'ťtais entiŤrement rassurťe. Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisť sa main, qui ťtait trŤs belle et trŤs blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en fit des reproches. Quant ŗ ma toilette, elle ne me parut pas y faire la moindre attention, ou peut-Ítre ťtait-elle moins difficile sous ce rapport que notre ambassadrice. Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie fťerie. L'impťratrice y avait une terrasse qui communiquait ŗ ses appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantitť d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la bťquťe, et que c'ťtait un de ses grands plaisirs. Tout de suite aprŤs m'avoir reÁue, Sa Majestť tťmoigna l'intention de me faire passer l'ťtť dans cette belle campagne. Elle commanda aux marťchaux-des-logis (dont l'un ťtait le vieux prince Bariatinski) de me donner un appartement dans le ch‚teau, dťsirant m'avoir prŤs d'elle afin de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se souciŤrent nullement de me placer aussi prŤs de l'impťratrice; et malgrť ses ordres rťitťrťs, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on m'instruisit de ce dťtail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais certes, il fallait bien peu me connaÓtre pour ne pas savoir que j'ťtais trop occupťe de mon art pour pouvoir donner du temps ŗ des affaires politiques, lors mÍme que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai toujours ressentie pour tout ce qui ressemble ŗ l'intrigue. Au reste, ŗ part l'honneur de me trouver logťe chez la souveraine, et le plaisir d'habiter un aussi beau lieu, tout ťtait gÍne et contrariťtť pour moi dans un ťtablissement ŗ Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand besoin de jouir de ma libertť, et, pour vivre selon mon goŻt, j'aimais infiniment mieux loger chez moi. L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, ťtait bien fait pour me consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un ťtranger se voit recherchť dans ce pays, surtout s'il possŤde quelque talent. Mes lettres de recommandation me devinrent tout-ŗ-fait inutiles; non seulement je fus aussitŰt invitťe ŗ passer ma vie dans les meilleures et les plus agrťables maisons, mais je retrouvais ŗ Pťtersbourg plusieurs anciennes connaissances, et mÍme d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff, vťritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait ŗ Paris, dans ma trŤs grande jeunesse. Nous nous revÓmes tous deux avec un plaisir extrÍme. Il possťdait ŗ Pťtersbourg une superbe collection de tableaux, et prŤs de la ville, ŗ Kaminostroff, un charmant cazin ŗ l'italienne, oý il donnait tous les dimanches un grand dÓner. Il vint me chercher pour m'y conduire, et je fus enchantťe de cette habitation: le cazin donnait sur le grand chemin, et des fenÍtres on voyait la Nťva. Le jardin, dont on n'apercevait pas les limites, ťtait dans le genre anglais. Une quantitť de barques arrivaient de tout cŰtť, amenant du monde qui descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui n'ťtaient point du dÓner, venaient se promener dans le parc. Le comte permettait aussi ŗ des marchands de s'y installer avec leurs boutiques, ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les costumes des divers pays voisins ťtaient pittoresques et variťs. Vers les trois heures, nous mont‚mes sur une terrasse couverte et entourťe de colonnes, oý le jour arrivait de toute part. D'un cŰtť, nous jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Nťva, chargťe de mille barques plus ou moins ťlťgantes. Il faisait le plus beau temps du monde; car l'ťtť est superbe en Russie, oý souvent au mois de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dÓn‚mes sur cette mÍme terrasse, et le dÓner fut splendide, au point que l'on nous servit au dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut devoir Ítre un grand luxe. DŤs que nous fŻmes ŗ table, une musique d'instrumens ŗ vent dťlicieuse se fit entendre. Elle exťcuta surtout l'ouverture d'_Iphigťnie_ d'une maniŤre ravissante. Aussi fus-je bien surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne donnait qu'une note; il m'ťtait impossible de concevoir comment tous ces sons particuliers arrivaient ŗ former un ensemble vraiment parfait, et comment l'expression pouvait naÓtre d'une exťcution aussi machinale. AprŤs le dÓner, nous fÓmes une promenade charmante dans le parc; puis, vers le soir, nous remont‚mes sur la terrasse d'oý nous vÓmes tirer, dŤs que la nuit fut venue, un trŤs beau feu d'artifice que le comte avait fait prťparer. Ce feu, rťpťtť dans les eaux de la Nťva, ťtait d'un effet magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journťe, arrivŤrent, dans deux petits bateaux trŤs ťtroits, des Indiens qui se mirent ŗ danser devant nous. Cette danse consistait ŗ faire de si lťgers mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup. La maison du comte de Strogonoff ťtait bien loin d'Ítre la seule qui fŻt tenue avec autant de magnificence. ņ Pťtersbourg comme ŗ Moscou, une foule de seigneurs qui possŤdent des fortunes colossales, se plaisent ŗ tenir table ouverte, au point qu'un ťtranger connu, ou bien recommandť, n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur[21]. Il trouve partout un dÓner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la peine possible ŗ me dispenser d'aller souvent dÓner en ville; mes sťances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantťs que l'on vienne dÓner chez eux. Ce caractŤre hospitalier existe aussi dans l'intťrieur de la Russie oý la civilisation moderne n'a point encore pťnťtrť. Lorsque les seigneurs russes vont visiter leurs terres, qui gťnťralement sont situťes ŗ de grandes distances de la capitale, ils s'arrÍtent en chemin dans les ch‚teaux de leurs compatriotes, oý, sans Ítre connus personnellement du maÓtre de la maison, eux, leurs gens et leurs bÍtes sont reÁus et traitťs ŗ merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses amis. Tous les trois avaient traversť les provinces les plus reculťes ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'‚ge d'or, au temps des patriarches. Partout on les avait logťs et nourris avec tant de bontť que leur bourse ťtait devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas ŗ faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui avaient soignť leurs chevaux. Leurs hŰtes, qui pour la plupart ťtaient des nťgocians ou des cultivateurs, s'ťtonnaient beaucoup de la vivacitť de leurs remerciemens. ęSi nous ťtions dans votre pays, disaient-ils, bien certainement vous en feriez autant pour nous.Ľ Hťlas! CHAPITRE XVI. Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volťe.--Doyen.--M. de L***. Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les campagnes; car l'ťtť finit en Russie au mois d'aoŻt et il n'y a point d'automne. J'allais souvent me promener ŗ Czarkozelo, dont le parc, bordť par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est rempli de monumens que l'impťratrice appelait ses caprices. On y voit un superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs, trophťes des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple ŗ trente-deux colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a des allťes d'arbres superbes. En face du ch‚teau est un long et large gazon au bout duquel se trouve une cerisaie oý je me souviens d'avoir mangť des cerises excellentes. Le comte de Cobentzel dťsirait beaucoup me faire faire connaissance avec une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beautť, la princesse Dolgorouki. Je reÁus d'elle un billet d'invitation pour aller dÓner ŗ Alexandrowski oý elle avait une maison de campagne, et le comte vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort grande ťtait meublťe sans aucune recherche; mais la riviŤre terminait le jardin, et c'ťtait un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur. Les chants du peuple russe ont une originalitť un peu barbare; mais ils sont mťlancoliques et mťlodieux. La beautť de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout le caractŤre grec mÍlť de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses longs cheveux ch‚tain foncť, relevťs nťgligemment, tombaient sur ses ťpaules; sa taille ťtait admirable, et foute sa personne avait ŗ la fois de la noblesse et de la gr‚ce sans aucune affectation. Elle me reÁŻt avec tant d'amabilitť et de distinction, que je cťdai volontiers ŗ la demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, ťtait ťtablie dans cette maison, oý ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient mťnage commun. La sociťtť ťtait fort nombreuse, et personne ne songeait ŗ autre chose qu'ŗ s'amuser. AprŤs dÓner nous faisions des promenades charmantes dans des barques fort ťlťgantes, ornťes de rideaux de velours cramoisi ŗ crťpines d'or. Des musiciens nous devanÁaient dans une barque plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant ťtait toujours d'une justesse parfaite, mÍme dans les sons les plus ťlevťs. Le jour de mon arrivťe nous eŻmes de la musique le soir, et le lendemain un spectacle charmant. On donna _le Souterrain_ de Dalayrac. La princesse Dolgorouki jouait le rŰle de Camille; le jeune de la RibaussiŤre[22] celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me souviens que pendant la reprťsentation, un courrier arriva de Vienne, chargť de dťpÍches pour le comte, qui ťtait ambassadeur d'Autriche ŗ Pťtersbourg, et qu'ŗ la vue d'un homme costumť en jardinier, il ne voulait pas lui remettre ses dťpÍches, ce qui ťleva dans la coulisse une contestation fort plaisante. Le petit thť‚tre ťtait charmant, je voulus en profiter pour composer des tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pťtersbourg; je choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de cachemire que nous avions ŗ profusion. Je prťfťrais les sujets graves ou ceux de la Bible ŗ tout autre. Je reprťsentai aussi de souvenir plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui rťussit ŗ merveille; mais celui qui obtint le plus grand succŤs fut celui d'Achille ŗ la cour de LycomŤde; je me chargeai du personnage d'Achille, car le plus souvent je m'habillais de maniŤre qu'un casque et un bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux vivans amusaient extrÍmement la sociťtť. L'hiver suivant ils servirent ŗ varier les divertissemens du soir dans les salons de Pťtersbourg. Chacun voulait s'y trouver placť, et je me voyais forcťe de contrarier quelques dames qui dťsiraient beaucoup Ítre en _exhibition_. Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut, ŗ mon grand regret, quitter la maison de la trŤs aimable princesse Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits ŗ faire. Toutefois, je venais de former ŗ Alexandrowski plusieurs liaisons qui me furent infiniment agrťables pendant tout mon sťjour en Russie. Le comte de Cobentzel ťtait passionnťment amoureux de la princesse Dolgorouki, sans qu'elle rťpondÓt le moins du monde ŗ son amour; mais l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point ŗ l'ťloigner, et, comme dit une chanson, il prťfťrait ses rigueurs ŗ toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espťrer d'autre bonheur que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-lŗ dans toute sa latitude: soit ŗ la campagne, soit ŗ la ville, il ne la quittait jamais. DŤs que ses dťpÍches, qu'il faisait avec une grande facilitť, ťtaient expťdiťes, il volait chez elle, et s'ťtait complŤtement fait son esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa divinitť. Voulait-on jouer la comťdie, il prenait le rŰle qu'elle lui donnait, mÍme lorsque ce rŰle ne convenait point du tout ŗ son physique. Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, ťtait fort laid et louchait horriblement. Il ťtait assez grand, mais trŤs gros, ce qui ne l'empÍchait pas d'Ítre fort actif, surtout lorsqu'il s'agissait d'exťcuter les ordres de sa bien-aimťe princesse. Au reste il avait de l'esprit, il ťtait habile; sa conversation ťtait animťe par mille anecdotes qu'il racontait ŗ merveille, et je l'ai toujours connu pour le meilleur et le plus obligeant des hommes. Ce qui pouvait donner ŗ la princesse Dolgorouki de l'indiffťrence pour les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres adorateurs, c'est qu'elle en avait reÁu de si brillans, que les souverains les plus ťpris d'une femme n'en avaient jamais rendu de pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on ray‚t le mot _impossible_ de la grammaire, l'avait aimťe passionnťment, et la magnificence avec laquelle il lui tťmoignait son amour surpasse tout ce que nous lisons dans les _Mille et une Nuits_. Lorsqu'en 1791, aprŤs avoir fait son voyage en Crimťe, l'Impťratrice retourna ŗ Pťtersbourg, le prince Potemkin resta pour commander l'armťe oý plusieurs gťnťraux avaient amenť leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaÓtre la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de cette fÍte arrivť, le prince donna un grand dÓner, soi-disant en l'honneur de l'Impťratrice. Il avait placť la princesse ŗ table ŗ cŰtť de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans que l'on servit aux dames ŗ pleines cuillerťes. La reine du festin paraissant remarquer cette magnificence:--ęPuisque c'est vous que je fÍte, lui dit-il tout bas, comment vous ťtonnez-vous de quelque chose?Ľ Rien ne lui coŻtait pour satisfaire un dťsir, un caprice de cette femme adorťe. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal, qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour Paris un exprŤs, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une chose qui ťtait bien connue aussi de tout Pťtersbourg, c'est que, pour offrir ŗ la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle dťsirait voir, il avait fait donner l'assaut ŗ la forteresse d'Otshakoff plus tŰt qu'il n'ťtait convenu, et peut-Ítre qu'il n'ťtait prudent de le faire. Lorsque j'arrivai ŗ Pťtersbourg il y avait dťjŗ plusieurs annťes que le prince Potemkin ťtait mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un enchanteur. On peut prendre une idťe de ce qu'il avait d'extraordinaire et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont ťcrit le prince de Ligne et le comte de Sťgur du voyage qu'il fit faire ŗ l'impťratrice en Crimťe. Ces palais, ces villages en bois, b‚tis sur toute la route comme par un coup de baguette; cette immense forÍt qu'il brŻle pour donner un feu d'artifice ŗ Sa Majestť, tout ce voyage enfin, a quelque chose de fantastique. Sa niŤce, la comtesse Scawronski, me disait ŗ Vienne: ęSi mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblťe d'honneurs et de richesses.Ľ Il est certain qu'en toute occasion cet homme si cťlŤbre se montrait gťnťreux jusqu'ŗ la prodigalitť, magnifique jusqu'ŗ la folie. Tous ses goŻts ťtaient dispendieux, toutes ses habitudes royales, au point qu'ayant possťdť une fortune qui dťpassait celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu quelquefois sans argent. La faveur, la puissance, avaient habituť le prince Potemkin ŗ satisfaire aussitŰt ses plus lťgŤres volontťs. On cite un trait qui le prouve admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armťe russe, qu'il nomma, ťtait encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet officier n'en ťtant pas convenus, il fit partir aussitŰt un exprŤs avec ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors ŗ huit cents lieues de lŗ. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du prince, sa joie fut extrÍme; car il se persuada qu'il venait d'Ítre nommť ŗ quelque grade supťrieur. On peut donc imaginer son dťsappointement, quand ŗ son arrivťe au camp, on le fit se mesurer avec l'aide-de-camp de Potemkin, aprŤs quoi il fallut s'en retourner bien tristement, le tout n'ayant d'autre rťsultat pour lui que la fatigue d'un aussi long voyage. On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumť pour ainsi dire ŗ rťgner ŗ cŰtť de la souveraine, ne pouvait survivre ŗ la pensťe d'une disgr‚ce. Lorsqu'on lui ťcrivit que le nouveau favori (le jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit de l'impťratrice, il se h‚ta de quitter l'armťe pour voler ŗ Pťtersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince Repnin, qui le remplaÁait dans le commandement des troupes, l'ordre de traiter de la paix, ŗ laquelle Potemkin s'ťtait toujours opposť. Irritť autant qu'on peut l'Ítre, il repart ŗ l'instant dans l'espoir d'arrÍter la signature; mais c'est pour apprendre ŗ Passy que la paix ťtait conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; dťjŗ souffrant, il tomba mortellement malade, ce qui ne l'empÍcha pas de se remettre aussitŰt en route pour Pťtersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels progrŤs, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la voiture; on l'ťtendit sur un prť, couvert de son manteau, et lŗ, Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de la comtesse Branitska, sa niŤce. Je n'ai jamais oubliť qu'un jour, que je demandais ŗ une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal franÁais, comment ťtait mort cet homme si cťlŤbre. Elle me rťpondit: ęHťlas, ma chŤre! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or, est mort sur l'herbette.Ľ La princesse Dolgorouki n'a pas ťtť la seule beautť dont le prince se soit montrť ťpris. On l'a vu aussi ťperduement amoureux d'une charmante Polonaise, nommťe d'abord madame de With, et mariťe depuis ŗ un Potoski, pour laquelle il dťploya de mÍme tout ce que la galanterie a de plus recherchť. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner une fÍte oý se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer aprŤs le dÓner une loterie ŗ laquelle toutes ces dames gagnŤrent chacune un cachemire, trop heureux qu'il ťtait de faire tomber ŗ ce prix le plus beau shall dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette ťpoque, j'avais vu madame de With ŗ Paris, elle ťtait alors extrÍmement jeune et aussi jolie qu'on puisse l'Ítre, mais passablement vaine de sa charmante figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santť, un jour qu'ils ťtaient un peu enflammťs, elle rťpondit naÔvement: ęJ'ai mal ŗ mes beaux yeux.Ľ Il est possible, ŗ la vťritť, qu'elle ne sut pas trŤs bien notre langue, quoique en gťnťral toutes les Polonaises parlent le franÁais ŗ merveille, et mÍme sans aucun accent. Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon sťjour en Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idťe par la copie d'une lettre que j'ťcrivais ŗ madame Vigťe, ma belle-soeur, moins de deux mois aprŤs mon arrivťe. Pťtersbourg, ce 10 septembre. Il faut bien, ma chŤre Suzette, que je te mette au courant de tous mes soucis et tribulations. Je suis installťe dans un appartement qui me convient assez, attendu que j'y ai un fort bel atelier; mais il est trŤs humide, la maison n'ťtant b‚tie que depuis trois ans, et n'ayant pas encore ťtť habitťe, ce qui me fait prťvoir un dťmťnagement pour la fin de la belle saison. Cette contrariťtť, ŗ laquelle je devrais Ítre habituťe, n'est malheureusement pas la seule. Entre autres qui l'accompagnent, il vient de m'arriver un ťvťnement qui m'a donnť beaucoup de tracas. Peu de temps aprŤs mon arrivťe, je fus invitťe ŗ passer la soirťe chez la princesse Menzicoff, oý l'on donnait un trŤs joli spectacle. En revenant chez moi vers une heure du matin, je trouve sur mon escalier la gouvernante de ma fille, toute effarťe et toute p‚le: ęAh! madame, s'ťcria-t-elle, vous venez d'Ítre volťe de tout votre argent!Ľ Tu sens bien que je fus fort saisie. Puis, elle me conte que mon petit domestique allemand avait fait ce mauvais coup; qu'on avait trouvť sous son lit et sur lui des paquets de mon or; qu'il en avait mÍme jetť un peu sur l'escalier, afin de faire croire que le petit Russe ťtait le voleur; enfin, qu'il venait d'Ítre emmenť par les gens de la police, qui, aprŤs avoir comptť les piŤces, les avaient emportťes comme preuve du dťlit. Je commenÁai par dire ŗ madame Charrot qu'elle avait eu grand tort de laisser emporter mes piŤces d'or, et j'avais bien raison; car maintenant que l'affaire est finie, on m'a bien rendu le nombre de ces piŤces, mais non leur valeur: j'avais des Doppio, des quadruples de Vienne, pour lesquels on ne m'a donnť que de mauvais ducats, en sorte que j'ai perdu tout juste la moitiť de trente mille cinq cents livres. Cependant, ce n'ťtait pas cela qui m'inquiťtait le plus alors, c'ťtait ce malheureux enfant, qui, selon la loi du pays, allait Ítre pendu. Il est fils des concierges de ce couvent de Caltemberg, que le prince de Ligne m'a prÍtť ŗ Vienne. L'homme et la femme sont les plus honnÍtes gens du monde, ils ont eu mille soins de moi, en sorte que je ne pouvais supporter l'idťe de voir pendre leur fils. Je courus chez le gouverneur, et je le suppliai de sauver ce misťrable jeune homme en le faisant partir sans bruit. Mais le comte Samoeloff ne voulut pas cťder ŗ mes instances, disant que l'impťratrice ťtait instruite du vol, et qu'elle en ťtait outrťe. Je ne puis te dire ce qu'il m'en a coŻtť de priŤres, de dťmarches, pour obtenir enfin la certitude qu'on le ferait partir par mer, ce qui fut exťcutť. Pour en revenir ŗ mes quinze mille francs, je les regrette d'autant plus que je viens d'en perdre quarante-cinq mille d'un autre cŰtť; Voici comment: pendant le premier mois de mon sťjour ici, j'avais gagnť quinze mille roubles[23]. On m'a conseillť de les placer aussitŰt chez un banquier qui me paraissait un fort honnÍte homme. Cet honnÍte homme vient de faire banqueroute, et je n'aurai rien de mes quinze mille roubles. Tu dois reconnaÓtre lŗ cette destinťe que tu sais? Il m'a ťtť impossible jusqu'ici de conserver la moindre chose de ce que je gagne; j'attends avec rťsignation un temps plus heureux. Pour changer de discours, je te dirai que je viens de voir mon plus ancien ami, Doyen le peintre, si bon, si spirituel! l'impťratrice l'aime beaucoup. Elle est venue ŗ son secours; car il a ťmigrť sans aucune fortune, n'ayant laissť en France qu'une maison de campagne qu'on lui a prise. Il a sa place au spectacle tout prŤs de la loge de l'impťratrice, qui, m'a-t-on dit, cause souvent avec lui. J'ai retrouvť aussi avec plaisir la baronne de Strogonoff, que je voyais beaucoup ŗ Vienne, oý j'ai fait son portrait et celui de son mari. Il vient de m'arriver chez elle une petite aventure que je veux te conter parce qu'elle te fera rire. Il faut te dire qu'un jour ŗ Vienne, pendant qu'elle me donnait sťance, elle me parla de ce souper grec, dont tu peux te souvenir, en ajoutant le plus simplement du monde qu'elle savait que ce souper m'avait coŻtť soixante mille francs. Je fis un grand saut sur ma chaise en entendant cela, puis je me pressai de lui conter tous les dťtails de la chose, et de lui prouver que j'avais dťpensť quinze francs.--Vous m'ťtonnez bien, me dit-elle quand elle fut persuadťe que je disais vrai; car ŗ Pťtersbourg, nous tenions le fait d'un de vos compatriotes, monsieur de L***, qui se dit fort liť avec vous, et qui prťtend avoir ťtť un des convives. Je rťpondis, ce qui ťtait exact, que je ne connaissais M. de L*** que de nom, et nous n'en parl‚mes plus alors. Peu de jours aprŤs mon arrivťe ŗ Pťtersbourg, oý certainement M. de L*** n'avait pas cru que je viendrais jamais, la baronne de Strogonoff fut indisposťe; j'allai la voir, et comme j'ťtais assise auprŤs de son lit, on annonÁa M. de L***; vite, je me cache derriŤre les rideaux, on fait entrer le personnage, et la baronne lui dit:--Eh bien! vous devez Ítre bien content; car madame Lebrun vient d'arriver? Puis avec malice elle veut le ramener sur ses liaisons avec moi, et sur le souper grec. Mon homme alors commence ŗ balbutier, la baronne le poussant toujours de questions, lorsque enfin je me montre; je vais ŗ lui: ęMonsieur, lui dis-je, vous connaissez donc beaucoup madame Lebrun? Il est forcť de rťpondre que oui.--Voilŗ qui est bien ťtrange, repris-je, car c'est moi, Monsieur, qui suis madame Lebrun, celle que vous avez calomniťe, et je vous rencontre aujourd'hui pour la premiŤre fois de ma vie.Ľ ņ ces mots il fut saisi au point que ses jambes tremblaient sous lui. Il prit son chapeau, sortit, et depuis on ne l'a point revu; car il a ťtť consignť ŗ la porte des meilleures maisons. Une chose, triste c'est de remarquer, ainsi que j'ai pu le faire trop souvent, que dans un pays ťtranger, des FranÁais seuls sont capables de chercher ŗ nuire ŗ leurs compatriotes, mÍme en employant la calomnie. Partout, au contraire, on voit les Anglais, les Allemands, les Italiens, se soutenir et s'appuyer entre eux mutuellement. Adieu, ma bonne Suzette, je t'embrasse et je t'aime de tout mon coeur. J'embrasse aussi mon frŤre, et ta chŤre petite, qui est si jolie et si intťressante. CHAPITRE XVII. Je peins les deux jeunes grandes-duchesses, filles de Paul.--Platon Zouboff.--La grande duchesse Elisabeth.--La grande duchesse Anne, femme de Constantin.--Madame Narischkin.--Un bal ŗ la cour.--Un gala.--Les dÓners ŗ Pťtersbourg. Ainsi que je l'avais prťvu, je ne tardai pas ŗ dťmťnager, et j'allai loger sur la grande place du palais impťrial. Quand l'impťratrice fut rentrťe en ville, je la voyais tous les matins ouvrir un _vasistas_, et jeter de la mie de pain ŗ des centaines de corbeaux qui chaque jour, ŗ l'heure fixe; venaient chercher leur pitance. Le soir, vers les dix heures, quand ses salons ťtaient illuminťs, je la voyais encore faire venir ses petits enfans et quelques personnes de sa cour, pour jouer avec eux ŗ la main-chaude ou ŗ cache-cache. DŤs que Sa Majestť fut de retour de Czarkozelo, le comte de Strogonoff vint me commander, de sa part, les portraits des deux grandes-duchesses Alexandrine et HťlŤne. Ces princesses pouvaient avoir treize ou quatorze ans, et leurs visages ťtaient cťlestes, bien qu'avec des expressions toutes diffťrentes. Leur teint surtout ťtait si fin et si dťlicat qu'on aurait pu croire qu'elles vivaient d'ambroisie. L'aÓnťe, Alexandrine, avait la beautť grecque, elle ressemblait beaucoup ŗ Alexandre; mais la figure de la cadette, HťlŤne, avait infiniment plus de finesse. Je les avais groupťes ensemble, tenant et regardant le portrait de l'impťratrice; le costume ťtait un peu grec, mais trŤs modeste. Je fus donc assez surprise quand Zouboff, le favori, me fit dire que Sa Majestť ťtait scandalisťe de la maniŤre dont j'avais costumť les deux grandes-duchesses dans mon tableau. Je crus tellement ŗ ce mauvais propos, que je me h‚tai de remplacer mes tuniques par les robes que portaient les princesses, et de couvrir les bras de tristes amadis[24]. La vťritť est que l'impťratrice n'avait rien dit; car elle eut la bontť de m'en assurer la premiŤre fois que je la revis. Je n'en avais pas moins g‚tť l'ensemble de mon tableau, sans compter que les jolis bras que j'avais faits de mon mieux, ne s'y voyaient plus. Je me souviens que Paul, devenu empereur, me fit un jour des reproches d'avoir changť le costume que j'avais d'abord donnť ŗ ses deux filles. Je lui racontai alors comment la chose s'ťtait passťe, sur quoi, il leva les ťpaules en disant: ęC'est un tour que l'on vous a jouť.Ľ Au reste, ce ne fut point le seul, car Zouboff ne m'aimait pas. Sa malveillance pour moi me fut encore prouvťe dans une autre occasion. Voici comment. On venait en foule chez moi voir les portraits des grandes-duchesses et mes autres ouvrages. Comme je ne voulais point perdre toutes mes matinťes, j'avais fixť le dimanche matin pour ouvrir mon atelier, ainsi que je l'ai toujours fait dans les divers pays que j'ai habitťs. J'ai dťjŗ dit que j'ťtais logťe en face du palais, en sorte que les voitures de toutes les personnes qui venaient de faire leur cour ŗ l'impťratrice tournaient pour venir aussitŰt s'arrÍter ŗ ma porte. Zouboff, qui ne pouvait concevoir, apparemment, que la foule se port‚t chez un peintre pour y voir des tableaux, dit un jour ŗ Sa Majestť: ęVoyez, madame, on va aussi faire sa cour ŗ madame Lebrun; ce sont sŻrement des rendez-vous que l'on se donne chez elle.Ľ Heureusement pour moi, la petitesse glissa sur l'esprit ťlevť auquel elle s'adressait, et l'impťratrice ne fit pas plus d'attention ŗ ce qu'il y avait d'inconvenant ou de perfide dans ces paroles de son favori; mais le prince de Nassau, qui les entendit, vint me les rapporter tout de suite, et il en ťtait indignť. Pourquoi Zouboff ne m'aimait pas, c'est ce que je n'ai jamais pu savoir au juste. ņ la vťritť, il s'ťtait fait le protecteur de Lampi, peintre habile pour les portraits, que j'avais trouvť ťtabli ŗ Pťtersbourg; mais Lampi lui-mÍme a toujours ťtť fort bien pour moi. Le lendemain de mon arrivťe, il vint me faire une visite et m'engager ŗ dÓner chez lui. Je me souviens mÍme que ce dÓner fut trŤs recherchť, et que pendant tout le repas, nous fŻmes rťjouis par une excellente musique d'harmonie. Quoiqu'on m'eŻt assurť d'abord que j'exciterais la jalousie de Lampi, j'ai su depuis au contraire, d'une maniŤre certaine, qu'il louait mes ouvrages, au point de dire, en voyant les mains d'un portrait que j'avais fait du baron de Strogonoff, qu'il ne pourrait pas faire aussi bien. Il se peut aussi que le favori fŻt mal disposť pour moi, parce que je ne parus jamais rechercher sa faveur. J'avais mÍme nťgligť pendant six de mois de porter une lettre de recommandation que j'avais pour sa soeur. Zouboff aimait que l'on recherch‚t son appui; mais un orgueil que je ne crois pas bl‚mable m'a toujours fait craindre que l'on pŻt attribuer ŗ la protection les succŤs que je dťsirais obtenir; soit ŗ tort, soit ŗ raison, je n'ai jamais voulu devoir qu'ŗ ma palette ma rťputation et ma fortune. Zouboff devait avoir peine ŗ comprendre une pareille faÁon d'agir, lui qui voyait toute une cour ŗ ses pieds. Enivrť de sa faveur qui de plus en plus devenait ťclatante, on m'a dit qu'il traitait souvent avec une extrÍme insolence les ministres et les seigneurs. DŤs le matin, les plus grands personnages de la cour attendaient dans ses antichambres l'instant oý sa porte s'ouvrait; car il avait un _lever_, comme Louis XIV, aprŤs lequel on se retirait, heureux d'avoir assistť ŗ la toilette de Platon Zouboff, surtout s'il vous avait honorť d'un sourire. DŤs que j'eus fini les portraits des jeunes grandes-duchesses, l'impťratrice me commanda celui de la grande-duchesse …lizabeth, mariťe depuis peu ŗ Alexandre. J'ai dťjŗ dit quelle ravissante personne ťtait cette princesse; j'aurais bien voulu ne point reprťsenter sous un costume vulgaire une aussi cťleste figure, j'ai mÍme toujours dťsirť faire un tableau historique d'elle et d'Alexandre, tant les traits de tous deux ťtaient nobles et rťguliers. Toutefois, ce qui venait de m'arriver pour les portraits des grandes-duchesses ne me permettant pas de me livrer ŗ mon inspiration, je la peignis en pied, dans le grand costume de cour, arrangeant des fleurs prŤs d'une corbeille qui en ťtait remplie. Je me rendis chez elle pour les sťances, et l'on me fit entrer dans son divan[25], drapť en velours bleu clair, garni de grandes crťpines d'argent. Le fond de cette salle ťtait tout en glaces d'une prodigieuse dimension, en face desquelles se trouvaient les fenÍtres, en glaces aussi, en sorte qu'elles rťpťtaient d'une maniŤre vraiment magique la vue de la Nťva couverte de vaisseaux. La grande-duchesse ne tarda pas ŗ paraÓtre, vÍtue d'une tunique blanche, ainsi que je l'avais dťjŗ vue une premiŤre fois; c'ťtait encore Psychť, et son abord si doux, si gracieux, joint ŗ cette charmante figure, la faisait chťrir doublement. Quand j'eus fini son grand portrait, elle m'en fit faire encore un autre pour sa mŤre, dans lequel je la peignis avec un schall violet, transparent, appuyťe sur un coussin. Je puis dire que plus la grande-duchesse …lisabeth m'a donnť de sťances, plus je l'ai trouvťe bonne et attachante. Un matin, tandis qu'elle posait, il me prit un ťtourdissement, et des scintillations telles que mes yeux ne pouvaient plus rien fixer. Elle s'en alarma, et courut vite elle-mÍme chercher de l'eau, me frotta les yeux, me soigna avec une bontť inimaginable, et dŤs que je fus rentrťe chez moi, on vint de sa part savoir de mes nouvelles. Je fis aussi dans le mÍme temps le portrait de la grande-duchesse Anne, femme du grand-duc Constantin. Celle-ci, nťe princesse de Cobourg, sans avoir un visage aussi cťleste que celui de sa belle-soeur, n'en ťtait pas moins jolie ŗ ravir. Elle pouvait avoir seize ans, et la plus vive gaÓtť rťgnait sur tous ses traits. Ce n'ťtait pourtant pas que cette jeune princesse ait jamais connu le bonheur en Russie. Si l'on peut dire qu'Alexandre tenait de sa mŤre par sa beautť et par son caractŤre, on sait qu'il n'en ťtait pas ainsi de Constantin, qui ressemblait beaucoup ŗ son pŤre, sans Ítre pourtant tout-ŗ-fait aussi laid, et qui se montrait comme lui prodigieusement enclin ŗ la colŤre. Il est bien vrai que par momens Constantin a tťmoignť de l'obligeance et de la bontť; quand il aimait, par exemple, il aimait bien; mais ŗ l'exception de quelques personnes qui avaient trouvť le chemin de son coeur, ses emportemens, sa violence, le rendaient redoutable ŗ tous ceux qui l'approchaient. Entre diffťrens traits bizarres que l'on racontait de lui, on disait que le soir de ses noces, au moment de monter chez sa femme, il entra dans une fureur horrible contre un soldat de garde ŗ la porte, qui n'exťcutait pas assez strictement sa consigne. Cette scŤne se prolongea d'une maniŤre si ťtrange que toutes les personnes de sa cour qui l'accompagnaient ne pouvaient concevoir qu'il rest‚t aussi long-temps ŗ maltraiter un factionnaire, au lieu d'aller rejoindre la jeune et jolie femme qu'il avait ťpousťe le matin. Quelque temps aprŤs son mariage, il devint trŤs jaloux de son frŤre Alexandre, ce qui amenait de fortes querelles entre lui et la duchesse Anne, indignťe de ses soupÁons. Les choses allŤrent au point qu'il en rťsulta, comme on sait, un divorce. La princesse alla rejoindre d'abord sa famille, et lorsque, beaucoup plus tard, je suis allťe en Suisse, elle y ťtait ťtablie. Tout porte ŗ croire que la grande-duchesse …lisabeth, cet ange de beautť, n'a pas ťtť plus heureuse que sa belle-soeur ŗ conserver le coeur d'un ťpoux. L'amour d'Alexandre pour une charmante Polonaise qu'il a mariťe au prince Narischkin est connu de toute l'Europe. J'ai vu madame Narischkin, bien jeune, ŗ la cour de Pťtersbourg. Elle et sa soeur y arrivŤrent aprŤs la mort de leur pŤre, qui fut tuť lors de la derniŤre guerre de Pologne. L'aÓnťe des deux pouvait avoir seize ans. Elles ťtaient ravissantes ŗ voir, elles dansaient avec une gr‚ce parfaite, et bientŰt l'une fit la conquÍte d'Alexandre et l'autre celle de Constantin. Madame Narischkin ťtait la plus rťguliŤrement belle; sa taille fine et souple, son visage tout-ŗ-fait grec la rendait extrÍmement remarquable; mais elle n'avait pas, ŗ mes yeux, ce charme cťleste de la grande-duchesse …lisabeth. En gťnťral, ŗ cette ťpoque, la cour de Russie ťtait composťe d'un si grand nombre de femmes charmantes, qu'un bal chez l'impťratrice offrait un coup-d'oeil ravissant. J'ai assistť au plus magnifique qu'elle ait donnť. L'impťratrice, trŤs parťe, ťtait assise dans le fond de sa salle, entourťe des premiers personnages de la cour. PrŤs d'elle se tenaient la grande-duchesse Marie, femme de Paul, Paul, Alexandre, qui ťtait superbe, et Constantin, tous debout. Une balustrade ouverte les sťparait de la galerie oý l'on dansait. La danse n'ťtait autre chose que des polonaises, oý je pris place d'abord avec le jeune prince Bariatinski, afin de faire ainsi le tour du bal, aprŤs quoi je m'assis sur une banquette pour mieux voir toutes les danseuses. Il me serait impossible de dire quelle quantitť de jolies femmes je vis alors passer devant moi; mais la vťritť est qu'au milieu de toutes ces beautťs, les princesses de la famille impťriale l'emportaient encore. Toutes les quatre ťtaient habillťes ŗ la grecque, avec des tuniques qu'attachaient sur leurs ťpaules des agrafes en gros diamans. Je m'ťtais mÍlťe de la toilette de la grande-duchesse …lisabeth, en sorte que son costume ťtait le plus correct; cependant les deux filles de Paul, HťlŤne et Alexandrine, avaient sur la tÍte des voiles de gaze bleu clair, semťe d'argent, qui donnaient ŗ leurs visages je ne sais quoi de cťleste. La magnificence de tout ce qui entourait l'impťratrice, la richesse de la salle, le grand nombre de belles personnes, cette profusion de diamans, l'ťclat de mille bougies, faisaient vťritablement de ce bal quelque chose de magique. Peu de jours aprŤs, je retournai ŗ la cour pour voir un gala. Lorsque j'arrivai dans la salle[26], toutes les dames invitťes ťtaient dťjŗ debout, prŤs de la table, qui venait d'Ítre servie. Peu d'instans aprŤs, on ouvrit une grande porte ŗ deux battans, et l'impťratrice parut. J'ai dit qu'elle ťtait petite de taille, et pourtant, les jours de reprťsentation, sa tÍte haute, son regard d'aigle, cette contenance que donne l'habitude de commander, tout en elle enfin avait tant de majestť, qu'elle me paraissait la reine du monde; elle portait les grands cordons de trois ordres, et son costume ťtait simple et noble; il consistait en une tunique de mousseline brodťe en or, que serrait une ceinture de diamans, et dont les manches, trŤs amples, ťtaient plissťes en travers dans le genre asiatique. Par-dessus cette tunique, ťtait un dolman de velours rouge ŗ manches trŤs courtes. Le bonnet qui encadrait ses cheveux blancs, n'ťtait pas ornť de rubans, mais de diamans de la plus grande beautť[27]. DŤs que Sa Majestť eut pris place, toutes les dames s'assirent ŗ table, et posŤrent, comme tout le monde fait, leur serviette sur leurs genoux, tandis que l'impťratrice attacha la sienne avec deux ťpingles, ainsi qu'on l'attache aux enfans. Elle s'aperÁut bientŰt que ces dames ne mangeaient point, et leur dit tout ŗ coup:--Mesdames, vous ne voulez pas suivre mon exemple, aussi faites-vous semblant de manger. Moi, j'ai pris pour toujours le parti d'attacher ma serviette; car autrement, je ne puis mÍme manger un oeuf sans en jeter sur ma collerette. Je la vis en effet dÓner de fort bon appťtit. Cette belle musique d'harmonie dont j'ai parlť, se fit entendre pendant tout le repas; les musiciens ťtant placťs au bout de la salle, dans une large tribune. J'avoue que c'est pour moi une chose charmante, que de la musique quand on est ŗ table. C'est la seule qui m'ait jamais fait dťsirer d'Ítre trŤs grande dame ou trŤs riche; car je prťfŤre la musique ŗ toutes les causeries de gens qui dÓnent, quoique l'abbť Delille ait dit souvent, ęque les morceaux caquetťs se digťraient beaucoup mieux.Ľ ņ propos de dÓners, je dirai ici que bien certainement le plus triste que j'aie fait ŗ Pťtersbourg, eut lieu chez cette soeur de Zouboff, chez laquelle j'avais nťgligť de porter ma lettre de recommandation. Six mois de mon sťjour en Russie s'ťtaient passťs lorsque je la rencontrai en sortant du spectacle. Elle vint ŗ moi et me dit d'un air fort aimable, qu'elle attendait toujours une lettre que l'on m'avait remise pour elle. Ne sachant pas trop comment m'excuser, je lui rťpondis que j'avais ťgarť cette lettre; mais que je la chercherais de nouveau et m'empresserais de la lui porter. Je vais en effet un matin chez la comtesse D***, qui m'engage ŗ dÓner pour le surlendemain. On dÓnait alors ŗ deux heures et demie dans toutes les maisons de Pťtersbourg; je me rendis donc chez la comtesse ŗ l'heure fixe, avec ma fille qu'elle avait invitťe aussi. On nous introduisit dans un salon fort triste, sans que j'eusse aperÁu sur mon passage aucun apprÍt de dÓner. Une heure, deux heures se passent; mais il n'est pas plus question de se mettre ŗ table que si nous venions de prendre le cafť; enfin, je vois entrer deux domestiques qui dťploient plusieurs tables de jeu, et quoiqu'il me parŻt un peu ťtrange que l'on mange‚t dans un salon, je me flatte qu'ils vont servir; point du tout, ces gens sortent, et quelques minutes aprŤs, une partie des convives se mettent ŗ jouer. Vers six heures, ma pauvre fille et moi, nous ťtions tellement affamťes, qu'en nous regardant toutes deux dans une glace, nous nous fÓmes peur et pitiť. Je me sentais tout-ŗ-fait mourante; ce ne fut qu'ŗ sept heures et demie qu'enfin l'on vint nous dire que l'on ťtait servi; mais nos pauvres estomacs avaient trop souffert; il nous fut impossible de manger. J'appris alors que la comtesse D*** ťtant intimement liťe avec lord Wilford, ne dÓnait, pour lui complaire, qu'ŗ l'heure oý l'on dÓne ŗ Londres. Le fait est que la comtesse aurait dŻ m'en avertir; mais peut-Ítre la soeur du favori s'ťtait-elle persuadť que tout l'univers savait ŗ quelle heure elle se mettait ŗ table. En gťnťral, rien ne me contrariait autant que de dÓner en ville; j'ťtais cependant parfois obligťe de le faire, surtout en Russie, oý l'on risque de f‚cher tout-ŗ-fait les maÓtres de maison si l'on refuse trop souvent leurs invitations. Les dÓners me plaisaient d'autant moins qu'ils ťtaient habituellement fort nombreux. Au reste, la plus grande magnificence prťsidait ŗ ces repas; la plupart des seigneurs avaient de trŤs bons cuisiniers franÁais, et la chŤre ťtait exquise. Un quart d'heure avant de se mettre ŗ table, un domestique apporte sur un plateau des liqueurs de toute espŤce avec de petites tartines de pain beurrťes. On ne prend guŤre de liqueur aprŤs le dÓner; mais toujours du vin de Malaga excellent. Il est d'usage que les grandes dames chez elles passent ŗ table avant les personnes invitťes, en sorte que la princesse Dolgorouki et d'autres venaient me prendre le bras afin de me faire passer en mÍme temps qu'elles; car il est impossible de pousser plus loin que les dames russes la politesse bienveillante qui fait le charme de la bonne compagnie. J'irai mÍme jusqu'ŗ dire qu'elles n'ont point cette morgue que l'on peut reprocher ŗ quelques-unes de nos dames franÁaises. CHAPITRE XVIII. Le froid ŗ Pťtersbourg.--Le peuple russe.--La douceur de ses moeurs.--Sa probitť.--Son intelligence.--Les femmes de marchands russes.--Le comte Golovin.--La dťb‚cle de la Nťva.--Les salons de Pťtersbourg.--Le thť‚tre.--Madame Hus.--Mandini.--La comtesse Strogonoff.--La princesse Kourakin. On ne s'apercevrait point ŗ Pťtersbourg de la rigueur du climat, si, l'hiver arrivť, on ne sortait pas de chez soi, tant les Russes ont perfectionnť les moyens d'entretenir de la chaleur dans les appartemens. ņ partir de la porte cochŤre, tout est chauffť par des poÍles si excellens, que le feu qu'on entretient dans les cheminťes n'est autre chose que du luxe. Les escaliers, les corridors, sont ŗ la mÍme tempťrature que les chambres, dont les portes de communication restent ouvertes sans aucun inconvťnient. Aussi lorsque l'empereur Paul, qui n'ťtait alors que grand-duc, vint en France sous le nom de prince du Nord, il disait aux Parisiens: ęņ Pťtersbourg nous voyons le froid; mais ici nous le sentons.Ľ De mÍme quand, aprŤs avoir passť sept ans et demi en Russie, je fus de retour ŗ Paris, oý la princesse Dolgorouki se trouvait aussi, je me rappelle qu'un jour ťtant allťe la voir, nous avions un tel froid toutes deux devant sa cheminťe que nous nous disions: ęIl faut aller passer l'hiver en Russie pour nous rťchauffer.Ľ On ne sort qu'en prenant de telles prťcautions, que les ťtrangers mÍmes souffrent ŗ peine de la rigueur du climat. Chacun, dans sa voiture, a de grandes bottes de velours fourrťes, et des manteaux doublťs d'ťpaisses fourrures. ņ dix-sept degrťs on ferme le spectacle, et tout le monde reste chez soi. Je suis la seule peut-Ítre qui, ne me doutant pas un jour du froid qu'il faisait, imaginai d'aller faire une visite ŗ la comtesse Golovin, le thermomŤtre ťtant ŗ dix-huit. Elle logeait assez loin de chez moi, dans la grande rue qu'on appelle la Perspective, et depuis ma maison jusqu'ŗ la sienne, je ne rencontrai pas une seule voiture, ce qui m'ťtonnait beaucoup; mais j'allais toujours. Le froid ťtait tel, que d'abord je croyais les glaces de ma voiture ouvertes. Lorsque la comtesse me vit entrer dans son salon, elle s'ťcria: ęMon Dieu! comment sortez-vous ce soir? ne savez-vous donc pas qu'il y a prŤs de vingt degrťs?Ľ ņ ces mots je pense ŗ mon pauvre cocher, et sans Űter ma pelisse, je cours regagner ma voiture, et retourne bien vite chez moi. Mais ma tÍte avait ťtť saisie par le froid, au point que j'en ťtais ťtourdie. On me la frotta avec de l'eau de Cologne pour la rťchauffer, autrement je serais devenue folle. Une chose tout-ŗ-fait surprenante, c'est le peu d'impression que semble faire une aussi rigoureuse tempťrature sur les gens du peuple. Bien loin que leur santť en souffre, on a remarquť que c'est en Russie qu'il existe le plus de centenaires. ņ Pťtersbourg comme ŗ Moscou, les grands seigneurs et toutes les notabilitťs de l'empire vont ŗ six et ŗ huit chevaux; leurs postillons sont de petits garÁons de huit ŗ dix ans, qui mŤnent avec une adresse et une dextťritť surprenantes. On en met deux pour conduire huit chevaux, et c'est une chose curieuse de voir ces petits bons-hommes, vÍtus assez lťgŤrement, et quelquefois mÍme leur chemise toute ouverte sur leur poitrine, rester gaiement exposťs ŗ un froid qui bien certainement ferait pťrir en peu d'heures un grenadier prussien ou franÁais. Moi, qui me contentais de deux chevaux ŗ ma voiture, je m'ťtonnais de mÍme de la douceur et de la rťsignation des cochers; jamais ils ne se plaignent. Par les temps les plus rigoureux, lorsqu'ils attendent leurs maÓtres, soit au spectacle, soit au bal, ils restent tous lŗ sans bouger, on les voit seulement battre du pied sur leurs siťges pour se rťchauffer un peu, tandis que les petits postillons vont s'ťtendre sur le bas des escaliers[28]. Le peuple russe est laid en gťnťral, mais il a une tenue ŗ la fois simple et fiŤre, et ce sont les meilleures gens du monde. On ne rencontre jamais un homme ivre, quoique leur boisson habituelle soit de l'eau-de-vie de grain. La plupart se nourrissent de pommes de terre, et force ail mÍlť d'huile, qu'ils mangent avec leur pain, en sorte qu'ils infectent, bien qu'ils aient l'usage de se baigner tous les samedis. Cette pauvre nourriture ne les empÍche pas de chanter ŗ tue-tÍte en travaillant ou en menant leurs barques, et ce peuple m'a bien souvent rappelť ce qu'au commencement de la rťvolution disait un soir chez moi le marquis de Chastellux: ęSi on leur Űte leur bandeau, ils seront bien plus malheureux!Ľ Les Russes sont adroits et intelligens, car ils apprennent tous les mťtiers avec une facilitť prodigieuse; plusieurs mÍme obtiennent du succŤs dans les arts. Je vis un jour chez le comte de Strogonoff, son architecte qui avait ťtť son esclave. Ce jeune homme montrait tant de talent, que le comte le prťsenta ŗ l'empereur Paul, qui le nomma un de ses architectes, et lui commanda de b‚tir une salle de spectacle sur des plans qu'il avait faits. Je n'ai point vu cette salle finie, mais on m'a dit qu'elle ťtait fort belle. En fait d'esclaves devenus artistes, je n'avais pas ťtť aussi heureuse que le comte. Comme je me trouvais sans domestique, lorsque celui que j'avais amenť de Vienne m'eut volť, le comte de Strogonoff me donna un de ses esclaves, qu'il me dit savoir arranger la palette et nettoyer les brosses de sa belle-fille, quand elle s'amusait ŗ peindre. Ce jeune homme que j'employais en effet ŗ cet usage, au bout de quinze jours qu'il me servait, se persuada qu'il ťtait peintre aussi, et ne me donna point de repos que je n'eusse obtenu sa libertť du comte, afin qu'il pŻt aller travailler avec les ťlŤves de l'Acadťmie. Il m'ťcrivit sur ce sujet plusieurs lettres qui sont vraiment curieuses de style et de pensťes. Le comte, en cťdant ŗ ma priŤre, me dit: ęSoyez sŻre qu'avant peu il voudra me revenir.Ľ Je donne vingt roubles ŗ ce jeune homme, le comte lui en donne au moins autant, en sorte qu'il court aussitŰt acheter l'uniforme des ťlŤves en peinture, avec lequel il vient me remercier d'un air triomphant. Mais, deux mois aprŤs environ, il revint m'apporter un grand tableau de famille si mauvais, que je ne pouvais le regarder, et qu'on lui avait payť si peu, que le pauvre jeune homme, les frais soldťs, y perdait huit roubles de son argent. Ainsi que le comte l'avait prťvu, un pareil dťsappointement le fit renoncer ŗ sa triste libertť. Les domestiques sont remarquables par leur intelligence. J'en avais un qui ne savait pas un mot de franÁais, et moi, je ne savais pas un mot de russe; mais nous nous entendions parfaitement sans le secours de la parole. En levant le bras, je lui demandais mon chevalet, ma boÓte ŗ couleurs, enfin je lui figurais les diffťrens objets dont j'avais besoin. Il comprenait tout et me servait ŗ merveille. Une autre qualitť bien prťcieuse que je trouvais en lui, c'ťtait une fidťlitť ŗ toute ťpreuve: on m'envoyait trŤs souvent des billets de banque en paiement de mes tableaux, et lorsque j'ťtais occupťe ŗ peindre, je les posais prŤs de moi sur une table; en quittant mon travail, j'oubliais constamment d'emporter ces billets, qui restaient lŗ souvent trois ou quatre jours sans que jamais il en ait soustrait un seul. Il ťtait en outre d'une sobriťtť rare, je ne l'ai pas vu ivre une fois. Ce bon serviteur se nommait Pierre; il pleura lorsque je quittai Pťtersbourg, et moi je l'ai toujours vivement regrettť. Le peuple russe en gťnťral a de la probitť et sa nature est douce. ņ Pťtersbourg, ŗ Moscou, non-seulement on n'entend jamais parler d'un grand crime, mais on n'entend parler d'aucun vol. Cette conduite honnÍte et paisible surprend dans des hommes encore ŗ peu prŤs barbares, et beaucoup de personnes l'attribueront ŗ l'esclavage; mais moi, je pense qu'elle tient ŗ ce que les Russes sont extrÍmement dťvots. Peu de temps aprŤs mon arrivťe ŗ Pťtersbourg, j'allai voir ŗ la campagne la belle-fille de mon ancien ami le comte de Strogonoff. Sa maison ŗ Kaminostroff ťtait situťe ŗ droite du grand chemin qui bordait la Nťva. Je descendis de voiture, j'ouvris une petite barriŤre en treillage qui donnait entrťe dans le jardin que je traversai, et j'arrivai dans un salon au rez-de-chaussťe, dont je trouvai la porte toute grande ouverte. Il ťtait donc trŤs facile d'entrer chez la comtesse de Strogonoff; aussi, quand je l'eus trouvťe dans un petit boudoir et qu'elle me montra ses appartemens, je fus trŤs surprise de voir tous ses diamans prŤs d'une fenÍtre qui donnait sur le jardin, et par consťquent ŗ peu prŤs sur le grand chemin. Cela me parut d'autant plus imprudent, que les dames russes ont l'usage d'ťtaler leurs diamans et leurs bijoux dans de grandes montres couvertes d'un verre, telles qu'on en voit chez les bijoutiers.--Madame, lui dis-je, ne craignez-vous pas d'Ítre volťe?--Jamais, rťpondit-elle, voilŗ la meilleure des polices. Et elle me montra placťes au-dessus de l'ťcrin, plusieurs images de la Vierge et de saint Nicolas, patron du pays, devant lesquelles brŻlait une lampe. Il est de fait que, durant les sept annťes et plus que j'ai passťes en Russie, j'ai toujours reconnu qu'en toute occasion l'image de la Vierge, ou d'un saint, et la prťsence d'un enfant, ont toujours quelque chose de sacrť pour un Russe. Les gens du peuple, lorsqu'ils vous adressent la parole, ne vous nomment pas autrement (selon votre ‚ge) que _mŤre_, _pŤre_, _frŤre_ ou _soeur_, sans que cet usage excepte l'empereur, l'impťratrice et toute la famille impťriale. On ne voit pas ŗ Pťtersbourg de filles publiques se promener dans la ville; elles habitent un quartier qui leur est assignť, et sont de si mauvais genre que les gens comme il faut ne vont jamais chez elles. Je n'ai pas entendu dire non plus, qu'il y eŻt des filles entretenues comme ŗ Paris, si ce n'ťtaient quelques actrices. Dans la classe supťrieure ŗ celle du peuple, il existe un grand nombre de personnes aisťes et mÍme riches. Les femmes de marchands, par exemple, dťpensent beaucoup pour leur toilette, sans que cela paraisse apporter aucune gÍne dans le mťnage. Elles sont surtout coiffťes avec une magnificence fort ťlťgante. Sur leurs bonnets dont les papillons sont le plus souvent ornťs de perles fines, elles portent une large draperie qui de leur tÍte retombe sur leurs ťpaules et sur leur dos, jusqu'en bas des reins. Cette espŤce de voile produit sur le visage un demi jour, dont il faut avouer qu'elles ont besoin, attendu que toutes, je ne sais pourquoi, mettent du blanc, du rouge, et peignent leurs sourcils en noir, de la maniŤre la plus ridicule. Plusieurs fermiers sont aussi fort riches. Je me souviens qu'arrivant un jour pour dÓner chez le comte Golovin, je trouvai dans le salon un grand et gros homme qui avait tout-ŗ-fait l'air d'un paysan renforcť. Quand on eut annoncť le dÓner, je vis cet homme se mettre ŗ table avec nous, ce qui me parut extraordinaire, et je demandai ŗ la comtesse qui il ťtait: ęC'est, me dit-elle, le fermier de mon mari, qui vient lui prÍter soixante mille roubles pour que nous puissions satisfaire ŗ quelques dettes; l'obligeance de ce bon fermier vaut bien le dÓner que nous lui donnons.Ľ Rien n'ťtait plus naturel en effet; ce qui pouvait me le paraÓtre un peu moins, c'est que le comte Golovin, avec une fortune aussi considťrable que la sienne, pŻt avoir besoin de l'argent de son fermier; mais je n'en ťtais plus ŗ apprendre avec quelle facilitť les seigneurs russes dťpensent leur revenu; il faut dire, ŗ la vťritť, qu'ils sont infiniment plus magnifiques que les FranÁais. Il rťsulte toutefois de ce luxe extraordinaire, auquel le nŰtre ne peut Ítre comparť, que, pour Ítre payť quand ils vous doivent, il faut aller chez eux vers le 1er janvier, ou vers le 1er juillet, ťpoques oý ils touchent le revenu de leurs terres; autrement, on court risque de les trouver sans argent. Tant que je suis restťe dans l'ignorance de cet usage, j'ai souvent attendu le paiement des portraits que j'avais faits. Au reste, le comte Golovin dont je parle, ťtait le meilleur homme du monde; mais il n'avait aucun ordre. Par exemple, il acceptait tous les placemens qu'on lui offrait; car pour son malheur, on avait beaucoup de confiance en lui. Il tenait compte exactement de l'intťrÍt ŗ dix pour cent, (taux ordinaire ŗ Pťtersbourg), puis au lieu de faire valoir ces fonds de maniŤre ou d'autre, il les gardait dans une cassette, pour s'en servir s'il s'en prťsentait l'occasion; en sorte qu'on m'a dit qu'ŗ sa mort, lorsque l'on ouvrit cette cassette, on y trouva de quoi payer la plus grande partie de ce qu'il devait. La comtesse Golovin ťtait une femme charmante, pleine d'esprit et de talens, ce qui suffisait souvent pour nous tenir compagnie; car elle recevait peu de monde. Elle dessinait trŤs bien, et composait des romances charmantes, qu'elle chantait en s'accompagnant du piano. De plus, elle ťtait ŗ l'affŻt de toutes les nouvelles littťraires de l'Europe, qui, je crois, ťtaient connues chez elle aussitŰt qu'ŗ Paris. Elle avait pour amie intime la comtesse Tolstoi qui ťtait belle et bonne, mais beaucoup moins animťe que la comtesse Golovin; et peut-Ítre ce contraste dans leur caractŤre avait-il formť et cimentť leur liaison. Lorsque le mois de mai arrive ŗ Pťtersbourg, il ne s'agit encore ni de fleurs printaniŤres dont l'air soit embaumť, ni de ce chant du rossignol tant chantť par les poŤtes. La terre est couverte de neige ŗ moitiť fondue; la Doga apporte dans la Nťva des glaÁons aussi gros que d'ťnormes rochers amoncelťs les uns sur les autres, et ces glaÁons ramŤnent le froid qui s'ťtait adouci aprŤs la dťb‚cle de la Nťva. On peut appeler cette dťb‚cle une belle horreur, le bruit en est ťpouvantable; car prŤs de la bourse, la Nťva a plus de trois fois la largeur de la Seine au pont Royal[29]; que l'on imagine donc l'effet que produit cette mer de glace, se fendant de toutes parts. En dťpit des factionnaires que l'on place alors tout le long des quais pour empÍcher le peuple de sauter de glaÁon en glaÁon, des tťmťraires s'aventurent sur la glace devenue mouvante pour gagner l'autre bord. Avant d'entreprendre ce dangereux trajet, ils font le signe de la croix, et s'ťlancent bien persuadťs que, s'ils pťrissent, c'est qu'ils y sont prťdestinťs. Au moment de la dťb‚cle, le premier qui traverse la Nťva en bateau, prťsente une coupe en argent, remplie d'eau de la Nťva, ŗ l'empereur, qui la lui rend remplie d'or. On ne dťcalfeutre pas encore les fenÍtres ŗ cette ťpoque, et la Russie n'a point de printemps; mais aussi la vťgťtation se presse pour regagner le temps perdu. On peut dire ŗ la lettre que les feuilles poussent ŗ vue d'oeil. J'allai un jour, ŗ la fin du mois de mai, me promener avec ma fille au jardin d'ťtť, et voulant nous assurer si tout ce qu'on nous avait dit sur la rapiditť de la vťgťtation ťtait vrai, nous remarqu‚mes des feuilles d'arbustes qui n'ťtaient encore qu'en bourgeons. Nous fÓmes un tour d'allťe, puis ťtant revenues aussitŰt ŗ la place que nous venions de quitter, nous trouv‚mes les bourgeons ouverts, et les feuilles entiŤrement ťtendues. Les Russes tirent parti, mÍme de la rigueur de leur climat pour se divertir. Par le plus grand froid, il se fait des parties de traÓneaux, soit de jour, soit de nuit aux flambeaux. Puis, dans plusieurs quartiers, on ťtablit des montagnes de neige sur lesquelles on va glisser avec une rapiditť prodigieuse, sans aucun danger; car des hommes, habituťs ŗ ce mťtier, vous lancent du haut de la montagne, et d'autres vous reÁoivent en bas. Une des belles cťrťmonies qu'on puisse voir est celle de la bťnťdiction de la Nťva. Elle a lieu tous les ans, et c'est l'archimandrite qui donne la bťnťdiction en prťsence de l'empereur, de la famille impťriale et de tous les grands dignitaires. Comme ŗ cette ťpoque la glace de la Nťva a pour le moins trois pieds d'ťpaisseur, on y pratique un grand trou dans lequel, aprŤs la cťrťmonie, chacun vient puiser de l'eau bťnite. Assez souvent on voit des femmes y plonger de petits enfans; parfois il arrive ŗ ces malheureuses mŤres de laisser ťchapper la pauvre victime du prťjugť; mais alors, au lieu de pleurer la perte de son enfant, la mŤre se fťlicite du bonheur de l'ange qui s'en va prier pour elle. L'empereur est obligť de boire le premier verre d'eau, que l'archimandrite lui prťsente. J'ai dťjŗ dit qu'il faut aller dans la rue pour s'apercevoir qu'il fait froid ŗ Pťtersbourg. Les Russes ne se contentent pas de donner ŗ leurs appartemens la tempťrature du printemps, plusieurs salons sont entourťs de grands paravens vitrťs, derriŤre lesquels sont placťs des caisses et des pots remplis des plus belles fleurs que donne chez nous le mois de mai. L'hiver, les appartemens sont ťclairťs avec le plus grand luxe. On les parfume avec du vinaigre chaud dans lequel on jette des branches de menthe, ce qui donne une odeur trŤs agrťable et trŤs saine. Toutes les piŤces sont garnies de longs et larges divans, sur lesquels les femmes et les hommes s'ťtablissent; j'avais si bien pris l'habitude de ces siŤges que je ne pouvais plus m'asseoir sur un fauteuil. Les dames russes saluent en s'inclinant, ce qui me paraissait plus noble et plus gracieux que nos rťvťrences. Elles ne sonnaient point leurs domestiques, mais les appelaient en frappant dans leurs mains, comme on dit que font les sultanes dans le sťrail. Toutes avaient ŗ la porte de leur salon un homme en grande livrťe, qui restait toujours lŗ, pour ouvrir aux visites; car je crois avoir remarquť qu'ŗ cette ťpoque l'usage n'ťtait pas de les annoncer. Mais ce qui m'a paru plus ťtrange, c'est de voir quelques-unes de ces dames faire coucher une femme esclave sous leur lit. Tous les soirs j'allais dans le monde. Non-seulement les bals, les concerts, les spectacles, ťtaient frťquens, mais je me plaisais dans ces rťunions journaliŤres, oý je retrouvais toute l'urbanitť, toute la gr‚ce d'un cercle franÁais; car, pour me servir de l'expression de la princesse Dolgorouki, il semble que le bon goŻt a sautť ŗ pieds joints de Paris ŗ Pťtersbourg. Les maisons ouvertes ne manquaient pas, et dans toutes on ťtait reÁu de la maniŤre la plus aimable. On se rťunissait vers les huit heures, et l'on soupait ŗ dix. Dans l'intervalle, on prenait du thť comme partout ailleurs; mais le thť en Russie est si excellent que moi, qu'il incommode et qui ne puis en prendre, j'ťtais embaumťe par son parfum. Je buvais au lieu de thť de l'hydromŤle. Cette boisson, qui est charmante, se fait avec de bon miel et des petits fruits qui viennent dans les bois de la Russie; on la laisse pendant un certain temps ŗ la cave avant de la mettre en bouteille; je la trouve bien prťfťrable au cidre, ŗ la biŤre, et mÍme ŗ la limonade. Deux maisons extrÍmement recherchťes ťtaient celles de la princesse Michel Galitzin[30] et de la princesse Dolgorouki; il existait mÍme entre ces deux dames, relativement ŗ leurs soirťes, une sorte de rivalitť. La premiŤre, moins belle que la princesse Dolgorouki, ťtait plus jolie. Elle avait infiniment d'esprit, mais fantasque ŗ l'excŤs. Elle vous boudait tout ŗ coup sans aucun motif, puis l'instant d'aprŤs vous disait les choses les plus aimables et les plus flatteuses. Le comte de Choiseul-Gouffier en ťtait amoureux fou au point que les caprices, l'humeur bizarre qu'il lui fallait supporter, ne faisaient qu'augmenter son amour. Il ťtait curieux de le voir saluer la princesse jusqu'ŗ terre lorsqu'elle arrivait aprŤs lui dans un salon; mais tel ťtait autrefois le respect que l'on marquait ŗ la femme que l'on ne voulait pas afficher, et cela, quel que fŻt l'amour qu'on avait pour elle. De nos jours, il est vrai, on n'affiche pas davantage, mais c'est par indiffťrence. Les soupers de la princesse Dolgorouki ťtaient charmans; elle y rťunissait le corps diplomatique, les ťtrangers les plus marquans, et chacun s'empressait de s'y rendre, tant la maÓtresse de maison ťtait aimable. Aussi n'avais-je pas tardť ŗ rťpondre aux avances qu'elle avait bien voulu me faire, et je la voyais trŤs souvent. Elle me donnait toujours au spectacle une place dans sa loge, qui ťtait fort prŤs du thť‚tre, en sorte que je pouvais apprťcier parfaitement dans la tragťdie le jeu si noble de madame Hus, dont le son de voix ťtait enchanteur, et dans la comťdie le jeu si fin de mademoiselle Suzette, qui jouait les rŰles de soubrettes. Les acteurs et les actrices de Pťtersbourg ťtaient tous FranÁais, et sans ťgaler les grands comťdiens que Paris possťdait alors, ils avaient pour la plupart beaucoup de talent, et jouaient avec un ensemble parfait. Nous ne tard‚mes pas d'ailleurs ŗ voir arriver un homme qui, quoique jeune, avait dťjŗ fait les dťlices de l'Italie et de la France. C'ťtait Mandini, que l'on peut dire avoir rťuni pour le thť‚tre tous les avantages imaginables. Il ťtait beau; il ťtait grand acteur, et il chantait admirablement[31]. Comme il ne pouvait point jouer les opťras franÁais, on monta l'ťtť chez la princesse Dolgorouki plusieurs opťras italiens, qui furent reprťsentťs sur le petit thť‚tre d'Alexandrowski. On donnait naturellement ŗ Mandini les premiers rŰles, dans lesquels il ťtait si ravissant, qu'il fallait que les dames et les seigneurs qui le secondaient, eussent fait l'entier sacrifice de leur amour-propre. Aucune femme, je crois, n'avait plus de dignitť dans sa personne et dans ses maniŤres que la princesse Dolgorouki; comme elle avait vu ma Sibylle, dont elle ťtait enthousiasmťe, elle dťsira que je fisse son portrait dans ce genre, et j'eus le plaisir de la satisfaire entiŤrement. Le portrait fini, elle m'envoya une fort belle voiture, et mit ŗ mon bras un bracelet, fait d'une tresse de cheveux, sur laquelle des diamans sont arrangťs de maniŤre qu'on y lit: _Ornez celle qui orne son siŤcle_. Je fus extrÍmement touchťe de la gr‚ce et de la dťlicatesse d'un pareil prťsent. Je voyais aussi trŤs frťquemment le comte de Strogonoff, son fils et sa belle-fille. Cette derniŤre ťtait jeune, jolie et trŤs spirituelle. Son mari, qui avait vingt-cinq ans au plus, ťtait un homme charmant. Une actrice qui venait de Paris lui tourna la tÍte. La comtesse s'aperÁut de son infidťlitť, et comme elle l'aimait beaucoup, elle en souffrit excessivement sans jamais lui en parler. Le jeune comte entretenait avec faste cette actrice, qui s'appelait mademoiselle Lachassaigne; il eut d'elle un enfant, et lui fit alors six mille roubles de pension. Lorsque la guerre avec les FranÁais eut lieu, il fut tuť; mais la jeune comtesse continua la pension de six mille roubles ŗ l'actrice. Ce trait me semble ŗ la fois si noble et si bon qu'il suffit ŗ son ťloge. La bonne, la charmante princesse Kourakin recevait peu; mais chaque soir elle se rťunissait ŗ la sociťtť, le plus souvent chez la princesse Dolgorouki, oý c'ťtait un bonheur pour moi de la rencontrer. Il ťtait tout-ŗ-fait impossible de la voir deux fois sans l'aimer. Son esprit, son naturel, sa bontť, je ne sais quoi de naÔf dans son caractŤre qui me faisait l'appeler l'enfant de sept ans; tout en elle me charmait, tout lui gagnait les coeurs; et je ne veux pas que l'on croie ici que la tendre amitiť que j'ai sentie pour elle m'engage ŗ flatter sa mťmoire. La princesse Kourakin est venue ŗ Paris oý elle est restťe long-temps; madame de Bawr, M. de Sabran, M. Briffaut l'ont connue, ont ťtť ses amis: ils peuvent dire si mes regrets m'aveuglent, et si la sociťtť n'a point perdu en elle un de ses plus aimables ornemens. CHAPITRE XIX. Le lac de Pergola.--L'Óle de Krestowski.--L'Óle de Zelaguin.--Le gťnťral Melissimo.--DÓner turc.--J'ťcris ŗ Clťry, valet-de-chambre de Louis XVI.--Sa rťponse.--Je fais le portrait de Marie-Antoinette pour madame la duchesse d'AngoulÍme.--Lettre que m'ťcrit madame la duchesse d'AngoulÍme. Une grande jouissance avait lieu pour moi lorsque, aprŤs avoir respirť pendant plusieurs mois un air glacť ou l'air des poÍles, je voyais arriver l'ťtť. La promenade alors me semblait une chose dťlicieuse, et je me pressais de parcourir les beaux environs de Pťtersbourg. J'allais trŤs souvent au lac de Pergola[32], seule avec mon bon domestique russe, prendre ce que j'appelais un bain d'air. Je me plaisais ŗ contempler ce beau lac si limpide, qui rťflťchissait vivement les arbres qui l'environnaient. Puis je montais sur les hauteurs dont il est entourť. D'un cŰtť j'avais la mer pour horizon, et je distinguais les voiles des vaisseaux, ťclairťes par le soleil. Lŗ rťgnait un silence qui n'ťtait troublť que par le chant de mille oiseaux, ou souvent par celui d'une petite cloche lointaine. Cet air pur, ce lieu sauvage et pittoresque, me charmait. Mon bon Pierre, qui faisait rťchauffer mon petit dÓner, ou qui cueillait des bouquets de fleurs champÍtres pour me les apporter, me faisait penser ŗ Robinson dans son Óle avec Vendredi. J'allais souvent aussi me promener de trŤs grand matin avec ma fille ŗ l'Óle de Krestowski. L'extrťmitť de cette Óle parait joindre la mer sur laquelle naviguaient de grandes barques. L'horizon n'avait point de bornes, et cette vue ťtait calme et belle. Nous y all‚mes au soir pour voir danser les paysannes russes, dont le costume est si pittoresque. Puis un jour du mois de juillet de je ne sais quelle annťe, pendant laquelle la chaleur fut plus forte qu'en Italie, je me souviens que la mŤre[33] de la princesse Dolgorouki, ne pouvant la supporter, s'ťtait ťtablie dans sa cave; sa dame de compagnie, moins susceptible, restait sur les marches ťlevťs, et lui faisait la lecture. Mais pour en revenir ŗ l'Óle de Krestowski, comme nous faisions une promenade en bateau, nous rencontr‚mes une multitude d'hommes et de femmes, se baignant tous pÍle-mÍle. Nous vÓmes mÍme de loin des jeunes gens tout nus ŗ cheval, qui allaient ainsi se baigner avec leurs chevaux. Dans tout autre pays un grand scandale naÓtrait de pareilles choses; mais il en est autrement lŗ oý rŤgne l'innocence de la pensťe. Aucune indťcence ne se passait, personne ne songeait ŗ mal; car le peuple russe a vraiment l'ingťnuitť de la premiŤre nature. Dans les familles, l'hiver, le mari, la femme, les enfans, se couchent ensemble sur leur poÍle; si le poÍle ne suffit pas, ils s'ťtendent sur des bancs de bois, rangťs autour de leur hangard, enveloppťs seulement de leur peau de mouton. Enfui ils ont conservť les moeurs des anciens patriarches. Une des promenades qui me charmaient le plus, ťtait celle de l'Óle de Zelaguin, qui, pour avoir ťtť un trŤs beau jardin anglais, n'en ťtait pas moins abandonnťe alors. Toutefois il y restait encore de trŤs beaux arbres, des allťes charmantes, un temple, entourť de superbes saules pleureurs et de petites riviŤres courantes, quelques masses de fleurs qui rťjouissaient les yeux, des ponts dans le genre anglais, et des arbres verts magnifiques. Je ne concevais pas comment on avait abandonnť ce lieu qui pouvait devenir le plus dťlicieux du monde; depuis mon retour en France, en effet, j'ai appris qu'Alexandre l'a fait soigner, et qu'il en a fait un des beaux jardins que l'on puisse voir. Il y avait dans cette Óle des vues si belles et si pittoresques que j'en ai dessinť une grande quantitť et pour jouir tout ŗ mon aise de cette charmante promenade, je louai presque en face, sur les bords de la Neva, une petite maison de bois. La situation de cette maisonnette ťtait dťlicieuse et d'une gaietť ravissante, en ce que la plupart des barques qui allaient et venaient sans cesse sur la riviŤre me donnaient un concert perpťtuel de musique vocale ou d'instrumens ŗ vent. Tout prŤs de moi, le gťnťral Melissimo, grand-maÓtre de l'artillerie, habitait une fort jolie maison, et j'ťtais charmťe de ce voisinage; car le gťnťral ťtait le meilleur et le plus obligeant des hommes. Comme il avait sťjournť long-temps en Turquie, sa maison offrait un modŤle, non-seulement du luxe, mais du _confortable_ oriental. Il s'y trouvait une salle de bain, ťclairťe par en haut, et dans le milieu de laquelle ťtait une cuve assez grande pour contenir une douzaine de personnes. On descendait dans l'eau par quelques marches; le linge qui servait ŗ s'essuyer en sortant du bain, ťtait posť sur la balustrade en or qui entourait la cuve, et ce linge consistait en de grands morceaux de mousseline de l'Inde brodťs en bas de fleurs et d'or, afin que la pesanteur de cette bordure pŻt fixer la mousseline sur les chairs, ce qui me parut une recherche pleine de magnificence. Autour de cette salle rťgnait un large divan, sur lequel on pouvait s'ťtendre et se reposer aprŤs le bain, outre qu'une des portes ouvrait sur un charmant petit boudoir dont le divan formait un lit de repos. Ce boudoir donnait sur un parterre de fleurs odorifťrantes, et quelques tiges venaient toucher la fenÍtre. C'est lŗ que le gťnťral nous donna un dťjeuner en fruits, en fromage ŗ la crŤme, et en excellent cafť moka, qui rťgala beaucoup ma fille. Il nous invita une autre fois ŗ un trŤs bon dÓner, et le fit servir sous une belle tente turque qu'il avait rapportťe de ses voyages. On avait dressť cette tente sur la pelouse fleurie qui faisait face ŗ la maison. Nous ťtions une douzaine de personnes, toutes assises sur de magnifiques divans qui entouraient la table: on nous servit une quantitť de fruits parfaits au dessert: enfin ce dÓner fut tout-ŗ-fait asiatique, et la maniŤre dont le gťnťral recevait donnait encore du prix ŗ toutes ces choses. J'aurais seulement dťsirť chez lui qu'on ne tir‚t point tout prŤs de nous des coups de canon au moment oý nous nous mettions ŗ table, mais on me dit que c'ťtait l'usage chez tous les gťnťraux d'armťe. Je ne louai qu'un ťtť ma petite maison sur la Neva; l'ťtť suivant, le jeune comte de Strogonoff me prÍta une maison charmante ŗ Kaminostroff, oý je me plaisais beaucoup. Tous les matins, j'allais seule me promener dans une forÍt voisine, et je passais mes soirťes chez la comtesse Golovin, qui ťtait ťtablie tout ŗ cŰtť de moi. Je trouvais lŗ le jeune prince Bariatinski, la princesse Tarente et plusieurs autres personnes aimables. Nous causions, ou nous faisions des lectures jusqu'au moment du souper; enfin mon temps se passait le plus agrťablement du monde. La paix et le bonheur dont je jouissais, ne m'empÍchaient pas nťanmoins de penser bien souvent ŗ la France et ŗ ses malheurs. J'ťtais surtout poursuivie par le souvenir de Louis XVI et de Marie-Antoinette, au point qu'un de mes dťsirs les plus vifs ťtait de faire un tableau qui les reprťsent‚t dans un des momens touchans et solennels qui avaient dŻ prťcťder leur mort. J'ai dťjŗ dit que j'avais ťvitť soigneusement la connaissance de ces tristes dťtails, mais alors il me fallait bien les connaÓtre, si je voulais intťresser. Je savais que Clťry s'ťtait rťfugiť ŗ Vienne aprŤs la mort de son auguste maÓtre, je lui ťcrivis, et je l'instruisis de mon dťsir, en le priant de m'aider ŗ l'exťcuter. Fort peu de temps aprŤs, je reÁus de lui la lettre suivante, que j'ai toujours gardťe, et que je copie mot pour mot. Madame, La connaissance parfaite que vous avez des personnages de l'auguste famille de Louis XVI m'avait fait dire ŗ madame la comtesse de Rombeck que personne autre que vous ne pourrait rendre les scŤnes dťchirantes qu'a eu ŗ ťprouver cette malheureuse famille, dans le cours de sa captivitť. Des faits aussi intťressans doivent passer ŗ la postťritť, et le pinceau de madame Lebrun peut seul les y transmettre avec vťritť. Parmi ces scŤnes de douleur, on pourrait en peindre six: 1į Louis XVI dans sa prison, entourť de sa famille, donnant des leÁons de gťographie et de lecture ŗ ses enfans; la reine et madame …lisabeth occupťes en ce moment ŗ coudre et ŗ raccommoder leurs habits; 2į La sťparation du roi et de son fils, le 11 dťcembre, jour que le roi parut ŗ la convention pour la premiŤre fois, et qu'il a ťtť sťparť de sa famille jusqu'ŗ la veille de sa mort. 3į Louis XVI interrogť dans la tour, par quatre membres de la convention, et entourť de son conseil: MM. de Malesherbes, de SŤze et Tronchet; 4į Le conseil exťcutif annonÁant au roi son dťcret de mort, et la lecture de ce dťcret par Gronvelle; 5į Les adieux du roi ŗ sa famille la veille de sa mort; 6į Son dťpart de la tour pour marcher au lieu du supplice. Celui de ces faits qui paraÓt gťnťralement toucher le plus les ames sensibles, est le moment des adieux. Une gravure a ťtť faite en Angleterre sur ce sujet; mais elle est bien loin de la vťritť, tant dans la ressemblance des personnages que des localitťs. Je vais t‚cher, madame, de vous donner les dťtails que vous dťsirez pour faire une esquisse de ce tableau. La chambre oý s'est passťe cette scŤne peut avoir quinze pieds carrťs; les murs sont recouverts en papier en forme de pierre de taille, ce qui reprťsente bien l'intťrieur d'une prison. ņ droite, prŤs de la porte d'entrťe, est une grande croisťe, et comme les murs de la tour ont neuf pieds d'ťpaisseur, la croisťe se trouve dans un enfoncement d'environ huit pieds de large; mais en diminuant vers l'extrťmitť oý l'on aperÁoit de trŤs gros barreaux. Dans l'embrasure de cette croisťe est un poÍle de faÔence de deux pieds et demi de large sur trois pieds et demi de haut; le tuyau passe sous la croisťe, et il est adossť ŗ la partie gauche de l'embrasure et au commencement. De la croisťe au mur de face, il peut y avoir huit pieds; ŗ ce mur et prŤs du poÍle est une lampe-quinquet et qui ťclairait toute la salle, la scŤne s'ťtant passťe de nuit, c'est-ŗ-dire ŗ dix heures du soir. Le mur de face peut avoir quinze pieds; une porte ŗ deux venteaux le sťpare; mais elle se trouve plus du cŰtť droit que du gauche. Cette porte est peinte en gris; un des venteaux doit Ítre ouvert pour laisser apercevoir une partie de la chambre ŗ coucher. On doit voir la moitiť de la cheminťe qui se trouve en face de la porte; une glace est dessus, une partie d'une tenture de papier jaune, une chaise prŤs de la cheminťe, une table devant; une ťcritoire, des plumes, du papier et des livres, sont sur la table. La partie gauche de la salle est une cloison en vitrage; aux deux extrťmitťs sont deux portes vitrťes; derriŤre cette cloison est une petite piŤce qui servait de salle ŗ manger. C'est dans cette salle que le roi assis et entourť de sa famille leur a fait part de ses derniŤres volontťs. C'est en sortant de cette petite salle ŗ manger, le roi s'avanÁant vers la porte d'entrťe, comme pour reconduire sa famille, que cette scŤne doit Ítre prise, et ce fut aussi le moment le plus douloureux. Le roi ťtait debout, tenant par la main droite la reine, qui ŗ peine pouvait se soutenir; elle ťtait appuyťe sur l'ťpaule droite du roi; le dauphin, du mÍme cŰtť, se trouve enlacť dans le bras droit de la reine qui le presse vers elle; il tient avec ses petites mains celle droite du roi et la gauche de la reine, les baise et les arrose de ses larmes. Madame …lisabeth est au cŰtť gauche du roi, pressant de ses deux mains le haut du bras du roi, et levant les yeux remplis de larmes vers le ciel; Madame Royale est devant elle, tenant la main gauche du roi, en faisant retentir la salle des gťmissemens les plus douloureux. Le roi toujours calme, toujours auguste, ne versait aucune larme; mais il paraissait cruellement affectť de l'ťtat douloureux de sa famille. Il lui dit avec le son de voix le plus doux, mais plein d'expressions touchantes: _Je ne vous dis point adieu, soyez assurťe que je vous verrai encore demain matin, ŗ sept heures.--Vous nous le promettez?_, dit la reine, pouvant ŗ peine articuler.--_Oui, je vous le promets_, rťpondit le roi; _adieu_.--Dans ce moment les sanglots redoublŤrent, Madame Royale tomba presque ťvanouie aux pieds du roi qu'elle tenait embrassť; madame …lisabeth s'occupa vivement de la soutenir. Le roi fit un effort bien pťnible sur lui-mÍme, il s'arracha de leurs bras et rentra dans sa chambre. Comme j'ťtais prŤs de madame …lisabeth, j'aidai cette princesse ŗ soutenir Madame Royale pendant quelques degrťs; mais on ne me permit pas de suivre plus loin, et je rentrai prŤs du roi. Pendant cette scŤne, quatre officiers municipaux, dont deux trŤs mal vÍtus et le chapeau sur la tÍte, se tenaient dans l'embrasure de la croisťe, se chauffant au poÍle sans se mouvoir. Ils ťtaient dťcorťs d'un ruban tricolore avec une cocarde au milieu. Le roi ťtait vÍtu d'un habit brun mťlangť, avec un collet de mÍme, une veste blanche de piquť de Marseille, une culotte de casimir gris et des bas de soie gris, des boucles d'or, mais trŤs simples, ŗ ses souliers, un col de mousseline, les cheveux un peu poudrťs, une boucle sťparťe en deux ou trois, le toupet en vergette un peu longue, les cheveux de derriŤre nouťs en catogan. La reine, Madame Royale et madame …lisabeth ťtaient vÍtues d'une robe blanche de mousseline, des fichus trŤs simples en linon, des bonnets absolument pareils faits en forme de baigneuses, garnis d'une petite dentelle, un mouchoir garni aussi de dentelle, nouť dessus le bonnet en forme de marmotte. Le jeune prince avait un habit de casimir d'un gris verd‚tre, une culotte ou pantalon pareille, un petit gilet de basin blanc rayť, l'habit dťcolletť et ŗ revers, le col de la chemise uni et retombant dessus le collet de l'habit, le jabot de batiste plissť, des souliers noirs nouťs avec un ruban, les cheveux blonds sans poudre, tombant nťgligemment et bouclťs sur le front et sur les ťpaules, relevťs en natte derriŤre, et ceux de devant tombaient naturellement et sans poudre. Les cheveux de la reine ťtaient presque tous blancs, ceux de Madame du beau blond clair, et ceux de madame …lisabeth aussi blonds, mais de nuance plus foncťe. Voilŗ ŗ peu prŤs, madame, les dťtails que je puis vous donner sur ce sujet; s'ils ne remplissent point vos dťsirs, daignez me faire d'autres questions, et je t‚cherai d'y rťpondre. Il me reste une gr‚ce ŗ vous demander, c'est que tous ces dťtails restent entre nous. Comme j'ai des notes oý tous ces faits sont ťcrits, je ne voudrais point qu'ils soient connus avant leur impression[34]. J'espŤre que quelque jour vous reviendrez habiter cette ville; et si vous dťsirez faire d'autres tableaux sur ces tristes ťvťnemens, je suis fort aise de pouvoir vous Ítre agrťable en quelque chose. En attendant, je vous prie d'agrťer, madame, les respectueux hommages De votre trŤs humble et trŤs obťissant serviteur, CL…RY. Vienne, le 27 octobre 1796. Cette lettre me fit une si cruelle impression que je reconnus l'impossibilitť d'entreprendre un ouvrage pour lequel chaque coup de pinceau m'aurait fait fondre en pleurs. Je renonÁai donc ŗ mon projet; toutefois j'eus le bonheur, pendant mon sťjour en Russie, de retracer encore des traits augustes et chťris; voici ŗ quelle occasion. Le comte de Cossť arriva ŗ Pťtersbourg, venant de Mitau oý il avait laissť la famille royale. Il me fit une visite pour m'engager ŗ me rendre auprŤs des princes, qui me verraient, me dit-il, avec plaisir. J'ťprouvai dans le moment un bien vif chagrin; car, ma fille ťtant malade, je ne pouvais la quitter, et de plus j'avais ŗ remplir des engagemens pris, non seulement avec des personnages marquans, mais avec la famille impťriale, pour plusieurs portraits, ce qui ne me permettait pas de quitter avant quelque temps Pťtersbourg. J'en exprimai toute ma peine ŗ M. de Cossť, et comme il ne repartait pas tout de suite, je fis aussitŰt de souvenir le portrait de la reine, que je le priai de remettre ŗ madame la duchesse d'AngoulÍme, en attendant que je pusse aller moi-mÍme recevoir les ordres de Son Altesse Royale. Cet envoi me procura la jouissance de recevoir de Madame la lettre que je joins ici, et que je conserve comme un tťmoignage qui m'est bien cher, de sa satisfaction. DŤs que j'eus repris ma libertť, je courus ŗ Mitau; mais j'eus le malheur de n'y plus retrouver la famille royale. CHAPITRE XX. Catherine.--Le roi de SuŤde.--Le bal masquť.--Mort de Catherine.--Ses funťrailles. On vivait si heureux sous le rŤgne de Catherine, que je puis affirmer avoir entendu bťnir, par les petits comme par les grands, celle ŗ qui la nation devait tant de gloire et tant de bien-Ítre. Je ne parlerai point de conquÍtes dont l'orgueil national ťtait si prodigieusement flattť, mais du bien rťel et durable que cette souveraine a fait ŗ son peuple. Durant l'espace de trente-quatre ans qu'elle a rťgnť, son gťnie bienfaisant a crťť ou protťgť tout ce qui ťtait utile, comme tout ce qui ťtait grandiose. On la voyait ťriger ŗ la mťmoire de Pierre Ier un monument immortel, faire b‚tir _deux cent trente-sept_ villes en pierres, disant que les villages en bois qui brŻlaient si souvent lui coŻtaient beaucoup; couvrir la mer de ses flottes; ťtablir partout des manufactures et des banques, si propices au commerce, ŗ Pťtersbourg, ŗ Moscou et ŗ Tobolsck; accorder de nouveaux privilťges ŗ l'Acadťmie; fonder des ťcoles dans toutes les villes et les campagnes; faire creuser des canaux; ťlever des quais de granit; donner un code de lois; enfin, introduire l'inoculation que sa volontť puissante ťtait seule capable de faire adopter par les Russes[35]. Tous ces bienfaits sont dus ŗ Catherine seule; car elle n'a jamais accordť ŗ personne aucune vťritable autoritť; elle dictait elle-mÍme les dťpÍches ŗ ses ministres, qui n'ťtaient rťellement que ses secrťtaires. On raconte que la comtesse de Bruce, qui long-temps a ťtť son amie intime, lui disait un jour:--Je remarque que les favoris de Votre Majestť sont bien jeunes.--Je les veux ainsi, rťpondit-elle: s'ils ťtaient d'un ‚ge raisonnable, on dirait qu'ils me gouvernent. Zouboff, en effet, qui fut le dernier, avait tout au plus vingt-deux ans. Il ťtait grand, mince, bien fait, et il avait des traits rťguliers. Je l'ai vu pour la premiŤre fois ŗ un bal de la cour, donnant le bras ŗ l'impťratrice, qui se promenait. Il portait ŗ sa boutonniŤre le portrait de Catherine, entourť de superbes diamans, et elle paraissait le traiter avec une grande bontť; nťanmoins on s'accordait ŗ dire que celui de ses favoris qu'elle avait le plus aimť, ťtait Lanskoi. Elle le pleura long-temps. Elle lui avait fait ťlever un tombeau prŤs du ch‚teau de Czarskozelo, oý l'on m'a assurť qu'elle allait trŤs souvent seule, au clair de lune. Au reste, Catherine-le-Grand, comme l'appelle le prince de Ligne, s'ťtait fait homme; on ne peut parler de ses faiblesses que comme on parle de celles de FranÁois Ier ou de Louis XIV, faiblesses qui n'influŤrent nullement sur le bonheur de leurs sujets[36]. Catherine II aimait tout ce qui ťtait grandiose dans les arts. Elle avait fait construire ŗ l'ermitage les salles du Vatican, et copier les cinquante tableaux de RaphaŽl dont ces salles sont ornťes. Elle avait aussi dťcorť l'Acadťmie des beaux-arts de copiťs en pl‚tre des plus belles statues antiques, et d'un grand nombre de tableaux des diffťrens maÓtres. L'ermitage qu'elle avait crťť et placť tout prŤs de son palais[37], ťtait un modŤle de bon goŻt sous tous les rapports. On sait qu'elle ťcrivait le franÁais avec la plus grande facilitť (j'ai vu ŗ la bibliothŤque le manuscrit original du code de lois qu'elle a donnť aux Russes entiŤrement ťcrit de sa main, et dans notre langue). Son style, m'a-t-on dit, ťtait ťlťgant et trŤs concis, ce qui me rappelle un trait de laconisme que l'on m'a citť d'elle, que je trouve charmant. Quand le gťnťral Souwaroff eut gagnť la bataille de Varsovie, Catherine fit partir aussitŰt un courrier pour lui, et ce courrier ne portait ŗ l'heureux vainqueur qu'une enveloppe de lettre, sur laquelle elle avait ťcrit de sa main: _Au marťchal Souwaroff_. Cette femme dont la puissance ťtait si grande, ťtait dans son intťrieur la plus simple et la moins exigeante des femmes. Elle se levait ŗ cinq heures du matin, allumait son feu, puis faisait son cafť elle-mÍme. On racontait mÍme qu'un jour, ayant allumť ce feu sans savoir qu'un ramoneur venait de monter dans la cheminťe, le ramoneur se mit ŗ jurer aprŤs elle et ŗ la gratifier des plus grosses invectives, croyant s'adresser ŗ un feutier. L'impťratrice se h‚ta d'ťteindre, non sans rire beaucoup de se voir traitťe ainsi. DŤs que l'impťratrice avait dťjeunť, elle ťcrivait ses lettres, prťparait ses dťpÍches, restant ainsi seule jusqu'ŗ neuf heures. Alors elle sonnait ses valets de chambre, qui quelquefois ne rťpondaient point ŗ sa sonnette. Un jour, par exemple, impatientťe d'attendre, elle ouvrit la porte de la salle oý ils se tenaient, et les trouvant ťtablis ŗ jouer aux cartes, elle demanda pourquoi ils ne venaient pas quand elle sonnait; sur quoi l'un d'eux rťpondit tranquillement qu'ils avaient voulu finir leur partie, et il n'en fut pas davantage. Une autre fois, la comtesse de Bruce, qui avait ses entrťes chez elle ŗ toute heure, arrive un matin, et la trouve seule, appuyťe sur sa toilette.--Votre Majestť est bien isolťe, lui dit la comtesse.--Que voulez-vous, rťpond l'impťratrice, mes femmes de chambre m'ont toutes abandonnťe. Je venais d'essayer une robe qui allait si mal, que j'en ai pris de l'humeur; alors, elles m'ont plantťe lŗ. Il n'y a pas jusqu'ŗ Reinette (la premiŤre femme de chambre), qui ne m'ait quittťe, et j'attends qu'elles soient dťf‚chťes. Le soir, Catherine rťunissait autour d'elle quelques-unes des personnes de sa cour qu'elle affectionnait le plus. Elle faisait venir ses petits enfans, et l'on jouait ŗ colin-maillard, ŗ la main chaude, etc., jusqu'ŗ dix heures que Sa Majestť allait se coucher. La princesse Dolgorouki, qui ťtait du nombre des favorisťes, m'a dit souvent par combien de gaÓtť et de bonhomie l'impťratrice animait ces rťunions. Le comte Stackelberg ťtait des petites soirťes, ainsi que le comte de Sťgur, dont Catherine avait distinguť l'esprit et l'amabilitť. On sait que, lorsqu'elle rompit avec la France, et qu'elle congťdia cet ambassadeur[38], elle lui tťmoigna tout le regret qu'elle avait de le perdre;--ęMais, ajouta-t-elle, je suis aristocrate; il faut que chacun fasse son mťtier.Ľ Le nom des personnes que l'impťratrice invitait aux petites soirťes dont je viens de parler, aussi bien que la prťsence des jeunes grands-ducs et grandes-duchesses, semblaient devoir Ítre une garantie suffisante de la dťcence qui rťgnait dans ces rťunions. Il n'en parut pas moins ŗ Pťtersbourg un libelle affreux dans lequel on accusait Catherine de prťsider tous les soirs aux plus dťgoŻtantes orgies. L'auteur de cet inf‚me ťcrit fut dťcouvert et chassť de la Russie; mais il faut malheureusement avouer, ŗ la honte de l'humanitť, que ce libelliste, qui ťtait un ťmigrť franÁais, distinguť par son esprit, avait d'abord intťressť l'impťratrice ŗ ses malheurs, au point qu'elle l'avait logť convenablement, et lui faisait une pension de douze mille roubles! Beaucoup de personnes ont attribuť la mort de Catherine au vif chagrin que lui fit ťprouver la rupture du mariage projetť entre sa petite-fille, la grande-duchesse Alexandrine, et le jeune roi de SuŤde. Ce prince arriva ŗ Pťtersbourg avec son oncle le duc de Sudermanie, le 14 aoŻt 1796. Il n'avait que dix-sept ans; sa taille ťtait ťlancťe, son air doux, noble et fier, ce qui le faisait respecter malgrť son jeune ‚ge. Son ťducation ayant ťtť trŤs soignťe, il montrait une politesse tout-ŗ-fait obligeante. La princesse qu'il venait ťpouser, ‚gťe de quatorze ans, ťtait belle comme un ange, et il en devint aussitŰt trŤs amoureux. Je me souviens qu'ťtant venu chez moi voir le portrait que j'avais fait d'elle, il regardait ce portrait avec tant d'attention, que son chapeau s'ťchappa de sa main. L'impťratrice ne dťsirait rien tant que ce mariage; mais elle exigeait que sa petite-fille pŻt avoir dans le palais de Stockholm et une chapelle et un clergť de sa religion, et le jeune roi, malgrť tout son amour pour la duchesse Alexandrine, refusait de consentir ŗ ce qui dťrogeait aux lois de son pays. Sachant que Catherine avait fait venir le patriarche pour le fiancer aprŤs le bal qui se donnait le soir, le roi ne se rendit pas ŗ ce bal, en dťpit des courses multipliťes de M. de Marcoff pour le presser d'y venir. Je faisais alors le portrait du comte Diedrestein; lui et moi allions souvent ŗ ma fenÍtre pour voir si le jeune roi cťderait ŗ tant d'instances et prendrait le chemin du bal; il ne cťda point. Enfin, d'aprŤs ce que j'ai su de la princesse Dolgorouki, tout le monde ťtait rťuni, lorsque l'impťratrice entr'ouvrit la porte de sa chambre, et dit, d'une voix trŤs altťrťe: ęMesdames, il n'y aura pas de bal ce soir.Ľ Le roi de SuŤde et le duc de Sudermanie quittŤrent Pťtersbourg le lendemain matin. Que ce soit ou non le chagrin que lui causa cet ťvťnement, qui abrťgea les jours de Catherine, la Russie ne tarda pas ŗ la perdre. Le dimanche qui prťcťda sa mort, j'allai, le matin aprŤs la messe, prťsenter le portrait que j'avais fait de la grande-duchesse …lisabeth. L'impťratrice vint ŗ moi, m'en fit compliment, puis me dit: ęOn veut absolument que vous fassiez mon portrait, je suis bien vieille; mais enfin, puisqu'ils le dťsirent tous, je vous donnerai la premiŤre sťance d'aujourd'hui en huit.Ľ Le jeudi suivant, elle ne sonna pas ŗ neuf heures ainsi qu'elle faisait ordinairement. On attendit jusqu'ŗ dix heures et mÍme un peu plus; enfin la premiŤre femme de chambre entra. Ne voyant pas l'impťratrice dans sa chambre, elle alla au petit cabinet de garde-robe, et dŤs qu'elle en ouvrit la porte, le corps de Catherine tomba ŗ terre. On ne pouvait savoir ŗ quelle heure l'attaque d'apoplexie l'avait frappťe; toutefois le pouls battait encore, on ne perdit donc pas toute espťrance aussitŰt; mais de mes jours je n'ai vu une alarme aussi vive se propager aussi gťnťralement. Pour mon compte, je fus tellement saisie quand on vint me dire tout bas cette terrible nouvelle, que ma fille, qui ťtait convalescente, s'aperÁut de mon ťtat et s'en trouva mal. Je courus, aprŤs mon dÓner, chez la princesse Dolgorouki oý le comte de Cobentzel, qui allait toutes les dix minutes au palais savoir ce qui se passait, venait nous en instruire. L'anxiťtť allait toujours croissant; elle ťtait affreuse pour tout le monde; car non-seulement on adorait Catherine, mais on avait une telle peur du rŤgne de Paul! Vers le soir, Paul arriva d'un lieu voisin de Pťtersbourg qu'il habitait presque toujours. Lorsqu'il vit sa mŤre ťtendue sans connaissance, la nature reprit un moment ses droits; il s'approcha de l'Impťratrice, lui baisa la main et versa quelques larmes. Enfin Catherine II expira ŗ neuf heures du soir, le 17 novembre 1796. Le comte de Cobentzel, qui lui vit rendre le dernier soupir, vint nous dire aussitŰt qu'elle n'existait plus. J'avoue que je ne sortis pas de chez la princesse Dolgorouki sans une grande frayeur, attendu que l'on entendait dire gťnťralement qu'il y aurait une rťvolution contre Paul. La foule immense que je vis en rentrant chez moi, sur la place du ch‚teau, n'ťtait pas propre ŗ me rassurer; nťanmoins tout ce monde ťtait si tranquille que je pensai bientŰt, avec raison, que nous n'avions rien ŗ craindre pour le moment. Le lendemain matin, le peuple se rassembla de nouveau sur la place, exprimant son dťsespoir, sous les fenÍtres de Catherine, par les cris les plus dťchirans. On entendait les vieillards, les jeunes gens, les enfans appeler leur _matusha_ (leur mŤre), s'ťcrier en sanglotant qu'ils avaient tout perdu. Cette journťe fut d'autant plus affligeante qu'elle ťtait de triste augure pour le prince qui montait sur le trŰne. Le corps de l'impťratrice resta exposť pendant six semaines dans une grande salle du ch‚teau, illuminťe jour et nuit[39], et magnifiquement dťcorťe. Catherine ťtait ťtendue sur un lit de parade entourť d'ťcussons portant les armes de toutes les villes de l'empire. Son visage ťtait dťcouvert, sa belle main posťe sur le lit. Toutes les dames (dont quelques-unes ťtaient alternativement de service auprŤs du corps) allaient baiser cette main, ou faisaient le semblant. Pour moi, je ne l'avais point baisťe vivante, je ne voulus pas la baiser morte, et j'ťvitai mÍme de regarder le visage, qui me serait restť si tristement dans l'imagination. SitŰt aprŤs la mort de sa mŤre, Paul avait fait dťterrer Pierre III, son pŤre, inhumť depuis trente-cinq ans dans le couvent d'Alexandre Newski. On n'avait trouvť dans le cercueil que des os et la manche de l'uniforme de Pierre. Paul voulut que l'on rendÓt ŗ ces restes les mÍmes honneurs qu'ŗ ceux de Catherine. Il les fit exposer au milieu de l'ťglise de Cazan, et le service fut fait par de vieux officiers, amis de Pierre III, que son fils s'ťtait pressť de faire revenir, et qu'il combla d'honneurs et de bienfaits. L'ťpoque des funťrailles arrivťe, on transporta avec pompe le cercueil de Pierre III, sur lequel son fils avait fait placer une couronne, prŤs de celui de Catherine, et tous deux furent conduits ensemble ŗ la citadelle, celui de Pierre marchant le premier; car Paul voulait au moins humilier la cendre de sa mŤre. Je vis de ma fenÍtre cette lugubre cťrťmonie comme on voit un spectacle des premiŤres loges. Le cercueil de l'empereur dťfunt ťtait prťcťdť par un chevalier de la garde, armť de pied en cap d'une armure d'or; celui qui marchait devant le cercueil de l'impťratrice n'avait qu'une armure de fer[40], et les assassins de Pierre III, sur l'ordre de son fils, ťtaient obligťs de porter les coins de son drap mortuaire. Paul suivait le cortťge ŗ pied, tÍte nue, avec sa femme et toute la cour, qui ťtait trŤs nombreuse et dans le plus grand deuil. Les dames avaient de longues robes ŗ queue et d'immenses voiles noirs qui les entouraient. Il leur fallut marcher ainsi dans la neige par un froid horrible, depuis le palais jusqu'ŗ la forteresse[41], qui est ŗ une fort grande distance de l'autre cŰtť de la Nťva. Au retour, j'en vis quelques-unes qui ťtaient mourantes de fatigue. Le deuil se porta six mois. Les femmes sans cheveux, ayant des bonnets ŗ pointe avancťs sur le front, qui ne les embellissaient pas du tout; mais ce lťger dťsagrťment ťtait bien peu de choses, comparť aux vives inquiťtudes que faisait naÓtre dans tout l'empire la mort de Catherine II. LISTE DE MES PORTRAITS. 1 Buste, d'aprŤs moi, pour l'Acadťmie de Saint-Luc. 1 Mon portrait pour la galerie de Florence. 1 Copie du mÍme pour lord Bristol. 1 Miss Pitt, fille de lord Camelfort. 1 Mademoiselle Roland, depuis lady Welesley. 1 Madame Silva, Portugaise. 1 La comtesse Potoska. 2 Mesdames de France, AdťlaÔde et Victoire. Plusieurs ťtudes de paysages, ŗ l'huile et au pastel, des environs de Rome. -- 9 * * * * * ņ NAPLES. 1 La comtesse Scawronski ŗ mi-jambes. 2 Deux bustes de la mÍme. 1 Lady Hamilton en bacchante couchťe. 1 La mÍme en sibylle en pied. 1 La mÍme en bacchante, dansant avec un tambour de basque. 1 TÍte de la mÍme en sibylle. 1 La princesse Marie-ThťrŤse, qui a ťpousť l'empereur FranÁois II. 1 La princesse Marie-Louise, qui a ťpousť le grand-duc de Toscane. 1 Le prince hťrťditaire, pŤre de la duchesse de Berry. 1 La princesse Marie-Christine. 1 PaŽsiello composant. 1 Le prince Resoniko. 1 Lord Bistol, ŗ mi-jambes. 1 Le bailly de Litta. 1 La reine de Naples. Plusieurs ťtudes du Vťsuve et des environs de Naples. -- 16 * * * * * PARME, BOLOGNE, TURIN, FLORENCE. 1 Une tÍte ŗ l'huile pour l'Acadťmie de Parme. 1 Un petit buste ŗ l'huile pour l'Institut de Bologne. 1 Madame Gourbillon, attachťe ŗ Madame, femme de Louis XVIII. 1 Son fils. 1 Une baigneuse, d'aprŤs ma fille. 1 Mademoiselle Porporati. 1 Copie du portrait de RaphaŽl ŗ Florence. Plusieurs paysages d'aprŤs nature. -- 7 * * * * * VENISE. 1 Madame Marini. * * * * * VIENNE. 1 Madame Bistri, Polonaise. 1 Mademoiselle de Kaquenet. 1 La comtesse Kinski, ŗ mi-jambes. 1 La mÍme en buste. 1 La comtesse du Buquoi, soeur du prince Paar. 1 La comtesse Rosamowfski. 1 La comtesse de Palfi. 1 La princesse Lichtenstein, en pied. 1 Le baron de Strogonoff, grand buste. 1 Le baron de Strogonoff, avec les mains. 1 Le comte de Czhernicheff, avec un domino noir, tenant un masque. 1 La comtesse Zamoiska, dansant avec un schall. 1 Mademoiselle la comtesse de Fries, en Sapho, tenant une lyre et chantant, jusqu'ŗ mi-jambes. 1 La duchesse de Guiche, buste, en turban bleu. 2 Deux portaits du prince Schotorinsky, dont l'un en manteau. 1 Madame de Schoenfeld, femme du ministre de Saxe, tenant son enfant sur ses genoux. 1 Le prince Henry Lubomirski, jouant de la lyre, en Amphyon, et deux nayades qui l'ťcoutent. 1 La princesse de Lystenstein, en pied, en Iris, traversant des nuages. 1 La princesse d'Esterhazy, en pied, rÍvant au bord de la mer, assise sur des rochers. 1 La princesse Louise Galitzin. 1 Madame de Mayer. 1 Une petite baigneuse pour la reine. 1 Madame la comtesse Severin Potoska. 1 La princesse de Wurtemberg. 1 Un petit tableau pour le comte de Wilsechk. 1 Madame la comtesse de Braonne, jusqu'aux genoux. 1 Un petit portrait pour madame de Carpeny. 1 Madame la duchesse de Polignac, faite de souvenir aprŤs sa mort. 1 Le jeune Edmond, de la famille de Polignac. 1 La princesse Sapia. -- 31 * * * * * PASTELS FAITS ņ VIENNE. 1 M. le comte de Woina, fils de l'ambassadeur de Pologne. 1 Mademoiselle Caroline de Woina, sa soeur. 1 Mademoiselle la comtesse Metzy de Polignac, fille du pŤre du duc de Polignac. 1 Mademoiselle la comtesse ThťrŤse de Hardik. 2 Les deux frŤres de la duchesse de Guiche. 1 Le frŤre de mademoiselle de Fries, en buste. 2 Deux bustes de la comtesse de Rombec. 1 Le comte Jules de Polignac. 1 La princesse de Lynoski. 1 Lady Guisford. 2 Mesdemoiselles de Choisy. 1 Mademoiselle SchoŽn. 1 Angenor, enfant, fils de la duchesse de Polignac. 1 Le jeune comte son frŤre, M. de Fries. 1 Madame la comtesse de Thoun. 1 Madame la comtesse d'Harrack. 1 Un petit dessin de la mÍme. 1 M. de RiviŤre. 1 M. Thomas, architecte. 1 Madame la comtesse de Rombec. 1 Le marquis de RiviŤre. Plusieurs paysages faits d'aprŤs nature dans les environs de Vienne. -- 24 88 total gťnťral. FIN DU TOME SECOND. NOTES [1: Celui dont on connaÓt de si belles gravures, entre autres une faite d'aprŤs le tableau de Santerre, qui reprťsente la chaste Suzanne entre les deux vieillards. Le burin ťminemment classique de Porporati, comme celui de M. Desnoyers, sera toujours apprťciť par les vrais connaisseurs.] [2: Ce tableau a ťtť achetť par la France; il est restť depuis au musťe du Louvre.] [3: Nous l'avons eu au Musťe.] [4: Il faut croire que de Turin on instruisait le gouvernement papal du nom de tous les voyageurs franÁais qui traversaient les …tats romains]. [5: Les Mťdicis ont ťlevť ŗ Gioto, Florentin de naissance, un monument sur lequel est placť le portrait de ce peintre]. [6: Ces deux tableaux ťtaient le portrait de Robert, sa palette ŗ la main, et le mien tenant ma fille dans mes bras.] [7: Lord Grťville ťtait de l'antique famille des Warwick.] [8: On m'a dit que cette enfant ťtait la fille de lord Nelson.] [9: Ceci me rappelle encore un trait du chevalier Hamilton. Dans le cazin dont je parle j'avais fait avec du charbon, sur un dessus de porte, deux petites tÍtes d'expression, que je fus bien surprise de retrouver en Angleterre chez lord Warwick. Le chevalier avait fait scier le chambranle, et vendu ces croquis: je ne me rappelle plus pour quelle somme.] [10: M. LethiŤre, qui a ťtť directeur de l'Acadťmie de Rome, il y a peu d'annťes, ťtait venu alors ŗ Naples pour y copier quelques tableaux, entre autres la Descente de croix de l'Espagnolet qui est ŗ la Chartreuse et qu'il copia admirablement.] [11: Je me suis aussi trŤs bien trouvť de mon voile vert ŗ Pťtersbourg, oý la neige est si brillante qu'elle m'aurait fait perdre la vue.] [12: Tous deux ťtaient alors secrťtaires de lťgation ŗ Naples. M. Amaury Duval est frŤre de M. Alexandre Duval, l'auteur dramatique.] [13: Trois des enfans de M. de Bombelles ont aujourd'hui dans le monde des positions brillantes. L'aÓnť, le conte Louis de Bombelles, est ministre d'Autriche en Suisse; le second, le comte Charles, est grand-maÓtre de la maison de Marie-Louise; et le troisiŤme, le comte Henri, est ministre d'Autriche ŗ Turin.] [14: On les a vus ŗ Paris.] [15: FrŤre de ma belle-soeur.] [16: Depuis j'ai su que ce chef-d'oeuvre avait ťtť bien autrement dťgradť. On m'a dit que, pendant les derniŤres guerres de Bonaparte en Italie, les soldats s'amusaient ŗ tirer des coups de fusils ŗ balles dans la CŤne de Lťonard de Vinci! Maudits soient ces barbares!] [17: Avant la rťvolution, on voyait au palais Bourbon plusieurs grands et beaux tableaux de lui, qui reprťsentaient les batailles du prince de Condť, pŤre du duc de Bourbon.] [18: M. de RiviŤre ayant embrassť plus tard la carriŤre de la diplomatie, est mort en 1833, ŗ Paris, oý il ťtait ministre de Hesse-Cassel.] [19: Ce tableau de RaphaŽl a ťtť fort bien gravť ŗ Dresde par Schender.] [20: L'empereur Alexandre a fait rťtablir cette route depuis que j'ai quittť la Russie: elle est fort belle maintenant.] [21: Dans les derniers temps de mon sťjour ŗ Pťtersbourg, le prince Nariebskin, grand ťcuyer, tenait constamment une table ouverte de vingt-cinq ŗ trente couverts pour les ťtrangers.] [22: Celui qui depuis a ťtť ministre en Russie.] [23: Le rouble valait trois francs.] [24: On appelait ainsi alors les manches longues.] [25: On appelle ainsi d'immenses salons dont un large divan fait le tour.] [26: Cette salle ťtait garnie de chaque cŰtť par des gradins, sur lesquels, les jours de bal, se plaÁaient les habitans de Pťtersbourg qui n'ťtaient pas de la cour.] [27: Ce costume ťtait habituellement celui de Catherine. Seulement elle ne portait de diamans que les jours de bal ou de gala, et changeait l'ťtoffe du dolman selon la saison.] [28: ņ la vťritť on a soin de donner aux cochers des habits et des gants fourrťs, et quand le froid dťpasse les degrťs ordinaires, si quelque seigneur veut recevoir ou donner un bal, il leur fait distribuer du bois pour qu'ils ťtablissent des feux de bivouac dans les cours et dans la rue.] [29: Il a toujours ťtť impossible d'ťtablir un pont d'une rive ŗ l'autre; aucun ne rťsisterait aux glaÁons de la Doga. La communication entre les deux bords n'existe que par un pont de bateaux qu'on retire au moment de la dťb‚cle. J'ai vu pourtant au palais des beaux-arts le modŤle d'un pont d'une seule arche qu'un esclave russe ŗ fait d'instinct, n'ayant reÁu nulle ťducation. Ce modŤle est admirable. Il faut que de fortes raisons empÍchent de l'exťcuter.] [30: La princesse Galitzin a fait plusieurs sťjours ŗ Paris, oý elle a mariť une de ses filles ŗ un FranÁais, M. le comte de Caumont.] [31: Il arrivait de Paris oý plusieurs personnes peuvent encore se souvenir de l'avoir entendu.] [32: Ce lieu appartenait ŗ madame de Schouvaloff, femme de l'auteur de l'…pitre ŗ Ninon. Sa fille a ťpousť le comte Diedrestein, frŤre de la belle comtesse Kinski.] [33: La princesse Bariatinski. Elle avait ťtť jolie comme un ange, et son esprit fin et naturel la rendait une des plus aimables femmes de Pťtersbourg.] [34: Tout le monde sait que les mťmoires de Clťry ont paru.] [35: Elle se fit inoculer la premiŤre pour donner l'exemple; elle fonda aussi un ťtablissement pour les enfans trouvťs.] [36: Je suis trŤs f‚chťe que madame la duchesse d'Abrantes, qui a fait paraÓtre rťcemment un ouvrage sur Catherine II, ou n'ait pas lu ce qu'ont ťcrit le prince de Ligne et le comte de Sťgur, ou ne se soit pas soumise ŗ ces deux tťmoignages irrťcusables. Elle aurait plus justement apprťciť, admirť, ce qui distingue cette grande impťratrice, considťrťe comme souveraine, et elle aurait respectť davantage la mťmoire d'une femme dont notre sexe peut s'enorgueillir sous tant de rapports importans.] [37: Le palais que Catherine habitait ŗ Pťtersbourg est d'une architecture lourde, mais les appartemens sont vastes et beaux.] [38: Le comte d'Esterhazy, envoyť par Louis XVIII, ťtait l'ambassadeur de France reconnu ŗ la cour de Pťtersbourg quand j'y arrivai.] [39: C'ťtait dans cette mÍme salle que j'avais vu donner les bals. Aussi je ne saurais dire quel effet me fit ťprouver pendant six semaines cette illumination que je voyais tous les soirs en rentrant chez moi.] [40: Le chevalier qui portait l'armure d'or est mort de fatigue.] [41: C'est dans la forteresse que sont enterrťs tous les souverains russes. Le tombeau de Pierre Ier que l'on y voit est le plus simple du monde.] End of the Project Gutenberg EBook of Souvenirs de Madame Louise-…lisabeth Vigťe-Lebrun (2/3), by Louise-Elisabeth Vigťe-Lebrun *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUISE-…LISABETH VIG…E-LEBRUN *** ***** This file should be named 23020-8.txt or 23020-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/3/0/2/23020/ Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rťnald Lťvesque (HTML version) and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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68,652 words • 1144h 12m read

— End of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second —

Book Information

Title
Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second
Author(s)
Vigée-Lebrun, Louise-Elisabeth
Language
French
Type
Text
Release Date
October 12, 2007
Word Count
68,652 words
Library of Congress Classification
ND
Bookshelves
FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, Browsing: Art & Photography, Browsing: Biographies
Rights
Public domain in the USA.