*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74810 ***
EXPLORATION
SCIENTIFIQUE
DE LA TUNISIE,
PUBLIÉE
SOUS LES AUSPICES DU MINISTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.
* * * * *
=BOTANIQUE.=
RAPPORT SUR UNE MISSION
EXÉCUTÉE EN 1884.
EXPLORATION SCIENTIFIQUE DE LA TUNISIE.
* * * * *
RAPPORT
SUR
UNE MISSION BOTANIQUE
EXÉCUTÉE EN 1884
DANS LA RÉGION SAHARIENNE, AU NORD DES GRANDS CHOTTS
ET DANS LES ÎLES DE LA CÔTE ORIENTALE
DE LA TUNISIE,
PAR
DOÛMET-ADANSON,
MEMBRE DE LA MISSION DE L’EXPLORATION SCIENTIFIQUE DE LA TUNISIE,
PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ D’HORTICULTURE ET D’HISTOIRE NATURELLE
DE L’HÉRAULT ET DE LA SOCIÉTÉ D’HORTICULTURE DE L’ALLIER,
VICE-PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ D’ÉMULATION DE L’ALLIER,
PRÉSIDENT DE LA COMMISSION MÉTÉOROLOGIQUE DE L’ALLIER, ETC.
[Décoration]
PARIS.
IMPRIMERIE NATIONALE.
* * * * *
M DCCC LXXXVIII.
Sur la proposition du Président de la Mission de l’exploration
scientifique de la Tunisie, M. le Ministre de l’instruction
publique voulut bien me confier la direction de l’un des deux
groupes d’explorateurs chargés, en 1884, de poursuivre dans la
Régence les recherches d’histoire naturelle auxquelles j’avais
déjà contribué, en 1883, sous la direction de M. E. Cosson, et,
précédemment, en 1874, par une première mission botanique[1].
Le groupe que j’avais l’honneur de diriger se composait de
MM. Valéry Mayet, professeur à l’École nationale d’agriculture
de Montpellier, le docteur Bonnet, préparateur au Muséum d’histoire
naturelle de Paris, et Doûmet-Adanson. Il avait pour instructions
d’explorer la partie sud de la Tunisie entre Sfax, Gafsa, la
rive nord des chotts El-Djerid et El-Fedjedj, Gabès et la mer. Son
itinéraire devait en outre comprendre une visite aux îles Kerkenna
et à l’île de Djerba, ainsi que quelques excursions aux environs
de Tunis, dans la vallée de la Medjerda, et à la petite île de
Djezeïret Djamour (Zembra), pour compléter l’exploration faite,
en 1883, dans le Nord, le Centre et la presqu’île du cap Bon, sous
la direction de M. E. Cosson. Ce programme, malgré son étendue, a
été entièrement réalisé, et notre voyage, commencé le 25 mars,
n’a pris fin que le 7 juillet, époque à laquelle la chaleur et la
sécheresse ne permettent plus d’obtenir de résultats satisfaisants
d’une exploration dans ces contrées.
Les membres du groupe que j’ai dirigé appartenant tous à la
section de botanique et de zoologie, nos recherches devaient avoir
pour principal objet la connaissance de la flore et de la faune de la
Tunisie ; mais, comme dans tout voyage scientifique rien ne doit être
négligé de ce qui peut intéresser la science à tous les points de
vue, chaque fois que l’occasion s’en est offerte, nous avons, mes
compagnons et moi, joint à nos études spéciales des observations
très diverses, notamment sur la météorologie, la géologie et la
paléontologie, sur l’hydrologie et même sur l’archéologie tant
historique que préhistorique. C’est dans ce même ordre d’idées,
convaincus que l’œuvre commune ne pourrait qu’y gagner, que
nous n’avons jamais cru devoir nous abstenir de recherches sur
divers points que devaient visiter également d’autres membres de
la Mission. Il y avait, du reste, tout avantage pour la science à
ce que ces localités fussent abordées à deux époques différentes.
L’étendue de nos travaux, les soins matériels journaliers et
l’organisation générale d’un voyage dans des pays le plus
souvent dépourvus des ressources nécessaires à la vie, étaient
plus que suffisants pour absorber tous les instants des membres de
la Mission ; mais je m’empresse de constater que par suite des
mesures concertées entre le Ministère de l’instruction publique
et celui de la guerre, et grâce au bienveillant concours de toutes
les autorités de la Régence, nos excursions se sont effectuées
dans les meilleures conditions.
Les membres de notre groupe ne sauraient oublier le bon accueil qui
leur a été fait par M. Cambon, Ministre Résident, par M. le baron
d’Estournelles et par tous les fonctionnaires de la Résidence, par
MM. les généraux Boulanger, Riu et Allegro, par M. l’intendant
général Taquin, par les colonels d’Orcet et de la Roque, les
commandants Cabuch, du Puch et d’Amboix, les capitaines Coste, du
Couret, d’Assailly, Grandjean et tous les officiers et médecins
militaires du corps d’occupation.
Indépendamment des facilités de transport et des mesures de
sécurité, nous leur avons dû de précieux renseignements sur la
topographie du pays ainsi que beaucoup d’indications précises
sans lesquelles il nous eût été difficile de mener à bien notre
mission. Il y aurait aussi ingratitude de notre part à ne pas
comprendre dans nos remerciements MM. Matteï, ancien vice-consul
de France à Sfax, Gaud, directeur des postes dans la même ville,
le khalifa de Djerba, l’agent de la Compagnie transatlantique à
Houmt-Souk, M. Carleton, agent consulaire à Zarzis et le khalifa
de cette localité, qui nous ont prêté le concours le plus
utile. Ajoutons que M. Matteï a poussé le dévouement jusqu’à
faire avec moi une excursion pénible de plusieurs jours dans les
îlots de Kerkenna, mettant ainsi à ma disposition son influence
personnelle et la connaissance approfondie qu’il a de ce groupe
d’îles intéressant.
Je suis heureux d’exprimer ici toute ma gratitude à mon excellent
ami M. le docteur E. Cosson qui, malgré ses nombreuses occupations,
a bien voulu vérifier la détermination de la plupart des plantes
recueillies par nous dans le cours de notre mission et reviser le
texte de la partie botanique de ce rapport.
RAPPORT
SUR
UNE MISSION BOTANIQUE
EXÉCUTÉE EN 1884
DANS LA RÉGION SAHARIENNE, AU NORD DES GRANDS CHOTTS,
ET DANS LES ÎLES DE LA CÔTE ORIENTALE
DE LA TUNISIE.
* * * * *
=I=
=Excursions aux environs de Tunis et dans plusieurs localités sur
la voie ferrée de la vallée de la Medjerda.=
Partis de France le 24 mars, nous débarquons à la Goulette le 26
et arrivons à Tunis le même jour. Sans perdre de temps, nous nous
mettons en relation avec les autorités françaises pour obtenir les
ordres indispensables à l’accomplissement de notre voyage dans
le Sud ; mais, comme d’une part nous sommes forcés d’attendre
durant huit jours le prochain départ du paquebot de la côte, et que
d’autre part nous avons pour instructions de compléter par quelques
herborisations printanières les documents recueillis par la Mission
botanique de 1883, à une époque plus tardive, nous faisons, dès
le 28 mars, une course à la Marsa et dans la plaine de la Riana. La
liste des plantes observées ou recueillies dans cette herborisation
comprend à peu près l’ensemble du fonds de la végétation, tant
dans la plaine et les terres cultivées que dans les sables et les
dunes maritimes ; si elle n’ajoute que peu d’espèces à la flore
de Tunis, elle a fourni des indications nouvelles de localités. Dans
cette première course, M. V. Mayet a aussi recueilli des documents
intéressants pour la faune entomologique de cette partie du pays
encore peu étudiée à ce point de vue.
La liste des plantes observées ou récoltées dans l’herborisation
à la Marsa et dans les environs de Soukra comprend près de deux cents
espèces, mais la plus grande partie figurant déjà dans les listes de
1883, nous n’en citerons que quelques-unes des plus intéressantes,
telles que : _Medicago secundiflora_, _Lotus ornithopodioides_,
_Geranium tuberosum_ et _Eufragia latifolia_.
La faune entomologique des environs de Tunis rappelle en général
celle de la province de Constantine : le _Scarites_ des dunes
littorales est le _S. Gigas_ (comme à Alger et à Bône) et le seul
_Blaps_ que l’on y rencontre est le _B. Gigas_ qui habite tout le
pourtour de la Méditerranée. Le _Pimelia_ des dunes est le _Pimelia
inflata_, comme en Algérie ; toutefois à la Goulette, entre la villa
Kheredine et le lac El-Bahira, on trouve en abondance le _P. latipes_
Sol., espèce propre à la Tunisie. La fréquence du _Tyntiria
Barbara_, rare en Algérie, est également à noter. Les terrains
salés, principalement ceux qui entourent le lac El-Bahira, rappellent
ceux du littoral algérien. Hammam-el-Lif fait cependant exception,
car nous y avons capturé certaines espèces qui méritent examen,
entre autres un _Melasoma_ de Sicile, le _Halonomus ovatus_. Nous y
signalerons aussi l’abondance du _Cicindela Maura_.
Le 31 mars, nous nous transportons par le chemin de fer à Oued-Zerga,
station qui doit son nom à l’un des principaux affluents de la
Medjerda et sa triste célébrité à l’odieux massacre qui y a
été commis au commencement de notre occupation. De nombreux essais de
plantation de Vigne ont été entrepris avec succès autour de cette
station, signalée au loin par un véritable bois d’_Eucalyptus_
d’une vigueur qui démontre la valeur incontestable des arbres de
ce genre au point de vue du reboisement rapide de cette partie du
pays actuellement dénudée.
Les rives très herbeuses de l’Oued Zerga, que nous suivons en en
descendant le cours, nous fournissent un certain nombre de plantes qui
manquaient aux herborisations de 1883 ; mais c’est principalement
l’exploration d’un bois de Lentisques (_Pistacia Lentiscus_) et de
Chênes verts (_Quercus Ilex_) qui nous offre le plus d’intérêt
en raison des nombreuses Orchidées que nous y trouvons en plein
état de floraison. En entomologie, les récoltes n’y sont pas
moins fructueuses ; quelques reptiles y sont également capturés
par M. Mayet. Nous devons malheureusement et à regret quitter trop
promptement cette riche localité, notre retour à Tebourba devant
s’effectuer le soir même afin de nous permettre d’explorer les
environs de cette ville dès le lendemain matin.
Parmi les plantes récoltées à Oued-Zerga, nous devons citer plus
spécialement :
_Ranunculus millefoliatus_, espèce généralement rare en Tunisie
et confinée en Algérie dans la région montagneuse ; _Haplophyllum
Buxbaumii_, qui manque à l’Algérie ; _Salvia viridis_ ; _Orchis
longicruris_, rare ; _O. papilionacea_ ; _Aceras anthropophora_ ;
_Ophrys Scolopax_, assez rare en Tunisie ; _O. bombyliflora_, nouveau
pour la flore tunisienne ; _O. tabanifera_, également nouveau pour
la flore ; _O. lutea_ ; _O. Speculum_.
Le 1er avril, dès six heures du matin, et après une nuit passée
sur les dalles de la salle d’attente du chemin de fer (Tebourba
n’offrant même pas trace d’une auberge), nous nous acheminons
vers le Battant, ancien barrage construit par les Romains sur la
Medjerda et utilisé par les Beys de Tunis pour la prise d’eau
d’une fabrique de chechias et de couvertures, jadis florissante
mais actuellement abandonnée.
La plaine qui sépare Tebourba de la Medjerda, étant complètement
couverte de cultures et de vieux Oliviers, n’offre que peu
d’intérêt au naturaliste, mais le gigantesque travail des Romains
mériterait les honneurs d’une étude spéciale qui rentre dans
les attributions de la section d’archéologie et échappe à notre
compétence. Tebourba a été visité en 1883 par la Mission botanique,
mais la découverte faite depuis aux environs du Battant par M. Vira,
vétérinaire de l’armée, d’une plante orientale curieuse, le
_Leontice Leontopetalum_, inconnue jusque-là en Afrique et dont les
stations les moins éloignées sont la Grèce et l’archipel grec,
donne à notre course un intérêt spécial. Après de longues
et pénibles recherches dans les terres argileuses que rend peu
praticables une pluie fine et serrée, nous sommes assez heureux pour
rencontrer les premiers spécimens de la plante convoitée, qui devient
plus abondante à mesure que nous pénétrons dans les vastes champs
de céréales situés sur la rive droite du cours d’eau. Cette
abondance et l’étendue qu’elle occupe démontrent qu’elle y
est réellement spontanée.
Aux environs de Tebourba et du Battant, outre le _Leontice_, nous ne
signalerons que l’_Aceras Robertiana_, nouveau pour la Tunisie, et
l’_Allium triquetrum_, déjà trouvé en Kroumirie par la Mission
de 1883.
Tandis que nous faisions ample récolte du _Leontice_, M. Mayet se
livrait à une fructueuse chasse d’insectes dans les détritus
du bord du fleuve et était assez heureux pour y recueillir aussi
quelques échantillons d’une espèce de mollusques du genre _Unio_,
la première signalée jusqu’à présent dans les cours d’eau
de la Régence. La faune de la vallée de la Medjerda peut être
assimilée à celle des environs de Philippeville et de Bône.
Six kilomètres au moins nous séparent de Tebourba ; aussi devons-nous
battre en retraite afin de ne pas manquer le train qui doit nous
ramener à Tunis.
De retour dans cette ville, pendant que je mets la dernière main
aux préparatifs du départ pour le Sud, M. Mayet fait une fructueuse
récolte entomologique aux ruines de Carthage et dans les sables du
littoral, entre ce point et la Goulette.
=II=
=Séjour à Sfax. — Première excursion aux îles Kerkenna.=
Le 3 avril, la Mission s’embarque pour Sfax sur le paquebot de la
Compagnie transatlantique.
Le 5, jour même de notre arrivée à Sfax, une herborisation est
faite dans les anciens cimetières musulmans. Cette localité fort
riche nous fournit un assez grand nombre d’espèces appartenant
à la flore du Sud, mais dont la majeure partie ont déjà été
signalées et récoltées antérieurement par MM. Espina et Kralik en
1854, et par moi-même en 1874. A cette date, j’avais pu récolter
en nombreux échantillons le _Tetradyclis Eversmanni_, dans les
terrains marécageux situés au nord-est du port ; aujourd’hui ces
terrains sont occupés par les bâtiments de l’hôpital militaire
et l’entrepôt des alfas, et après de minutieuses et infructueuses
recherches, nous avons le regret de constater la disparition de cette
plante orientale si curieuse, dont Sfax était la seule station connue
sur la côte tunisienne et dans le territoire des États Barbaresques.
La flore des environs de Sfax est caractérisée par un assez grand
nombre de plantes sahariennes, ou tout au moins désertiques,
associées aux espèces littorales. Nous citerons seulement les
quelques espèces suivantes : _Ammosperma cinereum_, exclusivement
saharien en Algérie ; _Muricaria prostrata_, qui ne se rencontre en
Algérie que sur la lisière du Sahara et dans les parties chaudes des
Hauts-Plateaux ; _Rapistrum bipinnatum_, rare et exclusivement saharien
en Algérie ; _Reseda propinqua_, du Sahara en Algérie ; _Trigonella
maritima_, plante orientale manquant à la flore d’Algérie ; _Filago
Mareotica_, espèce rare, mais très abondante sur beaucoup de points
en Tunisie dans les terrains salés ; _Anacyclus Alexandrinus_ var.,
du Sahara et de la partie chaude des Hauts-Plateaux en Algérie ;
_Centaurea contracta_, plante de la Cyrénaïque qui manque à
l’Algérie ; _Plantago Syrtica_, propre au Sahara en Algérie ;
_Paronychia longiseta_, saharien en Algérie ; _Trisetum pumilum_,
saharien en Algérie.
Les environs de Sfax ont fourni un assez grand nombre d’insectes
appartenant également à la faune algérienne, tels que : _Tetracha
Euphratica_, _Julodis Onopordi_, _Calosoma Maderæ_, _Tyntiria
bipunctata_, etc., et, comme pour la flore, un certain nombre de types
désertiques commencent à apparaître. Nous citerons entre autres :
_Blaps Barbara_, _Pimelia simplex_ et _Valdani_, les uns et les autres
des Hauts-Plateaux et du Sahara algériens ; _Morica octocostata_,
_Cicindela Ægyptiaca_, _Blatta Ægyptiaca_.
Un gros crustacé isopode (_Hemilepictus Reaumuri_) court partout
sur le terrain argileux, et, dans le genre _Armadillo_, une espèce
nouvelle décrite par M. Simon (_A. Mayeti_) est à citer. Nous
relaterons en outre l’abondance de deux espèces de Lépidoptères
cosmopolites, le _Vanessa Cardui_ et le _Deiopeia pulchella_.
En reptiles, les environs de Sfax ont fourni une abondante récolte
de Sauriens, parmi lesquels : _Eremias guttulata_, _Acanthodactylus
vulgaris_, _Platydactylus muralis_, _Hemidactylus verruculatus_,
_Stenodactylus punctatus_, ce dernier dans les cimetières où il
sort des tombes le soir.
Plusieurs visites faites dans les marchés nous ont permis de constater
la présence des espèces de poissons suivantes : _Serranus Scriba_,
_S. Gigas_, _Scorpena Porcus_, _Labrus Pavo_, _L. Turdus_ et ses
variétés, _Crenilabrus viridis_, _Seriola Dumerilii_, _Cantharus
vulgaris ?_ (devant peut-être être distingué comme espèce par son
museau allongé), _Corvina nigra_, _Chrysophris aurata_, _Pagellus
Mormyrus_, _Sargus vulgaris_, _Mullus barbatus_, _Mugil Labeo_,
_M. auratus_, _M. ?_ (espèce à museau pointu), _Belone Acus_, _Solea
vulgaris_, _Balistes Capriscus_, _Torpedo Narke_, _Carcharodon Lamia_,
_Notidanus griseus_, _Pastinaca vulgaris_, _Cephalopterus Giornæ_,
_Rhinobates ?_
Nous ajoutons que les Sélaciens paraissent très abondants et sont,
à l’état sec, l’objet d’un commerce particulier.
La recherche des mollusques marins eût nécessité un séjour
prolongé et des moyens spéciaux que nous n’avions pas à notre
disposition ; ce n’est donc qu’à titre de simple renseignement
que nous notons : _Loligo vulgaris_, _Sepia vulgaris_, _Conus
Mediterraneus_, _Cyprea Onyx_ (trois exemplaires acquis d’un
pêcheur d’éponges ainsi qu’un groupe de _Siliquaria_),
_Cerithium vulgatum_, _Cardium edule_ var., _Pinna marina_ (très
abondante entre la côte et les îles Kerkenna), _Dentalium Entalis_
(abondant sur la plage), _Janthina communis_ et _violacea_, et dans
les Zostères rejetées par la mer, trois spécimens d’un mollusque
rare appartenant au genre _Cylichna_, ce qui nous fait encore plus
regretter de n’avoir pu fouiller les fonds herbeux du chenal qui
sépare les îles Kerkenna de la côte.
Quant aux Gastéropodes terrestres, ils appartiennent aux groupes des
_Helix Pisana_, _H. variabilis_ et _maritima_, et _H. vermiculata_. Ce
n’est que dans l’intérieur que l’on commence à rencontrer des
types appartenant aux groupes des _Helix candidissima_ et _Doumeti_,
ce dernier rapporté de mon voyage de 1874 et retrouvé par la Mission
de 1883 ainsi que par la Mission Roudaire, mais décrit à tort sous
un autre nom dans le rapport de cette mission.
Nous ne perdons pas de temps pour nous occuper des préparatifs de
notre voyage au Sud, avec d’autant plus de raison que nous savons
par expérience avec quelle rapidité les phases de la végétation
s’accomplissent dans la région désertique ; mais, malgré le bon
vouloir des autorités militaires, notamment du commandant du Puch et
du capitaine Coste, de la compagnie mixte, un retard forcé nous est
imposé par suite du changement de garnison d’un bataillon qui,
allant de Gabès à Kairouan, absorbe pendant huit jours tous les
moyens de transport sur lesquels nous comptions.
Cependant nous utilisons de notre mieux le temps que nous forcent
à passer à Sfax ces circonstances fâcheuses, en faisant plusieurs
herborisations et surtout des chasses entomologiques de jour et de nuit
autour de l’enceinte de la ville. Ce contretemps devant également
modifier la date de notre retour du Sud et conséquemment celle de
notre visite aux îles Kerkenna, dans la crainte que la saison ne
soit alors trop avancée pour étudier fructueusement la végétation
de ces îles, nous nous décidons à y faire un premier voyage, nous
réservant de les visiter de nouveau, s’il y a lieu, à notre retour.
Grâce à l’obligeance du Commandant indigène du port et de
M. Matteï, agent de la Compagnie transatlantique, une mahonne est
frétée, et, le 10 avril au matin, nous prenons la mer en compagnie
de M. Bouillaud, jeune naturaliste plein de zèle, en mission sur
les côtes de Tunisie où il se livre à des études d’anatomie et
d’embryogénie sur les animaux inférieurs marins.
Bien que les Kerkenna ne soient séparées de la côte que par un bras
de mer de vingt à vingt-cinq kilomètres de large, la traversée ne
laisse pas que d’être chanceuse par suite des vents contraires,
des courants rapides et surtout du peu de profondeur de la mer
autour de ces îles. Les navires à voile qui manquent l’heure
de la marée montante se voient souvent forcés de louvoyer ou
d’attendre à l’ancre pendant plusieurs heures avant de pouvoir
aborder. Ce jour-là nous en faisons l’expérience à nos dépens ;
après avoir franchi difficilement, entre les deux îles, l’étroit
goulet d’El-Kantara (nom qui est dû à une ancienne jetée et à un
pont romain qui reliait la petite et la grande Kerkenna), nous devons
tirer de nombreuses bordées et ne parvenons à mettre pied à terre
que vers quatre heures du soir, en face du village d’Ouled-Kassin
où nous devons passer la nuit.
A la faveur des lettres de recommandation dont nous sommes porteurs
et à l’aide d’un mélange d’italien et de mots arabes, nous
obtenons du cheïkh de l’endroit à peu près tout ce qui nous
est nécessaire, c’est-à-dire un logis et quelques vivres ; puis,
nos moyens d’existence étant assurés jusqu’au lendemain, les
quelques heures de jour qui restent sont consacrées à l’exploration
des environs.
Malgré la pluie, phénomène beaucoup plus rare ici que dans
l’intérieur des terres, nous pouvons faire d’abondantes récoltes
en plantes, en insectes et en mollusques, et constatons que la faune
et la flore ont un caractère plus méridional que ne le comporte la
position géographique de ces îles.
A la tombée de la nuit nous devons rendre visite à divers malades
auxquels le docteur Bonnet fait des prescriptions médicales. C’est
le prélude des nombreuses consultations qu’il devra s’astreindre
à donner durant tout le cours du voyage, obligation gênante, il
est vrai, mais toujours utile pour se concilier le bon vouloir des
indigènes dont le concours est indispensable. L’Arabe a très grande
confiance dans le savoir des docteurs européens et l’exercice de
la médecine est auprès de lui le meilleur des laissez-passer.
Le lendemain matin, nous quittons Ouled-Kassin de bonne heure,
après avoir préalablement mis en presse nos récoltes de la
veille. Nos hôtes, qui nous ont procuré le nombre d’ânes et de
chameaux nécessaires au transport de notre bagage, tiennent à nous
accompagner à quelque distance du village. Après des adieux pleins
d’une courtoisie réciproque, nous nous séparons de ces braves gens
qui ne manquent pas de donner à nos guides des instructions précises
pour nous faire parvenir à El-Ataïa dans la journée. La distance
jusqu’à cette localité, située au nord-est de l’île, serait,
disait-on, de vingt kilomètres, mais d’après le temps qu’il nous
a fallu, je serais porté à croire qu’il y en a davantage. Nous
longeons le bord de la mer en récoltant plus particulièrement
sur notre route les espèces littorales, puis nous traversons des
terrains plats récemment abandonnés par les eaux saumâtres et où
croît en abondance le curieux _Filago Mareotica_ ; pénétrant dans
les terres cultivées, à la hauteur du village des Ouled-bou-Ali,
nous constatons dans les champs et les plantations d’Oliviers et
de Dattiers l’existence de l’_Onopordon Espinæ_, au feuillage
blanchâtre très ornemental, plante déjà trouvée en abondance par
la Mission de 1883 entre Mehedia et El-Djem. En traversant plusieurs
dépressions de terrain dans lesquelles les eaux de la mer paraissent
pénétrer à marée haute, nous étudions la formation géologique
relativement récente des îles Kerkenna. L’association dans des
tufs, probablement quaternaires, de coquilles, les unes fossiles,
les autres à peine subfossiles ou encore actuellement vivantes, nous
porte à admettre une double action alternative d’exhaussement et
d’affaissement, fait que nous avons pu constater à diverses reprises
sur d’autres points de la côte tunisienne, depuis Sfax jusqu’à
Zarzis, et qui paraît même s’étendre jusqu’à Tripoli.
Peu après nous atteignons Kelebin, village assez important entouré
de cultures soignées et de plantations de Vignes et de Figuiers. Les
champs et les jardins sont limités par des talus en terre argileuse
soigneusement entretenus à l’instar de ceux que l’on établit en
vue de la submersion des Vignes dans le Midi de la France. Le sommet
en est couronné par des haies formées d’_Opuntia_ ou d’_Aloe
vera_ et, sur leurs flancs, croissent avec une surprenante vigueur une
foule de plantes succulentes : _Aizoon Hispanicum_, _A. Canariense_,
_Mesembryanthemum crystallinum_, _M. nodiflorum_, _Silene succulenta_,
etc., associées au _Peganum Harmala_. Une halte dans la maison de
campagne de Si-Salah, caïd de l’île, nous repose des fatigues de
la marche ; puis, laissant sur la gauche la ville de Ramlah dont nous
apercevons quelques maisons, nous poursuivons notre trajet à travers
les cultures qui couvrent presque entièrement la surface de cette
île, jadis beaucoup plus peuplée qu’aujourd’hui, d’après
les nombreuses ruines de constructions et les enceintes de pierre que
l’on y rencontre presque à chaque pas. Les plus importantes de ces
ruines sont certainement celles des environs d’El-Abaskieh, village
que nous laissons sur la droite après avoir examiné avec attention
des citernes soit naturelles, soit creusées très anciennement
dans les couches horizontales d’un calcaire très dur qui paraît
former la carcasse de l’île au-dessous des terrains à fossiles
quaternaires dont il a été précédemment question.
Au delà d’El-Abaskieh, une sebkha, que les eaux viennent à peine
d’abandonner, semble pénétrer très avant dans les terres ;
puis les cultures reparaissent, ainsi que les ruines accompagnées
d’enceintes de pierre, pour ne plus discontinuer jusqu’à
l’entrée du village d’El-Ataïa qui doit être le terme de
notre course de la journée. Là, nous sommes à peu de distance
de l’extrémité nord-est de l’île, et la nuit, qui ne va pas
tarder à venir, ne nous permettrait pas de pousser plus avant notre
trajet. Force nous est donc de chercher un gîte pour nous reposer de
nos dix heures de marche. En dépit de la difficulté que nous avons
à nous faire comprendre, grâce aux bienveillantes dispositions des
autorités, rien ne nous manque encore cette fois ; nous pouvons même
nous installer à peu près convenablement au milieu d’une affluence
d’indigènes que pousse à nous entourer le désir bien naturel de
voir les quatre étrangers dont l’arrivée a été annoncée par
les conducteurs de nos bagages.
Le lendemain matin, 12 avril, les consultations étant données aux
malades qui n’ont garde de laisser passer une si belle occasion
de voir un thebib roumi, nous prenons congé des autorités et
partons pour Cherki, village et port situés sur la rive occidentale
de l’île. Nous ne tardons pas à atteindre une grande sebkha
desséchée depuis peu et parsemée d’îlots de sable. Le trajet à
travers cette plaine salée encore humide nous permet de récolter de
nombreuses Salsolacées et de faire une fructueuse chasse d’insectes
spéciaux à cette nature de terrain. De même que dans les autres
dépressions que nous avons traversées la veille, nous constatons
l’association des coquilles fossiles aux coquilles actuellement
vivantes ; les premières, détachées des roches anciennes,
reconstituent avec les secondes un tuf nouveau. Sur un monticule
pierreux occupé en partie par des cultures, nous capturons une
Couleuvre intéressante (_Periops Algira_) et, en soulevant les
pierres, nous découvrons de nombreux spécimens d’un Scorpion
dangereux, de grande taille, qui diffère du _Buthus Occitanus_ par
la couleur noire de ses extrémités : c’est le _Buthus australis_,
très répandu dans le Sud de la Régence où il occasionne souvent des
accidents. Vers onze heures du matin, nous arrivons à Cherki où nous
attend une réception des plus amicales de la part de l’ex-commandant
du Bey-Chir, ancien et unique vaisseau de guerre du Bey de Tunis.
Comme il était dans nos projets de visiter un des îlots qui
terminent au nord le groupe des Kerkenna, nous nous dirigeons
dans l’après-midi vers la pointe de l’île, confiants dans
l’assurance qui nous a été donnée que nous trouverions là une
barque pour nous transporter sur l’îlot ; mais, par un de ces
malentendus trop fréquents lorsqu’on a de la difficulté à se
faire comprendre, au lieu d’arriver à la mer, nous tombons en plein
dans un misérable village dont les habitants, et surtout les enfants,
viennent d’être décimés par une épidémie de variole d’autant
plus meurtrière que la maladie sévissait sur des constitutions
syphilitiques et était favorisée par la malpropreté native de la
population. Dans ces conditions, lorsqu’elle n’emporte pas le
sujet, la maladie cause toujours pour l’avenir les désordres les
plus graves. Fidèle aux traditions généreuses du corps médical
français, le docteur Bonnet, cédant aux supplications des habitants,
visite et opère même quelques-uns des enfants les plus gravement
atteints, besogne peu engageante et non dépourvue de danger. Le temps
que nous avons passé dans ce village ne peut pas être considéré
comme perdu, puisqu’il a été consacré à faire un peu de bien,
mais il nous fait défaut pour réaliser le projet que nous avions
conçu et il nous faut songer à battre en retraite sur Cherki,
ce que nous faisons en nous dirigeant vers le port. Nous n’avons
du reste pas à nous repentir d’avoir pris cette direction, car
cela nous permet d’augmenter notablement la liste des plantes que
nous avons déjà recueillies dans l’île et d’observer en place,
sur le bord même de la mer, les couches de calcaire qui fournissent
par désagrégation les fossiles que nous n’avons encore rencontrés
qu’associés dans les poudingues récents aux espèces vivant encore
dans la mer qui baigne les Kerkenna. Nous pouvons aussi, durant ce
trajet, voir la méthode, aussi intéressante qu’ingénieuse, usitée
pour les plantations de Dattiers dans un terrain de tuf qui semblerait
à première vue impropre à toute culture arborescente. Cette méthode
consiste à creuser des trous, profonds de deux à trois mètres et
larges d’environ un mètre et demi à deux, dans la couche de tuf ;
le sable argileux et la couche aquifère étant ainsi atteints,
l’arbre est planté au fond de l’excavation et butté seulement
avec du sable ou de la terre, en sorte que ses racines soient toujours
en contact avec le sol humide et la couche aquifère inférieure qui
supplée à l’absence complète d’eau superficielle. C’est la
justification du proverbe arabe disant que « le Dattier doit avoir le
pied dans l’eau et la tête dans le feu ». Du reste, les Palmiers
des îles Kerkenna, comme tous ceux qui vivent au voisinage de la mer,
ne produisent que des fruits de qualité très inférieure et seulement
destinés à la nourriture des animaux ; à part cette récolte de
fruits peu rémunératrice, ils sont principalement destinés à
fournir des frondes pour faire les palissades des pêcheries, et
le vin de palmier ou lagmi qui remplace le vin véritable dans les
repas de cérémonie des indigènes. Ce dernier produit s’obtient à
l’aide d’incisions annulaires qui occasionnent des étranglements
fort singuliers de la tige et lui donnent parfois l’aspect de
colonnes travaillées au tour. Le lagmi, qui n’est autre chose
que la sève de l’arbre, coule abondamment des incisions et est
reçu dans un vase de terre, sorte d’amphore, que l’on remplace
chaque matin. Cette opération n’est guère pratiquée que sur
les Dattiers de peu de valeur, car, réitérée plusieurs fois,
elle en amène généralement le dépérissement. Les vieux troncs de
Palmiers sont aussi utilisés comme poutres et soliveaux de maisons,
tandis que les frondes et leurs pétioles rigides remplacent dans
les habitations indigènes nos lattes de plafond et nos plafonds
eux-mêmes. — Avant de rentrer dans le village, à la nuit tombante,
nous rencontrons d’importantes et nombreuses ruines d’édifices,
des restes d’anciens murs et des citernes d’origine romaine,
témoins irréfutables d’une prospérité dont l’état actuel de
ces îles est loin de donner la mesure.
Le dimanche 13 avril, jour de Pâques, après avoir pris congé de
l’hôte qui nous a si bien reçus et hébergés depuis la veille,
nous nous rembarquons sur la felouque qui est venue nous attendre au
mouillage relativement sûr de Cherki. Longeant cette fois la côte
occidentale de la grande île, nous apercevons de loin Bordj-el-Ksar,
important château romain remanié plusieurs fois, et nous abordons
vers une heure de l’après-midi la pointe nord de la petite Kerkenna
(Djira ou Srira), presque à l’entrée du goulet d’El-Kantara
que nous avions franchi trois jours avant pour nous rendre à
Ouled-Kassin. Le manque de fond empêchant toute barque d’arriver
jusqu’à terre, nous sommes forcés de nous faire transporter sur
les épaules de nos matelots ; puis, comme notre intention est de
traverser l’île à pied dans toute sa longueur, la felouque est
immédiatement expédiée à l’extrémité sud, en un point nommé
Bordj-bou-Yousef où elle devra nous attendre. Parvenus au rivage,
nous ne tardons pas à découvrir quelques plantes intéressantes,
entre autres le _Festuca Rohlfsiana_, nouveau pour la flore tunisienne
et qui n’était connu que dans la Tripolitaine et la Cyrénaïque ;
mais bientôt après, nous éprouvons une véritable déception
causée par un trajet de deux heures, aussi monotone que fatigant,
dans des champs sablonneux complantés de Dattiers espacés à peu
près également en tous sens. Ces plantations, qui constituent
la seule richesse de l’île, dont elles couvrent environ les deux
tiers, ont, vues de la mer, l’aspect d’une épaisse forêt. Sortis
enfin de ce terrain qui ne nous offrait aucun intérêt, nous nous
reposons quelques moments sur un monticule d’où la vue embrasse
une grande partie de l’île. A nos pieds s’étend une vaste
sebkha desséchée couverte de _Limoniastrum monopetalum_ et de
Salsolacées ; nous la franchissons, puis, traversant de nouveau
des plantations de Palmiers entremêlés d’Oliviers, nous arrivons
à Melitta, village important et unique centre de population de la
petite Kerkenna. L’aspect de cette agglomération de maisons sans
étages et de huttes entourées de palissades en feuilles de Dattier,
flanquées chacune d’une ou plusieurs cabanes et de parcs où sont
logés les ânes et les chameaux, est des plus curieux ; il rappelle
celui des villages nègres du Centre et de la côte occidentale
de l’Afrique. Nous n’avons rien rencontré d’analogue dans
le reste de notre voyage, et, si nous n’avions à satisfaire que
notre bon plaisir, nous séjournerions d’autant plus volontiers
à Melitta, que le khalifa, ancien colonel de la gendarmerie du Bey,
nous convie avec une gracieuse insistance à passer la nuit dans sa
maison. Convaincu cependant, par nos protestations, de l’obligation
où nous sommes de rentrer à Sfax le soir même, il consent à nous
laisser partir et nous procure même des ânes pour nous éviter la
fatigue des huit kilomètres qu’il nous reste encore à faire dans
les sables et les plantations de Palmiers semblables à celles que
nous avons traversées dans la partie nord de l’île. La rapidité
d’allure et parfois l’indiscipline de nos montures ne nous
empêchent cependant, ni de remarquer la nature particulière de ces
sables provenant de la décomposition d’un grès calcaire coquillier
blanc dont le gisement se montre à nu en certains endroits du rivage,
ni de recueillir quelques Strombes fossiles qui gisent sur le sol.
A Bordj-bou-Yousef, nous retrouvons notre felouque ainsi qu’il a
été convenu, et, avant la nuit, nous faisons voile pour Sfax où
une fraîche brise nous amène en deux heures un quart.
Notre excursion aux Kerkenna, qui a duré quatre jours pleins, nous
a fourni d’abondantes récoltes de plantes, d’insectes et de
reptiles, ainsi que d’intéressantes observations sur le climat,
la structure géologique et les productions de ces îles, dont le
régime climatérique paraît être, ainsi que nous l’avons déjà
dit, beaucoup plus méridional que ne semblerait le comporter leur
position géographique. Nous constaterons en effet, dans la suite de
notre voyage, que la végétation y était déjà bien plus avancée
que dans la plupart des localités de la contrée située plus au
sud. Cette particularité tient sans doute à l’influence directe
de la mer qui, en entretenant une température plus égale et une
humidité plus constante de l’atmosphère, bien qu’il n’y
pleuve presque jamais sérieusement, prédispose les plantes à une
végétation précoce.
Pour compléter nos observations, nous ajouterons que la culture
est relativement perfectionnée dans les deux îles, mais plus
particulièrement dans celle de Ramlah où les villages sont partout
entourés, jusqu’à une assez grande distance, de jardins très
soignés. La Vigne y est cultivée sur une assez grande échelle, mais
ce sont surtout les légumes qui peuplent les jardins complantés en
outre de nombreux arbres fruitiers et de vigoureux Figuiers. En dehors
des jardins, on y voit des plantations d’Oliviers et de Dattiers qui
occupent, ces derniers surtout, d’assez vastes espaces, mais dont
les fruits sont de qualité très inférieure. Dans la petite île
(Srira ou Djira), moins peuplée que la grande, les plantations de
Dattiers sont beaucoup plus étendues, couvrant environ les deux tiers
de la superficie totale de l’île, tandis que les autres cultures,
céréales ou jardins, y sont très restreintes.
L’eau superficielle, qui manque totalement aux deux îles, paraît
être suppléée par une nappe d’eau abondante située à peu
de profondeur.
La population des îles Kerkenna semble former une famille distincte de
celle de la terre ferme ; elle est plutôt maritime qu’agricole et se
livre surtout à l’industrie de la pêche du poisson et des éponges ;
aussi les Kerkenniens fournissent-ils de nombreux et habiles marins.
Leur naturel est doux et porté à l’hospitalité. L’idiome
qu’ils parlent paraît différer, malgré le peu de distance qui
les en sépare, de celui des habitants de la côte à laquelle ces
îles sont rattachées par un plateau sous-marin élevé et interrompu
seulement par un canal profond, sorte de faille d’une largeur moyenne
d’environ un kilomètre. Comme nous l’avons déjà dit, ces îles
semblent être actuellement soumises à un phénomène d’abaissement
lent, qui, en favorisant l’accès de la mer dans l’intérieur des
terres, tend à restreindre de plus en plus la surface émergente de
la grande île, principalement dans sa partie nord, et à la diviser
en un certain nombre d’îlots analogues à ceux qui existent déjà
et qui n’en sont séparés que par de petits bras de mer de très
peu de profondeur.
De nombreux vestiges d’habitations, d’anciennes cultures et
de travaux importants attestent que l’île de Ramlah a été
beaucoup plus cultivée et surtout beaucoup plus peuplée dans les
temps anciens. Bordj-el-Ksar, notamment, a dû être à l’époque
romaine, et sans doute aussi à l’époque chrétienne, une ville
d’une grande importance, comme population et comme commerce. Les
vestiges de l’ancien port et les ruines de constructions qui bordent
la mer sur un très long espace et sont incessamment détruites par
les flots ne laissent aucun doute à cet égard. Nous y reviendrons
plus tard dans le récit de notre visite à ces ruines.
La flore des îles Kerkenna est remarquable par le grand nombre
d’espèces sahariennes qu’elle renferme. Le peu d’élévation du
sol au-dessus du niveau de la mer, de grandes surfaces sableuses, la
rareté de la pluie, remplacée par d’abondantes rosées, sont autant
de conditions qui paraissent y favoriser le développement des espèces
désertiques. Les plantes des terrains salés (les Salsolacées et les
_Statice_ principalement) y occupent aussi de larges espaces par suite
de la pénétration des eaux de la mer dans l’intérieur des terres
où elles forment, particulièrement dans le nord de la grande île,
de vastes sebkhas alternativement submergées et desséchées suivant
que la mer est agitée ou calme. Ces lagunes semblent tendre à envahir
de plus en plus les terres en raison du phénomène d’abaissement
lent que subit le sol de toute cette partie de la côte, ainsi que
nous le prouvent les diverses observations que nous avons pu faire
tant aux Kerkenna qu’à Gabès et à l’île de Djerba.
La liste suivante[2], bien qu’elle ne comprenne qu’une partie des
nombreuses espèces que nous avons récoltées, suffit pour mettre
en évidence le caractère saharien de la végétation :
Matthiola oxyceras DC.
*—— _var._ basiceras Coss. et Kral., spécial à la Tunisie.
Notoceras Canariense R. Br.
Koniga Libyca R. Br.
Rapistrum bipinnatum Coss. et Kral.
Cleome Arabica L.
Helianthemum Kahiricum Delile.
Reseda propinqua R. Br.
Frankenia thymifolia Desf.
Erodium hirtum Willd.
*Zygophyllum album L. (Cilicie, Chypre, Arabie, Égypte).
Rhus oxyacanthoides Dum. Cours.
Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
Ononis serrata Forsk.
Medicago laciniata All.
*Trigonella maritima Delile (Sardaigne, Sicile, Égypte,
Palestine).
*Astragalus Alexandrinus Boiss. (Égypte inférieure, Palestine,
Arabie).
Hippocrepis bicontorta Lois.
Herniaria fruticosa L.
Paronychia longiseta Webb.
Mesembryanthemum nodiflorum L.
—— crystallinum L.
Aizoon Canariense L.
Reaumuria vermiculata L.
Nitraria tridentata Desf.
*Deverra tortuosa DC. (Tripolitaine, Égypte).
Crucianella angustifolia L.
*Vaillantia lanata Delile ; Galium Columella Ehrenb. (Tripolitaine,
Égypte).
Scabiosa arenaria Forsk.
Atractylis prolifera Boiss.
A. microcephala Coss. et DR.
*A. flava Desf. (Égypte inférieure, Sinaï).
Centaurea dimorpha Viv.
*Onopordon Espinæ Coss., spécial à la Tunisie.
Carduus Arabicus DC.
Nolletia chrysocomoides Cass.
Chamomilla aurea J. Gay.
*Chlamydophora tridentata Ehrenb. (Égypte inférieure).
Helichrysum aff. H. Stœchas.
*Filago Mareotica Delile (Égypte inférieure).
Ifloga spicata Sch. Bip.
*Spitzelia radicata Coss. et Kral. (Égypte inférieure).
Apteranthes Gussoneana Mik.
Echium calycinum Viv.
Echiochilon fruticosum Desf.
Linaria fruticosa Desf.
Micromeria nervosa Benth.
Salvia lanigera Desf.
—— Ægyptiaca L.
Statice pruinosa L.
Limoniastrum monopetalum Boiss.
Caroxylon tetragonum Moq.-Tand.
Halostachys perfoliata Moq.-Tand.
Urginea undulata Steinh.
*Scilla villosa Desf. (spécial à la Tunisie).
Lygeum Spartum L.
Pennisetum ciliare Link.
Gastridium nitens Coss. et DR.
*Æluropus littoralis Parl. _var._ repens (Tripolitaine, Égypte,
Sicile, Caucase, Crète, Sibérie, Mésopotamie, Arabie).
*Festuca dichotoma Forsk. (Égypte, Arabie pétrée).
—— Memphitica Coss.
*—— (Scleropoa) Rohlfsiana Coss. (Tripolitaine, Cyrénaïque).
La faune entomologique des Kerkenna est sensiblement la même que
celle de Sfax, en y ajoutant les _Buthus australis_ et _Europæus_
qui sont abondants dans la grande île, notamment près de Cherki.
En reptiles, nous avons capturé : _Stenodactylus punctatus_,
_Gongylus ocellatus_, _Eremias guttulata_, et une Couleuvre qui est
le _Periops Algira_.
En oiseaux, nous avons vu de nombreux Stercoraires, Puffins et
Goélands, parmi lesquels le _Larus senatorius_ ; plusieurs _Lanius_
(_L. Italicus_), d’abondantes Huppes et l’_Ardea Garzetta_,
très commun sur les palissades des pêcheries.
Le sol bas des Kerkenna montre deux formations différentes : la
carcasse des îles est formée d’un calcaire dolomitique très
dur, disposé en couches horizontales assez souvent crevassées ;
dans ces crevasses on trouve parfois des réservoirs d’eau
douce. Au-dessus de ce calcaire, s’étend sur plusieurs points de
la grande île, principalement sur la côte nord-est, une formation
quaternaire ancienne très fossilifère où l’on trouve le _Strombus
Mediterraneus_. Cette roche est journellement délitée par l’action
des eaux et ses débris forment actuellement un nouveau tuf coquillier
dans lequel les espèces vivantes sont mêlées aux fossiles de la
formation précédente. Sur plusieurs points de la côte occidentale,
c’est-à-dire en face de la terre ferme, notamment au Bordj El-Ksar,
il existe des falaises formées d’un terrain de gypse cristallin
qui est entamé par l’action de la mer. Enfin, à la pointe sud
de la petite île (Srira ou Djira), se trouve un gisement de grès
calcaire blanc, renfermant de nombreux fossiles parmi lesquels le
_Strombus Mediterraneus_ dont on rencontre des spécimens épars dans
les dunes de sables de cette portion de l’île, sables provenant
des détritus du grès calcaire susmentionné.
Nos observations sur la position relative des diverses couches
géologiques qui forment le sol des Kerkenna et sur le niveau actuel
des constructions anciennes qui existent encore sur leur côte,
nous portent à admettre que celle-ci a subi des soulèvements et
des affaissements alternatifs, et qu’elle est actuellement dans une
période manifeste d’abaissement qui tend à réduire incessamment
l’étendue des îles.
OBSERVATIONS METEOROLOGIQUES FAITES DANS LES ÎLES KERKENNA.
OULED-KASSIN, 11 avril, 7 heures matin.
Baromètre holostérique no 1 764mm,2
Baromètre holostérique no 2 765mm,2
Thermomètre + 19°,5
Thermomètre frondé au dehors + 16°,8
Vent. — N. faible (2).
État du ciel. — Beau (3) brumeux. — Fracto-cumulus à
l’horizon Est.
A 6 heures du matin le thermomètre frondé donnait + 15°,3
KELEBIN, 11 avril, 12h 45.
Baromètre holostérique no 1 764mm,8
Baromètre holostérique no 2 765mm,1
Thermomètre + 19°,0
Thermomètre frondé + 19°,0
EL-ATAÏA, 12 avril, 6 heures matin.
Baromètre holostérique no 1 763mm,9
Baromètre holostérique no 2 764mm,2
Thermomètre + 15°,6
Thermomètre frondé + 15°,6
Vent. — S.O. modéré (3).
État du ciel. — Beau (1) brumeux. — Fracto-cumulus à
l’horizon S.O.
CHERKI, 12 avril, midi.
Baromètre holostérique no 1 764mm,0
Baromètre holostérique no 2 764mm,0
Thermomètre + 21°,3
Thermomètre frondé au dehors + 23°,0
Vent. — S.S.E. faible (2).
État du ciel. — Très beau (1), légère brume.
CHERKI, 12 avril, 6 heures soir.
Baromètre holostérique no 1 763mm,2
Baromètre holostérique no 2 763mm,5
Thermomètre + 19°,0
Thermomètre frondé + 19°,0
Vent. — S. faible (2).
État du ciel. — Beau (1), quelques strato-cirrus à l’Ouest.
CHERKI, 13 avril, 6h 30 matin.
Baromètre holostérique no 1 764mm,2
Baromètre holostérique no 2 764mm,6
Thermomètre + 19°,4
Thermomètre frondé + 17°,5
Thermomètre minima de la nuit + 14°,3
Vent. — Nul (0).
État du ciel. — Beau (1), brume.
=III=
=Trajet de Sfax à Gafsa : Oued Leben, Djebel Bou-Hedma, les
Aïeïcha, Djebel Sened, la Madjoura.=
Le 17 avril, à une heure du soir, après avoir consacré trois jours
aux préparatifs de départ et à la mise en ordre de nos récoltes,
nous levons le camp et prenons la route de Gafsa par la plaine de Chaal
et l’Oued Leben. Nous sommes munis de deux tentes de seize hommes,
l’une pour nous et notre matériel, l’autre pour les hommes de
l’escorte. Notre personnel se compose de cinq hommes du train,
dont un brigadier, deux cavaliers indigènes des compagnies mixtes
et deux chameliers. Le nombre des animaux est de dix-sept, savoir :
quatre chevaux montés, huit mulets du train, dont deux montés et
six chargés ; et cinq chameaux. C’est à peine suffisant, car, vu
le nombre d’étapes que nous avons à fournir avant d’atteindre
un point de ravitaillement, il nous faut, outre nos bagages, emporter
des vivres en assez grande quantité pour nos hommes et nos animaux.
Notre itinéraire ayant été soigneusement tracé avec le concours
du capitaine Coste, de la 3e compagnie mixte, lequel a fait campagne
dans la région que nous allons explorer, nous nous dirigeons sur
le Bir Khlifa, première halte que nous atteignons vers six heures
du soir. Le camp est aussitôt dressé à proximité du puits et
au pied d’une petite éminence couronnée par les restes des
travaux exécutés par les Romains dans le but d’élever et de
distribuer les eaux à l’entour, ainsi qu’ils avaient coutume de
le faire dans ces contrées entièrement dépourvues d’irrigations
naturelles. Notre première installation s’étant opérée sans
difficulté, nous pouvons espérer que notre voyage s’effectuera
dans de bonnes conditions, ce dont il était essentiel de s’assurer
avant de pousser plus avant.
Le 18, dès que les rayons du soleil éclairent les blanches koubas
de Sidi-Aguereb dont nous ne sommes éloignés que d’environ deux
kilomètres, les tentes sont repliées et le chargement reconstitué
en y apportant quelques modifications dont l’expérience nous a
démontré la nécessité. La route que nous suivons a dû être
l’ancienne voie romaine conduisant à Capsa, aujourd’hui Gafsa ;
nous la verrons dans la suite indiquée par une série de puits et
de ruines d’anciennes villes ou de postes militaires distants de
quelques kilomètres les uns des autres. Une température modérée
favorise notre marche, et l’état satisfaisant de la végétation,
exceptionnellement entretenue cette année par de fréquentes pluies,
nous promet de riches récoltes en plantes et en insectes ; mais, comme
il importe de ne pas nous encombrer dès le premier jour d’espèces
déjà recueillies antérieurement par M. Kralik en 1854 et par
moi-même en 1874, nous nous bornons à prendre des échantillons
des plantes les plus intéressantes et à dresser une liste de plus
de 100 espèces qui nous démontre de nouveau l’association des
formes désertiques à celles qui sont plus spéciales soit à la
région septentrionale, soit à la zone littorale.
Bir Khlifa est riche en plantes, mais la flore en est assez analogue
à celle des environs immédiats de Sfax ; aussi je me bornerai
à mentionner les espèces suivantes qui en donnent le caractère
général : _Enarthrocarpus clavatus_ (des parties chaudes des
Hauts-Plateaux et du Sahara en Algérie), _Pteranthus echinatus_,
_Gymnocarpus fruticosus_ (Sahara en Algérie), _Deverra tortuosa_
(manquant à l’Algérie), _Daucus pubescens_ (Sahara en Algérie),
_Achillea Santolina_, _Cyrtolepis Alexandrina_ (Sahara en Algérie),
_Spitzelia cupuligera_, _Plantago ovata_ (presque exclusivement
saharien en Algérie), _Pennisetum ciliare_ (Sahara en Algérie),
_Ægilops ventricosa_ (assez rare en Tunisie, tandis qu’il est
commun en Algérie).
La faune de ce point ne diffère pas non plus sensiblement de celle
de Sfax.
La seconde journée de marche nous conduit au bord de l’Oued
Bateha, cours d’eau assez important dont le lit très large est
profondément creusé dans des terrains argilo-sableux d’une assez
grande fertilité. Dès notre arrivée, à une heure du soir, nos
tentes sont dressées sur la rive droite de l’oued qui doit nous
fournir une eau abondante mais légèrement saline, et nous avons
bien soin de nous tenir à quelque distance des douars, sachant par
expérience que la proximité de ces agglomérations indigènes cause
toujours plus d’ennuis qu’elle n’offre d’avantages.
Les bords de l’oued, à l’exploration desquels nous consacrons
tout le reste de la soirée, offrent beaucoup d’intérêt tant
au point de vue botanique qu’au point de vue zoologique ; les
productions naturelles s’y font remarquer par leur caractère
particulièrement saharien et, sans l’obligation où nous sommes
de gagner promptement le Sud, nous consacrerions volontiers plusieurs
jours à cette station. Le désir de nous procurer certaines espèces
d’Orthoptères nous fait poursuivre nos recherches même dans la
nuit à l’aide d’une lanterne, malgré les dangers auxquels nous
exposent les érosions profondes qui sillonnent les abords du lit de
l’oued autour de notre campement.
Parmi les plantes récoltées nous citerons : _Sisymbrium
coronopifolium_ var. _ceratophyllum_, _Enarthrocarpus clavatus_
(des Hauts-Plateaux chauds et du Sahara en Algérie), _Astragalus
Gombo_ (Hauts-plateaux chauds et Sahara en Algérie, commun en
Tunisie où il remonte jusque vers Kairouan), _Muricaria prostrata_
(Hauts-Plateaux et lisière du Sahara en Algérie), _Trigonella
stellata_ (Sahara algérien), _Neurada procumbens_ (Sahara en Algérie ;
en Tunisie il remonte jusque vers Kairouan), _Paronychia longiseta_
(des parties chaudes des Hauts-Plateaux et du Sahara en Algérie),
_Nolletia chrysocomoides_ (Sahara en Algérie), _Asteriscus pygmæus_
(Sahara en Algérie), _Cyrtolepis Alexandrina_ (Sahara en Algérie),
_Centaurea dimorpha_ (parties chaudes des Hauts-Plateaux et Sahara en
Algérie), _C. microcarpa_ (Sahara en Algérie), _Onopordon Espinæ_
(spécial à la Tunisie), _Echiochilon fruticosum_ (Sahara en
Algérie), _Linaria fruticosa_ (Sahara en Algérie), _Echinopsilon
muricatus_ (Sahara en Algérie).
Comme la flore, la faune devient plus désertique ; ainsi, nous notons
parmi les insectes : _Cicindela leucosticta_, _Anthia sexmaculata_, et
_Pimelia Doumeti_, variété pubescente de _P. granulata_, découverte
par moi en 1874 et qui pendant plusieurs années a été considérée
comme espèce. Un énorme Grillon blanc égyptien (_Brachytrupes
megacephalus_) abonde dans les sables du lit de l’oued.
En fait de mammifères, signalons l’apparition des Gazelles et
l’abondance de plusieurs espèces de Gerboises dont les terriers
criblent le sol.
Le 19 au matin, le camp est levé dès huit heures, non sans avoir,
comme chaque jour, procédé aux observations barométriques
et thermométriques. La nuit a été relativement froide, car le
thermomètre minima n’a marqué que + 5°,3, mais la température
remonte rapidement et, tandis qu’à six heures du matin elle
était de + 6°,5 au thermomètre frondé, dès huit heures, le même
instrument accuse déjà + 19°,8, soit un accroissement de 13°,3
en deux heures, ce qui nous promet une chaleur assez forte pour le
reste de la journée. Ce phénomène d’abaissement considérable
de la température avant le lever du jour est du reste assez habituel
dans la région désertique.
Quittant les bords de l’Oued Bateha, nous entrons bientôt dans
une contrée inculte désignée par le nom de désert de Chaal, où
règne en maîtresse, sur des espaces considérables, une Composée à
fleurons jaunes de la flore saharienne, le _Rhanterium suaveolens_,
plante à végétation très tardive et que nous ne trouverons en
état de floraison qu’aux environs de Gafsa.
Des ruines occupant de vastes étendues et de vieux Oliviers, en assez
grand nombre sur certains points, révèlent l’ancienne occupation
du pays par les Romains, ainsi que sa fertilité au temps de leur
colonisation. C’est non loin de notre campement que, en 1874,
j’ai vu un de ces arbres dont la circonférence ne mesurait pas
moins de 11 mètres.
Vers deux heures du soir, après avoir suivi le lit desséché
d’un oued très important mais dont le nom nous est inconnu, nous
arrivons au Bir Arrach, où nous devons camper. Le puits, auprès
duquel nous dressons nos tentes, est creusé sur le flanc d’une
colline qui s’élève au-dessus du lit de l’oued, très large en
cet endroit. Ce puits a 29 mètres de profondeur et fournit une eau
de très mauvaise qualité dont la température est de 21 degrés
centigrades ; il est de construction romaine, comme la plupart de
ceux que l’on rencontre dans le trajet de Sfax à Gafsa. Sur les
hauteurs voisines, on voit encore distinctement les enceintes ruinées
d’une sorte de camp retranché. Un vent violent et un sol pierreux,
infesté de Scorpions (_Buthus australis_), nous causent de grandes
difficultés pour l’installation de nos tentes que l’on ne sait
comment fixer solidement. On y parvient cependant, et, lorsque nous
avons procédé au repas, nous nous mettons en devoir d’explorer la
plaine, couverte de broussailles formées principalement de _Tamarix_,
de _Thymelæa_ et du _Retama Rætam_, qui occupe un vaste espace sur
la rive gauche de l’oued. Les captures d’insectes et de reptiles
y sont nombreuses et intéressantes, et la nuit seule nous ramène au
camp, sans les interrompre cependant, car elles se continuent sous
la tente même fort avant dans la soirée, les espèces nocturnes
ou crépusculaires étant attirées en foule par les lumières de
notre campement.
Les environs du Bir Arrach ne nous ayant offert qu’une flore presque
identique à celle des stations précédentes, nous ne citerons que :
_Dianthus serrulatus_ var. _grandiflorus_, _Neurada procumbens_,
_Nolletia chrysocomoides_, _Onopordon ambiguum_, _Dœmia cordata_,
_Arthratherum pungens_.
Quant à la faune de cette localité, elle est aussi sensiblement la
même que celle des points visités depuis Sfax ; nous y rencontrons
pourtant un jeune _Varanus arenarius_, ce géant des sauriens
terrestres du Nord de l’Afrique.
Pendant la nuit, un ouragan du nord-nord-ouest, d’une extrême
violence, menace à plusieurs reprises de renverser nos tentes ; mais
la température s’abaisse beaucoup moins qu’à l’Oued Bateha,
et le thermomètre minima ne marque pas au-dessous de + 11°,3, tandis
qu’à huit heures du matin le thermomètre frondé accuse + 18°,
degré très voisin de celui observé la veille à la même heure.
Le 20 avril, à neuf heures du matin, nous reprenons la direction
ouest-sud-ouest à travers un pays accidenté et couvert d’une
végétation assez abondante. Un grand nombre de constructions,
détruites jusqu’à fleur du sol et dont les débris encombrent
le terrain, révèlent l’existence d’une ville antique qui a dû
être importante. Un peu plus loin, nous apercevons, au sommet d’une
colline dénudée, un columbarium que je reconnais pour l’avoir
déjà visité et signalé en 1874. C’est le signe certain que
nous rejoignons la véritable route de Gafsa, dont nous nous étions
quelque peu écartés sur la droite. Après avoir côtoyé quelque
temps un oued peu important, mais conservant encore de l’eau dans
quelques redirs ombragés par de vieux Oliviers, des _Tamarix_ et
des _Pistacia Atlantica_, nous arrivons au puits connu sous le nom
de Bir Ali-ben-Halifa, auprès duquel nous faisons halte à l’ombre
d’Oliviers archiséculaires, témoins encore vivants de l’époque
où les Romains occupaient et cultivaient ce pays actuellement si
désolé. Ce puits est, comme tous les autres, d’origine romaine ;
sa profondeur est de 55 mètres ; l’eau qu’il fournit, de qualité
plus que médiocre, est à 23 degrés de température. Néanmoins,
on est très heureux de trouver cette ressource dans une contrée
où l’eau potable fait presque partout défaut.
A cette station, nous notons entre autres plantes : le _Rhanterium
suaveolens_, qui couvre entièrement une grande plaine, le _Pyrethrum
fuscatum_, l’_Amberboa Lippii_, le _Statice Thouini_, variété très
remarquable qui se distingue du type par la couleur blanc jaunâtre
de ses fleurs et par des proportions plus grandes. Cette plante,
que nous retrouverons sur beaucoup de points pendant notre voyage
dans le Sud, pourrait bien être une espèce distincte du _S. Thouini_.
Le _Pimelia Doumeti_ manque à cette station, dont la faune
entomologique ne diffère pas cependant de celle des stations voisines.
Nous noterons la rencontre d’un grand Aigle (_Aquila fulva ?_)
et du _Strix Aluco_. Cette dernière espèce d’oiseau est commune
à peu près partout en Tunisie, où elle est désignée par les
indigènes sous le nom de _Bouma_.
A partir du Bir Ali-ben-Halifa, point de rencontre de la route de
Gabès à Kairouan avec celle de Sfax à Gafsa, le pays devient
d’une extrême monotonie : une immense plaine à peine ondulée
s’étend jusqu’au pied du Djebel Madjouna. Revenant de Gafsa à
Sfax, en 1874, j’avais dû la traverser de nuit silencieusement et
y camper sans faire de feu, dans la crainte d’être attaqué par
les bandes pillardes des Hammema. Aujourd’hui, nous la parcourons
sans danger, mais nos spahis indigènes connaissant assez mal leur
route, nous avons la mauvaise chance de nous y égarer, et ce n’est
qu’à la nuit presque close que nous parvenons à découvrir
les redirs d’El-Aïa, après avoir exécuté plusieurs marches
et contremarches en différents sens. L’étape de cette journée
est la plus longue et la plus fatigante que nous ayons eu à faire
depuis Sfax ; aussi est-ce avec une satisfaction réelle que nous
voyons dresser nos tentes sur un terrain très abondamment pourvu
d’herbe et à proximité de réservoirs naturels contenant une eau
fraîche et de bonne qualité. El-Aïa, avec son bois de _Tamarix_
et ses frais herbages, nous paraît un véritable Éden au milieu
de ces solitudes. Il serait peut-être imprudent, toutefois, d’y
séjourner trop longtemps et sans prendre de précautions contre la
fièvre, toujours à craindre dans un bas-fond humide. Pendant la nuit,
en effet, la température descend à + 5°,5, et le lendemain matin
(21 avril), quand nous levons le camp à huit heures et demie, une
abondante rosée couvre encore de diamants et de perles les herbes
et les buissons de la plaine.
A peine sommes-nous en marche que l’un de nos spahis est
arrêté au passage par un magnifique serpent qui, surpris au pied
d’une touffe de _Tamarix_, se dresse en gonflant sa gorge et en
sifflant avec fureur. C’est un _Naja Haje_ (Bou-Ftira des Arabes,
Serpent-à-coiffe, Serpent-des-bateleurs, Vipère-des-pyramides),
espèce des plus dangereuses que nous avions un vif désir de
rencontrer, son existence n’étant encore que présumée dans cette
partie de la Tunisie. Cédant aux coups de cravache qui ne lui sont
pas ménagés et non moins effrayé que l’homme qui avait troublé
son repos, le reptile rentre prudemment dans le fourré ; mais,
traqué dans son repaire et cerné de tous côtés, il est forcé de
s’enfuir vers un autre buisson qu’il ne peut atteindre sans être
pris, en dépit de l’agilité qu’il déploie. Le grand nombre
d’insectes recueillis et la précieuse capture que nous venons de
faire augmentent nos regrets de quitter si promptement le campement
d’El-Aïa ; mais nos heures sont comptées, et la désagréable
expérience de la veille nous fait prudemment poursuivre notre route
vers l’Oued Leben dont nous n’atteindrons les bords que vers onze
heures du matin.
La station d’El-Aïa, relativement boisée par de nombreux et beaux
_Tamarix_, qui croissent vigoureusement grâce à l’abondance
d’eau douce que l’on y trouve, ne nous a offert cependant que
peu de plantes intéressantes, à part les suivantes : _Ammosperma
cinereum_, _Chlamydophora pubescens_, _Amberboa Lippii_, _Arnebia
decumbens_, _Asphodelus viscidulus_ (plante des déserts de l’Orient
qui manque à l’Algérie).
Les Gazelles se montrent abondamment dans ces parages, où les terriers
de Gerboises sont innombrables dans les terrains argilo-sableux. Parmi
les oiseaux, nous avons noté l’Œdicnème criard et plusieurs
espèces de Traquets. Sur les _Tamarix_ existent plusieurs insectes
communs à Biskra en Algérie. Les reptiles sont très nombreux
aux environs d’El-Aïa. Nous y avons capturé : _Agama inermis_,
_Acanthodactylus Boskianus_, _Tropidosaura Algira_ (espèce qui ne
passe pas pour désertique et qui se trouve à Montpellier et à
Cette), _Cœlopeltis insignitus_, entre El-Aïa et l’Oued Leben ;
mais la prise la plus intéressante, sans contredit, est celle
de notre magnifique _Naja Haje_. Dans les endroits marécageux se
montrent aussi de nombreuses Tortues d’eau (_Emys leprosa_).
A peu de distance des redirs d’El-Aïa, la contrée reprend son
caractère désertique ; le sol sableux n’est plus couvert que de
plantes sahariennes, la plupart hérissées d’épines (_Anthyllis
Numidica_, _A. tragacanthoides_), qui font les délices des chameaux ;
de nombreuses Gazelles effrayées fuient devant nous, et les oiseaux
du désert s’envolent à notre approche, tandis que chaque touffe
d’herbe sert de refuge à un ou deux sauriens. La brise fraîche
du matin a fait place à une atmosphère calme et suffocante qui
augmente le malaise que nous causent les rayons brûlants du soleil
dardés sur nos têtes. Nous traversons dans ces conditions le lit
de l’Oued Leben, très large en cet endroit, que nous laissons à
droite ainsi que le marabout désigné comme point de repère dans
notre itinéraire.
Lorsque nous atteignons le pied des premières collines gypseuses
qui se détachent de la base du Djebel Madjouna, notre attention est
attirée par un arbre de moyenne taille auquel je reconnais de loin
le facies particulier du Gommier (_Acacia tortilis_) ou Tahla dont la
recherche et la constatation avaient été le principal but de mon
voyage de 1874. A cette époque, je n’avais rencontré cet arbre
curieux qu’à environ 40 kilomètres plus au sud. Comme la première
fois, je constate son association avec le _Rhus oxyacanthoides_
(Damouk des Arabes) et le _Pistacia Atlantica_. Nous saluons avec
une véritable émotion cette vieille connaissance de dix ans qui
nous gratifie d’un peu d’ombre et, après lui avoir dérobé,
en dépit de ses dangereuses et cruelles épines, quelques rameaux
garnis de jeunes fruits, nous reprenons notre route dans la direction
d’un monticule escarpé que couronne le camp fortifié établi
par les troupes françaises. Chemin faisant, nous recueillons,
au milieu des débris de pierres, quelques silex préhistoriques,
qui me rappellent que déjà en 1874 j’avais rencontré des restes
analogues de l’âge de pierre sur un sol semblable, entre la Sebkha
Naïl et le Djebel Bou-Hedma.
Les baraquements du bordj se trouvent à une grande élévation
au-dessus de l’oued et la descente jusqu’au bord de celui-ci offre
de grandes difficultés pour les animaux ; aussi nous décidons-nous à
le franchir et à établir notre camp sur sa rive gauche à proximité
de l’eau et d’un terrain très herbeux où les mulets trouveront
une nourriture fraîche et abondante. Toutefois le passage du cours
d’eau ne s’effectue pas sans dangers, et ce n’est qu’après
une heure environ d’émotions causées par la chute dans l’oued
de plusieurs mules et chameaux, que nos tentes sont enfin dressées
sur un plateau argilo-sableux dominant plusieurs cascades dont l’eau
est beaucoup moins saumâtre que celle de la rivière chargée de sel
et de sulfate de chaux provenant des terrains environnants. Nous ne
devions pas moins en ressentir des effets purgatifs auxquels, durant
notre séjour, personne ne fut soustrait.
La nécessité de faire reposer le convoi après plusieurs jours
d’une marche fatigante, non moins que celle de mettre en ordre
et d’assurer la conservation des récoltes faites depuis Sfax,
nous détermine à demeurer le 22 avril au bord de l’Oued Leben
dont nous avons aussi le désir d’explorer les environs ; mais
un violent coup de siroco, sec et énervant, en couvrant tout de
sable et en nous causant un malaise général, rend ce séjour peu
agréable. Ce contretemps ne nous empêche pourtant pas de parcourir
les nombreux ravins dont le terrain est sillonné et de fouiller
avec soin les broussailles de _Tamarix_ ainsi que les massifs de
Roseaux servant de repaires à de nombreuses bandes de Sangliers
qui viennent pendant la nuit bouler jusqu’aux alentours de nos
tentes. Nous ne négligeons pas non plus d’explorer les collines
gypseuses qui s’élèvent à quelque distance de la rive gauche du
cours d’eau. De nombreuses captures d’insectes et des récoltes
de plantes intéressantes compensent du reste les désagréments de
notre séjour à cette station dénuée de ressources.
La flore y est presque uniformément saharienne et les collines basses
environnantes fournissent un certain nombre d’espèces que nous
n’avions pas encore rencontrées. De ce nombre est l’_Acacia
tortilis_ (Gommier), qui a fait son apparition par pieds isolés,
environ à un kilomètre avant d’arriver au camp établi par les
troupes françaises sur la rive droite de l’oued ; nous supposons
du reste qu’il ne franchit pas ce cours d’eau, car, tant dans
notre voyage de 1874 que dans celui-ci, nous ne l’avons jamais
vu sur la rive gauche. Ce curieux arbre serait donc limité dans
son habitat entre l’Oued Leben et l’Oued Baïech, tandis que
beaucoup d’autres plantes de cette région, entre autres le _Rhus
oxyacanthoides_, s’étendent bien en deçà ou au delà de ces deux
rivières, au nord et au sud.
La liste suivante, limitée aux espèces les plus intéressantes
récoltées à l’Oued Leben, donnera une idée du caractère
essentiellement saharien de cette station :
Adonis dentata Delile.
Lonchophora Capiomontiana DR.
Ammosperma teretifolium Boiss.
—— cinereum Hook.
Matthiola oxyceras DC. _var._ basiceras.
Helianthemum Tunetanum Coss. et Kral.
—— salicifolium Pers. _var._ sessiliflorum.
Silene setacea Viv.
Erodium glaucophyllum Ait.
—— arborescens Willd.
—— —— _var._ laciniatum.
Zygophyllum album Desf.
Fagonia Sinaica Boiss.
Astragalus tenuifolius Desf.
—— Kralikianus Coss. sp. nov.
Acacia tortilis Heyne.
Retama Rætam Webb.
Reaumuria vermiculata L.
Nitraria tridentata Desf.
Deverra chlorantha Coss. et DR.
Malabaila Numidica Coss., nouveau pour la Tunisie.
Pyrethrum fuscatum Willd.
Chlamydophora pubescens Coss. et DR.
Kœlpinia linearis Pall.
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
Arnebia decumbens Coss. et Kral. _var._ macrocalyx.
Echium humile Desf.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Linaria laxiflora Desf.
Limoniastrum Guyonianum DR.
Plantago ovata Forsk.
Asphodelus viscidulus Boiss.
Les Sangliers, comme nous l’avons dit, sont particulièrement
abondants dans les fourrés de Roseaux qui encombrent le lit de
l’oued ; pendant la nuit, ils font des excursions aux alentours et
recherchent particulièrement les bulbes et les racines succulentes
de certaines plantes. Les Gazelles et les Gerboises n’y sont pas
moins communes.
L’_Œdicnemus crepitans_ habite les terrains sableux et les Gangas
plus particulièrement les lieux pierreux, tandis que de nombreux
Traquets de plusieurs espèces hantent les buissons et que les Pigeons
(Bizets) peuplent les hautes falaises à pic du bord de l’oued.
Le soir, à la lumière, nous avons pris plusieurs spécimens d’un
petit Hanneton (_Pachydema xanthochroa_), que j’ai découvert
en 1874, et quelques autres espèces intéressantes encore
indéterminées.
Les alentours et le lit même de l’oued sont spécialement
remarquables par un puissant gisement de sulfate de chaux (gypse)
qui offre les variétés de structure et de coloration les plus
diverses, depuis la Pierre-à-Jésus ou Fer-de-lance jusqu’aux
strates fibreuses, depuis le blanc le plus pur jusqu’au rouge le
plus intense. Ce gisement, qui constitue la plupart des collines
voisines de l’oued, paraît s’étendre tout autour des montagnes
environnantes qui forment les chaînes du Djebel Madjouna et du
Djebel Bou-Hedma. Il semble recouvrir ou renfermer les dépôts de
sel auxquels les eaux de cette rivière importante doivent la saveur
saline prononcée qui, sur une assez grande étendue de son parcours,
les rend très laxatives et presque impotables. Il existe pourtant
sur les bords de l’Oued Leben des affluents peu importants et des
sources qui donnent de l’eau douce ou à peu près douce.
Le 23 avril, à huit heures et demie du matin, nous levons le camp
pour nous diriger sur le Ksar El-Ahmar. La traversée de l’oued
ne s’opère pas avec moins de difficultés que l’avant-veille
et les mêmes accidents se renouvellent. Nous franchissons tout
d’abord des collines formées de couches de gypse alternant avec des
couches de grès, auxquelles succède une vaste plaine désertique
qui s’étend entre le Djebel Madjouna et le Djebel Madjoura. Nos
soldats du train, déjà parfaitement dressés à la prise des
insectes et des reptiles, se livrent, au milieu des broussailles de
_Zizyphus Lotus_ et d’_Anthyllis Numidica_, à une chasse active
qui est dignement couronnée par la capture d’un magnifique Waran
du désert (_Varanus arenarius_).
La plaine qui sépare l’Oued Leben du Ksar El-Ahmar n’offre que la
végétation monotone de la région désertique sableuse ; nous n’y
récoltons en conséquence qu’un petit nombre de plantes offrant de
l’intérêt et que pour la plupart nous retrouverons à peu près
partout dans les mêmes conditions d’habitat. Citons seulement :
_Notoceras Canariense_, _Reseda propinqua_, _Malva Ægyptia_,
_Fagonia Sinaica_, _Rhanterium suaveolens_ (beaucoup moins abondant
qu’aux environs du Bir Ali-ben-Halifa), _Atractylis citrina_,
_Centaurea contracta_, _Statice Thouini_ var., _Caroxylum articulatum_,
_Arthratherum obtusum_.
La faune devient également de plus en plus désertique. Parmi les
sauriens qui foisonnent dans les broussailles basses dont la plaine
est couverte, citons de nombreux _Agama inermis_, et le beau Waran, de
85 centimètres de longueur, déjà indiqué. Parmi les insectes nous
noterons : _Pimelia coronata_, _Hydrosis alata_, _Onitis furcatus_. Une
innombrable quantité de _Vanessa Cardui_, fraîchement éclos, donnent
lieu à ce curieux phénomène connu sous le nom de pluie de sang, dû
au liquide rouge répandu par la chrysalide au moment de l’éclosion.
De loin en loin, la route est jalonnée par des ruines romaines
parmi lesquelles je reconnais sans peine un grand édifice carré,
construit avec des blocs de gypse gris sillonnés par l’eau, que
j’ai déjà signalé dans mon rapport de 1874 ; enfin, vers une heure
du soir, après une marche rendue fatigante par la chaleur et le sable,
nous dressons nos tentes à côté du grand édifice romain du Ksar
El-Ahmar et des puits de 40 mètres de profondeur qui font de ce point
l’un des principaux lieux de campement des colonnes et des caravanes
traversant la plaine inhospitalière de la Madjoura. Nous constatons
avec grande satisfaction que l’eau qu’ils fournissent, indiquée
comme mauvaise par les renseignements qui nous avaient été donnés,
est au contraire aussi excellente qu’abondante, tandis que celle de
l’Oued Leben, signalée comme bonne, était à peine potable. Nous
aurons du reste plus d’une fois dans la suite l’occasion de relever
des faits semblables et nous attribuons la cause de ces erreurs,
commises de bonne foi, aux variations considérables que subit le
régime des sources, des rivières et des nappes d’eau souterraines
par suite de l’absence ou de l’abondance alternatives des pluies,
ce qui augmente ou diminue la salure des eaux du pays en raison de
l’activité plus ou moins grande de la dissolution du chlorure de
sodium que renferment les terrains qu’elles traversent.
Au point de vue de l’histoire naturelle, les environs du Ksar
El-Ahmar ne nous offrent que peu d’intérêt, mais en revanche
des vestiges nombreux d’anciens édifices, occupant un espace
considérable, ne laissent aucun doute sur l’importance de la cité
qui y existait au temps de l’occupation romaine. V. Guérin, dans son
beau voyage archéologique, n’ayant pas suivi cette route, ne donne
aucun renseignement sur le nom présumé de cette ville importante,
mais, bien que j’y fusse passé de nuit, mon rapport de 1874 signale
sur ce point, en le désignant comme poste militaire probable, un
grand édifice carré que nous regardons aujourd’hui comme ayant
été un temple détruit par le feu. Les colonnes encore debout, les
corniches, l’entablement et l’appareil en gros blocs taillés avec
soin attestent son origine romaine. A deux cents mètres environ de
ce monument se montrent distinctement les restes d’un amphithéâtre
de 55 mètres de diamètre intérieur, dont subsistent encore quelques
gradins et des chambres voûtées, probablement destinées à enfermer
les bêtes et les esclaves. Jusqu’à une assez grande distance, sur
tout ce terrain sablonneux, ce ne sont que vestiges de maisons, restes
d’édifices et débris innombrables de poteries. La configuration
du sol indique un ancien lit d’oued dans lequel on reconnaît
facilement les restes d’un barrage et ceux d’un vaste réservoir
destiné sans doute à emmagasiner une grande quantité d’eau en
vue des périodes de sécheresse. Tout en un mot révèle à Ksar
El-Ahmar l’existence ancienne d’un centre considérable et fait
supposer que ce pays, actuellement inculte, mais dont le sol est loin
d’être stérile, a joui autrefois d’une grande prospérité. Dans
la nuit, nous essuyons un violent ouragan qui nous fait croire à une
température très basse, bien que le thermomètre minima accuse 10
degrés, et dès le matin le campement est levé.
Abandonnant la direction de Gafsa, nous nous dirigeons à l’est
vers les hauteurs du Djebel Eddedj qui nous séparent de la plaine
du Tahla. Au passage de la première ligne de basses montagnes,
nous reconnaissons, dans les couches horizontales de grès qui en
forment l’ossature, les carrières auxquelles les Romains ont
emprunté les matériaux employés à la construction des grands
édifices de l’ancienne ville où existe actuellement le puits. Les
Gommiers recommencent à se montrer par pieds isolés et deviennent
de plus en plus abondants à mesure que nous pénétrons dans une
grande vallée limitée à l’est par des montagnes de moyenne
élévation. La chasse aux reptiles, qui se montrent abondants
autour des buissons, ralentit la marche du convoi ; j’en profite
pour gravir les flancs d’une montagne sur laquelle des arbres au
feuillage d’un vert particulier excitent de loin ma curiosité ;
j’y reconnais bientôt le _Pistacia Atlantica_ ; puis, me mettant
en devoir de rejoindre la colonne qui avait suivi le chemin frayé,
je me prends un instant à regretter ma fugue, la descente des
gradins, formés par une roche dolomitique dont les couches sont
redressées vers le sud, m’offrant de sérieuses difficultés. Chemin
faisant, je constate l’abondance de l’Alfa (_Stipa tenacissima_)
si répandu sur les Hauts-Plateaux de l’Algérie, et je passe
auprès de nombreuses femmes arabes occupées à la récolte de cette
précieuse plante textile. Bientôt après, nous nous engageons dans
les gorges accidentées de l’Oued Eddedj, et, descendant par un
sentier encombré de gros blocs de grès et de poudingues glissants,
nous arrivons, après une heure d’efforts pénibles et dangereux
de nos malheureux animaux, à un lieu de campement situé auprès
d’un passage à gué sur le torrent. L’eau, quoique légèrement
saumâtre, y est potable, abondante et vive ; elle est peuplée de
batraciens et de mollusques. Un petit plateau abrité, où l’on
voit encore les traces des tentes qui y ont été dressées, nous
invite à nous arrêter, et nous y établissons notre campement, ne
nous doutant pas que nous aurons à nous en repentir. Ample récolte
est faite des Mélanies, Mélanopsides et Hydrobies qui abondent dans
les eaux du torrent, ainsi que des batraciens et des insectes qui y
habitent. Le reste de la soirée est consacré à l’exploration
des hauteurs voisines et des rives de l’oued, dont la flore est
riche et intéressante ; nous sommes en plein dans la région des
Gommiers et nous nous félicitons d’avoir fait halte sur ce point,
mais, entre dix et onze heures du soir, alors que tout dort dans le
campement, hormis les chameliers qui, comme d’habitude, veillent
sur leurs animaux, un coup de feu nous réveille en sursaut, suivi
de l’imprécation « kelb » (chien) et d’un appel aux armes
accompagné des cris « arbis, arbis ». En un clin d’œil tout le
monde est sur pied, les armes à la main ; nous apprenons alors de
la bouche de l’un des chameliers, en termes pittoresques, « arbis
... djemel ... moi fousil ... fantasia besef ! », que des Arabes ayant
tenté d’enlever ses chameaux, il a tiré sur eux. La nuit étant
très noire, nous ne pouvons fouiller sans danger les alentours et,
après avoir fait rapprocher des tentes les chameaux et les mulets,
un spahi armé est mis en faction ; alors nous rentrons sous la tente,
ayant soin de garder nos fusils à portée de la main. Depuis une heure
environ le calme semble rétabli, lorsqu’un second coup de feu vient
encore jeter l’alarme, cette fois plus sérieusement, car, les mêmes
maraudeurs ayant tenté de couper la corde qui retient les mules du
train, Abd-er-Rahman, le spahi de faction, nous dit avoir tiré sur
l’une des formes blanches qu’il a distinguées ; il prétend
même avoir vu l’homme tomber, puis se relever et disparaître
derrière les rochers. Cette fois la situation devient véritablement
grave et nous nous tenons sérieusement en éveil, mais de ce moment,
minuit à peu près, jusqu’au jour, aucun incident, si ce n’est
un furieux coup de vent d’est, ne vient plus nous mettre en émoi.
Le lendemain matin, 25 avril, les investigations faites autour du
campement nous font découvrir, dans un couloir qui pénètre dans
la montagne, les empreintes sur le sable des pas d’une dizaine
d’hommes ; cependant aucune trace de sang ne nous révèle
que l’un d’eux ait été atteint gravement par le coup de feu
d’Abd-er-Rahman ; et pourtant, en arrivant à Gafsa, nous apprîmes
par divers rapports que l’Arabe sur lequel il avait fait feu était
mort peu de jours après, des suites de ses blessures, dans le village
de Sened auquel il appartenait. — Vers sept heures du matin, tandis
que nous examinons un groupe majestueux de Gommiers, situé dans le
fond de la vallée à un kilomètre environ de notre campement (le
tronc de plusieurs de ces arbres, dont la tête arrondie a pris un
grand développement, mesure 2m,75 de circonférence), nous sommes
croisés par une bande de dix Arabes armés et de mauvaise mine,
les uns à pied, les autres montés, se disant à la recherche de
chevaux qui leur auraient échappé : éconduits d’abord par les
hommes du campement et peu rassurés ensuite en nous voyant marcher
vers eux le fusil à la main, ils gagnent rapidement la montagne
et disparaissent dans le défilé de l’Oued Eddedj ; la tenue de
ces hommes et leur attitude, d’abord hardie, puis embarrassée, ne
nous laissent aucun doute sur leur identité avec les maraudeurs de
la nuit précédente, mais nous ne jugeons ni prudent ni opportun de
nous livrer à des investigations qui nous prendraient un temps plus
utilement employé à poursuivre notre route vers le Bou-Hedma où
nous avons hâte d’arriver. Cette aventure, bien que sans résultat
fâcheux pour nous, a l’avantage de nous montrer qu’il ne faut
jamais, en pays peu sûr, camper dans une gorge étroite et dominée
de tous côtés. En rassemblant mes souvenirs, je me rappelle en outre
que c’est justement au débouché de ce même ravin de l’Oued
Eddedj dans la plaine du Tahla et près du château de Guerraouch,
c’est-à-dire à quelques kilomètres plus bas, qu’en 1874 nous
avons failli être attaqués par les hommes des douars campés dans
la plaine, lesquels nous avaient pris pour un parti de Hammema se
disposant à venir les dévaliser. A cette époque le défilé de
l’Oued Eddedj était réputé comme fort dangereux et nous pouvons
encore aujourd’hui voir autour de notre campement les ruines
d’une sorte de retranchement, destiné sans doute à défendre ou
à intercepter le passage. Il existe également, sur la hauteur qui
domine le ravin à gauche, les vestiges d’un village détruit,
que j’ai explorés la veille au soir.
Ksar El-Ahmar est, nous l’avons déjà dit, séparé de l’Oued
Eddedj par un massif montagneux assez étroit dont les deux versants
sont reliés par une plaine élevée parsemée de gros bouquets de
_Tamarix_ et de touffes de _Pistacia Lentiscus_ et de _Zizyphus
Lotus_. Sur les flancs rocheux du contrefort du Djebel Eddedj se
montrent de nombreux _Pistacia Atlantica_ dont la teinte vert clair
contraste avec la couleur sombre des Genévriers ou glauque des autres
arbustes. Quelques Gommiers rabougris, mêlés à des Amandiers,
commencent à paraître dans certaines parties de la plaine, annonçant
l’approche de la véritable région du Tahla.
Près de l’Oued Eddedj, la flore devient plus riche, tant sur les
bords du cours d’eau que sur les pentes escarpées qui s’élèvent
à droite et à gauche du ravin.
Citons parmi les espèces récoltées :
Rapistrum bipinnatum Coss. et Kral.
Reseda Duriæana J. Gay.
Erodium arborescens Willd., très abondant.
Haplophyllum linifolium Adr. Juss.
Anthyllis tragacanthoides Desf.
Paronychia macrosepala Boiss.
Ferula Vesceritensis Coss.
Deverra scoparia Coss. et DR.
Nidorella triloba DC., du Maroc et du Sinaï ; n’a pas été
vu en Algérie.
Cladanthus Arabicus Cass.
Amberboa Lippii DC.
Amberboa crupinoides DC.
Atractylis prolifera Boiss. ?, variété, ou peut-être espèce,
à très grandes fleurs d’un facies particulier.
Catananche arenaria Coss. et DR.
Carduncellus eriocephalus Boiss.
Celsia laciniata Poir.
Apteranthes Gussoneana Mik.
Sideritis montana L.
Rumex vesicarius L.
Festuca tuberculosa Coss. et DR.
Pennisetum asperifolium Kunth.
Notochlæna Vellea Desv.
Dans la traversée de la plaine qui précède l’Oued Eddedj, nous
nous sommes emparés de deux exemplaires d’un magnifique saurien,
_Plestiodon Aldrovandi_, aux couleurs les plus brillantes. Les autres
reptiles capturés ou observés appartiennent tous aux espèces déjà
rencontrées les jours précédents.
De nombreux Traquets de deux espèces distinctes (l’une noire à
queue blanche, l’autre blanche à tête, ailes et queue noires) se
montrent dans le défilé, où les Huppes, qui y sont particulièrement
abondantes, font entendre leur cri, que l’on confondrait facilement
avec celui du Coucou.
Les eaux légèrement saumâtres de l’Oued Eddedj sont peuplées de
_Rana viridis_ et d’innombrables mollusques des genres _Melania_,
_Melanopsis_ et _Paludinella_ ou _Hydrobia_.
Enfin, parmi les insectes, nous avons trouvé trois ou quatre espèces
encore indéterminées.
Vers dix heures du matin, nous levons le camp, et, côtoyant la
base des montagnes dénudées qui relient le Djebel Eddedj au
Djebel Bou-Hedma, nous descendons dans la plaine du Tahla où nous
attirent de nombreux et importants groupes de Gommiers, restes
de l’ancienne forêt retrouvée par moi en 1874. Je constate,
non sans regret, que le nombre des arbres a sensiblement diminué
malgré l’interdiction de les couper. Comme à mon premier voyage
dans ce pays, notre apparition est annoncée de douar en douar par
des colonnes de poussière, tourbillons factices qui sont un indice
de défiance de la part des indigènes. Le sol pierreux, argileux et
aride des coteaux ne nous offre d’abord qu’une flore peu variée,
mais à mesure que nous descendons dans la plaine, quelques plantes
nettement sahariennes, telles que _Farsetia Ægyptiaca_, _Marrubium
deserti_, accompagnent ou remplacent d’autres espèces que nous
avons toujours rencontrées jusque-là.
Les Gommiers (_Acacia tortilis_), dont nous avons déjà vu de
magnifiques sujets au bord même de l’Oued Eddedj, deviennent
beaucoup plus nombreux, formant parfois des fourrés où il est
difficile de pénétrer et qui sont parsemés de vieux arbres, débris
de la forêt qui devait jadis couvrir cette vaste plaine. Ils sont
souvent mêlés aux buissons non moins impénétrables du _Rhus
oxyacanthoides_ (Damouk).
A une heure et demie nous faisons halte pour déjeuner à l’ombre
d’un gros Gommier, puis reprenant notre route à travers cette
longue plaine uniforme, nous établissons notre campement, à cinq
heures et demie du soir, au pied des montagnes de Bou-Hedma, non loin
d’un groupe de Dattiers, reste d’anciens jardins abandonnés,
indiquant de loin la place de deux sources d’une eau fraîche,
relativement abondante et peuplée de _Bythinies_, de _Paludinelles_ et
de _Paludestrines_. Le contraste de ces eaux vives avec celles plus ou
moins salées ou sulfureuses auxquelles nous avons dû nous habituer,
et la situation de notre campement d’où la vue domine toute la
plaine couverte par les têtes arrondies des Gommiers et s’étend
jusqu’à la nappe argentée de la Sebkha Naïl qui la limite à
l’est, font de ce point un lieu relativement enchanteur et nous
confirment dans notre intention d’y consacrer plusieurs jours. Du
reste les gorges et la montagne de Bou-Hedma, signalées lors de ma
première visite en 1874 par la découverte de quelques plantes très
intéressantes et d’un _Helix_ (_H. Doumeti_ Bourg.), nouveau alors,
mais retrouvé par nous en 1883 et 1884 sur un grand nombre de points
de la Régence, étaient spécialement désignées à notre attention.
Le 26 avril, nous consacrons la matinée à l’exploration des
environs immédiats du campement et des sources, où il est fait
ample récolte de plantes, de mollusques, de reptiles, auxquels
il faut ajouter quelques mammifères qui se montrent à nous pour
la première fois. Nous constatons la nature calcaire des eaux par
des tufs récents remplis de débris de végétaux et de mollusques
identiques à ceux qui y vivent actuellement.
Dans l’après-midi, nous nous dirigeons vers l’Oued Cherchara, et,
remontant son cours, nous nous engageons dans les gorges d’aspect
sauvage et étrange qui s’enfoncent au pied de l’amphithéâtre
formé par l’écroulement de la masse gypseuse du Bou-Hedma. Un
couloir étroit livre seul passage à un cours d’eau fortement
salé qui se perd à quelques kilomètres plus loin dans la vaste
dépression sans issue qui forme l’importante Sebkha Naïl.
L’entrée du cirque de Bou-Hedma est fermée par une muraille
naturelle de roches peu épaisses dont les couches plongent
verticalement. Une ouverture en forme de fenêtre a été pratiquée
dans la roche et d’importants vestiges de constructions et
d’aqueduc romains existent encore sur la rive droite du ruisseau qui
sort d’un vaste marais couvert de roseaux, repaire de nombreuses
troupes de Sangliers. Le centre du cirque est occupé par une
succession de terrasses, dont l’ensemble forme une véritable
montagne terminée par une crête dominant à pic le ravin profond
qui la sépare du reste du massif. C’est le fait d’un écroulement
qui a produit un chaos des plus étranges au milieu duquel les bancs
de calcaire dolomitique, de grès et de gypse se sont enchevêtrés et
produisent, en se désagrégeant, les amas de sables et d’argiles de
différentes couleurs qui forment des terrasses échelonnées. Le sel
se montre un peu partout entre les couches de gypse mises à nu par
les érosions dues aux pluies torrentielles. Tout autour se dressent
brusquement jusqu’à une hauteur considérable les parois du cirque,
laissant voir, en place et dans une position presque horizontale,
les mêmes strates qui sont verticales dans la montagne centrale ;
il résulte de cette disposition des roches un site de l’aspect le
plus étrange.
Les gorges et le cirque offrent l’image de la désolation ; c’est
un paysage dans lequel tout est sévère et de plus en plus lugubre
à mesure que l’on s’enfonce dans les méandres du ravin ; on se
figure être à l’entrée de l’enfer décrit par l’imagination
féconde du Dante. La flore du ravin est celle des terrains salés ;
les _Tamarix_, les _Statice_, les Salsolacées, etc., y règnent en
maîtres et contribuent par leur feuillage grisâtre à augmenter la
tristesse de cette solitude qui demanderait à être explorée plus
à fond que ne nous permet de le faire le long parcours que nous
avons encore à accomplir avant d’arriver à Gafsa.
Malgré le désir que nous avons de pénétrer plus avant dans ces
gorges mystérieuses dont nous cherchons vainement l’extrémité,
nous devons songer à la retraite, que nous effectuons en gravissant la
montagne intérieure et en descendant ensuite de terrasse en terrasse
jusqu’à l’entrée de la gorge. Ce trajet a l’avantage de nous
faire constater la succession des zones végétales, depuis la flore
monticole jusqu’à celle des terrains salés du fond du ravin.
Nous citerons, entre autres plantes récoltées sur les pentes et
dans le ravin de Bou Hedma :
Farsetia Ægyptiaca Turr.
Reseda stricta Pers.
Erodium arborescens Willd.
—— glaucophyllum Ait.
Zygophyllum album Desf.
Rhus oxyacanthoides Dum.-Cours.
Acacia tortilis Hayne.
Reaumuria vermiculata L.
Senecio coronopifolius Desf.
—— Decaisnii DC.
Pulicaria Arabica Cass. _var._ longifolia.
Nidorella triloba DC.
Pyrethrum macrocephalum Coss. et DR., trouvé par la Mission de
1883 à Sidi-el-Hani.
Rhanterium suaveolens Desf.
Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
Calendula stellata Lov. _var._ hymenocarpa Coss.
Atractylis citrina Coss. et Kral.
—— prolifera Boiss., même variété qu’à l’Oued Eddedj.
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral., abondant.
Zollikoferia angustifolia Coss. et DR.
Microrhynchus nudicaulis Cass.
Coris Monspeliensis L.
Limoniastrum Guyonianum DR.
Statice globulariæfolia Desf.
—— pruinosa L.
Caroxylon tetragonum Moq.-Tand.
Atriplex mollis Desf.
Echinopsilon muricatus Moq.-Tand.
Rumex vesicarius L.
Euphorbia Bivonæ Steud.
—— glebulosa Coss. et DR.
Juncus maritimus Lmk.
Arthratherum ciliatum Nees.
Digitaria commutata Schult.
Sur les Gommiers morts, on trouve plusieurs espèces d’insectes
intéressantes, entre autres un Bupreste qui vient d’être décrit
par M. Mayet sous le nom d’_Acmæodera Acaciæ_. Au Bou-Hedma
même, on rencontre un _Melasoma_ non décrit, voisin des _Ocnera_,
et rapporté déjà de Gafsa par MM. Sédillot et Léveillé en
1883. Un _Opatrum_ trouvé en grande abondance au campement de la
Source des Palmiers (Aïn Cherchara) paraît aussi être nouveau.
La particularité la plus intéressante du Djebel Bou-Hedma nous
paraît être le cataclysme qui y a mis à nu, sur une hauteur
de cinq à six cents mètres, les innombrables strates de gypses
diversement colorés, de calcaires, de dolomies et de grès,
qui forment l’ossature de la montagne. Surpris d’abord par
l’étrangeté de ces escarpements abrupts, bariolés de gris,
de blanc, de jaune et de rougeâtre, l’observateur ne tarde
pas à y voir le résultat d’un effondrement et le glissement
d’une grande partie de la montagne, sans doute précédemment de
forme arrondie. Cette énorme masse détachée forme actuellement
au milieu du cirque une véritable montagne circonscrite par un
profond ravin circulaire servant de lit à un torrent dont les deux
branches viennent se réunir à l’entrée de la gorge ; celle-ci
est barrée par un grand rocher peu épais, simulant une muraille,
et qui n’est autre qu’un lambeau de strate planté verticalement
en travers de l’ouverture. A gauche, derrière ce rocher, un assez
vaste marais, incessamment comblé par les débris de la montagne,
laisse échapper des eaux sulfureuses et salées, parfois chargées
d’oxyde de fer. Le lit du bras droit du torrent est formé de
couches gypseuses assises horizontalement les unes sur les autres en
manière de marches d’escalier ; des traces de sel gemme se montrent
sur plusieurs points parmi ces couches dont la surface est plus ou
moins couverte d’efflorescences salines. Tandis que les pentes de
la montagne centrale présentent des amas de sable alternativement
gypseux, dolomitique ou siliceux, et que le sommet est couvert de
débris de grès, les falaises abruptes qui forment le cirque montrent
la superposition normale des couches ; d’abord les strates peu
épaisses, mais multiples des gypses de diverses couleurs, puis celles
plus puissantes des calcaires et des dolomies, et en dernier lieu les
grès qui couronnent le tout. Le nouvel examen que j’ai fait de la
disposition de ces couches dans les diverses parties de ce curieux
massif m’a pleinement confirmé dans l’hypothèse que j’avais
émise dès 1874, à savoir que c’est par la dissolution de masses
importantes de sel gemme situées au-dessous des strates peu épaisses
et friables de gypse qu’ont dû se produire l’effondrement de ces
couches et le glissement d’une portion de la montagne dans le cirque.
Les journées du 26 et du 27 avril fournissent, outre les
espèces trouvées le 25, de nombreux _Pimelia Tunetana_ Fairm.,
espèce décrite d’après les exemplaires que j’ai rapportés
en 1874. Signalons enfin, dans les Orthoptères, une excessive
abondance de l’_Eugaster Guyonii_, curieuse espèce qui se trouve
principalement dans les endroits pierreux.
En malacologie, nous devons mentionner, dans les eaux douces d’Aïn
Cherchara, la présence d’un _Paludinella_ ou _Hydrobia_ et d’un
_Physa_, et, sur les buissons et les parties rocheuses, l’_Helix
Doumeti_ déjà indiqué.
Bien que par suite du mauvais temps (pluie froide) que nous avons subi,
les reptiles se soient montrés rares au Bou-Hedma, nous avons à
citer, outre un Geckotien nouveau pour la Tunisie (_Tropidocalotes
Tripolitanus_), pris sous une pierre, une Couleuvre très rare
(_Cœlopeltis productus_) et un _Psammophis sibilans_. La première
de ces espèces, décrite par Paul Gervais sur deux exemplaires de
Biskra, n’avait plus été retrouvée en Barbarie, mais avait été
signalée aussi en Égypte.
Les mammifères paraissent nombreux dans ces parages ; le Sanglier
habite les gorges ; on y rencontre des traces d’Hyènes et de
Chacals, et nous avons été intrigués par celles d’un petit
félin dans le haut de la gorge de l’Oued Cherchara. Le Gundi
(_Ctenodactylus Gundi_), appartenant à un genre voisin des Marmottes,
dont nous tuons deux individus, est très abondant dans les rochers ;
enfin nous y faisons la capture d’un intéressant insectivore à
trompe, le _Macroscelides Rozeti_.
En ornithologie, nous signalerons des Aigles (_Aquila fulva_, sans
doute) et d’autres rapaces qui n’y sont pas moins abondants que
les Perdrix (_Perdix Gambra_), divers Traquets et des Tourterelles.
Pendant la nuit du 26 au 27, nous sommes assaillis par un coup de vent
des plus violents accompagné d’une pluie torrentielle ; plusieurs
piquets de nos tentes sont arrachés et nous craignons à tout instant
de voir enlever les tentes elles-mêmes. Le vent et la pluie persistent
pendant toute la journée du 27 et nous devons renoncer à notre
projet de course sur les sommets, nous bornant à l’exploration
des environs immédiats du campement restés praticables en raison
de leur élévation au-dessus de la plaine, alors que celle-ci est
recouverte entièrement d’une épaisseur de plusieurs décimètres
d’eau et que les torrents démesurément gonflés roulent avec
fracas d’énormes pierres. Dans l’après-midi, la pluie prend
des proportions de plus en plus inquiétantes ; les rigoles de
circuit ne suffisent plus, l’eau envahit nos tentes et le vent de
sud-sud-ouest, soufflant en tempête, renverse celle des hommes de
notre escorte. Triste journée, que nous supportons tous cependant avec
entrain et résignation. Toutefois, à quelque chose malheur est bon ;
car le terrain, lavé par les eaux, nous fournit une ample récolte
de silex taillés qui gisent autour et dans les anfractuosités de
gros blocs de pierre ayant formé, comme on le reconnaît facilement,
les enceintes d’un vaste atelier préhistorique, le premier que nous
ayons encore rencontré. Il serait important d’explorer la montagne,
car, près des sources, l’existence d’une caverne creusée dans le
roc nous porte à croire que nous en rencontrerions d’autres moins
fréquentées par les Arabes et qui peuvent recéler encore des restes
intéressants. Quelque attrayante que soit cette perspective, nous
devons cependant y renoncer, car le temps affreux qui persiste rend
impossible toute tentative d’exploration tant soit peu éloignée.
D’après l’itinéraire combiné à Sfax, nous devons partir du
Bou-Hedma le 28, traverser la plaine du Tahla du nord au sud, aborder
le Djebel Sened et le franchir pour aboutir sur le versant nord-ouest
à la source d’Aïn Segoufta, réputée pour l’abondance et la
bonne qualité de ses eaux ; mais cette partie du pays étant inconnue
de nos indigènes et, ne voulant pas, si possible, repasser par les
gorges de l’Oued Eddedj, j’avais jugé prudent d’expédier
l’avant-veille un de nos spahis au poste des Aïeïcha, distant
de 50 à 60 kilomètres, pour demander des indications sur le pays
et même un guide si on pouvait nous le fournir. Alors que nous
commencions à concevoir des craintes sur le sort de notre envoyé que
le mauvais temps avait empêché de revenir dès la veille au soir,
il rentre porteur d’une lettre du capitaine d’Assailly, disant
qu’il nous faut forcément reprendre la route de l’Oued Eddedj ou,
ce qui serait plus avantageux pour la Mission, gagner les Aïeïcha,
d’où nous nous dirigerions ensuite sur le point indiqué, par Ksar
Ceket et Bled Sened. Bien que ce nouvel itinéraire doive retarder
de plusieurs jours notre arrivée à Gafsa, nous n’hésitons pas à
d’adopter, car il nous permettra de renouveler aux Aïeïcha notre
provision de pain qui, épuisée depuis deux jours, est remplacée
par du biscuit, et nous fera traverser une portion du pays encore
vierge d’explorations scientifiques. La colonne se met donc en
marche le 28, vers une heure du soir, par un temps magnifique,
mais non sans encombre, car l’un de nos cinq chameaux, chargé
d’une manière inégale, s’abat lourdement et occasionne par sa
chute de nombreux dégâts dans la caisse renfermant les bocaux de
reptiles. L’émotion une fois calmée et le mal en partie réparé,
on se met en marche après une heure de retard.
Laissant à notre droite l’Oued Eddedj et le château de Guerraouch,
nous nous dirigeons sur la montagne des Ouled Mansour, séparée de
celles des Aïeïcha par le col d’El-Affaï, en passant à proximité
de plusieurs douars où nous sommes accueillis amicalement ; l’un
d’eux est en fête à l’occasion d’un mariage et un de nos
spahis, voulant participer à la fantasia, fait une culbute avec son
cheval dans le gourbi même de la mariée ; il ne se fait aucun mal,
mais casse le fusil que je lui avais confié.
Renseignés par les indigènes sur le point où se trouve un redir
auprès duquel nous devons passer la nuit, nous laissons cheminer
tranquillement le convoi et, à six heures du soir, nous faisons une
pointe vers un important massif de Gommiers qui nous paraissent de
dimension exceptionnelle ; les arbres que nous mesurons successivement
atteignent jusqu’à 3m,75 de circonférence, avec un développement
de branchage pouvant atteindre 12 à 15 mètres de diamètre ;
ce sont les plus gros sujets que nous ayons encore rencontrés,
mais là encore nous avons le regret de constater qu’ils ne sont
pas à l’abri du vandalisme des exploiteurs, car nous y trouvons
encore les instruments et les installations des bûcherons, lesquels
ne sont autres que les fournisseurs de bois de l’administration
et de l’armée, ainsi que nous devions nous en convaincre dès le
lendemain au poste des Aïeïcha où gisaient encore de grosses piles
d’arbres de cette essence rare et curieuse. L’exploitation en
est du reste toute récente et peut-être même en cours, si nous en
jugeons par quelques gros pieds étendus sur le sol et encore pleins
de sève ; cependant nous rappelons que l’abatage de ces arbres est
interdit formellement par un décret beylical ainsi que par des ordres
précis de l’administration française. Tandis que l’un cueille
des échantillons fructifères de Gommier, que l’autre mesure la
grosseur des troncs et que le troisième soulève leurs vieilles
écorces pour y trouver des insectes, la nuit nous surprend et nous
force à retourner dans la direction suivie par notre caravane ;
mais, hélas ! ce n’est pas chose facile que de retrouver la piste
de celle-ci, et nous sommes bientôt complètement égarés au milieu
de cette vaste plaine uniforme, errant à l’aventure sans que rien
puisse nous indiquer la route suivie par nos chameliers pour gagner
le lieu de campement.
Depuis plus d’une heure et demie, nos hèlements et nos coups de
sifflet étant demeurés sans réponse, nous nous voyons menacés
de passer la nuit sans abri et sans nourriture ; cependant un
imperceptible point lumineux a surgi à l’horizon ; nous cheminons
avec assurance vers ce phare minuscule, lorsqu’il disparaît
subitement, nous laissant de nouveau dans l’anxiété ; mais
bientôt un second foyer plus fort, un vrai feu cette fois, vient
frapper nos regards dans une direction sensiblement différente. Nul
doute, c’est le feu du campement et nous hâtons la marche de nos
montures ; hélas, non, car les aboiements furieux des chiens nous
révèlent la proximité d’un douar dont la prudence commande de
ne point s’approcher à une heure aussi indue pour les habitants
du désert ; peu s’en faut que le découragement nous gagne,
quand heureusement le galop d’un cheval et une voix amie que nous
reconnaissons viennent enfin nous rassurer ; nous n’étions plus
qu’à deux ou trois cents mètres du redir au bord duquel étaient
déjà dressées les tentes, et la voix était celle de notre dévoué
spahi Abd-er-Rahman, lancé au galop à notre recherche. Il est déjà
dix heures du soir, mais tout est bien qui finit bien, et le lieu de
campement, abondamment pourvu d’une eau excellente, nous semblerait
un coin du paradis terrestre, si de trop nombreux moustiques n’y
venaient troubler notre sommeil.
Le trajet effectué dans la plaine du Tahla et le campement auprès du
redir du même nom nous ont permis d’ajouter aux listes précédentes
les quelques espèces suivantes : _Farsetia Ægyptiaca_ var. _ovalis_,
_Lythrum thymifolium_, _Anarrhinum brevifolium_, _Marrubium deserti_,
_Teucrium campanulatum_, _Verbena supina_, _Euphorbia cornuta_.
Les Gommiers sont particulièrement beaux lorsque l’on approche
du Redir El-Tahla ; on en rencontre un assez grand nombre dont le
tronc ne mesure pas moins de 4 mètres de circonférence et dont la
tête forme une masse arrondie ou tabulaire de 10 à 12 mètres de
diamètre. Malheureusement beaucoup de ces beaux sujets ont été
détruits depuis l’occupation française. Si l’on considère
que le repeuplement n’a pas lieu, en raison de la rareté des
graines détruites par un insecte du genre _Bruchus_ et surtout
de l’habitude qu’ont les indigènes de couper même les jeunes
arbres pour se procurer du bois, et enfin des dégâts journellement
faits par le pacage des troupeaux, on peut craindre la disparition,
à bref délai, de cette essence curieuse et si précieuse dans une
contrée où elle forme l’élément principal du boisement.
On retrouve dans tout le Bled Tahla les mêmes insectes que nous
avons déjà signalés sur les Gommiers, plus de nombreuses espèces
vésicantes, surtout des Mylabres, sur les fleurs des Composées,
et le _Pimelia simplex_ qui se trouve partout. Les mammifères que
nous y avons rencontrés sont le Gundi, des Gerboises en quantité
innombrable, la Gazelle, qui y est abondante, le Lièvre (_Lepus
Ægyptius_). Les oiseaux sont les mêmes que ceux observés les jours
précédents, en y ajoutant de nombreux Gangas. Nous observons,
en outre, ce fait particulier, déjà indiqué par moi en 1874,
de l’habitat en société par centaines sur les mêmes arbres,
où les nids forment de véritables colonies, et principalement sur
les Gommiers, du Moineau espagnol (_Fringilla Hispaniolensis_).
Le 29 avril, nous sommes sur pied de bon matin, admirant par un ciel
splendide la beauté des herbages que nos bêtes de charge apprécient
à un point de vue beaucoup plus pratique ; le temps est très frais
(+ 4°,6 au thermomètre minima) ; une rosée abondante couvre la
plaine, les reptiles et les insectes foisonnent, et pour rendre le site
plus attrayant encore, un vénérable Gommier, non moins remarquable
par le développement des branches que par la grosseur du tronc, se
dresse en face de nous, de l’autre côté du redir. Séduit par la
beauté de ce sujet d’une essence qui marque dans les souvenirs
de mes voyages dans le Nord-Afrique, j’en prends rapidement un
croquis, puis l’observation barométrique quotidienne étant
faite, vers huit heures du matin nous nous remettons en route pour
le poste des Aïeïcha. Le point où nous avons passé la nuit est
situé à l’extrémité sud de la plaine du Tahla, non loin du col
d’El-Affaï par lequel passe la route de Gabès aux Aïeïcha, route
que nous ne tardons pas à rejoindre. En 1874 j’avais campé non loin
de là, à quelques kilomètres plus à l’ouest, et nous y avions
eu les honneurs d’une fantasia exécutée par cent cavaliers et deux
cents fantassins appartenant à trois douars réunis, lesquels avaient
bien failli commencer par nous accueillir à coups de fusil. Ajoutons
que parmi les gens des douars que nous avons rencontrés la veille,
il en est qui se sont rappelé notre passage à cette époque.
Le pays que nous traversons avant de rejoindre la route de Gabès est
parsemé de moissons dont le développement a été particulièrement
favorisé par les pluies exceptionnelles de cette année, de pacages et
de monticules pierreux sur lesquels nous trouvons de nombreux silex
taillés. Quelques Gommiers se montrent encore et nous observons
le dernier à la rencontre d’un ravin qui débouche près de la
route dans la longue et étroite vallée d’El-Aïeïcha. La vallée
est enserrée entre deux chaînes de montagnes formées l’une et
l’autre par une succession de petits pics pointus et inclinés les
uns sur les autres comme des capucins de carte ; la curieuse forme
de ces montagnes est due au redressement prononcé vers le sud et à
la superposition des couches de gypse, de calcaire, de dolomie et de
grès, dont chacune forme une crête en dent de scie. On a signalé
dans ces reliefs montagneux, entre autres fossiles, des Échinides,
mais nous n’avons pas pu en recueillir d’échantillons. Ils
renferment aussi des nodules de silex qui ont dû être employés jadis
à la confection des instruments préhistoriques que nous rencontrons
partout. La chaîne de gauche est assez élevée ; celle de droite,
plus basse, semble avoir été séparée de la première.
La flore commence à se modifier à mesure que nous montons ; en même
temps que disparaît le Gommier, reparaissent l’Olivier et le Figuier
qui manquent absolument dans la plaine du Tahla, et, dès que nous
sommes rentrés dans les montagnes, la faune entomologique prend un
caractère spécial. L’_Eugaster Guyonii_ nous accompagne toujours
et nous signalerons avec lui un autre Orthoptère intéressant,
le _Pamphagus marmoratus_, sorte de gros Criquet aptère. Parmi
les Coléoptères : _Pimelia Tunetana_, _P. simplex_, _Adesmia
Biskrensis_ (Mélasome de montagne), et un gros Charançon rare dans
les collections, _Cleonus Heros_, qui court sur le sol en plein soleil.
Du point de rencontre de la route, nous ne cessons de monter sur une
longueur d’environ 18 kilomètres, jusqu’au col d’El-Aïeïcha,
passant et repassant à diverses reprises le torrent dont le lit est
presque partout sans une goutte d’eau. Près du col, la végétation
devient plus abondante ; des jardins complantés de Figuiers vigoureux
et entourés de haies d’_Opuntia_ bordent la route. Le baromètre
Fortin marque une différence de 43 millimètres avec l’observation
faite au redir où nous avions campé, soit environ une altitude de
520 mètres en plus.
Le col d’El-Aïeïcha est aujourd’hui un poste important
d’occupation, où réside une compagnie de discipline ; il commande
le passage le plus fréquenté de tout le massif montagneux situé
entre la plaine de Cegui et celle du Bled Tahla. Dans un voyage moins
rapide que celui que nous avons à accomplir, ce serait un centre
d’exploration intéressant et commode, d’où il serait possible de
rayonner sur un espace de pays très étendu. Cette localité élevée
présente à la fois des plantes de la montagne et des espèces des
régions basses et chaudes.
Nous croyons superflu de donner ici, en raison de son étendue,
la liste complète des espèces observées ou récoltées dans les
montagnes des Aïeïcha ou aux abords immédiats de cette station
visitée déjà par moi en 1874 ; elle m’avait donné à cette
époque un certain nombre de bonnes plantes dont quelques-unes
n’avaient pas été recueillies depuis Desfontaines. Nous citerons
seulement parmi les récoltes de cette année :
Ceratocephalus falcatus Pers.
Adonis dentata Delile.
Sisymbrium runcinatum Lag.
—— torulosum Desf.
Enarthrocarpus clavatus Delile.
Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
Reseda Duriæana J. Gay.
Onobrychis Crista-galli Lmk.
Malabaila Numidica Coss.
Ferula Vesceritensis Coss. et DR.
Micropus bombycinus Lag.
Calendula gracilis DC.
Anchusa hispida Forsk.
Echinospermum Vahlianum Lehm.
Cynoglossum cheirifolium L.
Asperugo procumbens L.
Beta macrocarpa Guss.
Les officiers du poste nous ont communiqué aussi quelques
renseignements sur les mammifères : le _Ctenodactylus Gundi_ est
très abondant dans ces parages où vivent également le Porc-épic
(_Hystrix cristata_), le Mouflon-à-manchettes ou Arroui des Arabes
(_Ovis Tragelaphus_) et la Hyène (_Hyæna striata_). Nous avons
aussi la chance d’examiner une peau de Guépard (_Felis jubatus_)
provenant du Nefzaoua.
Malgré la cordiale hospitalité que nous recevons des officiers
du poste, notamment de MM. les capitaines Grangent et d’Assailly,
nous devons nous borner à quelques récoltes autour du campement,
voulant consacrer le plus de temps possible à nos recherches dans les
pays encore inexplorés que nous devons traverser pour nous rendre à
Gafsa, les Djebels Ceket, Sened et Segoufta, mais nous ne négligeons
pas de procéder à la vérification des instruments de météorologie
confiés au médecin militaire attaché à l’ambulance. Nous voyons
avec satisfaction que les observations sont faites avec soin, bien
que nous constations un écart de près de 7 millimètres au Fortin
no 756 (Salleron), différence qui provient sans doute de la perte
d’une partie du mercure pendant le transport de l’instrument. Nous
devons aux recherches botaniques auxquelles nous nous livrons avant de
partir plusieurs espèces que nous n’avons pas encore rencontrées
ou qui ont cessé de se montrer depuis notre départ de Sfax, entre
autres l’_Onopordon Espinæ_ que nous n’avons pas revu depuis
Sidi-bou-Aguereb. Cette intéressante Carduacée semble associée aux
cultures permanentes, notamment à celle de l’Olivier ; or, au col
d’El-Aïeïcha, cet arbre est non moins abondant que le Figuier,
qui y donne des fruits réputés pour leur qualité.
Le 30, à une heure du soir, la Mission prend congé des officiers du
poste et se dirige sur le Ksar Ceket par la vallée opposée à celle
qu’elle a suivie pour arriver au col. Le terrain, sur ce versant,
est beaucoup plus humide ; l’eau suinte en beaucoup d’endroits et
nous faisons halte auprès d’un puits qui fournit à la garnison une
eau pure et abondante. La végétation se ressent de cette humidité
permanente du sol ; aussi la route que nous suivons, laquelle n’est
autre que celle de Gafsa par El-Guettar, traverse-t-elle des coteaux
couverts de broussailles. Une ombellifère (_Malabaila Numidica_), à
fleurs jaune d’or, se montre avec profusion, et le joli _Hedysarum
carnosum_ fait son apparition presque en même temps.
Tournant à l’ouest, nous quittons les coteaux pour traverser une
grande plaine qui sépare les montagnes des Aïeïcha du Djebel
Arbet qui se relie au Djebel Ceket et au Djebel Sened par une
gigantesque muraille de rochers inaccessibles ; puis, prenant une
direction nord-est, nous entrons dans une large vallée fermée à
son extrémité par les montagnes de Ceket, ayant à notre droite un
chaînon secondaire couronné par une série de crêtes dentelées
dont les rochers sont perforés de grands trous dus probablement
à des rognons de silex ou des géodes qui se sont détachés
de la masse dans laquelle ils étaient enchâssés. Des vestiges
d’enceintes, auprès desquels nous rencontrons quelques silex
taillés, nous arrêtent un moment sans nous détourner de notre
route, et vers six heures, nous faisons notre entrée au Ksar Ceket,
village considérable, bâti au pied et sur le flanc d’une colline
fortifiée jadis, comme l’indiquent des restes de murs d’enceinte
et les ruines d’un château et d’une tour juchés au sommet de
la montagne. Ksar Ceket, qui commande un passage analogue à celui
du col d’El-Aïeïcha, a dû avoir une assez grande importance
dans les temps passés. Actuellement, c’est un village berbère
entouré comme ceux d’Algérie de nombreux jardins relativement
soignés et bien cultivés par une population intelligente et tout à
fait sédentaire. Dès notre arrivée, nous sommes entourés par la
foule des indigènes attirés par le désir de voir les « Francis »,
et reçus cordialement par le cheïkh, désireux de se conformer aux
recommandations dés officiers du poste d’El-Aïeïcha.
Nous voici au 1er mai ; la nuit a été très froide, et à cinq
heures et demie du matin, le thermomètre frondé marque seulement
8°,5, mais nous ne pouvons savoir quelle a été la température
minima, ayant jugé imprudent de risquer un thermomètre à index
au milieu des nombreux indigènes qui n’ont cessé d’entourer
nos tentes pendant toute la nuit. Toutefois, nous pouvons conclure
de l’observation du matin que le climat du Ksar Ceket est loin
d’être aussi chaud que pourrait le faire supposer la présence de
nombreux Dattiers dans les jardins.
La matinée est laborieusement occupée par la préparation des
récoltes faites les jours précédents et par les trop nombreuses
consultations demandées au docteur Bonnet par les malades
qui envahissent littéralement notre tente. Seul le départ, qui
s’effectue à midi, peut mettre un terme à cette affluence importune
de visiteurs. Du reste, il ne serait pas prudent de s’attarder plus
longtemps au Ksar Ceket. Nous avons été prévenus que le trajet de ce
point à Bled Sened est hérissé de difficultés, ce dont nous pouvons
bientôt nous convaincre, car à moins d’une demi-heure de marche,
nous sommes forcés d’opérer le déchargement des mulets pour faire
effectuer le transport des bagages par les chameaux, qui seuls peuvent
franchir avec leur charge les strates inclinées de calcaire glissant
qui occupent le chemin sur une longueur d’environ un kilomètre. Ce
ralentissement forcé dans la marche du convoi a du moins l’avantage
de nous permettre de fouiller à loisir de riches bancs de fossiles
superposés à un calcaire noirâtre compacte renfermant des Huîtres
et des Pernes de grandes dimensions. L’entomologie et la botanique y
trouvent aussi leur compte, car, tandis que M. Valéry Mayet recueille
de nombreux insectes, nous pouvons récolter une foule de plantes
intéressantes, notamment, dans les fentes de rochers, le rarissime
_Teucrium ramosissimum_, que dans les montagnes des Aïeïcha, le
premier depuis Desfontaines, j’avais retrouvé, en 1874, en Tunisie.
La flore du Ksar Ceket ne diffère pas sensiblement de celle des
Aïeïcha ; ces deux localités sont du reste à peu de distance
l’une de l’autre. Nous n’y signalerons que le _Rœmeria hybrida_,
le _Biscutella auriculata_ et le _Lavatera maritima_ ; mais à quelque
distance de ce point, les montagnes changeant de nature et d’aspect,
les pentes escarpées qui avoisinent le piton d’El-Biada deviennent
très riches. Les légumineuses buissonnantes y sont particulièrement
abondantes, notamment l’_Erinacea pungens_ qui s’y montre à fleurs
bleues ou blanches, et les _Genista_ épineux (_G. aspalathoides_,
_G. tricuspidata_). Les _Cistus_ reparaissent également comme dans
les montagnes situées plus au nord, entre autres le _C. Clusii_.
Nous y avons aussi récolté :
Sisymbrium coronopifolium Desf.
Alyssum Granatense Boiss. et Reut.
Cistus Clusii Dun.
Silene tridentata Desf.
—— muscipula L.
—— setacea Viv.
Dianthus _sp._
Haplophyllum tuberculatum Adr. Juss.
Galium setaceum Lmk.
—— petræum Coss. et DR.
Gymnarrhena micrantha Desf.
Atractylis citrina Coss. et Kral.
Centaurea pubescens Willd.
Campanula Atlantica Coss. et DR.
Linaria laxiflora Desf.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Teucrium ramosissimum Desf.
Plantago albicans L.
Euphorbia calyptrata Coss. et DR.
Scilla villosa Desf.
Gagea reticulata Rœm. et Schult.
Les montagnes voisines du Ksar Ceket sont particulièrement curieuses :
une crête de calcaires dolomitiques fortement redressés présente,
comme nous l’avons dit plus haut, les dentelures les plus bizarres,
et montre une infinité de trous dus au détachement de rognons de
quartz parfois géodiques, qui sont encastrés dans la roche. Ce
sont évidemment ces rognons de silex qui ont fourni aux habitants de
l’époque de la pierre taillée les matériaux qui leur ont servi
à confectionner les innombrables instruments, couteaux, grattoirs,
haches, etc., que l’on rencontre sur un si grand nombre de points.
Au nord-ouest du Ksar Ceket, les montagnes sont formées de couches
fortement inclinées et relevées vers le sud-est, constituées
par des calcaires gris foncé très durs renfermant des Huîtres et
des Placunes. Des couches de marnes feuilletées alternent avec ces
calcaires durs et laissent échapper par milliers des fossiles marins,
Huîtres, Térébratules, Cérites et autres genres qui jonchent
le sol. Ce terrain, qui appartiendrait au cénomanien, d’après
M. Rolland, renferme entre autres espèces, _Ostrea flabellata_,
_O. Delestrei_, _O. Nicaisei_, _O. Overweigi_ var. qui appartient
habituellement à l’étage sénonien. Enfin, au Djebel Sened,
nous avons trouvé le _Strombus Mermeti_, non caractéristique,
mais souvent cénomanien. Les sommets de cette chaîne sont formés
de dolomies et de grès superposés aux calcaires.
Tandis que se fait le rechargement de nos mulets, opération toujours
assez laborieuse, M. Bonnet et moi gravissons le pic d’El-Biada,
couronné par un ancien village fortifié à l’instar des châteaux
féodaux. Ce pic, isolé entre deux cols qui font communiquer la
vallée de Ceket avec une autre vallée se dirigeant vers l’ouest,
n’est accessible que par une sorte de chemin de ronde, intercepté
par les restes de plusieurs poternes. L’enceinte terminale, dans
laquelle nous pénétrons malgré les assauts furieux de plusieurs
chiens arabes, est habitée par une famille de chevriers à peine
vêtus de quelques guenilles et vivant avec leurs femmes et leurs
enfants dans une malpropreté repoussante. Bientôt convaincus par
notre attitude de nos intentions bienveillantes, ces pauvres gens
nous offrent du lait que nous payons de quelques caroubes, à la
grande satisfaction des femmes et des enfants.
El-Biada est un point fort intéressant sous bien des
rapports. L’observation que nous y faisons au baromètre Fortin
nous permet d’attribuer au point culminant de cette forteresse,
maîtresse absolue du passage, une altitude de 780 mètres. A partir
de ce point, le chemin des plus scabreux que nous suivons côtoie
le flanc nord-est du Djebel Sened. La vue embrasse toute la plaine
du Tahla et s’étend au sud jusqu’au Chott El-Fedjedj, au delà
des sommets du Djebel Berd et des montagnes qui bordent le chott au
nord. Quoique dépourvue de grands arbres, la montagne est boisée et
la végétation, variée et entièrement monticole, rappelle beaucoup
celle des montagnes relativement basses du cap Bon, en y ajoutant
quelques espèces d’un caractère plus méridional.
Sur le Djebel Sened, qui succède immédiatement au pic d’El-Biada,
la flore s’enrichit encore ; nous en donnerons une liste assez
étendue en y joignant les plantes récoltées autour du Bled Sened :
Matthiola parviflora R. Br.
Alyssum Granatense Boiss. et Reut.
Cistus Clusii Dun.
Helianthemum lavandulæfolium DC.
Fumana viscida Spach.
Reseda Duriæana J. Gay.
—— lutea L.
—— alba L.
Gypsophila compressa Desf.
Silene muscipula L.
Dianthus _sp._
Malva parviflora L.
Ononis ornithopodioides L.
—— Sicula L.
Anthyllis Numidica Coss. et DR.
Astragalus tenuifolius Desf.
—— cruciatus Link.
Erinacea pungens Boiss.
Genista cinerea DC.
Trigonella Monspeliaca L.
Ebenus pinnata Desf.
Herniaria fruticosa L.
Paronychia nivea DC.
Rhodalsine procumbens J. Gay.
Hippomarathrum pterochlænum Boiss. ?
Galium petræum Coss. et DR.
—— setaceum Lmk.
Callipeltis Cucullaria Stev.
Anacyclus clavatus Pers.
Micropus bombycinus Lag.
Centaurea Melitensis L.
—— pubescens Willd, nouveau pour la Tunisie.
Atractylis cancellata L.
Calendula arvensis L.
—— stellata Cav. _var._ hymenocarpa Coss.
Campanula Atlantica Coss. et DR.
Campanula Erinus L.
Echinospermum Vahlianum Lehm.
Orobanche cernua Lœfl.
Celsia laciniata Poir.
Teucrium Pseudochamæpitys L.
—— ramosissimum Desf.
Sideritis montana L.
Ajuga Iva Schreb.
Thymus Algeriensis Boiss. et Reut.
Plantago albicans L.
—— Psyllium L.
Thymelæa nitida Endl. _var._
Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
—— falcata L.
Andrachne telephioides L.
Juniperus Phœnicea L.
Du Ksar Ceket au Bled Sened la faune entomologique se montre
sensiblement la même qu’au col des Aïeïcha ; on y trouve
cependant, sur le _Juniperus Phœnicea_, un Charançon des montagnes
sahariennes, le _Sitropus Phœniceus_. Au Bled Sened, M. Valéry
Mayet prend, sur les _Thapsia Garganica_, l’_Agapanthia irrorata_,
longicorne qui vit habituellement sur les Carduacées.
Comme sur la majeure partie des crêtes de ce puissant massif, qui
s’élève majestueusement entre la Sebkha Naïl et la plaine de la
Madjoura, la roche est généralement siliceuse ou dolomitique, par
désagrégation elle a formé les sables qui, mêlés aux détritus
de gypse et à l’argile, constituent le terrain argilo-sableux des
plaines désertiques voisines.
Une descente rapide, et, sur certains points, des plus dangereuses,
nous amène dans la vallée au fond de laquelle se trouve le village
de Sened ; nous y arrivons à cinq heures du soir et y sommes
l’objet d’une réception des plus empressées de la part du
cheïkh. Nous ignorons encore que Sened est le pays du maraudeur,
qui, quelques jours avant, a payé de sa vie sa participation
à l’audacieuse agression de l’Oued Eddedj. Malgré nos
recommandations réitérées, nous ne pouvons nous soustraire à
une diffa complète et, ce qui est plus gênant, aux assiduités du
chef du village, qui nous amène son fils et reste sous notre tente
jusqu’à une heure avancée. Un vent violent et froid qui continue
à souffler pendant une partie de la nuit, après nous avoir créé
de sérieuses difficultés pour l’installation de nos tentes,
nous oblige à les amarrer solidement aux arbres voisins ; grâce
à cette précaution, nous sommes préservés de tout accident, et
le lendemain matin, 2 mai, nous pouvons contempler à notre aise le
curieux panorama du village dont les maisons, échelonnées sur le
flanc de la montagne, sont entremêlées de cavernes creusées dans
une roche dolomitique sablonneuse ; une vieille tour en ruine, que
nous ne manquons pas d’aller visiter, domine le tout. Ces grottes,
véritables habitations troglodytes, sont des plus curieuses dans
leur disposition ; quelques-unes communiquent entre elles de bas
en haut. Elles servent actuellement de greniers aux habitants,
dont beaucoup se livrent avec succès à l’apiculture. Comme la
plupart des villages que l’on rencontre dans le Sud de la Tunisie,
Sened recèle des vestiges de l’occupation romaine : des travaux
de captation de sources, des barrages et de nombreux murs, rasés à
quelques pieds au-dessus du sol, dénotent un centre de population
important, ce que l’on comprend facilement en voyant le cours
d’eau qui coule dans cette vallée fertile. Les indigènes nous
indiquent qu’il existe, en amont, des ruines plus considérables,
mais le temps nous manque pour vérifier le fait, et, vers midi,
nous nous hâtons de rejoindre le gros de la troupe déjà en route
pour Aïn Segoufta que nous voulons visiter avant de gagner Gafsa.
Un large chemin, très frayé, mais fort dangereux pour les cavaliers,
en raison des roches tabulaires glissantes dont il est parsemé, semble
avoir été l’ancienne voie romaine conduisant aux grandes villes
dont les vestiges sont si nombreux dans la plaine de Madjoura. Nous
le suivons assez longtemps après être sortis du défilé étroit
et jadis fortifié qui, de ce côté, masque la vue du Bled Sened,
puis nous entrons dans la plaine désertique, franchissant de temps à
autre les lits desséchés des oueds qui descendent des gorges de la
montagne. Ce pays est très giboyeux, comme toutes les parties de la
Tunisie où n’ont pas pénétré les troupes du corps d’occupation.
Vers trois heures, nous abordons le ravin d’Aïn Segoufta, où nous
trouvons bientôt notre camp dressé sur une plate-forme dominant un
torrent qui s’est creusé un lit profond dans des sables argileux
d’une grande épaisseur. Sans perdre de temps, je me mets en devoir
de gravir la montagne couverte de broussailles qui s’élève
à droite du campement ; quelques bonnes espèces de plantes, non
rencontrées jusque-là en état de floraison, ne tardent pas à
me récompenser d’une pénible ascension ; puis, franchissant la
crête dentelée qui couronne la montagne, je descends par le versant
opposé jusqu’au fond de la vallée où se trouvent les diverses
sources d’Aïn Segoufta. Une luxuriante végétation, composée
en grande partie de _Phillyrea_, de Lentisques, de vieux Oliviers,
de _Rhus oxyacanthoides_ et de gigantesques Lauriers-Rose en pleine
floraison, cache au regard un mince filet d’eau et fait du fond de
cette fraîche vallée un site enchanteur animé par une nombreuse
colonie de Pigeons, de Tourterelles et de Perdrix Gambra. Mais la
nuit s’approche et je dois regagner le camp dont mes deux compagnons
avaient de leur côté soigneusement exploré les abords.
La flore des environs d’Aïn Segoufta, bien que riche, est
sensiblement la même que celle du Djebel Sened. Nous avons déjà
signalé, dans le ravin d’où sortent les sources, l’abondance
du Laurier-Rose (_Nerium Oleander_) qui s’y mêle à de nombreux
Oliviers très vieux et à des Amandiers, restes probables des
anciennes cultures de l’époque romaine, ainsi que le feraient
supposer les ruines d’antiques moulins à huile que nous
rencontrerons le lendemain plus bas dans la plaine.
Citons parmi les plantes récoltées à cette station :
Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
Helianthemum Kahiricum Delile.
Dianthus _sp._, le même qu’au Djebel Sened.
Rhamnus oleoides L.
Gymnocarpus decandrus Forsk.
Carum Mauritanicum Boiss. et Reut.
Scabiosa maritima L.
Helichrysum Fontanesii Camb.
Amberboa crupinoides DC.
Centaurea pubescens Willd.
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
Linaria rubrifolia Rob. et Cast.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Sideritis incana L.
Le Lièvre d’Égypte paraît abonder dans ces parages, ainsi que
la Gazelle. Les oiseaux se montrent nombreux, sans doute à cause du
voisinage des eaux douces qui attirent en grand nombre les Pigeons
et les Tourterelles. Nous y observons aussi le Rollier vulgaire,
les Guêpiers, plusieurs Traquets, de nombreuses Perdrix Gambra
et la Huppe. Les reptiles ne nous offrent d’intéressant qu’un
Caméléon pris sur un Retam (_Retama Rætam_). Parmi les insectes,
on doit noter plusieurs espèces d’_Anthicus_ indéterminées,
prises sur les Jujubiers sauvages (_Zizyphus Lotus_), qui viennent
s’ajouter aux espèces récoltées dans les stations précédentes.
Nous avons déjà fait remarquer combien peuvent être trompeurs
les renseignements fournis à l’avance sur la qualité des eaux de
ce pays : au Ksar El-Ahmar, les puits réputés comme mauvais nous
avaient fourni une eau de très bonne qualité ; ici c’est tout
le contraire, et tandis qu’en 1874 nous nous étions délectés
avec une eau excellente provenant d’Aïn Segoufta, cette année
nous la trouvons sensiblement salée, à quelque endroit qu’on la
puise. Ce renversement dans la qualité des eaux tient évidemment
à la plus ou moins grande abondance des pluies. En effet, si
l’on considère que les puits de la plaine sont alimentés par
des eaux d’infiltration traversant de puissantes couches de sable
ou d’argile, on comprendra que, par des années très pluvieuses,
le débit étant considérablement augmenté, l’eau en devienne
meilleure, tandis que pour les années de sécheresse, l’eau,
n’étant pas suffisamment renouvelée, devient croupissante et de
mauvais goût. Au contraire, pour les sources et les cours d’eau
dus à l’écoulement des eaux à la surface du sol ou à travers les
couches rocheuses qui renferment du sulfate de chaux et du sel en assez
grande quantité, plus il pleut, plus il y a dissolution des sels et,
conséquemment, plus grande est la salure des eaux des sources et
des ruisseaux qu’alimentent les égouts de ces couches rocheuses.
Les productions naturelles ne sont pas le seul côté intéressant
d’Aïn Segoufta et particulièrement du point où nous sommes
campés. L’archéologue trouve à y faire ample moisson des silex
taillés dont le sol est jonché sur les monticules qui dominent le lit
du torrent. C’est une station préhistorique des plus importantes,
probablement même y a-t-il existé une réunion d’ateliers à
l’époque de la pierre taillée. Toutefois nous devons constater
que si les couteaux, grattoirs et pointes y sont en quantité
considérable, les gros instruments y font presque entièrement
défaut. Peut-être aussi faudrait-il chercher ces derniers dans
des endroits qu’un séjour plus prolongé nous aurait permis de
découvrir.
Nous quittons Aïn Segoufta le 3 mai, à neuf heures, après avoir
essuyé, vers deux heures du matin, un violent coup de vent, fait qui,
du reste, s’est produit presque chaque nuit depuis que nous avons
quitté Sfax. Nous prenons tout d’abord la direction de l’ouest
afin de rejoindre la route de l’Oued Leben à Gafsa, route que nous
avions abandonnée quelques jours avant en partant du Ksar El-Ahmar. A
quelque distance de notre point de départ, une série de ruines
attirent notre attention ; ce sont des plates-formes circulaires
dans lesquelles nous n’avons pas de peine à reconnaître les
restes d’anciens moulins à huile. Ce pays, actuellement presque
entièrement dépourvu de végétation arborescente, a donc été
jadis cultivé et complanté de nombreux Oliviers ; de cet état
prospère il ne reste plus aujourd’hui que quelques rares Oliviers
éparpillés à de grandes distances et les vestiges de villes dont
l’importance des ruines dénote l’ancienne opulence. Les seuls
habitants humains de ces vastes solitudes sont maintenant les tribus
nomades dont nous rencontrons les douars sur notre parcours, douars
qui changent de place dès que les troupeaux ont épuisé l’herbe
des alentours. Notre passage inattendu ne manque jamais de mettre
ces campements en grande agitation, surtout la population féminine,
désireuse, sinon de se faire voir, du moins de contempler, d’aussi
près que le lui permettent ses seigneurs et maîtres, les hommes
blancs et leurs costumes. Ici, comme partout, nous ne pouvons nous
éloigner sans avoir visité quelques malades et distribué un certain
nombre de caroubes aux enfants et même aux femmes.
Dans l’un de ces douars, nous ramassons le cadavre d’une
Vipère-à-cornes (_Cerastes Ægyptius_) tuée par les indigènes peu
d’heures avant notre passage ; c’est le premier individu que nous
avons rencontré jusqu’ici de ce reptile non moins redoutable que
hideux, commun pourtant dans la contrée.
Après neuf heures d’une marche monotone et fatigante dans
l’interminable plaine de la Madjoura, nous atteignons enfin vers
six heures du soir les puits d’Oglet Mohamed, près desquels nous
campons au milieu d’innombrables débris de poteries, de mosaïques
et de constructions presque entièrement recouvertes par le sable. La
disposition de loges dont on voit encore le sol bétonné et auxquelles
semblent aboutir des conduites d’eau peut faire supposer un ancien
établissement balnéaire, opinion que j’ai déjà émise à mon
retour de Gafsa en 1874 ; peut-être aussi ne sont-ce que les vestiges
d’un caravansérail détruit, qui s’élevait autour des puits.
Cette portion du pays, entièrement désertique, ne fournit
que la plupart des plantes déjà récoltées dans les terrains
analogues. Nous remarquons cependant que les _Anabasis_, le _Thymelæa
microphylla_ ainsi que l’_Anarrhinum brevifolium_ deviennent de plus
en plus abondants et forment le fond de la broussaille basse. Nous y
avons aussi observé les plantes suivantes : _Sisymbrium torulosum_,
_Erodium cicutarium_, _Chamomilla aurea_, _Francœuria laciniata_,
_Onopordon ambiguum_, _Centaurea contracta_, _Linaria laxiflora_,
_Teucrium campanulatum_, etc.
La faune entomologique est la même que celle du Ksar El-Ahmar. Le
_Julodis Onopordi_ var. _Setifensis_ se trouve partout et le _Pimelia
coronata_ est pris à Oglet Mohamed dans un trou de Gerboise, ainsi
que le _Calosoma Olivieri_.
De bonne heure, le 4 mai, nous nous remettons en route pour Gafsa. A
la plaine unie succède bientôt un terrain accidenté de collines
dont l’élévation augmente à mesure que nous avançons.
La flore présente un caractère tout à fait saharien : le _Thymelæa
microphylla_ continue à abonder au milieu d’innombrables touffes
d’_Anabasis_. Les buissons sont couverts de nuées de Papillons
(_Vanessa Cardui_) fraîchement éclos et qui ont couvert le sol de
taches de la liqueur rouge qu’exsudent leurs chrysalides. Assez
longtemps, quelques Vautours (_Vultur fulvus_, _V. Kolbii_ ou
_V. auricularis_) volent circulairement à peu d’élévation
au-dessus de nos têtes, ne nous abandonnant qu’aux abords immédiats
de la ville. Enfin, vers une heure du soir, nous franchissons les
berges de l’Oued Baïech, réduit en cet endroit aux proportions
d’un ruisseau qui serpente au milieu d’un lit de sable d’environ
400 mètres de largeur. Les premiers Dattiers se montrent, sur la rive
droite de l’oued, dans quelques jardins éloignés de l’oasis,
dont les murs et les maisons de la ville nous cachent la plus grande
étendue, et ce n’est pas sans une vive satisfaction qu’après
dix-huit jours de la vie sous la tente, nous entendons les joyeuses
sonneries des clairons ; cela nous promet quelques jours de repos, sans
avoir à lever le camp chaque matin pour le dresser de nouveau le soir.
Pénétrant d’abord dans la ville jusqu’à la place des souks,
vieille connaissance de dix ans, nous nous faisons indiquer le
campement du 122e, le commandant d’Amboix nous ayant fait promettre,
pendant la traversée de Tunis à Sfax, que nous nous adresserions
à lui à notre arrivée à Gafsa. Sur son ordre, nos tentes sont
installées dans un emplacement convenable ; puis nous nous hâtons
de faire notre visite au colonel d’Orcet, commandant supérieur,
dont nous n’oublierons jamais le cordial et obligeant accueil. Sur
les indications que nous donne cet officier distingué, qui connaît
bien le pays, nous pouvons combiner un itinéraire pour la suite de
notre voyage, de façon à parcourir la plus grande étendue de la
contrée tout en évitant beaucoup de contremarches. C’est avec le
colonel que nous faisons aussi une première excursion dans l’oasis,
dont l’aspect grandiose avait laissé dans mes souvenirs de 1874
une impression si profonde.
Assise sur une nappe d’eau importante, véritable fleuve souterrain
qui s’échappe avec abondance par de nombreux orifices, les uns
naturels, les autres pratiqués de main d’homme, l’oasis est
irriguée dans tous les sens par une foule de rigoles (saguias) qui
transforment son sol argilo-sableux en de magnifiques jardins où
croissent avec vigueur, à l’ombre de grands Dattiers, presque tous
les arbres fruitiers et les légumes d’Europe. Le Figuier, la Vigne,
le Pommier, le Poirier, l’Amandier, le Cognassier, le Pêcher et
surtout l’Abricotier y acquièrent parfois des dimensions inconnues
dans nos cultures. Les Grenadiers aux fleurs rouges, les Lauriers-Rose,
les Orangers et les Citronniers se mêlent au feuillage sombre des
vieux Oliviers qui dans certaines parties occupent presque entièrement
un terrain soigneusement fertilisé à l’aide des immondices de la
ville. Cependant l’étendue de la surface cultivée m’ayant paru
sensiblement moindre qu’en 1874, surtout du côté des rives de
l’Oued Baïech, le colonel nous donne l’explication de ce fait en
nous montrant l’envahissement de l’oasis par les sables mouvants,
envahissement que le général Philebert a tenté d’enrayer par la
construction d’une grande digue intelligemment orientée.
De retour en ville, nous visitons la piscine du Dar-el-Bey, édifice
de construction en partie romaine, transformé actuellement en hôpital
militaire. Nous profitons de la permission qui nous en a été donnée
pour nous plonger dans les eaux tièdes (31° cent.) et transparentes
de la belle source si intelligemment utilisée par les vainqueurs de
Jugurtha. Le nombre des poissons (_Chromis Desfontainei_) qui nagent
autour de nous me paraît être beaucoup plus grand qu’en 1874,
mais les Couleuvres (_Tropidonotus viperinus_), qui peuplaient la
piscine à cette date ont disparu. Nous visitons également d’autres
thermes voûtés, ainsi que d’importants restes de monuments enclos
dans les habitations délabrées et malpropres des indigènes ;
je retrouve encore, dans le mur de la seconde piscine, la fameuse
pierre portant l’inscription de Capsa. La ville foisonne du reste,
de débris d’inscriptions et de monuments curieux, que nous examinons
avec intérêt, mais qu’il serait superflu de décrire après les
importants travaux épigraphiques de notre savant devancier Guérin,
lequel a consacré à Gafsa un chapitre très détaillé de son voyage
publié sous les auspices du duc de Luynes.
La nuit suivante, un violent ouragan de l’ouest menace d’enlever
nos tentes et couvre tous nos ustensiles, nos bagages et nous-mêmes
d’une épaisse couche de fine poussière dont il est impossible de
se garantir.
La journée du 6 mai se signale par une chaleur suffocante qui cause à
tous un malaise général et m’occasionne une violente indisposition ;
dans ce climat extrême et dans un milieu sérieusement atteint par
la fièvre typhoïde, le repos est commandé par la simple prudence ;
vers le soir cependant, je me hasarde à faire une visite au cercle
des officiers où nous pouvons examiner à notre aise plusieurs
animaux indigènes vivants, des Aigles, des Gazelles, et notamment
un Cerf provenant des environs de Tebessa ; ce curieux ruminant se
rapproche beaucoup de la variété _Elaphus Corsicanus_ qui vit dans
les grands maquis de la côte orientale de Corse. Quelques Poiriers
cultivés excitent aussi notre étonnement par leur développement ;
certains atteignent, à un mètre du sol, 2m,45 de circonférence.
Le 7 mai nous complétons notre visite de la veille par celle que
nous faisons à l’installation fort bien comprise de la station
météorologique de l’hôpital militaire ; nous en profitons
pour vérifier les instruments (baromètre Fortin, psychromètre,
thermomètres minima et maxima, sous abri) dont nous constatons
l’exactitude aussi satisfaisante que la régularité des
observations. Ce n’est pas avec moins de satisfaction que nous
voyons la plupart des officiers attachés à l’hôpital et à
la pharmacie ne négliger aucune occasion de recueillir les sujets
curieux qu’ils rencontrent, ainsi que nous le prouve une série de
reptiles qui ne laisse pas que de nous intéresser vivement.
Vers une heure de l’après-midi, un orage éclate accompagné
d’un violent coup de vent d’ouest, et, chose rare en ce pays
et à cette époque de l’année, une pluie bienfaisante tombe
pendant toute la soirée et une partie de la nuit. De suffocante
qu’elle était le matin, la température devient froide ; nous sommes
forcés d’endosser nos paletots d’hiver et, pendant la nuit, sous
l’influence d’un vent violent et glacé qui accompagne la pluie,
nous avons peine à nous réchauffer sous notre tente.
OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES ENTRE SFAX ET GAFSA,
du 17 avril au 4 mai 1884.
* * * * *
BIR KHLIFA, près du puits, 17 avril, 6h 30 soir.
Baromètre holostérique no 2 746mm,0
Baromètre Fortin 745mm,4
Thermomètre du baromètre + 16°,5
Thermomètre frondé + 17°,5
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Couvert (7).
BIR KHLIFA, près du puits, 18 avril, 7 heures matin.
Baromètre holostérique no 2, réglé 750mm,4
Baromètre Fortin 750mm,4
Thermomètre du baromètre + 16°,5
Thermomètre frondé + 15°,5
Thermomètre minima de la nuit + 10°,5
Température du puits de 9 mètres de profondeur + 17°,5
Vent. — Nord frais (3).
État du ciel. — Beau nuageux (5). — Fracto-cumulus.
OUED BATEHA, 18 avril, 6h 30 soir.
Baromètre holostérique no 2 748mm,5
Baromètre Fortin 749mm,0
Thermomètre du baromètre + 18°,5
Thermomètre frondé + 19°,0
Thermomètre maxima de la journée + 29°,0
Vent. — Sud-ouest modéré (4).
État du ciel. — Très beau (9), quelques cumulus à l’horizon
Nord.
OUED BATEHA, 19 avril, 6 heures matin.
Thermomètre minima de la nuit + 5°,3
Thermomètre frondé à 6h matin + 6°,5
État du ciel. — Beau nuageux (4).
OUED BATEHA, 19 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 753mm,3
Baromètre Fortin 753mm,9
Thermomètre du baromètre + 22°,0
Thermomètre frondé + 19°,8
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Beau (2), quelques str.-cum.
BIR ARRACH, 20 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 748mm,9
Baromètre Fortin 748mm,9
Thermomètre du baromètre + 20°,0
Thermomètre frondé + 18°,0
Minima de la nuit + 11°,3
Vent. — Nord faible (2).
État du ciel. — Très beau (1), brumeux à l’horizon Sud.
Température de l’eau du puits à 29m de profondeur + 21°,0
BIR ALI-BEN-HALIFA, 20 avril, 1 heure soir.
Baromètre Fortin 748mm,6
Thermomètre du baromètre + 23°,7
Thermomètre frondé + 24°,0
Vent. — Sud faible (2).
État du ciel. — Beau (2), quelques fracto-cumulus et stratus
au Nord.
Température de l’eau du puits à 55m de profondeur + 22°,0
EL-AÏA, 21 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 751mm,5
Baromètre Fortin 751mm,7
Thermomètre du baromètre + 21°,0
Thermomètre frondé + 19°,5
Minima de la nuit + 5°,3
Vent. — Sud-sud-est modéré (3).
État du ciel. — Nuageux (6), cumulus. Forte rosée.
OUED LEBEN, rive gauche, en face du camp retranché, 22 avril,
8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 742mm,0
Baromètre Fortin 740mm,6
Thermomètre du baromètre + 19°,0
Thermomètre frondé + 18°,5
Minima de la nuit + 9°,4
Vent. — Nul.
État du ciel. — Couvert (9), velum.
De 1h à 5h du soir violent coup de siroco.
OUED LEBEN, 23 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 743mm,1
Baromètre Fortin 742mm,4
Thermomètre du baromètre + 21°,0
Thermomètre frondé + 19°,3
Minima de la nuit + 10°,3
Vent. — Nul.
État du ciel. — Beau (1) brumeux.
KSAR EL-AHMAR, 24 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 738mm,2
Baromètre Fortin 737mm,1
Thermomètre du baromètre + 23°,5
Thermomètre frondé + 19°,0
Minima de la nuit + 10°,3
Vent. — Est-sud-est faible (2).
État du ciel. — Beau (2), stratus à l’Est.
OUED EDDEDJ, 25 avril, 8h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 740mm,0
Baromètre Fortin 738mm,0
Thermomètre du baromètre + 23°,0
Thermomètre frondé + 18°,0
Vent. — Nord-est faible (2).
État du ciel. — Très beau (2), quelques stratus.
----
Il avait fait un violent coup de vent dans la nuit, de 11 heures
du soir à 6 heures du matin. — Quelques gouttes de pluie à 6
heures du matin.
BOU-HEDMA, 26 avril, midi.
Baromètre holostérique no 2 744mm,0
Baromètre Fortin 746mm,4
Thermomètre du baromètre + 26°,0
Thermomètre frondé + 23°,2
Minima de la nuit + 14°,3
Maxima de la journée + 26°,4
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Beau (2), quelques strato-cirrus.
BOU-HEDMA, 27 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 744mm,2
Baromètre Fortin 744mm,5
Thermomètre du baromètre + 15°,6
Thermomètre frondé + 13°,0
Minima de la nuit + 12°,0
Maxima de la journée + 13°,0
Vent. — Nord-nord-est fort (5).
État du ciel. — Couvert (10), nimbus. — Grande pluie.
----
Pendant la nuit il avait fait un violent ouragan accompagné de
forte pluie. La pluie ne cesse pas de la journée et devient presque
torrentielle jusqu’à 1 heure du matin, avec un vent impétueux à
partir de 3 heures du soir.
BOU-HEDMA, 28 avril, 8h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 749mm,2
Baromètre Fortin 749mm,4
Thermomètre du baromètre + 18°,5
Thermomètre frondé + 17°,5
Minima observé à 6 heures du matin + 11°,0
Vent. — Sud-sud-ouest modéré (3), soufflant par rafales.
État du ciel. — Nuageux (4), fracto-cumulus.
Campement dans la plaine du TAHLA, 29 avril, 8 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 752mm,4
Baromètre Fortin 752mm,9
Thermomètre du baromètre + 21°,0
Thermomètre frondé + 16°,4
Minima de la nuit + 4°,6
Vent. — Nul.
État du ciel. — Beau (3), stratus au Sud et à l’horizon Nord.
EL-AÏEÏCHA, tente-baraque du poste, 29 avril, 5 heures soir.
Baromètre holostérique no 2 708mm,0
Baromètre Fortin 710mm,3
Thermomètre du baromètre + 20°,0
Baromètre Fortin du poste (Salleron no 756) 703mm,5
Thermomètre + 17°,5
Thermomètre frondé + 17°,5
Le baromètre du poste a dû perdre du mercure dans le transport.
EL-AÏEÏCHA, 30 avril, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 710mm,0
Baromètre Fortin 710mm,3
Baromètre Fortin du poste 702mm,4
Thermomètre + 15°,7
Thermomètre du baromètre + 15°,8
Thermomètre frondé + 14°,2
Minima de la nuit + 9°,5
Vent. — Nul.
État du ciel. — Nuageux (4), fracto-cumulus.
KSAR CEKET, 1er mai, 8 heures matin.
Baromètre holostérique 718mm,2
Baromètre Fortin 718mm,5
Thermomètre du baromètre + 13°,8
Thermomètre frondé + 12°,2
Thermomètre frondé à 5h 30 matin + 8°,5
Vent. — Nord modéré (3) frais.
État du ciel. — Beau (2), cumulus à l’Est.
Pic d’EL-BIADA, 1er mai, 3 heures soir.
Baromètre Fortin 689mm,7
Thermomètre frondé + 17°,5
Vent. — Ouest assez fort (4).
État du ciel. — Nuageux (6), strato-cumulus.
BLED SENED, 2 mai, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 717mm,2
Baromètre Fortin 717mm,9
Thermomètre du baromètre + 21°,3
Thermomètre frondé + 15°,5
Minima de la nuit + 9°,0
Vent. — Nord-est faible (2).
État du ciel. — Beau (2), quelques stratus.
Il avait fait un vent violent toute la nuit.
AÏN SEGOUFTA, 3 mai, 9 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 724mm,5
Baromètre Fortin 725mm,1
Thermomètre du baromètre + 22°,5
Thermomètre frondé + 19°,5
Minima de la nuit + 11°,0
Vent. — Sud faible (2).
État du ciel. — Très beau (0).
Il a fait un coup de vent vers 2h du matin.
OGLET MOHAMED, 4 mai, 9 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 736mm,9
Baromètre Fortin 738mm,9
Thermomètre du baromètre + 26°,0
Thermomètre frondé + 19°,0
Vent. — Ouest modéré (3).
État du ciel. — Beau (1) brumeux.
=IV=
=Voyage à Tozzer et retour à Gafsa.=
Dès le jour de notre arrivée à Gafsa nous avions combiné
l’itinéraire d’une course rapide à Tozzer, indispensable pour
l’étude comparative de l’ensemble de la flore et de la faune de
la contrée située au nord des chotts El-Fedjedj et El-Djerid. La
question de la création d’une mer intérieure devant remplacer les
grands chotts, question encore à l’ordre du jour, et le désir de
nous rendre compte par nous-mêmes des avantages ou des inconvénients
qui pourraient en résulter pour le pays, n’étaient pas non plus
étrangers au projet que nous avions formé. Nous profitons donc
du départ d’un convoi militaire commandé par un officier des
compagnies mixtes, heureux hasard qui nous offre une occasion trop
favorable pour que nous ne nous empressions pas de la mettre à
profit. Nous n’avons qu’à nous louer de cette détermination,
car nous trouvons dans le lieutenant Legouahec, non seulement un
guide expérimenté, mais encore le plus aimable compagnon de route.
Le 8 mai, à cinq heures du matin, nous partons, laissant à la garde
du brigadier de notre escorte la plus grande partie de nos effets
de campement, n’emmenant avec nous que deux hommes du train, nos
deux spahis, nos montures personnelles et tout juste le nombre de
mules nécessaire au transport d’un bagage très restreint. Après
avoir traversé une partie de l’oasis entièrement complantée
d’Oliviers, nous entrons dans un vaste désert de sable couvert de
broussailles basses parmi lesquelles dominent toujours les _Anabasis_
que nous avions déjà observés dans la plaine de la Madjoura. Nous
avons à droite une longue chaîne de hauteurs désignée sous le nom
de Djebel Metlouna, laquelle, se prolongeant à l’ouest, paraît
aller rejoindre, au sud de l’Algérie, le grand massif des montagnes
de l’Aurès. Des pentes dénudées de cette chaîne descendent
quelques oueds dont les eaux à cours interrompu se réunissent à
celles de l’Oued Baïech pour se perdre en grande partie dans les
sables, avant d’atteindre les marais qui bordent le Chott El-Gharsa.
Un ciel légèrement nuageux et un vent que la pluie abondante de
la nuit dernière a rendu très frais favorisent notre marche ; le
sol est émaillé de fleurs, le désert charmant, le trajet facile
et agréable ; aussi, vers neuf heures du matin, nous avons rejoint
sans fatigue le convoi militaire parti près de deux heures plus tôt
que nous, et, avant midi, nous atteignons le petit bordj construit par
les Français sur les bords de l’Oued Gourbata, affluent de l’Oued
Baïech. C’est là que nous devons faire halte jusqu’au lendemain
matin. Deux petites chambres nous offrent un abri suffisamment commode,
où nous nous empressons de dresser nos lits de camp. Le reste de la
journée est fructueusement employé à explorer des terrains argileux
sillonnés de coupures profondes dues à l’écoulement rapide des
eaux de pluies torrentielles, et à parcourir les dunes de sable
avoisinant le lit de l’oued qui est bordé de nombreux _Tamarix_,
seule végétation presque arborescente de cette localité.
Le pays est giboyeux ; le Lièvre y est assez abondant ainsi que
la Perdrix, et l’Outarde Hubara s’y montre fréquemment. On y
rencontre de nombreux terriers de Gerboises ; une foule de petits
oiseaux, appartenant aux genres Alouette, Traquet et Becfin,
s’agitent au milieu des broussailles qui servent d’abri à de
nombreux reptiles et à d’innombrables insectes. Cette station
serait des plus agréables si l’eau y était meilleure et si nous
n’avions à subir un violent coup de siroco.
Le 9, dès six heures du matin, nous avons quitté Gourbata et nous
cheminons toujours à travers une plaine fleurie. Le _Limoniastrum
Guyonianum_, l’_Echiochilon fruticosum_, diverses espèces de
_Silene_, de nombreux _Helianthemum_, le _Moricandia suffruticosa_
et une foule d’autres jolies plantes émaillent la plaine des
couleurs variées de leurs fleurs. Le curieux _Calligonum comosum_
se montre à nous pour la première fois. Comme nous traversons un
pays où abondent les Vipères-à-cornes (_Cerastes Ægyptius_),
les ordres sont donnés en vue de leur recherche, mais, malgré une
chasse active, on ne parvient à s’en procurer qu’un très petit
nombre, par suite de la fraîcheur relative de la température. En
revanche, nous recueillons quelques silex taillés, épars dans les
endroits pierreux. A midi et demie, nous nous rapprochons du lit de
l’oued que nous franchissons après avoir cherché le passage le
moins dangereux, et nous faisons halte au Bordj Gouifla, où nous
devons passer la nuit, non plus comme la veille, dans des chambrettes
closes, mais bien sous deux petits hangars ouverts, où nous avons
à subir les piqûres des moustiques et des puces.
Les environs du petit bordj de Gouifla sont relativement boisés,
grâce à de hauts et vigoureux _Tamarix_ que nous fouillons
scrupuleusement durant tout l’après-midi. L’oued, par suite des
grandes pluies des jours précédents, débite en ce moment une assez
abondante quantité d’eau qui tombe en petites cascades d’une
grande limpidité sur les roches gypseuses qui forment son lit ;
malheureusement cette eau appétissante est rendue impotable par
un degré de salure et une amertume trop prononcés. Sur certains
points de l’oued existent de grandes flaques d’eau, restes
de la récente crue, et dans ces réservoirs se montrent quelques
poissons dont malheureusement nous ne pouvons pas faire la capture,
les sables d’alentour étant imbibés à tel point que l’on s’y
enfonce immédiatement en y posant le pied ; j’en fais moi-même
la périlleuse expérience, et, sans l’aide de mes compagnons,
nul doute que je n’eusse été dans l’impossibilité de me tirer
de l’une de ces fondrières. Après cet incident, nous continuons
notre exploration des environs, qui nous paraissent moins giboyeux
et moins riches en insectes que ceux de Gourbata, mais plus peuplés
encore de Gerboises. Rentrés au bordj, nous y trouvons nos hommes
en train de procéder à la grillade d’un mouton entier (_mechoui_)
qui constitue notre repas du soir, après lequel nous disputons notre
sommeil aux attaques réitérées des moustiques.
Les plantes les plus intéressantes observées dans les deux étapes
de Gourbata et de Gouifla sont les suivantes :
Delphinium pubescens DC. _var._ dissitiflorum (Gourbata).
Sisymbrium coronopifolium Desf. _var._ ceratophyllum (Gouifla).
Ammosperma cinereum Hook.
Lonchophora Capiomontiana DR. (Gouifla).
Moricandia suffruticosa Coss. et DR. (Gouifla).
Malcolmia Ægyptiaca Spr. _var._ longisiliqua (Gouifla).
Reseda neglecta Muell. Arg. (Gouifla).
—— Arabica Boiss. (Gouifla).
Silene villosa Forsk. _var._ micropetala (Gouifla), nouveau pour
la Tunisie.
Dianthus serrulatus Desf. _var._ grandiflorus (Gouifla).
Erodium glaucophyllum Ait. (Gouifla).
Fagonia glutinosa Delile (Gouifla).
Astragalus Gyzensis Delile (A. Hauarensis Boiss.) (Gouifla),
nouveau pour la Tunisie.
—— corrugatus Bert. _var._ tenuirugis (Gouifla).
Hippocrepis bicontorta Lois. (Gouifla).
Hedysarum carnosum Desf. (Gouifla et Gourbata).
Tamarix pauciovulata J. Gay (Gouifla), nouveau pour la Tunisie.
Polycarpæa fragilis Delile (Gouifla), nouveau pour la Tunisie.
Pteranthus echinatus Desf. (Gourbata).
Reaumuria vermiculata L. (Gourbata).
Daucus pubescens Koch (Gouifla).
Scabiosa arenaria Forsk. (Gouifla).
Nolletia chrysocomoides Cass. (Gouifla).
Pyrethrum trifurcatum Willd. (Gouifla).
Chlamydophora pubescens Coss. et DR. (Gouifla).
Tanacetum cinereum DC. (Gouifla), nouveau pour la Tunisie.
Centaurea furfuracea Coss. et DR. (Gouifla).
—— omphalodes Coss. et DR. (Gouifla), nouveau pour la Tunisie.
Lithospermum callosum Vahl (Gouifla).
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral. (Gourbata), spécial à
la Tunisie.
Plantago ciliata Desf. (Gouifla).
Calligonum comosum L’Hérit. (Gouifla).
Euphorbia cornuta Pers. (Gouifla).
Asphodelus pendulinus Coss. et DR. (Gouifla).
—— viscidulus Boiss. (Gourbata).
Cyperus conglomeratus Rottb. (Gourbata).
Carex extensa Good. (Gouifla).
Panicum turgidum Forsk. (Gouifla) [Égypte, Chypre, Palestine,
Arabie pétrée, Perse], découvert dans le Sahara algérien par le Dr
Reboud, dans la vallée de l’Oued El-Arab ; nouveau pour la Tunisie.
Danthonia Forskalii Trin. (Gouifla).
La Vipère-à-cornes (_Cerastes Ægyptius_) abonde dans ce pays
désertique. A Gourbata, outre les reptiles précédemment rencontrés,
nous avons pris le _Periops parallelus_, Couleuvre commune en Égypte,
mais nouvelle pour la Tunisie.
Les insectes appartiennent aux espèces déjà récoltées dans les
parties désertiques que nous avons explorées.
Les Outardes (_Otis Hubara_) sont abondantes, ainsi que plusieurs
espèces de Traquets. Nous observons aussi le _Certilauda desertorum_
des Alouettes Dupont et des quantités de Bruant Proyer.
Le 10 au matin, nous quittons, en même temps que la colonne, le bordj
de Gouifla, nous dirigeant vers le sud-est, à travers une plaine
monotone. L’horizon est borné de ce côté par des hauteurs aux
sommets déchiquetés, formés de couches horizontales de grès dont
la nature ferrugineuse se trahit même à distance. Cette chaîne de
collines assez élevées cache à nos regards la plaine et les oasis
d’El-Oudian ainsi que le Chott El-Fedjedj. A droite s’étend,
à perte de vue, la dépression du Chott El-Gharsa. Le ciel étant
couvert et la température supportable, une grande partie de la route
est faite à pied, en chassant tout à la fois plantes, insectes et
reptiles. Une Vipère-à-cornes est capturée vivante, avec une rare
hardiesse, par le nègre conducteur de nos chameaux.
Arrivés au pied des collines, en un point de la route où les
caravanes venant du Djerid étaient jadis fréquemment attaquées
et pillées par les Hammema embusqués derrière les rochers, nous
rencontrons un certain nombre d’amas de pierres distants les uns
des autres d’environ deux à trois cents mètres ; nous croyons
qu’ils marquent les endroits où des hommes ont été tués et
sans doute enterrés ; actuellement tout danger a disparu depuis
l’occupation. Peu après, nous commençons à descendre vers la
dépression sablonneuse dont l’oasis d’El-Hamma occupe le fond ;
cette oasis tire son nom des belles sources chaudes qui en font une
station balnéaire très fréquentée. C’est à un effondrement des
couches horizontales de grès ferrugineux qu’est due la dépression
d’El-Hamma, dépression que les sables mouvants ont en partie
comblée. Des falaises abruptes, simulant à s’y méprendre des
murs ruinés de vieux édifices, et quelques gros blocs écroulés,
qui émergent encore des sables, en sont les preuves évidentes.
L’oasis d’El-Hamma est relativement peu considérable, mais les
Dattiers, qui y sont généralement beaux et vigoureux, forment,
avec les plantes grimpantes s’entrelaçant dans leurs cimes,
un fouillis inextricable au bord d’un véritable torrent d’eau
d’une température élevée. Nous visitons successivement le bain des
hommes et celui des femmes, un café maure établi d’une façon toute
primitive sous un toit de feuilles de Dattiers, et la kouba octogone
servant de zaouïa (école). Les eaux sortent à gros bouillons de la
source principale à une température de 39 degrés, et le ruisseau
qu’elles alimentent est peuplé de poissons insaisissables, de
batraciens et de nombreux testacés appartenant principalement aux
genres _Melania_ et _Melanopsis_.
Aux abords de l’oasis croissent :
Sisymbrium Irio L.
Malcolmia Ægyptiaca Spr. _var._ longisiliqua.
Frankenia thymifolia Desf.
Malva parviflora L.
Fagonia glutinosa Delile.
Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
Hedysarum carnosum Desf.
Aizoon Canariense L.
Reaumuria vermiculata L.
Atractylis microcephala Coss. et DR.
Lithospermum callosum Vahl.
Linaria laxiflora Desf.
Scrophularia deserti Del.
Statice globulariæfolia Desf.
—— pruinosa L.
Euphorbia Chamæsyce L.
Pennisetum ciliare L.
Arthratherum obtusum Nees, etc.
A Gouifla, nous avions eu la visite du lieutenant de Florac et des
officiers du bureau arabe ; ici, nous trouvons à notre arrivée
le capitaine du Couret, commandant du poste de Tozzer, qui est
venu à notre rencontre avec quelques officiers ; il nous souhaite
courtoisement la bienvenue et nous offre sous les Palmiers un excellent
déjeuner dont, surtout après les repas plus ou moins rudimentaires
des jours précédents, nous ne manquons pas d’apprécier la
succulence.
A notre grand regret, nos aimables hôtes nous quittent pour nous
précéder à Tozzer, et bien leur en prend, car, tandis que nous
explorons l’oasis dont les charmes nous séduisent, de gros nuages
chargés d’eau et d’électricité s’accumulent sur nos têtes
et, au moment même où nous allons mettre le pied à l’étrier,
un orage d’une extrême violence éclate avec un épouvantable
fracas. Cherchant vainement, en nous blottissant au pied des Dattiers,
un abri que leurs frondes flexibles ne peuvent nous fournir, nous
essuyons durant près de trois quarts d’heure le tonnerre, le
vent et une pluie torrentielle qui transperce nos couvertures et nos
vêtements ; ce qu’il y a de pire, c’est que nos bagages et nos
chères récoltes subissent le même sort que nous ; aussi avons-nous
hâte d’arriver à Tozzer pour les mettre en papier sec le plus
tôt possible.
Le ciel paraissant s’éclaircir, nous nous mettons en route sans
plus tarder et franchissons bientôt un large oued, qui, une heure
avant, n’offrait qu’un lit de sable à sec et qui est devenu une
véritable rivière. La traversée de ces eaux, coulant avec rapidité
et que la force du vent rebrousse en sens inverse de leur courant,
produit sur nous un effet physique des plus étranges : nous éprouvons
une sorte de vertige qui nous fait perdre absolument le sentiment de
la direction. Sur le sol ferme, nous retrouvons l’équilibre de nos
sens, mais les terres argileuses du chemin étant partout devenues
glissantes et présentant de nombreuses flaques d’eau, nous sommes
obligés de lutter tout à la fois contre le pas mal assuré de nos
montures et contre leur tentation de s’abreuver à chaque instant à
cette eau d’une saveur délicieuse que l’orage a prodiguée sur
leur route. Après environ deux heures de marche, nous découvrons
enfin Tozzer, au moment où les nuages gris, qui n’ont cessé de
voiler le ciel, laissent échapper de nouvelles gouttes de pluie.
Malgré le temps sombre, l’aspect de la ville, qui se détache
devant nous sur le fond vert d’une immense oasis, est réellement
saisissant. Le terrain déclive qui nous conduit aux premières
maisons est parsemé de blocs argilo-sableux, lambeaux du sol du
plateau perdus au milieu d’une véritable mer de sable. Des minarets
carrés et quelques édifices importants ornementés de dessins en
relief formés de briques blanches, se font remarquer au milieu de la
masse des maisons carrées, basses et plates. C’est la première fois
que nous rencontrons ce genre d’ornementation architecturale empreint
d’élégance et dénotant un certain goût artistique. Ayant franchi
le mur d’enceinte, le faubourg et la place des souks (marchés),
nous arrivons devant un énorme bâtiment de forme rectangulaire,
construit sous la direction du capitaine du Couret, et actuellement
occupé par les officiers de la garnison et les soldats de la compagnie
mixte qui en ont été les constructeurs. Au moment où nous allons
passer sous le portail de cette vaste caserne, nous remarquons un
peloton de soldats manœuvrant face au mur ; on nous explique que
c’est le peloton de discipline et que ce genre de punition produit
sur ces hommes les meilleurs effets moraux, d’où nous concluons
qu’ici comme ailleurs les hommes sont de grands enfants.
Le 11 mai, le clairon nous éveille à la pointe du jour ; la pluie
n’a cessé de tomber durant une grande partie de la nuit, mais le
soleil se lève dans un beau ciel d’Afrique et fait étinceler comme
autant de diamants les gouttes d’eau encore suspendues aux brins
d’herbe. Le Bou-Habibi, ce charmant petit oiseau naturellement
familier, objet d’un juste et religieux respect de la part des
Arabes, fait entendre son chant mélancoliquement amoureux ; une
fraîcheur exceptionnelle pour le pays et pour la saison semble nous
inviter à la promenade ; aussi, dès que nous avons donné à nos
récoltes les soins qu’elles exigent impérieusement, nous nous
empressons de faire, sous la conduite des officiers de la garnison,
une première reconnaissance à cheval dans l’oasis ; nos guides,
avec une courtoisie toute française, semblent faire assaut de bonnes
grâces pour nous rendre plus faciles nos recherches. Trois heures
durant, nous parcourons en tous sens ce merveilleux massif de Dattiers,
par des chemins frais et ombreux, bordés de rigoles où coule à
flots une eau limpide et vivifiante donnant à la végétation une
ampleur et une magnificence qui impriment à l’oasis de Tozzer
un aspect enchanteur et en font un véritable Éden au milieu des
sables du désert. La plume la plus féconde, le style le plus
coloré, le pinceau le plus habile, ne sauraient donner une idée
vraie des splendeurs de ce coin du monde où, sous l’ardeur d’un
soleil brûlant et dans un sol souvent formé de sable pur, arbres et
plantes croissent avec une incomparable vigueur. On ne peut se lasser
d’admirer l’élégance et la variété de formes qu’offrent
les nombreuses races de Dattiers, parmi lesquelles se font remarquer
les Degla, qui produisent la meilleure qualité des célèbres dattes
du Djerid. Près d’une habitation indigène, perdue au milieu des
Dattiers, nous nous extasions devant les gigantesques proportions
d’un Jujubier (_Zizyphus Spina-Christi_) qui doit compter plusieurs
siècles d’existence, a en juger par la grosseur du tronc et par
le développement énorme de ses branches auxquelles sont encore
suspendus quelques gros fruits.
Un petit marais, que nous traversons en regagnant Tozzer, nous offre
en abondance le _Lippia nodiflora_ ; plus loin nous rencontrons
l’_Ambrosia maritima_, dont le feuillage, moins l’odeur, simule
à s’y méprendre celui du _Pelargonium capitatum_ d’où l’on
extrait la fausse essence de rose. Les Pommiers, les Poiriers,
les Cognassiers, les Pêchers, les Abricotiers, les Citronniers,
les Orangers, les Figuiers, les Vignes, les Tomates, les Poivrons,
les Oignons et autres plantes maraîchères, le Blé, le Fenugrec
ou Elba des Arabes, etc., croissent à l’ombre des Dattiers. Mais
l’heure du repas a sonné, et nous rentrons en ville après avoir
franchi l’oued sur un barrage d’origine romaine.
Dans l’après-midi, nous retournons à l’oasis où nous faisons
une chasse fructueuse de mollusques terrestres et fluviatiles,
d’insectes, de petits crustacés des eaux douces ou saumâtres,
de poissons et de reptiles, et le soir nous jouissons, du haut de la
terrasse qui surmonte les bâtiments militaires, du beau spectacle
d’un orage accompagné d’éclairs qui illuminent tout le sud-ouest
et le sud-est du ciel. Enfin, après le repas qui termine cette
journée si bien remplie, nous regagnons le logis qui nous a été
offert et où nous éprouvons une véritable satisfaction à nous
trouver dans de vraies chambres munies de véritables lits et de
draps, confort dont nous avons perdu l’habitude depuis que nous
avons quitté Sfax.
La matinée du 12 mai est consacrée à visiter les sources de l’oued
de Tozzer, qui coule entre deux berges de terrain argilo-sableux
assez compact. Son cours est interrompu de distance en distance par
des barrages dont il est facile de reconnaître l’origine romaine
et d’où partent les divers canaux qui servent à l’irrigation
des jardins de l’oasis. A deux kilomètres environ en amont, nous
atteignons la tête de l’oued, c’est-à-dire le point d’où
sortent les principales sources qui le forment. Ces sources, très
nombreuses, s’échappent toutes au même niveau, soit à environ
quinze mètres au-dessous des terrains environnants. Elles sourdent
d’une puissante masse de sable (évidemment le terrain aquifère
même) à son contact avec le terrain argileux qui la recouvre et
dont la nature compacte ne permet à l’eau de s’échapper que par
des fissures ou des érosions. Au-dessus de cette plaque argileuse
s’étendent d’autres couches argilo-sableuses, puis, surmontant
le tout, des sables mouvants au milieu ou au-dessus desquels gisent
des lambeaux de grès calcaire coquillier ou de poudingues graveleux
souvent imprégnés de fer. C’est le régime normal de toutes les
eaux potables qui alimentent les oasis de cette contrée, et qui
sont à une température de 21 à 23 degrés centigrades. Cette nappe
paraît être le produit de l’écoulement souterrain des eaux qui
tombent sur les pentes des montagnes et se perdent dans les sables
ou s’infiltrent sous les terrains argileux des plaines. Quant aux
sources thermales qui sont à une température de 33 à 40 degrés,
comme celles de la piscine de Gafsa et celles de l’oasis d’El-Hamma
dont nous avons déjà parlé, nous admettons sans difficulté que
leur origine est très différente et beaucoup plus profonde. Il ne
faut donc pas confondre celles-ci avec les sources qui alimentent les
oasis. Or il résulte pour nous d’un examen attentif du régime
et du niveau de ces dernières la conviction que, pour détruire
entièrement et en peu de temps les oasis du Djerid, il suffirait de
pratiquer une saignée continue au-dessous du niveau de sortie des
eaux qui arrosent les oasis. Un canal qui joindrait la Méditerranée
au Chott El-Gharsa, dans le but de conduire les eaux de la mer dans
le bassin des grands chotts et de les transformer en mer intérieure,
ne serait autre que cette saignée si redoutable pour l’existence
des oasis, véritable collecteur de drainage dans lequel toutes les
eaux douces du pays viendraient s’épancher au niveau de la mer en
tarissant toutes les sources qui sortent aujourd’hui par des orifices
situés à un niveau supérieur. Un résultat aussi déplorable que le
dessèchement et la ruine de toute la contrée du Djerid nous paraît
être un motif suffisamment sérieux pour faire abandonner un projet
dont les avantages sont plus que problématiques à tous les points
de vue.
Après avoir visité en détail le point intéressant qui était le
but principal de notre course, éclairés maintenant sur la véritable
origine des sources de l’oued de Tozzer, nous regagnons la ville par
une chaleur suffocante en traversant dans toute sa longueur le curieux
faubourg construit par une colonie d’Arabes venus d’Algérie. Nous
y rencontrons, mais exécuté avec moins d’art et de soin, le
système de palissades entourant les maisons et servant de parc aux
animaux, que nous avons déjà signalé à Melitta dans la petite
île Kerkenna. Cette course se termine d’une façon intéressante
par une série de détours que nous sommes forcés de faire dans les
rues et dans les impasses de la vieille ville de Tozzer. Le retard que
nous causent à chaque instant des obstacles imprévus est largement
compensé par la rencontre d’un grand nombre de ces maisons ornées
de dessins en briques en relief, qui donnent à la ville un aspect si
particulier. Quelle est l’origine de ce genre d’architecture que
nous n’avons encore rencontré qu’à Tozzer et qui ne subsiste
que dans les maisons de construction déjà ancienne ?
Rentrés en ville, nous sommes reçus et traités tout à fait à
l’orientale par le lieutenant de Florac, chef des affaires arabes,
lequel nous donne de curieux renseignements sur le pays et les
mœurs indigènes. Nous voyons aussi avec intérêt, dans la cour
et les dépendances de la maison qu’il occupe, plusieurs animaux
vivants, entre autres deux jeunes Fennecs, des Gazelles, un Hérisson
qui diffère sensiblement de celui d’Europe, et des Cerfs vivants
provenant du Nefzaoua ; ces cerfs doivent être rapportés au _Cervus
Elaphus_ var. _Barbarus_ qui, je crois devoir le rappeler, ressemble
beaucoup par sa taille et ses bois grêles à la variété qui vit
dans les grands maquis de la côte orientale de la Corse.
Les documents zoologiques que nous avons recueillis à Tozzer, soit
par nous-mêmes, soit auprès des officiers français, méritent
d’être consignés ici.
Outre les Gerboises qui abondent dans ces parages, nous trouvons le
Surmulot (_Mus Decumanus_) à Tozzer même. Nous constatons aussi
l’existence dans cette région de quatre espèces d’Antilopes dont
les cornes nous ont été présentées ; ce sont : _Antilope Addax_,
_A. Bubalis_ ou _Bubalis Mauritanica_, _A. Dorcas_ (Gazelle ordinaire)
et la seconde espèce de Gazelle, dite de montagne, plus grande et dont
les cornes sont plus en forme de lyre que celles de la première. Ces
quatre espèces appartiennent également au Sahara algérien. Une
peau de Guépard (_Cynailurus guttatus_ ou _Guepardus jubatus_) nous
est indiquée comme venant aussi du Nefzaoua ; nous voyons également
la peau d’un Chat tué dans l’oasis. Des Fennecs (_Canis Zerda_)
vivants, pris dans les environs, sont élevés, comme nous l’avons
dit, dans la cour intérieure de la maison de M. de Florac en compagnie
de plusieurs Hérissons (_Erinaceus Algirus_ ou _E. deserti ?_),
espèce plus petite et plus élégante que celle d’Europe. Parmi
les oiseaux nous signalerons plusieurs espèces d’Alouettes, entre
autres l’_Alauda Dupontii_ et le _Certilauda deserti_, un grand
nombre de Traquets, des Vautours et autres rapaces que nous n’avons
pu déterminer, ne les ayant vus qu’au vol, l’Outarde Hubara ;
tous ces oiseaux se montrent depuis Gafsa jusqu’à Tozzer. Dans
cette ville même abonde le charmant Fringille désigné dans le pays
sous le nom de Bou-Habibi, lequel habite familièrement les maisons,
qu’il égaye par son chant d’une extrême douceur. Il nous est
aussi présenté deux peaux du Guêpier de Savigny (_Merops Savignyi_),
espèce d’Égypte et accidentellement du Sud de l’Europe.
Les reptiles, les sauriens principalement, sont très abondants dans
les sables désertiques de cette région, mais nous ne capturons
que les espèces précédemment trouvées. Parmi les ophidiens,
les Cérastes pullulent, et nous avons déjà signalé à Gourbata
le _Periops parallelus_.
Aux insectes déjà pris à Gafsa, parmi lesquels le _Brachinus
Africanus_ est le plus abondant, viennent s’ajouter plusieurs
espèces du Souf algérien ; nous citerons : _Heteracantha depressa_,
_Ocnera grisescens_, _Brachyestes Gastonis_, _Pimelia confusa_,
etc. On est frappé, par contre, de l’abondance dans l’oasis de
certains types européens. Une Guêpe, qui se trouve partout sur
les fleurs de _Daucus_, est le _Vespa Gallica_. Le _Blaps Gigas_
y est aussi abondant qu’à Tunis même. Sous toutes les mottes de
terre on y trouve un Carabique commun dans l’Europe entière, le
_Harpalus griseus_. Le _Pimelia obsoleta_ y est aussi commun qu’à
Sfax, mais dès que l’on gagne les dunes environnantes, on retombe
dans la faune entomologique du Souf algérien. Les coléoptères y
abondent, mais on est surpris de la rareté des espèces appartenant
à d’autres ordres.
Les eaux de l’oasis recèlent, dans les Characées qui y vivent,
une Crevette (_Palæmon varians_) qui y est en grande abondance, ainsi
que des mollusques appartenant aux genres _Melania_, _Melanopsis_,
_Bithynia_, _Paludinella_ et _Planorbis_. Quant aux mollusques
terrestres, ils sont très nombreux au pied des Dattiers, notamment
les Hélices des groupes _Pisana_ et _maritima_.
Une seconde course à cheval, poussée au delà de l’oasis
jusqu’à la rencontre des marécages du Chott El-Djerid, complète la
journée. Revenant ensuite vers les sources que nous avons visitées le
matin, nous traversons une vaste plaine salée couverte d’_Anabasis_
et autres Salsolacées, et à l’extrémité de laquelle nous trouvons
une large dépression où nous rencontrons, gisant éparses sur le
sol, un grand nombre de Mélanies et de Mélanopsides subfossiles
analogues à celles qui vivent actuellement dans les eaux de
l’oasis. Quelques vieux pieds de Dattiers isolés et complètement
décrépits se dressent sur divers points de cette dépression, dans
laquelle nous n’avons pas de peine à reconnaître une ancienne
portion de l’oasis aujourd’hui desséchée et ruinée par suite
de la disparition ou du retrait des eaux qui coulent maintenant à un
niveau plus bas et dans un lit plus profond. Aux coquilles fluviatiles
que nous venons de signaler sont associées quelques valves d’un
_Cardium_ voisin du _C. edule_, mais nous ne tardons pas à avoir la
preuve que ces valves sont d’un âge bien antérieur aux coquilles
fluviatiles citées plus haut, car nous trouvons les analogues
encore en place dans les lambeaux de grès coquillier grossier qui
émergent du milieu des sables ; ils sont donc fossiles et ne peuvent
nullement servir d’argument en faveur de l’existence d’une mer
intérieure contemporaine de l’époque actuelle. Rentrés en ville
par la route de Nefta, nous passons notre dernière soirée au bordj
avec nos aimables hôtes, le capitaine du Couret, le docteur Collignon
(archéologue distingué) et les autres officiers de la garnison,
dont nous ne saurions oublier le cordial accueil. Comme pendant les
précédentes soirées, des éclairs sillonnent l’horizon occupé
au nord et au sud par des masses nuageuses épaisses, phénomène
dont la fréquence insolite pour cette contrée caractérise cette
année exceptionnellement pluvieuse. Nous jouissons du reste, pendant
la soirée et la nuit, d’une fraîcheur tout à fait anormale.
L’oasis de Tozzer offrant un assez grand intérêt, nous croyons
devoir donner une liste assez longue bien qu’incomplète des
récoltes que nous y avons faites ; cette liste viendra s’ajouter à
celle que notre collègue M. Letourneux a dressée dans son exploration
beaucoup plus complète que la nôtre.
Ranunculus muricatus L.
Hypecoum Geslini Coss. et Kral.
Malcolmia Ægyptiaca Spreng. _var._ longisiliqua.
Koniga Libyca R. Br.
Capsella procumbens Koch.
Helianthemum sessiliflorum Desf.
Reseda Duriæana J. Gay.
Frankenia pulverulenta L.
Saponaria Vaccaria L.
Malva parviflora L.
Zizyphus Spina-Christi Willd., sans doute cultivé.
Melilotus parviflora Desf.
Astragalus Gyzensis Delile.
Medicago laciniata All.
Lotus pusillus Viv.
Hedysarum carnosum Desf.
Neurada procumbens L.
Tamarix pauciovulata J. Gay.
Cucumis Colocynthis L.
Polycarpæa fragilis Delile.
Polycarpon alsinæfolium DC.
Aizoon Canariense L.
Orlaya maritima Koch.
Apium graveolens L.
Rubia tinctoria L. (subspontané).
Ifloga spicata Schultz. Bip.
Inula viscosa Ait.
—— crithmoides L.
Chlamydophora pubescens Coss. et DR.
Rhanterium suaveolens Desf.
Tanacetum cinereum DC.
Calendula stellata Cav. _var._ hymenocarpa Coss.
Atractylis citrina Coss. et Kral.
Centaurea furfuracea Coss. et DR.
Zollikoferia resedifolia Coss.
Kœlpinia linearis Pall.
Ambrosia maritima L.
Cynanchum acutum L.
Echium humile Desf.
Heliotropium undulatum Vahl.
Lippia nodiflora Rich.
Statice pruinosa L.
—— globulariæfolia Desf.
Limoniastrum Guyonianum DR.
Plantago ciliata Desf.
Asphodelus pendulinus Coss. et DR.
Potamogeton pectinatus L.
Aristida Adscensionis L.
Polypogon Monspeliensis Desf.
Festuca Memphitica Coss.
Adianthum Capillus-Veneris L.
Ajoutons qu’à l’ombre des Dattiers, dont les variétés sont très
nombreuses à Tozzer, on cultive presque tous les arbres fruitiers
d’Europe, y compris un Pommier buissonnant et la Vigne, qui y
est d’une grande vigueur et y donne d’énormes grappes. C’est
aussi sous l’abri des Dattiers que viennent les céréales et une
grande variété de légumes, cultivés avec succès dans des jardins
abondamment arrosés par les eaux des dérivations du torrent qui
fertilise cette merveilleuse oasis.
Nous quittons Tozzer le 13 mai, à huit heures du matin, malgré
l’insistance aimable de nos hôtes, qui voudraient nous garder plus
longtemps, et leurs offres de nous conduire à Nefta, offres que nous
accepterions avec enthousiasme s’il nous restait plus de temps pour
réaliser notre itinéraire obligatoire. Sous la conduite d’un
sous-lieutenant indigène au physique quelque peu grotesque et qui
paraît peu satisfait de se déranger pour accompagner la Mission,
nous nous dirigeons vers les oasis d’El-Oudian, laissant à gauche
El-Hamma et, à droite, les bords du Chott El-Fedjedj dont la nappe
blanche et unie s’étend au delà de la portée de notre vue. Un
trajet de deux heures à travers une plaine sablonneuse nous conduit
à l’entrée de Sedada, village arabe encastré entre des talus
élevés et abrupts de terre argilo-sableuse. Les maisons et les murs
d’enceinte y sont construits en terre battue, ce qui ne laisse pas
que de leur donner un aspect fort original. Là, l’officier indigène
nous remet aux mains d’un cavalier du pays qui doit nous guider
jusqu’à la rencontre de la route qui rejoint celle de Gouifla.
Vers onze heures du matin, nous faisons halte sous l’ombrage des
Palmiers au bord de la belle source d’Aïn Sbebia, sortant d’un
rocher, au pied d’un monticule calcaire sur le flanc duquel existe
un édifice romain en ruine. C’est là que passe l’un des derniers
tracés du canal Roudaire, coupant à cet endroit un relief de plus
de 70 mètres d’altitude au-dessus de la mer. Les eaux de la source
sont abondantes, mais légèrement saumâtres et à une température de
18 degrés. Elles sont peuplées de Mélanies et de Paludinelles. Le
rocher au pied duquel elles sourdent contient des fossiles (_Pecten_,
_Ostrea_, etc.) et de petits Oursins.
Après un repos d’une heure, nous gravissons le coteau par un chemin
scabreux aboutissant à un plateau aride où gisent quelques silex
taillés. Déviant ensuite à droite, en dépit du mauvais vouloir
de notre guide, nous gagnons, par un ravin décharné, les pentes du
Djebel Droumès.
Cette montagne est fort intéressante en raison des innombrables
fossiles qu’elle recèle et qui en jonchent le sol. Ils se
détachent des strates de marnes schisteuses fortement chargées
de fer qui forment en cet endroit le fond du terrain sénonien. Je
dois à M. Rolland la détermination de ce terrain et celle des
_Ostrea dichotoma_ et _proboscidea_, qui y forment de véritables
bancs dans lesquels nous avons également recueilli quelques dents
de Squales que nous croyons appartenir au genre _Notidanus_. Peu
avant d’arriver au Djebel Droumès, le relief de Kriz, au pied
duquel s’échappe la source abondante d’Aïn Sbebia, nous avait
fourni, dans un calcaire jaunâtre, des échantillons d’une espèce
d’_Inoceramus_, associés à des _Janira_, des _Echinobrissus_ et
des valves de _Pecten_. Nous avons recueilli aussi quelques bonnes
espèces de plantes sur ce point où nous nous sommes attardés
malgré une chaleur suffocante, et nous y mentionnerons un reptile
intéressant, le Fouette-queue (_Uromastix Acanthinurus_).
Par un sentier très frayé, passant au pied de crêtes dentelées
et traversant de puissantes couches de marnes remplies d’huîtres
fossiles, nous rejoignons, près d’un redir conservant encore l’eau
des dernières pluies, le chemin que nous avions abandonné et qui
doit nous conduire à Gouifla, où nous n’arrivons qu’à la nuit,
après avoir longtemps erré dans la plaine sans pouvoir retrouver
la véritable direction de ce poste.
Le 14, nous regagnons Gourbata, mais en nous écartant sensiblement
de la route que nous avions suivie quelques jours avant ; il en
résulte d’autant plus de retard que l’une des charrettes du train
s’enfonce, au passage de l’oued, dans des sables détrempés dont
on ne peut la faire sortir qu’à grand’peine. Nous ne pouvons
plus dès lors espérer atteindre Gafsa dans cette même journée,
comme nous avions compté le faire, et nous devons coucher de nouveau
dans nos cellules de Gourbata.
Le 15, dès six heures du matin, nous nous mettons en route pour
Gafsa ; à environ deux kilomètres du bordj, une borne milliaire
romaine, encore en place, attire notre attention ; elle est assez bien
conservée et indiquait la route de Gafsa à Tozzer ; il en existe
une autre un peu plus loin, mais en moins bon état de conservation
et sans doute déplacée.
Tandis que M. Valéry Mayet se livre à la chasse des reptiles et
des insectes, l’apparition de deux Outardes me fait faire un grand
détour dans la plaine ; mais, selon leur manœuvre habituelle, elles
fuient devant moi dès que je suis près d’arriver à portée de
fusil, et je les poursuis longtemps, mais sans pouvoir les tirer.
Les abords de l’oasis de Gafsa se signalent par la réapparition du
_Zizyphus Lotus_ et du _Thymelæa microphylla_, que l’on ne rencontre
plus dans la direction de Tozzer. Vers midi, nous entrons enfin dans
les plantations d’Oliviers auxquelles succèdent les magnifiques
massifs de Dattiers qui entourent la ville. Nous retrouvons en bon
état les hommes et le campement que nous y avions laissés, et
nous apprenons dès notre arrivée que l’on a acquis la certitude
que le maraudeur sur lequel notre spahi Abd-er-Rahman avait fait
feu à l’Oued Eddedj est allé mourir quelques jours après à
Bled-Sened, son domicile. Ce fait donne lieu à une instruction et à
un interrogatoire de notre spahi, à la suite desquels j’adresse
mon rapport au colonel commandant supérieur, qui nous félicite
d’avoir donné cette rude leçon aux maraudeurs et délivré ainsi,
pour quelque temps du moins, la région du Tahla des bandes pillardes
qui en inquiétaient les douars.
Notre excursion de Gafsa à Tozzer avait duré huit jours ; bien que
trop rapide, elle a eu pour nous une réelle importance, car elle
nous a permis de constater la différence profonde qui existe entre la
nature du Djerid et celle des pays que nous avions déjà parcourus,
ainsi que de ceux que nous avions encore à explorer. Elle nous a,
en outre, fourni des données positives et _de visu_ relativement
au projet de création d’une mer intérieure dans le bassin des
grands chotts. Notre conviction, déjà contraire à cette conception,
n’a fait que s’accentuer en considérant les difficultés et les
désavantages attachés à la réalisation de ce projet chimérique.
OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES ENTRE GAFSA ET TOZZER.
* * * * *
OUED GOURBATA, 9 mai, 5h 45 matin.
Baromètre holostérique no 2 753mm,7
Baromètre Fortin 754mm,0
Thermomètre du baromètre + 16°,5
Thermomètre frondé + 15°,8
Minima de la nuit + 12°,5
Vent. — Nord sans force (1).
État du ciel. — Beau (4), quelques cumulus.
GOUIFLA, 10 mai, 6 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 763mm,4
Baromètre Fortin 764mm,4
Thermomètre du baromètre + 19°,8
Thermomètre frondé + 19°,0
Minima de la nuit + 18°,4
Vent. — Nul (0).
État du ciel. — Couvert (9), strato-cumulus.
EL-HAMMAM. — Température des sources thermales + 39°,0
Violent orage à 1h de l’après-midi.
TOZZER, 12 mai.
Minima de la nuit + 14°,5
TOZZER, 13 mai, 7h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 763mm,2
Baromètre Fortin 764mm,6
Thermomètre frondé + 24°,0
Minima de la nuit + 16°,3
Vent. — Est faible (2).
État du ciel. — Très beau (0).
----
Pendant notre séjour à Tozzer les 10, 11, 12 et 13 mai, nous
avons observé chaque soir des orages lointains au nord et au sud,
de 7 heures à 9 heures du soir.
GOUIFLA, 14 mai, 5h 45 matin.
Baromètre holostérique no 2 763mm,0
Baromètre Fortin 763mm,5
Thermomètre du baromètre + 17°,7
Thermomètre frondé + 16°,3
Minima de la nuit + 15°,4
Vent. — Nul (0).
État du ciel. — Beau (1).
OUED GOURBATA, 15 mai, 6 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 756mm,2
Baromètre Fortin 755mm,5
Thermomètre du baromètre + 17°,2
Thermomètre frondé + 16°,0
Minima de la nuit + 12°,5
Vent. — Est modéré (3), frais.
État du ciel. — Beau (2).
GAFSA, 16 mai, 9 heures matin.
Comparaison des instruments de l’hôpital militaire avec les
nôtres :
Baromètre Fortin de l’hôpital no 731 739mm,5
Thermomètre + 29°,6
Baromètre Fortin de la Mission no 104 739mm,8
Thermomètre + 29°,5
Thermomètre minima de l’hôpital (Maisonneuve, Marseille) + 25°,8
Thermomètre Baudin de la Mission no 9645, frondé + 26°,2
GAFSA, 17 mai, 6h 15 matin.
Baromètre holostérique no 2 744mm,0
Sommet du DJEBEL HATTIG, 3h 15 soir.
Baromètre holostérique no 2 689mm,1
Thermomètre frondé + 23°,4
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Nuageux (4).
=V=
=Séjour à Gafsa. — Ascension du Djebel Hattig.=
Quelques jours de repos nous étant indispensables avant de reprendre
notre route vers Gabès, nous utilisons de notre mieux le temps que
nous laissent notre ravitaillement et les soins nécessaires à nos
collections, en explorant l’oasis et les environs de Gafsa.
Gafsa, qui, en 1874, avait été le point extrême de mon voyage au
Sud, m’avait fourni à cette époque une ample récolte de plantes
parmi lesquelles plusieurs types de Desfontaines qui n’y avaient
pas été revus. Mais j’avais dû renoncer à aborder les montagnes
voisines, notamment le Djebel Hattig, une des plus élevées. Pour
combler cette lacune dans mes recherches antérieures, le 17 mai,
accompagnés de M. Gessard, pharmacien militaire, M. Valéry Mayet et
moi, nous entreprenons l’ascension de cette montagne, qui se dresse
au sud-ouest de Gafsa, pour se relier à la longue chaîne allant
rejoindre, au sud de l’Algérie, le massif des monts Aurès. Partis
dès six heures du matin, et évitant, sur la recommandation pressante
d’un officier, les balles de la compagnie franche en train de tirer
à la cible, nous abordons peu après les terrains dolomitiques
riches en plantes qui constituent les premières pentes abruptes
de la montagne. Tournant ensuite un second mamelon, nous suivons,
à mi-flanc, des assises de roches, formant gradins du côté de
la plaine, et par lesquelles nous espérons atteindre facilement le
sommet. Nous n’avons malheureusement pas compté sur une succession
dissimulée de coupures semblables aux feuillets d’un paravent à
demi fermé, qui allonge considérablement notre parcours, en offrant
partout de sérieuses difficultés de passage. Après plusieurs heures
de cette monotone et fatigante gymnastique, nous nous arrêtons pour
reprendre quelques forces, puis, las de voir surgir indéfiniment ces
malencontreuses coupures, nous nous décidons à gagner la crête
en gravissant des rochers presque à pic. Nous évitons ainsi la
chaleur intense que vient modérer une agréable brise et pouvons
nous diriger vers le point culminant, plus sûrement et avec moins
de fatigue ; cependant, à une heure, nous sommes encore loin du
but, et ce n’est qu’après avoir franchi une dernière et plus
profonde coupure que nous finissons par escalader péniblement le
véritable sommet où nous ne parvenons qu’à trois heures du soir,
c’est-à-dire après neuf heures d’une marche très pénible. De
ce point, la vue embrasse un immense espace de pays, au nord, à
l’est et au sud, l’horizon étant borné à l’ouest par les
montagnes qui se succèdent dans la direction de Feriana.
Le baromètre holostérique marque 689 millimètres, et le thermomètre
frondé 23°,4, ce qui donne une altitude d’environ 950 mètres. La
température, modérée, est rendue encore plus agréable par la brise
soufflant de l’est. Les broussailles abritent quelques plantes
intéressantes, beaucoup d’insectes et de nombreux sauriens. Des
Gundis s’enfuient rapidement à notre approche ; quelques empreintes
de fossiles se montrent dans la roche dolomitique, mais les mollusques
vivants sont très rares. Nous nous applaudissons d’avoir poursuivi
jusqu’au bout notre ascension, malgré la lassitude à laquelle
succombe notre spahi Abd-er-Rahman ; les Arabes sont peu aptes à
gravir les hauteurs ; de même, en 1874, lors de l’ascension que
j’ai faite du Djebel Arbet, à mi-chemin du sommet, les guides du
pays renoncèrent à me suivre.
Après quelques instants de halte, nous effectuons notre retour,
en gagnant par des pentes de roches inclinées, glissantes et
dangereuses, le fond d’une vallée creusée entre le Djebel Hattig
et les montagnes situées à l’ouest. Là nous trouvons un sentier
frayé, mais qui nous oblige à contourner entièrement la montagne,
et ce n’est qu’après une marche forcée de près de trois heures
que nous rentrons au camp, harassés et accablés par la chaleur et
la soif, mais en revanche très satisfaits de notre excursion.
Nos récoltes botaniques au Djebel Hattig nous ont fourni un grand
nombre d’espèces parmi lesquelles nous citerons :
Notoceras Canariense R. Br.
Farsetia Ægyptiaca Turr.
Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
Matthiola oxyceras DC. _var._ basiceras Coss. et Kral.
Cleome Arabica L.
Reseda Duriæana J. Gay.
—— propinqua R. Br.
Silene tridentata Desf.
Lavatera maritima L
Erodium arborescens Willd.
Fagonia Sinaica Boiss.
Rhamnus lycioides L.
Rhus oxyacanthoides Dum.-Cours.
Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
Anagyris fœtida L.
Pteranthus echinatus Desf.
Ferula Vesceritensis Coss. et DR.
Malabaila Numidica Coss., nouveau pour la Tunisie.
Deverra scoparia Coss. et DR.
Eryngium ilicifolium Desf.
Galium petræum Coss. et DR.
Pyrethrum fuscatum Willd.
Cladanthus Arabicus Cass.
Senecio Decaisnei DC.
Leyssera capillifolia DC.
Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
Amberboa crupinoides DC.
Atractylis prolifera Boiss. _var._ ou espèce nouvelle.
—— citrina Coss. et Kral.
Catananche arenaria Coss. et DR.
Andryala Ragusina L. _var._ ramosissima.
Apteranthes Gussoneana Mik.
Celsia laciniata Poir.
Teucrium ramosissimum Desf.
Caroxylon articulatum Moq.-Tand.
Traganum nudatum Delile.
Atriplex mollis Desf.
Euphorbia Bivonæ Steud.
—— glebulosa Coss. et DR.
Forskahlea tenacissima L.
Ephedra fragilis Desf.
Andropogon laniger Desf.
Pennisetum dichotomum Delile.
—— Orientale Rich.
Arthratherum obtusum Nees.
—— ciliatum Nees.
Festuca tuberculosa Coss. et DR. (Catapodium tuberculosum Moris),
nouveau pour la Tunisie.
Cheilanthes odora Sw.
Notochlæna Vellea Desv.
Gafsa, au point de vue zoologique, est l’une des localités les
plus intéressantes que nous ayons visitées. On peut citer, parmi
les mammifères, de nombreuses Gerboises et une Gerbille (_Meriones
albipes_), dont il a été pris une femelle avec trois petits. Au
Djebel Hattig, les Mouflons et les Gundis sont abondants.
Parmi les oiseaux, nous noterons, comme à Tozzer, le gentil et
familier Bou-Habibi et d’abondantes Huppes qui peuplent l’oasis.
Les reptiles sont particulièrement nombreux. Notons, parmi les
Chéloniens, l’_Emys leprosa_, qui habite les sources et les canaux
d’irrigation (saguïa). Parmi les Sauriens :
Chamæleo vulgaris.
Hemydactylus verruculatus.
Tropidocalotes Tripolitanus.
Agama inermis.
Uromastix Acanthinurus.
Ophiops elegans.
Acanthodactylus Boskianus.
—— Savignyi.
Eremias guttulata.
Eremias pardalis (Scincoïde nouveau pour la Tunisie).
Sphenops capistratus.
Gongylus ocellatus.
Euprepes Savignyi (Scincoïde qui vit dans les Joncs et les
Cypéracées du bord des saguïas et des fossés).
Plestiodon Aldrovandi.
Parmi les Ophidiens :
Psammophis sibilans.
Tropidonotus viperinus.
Periops Algirus.
Cœlopeltis insignitus.
Echis carinata.
Echidna Mauritanica (Vipera Euphratica).
Cerastes Ægyptiacus.
Et parmi les Batraciens :
Discoglossus pictus.
Rana viridis.
Bufo pantherinus.
—— viridis.
Dans l’oued et les sources chaudes, particulièrement dans la
piscine romaine du Dar-el-Bey, vit abondamment un élégant _Chromis_,
poisson particulier aux eaux sahariennes, avec de nombreux mollusques
des genres _Melania_ et _Melanopsis_, communs dans presque toute
cette région.
Parmi les insectes nous devons signaler : _Anthia venator_, le
plus grand carabique de la faune saharienne : _Calosoma Olivieri_,
_C. Maderæ_, _Brachinus Africanus_, _Micipsa Mulsanti_, _Julodis
cicatricosa_, et un gros Criquet aux ailes jaunes, _Eremobia insignis_,
volant partout comme un oiseau. Les Arachnides ne nous ont fourni
que de grands Galéodes : _Galeodes Olivieri_, _Rhax melanus_,
_R. ochropus_, et d’énormes Scorpions, appartenant à quatre
espèces : _Buthus Europæus_ et _australis_, déjà vus sur la côte,
et _B. Maurus_ et _Æneas_, espèces plus désertiques.
L’_Helix Doumeti_ habite aussi le Djebel Hattig.
Au point de vue géologique, nous n’aurons à signaler, après le
gisement de calcaires gris surmonté de dolomies et de grès du Djebel
Hattig, que le massif de poudingue grossier à cailloux siliceux qui
émerge, à Gafsa même, au milieu des terrains argilo-sableux de la
plaine située au pied de cette montagne.
=VI=
=De Gafsa au Bir Marabot : El-Guettar, Oum-el-Asker, bords du Chott
El-Fedjedj, Oum-Ali, Djebel Berd, Bir Marabot.=
Le 18 et le 19 mai sont employés à compléter nos approvisionnements
et à reformer notre convoi.
Le 20, nous quittons définitivement Gafsa, en prenant la direction
d’El-Guettar. Notre caravane est constituée comme à notre départ
de Sfax, car nos chameliers ont tenu à nous attendre pour continuer
le voyage avec nous ; notre personnel s’est seulement accru d’un
spahi appartenant à la garnison de Gafsa, qui nous a été donné
comme conducteur par le colonel d’Orcet, et du frère de ce spahi
qui, connaissant beaucoup mieux le pays, lui sert à son tour de guide.
De plus, nous sommes accompagnés par un habitant de Gafsa, dont
la femme malade de la fièvre et le petit garçon atteint d’une
ophtalmie ont reçu la veille une consultation du docteur Bonnet ;
la confiance de ce brave homme dans le savoir du « thebib francis »
est si complète qu’il a sollicité la grâce de nous suivre,
avec son fils aîné et son jeune enfant, en dépit des fatigues et
des privations que nous lui prédisons.
Au delà du large lit de l’Oued Baïech que nous avons franchi
au-dessus du barrage du général Philebert, nous cheminons longtemps
entre de fertiles jardins, où les arbres fruitiers se mêlent à
de splendides groupes de Dattiers et d’Oliviers. Nous laissons à
gauche l’oasis de Lella, située au pied des montagnes, et, prenant
la grande route de Gabès, nous débouchons bientôt dans une vaste
plaine pierreuse dénuée de toute végétation arborescente. Cette
plaine, que j’avais déjà traversée en 1874 et dont j’avais
conservé un souvenir désagréable, offre une assez grande
similitude avec celle de la Crau dans les Bouches-du-Rhône ; et,
comme pour accentuer cette ressemblance, un vent des plus violents
se met à souffler, soulevant des tourbillons de poussière qui nous
enveloppent à chaque instant, arrêtant parfois même notre marche et
surtout celle du convoi. La récolte de quelques bonnes plantes nous
dédommage un peu de l’ennui de la route ; quant aux insectes, il
ne peut en être question ; ils se sont tous mis à l’abri du vent.
A mesure que nous avançons vers El-Guettar, nous nous rapprochons
du pied du Djebel Arbet, dont j’avais fait l’ascension en 1874
en y endurant une chaleur torride et une soif ardente. A plus de
1100 mètres d’élévation, c’est-à-dire au sommet, se trouve
actuellement un poste de télégraphie optique qui correspond avec
Gafsa. Vers une heure, nous atteignons le poste de la compagnie de
discipline qui réside à El-Guettar, et, dès que notre convoi nous
a rejoints, nous nous empressons de dresser nos tentes à l’abri
des premiers groupes d’Oliviers qui se sont montrés à nous. Le
lieu est des mieux choisis, bien que le vent, une véritable tempête
de l’est, rende l’établissement de notre campement des plus
difficiles. Puis, après le repas et notre visite à l’officier
commandant le poste, je me dirige, en dépit du mauvais temps, vers
le pied du Djebel Arbet où je fais une fructueuse herborisation,
pendant que M. Valéry Mayet se livre, de son côté, à la chasse
des insectes et des reptiles.
Les environs d’El-Guettar et surtout la base du Djebel Arbet ou
Orbata sont riches en plantes. Aussi, malgré le mauvais temps et
la brièveté de notre séjour, nous avons pu y récolter un grand
nombre d’espèces, parmi lesquelles nous citerons :
Matthiola oxyceras DC. _var._ basiceras Coss. et Kral.
Conringia Orientais Andrz.
Ammosperma teretifolium Boiss. (Brassica teretifolia Desf.).
Farsetia Ægyptiaca Turr.
Neslia paniculata Desv.
Reseda propinqua R. Br.
Erodium arborescens Willd.
—— guttatum Willd.
Retama sphærocarpa Boiss.
Astragalus corrugatus Bert. _var._ tenuirugis.
Eryngium (espèce peut-être nouvelle).
Callipeltis Cucullaria Stev.
Scabiosa Monspeliensis Jacq.
Leyssera capillifolia DC.
Senecio Decaisnei DC.
Senecio coronopifolius Desf.
Chamomilla aurea J. Gay.
Asteriscus aquaticus Mœnch.
Cyrtolepis Alexandrina DC. _var._
Centaurea furfuracea Coss. et DR.
Zollikoferia angustifolia Coss. et DR.
—— resedifolia Coss. _var._
Echinospermum Vahlianum Lehm.
Linaria fallax Coss.
—— laxiflora Desf.
Celsia laciniata Poir. _var._
Scrophularia arguta Ait.
Andrachne telephioides L.
Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
Forskahlea tenacissima L.
Andropogon laniger Desf.
Chloris villosa Pers.
La faune entomologique des environs d’El-Guettar est la même que
celle de Gafsa, mais on y rencontre aussi quelques espèces monticoles
telles que : _Gonocleonus Heros_ et _Pimelia Tunetana_. Le _Calosoma
Olivieri_ y est mêlé, comme à Gafsa, au _C. Maderæ_ du Nord
de la Régence. On y retrouve aussi une espèce prise à Tozzer :
_Ocnera grisescens_.
D’après les renseignements fournis par le lieutenant commandant
le détachement de disciplinaires, l’Hyène serait commune dans le
massif du Djebel Arbet. C’est aussi d’après la description que
m’en avaient faite les indigènes à El-Guettar en 1874, que je
crus pouvoir indiquer l’existence du _Naja_ en Tunisie, fait dont
nous avons eu la confirmation au Redir d’El-Aïa.
Comme renseignement géologique, nous signalerons, au pied même du
Djebel Arbet, un calcaire dur renfermant de gros nodules de silex,
parfois géodiques, qui se détachent de la roche par désagrégation.
L’heure avancée nous a ramenés, M. Valéry Mayet et moi, au camp
où nous attend une nuit des moins agréables et des plus anxieuses,
la fureur du vent nous faisant craindre, à tout instant, de voir
les amarres de nos tentes se casser et celles-ci se renverser sur nous.
El-Guettar ayant déjà été visité par moi dans ma mission de 1874,
il y a moins d’intérêt à y séjourner, et le 21, à neuf heures
du matin, nous faisons route pour les montagnes d’Oum-el-Asker. En
traversant la sebkha d’El-Guettar, dont les grandes pluies des
jours précédents ont accru la quantité d’eau au point d’en
rendre le passage difficile en certains endroits, nous recueillons :
_Delphinium pubescens_ var. _dissitiflorum_, _Statice pruinosa_,
_S. globulariæfolia_, _S. echioides_, _S. Thouini_ var.
Des collines de nature désertique, qui succèdent à la sebkha, nous
offrent une flore assez riche. Laissant sur notre gauche une tombe
de marabout, isolée dans une plaine herbeuse au-dessus de laquelle
tournoient de nombreux rapaces (Busards), nous arrivons à l’entrée
des gorges d’Oum-Ghafa. Là nous sommes en plein terrain calcaire,
et le lit desséché du torrent est creusé à travers de puissants
bancs d’énormes huîtres (_Ostrea proboscidea_) enchâssées dans
une sorte de molasse jaunâtre sableuse qui paraît appartenir à
l’étage sénonien (Rolland). Nous faisons halte à l’entrée
d’une gorge sauvage, près d’un redir creusé dans le rocher et
rempli d’une eau dont l’aspect n’a rien d’engageant et qui est
peuplée de tortues (_Emys leprosa_). La gorge étant impraticable pour
les animaux, nous tournons la montagne par la droite, afin de gagner
les défilés pittoresques du Djebel Cheguieïga, dans lesquels nous
engage un chemin parsemé de tables d’un calcaire poli et glissant
contenant quelques fossiles. Sortant enfin de cet affreux chaos de
rochers, nous nous trouvons dans une coupure large d’environ 300
mètres, entre deux énormes falaises à pic, des plus étranges par
leur forme et leur coloration. Ce passage, sorte de disjonction de la
montagne, porte le nom de Fedj El-Kheïl et est des plus curieux à
étudier. Nous y établissons notre campement pour la nuit, et nous y
trouvons de nombreux fossiles, notamment des Nummulites et un Nautile
d’assez grande taille, le premier que nous ayons encore rencontré.
Le massif du Djebel Cheguieïga, que nous n’avons fait que traverser,
nous a fourni une intéressante récolte de plantes, parmi lesquelles
nous noterons :
Lonchophora Capiomontiana DR.
Ammosperma teretifolium Boiss.
Diplotaxis pendula DC.
Capparis spinosa L. _var._ Fontanesii.
Reseda Duriæana J. Gay.
Erodium arborescens Willd.
—— hirtum Willd.
—— glaucophyllum Ait.
Lathyrus Clymenum L.
Hippocrepis bicontorta Lois.
Hedysarum carnosum Desf.
Reaumuria vermiculata L.
Pteranthus echinatus Desf.
Gymnocarpon decandrum Forsk.
Gymnarrhena micrantha Desf.
Pyrethrum fuscatum Willd.
Calendula stellata Cav. _var._ hymenocarpa.
Microlonchus Duriæi Spach.
Amberboa Lippii DC.
—— crupinoides DC.
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
—— angustifolia Coss. et DR.
Echinospermum Vahlianum Lehm.
Arnebia decumbens Coss. et Kral. _var._ macrocalyx.
Plantago ovata Forsk.
Caroxylum articulatum Moq.-Tand.
Traganum nudatum Delile.
A peine sommes-nous installés sur ce point, d’où la vue embrasse
une vaste étendue vers le sud, que nous recevons la visite du cheïkh
d’un douar voisin, lequel, réparant la maladresse de son frère,
chef lui-même d’un autre douar où l’on avait refusé de vendre
un mouton à nos spahis, vient nous en offrir plusieurs et insiste pour
nous faire accepter chez lui la diffa le lendemain à notre passage.
Le 22, dès l’aube, nous achevons d’explorer les alentours
accidentés de notre campement, et nous éprouvons une désagréable
surprise à la vue d’une Vipère-à-cornes qui est venue pendant la
nuit s’abriter sous une caisse, à l’entrée même de l’une de
nos tentes ; le redoutable serpent est immédiatement puni de cette
audace par son immersion dans l’alcool. Ce reptile est abondant
dans ces lieux pierreux, et la présence du Naja dans la plaine du
Bled Cegui, qui précède l’Oum-el-Asker, nous est affirmée par
le cheïkh du douar voisin.
La coupure du Fedj El-Kheïl est des plus curieuses, car elle montre
à nu les diverses couches superposées qui forment le Djebel
Cheguieïga. A la base, des calcaires noirs très durs, puis des
marnes rouges ferrugineuses, et enfin des dolomies surmontant le
tout et formant la crête. Au pied de ces escarpements on trouve de
nombreux fossiles ; c’est là que j’ai recueilli le Nautile dont
il est question plus haut. Les Dolomies du sommet se délitent à
certains endroits et forment des dentelures capricieuses, qui, vues
d’une certaine distance, prennent l’aspect de murailles en ruine.
La flore du Fedj El-Kheïl est presque identique à celle du Djebel
Cheguieïga, dont il n’est du reste qu’une coupure ; nous ne
citerons donc que les quelques espèces suivantes : _Capparis spinosa_
var., _Deverra chlorantha_, _Galium petræum_, _Rhanterium suaveolens_,
_Celsia laciniata_, _Plantago ovata_, _Panicum Teneriffæ_.
Nous récoltons en outre une curieuse monstruosité du _Caroxylum
articulatum_, qui donne à cette espèce l’apparence d’une plante
en fleur ou en fruit.
A neuf heures et demie le signal du départ est donné. Une vaste
plaine d’aspect désertique, ondulée par de basses collines,
s’ouvre devant nous. Elle est parsemée de douars et bornée au
sud par les montagnes d’Oum-El-Asker que nous devrons franchir
pour atteindre les bords du Chott El-Fedjedj. Nous ne tardons pas à
arriver au douar des Sidi-Djeimia, fraction de la tribu des Hammema ;
c’est là que nous sommes invités à prendre une diffa qui nous est
offerte avec beaucoup de cordialité, mais que nous payons largement
par de nombreuses consultations données aux malades ; les enfants
étant en majorité, le chocolat est substitué dans bien des cas aux
médicaments spéciaux qui nous manquent ; à défaut de guérison
radicale, ce remède produit un excellent effet moral et ne manque
pas de grossir le nombre des clients qui se succèdent indéfiniment ;
mais le temps presse et, prenant congé de notre hôte, nous continuons
notre marche vers l’Oum-el-Asker.
Au sommet d’un monticule que nous gravissons pour mieux jouir de la
vue des dentelures étranges formées par les crêtes dolomitiques
des montagnes de Cheguieïga que nous avons quittées le matin,
nous recueillons quelques silex taillés, épars à la surface d’un
terrain sablonneux. Plus loin, sur un assez long parcours et près des
bords d’un oued à sec qui se dirige vers la plaine de Bled-Cegui,
nous traversons les ruines d’une cité antique qui a dû avoir une
assez grande importance.
Nous arrivons enfin aux montagnes d’Oum-el-Asker, dans lesquelles
nous pénétrons par un étroit couloir que nos montures ont peine
à franchir ; on s’aperçoit à ce moment que les chameliers, ayant
pris les devants pendant notre halte chez les Djeimia, se sont trompés
de route, ce qui nous oblige à nous arrêter environ une heure pour
envoyer à leur recherche. Au mauvais passage de l’entrée des
gorges succède un chemin frayé qui semble devenir meilleur à mesure
que nous avançons, mais bientôt nous sommes engagés dans un second
défilé réellement dangereux, et forcés de suivre le lit desséché
d’un oued dans lequel des eaux torrentueuses, actuellement absentes,
ont mis à nu les couches tabulaires d’un calcaire dur et glissant
sur lequel les chevaux, les mulets et les chameaux ont grand’peine
à assurer leurs pieds. Ces roches blanches ou grises, qui paraissent
inférieures aux bancs d’huîtres que nous avons trouvés la veille,
renferment de nombreuses Turritelles fossiles dont il est difficile
de se procurer des échantillons, en raison de la dureté de la roche.
Après deux heures d’efforts et de fatigues, pendant lesquelles nos
bêtes de charge font de dangereuses chutes, nous rencontrons le Redir
Zitoun, petite flaque d’eau bourbeuse dans un trou de rocher. Malgré
la mauvaise qualité de cette eau, on est bien forcé de se résoudre
à s’en désaltérer, car il n’y a pas de choix ; de plus, en
dépit de la défense qui leur en a été faite, nos chameliers,
comme toujours, s’empressent de laisser souiller le redir par
leurs animaux. D’après l’observation barométrique qui donne
728mm,5, le Redir Zitoun est à environ 360 mètres d’altitude ;
il est situé dans un repli de la chaîne d’Oum-el-Asker, à peu
près vers le milieu de son épaisseur. Son nom lui vient sans doute
des deux ou trois Oliviers rabougris qui y existent encore.
Prolonger la halte serait téméraire, car il est déjà cinq heures
du soir et on nous dit que nous n’avons pas encore franchi les
passages les plus dangereux, ce dont nous ne tardons pas du reste à
nous convaincre, car à partir de ce point, non seulement on rencontre
partout les mêmes roches glissantes, mais il faut le plus souvent
suivre un sentier à peine tracé qui monte et descend alternativement
le long du lit encaissé de l’oued. En plusieurs endroits le sentier
domine ce dernier de plus de 30 mètres à pic ; à diverses reprises
on se voit même dans la dure nécessité de décharger en partie les
bêtes de somme, pour éviter des accidents, et malgré ces prudentes
manœuvres, qui ne laissent pas que de retarder considérablement la
marche de notre convoi, les conducteurs ne peuvent, aux plus mauvais
passages, éviter les chutes de plusieurs animaux. La capture faite
à la main, par M. Valéry Mayet, d’une Vipère-à-cornes blottie
dans un creux de rocher, nous cause un moment d’émotion qui fait
diversion aux ennuis de notre difficile trajet. Enfin, après trois
heures d’efforts pénibles, nous atteignons l’extrémité de ce
dangereux défilé, véritable passage des Thermopyles dans lequel il
suffirait, non pas de trois cents Spartiates, mais d’une poignée
de fantassins embusqués pour arrêter toute une armée. Un chemin
relativement bon nous fait rapidement descendre dans la plaine du
Bled Cherb qui borde le Chott El-Fedjedj, mais la nuit nous force à
interrompre la marche et à dresser nos tentes, en pleine obscurité,
avec un vent des plus violents et dans un terrain pierreux où nous
ne pouvons fixer les piquets qu’à grand’peine. Cette journée
a été la plus hérissée de difficultés de tout notre voyage.
Les quelques plantes à noter parmi celles que nous avons récoltées
durant le trajet périlleux du défilé d’Oum-el-Asker sont les
suivantes : _Helianthemum Tunetanum_, _H. sessiliflorum_, _Frankenia
thymifolia_, _Deverra chlorantha_, _Amberboa Lippii_, _Anarrhinum
brevifolium_, _Scrophularia canina_, _Statice pruinosa_.
Outre plusieurs Vipères-à-cornes prises dans les endroits rocheux,
nous avons noté le _Bufo viridis_ qui se montre au Redir Zitoun,
dans l’eau livide duquel nous avons pêché aussi quatre Crustacés
intéressants : d’abord un _Estheria_ nouveau pour la science,
décrit récemment par M. Simon sous le nom de _E. Mayeti_ ; ensuite
trois branchiopodes, les _Apus cancriformis_, _A. Numidicus_ et
_Branchipus stagnalis_.
Parmi les Hémiptères, nous rencontrons pour la première fois une
Cigale (_Cicada Querula_) de moyenne taille, qui se retrouvera partout
dans notre trajet jusqu’au Bir Marabot. Un Coléoptère algérien
(_Bolboceras Bocchus_) est également trouvé pour la première fois
dans notre voyage, ainsi qu’un _Blaps_ probablement nouveau.
Dans la première portion du défilé, un calcaire gris noir, très
dur, affleure dans le fond du ravin, alternant avec un calcaire blanc
ou jaunâtre d’une dureté excessive et prenant sous l’action
de l’eau un poli des plus dangereux pour la marche de l’homme
et des animaux. Nous y avons recueilli quelques _Inoceramus_ et des
Cératites appartenant à l’étage sénonien que nous avons déjà
signalé à Kriz et au Djebel Toumiet.
Comme toutes les nuits, le vent d’est a fait rage, ébranlant sans
répit nos tentes que nous nous estimons heureux de n’avoir pas
vu enlever par la tourmente, et le 23 mai, à six heures du matin,
nous nous empressons d’abandonner ce campement inhospitalier,
non toutefois sans en avoir attentivement exploré les environs où
nous trouvons en abondance plusieurs espèces d’_Helianthemum_
épanouissant leurs fleurs charmantes aux premiers rayons du soleil.
Laissant derrière nous les montagnes d’Oum-el-Asker, dont les
couches, sur ce versant, plongent dans la direction sud, tandis
que jusque-là, depuis et y compris les massifs du Bou-Hedma et de
l’Arbet, elles sont inclinées dans le sens opposé, nous cheminons
dans le Bled Cherb vers le campement de Bir Beni-Zid où nous avions
espéré pouvoir arriver dès la veille. L’immense plaine qui
s’étend devant nous se confond avec le chott où se produisent
de curieux effets de mirage. Les moindres objets y prennent parfois
des proportions fantastiques, simulant des ruines, des collines, ou
des lignes de grands arbres, aux yeux du voyageur qui s’aventure
imprudemment sur ce sol mouvant et dangereux. D’après des récits
légendaires, des caravanes entières, trompées par ces images, ont
disparu dans des fondrières insondables. Au bout d’une heure de
marche environ, nous rencontrons une ruine romaine aussi importante
que curieuse. C’est un grand édifice rectangulaire, plus long que
large, dont l’intérieur présente quatre voûtes accolées. Les
murs extérieurs sont formés de cinq assises de gros blocs taillés,
surmontés de l’appareil réticulaire. La troisième assise,
entièrement couverte de sculptures représentant des losanges, est
la portion la plus remarquable de cet étrange édifice, auquel nos
guides indigènes, qui, soit dit en passant, connaissent fort peu le
pays, ne donnent aucun nom particulier. Cette ruine et la rencontre
de quelques plantes que nous n’avions pas encore vues (le _Reseda
Alphonsi_ entre autres) atténuent un peu la monotonie d’une marche
en ligne droite sur un terrain uniformément plat, occupé par des
_Tamarix rabougris_, des _Anabasis_ et autres Salsolacées.
A midi et demie, nous atteignons le Bir Beni-Zid, réunion de trois
puits non maçonnés, dont l’eau, quoique légèrement saumâtre,
est encore l’une des meilleures que nous ayons trouvées depuis
notre départ de Gafsa ; dans l’un d’eux vit un _Chara_ qui nous
paraît intéressant.
L’existence d’eau potable en cet endroit, plus encore que
la crainte de ne pouvoir atteindre dans la même journée un
autre lieu de campement, nous détermine à y séjourner jusqu’au
lendemain. Du reste, après les fatigues endurées la veille au passage
de l’Oum-el-Asker, il est prudent de ne fournir qu’une courte
étape, pour laisser prendre un peu de repos aux hommes et aux animaux.
Le reste de la journée est employé à la préparation des récoltes
des jours précédents et à l’exploration du pays. Depuis le matin,
nous apercevions dans la plaine un objet paraissant dépasser de cinq
à six mètres tout ce qui l’environne et affectant la forme de deux
piliers ; accompagné d’un spahi, je me dirige, aussi directement que
me le permet la mobilité du terrain, sur ce point qui m’intrigue
et me paraît à peine distant d’un demi-kilomètre ; mais j’ai
déjà fait plus de trois kilomètres sur un sol uni et glissant,
quand soudain nos deux chevaux s’enfoncent jusqu’au poitrail
dans la vase argileuse ; mettant immédiatement pied à terre, nous
dégageons nos montures par un vigoureux effort, car le danger est
sérieux, et remettant les chevaux sur un terrain plus solide à la
garde de mon spahi, je profite de toutes les touffes d’_Atriplex_
et d’autres Salsolacées qui m’offrent un point d’appui pour
continuer, en décrivant de nombreux détours, à me rapprocher
de l’objet qui pique ma curiosité depuis si longtemps. Parvenu
enfin au but, ma déception est grande en me trouvant en face de deux
buissons de _Tamarix pauciovulata_, hauts d’un mètre et demi environ
et isolés au milieu d’une partie du terrain que les eaux semblent
n’avoir laissé à découvert que depuis peu de jours. J’avais fait
à peu près cinq kilomètres depuis le campement, dans le sol fangeux,
sans rien découvrir d’intéressant et j’estimai non moins inutile
qu’imprudent de pousser plus avant dans le chott, dont je connais
maintenant les dangers. Mon retour s’effectue cependant sans nouvel
accident, grâce à de grandes précautions et à de nombreux zigzags
rendus nécessaires par le peu de consistance de ce sol glissant,
couvert d’innombrables empreintes de pieds de Gazelles.
Au Bir Beni-Zid et sur les bords du Chott El-Fedjedj, nous avons
recueilli entre autres espèces :
Reseda Alphonsi Müll. Arg.
Dianthus serrulatus Desf. _var._ grandiflorus.
Zygophyllum cornutum Coss.
Tamarix pauciovulata J. Gay.
Aizoon Hispanicum L.
Nitraria tridentata Desf.
Gymnarrhena micrantha Desf.
Amberboa Lippii DC.
Anchusa hispida Forsk.
Arnebia decumbens Coss. et Kral. _var._ macrocalyx.
Echinospermum Vahlianum Lehm.
Limoniastrum Guyonianum DR.
Arthrocnemum macrostachyum Moq.-Tand.
Caroxylum tetragonum Moq.-Tand.
Anabasis articulata Moq.-Tand. ?
Halocnemum strobilaceum M.-Bieb.
Suæda vermiculata Forsk.
Atriplex mollis Desf.
Panicum Teneriffæ R. Br.
Sphenopus divaricatus Rchb.
Chara fœtida A. Br. ?
Les Gazelles, nous venons de le dire, hantent les bords du chott, et
les Gerboises abondent dans les terrains argilo-sableux du Bled Cherb.
Parmi les oiseaux, citons de nombreuses Tourterelles, des Gangas,
toujours les mêmes Traquets, diverses Alouettes, et le Bruant Proyer,
qui fait constamment entendre son cri strident.
Les reptiles sont peu abondants ; nous ne prenons que le _Cœlopeltis
insignitus_, ophidien qui se trouve partout.
Dans la classe des insectes, nous constatons l’abondance, sur les
Jujubiers (_Zizyphus Lotus_), du _Julodis cicatricosa_. Citons encore
le _Calosoma Olivieri_, qui, à la lumière, vient jusque sous nos
tentes, et de nombreuses Cigales semblables à celle déjà signalée
à l’Oum-el-Asker.
Par exception, la nuit est calme, ce qui nous permet de laisser très
tard la tente ouverte, sans que nos bougies s’éteignent ; nous en
profitons pour faire d’abondantes captures d’insectes nocturnes
que la clarté attire en foule, mais, lorsque les feux sont éteints,
nous payons chèrement cette bonne aubaine par les attaques de trop
nombreux moustiques qui troublent notre sommeil pendant toute la nuit.
Le lendemain, 24 mai, à huit heures du matin, nous reprenons notre
voyage à travers une plaine sablonneuse, très herbeuse sur certains
points, et parsemée de touffes de Jujubier sauvage (_Zizyphus Lotus_)
qui forment les seuls buissons un peu élevés. Au ciel légèrement
voilé du matin succède un soleil ardent qui, avec l’absence
de brise, rend la marche très pénible. La plaine devient de plus
en plus nue à mesure que nous avançons et depuis longtemps nous
cherchons en vain un point favorable à la grande halte ; ni une
flaque d’eau, ni un seul arbre ne se montrent sur notre passage ;
de guerre lasse, vers midi, nous devons nous contenter du peu
d’ombre que projettent sur le sable brûlant quelques touffes de
Jujubiers un peu plus élevées que les autres. Plus nous avançons,
plus la plaine et la solitude semblent grandir. Pour faire diversion
à la monotonie du trajet, je fais un temps de galop jusqu’au pied
d’un mamelon dont la teinte jaune rougeâtre a attiré mon attention
depuis longtemps ; j’y reconnais un calcaire tertiaire renfermant
des coquilles fossiles. Je trouve à mon retour le convoi divisé en
deux parties, la seconde si éloignée que durant une heure nous la
croyons égarée. Après un temps d’arrêt, l’ordre s’étant
rétabli, nous cheminons dans une plaine très cultivée, circonscrite
par des montagnes peu élevées, plaine dans laquelle nous rencontrons
des Arabes du Nefzaoua en train de dépiquer leur blé à l’aide de
quatre chameaux attachés ensemble en ailes de moulin. D’après les
renseignements que nous recueillons de la bouche de ces cultivateurs,
l’eau manque absolument dans la plaine, mais nous devons trouver
à peu de distance, disent-ils, un redir où elle est abondante et
bonne. Prenant alors à gauche, suivant leurs indications, nous nous
engageons dans un pays montueux, en nous dirigeant vers le nord ;
mais ce n’est guère qu’après avoir fait un trajet d’environ
douze kilomètres, par de mauvais chemins, que nous atteignons, à la
tombée de la nuit, le Redir Timiat, où nous installons nos tentes
dans un sol pierreux, à proximité d’un creux de rocher rempli
d’une eau relativement bonne. L’exploration de ce point, très
curieux surtout sous le rapport géologique, prend toute la matinée
du 25 mai. Situé au milieu d’un cirque de montagnes dolomitiques
dont les crêtes sont curieusement découpées et dentelées, le lit
du ravin dans lequel se trouve le Redir Timiat met à nu des calcaires
très riches en fossiles. Certaines roches abondent en Nummulites,
tandis que d’autres renferment des bivalves et des Turrilites de
grande dimension, mais fort difficiles à détacher. Ces couches
paraissent être inférieures au terrain de dolomie et aux bancs
d’Huîtres signalés à l’Oum-Guehafa.
Le Redir Timiat est l’un des points les plus intéressants que nous
ayons visités, en raison de l’abondance des fossiles qui s’y
trouvent dans un calcaire à Orbitolines de l’étage urgo-aptien
(Rolland) ; ils sont mis à nu par les eaux dans le lit même
du torrent, à sec au moment de notre passage, excepté dans le
redir. Parmi les fossiles recueillis, nous citerons : _Trigonia_
f. _aliformis_, _Nerinea Pauli_, _Pholadomya Darassi_.
La flore et la faune vivantes du Redir Timiat ne sont pas moins
riches que la faune fossile ; nous voudrions y rester plus longtemps,
mais, bien que la distance qui nous sépare du Redir Oum-Ali ne
soit pas très grande, nous levons le camp à midi, dans la crainte
de rencontrer des passages aussi dangereux que celui du Khanget
Oum-el-Asker, dont nous conserverons longtemps le souvenir.
Nous avons retrouvé au Redir Timiat les mêmes Cigales qu’à
l’Oum-el-Asker, des _Branchipus_ dans le redir, et au bord même,
le _Pentodon pygidialis_, lamellicorne saharien, courant sur le sol
après la pluie.
Parmi les plantes de cette station, qui forment une longue liste,
nous citerons seulement :
Reseda Alphonsi Müll. Arg.
—— propinqua R. Br.
Silene apetala Willd.
Haplophyllum tuberculatum Adr. Juss.
Hedysarum carnosum Desf.
Pteranthus echinatus Desf.
Nitraria tridentata Desf.
Eryngium, espèce nouvelle ?
Deverra scoparia Coss. et DR.
Callipeltis Cucullaria Stev.
Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
Pyrethrum fuscatum Willd.
Amberboa Lippii DC.
Heliotropium undulatum Vahl.
Statice Thouini Viv. _var._
Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
Ephedra fragilis Desf.
Asphodelus viscidulus Boiss.
Panicum Teneriffæ R. Br.
Pennisetum asperifolium Kunth.
Chloris villosa Pers., du Sahara algérien, signalé à Gafsa
par Desfontaines et trouvé en 1883 à l’Oued Cherichira.
Pappophorum scabrum Kunth., plante de Biskra et du Cap, nouvelle
pour la Tunisie.
Tandis que l’on roule les tentes, un vent d’est, qui souffle avec
rage et avec accompagnement de gouttes de pluie, amène la perte
du baromètre Fortin qu’il renverse sur un rocher pendant que je
procède à l’observation quotidienne. Dorénavant, nous ne pourrons
donc plus contrôler les indications données par les anéroïdes et
les holostériques ; heureusement que l’un de nos holostériques
n’a jamais donné que des écarts insignifiants avec le Fortin.
Pendant que nous gravissons la montagne, la pluie prend de
l’intensité et nous fait craindre des avaries dans notre bagage ;
mais le beau temps a déjà reparu lorsque nous franchissons la
grande muraille qui traverse le col de Fedj Oum-Ali ; par un chemin
très dangereux quoique très frayé, nous sommes conduits rapidement
au Redir Oum-Ali, où nous trouvons de l’eau en abondance et un bel
emplacement pour dresser nos tentes. Ce point est des plus remarquables
par la puissance des dépôts alluvionnaires qui occupent tout le
fond de la vallée et qui sont profondément ravinés dans tous
les sens par les eaux pluviales. Avant d’arriver au redir, nous
avions déjà rencontré un assez grand nombre de silex taillés ;
en parcourant les alentours du campement, nous ne tardons pas à
constater que nous sommes au centre d’une station préhistorique
des plus importantes. Des lames ou grattoirs gisent par centaines sur
le sol sableux, tandis que des haches, des nucleus, des percuteurs,
appartenant tous à l’âge de la pierre taillée, sont semés sur les
pentes et principalement autour de gros blocs qui ont dû constituer
des enceintes.
Durant toute la nuit, un vent furieux ne cesse de nous assaillir,
précédant un orage assez violent accompagné d’une forte pluie qui
dure même le lendemain, 26 mai, de sept heures à midi. En dépit de
la contrariété que nous cause le mauvais temps, nous poursuivons
nos recherches de silex taillés, que favorisent le lavage et la
dénudation du sol par l’écoulement des eaux de pluie. Poussant
mes investigations à quelque distance du camp, je suis assez heureux
pour rencontrer de véritables ateliers de fabrication, tandis que,
d’un autre côté, M. Bonnet découvre un foyer culinaire où les
instruments sont mêlés aux débris de cendre et de charbon et à des
amas d’escargots calcinés (_Helix candidissima_ var.) identiques
à ceux qui vivent actuellement dans le pays.
A la faveur d’un ciel redevenu beau, nous consacrons l’après-midi
de ce même jour à l’exploration du pays jusqu’à la grande
muraille que nous avons rencontrée sur notre passage et qui nous
avait du reste été indiquée avant notre départ de Gafsa. Cette
singulière construction, dont l’origine romaine ne laisse aucun
doute, mesure en moyenne 4 mètres de hauteur sur 1m,50 d’épaisseur
à la base. Partant des rochers à pic qui s’élèvent au-dessus du
col qu’elle coupe, et suivant une arête rocheuse, elle se prolonge
jusqu’au fond de la vallée où elle est terminée par les restes
d’un barrage construit avec d’énormes blocs taillés ; sa longueur
totale est d’environ 300 mètres. A la rencontre de la route, dont
elle commande le passage, existait un petit bastion carré, dont on
peut encore apprécier facilement la forme et les proportions. On voit
aussi sur une partie de sa longueur une sorte de retrait à mi-hauteur
ayant servi sans doute de chemin de ronde. Une légende arabe donne à
ce mur une origine fantaisiste ; elle aurait été construite par une
veuve qui avait deux fils, dont l’un, plein de vertus et de respect
pour les volontés maternelles, ne cessa de vivre auprès d’elle
dans les montagnes auxquelles il a laissé son nom d’Oum-Ali,
tandis que l’autre, devenu un aventurier redouté, aurait fait sa
résidence habituelle dans les défilés d’Oum-el-Asker, qui ont
également hérité de son nom. La muraille aurait été destinée à
interdir à ce dernier les domaines de son frère Ali dans la plaine de
Cegui, au pied même du Djebel Oum-Ali. Telle est la légende arabe,
mais il est beaucoup plus probable que ce mur a été construit par
les Romains sur le seul passage praticable conduisant au Nefzaoua,
soit comme limite de province, soit comme moyen de défense contre
les incursions des peuplades indigènes, soit enfin dans le but de
faire payer un droit d’entrée aux marchandises provenant des pays
non occupés.
Aux alentours de la muraille un chaos de rochers dolomitiques et
d’amas de poudingues et d’alluvions rouges donne au site l’aspect
le plus sauvage. Il eût été intéressant d’y séjourner et d’y
chasser, car les oiseaux y sont nombreux ainsi que les mammifères,
entre autres les Mouflons, dont on rencontre partout les traces surtout
aux abords du redir où ils viennent boire en troupes pendant la nuit.
M. Valéry Mayet et moi, nous rencontrons sur le sol, auprès de la
muraille, une grande pierre de grès, ovale, longue de 45 centimètres
et large de 25 centimètres, bombée d’un côté, plate et unie
sur l’autre face. Cette pierre, d’une forme régulière due
évidemment au travail de l’homme, nous intrigue au point de vue de
sa destination, mais elle est trop volumineuse pour que nous puissions
la transporter au campement, dont nous sommes malheureusement assez
éloignés. A dix mètres plus loin, une seconde pierre en tout
semblable à la première, mais de dimensions beaucoup moindres (8
centimètres sur 15 centimètres), s’offre à nos regards et je
m’empresse de m’en emparer. Nous ne pouvons regarder ces deux
objets que comme étant destinés à broyer le grain.
Outre les énormes dépôts d’alluvion argilo-sableux, profondément
ravinés par les eaux et renfermant d’innombrables silex taillés,
nous signalerons à l’Oum-Ali quelques filons de gypse, des grès
et des dolomies sur les crêtes comme aux alentours du Redir Timiat,
qui n’en est du reste que peu éloigné.
La halte de deux jours que nous avons faite en cet endroit nous a
permis de récolter un grand nombre de plantes, mais comme la liste
complète contiendrait de nombreuses espèces vulgaires communes à
tout le pays, nous n’en extrairons que les espèces suivantes :
Delphinium peregrinum L. _var._ halteratum.
Matthiola livida DC.
Farsetia Ægyptiaca Turr.
Helianthemum Kahiricum Delile.
Reseda Alphonsi Müll. Arg.
—— Duriæana J. Gay.
—— propinqua R. Br.
Erodium arborescens Willd.
—— hirtum Willd.
Rhus oxyacanthoides Dum.-Cours.
Astragalus tenuifolius Desf.
Anthyllis tragacanthoides Desf.
Hedysarum carnosum Desf.
Gymnocarpon decandrum Forsk.
Ferula Vesceritensis Coss. et DR.
Eryngium ilicifolium Desf.
—— espèce nouvelle ?
Callipeltis Cucullaria Stev.
Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
Anacyclus Alexandrinus DC. _var._
Calendula gracilis DC.
Carduncellus eriocephalus Boiss.
Atractylis prolifera Boiss. _var._
—— citrina Coss. et Kral.
Centaurea contracta Viv.
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
Convolvulus Siculus L.
Anchusa hispida Forsk.
Celsia laciniata Poir.
Linaria simplex DC.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Scrophularia arguta Ait.
Euphorbia glebulosa Coss. et DR.
—— falcata L.
Forskahlea tenacissima L.
Asphodelus tenuifolius Cav.
Pancratium _sp._ sans fleurs et sans fruits.
Notochlæna Vellea Desv.
Le Redir d’Oum-Ali est une station fort intéressante. De nombreuses
traces y indiquent la présence en grand nombre de l’Hyène, du
Chacal, du Mouflon et du Gundi.
Les reptiles paraissent y être peu abondants ; nous y signalerons
cependant le _Cœlopeltis insignitus_ et le _Gongylus ocellatus_. Parmi
les insectes : _Calosoma Olivieri_ et _C. indagator_, _Cicindela
Ægyptiaca_, _Pimelia Tunetana_, _Purpuricenus Desfontainei_ (joli
Longicorne trouvé sur le _Rhus oxyacanthoides_), un _Cebrio_ inconnu
pris sur une Graminée. On y trouve aussi d’énormes Scorpions et
un Galéode noir à pieds rouges, _Rhax ochropus_. Les _Helix_ des
groupes _candidissima_ et _melanostoma_ ainsi que l’_H. Doumeti_
y sont en abondance.
Ce n’est pas sans regret que nous sommes contraints, le 27 mai, à
une heure du soir, de quitter notre campement d’Oum-Ali. Un séjour
plus prolongé dans cette localité eût été fécond en résultats,
mais le temps presse, car il nous faut atteindre ce jour même le Bir
Marabot, d’où nous devons nous diriger sur le Djebel Berd que nous
tenons à visiter avant de reprendre la route de Gabès.
Ayant franchi un dernier col, moins élevé que celui où se trouve
la grande muraille, nous entrons dans le Bled Cegui, plaine fertile,
cultivée partiellement par les Arabes. Quelques champs que nous
traversons se font remarquer par une curieuse variété de blé,
offrant des épis très longs, très serrés de grain, et absolument
dépourvus de barbes. Nous nous détournons un peu sur la gauche
pour examiner un petit bâtiment romain, sorte de campanile carré,
rehaussé à sa partie supérieure de colonnettes plates et cannelées ;
plusieurs autres monuments analogues se succèdent de distance
en distance dans cette vaste plaine ; on peut supposer qu’ils
jalonnaient en quelque sorte une route allant sans doute de la cité
dont les ruines se voient à Oglet Mehamla à celle dont nous avons
rencontré les vestiges avant d’arriver au Khanget El-Asker. La
traversée du Bled Cegui, vaste plaine où la fertilité du sol est
révélée par des prairies naturelles très herbeuses, des cultures
et l’abondance du _Cynara Cardunculus_, ne nous a fourni cependant
que peu d’espèces de plantes intéressantes :
Ferula Vesceritensis Coss.
Callipeltis Cucullaria Stev.
Senecio Decaisnei DC.
Carduus Arabicus DC.
Amberboa crupinoides DC.
—— Lippii DC.
Heliotropium supinum L.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Euphorbia calyptrata Coss. et DR., espèce existant en Algérie,
nouvelle pour la Tunisie.
Nous constaterons aussi, plus tard, dans la portion de la plaine
avoisinant le massif des montagnes des Aïeïcha, la présence du
Gommier (_Acacia tortilis_), par pieds isolés, restes d’une ancienne
forêt se reliant sans doute à celle du Tahla en contournant les
montagnes. Plus loin, tandis que nous recueillons, sur une petite
éminence, quelques silex taillés, une troupe de plus de trente
Gazelles fuit rapidement à notre approche. La grosse Alouette huppée,
la Caille bédouine (_Turnix tachydromus_), le Bruant Proyer et
diverses espèces de Traquets foisonnent dans les champs d’orge et
les plantureux herbages où domine l’_Hedysarum carnosum_, plante
fourragère qui y atteint des proportions exceptionnelles et qu’il
serait sans doute avantageux de multiplier par la culture. Après
trois heures de marche, nous arrivons à la grande route de Gafsa à
Gabès, puis, tournant à l’ouest, nous atteignons bientôt, en
côtoyant le lit d’un oued sans eau, la station du Bir Marabot,
située entre plusieurs monticules couronnés par des restes
d’antiques constructions ; là, près de ce puits profond dont
l’eau est potable, nous établissons notre camp à côté d’un
petit bordj abandonné. Pendant que l’on dresse les tentes,
je me dirige vers un plateau allongé à l’extrémité duquel
j’aperçois une ruine romaine. Mon attention ne tarde pas à être
éveillée par un grand nombre de silex taillés dont quelques-uns
fort remarquables. Je suis, à n’en pas douter, sur l’emplacement
d’un atelier, et plus j’approche de l’édifice en ruines, plus
les instruments deviennent nombreux ; enfin, au pied même de cette
construction sous laquelle existe une cave voûtée qui a pu être
une citerne, je recueille plusieurs grattoirs et poinçons encore
au milieu des éclats de la pierre d’où ils ont été extraits ;
je rencontre aussi, à différentes places, des fragments de quartz
cristallisé, débris de géodes qui ont dû être brisées dans le
but de fabriquer des instruments avec les fragments du silex qui
en formait l’enveloppe. Ces géodes proviennent sans doute des
montagnes du massif des Aïeïcha, situées à une faible distance, et
ont été transportées par l’homme, à moins toutefois, ce qui est
moins probable, qu’elles n’aient été entraînées par les crues
des oueds qui descendent des flancs de ces montagnes. A mon retour,
nous tenons conseil et décidons que le lendemain, tandis que nous
irons camper au pied du Djebel Berd, éloigné du Bir Marabot de huit
kilomètres seulement, le brigadier et deux hommes de l’escorte se
rendront à Gafsa pour chercher les vivres dont nous aurons besoin
jusqu’à Gabès. L’Arabe qui nous a suivis jusqu’ici avec son
enfant malade se décide enfin à se séparer du « thebib francis »
auquel il témoigne toute sa gratitude pour les soins donnés à
l’enfant pendant le trajet pénible que nous venons de faire. Je dois
reconnaître que la présence de ce compagnon volontaire a été plus
d’une fois gênante pour nous, mais, en revanche, il y a tout lieu de
croire que l’occupation française y aura gagné un chaud partisan.
A six heures du matin, le 28 mai, nous sommes en route pour le Djebel
Berd, côtoyant des collines couvertes de vestiges de constructions
qui sont terminées sur le bord d’un petit oued, sans eau comme les
autres, par une sorte de retranchement dont on peut suivre encore
aisément la ligne d’enceinte en maçonnerie. A mesure que nous
montons, le chemin devient difficile et la chaleur gênante. Un
certain nombre de reptiles et beaucoup d’insectes sont capturés,
mais la flore est pauvre et monotone. Nous franchissons des couches
effondrées de dolomie, puis, côtoyant un ravin dépourvu d’eau,
nous arrivons vers dix heures, par une série de plates-formes que
circonscrivent des restes d’enceintes en pierre sèche, sur un
petit plateau voisin d’un redir suffisamment pourvu d’eau et nous
y installons notre tente.
Les sommets du Djebel Berd se dressant en face de nous, il nous est
facile, du point où nous sommes, de nous fixer sur la meilleure
route à suivre pour les atteindre, ce que nous comptons faire dans
l’après-midi. Mais tandis que, le repas fini, nous explorons les
alentours du campement, le ciel se charge de gros nuages venant du nord
et, vers une heure et demie, un violent orage éclate avec un fracas
épouvantable, déversant sur nous une pluie diluvienne qui envahit
notre tente malgré la rigole qui l’entoure. En quelques instants, le
ravin redevenu torrent roule d’énormes quartiers de rochers, et nous
voyons arriver, avec la rapidité d’un cheval lancé au galop, une
vraie nappe d’eau qui débouche par tous les replis du terrain. Nous
pouvons alors nous rendre exactement compte de l’action dévastatrice
des eaux sur ces pentes escarpées, à peu près dénudées ou tout
au moins dépourvues de végétation arborescente, et lorsque, au bout
d’une heure environ, la pluie ayant cessé, notre vue peut embrasser
de nouveau la plaine, nous la voyons en grande partie transformée
en nappe d’eau. Le ciel étant redevenu serein, M. Valéry Mayet
et moi nous nous mettons en devoir d’opérer une reconnaissance
dans la montagne à la recherche des passages les plus commodes pour
en atteindre le lendemain le point culminant. Séduits bientôt par
la fraîcheur de la température qui rend la marche moins pénible,
récoltant sur les plantes ou sur le sol les insectes qui commencent
à reparaître, et recueillant de nombreux fossiles dans les marnes
friables, nous gravissons successivement de monticule en monticule,
de crête en crête, et arrivons finalement, après avoir franchi
plusieurs passages dangereux, à une coupure à pic large de quelques
mètres, qui seule nous sépare de la pente terminale. Ce dernier
obstacle est rendu plus dangereux par la nature friable de la roche de
gypse cristallisé qui s’éboule sous nos pieds et se détache dans
nos mains. Être arrivés si près du but et renoncer à l’atteindre,
par la seule crainte de franchir un obstacle de quelques mètres au
delà duquel toute difficulté va cesser, nous paraît indigne de nous ;
aussi, profitant d’aspérités moins friables, nous n’hésitons
pas longtemps à braver le danger, espérant pouvoir accomplir le
jour même ce que nous avions projeté pour le lendemain. Mais, le
mauvais pas franchi, un contretemps plus sérieux vient s’opposer
à la réalisation de ce projet ; un brouillard épais, qui monte
de la vallée, enveloppe soudain la montagne ; le jour tire sur son
déclin et nous ignorons complètement la topographie du Djebel Berd ;
quelque dur qu’il puisse être de renoncer à un but presque atteint,
mes souvenirs, ma vieille expérience des montagnes, et les dangers
que j’ai trop souvent courus en pareille circonstance, me font un
devoir de m’opposer énergiquement à une nouvelle tentative. Ne
voulant pas reprendre le chemin dangereux par lequel nous sommes
montés, nous opérons la retraite vers le fond de la vallée par un
éboulis de calcaire mélangé de gypse que nous ne pouvons traverser
sans prendre de sérieuses précautions pour ne pas être entraînés
avec les débris de pierre qui roulent sous nos pas. Nous nous trouvons
alors au centre d’un grand cirque formé par les rochers à pic des
crêtes du sommet et des contre-forts de la montagne. N’oubliant
pas le but de nos recherches, malgré les difficultés de la marche,
nous avons le regret de constater sur ce point la pauvreté et la
monotonie de la flore et de la faune, mais nous sommes frappés de
la quantité extraordinaire de traces de Mouflons imprimées sur le
terrain. Le nombre de ces ruminants est si grand qu’ils ont tracé
sur les pentes de la montagne des sentiers aussi battus que ceux que
font les moutons aux alentours des bergeries. A plusieurs reprises
même, il nous arrive de maudire ces sentiers, si frayés qu’ils
nous conduisent à des impasses et retardent par des contremarches
notre rentrée au campement que nous avons grand’peine à atteindre
avant la nuit.
Le lendemain matin, dès cinq heures, escortés d’un de nos spahis,
nous sommes déjà, M. Valéry Mayet et moi, en train de gravir la
montagne, l’abordant cette fois par le côté opposé à celui
que nous avions suivi la veille. La portion que nous visitons est
beaucoup plus couverte de broussailles, mais la flore n’en est pas
pour cela plus variée. Nous abandonnons au bout de peu de temps un
large chemin très frayé qui paraît se diriger vers la plaine du
Bled Cegui et nous montons directement vers la crête que nous ne
tardons pas à atteindre et que nous suivons jusqu’au sommet.
Sur le versant sud, quelques pieds isolés de _Pistacia Atlantica_
se font remarquer par leur verdure plus tendre que celle des buissons
qui les entourent ; ce sont les seuls arbres que l’on aperçoive. De
véritables champs d’_Erodium arborescens_ en pleine floraison sont
d’un effet merveilleux. Nous n’avions encore jamais rencontré
cette plante en aussi grande abondance.
Autour des fleurs de ce bel _Erodium_, voltigent de nombreux
Lépidoptères intéressants ; ce sont, principalement, un _Papilio_ du
groupe _Machaon_, des _Pieris_ et des _Anthocharis_ ; nous regrettons
de n’avoir ni le temps ni les engins nécessaires pour en faire la
chasse. Le grand Martinet noir se livre à de rapides évolutions,
rasant parfois le sol, et quelques rapaces planent au-dessus de
nous en ayant soin de se tenir hors de la portée du fusil. A huit
heures, nous avons atteint le point culminant, indiqué par une
pyramide topographique de trois mètres de haut, bâtie à pierres
sèches. De là, nous jouissons d’un coup d’œil imposant ;
la vue embrasse toutes les plaines environnantes limitées, au sud,
par les Djebels Oum-Ali et Oum-el-Asker, au nord par le massif du
Djebel Arbet et des Aïeïcha ; on voit au loin Gafsa et El-Guettar,
et, près de ce dernier village, la sebkha dont il y a quelques jours
nous avons traversé une partie. A la satisfaction que nous éprouvons
à contempler sous un ciel splendide ce magnifique panorama, vient se
mêler un regret ; c’est celui de constater que le sommet sur lequel
nous nous trouvons n’est pas le plus élevé du massif du Djebel
Berd, qui est divisé en deux par une large coupure ; le véritable
sommet, qui nous paraît d’une centaine de mètres plus haut que
celui où nous sommes, appartient à la portion ouest du massif. Pour
explorer ce côté de la montagne, peut-être le plus intéressant,
il ne faudrait pas moins de trois jours que nous ne pouvons pas
y consacrer.
Continuant à suivre la crête afin de descendre par un escarpement
situé plus à l’ouest, nous dépassons la croupe par laquelle nous
étions montés la veille. Ce n’est pas sans quelque danger que,
nous aidant des mains, nous sautons les degrés formés par des roches
gypseuses friables. Un faux pas de notre spahi manque de causer un
déplorable accident, car, dans sa chute, les chiens du fusil qu’il
porte en bandoulière se rabattent en frappant sur le roc et la charge
passe à quelques décimètres de la tête de M. Valéry Mayet qui
se trouve en arrière.
Après une heure d’efforts pour atteindre le ravin, notre trajet
est encore considérablement allongé par une série d’érosions
profondes qu’il nous faut successivement franchir et parfois
contourner avant d’arriver au fond de la vallée. La chaleur est
très forte dans ces gorges abritées, mais heureusement la pluie
tombée la veille a laissé dans les ruisseaux assez d’eau pour
que nous puissions nous désaltérer, et nous avons enfin la chance
de trouver sur notre route un énorme pied de _Juniperus Phœnicea_
à l’ombre duquel nous pouvons faire une halte de quelques instants.
La flore du Djebel Berd ou Berda est moins riche, au moins dans la
portion que nous en avons explorée, que ne pourraient le faire
supposer sa situation méridionale et son altitude (environ 1100
mètres). Le temps nous a manqué pour en visiter tous les versants et
pour en aborder la partie occidentale, séparée du reste du massif par
une coupure profonde. Nous noterons cependant les espèces suivantes :
Lonchophora Capiomontiana DR.
Moricandia suffruticosa Coss. et DR.
Diplotaxis pendula DC.
Rapistrum bipinnatum Coss. et Kral.
Helianthemum Kahiricum Delile.
—— virgatum Pers. _var._ asperum.
Reseda Alphonsi Müll. Arg.
—— stricta Pers.
Dianthus serrulatus Desf.
Erodium hirtum Willd.
—— arborescens Willd., formant de véritables champs sur
la crête.
—— —— _var._ incisum.
—— glaucophyllum Ait.
Haplophyllum linifolium Adr. Juss.
Pistacia Atlantica Desf.
Hedysarum carnosum Desf.
Tamarix pauciovulata J. Gay.
Pteranthus echinatus Desf.
Reaumuria vermiculata L.
Deverra chlorantha Coss. et DR.
Carum Mauritanicum Boiss. et Reut.
Callipeltis Cucullaria Stev.
Pyrethrum fuscatum Willd.
Asteriscus pygmæus Coss. et DR.
Senecio coronopifolius Desf.
Atractylis prolifera Boiss. _var._
Zollikoferia quercifolia Coss. et Kral.
Apteranthes Gussoneana Mik.
Caroxylum articulatum Moq.-Tand.
Euphorbia Bivonæ Steud.
Scilla villosa Desf., spécial à la Tunisie.
De retour au campement à midi, nous fixons la levée du camp à
trois heures du soir ; mais au moment où nous nous apprêtons à
replier la tente, un nouvel orage, aussi violent que celui de la
veille, fond sur la montagne et nous oblige à retarder le départ
de plus d’une heure. Dès que la pluie cesse et pendant que l’on
procède au chargement, je fouille les alentours du campement et
j’ai la chance de rencontrer et de tuer d’un coup de fusil un
bel _Echidna Mauritanica_, grande Vipère des plus dangereuses, que
la pluie avait sans doute mise en mouvement. C’est ce même reptile
que l’on trouve assez abondamment au pied de la montagne de Zaghouan
où il nous avait été donné en 1883. La classe des reptiles nous
a encore fourni une Couleuvre extrêmement effilée, de couleur grise
(_Periops Algira_). Notons aussi le _Bufo pantherinus_.
Le sommet donne les mêmes insectes que le Djebel Hattig, mais la base
de la montagne est plus riche : de nombreuses Cigales, l’_Ephippiger
Oudrianus_, beaucoup d’_Ascalaphus_, le _Julodis cicatricosa_,
le _Purpuricenus Desfontainei_, un _Drilus_ et un _Sitaris_ non
déterminés. Les Lépidoptères sont nombreux et intéressants ;
beaucoup d’_Anthocharis_ et de genres voisins, et un fort beau
_Papilio_ dont la chenille vit sur les _Deverra_.
On retrouve au Djebel Berd la plupart des étages géologiques des
Aïeïcha et du Djebel Sened. L’_Ostrea Mermeti_ y abonde dans
les marnes feuilletées grises. Des gisements importants de gypse
cristallisé alternent avec ces marnes sur les contreforts escarpés
de la montagne, dont les couches supérieures, qui paraissent être
tertiaires, sont inclinées vers le sud, c’est-à-dire dans le sens
inverse de celles des autres massifs montagneux.
Après avoir essuyé plusieurs averses durant le trajet, nous sommes de
retour au Bir Marabot à cinq heures et demie du soir. En dépit de la
pluie, j’utilise les quelques heures de jour qui restent encore à
explorer un mamelon surmonté d’un petit bordj, situé de l’autre
côté du lit de l’oued. De nombreux silex taillés et des masses de
débris entassés autour des rochers ne me permettent pas de douter
qu’il n’ait existé sur ce point un autre établissement et un
atelier préhistoriques des plus importants. La pluie et l’approche
de la nuit me forcent à interrompre ma fructueuse récolte de
silex taillés, mais je me promets bien d’y revenir, ce que je ne
manque pas de faire le lendemain matin 30 mai. Mes recherches sont
de nouveau couronnées de succès et je rentre avant midi, chargé
d’instruments en silex, dont quelques-uns fort remarquables par la
finesse des retouches.
=VII=
=Du Bir Marabot à Gabès : Bir Zellouza, Oglet Mehamla, Gueraat
El-Fedjedj, Oudref. — Séjour à Gabès.=
Le 30 mai, à une heure du soir, nous reprenons définitivement la
direction de Gabès, distant de trois étapes. La route que nous
suivons, non sans faire plusieurs pointes à droite ou à gauche,
traverse longitudinalement la vaste et fertile plaine de Cegui,
limitée au nord par le massif des Aïeïcha, au sud par les chaînes
de basses montagnes qui bordent le Chott El-Fedjedj dont elles nous
interceptent la vue. La principale reconnaissance que nous faisons,
sur la gauche, dans la direction des montagnes des Aïeïcha, est
motivée par le désir d’examiner de près un arbre isolé que nous
supposions avec raison être un Gommier (_Acacia tortilis_), arbre que
nous n’avons plus rencontré depuis que nous avons quitté le Bled
Tahla. L’existence dans la plaine de quelques individus épars de
cette espèce nous fait supposer que la majeure partie des arbres que
nous apercevons au pied des montagnes situées à notre gauche sont
aussi des Gommiers. L’_Acacia tortilis_ occupe donc une étendue de
pays beaucoup plus considérable que je ne l’avais supposé en 1874,
car nous avons maintenant la certitude qu’il croît non seulement
dans la plaine du Tahla, mais encore tout autour du puissant massif
de montagnes qui comprend les Djebels Madjoura, Bou-Hedma, Arbet,
El-Aïeïcha et Beni-Amrham. S’il est beaucoup moins abondant au
pourtour de ce massif que dans le Bled Tahla même, cela tient sans
doute à ce que les terres y sont depuis longtemps beaucoup plus
cultivées et que le pays étant plus habité à l’extérieur
qu’à l’intérieur de ce massif, l’œuvre de déboisement
s’est accomplie plus activement.
Durant le trajet de quelques kilomètres que nous faisons pour
reconnaître les Gommiers, nous remarquons, épars dans les champs et
les terres vagues, un assez grand nombre d’instruments en silex
de plus grandes dimensions que ceux que nous avons rencontrés
jusqu’ici, et nous capturons abondamment le magnifique Bupreste
(_Julodis cicatricosa_) qui couvre en certains endroits les buissons
de Retam (_Retama Rætam_) et de Jujubier (_Zizyphus Lotus_).
Plus nous avançons, plus le pays devient fertile et cultivé ;
de nombreux troupeaux paissent dans la plaine et les douars se
multiplient. Nous apercevons sur notre droite un monument analogue
à l’espèce de columbarium que nous avons rencontré dans cette
même plaine entre le Djebel Oum-Ali et le Bir Marabot.
Nous n’arrivons au Bir Zellouza (le puits de l’Amandier) qu’à
sept heures du soir, après avoir longtemps cherché ce point où nous
devons passer la nuit. Les puits, surmontés d’une sorte d’armature
carrée en bois, y sont nombreux, mais l’eau en est mauvaise,
tandis qu’elle nous avait été signalée comme bonne. Ce motif nous
décide à camper de préférence à deux ou trois cents mètres en
arrière, auprès d’un redir où l’eau, grossie par les pluies des
jours précédents, est aussi savoureuse qu’abondante. Le pays est
couvert de belles cultures et peuplé d’une multitude d’oiseaux
(Gangas, Pigeons, Alouettes, Tourterelles, Traquets, Moineaux et autres
passereaux) qu’attire l’eau des puits et du redir. La halte au
Redir Zellouza ne nous offre rien d’intéressant comme plantes. En
revanche nous y retrouvons en grande abondance, dans les eaux du redir,
les curieux _Apus cancriformis_ et _Numidicus_ déjà recueillis au
Redir Zitoun dans le Djebel Oum-el-Asker, et nous y prenons, courant
dans la vase, deux individus d’un superbe Carabique jaune tacheté
de noir, nouveau pour la Tunisie, que M. Valéry Mayet rapporte au
_Brachinus nobilis_. Peu avant d’arriver au redir, nous avions
retrouvé en grand nombre, sur les Retam et les _Acacia tortilis_,
le splendide _Julodis cicatricosa_.
Le lendemain matin, dernier jour du mois de mai, une abondante
rosée couvre toutes les herbes. Nous quittons, vers huit heures,
le Bir Zellouza, cédant la place à une compagnie d’artillerie
qui vient d’arriver et de dresser ses tentes à quelques pas des
nôtres. Les officiers ne nous faisant pas l’honneur de venir nous
visiter, nous agissons de même et poursuivons notre route vers Oglet
Mehamla. A notre gauche, entre la montagne des Beni-Amrham et celles
des Aïeïcha, on distingue fort bien le col d’El-Affaï où passe
la route de Gafsa par El-Aïeïcha. A droite, nous voyons le Djebel
Ghedifa, qui termine la chaîne comprenant le Djebel Oum-Ali. Les
Gommiers se montrent toujours de distance en distance par pieds
isolés, dans la plaine sur la gauche, c’est-à-dire vers les
montagnes des Aïeïcha. Après avoir traversé en partie une sebkha
desséchée, dans le but d’examiner deux lambeaux de terrasses
de quatre mètres de haut, restes de l’ancien niveau du terrain,
qui nous apparaissaient de loin sous la forme de deux monuments en
ruine, nous rencontrons la route d’El-Affaï par laquelle nous
arrivons, à midi, à Oglet Mehamla, point de séparation des deux
routes de Gafsa à Gabès. Le sol de la sebkha, limoneux et glissant,
est couvert de Salsolacées, d’_Atriplex_, de _Limoniastrum_ et
d’_Æluropus littoralis_.
Les seules plantes intéressantes que nous ont offertes les environs
de l’Oglet Mehamla sont : _Acacia tortilis_ (un ou deux pieds
rabougris, les derniers que nous trouvons), _Marrubium deserti_
et _Haplophyllum tuberculatum_.
Oglet Mehamla, où réside actuellement et en permanence un poste de
correspondance, est une réunion de puits d’origine romaine, mais
dont les margelles en pierre ont été refaites par les Français
à l’aide de matériaux empruntés aux édifices de l’antique
cité dont les ruines occupent un vaste espace à côté même du
poste et du retranchement. On dirait un assemblage de dunes de sable
devant lesquelles on pourrait passer indifférent, n’étaient
les restes, encore debout, d’un temple, d’un théâtre et de
plusieurs édifices à colonnes assez importants. Quelques fouilles
qui ont été pratiquées sur ce point ont mis à découvert divers
débris curieux, entre autres une pierre carrée portant un relief
assez grossier représentant des slouguis (lévriers) chassant un
lièvre ; une seconde pierre semblable représente une urne gardée
par deux slouguis.
La visite des ruines et l’exploration des environs d’Oglet Mehamla
occupent le peu d’heures que nous laisse le soin de nos collections.
On doit noter à Oglet Mehamla l’extrême abondance des gros
Scarabées sacrés (_Ateucus sacer_) qui viennent le soir se
heurter par centaines sur la toile de nos tentes. Les dunes de sable
fournissent les mêmes espèces que celles de Gafsa et de la plaine
de la Madjoura, en y ajoutant toutefois une toute petite Cigale,
_Cicada annulata_, que nous devons retrouver jusqu’à Gabès, et
un joli Buprestide (_Acmæodera vicina_) que l’on prend sur les
fleurs du _Convolvulus althæoides_. Ces deux captures sont faites
à l’Oued Rhoda.
Nous voyons sur divers points le Catharte alimoche tournoyer dans
les airs, et nous capturons en fait de reptiles : _Agama inermis_,
_Plestiodon Aldrovandi_, ainsi que quelques autres des espèces
déjà citées.
Le vent et la pluie viennent bientôt interrompre notre exploration
et, dans le milieu de la nuit, nous sommes réveillés par des coups
de tonnerre accompagnant une forte averse qui, heureusement, dure peu
et se borne à rafraîchir sensiblement la température et à amener
sous la tente quantité de _Bufo viridis_.
Nous quittons Oglet Mehamla le 1er juin, à sept heures et demie
du matin. Le pays désertique que nous traversons durant les
premières heures est d’une navrante monotonie ; point ou presque
pas de végétation arborescente ; cependant, un pied de Gommier est
signalé avant de passer un col qui nous conduit au Djebel Rhoda,
au delà duquel nous ne rencontrerons plus cette curieuse espèce.
Nous faisons halte à l’Oued Rhoda, oued à sec, à l’abri de
quelques fortes touffes de Damouk (_Rhus oxyacanthoides_) qui nous font
payer cher leur ombrage en nous déchirant les vêtements et les mains.
Sur une petite éminence voisine, que sa disposition en forme de
plateau nous fait présumer avoir servi de _castrum_, nous trouvons
quelques silex taillés. De la direction est que nous suivions
jusqu’alors, la route a brusquement dévié au sud et elle continue
à être très frayée et bordée de ruines romaines situées à peu
de distance les unes des autres. Sur notre gauche, un plateau très
étendu est couvert de sépultures très anciennes et, à un kilomètre
et demi plus loin, nous rencontrons, sur le bord de la route même,
un édifice en forme de columbarium assez bien conservé. Presque en
face se trouvent d’importantes ruines dont l’une montre encore
les restes d’une sorte d’abreuvoir. Nous atteignons peu après la
Gueraat El-Fedjedj où nous devons camper. C’est une sorte de bassin
marécageux qui reçoit toutes les eaux provenant des hauteurs voisines ;
la dépression est assez sensible et suffisamment circonscrite de
toutes parts pour que, quelques mois avant notre passage, par suite
de pluies abondantes, une colonne française campée sur ce point
ait couru de sérieux dangers. Vers le milieu de cette dépression,
couverte en ce moment d’une herbe très rase, broutée qu’elle
est par de nombreux troupeaux, se trouvent plusieurs puits aux trois
quarts éboulés, où viennent s’alimenter d’eau les populations
très nombreuses qui habitent les environs. Quelques-uns de ces puits
sont même abandonnés et remplis d’une eau boueuse qui exhale une
odeur fétide. Tandis que le camp se dresse et que nous herborisons
dans le marais, dont la flore offre quelque intérêt, quatre de nos
mulets, instinctivement attirés par l’eau, tombent dans une de
ces excavations où ils manquent de se noyer ; on les en retire à
grand’peine, mais sans accident. Redoutant l’influence fiévreuse
du marécage, nous avons fait dresser les tentes à quelque distance,
au grand désespoir de nos chameliers qui manifestent une vive crainte
des serpents ; nous ajoutons à cette précaution quelques pilules
de quinine, moyennant quoi, sauf l’ennui que nous causent de trop
nombreux moustiques, nous passons sans inconvénient la nuit sur ce
point malsain.
La dépression marécageuse de Gueraat El-Fedjedj nous fournit entre
autres espèces : _Senebiera lepidioides_ (nouveau pour la Tunisie),
_Astragalus Kralikianus_, _Lythrum thymifolium_, _Tamarix Gallica_,
_Bellis annua_, _Chamomilla aurea_, _Francœuria laciniata_, _Caroxylum
articulatum_, _Andrachne telephioides_, etc.
Elle paraît devoir être très riche en insectes au printemps, mais
la saison étant déjà avancée, elle ne nous offre rien de bien
intéressant et rien qui n’ait été déjà pris à Tunis ou à
Sfax ; seulement les spécimens s’y montrent très abondants. Nous
citerons entre autres : _Sciagona Europæa_, _Scarites planus_,
_Brachynus nobilis_ et _immaculicornis_, _Cicindela Ægyptiaca_,
_Eunectes sticticus_, etc. Les puits donnent quelques Crustacés
branchiopodes (_Brachypus_) déjà trouvés au Redir Zitoun dans le
Djebel Oum-Ali et un _Estheria_ nouveau, remarquable par sa coquille
anguleuse, et décrit par M. Simon sous le nom d’_E. angulata_.
Le 2 juin, tandis que, dès le matin, une grande animation règne
autour des puits où les femmes des douars viennent par groupes faire
leur provision d’eau, mes compagnons explorent le terrain de la
gueraat, couvert en grande partie de buissons de _Tamarix_. Quant
à moi, je retourne à cheval, accompagné d’un spahi, à
quelques kilomètres en arrière, dans le désir d’examiner plus
attentivement que je n’ai pu le faire la veille les sépultures
et le plateau que j’ai déjà mentionnés. J’y reconnais une
vaste nécropole où, sur beaucoup de points, toutes les tombes se
touchent ; elles sont formées de pierres plates enfoncées de champ
en terre ; les encaissements ainsi construits sont recouverts de
dalles naturelles brutes et généralement arrondies à leurs deux
extrémités. Sept à huit monticules, qui paraissent être des amas
de matériaux de construction plutôt que des dolmens, sont espacés
assez régulièrement de trois à quatre cents mètres, formant autour
de cette nécropole comme les vedettes d’une ligne d’enceinte du
côté du nord et de l’est. Quelques silex taillés se rencontrent
dans les environs, mais rien ne révèle positivement l’origine ou
la date probable de cette vaste nécropole qui mériterait d’être
sérieusement fouillée. Peut-être ce vaste champ de repos a-t-il eu
pour origine une grande bataille livrée sur ce point qui commande
la route de Gabès (Tacape) à Gafsa (Capsa), ancienne capitale et
dernier refuge de Jugurtha. Après avoir parcouru en divers sens,
pendant plus d’une heure, la nécropole en question, avec le
regret de ne pouvoir m’y livrer à des fouilles sérieuses, je
reviens à travers champs dans l’espoir de rencontrer quelques
ruines intéressantes, mais rien ne s’offre plus à mon attention,
si ce n’est les colonnes de poussière lancées par les femmes des
douars que notre approche remplit d’effroi.
Le chargement étant effectué, vers deux heures du soir, nous
quittons la Gueraat El-Fedjedj pour tâcher d’arriver à Oudref
avant la nuit. Le passage d’un col (Fedj El-Fedjedj) nous amène
bientôt dans le bassin même du Chott El-Fedjedj, dont l’immense
nappe blanche se déroule à nos pieds ; au loin nous apercevons
les hauteurs qui bordent le Nefzaoua et séparent la Tunisie de la
Tripolitaine. Les montagnes peu élevées que nous venons de franchir
et que nous laissons ensuite à notre gauche présentent un chaos des
plus curieux dans lequel diverses couches géologiques, de nature
très tranchée, s’enchevêtrent de la façon la plus bizarre ;
certaines d’entre elles plongent même verticalement. Les dolomies
se montrent une dernière fois, mais à une hauteur bien moins
grande que celle où nous les avions vues jusqu’ici. La position,
l’inclinaison et l’enchevêtrement des couches variées qui
forment ce dernier chaînon de montagnes révèlent d’une façon
très nette l’effrondrement auquel est due la vaste et profonde
faille occupée actuellement par le chott.
Descendant bientôt dans une plaine parsemée de douars nombreux,
nous ne tardons pas à rencontrer une série de petites excavations
également espacées entre elles et suivant une ligne à peu près
droite. Intrigués d’abord par ces trous dont le creusement est
récent, nous ne tardons pas à y reconnaître les derniers puits
de sondages exécutés par la Mission Roudaire. Une plaine de sable,
où la marche est des plus pénibles, nous offre un certain nombre de
plantes ayant de l’intérêt, ce qui ralentit notre course. Peu
après, nous abordons les petits monticules, formés de gypse
érodé par les eaux pluviales, qui entourent le marais d’où
sortent les sources abondantes de l’oasis d’Oudref. Ces sources,
qui sont dirigées par des canaux dans les cultures de l’oasis,
donnent une eau limpide, légèrement salée, et à la température
de 25 degrés. Tournant l’oasis, nous entrons dans le village et
nous nous rendons chez le caïd qui s’empresse de nous désigner
un point de campement sur la place principale, mais, malgré son
vif désir de nous y voir installer, nous préférons retourner sur
nos pas à travers des jardins complantés de magnifiques Dattiers
et camper sur un terrain découvert, en dehors de l’oasis et à
proximité du ruisseau d’écoulement des sources. Ce ruisseau et le
marais d’où il sort nous fournissent le lendemain matin de bonnes
plantes aquatiques.
L’oasis d’Oudref avec ses eaux dormantes ou courantes, sortant
d’un terrain d’argile entouré de sables et de massifs gypseux,
nous a offert une assez grande quantité de plantes dont beaucoup
appartiennent aux flores désertique et littorale ; citons entre
autres :
Delphinium pubescens DC. _var._ dissitiflorum.
Erucaria Ægiceras J. Gay.
Zygophyllum album Desf.
Medicago sativa L., probablement naturalisé.
Argyrolobium uniflorum Jaub. et Spach.
Reaumuria vermiculata L.
Deverra chlorantha Coss. et DR.
—— tortuosa DC.
Scabiosa arenaria Forsk.
Filago Mareotica Delile, que nous n’avions pas revu depuis Sfax.
Rhanterium suaveolens Desf.
Carduncellus eriocephalus Boiss.
Carduus Arabicus DC.
Zollikoferia resedifolia Coss.
Spitzelia radicata Coss. et Kral.
Anarrhinum brevifolium Coss. et Kral.
Marrubium deserti Noë.
Statice globulariæfolia Desf.
—— pruinosa L.
Echinopsilon muricatus Moq.-Tand.
Thymelæa microphylla Coss. et DR.
Zannichelia macrostemon J. Gay.
Potamogeton pectinatus L.
Æluropus littoralis Parlat. _var._ repens.
Festuca Memphitica Coss.
Chara gymnophylla A. Br.
Les eaux du ruisseau et des sources qui l’alimentent sont peuplées
d’un intéressant petit poisson, le _Cyprinodon Calaritanus_
Bonelli, difficile à pêcher. Nous prenons aussi une tortue d’eau
(_Emys leprosa_), un Caméléon et l’_Agama inermis_.
Un énorme hérisson est rendu par nous à la liberté faute de place.
En insectes, signalons : _Brachytrupes megacephalus_, le gros Grillon
déjà trouvé à l’Oued Bateha et la vulgaire Taupe-Grillon
(_Gryllotalpus vulgaris_). Rien de saillant comme Coléoptères :
_Cicindela Maura_, _C. Ægyptiaca_, _Cybister Africanus_, etc. Comme
à Tozzer, l’oued est peuplé d’une petite crevette (_Palæmon
varians_).
La veille, avant d’arriver à l’oasis, nous avions fait aussi la
capture du _Blaps divergens_, Coléoptère que nous n’avions pas
encore rencontré.
Quittant Oudref, à deux heures du soir, pour faire la dernière
étape avant Gabès, nous laissons à notre gauche un village et
une seconde petite oasis. Nous passons près d’un petit lac dont
les eaux limpides réjouissent la vue, et arrivons bientôt par
une route des plus commodes au passage de l’Oued Rhan, celui-là
même dont le cours serait utilisé par l’un des derniers tracés
du canal Roudaire. Cet oued, auquel on peut difficilement donner le
nom de cours d’eau, n’est, à proprement parler, qu’un ravin
étroit et assez profond, occupé en différents endroits par des
flaques d’une eau boueuse et fétide. Les berges, presque à pic
des deux côtés, sont constituées par un terrain argileux fortement
imprégné de sel. Du point assez élevé où nous nous trouvons,
nous pouvons apercevoir, avec une certaine satisfaction, la mer que
nous avons quittée depuis le 17 avril.
Les habitations se multiplient à mesure que nous approchons de Gabès ;
le dernier village que nous rencontrons n’en est plus qu’à deux
kilomètres environ, et bientôt nous pénétrons dans l’oasis,
dont nous avons grand plaisir à trouver les beaux ombrages. Les
Dattiers y sont généralement moins beaux et moins serrés que
dans l’oasis de Gafsa et surtout dans celle de Tozzer ; mais nous
remarquons qu’ils y sont l’objet d’une culture encore beaucoup
plus soignée et qu’ils sont plantés en lignes régulières dans la
plupart des jardins. On reconnaît à première vue que la culture des
arbres fruitiers, des légumes et des céréales prime celle du Dattier
dont les produits sont loin d’atteindre la valeur de ceux de Tozzer
et des oasis d’El-Oudian. La Vigne y est aussi plus abondante et y
donne de beaux raisins ; mais rien n’égale en développement les
Abricotiers, dont les fruits savoureux et innombrables sont largement
appréciés par nous, altérés que nous sommes par la chaleur et
les eaux saumâtres que nous buvons depuis quelque temps. La route
que nous suivons nous fait traverser dans toute sa largeur l’oasis
de Djara, qui n’est, à vrai dire, qu’une succession de jardins
séparés les uns des autres par des palissades en frondes de Palmiers
entremêlées de plantes grimpantes et d’arbustes, et par de larges
rigoles d’irrigation. Avant d’arriver à l’oued, nous côtoyons
un ravin sauvage, de l’effet le plus pittoresque, aboutissant à un
vieux pont de construction romaine. Là, nous jouissons du spectacle
animé et ravissant d’une multitude de femmes vêtues d’étoffes
aux couleurs voyantes et variées, dans l’eau jusqu’au-dessus
du genou et caquetant bruyamment en lavant leur linge. Une nuée
d’enfants des deux sexes, à peu près nus, se livrent à leurs
ébats, les pieds dans l’eau limpide et tiède de ce rapide et
important cours d’eau. La scène qui s’offre à nos regards,
avec son encadrement de ruines et de beaux Palmiers, inspirerait
une belle toile à un peintre coloriste ; aussi, malgré notre vif
désir de nous installer dans un logis plus confortable que la tente
sous laquelle nous vivons depuis deux mois, nous ne pouvons nous
empêcher de jouir, pendant quelques instants, de ce spectacle plein
d’originalité et d’attrait. L’oued une fois franchi, nous avons
encore à traverser un vaste espace, presque entièrement occupé par
des cimetières indigènes et coupé, en divers endroits, de profondes
excavations ; puis une large voie nouvellement construite nous mène au
faubourg de Coquinville, quartier européen en voie de construction,
près duquel se trouvent les établissements militaires. C’est
là que, par ordre supérieur, nous sommes installés dans un large
baraquement inoccupé, où, si nous ne trouvons pas un confortable
des plus complets, nous avons du moins un toit qui nous abrite et un
vaste espace pour étaler, préparer et mettre en ordre les récoltes
faites depuis Sfax pendant notre long voyage. Quant à notre escorte,
dont nous allons bientôt avoir le regret de nous séparer, elle
est logée sous nos deux tentes dans le campement dit des Isolés,
c’est-à-dire réservé aux troupes de passage.
Nous voici arrivés au terme de notre excursion sur le
continent. Partis de Sfax le 16 avril, nous sommes à Gabès le
3 juin, c’est-à-dire après quarante-huit jours d’existence
sous la tente et au moins quarante de marche et d’explorations,
ce qui représente une somme d’environ douze cents kilomètres
parcourus. Quelques jours de repos nous sont indispensables après
les fatigues incessantes que nous avons eu à subir dans les quinze
derniers jours, depuis notre départ de Gafsa. Il nous faut, en outre,
préparer notre voyage à Djerba et à Zarzis, et mettre en ordre nos
récoltes pour les expédier à Sfax, dont nous avons fait notre centre
d’opérations. Malgré ces occupations, Gabès et ses environs,
quoique fort bien explorés par M. Kralik, au point de vue botanique,
pendant le séjour qu’il y a fait en 1854, nous fourniront quelques
bonnes trouvailles zoologiques et même botaniques. L’accueil
si cordial qui nous est fait par le colonel de la Roque, commandant
supérieur, qui s’intéresse vivement à notre mission et nous donne
de précieux renseignements sur ce pays qu’il connaît à fond,
la réception non moins aimable du général Allegro, gouverneur de
la province de l’Arad, nous feront trouver trop courte notre halte
à Gabès.
Durant ce séjour, nous faisons une excursion à Ras-el-Oued et nous
sommes assez heureux pour récolter, abondamment et en parfait état
de floraison, le _Prosopis Stephaniana_, intéressante Mimosée
connue en Tunisie seulement sur ce point où M. Kralik n’avait
pu en recueillir que des échantillons sans fleurs. Cet arbuste est
confiné dans un ravin étroit, où il est malheureusement brouté
par les chèvres et les moutons. Il y forme de petits buissons qui,
sans la dent meurtrière des bestiaux, s’élèveraient sans doute
à un mètre environ. Quelques rameaux portent encore des fruits de
l’année précédente. Rentrés à Gabès, nous avons une preuve
désobligeante du goût des animaux pour cette plante, car, durant la
visite que nous faisons au colonel de la Roque, le cheval d’un spahi
de notre escorte dévore à belles dents la botte d’échantillons
que nous en avions suspendue à l’une de nos selles, ne nous en
laissant que quelques-uns encore en état d’être préparés.
A Gabès, nous avons retrouvé la flore littorale de Sfax, plus
quelques plantes désertiques des environs de Gafsa. La saison était
déjà trop avancée pour que nous pussions faire de bonnes récoltes
dans cette localité admirablement explorée par M. Kralik et visitée
avant nous par notre collègue M. A. Letourneux ; nous ne citerons donc
que peu de plantes, parmi lesquelles : _Pistacia vera_ (cultivé),
_Hedysarum coronarium_, _Pulicaria Arabica_ var. _longifolia_,
_Atriplex parvifolia_, _Potamogeton pectinatus_ ; mais la plante
la plus intéressante, sans contredit, de notre récolte à Gabès,
a été le _Prosopis (Lagonychium) Stephaniana_, espèce orientale,
d’Égypte, des provinces transcaucasiennes, de Syrie, de l’Asie
Mineure, de Chypre, du Turkestan et de l’Afghanistan.
Nous retrouvons également à Gabès la faune de Gafsa, moins les
espèces monticoles du Djebel Hattig.
Le _Naja Haje_ y existe, ainsi que le _Cerastes Ægyptius_, dont un
beau spécimen a été pris à dix heures du soir, à quelques mètres
de la tente de nos hommes, c’est-à-dire en plein campement. Outre
ces reptiles, nous avons capturé le _Cœlopeltis insignitus_ et
l’_Acanthodactylus Boskianus_.
Les eaux limpides et chaudes de l’oued nous ont fourni, comme celles
d’Oudref, le _Cyprinodon Calaritanus_.
Parmi les mollusques, nous avons à noter, indépendamment des
_Melania_, _Melanopsis_, _Bythinia_ et _Physa_, que nous avons déjà
trouvés dans d’autres localités, une espèce du genre _Neritina_,
que nous voyions pour la première fois et qui avait déjà été
récoltée avant nous par M. A. Letourneux.
Les alluvions anciennes de l’oued recèlent aussi bon nombre
d’espèces subfossiles, parmi lesquelles des _Planorbis_ et des
_Auricula_ étudiés depuis par M. Bourguignat.
Comme crustacés, nous avons retrouvé une Crevette d’eau douce,
la même sans doute que celle d’Oudref et de Tozzer.
Nous citerons parmi les insectes : un _Pimelia_ nouveau, déjà pris
à Tozzer (_P. confusa_), les _Scarites striatus_, _Cicindela Maura_,
_Probosca viridana_, etc. ; et, sur les _Tamarix_ de la rive droite
de l’oued, les _Cryptocephalus acupunctatus_ et _fulgurans_.
Les matériaux servant aux constructions nouvelles et provenant des
montagnes voisines m’ont fourni quelques intéressants fossiles,
parmi lesquels le genre _Roudairia_, de création récente, de
grands spécimens d’_Inoceramus_ et des _Chactetes_, appartenant
à l’étage sénonien. Enfin, durant notre court séjour, nous
visitons, sous la conduite du colonel de la Roque, les ruines de
l’ancienne cité de Tacape, dont l’emplacement est situé sur
une petite éminence, en face de l’oasis de Menzel, près de
la rive gauche de l’oued. L’enceinte fortifiée de la ville
antique se distingue encore très bien, et les fouilles qui y ont
été exécutées dernièrement ont mis à découvert des restes de
constructions et d’édifices importants, des fours, etc. Le sol
de cet emplacement est jonché de débris de poteries communes et
de vases samiens, de morceaux de marbre appartenant aux variétés
les plus estimées, de fragments de mosaïques, etc. Il y aurait,
sans doute, sur ce point, beaucoup de choses intéressantes à exhumer.
Le 8 juin, nos préparatifs de départ sont terminés, et une
partie de nos caisses expédiées directement en France par les
transatlantiques. Nous rendons notre matériel militaire, et nous
faisons nos adieux aux hommes qui nous escortaient depuis Sfax. Durant
ce long et fatigant trajet, nous n’avons eu qu’à nous louer
d’eux ; le brigadier Crabos a toujours montré de l’énergie,
de la présence d’esprit et un tact remarquable dans la direction
du détachement. La plupart de ces braves gens ont montré un grand
empressement à nous seconder dans nos recherches et nos chasses ;
quelques-uns d’entre eux sont même passés maîtres dans la
capture des reptiles qui les effrayaient beaucoup au commencement
du voyage. Ils y sont maintenant si bien accoutumés, que la
veille, à dix heures du soir, l’un d’eux nous avait apporté
une Vipère-à-cornes toute vivante qu’il venait de prendre à
quelques pas de leur tente. Ces hommes nous quittent à regret, et,
de notre côté, nous ne demanderions pas mieux que de les garder
plus longtemps ; mais les ordres de service ne le permettent pas,
bien qu’ils eussent pu rendre encore bien des services à la Mission.
OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES DE GAFSA À GABÈS.
* * * * *
EL-GUETTAR, 21 mai, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 740mm,0
Baromètre Fortin 740mm,0
Thermomètre du baromètre + 21°,8
Thermomètre frondé + 22°,0
Vent. — Sud-est violent (6).
État du ciel. — Couvert (8), brumeux.
----
Violente bourrasque vers 3h 30 du matin ; elle reprend vers 7
heures du matin.
FEDJ EL-KHEÏL, 22 mai, 9h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 727mm,1
Thermomètre minima de la nuit + 14°,0
Vent. — Nord fort (5).
État du ciel. — Nuageux (5).
REDIR ZITOUN, 22 mai, 5 heures soir.
Baromètre holostérique no 2 728mm,5
BLED CHERB, 23 mai, 6 heures matin.
Thermomètre frondé + 22°,0
Vent. — Est très fort (5).
État du ciel. — Voilé, nuageux (5).
BIR BENI-ZID, 24 mai, 6h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 760mm,0
Baromètre Fortin 760mm,0
Thermomètre du baromètre + 23°,0
Thermomètre frondé + 22°,0
Minima de la nuit + 18°,5
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Brumeux (3).
REDIR TIMIAT, 25 mai, 8h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 746mm,5
Thermomètre frondé + 19°,5
Minima de la nuit + 14°,0
Vent. — Ouest modéré (3).
État du ciel. — Couvert (8), quelques gouttes de pluie.
Le Fortin renversé par le vent se brise contre une pierre.
BIR OUM-ALI, 26 mai.
Violent orage et pluie abondante de 7 heures du matin à midi.
BIR OUM-ALI, 27 mai, midi.
Baromètre holostérique no 2 746mm,0
Thermomètre frondé + 22°,0
Minima de la nuit + 12°,3
Vent. — Est fort (4).
État du ciel. — Nuageux (5).
BIR MARABOT, 28 mai.
Température minima de la nuit + 11°,5
Orage violent vers 2 heures du soir.
CAMPEMENT AU PIED DU DJEBEL BERD, 29 mai, 5h 30 matin.
Baromètre holostérique no 2 730mm,0
Température minima de la nuit + 13°,0
Vent. — Nul.
SOMMET DU DJEBEL BERD, 29 mai, 9 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 698mm,0
Thermomètre frondé + 19°,5
État du ciel. — Beau (3).
----
Orage assez fort vers 3 heures du soir.
GUERAAT EL-FEDJEDJ, 2 juin, 7 heures matin.
Baromètre holostérique no 2 758mm,0
Thermomètre frondé + 19°,9
Minima de la nuit + 16°,5
Vent. — Est modéré (3).
État du ciel. — Couvert (8), brouillard sur les hauteurs. — Rosée.
=VIII=
=Départ de Gabès pour l’île de Djerba. — Escale à
Tripoli. — Excursions à Djerba et à Zarzis. — Retour à Gabès.=
Le 8 juin, à midi, nous prenons passage sur l’_Abd-el-Kader_
qui doit nous transporter à Djerba. A cinq heures du soir, nous
sommes en face d’Houmt-Souk, ville principale de l’île. Le bateau
mouille à quatre kilomètres au large, le fond ne lui permettant pas
d’approcher la terre de plus près ; il doit repartir à six heures
pour Tripoli et revenir à Houmt-Souk le surlendemain matin. Être
si près de Tripoli et manquer volontairement l’occasion de voir
cette ville, nous paraît si peu raisonnable que nous n’hésitons
pas à faire cette pointe en dehors de notre itinéraire officiel.
Le lendemain, 9 juin, à six heures du matin, le paquebot est
mouillé à l’entrée du port de Tripoli, rade naturelle sûre
et commode, abritée par des rochers qui forment ceinture. Avec
quelques travaux exécutés pour relier les rochers et des dragages,
on ferait de ce port, à peu de frais, un des meilleurs refuges de la
côte barbaresque. Est-ce une anecdote vraie ou une histoire faite à
plaisir, nous ne le savons, mais il paraîtrait que le pacha gouverneur
aurait répondu que ces roches étaient trop vieilles et trop usées
pour supporter des constructions nouvelles !
Nous descendons à terre immédiatement et notre premier soin est
de rendre visite à M. Féraud, consul de France, qui nous accueille
avec une grande affabilité et nous donne d’intéressants détails
sur le pays et sur l’influence prépondérante qu’y exerce le
représentant de la France. M. Féraud est amateur d’archéologie ;
aussi l’hôtel du consulat est-il devenu l’asile d’un grand
nombre d’antiquités que nous avons plaisir à examiner. Ensuite
nous parcourons la ville, qui ne ressemble en rien aux cités de
la côte tunisienne. Parmi les nombreux restes romains qu’elle
renferme, le plus remarquable est, sans contredit, l’arc de Trajan
qui a été décrit et dessiné il y a un siècle par l’un de mes
aïeux, J.-B. Adanson (frère du naturaliste), lequel, après avoir
été attaché à diverses légations du Levant, mourut à Tunis,
victime de la peste.
Tripoli est une ville encore entièrement turque, quoique les
chrétiens et les israélites y soient en très grand nombre. Plus
encore qu’à Tunis, chaque corps d’état est cantonné dans des
rues spéciales que nous visitons rapidement, car, sur le temps très
limité que nous avons à passer à terre, nous voulons consacrer
une couple d’heures à voir les environs immédiats de la ville ;
nous les trouvons bien inférieurs comme fertilité, comme culture et
comme pittoresque, aux belles oasis de Gabès. Ici le terrain sableux
ou argilo-sableux semble manquer d’eau ; aussi les Dattiers et les
arbres et arbustes qu’ils abritent ont-ils une apparence terne et
flétrie, accentuée encore par l’abondante poussière qui couvre
les routes. Dans les jardins, cependant, grâce à l’arrosage que
l’on pratique au moyen de puits et de guerbas analogues à celles
de Tunisie, les légumes croissent assez vigoureusement. Dès les
premiers pas que nous faisons vers la campagne, nous sommes intrigués
par une espèce de gros arbre vert, au tronc tourmenté, que de loin
nous prenons d’abord pour un _Casuarina_, mais que nous reconnaissons
être un _Tamarix articulata_. Cet arbre, que nous n’avons pas vu en
Tunisie, paraît commun à Tripoli où il acquiert d’assez fortes
proportions. Après un coup d’œil rapidement jeté sur l’oasis,
nous rentrons en ville en passant près d’un camp de troupes turques
établi sous les ombrages d’un bois de vieux Oliviers. Sur la
plage du port, de nombreux groupes de chameaux prennent leur repas
ou font la sieste, à l’exemple des soldats qui gardent la porte
fortifiée par laquelle nous rentrons en ville. Nous n’avons plus
guère que le temps de prendre congé du Consul français et de nous
rendre à bord, le paquebot partant à six heures du soir. Nous
jetons un dernier regard sur les murs crénelés de la citadelle
pendant que le steamer, doublant les roches de l’entrée du port,
prend la direction de Djerba, où nous arrivons le lendemain 10 juin,
à sept heures du matin.
Le canot de la Compagnie transatlantique nous transporte à terre,
où nous sommes accueillis avec empressement par l’agent français et
par les autorités indigènes d’Houmt-Souk, notamment par le caïd,
vieux serviteur dévoué depuis longtemps à la France que sa famille
sert de père en fils dans les fonctions d’agent consulaire. La
ville est distante du port de près de deux kilomètres que nous
faisons à pied, tandis que nos bagages sont transportés au fort
où nous devons trouver un logis pendant notre séjour.
Houmt-Souk n’est pas une ville à proprement parler ; à peine
pourrait-on donner le nom de gros village à cet assemblage de quelques
rues tortueuses et étroites, entouré de cimetières et de villas
construites par les Européens. Ce qui en fait la capitale de l’île,
c’est le marché qui s’y tient, marché où se vendent surtout les
étoffes de laine et de soie fabriquées dans l’île de Djerba dont
elles sont la principale industrie. Plus encore peut-être que dans
le reste de la Tunisie, le commerce est ici entre les mains des juifs,
dont la colonie, assez considérable, habite un faubourg spécial. Une
longue avenue de plus d’un kilomètre et demi, établie depuis
l’occupation française, conduit à la forteresse située sur le
bord de la mer, non loin du port. C’est là, nous l’avons déjà
dit, que l’autorité militaire nous donne un asile que nous aurions
difficilement trouvé dans la ville.
Nous consacrons l’après-midi à faire une première exploration
sur la côte nord-ouest. Bien que la végétation soit déjà très
avancée, nous recueillons la majeure partie des plantes que nous
avons déjà récoltées aux îles Kerkenna. La flore y est donc à
la fois désertique et maritime. Le tapis végétal est, du reste,
profondément modifié par la culture, l’île presque entière
n’étant qu’un grand réseau de champs et de jardins entourant des
fermes ou des habitations peu distantes les unes des autres. La plupart
de ces maisons, simulant de longues galeries voûtées, très basses,
quelquefois en contre-bas du sol, sont occupées par des ateliers de
tissage dont les métiers, très primitifs, sont mus à l’aide des
mains et des pieds par les ouvriers indigènes. Dans cette partie
de l’île, les Oliviers forment l’essence dominante, et leur
grosseur, autant que leur décrépitude, permet de leur attribuer
plusieurs siècles d’existence.
Le lendemain, 11 juin, nous montons à cheval de bonne heure pour
faire une reconnaissance dans la direction du sud-est. Traversant
d’abord le faubourg juif qui se distingue par une écœurante
malpropreté, nous suivons ensuite un chemin bordé de champs
cultivés complantés d’Oliviers, de Figuiers, de Mûriers et de
quelques Dattiers. De même que dans la partie visitée par nous la
veille, nous rencontrons de nombreuses habitations disséminées au
milieu des champs, et surtout beaucoup de maisons en ruine. La Vigne
est cultivée partout, mais beaucoup de ceps sont à l’état de
décrépitude et redevenus presque sauvages par suite de l’abandon
du vignoble. Vers onze heures, une pluie fine et froide nous surprend
au milieu de dunes de sable en partie fixées par d’anciennes
cultures ; les Oliviers deviennent plus rares, mais les Mûriers,
les Figuiers et les Dattiers sont abondants. L’_Aloe vulgaris_
borde partout les champs et les carrés de vignes. La flore est peu
variée et presque exclusivement maritime.
Après avoir déjeuné à l’abri d’un Mûrier dont les fruits
sucrés et juteux remplacent pour nous le dessert, nous laissons
sur notre droite Houmt-Cedrien, et poussons une pointe jusqu’au
bord de la mer où nous recueillons, entre autres plantes, le _Diotis
maritima_ ; mais le temps devenant de plus en plus mauvais, nous sommes
bientôt contraints de battre en retraite et de rentrer à Houmt-Souk
par une large route bordée d’Oliviers séculaires. Beaucoup de ces
vieux arbres, groupés en cercle, paraissent être des rejetons ayant
remplacé le tronc primitif, ce qui laisse supposer que les plantations
de Djerba remontent à une époque très ancienne, peut-être à celle
de la domination romaine. Du reste, de nombreuses constructions en
ruine et une multitude de champs abandonnés semblent prouver que
l’île a été jadis beaucoup plus peuplée et surtout beaucoup
plus cultivée encore qu’elle ne l’est actuellement.
La pluie, qui a continué pendant la nuit, ne cesse le lendemain 12
juin que vers midi, ce qui nous force à nous borner à l’exploration
du bord de la mer à proximité d’Houmt-Souk. Nous retrouvons sur
le rivage la même formation remaniée que nous avons déjà vue aux
îles Kerkenna. Comme dans cette dernière localité, le _Strombus
Mediterraneus_ et plusieurs autres types disparus sont associés,
à l’état fossile, aux restes subfossiles des espèces vivant
actuellement sur la côte. Cette formation quaternaire, que l’on voit
sur le littoral nord plus particulièrement, et qui offre un grand
nombre d’espèces parmi lesquelles figurent des _Mactra_, _Arca_,
_Cardita_, etc. qui ne vivent plus dans la Méditerranée, associées
à d’autres qui y vivent encore, ne manque pas d’intérêt. Comme
à Kerkenna, la côte semble être en travail d’affaissement,
après avoir subi un relèvement à la fin de l’époque quaternaire.
Le mauvais temps nous ayant empêchés de traverser l’île pour nous
embarquer à l’autre extrémité comme nous en avions le projet,
nous nous sommes assurés, dès le matin, d’un moyen de transport par
mer pour nous rendre à Zarzis. C’est vers minuit que nous montons à
bord d’une grande felouque frétée à cet effet, comptant bien lever
l’ancre avant deux heures du matin et être rendus à Zarzis vers
huit heures ; malheureusement, le vent faisant complètement défaut,
nous sommes encore à louvoyer en face d’Houmt-Souk vers une heure
de l’après-midi, lorsque le vent se lève et nous permet enfin
de marcher, bien que la mer soit mauvaise. A quatre heures du soir,
nous débarquons à Zarzis. Nous sommes recommandés par M. Matteï
à son gendre M. Carleton, fixé depuis longtemps à Zarzis, et au
khalifa par le général Allegro, qui y est propriétaire de vastes
terrains et d’une maison où nous sommes logés ; nous prendrons
notre repas du soir dans la forteresse avec les sous-officiers
attachés au poste télégraphique installé depuis l’occupation
française. Les quelques heures qui nous restent avant la nuit sont
employées à visiter les plantations de Vignes entreprises sur les
terres appartenant au général Allegro, et nous constatons que les
ceps ont été trop espacés les uns des autres ; nous pensons que
pour réussir, ce vignoble, situé à une faible distance du rivage,
aurait besoin d’être garanti de l’influence du vent marin par
une haie de _Tamarix_, arbustes qui croissent bien au bord de la mer
et constituent d’excellents abris ; à cette condition, la Vigne,
qui pousse du reste vigoureusement dans ce terrain sablonneux,
pourrait peut-être donner des produits lucratifs.
Zarzis n’est qu’une bourgade composée de quelques maisons
habitées par un très petit nombre d’Européens et par une
population indigène d’origine berbère. L’idiome parlé par
cette dernière est difficilement compris par les autres Arabes,
et il est très difficile de se faire entendre, même avec les mots
les plus usuels, car les gens de Zarzis les prononcent d’une façon
particulière. Les habitants, quoique cultivateurs, se livrent aussi
à l’industrie de la pêche des éponges qui abondent sur ce point
de la côte, plus encore que dans les parages des Kerkenna.
En parcourant les terrains avoisinant le village, nous remarquons
l’abondance particulière des débris d’un purpurifère, le _Murex
Trunculus_ (variété à bouche rose fortement colorée), qui forme,
paraît-il, non loin de cette localité, des bancs assez étendus pour
que la pêche de ce mollusque devienne, à un moment de l’année,
la principale occupation de la population qui s’en nourrit. Cette
espèce étant l’une de celles que l’on croit avoir fourni la
pourpre des anciens, on pourrait supposer qu’à l’époque romaine,
la pêche en devait être faite dans un but commercial et industriel.
La faune entomologique ne diffère pas de celle des Kerkenna et de
Sfax. Le _Morica octocostata_ ainsi que le _Blaps nitens_ habitent
sous toutes les pierres.
Cette localité ayant été visitée avant nous par MM. Letourneux
et Lataste, nous n’y avons séjourné que quelques heures, et nous
n’aurons pas de liste de plantes à donner. Nous nous bornons à
constater que la flore y a, dans son ensemble, un caractère beaucoup
plus septentrional que ne le ferait supposer la latitude de cette
partie de la côte ; ce fait pourrait tenir à l’orientation de la
pente du terrain. L’_Onopordon Espinæ_, que nous y avons retrouvé,
est l’espèce la plus intéressante que nous ayons à noter.
La forteresse de Zarzis, construite sur un rocher taillé à pic,
est d’origine romaine, ainsi que le démontre l’appareil employé
dans les assises inférieures de cet édifice rectangulaire, isolé
de tous côtés par d’anciens fossés assez profonds. Elle sert
actuellement de résidence à deux sous-officiers français chargés
du service télégraphique, en compagnie desquels, après avoir pris
notre repas, nous passons le reste de la soirée.
Nous devions reprendre la felouque pour retourner le lendemain à
Djerba et débarquer à El-Kantara, mais le docteur Bonnet ayant
été très fatigué par la mer, et redoutant pour lui un nouveau
trajet en barque, je juge plus prudent de modifier cet itinéraire,
car nous pouvons facilement atteindre par voie de terre un point
assez rapproché de la côte sud de Djerba pour n’avoir plus à
faire qu’une heure environ de navigation. Nous prescrivons en
conséquence au patron de la felouque d’avoir à nous attendre en
face d’El-Kantara, le lendemain à onze heures du matin.
D’après ce nouveau programme, le 14 juin nous quittons Zarzis
à sept heures du matin, escortés et guidés par quatre cavaliers
indigènes, et montés nous-mêmes sur des chevaux mis à notre
disposition par le khalifa, dont nous prenons congé ainsi que de
M. Carleton et des télégraphistes.
Nous n’avons pas à regretter ce trajet par terre qui nous permet
de constater de nouveau, dans l’ensemble de la flore, un caractère
beaucoup moins méridional que ne semblerait le comporter la position
géographique de Zarzis. Tandis qu’à Gabès et à Sfax, situés
plus au nord, la végétation saharienne domine, à peine voit-on
ici quelques Dattiers dans les jardins, et la majorité des plantes
spontanées appartiennent à la flore des environs de Sousa et à
celle de la presqu’île du Cap Bon.
A deux kilomètres à peu près de la ville, nous abandonnons la large
route que nous suivions entre de fertiles jardins, pour prendre une
direction nord, à travers un plateau pierreux couvert de broussailles
basses et rabougries. Nous sommes bientôt attirés sur la gauche par
des ruines importantes, qui témoignent de l’ancienne prospérité
de ce pays actuellement très peu peuplé. Si nous disposions de
plus de temps, nous pourrions en quelques heures visiter les ruines
de Tina, réputées des plus remarquables et dans lesquelles gisent
encore, dit-on, de nombreuses statues de marbre. Vers dix heures,
nous traversons un village entouré de jardins irrigués avec soin
à l’aide de puits. Les femmes, qui ne s’enfuient pas à notre
approche, y sont vêtues d’étoffes voyantes, et les enfants y sont
presque tous nus ou à peu près. De ce point la vue embrasse tout le
bras de mer qui sépare Djerba de la terre ferme, et nous apercevons
distinctement, à l’extrémité de la pointe orientale de l’île,
le Bordj Castel, tandis que se montrent, à l’ouest de la baie,
les fortins isolés de Bordj El-Bab et de Bordj Trik-el-Djemel, sur
lesquels nous nous dirigeons à travers des terrains bas et couverts
de broussailles maritimes. Nous avons bientôt atteint le rivage et,
peu après, nous nous arrêtons près de la grande chaussée romaine
qui reliait jadis Djerba à la terre ferme ; c’est là que nous
avions donné rendez-vous à notre felouque ; mais, bien qu’il soit
déjà onze heures, et que nous ayons pendant longtemps cru distinguer
une voile se dirigeant vers El-Kantara, nous ne trouvons personne à
l’endroit désigné : un de ces effets de mirage dont on ne peut se
rendre compte que lorqu’on en a été la dupe avait fait revêtir
aux moindres objets des proportions considérables et des formes
trompeuses auxquelles nous nous étions laissé prendre. Durant cinq
longues heures, l’estomac creux, sans rien avoir à mettre sous la
dent, croyant à chaque instant voir s’approcher une barque dont
l’image s’évanouissait l’instant d’après, tirant en vain des
coups de fusil pour attirer l’attention des hommes de notre felouque,
nous restons sur la plage sous l’ardeur d’un soleil brûlant. Cette
situation est rendue encore plus désagréable par l’impossibilité
de nous faire comprendre des hommes qui nous ont escortés et qui,
en bons musulmans, attendent avec un calme désespérant qu’Allah
veuille bien intervenir. Las de nous morfondre, nous prenons le sage
parti d’utiliser notre temps, en cherchant des mollusques à mer
basse, en faisant la chasse aux insectes et aux orthoptères et en
récoltant des plantes, parfois aussi en nous livrant à un sommeil
qui trompe notre faim.
Tenter le passage en suivant l’ancienne chaussée romaine est
chose impossible, cette chaussée étant en partie submergée, même
à marée basse, et interrompue par une large et profonde coupure
qui donne passage aux bateaux, à environ trois cents mètres de
la rive opposée. Nous croyons pourtant voir distinctement une
grande barque, à l’ancre de l’autre côté de la chaussée,
et cette barque, pensons-nous, doit être la nôtre. Cependant,
tandis que le soleil baisse et que la marée commence à remonter,
l’un des hommes de l’escorte, sans doute un peu inspiré par Allah
et beaucoup, certainement, par son désir de retourner à Zarzis, se
met résolument à suivre la chaussée, entrant parfois dans l’eau
jusqu’à la ceinture ; il revient enfin au bout d’une heure,
annonçant qu’une nacelle montée par deux de nos matelots rame
énergiquement vers nous. Le mirage s’atténuant à mesure que le
soleil baisse, nous ne tardons pas en effet à voir s’avancer un
frêle esquif, et, à six heures du soir, nous opérons, à cheval,
notre embarquement, mais non sans nous mouiller quelque peu, le
défaut de fond ne permettant pas à la nacelle d’approcher de la
rive à plus de deux cents mètres. Nous rémunérons les services
de nos hommes d’escorte, heureux de recouvrer leur liberté, et
voguons enfin à force de rames sur une eau unie comme une glace et
dont la limpidité de cristal et le peu de profondeur nous permettent
de voir distinctement tous les êtres, plantes, zoophytes, mollusques
ou crustacés, qui tapissent le fond de ce bras de mer ; parmi ces
êtres figurent de nombreux spongiaires, appartenant tous à des
espèces sans valeur commerciale et analogues aux sujets que nous
avons trouvés en grande quantité sur le rivage.
La satisfaction que nous éprouvons de débarquer sur l’île de
Djerba ne doit pas être de longue durée, car nous n’y trouvons ni
felouque, ni ville d’El-Kantara ; la felouque est mouillée à un
kilomètre de l’autre côté de la chaussée, et El-Kantara n’est
constitué que par une cahute de pêcheurs et par une maisonnette
dont la porte est close et qui sert de bureau au commandant du port,
lequel n’y vient qu’accidentellement et habite Houmt-Cedouich,
à douze kilomètres dans l’intérieur. C’est donc là qu’il
faut nous rendre pour profiter de l’hospitalité qui doit nous être
offerte par ce haut fonctionnaire. La cahute étant des plus malpropres
et le pain manquant totalement, les vivres étant restés à bord de
la felouque, nous jugeons qu’il vaut encore mieux faire les douze
kilomètres à pied que de passer en cet endroit la nuit qui nous
enveloppe déjà. Nous partons donc, guidés par un indigène qui
veut bien charger sur son âne notre petit bagage indispensable. A
dix heures du soir et harassés de fatigue, nous voyons poindre
la lumière, non d’un village, mais de la villa isolée du
commandant du port, auquel nous sommes chaudement recommandés,
mais qui, surpris d’une visite aussi tardive, nous fait attendre
près de trois quarts d’heure, dans une obscurité profonde, au
milieu de ses jardins ; après quoi, nous sommes installés par le
maître de céans dans un logis séparé de sa maison et destiné aux
étrangers. Ce brave homme ne comprend qu’avec beaucoup de peine
que nous soyons restés complètement à jeun depuis notre départ
de Zarzis, c’est-à-dire depuis sept heures du matin. Cependant un
composé de mots arabes et sabirs bien combinés l’ayant mis au fait
de notre situation critique, quelques œufs durs, des dattes et autres
comestibles viennent, au bout d’une autre demi-heure d’attente,
calmer les exigences de nos estomacs. Après une aussi rude journée,
les nattes et le mince matelas mis à notre disposition, avec une
parfaite courtoisie du reste, nous paraissent si moelleux que nous
nous abandonnons sans peine à un sommeil réparateur.
Malgré les fatigues de la veille, le 15 juin, nous sommes sur
pied de bonne heure. Une abondante rosée couvre les jardins qui
entourent notre logis et que nous trouvons relativement soignés. Ils
sont complantés de nombreux arbres fruitiers et d’Oliviers
archiséculaires. Nous constatons une fois de plus que l’île
entière de Djerba n’est qu’un vaste réseau de jardins et de
cultures au milieu desquels sont disséminées des habitations. Aussi
ce pays fournit-il des fruits et des légumes en abondance à Gabès,
à Sfax, et même beaucoup plus loin sur la côte de Tunisie. Le sol
sableux ou argilo-sableux est rendu fertile par des engrais et arrosé
par de nombreuses guerbas semblables à toutes celles que l’on trouve
dans la Régence et sans l’aide desquelles on ne pourrait obtenir
aucun produit en dehors des olives. Bien que notre hôte ait son logis
particulier peu éloigné de celui où nous avons passé la nuit, nous
n’y pénétrons pas ; il paraît même nous en tenir soigneusement à
distance, sans doute pour dérober ses nombreuses femmes aux regards
dangereux des « roumis ». Sa vigilance ne parvient pourtant pas à
empêcher celles-ci de faire de fréquentes allées et venues de la
maison à la guerba, d’où, sous prétexte de puiser de l’eau,
elles ne se font pas faute d’examiner avec curiosité les hôtes
insolites de leur seigneur et maître.
Le peu d’intérêt que nous offrent les terres cultivées et
d’autre part le désir que nous avons de consacrer quelques heures
à la visite des importantes ruines que nous avons entrevues la veille
à la faveur du crépuscule nous poussent à regagner El-Kantara le
plus promptement possible. Ce désir est du reste favorisé par notre
hôte, qui nous procure un assortiment de bourriquots que nous nous
empressons d’enfourcher, après toutefois avoir fait emplette,
sur le souk, de vivres en quantité suffisante pour subvenir aux
besoins de la journée.
Chemin faisant, nous récoltons quelques bonnes plantes, parmi
lesquelles le bel _Onopordon Espinæ_ en fleur, et le _Convolvulus
supinus_, intéressante espèce découverte par M. Espina en 1854.
A deux kilomètres avant d’arriver à la mer, nous trouvons
les restes d’un mur antique, dirigé en ligne droite pendant
près d’un kilomètre, déviant ensuite, et paraissant être la
fondation d’une vaste enceinte. Il traverse actuellement des terrains
marécageux, près des ruines d’une cité qui a dû être des plus
florissantes. Nous passons plus de deux heures à visiter en détail
les restes de divers monuments et de gigantesques édifices qu’il
y aurait le plus grand intérêt à déblayer. Partout existent des
pavages entiers en mosaïque du travail le plus soigné, partout
des débris de revêtement et de colonnes en marbres précieux. Le
plus considérable de ces monuments est situé vers le milieu des
ruines, sur le bord de la mer à laquelle il paraît avoir fait
face. D’énormes fûts et chapiteaux de colonnes en marbre cipolin
et des entablements en marbre blanc de la plus belle qualité, ornés
de sculptures d’un admirable travail, ne laissent aucun doute sur
l’importance de cet édifice, qui occupait un espace considérable et
dans lequel se révèle l’architecture grecque. Au milieu des débris
gisent encore des fragments de statues en marbre. L’état de ces
immenses ruines, la position des colonnes renversées, laisseraient
à supposer que la destruction de cette ville, qui a dû être un
centre commercial riche et populeux, peut être attribuée à un
cataclysme, à un tremblement de terre probablement. Nous signalerons
spécialement, parmi les débris que nous avons rencontrés,
un splendide morceau d’entablement en marbre blanc, digne de
figurer avec honneur dans les collections du musée du Louvre. A
peu de distance, des fouilles ont mis à découvert les restes de
plusieurs maisons dans l’une desquelles nous avons trouvé une
multitude d’objets en os, stylets, etc., qui semblent indiquer un
atelier de tabletterie. Ce n’est qu’à regret que nous quittons
ces lieux si dignes d’être explorés et où nous voudrions avoir
le temps et les moyens d’exécuter des fouilles réservées aux
membres de la Mission archéologique. — Ayant regagné le lieu
d’embarquement, où nous attendait un repas de poisson préparé
par nos matelots, nous ne tardons pas à remonter dans le canot qui
nous avait amenés la veille et qui doit nous conduire à bord de
notre felouque obstinément restée à son mouillage.
Il est déjà près d’une heure quand la chaloupe quitte la
terre. Nous franchissons le goulet qui coupe en deux la chaussée
romaine et passons tout auprès du fortin isolé appelé Bordj
Trik-el-Djemel (le fort du chemin du chameau) ; nous faisons approcher
notre barque autant que possible de cette construction et nous
remarquons que, non seulement la portion servant de base construite
en gros blocs, mais encore une partie de celle bâtie en petits
matériaux, se trouvent au-dessous du niveau de la mer ; de plus,
le haut-fond formant chaussée, qui devait jadis relier le fortin
à la côte, est à plusieurs mètres sous l’eau. Le rapprochement
de ce fait avec ceux déjà constatés aux îles Kerkenna, et le nom
significatif de Trik-el-Djemel, viennent à l’appui de l’hypothèse
que la côte tout entière, depuis le cap Bon jusqu’au sud de Djerba,
est soumise à un mouvement d’abaissement lent, mais continu. Il est
cependant à noter que si l’ossature de la côte s’abaisse, le fond
du bras de mer qui sépare l’île du continent tend au contraire à
diminuer de profondeur, ou tout au moins ne s’approfondit pas, en
raison de l’apport considérable de sables dû aux vents venant de
terre et aux courants côtiers. Il y a là deux phénomènes inverses
qui, principalement au fond du golfe de Gabès, modifient lentement
le régime de la côte : affaissement lent de l’ossature d’une
part et exhaussement du fond par les dépôts de sables et de vases
d’autre part ; d’où il résulte que, tandis que les géologues
soutiendront que la côte s’abaisse, les hydrographes au contraire
donneront la preuve que les fonds s’amoindrissent.
Une fois rembarqués sur la felouque, nous sommes rapidement poussés
vers le port d’Adjim par une brise modérée à laquelle vient
s’ajouter le courant produit par le retrait de la marée. Une
escale de quatre heures est nécessaire pour que la mer remonte et
nous permette de sortir du détroit par lequel nous rentrerons dans le
golfe de Gabès. Pour utiliser notre temps, nous descendons à terre et
tombons en plein marché, ce qui donne une grande animation au village
d’Adjim. Une population bigarrée s’agite et crie beaucoup. Les
constructions sont d’une architecture différente de toutes celles
que nous avons rencontrées jusque-là ; beaucoup d’entre elles
sont flanquées de pavillons carrés élevés d’un ou deux étages ;
quelques-unes en présentent à leurs quatre angles. Les femmes portent
aussi un costume et surtout une coiffure particuliers : le premier
caractérisé par des étoffes rayées de deux couleurs, la seconde
consistant en un chapeau de paille pointu, rappelant complètement
l’ancienne coiffure grecque appelée Πέτασος. Par contre,
rien de bien intéressant comme productions naturelles : la flore,
pauvre par suite de la culture, et les insectes, peu abondants et
peu variés, ne nous fournissent qu’une maigre récolte.
Après le repas pseudo-civilisé qui nous est offert, dans une maison
relativement très confortable, par le fils du commandant du port,
avec force excuses sur l’absence de son père, nous regagnons notre
felouque un peu avant la nuit, et franchissons lestement la passe qui
sépare la rade d’Adjim de la pleine mer. Il est à remarquer que
la côte, qui partout ailleurs est basse et sablonneuse, s’élève
brusquement sur ce point où elle devient abrupte et rocheuse. Un
îlot allongé, qui se montre à notre droite, abrite des vents de
nord-ouest et de la lame le port d’Adjim, qui est garanti également
des vents de terre par l’élévation du rivage continental. En raison
de la profondeur de l’eau, il semble que ce point est spécialement
désigné pour constituer le principal port de l’île que nous
allons quitter.
On retrouve dans l’île de Djerba une végétation très analogue
à celle des îles Kerkenna, qui sont situées sensiblement plus au
nord. Quelques plantes d’un caractère plus désertique viennent
pourtant s’y mêler. On doit en outre tenir compte des modifications
que la culture, fort ancienne dans cette île, et jadis beaucoup
plus étendue qu’à l’époque présente, a dû faire subir à la
végétation spontanée. Malgré la saison déjà un peu trop avancée,
nous y avons fait d’abondantes récoltes. La liste suivante, bien
que très abrégée, fera ressortir le caractère maritimo-désertique
de la flore :
Delphinium peregrinum L. _var._ halteratum.
Nigella arvensis L.
Glaucium flavum Crantz.
Matthiola oxyceras DC. _var._ basiceras.
Koniga Lybica R. Br.
Brassica Tournefortii Gouan.
Cakile maritima Scop.
Enarthrocarpus clavatus Delile.
Rapistrum Orientale DC.
Cleome Arabica L.
Helianthemum sessiliflorum Desf.
—— —— _var._ ellipticum.
Reseda propinqua R. Br.
Silene succulenta Forsk.
—— Nicæensis All.
Hypericum crispum L.
Erodium glaucophyllum Ait.
—— laciniatum Cav. _var._ pulverulentum.
Zygophyllum album Desf.
Tribulus terrestris L.
Peganum Harmala L.
Ononis longifolia Willd.
—— serrata Forsk.
—— reclinata L.
Trigonella maritima L.
Astragalus Gombo Coss. et DR.
Lotus Creticus L.
Neurada procumbens L.
Lœflingia Hispanica L.
Reaumuria vermiculata L.
Aizoon Canariense L.
Daucus parviflorus Desf.
Deverra tortuosa DC.
Fœniculum vulgare Gærtn.
Smyrnium Olusatrum L.
Crucianella angustifolia L.
Nolletia chrysocomoides Cass.
Helichrysum decumbens Camb. ?
Phagnalon rupestre DC.
Filago Mareotica Delile.
Rhanterium suaveolens Desf.
Atractylis flava Desf.
—— prolifera Boiss.
Centaurea contracta Viv.
—— dimorpha Viv.
Onopordon ambiguum Fres.
Echinops spinosus L.
Zollikoferia resedifolia Coss.
Coris Monspeliensis L.
Heliotropium undulatum Vahl.
Echiochilon fruticosum Desf.
Linaria fruticosa Desf.
Marrubium Alysson L.
Salvia lanigera Poir.
Atriplex Halimus L.
Suæda fruticosa Forsk.
Polygonum equisetiforme Sibth. et Sm.
Thymelæa microphylla Coss. et DR.
Euphorbia Terracina L.
—— serrata L.
—— Paralias L.
Morus nigra L., cultivé.
Ficus Carica L., subspontané et cultivé.
Cyperus schœnoides Griseb.
Scirpus Holoschœnus L.
Phalaris paradoxa L.
Arthratherum ciliatum Nees.
Kœleria pubescens P. B.
Dans la partie sud, entre El-Kantara et Houmt-Cedouich, nous citerons
en outre :
Frankenia pulverulenta L.
Ononis Sicula Guss.
Calycotome intermedia DC.
Asteriscus aquaticus Mœnch.
Chrysanthemum coronarium L.
Onopordon Espinæ Coss.
Spitzelia _sp._
Convolvulus supinus Coss. et Kral.
Limoniastrum monopetalum Boiss.
Statice echioides L.
Euphorbia cornuta Pers.
Crozophora verbascifolia Adr. Juss.
Æluropus littoralis Parl. _var._ repens.
La zoologie du nord de l’île fournit peu d’espèces
intéressantes. Les seuls reptiles sont : _Gongylus ocellatus_,
_Platydactylus muralis_ et _Hemidactylus verruculatus_. En insectes, un
hanneton nouveau : _Pachydema Doumeti_, décrit par M. Valéry Mayet ;
c’est la faune de Sfax et aucune des espèces désertiques de Gabès
ne s’y rencontre. Dans le sud, à El-Kantara et à Houmt-Cedouich,
nous avons trouvé : _Lampyris attenuata_, _Cryptocephalus curvilinea_,
vivant sur les _Limoniastrum_. Le _Cicindela Latreillei_, décrit
par Dejean vers 1820 et qui depuis n’avait pas été retrouvé,
croyons-nous, est la capture la plus intéressante ; c’est une
espèce des plages maritimes déjà vue à Zarzis et abondante
à El-Kantara ; malheureusement, par suite de son agilité et de
l’absence des filets restés à bord de la felouque, nous n’avons
pu en prendre que quelques individus. Signalons aussi d’énormes
scorpions (_Buthus australis_), les plus gros que nous ayons encore
capturés ; ils atteignent 9 à 10 centimètres de long.
Vers onze heures du soir, la marée basse nous force à jeter
l’ancre, nos marins ayant pour habitude de ne pas s’écarter
beaucoup de la côte. Du reste un orage se forme dans le nord-ouest,
et, vers minuit, la foudre éclate tout autour de nous ; la pluie,
qui s’en mêle à son tour, nous oblige à nous réfugier dans
l’entrepont où nous passons une partie de la nuit en compagnie des
rats et au milieu de toutes sortes d’ustensiles que l’obscurité
profonde où nous nous trouvons ne nous permet pas de distinguer.
Avant le jour, on largue la voile, mais la brise, déjà si faible
que nous marchons à peine, ne tarde pas à faire place à un calme
plat ; nous n’avançons plus du tout et sommes réduits à nous
morfondre en contemplant la limpidité merveilleuse des eaux du golfe
de Gabès, dont aucun souffle léger ne vient rider la surface. Dans
ces conditions, à bord d’un bateau à voiles, on est bien forcé
de s’armer de patience. Six heures se passent ainsi ; enfin, vers
une heure du soir, le calme est remplacé par une assez bonne brise,
à la faveur de laquelle nous pouvons courir des bordées qui nous
font arriver à Gabès à trois heures, heureux encore de n’avoir
pas subi un plus long retard.
Nous voici déjà au 16 juin et la végétation est trop avancée
dans cette région chaude, malgré la prolongation exceptionnelle de
la période pluvieuse, pour nous permettre d’espérer dorénavant de
fructueuses excursions. Nous avons cependant encore, pour remplir notre
programme, à revoir les îles Kerkenna et à nous rendre, avant notre
retour en France, à l’îlot de Djezeïret Djamour (Zembra). Comme le
bateau de Sfax part de Gabès le lendemain à cinq heures du soir, nous
nous hâtons de nous rendre aux baraquements où nous avons laissé
en partant la plus grande partie de notre bagage et de nos récoltes,
mais nous avons la désagréable surprise de voir que tout a été
déménagé en notre absence et que l’on nous a assigné, comme
faveur toute spéciale, le local exigu réservé aux sous-officiers
en punition. Pendant notre excursion à Djerba, le bataillon ayant
été remplacé par un autre, le nouveau commandant avait trouvé bon
de disposer du local que nous occupions pour le transformer en salle
de spectacle ; il nous en a donc mis à la porte sans plus de façon
et oppose un refus aussi formel qu’autoritaire à nos observations
polies. C’est la seule fois que nous avons à nous plaindre de
l’autorité militaire, de laquelle nous avons au contraire toujours
reçu le meilleur accueil, l’aide la plus empressée et le plus
ferme appui durant l’accomplissement de notre mission.
Froissé à juste titre de la façon cavalière avec laquelle le
commandant du camp traite une mission scientifique officielle,
j’ai recours au commandant supérieur, le colonel de la Roque,
au général Allegro, gouverneur de l’Arad, et à l’intendant
militaire de la Judie, dont nous avions, par discrétion, décliné
les offres hospitalières à notre premier passage à Gabès ; nous
les retrouvons encore plus obligeants que la première fois et nous
prions nos hôtes d’accepter ici le témoignage de notre gratitude
pour leur réception courtoise que nous ne saurions oublier.
=IX=
=Nouveau séjour à Sfax. — Deuxième excursion aux îles
Kerkenna. — Rentrée à Tunis.=
Le mardi 17 juin, à trois heures du soir, une partie de nos
collections ayant été directement expédiée en France, nous
prenons congé du colonel de la Roque qui tient à nous accompagner
à bord du bateau, et à cinq heures, nous voguons vers Sfax où nous
débarquons le lendemain dans la matinée. Un séjour d’une semaine,
entre deux passages de paquebots, nous est nécessaire pour revoir
et mettre définitivement en ordre les collections que nous y avons
laissées lors de notre départ pour l’intérieur, et pour faire une
nouvelle visite aux îles Kerkenna où j’ai à cœur d’explorer
quelques-uns des îlots situés au nord de la grande île.
Tandis que mes deux compagnons restent à Sfax pour s’occuper
des collections et se livrer à de nouvelles recherches dans les
environs de cette ville, je pars le 20 juin, au lever du jour, sur
une barque de la Compagnie transatlantique mise à ma disposition,
avec son obligeance habituelle, par mon vieil ami Janino Matteï,
qui tient à m’accompagner lui-même pour me faire profiter de son
expérience et de sa profonde connaissance du pays.
Cette fois, au lieu de passer par l’étroit goulet d’El-Kantara,
nous doublons la petite île de Djira et, longeant toute la côte
orientale des deux îles, nous allons directement mouiller en face
d’El-Ataïa, point où l’absence de brise alternant avec des vents
contraires ne nous permet d’arriver qu’à la nuit. Durant cette
traversée, trop longue pour un si faible trajet, je peux observer
à loisir le fond, que je trouve semblable à celui de l’ouest des
îles ; c’est un plateau rocheux, sillonné de coupures étroites
plus profondes ; on dirait autant de canaux ayant une direction
perpendiculaire aux îles ; cette configuration cesse un peu au large
pour faire place à un fond de sable uni. La végétation sous-marine
y est extrêmement abondante et me fait regretter de n’avoir ni le
temps ni les engins nécessaires pour draguer les nombreux mollusques
et zoophytes qui doivent y faire leur demeure. Cependant le soir, à
l’aide d’un hameçon, nous ramenons quelques beaux échantillons
des spongiaires qui se montrent très abondants et à peu de profondeur
autour de la barque.
Nous passons à bord une nuit des plus calmes, et le 21, dès
l’aube, nous nous apprêtons à débarquer sur l’îlot le plus
rapproché, qui n’est séparé de l’île que par un bras de mer si
insignifiant et si peu profond à certains endroits que les chameaux
peuvent le traverser. J’ai le regret de trouver la végétation
tellement avancée que c’est à peine si l’on peut distinguer
quelques plantes des plus vulgaires. Cet îlot n’est élevé que de
quatre à cinq mètres tout au plus au-dessus de la marée haute ;
il est de forme allongée, d’environ un kilomètre de long, sur
trois à quatre cents mètres de large. Le centre en est occupé en
partie par des ruines de murailles, et il y existe plusieurs puits
alignés dans le sens de la longueur de l’îlot. Les indigènes
y entretiennent quelques cultures et s’y établissent avec leurs
troupeaux aux alentours des puits dans les murs desquels je recueille
l’_Adiantum Capillus-Veneris_. Les restes d’enceinte que l’on
rencontre, ainsi que de nombreuses sépultures creusées dans le tuf,
au bord même de la mer, sur le rivage qui fait face à l’île,
prouvent que l’îlot a jadis été habité, à l’époque sans
doute où il n’était pas séparé de cette dernière. Quelques-uns
de ces tombeaux ont été détruits en partie par la mer qui les
bat journellement. Je vois dans ces faits une preuve nouvelle de
l’abaissement général de cette partie de la côte.
De cet îlot qui porte le nom de Khemchi, nous nous dirigeons sur
plusieurs autres, sortes de lambeaux formant une chaîne de récifs
vers l est. Tous ont dû, comme le premier, faire partie de la grande
île. Désireux d’en examiner la nature, je fais diriger la barque
sur le plus avancé dans la mer, et comme on ne peut accoster,
il faut, pour y descendre, se mettre à l’eau ou emprunter les
épaules des matelots. Cet îlot n’a guère que quelques ares
de surface et n’émerge pas de plus de deux à trois mètres ;
aussi l’on voit distinctement que la mer le balaie en grande
partie dans les gros temps. Il n’est cependant pas dépourvu de
toute végétation ; quelques Graminées des terrains salés (des
_Agropyrum_ principalement) le _Crithmum maritimum_, des _Atriplex_
et autres Salsolacées, y forment un tapis végétal sur lequel les
Pétrels et les Puffins viennent déposer leurs œufs.
La visite de cet îlot minuscule ne nous ayant pas pris grand temps,
nous gagnons la pleine mer dans la direction de celui qui termine au
nord le groupe des Kerkenna. Nous l’abordons vers deux heures du
soir. Celui-ci est beaucoup plus important que les premiers, mais
n’est guère plus élevé au-dessus de la mer. Son étendue peut
être d’environ deux kilomètres sur 600 à 700 mètres de large. Il
est un peu rocheux du côté qui fait face au nord et marécageux sur
celui qui regarde la grande île. Un abondant tapis de Salsolacées,
d’_Atriplex_ et de _Limoniastrum monopetalum_ le couvre en grande
partie, et de nombreux oiseaux de mer l’habitent. Je recueille
quelques œufs de ces derniers à la grande fureur des femelles,
qui ne cessent de me poursuivre en poussant des cris rauques ou
aigus et en effleurant parfois mon chapeau de leurs ailes et de leur
bec. — Une sorte de marabout s’élève à l’extrémité nord-est
de l’îlot. Comme sur celui de Khemchi, on y voit de nombreuses
traces d’enceintes qui paraissent fort anciennes, mais il n’y
existe point de cultures. Seuls, des touffes de _Nitraria tridentata_
et quelques pieds de _Rhus oxyacanthoides_, dont le plus élevé
atteint à peine deux mètres, dominent les Salsolacées, qui sont
recueillies par les indigènes pour faire de la soude ; le nom de
Coucha, donné à cet îlot, proviendrait de cette industrie. Comme
à Khemchi, la saison trop avancée ne me permet pas de faire une
récolte botanique fructueuse.
Rembarqués à trois heures et demie, nous faisons voile vers l’anse
servant de port à Cherki que nous avons visité lors de notre premier
voyage. Une brise assez forte se lève, le ciel se charge en quelques
instants de gros nuages noirs, le tonnerre gronde dans le lointain,
et bientôt nous avons à essuyer un grain qui n’a pas tardé à
nous atteindre. Nous devons donc renoncer à aborder le plus grand
des îlots ; le laissant sur notre gauche, nous gagnons au plus vite
l’abri de Cherki où nous arrivons à six heures du soir, pour y
passer la nuit.
Le 22 au matin, le calme étant rétabli dans l’atmosphère,
nous nous disposons de bonne heure à lever l’ancre. Un reste
de brise, qui chasse le brouillard, nous permet tout d’abord de
doubler facilement la pointe qui abrite Cherki au sud, mais cette
brise cesse bientôt et notre navigation devient d’une lenteur
désespérante. La mer est si calme et les eaux si transparentes,
que l’on aperçoit les moindres détails du fond, à plus de
six ou huit mètres de profondeur, aussi distinctement que s’il
n’y avait que quelques décimètres d’eau. Ce fond est sableux
et riche en spongiaires ; dans les portions où il s’élève et
permet à une abondante végétation de croître, une multitude de
_Pinna maritima_ sont plantées verticalement, entre-bâillant leurs
énormes valves. On ne voit que peu d’autres mollusques, mais les
parties herbeuses doivent recéler des Gastéropodes, tandis que les
Acéphales doivent être abondants dans le sable vaseux.
Vers onze heures, nous sommes en face de Bordj-el-Ksar, vieille
construction romaine relevée en partie par les musulmans et
actuellement abandonnée. Une série de loges s’étend sur une
assez grande longueur au niveau même de la mer et m’est signalée
comme étant les ruines d’un ancien établissement balnéaire, ce
dont je doute à première vue. Mon désir d’éclaircir le fait et
de visiter le château, non moins que celui de me rendre compte de
la nature et de la végétation de cette rive de l’île, me pousse
à descendre à terre, ce que nous effectuons en faisant décrire à
notre barque de nombreux circuits entre les palissades des pêcheries,
et en touchant le fond à diverses reprises. A peine avons-nous mis
pied à terre, que d’innombrables débris de poteries, de marbres
polis et de mosaïques s’offrent à nos regards. Je ne tarde pas
à acquérir la certitude que les prétendues loges balnéaires ne
sont que d’anciennes citernes surmontées jadis par une ligne de
constructions qui devaient être en bordure sur un quai détruit par
la mer. Les citernes et les maisons ont, de même, été démolies
ou éventrées, et la roche de gypse friable, entamée, forme
aujourd’hui une falaise à pic au-dessus d’une plage basse et
caillouteuse. A cinquante mètres environ dans la mer, on voit encore
les traces des jetées du port qui existait jadis et qui est obstrué
aujourd’hui par les débris des constructions. Cet envahissement
par la mer qui ronge peu à peu la falaise est une nouvelle preuve de
l’affaissement graduel de la côte. Le bordj est construit sur une
petite éminence dominant les terrains voisins, divisés en carrés
par de vieux murs d’enceintes de jardins au milieu desquels on voit
encore des vestiges de constructions et quelques arbres. Les Anciennes
voies de cette ville détruite sont parfaitement visibles ; l’une
d’elles, d’une grande largeur, venait aboutir directement au port,
au-dessous du mamelon que surmonte le château. Bordj-el-Ksar devait
être une cité florissante et commerçante, dont une portion composée
de villas entourées par des jardins. Une sorte de columbarium est
encore debout à quelques centaines de mètres du bordj. Partout
gisent à la surface du sol des fragments de poteries, de marbres
et de mosaïques. Des fouilles y seraient intéressantes à faire,
mais il faudrait pour cela un temps et des moyens d’exécution
dont je ne dispose pas. J’y ai rencontré des enduits de stuc
portant les traces de peintures à fresque, et les restes d’un four
destiné probablement à transformer en plâtre le sulfate de chaux
cristallisé formant en grande partie la roche de la falaise qui se
délite journellement sous l’influence de l’humidité saline.
Après deux heures de séjour à Bordj-el-Ksar, nous faisons voile
pour Sfax où nous sommes poussés en quelques heures par une brise du
nord, qui devient assez forte au passage du chenal profond séparant
les îles de la terre ferme.
Les journées du 23 et du 24 juin sont passées à Sfax et
absorbées par nos préparatifs de départ, et, le 25, nous prenons
définitivement congé des autorités et de M. Matteï, et nous nous
embarquons pour la Goulette où nous arrivons le 28, après avoir fait
escale pendant une demi-journée à Sousa, cette intéressante ville
dont la ceinture de murailles crénelées, blanches comme du lait,
peut être comparée à une fine broderie.
=X=
=Excursion à Djezeïret Djamour. — Retour en France.=
Rentrés à Tunis, nous préparons sans retard notre excursion
à Djezeïret Djamour (île Zembra) dont la visite doit terminer
notre mission. Cette petite île, située à près de cinquante
kilomètres au nord-est de la Goulette et à dix kilomètres environ
de l’extrémité de la presqu’île du Cap Bon, n’avait pas pu
être explorée par la Mission botanique de 1883, malgré l’intérêt
qu’elle paraissait offrir ; elle nous était donc tout spécialement
recommandée.
Partis de la Goulette, M. Valéry Mayet et moi, le jeudi 2 juillet à
une heure du matin, sur une grande barque pontée frétée pour nous
par les soins de M. Cubissol, vice-consul français, nous sommes
forcés, faute de vent, de louvoyer toute la journée le long de
la presqu’île du Cap Bon. Vers quatre heures du soir seulement,
grâce à une forte brise qui se lève inopinément, nous parvenons,
après deux heures employées à courir des bordées, à atterrir sur
le seul point accessible de cet immense rocher isolé, dont la cime est
élevée de près de 450 mètres, et qui, à sa partie septentrionale,
plonge d’une hauteur à pic de près de 250 mètres dans la mer.
L’île n’offrant aucune ressource et n’étant habitée que par
une seule famille de bergers pêcheurs, possédant un troupeau d’une
centaine de chèvres et une bande de porcs, nous devrons passer la
nuit et prendre nos repas à bord de la barque ancrée au milieu
des vestiges d’un vieux port, remontant sans doute à l’époque
carthaginoise. Toutefois, nous nous empressons de débarquer pour
utiliser les quelques heures de jour qui restent encore à faire une
première reconnaissance dans l’espèce de vallon qui, dans sa
partie méridionale, sépare en deux parties la montagne dont est
formé cet îlot, détaché du massif montagneux du Cap Bon. Cette
excursion préliminaire, en nous fixant sur la topographie de l’île,
nous permet de combiner une course plus étendue, projetée pour
le lendemain. Dès nos premiers pas sur le rivage, nous avons la
satisfaction de découvrir, au milieu de buissons de _Calycotome
villosa_ et de touffes de _Senecio Cineraria_, l’une des plantes
les plus intéressantes qu’ait encore fournies notre voyage :
c’est le _Poterium spinosum_, appartenant à la flore du bassin
oriental de la Méditerranée, et qui est là à sa station la plus
occidentale. Il forme des buissons épineux, aussi désagréables à
traverser que ceux du _Zizyphus Lotus_, et vit dans les sables marins
où, quoique très abondant, il est confiné dans un espace de quelques
centaines de mètres carrés, au voisinage du rivage. Sur ce même
point, en s’enfonçant dans le vallon jusqu’aux premières pentes
de la montagne, il existe des vestiges de constructions, révélant
l’existence d’un ancien centre d’habitations ou tout au moins
d’établissements assez importants.
L’îlot, comme nous venons de le dire, est séparé en deux portions,
orientale et occidentale, par le vallon qui, venant mourir au point de
notre mouillage, s’élève graduellement sur une longueur d’environ
un kilomètre jusqu’à la crête d’une falaise d’à peu près
150 mètres d’élévation qui plonge brusquement dans la mer. Le
sol de cette vallée est argilo-siliceux et recouvert, sur beaucoup de
points, d’une couche d’humus dans laquelle croissent abondamment
des broussailles où dominent le Lentisque, le Myrte et le _Cistus
Monspeliensis_, ainsi que quelques Bruyères en arbre.
L’approche de la nuit mettant fin à notre promenade, nous
regagnons au plus vite la barque où nous attend notre modeste repas
du soir. Quant au repos de la nuit, il est troublé sans relâche par
les mugissements d’un vent furieux et les cris stridents, semblables
à des miaulements de chats, poussés par des milliers d’oiseaux
de mer, Puffins, Pétrels ou Stercoraires, qui ont leurs nids dans
les falaises de l’île, dont ils sont les véritables possesseurs.
Le lendemain matin, 3 juillet, nous entreprenons de bonne heure
l’exploration de l’ensemble de l’île. Prenant d’abord à
droite de la vallée, nous gravissons des rochers abrupts où nous
cueillons, non sans courir quelques dangers, plusieurs des plantes
les plus intéressantes découvertes par la Mission de 1883 au Cap
Bon, notamment une espèce nouvelle de _Scabiosa_ (_S. farinosa_
Coss.) et un _Dianthus_ voisin du _Dianthus Bisignani_, que M. Cosson
considère comme nouveau (_D. Hermæensis Coss._). Puis, tournant
la pointe orientale de l’île, nous en atteignons, après mille
difficultés, le sommet méridional. Longeant ensuite la crête que
nous avons visitée la veille, nous rencontrons quelques ruines
d’anciennes constructions, et, après avoir franchi entre des
rochers un passage dangereux, nous descendons dans une dépression
faisant face à l’est, dépression dans laquelle sourd une source
peu abondante dont l’eau est sensiblement saumâtre. Autour de
cet endroit humide, la végétation est des plus plantureuses :
d’énormes pieds de _Cirsium giganteum_ s’élancent du milieu des
roches éboulées, le _Senecio Cineraria_ montre partout à profusion
ses feuilles tomenteuses blanches et ses capitules d’or, tandis
que l’_Anthyllis Barba-Jovis_, les _Phillyrea_, les Lentisques, les
Cistes de Montpellier et les Palmiers-nains croissent jusqu’au sommet
de rochers abrupts qu’escalade sans peine un troupeau de chèvres. De
nombreux Lapins, qui nous paraissent en tout semblables à ceux de
France, fuient sur notre passage, justifiant la réputation faite à
Djezeïret Djamour pour leur abondance, et une multitude d’oiseaux
de mer, qui ont fait leurs nids dans les anfractuosités des rochers,
tournoient sur nos têtes en poussant des cris d’alarme. Le site est
des plus sauvages, et d’autant plus pittoresque, que nous dominons
alors de deux cents mètres à pic le flot qui bat furieusement le pied
des falaises. C’est dans cette partie de notre exploration, qui se
continue par un sentier scabreux courant sur le flanc septentrional
de l’île, que nous trouvons à la fois, sur les roches escarpées,
le _Dianthus_ déjà indiqué, le _Brassica insularis_ atteignant
les proportions d’un petit arbrisseau et le _Brassica Gravinæ_,
et que nous recueillons, malheureusement sans fleurs et sans fruits,
l’intéressant _Iberis semperflorens_, plante nouvelle pour la
flore du Nord de l’Afrique et qui n’était signalée jusqu’ici
que dans la Sicile et l’Italie méridionale. Sous un rocher
surplombant, nous trouvons un petit gisement de sulfate d’alumine,
puis, profitant d’une coupure naturelle entre les rochers à pic,
nous gagnons à la force du poignet un des points les plus élevés
de l’île. Ce n’est pas sans satisfaction, après avoir franchi
ce mauvais passage, que nous pouvons enfin marcher sur un terrain
plus sûr et moins incliné.
Au pied d’une immense muraille de rochers dolomitiques, se trouve
une petite source dont l’eau, retenue dans un bassin creusé par les
bergers, nous invite à prendre quelque nourriture et à nous reposer
environ une heure. Nous y recueillons l’_Asplenium Adiantum-nigrum_,
le _Ceterach officinarum_, et, sur un terrain dénudé par le feu,
nous trouvons de nombreux pieds de l’_Erodium maritimum_, plante
occidentale nouvelle pour la flore tunisienne et dont la limite à
l’est avait été jusqu’ici la Sardaigne orientale. L’eau de la
source sortirait plus abondamment au moyen de quelques travaux faciles
à exécuter, et il est probable que jadis elle a été utilisée et
amenée dans le voisinage du port par une conduite dont on retrouve
encore quelques vestiges dans la partie basse de l’île.
Notre halte achevée, nous nous mettons en devoir d’atteindre
le point désigné comme le plus élevé de Djezeïret Djamour ;
mais déjà le vent, qui n’a cessé de souffler violemment,
amène rapidement des nuées qui enveloppent bientôt les sommets et
dérobent à nos yeux les cimes les plus hautes. La pointe où nous
sommes porte le nom de Pico d’Acqua Santa, et domine les falaises
du nord-ouest ; le baromètre holostérique y marque 728 millimètres,
et la température y est de + 24 degrés centigrades ; à trois heures
du soir, nous avons observé, sur le bord même de la mer, au même
instrument, 765 millimètres avec la même température ; ce sommet
aurait donc environ 450 mètres d’altitude, hauteur importante,
eu égard au peu d’étendue de l’îlot qui se dresse presque à
pic au-dessus de la mer. Est-ce réellement le point culminant de
l’île ? Le brouillard nous empêchant d’atteindre une seconde
cime, nous ne saurions l’affirmer.
La pente par laquelle nous nous mettons en devoir de redescendre est
couverte d’épaisses broussailles, mais nous n’y rencontrons que
des buissons élevés de deux à trois mètres ; les vrais arbres y
font totalement défaut, par suite des coupes fréquentes du maquis,
objet d’une exploitation permanente de la part des Italiens, qui
transportent journellement des fagots, nous ne savons au juste à
quelle destination, mais peut-être bien à la pêcherie de thons, dite
Tonara, établie sur la côte de la presqu’île du Cap Bon. Environ
à moitié de la hauteur de la montagne, nous remarquons des traces
d’anciens travaux que l’on dirait avoir constitué une sorte de
barrage pour retenir, dans une dépression naturelle actuellement
à peu près comblée, soit les eaux de la source d’Acqua Santa,
soit les eaux d’écoulement des pentes avoisinantes.
Désireux de rentrer au plus vite à Tunis où nous attend le lendemain
le Ministre Résident, qui nous a gracieusement invités à déjeuner
à la Marsa, nous pressons en vain nos marins de partir sans délai ;
prétextant la violence du vent, et en réalité dans le but de prendre
un chargement de fromages et d’embarquer plusieurs chasseurs qui
étaient venus tuer des lapins pour les vendre à Tunis, ils ne se
décident à lever l’ancre qu’à neuf heures du soir et par une
brise tout aussi violente que dans la journée. Sous son impulsion,
nous filons rapidement jusque vers onze heures du soir, par un clair
de lune splendide qui nous permet de voir pendant longtemps le rocher
de Djamour. Mais, vers minuit, la brise ayant molli tout à coup, nous
cessons d’avancer, et, à l’aube, lorsque nous croyions être en
vue de la Goulette, nous nous apercevons avec stupeur que nous sommes
encore dans les parages de l’îlot, et que, par un calme plat,
nous dérivons, sous l’action des courants, dans la direction de
Porto-Farina. Cette fastidieuse navigation, contre laquelle nous ne
pouvons rien, se prolongeant jusqu’à midi, ce n’est qu’à deux
heures du soir que nous passons en vue de la Marsa et du cap Carthage,
et à quatre heures seulement, que nous débarquons à la Goulette,
où nous eussions été rendus dans la nuit sans l’obstination
malencontreuse du patron de notre barque.
Sauf l’incident peu agréable qui nous a empêchés de nous rendre
à l’invitation du Ministre, nous n’avons qu’à nous féliciter
de cette excursion, l’une des plus importantes de tout le voyage,
au point de vue de ses résultats scientifiques.
C’est surtout à Djezeïret Djamour que nous avons eu à regretter
que la saison fût trop avancée pour les herborisations. Malgré
le mauvais état de la végétation, dû à la saison et à une
sécheresse contrastant avec l’humidité exceptionnelle que nous
avions trouvée dans le Sud, nous avons cependant fait quelques
découvertes d’un véritable intérêt. Nous croyons donc utile
de donner la liste presque complète des plantes que nous avons
recueillies ou observées :
Clematis Flammula L.
—— cirrhosa L.
Glaucium luteum Scop.
Fumaria Bastardi Boreau.
Iberis semperflorens L., nouveau pour la flore des États
Barbaresques.
Brassica insularis Moris.
—— Gravinæ Ten.
Capparis spinosa L. _var._ rupestris.
Helianthemum guttatum Pers.
Cistus salviæfolius L.
—— Monspeliensis L.
Dianthus Hermæensis Coss. (D. Bisignani aff.).
Vitis vinifera L., reste de cultures anciennes.
Erodium maritimum L’Hérit., nouveau pour la Tunisie.
Pistacia Lentiscus L.
Calycotome villosa Link.
Anthyllis Barba-Jovis L.
Poterium spinosum L., nouveau pour la Tunisie.
Myrtus communis L.
Ecbalium Elaterium Rich.
Polycarpon Bivonæ J. Gay.
Sedum cæruleum Vahl.
—— dasyphyllum L. _var._ glanduliferum.
—— tuberosum Coss. et Lx., déjà trouvé à El-Haouiria par
la Mission de 1883.
Umbilicus horizontalis Guss.
Mesembryanthemum crystallinum L.
Daucus gummifer Lmk.
Crithmum maritimum L.
Lonicera implexa Ait.
Scabiosa farinosa Coss., découvert en 1883 par MM. Letourneux
et Reboud, au Cap Bon et au Djebel Abd-er-Rahman.
Logfia Gallica Coss. et G. de St-P.
Asteriscus maritimus Mœnch.
Inula viscosa Ait.
—— graveolens Desf.
Senecio Cineraria DC.
Cirsium giganteum Spreng.
Seriola lævigata L.
Hyoseris radiata L.
Campanula dichotoma L.
Arbutus Unedo L.
Erica multiflora L.
—— arborea L.
Anagallis arvensis L.
Phillyrea media L.
Nerium Oleander L.
Erythræa ramosissima Pers.
—— Centaurium L. _var._ fruticulosa.
Heliotropium Europæum L.
Echium maritimum Willd.
Mentha Pulegium L.
Statice virgata Willd.
—— echioides L.
Salsola Tragus L.
Polygonum maritimum L.
Daphne Gnidium L.
Thymelæa hirsuta Endl.
Ficus Carica L. subsp.
Parietaria diffusa Mert. et Koch.
Morus nigra L., reste de cultures.
Quercus Ilex L. ?
Juniperus Phœnicea L.
Allium pallens L.
Pancratium maritimum L.
Chamærops humilis L.
Arum Italicum Mill.
Lagurus ovatus L.
Polypogon subspathaceus Req.
Ammophila arenaria Link.
Melica minuta L.
Asplenium Adiantum-nigrum L. _var._
Ceterach officinarum C. Bauh.
Trois des espèces les plus intéressantes de cette liste sont
l’_Iberis semperflorens_, le _Poterium spinosum_ et l’_Erodium
maritimum_, toutes trois nouvelles pour la Tunisie et la côte
africaine septentrionale, car elles paraissent faire de la
presqu’île du Cap Bon, dont Djezeïret Djamour n’est qu’un
lambeau détaché, un lien entre la flore du bassin occidental et celle
du bassin oriental de la région méditerranéenne. L’existence de
ces plantes à Djezeïret Djamour nous paraît démontrer, ainsi que
l’admet notre savant ami M. E. Cosson, que la presqu’île du Cap
Bon a été reliée à la Sicile, antérieurement à la distribution
actuelle des végétaux, par un continent dont les îles actuellement
existantes ne sont que des témoins.
Djezeïret Djamour paraît être formé de calcaires gris semblables
à ceux que l’on rencontre au Cap Bon. Un grès grossier se
montre cependant sur quelques points dans la dépression qui
partage l’îlot, du nord-est au sud-ouest, dans sa partie la plus
étroite. Les couches sont redressées vers le nord-ouest et coupées
à pic au-dessus de la mer, sauf sur un petit espace, le seul où il
soit possible d’aborder. Nous n’y avons rencontré aucun fossile,
mais nous y avons constaté des traces d’oxyde de fer, et, sur un
point de l’escarpement nord-ouest, des efflorescences jaunâtres qui
paraissent alunifères. La petite source située dans une dépression
au nord est légèrement salée.
Le fait zoologique le plus saillant observé dans l’îlot de Djamour
est la présence en quantité innombrable du Lapin, qui y est l’objet
d’un trafic avec Tunis. Les individus de ce rongeur que nous avons
pu nous procurer ne nous ont montré aucun caractère qui le distingue
de l’espèce d’Europe. Le Lapin se trouve aussi dans l’îlot
voisin (Zembretta) et dans l’îlot situé près de Sousa et qui,
à cause de son abondance, est appelé Conigliera (du nom italien du
lapin : _coniglio_), tandis qu’il n’existe en Tunisie sur aucun
point de la terre ferme.
Nous signalerons aussi l’abondance extrême des oiseaux de mer
(Puffins, Pétrels, Stercoraires) qui nichent par milliers dans les
rochers du nord-ouest de l’îlot.
Il est regrettable que la brièveté de notre séjour à Djamour ne
nous ait pas permis de nous livrer à la recherche des mollusques
marins, car quelques débris de coquilles, entre autres des _Patella
Lamarckii_ et _P. Oculus_, de très grande taille, ainsi que des
_Purpura Hæmastoma_ et _P. Bezoar_, nous font présumer qu’il y
aurait beaucoup à trouver en explorant le rivage et les roches qui
entourent l’îlot. Quant aux mollusques terrestres, l’extrême
sécheresse en a rendu la recherche infructueuse.
La saison était également trop avancée pour les chasses
entomologiques, et notre court séjour ne nous a procuré qu’un
coléoptère intéressant, mais en grande abondance, le _Philax
Tuniseus_ Leurat, que nous n’avions pas rencontré sur le continent.
Notre excursion à l’îlot de Djamour termine, ainsi que nous
l’avons dit déjà, la série des recherches dévolues à notre
groupe d’explorateurs. Du reste, la saison avancée et les chaleurs
ne nous eussent plus permis d’obtenir des résultats sérieux.
Le samedi 5 juillet, nous quittons la terre d’Afrique, et le 7 au
matin nous débarquons dans le port de Marseille, après un voyage
de 106 jours, dont plus de 90 ont été exclusivement consacrés
aux explorations. Enfin, les membres du groupe dont j’avais eu
l’honneur de diriger les recherches se séparent à Marseille,
après avoir adressé au Ministère de l’instruction publique, pour
être remis aux mains du Président de la Commission scientifique,
les résultats de leurs récoltes.
Je crois pouvoir dire, en terminant cet historique de notre voyage,
que nous avons conscience, mes collègues et moi, d’avoir apporté
dans l’accomplissement de la mission qui nous avait été confiée
le dévouement le plus absolu à la science. Rien n’a été
négligé par nous pour obtenir les résultats les plus fructueux,
eu égard à la grande étendue de pays que nous avions à parcourir
et aux ressources trop limitées mises à notre disposition. Trop
souvent, nous avons eu à regretter le manque de temps ou de moyens
d’action. C’est ainsi que l’exploration des montagnes de Ceket
et de Sened, et en général de toute la région du Tahla, ainsi
que celle du Djebel Berd, aurait exigé au moins le double du temps
que nous avons pu y consacrer. Le fond de la mer, entre l’île de
Djerba et la côte, dans le canal des Kerkenna, et surtout autour de
la petite île de Djamour, aurait pu donner lieu à de fructueux
dragages, que nous n’avions pas le moyen d’exécuter. Ces
dragages auraient certainement fait connaître des crustacés, des
mollusques et des zoophytes qui eussent offert de l’intérêt. De
même, la capture des mammifères et celle des oiseaux ont dû être
forcément négligées, leur préparation exigeant beaucoup de temps
et ne pouvant être exécutée que par une personne spécialement
chargée de cette opération. Nous avons pu, toutefois, rapporter de
nombreux reptiles, ainsi qu’un certain nombre d’échantillons
de roches et de fossiles qui pourront fournir des indications sur
les terrains du pays que nous avons exploré. Ces derniers ont été
soumis à l’examen de M. Rolland, et les mollusques terrestres ont
été communiqués à M. Bourguignat, l’un des savants auteurs du
_Prodrome de la malacologie de la Tunisie_.
* * * * *
NOTES :
[Note 1 : Voir _Archives des missions scientifiques et littéraires_,
3e série, IV.]
[Note 2 : Dans cette liste les noms des plantes qui n’ont pas été
observées en Algérie sont précédés du signe * et sont suivis de
l’indication de leur distribution géographique générale. —
Consulter, pour la distribution géographique des autres espèces,
observées en Algérie, les diverses publications de M. E. Cosson
et spécialement la _Liste des plantes observées dans la région
saharienne des environs et au sud de Biskra_ (_Ann. sc. nat._, sér. 4,
IV, 281-288).]
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Rapport sur une mission botanique exécutée en 1884 dans la région saharienne, au nord des grands chotts et dans les îles de la côte orientale de la Tunisie
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EXPLORATION
SCIENTIFIQUE
DE LA TUNISIE,
PUBLIÉE
SOUS LES AUSPICES DU MINISTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.
RAPPORT SUR UNE MISSION
EXÉCUTÉE EN 1884.
RAPPORT
SUR
UNE MISSION BOTANIQUE
EXÉCUTÉE EN 1884
DANS LA RÉGION SAHARIENNE, AU NORD DES GRANDS CHOTTS...
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— End of Rapport sur une mission botanique exécutée en 1884 dans la région saharienne, au nord des grands chotts et dans les îles de la côte orientale de la Tunisie —
Book Information
- Title
- Rapport sur une mission botanique exécutée en 1884 dans la région saharienne, au nord des grands chotts et dans les îles de la côte orientale de la Tunisie
- Author(s)
- Doumet-Adanson, Napoléon
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- November 28, 2024
- Word Count
- 59,886 words
- Library of Congress Classification
- DT; QK
- Bookshelves
- Browsing: Science - Earth/Agricultural/Farming, Browsing: Travel & Geography
- Rights
- Public domain in the USA.
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