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Project Gutenberg's Napolťon et Alexandre Ier (3/3), by Albert Vandal

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Title: Napolťon et Alexandre Ier (3/3)
L'alliance russe sous le premier Empire

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Project Gutenberg's Napolťon et Alexandre Ier (3/3), by Albert Vandal This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Napolťon et Alexandre Ier (3/3) L'alliance russe sous le premier Empire Author: Albert Vandal Release Date: May 31, 2010 [EBook #32621] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOL…ON ET ALEXANDRE IER (3/3) *** Produced by Mireille Harmelin, Rťnald Lťvesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) NAPOL…ON ET ALEXANDRE Ier TOME TROISI»ME L'auteur et les ťditeurs dťclarent rťserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays ťtrangers, y compris la SuŤde et la NorvŤge. Ce volume a ťtť dťposť au ministŤre de l'intťrieur (section de la librairie) en janvier 1896. DU M ME AUTEUR: Napolťon et Alexandre Ier. L'alliance russe sous le premier Empire. I. _De Tilsit ŗ Erfurt. 3e ťdition_. Un volume in-8į avec portraits. Prix. 8 fr. II. 1809. _Le second mariage de Napolťon; Dťclin de l'alliance. 3e ťdition_. Un volume in-8į. Prix 8 fr. (Couronnť _deux fois par l'Acadťmie franÁaise_, _grand prix Gobert_.) Louis XV et …lisabeth de Russie. 2e ťdition. Un volume in-8į. Prix. 8 Fr. (Couronnť par _l'Acadťmie franÁaise_, _prix Bordin_.) Une Ambassade franÁaise en Orient sous Louis XV: _La Mission du marquis de Villeneuve_ (1728-1741). _2e ťdition_. Un volume in-8į. Prix. 8 fr. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCI»RE.----957. NAPOL…ON ET ALEXANDRE Ier L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE III LA RUPTURE PAR ALBERT VANDAL OUVRAGE COURONN… DEUX FOIS PAR L'ACAD…MIE FRAN«AISE GRAND PRIX GOBERT, 1893 ET 1894 PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-…DITEURS RUE GARANCI»RE, 10 1896 NAPOL…ON ET ALEXANDRE Ier CHAPITRE PREMIER LA RUSSIE SE PR…PARE ņ ATTAQUER. Sous le voile de l'alliance officiellement maintenue, Alexandre Ier prťpare contre Napolťon une campagne offensive.--Son grief apparent.--Son grief rťel.--Appel secret aux Varsoviens par l'intermťdiaire du prince Adam Czartoryski; Alexandre veut restaurer la Pologne ŗ son profit et se faire le libťrateur de l'Europe.--Encouragements qu'il puise dans le spectacle de l'oppression gťnťrale.--Aspect des diffťrents …tats.--Le duchť de Varsovie.--MisŤre dorťe.--Napolťon a mis partout contre lui les intťrÍts matťriels.--La Prusse: le Roi, le cabinet, les partis, l'armťe, l'esprit public.--La SuŤde: dťbuts de Bernadotte comme prince royal: traits caractťristiques.--Le Roi et les deux ministres dirigeants.--L'intťrÍt ťconomique rapproche la SuŤde de l'Angleterre.--Situation sur le Danube: la paix des Russes avec la Porte paraÓt prochaine.--L'Autriche: l'Empereur, l'Impťratrice, l'opinion publique, l'armťe.--Puissance de la sociťtť.--La coalition des femmes.--Influence et prestige de la colonie russe.--Metternich craint d'encourir la disgr‚ce des salons.--L'empereur orthodoxe et les Slaves d'Autriche.--L'Allemagne franÁaise.--Le vice-empereur.--Rigueurs du blocus.--Exaspťration croissante.--Rťveil et progrŤs de l'esprit national.--Sociťtťs secrŤtes.--Autres foyers d'agitation.--Alexandre fait prendre des renseignements sur l'ťtat des esprits en Italie.--La France: splendeur et malaise.--Crise ťconomique.--Fidťlitť des masses ŗ l'Empereur.--L'imagination populaire reste possťdťe de lui et esclave de son prestige.--Les classes moyennes et ťlevťes se dťtachent.--Conspiration latente.--L'Espagne.--L'Angleterre.--Alexandre mťdite de consommer son rapprochement ťconomique avec nos ennemis.--Rťponse de Czartoryski par voies mystťrieuses.--Objections du prince; ses mťfiances.--Garanties rťclamťes et questions posťes.--Seconde lettre d'Alexandre.--Il promet ŗ la Pologne autonomie et rťgime constitutionnel.--Il fait l'ťnumťration dťtaillťe de ses forces.--Raisonnements qu'il emploie pour convaincre et sťduire les Polonais.--Condition ŗ laquelle il subordonne son entrťe en campagne.--Efforts pour gagner ou neutraliser l'Autriche.--La diplomatie secrŤte d'Alexandre Ier.--Il offre ŗ l'Autriche la Valachie et la moitiť de la Moldavie en ťchange de la Galicie.--Tentatives auprŤs de la Prusse et de la SuŤde.--Travail en Allemagne.--Tchernitchef ŗ Paris.--Galanterie et espionnage.--Le Tsar accrťdite un envoyť spťcial auprŤs de Talleyrand.--Autre branche de la correspondance secrŤte.--Affaire Jomini.--Projet de former en Russie un corps d'ťmigrťs allemands.--Ensemble de manoeuvres.--Rapports d'Alexandre avec le duc de Vicence.--Il donne le change ŗ cet ambassadeur sur ses desseins et ses armements.--Comment il accueille l'annexion des villes hansťatiques et la saisie de l'Oldenbourg.--Le canal de la Baltique projetť par l'Empereur.--Alexandre affirme et rťpŤte qu'il n'attaquera jamais.--Langage des salons.--L'ambassade russe en France.--Occupations extra-diplomatiques du prince Kourakine.--Cet ambassadeur maintenu ŗ son poste en raison de sa nullitť.--Protestation officielle au sujet de l'Oldenbourg.--Coalition d'influences hostiles autour d'Alexandre.--Continuitť du plan poursuivi par nos ennemis ŗ travers toute la pťriode de la Rťvolution et de l'Empire: ils ne renoncent jamais ŗ l'espoir de renverser intťgralement la puissance franÁaise et de tout reprendre. I Au commencement de 1811, Alexandre Ier se disposait ŗ marcher contre Napolťon sans avoir dťnoncť l'alliance qui unissait officiellement leurs destinťes. Pour prťparer cette surprise, il s'autorisait d'un grief et d'une prťsomption. Le grief ťtait prťcis, patent, brutal: c'ťtait l'incorporation ŗ l'empire franÁais de l'Oldenbourg, apanage d'un prince ťtroitement apparentť ŗ la maison de Russie. Cette spoliation sans excuse, tťmťritť ou inadvertance de despote, donnait droit au Tsar d'ouvrir les hostilitťs, mais n'eŻt pas suffi ŗ l'y rťsoudre. Il se laissait emporter ŗ la guerre par la persuasion oý il ťtait que Napolťon, ayant crťť et agrandi le duchť de Varsovie, voulait en faire une Pologne nouvelle, qui attirerait ŗ soi les provinces ťchues ŗ la Russie lors du triple partage et finirait par dťsagrťger cet empire. Lŗ ťtait le motif inavouť, la blessure intime, l'objet profond du litige: ęLa vťritable cause qui engage deux hommes ŗ se couper la gorge, ťcrivait Joseph de Maistre, n'est presque jamais celle qu'on laisse voir[1].Ľ [Note 1: _Oeuvres complŤtes_, XI, 513.] Sans doute, ce serait rťtrťcir la grande querelle que de l'enfermer dans les limites de l'…tat varsovien: elle ťtait partout et embrassait l'Europe. Le dťveloppement monstrueux de la puissance franÁaise, le progrŤs d'une frontiŤre mobile qui se dťplaÁait et avanÁait sans cesse, la saisie rťcente de la Hollande et des villes hansťatiques, l'allongement du territoire d'empire jusqu'au seuil de la Baltique, l'esclavage imposť ŗ la Prusse, les exigences croissantes du blocus continental, dťnotaient un plan d'universel asservissement contre lequel Alexandre se sentait tenu de rťagir; mais le duchť de Varsovie ťtait l'avant-garde dans le Nord de cette France en marche continue, la tÍte de colonne, la pointe acťrťe qui effleurait le flanc de la Russie et menaÁait de le dťchirer. ņ ce contact torturant, Alexandre avait fini par perdre patience: il se jetait au pťril pour n'avoir plus ŗ l'attendre, prťtendait restaurer ŗ son profit la Pologne de peur que Napolťon ne la refÓt contre lui, et c'ťtait dans ce but qu'il venait d'offrir trŤs secrŤtement aux Varsoviens, ŗ l'insu de son chancelier et par l'intermťdiaire du prince Adam Czartoryski, de transformer leur ťtroit duchť en royaume uni ŗ son empire, s'ils voulaient se joindre aux deux cent mille Russes qu'il avait silencieusement rassemblťs et s'ťlancer avec eux ŗ la dťlivrance de l'Europe. Dans les semaines qui suivirent cet appel mystťrieux, sa pensťe mŻrit et se prťcisa: toutes ses dťmarches, tous ses mouvements se fondŤrent sur l'hypothŤse d'une guerre offensive. Certes, l'audace ťtait grande de s'attaquer au conquťrant qui avait brisť cinq coalitions, et qui, dťbarrassť depuis deux ans de toutes guerres continentales hormis celle d'Espagne, semblait pour la premiŤre fois s'affermir et s'installer dans sa toute-puissance. Mais cette guerre d'Espagne, implacable et vengeresse, absorbait la majeure partie de ses forces: elle l'avait obligť ŗ dťgarnir l'Allemagne. Lŗ, l'empereur Alexandre ne rencontrera devant lui que quarante-six mille FranÁais d'abord, soixante mille ensuite. Napolťon, il est vrai, semble n'avoir qu'un signe ŗ faire pour que trente mille Saxons, trente mille Bavarois, vingt mille Wurtembergeois, quinze mille Westphaliens ęet autres troupes allemandes[2]Ľ se joignent ŗ ses FranÁais: de tous les points de l'horizon, d'autres corps viendront ŗ la rescousse; depuis l'Elbe jusqu'au Tage, depuis la mer du Nord jusqu'ŗ la mer Ionienne, l'Empereur dispose de toutes les armťes rťguliŤres et prťlŤve sur chaque peuple un tribut de soldats. Cependant, lorsque Alexandre regarde ŗ la base de cette puissance sans prťcťdent dans l'histoire, lorsque sa vue plonge dans les dessous de l'Europe en apparence immobilisťe et soumise, il discerne en beaucoup de lieux un mťcontentement qui s'exaspŤre, une disposition ŗ la rťvolte qui lui promet des alliťs; ŗ considťrer successivement les …tats qui s'ťchelonnent depuis ses frontiŤres jusqu'ŗ l'Atlantique, il se dťcouvre partout des motifs d'entreprendre et d'oser. [Note 2: _Note des forces qui peuvent se trouver en prťsence_, jointe par Alexandre ŗ sa lettre au prince Adam. _Mťmoires de Czartoryski_, II, 254.] En face de lui, ŗ portťe de sa main, le duchť de Varsovie s'offre d'abord; c'est lŗ que doit s'amorcer l'entreprise et s'appliquer le levier; c'est lŗ aussi que se rencontre le principal obstacle. Non qu'il s'agisse de difficultťs matťrielles et militaires. Les deux cent mille Russes n'ont qu'un pas ŗ faire pour enlever de vive force le duchť et ťcraser ses cinquante mille soldats. Les places de la Vistule ne sont que d'archaÔques forteresses, sans dťfense contre l'artillerie moderne. Dantzick, il est vrai, soutient et flanque le duchť, mais Napolťon a rťduit la garnison de cette place ŗ quinze cents FranÁais, dťtachement laissť dans le Nord en sentinelle perdue. Cependant, la rťsistance du grand-duchť, si courte qu'on la suppose, ralentirait l'invasion, dťtruirait l'effet moral qu'Alexandre attend d'une descente inopinťe en Allemagne. Il importe que l'obstacle s'abaisse de lui-mÍme, par un soudain coup de thť‚tre; que les Varsoviens viennent ŗ la Russie librement, impťtueusement, et donnent ŗ nos autres vassaux le signal de la rťvolte. Or, ŗ Varsovie, tout semble franÁais, lois, institutions, habitudes, sentiments, inclinations. Ailleurs, Napolťon domine par la contrainte et ne dispose que des corps; ŗ Varsovie, il rŤgne sur les coeurs. Les habitants cťlŤbrent avec enthousiasme le culte du hťros: ils l'aiment pour ses bienfaits, ŗ raison mÍme des preuves de dťvouement qu'ils lui ont prodiguťes: ils le vťnŤrent surtout parce qu'ils voient en lui le restaurateur dťsignť de l'unitť nationale. Comment, en un instant et par un coup de baguette, changer la religion de quatre millions d'hommes? Alexandre ne dťsespŤre pas d'opťrer ce miracle. L'unanimitť apparente des Varsoviens recouvre un fond de divisions. Le parti russe n'a jamais renoncť ŗ la lutte et mine le terrain: il compte dans ses rangs des personnages dont le nom seul est une force; il se ramifie au sein de maisons illustres qui passent pour entiŤrement dťvouťes ŗ la France: ęSouvent les pŤres et les enfants, ťcrit un agent, ont dans ce pays-ci des opinions fort opposťes[3].Ľ L'espoir d'un grand secours extťrieur suffira peut-Ítre ŗ intervertir la situation respective des partis et ŗ dťplacer l'influence. [Note 3: Bignon, ministre rťsident de France ŗ Varsovie, ŗ Champagny, 9 mai 1811. Tous les extraits que nous citons dans ce volume de la correspondance entre nos agents ŗ l'ťtranger et le ministre des relations extťrieures sont tirťs des archives des affaires ťtrangŤres.] Puis, les souffrances matťrielles des Varsoviens offrent matiŤre ŗ exploiter. Ce peuple exubťrant et vantard, qui se campe en cr‚ne attitude et le poing sur la hanche, est au fond malheureux et dťnuť entre tous. Le luxe des ťtats-majors, les uniformes chamarrťs qu'ils arborent, ne sont que de brillants oripeaux dorant la misŤre. ņ Varsovie, tout est sacrifiť ŗ l'armťe et surtout ŗ l'aspect extťrieur de l'armťe, ŗ ses embellissements, ŗ la passion du panache; dans le duchť, deux rťgiments de hussards coŻtent autant ŗ ťquiper et ŗ entretenir que quatre ailleurs[4]. L'armťe dťvore l'…tat, et l'…tat, dťplorablement administrť, ne rťussit qu'imparfaitement ŗ faire vivre les troupes; le payement de la solde est en retard de sept mois. Autre cause de pťnurie: le duchť, exclusivement continental, resserrť entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, manque des dťbouchťs maritimes dont jouissait l'ancienne Pologne. Les nobles, possesseurs du sol, ne peuvent plus exporter par Riga ou par Odessa les fruits de leurs terres, vendre leurs cťrťales et faire en grand le commerce des blťs. La source de leurs revenus s'est tarie; ces seigneurs ęmarchands de grains[5]Ľ s'endettent, et l'usure les dťvore, au sein d'improductives richesses. Partout, la dťtresse est extrÍme, la disette de numťraire effrayante[6]. Si les Varsoviens supportent ces maux, c'est qu'ils y voient un ťtat essentiellement transitoire, un acheminement ŗ des jours meilleurs, oý la Pologne respirera plus librement dans ses frontiŤres ťlargies. Sans argent et presque sans pain, ils vivent littťralement d'espťrances: malgrť le stoÔcisme qu'ils affectent, ils trouvent ce rťgime dur, se plaignent parfois que Napolťon tarde ŗ exaucer leurs voeux et les fasse cruellement attendre, et l'empereur Alexandre se dit que cette nation impulsive et de premier mouvement ne rťsistera pas ŗ ses avances lorsqu'il prťsentera aux Polonais leur idťal tout rťalisť, en mÍme temps qu'il leur promettra plus de bien-Ítre sous un rťgime dťfinitif. Si leur dťfection s'opŤre, tout devient relativement facile. La ligne de la Vistule est immťdiatement atteinte, occupťe, franchie, et les Russes, laissant Dantzick ŗ leur droite, pťnŤtrent en Allemagne sans avoir rencontrť un ennemi ni fait usage de leurs armes. [Note 4: Bignon ŗ Champagny, 23 juillet 1811.] [Note 5: Bignon ŗ Champagny, 27 avril 1811.] [Note 6: Correspondance du ministre de France ŗ Varsovie en 1811 et 1812. Lettres de Davout et de Rapp ŗ l'Empereur durant la mÍme pťriode; archives nationales, AF, IV, 1653, 1654, 1655. _Mťmoires de Michel Oginski_, III, 23-24.] En Allemagne, ils trouveront tout de suite un alliť, un auxiliaire ardent. La Vistule dťpassťe, ils toucheront au territoire prussien, et nulle part le joug ne pŤse plus intolťrablement qu'en Prusse. Depuis quatre ans, Napolťon tient cet …tat ŗ la torture: il le tenaille d'exigences politiques, militaires, financiŤres, commerciales, et les projets de destruction totale qu'on lui suppose font prťvoir et accepter gťnťralement en Prusse l'idťe d'une lutte pour la vie. Sans doute, il faut distinguer entre le gouvernement et la nation. Le gouvernement est faible et l‚che: la Reine n'est plus lŗ pour inspirer des rťsolutions ťnergiques; elle est morte consumťe de regrets, minťe par le chagrin, et ses serviteurs dťsolťs ont cru voir la patrie elle-mÍme descendre au tombeau sous les traits de leur reine aimťe, moralement assassinťe. Chez le Roi, l'excŤs du malheur a brisť tout ressort; il vit ŗ Potsdam dans une morne stupeur, et des factions en lutte s'agitent autour de ses incertitudes. Le chancelier Hardenberg suit une politique ťquivoque; pour obtenir l'acquiescement de Napolťon ŗ son retour au pouvoir, il a fait amende honorable et s'est courbť bien bas. Dans le conseil, il ne manque pas d'hommes pour recommander une alliance avec le vainqueur: ils voudraient que l'on mťrit‚t ses bonnes gr‚ces ŗ force de soumission et de repentir. Le Roi ne repousse pas tout ŗ fait ces avis et pourtant reste de coeur avec la Russie; il correspond avec Alexandre, supplie le Tsar de ne point l'abandonner: il lui fait signe et parfois semble l'appeler. On peut craindre, nťanmoins, qu'ŗ l'instant dťcisif il n'hťsite et faiblisse, mais la nation montrera plus de coeur et saura le contraindre. En Prusse, sous le coup des souffrances et des humiliations, par l'ardent travail des sociťtťs secrŤtes, un esprit public s'est formť, composť d'aspirations libťrales et de rancunes patriotiques: la haine de la France, exaltťe jusqu'au fanatisme, sert de lien entre toutes les classes: dťsormais, la nation pense, vit et peut agir par elle-mÍme: elle a ses chefs, ses meneurs, Scharnhorst, Gneisenau, BlŁcher, d'autres encore, qui forment ŗ Berlin le parti de l'audace: placťs tout prŤs du pouvoir, pourvus de postes importants dans l'administration et l'armťe, se tenant en communication avec Pťtersbourg, ils n'attendent que l'apparition des Russes ŗ proximitť de l'Oder pour livrer un assaut violent aux hťsitations du souverain: suivant toutes probabilitťs, ils l'emporteront alors sur les hommes qui prťtendent ťriger la pusillanimitť en rŤgle d'…tat. La Prusse soulevťe fournira-t-elle une aide efficace? Au premier abord, on pourrait en douter. Qu'attendre de ce royaume amputť, de cet …tat invalide, encore saignant de ses blessures, ťpuisť par la ranÁon ťnorme qu'il paye au vainqueur, bloquť et surveillť de toutes parts? ņ l'est, les places de l'Oder, Stettin, Custrin, Glogau, retenues en gage par Napolťon, gardťes par quelques rťgiments franÁais et polonais, contiennent et brident la Prusse; au nord, Hambourg fortement occupť pŤse sur elle; ŗ l'ouest, Magdebourg est une arme de prťcision braquťe contre Berlin; ŗ l'ouest encore et au sud, les Westphaliens et les Saxons observent la Prusse et la couvent comme une proie; enfin, la surface du royaume est sillonnťe et rayťe de routes militaires oý la France s'est rťservť droit de passage pour ses troupes, oý circulent des dťtachements inquisiteurs. C'est toutefois sous cet opprimant rťseau que se continue en Prusse la rťforme administrative et sociale, commencťe par Stein, et que s'achŤve la rťorganisation de l'armťe. Dans son affaissement, le Roi a eu le mťrite de ne jamais rťpudier les traditions militaires de sa maison: Iťna ne l'a point dťgoŻtť du mťtier de ses pŤres; il est restť roi-soldat, amoureux de son armťe et lui donnant tous ses soins. S'il a dŻ, par manque d'argent et pour obťir ŗ la convention qui limite ses forces ŗ quarante-deux mille hommes, congťdier une grande partie de ses troupes, il a gardť les cadres. La rťparation des places, la rťfection du matťriel et de l'armement se poursuivent sans rel‚che. Les hommes congťdiťs demeurent ŗ la disposition de l'autoritť, qui sait oý les retrouver; la Prusse s'est conservť malgrť tout une armťe de soldats de mťtier, invisible, dissťminťe dans les rangs de la nation, mais prÍte ŗ rťpondre au premier appel. Puis, le systŤme des _krumpers_ ou jeunes soldats qui passent ŗ tour de rŰle quelques semaines sous les drapeaux et restent assujettis ensuite ŗ des exercices pťriodiques, permet d'ajouter aux effectifs, en cas de besoin, des ťlťments peu redoutables par eux-mÍmes, mais susceptibles de bien se battre dŤs qu'ils se trouveront soutenus et encadrťs. ņ force de dissimulation et de mensonge, la Prusse s'est mise en ťtat de rťunir rapidement cent mille hommes, et l'empereur Alexandre demeure au-dessous de la vťritť lorsqu'il fixe ŗ cinquante mille le nombre des Prussiens qui combattront tout de suite avec ses Russes. Il compte aussi sur des soulŤvements populaires, sur des explosions spontanťes, sur la levťe en masse que Scharnhorst travaille ŗ organiser. Les garnisons franÁaises de l'Oder, bloquťes par l'insurrection, ne pourront empÍcher les troupes rťguliŤres de s'unir aux masses moscovites: l'armťe d'invasion, forte maintenant de trois cent mille hommes par l'adjonction successive des Polonais et des Prussiens, arrivera sans coup fťrir ŗ Berlin, portťe et soutenue par l'ťlan de tout un peuple[7]. [Note 7: Sur l'ťtat de la Prusse, voyez spťcialement, parmi les ouvrages allemands, HA‹SSEr, _Deutsche Geschichte_, III, 485-526;--DUNCKER, _Aus der Zeit Friedrichs der Grossen und Friedrich-Wilhelms III_, partie intitulťe: _Preussen wšhrend der franzŲsischen Occupation_;--le tome II de l'histoire de _Scharnhorst_, par LEHMANN;--les _Mťmoires de Hardenberg_, publiťs par RANKE, V. Cf. LEFEBVRE, _Histoire des cabinets de l'Europe_, IV; la correspondance de Prusse aux archives des affaires ťtrangŤres, les lettres, rapports et documents de toute nature conservťs aux archives nationales, AF, IV, 1653 ŗ 1656.] Cette pointe audacieuse ne pourrait toutefois s'accomplir qu'ŗ la condition pour la Russie de se garder ses flancs libres, de n'avoir ŗ craindre sur sa droite et sur sa gauche aucune diversion. Deux …tats, la SuŤde et la Turquie, se faisaient pendant sur les cŰtťs du vaste empire: il ťtait essentiel que l'un et l'autre fussent immobilisťs. En particulier, il importait que le Tsar, quand il appellerait ŗ lui toutes ses forces pour les jeter sur la Vistule, pŻt dťgarnir de troupes la Finlande rťcemment conquise et mal assimilťe, sans l'exposer ŗ un retour offensif de la SuŤde. …tait-il assez sŻr des Suťdois pour abandonner ŗ leur loyautť la province qu'il leur avait ravie? Sur quoi reposait sa confiance? En dťcembre 1810, Bernadotte avait donnť trois fois sa parole d'honneur de ne jamais se dťclarer contre la Russie, et la haine qu'il portait ŗ Napolťon semblait le garant de sa sincťritť Mais Bernadotte n'ťtait pas maÓtre absolu en SuŤde et n'avait pas rťussi du premier coup ŗ s'emparer de l'…tat. En cet hiver de 1811, on le voyait plus occupť ŗ se faire une popularitť facile qu'ŗ ťtablir son influence dans les conseils de la couronne. Il avait appelť ŗ lui sa femme, son fils, montrait aux Suťdois toutes leurs espťrances rťunies, dans un touchant tableau de famille: chaque jour, c'ťtaient des politesses reÁues et rendues, des fÍtes, des rťunions oý Bernadotte accueillait complaisamment les hommages et ne s'effrayait pas des adulations un peu fortes, se contentant de prendre un air modeste quand on faisait figurer Austerlitz, dans une sťrie d'inscriptions flatteuses, sur la liste des batailles qu'il avait gagnťes[8]. Il se montrait beaucoup en public, passait les troupes en revue et visitait les provinces, voyageait et paradait, plaisant aux foules par sa tournure de bel homme et son exubťrante cordialitť. Le malheur ťtait que cette prodigalitť de soi-mÍme nuisait ŗ son prestige auprŤs des classes ťlevťes et le dťtournait d'occupations plus sťrieuses. Il parlait intarissablement, agissait peu: dans son cabinet ouvert ŗ tout venant, il ťcoutait chacun et ne dťcourageait personne: ęSes journťes sont des audiences sans fin, dans lesquelles il parcourt un cercle de phrases qui s'adaptent ŗ tout, aux plans de guerre, de finance, d'administration, de police, qu'on vient lui offrir et dont il s'entretient avec un abandon et une bontť vťritablement inťpuisables[9].Ľ Il n'est pas jusqu'aux formes de son affabilitť qui ne choquent les Suťdois de haut rang, habituťs ŗ trouver chez leurs princes plus de dignitť et de rťserve: ęPar exemple, il a le tic de prendre et de secouer fortement la main de quiconque a l'honneur de l'approcher[10].Ľ Quand on lui soumet quelques observations au sujet de ces familiaritťs dťplacťes, il rťpond que la nature l'a fait irrťmťdiablement aimable, expansif, accueillant; que c'est en lui propension hťrťditaire et trait de famille: ęJe tiens cela de ma mŤre[11]Ľ, dit-il. Ses amis lui voudraient une bienveillance moins universelle et moins banale, plus de correction dans la tenue, plus d'application aux affaires, surtout plus de fermetť et de dťcision. On se rťpŤte qu'il n'a pas su profiter de l'enthousiasme soulevť par sa venue pour imposer partout le respect et l'obťissance, qu'il a manquť l'occasion de donner un chef ŗ la SuŤde et de ressusciter l'autoritť. [Note 8: Alquier, ministre de France, ŗ Champagny, 24 janvier 1811.] [Note 9: Alquier ŗ Champagny, 18 janvier 1811.] [Note 10: _Id._] [Note 11: Alquier ŗ Champagny, 18 janvier 1811.] Oý donc trouver, ŗ dťfaut d'un pouvoir incontestť, l'influence effective? Avec qui l'empereur Alexandre peut-il, en dehors de Bernadotte, traiter et s'entendre? Le Roi touche au dernier degrť de l'affaiblissement sťnile; sa parole n'est plus qu'un balbutiement confus, et le seul sentiment qui paraisse subsister en lui est une admiration tremblante pour l'empereur des FranÁais. La Reine est en horreur ŗ la nation et universellement dťcriťe. Parmi les membres du conseil, deux seulement possŤdent la confiance du Roi et disposent de cette machine ŗ signer: le premier est l'adjudant gťnťral Adlercreutz, auteur de la rťvolution qui a placť la couronne sur le front de Charles XIII; le second est un parent du premier, le baron d'EngestrŲm, chargť du dťpartement de l'extťrieur: ęOn n'est pas ŗ ce point,--dit de lui un rapport ŗ l'emporte-piŤce,--dťnuť d'esprit, de talent et de caractŤre. Mais, indťpendamment du crťdit de l'adjudant gťnťral, il a pour garant de sa stabilitť l'impuissance dans laquelle est le Roi dťsormais de juger de l'incapacitť de son ministre et de revenir sur un aussi mauvais choix. M. d'EngestrŲm s'est aussi ťtayť d'un moyen toujours sŻr auprŤs d'un vieillard dťbile, celui d'une complaisance assidue et d'une domesticitť officieuse qui s'ťtend ŗ tous les dťtails dans l'intťrieur du monarque. D'ailleurs, il possŤde un don qui doit rendre plus intimes ses rapports avec le Roi. Ce malheureux prince est dans un tel affaiblissement moral qu'il ne parle point, mÍme d'objets d'une indiffťrence assez notoire, sans verser des larmes. Le ministre pleure avec lui, car il a pour pleurer une facilitť que je n'ai vue ŗ personne, et qui, contrastant avec sa taille gigantesque et ses formes d'Hercule, en fait un homme complŤtement ridicule[12].Ľ--ęC'est au _duumvirat_ composť d'EngestrŲm et d'Adlercreutz,--ajoute le diplomate auquel nous empruntons ces traits,--que le prince royal a bien voulu abandonner une autoritť qui devrait rťsider dans ses mains.Ľ ņ dire plus vrai, les ministres maÓtres du Roi ne possŤdent eux-mÍmes qu'une ombre d'autoritť: ils se font les serviteurs de l'opinion et suivent ęce feu follet[13]Ľ dans ses divagations capricieuses. Les vices d'une constitution qui a ruinť systťmatiquement l'action de l'exťcutif, la pťriodicitť d'assemblťes oý la vťnalitť s'ťtale au grand jour, les excŤs d'une presse licencieuse et corrompue, le rel‚chement de tous les ressorts administratifs, tiennent la SuŤde dans un ťtat d'anarchie lťgale et ne laissent place qu'au rŤgne turbulent des partis. [Note 12: Alquier ŗ Champagny, 18 janvier 1811.] [Note 13: Parole citťe dans l'ouvrage de M. TEGNER sur _Le baron d'Armfeldt_, III.] Il existe un parti russe, recrutť principalement dans la noblesse, riche, assez puissant, mais ne formant qu'une minoritť dans la nation: beaucoup de Suťdois sentent encore leur coeur dťborder d'amertume au souvenir de la Finlande et aspirent ŗ la reconquťrir. Ce qui rassure Alexandre, ce qui fonde en dťfinitive son espoir, c'est que le jeu des intťrÍts matťriels, suprÍme rťgulateur des mouvements d'un peuple, dťtache de plus en plus la SuŤde de Napolťon et l'amŤne ŗ ses ennemis. En SuŤde, la noblesse et le haut commerce dťtiennent en commun l'influence, ou plutŰt ces deux classes n'en font qu'une, car elles s'allient frťquemment par des mariages, jouissent des mÍmes prťrogatives, vivent ŗ peu prŤs sur un pied d'ťgalitť et se sentent solidaires. Les nobles, les grands propriťtaires, dont la richesse consiste en forÍts et en mines, ont besoin de la classe marchande pour exporter leurs bois, leurs fers, leurs cuivres, pour les transformer en argent, et le commerce, entraÓnant ŗ sa suite ęune aristocratie mercantileĽ, tend invinciblement ŗ se rapprocher de l'Angleterre, centre des grandes affaires et des transactions profitables[14]. La dťclaration de guerre aux Anglais, extorquťe par Napolťon au gouvernement suťdois, n'a ťtť qu'un simulacre; elle a suffi nťanmoins pour mettre la nation en ťmoi, pour dťterminer un courant d'opinion nettement antifranÁais. Donc, au moment oý la Russie et l'Angleterre se rapprocheront, oý la jonction des deux puissances s'opťrera, il est ŗ croire que les Suťdois mťnageront la premiŤre par ťgard et sympathie pour la seconde. [Note 14: Alquier ŗ Champagny, 18 janvier 1811; cette dťpÍche contient un tableau trŤs frappant de la situation en SuŤde.] DŤs ŗ prťsent, il y aurait peut-Ítre un moyen de les gagner; ce serait de leur dťsigner la NorvŤge comme compensation ŗ la Finlande et de la leur laisser prendre. Alexandre recule encore devant ce parti, parce qu'il tient ŗ mťnager le Danemark, possesseur de la NorvŤge; trompť par la partialitť de certains tťmoignages, il croit que cet incorruptible alliť de la France aspire ŗ s'ťmanciper d'une protection tyrannique: dans la supputation des forces qu'il se juge en mesure de nous opposer, il porte en compte un corps de trente mille Danois. Au pis aller, il pense que le Danemark se tiendra tranquille et inerte comme la SuŤde, les deux …tats se contenant l'un par l'autre: le Nord scandinave lui apparaÓt, dans ses diffťrentes parties, neutre ou ralliť. La situation ťtait diffťrente sur l'autre flanc de la Russie, en Orient, oý la guerre avec les Turcs continuait: guerre molle, il est vrai, languissante, qui repassait alternativement d'une rive ŗ l'autre du Danube. L'empire turc, ťpuisť d'hommes et d'argent, ŗ demi disloquť par l'insubordination des pachas provinciaux et leurs vellťitťs d'indťpendance, paraissait hors d'ťtat d'exťcuter une sťrieuse diversion: il continuait nťanmoins ŗ occuper une partie des forces russes, et Alexandre avait h‚te de se dťbarrasser de cet ennemi moins dangereux qu'incommode. Depuis 1808, les nťgociations ont ťtť plusieurs fois entamťes, rompues, reprises: aujourd'hui, elles se poursuivent officiellement en Moldavie et secrŤtement ŗ Constantinople, oý Pozzo di Borgo s'efforce d'intťresser la diplomatie anglaise ŗ la cause moscovite; elles aboutiront vraisemblablement dans le cours de l'annťe. Alexandre pourrait mÍme s'accommoder tout de suite avec les Turcs, s'il consentait ŗ leur restituer les Principautťs moldo-valaques, ŗ leur abandonner cet enjeu de la lutte; mais ce sacrifice ne concorde pas encore avec l'ensemble de sa politique. Non qu'il persiste ŗ s'approprier intťgralement les Principautťs: s'il s'obstine ŗ les arracher au Sultan, c'est pour s'en faire avec l'Autriche objet de trafic et d'ťchange. Sans la complicitť dťclarťe ou secrŤte de l'Autriche, la grande entreprise restait une aventure. Lorsque les Russes s'avanceraient en Prusse, ils tendraient le flanc ŗ l'Autriche, dont les troupes n'auraient qu'ŗ dťboucher de la BohÍme pour tomber sur l'envahisseur et lui infliger un dťsastre. Or, depuis 1810, les relations de l'Autriche avec Napolťon faisaient l'ťtonnement et le scandale de l'Europe. L'empereur FranÁois Ier lui avait donnť sa fille; Metternich avait vťcu cinq mois prŤs de lui, se plaisant dans sa sociťtť et se livrant sans doute ŗ de louches compromissions. Revenu ŗ Vienne, il avait fermť l'oreille ŗ toutes les paroles de la Russie: il venait d'ťconduire Schouvalof et d'autres porteurs de propositions. Cependant, fallait-il dťsespťrer, en revenant ŗ la charge, en recourant aux grands moyens, de surprendre le consentement de l'Autriche ŗ la combinaison projetťe et de l'attirer dans l'affaire, d'obtenir qu'elle contribu‚t ŗ rťťdifier la Pologne par l'ťchange de la Galicie contre des territoires bien autrement utiles et intťressants pour elle? L'Autriche devait peu tenir ŗ la Galicie; le traitť de Vienne lui en avait enlevť la meilleure part: les districts qu'elle avait conservťs semblaient destinťs tŰt ou tard ŗ rejoindre les autres, ŗ se laisser entraÓner dans l'orbite d'une Pologne indťpendante. La Galicie ne se rattachait plus que par un fil au corps de la monarchie: la cour de Vienne refuserait-elle de le couper, si on lui offrait ailleurs des avantages prťcis, certains, magnifiques? Et c'est ici que les Principautťs trouvaient merveilleusement leur emploi. Alexandre s'ťtait dťcidť ŗ n'en garder pour lui-mÍme qu'une portion: la Bessarabie, c'est-ŗ-dire la bordure orientale et extťrieure de la Moldavie, et de plus la moitiť de la Moldavie elle-mÍme, les territoires s'ťtendant jusqu'au fleuve Sereth, affluent septentrional du Danube: le gros morceau, comprenant l'autre moitiť de la Moldavie et la Valachie entiŤre, serait abandonnť dŤs ŗ prťsent ŗ l'empereur FranÁois et servirait ŗ payer son concours, sans prťjudice des perspectives illimitťes qu'une guerre heureuse contre la France rouvrirait ŗ ses ambitions. L'Autriche repousserait-elle ce marchť, si l'on savait ŗ propos faire jouer auprŤs d'elle tous les ressorts de la politique et de l'intrigue? Que de prises offre encore cette monarchie! ņ Vienne, ce n'est pas une volontť unique et raisonnťe qui rťgit l'…tat: c'est une oligarchie d'influences diverses, de passions et de prťjugťs, qui fait mouvoir et tiraille en tous sens cette pesante machine. L'Empereur est faible, timide, bornť, livrť aux subalternes, adonnť aux minuties; quand ses ministres s'efforcent tant bien que mal de rťparer l'ťdifice branlant de la monarchie, de rťformer l'administration et d'assurer le crťdit public, il s'amuse ŗ des puťrilitťs ou s'imagine restaurer les finances en rognant sur ses dťpenses d'intťrieur et en ťconomisant sur sa cave[15]. En politique, il a peu d'idťes, mais des regrets, des souvenirs, des rancunes; malgrť la dťfťrence craintive qu'il tťmoigne au mari de sa fille, il ęn'a perdu de vue ni les Pays-Bas, ni le Milanais, ni l'empire d'Allemagne, ni le titre fastueux d'empereur romain[16]Ľ. La crue incessante de la puissance franÁaise l'ťpouvante, et il rťpŤte ce mot qui est sur toutes les lŤvres: ęOý est-ce que cela finira[17]?Ľ L'Impťratrice, Marie-Louise-Bťatrice d'Este, vit dans la sociťtť des personnes ęles plus exaspťrťes contre la France[18]Ľ. Continuellement souffrante, elle s'agite nťanmoins, intrigue, tracasse, comme si la surexcitation de ses nerfs et son mal mÍme lui faisaient un besoin du mouvement sans trÍve, et on la voit, de sa main preste et maigre, tisser infatigablement contre Napolťon la coalition des femmes. A la cour, dans les administrations, dans le public, l'accŤs de ferveur napolťonienne qu'avait suscitť le mariage avec Marie-Louise est tombť, les espťrances qu'avait fait naÓtre cet ťvťnement ne s'ťtant pas rťalisťes. On s'attendait ŗ des avantages solides, ŗ des restitutions de provinces, on n'a obtenu que des ťgards, mÍlťs d'impťrieuses exigences, et le dťsappointement qui s'en est suivi a produit une rťaction. L'armťe ŗ peu prŤs reconstituťe sent renaÓtre ses haines: un indestructible espoir de revanche la ressaisit. Dans la derniŤre guerre, elle a ťtť moins battue qu'ŗ l'ordinaire; cela suffit pour lui faire croire qu'elle a ťtť presque victorieuse; ŗ entendre certains officiers, ęl'archiduc Charles a manquť d'ťtablir son quartier gťnťral ŗ Saint-Cloud, d'ajouter ŗ la monarchie la Lombardie, l'Alsace et la Lorraine[19]Ľ. Aux yeux des soldats, le FranÁais redevient l'adversaire dťsignť, celui sur lequel on voudrait essayer sa force et frapper: quand les officiers leur demandent: ęVoulez-vous faire la guerre contre les Russes?--Non, rťpondent-ils.--Contre les Prussiens?--Non.--Contre les Anglais?--Non.--Contre les FranÁais?--Oh! trŤs volontiers[20].Ľ [Note 15: Otto ŗ Maret, 3 juillet 1811: ęIl a dit avant-hier ŗ un homme de la cour: ęVous ne trouverez pas dans ma cave une seule bouteille de bourgogne ni de champagne.Ľ] [Note 16: _Id._, 20 octobre.] [Note 17: _Id._, 9 janvier.] [Note 18: _Id._, 14 avril 1812.] [Note 19: Otto ŗ Champagny, 2 fťvrier 1811. En relatant ce propos, Otto ajoute: ęLe gťnťral Kerpen m'a dit, il y a quelques jours: ęIl faut avouer que l'armťe autrichienne est la premiŤre armťe du monde.Ľ--ęVous nous rendez bien fiers, monsieur le baron.Ľ] [Note 20: Le baron de Bourgoing, ministre de France en Saxe, ŗ Champagny, 29 septembre 1810.] Cependant, ce n'est ŗ Vienne ni l'armťe, ni le grand public, ni la cour, qui impriment le mouvement et suggŤrent les dťcisions. La grande puissance, celle devant qui tout le monde s'efface et s'incline, c'est la sociťtť: un composť de coteries aristocratiques, auxquelles se joint une brillante colonie d'ťtrangers. Nul n'ťchappe ŗ l'influence des rapports de sociťtť, ŗ l'empire des convenances, ŗ la tyrannie des prťjugťs mondains. Le gouvernement de l'Autriche ressemble ŗ un salon, de haute et aristocratique compagnie; il en a l'aspect ťlťgant, les corruptions, la frivolitť et les dťdains. La galanterie s'y mÍle ŗ tout, les affaires se mŤnent au son des orchestres, se traitent sous l'ťventail, et lŗ, comme en tout salon bien ordonnť, ce sont les femmes qui donnent le ton et prťsident: ęMalgrť la grande austťritť de moeurs du souverain,--ťcrit un diplomate,--elles ont plus d'influence qu'elles n'en eurent autrefois ŗ Versailles[21].Ľ Les unes dirigent l'opinion par ęleurs charmes et leur complaisanceĽ, les autres par la force des situations acquises: derriŤre la milice des jeunes et jolies femmes apparaÓt la rťserve imposante des douairiŤres, ęqui joignent au souvenir de leurs anciens exploits un grand nom, beaucoup de caractŤre et l'art de faire et de dťfaire les rťputations[22]Ľ. [Note 21: Otto ŗ Champagny, 24 juillet 1811.] [Note 22: _Id._, 2 fťvrier.] Or, ŗ Vienne plus qu'en aucun lieu du monde, les femmes ont la France et son gouvernement en exťcration. Les triomphes du peuple rťvolutionnaire ont froissť leurs intťrÍts, diminuť leur bien-Ítre, meurtri leur orgueil: elles les jugent une calamitť et plus encore une inconvenance; elles s'honorent d'une hostilitť irrťconciliable parce que la France a oubliť son passť de grande dame pour se jeter aux bras d'un parvenu, et que Bonaparte n'est pas du monde. Au contraire, elles aiment et suivent la Russie, parce qu'elles y voient la puissance libťratrice et vengeresse, parce que les Russes de Vienne, c'est-ŗ-dire le groupe dont le comte Razoumovski est le chef, rťgentent la mode et gouvernent les vanitťs. Dans une ville oý la cour se montre peu et vit mesquinement, oý la noblesse est appauvrie d'argent et folle de plaisirs, la maison toujours ouverte de Razoumovski, cet hŰtel ęqui ressemble au palais d'un souverain[23]Ľ, le salon de la princesse Bagration et celui de ses ťmules donnent ŗ la sociťtť un centre et un point de ralliement: la coterie russe domine et entraÓne toutes les autres par le prestige de son faste et sa remuante activitť. [Note 23: _Id._, 30 janvier.] Metternich, malgrť les attaches qu'on lui prÍte avec la cour des Tuileries, est obligť de composer avec ces puissances, et c'est merveille que de voir cet homme d'…tat ťquilibriste pencher alternativement des deux cŰtťs, sans jamais perdre pied, et donner de l'espoir ŗ tout le monde. Il sait, suivant les heures, changer de milieu et de langage: on le voit successivement en affaires avec la France et en coquetterie avec la Russie. AprŤs avoir confťrť le matin avec le comte Otto, reprťsentant de l'Empereur, il dÓne chez Razoumovski: le matin mÍme, ŗ cŰtť du cabinet oý il donne ses audiences, il fait rťpťter le ballet qui se dansera le soir ŗ l'hŰtel Razoumovski et oý sa fille doit jouer le principal rŰle; les diplomates qui viennent de l'entretenir n'en peuvent croire leurs oreilles, quand les ťchos de la chancellerie leur apportent le soupir mťlodieux des violons ou le rythme entraÓnant d'un air de valse[24]. Metternich participe lui-mÍme aux divertissements qu'organise la colonie russe, et figure dans des tableaux vivants. Cette frivolitť est en partie chez lui calcul politique, mais aussi le goŻt et le besoin de la sociťtť, la passion de la femme, l'attirent invariablement oý l'on s'amuse et oý l'on aime: Otto reconnaÓt lui-mÍme que ses remontrances ne tiendront pas devant ęun regard de la princesse Bagration[25]Ľ. Sans parler de tous les arguments qui peuvent agir sur un ministre peu considťrť et besogneux, Metternich rťsistera-t-il aux influences mondaines, quand elles s'uniront pour faire valoir auprŤs de lui l'app‚t tentateur que l'empereur de Russie compte prťsenter ŗ l'Autriche? [Note 24: Otto ŗ Champagny, 30 janvier et 2 fťvrier 1811.] [Note 25: Otto ŗ Champagny, 6 fťvrier 1811. ęLa princesse Bagration, ťcrivait le 2 fťvrier notre ambassadeur, se livre avec tant d'ardeur ŗ la politique qu'elle a ťtť successivement la bonne amie de trois ministres des affaires ťtrangŤres.Ľ] Si l'Autriche se montre rťfractaire ŗ la tentation, on l'immobilisera par la terreur. La Russie peut lui faire beaucoup de mal et lui crťer dans son intťrieur de graves embarras. Les Hongrois, en dťmÍlťs constants avec leur souverain, cherchent un point d'appui au dehors pour rťsister ŗ l'arbitraire autrichien, et leurs regards se tournent vers le Nord. Parmi les millions de Slaves qui peuplent la monarchie, beaucoup pratiquent la religion grecque: la similitude de croyance est un lien qui les rattache au Tsar de Moscou[26]. PŤre commun de tous les orthodoxes, Alexandre n'a qu'ŗ ťlever la voix pour provoquer contre l'Autriche des soulŤvements nationaux et l'envelopper d'insurrections. Mais il est probable que l'Autriche n'obligera pas ŗ user contre elle de ces moyens extrÍmes et peu sťants entre monarchies lťgitimes: elle prťfťrera s'entendre ŗ l'amiable, accepter le troc qui lui sera offert. A supposer qu'elle rťpugne ŗ se jeter d'emblťe dans une nouvelle coalition, elle s'engagera tout au moins ŗ une neutralitť bienveillante; ses troupes, rangťes au bord de ses frontiŤres, resteront l'arme au pied et feront la haie sur le passage des Russes, quand ceux-ci traverseront l'Allemagne du Nord pour achever la libťration de la Prusse et accťlťreront le pas jusqu'ŗ l'Elbe. [Note 26: ęJusque dans les cabanes des paysans grecs, ťcrit Otto le 17 juillet 1811, on trouve les images de Catherine et d'Alexandre, devant lesquelles on a soin d'allumer tous les samedis une petite bougie et, en cas de nťcessitť, un copeau de bois rťsinť.Ľ] Sur l'Elbe, un corps franÁais apparaÓt enfin et se tient en faction, appuyant sa gauche ŗ la mer, son centre ŗ Hambourg, sa droite ŗ Magdebourg; c'est le 1er corps, celui de Davout, avec ses trois divisions, ses quinze rťgiments d'infanterie, ses huit rťgiments de cavalerie, ses quatre-vingts piŤces d'artillerie. DerriŤre ce rempart de troupes commence l'Allemagne proprement franÁaise: les dťpartements rťunis, c'est-ŗ-dire le littoral hansťatique et ses annexes, le royaume de JťrŰme-Napolťon, le duchť de Berg, administrť directement au nom de l'Empereur, un chaos de seigneuries et de villes humblement soumises; plus bas, en tirant vers le sud, les principaux …tats de la Confťdťration, la BaviŤre, le Wurtemberg, le duchť de Bade, les grands fiefs de l'Empire. Dans tous ces pays, les forces organisťes, les ressources de l'…tat sont sous la main du maÓtre: les rois obťissent ŗ ses agents diplomatiques ou ŗ ses commandants militaires: entre la mer du Nord et le Mein, la grande autoritť est Davout, revenu depuis peu ŗ son quartier gťnťral de Hambourg: il commande, avec le 1er corps, la 32e division militaire, comprenant tous les territoires annexťs: en fait, c'est un gouverneur gťnťral des pays au delŗ du Rhin et un vice-empereur d'Allemagne. Sous sa main rude et ferme, les peuples n'osent bouger, mais conspirent sourdement, car leurs souffrances augmentent sans cesse, et la mesure paraÓt comble. En quelque endroit que l'on jette les yeux, ce n'est que dťtresse et langueur. Hambourg vivait de son port: la fermeture de l'Elbe a ruinť cette grande maison de commerce: les magasins sont vides ou inutilement encombrťs, les comptoirs dťserts, les banques et les ťtablissements de crťdit s'ťcroulent avec fracas: symptŰme caractťristique, le nombre des propriťtťs mises en vente et qui ne trouvent pas acquťreur s'accroÓt tous les jours, suivant une proportion rťguliŤre et dťsolante[27]. Ailleurs, sur le littoral et dans l'intťrieur des terres, en Westphalie, en Hanovre, en Hesse, en Saxe, l'interruption du commerce, les entraves apportťes ŗ la circulation des denrťes, l'accumulation des rŤglements prohibitifs ont suspendu la vie ťconomique. Les douanes et la fiscalitť franÁaises, introduites ou imitťes de tous cŰtťs pour assurer l'observation du blocus, font le tourment des peuples. C'est une Inquisition nouvelle, qui frappe les intťrÍts et s'attaque ŗ la bourse: elle a ses procťdťs d'investigation minutieux et vexatoires, ses espions, ses dťlateurs, ses jugements sommaires, ses autodafťs: pťriodiquement, ŗ Hambourg, ŗ Francfort, elle brŻle par grandes masses les marchandises suspectes, en prťsence des habitants que consterne cette destruction de richesses. [Note 27: _Bulletins de police_, janvier ŗ mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1513-1514.] Ces vexations matťrielles accťlŤrent la renaissance de l'esprit national. L'Allemagne s'est rťveillťe sous la douleur: les meurtrissures de sa chair lui ont rendu le sentiment et la conscience d'elle-mÍme. Maintenant, il y a de sa part effort continu pour remonter ŗ ses origines et ŗ ses traditions, pour rťunir tous ses enfants par des souvenirs et des espoirs communs, pour crťer l'unitť morale de la nation, pour refaire une ‚me ŗ la patrie, avant de lui restituer un corps. C'est le travail des Universitťs et des salons, des milieux intellectuels et pensants, de la littťrature et de la philosophie, du livre et du journal. La presse, quoique ťtroitement surveillťe, vante le passť pour faire ressortir les humiliations du prťsent, commence une guerre d'allusions: reprenant les formules franÁaises, elle proclame ŗ mots couverts ęl'unitť et l'indivisibilitť de la Germanie[28]Ľ, et ses appels voilťs, se rťpondant de Berlin ŗ Augsbourg, d'Altona ŗ Nuremberg, montrent que partout les haines se comprennent et s'entendent. Les sociťtťs secrŤtes, nťes en Prusse, se ramifient au dehors, envahissent la Saxe et la Westphalie, remontent le cours du Rhin, pťnŤtrent jusqu'en Souabe: elles portent en tous lieux leurs initiations occultes, leurs signes de ralliement, le symbolisme de leurs formules et de leurs rites, qui tendent ŗ susciter une horreur mystique de l'ťtranger et qui instituent en Allemagne une religion de la Haine. Ainsi se prťparent les esprits ŗ l'idťe d'un soulŤvement gťnťral. Sans doute,--c'est un agent russe qui en fait justement la remarque[29],--la Germanie ne sera jamais une Espagne: cette lourde et patiente nation n'ira pas, comme la sŤche et colťrique Espagne, s'insurger d'elle-mÍme et s'attaquer ŗ l'usurpateur d'un ťlan frťnťtique. La nature de son sol, son tempťrament s'y opposent. L'Allemagne ne prendra pas l'initiative: elle peut recevoir l'impulsion. Au contact des armťes russes et prussiennes, les tentatives de 1809 se renouvelleront sans doute, se multiplieront; des Schill, des Brunswick-Oels vont renaÓtre et se lever en foule, organiser des bandes qui inquiťteront les flancs et les derriŤres de l'armťe franÁaise: par les cheminements souterrains qu'ont pratiquťs les sociťtťs secrŤtes, on verra se rťpandre au loin et fuser l'insurrection[30]. [Note 28: Otto ŗ Maret, 10 fťvrier 1811.] [Note 29: _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 113-114.] [Note 30: Sur l'ťtat de l'Allemagne, voy., outre les ouvrages prťcťdemment citťs pour la Prusse, KLEINSCHMIDT, _Geschichte des Koenigreichs Westphalen_, 340-366; RAMBAUD, _L'Allemagne sous Napolťon 1er_, 425-479; les correspondances de Saxe, Westphalie, BaviŤre, Wurtemberg, aux archives des affaires ťtrangŤres. Aux archives nationales, AF, IV, 1653-1656, les lettres de Davout et de Rapp, avec leurs annexes, sont une prťcieuse source d'informations.] Les gouvernements, ŗ l'exception des pouvoirs purement franÁais, rťsisteront difficilement ŗ la poussťe des peuples. Ils semblent eux-mÍmes ŗ bout de rťsignation. Chez les rois et princes du Sud, ŗ Munich, ŗ Stuttgard, ŗ Carlsruhe, le souvenir des bienfaits reÁus, des agrandissements obtenus, s'efface de plus en plus; ces princes voudraient moins de territoires et plus d'indťpendance: la continuitť d'exigences persťcutrices, l'horreur de descendre peu ŗ peu ęau rang de prťfets franÁaisĽ, peut les jeter ŗ tout moment en des rťsolutions extrÍmes: parmi ces souverains, il en est un tout au moins, celui de BaviŤre, qui parle de faire comme Louis de Hollande et de quitter la place, de dťserter ses …tats, de fuir pour ťchapper ŗ l'homme qui rend intenable le mťtier de roi et de ęmettre la clef sous la porte[31]Ľ. [Note 31: Rapport de l'agent franÁais Marcel de Serres, transmis par Davout le 30 septembre 1810. Archives nationales, AF, IV, 1653. Cf. les _Mťmoires de Rapp_, nouvelle ťdition, 154.] Le mťcontentement ne s'arrÍte pas aux limites de l'Allemagne: il les dťpasse de toutes parts. Sur le littoral, il se prolonge et redouble d'intensitť en Hollande; lŗ, une nationalitť tenace rťsiste ŗ l'absorption et ne veut pas mourir. Au sud de l'Allemagne, les vallťes des Alpes recŤlent un brasier de haines, l'ardent Tyrol, qui a eu en 1809 ses hťros et ses martyrs. Les Alpes franchies, si l'observateur descend dans les plaines lombardes, s'il parcourt cette Italie que Bonaparte a naguŤre transportťe et ravie, il constate que l'enthousiasme est mort et l'affection ťteinte. Le pouvoir nouveau, par ses rigueurs mťthodiques, fait regretter parfois les abus qu'il a dťtruits: il pŤse trop lourdement sur le prťsent pour qu'on s'aperÁoive du travail initiateur et fťcond par lequel il jette les semences de l'avenir. DŤs l'automne de 1810, Alexandre a fait prendre des renseignements sur l'ťtat des esprits en Italie[32]; il a pu constater l'impopularitť du rťgime franÁais, la rťsistance ŗ la levťe des impŰts, au systŤme continental, ŗ la conscription surtout, et s'ajoutant aux atteintes du mal universel, l'indignation des consciences catholiques contre le monarque tyran du Pape et tourmenteur de prÍtres. A l'extrťmitť de la Pťninsule, Murat s'irrite du joug: il s'ťchappe en propos suspects et commence ŗ regarder du cŰtť de l'Autriche[33]. D'un bout ŗ l'autre de l'Europe centrale, Napolťon a perdu l'empire des ‚mes; son pouvoir universellement subi, illimitť, ťcrasant, est pourtant prťcaire, car il ne repose plus que sur la force. [Note 32: Archives de Saint-Pťtersbourg.] [Note 33: Voy. spťcialement ŗ ce sujet la lettre ťcrite le 30 aoŻt 1811 par le duc de Bassano au comte Otto. Archives des affaires ťtrangŤres, Vienne, 389.] Au delŗ de l'Italie et de l'Allemagne, derriŤre un glacis composť d'…tats feudataires et de dťpartements annexťs, la France elle-mÍme apparaÓt. Au premier abord, elle prťsente un aspect incomparable de splendeur et de force, cette France admirťe et haÔe: ce qu'on voit en elle, c'est une nation merveilleusement disciplinťe, superbement alignťe, manoeuvrant comme un rťgiment, dressťe et entraÓnťe aux t‚ches hťroÔques: une administration ponctuelle, sŻre d'elle-mÍme et se sentant soutenue: de grandes institutions se consolidant ou s'ťbauchant et dessinant sur l'horizon leurs lignes majestueuses; des oeuvres d'utilitť publique ou de magnificence partout entreprises; nulle initiative individuelle, mais l'impulsion donnťe d'en haut aux talents, aux dťvouements, aux arts de la paix comme aux travaux de la guerre: l'ťmulation continuellement suscitťe et entretenue, devenue le principal moyen de gouvernement: la vie publique organisťe comme un grand concours, avec distribution pťriodique de palmes et de rťcompenses, qui stimulent l'ambition de se distinguer et l'ardeur ŗ servir. Cependant, sous cette magnifique ordonnance, un sourd et profond malaise se dťcouvre. D'abord, la France souffre matťriellement: les impŰts sont lourds, s'aggravent d'annťe en annťe, s'attaquant ŗ toutes les formes de la richesse et surtout de la consommation: le plus dur de tous, l'impŰt du sang, ťpuise les gťnťrations et en tarit la sŤve. Le commerce se meurt: l'industrie, qui s'est crue maÓtresse du marchť europťen par la suppression de la concurrence anglaise, a pris quelque temps un fiťvreux essor; puis l'excŤs de la production et une folie de spťculations hasardeuses ont amenť une crise. Aujourd'hui, ŗ Paris et dans les principales villes, les faillites se succŤdent, les maisons les plus solides manquent tour ŗ tour: c'est l'effondrement du marchť et la panique des capitaux[34]. Les manufactures, les grands ťtablissements mťtallurgiques ferment leurs ateliers: l'industrie lyonnaise est dans la dťsolation; ŗ Avignon, ŗ Rive-de-Gier, on craint des troubles; ŗ NÓmes, les rapports de police signalent trente mille ouvriers sans travail[35]; il y en aura tout ŗ l'heure vingt mille au faubourg Saint-Antoine. A cŰtť de la dťtresse matťrielle, c'est la gÍne et la compression morales: toute spontanťitť de pensťe et d'expression interdite, un silence ťtouffant, une nation entiŤre qui parle bas, par crainte d'une police ombrageuse, tracassiŤre, tombant dans l'ineptie par excŤs de mťfiance et faux zŤle. C'est sur ce fond de mťcontentements et d'angoisses que s'ťlŤve l'ťdifice ťblouissant de l'administration et de la cour: le monde officiel et militaire, animť, brillant, gorgť d'or qu'il dťpense ŗ pleines mains, dans une fiŤvre de jouir: le luxe et les embellissements de la capitale, les grands corps de l'…tat se superposant dans une gradation imposante, les deux noblesses, l'ancienne et la nouvelle, groupťes autour du trŰne: enfin, dominant tous ces sommets, l'Empereur dans son Paris, moins accessible que par le passť, s'entourant d'hommes d'ancien rťgime, aimant ŗ avoir des courtisans de naissance pour le servir et l'encenser, s'immobilisant parfois dans une attitude hiťratique, s'isolant matťriellement de son peuple de mÍme que sa pensťe s'isole dans le dťsert de ses conceptions surhumaines. Sa sťvťritť croissante, son despotisme inquiet, son front orageux indisposent et ťloignent: le temps est proche oý un agent russe ťcrira: ęTout le monde le redoute: personne ne l'aime[36].Ľ [Note 34: Sur ce _krach_ de 1811, voy., indťpendamment de la _Correspondance impťriale_ (XXVIII, _passim_) et des _Mťmoires de Mollien_, III, 288-289, la collection des _Bulletins de police_, archives nationales, AF, IV, 1513 et suiv. _Bulletin_ du 18 janvier 1811: ęLes gens les plus sages dans le commerce sont effrayťs de l'avenir. La crise est telle que chaque jour tout banquier qui arrive ŗ quatre heures sans malheur s'ťcrie: ę_En voilŗ encore un de passť!_Ľ] [Note 35: _Bulletin_ du 16 mars.] [Note 36: _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 271.] Parole dictťe par la haine et souverainement injuste, si on prťtend l'appliquer ŗ l'ensemble de la nation. Malgrť tout, les masses urbaines et rurales, dans leur plus grande partie, demeurent inviolablement fidŤles ŗ l'homme qui leur est apparu au lendemain de la Rťvolution comme le grand pacificateur, qui a surexcitť en mÍme temps leurs plus nobles instincts et leur a largement dispensť l'idťal. La France populaire reste ŗ celui qui l'a prise, fascinťe, ťmerveillťe: elle ne comprend pas le prťsent et l'avenir sans Napolťon: elle souffre par lui et ne l'accuse point. Ce qui est vrai, c'est que les classes moyennes et ťlevťes se dťtachent. ņ mesure qu'elles s'ťloignent de la Rťvolution, elles goŻtent moins le bienfait de l'ordre rťtabli et se prennent ŗ regretter la libertť proscrite: elles s'affligent de voir la paix religieuse, cette grande oeuvre du Consulat, compromise ŗ nouveau, l'arbitraire se dťveloppant ŗ outrance et renaissant sous mille formes. Ce qui est plus vrai encore, c'est que ces classes, inquiŤtes d'excessifs triomphes, ont la sensation de vivre en plein rÍve, sous le coup de l'inťvitable rťveil, et que dťjŗ les habiles, les avisťs, songent ŗ se mťnager l'avenir par une infidťlitť prťvoyante. Depuis deux ans et demi, il existe une conspiration latente de quelques grands contre le maÓtre, prÍte ŗ saisir l'occasion d'un revers au dehors, d'un malheur national, pour exťcuter le geste imperceptible et fťlon qui prťcipitera le colosse ťbranlť. Alexandre le sait, car il entretient depuis 1809 une correspondance tour ŗ tour directe et indirecte avec Talleyrand, l'un des moteurs de l'intrigue[37]. Il sait que la famille impťriale compte ses mťcontents et ses rťvoltťs, car il possŤde dans son dossier de renseignements une lettre que lui a ťcrite le roi Louis et qui surpasse en amertume contre l'Empereur les plus ‚pres pamphlets[38]. Par des propos recueillis, par des lettres interceptťes, il connaÓt les allures sourdement frondeuses des classes ťclairťes, la fatigue des fonctionnaires, la lassitude des populations, l'atonie et l'ťpuisement du corps social tout entier. Puis, derriŤre la France pliant sous le poids de sa propre grandeur, derriŤre cette nation surmenťe, il voit l'Espagne qui s'attache ŗ elle et la ronge, l'Espagne atroce et sublime, dťfendant pied ŗ pied son sol imprťgnť de sang et gonflť de cadavres, ses villes en ruine, ses sanctuaires dťvastťs, massacrant en dťtail les troupes d'occupation et s'exterminant elle-mÍme dans une guerre affreuse. Il sait que Napolťon a cinq armťes en Espagne et n'en peut venir ŗ bout: enfin, au fond de la Pťninsule, au sud du Portugal, il aperÁoit Wellesley et ses Anglais toujours debout, couvrant Lisbonne, immobilisant Massťna, et l'opini‚tretť britanique, retranchťe et terrťe dans les ouvrages de Torres-Vedras, mettant des bornes ŗ l'impťtuositť franÁaise. [Note 37: Voy. le tome II, p. 46.] [Note 38: Archives de Saint-Pťtersbourg.] Si Napolťon dťtient matťriellement l'Europe ŗ l'exception de ses extrťmitťs, l'Ocťan lui ťchappe: l'Angleterre entoure les cŰtes de ses flottes, emprisonne les escadres franÁaises dans leurs ports, oppose au blocus dťcrťtť ŗ Berlin et ŗ Milan un contre-blocus, et cerne l'immense empire de mers ennemies. Le continent ne lui est fermť qu'en apparence: son commerce, dťjouant les sťvťritťs du blocus, s'infiltre toujours en Europe par le Nord, par la Russie qui lui reste entr'ouverte. Les denrťes coloniales dont l'Angleterre s'est fait l'unique acquťreur, sont reÁues dans les ports russes, pourvu qu'elles s'y prťsentent ŗ bord de b‚timents amťricains, employťs et assujettis ŗ ce service. Parmi ces produits, les uns se dťbitent sur place, les autres traversent le vaste empire: aprŤs qu'ils ont paru s'y absorber et s'y perdre, on les voit rťapparaÓtre sur la frontiŤre occidentale, ressortir par Brody, devenu un vaste centre de contrebande, et se rťpandre clandestinement en Allemagne. Alexandre continue ŗ favoriser ce commerce et ce transit interlopes. Bien plus, il a dessein, dans tous les cas, de dťvelopper encore et de rťgulariser ses relations ťconomiques avec l'Angleterre, car il y voit le seul moyen de mettre fin ŗ la crise ťconomique dont souffrent ses peuples et de recrťer la fortune publique. Que la guerre ťclate ou non, il est rťsolu, dŤs que l'occasion lui paraÓtra propice, ŗ ouvrir ses ports aux b‚timents anglais eux-mÍmes, ŗ l'invasion en masse des produits britanniques, et dťsormais cette intention demeurera constamment ŗ l'arriŤre-plan de sa pensťe[39]. [Note 39: Nous en trouverons l'aveu dans un rapport rťdigť par le comte de Nesselrode ŗ la suite d'une conversation avec l'empereur Alexandre, rapport analysť par nous et citť au chapitre VIII.] Quant au rapprochement politique avec Londres, il juge inutile de le prťcipiter; pourquoi se dťmasquer trop tŰt, pourquoi brusquer la paix officielle et l'alliance, alors qu'il existe entre les parties les plus actives des deux nations un accord spontanť et virtuel? Les reprťsentants du Tsar dans la plupart des capitales, les Russes ťtablis ŗ l'ťtranger, les membres de cette sociťtť nomade qui s'est dispersťe aux quatre coins de l'Europe, s'associent d'eux-mÍmes aux agents secrets que l'Angleterre entretient auprŤs des diffťrentes cours, et c'est ce travail en commun qui prťpare, dispose et rťunit les ťlťments d'une sixiŤme coalition. Sans doute, la terreur qu'inspire Napolťon est si grande qu'elle peut empÍcher l'effet de ce concert. Tous ces chefs d'…tat, tous ces ministres qui parlent de se lever contre lui, tremblent devant sa face: dŤs qu'il se montre, dŤs qu'il gronde et menace, une ťpouvante atroce les serre aux entrailles: le spectacle qu'offre partout l'Europe, ŗ ce moment de l'histoire, c'est le combat de la haine et de la peur, et bien hardi serait celui qui affirmerait dŤs ŗ prťsent laquelle des deux doit l'emporter sur l'autre. Cependant, Alexandre s'est dit qu'un seul coup, rapidement et audacieusement portť, dťtruirait le prestige du conquťrant, anťantirait l'idťe qu'on se fait de son pouvoir, produirait dans les esprits une rťvolution qui se traduirait par l'universelle prise d'armes. Napolťon sera vaincu dŤs l'instant oý chacun aura la certitude qu'il peut l'Ítre. L'enlŤvement du grand-duchť, la transformation en ennemi de cette vedette fidŤle, l'ťcrasement des postes franÁais entre la Vistule et l'Elbe, l'apparition des Russes au coeur de l'Allemagne, peuvent fournir cette dťmonstration, et c'est pourquoi Alexandre attend ęavec la plus vive impatienceĽ, suivant sa propre expression[40], la rťponse de Czartoryski, qui va lui ouvrir ou lui fermer les chemins. Il espŤre, il croit que, s'il rťussit dans son effort pour tirer ŗ soi la Pologne, pour dťtourner l'Autriche de Napolťon et lui soustraire dťfinitivement la SuŤde, ces ťclatantes dťsertions entraÓneront tout ŗ leur suite; que les rois, les ministres, les peuples, les armťes, s'insurgeant contre le despote qui pŤse insupportablement sur l'Europe, voleront au-devant du Tsar libťrateur. [Note 40: Lettre insťrťe dans les _Mťmoires de Czartoryski_, II, 253.] II A l'extrÍme fin de janvier, un agent dťguisť quittait Pulawi, rťsidence des Czartoryski dans le duchť de Varsovie, et se dirigeait vers la frontiŤre russe. Il la franchit avec mille prťcautions, ťvitant les chemins frťquentťs, ęles endroits surveillťs[41]Ľ, et arriva ŗ Grodno. Lŗ, il remit un pli au gouverneur de la ville, M. LanskoÔ; cette lettre en contenait une autre, adressťe ŗ l'empereur de toutes les Russies: c'ťtait la rťponse de Czartoryski aux premiŤres ouvertures d'Alexandre: elle fut transmise trŤs mystťrieusement au Palais d'hiver. L'effroi inspirť par Napolťon ŗ tous les souverains obligeait les plus puissants, comme les plus humbles, ŗ tramer leurs rťvoltes dans l'ombre et ŗ se faire conspirateurs[42]. [Note 41: _Mťmoires de Czartoryski_, II, 270.] [Note 42: La rťponse de Czartoryski et la seconde lettre d'Alexandre, dont nous citons ci-aprŤs de nombreux extraits, ont ťtť publiťes ŗ la suite des _Mťmoires du prince Adam Czartoryski_, II, 255 ŗ 278.] La rťponse de Czartoryski abondait en objections. Le projet actuellement en cause ťtait pourtant celui dont il avait fait l'espoir et le but de sa vie. Suivant une tradition, en 1805, ŗ Pulawi, lui et les siens s'ťtaient jetťs aux pieds d'Alexandre et l'avaient suppliť ŗ genoux de leur rendre une patrie. Mais en 1805 la Pologne inerte et partagťe, isolťe de tout secours, ne pouvait attendre sa renaissance que d'un mouvement spontanť et d'une inspiration misťricordieuse d'Alexandre. Depuis lors, un grand espoir s'ťtait levť pour elle du cŰtť de l'Occident; Napolťon l'avait atteinte et touchťe: il l'avait tirťe ŗ demi du tombeau; il avait fait du duchť la pierre d'attente d'une reconstitution totale. Les habitants des provinces varsoviennes, en se dťtournant de lui pour rťpondre aux appels de la Russie, n'allaient-ils pas compromettre leur destinťe au lieu de l'assurer? Se dťtacher de Napolťon, n'ťtait-ce point jeter un dťfi ŗ la fortune? Puis, les offres d'Alexandre ťtaient-elles sincŤres? Fallait-il y voir autre chose qu'un moyen de circonstance et un app‚t trompeur? Le Tsar tiendrait-il ses engagements au lendemain du succŤs, en admettant qu'il pŻt vaincre? Toutes ces craintes percent chez Czartoryski, ŗ travers les rťticences et les ambiguÔtťs de son langage; on sent en lui de douloureux combats, une lutte entre le patriotisme et la reconnaissance: lorsqu'il raisonne ses convictions et ses espťrances, elles le poussent vers Napolťon, mais son coeur le ramŤne et le retient du cŰtť d'Alexandre. Sans repousser le projet, sans l'accueillir d'emblťe, il le discute: il indique comment, selon lui, l'entreprise peut devenir moins irrťalisable. Il ne repousse pas en principe le raisonnement fondamental d'Alexandre: aprŤs avoir constatť l'attachement enthousiaste et trŤs naturel que les Varsoviens ont vouť ŗ l'empereur des FranÁais, il convient que tout sentiment cŤde dans leurs coeurs au dťsir passionnť de recouvrer une patrie complŤte et viable; peut-Ítre se donneront-ils au premier qui leur offrira tout de suite ce que Napolťon leur laisse entrevoir dans un nuageux avenir, mais encore faut-il qu'aucun doute ne subsiste en eux sur la sincťritť et l'ťtendue de ces offres, sur l'entiŤre satisfaction de leurs voeux. En consťquence, il ne suffit pas que l'empereur Alexandre promette et mÍme dťcrŤte en principe le rťtablissement du royaume; il est de toute nťcessitť que ce prince fasse savoir de quoi se composera le royaume restaurť, quel sera son sort, quels seront ses rapports avec la Russie, et qu'il prenne des engagements dťtaillťs. Czartoryski revient plusieurs fois sur cette idťe, en termes dťnotant une persistante mťfiance: se rendant compte que le duchť peut aujourd'hui jeter entre les deux empereurs le poids qui emportera la balance, il pose nettement des conditions et rťclame des garanties. Sur trois points, il dťsire que l'empereur de Russie daigne s'expliquer et prťcise ses intentions magnanimes. Ce gťnťreux bienfaiteur est-il disposť ŗ reconstituer la Pologne telle qu'elle existait avant les partages, avec toutes ses provinces? Garantira-t-il aux Polonais non seulement l'autonomie sous son sceptre, mais la libertť politique, un rťgime reprťsentatif et constitutionnel? La constitution du 3 mai 1791 ęest gravťe dans leurs coeurs en caractŤres ineffaÁablesĽ. En effet, elle a marquť un grand effort de la Pologne sur elle-mÍme, une tentative de sa part pour se rťgťnťrer et supprimer les vices mortels de son ancien ťtat politique: en dťcrťtant le statut qui organisait la libertť tout en rťprimant l'anarchie, la Pologne s'est montrťe digne de vivre, au moment mÍme oý les trois puissances copartageantes s'apprÍtaient ŗ lui porter les derniers coups. La remise en vigueur de la constitution du 3 mai semble la seconde des garanties ŗ solliciter. En troisiŤme et dernier lieu, il paraÓt indispensable d'assurer ŗ la Pologne ressuscitťe des dťbouchťs commerciaux, un rťgime ťconomique qui procure ŗ ce peuple extťnuť par les privations, inerte et languissant, un peu de soulagement matťriel et d'air respirable. Sous ces trois conditions, il n'est pas interdit d'espťrer que les Varsoviens sacrifieront les devoirs de la reconnaissance ŗ l'intťrÍt supťrieur de la restauration nationale. A supposer ce rťsultat acquis, le succŤs de l'entreprise n'en demeurerait pas moins problťmatique, car elle se heurterait ŗ l'homme qui possŤde le gťnie et la force, ŗ celui qui, depuis quinze ans, commande ŗ la victoire. Parmi les chances de rťussite qu'Alexandre ťnumŤre, Czartoryski en relŤve plus d'une qui lui semble douteuse. Est-il si facile d'assaillir brusquement Napolťon et de le surprendre? S'il ęfait le mortĽ aujourd'hui, n'est-ce pas avec intention et pour tendre un piŤge ŗ ses ennemis? En admettant que ęsa lťthargieĽ soit rťelle, sera-t-il possible de mettre jusqu'au bout son attention en dťfaut? Son ambassadeur en Russie, le gťnťral de Caulaincourt, ne possŤde-t-il pas de multiples moyens d'investigation et de surveillance? L'empereur Alexandre a-t-il songť ŗ se prťcautionner du cŰtť de l'Autriche, ŗ s'assurer de cet indispensable facteur? Est-il sŻr de retrouver sur le champ de bataille toutes les forces que ses gťnťraux et ses administrateurs font figurer dans leurs rapports? S'est-il mis ŗ l'abri de tout mťcompte? ęJ'ai vu si souvent en Russie cent mille hommes inscrits sur le papier, et n'en faisant, au dire de tout le monde, que soixante mille effectifs!... Le temps des marches, la possibilitť de distraire les troupes des endroits menacťs, de les faire arriver au jour et aux lieux marquťs, auront-ils ťtť exactement calculťs? Votre Majestť Impťriale aura affaire ŗ un homme vis-ŗ-vis duquel on ne se trompe pas impunťment.Ľ Au lieu de simples assurances, Czartoryski voudrait des explications, des ťclaircissements, des certitudes: il les demande avec une hardiesse respectueuse, enveloppant son questionnaire de remerciements attendris, de compliments et d'hommages. Finalement, sous les rťserves indiquťes, il se dťclare prÍt ŗ servir la grande idťe; il va se rendre ŗ Varsovie, voir quelques personnes, procťder par t‚tonnements discrets, en attendant de nouvelles directions. Mais les derniŤres lignes de sa lettre trahissent encore une fois le trouble de son ‚me, montrent que la confidence inattendue dont il a ťtť honorť a jetť en lui plus d'ťmotion que de ravissement: ęJe ne saurais exprimer, dit-il, tout ce qui se passe en moi, de combien d'espťrances et de craintes je suis continuellement agitť. Quel bonheur ce serait de travailler ŗ la fois ŗ la dťlivrance de tant de nations souffrantes, ŗ la fťlicitť de ma patrie et ŗ la gloire de Votre Majestť! Quel bonheur de voir rťunis tous ces diffťrents intťrÍts que le sort avait paru rendre ŗ jamais contraires! Mais souvent il me paraÓt que c'est trop beau, trop heureux pour pouvoir arriver, et que le gťnie du mal, qui semble toujours veiller pour rompre des combinaisons trop fortunťes pour l'humanitť, parviendra aussi ŗ dťranger celle-ci.Ľ * * * * * Si peu encourageante que fŻt cette rťponse, Alexandre n'y trouva nullement motif ŗ dťsespťrer. Sa rťsolution ťtait trop ferme pour reculer devant le premier obstacle. AprŤs un jour et deux nuits de rťflexions, il reprend la plume, fait une seconde lettre ŗ Czartoryski et s'y montre dťcidť, tant que l'impossibilitť ne lui en sera pas clairement dťmontrťe, ŗ aller de l'avant: ęC'est avant-hier soir, ťcrit-il, que j'ai reÁu, mon cher ami, votre intťressante lettre du 18/30 janvier, et je m'empresse de vous rťpondre tout de suite. Les difficultťs qu'elle me prťsente sont trŤs grandes, j'en conviens: mais, comme je les avais prťvues en grande partie, et que les rťsultats sont si majeurs, s'arrÍter en chemin serait le plus mauvais parti.Ľ Ceci posť, il s'attaque successivement aux objections de Czartoryski et s'efforce de les dťtruire. En fait de garanties, il les accorde toutes. ęLes proclamations sur le rťtablissement de la Pologne doivent prťcťder toute chose, et c'est par cette oeuvre que l'exťcution du plan doit commencer.Ľ La Pologne nouvelle comprendra, avec le duchť, les provinces livrťes ŗ la Russie par les trois partages et mÍme, s'il est possible, la Galicie autrichienne: ses limites ŗ l'est seront la Dwina, la Bťrťzina et le Dnieper. Alexandre ne craint pas d'entailler largement les frontiŤres de la Russie pour refaire place ŗ une vaste Pologne, hardiment dessinťe. Il lui promet autonomie complŤte, gouvernement, armťe, administration indigŤnes: sans se prononcer positivement sur la constitution du 3 mai, dont le texte lui est mal connu, il offre ędans tous les cas une constitution libťrale telle ŗ contenter les dťsirs des habitantsĽ. L'union avec l'empire voisin sera purement personnelle: le souverain changera suivant les lieux de prťrogatives et d'attributions, autocrate en Russie, roi constitutionnel ŗ Varsovie. Passant aux probabilitťs de succŤs que comporte actuellement une guerre contre la France, Alexandre prťtend les faire reposer sur des donnťes certaines, prťcises, nullement hypothťtiques. Dans sa premiŤre lettre, il s'est bornť ŗ dire: ęLe succŤs n'est pas douteux avec l'aide de Dieu, car il est basť, non sur un espoir de contre-balancer les talents de Napolťon, mais uniquement sur le manque de forces dans lequel il se trouvera, joint ŗ l'exaspťration gťnťrale des esprits dans toute l'Allemagne contre lui.Ľ Et il a opposť dans une sorte de tableau synoptique, aux cent cinquante mille FranÁais ou alliťs que Napolťon rťunira avec peine en Allemagne, deux cent mille Russes, cent trente mille Polonais, Prussiens et Danois, sans compter deux cent mille Autrichiens, citťs pour mťmoire. Maintenant, puisque Czartoryski ne se contente pas d'une affirmation gťnťrale et rťclame des dťtails convaincants, on va les lui fournir. Alexandre s'ouvre plus complŤtement et se livre ŗ d'instructifs aveux, qui montrent ŗ quel point le projet d'attaque a ťtť ťtudiť et creusť. Il ťtablit, piŤces en main, qu'il est demeurť au-dessous de la vťritť quand il a parlť de deux cent mille Russes en chiffres ronds, qu'il en possŤde deux cent quarante mille cinq cents bien comptťs, prÍts ŗ entrer en campagne, appuyťs par une rťserve de cent vingt-quatre mille hommes. Il fait passer sous les yeux de Czartoryski les trois armťes qu'il a rangťes l'une derriŤre l'autre; il en dťcompose devant lui les ťlťments constitutifs et les lui fait toucher du doigt, chacun se prťsentant ŗ tour de rŰle et rťpondant ŗ l'appel: ęL'armťe, dit-il, qui doit appuyer et combattre avec les Polonais, est tout organisťe et se trouve composťe de huit divisions d'infanterie faisant chacune 10,000 hommes, entiŤrement complŤtes: ce sont les divisions nos. 2, 3, 4, 5, 14, 17, 23, et une division de grenadiers; quatre divisions de cavalerie, formant chacune 4,000 chevaux: ce sont les divisions nos 1, 2, 3 et 2e de cuirassiers; ce qui fait un total de 96,000 hommes; de plus, quinze rťgiments de Cosaques qui forment 7,500 chevaux; en tout, 106,500. ęTout ce qui est non combattant en est dťcomptť. ęCette armťe sera soutenue par une autre composťe de onze divisions d'infanterie, nos 1, 7, 9, 11, 12, 15, 18, 24, 26, une division de grenadiers et la division des gardes, et de quatre divisions de cavalerie, nommťment nos 4, 5, 1re des cuirassiers et celle de la cavalerie de la garde. En sus, dix-sept rťgiments de Cosaques. Total, 134,000 hommes. ęEnfin, une troisiŤme armťe, composťe des bataillons et escadrons de rťserve, est forte de 44,000 combattants, renforcťe de 80,000 recrues, tous habillťs et exercťs depuis plusieurs mois aux dťpŰts.Ľ AprŤs avoir exposť ses ressources militaires, le Tsar dťvoile son plan diplomatique. Il livre le secret de la manoeuvre par laquelle il compte gagner ou au moins neutraliser l'Autriche: ęJe suis dťcidť, dit-il, ŗ lui offrir la Valachie et la Moldavie jusqu'au Sereth, comme ťchange de la Galicie.Ľ--ęIl ne me reste plus, ajoute-t-il, qu'ŗ vous parler des craintes que vous avez ťlevťes que Caulaincourt n'ait percť le mystŤre dont il s'agit. L'avoir pťnťtrť est impossible, car mÍme le chancelier[43] ignore notre correspondance. La question a ťtť plus d'une fois dťbattue avec ce dernier, mais je n'ai pas voulu que personne sŻt que je m'occupe dťjŗ de ces mesures.Ľ Quant aux apprÍts militaires, ŗ supposer que Caulaincourt en surprenne quelque chose, Alexandre leur attribuera un caractŤre purement dťfensif: il saura d'ailleurs en attťnuer et en dissimuler l'importance. [Note 43: Le comte Roumiantsof, ministre des affaires ťtrangŤres depuis 1807 et chancelier depuis 1809.] Ainsi, tout a ťtť de sa part prťvu, calculť, combinť: toutes les chances ont ťtť tournťes en sa faveur. C'est maintenant aux Varsoviens ŗ dťcider s'ils veulent ou non permettre l'accomplissement du projet. Pour enlever leur adhťsion, Alexandre s'efforce de leur dťmontrer mathťmatiquement que leur intťrÍt est de marcher avec lui et de dťserter la cause franÁaise. A cet effet, dans une suite d'alinťas placťs en regard et en opposition, il met en parallŤle les deux hypothŤses, celle oý les soldats et les habitants du duchť resteront fidŤles ŗ la France, celle oý ils embrasseront le parti contraire. Dans le premier cas, leur immobilitť obligera les Russes ŗ se tenir sur la dťfensive: ęCela ťtant, il se peut que Napolťon ne veuille pas commencer, du moins tant que les affaires d'Espagne l'occuperont et qu'une grande partie de ses moyens s'y trouve. Alors les choses continueront ŗ rester sur le pied sur lequel elles se trouvent maintenant, et la rťgťnťration de la Pologne consťquemment se trouvera ajournťe ŗ une ťpoque plus ťloignťe et trŤs indťterminťe.Ľ A supposer mÍme que Napolťon prenne l'initiative des hostilitťs et proclame le rťtablissement du royaume, cette reconstitution sera tout d'abord incomplŤte, puisqu'il faudra arracher les provinces polonaises de Russie ŗ la puissance qui les dťtient actuellement et qui les dťfendra jusqu'ŗ la mort. Par suite, ces provinces et le duchť deviendront le thť‚tre d'une lutte furieuse, dťvastatrice, qui les couvrira de sang et de ruines, qui en fera un champ de dťsolation, et ces guerres reprendront avec plus d'acharnement ŗ la mort de Napolťon, ęqui n'est pourtant pas ťternel.--Quelle source de maux pour la pauvre humanitť, pour la postťritť!Ľ Qu'on suppose maintenant la seconde hypothŤse, qu'on en suive le dťveloppement. La volte-face des Varsoviens permet ŗ l'empereur russe d'agir et de prendre les devants sur son adversaire. AprŤs avoir dťclarť trŤs nettement que, dans l'ťtat actuel des choses, il ne se fera pas l'agresseur et ęne commettra pas cette fauteĽ, Alexandre ajoute: ęMais tout change de face si les Polonais veulent se joindre ŗ moi. Renforcť par les 50,000 hommes que je leur devrai, par les 50,000 Prussiens qui alors peuvent, sans risquer, s'y joindre de mÍme, et par la rťvolution morale qui en sera le rťsultat immanquable en Europe, je puis me porter jusqu'ŗ l'Oder sans coup fťrir.Ľ Par consťquent, le thť‚tre de la guerre se trouvera reportť du premier coup au delŗ de la Pologne; la renaissance de ce peuple s'opťrera instantanťment, sans secousse, sans dommage pour son territoire. Tels seront les rťsultats certains de la jonction entre les deux peuples slaves; au nombre des rťsultats probables, on doit compter la subversion totale de la puissance franÁaise, l'universelle dťlivrance, la reconstitution d'une Europe dans laquelle la Pologne reprendra pacifiquement sa place. A cette nation si durement ťprouvťe, Alexandre fait entrevoir un avenir de calme et de prospťritť, la possibilitť de guťrir ses blessures, de dťvelopper ses ressources, de refleurir sous l'ťgide d'un puissant empire qui la protťgera sans l'opprimer; il multiplie les retouches pour orner des plus riantes couleurs le tableau qu'il compose. Seulement, en ťchange des merveilles promises, il demande ŗ son tour des garanties et des gages, n'entend pas s'aventurer ŗ la lťgŤre: ęSi cette coopťration des Polonais avec la Russie doit avoir lieuĽ, il tient ŗ en recevoir des assurances et des preuves _indubitables_: c'est ŗ Czartoryski de les lui fournir, de recueillir des engagements, de colliger des signatures parmi les chefs de l'armťe, parmi les principaux personnages que leur naissance ou leurs services placent ŗ la tÍte de la nation. En l'excitant ŗ cette oeuvre d'enrŰlement, Alexandre lui recommande encore de procťder avec prťcaution et mystŤre, de dťpister les soupÁons de la police franÁaise, et sa lettre se termine par cette effusion: ęTout ŗ vous de coeur et d'‚me pour la vie. Mille choses, je vous prie, de ma part ŗ vos parents, ŗ vos frŤres et soeurs.Ľ III AprŤs avoir rťitťrť ses avances et posť ses conditions ŗ la Pologne, Alexandre commenÁa ses tentatives auprŤs de l'Autriche. A Vienne, la marche qu'il suivit rappelle un prťcťdent fameux: il semble voir rťapparaÓtre la diplomatie secrŤte de Louis XV, de cťlŤbre et piquante mťmoire. Pendant toute une partie de son rŤgne, Louis XV avait correspondu avec ses envoyťs auprŤs de diffťrentes cours, ŗ l'insu de ses ministres mystifiťs, par l'intermťdiaire du premier commis Tercier; Alexandre trouve son Tercier en la personne d'un certain Koschelef, sťnateur et membre du dťpartement des affaires ťtrangŤres: c'est ce fonctionnaire qu'il dťsigne pour faire passer ses directions personnelles ŗ son ambassade en Autriche et pour recevoir les rťponses; il l'accrťdite en cette qualitť par lettre autographe au comte Stackelberg, son ministre ŗ Vienne: ęVous correspondrez avec moi directement, lui dit-il, et vous adresserez vos lettres et courriers, dans les occasions dťlicates, ŗ M. de Koschelef, qui jouit de toute ma confiance. Le chancelier ne saura rien de leur contenu[44].Ľ Le chancelier Roumiantsof, il est vrai, sentait comme son maÓtre la nťcessitť de renouer avec l'Autriche pour le cas d'une guerre contre la France. Seulement, dťsirant autant que possible ťviter ce conflit, rťpugnant ŗ toute idťe d'agression, il entendait donner aux accords avec Vienne un caractŤre purement dťfensif et se contenterait mÍme d'une assurance de neutralitť. Alexandre veut plus: c'est pourquoi, par ses dťmarches occultes, il va tout ŗ la fois doubler et dťpasser l'action de sa diplomatie officielle. [Note 44: _Mťmoires de Metternich_, II, 419.] Le 11 fťvrier, Roumiantsof adressait ŗ Stackelberg, avec l'approbation apparente du Tsar, une longue instruction. Il signalait avec angoisse les empiťtements continus de la puissance napolťonienne; suivant lui, le seul moyen d'y mettre un terme serait que l'Autriche prÓt l'engagement de ne jamais se dťclarer contre la Russie, si celle-ci avait ŗ soutenir une lutte contre la France. Pour dťterminer la cour de Vienne, le chancelier ne jugeait pas ŗ propos de lui offrir des territoires sur le bas Danube; acharnť ŗ la poursuite de son rÍve oriental, le vieil homme d'…tat ne se rťsignait pas ŗ sacrifier les rťsultats si pťniblement acquis, si chŤrement achetťs; puis, ignorant le projet de reconstitution polonaise, il ne savait pas que son maÓtre aurait besoin de la Galicie et devrait indemniser les dťtenteurs actuels de cette province; il se contentait de faire espťrer ŗ l'Autriche, dans l'hypothŤse oý Napolťon provoquerait la guerre et serait vaincu, de fructueuses reprises en Italie et en Allemagne[45]. [Note 45: MARTENS, _Traitťs de la Russie_, III, 80.--BEER, _Orientalische Politik Oesterreich's_, 250.] Toute diffťrente est une contre-instruction ęťcrite d'un bout ŗ l'autre de la main de l'Empereur[46]Ľ et destinťe ŗ s'acheminer secrŤtement vers Vienne, sans passer sous les yeux du chancelier[47]. En termes voilťs, mais suffisamment expressifs, elle rťvŤle la combinaison polonaise et s'efforce de prouver que l'intťrÍt de l'Autriche lui commande de s'y prÍter. Le raisonnement employť est celui-ci: l'empereur Napolťon, si on ne le prťvient, proclamera lui-mÍme tŰt ou tard le rťtablissement intťgral de la Pologne; par consťquent, l'Autriche perdra dans tous les cas ses possessions galiciennes; mieux vaut pour elle les sacrifier ŗ l'intťrÍt europťen qu'aux convenances d'un despote, s'entendre ŗ leur sujet avec le gouvernement russe, qui lui fournira d'amples dťdommagements. Ces compensations sont dŤs ŗ prťsent indiquťes: ce seront les Principautťs moldo-valaques dans leurs plus belles parties. Sur ces bases, on pourra conclure un traitť. Il n'emportera pas de soi et immťdiatement rupture avec la France. Toutefois, une disposition spťciale reconnaÓtrait ŗ la Russie le droit de fixer l'instant oý la guerre devrait ťclater. En proposant cette clause, Alexandre marquait bien son intention de se rťserver l'initiative; il cherchait ŗ obtenir de l'Autriche l'engagement de marcher ŗ sa suite, quoi qu'il fÓt, et d'obťir ŗ son signal[48]. [Note 46: MARTENS, III, 79.] [Note 47: Stackelberg disait ŗ Metternich que l'empereur Alexandre aurait dťjŗ ťloignť son chancelier, si cette dťmarche n'ťtait pas une dťclaration de guerre contre la France. (_Mťmoires de Metternich_, II, 418.) Roumiantsof nous ayant donnť des gages et restant partisan de l'alliance, son maintien en fonction servait ŗ mieux cacher le projet de rupture.] [Note 48: MARTENS, III, 78-79.] L'instruction occulte fut signťe le 13 fťvrier. Quelques jours aprŤs, l'agent des transmissions secrŤtes, Koschelef, s'ouvrait verbalement au comte de Saint-Julien, ministre ŗ Pťtersbourg de l'empereur FranÁois. Au nom du Tsar, il mettait la Moldavie jusqu'au Sereth et la Valachie entiŤre ŗ la disposition de l'Autriche, en y ajoutant tout ce que cette puissance voudrait s'approprier en Serbie[49]; ces offres positives, rťalisant l'une des promesses faites ŗ Czartoryski et supposant l'abandon de la Galicie par l'Autriche, constituaient irrťcusablement pour le grand projet une tentative d'exťcution. Comme prťliminaires indispensables de l'entreprise, il ne restait plus qu'ŗ affermir les rťsolutions de la Prusse et ŗ entretenir la neutralitť bienveillante de la SuŤde. DŤs janvier, le ministre de Russie ŗ Berlin, Lieven, se mit en devoir de lier plus ťtroitement les deux cours[50]. Le mois suivant, il fut chargť de choisir une personne sŻre, telle que madame de Voss, grande maÓtresse de la cour, ou l'aide de camp Wrangel, pour faire passer une lettre toute confidentielle du Tsar au roi Frťdťric-Guillaume. Alexandre y dťmontrait par les arguments les plus forts ęla nťcessitť pour la Prusse de s'unir ŗ la Russie et non pas ŗ la France[51]Ľ. [Note 49: BEER, 250, d'aprŤs le rapport de Saint-Julien du 10/22 fťvrier 1811.] [Note 50: MARTENS, _Traitťs de la Russie avec les puissances ťtrangŤres_, VII, 16 et suiv.] [Note 51: _Id._] ņ la SuŤde, il n'en demandait pas tant: il ne voulait que la prťparer au spectacle de grands ťvťnements dont elle n'aurait rien ŗ craindre et pourrait tirer avantage. Sa confiance en Bernadotte n'ťtait pas suffisamment ťtablie pour qu'il s'ouvrÓt ŗ lui du projet: il cherchait seulement ŗ cultiver les bonnes dispositions du prince par une correspondance directe, ŗ intťresser ses haines et ses ambitions par des demi-aveux, par des appels voilťs: ęObservez, disait-il au ministre de SuŤde Stedingk en parlant de Napolťon, comme l'opinion qui l'a ťlevť et soutenu jusqu'ŗ prťsent est changťe, comme tous les esprits sont exaspťrťs, en Allemagne surtout. S'il avait quelque revers, vous le verriez tomber. Les grands succŤs sont suivis souvent de grandes infortunes. Il sortit autrefois de la SuŤde un Gustave-Adolphe pour affranchir l'Allemagne; qui sait s'il n'en sortira pas un second?Ľ Stedingk rťpondit que la SuŤde avait surtout besoin, aprŤs ses malheurs, de calme et de paix. Alexandre se garda de le contredire, mais fit observer que la guerre contre Napolťon pourrait s'imposer ŗ tous les gouvernements soucieux de leur indťpendance. Lŗ-dessus, il avoua qu'il mettait son armťe au complet, donna des dťtails sur ses prťparatifs, ťnumťra ses chances de succŤs; puis, craignant peut-Ítre d'en avoir trop dit, il ajouta: ęAu reste, je suis entiŤrement de votre avis de ne rien entreprendre lťgŤrement et de se tenir tranquille tant que Napolťon voudra bien le permettre; mais en tous les cas il me paraÓt du plus grand intťrÍt pour nous dans le Nord d'Ítre bons amis, et je vous prie de tťmoigner au Roi et au prince royal que c'est mon projet et que je ferai tout pour cela[52].Ľ [Note 52: DťpÍche de Stedingk du 18/30 janvier 1812. Archives du royaume de SuŤde. Une partie des rapports de Stedingk a ťtť publiťe ŗ la suite de ses _Mťmoires_.] Dans les …tats officiellement unis ŗ la France et infťodťs ŗ son systŤme, on ne pouvait procťder que par un sourd travail de dťtachement: on agissait sur les rois par leurs entours, sur les ministres par leurs femmes, sur les pouvoirs par l'opinion. Ce n'ťtait pas seulement ŗ Berlin que le ministre de Russie s'environnait de nos ennemis et leur donnait le mot d'ordre; dans les cours secondaires de l'Allemagne, dans les royaumes de la Confťdťration, mÍme jeu, mÍmes incitations: en BaviŤre, selon le rapport d'un voyageur, le ministre de Russie Bariatinski s'est fait le chef d'un ęparti anglo-russe, dans lequel il a fait entrer madame de Montgelas (femme du premier ministre). On cherche ŗ jeter tous les soupÁons possibles dans l'esprit du Roi, par rapport aux dispositions qu'on suppose ŗ la France contre lui...... on travaille le peuple pour lui faire croire que la BaviŤre n'a pas un si grand besoin de l'alliance de la France, et qu'avec la protection de la Russie et de l'Angleterre elle peut se passer d'autres secours[53].Ľ En se livrant ŗ ce manŤge, les agents russes n'obťissaient pas aux instructions officielles de leur cour, dictťes par Roumiantsof et toujours prudentes: ils cťdaient ŗ leurs propres inspirations, ŗ leurs haines invťtťrťes, et l'empereur Alexandre n'avait qu'ŗ les laisser faire pour Ítre servi selon ses intimes dťsirs. D'ailleurs, Koschelef ťtait lŗ pour les aiguillonner au besoin, pour faire signe ŗ tous les gouvernements qui aspiraient ŗ secouer le joug ou rťsistaient ouvertement ŗ nos armes: c'est lui qui va mťnager les premiers rapports entre son maÓtre et les CortŤs insurrectionnelles de Cadix, qui encouragera la rťsistance des Espagnols par l'espoir d'une grande diversion[54]. [Note 53: Rapport citť de Marcel de Serres.] [Note 54: En mars 1812, Alexandre avouait au Suťdois Loewenhielm ęqu'il ťtait depuis longtemps en relations secrŤtes avec le conseil de rťgence de CadixĽ. Loewenhielm surprenait en mÍme temps un autre fait de diplomatie occulte et le signalait ainsi dans sa correspondance: ęDepuis le dťpart du gťnťral de Suchtelen (envoyť de Russie en SuŤde), j'ai appris que, par suite des dťfiances de l'Empereur, il se trouve muni de deux instructions, une de la main mÍme de l'Empereur, et l'autre du chancelier, qui ignore l'existence de la premiŤre.Ľ C'ťtait toujours le mÍme agent qui servait d'intermťdiaire ŗ la plupart des ęnťgociations secrŤtesĽ. Toutefois, lorsque Alexandre employait Koschelef ŗ tromper Roumiantsof, l'ombrageux monarque n'accordait ŗ Koschelef lui-mÍme qu'une portion de sa confiance. DťpÍches de Loewenhielm en date du 12 mars 1812; archives du royaume de SuŤde.] A Paris mÍme, au siŤge de la puissance franÁaise, ťtait-il impossible de s'ouvrir des accŤs? DerriŤre l'ambassadeur Kourakine dont l'intelligence baissait tous les jours sous le poids de l'‚ge et des infirmitťs, derriŤre ce fantŰme de reprťsentant, Alexandre entretenait un mystťrieux chargť d'affaires, dťpourvu de tout titre dans la hiťrarchie diplomatique. C'ťtait ce jeune comte Tchernitchef, colonel aux gardes, que nous avons vu servir en 1809 et 1810 d'intermťdiaire ŗ la correspondance directe des deux empereurs et commencer en France un travail d'espionnage. Le 4 janvier 1811, aprŤs une mission ťquivoque en SuŤde, il s'ťtait glissť de nouveau ŗ Paris sous couleur d'apporter ŗ l'Empereur une lettre de son maÓtre, en rťalitť pour s'enquťrir et observer. ņ Paris, il avait trouvť toute une agence de renseignements militaires montťe de longue date par les secrťtaires de l'ambassade, ŗ l'aide d'employťs subalternes de l'administration franÁaise, d'infimes commis, achetťs ŗ prix d'argent. Tchernitchef devait reprendre ŗ son compte et dťvelopper ce service, mais un peu plus tard: actuellement, sa grande affaire ťtait toujours l'espionnage mondain; il s'y livrait avec ardeur, bien que la police eŻt l'oeil sur lui et soupÁonn‚t ses menťes. Il s'ťtait installť en plein centre du Paris vivant et bruyant, dans un hŰtel garni de la rue Taitbout, ŗ deux pas du boulevard et de Tortoni, rendez-vous des nouvellistes et des oisifs. Il vivait en garÁon, sans ťtat de maison, servi par un domestique allemand et un moujik qui le suivait comme son ombre, mais sortant beaucoup, fort rťpandu dans le monde, sachant se faufiler dans tous les milieux et y prendre pied. Comme Paris a eu de tout temps le goŻt des personnalitťs exotiques et l'amour du clinquant, la vogue dont bťnťficiait le brillant ťtranger, lors de ses prťcťdents voyages, ne faisait que s'accroÓtre. Sans doute, son ťlťgance n'ťtait pas du meilleur aloi. Ce jeune homme trop bien mis, parť et parfumť ŗ outrance, gardait en lui je ne sais quoi d'apprÍtť et de mielleux qui repoussait certaines intimitťs; mais ses regards langoureux, ses maniŤres tour ŗ tour doucereuses et entreprenantes continuaient ŗ lui rťussir auprŤs des femmes: ses bonnes fortunes n'ťtaient plus ŗ compter, et, s'il faut en croire la chronique, l'une des princesses de la famille impťriale, la belle Pauline BorghŤse, ne se montrait nullement insensible ŗ ses hommages. Sachant parler aux femmes, il savait les faire parler et en tirait d'utiles renseignements: c'ťtait l'une de ses principales sources d'informations. Puis il avait le don de flairer, dans le monde et la haute administration, les consciences d'accŤs facile, les hommes chez lesquels nos vicissitudes politiques avaient dťsorientť ou dťtruit le sens moral, et qui formaient le rťsidu impur de la Rťvolution; il s'adressait ŗ eux de prťfťrence, frťquentant aussi les salons de la colonie ťtrangŤre, oý se rencontraient bon nombre d'individus qui servaient la France par nťcessitť ou par intťrÍt, sans que leur coeur eŻt changť de patrie. Les membres du corps diplomatique le traitaient en collŤgue, et lorsqu'il rťussissait ŗ se faire admettre dans l'intimitť de leur cabinet, il ęlouchaitĽ adroitement sur les papiers dont le bureau ťtait couvert, surprenait ŗ la dťrobťe quelques bribes de correspondance[55]. Enfin, dans ses ťvolutions ŗ travers la sociťtť parisienne, on le voyait tourner autour des jeunes gens qui sortaient des ťcoles militaires pour entrer dans les rťgiments; il cherchait ŗ se lier avec nos officiers de demain, ŗ gagner leur amitiť, ŗ s'ouvrir ainsi des vues sur toutes les parties de l'armťe. En un mot, il ťtait devenu ŗ Paris l'oeil du Tsar, un oeil vigilant, indiscret, au regard aigu et plongeant: il se faisait aussi la main de son maÓtre, qui l'employait ŗ nouer des rapports plus ťtroits avec certains personnages de particuliŤre importance[56]. [Note 55: Il se vante lui-mÍme d'un exploit de ce genre dans son rapport du 10 mai 1811, t. XXI du _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, p. 170. Tous les rapports adressťs par Tchernitchef tant ŗ l'Empereur qu'au chancelier ont ťtť publiťs dans ce volume.] [Note 56: Sur les faits et gestes de Tchernitchef, voy. le dossier spťcial que conservent les archives nationales, F, 7, 6575, et les piŤces publiťes du procŤs de l'employť Michel et de ses complices, Paris, 1812.] Depuis que Talleyrand s'ťtait mis ŗ Erfurt en relations mystťrieuses avec l'empereur Alexandre et avait saluť en lui l'espoir de l'Europe, le Tsar avait jugť ŗ propos d'instituer auprŤs de cette puissance un reprťsentant spťcial: ce rŰle avait ťtť dťvolu ŗ un jeune diplomate de grand avenir, le comte de Nesselrode, secrťtaire de l'ambassade russe en France. Peu de temps aprŤs l'entrevue, Nesselrode s'ťtait prťsentť ŗ Talleyrand et lui avait dit en propres termes: ęJe suis officiellement employť auprŤs du prince Kourakine, mais c'est auprŤs de vous que je suis accrťditť. J'ai une correspondance particuliŤre avec l'Empereur, et je vous apporte une lettre de lui[57].Ľ Depuis lors, il voyait rťguliŤrement Talleyrand, obtenait de lui des rťvťlations prťcieuses sur l'ťtat des esprits en France, sur les projets de Napolťon, et transmettait ces notions, ŗ l'insu de ses chefs hiťrarchiques, au secrťtaire d'empire Speranski, qui en faisait profiter son maÓtre: cette correspondance ťtait encore une branche de la diplomatie secrŤte. [Note 57: Ce texte est empruntť ŗ une importante ťtude que M. le gťnťral Schildner doit publier prochainement sur Alexandre Ier. Nous avons dŻ la communication de l'ouvrage ŗ la gracieuse obligeance de l'auteur et de M. Serge de Tatistchef.] Au commencement de 1811, Alexandre crut devoir stimuler ŗ nouveau le zŤle informateur de Talleyrand par un appel direct: Nesselrode ťtait auprŤs de lui ambassadeur en titre: Tchernitchef fut choisi comme envoyť extraordinaire: il eut ŗ remettre au prince de Bťnťvent une lettre personnelle de l'empereur Alexandre. Le contenu n'en a pas ťtť divulguť: on sait toutefois que Talleyrand parut grandement satisfait du message, et qu'il paya sa dette de reconnaissance par un bon conseil: ęSon Altesse, ťcrivait Tchernitchef, s'expliqua gťnťralement avec moi en vrai ami de la Russie, appuyant surtout sur le dťsir qu'elle avait de nous voir, dans les circonstances actuelles, faire notre paix avec les Turcs le plus promptement possible: reste ŗ savoir si elle a ťtť sincŤre[58].Ľ [Note 58: Rapport du 9/21 janvier 1811, volume citť, 59.] Tchernitchef pratiquait aussi certains membres du haut ťtat-major. DŤs l'automne prťcťdent, c'ťtait lui qui avait fait dire ępar quelques femmes[59]Ľ ŗ Bernadotte, avant le dťpart de ce dernier pour la SuŤde, que l'empereur de Russie voyait de bon oeil son ťlťvation et le tenait en spťciale estime: il avait ainsi jetť les premiŤres semences du rapprochement. Aujourd'hui, il menait un siŤge en rŤgle autour d'un gťnťral fort rťputť pour ses connaissances techniques, le Suisse Jomini, trŤs imprudemment froissť par une suite de passe-droits: il s'agissait de l'enlever subrepticement ŗ la France, de l'attirer au service de la Russie et de subtiliser ainsi ŗ l'Empereur un de ses plus savants spťcialistes. [Note 59: Alquier ŗ Champagny, 18 janvier 1811, d'aprŤs l'aveu de Bernadotte lui-mÍme.] Dans les intervalles de loisir que lui laissaient ses opťrations en France, Tchernitchef reportait ses regards sur l'Allemagne, qu'il avait traversťe tant de fois et qu'il connaissait ŗ fond. Il songeait ŗ y tirer parti des mťcontentements individuels et mťditait un projet qu'il ferait agrťer en principe ŗ l'empereur Alexandre. L'idťe maÓtresse de ce plan ťtait d'appeler en Russie un grand nombre d'officiers allemands actuellement sans emploi, impatients de porter les armes contre Napolťon et avides de revanche. On les tirerait des pays oý ils languissaient dťsoeuvrťs: en leur adjoignant d'autres ťlťments cosmopolites, on composerait une lťgion ťtrangŤre ŗ la solde du Tsar, un corps d'ťmigrťs de toute provenance, une armťe de Condť europťenne. Au moment de la rupture, cette troupe s'embarquerait ŗ bord de vaisseaux anglais, se ferait jeter ŗ Hambourg ou ŗ Lubeck, avec des armes, des munitions, des chevaux, et viendrait rťvolutionner l'Allemagne. Tchernitchef traitait cette affaire par correspondance avec le comte de Walmoden, Hanovrien rťfugiť ŗ Vienne, homme de tÍte et de main, prÍt ŗ guerroyer partout et avec tout le monde, pourvu que ce fŻt contre la France. Employť en 1809 par les Autrichiens ŗ prťparer des soulŤvements en Allemagne, Walmoden s'ťtait gardť dans ce pays de nombreuses relations et offrait maintenant de mettre au service de la Russie ces ťlťments d'agitation tout formťs; son intermťdiaire avec Tchernitchef ťtait un baron de Tettenborn[60]. Ainsi, les menťes qui se poursuivent sur les points les plus divers se tiennent toutes, se relient par des fils tendus ŗ travers l'Europe, par la correspondance et les voyages d'ťmissaires dont le travail souterrain se laisse reconnaÓtre ŗ certains affleurements, et que de connivences secrŤtes, que de compromissions occultes on dťcouvrirait encore, s'il ťtait permis de soulever dŤs ŗ prťsent tous les voiles et de scruter toutes les consciences! En somme, des agents de toute sorte, officiels ou officieux, dŻment ou tacitement autorisťs, recevant de Pťtersbourg le mot d'ordre ou le devanÁant, avivent sans rel‚che contre l'Empereur l'exaspťration des peuples, tentent la fidťlitť de ses gťnťraux et de ses ministres, surprennent le secret de ses bureaux, exploitent ŗ ses dťpens des colŤres lťgitimes et de criminelles dťfaillances, des haines saintes et des passions inavouables: tous s'efforcent, en prťvision de l'heure oý il devra faire face aux armťes russes projetťes hors de leurs frontiŤres, ŗ organiser derriŤre lui, dans son dos, des rťvoltes, des diversions, des intrigues, et ŗ l'enlacer de trahisons. [Note 60: Rapport de Tchernitchef du 5/17 avril 1811, volume citť, 110 ŗ 125.] IV Pour que ce grand complot rťussÓt, il importait que le secret fŻt gardť jusqu'au dernier jour, que Napolťon fŻt entretenu dans une trompeuse quiťtude. Il n'ťtait guŤre possible de dissimuler l'hostilitť des diplomates russes dans presque toutes les parties de l'Europe; mais, comme elle avait existť de tout temps et s'ťtait manifestťe sans vergogne au lendemain mÍme de Tilsit, il n'y avait lŗ rien de bien nouveau et de particuliŤrement significatif; Alexandre mettait ces ťcarts sur le compte d'agents qui mťconnaissaient leur devoir et cťdaient ŗ de vieilles habitudes d'opposition. Dans les rapports qui subsistaient entre les deux souverains par l'intermťdiaire de leurs ambassades, il avait soin de conserver une apparence de sťrťnitť et de grands mťnagements. S'ťtant fait fort de donner le change au duc de Vicence[61], il s'acquittait merveilleusement de cette t‚che, d'aprŤs la connaissance qu'il s'ťtait acquise du caractŤre de notre ambassadeur au cours d'une longue intimitť. Ayant eu pendant trois ans le loisir de l'ťtudier, il le savait plein de zŤle et de dťvouement, mais n'ignorait pas que ses qualitťs mÍmes faisaient parfois tort ŗ sa clairvoyance: cette ‚me chevaleresque croyait difficilement au mal: ce coeur noble et aimant attribuait volontiers aux autres la belle loyautť qu'il portait en lui-mÍme. [Note 61: On sait que Caulaincourt avait reÁu en 1808 le titre de duc de Vicence.] En dťcembre 1810, dans les jours qui prťcťdŤrent la publication de l'ukase destructif du commerce franÁais en Russie, Caulaincourt fut l'objet d'attentions et de prťvenances redoublťes. A un bal chez l'Impťratrice mŤre, Alexandre le distingua particuliŤrement. AprŤs l'avoir entretenu avec bienveillance, ęil appela--raconte l'ambassadeur dans son rapport ŗ Napolťon--le comte de Romanzof[62] qui passait par lŗ. Je voulus me retirer. L'Empereur dit: ęRestez, gťnťral, l'ambassadeur de France n'est jamais de trop entre nous.Ľ La conversation continua: l'Empereur ťtait fort gai et causant. Comme elle avait durť fort longtemps, soit avec moi, soit avec le chancelier en tiers, celui-ci fit la plaisanterie de dire, en voyant le ministre d'Autriche et quelques autres qui ťtaient prŤs de lŗ et nous observaient, qu'ils auraient pour rien matiŤre ŗ une longue dťpÍche de conjectures. M. de Saint-Julien n'ayant pas dťsemparť de lŗ depuis une heure et paraissant fort attentif, je continuai la plaisanterie en disant qu'il y en avait qui gagnaient d'autant mieux leur argent qu'ils n'avaient pas mÍme une distraction. L'Empereur reprit chaudement et d'un ton fort amical qu'il ťtait bien aise qu'on vÓt le prix qu'il mettait ŗ l'alliance de Votre Majestť et qu'on sŻt qu'il n'en voulait pas d'autre[63].Ľ [Note 62: Dans les documents citťs, nous maintenons la forme donnťe au nom du comte Roumiantsof.] [Note 63: 116e rapport, envoi du 17 janvier 1811. Tous les rapports de Caulaincourt ŗ l'Empereur citťs dans ce volume sont conservťs aux archives nationales, AF, IV, 1699.] Au commencement de janvier, le sťnatus-consulte prononÁant la rťunion du littoral hansťatique et faisant pressentir celle de l'Oldenbourg, fut connu en Russie. Le jour oý la nouvelle arriva, Caulaincourt dÓnait au palais: ęSavez-vous que vous avez encore de nouveaux dťpartements?Ľ lui dit simplement l'Empereur. Caulaincourt alla au-devant des objections: conformťment ŗ ses instructions, il essaya de justifier le fait accompli par la nťcessitť oý s'ťtait trouvť l'Empereur de fermer hermťtiquement au commerce anglais les principaux ports de l'Allemagne: au reste, cette extension de nos frontiŤres tournerait finalement ŗ l'avantage de tout le monde et surtout de la Russie. Dans les pays annexťs, la France allait accomplir une grande oeuvre d'utilitť internationale: entre Lubeck et Hambourg, ŗ la base du Holstein, l'Empereur ferait ouvrir un canal de jonction entre les deux mers, le canal de la Baltique ŗ la mer du Nord: gr‚ce ŗ ce couloir de communication, les navires sortant de la Baltique ou y entrant n'auraient plus ŗ doubler la presqu'Óle du Jutland et l'archipel danois: ils pourraient s'ťpargner les lenteurs et les pťrils d'un long circuit; le commerce de la Russie avec l'Occident et en particulier avec la France s'en trouverait grandement facilitť[64]. ęCertes,--rťpondit Alexandre sans ajouter d'autre rťflexion,--ce ne sera pas la Russie qui rompra les relations amicales entre les deux pays[65].Ľ [Note 64: Champagny ŗ Caulaincourt, 14 dťcembre 1810.] [Note 65: 119e rapport de Caulaincourt, envoi du 17 janvier.] Peu de jours aprŤs, il apprit positivement la saisie de l'Oldenbourg. AprŤs avoir offert au prince rťgnant de conserver ses …tats enclavťs dťsormais dans l'Empire ou d'accepter Erfurt en ťchange, Napolťon avait brutalement prťjugť sa dťcision: nos troupes avaient occupť le pays d'Oldenbourg et poussť dehors l'administration ducale. Cette fois, l'irrťgularitť inouÔe du procťdť ne permettait plus au Tsar de garder le silence: son honneur lui commandait de protester. Il le fit trŤs nettement, en termes pleins de convenance et de dignitť, mais sut donner ŗ ses plaintes une conclusion pacifique. On vient d'attenter, dit-il, au traitť de Tilsit, ŗ l'article qui a remis en possession de leurs domaines les princes d'Allemagne alliťs ŗ la famille impťriale de Russie. Pourquoi ce coup d'arbitraire? pourquoi cette violence caractťrisťe et gratuite? ęIl est ťvident que c'est ŗ dessein de faire une chose offensante pour la Russie. Est-ce pour me forcer ŗ changer de route? On se trompe bien: d'autres circonstances aussi peu agrťables pour mon empire ne m'ont pas fait dťvier du systŤme et de mes principes: celle-ci ne me fera pas donner plus ŗ gauche que les autres. Si la tranquillitť du monde est troublťe, on ne pourra m'en accuser, car j'ai tout fait et je ferai tout pour la conserver[66].Ľ [Note 66: 120e rapport de Caulaincourt, envoi du 27 janvier.] L'offense qu'il avait reÁue l'obligeait de tťmoigner ŗ l'ambassadeur de France quelque froideur: il cessa de l'inviter ŗ dÓner pendant quinze jours. Au bout de ce laps, il jugea que l'exclusion avait assez durť et qu'il pouvait dťcemment reprendre avec Caulaincourt des relations intimes et familiŤres, qui lui serviraient ŗ mieux dissimuler ses plans. L'ambassadeur reparut au palais: on le vit, comme par le passť, s'asseoir frťquemment ŗ la table impťriale, en hŰte de fondation. Pendant le repas, Alexandre parlait de la France avec intťrÍt, mettait la conversation sur Paris, ses embellissements; il disait ęen connaÓtre si bien les ťdifices par les descriptions que, s'il y faisait un jour un voyage, il s'y reconnaÓtraitĽ. AprŤs dÓner, il emmenait l'ambassadeur dans son cabinet; lŗ, il se plaignait doucement, comparant aux procťdťs dont il ťtait victime la conduite qu'il avait toujours tenue et qu'il voulait invariablement suivre: ęCe ne sera pas moi qui manquerai en rien aux traitťs, qui dťrogerai au systŤme continental. Si l'empereur Napolťon vient sur mes frontiŤres, s'il veut par consťquent la guerre, il la fera, mais sans avoir un grief contre la Russie. Son premier coup de canon me trouvera aussi fidŤlement dans le systŤme, aussi ťloignť de l'Angleterre que je l'ai ťtť depuis trois ans. Je vous en donne ma parole, gťnťral. S'il veut sacrifier les avantages rťels de l'alliance, la tranquillitť du monde ŗ d'autres calculs qui, certes, ne valent pas ces avantages, nous nous dťfendrons, et il trouvera que le dťvouement de la Russie ŗ la cause du continent tenait ŗ son dťsir de maintenir la tranquillitť de tous, autant qu'ŗ l'intťrÍt gťnťral, qui me porte encore vers ce but, et nullement ŗ la faiblesse[67].Ľ [Note 67: 121e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 fťvrier.] Au bout de quelque temps, il affirmait de nouveau que ęsi nous rompions la paix, ce ne serait pas lui qui y aurait donnť lieu, et que l'Europe ne lui reprocherait pas d'avoir manquť ŗ ses engagements et trahi la cause du continentĽ. Dans un autre entretien, il se montrait plus prťcis, plus explicite encore: ęMandez ŗ l'Empereur, disait-il, que je tiens toujours ŗ lui et ŗ l'alliance, s'il tient aussi ŗ cette alliance et ŗ moi. Mandez-lui bien que ce ne sont pas les Russes qui veulent la guerre, qui veulent aller ŗ Paris, puisque ce ne sont pas eux qui marchent et qui sont sortis de leurs frontiŤres. Ici, nous ne voulons que paix et tranquillitť, et si l'Empereur, comme il l'assure, ne vient pas nous chercher, il peut compter que la paix du monde ne sera pas troublťe, car je ne sortirai pas de chez moi et je serai fidŤle ŗ mes engagements jusqu'au dernier moment[68].Ľ [Note 68: 123e rapport, envoi du 10 fťvrier.] Quant aux griefs qu'allťguait la France, il les traitait de pures chicanes. D'aprŤs lui, l'ukase du 31 dťcembre 1811, dont Caulaincourt se plaignait avec quelque vivacitť, ťtait une mesure d'ordre purement intťrieur, un acte parfaitement licite; c'ťtait une sorte de loi somptuaire, destinťe ŗ empÍcher la noblesse russe de se ruiner en achats de productions ťtrangŤres: il fallait ťviter que l'argent des particuliers fŻt tirť et drainť au dehors. En tout, d'ailleurs, la Russie ne faisait qu'user de ses droits. C'ťtait son droit et mÍme son devoir que de prendre certaines prťcautions militaires, quelques mesures de dťfense, quand elle voyait l'empereur Napolťon entretenir ŗ cŰtť d'elle l'agitation polonaise, faire voiturer ŗ travers l'Allemagne des caisses de fusils ŗ destination de Varsovie. Alexandre ne disconvenait pas qu'en prťsence de ces menaces il avait ordonnť de fortifier les lignes de la Dwina et du Dnieper, mais il montrait ces ouvrages aussi ťloignťs de la frontiŤre que Paris l'ťtait de Strasbourg: ęSi l'Empereur fortifiait Paris, l'accuserait-on avec fondement de faire des ouvrages offensifs[69]?Ľ [Note 69: 129e rapport, envoi du 21 mars.] Quant ŗ l'activitť qui se manifestait au ministŤre de la guerre, il fallait y voir un travail tendant ŗ rťorganiser certains corps, sans accroÓtre leurs effectifs. A l'heure oý il avouait au ministre de SuŤde qu'il venait de crťer treize rťgiments nouveaux, Alexandre jurait ŗ Caulaincourt ęqu'il n'avait pas une baÔonnette de plus dans les rangs[70]Ľ. Et il revenait ŗ son thŤme favori: ęS'il faut enfin se dťfendre contre _lui_, nous nous battrons avec regret, mais moi et tous les Russes nous mourrons les armes ŗ la main pour dťfendre notre indťpendance. Je ne puis trop le rťpťter, il ne tient qu'ŗ l'Empereur que les choses reprennent leur cours accoutumť, puisque rien n'est changť ici et qu'on y a toujours le mÍme dťsir de vivre en bonne intelligence avec ses voisins et surtout en alliance avec vous[71].Ľ [Note 70: DťpÍche de Stedingk, 30 janvier 1811, archives de Stockholm, et 125e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 mars.] [Note 71: 123e rapport, envoi du 10 fťvrier.] Ces assurances, il ne se bornait plus ŗ les renouveler pťriodiquement, il en faisait le sujet constant et le fond de ses entretiens avec l'ambassadeur: il les replaÁait ŗ chaque rencontre, ŗ tout propos: en quelques semaines, il les rťpťta jusqu'ŗ douze fois bien comptťes, et toujours avec une abondance et une recherche d'expressions heureuses, pittoresques, frappantes, avec des mines ťmues et des caresses de langage, avec un charme incomparable de geste et de diction. Caulaincourt se laissait prendre ŗ la musique de cette voix qui savait moduler sur le mÍme air des variations infinies. Il ajoutait foi aux paroles que lui prodiguait cette bouche dont le sourire avait une gr‚ce ineffable, et il ne s'apercevait pas que le haut du visage dťmentait involontairement l'expression des lŤvres: que les yeux ne souriaient jamais, ces yeux d'un bleu terne et voilť: que le regard immobile, presque effrayant par sa fixitť, ne se posait jamais sur l'interlocuteur et semblait s'absorber dans la contemplation d'un mystťrieux fantŰme[72]. Ainsi, avec je ne sais quoi de douloureux et d'inquiet, Alexandre se livrait ŗ l'obsession du grand projet qu'avaient mis en lui des terreurs et des ressentiments trop justifiťs, de ce projet qui rťpondait ŗ ses profondes mťfiances et aussi ŗ quelques-uns des instincts les plus gťnťreux de sa nature, qui conciliait ses ambitions avec sa magnanimitť, et c'ťtait au moment oý il s'en occupait le plus qu'il se proclamait pur de toute arriŤre-pensťe. Sa politique, disait-il, ťtait au grand jour; nul plus que lui n'avait l'horreur des chemins dťtournťs, des sentiers tortueux: ęJe ne cache rien, gťnťral, et je n'ai rien ŗ cacher[73]Ľ, rťpťtait-il ŗ satiťtť; mais cette insistance mÍme eŻt dŻ avertir l'ambassadeur et le tenir sur ses gardes: il est bon de se mťfier de qui vante ŗ tout propos sa droiture et sa franchise. [Note 72: _Mťmoires de la comtesse Trembicka_, I, 261.] [Note 73: 124e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 mars.] Pour mieux duper, Alexandre consentait ŗ passer pour dupe. Il laissait dire autour de lui, par la partie la plus ardente de la sociťtť, que sa patience et son aveuglement passaient toutes bornes; qu'il se prťparait par son inertie somnolente un amer rťveil. Qu'attend-il, rťpťtaient ŗ l'envi les salons, pour ouvrir les yeux sur les desseins de Napolťon, pour rťpudier une alliance perfide, pour rťpondre aux sollicitations, aux offres de concours qui lui viennent d'Angleterre? ęIl faudra qu'un boulet franÁais tombe dans la Nťva pour que cet entÍtť d'empereur et ce sot de chancelier voient qu'on ne peut se sauver que par l'Angleterre[74].Ľ Alexandre se mettait peu en peine de ces propos et y trouvait son compte. Par son ordre, les personnes attachťes au gouvernement s'exprimaient en termes discrets, mesurťs, conciliants: les bruits de guerre qui circulaient pťriodiquement ne trouvaient aucun ťcho au palais et ŗ la chancellerie; dans ces milieux soigneusement dťpourvus de toute sonoritť et comme ťtoupťs, ils venaient s'amortir et s'ťteindre. [Note 74: Feuille de _Nouvelles et On dit_, jointe par Caulaincourt ŗ son envoi du 27 mars.] Le langage de la mission russe ŗ Paris rťpondait ŗ ces prťcautions. L'agent de confiance, Tchernitchef, comprenait et secondait ŗ merveille les intentions de son maÓtre; s'il croyait fermement ŗ la nťcessitť de prendre les devants sur l'adversaire, il n'en rťpťtait pas moins ŗ Napolťon que le constant dťsir de Sa Majestť Russe ęťtait de conserver et de resserrer de plus en plus l'alliance et l'amitiť qui existaient entre les deux empires....; qu'elle ťtait fermement rťsolue de persťvťrer dans le systŤme continental[75]Ľ. Quant ŗ Kourakine, il avait paru superflu de l'initier au secret et de lui recommander la prudence: pour qu'il ne donn‚t point l'ťveil par de tťmťraires paroles, on n'avait qu'ŗ le laisser ŗ ses inclinations pacifiques, ŗ sa pesante inertie. [Note 75: Rapport du 9/21 janvier 1811 (date rťtablie), volume citť, 54.] La chronique de Paris, qui revenait ŗ Pťtersbourg sous forme de nouvelles ŗ la main, continuait ŗ s'occuper de lui, mais le montrait se confinant de plus en plus dans la partie honorifique de ses fonctions, ťgayant toujours le public par la mise en scŤne ridiculement fastueuse qu'il organisait autour de ses moindres actions, par son goŻt pour les minuties de l'ťtiquette, par sa vanitť colossale et naÔve, par la manie qu'il avait de se faire peindre ŗ tout propos et reprťsenter en pied, entourť d'attributs et d'emblŤmes destinťs ŗ symboliser ses exploits diplomatiques. Dans les intervalles de rťpit que lui laissait sa goutte, il prťsidait ŗ des rťceptions et ŗ des fÍtes, se posait en protecteur des arts, visitait les ateliers de peinture, intervenait ŗ la Comťdie franÁaise et ęjugeait les diffťrends entre mesdemoiselles Bourgoing et Volnay pour les rŰles de mÍme emploi qu'elles se disputaient[76]Ľ. La surveillance de son ambassade absorbait le reste de son temps: il la gouvernait comme une famille, bourru et paternel tour ŗ tour avec ses subordonnťs, affectant beaucoup de rigueur sur le chapitre des moeurs sans prÍcher d'exemple, grondant fort les jeunes secrťtaires qui cťdaient aux entraÓnements de Paris et finissant par payer leurs dettes[77]. A le voir occupť de tels soins, qui croirait ŗ Paris qu'une cour reprťsentťe par cet ambassadeur dťbonnaire pŻt penser ŗ mal et nourrir d'agressifs desseins? Par son insignifiance mÍme, le vieux prince ťtait prťcieux: c'ťtait une sorte de mannequin dorť, ŗ figure souriante et bťate, bon ŗ prťsenter au gouvernement franÁais comme un trompe-l'oeil pour cacher les projets qui se machinaient par derriŤre. Alexandre disait de lui, assez haut pour que ses paroles revinssent au duc de Vicence: ęKourakine est un vieil imbťcile, mais l'empereur Napolťon sait qu'il veut l'alliance. Tout autre ŗ sa place, il croira qu'il vient pour finasser. Comme mes intentions sont droites, j'aime mieux une bÍte qui ne se conduit pas de maniŤre ŗ en faire douter qu'un homme d'esprit qui les ferait soupÁonner[78].Ľ [Note 76: _Nouvelles et On dit de Pťtersbourg_, envoi du 4 mars 1811.] [Note 77: _Bulletins de police_. Archives nationales, F, 7, 3719.] [Note 78: Feuille de _Nouvelles et On dit_, envoi du 27 mars.] Cependant, comme Kourakine ťtait chargť de transmettre les communications officielles, les notes de cabinet ŗ cabinet, il parut indispensable de le mettre quelque peu en mouvement ŗ propos de l'Oldenbourg: Alexandre tenait ŗ ce que sa protestation laiss‚t trace ťcrite. D'abord, Kourakine fut chargť de voir le ministre des relations extťrieures et de rťclamer verbalement. M. de Champagny se montra assez embarrassť pour dťfendre l'injustifiable; il soutint que le duc d'Oldenbourg avait ťtť l'objet d'un traitement de faveur, puisqu'on lui avait proposť un transfert de souverainetť, au lieu de le mťdiatiser comme ses voisins. En fin de compte, Champagny allťgua la nťcessitť politique et la raison d'Empire: successeur de Charlemagne, l'empereur Napolťon possťdait un droit de haute souverainetť sur tous les territoires germaniques et les rťpartissait au grť de ses conceptions profondes. Devant un argument de cette force, le gouvernement russe prescrivit ŗ Kourakine de dťposer une note de protestation, conÁue en termes trŤs mesurťs. Champagny refusa par ordre de la recevoir, et une scŤne ťtrange s'engagea entre l'ambassadeur et le ministre, le premier voulant ŗ toute force que le second ouvrÓt l'enveloppe et lŻt la piŤce, l'autre repoussant le papier avec une ťgale ťnergie et se dťfendant d'y toucher. De guerre lasse, Kourakine finit par laisser le pli tout cachetť sur le bureau ministťriel[79]. Sa cour jugea alors ŗ propos de communiquer la protestation ŗ toutes les puissances et de lui donner une publicitť europťenne: c'ťtait pour elle un moyen d'affirmer ŗ la fois son droit et la modťration qu'elle mettait ŗ le soutenir. [Note 79: BOGDANOVITCH, _Histoire de la guerre patriotique_ (1812), traduction allemande de Baumgarten, I, 12 ŗ 17. Cf. BERNHARDI, _Geschichte Russlands_, t. II, et POPOF, _Relations de la Russie avec les puissances europťennes avant la guerre de 1812_, _Revue du ministŤre de l'instruction publique russe_, CLXXVII.] La note rappelait que la suppression de l'…tat d'Oldenbourg n'avait pu s'opťrer ęsans blesser toute justiceĽ, sans porter atteinte aux droits les mieux ťtablis de la Russie, qui se croyait tenue d'en faire expressťment rťserve. AprŤs ces phrases hardies, la protestation tournait court et finissait par un ťloge de l'alliance[80]. Rťdigťe en ces termes, la piŤce ťtait ŗ double fin: elle pouvait, suivant les circonstances, servir de prťliminaire ŗ la rupture ou ŗ une nťgociation. Pour le cas oý l'empereur Alexandre surprendrait la fidťlitť des Polonais, oý il donnerait suite ŗ son projet d'attaque, la notification prťalable de ses griefs l'aurait mis en rŤgle vis-ŗ-vis de l'opinion; l'Europe s'ťtonnerait moins de lui voir donner pour sanction ŗ sa plainte l'ouverture des hostilitťs. Si les Polonais refusaient de le suivre et l'obligeaient ŗ rester en paix, il pourrait invoquer les phrases de la fin pour entrer avec Napolťon en accommodement, pour rťclamer une indemnitť et s'assurer peut-Ítre des garanties d'avenir. [Note 80: Le texte de la protestation a ťtť publiť par BIGNON, dans son _Histoire de France depuis le dix-huit brumaire_, X, 52-54.] Actuellement, c'est toujours le premier parti qui prťvaut dans sa pensťe. Ses confidences familiŤres montrent ŗ quel point persiste en lui la colŤre provoquťe par les actes rťcents et les derniŤres arrogances de la politique franÁaise[81]. De plus, des influences hostiles le circonviennent et l'entraÓnent. Depuis quelque temps, un grand effort se poursuit pour l'arracher plus complŤtement ŗ l'ascendant modťrateur de Speranski, aux conseils pacifiques du chancelier. Cette oeuvre rťunit les personnages et les partis les plus divers: la mŤre de l'Empereur, plusieurs de ses proches, les amis d'ancienne date auxquels il rend progressivement sa confiance, les Russes de vieille roche qui aspirent ŗ ťmanciper moralement leur pays et ŗ secouer la tutelle de l'esprit franÁais, les membres de l'ťmigration allemande et les missionnaires des sociťtťs secrŤtes, les absolutistes et les rťvolutionnaires, les adeptes d'un patriotisme ťtroit et les cosmopolites, les hommes qui veulent rendre la Russie ŗ elle-mÍme et ceux qui veulent en faire l'instrument de la libťration universelle[82]. Dans la guerre ŗ entreprendre, les premiers montrent la fin d'un systŤme de faiblesse et une rťsurrection de la fiertť nationale. Les seconds rappellent au Tsar que l'Europe l'attend et le dťsire, que tous les opprimťs espŤrent en lui: ŗ ce prince d'esprit mobile et d'imagination ardente, ils proposent un rŰle nouveau et grandiose: ils sont arrivťs ŗ lui faire croire, ŗ lui faire dire dans ses ťpanchements intimes que sa mission consiste ęŗ protťger l'humanitť souffrante contre les envahissements de la barbarie[83]Ľ. Et tous s'accordent ŗ lui rťpťter que l'instant est venu, que les circonstances permettent de porter enfin la guerre chez l'ťternel agresseur, ęqu'un moment pareil ne se prťsente qu'une fois[84]Ľ. C'est ŗ cette conclusion qu'aboutissent l'Allemand Parrot et l'ťmigrť franÁais d'Allonville, le premier s'autorisant d'une longue intimitť d'‚me avec Alexandre pour s'adresser ŗ sa conscience et ŗ son coeur, le second s'armant de considťrations purement militaires et techniques[85]. Tous les donneurs d'avis, tous les faiseurs de mťmoires abondent dans le mÍme sens. L'expťrience n'a pas instruit ces hommes, le malheur ne les a pas assagis: ce qu'ils conseillent encore une fois, dans l'impatience et l'enivrement de leurs haines, c'est l'ťternelle manoeuvre qu'ils ont vue aboutir en 1805 ŗ Austerlitz, en 1809 ŗ Wagram: c'est de saisir le moment oý Napolťon dťtourne son attention de l'Europe centrale et regarde ailleurs pour jeter contre lui une masse d'assaillants, et la disproportion entre les forces respectivement en ligne, l'aspect de l'Allemagne oý les FranÁais n'auront ŗ opposer qu'un corps ŗ une armťe, encourage toujours Alexandre ŗ prťvenir Napolťon, ŗ marcher hardiment pour le surprendre. [Note 81: Stedingk ťcrivait le 28 janvier: ęJe connais quelqu'un auquel il a dit: ęJe suis las des vexations continuelles de Napolťon. J'ai deux cent mille hommes de bonnes troupes et trois cent mille de milices ŗ lui offrir, et nous verrons.Ľ On m'a assurť, et je n'en doute pas, que des propos pareils lui ťchappent dans ses sociťtťs particuliŤres qui ne sont pas composťes des personnes les plus discrŤtes.Ľ Archives du royaume de SuŤde.] [Note 82: SCHILDNER, 236.] [Note 83: _Id._] [Note 84: Paroles d'Alexandre lui-mÍme ŗ Czartoryski, _Mťmoires du prince_, II, 252.] [Note 85: La _Correspondance de Parrot avec Alexandre_ a ťtť publiťe dans la _Deutsche Revue_, 1894-1895. Pour d'Allonville, voyez BOGDANOVITCH, I, 73.] CHAPITRE II PROJETS DE L'EMPEREUR. Napolťon au commencement de 1811.--MaÓtre de tout en apparence, il sent l'inefficacitť des moyens employťs jusqu'ŗ ce jour pour rťduire l'Angleterre et conquťrir la paix gťnťrale.--Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet.--Impuissance de Massťna devant Torres-Vedras.--Le Nord prťoccupe Napolťon et l'empÍche de porter un coup dťcisif en Espagne.--Crainte d'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre.--Mťfiance progressive: indices rťvťlateurs: l'ukase prohibitif.--ColŤre de Napolťon: paroles caractťristiques.--Les Polonais de Paris.--Mme Walewska et Mme Narischkine.--Napolťon dťcide de prťparer lentement et mystťrieusement une campagne en Russie.--Comment il conÁoit cette gigantesque entreprise.--Quelle est ŗ ses yeux la condition du succŤs.--Dix-huit mois de prťparation.--Projet pour 1811; projet pour 1812.--Mode employť pour recrťer en Allemagne une force imposante.--L'armťe de couverture.--Envoi de troupes ŗ Dantzick.--Prťcautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces prťparatifs.--Napolťon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre.--Les puissances que l'on se dispute.--Rapports avec la Prusse.--L'Autriche et les Principautťs.--Rapports avec la Turquie.--PremiŤre brouille entre Napolťon et le prince royal de SuŤde.--Bernadotte se rapproche de la France.--Raisons intimes de ce retour.--Demande de la NorvŤge.--Protestations simultanťes ŗ l'empereur de Russie.--Bernadotte sera ŗ qui le payera le mieux, sans Ítre jamais complŤtement ŗ personne.--L'Empereur dťcline toute conversation au sujet de la NorvŤge.--Audience donnťe ŗ l'aide de camp du prince.--Bernadotte rťitŤre ses instances et ses promesses.--Napolťon refuse de s'allier prťmaturťment ŗ la SuŤde.--Ses rapports avec la Russie durant cette pťriode.--Mťlange de dissimulation et de franchise.--Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg.--Rťquisitoire violent et emphatique contre l'ukase.--Pourquoi Napolťon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale.--Demande d'un traitť de commerce.--Grief secret et prťtention fondamentale de l'Empereur: la question des neutres et du blocus domine ŗ ses yeux toutes les autres: il ťvite encore de la soulever.--Sa longue et remarquable lettre ŗ l'empereur Alexandre.--Contre-partie; lettre au roi de Wurtemberg.--Raisons profondes qui portent l'Empereur ŗ envisager comme probable une guerre dans le Nord et ŗ y voir le couronnement de son oeuvre.--Napolťon ťgarť par le souvenir de Rome et de Charlemagne.--Il renoncerait pourtant ŗ la guerre si la Russie rentrait dans le systŤme continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance.--Alexandre et Napolťon cherchent respectivement ŗ s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif. I Dans le comble de puissance oý quinze ans de triomphes ininterrompus l'avaient mis, Napolťon ne jouissait pas de sa prospťritť et de sa gloire. L'annťe nouvelle se levait pour lui radieuse de promesses; la dťlivrance attendue de l'Impťratrice lui faisait espťrer un fils; jamais les rois n'avaient montrť autant de soumission apparente, et pourtant lui-mÍme ťprouvait les atteintes de l'universel malaise. Un danger vague lui semblait peser sur l'avenir: dans l'air encore immobile et calme, il sentait passer la lourdeur des orages prochains. Son grand esprit ne s'abusait point sur les dangers que crťait la prolongation de la guerre maritime, sur les charges, les vexations, les maux horribles dont elle accablait les peuples. D'aprŤs son propre aveu, tout l'esprit de son gouvernement s'en trouvait faussť: nul ne possťda ŗ un ťgal degrť l'instinct des principes de modťration ferme et de justice qui seuls assurent sur les hommes un empire durable, et il se voyait jetť hors de ses voies par les entraÓnements de son systŤme extťrieur, poussť dans la tyrannie, obligť de mettre partout le despotisme ŗ la place de l'autoritť. Il ne lui ťchappait pas qu'un monde de haines et de souffrances s'amassait autour de lui, que le nombre de ses ennemis grossissait sans cesse et qu'ils ne dťsespťraient jamais de l'abattre, tant que l'Angleterre resterait en armes. Or, cette guerre qui entretenait le mal d'insťcuritť dont avait toujours souffert sa grandeur, il ne savait plus comment la finir: il se demandait en vain oý trouver, oý chercher cette paix dont il avait besoin autant que le plus humble de ses sujets, et parfois on l'entendait dire ętrŤs vite, ŗ voix basse et avec une sorte d'impatience, que si les Anglais tenaient encore quelque temps, il ne savait plus ce que cela deviendrait, ni que faire[86]Ľ. [Note 86: Rapport de Tchernitchef, 9/21 janvier 1811, volume citť, 54.] Les moyens qu'il avait imaginťs pour rťduire sa rivale, malgrť leur colossal dťveloppement, malgrť leur rigueur et leur prťcision, n'avanÁaient plus ŗ rien: aux deux extrťmitťs de l'horizon, cette puissance dťmesurťment accrue rencontrait enfin sa limite. Le Nord ne se fermait pas aux produits britanniques, et cette brŤche au blocus en annulait tous les effets: l'Angleterre souffrait sans pťrir. Au sud, en Portugal, l'Angleterre ne se laissait pas arracher de cette pointe extrÍme du continent oý elle avait pris terre et s'ťtait inťbranlablement fixťe. Massťna t‚tait en vain les lignes de Torres-Vedras, ne rťussissait pas ŗ dťcouvrir le point faible, le cŰtť vulnťrable de la position ennemie; il envoyait le gťnťral Foy ŗ Paris rťclamer du secours, exposer la situation, demander aide et conseil: il s'avouait impuissant, et le succŤs plusieurs fois annoncť, attendu, escomptť, se dťrobait toujours. On s'est demandť pourquoi, en ce temps oý l'Empereur ignorait les intentions offensives d'Alexandre, il n'avait point fait masse de ses armťes et portť un grand effort en Espagne, pourquoi il n'avait pas donnť assez d'hommes au prince d'Essling pour jeter les Anglais ŗ la mer et terminer au moins cette partie de la t‚che. C'est que, sans lui montrer encore le pťril tout formť, le Nord le prťoccupait dťjŗ et le paralysait. Il savait qu'une rťconciliation de la Russie avec nos ennemis amŤnerait tŰt ou tard une prise d'armes en leur faveur, crťerait une diversion bien autrement redoutable pour lui que la prolongation de la guerre espagnole, l'obligerait ŗ prťparer une grande expťdition dans le Nord, ŗ frapper de ce cŰtť le coup suprÍme et ŗ vaincre les Anglais dans Moscou. Or, si les desseins du Tsar sur la Pologne lui ťchappaient, il lui semblait bien que la Russie, aprŤs l'avoir suivi quelque temps et s'Ítre acheminťe dans son sillage, aprŤs s'Ítre ensuite arrÍtťe et immobilisťe, virait de bord maintenant, s'ťloignait de lui insensiblement et s'orientait vers l'Angleterre. Le refus de frapper les marchandises coloniales d'un tarif ťcrasant et de confisquer les b‚timents fraudeurs lui ťtait apparu comme un premier indice. Peu aprŤs, sans apercevoir le groupement d'armťes qui s'opŤre par ordre d'Alexandre, il apprend que les Russes construisent beaucoup d'ouvrages sur la Dwina et le Dniester. Travaux de dťfense, sans doute, et parfaitement licites; nťanmoins, si les Russes mettent tant de soin ŗ couvrir leur frontiŤre, n'est-ce point pour se prťmunir contre les consťquences d'une dťfection qu'ils prťmťditent? AprŤs qu'ils auront fait la paix avec la Turquie, ęvoudraient-ils la faire avec l'Angleterre? Ce serait incontinent la cause de la guerre[87].Ľ Si Napolťon s'empare ŗ ce moment de l'Oldenbourg, c'est peut-Ítre ŗ dessein d'ťprouver et de t‚ter la Russie, de voir si elle ne saisira point le premier prťtexte pour rompre. En attendant que le mystŤre s'ťclaircisse, il n'augmente pas encore ses forces en Allemagne, laisse Davout isolť, se borne ŗ rťorganiser le premier corps sans y ajouter un homme, ŗ accťlťrer les envois d'armes dans le duchť de Varsovie[88]. Il continue toujours ŗ s'occuper de l'Espagne, presse Massťna d'en finir, ordonne aux autres chefs de corps de lui prÍter main-forte et de l'aider ŗ briser l'obstacle. Il reporte alternativement sa pensťe du nord au sud et des Pyrťnťes vers la Vistule, ne sait de quel cŰtť il dirigera les troupes que l'appel d'une nouvelle conscription va rendre disponibles. [Note 87: _Corresp._, 17187.] [Note 88: _Id._, 16994, 16995, 17283.] Dans cet ťtat de doute et d'expectative, la nouvelle de l'ukase prohibitif lui arrive soudain et l'avertit: c'est pour lui le signal d'alarme. L'ukase est spťcialement dirigť contre le commerce franÁais: il ferme le marchť russe ŗ nos produits et ordonne de brŻler ceux qui rťussiraient ŗ s'y introduire: c'est une rupture ťclatante sur ce terrain ťconomique oý devait surtout s'affirmer l'alliance. Nos ennemis vont accueillir cet acte comme une avance indirecte de la Russie, comme un premier gage; ŗ cette heure, sans doute, on exulte ŗ Londres, et la colŤre de l'Empereur ťclate. Il profite d'une audience donnťe au corps diplomatique pour tťmoigner aux reprťsentants de la Russie, ŗ Tchernitchef surtout, une froideur presque insultante: ęAu lieu de Russie, dit-il le soir, j'ai beaucoup parlť Pologne aujourd'hui[89].Ľ Les membres de la colonie polonaise de Paris poussent aussitŰt des cris de joie: ils affichent leurs espťrances dans le salon de madame Walewska, qui les laisse se grouper autour d'elle: ŗ cet instant, par une coÔncidence singuliŤre, deux Polonaises, Marie-Antonovna Narishkine et Marie Walewska, exerÁaient dans le mÍme sens sur les deux empereurs l'ascendant de leur charme, le pouvoir de leur douceur, et plaidaient tendrement la cause de leur patrie[90]. [Note 89: Rapport de Tchernitchef du 9/21 fťvrier 1811, volume citť, 147.] [Note 90: Rapport de Tchernitchef du 9/21 fťvrier 1811: ęLes femmes aussi jouent un grand rŰle dans ce moment, surtout depuis l'arrivťe de madame Walewska que Napolťon a beaucoup connue pendant la derniŤre campagne; la faveur de cette dame se soutient beaucoup; elle a eu les petites entrťes ŗ la cour, distinction qu'aucune autre ťtrangŤre n'a reÁue; elle a amenť avec elle un petit enfant que l'on dit Ítre provenu des frťquents voyages qu'elle faisait de Vienne ŗ Schoenbrunn: aussi en prend-on un soin infini.Ľ Volume citť, 149. Envoi de Caulaincourt du 17 janvier: ęMadame N... est plus que jamais la dame des pensťes: l'Empereur y passe au moins une heure tous les soirs: en un mot, elle est mieux traitťe que jamais. Le retour du prince Gagarine, qui est revenu de Moscou et que le public dťsigne comme son amant, n'a rien changť.Ľ] Mais Napolťon, s'il se dťcide ŗ se faire arme de la Pologne contre la Russie, se rťsoudra par d'autres motifs. En ce moment mÍme, on procŤde d'aprŤs ses ordres, au dťpartement de l'extťrieur, ŗ un travail qui doit ťtablir, par la vťrification et le rapprochement des dates, si l'ukase a prťcťdť ou suivi l'instant oý la nouvelle du sťnatus-consulte portant rťunion du littoral germanique est parvenue en Russie. Le rťsultat de cette enquÍte est concluant[91]; le sťnatus-consulte a ťtť connu le 2 janvier: l'ukase, longuement et mystťrieusement ťlaborť, a ťtť signť le 31 dťcembre; ce n'est donc pas une rťponse ŗ un acte dont la Russie pouvait s'offusquer: c'est une mesure d'hostilitť spontanťe et prťconÁue. Quelque temps aprŤs, l'ťclat donnť par les Russes ŗ leur protestation au sujet de l'Oldenbourg, cette maniŤre de saisir l'Europe et de la faire juge de leur cause, confirme et aggrave les soupÁons de l'Empereur. Plus de doute, la Russie tend chaque jour davantage ŗ se sťparer de lui et ŗ s'ťchapper de l'alliance: ęVoici, se dit-il en propres termes, une grande planŤte qui prend une fausse direction, je ne comprends plus rien ŗ sa marche; elle ne peut agir ainsi que dans le dessein de nous quitter; tenons-nous sur nos gardes et prenons les prťcautions commandťes par la prudence[92].Ľ Alors, aprŤs trois nuits sans sommeil, trois nuits de rťflexion profonde, durant lesquelles il met en balance les frais qu'occasionnera un grand armement et l'opportunitť de l'effectuer, il dťcide de dťpenser cent millions d'extraordinaire et de se mettre en mesure[93]. [Note 91: Il figure aux archives nationales sous forme de lettre adressťe par Champagny ŗ l'Empereur, AF, IV, 1699.] [Note 92: Rapport de Tchernitchef, 5/17 avril (date rťtablie) 1811, volume citť, 70.] [Note 93: Ce fait fut rťvťlť par Napolťon lui-mÍme au prince de Schwartzenberg, dans une conversation citťe par HELFERT, _Maria Louise_, p. 199.] Ce n'est pas qu'il juge nťcessaire de pousser h‚tivement ses prťparatifs et de parer ŗ des ťventualitťs urgentes. D'aprŤs ses prťvisions, rien ne presse: il faut que tout commence, mais tout doit s'opťrer posťment, tranquillement, avec prťcaution et surtout avec mystŤre. L'ťvolution de la Russie vers l'Angleterre se poursuivra vraisemblablement comme elle a commencť, c'est-ŗ-dire pas ŗ pas, par successives ťtapes; elle ne s'achŤvera guŤre avant le milieu ou la fin de l'annťe, et il sera facile d'ajourner le conflit jusqu'en 1812. La guerre au Nord n'apparaÓt pas ŗ Napolťon imminente, mais plus probable dans l'avenir, plus difficilement ťvitable. L'idťe qu'il s'en fait, vague jusqu'alors et imprťcise, se formule nettement; les contours se dťterminent, les arÍtes principales s'accusent, les grandes lignes se dťgagent, et tout un plan d'action surgit dans sa pensťe, subtil, profond, colossal, exťcutable ŗ distance d'une annťe. S'il doit faire cette guerre, il entend la porter et mÍme la commencer en territoire ennemi; c'est ŗ ce prix seulement qu'elle est susceptible de rťsultats grandioses et mťrite d'Ítre faite. Les dťsastres infligťs aux Russes en Allemagne ou en Pologne, Austerlitz et Friedland par exemple, ont humiliť l'orgueil du Tsar et de sa noblesse: ils n'ont pas atteint la puissance moscovite dans ses oeuvres vives et limitť vraiment sa force d'expansion. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est un Austerlitz ou un Friedland en Russie, un coup portť assez profondťment pour permettre d'imposer aux vaincus, comme conditions de la paix, l'abandon de leurs facultťs offensives, le recul de leurs frontiŤres, un dťplacement vers l'Est, un exil aux confins de l'Asie. Comment Napolťon obtiendra-t-il ce succŤs dťcisif, une fois entrť en Russie? Quel sera sur place son plan d'opťrations et de manoeuvres? Sa pensťe ne sonde pas encore cet avenir. Confiant dans ses inspirations stratťgiques et tactiques, il se croit sŻr de vaincre en Russie pourvu qu'il rťussisse ŗ y entrer, ŗ y insťrer d'emblťe quatre ou cinq cent mille hommes, et pourvu que ces masses soient suffisamment munies, ťquipťes, outillťes, approvisionnťes, pour qu'elles puissent vivre et agir plusieurs mois dans un pays fait de vastes espaces peu peuplťs et d'obscures immensitťs. Du premier coup, il va droit ŗ la grande difficultť, celle de pousser par un glissement insensible la puissance franÁaise jusqu'aux abords de la Russie, de l'y prťcipiter ensuite avec tout son attirail, avec toutes ses ressources, de faire en sorte que nos armťes dťbouchent en Lithuanie aussi fraÓches et bien pourvues que si elles sortaient de Strasbourg ou de Mayence, d'assurer les subsistances, les transports, le ravitaillement, dans une rťgion oý il faudra tout amener avec soi et dont l'accŤs s'ouvre ŗ huit cents lieues de nos frontiŤres. S'il parvient ŗ rťsoudre ce problŤme par un miracle d'organisation et de prťvoyance, il considŤre qu'il aura tout gagnť: ŗ ses yeux, dŤs qu'il s'agit de s'attaquer ŗ la Russie, le secret de la victoire rťside intťgralement dans l'art des prťparations, et lui qui a improvisť tant de guerres avec des ťlťments crťťs d'urgence, croit n'avoir pas trop d'une annťe, de dix-huit mois peut-Ítre, pour rassembler cette fois ses moyens, pour les ťlever ŗ un degrť de perfection sans exemple, pour les porter sur place, pour les faire arriver ŗ pied d'oeuvre intacts et tout montťs, pour prťparer mťthodiquement et mťticuleusement l'invasion. Mais les Russes le laisseront-ils poursuivre jusqu'ŗ complet achŤvement cette oeuvre de persťvťrance et de longueur? Pourquoi ne chercheraient-ils pas ŗ nous prťvenir, ŗ se jeter avant nous sur la Pologne et l'Allemagne encore inoccupťes? A cet ťgard, Napolťon n'a pas de craintes immťdiates, et voici comment il envisage l'avenir. Ignorant totalement ce qui se passe en face de la frontiŤre varsovienne, il croit que les seules forces mobiles et vťritablement actives dont dispose la Russie sont retenues sur le Danube: il estime qu'Alexandre, occupť par la Turquie comme lui-mÍme l'est par l'Espagne, ne songera ŗ consommer sa dťfection qu'aprŤs s'Ítre dťbarrassť de cette entrave. Mais la paix avec les Turcs paraÓt assez prochaine: au point oý en sont les choses, il semble que ce soit affaire de quelques mois: la paix peut se conclure dŤs que l'ouverture de la prochaine campagne aura fourni aux Russes l'occasion d'un succŤs marquť, c'est-ŗ-dire au printemps; dans le courant de l'ťtť, les troupes russes reflueront probablement vers les frontiŤres occidentales de l'empire, occuperont les lignes de dťfense, les camps retranchťs qui s'y ťbauchent, et se placeront ainsi en imposante posture. C'est sans doute l'instant que s'est dťsignť le Tsar pour renouer avec l'Angleterre et nous fausser dťfinitivement compagnie. Si Napolťon attend de son cŰtť cette ťpoque pour porter ses troupes en Allemagne et commencer les apprÍts d'une guerre vengeresse, il est ŗ craindre que les Russes, ŗ l'aspect de nos mouvements, ne rťsistent pas ŗ la tentation de mettre ŗ profit leur avantage momentanť, de franchir leurs frontiŤres, de briser ou au moins de fausser le grand appareil militaire qu'ils verront s'avancer contre eux. Donc il est indispensable que pour l'ťpoque prťvue nos premiers mouvements soient exťcutťs, que la France ait dans l'Allemagne du Nord des forces suffisantes non pour attaquer les Russes, mais pour leur interdire toute attaque, pour les empÍcher de rien entreprendre, pour les dominer et les barrer. Napolťon dťcide qu'avant la fin du printemps le corps de Davout se sera transformť sans bruit en une armťe de quatre-vingt mille hommes, composťe de ses meilleures troupes; que cette armťe, placťe sous le plus sŻr et le plus solide des chefs, renforcťe des contingents allemands, aura allongť ses colonnes jusqu'aux approches de Stettin et de l'Oder, afin de pouvoir, ŗ la premiŤre alerte, arriver sur la Vistule avant les Russes. Il dťcide que Dantzick, abondamment pourvu d'hommes et de munitions, sera devenu un premier centre de rťsistance et une grande forteresse d'arrÍt. Par consťquent, lorsque les Russes remonteront du sud au nord-ouest et se tourneront vers l'Allemagne franÁaise, ils apercevront devant eux un double obstacle, qui se sera insensiblement redressť: Dantzick d'abord, donnant un point d'appui ŗ la Pologne varsovienne; plus loin l'armťe de Davout postťe sur les deux rives de l'Elbe: ils retrouveront en face d'eux une partie importante de la puissance franÁaise, alors qu'ils la croient tout entiŤre dťtournťe vers l'Espagne et engouffrťe dans la Pťninsule. Cette reprise par leur adversaire de l'avantage stratťgique les emprisonnera ŗ l'intťrieur de leurs frontiŤres: Napolťon les immobilisera sur la pointe de son ťpťe, tendue au travers de l'Allemagne et insinuťe jusqu'ŗ la Vistule[94]. [Note 94: Ce plan est exposť dans une lettre de l'Empereur ŗ Davout, 24 mars 1811, _Corresp._, 17516.] Ainsi tenue en respect, la Russie n'osera vraisemblablement dťmasquer ses projets et jeter bas un simulacre d'alliance. L'empereur Alexandre va se troubler, hťsiter, ťquivoquer; il ouvrira des nťgociations: Napolťon en fera autant de son cŰtť: ęIl est probable, ťcrit-il ŗ Davout, que nous nous expliquerons et que nous gagnerons du temps de part et d'autre[95].Ľ Pendant ce temps, ŗ l'abri de nos troupes d'Allemagne dťployťes en rideau protecteur, nos forces de seconde et de troisiŤme ligne se formeront; derriŤre les quatre-vingt mille hommes de Davout, l'Empereur en rťunira quatre fois autant; sur le Rhin, en Hollande, dans la France du Nord, ŗ Mayence, ŗ Wesel, ŗ Utrecht, ŗ Boulogne, derriŤre les Alpes, dans la haute Italie, des camps s'ťtabliront, d'ťnormes rťceptacles d'hommes et de munitions, dont le contenu se rťpandra peu ŗ peu sur l'Allemagne. Ces masses rejoindront en temps voulu l'armťe de Davout, se grouperont derriŤre elle et ŗ ses cŰtťs, referont la Grande Armťe sur des proportions formidablement accrues, se prťpareront elles-mÍmes ŗ attaquer, et la position de dťfense prise dans le nord de l'Allemagne se transformera en base d'offensive. En mÍme temps, non content de lever tous ses vassaux, Allemands du Nord et du Sud, Suisses, Italiens, Illyriens, Espagnols, Portugais, l'Empereur s'adressera aux …tats qui conservent une indťpendance nominale, Prusse, Autriche, Turquie et SuŤde. Tandis qu'Alexandre se flatte d'immobiliser deux de ces puissances et de s'attacher les autres, Napolťon se croit sŻr de les enrťgimenter toutes quatre. Ainsi, au commencement de 1812, en admettant que ses nťgociations avec Alexandre n'aient point abouti et qu'il n'ait pas obtenu de la Russie des garanties expresses de fidťlitť, il se trouvera disposer contre elle de toute l'ancienne Europe, mais de l'Europe mise sur pied d'avance et militairement organisťe, disciplinťe, embrigadťe, mobilisťe, concentrťe, formťe en une seule et immense colonne d'assaut. [Note 95: _Corresp._, 17516.] II Les premiers ordres pour renforcer le corps de Davout furent donnťs ŗ la fin de janvier et complťtťs ensuite par une sťrie de dispositions. L'opťration n'allait pas s'accomplir brusquement, brutalement: il ne s'agissait pas de jeter d'un coup au delŗ du Rhin une force considťrable, qui attirerait l'attention. C'est par une infiltration continue d'hommes et de matťriel dans les cadres dťjŗ existants que se recrťera notre armťe d'Allemagne. Le premier corps s'accroÓtra insensiblement, sans que sa forme extťrieure et ses ťlťments constitutifs soient d'abord modifiťs. Les unitťs qui le composent, divisions, rťgiments, bataillons, vont simultanťment grossir, par lente addition de substance; puis, lorsqu'elles seront parvenues ŗ une surabondance d'effectifs, elles vont se dťdoubler, se multiplier, essaimer autour d'elles d'autres groupes, d'autres unitťs, et peu ŗ peu, au lieu d'un simple corps, l'armťe de quatre-vingt mille hommes apparaÓtra, munie de tous ses organes. Le 21 janvier, l'Empereur annonce ŗ Davout un seul rťgiment franÁais et quatre rťgiments hollandais: cette infanterie sera rťpartie entre les trois divisions du 1er corps, les divisions incomparables, celles de Friant, Morand et Gudin, que l'on dťchargera ensuite de leur trop-plein par la formation d'une quatriŤme, confiťe au gťnťral Dessaix[96]. En mÍme temps, comme la conscription de 1812 aura versť dans les dťpŰts cent mille recrues, les bataillons actuels de dťpŰt, dont l'instruction s'achŤve, pourront se mettre en route et rejoindre les rťgiments d'Allemagne. Les rťgiments un peu maigres prendront ainsi du corps, comprendront quatre bataillons, puis cinq, au lieu de trois, et dans le courant de l'ťtť, par suite de cette plťthore, l'armťe se formera ŗ cinq divisions, de quatre rťgiments chacune et de deux brigades. La cavalerie se sera antťrieurement augmentťe par l'envoi aux escadrons de guerre de dťtachements puisťs dans tous les dťpŰts de mÍme arme, sans crťation de rťgiments nouveaux: elle se sera complťtťe en chevaux par des remontes opťrťes sur place. [Note 96: _Corresp._, 17289.] Quant au matťriel, Napolťon s'occupe dťjŗ ŗ l'expťdier, en prenant pour base de ses calculs ce que sera l'armťe de l'Elbe dans six mois, non ce qu'elle est actuellement. Il fait partir l'artillerie rťgimentaire et divisionnaire, les parcs de rťserve, au total cent quatre-vingts bouches ŗ feu. Il organise le gťnie et lui fournit quinze mille outils; s'absorbant dans de minutieuses supputations, il compte que Davout aura besoin de six cents voitures d'artillerie et de deux cent vingt-quatre caissons d'infanterie, pour porter avec soi cinq cent quatre-vingt-quatre mille cartouches, tandis qu'une rťserve de trois millions de cartouches s'entassera dans les magasins de Hambourg et de Magdebourg. Avec une sollicitude particuliŤre, il perfectionne le service du train, celui des ťquipages militaires, car il y voit, dans une guerre lointaine, les auxiliaires indispensables de la victoire. Ces ťlťments divers vont se former par prťlŤvements opťrťs sur toutes les ressources de l'intťrieur, franchir le Rhin par groupes isolťs, par dťtachements ŗ peine visibles, et s'introduire furtivement en Allemagne[97]. [Note 97: _Corresp._, 17289, 17336, 17355, 17372, 17382, 17384, 17414, 17441, 17469, 17493, 17494, 17503, 17512, 17513, 17519, 17533. Cf. la rťponse de Davout et autres piŤces conservťes aux archives nationales, AF, IV, 1653.] Pour faciliter leur marche, Napolťon fait reconnaÓtre par des officiers d'ťtat-major et amťnager les voies de communication. En Allemagne, les chemins sont gťnťralement mauvais: n'importe, on en crťera d'autres. Entre Wesel et Hambourg, ŗ travers la Westphalie et le Hanovre, une large route militaire va s'ouvrir, une sorte de voie romaine, qui attestera aux gťnťrations futures le passage des FranÁais et la grandeur de leurs oeuvres. Les autoritťs de la Westphalie et du grand-duchť de Berg procťderont ŗ ce travail. Davout est chargť de pourvoir au placement de ses effectifs futurs, d'assurer par avance les vivres, l'habillement, la solde, de rťgler son budget, de fortifier Hambourg, de convertir cette ville ouverte en une vaste place d'armes. Qu'il se mette en mesure de toutes faÁons, mais que ces prťparatifs s'opŤrent dans le plus absolu silence: agir sans parler, telle est la recommandation qui accompagne invariablement les ordres donnťs et accuse ŗ chaque instant la pensťe dominante de l'Empereur. Il couvre d'une ombre encore plus ťpaisse les mouvements destinťs ŗ recomposer la garnison de Dantzick et ŗ en dťcupler l'effectif. D'abord, il fait rejoindre les quinze cents soldats qu'il a dans la place par six bataillons polonais, par deux bataillons saxons, par le rťgiment franÁais qui occupe Stettin; Davout l'y remplacera ępar un trŤs beau rťgimentĽ de la division Friant, en ayant soin de tenir ęle meilleur langage envers la Russie[98]Ľ, en s'abstenant de la moindre confidence au gouvernement de Varsovie: ęTout ce qu'on dit aux Polonais, ils le rťpŤtent et le publient de toutes les maniŤres[99].Ľ Un peu plus tard, l'Empereur fait filer sur Dantzick, par Magdebourg et la Prusse, des compagnies de canonniers, de mineurs, de sapeurs, puis un rťgiment westphalien de deux mille quatre cents hommes, un rťgiment de Berg; il demande pour la mÍme destination un rťgiment ŗ la BaviŤre, un autre au Wurtemberg, et de tous les points de l'Allemagne des dťtachements se dirigent vers le poste ŗ rťoccuper, mais ils s'y rendent sans prťcipitation, en amortissant le bruit de leurs pas. Avec eux, l'Empereur fait affluer ŗ Dantzick des canons, des mortiers, des affŻts, des fusils, tous les engins de rťsistance, et de plus un ťquipage de ponts, matťriel d'attaque qu'il dispose lŗ pour l'avenir et par provision[100]. Mais le gouverneur Rapp reÁoit impťrativement l'ordre de surveiller ses propos, de ęcouper sa langue[101]Ľ: il devra ne faire aucun ťtalage des ressources de tout genre qui vont lui arriver et s'entasser dans la place. [Note 98: _Corresp._, 17415.] [Note 99: _Id._] [Note 100: _Id._, 17212, 17323, 17415, 17488, 17490, 17491, 17505, 17510, 17515, 17520.] [Note 101: _Id._, 17516.] Cependant, Napolťon sent l'impossibilitť de dissimuler complŤtement aux Russes cette agglomťration de forces ŗ proximitť de leur frontiŤre; renonÁant ŗ nier le fait, il travestit l'intention. Il ordonne de prťparer pour Kourakine une note explicative, nourrie d'allťgations spťcieuses et de contre-vťritťs: elle dira qu'une grande escadre anglaise s'avance dans la Baltique, qu'on lui suppose le dessein d'attaquer Dantzick; en consťquence, l'Empereur se juge obligť de mettre la place en ťtat de dťfense, d'y rťunir quelques milliers d'hommes, et se fait un devoir d'en prťvenir la Russie, afin que celle-ci ne s'alarme point d'un armement dirigť contre l'ennemi commun[102]. [Note 102: _Corresp._, 17492, 17523. Cf. les lettres de Champagny ŗ l'Empereur en date des 19 et 28 mars. Archives nationales, AF, IV, 1699.] La mÍme note avoue que des fusils ont ťtť achetťs en France pour le compte du roi de Saxe, souverain de Varsovie, agissant dans la plťnitude de ses droits; ęmais le nombre n'en est que de vingt mille, au lieu de soixante mille qu'on a supposťĽ. Dans la rťalitť, les amas d'armes que Napolťon dispose ŗ l'usage des paysans polonais, destinťs au besoin ŗ se lever en masse, sont autrement considťrables. Ses agents lui ont dťcouvert ŗ Vienne cinquante-quatre mille fusils, que l'Autriche est prÍte ŗ cťder: le roi de Saxe reÁoit avis de les acheter et de les attirer ŗ Dresde; c'est l'Empereur qui les payera. L'Empereur forme lui-mÍme sur le Rhin deux dťpŰts d'armes, rťunit ŗ Wesel trente-quatre mille fusils, tirťs de Hollande, ŗ Mayence cinquante-cinq mille, tirťs de France; sans les porter encore au delŗ du fleuve, il les fait mettre en magasin, en caisses, ęemballťs et prÍts ŗ partirĽ.--ęOrdonnez, ťcrit-il au ministre de la guerre, que cette opťration se fasse avec le plus de mystŤre possible, de sorte qu'aux premiers jours de mai, si j'avais besoin d'avoir ces soixante-seize mille armes, elles pussent partir vingt-quatre heures aprŤs que je l'aurais ordonnť[103]Ľ, ce qui les ferait arriver ŗ destination au bout de quelques semaines. Napolťon ne suppose jamais qu'avant l'ťtť il puisse avoir besoin d'armer la population varsovienne et mÍme de mettre sur pied, dans le duchť, les troupes rťguliŤres, non plus que de possťder ŗ Dantzick les quinze mille hommes auxquels il donne sourdement l'impulsion. [Note 103: _Corresp._, 17371.] Son activitť diplomatique retardait encore sur ses mouvements militaires. Les quatre puissances qui lui semblaient ses auxiliaires dťsignťs, Prusse, Autriche, Turquie et SuŤde, n'avaient pas, comme nos armťes, de grands espaces ŗ parcourir pour entrer en ligne: elles ťtaient toutes portťes, limitrophes de l'ennemi ŗ atteindre: il ťtait inutile et mÍme dangereux d'engager avec elles des nťgociations dont l'ťcho pourrait retentir ŗ Pťtersbourg et prťcipiter la rupture. D'ailleurs, Napolťon ťtait persuadť que ces alliances se feraient presque d'elles-mÍmes et par la force des choses; que la Prusse et l'Autriche, dominťes par son prestige, viendraient docilement ŗ son appel; qu'une sorte de fascination les lui amŤnerait; que la tradition lui ramŤnerait la Turquie et la SuŤde. Aujourd'hui, il essayait simplement, par une pression plus ou moins forte sur les quatre puissances, de composer ŗ chacune une attitude conforme ŗ ses desseins. A la Prusse, il ne demandait que l'immobilitť. La Prusse ťtait sur le chemin entre la France et la Russie: si elle s'agitait et armait, on pourrait croire ŗ Pťtersbourg qu'elle se levait ŗ notre instigation et que Napolťon voulait s'en faire une avant-garde; il importait donc qu'elle s'effaÁ‚t de la scŤne le plus longtemps possible et se fÓt oublier. Mais les convenances de notre politique cadraient mal avec les angoisses de la Prusse. La cour de Potsdam, avertie par les appels d'Alexandre que la rupture entre les deux empereurs approchait et mieux instruite ŗ cet ťgard que Napolťon lui-mÍme, vivait dans l'ťpouvante: elle craignait de devenir la premiŤre victime de la guerre, quelque parti qu'elle prÓt, et de pťrir broyťe dans le choc qui se prťparait. Pour dťfendre sa misťrable existence, elle armait frauduleusement et en cachette, rappelait en partie les rťserves. Au service de qui emploierait-elle ces forces? Irait-elle oý l'appelaient ses voeux et ses haines? S'ťlancerait-elle vers la Russie? Au contraire, cťdant ŗ d'inťluctables nťcessitťs, se laisserait-elle dťriver vers la France? C'ťtait ce qu'elle ignorait elle-mÍme. Le chancelier Hardenberg passait par des alternatives diverses: nťgociant simultanťment avec Napolťon et Alexandre, il ťtait tour ŗ tour sincŤre et faux dans ses protestations ŗ l'un et ŗ l'autre; il trompait toujours quelqu'un, mais ce n'ťtait pas la mÍme puissance; il y avait des ťvolutions dans sa duplicitť[104]. En tout cas, il jugeait indispensable de renouveler frťquemment ŗ Paris d'humbles demandes d'alliance, des offres de concours, pour mťriter l'indulgence de l'Empereur et l'amener ŗ fermer les yeux sur des armements illicites. Mais l'Empereur dťdaignait encore de prÍter l'oreille aux sollicitations de la Prusse; d'autre part, dŤs qu'il remarquait chez elle quelque mouvement suspect, quelque levťe excťdant le chiffre rťglementaire, il la rabrouait durement et, d'un ton courroucť, lui enjoignait de rentrer dans l'ordre, se bornant ŗ lui faire entrevoir, pour prix de sa sagesse, la perspective d'un accord futur et ťventuel. [Note 104: DUNCKER, ouvrage citť, 343-365. MARTENS, _Traitťs de la Russie_, VII, 15 et suiv. Correspondance de Prusse, aux archives des affaires ťtrangŤres, janvier ŗ avril 1811.] Il ťvitait ťgalement de brusquer son alliance avec l'Autriche, mais croyait nťcessaire d'imprimer ŗ cet …tat un mouvement propre ŗ inquiťter les Russes sur le Danube, ŗ leur donner plus d'occupation en Orient et ŗ les y enfoncer davantage. Partant de ce principe que la cour de Vienne voyait avec chagrin l'annexion imminente des Principautťs et y mettrait volontiers obstacle, pourvu qu'elle fŻt quelque peu soutenue et encouragťe, il provoquait avec elle ŗ ce sujet un ťchange de vues: il tťmoignait le regret d'avoir souscrit naguŤre ŗ un tel accroissement de l'empire russe, se montrait aujourd'hui dans des dispositions diffťrentes, demandait ŗ Metternich et ŗ l'empereur FranÁois ce qu'ils comptaient faire, jusqu'oý ils oseraient aller pour empÍcher un rťsultat funeste ŗ leurs intťrÍts, et ne leur mťnageait pas les expressions de sa bienveillance. Son jeu ťtait clair: il voulait que l'Autriche se mÓt en avant et prÓt une initiative que les stricts engagements d'Erfurt lui interdisaient ŗ lui-mÍme: il voulait qu'elle protest‚t contre la conquÍte des Principautťs et appuy‚t au besoin ses notes diplomatiques par quelques dťmonstrations militaires. Ces dťmarches auraient pour rťsultat de ranimer le courage des Ottomans par l'espťrance d'un secours, de les inciter ŗ mieux dťfendre leurs provinces, ŗ refuser la paix, ŗ prolonger une guerre destinťe, d'aprŤs les calculs de Napolťon, ŗ retenir les Russes loin de lui et ŗ retarder leur rťapparition en masse sur les frontiŤres de la Pologne[105]. [Note 105: _Corresp._, 17387, 17388. Cf. la lettre du 26 mars au sujet de la Serbie, oý les Russes venaient d'occuper Belgrade. _Corresp._, 17518.] Avec la Turquie elle-mÍme, il ťvitait de passer des accords destructifs de ceux qui le liaient toujours ŗ la Russie, de garantir au Sultan l'intťgritť de son empire et la rťcupťration des Principautťs. Ses efforts tendaient simplement ŗ faire succťder entre les deux …tats, ŗ une froideur marquťe, une reprise de confiance. Il ťcrivait au ministre des relations extťrieures: ęMandez ŗ M. de Latour-Maubourg--c'ťtait notre chargť d'affaires ŗ Constantinople--de se rapprocher le plus possible de la Porte, de faire en sorte, sans se compromettre, que le nouveau Sultan m'ťcrive et m'envoie un ministre: de mon cŰtť, je lui rťpondrai, je renouerai mes relations et j'enverrai un ministre[106].Ľ Ainsi, les voies s'ouvriront ŗ un rapprochement. Sans rappeler encore ŗ lui la Turquie, Napolťon s'occupe ŗ la placer sur le chemin du retour; ce qu'il cherche ŗ obtenir des Ottomans, c'est qu'ils se mettent ŗ sa disposition, sans lui demander dŤs ŗ prťsent d'engagements formels, et attendent son bon plaisir. [Note 106: _Corresp._, 17365.] Il eŻt voulu agir de mÍme avec la puissance qui correspondait ŗ la Turquie dans la partie opposťe de l'Europe, avec cette SuŤde qui devait son importance ŗ sa position topographique plus qu'ŗ ses forces. Actuellement, il n'exigeait d'elle qu'un service plus exact contre l'Angleterre, une soumission absolue, sans prťjuger ce qu'il aurait peut-Ítre ŗ lui demander contre les Russes et ŗ faire pour elle. Mais les intťrÍts contradictoires entre lesquels se dťbattait la SuŤde, ses passions, ses souffrances, ne lui permettaient point une obťissance purement gratuite, une attente rťsignťe. Chaque jour, son indiscipline cause ŗ Napolťon de nouvelles impatiences: il lui faut en mÍme temps se dťfendre contre des empressements intempestifs, contre d'importunes sollicitations. Le caractŤre de l'homme qu'il a laissť se placer ŗ Stockholm sur les marches du trŰne complique singuliŤrement le problŤme des relations. Dťsireux de ne pas se brouiller complŤtement avec la SuŤde et de ne point s'allier prťmaturťment ŗ elle, il aura fort ŗ faire pour atteindre ce double but, et ses rapports avec Bernadotte, assez accidentťs durant cette pťriode, donnent plus particuliŤrement la mesure de ses intentions actuelles ŗ l'ťgard de la Russie. III Parti de Paris avec la trahison au coeur, Bernadotte n'avait pas rťsistť ŗ mal parler de son ancien chef, dŤs qu'il s'ťtait trouvť en prťsence de l'ťmissaire chargť par la Russie de provoquer ses confidences: la profession d'ingratitude qu'il avait faite devant Tchernitchef[107], en dťcembre 1811, avait ťtť l'explosion de ses vťritables sentiments. En prenant l'engagement d'honneur de ne jamais nuire ŗ la Russie, il avait obťi aussi ŗ une pensťe politique, ŗ un instinct sagace, qui lui montrait la sťcuritť future de la SuŤde liťe ŗ une rťconciliation avec sa grande voisine de l'Est et qui la dťtournait de toute tentative contre la Finlande pour lui faire reporter ses ambitions sur la NorvŤge. Toutefois, mŻ par le dťsir de plaire au Tsar et de prťvenir chez lui tout retour d'hostilitť, entraÓnť d'ailleurs par le torrent de son imagination, il avait laissť son expression dťpasser sa pensťe: il avait prťsentť comme une volontť ferme ce qui n'ťtait en lui qu'une tendance. Au fond, son systŤme n'ťtait pas fait: son esprit mobile et fantasque demeurait sujet ŗ de brusques oscillations. S'il avait touchť du premier coup au point oý l'empereur russe voulait l'amener, il ne s'y ťtait pas fixť encore: il allait s'en ťloigner bientŰt et n'y reviendrait que par un long circuit. [Note 107: Voy. le tome II, 514-519.] Dans les semaines qui avaient suivi ses premiers ťpanchements avec la Russie, fatiguť de nos exigences en matiŤre de blocus, outrť du ton autoritaire et tranchant sur lequel notre reprťsentant ŗ Stockholm, l'ex-conventionnel Alquier, formulait ces rťquisitions, il l'avait pris d'assez haut avec son ancienne patrie. Que la contrebande s'organis‚t de toutes parts, que la guerre avec les Anglais demeur‚t ęune misťrable jonglerie[108]Ľ, c'ťtait, disait-il, ŗ quoi nul ne pouvait remťdier. A la moindre demande nouvelle, il se rebiffait; parlait-on au gouvernement royal de prÍter ŗ la France quelques marins ou bien un rťgiment qui servirait dans notre armťe, conformťment ŗ une tradition datant de l'ancien rťgime, il refusait d'appuyer ces propositions: ęQuel avantage, disait-il au baron Alquier, trouverais-je ŗ envoyer un rťgiment se mettre en ligne avec ceux de la France?--Mais celui de former des officiers ŗ la premiŤre ťcole de l'Europe.--Apprenez, monsieur, que l'homme qui a formť par ses leÁons et son exemple une multitude d'officiers particuliers et gťnťraux en France peut suffire ŗ l'instruction et au perfectionnement de ses armťes[109].Ľ [Note 108: Expression d'Alquier, lettre ŗ Champagny du 19 novembre 1810.] [Note 109: Alquier ŗ Champagny, 6 janvier 1811.] A ces rodomontades, la rťponse de l'Empereur ne s'ťtait pas fait attendre. Retrouvant Bernadotte tel qu'il l'avait toujours connu, c'est-ŗ-dire effrontťment h‚bleur, rťtif et peu maniable, il s'ťtait dťtournť de lui, se refusait ŗ toute correspondance directe, rappelait les aides de camp franÁais du prince et le mettait en quarantaine[110]. En janvier 1811, les rapports ne tenaient plus qu'ŗ un fil, lorsqu'on vit Bernadotte, par une de ces volte-faces dont il ťtait coutumier, se rejeter impťtueusement vers la France. [Note 110: _Corresp._, 17218 et 17229. Correspondance de SuŤde, aux archives des affaires ťtrangŤres, dťcembre 1810 et janvier 1811.] Chez lui, ce revirement peut s'expliquer d'abord par un vulgaire intťrÍt d'argent. Dans son ťtablissement nouveau, il avait dŻ faire abandon des dotations constituťes au marťchal d'Empire et au prince de Ponte-Corvo. D'autre part, le million que l'Empereur lui avait fait remettre comptant, lors de son dťpart, s'ťtait promptement fondu, et les …tats de SuŤde, vu la pťnurie du royaume, n'avaient allouť ŗ l'hťritier prťsomptif de la couronne, ŗ sa femme et ŗ son fils, que de maigres pensions. Voyant arriver la fin de ses ressources, Bernadotte se prenait ŗ regretter d'avoir trop peu mťnagť le monarque ŗ la main large dont la munificence pourrait utilement l'assister, et il est ŗ remarquer que ses premiŤres offres de soumission coÔncidŤrent avec une lettre dans laquelle il se recommandait ŗ la gťnťrositť impťriale et sollicitait une indemnitť pour ses dotations perdues. Puis, l'influence de la princesse royale, qui avait alors rejoint son mari, s'exerÁait au profit de la France. A mesure qu'elle s'ťtait avancťe dans le Nord, Dťsirťe Clary s'ťtait senti envahir par un insupportable ennui. Sans cesse sa pensťe se reportait vers ce Paris brillant et aimť, vers ce milieu de prťdilection oý elle voulait se garder la facultť de revenir et de se retremper, et ses efforts tendaient ŗ empÍcher une rupture qui l'eŻt confinťe dans son royal exil[111]. Enfin, Bernadotte lui-mÍme, malgrť toutes les peines qu'il se donnait pour plaire aux Suťdois, avait le sentiment d'avoir incomplŤtement rťpondu ŗ leur attente: s'ils l'avaient ťlu, c'ťtait avec l'espoir d'obtenir par ce choix et tout de suite un bienfait ťminent, un avantage insigne, tel que l'appui de la France pour reprendre la Finlande ou se saisir d'un ťquivalent. Or, comme prťsent d'arrivťe, Bernadotte ne leur avait apportť jusqu'ŗ ce jour que la dťclaration de guerre aux Anglais, mesure essentiellement impopulaire. Voyant s'ťpuiser le crťdit que lui avait ouvert la confiance publique, il ťprouvait le besoin de ne plus retarder la satisfaction des Suťdois, de leur payer sa bienvenue, et il se rendait compte que seul l'empereur des FranÁais pouvait lui en fournir les moyens. [Note 111: Correspondance de Tarrach, ministre de Prusse en SuŤde, avec son gouvernement. Cette correspondance, dťcachetťe probablement par la poste franÁaise des villes hansťatiques, figure ŗ moitiť dťchiffrťe aux archives des affaires ťtrangŤres.] Ce n'ťtait pas que l'objet de ses convoitises se fŻt dťplacť. Si incohťrents et dťsordonnťs que parussent ces mouvements, ils tendaient invariablement au mÍme but: sa politique tourbillonnait autour d'une idťe fixe. S'interdisant par principe de songer ŗ la Finlande, il pensait de plus en plus ŗ la NorvŤge. Il en avait dťjŗ touchť mot ŗ Pťtersbourg, mais il savait que la Russie, ŗ supposer qu'elle favoris‚t jamais la spoliation du Danemark, ne s'exťcuterait que plus tard et ŗ ťchťance assez longue, ŗ l'approche ou ŗ la suite d'un grand bouleversement. Au contraire, Napolťon disposait du prťsent: il n'avait qu'un geste ŗ faire pour que la cour de Copenhague, faible et soumise, s'inclin‚t devant sa volontť et cťd‚t aux Suťdois la NorvŤge au prix de quelque dťdommagement en Allemagne. Justement, la NorvŤge s'agitait et paraissait lasse du joug danois. Profitant de l'occasion, Bernadotte ne tarda pas davantage ŗ s'ouvrir au reprťsentant de l'Empereur. Le 6 fťvrier, au cours d'une conversation avec Alquier, il lui mit brusquement sous les yeux une carte: ęVoyez, dit-il, ce qui nous manque.--Je vois, rťpondit Alquier, la SuŤde arrondie de toutes parts, exceptť du cŰtť de la NorvŤge: est-ce donc de la NorvŤge que Votre Altesse veut parler?--Eh bien, oui, c'est de la NorvŤge, qui veut se donner ŗ nous, qui nous tend les bras et que nous calmons en ce moment. Nous pourrions, je vous en prťviens, l'obtenir d'une autre puissance que de la France.--Peut-Ítre de l'Angleterre?--Eh bien, oui, de l'Angleterre; mais quant ŗ moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l'Empereur. Que Sa Majestť nous la donne, que la nation puisse croire que j'ai obtenu pour elle cette marque de protection, alors je deviens fort, je fais dans le systŤme du gouvernement le changement qu'il faut nťcessairement opťrer, je commanderai sous le nom du roi et je suis aux ordres de l'Empereur[112].Ľ Puis, ce furent des serments: Bernadotte jura ęsur son honneurĽ de fermer le royaume au commerce des Anglais; au besoin, il irait chercher et vaincre chez elle cette orgueilleuse nation; contre la Russie, il offrait cinquante mille hommes au printemps, soixante mille en juillet, ŗ condition de les commander en personne. [Note 112: Alquier ŗ Champagny, 7 fťvrier 1811. Cette dťpÍche a ťtť publiťe en partie par le regrettť M. Geffroy dans ses ťtudes sur _Les intťrÍts du Nord scandinave pendant la guerre d'Orient. Revue des Deux Mondes_, 1er novembre 1835.] Ces propositions formelles ne l'empÍchaient nullement, ŗ la mÍme ťpoque, ŗ quelques jours d'intervalle, de renouveler au Tsar ses assurances de sympathie et de bon vouloir. En rťponse ŗ une lettre dans laquelle Alexandre rťclamait son amitiť, il lui ťcrivait: ęOui, Sire, je deviendrai l'ami de Votre Majestť, puisqu'elle veut bien me dire que c'est d'‚me qu'elle veut l'Ítre[113].Ľ Soyons unis, faisons pacte d'ťternelle concorde et de bon voisinage, disait-il au Tsar, ŗ l'heure mÍme oý il offrait ŗ Napolťon de reconnaÓtre pour ennemis tous les adversaires prťsents et futurs de la France. [Note 113: Voy. l'_…tude sur la SuŤde et la NorvŤge_, publiťe d'aprŤs des documents authentiques, dans l'_Univers pittoresque_, 1838.] Qui trompait-il alors? Qui se rťservait-il de trahir en fin de compte? Son ancien maÓtre ou son rťcent ami? En faisant droit ŗ sa demande et en acceptant sa parole, Napolťon eŻt-il obtenu de sa part, en cas de guerre avec la Russie, une obťissance absolue? C'est au moins trŤs douteux: Bernadotte avait le gťnie de l'indiscipline; il l'avait prouvť dans tout le cours de sa carriŤre, oý Napolťon l'avait trouvť ŗ chaque occasion coopťrateur tiŤde et lieutenant infidŤle. S'il tenait tant ŗ la NorvŤge, c'ťtait prťcisťment parce que cette facile conquÍte, en consolant l'amour-propre national, le dispenserait de marcher en Finlande, de rouvrir ainsi et de perpťtuer le conflit avec la Russie, de s'engager ŗ fond contre elle. Tout ce que l'on peut prťsumer, c'est que Napolťon, en lui livrant la NorvŤge, eŻt conjurť en partie l'effet de ses mauvais sentiments, gagnť sa neutralitť et peut-Ítre une apparence de concours. Dans ses apprťciations sur la politique actuelle du prince, Alquier allait plus loin: cet agent zťlť, mais ardent et passionnť, ne sut presque jamais dťmÍler les vťritables intentions de Bernadotte ŗ travers la dťconcertante variťtť de ses attitudes et de ses poses; aprŤs l'avoir signalť comme capable de toutes les fťlonies, il le croyait aujourd'hui disposť ŗ nous revenir de bonne foi et montrait l'occasion unique pour reprendre possession de la SuŤde. Napolťon en jugea autrement. D'abord, cette faÁon de rťclamer ŗ brŻle-pourpoint un accord positif et de lui forcer la main, ne fut nullement de son goŻt; il voulait que Bernadotte attendÓt notre heure, au lieu de nous imposer la sienne. Quant ŗ la condition mÍme de l'arrangement, l'idťe de spolier le Danemark, dans les termes absolus oý elle ťtait exprimťe, rťvolta ses sentiments de justice, de reconnaissance et d'honneur: ce tout-puissant avait le respect des faibles, quand il trouvait en eux honnÍtetť et droiture. D'ailleurs, et jusqu'ŗ plus ample informť, il se refusait ŗ voir dans la requÍte du prince l'expression d'une pensťe raisonnťe et mŻrie, ŗ laquelle la majoritť des Suťdois se rallierait peu ŗ peu et qui deviendrait un systŤme national. Demeurant dans ses rapports avec la SuŤde sous l'empire d'une erreur fondamentale, il estimait que cet …tat ne pouvait avoir qu'une politique, la politique d'hostilitť et de revanche contre la Russie: il se figurait que s'il en venait lui-mÍme ŗ rompre avec Alexandre, il n'aurait qu'ŗ montrer aux Suťdois la Finlande et ŗ la leur dťsigner du bout de son ťpťe, pour les voir s'ťlancer sur cette proie et se jeter dans la mÍlťe, quels que pussent Ítre les sentiments personnels de Bernadotte. Par consťquent, il jugeait parfaitement inutile de s'arrÍter quant ŗ prťsent aux idťes plus ou moins folles qui pouvaient ťclore dans l'esprit du prince et traverser ce cerveau mal ťquilibrť, de prendre au sťrieux ses divagations, de discuter avec ses lubies: ce n'ťtait pas lŗ un ťlťment ŗ faire entrer dans nos calculs. ęMonsieur le duc de Cadore, ťcrivit Napolťon ŗ Champagny, j'ai lu avec attention les lettres de Stockholm. Il y a tant d'effervescence et de dťcousu dans la tÍte du prince de SuŤde que je n'attache aucune espŤce d'importance ŗ la communication qu'il a faite au baron Alquier. Je dťsire donc qu'il n'en soit parlť ni au ministre de Danemark ni au ministre de SuŤde, et je veux l'ignorer jusqu'ŗ nouvel ordre[114].Ľ [Note 114: _Corresp._, 17386. Cf. la lettre de Champagny ŗ Alquier en date du 26 fťvrier 1811.] Il prťvint seulement le Danemark, sans lui dire pourquoi, de mettre la NorvŤge ŗ l'abri d'une surprise. En mÍme temps, il traÁait pour Alquier toute une ligne de conduite. Ce ministre ne ferait point de rťponse immťdiate ŗ l'ouverture du prince et serait censť n'avoir reÁu ŗ ce sujet aucune direction. Au bout de quelque temps, il pourrait glisser dans la conversation trŤs doucement, ęsans que cela eŻt l'air de venir de Paris[115]Ľ, que l'idťe de s'approprier la NorvŤge ťtait purement chimťrique et tout ŗ fait en dehors de la tradition nationale, qu'il y avait lŗ un contresens politique, que l'intťrÍt de la SuŤde ťtait ailleurs: ęC'est par ces considťrations gťnťrales que le baron Alquier doit rťpondre, disait l'Empereur, et aussi par des considťrations tirťes de mon caractŤre et de mon honneur, qui ne me feront jamais permettre qu'un de mes alliťs perde quelque chose ŗ mon alliance[116].Ľ A l'avenir, le mieux serait que notre ministre se dťrob‚t ŗ de trop frťquents contacts avec l'Altesse suťdoise, qu'il ne s'expos‚t plus ŗ d'embarrassantes confidences et ŗ des discussions f‚cheuses. On ne peut acquiescer aux demandes du prince, et d'autre part la contradiction ne ferait qu'irriter ses dťsirs. Au contraire, cet esprit dťrťglť, si on l'abandonne ŗ lui-mÍme, finira peut-Ítre, aprŤs s'Ítre agitť dans le vide, par se poser et s'assagir. [Note 115: _Corresp._, 17386.] [Note 116: _Id._] Vers le mÍme temps, Napolťon permit ŗ l'un des aides de camp franÁais de Bernadotte, le chef d'escadron Genty de Saint-Alphonse, rappelť comme les autres, de retourner en SuŤde, et il le reÁut avant son dťpart. Dans cette audience, il s'exprima en homme qui savait ŗ quoi s'en tenir sur les vťritables sentiments du prince, mais son langage fut empreint de tristesse et de regret plus que de colŤre, conserva le ton d'une remontrance paternelle: ęCroyez-vous, dit-il, que j'ignore qu'il dit ŗ qui veut l'entendre: ęDieu merci, je ne suis plus sous sa patteĽ, et mille autres extravagances que je ne veux pas rťpťter? Il ne sait pas que cela retombe sur lui, et qu'il y a des gens toujours prÍts ŗ tirer parti de ses inconsťquences. Assurťment, il m'a assez fait enrager pendant qu'il ťtait ici: vous en savez quelque chose, puisque vous Ítes son confident. Mais enfin tout cela est passť: j'avais cru que dans la nouvelle sphŤre oý il se trouve placť, sa tÍte se serait calmťe et qu'il se serait conduit plus prudemment.Ľ Genty de Saint-Alphonse, ŗ qui la leÁon avait ťtť faite, ne manqua pas de dťfendre chaleureusement son prince; il s'ťtendit sur les services que la SuŤde ťtait prÍte ŗ nous rendre en toute occurrence, et notamment contre la Russie. Mais ce zŤle de fraÓche date parut suspect ŗ l'Empereur, ŗ tout le moins intempestif: ęVous me parlez toujours des Russes, disait-il; mais moi, je ne suis pas en guerre avec les Russes: si cela arrivait, eh bien, nous verrions alors: aujourd'hui ce n'est qu'ŗ l'Angleterre qu'il faut faire la guerre.Ľ Il posa pourtant beaucoup de questions sur l'armťe suťdoise, s'enquit de son organisation, de sa valeur; il finit par indiquer le plan de conduite qui, suivant lui, s'imposait au prince: ŗ l'extťrieur comme au dedans, ne point se compromettre en d'inutiles intrigues, attendre l'heure propice et se rťserver: ęIl faut qu'il aille droit son chemin, et qu'ŗ la premiŤre occasion il donne de la gloire militaire ŗ son pays. Tous les partis se tairont et se rallieront autour d'un prince qui rehausse la gloire de son pays. Or, le prince a tout ce qu'il faut pour cela; il sait commander une armťe, il pourra faire de belles choses[117].Ľ C'ťtait lui prťsenter ŗ mots couverts, comme le meilleur moyen de fixer sa popularitť et de consolider sa position, une brillante entreprise au delŗ de la Baltique, contre l'ennemi traditionnel: ŗ Bernadotte qui dťsirait s'approprier frauduleusement la NorvŤge, il montrait la Finlande ŗ reconquťrir de haute lutte, mais ne lui faisait entrevoir ce but que dans une lointaine et brumeuse perspective. [Note 117: Le compte rendu de la conversation se trouve dans une lettre adressťe le 19 fťvrier 1811 par Genty de Saint-Alphonse ŗ Bernadotte, et dont copie figure aux Archives nationales avec la mention suivante: ęCette lettre est ťcrite au prince royal de SuŤde par son aide de camp, M. Genty. La personne qui en ťtait chargťe ne devant partir que samedi (demain), on a eu le temps de la soustraire, d'en tirer une copie et de la recacheter et remettre en place sans qu'il y parŻt en rien.Ľ AF, IV, 1799.] Ces fins de non-recevoir dťÁurent Bernadotte, sans le dťcourager. Il crut devoir insister, s'acharner, d'autant plus qu'un ťvťnement intťrieur venait de mettre effectivement ŗ sa charge les destinťes de la SuŤde. Le Roi, plus malade et plus faible, l'avait instituť rťgent. Investi dťsormais des prťrogatives souveraines, sentant croÓtre sa responsabilitť en mÍme temps que son pouvoir, Charles-Jean se rattachait plus anxieusement ŗ l'idťe de procurer aux Suťdois quelque bťnťfice immťdiat qui fÓt taire toute opposition; pour obtenir de quoi les contenter, il s'adressait ŗ l'Empereur, suprÍme dispensateur des biens de ce monde, le priait, le sollicitait de toutes maniŤres, se retournait vers lui sans cesse, la main obstinťment tendue. Pour faire admettre ses prťtentions, il n'ťtait sorte de moyens auxquels il n'eŻt recours. Afin de les rendre plus acceptables, il les rťduisit. AprŤs avoir demandť la NorvŤge entiŤre, il n'en rťclama plus que la partie septentrionale, l'ťvÍchť de Trondjem avec ses dťpendances. Puis, c'ťtaient des prťvenances, des cajoleries, des attentions sans nombre. Il offrit des marins, un rťgiment tout ťquipť: il promit de faire sťquestrer les marchandises anglaises; il promit contre le commerce interlope des rigueurs exemplaires: pendant prŤs de trois mois, il ne s'arrÍta pas de promettre[118]. Entre temps, il laissait entendre que la Russie mettait tout en oeuvre pour l'attirer ŗ elle: il faisait dire ŗ M. Alquier que l'empereur Alexandre lui offrait une rťtrocession partielle de la Finlande, ce qui ťtait faux[119]: en se montrant assailli de propositions qu'il n'avait pas reÁues, il espťrait piquer la France d'ťmulation et provoquer une surenchŤre. [Note 118: Alquier ŗ Champagny, 12, 20, 22 et 27 mars, 30 mai.] [Note 119: La correspondance du ministre suťdois en Russie, conservťe aux archives de Stockholm et dont nous avons eu connaissance, ne mentionne aucune proposition de ce genre.] Mais ce manŤge laissait l'Empereur parfaitement insensible. Les stimulants employťs par le prince n'avaient pas plus le don de l'ťmouvoir que ses verbeuses protestations. Il rťpugnait toujours ŗ lui octroyer la NorvŤge; surtout, tant qu'il aurait intťrÍt ŗ mťnager la Russie et ŗ temporiser avec elle, il ťtait rťsolu ŗ ne point traiter avec Bernadotte. Se dťfiant d'un homme aussi peu maÓtre de sa pensťe et de sa langue, il l'eŻt considťrť aujourd'hui comme le plus compromettant des alliťs: entre eux, il y avait dissentiment sur l'ťpoque plus encore que sur l'objet de l'entente ŗ conclure. Dans ses instructions ŗ son reprťsentant en SuŤde, Napolťon dťfend toujours de rien accorder dans le prťsent, sans rien refuser positivement pour l'avenir. Il recommande d'entretenir les espťrances des Suťdois en les tournant du bon cŰtť, c'est-ŗ-dire vers la Finlande; mais Alquier ne saurait apporter ŗ cette oeuvre trop de discrťtion et de mesure. L'essentiel est actuellement de ne fournir ŗ la Russie aucun sujet d'alarme: que notre ministre dťmente tout bruit de rupture entre les deux empereurs: qu'il vive bien avec son collŤgue russe. Sans prÍcher aux Suťdois l'oubli et le pardon des injures, qu'il les dťtourne de toute revendication prťcipitťe, de toute initiative hors de saison: ęCalmer au lieu d'exciter, dťsarmer au lieu d'armer[120]Ľ, voilŗ quelle doit Ítre sa t‚che. [Note 120: _Corresp._, 17386.] IV S'abstenant encore de tout engagement latťral, Napolťon pouvait se retourner vers la Russie et se montrer ŗ elle, avec une apparence de vťritť, invariable dans sa ligne, constant dans ses voies, libre de toute alliance, ŗ l'exception de celle qu'il avait contractťe aux jours heureux de Tilsit et d'Erfurt[121]. Cette alliance, il exprime continuellement le dťsir de la maintenir, de la restaurer, de lui rendre sa force et sa splendeur premiŤres. Ceci posť, il ne craint pas de s'attaquer hardiment aux diffťrends soulevťs et en fait l'objet d'une ardente controverse. Offrant d'indemniser le duc d'Oldenbourg et demandant ŗ la Russie, si elle ne juge pas qu'Erfurt soit un ťquivalent acceptable, d'en dťsigner un autre, il s'arme en mÍme temps de ses propres griefs et en signale ‚prement la gravitť. Ce qui caractťrise son langage, c'est un mťlange de droiture et de rouerie, ce sont des aveux d'une brutale franchise ťclatant au milieu des artifices d'une politique d'assoupissement. Cachant ses apprÍts militaires, cherchant par tous les moyens ŗ accrťditer l'opinion qu'il ne se prťpare pas encore ŗ la guerre, il dťclare pourtant et trŤs haut qu'il la fera, qu'il la fera sur-le-champ, si l'empereur Alexandre signe la paix avec les Anglais, et il ne dissimule pas que tous les symptŰmes relevťs depuis quelques mois sont de nature ŗ lui faire craindre cette infraction aux lois de l'alliance. Par ces avertissements, par ces menaces, il espŤre intimider la Russie, ralentir ou mÍme suspendre sa marche vers l'Angleterre et peut-Ítre la ramener dans le droit chemin. [Note 121: Voy. notamment son instruction du 17 fťvrier pour le duc de Vicence. _Corresp._, 17366.] C'est surtout l'ukase qui lui fournit matiŤre ŗ dťclamations passionnťes. A l'entendre, cette mesure l'a atteint dans ses parties les plus sensibles, dans sa sollicitude pour le bien-Ítre de ses sujets, pour leur honneur surtout et leur dignitť. On peut mÍme croire qu'il exagŤre ŗ dessein un mťcontentement trŤs rťel, qu'il outre l'expression de sa colŤre: c'est un moyen d'ťchapper aux reproches que la Russie est en droit de lui adresser ŗ propos de l'Oldenbourg[122]. Pour rejeter dans l'ombre l'affaire oý il s'est mis et se sent dans son tort, il tire avec violence au premier plan celle oý il a incontestablement raison; il la grossit et l'amplifie, force la note, enfle la voix: il attaque pour n'avoir pas ŗ se dťfendre; pour ťtouffer les plaintes de la Russie, il se plaint et crie plus fort qu'elle. En mars, il fait envoyer au duc de Vicence, ŗ l'adresse du cabinet de Pťtersbourg, un fulminant rťquisitoire contre l'ukase, dont il a fourni lui-mÍme les ťlťments: il y a multipliť les interjections sonores, les exclamations emphatiques, les phrases ŗ effet, et semble avoir pris, pour composer cette tirade diplomatique, les leÁons de Talma. [Note 122: Cette idťe se montre trŤs nettement dans un projet d'instruction rťdigť le 12 fťvrier 1811 pour le duc de Vicence. Archives nationales, AF, IV, 1699.] ęPlaignez-vous, Monsieur,--ťcrit par ordre Champagny ŗ Caulaincourt,--de la conduite de la Russie et surtout de cet ukase si peu amical du 19/31 dťcembre. Peut-on en effet concevoir un ťtat de paix et surtout un ťtat d'alliance pendant lequel une des deux nations alliťes brŻle tous les produits de l'autre qui lui parviennent? Quel effet un pareil _autodafť_ peut-il produire? Nous prend-on donc pour une nation sourde ŗ la voix de l'honneur? Ceux qui conseillent ces mesures ŗ l'empereur de Russie sont des hommes perfides qui abusent de son caractŤre. Ils savent bien que brŻler les ťtoffes de Lyon, c'est aliťner les deux nations l'une de l'autre, et que la guerre ne tiendra plus qu'ŗ un souffle. ę... Ainsi, plus de relations commerciales entre les deux empires. Est-ce lŗ un ťtat de paix et d'alliance? …tait-ce ainsi que pensait l'empereur de Russie ŗ Tilsit? Sont-ce lŗ les sentiments qui l'ont conduit ŗ Erfurt? L'empereur Alexandre sait bien ce qui peut plaire et rťussir en France. Il n'a ťtť portť aux mesures qu'il a prises que parce qu'on l'a aigri en le trompant. Que de mal peut faire cet ukase! Partout il a ťtť considťrť comme une mesure hostile. Qu'on ne le dťfende pas en disant que chacun a le droit de faire chez soi ce qui lui plaÓt. Si on insultait les Russes ŗ Paris, si on bernait cette nation sur nos thť‚tres, si de part et d'autre on travaillait avec acharnement ŗ dťtruire tout ce qu'il peut y avoir dans l'un et l'autre pays de commerce et d'industrie, dira-t-on qu'on ne fait qu'user d'un droit lťgitime? Et ce n'est pas seulement pendant la paix, mais au sein d'une intime alliance, qu'on se porte ŗ de pareils excŤs! L'Empereur me disait qu'il aimerait mieux qu'on lui donn‚t un soufflet sur la joue, que de voir brŻler les produits de l'industrie et du travail de ses sujets. Non, la haine seule a conseillť de tels procťdťs. La nation franÁaise est fibreuse et ardente; elle est dťlicate sur l'honneur; elle se croira dťshonorťe lorsqu'on brŻlera ce qui vient d'elle[123].Ľ [Note 123: Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 152.] L'instruction ajoute que l'Empereur, fortement irritť, ne fera pourtant pas la guerre ŗ raison de l'ukase. Il se contentera d'appliquer aux Russes la loi du talion et de brŻler leurs marchandises, sans toucher aux rapports politiques. Mais pourra-t-il soutenir l'alliance dans l'esprit de ses peuples justement exaspťrťs? Pourra-t-il rťsister au soulŤvement et aux tempÍtes de l'opinion? ęLes grandes puissances et surtout les grandes nations sont plus promptement entraÓnťes par des motifs d'honneur que par des motifs d'intťrÍt. Aussi l'Empereur est-il surtout alarmť de cette animositť rťciproque qui doit naÓtre du simple spectacle des marchandises franÁaises qu'on brŻlera en Russie et des marchandises russes qu'on brŻlera en France. Quoi de plus propre ŗ exciter les deux nations l'une contre l'autre, et serait-il au pouvoir de ceux qui les gouvernent d'arrÍter les effets d'une aveugle indignation?Ľ Sous la pression du sentiment public, l'Empereur se verra-t-il dans la nťcessitť de rompre avec un …tat qu'il croyait s'Ítre indissolublement attachť, qu'il s'ťtait plu ŗ fortifier de ses mains? ęLe prix de cet ťminent service serait-il donc pour l'Empereur d'Ítre forcť de faire la guerre ŗ la Russie pour sauver son honneur et pour ťviter le reproche d'avoir souffert, dans ce haut point de gloire oý il s'est ťlevť, ce que Louis XV endormi dans les bras de madame Dubarry n'aurait pas supportť!Ľ Malgrť cette indignation grandiloquente, Napolťon connaissait trop son intťrÍt et ses facultťs actuelles pour demander l'abrogation de l'ukase. Il sentait que l'empereur Alexandre ne se soumettrait jamais, sur une injonction venue de l'ťtranger, ŗ rapporter une mesure de lťgislation intťrieure, que cette exigence accťlťrerait inopportunťment la rupture. Il ne demande donc qu'une chose, c'est que les prescriptions de l'ukase demeurent inobservťes en ce qu'elles ont de plus rťvoltant, c'est que l'ordre donnť de brŻler nos marchandises reste ŗ l'ťtat de lettre morte: ęObtenez, Monsieur, continue l'instruction, l'assurance secrŤte que ce brŻlement ne sera pas exťcutť sur les marchandises franÁaises. L'Empereur a besoin d'Ítre tranquillisť sur ce point, pour asseoir sur une base fixe sa politique fortement ťbranlťe par un acte aussi peu amical.Ľ La Russie veut-elle nous donner une satisfaction plus complŤte? Elle le peut sans recourir ŗ une rťtractation humiliante. Le pacte de Tilsit avait rťtabli les rapports ťconomiques sur le pied oý ils existaient avant la guerre, en attendant la confection d'un traitť de commerce qui les fixerait dťfinitivement. C'est ŗ cette clause que l'ukase a contrevenu en prohibant les importations franÁaises, mais il dťpend d'Alexandre de rentrer dans la lťgalitť en se prÍtant ŗ nťgocier enfin et ŗ conclure le traitť de commerce expressťment prťvu. Ce traitť entraÓnera de part et d'autre un remaniement des tarifs en vigueur, sans que le gouvernement russe ait ŗ revenir par mesure individuelle et spťciale sur les dispositions de l'ukase. ęL'Empereur se montrera facile sur le traitť de commerce. Il admettra, par exemple, cette clause: les draps, soieries, bijouteries et objets de luxe pourront Ítre introduits en Russie: 1į s'ils sont de fabrique franÁaise; 2į ŗ la condition d'exporter une pareille valeur en bois, chanvre, fer, or et autres productions de la Russie.Ľ Quelques-unes de nos industries retrouveront ainsi un dťbouchť dans le Nord, sans que les deux nations, prises dans leur ensemble, fassent aucun gain l'une sur l'autre, le chiffre des importations restant rigoureusement proportionnť ŗ celui des exportations; la balance du commerce ne se rompra jamais au dťtriment de la Russie, mais la France ne demeurera plus sous le coup d'une injurieuse exclusion. C'est ŗ entamer la nťgociation commerciale que doivent tendre pratiquement les efforts de l'ambassadeur. Qu'il insiste ŗ la fois prŤs du ministŤre et du souverain, en termes diffťrents: avec le premier, il ne saurait faire usage avec trop de vťhťmence des arguments et des termes que lui fournit l'instruction; avec le Tsar, il doit se placer sur un autre terrain, montrer une indignation contenue, mais surtout faire appel aux sentiments, aux souvenirs qui peuvent avoir conservť quelque empire sur l'esprit de ce monarque: ęEn conversant avec l'empereur Alexandre, parlez aussi ŗ son coeur, intťressez son honneur et sa sensibilitť. Dites-lui que le souverain qu'il place dans une position pťnible est celui qui, de son propre aveu, l'a si bien servi, celui ŗ qui il a dit ŗ Tilsit et dans ce jour qu'il regardait comme l'anniversaire de Pultava: ęVous avez sauvť l'empire russe.Ľ La corde sentimentale est toujours celle que Napolťon cherche ŗ faire vibrer dans ses rapports personnels avec Alexandre. Il n'entend pas interrompre sa correspondance directe avec lui, et le 28 fťvrier charge Tchernitchef de lui porter une longue lettre: elle est conÁue avec un art d'autant plus profond qu'il se dissimule sous des apparences de rondeur. Tout en prodiguant les assurances et les raisonnements propres ŗ tranquilliser, Napolťon articule nettement ses griefs et ne fait nul mystŤre des consťquences qu'entraÓnerait un rapprochement avec les Anglais; mais tout est dit si simplement, avec tant de naturel, avec un mťlange si heureux de douceur et de fermetť, qu'il faudrait Ítre bien portť au doute et ŗ la mťfiance pour chercher des intentions suspectes au delŗ de ces paroles. La lettre dťbute sur un ton d'affectueuse tristesse: ęJe charge le comte de Tchernitchef de parler ŗ Votre Majestť de mes sentiments pour elle. Ces sentiments ne changeront pas, quoique je ne puisse me dissimuler que Votre Majestť n'a plus d'amitiť pour moi. Elle me fait faire des protestations et toute espŤce de difficultťs pour l'Oldenbourg, lorsque je ne me refuse pas ŗ donner une indemnitť ťquivalente et que la situation de ce pays, qui a toujours ťtť le centre de la contrebande avec l'Angleterre, me fait un devoir indispensable, pour l'intťrÍt de mon empire et pour le succŤs de la lutte oý je suis engagť, de la rťunion de l'Oldenbourg ŗ mes …tats. Le dernier ukase de Votre Majestť, dans le fond, mais surtout dans la forme, est spťcialement dirigť contre la France... Toute l'Europe l'a envisagť ainsi, et dťjŗ notre alliance n'existe plus dans l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe: fŻt-elle aussi entiŤre dans le coeur de Votre Majestť qu'elle l'est dans le mien, cette opinion gťnťrale n'en serait pas moins un grand mal. ęQue Votre Majestť me permette de le lui dire avec franchise: elle a oubliť le bien qu'elle a retirť de l'alliance; et cependant qu'elle voie ce qui s'est passť depuis Tilsit...Ľ Ici, Napolťon rappelle avec force comment il a sacrifiť ŗ la Russie nos plus anciens alliťs, comment il lui a livrť la plus belle province de la SuŤde, livrť la Valachie et la Moldavie, ęacquisition immense, le tiers de la Turquie d'EuropeĽ.--ęDes hommes insinuants et suscitťs par l'Angleterre, continue-t-il, fatiguent les oreilles de Votre Majestť de propos calomnieux. Je veux, disent-ils, rťtablir la Pologne. J'ťtais maÓtre de le faire ŗ Tilsit: douze jours aprŤs la bataille de Friedland, je pouvais Ítre ŗ Vilna. Si j'eusse voulu rťtablir la Pologne, j'eusse dťsintťressť l'Autriche ŗ Vienne; elle demandait ŗ conserver ses anciennes provinces et ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses possessions de Pologne. Je le pouvais en 1810, au moment oý toutes les troupes russes ťtaient engagťes contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore, sans attendre que Votre Majestť termin‚t avec la Porte un arrangement qui sera conclu probablement dans le cours de cet ťtť. Puisque je ne l'ai fait dans aucune de ces circonstances, c'est donc que le rťtablissement de la Pologne n'ťtait pas dans mes intentions. Mais si je ne veux rien changer ŗ l'ťtat de la Pologne, j'ai le droit aussi d'exiger que personne ne se mÍle de ce que je fais en deÁŗ de l'Elbe. Toutefois, il est vrai que nos ennemis ont rťussi. Les fortifications que Votre Majestť fait ťlever sur vingt points de la Dwina, les protestations dont le prince Kourakine a parlť pour l'Oldenbourg et l'ukase le prouvent assez. Moi, je suis le mÍme pour elle, mais je suis frappť de l'ťvidence de ces faits et de la pensťe que Votre Majestť est toute disposťe, aussitŰt que les circonstances le voudront, ŗ s'arranger avec l'Angleterre, ce qui est la mÍme chose que d'allumer la guerre entre les deux empires. Votre Majestť abandonnant une fois l'alliance et brŻlant les conventions de Tilsit, il serait ťvident que la guerre s'ensuivrait quelques mois plus tŰt ou quelques mois plus tard. Le rťsultat doit Ítre, de part et d'autre, de tendre les ressorts des deux empires pour nous mettre en mesure. Tout cela est sans doute bien f‚cheux. Si Votre Majestť n'a pas l'intention de se remettre avec l'Angleterre, elle sentira la nťcessitť pour elle et pour moi de dissiper tous ces nuages.... Je prie Votre Majestť de lire cette lettre dans un bon esprit, de n'y voir rien qui ne soit conciliant et propre ŗ faire disparaÓtre de part et d'autre toute espŤce de mťfiance et ŗ rťtablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l'intimitť d'une alliance qui depuis prŤs de quatre ans est si heureuse[124].Ľ [Note 124: _Corresp._, 17395.] Ainsi, retour au passť par un accord sur les points en litige, telle ťtait l'oeuvre ŗ laquelle Napolťon invitait Alexandre. Cependant, ŗ supposer qu'on lui eŻt concťdť un traitť de commerce et que l'on eŻt terminť l'affaire d'Oldenbourg par l'acceptation d'une indemnitť, se fŻt-il dťclarť et estimť pleinement satisfait? Ne tenait-il pas en rťserve une prťtention secrŤte et persistante? N'avait-il pas, comme Alexandre, son grief cachť, plus grave que tous les autres? On le retrouve en lui, pour peu que l'on pťnŤtre dans les replis de sa pensťe et les profondeurs de sa politique. Ce qu'il reprochait aux Russes dans son for intťrieur, c'ťtait moins de fermer leurs frontiŤres ŗ nos articles que d'ouvrir leurs ports aux marchandises britanniques, ŗ ces produits coloniaux que leur apportaient de prťtendus neutres et dont l'Angleterre devait se dťfaire ŗ tout prix, sous peine de banqueroute et d'ignominieux dťsastre. Seulement, en sauvant nos ennemis par cette tolťrance, Alexandre ťludait plutŰt qu'il n'enfreignait ouvertement les stipulations de l'alliance. Celles-ci, en le constituant ennemi de nos rivaux, l'avaient astreint ŗ proscrire leurs b‚timents; elles ne lui interdisaient point de recevoir les neutres. Napolťon, il est vrai, avait raison et cent fois raison d'affirmer qu'il n'existait plus de neutres, depuis que l'Angleterre ne dťlivrait ses permis de circulation qu'aux b‚timents rťsignťs ŗ naviguer pour son compte, ŗ exporter les denrťes lui appartenant, ŗ devenir ses agents, ses auxiliaires et ses complices: cette thŤse s'appuyait sur l'exacte apprťciation des faits, mais ne pouvait s'autoriser d'un texte formel. Comme l'Empereur n'avait point rťussi l'annťe prťcťdente ŗ la faire admettre d'Alexandre par la persuasion et le raisonnement, il s'abstenait aujourd'hui d'y revenir; il ne voulait pas exiger encore ce qu'il ne se sentait pas en ťtat d'imposer[125]. Il ne dťcouvrirait sa prťtention suprÍme qu'aprŤs avoir regagnť assez de terrain en Allemagne, aprŤs avoir repris position assez fortement en face de la Russie, pour que cette cour pŻt envisager toutes les consťquences d'un refus et ne point le risquer ŗ la lťgŤre. Actuellement, en prolongeant la discussion sur des objets d'importance secondaire, il se donnait le temps d'exťcuter ses armements: il prťparait aussi les voies, par une nťgociation prťliminaire, ŗ un arrangement plus complet, pour le cas oý les rťflexions et les dispositions futures d'Alexandre le rendraient possible. [Note 125: Voy. notamment ŗ ce sujet la lettre confidentielle du ministre des relations extťrieures ŗ notre ambassadeur en Russie, datťe du 19 novembre 1811.] On ne saurait donc dire que toute bonne foi soit encore bannie de ses rapports avec la Russie. Il nťgocie avec quelque sincťritť, mais il nťgocie sans conviction. Il se doute bien que le Tsar s'est trop dťtachť de lui pour lui revenir jamais de plein coeur, entiŤrement, rťsolument, et pour s'assujettir aux servitudes que comporterait le renouvellement de l'alliance. Puis il se rend compte que l'Angleterre continue malgrť tout ŗ partager et ŗ lui disputer l'Europe: il la sait douťe d'un pouvoir occulte et comme magnťtique, cette grande et odieuse Angleterre; il sent lŗ l'irrťsistible aimant qui ramŤne ŗ soi et attire toutes les puissances l'une aprŤs l'autre, aussitŰt que lui-mÍme cesse de les tenir sous sa dťpendance matťrielle ou morale. La Russie ne lui appartient plus; il en conclut qu'elle est bien prŤs de passer ŗ l'ennemi, de s'unir ŗ nos adversaires; qu'il en sera d'elle finalement comme de la Prusse en 1806 et plus tard de l'Autriche. Qu'on lise sa lettre du 2 avril au roi de Wurtemberg, on y trouvera cette idťe dťduite des circonstances et supťrieurement dťveloppťe. Instruit de nos armements, requis d'y participer, le roi de Wurtemberg avait formulť hardiment quelques objections et signalť le pťril d'un nouveau conflit. Napolťon le tient en assez haute estime pour condescendre ŗ s'expliquer avec lui, ŗ lui ouvrir en partie sa pensťe. Il rappelle que ęl'Empereur seul, en Russie, tenait ŗ l'alliance contre l'AngleterreĽ. Or, il rťsulte d'indices significatifs que ce souverain ne rťsiste plus aux passions hostiles qui l'enveloppent, ŗ la pression de l'air ambiant, et peut-Ítre a-t-il trop cťdť dťjŗ pour qu'il puisse se reprendre, ŗ supposer que ses yeux se dessillent un jour et perÁoivent le danger: ęEntre grandes nations, ce sont les faits qui parlent, c'est la direction de l'esprit public qui entraÓne. Le roi de Prusse laissait aller ŗ la guerre, quand la guerre ťtait loin: il aurait voulu la retarder quand il n'en ťtait plus le maÓtre, et il pleurait avec le pressentiment de ce qui allait arriver. Il en a ťtť de mÍme de l'empereur d'Autriche; il a laissť s'armer la landwehr, et la landwehr n'a pas ťtť plus tŰt armťe qu'elle l'a entraÓnť ŗ la guerre. Je ne suis pas ťloignť de penser qu'il en arrivera de mÍme ŗ l'empereur Alexandre. Ce prince est dťjŗ loin de l'esprit de Tilsit: toutes les idťes de guerre viennent de la Russie. Si l'Empereur veut la guerre, la direction de l'esprit public est conforme ŗ ses intentions: s'il ne la veut pas et qu'il n'arrÍte pas promptement cette impulsion, il y sera entraÓnť l'annťe prochaine malgrť lui; et ainsi la guerre aura lieu malgrť moi, malgrť lui, malgrť les intťrÍts de la France et ceux de la Russie. J'ai dťjŗ vu cela si souvent que c'est mon expťrience du passť qui me dťvoile cet avenir. Tout cela est une scŤne d'opťra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines. Si quelque chose peut remťdier ŗ cette situation, c'est la franchise que j'ai mise ŗ m'en expliquer avec la Russie.... Si je ne veux pas la guerre et surtout si je suis trŤs loin de vouloir Ítre le Don Quichotte de la Pologne, j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidŤle ŗ l'alliance, et je dois Ítre en mesure de ne pas permettre que, finissant la guerre de Turquie, ce qui probablement aura lieu cet ťtť, elle vienne me dire: ęJe quitte le systŤme de l'alliance, et je fais ma paix avec l'Angleterre.Ľ Ce serait, de la part de l'Empereur, la mÍme chose que me dťclarer la guerre, car, si je ne dťclare pas moi-mÍme la rupture, les Anglais, qui auront trouvť le moyen de changer l'alliance en neutralitť, trouveraient bien celui de changer la neutralitť en guerre. Conserverons-nous la paix? J'espŤre encore que oui; mais il est nťcessaire de s'armer[126]...Ľ [Note 126: _Corresp._, 17553.] Au fond et quoi qu'il en dise, dťsire-t-il que cette crise puisse Ítre ťvitťe? Il est loin d'en mťconnaÓtre la gravitť et les dangers: il ne ressent plus l'attrait de la guerre et de ses grandes tragťdies: il juge qu'il a couru assez de risques, cueilli assez de lauriers, et ťprouve parfois comme une crainte de compromettre ce trťsor de gloire. Mais il se dit que nul arrangement, si satisfaisant qu'on le suppose, ne vaudra pour les fins suprÍmes de sa politique une campagne victorieuse qui rejettera les Russes au loin et les retranchera de l'Europe, qui l'y laissera par consťquent maÓtre de tout, sans contestation et pour toujours. Alors, dťsespťrant de retrouver des alliťs sur le continent et d'y rallumer la discorde, l'Angleterre sentira l'inutilitť de prolonger la lutte et s'inclinera domptťe. La source des guerres se sera tarie; la paix du monde en sera la suite; la France se reposera enfin dans son omnipotence et sa gloire. A l'appui de ces motifs de circonstance, Napolťon se dťcouvre aussi et se crťe des raisons permanentes, invoque des nťcessitťs d'avenir. Comme toujours, son imagination construit une thťorie ŗ l'appui des exigences momentanťes de son systŤme; il l'ťdifie belle et somptueuse, faite de donnťes rťelles et d'intuitions prophťtiques, et il en subit lui-mÍme les sťductions. Il sent que l'avenir est aux grands empires, aux agglomťrations ťnormes. Il a vu, tandis qu'il s'emparait de l'Europe, l'Angleterre se dťdommager sur le monde, conquťrir et gouverner les mers, faire main basse sur toutes les colonies, se donner prise sur les plus lointains continents. En mÍme temps, la Russie se renforce chaque annťe des cinq cent mille ‚mes dont le nombre de ses habitants s'augmente, et peu ŗ peu monte sur l'horizon cet Ocťan de populations rudes et pauvres, cette inťpuisable rťserve d'hommes, qui peut un jour se dťverser sur l'Europe et la submerger. Si fiŤre qu'elle soit de sa civilisation raffinťe et de son antique primautť, l'Europe se sentira petite un jour, humble et menacťe, entre les deux colosses qui grandissent ŗ ses cŰtťs. Pour refouler l'un et abattre l'autre, ne doit-elle point profiter de l'instant oý le destin des combats l'a placťe sous un chef unique et lui a imposť le remŤde de la dictature? Hťritier des Cťsars, Napolťon n'est-il pas tenu de reprendre et d'assumer leur fonction, de rťprimer ŗ la tÍte de ses lťgions les barbares du Nord, d'ťlever contre eux des barriŤres, sous forme d'…tats tout guerriers, constituťs gardiens des frontiŤres, et de recrťer les confins militaires de l'Europe? N'est-ce point lŗ pour lui l'oeuvre finale, le couronnement de l'ťdifice, la t‚che de prťvoyance suprÍme, celle qui assurera la sťcuritť des gťnťrations ŗ venir et le rŤgne paisible de son fils[127]? [Note 127: _Documents inťdits._ Cf. au tome VI des _Commentaires de Napolťon Ier_ la note XII, 117-118.] Tout l'y porte: son tempťrament de Mťridional, qui lui fait assimiler le Nord ŗ la barbarie; sa conception ŗ la fois latine et carlovingienne de ses devoirs d'empereur, jusqu'ŗ ce retour ŗ la politique d'ancien rťgime qui tente depuis quelques annťes son esprit et flatte son orgueil. Pour faire comme les Bourbons, il a contractť en 1810 alliance matrimoniale avec l'Autriche: il a pris femme ŗ Vienne et ne s'est pas aperÁu que s'unir par le sang, lui soldat couronnť, ŗ l'Autriche humiliťe et meurtrie, c'ťtait ťpouser la trahison. Maintenant, la tradition du cabinet de Versailles, venue jusqu'ŗ lui au travers de la Rťvolution et reprenant empire sur son esprit, lui conseille d'ťcarter cette Russie dont l'intrusion dans le cercle des grandes puissances a dťrangť l'ancien systŤme de l'Europe, tel que l'avait combinť la prudence de nos rois et de nos ministres. Louis XV pendant la plus grande partie de son rŤgne, Louis XVI ŗ certains moments, leurs conseillers les plus rťputťs, ont cru ŗ la nťcessitť de mettre des bornes ŗ la poussťe moscovite, de lui opposer un faisceau d'…tats, de l'endiguer avec la SuŤde, la Pologne et la Turquie, remises sur pied et ťtroitement associťes. Ils se sont obstinťs vainement ŗ cette oeuvre, mais Napolťon se croit sŻr de rťussir lŗ oý ils ont ťchouť: il se juge assez fort pour ressusciter des cadavres et jeter sur des …tats inertes ou dťcomposťs le souffle de vie. Sa politique, dont les prťvisions plongent au plus profond de l'avenir, rťtrograde ainsi par ses moyens et se propose d'impossibles restaurations: elle obťit au mirage romain, qui l'abuse et l'ťgare, et s'inspire en mÍme temps de la tradition des derniers Bourbons dans ce qu'elle a de plus usť: sa grande entreprise se fonde sur la combinaison de deux anachronismes: ęIl est des temps et des cas, ťcrivait un de ses ministres, le sage Mollien, oý l'anachronisme est mortel[128].Ľ [Note 128: _Mťmoires de Mollien_, III, 290.] Tel ťtait le travail d'esprit qui le poussait, dŤs les premiers mois de 1811, ŗ considťrer une lutte probable avec la Russie comme sa grande et sa suprÍme affaire, ŗ diriger vers ce but tous ses calculs, toutes ses pensťes, ŗ reporter insensiblement du sud-ouest au nord-est l'appareil de ses forces. Cependant, comme il se subordonnait toujours ŗ des considťrations pratiques et savait refrťner au besoin le vol de son imagination, il se fŻt arrÍtť si l'empereur Alexandre eŻt recommencť ŗ lui prÍter une aide efficace contre l'Angleterre. Au fond, il ne demande rien qu'il ne soit en droit d'exiger d'aprŤs le pacte convenu, rien qui ne soit conforme ŗ la lettre ou ŗ l'esprit des traitťs. Seulement, ce droit trŤs rťel qu'il invoque, il se l'est crťť ŗ lui-mÍme, il se l'est forgť ŗ coups d'ťpťe: les traitťs d'alliance, les obligations de concours qu'il a imposťes, ont ťtť pour les vaincus une consťquence de la dťfaite, une forme de la contrainte, et la contrainte ne maintient ses effets qu'ŗ condition d'agir sans cesse et de renouveler ses prises. Il y a conflit insoluble entre le droit napolťonien et le droit naturel des …tats ŗ s'orienter suivant leurs intťrÍts momentanťs ou leurs inclinations, et le premier, fondť uniquement sur la victoire, portant en lui ce vice irrťmissible, ne peut se soutenir que par la permanence et la continuitť de la victoire. Napolťon redemande aujourd'hui ce qu'il a obtenu en 1807, au lendemain de Friedland, et il est rťsolu ŗ reprendre la guerre s'il ne peut se conserver autrement les avantages et les sŻretťs qu'elle lui a valu: il reste ainsi consťquent avec lui-mÍme, droit et sincŤre dans les grandes lignes de sa politique, mais varie ses procťdťs d'aprŤs les circonstances, s'y montre tantŰt impťtueux et violent, tantŰt caressant et sťducteur, souvent astucieux, rusť, et d'une dissimulation profonde. Comme il soupÁonne avec raison qu'Alexandre le trompe et ne rentrera jamais de bonne foi dans l'alliance, il se prťpare ŗ marcher dans le Nord l'annťe prochaine, lentement, insidieusement, ŗ se glisser avec toutes ses forces et ŗ se raser jusqu'aux frontiŤres de la Russie, pour se dresser subitement contre elle, s'ťlancer et frapper. Tous ses efforts tendent ŗ s'assurer la facultť et l'avantage du choc offensif, et il ne se doute pas que le Tsar, plus engagť qu'il ne le croit dans les voies de la rťvolte, a formť le mÍme dessein et se juge dŤs ŗ prťsent en mesure de le rťaliser. Il veut prťvenir l'adversaire; en fait, il est prťvenu. Cette guerre avec la Russie qu'il prťvoit ŗ l'ťchťance de douze ou quinze mois, elle est devant lui, menaÁante, prÍte ŗ le saisir, et il ne la voit pas: il ignore qu'Alexandre est en avance sur lui d'une annťe et d'une armťe. CHAPITRE III LE MOYEN DE TRANSACTION. Les armťes russes se rapprochent de la frontiŤre.--Marche vers le duchť de Varsovie.--Points de concentration.--L'armťe du Danube dťtache plusieurs de ses divisions.--Prťcautions prises pour assurer le secret de ces prťparatifs.--La frontiŤre ťtroitement gardťe.--Les rťserves.--Bruits rťpandus ŗ Pťtersbourg et dans les provinces polonaises.--Avis dťcourageants de Czartoryski.--La fidťlitť des chefs varsoviens ne se laisse pas entamer.--L'Autriche se dťrobe a une alliance et mÍme ŗ une promesse de neutralitť.--L'influence de l'archiduc Charles s'exerce dans un sens hostile ŗ la Russie: moyen imaginť pour le convertir ou le neutraliser.--Diplomatie fťminine.--Insinuation de Stackelberg au sujet d'une entrťe possible des Russes en Galicie.--Metternich se fait autoriser ŗ formuler une rťponse comminatoire.--Dťceptions successives d'Alexandre.--Il suspend l'exťcution de son projet.--Incertitudes, tendances diverses.--Le chancelier Roumiantsof prťconise une politique de rapprochement avec la France.--Il croit avoir trouvť un moyen de solution.--Idťe de demander ŗ Napolťon, en compensation de l'Oldenbourg, quelques parties du territoire varsovien.--Alexandre se prÍte ŗ un essai de conciliation sur cette base.--CaractŤre insolite de la nťgociation qui va s'ouvrir.--Le souverain et le ministre russe ne veulent s'exprimer qu'ŗ demi-mot et par pťriphrases.--On propose une ťnigme ŗ Caulaincourt, en lui fournissant quelques moyens de la dťchiffrer.--Le Tsar confie ŗ Tchernitchef une lettre pour l'Empereur: dignitť et habiletť de son langage.--La mťtaphore du comte Roumiantsof.--Caulaincourt obtient son rappel et reste ŗ Pťtersbourg en attendant l'arrivťe de son successeur, le gťnťral comte de Lauriston.--Jeu caressant d'Alexandre.--Dťpart de Tchernitchef pour Paris. En mars, les troupes russes se mirent en position d'exťcuter le grand projet et de recueillir, si elle venait ŗ eux, la Pologne transfuge. L'armťe destinťe ŗ entrer la premiŤre en action se tenait sur la Dwina, prťcťdťe de fortes avant-gardes: elle s'ťbranla vers le sud-ouest, vers les provinces de Lithuanie et de Podolie, contiguŽs au duchť de Varsovie: elle venait ŗ grandes ťtapes, largement dťployťe, cheminant sous le couvert des forÍts ťpaisses et des collines sablonneuses. En arriŤre, les troupes de Finlande suivaient le mouvement, quittaient peu ŗ peu leurs garnisons, filaient le long du littoral pour se rapprocher de la Courlande et passer de lŗ en Pologne. A proximitť de la frontiŤre, des points de concentration avaient ťtť indiquťs: Wilna, Grodno, Brzesc, Bialystock[129]. Des magasins, des dťpŰts d'approvisionnements et de munitions se formaient, les autoritťs prťparaient des logements et des vivres pour les masses annoncťes. Sur le Niťmen et le Bug, on rťunissait des embarcations, des bateaux plats, tout un matťriel propre ŗ faciliter le passage[130]. Le quartier gťnťral paraissait devoir s'ťtablir ŗ Slonim, au sud de Wilna: les gťnťraux Essen, Doctorof, Kamenski, commanderaient les corps principaux: ils avaient ťtť au prťalable mandťs ŗ Pťtersbourg et y avaient reÁu des instructions[131]. [Note 129: Correspondance du rťsident de France ŗ Varsovie, mars et avril 1811, _passim_; correspondance de SuŤde, mÍmes mois; dťpÍches de Stedingk, janvier ŗ juin 1811, archives du royaume de SuŤde; renseignements transmis par Davout et Rapp, archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 130: Feuille de renseignements transmise par Davout le 31 mars. Archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 131: DťpÍche de Stedingk, 16/28 janvier. Alquier ťcrivait de Stockholm le 25 fťvrier, d'aprŤs un rťcit venu de Russie: ęIl y a des indices (je cite les propres mots du narrateur) que depuis quelque temps il a ťtť fait au gťnťral Moreau des propositions pour l'engager ŗ venir prendre le commandement de l'armťe russe.Ľ Le fait pouvait Ítre controuvť et ťtait au moins fort exagťrť; il n'en est pas moins curieux de voir mises en circulation, dŤs 1811, toutes les idťes qui devaient se rťaliser en 1813.] En mÍme temps que cette grande descente vers le sud, un mouvement s'opťrait du sud au nord, concordant avec le premier et venant ŗ sa rencontre. L'armťe du Danube, tournťe jusqu'alors contre les Turcs, hivernait en Moldavie; plusieurs de ses divisions levŤrent leurs cantonnements, et, pivotant sur elles-mÍmes, faisant face en arriŤre, se mirent ŗ remonter vers la Podolie et la Volhynie, pour se joindre aux forces qui arrivaient du nord et se placer ŗ leur gauche. Dans ses lettres ŗ Czartoryski, Alexandre n'avait parlť qu'ŗ titre ťventuel du prťlŤvement ŗ opťrer sur les troupes d'Orient: ęL'armťe de Moldavie, avait-il dit, pourra dťtacher aussi quelques divisions, sans pour cela Ítre empÍchťe de se tenir sur la dťfensive[132].Ľ Dťpassant ses promesses, il s'affaiblissait sur ses ailes pour se fortifier au centre, quitte ŗ compromettre la Finlande et ŗ retarder sa paix avec les Turcs. L'armťe ędestinťe ŗ combattre avec les PolonaisĽ s'augmentait de corps supplťmentaires, d'effectifs imposants, et, se rangeant par divisions depuis la Baltique jusqu'au Dniester, se mettait en ligne. [Note 132: _Mťmoires de Czartoryski_, II, 273.] Toutes ces opťrations s'entouraient du plus profond mystŤre. Souvent, les troupes ne suivaient pas les routes ordinaires, les grandes voies de communication: marchant par bataillons ou mÍme par compagnies, divisťes en dťtachements innombrables, ťparpillťes sur de vastes espaces, elles se glissaient ępar des chemins dťtournťs qui n'avaient jamais ťtť des routes militaires[133]Ľ. Les prťcautions les plus rigoureuses avaient ťtť prises pour clore hermťtiquement et murer la frontiŤre, pour fermer les accŤs et barricader les issues, pour se dťfendre contre tout espionnage. Sous couleur de renforcer le cordon des douanes et de mieux assurer l'observation des rŤglements prohibitifs, des corps de Cosaques avaient ťtť disposťs le long des limites. Ils exerÁaient une surveillance continuelle: des piquets de cavalerie gardaient toutes les entrťes, reliťs entre eux par des patrouilles qui circulaient nuit et jour: jusqu'ŗ une distance assez grande dans l'intťrieur des terres, des postes s'ťchelonnaient sur les routes ęde verste en versteĽ, examinant et arrÍtant les passants, compulsant leurs papiers, vťrifiant leur qualitť[134]: c'ťtait ŗ l'abri de cet ťpais rideau que la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie se remplissaient de troupes. [Note 133: DťpÍche de Bignon, rťsident de France ŗ Varsovie, 11 mai.] [Note 134: DťpÍche du mÍme, 5 juin, d'aprŤs un tťmoin oculaire.] En arriŤre de ces provinces, l'armťe de soutien se complťtait et s'apprÍtait ŗ marcher. Aucun moyen n'ťtait nťgligť pour renforcer ses effectifs: les troupes sťdentaires se transformaient en contingents mobiles, les bataillons de forteresse en bataillons de ligne. Du fond de l'empire, d'autres masses surgissaient, des rťserves se levaient. Dans les dťpŰts, il y avait affluence prodigieuse de recrues, effort incessant pour les dťgrossir et les former, pour faire des soldats. BientŰt, malgrť le secret ordonnť, des bruits ŗ sensation commencŤrent ŗ circuler dans la capitale: les rťgiments des gardes, disait-on, n'attendaient plus qu'un signal pour se mettre en route et devaient marcher avec la deuxiŤme armťe: le grand-duc Constantin se rendait en Finlande pour inspecter les troupes en partance; enfin, l'Empereur lui-mÍme allait se porter sur la frontiŤre, relever et poser sur son front la couronne de Pologne. Le public de Pťtersbourg se prononÁait hautement en faveur de cette solution, qui rťpondait aussi aux espťrances suscitťes en Lithuanie: lŗ, beaucoup de grands propriťtaires dťsiraient une rťconciliation entre la Pologne et la Russie: plusieurs d'entre eux, des membres de familles illustres, des patriotes ťprouvťs, avaient ťtť appelťs ŗ Pťtersbourg, bien traitťs, caressťs, ŗ demi prťvenus[135]. Leur tÍte se montait, leur imagination s'exaltait en faveur du projet; quelques-uns allaient jusqu'ŗ fixer la date de l'exťcution: l'Empereur choisirait le 3 mai, anniversaire du jour oý, vingt ans plus tŰt, la Pologne mourante s'ťtait donnť le statut libťral et sensť sous lequel elle aspirait ŗ revivre[136]. [Note 135: DťpÍche de Bignon, 27 avril.] [Note 136: _Id._] Ce fut au moment oý cette effervescence se manifestait ŗ l'intťrieur de l'empire qu'arrivŤrent du dehors les plus dťcourageantes nouvelles. Les rťponses de Czartoryski ŗ la seconde lettre du Tsar ne se bornaient pas ŗ poser des objections et ŗ prťvoir des difficultťs: elles ťtaient purement nťgatives. D'aprŤs leur contenu, d'aprŤs les rťsultats de l'enquÍte opťrťe par le prince, les commandants de l'armťe varsovienne, les principaux magnats, ceux dont l'opinion entraÓnerait la masse, demeuraient rťfractaires ŗ la sťduction et se montraient incorruptibles: leur fidťlitť ŗ Napolťon ne se laissait pas entamer. Le texte de ces rťponses ne nous est point parvenu, mais Alexandre y fait allusion dans une communication ultťrieure ŗ Czartoryski: ęVos prťcťdentes lettres, dit-il, m'ont laissť trop peu d'espoir de rťussite pour m'autoriser ŗ agir, ŗ quoi je n'aurais pu me rťsoudre raisonnablement qu'ayant quelque probabilitť de succŤs[137].Ľ [Note 137: Lettre du 1er avril 1812. _Mťmoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 279.] L'imprudence d'agir lui fut concurremment dťmontrťe par l'attitude de l'Autriche. A Pťtersbourg, on s'ťtait aperÁu trŤs vite que cet empire se dťrobait ŗ une alliance: il n'est mÍme pas certain que l'instruction secrŤte du mois de fťvrier, tendant ŗ ce but, ait ťtť expťdiťe, les dispositions de Metternich et de son gouvernement la rendant inutile[138]. Alexandre s'ťtait rabattu alors sur un autre plan. Il ne solliciterait plus de l'Autriche qu'une connivence passive et lui demanderait uniquement d'assister indiffťrente ŗ ce qui se passerait autour d'elle, de se laisser faire au besoin une douce violence, de ne point refuser les Principautťs, si le gouvernement russe les lui mettait dans la main en mÍme temps qu'il ferait occuper la Galicie pour le compte de la Pologne restaurťe. Au nom du Tsar, Koschelef maintenait l'offre de la Moldavie jusqu'au Sereth et de la Valachie entiŤre. Alexandre ayant ťcrit une lettre personnelle ŗ l'empereur FranÁois pour obtenir de lui une promesse de neutralitť et sonder ses dispositions, Stackelberg fut chargť d'en fournir verbalement le commentaire[139]. [Note 138: Voyez sur ce point MARTENS, volume citť, 79.] [Note 139: BEER, _Orientalische Politik Oesterreich's_, p. 250. _Mťmoires de Metternich_, II, 417. MARTENS, 78.] La colonie russe de Vienne appuyait ces dťmarches de toute son ťnergie. La milice des femmes avait ťtť mise sur pied, et un objet spťcial s'offrait ŗ son activitť. Le grand ennemi de la Russie ŗ Vienne ťtait l'archiduc Charles, qui jouissait dans le public et dans l'armťe d'une considťration hors ligne: le glorieux vaincu de Wagram s'ťtait sincŤrement rťconciliť avec son vainqueur et poussait l'Autriche vers la France. Pour changer ses dispositions ou au moins le neutraliser, on entreprit de le marier, en lui donnant pour femme une princesse toute dťvouťe ŗ la Russie. L'impťratrice …lisabeth Alexievna, femme d'Alexandre Ier, avait une soeur qui vivait auprŤs d'elle, la princesse Amťlie de Bade. Ce fut cette Allemande adoptťe par la Russie que les meneurs de l'intrigue destinŤrent ŗ opťrer la conversion de l'archiduc, et aussitŰt des influences de toute sorte se mirent en mouvement pour enchaÓner cet Hercule aux pieds d'une Omphale un peu mŻre. L'impťratrice de Russie lia partie avec l'impťratrice d'Autriche: celle-ci, qui avait la passion de faire des mariages[140], entra de grand coeur dans l'affaire, ŗ laquelle on sut intťresser ťgalement la landgrave de Bade et la reine de BaviŤre. Cette ligue de femmes fit reprťsenter ŗ l'archiduc Charles par son confesseur qu'il avait besoin d'une compagne pour ťgayer son intťrieur morose et rompre l'ennui d'un cťlibat prolongť. La grande difficultť ťtait d'obtenir le consentement de l'empereur FranÁois ŗ un mariage dont son terrible gendre pourrait s'offusquer. Pour triompher de ses craintes, on le prit par les sentiments: on lui affirma que l'archiduc Charles avait conÁu pour la princesse Amťlie une passion violente, et l'excellent prince se laissa convaincre qu'il ferait le malheur de son cousin en s'opposant ŗ l'union projetťe. Il promit de consentir, mais ŗ une condition, c'ťtait que l'on trouverait moyen d'assurer aux futurs conjoints, peu fortunťs l'un et l'autre, une situation matťrielle en rapport avec leur rang: lui-mÍme ne pouvait s'en charger, ęayant trop d'enfants ŗ ťtablir[141]Ľ. Il n'y avait qu'une chance de le satisfaire, c'ťtait un recours au duc Albert de Saxe, dont le prince Charles ťtait le neveu et l'hťritier. Le duc Albert ťtait vieux et riche: il avait une maÓtresse qui le gouvernait; on fit agir cette dame, aprŤs s'Ítre adressť ŗ elle par l'intermťdiaire d'un officier pour qui elle avait eu autrefois des bontťs, et le rťsultat de ces opťrations diverses fut que le duc promit d'assurer le sort de son neveu par un avancement d'hoirie. Ainsi, les obstacles s'aplanissaient l'un aprŤs l'autre, et l'affaire semblait en bon chemin; mais dťjŗ, avant que le gouvernement autrichien se fŻt dťcidť ŗ la rompre sur un mot venu des Tuileries, une rťponse fort sŤche de Metternich aux ouvertures politiques de la Russie l'avait rendue actuellement sans objet[142]. [Note 140: ęJ'aime, disait-elle, que tout le monde se marie.Ľ Otto ŗ Champagny, 17 avril.] [Note 141: Otto ŗ Maret, 8 mai.] [Note 142: Sur l'ensemble de l'affaire, voyez la correspondance d'Otto, mars ŗ juillet 1811.] Les propositions de Koschelef, la lettre du Tsar, avaient mis Metternich en ťveil: ŗ quelques jours de lŗ, il eut avec Stackelberg une conversation qui le laissa rÍveur. L'envoyť russe, aprŤs lui avoir confiť qu'il possťdait le secret de son maÓtre et montrť comme preuve ęune lettre ťcrite en entierĽ de la main d'Alexandre, fit allusion ŗ certaines ťventualitťs: ęDans le cours de mon entretien avec lui, ťcrivait Metternich ŗ son souverain, j'ai remarquť certaines tournures de phrases qui me firent supposer qu'un jour, ťtant donnťes certaines circonstances, l'occupation de la Galicie pourrait bien s'effectuer sans notre consentement[143].Ľ Cette ťtrange rťvťlation ťmut d'autant plus Metternich qu'elle ťvoqua en lui un souvenir. Il se rappela qu'en 1805 l'empereur Alexandre, dťsespťrant d'entraÓner la Prusse dans la troisiŤme coalition, avait eu l'idťe d'assaillir inopinťment cette puissance, avec laquelle il entretenait les meilleurs rapports: il eŻt marchť sur Varsovie, chef-lieu alors de province prussienne, et restaurť ŗ son profit la Pologne, avant de se porter en Moravie contre l'armťe franÁaise. Ce prťcťdent ťclairait d'une lueur singuliŤre les insinuations actuelles, donnait tout lieu de supposer que l'empereur Alexandre caressait aujourd'hui un projet du mÍme genre et nourrissait l'espoir d'y entraÓner l'Autriche, dŻt-il au besoin lui forcer la main: c'ťtait lŗ un de ces brusques ťcarts de pensťe, une de ces fugues d'imagination dont l'histoire du mobile souverain offrait trop d'exemples: ęLa marche excentrique du cabinet russe, ťcrivait Metternich, ne nous autorise-t-elle pas ŗ admettre _comme possible ce qui paraÓt l'impossibilitť mÍme_[144]?Ľ [Note 143: _Mťmoires de Metternich_, II, 418.] [Note 144: _Id._, 419.] Metternich ne crut pouvoir se mettre trop rťsolument en travers d'une aventure dont l'Autriche ťprouverait un dommage sensible, immťdiat, direct, et n'aurait ŗ tirer que de problťmatiques avantages; il se fit autoriser ŗ prťvenir Stackelberg que toute violation de territoire serait considťrťe ęcomme une dťclaration de guerreĽ, ŗ signifier au besoin que la concentration des troupes russes prŤs de la Galicie et de la Bukovine, dont le bruit arrivait ŗ Vienne, finirait par obliger l'empereur d'Autriche ŗ mobiliser lui-mÍme ses armťes et ŗ les mettre sur le pied de guerre[145]. [Note 145: _Mťmoires de Metternich_, II, 418-419.] Ainsi, en se hasardant d'attaquer, Alexandre se fŻt heurtť aux forces de l'Autriche en mÍme temps qu'ŗ l'armťe varsovienne. Il n'ťtait pas au bout de ses mťcomptes. A la mÍme ťpoque, il aperÁut distinctement au nord l'ťvolution de Bernadotte, qui semblait lui tourner le dos et s'orienter vers la France: les agaceries du prince royal ŗ l'adresse de son ancien chef, ses mines provocantes, son intimitť avec Alquier, le mot d'ordre donnť partout aux diplomates suťdois de se mettre au mieux avec leurs collŤgues franÁais, ne pouvaient ťchapper ŗ la perspicacitť des agents russes. Alexandre en conÁut un assez vif dťpit, qui se manifesta par des communications aigres-douces au cabinet de Stockholm, et il cessa momentanťment de compter sur la SuŤde[146]. [Note 146: TEGNER, _Le baron d'Armfeldt_, III, 306.] En Prusse, oý le cabinet persistait dans son double jeu, le Roi montrait plus de bon vouloir que d'ťnergie: le fond de sa pensťe ťtait qu'il se perdrait irrťvocablement en risquant une prise d'armes, ŗ moins que la Prusse, soutenue en arriŤre par les Russes, ne fŻt en mÍme temps appuyťe et ťpaulťe sur sa gauche par l'Autriche. Or, il savait que l'Autriche rťpugnait essentiellement ŗ entrer dans une coalition nouvelle: mÍme, sur la foi de rapports exagťrťs, il croyait que Metternich et son maÓtre s'ťtaient livrťs sans rťserve ŗ Napolťon et ne demandaient qu'ŗ trahir activement la cause europťenne; il le faisait dire ŗ Pťtersbourg par des intermťdiaires secrets, conseillait instamment la prudence[147]. Dans plusieurs parties de l'Allemagne, ŗ cŰtť des haines persistantes contre la France, il ťtait facile de dťmÍler un contre-courant d'opinion dťfavorable ŗ la Russie. L'ukase prohibitif en ťtait la cause; en fermant l'empire ŗ toutes les importations par terre, cet acte rigoureux n'avait pas seulement lťsť la France: il prťjudiciait gravement au commerce et ŗ l'industrie germaniques, qui perdaient un de leurs principaux dťbouchťs. Dans les rťgions industrielles, comme la Saxe, cette rupture ťconomique avait ťtť accueillie avec colŤre: elle suscitait des plaintes, des rťcriminations vives, et attirait au Tsar une sorte d'impopularitť[148]. De tous cŰtťs, Alexandre voyait se lever des rťsistances imprťvues et apercevait des obstacles qui lui barraient la route. [Note 147: MARTENS, VII, 15.] [Note 148: Le bulletin de police du 18 juin 1811 contient l'extrait suivant d'une correspondance d'Allemagne: ęLes manufacturiers de la Saxe sont forcťs de congťdier des centaines d'ouvriers ŗ la fois. Les b‚timents oý sont ťtablies les fabriques deviendront des hospices pour y nourrir les pauvres aux frais de l'…tat ou des maisons de force pour les infortunťs qui deviendront voleurs par nťcessitť. Les Saxons pouvaient devenir les rivaux des manufacturiers anglais, mais cet espoir a disparu, et nous ne pouvons nous relever qu'autant que l'ukase russe, qui dťfend l'introduction des marchandises de fabrique ťtrangŤre, serait rapportť.Ľ] Sous le coup de ces dťceptions simultanťes, il y eut dans le mouvement de sa pensťe arrÍt et recul: ŗ un brusque ťlan vers l'offensive succťda une reprise de fluctuations et d'incertitudes. Sans renoncer ŗ son projet, il en suspendit l'exťcution, quitte ŗ y revenir en meilleure occurrence. Ses communications avec Czartoryski s'interrompirent ou au moins s'espacŤrent: le prince reÁut avis de n'avoir plus ŗ compter sur une explosion immťdiate. ęJ'ai dŻ, lui ťcrivait plus tard Alexandre, me rťsigner ŗ voir venir les ťvťnements et ŗ ne pas provoquer par mes dťmarches une lutte dont j'apprťcie toute l'importance et les dangers[149]....Ľ Il ajoutait cependant que ni les idťes qui l'avaient occupť, ęni la rťsolution de les mettre en oeuvre quand les circonstances s'y prÍteront[150]Ľ, ne l'avaient abandonnť. Les dispositions militaires ne furent point rťvoquťes: l'armťe continua ŗ se dťployer en ordre de bataille; la Russie resta le bras levť, sans frapper, et s'immobilisa dans cette attitude. [Note 149: 1er avril 1812. _Mťmoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 279.] [Note 150: _Id._, 280.] Ayant rassemblť ses forces, Alexandre y trouvait l'avantage de s'Ítre mis ŗ couvert contre une agression et une surprise, pour le cas oý il prendrait envie ŗ Napolťon d'exťcuter ce que lui-mÍme avait rÍvť. Les armements opťrťs, lorsqu'ils seraient connus de l'Empereur, le rendraient moins prompt peut-Ítre ŗ risquer une attaque; par ce fait, n'ťtaient-ils point susceptibles de procurer dŤs ŗ prťsent ŗ la Russie un certain bťnťfice, une plus grande libertť d'allures? A l'abri de ses armťes fortement ťtablies sur la frontiŤre, Alexandre ne pourrait-il donner suite ŗ l'une de ses idťes favorites, rouvrir entiŤrement ses ports aux navires et aux importations britanniques, et, dans le duel engagť entre la France et l'Angleterre, proclamer officiellement sa neutralitť? Suivant certains tťmoignages, il en eut la vellťitť, et songea ŗ s'affranchir d'un reste d'alliance, sans commencer la guerre[151]. [Note 151: Voy. ŗ ce sujet les dťpÍches du rťsident de France ŗ Varsovie, en date des 30 et 31 mars 1811.] Son chancelier cherchait cependant ŗ le ramener dans d'autres voies, qui le rapprocheraient de la France. Ignorant toujours jusqu'au premier mot du roman ťbauchť entre Alexandre et Czartoryski, Roumiantsof voyait avec peine l'ťvolution vers l'Angleterre, qui se poursuivait sous ses yeux; il bl‚mait les infractions commises ŗ la rŤgle continentale, s'affligeait de ce rel‚chement progressif et aspirait de toutes ses forces ŗ une rťconciliation avec l'empereur des FranÁais, ŗ une reprise de cette alliance qui existait toujours sur le papier, qui avait valu ŗ la Russie la Finlande et qui lui permettrait de garder les Principautťs. Il suppliait son maÓtre de ne point se dťrober systťmatiquement ŗ tout accord, de tenter quelque chose, et l'avortement du projet conÁu en dehors de lui, ŗ son insu, rendait autoritť ŗ ses conseils. Quel serait, suivant lui, le terrain d'entente? Comment faire droit aux griefs respectifs? Le principal de ceux qu'allťguait la France ťtait l'ukase du 31 dťcembre 1810: sur ce point, il ne serait pas trŤs difficile d'accorder quelques satisfactions de forme ŗ Napolťon, qui paraissait disposť ŗ s'en contenter, et d'admettre certains adoucissements qui Űteraient ŗ la mesure le caractŤre d'une dťmonstration hostile, sans porter atteinte au rťgime ťconomique de l'empire. D'autre part, comme Napolťon n'insistait plus sur la saisie des b‚timents qui naviguaient sous pavillon amťricain pour le compte de l'Angleterre, cette question ne se posait pas actuellement; il n'y avait qu'ŗ la laisser dormir. Quant aux griefs de la Russie, le dťbat trŤs lťgitimement soulevť par elle au sujet de l'Oldenbourg servait ŗ masquer le grand reproche: l'extension menaÁante et les encouragements donnťs par Napolťon au duchť de Varsovie. Roumiantsof ťtait le premier ŗ reconnaÓtre et ŗ proclamer l'importance de la question polonaise. Il l'avait vue, par ses dťveloppements successifs, brouiller les deux empires: il savait que tous les efforts tentťs en 1809 et en 1810 pour la rťsoudre ŗ l'amiable n'avaient fait que la compliquer, ŗ tel point que la chancellerie russe s'ťtait abstenue depuis lors d'y revenir et d'y toucher. Roumiantsof jugeait que ce silence avait assez durť, que la crise actuelle permettait de le rompre: c'ťtait le cŰtť avantageux d'une situation dťplorable: le bien naÓt quelquefois du mal portť ŗ l'extrÍme. Dans le cas prťsent, l'injustifiable procťdť dont le Tsar avait eu ŗ souffrir ne lui offrait-il pas un moyen providentiel de rťintroduire au dťbat la question de Pologne et peut-Ítre de la trancher ŗ son profit? En s'emparant de l'Oldenbourg, Napolťon s'ťtait donnť un tort incontestable et public vis-ŗ-vis de son alliť: celui-ci ťtait essentiellement fondť ŗ exiger une rťparation. Napolťon semblait d'ailleurs le reconnaÓtre, puisqu'il se montrait disposť ŗ octroyer au duc une compensation territoriale, invitant seulement la Russie ŗ la dťsigner et ŗ la spťcifier. Cette indemnitť offerte en principe, pourquoi ne lui demanderait-on pas de la dťcouper en territoire polonais, de dťtacher une portion de l'…tat varsovien pour en composer un nouvel apanage au prince dťpossťdť, qui s'y ferait le prÍte-nom de la Russie, et d'accorder ainsi une garantie effective contre le rťtablissement de la Pologne? Lŗ ťtait, suivant Roumiantsof, le vrai moyen de transaction, le noeud de l'accord ŗ conclure et le gage pour son gouvernement d'une sťcuritť durable. En effet, tout pas rťtrograde imposť au duchť, toute atteinte portťe ŗ son intťgritť, toute distraction de territoire opťrťe ŗ ses dťpens, si minime qu'elle fŻt, dťtruirait sa force d'expansion et de rayonnement, marquerait pour lui le signal d'une irrťmťdiable dťcadence. Ce qui faisait le prestige de cet …tat d'occasion et de rencontre, ce qui groupait autour de lui tant de dťvouements et d'enthousiasmes, c'ťtait qu'il apparaissait ŗ tous comme destinť ŗ s'accroÓtre et ŗ s'ťtendre, comme une Pologne en voie de reconstitution progressive. Si Napolťon consentait ŗ le diminuer au lieu de l'agrandir, il infligerait ŗ ces espťrances un ťcrasant dťmenti: il enlŤverait ŗ la principautť varsovienne l'unique soutien de son existence. Le mouvement de dťcroissance imprimť au duchť ne s'arrÍterait plus: il irait se continuant, s'accťlťrant, et aboutirait finalement ŗ rejeter dans le nťant une crťation ťphťmŤre: toute pierre Űtťe ŗ cet ťdifice suffirait ŗ en rompre l'ťquilibre instable et en dťterminerait tŰt ou tard l'ťcroulement. Quand le duchť succomberait, au milieu des rťvolutions dont l'avenir ťtait gros, la Russie serait lŗ pour en recueillir les dťbris; s'ťtant donnť prise sur lui en se faisant adjuger dŤs ŗ prťsent quelques parcelles de son territoire, elle se trouverait en mesure de tirer ŗ soi et d'absorber le reste. Alexandre ne mťconnut point les avantages de cette combinaison. S'il rťussissait ŗ ťcarter le pťril polonais, ce rťsultat ne serait pas trop chŤrement payť de quelque sursis ŗ l'exťcution d'autres projets, de quelque ralentissement dans sa marche vers l'Angleterre. Mais rťussirait-il ŗ obtenir de Napolťon une concession aussi fťconde en consťquences? S'il se prÍta ŗ la solliciter, on peut croire que ce fut surtout par acquit de conscience. Tenant ŗ se dire qu'il n'avait rien nťgligť pour s'ťpargner une lutte avec le plus formidable adversaire que la Russie eŻt jamais rencontrť devant elle, il permit ŗ Roumiantsof d'entamer l'affaire, se rťservant d'y mettre au besoin et trŤs discrŤtement la main. Aussi bien, la nťgociation ŗ mener ne pouvait ressembler ŗ aucune autre. En suivant la mťthode ordinaire, en ťnonÁant nettement ses dťsirs, la Russie s'exposerait ŗ un grave pťril. Il ťtait ŗ craindre que Napolťon, malgrť les sentiments conciliateurs qu'il affectait, ne nourrÓt au fond de l'‚me de mauvais et perfides desseins. En ce cas, le despote sans scrupules s'emparerait de demandes trop clairement articulťes pour accuser la Russie ŗ la face du monde de visťes spoliatrices, de prťtentions attentatoires ŗ l'intťgritť et ŗ l'existence d'un …tat indťpendant: il la mettrait dans son tort aux yeux de l'Europe; tout au moins la perdrait-il irrťvocablement dans l'esprit des Varsoviens, et l'empereur Alexandre, malgrť ses dťboires, ne renonÁait jamais complŤtement ŗ capter ce peuple. Par consťquent, on ne crut ŗ Pťtersbourg pouvoir procťder avec trop de prudence, de circonspection et de mystŤre. On jugea indispensable de ne s'exprimer qu'ŗ demi-mot, par un murmure ŗ peine intelligible, pour se garder la facultť de dťmentir au besoin ses propres paroles et d'affirmer qu'on n'avait rien dit. Tout se passera donc par insinuations lťgŤres, par sous-entendus et rťticences, le but de la Russie ťtant de suggťrer un mode de solution, sans l'indiquer positivement, et de se faire proposer ce qu'elle n'entend point demander. Dans le fatras de documents que nous livre ŗ cette ťpoque la correspondance des deux cours, il faut s'attacher ŗ un tout petit mot noyť Áŗ et lŗ dans des flots de rhťtorique, ŗ quelques incidentes, ŗ quelques tournures de phrase rťvťlatrices, pour dťcouvrir le secret d'Alexandre ou plutŰt de son ministre, pour comprendre ŗ quoi vise et tend leur politique. La nťgociation qui porte en elle le sort futur des deux empires se fait humble et cachťe, se glisse furtivement parmi des discussions de pure forme, longuement et fastidieusement entretenues; nous la verrons se faufiler ŗ travers un amoncellement de paroles creuses et de dissertations stťriles. D'abord, des insinuations prťparatoires furent faites au duc de Vicence. Lorsqu'il se plaignait de l'ukase, on lui rťpondait sur un ton modťrť et conciliant, mais Roumiantsof et mÍme l'Empereur faisaient observer ęqu'il faudrait s'entendre en mÍme temps, ou peut-Ítre avant, sur d'autres points... qu'il fallait faire la part de la politique avant celle du commerce[152]Ľ. L'ambassadeur, s'autorisant de ces dťclarations, abordait-il le diffťrend politique, pressait-il les Russes d'accepter Erfurt en ťchange de l'Oldenbourg ou d'indiquer un autre ťquivalent, Alexandre restait dans le vague, se bornant ŗ demander justice, rťparation, sťcuritť, soutenant que c'ťtait ŗ la France de parler et d'offrir; mais Roumiantsof s'avanÁait un peu plus. Suivant lui, ęla porte ťtait toujours ouverte pour s'entendre quand on voudrait proposer une indemnitť convenable et juste tant pour le duc d'Oldenbourg que pour la Russie, avec laquelle cette affaire paraissait maintenant devoir se traiter directement... Erfurt n'ťtait une indemnitť rťelle sous aucun rapport et ne pouvait convenir ni au prince, ni ŗ la Russie, _qui ne pouvait en dťsirer une et en accepter qu'une qui eŻt dans sa situation mÍme la garantie de sa tranquillitť et qui pŻt Ítre protťgťe et assurťe pour l'avenir_[153].Ľ Pour que le nouvel ťtablissement du prince trouv‚t sa sťcuritť dans sa position, il devait nťcessairement toucher et s'appuyer au seul empire intťressť ŗ le dťfendre: or, parmi les innombrables territoires dont Napolťon disposait, il n'en ťtait qu'un qui confin‚t ŗ la Russie: c'ťtait le duchť de Varsovie. [Note 152: Caulaincourt ŗ Champagny, 27 mars.] [Note 153: _Id._, 6 avril.] Le cabinet de Pťtersbourg mettait ainsi notre ambassadeur sur la voie et lui fournissait quelques moyens de dťchiffrer l'ťnigme. Dans le mÍme temps, l'occasion s'offrit de s'adresser directement ŗ l'empereur des FranÁais. Sa lettre au Tsar en date du 28 fťvrier, confiťe ŗ Tchernitchef, venait d'arriver et nťcessitait un retour. Alexandre prťpara immťdiatement sa rťponse: il la ferait naturellement rapporter par Tchernitchef, n'ayant que de trop bonnes raisons pour rťintroduire ŗ Paris ce fin observateur, cet agent perspicace et futť. Dans sa communication ŗ l'Empereur, il n'entendait se permettre aucune allusion ŗ un morcellement de l'…tat polonais, mais une rťdaction habilement nuancťe ne pourrait-elle induire Napolťon ŗ y penser et lui en faire venir l'idťe? Alexandre rťdigea trŤs soigneusement sa lettre, d'aprŤs un brouillon ťcrit de sa main et plusieurs fois remaniť[154]. Sur tous les points en contestation, il acceptait et soutenait vaillamment la controverse, attaquait au besoin pour se mieux dťfendre, sans se dťpartir jamais d'une exquise courtoisie, et, dans la polťmique engagťe entre les deux souverains, ne se montrait nullement infťrieur ŗ son rival. Avec beaucoup de dignitť, il rťitťrait ses plaintes au sujet de l'Oldenbourg, se justifiait de l'ukase, rappelait les services rendus par lui ŗ la cause commune, indiquait en passant que les travaux de fortifications et les armements opťrťs dans le duchť exigeaient de sa part certaines mesures de mÍme ordre. Enfin, aprŤs s'Ítre montrť en tout fidŤle observateur des traitťs, il terminait ainsi: ęLoin d'Ítre frappť de la pensťe que je n'attends que le moment de changer de systŤme, Votre Majestť, si elle veut Ítre juste, reconnaÓtra qu'on ne peut pas Ítre plus scrupuleux que je l'ai ťtť dans le maintien du systŤme que j'ai adoptť. Au reste, ne convoitant rien ŗ mes voisins, aimant la France, quel intťrÍt aurais-je ŗ vouloir la guerre? La Russie n'a pas besoin de conquÍtes et peut-Ítre ne possŤde que trop de terrain. Le gťnie supťrieur que je reconnais ŗ Votre Majestť pour la guerre, ne me laisse aucune illusion sur la difficultť de la lutte qui pourrait s'ťlever entre nous. D'ailleurs, mon amour-propre est attachť au systŤme d'union avec la France. L'ayant ťtabli comme un principe de politique pour la Russie, ayant dŻ combattre assez longtemps les anciennes opinions qui y ťtaient contraires, il n'est pas raisonnable de me supposer l'envie de dťtruire mon ouvrage et de faire la guerre ŗ Votre Majestť, et si elle la dťsire aussi peu que moi, trŤs certainement elle ne se fera pas. Pour lui en donner encore une preuve, j'offre ŗ Votre Majestť de m'en remettre ŗ elle-mÍme sur la rťparation dans l'affaire d'Oldenbourg; qu'elle se mette ŗ ma place et que Votre Majestť fixe elle-mÍme ce qu'elle aurait dťsirť en pareil cas. Votre Majestť a tous les moyens d'arranger les choses de maniŤre ŗ unir encore plus ťtroitement les deux empires et ŗ rendre la rupture impossible pour toujours. De mon cŰtť, je suis prÍt ŗ la seconder dans une intention pareille. Je rťpŤte que si la guerre a lieu, c'est que Votre Majestť l'aura voulue, et, ayant tout fait pour l'ťviter, je saurai alors combattre et vendre chŤrement mon existence. Veut-elle, au lieu de cela, reconnaÓtre en moi un ami et un alliť? Elle me retrouvera avec les mÍmes sentiments d'attachement et d'amitiť qu'elle m'a toujours connus[155].Ľ [Note 154: Archives de Saint-Pťtersbourg.] [Note 155: Lettre publiťe par Tatistchef, _Alexandre Ier et Napolťon_, 547-552.] Ainsi, Alexandre disait en substance ŗ Napolťon: J'accepte d'avance ce que vous m'offrirez, si vous consentez ŗ vous mettre ŗ ma place et ŗ faire ma part en consťquence. Il ťtait impossible d'apporter, dans le rŤglement d'une affaire ťpineuse, plus d'abandon apparent et de dťlicatesse. Au fond, la manoeuvre ťtait des plus adroites. Que dťsirerait en effet Napolťon s'il se trouvait ŗ la place d'Alexandre, c'est-ŗ-dire s'il voyait en face de lui un …tat agressif et militant, dressť contre ses frontiŤres comme une perpťtuelle menace? Son voeu serait indubitablement que cette cause d'angoisse fŻt ťcartťe, que ce brandon de discorde fŻt supprimť; c'ťtait donc l'inquiťtant duchť qu'il convenait de sacrifier en partie ŗ de justes apprťhensions. Se bornant ŗ susciter chez Napolťon ce raisonnement, Alexandre n'en disait pas davantage. Il fallait pourtant, si l'on voulait enlever ŗ Napolťon un prťtexte trop commode pour se refuser ŗ comprendre, que l'on s'exprim‚t de faÁon un peu moins obscure et qu'en fin de compte quelqu'un prononÁ‚t ŗ Paris le nom du duchť, en l'accolant ŗ celui de l'Oldenbourg. Tchernitchef fut chargť de risquer le mot dans les conversations qu'il ne manquerait point d'avoir avec l'empereur des FranÁais. Ce ne fut pas Alexandre, ce fut Roumiantsof qui lui en donna commission, et encore le ministre ťvita-t-il de se dťcouvrir entiŤrement. Sachant qu'il avait affaire ŗ un jeune homme d'entendement prompt et d'esprit ťveillť, il se servit d'une comparaison, sans dťfendre ŗ Tchernitchef de la replacer: aprŤs lui avoir expliquť que le dťsir de l'Empereur ťtait d'associer ędans une convention gťnťrale les affaires d'Oldenbourg et de Pologne, ainsi qu'un nouveau traitť de commerce avec la FranceĽ, il ajouta: ęSi l'on pouvait parvenir ŗ mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles de l'Oldenbourg dans un mÍme sac, les y bien mÍler ensemble et puis le vider, l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincŤre qu'autrefois, et cela en dťpit des Anglais et mÍme des Allemands[156].Ľ [Note 156: _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 84.] Dans les jours qui prťcťdŤrent et suivirent cette confidence, Alexandre reprit de plus belle avec Caulaincourt son systŤme de prťvenances et de cajoleries. L'ambassadeur avait enfin obtenu son rappel, aprŤs trois ans d'ťpuisant labeur, et devait partir dans deux mois; il serait remplacť par le gťnťral comte de Lauriston, aide de camp de l'Empereur et Roi. En termes charmants, Alexandre lui tťmoigna un vif regret de le perdre, tout en faisant l'ťloge de son successeur, qu'il avait connu et apprťciť ŗ Erfurt. Dans sa lettre du 28 fťvrier, Napolťon lui avait dit: ęJ'ai cherchť prŤs de moi la personne que j'ai supposť pouvoir Ítre la plus agrťable ŗ Votre Majestť et la plus propre ŗ maintenir la paix et l'alliance entre nous[157]... Je suis fort empressť d'apprendre si j'ai rencontrť juste.Ľ A cette question, Alexandre rťpondait affirmativement et de la meilleure gr‚ce. [Note 157: _Corresp._, 17935.] Lorsqu'il parlait de l'Empereur, il relevait maintenant d'un ton ses protestations ordinaires, ses assurances d'un attachement mal apprťciť et d'une tendresse mťconnue: ęJ'ai pu remarquer, ťcrivait le duc de Vicence, le retour pour Sa Majestť de ce ton affectueux, de ces expressions amicales, je puis mÍme dire de cette effusion de coeur qui se montrait si frťquemment autrefois.Ľ--ęDonnez-moi de la sťcuritť, rťpťtait Alexandre, montrez-moi amitiť autant que j'en ai tťmoignť et que je dťsire en tťmoigner, jamais l'Empereur ni ses alliťs n'auront ŗ se plaindre de moi.Ľ--ęLe mÍme jour, ajoute le duc dans son rapport, l'Empereur me rencontra ŗ pied au Cours dans le moment oý toute la ville s'y promenait. Il m'accosta et m'engagea comme de coutume ŗ l'accompagner. Il ne causa que de choses indiffťrentes. Comme le public nous remarquait beaucoup, il me dit en riant: ęAujourd'hui les diplomates et les marchands ne parleront, j'espŤre, que de paix. Elle est, votre maÓtre doit le savoir, gťnťral, mon premier voeu[158].Ľ [Note 158: 134e rapport de Caulaincourt ŗ l'Empereur, envoi du 23 avril.] Tandis qu'Alexandre dťmentait ainsi les bruits de rupture et d'inconciliable dissentiment, Tchernitchef s'ťloignait de Pťtersbourg au galop de son leste ťquipage: ęl'ťternel postillonĽ, ainsi que l'appelait Joseph de Maistre[159], s'ťtait si bien habituť aux courses rapides que la traversťe de l'Europe en deux semaines n'excťdait pas ses forces. Il retournait ŗ Paris plein de zŤle et d'entrain, avec mission de dťsigner en termes allťgoriques une base d'accommodement et de nťgocier par mťtaphores. Malheureusement, ŗ l'heure oý la pensťe d'Alexandre opťrait cette rťgression, oý il ne se refusait plus ŗ un dťnouement pacifique, ses troupes continuaient d'avancer vers la frontiŤre, en vertu d'ordres antťrieurs: l'impulsion, qui s'arrÍtait au centre, se faisait sentir aux extrťmitťs et y plaÁait tout en attitude hostile. Forcťment, le bruit de cette marche finirait par ťclater au dehors, se propagerait en Europe et se rťpercuterait jusqu'ŗ Paris, oý il exaspťrerait les dťfiances de l'Empereur et le mettrait en alarme. A l'instant oý le pťril s'ťloigne, Napolťon va l'apercevoir: il va se le figurer immťdiat et pressant, se croire sous le coup d'une attaque, rťpondre instantanťment au dťfi et prťcipiter le mouvement de ses troupes: par une coÔncidence fatale, il va en mÍme temps recevoir l'offre conciliatrice et sentir la menace. [Note 159: _Oeuvres complŤtes_, t. IV de la _Correspondance_, p. 9.] CHAPITRE IV L'ALERTE. Naissance du roi de Rome.--Anxiťtť de la population.--Explosion d'allťgresse.--Emotion de l'Empereur.--Premiers bruits de guerre.--Les Varsoviens signalent au delŗ de leur frontiŤre quelques mouvements suspects.--Incrťdulitť de Davout.--Renseignements venus de SuŤde et de Turquie.--Scepticisme de l'Empereur.--Il croit que la Russie arme par peur et t‚che de la rassurer.--En apprenant que plusieurs divisions de l'armťe d'Orient remontent vers la Pologne, il commence ŗ s'ťmouvoir.--Mesures de prťcaution.--Napolťon aimerait mieux ťviter la guerre que d'avoir ŗ la faire tout de suite.--Il se rťsigne ŗ l'idťe d'une transaction.--Dťpart de Lauriston.--Nouvelle lettre ŗ l'empereur Alexandre: appel ŗ la confiance.--Arrivťe de Tchernitchef: l'Empereur le reÁoit aussitŰt.--Quatre heures de conversation.--Vivement pressť, Tchernitchef finit par rťpťter la mťtaphore du comte Roumiantsof.--Napolťon se figure d'abord que la Russie lui demande le duchť tout entier.--Mouvement de rťvolte et de colŤre.--Dantzick ou Varsovie.--Contre-propositions de l'Empereur.--SystŤme de mťnagements.--Tchernitchef comblť d'attentions et de g‚teries.--Savary s'avise spontanťment de couper court aux investigations de cet observateur.--Aplomb de Tchernitchef.--Savary joue de la presse.--Le _Journal de l'Empire_.--Article du 12 avril.--_Les nouvellistes._--Esmťnard.--Courroux de l'Empereur; reproches au ministre de la police; mesures prises contre l'auteur de l'article et le rťdacteur du journal.--Arrivťe de Bignon ŗ Varsovie.--Tumulte d'avis contradictoires.--Poniatowski reÁoit communication _par miracle_ des lettres ťcrites ŗ Czartoryski par l'empereur Alexandre.--Le projet d'invasion surpris et ťventť.--Les dťcouvertes de Poniatowski confirmťes par l'approche des troupes russes.--Affolement des Polonais.--Alarme gťnťrale.--La guerre en vue.--Activitť de l'Empereur.--Les fÍtes de P‚ques 1811.--Napolťon prťpare l'ťvacuation du duchť et reporte sur l'Oder sa ligne de dťfense.--Davout invitť ŗ se diriger entuellement sur ce fleuve.--Mesures prises pour le renforcer et le soutenir.--Nťgociations avec l'Autriche, la Prusse, la SuŤde et la Turquie.--Napolťon ne renonce pas ŗ ťviter la guerre.--Ses efforts persťvťrants pour s'ťclairer sur les dťsirs et les prťtentions d'Alexandre.--Lettre inťdite ŗ Caulaincourt.--On cherche ŗ faire parler Tchernitchef.--Chasse du 16 avril.--Visite matinale de Duroc. --Tchernitchef ne se laisse tirer aucune parole positive.--Changement dans le ministŤre.--Le duc de Bassano substituť au duc de Cadore.--Seconde lettre ŗ Caulaincourt: _si ce que les Russes dťsirent est faisable, cela sera fait_.--Napolťon reste en garde: la Prusse et la frontiŤre russe en observation.--Avis plus rassurants: phťnomŤne d'optique: l'agitation des Polonais s'apaise.--Napolťon interrompt ses nťgociations avec l'Autriche, la Prusse, la SuŤde et la Turquie.--Il modŤre ses prťparatifs militaires sans les discontinuer.--Doutes qu'il conserve sur les causes de l'alerte: il tient passionnťment ŗ pťnťtrer le secret de la Russie. I Depuis quelques jours, l'attente d'un grand ťvťnement tenait en ťmoi Paris et la France: la grossesse de l'Impťratrice touchait ŗ son terme. Quand le moment parut tout ŗ fait prochain, la vie de la capitale s'interrompit; les affaires furent suspendues, les ateliers chŰmŤrent, chacun quitta son travail ou ses plaisirs; inoccupťe et dťsoeuvrťe, la population cherchait ŗ distraire son impatience par des prťvisions, des pronostics, des gageures. A la Bourse, ęoý les sentiments sont les intťrÍts[160]Ľ, les transactions ordinaires avaient cessť, mais la spťculation aventurait de grosses sommes sur le sexe de l'enfant ŗ naÓtre. [Note 160: _Bulletins de police_, 7 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1514.] Le 19 mars au soir, l'Impťratrice commenÁa ŗ souffrir; le lendemain matin, la ville entiŤre ťtait sur pied, la foule encombrait les rues, les places, les quais, les abords des Tuileries, compacte et muette. A dix heures, le canon se mit ŗ tonner, annonÁant l'accouchement: il devait tirer vingt et une fois pour une fille, cent une fois pour un fils. Au premier coup, la circulation s'arrÍta dans les rues: chacun resta immobile, figť dans l'attitude prise, dans le geste commencť, et ŗ chaque dťtonation nouvelle rťpondait un battement de coeur de la grande citť. Les secondes qui s'ťcoulŤrent aprŤs le vingt et uniŤme coup parurent un siŤcle: enfin, le vingt-deuxiŤme retentit, lanÁa dans l'air la triomphante nouvelle, annonÁa ŗ la ville et au monde la naissance d'un fils de France qui trouvait dans son berceau une couronne de roi et la promesse de l'Empire. Alors, un formidable cri de ęVive l'Empereur!Ľ s'ťchappa d'un million de poitrines. BientŰt, d'un bout ŗ l'autre du pays, ce furent un enthousiasme presque unanime, une effusion gťnťrale. Pour quelques jours, les dissidences se turent, les querelles s'apaisŤrent, les ennemis cessŤrent de se haÔr[161]: la confiance se releva: la majoritť des FranÁais croyait encore en l'Empereur, elle se mit ŗ croire en l'Empire. Tandis que la joie et l'obsťquiositť se manifestaient sous mille formes, par des illuminations spontanťes, par des piŤces de circonstance improvisťes dans tous les thť‚tres, par un dťluge d'odes et de cantates, tandis que les congratulations officielles se succťdaient, tandis que l'ťtiquette obligeait les dames prťsentťes ŗ la cour ŗ venir chaque matin en grande toilette prendre des nouvelles de l'Impťratrice et s'inscrire au ch‚teau, tandis que les corps constituťs traversaient Paris en ťquipages de gala pour porter au maÓtre leurs fťlicitations ampoulťes, lui, le front rayonnant, les yeux humides, le verbe familier et vibrant, se montrait largement et simplement heureux. Il ťtait heureux comme homme, heureux comme chef et fondateur d'…tat. Son coeur s'attendrissait devant ce petit Ítre vers qui allaient d'un ťlan passionnť les tendresses de son ‚me, faite pour ťprouver ŗ un degrť extraordinaire tous les sentiments humains. Puis, en ce berceau sur lequel l'aigle veillait, il croyait trouver pour sa race et son oeuvre un gage de perpťtuitť. Par des largesses, des bienfaits, des pardons, il ajoutait au bonheur des humbles, augmentait l'allťgresse de ces instants qui tiraient momentanťment la France de ses incertitudes et de ses souffrances, qui l'arrachaient du prťsent pour la faire vivre dans l'avenir, un avenir qu'elle voulait se figurer radieux et calme. [Note 161: Bulletin de police du 20 mars: ę A la Halle, deux portefaix s'ťtaient pris de querelle et allaient se battre, lorsque le premier coup de canon a ťtť entendu; ils ont suspendu leur querelle pour compter les coups, et au vingt-deuxiŤme ils se sont embrassťs.Ľ Archives nationales, AF, IV, 1514.] Ce fut en ces jours qu'arrivŤrent du Nord les premiers bruits inquiťtants. L'ennemi reparaissait ŗ l'horizon: l'ennemi, c'est-ŗ-dire la guerre, qui avait fait des FranÁais le peuple-roi, et qui leur apparaissait aujourd'hui, par ses reprises continuelles et ses cruautťs croissantes, comme le principe de leurs maux. La menace ťtait encore ŗ peine sensible: ce n'ťtait qu'un avertissement lointain, un murmure d'alarme, venant de ces rťgions de la Vistule qui marquaient la frontiŤre stratťgique de l'Empire. Les Polonais de Varsovie, malgrť le soin que mettaient leurs voisins ŗ se cacher d'eux, commenÁaient ŗ remarquer quelques mouvements suspects. Leurs regards dťpassaient avec peine la frontiŤre ťtroitement gardťe: nťanmoins, derriŤre ce voile, ils voyaient passer et repasser des ombres menaÁantes, des formes d'armťes se dessiner confusťment et grandir. Avertis par l'instinct de conservation, ils sentaient qu'un pťril se levait en face d'eux et appelaient ŗ l'aide. Les autoritťs ducales s'adressaient ŗ tout le monde, ťcrivaient ŗ Dresde, ŗ Dantzick, ŗ Hambourg, informaient la cour suzeraine, le gťnťral Rapp, le marťchal Davout. Le prince Poniatowski, ministre de la guerre et gťnťral en chef de l'armťe, envoyait un de ses aides de camp ŗ Paris prťvenir l'Empereur[162]. [Note 162: Correspondance de Serra, rťsident de France ŗ Varsovie, fťvrier et mars 1811, _passim_. Lettres de Poniatowski, lettres de Rapp, feuilles de renseignements, avis divers transmis par Davout avec ses lettres ŗ l'Empereur des 17, 24 et 31 mars. Archives nationales, AF, IV, carton nį 1653: ce carton contient un volumineux dossier de piŤces relatives ŗ l'alerte d'avril 1811.] Mais les Polonais avaient tant de fois dťnoncť d'irrťels pťrils qu'ils avaient ťpuisť l'intťrÍt et lassť l'attention. On connaissait leur tempťrament impressionnable et nerveux, leur esprit exaltť; on savait que leur imagination se crťait volontiers des fantŰmes, et que ce verre grossissant dťcuplait tout ŗ leurs yeux: pour une fois qu'ils voyaient juste et disaient vrai, ils n'arrivaient plus ŗ se faire croire. Par acquit de conscience, Davout prescrivait ŗ Rapp, plus rapprochť que lui de la frontiŤre, de s'ťclairer et d'envoyer discrŤtement des officiers en reconnaissance; mais il se refusait, jusqu'ŗ plus ample informť, ŗ prendre l'alarme. Il reprochait un manque total de discernement aux divers chefs varsoviens, ŗ Poniatowski comme aux autres: ęLorsque j'ťtais ŗ Varsovie, ťcrivait-il en invoquant d'anciens souvenirs, on se servait de lui pour me faire les rapports les plus extravagants[163].Ľ Malgrť l'estime qu'inspirait leur bravoure, les Polonais n'avaient pas rťussi ŗ se rendre populaires dans notre armťe; leurs revendications tapageuses, leur manie de se plaindre ŗ tout propos, leurs continuelles demandes d'argent importunaient: on avait peine ŗ les prendre au sťrieux, en dehors du champ de bataille. [Note 163: Davout ŗ l'Empereur, 31 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1653.] Peu ŗ peu, d'autres avis vinrent jusqu'ŗ un certain point corroborer leurs dires. Ces nouvelles arrivaient ŗ la fois du Nord et du Sud, des deux pays le mieux placťs pour observer ce qui se passait dans l'empire russe. Notre ministre en SuŤde signalait sur le bord opposť de la Baltique, en Finlande, des dťplacements de troupes, un dťfilť d'hommes et de matťriel se dirigeant vers le Sud: il croyait ŗ la reprise de relations entre la Russie et l'Angleterre, ŗ un va-et-vient d'ťmissaires. A la vťritť, notre lťgation de Stockholm ne parlait que par ouÔ-dire, d'aprŤs des renseignements dťtaillťs et romanesques que Bernadotte lui faisait complaisamment passer, et il ťtait fort possible que le prince royal prÍt‚t au Tsar d'agressifs desseins pour se rendre plus utile ŗ l'Empereur et se vendre plus cher. En Orient, nos agents invoquaient le tťmoignage de leurs propres yeux. Notre consul de Bucharest, qui rťsidait dans un pays occupť par les Russes et vivait au milieu d'eux, voyait chaque jour des rťgiments, des brigades, des divisions quitter les bords du Danube et se reporter vers les provinces polonaises. Pour que la Russie s'Űt‚t ainsi les moyens d'arracher aux Turcs la cession des Principautťs, pour qu'elle renonÁ‚t ŗ ses espťrances et ŗ ses poursuites en Orient, il fallait qu'elle se crŻt elle-mÍme menacťe ou qu'elle eŻt brusquement dťplacť ses ambitions, qu'elle nourrÓt d'insidieux projets ou qu'elle eŻt bien peur. Cette derniŤre hypothŤse est la seule qui paraisse d'abord vraisemblable ŗ l'Empereur. Quand on lui parle de projets sur le duchť et de brusque invasion, il accueille ces propos avec un haussement d'ťpaules, avec un sourire d'incrťdulitť: le souverain et le cabinet de Russie ne l'ont point habituť ŗ de pareils coups de tÍte: ęIls n'oseraientĽ, semble-t-il dire. Si la Russie arme, c'est sans doute qu'elle a eu vent de nos propres prťparatifs militaires, si discrets et rudimentaires qu'ils soient. Observant le grossissement graduel du premier corps, l'envoi ŗ Dantzick de renforts divers, elle se croit plus prŤs d'Ítre attaquťe et prend prťcipitamment quelques mesures. Pour dissiper cette alarme, Napolťon ordonne ŗ Champagny de mentir plus soigneusement ŗ Kourakine, de rťpťter avec un grand luxe de dťtails que la nouvelle garnison de Dantzick est destinťe ŗ empÍcher un dťbarquement des Anglais[164]. Caulaincourt est chargť de tenir un langage des plus pacifiques, en attendant que son successeur Lauriston vienne renouveler les mÍmes assurances avec l'autoritť d'un homme muni d'instructions toutes fraÓches. Par quelques explications ťmollientes, Napolťon s'efforce de calmer une fermentation qu'il juge regrettable, mais encore superficielle et peu grave. [Note 164: _Corresp._, 17523.] Dans les premiers jours d'avril, les armements de la Russie retentirent si haut qu'il devint impossible d'en mťconnaÓtre l'importance. L'ťcho nous en arrivait de toutes parts, plus net, plus distinct, forÁant l'attention. Tandis que les Polonais vivaient dans les transes et renouvelaient leurs signaux de dťtresse, on voyait clairement de Stockholm la Finlande se vider de soldats. En Orient, au dire de nos agents, c'est maintenant le gros de l'armťe russe, ce sont cinq divisions sur neuf, cinq divisions portťes au delŗ de leurs effectifs rťglementaires par des prťlŤvements opťrťs sur les autres, qui font demi-tour, qui reviennent ŗ marches forcťes vers la frontiŤre occidentale de l'empire: et cette volte-face militaire, indice d'un changement de front politique, apparaÓt ŗ Napolťon comme le fait significatif entre tous et suspect. D'ailleurs, l'Europe entiŤre commence ŗ parler d'une guerre dont la Russie prendrait l'initiative: nos amis, nos agents s'ťmeuvent et se croient tenus d'avertir. ņ Paris, le ministre de la police passe ses soirťes et brŻle ses yeux ŗ lire des rapports inquiťtants; le ministre des relations extťrieures trouve dans les correspondances de Dresde, de Vienne, de Berlin, de Copenhague, la confirmation des faits signalťs par celles du Nord et de l'Orient. Les bruits de guerre transpirent mÍme dans le public: la Bourse s'ťmeut, les cours baissent: chacun s'aperÁoit qu'un orage se forme au Nord et monte sur l'horizon. Seule, l'ambassade franÁaise ŗ Pťtersbourg conserve une impassible sťrťnitť: elle ne voit rien, n'entend rien, vit dans un nuage: elle ignore qu'autour d'elle, dans le vaste empire dont elle a la surveillance, tout se lŤve et marche, qu'une impulsion continue se fait sentir, que la Russie porte et groupe toutes ses forces sur un point de sa frontiŤre, celui qui confine ŗ la Pologne varsovienne. Dans ces conditions, une surprise du grand-duchť devenait moins impossible. ņ supposer toujours que l'empereur Alexandre n'obťit ŗ aucune intention prťmťditťe d'offensive, rťsisterait-il ŗ se servir de ses troupes lorsqu'il les tiendrait sous sa main, lorsqu'il les verrait toutes rassemblťes, rangťes en bel ordre, effleurant la faible armťe du duchť, qui s'offre comme une proie? La guerre est proche dŤs que les armťes sont en prťsence: elle naÓt alors du moindre incident, d'un heurt fortuit d'oý jaillit l'ťtincelle incendiaire. Depuis plusieurs mois, on allait incontestablement ŗ la guerre; on y court aujourd'hui. Napolťon se dťcide enfin ŗ prendre quelques mesures de prťcaution immťdiate. Il accťlŤre la marche des contingents allemands dirigťs sur Dantzick, stimule l'activitť des princes appelťs ŗ les fournir, gourmande les retardataires. Davout devra, si les circonstances l'exigent, se porter ęŗ tire-d'aileĽ vers l'Oder et la Vistule, par Stettin, le Mecklembourg et la Pomťranie: le premier corps traverserait tout cet espace ęen masse et avec rapiditť, marchant comme en temps de guerre et sur trois colonnes[165]Ľ.--ęMais nous n'en sommes pas encore lŗĽ, se h‚te d'ajouter l'Empereur. Nťanmoins, il songe ŗ opťrer d'urgence quelques rassemblements derriŤre le Rhin et les Alpes. [Note 165: _Corresp._, 17566.] Puis, par une rťpercussion naturelle, les inquiťtudes que lui donne la Russie se traduisent en avances un peu plus marquťes aux …tats qui peuvent le servir contre elle. Le 5 avril, dans une conversation avec le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d'Autriche, il prononce pour la premiŤre fois le mot d'alliance positive et exprime le dťsir d'avoir ŗ sa disposition, en cas de besoin, un corps auxiliaire[166]. Il dťdaigne moins les avances de la Prusse et permet ŗ Saint-Marsan, son reprťsentant auprŤs d'elle, d'entrer en conversation[167]. Dans le Nord, Alquier est invitť ŗ prÍter une oreille plus attentive aux propositions de Bernadotte et ŗ dťcouvrir positivement ęce que l'on veut[168]Ľ. Champagny prťpare un projet de dťpÍche pour Latour-Maubourg, notre chargť d'affaires ŗ Constantinople: cet agent devra s'ouvrir un peu plus aux ministres de la Porte, en y mettant toujours beaucoup de prudence: ęNous ne sommes pas en guerre avec la Russie, dit le projet. L'Empereur ne veut pas cette guerre nouvelle; la Russie la craint sŻrement, bien loin de la dťsirer. L'alliance existe encore entre les deux gouvernements, l'apparence doit en Ítre soigneusement conservťe. Vous devez donc bien vous garder d'aucune dťmarche patente que la Russie pourrait regarder comme dirigťe contre elle. Cependant, prťparez le lien qui devrait unir la France et la Turquie, si la guerre venait ŗ ťclater, et aplanissez dans le silence tous les obstacles qui pourraient s'opposer ŗ l'intime union des deux puissances [169].Ľ Napolťon veut se mettre ŗ mÍme de jeter la Turquie, comme la SuŤde, sur le flanc des armťes russes, s'il leur prend fantaisie de marcher sur Varsovie. [Note 166: HELFERT, 197-200.] [Note 167: _Corresp._, 17581.] [Note 168: _Id._] [Note 169: Archives des affaires ťtrangŤres, Turquie, 221.] Cette irruption n'en serait pas moins pour lui le pire des contretemps: elle dťrangerait tout l'avenir tel qu'il le compose dans sa pensťe, et la dťplaisance qu'il ťprouverait ŗ improviser une guerre le pousse ŗ traiter plus sťrieusement avec la Russie. Tant qu'il a cru ŗ la possibilitť de reporter la crise ŗ l'annťe suivante, c'est-ŗ-dire ŗ une ťpoque oý il aurait en main l'ensemble de ses moyens, il n'a guŤre admis qu'une solution radicale et tout ŗ son avantage, une guerre qui jetterait la Russie ŗ ses pieds ou une capitulation de cette puissance devant le simple dťploiement de nos forces. Aujourd'hui, comme la crise se produit prťmaturťment et le prend au dťpourvu, il ne repousse plus l'idťe d'un dťnouement ŗ l'amiable; il incline de son cŰtť ŗ transiger, ŗ faire droit dans une certaine mesure aux demandes de l'adversaire, pourvu qu'il n'en coŻte pas trop ŗ son orgueil et ŗ sa politique. Ces aspirations allaient-elles s'accorder avec les vellťitťs de mÍme ordre nťes un peu plus tŰt dans l'esprit d'Alexandre, interrompre le conflit et sauver la paix? II Notre nouvel ambassadeur en Russie, le gťnťral de Lauriston, avait reÁu le 1er avril ordre de quitter Paris et de se rendre ŗ son poste. Ses instructions l'autorisaient ŗ dire que l'Empereur ne ferait la guerre que dans deux cas, si la Russie signait la paix avec les Anglais ou rťclamait des Turcs une extension de territoire au delŗ du Danube[170]. ņ peine parti, Lauriston fut rejoint par une lettre que Napolťon lui donnait mission de prťsenter ŗ l'empereur Alexandre: c'ťtait un appel plus pressant ŗ un mouvement d'expansion et de confiance, ŗ une franche explication oý l'on se dirait tout des deux parts, oý les prťtentions pourraient se concilier. Napolťon avoue maintenant qu'il arme et soutient qu'il en a le droit, car ęles nouvelles de Russie ne sont pas pacifiques.--Ce qui se passe, ajoute-t-il, est une nouvelle preuve que la rťpťtition est la plus puissante figure de rhťtorique: on a tant rťpťtť ŗ Votre Majestť que je lui en voulais que sa confiance en a ťtť ťbranlťe. Les Russes quittent une frontiŤre oý ils sont nťcessaires, pour se rendre sur un point oý Votre Majestť n'a que des amis. Cependant, j'ai dŻ penser aussi ŗ mes affaires et j'ai dŻ me mettre en mesure. Le contre-coup de mes prťparatifs portera Votre Majestť ŗ accroÓtre les siens; et ce qu'elle fera, retentissant ici, me fera faire de nouvelles levťes; et tout cela pour des fantŰmes. Ceci est la rťpťtition de ce que j'ai vu, en 1807[171], en Prusse, et en 1809, en Autriche. Pour moi, je resterai l'ami de la personne de Votre Majestť, mÍme quand cette fatalitť qui entraÓne l'Europe devrait un jour mettre les armes ŗ la main ŗ nos deux nations. Je ne me rťglerai pas sur ce que fera Votre Majestť: je n'attaquerai jamais, et mes troupes ne s'avanceront que lorsque Votre Majestť aura dťchirť le traitť de Tilsit. Je serai le premier ŗ dťsarmer et ŗ tout remettre dans la situation oý ťtaient les choses il y a un an, si Votre Majestť veut revenir ŗ la mÍme confiance. A-t-elle jamais eu ŗ se repentir de la confiance qu'elle m'a tťmoignťe[172]?Ľ..... [Note 170: _Corresp._, 17571.] [Note 171: Il voulait dire 1806.] [Note 172: _Corresp._, 17579.] Porteur de cette lettre, Lauriston croisa sur les routes d'Allemagne le colonel Tchernitchef, qui courait en sens inverse. Le 9 avril, le tťlťgraphe aťrien signalait le passage ŗ Metz de l'alerte officier. Napolťon en fut charmť: Tchernitchef apportait sans doute une rťponse ŗ la lettre du 28 fťvrier, et son arrivťe pourrait tout ťclaircir. On l'attendait pour le surlendemain, mais sa cťlťritť dťpassait toujours les prťvisions: le 10 au matin, il tombait ŗ Paris. Tout en arrivant et presque au dťbottť, il se rendit aux Tuileries. Lŗ, il n'eut pas ŗ faire halte longuement dans le salon d'attente: ŗ peine se fut-il nommť que le chambellan de service l'introduisit chez Sa Majestť. Averti par le ministre de la police, l'Empereur savait que ce messager ťtait aussi un espion. Nťanmoins, ayant d'impťrieuses raisons pour le bien accueillir, il vint ŗ lui d'un air riant, tťmoigna une joyeuse surprise de le revoir sitŰt et le fťlicita pour ses prodiges d'activitť. ęEh bien,--dit-il ensuite,--ŗ quoi croit-on chez vous, ŗ la paix ou ŗ la guerre[173]?Ľ [Note 173: Toutes les citations qui suivent, jusqu'ŗ la page 134, sont tirťes du rapport de Tchernitchef publiť dans le tome XXI du _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire_ de Russie, p. 66 ŗ 109. Le rapport figure dans cette publication sous une date erronťe: il est du mois d'avril.] Pour rťponse, Tchernitchef lui prťsenta la lettre de l'empereur Alexandre en date du 25 mars et ajouta que son maÓtre conservait l'inťbranlable dťsir de restaurer l'alliance. Une longue discussion s'engagea aussitŰt sur les griefs respectifs, aprŤs quoi Napolťon dťclara qu'ęayant la ferme conviction qu'il n'aurait rien ŗ gagner que des coups dans une guerre avec la Russie, il n'avait rien tant ŗ coeur que de s'arranger ŗ l'amiable avec elle: il allait donc voir si la lettre de l'empereur Alexandre lui en fournissait les moyensĽ. Il rompit alors le cachet. ņ mesure qu'il parcourait la lettre, le dťsappointement perÁait sur ses traits; dans tout ce que lui disait Alexandre, il ne trouvait rien de prťcis et de concluant. En effet, il ťtait difficile de deviner le sens cachť de la lettre, ŗ dťfaut du commentaire que Tchernitchef ťtait autorisť ŗ en donner. Arrivť au passage oý le Tsar se plaignait d'un dťfaut de sťcuritť, Napolťon s'ťcria avec humeur: ęQui est-ce qui en veut ŗ votre existence? Qui est-ce qui a le projet de vous attaquer?Ľ Il avait dťjŗ dit que le rťtablissement de la Pologne ťtait ęle cadet de ses soucisĽ. Il partit de lŗ pour dťplorer les terreurs de la Russie, ses vaines agitations, qui la portaient ŗ des mouvements mal combinťs et incohťrents: ennemis de l'Angleterre, les Russes faisaient son jeu; ennemis des Turcs, ils suspendaient les hostilitťs sans signer la paix, se plaÁant vis-ŗ-vis de la Porte et aussi de l'Autriche dans une situation fausse, bizarre, mal dťfinie; portant intťrÍt ŗ la Prusse, ils la compromettaient et l'exposaient au pire destin: enfin, alliťs de la France, ils se mettaient dans le cas de se trouver inopinťment en guerre avec elle. Et se rendait-on compte ŗ Pťtersbourg de ce que serait cette guerre? ęJe crois,--dit Napolťon,--que l'empereur Alexandre est dans l'erreur sur nos moyens: en nous croyant faibles dans ce moment, il se trompe; j'ai sur lui l'avantage de pouvoir lui faire la guerre sans retirer un seul homme de mes armťes d'Espagne... Cela arrÍtera mes projets pour la marine et me coŻtera de l'argent. Mais les six cents millions qui se trouvent dans mon trťsor pourront y suffire... Si vous ne m'en croyez pas, je suis capable de vous faire conduire sur-le-champ dans l'aile de mon ch‚teau qui contient le trťsor pour le compter. Ainsi, la France est en mesure de soutenir la guerre, mais elle n'a ni les moyens ni l'envie de la commencer: elle ne prendra jamais l'offensive: ęJe donne ma parole d'honneur,--dit Napolťon,--ŗ moins que vous ne commenciez vous-mÍme, de ne pas vous attaquer de quatre ans.Ľ Il ne tiendrait qu'ŗ lui pourtant de rťunir en peu de mois trois cent mille FranÁais, d'innombrables alliťs: et subitement il fait surgir aux yeux de Tchernitchef un terrifiant appareil: des camps de cent mille hommes chacun tout prÍts ŗ se former, cent quarante-quatre rťgiments dont soixante-dix seulement sont occupťs en Espagne, une armťe ęimmense, gigantesqueĽ, sur le point de s'acheminer vers le Nord avec huit cents piŤces d'artillerie. C'est ainsi que tour ŗ tour, par un jeu alternť, il cherche ŗ rassurer sur ses intentions et ŗ effrayer sur ses moyens, afin de prouver ŗ la Russie qu'un arrangement reste possible et qu'elle doit le prťfťrer ŗ la guerre. ęMais, reprend-il en faisant allusion ŗ cet arrangement, la lettre de l'Empereur votre maÓtre ne m'indique nul moyen pour y arriver: j'aime garder mon argent en poche, et j'avoue que je vous attendais avec impatience, espťrant que votre arrivťe dissiperait tous les diffťrends survenus et permettrait de suspendre et d'ťpargner les frais immenses que nous coŻtent les prťparatifs que nous faisons de part et d'autre. Cependant je vois d'aprŤs tout, _mon cher ami_, que malgrť la cťlťritť de vos deux courses, toute votre mission se borne ŗ m'adresser quelques reproches; nous voilŗ donc aussi avancťs qu'avant votre dťpart.Ľ Comme Tchernitchef rťitťrait ses protestations pacifiques: ęC'est trŤs bien, continua-t-il, cela ne me fait pourtant pas deviner quel peut Ítre le dťsir de la Russie.Ľ Sur ce, prenant Tchernitchef par l'oreille, ędťmonstration qui prouvait une grande caresse de la part de Sa MajestťĽ, il lui dit, en appuyant ses paroles de ce geste impťrieusement amical: ęParlons maintenant en vrais soldats, lŗ, sans verbiage diplomatique.Ľ Et fixant sur le jeune homme un regard interrogateur et plongeant, il cherchait ŗ lire jusqu'au fond de son ‚me, ŗ lui arracher le secret de sa cour. Quoique tenu en assez gÍnante posture, Tchernitchef ne livra pas immťdiatement ce secret, ne voulut point rťvťler ŗ premiŤre sommation les prťtentions de la Russie sur l'…tat varsovien. Comme ce qu'il avait ŗ dire ťtait grave et risquait d'Ítre mal pris, il ne s'en ouvrirait qu'aprŤs une longue contrainte. Il se rťcusa d'abord, fit des faÁons, se laissa prier: ŗ la fin, jugeant le moment venu de placer l'insinuation dťcisive, il l'exprima au figurť et rťpťta mot pour mot la mťtaphore de Roumiantsof: ęComme M. le chancelier, dit-il, m'a constamment tťmoignť beaucoup de bontť et de confiance, j'oserai, si Sa Majestť le permet, lui rapporter le discours qu'il me tint, en conservant mÍme une de ses expressions, qui ťtait que si l'on pouvait parvenir ŗ mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles d'Oldenbourg dans un mÍme sac, les y bien mÍler ensemble et puis le vider, M. le comte ťtait fermement persuadť que l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincŤre qu'autrefois, et cela en dťpit des Anglais et mÍme des Allemands.Ľ Le mot ťtait l‚chť. La lumiŤre se fit dans l'esprit de l'Empereur, instantanťe et violente. Il crut mÍme d'abord que la Russie lui demandait le duchť tout entier, qu'elle voulait en ťchange de l'Oldenbourg se faire livrer l'ouvrage avancť qui formait la tÍte de notre systŤme dťfensif et la clef de l'Allemagne. A cela, il ne consentirait jamais! Abandonner le duchť! L'imprudence serait grande, la honte plus grande; plutŰt mille fois la guerre, la guerre immťdiate, avec ses chances et ses pťrils, que de souscrire ŗ une telle exigence! Ce furent l'orgueil offensť de l'Empereur, sa mťfiance en rťvolte, qui firent la rťponse. Il s'ťtait levť et marchait maintenant ŗ grands pas, secouť de colŤre, et tout en marchant jetait violemment ces paroles: ęNon, monsieur, heureusement nous ne sommes pas encore rťduits ŗ cette extrťmitť; donner le duchť de Varsovie pour l'Oldenbourg serait le comble de la dťmence. Quel effet produirait sur les Polonais la cession d'un pouce de leur territoire au moment oý la Russie nous menace! Tous les jours, monsieur, l'on me rťpŤte de toutes parts que votre projet est d'envahir le duchť. Eh bien, nous ne sommes pas encore tous morts; je ne suis pas plus fanfaron qu'un autre, je sais que vos moyens sont grands, que votre armťe est aussi belle que brave, et j'ai trop livrť de batailles pour ne pas connaÓtre ŗ combien peu de chose tient leur sort; mais, comme les chances sont ťgales, dans le cas que le Dieu de la victoire se range de notre cŰtť, je ferai repentir la Russie, et c'est alors qu'elle pourra perdre non seulement ses provinces polonaises, mais aussi la Crimťe.Ľ Tchernitchef laissa passer cette bourrasque. DŤs qu'il trouva occasion de placer un mot, ce fut pour donner ŗ ses prťcťdentes paroles une interprťtation restrictive: il s'excusa d'avoir rťpťtť ŗ la lťgŤre une rťflexion ťchappťe au chancelier: peut-Ítre avait-il mal compris la pensťe de ce ministre, peut-Ítre l'avait-il mal rendue? Voyant ce recul, Napolťon en conclut que Tchernitchef avait pouvoir de modifier et d'attťnuer la demande: ŗ dťfaut de l'…tat polonais, la Russie voulait tout au moins un territoire adjacent qui mettrait Varsovie sous sa dťpendance, l'importante place qui dominait la Vistule: ęA prťsent, dit-il d'un ton plus calme, je vous devine; c'est Dantzick que vous dťsirez avoir en ťchange. Il y a de cela un an, seulement six mois, je vous l'aurais donnť; maintenant que j'ai de la mťfiance, que je suis menacť, comment voulez-vous que je vous livre l'unique place sur laquelle je puisse, dans le cas d'une guerre contre vous, appuyer toutes mes opťrations sur la Vistule? Il faudrait donc que je les reporte volontairement sur l'Oder, dans le cas que je sois menacť postťrieurement.Ľ Ainsi, sans juger la seconde idťe aussi rťvoltante que la premiŤre, il avouait trŤs haut les raisons qui la lui faisaient rejeter. Il ne rompit pas pour cela l'entretien. Tenant ŗ savoir si la crainte d'une renaissance polonaise restait bien la prťoccupation essentielle et le tourment de la Russie, s'il fallait chercher lŗ le noeud du problŤme et la difficultť ŗ rťsoudre, il s'y prit pour se renseigner d'originale faÁon, et le rťcit de Tchernitchef nous fait assister ŗ un curieux jeu de scŤne. ęNapolťon--raconte l'officier dans son rapport au Tsar--me dit lŗ-dessus avec cet air de rondeur et de bonhomie que Votre Majestť Impťriale lui connaÓt: ęDites-moi franchement, l'empereur Alexandre et le comte de Roumianzoff croient-ils sťrieusement que j'ai le dťsir de rťtablir la Pologne?Ľ Je rťpondis que je ne pouvais pas dire positivement si Votre Majestť lui supposait cette intention, mais que nťanmoins ce qui s'ťtait passť dans le duchť de Varsovie depuis la campagne de 1809 ťtait fait pour lui donner de l'inquiťtude. Me prenant de nouveau par l'oreille, il me dit alors qu'il voulait absolument connaÓtre ce que j'en pensais, moi, ajoutant: ęN'est-ce pas, vous croyez que je n'attends que la fin de mes affaires d'Espagne pour effectuer ce projet?Ľ Je rťpondis que j'ťtais trop jeune et trop inexpťrimentť pour avoir une opinion ŗ moi, que de plus mon devoir ťtait de ne juger que par les yeux de l'Empereur mon maÓtre. Pour lors, me pressant toujours de rťpondre, Napolťon s'amusa tout en riant ŗ me tirer l'oreille avec force, en m'assurant qu'il ne la l‚cherait point avant que je l'aie satisfait. Cette plaisanterie commenÁant ŗ m'impatienter parce qu'elle me faisait un peu mal, je lui dis: ęEh bien, Sire, puisque Votre Majestť veut absolument une rťponse, je lui dirai que je ne saurais dťterminer si l'exťcution d'un tel projet serait dans ses intťrÍts ou non; cependant, dans le cas qu'elle lui parŻt avantageuse, malgrť son alliance avec la Russie, je n'hťsiterai pas ŗ supposer le rťtablissement de la Pologne Ítre une de ses arriŤre-pensťes une fois qu'elle serait libre de toute autre guerre.Ľ Devant cet aveu, Napolťon manifesta une sorte de stupťfaction douloureuse: Il est inconcevable, dit-il, que l'on persiste ŗ m'attribuer pareil dessein: c'est mÍme ęune grande gaucherieĽ; ŗ force de me rťpťter que j'ai cette idťe, on finira peut-Ítre par me la faire venir, on me poussera ŗ tenter l'entreprise. Alors, ęsi je suis bien rossť et obligť de rentrer chez moiĽ, au moins la question sera-t-elle dťcidťe une fois pour toutes; elle le sera aussi dans un autre sens, si la guerre tourne ŗ mon avantage. Cependant, fallait-il renoncer ŗ tout espoir de prťvenir cette extrťmitť? N'existait-il pas quelque moyen de dissiper le malentendu, en dehors des sacrifices territoriaux auxquels Tchernitchef avait fait allusion en termes sibyllins? A l'ťnigme qui lui avait ťtť proposťe par deux fois et qu'il craignait d'avoir trop devinťe, Napolťon finit par opposer une sťrie de contre-propositions fermes: offre d'ajouter ŗ Erfurt autant de territoire allemand qu'il en faudrait pour constituer au duc d'Oldenbourg un apanage pleinement ťgal ŗ la principautť confisquťe; offre de reprendre et de signer la convention portant garantie contre le rťtablissement de la Pologne, dans les termes oý elle avait ťtť naguŤre proposťe par la France. En ťchange de cette grave concession, Napolťon ne demandait qu'une chose, c'ťtait que la Russie renonÁ‚t ŗ brŻler nos produits; aprŤs quoi, il proposerait un dťsarmement simultanť. Il pria Tchernitchef de communiquer ses offres ŗ qui de droit, sans perdre un instant, et comme il ťtait loin d'accorder tout ce que la Russie paraissait rťclamer, il essaya de combler la diffťrence par de grands mťnagements dans la forme. Jusqu'ŗ la fin de l'entretien, qui dura en tout quatre heures et demie, il combla Tchernitchef de paroles amicales et flatteuses, honorant le Tsar dans la personne de son ťmissaire. Les jours suivants, il sembla qu'un mot d'ordre fŻt tombť de haut dans les milieux officiels, recommandant de bien traiter l'aide de camp voyageur, de lui rendre son sťjour ŗ Paris agrťable et plaisant. Ce fut dŤs lors, chez la plupart des personnages appartenant ŗ la cour, un empressement ŗ lui faire fÍte. Chacun se mit ŗ l'attirer, ŗ le choyer; le prince de Neufch‚tel le pria d'assister ŗ un concert intime, donnť devant une vingtaine d'ťlus: la princesse Pauline eut permission de l'inviter, comme autrefois, ęŗ ses petites soirťesĽ. Ce jeu souple et c‚lin allait Ítre brusquement dťrangť par l'intervention inopportune d'un ministre. On sait ŗ quel point la curiositť remuante de Tchernitchef et ses allures de furet inquiťtaient le gťnťral Savary, duc de Rovigo. Ce grand maÓtre de la police avait respirť en voyant Tchernitchef repartir pour la Russie, mais son soulagement avait ťtť de courte durťe: quels n'avaient pas ťtť son ťmoi, son indignation, en apprenant que l'officier suspect n'avait fait que toucher barres ŗ Pťtersbourg, comme s'il y fŻt allť uniquement ępour changer de chevaux[174]Ľ, et qu'il revenait effrontťment ŗ Paris poursuivre ses manoeuvres! La maniŤre dont il y ťtait accueilli, le bruit fait autour de son arrivťe, la bienveillance qu'on lui tťmoignait et dont il ne manquerait pas d'abuser, achevŤrent de dťsoler et de scandaliser l'ombrageux ministre, qui ne connaissait point les dessous de la politique impťriale. Rťagissant contre l'universelle faiblesse, il crut devoir montrer les dents et faire autour de nos secrets militaires le bon chien de garde. [Note 174: _Mťmoires de Rovigo_, V, 129.] Tchernitchef fut averti de sa part que trop de curiositť pourrait lui nuire: qu'il s'amus‚t de son mieux ŗ Paris, sans se mÍler d'autre chose, tel ťtait le conseil qu'on avait ŗ lui donner. Sentant la pointe, Tchernitchef paya d'audace, commenÁa par le ministre de la police sa tournťe de visites et se montra ŗ lui fort affectť d'injurieux soupÁons. Pour mettre dťsormais sa conduite ŗ l'abri de toute interprťtation f‚cheuse, il demanda ŗ Savary, avec un air de candeur, de lui tracer un plan de conduite et de lui indiquer les maisons ŗ frťquenter. Jouant au plus fin, Savary feignit d'accueillir ses protestations avec une crťdulitť dťbonnaire, prodigua au visiteur ęcaresses et attentionsĽ, ęl'embrassa ŗ plusieurs reprises[175]Ľ, mais dŤs le lendemain lui dťcocha un nouveau trait de sa faÁon. Cette fois, l'arme qu'il employa fut la presse. Pour dissiper l'engouement qui se dťclarait de plus belle en faveur du jeune ťtranger et qui lui rouvrait toutes les portes, pour rabattre son assurance et le ramener au simple rŰle de courrier, il imagina, par un persiflage insťrť en bon lieu, de le disqualifier en quelque sorte et de le ridiculiser aux yeux du public. [Note 175: Rapport citť aux pages 128 et suiv.] L'ex-_Journal des Dťbats_, transformť en _Journal de l'Empire_, devenait de plus en plus un _Moniteur_ officieux, moins solennel que l'autre et plus littťraire. C'ťtait lŗ que l'administration faisait passer des notes, des allusions propres ŗ orienter l'esprit public; l'expression de toute pensťe libre s'y ťtait effacťe devant ce journalisme d'…tat. Le 12 avril, on put lire en deuxiŤme page un article d'une colonne et demie, non signť, intitulť: _les Nouvellistes_. Le ton en ťtait humoristique et plaisant: l'auteur anonyme citait un passage fort piquant des _Lettres persanes_ sur les nouvellistes du dernier siŤcle et en faisait l'application ŗ ceux du temps prťsent: ces derniers ne se montraient-ils point les dignes ťmules de leurs devanciers par leur tendance ŗ ťmouvoir inconsidťrťment l'opinion, par leur manie de tout grossir, choses et hommes, de pronostiquer sans cesse des ťvťnements formidables et de transformer en personnage de haute marque le plus mince porteur de lettres? ęAprŤs avoir vingt fois prťcipitť le Nord sur le Midi, ou l'Europe sur l'Asie, aprŤs avoir assemblť plus d'armťes en Pologne que toutes les puissances de la terre n'ont de bataillons, aprŤs avoir fait venir de l'artillerie du Kamtchatka et levť des escadrons de rennes en Laponie, ils passent de ces prodiges ŗ l'exagťration des ťvťnements les plus vulgaires: ils les travestissent de la maniŤre la plus ridicule... Il y a tel officier ťtranger dont ils ont mesurť l'importance sur le nombre de postes qu'il a parcourues depuis six mois; ils ont calculť savamment que le chemin qu'il a fait en moins d'une annťe pourrait embrasser deux ou trois fois le tour du monde; d'oý ces messieurs concluent que le prťsent est gros de l'avenir, et qu'on ne voyage pas si vite, si loin et si souvent, sans Ítre chargť de la destinťe de deux empires et de cinq ou six royaumes. ęOn pourrait cependant les tranquilliser en leur rappelant une anecdote connue. Le prince Potemkin, qui, de son temps, donnait aussi de l'exercice ŗ l'imagination des nouvellistes, avait parmi ses officiers un major nommť Bawer, l'un des hommes du dernier siŤcle qui ont le plus occupť les gazetiers d'Allemagne et les postillons de Russie. On le voyait sans cesse sur les routes les plus opposťes, courant de l'embouchure du Danube ŗ celle de la Nťva, et de Paris aux confins de la Tartarie. Les politiques de cafť, tťmoins de tous ces mouvements, rÍvaient dťjŗ la renaissance de l'ancienne GrŤce, le rťtablissement du royaume de Tauride, la conquÍte de Constantinople, ou mÍme quelques-unes de ces grandes ťmigrations du Nord qui jadis couvraient de ruines l'occident et le midi de l'Europe. Veut-on savoir quelles ťtaient les missions secrŤtes du major Bawer? De retour de Paris, oý il venait de choisir un danseur, le prince l'envoyait chercher de la boutargue[176] en Albanie, des melons d'eau ŗ Astrakan ou des raisins en Crimťe. Cet officier, passant sa vie sur les grands chemins, craignait de s'y rompre le cou et demandait une ťpitaphe: un de ses amis lui fit celle-ci, qui pourra servir ŗ quelques-uns de ses successeurs: ęCi-gÓt Bawer, sous ce rocher; Fouette, cocher.Ľ [Note 176: Sorte de _caviar_ prťparť avec des oeufs de poisson salť.] L'article fit grand tapage. Cette maniŤre de prťsenter l'envoyť d'un souverain officiellement alliť, un colonel en mission, sous les traits d'un postillon qui s'en faisait accroire, toujours allant, toujours courant, passant dans un claquement de fouet et un bruit de grelots, fut jugťe en gťnťral le comble du mauvais goŻt et de l'irrťvťrence. Mais nul n'en fut plus courroucť que l'Empereur. Ainsi, c'ťtait le chef de sa police qui prenait sur lui de contrecarrer sa politique de mťnagements et d'exaspťrer des susceptibilitťs dťjŗ trop en ťveil. Cette guerre que tous ses efforts tendaient ŗ ťloigner, il allait peut-Ítre l'avoir tout de suite sur les bras, par la faute et l'ineptie d'un de ses ministres. Il manda le duc de Rovigo et le tanÁa furieusement: ęVoudriez-vous me faire faire la guerre? lui disait-il. Mais vous savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prÍt pour la faire[177].Ľ Et derechef ordre fut donnť au duc, en termes absolus cette fois et pťremptoires, de rentrer ses crocs, de laisser Tchernitchef parfaitement tranquille, libre d'ęaller, venir, voir, ťcouterĽ.--ęIl n'y manquait que l'ordre de le faire informer moi-mÍmeĽ, ajoutait plus tard Savary d'un ton boudeur, au souvenir de sa mťsaventure[178]. [Note 177: _Mťmoires de Rovigo_, V, 132-135.] [Note 178: _Id._, 133.] L'Empereur ne se borna pas ŗ des vťhťmences de parole et ŗ de rigoureuses prescriptions pour l'avenir. Au-dessous du ministre qu'il n'entendait point dťcouvrir aux yeux du public et sacrifier, il voulut trouver des coupables ŗ punir. Il tint ŗ savoir qui avait rťdigť l'article: on lui nomma Esmenard, aventurier de lettres, retraitť dans l'administration de la police, oý il exerÁait les fonctions de censeur: c'ťtait la plume habituťe ŗ biffer impitoyablement chez autrui tout passage suspect qui s'ťtait risquťe ŗ tracer, dans une feuille officieuse, de suprÍmes inconvenances. Un fait plus singulier, restť dans l'ombre ŗ cette ťpoque, achŤve de caractťriser et de juger le personnage. Esmenard s'employait ŗ dťmasquer les espions, mais ne nťgligeait pas ŗ l'occasion de les servir. Il entretenait des relations plus que suspectes avec certaines lťgations et faisait volontiers commerce de papiers d'…tat: il paraÓt avoir conclu avec Tchernitchef lui-mÍme quelques affaires de ce genre. Seulement, trompant l'agent russe sur la qualitť de la marchandise vendue, il lui annonÁait des documents authentiques et les lui produisait faux[179]. Il vivait ainsi de mťfaits divers, dans une impunitť tranquille: ce fut un excŤs de zŤle qui le perdit, et l'article du 12 avril lui fut fatal. L'Empereur le cassa aux gages et l'envoya rťflťchir ŗ quarante lieues de Paris sur l'inconvťnient de trop bien servir les rancunes ministťrielles[180]. Le rťdacteur en chef du journal, …tienne, fut pour trois mois suspendu de ses fonctions. [Note 179: On verra plus loin, au ch. VIII, un exemple de ce genre de trafic.] [Note 180: Il profita de son exil pour faire un voyage en Italie et y pťrit d'un accident de voiture.] Par ces mesures prises avec ťclat, Napolťon comptait attťnuer l'effet que produirait en Russie l'article malencontreux, assurer davantage celui de ses contre-propositions: il espťrait ťviter toute altťration plus profonde des rapports, tandis qu'il rťflťchirait ŗ tÍte reposťe aux vagues ouvertures de Tchernitchef et prťparerait pour son nouvel ambassadeur en Russie des instructions appropriťes. Il n'en eut pas le temps. Encore une fois, les ťvťnements vinrent le surprendre et le saisir. Brusquement, il fut assailli par une nuťe de nouvelles plus inquiťtantes les unes que les autres; pendant quatre ou cinq jours, correspondant au milieu d'avril 1811, elles se succťdŤrent sans rel‚che et d'heure en heure, se pressant, s'accumulant, arrivant de tous les points de l'horizon. En particulier, la correspondance de Varsovie prenait une gravitť inattendue. Notre lťgation ne se bornait plus ŗ recueillir des rumeurs grossissantes: elle avait obtenu des notions dťcisives, reÁu de stupťfiantes confidences, et ses rapports, concordant avec les mille cris d'alarme qui montaient vers l'Empereur dans un formidable unisson, portŤrent la crise ŗ son point culminant. III Depuis un mois, un nouvel agent reprťsentait la France ŗ Varsovie, en qualitť de ministre rťsident: M. Bignon, prťcťdemment employť ŗ Bade, avait ťtť dťsignť pour occuper ce poste d'observation. C'ťtait un petit homme singuliŤrement actif, remuant, fureteur, plein d'intelligence et de zŤle, passionnť pour le service et la gloire de l'Empereur. En arrivant dans le pays, il avait ťtť d'abord comme ťtourdi par un tumulte de voix confuses et discordantes. Tout le monde lui parlait ŗ la fois: dans les salons, dans les bureaux, dans les ťtats-majors, chacun prťtendait le mettre au courant des projets russes, mais ces avis diffťraient essentiellement. Au milieu de cet assourdissant vacarme, parmi tant de renseignements contradictoires, M. Bignon avait peine ŗ se reconnaÓtre, lorsque le premier personnage de l'…tat, le prince Joseph Poniatowski en personne, lui fournit des donnťes d'une importance et d'une prťcision telles qu'il ťtait impossible ŗ un agent franÁais de ne s'en point ťmouvoir. Le 29 et le 30, deux longues conversations s'ťtaient engagťes entre Poniatowski et le ministre de France. D'abord, le prince Joseph s'attacha ŗ bien ťtablir qu'il demeurait en pleine possession de son sang-froid, qu'il se dťfendait contre l'exaltation propre ŗ ses compatriotes et souvent nuisible ŗ la rectitude de leur jugement: suivant lui, on ne devait point attribuer ses paroles ęŗ ce zŤle indiscret qui grossit le danger pour accťlťrer le secours et qui, peut-Ítre, veut amener un ťclat en ayant l'air de le craindre[181]Ľ. Cette prťcaution prise, il entra en matiŤre. D'un ton calme et pťnťtrť, avec l'accent d'une conviction indťracinable, il dit que le duchť avait ťtť tout rťcemment ŗ deux doigts de sa perte: que l'empereur Alexandre avait eu l'intention de l'assaillir, d'y jeter une armťe, d'appeler cet …tat ŗ se fondre dans une Pologne unie et rivťe ŗ la Russie; cette absorption eŻt ťtť le premier acte d'une grande guerre contre la France. Et Poniatowski d'ajouter qu'il ne parlait point par ouÔ-dire, d'aprŤs de simples prťsomptions, d'aprŤs des indices plus ou moins sŻrs: il avait eu la preuve matťrielle de ce qu'il avanÁait: il l'avait vue et touchťe, tenue entre ses mains. Il savait les desseins de l'empereur Alexandre avec la mÍme certitude qu'il connaÓtrait les intentions de l'empereur Napolťon ęs'il avait lu les lettres de Sa Majestť[182]Ľ: impossible de faire entendre plus clairement, ŗ moins de le dire en propres termes, que les instructions donnťes par Alexandre ŗ ses partisans en Pologne lui avaient ťtť communiquťes mot pour mot, et que l'ťcriture mÍme du Tsar avait passť sous ses yeux. [Note 181: Bignon ŗ Champagny, 29 mars 1811.] [Note 182: Bignon ŗ Champagny, 29 mars 1811.] Sur l'origine de la dťcouverte, il demeurait aussi rťservť qu'il se montrait affirmatif sur le fait en lui-mÍme. On sentait qu'il ne voulait point nommer et compromettre l'auteur de ces poignantes rťvťlations. Il parlait de circonstances providentielles, d'ęun miracle[183]Ľ, qui l'avait ťclairť sur le pťril national. Par qui s'ťtait opťrť ce miracle? On doit se rappeler que les instructions d'Alexandre ŗ l'homme de confiance chargť de prťparer l'entreprise, c'est-ŗ-dire au prince Adam Czartoryski, comportaient et nťcessitaient une certaine dose d'indiscrťtion: le prince Adam avait dŻ pressentir quelques membres ťminents de la noblesse et de l'armťe, puisque tout dťpendait de leur assentiment. Avait-il jugť indispensable de s'ouvrir ŗ Poniatowski lui-mÍme et de sonder ses dispositions, au risque de tout compromettre? Avait-il pensť que l'intťrÍt supťrieur de la patrie, dont les destinťes allaient se jouer, lui commandait de consulter l'homme qui en semblait l'incarnation vivante? La communication avait-elle ťtť volontaire ou fortuite, directe ou indirecte? Autant de points qui restent dans l'ombre. Il n'en est pas moins certain que les piŤces auxquelles Poniatowski faisait allusion et dont il avait eu connaissance, ťtaient les propres lettres de l'empereur Alexandre ŗ Czartoryski, les deux lettres en date des 25 dťcembre et 30 janvier, celles dont le Tsar avait fait pendant prŤs de trois mois la base et le pivot de sa politique. [Note 183: _Id._, 30 mars 1811.] Ce qui ne permet aucun doute, c'est la concordance qui existe entre les rťvťlations de Poniatowski ŗ Bignon, telles qu'elles se trouvent relatťes dans la correspondance de ce dernier[184], et le contenu des lettres: il suffit de collationner les deux textes pour que l'analogie se manifeste en toute ťvidence: ŗ quelques variantes prŤs, ce sont mÍmes pensťes, mÍmes expressions. Dans le langage de Poniatowski, tout se retrouve de ce qu'Alexandre avait indiquť et dťtaillť au prince Adam: promesse d'accorder aux Polonais la plus large autonomie et une constitution libťrale, espoir fondť sur la coopťration de la Prusse, perspective d'un soulŤvement universel en Europe contre le despotisme impťrial, mise en mouvement de deux armťes russes destinťes ŗ s'ťbranler l'une aprŤs l'autre; enfin, nťcessitť d'une adhťsion prťalable et formelle des chefs varsoviens ŗ leur changement de condition. Au dire de Poniatowski, cette rťserve ressortait des termes de la seconde lettre, et nous avons vu qu'elle ťtait en effet particuliŤrement explicite et comme interprťtative de la premiŤre: Alexandre, s'y faisant mieux comprendre, se dťclarait prÍt ŗ entrer en campagne, mais exigeait que les Varsoviens lui adressassent au prťalable une sorte d'invitation ŗ venir et ŗ les recevoir sous ses lois. [Note 184: DťpÍches des 29, 30 et 31 mars 1811, avec les piŤces jointes.] Poniatowski savait que cet appel ne s'ťtait nullement produit, que le concours espťrť par les Russes leur avait fait dťfaut, que ce mťcompte avait empÍchť l'exťcution immťdiate de l'entreprise. Actuellement, d'aprŤs des informations plus rťcentes, les dispositions d'Alexandre demeuraient problťmatiques: il semblait incliner ŗ une politique d'expectative et d'inertie armťe, mais rien n'indiquait qu'il s'y fŻt fixť. Le danger, qui avait certainement existť, n'avait pas disparu et s'ťtait tout au plus ťloignť: il pouvait se rapprocher d'un instant ŗ l'autre et fondre sur Varsovie[185]. [Note 185: Bignon ŗ Champagny, 30 et 31 mars.] Tout concourait ŗ donner cette impression, la prťsence dans le pays de nombreux ťmissaires lancťs par la Russie en avant-garde, un effort visible pour travailler et ťgarer l'opinion, le bruit rťpandu d'une reconstitution nationale par le bienfait de l'autocrate, enfin et surtout l'accumulation progressive des forces russes en avant du grand-duchť. Les officiers et chefs de poste qui faisaient sentinelle sur la frontiŤre, les agents dťguisťs qui se hasardaient ŗ la franchir, envoyaient des bulletins terrifiants: ŗ Varsovie, les pouvoirs publics, le ministŤre de la guerre, la lťgation de France ťtaient assiťgťs de ces avis; Poniatowski passait ses jours et ses nuits ŗ en opťrer le dťpouillement: il communiquait ensuite ŗ Bignon les piŤces mÍmes ou leur analyse. Sans doute, beaucoup de ces rťcits variaient entre eux et portaient la trace de l'ęexagťration polonaiseĽ: le tempťrament mÍme de la nation s'opposait ŗ toute constatation prťcise: ęIl n'est pas, ťcrivait judicieusement Bignon, jusqu'ŗ l'espion le plus vulgaire qui, au lieu de donner simplement la note de ce qu'il a vu, ne fasse un roman d'armťe ŗ sa faÁon[186].Ľ Nťanmoins, comme tous les rapports s'accordaient en certains points, il ťtait possible de dťgager quelques certitudes approximatives. Suivant toutes probabilitťs, on avait en face de soi cent soixante mille hommes, peut-Ítre deux cent mille,--tel ťtait en rťalitť le chiffre exact, d'aprŤs les aveux mÍmes d'Alexandre. Une partie de ces masses s'ťtait rapprochťe de la frontiŤre. Dans les districts les plus avancťs de la Lithuanie, de la Volhynie et de la Podolie, sur toute la lisiŤre occidentale de ces provinces, les routes se couvraient de rťgiments en marche, les moindres hameaux regorgeaient de troupes, des divisions parcouraient le pays, ťvoluaient, passaient d'un point ŗ l'autre, changeant continuellement de place, comme si elles eussent voulu dťconcerter l'observateur par cette mobilitť et ťchapper ŗ tout dťnombrement. Et ces mouvements divers, ondoyants, difficiles ŗ suivre, surgissant par intervalles de l'obscuritť, se confondaient aux yeux des Polonais dans une vision d'ťpouvante. Vivant dans un cauchemar, il leur semblait qu'une ombre menaÁante s'ťtait dressťe devant eux et les opprimait; ils la voyaient s'allonger dťmesurťment, s'ťlever au-dessus de leur tÍte, se rapprocher, prendre les traits d'un colosse qui se laissait tomber sur eux de toute sa hauteur, pour les ťcraser de sa masse. [Note 186: _Id._, 30 avril.] Par des dťpÍches presque quotidiennes, Bignon signalait ŗ son gouvernement ces angoisses et les notait au jour le jour; il transmettait tous les documents en bloc, sans prendre le temps d'opťrer dans ce fatras un triage et de dťmÍler le vrai du faux, hťsitant encore ŗ formuler une apprťciation d'ensemble et ŗ porter un jugement[187]. Quant ŗ Poniatowski, voyant les semaines s'ťcouler sans amener de dťtente, effrayť de sa responsabilitť, il ne se bornait plus ŗ informer notre lťgation: c'ťtait ŗ l'Empereur mÍme qu'il voulait aller et parler, dŻt-il quitter un instant son poste pour chercher du renfort. Il venait de se faire dťsigner comme envoyť extraordinaire et complimenteur officiel ŗ l'occasion de la naissance du roi de Rome; cette mission lui serait un prťtexte pour accomplir ŗ Paris un rapide voyage. En attendant, il rťpandait partout l'alarme, et, depuis Varsovie jusqu'ŗ l'Elbe, l'inquiťtude gagnait de proche en proche: la cour de Dresde s'affolait: ŗ Vienne, il n'ťtait bruit que de l'apparition imminente des Russes au bord de la Vistule; ŗ Hambourg, l'imperturbable Davout n'ťchappait plus aux atteintes de l'ťmotion ambiante. Il admettait maintenant la possibilitť ęd'un ťvťnement[188]Ľ, demandait des ordres, traitait moins les craintes des Polonais d'hallucinations et de rÍveries. Au reste, des renseignements de toute provenance s'accordent ŗ prouver que ces fous ont mieux vu que les sages, que la Russie a rťuni et persiste ŗ diriger contre eux toutes ses forces. Il rťsulte d'avis multiples que les troupes rappelťes de Finlande et de Turquie ont rejoint sur le Bug et le Dniester la masse principale, que celles d'Odessa et de Crimťe refluent maintenant dans la mÍme direction: il n'est pas, suivant quelques rapports, jusqu'ŗ la Sibťrie qui n'envoie ses lointaines rťserves[189]. A l'aspect de la puissance russe continuant ŗ se replier et ŗ se ramasser sur elle-mÍme comme pour prendre un subit ťlan, qui pourrait affirmer que l'empereur Alexandre a totalement abandonnť ses projets, qu'il n'est pas ŗ la veille d'un nouvel entraÓnement? Le duchť et ses entours, les deux rives de la Vistule, les approches de Dantzick, tous les pays dont se compose notre premiŤre ligne de dťfense, restent en pťril d'invasion. [Note 187: Bignon ŗ Champagny, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 15, 17, 20 avril 1811.] [Note 188: Davout ŗ l'Empereur, 11 avril. Archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 189: Correspondances de SuŤde et de Turquie, avril 1811: lettres de Davout, 31 mars, 11, 14, 16, 25, 28, 30 avril, lettres jointes de Poniatowski, rapport ŗ la cour de Saxe, rapport venu de Stockholm. Archives nationales, AF, IV, 1653.] IV Napolťon prit immťdiatement ses dispositions de combat, comme si la guerre eŻt dŻ ťclater le lendemain. Trois jours de suite, le lundi de P‚ques 15 avril, le 16, le 17, sans qu'il cesse de vaquer aux devoirs extťrieurs de la souverainetť, de recevoir les ambassadeurs et les dťputations qui viennent le fťliciter pour la naissance de son fils, il impose ŗ sa pensťe un travail ininterrompu: il prťvoit, calcule, combine, ordonne. En ces jours de fÍte et de loisir oý la population de Paris se rťpand dans les rues et jouit du printemps, oý la foule s'amasse aux abords des Tuileries pour apercevoir et saluer l'Impťratrice qui fait sur la terrasse du bord de l'eau sa premiŤre sortie, oý les conversations du public roulent sur les solennitťs annoncťes ŗ l'occasion du baptÍme, une agitation invisible au dehors, une fiŤvre de travail rŤgne dans les ministŤres et les bureaux. Le personnel de la guerre et des affaires ťtrangŤres est sur pied, occupť jour et nuit ŗ rťdiger des ordres de marche, ŗ prťparer des dťcrets: d'heure en heure des instructions partent du cabinet impťrial, des courriers s'envolent dans toutes les directions, vers Dantzick, Varsovie, Hambourg, Dresde et Milan. Le plus pressant des soins ŗ prendre ťtait de mobiliser et de concentrer l'armťe varsovienne. Il faut que vingt-quatre heures aprŤs l'arrivťe du premier courrier tous les ordres soient donnťs pour rťunir les troupes, complťter les effectifs, monter la cavalerie, atteler l'artillerie, mettre les places en ťtat de dťfense; il faut que l'armťe se rassemble rapidement sur une position bien choisie, en ťvitant de s'ťparpiller et de s'offrir dispersťe aux atteintes de l'adversaire. Que l'on se mette donc ŗ l'oeuvre, rťsolument, sans tarder d'un instant, sans s'inquiťter de la dťpense: ęCe n'est pas le moment, ťcrit Napolťon au roi de Saxe, oý Votre Majestť doit regarder ŗ un million[190].Ľ Surtout, que chacun conserve son sang-froid et se pťnŤtre bien de cette idťe que rien n'est perdu, quand mÍme les Russes arriveraient ŗ Varsovie: en 1809, les Autrichiens ont occupť Munich, et la BaviŤre n'en est pas moins sortie intacte de cette ťpreuve. [Note 190: _Corresp._, 17612.] Aussi bien, l'Empereur ne se paye point d'illusions: il sait que les cinquante mille hommes de Poniatowski, appuyťs sur des forteresses en ruine ou sur des ouvrages ŗ peine ťbauchťs, ne sauraient arrÍter longtemps les masses moscovites: il sait ťgalement que Davout ne peut plus arriver ŗ temps sur la Vistule et couvrir le duchť. Au point oý en sont les choses, la ligne de la Vistule est perdue, si l'attaque se prononce; il convient donc de reporter en arriŤre notre vťritable base d'opťrations, et Napolťon, tout en ordonnant la rťsistance, prťvoit et prťpare l'ťvacuation de la principautť varsovienne. L'essentiel est de ne cťder que le terrain, de sauver les armes, les munitions, les administrations, les archives, et de faire en sorte que l'…tat tout entier ťmigrť avec l'armťe. ņ mesure que les Russes avanceront, la grosse artillerie, les objets les plus importants, seront mis sur bateaux et expťdiťs ŗ Dantzick par la Vistule. Avec son vaste systŤme de fortifications et sa garnison dťjŗ imposante, Dantzick leur ouvre un refuge. DŤs ŗ prťsent, l'Empereur arrÍte sur l'Oder les convois d'armes destinťs au duchť, afin que ce prťcieux outillage n'aille point tomber aux mains de l'envahisseur. Quant ŗ l'armťe varsovienne, il lui prescrit de se mťnager une ligne de retraite vers l'Allemagne, d'y ťchelonner des poudres et des subsistances, afin qu'elle puisse, aprŤs avoir honorablement tenu tÍte en avant et autour de la capitale, se replier ŗ pas mesurťs et en fiŤre contenance jusqu'ŗ l'Oder: c'est lŗ que doit commencer rťellement et s'asseoir la rťsistance. Au premier avis de l'invasion, Davout se portera sur l'Oder avec tout son monde: il dťploiera ses divisions en arriŤre du fleuve, en les appuyant aux places de Stettin, Custrin et Glogau: il recueillera l'armťe varsovienne, qui prendra rang dans la sienne et grossira ses effectifs: ŗ sa droite, deux divisions saxonnes, rapidement mobilisťes et accourues de Dresde, viendront appuyer et prolonger sa ligne; ŗ sa gauche, la garnison de Dantzick, avec laquelle il aura ŗ se tenir en communication, lui servira de poste avancť; il pourra ainsi, dŤs le 1er juin, opposer prŤs de cent cinquante mille soldats aux deux cent mille Russes dont les baÔonnettes scintillent au bord de la frontiŤre. Pour des hommes commandťs par le duc d'Auerstśdt, prince d'EckmŁhl, se trouver trois contre quatre, c'est avoir presque la certitude de vaincre. D'ailleurs, Davout sera promptement secouru. Les quatriŤmes et sixiŤmes bataillons de ses rťgiments, dťjŗ mis en route, vont lui arriver: des divisions de cuirassiers s'ťlanceront ŗ toute bride au delŗ du Rhin et de l'Elbe. Dans les vallťes du Tyrol et de la haute Italie, un corps de quarante ŗ cinquante mille hommes, demandť d'urgence ŗ EugŤne, va se former, se tenir prÍt ŗ passer les Alpes au 15 mai, ŗ traverser l'Allemagne du sud-ouest au nord-est, ŗ s'ťlever rapidement jusqu'ŗ l'Oder par cette marche oblique. En mÍme temps, l'Empereur lui-mÍme apparaÓtra en Allemagne, amenant un corps qui se rassemble en Hollande, amenant sa garde, amenant toutes ses forces disponibles, et poussera droit ŗ l'Oder; lŗ, joignant Davout et le relevant de faction, prenant le commandement en chef, il franchira le fleuve pour reconquťrir le terrain abandonnť, rejeter les Russes en deÁŗ de leurs limites et ch‚tier leur audace[191]. [Note 191: _Corresp._, 17607 ŗ 17609, 17611 ŗ 17613, 17617, 17619 ŗ 17623.] Malgrť la luciditť d'esprit merveilleuse avec laquelle il concevait tous ces mouvements, malgrť l'aisance souveraine avec laquelle il gouvernait ses prťparatifs, malgrť la confiance qu'il essayait d'inspirer aux autres, Napolťon n'en restait pas moins violemment prťoccupť et dans une certaine mesure dťconcertť. Ses projets renversťs, la guerre anticipant d'une annťe sur ses prťvisions, l'avantage et le prestige de l'offensive passant ŗ l'adversaire, la campagne de 1809 ŗ recommencer dans de pires conditions et contre un ennemi plus redoutable, voilŗ ce qu'il apercevait nettement dans les bulletins d'alarme qui envahissaient son cabinet. Et cette guerre ŗ brŤve ťchťance, en temps et lieu inopportuns, lui est tellement odieuse qu'il s'obstine encore et plus fortement ŗ l'espoir de la prťvenir, tout en se prťparant ŗ y faire face. En dťpit des tťmoignages qui ťclatent ŗ sa vue, il a peine toujours ŗ croire ce qu'on lui rapporte de l'empereur Alexandre: tant de hardiesse le confond chez un prince qu'il s'est habituť ŗ considťrer comme faible et irrťsolu: ęSi la Russie,--se dit-il,--n'avait affaire qu'au grand-duchť, je suppose qu'elle pourrait se divertir d'un coup de main; mais, dans l'ťtat actuel des choses, elle doit voir cette entreprise sous un point de vue plus sťrieux[192].Ľ AprŤs tout, si l'empereur Alexandre a failli se jeter sur le duchť, c'ťtait peut-Ítre l'excŤs de la peur qui le prťcipitait ŗ cette audace. Le fait qu'au lieu de donner suite ŗ son extraordinaire projet, il a envoyť Tchernitchef ŗ Paris avec mission d'entamer quelques pourparlers, prouve qu'il prťfťrerait ŗ la guerre une garantie de sťcuritť. Mais en quoi peut consister cette garantie? Que veut la Russie, que rťclame-t-elle en fin de compte? Les timides ťnonciations de Tchernitchef sont-elles le premier ou le dernier mot de sa cour? Alexandre prťtend-il rťellement se faire cťder le duchť en totalitť ou en partie? En ce cas, aucun accord n'est possible, et il faudra se battre. Mais peut-Ítre le Tsar se contenterait-il d'un gage moins onťreux pour la France? C'est ce qu'il importe d'ťclaircir ŗ tout prix, au plus vite. Et prťcipitamment, avec une ardeur un peu fťbrile, Napolťon cherche ŗ s'enquťrir. Pendant les trois jours oý il accumule sans rel‚che des dispositions militaires, il tente parallŤlement des dťmarches interrogatrices, pousse de tous cŰtťs des reconnaissances, afin de savoir oý, comment et sur quelle base il pourra nťgocier. [Note 192: Lettre au roi de Saxe. _Corresp._, 17612.] DŤs le dťbut de la crise, le 15 avril, il trace le canevas d'une dťpÍche pour son ambassadeur en Russie. Caulaincourt n'a pas encore ťtť dťchargť de ses fonctions par l'arrivťe de son successeur: c'est ŗ lui que s'adressent ces lignes inťdites. Il est de toute nťcessitť que cet ambassadeur soit tirť de sa quiťtude, instruit du danger, et qu'il tire au clair les vťritables dťsirs de la Russie, afin que l'on puisse, s'il y a lieu, traiter, s'entendre et ramener le calme. ęMonsieur le duc de Cadore,--ťcrit Napolťon en revenant premiŤrement sur l'incident de presse,--je dťsire que vous expťdiiez aujourd'hui pour la Russie un courrier par lequel vous ferez connaÓtre au duc de Vicence que j'ai vu avec indignation l'article du _Journal de l'Empire_ qui semblait singer M. de Tchernitchef, qu'on assure que cet article a ťtť fait avant l'arrivťe de cet officier, et que l'insertion n'en avait ťtť retardťe que par des circonstances du journal; mais je n'en ai pas moins fait destituer le sieur Esmťnard, qui ťtait chargť de la surveillance des journaux; que je l'ai envoyť ŗ quarante lieues de Paris; qu'il (le duc de Vicence) pourra donner connaissance de cette notification au grand chancelier, cependant indirectement et comme une nouvelle. Vous ferez connaÓtre au duc de Vicence qu'il est mal instruit des nouvelles de Russie, que de Moldavie et de Finlande les troupes affluent sur la frontiŤre de Pologne, et qu'il paraÓt qu'on lui fait mystŤre de tous ces mouvements; que cependant il est nťcessaire de savoir ce que l'on veut, parce que cet ťtat de choses qui nous oblige ŗ armer est fort coŻteux; que dans ses dťpÍches il n'y a rien de positif; que, quant ŗ moi, je ne me plains en rien de la Russie et je ne veux rien. Aussi je n'ai point armť comme elle; qu'il faudrait donc savoir ce qu'elle veut pour faire tant d'armements; que je dťsire qu'avant de revenir il ait quelques explications lŗ-dessus et puisse savoir quels moyens il y a de faire renaÓtre la confiance[193].Ľ [Note 193: Archives nationales, AF, IV, 910.] La rťponse de Caulaincourt, ŗ la supposer rapide et concluante, n'arriverait que dans un mois au plus tŰt ou six semaines. Un mois, c'est un dťlai bien long pour l'impatience de l'Empereur, en ces jours d'ťmotion et d'alarme oý toute heure perdue risque d'entraÓner d'irrťparables consťquences. Est-il nťcessaire d'aller chercher si loin le secret de la Russie? ņ Paris, quelqu'un le possŤde suivant toutes probabilitťs, mais hťsite peut-Ítre ŗ le livrer. Peut-Ítre Tchernitchef, effrayť de l'accueil fait ŗ ses allusions concernant le duchť et Dantzick, n'a-t-il point osť, dans sa conversation avec l'Empereur, indiquer ce qu'accepterait finalement son maÓtre, quel serait le minimum indispensable de concessions et de garanties. En revenant ŗ lui, on arrivera sans doute, ŗ force de cajoleries et de sollicitations, ŗ lui tirer des lŤvres une proposition ŗ la fois rťduite et ferme, qu'il a reÁu ordre apparemment de tenir en rťserve et de ne prťsenter qu'aprŤs beaucoup d'instances. En ce mÍme jour du 15 avril, Tchernitchef ťtait invitť ŗ un dÓner d'apparat au ministŤre des relations extťrieures. Rentrant chez lui ŗ la fin de la soirťe, il fut ťtonnť d'apprendre qu'en son absence le grand marťchal du palais, le gťnťral Duroc, duc de Frioul, avait passť par deux fois ŗ sa porte. Ce haut ťmissaire ťtait venu, lui dit-on, d'abord pour l'inviter ŗ chasser le jour d'aprŤs avec Sa Majestť, ensuite pour lui parler d'affaires. La chasse du lendemain devait avoir lieu dans la forÍt de Saint-Germain et serait particuliŤrement brillante: on y verrait figurer ęle grand-duc de Wurtzbourg, le roi de Naples, le prince BorghŤse, le prince vice-roi, plusieurs marťchaux et gťnťraux, plusieurs dames de la cour[194]Ľ. Convier Tchernitchef ŗ cette rťunion, c'ťtait le distinguer et lui faire honneur; c'ťtait aussi se mťnager avec lui l'occasion d'entretiens familiers[195]. [Note 194: _Journal de l'Empire_, 19 avril 1811.] [Note 195: Les dťtails et extraits qui suivent, jusqu'ŗ la page 152, sont tirťs du rapport de Tchernitchef prťcťdemment mentionnť.] Le lendemain, Tchernitchef fut l'un des premiers au rendez-vous de chasse, indiquť comme d'habitude dans un pavillon situť en plein milieu des bois. Les invitťs, les ťquipages, la vťnerie commenÁaient ŗ se rassembler. Le grand marťchal arriva de bonne heure et essaya de remplir auprŤs de Tchernitchef la commission dont il n'avait pu s'acquitter la veille. Il lui dit que l'empereur Napolťon, ęsupposant ne pas lui avoir laissť le temps de s'acquitter de toutes les communications que Sa Majestť Russe avait pu le charger de faire, avait donnť l'ordre de reprendre avec lui la discussion des mÍmes objets et d'ťcouter s'il n'avait pas quelque proposition ŗ faireĽ. Les vains efforts de Duroc pour obtenir une rťponse furent interrompus par l'arrivťe de l'Empereur, venant ŗ la rescousse: il parut enchantť de revoir Tchernitchef et, pour commencer, se mit ŗ l'entourer d'une sollicitude quasi paternelle. ęJe fus d'abord dťsignť--ťcrivait quelques jours aprŤs le jeune officier--pour Ítre du petit nombre des personnes admises ŗ dťjeuner avec Sa Majestť. ņ table, me trouvant trŤs p‚le, elle me questionna avec beaucoup d'intťrÍt sur ma santť, me recommanda de me soigner et en gťnťral m'adressa fort souvent la parole.Ľ AprŤs le dťjeuner, on monta ŗ cheval, les chiens furent dťcouplťs, la bÍte lancťe, les appels du cor, ťclatant en joyeuses fanfares, annoncŤrent l'attaque, et la compagnie des chasseurs, souverains, grands dignitaires franÁais et ťtrangers, cavaliers en habit vert galonnť d'or, dames en ťlťgantes calŤches de poste, se lanÁa dans les profondeurs de la forÍt, sous les arceaux de verdure naissante. Pendant la chasse, Napolťon interrompit plusieurs fois ses galops effrťnťs pour se rapprocher du groupe de cavaliers oý se tenait le jeune Russe et placer avec affectation des remarques qui devaient lui Ítre agrťables. ęJe l'entendais--continue celui-ci dans son rapport au Tsar--dire ŗ trŤs haute voix aux personnes de sa suite qu'on lui avait prťparť un bien grand plaisir pour la journťe: c'ťtait de lui faire monter deux chevaux que Votre Majestť lui avait donnťs, prŰnant fort longuement leurs qualitťs et leur bontť. Feignant alors de m'apercevoir, il vint ŗ moi pour m'en parler et me demanda ce que Votre Majestť avait fait de ceux qu'il lui avait offerts: sur ma rťponse qu'ils se trouvaient aux haras, il me dit qu'il aurait mieux aimť qu'elle les mont‚t, parce que cela l'aurait rappelť ŗ son souvenir.Ľ Peu de temps aprŤs cette digression sentimentale, l'Empereur fit de nouveau halte et, laissant la meute et les piqueurs continuer sans lui la poursuite, permit ŗ ses invitťs quelque repos. Tandis qu'ŗ distance plus ou moins grande, dans les bois environnants, les pťripťties de la chasse se continuaient et se dťplaÁaient, tandis que tour ŗ tour retentissaient toutes proches ou mouraient au loin les errantes sonneries, il piqua droit sur Tchernitchef, qui causait ŗ ce moment avec le comte de WrŤde, et interrompit ce colloque par une brusque et franche apostrophe: ęIls ont furieusement peur de vous dans le duchť, s'ťcria-t-il; ils ont la mÍme peur que la BaviŤre en 1809. On me dit que vous avez rassemblť cent cinquante mille hommes au bas mot, que chaque jour une de vos divisions revient de Turquie, que vous prťparez un coup de main; pensez-vous qu'entre grandes puissances on se surprenne comme on enlŤve une place? Sans doute, il vous est facile d'envahir le duchť; mais il n'en faudra pas moins ensuite risquer le sort des batailles.Ľ Puis, coupant court aux dťnťgations respectueuses de Tchernitchef: ęPourquoi l'empereur Alexandre ne s'est-il pas d'abord expliquť?--continua-t-il vivement,--pourquoi a-t-il commencť ŗ armer?... Maintenant il a rassemblť deux cent mille hommes, j'en mettrai deux cent mille de mon cŰtť, et voilŗ certes une nouvelle mťthode de nťgocier un peu ruineuse...Ľ Il est donc grand temps que tout cela cesse, que l'empereur Alexandre se dťcide ŗ entrer en matiŤre et ŗ faire connaÓtre ses prťtentions: ęJe ne sais pas ce qui peut vous convenir, c'est ŗ vous ŗ demander.Ľ Tchernitchef soutint le thŤme opposť, et la conversation n'aboutit qu'ŗ une reprise de controverse. ęUn ťvťnement de la chasseĽ la rompit; sans doute, la poursuite se rapprochait, la bÍte passait ŗ proximitť; et Napolťon, voyant arriver l'hallali, retourne impťtueusement ŗ cette lutte. Dans la suite, il revient encore deux ou trois fois ŗ Tchernitchef; il lui lance des questions entrecoupťes de mots aimables, de clignements d'oeil souriants, reprend la conversation par ŗ-coups, par saccades, se rejette ensuite ŗ travers bois, fournit d'un seul trait des courses ŗ perdre haleine, abat par cet exercice violent la surexcitation de ses nerfs et rompt le travail de sa pensťe. En somme, durant cette journťe de libertť et de plein air, favorable aux ťpanchements, on n'avait pu surprendre ŗ Tchernitchef aucune parole positive. L'Empereur ne se dťcouragea point et revint ŗ la charge, sinon en personne, au moins par procuration. Le lendemain matin, Tchernitchef se reposait chez lui, lorsque le grand marťchal se prťsenta inopinťment. Il lui dit que l'Empereur, ęayant vu avec inquiťtude qu'il n'ťtait pas trŤs bien portant, dťsirait savoir si d'abord aprŤs des voyages aussi fatigants une chasse ŗ courre de dix-huit lieues ne lui avait pas fait de malĽ. AprŤs s'Ítre enquis ŗ ce sujet avec une touchante sollicitude, Duroc aborda le vťritable objet de sa visite; il pria Tchernitchef, en y mettant encore plus d'insistance que la veille, il l'adjura d'ťnoncer ęles demandes que Sa Majestť Russe l'avait peut-Ítre chargť de ne faire qu'aprŤs des exhortations pressantesĽ. ņ cette amicale mise en demeure, Tchernitchef ne pouvait rťpondre, puisqu'il avait reÁu dťfense expresse de compromettre son gouvernement par de trop claires ouvertures. Ayant touchť mot ŗ l'Empereur de sacrifices territoriaux en Pologne, il avait ťpuisť son mandat et n'avait plus pouvoir de revenir ŗ l'objet lťgŤrement effleurť; son second entretien avec le grand marťchal, comme le premier, se fondit en discussions vagues. Voyant que Tchernitchef persiste dťfinitivement dans la rťserve dont il n'est sorti qu'un instant, Napolťon se retourne vers son ambassadeur en Russie, juge opportun d'adresser ŗ la perspicacitť de Caulaincourt un second, un plus pressant appel. Seulement, la main qu'il emploiera pour lui ťcrire ne sera plus la mÍme: il confiera ce soin ŗ un rťdacteur nouveau, transfťrť subitement d'un poste ŗ un autre dans la haute administration de l'…tat. Depuis quelques heures, un coup de thť‚tre se prťparait dans les rťgions gouvernementales, et, par un fait sans exemple dans l'histoire de l'Empire, la crise extťrieure aboutissait ŗ un changement dans le ministŤre. Depuis trois ans et demi, Napolťon avait pu expťrimenter le zŤle, l'assiduitť, les qualitťs d'esprit du comte de Champagny, duc de Cadore. Cependant, chez ce ministre surmenť, quelques symptŰmes de lassitude, quelques dťfaillances commenÁaient ŗ se manifester. L'annťe prťcťdente, dans le maniement d'affaires aussi dťlicates que celles de Pologne et de SuŤde, Napolťon l'avait jugť au-dessous de sa t‚che. Peut-Ítre aussi, f‚chť et humiliť d'avoir ťtť surpris par les prťparatifs militaires de la Russie, reprochait-il au chef de sa diplomatie d'avoir insuffisamment stimulť la vigilance de notre ambassade en cet obscur pays. Conservant pour Champagny beaucoup d'estime et de reconnaissance, il avait cessť d'apprťcier ses services et ne voyait pas en lui le ministre des temps difficiles. Il rťsolut de le dťplacer sans le disgracier, de lui rťserver l'administration de sa maison, dont la direction moins absorbante lui serait un repos. En ces instants oý la guerre menaÁait, oý notre diplomatie aurait peut-Ítre ŗ se faire l'auxiliaire de nos armťes, ŗ rťchauffer le zŤle de nos alliťs, ŗ surveiller, ŗ diriger, ŗ coordonner leurs mouvements militaires, ce qu'il fallait ŗ l'Empereur aux affaires ťtrangŤres, c'ťtait une sorte de chef d'ťtat-major civil, un agent de transmission ponctuel et impeccable. Son choix devait se porter sur l'homme le plus familiarisť avec ses habitudes d'esprit et de travail, sur celui qui l'assistait depuis tant d'annťes dans sa besogne administrative et politique, sur le secrťtaire d'…tat Maret, duc de Bassano, dont le nom est restť ŗ toutes les ťpoques synonyme de fidťlitť. Les sympathies de M. de Bassano pour les Polonais et leur cause ťtaient notoires; aux yeux de ce peuple, dont le dťvouement et le loyalisme pouvaient Ítre mis bientŰt ŗ redoutable ťpreuve, sa nomination apparaÓtrait comme une marque d'intťrÍt, un encouragement et presque un gage, sans Ítre un dťfi jetť ŗ la Russie, car le duc savait ŗ propos exprimer des sentiments hautement pacifiques. En fait, habituť ŗ taire ses prťfťrences personnelles, doutant de lui-mÍme plutŰt que du maÓtre, il fournirait moins ŗ celui-ci un conseil qu'un service, le plus constant, le plus actif, le plus infatigable des services. Sa dťvotion ŗ l'Empereur, sa foi profonde en l'infaillibilitť du grand homme, ťtaient un sŻr garant qu'il n'hťsiterait et ne faiblirait jamais dans l'exťcution des ordres reÁus, que son langage et ses ťcrits se mouleraient exactement sur la pensťe souveraine, qu'ils en sauraient rendre toute l'intensitť et aussi en reflťter les moindres nuances. Sa remarquable facilitť de rťdaction permettait de lui imposer un labeur surhumain sans l'ťcraser sous le fardeau. Enfin, par le charme et l'agrťment de sa personne, par l'amťnitť qui s'alliait en lui ŗ une sereine assurance, par la belle harmonie de son existence partagťe entre le travail et la reprťsentation, il ajouterait ŗ l'ťclat extťrieur et au prestige de la fonction. La transmission des pouvoirs s'opťra en l'espace d'une matinťe. Le 17, au commencement du jour, aprŤs avoir prescrit ŗ Champagny quelques envois urgents, Napolťon lui notifia sa dťtermination par une lettre personnelle, chef-d'oeuvre de tact et de dťlicatesse, destinť ŗ panser la blessure qu'il allait faire: ęMonsieur le duc de Cadore,--disait-il,--je n'ai eu qu'ŗ me louer des services que vous m'avez rendus dans les diffťrents ministŤres que je vous ai confiťs; mais les affaires extťrieures sont dans une telle circonstance que j'ai cru nťcessaire au bien de mon service de vous employer ailleurs. J'ai voulu cependant, en vous faisant demander votre portefeuille, vous donner moi-mÍme ce tťmoignage, afin d'empÍcher qu'il reste aucun doute dans votre esprit sur l'opinion que j'ai du zŤle et de l'attachement que vous m'avez montrťs dans le cours de votre ministŤre[196].Ľ Peu aprŤs l'envoi de cette lettre, la mutation s'opťrait: M. Maret recevait le service des mains de son prťdťcesseur et prenait possession avec aisance du cabinet ministťriel. [Note 196: _Corresp._, 17614.] Sur le bureau, il trouva la lettre commandťe l'avant-veille pour le duc de Vicence, rťdigťe la veille et prÍte ŗ partir. Le nouveau ministre la soumit ŗ l'Empereur: celui-ci en autorisa l'expťdition, mais prescrivit de la confirmer et d'en accentuer la portťe par une autre, qui servirait de _post-scriptum_ ŗ la premiŤre. Cette seconde lettre, le duc de Bassano la fit brŤve et nette; il la rťdigea sous l'impression immťdiate de la conversation qu'il venait d'avoir avec Sa Majestť et qui l'avait laissť tout imprťgnť de sa pensťe: en ces lignes, ŗ travers une imperturbabilitť voulue et des affirmations de toute puissance, perce plus manifestement chez l'Empereur le dťsir de s'arranger avec la Russie, pourvu qu'elle ne lui demande point d'insupportables sacrifices: ęIl paraÓt,--ťcrit le ministre,--que la cour de Pťtersbourg est occupťe de deux griefs, relatifs, l'un ŗ l'affaire du duchť d'Oldenbourg, l'autre aux inquiťtudes qu'elle a conÁues sur la Pologne. Que faut-il faire pour rassurer la Russie? Une explication franche aurait mieux valu que des armements; une explication prompte vaudrait mieux que des prťparatifs ruineux. Vous connaissez assez, Monsieur le duc, la situation de la France et des armťes de l'Empereur pour juger combien peu elle a ŗ craindre, mais l'Empereur ne peut que s'affliger de voir la bonne intelligence menacťe pour des bagatelles et l'empereur de Russie abandonner des rťalitťs pour des chimŤres et se prťparer ŗ rompre une alliance qu'on devait croire ŗ l'abri de toutes les vicissitudes. _Si ce que dťsirent les Russes est faisable, j'ai ordre de vous le dire, Monsieur le duc, cela sera fait_.Ľ Ayant lancť cette assurance formelle, Napolťon n'avait plus qu'ŗ laisser venir la rťponse et en attendant ŗ rester en garde, tout prÍt, si les Russes prononÁaient une attaque, ŗ les recevoir sur la pointe de son ťpťe. Pendant les semaines suivantes, pendant un mois environ, il demeura et tint tout le monde sur le qui-vive. MÍme, l'arrivťe ŗ Paris de Poniatowski, ses confidences directes sur le projet d'offensive, parurent nťcessiter un surcroÓt de prťcautions. Les autoritťs franÁaises ou alliťes dans le Nord furent invitťes ŗ presser l'armement de Dantzick, ŗ observer continuellement la frontiŤre de Russie et ŗ se mťfier de la Prusse. ęAyez un chiffre avec le gouverneur de Dantzick,--ťcrivait l'Empereur ŗ Davout... Il faut qu'il soit trŤs alerte, qu'il monte une police secrŤte et sache ce qui se passe du cŰtť de Tilsit, Riga, sur la frontiŤre, et vous tienne informť de tout. Il faut surtout qu'il fasse faire le service de sa place avec rigueur, pour ťviter toute surprise[197].Ľ Les officiers d'ťtat-major placťs ŗ Stettin, Glogau, Custrin, en pays suspect, ędoivent avoir l'oeil sur toutĽ; leur vigilance ne doit pas se rel‚cher une minute: ęils doivent dormir le jour et rester debout toute la nuit[198]Ľ. [Note 197: _Corresp._, 17621.] [Note 198: _Id._, 17622.] En arriŤre de ces postes, l'Empereur dťveloppe et multiplie ses moyens de guerre, par l'action combinťe de mouvements militaires et diplomatiques. Sans cesse, il s'efforce de complťter le corps de Davout, de former ceux qui devront, en cas de besoin, rallier et soutenir cette puissante avant-garde, et ŗ l'armťe de deux cent trente mille hommes qu'il se met en mesure de rťunir avant juillet dans l'Allemagne du Nord, il s'occupe de composer une aile gauche avec la SuŤde, une aile droite avec la Turquie. Ses envois ŗ Stockholm et ŗ Constantinople, pendant la seconde quinzaine d'avril, si on les compare aux dťpÍches de la pťriode prťcťdente, montrent qu'il se sent plus prŤs d'ťventualitťs extrÍmes, signalent le progrŤs de la crise. En SuŤde, il ne s'agit plus de t‚ter le terrain, mais d'y prendre position. Alquier reÁoit ordre de proposer carrťment et de nťgocier une alliance, sans la conclure encore: ťvitant toute allusion ŗ la NorvŤge, passant sous silence cet objet cher ŗ Bernadotte, il prťsentera aux Suťdois la Finlande comme le prix naturel de leur concours dans une guerre contre la Russie. Au besoin, pour les mieux mettre en ťtat de faire diversion, la France fournira des subsides: c'est l'Empereur qui le dit lui-mÍme dans une note jetťe en marge de l'instruction[199]. En ce qui concerne la Turquie, le projet de dťpÍche prťparť le 12 avril par Champagny et non encore approuvť par l'Empereur, est abandonnť comme insuffisant: M. de Bassano lui en substitue un autre, plus net, plus prťcis, plus nerveux. Latour-Maubourg devra rťclamer l'envoi ŗ Paris d'un ambassadeur turc, ayant mission et pouvoir de passer des accords: ęIl est convenable que, dťdaignant la pompe orientale, cet ambassadeur parte sur-le-champ. Il faut qu'il soit autorisť ŗ signer un traitť en forme, avec toutes les dispositions qui lient les gouvernements.Ľ Napolťon veut avoir ŗ sa portťe et sous sa main l'alliance de la Turquie, afin de la saisir quand il lui plaira. Le traitť ŗ signer serait trŤs avantageux au Sultan: ęLa France garantirait la Moldavie et la Valachie ŗ la Porte, et en cas de succŤs, ce qui n'est pas douteux, les deux armťes se combineraient pour faire rendre la Crimťe ŗ la Porte...--Tout cela, ajoute la dťpÍche du 27 avril, doit Ítre dit avec prudence et sans rien compromettre, car l'alliance avec la Russie n'est pas rompue, et les difficultťs peuvent s'aplanir. Mais, avant que le ministre qu'enverra la Porte arrive, tout sera dťcidť[200].Ľ [Note 199: Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 295. Cf. la lettre de Maret ŗ l'Empereur du 20 avril 1811, insťrťe dans la correspondance de Turquie, vol. 221.] [Note 200: Maret ŗ Latour-Maubourg, 27 avril 1811.] Ces derniers mots prouvent que l'Empereur croyait alors ŗ un dťnouement trŤs bref, qui serait la guerre ou la consolidation de la paix. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothŤses ne se rťalisa. Alexandre se montrait peu pressť de dťlier la langue de Tchernitchef, et aucune communication nouvelle n'arrivait du Nord. Par contre, dŤs le mois de mai, les nouvelles de la frontiŤre prirent un caractŤre beaucoup moins alarmant. ņ Varsovie, quand ťtait arrivť l'ordre de mobiliser l'armťe, l'ťmotion avait atteint ŗ son paroxysme: chacun croyait apprendre ŗ tout instant l'entrťe des Russes, s'imaginait dťjŗ entendre leur canon[201]. Aujourd'hui, si les bruits d'une restauration de la Pologne par la main du Tsar continuaient ŗ circuler, l'ťtat des forces opposťes au duchť ne faisait plus croire ŗ l'imminence de l'entreprise. Les agents d'observation, les guetteurs apostťs, ne retrouvaient plus les masses ennemies sur les points oý ils avaient cru les discerner: elles semblaient s'Ítre dissipťes et ťvanouies: on n'ťtait plus bien sŻr maintenant de les avoir vues, et c'ťtait ŗ se demander si un peuple entier n'avait pas ťtť le jouet d'une illusion d'optique. Entre Riga et Brzesc, on continuait ŗ dťcouvrir une ligne de troupes, des divisions ťchelonnťes, dont il ťtait trŤs difficile de dťterminer avec exactitude la composition, le numťro d'ordre et l'emplacement, mais la frontiŤre mÍme paraissait se dťgager. ņ Wilna, ŗ Grodno, plus de concentration menaÁante; ŗ Bialystock, oý une force imposante avait ťtť signalťe, on constatait, vťrification faite, l'existence d'un bataillon. Bignon, ayant contrŰlť les premiers avis ŗ l'aide ęd'informateurs plus sages[202]Ľ, ayant procťdť trŤs soigneusement ŗ une contre-enquÍte, en venait ŗ penser que les Polonais avaient ťtť une fois de plus dupes d'eux-mÍmes, que le pťril avait existť surtout dans leur imagination: Davout arrivait ŗ sa mÍme conclusion, se reprochant d'avoir cťdť ŗ un pessimisme exagťrť[203]. [Note 201: Bignon ŗ Maret, 4 mai 1811.] [Note 202: DťpÍche du 28 avril 1811.] [Note 203: Davout ŗ l'Empereur, 23 avril, 2, 12 et 17 mai. Archives nationales, AF, IV, 1653.] En fait, le gros des armťes russes restait ŗ proximitť du territoire varsovien. Seulement, comme Alexandre persistait dans les hťsitations dont nous avons montrť le dťbut, quelques divisions avaient ťtť reportťes en arriŤre, ťloignťes des limites. Puis, chez les troupes qui s'ťtaient accumulťes dans les provinces frontiŤres, une sorte de tassement s'ťtait opťrť: les corps, ayant pris leurs positions, s'y tenaient maintenant immobiles, repliťs sur eux-mÍmes: ils offraient ainsi moins de prise ŗ l'observation qu'ŗ l'ťtat de mouvement et de marche. Les Varsoviens, n'apercevant plus en face d'eux un remuement d'hommes et de matťriel qui multipliait les objets ŗ leurs yeux et prÍtait ŗ des grossissements fantastiques, se sentaient quelque peu dťlivrťs de leurs angoisses: ils respiraient plus librement: l'oppression diminuait, la fiŤvre des esprits s'apaisait: l'alerte ťtait passťe[204]. [Note 204: Bignon ŗ Champagny et ŗ Maret, 20, 24, 25, 27, 28, 30 avril, 2, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 22 et 27 mai.] Le premier effet de cette accalmie fut d'arrÍter les nťgociations que menait l'Empereur ŗ titre de prťcautions contre la Russie. Il cesse de rťpondre aux assurances douteuses de la Prusse: il tient l'Autriche en suspens. Ayant ťtendu le bras vers la SuŤde et la Turquie pour les reprendre et les tirer ŗ lui, il interrompt son geste, dŤs que le besoin immťdiat de ces compromettantes alliances ne se fait plus sentir. Il laisse ses reprťsentants sans ordres, sans instructions, et son silence leur prescrit tacitement l'inaction. ņ Stockholm, nos offres avaient ťtť accueillies avec un enthousiasme plus apparent que rťel: l'objet proposť ŗ Bernadotte ne correspondait pas ŗ ses vťritables dťsirs, et lorsque le baron Alquier l'avait provoquť ŗ discuter un plan de diversion en Finlande, il l'avait trouvť mal prťparť sur le sujet, s'exprimant avec gÍne, demandant ŗ rťflťchir. Cependant, comme il importait de ne pas dťcourager la bonne volontť de l'Empereur, comme une partie du conseil tenait encore pour l'ancienne politique et regrettait la Finlande, le ministre EngestrŲm avait d'abord suivi les pourparlers avec une sorte d'ardeur. Au bout de quelques semaines, voyant que son interlocuteur n'insistait plus, il cessa lui-mÍme de nourrir la conversation et laissa tomber l'affaire[205]. Avec les Turcs, on s'en tint pareillement aux premiŤres ouvertures: notre lťgation n'ayant pas renouvelť ses instances pour l'envoi ŗ Paris d'un plťnipotentiaire, cet ambassadeur ne partit point: les deux gouvernements restŤrent l'un vis-ŗ-vis de l'autre dans une situation mal dťfinie et sur un pied de demi-confiance. [Note 205: Correspondance d'Alquier, mai ŗ juin 1811.] Quant ŗ ses armements, Napolťon ne contremande aucune mesure, mais informe ses lieutenants qu'il y a lieu de procťder un peu moins prťcipitamment, avec plus de mystŤre et surtout ŗ moins de frais: ęLorsque vous trouverez de l'ťconomie,--ťcrit-il ŗ Davout,--ŗ mettre douze ou quinze jours de plus ŗ faire faire une chose, je pense qu'il faut adopter ce parti de prťfťrence[206].Ľ Il veut que les corps en formation s'augmentent incessamment, mais qu'ils se munissent de leurs organes sur place, les uns en Allemagne, les autres en Italie ou en France, sans exťcuter aucun mouvement qui ťveille l'attention[207]. [Note 206: _Corresp._, 17702.] [Note 207: _Id._, 17726.] En somme, l'impulsion donnťe soudainement aux prťparatifs se modŤre, mais continue ŗ se faire sentir, mťthodique et rťglťe. Par suite de l'alerte survenue, un grand pas avait ťtť franchi dans la voie des mesures guerriŤres, et il n'ťtait point dans le tempťrament et l'humeur de Napolťon de s'arrÍter en ce chemin, dŤs que les circonstances l'y avaient engagť ŗ fond. Vis-ŗ-vis de la Russie, il demeure sous une impression plus prononcťe de mťfiance et de colŤre: il en veut amŤrement ŗ cette puissance de lui avoir presque fait peur, sans qu'il se rende un compte exact de ce qui s'est passť dans l'esprit d'Alexandre. Il n'est pas ťloignť de croire que ce prince a voulu simplement diriger contre lui une grande dťmonstration militaire, avec l'espoir de lui forcer la main par cette pression et de lui arracher un lambeau de la Pologne. Mais cette hypothŤse suffit ŗ le rťvolter: est-il homme ŗ qui l'on dicte des conditions ŗ la pointe de l'ťpťe? Si l'on veut nťgocier, pourquoi venir ęle casque en tÍte au lieu d'un b‚ton blanc ŗ la main[208]Ľ? Et l'apaisement actuel, loin de le confirmer dans la volontť de mettre fin au litige, l'en dťtourne au contraire, en lui rendant le loisir de prťparer sa revanche: se reprenant ŗ l'espťrance de gagner du temps et de pouvoir donner ŗ ses prťparatifs une formidable ampleur, il revient progressivement ŗ l'idťe de faire la guerre au lieu de l'ťviter, de la faire en 1812, de mener alors une campagne offensive, ŗ la tÍte de l'Europe, et de trancher violemment le conflit par la plus grande expťdition des temps modernes. Son ardeur ŗ traiter dťcroÓt ŗ mesure que le danger s'ťloigne. [Note 208: Paroles rťpťtťes par Alexandre ŗ Lauriston, d'aprŤs un rapport de Kourakine; lettre particuliŤre de Lauriston au ministre, 1er juin 1811.] Cependant, ayant senti l'embarras oý le jetterait une rupture trop prompte avec la Russie, sachant que cette ťventualitť peut se reproduire, frappť parfois des risques immenses oý l'entraÓnerait une entreprise au Nord mÍme longuement et minutieusement prťparťe, il reste encore indťcis, perplexe, et ne rejette pas tout ŗ fait l'idťe d'une transaction. SincŤrement, il voudrait ťcarter la question polonaise et chasser ce fantŰme: il le dit ŗ Kourakine, avec un luxe de paroles obligeantes qui donne au vieil ambassadeur ęla force de se promener avec Sa Majestť pendant deux heures malgrť sa goutte[209]Ľ. Il le rťpŤte avec une sorte d'impatience ŗ un diplomate russe de passage ŗ Paris, au comte Schouvalof: ęQue me veut l'empereur Alexandre?--lui dit-il.--Qu'il me laisse tranquille! Croit-on que j'irai sacrifier peut-Ítre deux cent mille FranÁais pour rťtablir la Pologne[210]?Ľ Et il fait justement observer que le duchť dans son ťtat actuel, c'est-ŗ-dire faible et soumis, lui est plus avantageux qu'une Pologne indťpendante et forte, qui se soustrairait tŰt ou tard ŗ sa tutelle. Mais est-il possible de rassurer la Russie ŗ moins d'un dťpŤcement du duchť, condition inacceptable et dťshonorante? Puis, il est une autre question que Napolťon ne renonce jamais au fond de l'‚me ŗ rťveiller et ŗ reprendre: c'est celle des neutres et du blocus. ņ supposer que l'on trouve moyen d'aplanir les difficultťs prťsentes, Alexandre consentira-t-il ŗ dťcrťter des mesures plus efficaces contre les Anglais et suppressives de leur commerce? Telle est la question d'importance capitale qui complique toujours aux yeux de l'Empereur et aggrave le problŤme. Sur tous les points en suspens, il espŤre que le duc de Vicence, soit par rťponse aux deux lettres qui lui ont ťtť adressťes, soit de vive voix aprŤs son retour, va lui fournir enfin des notions prťcises: il a h‚te de savoir ŗ quel prix au juste il pourrait s'ťpargner une guerre avec la Russie et s'assurer un renouvellement de concours contre l'ťternelle ennemie. [Note 209: Rapport citť dans la lettre de Lauriston du 1er juin.] [Note 210: _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 415.] CHAPITRE V RETOUR DU DUC DE VICENCE. Contre-coup ŗ Pťtersbourg de l'ťmotion suscitťe en Allemagne et en France.--Alexandre est instruit de nos mouvements militaires et craint que Napolťon ne prenne l'offensive.--Il se demande encore si une attaque n'est pas la meilleure des parades.--Mouvement de l'opinion en sens contraire.--Wellesley donne ŗ l'Europe des leÁons de guerre dťfensive.--Il fait ťcole.--Le gťnťral Pfuhl et son plan.--Peu ŗ peu, Alexandre incline vers un systŤme purement dťfensif.--Il voudrait ťviter la guerre sans rentrer dans l'alliance.--Encore le duchť de Varsovie.--Confidence au ministre d'Autriche.--Rťponse par allusions et sous-entendus, aux interrogations du duc de Vicence.--L'empereur Alexandre et le roi de Rome.--Arrivťe de Lauriston.--Gracieux accueil.--Alexandre compte sur Caulaincourt pour dťterminer Napolťon ŗ lui offrir ce qu'il n'entend pas demander.--Il annonce la rťsolution de se dťfendre ŗ toute extrťmitť: solennitť et sincťritť de cette dťclaration.--…motion de Caulaincourt: ses tristes pressentiments.--Son retour en France.--Il va trouver l'Empereur ŗ Saint-Cloud.--Sept heures de conversation.--Caulaincourt se porte garant des intentions pacifiques d'Alexandre.--Un quart d'heure de silence.--Les deux questions corrťlatives.--Napolťon repousse l'idťe de diminuer la garnison de Dantzick.--Caulaincourt insiste sur la nťcessitť d'opter entre la Pologne et la Russie.--La pensťe de l'Empereur passe par des alternatives diverses.--L'infranchissable obstacle.--Caulaincourt signale les dangers d'une lutte contre le climat du Nord, la nature et les espaces; il affirme qu'Alexandre se retirera au plus profond de la Russie et cite les propres paroles de ce monarque.--L'Empereur ťbranlť; son interlocuteur croit avoir cause gagnťe.--Napolťon fait le dťnombrement de ses forces; un vertige d'orgueil lui monte au cerveau.--Il croit que tout se rťglera par une bataille.--Suite de la conversation.--Retour sur l'affaire du mariage.--Dernier mot de Caulaincourt.--Juste raisonnement et illusions fatales. I Alexandre flottait toujours entre plusieurs partis, indťcis et troublť. Les rapports de Tchernitchef et d'autres avis lui avaient appris l'ťlan donnť ŗ nos prťparatifs: il voyait les armťes varsovienne et saxonne se mobiliser ŗ la h‚te: il voyait se lever derriŤre elles la puissance franÁaise. Effrayť en outre de paroles violentes que Napolťon s'ťtait permises devant le conseil de commerce ŗ l'adresse des …tats contrebandiers, il craignait que le conquťrant ne fondÓt ŗ bref dťlai sur ses frontiŤres, pour le punir d'avoir armť. Autour de lui, on croyait ŗ la guerre pour la fin du printemps, pour l'ťtť au plus tard: l'alarme avait repassť de Paris ŗ Pťtersbourg, et le Tsar se demandait parfois s'il ne ferait pas bien de mettre ŗ profit ce qui lui restait d'avance, de marcher ŗ la rencontre de l'envahisseur[211]. [Note 211: Dans son grand rapport d'avril, Tchernitchef avait continuť, tout en reconnaissant que la Russie pouvait actuellement traiter avec l'Empereur, ŗ dťvelopper des plans d'agression et de surprise, celui-ci entre autres: ęProdiguer toutes les assurances et en gťnťral toutes les dťmonstrations qui tendraient ŗ tranquilliser Napolťon ŗ notre ťgard, consentir ŗ dťsarmer simultanťment et faire faire mÍme quelques marches rťtrogrades ŗ nos divisions, sans toutefois trop les ťloigner; enfin l'endormir et l'engager ŗ diriger de nouveaux efforts sur l'Espagne, ce qui, en le rendant moins redoutable, nous permettrait d'attendre qu'il fŻt complŤtement engagť dans cette nouvelle lutte pour profiter de la diversion.Ľ En marge du rapport, on trouve cette annotation de la main d'Alexandre: ęPourquoi n'ai-je pas beaucoup de ministres comme ce jeune homme?Ľ Vol. citť, 109.] En avril, un agent prussien qui l'approchait souvent, le lieutenant-colonel SchŲler, ne considťrait pas qu'il eŻt ťcartť toute idťe d'offensive[212]. Un peu plus tard, le Suťdois Armfeldt ťprouvait la mÍme impression. Cet adversaire implacable de Napolťon, cet homme qui semble n'avoir vťcu que pour haÔr, ťtait arrivť rťcemment de Stockholm, d'oý Bernadotte l'avait chassť par crainte de ses intrigues et aussi pour plaire ŗ l'Empereur. Parfaitement accueilli ŗ Pťtersbourg, Armfeldt t‚chait d'y dťmontrer que ętout ťtait perdu si on se laissait prťvenir par Bonaparte[213]Ľ, et constatait avec joie que ses paroles trouvaient de l'ťcho: Alexandre lui parlait de l'envoyer prochainement ŗ Londres nťgocier la paix et l'alliance avec l'Angleterre, ce qui ťquivaudrait ŗ une rupture avec la France[214]. [Note 212: Voyez les rapports de SchŲler en date des 30 mars, 5 et 18 avril, mentionnťs ou citťs par DUNCKER, 353-354.] [Note 213: TEGNER, _Le baron d'Armfeldt_, III, 300.] [Note 214: _Id._, 301.] Ainsi, Alexandre ne dťcourageait pas totalement les partisans de l'offensive. Cependant, il en sentait mieux chaque jour les inconvťnients et le danger. Il savait que son projet, vaguement soupÁonnť dans les diffťrentes cours, avait suscitť partout un bl‚me universel, et que l'opinion europťenne ne le suivrait pas dans cette aventure. S'essayant encore par moments ŗ gagner, ŗ convertir l'Autriche, dont il jugeait la bienveillance indispensable[215], il n'obtenait que de froides et ťvasives paroles. De plus, des raisons purement stratťgiques, dťveloppťes autour de lui avec une vťhťmence croissante, l'inclinaient ŗ chercher le salut dans une dťfensive prťmťditťe et systťmatique. [Note 215: DťpÍche ŗ Stackelberg, 2 juin 1811. Archives de Saint-Pťtersbourg.] L'idťe de faire aux FranÁais une guerre ŗ la Fabius, de se dťrober ŗ leur choc, d'attendre pour les combattre qu'ils fussent ťpuisťs par les marches et les privations, de leur opposer alors un terrain hťrissť de dťfenses, des remparts plutŰt que des hommes et derriŤre ces remparts d'inaccessibles espaces, hantait depuis longtemps certains esprits: elle avait ťtť prťconisťe auprŤs d'Alexandre par des Allemands, comme Wolzogen; par des Russes, comme Barclay de Tolly, le futur ministre de la guerre: au lendemain d'Eylau, Barclay avait dit: ęSi je commandais en chef, j'ťviterais une bataille dťcisive et je me retirerais, de sorte que les FranÁais, au lieu de trouver la victoire, finiraient par trouver un second Poltawa[216].Ľ Ces conseils ťtaient demeurťs toutefois isolťs et timides, jusqu'au jour oý un grand ťvťnement de guerre en avait dťmontrť la valeur. En ce printemps de 1811, la campagne de Portugal s'achevait, et l'on commenÁait ŗ bien connaÓtre les dťtails de ce duel poursuivi aux extrťmitťs de l'Europe occidentale entre Massťna et Wellesley. Massťna n'avait rien fait de grand, parce que le gťnťral anglais, aprŤs avoir reculť devant lui, aprŤs avoir laissť les FranÁais s'aventurer dans les dťserts rocheux du Portugal et les _sierras_ brŻlantes, avait fini par leur opposer, au bout de cette voie douloureuse, un front couvert d'ouvrages et de redoutes, contre lequel s'ťtait brisť l'ťlan affaibli de nos troupes. En art militaire, la manie d'imitation est plus frťquente que partout ailleurs, la mode plus impťrieuse. Dťsormais, il n'y avait plus qu'une voix dans les ťtats-majors europťens pour dťclarer que Wellesley avait trouvť le secret de rťsistance si longtemps cherchť, la recette de victoire, et qu'il convenait d'appliquer en tous lieux sa mťthode. [Note 216: BOGDANOVITCH, I, 93.] ņ Pťtersbourg, cette doctrine se formulait sous la plume d'un Allemand au service de la Russie, le gťnťral Pfuhl, officier studieux et ťrudit, stratťgiste de cabinet, qui brillait dans la thťorie et faiblissait dans la pratique. Pfuhl avait rťdigť un plan de campagne fondť sur les donnťes fournies par la guerre de Portugal, combinťes avec certaines rŤgles classiques. Il s'agirait d'attirer les FranÁais le plus loin possible de leur base d'opťrations et de les recevoir dans des lignes de dťfense fortement ťtablies. En particulier, dans l'espace vide qui s'ouvre entre le Dnieper et la Dwina et sťpare ces deux fleuves protecteurs, une sorte de rťduit central, un camp retranchť de dimensions colossales, un Torres-Vedras russe, s'ťlŤverait et boucherait la trouťe. La principale armťe de l'empire reculerait peu ŗ peu jusqu'ŗ ce poste, viendrait s'y immobiliser et s'y dťfendrait obstinťment, tandis qu'une seconde armťe, moins nombreuse et plus mobile, inquiťterait et harcŤlerait l'adversaire. Ce n'ťtait pas encore le systŤme de la retraite ŗ outrance, du recul continu; c'ťtait le systŤme de la dťfensive sur le front de bataille combinť avec celui des attaques de flanc. Quant ŗ la Prusse, on ne lui demanderait qu'une coopťration passive: elle aurait ŗ livrer sans combat sa capitale et ses provinces, ŗ s'effacer devant l'invasion, ŗ se retirer et ŗ s'enfermer tout entiŤre, armťe, gouvernement, administration, dans celles de ses places qui avoisinaient la mer. Transformťes en camps retranchťs, ces places immobiliseraient une partie des troupes franÁaises: ce seraient autant de Torres-Vedras prussiens, appuyant de loin celui que les Russes feraient surgir en avant de leurs deux capitales, ŗ grande distance de leur frontiŤre[217]. Le principal inconvťnient du plan proposť par Pfuhl ťtait de diviser les forces de la rťsistance et d'offrir notamment les armťes russes en deux masses sťparťes aux coups de l'envahisseur. Nťanmoins, Alexandre sentait quelque disposition ŗ l'adopter, parce que ce plan donnait une forme prťcise et presque scientifique ŗ la conception dťfensive qui commenÁait de prťvaloir en lui. DŤs la fin de mai, il cťdait visiblement ŗ l'instinct sauveur qui lui montrait la Russie inexpugnable chez elle et hors d'atteinte[218]. [Note 217: BOGDANOVITCH, I, 72-95. _Mťmoires de Wolzogen_, 55 et suiv.] [Note 218: Voyez sa lettre au roi de Prusse, arrivťe ŗ Berlin du 26 au 28 mai, citťe par DUNCKER, 361-362.] Il tenait, d'autre part, ŗ rester en conversation avec la France, ŗ ne pas interrompre les pourparlers. Au fond, voyant la guerre de plus prŤs, il en sentait mieux l'horreur et ne voulait point rejeter toute idťe d'apaisement. Il s'estimerait satisfait si Napolťon, au prix de quelques mouvements rťtrogrades des Russes, consentait ŗ ťloigner le danger de ses frontiŤres, ŗ dťsarmer Dantzick, le duchť de Varsovie et la ligne de l'Oder, sans trop le presser pour la terminaison des diffťrends: il s'accommoderait d'un ťtat mal dťfini qui lui ťpargnerait les risques formidables d'une lutte et qui le dispenserait en mÍme temps de remplir les obligations contractťes, qui lui fournirait prťtexte pour consommer plus tard son rapprochement ťconomique avec l'Angleterre. Quant ŗ finir totalement la querelle avec la France, ŗ supposer que la chose fŻt souhaitable, oý en ťtait le moyen? Les contre-propositions transmises par Tchernitchef paraissaient d'inefficaces palliatifs. Restait, il est vrai, la solution chŤre ŗ Roumiantsof, celle qui consistait ŗ morceler le duchť de Varsovie. Alexandre n'en admettait pas d'autre, mais il continuait ŗ admettre celle-lŗ, et certaines de ses confidences en font preuve. Parlant un jour au comte de Saint-Julien, ministre d'Autriche, de l'Oldenbourg et du dťdommagement ŗ trouver, il finissait par lui dire ęd'un air de rťticenceĽ:--ęJe sais bien un ťquivalent qui pourrait nous convenir[219]Ľ;--et Saint-Julien, aprŤs avoir cherchť ŗ bonne source l'explication de ce propos, ťcrivait ŗ sa cour que le Tsar ne ferait point difficultť d'accepter ęla partie du duchť de Varsovie situťe sur la rive droite de la VistuleĽ. [Note 219: ONCKEN, _Oesterreich und Preussen im Befreiungskriege, II, 611_.] Alexandre, il est vrai, se h‚tait d'ajouter, au sujet du mystťrieux ťquivalent: ęIl n'en peut pas Ítre question encore.Ľ En effet, aprŤs l'accueil qu'avaient reÁu les insinuations de Tchernitchef, il jugeait plus inopportun que jamais de notifier trop clairement des prťtentions dont Napolťon pourrait se faire contre lui une arme empoisonnťe. Dans ses entretiens avec notre ambassadeur, il va rťitťrer vaguement sa demande, mais il cherchera moins ŗ se faire comprendre qu'ŗ ne pas se compromettre: il continuera ŗ s'exprimer par allusions ŗ peine formulťes, ŗ nťgocier du bout des lŤvres: il couvrira sa pensťe d'un voile assez transparent pour qu'elle se laisse entrevoir, assez ťpais pour que nul ne puisse la distinguer pleinement et la dťnoncer. Le 5 mai, Caulaincourt le pressa de s'expliquer, conformťment aux ordres expťdiťs de Paris les 15 et 17 avril: reprenant les paroles mÍmes du ministre franÁais, l'ambassadeur dit en propres termes: ęSi ce que les Russes dťsirent est faisable, cela sera fait.Ľ Alexandre rťpondit d'abord en protestant de sa modťration: ęQuant au dťsir de s'expliquer et de s'entendre, cette t‚che avait depuis longtemps ťtť remplie par lui: c'ťtait nous qui ne rťpondions ŗ rien et qui demandions chaque jour la mÍme chose, comme si lui n'avait pas dťjŗ rťpondu sur tout depuis trois mois, depuis un an, comme si quelque chose dans tout cela dťpendait de lui, tandis que tout dťpend de l'empereur Napolťon.Ľ--ęPersonne, reprenait-il, n'a servi aussi loyalement que moi ses intťrÍts, personne n'a aimť aussi franchement sa gloire, et personne ne peut encore lui tťmoigner une plus franche, une plus utile amitiť. Le temps est venu de le reconnaÓtre: j'ai ťtť tout coeur pour lui, quelles que fussent les circonstances: qu'il soit enfin juste pour moi[220].Ľ [Note 220: Caulaincourt ŗ Maret, 7 mai 1811.] Caulaincourt rťpťta que l'Empereur et Roi ťtait sincŤrement disposť ŗ satisfaire la Russie, mais qu'encore fallait-il savoir ęcomment et oý: qu'on ne s'ťtait jamais expliquť lŗ-dessusĽ. Alexandre commenÁa alors par rťclamer l'observation pure et simple des traitťs, ce qui eŻt impliquť le retour du prince dťpossťdť dans ses …tats, prťtention de pure forme et que nul ne prenait au sťrieux. Au bout de quelque temps, comme s'il se fŻt laissť graduellement forcer la main, il admit le principe d'une indemnitť ęjuste et convenableĽ. Pour indiquer celle qu'il avait en vue, sans avoir ŗ la dťsigner, il procťda par voie d'ťlimination. ęErfurt tout seul, disait-il, ťtait notoirement insuffisant.Ľ D'autre part, ęce qu'on voudrait y ajouter devant Ítre pris sur des …tats qui tous ťtaient sous la protection de la France, ce n'ťtait pas ŗ lui ŗ les spolierĽ. Enfin, ęla Russie ne pouvait certainement prendre cet ťquivalent sur la Prusse, parce qu'il n'y aurait ni justice ni raison ŗ rendre, pour l'amour du duc d'Oldenbourg, ce pays encore plus malheureux qu'il ne l'ťtait, et qu'il ne pouvait Ítre de l'intťrÍt de la Russie d'augmenter encore la faiblesse de la PrusseĽ. La Prusse et les …tats secondaires de l'Allemagne ainsi ťcartťs, restait le grand-duchť: Alexandre se garda bien d'en prononcer le nom, si ce n'est pour dire ęqu'il n'enviait rien ŗ cet …tat pas plus qu'ŗ ses autres voisinsĽ; c'ťtait jouer sur les mots, car on eŻt livrť le duchť ŗ la Russie en le concťdant partiellement au duc d'Oldenbourg. AprŤs avoir ainsi ťquivoquť, aprŤs avoir dťclarť encore une fois qu'ęil attendait justice pour son proche parent, pour l'oncle d'un alliť tel que luiĽ, Alexandre sauta de lŗ aux affaires de Pologne, insistant sur l'urgence de mettre fin aux agitations et aux espťrances de ce peuple, cherchant ťvidemment ŗ rapprocher et ŗ lier les questions. La plupart de ses paroles, il est vrai, ťtaient accompagnťes de telles circonlocutions et de si pudiques rťticences, il se dťfendait si bien de vouloir dicter le choix de l'Empereur, que Caulaincourt ne paraÓt pas avoir expressťment compris que la garantie sollicitťe contre la Pologne se confondait et s'identifiait avec l'indemnitť rťclamťe pour le duc d'Oldenbourg. Il emporta seulement de cet entretien et de plusieurs causeries avec le chancelier la conviction absolue, profonde, que les deux questions devaient se trancher concurremment, sinon l'une par l'autre; que la solution de la premiŤre emporterait par elle-mÍme ou au moins dťgagerait de toute difficultť le rŤglement de la seconde. Durant toute cette pťriode, Alexandre sut garder, avec un tact parfait, l'attitude convenable ŗ un ami justement froissť, mťconnu et menacť, qui se tient ŗ l'ťcart par dignitť et nťanmoins ne demande qu'ŗ revenir, pourvu qu'on fasse vers lui le premier pas. Il traitait notre ambassadeur avec ťgards, avec distinction, mais ne dissimulait point que les attaques de la presse franÁaise contre Tchernitchef, que les paroles de l'Empereur au conseil de commerce l'avaient blessť au coeur. Il s'exprima en fort bons termes sur la naissance du roi de Rome, manifesta la part qu'il prenait au bonheur de la France, sans dťpasser certaines limites. Pour cťlťbrer l'ťvťnement, Caulaincourt avait eu l'idťe de donner un grand bal, une fÍte qui ferait ťpoque dans les fastes de Pťtersbourg, et de rťunir toute la sociťtť dans son hŰtel splendidement dťcorť ŗ l'intťrieur et ŗ l'extťrieur. L'autoritť russe lui prÍta obligeamment son concours pour les dispositions ŗ prendre, mais le Tsar fit savoir qu'il ne pourrait assister ŗ la fÍte dans les circonstances prťsentes: si on le priait officiellement, il accepterait l'invitation, mais, ŗ moins qu'il ne vÓnt d'ici lŗ quelque chose ęd'amical et de rassurant, il serait malade le jour de la fÍteĽ. ęQuelle figure ferais-je, disait-il ŗ Caulaincourt, aux yeux de l'Europe, de ma propre nation, en allant danser chez l'ambassadeur de France pendant que les troupes franÁaises marchent de toutes parts?... Donnez la fÍte sans moi, ne me priez pas. Toutes les facilitťs pour qu'elle soit belle et au-dessus de tout ce qui a ťtť fait et de ce que les ťtrangers peuvent faire, vous les avez eues. Ou bien attendez quelques jours. Que l'Empereur me prouve par ce qu'il dira ŗ Kourakine ou ŗ Tchernitchef, par ce qu'il fera, qu'il tient rťellement ŗ moi et ŗ l'alliance, et j'irai avec un grand empressement chez vous, car je n'ai d'autre dťsir que de donner ŗ l'Empereur et ŗ votre pays des marques d'amitiť. De mon cŰtť, je vous assure qu'il ne me restera pas une arriŤre-pensťe, pas un souvenir sur les circonstances actuelles, et que je replacerai tout, dŤs que vous le voudrez franchement, dans l'ťtat d'alliance et d'amitiť[221].Ľ [Note 221: 135[e] rapport de Caulaincourt ŗ l'Empereur, envoi du 8 mai 1811.] Sur ces entrefaites, M. de Lauriston arriva ŗ Pťtersbourg. Il fut grandement, magnifiquement reÁu. En lui donnant audience pour la premiŤre fois, Alexandre se plaignit avec quelque vivacitť de l'effervescence guerriŤre qu'on signalait en Saxe, mais il entremÍla ses dolťances de paroles flatteuses: galamment, il exprima le dťsir de voir madame de Lauriston rejoindre son mari et prendre sťjour en Russie: son arrivťe prouverait que l'ambassadeur avait l'espoir de se fixer pour longtemps dans le pays et apparaÓtrait comme un signe de paix[222]. [Note 222: Lauriston ŗ Maret, 12 mai 1811.] Les jours suivants, tandis que le duc de Vicence faisait ses prťparatifs de dťpart, Alexandre vit plusieurs fois les deux ambassadeurs, celui qui entrait en charge et celui dont la mission s'achevait: il les reÁut ensemble ou sťparťment. ņ Lauriston, il rťpťta ce qu'il avait dit ŗ Caulaincourt, et mÍme le nouveau reprťsentant semble avoir mieux compris que l'ancien, ŗ certaines nuances d'expression, ŗ certains jeux de physionomie, qu'on en voulait ŗ l'intťgritť de l'…tat varsovien: faisant timidement allusion ŗ l'opportunitť de cťder quelques terres en Pologne, il ťcrivait: ęJe pense que si l'empereur Napolťon a cette intention, cela remplirait le double but de la compensation et de la convention pour la Pologne[223].Ľ [Note 223: Lettre particuliŤre ŗ Maret, 1er juin 1811.] Tandis qu'Alexandre t‚tait ainsi M. de Lauriston et lui laissait soupÁonner ses dťsirs, il le comblait de menues faveurs: invitations ŗ la parade du dimanche, invitations frťquentes ŗ dÓner, conversations en tÍte ŗ tÍte. De son cŰtť, comme si elle eŻt saisi et voulu servir les intentions du maÓtre, la sociťtť ne montrait ŗ l'ambassadeur de France que souriants visages[224]. Et tout de suite le charme opťra: la gr‚ce de cet accueil, la simplicitť enjouťe du monarque, son parler plaisant et joli, le talent avec lequel il savait faire couler la conviction dans l'esprit de son interlocuteur, produisirent sur Lauriston leur effet accoutumť. Nouveau venu dans la politique, cet officier gťnťral se prit ŗ croire Alexandre beaucoup moins dťtachť de la France et de son empereur qu'il ne l'ťtait en rťalitť. [Note 224: Lauriston ťcrivait ŗ Maret le 17 juin: ęJe ne peux assez me louer de la maniŤre affable avec laquelle je suis reÁu et traitť dans toutes les maisons oý je vais. La saison de la campagne disperse la sociťtť; nťanmoins, en parcourant les maisons de campagne, je pourrai faire, pour ainsi dire, une provision de connaissances pour l'hiver.Ľ] Son premier mouvement avait ťtť d'ťcrire ŗ Paris: ęL'empereur Alexandre ne veut pas la guerre, il ne la fera que si on l'attaque[225]Ľ; et cette assertion devenait de jour en jour plus exacte. Mais Lauriston allait plus loin, n'admettait pas que la Russie eŻt jamais nourri des intentions agressives. Parti de Paris avant que les dťcouvertes de Poniatowski y fussent connues, il ne lui en ťtait revenu que de faibles ťchos. Puis, quel moyen de rťsister aux preuves d'innocence et de candeur qu'Alexandre lui plaÁait ingťnieusement sous les yeux? On avait l'air de l'initier ŗ tous les secrets de l'ťtat-major: on lui montrait une carte oý l'emplacement des corps russes ťtait marquť ŗ une assez grande distance de la frontiŤre; on lui proposait d'envoyer son aide de camp procťder ŗ une vťrification sur les lieux. Au reste, Alexandre convenait parfaitement qu'il avait fait appel ŗ toutes ses forces disponibles, qu'il avait voulu se mettre ŗ l'abri d'une surprise, qu'il se trouvait en mesure depuis plus longtemps que nous d'ouvrir la campagne; mais le fait d'avoir laissť passer le moment oý il aurait pu attaquer avec avantage ne constituait-il pas sa meilleure justification, n'apportait-il pas ŗ l'appui de ses intentions purement dťfensives un tťmoignage irrťfragable? ęJe suis prÍt, disait-il, je n'ai plus de mouvements ŗ faire, et cependant je n'attaque pas. Pourquoi? Parce que je ne veux pas la guerre. Je me mets seulement en ťtat de dťfense. J'arme Bobruisk, Riga, Dunabourg: est-ce lŗ une agression? N'est-ce pas dťclarer positivement que je veux me dťfendre, et rien que cela[226]?Ľ [Note 225: Lauriston ŗ Maret, 29 mai.] [Note 226: Lauriston ŗ Maret, 29 mai.] Quant ŗ se dťfendre, il le ferait, disait-il, avec toute l'opini‚tretť dont il ťtait capable, avec l'ťnergie du dťsespoir, et cette partie de ses discours n'ťtait pas seulement un jeu de scŤne, un procťdť de politique et de diplomatie: elle s'inspirait d'une conviction rťflťchie et profonde. ņ mesure qu'Alexandre s'affermissait dans la volontť de ne point provoquer la lutte, il s'ťtablissait inťbranlablement dans la rťsolution qui devait faire sa grandeur morale et sa gloire, dans l'intention de soutenir la guerre jusqu'au bout, jusqu'ŗ complet ťpuisement de ses forces, si on lui imposait cette ťpreuve. Il se battrait alors ęŗ toute outrance[227]Ľ, bien dťcidť, si la fortune trahissait ses premiers efforts, ŗ se retirer jusque dans les provinces les plus reculťes de la Russie pour continuer la rťsistance, ŗ s'ensevelir au besoin sous les ruines de son empire. Mais l'annonce de ces stoÔques dťterminations ne rťussirait-elle pas ŗ impressionner l'Empereur, ŗ lui arracher un grand acte de condescendance en Pologne ou au moins un ensemble de mesures pacificatrices? Alexandre s'en ouvrit donc, avec une force singuliŤre d'expressions, ŗ M. de Lauriston et surtout au duc de Vicence. Ce dernier allait rentrer ŗ Paris et y reprendre auprŤs de son maÓtre son service de grand ťcuyer: il aurait occasion de l'approcher ŗ toute heure, de l'entretenir, de le convaincre. DŤs ŗ prťsent, il avait dťpouillť son caractŤre d'ambassadeur: ce n'ťtait plus qu'un ami commun des deux souverains; nul ne semblait mieux dťsignť pour porter de l'un ŗ l'autre un message ŗ la fois intime et solennel. Les termes dans lesquels Alexandre le fit dťpositaire de ses suprÍmes confidences le frappŤrent et l'ťmurent profondťment. [Note 227: Lettre ŗ Czartoryski, 1er avril 1812. _Mťmoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 282.] Sans les confier au papier, il les enferma et les grava dans sa mťmoire, afin de les rťpťter textuellement ŗ l'Empereur, lorsqu'il lui rendrait compte de sa mission, et nous les trouverons alors dans sa bouche. Il quitta Pťtersbourg le 15 mai. Lorsqu'il parut pour la derniŤre fois ŗ la cour et fit ses visites d'adieu, chacun put remarquer sur son visage p‚li, sur ses traits fatiguťs et creusťs, une expression de mťlancolie profonde[228]. Bien que son ambassade lui eŻt valu ŗ la fin de pťnibles dťboires, bien que le climat de Pťtersbourg eŻt altťrť sa santť, il s'ťtait pris d'affection pour cette Russie oý il avait ŗ la fois goŻtť de hautes satisfactions et traversť de multiples ťpreuves; c'est un penchant de l'‚me humaine que de s'attacher aux lieux oý elle a connu la souffrance et la joie, oý elle a beaucoup agi, beaucoup luttť, c'est-ŗ-dire, en somme, beaucoup vťcu. Caulaincourt aimait Alexandre pour les bontťs qu'il en avait reÁues, et il lui avait vouť une reconnaissance sincŤre: il aimait les ťlťgances de la vie russe et regrettait cette sociťtť de hautes allures et d'esprit affinť, intťressante et charmeresse, dont il avait peu ŗ peu conquis l'estime et forcť les sympathies. Puis, ayant fait de l'alliance l'oeuvre maÓtresse et l'honneur de sa vie, il la voyait avec douleur se dissoudre et s'anťantir, pour cťder la place ŗ un inconnu plein de pťrils: le pressentiment de l'avenir, le regret de tant d'efforts dťpensťs en pure perte, l'assombrissaient au moment du dťpart: il en fut obsťdť durant les journťes et les nuits sans fin de l'interminable trajet. Il se gardait cependant de pensťes par trop dťcourageantes, qui dťbiliteraient son ťnergie. Sa mission n'ťtait pas terminťe: un dernier devoir lui restait ŗ remplir: ce serait de dire ŗ l'Empereur la vťritť tout entiŤre telle qu'elle lui apparaissait, de l'informer, de l'ťclairer, de l'avertir: il ne faillirait pas ŗ cette obligation, au risque de dťplaire, et sacrifierait au besoin sa fortune ŗ sa conscience. [Note 228: La comtesse Edling ťcrit dans ses _Mťmoires_: ęCaulaincourt, en recevant son audience de congť, ťprouva une ťmotion si extraordinaire que tout le monde en fut ťtonnť.Ľ P. 50.] II Il arriva ŗ Paris le 5 juin au matin. Il trouva une ville tout entiŤre aux apprÍts des rťjouissances publiques qui allaient accompagner la cťlťbration du baptÍme: les maisons se pavoisaient, s'enguirlandaient de feuillage, se paraient d'emblŤmes. On nettoyait et on dťbarrassait les rues par lesquelles passerait le cortŤge: Paris faisait sa toilette des grands jours. Aux Tuileries, aux Champs-…lysťes, sur la Seine, des jeux, des feux d'artifice, des illuminations se prťparaient. Caulaincourt ne fit que traverser ce dťcor de fÍte et se rendit immťdiatement ŗ Saint-Cloud, oý Leurs Majestťs avaient pris rťsidence pour quelques semaines; il y ťtait avant onze heures. L'Empereur, qui achevait de dťjeuner, le fit entrer dans son cabinet, l'y rejoignit bientŰt et l'accueillit fraÓchement. Sans lui adresser de reproches ni d'ťloges, il reprit immťdiatement ses griefs contre Alexandre: il les recensa avec amertume, rappela l'abandon oý les Russes l'avaient laissť en 1809, leurs exigences tracassiŤres en 1810, les infractions au blocus, les armements commencťs de longue date, enfin les faits rťcents, les faits d'hier, l'ensemble de mouvements qui dťnotaient un plan d'hostilitť et d'agression: ęAlexandre est faux, finit-il par dire en ťclatant, il arme pour me faire la guerre[229].Ľ [Note 229: Le rťcit de la conversation entre l'Empereur et Caulaincourt, ainsi que le texte mÍme des paroles reproduites, est intťgralement tirť de la prťcieuse collection de documents inťdits et privťs auxquels nous avons dťjŗ fait de larges emprunts dans les tomes I et II. On en reconnaÓtra facilement la provenance, que nous ne sommes pas autorisť ŗ indiquer prťcisťment.] Avec un grand courage, Caulaincourt plaida l'innocence d'Alexandre et la loyautť de ses intentions. Il arrivait tout imbu des raisonnements que le sťduisant monarque lui avait prťsentťs avec art, en les enveloppant d'effusions flatteuses et de paroles enchanteresses: sur tous les points, il opposa la thťorie russe ŗ la thťorie franÁaise. Il ťnumťra les services rendus par Alexandre et les dťnis de justice, les provocations directes ou indirectes, les offenses caractťrisťes et les coups d'ťpingle dont ce prince ŗ l'‚me chevaleresque avait eu ŗ souffrir. Napolťon ťcoutait tout, sans dissimuler une impatience croissante. Parfois, quand la rťponse ťtait trop facile, il la jetait en maniŤre de vive interruption. Il ne permit pas ŗ Caulaincourt de dire que la Russie avait ťtť insuffisamment payťe de son concours illusoire pendant la guerre d'Autriche. Enfin, lorsque l'ancien ambassadeur traita de ęconte ridiculeĽ, imaginť par les Polonais, le plan d'offensive qui avait certainement existť et qu'il n'avait pas pťnťtrť, l'Empereur devint tout ŗ fait aigre et cassant: ęVous Ítes dupe, dit-il, d'Alexandre et des Russes: vous n'avez pas su ce qui se passait. Davout et Rapp me tenaient mieux au courant.Ľ Sans se laisser dťcontenancer par cette apostrophe, Caulaincourt continua et acheva son exposť: sa conclusion, qui eŻt ťtť erronťe de tous points quatre mois auparavant, ťtait aujourd'hui fondťe. Jugeant mieux le prťsent que le passť, il put affirmer avec vťritť que l'empereur Alexandre ne commencerait pas la guerre et dťsirait l'ťviter. En termes catťgoriques, il se porta garant et caution de cette disposition: s'animant lui-mÍme, il alla jusqu'ŗ dire: ęJe suis prÍt ŗ me constituer prisonnier et ŗ porter ma tÍte sur le billot, si les ťvťnements ne me justifient pas.Ľ Ces paroles furent dites avec un tel accent de conviction qu'elles portŤrent le trouble et l'incertitude dans l'esprit de l'Empereur. Il ne rťpondit point, s'arrÍta de parler et se mit ŗ arpenter son cabinet, rťflťchissant et songeant. Caulaincourt le voyait aller et venir, en proie ŗ une prťoccupation profonde; il voyait s'ťloigner dans l'enfoncement de la piŤce ses ťpaules carrťes, revenir et repasser son front large, dťvorť de pensťes. Quel flot de sentiments contradictoires s'agitait alors et battait dans son ‚me? Songeait-il qu'il vivait l'une des heures dťcisives de son rŤgne? Il marchait toujours, ťtranger ŗ tout objet extťrieur, absorbť en lui-mÍme, et les minutes s'ťcoulaient, interminables et pesantes. Un quart d'heure se passa ainsi, dans un complet silence. ņ la fin, sortant de sa rÍverie, Napolťon se rapprocha de son interlocuteur et lui dit ces mots qui posaient nettement le problŤme, dans ses deux termes essentiels et corrťlatifs: ęVous croyez donc que la Russie ne veut pas la guerre, qu'elle resterait dans l'alliance et rentrerait dans le systŤme continental, si je la satisfaisais sur la Pologne?Ľ Caulaincourt rťpťta ce qu'avaient exprimť ses dťpÍches, ŗ savoir qu'un grand sacrifice aux dťpens de la Pologne assurerait la paix et contribuerait ŗ revivifier l'alliance, s'il ťtait soutenu par toute une politique de modťration. En quoi devait consister ce sacrifice? Caulaincourt, qui ne l'avait qu'imparfaitement dťmÍlť ŗ travers les confidences trŤs vagues d'Alexandre, ne put le dire avec prťcision et se contenta de poser le principe. Il ajouta qu'ŗ son avis l'ťvacuation partielle de Dantzick et des places prussiennes causerait ŗ Pťtersbourg un premier soulagement et provoquerait une dťtente. Mais l'idťe de diminuer dŤs ŗ prťsent nos moyens de dťfense et de guerre, avant tout accord dťfinitif, ne fut nullement du goŻt de l'Empereur. Il la releva vertement, et aussitŰt s'engagea entre lui et son contradicteur un dialogue animť, par brŤves attaques et fermes ripostes. ęLes Russes ont donc peur?Ľ dit Napolťon, comme si la terreur inspirťe par le seul aspect de ses armťes flattait et dťlectait son orgueil: ęles Russes ont donc peur?Ľ--ęNon, mais ils prťfŤrent la guerre ŗ une situation qui n'est plus la paix.Ľ--ęCroient-ils me faire la loi?Ľ--ęNon.Ľ--ęCependant, c'est me la dicter que d'exiger que j'ťvacue Dantzick, pour le bon plaisir d'Alexandre.Ľ--ęAlexandre ne dťsigne rien sans doute pour qu'on ne dise pas qu'il menace; cependant il ťnumŤre tout ce qui s'est passť depuis Tilsit. J'ai pu voir ce qui inquiťtait, je puis donc dire ce qui tranquilliserait.Ľ--ęBientŰt il faudra que je demande ŗ Alexandre la permission de faire dťfiler la parade ŗ Mayence?Ľ--ęNon, mais celle qui dťfile ŗ Dantzick l'offusque.....Ľ--ęLes Russes sont devenus bien fiers: on veut me faire la guerre?Ľ--ęNon, ni la guerre, ni la loi; mais on ne veut pas la recevoir.Ľ--ęLes Russes croient-ils me mener comme ils menaient sous Catherine II leur roi de Pologne? Je ne suis pas Louis XV; le peuple franÁais ne souffrirait pas cette humiliation.Ľ Ce n'ťtait pas la premiŤre fois qu'il ťvoquait, ŗ propos de la Pologne, la figure de l'indolent monarque qui avait laissť s'accomplir sous ses yeux le crime du partage et qui en portait la peine devant l'histoire: on eŻt dit que ce souvenir de honte l'obsťdait, le hantait. Il rťpťta deux ou trois fois sa phrase sur Louis XV, avec une animation grandissante: puis, allant droit ŗ Caulaincourt et le serrant de prŤs, dardant sur lui le double jet de flamme de ses yeux: ęVous voudriez donc m'humilier?Ľ dit-il.--ęVotre Majestť, rťpliqua tranquillement l'autre, me demande les moyens de maintenir l'alliance, je les lui indique. Il faut se replacer autant que possible dans la situation oý l'on ťtait au lendemain d'Erfurt. Si vous voulez rťtablir la Pologne, alors, c'est une autre affaire.Ľ--ęJe vous ai dťjŗ dit que je ne voulais pas rťtablir la Pologne.Ľ--ęAlors, je ne comprends pas ŗ quoi Votre Majestť a sacrifiť l'alliance avec la Russie.Ľ--ęC'est elle qui l'a rompue parce que le systŤme continental la gÍnait.Ľ Caulaincourt fit observer que l'Empereur avait donnť le premier l'exemple d'une infraction aux lois du blocus, en organisant le systŤme des licences. ņ cette riposte, qui atteignait le point faible de son argumentation, l'Empereur se sentit touchť et jugea le coup adroitement portť; il sourit, et prenant Caulaincourt par l'oreille: ęVous Ítes donc amoureux d'Alexandre?Ľ lui dit-il.--ęNon, mais je le suis de la paix.Ľ--ęEt moi aussi, mais je ne veux pas que les Russes m'ordonnent d'ťvacuer Dantzick.Ľ--Aussi n'en parlent-ils point: mais autre chose est d'exprimer un voeu et de formuler une exigence.Ľ En disputant sur Dantzick, on restait ŗ cŰtť du point essentiel et brŻlant. Napolťon se rendait compte que l'empereur Alexandre, sous ses phrases ťnigmatiques et ses rťticences, cachait une arriŤre-pensťe persistante, une ambition inexprimťe; qu'il y avait un dessous ŗ l'affaire: ęVous Ítes dupe, dit-il ŗ Caulaincourt; je suis un vieux renard; je connais les Grecs.Ľ _Caulaincourt_: ęVotre Majestť me permet-elle une derniŤre observation?Ľ _L'Empereur_: ęParlez... (avec impatience) mais parlez donc!Ľ Et son geste, sa voix, l'interrogation de son regard commandaient une rťponse franche et nette. Reprenant alors la question principale, Caulaincourt la prťsenta avec plus de force et d'ampleur, quoique toujours en termes gťnťraux: il la montra telle qu'il la discernait. D'aprŤs lui, l'instant ťtait arrivť oý l'Empereur devait opter entre deux partis bien tranchťs, ťgalement soutenables, mais exclusifs l'un de l'autre. Le premier consistait ŗ rassurer la Russie, ŗ reconquťrir cette alliťe de premier ordre en lui accordant un gage effectif et public contre le rťtablissement de la Pologne, quitte ŗ dťsespťrer les habitants de ce pays et ŗ nous les aliťner sans retour; il appartenait ŗ l'Empereur, en sa sagesse, de dťcider quelle serait la garantie ŗ fournir. Un second parti pouvait Ítre adoptť: ce serait, au contraire, de reprendre et de pousser ŗ bout l'oeuvre de restauration ŗ demi accomplie en 1807 et en 1809, de reconstituer entiŤrement la Pologne. On ferait en ce cas la guerre aux Russes, mais on la leur ferait avec un but, pour un objet parfaitement dťfini et qui en vaudrait la peine. Rťintťgrťe dans ses anciennes limites, remise au rang de grande puissance, la Pologne deviendrait notre point d'appui dans le Nord et y modifierait ŗ notre profit la distribution gťnťrale des forces. Chacun de ces systŤmes avait ses avantages et ses inconvťnients, mais l'heure avait sonnť oý il fallait embrasser franchement l'un ou l'autre et s'y fixer; entre eux, il n'ťtait plus de place pour une solution intermťdiaire et ťquivoque. Cette alternative rigoureuse, Caulaincourt l'avait dťjŗ posťe au cours de sa correspondance, et ses paroles ne furent que la paraphrase de ces lignes remarquables ťcrites dans l'une de ses derniŤres dťpÍches: ęIl faut que l'Empereur choisisse entre la Pologne et la Russie, car les choses en sont venues au point que ne pas dťsenchanter l'une, c'est perdre l'autre[230].Ľ [Note 230: Caulaincourt ŗ Maret, 8 mai 1811.] ęQuel parti prendriez-vous? dit l'Empereur.--Alliance, prudence et paix.--La paix! il faut qu'elle soit durable et honorable. Je ne veux pas d'une paix qui ruine mon commerce comme celle d'Amiens. Pour que la paix soit possible et durable, il faut que l'Angleterre soit convaincue qu'elle ne retrouvera plus d'auxiliaires sur le continent... Il faut que le colosse russe et ses hordes ne puissent plus menacer le Midi d'une irruption.Ľ Et l'Empereur suivit avec feu ce raisonnement, qui l'emportait ŗ la guerre et l'entraÓnait au Nord, pour y retrouver et y reconstituer les frontiŤres de l'ancienne Europe. ęVotre Majestť penche donc pour la Pologne?Ľ dit simplement Caulaincourt. Ces paroles arrÍtŤrent net l'Empereur dans son belliqueux essor et le rejetŤrent dans ses perplexitťs. En effet, cette barriŤre qu'il songeait ŗ relever contre la Russie, ce ne pouvait Ítre que la Pologne: dťbile et inconsistante barriŤre, rempart de sable, puisqu'il s'agissait d'un peuple auquel avaient manquť toujours la stabilitť et la cohťsion: ťtait-ce sur cette base fragile qu'il convenait d'ťchafauder une combinaison gigantesque? L'Empereur se reprit donc avec vivacitť, comme si sa pensťe eŻt opťrť un mouvement de recul: ęJe ne veux pas la guerre, dit-il, je ne veux pas la Pologne, mais je veux que l'alliance me soit utile. Elle ne l'est plus depuis qu'on reÁoit les neutres; elle ne l'a jamais ťtť.Ľ Caulaincourt recommenÁa son plaidoyer en faveur d'Alexandre; il affirma de nouveau la sincťritť de ce prince, la noblesse de ses sentiments; il le fit avec tant de conviction et de chaleur que l'Empereur finit par lui dire, moitiť souriant, moitiť f‚chť: ęSi les dames de Paris vous entendaient, elles raffoleraient encore plus de l'empereur Alexandre. Ce qu'on leur a racontť de ses maniŤres, de ses galanteries ŗ Erfurt, leur a tournť la tÍte: avec tout ce que vous dites, on ferait de beaux contes aux Parisiens.Ľ Ces ťloges donnťs ŗ son rival l'agaÁaient visiblement; il se contenait pourtant, et ses hťsitations ne semblaient pas prendre fin. L'ambassadeur se crut autorisť ŗ poursuivre l'oeuvre de raison et de salut ŗ laquelle il s'ťtait vouť. Longuement, il expliqua que tous les actes de l'Empereur depuis 1808 faisaient craindre ŗ la Russie de nouveaux bouleversements: ęMais quoi! s'ťcria Napolťon, quels desseins me suppose-t-on? Que puis-je dťsirer? La France n'est-elle pas assez grande?Ľ D'ailleurs, n'avait-il pas donnť aux Russes des preuves non ťquivoques de son bon vouloir et de sa munificence? N'ťtait-ce rien que toutes ces provinces, tous ces territoires rťunis ŗ leur empire par la vertu et le bienfait de son amitiť? Caulaincourt rťpliqua que ces cadeaux n'avaient pas ťtť assez dťsintťressťs ni bťnťvoles pour qu'on nous en sŻt beaucoup de grť: ęOn ne tient pas compte des choses que commande la nťcessitť.Ľ La conversation s'ťgara ainsi en discussions rťtrospectives, se prolongea pendant des heures, s'ťparpilla sur tous les objets qui tenaient de prŤs ou de loin ŗ la politique des derniŤres annťes; mais une pente irrťsistible la ramenait toujours ŗ la difficultť centrale. Napolťon voulut prouver qu'il avait tout fait pour rassurer Alexandre au sujet de la Pologne, que les objections systťmatiques ou captieuses ťtaient venues de l'autre cŰtť. Il fit allusion au traitť de garantie nťgociť en 1810: ęOn n'a discutť que sur les mots: je n'ai voulu changer que la rťdaction.--Mieux eŻt valu rejeter la convention, rťpondit Caulaincourt, que de proposer des changements qui avaient trop prouvť qu'aprŤs avoir voulu donner cette sťcuritť, on avait, dans l'intervalle d'un courrier ŗ l'autre, changť de politique et qu'on avait d'autres projets.--Alexandre a fait le fier, il n'a plus voulu de la convention, c'est lui qui l'a refusťe. Convenez franchement que c'est lui qui veut faire la guerre.--Non, Sire, j'engagerai ma tÍte ŗ couper qu'il ne tirera pas le premier coup de canon et ne dťpassera jamais ses frontiŤres.--Alors nous sommes d'accord, car je n'irai pas le chercher.--Soit, mais il faut s'expliquer et trouver un moyen de faire revivre la confiance.Ľ C'ťtait ce moyen que Caulaincourt ne pouvait ou n'osait ťnoncer positivement, que Napolťon devinait et ne voulait admettre. La conversation se replaÁait ainsi au point qu'il lui semblait interdit de dťpasser, oý elle tournait interminablement sur elle-mÍme, sans avancer d'une ligne. S'ťcartant ŗ nouveau de l'obstacle, Napolťon se mit ŗ parler des Russes, de la nation et des diffťrentes classes. Il parut croire que la noblesse, corrompue et ťgoÔste, incapable d'abnťgation et de discipline, obligerait le souverain ŗ signer la paix aprŤs une ou deux batailles perdues et dŤs que l'invasion l'aurait touchťe: ęVotre Majestť est dans l'erreurĽ, interrompit hardiment Caulaincourt, et il indiqua que le patriotisme des Russes primait en eux tout autre sentiment, qu'il les rťunirait contre nous en masse compacte et les exalterait jusqu'ŗ l'hťroÔsme. Placť sur ce terrain, il s'y tint opini‚trement, refusant de le quitter avant de l'avoir parcouru en tous sens et ťpuisť; ses paroles prirent alors une gravitť exceptionnelle, la valeur d'un avertissement prophťtique. Il osa dire que Napolťon s'abusait dangereusement sur la Russie et mťconnaissait les facultťs dťfensives de ce peuple. Avec un bon sens et une fermetť vraiment dignes de mťmoire, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, et il en dťvoila ŗ l'avance les sombres horreurs. ęEn Russie, dit-il, on ne se fait aucune illusion sur le gťnie de l'adversaire et ses prodigieuses ressources; on sait que l'on aura affaire au grand gagneur de batailles, mais on sait aussi que le pays est vaste, qu'il offre de la marge pour se retirer et cťder du terrain; on sait, Sire, que ce sera dťjŗ vous combattre avec avantage que de vous attirer dans l'intťrieur et de vous ťloigner de la France et de vos moyens. Votre Majestť ne peut Ítre partout; on ne frappera que lŗ oý elle ne sera pas. Ce ne sera point une guerre d'un jour. Votre Majestť sera obligťe au bout de quelque temps de revenir en France, et tous les avantages passeront alors de l'autre cŰtť. Il faut compter de plus avec l'hiver, avec un climat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne jamais cťder.Ľ Sur ce dernier point, tout ce que Caulaincourt avait vu et entendu, tout ce qu'il avait recueilli et appris ne lui laissait aucun doute: il put se montrer inťbranlablement affirmatif. Comme suprÍme argument, il cita les paroles mÍmes que l'empereur Alexandre lui avait laissťes pour adieu. Voici ce que ce prince lui avait dit: ęSi l'empereur Napolťon me fait la guerre, il est possible, probable mÍme qu'il nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont ťtť souvent battus; ils ne sont pour cela ni vaincus ni soumis; ils ne sont pourtant pas si ťloignťs de Paris, et ils n'ont ni notre climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons pas, nous avons de l'espace derriŤre nous, et nous conserverons une armťe bien organisťe. Avec cela, on n'est jamais forcť, quelque revers que l'on ťprouve, de recevoir la paix; on force son vainqueur ŗ l'accepter. L'empereur Napolťon a fait cette rťflexion ŗ Tchernitchef aprŤs Wagram; il a reconnu lui-mÍme qu'il n'eŻt jamais consenti ŗ traiter avec l'Autriche, si celle-ci n'avait su se conserver une armťe: avec plus de persťvťrance, les Autrichiens eussent obtenu de meilleures conditions. Il faut ŗ l'Empereur des rťsultats aussi prompts que ses pensťes sont rapides: il ne les obtiendra pas avec nous. Je profiterai de ses leÁons: ce sont celles d'un maÓtre. Nous laisserons notre climat, notre hiver faire la guerre pour nous. Les FranÁais sont braves, mais moins endurants que les nŰtres; ils se dťcouragent plus facilement. Les prodiges ne s'opŤrent que lŗ oý est l'Empereur: il ne peut Ítre partout; d'ailleurs, il sera nťcessairement pressť de s'en retourner dans ses …tats. Je ne tirerai pas l'ťpťe le premier, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je me retirerai au Kamtchatka plutŰt que de cťder des provinces ou de signer dans ma capitale conquise une paix qui ne serait qu'une trÍve.Ľ ņ mesure que Caulaincourt parlait, une attention ťtonnťe et croissante se peignait sur les traits de l'Empereur: il ťcouta jusqu'au bout, sans perdre un mot; ŗ la fin, comme si le voile de l'avenir se fŻt dťchirť devant ses yeux, comme si un rapide ťclair eŻt illuminť le prťcipice ouvert sous ses pas, il parut ťmu, frappť jusqu'au fond de l'‚me. Caulaincourt eut le sentiment d'avoir produit un grand effet et crut avoir cause gagnťe. Loin d'en vouloir ŗ qui lui disait si crŻment la vťritť, l'Empereur semblait au contraire apprťcier cette franchise. Son attitude avait changť: son visage, dur jusqu'alors et fermť, devenait ouvert, bienveillant. Malgrť l'heure avancťe, bien que le milieu de la journťe fŻt dťjŗ largement dťpassť, il incita Caulaincourt ŗ parler encore; il voulait en savoir davantage; il posa mille questions sur l'armťe russe, sur l'administration, sur la sociťtť; il se fit conter les intrigues de salon, les amours, et sa curiositť s'amusait de ces dťtails, comme si son esprit eŻt eu besoin de se dťlasser avant de se reprendre au grand problŤme et de l'attaquer encore. Pour la premiŤre fois, il remercia Caulaincourt de son zŤle, de son dťvouement; il eut pour lui des paroles aimables et familiŤres. Profitant de cet ťpanchement, infatigable au bien, le duc renouvela ses efforts avec plus d'insistance: il supplia l'Empereur d'ťcouter les conseils de la sagesse: ęVous vous trompez, Sire, lui dit-il, sur Alexandre et les Russes: ne jugez pas la Russie d'aprŤs ce que d'autres vous en disent; ne jugez pas l'armťe d'aprŤs ce que vous l'avez vue aprŤs Friedland, effondrťe et dťsemparťe; menacťs depuis un an, les Russes se sont prťparťs et affermis: ils ont calculť toutes les chances, mÍme celles de grands revers; ils se sont mis en mesure d'y parer et de rťsister ŗ outrance.Ľ Napolťon convint que les ressources de la Russie ťtaient grandes, mais il ajouta que ses forces ŗ lui ťtaient immenses. Peu ŗ peu, il se mit ŗ en faire l'ťnumťration. Il les montra couvrant l'Europe depuis la Vistule jusqu'au Tage, rťparties sur tous les points stratťgiques, prÍtes ŗ s'agglomťrer; il montra l'Empire inťpuisable en hommes, cent vingt dťpartements versant annuellement leurs contingents dans des cadres sans cesse ťlargis, les dťpŰts se remplissant de recrues ŗ mesure qu'ils se vidaient pour fournir de nouveaux bataillons de guerre: puis, au centre de ces masses continuellement augmentťes, il montra ce qui lui restait de ses anciens rťgiments, ses premiers compagnons, les vieux, les invincibles, ceux d'Italie et d'…gypte, ceux d'Austerlitz et d'Iťna, ces soldats ŗ toute ťpreuve, cet acier humain, trempť au feu de cent batailles, cette phalange sacrťe d'oý rayonnaient l'ardeur ŗ bien faire et la contagion de l'hťroÔsme. Enfin, autour de ses FranÁais, il appela en imagination tous ses alliťs, tous ses peuples, il les fit accourir de tous les points de l'horizon: il appela les Lombards d'EugŤne et les Napolitains de Murat, les Espagnols et les Portugais, Marmont avec ses Croates, l'Allemagne et ses dix-huit contingents, JťrŰme avec ses Westphaliens, les rťgiments de Hanovriens et de Hansťates qui se formaient sous Davout, Poniatowski et ses Polonais; il se composait ainsi une armťe sans pareille dans l'histoire, il la faisait dťfiler devant lui et la passait en revue, calculant les effectifs, comptant les bataillons, les escadrons, les batteries, les divisions, les corps, et, ŗ mesure qu'il poursuivait ce prodigieux dťnombrement, le sentiment de sa force l'envahissait et l'enivrait, un vertige d'orgueil lui montait au cerveau. Sa parole vibrait, ses yeux ťtincelaient, et son regard, son geste semblaient dire: ęQu'est-il d'impossible avec tant d'hommes et de tels hommes?Ľ Devant cette poussťe graduelle et cette explosion de triomphante confiance, Caulaincourt sentit s'ťcrouler son espoir: il eut conscience d'avoir reperdu le terrain pťniblement gagnť: il vit se rapprocher cette guerre qu'il croyait avoir ťloignťe, dont il apprťhendait l'issue fatale, et une angoisse patriotique lui serra le coeur. En effet, l'Empereur lui dit au bout de quelque temps: ęBah! une bonne bataille fera raison des belles dťterminations de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable.Ľ Ces derniers mots ťtaient une allusion aux dunes du Dnieper et de la Dwina que les Russes faÁonnaient en ouvrages dťfensifs. Napolťon ajouta qu'au reste il n'entreprendrait point la guerre, mais qu'Alexandre la provoquerait certainement; ce versatile monarque avait rouvert son esprit aux suggestions de l'Angleterre; on lui avait mis en tÍte des idťes de conquÍte et de prťťminence qui flattaient sa vanitť, des ambitions sournoises: ęIl est faux et faible.Ľ--_Caulaincourt_: ęIl est opini‚tre, il cŤde facilement sur certaines choses, mais il se trace en mÍme temps un cercle qu'il ne dťpasse point.Ľ--_L'Empereur_: ęIl est faux: il a le caractŤre grec.Ľ--_Caulaincourt_: ęSans doute, il ne m'a pas toujours dit tout ce qu'il pensait; mais ce qu'il m'a dit s'est toujours vťrifiť, et ce qu'il m'a promis pour Votre Majestť, il l'a toujours tenu.Ľ--_L'Empereur_: ęAlexandre est ambitieux: il a un but dissimulť en voulant la guerre; il la veut, vous dis-je, puisqu'il se refuse ŗ tous les arrangements que je propose. Il a un motif secret; n'avez-vous pas pu le pťnťtrer? Je vous dis qu'il a d'autres motifs que ses craintes au sujet de la Pologne et que l'affaire de l'Oldenbourg.--Cela et votre armťe ŗ Dantzick suffiraient ŗ expliquer ses alarmes; il partage d'ailleurs les inquiťtudes que donnent ŗ tous les cabinets les changements qu'a faits Votre Majestť depuis Tilsit et notamment depuis la paix de Vienne.--Qu'importe ŗ Alexandre? Cela n'est pas chez lui. Ne l'ai-je pas engagť ŗ prendre de son cŰtť? Ne lui ai-je pas dit de prendre la Finlande, la Valachie, la Moldavie? Ne lui ai-je pas proposť de partager la Turquie? Ne lui ai-je pas donnť trois cent mille ‚mes en Pologne aprŤs la guerre d'Autriche?--Oui, mais ces app‚ts ne l'ont pas empÍchť de voir que Votre Majestť a placť depuis lors des jalons pour des changements en Pologne, ce qui est chez lui.--Vous rÍvez comme lui. Je n'ai fait de changements que loin de ses frontiŤres. Quels sont donc ces changements en Europe qui l'effrayent tant? Que font-ils ŗ la Russie qui est au bout du monde? Ce sont ces mesures que vous bl‚mez qui Űteront tout espoir aux Anglais et les forceront ŗ la paix.Ľ Il exprima ces idťes sous vingt formes diverses, abondant, prolixe, s'abandonnant ŗ sa passion et ŗ sa verve, comme s'il eŻt perdu la notion du temps. Le jour tombait; au dehors, dans le parc, les feux mourants du soir doraient encore la cime des grands arbres, mais l'obscuritť envahissait la salle, et l'Empereur parlait toujours, esquissant ŗ larges traits toute sa politique, montrant le but ŗ atteindre, l'Angleterre ŗ frapper au travers de toute puissance qui reprendrait parti pour elle et lui ferait un rempart. Il revenait aussi aux questions qui formaient plus spťcialement l'objet de l'entretien; il les traitait pÍle-mÍle et sans ordre, sautait de l'une ŗ l'autre, pressait et t‚tait Caulaincourt de toutes maniŤres, rťpťtant les mÍmes questions pour voir s'il obtiendrait les mÍmes rťponses, cherchant ŗ saisir son interlocuteur en flagrant dťlit de contradiction ou d'erreur. Parfois, devant une objection vivement prťsentťe, il s'interrompait, retombait dans ses rťflexions, gardait le silence pendant plusieurs minutes. Il y avait dans son argumentation des arrÍts et des reprises, des reculs et de brusques ťlans, qui trahissaient le va-et-vient de sa pensťe. Il cherchait ŗ envisager le diffťrend sous toutes ses faces, remontait ŗ ses origines, comme pour en mieux pťnťtrer le caractŤre et en dťcouvrir l'issue. Il dit tout d'un coup, aprŤs une pause prolongťe: ęC'est le mariage autrichien qui nous a brouillťs: Alexandre a ťtť f‚chť que je n'aie pas ťpousť sa soeur.Ľ …trange assertion, puisque la cour de Russie avait dťclinť la proposition d'alliance matrimoniale, et que Caulaincourt le savait mieux que personne, ayant ťtť chargť de transmettre le refus. Vis-ŗ-vis mÍme de cet intermťdiaire et de ce confident, Napolťon voulait-il se donner l'air, par un raffinement d'amour-propre, d'avoir prťfťrť spontanťment l'Autrichienne ŗ la Russe? En quelques mots, Caulaincourt lui remťmora les faits: ęJ'avais oubliť ces dťtailsĽ, dit l'Empereur d'un ton dťgagť; et il ajouta cette observation trŤs juste: ęIl n'en est pas moins certain qu'on a ťtť f‚chť ŗ Pťtersbourg du rapprochement avec l'Autriche.Ľ Quand tout eut ťtť rappelť et dit de part et d'autre, l'Empereur se rťsuma et essaya encore une fois de conclure: ęJe ne veux ni la guerre ni le rťtablissement de la Pologne, rťpťta-t-il pour la dixiŤme fois, mais il faut s'entendre sur les neutres et sur les autres diffťrends.Ľ--_Caulaincourt_: ęSi Votre Majestť le veut rťellement, cela ne sera pas difficile.Ľ--_L'Empereur_: ęEn Ítes-vous sŻr?Ľ--_Caulaincourt_: ęCertain; mais il faut des choses proposables.Ľ--_L'Empereur_: ęMais quoi encore?Ľ--_Caulaincourt_: ęVotre Majestť sait aussi bien que moi et depuis longtemps quelles sont les causes du refroidissement; elle sait mieux que moi ce qu'elle peut faire pour y remťdier.Ľ--_L'Empereur_: ęMais quoi? que propose-t-on?Ľ Caulaincourt expliqua, en ce qui concernait le commerce, qu'il fallait prendre en considťration les intťrÍts ťconomiques de la Russie, se contenter de quelques adoucissements au tarif, tolťrer l'admission des neutres, ťtablir en commun un systŤme de licences. Il fallait aussi s'entendre sur Dantzick, amťliorer et garantir la situation de la Prusse; il fallait enfin faire au duc d'Oldenbourg un sort qui ne le mÓt pas sous notre dťpendance, qui n'en fÓt pas, comme il l'eŻt ťtť ŗ Erfurt, un prťfet franÁais... Mais Napolťon jugea inutile d'en ťcouter davantage. Il s'ťtait aperÁu que Caulaincourt tranchait toutes les questions dans le sens russe et le jugeait dťfinitivement endoctrinť par Alexandre. Ce qu'on lui soumettait, c'ťtait moins le plan d'un arrangement transactionnel qu'une liste de concessions. Il dit ŗ Caulaincourt que son successeur Lauriston ťtait chargť de traiter en dťtail et de rťgler, s'il ťtait possible, les questions pendantes; que lui-mÍme devait avoir besoin de repos. Malgrť ce congť, Caulaincourt voulut insister encore et demanda la permission de prťsenter une suprÍme observation. ę--Parlez! lui fut-il rťpondu. ę--La guerre et la paix sont entre les mains de Votre Majestť. Je la supplie de rťflťchir pour son propre bonheur et pour le bien de la France qu'elle va choisir entre les inconvťnients de l'une et les avantages bien certains de l'autre. ę--Vous parlez comme un Russe, dit Napolťon, redevenu sťvŤre. ę--Non, Sire, comme un bon FranÁais, comme un fidŤle serviteur de Votre Majestť. ę--Je ne veux pas la guerre, mais je ne puis pas empÍcher les Polonais de me dťsirer et de m'appeler.Ľ Il ajouta que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens en particulier, partageaient l'impatience de leurs compatriotes varsoviens: ils le sollicitaient, lui faisaient signe de loin, prÍts ŗ lui donner pour alliť, si la guerre s'engageait, tout un peuple en rťvolte. Dans ce tableau, Caulaincourt vit une illusion de plus et s'attacha ŗ la dissiper. Avec une assurance que l'ťvťnement devait trop justifier, il dťclara que les Polonais de Lithuanie s'ťtaient pour la plupart accommodťs du rťgime russe; ils hťsiteraient ŗ se compromettre avec nous, ŗ se livrer aux chances et aux vicissitudes d'un avenir incertain, ęŗ se remettre en loterieĽ--ęD'ailleurs, continua audacieusement Caulaincourt, Votre Majestť ne peut se dissimuler qu'on sait trop maintenant en Europe qu'elle veut des pays plus pour elle que pour leur intťrÍt propre. ę--Vous croyez cela, monsieur? ę--Oui, Sire. ę--Vous ne me g‚tez pas, rťpondit l'Empereur d'un ton piquť; il est temps d'aller dÓner.Ľ Et il se retira. L'entretien avait durť sept heures. Jamais Napolťon n'avait entendu un tel langage; jamais le danger vers lequel il marchait ne lui avait ťtť si clairement signalť. Cependant, dans les apprťciations de Caulaincourt, il faut faire la part de l'erreur et de la vťritť. L'ancien ambassadeur s'abusait gravement lorsqu'il montrait l'empereur russe prÍt ŗ rentrer de bonne foi dans le systŤme inaugurť ŗ l'ťpoque des entrevues. Lui-mÍme ťtait obligť de convenir qu'Alexandre n'exclurait jamais de ses ports le commerce anglais sous pavillon amťricain, ce qui ťtait pour Napolťon le point essentiel ŗ obtenir. Le sacrifice mÍme de la Pologne n'eŻt pas dťterminť chez Alexandre un ťlan de coeur, un rappel de confiance qui se fŻt traduit par une reprise de coopťration effective contre les Anglais et que Napolťon avait d'ailleurs rendu bien difficile par les excŤs, les audaces, les frťnťsies de sa politique. ņ plus forte raison l'Empereur ne fŻt-il point parvenu ŗ ses fins par des concessions moins radicales; nťanmoins, il eŻt ťvitť le conflit violent, la collision fatale, s'il eŻt consenti ŗ ployer son orgueil et ŗ modťrer les exigences de son systŤme, s'il eŻt admis la paix sans l'alliance, car ŗ cette ťpoque l'empereur Alexandre, qui ne voulait plus l'alliance, ne voulait certainement pas la guerre. ņ la vťritť, comme Napolťon n'avait point la facultť de lire dans l'‚me de l'autre empereur, il pouvait objecter ŗ Caulaincourt que le passť ne lui rťpondait guŤre de l'avenir; il pouvait raisonner ainsi: On m'assure, on me rťpŤte de tous cŰtťs,--et des faits matťriels viennent ŗ l'appui de cette assertion,--que l'empereur Alexandre a nourri contre moi des projets d'attaque, qu'il n'y a renoncť que devant d'imprťvues difficultťs d'exťcution; qui me garantit qu'il ne retombera pas dans les mÍmes errements si je lui en rouvre l'occasion, si je dťmantelle ma frontiŤre par la destruction de la Pologne varsovienne, si mÍme je retire mes avant-gardes du Nord et si je ramŤne mes troupes en Espagne? Toutefois, ŗ supposer que le mouvement trŤs rťel qui entraÓnait la Russie vers l'Angleterre l'eŻt portť tŰt ou tard ŗ lier partie avec nos rivaux, mieux eŻt valu cent fois pour nous attendre la guerre, laisser l'ennemi sortir de ses frontiŤres et s'enferrer, que de l'aller chercher dans ces dťserts du Nord oý plus d'une fortune illustre avait dťjŗ trouvť son tombeau. Oý Caulaincourt s'ťtait montrť admirable de haute sagesse et de clairvoyance, c'ťtait lorsqu'il avait montrť les difficultťs et les dangers d'une campagne offensive, les dťsastres qui nous attendaient dans cette voie, et cet intrťpide avertissement suffirait ŗ fonder sa gloire. L'Empereur avait souvent raison contre lui sur le terrain politique: il avait tort sur le terrain militaire, oý le sentiment de sa puissance, exaltť jusqu'au dťlire, obscurcissait son jugement et troublait sa vue. S'il ťtait autorisť ŗ croire qu'une guerre avec la Russie rťsultait presque nťcessairement de la situation anormale et violente oý les deux empires s'ťtaient respectivement placťs, son malheur, son ťgarement furent de ne pas voir que, parmi tous les pťrils auxquels pouvaient se trouver exposťes sa fortune et la grandeur de la France, il n'en ťtait point de plus terrible qu'une guerre en Russie. CHAPITRE VI L'AUDIENCE DU 15 AOŘT 1811. Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence.--Il ne croit plus ŗ l'imminence des hostilitťs et ralentit ses prťparatifs.--Il soupÁonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais rťserve jusqu'ŗ plus ample informť ses dťterminations finales.--BaptÍme du roi de Rome.--Coups de sifflet au Carrousel: placards sťditieux.--Tchernitchef relŤve ces symptŰmes.--L'Empereur ŗ Notre-Dame.--Discours au Corps lťgislatif: allusions ŗ la Pologne.--Lauriston rappelť ŗ la fermetť.--Difficultť de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre.--Les prťparatifs de guerre se dťveloppent en silence.--L'Europe moins inquiŤte.--La diplomatie et la sociťtť en villťgiature.--Stations thermales de la BohÍme.--Tableau de Carlsbad.--Madame de Recke et son barde.--Opťrations de Razoumowski.--La discussion continue ŗ Pťtersbourg.--Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond.--Influence d'Armfeldt.--Alexandre prend le parti de ne plus traiter: il adopte ŗ la mÍme ťpoque le plan militaire de Pfuhl.--Ses raisons pour se dťrober ŗ tout arrangement et perpťtuer le conflit.--Il dťcline la mťdiation autrichienne et prussienne.--Procťdťs ťvasifs et dilatoires.--Napolťon s'aperÁoit de ce jeu et constate en mÍme temps de nouvelles infractions au blocus.--Explosion de colŤre.--La journťe du 15 aoŻt aux Tuileries.--Audience diplomatique: la salle du TrŰne.--Prise ŗ partie de Kourakine.--Napolťon dťclare qu'il ne cťdera jamais un pouce du territoire varsovien.--Son langage colorť et vibrant: ses comparaisons, ses menaces.--Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilitť de placer un mot.--Coup droit.--Trois quarts d'heure de torture.--_Travail avec Sa Majestť_.--Napolťon fait composer sous ses yeux un mťmoire justificatif de sa future campagne: importance de cette piŤce: elle fait l'historique du conflit et met supťrieurement en relief le noeud du litige.--Pernicieuse logique.--Raisons qui empÍchent Napolťon de faire droit aux dťsirs soupÁonnťs de la Russie.--Le duchť de Varsovie et le blocus.--La guerre est ŗ la fois dťcidťe et ajournťe.--Napolťon se fait une rŤgle de prolonger avec Alexandre des nťgociations fictives, de prťparer lentement ses alliances de guerre et de donner ŗ ses armements des proportions formidables: il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie. I Sans produire le rťsultat dťsirť par le duc de Vicence, le mťmorable entretien du 5 juin ne fut pas dťpourvu d'effet. Si l'Empereur avait rťagi avec violence contre le trouble passager oý l'avaient jetť les paroles de son grand ťcuyer, il n'arrivait pas ŗ s'en dťgager totalement. On le vit quelque temps pensif, prťoccupť, partagť entre des impulsions contradictoires. En somme, sur le point essentiel, sur la question de savoir ŗ quel prix pourrait se rťtablir l'entente, la conversation ne l'avait pas tout ŗ fait ťclairť. Il croyait de plus en plus que la Russie exigeait, comme condition _sine qu‚ non_ d'un arrangement, l'abandon partiel du grand-duchť, mais il n'en ťtait pas absolument sŻr[231]. Tant qu'il n'aurait pas ŗ cet ťgard une certitude, il rťserverait ses dťterminations finales. Sans relever les insinuations faites ŗ Caulaincourt et ŗ son successeur, il attend qu'elles se reproduisent ou se modifient. [Note 231: Voy. sa lettre ŗ Maret, du 22 juin 1811. _Corresp._, 17839.] Sur un point, il tirait dŤs ŗ prťsent de l'entretien une conclusion formelle: les affirmations de Caulaincourt l'avaient ŗ peu prŤs convaincu que la Russie n'attaquerait pas dans le courant de cette annťe. Par consťquent, il avait plus de temps devant lui pour s'apprÍter ŗ la guerre, si elle devait nťcessairement avoir lieu, pour rťunir aussi et peser tous les ťlťments d'apprťciation. Jugeant que les circonstances dťcidťment ęmoins urgentes[232]Ľ laissent plus de latitude ŗ ses mouvements et de jeu ŗ sa pensťe, il s'abstient de tout acte irrťvocable et mÍme ralentit lťgŤrement ses prťparatifs militaires. DŤs le 5 juin, c'est-ŗ-dire au lendemain du jour oý il a reÁu le duc de Vicence, il expťdie certains contre-ordres, retient en France plusieurs dťtachements dirigťs vers l'Allemagne. Les jours suivants, il rťvoque quelques commandes de troupes faites ŗ ses confťdťrťs, reporte sur l'Espagne une partie de son attention, envisage le Nord d'un oeil moins hostile[233]. Cette dťtente n'ťchappa pas ŗ son entourage: elle rendit ŗ Caulaincourt, qui se voyait traiter avec des alternatives de bienveillance et de froideur, un douteux et fugitif espoir[234]. [Note 232: _Corresp._, 17774.] [Note 233: _Id._, 17783.] [Note 234: _Documents inťdits_.] Ce fut durant cette accalmie que s'accomplit la cťrťmonie du baptÍme; elle devait concorder avec l'ouverture de la session lťgislative, retardťe ŗ cause des fÍtes, et avec la rťunion du concile national, destinť ŗ consacrer la mainmise de l'…tat sur le gouvernement de l'…glise. L'Europe attendait avec anxiťtť ces divers ťvťnements, car ils fourniraient ŗ l'Empereur l'occasion de parler publiquement et de lancer quelques-unes de ces paroles qui ťclairaient l'avenir. Le baptÍme se fit le 9 juin. ņ cinq heures du soir, le roi de Rome fut conduit solennellement ŗ l'ťglise mťtropolitaine, oý l'attendaient les grands corps de l'…tat, les autoritťs de la capitale, les dťputations, cent archevÍques et ťvÍques. L'Empereur se rendit lui-mÍme ŗ Notre-Dame avec l'Impťratrice dans la voiture du sacre, prťcťdť et suivi de ses grands officiers et officiers. La foule contemplait ce spectacle avec curiositť, avec admiration; mais l'enthousiasme suscitť par la naissance du prince commenÁait ŗ tomber. Depuis quelque temps, la crise ťconomique sťvissait sur Paris avec un redoublement d'intensitť: plus de travail au faubourg Saint-Antoine, des ateliers dťserts, des mťtiers abandonnťs, des groupes d'ouvriers errants par les rues, dťsoeuvrťs et sombres. Le contraste de ces misŤres avec le dťploiement des splendeurs officielles, avec l'or et l'argent inutiles qui brillaient ŗ profusion sur les costumes et les livrťes, sur les harnais et les voitures, ťclatait trop vivement pour ne point provoquer des rťflexions haineuses et des murmures de colŤre. Depuis plusieurs jours, la police avait ŗ arracher des placards sťditieux apposťs la nuit dans les quartiers populaires[235]. Le 9, quand le cortŤge impťrial quitta les Tuileries et dťboucha sur la place du Carrousel en passant sous l'Arc de triomphe, les acclamations furent beaucoup moins nourries qu'ŗ l'ordinaire; mÍme, deux ou trois coups de sifflet partirent stridents. C'est du moins ce que nous apprend Tchernitchef dans un venimeux rapport[236]: le jeune Russe, se tenant ŗ l'affŻt des mauvaises nouvelles, attentif ŗ instruire son maÓtre de tous les indices qui pourraient encourager ou rťveiller ses dispositions hostiles, prenait plaisir ŗ lui faire savoir que l'exaspťration contre le despote gagnait en profondeur, et que Napolťon ťtait moins sŻr de Paris. [Note 235: Bulletins de police, 17 et 28 mai. Archives nationales, AF, IV, 1515.] [Note 236: 17 juin, volume citť, p. 178.] Est-ce ŗ cet accueil de la population qu'il faut attribuer la tristesse de l'Empereur en ces jours de triomphe? Pendant toute la cťrťmonie du 9, on le vit sombre, distrait, taciturne, et ce fut seulement ŗ la fin de l'office qu'un ťclair perÁa ces nuages. AprŤs l'accomplissement des pratiques rituelles, l'Empereur prit des bras de l'Impťratrice l'enfant de France, enveloppť de ses voiles, pour le prťsenter au peuple. Le jour tombait; dans l'obscuritť croissante, les lustres du choeur, les gerbes de lumiŤre, les milliers de cierges brillaient d'un ťclat plus intense, mettaient au fond de la nef un amoncellement d'ťtoiles, et soudain l'Empereur apparut dans cette gloire, debout, surhumain, tenant et exaltant dans ses bras son blanc fardeau. ņ cet instant, une subite ťmotion l'envahit, un resplendissement de joie et d'orgueil transfigura sa face, tandis que le chef des hťrauts d'armes entonnait le: _Vive l'Empereur!--Vive le roi de Rome!_ et que toute l'assistance officielle rťpťtait ce cri frťnťtiquement, faisant passer dans l'immense vaisseau un ouragan d'acclamations[237]. Une semaine fut ensuite consacrťe aux fÍtes donnťes par la ville, aux divertissements populaires. Le 16, trois jours avant la rťunion du concile, l'Empereur prťsida la sťance d'ouverture du Corps lťgislatif. Son discours fut comme ŗ l'ordinaire un exposť de sa politique: l'Angleterre en faisait naturellement les frais: c'ťtait elle, c'ťtaient ses suggestions perfides qui avaient occasionnť les bruits de guerre dont l'Europe avait ťtť rťcemment troublťe, dont la prospťritť publique avait eu ŗ gťmir: ęLes Anglais, disait l'Empereur, mettent en jeu toutes les passions. TantŰt ils supposent ŗ la France tous les projets qui peuvent alarmer les autres puissances, projets qu'elle aurait pu mettre ŗ exťcution s'ils ťtaient entrťs dans sa politique: tantŰt ils font un appel ŗ l'amour-propre des nations pour exciter leur jalousie: ils saisissent toutes les circonstances qui font naÓtre les ťvťnements inattendus des temps oý nous nous trouvons: c'est la guerre sur toutes les parties du continent qui peut seule assurer leur prospťritť. _Je ne veux rien qui ne soit dans les traitťs que j'ai conclus. Je ne sacrifierai jamais le sang de mes peuples pour des intťrÍts qui ne sont pas immťdiatement ceux de mon empire._ Je me flatte que la paix du continent ne sera pas troublťe[238].Ľ [Note 237: Rapport citť de Tchernitchef, p. 178. Cf. THIERS, XIII, 106, et le _Moniteur_ du 11 juin, rendant compte de la cťrťmonie.] [Note 238: _Corresp._, 17813.] Les phrases prťcťdant l'expression de ce voeu s'appliquaient ŗ la Pologne et promettaient implicitement que la France ne partirait pas en guerre pour la gloire et le plaisir de libťrer un peuple. C'ťtait comme un ťcho trŤs affaibli des paroles que l'Empereur avait prononcťes solennellement en 1809, alors qu'il dťsirait ťpouser la soeur d'Alexandre[239]. Pour le cas peu probable oý la Russie se contenterait aujourd'hui de telles satisfactions, il n'entendait pas les lui refuser. [Note 239: Voy. t. II, 195.] Lauriston fut chargť de faire ressortir en Russie le caractŤre pacifique du discours, concordant avec un ensemble de symptŰmes rassurants, et d'insister sur l'urgence d'un arrangement: ęFaites comprendre ŗ Lauriston,--ťcrivait l'Empereur au duc de Bassano,--que je dťsire la paix, et qu'il est bien temps que tout cela finisse promptement. Mandez-lui que, l'arrivťe de Caulaincourt et ses derniŤres lettres faisant espťrer que l'Empereur revient ŗ des dispositions diffťrentes, et que tout ceci n'est que le rťsultat d'un malentendu, si la Russie ne fait plus de mouvements, je n'en ferai plus; que j'avais demandť ŗ la BaviŤre et ŗ Bade de nouveaux rťgiments, et que je viens de contremander cette demande; que j'ai arrÍtť le dťpart de canons qui ťtaient destinťs pour les places de l'Oder; que, quant aux convois en ce moment en chemin et dont on pourrait apprendre l'arrivťe ŗ Dantzick, il faut qu'on remarque la distance, qui explique que ce sont des mouvements effectuťs d'aprŤs des ordres donnťs il y a deux mois[240].Ľ [Note 240: _Corresp._, 17832] Ces mouvements, Napolťon n'admet pas un instant qu'on les lui reproche, car ils ont ťtť la consťquence de l'attitude adoptťe au printemps par la Russie. ņ l'aspect des colonnes s'avanÁant vers le duchť en masses profondes, la France s'est trouvťe dans le cas de lťgitime dťfense: son droit d'armer ťtait positif, indťniable, et il ne semble pas que Lauriston l'ait suffisamment fait valoir. Lisant les premiŤres dťpÍches de cet envoyť, Napolťon s'aperÁoit qu'il a du premier coup subi l'ascendant d'Alexandre et mal rťsistť ŗ la sťduction: dans la controverse, il s'est montrť faible et mou, il n'a pas usť de ses avantages, il n'a pas su faire justice de raisonnements captieux: lui aussi, si l'on n'y met ordre, va se laisser enjŰler, ęenguirlanderĽ, et tout de suite Napolťon lui fait adresser par le duc de Bassano un sťvŤre rappel ŗ la fermetť, l'injonction d'avouer trŤs haut et de justifier nos armements, au lieu de se jeter dans des dťnťgations vagues, embarrassťes et d'ailleurs contraires ŗ l'ťvidence: ęDites ŗ Lauriston,--ťcrit l'Empereur au ministre,--qu'il comprend mal ma position, que la Russie sait tout cela; que je l'ai dit ŗ tous les Russes, parce qu'il faudrait Ítre bien aveugle pour ne pas voir toutes mes routes chargťes de convois, de dťtachements en marche, de convois militaires, et qu'on ne peut pas dťpenser vingt-cinq millions par mois sans que tout soit en mouvement dans un pays; mais que ces mouvements, je ne les ai ordonnťs qu'aprŤs que la Russie m'eut fait connaÓtre qu'elle pouvait changer et saisir le premier moment favorable pour commencer les hostilitťs. ęDans votre lettre ŗ Lauriston, ajoutez: L'Empereur trouve fort extraordinaire que vous vous soyez trouvť si ŗ court de discussion dans cette circonstance...... L'Empereur n'a pas armť lorsque la Russie armait en secret: il a armť publiquement et lorsque la Russie ťtait prÍte, d'aprŤs ce que dit l'empereur Alexandre lui-mÍme. L'Empereur n'a pas fait de manifeste[241] ni de querelle aux yeux des cours de l'Europe; il n'a pas mÍme fait de rťponse; enfin l'Empereur ne demande pas mieux que de remettre les choses dans l'ťtat oý elles ťtaient. Il l'a proposť; mais au lieu d'envoyer quelqu'un pour nťgocier, on dit des choses peu solides. L'intention de l'Empereur n'est donc pas que vous niiez les armements et que vous mettiez la Saxe dans une position embarrassante, mais que vous demandiez avec instance qu'on fasse cesser cet ťtat violent, non par des rťcriminations, mais par des explications sincŤres et en cherchant des moyens d'arrangement, _si on peut en trouver_[242].Ľ [Note 241: Allusion ŗ la protestation publique des Russes au sujet de l'Oldenbourg.] [Note 242: _Corresp._, 17832.] Cette restriction, cette formule essentiellement dubitative livre la pensťe vraie de l'Empereur. Il ne dťsire point la guerre par dessein prťconÁu: au fond, il ne demanderait pas mieux que de l'ťviter et saurait grť ŗ qui la lui ťpargnerait. Seulement, il entrevoit de moins en moins la possibilitť d'ťchapper ŗ la rupture par un accord transactionnel. La pensťe de faire droit pleinement aux dťsirs de la Russie et de dťmembrer le duchť lui demeure odieuse: ęPartez bien de ce principe, fait-il ťcrire ŗ Lauriston, qu'il faudrait que les armťes russes nous eussent ramenťs sur le Rhin pour nous faire souscrire ŗ un dťmembrement aussi dťshonorant[243].Ľ--ęCela serait dťshonorant, reprend-il avec force, et pour l'Empereur l'honneur est plus cher que la vie.Ľ Mais il se rend compte ťgalement qu'ŗ dťfaut de cette satisfaction impossible, la Russie ne reprendra jamais confiance, qu'il reste bien peu d'espoir de tourner la difficultť et de trouver un biais: qu'en un mot, en dehors de ce qu'il ne veut pas faire, il n'y a rien de praticable. C'est pourquoi, malgrť ses assurances pacifiques, malgrť ses protestations relativement sincŤres, l'obsession de la guerre inťvitable pour l'annťe prochaine le possŤde toujours et le domine, continue ŗ inspirer la plupart de ses actes. AprŤs avoir un instant suspendu les envois de troupes en Allemagne, il les reprend trŤs vite. Sans doute, il diminue plutŰt qu'il n'augmente ses forces de premiŤre ligne: pour rťpondre ŗ l'une des prťoccupations d'Alexandre, il cesse d'accroÓtre la garnison de Dantzick, arrÍte sur l'Oder un des rťgiments destinťs ŗ occuper cette place, fait opťrer quelques marches rťtrogrades ŗ une portion de la brigade westphalienne commandťe pour le mÍme service; mais ces prťcautions ont pour but de masquer des mouvements plus importants qui s'accomplissent en arriŤre. Les bataillons de dťpŰt rejoignent dťfinitivement l'armťe de Davout et y insinuent trente mille hommes de plus: autour de l'Allemagne, Napolťon organise avec plus de soin et sur des proportions plus vastes les masses de renfort. Sur la rive gauche du Rhin, sur le versant mťridional des Alpes, il substitue de vťritables armťes ŗ des formations h‚tives et partant incomplŤtes[244]. Il veut se mettre en mesure, ŗ l'heure opportune, de verser sur l'Allemagne un dťluge de soldats et de le pousser en torrent jusqu'aux frontiŤres de la Russie. [Note 243: _Id._] [Note 244: _Corresp._, juin et juillet 1811, _passim_.] II Cette prťparation lente et mťthodique frappait moins les regards que le fiťvreux travail de la pťriode prťcťdente. En Allemagne, en Autriche, en Pologne mÍme, dans tous les pays qui avaient craint de devenir le thť‚tre et l'enjeu de la lutte, on crut que dťcidťment la guerre s'ťloignait. Dans les chancelleries, dans le conseil des souverains, ŗ l'affolement produit par l'imminence de la crise et l'embarras des rťsolutions ŗ prendre, succťdait un calme relatif. La politique chŰmait; la diplomatie prenait ses vacances: le grand monde se rťpandait dans les villes d'eaux de la BohÍme, pour y jouir des splendeurs d'un merveilleux ťtť. Il n'ťtait pas jusqu'aux Russes de Vienne, jusqu'ŗ ces infatigables artisans de discorde qui ne parussent dťsespťrer d'une rupture immťdiate. AprŤs avoir pendant tout le printemps poussť furieusement ŗ la guerre et cherchť ŗ y entraÓner l'Autriche, ils quittaient momentanťment la place et s'en allaient, suivant le mot de notre ambassadeur, ęnoyer leur amertume dans les eaux de Baden, de Carlsbad et de Toeplitz[245]Ľ. Mais ce dťplacement ne suspendait pas leur activitť; il leur permettait au contraire, ŗ l'aide de nombreux renforts arrivťs de Russie et d'auxiliaires trouvťs sur place, de renouveler leur guerre de partisans, d'ouvrir une campagne d'ťtť, propre ŗ rťveiller et ŗ nourrir le mťcontentement de l'Empereur. [Note 245: Otto ŗ Maret, 1er juin 1811.] La BohÍme se trouvait sur le chemin de toutes les nouvelles et de toutes les intrigues. Depuis le mariage de Marie-Louise, la partie intransigeante de la noblesse autrichienne avait ťmigrť ŗ Prague: elle avait fait de cette ville son refuge et son retranchement. Puis, les agents secrets que l'Angleterre versait continuellement sur l'Europe, aprŤs avoir atterri en SuŤde, aprŤs s'Ítre faufilťs en Prusse, cheminaient ŗ travers la Saxe et la BohÍme pour gagner Vienne, oý ils allaient travailler la sociťtť et pervertir l'opinion: avant de pousser jusqu'ŗ ce terme de leur voyage, ils prenaient langue ŗ Carlsbad ou ŗ Toeplitz. C'ťtait lŗ aussi qu'affluaient des divers pays germaniques, comme en un point central, comme en un parloir pťriodiquement ouvert, les ťmissaires du _Tugendbund_, les dťpositaires du secret patriotique, les membres de ces mystťrieuses confrťries qui composaient en Allemagne, parmi l'affaissement de tous les pouvoirs constituťs, la seule force active et belligťrante. Nos reprťsentants en Autriche et en Saxe, observateurs dťsignťs, traÁaient alors un tableau assez piquant des stations thermales de la BohÍme, de ces rendez-vous d'ťlťgance et d'intrigue, oý l'opposition contre nous prenait toutes les formes, depuis les plus violentes jusqu'aux plus puťriles, et s'amusait de satisfactions sentimentales, en attendant mieux: ęDepuis la f‚cheuse aventure de Schill, ťcrivait un agent de surveillance, les chevaliers et chevaliŤres _de la Vertu_ ont continuť ŗ travailler ŗ la restauration de l'antique Germanie; et comme rien ne doit Ítre nťgligť pour faire le bien, ils ont envoyť dans les diverses parties de l'Allemagne des missionnaires habiles qui, tantŰt par leur ťloquence, tantŰt par des ouvrages mystiques, s'efforcent de faire germer les graines rťpandues pendant la derniŤre guerre. Les dames mÍmes se chargent de ces missions honorables, et la comtesse de Recke s'est acheminťe ŗ Carlsbad pour y prťsider le _club de la Vertu_ et relever la colonne d'Arminius. Les membres de cette sociťtť se reconnaissent par des signes convenus, et ont, principalement dans le Nord, des moyens de communication. Pour conserver les formes antiques de son pays, Mme de Recke est accompagnťe d'un _barde_, qui, suivant le sentiment unanime du club, est l'homme le plus ťloquent et le plus grand poŤte de son siŤcle. Issu de la colonie franÁaise de Berlin, il n'a contre lui que son nom; il s'appelle _Didier_, ci-devant chanoine de Magdebourg. Le gťnie fťcond de ce nouveau Tyrtťe enchante, transporte et enivre tous ceux qui ont la permission d'assister aux sťances. ęDes odes, des apologues, des chants de guerre varient les plaisirs des auditeurs. Pour donner une juste idťe de la finesse de ses allusions, on se borne ŗ citer ici la fable du _Tigre_, oý, aprŤs mille incidents plus ingťnieux les uns que les autres, le tigre finit par manger le lion, l'ťlťphant, les lťopards et les ours. L'auteur fait entendre que ce tigre n'est autre chose que l'empereur Napolťon lui-mÍme. Communťment la sťance se termine par un chant de guerre de la composition de M. le chanoine. La derniŤre ode, le martyre de la bienheureuse reine de Prusse, ayant ťtť applaudie avec extase, il s'est ťcriť: ęQue ne puis-je la chanter ŗ la tÍte de deux cent mille hommes!Ľ Mme de Recke a une telle horreur de tout ce qui est franÁais, qu'elle a fait voeu, dit-on, de ne plus parler notre langue[246].Ľ [Note 246: Archives des affaires ťtrangŤres, correspondance de Vienne, 390.] Autour de ce singulier cťnacle se groupaient des officiers prussiens, ęprÍts ŗ tout sacrifier aux m‚nes de leur reineĽ, ędes mouchards anglaisĽ, des ťmigrťs franÁais, d'anciens chefs de chouans, tous s'animant les uns les autres, chuchotant et gesticulant, s'insurgeant en paroles contre le ępuissant dominateur de l'EuropeĽ. Leur horreur de la France ťtait telle que la venue annoncťe d'un de nos diplomates, du respectable baron de Bourgoing, ministre impťrial ŗ Dresde, faisait s'envoler toute une partie de cette bande, comme ŗ l'approche d'un pestifťrť. La prťsence d'un de nos officiers provoquait des manifestations scandaleuses: ęSa dťcoration de la Lťgion d'honneur donnait des vapeurs aux femmes qui se vantaient d'avoir montrť du caractŤre, c'est-ŗ-dire d'avoir ťtť ŗ son ťgard aussi grossiŤres qu'il est possible[247].Ľ Dans ce milieu oý bouillonnaient tant de passions, on juge si l'arrivťe du comte Razoumowski, chef de la faction russe ŗ Vienne, fit sensation, lorsqu'il parut avec ses amis comme un gťnťral au milieu de ses troupes, plein d'audace et de jactance, se donnant pour mission de coaliser tous les mťcontentements et de les mener haut la main ŗ une action commune. [Note 247: Otto ŗ Maret, 3 aoŻt 1811.] Il arriva avec une suite et un ťquipage de souverain, s'ťtablit ŗ Franzbrunn, prŤs d'Egra, poste dominant d'oý il surveillerait toutes les stations de la BohÍme et centraliserait les intrigues[248]. Ses opťrations commencŤrent aussitŰt, rťguliŤrement organisťes. Tout un personnel d'agents secondaires travaillait sous ses ordres; il eut ses employťs, ses bureaux: deux secrťtaires ŗ cheval ťtaient occupťs journellement ŗ porter sa volumineuse correspondance; dans chacun des ębainsĽ du voisinage, il avait ťtabli un homme ŗ lui, un distributeur de paroles, et aucun voyageur ne quittait la BohÍme sans rapporter dans son pays ce mot d'ordre: agir sur les gouvernements par l'opinion et les disposer ŗ de prochaines prises d'armes, ęla guerre contre la France devant Ítre l'ťtat habituel de tout gouvernement bien ordonnť[249]Ľ. Des princes et princesses de sang royal, des souverains en disponibilitť, ne dťdaignaient point d'assister Razoumowski dans son oeuvre de propagande fanatique. Ses principaux coadjuteurs ťtaient l'ťlecteur de Hesse, dťpossťdť de ses …tats et rťfugiť en BohÍme, le prince Ferdinand de Prusse, et les jeunes duchesses de Courlande, qui savaient ęallier avec beaucoup d'abandon la galanterie ŗ la politique[250]Ľ. [Note 248: Il amenait avec lui, ajoute le rapport prťcitť, ędeux secrťtaires, quatre cuisiniers, de nombreux domestiques, vingt-deux chevaux et quatre fourgons chargťs d'ťquipages. Les habitants, peu habituťs ŗ cette magnificence, auraient dťsirť lui donner une garde d'honneur; mais, faute de mieux, ils ont placť aux deux portes de sa maison quatre superbes sentinelles en peinture, dont deux Russes et deux Cosaques.Ľ] [Note 249: Otto ŗ Maret, 1er juin] [Note 250: _Id._, 3 aoŻt 1811.] Pendant quelques semaines, l'audace entreprenante de ces personnages fut telle que nos agents crurent voir se former ŗ Carlsbad un vťritable congrŤs de mťcontents, d'oý pourrait sortir ęle feu d'une nouvelle coalition[251]Ľ. Ce qui les rassurait relativement, c'ťtait le manque d'accord entre les divers groupes d'ťtrangers. La plupart abhorraient la France, mais tous se dťtestaient entre eux. Les Prussiens mťprisaient les Saxons; ceux-ci faisaient bande ŗ part, se distinguaient par leur tiťdeur pour la cause commune et ťchappaient ŗ peu prŤs aux atteintes de la ęfiŤvre germanique[252]Ľ. Les Russes frťquentaient de prťfťrence les membres de l'aristocratie viennoise, et cet exclusivisme leur faisait tort auprŤs des autres Allemands. Nťanmoins, leurs exhortations, leurs pronostics, tenaient en haleine les espťrances et les colŤres, encourageaient le zŤle guerroyant des sociťtťs secrŤtes, maintenaient parmi les peuples d'Allemagne un levain d'agitation et de rťvolte. [Note 251: _Id._, 10 juillet.] [Note 252: _Id._, 3 aoŻt.] ņ Pťtersbourg, les bruits de guerre immťdiate s'ťtaient ŗ peu prŤs dissipťs: la discussion avec la France baissait d'un ton, mais continuait, s'ťternisait, monotone et stťrile. C'ťtait toujours de part et d'autre reprise des mÍmes plaintes, rťpťtition des mÍmes arguments. Parfois, on variait, on renforÁait un peu les expressions, sans changer le fond et la substance des raisonnements, et deux grands gouvernements semblaient se livrer ŗ cet exercice de rhťtorique qui consiste ŗ rťpťter interminablement les mÍmes choses sous des formes diffťrentes. Seul, par dťsir de conciliation, Roumiantsof s'efforÁait d'introduire dans le dťbat quelques ťlťments nouveaux, cherchait toujours une base d'accord. Envisageant la question du duchť sous un point de vue nouveau, il laissait entendre ŗ Lauriston que, sans toucher ŗ l'intťgritť matťrielle de cet …tat, on pourrait le transformer et anťantir en lui tout esprit d'expansion: on pourrait lui enlever son autonomie, son gouvernement et ses institutions propres, son administration indigŤne, le dťnationaliser en quelque sorte et le rťduire ŗ la condition de simple province saxonne[253]. [Note 253: Lauriston ŗ Maret, 18 juillet 1811.] Mais Alexandre ne parlait plus de la Pologne. Il laissait le chancelier s'ťpuiser ŗ la recherche de vains expťdients et ne le suivait plus dans cette voie: moins pacifique, plus entier et plus exigeant sous son masque d'impassible douceur, il s'ťtait jurť de ne fermer le conflit qu'au cas oý Napolťon lui accorderait le gage ťclatant qu'il avait en vue. Ce rťsultat vainement attendu de la mission Tchernitchef, il avait pensť que le retour du duc de Vicence ŗ Paris et ses instances pourraient le produire. AprŤs le dťpart de l'ambassadeur, on l'avait vu en proie ŗ une impatience et ŗ une ťmotion mal dissimulťes, calculant la durťe du voyage et le temps nťcessaire pour le retour d'un courrier, comptant les jours, presque les heures. Au commencement de juin, il avait compris que Caulaincourt arrivait ŗ Paris et s'ťtait senti au moment dťcisif. Depuis, plusieurs semaines s'ťtaient ťcoulťes, sans apporter de rťponse satisfaisante, et rapprochant ce silence d'autres indices, Alexandre l'interprťtait comme un refus[254]. Voyant que Napolťon n'entrait pas dans la voie des concessions caractťrisťes, il ne voulait plus traiter, renonÁait ŗ prťsenter des moyens d'apaisement et de concorde: la dťmarche ŗ la fois ťnigmatique et pressante qu'il avait tentťe par l'intermťdiaire de Caulaincourt avait ťpuisť sa bonne volontť. [Note 254: Napolťon avait dit ŗ Kourakine ęqu'il aurait cťdť deux districts du duchť de Varsovie, en donnant une compensation au roi de Saxe, et mÍme la ville de Dantzick et son territoire, si l'empereur Alexandre l'eŻt demandť et n'eŻt pas fait des armements menaÁantsĽ. Alexandre cita ce propos ŗ Lauriston, en ajoutant ęque ce _si_ voulait tout dire et qu'il le comprenaitĽ. Lettre particuliŤre de Lauriston ŗ Maret, 1er juin 1811. D'autre part, _une personne_ haut placťe en France et se disant bien informťe faisait avertir par Tchernitchef Sa Majestť Russe que Napolťon n'avait nul dessein ęde se raccommoder sincŤrement avec elleĽ. Rapport du 17 juin, vol. citť, 175. La _personne_ en question n'ťtait-elle pas celle ŗ qui le Tsar avait fait remettre une lettre autographe au commencement de l'annťe?] Une influence ťtrangŤre contribuait ŗ dissiper ses derniŤres hťsitations. Tous les tťmoignages de premiŤre main s'accordent ŗ signaler durant cette pťriode la faveur croissante du Suťdois Armfeldt et son rŰle dans les ťvťnements. Peu ŗ peu, les bienfaits, les encouragements, les marques d'intťrÍt venaient le trouver et le mettaient hors de pair: son crťdit tout intime ne laissait plus de place aux conseils officiels de Roumiantsof et relťguait au second rang Speranski lui-mÍme. Le Suťdois avait gagnť la confiance du maÓtre par l'indťpendance mÍme de ses allures: Alexandre se piquait de dťtester les flatteurs, et le meilleur moyen de lui faire agrťer un avis ťtait de le lui prťsenter avec quelque rudesse; on donnait ainsi ŗ cet autocrate, qui rougissait de l'Ítre, l'illusion de commander ŗ des hommes libres. Armfeldt lui parlait haut et ferme: ęTrŤs ťloignť, dira de lui bientŰt un observateur perspicace[255], de ce caractŤre et de ce langage serviles qui caractťrisent le peuple esclave, le baron d'Armfeldt a surtout frappť et conquis l'Empereur par sa franchise et sa hardiesse ŗ lui opposer le tableau de ce qu'il pouvait Ítre ŗ celui de ce qu'il ťtait.Ľ Avec une insistance presque cruelle, il faisait sentir au Tsar l'infťrioritť de sa position prťsente, les dťgoŻts dont Napolťon l'abreuvait, l'humiliation et le danger de cťder toujours, la nťcessitť de se reprendre et de rťsister, sous peine de n'Ítre plus qu'un fantŰme d'empereur: il lui adressa un long mťmoire portant cette ťpigraphe ę_To be or not to be_[256].Ľ [Note 255: Le comte de Loewenhielm, 5 avril 1812; archives du royaume de SuŤde.] [Note 256: TEGNER, III, 301.] Sensible ŗ ces ‚pres mises en demeure, Alexandre s'imprťgnait des idťes qu'on lui versait dans l'esprit, mais il les appliquait conformťment ŗ son caractŤre et ŗ son gťnie propres, plus portťs d'ordinaire aux tťnacitťs inertes qu'aux brusques initiatives. Il se fixait ŗ une politique toute de dťnťgations, ŗ un systŤme ťvasif et dilatoire, ŗ une intransigeance voilťe, sans se dissimuler qu'il provoquait ainsi et finirait par s'attirer la guerre. AprŤs s'y Ítre prťparť le premier, aprŤs avoir ťtť sur le point de la commencer, aprŤs s'Ítre prÍtť ensuite ŗ quelques tentatives pour l'ťviter, il revenait ŗ y voir, comme au printemps, le dťnouement certain et obligť du conflit, avec cette diffťrence qu'il entendait dťsormais se faire attaquer au lieu d'attaquer, laisser venir ŗ lui l'adversaire, au lieu de le devancer. En effet, ŗ l'instant mÍme oý il cŤde en politique aux suggestions belliqueuses d'Armfeldt, il choisit dťfinitivement, comme guide et conseiller militaire, Pfuhl le temporisateur. Il adopte officiellement son plan: il prescrit d'organiser des lignes de dťfense conformťment aux donnťes admises et charge l'Allemand Wolzogen de prťparer cette oeuvre[257]. S'il incline encore ŗ faire prťcťder le grand recul par une pointe en Pologne, c'est ŗ seule fin de dťsorganiser autant que possible les moyens de l'envahisseur: il ne s'agit plus lŗ que d'une offensive strictement limitťe, destinťe ŗ faire commencer de plus loin la retraite dťvastatrice et la rťsistance fuyante: il s'agit surtout d'une offensive purement stratťgique. Politiquement, Alexandre est rťsolu ŗ ťviter toute mesure violente, tout ťclat, jusqu'ŗ ce que les FranÁais se soient avancťs assez loin en Allemagne, assez prŤs de ses frontiŤres, pour le mettre en ťtat de lťgitime dťfense. Ce qu'il veut avant tout, c'est se donner aux yeux de l'Europe l'apparence du droit et les dehors de la longanimitť. Tous ses efforts vont tendre ŗ perpťtuer le conflit, mais ŗ le perpťtuer sans en avoir l'air, en rejetant sur son rival la responsabilitť et l'odieux de la rupture. [Note 257: _Mťmoires de Wolzogen_, 57. Une note publiťe dans la collection des archives Woronzof, XVI, 390, fixe ťgalement au mois de juin l'adoption du plan dťfensif. Loewenhielm dťfinira ainsi les rťsolutions d'Alexandre: ęNe rien accorder ŗ la France et attirer l'ennemi dans des lignes de dťfense ťtablies.Ľ DťpÍche du 3 mars 1812, archives du royaume de SuŤde. Armfeldt ťcrivait qu'il espťrait bien que Bonaparte viendrait ędonner dans le piŤgeĽ. TEGNER, III, 384.] Dans ce but, il ťvite dťsormais toute allusion au duchť de Varsovie; celant au plus profond de son ‚me le grief rťel, il n'allŤgue que le grief apparent, la rťunion de l'Oldenbourg, et joue avec un art consommť de cette affaire, oý il a incontestablement le beau rŰle et peut se dire l'offensť. D'un ton triste et doux, il continue ŗ se plaindre de l'outrage: il rťclame vaguement une satisfaction. Si la France le serre de plus prŤs et le conjure d'ťnoncer ses dťsirs, il se borne ŗ demander la rťparation du prťjudice causť, la rťintťgration du duc dans le patrimoine familial. Lui parle-t-on d'ťquivalent et de compensation, il ne dit ni oui ni non: il promet d'expťdier ŗ Kourakine les pouvoirs nťcessaires pour conclure un accord et se garde de les envoyer: il se dit invariablement prÍt ŗ terminer l'affaire et n'en fournit jamais les moyens[258]. En mÍme temps, il a soin d'affirmer trŤs haut, de publier que la saisie de l'Oldenbourg, si pťnible qu'elle lui ait ťtť, ne constitue pas ŗ ses yeux un _casus belli_, qu'il ne revendiquera jamais les armes ŗ la main les droits de sa maison. Par consťquent, si Napolťon renforce ses effectifs, glisse de nouvelles troupes en Allemagne, prťpare ses instruments d'agression, c'est sans cause valable, c'est par pur dťlire d'ambition et d'orgueil, c'est pour soumettre au joug un empire qui ne demande qu'ŗ vivre en paix avec lui et ŗ demeurer son alliť. [Note 258: Correspondance de Lauriston, juillet et aoŻt 1811.] En prenant cette attitude, le Tsar gagnait aussi l'avantage de pouvoir ťconduire les puissances intťressťes ŗ empÍcher le conflit et ŗ proposer leur entremise pacificatrice, car, ne voulant pas d'accord, il ne voulait point de mťdiateur. Lorsque tour ŗ tour la Prusse et l'Autriche, sortant d'une quiťtude momentanťe et reprenant l'alarme, le conjurent d'accepter leurs offices, il feint l'ťtonnement: il ne sait de quoi on lui parle: qu'est-il besoin de conciliateurs, puisqu'il n'est pas question de guerre? ęSa Majestť Impťriale,--fait-il ťcrire ŗ Vienne,--a cru d'autant plus devoir dťcliner l'intervention d'une puissance tierce qu'en l'acceptant elle aurait nťcessairement fait supposer un ťtat de mťsintelligence entre les cours de Pťtersbourg et des Tuileries, mťsintelligence qui n'existe pas, puisque Sa Majestť Impťriale persiste invariablement dans ses anciens sentiments et ses relations politiques avec la France, qui de son cŰtť ne cesse de lui donner l'assurance de son amitiť[259].Ľ [Note 259: DťpÍche ŗ Stackelberg, 27 octobre 1811. Archives de Saint-Pťtersbourg.] Cependant, le litige discrŤtement entretenu fournira motif au Tsar pour fermer les yeux de plus en plus sur la contrebande et rouvrir finalement ses ports au commerce rťgulier de l'Angleterre: c'est l'une de ses grandes raisons pour se soustraire ŗ un arrangement qui l'emprisonnerait ŗ nouveau dans l'alliance[260]. Si Napolťon supporte ce dťtachement plus complet et, voyant que les Russes ne bougent de leurs positions dťfensives, arrÍte lui-mÍme et rappelle ses armťes, Alexandre ne l'ira pas chercher: mais il est infiniment plus probable que le conquťrant poussera ŗ bout ses projets destructeurs, commencera la guerre et l'invasion. Cette guerre, Alexandre l'acceptera alors avec une tranquille vaillance, rťsolu ŗ la faire acharnťe, terrible, ťternelle, en s'aidant du climat et de la nature, et il se dit qu'il aura prťalablement remportť un grand avantage moral et gagnť son procŤs devant l'opinion europťenne. Son calcul ťtait juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire illusion totalement aux contemporains, a trompť pendant quatre-vingts ans la postťritť et l'histoire. [Note 260: Nous en trouverons plus loin l'aveu dans sa bouche mÍme.] Il ne trompa pas Napolťon. En voyant la Russie se dťrober ŗ toute explication, l'Empereur en conclut qu'elle ne voulait point d'accommodement, parce qu'elle dťsespťrait d'obtenir l'objet rťel de ses convoitises. Ainsi, il a vu clair, il a devinť juste: comme compensation ŗ l'Oldenbourg, on tenait ŗ obtenir une fraction du duchť et on n'admet pas autre chose. Ce qu'on attendait de lui, c'ťtait qu'il livr‚t sa premiŤre ligne de dťfense, qu'il frapp‚t lui-mÍme ce peuple polonais dont il avait ťprouvť le dťvouement, qu'il lui inflige‚t une nouvelle mutilation. L'an passť, en lui proposant le fameux traitť, on ne lui avait demandť que de ratifier le partage: on voudrait aujourd'hui le lui faire recommencer, et cette prťtention le courrouce. En mÍme temps, les nouvelles du Nord lui apprennent qu'avec la belle saison le commerce anglais dans la Baltique, ŗ peine dťguisť sous pavillon amťricain, reprend sur des proportions infiniment accrues. Les navires fraudeurs ne se bornent plus ŗ se glisser un ŗ un et subrepticement ŗ Riga ou ŗ Pťtersbourg: ce sont de vťritables flottes marchandes, des convois de cent cinquante b‚timents ŗ la fois, qui abordent aux ports de Russie: on les y reÁoit impudemment, on les laisse dťverser sur le littoral d'opulentes cargaisons, et ce trafic, en permettant ŗ l'Angleterre d'ťcouler une partie des produits qui l'encombrent et l'oppressent, l'empÍche de pťrir de surabondance et de plťthore[261]. Voilŗ donc ŗ quoi tendaient les prťtendues alarmes de la Russie, ses terreurs simulťes, ses plaintes, les querelles qu'elle nous cherchait: en admettant qu'elle n'ait pas eu l'intention formelle de faire la guerre, elle voulait se mťnager un prťtexte pour reprendre avec les Anglais des relations profitables, tout en nous arrachant une concession humiliante et funeste. Son jeu est clair dťsormais, ęson systŤme se dťroule[262]Ľ, et ces constatations achŤvent de dťcider l'Empereur. Cťdant ŗ une brusque colŤre, obťissant aussi ŗ une pensťe politique et au dťsir de se rallier l'opinion, il ťprouve le besoin de dťnoncer publiquement ses griefs, de dťmasquer aux yeux de toute l'Europe les intentions d'Alexandre, de proclamer que les Russes veulent un lambeau de la Pologne et ne l'obtiendront jamais. [Note 261: _Corresp._, 18082.] [Note 262: _Id._ Cette idťe ressort en outre trŤs clairement de la dťpÍche de Maret ŗ Lauriston en date du 30 aoŻt 1811 et de sa lettre confidentielle du 19 novembre.] L'occasion lui en fut fournie le 15 aoŻt, jour de sa fÍte. Chaque annťe, il faisait cťlťbrer cette date par des rťjouissances populaires et par la tenue aux Tuileries d'une grande assemblťe. Le cťrťmonial habituel du dimanche s'observait en cette occasion avec un surcroÓt de solennitť, et l'Empereur prťsidait en personne ŗ ces reprťsentations grandioses, qu'il machinait comme des scŤnes d'opťra, avec cortŤge, dťfilť, figurations somptueuses, et qui remettaient pťriodiquement sous les yeux du public l'apothťose de sa puissance. C'ťtait une sťrie de spectacles magnifiquement et ponctuellement rťglťs: ŗ l'heure de la messe, la sortie des grands appartements, l'apparition successive des pages, aides et maÓtres des cťrťmonies, ťcuyers, prťfet du palais et chambellans, de l'aide de camp de service, des cinq grands officiers de la couronne, de l'Empereur enfin, suivi du grand aumŰnier, des princes et colonels gťnťraux: c'ťtait l'Impťratrice s'acheminant de son cŰtť avec les princesses et tous ses services; parfois, la conjonction des deux cortŤges, leur dťploiement sur le grand escalier, la traversťe lente des salons et des galeries, l'arrivťe ŗ la chapelle, oý le peuple ťtait admis ŗ contempler Leurs Majestťs: sur les divers points du parcours, des dťtachements de la garde ťchelonnťs, des grenadiers prťsentant les armes, des tambours battant aux champs, des rangťes d'uniformes et de costumes de cour se dťtachant sur le dťcor luxueux des appartements, sur les ors et les marbres, sur la pourpre des tentures: l'appareil le plus propre ŗ frapper les yeux, ŗ ťmouvoir les esprits, ŗ rehausser de faste et de splendeur le culte tout viril qui se rendait au souverain[263]. AprŤs la messe, il y avait souvent parade militaire dans la cour du ch‚teau: avant ou aprŤs la messe, il y avait invariablement audience dans les grands appartements et rťception du corps diplomatique. Les ambassadeurs et ministres ťtrangers ťtaient introduits dans la salle du TrŰne; eux seuls avaient droit d'y venir, avec les ministres secrťtaires d'…tat, avec un certain nombre de privilťgiťs, et c'ťtait dans cette partie du ch‚teau auguste entre toutes que Napolťon, aprŤs s'Ítre montrť ŗ eux dans l'environnement de sa pompe impťriale, accueillait leurs hommages. [Note 263: Voy. le tableau si frappant et d'une si rigoureuse exactitude que M. Frťdťric Masson a tracť de ces scŤnes dans un article de la _Vie contemporaine_, 1er fťvrier 1894.] Le 15 aoŻt 1811, l'audience diplomatique eut lieu avant la messe. ņ midi, tandis qu'au dehors des salves d'artillerie signalaient la solennitť du jour, l'Empereur fit son entrťe dans la salle et prit place sur le trŰne. Successivement, les princes grands dignitaires, les cardinaux et les ministres, les grands officiers de l'Empire, les grands aigles de la Lťgion d'honneur et autres dignitaires furent admis ŗ lui prťsenter leurs voeux[264]. AprŤs eux, le corps diplomatique parut, prťcťdť par un maÓtre et un aide des cťrťmonies, introduit par le grand chambellan. Il se dťploya en cercle autour du trŰne, ses membres se plaÁant par ordre d'anciennetť dans leur poste. Le prince Kourakine figurait ŗ son rang, moins mal portant qu'ŗ l'ordinaire, resplendissant comme un soleil dans ses habits constellťs de dťcorations et de pierreries, formant groupe avec le prince de Schwartzenberg et l'ambassadeur d'Espagne. [Note 264: _Moniteur_ du 17 aoŻt.] L'Empereur descendit du trŰne. Lentement et par deux fois, il fit le tour du cercle, s'arrÍtant Áŗ et lŗ pour jeter un mot, une question, pour se faire nommer les ťtrangers qui avaient sollicitť l'honneur de l'approcher: ce jour-lŗ, la liste des prťsentations comprenait, avec un gťnťral bavarois et un colonel suisse, trois ęcitoyens des …tats-Unis[265]Ľ. Ces diverses opťrations prirent un certain temps. Dans la salle, la chaleur ťtait ťtouffante: par cette radieuse journťe d'aoŻt, une lumiŤre blanche et crue tombait des hautes fenÍtres, faisait flamber d'un ťclat aveuglant les broderies massives des uniformes, ajoutait au malaise que causaient ŗ chacun la longueur de la sťance, la foule et la presse, l'angoisse de la comparution devant l'arbitre de toutes les destinťes, devant le maÓtre et le juge. Quand les formalitťs d'usage eurent ťtť entiŤrement accomplies, il parut que le cercle touchait ŗ sa fin: une grande partie de l'assemblťe s'ťtait ťcoulťe dťjŗ dans les salons voisins: il ne restait dans la salle du TrŰne, avec le corps diplomatique, que quelques ministres et ęcordons rougesĽ; on attendait le moment oý l'Empereur allait faire prťvenir l'Impťratrice et se rendre ŗ la chapelle, pour entendre la messe et le chant du _Te Deum_, lorsqu'on le vit se rapprocher du groupe dont faisait partie Kourakine[266]. [Note 265: _Id._] [Note 266: Les ťlťments du rťcit qui suit ont ťtť puisťs ŗ diffťrentes sources: lettre de Maret ŗ Lauriston, 25 aoŻt 1811; piŤces conservťes aux archives des affaires ťtrangŤres (Russie, 153), sous le titre: _Relation tirťe des notes de l'ambassadeur d'Autriche_ et _Rapport d'un ministre d'un prince de la Confťdťration_; extraits du rapport de Kourakine, citťs par Bogdanovitch, I, p. 31 et suiv.; rapport du ministre prussien Krusemarck, analysť et publiť en partie par Duncker, 374-375, d'aprŤs les archives de Berlin. Tous ces documents concordent sur les points essentiels.] ęVous nous avez donnť des nouvelles, princeĽ, dit-il d'un air avenant. Il s'agissait de bulletins rťcemment communiquťs par l'ambassade russe et portant avis d'une rencontre en Orient, aux environs de Rouchtchouk, entre les troupes que la Russie avait laissťes sur le Danube, sous le commandement de Kutusof, et l'armťe ottomane. L'affaire avait ťtť chaude et indťcise: les deux partis s'attribuaient la victoire. Kourakine vanta la valeur de ses compatriotes: Napolťon rendit hommage ŗ ces braves gens, mais fit observer que les Russes n'en avaient pas moins ťtť forcťs d'ťvacuer Rouchtchouk, leur tÍte de pont au delŗ du Danube, et qu'ils avaient ainsi perdu la ligne du fleuve. En effet, suivant lui, on ne pouvait se servir dťfensivement d'un fleuve qu'ŗ la condition de se garder le moyen d'opťrer sur les deux rives: ŗ Essling, il s'ťtait estimť vainqueur parce qu'il avait conservť Lobau, qui lui donnait accŤs sur la rive gauche et prise sur l'armťe autrichienne. Il dťveloppa ce thŤme avec abondance, avec sa maÓtrise habituelle, et fit, devant ses auditeurs ťmerveillťs, tout un cours de tactique. RenonÁant ŗ lui disputer l'avantage sur ce terrain, Kourakine convint que les Russes avaient dŻ reculer, faute d'effectifs suffisants pour maintenir leur position, et il attribua cette pťnurie d'hommes ŗ un manque d'argent, qui avait obligť le Tsar ŗ rappeler dans l'intťrieur de ses …tats une partie des troupes employťes contre la Turquie. C'ťtait lŗ que l'attendait l'Empereur, qui lui dit aussitŰt, avec une bonhomie narquoise: ęMon cher ami, si vous me parlez officiellement, je dois faire semblant de vous croire ou ne pas vous rťpondre du tout: mais si nous parlons confidentiellement, je vous dirai que vous avez ťtť battus, que vous l'avez ťtť parce que vous manquiez de troupes, et que vous en manquiez parce que vous avez envoyť cinq divisions de l'armťe du Danube ŗ celle de Pologne, et cela, non par embarras de vos finances, qui s'en seraient mieux trouvťes de nourrir ces troupes aux dťpens de l'ennemi, mais pour me menacer.Ľ Les mouvements opťrťs par les Russes en avant de Varsovie devinrent alors le sujet de la conversation. Avec vivacitť, Napolťon fit sentir que ces marches prťcipitťes l'avaient d'autant plus ťmu qu'elles lui avaient paru inexplicables: ęJe suis comme l'homme de la nature, dit-il, ce que je ne comprends pas excite ma dťfiance.Ľ Il s'est donc vu dans l'obligation de se mettre lui-mÍme sur ses gardes; des deux cŰtťs, on s'est piquť, on s'est armť, on s'est livrť ŗ de vastes dťplacements de troupes qui continuent encore, et voilŗ les deux nations sur pied, en face l'une de l'autre, prÍtes ŗ s'entr'ťgorger, sans s'Ítre jamais dit pourquoi. En effet, ŗ qui fera-t-on croire que l'Oldenbourg soit le vrai motif de la querelle? Entre grandes puissances, on ne se bat pas pour l'Oldenbourg. D'ailleurs, la France a offert une indemnitť; elle l'a offerte ęentiŤre et complŤteĽ, elle a rťitťrť ŗ dix reprises ses propositions, sans obtenir de rťponse. Il y a donc autre chose: il y a chez les Russes une arriŤre-pensťe, et brusquement, violemment, Napolťon tire le voile, met ŗ dťcouvert le fond mystťrieux du litige. Il dit: ęJe ne suis pas assez bÍte pour croire que ce soit l'Oldenbourg qui vous occupe: je vois clairement qu'il s'agit de la Pologne. Vous me supposez des projets en faveur de la Pologne; moi, je commence ŗ croire que c'est vous qui voulez vous en emparer, pensant peut-Ítre qu'il n'y a pas d'autre moyen d'assurer de ce cŰtť vos frontiŤres.Ľ Mais il importe qu'ŗ cet ťgard toute illusion cesse, que la Russie sache ŗ quoi s'en tenir, et ici l'Empereur s'anime terriblement. ęNe vous flattez pasĽ, s'ťcrie-t-il, ęque je dťdommage jamais le duc du cŰtť de Varsovie. Non, quand mÍme vos armťes camperaient sur les hauteurs de Montmartre, je ne cťderai pas un pouce du territoire varsovien: j'en ai garanti l'intťgritť. Demandez un dťdommagement pour l'Oldenbourg, mais ne demandez pas cent mille ‚mes pour cinquante mille, et surtout ne demandez rien du grand-duchť. Vous n'en aurez pas un village, vous n'en aurez pas un moulin. Je ne pense pas ŗ reconstituer la Pologne; l'intťrÍt de mes peuples n'est pas liť ŗ ce pays. Mais si vous me forcez ŗ la guerre, je me servirai de la Pologne comme d'un moyen contre vous. Je vous dťclare que je ne veux pas la guerre et que je ne vous la ferai pas cette annťe, ŗ moins que vous ne m'attaquiez. Je n'ai pas de goŻt ŗ faire la guerre dans le Nord; mais si la crise n'est point passťe au mois de novembre, je lŤverai cent vingt mille hommes de plus: je continuerai ainsi deux ou trois ans, et si je vois que ce systŤme est plus fatigant que la guerre, je vous la ferai... et vous perdrez toutes vos provinces polonaises.Ľ Ainsi, en s'acharnant ŗ une prťtention inadmissible, la Russie s'expose ŗ une lutte aussi dťsastreuse que celles oý ont succombť la Prusse et l'Autriche: faut-il donc que le mÍme esprit d'aveuglement et de vertige s'empare successivement de tous les …tats et les entraÓne aux abÓmes? ęCarĽ, poursuit l'Empereur en changeant subitement de ton et en affectant une modestie pleine d'impertinence, ęsoit bonheur, soit bravoure de mes troupes, soit parce que j'entends un peu le mťtier, j'ai toujours eu des succŤs, et j'espŤre en avoir encore, si vous me forcez ŗ la guerre.Ľ--ęVous savezĽ, ajoute-t-il, ęque j'ai de l'argent et des hommes.Ľ Et aussitŰt des visions ŗ faire frťmir, une fantasmagorie de chiffres, un concours prodigieux d'armťes s'ťvoquent ŗ sa voix: ęVous savez que j'ai huit cent mille hommes, que chaque annťe met ŗ ma disposition 250,000 conscrits, et que je puis par consťquent augmenter mon armťe en trois ans de sept cent mille hommes qui suffiront pour continuer la guerre en Espagne et pour vous la faire. Je ne sais pas si je vous battrai, mais nous nous battrons. Vous comptez sur des alliťs: oý sont-ils? Est-ce l'Autriche, ŗ qui vous avez ravi trois cent mille ‚mes en Galicie? Est-ce la Prusse? La Prusse se souviendra qu'ŗ Tilsit l'empereur Alexandre, son bon alliť, lui a enlevť le district de Bialystock. Est-ce la SuŤde? Elle se souviendra que vous l'avez ŗ moitiť dťtruite en lui prenant la Finlande. Tous ces griefs ne sauraient s'oublier: toutes ces injures se payent: vous aurez le continent contre vous.Ľ Devant ce dťbordement d'effrayantes paroles, Kourakine restait interloquť, douloureusement ťmu de cette prise ŗ partie qui le mettait en cause et en spectacle. Il s'essayait pourtant ŗ remplir son devoir, ŗ dťfendre de son mieux son pays et son maÓtre. Mais comment parler devant un prince qui transformait toute conversation en monologue? On voyait l'ambassadeur s'ťpuiser en vains efforts pour placer quelques mots: on le vit pendant prŤs d'un quart d'heure rester la bouche ouverte, sans que l'intarissable verve de son interlocuteur lui permÓt de commencer la phrase qu'il avait sur les lŤvres[267]. [Note 267: _Documents inťdits_.] ņ la fin, il profita d'un moment oý Napolťon reprenait haleine pour sortir de cette position ridicule, pour affirmer que l'empereur de Russie restait ęl'alliť le plus fidŤle de la France et mÍme l'ami de son souverainĽ.--ęC'est le mÍme langageĽ, interrompit Napolťon, ęque vous tenez ŗ Pťtersbourg ŗ mon ambassadeur; mais que me servent des paroles que les faits dťmentent et que vous dťmentez vous-mÍme par la protestation contre l'incorporation de l'Oldenbourg?Ľ--ęEst-ce doncĽ, continua-t-il, ępour plaire aux Anglais que vous l'avez faite?Ľ Et il montra au loin l'Angleterre dominant l'horizon, tenant le fil de toutes les intrigues, tirant et ramenant ŗ elle la Russie. ņ l'appui de ce tableau, il rappela les facilitťs rendues au commerce britannique, le dťveloppement inouÔ de la contrebande, et fortement il insista sur ces griefs, qui le remplissaient d'amertume. Dans les rares instants de rťpit que lui laissait l'Empereur, Kourakine se bornait ŗ dire que son maÓtre n'avait rien tant ŗ coeur que de terminer le litige. Pour faire justice de ces allťgations sans preuve, Napolťon lui lanÁa tout ŗ coup une question catťgorique et le mit au pied du mur: ęQuant ŗ s'arranger, dit-il, j'y suis prÍt: avez-vous les pouvoirs nťcessaires pour traiter? Si oui, j'autorise de suite une nťgociation.Ľ Force fut ŗ l'ambassadeur d'avouer qu'il n'avait point ęla latitude nťcessaire pour conclure un arrangementĽ; il se h‚terait toutefois de faire connaÓtre ŗ Pťtersbourg les dťsirs exprimťs par Sa Majestť et ne doutait point qu'ils ne fissent faire un grand pas ŗ l'entente. Mais le vague et l'embarras de cette rťponse avaient une fois de plus ťclairť l'Empereur: ę…crivez, reprit-il avec scepticisme, je n'ai rien contre, mais votre cour sait depuis longtemps ce que je viens de vous dire: je l'ai dit ŗ Tchernitchef, au gťnťral Schouvalof, et mes ambassadeurs n'ont cessť depuis quatre mois de vous le rťpťter.Ľ Il le rťpťta encore lui-mÍme, longuement, insatiablement, avec des expressions ŗ effet subitement dardťes, avec un grand luxe d'images et de mťtaphores. Pourquoi, disait-il, au moment oý la Russie se trouvait le plus fortement engagťe sur le Danube, s'est-elle retournťe et dressťe contre la Pologne? ęVous faites comme le liŤvre qui a reÁu du plomb; il se lŤve sur ses pattes et s'agite affolť, s'exposant ŗ recevoir en plein corps une nouvelle dťcharge.Ľ Pourquoi prolonger un ťtat incertain, qui n'est ni la guerre ni la paix? ęQuand deux gentilshommes se querellent, quand l'un, par exemple, a donnť un soufflet ŗ l'autre, ils se battent et puis ensuite se rťconcilient: les gouvernements devraient agir de mÍme, faire carrťment la guerre ou la paix.Ľ Mais non, la Russie prťfŤre se dťrober ŗ toute solution, elle semble vouloir ťterniser le malaise gťnťral, et c'est ce que l'Empereur, ŗ grands coups d'arguments et de rťpťtitions, s'efforce de faire sentir ŗ tous les diplomates qui l'ťcoutent, au public europťen qui l'entoure. Conservant une certaine modťration dans les termes et affectant le calme de la force, traitant l'ambassadeur avec une sorte de bienveillante pitiť, il continue ŗ frapper son gouvernement par-dessus sa tÍte: tout en rendant justice ŗ la bonne volontť de Kourakine, il l'accable d'une dialectique inexorable. Enfin, aprŤs l'avoir tenu trois quarts d'heure ŗ la torture, il le laissa aller, et le pauvre prince se retira consternť, rouge et suant ŗ grosses gouttes, suffoquant d'ťmotion, ťtouffant dans son bel habit dorť, rťpťtant ęqu'il faisait bien chaud chez Sa MajestťĽ. Cependant, comme il faut que tout entretien diplomatique se termine par un appel ŗ la concorde, les derniŤres paroles de l'Empereur avaient ťtť pacifiques: il avait exprimť l'espoir que la guerre et ses calamitťs pourraient encore Ítre ťvitťes, si la Russie voulait s'expliquer autrement que par ťnigmes. Mais que pouvaient ces vagues tempťraments contre l'‚pretť belliqueuse de toute son argumentation, contre l'ťclat menaÁant de ses discours et cette subite dťcharge de sa colŤre? III Le lendemain 16 aoŻt, retournť ŗ Saint-Cloud, Napolťon se fit apporter toutes les piŤces de la correspondance avec la Russie, depuis l'entrevue du Niťmen. En mÍme temps, le ministre secrťtaire d'…tat au dťpartement des relations extťrieures, le duc de Bassano, ťtait appelť ŗ un _travail avec Sa Majestť_: cela consistait ŗ recueillir par ťcrit les rťflexions que suggťrait ŗ l'Empereur telle ou telle question, d'aprŤs ses ťlťments et ses piŤces, ŗ enregistrer ensuite la dťcision prise. Le ministre tenait la plume, arrondissait la phrase, tempťrait parfois l'expression: la pensťe venait du maÓtre. Il ťprouvait le besoin de la mettre ainsi en forme positive et dogmatique, afin de voir plus clair dans ses propres idťes, dans les raisons qui le dťterminaient; c'ťtait comme un rapport qu'il se faisait ŗ lui-mÍme et dont les conclusions fixaient sa volontť[268]. Cette fois, le problŤme ŗ rťsoudre ťtait celui-ci: ęLa situation de la France avec la Russie est-elle de nature ŗ ce qu'on doive craindre une guerre, qu'il faille lever une nouvelle conscription et autoriser les dťpenses que les ministres de la guerre proposent[269]?Ľ [Note 268: Voy. plusieurs exemples de _Travail avec l'Empereur_ dans ROEDERER, t. III, p. 562 et suiv.] [Note 269: Le rťsultat du _Travail avec l'Empereur_ figure, sous forme de volumineux mťmoire, aux archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 153. BIGNON, X, 89 et suiv., et ERNOUF, 301-305, en ont publiť des extraits.] La veille, parlant ŗ Kourakine, Napolťon avait dťclarť _ab irato_ qu'il connaissait les exigences de la Russie et ne s'y prÍterait jamais. Maintenant, il reprend la question et en dťlibŤre avec lui-mÍme, de sang-froid et ŗ tÍte reposťe. Avec son habituelle acuitť de perception, il va droit au noeud de l'affaire; il le dťbarrasse de toute ambiguÔtť, l'extrait des incidents entassťs ŗ plaisir pour le couvrir et le masquer: il le dťgage et l'isole, le fait saillir en plein relief. Longuement, mťthodiquement, il reprend toutes les dťductions qui l'amŤnent ŗ croire que la Russie en veut ŗ l'intťgritť de l'…tat varsovien. Doit-il ou non souscrire ŗ cette prťtention? C'est ce qu'il examine ensuite. Il pŤse le pour et le contre, met en balance les arguments qui militent en faveur de l'un et de l'autre parti; aveugle et rigoureux logicien, il aboutit enfin, par une suite de raisonnements serrťs, ŗ se prononcer pour la nťgative, ŗ prťfťrer le conflit violent et la guerre, et nous avons ainsi un mťmoire justificatif de sa campagne de 1812, dictť par lui-mÍme. Tout d'abord, il pose en principe qu'une guerre avec la Russie serait chose inopportune et f‚cheuse; elle dťtournerait nos forces de l'Espagne et nous obligerait ŗ y laisser tout inachevť; elle occasionnerait une effroyable consommation d'hommes, d'argent, et ęne produirait jamais des avantages ťgaux aux sacrifices qu'elle aurait exigťsĽ. Il est donc ŗ dťsirer qu'elle puisse Ítre ťvitťe. Peut-elle l'Ítre? Pour rťpondre ŗ cette question, l'Empereur retrace ŗ grands traits l'historique de ses rapports avec Alexandre Ier depuis l'alliance, se reporte par la pensťe ŗ Tilsit, repasse par Erfurt, saisit dŤs 1809 le conflit en germe et dťmontre irrťfutablement que ęla vťritable difficultť de la position actuelleĽ provient de la conduite tenue par les Russes avant et pendant la derniŤre campagne contre l'Autriche, de leurs dťfaillances diplomatiques et militaires. Si l'empereur Alexandre, comme Napolťon l'en avait conjurť, avait parlť ferme ŗ Erfurt et menacť l'Autriche, celle-ci eŻt senti la rťalitť de l'alliance franco-russe: elle eŻt craint d'affronter en mÍme temps les deux grandes monarchies et eŻt renoncť ŗ la guerre: aucun changement ne se serait opťrť sur les frontiŤres de la Russie; la Galicie n'eŻt pas changť de maÓtre. ęSi, la guerre ayant eu lieu, la Russie y avait pris part, comme elle le devait, au moment mÍme et en y employant des forces considťrables, elle serait entrťe la premiŤre dans cette province, et les troupes du duchť de Varsovie n'y auraient paru qu'en auxiliaires. Le contraire arriva. Les troupes du duchť de Varsovie firent la conquÍte de la Galicie orientale, les habitants de cette province prirent les armes contre l'ennemi, et elle se trouva ŗ la paix dans une telle situation qu'elle ne pouvait Ítre rendue ŗ l'Autriche et que Sa Majestť fut obligťe de stipuler sa rťunion au duchť de Varsovie.Ľ La Russie s'est donc trouvťe en prťsence d'une Pologne ŗ demi reconstituťe, qui excitait ses inquiťtudes. Les garanties donnťes ou offertes--cession d'un district de la Galicie, envoi des troupes varsoviennes en Espagne, traitť stipulant le non-rťtablissement du royaume de Pologne--ont paru insuffisantes, et la Russie est restťe en alarme, prÍte ŗ saisir la premiŤre occasion pour porter atteinte ŗ un ordre de choses dont elle ťtait responsable et qu'elle jugeait nťanmoins incompatible avec sa sťcuritť. Le prťtexte dont elle s'est emparťe a ťtť l'incorporation de l'Oldenbourg ŗ l'empire franÁais. ęLes arrÍts du conseil britannique forcŤrent Sa Majestť ŗ rťunir ŗ la France les villes hansťatiques, pour fermer les ports du Nord au commerce de l'Angleterre. Le duchť d'Oldenbourg fut compris dans cette rťunion. La Russie intervint pour le duc d'Oldenbourg. Le pays d'Erfurt fut offert en indemnitť. La Russie la refusa; au lieu d'en demander une autre, elle fit une protestation, procťdť sans exemple dans l'histoire des puissances alliťes. Elle commenÁa sa protestation par des rťserves, et elle la finit par l'expression du dťsir de conserver l'alliance: ce qui signifiait assez clairement qu'elle voulait faire beaucoup de bruit de l'affaire de l'Oldenbourg sans pousser les choses ŗ bout et en laissant un moyen d'arrangement. ęSes projets commenÁaient ŗ se dťvelopper. On vit qu'ils se dirigeaient contre le duchť de Varsovie, dont l'existence et l'agrandissement l'alarmaient, et qu'ils tendaient, sinon ŗ une rťunion totale du duchť aux provinces polonaises russes, du moins ŗ une rťunion partielle qui conduirait incessamment ŗ son entiŤre destruction. Le refus d'accepter Erfurt comme indemnitť avait ťtť motivť sur ce que ce pays n'ťtait pas contigu ŗ la Russie: or, le seul pays contigu ŗ la Russie sur lequel Sa Majestť pouvait avoir quelque influence est le duchť de Varsovie. Des insinuations verbales faites par le colonel Tchernitchef et par le comte Roumiantsof avaient fait comprendre que l'affaire d'Oldenbourg s'arrangerait, lorsque l'on s'entendrait sur les affaires de la Pologne. On conÁut trŤs bien alors comment la Russie ťtait intervenue dans l'affaire d'Oldenbourg; comment, en faisant sa protestation, elle avait exprimť de nouveau son attachement ŗ l'alliance; comment enfin, en refusant Erfurt, elle n'avait pas fait connaÓtre ce qu'elle dťsirait. ęSi elle se trouvait blessťe, pourquoi ne faisait-elle pas la guerre? Si elle voulait des indemnitťs plus ou moins considťrables, pourquoi n'ouvrait-elle pas des nťgociations? Toute discussion entre des gouvernements ne peut cependant finir que de l'une ou l'autre de ces maniŤres; mais la Russie voulait des choses qu'elle n'osait pas avouer. Elle voulait la cession de 5 ŗ 600,000 habitants du duchť en indemnitť de l'Oldenbourg. Cette consťquence de la protestation, des insinuations, du silence mÍme de la Russie, est ťvidente. ęTout porte donc ŗ penser que la paix pourrait Ítre maintenue, si l'on voulait cťder 5 ŗ 600,000 ‚mes du duchť de Varsovie ŗ l'empire russe, et Sa Majestť est dans l'opinion que s'il existait dans le duchť une nation ŗ part de 5 ŗ 600,000 ‚mes dont elle eŻt le droit de disposer, et qu'elle pŻt, sans manquer ŗ l'honneur, rťunir ŗ la Russie, cette cession serait prťfťrable ŗ la guerre. Mais toutes les parties du duchť ont la mÍme origine, sont composťes des mÍmes ťlťments. Elles appartiennent toutes au mÍme peuple, qui, quoique partagť, existe toujours dans ses droits. ņ mesure qu'un des membres qui en avait ťtť sťparť est rťuni ŗ un autre, il se confond avec lui pour faire un corps de nation. Telle est l'existence actuelle du duchť de Varsovie. Ce qui tendrait ŗ le diviser tendrait ŗ le dťtruire; la Russie ne l'ignore point; elle sait trŤs bien que si elle parvenait ŗ faire faire une marche rťtrograde au duchť, il n'en resterait pas lŗ; que lorsqu'il aurait perdu 5 ŗ 600,000 habitants, sa perte totale s'ensuivrait ŗ la premiŤre circonstance favorable: que lorsqu'il verrait ses intťrÍts abandonnťs par celui qui lui donna l'existence, elle pourrait espťrer de l'attirer ŗ elle; que quoique les Polonais ne puissent quitter sans regret les lois paternelles et libťrales du roi de Saxe, ils seraient portťs ŗ faire ce sacrifice pour acquťrir une situation dťfinitive, car le plus grand malheur pour une nation, c'est l'incertitude sur son avenir; qu'enfin il suffirait que l'existence du duchť de Varsovie fŻt attaquťe dans un de ses ťlťments quelconques et qu'il cess‚t de compter sur la protection de la main puissante par laquelle il existe, pour porter tout ce qui reste de la Pologne vers la Russie. ęCes raisonnements sont justes. Il est constant que la cession de 5 ŗ 600,000 habitants entraÓnerait celle de tout le duchť. La question doit donc Ítre posťe d'une autre maniŤre. Il faut examiner s'il convient ŗ la France d'agrandir la Russie du duchť tout entier. ęCet agrandissement porterait les frontiŤres de la Russie sur l'Oder et sur les limites de la Silťsie. Cette puissance que l'Europe, pendant un siŤcle, s'est vainement attachťe ŗ contenir dans le Nord, et qui s'est dťjŗ portťe par tant d'envahissements si loin de ses bornes naturelles, deviendrait puissance du midi de l'Allemagne; elle entrerait avec le reste de l'Europe dans des rapports que la saine politique ne peut pas permettre, et en mÍme temps qu'elle obtiendrait de si dangereux avantages par sa nouvelle position gťographique, elle aurait acquis en peu d'annťes, par la possession de la Finlande, de la Moldavie, de la Valachie et du duchť de Varsovie, une augmentation de 7 ŗ 8 millions de population, et un accroissement de force qui dťtruirait toute proportion entre elle et les autres grandes puissances. Ainsi se prťparerait une rťvolution qui menacerait tous les …tats du Midi, que l'Europe entiŤre n'a jamais prťvue sans effroi et que la gťnťration qui s'ťlŤve verrait peut-Ítre accomplir. ęSa Majestť est donc dťcidťe ŗ soutenir par les armes l'existence du duchť de Varsovie, qui est insťparable de son intťgritť. L'intťrÍt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent; la politique le commande, en mÍme temps que l'honneur en ferait plus particuliŤrement un devoir ŗ Sa Majestť.Ľ La seconde partie du mťmoire traite du litige commercial et ťconomique. L'Empereur rappelle l'ukase prohibitif du commerce franÁais. Il insiste sur l'ouverture des ports russes aux marchandises coloniales et y voit la nťgation mÍme des rŤgles du blocus. Si graves que soient ces mesures, elles ne sauraient pourtant, prises en elles-mÍmes, constituer un motif valable de rupture: ęil faudrait plaindre les …tats qui se battraient pour des intťrÍts partiels du commerce.Ľ Mais les faits incriminťs ont une valeur essentielle ŗ titre d'indications et de symptŰmes; ils marquent une ťvolution progressive de la Russie vers l'Angleterre, ils trahissent chez elle une partialitť pour nos ennemis, un dťsir de rapprochement qui conduira peu ŗ peu les deux …tats ŗ une rťunion complŤte, et l'Empereur est rťsolu ŗ ne pas attendre cet aboutissement inťvitable de la politique russe pour ęsoutenir ses droits par les armes. Si la France, pour ťviter la guerre, prťfťrait laisser la Russie faire la paix avec l'Angleterre, elle ne parviendrait point ŗ son but. Une paix faite par un alliť avec l'ennemi commun, non seulement sans un accord prťalable, mais en violation des traitťs, amŤnerait promptement une mťsintelligence ouverte qui porterait bientŰt la Russie ŗ s'abandonner sans rťserve ŗ l'Angleterre. Nous la verrions mÍlťe dans ses intrigues, et la guerre serait le rťsultat inťvitable et prochain d'une position si singuliŤre.Ľ Ainsi, sous quelque point de vue que l'on envisage le diffťrend, la guerre est au bout: tous les raisonnements de l'Empereur, toutes les parties de son discours, comme autant d'avenues convergentes, ramŤnent ŗ la mÍme conclusion: nťcessitť de la guerre. Cette guerre, Napolťon entend plus que jamais la faire offensive. Mais l'ťtat actuel de ses prťparatifs, retardťs par leur grandeur mÍme, s'oppose encore ŗ cette initiative. Puis, les nťgociations avec l'Autriche, avec la Prusse, avec toutes les puissances qu'il importe d'enrŰler dans nos rangs, sont restťes ŗ l'ťtat d'ťbauche. Enfin, la saison est trop avancťe pour permettre en 1811 une sťrie d'opťrations fructueuses. Dans le Nord, oý la grande difficultť pour l'envahisseur est de se pourvoir en subsistances et surtout en fourrages, la saison propice aux hostilitťs est la fin du printemps: alors, l'ťpanouissement d'une vťgťtation tardive, mais exubťrante, ęfait naÓtre le fourrage sous les pieds des chevaux[270]Ľ: la cavalerie, l'artillerie, les ťquipages militaires trouvent sur place ŗ se ravitailler, sans recourir ŗ de difficiles et dispendieux transports. C'est ŗ cette ťpoque que la Prusse orientale et la Pologne, avec leurs plaines fertiles et leurs vastes prairies, se formeront pour nous en dťpŰt d'approvisionnements crťť par la nature, en grenier d'abondance. [Note 270: Paroles de Napolťon lui-mÍme. _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 374.] Par tous ces motifs, dťcidant la guerre, Napolťon dťcide en mÍme temps et encore une fois de la diffťrer: il en fixe l'ťpoque au mois de juin 1812. Tous ses efforts d'ici lŗ ne tendront plus qu'ŗ gagner du temps. Mettant une sourdine ŗ sa colŤre, il va exprimer de nouveau et sans rel‚che ŗ la Russie le dťsir de traiter, bien certain qu'on ne le prendra pas au mot et qu'il peut impunťment multiplier ses invites. Sous le couvert de ces dťmonstrations pacifiques, il poussera ŗ fond ses armements et ses levťes. Simultanťment, sa diplomatie reprendra contact avec l'Autriche et la Prusse, avec la SuŤde et la Turquie, afin qu'il n'ait plus, au moment dťcisif, qu'ŗ cueillir des alliances parvenues ŗ maturitť. Ainsi, sans bruit et sans ťclat, tout se prťparera pour la grande entreprise. Enfin, lorsque toutes nos forces seront en ligne, lorsque nos alliances seront formťes, lorsque Napolťon verra arriver l'heure marquťe dans ses profonds calculs, il donnera brusquement le signal: aprŤs avoir mis prŤs d'un an ŗ tendre et ŗ bander les ressorts de sa puissance, il les l‚chera brusquement, donnera l'impulsion aux cinq cent mille hommes rťunis sous sa main, viendra ŗ leur tÍte aborder impťtueusement la Russie. Voilŗ le plan grandiose et fťlin qui s'est esquissť dans son esprit dŤs le dťbut de l'annťe et auquel il s'arrÍte dťfinitivement en aoŻt 1811; il le fixe alors sur le papier: il l'indique en quelques mots dans le mťmoire du 16 aoŻt, avec les actions diverses que ce plan comporte et le dťnouement foudroyant auquel elles doivent aboutir: c'est comme une rŤgle de conduite qu'il se trace par ťcrit, pour plus de mťthode, et ŗ laquelle nous le verrons rigoureusement s'astreindre. Les considťrations dťveloppťes, dit le mťmoire, ęn'ont laissť aucun doute ŗ Sa Majestť sur la question dont elle cherchait la solutionĽ. En consťquence, elle a prescrit trois sťries d'opťrations parallŤles. Elle a ordonnť de continuer les nťgociations avec la Russie; elle a ordonnť que ędes nťgociations soient ouvertes avec l'Autriche et avec la Prusse, afin que, si d'ici ŗ six mois la Russie persiste dans son systŤme ironique de se plaindre sans cesse et de ne s'expliquer sur rien, Sa Majestť puisse ťtablir un nouveau systŤme d'alliances par des traitťs qui ne seraient signťs qu'ŗ l'expiration de ce termeĽ. Enfin, Sa Majestť a ordonnť que ędŤs ŗ prťsent les armťes soient mises sur le pied de guerre, afin que le mois de juin arrivant, ťpoque oý la saison devient favorable aux opťrations militaires dans les pays oý Sa Majestť devrait porter ses armes, elle soit en mesure, si elle est forcťe ŗ la guerre, de venger la foi des traitťs qu'on ne jura jamais en vain, de dťfendre le duchť de Varsovie et de le consolider en ajoutant ŗ son ťtendue et ŗ sa puissanceĽ. On remarquera que l'Empereur, dans cette derniŤre partie du mťmoire, affecte encore de s'exprimer sur la guerre en termes dubitatifs; il termine mÍme en paraphrasant la maxime qu'il qualifie de banale: ę_Si vis pacem, para bellum._Ľ Mais quelques rťticences voulues, quelques phrases de pure forme sauraient-elles prťvaloir contre l'ensemble du texte et l'orientation gťnťrale des idťes? Dans un document destinť ŗ rester, un souverain n'avoue jamais qu'il va dťlibťrťment et de parti pris ŗ la guerre, lors mÍme qu'il la veut et la dťcrŤte intimement. Au reste, tout projet humain, fŻt-il conÁu par le plus volontaire des hommes, laisse une part ŗ l'inconnu et aux contingences de l'avenir. Napolťon ne jugeait pas tout ŗ fait impossible que la Russie, ťpouvantťe par nos prťparatifs, consentÓt au dernier moment ŗ rentrer dans l'alliance sans conditions ni garanties. Seulement, il se rťservait en ce cas d'exiger des sacrifices proportionnťs aux efforts et aux dťpenses que les Russes lui auraient occasionnťs: il n'entendait pas faire pour rien une immense et coŻteuse expťdition jusqu'au seuil de leur empire. Non content de les assujettir ŗ ses volontťs sur tous les points en litige, il leur retirerait les avantages concťdťs ŗ Erfurt, les priverait de la Moldavie et de la Valachie, les rťduirait pour longtemps ŗ un ťtat d'impuissance et de nullitť, et certains passages de son mťmoire ne laissent aucun doute sur cette intention de les traiter en vaincus, lors mÍme qu'ils viendraient ŗ lui et s'humilieraient au seul contact du fer. Au fond, il n'admet plus qu'une solution par les armes, une capitulation de l'adversaire sous le coup ou sous la menace immťdiate de la dťfaite. C'est en ce sens que les journťes des 15 et 16 aoŻt 1811 inscrivent une date dťcisive dans l'histoire de la rupture: elles marquent l'instant oý Napolťon renonce ŗ toute idťe de transaction, oý il se promet d'imposer purement et simplement la loi par la pression de ses armťes, et ajourne en mÍme temps ŗ l'ťchťance de dix mois cette grande contrainte. CHAPITRE VII SUITE DES PR…PARATIFS. Rťponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur.--Nouvelles demandes d'explications.--Instances ŗ la fois pressantes et vagues.--Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire.--Coup d'oeil sur nos prťparatifs et nos positions militaires.--Dantzick.--L'armťe varsovienne.--Les contingents allemands.--L'armťe de Davout.--L'armťe des cŰtes.--Camps de Hollande et de Boulogne.--Oudinot et Ney.--L'armťe d'Italie.--La garde.--Entassement d'hommes et de matťriel.--Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports: moyens employťs pour vaincre la nature et les espaces.--Universelle prťvoyance.--Napolťon excessif en tout.--Il ruse tour ŗ tour et menace.--Il se laisse volontairement espionner.--Travail parallŤle d'Alexandre.--Formation des armťes russes en deux groupes principaux.--Barclay de Tolly et Bagration.--Alexandre cherche ŗ reprendre la libre disposition de son armťe d'Orient en h‚tant sa paix avec la Porte.--Service demandť ŗ l'Angleterre.--Napolťon incite les Turcs ŗ continuer la guerre.--Causes de sa lenteur ŗ s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la SuŤde.--Dangers de cette politique.--Bernadotte rentre en scŤne.--Dťpart de la princesse royale.--L'ťtť ŗ Drottningholm.--Contrebande effrťnťe; rapports avec l'Angleterre.--Langage de la France: modťration relative.--Le baron Alquier part spontanťment en guerre contre la SuŤde.--Note injurieuse.--Rťplique sur le mÍme ton.--ScŤne extraordinaire entre Alquier et Bernadotte.--Dťplacement de l'irascible ministre.--Mise en interdit de Bernadotte.--Il reprend sa marche vers la Russie.--Erreur de Napolťon sur la SuŤde.--Alternatives de rigueur et de longanimitť.--Une crise s'annonce en Allemagne; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions. I ņ l'apostrophe lancťe au prince Kourakine, Alexandre fit le 25 septembre, par communication diplomatique, une rťponse calme et digne, oý il se dťfendait ťnergiquement d'avoir jetť un regard de convoitise sur aucune partie de la Pologne varsovienne[271]. Mettant ŗ profit le vague et l'obscur de ses insinuations antťrieures, il protestait contre l'interprťtation qu'on prťtendait leur donner; il affectait de n'avoir jamais dťsirť ce qu'il n'avait pu obtenir. [Note 271: BOGDANOVITCH, I, 33.] Napolťon prit acte de ces dťclarations, mais rťpliqua aussitŰt: Puisque vous ne voulez rien de la Pologne, que voulez-vous? Entrez en matiŤre sur les intťrÍts de la maison d'Oldenbourg, parlez net; nous sommes prÍts ŗ vous ťcouter. Et pťriodiquement, de mois en mois, il invitait le cabinet de Pťtersbourg ŗ sortir de sa rťserve, ŗ lui envoyer un nťgociateur spťcial ou ŗ munir Kourakine des pouvoirs nťcessaires pour faire un arrangement[272]. ņ ces demandes, Alexandre rťpondait par ses plaintes ordinaires, par des dolťances sans conclusion, et dťlayait en phrases ťvasives ses refus de traiter. Ces fins de non-recevoir prťvues n'empÍchaient nullement l'Empereur de renouveler ses avances en vue d'un accord dont il ne spťcifiait pas les bases. Ainsi se maintenait entre les deux souverains un conflit stagnant. Tous deux ťvitaient de se dťvoiler et de trancher la grande ťquivoque. La vťritable question en jeu ťtait maintenant celle du blocus, mais Alexandre n'en parlerait jamais le premier, et Napolťon ťtait rťsolu ŗ n'en parler qu'ŗ la tÍte de cinq cent mille hommes. Le duc de Bassano faisait ŗ Lauriston cet aveu: ęJe vous le dis encore pour vous seul, Monsieur, l'affaire d'Oldenbourg est peu de chose pour la Russie et pour nous. Les intťrÍts du commerce et du systŤme continental sont tout... Cette explication ne vous autorise point ŗ aborder ces questions et ŗ sortir de la mesure qui vous est prescrite[273].Ľ Le ministre recommandait ŗ l'ambassadeur, il est vrai, de s'ťclairer discrŤtement sur les dispositions que tťmoignerait le cabinet de Pťtersbourg ęsi ces questions ťtaient abordťes[274]Ľ; mais l'Empereur, malgrť cette formule interrogative, se rendait parfaitement compte que la Russie, ayant rťpudiť presque ouvertement et trahi le systŤme continental, n'y rentrerait jamais de plein grť, qu'il faudrait l'y ramener d'autoritť, et il rassemblait sans rel‚che, coordonnait, multipliait ŗ l'infini ses moyens d'invasion. [Note 272: _Corresp._, 17394, 18242, 18245.] [Note 273: Lettre confidentielle du 19 novembre 1811.] [Note 274: _Id._] Ce travail se poursuit d'un bout ŗ l'autre de l'Europe franÁaise. Au nord, l'avant-poste de Dantzick devient presque une armťe, composťe de bataillons franÁais, polonais, westphaliens, hessois et badois. Dantzick n'est plus seulement une place munie de toutes ses dťfenses et se suffisant ŗ elle-mÍme: c'est ęle grand dťpŰt pour toute la guerre du Nord[275]Ľ, un magasin abondamment pourvu, un atelier de construction et de rťparation. Il y a lŗ des fonderies, des usines, des chantiers en activitť, car il importe que la Grande Armťe, lorsqu'elle passera sous Dantzick pour entrer en Russie, trouve dans la ville de quoi complťter ses munitions et refaire son matťriel. Sur la droite de Dantzick, Napolťon augmente l'armťe varsovienne, n'admet plus de diffťrence entre les ťtats portťs sur le papier et les effectifs rťels: il vient en aide ŗ l'administration locale et lui fait passer des subsides, tout en lui reprochant de mťsuser de ses ressources[276]. [Note 275: _Corresp._, 18140.] [Note 276: _Id._, 18300, 18477.] En arriŤre de la Vistule, les garnisons de l'Oder reÁoivent des renforts et se composent dťsormais de troupes exclusivement franÁaises. Dans la rťgion de l'Elbe, Davout commande maintenant ŗ quatre divisions. Napolťon lui en forme peu ŗ peu une cinquiŤme. Surtout, fidŤle ŗ ses procťdťs, il grossit les divisions dťjŗ existantes par une lente infusion de dťtachements divers: dans ces moules tout formťs, il fait couler insensiblement la matiŤre humaine. Davout a 72,000 hommes d'infanterie; 13,000 sont en route pour le rejoindre: ils porteront les compagnies ŗ l'effectif de 150 hommes, les bataillons ŗ 900, les rťgiments ŗ 4,500[277]. Autour de Davout et en arriŤre, les princes de la Confťdťration sont invitťs ęŗ remonter leur cavalerie et ŗ prťparer leur contingent[278]Ľ. L'Empereur donne une attention particuliŤre aux troupes saxonnes, aux divisions westphaliennes, et les tient prÍtes ŗ marcher aux cŰtťs de notre armťe d'Allemagne. [Note 277: _Id._, 18170, 18175, 18187, 18208, 18215, 18226. Cf. les rťponses de Davout, aux Archives nationales, AF, IV, 1654-1656.] [Note 278: _Corresp._, 18333.] En Hollande et dans la France du Nord, une autre armťe de quatre divisions ťtait en train de se former. …chelonnťe sur le littoral depuis le pas de Calais jusqu'ŗ l'Ost-Frise, s'appuyant aux camps de Boulogne et d'Utrecht, elle regardait la mer et semblait faire face aux Anglais: pour mieux donner le change, Napolťon l'avait nommťe: _corps d'observation des cŰtes de l'Ocťan_. En rťalitť, elle ťtait destinťe ŗ passer en Allemagne par un changement de front, par une conversion ŗ droite, et ŗ former deux corps de la Grande Armťe. Vers la fin de l'annťe, les troupes massťes autour d'Utrecht et de NimŤgue viendront se poster entre Munster et OsnabrŁck et y attendront de nouveaux ordres: celles de Boulogne se dirigeront sur Mayence. L'Empereur songe d'abord ŗ relier les premiŤres, lors de leur entrťe en Allemagne, au corps de Davout, et ŗ constituer au marťchal une armťe de deux cent mille hommes, comprenant neuf divisions[279]. Mais Davout s'alarme de ce surcroÓt de charge et de responsabilitť: dans une lettre remarquable, qui fait honneur ŗ sa modestie autant qu'ŗ sa connaissance profonde des vrais principes du commandement, il rappelle ŗ l'Empereur que le maniement direct de neuf divisions excŤde les forces d'un seul homme[280]. Napolťon se rend ŗ ces raisons; il dťcide de donner aux troupes de Hollande un commandant en chef spťcial et d'en faire une puissante unitť sous les ordres d'Oudinot, duc de Reggio; il confiera ŗ Ney, duc d'Elchingen, les masses qui arriveront de Boulogne. [Note 279: _Id._, 18218, 18285.] [Note 280: Lettre du 4 novembre 1811. Archives nationales, AF, IV, 1656.] DŤs ŗ prťsent, de tous les points du territoire, les conscrits rapidement ťduquťs affluent dans les camps des Pays-Bas, s'y mÍlent ŗ de vieux soldats, achŤvent de se former ŗ leur contact. Le matťriel se rťunit ŗ la FŤre, Metz, Mayence, Wesel, MaŽstricht, afin que les deux corps le prennent en passant. D'un mouvement analogue, toutes les forces disponibles de l'Italie remontent vers le centre de formation ťtabli au pied des Alpes, entre Brescia et Vťrone: lŗ s'ťtablit, sous EugŤne, une troisiŤme armťe, destinťe ŗ dťboucher en Allemagne par Ratisbonne et ŗ prendre rang dans la grande colonne d'invasion. Chaque corps se compose individuellement ses ťtats-majors, son personnel administratif, ses services auxiliaires, ses parcs, se complŤte en munitions et en chevaux. Indťpendamment des cinq brigades de cavalerie lťgŤre affectťes aux corps d'Allemagne, Napolťon en crťe huit autres, sans fixer encore leur destination: il crťe cinq divisions de grosse cavalerie, deux en Hanovre, une ŗ Bonn, une ŗ Mayence, une ŗ Erfurt, la derniŤre sur le Mincio. Quant ŗ la rťserve gťnťrale de l'armťe, elle est tout indiquťe; ce sera la garde. Rťpartie dans le triangle compris entre Paris, Bruxelles et Metz, la garde rappelle ŗ soi les dťtachements et les cadres envoyťs en Espagne, grossit et enfle sur place, arrive ŗ un complet et magnifique ťpanouissement. Avec ses grenadiers, voltigeurs, tirailleurs, fusiliers, chasseurs, flanqueurs, avec ses vťlites royaux et ses bataillons italiens, l'infanterie comprend maintenant quatre divisions; la cavalerie en forme deux, l'artillerie possŤde deux cent huit piŤces[281], mais les rťgiments ne quittent pas encore leurs garnisons ordinaires et leurs quartiers de paix. Ainsi, sur des points divers, sous des dťnominations diffťrentes, se constituent toutes les parties de la Grande Armťe future: Napolťon confectionne sťparťment les piŤces de l'organisme, en attendant qu'il les ajuste, qu'il les soude les unes aux autres, qu'il les monte et les dresse en un formidable appareil[282]. [Note 281: _Corresp._, 18281, 18333, 18365, 18400, et en gťnťral toute la _Correspondance impťriale_ depuis aoŻt 1811 jusqu'ŗ fťvrier 1812. Dťsormais, il n'est presque plus de jour qui s'ťcoule sans Ítre marquť par l'expťdition d'un ou de plusieurs ordres.] [Note 282: _Corresp._, 18337, 18355-18356.] Comme les guerres prťcťdentes et surtout celle d'Espagne ont dťvorť en partie ses meilleurs rťgiments, il veut supplťer ŗ la qualitť par la quantitť, vaincre et ťcraser par le nombre. Sur tous les points de rťunion, il entasse rťgiments sur rťgiments, fait des brigades et des divisions avec des ťlťments de toute sorte, puissamment amalgamťs et pťtris; il croit n'avoir jamais assez d'hommes, assez de contingents: il attire ses plus lointaines ressources, envoie au prince EugŤne des Dalmates et des Croates, promet ŗ Oudinot d'autres Croates, qui combattront ŗ cŰtť de bataillons suisses, fait venir ŗ Paris et passe en revue deux rťgiments de Slaves ŗ demi sauvages, de _haydoucks_ qui guerroyaient naguŤre contre le Turc sur les confins de l'Autriche. Il jette en Allemagne des bataillons portugais, d'autres en Hollande, et Áŗ et lŗ, dans les diffťrents corps, des rťgiments espagnols apparaissent, dťcimťs par la dťsertion et grelottant de fiŤvre, dťpaysťs et emprisonnťs dans nos rangs. Puis, c'est une accumulation d'artillerie. Comptant moins sur les hommes, Napolťon veut avoir plus de canons; il en a dťjŗ six cent quatre-vingt-huit, avec quatre mille cent quarante-deux voitures d'artillerie[283]; il en aura davantage. Sachant aussi qu'en Russie son grand ennemi sera la nature, qu'il engage contre elle un duel redoutable, il tient ŗ munir ses soldats de tout ce qu'il faut pour la vaincre, pour s'ouvrir des chemins, aplanir les routes, supprimer les espaces, crťer des communications, franchir les fleuves. Il donne au corps du gťnie des proportions inusitťes: il tient ŗ possťder trois ťquipages de ponts, servis par un corps spťcial et par les marins de la garde: il en fait rassembler lui-mÍme les diffťrentes piŤces, les ťnumťrant et les citant par leur nom, afin que l'on n'en oublie aucune: par ses soins, chaque ťquipage devient un mťcanisme parfait et dťlicat comme un ressort d'horlogerie. Pour mieux assurer le bien-Ítre et l'endurance de ses troupes, pour les mettre ŗ l'abri du dťnuement et des intempťries, il leur compose des rťserves d'habillement, un rechange complet d'habits, de linge et de chaussures. Il n'oublie pas de commander ęvingt-huit millions de bouteilles de vin, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie: total, trente millions de liquide, ce qui abreuverait toute une armťe pendant une annťe[284]Ľ Enfin, pour voiturer l'effrayant fardeau d'approvisionnements que l'armťe doit traÓner ŗ sa suite, il recourt ŗ tous les modes connus de transport et de locomotion: il multiplie le nombre des vťhicules; il en invente de nouveaux, commande des caissons d'un modŤle perfectionnť, recrute des chevaux de trait par milliers, lŤve des bataillons de boeufs, organise un immense matťriel roulant, destinť ŗ suivre nos colonnes, ŗ s'enfoncer avec elles dans les profondeurs de l'Est. [Note 283: _Corresp._, 18281.] [Note 284: _Corresp._, 18386. Cf. le nį 18404.] Jamais sa pensťe n'a tant embrassť, ne s'est montrťe ŗ ce point fťconde et crťatrice: jamais il n'a mÍlť une science aussi raffinťe du dťtail ŗ d'aussi larges conceptions d'ensemble, et c'ťtait pourtant cette universelle prťvoyance qui l'acheminait plus sŻrement aux dťsastres. Son tort, si invraisemblable que le fait paraisse, fut l'excŤs mÍme de ses prťcautions: ce fut de ne vouloir rien laisser aux chances de l'imprťvu dans l'expťdition qui en comportait le plus, de mettre trop de prudence dans sa grande aventure, de raisonner ŗ outrance ses tťmťritťs et de prťtendre en assurer mathťmatiquement le succŤs. Il donnait ainsi ŗ l'oeuvre gťante une complexitť qui la disproportionnait encore davantage aux facultťs humaines. L'armťe qu'il se composait, ťnorme, surchargťe et ťpaissie d'ťlťments hťtťrogŤnes, lourde d'impťdiments, rťussirait moins aux t‚ches d'ťlan et d'entrain oý excellaient naguŤre ses souples armťes: elle offrirait plus de prise aux accidents de guerre ou de climat qui pourraient la dťsagrťger dŤs le dťbut ou la frapper d'impotence: l'une des raisons qui firent ťchouer l'entreprise fut la grandeur mÍme et la perfection des prťparatifs. Par un jeu double et fortement calculť, Napolťon dissimulait certains de ces prťparatifs et montrait les autres. On a vu avec quel soin il cachait l'introduction de nouveaux groupes en Allemagne et celait ses efforts pour loger des instruments d'agression aux portes mÍmes de la Russie. Il voulait faire croire qu'il ne donnait encore ŗ aucune partie de ses troupes une direction offensive, qu'il ne marquait point par des jalonnements dťjŗ imposants ses futures positions d'attaque. Par contre, il avouait hautement qu'en prťsence de l'attitude inexplicable d'Alexandre, il se croyait tenu d'armer, qu'il armait ŗ force, que tout se levait dans l'intťrieur de ses …tats, et que la France, s'il fallait en venir finalement ŗ la guerre, l'engagerait avec un ensemble de moyens dont elle n'avait jamais disposť. ęL'Empereur ne veut point la guerre, il fait tout pour l'ťviter, mais il a dŻ se mettre en ťtat de ne point la craindre[285]Ľ: tel ťtait le langage prescrit ŗ sa diplomatie. Lui-mÍme citait des chiffres ŗ effrayer l'imagination: il disait ŗ des auditeurs bien placťs pour transmettre au loin ses paroles: ęNon, je suis sŻr que l'empereur Alexandre ne se fait aucune idťe de toutes les forces que je puis employer contre lui; l'ayant connu personnellement et ne pouvant m'empÍcher de l'aimer et de rendre justice ŗ ses bonnes qualitťs, j'en suis rťellement trŤs f‚chť pour lui[286].Ľ L'effet de ces menaces indirectes serait peut-Ítre de faire trembler la Russie et de vaincre son obstination: peut-Ítre la verrait-on, ŗ l'instant oý nos armťes s'ťbranleraient, s'abattre misťrablement devant elles et se plier aux plus dures exigences. Dans tous les cas, ainsi avertie, elle se sentirait moins disposťe ŗ risquer une attaque, ŗ nous prťvenir sur la Vistule. [Note 285: Lettre de Maret ŗ Latour-Maubourg, 14 septembre 1811.] [Note 286: Conversation avec le ministre de Prusse, rapportťe par Tchernitchef le 12 janvier 1812, volume citť, 282.] C'ťtait dans le mÍme but que l'Empereur continuait ŗ fermer systťmatiquement les yeux sur les intrigues de Tchernitchef, dont il ignorait d'ailleurs toute l'ťtendue. Il se doutait bien que le jeune officier, restť depuis le mois d'avril ŗ Paris oý il semblait avoir ťlu dťfinitivement domicile, rŰdait autour des bureaux de la guerre: mais oý serait le mal s'il attrapait au passage quelques renseignements, quelques ťtats de situation, propres ŗ lui faire vaguement connaÓtre l'immensitť de nos moyens? Les notions qu'il transmettrait ŗ sa cour, ŗ la suite de ces dťcouvertes, ne la porteraient guŤre aux aventures. Malgrť les airs inquiets et les mines dťconfites de Savary, Napolťon laissait agir Tchernitchef, quitte ŗ l'arrÍter lorsque les choses iraient trop loin et ŗ le prendre sur le fait. ņ demi instruit de nos apprÍts, Alexandre ne restait pas inactif. ņ vrai dire, il ne pouvait plus guŤre augmenter ses armťes, ayant fait appel depuis longtemps ŗ tous ses effectifs disponibles: il venait encore d'avouer ŗ l'ambassadeur d'Autriche que les corps ťtaient ęau parfait complet[287]Ľ. Il se reposait avec quelque confiance sur ses vingt-sept divisions, ses cinq cent quatorze bataillons, ses quatre cent dix escadrons, ses cent cinquante-neuf compagnies d'artillerie, ses seize cents bouches ŗ feu[288]: ęmais, disait-il, il ne faut pas s'endormir pour cela: je mets ŗ profit le temps qu'on me laisse[289].Ľ [Note 287: ONGKEN, rapport de Saint-Julien publiť ŗ la suite du tome II, p. 611 et suiv.] [Note 288: BOGDANOVITCH, I, 37.] [Note 289: ONGKEN, _loco citato_.] Il essayait d'amťliorer l'organisation militaire de l'empire, de simplifier et d'assouplir les rouages, de renforcer les rťserves. Par ses ordres, on prťparait de nouveaux appels, la levťe de quatre hommes sur cinq cents parmi les jeunes gens en ‚ge de servir; mais ces contingents ne seraient en ťtat de paraÓtre devant l'ennemi qu'aprŤs de longs mois d'instruction. Actuellement, l'ťtat-major s'occupait surtout ŗ disposer, conformťment au plan imaginť par Pfuhl, les troupes sur pied. Les armťes de la frontiŤre, rangťes jusqu'alors l'une derriŤre l'autre, se mÍlaient pour se distribuer ensuite en deux groupes principaux, placťs sur la mÍme ligne. Le premier se formait autour de Wilna, en arriŤre du Niťmen: il composerait l'armťe principale, celle qui reculerait vers le camp retranchť de Drissa et en ferait le centre de la rťsistance; le ministre de la guerre, Barclay de Tolly, prendrait sous sa direction immťdiate ce grand rassemblement. Le second groupe se formait au sud de Wilna, prŤs de Prouzany, derriŤre le Bug; ce serait l'armťe chargťe de tenir la campagne et de harceler l'ennemi, d'effleurer continuellement son flanc droit, de fatiguer les FranÁais par une guerre d'escarmouches et de surprises, de les obliger ŗ combattre toujours, sans jamais leur offrir l'occasion de vaincre. Le commandement de cette deuxiŤme armťe, rťservť d'abord au gťnťral Lavrof, serait confiť finalement ŗ l'impťtueux Bagration; une troisiŤme, sous Tormassof, se tiendrait en rťserve et serait utilisťe suivant les circonstances. C'ťtait dans cet ordre que l'on comptait affronter la guerre dťfensive, sans prťjudice des efforts ŗ tenter, au dťbut des hostilitťs, pour entamer momentanťment le duchť de Varsovie ou la Prusse orientale et dťconcerter l'adversaire par cette rapide incursion[290]. [Note 290: _Mťmoires de Wolzogen_, 77-79.] Dans leur groupement nouveau, les armťes russes remettaient en ligne sous une autre forme les deux cent cinquante ŗ deux cent quatre-vingt mille hommes que le Tsar avait mobilisťs dŤs le dťbut de l'annťe. C'ťtait ŗ peu prŤs tout ce qu'il pouvait opposer ŗ l'invasion, obligť qu'il ťtait de maintenir des corps assez importants en face de la Perse, dans le Caucase, sur le littoral de la mer Noire, dans le pays des Cosaques et en Finlande. Pour accroÓtre les forces disponibles, il n'y avait qu'un moyen: achever la guerre de Turquie, reprendre ainsi la libre disposition des troupes que Kutusof commandait sur le Danube et qui se montaient encore, malgrť les distractions opťrťes, ŗ plus de quarante mille hommes. Alexandre s'y employait activement, s'efforÁait de prťcipiter ŗ leur terme les nťgociations avec la Porte et voyait dans cette oeuvre de diplomatie le complťment indispensable de ses mesures stratťgiques. Pour amener les Turcs ŗ la paix, il se rťsignait ŗ de nouveaux sacrifices. En janvier et fťvrier, il avait voulu se faire cťder les Principautťs entiŤres pour en repasser la majeure partie ŗ l'Autriche, qu'il espťrait sťduire. …conduit ŗ Vienne, il renonÁait ŗ trafiquer des deux provinces, consentait ŗ restituer aux Turcs ce qu'il avait offert aux Autrichiens, c'est-ŗ-dire la Valachie entiŤre et une moitiť de la Moldavie, en gardant toujours pour lui la Bessarabie et la portion du territoire moldave comprise entre le Pruth et le Sereth. Rťsolu ŗ nťgocier sur ses bases, il se mit en quÍte d'un intermťdiaire qui pŻt instruire officieusement la Porte de ses concessions et les faire valoir, prťparer et mťnager un accord. L'idťe lui vint de s'adresser ŗ l'Angleterre: prťjugeant son rapprochement avec elle, il lui fit demander par communication secrŤte de le traiter d'avance en alliť et de le servir ŗ Constantinople, oý Pozzo di Borgo travaillait dťjŗ depuis une annťe ŗ lui assurer le bon vouloir de la mission britannique. Le cabinet de Londres se prťparait ŗ accrťditer auprŤs du Sultan un ministre, M. Liston, en place d'un simple chargť d'affaires; ŗ la sollicitation d'Alexandre, Liston fut chargť de transmettre et d'appuyer les propositions de la Russie[291]. Il devait arriver ŗ son poste vers la fin d'octobre; c'ťtait alors que la nťgociation s'entamerait, aboutirait peut-Ítre, et dťbarrasserait le Tsar de l'importune diversion. La paix avec les Turcs aurait en outre l'avantage d'amťliorer les relations avec l'Autriche et conduirait peut-Ítre ŗ obtenir de cette puissance, ŗ dťfaut d'un concours sur lequel il ne fallait plus compter, une neutralitť strictement garantie. [Note 291: Ce fait a ťtť rťvťlť par Alexandre lui-mÍme ŗ l'envoyť suťdois Loewenhielm. Correspondance inťdite de Loewenhielm, mars ŗ mai 1812; archives du royaume de SuŤde.] Sentant que le principal effort de la diplomatie russe se tournait vers l'Orient, Napolťon s'appliquait ŗ le contrecarrer. DŤs le 14 septembre, il faisait insinuer aux Turcs qu'un accommodement avec leur ennemi serait dťsormais une dťfaillance sans excuse, car le secours ťtait proche. Sans leur dire encore que sa rupture avec Alexandre devenait inťvitable, il ne leur dťfendait pas de le croire: ęSi le Divan, ťcrivait Maret ŗ Latour-Maubourg, ťtait persuadť que la guerre aura lieu, et s'il faisait, d'aprŤs cette opinion, de nouveaux efforts pour la continuer lui-mÍme avec vigueur, ne dťtruisez point ses dispositions et laissez-lui penser tout ce qui pourra donner plus d'ťnergie ŗ ses opťrations militaires.Ľ Le 21 septembre, Latour-Maubourg ťtait invitť ŗ renouveler la demande faite au printemps, ŗ rťclamer l'envoi en France d'un plťnipotentiaire ottoman, avec mission de nťgocier ęun arrangement et un accord d'opťrationsĽ. Pour effacer toute trace de mťsintelligence, Napolťon descend aux plus petits moyens. Au temps de l'intimitť avec Alexandre, il avait nťgligť de rťpondre ŗ la lettre par laquelle le sultan Mahmoud lui avait notifiť son avŤnement, et ce manque de procťdťs avait fait ŗ l'orgueil musulman une cuisante blessure. Aujourd'hui, si l'on revient ŗ Constantinople sur cet incident, Latour-Maubourg pourra dire que l'Empereur a parfaitement rťpondu au message du Sultan, qu'il lui a ťcrit de Vienne pendant la derniŤre campagne, mais que la lettre est tombťe sans doute aux mains de partis ennemis ou s'est ťgarťe au milieu du dťsordre insťparable d'une grande guerre. ņ l'appui de cette fable, le chargť d'affaires prťsentera un duplicata de la lettre soi-disant perdue, une piŤce qu'on lui expťdie de Paris pour les besoins de la cause. Dans cette copie d'un original qui n'a jamais existť, l'Empereur s'astreint ŗ toutes les formules de la phrasťologie orientale; il dit ŗ Mahmoud: ęJe prie Dieu, trŤs haut, trŤs excellent, trŤs puissant, trŤs magnanime et invincible empereur, notre trŤs cher et parfait ami, qu'il augmente les jours de Votre Hautesse et les remplisse de gloire et de prospťritť, avec fin trŤs heureuse[292]Ľ; et il exprime le voeu de voir l'union des deux empires, ęqui fut l'ouvrage des siŤclesĽ, redevenir inaltťrable. [Note 292: Archives des affaires ťtrangŤres, Turquie, 222.] S'ťtant promis pareillement de reprendre les pourparlers avec l'Autriche, la Prusse et la SuŤde, il n'y mettait aucune prťcipitation, car il craignait toujours que des liaisons positives et difficiles ŗ cacher n'avertissent la Russie de ses volontťs hostiles. Ayant dťcidť en principe de faire traÓner jusqu'en janvier 1812 la conclusion de ses alliances avec les deux cours germaniques, il ne recommenÁait pas mÍme ŗ poser des jalons, s'en tenait avec l'Autriche aux paroles ťchangťes pendant les premiers mois de l'annťe, dťfendait toujours ŗ la Prusse d'armer, fŻt-ce mÍme en sa faveur, l'invitait durement ŗ n'attirer l'attention sur elle par aucune dťmarche inconsidťrťe, ŗ ne point se mÍler, humble et faible qu'elle ťtait, ŗ la querelle des grands. Quant ŗ la SuŤde, dont il craignait encore plus les emportements, il entendait ne la mander qu'ŗ la derniŤre heure; apprenant que Bernadotte continuait ŗ rassembler des troupes par provision et ŗ tout ťvťnement, il bl‚mait ces mesures, conseillait impťrieusement de les suspendre[293]. Il voulait que depuis la Baltique jusqu'au Danube, personne ne bouge‚t qu'ŗ son commandement: ŗ Vienne, ŗ Berlin, ŗ Stockholm, on devait attendre patiemment l'heure de sa bienveillance, sans chercher ŗ la devancer, sans donner l'alarme ŗ Pťtersbourg par un empressement inopportun. Mais ce systŤme de mťnagements perfides envers la Russie lui prťparait d'assez sťrieux mťcomptes, l'exposerait ŗ manquer des alliances insuffisamment prťparťes. Si l'Autriche montrait un calme relatif, les deux autres …tats s'agitaient, l'un par ambition et malaise, l'autre par peur, et ne se jugeaient plus en position d'attendre. Les nonchalances voulues de notre politique, ses lenteurs calculťes, vont nous mettre en pťril de perdre la Prusse; dťjŗ, elles nous ont aliťnť de nouveau la SuŤde, qui recommence ŗ se dťtacher de nous et ŗ s'ťchapper de notre orbite. [Note 293: _Corresp._, 17916.] II Depuis l'arrÍt de la nťgociation entamťe avec la SuŤde au printemps et dans laquelle Napolťon avait offert la Finlande ŗ qui lui demandait la NorvŤge, Bernadotte avait renouvelť quelques allusions ŗ l'objet de ses rÍves. Comme l'Empereur continuait ŗ faire la sourde oreille, il s'ťtait tu: dťsespťrant ŗ peu prŤs d'obtenir de la France ce qui lui tenait au coeur, comprenant que dans tous les cas Napolťon ne lui laisserait jamais dicter les conditions de l'alliance, se jugeant par cela mÍme mťconnu et dťlaissť, il revenait insensiblement ŗ l'idťe qui rťpondait le mieux ŗ ses rancunes personnelles, celle de demander la NorvŤge au Tsar et d'en faire le prix d'un accord actif avec la Russie. Une circonstance d'ordre intime contribuait alors ŗ l'isoler de la France. La princesse royale allait le quitter, n'ayant pu s'habituer ŗ vivre dans le pays oý elle devait rťgner. ęSon Altesse pťrit d'ennuiĽ, ťcrivait un diplomate[294]. ņ Stockholm, elle n'avait su ni s'occuper, ni plaire; ses journťes s'ťcoulaient dans une oisivetť boudeuse, et les soirťes, oý les dames de la cour avaient conservť l'habitude de filer en devisant paisiblement, lui paraissaient d'une insupportable longueur. Sa seule ressource ťtait la compagnie d'une dame franÁaise, sa grande maÓtresse et sa confidente, madame de Flotte, qui s'ennuyait plus qu'elle, et dont les dolťances achevaient d'assombrir son humeur. Puis, il y avait entre elle et le couple royal des froissements, des heurts: la jeune femme ne pouvait comprendre qu'il exist‚t encore dans le monde une cour oý l'on n'eŻt pas adoptť, en ce qui concernait la maniŤre de passer le temps, le train de vie et jusqu'aux heures des repas, la mode de Paris, et la violence qu'on lui demandait de faire ŗ ses goŻts, ŗ ses usages, achevait de lui faire prendre en horreur le sťjour de Stockholm[295]. ņ la fin, n'y pouvant plus tenir, elle allťgua une raison de santť pour s'ťloigner, annonÁa l'intention de faire une cure ŗ PlombiŤres et partit pour la France en dťplacement d'ťtť. Cette villťgiature devait durer douze ans[296]. Privant Bernadotte de la compagne qui mettait auprŤs de lui un rappel vivant de la patrie, elle le laissait plus exposť aux influences ennemies. [Note 294: Alquier ŗ Champagny, 20 mars 1811.] [Note 295: Correspondance de Tarrach, 31 mai.] [Note 296: Voy. l'ouvrage sur _Dťsirťe, reine de SuŤde et de NorvŤge_, par le baron HOSCHILD, p. 62.] Nťanmoins, si sa pensťe recommenÁait ŗ incliner vers la Russie, cette ťvolution ne se manifestait encore par aucun signe extťrieur: entre les deux courants qui se la disputaient, sa politique restait en apparence stationnaire. ņ cette heure, il semblait que sa grande occupation fŻt toujours de soigner sa popularitť; jamais on ne l'avait vu plus affable, plus portť ŗ ťriger la banalitť en systŤme. Pour attťnuer le f‚cheux effet produit sur les dames de la sociťtť par le dťpart de la princesse, il leur faisait la cour ŗ toutes, rťparait par ses empressements les dťdains de sa femme et se montrait aimable pour deux[297]. Il continuait aussi ŗ visiter les provinces et ne perdait pas une occasion d'ťprouver son prestige. Des troubles ťclataient-ils quelque part, il accourait au plus vite, et ŗ sa vue tout rentrait dans l'ordre: il stupťfiait et domptait la rťvolte par ce qu'il appelait lui-mÍme ęson ťloquence fulminante[298]Ľ. [Note 297: Correspondance de Tarrach, 7 juin.] [Note 298: Alquier ŗ Maret, 25 juin 1811.] Lorsque aprŤs ces exploits il retournait au ch‚teau de Drottningholm, oý la cour passait l'ťtť, il ęfaisait les dťlices[299]Ľ du vieux roi, qu'il honorait dans sa dťcrťpitude; la Reine raffolait de lui: sa verve, ses beaux contes amusaient tout le monde; sa prťsence mettait l'entrain, l'animation, dans le noble et froid palais ęoý la vie se passait maintenant en sociťtť depuis le matin jusqu'au soir[300]Ľ. Cependant, sous cette apparence de sťrťnitť, d'enjouement mÍme, son esprit inquiet et toujours en travail fermentait de plus en plus; ses convoitises dťÁues s'exaspťraient, se tournaient contre la France en une aigreur qui finirait tŰt ou tard par dťborder. [Note 299: Correspondance de Tarrach, 19 juin.] [Note 300: Correspondance de Tarrach, 19 juin.] Il se contraignait encore, ŗ la vťritť, avec notre envoyť, et mÍme raffinait envers lui ses prťvenances; il avait offert au baron Alquier une maison de campagne tout prŤs de Drottningholm, afin que l'on pŻt se voir plus facilement et voisiner; il le visitait souvent, s'invita un jour ŗ dÓner chez lui, et cette rťunion, pleine de gaietť et d'accord, fit ťvťnement dans la sociťtť de Stockholm[301]. Mais ces fallacieuses attentions, par lesquelles le ministre franÁais se laissait encore ťblouir et leurrer, n'ťtaient qu'un moyen d'endormir sa vigilance, de lui faire oublier les infractions ŗ la rŤgle continentale qui se commettaient de toutes parts. [Note 301: _Id._] N'attendant plus grand'chose de la France, Bernadotte ťtait plus rťsolu que jamais ŗ ne point faire violence, pour nous complaire, aux intťrÍts et aux commoditťs de son peuple. En rťalitť, malgrť ses promesses cent fois rťitťrťes, aucune mesure sťrieuse n'avait ťtť prise contre le commerce anglais. Si l'hiver, en suspendant la navigation, avait quelque peu ralenti les rapports, le retour de la belle saison, en rouvrant la Baltique, facilitait de nouveau les transactions prohibťes et leur rendait libre cours. Sur vingt points de la cŰte, la contrebande se pratiquait au grand jour: la SuŤde se rendait de plus en plus accessible et permťable aux produits anglais, qui la traversaient pour s'ťcouler en Russie ou s'infiltrer en Allemagne. Entre les deux …tats officiellement en guerre, pas un coup de canon n'avait ťtť ťchangť. L'escadre britannique, qui faisait sa tournťe annuelle dans la Baltique, trouvait dans les Óles suťdoises toute espŤce de facilitťs pour se rafraÓchir et se ravitailler. Entre elle et le grand port de Gothenbourg, devant lequel elle croisait de prťfťrence, c'ťtaient d'ťtranges contacts, un ťchange continuel de messages: les officiers anglais venaient ŗ terre et se dťguisaient ŗ peine pour paraÓtre dans la ville. Tout dťnotait chez les autoritťs suťdoises une connivence avec nos ennemis ou du moins une scandaleuse tolťrance. Instruit de ces faits, Napolťon s'en plaignit vivement. Bien qu'il n'eŻt jamais attendu de la SuŤde une docilitť exemplaire, l'insubordination de cet …tat lui semblait passer toute limite: ęCette cour va trop loinĽ, inscrivait-il en marge d'un rapport[302]. Plusieurs notes furent rťdigťes sous ses yeux et adressťes au chargť d'affaires suťdois; elles ťtaient ‚pres, sťvŤres, rťcapitulaient fortement nos griefs, demandaient ęrťparation pour le passť et garantie pour l'avenir[303]Ľ. Indťpendamment des relations avec l'ennemi, elles se plaignaient de sťvices exercťs sur des matelots franÁais en Pomťranie: ce coin de terre, oý l'Angleterre pourrait reprendre pied en Allemagne, attirait spťcialement l'attention de l'Empereur. Toutefois, si acerbe que fŻt l'expression de son mťcontentement, il avait soin d'y conserver certaine mesure. Trop inflexible sur son systŤme, trop jaloux de ses droits pour fermer les yeux sur d'incessantes contraventions, il tenait cependant ŗ ne pas rompre avec la SuŤde, ŗ ne point l'ťloigner de lui dťfinitivement, afin de pouvoir la ressaisir ŗ temps et la tourner contre la Russie. Il gardait donc, jusqu'en ses colŤres, quelque retenue, et ťvitait de jeter entre les deux cours l'irrťparable. [Note 302: Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 296.] [Note 303: Note du 19 juillet 1811. Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 296.] Malheureusement, le ministre impťrial ŗ Stockholm, rappelť enfin ŗ la clairvoyance et subitement revenu de son optimisme, ne devait pas imiter cette modťration relative; le serviteur allait se montrer plus dur, plus exigeant que le maÓtre. Lorsque M. Alquier eut appris par les rapports des consuls et par de multiples renseignements qu'on s'ťtait jouť de lui, lorsqu'il sut, ŗ n'en pouvoir douter, que partout les lois de blocus ťtaient effrontťment violťes, sa colŤre fut d'autant plus vive que ses illusions tombaient de plus haut: furieux d'avoir ťtť pris pour dupe, il fit de nos dťmÍlťs avec la SuŤde sa querelle personnelle. Non content de tťmoigner par un brusque changement d'attitude, par des maniŤres impolies et grossiŤres, son mťpris et sa colŤre, il fit plus et se dťcida spontanťment ŗ une dťmarche d'une extrÍme gravitť. De son chef, sans y avoir ťtť invitť ou autorisť par son gouvernement, il rťdigea et adressa au baron d'EngestrŲm une note ťcrite, une missive furibonde, oý nos griefs ťtaient repris et commentťs avec une virulence tout ŗ fait en dehors du ton diplomatique. Ce rťquisitoire ne se bornait pas ŗ taxer de fourberie et de mensonge les gouvernants actuels de la SuŤde; il les accusait de trahir l'intťrÍt public et leur prťsageait le pire destin: une rťvolution vengeresse avait ch‚tiť les fautes de leurs prťdťcesseurs; le retour ŗ une ępolitique misťrableĽ aurait pour infaillible effet ęde replacer le gouvernement suťdois dans la situation qui a produit la catastrophe du dernier Gustave[304]Ľ. [Note 304: Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 296.] Aucun homme de coeur, aucun ministre soucieux de la dignitť nationale n'eŻt tolťrť ces menaces. M. d'EngestrŲm, sortant de son naturel placide et larmoyant, rendit outrage pour outrage. ņ la diatribe franÁaise, il rťpondit par une note dans laquelle il prenait violemment ŗ partie notre ministre et l'accusait, dans les termes les moins mťnagťs, de brouiller ŗ dessein les deux cours, pour quitter une rťsidence qui lui dťplaisait. ęLe climat de ce pays-ci, lui disait-il, peut bien vous Ítre contraire, vous pouvez former des voeux pour avoir une autre destination, mais il n'y aurait pas de loyautť ŗ provoquer votre changement par des assertions dťnuťes de preuves... Ceux qui pourraient avoir la coupable pensťe de provoquer la discorde finiraient toujours par Ítre dťmasquťs.Ľ En terminant, il protestait contre un ťcrit qui, ęen attaquant l'honneur national, offrait l'exemple de la violation la plus inouÔe du droit des gens[305]Ľ. [Note 305: _Id._] Devant cette rťplique, l'indignation et la colŤre d'Alquier n'eurent plus de bornes; il refusa de recevoir la note suťdoise, la renvoya ŗ son auteur et rompit avec lui toutes relations. Quelques jours aprŤs, le 25 aoŻt, il provoquait une explication avec le prince royal. Celui-ci ne la lui refusa point: il cherchait lui-mÍme une occasion de dire au reprťsentant de la France tout ce qu'il avait sur le coeur, de publier et de crier ses griefs: la rencontre de ces deux hommes, ťgalement enfiťvrťs de passion et de haine, devait inťvitablement aboutir ŗ un choc violent: ce fut l'explosion de l'orage. La conversation dťbuta pourtant sur un mode assez doux. Bernadotte convint que la rťponse de M. d'EngestrŲm ťtait raide; il ajouta mÍme, par un aveu inattendu, qu'ŗ la place de M. Alquier il eŻt fait comme lui et refusť de recevoir la piŤce. Mais bientŰt, avec acrimonie, il se plaignit de tous les agents franÁais, consuls ou autres, ťtablis en SuŤde; ŗ l'entendre, parmi ces hommes ępassionnťs ou calomnieuxĽ, il n'en ťtait pas un qui ne cherch‚t, par des motifs plus ou moins avouables, ŗ envenimer les discussions, ŗ tendre les rapports, ŗ le dťnigrer personnellement aux yeux de l'Empereur; c'ťtait d'eux que lui venaient tous les traits dont il ťtait continuellement harcelť, qui ne lui laissaient aucun repos et lui faisaient l'existence insupportable: ęIl est bien extraordinaire, dit-il, qu'aprŤs avoir rendu d'aussi grands services ŗ cette France, j'aie continuellement ŗ me plaindre de ses agents.Ľ Alquier commenÁait de son cŰtť ŗ s'ťchauffer; il finit par dire: ęVous vous plaignez ťtrangement de cette France, Monseigneur; si vous l'avez bien servie, il me semble qu'elle vous a bien rťcompensť, et j'oserai maintenant vous demander ce que vous avez fait pour elle depuis votre arrivťe en SuŤde, si l'influence de la France s'est accrue par votre avŤnement, quelle preuve d'intťrÍt ou de dťvouement vous avez donnťe ŗ l'Empereur depuis prŤs d'une annťe... Vous prodiguez aux Anglais toutes les ressources que votre pays peut offrir, et vous n'avez rien voulu faire en faveur de la France.Ľ Bernadotte essaya d'abord assez faiblement de dťfendre sa conduite. Tout ŗ coup, dťdaignant de se justifier et dťcouvrant le fond de sa pensťe, il s'ťcria: ęAu reste, je ne ferai rien pour la France, tant que je ne saurai pas ce que l'Empereur veut faire pour moi, et je n'adopterai ouvertement son parti que lorsqu'il se sera liť avec nous par un traitť; alors je ferai mon devoir. Au surplus, je trouve un dťdommagement et ma consolation dans les sentiments que m'a vouťs le peuple suťdois. Le souvenir du voyage que je viens de faire ne s'effacera jamais de mon coeur. Sachez, monsieur, que j'ai vu des peuples qui ont voulu dťtacher mes chevaux et s'atteler ŗ ma voiture. En recevant cette preuve de leur amour, je me suis presque trouvť mal. J'avais ŗ peine la force de dire aux personnes de ma suite: ęMais, mon Dieu! qu'ai-je fait pour mťriter les transports de cette nation, et que fera-t-elle donc pour moi lorsqu'elle me sera redevable de son bonheur?Ľ J'ai vu des troupes invincibles dont les hourras s'ťlevaient jusqu'aux nues, qui exťcutent leurs manoeuvres avec une prťcision et une cťlťritť bien supťrieures ŗ celles des rťgiments franÁais, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligť de tirer un seul coup de fusil, ŗ qui je n'aurai qu'ŗ dire: ęEn avant, marche!Ľ des masses, des colosses qui culbuteront tout ce qui sera devant eux.Ľ ę--Ah! c'en est trop, interrompit Alquier; si jamais ces troupes-lŗ ont devant elles des corps franÁais, il faudra bien qu'elles nous fassent l'honneur de tirer des coups de fusil, car assurťment elles ne nous renverseront pas aussi facilement que vous paraissez le croire.Ľ _Bernadotte_: ęJe sais fort bien ce que je dis, je ferai des troupes suťdoises ce que j'ai fait des Saxons, qui, commandťs par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la derniŤre guerre.Ľ Sans relever cette ťnormitť, Alquier glissa quelques observations sur l'inutilitť qu'il y avait pour la SuŤde ŗ armer prťsentement: ęJe suis au contraire, lui dit le prince, plus rťsolu que jamais ŗ lever de nouvelles troupes. Le Danemark a cent mille hommes sous les armes, et j'ignore s'il n'a pas quelque dessein contre moi. D'ailleurs, je dois me prťmunir contre l'exťcution du projet entamť par l'Empereur aux confťrences d'Erfurt pour le partage de la SuŤde entre le Danemark et la Russie.Ľ Il ajouta que cet avis lui avait ťtť donnť de Pťtersbourg ępar des femmes, qui savaient et lui ťcrivaient tout...Ľ.--ęMais je saurai me dťfendre, reprenait-il avec exaltation; _il_ me connaÓt assez pour savoir que j'en ai les moyens. Les Anglais ont voulu se montrer exigeants avec moi; eh bien, je les ai menacťs de mettre cent corsaires en mer, et ŗ l'instant ils ont baissť le ton.Ľ Ces fanfaronnades n'ťtaient que le dťbut d'une sortie plus extraordinaire que tout le reste. ęAu surplus, dit le prince, quels que soient mes sujets de plainte contre la France, je suis nťanmoins disposť ŗ faire tout pour elle dans l'occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m'aient demandť que de conserver la paix, ŗ quelque prix que ce pŻt Ítre, et de rejeter tout motif de guerre, fŻt-ce mÍme pour recouvrer la Finlande, dont ils m'ont dťclarť qu'ils ne voulaient pas. Mais, monsieur, qu'on ne m'avilisse pas, je ne veux pas Ítre avili, j'aimerais mieux aller chercher la mort ŗ la tÍte de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tÍte la premiŤre, ou plutŰt me mettre ŗ cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l'air!Ľ Tandis que le prince, roulant des regards furibonds, profťrait ces extravagances, la porte de son cabinet s'ťtait ouverte; son jeune fils, ‚gť de douze ans, avait franchi le seuil et fait quelques pas dans la piŤce. S'apercevant de cette entrťe, mťnagťe ou non, Bernadotte y vit l'occasion d'un grand jeu de scŤne; il s'ťlanÁa vers l'enfant, et s'emparant de lui d'un geste thť‚tral: ęVoilŗ mon fils, dit-il, qui suivra mon exemple; le feras-tu, Oscar?--Oui, mon papa.--Viens que je t'embrasse, tu es vťritablement mon fils.Ľ Alquier ajoute dans son rapport: ęPendant cette scŤne si honteuse et si folle, le prince, agitť par la plus forte ťmotion, avait tous les dehors d'un homme en dťmence. J'avais tentť plusieurs fois de me retirer, et toujours il m'avait retenu. J'ťtais enfin parvenu ŗ la porte du cabinet, lorsqu'il me dit: ęJ'exige de vous une promesse, c'est que vous rendrez compte exactement ŗ l'Empereur de cette conversation.--Je m'y engage, puisque Votre Altesse Royale le veut absolument.Ľ Je viens de le faire, Monseigneur, et je prie Votre Excellence de croire que j'ai fidŤlement tenu parole[306].Ľ [Note 306: Alquier ŗ Maret, 26 aoŻt 1811. Cette dťpÍche est consacrťe au compte rendu de la conversation et aux conclusions qu'en tire notre ministre. Divers extraits en ont ťtť citťs et analysťs par BIGNON, X, 177-179; GEFFROY, _Revue des Deux Mondes_ du 1er novembre 1855, et THIERS, XIII, 217-219.] Les derniers mots du prince n'ťtaient-ils qu'une suprÍme bravade? ņ l'encontre de ce qu'il paraissait dťsirer, espťrait-il qu'Alquier tairait une partie de la conversation et ne le montrerait pas dans l'ťgarement de sa colŤre? Au contraire, nourrissait-il encore le fol espoir d'arracher ŗ l'Empereur, par la violence et la menace, cette promesse d'un grand avantage territorial, ce don de la NorwŤge qui tardait tant ŗ venir? Quoi qu'il en soit, ses allusions rťitťrťes ne permettent aucun doute sur la cause primordiale du ressentiment qui avait dťterminť en lui cet accŤs de dťlirante fureur. Si nos exigences en matiŤre commerciale, si les tracasseries d'Alquier l'avaient fortement irritť, c'ťtait surtout le dťdaigneux silence opposť par l'Empereur ŗ ses requÍtes, ŗ ses avances, c'ťtait cette maniŤre de le traiter en personnage suspect et nťgligeable, qui avait particuliŤrement ulcťrť son amour-propre et dťÁu ses convoitises: il reprochait moins ŗ la France de lui trop demander que de ne lui avoir rien accordť encore: sa rage ťtait surtout celle du solliciteur ťconduit ou du moins indťfiniment ajournť. Dans l'esclandre survenu ŗ Stockholm, Napolťon sut faire la part des responsabilitťs respectives. EngestrŲm dans sa note, Bernadotte dans son langage avaient portť un dťfi ŗ toutes les convenances, mais Alquier s'ťtait attirť ces rťpliques par son attitude agressive; c'ťtait lui qui avait pris l'initiative d'un scandaleux dťbat. Napolťon ne voulut pas le dťsavouer publiquement et le disgracier, car la note ministťrielle suťdoise avait en quelque sorte interverti les torts; il comprit toutefois que le maintien de ce ministre ŗ Stockholm devenait impossible; il l'en fit prestement et discrŤtement dťguerpir. Au reÁu du rapport relatant la conversation du 25 aoŻt, le duc de Bassano invita le baron par retour du courrier ŗ remettre le service entre les mains d'un chargť d'affaires, ŗ plier bagage, ŗ quitter son poste sans prendre congť ni voir personne, ŗ repasser le Sund et ŗ ťchanger la lťgation de Stockholm contre celle de Copenhague: ce transfert ťtait une demi-satisfaction donnťe ŗ la SuŤde, outragťe dans la personne d'un de ses ministres. Quant ŗ Bernadotte, si las que fŻt l'Empereur de ses incartades, si dťgoŻtť qu'il fŻt du personnage, il dťdaigna de relever ses paroles et le jugea au-dessous de sa colŤre. Une fois de plus, il se borna ŗ se dťtourner de lui comme d'un esprit incohťrent, troublť de vaines agitations, malade d'ambition et d'orgueil, ŗ traiter par l'isolement. Il fit mander au chargť d'affaires, M. Sabatier de Cabre, de se conformer au systŤme qui avait ťtť recommandť en vain ŗ Alquier et qui consistait ŗ ťviter avec le prince toute conversation politique. Quelques semaines aprŤs, formulant plus rigoureusement l'interdit, il ťcrivait au ministre des relations extťrieures: ęVous ferez connaÓtre au chargť d'affaires, dans ses instructions, que je lui dťfends de parler au prince royal; que, si le prince l'envoie chercher, il doit rťpondre que c'est avec le ministre qu'il est chargť de traiter. Il doit garder avec le prince royal le plus absolu silence, ne pas mÍme ouvrir la bouche. Seulement, si le prince se permettait de s'ťchapper en menaces contre la France, comme cela lui est dťjŗ arrivť, le chargť d'affaires doit dire alors qu'il n'est pas venu pour ťcouter de pareils outrages et qu'il se retire[307].Ľ [Note 307: _Corresp._, 18233.] M. de Cabre ne se trouva pas dans le cas de pousser les choses aussi loin, et mÍme Bernadotte lui fit au sujet d'une entente possible, d'un gage qui le rassurerait sur les intentions de l'Empereur, quelques insinuations laissťes sans rťponse; mais on peut croire qu'elles ne trahissaient plus chez leur auteur que de fugitives hťsitations. En fait, c'ťtait vers Alexandre que ses regards se tournaient dťsormais: sans entrer encore en matiŤre avec lui et sans parler d'alliance, il lui adressait de plus significatifs sourires, cajolait davantage son envoyť[308]; il se rouvrait ainsi le chemin de Pťtersbourg; pour s'y jeter dťlibťrťment, il attendait qu'un acte de violence trop facile ŗ prťvoir de la part de l'Empereur lui servÓt d'excuse auprŤs de ses futurs sujets et lev‚t les derniers scrupules de la nation. [Note 308: Voy. les dťpÍches du baron de Nicolay, chargť d'affaires russe; archives Woronzof, t. XXII, pages 427 et suiv.] Napolťon apercevait ce changement de direction, mais ne s'en inquiťtait pas outre mesure. Son illusion ťtait toujours de croire qu'il n'aurait pas besoin de s'entendre avec le prince pour disposer de la SuŤde; que celle-ci lui reviendrait spontanťment, au jour de la grande explosion; qu'alors ęl'espoir de reconquťrir la Finlande porterait la nation tout entiŤre au-devant des intentions du gouvernement[309]Ľ, et que Bernadotte, entraÓnť malgrť lui, n'aurait plus qu'ŗ se faire le soldat de l'idťe nationale. En un mot, Napolťon s'imaginait que s'il rencontrait aujourd'hui les Suťdois contre lui avec l'Angleterre, il les retrouverait avec lui contre la Russie, pourvu qu'il ne leur rendÓt pas ce retour trop difficile par une scission ťclatante. De lŗ, dans ses rapports officiels avec leur gouvernement, de nouvelles alternatives de rigueur et de longanimitť. Parfois, en prťsence d'actes attestant une partialitť ťhontťe pour le commerce et la cause britanniques, la patience lui ťchappe: il songe ŗ sťvir, ŗ faire occuper la Pomťranie, thť‚tre des principales infractions, ŗ lancer des notes fulminantes qui constitueront l'ťtat de guerre[310]: puis, il se ravise, impose silence ŗ ses ressentiments, laisse s'accumuler ses griefs, se rťservant d'en faire masse plus tard et de demander aux Suťdois ŗ titre de rťparation, en mÍme temps qu'il leur offrira son alliance et leur promettra la Finlande, le droit d'occuper la Pomťranie et d'y faire lui-mÍme la police. [Note 309: Maret ŗ Alquier, 17 juillet 1811.] [Note 310: _Corresp._, 18233.] Sa querelle avec eux ne dťgťnťrait donc pas en rupture ouverte, n'augmentait pas ostensiblement les complications de l'heure prťsente et passait ŗ peu prŤs inaperÁue. Il en ťtait autrement d'une crise survenue soudain en Allemagne. Lŗ, un bruit d'armes retentissait, grossissait sans cesse, mettait l'Europe en ťmoi; la Prusse se levait d'un subit ťlan; folle de terreur, croyant qu'on en voulait ŗ son existence, elle semblait saisie d'un vertige de guerre, et ce belliqueux coup de tÍte jetait le trouble dans le jeu des deux empereurs, en risquant de les mettre prťmaturťment aux prises. CHAPITRE VIII LES TRIBULATIONS DE LA PRUSSE. Affolement de la Prusse: projet d'extermination qu'elle suppose ŗ l'Empereur.--PiŤce fausse.--Hardenberg se jette dans les bras de la Russie et cherche ŗ l'attirer en Allemagne.--Lettre au Tsar.--Envoi de Scharnhorst.--Armements illicites et prťcipitťs: explication donnťe ŗ l'Empereur.--Napolťon ne veut pas dťtruire la Prusse; caractŤre spťcial de l'alliance qu'il compte lui imposer.--L'insoumission de la Prusse dťrange toutes ses combinaisons.--PremiŤres remontrances.--Napolťon dťtruira la Prusse s'il ne peut obtenir d'elle un dťsarmement complet et une obťissance sans rťserve.--Continuation des armements.--Mobilisation dťguisťe.--Ouvriers-soldats.--Mise en demeure catťgorique.--Soumission apparente.--Crťdulitť de Saint-Marsan.--Tout le monde ment ŗ l'Empereur.--La Prusse en surveillance.--Rapports attestant la continuation des travaux et des appels.--Nouvelles sommations.--La Prusse ŗ la torture.--Incident BlŁcher.--SuprÍme exigence.--Napolťon fait en mÍme temps ses propositions d'alliance.--Affres de la Prusse.--Retour de Scharnhorst: rťsultats de sa mission.--Entrevues mystťrieuses de Tsarskoť-Selo; Alexandre bl‚me les agitations et les imprudences de la Prusse.--Modification du plan russe.--La convention militaire.--Affreuses perplexitťs de Frťdťric-Guillaume.--Motifs qui le poussent ŗ subir l'alliance franÁaise.--SuprÍme espoir du parti de la guerre.--L'idťe fixe du Roi.--Recours ŗ l'Autriche.--Scharnhorst part pour Vienne sous un dťguisement et un faux nom.--Mission Lefebvre.--Napolťon perd patience; il incline plus fortement ŗ dťtruire la Prusse et ŗ faire un terrible exemple.--Victoire des Russes sur le Danube.--Projet demandť au prince d'EckmŁhl.--Plan d'ťcrasement.--Napolťon laisse vivre la Prusse parce qu'il constate chez elle quelque disposition ŗ se soumettre.--La nťgociation d'alliance fait un second pas.--Scharnhorst ŗ Vienne.--Metternich le trompe d'abord et l'ťconduit ensuite.--Dťception finale.--La Prusse aux pieds de l'Empereur.--Ouvertures de Napolťon ŗ Schwartzenberg.--Raisons subtiles qui dťterminent Metternich ŗ h‚ter ses accords avec la France.--Le partage de la Prusse.--Rťactions successives.--Alexandre revient au systŤme de la dťfensive.--Nesselrode en congť.--Son plan de pacification.--_La clef de voŻte_: rŰle rťservť ŗ l'Autriche.--La paix doublťe d'une coalition latente.--Nesselrode est le reflet de Talleyrand.--Alexandre livre ŗ Nesselrode le secret de son inflexibilitť.--Il comprend l'avantage de tenter ou au moins de simuler une dťmarche de conciliation.--Paix imminente sur le Danube: nťcessitť de temporiser.--L'envoi de Nesselrode est annoncť et perpťtuellement ajournť.--Fausse interprťtation de certaines paroles de l'Empereur.--Mauvaise foi rťciproque.--Le frŤre d'armes d'Alexandre.--Napolťon avoue ses projets belliqueux ŗ l'ambassadeur d'Autriche.--L'assujettissement de l'Allemagne lui assure le chemin libre jusqu'en Russie: fatal succŤs. I Avec des alternatives de bonne et de mauvaise foi, la Prusse avait implorť pendant six mois l'alliance franÁaise. Depuis que l'Empereur avait cessť de lui rťpondre, la jugeant trop pressťe, elle croyait reconnaÓtre dans ce silence un refus de traiter, l'indice d'une mťfiance impossible ŗ vaincre et de desseins sinistres. L'audace d'un faussaire l'affermit dans cette erreur. Sa diplomatie avait acquis du policier-auteur Esmťnard, dont nous avons signalť les louches trafics et contť la mťsaventure, un prťtendu mťmoire portant la date du 16 novembre 1810 et attribuť au duc de Cadore, alors ministre des relations extťrieures; ce mťmoire concluait ŗ la nťcessitť d'anťantir totalement la Prusse, prťsentťe comme dangereuse et incorrigible ennemie. Un examen attentif de la piŤce en eŻt dťmontrť facilement la faussetť. Il n'est pas certain, au reste, que la chancellerie de Berlin l'ait tenue pour pleinement authentique, mais sans doute l'accueillit-elle comme un ťcho des projets qui se tramaient aux Tuileries, comme une piŤce apocryphe fabriquťe sur documents vrais[311]. Rapprochant cette dťcouverte du mutisme dťsespťrant de l'Empereur, elle arriva ŗ l'affolante conviction que Napolťon avait jugť et condamnť dťfinitivement la Prusse, qu'il avait rendu contre elle, dans le secret de sa pensťe, une sentence sans appel, et qu'il ťtait rťsolu ŗ l'effacer de la carte avant de se porter contre la Russie. [Note 311: Voyez sur cette affaire la savante dissertation de M. Alfred STERN, _Abhandlungen und AckenstŁcke zur geschichte der Preussischer Reformzeit_ (1807-1815), p. 93-113, avec textes ŗ l'appui. La piŤce avait ťtť ťgalement livrťe ŗ Tchernitchef et communiquťe par lui ŗ sa cour. Volume citť, p. 213-214.] Pour sauver leur pays, les ministres prussiens ne virent qu'un moyen: appeler les Russes en Allemagne, en mettant ŗ leur disposition toutes les ressources de la monarchie, et affronter avec leur assistance une lutte dťsespťrťe. Le parti antifranÁais l'emporta complŤtement ŗ Berlin. Le chancelier Hardenberg, qui avait hťsitť jusqu'alors et oscillť, se jeta ŗ corps perdu dans l'alliance russe. Il obtint que le Roi ťcrivÓt au Tsar, le 16 juillet, pour lui offrir un pacte formel sous la condition que les armťes moscovites s'avanceraient jusqu'au centre de la Prusse, au moindre signe de danger pour elle: ŗ cet ťgard, on ne se contenterait pas d'une espťrance, on voulait une certitude: la Prusse promettait et exigeait des engagements positifs. Le rťorganisateur de l'armťe, l'illustre gťnťral Scharnhorst, partit furtivement pour la frontiŤre russe: le Tsar fut prťvenu de son approche, priť de lui ouvrir ses …tats, de l'appeler ŗ Pťtersbourg et d'arrÍter avec lui un plan de campagne commun[312]. [Note 312: DUNCKER, _Aus der Zeit Friedrichs der Grossen und Friedrich-Wilhelms_, III, 365-369.--Voyez aussi l'important ouvrage de LEHMANN sur _Scharnhorst_, t. II, 350-352.] En mÍme temps, pour se mettre en mesure de soutenir l'assaut ou au moins de succomber avec gloire, le gouvernement prussien donna une impulsion subite et fiťvreuse aux armements commencťs de longue date: ne tenant plus aucun compte de la convention limitative de ses forces, il rappela tous les soldats en congť, tous les _krumpers_ ou jeunes gens qu'une courte pťriode de service avait dťgrossis et prťparťs au mťtier des armes: cent mille hommes environ furent rťunis, le matťriel et les approvisionnements rassemblťs, les travaux de fortification poussťs ŗ la h‚te. Tandis que les places du littoral s'entouraient de camps retranchťs, les principaux corps se groupaient ŗ proximitť de ces points d'appui: il y eut ŗ la fois mobilisation et concentration[313]. [Note 313: DUNCKER, 369-370. LEHMANN, 380-84. STERN, _Abhandlungen und AckenstŁcke_, etc., 93-94.] Comme il fallait gagner du temps et que l'exťcution du plan belliqueux demeurait subordonnťe aux rťponses de la Russie, on t‚chait de dissimuler ces mesures ŗ l'aide de savants subterfuges. Nťanmoins, le Roi et ses ministres sentaient qu'un si grand mouvement n'ťchapperait pas longtemps au regard de l'Empereur; ils essayŤrent donc de le justifier provisoirement ŗ ses yeux, en lui donnant pour explication le contraire de la vťritť. Le 26 aoŻt, Hardenberg dit ŗ Saint-Marsan, notre ministre en Prusse, que le Roi, croyant depuis l'audience du 15 aoŻt ŗ une rupture entre la France et la Russie et se considťrant comme l'alliť dťsignť de la premiŤre, augmentait ses forces pour nous prÍter une aide plus efficace[314]. Ce demi-aveu, doublť d'un hardi mensonge, fut transmis ŗ Paris dans les premiers jours de septembre: dťjŗ, d'autres avis avaient fait connaÓtre ŗ Napolťon l'appel des rťserves et l'accťlťration des travaux. [Note 314: DUNCKER, 378. Cf. LEFEBVRE, _Histoire des cabinets de l'Europe_, V, 139-140.] De tous les ťvťnements susceptibles de se produire avant son duel avec la Russie, aucun ne pouvait lui Ítre plus dťplaisant qu'une rťsurrection de la puissance prussienne, se dressant entre lui et l'ennemi ŗ atteindre. Satisfait de la nullitť absolue ŗ laquelle il croyait avoir rťduit la Prusse, il ne songeait point ŗ la dťtruire, et le plan qu'il s'ťtait tracť ŗ lui-mÍme le 16 aoŻt porte tťmoignage de son intention d'ťcouter cette cour, lorsqu'il jugerait le moment opportun, et de l'admettre ŗ son service. L'alliance qu'il comptait lui accorder et lui imposer serait toutefois d'un genre particulier. Il ne demanderait pas ŗ Frťdťric-Guillaume une coopťration active, la mise ŗ sa disposition d'armťes nombreuses: il se contenterait d'un contingent modeste qu'il entraÓnerait dans le Nord moins ŗ titre d'auxiliaire que d'otage. Ce qu'il voulait de la Prusse, c'ťtait un concours passif, une docilitť inerte. Il lui demanderait de s'ouvrir et de se livrer intťgralement ŗ nos troupes, de se laisser passer sur le corps, de nous abandonner ses places, ses provinces, ses routes, ses moyens de communication et de transport, ses ressources de tout genre, avec facultť d'en disposer librement. Sans prťtendre ŗ une dťpossession dťfinitive, Napolťon jugeait qu'une expropriation temporaire importait ŗ la sťcuritť de sa marche et de ses opťrations. En supprimant momentanťment la Prusse, il se mťnagerait une surface parfaitement plane et unie, libre d'obstacles et d'embŻches, pour aller ŗ la Russie et faire couler jusqu'au Niťmen, ęcomme un fleuve rapide[315]Ľ, le torrent de ses troupes. [Note 315: Instructions ŗ Saint-Marsan, DUNCKER, 401.] En se remettant sur pied, en reprenant consistance et relief, la Prusse traversait essentiellement ce projet. Napolťon ne savait ŗ quoi attribuer cette audace, mais il jugeait que l'effet en serait souverainement f‚cheux, quelle qu'en fŻt la cause. La Prusse armait-elle par suite d'un accord avec la Russie et au profit de cet empire: en ce cas, si nous lui laissions le temps d'achever ses prťparatifs, nous aurions ŗ la combattre l'annťe prochaine avant d'aborder l'ennemi principal, et Napolťon, qui mťditait une campagne de Russie, eŻt ťtť dťsolť d'avoir ŗ recommencer une campagne de Prusse. La cour de Potsdam armait-elle sans s'Ítre au prťalable concertťe avec celle de Russie; armait-elle simplement par peur, par crainte d'une brusque et traÓtresse surprise; ťtait-elle de bonne foi lorsqu'elle nous offrait ses armťes au prix d'un pacte qui garantirait son existence? En ce cas mÍme, sa conduite restait pour nous source d'embarras. Napolťon n'aurait que faire de ces armťes qu'on affectait de mettre ŗ ses ordres et dont il suspecterait toujours la fidťlitť: elles lui seraient moins un secours qu'une gÍne. De plus, si les Prussiens armaient sans s'Ítre entendus avec la Russie, celle-ci, en les voyant faire, aurait toutes raisons de croire qu'ils armaient contre elle et ŗ notre instigation: dans leurs mouvements, elle verrait l'indice et la preuve de nos dispositions hostiles: le voile que Napolťon s'efforÁait de tendre devant elle se dťchirerait brusquement, et l'empereur Alexandre ouvrirait probablement le feu, jetterait ses troupes en Allemagne pour y surprendre les nŰtres et celles de nos alliťs en flagrant dťlit de formation. Donc, en attribuant mÍme ŗ la conduite des Prussiens l'explication la moins dťfavorable, leur imprudence attaquait doublement les combinaisons de l'Empereur: elle risquait d'avancer les hostilitťs et de les reporter en Allemagne, alors que Napolťon tenait ŗ les ajourner et par-dessus tout ŗ les confiner en Russie. Mesurant le pťril d'un rapide coup d'oeil, il rťsolut d'y couper court par tous les moyens que lui livrait sa puissance. Il sommerait la Prusse de dťsarmer, de se rťduire aux effectifs permis; en mÍme temps, pour la rassurer, il se rťsignerait ŗ entamer plus tŰt qu'il ne l'eŻt voulu la nťgociation d'alliance. Si la Prusse obťissait et mettait bas les armes, il se conformerait vis-ŗ-vis d'elle ŗ son plan primitif, lui permettrait de vivre et l'approprierait ŗ ses desseins. Si elle osait lui rťsister ou essayait de le tromper, il ne lui laisserait pas le temps de reconstituer ses forces et d'ťlever au devant de la Russie une premiŤre ligne de dťfense: changeant de systŤme, il fondrait instantanťment sur elle et la dťtruirait; pour se garder un libre passage ŗ travers l'Allemagne, il arracherait du sol les dťbris de la monarchie prussienne et ferait place nette. Cet enlŤvement lui ťtait facile: l'armťe de Davout, les garnisons de Dantzick, Stettin, Custrin et Glogau, les troupes mobilisťes du grand-duchť de Varsovie, celles de Saxe et de Westphalie, tenaient plus ťtroitement bloquť que jamais le royaume suspect: il suffirait d'un ordre, d'un geste, pour que ce cercle de fer, se rťtrťcissant subitement, broy‚t la Prusse dans une mortelle ťtreinte. Sans doute, ce serait la guerre avec la Russie, la guerre immťdiate et furieuse; mais l'exťcution de la Prusse s'opťrerait si aisťment et avec une telle promptitude que nos troupes, aprŤs avoir accompli ce coup de main, auraient encore le temps de courir sur la Vistule, de s'y dťployer avant que les Russes aient pu sortir de leurs frontiŤres et forcer l'entrťe de l'Allemagne: la grande lutte s'engagerait plus tŰt que ne le souhaitait l'Empereur, mais au moins le thť‚tre n'en serait-il pas dťplacť. Napolťon admet maintenant, ŗ titre ťventuel et comme pis aller, une extermination prťventive de la Prusse, pour le cas oý elle se dťroberait aux injonctions qu'il va lui lancer. Il s'ťtait transportť avec sa cour ŗ CompiŤgne, oý il prťparait un voyage en Hollande et dans ses possessions d'outre-Rhin. Le 4 septembre, le baron de Krusemarck, ministre de Prusse auprŤs de lui, ťtait mandť d'urgence ŗ CompiŤgne. D'un ton grave et pťnťtrť, le duc de Bassano lui tint ce langage: L'Empereur dťsire sincŤrement s'unir ŗ la Prusse; il la veut pour alliťe, mais rien n'est plus propre ŗ altťrer ces heureuses dispositions que les mesures inconsidťrťes auxquelles on se livre ŗ Berlin et que Sa Majestť ne saurait tolťrer. La Prusse commettrait un vťritable suicide si elle provoquait chez l'Empereur une dťfiance qui ne resterait pas inactive. Il n'est qu'un moyen pour elle de se conserver, c'est de renoncer ŗ tous armements extraordinaires, de regagner ainsi la bienveillance de l'Empereur et d'en attendre les effets dans une immobilitť absolue. ņ la mÍme date, M. de Bassano ťcrivait ŗ Saint-Marsan de conformer son langage ŗ ces menaÁantes remontrances[316]. [Note 316: Maret ŗ Saint-Marsan, 4 septembre. Dans cette dťpÍche, le ministre des relations extťrieures fait le rťcit de sa conversation avec Krusemarck.] Sept jours aprŤs, le 13 septembre, sur le vu de nouveaux avis qui lui montrent la Prusse en pleine activitť militaire, Napolťon fait expťdier ŗ Saint-Marsan des instructions dťcisives. Ce ministre devra mettre le gouvernement royal en demeure de cesser les travaux de fortification et de rendre ŗ leurs foyers les soldats rappelťs; il fournira en mÍme temps, comme preuve de nos bonnes intentions, l'assurance formelle que des pouvoirs vont lui Ítre expťdiťs ŗ l'effet de commencer la nťgociation d'alliance. Mais il ne donnera ŗ la Prusse que trois jours pour se replacer en posture pacifique: tout au plus pourra-t-il accorder quarante-huit heures de gr‚ce. Passť ce dťlai, s'il n'a pas obtenu pleine et entiŤre satisfaction, il quittera Berlin et prťviendra de son dťpart le marťchal prince d'EckmŁhl. ņ ce signal, l'armťe de Davout s'ťbranlera sur-le-champ et tombera de tout son poids sur la capitale et les provinces prussiennes: Westphaliens, Saxons, Polonais passeront la frontiŤre en mÍme temps, s'avanceront sur Berlin par mouvements concentriques, tandis que nos garnisons de l'Oder, se reliant l'une ŗ l'autre et faisant chaÓne, fermeront toute retraite au gouvernement royal, l'empÍcheront de fuir, l'obligeront ŗ se rendre, et ainsi, sans que la victime ait eu le temps de jeter un cri et d'appeler ŗ l'aide, elle pťrira sur place, et la monarchie du grand Frťdťric aura cessť d'exister. Des ordres ťventuels furent expťdiťs ŗ Davout, ŗ JťrŰme; mais en mÍme temps une lettre confidentielle de Maret ŗ Saint-Marsan indiquait avec nettetť que l'Empereur, bien rťsolu ŗ dťtruire la Prusse si elle l'y obligeait par une attitude ťquivoque, n'en souhaitait pas moins et trŤs vivement que cette extrťmitť pŻt Ítre ťvitťe: ęVous devez bien comprendre, disait-elle, que le dťsir sincŤre de l'Empereur est que le dťsarmement soit consenti, que des pouvoirs soient donnťs pour que la nťgociation de l'alliance s'ouvre, soit ŗ Berlin, soit ŗ Paris; que vous soyez dans le cas de rester ŗ votre poste et que la Prusse fasse connaÓtre ŗ la Russie qu'elle dťsarme parce qu'elle n'a plus d'inquiťtudes sur le maintien de la paix. Cette dťclaration de la Prusse est nťcessaire parce que l'un des inconvťnients les plus graves du parti pris par cette puissance est, dans les circonstances actuelles, que la Russie puisse penser que les armements se sont faits d'accord avec la France. Il faut que dans trois jours les impressions que les armements ont pu donner ŗ la Russie soient dissipťes, et elles ne peuvent l'Ítre que par le dťsarmement[317].Ľ [Note 317: Maret ŗ Saint-Marsan, 13 septembre. Divers extraits de la correspondance de Berlin, conservťe aux archives des affaires ťtrangŤres, ont ťtť publiťs par M. STERN, _Abhandlungen und AcktenstŁcke_, etc.] ņ l'heure oý le secrťtaire d'…tat traÁait ces lignes, on connaissait dťjŗ ŗ Berlin les observations prťsentťes ŗ Krusemarck. D'autre part, on n'avait pas encore reÁu la rťponse d'Alexandre ŗ la demande d'alliance et de secours effectif. On savait que ce prince avait lu avec ťmotion la lettre du Roi, mais Scharnhorst attendait toujours sur la frontiŤre, avec un frťmissement d'impatience, un mot qui lui permettrait de se glisser en Russie. On ignorait si le Tsar allait lui faire signe et le mander, rťgler avec lui l'action commune. Dans cette incertitude, la Prusse voulut gagner du temps et essaya de ruser; elle rťsolut d'annoncer le dťsarmement tout en continuant d'armer. Par lettre autographe, Frťdťric-Guillaume fit connaÓtre ŗ Napolťon qu'il renonÁait ŗ crťer quarante-huit bataillons nouveaux et ŗ renforcer les rťgiments de seize hommes par compagnie. Effectivement, cette mesure fut contremandťe, mais la mobilisation se poursuivit sous une autre forme. Les ouvriers employťs aux travaux des places, ŗ la crťation des camps retranchťs, ťtaient presque tous d'anciens militaires ou de jeunes soldats non encore rťincorporťs; on les avait requis pour ce service d'…tat; c'ťtait un moyen de les avoir sous la main et de pouvoir les enrťgimenter au premier signal. Ce mode d'appel fut maintenu. Tout un monde de paysans, d'hommes du peuple, continua ŗ s'agglomťrer autour des places, ŗ fourmiller sous les murs de Spandau, de Colberg, de Graudentz et de Neisse; on les y occupait ŗ rťparer les ouvrages, ŗ en construire de nouveaux, ŗ remuer des terres, ŗ ťlever des remparts, en les soumettant dťjŗ ŗ la discipline militaire et en les astreignant ŗ des exercices. La Prusse ressemblait ŗ un vaste atelier, en attendant qu'elle devÓnt un camp. Pour se changer en soldats, les travailleurs n'auraient qu'ŗ jeter la pelle et la pioche, ŗ prendre le fusil, ŗ ťchanger leur blouse contre la capote d'uniforme; en un clin d'oeil, leurs innombrables ťquipes se transformeraient en escouades, en compagnies, en bataillons, et feraient une armťe, destinťe ŗ doubler celle que la Prusse ťtait lťgalement autorisťe ŗ tenir sous les drapeaux[318]. [Note 318: Saint-Marsan ŗ Maret, 26 septembre et 16 octobre 1811; Saint-Marsan ŗ Davout, 4 octobre 1811, archives des affaires ťtrangŤres. Cf. LEUMANN, II, 392-397.] Cependant la dťpÍche du 13 septembre arrivait ŗ Saint-Marsan et stimulait son zŤle. Avec ťclat, il rťclama des mesures efficaces et complŤtes, insistant sur la nťcessitť de cesser les travaux et de renvoyer les ouvriers, ce qui arrÍterait effectivement la mobilisation. Il ne dissimula pas que la Prusse, en dťclinant nos demandes, s'exposerait ŗ pťrir[319]. [Note 319: Maret ŗ Saint-Marsan, 13 septembre 1811. Cf. STERN, 340-342.] La crise devenait aiguŽ, l'embarras des Prussiens horrible. Ils avaient appris depuis peu de jours que Scharnhorst avait enfin reÁu l'autorisation de franchir la frontiŤre et de s'acheminer trŤs mystťrieusement vers Pťtersbourg; ŗ cette heure, il confťrait sans doute avec le Tsar, il emportait peut-Ítre la promesse d'une coopťration sans rťserve. Quand on semblait si prŤs de s'entendre avec les Russes et de pouvoir compter sur leur arrivťe, il en eŻt par trop coŻtť au Roi et ŗ Hardenberg de se livrer ŗ discrťtion; ils prolongŤrent le jeu infiniment dangereux qui consistait ŗ promettre sans tenir. Hardenberg dťclara que le Roi se soumettait ŗ tout; on raconta ŗ Saint-Marsan, on publia qu'ordre avait ťtť donnť pour l'abandon des travaux et le licenciement des hommes. En fait, les travaux furent suspendus ŗ Spandau, ville situťe aux portes de Berlin et sous l'oeil de la lťgation franÁaise; sur tous les points oý la vue de notre reprťsentant ne pouvait s'ťtendre, ils continuŤrent avec un redoublement d'ardeur, par la main d'ouvriers-soldats. Mais Saint-Marsan avait la confiance facile et la crťdulitť opini‚tre; charmť de ce qui se passait ŗ Spandau, il conclut d'un fait isolť ŗ une mesure d'ensemble, annonÁa que la Prusse rentrait dans l'ordre, resta ŗ son poste, reprit avec Hardenberg et le comte de Goltz, ministre des affaires ťtrangŤres, de cordiaux rapports. Le public de Berlin, qui avait senti planer dans l'air un grand danger, vit avec joie s'ťloigner l'orage, et la capitale prussienne, aprŤs quelques jours d'angoisse et de fiŤvre, retomba ŗ sa morne langueur[320]. [Note 320: Saint-Marsan ŗ Maret, 21, 24 et 26 septembre. Cf STERN, 342-346.] ņ Berlin comme ŗ Pťtersbourg, comme partout, notre diplomatie se laissait abuser: il ťtait moins facile de tromper l'Empereur. Tenant ŗ savoir si les actes rťpondaient aux paroles, il mit la Prusse en surveillance. Pour l'ťpier, il disposait de multiples moyens. Stettin, Custrin, Glogau, ťtaient trois observatoires dťsignťs: les commandants de ces places furent invitťs ŗ s'armer de vigilance, ŗ examiner minutieusement ce qui se passait autour d'eux. Une dťpÍche circulaire prescrivit ŗ nos consuls de Colberg, Stettin, Dantzick et Koenigsberg, de s'enquťrir chacun dans son ressort[321]. Davout eut ŗ couvrir la Prusse entiŤre d'un rťseau d'espionnage, ŗ centraliser les renseignements, ŗ en contrŰler l'exactitude, ŗ y ajouter ses observations personnelles, et l'on pouvait compter sur l'impeccable soldat, dťfiant par principe, pour regarder ŗ fond et ne point se payer d'apparences. [Note 321: DťpÍches identiques du 1er octobre. Archives des affaires ťtrangŤres, Prusse, 248.] Napolťon part lui-mÍme pour les Pays-Bas, se rapprochant du Nord: il commence sa tournťe par les camps de Boulogne et d'Utrecht, passe aux embouchures de l'Escaut la revue de sa flotte, s'arrÍte plusieurs jours dans la grande place d'Anvers: ensuite, il visite avec l'Impťratrice Amsterdam, Rotterdam, NimŤgue, reÁoit les hommages contraints des Hollandais; mais au milieu des pompes officielles, au milieu de journťes que les fÍtes et de minutieuses inspections semblent entiŤrement remplir, il trouve le temps de se retourner vers la Prusse, jette ŗ chaque instant sur elle un regard inquisiteur, prÍte l'oreille ŗ tous les bruits qui lui viennent de ce cŰtť, attend avec impatience les rťsultats de l'enquÍte ordonnťe. Et bientŰt, aux diverses ťtapes de sa route, des courriers le rejoignent, lui apportant des avis de toute provenance, lettres du marťchal, rapports militaires, rapports des consuls, interrogatoires de courriers, bulletins de police, chiffons de papier noircis ŗ la h‚te par les espions qui de toutes parts se tiennent aux aguets. D'importance et de valeur inťgales, ces renseignements s'accordent tous en un point; c'est que nulle part, sauf ŗ Spandau, les travaux aux places n'ont cessť et les rassemblements d'hommes n'ont disparu. ņ Colberg, on travaille toujours, on travaille ŗ force, comme si l'on avait h‚te de pousser l'oeuvre ŗ terme et de nous mettre en prťsence du fait accompli; sur les autres points du littoral, mÍme activitť; en Silťsie, oý l'on se croit plus loin de nous, des corps nouvellement formťs s'exercent au grand jour: la Prusse ťlude ťvidemment ou suspend l'exťcution de ses promesses[322]. [Note 322: Archives des affaires ťtrangŤres, _Documents divers_, Prusse, 248.] AussitŰt, le duc de Bassano, qui accompagne l'Empereur et le suit comme son ombre, dťpÍche ŗ Saint-Marsan courriers sur courriers; il lui ťcrit longuement d'Anvers, le 2 octobre: d'Amsterdam, il lui envoie trois lettres, dont deux le mÍme jour, et dans chacune il adresse ŗ notre agent de sťvŤres rappels ŗ la clairvoyance, met la Prusse en contradiction avec elle-mÍme, oppose ses actes ŗ son langage. Quel est le motif de cette discordance? Est-ce parti-pris de nous induire en erreur, arriŤre-pensťe perfide? Est-ce simplement incohťrence et faiblesse, impuissance ŗ se dťcider, hťsitation persistante, susceptible toutefois de cťder ŗ une prompte et vigoureuse pression? ęIl y a dans toute la conduite de la Prusse en gťnťral et dans celle que tient particuliŤrement le cabinet avec vous, une obscuritť, un mystŤre qu'il est de votre devoir de pťnťtrer. Ne nťgligez aucun moyen pour y parvenir, mais surtout montrez bien qu'on espťrerait vainement de nous abuser et que ce ne sont point des discours, des manifestations qu'on demande, mais des faits positifs, un dťsarmement complet, absolu, sans modifications ni rťserves[323].Ľ Si M. de Saint-Marsan obtient ce rťsultat, il aura rendu ŗ son maÓtre un signalť service: s'il acquiert la conviction que la cour de Berlin est systťmatiquement de mauvaise foi, au moins l'Empereur saura-t-il ŗ quoi s'en tenir, et la Prusse subira le sort qu'elle se sera prťparť. Mais surtout que notre ministre cherche et saisisse la rťalitť sous de vains simulacres, qu'il ne craigne point de se montrer trop soupÁonneux, trop dťfiant: un nouvel excŤs d'optimisme engagerait gravement sa responsabilitť, en compromettant des intťrÍts essentiels. [Note 323: Maret ŗ Saint-Marsan, 13 octobre.] Aiguillonnť par ces avertissements et ces reproches, ťbranlť dans sa confiance par d'irrťcusables indices, Saint-Marsan se remet en activitť. Il s'est jurť de ne plus discontinuer ses rťquisitions jusqu'ŗ ce que le cabinet prussien se soit mis en rŤgle, de ne lui laisser ni trÍve ni repos. Alors commence pour la Prusse un supplice sans nom. Attendant de jour en jour une lettre de Scharnhorst et un engagement d'Alexandre, elle ne se rťsigne pas encore ŗ nous cťder franchement, tout en trouvant que la Russie met bien du temps ŗ se dťcider et la laisse cruellement ŗ la gueule du lion. D'autre part, serrťe de plus prŤs par nos exigences et prise ŗ la gorge, elle se dťbat lamentablement sous l'ťtreinte: elle cherche ŗ se dťgager en balbutiant des excuses, en allťguant de faux prťtextes, en ťpuisant toutes les formes et toutes les variťtťs du mensonge. Hardenberg vient dire ŗ Saint-Marsan que le Roi est plus dťcidť que jamais ŗ ťloigner les ouvriers des forteresses: seulement, il rťpugne ŗ priver brusquement de tout travail ces masses d'hommes, arrachťes ŗ leurs occupations habituelles, et craint de les jeter ŗ la misŤre: en monarque philanthrope, il voudrait les employer aux travaux de la paix, ŗ de grands ouvrages d'utilitť publique: il songe ŗ leur faire rťparer les chaussťes, construire des ponts et creuser des canaux: c'est un nouveau moyen de les tenir rassemblťs et disponibles[324]. Saint-Marsan rťpond que ses instructions ne lui permettent pas de ęconcťder un seul travailleurĽ, que les ouvriers doivent Ítre renvoyťs jusqu'au dernier. [Note 324: Saint-Marsan ŗ Davout, 4 octobre 1811. Archives des affaires ťtrangŤres, volume citť.] Hardenberg n'insiste pas et change de systŤme. Pour pallier les infractions commises ŗ Colberg, il rejette la faute sur le gťnťral BlŁcher, qui commande dans cette place et n'en fait qu'ŗ sa tÍte; ęce vieil enragťĽ a continuť les travaux malgrť la dťfense formelle du Roi, sacrifiant son devoir ŗ ses passions; mais on l'a relevť de ses fonctions et mandť ŗ Berlin, oý il sera sťvŤrement admonestť. Saint-Marsan s'applaudit de voir mettre ŗ bas un de nos adversaires implacables: l'Empereur lui-mÍme enregistre avec quelque satisfaction le rappel de BlŁcher: mais qu'apprend-il bientŰt? Suivant les avis que fournit au duc de Bassano sa police particuliŤre, la disgr‚ce de BlŁcher n'est que de pure apparence. ņ son arrivťe dans la capitale, le Roi l'a parfaitement accueilli et l'a invitť plusieurs fois ŗ diner: on laisse la populace organiser en sa faveur des manifestations scandaleuses; quand il a paru ęsous les TilleulsĽ et s'est montrť sur cette promenade chŤre aux Berlinois, il a ťtť accueilli par des bravos, des acclamations, sous l'oeil complaisant de la police: tout ceci n'est sans doute que le prťlude de sa rentrťe en scŤne, de sa promotion ŗ un commandement supťrieur. Et Napolťon fulmine le billet suivant, datť de DŁsseldorf et adressť au duc de Bassano: ę…crivez au comte Saint-Marsan qu'il doit empÍcher le gťnťral BlŁcher d'Ítre employť, et qu'il ne faut pas, puisqu'on nous a donnť cette raison, le justifier ensuite et montrer par lŗ de la mauvaise foi[325].Ľ En vain Saint-Marsan explique-t-il que les renseignements fournis au duc sont fort exagťrťs, que BlŁcher a dÓnť une seule fois chez le Roi, que l'ovation sous les Tilleuls s'est rťduite au salut rťglementaire de quelques officiers, que le gťnťral se montre peu et passe ses journťes au Casino ŗ jouer au whist et ŗ jouer petit jeu[326], Napolťon n'en persiste pas moins et avec toute raison ŗ se dťfier de la Prusse et de ses hypocrites complaisances. [Note 325: _Corresp_., 18234.] [Note 326: Saint-Marsan ŗ Maret, 10 novembre. STERN, 369.] Il vient d'apprendre, ŗ la vťritť, que les travaux ont rťellement cessť sur plusieurs points: les ouvriers ont quittť les chantiers, mais nul ne les a vus rentrer dans leurs foyers. Que sont-ils devenus? Un de nos consuls, celui de Stettin, fournit le mot de l'ťnigme: il a dťcouvert que les ouvriers ťloignťs de Colberg, au lieu d'Ítre renvoyťs chez eux, ont ťtť simplement dissťminťs dans un rayon de quelques milles autour de la ville: lŗ, on les tient cantonnťs dans les villages, dissimulťs dans les bois, tout prÍts ŗ se rťunir de nouveau: ęAinsi, d'un coup de sifflet, le gouvernement prussien est encore le maÓtre d'avoir ŗ Colberg le mÍme nombre d'hommes qu'auparavant[327].Ľ Comme d'autres renseignements ne sont ni moins prťcis ni moins accusateurs, comme il en est aussi de plus vagues et mÍme de contradictoires, Napolťon veut en avoir le coeur net, pouvoir condamner la Prusse en pleine connaissance de cause, s'il la trouve en faute: il fait demander par Saint-Marsan que le secrťtaire de notre lťgation, M. Lefebvre, soit autorisť ŗ parcourir toutes les provinces et ŗ visiter toutes les places, ŗ voir de ses yeux ce qui s'y passe. [Note 327: Rapport du 20 octobre, archives des affaires ťtrangŤres, volume citť. Cf. DUNCKER, 392.] Devant ce comble d'exigence, Frťdťric-Guillaume eut un mouvement de rťvolte. Il tressaillit sous l'outrage et se retrouva pour quelques heures une ‚me de roi: se prÍter ŗ la vťrification demandťe, c'ťtait admettre que l'on pŻt rťvoquer en doute sa parole de Hohenzollern et le soupÁonner de parjure: plutŰt mourir que d'accepter cette honte! Il dťclara qu'il ne voulait point se dťgrader aux yeux de son peuple, aux yeux de ses troupes, et Hardenberg notifia ce refus par un billet assez sec[328]. [Note 328: Archives des affaires ťtrangŤres, volume citť.] La nuit passa ensuite sur ce coup de tÍte, avec son cortŤge de rťflexions sinistres: le Roi sentait peser sur lui l'armťe de Davout: autour de lui, il apercevait la meute de nos alliťs, prÍts ŗ la curťe: dans huit jours, s'il rťsistait, les sonneries franÁaises retentiraient ŗ son oreille, et les canons ennemis rouleraient lourdement sur le pavť de sa capitale. Hardenberg, moins fier encore que lui et plus faux, le conjura de plier une fois de plus, pour mieux se redresser ensuite; et le misťrable monarque cťda, s'humilia, vint ŗ rťsipiscence. M. Lefebvre reÁut licence d'aller oý il voudrait, avec des passeports prussiens, sous couleur d'inspecter nos consulats; on prit seulement de sournoises prťcautions pour lui laisser voir le moins de choses possible, en ayant l'air de tout lui montrer. Hardenberg redemanda piteusement ŗ Saint-Marsan son billet et le pria de taire ŗ l'Empereur sa vellťitť de dťsobťissance[329]. [Note 329: Saint-Marsan ŗ Maret, dťpÍche du 20 octobre, lettre confidentielle du 23.] Tandis que le commissaire franÁais commenÁait sa tournťe, Frťdťric-Guillaume errait entre Charlottenbourg et Potsdam, tournant autour de sa capitale ou piťtinant sur place, dťvorant ses humiliations, abreuvť de dťgoŻts et rongť d'impatience. Hardenberg ťcrivait ŗ Pťtersbourg, demandant, implorant, rťclamant une rťponse: pour Dieu, que l'on consente enfin ŗ parler, ŗ faire connaÓtre si la Prusse peut compter sur l'entrťe des Russes en Allemagne; au contraire, le Roi doit-il se considťrer comme dťlaissť et s'asservir ŗ des nťcessitťs cruelles? Quelle que soit la dťcision ŗ prendre, elle ne saurait tarder davantage: la Prusse se meurt d'anxiťtť: ęl'incertitude nous tue[330]Ľ. [Note 330: DUNCKER, 391.] Ce qui ajoutait aux complications et aux pťrils de l'heure prťsente, c'ťtait que Napolťon, afin de mieux ťprouver la Prusse et de voir plus clair dans son coeur, avait enfin expťdiť ŗ Saint-Marsan les pouvoirs nťcessaires pour traiter de l'alliance: son systŤme consistait toujours ŗ tranquilliser d'une part, tandis qu'il menaÁait de l'autre. Le ministŤre prussien ťtait intimement rťsolu ŗ ne point s'engager avec nous, tant qu'il lui resterait espoir de signer le pacte en prťparation avec Alexandre. Mais comment ťluder nos offres, aprŤs les avoir sollicitťes ŗ genoux? comment traÓner en longueur une nťgociation si ardemment rťclamťe, sans se condamner soi-mÍme et se convaincre d'imposture? ņ l'annonce des pouvoirs, Hardenberg se fit un masque d'homme satisfait: enfin, disait-il, l'Empereur consentait ŗ accepter la Prusse pour alliťe et ŗ la tirer d'inquiťtude: et l'air de soulagement avec lequel il prononÁait ces paroles, son visage ťpanoui, son gros rire, contrastaient avec l'humeur sombre des jours prťcťdents: son contentement allait jusqu'ŗ ęl'hilaritť[331]Ľ. Le 29 octobre, Goltz et lui se rťunirent en confťrence avec Saint-Marsan pour ťcouter les propositions de la France. Napolťon offrait ŗ la Prusse de l'admettre dans la ligue du Rhin ou de signer avec elle une alliance particuliŤre: on y joindrait trŤs secrŤtement une convention pour le cas de guerre avec la Russie, et dťjŗ le cabinet franÁais en traÁait les principales lignes. Tout le territoire prussien serait ouvert ŗ nos troupes et pris par elles en dťpŰt, ŗ l'exception de la Silťsie, oý le Roi pourrait se retirer: ses troupes disparaÓtraient des espaces occupťs et se laisseraient consigner dans deux ou trois places: le contingent auxiliaire serait fixť ŗ vingt mille hommes, que Napolťon emploierait ŗ sa guise[332]. [Note 331: Saint-Marsan ŗ Maret, 27 octobre.] [Note 332: Instructions gťnťrales et particuliŤres pour le comte de Saint-Marsan, en date du 22 octobre 1811, publiťes par STERN, 350-366.] Ces conditions furent transmises au Roi, qui ne les jugea pas absolument inacceptables: il s'ťtait attendu ŗ pis, et dŤs lors l'idťe de subir l'alliance franÁaise lui fit un peu moins horreur. Mais Scharnhorst annonÁait enfin des rťsultats et prťvenait en mÍme temps de son retour imminent. On rťsolut de l'attendre pour se dťcider. Sous divers prťtextes, les confťrences avec Saint-Marsan furent suspendues: on gagna successivement quatre jours, puis deux, vingt-quatre heures enfin. Pendant ce temps, Scharnhorst se rapprochait de la capitale, s'y faisait prťcťder par un rapport et par le texte d'une convention qu'il avait conclue avec le Tsar sous rťserve de la ratification royale, arrivait enfin lui-mÍme pour rendre compte de sa mission: dans l'acte qu'il avait signť, dans ses ťcrits, dans ses paroles, le Roi allait-il trouver une indication dťterminante, une rŤgle et une sŻretť pour l'avenir? II Scharnhorst avait mis ŗ remplir sa t‚che tout son zŤle, tout son coeur, toute son indomptable ťnergie. Fatigues, dťgoŻts, misŤres physiques et angoisses morales, rien ne l'avait rebutť. S'ťtant jetť en Russie sous un nom d'emprunt, il lui avait fallu, pour se mieux dissimuler, s'ťcarter des grandes routes, ťviter d'employer la poste; il n'avait atteint Pťtersbourg qu'au bout de deux semaines, bien qu'il voyage‚t nuit et jour, durement cahotť sur de lourds chariots de paysan. ņ Pťtersbourg, il ťtait descendu ou plutŰt s'ťtait cachť chez un ancien valet de chambre de l'Empereur. Lŗ, il avait eu ŗ attendre huit jours une audience. Enfin, le 4 octobre, on l'avait menť par des chemins de traverse au ch‚teau de Tsarskoť-Selo, oý l'Empereur s'ťtait rendu de son cŰtť mystťrieusement. Il y avait eu entre eux plusieurs rencontres, ťchange de communications verbales et ťcrites[333]. [Note 333: Le rťcit de la mission de Scharnhorst figure dans DUNCKER, 418-423, et avec plus de dťtails dans LEHMANN, 402-415.] Au dťbut, Alexandre s'ťtait montrť froid, rťservť, peu accessible aux raisonnements et aux instances. Comme il tenait essentiellement ŗ retarder sa rupture avec la France jusqu'aprŤs conclusion de sa paix avec les Turcs, les empressements de la Prusse, cette alliance qui lui venait trop tŰt et le tirait au combat, dťrangeaient ses calculs. Dťjŗ, ŗ l'annonce des premiers armements, il avait suppliť le Roi et son conseil de les discontinuer, de ne pas s'exposer tťmťrairement, de ne point attirer la foudre; il leur conseillait encore d'ťviter toute apparence de concert avec lui, de montrer quelque dťfťrence aux volontťs de l'Empereur. Tout autant qu'ŗ Napolťon, la Prusse lui semblait incommode et gÍnante: ŗ l'un et ŗ l'autre, cette malheureuse nation se rendait ŗ charge par ses agitations, ses mouvements dťsordonnťs, ses affolements: tous deux cherchaient actuellement ŗ l'immobiliser, en se rťservant de l'employer dans l'avenir. Alexandre convenait avec Scharnhorst que la guerre ťtait inťvitable: elle serait terrible et dťciderait de tout: raison de plus, suivant lui, pour ne pas engager ŗ contretemps cette suprÍme partie. Il tťmoignait toujours pour le Roi d'une tendre compassion, offrait un traitť secret, promettait de considťrer toute invasion du territoire prussien comme une attaque contre lui-mÍme: seulement, dŤs que Scharnhorst le pressait de concerter pratiquement l'action ŗ deux, il se montrait plus disposť ŗ soulever des difficultťs qu'ŗ les rťsoudre. Il permit pourtant ŗ Scharnhorst de lui communiquer les idťes conÁues ŗ Berlin, relativement ŗ la conduite de la guerre, et dťveloppa ensuite celles que PfŁhl lui avait suggťrťes: le plan prussien et le plan russe furent exposťs et comparťs. D'aprŤs le premier, dŤs que la Prusse serait attaquťe, les armťes russes auraient ŗ s'ťlancer de leurs frontiŤres et ŗ courir sur la Vistule: elles ne s'arrÍteraient pas ŗ ce fleuve, mais le franchiraient: se dťployant entre la Vistule et l'Oder, se liant par leur droite et leur gauche aux positions prussiennes de Pomťranie et de Silťsie, appuyant leurs ailes ŗ deux groupes de forteresses et de troupes alliťes, elles feraient front ŗ l'ennemi et tenteraient hardiment le sort des batailles: l'exemple du passť les montrait capables de se mesurer en ligne avec Napolťon, ŗ condition de bien choisir leur terrain et de ne point retomber dans certaines erreurs de tactique: elles t‚cheraient de recommencer Eylau et d'ťviter Friedland. Quant au plan russe, tel qu'il avait ťtť arrÍtť en juin, on se rappelle qu'il ne comportait qu'accessoirement une pointe prťalable dans la Prusse orientale et en Pologne, une sorte de reconnaissance renforcťe, ŗ laquelle succťderait un recul volontaire, un repliement progressif jusqu'aux positions oý l'on attendrait l'ennemi, dťjŗ affaibli par une marche ťpuisante et harcelťe. Il n'ťtait pas question, ŗ moins de circonstances exceptionnellement favorables, de jonction entre les armťes russes et prussiennes, celles-ci devant se renfermer dans les places du royaume, s'y dťfendre le plus longtemps possible et maintenir sur les cŰtťs de la route que suivrait la Grande Armťe quelques postes hostiles. Scharnhorst soumit ce plan ŗ une critique raisonnťe. En particulier, il fit sentir qu'accepter _ŗ priori_ la nťcessitť de la retraite ŗ l'approche des FranÁais, ce serait leur abandonner tout le plat pays prussien, avec ses ressources fort apprťciables. Quant aux troupes prussiennes, confinťes dans quelques forteresses, isolťes et immobilisťes, elles succomberaient tŰt ou tard, et la monarchie, aprŤs s'Ítre inutilement dťvouťe pour la cause commune, n'aurait plus qu'ŗ se constituer prisonniŤre. En termes audacieusement nets, Scharnhorst expliqua que la Prusse ne pouvait se condamner ŗ ce rŰle ingrat et sacrifiť, s'assimiler ŗ un poste perdu que l'on abandonne au milieu des masses ennemies pour retarder leur marche en se laissant dťtruire. Si le Tsar persistait dans ses intentions, le Roi n'aurait plus qu'ŗ tenter la seule voie de salut qui lui resterait ouverte, ŗ ťcouter les offres de la France. ņ ce langage, Alexandre comprit que la Prusse lui mettait le marchť ŗ la main et ne lui laissait d'autre alternative que de venir ŗ elle ou de l'avoir pour ennemie. Or, dans la guerre future, oý Napolťon disposerait de masses ťnormes et possťderait incontestablement l'avantage du nombre, quatre-vingt ŗ cent mille Prussiens, bien armťs, bien munis, enflammťs de patriotisme et de haine, n'ťtaient nullement pour les Russes un appoint ŗ dťdaigner. Puis, si le Tsar laissait cette force passer ŗ l'ennemi, cette dťfection serait d'un f‚cheux exemple et pourrait en entraÓner d'autres; elle faciliterait la coalition dont Napolťon cherchait ŗ envelopper son rival. Devant ces perspectives redoutables, Alexandre se sentit ťmu et flťchit; peu ŗ peu, avec hťsitation et regret, il consentit ŗ modifier son plan encore une fois, se laissa ramener ŗ l'idťe de la marche en avant, en se rťservant de ne point dťpasser certaines limites. Il ne se refusa plus ŗ signer avec la Prusse une convention militaire qui lierait les deux armťes et associerait dans une certaine mesure leur fortune. Scharnhorst fut mis en rapport avec le ministre de la guerre Barclay de Tolly, avec le chancelier Roumiantsof; dans une sťrie de laborieuses confťrences, la convention fut longuement discutťe, ťtablie article par article et, le 17 octobre, enfin signťe[334]. [Note 334: Le texte en a ťtť publiť par MARTENS, _Traitťs de la Russie_, VII, 24-37. Cf. LEHMANN, 412-415.] D'aprŤs cet acte, si Napolťon, malgrť l'attitude correcte et rťservťe qu'observeraient les deux puissances, faisait mine d'occuper une partie quelconque du territoire prussien ou prenait une attitude par trop menaÁante, les armťes russes s'ťbranleraient et, avec toute la cťlťritť possible, s'avanceraient sur la Vistule. Elles chercheraient mÍme, autant que les circonstances s'y prÍteraient, ŗ franchir ce fleuve, mais Alexandre ne prenait ŗ cet ťgard aucun engagement positif: il avait fait supprimer de la convention un article qui l'eŻt obligť ŗ pousser jusqu'en Silťsie une partie de ses troupes. Les Prussiens, fuyant devant l'envahisseur, se glissant entre ses colonnes, courraient au-devant de leurs auxiliaires et chercheraient ŗ les joindre: si la rapiditť de l'invasion ne permettait point ce rapprochement, ils se rejetteraient alors dans les places de la Pomťranie ou de la Silťsie, oý leur rťsistance serait facilitťe par la proximitť des Russes, ťtablis sur la Vistule. Afin que ces derniers atteignissent plus rapidement le fleuve, Scharnhorst avait demandť que les armťes du Tsar, actuellement rangťes ŗ cinq marches de la frontiŤre, reÁussent d'avance et ťventuellement l'ordre d'entrer en Pologne et en Allemagne, dŤs que les autoritťs prussiennes leur feraient signe et rťclameraient leur prťsence. Alexandre n'avait jamais voulu reconnaÓtre ŗ des autoritťs ťtrangŤres le droit de rťquisitionner ses troupes: il avait ťtť convenu seulement que celles-ci se mettraient en marche huit jours au plus tard aprŤs que leur gouvernement aurait ťtť prťvenu du danger par le roi de Prusse ou ses gťnťraux. Une seule portion des …tats prussiens serait immťdiatement sauvegardťe. DŤs ŗ prťsent, un corps de douze bataillons et huit escadrons serait placť en avant et en dehors de l'alignement, postť sur l'extrÍme bord de la frontiŤre, prŤs de l'endroit oý la pointe de la Prusse orientale s'allonge entre la mer et les possessions moscovites. AussitŰt que les hostilitťs auraient commencť, ce corps franchirait les limites, viendrait couvrir Koenigsberg et protťgerait contre un coup de main cette ville importante, menacťe ŗ la fois par la garnison franÁaise de Dantzick et les Polonais de Varsovie. ņ dťfaut de Berlin, qui serait abandonnť dŤs le premier moment, Alexandre s'engageait ŗ conserver au Roi une autre capitale, le berceau de la Prusse, oý il pourrait transfťrer sa rťsidence, son gouvernement, et s'abriter de l'invasion. Telles ťtaient les concessions que Scharnhorst avait arrachťes au gouvernement russe. Si la convention de Pťtersbourg, ŗ laquelle devait se joindre un traitť d'alliance, eŻt ťtť ratifiťe ŗ Berlin, comme Napolťon aurait incontestablement foncť sur la Prusse restťe en armes, la guerre aurait ťtť avancťe de sept mois: les opťrations se fussent engagťes sur la basse Vistule: l'Empereur aurait eu ŗ recommencer vers la fin de 1811 sa campagne de 1807, au lieu de voir l'annťe suivante s'ouvrir devant lui les profondeurs de la Russie: ce qu'il craignait l'eŻt vraisemblablement sauvť. III La convention militaire de Pťtersbourg, avec ses rťticences et ses rťserves, ne fit pas cesser les hťsitations du Roi: elle le jeta au contraire dans d'affreuses perplexitťs. En aoŻt, s'il s'ťtait jetť vers Pťtersbourg avec quelque rťsolution, au lieu de se tourner vers la France, c'ťtait que les dispositions prťsumťes de Napolťon ne lui laissaient plus le choix. Supposant que l'Empereur ne le voulait point pour alliť et mťditait de le dťtrŰner, il n'avait vu d'autre parti ŗ prendre qu'un recours dťsespťrť ŗ la Russie. Maintenant, les offres assez prťcises de la France, en lui rendant l'option, renouvelaient son embarras: retrouvant la libertť de ses dťcisions, il semblait incapable d'en user, et l'on eŻt dit que choisir entre les deux voies qui s'ouvraient devant lui, ŗ ce tournant suprÍme de sa destinťe, excťd‚t ses forces. Il ne croyait guŤre, il n'avait jamais cru ŗ la possibilitť de rťsister au vainqueur d'Iťna avec de sťrieuses chances de succŤs. S'insurger contre l'invincible capitaine, avec l'appui mÍme de quelques forces russes, ne serait-ce point courir ŗ la mort? D'autre part, s'assujettir ŗ Napolťon, ne serait-ce point la mort aussi, moins rapide sans doute, mais lente et ignominieuse? Les propositions de l'Empereur ne cachaient-elles point un piŤge, l'intention abominable de se faire livrer la Prusse pour la frapper ensuite sans dťfense, aprŤs s'Ítre servi d'elle et l'avoir courbťe ŗ une avilissante besogne? N'apercevant dans chaque direction que sujets d'ťpouvante, Frťdťric-Guillaume n'arrivait pas ŗ distinguer de quel cŰtť le pťril ťtait moindre, ŗ se faire une opinion, ŗ prendre un parti: ęCe serait presque ŗ tirer au sort,--disait-il ťperdu,--ŗ moins que la Providence ne nous ťclaire particuliŤrement[335].Ľ Au milieu des combats intťrieurs qui le dťchiraient, sa tÍte se perdait, un vertige le prenait. Tandis que Saint-Marsan, sur la foi de renseignements trompeurs, le croyait rassťrťnť, confiant ęet fort gai[336]Ľ, l'infortunť monarque ťcrivait ŗ Hardenberg, le 31 octobre: ęIl me semble que je suis dans un accŤs de fiŤvre chaude: autour de moi, je vois de tous cŰtťs s'ouvrir des abÓmes[337].Ľ [Note 335: DUNCKER, 402.] [Note 336: Lettre ŗ Maret, 1er novembre 1811.] [Note 337: DUNCKER, 402.] ņ la fin, malgrť les efforts de Hardenberg, qui montrait plus de fermetť et de suite dans les idťes, il laissa entendre qu'il se jugeait condamnť ŗ l'alliance franÁaise[338]. Les rťponses de la Russie, disait-il, n'ťtaient que relativement rťconfortantes: cette puissance s'engageait ŗ couvrir une moitiť ŗ peine de la monarchie. Ses troupes marcheraient sans doute sur la Vistule: marcheraient-elles avec l'activitť dťsirable? Alexandre s'ťtait laissť forcer la main: ne saisirait-il pas la premiŤre occasion pour se replacer sur le terrain strictement dťfensif qu'il avait quittť ŗ son corps dťfendant? Frťdťric-Guillaume faisait valoir toutes ces considťrations, qui ťtaient assurťment d'un grand poids: au fond, peut-Ítre eŻt-il ťtť f‚chť que les Russes se fussent montrťs par trop rassurants et eussent enlevť ainsi toute excuse ŗ sa timiditť. ņ cet instant critique, c'est surtout dans un vice irrťmťdiable de son caractŤre qu'il faut chercher son principal mobile. Un penchant naturel porte les esprits faibles et irrťsolus, en temps de crise, ŗ prťfťrer le parti qui leur offre un peu de sťcuritť immťdiate: ils s'estiment heureux d'obtenir un sursis au pťril, un rťpit dans l'angoisse, et ne regardent pas plus loin; ils se cherchent un lendemain plutŰt qu'un avenir. L'alliance de Napolťon offrait au Roi cet avantage ťphťmŤre, car il ťtait ťvident que l'Empereur, aprŤs avoir reÁu la soumission de la Prusse, la laisserait vivre ou au moins vťgťter quelque temps: Frťdťric-Guillaume verrait s'ouvrir devant lui une pťriode de tranquillitť relative. Par ce motif, ŗ l'instant oý les plus audacieux d'entre ses gťnťraux et ses ministres, nantis des engagements russes, se flattaient de l'amener au but de leurs efforts, il leur glissait des mains; hissť pťniblement par eux jusqu'ŗ un parti d'ťnergie et de vigueur, il ne parvenait plus ŗ s'y tenir, retombait au plus bas de la faiblesse et se laissait choir dans l'alliance franÁaise. Le parti de l'action avait ŗ peu prŤs gagnť sa cause ŗ Pťtersbourg: il la reperdait ŗ Berlin. [Note 338: _Id._, 413-414.] Ce parti ne se tint pas pour battu et se rattacha ŗ un dernier espoir. En expliquant les raisons qui le faisaient incliner vers la France, le Roi avait formulť une rťserve; reprenant un de ses thŤmes favoris, il laissait entendre que tout changerait de face ŗ ses yeux si l'Autriche, ŗ l'exemple du Tsar, consentait ŗ le protťger contre une attaque, ŗ le soutenir sur sa gauche, et mettait un second ťtai ŗ sa monarchie branlante. Hardenberg, qui se croyait des raisons pour ne point dťsespťrer de l'Autriche, le prit au mot: il proposa d'adresser ŗ Vienne un suprÍme appel, et le rťsultat de fiťvreuses controverses fut en somme l'adoption d'un parti qui laissait tout en suspens, ne prťjugeait rien et retardait encore la dťcision finale. Les confťrences avec Saint-Marsan furent reprises le 6 novembre. Afin de pouvoir conclure avec la France, si le besoin s'en faisait absolument sentir, on entama une discussion plus sťrieuse. En mÍme temps, Scharnhorst dut se remettre en route et filer par la Silťsie vers la frontiŤre autrichienne. Voyageant avec plus de mystŤre encore que durant sa course prťcťdente, ťvitant de s'acheminer directement ŗ son but, dťjouant l'espionnage franÁais par des dťtours et des crochets, s'affublant d'un faux nom, se travestissant, se grimant de son mieux, il se glisserait subrepticement jusqu'ŗ Vienne: lŗ, il dťvoilerait franchement aux Autrichiens l'embarras de la Prusse et l'horreur de sa position, confierait ŗ leur discrťtion les offres russes, dont il ferait sentir ŗ la fois la valeur et l'insuffisance, et supplierait l'empereur FranÁois de consentir ŗ un pacte de dťfense mutuelle entre les deux cours germaniques. La solution n'ťtait plus ŗ Pťtersbourg, elle ťtait ŗ Vienne: c'est lŗ que le chevalier errant de la bonne cause l'irait chercher[339]. [Note 339: LEHMANN, 429-435. DUNCKER, 418-423.] Frťdťric-Guillaume s'ťtait prÍtť ŗ cette dťmarche par acquit de conscience, afin de prouver qu'il n'avait nťgligť aucun moyen de se soustraire ŗ l'odieuse alliance. Au fond de l'‚me, il n'attendait plus rien de l'Autriche ni de personne. Son noir pessimisme voyait plus clair que l'ardeur et l'exaltation de ses entours: il avait trop expťrimentť ŗ ses dťpens l'ťgoÔsme des cabinets pour croire que la Prusse, dans sa profonde dťtresse, recueillerait autre chose ŗ Vienne que de vaines condolťances: d'une faÁon gťnťrale, les cruautťs du sort l'avaient dťshabituť de croire au bonheur: en tout ce qu'il entreprenait, il se jugeait poursuivi par un destin contraire et prťsageait l'issue la moins favorable. Si sombres que fussent ses prťvisions, elles n'allaient pas jusqu'ŗ lui faire discerner le pťril suspendu depuis quelques jours sur sa tÍte, le plus grand, le plus terrible qui eŻt jamais menacť sa couronne et sa dynastie. Napolťon, ayant acquis de plus en plus la preuve que la Prusse le trompait et continuait ses prťparatifs militaires, venait enfin de perdre patience: il s'occupait ŗ rťaliser ses menaces. Les premiers rapports de M. Lefebvre ne l'avaient nullement satisfait. Arrivť ŗ Colberg, l'inspecteur franÁais avait remarquť chez les autoritťs une tendance ťvidente ŗ se cacher de lui; malgrť de savantes prťcautions, il avait aperÁu des ouvriers au travail, des soldats en grand nombre, un entassement d'hommes et de matťriel, des redoutes continuant ŗ pousser du sol autour de l'enceinte[340]. Nos agents du littoral signalaient un effort ininterrompu pour approvisionner et armer les places. L'un d'eux dťnonÁait le passage de pesants chariots, traÓnťs ŗ neuf chevaux; ces vťhicules, allant vers Colberg, portaient chacun une caisse ťnorme, soi-disant remplie de marchandises, et ces caisses--on en avait acquis la preuve--contenaient chacune un canon, soigneusement emballť et rendu invisible sous son enveloppe de bois[341]: ainsi, tout regard jetť sur la Prusse la surprenait en flagrant dťlit de fourberie. De plus, l'empereur Napolťon, qui avait appris la suspension des pourparlers avec Saint-Marsan et ignorait encore leur reprise, avait reÁu de ces lenteurs une impression parfaitement justifiťe d'irritation et de mťfiance. Pour achever de l'exaspťrer, la nouvelle d'un important succŤs des Russes sur le Danube, en avant de Rouchtchouk, lui arrivait au mÍme moment: sa colŤre ťclatait en exclamations furibondes contre ces ęchiens, ces gredins de Turcs[342]Ľ, qui s'ťtaient laissť battre; mais elle tendait ŗ se dťtourner contre la Prusse, sous l'empire d'un raisonnement prťvoyant. Croyant les Turcs plus battus encore et plus dťcouragťs qu'ils ne l'ťtaient, jugeant impossible d'empÍcher dťsormais leur paix avec le Tsar, il craignait que les Russes, dťbarrassťs de la diversion orientale, ne s'enhardissent ŗ se jeter en Allemagne et ŗ commencer la guerre en soulevant la Prusse, qui leur tendait frauduleusement la main. Pour leur enlever ce point d'appui, il songeait ŗ le supprimer radicalement, ŗ en finir avec la Prusse, puisqu'elle voulait absolument se perdre: ęJe vois, disait-il, tant de mauvaise foi et d'incertitude dans ce cabinet que je crois qu'il sera impossible d'empÍcher sa ruine[343].Ľ Et, sans s'arrÍter encore ŗ une dťtermination ferme, il se mettait en mesure de frapper. Comme la Prusse, mieux armťe que deux mois auparavant, opposerait peut-Ítre une rťsistance un peu plus sťrieuse, il ne voulait plus abandonner l'entreprise aux libres inspirations de Davout: le 14 novembre, revenu de son voyage, il invitait le marťchal ŗ prťparer d'avance et ŗ lui soumettre un projet d'opťrations dont le but serait d'envahir brusquement la Prusse et de tout enlever, roi, cour, gouvernement, administration, armťe, en un seul coup de filet[344]. [Note 340: ęņ peine nous venions de rentrer dans les dunes,--ťcrit Lefebvre le 27 octobre,--que nous nous trouv‚mes au milieu d'une espŤce de forÍt de bois coupť: des ouvriers travaillaient ŗ faire des fascines: ils ťtaient en assez grand nombre. Le gťnťral Tauenzien (gouverneur de la place) me parut extrÍmement embarrassť de cette dťcouverte. Nous pouss‚mes plus loin et nous dťcouvrÓmes bientŰt d'autres travailleurs occupťs, en assez grand nombre, ŗ former une chaussťe qui doit aboutir d'un cŰtť ŗ la grande route de Colberg, et de l'autre au fort dont j'ai parlť plus haut... Elle est visiblement destinťe au service de cette redoute... M. le comte de Tauenzien, qui, si j'en ai bien jugť, ne s'attendait pas ŗ cette dťcouverte, en demeura fort embarrassť. Il dit quelques mots pour justifier la construction de cet ouvrage; les expressions ne vinrent pas: il paraissait Ítre ŗ la torture. Nous travers‚mes d'un bout ŗ l'autre cette chaussťe fort silencieusement, et nous rentr‚mes ŗ la nuit tombante. J'avais vu tous les travaux extťrieurs, non en dťtail, car je dois observer que nous n'approchions qu'ŗ une certaine distance des redoutes. Lorsque les objets commenÁaient ŗ Ítre trop visibles et distincts, l'ordre ťtait bien vite donnť au cocher de rebrousser chemin.Ľ Archives des affaires ťtrangŤres, Prusse, 249.] [Note 341: Rapport du consul de Stettin, 28 octobre. Archives des affaires ťtrangŤres, volume citť. Cf. _Corresp._, 18241.] [Note 342: Rapport de Tchernitchef, 18 dťcembre, volume citť, p. 266. Napolťon ťcrivait ŗ Davout: ęLes Russes ont eu de grands succŤs sur les Turcs, qui se sont comportťs comme des bÍtes brutes. Je vois la paix sur le point de se conclure.Ľ _Corresp._, 18259.] [Note 343: _Corresp._, 18259.] [Note 344: _Id._] Le marťchal ne connaissait que sa consigne. Celle-ci ťtant actuellement d'aviser aux moyens de dťtruire un …tat, cette Prusse qu'il sentait menteuse, perfide et toujours prÍte ŗ profiter du moindre insuccŤs de nos armes pour nous sauter ŗ la gorge, il appliqua ŗ la t‚che prescrite toutes les forces d'un esprit familiarisť de longue date avec les violences et les ruses de la guerre. Aucun scrupule ne l'arrÍta dans la poursuite du but proposť ŗ son dťvouement et ŗ son patriotisme, et ce doit Ítre pour nous un sujet d'affliction que l'atrocitť des moyens ŗ employer n'ait point rťvoltť et fait hťsiter sa grande ‚me. Il conÁut, ťlabora minutieusement et adressa ŗ l'Empereur, le 25 novembre, tout un plan pour la surprise et l'anťantissement de la Prusse: ce plan ťtait effroyable. Au jour fixť, la division Friant avec les chasseurs ŗ cheval de Bordesoulle, la division Gudin entraÓnant ŗ sa suite deux divisions de cuirassiers et plusieurs corps de rťserve, les divisions Morand et Compans avec leurs annexes, entameraient circulairement le territoire prussien: la premiŤre, descendant du Mecklenbourg oý elle ťtait cantonnťe, se jetterait sur Stettin et la ligne de l'Oder; la seconde dťboucherait de Magdebourg, cernerait Spandau et ferait main basse sur Berlin; les deux autres agiraient dans l'espace intermťdiaire, des dťtachements westphaliens coopťrant ŗ tous ces mouvements. Afin de ne point donner tout de suite trop d'alarme, on ferait dire ŗ Berlin que les Russes avaient envahi la Pologne, et qu'en consťquence les troupes franÁaises empruntaient le sol prussien pour marcher contre eux. ęOn chargerait mÍme un officier intelligent de donner verbalement ces assurances, et, pour mieux y faire croire, cet officier serait trompť lui-mÍme[345].Ľ [Note 345: Le projet de Davout, dont nous donnons de larges extraits, figure aux archives nationales, AF, IV, 1656.] Le marťchal arriverait alors de sa personne ŗ Stettin, avec une partie de sa 5e division, celle de Desaix, et prťsiderait ŗ l'oeuvre de destruction. ęOn empÍcherait les Prussiens de se rallier. On dťsarmerait toutes les troupes, les dťtachements isolťs, et on arrÍterait les convois. Des ordres sťvŤres seraient donnťs aux autoritťs pour empÍcher les congťs (les hommes en congť), les recrues et les travailleurs de rejoindre.Ľ En mÍme temps, le jour mÍme ou le lendemain de notre entrťe, Poniatowski partirait de Thorn avec tous ses rťgiments, s'ťlŤverait le long de la basse Vistule et viendrait s'y joindre ŗ la division Grandjean sortie de Dantzick, de maniŤre ŗ fermer le cercle, ŗ empÍcher toute fuite, ŗ intercepter toute communication entre le centre de la monarchie, pris et ťcrasť dans l'ťtau, et les provinces orientales. Jusqu'au moment de l'exťcution, le plus grand secret serait observť: ęIl ne serait confiť qu'ŗ la derniŤre extrťmitť, poursuit le marťchal, et ŗ ceux qui doivent le connaÓtre. Je prendrais la prťcaution de tromper mÍme les divisions Friant, Morand, Gudin, Compans, etc., sur le but de la marche. Ce ne serait que le jour oý tout concourrait au plan pour dťsorganiser l'armťe prussienne, que les troupes connaÓtraient le vťritable objet... Les Saxons ne recevraient l'ordre de se mettre en mouvement pour se porter sur Glogau que le jour ŗ peu prŤs oý nous arriverions sur l'Oder. Jusque-lŗ, tout serait dans le plus grand calme, et ce calme contribuera beaucoup ŗ faire prendre le change aux Prussiens. Je proposerais de prendre deux ou trois rťgiments de cavalerie saxonne, un ou deux rťgiments d'infanterie et une ou deux batteries d'artillerie lťgŤre de cette nation pour garder les routes de Berlin en Saxe, et arrÍter tout ce qui voudrait se sauver par lŗ, mÍme les individus, dont on saisirait les papiers avec le plus grand soin. On s'emparera de beaucoup de boute-feux, et on saisira des papiers qui donneront de bons renseignements sur leurs projets. Cette troupe se mettrait le plus tŰt possible en communication avec la colonne du gťnťral Gudin et agirait suivant les circonstances, s'emparerait de Crossen, etc. ęJe dois poser l'hypothŤse oý le Roi pourrait Ítre surpris dans Berlin: sa prise serait si importante que je suppose qu'il ne faudrait pas la manquer. ęJe demanderai aussi l'intention de Votre Majestť sur tous les ministres ťtrangers qui seraient ŗ Berlin: la prťsence de ces gens-lŗ y est toujours trŤs nuisible. ęJe propose d'arrÍter tous les courriers ťtrangers venant de ou allant ŗ Pťtersbourg et de saisir leurs dťpÍches, en y mettant toutes les convenances possibles. ęPar ce projet, Sire, j'ťvite de mettre qui que ce soit dans la confidence; ainsi le prince Poniatowski lui-mÍme n'y serait qu'en recevant des ordres. Ce n'est pas que je me mťfie de lui; je le regarde comme un homme d'honneur et dťvouť ŗ Votre Majestť, mais une lettre peut traÓner, et il y a dans ce pays-lŗ des femmes bien adroites. ęOn peut espťrer que le rťsultat sera une dťsorganisation parfaite, et que personne en Prusse ne saura ce qu'il a ŗ faire ni l'ťtat des choses, puisque les courriers seront presque tous interceptťs.Ľ Au besoin, pour ťviter de la part des garnisons toute vellťitť de rťsistance, on fabriquerait avec beaucoup de soin un faux traitť, portant que le Roi, dťcidť ŗ faire ťtroitement cause commune avec la France, consentait ŗ nous livrer momentanťment les places de sa monarchie, les ouvrages, les points fortifiťs. Sur la prťsentation de cette piŤce, toutes les portes s'ouvriraient devant nous, toutes les ressources nous seraient livrťes. On ferait croire aux troupes prussiennes qu'elles allaient Ítre conduites en Silťsie et lŗ restituťes ŗ leur maÓtre; ce ne serait qu'aprŤs s'Ítre remises entre nos mains qu'elles connaÓtraient leur sort et se sentiraient prisonniŤres. ęJe sais bien, ajoute le marťchal, qu'aucun mot de ce projet n'a le cachet de la bonne foi; mais on ne ferait qu'user de reprťsailles envers le gouvernement prussien. C'est par ce motif que je le propose, et parce qu'il remplirait les intentions de Votre Majestť, de rendre, le plus possible, l'initiative profitable. Il peut se faire que Votre Majestť rejette la plus grande partie des idťes comprises dans ce projet, surtout celles relatives ŗ un faux traitť; mais cela peut se modifier. Ce qui m'a fait naÓtre cette idťe, c'est une ruse de cette nature que les Prussiens ont employťe ŗ Mayence: ils ont fabriquť un ordre du gťnťral Custine au commandant de la place de se rendre et de capituler aux meilleurs conditions, n'ayant plus de secours ŗ attendre. Je sens que la reprťsaille est un peu forte, mais on peut la modifier dans l'exťcution.Ľ IV Par bonheur pour sa gloire, Napolťon ťcarta ce projet. Peu de jours aprŤs avoir demandť ŗ Davout de lui communiquer ses idťes, il avait appris que le cabinet de Berlin rouvrait les confťrences et paraissait accepter en principe nos conditions; c'ťtait une meilleure note ŗ son actif. M. Lefebvre, continuant sa tournťe, visitant Pillau et Gnudentz aprŤs Colberg, constatait un ralentissement des travaux, moins d'ardeur ŗ rassembler et ŗ exercer des hommes; il avait mÍme cru remarquer un affaissement de l'opinion, une disposition des esprits ŗ ne plus s'insurger contre l'inťvitable et ŗ admettre l'idťe d'un abandon total ŗ la France[346]. Pour la premiŤre fois, Napolťon trouvait--c'ťtait son expression mÍme au prince de Schwartzenberg--que la Prusse ęsemblait vouloir se bien conduire[347]Ľ, et il ťcrivait ŗ son frŤre JťrŰme ęqu'en cas de guerre elle marcherait sans doute avec nous[348]Ľ. Il se rťsolut donc encore une fois ŗ ne rien brusquer en Allemagne, ŗ ťpargner la Prusse, sans cesser d'avoir l'oeil sur elle; toujours prÍt ŗ l'accabler au moindre mouvement suspect, il reprit ses efforts pour se l'attirer pacifiquement et fit franchir un deuxiŤme pas ŗ la nťgociation d'alliance. [Note 346: Rapport d'ensemble de Lefebvre, datť de Breslau le 24 novembre 1811. Archives des affaires ťtrangŤres, Prusse, 248.] [Note 347: DUNCKER, 424, d'aprŤs le rapport de Schwartzenberg.] [Note 348: _Corresp._, 18341.] Le 15 dťcembre, dans une nouvelle sťrie d'instructions ŗ Saint-Marsan, le duc de Bassano prťcisait mieux les conditions de l'entente et la forme ŗ leur donner. Comme l'Empereur affectait toujours de se considťrer en ťtat d'alliance avec Alexandre et se piquait de ne point dťroger ostensiblement au pacte de Tilsit, les arrangements avec la Prusse seraient en apparence dirigťs contre l'Angleterre. Un traitť spťcifierait mieux les devoirs respectifs des deux parties dans la guerre maritime: cet accord public en dissimulerait un autre, conclu secrŤtement, un traitť d'alliance ťventuelle contre les puissances limitrophes de la France et de la Prusse: enfin, ce second acte en recouvrirait un troisiŤme, plus mystťrieux encore, celui qui rťglerait la coopťration prussienne contre la Russie. ņ cet ťgard, Napolťon admettait certains adoucissements: le contingent auxiliaire, au lieu d'Ítre dispersť dans les rangs de la Grande Armťe, conserverait autant que possible son individualitť: une trŤs faible garnison prussienne serait tolťrťe ŗ Potsdam, oý le Roi pourrait maintenir sa rťsidence. Saint-Marsan devait traiter avec les ministres prussiens sur ces bases, ťcouter leurs objections, leur cťder au besoin sur quelques points de dťtail, et peu ŗ peu, sans y mettre trop de prťcipitation, ťtablir avec eux le texte des diffťrents actes qui seraient soumis ensuite ŗ l'approbation de l'Empereur. DŤs ŗ prťsent, l'Empereur appela Krusemarck aux Tuileries et lui tint un langage solennel, dťfinitif, oý il dťvoilait les deux faces de sa pensťe, son dťsir sincŤre de s'entendre avec la Prusse et sa rťsolution de la frapper sans pitiť, s'il ne pouvait obtenir d'elle un dťvouement absolu et une obťissance ponctuelle. Jamais, dit-il avec force, il n'avait songť par principe ŗ dťtruire cet …tat, ŗ dťtrŰner la dynastie: ęJ'aime mieux voir le Roi ŗ Berlin que d'y voir mon propre frŤre[349].Ľ Les conditions transmises de sa part ťtaient l'expression rťelle de ses voeux, mais il ne tolťrerait, une fois que la Prusse se serait engagťe ŗ lui, aucune arriŤre-pensťe, aucune dťfaillance, aucune infraction aux devoirs contractťs. Il n'est pas de ces alliťs que l'on quitte et que l'on reprend, suivant les oscillations de la fortune, et le Roi s'abuserait dangereusement s'il croyait pouvoir prendre pour modŤle Frťdťric II, passant et repassant d'un camp dans l'autre pendant la guerre de la Succession d'Autriche: malheur ŗ la Prusse si elle retombait dans un jeu misťrable et louche, dans ces errements funestes qui perdent les royaumes! [Note 349: DUNCKER, 425, d'aprŤs le rapport de Krusemarck.] Tandis que ce suprÍme avertissement retentissait ŗ Berlin, oý Saint-Marsan poussait les nťgociations, la mission de Scharnhorst ŗ Vienne traÓnait sans aboutir. Metternich avait d'abord opposť quelques objections au choix de cet ťmissaire: Scharnhorst passait pour affiliť aux sectes rťvolutionnaires qui dissimulaient sous le voile du patriotisme leurs tendances subversives: la pruderie autrichienne s'effarouchait de ce contact. Sharnhorst ťtant tombť ŗ Vienne sur ces entrefaites, il ne dut qu'au crťdit des agents britanniques de pouvoir aborder le ministre des affaires ťtrangŤres. Metternich, ayant tant fait que de le recevoir, l'accueillit bien au dťbut et crut devoir lui fournir quelque sujet d'espťrance; il avait ses raisons--on verra lesquelles--pour ne pas dťcourager trop tŰt la Prusse et pour la tenir en suspens. Il promit d'ťtudier la question, amusa Scharnhorst pendant quelques semaines par de doucereuses paroles. Puis, les communications du gouvernement autrichien se ralentirent, s'espacŤrent, et la derniŤre, portant la date du 26 dťcembre, fut une fin de non-recevoir qui rendit le Prussien ęinexprimablement malheureuxĽ: Sa Majestť Impťriale s'excusait sur le dťlabrement de ses finances et ses embarras intťrieurs de ne pouvoir se compromettre en aucune faÁon au profit de la Prusse[350]. [Note 350: DUNCKER, 427. Cf. LEHMANN, II, 434.] La correspondance que Scharnhorst entretenait avec son gouvernement en termes convenus avait dťjŗ fait prťvoir ŗ Berlin cette suprÍme dťception. L'ťvťnement donnait raison au Roi contre son ministre, et Hardenberg ne se trouvait plus d'argument contre l'alliance franÁaise. Nťanmoins, si grande ťtait l'horreur des Prussiens de s'enrŰler sous le drapeau dťtestť et de combattre pour l'oppresseur que le premier mois de 1812 s'ťcoula presque entiŤrement sans qu'ils se fussent rťsignťs ŗ franchir le pas. Hardenberg continuait ŗ regarder du cŰtť de Vienne, attendant, sollicitant un signe qui lui dirait d'espťrer: il ralentissait, interrompait les confťrences avec Saint-Marsan, et en mÍme temps, craignant de lasser la patience de notre ministre, il lui ťcrivait des lettres tremblantes, pour l'assurer que ces retards ne tenaient ŗ aucune mauvaise volontť. Enfin, aprŤs le retour de Scharnhorst, quand l'insensibilitť de l'Autriche se fut clairement dťmontrťe, quand il fut de toute ťvidence que l'on avait en vain frappť ŗ cette derniŤre porte, la Prusse se soumit, courba le front et accepta le joug. Le 29 janvier 1812, Saint-Marsan fut prťvenu que le Roi et ses ministres renonÁaient ŗ discuter nos exigences: ils admettraient les conditions qu'il plairait ŗ l'Empereur de leur imposer, espťrant toutefois que le magnanime monarque, dans sa gťnťrositť, leur accorderait par mesure spontanťe et gracieuse quelque soulagement. Le Roi dťsirait que l'effectif de ses forces militaires ne fŻt plus limitť au chiffre de quarante-deux mille hommes; que la France, tout en mettant garnison dans Berlin, ťvit‚t d'y faire passer les corps qui marcheraient contre la Russie et ťpargn‚t ŗ la capitale ce surcroÓt de charge; par-dessus tout, il tenait ŗ obtenir certaines facilitťs pour le payement des contributions de guerre restant ŗ acquitter. Toutefois, aucun de ces avantages n'ťtait rťclamť comme la condition de l'alliance, qui ťtait accordťe dans tous les cas; la Prusse ne nťgociait plus, elle sollicitait et implorait[351]. Dans les premiers jours de fťvrier, Napolťon la sentit s'abandonner ŗ lui comme matiŤre inerte et molle; il n'avait plus qu'ŗ ťtendre la main pour la saisir. [Note 351: Saint-Marsan ŗ Maret, 29 janvier 1812.] Il s'occupait alors ŗ s'emparer dťfinitivement de l'Autriche. Avec elle, les grandes lignes de l'accord avaient ťtť esquissťes depuis prŤs d'une annťe, mais l'on s'ťtait contentť jusqu'ŗ prťsent de cette entente ŗ demi-mot et par clignement d'oeil. Aujourd'hui, Napolťon jugeait l'instant venu de fixer les relations et d'assurer l'alliance, sans la signer encore. Le 17 dťcembre, il s'ouvrit ŗ Schwartzenberg; on avait assez causť, dit-il ŗ cet ambassadeur: il ťtait temps de traiter, de formuler avec nettetť les engagements respectifs, de faire succťder ęau verbiage[352]Ľ des faits et des conclusions. [Note 352: Rapport de Metternich ŗ son souverain, 15 janvier 1812. _Mťmoires de Metternich_, II, 442.] Cette invite ŗ s'expliquer n'ťtait point pour embarrasser Schwartzenberg, car sa cour venait de le mettre prťcisťment en ťtat de rťpondre ŗ nos avances et au besoin de les prťvenir: ŗ l'instant oý l'Empereur faisait vers elle un pas plus marquť, elle s'ťtait dťjŗ mise en chemin pour se rapprocher de lui, et, par un effet bien inattendu de la misťrable Prusse, c'ťtait la mission de Scharnhorst qui avait accťlťrť ce mouvement. ņ l'invocation suprÍme qui lui ťtait venue de Berlin, ŗ ce cri de dťtresse, Metternich avait pu mesurer l'effroi et le pťril de la Prusse: il avait compris que cette puissance touchait aux rťsolutions extrÍmes: tiraillťe entre les deux empereurs rivaux, elle allait se jeter vers l'un ou vers l'autre. Or, il importait essentiellement aux Autrichiens de ne point se laisser surprendre par cette ťvolution, en quelque sens qu'elle se fÓt. Si la Prusse consommait son accord avec la Russie et se serrait contre elle pour rťsister ŗ nos exigences, Napolťon l'attaquerait infailliblement; suivant toutes probabilitťs, il l'ťcraserait du premier coup et la mettrait en piŤces. En ce cas, l'Autriche ťprouverait une juste commisťration et se trouverait des larmes pour cette grande infortune; toutefois, aprŤs avoir payť ce tribut aux convenances, n'aurait-elle pas ŗ exercer des reprises sur la succession de sa voisine? Depuis un siŤcle, la Prusse s'ťtait formťe et arrondie aux dťpens de tout le monde: dans les dťpouilles de cet …tat fait de rapines, chacun reconnaÓtrait et retrouverait son bien: l'Autriche en particulier ne serait-elle pas fondťe ŗ rappeler que la Silťsie lui avait ťtť indŻment soustraite par Frťdťric II et revenait de droit ŗ son ancien possesseur? Seulement, pour qu'elle ťlev‚t avec succŤs cette revendication, il ťtait nťcessaire qu'elle se fŻt placťe auparavant dans les bonnes gr‚ces du suprÍme distributeur des territoires et des provinces; un traitť d'alliance avec l'Empereur lui serait un titre pour se prťsenter au partage de la Prusse. Que si la Prusse, au contraire, cherchait son salut dans la soumission et s'unissait ŗ la France, avant que l'Autriche eŻt pris le mÍme parti, l'empereur Napolťon, assurť de l'une des deux puissances germaniques, aurait moins besoin de l'autre et lui ferait des conditions moins douces: la concurrence prussienne mettrait ŗ plus bas prix l'alliance de l'Autriche: cette cour se trouverait distancťe et prťvenue, et c'est pourquoi, dans la seconde hypothŤse autant que dans la premiŤre, elle ne pouvait trop tŰt s'accorder avec Napolťon et se mettre en rŤgle aux Tuileries[353]. Donc, dŤs le 28 novembre, tandis que Metternich se prťparait ŗ nourrir quelque temps les illusions de Scharnhorst et ŗ prolonger les incertitudes de la Prusse, il avait invitť Schwartzenberg ŗ prendre les devants auprŤs de l'Empereur, ŗ entrer franchement en matiŤre, et c'est ainsi que Napolťon, quand il aborda avec l'ambassadeur la question de l'alliance, trouva un homme qui se disposait ŗ lui en parler. [Note 353: Rapport de Metternich publiť dans ses _Mťmoires_, 422-435. Cette piŤce a ťtť inscrite par erreur sous la date du 28 dťcembre, mais Metternich lui-mÍme, dans une allusion ultťrieure ŗ son travail, lui attribue celle du 28 novembre.] Dans la confťrence du 17 dťcembre, on se mit assez facilement d'accord. L'Autriche ferait cause commune avec nous contre la Russie: elle fournirait un corps auxiliaire; ŗ ce prix, Napolťon lui garantirait l'ťchange facultatif de la Galicie contre les provinces illyriennes, dans le cas oý la renaissance de la Pologne rťsulterait de la guerre. Il lui faisait espťrer en outre un agrandissement sur le Danube, dans ces principautťs roumaines qu'il considťrait comme perdues pour la Turquie, et plus vaguement une meilleure frontiŤre du cŰtť de l'Allemagne. Quant ŗ la Silťsie, dont le nom avait ťtť lťgŤrement prononcť, elle reviendrait ŗ l'Autriche, si la Prusse commettait le moindre ťcart et se prťcipitait ainsi dans l'abÓme[354]. Informť de cette confťrence et de ses rťsultats, Metternich laissa ŗ Schwartzenberg toute latitude pour conclure et le munit de pouvoirs. Napolťon apprit trŤs promptement que la cour de Vienne, comme celle de Berlin, n'attendait plus pour signer que son bon plaisir et l'heure marquťe par ses convenances. [Note 354: Rapport de Metternich d'aprŤs le compte rendu de Schwartzenberg, 15 janvier 1812; _Mťmoires_, II, 435-440.] Ainsi, sur ce vaste ťchiquier de l'Europe centrale oý le jeu des diffťrentes piŤces se commandait, tout s'ťtait opťrť par rťactions successives. Comme l'empereur de Russie, mŻ par des considťrations politiques et stratťgiques, n'avait osť fournir ŗ la Prusse des assurances pleinement satisfaisantes et s'aventurer trop loin en Allemagne, la Prusse aux abois s'ťtait portťe vers l'Autriche, en lui demandant conseil et secours, en cherchant prŤs d'elle le point d'appui de sa dťbilitť: l'Autriche avait craint aussitŰt de la part de ses voisins un coup de tÍte qui la mettrait elle-mÍme en f‚cheuse posture: voyant les ťvťnements se prťcipiter et tenant ŗ en profiter, elle n'avait trouvť d'autre moyen que de s'entendre avec celui qui paraissait destinť ŗ les gouverner: elle avait pressť le pas vers l'Empereur et s'offrait ŗ lui humblement. V En ne voyant point revenir de Berlin la convention du 17 octobre avec la ratification royale, Alexandre avait compris que le courage manquait ŗ Frťdťric-Guillaume pour persister dans son projet de rťvolte et tenter la fortune des armes. Il ne fit rien pour peser sur les derniŤres dťterminations de la Prusse. Sans croire encore ŗ une dťfection complŤte, il prenait assez facilement son parti d'une dťfaillance qui lui permettait de revenir ŗ son plan prťfťrť, ŗ cette dťfensive sur laquelle il fondait tant d'espoir. Il se replaÁait ŗ la position d'immobilitť absolue, se bornant ŗ tenir ferme contre les instances suspectes de Napolťon et ŗ le braver par son mutisme. Cependant, tout le monde autour de lui ne se rťsignait pas aussi aisťment ŗ l'idťe d'une lutte oý la Russie jouerait ses destinťes: les suprÍmes angoisses de la Prusse coÔncidŤrent avec une tentative fort remarquable pour mťnager entre les deux empereurs une reprise d'entretien et faire naÓtre une chance d'accommodement. Ce fut l'oeuvre individuelle d'un Russe; l'honneur en revient ŗ ce comte de Nesselrode dont les dťbuts fort remarquťs montraient l'aurore d'une grande fortune. Le 23 octobre, Nesselrode ťtait arrivť de Paris ŗ Pťtersbourg. Il avait obtenu permission de quitter pour quelques semaines son poste de secrťtaire et venait en congť. L'emploi occulte qu'il remplissait en France ŗ cŰtť de ses fonctions officielles, la correspondance qu'il entretenait avec le favori du Tsar, la nullitť mÍme de son chef lui donnaient une autoritť et une importance trŤs supťrieures ŗ son grade. L'empereur Alexandre commenÁait ŗ voir en lui une rťserve pour l'avenir, un ministre de demain. De son cŰtť, Napolťon lui avait dťcernť pendant l'audience du 15 aoŻt de publics ťloges. Ce concert des deux empereurs pour apprťcier ses talents lui inspira l'ambition d'un grand rŰle, le dťsir lťgitime de se placer hors de pair en ťpargnant ŗ son pays l'ťpreuve d'une guerre terrible. Malgrť le loyalisme de ses sentiments, il ne pouvait s'empÍcher de bl‚mer et de dťplorer la conduite d'Alexandre: il sentait que ce prince, en refusant d'abord de s'expliquer autrement que par ťnigmes et par pťriphrases, en se dťrobant ensuite ŗ toute nťgociation, avait contribuť pour une grande part ŗ crťer l'ťtat de choses actuel et engagť gravement sa responsabilitť. Persťvťrer dans ce systŤme, c'ťtait s'attirer immanquablement la guerre. Nesselrode en redoutait l'issue. Moins hardi que son maÓtre, il estimait qu'aucune puissance n'ťtait de force, seule et sans alliťs, ŗ se mesurer contre le colosse. Tandis qu'Alexandre, ťclairť par une intuition prophťtique, voyait le salut de la Russie dans son isolement mÍme, tandis qu'il avait su discerner ŗ merveille ses vťritables et tout-puissants alliťs, le temps, le climat, la nature, l'infini des steppes, Nesselrode ne croyait qu'ŗ l'efficacitť des coalitions europťennes et s'en tenait ŗ ce remŤde usť. Or, bien qu'ŗ cette ťpoque la Prusse et l'Autriche ne se fussent pas encore remises aux mains de la France, il se rendait compte qu'actuellement la Russie n'en pouvait attendre aucun secours: par consťquent, il jugeait de toute nťcessitť d'ťviter la guerre. Selon lui, puisque Napolťon rťclamait depuis huit mois et avec une persťvťrance infatigable l'ouverture d'une nťgociation, il fallait le prendre au mot, ne serait-ce que pour vťrifier ses intentions et en avoir le coeur net: il fallait traiter pendant qu'il en ťtait temps encore, traiter tout de suite, en y mettant quelque bonne gr‚ce, et envoyer ŗ Paris un agent chargť de terminer la querelle. Nesselrode s'offrait implicitement ŗ remplir ce rŰle, ŗ nťgocier un traitť de rapprochement, un acte de pacification, sur des bases que les deux empereurs pourraient honorablement accepter. Quelles seraient ces bases? ņ ce sujet, Nesselrode dťveloppa ses idťes de vive voix devant l'empereur Alexandre et les consigna ensuite dans un rapport fort intťressant, oý l'homme d'…tat ŗ vues lointaines perce dťjŗ sous l'ambitieux secrťtaire[355]. Passant en revue toutes les parties du litige, il indiquait en quoi pourraient consister, d'aprŤs lui, les sacrifices ŗ faire et les garanties ŗ obtenir. [Note 355: C'est le rapport que nous publions ŗ l'Appendice, sous le chiffre II. Toutes les citations suivantes, jusqu'ŗ la page 293, sont tirťes de cette piŤce, oý Nesselrode se rťfŤre constamment ŗ sa conversation prťalable avec le Tsar.] Sur la question des neutres, il n'admettait aucune concession: l'honneur et l'intťrÍt de la Russie, disait-il, l'obligeaient ťgalement ŗ se conserver une libertť de commerce relative: cela seul la distinguerait ęde cette foule de faibles alliťs, aveuglťment soumis aux volontťs arbitraires et capricieuses de la FranceĽ. Par contre, il estimait que la Russie devait passer condamnation sur l'affaire de l'Oldenbourg et abandonner formellement le principe d'une indemnitť territoriale. Quant ŗ la Pologne, on pourrait, en s'autorisant des offres de Napolťon lui-mÍme, faire insťrer dans le traitť, sous une forme quelconque, la clause fameuse de non-rťtablissement. Mais Nesselrode, esprit positif, n'attachait pas plus d'importance qu'il ne convenait ŗ cette satisfaction platonique. Suivant lui, la Russie devait chercher ailleurs ses sŻretťs. Ce qu'il fallait demander ŗ Napolťon, c'ťtait de limiter matťriellement ses facultťs offensives: il devrait rťduire ŗ un chiffre d'hommes dťterminť l'armťe de Poniatowski et la garnison de Dantzick, s'interdire tout envoi de troupes franÁaises dans le duchť de Varsovie, ťvacuer graduellement les places de l'Oder et libťrer la Prusse, qui ferait dťsormais barriŤre entre les deux empires. En ťchange de ce recul de la puissance franÁaise, la Russie consentirait ŗ quelques mesures de dťsarmement: point d'inconvťnient pour elle ŗ ťloigner lťgŤrement ses armťes de la frontiŤre, et Nesselrode conseillait de ne pas ťlever ŗ ce sujet trop de difficultťs. Mais voici oý se montre sa pensťe dominante: ęIl y a encore, ťcrit-il, un point capital qui est presque ŗ envisager comme la clef de la voŻteĽ: c'est que d'un commun accord entre les deux souverains l'Autriche soit invitťe ŗ entrer dans leur arrangement et ŗ en garantir les clauses. Croyant toujours ŗ la vertu des ligues internationales et ignorant que l'Autriche avait pris son parti de s'abandonner ŗ l'Empereur, Nesselrode ne voyait de sťcuritť et d'avenir pour la Russie que dans un rapprochement avec elle. Or, l'accession de l'Autriche au compromis franco-russe produirait vraisemblablement ce rťsultat: elle rťtablirait entre les deux cours une solidaritť d'engagements, d'intťrÍts et de droits, d'oý naÓtrait ŗ coup sŻr un renouvellement de confiance: on reprendrait l'habitude de penser et d'agir en commun: au sein de l'entente ŗ trois se formerait une liaison intime ŗ deux, et la Russie trouverait tout ŗ la fois, dans la combinaison proposťe, l'avantage d'ťviter actuellement la guerre et de prťparer pour l'avenir une coalition nouvelle, qui suivant les cas resterait ŗ l'ťtat latent ou se manifesterait activement. Si Napolťon contrevenait ŗ l'arrangement, l'Autriche, qui en aurait garanti le maintien, ne laisserait point sans doute protester sa signature: elle se sentirait engagťe d'honneur ŗ marcher aux cŰtťs de la Russie: mais peut-Ítre le seul aspect de ces deux cours fermement unies suffirait-il ŗ faire rťflťchir le conquťrant et ŗ le tenir en respect. ęLe jour oý ces deux puissances oseront pour la premiŤre fois avouer les mÍmes principes et faire entendre le mÍme langage au gouvernement franÁais, sera celui oý la libertť de l'Europe renaÓtra de ces cendres; ce sera l'avant-coureur de la rťsurrection d'un ťquilibre politique sans lequel, quoi qu'on fasse, la dignitť des souverains, l'indťpendance des …tats et la prospťritť des peuples ne seront que de tristes souvenirs. C'est ainsi que d'une mesure bien calculťe rťsulteraient une foule d'avantages, et que Votre Majestť, en conjurant l'orage, verrait sortir des fruits de sa sagesse les germes d'un vťritable ťtat de paix, qui, s'il est compatible avec l'existence de l'empereur Napolťon, ne pourrait, dans l'ťtat dťplorable oý se trouvent toutes les puissances tant sous le rapport moral que sous celui de leurs moyens physiques, Ítre obtenu que de cette maniŤre.Ľ ņ lire cette partie du rapport, il est impossible d'ťchapper ŗ un souvenir: un rapprochement s'impose. Les idťes exprimťes sont exactement celles que Talleyrand dťveloppait naguŤre ŗ l'empereur Alexandre pendant les soirťes d'Erfurt et qu'il insinuait ŗ Metternich au lendemain de l'entrevue. Depuis qu'il avait pris le parti de l'ťtranger contre l'ambition napolťonienne, Talleyrand ne voyait d'autre frein ŗ opposer au grand destructeur qu'une ligue entre les deux empires dont la puissance avait plus ou moins survťcu ŗ l'ťcroulement de l'Europe. Plus son maÓtre avait cherchť ŗ les dťsunir, plus il s'ťtait efforcť de les rapprocher. Dans les rapports qui pourraient se rťtablir entre Pťtersbourg et Vienne, l'un et l'autre dťcouvraient, avec une ťgale sagacitť, le noeud de toute coalition sťrieuse; Napolťon cherchait ŗ le trancher, Talleyrand travaillait sourdement ŗ le reformer, et Nesselrode fut sans doute l'instrument qu'il se choisit pour une suprÍme tentative. L'hypothŤse d'une rencontre fortuite de pensťe entre ces deux hommes tombe d'elle-mÍme, si l'on se rappelle les relations ťtroites que Nesselrode entretenait par ordre avec le prince de Bťnťvent, les avis, les confidences, les enseignements qu'il en recevait: les idťes exposťes dans son mťmoire prouvent qu'il avait su mettre ŗ profit les leÁons de ce maÓtre et montrent Talleyrand derriŤre Nesselrode. Alexandre discuta vivement ces idťes et fit difficultť de les agrťer. Il montrait une extrÍme rťpugnance ŗ rentrer en nťgociation. Nesselrode insista: avec l'audace d'une conviction ardente, il rappela que le silence d'Alexandre le mettait en fausse et dťsavantageuse posture, que l'Europe en comprendrait mal les motifs, que la Russie donnait beau jeu ŗ Napolťon pour lui faire la guerre, en s'opini‚trant ŗ ne point traiter: ęContinuer ŗ nous y refuser, dit-il, serait, en mettant les torts apparents de notre cŰtť, autoriser en quelque sorte ses prťparatifs contre nous.Ľ Alexandre ne mťconnaissait point la valeur de cette argumentation, mais il ťnonÁa en dernier lieu sa grande et secrŤte objection, sa pensťe de derriŤre la tÍte, celle qui depuis un an inspirait en partie sa conduite: ęEn vidant, dit-il, les diffťrends actuels par un arrangement, le grief que la France nous a donnť par la rťunion de l'Oldenbourg disparaÓtrait.Ľ Or, il tenait ŗ se garder un grief contre la France: il ęvoudrait s'en rťserver un afin d'en profiter pour rouvrir ses ports dans telle circonstance oý l'empereur Napolťon se trouverait hors d'ťtat de nous faire la guerre pour cette seule raisonĽ. Nesselrode lui fit cette rťponse: ęJe pense qu'ŗ cet ťgard Votre Majestť pourrait s'en remettre au caractŤre connu de ce souverain, qui certainement ne tarderait pas ŗ lui fournir de nouveaux sujets de plainte et de rťcrimination. D'ailleurs, ses engagements avec lui ne sont pas ťternels, et si d'ici ŗ quelque temps ils ne produisent pas sur l'Angleterre l'effet qu'il se flatte vainement d'en obtenir, Votre Majestť aurait toujours le droit de dťclarer ŗ la France qu'elle ne saurait sacrifier davantage les intťrÍts de son empire ŗ une idťe qu'une expťrience de six ans a prouvť n'Ítre qu'une chimŤre. Personne ne saurait voir dans cette dťclaration une violation des traitťs, et si d'ici ŗ cette ťpoque nous sommes parvenus ŗ consolider nos mesures de dťfense et ŗ leur donner l'ťtendue et la perfection qu'elles doivent avoir tant que vivra Napolťon, je doute mÍme qu'elle puisse amener la guerre.Ľ Finalement, Alexandre fut ou parut convaincu. Il avait alors un motif particulier et trŤs sťrieux pour surmonter ses rťpulsions, pour esquisser un geste pacifique, pour entamer ou simuler une nťgociation, et Nesselrode avait habilement fait valoir auprŤs de lui cette raison de circonstance. La victoire remportťe par les Russes sur le Danube semblait produire l'effet prťvu par Napolťon: le grand vizir, ťchappť presque seul du dťsastre et rťfugiť ŗ Rouchtchouk, avait fait porter aussitŰt ŗ Kutusof des paroles de paix: il avait ouvert des confťrences, tandis qu'il demandait ŗ Constantinople instructions et pouvoirs. Cette paix que les Russes avaient espťrť surprendre discrŤtement par l'entremise de l'Angleterre, elle leur venait ainsi avec ťclat: elle leur arrivait presque assurťe, mais l'ťvidence mÍme de cette solution n'ťtait-elle point pour la compromettre? Alexandre savait de quel oeil vigilant et anxieux Napolťon suivait les pťripťties de la campagne, quel prix il attachait ŗ la prolongation d'une lutte qui divisait les forces de la Russie. En voyant les Turcs s'affoler sous le coup de la dťfaite et se jeter ťperdument ŗ une nťgociation, ŗ quelles violences ne se laisserait-il point emporter pour les dťtourner de conclure, pour leur rendre du coeur, pour empÍcher une paix ťminemment prťjudiciable ŗ sa politique! Il allait peut-Ítre pousser en Allemagne le gros de ses forces, occuper la Prusse, attaquer ou menacer ouvertement la Russie et, par ce secours indirect aux Ottomans, dťranger gravement les opťrations de la diplomatie moscovite sur le Danube. Ce fut vraisemblablement pour l'immobiliser, pour prťvenir de sa part ędes dťmonstrations prťmaturťes[356]Ľ, pour le mettre dans l'impossibilitť morale de marquer dŤs ŗ prťsent un pas de plus vers le Nord, que l'empereur Alexandre se disposa ŗ un essai de conciliation, ŗ une rťouverture des pourparlers: quel qu'en dŻt Ítre le rťsultat, il gagnerait au moins le temps de terminer sa querelle avec les Turcs et d'assurer son flanc gauche. [Note 356: Rapport de Tchernitchef en date du 10/22 octobre, volume citť, 260.] Nesselrode fut averti que son maÓtre le renverrait prochainement ŗ Paris, en mission spťciale. Afin qu'il pŻt se prťsenter plus dignement aux Tuileries, on l'avanÁa d'un grade: on lui mit ęun galon de plus sur son habit[357]Ľ; on le nomma secrťtaire du cabinet, ce qui lui donnait rang de ministre plťnipotentiaire. En mÍme temps, Alexandre annonÁait ŗ Lauriston que, voulant en finir et mettant de cŰtť toute fausse honte, il se dťcidait ŗ parler: il s'expliquerait par la bouche de Nesselrode, clairement, franchement, articulerait ses demandes de la faÁon la plus nette, sans se montrer bien exigeant: ęJe veux terminer et je ne serai point difficile[358]Ľ, telles ťtaient ses expressions. Nesselrode aurait pouvoir de traiter toutes les questions ensemble ou sťparťment: ęIl aura toute ma pensťe, disait Alexandre; ses instructions seront trŤs dťtaillťes; on est en train d'y travailler[359].Ľ En effet, Nesselrode avait reÁu ordre de se prťparer ŗ soi-mÍme un commencement d'instructions, dans le sens de son mťmoire[360]. [Note 357: Paroles d'Alexandre ŗ Lauriston, d'aprŤs la lettre de ce dernier en date du 10 janvier 1812.] [Note 358: Lauriston ŗ Maret, 18 et 27 novembre 1811.] [Note 359: _Id._, 16 et 22 novembre 1811.] [Note 360: Archives de Saint-Pťtersbourg.] Si ingťnieux que fŻt son plan de pacification, il n'en ťtait pas moins chimťrique. Napolťon n'aurait jamais souscrit ŗ un accord qui n'eŻt pas ramenť et emprisonnť la Russie dans le systŤme continental. De plus, tenant l'Autriche, il se fŻt estimť bien naÔf de la remettre lui-mÍme en rapport avec Alexandre. Mais il n'eut pas ŗ dťcliner les propositions de Nesselrode. ņ supposer qu'il y ait eu un instant chez le Tsar dťsir rťel de traiter, ce ne fut qu'une fugitive vellťitť. Les influences les plus opposťes concoururent d'ailleurs ŗ la dissiper. Armfeldt et son groupe la taxaient d'insigne faiblesse. Roumiantsof aspirait de tout son coeur ŗ la paix, mais n'admettait pas que la rťconciliation s'opťr‚t par un autre intermťdiaire que lui-mÍme: jaloux de Nesselrode, en qui il flairait un aspirant ministre, un candidat ŗ sa succession, il paraÓt avoir dťconseillť son envoi. Alexandre se laissa facilement dťtourner d'une tentative ŗ laquelle il se prÍtait ŗ contre-coeur. TrŤs vite, il devint de toute ťvidence que l'annonce de la nťgociation n'ťtait plus qu'un leurre, un vain simulacre, destinť ŗ empÍcher une diversion franÁaise au profit de la Turquie. En novembre et en dťcembre, on continua d'entretenir continuellement Lauriston de la mission projetťe; on la lui prťsentait comme chose dťcidťe et certaine; seulement, on la retardait sans cesse, on l'ajournait sous divers prťtextes. Nesselrode semblait toujours ŗ la veille de partir et ne partait jamais[361]. [Note 361: Correspondance de Lauriston, novembre et dťcembre 1811, janvier 1812, _passim_.] Pendant plus de deux mois, Alexandre amusa ainsi notre ambassadeur, espťrant apprendre ŗ tout moment la conclusion de la paix sur le Danube et le succŤs de sa manoeuvre. Cependant la paix ne se fit point, le sultan Mahmoud et son Divan ayant montrť une fermetť inattendue et s'ťtant refusť ŗ cťder la partie orientale des Principautťs. L'affaire manquant d'elle-mÍme, le jeu imaginť pour empÍcher Napolťon de la traverser devenait sans objet: le Tsar chercha et trouva un prťtexte pour retirer sa promesse de traiter. Dans une conversation tenue aux Tuileries avec le Prussien Krusemarck et dont l'ťcho revint en Russie, Napolťon avait dit, le 16 dťcembre[362], qu'il verrait arriver Nesselrode avec plaisir: seulement, avait-il ajoutť, il considťrait qu'une mission d'apparat serait une faute. Ce langage rťpondait parfaitement ŗ sa pensťe. Il dťsirait que Nesselrode revÓnt auprŤs de lui en parlementaire officieux, en causeur, afin de pouvoir entamer par son intermťdiaire une nťgociation traÓnante qui aiderait ŗ passer l'hiver et faciliterait l'ajournement des hostilitťs jusqu'ŗ l'ťpoque marquťe pour l'explosion: il ne voulait point qu'une ambassade solennelle vÓnt lui prťsenter une sorte d'ultimatum dont le rejet prťcipiterait la guerre. Sa rťserve n'avait portť que sur la forme de la mission: Alexandre affecta de croire qu'elle avait portť sur le fond; s'autorisant de cette interprťtation fausse, il dťclara aussitŰt que sa dignitť lui interdisait d'envoyer un messager de paix auprŤs d'un souverain mal disposť ŗ le recevoir: il ajouta avec vťritť que ses agents lui signalaient le redoublement de nos prťparatifs, l'ťbranlement prochain de nos troupes, qu'en consťquence il ne s'abaisserait pas ŗ demander la paix sous le coup d'une menace grossissante et qu'il renonÁait ŗ envoyer Nesselrode. [Note 362: Voy. le rapport de Tchernitchef en date du 31 dťcembre/12 janvier, volume citť, p. 280-287. Cf. THIERS, XIII, 306, et ERNOUF, 307-308. Ces deux auteurs interprŤtent les paroles de l'Empereur chacun suivant un systŤme prťconÁu.] De son cŰtť, Napolťon avait compris depuis longtemps qu'Alexandre n'avait plus l'intention de faire partir le jeune diplomate, qu'il ne l'avait peut-Ítre jamais eue: une fois de plus, les deux empereurs en vinrent ŗ se convaincre respectivement de leur mauvaise foi et s'affermirent dans la volontť de combattre. Alexandre donnait ęsa parole de chevalierĽ au baron d'Armfeldt de ne jamais composer avec Bonaparte: il prťsentait le Suťdois ŗ l'Impťratrice comme son futur compagnon de guerre, son frŤre d'armes: ęJ'espŤre, disait-il, me rendre digne de lui[363].Ľ Napolťon disait ŗ Schwartzenberg, en parlant des Russes: ęCes fous veulent me faire la guerre; je la leur ferai au printemps avec cinq cent mille hommes[364].Ľ Et l'instant ťtait venu oý il lui fallait enfin, pour se mettre en ťtat d'agir au printemps, grouper ses armťes, battre le rappel de ses alliťs et pousser vers le Nord la totalitť de ses forces. Les voies lui sont ouvertes: l'assujettissement complet de l'Allemagne lui donne la route entre le Rhin et le Niťmen, entre Mayence et Wilna: il peut accťder librement au territoire russe et s'y enfoncer. C'est en vue de ce rťsultat qu'il nous a fait assister pendant six mois ŗ de savantes temporisations et ŗ des manoeuvres profondťment calculťes, qu'il a tour ŗ tour calmť et violentť la Prusse, circonvenu lentement l'Autriche, rusť partout, rusť toujours, avec une tenace opini‚tretť: ťtrange et douloureux spectacle que de le voir s'acharnant ŗ la poursuite d'un avantage qui le perdra, dťpensant ŗ l'obtenir une somme incroyable d'efforts, se frayant patiemment passage jusqu'au bord de cette Russie oý doit s'engloutir sa fortune et assurant avec une incomparable habiletť sa marche ŗ l'abÓme. [Note 363: TEGNER, III, 389.] [Note 364: DUNCKER, 424, d'aprŤs le rapport de Schwartzenberg.] CHAPITRE IX MARCHE DE LA GRANDE ARM…E. La Grande Armťe doit se composer d'une agglomťration d'armťes.--Position des diffťrentes unitťs.--Proportions colossales.--Concentration ŗ opťrer: pťril ŗ ťviter.--Plan de l'Empereur pour rťunir ses forces et les pousser graduellement vers la Russie.--Ses efforts minutieux pour assurer le secret des premiers mouvements.--Marches de nuit.--Instruction caractťristique ŗ Lauriston.--SystŤme de dissimulation renforcťe et progressive.--Accumulation de stratagŤmes.--Tchernitchef devient gÍnant: sa mise en observation.--Conversation et message de l'…lysťe.--Napolťon formule enfin ses exigences en matiŤre de blocus.--Sincťritť relative de ses propositions: leur but principal.--Dťpart de Tchernitchef.--Perquisition.--Le billet accusateur.--Concurrence entre le ministŤre de la police et celui des relations extťrieures: rŰle du prťfet de police.--Dťcouverte et arrestation des coupables.--Dix ans d'espionnage et de trahison.--ProcŤs en perspective.--Napolťon refrŤne sa colŤre.--Effarement de Kourakine: comment on s'y prend pour l'empÍcher de donner l'alarme.--Passage des Alpes par l'armťe d'Italie.--Universel ťbranlement.--Traitť dictť ŗ la Prusse.--Alarme ŗ Berlin; arrivťe des FranÁais.--Prise de possession.--Le pays de la haine.--Marche au Nord.--…chelons successifs.--RŰle rťservť au contingent prussien.--Traitť avec l'Autriche.--Appel ŗ la Turquie: Napolťon espŤre revivifier et soulever l'Islam.--RŰle rťservť ŗ la cavalerie ottomane.--L'Empereur se rťsigne ŗ nťgocier avec Bernadotte.--Ouvertures ŗ la princesse royale.--Saisie antťrieure de la Pomťranie suťdoise: consťquences de cet acte.--Premiers mťcomptes.--Arrivťe et dťploiement de nos armťes sur la Vistule.--Dťpart projetť et diffťrť.--Lutte contre la famine.--Conversation avec l'archichancelier.--Opposition de Caulaincourt ŗ la guerre: efforts persistants et infructueux de Napolťon pour le ramener et le convaincre.--…tat d'esprit de l'Empereur.--Son langage ŗ Savary et ŗ Pasquier.--Les deux plans de campagne: Napolťon subit dťjŗ l'attraction de Moscou.--Sa raison victime de son imagination.--RÍves vertigineux.--Au delŗ de Moscou.--L'Orient.--L'…gypte.--Les Indes.--Conversation avec Narbonne.--Vision d'une lointaine et suprÍme apothťose. I En fťvrier 1811, les ťlťments destinťs ŗ constituer la Grande Armťe se trouvaient formťs, sans Ítre encore rťunis. Ils s'ťtendaient de Dantzick ŗ Paris, du Texel ŗ Vienne, rťpartis entre l'Allemagne, le nord de la France et de l'Italie. Tandis qu'ŗ l'angle nord-ouest de cet immense carrť la garnison de Dantzick atteignait au chiffre de vingt-cinq mille hommes, tandis que le duchť de Varsovie s'ťpuisait ŗ mettre sur pied soixante mille combattants, l'armťe de Davout, ťtablie ŗ la base de la pťninsule danoise, comptait cent mille FranÁais, soldats d'ťlite, renforcťs par plusieurs groupes d'Allemands divers: elle allait devenir le premier corps de la Grande Armťe. Entre l'Elbe et le Rhin, la Confťdťration avait levť cent vingt-deux mille hommes: avec les Saxons, les Bavarois, les Wurtembergeois, les Westphaliens, avec les brigades de Berg, de Hesse et de Bade, avec les troupes fournies par le collŤge des rois et celui des princes, Napolťon avait matiŤre ŗ former trois corps entiers, les 6e, 7e et 8e, ainsi que plusieurs divisions et brigades auxiliaires. Le 2e corps se composerait avec les trois divisions d'Oudinot et ses deux brigades de cavalerie, massťes ŗ l'entrťe de la Westphalie; le 3e, avec les cinquante mille hommes de Ney, groupťs autour de Mayence. Au sud de l'Allemagne, derriŤre le rideau des Alpes, l'armťe d'Italie, qui s'intitulerait le 4e corps, se tenait rangťe: il y avait lŗ, avec plusieurs divisions franÁaises, la garde royale italienne, les troupes de ligne et lťgŤres du royaume cisalpin, le rťgiment croate, le rťgiment espagnol Joseph-Napolťon, le rťgiment dalmate, des chasseurs franÁais et italiens, en tout quatre-vingt mille hommes sous les ordres d'EugŤne, ŗ qui Junot servirait de guide et de conseiller. ņ l'intťrieur de la France, la Garde, les grands parcs d'artillerie, les rťserves de matťriel et les neuf mille chariots destinťs au transport des vivres, n'attendaient qu'un ordre pour partir. Dans l'intervalle des diffťrents groupes, de grandes masses de cavalerie flottaient: elles se formeraient en unitťs spťciales, essentiellement mobiles et maniables. Il s'agissait maintenant, par un mouvement de concentration qui porterait sur les forces d'un continent presque entier, de fondre et d'amalgamer en un tous ces ťlťments divers, d'en faire une seule et prodigieuse armťe, de ranger cette armťe entre le Rhin et l'Elbe, en face de la Russie, et de la pousser ensuite jusqu'au seuil de cet empire en une ligne mouvante qui roulerait transversalement sur l'Allemagne. Travail sans prťcťdent, qui exigeait de l'Empereur un effort presque surhumain de calcul, d'ordre et de combinaison. La conjonction des diffťrents corps devait s'opťrer avec une prťcision infaillible, tous les moyens d'acheminement et de subsistance devaient Ítre prťparťs et assurťs ŗ l'avance, car la moindre erreur, le plus petit mťcompte, suffirait ŗ crťer partout l'encombrement, la confusion, le dťsarroi, et ŗ remplacer cette affluence de foules disciplinťes par une Babel en armes. Et ce qui mettait le comble aux difficultťs de l'entreprise, c'ťtait qu'elle devait s'accomplir ŗ aussi petit bruit que possible et en sourdine. En effet, il dťpendait encore des Russes, s'ils pťnťtraient ŗ temps nos projets, de fondre avec l'avantage du nombre sur nos avant-postes de la Vistule, de dťvaster le pays destinť ŗ fournir notre approvisionnement d'entrťe en campagne et de refouler l'invasion approchante. La crainte de ce contretemps hantait Napolťon ŗ toute heure. Pour le prťvenir, il rťsolut d'envelopper du plus profond mystŤre les prťparatifs et les dťbuts de l'opťration. Quatre cent mille hommes allaient se lever et commencer leur marche en quelque sorte sur la pointe des pieds. Toutes les mesures seraient prises pour organiser le silence: on aurait soin d'assourdir et d'ouater tous les ressorts prÍts ŗ entrer en jeu. Le mouvement de concentration une fois dťmasquť, on le poursuivrait avec une rapiditť foudroyante, afin de mettre l'ennemi le plus tŰt possible en prťsence du fait accompli. Puis, ŗ mesure que nos troupes avanceraient vers le Nord, l'Empereur s'efforcerait d'attťnuer par son langage le caractŤre menaÁant de cette approche. Il ferait dire ŗ Pťtersbourg que l'attitude suspecte et incomprťhensible de la Russie l'obligeait ŗ ťbranler lui-mÍme ses forces et ŗ les porter en ligne, mais qu'il n'en restait pas moins rťsolu ŗ ťcouter toute proposition dictťe par un esprit d'apaisement: il affecterait de plus en plus un ardent dťsir de nťgocier, et ses dťclarations, ses instances pacifiques suivraient la mÍme progression que le mouvement de ses armťes. Le plan adoptť pour la concentration et la marche en avant fut le suivant. L'armťe d'Italie, ťtant la plus ťloignťe, partirait la premiŤre, franchirait les Alpes, et, s'ťlevant ŗ travers la BaviŤre, pousserait droit devant elle jusqu'ŗ Bamberg, au centre de l'Allemagne, ŗ mi-chemin entre le Rhin et l'Elbe: lŗ, elle obliquerait ŗ droite pour continuer sa route vers le Nord-Est et la Russie. Les 2e et 3e corps, le 6e (Bavarois), le 7e (Saxons), le 8e (Westphaliens), rťglant leur mouvement sur celui de l'armťe d'Italie, arriveraient ŗ hauteur sur sa gauche et se mettraient en ligne avec elle, tandis que le 1er corps, celui de Davout, s'ťlancerait rapidement jusqu'ŗ l'Oder, afin que les Russes, s'ils prenaient l'offensive, vinssent immťdiatement butter contre cet obstacle. La liaison des autres colonnes opťrťe, elles se dirigeraient d'ensemble vers la frontiŤre ennemie, allant plus ou moins vite, suivant les circonstances, mais toujours graduellement et par ťchelons, se portant d'abord sur l'Elbe, s'avanÁant ensuite de l'Elbe ŗ l'Oder, s'acheminant enfin ŗ pas sourds vers la Vistule, faisant halte autant que possible sur chacun de ces grands fleuves pour reprendre haleine et rectifier leurs distances, se servant d'eux comme d'assises superposťes pour affermir et rťgulariser leur marche ascensionnelle vers le Nord. Le corps de Davout continuerait ŗ les prťcťder et ŗ les couvrir: il se tiendrait toujours en avance d'un ťchelon, c'est-ŗ-dire d'un fleuve, pareil ŗ un rempart mobile ŗ l'abri duquel s'accomplirait l'ensemble du mouvement. Notre diplomatie seconderait pendant ce temps les opťrations militaires: elle terminerait nos accords avec la Prusse et l'Autriche au moment prťcis oý l'armťe traverserait la premiŤre et passerait devant la seconde, afin que les deux puissances s'incorporent ŗ un point nommť du grand parcours. Nos forces se complťteraient ainsi tout en marchant, et, aprŤs s'Ítre alignťes enfin ŗ la gauche de Davout sur la Vistule, elles n'auraient plus qu'ŗ attendre l'apparition de l'Empereur et la belle saison pour franchir le dernier pas, atteindre le Niťmen, toucher la Russie et dresser contre elle un amoncellement d'armťes[365]. [Note 365: Voy. la _Correspondance impťriale_, fťvrier, mars et avril 1811, et le lucide exposť de Thiers, t. XIII, liv. XLIII.] Les premiers ordres furent expťdiťs du 8 au 10 fťvrier, soit par l'Empereur lui-mÍme, soit par le prince major gťnťral. Pour assurer le secret, il n'est sorte de prťcautions auxquelles Napolťon n'ait recours. Les voltigeurs, tirailleurs et canonniers de la Garde, qui tiennent garnison aux environs de Paris et doivent se rendre ŗ Bruxelles pour s'y former en division avec d'autres dťtachements, se mettront en route de nuit et sans traverser la ville[366]; ces braves vont partir pour la plus grande expťdition du siŤcle comme pour une furtive ťquipťe. Le gťnťral Colbert, qui ira prendre en Belgique le commandement de ses chevau-lťgers, disparaÓtra sans ęfaire d'adieux ŗ personne[367]Ľ. Les grenadiers de la Garde seront dirigťs nuitamment de CompiŤgne sur Metz, sans connaÓtre le but de leur marche. Procťder avec une muette activitť, tel est le mot d'ordre qui, dťpassant la France, court d'un bout de l'Allemagne ŗ l'autre, arrive jusqu'ŗ l'Elbe, oý il avertit Davout de se mettre en garde contre toute indiscrťtion[368]. [Note 366: _Corresp._, 18490.] [Note 367: _Id._] [Note 368: _Id._, 18494.] C'est surtout en ce qui concerne l'armťe d'Italie que le systŤme adoptť se prťcise et se raffine. Junot, chargť d'aller prendre cette armťe ŗ Vťrone pour la conduire au delŗ des Alpes, est invitť ŗ s'ťchapper de Paris ęen gardant le plus profond mystŤre sur son dťpart et sur sa destination, de sorte que ses aides de camp mÍmes et ses domestiques ne sachent pas oý il va[369]Ľ. Le mouvement commencera le 20 au plus tard, le 18, s'il est possible: d'ici lŗ, les troupes se tiendront cachťes et blotties dans les vallťes du Trentin et de la haute Lombardie; mais des dťtachements de sapeurs, des ťquipes de montagnards, iront en avant dťblayer les cols encombrťs de neige, tenir les voies toutes prÍtes, afin que, l'armťe une fois lancťe, rien n'arrÍte son mouvement et qu'elle tombe en Allemagne en mÍme temps que le bruit de son approche[370]. [Note 369: _Id._, 18489.] [Note 370: _Corresp._, 18488, 18492, 18495.] Gr‚ce ŗ cette cťlťritť discrŤte, la concentration sera fort avancťe, lorsque l'ťcho de nos premiers pas retentira en Russie. Il importe que pour cette ťpoque notre ambassadeur ŗ Pťtersbourg soit en mesure de rťfuter jour par jour les craintes que l'on ne manquera pas d'exprimer, qu'il ait rťponse ŗ tout et ne reste jamais ŗ court d'explications, qu'il soit fourni en abondance d'arguments spťcieux, bien imaginťs, propres ŗ faire illusion. Le 18 fťvrier, une longue instruction ministťrielle lui est adressťe. Cette piŤce dťnote chez le gouvernement franÁais une fťconditť d'artifices inťpuisable; elle suggŤre ŗ Lauriston des expťdients divers, suivant que nos troupes parcourront tel ou tel stade de leur carriŤre, met une gradation dans la duplicitť: c'est tout un cours de dissimulation progressive, se dťroulant ŗ travers quinze pages d'une fine ťcriture: jamais la diplomatie n'aurait ťtť plus audacieusement rťduite ŗ l'art de farder la vťritť, si cette faussetť n'avait trouvť ŗ l'avance son pendant dans l'hypocrisie caressante avec laquelle Alexandre avait prťparť en 1811 la surprise de Varsovie et l'envahissement de l'Allemagne[371]. [Note 371: Le systŤme du baron Fain, dans son _Manuscrit de_ 1812, de Bignon et d'Ernouf, attribuant jusqu'au bout ŗ l'Empereur un dťsir sincŤre de traiter et d'ťviter la guerre, est aussi insoutenable que celui de Thiers, tendant ŗ rejeter sur Napolťon tous les torts et ŗ dťgager la responsabilitť d'Alexandre.] Au dťbut, lorsque la nouvelle de nos marches se rťpandra ŗ l'ťtat de vague rumeur, Lauriston commencera par tout nier, par nier imperturbablement: ęVous devez, lui ťcrit le ministre, ignorer absolument le mouvement du Vice-Roi jusqu'ŗ ce qu'on annonce positivement que son armťe est ŗ Ratisbonne. Vous direz alors que vous ne le croyez pas possible, que vous supposez qu'il s'agit de quelques bataillons composťs des conscrits des dťpartements romains et de la Toscane, qui traversent la BaviŤre et vont ŗ Dresde. Vous pourrez ajouter que vous aviez en effet connaissance d'un mouvement de cette espŤce de cinq ŗ six mille hommes. Vous vous expliquerez de maniŤre ŗ ne pas vous compromettre. Il est probable que vous pourrez ainsi gagner cinq ŗ six jours et peut-Ítre davantage. ęQuand on parlera du mouvement des troupes qui sont ŗ Mayence et ŗ MŁnster, vous n'en conviendrez pas d'abord et vous pourrez aussi gagner plusieurs jours. Vous direz ensuite qu'il est nťcessaire d'avoir une rťserve dans le Nord, et que, dans un moment oý le blť est cher, on a jugť utile d'ťloigner un certain nombre de consommateurs des environs de Paris pour les envoyer dans des pays oý les grains sont abondants. Vous pourrez aprŤs cela faire entendre que tant qu'on ne passe pas l'Oder, dont les places sont occupťes par les troupes franÁaises, il n'y a lieu ŗ aucune observation: que ces mouvements sont des mouvements intťrieurs, et non pas des mouvements hostiles. ęLorsqu'il ne sera plus possible de nier le mouvement du Vice-Roi, vous direz encore que Sa Majestť centralise ses forces, que la Russie a depuis longtemps centralisť les siennes, en nťgociant et sans vouloir la guerre; que Sa Majestť ne veut pas la guerre davantage, mais qu'elle nťgocie dans la mÍme attitude que la Russie. ęVous devez mesurer vos paroles de maniŤre ŗ gagner du temps, avoir chaque jour un langage diffťrent, et n'avouer une chose que quand, par les dťpÍches qui vous seront communiquťes, on vous prouvera qu'elle est connue. ęSa Majestť a le droit de rťunir ses troupes et son artillerie sur la ligne de l'Oder, de mÍme que l'empereur Alexandre a eu le droit de rťunir les siennes sur les bords du Niťmen et du BorysthŤne et sur les limites du duchť de Varsovie. Les armťes russes sont depuis un an sur les frontiŤres de la Confťdťration, c'est-ŗ-dire sur celles de l'Empire, tandis que les armťes de l'Empereur sont encore bien loin des frontiŤres russes.Ľ C'est au moment oý nos colonnes de tÍte franchiront l'Oder pour se couler dans les rťgions de la Vistule, que les soins devront redoubler en vue de prťvenir une irruption ennemie. AprŤs avoir bien ťtabli que les FranÁais ne dťpassent pas leur droit en occupant des contrťes soumises ŗ leur protectorat et qu'ils restent chez eux ŗ Varsovie, l'ambassadeur pourra dire qu'au contraire les Russes, s'ils faisaient un pas en dehors de leurs frontiŤres, s'ils envahissaient le sol de nos alliťs, commettraient un acte d'hostilitť flagrante et anťantiraient tout espoir de paix: ęLe jour oý un seul Cosaque mettrait le pied sur le territoire de la Confťdťration, la guerre serait dťclarťe.Ľ Mais que Lauriston soit ęavareĽ de ces avertissements: la menace ne doit percer que trŤs discrŤtement dans son langage; mieux vaut recourir encore, s'il est possible, au miel de la persuasion. Ce qu'il faut dire et rťpťter avec une persťvťrance inlassable, sur tous les tons, sous les formes les plus variťes, c'est que l'Empereur veut le maintien de la paix et le raffermissement de l'alliance, c'est qu'il conservera jusqu'au bout l'intention et l'espoir de traiter. ņ l'appui de ces allťgations, Lauriston rťclamera de nouveau l'envoi de Nesselrode, afin que dŤs ŗ prťsent la nťgociation s'amorce: il promettra au besoin que nos troupes ne traverseront pas la Vistule; enfin, comme suprÍme expťdient, il pourra parler et convenir d'une entrevue des deux souverains, en se donnant toutefois l'air d'agir par inspiration spontanťe et sans ordres, en rťservant ainsi ŗ l'Empereur la facultť d'esquiver la rencontre: ęCette derniŤre ressource, dit l'instruction, ne doit Ítre employťe qu'ŗ la derniŤre extrťmitť et au moment oý les Russes marcheraient sur la Vistule; c'est ce mouvement qu'il faut t‚cher d'empÍcher ou de retarder en proposant une entrevue, sans engager l'Empereur en rien.Ľ En un mot, pourvu que l'ambassadeur ne compromette que lui-mÍme et ne lie pas son gouvernement, toute latitude lui est laissťe dans l'accomplissement de sa t‚che temporisatrice. ęGagner du tempsĽ, telle est l'expression qui revient ŗ chaque instant sous la plume du ministre: il la rťpŤte ŗ satiťtť, jusqu'ŗ cinq fois en quelques lignes; il l'ajoute sur le texte recopiť par surcharges de sa main; il croit n'avoir jamais assez fait comprendre que l'ambassadeur ne doit reculer devant aucun moyen, devant aucune supercherie, pour faciliter la marche silencieuse et rampante de nos troupes jusqu'ŗ leur indispensable base d'offensive, jusqu'ŗ ces pays de la Prusse orientale et de la basse Pologne dont l'Empereur veut se faire un tremplin pour s'ťlancer en Russie. II …tant donnťe cette accumulation de stratagŤmes, la prťsence ŗ Paris d'un agent russe ŗ l'oeil trop bien ouvert, d'un informateur trop zťlť, prťsentait des dangers: Tchernitchef devenait gÍnant. L'Empereur se dťcida ŗ le faire mettre en observation. Comme il craignait toujours le zŤle impatient de Savary et sa lourdeur de main, il prťfťra confier ce soin au ministre des relations extťrieures, ŗ son fidŤle Maret, familier par ťtat avec les mťnagements diplomatiques. Maret s'adressa ŗ son ami le baron Pasquier, prťfet de police; celui-ci prÍta l'un de ses plus habiles dťcouvreurs, l'officier de paix Foudras, qui organisa tout un service de surveillance, dont les rapports ťtaient transmis aux relations extťrieures. Seulement, le duc de Rovigo, sentant que l'affaire venait ŗ maturitť et ne voulant pas qu'elle lui ťchapp‚t lors de son ťclosion, continua malgrť tout ŗ l'envelopper d'une ombrageuse sollicitude, ŗ la couver; il fit passer de son cŰtť des directions et des ordres ŗ la prťfecture de police, si bien que cette administration eut ŗ surveiller Tchernitchef ŗ la fois pour le compte de deux ministŤres. Tous les procťdťs d'investigation policiŤre furent employťs contre lui: on installa dans l'hŰtel oý il logeait un pseudo-locataire, chargť de l'ťpier jour et nuit; un homme expert dans l'art de dťbrouiller le mystŤre des serrures ŗ secret eut ŗ explorer son coffre-fort[372]. [Note 372: _Mťmoires de Pasquier_, I, 518; _Mťmoires de Rovigo_, V, 208-220.] Au bout de quelques jours, on acquit la conviction qu'il venait de se procurer un tableau retraÁant avec une prťcision effrayante toute l'organisation nouvelle de l'armťe. Devant ce rapt audacieux, Napolťon se sentit indignement et impudemment trahi: on ne se trouvait plus en prťsence de quelques indiscrťtions coupables, mais partielles; il y avait quelque part un homme, un FranÁais, un misťrable, qui instruisait de tout l'ennemi de demain et faisait marchť de son pays. Napolťon se dťcida ŗ sťvir, ŗ chercher et ŗ punir le traÓtre. Rendant la main ŗ Savary, il lui donna toute permission d'agir, sans retirer ŗ Maret le droit de poursuivre son enquÍte, et laissa ainsi s'ťtablir entre les deux ministres une sorte d'ťmulation et de concurrence. Toutefois, il n'entendait frapper les complices de Tchernitchef qu'aprŤs le dťpart de ce dernier, afin de n'avoir pas ŗ le comprendre dans les poursuites, ce qui eŻt prťmaturťment compliquť nos dťmÍlťs avec la Russie. Pour le faire dťguerpir, il s'avisa d'un moyen destinť ŗ renforcer encore son systŤme de dissimulation. Il rťexpťdierait Tchernitchef ŗ Pťtersbourg avec un message intime et direct pour l'empereur Alexandre. Par un de ces jeux oý se complaisait sa finesse madrťe, il emploierait l'espion russe ŗ mieux tromper la Russie, ŗ porter une proposition de nťgocier plus prťcise, plus dťveloppťe que les prťcťdentes, et qui nťanmoins serait surtout une ruse de guerre. Le 25 fťvrier, il se le fit amener par le duc de Bassano au palais de l'…lysťe. Lŗ, pendant deux heures, il parla posťment, modťrťment, comme s'il eŻt ťtudiť ŗ l'avance ses expressions[373]. Traitant bien Tchernitchef, il lui fit pourtant comprendre, par certaines allusions, qu'il n'ignorait rien de ses pratiques et qu'on n'avait pas rťussi ŗ lui en imposer. Sachant aussi que nos prťparatifs d'action seraient connus ŗ Pťtersbourg lorsque le jeune officier arriverait dans cette capitale, il ne chercha pas ŗ les nier: il les avoua trŤs haut, mais mit un art consommť ŗ ťtablir que la guerre n'en rťsulterait pas nťcessairement. [Note 373: Le compte rendu trŤs dťtaillť de la conversation, avec les paroles mÍmes de l'Empereur, se trouve dans le rapport de Tchernitchef publiť sans date par la _Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, volume citť, 125-144.] Encore une fois et dans les termes les plus ťnergiques, les plus solennels, il affirma qu'il n'avait nullement le dessein prťconÁu de restaurer la Pologne. Ce qui l'avait mis dans la nťcessitť d'armer, c'ťtaient les justes motifs de dťfiance qu'on lui avait fournis, c'ťtait surtout le silence systťmatique que l'on opposait ŗ toutes ses demandes d'explications et de pourparlers. ęIl y a plus de quinze mois, dit-il, que je me tue ŗ demander que l'on envoie des instructions au prince Kourakine; mais, comme on n'en a rien fait parce qu'il paraÓt ne point jouir de la confiance de son gouvernement, pourquoi ne voit-on pas arriver le comte de Nesselrode? J'ai appris son envoi ŗ Paris avec plaisir, j'espťrais que nous commencerions enfin ŗ nous occuper sťrieusement ŗ terminer nos diffťrends; voici cependant quatre mois qu'on nous l'annonce, et il n'arrive pas. Pourquoi est-ce qu'il y a de cela un an, lorsque l'empereur Alexandre vous envoya ici pour la derniŤre fois, ne vous a-t-on point muni de pouvoirs? _Malgrť que vous ne soyez ici que pour les renseignements militaires_, vous connaissez assez la marche des affaires, vous aviez montrť de l'intelligence, et ŗ cette ťpoque les choses ťtaient si simples qu'elles auraient pu Ítre arrangťes sur-le-champ. Ma politique est si ronde, je mets si peu de dissimulation dans ma conduite, que dans le fond peu m'importe le choix du nťgociateur, et si l'on veut, on peut m'envoyer M. de Markof mÍme (c'ťtait le diplomate qui sous le Consulat s'ťtait posť en ennemi personnel du gťnťral Bonaparte), pourvu qu'on veuille bien dťlier la langue et entamer les nťgociations.Ľ Pour dťterminer la Russie ŗ parler, il a tout essayť, il n'a laissť ťchapper aucune occasion: sa conversation de l'an passť avec le comte Schouvalof qu'il a saisi au passage, son discours du 15 aoŻt au prince Kourakine n'avaient point d'autre but. Il espťrait que tant et de si pressants efforts auraient enfin raison d'un parti pris d'inertie, d'une inconcevable rťserve. Mais non: rien ne lui a rťussi: on a persistť ŗ se draper dans un dťdaigneux silence; on a continuť ŗ se taire, en continuant d'armer. Alors, obligť de supposer des prťtentions inavouťes ou des desseins hostiles, il a dŻ mettre en mouvement les masses dont il dispose. Il est en train actuellement de couvrir l'Allemagne de ses troupes, de rťoccuper des positions depuis longtemps dťgarnies: efforts immenses, coŻteux, mais non disproportionnťs ŗ ses ressources, car il possŤde encore dans ses caisses trois cents millions intacts. Cependant, cette surabondance de moyens, qui fait sa sťcuritť, ne le pousse nullement ŗ dťsirer la guerre: il ne fera rien pour la prťcipiter. Donc, si les Russes de leur cŰtť ne la veulent point par intention prťmťditťe, si leurs mouvements suspects ont ťtť uniquement inspirťs par les craintes qu'ils ont conÁues au sujet de la Pologne et que ses franches explications doivent dissiper, tout peut Ítre encore rťparť ou prťvenu, et Napolťon, aboutissant ŗ des conclusions fermes, propose un accord sur les trois bases suivantes: 1į Stricte observation par la Russie du blocus continental et exclusion des neutres, mitigťe par un systŤme de licences analogue ŗ celui qui se pratique en France; 2į Traitť de commerce respectant le tarif russe dans ses dispositions essentielles, mais faisant disparaÓtre ce que cet acte ęrenferme de choquant et de dťsagrťable pour le gouvernement franÁaisĽ; 3į Arrangement par lequel la Russie finirait l'affaire d'Oldenbourg et effacerait le f‚cheux effet de sa protestation, soit en dťclarant qu'elle ne veut rien pour le prince mťdiatisť, soit en acceptant une indemnitť qui ne pourrait en aucun cas se composer de Dantzick ou d'une fraction quelconque du territoire varsovien. Suivant Napolťon, il serait facile de s'entendre sur ces bases. La rentrťe de la Russie dans le systŤme continental ne serait qu'un retour au devoir primordial de l'alliance. Quant aux questions de l'Oldenbourg et du tarif, les griefs allťguťs, s'il n'existait pas derriŤre eux autre chose, ťtaient-ils de nature ŗ motiver une guerre qui ferait couler des torrents de sang et renouvellerait le deuil de l'humanitť? L'Empereur verrait avec une profonde douleur se rompre pour de telles chicanes une alliance qui lui avait ťtť dictťe par son coeur autant que par sa raison, par un penchant dťterminť pour Alexandre, par une sympathie qu'il ne peut malgrť tout arracher de son ‚me, qu'il aimait ŗ croire partagťe et qui lui semblait devoir assurer la perpťtuitť de l'accord. ęJ'avoue, disait-il, qu'il y a de cela deux ans, je n'aurais jamais cru ŗ la possibilitť d'une rupture entre la Russie et la France, du moins de notre vivant, et comme l'empereur Alexandre est jeune et moi je dois vivre longtemps, je plaÁais la garantie du repos de l'Europe dans nos sentiments rťciproques: ceux que je lui ai vouťs sont toujours restťs les mÍmes; vous pourrez l'en assurer de ma part et lui dire que, si la fatalitť veut que les deux plus grandes puissances de la terre se battent pour des peccadilles de demoiselle, je la ferai (la guerre) en galant chevalier, sans aucune haine, sans nulle animositť, et, si les circonstances le permettent, je lui offrirai mÍme ŗ dťjeuner ensemble aux avant-postes. La dťmarche ŗ laquelle je me suis dťcidť aujourd'hui sera encore marquťe sur mes tablettes ŗ la dťcharge de ma conscience; vous ayant fait connaÓtre mes vťritables sentiments, je vous envoie vers l'empereur Alexandre comme mon plťnipotentiaire et dans l'espoir que l'on pourrait encore s'entendre et se dispenser de verser le sang d'une centaine de mille braves, parce que nous ne sommes pas d'accord sur la couleur d'un ruban.Ľ Cette affectation de dťsinvolture et de lťgŤretť lui servait ŗ masquer la gravitť des prťtentions qu'il avait ťmises; elles ťtaient bien cette fois l'expression rťelle de ses dťsirs et faisaient apparaÓtre un ťclair de sincťritť ŗ travers tous ses subterfuges. Enfin, il venait de sortir et de formuler son exigence fondamentale, celle qui portait sur l'exclusion des neutres. ņ supposer que la Russie y eŻt fait droit et eŻt acceptť l'ensemble de ses propositions, aurait-il renoncť ŗ son expťdition et dťcommandť la guerre? On peut le croire, car Alexandre eŻt cťdť alors sur tous les points essentiels, moyennant quelques satisfactions de pure forme: il eŻt adhťrť pleinement au blocus et se fŻt remis au service de notre cause, sans compensation pour lui-mÍme ni sŻretť. Napolťon aurait agrťť cette soumission pure et simple, ŗ condition qu'elle eŻt ťtť entourťe des plus expresses garanties; mais ŗ son dťfaut il n'admettait d'autre issue au conflit que la guerre. C'est ce qu'indiquait le duc de Bassano ŗ Lauriston, dans une nouvelle dťpÍche: ęL'Empereur, disait-il, ne se soucie pas d'une entrevue. Il se soucie mÍme fort peu d'une nťgociation qui n'aurait pas lieu ŗ Paris. Il ne met aucune confiance dans une nťgociation quelconque, ŗ moins que les quatre cent cinquante mille hommes que Sa Majestť a mis en mouvement et leur immense attirail ne fassent faire de sťrieuses rťflexions au cabinet de Pťtersbourg, ne le ramŤnent sincŤrement au systŤme qui fut ťtabli ŗ Tilsit, et ne replacent la Russie dans l'ťtat d'infťrioritť oý elle ťtait alors[374].Ľ Cet aveu superbe et brutal ne voulait pas dire que l'Empereur tenait ŗ ťviter une nťgociation, puisque l'envoi de Tchernitchef avait prťcisťment pour but d'en provoquer une: il signifiait que cette nťgociation ne serait jamais aux yeux de l'Empereur chose sťrieuse et susceptible de rťsultats, ŗ moins que la Russie ne reprÓt dŤs ŗ prťsent son rŰle de vaincue et ne se replaÁ‚t dans la position oý elle ťtait au lendemain de Friedland, alors qu'elle s'estimait heureuse d'acheter la paix au prix d'une alliance empressťe et dťfťrente. Napolťon n'excluait pas absolument cette hypothŤse, mais ne lui laissait dans ses prťvisions qu'une part minime. Jugeant Alexandre trop fier, trop rťvoltť, pour s'humilier avant d'avoir subi de nouveaux dťsastres, il espťrait seulement que ce prince, sans accepter toutes nos conditions, n'oserait rťpondre ŗ une proposition formelle et enveloppťe de moelleuses paroles, par une rupture et une agression immťdiates. Sans doute allait-il par respect humain, peut-Ítre aussi par espoir d'arriver ŗ un compromis, rouvrir le dťbat, formuler des contre-propositions: ainsi s'engagerait et se prolongerait une vague controverse, ęune sorte de nťgociation[375]Ľ, ŗ la faveur de laquelle nos armťes se glisseraient jusqu'ŗ leurs positions d'attaque et y attendraient la saison propice ŗ l'offensive. C'est en ce sens que les ouvertures faites ŗ Tchernitchef, sans Ítre par elles-mÍmes mensongŤres et fictives, avaient moins pour objet d'ťviter que d'ajourner la guerre. [Note 374: Maret ŗ Lauriston, 25 fťvrier.] [Note 375: Maret ŗ Otto, 3 avril.] Afin de mieux accrťditer le jeune homme comme son porte-parole, Napolťon lui fit remettre une lettre pour l'empereur Alexandre, lettre courte, simplement polie, mais dans laquelle il se rťfťrait expressťment ŗ ses assurances verbales: ęJ'ai pris le parti, disait-il, de causer avec le colonel Tchernitchef sur les affaires f‚cheuses survenues depuis quinze mois. Il ne dťpend que de Votre Majestť de tout terminer. Je prie Votre Majestť de ne jamais douter de mon dťsir de lui donner des preuves de la considťration distinguťe que j'ai pour sa personne[376].Ľ [Note 376: _Corresp._, 18523.] Muni de la lettre impťriale, qui ťquivalait ŗ un congť, Tchernitchef fit ses prťparatifs de dťpart et ne resta plus que quelques heures ŗ Paris, juste le temps de se procurer l'ťtat de situation de la Garde, achetť comptant. Le 26 fťvrier, il montait dans sa chaise de poste. Avant de s'ťloigner, mis en dťfiance par les allusions de l'Empereur et se sentant surveillť, il avait cru devoir dťtruire un grand nombre de papiers. Cette prťcaution n'ťtait pas superflue; en effet, ŗ peine avait-il quittť son appartement que la police y faisait irruption, sous la conduite de l'officier de paix prťposť en chef ŗ sa surveillance, et procťdait ŗ une visite domiciliaire. En explorant, en sondant tous les recoins, on ne dťcouvrit que des lambeaux de lettres, des chiffons lacťrťs; mis bout ŗ bout, ces dťbris ne prťsentŤrent aucun sens suivi ou ne rťvťlŤrent que d'insignifiantes correspondances. Dans la cheminťe de la chambre ŗ coucher, un monceau de cendres s'ťlevait, provenant de papiers brŻlťs. Pour fouiller ces cendres, on eut ŗ dťplacer un tapis de pied posť devant le foyer; sous l'ťtoffe, un billet apparut, s'ťtant glissť lŗ au moment de l'holocauste et ayant ťchappť aux flammes; il portait ces lignes: ęMonsieur le comte, vous m'accablez par vos sollicitations. Puis-je faire plus que je ne fais pour vous? Que de dťsagrťments j'ťprouve pour mťriter une rťcompense fugitive! Vous serez surpris, demain, de ce que je vous donnerai; soyez chez vous ŗ sept heures du matin. Il est dix heures, je quitte ma plume pour avoir la situation de la grande armťe d'Allemagne, en rťsumť, ŗ l'ťpoque de ce jour. Il se forme un quatriŤme corps qui est tout connu, mais le temps ne me permet pas de vous le donner en dťtail. La garde impťriale fera partie intťgrante de la Grande Armťe. ņ demain, ŗ sept heures du matin. _Signť_ M. [377].Ľ [Note 377: Cette piŤce, les particularitťs et citations suivantes sont tirťes du dossier de l'affaire, conservť aux archives nationales, F7, 6575, et du compte rendu des dťbats devant la cour d'assises.] Ce billet renouvelait la preuve de la trahison et mettait sur la trace du coupable: c'ťtait le fragment accusateur avec lequel une police qui sait son mťtier arrive ŗ reconstituer tout l'ensemble d'un crime. Les agents portŤrent leur capture au prťfet de police. Celui-ci, se souvenant que l'affaire lui avait ťtť originairement recommandťe par le ministŤre des relations extťrieures, crut devoir au duc de Bassano la primeur des rťsultats obtenus; il se disposa ŗ lui envoyer les originaux des piŤces saisies. Toutefois, par prudence et sentiment des convenances hiťrarchiques, il voulut se mettre ŗ couvert du cŰtť de son supťrieur direct, le duc de Rovigo, et se rťserva de lui envoyer des copies. Le 28 fťvrier, M. Pasquier prťparait cette double expťdition, lorsqu'il fut surpris par le ministre de la police en personne, entrant dans son cabinet sous couleur de lui faire ęune visite d'amitiťĽ. En fait, ayant eu vent des saisies opťrťes, Savary venait rťclamer les piŤces comme son bien et confisquer la dťcouverte. Dans cette occurrence dťlicate, M. Pasquier se conduisit en fonctionnaire correct et en habile homme: il remit les originaux ŗ Savary, qui avait droit de les revendiquer, mais ne sacrifia pas tout ŗ fait l'autre ministre et lui fit passer les copies, par une interversion des plis prťparťs. Et le soir, lorsque Savary se prťsenta d'un air triomphant ŗ l'…lysťe, oý il y avait cercle de cour, pour rendre compte ŗ l'Empereur, il trouva Sa Majestť dťjŗ prťvenue par le ministre des relations extťrieures, qui lui avait transmis, sans perdre un instant, les copies reÁues de la prťfecture. L'Empereur prťsenta le paquet au duc de Rovigo: ęTenez, lui dit-il d'un ton narquois, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvť cette cachotterie de l'officier russe; les relations extťrieures ne l'ont pas manquť[378].Ľ [Note 378: _Mťmoires de Rovigo_, V, 213. Cf. les _Mťmoires de Pasquier_, I, 518-519, et ERNOUF, 345-347.] Fort dťpitť, mais ne perdant pas contenance, Savary rťpliqua qu'il possťdait mieux que les copies, ŗ savoir les originaux, et qu'il les tenait ŗ la disposition de Sa Majestť. Puis, ardent ŗ saisir sa revanche, ŗ rejoindre et ŗ distancer son collŤgue dans la lutte de vitesse qui s'ťtait engagťe entre eux, il remit aussitŰt et pour son compte les agents de la police en quÍte, en chasse, prit en main l'instruction et la poussa avec une extrÍme cťlťritť; ayant annoncť ŗ l'Empereur les piŤces authentiques de l'affaire, il s'ťtait jurť de lui transmettre en mÍme temps des noms et de lui dťsigner les coupables. Le billet saisi ne fournissait qu'une initiale, la lettre M. DerriŤre cet M... mystťrieux, qui lui servait de signature, quel nom, quelle personnalitť se cachait? Ce ne pouvait Ítre qu'un homme initiť professionnellement aux secrets de notre situation militaire. Les premiŤres recherches faites aux bureaux de la guerre et ŗ l'administration de la guerre--ces services formaient sous l'Empire deux dťpartements ministťriels sťparťs--n'aboutirent ŗ aucun rťsultat. On eut alors l'idťe de recourir au prince major gťnťral, qui avait eu entre les mains les ťtats de situation et chez lequel on avait pu les copier. L'un de ses principaux collaborateurs civils dirigea les soupÁons sur un nommť Michel, qu'il avait naguŤre employť. Ce Michel fut retrouvť ŗ l'administration de la guerre, oý il occupait une place de commis ťcrivain ŗ la direction de l'habillement: c'ťtait la plus belle main du ministŤre, mais un homme de rťputation ťquivoque, ęadonnť au vinĽ et menant une existence au-dessus de ses ressources connues. On se procura adroitement une page de son ťcriture, et la comparaison de cette piŤce avec le billet ne laissa plus de doute sur l'identitť de l'auteur. Une heure aprŤs, Michel ťtait amenť au ministŤre de la police; terrassť par l'ťvidence, il reconnut son billet et ne nia point avoir entretenu des relations avec Tchernitchef par l'intermťdiaire d'un nommť Wustinger, Viennois d'origine, suisse et concierge de profession, employť en cette qualitť ŗ l'hŰtel Thťlusson, oý rťsidait l'ambassade russe. Pour aller au fond du mystŤre, il restait ŗ s'assurer de cet homme; mais on ne pouvait l'arrÍter chez lui, ŗ l'ambassade, oý il ťtait couvert par le droit des gens et participait au bťnťfice de l'exterritorialitť. Pour l'attirer hors de cet inviolable asile, la police lui tendit un piŤge. Par une ruse classique, elle obligea Michel ŗ lui ťcrire de sa prison, comme s'il eŻt ťtť encore en libertť, pour lui donner rendez-vous dans un cafť oý ils avaient habitude de se rencontrer. L'Allemand obťit sans dťfiance ŗ cet appel; ŗ peine eut-il mis le pied dans le cafť dťsignť qu'il fut apprťhendť au corps et conduit ŗ la Force. En mÍme temps, les aveux progressifs de Michel, les perquisitions opťrťes chez lui amenaient l'emprisonnement de plusieurs autres employťs, soupÁonnťs de l'avoir aidť dans ses crimes. Les dťclarations des individus arrÍtťs, se corroborant et s'ťclairant l'une l'autre, mirent au jour toute la trame, dťcouvrirent le travail de corruption organisť de longue date par les agents russes dans les principales administrations de l'…tat. L'origine de ces pratiques remontait ŗ huit ou neuf ans. Sous le Consulat, le chargť d'affaires d'Oubril, s'ťtant trouvť fortuitement en rapport avec Michel, qui ťtait employť alors au bureau des mouvements, avait flairť en lui une ‚me vile et une conscience ŗ vendre. AprŤs l'avoir ťbloui par un don d'argent, il l'avait circonvenu, tentť, perverti, et finalement avait tirť de lui quelques renseignements militaires. La rupture de 1804, la guerre qui s'en ťtait suivie, avaient suspendu ces intelligences, mais les agents russes avaient mis ŗ profit chaque paix, chaque reprise des relations, pour renouer le fil brisť, et l'alliance mÍme de 1807 n'avait pas interrompu cette tradition. Au cours des deux missions qui s'ťtaient succťdť depuis lors, celle du comte TolstoÔ et celle du prince Kourakine, on s'ťtait souvenu de Michel; pour le retrouver, le moyen ťtait des plus simples: si les ambassadeurs et les secrťtaires passaient, le suisse de l'ambassade restait, Wustinger demeurait ŗ son poste, et l'une des fonctions de l'inamovible concierge ťtait de rťtablir pťriodiquement le contact avec Michel, qu'il ne perdait jamais de vue. Les ambassadeurs n'avaient point participť en personne ŗ ce commerce, semblaient mÍme l'avoir ignorť; mais toujours quelqu'un s'ťtait trouvť auprŤs d'eux pour le prendre ŗ son compte: d'abord Nesselrode, puis un autre agent du nom de Kraft. Enfin, Tchernitchef ťtait survenu. Jaloux de se distinguer et de faire mieux que les autres, il avait cru devoir, ŗ cŰtť de l'espionnage en quelque sorte officiel qui fonctionnait par les soins de l'ambassade, organiser le sien, monter sa contre-police: il s'ťtait fait mettre en relation avec Michel et, renouvelant le systŤme suivi jusqu'alors, l'avait portť ŗ la perfection du genre. Michel, passť ŗ la direction de l'habillement, ne savait plus grand'chose par lui-mÍme, mais il avait portť la corruption dans d'autres bureaux et s'ťtait mťnagť des accŤs indirects ŗ la source des renseignements. Dans l'ordre du crime, il s'ťtait mÍme signalť par un coup de maÓtre. Deux fois par mois, on dressait au ministŤre de la guerre, ŗ l'intention de l'Empereur seul, un livret indiquant en grand dťtail la force et l'emplacement de toutes les armťes, de tous les corps, jusqu'au plus infime dťtachement et ŗ la derniŤre compagnie. Ce document mystťrieux et sacro-saint, qui portait la fortune de la France, Michel avait rťussi ŗ en prendre connaissance avant l'Empereur. Le livret une fois prťparť, un garÁon de bureau du ministŤre, le nommť MosŤs, ťtait chargť de le porter chez un relieur et de l'y faire cartonner, afin que Sa Majestť, ŗ qui on le prťsenterait ensuite, pŻt le feuilleter commodťment. Cette course devait s'accomplir dans un dťlai rigoureusement mesurť. Sťduit par quelques ęťcus de cinq francsĽ, MosŤs pressait le pas et gagnait le temps de faire une station chez Michel, auquel il communiquait le volume. Michel avait aussi dťtournť de ses devoirs le commis Saget, attachť au bureau des mouvements, et un jeune expťditionnaire du nom de Salmon. Saget fournissait la matiŤre des documents destinťs ŗ l'officier russe, Salmon ťtait employť ŗ les copier, et ainsi s'ťtait ťtablie au profit de l'ťtranger, sous la direction de Michel, toute une officine de soustractions frauduleuses. Tchernitchef payait le procureur de renseignements par sommes plus ou moins fortes, assez irrťguliŤrement versťes: il le payait surtout d'espťrances, osant lui promettre la bienveillance personnelle du Tsar et une pension qui le mettrait pour toujours ŗ l'abri du besoin, mÍlant ŗ ces vilenies un nom auguste. Parfois, Michel se montrait assailli de remords et d'angoisses: sentant la gravitť de ses forfaits et redoutant les suites, il cherchait ŗ se dťgager. L'autre renforÁait alors ses moyens de sťduction, ou bien, dťcouvrant le fonds de brutalitť et de violence qui se cachait en lui sous de mielleux dehors, il le prenait de trŤs haut avec l'employť, rappelait durement que le malheureux ne s'appartenait plus et dťpendait de qui pouvait le perdre; de hautaines menaces, des exigences torturantes commenÁaient le supplice du traÓtre, prisonnier de son crime. Si les renseignements ne venaient pas assez vite ŗ son grť, Tchernitchef relanÁait Michel jusque dans son lointain domicile, rue de la Planche; mais les rendez-vous avaient lieu d'ordinaire ŗ l'ambassade, chez Wustinger: c'ťtait dans une chambre de domestique que l'ťlťgant officier se rencontrait avec le sordide plumitif et prolongeait de bas marchandages. Au sortir de ces rťpugnantes confťrences, il visait plus haut; aprŤs s'Ítre attaquť aux membres subalternes de l'administration, il t‚chait de savoir quels ťtaient, parmi les fonctionnaires d'un ordre ťlevť, ceux qui faisaient d'excessives dťpenses et ťprouvaient des besoins d'argent. Il avait offert sans succŤs quatre cent mille francs ŗ un chef de division; il s'ťtait efforcť de glisser des espions au quartier gťnťral de la Grande Armťe. Au ministŤre de l'intťrieur, au ministŤre des manufactures et du commerce, on releva la trace de semblables tentatives, et plus la police dťveloppait ses recherches, plus on s'apercevait que la trame s'ťtendait loin, qu'elle avait poussť en tous sens ses mystťrieuses ramifications. Ces faits furent consignťs dans deux rapports prťsentťs ŗ l'Empereur par le ministre de la police, en date des 1er et 7 mars, avec piŤces ŗ l'appui[379]: Savary avait centralisť tous les documents entre ses mains et rťclamť, en vertu de ses prťrogatives professionnelles, jusqu'ŗ ęquelques bribesĽ antťrieurement recueillies par le ministŤre des relations extťrieures. Sa crainte ťtait toujours que le chef de ce dťpartement ne s'attribu‚t en haut lieu le mťrite de la dťcouverte initiale et ne prťtendÓt l'avoir opťrťe par des moyens spťciaux et personnels, en dehors de ceux dont disposait la police ordinaire. Pour parer ŗ ce danger, Savary ťprouva le besoin de bien ťtablir dans l'un de ses rapports que les premiers rťsultats ťtaient exclusivement dus ŗ la prťfecture de police, c'est-ŗ-dire ŗ une administration dťpendant de lui et placťe sous son autoritť. Ainsi fut-il amenť ŗ louer l'activitť du prťfet et son zŤle mťritoire, ŗ vanter ses succŤs, ŗ le couvrir de fleurs, quoiqu'il lui gard‚t un peu de rancune pour ses complaisances extra-hiťrarchiques, et ce fut en fin de compte M. Pasquier qui recueillit le principal profit de l'affaire: il obtenait de son chef direct des ťloges intťressťs, sans prťjudice des droits qu'il s'ťtait mťnagťs ŗ la reconnaissance d'un autre ministre, favori et confident de l'Empereur. [Note 379: Archives nationales, F7, 6375.] Napolťon tenait dťsormais de quoi prouver que la Russie, au temps mÍme de leur apparente intimitť, l'avait traitť en suspect et en ennemi, qu'elle avait perpťtuť contre lui une sourde et injurieuse hostilitť. Il s'armerait de cette dťcouverte en temps opportun et s'en ferait un grief de plus contre Alexandre. Il voulait un scandale retentissant, dont toute l'Europe s'entretiendrait: point de procťdure expťditive, point de commission militaire siťgeant ŗ huis clos; un grand appareil judiciaire, des magistrats, des jurťs, des piŤces ŗ conviction largement ťtalťes, la lumiŤre d'un dťbat public et contradictoire, le grand jour des assises. Le parquet de Paris fut saisi et invitť ŗ procťder rťguliŤrement. Pour placer Michel sous le coup d'une condamnation capitale, on le poursuivrait en vertu de l'article 76 du code pťnal, prononÁant la peine de mort contre ęquiconque aura pratiquť des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances ťtrangŤres, pour leur procurer les moyens d'entreprendre la guerre contre la France[380]Ľ. Ses complices seraient prťvenus de participation au mÍme crime et punis suivant leur degrť de culpabilitť. [Note 380: L'abolition de la peine de mort en matiŤre politique est venue en 1848 modifier cet article.] Vu la lenteur des formalitťs judiciaires, la cour d'assises n'aurait ŗ prononcer sur Michel et ses coaccusťs que dans un mois ou six semaines, au milieu d'avril, et c'ťtait bien ce que voulait l'Empereur. Dťsirant un ťclat, il entendait le retarder jusqu'au moment oý ses troupes auraient atteint la Vistule et s'y seraient fortement ťtablies, oý il aurait moins besoin de mťnager la Russie. Actuellement, toute divulgation dans le public fut ťvitťe: les journaux se turent; le bruit de l'affaire ne dťpassa pas les milieux politiques et administratifs, oý l'on en causa avec indignation, mais ŗ voix basse. Ce demi-silence fut percť tout ŗ coup par une plainte larmoyante. L'ambassadeur Kourakine, dont la candeur avait ignorť les trames ourdies sous son toit et que nul n'avait averti des captures opťrťes par la police, ne comprenait rien ŗ la disparition de son concierge; il se demandait pourquoi Wustinger, sorti de l'hŰtel dans la journťe du 1er mars, n'ťtait pas rentrť: il n'ťtait point ťloignť de croire ŗ quelque crime d'ordre privť, ŗ un enlŤvement, ŗ une sťquestration, ŗ un drame noir dont son fidŤle serviteur aurait ťtť victime. ņ grands cris, il rťclamait cet accessoire indispensable de son hŰtel, et son effarement, son agitation, mÍlaient ŗ de douloureux incidents un ťpisode burlesque. Dans une note ťplorťe, il suppliait M. de Bassano d'avertir la police et de la mettre en mouvement, afin qu'elle procťd‚t aux recherches nťcessaires; il envoyait le signalement de l'absent, pressait le duc de commencer sans retard ses dťmarches et dŤs ŗ prťsent, prťjugeant son concours, lui en rendait gr‚ce[381]. [Note 381: Note du 2 mars, archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Impatientť de ces dolťances, Napolťon se sentit tentť d'abord de fermer la bouche ŗ Kourakine en lui mettant brusquement sous les yeux toute l'affaire. En rťplique ŗ l'ambassadeur, il ordonna de prťparer une note portant plainte officielle contre Tchernitchef et stigmatisant sa conduite. Il dicta lui-mÍme cette note, la fit ‚pre et trŤs belle, vibrante d'une indignation justifiťe. ęSa Majestť, ťcrivit-il, a ťtť pťniblement affectťe de la conduite de M. le comte Tchernitchef; elle a vu avec ťtonnement qu'un homme qu'elle a toujours bien traitť, qui se trouvait ŗ Paris, non comme un agent politique, mais comme un aide de camp de l'empereur de Russie, accrťditť par une lettre auprŤs de l'Empereur, ayant un caractŤre de confiance plus intime mÍme que celui d'un ambassadeur, ait profitť de ce caractŤre pour abuser de ce qu'il y a de plus sacrť parmi les hommes. Sa Majestť se flatte que l'empereur Alexandre sera aussi pťniblement affectť qu'elle de reconnaÓtre dans la conduite de M. de Tchernitchef le rŰle d'un agent de corruption, ťgalement condamnť par le droit des gens et par les lois de l'honneur. Sa Majestť l'Empereur se plaint que, sous un titre qui appelait la confiance, on ait placť des espions auprŤs de lui et en temps de paix, ce qui n'est permis qu'ŗ l'ťgard d'un ennemi et en temps de guerre; il se plaint que les espions aient ťtť choisis, non dans la derniŤre classe de la sociťtť, mais parmi les hommes que leur position attache aussi prŤs du souverain[382].Ľ [Note 382: _Corresp._, 18541.] AprŤs avoir jetť sur le papier ces virulentes paroles, Napolťon rťflťchit. Un tel langage sentait la poudre: il risquait de dťnoncer l'imminence des hostilitťs et de contrarier l'oeuvre d'ensommeillement ŗ laquelle l'Empereur vouait tous ses soins, et l'on sait avec quelle incroyable intensitť d'attention, lorsqu'il s'ťtait proposť un but, il lui rapportait et lui sacrifiait tout. Il se ravisa donc et se retint, suspendit l'expression de sa colŤre: la note ne fut pas remise et resta en portefeuille. Le duc de Bassano, assiťgť par Kourakine de visites et de questions, affecta d'abord de ne rien savoir quant au sort de Wustinger. AprŤs quelques jours, prenant un air de confidence et de gravitť, posant un doigt sur ses lŤvres, il dit au prince en substance: Votre concierge n'est pas perdu; on a dŻ l'arrÍter, parce qu'il se trouve impliquť dans un complot dirigť contre la sŻretť de l'…tat et qu'il a ťtť pris en flagrant dťlit. La justice est saisie et informe; ses opťrations se poursuivent mťthodiquement, silencieusement, avec la discrťtion convenable; respectons ce mystŤre: aussitŰt que j'aurai des renseignements sŻrs, je ne manquerai pas ŗ vous les communiquer[383]. [Note 383: Rapport de Kourakine ŗ Roumiantsof, 6 mars, Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] En entendant ces paroles, Kourakine faillit tomber de son haut. …pouvantť ŗ l'idťe d'avoir recťlť chez lui un conspirateur, il n'osa insister et rťpondit par des considťrations de philosophie domestique qui ťtaient presque des excuses[384]. Un peu plus tard, le duc de Bassano lui glissa en douceur que le nom de Tchernitchef se trouvait f‚cheusement mÍlť ŗ l'affaire, que certaines charges avaient ťtť relevťes contre lui; le ministre franÁais ajoutait qu'il n'admettait que difficilement chez un homme portant l'ťpaulette un tel oubli de ses devoirs: jusqu'ŗ plus ample informť, il voulait croire ŗ une erreur. Ainsi se gardait-on de livrer ŗ Kourakine la vťritť d'un seul coup et tout entiŤre; on la lui versait goutte ŗ goutte, avec d'infinis mťnagements; on ťvitait au vieillard une ťmotion trop vive, un choc qui se rťpercuterait ŗ Pťtersbourg et pourrait avancer la rupture. Gr‚ce ŗ ces soins, les avertissements de l'ambassadeur ne viendraient pas troubler l'impression apaisante que devaient produire, s'ajoutant aux paroles lťnitives de Lauriston, le message apportť par Tchernitchef et la lettre de l'Empereur. [Note 384: ęJe fis ŗ ce sujet, ťcrivait-il dans le rapport prťcitť, des rťflexions que le ministre franÁais trouva justes parce qu'il a aussi une maison nombreuse, c'est qu'il est bien difficile de pouvoir compter sur la fidťlitť de tous les gens dont on se sert et qui sont sans cesse autour de nous.Ľ] III Tandis que cette suprÍme adjuration s'ťlevait vers la Russie, les mouvements militaires commenÁaient ŗ s'exťcuter, et de toutes parts l'impulsion donnťe opťrait. Le 23 fťvrier, l'armťe d'Italie prend son ťlan et monte ŗ l'assaut des Alpes: elle s'engage au milieu des neiges oý la hache des sapeurs a fait brŤche, franchit les cols, et en neuf colonnes, neuf torrents, dťvale du haut des monts. Junot conduit en personne par le Brenner la colonne du centre, la brigade Delzons, et entre ŗ Inspruck au milieu de ces rťgiments de choix, ęmagnifiques et bien disposťs[385]Ľ. Il presse en mÍme temps la marche des autres colonnes, les fait passer rapidement sur la BaviŤre, force les ťtapes, abrŤge les haltes, et en quelques journťes pousse ses avant-gardes jusqu'auprŤs de Ratisbonne. [Note 385: Le duc d'AbrantŤs au major gťnťral, 3 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.] Cette descente en Allemagne devient le signal de l'universel ťbranlement. Tout s'anime, tout se lŤve ŗ la fois et marche. Au nord, l'armťe de Davout, aprŤs s'Ítre ramassťe sur elle-mÍme et pelotonnťe, se jette sur l'Oder, avec le 1er corps de cavalerie; plus bas, les Wurtembergeois, commandťs par leur prince royal, les Westphaliens, sous JťrŰme, les Bavarois, sous Vandamme, quittent ensemble leur place et commencent ŗ se mouvoir, en un fourmillement de peuples. Oudinot ťchelonne son corps sur les chemins qui de MŁnster conduisent ŗ Magdebourg; Ney pousse le sien sur Erfurt et Leipsick, et dŤs cette mise en route, malgrť l'entrain du dťpart, l'inťgalitť de valeur entre les ťlťments qui composent la Grande Armťe se rťvŤle, les disparates s'accusent. Ney s'enorgueillit dans un rapport de ses vieux bataillons: chez d'autres, il trouve que la prťsence de recrues trop nombreuses nuit ŗ l'aspect d'ensemble. Oudinot signale des rťgiments alanguis et faibles, un rťgiment suisse qui compte trois cent quatre-vingt-trois malades, d'autres rongťs de fiŤvre, et attribue ces maux ŗ l'ťtat d'atroce dťtresse dans lequel lui sont arrivťs les conscrits rťfractaires, amenťs dans les rangs en prisonniers, la chaÓne aux pieds. DŤs qu'Oudinot et Ney ont pris leur direction, d'autres corps se mettent ŗ leur suite et emboÓtent le pas: le 2e de cavalerie, les divisions de cuirassiers faisant partie du 3e, commencent ŗ dťpasser le Rhin. Sur toute la ligne du fleuve, ŗ Wesel, ŗ Cologne, ŗ Bonn, ŗ Coblentz, ŗ Mayence surtout, grand centre de ralliement, vaste entrepŰt d'hommes et de matťriel, l'affluence et la presse augmentent. Sur le pont de Castel, au devant de Mayence, c'est un dťfilť continuel de corps se poussant les uns les autres, un roulement ininterrompu de canons et de caissons. AprŤs le dťversement des premiŤres masses sur la rive gauche, d'autres s'annoncent: dťjŗ les colonnes de la Garde paraissent ŗ l'horizon, la 1re division de la jeune Garde devant passer ŗ DŁsseldorf, la 2e ŗ Mayence. Et soudain le grand quartier gťnťral, rťuni ŗ Mayence, s'ťbranle ŗ son tour et part; le 29 fťvrier, le prince de Neufch‚tel a expťdiť l'ordre ŗ tout ce qui le compose, ęofficiers de l'ťtat-major gťnťral, officiers et troupes de l'artillerie et du gťnie, parc, train d'artillerie, train des ťquipages, administrations, inspecteurs et sous-inspecteurs aux revues, ordonnateurs et commissaires des guerres, payeur gťnťral, services administratifs, compagnie d'ťlite du quartier gťnťral, gendarmerie, compagnies d'ambulances, etc.Ľ, de se porter le 5 mars sur Fulda, en une seule colonne dont le gťnťral Guilleminot reÁoit le commandement[386]. Sur d'autres points, les rťserves d'artillerie, le grand parc avec ses soixante bouches ŗ feu, entament ŗ leur tour l'Allemagne. DerriŤre les diffťrents corps en marche, ce sont des fractions de corps retardataires qui pressent le pas sur les chemins fatiguťs et s'efforcent de rejoindre, le 3e rťgiment portugais qui court aprŤs la division Legrand, un rťgiment illyrien et un rťgiment suisse errant ŗ la recherche du duc d'Elchingen, un va-et-vient de dťtachements allant prendre et ramener des convois arriťrťs, trois cent trente voitures d'artillerie passant au grand trot, le service des estafettes qui s'organise et transmet journellement ŗ l'Empereur les nouvelles de l'armťe, des hŰpitaux qui se forment et dťjŗ regorgent de malades, des dťpŰts de remonte qui rťquisitionnent les chevaux par milliers, des officiers courant la poste pour regagner leur troupe et faisant la nuit le coup de pistolet avec les maraudeurs et les brigands embusquťs sur la route, et dťjŗ des traÓnards, des isolťs, par bandes grossissantes, se mÍlant ŗ la cohue des chariots et ŗ l'enchevÍtrement des convois. Autour des places, des maisons s'abattent, des faubourgs entiers s'ťcroulent, dťmolis par le gťnie pour dťmasquer les remparts et mieux assurer le tir des batteries, car Napolťon a tout prťvu, mÍme une retraite et une guerre dťfensive. Cependant, les corps de premiŤre ligne marchent maintenant en se serrant les coudes, et l'immense bande va son train, s'augmentant de tout ce qu'elle rencontre devant elle, englobant au passage les contingents allemands. Les Wurtembergeois se placent sous les ordres de Ney; les Westphaliens s'intercalent entre le 2e et le 3e corps; les Bavarois prennent rang ŗ la gauche de l'armťe d'Italie; les Saxons, postťs autour de Dresde sous le commandement de Reynier, iront ŗ leur tour au flot qui passe. Et ce concours d'armťes s'ťcoule par toutes les routes, dťborde sur les campagnes, envahit les villes, les villages, les foyers, effare et dťsole les populations, fait retentir depuis le littoral hansťatique jusqu'ŗ la BohÍme la rumeur d'une mer montante et emplit l'Allemagne antťrieure tout entiŤre[387]. [Note 386: Archives nationales, AF, IV, 1642.] [Note 387: Rapports de Berthier ŗ l'Empereur, correspondance de Berthier avec les chefs de corps, fťvrier et mars 1812. Archives nationales, AF, IV, 1642. Ces documents donnent tout le dťtail de la marche.] La ligne de l'Elbe, largement dťpassťe par Davout, fut bientŰt atteinte par les autres corps. Oudinot prit contact avec elle ŗ Magdebourg, Ney ŗ Torgau; les Westphaliens y arrivaient par Halle, l'armťe d'Italie et ses annexes s'en approchaient de biais, par la basse BaviŤre. Pour aller plus loin, on devait dťsormais traverser la Prusse: il convenait que tout fŻt officiellement rťglť avec elle. Napolťon avait retardť jusqu'au dernier moment la conclusion de l'alliance, certain de mieux dicter la loi ŗ la Prusse quand il la tiendrait resserrťe entre toutes ses annťes et plus ťtroitement garrottťe. Le 23 fťvrier, le duc de Bassano manda enfin le baron de Krusemarck et, lui prťsentant le traitť, l'invita ŗ signer. Krusemarck savait que sa cour accťdait en principe ŗ toutes nos exigences, mais il n'avait point reÁu de pouvoirs spťciaux ŗ l'effet de conclure: il en fit l'observation. Le duc rťpondit que Sa Majestť Impťriale, peu formaliste de sa nature, ne saurait admettre une objection de ce genre; la situation ne souffrait aucun retard: nos troupes avaient pris leur essor, et nulle considťration n'ťtait capable de les arrÍter; elles allaient entrer en Prusse de grť ou de force: mieux valait pour la Prusse se laisser occuper de bonne gr‚ce et en vertu d'un traitť que d'avoir ŗ subir une contrainte. Torturť d'hťsitations, Krusemarck se dťbattit faiblement, puis cťda: le 24 fťvrier, aprŤs une nuit passťe en confťrence, le traitť fut signť ŗ cinq heures du matin[388]. Il contenait toutes les stipulations rťclamťes par l'Empereur, ŗ de trŤs lťgŤres modifications prŤs. Les objets ŗ rťquisitionner par nos troupes, ťvaluťs de grť ŗ grť, viendraient en dťduction des sommes restant ŗ acquitter sur l'ancienne contribution de guerre et diminueraient d'autant la dette du royaume. [Note 388: DUNCKER, 439-440.] Le 2 mars, avant que ce dťnouement fŻt connu ŗ Berlin, le roi Frťdťric-Guillaume, ťtant en train de dÓner, reÁut avis que la division Gudin, formant la droite du 1er corps, envahissait le territoire prussien. En prťsence de cette irruption qu'aucun arrangement ne semblait autoriser encore, le Roi et son conseil crurent un instant qu'ils s'ťtaient humiliťs en pure perte, que Napolťon n'avait pas acceptť leur soumission et allait broyer la Prusse. Dans un accŤs de dťsespoir, ils songŤrent ŗ essayer un semblant de rťsistance, ŗ pťrir avec honneur. Des mesures furent prises pour appeler aux armes la garnison de la capitale, celles de Spandau et de Potsdam: ŗ six heures, on devait battre la gťnťrale dans les rues de Berlin; ŗ cinq heures, la nouvelle du traitť arriva[389]. Cet acte sauvait aprŤs coup et pour la forme la dignitť prussienne: la cour de Berlin fut heureuse d'avoir un motif pour revenir ŗ une humble et plate rťsignation. Le 5 mars, le traitť fut ratifiť, malgrť la rigueur de ses clauses, car chacun sentait ęqu'il fallait en passer par lŗ ou par la fenÍtre[390]Ľ. [Note 389: DUNCKER, 442-443.] [Note 390: Correspondance interceptťe de Tarrach.] Un grand bruit d'hommes en marche, un fracas d'armes et de sonneries, ťclataient dťjŗ ŗ l'horizon: le corps d'Oudinot, dťbouchant de Magdebourg, s'enfonÁait en plein coeur de la monarchie, et le 28 mars sa plus belle division, choisie ŗ dessein pour en imposer, arrivait sur Berlin avec quatre mille hommes de cavalerie. Le Roi vint recevoir le marťchal ŗ Charlottenbourg et accepta d'assister ŗ une revue de nos troupes, commandťe pour le jour mÍme. Les rťgiments eurent ŗ s'aligner sur le terrain tout en arrivant; pour beaucoup d'entre eux, l'ťtape avait ťtť rude; quelques-uns avaient fait dix lieues dans la matinťe: nťanmoins, l'Empereur ayant recommandť au 2e corps de se faire honneur devant les Prussiens par sa belle tenue, chacun prit ŗ coeur de se conformer ŗ cet ordre. D'un mouvement unanime, les dos courbťs par la fatigue se redressent, les poitrines se bombent, les armes rapidement astiquťes reluisent; bataillons et escadrons se prťsentent superbes, dans une tenue irrťprochable, ęcomme ŗ une parade prťparťe depuis une semaine[391]Ľ, et donnent ŗ la cour, ŗ la population prussienne, l'ťmerveillement d'un incomparable spectacle de discipline et de force[392]. [Note 391: Saint-Marsan ŗ Maret, 31 mars.] [Note 392: _Id._ Cf. _Le marťchal Oudinot, duc de Reggio, d'aprŤs les Souvenirs inťdits de la marťchale_, 153-154.] L'entrťe ŗ Berlin eut lieu le soir mÍme, tandis que le Roi, aprŤs avoir reÁu ŗ sa table le marťchal et l'ťtat-major, retournait ŗ Potsdam; on lui avait permis de conserver dans cette rťsidence quinze cents Prussiens, et, par gr‚ce supplťmentaire, quatre-vingts invalides ŗ Spandau. ņ Berlin, la dťpossession fut complŤte. Oudinot et son corps ne firent que passer, mais aprŤs eux vinrent des troupes d'occupation: elles relevŤrent tous les postes, s'ťtablirent dans tous les b‚timents publics, ŗ l'exception du palais royal: dans les rues, on ne voyait que nos uniformes, on n'entendait que notre langue; franÁaises devenaient l'administration, la police, et Berlin apparut bientŰt ęcomme une ville ťtrangŤre ŗ la Prusse[393]Ľ. [Note 393: Saint-Marsan ŗ Maret, 5 mai.] Le corps d'Oudinot poursuivait sa route vers Francfort-sur-l'Oder, sans commettre ęde dťsordre marquant[394]Ľ, celui de Davout continuant ŗ s'allonger sur le littoral. ņ droite, le 3e corps et les Westphaliens s'ťtaient prťcipitťs sur le Brandebourg et la Marche; l'armťe d'EugŤne atteignait la Silťsie, ŗ travers le royaume saxon, en sorte que la Prusse eut un instant sur le corps tout le poids de l'armťe. La liste des objets ŗ fournir par elle en nature ťtait ťcrasante: aux termes d'une convention annexťe au traitť, elle devait ęquatre cent mille quintaux de froment, deux cent mille de seigle, douze mille cinq cents de riz, dix mille de lťgumes secs, deux millions deux cent mille quintaux de viande, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie, deux millions de bouteilles de biŤre, six cent cinquante mille quintaux de foin, trois cent cinquante mille de paille, dix mille boisseaux d'avoine, six mille chevaux de cavalerie lťgŤre, trois mille de cuirassiers, six mille d'artillerie ou d'ťquipages, plus trois mille six cents voitures attelťes et des hŰpitaux pour quinze mille malades[395]Ľ. C'ťtait la mise en coupe rťglťe de toutes les ressources d'un pays, et le prťlŤvement de ce tribut vint augmenter l'exaspťration sourde qui nous avait accueillis en Prusse. [Note 394: _Id._, 31 mars.] [Note 395: DE CLERCQ, II, 359-362.] Lŗ, dŤs ses premiers pas, l'armťe avait rencontrť une population plus fonciŤrement hostile, s'ťtait sentie enveloppťe d'une atmosphŤre de haine. En Westphalie et en Hanovre, l'esprit public distinguait encore entre les FranÁais et leur gouvernement: on dťtestait la politique de l'Empereur et son administration, on pardonnait beaucoup ŗ la verve joviale de nos troupiers, ŗ l'humeur sociable de nos officiers, et souvent ceux-ci ťtaient reÁus dans l'intťrieur des familles en hŰtes moins subis qu'agrťťs[396]. En Prusse, rien de pareil. Le nom seul de FranÁais y ťtait un titre ŗ l'exťcration. Dans les ch‚teaux oý les conduisait leur billet de logement, nos officiers n'arrivaient pas ŗ dťrider les visages: les propriťtaires obligťs de les recevoir, des nobles pour la plupart, ruinťs par la guerre prťcťdente, se refusaient ŗ entrer en communication avec eux, et si parfois les langues se dťliaient, c'ťtait pour exprimer l'‚pre espoir de revanche qui couvait au fond des coeurs. Chez le peuple, la haine perÁait sous la peur. Tandis qu'ŗ Berlin les autoritťs s'ťpuisaient en bassesses, aucun de nos soldats ne pouvait s'aventurer aux environs de la ville sans Ítre assailli d'outrages, poursuivi d'ťpithŤtes ignobles, frappť parfois et attaquť. Les dťtachements qui traversaient les villages voyaient se fixer sur eux des regards lourds de haine; sur leur passage, les poings se levaient ŗ demi, les bouches crachaient l'injure[397]. En Pomťranie, les paysans remarquŤrent dans les rangs du 1er corps des rťgiments de Hansťates, Allemands comme eux et marchant ŗ contre-coeur: ils se mirent aussitŰt ŗ faciliter parmi ces troupes, ŗ provoquer la dťsertion: tout fuyard ťtait sŻr de trouver chez eux un asile et du pain. Ainsi tentť, l'un des rťgiments allemands fondit ŗ tel point qu'il fallut le placer chaque soir, au lieu d'ťtape, dans un cercle de patrouilles franÁaises et d'embuscades, le traÓner dans cette geŰle mouvante[398]. Davout fit des exemples terribles, forÁa le sens et exagťra la rigueur des lois martiales. On fusillait sur un soupÁon; quiconque s'ťcartait des rangs s'exposait ŗ pťrir. Un homme fut condamnť ŗ mort et exťcutť sur place pour Ítre restť quelques heures en arriŤre, le marťchal ayant pensť ęqu'il ťtait trŤs prťsumableĽ que cet homme avait ęvoulu dťserter[399]Ľ. [Note 396: Les _Souvenirs manuscrits du gťnťral Lyautey_, qu'il nous a ťtť permis de consulter, donnent ŗ ce sujet de curieux dťtails.] [Note 397: Archives nationales, AF, IV, 1691.] [Note 398: Davout ŗ Berthier, 23 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.] [Note 399: Lettre prťcitťe du 23 mars.] Ainsi passait la Grande Armťe, retenant violemment ŗ soi les ťlťments une fois pris dans cet engrenage de fer, mais retenant aussi la plupart d'entre eux par un lien plus puissant que la force matťrielle, par l'irrťsistible prestige qui se dťgageait d'elle et du nom rayonnant ŗ sa tÍte, par le sentiment inspirť ŗ tant d'hommes si violemment divers de participer ensemble ŗ quelque chose de grand et de figurer sous le plus glorieux drapeau qui eŻt flottť sur le monde. Et en dťpit de tout ces hommes marchaient, marchaient toujours, et la montťe vers le Nord continuait, s'accťlťrait, malgrť la saison rigoureuse, malgrť les chemins plus mauvais, malgrť la difficultť d'avancer ŗ travers les sables et les tourbiŤres de la Prusse. Au commencement d'avril, tandis que Davout projetait ses avant-gardes jusqu'ŗ mi-chemin entre l'Oder et la Vistule, le gros de l'armťe se posait sur le premier de ces fleuves et venait le border depuis Stettin jusqu'ŗ la haute Silťsie. Il fallait maintenant, pour se conformer au tracť gťnťral du mouvement, pousser Davout trŤs doucement sur la Vistule et l'y relier aux forces d'avant-garde, en ťvitant autant que possible de donner l'alarme. Il n'ťtait pas moins important que le marťchal, s'aventurant dans la zone essentiellement pťrilleuse, s'ťtablÓt de suite et fortement sur les deux rives du fleuve, qu'il prÓt tous ses avantages stratťgiques, qu'en mÍme temps d'autres corps fussent mis ŗ portťe de le secourir. En consťquence, dans le courant de mars, Davout reÁut l'ordre d'atteindre le cours infťrieur de la Vistule ŗ Thorn, d'appuyer sa gauche ŗ Dantzick, de lui faire occuper solidement le delta du fleuve, l'Óle de Nogat et le fertile district d'Elbing, de se lier par sa droite aux Polonais de Poniatowski, concentrťs eux-mÍmes entre Varsovie et Plock et adossťs ŗ ces deux places: de dťvelopper du premier coup une ligne de bataille imposante. D'autre part, la masse principale, qui le suivait, fut dťdoublťe: les corps westphaliens, bavarois et saxons, moins fatiguťs que les nŰtres, parce qu'ils ťtaient partis de moins loin, durent les devancer, presser le pas, se porter sur l'espace compris entre l'Oder et la Vistule, accompagnťs par les corps de cavalerie indťpendante qui de toutes parts prenaient la tÍte; les Bavarois s'ťtabliraient ŗ Posen, les Saxons et les Westphaliens ŗ Kalisch; ces trois contingents composeraient une seconde ligne en arriŤre de Davout et des Polonais, ligne de soutien: quant aux corps de Ney, d'Oudinot et d'EugŤne, ils resteraient actuellement en troisiŤme ligne sur l'Oder, oý ils seraient rejoints par les divisions de la Garde et les rťserves[400]. [Note 400: _Corresp._, 18584, 18587, 18588, 18593, 18599, 18605, 18608.] Les divers mouvements prescrits se trouveraient exťcutťs aux environs du 15 avril. ņ ce moment, si les Russes se jetaient en avant de leurs frontiŤres, Davout serait en ťtat de tenir tÍte. En mÍme temps, au premier signal d'alarme, les trois corps allemands s'ťlanceraient ŗ la rescousse sur la Vistule, oý ils composeraient avec les Polonais un grand groupement, sous les ordres du roi JťrŰme: Ney, Oudinot, EugŤne et la Garde arriveraient de leur cŰtť ŗ toute vitesse, ŗ marches forcťes, et en peu de jours l'armťe entiŤre se trouverait agglomťrťe sur la Vistule, faisant corps et faisant front. Si les Russes n'exťcutaient aucun mouvement, les diffťrentes unitťs resteraient jusqu'en mai sur les positions qui leur ťtaient actuellement assignťes; elles s'y occuperaient ŗ se reposer et ŗ se refaire. Dans la premiŤre quinzaine de mai, la seconde ligne, formťe par les corps allemands, puis la troisiŤme, composťe des corps tirťs de France et d'Italie, se serreraient insensiblement sur la premiŤre, comprenant Davout et les Polonais, viendraient la doubler, la tripler, rangeraient enfin sur la Vistule et opposeraient aux Russes, dont ils ne seraient plus sťparťs que par l'ťtroit territoire d'entre Vistule et Niťmen, l'ensemble de leurs effectifs actuels: neuf corps, trois cent quatre-vingt-douze bataillons, trois cent quarante-sept escadrons, dix mille soixante-huit officiers, six mille cinq cent soixante-cinq chevaux d'officiers, soixante-cinq mille huit cent quarante-trois chevaux de troupe, vingt-cinq mille neuf cent trois chevaux du train, au total trois cent quatre-vingt-sept mille trois cent quarante-trois hommes, quatre-vingt-dix-huit mille trois cent onze chevaux, avec neuf cent vingt-quatre canons, non compris les grands parcs de l'armťe et dťduction faite de toutes non-valeurs[401]. [Note 401: Tableau rťcapitulatif prťsentť le 10 mars ŗ l'Empereur par le major gťnťral. Archives nationales, AF, IV, 1642.] ņ l'extrťmitť gauche de la ligne, le contingent prussien se tiendrait prÍt ŗ entrer dans le rang. Les troupes qui le composaient avaient ťtť poussťes jusqu'au bout de la Prusse orientale, entre Dantzick et Koenisberg; soutenues et surveillťes par Davout, elles garderaient pour nous ce coin de terre si prťcieux par son importance stratťgique, sans que Napolťon ait trop tŰt ŗ y montrer des FranÁais[402]. Lors de l'ťbranlement final, la Grande Armťe prendrait les Prussiens en passant et s'agrťgerait ces vingt mille hommes. Avec eux et la division Grandjean, qui formait actuellement la garnison de Dantzick, l'Empereur crťerait un dixiŤme corps, rťservť au duc de Tarente. [Note 402: _Corresp._, 18608.] Pour renforcer la droite et donner plus d'ampleur au front de bataille, il venait de faire signe ŗ l'Autriche et de l'appeler en ligne. Les arrangements dťfinitifs furent passťs ŗ Paris avec Metternich, sans discussion sťrieuse: le traitť d'alliance, signť le 14 mars, mettait ŗ notre disposition trente mille Autrichiens, confťrait ŗ leur gouvernement le droit de troquer ce qui lui restait de la Galicie contre partie ťgale des provinces illyriennes, lui faisait entrevoir de plus notables avantages, non spťcifiťs encore, et garantissait l'intťgritť de l'empire ottoman: le but de cette derniŤre clause ťtait surtout de rťvoquer formellement la donation d'Erfurt, d'interdire aux Russes toute conquÍte dans les Principautťs et de donner cette satisfaction ŗ l'intťrÍt autrichien[403]. Le traitť signť, les deux cours se mirent en ťtroite confidence. Napolťon en profitait pour faire passer ŗ Vienne des instructions militaires, pour surveiller l'acheminement vers Lemberg des effectifs promis. Le commandement des Autrichiens ťtait rťservť au prince de Schwartzenberg, ŗ cet officier gťnťral qui depuis deux ans et demi faisait fonction d'ambassadeur en France. Restant actuellement prŤs de l'Empereur, Schwartzenberg recevrait de lui en temps opportun le mot d'ordre, le signal du dťpart: il courrait alors rejoindre ses troupes et, bien stylť, bien averti, prendrait toutes ses mesures pour qu'au moment oý la Grande Armťe dťboucherait en avant de la Vistule, les Autrichiens vinssent se serrer contre elle, s'opposant aux provinces ennemies de Volhynie et de Podolie. Par l'adjonction des contingents prussien et autrichien, Napolťon complťterait le corps de bataille ŗ quatre cent cinquante mille hommes et ŗ onze cents bouches ŗ feu. [Note 403: Voy. le texte du traitť dans DE CLERCQ, II, 369-372.] …largissant encore son ťtreinte, dťployant son action depuis l'extrÍme nord jusqu'ŗ la pointe sud-orientale de l'Europe, il jugeait le moment venu de ressaisir enfin la SuŤde et de s'attacher ťtroitement la Turquie: l'une et l'autre devaient coopťrer aux mouvements de la Grande Armťe ŗ la faÁon de deux ailes sťparťes, qui agiraient par diversions indťpendantes et se jetteraient sur les flancs de la Russie. DŤs janvier, notre diplomatie avait accentuť son langage ŗ Constantinople. ņ partir de fťvrier, Napolťon se dťmasque complŤtement aux yeux des Osmanlis: il leur avoue ses projets, propose des engagements respectifs et irrťvocables. Le 15 fťvrier, des instructions pressantes sont adressťes ŗ Latour-Maubourg, rťitťrťes en mars et en avril; on lui expťdie des pouvoirs, un projet de traitť, des articles secrets. Ce que l'Empereur attend des Turcs contre la Russie, c'est plus qu'une guerre ordinaire: c'est une guerre nationale et religieuse, une levťe et une irruption en masse, un appel ŗ toutes les forces et ŗ toutes les rťserves de l'Orient; ce qu'il veut dťterminer ŗ sa droite, c'est l'ťbranlement d'un monde. Il espŤre qu'ŗ sa voix la puissance ottomane va ressusciter, revenir ŗ l'‚ge hťroÔque oý les sultans conduisaient eux-mÍmes leurs peuples au combat et jetaient pťriodiquement l'Asie sur une partie de l'Europe. Il faut que le sultan Mahmoud s'oblige formellement ŗ sortir de Constantinople et ŗ prendre le commandement de ses troupes; il faut que l'ťtendard du ProphŤte soit dťployť, que cent mille hommes au moins soient avant le 15 mai jetťs sur le Danube. Le gros de cette masse, aprŤs avoir franchi le fleuve et rťoccupť les Principautťs, poussera droit devant soi en territoire ennemi, tandis qu'un corps de quarante mille hommes, composť surtout de cavalerie, se dťtachera vers le nord et viendra rejoindre notre armťe au centre de la Russie. Et dťjŗ l'imagination de l'Empereur lui fait apercevoir, au cours de son expťdition, un nuage de cavalerie s'ťlevant ŗ sa droite et rasant la steppe, le scintillement des lances illuminant l'horizon, l'ťclat des cimeterres, l'envolťe des burnous, et l'avant-garde de l'Islam se ralliant ŗ lui dans une charge impťtueuse. Les spahis, les Arabes, les agiles cavaliers du dťsert, ajouteront avantageusement ŗ l'universalitť et ŗ la bigarrure de ses armťes; il les emploiera au service d'avant-postes, ŗ la guerre d'escarmouches. ęLa cavalerie ottomane, ťcrit-on de sa part ŗ Constantinople, pourra utilement s'opposer aux Cosaques. Sa Majestť fait cas de sa valeur, et l'appel qu'il lui adresse est un signalť tťmoignage de sa confiance[404].Ľ [Note 404: Maret ŗ Latour-Maubourg, 8 avril.] Au prix d'une coopťration ardente et effrťnťe, Napolťon promet aux Turcs de leur faire restituer, avec les Principautťs, la Crimťe, le littoral de la mer Noire, tout ce qu'ils ont perdu depuis un siŤcle. Pour les mieux animer, il ťcrit ŗ leur sultan, il leur annonce l'envoi d'un ambassadeur, le gťnťral Andrťossy, qui leur sera un second Sťbastiani. Il reprend contact avec eux par tous les moyens possibles: dans un langage de feu, il leur montre l'occasion unique pour venger en une fois toutes les injures de leur race. Avec la SuŤde, la difficultť de s'aboucher ťtait plus grande, puisque d'‚pres dissentiments n'avaient laissť subsister qu'un simulacre de relations, par l'intermťdiaire de chargťs d'affaires passifs et muets. Comme la SuŤde ne lui revenait pas d'elle-mÍme, Napolťon sentit enfin la nťcessitť de provoquer chez Bernadotte un retour et un repentir; il fit tenter auprŤs de lui une dťmarche d'ordre intime. La princesse royale de SuŤde, aprŤs avoir passť l'ťtť ŗ PlombiŤres, ťtait venue ŗ Paris et s'ťtait installťe au Luxembourg, chez sa soeur Julie, reine d'Espagne. ņ plusieurs reprises, lors de ses grandes colŤres contre la SuŤde, Napolťon avait jugť ce sťjour inconvenant et fait dire ŗ la princesse de s'en retourner[405]. Chaque fois, elle s'ťtait obstinťe ŗ rester; chaque fois aussi, sa colŤre un peu calmťe, l'Empereur avait fermť les yeux sur l'inexťcution de ses ordres, indulgent ŗ celle qui lui rappelait un doux roman de sa jeunesse[406]. En fťvrier 1812, la retrouvant ŗ Paris, il songea ŗ s'en servir. Le duc de Bassano la vit, lui confia un ensemble de demandes et d'offres: demande ŗ la SuŤde d'une armťe contre la Russie, offre de la Finlande et d'un subside de douze millions, sous forme d'un achat de marchandises coloniales[407]. La princesse s'engagea ŗ transmettre ces propositions et prit ŗ coeur de les faire agrťer. [Note 405: _Corresp._, 18230.] [Note 406: Voy. Fr. MASSON, _Napolťon et les femmes_, 13-24.] [Note 407: Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 297. Cf. ERNOUF, 337.] Malheureusement, peu de jours avant cet essai de conciliation, Napolťon s'ťtait rťsolu ŗ l'acte le plus propre ŗ en contrarier l'effet. Lorsqu'il avait entrepris de pousser ses troupes en Allemagne, il avait appris que les habitants, les autoritťs de la Pomťranie suťdoise pactisaient toujours avec les Anglais et favorisaient leur commerce. Au moment de nous aventurer si loin, ťtait-il prudent de laisser derriŤre nous ce coin de territoire hostile, cet ťtroit passage, cette poterne par oý nos ennemis pourraient se rťintroduire en Allemagne? Cťdant ŗ ses mťfiances, cťdant aussi ŗ un de ces mouvements d'exaspťration qu'il ne savait plus maÓtriser, Napolťon avait voulu se garantir avant tout contre le mauvais vouloir de la SuŤde, quitte ŗ lui proposer ensuite amitiť et pardon. Le 19 janvier, il avait donnť ordre ŗ Davout d'occuper la Pomťranie aussitŰt qu'on serait assurť d'y saisir ęune grande quantitť de marchandises coloniales[408]Ľ. Davout avait exťcutť sur-le-champ cet ordre ŗ ťchťance indťterminťe et mis la main sur la province suspecte. [Note 408: _Corresp._, 18447.] Cette saisie n'excťdait pas nos droits, rigoureusement interprťtťs. En 1810, la SuŤde n'avait obtenu la restitution de la Pomťranie qu'ŗ la condition de se fermer hermťtiquement aux produits anglais; par la violation de ses promesses, elle avait aboli les obligations contractťes vis-ŗ-vis d'elle. La confiscation de la Pomťranie n'en ťtait pas moins une mesure impolitique et souverainement regrettable: elle provoqua ŗ Stockholm un sursaut d'indignation, acheva de nous aliťner les esprits, fournit ŗ Bernadotte l'occasion de consommer et de publier la dťfection dťjŗ rťsolue au fond de son ‚me. Pour se dťtacher avec ťclat de la France, il se fŻt contentť d'un prťtexte; on lui fournissait un motif, et la raison ŗ faire valoir ťtait trop bonne, l'injure infligťe ŗ son peuple trop flagrante pour qu'il tard‚t ŗ s'en armer. Avant que le message de la princesse fŻt parvenu ŗ Stockholm, on apprenait ŗ Paris que le gouvernement suťdois, en rťponse ŗ l'occupation de la Pomťranie, dťclarait sa neutralitť, ce qui impliquait reprise des rapports officiels avec l'Angleterre et abandon public du systŤme franÁais. Peu aprŤs, on fut informť qu'un envoyť suťdois venait de partir pour Pťtersbourg en mission extraordinaire; l'annonce de la neutralitť n'ťtait qu'un voile ŗ l'abri duquel Bernadotte poussait ŗ terme son ťvolution hostile et passait ŗ l'ennemi. Cette dťsertion ťtait pour l'Empereur un premier mťcompte: l'affaissement de la Turquie en faisait craindre un second. Les Ottomans montraient peu d'empressement ŗ nous obťir: depuis qu'ŗ Tilsit l'Empereur les avait abandonnťs et reniťs, ils n'avaient plus foi en lui, et les atermoiements dont sa diplomatie avait usť depuis un an vis-ŗ-vis d'eux n'ťtaient pas pour relever leur confiance. D'aprŤs les dťpÍches de Latour-Maubourg, on craignait que la reprise signalťe des pourparlers avec la Russie, la rťouverture d'un congrŤs ŗ Bucharest, n'aboutissent ŗ la paix; on n'osait faire partir Andrťossy, dans la crainte qu'il n'arriv‚t ŗ Constantinople que pour assister ŗ cette dťfaite diplomatique. Napolťon recueillait ainsi les fruits d'un systŤme oý il avait prťtendu allier les contraires, mťnager la Russie jusqu'au bout tout en se cherchant des points d'appui contre elle. Reconnaissant que les voies nous avaient ťtť mal prťparťes ŗ Stockholm et ŗ Constantinople, il aimait mieux s'en prendre ŗ son ministŤre qu'ŗ lui-mÍme: ęMa diplomatie, disait-il, eŻt dŻ faire pour moi la moitiť de la campagne, et ŗ peine y a-t-elle songť[409].Ľ Il ne jugeait pas pourtant le mal irrťparable: il espťrait encore que les Suťdois reviendraient de leur aveuglement, que nos appels galvaniseraient la Turquie, que cette puissance pousserait une armťe au delŗ du Danube, enverrait sa flotte contre la Crimťe, pŤserait mÍme sur la Perse, toujours en guerre avec Alexandre, pour la disposer ŗ plus d'activitť: qu'en un mot, tous les peuples qui avaient souffert de l'ambition des Tsars, sentant leur intťrÍt et s'armant pour la revanche, viendraient complťter, depuis le cercle polaire jusqu'ŗ la Caspienne, l'investissement de la Russie. [Note 409: _Documents inťdits_.] En attendant, penchť sur ses cartes, entourť de rapports, il suivait de loin la progression de ses armťes, dirigeait de Paris leur mouvement jour par jour, ťtape par ťtape: il les voyait arriver sur la Vistule par grandes ondes successives, s'ťtendre d'un bout ŗ l'autre des emplacements dťsignťs. DerriŤre ce dťploiement, il formait une immense colonne de rťserves, dont la tÍte touchait ŗ l'Oder et dont la base s'appuyait au centre de la France: entre l'Oder et l'Elbe, un corps ou plutŰt une armťe de soixante mille hommes, confiťe au duc de Bellune, un autre corps pour Augereau, un contingent danois, prťposť ŗ la garde des cŰtes; entre l'Elbe et le Rhin, une seconde masse, composťe avec la conscription de 1812; enfin, dans l'intťrieur de l'Empire, outre cent trente bataillons de dťpŰt, des cohortes de garde nationale militairement organisťes, un arriŤre-ban de cent vingt mille hommes ťchappťs ŗ la conscription et pris ŗ leurs foyers pour un service rťgional[410]. En y joignant les trois cent mille FranÁais ou alliťs que l'Empereur conservait en Espagne, les levťes supplťmentaires qu'il exigeait des princes allemands et de la Suisse, il arrivait ŗ disposer de douze cent mille soldats et ŗ mettre en armes une humanitť tout entiŤre. [Note 410: THIERS, XIII, 433, 452-453.] IV Il avait songť d'abord ŗ quitter Paris dans la premiŤre quinzaine d'avril[411]: il se ferait accompagner de l'Impťratrice jusqu'ŗ Dresde, oý rendez-vous serait pris avec Leurs Majestťs Autrichiennes; aprŤs une courte entrevue, qui resserrerait les liens entre les deux familles impťriales, il arriverait en mai sur la Vistule et s'y tiendrait prÍt ŗ ouvrir la campagne, bien que son dťsir fŻt toujours de retarder les hostilitťs jusqu'en juin, jusqu'ŗ l'ťpoque oý l'ťpanouissement de la vťgťtation septentrionale assurerait la subsistance des cent mille chevaux qui marchaient avec l'armťe. [Note 411: Maret ŗ Otto, 16 mars. AprŤs la signature de l'alliance avec l'Autriche, la correspondance entre le ministre des relations extťrieures et notre ambassadeur ŗ Vienne prend une activitť et une ampleur qui en font une importante source d'informations.] ņ la fin de mars, sans recevoir encore de rťponse au message de l'…lysťe, il apprit par voies indirectes que l'empereur Alexandre annonÁait l'intention ęde ne faire aucun mouvement hostile jusqu'ŗ ce que le premier coup de canon eŻt ťtť tirť sur ses frontiŤres[412]Ľ. L'aspect de la ligne du Niťmen oý rien ne bougeait, oý les troupes russes restaient inertes et comme figťes, confirmait cet avis. Napolťon en conclut qu'il avait plus de temps devant lui: il rťsolut de passer ŗ Dresde deux ou trois semaines, au lieu de quelques jours, d'y rťunir un vťritable congrŤs de souverains oý il prťsiderait l'Europe. En attendant, il pouvait prolonger son sťjour ŗ Paris jusqu'en mai, et cette facultť lui parut une bonne fortune: un mois lui suffisait ŗ peine pour en finir avec certaines difficultťs d'ordre intťrieur qui le retenaient en arriŤre. [Note 412: Maret ŗ Otto, 1er avril.] ņ Paris, l'hiver ťtait exceptionnellement animť et brillant. L'Empereur l'ayant dťsirť tel, chacun s'ťtait conformť ŗ ce voeu interprťtť comme un ordre; chez les dignitaires, c'ťtait une ťmulation ŗ recevoir: les fÍtes se succťdaient, soirťes, concerts, bals chez l'archichancelier et le prince de Neufch‚tel, bals masquťs chez le comte Marescalchi, bals dans les ministŤres et les ambassades[413]. L'imminence des hostilitťs ne faisait qu'accroÓtre dans certains milieux cette animation. Chez l'aristocratie ralliťe, chez la jeunesse du faubourg Saint-Germain, la guerre ťtait populaire: cette brillante ťlite, entrťe depuis peu au service et commenÁant ŗ peupler les ťtats-majors, voyait avec plaisir s'annoncer une campagne qui lui donnerait sa part de gloire, qui lui permettrait d'ťgaler les vieux soldats de la Rťvolution, les hťros plťbťiens: ce serait sa guerre ŗ elle: s'y prťparant ouvertement, elle voulait la faire commodťment et avec luxe, se commandait de somptueux ťquipages qui encombraient les routes d'Allemagne et se figurait l'expťdition de Russie ęcomme une grande partie de chasse de six mois[414]Ľ. Quel contraste entre cette ardeur et la dťsolation des autres classes! Lŗ, c'ťtaient de plus pesantes angoisses, un redoublement de maux: la disette dťclarťe dans plusieurs provinces: ŗ Paris, le pain rare et hors de prix; en Normandie, des sťditions d'affamťs, oý le sang avait coulť. Les levťes nouvelles suscitaient des rťsistances plus marquťes, des mutineries, des dťsordres: dans chacun des cent vingt dťpartements, des colonnes de gendarmerie mobile poursuivaient les conscrits rťfractaires et faisaient la chasse aux hommes: de tous les points du territoire, ŗ travers les adulations officielles, montaient vers l'Empereur le sourd murmure des gťnťrations extťnuťes et la plainte des mŤres. [Note 413: _Mťmoires de Pasquier_, I, 516.] [Note 414: PRADT, _Ambassade dans le grand-duchť de Varsovie_, 64.] Parmi tant de causes de souffrance, la disette le prťoccupait surtout. Il la redoutait, l'ayant vue naguŤre, au temps de la Rťvolution, pousser dans la rue et jeter ŗ la rťvolte un peuple de dťsespťrťs. Pendant les mois de mars et d'avril, il batailla contre elle ŗ coups de prescriptions et de dťcrets, limita enfin d'autoritť le prix du blť et fit sa loi du _maximum_[415]. Quant aux autres maux de la France, il ne s'aveuglait pas sur leur gravitť, mais comptait leur appliquer son remŤde habituel, la victoire. Il se disait qu'une guerre heureuse au Nord serait la fin des guerres, le terme d'un ťtat contre nature, critique, violent, impossible ŗ soutenir longtemps: qu'elle lui permettrait, en procurant la paix gťnťrale, de laisser respirer la France et le monde. [Note 415: Voy. PASQUIER, I, 497-509.] C'est ainsi qu'il la prťsentait aux hommes dont il aimait ŗ prendre l'avis ou du moins ŗ se rallier l'opinion. Devant CambacťrŤs, qui produisait timidement quelques objections, il dťveloppa tous ses arguments en faveur de la guerre: la Russie dťtachťe de nous opprimait tout le systŤme europťen: tŰt ou tard, elle fondrait sur l'Empire: mieux valait la prťvenir que de l'attendre: mieux valait pour la France et pour l'Empereur, alors qu'il ťtait en pleine vigueur de corps et d'‚me, en plein bonheur, tenter l'effort dťcisif et suprÍme, plutŰt que de s'abandonner aux l‚ches douceurs d'une paix prťcaire. Par ces raisons, il rťduisit l'archichancelier au silence, sans emporter sa conviction[416]. [Note 416: THIERS, XIII, 458-461.] Avec Caulaincourt, il s'entretenait pťriodiquement. Le bl‚me de ce galant homme qu'il aimait et estimait, cette opposition qui n'intriguait point et ne se manifestait que devant lui, mais s'exprimait alors avec une verte franchise, le gÍnait et le troublait. Sachant apprťcier ŗ leur valeur les forces morales, il n'aimait pas ŗ sentir auprŤs de lui cette conscience en rťvolte: son dťsir eŻt ťtť de la ramener non par la contrainte, mais par la discussion et le raisonnement: c'ťtait ŗ ses yeux ęcomme une puissance qu'il aurait eu grand intťrÍt ŗ convaincre[417]Ľ. [Note 417: _Documents inťdits_.] Il appelait Caulaincourt, l'invitait ŗ parler, ŗ parler librement, ŗ produire toutes ses objections, afin de pouvoir les saisir corps ŗ corps et les rťfuter. Si l'autre lui reprochait de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier ęŗ sa chŤre passion,--la guerreĽ, il ne se f‚chait pas trop, se contentant de tirer l'oreille ŗ l'audacieux ou de lui donner ęune petite tape sur la nuque, quand les choses lui paraissaient un peu fortes[418]Ľ. Il prolongeait ensuite, nourrissait la dispute, le combat de paroles, toute lutte lui semblant une occasion de vaincre. Affirmant qu'il ne voulait pas la guerre et ne dťsespťrait point de l'ťviter, il reconnaissait toutefois que des intťrÍts essentiels pourraient lui en faire une nťcessitť. C'ťtaient alors de profonds aperÁus sur sa politique et son systŤme. On le mťconnaissait, disait-il avec vťritť, en lui supposant l'intention de conquťrir pour conquťrir, d'ajouter sans cesse de nouveaux territoires ŗ son empire dťjŗ trop ťtendu. Toutes les rťunions qu'il avait opťrťes, toutes ses prises successives, toutes ses guerres n'avaient eu d'autre but que de rťduire l'Angleterre. Il n'avait qu'une ambition, mais ardente, tenace, invariable, nťcessaire: c'ťtait d'obliger les Anglais ŗ une capitulation qui rťtablirait l'indťpendance des mers et instituerait la paix europťenne. Pour obtenir cette paix, il ne devait reculer devant aucune entreprise, si dťmesurťe qu'elle parŻt: que lui parlait-on de modťration, de sagesse, de ęgťographie raisonnableĽ! …tait-elle faite pour lui, la sagesse du vulgaire? ņ l'extraordinaire situation que le passť lui avait lťguťe devaient s'appliquer des moyens sans analogues dans l'histoire et le rťgime ordinaire des peuples. Au point oý en ťtaient les choses, il ne pouvait souffrir qu'aucune puissance favoris‚t nos ennemis sous le voile d'une alliance trompeuse ou d'une neutralitť partiale: chacun devait marcher avec lui ou s'attendre ŗ un traitement de rigueur: malheur ŗ qui refusait de le comprendre et de le suivre! [Note 418: _Id._] Il s'expliquait ainsi longuement, intarissablement, dťpensant toutes les forces persuasives de son intelligence, recourant aussi aux moyens de sťduction et de gr‚ce, se faisant enjŰleur, captieux, charmant, avec des ruses et des dťlicatesses de femme. ęJamais femme, ťcrivait quelqu'un qui le connaissait bien, n'eut plus d'art pour faire vouloir, pour faire consentir ŗ ce qu'elle dťsiraitĽ, et nul succŤs ne le flattait autant que ces conquÍtes d'‚mes. Caulaincourt cependant le laissait dire, respectueux, mais ferme, et finalement un mot, une phrase hardie, faisait sentir ŗ Napolťon qu'il n'avait rien gagnť sur l'esprit de son interlocuteur. Celui-ci rťpťtait toujours que ęce qui se prťparait serait un malheur pour la France, un sujet de regret et d'embarras pour Sa Majestť, et qu'il ne voulait pas avoir ŗ se reprocher d'y avoir contribuťĽ. L'Empereur alors, dťÁu et dťpitť, lui tournait le dos, lui battait froid pendant quelques jours, sans aigreur pourtant et sans colŤre; mais la foule servile des courtisans soulignait cette demi-disgr‚ce. Les pronostics de Caulaincourt ťtaient signalťs par eux comme les rÍves d'une imagination chagrine: le duc ťtait taxť de tiťdeur et de modťrantisme, ŗ la faÁon de Talleyrand. Dans certains salons, on reprťsentait des tableaux vivants, oý le sage avertisseur figurait sous les traits d'un automate dont les ressorts ťtaient mus par la main de l'ęenchanteur boiteuxĽ. Napolťon n'approuvait pas cet optimisme bťat, cette confiance frivole. S'il allait dťlibťrťment ŗ la guerre oý l'entraÓnaient les fatalitťs de son caractŤre et de sa destinťe, il ne l'envisageait pas moins comme la plus formidable partie qu'il eŻt encore risquťe: il se montrait grave et sťrieux. Il dit ŗ Savary: ęCelui qui m'aurait ťvitť cette guerre m'aurait rendu un grand service, mais enfin la voilŗ; il faut s'en tirer[419].Ľ ņ Pasquier, qui lui signalait les dangers de la situation intťrieure, il rťpondit: ęC'est une difficultť de plus ajoutťe ŗ toutes celles que je dois rencontrer dans l'entreprise la plus grande, la plus difficile que j'aie encore tentťe: mais il faut bien achever ce qui est commencť[420].Ľ [Note 419: _Mťmoires de Rovigo_, V, 226.] [Note 420: _Mťmoires de Pasquier_, I, 525.] Pour dissiper certaines craintes, il promettait de conduire les opťrations avec prudence et lenteur, de ne pas s'aventurer trop vite et trop loin. Au fond, sur la maniŤre de conduire cette guerre, aprŤs qu'il l'aurait commencťe par une soudaine irruption, il n'ťtait pas fixť. Deux plans se disputaient sa pensťe, et il les laissait alternativement paraÓtre dans son langage. Il comptait fermement trouver la principale force militaire de la Russie en ligne derriŤre le Niťmen, la disloquer du premier coup et la saccager. Ce rťsultat obtenu, que ferait-il si les Russes prolongeaient leur rťsistance? AprŤs les avoir refoulťs au delŗ de la Dwina et du Dnieper, s'arrÍterait-il? Se bornerait-il ŗ s'ťtablir et ŗ hiverner sur les positions conquises, ŗ prťparer mťthodiquement une seconde campagne, en se couvrant de la Pologne remise sur pied? Au contraire, profiterait-il de l'ťlan imprimť ŗ ses troupes pour les pousser jusqu'ŗ Moscou, pour atteindre ce coeur de la Russie et y plonger le fer? Il l'ignorait encore, se dťciderait sur les lieux, selon les circonstances, suivant les vicissitudes de la campagne[421]. Il disait quelquefois avoir adoptť le premier plan et se le figurait peut-Ítre, mais dťjŗ une intime prťdilection l'attirait vers le second, car ce parti ťclatant et funeste fascinait son imagination, rťpondait mieux ŗ son besoin de frapper vite, de frapper puissamment, et de h‚ter par une paix rapidement imposťe ŗ la Russie la soumission de l'Angleterre. [Note 421: Voy. dans le premier sens ses conversations avec Metternich ŗ Dresde (_Mťmoires de Metternich_, I, 122), avec CambacťrŤs, d'aprŤs THIERS, XII, 459-460; dans le second sens, ses conversations avec Narbonne (_Souvenirs contemporains d'histoire et de littťrature_, par VILLEMAIN, 175-176) et avec Pradt (_Histoire de l'ambassade dans le grand-duchť de Varsovie_, 154).] L'Angleterre cependant, ŗ l'aspect mÍme de la Russie tombťe, pourrait ne pas flťchir tout de suite et prolonger sa rťsistance. Soit: mais l'Empereur alors ne trouverait plus d'obstacle ŗ rien; tout lui deviendrait facile; les voies se rouvriraient d'elles-mÍmes aux extraordinaires projets qu'il avait conÁus naguŤre pour assaillir et dompter sa rivale. Et parfois, plongeant par la pensťe au plus profond des espaces, dťpassant toutes limites, il en venait ŗ regarder par delŗ la Russie, ŗ chercher plus loin oý poser ses colonnes d'Hercule. Pur dťlire d'imagination, rÍves d'une ambition dťmente, dira-t-on, si l'on mesure cet homme et son temps ŗ la taille ordinaire de l'humanitť. Mais ne s'ťtait-il pas placť lui-mÍme et n'avait-il pas ťlevť ses FranÁais au niveau d'entreprises inaccessibles au commun des mortels? Ne les avait-il pas habituťs ŗ vivre et ŗ se mouvoir dans une atmosphŤre de merveilles, mis de plain-pied avec le prodigieux et le surnaturel? Et tous ne s'ťtonnaient pas lorsqu'il parlait de faire entrer encore une fois et plus complŤtement le rÍve dans la rťalitť. L'ťcroulement de la puissance russe dťcouvrirait l'Asie et nous rendrait contact avec elle. ņ Moscou, Napolťon retrouverait l'Orient, ce monde qu'il avait touchť naguŤre par un autre bout, et dont l'impression lui ťtait restťe profonde, inoubliable. En Orient, en Asie, il ne rencontrerait devant lui qu'empires branlants et sociťtťs en dťcomposition: ŗ travers ces ruines, serait-il impossible ŗ l'une de ses armťes d'atteindre ou de menacer les Indes, par l'une ou l'autre des voies qu'il avait en d'autres temps sondťes du regard et marquťes? …tabli en Russie, il dominerait et surplomberait la mer Noire, la rťgion du Danube, l'empire ottoman, avec son prolongement asiatique. Si les Turcs se refusaient aujourd'hui au rŰle prescrit, punirait-il cette dťfection en se reportant plus tard contre eux? Pour en finir avec cette barbarie, descendrait-il de Moscou sur Constantinople? Reprendrait-il librement les projets de conquÍte, de partage, de percťe ŗ travers l'Asie, qu'il avait dŻ en 1808 mesurer d'aprŤs les convenances et les ambitions d'Alexandre[422]? Il n'avait jamais perdu de vue l'Orient mťditerranťen, vers lequel un invincible attrait le ramenait toujours; en 1811, alors qu'il semblait tout entier dťtournť vers le Nord, des voyageurs munis d'instructions lui envoyaient des renseignements topographiques sur l'…gypte et la Syrie, sur ces positions qu'il lui faudrait ressaisir s'il voulait se frayer la route directe des Indes[423]. Pour frapper ou menacer l'Inde anglaise, prťfťrerait-il la voie que Paul Ier s'ťtait offert jadis ŗ lui tracer? AprŤs avoir vaincu la Russie et l'avoir enchaÓnťe de nouveau ŗ sa fortune, ferait-il du Caucase la base d'une expťdition extra-europťenne? Il disait ŗ Narbonne: ęAujourd'hui, c'est d'une extrťmitť de l'Europe qu'il faut reprendre ŗ revers l'Asie, pour atteindre l'Angleterre. Vous savez la mission du gťnťral Gardane et celle de Jaubert en Perse: rien de considťrable n'en est apparu, mais j'ai la carte et l'ťtat des populations ŗ traverser, pour aller d'…rivan et de Tiflis jusqu'aux possessions anglaises dans l'Inde. C'est une campagne peut-Ítre moins rude que celle qui nous attend sous trois mois. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar rťconciliť ou mort de quelque complot de palais, peut-Ítre un trŰne nouveau et dťpendant (la Pologne), et dites-moi si pour une grande armťe de FranÁais et d'auxiliaires partis de Tiflis, il n'y a pas d'accŤs possible jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une ťpťe franÁaise pour faire tomber dans toute l'Inde cet ťchafaudage de grandeur mercantile[424].Ľ [Note 422: Voyez ŗ ce sujet le curieux entretien que le prince EugŤne eut pendant le congrŤs de Vienne avec la comtesse Edling, et que celle-ci rapporte dans ses _Mťmoires_, 175-176.] [Note 423: Archives nationales, AF, IV, 1687. Cf. _Corresp._, 17037-38, 17191.] [Note 424: _Souvenirs contemporains d'histoire et de littťrature_, 175-176.] Qu'aucun de ces projets ait pris en lui forme arrÍtťe et prťcise, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Pratiquement, toutes ses volontťs se tendaient et se concentraient vers un but unique: entrer en Russie et y faire la loi. Nul doute nťanmoins que ces conceptions vertigineuses ne l'aient hantť: ses confidences rťitťrťes, les ťchos de son entourage, son tempťrament mÍme et ses habitudes d'esprit en font foi; il ťtait dans sa nature d'envisager toujours, ŗ travers l'entreprise en cours, un mystťrieux au delŗ, d'infinies perspectives; il ne se reposait de l'action que dans le rÍve. Cependant, pour donner ŗ l'expťdition de Russie un couronnement digne d'elle, ŗ dťfaut d'un coup de force, un coup de thť‚tre suffirait peut-Ítre. Suivant quelques tťmoignages, Napolťon rťservait ŗ l'avenir d'extraordinaires surprises de mise en scŤne et, dŤs ŗ prťsent, en disposait les accessoires. Dans la longue file de voitures qui composaient son ťquipage personnel et s'acheminaient vers l'Allemagne, aprŤs les deux cents chevaux de main et les quarante mulets de b‚t, parmi les vingt calŤches ou berlines et les soixante-dix caissons attelťs de huit chevaux[425], un mystťrieux fourgon aurait pris rang: lŗ, invisibles aux regards, eussent reposť les ornements impťriaux, la pourpre semťe d'abeilles, la couronne et le globe, le sceptre et l'ťpťe. En quel lieu, en quelle scŤne de thť‚tral triomphe Napolťon se fŻt-il proposť de faire apparaÓtre et figurer ces insignes? Voulait-il, dans une cťrťmonie grandiose, dťcerner la couronne de Pologne ŗ l'un de ses proches, qui la tiendrait de lui en fief, et aprŤs avoir soumis le Midi et le centre du continent, recevoir solennellement l'hommage du Nord? Voulait-il prendre enfin le titre dont ses soldats l'avaient saluť plusieurs fois dans l'exaltation de la victoire, chercher au seuil de l'Orient la couronne de Charlemagne et faire surgir sur le Kremlin de Moscou, dans le dťcor des basiliques byzantines et des fantasques architectures, sur les degrťs de l'_Escalier rouge_ d'oý les Tsars se montraient au peuple, un empereur d'Occident, un empereur romain? Autant de suppositions que nul aveu de sa part ne permet de vťrifier; le fait mÍme dont on s'autorise pour lui prÍter ces desseins n'est point ťtabli[426]. C'ťtait toutefois une croyance rťpandue que, dans le secret de son imagination, l'entreprise commenÁante devait aboutir pour lui ŗ une consťcration suprÍme, ŗ un investissement nouveau qui l'ťlŤverait sans conteste au-dessus des chefs de l'humanitť et ferait apparaÓtre ŗ l'Europe du haut de la Russie conquise, dans le grandissement d'une lointaine et magique apothťose, l'Empereur divinisť. [Note 425: Baron DENNI…E, _Itinťraire de l'empereur Napolťon pendant la campagne de 1812_, p. 15.] [Note 426: Sur ce point obscur et mystťrieux, voy. la note portťe ŗ l'Appendice, sous le chiffre II.] CHAPITRE X ALEXANDRE ET BERNADOTTE. Impassibilitť d'Alexandre pendant nos premiŤres marches.--Nos ennemis craignent de sa part une dťfaillance.--Ils dťsirent un secours.--Arrivťe ŗ Pťtersbourg d'un envoyť extraordinaire de SuŤde.--Bernadotte veut se faire l'artisan de la rupture dťfinitive et le promoteur d'une derniŤre coalition.--Son plan d'opťrations diplomatiques et militaires; son arriŤre-pensťe.--Le comte de Loewenhielm.--Demande de la NorvŤge.--Scrupules passagers d'Alexandre: sa conscience capitule.--Envoi de Suchtelen en SuŤde.--Nťgociation en partie double.--Dťfiance rťciproque.--La politique de l'Empereur; la politique du chancelier.--Arrivťe du message de l'…lysťe.--Agitation mondaine: lutte des partis.--Alexandre demeure inťbranlable, mais il se sert des propositions franÁaises auprŤs de Loewenhielm pour l'amener ŗ rťduire ses exigences.--Bernadotte joue pareillement auprŤs de Suchtelen des offres transmises par la princesse royale.--Bizarre incident.--Les deux traitťs.--Duel de gťnťrositť.--L'accord conclu.--Alexandre fait sa rťponse aux propositions franÁaises et signifie ses exigences.--Ultimatum du 8 avril.--Sommation d'ťvacuer la Prusse et les pays situťs au delŗ de l'Elbe avant tout accord sur le fond du litige: ce qu'offre la Russie en ťchange.--Conciliation impossible.--Efforts de nos ennemis pour se dťbarrasser de Spťranski.--Causes profondes et motifs dťterminants de sa disgr‚ce.--La soirťe et la nuit du 17 mars; l'exil.--Alexandre se livre complŤtement ŗ l'ťmigration europťenne.--Ardeur furieuse de nos adversaires.--Toujours Armfeldt.--Opťrations de Bernadotte.--Les soirťes au palais royal de Stockholm.--Bernadotte presse Alexandre d'entamer les hostilitťs.--Dťpart d'Alexandre pour Wilna; sa derniŤre entrevue avec Lauriston.--Il incline encore une fois ŗ pousser ses troupes en avant; incident fortuit qui le ramŤne et le fixe au systŤme de l'absolue dťfensive.--La fatalitť pŤse dťjŗ sur l'Empereur. I ęIl ne faut pas se tromper soi-mÍme, disait Alexandre en apprenant la marche de nos troupes en Allemagne: je serai probablement dans un mois ou six semaines en guerre ouverte avec la France[427].Ľ Et sans forfanterie ni violence de langage, il attendait le choc, sťrieux, triste parfois, mais impassible et calme, doucement intraitable. Malgrť cette attitude, nos adversaires, qui l'entouraient et le surveillaient ŗ toute heure, redoutaient l'instant oý les prťparatifs militaires de la France apparaÓtraient dans leur monstrueux dťveloppement; que se passerait-il alors dans l'‚me d'Alexandre? ņ l'aspect de tant d'armťes et de peuples unis contre lui, au bruit de l'Europe en marche, venant contre ses frontiŤres, ne cťderait-il pas ŗ un accŤs de dťcouragement pareil ŗ celui qui l'avait jetť une premiŤre fois dans les bras de Bonaparte? N'allait-il pas s'humilier, capituler, renouveler le scandale de Tilsit, dont le souvenir hantait nos ennemis? Ce qui ajoutait ŗ leurs craintes, c'ťtait de retrouver auprŤs d'Alexandre un reprťsentant autorisť des idťes de paix et de conciliation. Roumiantsof ťtait toujours lŗ, se refusant ŗ dťsespťrer d'un rapprochement. Dans les milieux aristocratiques et mondains, l'opinion ne s'ťtait pas dťfinitivement affermie et se cherchait un guide. Chez beaucoup de Russes, la haine qu'inspirait Napolťon s'ťtait transformťe en une sorte de superstitieux effroi et d'horreur sacrťe: ils se demandaient si cet Ítre ęapocalyptiqueĽ n'ťtait point de ceux contre lesquels il est interdit ŗ l'homme de lutter. Puis, le systŤme inaugurť en 1807, quelque opposť qu'il fŻt au sentiment public, n'avait pu subsister plusieurs annťes sans se rattacher des intťrÍts, des ambitions, des espťrances; un groupe de ralliťs, trŤs lent ŗ se constituer, s'ťtait formť pourtant autour de notre ambassade et suivait ses impulsions. Les partisans de la guerre ne se jugeaient pas entiŤrement maÓtres du terrain et dťsiraient un secours. [Note 427: DťpÍche du comte de Loewenhielm, 21 fťvrier 1812. Archives de Stockholm.] Ce renfort arriva sous la forme de l'envoyť suťdois dont le dťpart avait ťtť signalť en France. Le 18 fťvrier, l'aide de camp gťnťral comte de Loewenhielm se prťsentait ŗ Pťtersbourg, apportant des lettres ťcrites ŗ l'empereur par le roi Charles XIII[428] et le prince royal de SuŤde. Bernadotte, levant hardiment le drapeau de la rťvolte contre l'omnipotence napolťonienne, venait au Tsar; il voulait Ítre sa force et son secours, son principal lieutenant, son conseiller, et lui soumettait un vaste plan d'opťrations diplomatiques et guerriŤres. [Note 428: Charles XIII avait repris pour la forme l'exercice de la souverainetť.] Avant tout, il demandait qu'un envoyť russe partÓt sur-le-champ pour Stockholm, avec mission de signer un pacte offensif et dťfensif. Offrant ainsi au Tsar l'alliance de la SuŤde, il se faisait fort de lui en amener d'autres, de partager l'Europe, de ravir au conquťrant une partie de ses auxiliaires prťsumťs et d'ťgaliser tout au moins les chances de la lutte. Le traitť russo-suťdois servirait de point de dťpart ŗ une ligue destinťe ŗ tenir en ťchec celle que Napolťon ťtait en train de former, ŗ une contre-coalition. D'abord, Bernadotte se disait prÍt ŗ servir de trait d'union entre la Russie et l'Angleterre. En mÍme temps, sa diplomatie se mettrait en campagne ŗ Constantinople. Depuis le siŤcle dernier, les Turcs reconnaissaient entre leur empire et la SuŤde un parallťlisme d'intťrÍts qui les rendait spťcialement accessibles aux conseils de cette puissance. Profitant de cet avantage, le reprťsentant suťdois auprŤs de la Porte s'emploierait ŗ mťnager la paix et mÍme une alliance entre Ottomans et Russes. Par cet accord, on enserrerait toute la partie sud-orientale de la monarchie autrichienne, dont les liaisons avec Napolťon ťtaient encore inconnues: on tiendrait et on briderait l'Autriche, en la menaÁant d'une diversion sur ses frontiŤres mťridionales. Tandis que le sud-est du continent se trouverait ainsi retournť contre nous ou au moins immobilisť, tandis que dans le Nord les troupes du Tsar soutiendraient l'attaque des FranÁais et mÍme la devanceraient, ťvitant toutefois une action gťnťrale et se bornant ŗ user l'ennemi, Bernadotte se chargerait de fondre en Allemagne sur nos lignes de communication, de prendre la Grande Armťe ŗ revers et de dťgager la Russie. Il lui suffirait de quatre-vingt ŗ cent vingt mille soldats aguerris pour opťrer cette descente. En Allemagne, les peuples du littoral semblaient particuliŤrement las de souffrir: plus loin, la Prusse n'attendait qu'une main secourable pour briser sa chaÓne: ŗ la vue de Bernadotte, tous les opprimťs viendraient ŗ lui et imiteraient sa dťfection: ęLe Roi, disait l'instruction remise ŗ Loewenhielm, espŤre que cet honorable exemple donnť au monde rťveillera enfin tant de courages qui sont assoupis et qui n'attendent que le moment du rťveil pour dťvelopper l'ťnergie dont ils sont capables[429].Ľ [Note 429: Instruction secrŤte et particuliŤre pour le comte de Loewenhielm, 4 fťvrier 1812. Archives de Stockholm.] L'exťcution de ce plan demeurait subordonnťe toutefois ŗ une condition essentielle, sur laquelle Bernadotte ne pouvait flťchir ni transiger, car elle renfermait le secret et l'espoir invariable de sa politique; il fallait que le Tsar garantÓt prťalablement aux Suťdois l'acquisition de la NorvŤge. MÍme, ce ne serait pas assez que les Suťdois reÁussent licence expresse de s'approprier cette province; il ťtait indispensable qu'Alexandre les aid‚t matťriellement ŗ s'en emparer, qu'il leur prÍt‚t main-forte. Bernadotte reliait habilement ce concours ŗ la diversion projetťe en Allemagne. Voici, d'aprŤs lui, comment on devait procťder. DŤs que FranÁais et Russes seraient aux prises, Alexandre dťtacherait de ses troupes quinze ŗ vingt-cinq mille hommes et les ferait passer en SuŤde; lŗ, ils se rťuniraient ŗ trente-cinq ou quarante mille Suťdois, ŗ un contingent britannique. Subitement, cette masse tomberait de tout son poids sur le Danemark, envahirait l'Óle de Seeland, bloquerait Copenhague. Par la menace et au besoin par la violence, le roi Frťdťric VI serait contraint de livrer la NorvŤge; il serait du mÍme coup dťtachť de l'alliance napolťonienne, enrŰlť de force dans la ligue antifranÁaise, et c'est en prenant ses …tats pour point de dťpart que Bernadotte se porterait ŗ volontť vers l'Elbe ou l'Oder, dťboucherait sur les derriŤres de la Grande Armťe[430]. [Note 430: Instruction secrŤte et particuliŤre du comte de Loewenhielm.] Au fond, ťtait-il intimement rťsolu ŗ exťcuter cette derniŤre partie de son plan? Nanti de la NorvŤge, irait-il risquer une pointe aventureuse en Allemagne, entamer contre Napolťon une lutte directe et se rendre tout retour impossible? On peut croire, d'aprŤs certains indices, qu'il entendait se servir des Russes plutŰt que les servir sans rťserve. Dans l'acquisition de la NorvŤge, il voyait moins un moyen de se mÍler dŤs le dťbut et matťriellement ŗ la guerre que de s'en dťsintťresser tout d'abord et de n'y intervenir qu'ŗ coup sŻr. Rťfugiťe dťsormais et fortement ťtablie dans la pťninsule Scandinave, sans autre point de contact avec l'Europe continentale que les dťserts de Laponie, la SuŤde se trouverait ŗ peu prŤs hors d'atteinte: protťgťe par les flottes de l'Angleterre, elle participerait ŗ son invulnťrabilitť: elle pourrait attendre commodťment le rťsultat du duel franco-russe et se faire respecter du vainqueur, quel qu'il fŻt. Seulement, pour que l'empereur Alexandre se prÍt‚t ŗ ce dessein, il ne fallait rien moins que de lui faire espťrer un ensemble de mirifiques avantages. Ces promesses auraient en outre pour effet de le disposer plus sŻrement ŗ la guerre, de le rendre sourd aux derniers appels de Napolťon; elles prťcipiteraient le dťsordre gťnťral dont Bernadotte avait besoin pour pÍcher en eau trouble et saisir sa proie. La rupture dťfinitive entre la France et la Russie ťtait indispensable au succŤs de son plan, et c'est pourquoi il comptait s'en faire l'artisan le plus actif. Sur cette intention perturbatrice, certaines paroles du chancelier de cour Wetterstedt, son confident, ne laissent aucun doute: ęDans l'ťtat actuel des choses, disait Wetterstedt au conseil des ministres, le plus grand malheur qui pŻt frapper la SuŤde ne serait pas de voir ťclater la guerre, mais de trouver chez nos voisins une obťissance continue aux ordres de la France. Je rťpŤte encore une fois que, quelle que soit la rťsolution qu'on ait ŗ prendre, on ne doit compter sur la coopťration de la Russie qu'aprŤs que la guerre aura ťclatť entre cette puissance et la France[431].Ľ Le comte de Loewenhielm, d'aprŤs ses instructions ťcrites et verbales, dťfinissait ainsi le double objet de sa mission en Russie: ęl'acquisition de la NorvŤge et l'ťloignement d'un rapprochement inattendu avec la France[432].Ľ [Note 431: _Souvenirs du comte Gustave de Wetterstedt_, publiťs par M. H.-L. FORSELL, dans le _Recueil des actes de l'Acadťmie de Stockholm_, 1886.] [Note 432: DťpÍche du 23 mars 1812. La _Correspondance de Loewenhielm_, conservťe ŗ Stockholm, est un des documents les plus curieux de cette ťpoque: nous en avons dŻ la communication ŗ M. Odhner, le savant directeur des archives du royaume, gr‚ce ŗ l'obligeante entremise de M. R. Millet, alors ministre de France en SuŤde.] Il se mit immťdiatement ŗ l'oeuvre. C'ťtait un habile homme, souple ŗ la fois et rťsolu, sachant, suivant les cas, affecter une franchise et une rondeur toutes militaires ou aller ŗ son but par de sinueux dťtours. Une absence totale de scrupules le rendait particuliŤrement apte ŗ la mission de haute immoralitť qu'il avait ŗ remplir, puisqu'il devait dťcider Alexandre ŗ dťpouiller un …tat faible, inoffensif, ami et client traditionnel de sa maison. Loewenhielm se doutait bien qu'il aurait ŗ combattre quelques rťsistances, ŗ triompher de certaines pudeurs; mais sa pratique des cours lui avait appris que la conscience des souverains rťsiste rarement ŗ qui sait l'acheter d'un bon prix: d'ailleurs, un maÓtre en fait de corruption et d'intrigues, Armfeldt, lui avait prťparť les voies[433]. [Note 433: DťpÍche de Loewenhielm, 22 fťvrier 1812.] Admis en prťsence du monarque, Loewenhielm crut devoir user d'abord de quelques formules prťparatoires, de quelques circonlocutions; il expliqua comment la SuŤde avait besoin de se refaire une existence stable par une augmentation de forces et de territoire. Alexandre le voyait venir et voulut brusquer ses aveux: il lui dit d'un ton engageant: ęParlez-moi avec franchise. Mes sentiments doivent vous Ítre connus.--Sire, rťpondit l'agent suťdois, un soldat sait mal s'entendre aux dťtours de la diplomatie. Je n'ai que ma franchise et mon zŤle pour le bien de ma patrie, qui dťsormais marchera de pair avec les intťrÍts de votre empire.--Eh bien, tranchez le mot.--Sire, c'est donc la NorvŤge qui fait l'objet des vues dont le Roi ne peut se dťpartir sans oublier le premier devoir de tout gouvernement, celui d'assurer l'indťpendance et la sŻretť de l'…tat[434]...Ľ [Note 434: DťpÍche du 21 fťvrier 1812.] ę--Je verrai toujours avec plaisir ce qui fait le bonheur de la SuŤdeĽ, dit l'Empereur, se bornant pour le moment ŗ cette vague approbation. MÍme, lorsqu'on lui parla de porter ses armes contre le Danemark, il fit des rťserves; son esprit paraissait dans le trouble, sa conscience ŗ la torture: son agitation se trahissait par ędes allťes et venues[435]Ľ. Sans trop insister pour cette fois, Loewenhielm dťtailla tous les avantages d'une coopťration de la SuŤde contre la France, et ce qui lui fit plaisir, ce fut de constater que l'idťe de la guerre semblait ancrťe ŗ fond dans l'esprit de son interlocuteur. En cette disposition belliqueuse, Alexandre devait mieux sentir le prix de l'alliance avec Bernadotte et finirait par en subir les conditions. [Note 435: DťpÍche du 21 fťvrier 1812.] En effet, les jours suivants, Loewenhielm reconnut, ŗ divers indices, que ses paroles tentatrices avaient portť. Il sut que l'Empereur s'ťtait exprimť sur son compte dans les termes les plus gracieux; les familiers du palais lui tťmoignaient un empressement sans bornes, et nul prťsage n'ťtait plus encourageant que ęla politesse et les prťvenances de ces messieurs, qui sont autant de thermomŤtres ambulants de la faveur[436]Ľ. Le 23 fťvrier, Loewenhielm fut averti officiellement que Sa Majestť adhťrait en principe aux conditions posťes: l'ancien ministre de Russie en SuŤde, le gťnťral baron de Suchtelen, allait se rendre incessamment ŗ Stockholm, pour nťgocier et signer le traitť. [Note 436: _Id._] Cette marche, quoique conforme aux dťsirs primitivement exprimťs par la cour de SuŤde, ne rťpondait guŤre ŗ ceux de Loewenhielm. Ayant si heureusement amorcť la nťgociation, il tenait ŗ en accaparer l'honneur jusqu'au bout et ŗ la terminer de sa main. Puis, il craignait la lenteur de Suchtelen, son manque d'entrain; c'ťtait un vieillard d'allures pesantes, timide en affaires, nullement expťditif, un savant et un ęantiquaireĽ ťgarť dans la politique: entre ses mains, la conclusion ne pouvait que languir[437]. Or, Loewenhielm sentait le besoin de battre le fer pendant qu'il ťtait chaud et de ne pas laisser se refroidir les dispositions d'Alexandre. Il prit sur lui de rester ŗ Pťtersbourg, se fit envoyer des pouvoirs et offrit aux Russes d'ajuster avec eux les termes de l'arrangement, sans prťjudice des efforts que se donnerait Suchtelen pour arriver aux mÍmes fins. Le Tsar agrťa cette nťgociation en partie double; ce fut alors entre les deux plťnipotentiaires, dont l'un agissait ŗ Pťtersbourg, l'autre ŗ Stockholm, une lutte de vitesse: mais Loewenhielm avait pris l'avance et entendait la garder. [Note 437: DťpÍches des 24 et 25 fťvrier.] Il se heurtait pourtant ŗ certaines difficultťs. La plus sťrieuse provenait d'une suspicion mutuelle chez les deux contractants. C'est le ch‚timent des complices qui s'associent pour une oeuvre douteuse que de ne pouvoir s'accorder une pleine confiance, fortifiťe d'estime: s'entendant pour molester autrui, ils craignent toujours d'Ítre eux-mÍmes dupes de leur partenaire. En apparence, il n'ťtait tťmoignage d'attachement et de tendre amitiť que ne se rendissent Alexandre et Bernadotte. Lorsqu'ils parlaient l'un de l'autre devant leurs envoyťs respectifs, les ťpithŤtes de ęnoble, gťnťreux, magnanimeĽ, revenaient ŗ tout propos dans leur bouche. Charles-Jean vantait la belle loyautť de l'empereur russe, sa franchise chevaleresque, les m‚les rťsolutions qui allaient faire de lui le sauveur de l'Europe; que ne donnerait-il pour voir de prŤs l'objet de sa vťnťration? Une entrevue comblerait ses voeux. Sans s'engager prťmaturťment ŗ cette rencontre, Alexandre s'attendrissait devant un portrait de Bernadotte que lui avait remis Loewenhielm et le fixait avec ravissement, en attendant qu'il pŻt contempler l'original[438]. Cependant, au travers de leurs effusions, tous deux s'observaient en dessous et du coin de l'oeil avec une secrŤte apprťhension. Alexandre craignait toujours que l'ancien marťchal ne se laiss‚t ramener ŗ Napolťon par un rappel de patriotisme et d'honneur ou simplement par l'app‚t d'une surenchŤre. Bernadotte se souvenait qu'Alexandre avait ťtť l'alliť et l'ami de Napolťon: c'ťtait l'homme des variations inattendues, des brusques revirements; n'allait-il point, ŗ la veille mÍme de la guerre, s'accommoder avec l'Empereur aux dťpens de ses voisins? Et Bernadotte se voyait dťjŗ reniť, prestement sacrifiť: tout autant que le Tsar, il craignait de payer les frais d'une rťconciliation _in extremis_. Chacun d'eux cherchait donc ŗ s'emparer de l'autre, ŗ le tenir le plus tŰt et le plus solidement possible, mais hťsitait ŗ se livrer soi-mÍme; ce double sentiment leur inspirait ŗ la fois l'impatience et la peur de conclure, accťlťrait tour ŗ tour et ralentissait la nťgociation. [Note 438: DťpÍche de Loewenhielm, 25 fťvrier.] Alexandre consentait bien ŗ procurer aux Suťdois la NorvŤge; il dťsirait toutefois que cette conquÍte suivÓt et rťmunťr‚t leur descente en Allemagne au lieu de la prťcťder, qu'elle fŻt la rťcompense et non la condition de leurs services. De son cŰtť, Bernadotte tenait essentiellement ŗ se faire payer d'avance, et Loewenhielm dŻt se montrer inflexible sur le principe qu'il avait posť, celui d'une coopťration prťalable des Russes ŗ l'entreprise contre Copenhague. Alexandre en passa finalement par cette exigence; il promit d'agir contre le Danemark, mais encore voulait-il y mettre quelques formes. Au lieu d'entrer inopinťment chez le roi Frťdťric et de lui soustraire une province par brusque effraction, ne pourrait-on lui adresser un avis prťalable, essayer du raisonnement et de la douceur, persuader ŗ l'infortunť souverain de se laisser dťpouiller pour le bien de la cause gťnťrale et le salut de l'Europe? On lui garantirait un dťdommagement en Allemagne, dŤs que ce pays serait dťlivrť du joug, et Alexandre montrait sur la carte les …tats qu'il destinait ŗ la consolation du Danemark, l'Oldenbourg entre autres, ęqu'il sacrifierait volontiers malgrť la parentť[439]Ľ; quelle rťvťlation dans ce mot, et combien Napolťon avait-il raison de ne voir qu'un prťtexte dans le zŤle obstinť d'Alexandre pour la cause de son oncle! [Note 439: DťpÍches de Loewenhielm du 24 fťvrier et du 3 mars 1812.] Force fut ŗ Loewenhielm de prendre en considťration les scrupules du Tsar et d'accťder ŗ la marche proposťe; il s'en excusa auprŤs de son gouvernement en termes d'un hautain scepticisme. Il regrettait toutes ces pruderies, disait-il, mais une sorte d'hommage platonique au droit et ŗ la justice ťtait une formalitť dont les souverains n'avaient pas encore su s'affranchir: ęQuelque peu que les principes de la justice soient en gťnťral admis dans les stipulations des puissances, les souverains ont toujours cherchť ŗ en colorer leurs vues, et il n'y a que l'empereur des FranÁais dont la bonne foi plus audacieuse se soit mise au-dessus de cet usage[440].Ľ [Note 440: DťpÍche du 3 mars.] Il y avait une autre cause de lenteur: c'ťtait l'opposition sournoise de Roumiantsof ŗ l'accord en prťparation avec la SuŤde, au pacte qui exclurait toute possibilitť de rapprochement avec la France. Le chancelier cajolait l'envoyť suťdois, se disait pleinement guťri de ses illusions, ralliť de coeur au systŤme actuel de son souverain, aussi ennemi que lui de Napolťon et de la paix; mais Loewenhielm ne se mťfiait pas moins de ęce nouveau converti, ŗ chaque pas prŤs d'Ítre relaps[441]Ľ. MÍme, il reconnut bientŰt que la ferveur de fraÓche date dont Roumiantsof faisait ťtalage n'ťtait rien moins que sincŤre, et que ce ministre suivait toujours en secret son ancienne religion politique. Dťsignť par ses fonctions pour discuter officiellement les termes du traitť, Roumiantsof soulevait des objections ŗ chaque article et trouvait moyen de rťpondre ŗ toute rťquisition par quelque phrase vague et ętrŤs entortillťe[442]Ľ. Heureusement pour Bernadotte, l'aide de camp diplomate avait su se mťnager des accŤs familiers auprŤs de l'Empereur, le droit de s'adresser ŗ lui directement, et chacun de ces recours aboutissait pour l'ťpineuse affaire ŗ un pas de plus en avant[443]. Alexandre Ier, voyant nos armťes couvrir l'Allemagne, voyant nos colonnes avancer toujours, dťpasser l'Elbe, puis l'Oder, et s'allonger jusqu'ŗ proximitť de la Vistule, sentait mieux l'urgence d'un secours, le besoin de saisir la main qu'on lui tendait, de prendre Bernadotte pour guide et pour ęboussoleĽ dans la tourmente[444]. Il stimulait, aiguillonnait son vieux ministre, multipliait les ordres ęprťcis et clairs[445]Ľ, si bien que vers le milieu de mars la nťgociation parvint ŗ maturitť. [Note 441: DťpÍche du 24 fťvrier.] [Note 442: _Id._] [Note 443: _Id._] [Note 444: DťpÍche de Loewenhielm du 11 mars.] [Note 445: DťpÍche de Loewenhielm du 11 mars.] Ce fut ŗ ce moment qu'arrivŤrent les propositions formulťes par Napolťon le 25 fťvrier et dont Tchernitchef ťtait porteur. Cet envoi fit sensation et ťmut fortement Loewenhielm, qui y vit pour la constance d'Alexandre l'ťpreuve dťcisive. Sans doute, le versatile souverain semblait s'Ítre fait une ‚me nouvelle, toute d'ťnergie et de fermetť. Nťanmoins, le message confiť ŗ Tchernitchef pouvait faire renaÓtre en lui la tentation de traiter: ses rťsolutions tiendraient-elles devant une offre positive, assez modťrťe dans la forme, prťsentťe par son adversaire sur la pointe de l'ťpťe et appuyťe par la marche en Allemagne de quatre cent mille hommes? Alexandre commenÁa par communiquer ŗ Loewenhielm, en tťmoignage de confiance, les propositions franÁaises; il lui fit lire, avec des annotations de sa main, le copieux rapport oý Tchernitchef avait reproduit textuellement la conversation de l'…lysťe; il ajouta, en matiŤre de commentaire, une profession d'incrťdulitť ŗ l'ťgard des sentiments exprimťs par Bonaparte: ęJe considŤre tout cela, dit-il fort justement, comme des efforts pour gagner du temps parce qu'on n'est pas encore prÍt, mais je ne me laisserai pas tromper[446].Ľ [Note 446: DťpÍche de Loewenhielm du 25 mars.] Si prťcieuses qu'elles fussent, ces paroles n'eurent pas le don de rassurer entiŤrement Loewenhielm. Il croyait ŗ la faiblesse des hommes en gťnťral et ŗ celle d'Alexandre en particulier; les antťcťdents de ce prince lui faisaient peur. Puis il n'ignorait pas que les partisans de la paix, profitant de la circonstance, se remettaient en mouvement. Dans divers cercles, dans plusieurs salons, la fermentation ťtait extrÍme: on cherchait tous les moyens d'arriver ŗ l'Empereur et de le circonvenir; des femmes aimables se dťvouaient ŗ cette oeuvre, se mettaient en frais de sťduction auprŤs du galant monarque et t‚chaient de l'amollir. ęL'Empereur, ťcrivait Loewenhielm avec angoisse, est assiťgť de toutes parts[447].Ľ Lauriston, souriant et calme, annonÁant imperturbablement la paix, dirigeait discrŤtement les travaux d'approche; le comte de Bray, ministre de BaviŤre, s'ťtait instituť son premier auxiliaire et son aide de camp: l'appui plus ou moins dťguisť de Roumiantsof leur mťnageait des intelligences dans la place, et chaque jour les assaillants devenaient plus hardis, leurs efforts plus pressants. [Note 447: DťpÍche du 5 avril.] Observant cette crise et ęla position volcanique de l'empireĽ, Loewenhielm crut devoir rťveiller le zŤle du parti belliqueux et soulever ętoute la partie bien pensante du public[448]Ľ. Sans souci de son caractŤre diplomatique, il se jeta ŗ corps perdu dans la mÍlťe des intrigues; il n'hťsita pas ŗ prendre pour associťs Armfeldt et sa bande, les ťternels fauteurs de troubles. En agissant ainsi, ťcrivait-il ŗ son roi, il ne faisait que se conformer aux usages et aux moeurs politiques de la Russie: ęDans un pays livrť comme celui-ci ŗ l'intrigue et oý le champ est aussi vaste que les dťsirs ambitieux de ceux qui sont en scŤne, il est difficile de remplir sa t‚che sans suivre les affaires dans leur marche la plus tortueuse, et si j'osais me livrer ŗ un proverbe populaire, je dirais qu'ici plus qu'ailleurs on est forcť de hurler avec les loups[449].Ľ Conformťment ŗ ce principe, l'envoyť de Bernadotte se fit le moteur et le lien de toutes les menťes antifranÁaises, ęle principal ouvrier du parti de la guerre[450]Ľ. [Note 448: DťpÍches du 20 fťvrier et du 3 mars.] [Note 449: DťpÍche du 23 mars.] [Note 450: _Id._] Les instances de ce parti s'adressaient ŗ un prince beaucoup moins vacillant qu'on ne le supposait; elles prÍchaient un converti. Alexandre ne se bornait pas ŗ repousser l'idťe d'un acquiescement pur et simple aux volontťs de l'Empereur; depuis longtemps, on l'a vu, il n'admettait plus de transaction. Si Napolťon voulait tout obtenir, Alexandre ťtait intimement rťsolu--il en avait fait plusieurs fois l'aveu--ŗ ne rien Accorder. Seulement, avec son habituelle finesse, il comprit le parti qu'il pourrait tirer des propositions franÁaises pour s'assurer ŗ meilleur compte l'alliance de la SuŤde. Tout en rťitťrant devant Loewenhielm ses protestations d'ťnergie, il lui glissa qu'il diffťrerait quelques jours de rťpondre au message. ęOn veut, lui dit-il d'un ton dťgagť, me h‚ter de rťpondre ŗ la lettre de Napolťon, mais je n'en suis pas si pressť et je crois qu'il n'y a pas de mal ŗ le faire attendre[451].Ľ Ce retard suffisait ŗ entretenir dans l'esprit de Loewenhielm une inquiťtude utile: tant que le refus n'aurait pas ťtť officiellement signifiť, le Tsar pouvait se raviser, flťchir et succomber. La menace d'un accommodement avec la France demeurait suspendue sur la tÍte de Loewenhielm et le dťterminerait sans doute ŗ baisser ses prťtentions. En effet, le Suťdois n'eut plus qu'une pensťe: h‚ter la signature. Il cťda sur plusieurs points assez importants, qui restaient en litige, et le 28 mars on tombait d'accord. On s'occupait ŗ polir la rťdaction des articles, lorsque Roumiantsof rentra fort inopportunťment en scŤne, armť d'une observation imprťvue. Un devoir de convenance, disait-il, exigeait que l'instrument prťparť fŻt envoyť ŗ Stockholm et signť dans cette ville par Suchtelen, dťsignť primitivement ŗ cet effet; c'ťtait pour le chancelier un moyen de gagner quelques jours, et ce retard pouvait tout compromettre. Quelle dťception amŤre, quelle mťsaventure pour Loewenhielm, qui avait cru tenir son traitť et voyait se rouvrir devant lui d'inquiťtantes perspectives[452]! Dans cette passe dangereuse, il paya d'audace: il connaissait le chemin qui menait au cabinet de l'Empereur et le prit dŤs le lendemain. Aux premiers mots du prince, ses apprťhensions s'ťvanouirent: ęDu moment, lui dit Alexandre, que vous avez les pleins pouvoirs nťcessaires pour conclure et signer, je signerai ici; personne n'est plus jaloux que moi de terminer notre alliance[453].Ľ Et il laissa entendre que l'expťdient dilatoire imaginť par le chancelier n'ťtait nullement de son goŻt. Il affecta toutefois, avec un tact parfait, de ne pas mettre en doute le bon vouloir de son ministre. Si Roumiantsof soulevait des difficultťs de protocole, c'ťtait chez lui pur formalisme et habitude de carriŤre: ęQue voulez-vous? Il a ses vieilles formes diplomatiques, qui m'ennuient souvent. On reste toujours ce qu'on est. Un cordonnier reste cordonnier; un diplomate, diplomate. Mais nous sommes militaires et nous aimons ŗ aller vite et loyalement en besogne.Ľ Loewenhielm s'en fut sur-le-champ porter ŗ Roumiantsof, avec le plus profond respect, l'expression de la volontť souveraine. ęL'Empereur est bien le maÓtreĽ, dit le ministre d'un ton vexť; mais il se ressaisit aussitŰt, reprit son masque officiel et, faisant ŗ mauvaise fortune bon visage, se rťpandit en assurances sur son ędťsir ŗ lui de terminer avec toute la diligence possibleĽ. Le 5 avril, le traitť ťtait mis au point et signť. [Note 451: DťpÍche du 25 mars.] [Note 452: DťpÍche du 28 mars.] [Note 453: _Id._] Loewenhielm s'applaudissait de ce dťnouement et se croyait au bout de ses tracas: il avait comptť sans un incident bizarre qui allait encore une fois tout remettre en question. Tandis qu'il se prťcipitait ŗ son but, le vieux Suchtelen, arrivť ŗ Stockholm et gracieusement accueilli par le prince royal, s'ťtait piquť au jeu; il avait rompu avec ses habitudes de lenteur et dťployť une activitť inattendue. Il ťtait parvenu de son cŰtť ŗ mettre rapidement sur pied un traitť et l'avait signť le 9 avril, presque au moment oý Loewenhielm parachevait le sien, ŗ quatre jours d'intervalle. Dans leur ardeur ŗ se saisir et leur crainte de se manquer, Alexandre et Bernadotte s'ťtaient enlacťs d'un double lien. Mais cette surabondance d'engagements n'allait-elle pas nuire? Le texte des deux traitťs n'ťtait pas identique, et ce qu'il y avait de plus ťtrange dans cette disparitť, c'ťtait que l'accord passť ŗ Stockholm par l'envoyť russe d'aprŤs les pleins pouvoirs et les instructions de son maÓtre, ťtait beaucoup moins favorable ŗ la Russie que l'acte conclu ŗ Pťtersbourg par l'envoyť extraordinaire de SuŤde. Tandis que le premier obligeait le Tsar ŗ payer l'entretien et le transport des divisions russes destinťes ŗ opťrer contre Copenhague, le second laissait ces dťbours ŗ la charge de la SuŤde. Si surprenante que paraisse au premier abord cette diffťrence, elle s'explique aisťment. Loewenhielm s'ťtait dťsistť de ses exigences sous l'impression que lui avaient causťe les ouvertures de Napolťon ŗ la Russie. Suchtelen avait obťi ŗ un sentiment analogue. Il ťtait ŗ Stockholm quand Bernadotte avait reÁu de son cŰtť les offres venues de Paris par l'intermťdiaire de la princesse royale. Bernadotte avait jouť de ces propositions vis-ŗ-vis de Suchtelen avec autant d'habiletť qu'Alexandre en avait mis ŗ exploiter auprŤs de l'agent suťdois le message de l'…lysťe: il avait obtenu le mÍme succŤs. Par crainte de voir Bernadotte retomber dans les liens de la France, Suchtelen avait fait les concessions auxquelles Loewenhielm avait souscrit par peur d'un rapprochement entre les deux empereurs, et cette piquante similitude donnait la mesure de la confiance que s'accordaient rťciproquement les nouveaux alliťs. Mais comment concilier dťsormais des prťtentions qui s'appuyaient de part et d'autre d'un texte formel? Entre les deux traitťs, lequel choisir? Lequel devait Ítre tenu pour bon et valable? La difficultť eŻt ťtť sťrieuse, si Bernadotte n'eŻt senti que le comble de l'adresse ťtait de fixer la reconnaissance d'Alexandre par un trait de munificence. Il jugea ŗ propos de se montrer grand, libťral, magnifique; il renonÁa spontanťment aux avantages que lui confťrait le traitť de Stockholm pour s'en tenir au traitť de Pťtersbourg[454]. Touchť de ce beau mouvement, Alexandre ne voulut pas demeurer en reste de bons procťdťs avec un alliť si dťlicat. Il refusa le prťsent de Bernadotte, dťclara que la Russie et la SuŤde subviendraient chacune ŗ l'entretien de leur contingent, et l'issue de ce duel de gťnťrositť fut que l'on convint de spolier le Danemark ŗ frais communs[455]. [Note 454: Communication de Loewenhielm au chancelier de l'empire, 14 mai.] [Note 455: Communication du chancelier de l'empire ŗ Loewenhielm, 31 mai. Archives de Stockholm.] Alexandre ne se sentait plus seul en face de Napolťon: son traitť avec la SuŤde l'enhardit ŗ repousser plus fiŤrement nos exigences, ŗ signifier enfin les siennes. Il fit le 8 avril sa rťponse au message de l'…lysťe: ce fut l'objet d'une note qui devait Ítre expťdiťe ŗ l'ambassadeur Kourakine et remise par lui au cabinet franÁais, avec une lettre polie et brŤve pour l'empereur des FranÁais[456]. La note ťtait censťe exprimer les conditions auxquelles le Tsar, aprŤs s'Ítre dťrobť si longtemps ŗ toute explication, se prÍterait aujourd'hui ŗ traiter: elle spťcifiait que l'acceptation pure et simple de ces bases pourrait seule ęrendre un arrangement encore possibleĽ. Si la Russie se dťcidait aprŤs quinze mois ŗ rompre le silence, il ťtait entendu que ce premier mot serait aussi le dernier; son envoi constituait au plus haut point un ultimatum. [Note 456: Cette piŤce figure aux archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Dans la note du 8 avril, Alexandre ne parlait point de la Pologne, tenant toujours ŗ couvrir d'un voile les intentions qu'il avait eues sur l'…tat de Varsovie. DťplaÁant et ťlargissant le dťbat, il substituait ŗ un grief personnel un grief gťnťral, europťen, intťressant ses voisins autant que lui-mÍme: la rťoccupation par les FranÁais de l'Allemagne septentrionale. Comme condition nťcessaire et prťalable de toute entente, l'ultimatum exigeait l'ťvacuation intťgrale de la Prusse, l'ťvacuation de la Pomťranie suťdoise, la rťduction de la garnison de Dantzick, l'abandon de toutes les autres places, de tous les points stratťgiques occupťs par nos troupes au delŗ de l'Elbe; il fallait que la Grande Armťe fÓt demi-tour, qu'elle dťgage‚t l'Allemagne, qu'elle cess‚t de peser sur le Nord et de tenir la Russie sous la menace de l'invasion. Nulle prťtention n'eŻt ťtť plus lťgitime, si l'empereur Alexandre se fŻt offert en mÍme temps ŗ terminer les diffťrends qui depuis un an avaient nťcessitť les armements et les mouvements respectifs. Ce que la Russie rťclamait de Napolťon, en le sommant d'abandonner toutes les positions d'oý il pouvait entreprendre la lutte avec avantage, c'ťtait un vťritable dťsarmement. Or, entre …tats prÍts ŗ en venir aux mains et pourtant dťsireux de prťvenir l'effusion du sang, on ne dťsarme qu'aprŤs avoir dťterminť les conditions de l'accord et s'Ítre liť par des engagements formels. En ťchange de l'ťvacuation requise, la Russie nous offrait-elle de trancher dŤs ŗ prťsent et dťfinitivement les questions pendantes, consťquemment d'assurer la paix? En aucune faÁon. Qu'offrait-elle donc? Elle proposait, aprŤs que Napolťon aurait ęirrťvocablement et par mesure prťliminaireĽ repliť sa puissance en deÁŗ de l'Elbe, d'entrer en nťgociation pour un traitť de commerce, d'examiner les moyens de nuire au commerce anglais, de reconnaÓtre la rťunion de l'Oldenbourg, moyennant une indemnitť territoriale pour le duc dťpossťdť. Mais en quoi consisterait cet ťquivalent? Oý serait-il situť? Quelles facilitťs seraient accordťes ŗ notre commerce? Quelles mesures de rigueur seraient prises contre l'Angleterre? Tous ces points, qui formaient le fond mÍme du dťbat, restaient en suspens; ils feraient l'objet de pourparlers ultťrieurs dans lesquels le cabinet de Pťtersbourg se rťservait une pleine libertť d'apprťciation: que la France ťvacu‚t d'abord, on verrait ensuite ŗ s'entendre. Sur une seule question, la Russie se prononÁait dŤs ŗ prťsent et tout ŗ notre dťsavantage: elle dťclarait qu'elle ne pourrait en aucun cas considťrer le commerce soi-disant neutre comme une dťpendance du commerce anglais et l'exclure de ses ports. Ainsi, exiger de Napolťon un engagement sans rťciprocitť, un recul humiliant, indťpendant de toute concession ŗ faire par l'autre partie, prťsenter en retour de trŤs vagues espťrances, accompagnťes d'explicites rťserves, voilŗ ŗ quoi se rťduisait l'offre conciliante d'Alexandre. Il ťtait par trop ťvident que ce prince, rťclamant ŗ nouveau, et cette fois dans les termes les plus impťrieux, un gage de sťcuritť, ne voulait rien promettre en ťchange. Il avait posť ces conditions en sachant qu'elles n'avaient aucune chance d'Ítre agrťťes, et que Napolťon y rťpondrait vraisemblablement ŗ coups de canon: mais, fatiguť et ťnervť de l'attente, jugeant ses prťparatifs parvenus ŗ un degrť infranchissable de maturitť, il trouvait inutile de retarder plus longtemps l'explosion de la crise. Sortant de sa rťsistance inerte et passive, il en venait ŗ une dťmarche d'ťclat; sous couleur de formuler des contre-propositions pacifiques, il manifestait l'incompatibilitť des exigences respectives et provoquait la rupture ouverte. II L'ultimatum russe, succťdant au traitť avec la SuŤde, ťtait un succŤs capital pour nos ennemis: ils venaient d'en remporter un autre dans l'intťrieur mÍme du gouvernement. S'ils n'avaient point rťussi ŗ faire renvoyer Roumiantsof auquel l'Empereur tenait par habitude, par l'effet d'une longue accoutumance ŗ sa personne et ŗ ses services, ils ťtaient parvenus ŗ ťcarter le seul homme qui maintÓnt encore en haut lieu, avec le chancelier, un reste de sympathies franÁaises et comme un souvenir du passť. Le rŰle de MichaŽl Mikailovitch Spťranski dans les prťliminaires de la guerre n'a pas ťtť entiŤrement ťclairci. MaÓtre de l'administration intťrieure, il mettait aussi la main aux affaires du dehors: sa correspondance avec Nesselrode en fait foi, et il paraÓt bien que cet homme de paix, tout entier ŗ sa mission civilisatrice, avait conseillť jusqu'au bout une politique de mťnagements. Aujourd'hui, il ne semblait plus en son pouvoir d'empÍcher la guerre: on craignait qu'il ne la fÓt tourner court, pour reprendre sa t‚che de rťorganisation intťrieure[457]. Or, ce que voulait le parti dominant, c'ťtait la lutte ŗ outrance, sans trÍve ni merci. [Note 457: TEGNER, III, 373.] Pour atteindre Spťranski, ce parti se trouvait les voies ouvertes. Depuis qu'Alexandre s'ťtait dťtachť de l'alliance napolťonienne, il goŻtait moins les idťes, les imitations franÁaises, dont Spťranski se faisait l'ardent promoteur: il ťcoutait davantage ceux qui lui montraient dans toutes ces nouveautťs ęle poison de la Russie[458]Ľ, qui prťtendaient le ramener ŗ un ťtroit absolutisme; il laissait les passions rťtrogrades se manifester avec plus de hardiesse, avec plus d'impťtuositť, et ce torrent de rťaction emporterait tŰt ou tard le ministre innovateur. Puis, inflexible sur les principes, ne voyant que son but et y allant avec un aveuglement d'apŰtre, Spťranski avait froissť sur son passage et ameutť contre lui une foule d'intťrÍts. Les membres de la hiťrarchie officielle, les _tchinovniks_, exťcraient l'homme qui avait ťtabli des concours ŗ l'entrťe des carriŤres et fait une part au mťrite dans la distribution des emplois. Ce mÍme homme voulait simplifier le chaos des lois, introduire dans l'administration rťgularitť et mťthode, et le dťsordre, le laisser-aller ťtaient choses trop commodes, trop profitables, trop lucratives, pour qu'on ne s'insurge‚t pas violemment contre qui portait la main sur cette institution nationale. Le mťcontentement descendait jusqu'aux classes d'ordinaire rťsignťes et muettes. L'embarras des finances ayant obligť ŗ surťlever les impŰts, le peuple murmurait; sans pťnťtrer la cause de ses maux, il s'en prenait au parvenu, au ęfils de popeĽ, qui changeait tout et bouleversait les bases de l'…tat, et l'impopularitť du ministre rejaillissait sur le souverain. Alexandre Ier, sentant le besoin ŗ la veille du grand combat de rallier autour de lui toutes les forces vives de la Russie et de refaire l'unitť morale d'une sociťtť profondťment divisťe, se demandait quelquefois si le sacrifice de Spťranski n'ťtait pas nťcessaire pour sceller entre son peuple et lui un pacte de rťconciliation. Il hťsitait cependant, rťsistait encore: ŗ son ‚me ombrageuse, torturťe de doutes, soupÁonnant tout le monde, il ťtait si doux d'avoir trouvť un ami en qui elle crŻt pouvoir se fier pleinement et se reposer. [Note 458: Joseph DE MAISTRE.] Le crťdit de Spťranski n'ťtait qu'ťbranlť: pour l'abattre, une grande intrigue fut combinťe. Armfeldt s'en fit naturellement le chef: il se ligua avec des Russes en faveur croissante auprŤs du maÓtre, le ministre de la police Balachof, le violent Araktchťef. On se procura des lettres ťcrites par Spťranski: celui-ci avait le grand tort, dans sa correspondance intime, de s'exprimer en termes dťplacťs et inconvenants sur le monarque auquel il devait tout et qui l'honorait d'une affection sincŤre: il le dťpeignait frivole et vaniteux, amoureux de sa figure, consacrant ŗ de futiles occupations le temps qu'il devait au travail d'…tat: il lui donnait des sobriquets empruntťs ŗ Voltaire[459]. Spťranski avait certainement trahi l'amitiť: il n'avait pas trahi la patrie. On l'en accusa pourtant: on prťtendit qu'il entretenait avec Lauriston des intelligences suspectes. L'opinion, qui s'enfiťvrait de plus en plus ŗ l'approche du pťril et voyait partout des traÓtres, accueillit, propagea ces bruits: des avis sinistres, des billets dťnonciateurs affluŤrent au palais; Spťranski avait commis des fautes: on lui prÍta des crimes[460]. [Note 459: SCHILDNER, 240. Cet auteur a consultť des documents de premiŤre main qui jettent une lumiŤre nouvelle sur les causes dťterminantes de la disgr‚ce.] [Note 460: TEGNER, III, 376-379.] Tandis que l'orage s'amoncelait, il poursuivait son infatigable labeur, passait dix-huit heures par jour ŗ son bureau, frťquentait peu le monde: son dťlassement ťtait de se faire lire le soir une tragťdie de Corneille ou de Racine, parfois un chapitre de _Don Quichotte_; il y avait cependant, dans cette vie toute cťrťbrale, une place pour le coeur; Spťranski avait une fille et l'adorait. Par moments, il sentait vaguement le pťril: pour ťchapper aux haines et aux jalousies qui le guettaient, il demandait que ses attributions fussent diminuťes, cherchait ŗ se faire petit, ŗ donner moins de prise; il avait exprimť le dťsir de quitter volontairement le service. On ne lui en laissa pas le temps. Quant on eut mis sous les yeux du Tsar les lettres oý Spťranski s'ťtait permis sur sa personne des propos outrageants, Alexandre crut tout, et son premier mouvement fut de frapper sans pitiť. Toutefois, un scrupule qui l'honore le fit recourir ŗ celui qu'il considťrait comme son directeur spirituel, au professeur Parrot, dont il apprťciait le sens droit, la belle franchise, le dťsintťressement. Mandť prŤs de lui le soir du 16 mars, Parrot le trouva dans un ťtat d'exaspťration violente, pleurant de rage et de douleur, parlant de faire fusiller Spťranski[461]. Parrot demanda vingt-quatre heures pour rťflťchir sur le cas et prononcer un avis. Pendant ces vingt-quatre heures, la destinťe du rťformateur s'accomplit: Alexandre s'ťtait tout ŗ la fois dťcidť de lui-mÍme et repris: il avait senti que des accusations n'ťtaient pas des preuves, qu'il n'avait pas le droit, pour venger ses injures personnelles, de traiter Spťranski en criminel d'…tat: il se bornerait ŗ le frapper de disgr‚ce et d'exil[462]. [Note 461: SCHILDNER, 242.] [Note 462: Les citations et dťtails qui suivent sont empruntťs principalement ŗ l'ouvrage de Korf sur Spťranski et ŗ un ensemble de textes russes qui nous ont ťtť communiquťs par M. le vicomte E.-M. de VogŁť, de l'Acadťmie franÁaise.] Le 17 mars au soir, Spťranski fut mandť comme ŗ l'ordinaire au palais pour travailler avec l'Empereur. On le vit traverser le salon d'attente, oý se tenait, avec l'aide de camp de service, le prince Nicolas Galitsyne, et entrer chez Sa Majestť. Trois heures se passŤrent. Quand la porte du cabinet impťrial se rouvrit, Spťranski reparut p‚le et dťfait, les yeux pleins de larmes, avec des gestes prťcipitťs et incohťrents qui trahissaient une sorte d'ťgarement: ŗ Galitsyne qui cherchait ŗ le retenir et ŗ le rťconforter, il dit seulement: ęAdieu, princeĽ, et sortit. Dans le mÍme moment, l'Empereur se montrait sur le seuil de son cabinet, et profondťment ťmu lui-mÍme, les traits altťrťs, jetait ces mots: ęAdieu encore une fois, MichaŽl Mikailovitch.Ľ Que s'ťtait-il passť entre ces deux hommes? L'entretien resta longtemps mystťrieux; ce fut Alexandre qui plus tard souleva le voile: il dit ŗ Novossiltsof que Spťranski n'avait jamais ťtť traÓtre, mais seulement coupable d'avoir payť sa confiance et son amitiť par l'ingratitude la plus noire, la plus abominable; qu'en mÍme temps ses ťcarts et ses imprudences l'avaient mis en suspicion grave auprŤs du public: aussi, ajouta-t-il, lui ai-je dit en l'ťloignant de ma personne: ęEn tout autre temps, j'aurais employť deux annťes pour vťrifier avec la plus grande attention tous les renseignements qui me sont parvenus concernant votre conduite et vos actions. Mais le temps, les circonstances ne me le permettent pas en ce moment. L'ennemi frappe ŗ la porte de l'empire, et dans la situation oý vous ont placť les soupÁons que vous avez attirťs sur vous par votre conduite et les propos que vous vous Ítes permis, il m'importe de ne pas paraÓtre coupable aux yeux de mes sujets, en cas de malheur, en continuant de vous accorder ma confiance, en vous conservant mÍme la place que vous occupez. Votre situation est telle que je ne vous conseillerai mÍme pas de rester ŗ Pťtersbourg ou dans la proximitť de cette ville. Je joue gros jeu, et plus il est gros, d'autant plus vous risqueriez en cas de non-rťussite, vu le caractŤre du peuple auquel on a inspirť de la haine et de la mťfiance pour vous[463].Ľ Spťranski avait choisi pour lieu d'exil Nijni-Novgorod. [Note 463: SCHILDNER, 243-244.] Au sortir du palais, il passa chez l'employť Magnitzky, son ami et son collaborateur intime, et ne trouva qu'une femme en pleurs, dont le mari venait d'Ítre enlevť par la police et expťdiť ŗ Wologda. Il rentra chez lui; le ministre de la police y ťtait dťjŗ, avec ses hommes, se prťparant ŗ apposer les scellťs: ŗ la porte, une voiture de poste propre aux longs parcours, une _kibitka_, attendait le proscrit, pour l'emmener ŗ Nijni. Spťranski obtint la permission de placer quelques papiers sous une enveloppe ŗ l'adresse de l'Empereur, ne voulut point rťveiller sa fille, fit seulement le signe de la croix sur la porte de la chambre oý elle dormait, et laissa pour elle un court billet. En pleine nuit, la rapide voiture l'emporta, et le lendemain, ŗ la premiŤre heure, Pťtersbourg apprenait sa disparition. Ce fut alors une explosion de joie furieuse et de haine: on s'abordait en se fťlicitant, en s'embrassant: l'homme nťfaste ťtait tombť: ęc'ťtait une premiŤre victoire sur les FranÁais[464].Ľ [Note 464: _Id._, 244.] Le public crut ŗ la grande trahison de MichaŽl Mikailovitch et s'imagina qu'il avait voulu livrer ŗ Napolťon les secrets de la dťfense: l'affaire Spťranski parut le pendant de l'affaire Michel. Cependant, comme un drame plus poignant s'annonÁait ŗ l'horizon, on oublia bientŰt le disparu, les passions qui s'ťtaient soulevťes autour de lui, la place qu'il avait tenue; l'exil est souvent un tombeau. Pendant quelques jours, Alexandre se montra triste, et comme dťsemparť: ę tes-vous malade, Sire? lui demanda Galitsyne.--Non. Si on t'avait coupť ta main droite serais-tu tranquille?Ľ On l'entendit rťpťter plusieurs fois, comme s'il eŻt voulu refouler un doute par trop pťnible ŗ son coeur: ęNon, Spťranski n'est pas un traÓtre.Ľ Il l'avait sacrifiť ŗ des ressentiments lťgitimes et surtout aux exigences de l'opinion: c'ťtait un gage qu'il avait voulu donner ŗ sa noblesse, ŗ son peuple; mais lui-mÍme s'ťtait du mÍme coup livrť plus complŤtement aux ťtrangers qui l'enfermaient dťsormais dans un cercle ardent de haines: ŗ Bernadotte, ŗ l'accusateur en chef Armfeldt, ŗ Stein qui accourait de Prague, ŗ Loewenhielm, aux Italiens Paulucci et Serra-Capriola, ŗ l'ťmigrť VernŤgues, ŗ tous ces affamťs de vengeance qui venaient faire la guerre ŗ Napolťon avec le sang de la Russie. L'audace de ces hommes ne connut plus de bornes, dŤs qu'ils furent dťbarrassťs de Spťranski, et ils se remirent ŗ leur besogne de machinations internationales avec une ardeur furibonde. Les passions, les inimitiťs qui nous divisent actuellement paraissent p‚les et mesquines ŗ cŰtť de ces haines forcenťes, ŗ cŰtť de ces colŤres grandioses qui absorbaient toute une vie. Armfeldt avait montť d'un bout ŗ l'autre de l'Europe une diplomatie occulte. Il faisait appel aux patriotes allemands, aux FranÁais qu'une honorable fidťlitť au malheur retenait loin de leur pays, aux irrťconciliables de l'ťmigration; mais il s'adressait aussi ŗ tous les dťÁus, ŗ tous les envieux, aux aventuriers en disponibilitť, aux traÓtres qui avaient manquť leur coup, et, remuťe par lui, cette vermine recommenÁait ŗ grouiller. Il ťcrivait ŗ d'Antraigues et s'efforÁait de rťveiller le zŤle de ce conspirateur lassť[465]; il ťcrivait ŗ Dumouriez, qui lui rťpondait en proposant pour modŤle de la lutte future ęla guerre des Scythes contre Darius[466]Ľ. Le vieux Serra-Capriola, ministre ŗ Pťtersbourg de l'ex-roi des Deux-Siciles, se chargeait d'agiter l'Italie. Loewenhielm obtenait ŗ l'envoyť des CortŤs insurrectionnelles un accŤs officiel en Russie, reliait les efforts de l'Espagne aux opťrations du Nord[467]. Bernadotte ťtait le plus enragť ŗ nous nuire. Tout en faisant aux ouvertures de Napolťon une rťponse vaguement conciliante, car il jugeait bon de lui ędťbiter des phrases qui le laisseraient dans le doute[468]Ľ, il entreprenait contre nous les multiples opťrations dont il avait par avance tracť le programme. Il pressait le rapprochement entre la Russie et la Grande-Bretagne, t‚chait de moyenner ŗ Constantinople une paix d'oý pourrait sortir une guerre des Turcs contre la France; il travaillait ŗ Berlin, travaillait ŗ Vienne; pour agir sur l'Autriche, il faisait ťcrire ŗ l'archiduc Charles, parlant ŗ l'amour-propre de ce prince et cherchant ŗ tenter ses ambitions: ęSi les choses vont comme il y a lieu de l'espťrer, il y aura trois ou quatre trŰnes vacants ou ŗ crťer...; celui de l'Italie paraÓt fait pour fixer son attention.Ľ--ęEnfin, disait Bernadotte, j'ai t‚chť de le monter: je ne sais quel en sera l'effet[469].Ľ [Note 465: _Un agent secret sous la Rťvolution et l'Empire, le comte d'Antraigues_, par Lťonce PINGAUD, p. 377.] [Note 466: TEGNER, III, 383.] [Note 467: DťpÍches de Loewenhielm, 24 mars, 5 avril.] [Note 468: Rapport de Suchtelen, 30 mars 1812. _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 433.] [Note 469: Rapport de Suchtelen du 30 mars, volume citť, 434.] Celui qu'il s'efforÁait encore plus de monter et d'exaspťrer, c'ťtait Alexandre lui-mÍme. Il ne le trouvait jamais assez ardent contre Napolťon, cherchait ŗ l'enflammer davantage, ne laissait s'ťcouler aucun jour sans attiser le feu. Suchtelen ťtait toujours ŗ Stockholm, parfaitement traitť. Le prince se laissait voir, aborder par lui ŗ toute heure, sauf les jours ęoý il faisait ses dťvotions[470]Ľ. Le soir, Suchtelen ťtait admis au cercle intime qui se tenait chez la Reine. L'aspect de la rťunion ťtait simple et presque patriarcal. Autour d'une table ronde, la Reine et quelques dames travaillaient. Le Russe avait sa place marquťe entre le Roi et la Reine, qui l'entretenaient avec bontť: au bout de quelque temps, le prince arrivait, et la conversation prenait un tour plus vif. Avec sa belle faconde, Bernadotte parlait de Napolťon, arrangeant ŗ sa faÁon ses souvenirs personnels et les venimeux commťrages qui lui arrivaient de Paris: point de fables qu'il n'imagin‚t pour peindre ęl'hommeĽ dans sa perfidie, sa noirceur, son extravagance. Il en faisait un furieux, un malade, parfois un assassin. ņ l'entendre, des stylets s'aiguisaient dans l'ombre contre l'empereur Alexandre et contre lui-mÍme: il prťtendait savoir qu'on s'ťtait adressť ęŗ la secte des Illuminťs ŗ Paris pour qu'ils travaillassent leurs confrŤres en Russie, aussi bien qu'en SuŤde, afin que les deux coups fussent portťs en mÍme temps[471]Ľ; que le projet avait ťtť dťnoncť par un membre de la secte, saisi d'horreur. Et il faisait supplier l'empereur Alexandre de veiller ŗ la conservation de sa prťcieuse existence. Quant ŗ lui, il ťtait ębien au-dessus de la peur: il mourrait content pourvu qu'il eŻt payť sa dette ŗ la SuŤde et contribuť de sa part ŗ sauver le Nord: il consentait ŗ Ítre frappť de la derniŤre balle qui partirait de l'armťe de Napolťon dans sa retraite pour repasser le RhinĽ. [Note 470: Id., 435.] [Note 471: DťpÍche de Suchtelen, 10 avril, volume citť, 435.] Peu aprŤs, mÍlant de colossales inventions ŗ quelques bribes de vťritť, il prÍtait ŗ Napolťon des projets dont l'insanitť devait encourager ses ennemis: ęL'autre jour, disait-il ŗ Suchtelen, je vous ai parlť de ses projets sur Constantinople et l'…gypte. On m'en dit bien d'autres aujourd'hui. On m'ťcrit qu'il compte finir en deux mois avec la Russie, qu'ensuite il va sur Constantinople, oý il parle de transfťrer son siŤge, pour de lŗ gouverner la Russie et l'Autriche, comme tout le reste. Ensuite il veut attaquer la Perse, s'ťtablir ŗ Ispahan, oý il n'aura pas affaire ŗ des gens qui raisonnent, et en trois ans au plus, enfin, marcher sur Delhy et attaquer les Anglais dans l'Inde. Voilŗ ce qu'on m'ťcrit, et il n'y a aucune extravagance de sa part ŗ laquelle je ne puisse croire[472].Ľ Plus pratiquement, il fournissait de temps ŗ autre sur le caractŤre de Napolťon, sur les particularitťs de son tempťrament, sur les moyens de le combattre et de le dťconcerter, des notions utiles, rťsultat d'une observation sagace[473]: il montrait aussi le fort et le faible de nos armťes, signalait, avec leurs terribles ťlans, leur impressionnabilitť, leurs dťcouragements soudains: il suppliait de ęse battre en ligne le moins possibleĽ, d'affamer et d'extťnuer nos troupes, de les ťnerver par des surprises, des embuscades, des escarmouches, de prendre les officiers, lorsque l'on rťussirait ŗ cerner quelque dťtachement, et de massacrer les hommes, et par des conseils proprement inf‚mes ce FranÁais d'hier recommandait de ne point faire quartier aux soldats de France[474]. [Note 472: DťpÍche de Suchtelen, 10 avril, volume citť, 444-445.] [Note 473: Il disait, en parlant de l'Empereur, ęqu'il n'y avait qu'un seul cas oý l'on pourrait le trouver en dťfaut, c'est quand il ťtait bien battu; qu'alors il perdait la tÍte, et que, si on savait en profiter, il serait capable de tout abandonner ou de se faire tuer; mais qu'il fallait bien saisir le moment, puisqu'une fois revenu ŗ lui, il retrouve des ressources oý personne ne les soupÁonnerait.Ľ Vol. citť, 438. C'ťtait annoncer ŗ l'avance, avec une remarquable perspicacitť, les dťfaillances de Napolťon en 1812 et 1813, les abattements subits de ce grand nerveux et ses dťpressions d'‚me: c'ťtait aussi prophťtiser la merveilleuse campagne de 1814.] [Note 474: SOLOVIEF, 227.] Malgrť tant d'efforts pour porter Alexandre au paroxysme de l'exaltation, pour fortifier sa confiance, nos ennemis ne s'estimeraient absolument sŻrs de lui qu'aprŤs le premier coup de canon, lorsque le carnage aurait repris. Loewenhielm exprimait cette idťe avec un cynisme fťroce: ęOn ne peut Ítre sŻr, disait-il, de la marche non interrompue des choses que du jour oý le sang aura derechef commencť ŗ couler[475].Ľ C'est pourquoi, d'accord avec Bernadotte et d'aprŤs ses instructions, il poussait Alexandre ŗ brusquer les hostilitťs, ŗ ne pas attendre que les FranÁais eussent touchť la frontiŤre russe, ŗ les devancer dans la Prusse orientale et la Pologne. [Note 475: DťpÍche du 23 mars.] Ce point ťtait le seul sur lequel Alexandre se montr‚t encore indťcis et perplexe. Il mettait en balance les avantages prťsumťs de l'initiative avec le prťjudice moral qui pourrait en rťsulter pour lui. Sa phrase favorite ťtait toujours: Je ne veux pas Ítre l'agresseur. Il se prťparait seulement ŗ quitter Pťtersbourg pour se rendre ŗ Wilna, oý il formerait son quartier gťnťral et prendrait le commandement de ses troupes. BientŰt, il considťra que son dťpart ne pouvait plus Ítre diffťrť. Le 21 avril, aprŤs avoir assistť ŗ un service solennel dans l'ťglise de Notre-Dame de Kazan, il traversa la ville ŗ la tÍte d'un ťtat-major cosmopolite et prit le chemin de Wilna, escortť par les voeux et les hommages de la population. Peu de jours auparavant, il avait rťuni ŗ sa table un grand nombre d'officiers et leur avait dit: ęNous avons pris part ŗ des guerres contre les FranÁais comme alliťs d'autres puissances, et il me semble que nous avons fait notre devoir. Le moment est venu de dťfendre nos propres droits, et non plus ceux d'autrui. Voilŗ pourquoi, croyant en Dieu, j'espŤre que chacun de vous accomplira son devoir, et que nous ne diminuerons pas la gloire que nous avons acquise[476].Ľ [Note 476: SCHILDNER, 245.] Ce langage ťtait simple et grand. Dans ses adieux ŗ l'ambassadeur de France, Alexandre montra moins de franchise. Le 10 avril, il avait invitť Lauriston ŗ dÓner; il lui annonÁa qu'il allait faire simplement ęune tournťeĽ, ťprouvant ęle besoin de voir ses troupes[477]Ľ: il espťrait revenir bientŰt: d'ailleurs, en quelque lieu qu'il fŻt, ęŗ Pťtersbourg, sur la frontiŤre ou bien ŗ TobolskĽ, on le trouverait toujours prÍt ŗ restaurer l'alliance, pourvu qu'on n'exige‚t de lui aucun sacrifice incompatible avec l'honneur. Mais son ťmotion en disait plus que ses paroles: elle dťnonÁait l'idťe d'une sťparation dťfinitive et trahissait en lui, malgrť l'immutabilitť de sa rťsolution, l'angoisse du redoutable avenir: sa voix ťtait entrecoupťe et sourde: ędes larmes lui roulaient dans les yeux[478].Ľ Au moment de se mettre en route, il fit annoncer officiellement ŗ Lauriston ęqu'ŗ Wilna comme ŗ Pťtersbourg, il serait toujours l'ami et l'alliť le plus fidŤle de l'empereur Napolťon, qu'il partait avec la ferme intention et le dťsir le plus sincŤre de ne pas faire la guerre, et que si elle avait malheureusement lieu, on ne pourrait lui en attribuer la faute[479]Ľ. Ces protestations ne l'empÍchaient pas, ŗ peu d'heures d'intervalle, de dťclarer ŗ ses confidents ťtrangers qu'elle s'engagerait certainement, cette lutte nťcessaire, car il n'ťtait pas homme ŗ reculer au dernier moment et ŗ faire des excuses sur le terrain. MÍme, cťdant aux impatiences belliqueuses qui bouillonnaient autour de lui, il parut enfin disposť ŗ mettre en mouvement ses troupes, dŤs que les nŰtres auraient moralement fait acte de guerre contre lui en franchissant la Vistule: ęSi les FranÁais, dit-il ŗ Loewenhielm, passent un certain point (ce point est la Vistule), je marche en avant de mon cŰtť[480].Ľ …crivant ŗ Czartoryski, il n'excluait pas la possibilitť d'une pointe au delŗ mÍme de la Vistule et d'une entrťe ŗ Varsovie[481]. [Note 477: Lauriston ŗ Maret, 11 avril.] [Note 478: _Id._] [Note 479: Lauriston ŗ Maret, 11 avril.] [Note 480: DťpÍche de Loewenhielm, 18 avril.] [Note 481: _Mťmoires de Czartoryski_, II, 281.] Cette suprÍme vellťitť d'offensive stratťgique ne tint guŤre: ce qui la fit tomber, ce fut l'annonce de l'alliance franco-autrichienne. En signant le traitť du 12 mars, Napolťon et FranÁois Ier s'ťtaient promis que cet acte demeurerait secret aussi longtemps que possible: une fausse manoeuvre d'un agent autrichien en dťcida autrement. L'empereur FranÁois avait alors pour reprťsentant ŗ Stockholm le comte de Neipperg, celui-lŗ mÍme qui devait faire oublier Napolťon ŗ Marie-Louise et se glisser ainsi dans l'histoire. Instruit du traitť, Neipperg crut en devoir communication officielle au gouvernement suťdois: de Stockholm, la nouvelle retentit en Russie, oý elle produisit la plus douloureuse impression. Il y avait longtemps qu'autour du Tsar on avait cessť de faire fonds sur la Prusse: on savait que cette monarchie en servage ne s'appartenait plus: son assujettissement dťfinitif ŗ la France avait causť moins de surprise et de colŤre que de pitiť. Au contraire, on avait espťrť jusqu'au bout que l'Autriche, plus libre de ses mouvements, n'irait pas s'enchaÓner d'elle-mÍme: le langage mielleux de Metternich et de ses agents avait entretenu cette illusion. On avait tout prťvu, sauf la dťfection de l'Autriche: le coup n'en fut que plus sensible. Sans provoquer chez Alexandre aucune dťfaillance, aucune idťe de capitulation et de paix, l'amŤre nouvelle lui fit craindre que ses troupes, s'aventurant dans la Pologne varsovienne, ne fussent prises en flanc par les Autrichiens, et elle le fixa au systŤme de l'absolue dťfensive: arrivť ŗ Wilna, il dťcida de demeurer sur place et d'attendre l'attaque que h‚terait vraisemblablement son ultimatum[482]. La rťsolution qui devait sauver la Russie--car une prise de contact sur la Vistule avec des forces supťrieures l'eŻt jetťe ŗ un dťsastre--fut arrÍtťe dťfinitivement par Alexandre ŗ la derniŤre heure, ŗ raison d'une circonstance indťpendante de sa volontť et que Napolťon avait mťnagťe: tout ce qui devait, dans la pensťe du conquťrant, rendre infaillible le succŤs de sa grande entreprise, concourut ŗ le perdre. [Note 482: BOGDANOVITCH, I, 60; SCHILDNER, 246.] CHAPITRE XI L'ULTIMATUM RUSSE. Bonne foi et candeur de Kourakine.--Il bl‚me son gouvernement.--Il continue ŗ dťsirer la paix et ŗ cťlťbrer l'alliance.--ProcŤs de haute trahison.--Discours du procureur gťnťral.--Interrogatoire des prťvenus; responsabilitťs inťgales.--Le verdict.--Condamnation de Michel et de Saget.--Protestation de Kourakine contre les termes de l'accusation.--Arrivťe de l'ultimatum.--Kourakine ŗ Saint-Cloud.--ColŤre et inquiťtude de l'Empereur.--Alerte passagŤre.--Napolťon veut ŗ tout prix dťtourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-mÍme ŗ son heure.--Proposition d'armistice ťventuel.--Envoi de Narbonne ŗ Wilna; caractŤre et but de cette mission.--Dťmarche ŗ effet auprŤs de l'Angleterre.--Le gouvernement franÁais se donne l'air d'accepter une nťgociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupť et mystifiť de toutes maniŤres.--Ses yeux commencent ŗ s'ouvrir.--Rťquisitions pressantes.--SymptŰmes alarmants.--Exťcution de Michel.--Nouvel enlŤvement de Wustinger.--Dťpart de Schwartzenberg.--Kourakine s'aperÁoit qu'on l'abuse et qu'on le joue; un subit accŤs d'exaspťration le jette hors de son caractŤre.--Il rťclame ses passeports; cette dťmarche ťquivaut ŗ une dťclaration de guerre.--Contre-temps ťgalement f‚cheux pour les deux empereurs.--Dťpart de Napolťon et de Marie-Louise pour Dresde.--Note du _Moniteur_.--Napolťon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports.--Nouvelle confťrence.--Crise de larmes.--Le duc feint d'entrer en matiŤre; il soulŤve une difficultť de procťdure: question des pouvoirs.--Le ministre ťchappe ŗ l'ambassadeur et part pour l'Allemagne.--Kourakine retenu ŗ son poste.--Napolťon est parvenu ŗ ťloigner momentanťment la rupture. I Entre les deux gouvernements qui voulaient la guerre sans se l'avouer l'un ŗ l'autre et rivalisaient de duplicitť, un homme restait de bonne foi: c'ťtait l'ambassadeur russe en France, celui-lŗ mÍme auquel allait incomber la charge de produire l'ultimatum et de le maintenir dans toute sa rigueur. Le prince Kourakine n'avait jamais cessť de dťsirer avec ardeur la fin des diffťrends. Souffrant de se voir privť ęd'ordres, d'instructions, de lumiŤres[483]Ľ, il bl‚mait, en son for intťrieur, le silence ťvasif dans lequel la chancellerie russe persistait depuis tant de mois et rejetait sur elle une partie des torts. Depuis le dťbut de l'annťe, il passait par des dťcouragements profonds et de subits rťconforts. En fťvrier, voyant s'ťbranler nos armťes, il en avait conclu que Napolťon avait irrťvocablement dťcidť la guerre. Un peu plus tard, il s'ťtait repris ŗ l'espťrance; apprenant le discours tenu par l'Empereur ŗ Tchernitchef et l'envoi de ce messager, il avait cru ŗ la sincťritť de cette dťmarche: il ťtait, qu'on nous passe l'expression, tombť dans le panneau, et avait suppliť son maÓtre de ne point nťgliger cette suprÍme chance de paix, d'entamer ęla nťgociation qui lui avait ťtť si souvent proposťe[484]Ľ. En attendant, il continuait ŗ recevoir la sociťtť parisienne, ŗ donner de beaux bals, de grands dÓners oý il buvait solennellement ęŗ l'allianceĽ. [Note 483: Rapport du 5 janvier 1812. _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 354.] [Note 484: Lettre particuliŤre du 25 avril, volume citť, 360.] Au milieu d'avril, un incident pťnible vint le rejeter dans ses angoisses et le blesser cruellement. Il prťsumait, d'aprŤs ce qui lui avait ťtť dit, que l'affaire d'espionnage dans laquelle Tchernitchef se trouvait impliquť n'aboutirait point ŗ un ťclat, que le gouvernement franÁais prendrait ŗ coeur de l'ťtouffer. Quelles ne furent pas sa surprise, sa douloureuse stupeur, en apprenant un soir par la _Gazette de France_, sans que personne eŻt daignť l'avertir au prťalable, l'ouverture d'un procŤs oý la Russie ťtait en quelque sorte jugťe par contumace! La cour d'assises de la Seine s'ťtait assemblťe le 13 avril pour statuer dans l'affaire de haute trahison: elle lui consacra trois audiences. Quatre inculpťs seulement comparurent devant elle: Michel, Saget, Salmon et MosŤs, dit Mirabeau: les autres employťs arrÍtťs avaient bťnťficiť d'une ordonnance de non-lieu, faute de charges suffisantes. Quant ŗ Wustinger, bien qu'il eŻt ťtť le lien de toute l'intrigue, on avait pensť que sa qualitť d'ťtranger et ses attaches avec l'ambassade russe ne permettaient point de le faire passer en jugement; toutefois, comme ses dťclarations ťtaient indispensables pour ťclairer la justice et qu'il n'offrait point des garanties suffisantes de comparution, on l'avait retenu en prison jusqu'au jour de l'audience; c'est en ťtat d'arrestation qu'il allait dťposer ŗ titre de ętťmoin nťcessaireĽ. Au banc de la dťfense figuraient diverses illustrations du barreau. Le procureur gťnťral Legoux occupait en personne le siŤge du ministŤre public, assistť de deux avocats gťnťraux. AprŤs lecture de l'acte d'accusation, le procureur gťnťral prit le premier la parole: la procťdure des assises l'y autorisait alors. Dans un exposť prťliminaire, il mit en relief les principaux faits de la cause. Son discours offre un exemple du genre emphatique et redondant qui fleurissait en ces annťes; l'ťpoque des grandes actions ťtait aussi celle des grandes phrases. M. Legoux rendit hommage au libťralisme de l'Empereur, qui eŻt pu soustraire les accusťs ŗ leurs juges naturels, en invoquant l'intťrÍt supťrieur de la dťfense nationale, et qui n'avait point usť de cette facultť. Faisant l'historique de la trahison, il ne manqua pas d'en dramatiser les dťbuts. Le premier corrupteur d'employťs, le chargť d'affaires d'Oubril, fut reprťsentť sous les traits d'un dťmon tentateur, errant ŗ travers Paris et cherchant sur qui exercer son activitť malfaisante. Un hasard met Michel en sa prťsence: ęUn jour, ils se rencontrent sur le boulevard, et M. d'Oubril remarque un papier que Michel tenait ŗ la main. L'agent de la Russie paraÓt frappť de la beautť de l'ťcriture; lui-mÍme avait quelque chose ŗ faire copier; il en charge Michel, et, quoique ce travail soit peu considťrable et son objet insignifiant, le copiste en est rťcompensť magnifiquement et au delŗ de toute attente--par un billet de mille francs[485]! ęAllťchť par cette gťnťrositť qui eŻt dŻ lui sembler suspecte, Michel prÍte l'oreille ŗ des suggestions captieuses et se laisse dire qu'il est en position de rendre quelques services: premier crime, impardonnable crime chez un fonctionnaire que d'ťcouter ce langage! Michel met ainsi le pied dans la voie scťlťrate et se condamne dťsormais ŗ y persťvťrer, ŗ y marcher sans rel‚che, ŗ la parcourir jusqu'au bout. Ces services qu'on lui demande, il ne tarde pas ŗ les rendre; il les renouvelle, il les multiplie, il les accumule, et voici les divers agents de la Russie se repassant l'un ŗ l'autre ce vil instrument, l'employant tour ŗ tour, et chacun d'eux, avant de quitter Paris, lťguant Michel ŗ son successeur comme un prťcieux dťpŰt. [Note 485: Les extraits citťs du discours sont empruntťs au compte rendu officiel du procŤs, publiť dans les journaux et ensuite sous forme d'opuscule sťparť.] Moins fort en histoire qu'en jurisprudence, le procureur s'embrouille dans ce va-et-vient compliquť d'ambassadeurs et de chargťs d'affaires, confond les noms et les dates, mais recouvre quelques inexactitudes matťrielles sous des flots d'ťloquence. Il a des mťtaphores audacieuses et des indignations fleuries, des antithŤses et des cliquetis de mots ŗ la Fontanes. ņ travers le dťroulement de ses pťriodes, on voit ęle corrompu se faisant corrupteurĽ, Michel dťbauchant ses collŤgues et organisant le trafic des consciences; on le voit s'ťlevant peu ŗ peu jusqu'au comble de l'impudence, osant porter un regard sacrilŤge sur le livret mystťrieux et magique qui donne ŗ l'Empereur le don d'ubiquitť et ęle transporte, pour ainsi dire, au milieu de ses campsĽ. DerriŤre l'employť sťduit, Tchernitchef apparaÓt constamment; c'est lui qui a inspirť et commandť cette longue sťrie d'infidťlitťs; le solennel magistrat se plaÓt ŗ lancer de mordantes ťpigrammes contre ęl'homme de courĽ, qui n'a pas craint de se souiller ŗ d'ignobles contacts; il l'appelle ęle plus indiscret comme le plus entreprenant des diplomatesĽ, et toujours, par habitude de mťtier, en mÍme temps qu'il dťsigne Michel et ses coaccusťs ŗ la vindicte des lois, il met aussi la Russie en cause et semble requťrir contre elle. Il fait allusion aux ępuissances jalousesĽ, qui s'efforcent d'entraver dans l'ombre l'essor du gťnie et ęd'intercepter les destinťes du mondeĽ. Vaines tentatives, machinations impuissantes! La Providence veille visiblement sur l'Empereur et ses braves soldats: c'est elle qui a permis que ęla trahison finÓt par se trahir elle-mÍmeĽ, par se livrer avec une inconcevable tťmťritť, et le billet de Michel ťtourdiment oubliť par Tchernitchef est communiquť soudain ŗ l'auditoire, lu dans son entier, et fait surgir aux yeux l'infamie toute nue. Enfin, dans une pťroraison chaleureuse, l'organe du ministŤre public exhorte les jurťs, si la suite du procŤs les met en prťsence de faits indubitables et prouvťs, ŗ faire leur devoir, tout leur devoir, car leur verdict retentira ŗ travers l'Europe et vengera la France d'indignes manoeuvres. Foudroyťs par cette ťloquence, les prťvenus rťpondirent d'une voix accablťe ŗ l'interrogatoire du prťsident. Les tťmoins dťfilŤrent ensuite; Wustinger vint le premier, et, comme il gardait rancune ŗ Michel pour l'avoir attirť dans un guet-apens, il le chargea de son mieux. Au reste, le misťrable commis ťtait abandonnť de tout le monde; son sort ne semblait pas faire question. Lorsque le procureur gťnťral eut ŗ requťrir l'application des lois, lorsqu'il rťpondit aux plaidoiries des avocats, il prit tout au plus la peine de rťclamer contre Michel le ch‚timent suprÍme; prťjugeant son supplice, il n'offrait ŗ son repentir que des consolations d'outre-tombe. Au contraire, le sort des autres accusťs fut vivement disputť ŗ la prťvention par la dťfense. Les dťbats n'ťtablirent pas pťremptoirement qu'il y eŻt eu chez Saget, Salmon et MosŤs trahison consciente, qu'ils eussent connu l'usage parricide que Michel faisait des documents remis par eux entre ses mains. En consťquence, ŗ la suite d'un verdict pleinement affirmatif contre Michel, affirmatif contre Saget seulement sur le fait d'avoir, ŗ prix d'argent, accompli ędes actes de son emploi non licites et non sujets ŗ salaire[486]Ľ, Michel fut condamnť ŗ mort, avec confiscation de ses biens: la peine encore subsistante de l'exposition et du carcan fut prononcťe contre Saget, avec adjonction d'une amende: Salmon et MosŤs furent acquittťs. [Note 486: Art. 177 du code pťnal.] L'issue de ce triste procŤs, qui fit sensation dans tous les milieux parisiens, acheva d'irriter le prince Kourakine, dťjŗ profondťment offusquť par les termes de l'accusation et la tournure donnťe aux dťbats. ņ mesure qu'il avait lu dans les journaux le compte rendu des audiences, la colŤre et l'indignation s'ťtaient peintes sur ses traits, habituellement dťbonnaires et placides. ņ la fin, aprŤs avoir pris connaissance du verdict et de l'arrÍt, rťcapitulant toutes les particularitťs de ęl'odieuse affaire[487]Ľ, il arriva ŗ une conclusion propre ŗ le rťvolter. Le parquet avait poursuivi Michel et la cour l'avait condamnť pour avoir procurť ŗ un …tat ťtranger, l'empire de Russie, ęles moyens d'entreprendre la guerre contre la FranceĽ: c'ťtait reconnaÓtre et proclamer implicitement que la Russie avait cherchť ses moyens, qu'elle avait nourri des plans d'agression; l'ambassadeur de cette puissance, commis au soin de veiller sur l'honneur et la rťputation de son pays, laisserait-il passer de telles assertions? Kourakine estima qu'ęun devoir sacrťĽ l'obligeait ŗ soulever un incident diplomatique et ŗ lancer une note de protestation; il la fit autant qu'il put solide et vťhťmente[488]. L'imputation calomnieuse ayant ťtť publique, il jugeait que le dťmenti devait l'Ítre et demandait ŗ faire passer dans les journaux une note rectificative. Naturellement, cette satisfaction lui fut refusťe, et le prince demeura fort embarrassť de sa personne et de son rŰle, partagť entre le dťsir de soutenir sa dignitť et la crainte de provoquer une irrťparable scission, se demandant s'il n'aurait point prochainement ŗ quitter Paris, s'effrayant fort ŗ l'idťe d'un voyage pťnible et d'un rapatriement difficile, rťunissant nťanmoins des moyens de transport, songeant dťjŗ ŗ faire filer en Allemagne une partie de son personnel, prťparant le dťmťnagement de sa maison, en attendant qu'il opťr‚t celui de sa volumineuse personne. [Note 487: Lettre particuliŤre du 23 avril, volume citť, 362.] [Note 488: La note, qui porte la date du 14 avril, est conservťe aux archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Il vaquait tristement ŗ ces soins lorsque arriva le 24 avril ŗ Paris un jeune homme du nom de Serdobine, qu'on lui expťdiait de Pťtersbourg en courrier et qui lui tenait de trŤs prŤs, ťtant l'un des enfants naturels que le prolifique ambassadeur avait semťs partout sur son passage. Celui qu'il appelait paternellement ęson Serdobine[489]Ľ lui apportait le texte de l'ultimatum ŗ prťsenter. Cette communication lui causa un vif ťmoi, mÍlť de satisfaction et d'orgueil. Enfin, aprŤs l'avoir tenu si longtemps dans une humiliante inertie, sa cour lui confiait une affaire capitale ŗ traiter: cette maniŤre de le remettre en activitť consolait son amour-propre. De plus, sans rťflťchir ŗ l'ťnormitť des prťtentions russes, il ne jugeait pas impossible de les faire accepter par la France, qui s'ťtait toujours dťclarťe prÍte ŗ ťcouter toute explication catťgorique. Prenant au sťrieux son rŰle de conciliateur, il rťsolut d'y consacrer ce qui lui restait de forces. Toutefois, puisque son gouvernement lui enjoignait de parler haut et ferme, il se conformerait ponctuellement ŗ cet ordre. S'ťtant rendu chez le duc de Bassano, aprŤs avoir fait provision d'ťnergie, il prťsenta l'ťvacuation de la Prusse comme une condition primordiale et essentielle, sur laquelle il n'y avait mÍme point ŗ discuter: ęC'ťtait seulement aprŤs que cette demande aurait ťtť accordťe qu'il serait permis ŗ l'ambassadeur de promettre que l'arrangement pourrait contenir certaines concessions, dont ťtait formellement exceptť le commerce des neutres, auquel la Russie ne pourrait jamais renoncer.Ľ Dans une note remise quelques jours aprŤs, Kourakine rťpťta par ťcrit ces expressions[490], mais dťjŗ Napolťon, instruit de ses communications verbales, l'avait appelť en audience particuliŤre au ch‚teau de Saint-Cloud, le 27 avril. [Note 489: Lettre particuliŤre du 23 avril, volume citť, 362.] [Note 490: Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Dans cet entretien, Napolťon suivit d'abord son premier mouvement, tout d'indignation. Ainsi, c'est une retraite humiliante qu'on prťtend lui imposer d'emblťe et avant tout accord: la Russie l'a-t-elle dťjŗ battu pour le traiter de la sorte? Lorsqu'elle daigne enfin parler, son premier mot est une insulte. Il s'exprimait par phrases hachťes, saccadťes, haletantes: ęQuelle est donc la maniŤre dont vous voulez vous arranger avec moi? Le duc de Bassano m'a dťjŗ dit que vous voulez me faire avant tout ťvacuer la Prusse. Cela m'est impossible. Cette demande est un outrage. C'est me mettre le couteau sur la gorge. Mon honneur ne me permet pas de m'y prÍter. Vous Ítes gentilhomme, comment pouvez-vous me faire une proposition pareille? Oý a-t-on eu la tÍte ŗ Pťtersbourg?... J'ai autrement mťnagť l'empereur Alexandre, quand il est venu me trouver ŗ Tilsit, aprŤs ma victoire de Friedland... Vous agissez comme la Prusse avant la bataille d'Iťna: elle exigeait l'ťvacuation du nord de l'Allemagne. Je ne puis aujourd'hui consentir davantage ŗ celle de la Prusse: il y va de mon honneur[491].Ľ [Note 491: Toutes les citations jusqu'ŗ la page 393, ŗ l'exception de celles qui font l'objet d'une rťfťrence spťciale, sont tirťeĽ des rapports de Kourakine en date des 27 et 28 avril, 2 et 9 mai 1812, t. XXI du _Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, 362-410.] Ce courroux se mÍlait d'une vive contrariťtť et d'une inquiťtude rťelle. L'‚pretť de l'ultimatum semblait en effet dťnoncer chez les Russes l'intention de brusquer la rupture. Un instant mÍme, d'aprŤs certains avis, Napolťon crut que l'empereur Alexandre, comme il en avait eu effectivement la pensťe, avait donnť ordre ŗ ses troupes de passer le Niťmen et de marcher ŗ la rencontre des nŰtres; que les hostilitťs s'engageaient, que l'on se fusillait dťjŗ sur la Vistule et la Passarge. Et il voyait avec dťpit son plan d'offensive subitement traversť, ses combinaisons ťchouant au moment d'aboutir, l'ennemi ravissant ŗ la Grande Armťe sa base d'opťrations. Il ťtait tellement ťmu de cet accident possible qu'il songea, pour enrayer ŗ tout prix le mouvement des Russes, ŗ un moyen d'un empirisme dťsespťrť. Changeant de ton avec Kourakine et mettant une sourdine ŗ sa colŤre, il prononÁa devant lui le mot d'armistice. On signerait ŗ Paris une trÍve ťventuelle, pour le cas oý les hostilitťs auraient commencť; elle sťparerait les armťes aux prises et neutraliserait le territoire entre le Niťmen et la Passarge, laissant aux gouvernements le temps de se reconnaÓtre et de nťgocier encore. Kourakine, beaucoup moins intrťpide qu'il n'en avait l'air, accueillit avec joie cette ouverture. Napolťon n'en prenait pas moins ŗ toute occurrence ses dispositions de dťpart et de combat: il n'attendait qu'un avis de Davout, un signe du tťlťgraphe aťrien pour quitter immťdiatement Paris; il traverserait l'Allemagne d'un trait, ne s'arrÍterait nulle part, brŻlerait la politesse aux souverains assemblťs sur son passage et, allant ępresque aussi rapidement qu'un courrier[492]Ľ, arriverait sur la Vistule pour recevoir et rendre le choc. [Note 492: Maret ŗ Otto, 3 avril.] Cette alerte ne dura guŤre: au bout de quelques jours, des nouvelles plus rassurantes arrivŤrent du Nord. Nos agents, nos observateurs ne pouvaient rťpondre que les Russes n'attaqueraient point: ce qui ťtait certain, c'ťtait qu'ils n'ťtaient pas encore sortis de leur territoire et s'y tenaient l'arme au pied: la Russie ne soutenait pas jusqu'ŗ prťsent par ses actes l'arrogance de ses discours. Dans cette attitude, Napolťon croit dťcouvrir chez Alexandre un signe d'hťsitation et de trouble. Il continue ŗ se mťprendre sur les intentions de son rival: tandis qu'Alexandre est inťbranlablement rťsolu ŗ la guerre, mais non moins rťsolu dťsormais ŗ ne la faire que chez lui, en deÁŗ de ses frontiŤres, Napolťon le croit toujours partagť entre des vellťitťs d'attaque et une secrŤte apprťhension du combat. Et tout de suite il se reprend ŗ l'espoir de mettre ŗ profit ces dispositions, de ruser, d'atermoyer encore, de dťtourner jusqu'au bout les Russes de l'offensive, afin de la prendre lui-mÍme en temps voulu et de tomber sur l'ennemi avec toutes ses forces. AprŤs avoir ťtť jusqu'ŗ proposer un armistice pour suspendre les premiŤres hostilitťs, il juge possible maintenant de les retarder par une nouvelle et fausse nťgociation. Mais sur quelle base et par quel intermťdiaire nťgocier? La base proposťe par la Russie, ŗ savoir l'ultimatum, est inadmissible, et d'ailleurs cette sommation catťgorique ne laisse aucune prise ŗ la controverse. D'autre part, avec Kourakine, chargť par sa cour d'une commission positive et tout plein de son sujet, on ne peut parler que de l'ultimatum et subsidiairement de l'armistice. Qu'ŗ cela ne tienne: l'Empereur dťplacera le lieu des pourparlers, afin d'en changer l'objet. Il dirigera ŗ toute vitesse sur Wilna, oý il suppose que l'empereur Alexandre va se placer, un envoyť extraordinaire, un porteur de paroles pacifiques, qui sera censť avoir reÁu son message avant l'arrivťe ŗ Paris de l'ultimatum. L'envoyť pourra donc ignorer cette piŤce et ťcarter du vague dťbat qu'il a mission de rouvrir, cet ťlťment de discorde. Napolťon s'ťvite ainsi d'opposer aux paroles impťrieuses de la Russie une rťponse nťcessairement nťgative et qui accťlťrerait la guerre; pour n'avoir pas ŗ se f‚cher, il feint de n'avoir rien entendu. Par une faveur du hasard, l'agent le plus propre ŗ faire agrťablement figure auprŤs d'Alexandre se trouvait dťjŗ portť ŗ mi-chemin de la Russie. Napolťon avait envoyť ŗ Berlin le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, pour surveiller l'exťcution du traitť avec la Prusse. Parmi les recrues qu'il avait rťcemment opťrťes dans le personnel de l'ancienne cour, il n'ťtait point d'acquisition plus prťcieuse que cet ancien ministre de Louis XVI, entrť en 1810 dans la maison de l'Empereur avec le grade de gťnťral. Ayant vťcu en pleine sociťtť du dix-huitiŤme siŤcle, M. de Narbonne en conservait, malgrť ses cinquante ans et son front chauve, les vives allures et la gr‚ce cavaliŤre; son esprit ťtait fin, agile, tout en traits et en saillies; son rapide passage au pouvoir l'avait initiť ŗ la pratique des grandes affaires, qu'il traitait ťlťgamment, avec aisance et avec tact. Officier par devoir de naissance et vocation premiŤre, ministre par occasion, il avait ťtť et restait surtout homme du monde, le type de l'homme du monde intelligent et cultivť, ayant sur tout des vues et des ouvertures, excellant ŗ effleurer brillamment les questions plutŰt qu'ŗ les approfondir et ŗ les maÓtriser; nul n'ťtait plus propre que ce courtisan expťrimentť, que ce parfait et spirituel gentilhomme, ŗ remplir une mission oý il y aurait moins ŗ nťgocier qu'ŗ causer et surtout ŗ plaire. Il reÁut immťdiatement l'ordre de quitter Berlin pour se rendre ŗ Wilna. Sans lui avouer en toutes lettres que sa mission n'ťtait qu'une feinte, ses instructions le lui laissaient trŤs suffisamment entrevoir. Arrivť ŗ Wilna, il aurait ŗ s'y faire garder le plus longtemps possible, en ayant l'oeil ouvert sur les mouvements des armťes russes et en se procurant avec discrťtion des renseignements militaires. Dans ses entretiens avec l'empereur Alexandre, il dirait, rťpťterait que l'empereur Napolťon conservait le dťsir et l'espoir d'un arrangement ŗ l'amiable, et il s'en tiendrait ŗ ces gťnťralitťs; c'ťtait surtout l'ensemble de son attitude, le tour et le ton de son langage qui devaient persuader, ramener un peu de confiance, provoquer une dťtente. Sans se hasarder sur le terrain des discussions pratiques et serrer de trop prŤs les questions, il prodiguerait les assurances propres ŗ tenir la Russie inerte et engourdie pendant nos derniers mouvements, calmerait au besoin l'ardeur guerriŤre d'Alexandre par des propos charmeurs, par des paroles assoupissantes, et doucement, insensiblement, lui verserait ce narcotique. Toutefois, afin de donner ŗ sa mission plus d'apparence, le duc de Bassano lui expťdia un mťmoire ŗ l'adresse du chancelier Roumiantsof, une note officielle[493]. Comme entrťe en matiŤre, le ministre franÁais faisait savoir que l'Empereur s'ťtait dťcidť ŗ une suprÍme tentative auprŤs de l'Angleterre et l'avait encore une fois mise en demeure de traiter. En effet, ŗ la veille d'une nouvelle guerre sur le continent, Napolťon avait jugť que cette sorte d'invocation platonique ŗ la paix gťnťrale serait d'un effet utile et grandiose. En notifiant sa dťmarche ŗ la Russie, ne donnait-il pas la preuve qu'il s'estimait toujours en ťtat d'alliance avec elle, qu'il ne considťrait nullement comme pťrimť l'article du traitť de Tilsit interdisant aux deux puissances de nťgocier sťparťment avec l'Angleterre? Le reste de l'exposť ministťriel reprenait nos griefs avec force, mais affirmait qu'il ne tenait qu'ŗ la Russie de donner aux diffťrends une terminaison pacifique: toute la pensťe apparente du mťmoire se rťsume en cette phrase: ęQuelle que soit la situation des choses, au moment oý cette lettre parviendra ŗ sa destination, la paix dťpendra encore des rťsolutions du cabinet russe.Ľ [Note 493: Cette piŤce, ainsi que l'instruction envoyťe ŗ Narbonne, figure aux archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Comme suprÍme sanction ŗ ces paroles, Napolťon ťcrivit au Tsar une lettre ŗ la fois ferme et courtoise, sans nťgliger d'y mettre une pointe de sentiment. Il ne mťconnaissait pas la gravitť de la situation, mais affirmait son obstinť dťsir de paix, sa fidťlitť aux souvenirs du passť et son intention de rester l'ami d'Alexandre, alors mÍme que le malheur des temps l'obligerait ŗ traiter en ennemi l'empereur de Russie: ęVotre Majestť, disait-il, me permettra de l'assurer que, si la fatalitť devait rendre une guerre inťvitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majestť m'a inspirťs et qui sont ŗ l'abri de toute vicissitude et de toute altťration[494].Ľ [Note 494: _Corresp._, 18669.] La lettre pour Alexandre et la note pour Roumiantsof, ťcrites ŗ Paris le 3 mai, transmises aussitŰt ŗ Narbonne, furent antidatťes avec intention du 25 avril; ŗ cette ťpoque, il ťtait parfaitement admissible que le texte portant expression des volontťs russes ne fŻt pas encore parvenu ŗ Saint-Cloud: ainsi devenait plus vraisemblable cette ignorance voulue de l'ultimatum sur laquelle l'Empereur fondait toute sa manoeuvre. II L'envoi de Narbonne ne faisait pas cesser tous les embarras que nous avait causťs la Russie en se dťclarant ŗ l'improviste. Aussi bien, tandis que le gťnťral volerait ŗ Wilna, que dire ŗ Kourakine, qui restait en face de nous, son ultimatum ŗ la main, et rťclamait ŗ tout instant une rťponse? Assurťment, si la mission de Narbonne rťussissait, il ťtait ŗ prťsumer que le gouvernement russe tempťrerait le zŤle de son reprťsentant et lui recommanderait moins d'insistance; mais, jusqu'ŗ l'arrivťe de ces instructions modťratrices, comment faire prendre patience ŗ l'obstinť questionneur? L'Empereur et son ministre se rťsolurent ŗ un systŤme d'ajournements et de faux-fuyants: faisant fond sur la faiblesse de Kourakine, sur le caractŤre de cet inoffensif personnage, ils jugŤrent possible d'abuser impunťment de sa candeur, de le traÓner de jour en jour, d'heure en heure, sous les plus invraisemblables prťtextes, et aussitŰt allait commencer pour l'infortunť vieillard une longue sťrie de mystifications. Dans ses entretiens avec lui, le duc de Bassano ne se plaÁait plus sur le terrain d'une rťsistance absolue ŗ l'article premier de l'ultimatum. L'Empereur lui-mÍme avait dťclarť qu'il ne se refusait pas en principe ŗ ťvacuer la Prusse, pourvu que la demande lui en fŻt faite sous une forme compatible avec sa dignitť, respectueuse de son honneur, pourvu que le retrait de ses troupes lui fŻt prťsentť comme l'un des termes et non comme la condition prťalable de l'arrangement. Kourakine, toujours intraitable sur le fond, se prÍta ŗ chercher un tempťrament dans la rťdaction. Voici ce qu'il imagina: on signerait tout de suite une convention prťliminaire, qui servirait de base ŗ une entente ultťrieure et dťfinitive. Par le premier article de cette convention, l'empereur des FranÁais s'engagerait dŤs ŗ prťsent et de la faÁon la plus formelle ŗ ťvacuer la Prusse, ŗ rťduire la garnison de Dantzick; par les articles subsťquents, la Russie s'obligerait ŗ nťgocier ultťrieurement sur les autres objets en litige. Ainsi, dans le dispositif matťriel de l'arrangement, se trouverait ťtablie, entre les concessions faites de part et d'autre, une sorte de corrťlation apparente et de balancement, propre ŗ en attťnuer la disparitť rťelle. Le duc de Bassano parut agrťer cette idťe et pria Kourakine de prťparer ŗ tÍte reposťe une sťrie d'articles. Croyant tenir la solution pacifique ŗ laquelle il aspirait de toute son ‚me, Kourakine se mit aussitŰt ŗ l'oeuvre, prit la plume et rťdigea de son plus beau style un projet de convention. ņ son grand ťtonnement, un jour, puis deux, puis trois s'ťcoulŤrent, sans qu'il eŻt ŗ faire usage de son chef-d'oeuvre. Lorsqu'il se rendait chez le ministre, celui-ci ťtait invariablement absent: on eŻt dit qu'il avait oubliť la grande affaire et l'existence de l'ambassadeur. Kourakine se prťparait ŗ lui rafraÓchir la mťmoire par une communication pressante, quand le 2 mai au matin, se promenant dans son jardin et humant l'air frais des premiŤres heures, il vit se prťsenter ŗ lui un employť du ministŤre, venu pour lui exprimer tout le plaisir que Son Excellence ťprouverait ŗ le voir. Rťconfortť par cet appel, le prince s'y rendit sur-le-champ: il accourut tel qu'il ťtait, ęen bottes et en surtout, sans Ítre coiffťĽ, sans prendre le temps de passer son uniforme constellť d'ordres et d'insignes, ce qui dťnotait chez lui une prťcipitation tout ŗ fait contraire ŗ ses habitudes et une curiositť haletante. Le duc l'accueillit de la maniŤre la plus affable. Il avait dťsirť le voir, disait-il, afin de lui communiquer d'excellentes nouvelles, reÁues la veille de Pťtersbourg, et il commenÁa ŗ lui lire la dťpÍche par laquelle Lauriston rendait compte de ses entretiens avec le Tsar, avant le dťpart pour Wilna. Afin de mieux prouver que rien ne pressait et que l'on ťtait encore fort loin d'une rupture, M. de Bassano citait les paroles du monarque russe, toutes de douceur et de conciliation, et il se servait de cette monnaie libťralement dispensťe par Alexandre ŗ nos agents pour payer lui-mÍme l'ambassadeur de ce prince: ce qui est particuliŤrement digne d'attention,--fit-il observer,--c'est que l'Empereur n'a pas dit ŗ notre reprťsentant un seul mot concernant l'ťvacuation de la Prusse.--Quoi d'ťtonnant ŗ cela, reprit Kourakine, puisque mon maÓtre a fait de moi l'intermťdiaire unique et le canal de cette nťgociation dťcisive? Et il attendait avec impatience l'instant oý le dťbat allait se rouvrir, oý son projet de traitť, qu'il portait toujours dans sa poche, pourrait paraÓtre au jour et s'exhiber. ņ son vif dťplaisir, le duc termina l'entretien sans avoir fait aucune allusion ŗ cette piŤce. Trois jours passŤrent encore; il n'ťtait plus question du traitť, et Kourakine, ťbranlť dans son optimisme, moins crťdule qu'on ne l'avait supposť, se sentait envahi d'un trouble croissant: il en venait ŗ concevoir les doutes les plus forts sur la sincťritť du gouvernement franÁais, d'autant plus qu'il craignait maintenant que l'Empereur, en partant pour l'armťe, ne se dťrob‚t ŗ toute reprise de discussion. RenonÁant ŗ la course prťcipitťe que ne lui semblaient plus commander les dispositions de la Russie, Napolťon avait repris son projet d'acheminement graduel vers le Nord, par l'Allemagne, par Dresde, oý il conduirait Marie-Louise ŗ ses parents et convoquerait l'assemblťe des souverains. Le temps que lui prendraient ces opťrations, sa volontť d'arriver sur la Vistule et d'ouvrir la campagne en juin, ne lui permettaient guŤre de prolonger son sťjour ŗ Paris au delŗ du commencement de mai. Une seule considťration le retenait encore: il ne voulait pas sortir de sa capitale le premier et attendait, pour partir, d'avoir appris que l'empereur Alexandre s'ťtait rendu ŗ Wilna et avait pris position ŗ proximitť de la frontiŤre. En prťvision de cette nouvelle, on procťdait, au ch‚teau de Saint-Cloud, aux prťparatifs du grand dťplacement, et ces dispositions, malgrť le secret ordonnť, commenÁaient ŗ retentir au dehors. ņ mesure que le bruit du dťpart prend plus de consistance, Kourakine s'ťmeut davantage, sent mieux le besoin d'arracher une rťponse. Le 6 mai au matin, n'y pouvant plus tenir, il se rend ŗ l'hŰtel des relations extťrieures, rue du Bac, et n'est point reÁu: il revient ŗ quatre heures et demie, promŤne pťniblement ŗ travers les escaliers et les antichambres sa lourde impotence, force enfin la porte du ministre et le saisit. De nouveau, il se vit opposer une bonne gr‚ce ťvasive: le duc lui avoua qu'il ťtait encore sans ordres de l'Empereur, sans pouvoirs pour achever la nťgociation: mais, disait-il, pourquoi s'affecter si fort de ce retard, pourquoi tant d'alarmes? ęRien ne presse, ajoutait-il sur un ton de nonchalance, nous avons le temps et tous les moyens de nous entendre.Ľ Doucement, il plaisantait l'ambassadeur sur son manque de sang-froid et t‚chait de le tranquilliser. Embarrassť par ce flux de molles et caressantes paroles, Kourakine ťprouvait de grandes difficultťs ŗ placer les vťhťmentes objurgations qu'il avait prťparťes: comment se f‚cher avec un homme aussi poli? Il finit pourtant par exprimer, avec toute la force dont il ťtait capable, l'ťtonnement profond oý le jetait la quiťtude du ministre: celui-ci ignorait-il l'extrÍme pťril de la situation? Les troupes franÁaises continuaient d'avancer, les armťes allaient se trouver en prťsence, et de ce contact naÓtrait indubitablement la guerre, ŗ moins qu'on n'y mÓt obstacle par un accord urgent. Erreur que tout cela, reprenait le duc avec une inaltťrable sťrťnitť: ęnos troupes sont encore sur la Vistule, les vŰtres n'ont pas dťpassť leurs frontiŤres.--Mais l'Empereur va partir.--Il est possible que le dťpart de l'Empereur ait lieu bientŰt: mais l'ťpoque n'en est pas encore fixťe.Ľ Kourakine releva avec terreur l'aveu du ministre: ęQuand l'Empereur sera parti et que vous aurez ťgalement quittť Paris ŗ sa suite, que les communications seront interrompues entre vous et moi, quel sera donc mon destin ŗ Paris, et ŗ quel avenir dois-je m'attendre?Ľ Et l'angoisse se peignait sur ses traits.--ęVous Ítes toujours dans vos inquiťtudes, reprit le duc de Bassano. Rien n'est encore dťcidť. L'Empereur votre maÓtre est ŗ Pťtersbourg, et ses troupes sont derriŤre les frontiŤres. L'Empereur Napolťon est ŗ Paris, et ses armťes n'ont pas passť la Vistule. Il y a du temps et l'on pourra s'arranger.--Mais voilŗ plus d'une semaine que vous attendez les ordres de l'Empereur. Je ne puis rester dans une pareille incertitude sur vos rťponses. Mettez-vous ŗ ma place. Considťrez les responsabilitťs majeures oý je me trouve envers l'Empereur mon maÓtre, envers ma patrie, envers le public ťclairť et impartial de tous les pays, qui juge les ťvťnements politiques et la conduite de ceux qui y contribuent. Je ne puis me contenter de semblables dťlais, et surtout lorsque nous avons ŗ prťvenir une guerre tellement imminente. Quand verrez-vous donc l'Empereur? ę--Demain, j'aurai avec lui un travail extraordinaire, avant et aprŤs le conseil des ministres. ę--ņ quelle heure serez-vous de retour chez vous? ę--Pas avant huit heures du soir. ę--En ce cas, je ne pourrai vous voir demain, mais au moins ce sera, j'espŤre, aprŤs-demain jeudi. ę--Non, ne venez pas jeudi. J'aurai ce jour-lŗ mon travail ordinaire avec l'Empereur, et il y aura spectacle ŗ Saint-Cloud, oý le corps diplomatique sera invitť. ę--Ce sera donc vendredi, mais j'espŤre au moins que pour ce jour-lŗ vous aurez vos ordres et que je pourrai enfin de mon cŰtť vous produire mes deux projets de convention et d'armistice, que chaque jour je prends avec moi et qui sont dťjŗ usťs et trouťs dans ma poche... Donnez-moi des rťponses sur les articles que je vous ai proposťs, quelles qu'elles soient; mais que je puisse donner ŗ ma cour un rťsultat quelconque de la communication que j'ai faite de ces articles.Ľ Tout ce que put obtenir Kourakine, ce fut la promesse d'un nouvel entretien pour le vendredi 9 mai, sans l'annonce positive d'une rťponse. Rentrť chez lui, au sortir de cette dťcevante confťrence, l'ambassadeur tomba dans un abÓme de rťflexions amŤres. Quand il se fut remťmorť toutes les ťpreuves par lesquelles il avait passť depuis quinze jours, ses derniŤres illusions tombŤrent. La lumiŤre se fit pleinement dans son esprit: la mauvaise foi du cabinet franÁais lui apparut insigne, ťvidente, palpable: il se sentit outrageusement jouť, en prťsence de gens bien dťcidťs ŗ ne pas traiter, ŗ cacher sous une ombre de nťgociation des projets d'attaque et de surprise. ņ cette constation dťsolante, d'autres causes s'ajoutŤrent pour le pousser ŗ bout. Depuis quelque temps, son sťjour ŗ Paris ne lui valait que mortifications. Il n'en avait pas fini avec les tracas que lui avaient causťs l'intrigue de Tchernitchef et le procŤs de ses complices. Cette dťplorable affaire avait une suite inattendue, indťpendamment de son ťpilogue naturel. Le 1er mai, l'ťchafaud s'ťtait dressť en place de GrŤve; Michel avait ťtť conduit au supplice, et sa tÍte ťtait tombťe sous le couperet de la guillotine[495]. Saget avait subi en mÍme temps sa peine infamante, mais cette double expiation n'avait point ťpuisť la colŤre du gouvernement impťrial et suspendu ses rigueurs. Non seulement les deux acquittťs, Salmon et MosŤs, aprŤs un simulacre de mise en libertť, avaient ťtť arrÍtťs ŗ nouveau par mesure de haute police et rťincarcťrťs comme prisonniers d'…tat, mais Wustinger avait ťprouvť le mÍme sort, malgrť sa qualitť d'employť ŗ l'ambassade russe. Au sortir de l'audience oý il avait figurť comme simple tťmoin, on l'avait relaxť d'abord et rendu ŗ son maÓtre; celui-ci s'ťtait applaudi de cette rťparation tardive, tout en s'ťtonnant un peu que Wustinger lui eŻt ťtť renvoyť sans un mot d'excuse et que ce concierge intermittent eŻt reparu ŗ l'hŰtel Thťlusson ęcomme tombť des nues[496]Ľ; il s'apprÍtait ŗ le congťdier par ťgard pour la France, lorsque la police lui avait ťpargnť cette peine. Au bout de quelques jours, l'ťlargissement de Wustinger ne semblant pas compatible avec l'ordre public, il avait ťtť ressaisi, enlevť par les agents en pleine rue de Bourgogne, remis en lieu sŻr, et depuis lors Kourakine protestait en vain contre cette rťcidive dans l'arbitraire. [Note 495: _Journal de l'Empire_, nį du 2 mai 1812.] [Note 496: Note du 6 mai, archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] De plus, par la faute du gouvernement franÁais, il ťprouvait maintenant des difficultťs ŗ remplir les devoirs les plus positifs de sa charge. On retardait ses courriers, c'est-ŗ-dire l'expťdition de ses rapports: il y avait, ŗ n'en pas douter, un parti pris de l'isoler, de le mettre en ťtat de blocus, afin qu'il ne pŻt signaler ŗ son gouvernement la situation rťelle et le manŤge perfide de la France. Enfin, chez toutes les personnes tenant ŗ la cour, chez les ministres des puissances alliťes ŗ l'Empereur, il remarquait des allures plus qu'ťquivoques, une disposition ŗ se cacher de lui, ŗ lui faire mystŤre de tout. Le 30 avril, ŗ Saint-Cloud, il s'ťtait rencontrť ŗ la table du duc de Frioul avec le prince de Schwartzenberg: en cette occasion, l'ambassadeur d'Autriche avait paru lui tťmoigner une ouverture de coeur qu'expliquait leur longue intimitť; il n'avait jamais ťtť plus prťvenant, plus affectueux, et voici qu'au lendemain de ces effusions Kourakine apprenait le subit dťpart de Schwartzenberg, allant prendre le commandement du corps destinť ŗ opťrer contre la Russie. Tout le monde s'accordait donc ŗ le duper, ŗ le berner: c'ťtait un mot d'ordre donnť que de se faire un jouet de lui et de le tromper indignement. Alors, sous l'impression de ces trop lťgitimes griefs, sous le coup de multiples et cuisantes blessures, l'amour-propre exaspťrť du pauvre homme se rťvolta, en mÍme temps qu'un sentiment plus haut, la passion de venger son maÓtre outragť en sa personne, envahissait son ‚me. La colŤre des faibles est souvent aveugle en ses mouvements et dťconcertante par ses effets: celle de Kourakine le porta ŗ un belliqueux coup de tÍte. Brusquement, le pusillanime vieillard se transforme en un foudre de guerre. Jusqu'alors, l'idťe seule d'une rupture avec Napolťon le faisait trembler de tous ses membres: maintenant, c'est lui qui va la prťcipiter et pousser les choses ŗ l'extrÍme. Le 7 mai, avant d'avoir revu le duc de Bassano, ŗ la veille de la confťrence promise, il lance une note enflammťe: il y fait connaÓtre que tout ajournement nouveau le mettra dans l'obligation de quitter Paris: en vue de cette ťventualitť, il rťclame dŤs ŗ prťsent ses passeports[497]. De sa propre initiative, il se rťsout ŗ la dťmarche la plus grave dont un ambassadeur puisse assumer la responsabilitť, ŗ celle qui prťcŤde immťdiatement et annonce le recours aux armes. Par un affolement subit et trop explicable, l'adversaire convaincu de la guerre se trouvait amenť ŗ la dťclarer. [Note 497: Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Cette bombe ťclatant ŗ l'improviste avait de quoi troubler ŗ l'ťgal les gouvernements franÁais et russe dans leurs secrets calculs. La tactique d'Alexandre tendait ŗ provoquer la guerre, sans la dťclarer, et ŗ faire prononcer par son adversaire l'irrťparable signal. La dťmarche inopinťe de Kourakine, dont le public comprendrait mal les motifs, risquait d'intervertir les rŰles: elle ne pouvait que compromettre et mťcontenter le Tsar. D'autre part, elle attaquait et mettait en pťril tout le systŤme de temporisation imaginť par l'empereur des FranÁais. Si Napolťon avait rusť avec Kourakine au lieu de repousser franchement son ultimatum, c'ťtait ŗ seule fin de retarder l'instant oý les prťtentions apparaÓtraient inconciliables et le conflit patent. Par malheur, en mťnageant trop peu la dignitť et la patience de Kourakine, en le soumettant ŗ un rťgime vraiment intolťrable, on s'ťtait prťcipitť dans l'inconvťnient que l'on voulait ťviter; tendue ŗ l'excŤs, la corde avait cassť: on s'ťtait attirť un acte qui consommait et signalait la rupture. Si Kourakine quittait Paris, l'empereur Alexandre aurait toutes raisons pour ťconduire lui-mÍme Narbonne, s'estimer en ťtat de guerre, pousser ses troupes en avant et les jeter sur le pays compris entre le Niťmen et la Vistule. Le seul moyen pour Napolťon d'obvier ŗ ce danger ťtait d'apaiser Kourakine, de l'amadouer, de lui faire rťtracter sa demande de passeports. Quelque indispensable que fŻt ce travail, l'Empereur n'y pouvait procťder en personne. Il venait enfin d'apprendre qu'Alexandre avait quittť Pťtersbourg pour Wilna, et cette rťsolution commandait la sienne. Il se dťcida ŗ partir, en laissant derriŤre lui son ministre des relations extťrieures pour faire entendre raison ŗ Kourakine et l'amener ŗ rťsipiscence. Le 5 mai, il s'ťtait montrť ŗ l'Opťra, avec l'Impťratrice; c'ťtaient ses adieux aux Parisiens, qui ne devaient plus le revoir triomphant et heureux. Le 9, de grand matin, le dťpart se fit de Saint-Cloud: dans la journťe, des centaines, des milliers d'ťquipages sortirent bruyamment de Paris, s'empressant ŗ la suite de Leurs Majestťs et couvrant les routes. Pendant plusieurs jours, entre Paris et la frontiŤre, la circulation est interrompue; tous les moyens ordinaires de transport sont monopolisťs, tous les chevaux de poste rťquisitionnťs, un grand fracas met les populations en ťmoi: c'est l'Empereur qui passe, magnifiquement escortť. Mais il tient encore ŗ faire croire qu'il entreprend un voyage de pur apparat et de convenance, doublť d'une tournťe militaire. Le 10 mai, le _Moniteur_ publiait la note suivante, sous la date de la veille: ęL'Empereur est parti aujourd'hui pour aller faire l'inspection de la Grande Armťe, rťunie sur la Vistule. Sa Majestť l'Impťratrice accompagnera Sa Majestť jusqu'ŗ Dresde, oý elle espŤre jouir du bonheur de voir son auguste famille.Ľ Napolťon partait officiellement pour Dresde, pour Varsovie, et subrepticement pour Moscou. L'entretien convenu entre Maret et Kourakine eut lieu peu d'heures aprŤs ce dťpart, dans la journťe du 9. L'ambassadeur se prťsenta au rendez-vous affermi dans ses rťsolutions, fort de sa conscience en repos, mais le coeur navrť de ce que le soin de sa dignitť l'avait obligť ŗ faire. En apercevant le duc: ęVous voyez, dit-il, ŗ quoi vous m'avez rťduit.Ľ Et il rappela sa demande de passeports.--ęMais comment, interrompit le ministre, avez-vous pu prendre une rťsolution aussi prťcipitťe, une rťsolution qui entraÓne sur vous la responsabilitť de la guerre? Avez-vous eu pour cela des ordres de l'Empereur votre maÓtre?--Non, je n'ai pu les avoir. L'Empereur mon maÓtre ne pouvait prťvoir ni supposer tout ce qui m'est arrivť et ces retards de plus de quinze jours que vous avez laissťs s'ťcouler sans rťpondre aux communications dont j'ťtais chargť.Ľ Alors, en termes tour ŗ tour affectueux et sťvŤres, le duc essaya de le raisonner, de le sermonner, de lui faire comprendre la redoutable portťe de son acte. La guerre ťtait possible, disait-il, mais non certaine; il le savait mieux que personne, comme ministre et confident de l'Empereur, et c'ťtait au moment oý l'on pouvait conserver les plus sťrieuses espťrances de paix que l'ambassadeur de Russie prenait sur lui de les anťantir d'un trait de plume. Avait-il donc songť, cet ambassadeur si bien intentionnť jusqu'alors, au poids dont il allait charger sa conscience, aux reproches que seraient en droit de lui adresser son souverain, son pays, l'Europe, l'humanitť? Ces rťflexions, Kourakine se les ťtait faites et avait passť outre; nťanmoins, ŗ l'aspect des effrayantes perspectives que son interlocuteur dťployait ŗ ses yeux, le sentiment de sa responsabilitť l'ťtreignit davantage et l'accabla. Ce surcroÓt d'ťpreuve excťdait ses forces: sa face s'empourpra, des sanglots lui montŤrent ŗ la gorge, et il fondit en larmes[498]. [Note 498: Lettre du duc de Bassano ŗ l'Empereur, en date du 10 mai. Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Le duc, tťmoin impassible de cette explosion, se prťparait ŗ en profiter, lorsque Kourakine, par un suprÍme effort de volontť, se roidit contre son ťmotion et se ressaisit. Il refusa de retirer sa demande de passeports ŗ moins que la France ne rompÓt un injurieux silence. Rťcapitulant ses griefs, ťnumťrant ses sujets de plainte, il serrait le duc entre les deux termes de cette alternative: rťpondre ŗ ses notes ou le laisser partir. Si infranchissable que parŻt le cercle oý le ministre franÁais se voyait enfermť, il trouva moyen d'en sortir, dťcouvrit une ťchappatoire. Il se montra prÍt ŗ discuter enfin l'arrangement. Seulement, avant de rťpondre sur le fond, il souleva une difficultť de forme, posa une question prťalable: Vous offrez, dit-il ŗ Kourakine, de signer un accord sur les bases proposťes par la Russie? Soit; l'Empereur ne s'y refuse point. Mettons-nous donc ŗ l'oeuvre, entrons en matiŤre, et avant tout, pour faire bonne et valable besogne, remplissons les formalitťs qu'exige en pareil cas la procťdure diplomatique. La premiŤre et la plus essentielle, entre nťgociateurs prÍts ŗ s'aboucher, est de se communiquer respectivement leurs pouvoirs.  tes-vous muni d'un acte authentique et spťcial qui vous autorise ŗ conclure et signer un arrangement? En ce cas, veuillez exhiber et me communiquer ces pouvoirs. Kourakine dut confesser qu'il ne les possťdait point: le duc s'en doutait et prenait sciemment son adversaire au dťpourvu. La cour de Russie avait si peu la pensťe de traiter sťrieusement, elle avait si peu prťvu l'acceptation de ses exigences qu'elle avait nťgligť de confťrer ŗ son reprťsentant les pouvoirs nťcessaires pour passer un acte qui constaterait l'entente: elle s'ťtait bornťe ŗ lui en annoncer l'expťdition ultťrieure et ťventuelle. La manoeuvre du gouvernement franÁais ťtait donc habilement conÁue et dťgageait sa position. On lui reprochait un dťfaut de sincťritť; il ripostait en obligeant Kourakine ŗ dťcouvrir chez son propre cabinet un manque de bonne foi ou tout au moins d'empressement. ņ la vťritť, Kourakine pouvait rťpondre--et il ne s'en fit pas faute dŤs qu'il fut revenu de la stupťfaction oý l'avait jetť cette diversion inopinťe--que son caractŤre d'ambassadeur lui donnait essentiellement qualitť pour recevoir et constater l'adhťsion de la France aux bases proposťes. S'il n'ťtait point investi des pouvoirs nťcessaires pour signer un contrat en forme, il s'offrait quand mÍme ŗ le passer. Supposant malgrť tout la bonne foi de son gouvernement, jugeant les autres d'aprŤs lui-mÍme, il ne mettait pas en doute et garantissait l'approbation de son maÓtre. Toujours sincŤre, ťmouvant ŗ force d'honnÍtetť, il supplia, il adjura le duc, avec l'accent d'une conviction profonde, de ne plus s'arrÍter ŗ de misťrables arguties, ŗ de dangereuses chicanes: ęPuisqu'il en est temps encore, disait-il, ne perdons pas un instant; nťgocions ŗ fond et franchement; arrÍtons un projet d'arrangement, et je signerai sous rťserve d'une ratification qui viendra sŻrement: en agissant ainsi, nous aurons bien servi nos maÓtres et nos pays.--Non pas, reprenait le duc, nous ne serions pas ŗ deux de jeu. J'ai mes pleins pouvoirs, vous n'avez pas les vŰtres. Plus d'une annťe nous avons demandť que vous en fussiez revÍtu. Avant que vous le soyez, comment voulez-vous que je puisse nťgocier avec vous? Je ne puis nullement accťder ŗ ce mode de procťder.Ľ Et tenant tout en suspens, il rejetait sur la Russie la responsabilitť des retards dont se plaignait l'ambassadeur, dťniait ŗ celui-ci le droit de s'en offusquer et de rťclamer ses passeports. Cette controverse occupa la journťe du 10 mai. Le soir, dťsespťrant de vaincre un parti pris de dťloyautť, revenant ŗ l'idťe de trancher dans le vif, Kourakine se jura de retourner le lendemain chez le ministre, ŗ seule fin de rompre dťfinitivement et d'exiger ses passeports. La nuit passa sur cette rťsolution sans la changer. Au matin, Kourakine se prťparait ŗ prendre pour la derniŤre fois le chemin de l'hŰtel de la rue du Bac, lorsqu'il apprit par un billet assez embarrassť du ministre que celui-ci avait quittť Paris dans la nuit pour rejoindre l'Empereur. AprŤs avoir opposť une fin de non-recevoir qui lui avait permis d'ťluder ŗ la fois une rťponse ŗ l'ultimatum et la remise des passeports, le duc avait jugť opportun de se soustraire par un dťpart ŗ de nouvelles rťquisitions: entre l'ambassadeur et lui, il ťtait en train de mettre deux cents lieues de pays. Et Kourakine restait en face du vide, dťsorientť, accablť, une fois de plus mystifiť, mais placť dans l'impossibilitť de se venger par le coup d'ťclat qu'il mťditait, car l'ťloignement allait permettre ŗ l'Empereur de lui faire attendre indťfiniment son congť et les moyens matťriels de partir. Pour le moment, il se voyait condamnť ŗ rester, rivť ŗ son poste, ambassadeur malgrť lui. Il prit la rťsolution d'abriter son chagrin et ses humiliations dans une maison de plaisance qu'il avait louťe pour la belle saison: au lieu de partir pour la Russie, il partit pour la campagne. …tabli au pavillon de Coislin, prŤs de Saint-Cloud, il apercevait de ses fenÍtres l'impťriale rťsidence oý il avait ťtť comblť naguŤre de distinctions et d'honneurs, et une profonde mťlancolie s'emparait de lui lorsqu'il comparait ŗ ce triomphant passť sa dťtresse actuelle[499]. [Note 499: Voy. aux archives des affaires ťtrangŤres ses lettres particuliŤres au duc de Bassano.] ņ travers de multiples pťripťties, Napolťon ťtait parvenu ŗ ses fins. Il retardait le dťnouement de la crise, sans chercher ŗ le modifier: il comprimait le cours des ťvťnements, se rťservant de le dťchaÓner ŗ son heure. En retenant Kourakine, il sauvait l'apparence de la paix: il rendait possible l'accalmie momentanťe qu'il espťrait crťer par l'envoi de Narbonne: tandis qu'il s'essayait ŗ renouer en Russie le fil de la nťgociation, il l'empÍchait de se briser ŗ Paris: il ťvitait que le fait brutal et matťriel de la rupture n'ťclat‚t derriŤre lui, dans son dos, tandis qu'il irait tenir ŗ Dresde de solennelles assises, recevoir l'hommage et le serment des rois, et gagnerait ŗ pas comptťs les frontiŤres de la Russie. Pour obtenir ce rťsultat, aucun scrupule ne l'avait arrÍtť: artifices, caresses, violences, procťdťs despotiques et raffinements de duplicitť, tous les moyens lui avaient ťtť bons: jamais le jeu compliquť de la diplomatie, ses roueries et ses petites habiletťs ne s'ťtaient plus bizarrement enchevÍtrťs aux conceptions d'une politique effrťnťe qui avait entrepris encore une fois de bouleverser l'Europe et de la remanier ŗ jour fixe. CHAPITRE XII DRESDE. ņ travers l'Allemagne.--Arrivťe ŗ Dresde.--Installation de l'Empereur.--Tableau de la cour saxonne.--Affluence de souverains.--La reine de Westphalie.--Arrivťe de l'empereur et de l'impťratrice d'Autriche.--Belle-mŤre et belle-fille.--FÍte du 19 avril.--Aspect de Dresde pendant le congrŤs.--Vie de famille.--L'Empereur se remet au travail.--Lettre de Kourakine rťclamant ŗ nouveau ses passeports.--Manoeuvre de la derniŤre heure.--Ordre expťdiť ŗ Lauriston de se rendre ŗ Wilna et d'y entretenir un fallacieux espoir de paix.--La journťe des souverains ŗ Dresde.--Le lever de l'Empereur.--La toilette de l'Impťratrice.--L'aprŤs-midi.--GoŻts et occupations de l'empereur FranÁois.--Le dÓner.--Cťrťmonial napolťonien.--Napolťon et Louis XVI.--La soirťe.--Le jeu des souverains et le cercle de cour.--Jalousie des dames autrichiennes.--Mme de Senft.--Le duc de Bassano.--Caulaincourt.--Mots de l'Empereur.--Ses conversations avec l'empereur FranÁois.--Il se met en frais de galanterie auprŤs de l'impťratrice d'Autriche et ne rťussit pas ŗ la gagner.--Intimitť apparente.--Les cours au spectacle.--Parterre de rois.--Napolťon comparť au soleil.--Le roi de Prusse.--Le _Kronprinz_.--Hiťrarchie ťtablie entre les souverains.--Concours de bassesses.--Apogťe de la puissance impťriale.--Spectacle sans pareil dans l'histoire.--Napolťon se montre davantage en public; promenade ŗ cheval autour de Dresde.--Visite ŗ l'ťglise Notre-Dame.--L'empereur Alexandre dans une ťglise catholique de Lithuanie.--La veillťe des armes.--Retour de Narbonne; il rend compte de sa mission.--Explosion printaniŤre; approche de la saison favorable aux hostilitťs.--Dernier appel ŗ la SuŤde et ŗ la Turquie.--Napolťon dťcide de soulever la Pologne.--Il songe ŗ Talleyrand pour l'ambassade de Varsovie; raisons qui le portent ŗ ce choix, incidents qui l'y font renoncer.--Nouvelle disgr‚ce de Talleyrand.--L'abbť de Pradt.--Choix funeste.--Objets proposťs au zŤle de l'ambassadeur.--Napolťon cherche ŗ gagner encore quelques jours.--Son dťpart de Dresde.--L'assemblťe des souverains se disperse.--Propositions inattendues de Bernadotte: motif et caractŤre de ce revirement.--Mauvaise foi du prince royal.--Il s'efforce de mťnager un accord entre la Russie et la Porte.--CongrŤs et traitť de Bucharest.--La paix sans l'alliance.--L'amiral Tchitchagof.--Projet d'une grande diversion orientale.--Alexandre espŤre ťbranler le monde slave et le prťcipiter sur l'Illyrie et l'Italie franÁaises.--L'idťe des nationalitťs se retourne contre la France.--Demi-trahison de l'Autriche.--Duplicitť de la Prusse et des cours secondaires de l'Allemagne.--Universel mensonge.--Avertissements de JťrŰme-Napolťon, de Davout et de Rapp.--Pronostic de Sťmonville.--Parmi les FranÁais, les grands se lassent et s'inquiŤtent: la confiance des humbles reste absolue et ardente.--Lettre d'un soldat.--L'armťe croit aller aux Indes. I Pour aller ŗ Dresde, l'Empereur et l'Impťratrice prirent par Ch‚lons et Metz, franchirent le Rhin ŗ Mayence, puis, se dťtournant lťgŤrement vers le sud, passŤrent ŗ proximitť du Wurtemberg et de la BaviŤre. Sur tout leur parcours, l'Allemagne avait ťchelonnť des princes, courbťs dans une attitude d'adoration. On trouva ŗ Mayence ceux d'Anhalt et de Hesse-Darmstadt; ŗ Wurtzbourg, le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Bade obtinrent quelques instants d'entretien; ŗ Bamberg, pendant qu'on relayait, les ducs Guillaume et Pie de BaviŤre prťsentŤrent leurs hommages. Napolťon voyageait avec le faste et l'appareil d'un potentat d'Asie; des populations entiŤres avaient ťtť rťquisitionnťes pour aplanir devant lui et rťparer la route; pendant la nuit, de grands bŻchers, dressťs de place en place, s'allumaient ŗ mesure qu'avanÁaient les voitures impťriales et rťpandaient sur leur passage une clartť d'incendie. Comme la longueur des ťtapes se rťglait d'aprŤs les convenances et la santť de l'Impťratrice, le jour de l'arrivťe ŗ Dresde n'avait pu Ítre rigoureusement fixť. Cette incertitude troublait fort le roi et la reine de Saxe, qui craignaient d'Ítre surpris par leur visiteur et de ne pouvoir ŗ temps se porter ŗ sa rencontre. Le 15 mai, ils prirent le parti de s'ťtablir dans la petite ville de Freyberg, situťe ŗ huit lieues en avant de Dresde[500]. Le soir venu, le Roi ne voulait point se coucher; pour le dťcider ŗ prendre un peu de repos, il fallut que son ministre des affaires ťtrangŤres, le baron de Senft, pass‚t la nuit sur une haise ŗ l'entrťe de son appartement, prÍt ŗ l'avertir au premier signal[501]. Pourtant, la nuit, puis la matinťe du lendemain, s'ťcoulŤrent sans alerte; dans l'aprŤs-midi seulement, les ťquipages impťriaux furent annoncťs et presque aussitŰt arrivŤrent. AprŤs de rapides effusions, les deux cours se confondirent; FranÁais et Saxons se rťpartirent cŰte ŗ cŰte dans les mÍmes voitures, la course fut reprise, et l'entrťe ŗ Dresde se fit le soir mÍme, aux flambeaux, au son de toutes les cloches, au bruit des salves d'artillerie dont les montagnes d'alentour se renvoyaient les ťchos en interminables roulements. [Note 500: Serra, ministre de France ŗ Dresde, ŗ Maret, 15 mai 1812.] [Note 501: _Mťmoires du comte de Senft-Pilsach_, ministre des affaires ťtrangŤres de Saxe, p. 106.] L'Empereur fut conduit au ch‚teau royal, ŗ la Rťsidence, comme disent les Allemands: lŗ, tous les princes de la famille de Saxe se trouvŤrent rťunis pour lui souhaiter la bienvenue. Sur l'escalier d'honneur, des gardes suisses faisaient la haie, armťs de hallebardes, portant le tricorne ŗ plume blanche et la perruque ŗ trois marteaux, tout habillťs de taffetas jaune et violet. Cette tenue plus galante que martiale fit sourire nos jeunes officiers, qui trouvŤrent aux gardes de Sa Majestť Saxonne un air de ęscaramouches[502]Ľ. ņ travers ce dťcor, l'Empereur fut conduit aux appartements qui lui avaient ťtť rťservťs, les plus beaux, les plus vastes du palais, ceux qu'avait naguŤre habitťs et embellis Auguste II, l'ťlecteur-roi de fastueuse mťmoire. [Note 502: _Journal du marťchal de Castellane_, I, 92.] Le lendemain, on chanta un _Te Deum_ solennel pour remercier le ciel de sa venue: il y eut prťsentation de la cour et du corps diplomatique. Le ministre de Russie, M. de Kanikof, parut avec ses collŤgues: comme l'Empereur l'accueillit bien et affecta mÍme de le distinguer, quelques assistants y virent un symptŰme de paix; d'autres, plus avisťs, dirent que le conquťrant, tout en se prťparant ŗ l'attaque, rentrait encore ses griffes et ęfaisait patte de velours[503]Ľ. [Note 503: Sur le dťtail des journťes ŗ Dresde, nous avons pu consulter le _Journal inťdit_ du grand maÓtre de la cour de Saxe, que M. Frťdťric Masson a bien voulu nous communiquer.] Dans la mÍme journťe, l'Empereur revit ses hŰtes saxons et put les observer de plus prŤs. Il retrouva le Roi tel qu'il l'avait connu ŗ Dresde en 1807, ŗ Paris en 1809, c'est-ŗ-dire parfaitement docile, plein de prťvenances, et leur intimitť sembla tout de suite reprendre et se fortifier. ņ vrai dire, il eŻt ťtť difficile de dťcouvrir la moindre affinitť de caractŤre entre le violent empereur et le monarque pacifique qui le recevait ŗ Dresde. Paternel et digne, bienveillant sans familiaritť, Frťdťric-Auguste s'ťtait conciliť ŗ la fois le respect et l'affection de ses peuples; n'ambitionnant point d'autre gloire, il se fŻt contentť de rťgner en paix sur des sujets faciles ŗ gouverner. Il se dťchargeait volontiers du poids des affaires sur un favori doux et ‚gť comme lui, le comte Marcolini; son bonheur eŻt ťtť de se livrer sans contrainte aux exercices d'une dťvotion minutieuse, entremÍlťs de quelques distractions idylliques et champÍtres[504]. Mais il avait compris que la sťcuritť et l'avenir de son …tat ťtaient au prix d'un accord ťtroit avec le dominateur de l'Allemagne; il l'avait donc choisi pour inspirateur et pour guide, et, sans l'interroger, sans chercher ŗ pťnťtrer ses projets, suivait en tout ses impulsions avec une dťfťrence discrŤte. [Note 504: Il ťcrivait ŗ Marcolini, au cours d'un voyage: ęJ'ai ťtť rťgalť du matin au soir par le chant des rossignols. Ils abondent, mÍme dans les plus misťrables villages. Ils seraient bien mieux placťs dans mon jardin de Pillnitz, oý vous savez que nous n'avons jamais pu en ťtablir.Ľ Bourgoing, ministre de France en Saxe, ŗ Maret, 8 mai 1811.] La Reine, d'un physique disgracieux et de rťputation ťquivoque, aidait son mari ŗ organiser les rťceptions, les fÍtes, et n'y apportait par elle-mÍme aucun agrťment. Les princes frŤres du Roi, tout entiers ŗ leur famille, ŗ leurs pratiques de piťtť, ŗ leurs jardins, offraient le modŤle des vertus privťes, sans aucune des qualitťs qu'eŻt exigťes leur rang; Napolťon les jugea du premier coup indignes de l'occuper: il se borna ŗ leur faire passer la parade, pour ainsi dire, et ŗ leur adresser quelques questions sur le degrť d'avancement de leur instruction militaire[505]. Quant aux autres membres de la cour, il les trouva pleins d'une admiration craintive, empressťs ŗ lui faire fÍte autant que le leur permettaient des ressources assez bornťes. [Note 505: _Mťmoires de Senft_, 172.] FonciŤrement attachťs au passť, dont ils gardaient l'esprit, les usages et la politesse, les Saxons cťdaient nťanmoins aux circonstances, se livraient au glorieux parvenu sans l'aimer et se laissaient entraÓner par lui, avec quelque effarement, dans un tourbillon d'occupations et de plaisirs qui dťrangeait leurs habitudes tranquilles. Dans ce monde d'un autre ‚ge, aux tons effacťs, aux nuances discrŤtes et fanťes, Napolťon allait trancher plus que partout ailleurs par l'exubťrance de son gťnie, l'ťclat cru de son esprit et de son langage, son luxe flambant et neuf. Il avait acceptť l'hospitalitť des souverains saxons, mais il voulait Ítre chez lui dans leur palais, y tenir maison et table ouverte. C'ťtait une cour entiŤre qu'il avait emmenťe, les principaux dignitaires de son ťtat-major, sa maison militaire, un service complet de chambellans, d'ťcuyers et de pages, un prťfet du palais, et de plus l'accompagnement ordinaire de l'Impťratrice aux jours de solennitť, grande maÓtresse et grand chambellan, premier ťcuyer, chevalier d'honneur, trois chambellans, trois ťcuyers, trois dames du palais. Les noms les plus illustres de l'ancienne et de la nouvelle France figuraient ensemble dans ce cortŤge, un Turenne, un Noailles, un Montesquiou, ŗ cŰtť d'une Montebello. En mÍme temps, se faisant suivre d'un personnel dťmesurťment nombreux, de tout un service d'appartement et de bouche, l'Empereur avait ordonnť de transporter ŗ Dresde son argenterie, le splendide ťcrin de l'Impťratrice, les joyaux de la couronne, tout ce qui pouvait rehausser matťriellement et parer le rang suprÍme. Dans son nouveau sťjour, il voulait devenir le centre rayonnant vers lequel se tourneraient tous les regards, toutes les curiositťs, et faire lui-mÍme les honneurs de Dresde aux princes ťtrangers qu'il y avait conviťs en foule. Les princes de la Confťdťration du Rhin commenÁaient ŗ se prťsenter, ŗ se succťder dans un interminable dťfilť. DŤs le matin du 17, on avait vu arriver ceux de Weymar, de Cobourg, de Mecklembourg, et le grand-duc de Wurtzbourg, primat de la Confťdťration. Dans la soirťe, la cour de Saxe eut ŗ recevoir la reine Catherine de Westphalie, appelťe par invitation spťciale de l'Empereur. Napolťon avait pris en affection cette princesse si charmante, si vivante, qui aimait si franchement son mari et faisait une heureuse exception par ses allures prime-sautiŤres, par la sincťritť de ses sentiments, dans le milieu compassť des cours: l'attention qu'il avait eue de la mander frappait d'autant plus qu'il avait ťcartť de la rťunion, avec un soin rigoureux, les autres membres de sa famille. EugŤne avait traversť Dresde peu de jours auparavant, mais n'avait fait qu'y paraÓtre et y plaire: il avait reÁu ordre de rejoindre ses troupes au plus vite. JťrŰme n'avait pas eu permission de quitter son quartier gťnťral. Pour Murat, la prohibition avait ťtť plus nette encore et plus sensible. Bien que le roi de Naples, arrivant d'Italie, sembl‚t naturellement appelť ŗ passer par la Saxe pour se rendre en Pologne, l'Empereur lui avait imposť un itinťraire dont le tracť aboutissait directement ŗ Dantzick et s'ťloignait de la capitale saxonne. ņ l'entendre, s'il avait agi de la sorte, c'ťtait par ťgard pour son beau-pŤre: l'empereur d'Autriche regrettait toujours ses possessions d'Italie: la vue d'un prince ťtabli en ce pays par nos armes pourrait affliger ses yeux: pourquoi lui g‚ter la joie qu'il ťprouverait ŗ revoir sa fille? Dans la rťalitť, le motif de l'exclusion ťtait tout autre, et Napolťon ne se privait pas de l'indiquer ŗ ses familiers, lorsqu'il voulait Ítre franc. Tel qu'il connaissait Murat, il jugeait dangereux pour ce roi de promotion rťcente tout contact avec des souverains d'ancienne souche et particuliŤrement avec la maison d'Autriche: ęSa tÍte va tourner, disait-il, si l'empereur FranÁois lui adresse quelques paroles aimables[506].Ľ Ravi de ces avances, flattť dans sa vanitť de se voir recherchť par le descendant de quarante-deux empereurs, Murat se laisserait aller sans doute, avec l'intempťrance habituelle de sa langue, ŗ des confidences compromettantes, ŗ des propos qui l'engageraient: ainsi se crťerait entre l'Autriche, aspirant au fond ŗ rentrer en Italie, et Murat, aspirant ŗ s'y faire une position indťpendante, une intelligence suspecte, que Napolťon tenait essentiellement ŗ empÍcher. Se dťfiant ŗ l'ťgal des souverains qu'il avait placťs sur le trŰne et de ceux qu'il y avait laissťs, il n'admettait pas que trop d'intimitť s'ťtablÓt entre les uns et les autres. [Note 506: _Documents inťdits_.] L'empereur et l'impťratrice d'Autriche arrivŤrent dans l'aprŤs-midi du 19 et reÁurent les mÍmes honneurs que Napolťon lui-mÍme, avec cette diffťrence que le couple saxon ne se porta point au-devant d'eux. …tablis au palais, ils se prťparaient ŗ visiter l'empereur des FranÁais, quand celui-ci, les prťvenant, se fit annoncer. Quelques instants aprŤs, il arrivait avec Marie-Louise, avec toute sa suite, et les deux cours se trouvŤrent en prťsence. Cette premiŤre entrevue fut cťrťmonieuse et guindťe. Embarrassť et gauche, conscient de son infťrioritť, FranÁois Ier restait sur la rťserve et ne s'attendrit qu'en recevant dans ses bras celle qu'il nommait ęsa chŤre LouiseĽ. L'air de santť et de bonheur qui brillait sur les traits de Marie-Louise parut causer ŗ l'impťratrice autrichienne plus de surprise que de satisfaction. Cette princesse s'ťtait prťparťe ŗ s'apitoyer sur le sort de sa belle-fille, mariťe au despote exťcrť, et ťprouvait une dťception ŗ ne pouvoir la plaindre. Quant ŗ Napolťon, il constata avec dťsappointement que les souverains autrichiens ne s'ťtaient fait accompagner d'aucun de leurs proches. Il eŻt aimť, durant son sťjour en Saxe, ŗ marcher environnť d'un cortŤge d'archiducs; il avait fait exprimer ŗ Vienne le plaisir qu'aurait Marie-Louise ŗ se retrouver avec ses frŤres et regretta qu'on eŻt nťgligť d'obtempťrer ŗ ce voeu. Il marqua surtout quelque ťtonnement de ne pas voir l'hťritier prťsomptif de la couronne, l'archiduc Ferdinand, et comme sa belle-mŤre s'excusait de ne l'avoir point amenť en allťguant les seize ans du jeune prince, sa timiditť d'adolescent craintif et un peu sauvage, son ťloignement pour le monde: ęVous n'avez qu'ŗ me le donner pendant un an, dit vivement l'Empereur, et vous verrez comme je vous le dťgourdirai[507].Ľ [Note 507: Bulletin transmis de Vienne le 3 juillet par le secrťtaire d'ambassade La Blanche. Tous les ťchos de l'entrevue retentissaient ŗ Vienne.] Le soir, il y eut par extraordinaire grand couvert chez le roi de Saxe: pour cette fois, Napolťon avait voulu laisser ŗ ses hŰtes le plaisir de recevoir ŗ leur table et de fÍter les souverains. AprŤs le repas, servi par les grands officiers de la couronne de Saxe, l'illustre assemblťe se rendit dans les appartements de la Reine, et lŗ, se groupant autour des fenÍtres ouvertes, qui donnaient sur l'Elbe, put contempler le spectacle de Dresde illuminťe. Formťe de pylŰnes et d'arcs resplendissants, l'illumination couvrait l'esplanade situťe au devant du ch‚teau et prolongeait sur le beau pont qui vient y aboutir une flamboyante allťe. Un peu plus loin, un pont de radeaux, ťtabli pour la circonstance, offrait une dťcoration non moins brillante, qui se reflťtait sur le fleuve et semblait poser ŗ la surface des eaux une autre ligne de feux, d'un ťclat discret et p‚li. Sur les quais, sur les terrasses, la foule se pressait pour jouir du spectacle, et de la ville entiŤre, oý les rues illuminťes traÁaient de clairs sillons, montait un bruit de peuple en fÍte[508]. [Note 508: _Gazette universelle_ d'Augsbourg, 29 mai. _Journal de l'Empire_, 2 juin.] Depuis l'arrivťe des souverains, la charmante capitale de la Saxe ne se reconnaissait plus. D'ordinaire, l'aspect en ťtait calme et reposant; dans les rues s'ouvrant sur de fraÓches perspectives de verdure et de montagnes, peu de monde, point de voitures: des chaises ŗ porteurs, doucement balancťes, oý se laissaient entrevoir les dames de la ville, poudrťes et attifťes ŗ la mode d'autrefois: le dimanche, pour ťgayer ces solitudes, des choeurs d'ťcoliers en manteau court, chantant des cantiques[509]. En ce lieu privilťgiť de la nature, embelli par l'art, ŗ peu prŤs ťpargnť par la guerre, la vie ťtait oisive et molle, les moeurs retardaient sur le siŤcle, Dresde avait eu pourtant cette annťe mÍme sa rťvolution: dans la toilette d'apparat des femmes, le manteau de cour avait remplacť les paniers[510]: ŗ cela prŤs, on se serait cru de cinquante ans en arriŤre, et le style ancien des monuments, leur gr‚ce vieillie, les courbes onduleuses de leurs lignes, la profusion d'ornements en rocaille qui s'enroulaient sur leurs faÁades, complťtaient l'illusion. Et voici que Napolťon avait choisi cette ville pour y donner l'une de ces pompeuses reprťsentations qu'il excellait ŗ monter, pour y jeter une invasion de magnificences, un monde d'ťtrangers de tout ordre, de tout rang et de tout pays. [Note 509: _Journal de Castellane_, I, 95.] [Note 510: _Id._] Peu de troupes, ŗ la vťritť: nos colonnes cŰtoyaient Dresde sans y entrer: l'Empereur lui avait ťpargnť le fardeau de trop nombreux passages: seuls, quelques dťtachements de la Garde promenaient par les rues leur air vainqueur et leur splendide tenue, fraternisant avec les beaux grenadiers de Saxe, en habit rouge ŗ revers jaunes. Mais le fracas des entrťes, les chaises de poste roulant sur le pavť et amenant d'insignes personnages, les carrosses dorťs sortant pour les visites de cťrťmonie, l'affluence et le luxe des ťquipages, des costumes, des livrťes, mettaient partout un tumulte et un ťblouissement: c'ťtaient des arrivťes ŗ sensation se succťdant ŗ toute heure, le comte de Metternich prenant les devants sur ses maÓtres, le prince de Hatzfeldt se prťsentant comme envoyť extraordinaire de Prusse et sollicitant pour le Roi la permission de venir, le duc de Bassano prenant possession de l'hŰtel Salmour avec sa chancellerie, le prince de Neufch‚tel ťtablissant au palais BrŁhl les bureaux de la Grande Armťe: sur les pas de ces puissants, une irruption de suivants, de commis, de solliciteurs, encombrant les antichambres, campant sur les escaliers: Dresde en proie ŗ une cohue affairťe et brillante: un grand gouvernement et trois ou quatre cours s'installant, s'entassant dans la calme citť. Que de bruit, d'agitation, de mouvement! Partout des apprÍts de fÍte: dans les rues, sur les places, des dťcorations s'ťlevant ŗ la h‚te: six cents ouvriers appropriant la salle de l'Opťra italien ŗ une reprťsentation de gala; et dominant le bruit de ces prťparatifs, dominant le bourdonnement des foules, retentissant ŗ toute heure, la voix du canon; cent coups pour l'arrivťe de Leurs Majestťs Autrichiennes, cent coups au commencement du _Te Deum_ et encore trois salves de douze coups pour marquer les diffťrentes phases de la cťrťmonie, pendant que les gardes saxonnes, rangťes autour de l'ťglise, exťcutaient des feux de mousqueterie. Enfiťvrť par ce fracas, par l'ťclat et la diversitť des spectacles, le peuple emplissait les rues, se dťplaÁait par brusques oscillations, suivant qu'un objet nouveau attirait ou dťtournait son attention. Il s'amassait aux abords des palais, dŤs qu'un mouvement dans les cours, un signe quelconque semblait annoncer la sortie ou la rentrťe d'un cortŤge et promettre la vue des grands de ce monde. Parfois cette attente n'ťtait pas dťÁue: par les grilles ouvertes de la Rťsidence, une ťlťgante calŤche sortait, prťcťdťe de piqueurs, enveloppťe de gardes; elle menait ŗ la promenade les deux impťratrices, les deux Marie-Louise, la belle-fille et la belle-mŤre, affectant un touchant accord: la premiŤre ťpanouie et radieuse, la seconde gracieuse et frÍle, dissimulant sous un costume hongrois, ŗ plis bouffants et ťpais brandebourgs, la maigreur de sa taille et son buste ťmaciť. La foule regardait passer avec ravissement ces souriantes visions, sans que sa curiositť en fŻt pleinement satisfaite. On cherchait des yeux, on dťsirait voir l'Ítre extraordinaire qui ťtait l'‚me de tous ces mouvements. Mais l'Empereur jusqu'ŗ prťsent ne se montrait guŤre en public; comme s'il eŻt voulu laisser ŗ la rťunion un caractŤre d'intimitť presque familiale, il vivait avec ses hŰtes ou se tenait enfermť dans ses appartements: on le disait absorbť par un labeur incessant, en train de prťparer avec ses ministres et ses alliťs les destinťes de l'Europe: ęSa Majestť, ťcrivait une correspondance de Dresde, paraÓt extrÍmement occupťe[511].Ľ [Note 511: Passage citť par le _Journal de l'Empire_, nį du 31 mai.] En effet, Napolťon s'ťtait remis tout de suite ŗ sa besogne de souverain et de gťnťralissime. Affermissant la Grande Armťe sur la Vistule, pressant l'arrivťe des effectifs retardataires, il travaillait surtout ŗ organiser l'armťe de seconde ligne, celle qui devait garder l'Allemagne et fournir des renforts ŗ l'invasion; il dťterminait le nombre, la composition, l'emplacement des corps. En mÍme temps, il stimulait son ministre des relations extťrieures ŗ surveiller le fonctionnement de nos alliances, ŗ conclure celles qui n'ťtaient pas encore formťes, ŗ regagner le temps perdu auprŤs de la SuŤde et de la Turquie. DŤs que Berthier l'avait quittť, aprŤs lui avoir demandť des centaines de signatures, le duc de Bassano se prťsentait et lui apportait des lettres d'ambassadeurs, des rapports diplomatiques, des bulletins de renseignements arrivťs de toutes les parties de l'Europe. Une de ces piŤces attira l'attention de l'Empereur et le contraria. Par lettre en date du 11 mai, Kourakine renouvelait en termes pressants sa demande de passeports et n'admettait point que le gouvernement franÁais se fŻt soustrait, par un dťpart impromptu, au devoir de lui rťpondre[512]. Napolťon ne jugeait nullement le moment venu d'acquiescer ŗ sa requÍte. Afin de tromper l'impatience du vieux prince, il se borne ŗ lui faire expťdier des passeports pour quelques membres de sa maison et ępour ses enfants naturelsĽ, non pour lui-mÍme. Puis, un peu ťmu de ces instances persťcutrices, il se retourne vers Alexandre et essaye encore une fois de parlementer, dans sa prťoccupation constante d'endormir et d'immobiliser la Russie. Tel avait ťtť, on ne l'a pas oubliť, l'objet de la mission confiťe ŗ Narbonne. ņ l'heure qu'il est, cet aide de camp doit Ítre arrivť ŗ Wilna, mais il n'a pas encore donnť de ses nouvelles. On ignore s'il a ťtť reÁu par l'empereur Alexandre, s'il a rťussi ŗ faire renaÓtre dans l'esprit de ce prince un fallacieux espoir de paix. Pour le cas oý cette dťmarche ne suffirait point, Napolťon se dťcide ŗ la doubler par une autre: c'est la quatriŤme qu'il tente dans le mÍme but depuis le commencement de l'annťe. AprŤs avoir employť d'abord Lauriston, c'est-ŗ-dire son ambassadeur en titre, aprŤs avoir eu recours ensuite ŗ Tchernitchef, en troisiŤme lieu ŗ Narbonne, il revient ŗ Lauriston, ŗ la voie ordinaire et officielle. [Note 512: Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] Le 20 mai, un courrier part de Dresde ŗ destination de Pťtersbourg, avec une longue dťpÍche pour l'ambassadeur. Au reÁu de ce message, M. de Lauriston demandera ŗ l'office russe des affaires ťtrangŤres les moyens de se rendre au quartier gťnťral du Tsar, pour lequel il se dira porteur de communications graves et urgentes. Si ce recours direct au souverain, qui est presque de droit pour un ambassadeur, ne lui est pas accordť, il prendra acte du refus et attendra de nouvelles directions. Si sa demande est accueillie, il partira sur-le-champ pour Wilna et y entamera un dernier semblant de nťgociation. Le terrain sur lequel il doit se placer lui est soigneusement indiquť. ņ cet instant, Napolťon ne peut plus feindre d'ignorer l'ultimatum blessant d'Alexandre, vu le temps ťcoulť depuis l'envoi de cette piŤce. Il affecte seulement de croire que les prťtentions de la Russie lui ont ťtť inexactement transmises, que Kourakine a dťnaturť la pensťe de sa cour en lui donnant une forme comminatoire, qu'il a ťtť au delŗ de ses instructions en demandant ses passeports; ce sont les bťvues de cet ambassadeur ęhonnÍte homme, mais trop bornť[513]Ľ, qui ont crťť un dangereux malentendu. Lauriston devra demander des explications, sans insister pour qu'elles soient trop nettes: il dira surtout qu'un accommodement reste possible, que tout peut s'arranger encore, pourvu qu'on y mette un peu de bonne volontť; en consťquence, la Russie doit s'abstenir de tout acte irrťvocable et prťcipitť. Par cette manoeuvre de la derniŤre heure, Napolťon gagnerait plus sŻrement quelques semaines, le temps d'atteindre l'ťpoque oý les progrŤs de la vťgťtation dans le Nord lui donneraient licence d'entrer en campagne, le temps aussi d'organiser et de prťsider sa cour de souverains. [Note 513: Paroles de Napolťon dans ses entretiens ultťrieurs avec Balachof, citťes par Tatistchef, 595.] II Il avait rťglť sa vie ŗ Dresde suivant un mode pompeux et strict. Le matin, ŗ neuf heures, il tenait d'ordinaire un lever; les princes allemands y faisaient assidŻment acte de prťsence et venaient ŗ l'ordre. L'Empereur passait ensuite chez l'Impťratrice et assistait ŗ la Toilette. On sait quelle place occupait dans les usages des cours cette reprťsentation fastueuse, oý la souveraine, entourťe de ses femmes qui achevaient de la parer, admettait en sa prťsence quelques privilťgiťs. AprŤs le lever de l'Empereur, la toilette de Marie-Louise offrait l'occasion d'une seconde assemblťe. L'impťratrice d'Autriche y venait souvent, et la vue des merveilleux atours prťparťs pour sa belle-fille, des ťcrins ouverts, des coffrets dťbordant de diamants et de perles, excitait sa jalousie. Admirant ces trťsors, elle souffrait de n'en pas avoir de pareils, rťduite qu'elle ťtait par le malheur des temps ŗ une pťnible ťconomie. Marie-Louise, dŤs qu'un objet paraissait plaire particuliŤrement ŗ sa belle-mŤre, se h‚tait de le lui offrir, et l'autre impťratrice acceptait ces cadeaux avec un mťlange de satisfaction et de dťpit, ravie de les possťder, humiliťe de les recevoir[514]. ņ deux pas de lŗ, Napolťon causait avec la reine de Westphalie, avec les princes; c'ťtait l'un des moments de la journťe oý il parlait et laissait parler avec le plus d'abandon. Dans le fond de la salle, les courtisans commentaient ŗ voix basse ses moindres propos et en tiraient de grandes consťquences: ils se livraient ŗ de discrets pronostics sur les ťvťnements ŗ venir et signalaient les fortunes naissantes. [Note 514: _Mťmoires de Mme Durand_, 140. Cf. la lettre du duc de Bassano ŗ Otto en date du 27 mai 1812.] Dans l'aprŤs-midi, Napolťon rendait visite tous les deux ou trois jours ŗ son beau-pŤre et lui consacrait quelques instants. Lui parti, tandis que les impťratrices visitaient ensemble les musťes de Dresde et les sites ravissants du voisinage, l'empereur FranÁois, dťpaysť et dťsoeuvrť, atteignait difficilement la fin de la journťe. Les occupations d'…tat le tentaient peu: la politique lui avait semblť de tout temps une source de dťgoŻts; c'ťtait lui qui disait naguŤre ŗ son ministre Cobenzl: ęLorsque je vous vois entrer dans mon cabinet, la pensťe des affaires dont vous allez m'entretenir me serre le coeur.Ľ D'autre part, il n'avait pas ŗ Dresde ses familiers ordinaires, les favoris de bas ťtage dont les plaisanteries ťpaisses le rťjouissaient et qui s'ingťniaient ŗ lui trouver des distractions, des passe-temps, ŗ flatter les caprices de son imagination puťrile. Il ne pouvait, comme ŗ Vienne, employer de longues heures ŗ imprimer soigneusement des cachets sur une cire de choix ou ŗ faire la cuisine[515]. Cherchant des objets de curiositť et d'intťrÍt ŗ sa portťe, il sortait ŗ pied, fl‚nait par les rues, paterne et bienveillant avec la foule qui le saluait dťvotement: on le voyait tromper son ennui par de longues stations dans les boutiques, faire bourgeoisement des emplettes[516]. [Note 515: Feuille de renseignements transmise par Otto le 22 dťcembre 1811: ęOn raconte qu'ŗ Schlosshof (rťsidence impťriale en Hongrie) l'Empereur costumť en cuisinier ťtait occupť avec Stift (son mťdecin) ŗ faire du sucre d'ťrable, quand la dťputation officielle de la DiŤte vint engager Sa Majestť ŗ se rendre ŗ Presbourg.Ľ] [Note 516: _Mťmoires de Mme Durand_, 140.] Le soir, les souverains se retrouvaient pour le dÓner, qui avait lieu de fondation chez l'empereur des FranÁais. On se rťunissait ŗ l'avance dans ses appartements. Lŗ, s'il faut en croire une tradition, dans sa maniŤre d'opťrer son entrťe et de se faire annoncer, Napolťon affectait une simplicitť grandiose qui l'isolait de toutes les puissances accourues ŗ sa voix et l'ťlevait au-dessus d'elles. Ses invitťs ťtaient annoncťs par leurs titres et qualitťs: c'ťtaient d'abord des Excellences et des Altesses sans nombre, Altesses de tout parage et de toute provenance, anciennes ou rťcentes, Royales ou Sťrťnissimes,--puis les Majestťs: Leurs Majestťs le roi et la reine de Saxe, Leurs Majestťs Impťriales et Royales Apostoliques, Sa Majestť l'impťratrice des FranÁais, reine d'Italie. Lorsque toutes ces appellations sonores avaient retenti ŗ travers les salons, l'auguste assemblťe se trouvait au complet et le maÓtre pouvait venir. Alors, aprŤs un lťger intervalle de temps, la porte s'ouvrait de nouveau ŗ deux battants, et l'huissier disait simplement: L'Empereur. Il entrait gravement, le front ťpanoui ou soucieux suivant les jours, saluait ŗ la ronde, distribuait quelques paroles, et l'on se formait en cortŤge pour aller ŗ table. Un officier de sa maison, dont l'appartement donnait sur la galerie oý passaient les souverains, vit plusieurs fois le dťfilť et le dťcrit ainsi: ęNapolťon, son chapeau sur la tÍte, marchait le premier; ŗ quelques pas derriŤre lui s'avanÁait l'empereur d'Autriche, donnant le bras ŗ sa fille, l'impťratrice Marie-Louise, ce qui pourrait expliquer pourquoi ce monarque avait la tÍte nue; les autres rois et princes qui faisaient partie de ce cortŤge, au milieu duquel se trouvaient aussi la reine et les princesses de Saxe, suivaient les deux empereurs chapeau bas[517].Ľ Seule, l'impťratrice d'Autriche manquait ŗ cette figuration; allťguant sa faible santť, elle se faisait d'ordinaire conduire directement ŗ la salle du repas dans un fauteuil roulant, et cette maniŤre d'ťchapper au cťrťmonial napolťonien semblait une protestation. [Note 517: Lieutenant-colonel BAUDUS, _…tudes sur Napolťon_, 338.] ņ table, les convives ťtaient peu nombreux: en dehors des souverains, quelques princes de la Confťdťration, quelques grands dignitaires franÁais, invitťs ŗ tour de rŰle. Le service ťtait magnifiquement rťglť, correct et rapide, ęla chŤre exquise[518]Ľ; sur la table, une efflorescence de cristaux, de hautes piŤces d'orfŤvrerie d'un travail rare, une architecture d'argent et de vermeil, le merveilleux service dont la ville de Paris avait fait cadeau ŗ Marie-Louise lors de ses noces. L'empereur Napolťon, servi par ses pages, prťsidait au repas avec amťnitť. ņ cette heure, ses traits se dťridaient toujours: il devenait expansif et causeur, se trouvant bien avec ses hŰtes et savourant le bonheur de vivre en famille avec la maison d'Autriche. Par ce contact, il pensait se rattacher plus ťtroitement aux dynasties lťgitimes et s'assimiler aux Bourbons, ŗ la lignťe de rois avec laquelle il se dťcouvrait maintenant des liens inattendus. C'est ŗ Dresde, dit-on, qu'ťvoquant un jour les souvenirs de la Rťvolution, il dťclara que les choses eussent pris un autre cours si _son pauvre oncle_ avait montrť plus de fermetť. Le pauvre oncle, c'ťtait Louis XVI: Napolťon ťtait devenu son petit-neveu par alliance en ťpousant Marie-Louise et s'honorait volontiers de cette parentť rťtrospective. [Note 518: Bulletin de Vienne transmis le 3 juillet par La Blanche.] AprŤs le dÓner, il y avait d'ordinaire grande rťception. Les portes de la Rťsidence s'ouvraient aux personnes prťsentťes ŗ la cour, ŗ celles qui composaient le service des souverains; elles arrivaient ŗ la file, emplissaient les appartements d'honneur, et lŗ, dans les hautes salles d'une ornementation massive, sous les plafonds aux peintures allťgoriques, sous les ors brunis par le temps, sous les constellations de lustres, c'ťtait un rassemblement de toutes les grandeurs actuelles, une ťtincelante diversitť de costumes et d'uniformes, un luxe inouÔ de bijoux et de parures. Dans la galerie principale, des tables de jeu ťtaient dressťes pour les souverains: ils s'y asseyaient tour ŗ tour et jouaient avec gravitť, procťdant ŗ cet amusement d'apparat comme ŗ une fonction de leur rang. Autour d'eux, le cercle se formait: les assistants se tenaient en attitude respectueuse, droits sur leurs pieds, harassťs bientŰt par la longueur de ces solennelles parades[519]. [Note 519: _Mťmoires de Senft_, 169. Cf. BAUSSET, II, 60.] On causait peu: on s'observait beaucoup. Les dames qui avaient accompagnť l'impťratrice d'Autriche contemplaient avec curiositť nos FranÁaises, examinaient leur maintien, notaient les dťtails de leur toilette, jalousaient l'ťlťgance et la somptuositť de leur mise, car Napolťon voulait que les femmes de sa cour portassent sur elles en robes de brocart lamť d'or et d'argent, en corsages cuirassťs de pierreries, en multiples rangs de perles, en diadŤmes aux feux scintillants, les richesses dont il comblait leurs maris: auprŤs d'elles, les nobles Viennoises se jugeaient pauvrement vÍtues et se comparaient ŗ des ęCendrillons[520]Ľ. Parfois, un mot murmurť ŗ mi-voix, une rťflexion aigre marquait leur dťpit. Ce n'ťtait pourtant pas que les FranÁaises fissent sentir leur avantage par aucune arrogance. Le personnel de cour amenť par Napolťon se montrait d'une politesse grave, correct dans sa tenue, mesurť dans son langage; on le sentait stylť et dressť de main de maÓtre. Ce n'ťtait plus la gr‚ce pimpante de l'ancien rťgime, cette lťgŤretť aimable oý se mÍlait souvent un peu de fatuitť et de suffisance. Napolťon n'admettait pas qu'aucune vivacitť d'allures dťrange‚t l'uniformitť majestueuse de ses entours et rompÓt l'alignement. [Note 520: Bulletin transmis le 6 juillet, de Vienne.] Les seigneurs allemands imitaient cette rťserve: les princes eux-mÍmes cherchaient ŗ se confondre dans la foule, ŗ n'Ítre plus que courtisans. Quelques personnages pourtant attiraient l'attention. Le grand-duc de Wurtzbourg, honorť par l'Empereur d'une amitiť particuliŤre, se faisait remarquer par ses assiduitťs auprŤs de la duchesse de Montebello; le bruit avait couru qu'il ne croirait pas dťroger en ťpousant cette charmante FranÁaise. Le baron de Senft affichait bruyamment son zŤle napolťonien, et sa femme forÁait encore la note, avec un dťlirant enthousiasme. Cette dame s'ťtait rendue cťlŤbre par ses manques de tact. Ayant habitť Paris, oý son mari avait ťtť longtemps ministre de Saxe, elle s'y ťtait prise d'un goŻt exclusif pour nos moeurs, notre esprit, nos modes, et depuis son retour exaspťrait les Allemands en ťtablissant ŗ tout propos des comparaisons ŗ leur dťsavantage. En acceptant le portefeuille des affaires ťtrangŤres, le baron avait mis pour condition que le Roi ępardonnerait ŗ son ťpouse les propos souvent trŤs peu mesurťs qu'elle ťtait en possession de se permettre[521]Ľ. Mme de Senft abusait largement de ęcette espŤce d'absolution anticipťe[522]Ľ. Aujourd'hui, d'ailleurs, mari et femme semblaient d'accord pour multiplier les formes de l'adulation et les varier ŗ l'infini: ils en inventaient de puťriles. On racontait qu'ils avaient dressť leur petite fille, une enfant de huit ans, ŗ embrasser ęavec rageĽ le portrait de l'Empereur, en s'ťcriant: ęJe l'aime tant[523]!Ľ C'ťtait ce que Napolťon, ťcoeurť par tant de platitude, appelait depuis longtemps ęla nigauderie allemandeĽ. [Note 521: Bourgoing ŗ Champagny, 11 aoŻt 1810.] [Note 522: Bourgoing ŗ Champagny, 11 aoŻt 1810.] [Note 523: _Journal de Castellane_, I, 94.] Ses ministres, ses grands officiers ťtaient eux-mÍmes accablťs d'hommages, proportionnťs au degrť de faveur oý on les supposait auprŤs du maÓtre. Le duc de Bassano avait autour de lui une vťritable cour: c'ťtait ŗ qui vanterait sa supťrioritť d'esprit, son inaltťrable bonne gr‚ce, et de fait ce ministre, naturellement aimable, s'attachait ŗ plaire quand il n'eŻt eu qu'ŗ paraÓtre pour obtenir tous les suffrages. Caulaincourt, duc de Vicence, fixait les regards par sa haute taille, sa belle prestance, son extťrieur sympathique et ouvert: on lui tťmoignait toutefois plus de considťration que d'empressement. Son opposition ŗ la guerre ťtait connue, et cet homme intrťpide, qui ne craignait pas de contredire le maÓtre du monde, ťtait considťrť comme un phťnomŤne rare, curieux, un peu inquiťtant, ŗ regarder de loin. Cependant, comme il causait un soir dans l'embrasure d'une fenÍtre avec le duc d'Istrie, l'empereur d'Autriche s'approcha de lui et, sur un ton d'amicale remontrance, se prit ŗ lui expliquer que l'empereur Alexandre voulait certainement la guerre, puisqu'il avait dťclinť la mťdiation autrichienne[524]. [Note 524: _Documents inťdits_.] Mais soudain le murmure discret des conversations se taisait: Napolťon s'ťtait levť et commenÁait sa tournťe. ņ son approche, une attente anxieuse, un mťlange indťfinissable de curiositť et de terreur faisait battre prťcipitamment les coeurs et s'emparait surtout des femmes. Leurs nerfs vibraient affolťs: leur ťmotion se traduisait par des signes physiques. Les hommes placťs derriŤre elles voyaient leurs ťpaules nues s'empourprer toutes ŗ la fois et cette ligne de blancheurs subitement rougir. Avec ce dandinement voulu qui lui servait ŗ modťrer l'impťtuositť de sa dťmarche, Napolťon passait devant les groupes, s'arrÍtant Áŗ et lŗ, distribuant le bl‚me ou l'ťloge, traitant chacun suivant ses mťrites. Un soir, aprŤs une conversation qu'il eut avec Catherine de Westphalie, on vit la pauvre reine s'ťloigner les yeux rougis de larmes: l'Empereur lui avait dit ŗ l'adresse de JťrŰme des paroles dures, reprochant ŗ ce roi commandant de corps des nťgligences dans le service[525]. Aux personnages autrichiens dont les passions antifranÁaises semblaient irrťductibles, il ne mťnagea point les traits acťrťs, les reparties cinglantes. Mais qu'il excellait ŗ sťduire et ŗ enchanter ceux dont les tendances amies ou les hťsitations lui avaient ťtť signalťes et dont il voulait achever la conquÍte! Comme le feu de son regard s'ťteignait soudain! Comme sa voix caressait et prenait un charme enjŰleur! Avec quel art il savait trouver le mot juste, pťnťtrant, flatteur, qui lui attachait une ‚me par les liens de la vanitť comblťe! Quand on lui prťsenta la comtesse Lazanska, qui avait dirigť l'ťducation de Marie-Louise, il la remercia de lui avoir formť une ťpouse aussi accomplie. Avec les militaires autrichiens, il eut des faÁons de camaraderie, des gestes d'une brusquerie amicale qui les ravirent: ęIl m'a frappť sur l'ťpauleĽ, disait le gťnťral Klenau, ťperdu de joie et de reconnaissance[526]. [Note 525: Voy. la conversation dans le _Journal de la reine Catherine_, publiť par DU CASSE, _Revue historique_, XXXVI, 330-332.] [Note 526: Bulletin transmis le 3 juillet, de Vienne.] AprŤs avoir fait le tour du cercle, Napolťon s'emparait de son beau-pŤre et l'emmenait au fond de la galerie. Lŗ, tandis que l'assemblťe se tenait ŗ distance, tandis que la rťception se prolongeait en sa splendeur morne, aux sons d'une musique grÍle que dirigeait le maestro PaŽr, lui, parleur infatigable, arpentait en causant la largeur de la piŤce, recommenÁait vingt fois le mÍme tour, entraÓnant dans sa marche, dominant et ťcrasant de sa supťrioritť celui qu'il avait appelť jadis, dans un jour de colŤre, ęle chťtif FranÁois[527]Ľ. [Note 527: _Correspond._, 15500.] D'abord, sa verve, sa fougue, ses brusques et triviales saillies, avaient ťtourdi et glacť FranÁois. Peu ŗ peu, ŗ force de soins et d'apparente rondeur, Napolťon arrivait ŗ dissiper ce malaise. Abordant dans la conversation tous les sujets, traitant de politique extťrieure et intťrieure, il affectait de conseiller tout ŗ la fois et de consulter son beau-pŤre, de l'initier ŗ ses plus intimes desseins, de tomber d'accord avec lui sur des points importants, mystťrieux, et de mettre entre eux un secret. Et le monarque autrichien savait quelque grť au grand homme de confidences qui le relevaient ŗ ses propres yeux et l'amenaient ŗ moins douter de lui-mÍme: ęNous sommes convenus, disait-il tout fier aprŤs ces causeries, de plusieurs choses dont Metternich lui-mÍme n'a aucune connaissance[528].Ľ Sans renoncer ŗ ses doutes, ŗ ses arriŤre-pensťes, il rťpondait ŗ son terrible gendre sur un ton moins gÍnť, avec une sorte d'expansion qui crťait entre eux l'apparence d'une intimitť vraie. [Note 528: Bulletin transmis le 18 juillet, de Vienne.] L'impťratrice d'Autriche se roidirait-elle davantage contre la sťduction? Depuis son arrivťe, elle n'avait pas dťmenti sa rťputation de princesse intelligente et ambitieuse, de goŻts plus relevťs que son mari et d'esprit plus affinť. Passionnťe d'art et de littťrature, elle en parlait avec agrťment, plaÁait volontiers son mot sur les gros ouvrages de mťtaphysique qui se publiaient en Allemagne, sans nťgliger la politique. Petite, assez jolie, constamment malade, mais soutenue par ses nerfs, elle s'intťressait ŗ tout, se mÍlait ŗ tout, avec une activitť dont on ne l'eŻt pas crue capable. ņ la voir, il semblait que la moindre occupation dŻt l'ťpuiser: dŤs qu'un objet excitait sa passion ou seulement sa curiositť, elle devenait infatigable[529]. L'an passť, elle avait dťjŗ visitť Dresde, en se rendant aux eaux de Carlsbad, et s'y ťtait attirť de nombreuses sympathies. Dans la brillante assemblťe d'aujourd'hui, elle faisait renaÓtre les mÍmes sentiments de respectueux intťrÍt. On admirait ses connaissances variťes, son enjouement; on lui savait grť de se montrer aimable malgrť ses maux: on la plaignait de toujours souffrir, et lorsqu'au cours d'une conversation oý elle discutait avec feu ou s'abandonnait ŗ une fťbrile gaietť, une toux sŤche brisait subitement sa voix, chacun s'attendrissait sur son sort et craignait de la perdre[530]. L'empereur FranÁois l'aimait beaucoup et l'ťcoutait parfois, tout en la craignant un peu, car il trouvait ęque sa femme avait trop d'esprit pour lui[531]Ľ. En somme, c'ťtait une puissance que cette mignonne impťratrice, une puissance qu'il importait ŗ Napolťon de se concilier ou au moins de dťsarmer. D'ailleurs, les rťsistances et les prťventions qu'il sentait de ce cŰtť le piquaient au jeu: il s'ťtait jurť de les vaincre: c'ťtait pour lui affaire de politique et surtout d'amour-propre. [Note 529: Notre reprťsentant ŗ Dresde citait d'elle le trait suivant, ŗ propos d'une visite qu'elle avait faite au musťe dans son fauteuil roulant: ęAu bout de quelque temps, elle s'est levťe avec une sorte de vivacitť et a parcouru ŗ pied prŤs des deux cŰtťs de la galerie, examinant avec soin les principaux chefs-d'oeuvre qu'elle renferme, sans paraÓtre fatiguťe ni d'Ítre debout, ni d'entendre les longues explications que lui donnait le verbeux vieillard qui prťside ŗ la galerie.Ľ Bourgoing ŗ Maret, 12 juillet 1811.] [Note 530: Voy. la correspondance d'Otto et de Bourgoing, 1810 et 1811.] [Note 531: Otto ŗ Maret, 20 octobre 1811.] Il eut pour Marie-Louise d'Este des attentions en dehors de son caractŤre, des soins obstinťs, une recherche de prťvenances. Lorsqu'elle consentait ŗ accepter sa main pour aller ŗ table, il s'effaÁait devant elle et donnait quelquefois en ces circonstances le pas ŗ l'empereur FranÁois. Assis ŗ ses cŰtťs, on le voyait rapprocher son fauteuil pour l'entretenir de plus prŤs. Il semblait prendre plaisir ŗ sa prťsence et ŗ sa conversation, cherchait les occasions de la rencontrer, se plaÁait sur son passage, et parfois le ch‚teau de Dresde offrait ce curieux spectacle: la chaise ŗ porteurs dans laquelle l'Impťratrice se faisait voiturer ŗ travers l'interminable palais, arrÍtťe au dťtour d'une galerie; elle-mÍme accoudťe au rebord de la portiŤre, et devant elle l'Empereur, s'appuyant sur une canne ŗ la maniŤre de l'autre siŤcle, arrondissant ses gestes et s'ingťniant ŗ trouver des mots aimables, imitant les faÁons des hommes de Versailles qu'il avait appelťs ŗ sa cour, et faisant, selon sa propre expression, ęle petit Narbonne[532]Ľ. [Note 532: Abbť DE PRADT, _Histoire de l'ambassade dans le grand-duchť de Varsovie_, p. 57.] Il en fut pour ses frais d'amabilitť auprŤs de l'Impťratrice et manqua cette conquÍte. Trop d'amers souvenirs ťcartaient de lui Marie-Louise-Bťatrice pour qu'elle renonÁ‚t de coeur aux hostilitťs et se rendÓt. Fille de la maison d'Este, pouvait-elle oublier sa parentť dťtrŰnťe et son pays natal, cette douce Italie oý il lui prenait envie parfois de retourner et de chercher la santť, passťe aux mains de l'usurpateur? En Autriche, elle avait connu pendant la campagne de 1809 toutes les misŤres et toutes les humiliations de la dťfaite, la fuite prťcipitťe, l'exil dans une ville de province, et ces disgr‚ces avaient ajoutť aux blessures de son ‚me vindicative et ardente. Puis, s'ťtant entourťe ŗ Vienne de nos ennemis notoires, elle tenait ŗ honneur de ne point renier ses affections. ņ Dresde, se pliant aux nťcessitťs et aux convenances de la situation, elle ne dťpassa jamais cette limite. Aux avances de l'Empereur, elle rťpondit quelquefois par des mots d'une dignitť un peu haute, par des mouvements d'impatience ŗ peine perceptibles qui passŤrent pour des traits d'hťroÔsme. AprŤs l'entrevue, il fut impossible de lui surprendre une parole impliquant adhťsion au systŤme franÁais: quand on lui parlait politique, elle rťpondait littťrature[533]. [Note 533: Otto ŗ Maret, 5 juin 1812.] Cette sourde rťvolte n'apparaissait qu'aux yeux exercťs ŗ dťmÍler, sous le masque impassible que la vie de cour impose aux visages, les moindres nuances du sentiment. Aux autres, l'intimitť entre les deux familles souveraines paraissait parfaitement ťtablie. Les ministres respectifs ne manquaient d'ailleurs aucune occasion de la proclamer. Le duc de Bassano et le comte de Metternich faisaient savoir simultanťment ŗ Vienne que leurs maÓtres avaient appris ŗ se connaÓtre, par consťquent ŗ s'estimer et ŗ s'apprťcier; que leur confiance rťciproque ne laissait rien ŗ dťsirer[534]. Les journaux enregistraient cet accord et en relevaient avec attendrissement les symptŰmes. Lorsque les deux cours rťunies se montrŤrent enfin au public et parurent au thť‚tre, une feuille fort rťpandue cťlťbra le spectacle ęauguste et touchantĽ qu'offrait ęla rťunion de tant de tÍtes couronnťes ne formant qu'une seule famille[535]Ľ. [Note 534: Maret ŗ Otto, 27 mai; Metternich au mÍme, 23 mai. Archives des affaires ťtrangŤres.] [Note 535: _Journal de l'Empire_, nį du 7 juin.] En cette occasion, le parterre de rois se retrouva au complet, tel qu'il avait figurť ŗ Erfurt, avec cette diffťrence que le couple autrichien se partageait la place d'Alexandre. DerriŤre l'orchestre, une rangťe de fauteuils avait ťtť disposťe pour les souverains. Les deux impťratrices ťtaient placťes au centre, l'empereur Napolťon ŗ la droite de Marie-Louise d'Este, FranÁois Ier ŗ la gauche de sa fille: sur les cŰtťs, les rois et les princes, ťchelonnťs d'aprŤs l'ordre des prťsťances: derriŤre eux, sur des banquettes, les dames du palais. Les autres dames de la cour et de la ville, accompagnťes des dignitaires, chambellans et officiers, occupaient les premiŤres loges, et leurs claires toilettes, se dťtachant sur un fond brillant d'uniformes, ajoutaient ŗ l'ťlťgance et ŗ la splendeur du tableau. Le 20, il y eut reprťsentation de gala, oý six mille personnes avaient ťtť conviťes. On donna quelques scŤnes de l'opťra ŗ la mode, le _Sargines_ de PaŽr, dont la vogue survivrait ŗ la fortune du conquťrant. La reprťsentation, qui devait s'achever par une cantate en l'honneur de Napolťon, dťbuta par une sorte d'apothťose: la piŤce principale figurait le soleil, un soleil d'opťra, qui se mit ŗ fulgurer et ŗ tournoyer au fond du thť‚tre, accompagnť de cette inscription: _Moins grand et moins beau que lui._--ęIl faut que ces gens-lŗ me croient bien bÍteĽ, dit Napolťon en haussant les ťpaules, cependant que l'empereur d'Autriche, d'un hochement de tÍte bťnin, approuvait l'allťgorie et s'associait ŗ l'intention[536]. [Note 536: _Documents inťdits_. Cf. le _Journal de Castellane_, I, 94-95.] III Un dernier visiteur venait de s'annoncer: le roi de Prusse, informť que l'Empereur le verrait volontiers, approchait de Dresde. Il arrivait en mťdiocre appareil, suivi de gens tristes, graves, compassťs, d'autant plus formalistes qu'ils sentaient l'infťrioritť de leur position, ęextrÍmement ennuyeux, ťcrivait la reine de Westphalie, et fous d'ťtiquette[537]Ľ. ņ la frontiŤre, on avertit officieusement Frťdťric-Guillaume de renoncer, pour son entrťe, ŗ un traitement d'ťgalitť avec Leurs Majestťs FranÁaises et Autrichiennes: une hiťrarchie s'ťtablissait entre les souverains, et Frťdťric-Guillaume n'ťtait que roi[538]. L'accueil qu'il reÁut de la population lui adoucit cette amertume; elle lui fit une ovation discrŤte[539]. Dans cette lamentable Prusse, tombťe si bas, mais oý couvait une flamme ardente de patriotisme et de haine, beaucoup d'Allemands commenÁaient ŗ distinguer l'espoir et l'avenir de leur patrie. [Note 537: _Journal de la Reine, Revue historique_, XXXVI, 334.] [Note 538: _Mťmoires de Senft_, 170.] [Note 539: Serra, ministre de France en Saxe, ŗ Maret, 8 juin 1812. Serra avait remplacť Bourgoing, mort en 1811.] Depuis longtemps, Napolťon n'avait pas d'expressions assez mťprisantes pour caractťriser la cour de Prusse. Il la citait comme un type de duplicitť et d'ineptie. Quant au Roi, il le comparait ŗ un sous-officier ponctuel et bornť: le grand guerrier reprochait ŗ Frťdťric-Guillaume sa manie militaire, son goŻt pour les minuties du mťtier, cette passion du dťtail aux dťpens de l'ensemble qui est un signe d'inintelligence: il l'appelait, lorsqu'il parlait de lui, ęun sergent instructeur, une bÍte[540]Ľ. Toutefois, ayant intťrÍt ŗ consoler un peu la Prusse et ŗ obtenir d'elle plus qu'un concours uniquement dictť par la peur, il se violenta pour bien recevoir le Roi, lui fit visite le premier, lui accorda une demi-heure, et l'entrevue se passa convenablement. [Note 540: _Documents inťdits_.] Le prince royal ťtant arrivť le lendemain, Napolťon sut grť ŗ son pŤre de le lui prťsenter et y vit une marque de dťfťrence. Le jeune prince passait pour ennemi du _Tugendbund_ et hostile ŗ toute agitation rťvolutionnaire: c'ťtait une note favorable ŗ son actif. Napolťon l'accueillit avec affabilitť, parut satisfait de lui, et le duc de Bassano, dans une dťpÍche officielle, dťcerna au _Kronprinz_ un brevet de bonne tenue: ęCe prince, dit-il, qui pour la premiŤre fois est entrť dans le monde, s'y conduit avec prudence et avec gr‚ce[541].Ľ [Note 541: Otto ŗ Maret, 27 mai.] La prťsence des Prussiens ne changea rien ŗ la vie que l'on menait ŗ Dresde: c'ťtaient toujours mÍmes occupations, mÍmes plaisirs ŗ heure fixe. Le 24, comme distraction extraordinaire, il y avait eu concert au thť‚tre du palais, avec nouvelle cantate. ņ Erfurt, oý Napolťon ťtait chez lui et avait tout rťglť suivant ses goŻts, il avait donnť le pas ŗ la tragťdie et l'avait imposťe quinze soirs de suite ŗ ses hŰtes. ņ Dresde, conformťment aux prťfťrences et aux habitudes de la cour saxonne, la musique tenait le premier rang: la _chapelle_ du Roi figurait aux rťceptions et aux spectacles profanes comme ŗ la Messe solennelle du dimanche[542]: une musique grave, presque religieuse, accompagnait en sourdine tous les mouvements des cours et le dťroulement des cťrťmonies. [Note 542: _Journal de Castellane_, fragments inťdits.] Sous ces apparences dťcentes et dignes, sous les politesses d'apparat qui s'ťchangeaient entre les souverains, sous les tťmoignages de courtoisie que se rendaient leurs ministres, un fait brutal et saisissant perÁait de plus en plus: c'ťtait un progrŤs continu dans la servilitť, un concours de bassesses, un empressement plus marquť ŗ s'incliner devant celui en qui les rois sentaient leur maÓtre. On cherche maintenant ŗ lire dans ses yeux un dťsir, une volontť, pour s'y conformer aussitŰt: chaque voeu qu'il exprime fait loi. Il n'a qu'ŗ parler pour que la Prusse ouvre ŗ nos troupes ses derniŤres places, Pillau et Spandau, pour que l'Autriche promette l'abandon plus complet de ses ressources. Les ministres auxquels ces exigences sont poliment signifiťes nťgocient pour la forme, rťsolus d'avance ŗ obťir: il semble que d'un tacite accord les souverains reconnaissent dťsormais au-dessus d'eux une autoritť suprÍme, une dignitť lťgalement reconstituťe, et Napolťon est vraiment en ces jours empereur d'Europe. C'est lui l'hťritier de Rome et de Charlemagne, l'empereur romain ęde nation franÁaiseĽ, pour faire suite aux Cťsars de race germanique; mais la prťťminence souvent honorifique de l'ancien empire s'est transformťe dans ses mains en une ťcrasante rťalitť. Et plus l'entrevue se prolonge, plus cette rťalitť ressort, se dťgage, apparaÓt et resplendit. Certes, nous savons que cette magique rťsurrection n'est qu'un miracle passager du gťnie, faisant violence aux lois de l'humanitť et de l'histoire. Dťjŗ, l'excŤs de la grandeur impťriale en a prťparť la chute. Les dťsastres sont proches; ils pŤsent sur l'avenir. Nťanmoins, qu'il nous soit permis un instant de borner nos regards au prťsent. Avant d'aller plus loin, arrÍtons-nous sur cette cime et jouissons du spectacle. Car c'est un ‚pre et merveilleux plaisir que de voir ces empereurs et ces rois ťlevťs ŗ dťtester la France, ces reprťsentants des dynasties qui l'ont ŗ travers les siŤcles jalousťe et haÔe, ces monarques fils et petit-fils d'ennemis, ces descendants de Frťdťric et ces successeurs des Ferdinand et des Lťopold, s'abattant devant l'homme qui portait si haut la gloire et les destins de notre race, et lui les tenant sous son pied, humiliťs, prosternťs, anťantis, le front dans la poussiŤre. ņ terre, ils se disputaient encore les lambeaux d'un pouvoir qu'il leur laissait par gr‚ce: ils prolongeaient leurs rivalitťs, leurs compťtitions, se dťnonÁaient mutuellement, et chacun s'efforÁait de tirer ŗ soi quelque avantage aux dťpens des autres. L'Autriche et la Saxe prirent Napolťon pour arbitre dans une querelle de frontiŤres: il prononÁa sur le litige et se fit juge des rois. Puis, c'ťtaient d'humbles suppliques, des recours ŗ sa munificence, des demandes d'argent. En cette matiŤre, Napolťon eut la main facile; il avanÁa un million de plus ŗ la Saxe, accorda ŗ la Prusse quelques licences commerciales pour qu'elle se fÓt un peu d'argent, prit provisoirement ŗ son compte la solde du contingent autrichien: aux rois qu'il avait ruinťs, il ne refusa pas ces aumŰnes. ņ leurs ministres, ŗ leur suite, il distribua des diamants, des portraits enrichis de pierreries, des boÓtes d'or et d'ťmail que la plupart des destinataires se h‚tŤrent de convertir en espŤces sonnantes: trois semaines durant, sur la foule agenouillťe des courtisans, sur la plŤbe des princes, il laissa tomber ses largesses. Dans les derniers temps de son sťjour, il s'offrit plus complaisamment ŗ la curiositť publique. Il traversa Dresde pour visiter l'un des musťes qui font l'ornement de cette capitale. Le 25, une battue de sangliers ayant ťtť organisťe dans le domaine royal de Moritzbourg, les souverains s'y rendirent en voiture dťcouverte, et Napolťon attira seul l'attention, bien qu'il fŻt ęen habit de chasse trŤs simple[543]Ľ--il avait dťcidť que ses habits de chasse dureraient deux ans.--Un autre jour, il sortit du palais ŗ cheval, avec une suite brillante, passa sur la rive droite de l'Elbe et fit le tour de Dresde par le dehors, par les hauteurs qui ceignent et dominent la ville. [Note 543: _Journal de l'Empire_, 7 juin.] Il allait au pas, prťcťdant son ťtat-major aux resplendissantes broderies, seul et bien en vue, sur son cheval blanc ŗ housse ťcarlate chargťe d'or, et sa silhouette caractťristique se dťtachait du groupe. Des cavaliers saxons, des cuirassiers blancs ŗ cuirasse noire formaient son escorte: une foule immense l'accompagnait, composťe d'Allemands qui sentaient l'avilissement de leur patrie, et tous cependant, quelque haine qu'ils eussent cent fois jurťe ŗ l'oppresseur, se laissaient prendre et courber par ce qu'il y avait de grand, de magnifique et de dominateur en cet homme. Lentement, il parcourut les crÍtes, contemplant le spectacle qui s'offrait ŗ ses regards, ces vallonnements gracieux et ces souriantes campagnes, ces coteaux striťs de vignobles, ces maisons de plaisance parťes de printaniŤre verdure, ces domaines aux treilles opulentes et aux terrasses fleuries, plus loin les sommets boisťs des Alpes saxonnes et leurs lignes dentelant l'horizon, tout ce cadre harmonieux et pittoresque oý repose Dresde, enlacťe de son fleuve, ťpandue sur les deux rives, environnťe de jardins, de forÍts et de montagnes. Il s'arrÍtait aux points de vue cťlŤbres, se laissant approcher et contempler, prolongeant ŗ loisir sa triomphale promenade. ņ la fin, rencontrant un sanctuaire fort vťnťrť, l'ťglise Notre-Dame, il y entra et y demeura quelques instants, ce qui ťmut fortement le pieux peuple de Saxe[544]. …tait-ce lŗ l'unique but de l'Empereur? Une inspiration plus haute avait-elle guidť ses pas? En ces heures qui ťtaient pour lui la veillťe des armes, sentait-il un instinctif besoin de se recueillir et d'aller oý l'on prie? Qui sondera jamais les profondeurs de cette ‚me? [Note 544: Extrait d'un rapport communiquť ŗ Serra par le gťnťral chef de la police militaire ŗ Dresde. Archives des affaires ťtrangŤres, Saxe, 82. Cf. le _Journal de l'Empire_, nį du 8 juin.] ņ la mÍme ťpoque, dans l'ťglise catholique d'un village de Lithuanie, un prÍtre cťlťbrait la Messe de grand matin. En descendant de l'autel, il vit au fond de l'ťglise un officier portant l'uniforme russe, qui demeurait agenouillť, appuyait son visage sur ses mains et semblait s'absorber dans une mťditation profonde. Le prÍtre s'approcha; l'officier, relevant alors la tÍte, montra les traits d'Alexandre[545]. …tabli depuis quelques semaines ŗ Wilna, le Tsar parcourait frťquemment les campagnes environnantes et entrait parfois dans les ťglises, seul et sans escorte. Que venait-il faire dans ces lieux de priŤre ťtrangers ŗ son culte? Flatter les Polonais de Lithuanie qu'il s'efforÁait toujours de regagner ŗ sa cause? Tťmoigner pour leur foi et leurs traditions une dťfťrence qui leur plairait? Sans doute, mais pourquoi ne pas croire aussi qu'il venait affermir et rťconforter son ‚me, ŗ la veille des suprÍmes ťpreuves? …levť ŗ l'ťcole des philosophes, attachť jusqu'alors ŗ un idťal purement terrestre, il ťprouvait depuis quelque temps des aspirations nouvelles, le besoin de porter plus haut ses regards, et pensait peut-Ítre que les diffťrences de culte sont des murailles ťlevťes de main d'homme et qui ne montent pas jusqu'au ciel. Quoi qu'il en fŻt, avant de risquer leur destinťe dans le jeu terrible des combats, l'un et l'autre empereur cherchaient ŗ mettre Dieu dans leur parti ou du moins ŗ se fortifier aux yeux des peuples d'un concours surhumain. [Note 545: Comtesse DE CHOISEUL-GOUFFIER, _Rťminiscences_, 27-28.] IV Le 26 mai, on vit arriver diligemment de Wilna ŗ Dresde l'aide de camp Narbonne, accourant pour rendre compte de sa mission. Il reprit son service le soir mÍme et parut au cercle de cour: son grand air, l'agrťment de sa personne y firent sensation: son nom circula de bouche en bouche, et les dťtails de son voyage, dont il ne lui avait pas ťtť recommandť de faire mystŤre, furent promptement connus. Il n'ťtait restť ŗ Wilna que deux jours. Arrivť le 18 mai, il avait trouvť une ville regorgeant de troupes, entourťe de camps; chez les Russes, un ton rťservť, mais parfaitement poli, ęde la dignitť sans jactance[546]Ľ. L'empereur Alexandre l'avait reÁu le jour mÍme et patiemment ťcoutť. Aux vagues assurances que l'aide de camp avait ŗ lui donner, il avait rťpondu par des affirmations ťgalement gťnťrales, par ses ťternelles protestations. Il avait dit textuellement: ęJe ne tirerai pas l'ťpťe le premier, je ne veux pas avoir aux yeux de l'Europe la responsabilitť du sang que fera verser cette guerre.Ľ Il avait ajoutť que les plus justes sujets de plainte n'avaient pu le dťcider encore ŗ rompre ses engagements et ŗ ťcouter les Anglais: ęJ'aurais dix agents anglais pour un chez moi, si je l'avais voulu, et je n'ai encore rien voulu entendre[547]. Quand je changerai de systŤme, je le ferai ouvertement. Demandez ŗ Caulaincourt. Trois cent mille FranÁais sont sur ma frontiŤre; l'Empereur vient d'appeler l'Autriche, la Prusse, toute l'Europe aux armes contre la Russie, et je suis encore dans l'alliance, j'y reste obstinťment, tant ma raison se refuse ŗ croire qu'il veuille en sacrifier les avantages rťels aux chances de cette guerre. Mais je ne ferai rien de contraire ŗ l'honneur de la nation que je gouverne. La nation russe n'est pas de celles qui reculent devant le danger. Toutes les baÔonnettes de l'Europe sur mes frontiŤres ne me feront pas changer de langage. Si j'ai ťtť patient et modťrť, ce n'est point par faiblesse, c'est parce que le devoir d'un souverain est de n'ťcouter aucun ressentiment, de ne voir que le repos et l'intťrÍt de ses peuples.Ľ ņ la fin, dťployant une carte de la Russie et indiquant du doigt l'extrťmitť la plus reculťe de son empire, celle qui se confond avec la pointe orientale de l'Asie et confine au dťtroit de Behring, il avait ajoutť: ęSi l'empereur Napolťon est dťcidť ŗ la guerre et que la fortune ne favorise point la cause juste, il lui faudra aller jusque-lŗ pour chercher la paix[548].Ľ [Note 546: _Documents inťdits_.] [Note 547: Trente-six jours avant, le 12 avril, il avait fait faire ŗ l'Angleterre, par l'intermťdiaire de Suchtelen, de formelles propositions de paix et d'alliance. Voy. ie t. XI de MARTENS, rťcemment paru, nį 412.] [Note 548: _Documents inťdits_. Tous les ouvrages et Mťmoires contemporains rapportent les paroles d'Alexandre en termes approchants.] Tout cela avait ťtť exprimť gravement, posťment, avec une douceur fiŤre qui avait vivement impressionnť Narbonne. Quant ŗ indiquer un moyen quelconque d'ťviter cette guerre dont il se proclamait innocent, quant ŗ reprendre la nťgociation sur de nouveaux frais, Alexandre s'y ťtait formellement refusť. D'aprŤs lui, la Russie avait parlť; ses griefs ťtaient patents, publics, connus de toute l'Europe: ęC'ťtait se moquer du monde que de prťtendre qu'il y en avait de secrets: aujourd'hui, les conversations ne menaient plus ŗ rien: si l'on voulait rťellement nťgocier, il fallait le faire par ťcrit et dans les formes officielles.Ľ C'ťtait une allusion ŗ l'ultimatum, une faÁon discrŤte et dťtournťe de maintenir cet acte impťrieux. Le mÍme jour, Narbonne se vit confier une lettre de Roumiantsof en rťponse ŗ celle du secrťtaire d'…tat franÁais: le chancelier se rťfťrait aux instructions donnťes ŗ Kourakine, sans s'expliquer sur leur teneur. Le soir, Narbonne dÓna ŗ la table du Tsar, qui lui fit remettre ensuite son portrait, formalitť en usage pour clŰturer une mission. Le lendemain, sans qu'il eŻt le moins du monde tťmoignť l'intention de partir, ęun maÓtre d'hŰtel lui apporta, de la part de l'Empereur, les provisions de voyage les plus recherchťes: les comtes Kotschoubey et Nesselrode lui firent des visites d'adieu: enfin un courrier impťrial vint obligeamment lui annoncer que ses chevaux de poste ťtaient commandťs pour six heures du soir[549]Ľ. Il ťtait impossible de lui signifier plus poliment et plus expressťment son congť. En somme, on lui avait laissť tout juste le temps de remplir son message et de rťciter sa leÁon: aprŤs quoi, avec une exquise douceur de formes, on l'avait remis d'autoritť en voiture et prestement ťconduit. [Note 549: ERNOUF, 362, d'aprŤs les _Mťmoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_.] Ainsi, Napolťon n'avait point rťussi par l'intermťdiaire de Narbonne ŗ entamer une nťgociation uniquement destinťe ŗ retarder les hostilitťs; il n'ťtait guŤre ŗ prťvoir que Lauriston rťussirait mieux dans sa tentative. Mais le rťsultat espťrť par l'Empereur se produisait spontanťment, malgrť l'insuccŤs de ses stratagŤmes, puisque les armťes russes se tenaient immobiles sur la frontiŤre et attendaient l'invasion. Pendant ce dťlai suprÍme, le printemps du Nord, tardif et brusque, faisait explosion: sur le sol encore dťtrempť par le dťgel, la verdure croissait rapidement. Encore deux ou trois semaines, et ęles seigles commenÁant ŗ monter en ťpis fourniront ŗ la nourriture des chevaux[550]Ľ, et la nature nous donnera le signal d'agir. Napolťon se sent tout prŤs du but, et son impatience de le saisir augmente. Il a h‚te maintenant de quitter Dresde, d'ťchapper ŗ l'atmosphŤre artificielle des cours, de respirer au milieu de ses troupes un air plus pur, de donner l'essor ŗ ses projets. Fixant son dťpart au 28, il se rapproche dťjŗ en esprit de la Grande Armťe par un ensemble de prescriptions minutieuses: il fait diriger sur Elbing, un peu au delŗ de la Vistule, l'ťquipage de pont qui lui servira ŗ passer le Niťmen: ęTout mon plan de campagne, ťcrit-il le 26 mai ŗ Davout, est fondť sur l'existence de cet ťquipage de pont aussi bien attelť et mobile qu'une piŤce de canon[551].Ľ Il prend ses mesures pour que les forces dťployťes sur la Vistule puissent, au moment de son apparition, passer instantanťment de l'ordre en bataille ŗ l'ordre en colonne, se concentrer pour l'attaque et lui mettre dans la main quatre cent mille hommes, formťs en un seul groupe oý tous les corps se serreront coude ŗ coude. En mÍme temps, toujours mťcontent et plus prťoccupť de ce qui se passe ŗ droite et ŗ gauche de sa ligne d'opťrations, en Turquie et en SuŤde, il mande ŗ Latour-Maubourg d'empÍcher ŗ tout prix la paix d'Orient et permet, malgrť ses rťpugnances, que Maret active les pourparlers auxquels Bernadotte ŗ l'air de se prÍter: ŗ ses deux ailes qui restent en arriŤre, il fait encore une fois signe de rallier. En dernier lieu, il songe ŗ organiser la tumultueuse levťe qui doit former son avant-garde, ŗ se servir de l'…tat varsovien pour insurger la Pologne russe. C'est l'opťration qu'il a rťservťe pour la fin, sachant qu'elle ferait ťclater ses desseins et ne lui permettrait plus de dissimuler. AprŤs avoir jusqu'ŗ prťsent retenu de toutes ses forces l'ardente Pologne, il va lui l‚cher la bride. [Note 550: Maret ŗ Latour-Maubourg, 25 mai 1812.] [Note 551: _Corresp._, 18725.] Sur sa demande, le roi de Saxe avait signť un dťcret qui consacrait l'autonomie du duchť en dťlťguant les pouvoirs souverains au conseil des ministres. Cette autoritť dont le roi allemand se dťmettait, il importait qu'un reprťsentant franÁais, un ambassadeur extraordinaire, un lťgat de l'Empire s'en saisÓt, afin d'imprimer un grand mouvement ŗ toutes les parties de la population. La t‚che ťtait ardue, car Napolťon ne voulait pas encore prononcer les paroles fatidiques qui lui eussent ralliť toutes les ťnergies: La Pologne est rťtablie dans l'intťgritť de ses droits et de ses limites. Se dťfiant un peu des Polonais et de leurs tendances anarchiques, dťsirant mťnager les Autrichiens qui n'avaient pas formellement renoncť ŗ la Galicie, tenant mÍme ŗ ne point rendre trop difficile sa paix future avec la Russie, il ne savait pas jusqu'oý il pousserait l'oeuvre d'ťmancipation et n'entendait ŗ cet ťgard rien prťjuger. Il s'agissait donc d'exciter chez les Polonais de belliqueux transports au nom d'un idťal mal dťfini, d'introduire en mÍme temps parmi eux un peu d'ordre, d'union et de discipline, de faire marcher pour la premiŤre fois d'ensemble et d'accord cette incohťrente nation. Oý trouver l'homme propre ŗ cette oeuvre? Un gťnťral ne conviendrait pas: il aurait la vigueur et l'entrain: l'adresse, le tour de main lui feraient dťfaut. Un simple diplomate de carriŤre ne possťderait pas l'envergure et l'ampleur nťcessaires. Il fallait un personnage qui s'impos‚t par son rang, son caractŤre, son prestige, qui sŻt dominer les factions de son autoritť et aussi mettre le doigt avec dextťritť sur les ressorts les plus dťlicats, jouer des femmes, flatter la vanitť des hommes de guerre, modťrer leurs jalousies, donner partout l'impulsion sans afficher son pouvoir: un homme possťdant la pratique des grandes affaires et rompu en mÍme temps ŗ toutes les roueries du mťtier politique, un manipulateur habile de passions et de consciences, pour tout dire en un mot, un intrigant de haute allure. Napolťon avait pensť ŗ Talleyrand. Confier au prince de Bťnťvent l'ambassade de Varsovie, ce serait ŗ la fois employer utilement une grande intelligence et ťloigner de Paris une remuante ambition. Depuis 1808 et 1809, oý Talleyrand avait spťculť d'accord avec Fouchť sur la mort possible du maÓtre au delŗ des Pyrťnťes, sur la balle espagnole, et prťparť dans la coulisse un gouvernement de rechange, Napolťon n'aimait pas ŗ laisser derriŤre lui, durant ses absences, ce personnage trop prťvoyant. Mieux vaudrait cette fois le sauver autant que possible de lui-mÍme: une haute charge ŗ l'ťtranger, en satisfaisant le besoin d'activitť et les appťtits matťriels de ce grand besogneux, le mettrait peut-Ítre ŗ l'abri de dangereuses tentations. ęIl regrette de n'Ítre plus ministre, disait de lui Napolťon, et intrigue pour avoir de l'argent. Ses entours, comme lui, en ont toujours besoin et sont capables de tout pour en avoir[552].Ľ Il prťfťrait en somme replacer Talleyrand dans le gouvernement et l'y emprisonner, plutŰt que de le laisser en dehors, inoccupť, dťsoeuvrť, cŰtoyant et convoitant le pouvoir. Avant de quitter Paris, il avait annoncť au prince ses intentions sur lui, mais lui avait fait un devoir de la plus stricte discrťtion. [Note 552: _Documents inťdits_.] Talleyrand ne parla point: seulement, escomptant aussitŰt sa charge future et les maniements de fonds qu'elle occasionnerait, sachant qu'il n'y avait point de change direct entre Paris et Varsovie, il n'eut rien de plus pressť que de se faire ouvrir de larges crťdits sur certaine banque de Vienne[553]. Le bruit s'en rťpandit dans cette ville, oý il fit soupÁonner le projet d'ambassade: il revint ŗ Paris, arriva aux oreilles de Napolťon et le mit en fureur. Dans la prťcaution prise par le prince et exploitťe par ses ennemis, Napolťon vit un manquement au secret ordonnť, une dťsobťissance indirecte, une infraction coupable, peut-Ítre pis encore; il jugea que Talleyrand s'ťtait rendu dťfinitivement impossible. RenonÁant ŗ l'emmener dans le Nord et craignant de le laisser ŗ Paris, il songea d'abord ŗ trancher la difficultť en l'exilant: des influences s'entremirent et le firent renoncer ŗ ce dessein, mais ne l'empÍchŤrent point de frapper le prince d'une nouvelle et plus complŤte disgr‚ce. [Note 553: _Id._ Cf. ERNOUF, 378.] ņ dťfaut de Talleyrand, il prit sa caricature. L'abbť de Pradt, archevÍque de Malines, avait accompagnť Leurs Majestťs ŗ Dresde, en qualitť de grand aumŰnier: on l'y voyait chaque dimanche officier pontificalement dans l'ťglise catholique, tandis que l'Empereur, ayant ŗ ses cŰtťs la reine de Westphalie, assistait ŗ la cťrťmonie en correcte attitude, sans songer que la prťsence ŗ l'autel de ce prťlat indigne outrageait la saintetť du lieu. Il connaissait pourtant l'abbť de Pradt, en qui il n'avait jamais eu ŗ rťcompenser qu'une obsťquiositť turbulente, servie par un esprit brillant et un style ŗ facettes. Il l'avait vu perpťtuellement occupť ŗ chercher le vent, tournant avec la fortune et se faisant gloire ensuite d'avoir prťmťditť ses traÓtrises: plusieurs fois, il l'avait surpris la main dans de tťnťbreuses machinations et lui avait prťdit un jour que sa manie d'intriguer le conduirait sur l'ťchafaud. Mais l'un de ses principes ťtait que les dťfauts d'un homme, aussi bien que ses qualitťs, peuvent Ítre utilement employťs. ņ Varsovie, l'abbť trouverait occasion de dťployer pour le bon motif ses talents d'agitateur et d'intriguer en grand. De plus, hantť ŗ cette ťpoque par le souvenir des Bourbons, l'Empereur se rappelait que naguŤre, sous la monarchie, des ambassadeurs d'…glise avaient rťussi ŗ gouverner l'anarchie polonaise: en l'abbť de Pradt, il voulut avoir et crut trouver son abbť de Polignac. Fort recommandť par Duroc son parent, l'archevÍque de Malines fut officiellement dťclarť ambassadeur ŗ Varsovie. Il eut ŗ se composer prťcipitamment une suite, ŗ s'entourer d'un personnel brillant, ŗ se monter un train de maison fastueux et ŗ partir d'urgence. En fait, nul n'ťtait moins propre ŗ remplir une mission de haute confiance que ce prÍtre sans conscience, sachant observer, dťcrire et critiquer, mais totalement dťpourvu de sens pratique et d'esprit de conduite; agent infidŤle, brouillon, maladroit et poltron, l'une des pires erreurs que Napolťon ait commises dans le choix et le discernement des hommes. ņ titre d'instruction, on lui remit un long mťmoire que l'Empereur avait inspirť et qu'il complťta par de vives explications[554]. Divers objets ťtaient assignťs ŗ l'activitť de l'ambassadeur: il aurait ŗ employer en partie les ressources du duchť au ravitaillement de la Grande Armťe, ŗ crťer un service et une agence de renseignements militaires, mais surtout ŗ faire de Varsovie un point de ralliement pour les Polonais de tout pays, un centre d'action et de propagande, un foyer d'incandescentes passions dont la flamme porterait au loin et dťterminerait l'embrasement. [Note 554: Cette piŤce figure sous le nį 18734 de la _Correspondance_.] D'abord, il conviendrait qu'une proclamation ŗ effet, suggťrťe par l'ambassadeur aux ministres, convoqu‚t la reprťsentation nationale, la DiŤte, et donn‚t l'ťveil. DŤs sa rťunion, la DiŤte mettra bruyamment ŗ l'ordre du jour la grande question, se fera adresser un rapport tendant au rťtablissement de l'ancien royaume. Sans s'approprier par un vote les conclusions de ce rapport, elle s'y conformera en fait et, tenant la rťunion des frŤres sťparťs pour virtuellement accomplie, se constituera en confťdťration gťnťrale de la Pologne, c'est-ŗ-dire en association pour le mouvement et la lutte, en grand conseil de la nation armťe. ņ son image, des sous-comitťs d'action, des foyers d'agitation locale, se formeront de toutes parts: chaque palatinat aura le sien. On enverra une dťputation ŗ l'Empereur: ęL'Empereur rťpondra aux dťputťs en louant les sentiments qui animent les Polonais. Elle (Sa Majestť) leur dira que ce n'est qu'ŗ leur zŤle, ŗ leurs efforts, ŗ leur patriotisme, qu'ils peuvent devoir la renaissance de la patrie. Cette mesure, que l'Empereur se propose de garder, indique assez ŗ son ambassadeur l'attitude qu'il doit avoir et la conduite qu'il doit tenir.Ľ Mais l'ambassadeur, sans s'expliquer officiellement sur l'avenir, aura ŗ inspirer toutes les paroles, tous les actes destinťs ŗ susciter une immense espťrance, ŗ enfiťvrer l'opinion. C'est ici que l'instruction, suivant un mot de l'abbť, se transforme en ęcours de clubisme[555]Ľ; avec dťtails, elle explique comment on s'y prend pour remuer un peuple jusqu'en ses profondeurs, pour crťer, entretenir et renouveler sans cesse l'agitation, pour chauffer ŗ blanc les esprits. ęIl faut des actes multipliťs. Il faut tout ŗ la fois des proclamations, des rapports ŗ la DiŤte, des motions des dťputťs, et, s'il est possible, autant de discours, de dťclarations et manifestes particuliers qu'il y aura d'adhťsions individuelles ŗ la Confťdťration. Il faut enfin qu'on ait ŗ publier chaque jour des piŤces de tous les caractŤres, de tous les styles, tendant au mÍme but, mais s'adressant aux divers sentiments et aux divers esprits. C'est ainsi qu'on parviendra ŗ mettre la nation tout entiŤre dans une sorte d'ivresse.Ľ [Note 555: _Ambassade dans le grand-duchť de Varsovie_, p. 69.] Ce patriotique dťlire aura pour effet de faire courir aux armes tous les habitants du duchť, mais le but principal serait manquť si cette effervescence s'arrÍtait aux frontiŤres. Il importe essentiellement qu'elle les dťpasse, que les pays voisins prennent feu ŗ son contact, que la levťe en masse se prolonge dans les provinces russes. Aussi l'ambassadeur est-il invitť ŗ faire rťpandre ŗ profusion et colporter en Lithuanie, en Podolie, en Volhynie, dans toutes les parties de l'ancienne Pologne, la Galicie autrichienne exceptťe, les ťcrits, les proclamations, les libelles, toutes les piŤces incendiaires. EntraÓnťe par ces appels, la noblesse polonaise de Russie se formera en bandes guerroyantes, en une vaillante et agile cavalerie, en une sorte de chouannerie ŗ cheval, destinťe ŗ opťrer sur les flancs et les derriŤres de l'ennemi, ŗ le harceler sans cesse, ŗ le ęplacer dans une situation semblable ŗ celle oý s'est trouvťe l'armťe franÁaise en Espagne et l'armťe rťpublicaine dans le temps de la VendťeĽ. Cette guerre de partisans partout provoquťe, la t‚che de l'ambassadeur ne sera qu'ŗ moitiť remplie; il lui faut ŗ la fois faire oeuvre de rťvolutionnaire et d'organisateur: aprŤs avoir dťterminť l'universel soulŤvement, rťgler ce tumulte, discipliner, coordonner, administrer l'insurrection, faire concorder ses rapides chevauchťes avec les mouvements de la Grande Armťe, assurer enfin l'unitť d'impulsion et de manoeuvres sans laquelle il n'est point d'effort fructueux et de coopťration efficace. Dans cette multiple besogne, tout devait s'entamer ŗ la fois et se poursuivre sans interruption, mais il importait que l'explosion n'eŻt pas lieu prťmaturťment et que la Pologne ne partÓt pas trop tŰt. Tant qu'il resterait un espoir d'inspirer aux Russes un doute sur l'imminence des hostilitťs, Napolťon n'entendait point le nťgliger. En consťquence, l'ambassadeur se bornerait d'abord ŗ ťtablir fortement son crťdit et son influence, ŗ s'attirer les hommes importants, ŗ faire de sa maison ęun centre oý toutes les classes, tous les intťrÍts viendraient aboutirĽ; il se mettrait ainsi en main tous les ressorts de la grande entreprise, mais attendrait pour presser la dťtente un signal ultťrieur. Par surcroÓt de prťcaution, il fut convenu que le dťcret royal, qui instituait le conseil des ministres en comitť exťcutif et annonÁait par lŗ de grandes nouveautťs, ne serait point publiť avant le 15 juin. ņ cette date, l'Empereur serait sur la Vistule: alors, tandis qu'il prendrait le commandement de ses troupes et les pousserait en avant, les ťvťnements prťparťs ŗ Varsovie s'accompliraient et suivraient leur cours: la mise en branle de la Pologne coÔnciderait exactement avec les premiers pas de la Grande Armťe, sans les devancer d'un jour. Dans l'aprŤs-midi du 28 mai, Napolťon fit solennellement ses adieux aux cours rťunies ŗ Dresde. Pendant la nuit suivante, un grand bruit retentit dans le palais; les membres de la maison militaire, aides de camp, officiers d'ordonnance, ťcuyers, aides de camp des aides de camp, dťbouchaient de toutes parts dans le vestibule d'honneur et descendaient les escaliers en h‚te. Napolťon sortit de ses appartements, s'arrÍta un instant dans la salle des gardes pour recevoir une derniŤre fois les souhaits et les hommages de Frťdťric-Auguste, puis, aprŤs avoir embrassť tendrement Marie-Louise, brusqua sa mise en route. Avant cinq heures du matin, sa berline de poste roulait sur le pavť et une escorte toute militaire s'ťlanÁait ŗ sa suite, avec un fracas de chevaux et d'armes[556]. [Note 556: _Journal_ du grand maÓtre de la cour.] Le roi de Prusse partit le 30 pour retourner ŗ Potsdam, infiniment satisfait--fit-il dire ŗ toute l'Europe par circulaire diplomatique--ędes journťes prťcieuses[557]Ľ qu'il avait passťes ŗ Dresde. Marie-Louise resta jusqu'au 4 juillet, puis se rendit ŗ Prague, oý l'Empereur lui avait permis de sťjourner quelques semaines auprŤs de ses parents. Lŗ, pour la consoler et la distraire, on donnerait en son honneur des bals, des fÍtes, des rťceptions brillantes: on la mŤnerait en excursion ŗ Carlsbad, on lui ferait visiter les mines de Frankenthal, les galeries illuminťes pour la circonstance, les grottes endiamantťes de scintillements mťtalliques[558]. L'Empereur son pŤre allait la combler de bťnťdictions, l'Impťratrice lui prodiguerait des caresses un peu forcťes, et finalement, aprŤs beaucoup d'effusions, on se sťparerait, entre belle-mŤre et belle-fille, plus fraÓchement que l'on ne s'ťtait retrouvť. La reine de Westphalie avait quittť Dresde une heure aprŤs l'Impťratrice, pour retourner ŗ Cassel; le grand-duc de Wurtzbourg prit la route de Toeplitz, et la compagnie des souverains se dispersa en peu de jours. ņ Dresde, le silence et l'apaisement se firent, mais les yeux gardaient encore l'ťblouissement de ce qu'ils avaient vu. Il semblait qu'un mťtťore eŻt subitement traversť l'espace, laissant derriŤre lui une ardente traÓnťe de pourpre et de lumiŤre. Cependant, cet ťclat p‚lissait peu ŗ peu, s'ťteignait: la rťflexion succťdait ŗ l'extase, et quelques-uns en venaient ŗ se demander si le prodige entrevu ťtait autre chose qu'un fulgurant mirage: ęun beau rÍveĽ, soupirait le bon roi de Saxe, qui tremblait parfois pour la fortune surhumaine ŗ laquelle il avait attachť la sienne, ęun beau rÍve, mais trop court[559]Ľ. [Note 557: Archives des affaires ťtrangŤres, Prusse, 250.] [Note 558: Voy. sur ces fÍtes BAUSSET, II, 60 et suiv.] [Note 559: Serra ŗ Maret, 5 juin 1812.] V Le duc de Bassano resta ŗ Dresde jusqu'au 30 mai. ņ la veille de rejoindre l'Empereur sur la route du Nord, il reÁut une visite qui ne laissa pas de lui Ítre agrťable. C'ťtait celle du consul Signeul, choisi pour intermťdiaire des nťgociations traÓnantes qui se poursuivaient avec Bernadotte. Depuis prŤs de deux mois, Signeul faisait la navette entre la SuŤde et le siŤge du gouvernement franÁais; reparaissant aujourd'hui aprŤs une derniŤre course, il se disait en ťtat de nous satisfaire pleinement. Comme si la fortune, avant d'abandonner Napolťon, eŻt tenu ŗ le combler de ses plus dťcevantes faveurs, la seule rťsistance qui se fŻt levťe contre lui, en dehors de la Russie, semblait plier et s'anťantir: Bernadotte venait ŗ rťsipiscence et demandait ŗ rentrer dans le rang. Signeul, s'autorisant d'une note autographe du prince, indiquait des bases positives de rťconciliation et d'entente. FidŤle ŗ sa pensťe persistante, Bernadotte ne parlait pas de la Finlande et dťsirait seulement qu'on lui octroy‚t la NorvŤge, offrant de cťder en compensation aux Danois la Pomťranie suťdoise et de leur payer douze millions. Si l'on accťdait ŗ ses voeux, il se dťclarerait pour nous, faisant bon marchť de tout engagement antťrieur; il signerait un traitť d'alliance, pousserait contre la Russie cinquante mille hommes, se mettrait aux ordres de Napolťon et prendrait en tout ses directions: il s'obligerait au besoin ŗ ne jamais marier son fils sans la permission de l'Empereur[560]. [Note 560: Lettre du duc de Bassano ŗ l'Empereur, 30 mai 1812. Archives des affaires ťtrangŤres, SuŤde, 297.] Chez tout autre que Bernadotte, cette ťvolution inattendue aurait eu de quoi surprendre. Elle a d'ailleurs intriguť les historiens: son vťritable caractŤre et ses motifs ont donnť lieu ŗ des apprťciations diverses. …tait-elle sincŤre? Bernadotte revenait-il ŗ nous de bonne foi? Doit-on supposer, au contraire, qu'en rouvrant une nťgociation avec la France au lieu de tenir ses engagements avec la Russie, il voulait simplement gagner du temps et se mettre en mesure d'attendre, pour prendre effectivement parti, l'issue de la guerre ou au moins des premiŤres rencontres? Bien que cette explication soit beaucoup plus vraisemblable que la premiŤre, la vťritť, telle qu'elle se dťgage des documents suťdois, est un peu diffťrente. Si Bernadotte se mťnageait de notre cŰtť une porte de rentrťe, ce n'ťtait pas uniquement par suite des apprťhensions que lui inspiraient nos forces. Ces raisons ne l'avaient pas empÍchť, deux mois plus tŰt, de braver l'Empereur et de conclure avec ses ennemis. Ce qu'il redoutait aujourd'hui, c'ťtait que la Russie n'os‚t affronter la lutte et ne lui fauss‚t compagnie, et cette terreur venait de lui Ítre communiquťe par son envoyť ŗ Pťtersbourg, le comte de Loewenhielm, d'aprŤs certaines prťsomptions que l'ťvťnement devait dťmentir, mais qui avaient jetť dans l'esprit de cet envoyť un trouble subit: une dťpÍche affolťe de Loewenhielm, en date du 17 avril, donne la clef du mystŤre. On a dťjŗ signalť l'ťmoi qu'avait causť au Tsar l'avis de l'alliance franco-autrichienne. L'ťpreuve lui avait ťtť sensible, et Loewenhielm, qui s'en aperÁut aussitŰt, crut devoir avertir son gouvernement; il ťcrivit d'urgence ŗ son roi: ęL'Empereur est excessivement affectť de la nouvelle de l'alliance de l'Autriche. On s'attendait bien ŗ lui voir jouer un rŰle, mais on ne croyait point ŗ une alliance offensive et dťfensive. L'Empereur paraÓt plus rťsignť que jamais et plus dťcidť ŗ suivre le parti que lui dictent ŗ la fois l'honneur et la sŻretť; mais il est intťrieurement abattu de la ligue gťnťrale qu'il voit s'ťtablir autour de lui et dont il commence ŗ craindre les effets.Ľ Sous le coup de ces inquiťtudes, la constance actuelle d'Alexandre ne finirait-elle point par cťder ŗ l'influence dissolvante de Roumiantsof et ŗ ses conseils pusillanimes? Cette dťfaillance, qui ne devait point se produire, Loewenhielm avait l'air de l'admettre et semblait presque la prťdire: ęIl est hors de doute, continuait-il, que le chancelier va reprendre le dessus en se voyant soutenu dans ses idťes favorites de nťgociation avec la France, et il ne manquera pas de prťvaloir sur la marche infiniment plus noble et m‚le de l'Empereur[561].Ľ [Note 561: Archives du royaume de SuŤde.] D'ailleurs, dans certains cercles de Pťtersbourg, la perturbation ťtait grande: on se demandait si l'Empereur, en persistant dans une politique guerriŤre, ne conduisait pas la Russie aux abÓmes, et si la noblesse ne devait pas sauver l'…tat par un recours aux moyens extrÍmes: ęDans ce moment encore,--reprenait Loewenhielm,--Votre Majestť ne saurait qu'avec peine s'imaginer jusqu'ŗ quel point va la libertť du langage dans un pays aussi despotique que celui-ci. Plus l'orage devient menaÁant, plus on doute de l'habiletť de celui qui tient le gouvernail... L'Empereur, instruit de tout, ne peut manquer de savoir combien il a cessť d'avoir la confiance de sa nation. Il doit mÍme exister un parti en faveur de la grande-duchesse Catherine, ťpouse du prince d'Oldenbourg, ŗ la tÍte duquel se trouve, dit-on, le comte Rostopschine. Voilŗ, Sire, ce qu'on croit Ítre le motif du chagrin de l'Empereur, d'autant plus que Sa Majestť aime cette princesse de prťfťrence. Avec la facilitť qu'a eue cette nation ŗ se prÍter aux rťvolutions, son penchant ŗ Ítre gouvernťe par des femmes, il ne serait pas ťtonnant qu'on profit‚t de la crise actuelle de l'empire pour se porter ŗ un changement.Ľ Les bruits dont Loewenhielm se faisait l'ťcho arrivŤrent mÍme ŗ Stockholm par d'autres voies[562]: pendant quelques jours, dans la capitale suťdoise, on craignit ŗ tout instant d'apprendre que l'empereur Alexandre avait fait sa soumission ou qu'une crise intťrieure avait plongť la Russie dans le chaos et la jetait sans dťfense aux pieds de son adversaire. [Note 562: Tarrach ŗ Goltz, Sabatier de Cabre ŗ Maret, 21 avril 1812.] Ces perspectives firent frťmir Bernadotte et son conseil. Si la Russie s'effondrait subitement et se rendait avant le combat, la SuŤde restait en l'air, exposťe au pire destin: nul doute que Napolťon ne se retourn‚t furieusement contre elle et ne lui fÓt payer cher sa dťfection, obligeant peut-Ítre les Russes ŗ l'ťcraser de leurs forces. Ajoutons que l'Angleterre n'avait pas encore accťdť au traitť russo-suťdois et ťlevait des difficultťs[563]. Dans cette passe critique, oý il en venait ŗ douter de tous ses alliťs, Bernadotte sentit le besoin de se mťnager un recours en gr‚ce auprŤs de Napolťon, un prťservatif contre sa colŤre, et c'est ainsi que Signeul eut ordre de courir ŗ Dresde avec des propositions en apparence formelles. [Note 563: Voy. ERNOUF, 338.] Dans la rťalitť, cet empressement ťtait fictif; Bernadotte ne voulait en aucune faÁon se rattacher ŗ nous par des engagements immťdiats et irrťvocables: son seul but ťtait de rťserver l'avenir et de parer ŗ toutes les ťventualitťs, jusqu'ŗ ce que l'horizon se fŻt ťclairci ŗ Pťtersbourg. Ce qui le prouve, c'est que Signeul--il dut en faire l'aveu au duc de Bassano--ne possťdait pas de pouvoirs en rŤgle. Cet agent aventureux et peu considťrť, interlope comme la nťgociation dont il ťtait chargť, s'offrait bien ŗ signer tout de suite un papier quelconque, se disant sŻr d'obtenir la ratification du prince; mais celui-ci avait ťvitť de le munir d'une procuration formelle. Bernadotte se mťnageait ainsi la facultť, suivant les cas, de dťsavouer l'acte conclu par Signeul ou de le faire valoir auprŤs de Napolťon comme preuve de son repentir. Il ne se dťtachait pas effectivement de la Russie, mais se donnait l'air devant nous de la renier et de la trahir, en prťvision du cas oý cette puissance s'abandonnerait elle-mÍme. Ce qui achŤve de montrer sa duplicitť, c'est que le cours de ses intrigues hostiles n'ťtait nullement suspendu; protestant de ses bonnes intentions, il continuait ŗ nous faire tout le mal possible. En Allemagne, ses agents secondaient toujours les tentatives de la Russie pour paralyser l'effet de nos alliances. Ayant promis au Tsar un plus grand service et s'ťtant fait fort de disposer les Turcs ŗ la paix, il s'y employait avec un surcroÓt d'activitť. L'un de ses aides de camp, le gťnťral baron de Tavast, traversait la Baltique pour se rendre d'abord ŗ Wilna; aprŤs s'y Ítre concertť avec l'empereur Alexandre, il devait se diriger en toute h‚te vers l'Orient, courir ŗ Bucharest, lieu des nťgociations, et leur donner l'impulsion dťcisive qui aboutirait ŗ un accord[564]. [Note 564: Sabatier de Cabre ŗ Maret, 21 avril. Suchtelen ŗ l'empereur Alexandre, 30 mars et 10 avril.] Tavast arriva trop tard pour se faire honneur de ce rťsultat; en Orient, le dťnouement ťtait proche. Pour annuler autant que possible les consťquences du traitť franco-autrichien, Alexandre avait senti la nťcessitť de s'accommoder coŻte que coŻte avec la Turquie et de dťsarmer cet ennemi, au moment oý Napolťon lui en suscitait un autre. Par courrier prťcipitamment expťdiť, Kutusof avait ťtť invitť ŗ ne rien nťgliger pour conclure; il ťtait autorisť ŗ rťduire encore ses prťtentions, ŗ ne plus rťclamer que la ligne du Pruth, c'est-ŗ-dire la Bessarabie, sans aucune parcelle de la Moldavie. Alexandre, il est vrai, ne faisait pas gratuitement cette derniŤre concession; conformťment au voeu exprimť par Bernadotte, par Armfeldt, par tous nos ennemis, il dťsirait que la paix fŻt doublťe et fortifiťe d'une alliance, que la Turquie s'unÓt ŗ lui politiquement et militairement. Cet auxiliaire que Napolťon s'appropriait toujours en espťrance, on espťrait le retourner contre lui et le rabattre sur le flanc droit de l'Empire[565]. [Note 565: SOLOVIEF, _Alexandre Ier_, 222, d'aprŤs la correspondance entre l'Empereur et Kutusof.] Le grand vizir suivait de prŤs les nťgociations, ťtabli sur le Danube ŗ proximitť de Bucharest et investi de pleins pouvoirs. Il n'avait plus avec lui qu'un dťbris d'armťe; suivant quelques tťmoignages, la misŤre, les maladies, les dťsertions avaient rťduit ses troupes ŗ quinze mille hommes: la Turquie ťtait rťellement ŗ bout de forces. ņ ces justes raisons de traiter s'en ajoutaient d'inavouables: la Russie et l'Angleterre semaient l'or ŗ pleines mains; le drogman de la Porte, Moruzzi, s'ťtait mis ŗ leur solde et exploitait habilement contre nous les dťfiances de la Turquie. Pour nous discrťditer tout ŗ fait auprŤs d'elle, la chancellerie russe usa, dit-on, d'un dernier moyen: on assure qu'elle tira de ses archives et fit produire au congrŤs, comme argument final, la lettre du 2 fťvrier 1808 par laquelle Napolťon avait appelť le Tsar au partage de l'Orient[566]. La mission de Narbonne ŗ Wilna achevait d'ailleurs de dťconcerter les ministres de la Porte. Vainement notre diplomatie les avertissait-elle que cette dťmarche ťtait de pure forme; Napolťon fut pris en cette occasion ŗ son propre piŤge. Les Turcs s'imaginŤrent qu'il n'ťtait pas dťcidť ŗ rompre avec la Russie, puisqu'il nťgociait encore avec elle: craignant une brusque rťconciliation entre les deux empereurs, un second Tilsit dont ils payeraient les frais, ils ne songŤrent plus qu'ŗ se mettre ŗ couvert de cette terrifiante ťventualitť en terminant leur querelle avec la Russie[567]. [Note 566: ERNOUF, 323, d'aprŤs une note de Maret.] [Note 567: Correspondance de Latour-Maubourg, mai 1812, _passim_.] Kutusof profita de ces dispositions: pour aller plus vite, il n'insista point sur l'alliance, disjoignit les deux questions et se borna ŗ conclure la paix; elle fut signťe ŗ Bucharest le 28 mai, sous rťserve de la ratification des souverains. Le traitť rendait ŗ la Turquie les deux principautťs, aprŤs en avoir dťtachť la Bessarabie, qu'il incorporait ŗ l'empire russe, auquel il accordait de plus quelques avantages territoriaux en Asie; il consacrait vaguement l'autonomie des Serbes sous la suzerainetť du Sultan, renouvelait implicitement le protectorat mal dťfini du Tsar sur les principautťs roumaines et mÍme sur l'ensemble de la chrťtientť orthodoxe du Levant. En gťnťral, les articles portaient la trace de la prťcipitation avec laquelle ils avaient ťtť dressťs: ambigus et mal rťdigťs, ils ouvraient une source de contestations pour l'avenir; les plťnipotentiaires russes s'ťtaient moins prťoccupťs d'ťtablir avec prťcision les droits de leur maÓtre que d'assurer l'entiŤre disponibilitť de ses forces. Cette paix b‚clťe ťtait pour Napolťon un ťchec grave, contre-balanÁant ses triomphes diplomatiques. Toutefois, la paix sans l'alliance ne satisfaisait qu'ŗ demi Alexandre et Bernadotte: ęKutusof, ťcrivait le premier, a nťgligť un objet bien important[568].Ľ Mais serait-il impossible de reprendre en sous-oeuvre et par une autre main la t‚che inachevťe? Avant mÍme la signature du traitť, Alexandre avait dťsignť l'amiral Tchitchagof pour remplacer Kutusof ŗ la tÍte de l'armťe du Danube. Tchitchagof ťtait un homme d'imagination et d'entreprise; admirant Napolťon, ayant ťtudiť ses procťdťs, allant jusqu'ŗ singer sa tenue et ses gestes, il croyait ŗ la nťcessitť de le combattre avec ses propres armes, ŗ coups de bouleversements. Avant de rejoindre le quartier gťnťral de Jassy, il fit agrťer au Tsar et au chancelier un projet colossal et singulier, qui tendait ŗ organiser contre nous, par le moyen de l'Orient turc et surtout chrťtien, une grande diversion. [Note 568: SOLOVIEF, 223.] Les pourparlers avec la Porte continuaient, ŗ l'effet d'obtenir la ratification du traitť: ils s'ťtaient transportťs de Bucharest ŗ Constantinople. Pourquoi n'en pas profiter et remettre sur le tapis la question de l'alliance, en faisant luire aux yeux du Sultan l'espoir d'acquťrir la Dalmatie et les Óles Ioniennes? ņ dťfaut d'une coopťration active, ne pourrait-on tout au moins obtenir des Turcs un concours passif, une connivence inerte, un droit de passage sur leur territoire, et se faire prÍter leurs sujets chrťtiens pour les lancer sur nos provinces d'Illyrie? Les chrťtiens du Danube et des Balkans, Moldaves, Valaques, Serbes, Bosniaques, Montťnťgrins, surexcitťs par la lutte de huit ans ŗ laquelle ils venaient d'assister, restaient debout, en proie ŗ une fermentation belliqueuse. Tchitchagof demanderait au Sultan la permission de recruter parmi eux des bandes d'auxiliaires, d'appeler ŗ lui ces tumultueuses levťes, de les enrťgimenter, de s'en faire une armťe de peuples ŗ la tÍte de laquelle il franchirait le Danube comme alliť de la Porte, traverserait obliquement la Pťninsule, tomberait du haut des Alpes illyriennes sur la Dalmatie franÁaise et percerait jusqu'ŗ l'Adriatique. AprŤs avoir occupť le littoral et surpris Trieste, il contournerait par le nord le golfe de Venise, s'engagerait dans le massif des Alpes, tendrait la main aux Tyroliens rťvoltťs, aux Suisses opprimťs, pendant qu'une flotte anglo-russe attaquerait l'Italie par le sud et soulŤverait le royaume de Naples. En un mot, il s'agissait de rejeter dans les …tats du conquťrant la guerre qu'il transportait ŗ huit cents lieues de ses frontiŤres, et tandis que cet autre Annibal s'ťlanÁait ŗ de lointaines entreprises, d'exťcuter contre lui une manoeuvre ŗ la Scipion. L'amiral reÁut ordre positif d'agir d'aprŤs ces donnťes, de faire sentir et goŻter aux Turcs les beautťs de son plan[569]. Ce qu'il ťviterait de leur dire, c'ťtait qu'il ťtait autorisť, pour mieux animer les races chrťtiennes et surtout les peuplades slaves, ŗ leur parler d'ťmancipation, ŗ exalter les aspirations qui commenÁaient ŗ sourdre confusťment en elles, ŗ leur faire entrevoir la crťation d'un empire slave, sous la protection et l'ťgide de la Russie. L'idťe des grandes agglomťrations nationales, nťe des ťvťnements dťchaÓnťs sur le monde par la Rťvolution franÁaise et issue d'une transformation de ses propres principes, devenait ainsi, en Orient comme en Allemagne, une arme aux mains de nos adversaires; lorsque le panslavisme apparaÓt pour la premiŤre fois dans les conceptions de la politique russe, c'est comme moyen de contre-battre la puissance de Napolťon et de dťtourner le choc de ses armťes. [Note 569: _Mťmoires de Tchitchagof_, publiťs dans la _Revue contemporaine_ du 15 mars 1855. SOLOVIEF, 223. Dans une lettre autographe du 12 avril, destinťe ŗ l'agent anglais Thornton, qui se trouvait en SuŤde, Alexandre dťveloppait tout le plan de diversion, en rťclamant le concours des escadres et de l'argent britanniques. MARTENS, XI, nį 412.] Il est douteux qu'Alexandre et Roumiantsof se soient fait totalement illusion sur le cŰtť chimťrique et romanesque de l'entreprise, sur ses chances de succŤs, sur la possibilitť notamment d'organiser chez les Turcs, avec leur adhťsion et sous leurs yeux, une insurrection de leurs sujets chrťtiens. Mais la menace seule d'un tel soulŤvement ne saurait-elle conduire ŗ un rťsultat pratique et fort dťsirable, signalť plusieurs fois par Bernadotte? Les _rayas_ de la rťgion danubienne avaient en Autriche des frŤres par le sang; aux diverses races chrťtiennes de la Turquie septentrionale rťpondaient, de l'autre cŰtť de la frontiŤre, des groupes congťnŤres; l'impulsion donnťe aux premiŤres se communiquerait aux seconds. Par les Moldo-Valaques, il serait facile d'ťmouvoir les Roumains de Transylvanie; par les Slaves de Turquie, les Slaves d'Autriche. En crťant sur les flancs de l'Autriche de multiples foyers d'agitation, en faisant courir sur le pourtour extťrieur de ses possessions orientales une traÓnťe de poudre, on se mettrait en mesure de porter l'incendie dans l'intťrieur de ses …tats et de la faire trembler pour son existence: on l'empÍcherait de prÍter ŗ Napolťon un secours effectif. Pendant la fin de mai et le courant de juin, les nťgociations pour une alliance russo-turque se poursuivirent ŗ Constantinople, vivement secondťes par les agents suťdois et anglais. Tchitchagof affermissait sa position sur le Danube, base de ses opťrations futures: tenant en haleine les Serbes et les Montťnťgrins, se mťnageant des intelligences avec les mťcontents de Dalmatie en vue de la grande attaque contre les possessions franÁaises, il armait en mÍme temps les Valaques, se disposait ŗ les jeter sur la Transylvanie avec une partie de ses Russes, prťparait contre l'Autriche un mouvement tournant[570]. [Note 570: Correspondance d'Otto, d'Andrťossy et de Latour-Maubourg, juin et juillet 1812, _passim_.] Mais dťjŗ le besoin de cette diversion se faisait moins sentir. DŤs la fin d'avril, une communication de bon augure ťtait arrivťe ŗ Wilna. Metternich, avant mÍme de conduire ses souverains au rendez-vous de Napolťon, avant les serments et les effusions de Dresde, avait pris soin d'attester clandestinement le mensonge de ces scŤnes. S'ťtant dťcidť ŗ notifier au cabinet russe l'alliance franco-autrichienne, il avait accompagnť cet avis des commentaires les plus propres ŗ en attťnuer la portťe. Il laissait entendre que sa cour ne prendrait pas trop au sťrieux les engagements contractťs avec la France, que le corps auxiliaire agirait le moins possible et ne dťpasserait pas sensiblement la frontiŤre; si la Russie voulait comprendre la position de l'Autriche et ne pas lui tenir rigueur, les deux puissances pourraient rester secrŤtement amies, tout en ayant l'air de se combattre[571]. [Note 571: MARTENS, _Traitťs de la Russie avec l'Autriche_, III, 87.] La chancellerie russe prit acte de ses paroles, mais demanda que l'Autriche fournÓt un gage de ses intentions, une garantie, et s'engage‚t expressťment ŗ limiter son action. Des pourparlers s'entamŤrent trŤs mystťrieusement dans ce but. Pendant leur durťe, pour peser sur les dťterminations de l'Autriche, Alexandre laissa Tchitchagof continuer dans le Sud sa campagne d'agitation et de propagande; il fit savoir ŗ Vienne qu'il possťdait les moyens d'insurger les Magyars et n'hťsiterait pas ŗ s'en servir, si on lui en faisait une nťcessitť. Ces menaces, exploitťes par les salons et les coteries russes de Vienne, agirent sur la sociťtť et par elle sur le gouvernement; ce fut la raison majeure qui dťcida l'Autriche ŗ entrer plus avant dans la voie des compromissions occultes. Par plusieurs communications successives, Metternich donna l'assurance formelle que le corps auxiliaire ne serait renforcť en aucun cas et ne serait pas mÍme complťtť, qu'on trouverait moyen de ne fournir ŗ Napolťon que vingt-six mille hommes au lieu de trente mille, que l'Autriche ne s'engagerait jamais ŗ fond dans la querelle et tiendrait au repos le gros de ses forces, se rťservant de l'employer ŗ de meilleurs usages. Pour prix de cette demi-trahison, l'Autriche exigeait que la guerre fŻt strictement localisťe et qu'en dehors du point oý les troupes autrichiennes auraient malheureusement ŗ entamer le territoire russe, ŗ la droite de la Grande Armťe, il ne fŻt commis aucun acte d'hostilitť sur toute l'ťtendue des frontiŤres respectives: c'ťtait demander aux Russes de s'interdire toute contre-attaque du cŰtť de la Hongrie et de la Transylvanie. Alexandre admit ce second terme de l'entente et renonÁa ŗ la diversion orientale, que d'ailleurs l'impťtuositť de l'attaque franÁaise eŻt rendue impraticable. Entre Vienne et Pťtersbourg, un accord purement verbal, mais formel, fut conclu sur ces bases; il y eut ťchange de promesses, parole donnťe de part et d'autre. Par un pacte semblable ŗ celui qu'elles avaient passť ŗ demi-mot en 1809, les deux cours s'obligŤrent ŗ se mťnager mutuellement, ŗ mesurer leurs coups et ŗ se tenir, au cours d'une guerre illusoire, en secrŤte connivence[572]. [Note 572: MARTENS, III, 87, 89. SOLOVIEF, 223-224.] Cette dťfaillance de l'Autriche n'ťtait pas un fait isolť: chez la plupart de nos alliťs, la dťfection couvait, attendant son heure. Le roi de Prusse, aprŤs avoir signť l'alliance, avait ťcrit au Tsar une lettre d'excuses. Malgrť la guerre, les rapports vont continuer, par l'intermťdiaire de reprťsentants occultes, rťguliŤrement accrťditťs: ęC'est ainsi, dit la Prusse, que l'on doit procťder entre …tats longtemps amis et destinťs ŗ le redevenir[573].Ľ Dans les royaumes de la Confťdťration, crťťs et agrandis par Napolťon, la duplicitť est ťgale. En BaviŤre, l'envoyť russe Bariatinski constate que ędepuis le Roi jusqu'au bourgeois, exceptť quelques jeunes officiers qui croient Ítre ou devenir des hťros, toutes les classes rťpugnent ťgalement ŗ une guerre probable avec la Russie[574]Ľ. Le Roi se dit ędans une position atroceĽ; le prince royal se fait honneur d'avoir dťclinť le commandement des troupes; cette guerre, ajoute-t-il, ęest contre mes principes; voilŗ pourquoi je ne veux pas la faire, quoique j'aime avec passion mon mťtier[575]Ľ. Quand le Tsar rappellera ses agents de toutes les cours en apparence ęfrancisťes[576]Ľ, le ministre bavarois Montgelas refusera ŗ Bariatinski des passeports pour la Russie; si Bariatinski en veut pour aller aux eaux et faire une cure, on va les lui donner; mais qu'il reste ŗ proximitť, ŗ Carlsbad par exemple, car on ne se sťpare que transitoirement, avec l'espoir de se retrouver[577]. De tous les points de l'Allemagne, ŗ de rares exceptions prŤs, Alexandre reÁoit les mÍmes assurances de secrŤte sympathie; on le bl‚me pourtant, on juge qu'il s'expose tťmťrairement et sans motifs, mais on ne peut s'empÍcher de faire des voeux pour son succŤs. [Note 573: SOLOVIEF, 215.] [Note 574: MARTENS, VII, 112.] [Note 575: _Id._] [Note 576: Joseph DE MAISTRE, _Correspondance_.] [Note 577: En Wurtemberg, le ministre Zeppelin dťclare ŗ M. d'Alopťus que ęSa Majestť ne se regarderait jamais comme ťtant en guerre avec la RussieĽ. MARTENS, VII, 124.] Ainsi, dans le vaste circuit que nous venons d'opťrer, en partant de Stockholm, en suivant les intrigues suťdoises ŗ Constantinople, en revenant par Vienne et Munich jusqu'au coeur de l'Europe, nous avons vu se former autour de la Grande Armťe un rťseau d'hostilitťs latentes, prÍtes ŗ se manifester dŤs qu'ťclateront les traÓtrises du sort et les rťbellions de la fortune. C'est la contre-partie des adulations prodiguťes au triomphateur de Dresde; c'est l'envers de ce rayonnant tableau. Les rois ne prÍtent ŗ Napolťon qu'un concours forcť: ils renient tout bas des engagements arrachťs par la violence; l'amour et le dťvouement s'affichent dans leur bouche, la trahison est dans leur coeur; ils jurent d'Ítre amis et ne sont qu'esclaves; vienne l'occasion de briser leurs chaÓnes, ils la saisiront sans scrupules, certains de se trouver avec leurs peuples en communautť de passions et de haines. Les lieutenants de l'Empereur, les marťchaux et chefs de corps, les administrateurs et fonctionnaires qui suivaient l'armťe, sentaient vaguement le pťril: en traversant l'Allemagne, ils s'ťtaient aperÁus qu'ils marchaient sur un sol minť, oý la moindre secousse dťterminerait l'explosion. Les commandants de place, les gouverneurs, jusqu'aux rois franÁais que Napolťon avait prťposťs ŗ la garde de l'Allemagne, ne cessaient depuis un an de l'avertir. JťrŰme lui avait ťcrit pendant l'automne de 1811 une lettre admirable de clairvoyance[578]. La correspondance de Rapp, gouverneur de Dantzick, est pleine d'aveux significatifs. Rapp s'inquiŤte des haines qu'il sent s'amasser autour de lui, bien qu'il ne fasse aux habitants ęque le mal nťcessaireĽ. Au bout de quelque temps, il n'y tient plus et, dťpassant ses attributions militaires, envoie un rapport politique dont voici les conclusions: ęPartout les esprits paraissent montťs, et l'exaspťration est gťnťrale: c'est au point que si nous faisions une campagne malheureuse (ce qui ne sera jamais ŗ prťsumer), depuis le Rhin jusqu'en Sibťrie tout s'armerait contre nous. Je ne suis pas alarmiste et je n'aime pas ŗ passer pour voir en noir, mais ce que j'avance est positif[579].Ľ Davout lui-mÍme, le stoÔque Davout, ne peut se dťfendre de certaines apprťhensions: il se souvient qu'en 1809 tout a chancelť et voudrait que l'on mťdit‚t cette leÁon. [Note 578: _Correspondance du roi JťrŰme_, V, 247-249.] [Note 579: 18 novembre 1811. Archives nationales, AF, IV, 1656.] Napolťon s'impatiente et s'irrite de ces avis: il adresse ŗ Rapp une mercuriale sťvŤre et le renvoie ŗ son rŰle de soldat. Il voit lui-mÍme le danger, mais n'admet pas que les autres l'aperÁoivent et le signalent, car il se juge certain de le surmonter, gr‚ce ŗ son invincible fortune, gr‚ce surtout aux mesures qu'il a si soigneusement accumulťes pour assurer le succŤs de la campagne. Cependant, si dans ses prťparations tout a ťtť merveilleusement combinť et conÁu, l'exťcution laisse ŗ dťsirer. Vu le nombre et l'extrÍme complication des moyens qu'il met en oeuvre, il ne peut plus tenir la main en personne ŗ l'accomplissement de ses ordres: tant d'objets ŗ embrasser dťpassent son ťtreinte, toute prodigieuse qu'elle soit. Les intermťdiaires qu'il emploie ne possŤdent ni son autoritť ni sa vigilance: l'inattention des subalternes, l'insouciance des soldats, le dťsordre et parfois l'infidťlitť d'une administration qui ťchappe ŗ la surveillance par son immensitť mÍme, occasionnent des mťcomptes; sur certains points, c'est dťjŗ l'encombrement, la cohue: la discipline se rel‚che, les moyens de transport et de ravitaillement se font attendre: l'armťe dťdaigne d'entretenir en bon ťtat ceux qu'elle possŤde, les hommes nťgligent leur ťquipement et laissent dťpťrir leur monture, et beaucoup de corps arriveront devant l'ennemi avec des chevaux hors d'usage, des approvisionnements incomplets, des services mal organisťs, des effectifs insuffisamment exercťs[580]. [Note 580: Les _Mťmoires inťdits de M. de Saint-Chamans_, qui doivent prochainement paraÓtre, contiennent ŗ ce sujet des dťtails caractťristiques.] Dans le commandement, de f‚cheux tiraillements se produisent. Davout et Berthier sont en querelle ouverte; Davout est aigri, Murat mťcontent, Junot extťnuť de corps et d'esprit. Combien d'autres, parmi les chefs, marchent dťsormais d'un pas alourdi et traÓnant, sans l'entrain et la vigueur d'autrefois! Devenus trop riches et trop grands, ils ne ressentent plus l'attrait des dťvouements aveugles: ils rťflťchissent et jugent. L'ťcho des sourdes oppositions de l'intťrieur leur arrive, altťrant leur confiance. Ils savent que des hommes tels que CambacťrŤs, Mollien, DecrŤs, Lavalette, bl‚ment l'entreprise: ils ont entendu dire que non seulement Caulaincourt, mais d'autres officiers connaissant bien la Russie, ont fait part ŗ l'Empereur de leurs craintes, et que l'un d'eux, le colonel de Ponthon, l'a suppliť ŗ genoux de s'arrÍter: ces rťcits courent les quartiers gťnťraux, confirment des doutes que le simple bon sens suffit ŗ faire naÓtre. Jusque dans l'ťtat-major impťrial, des propos inquiťtants circulent: on se rťpŤte bien bas un mot de Sťmonville, de cet ex-conventionnel devenu sťnateur et si connu pour son flair de l'avenir qu'un gouvernement paraÓt condamnť dŤs que Sťmonville s'en dťtache. Se trouvant ŗ GenŤve, chez le prťfet Capelle, il avait dit, en voyant passer les soldats qui s'en allaient ŗ l'armťe: ęPas un n'en reviendra: ils vont ŗ la boucherie[581].Ľ Et calculant qu'un seul dťsastre serait l'ťcroulement de tout et mettrait fin ŗ la grande aventure, il avait osť ajouter que l'expťdition de Russie rendait des chances aux Bourbons. [Note 581: _Documents inťdits_.] Ces pressentiments et ces arriŤre-pensťes ne pťnŤtrent pas encore dans la masse de nos troupes. ņ mesure qu'on descend des sommets, la confiance, l'ardeur, l'inlassable dťvouement reparaissent. D'un bout ŗ l'autre de l'innombrable armťe que les ordres de l'Empereur retiennent encore sur la Vistule, court dans les rangs infťrieurs un frťmissement continu, une impatience d'agir. Officiers de fortune qui ont leur chemin ŗ faire, jeunes nobles qui ont leur rťputation ŗ ťtablir, tous souhaitent ťgalement que la campagne s'ouvre. Ils ont l'ambition des grades, des distinctions, des exploits fructueux: ils ont soif d'honneurs et de profits. Puis, la prise de Napolťon sur ces ‚mes neuves est si forte qu'elle ne laisse place ŗ aucune rťflexion, et c'est lui malgrť tout, c'est son prestige qui tient ensemble toutes les parties de cet assemblage disparate, qui fait taire les dissidences et imprime par moments aux coeurs un ťlan unanime. MÍme les contingents les plus hostiles, ces Prussiens, ces Espagnols, ces Slaves de l'Adriatique violemment incorporťs, subissent maintenant son ascendant; ils le haÔssent et pourtant le suivent, car ils ťprouvent comme une fiertť de combattre sous un tel chef et savent qu'un mot approbatif de lui les marquera pour jamais d'un signe d'honneur. Quant aux soldats de France, troupiers chevronnťs ou conscrits d'hier, sortis du peuple, ils restent comme lui inťbranlablement fidŤles ŗ l'homme qui a ensorcelť leur imagination: en ťchange de leur sang, ils attendent tout de lui, rťcompenses inouÔes, avenir de triomphes et de fťlicitťs. C'est une croyance rťpandue parmi eux que la Russie n'est qu'un passage vers d'autres rťgions, qu'on ira plus loin, que Napolťon va les mener jusqu'au fond de la fabuleuse Asie, dans un monde fťerique oý ils n'auront qu'ŗ se baisser pour faire provision de trťsors et ramasser des couronnes. Et leur foi en ces lendemains reste absolue, indestructible; elle s'exprime par de naÔfs tťmoignages. AprŤs les rťticences perfides des rois alliťs, aprŤs les observations des ministres et des gťnťraux, aprŤs les rapports sombres de certains chefs, aprŤs les pronostics des mťcontents de haute marque, voici la lettre d'un soldat: c'est un fusilier au 6e rťgiment de la Garde, premier bataillon, quatriŤme compagnie: il ťcrit ŗ ses parents: ęNous entrerons d'abord en Russie oý nous devons nous taper un peu pour avoir le passage pour aller plus avant. L'Empereur doit y Ítre arrivť en Russie pour lui dťclarer la guerre, ŗ ce petit empereur: oh! nous l'aurons bientŰt arrangť ŗ la blanche sauce! Quand il n'y aurait que nous, c'est assez. Ah! mon pŤre, il y a une fameuse prťparation de guerre: nos anciens soldats disent qu'ils n'en ont jamais vu une pareille: c'est bien la vťritť, car on y conduit des vives et grandes forces, mais nous ne savons pas si c'est pour la Russie. L'un dit que c'est pour aller aux Grandes Indes, l'autre dit que c'est pour aller en _…gippe_, on ne sait pas lequel croire. Pour moi, cela m'est bien ťgal: je voudrais que nous _irions_ ŗ la fin du monde.Ľ Le mÍme soldat ťcrivait dans une autre lettre: ęNous allons aux Grandes Indes: il y a treize cents lieues de Paris[582].Ľ [Note 582: Ces lettres nous ont ťtť communiquťes par M. Maurice Levert, qui les a publiťes en partie dans la _Revue de la France moderne_.] L'Inde, cet aimant magique qui jadis entraÓnait ŗ la conquÍte des mers les grands chercheurs d'aventures, brille vaguement aujourd'hui aux yeux de nos soldats et leur fait entrevoir, par delŗ l'obscure et mystťrieuse Russie, un pays de lumiŤre et d'or, des perspectives ensoleillťes et de lointains …dens. Telles sont les visions qui les bercent dans leurs campements de la Vistule, quand ils reposent sur la terre humide, sous la bise d'un printemps triste comme nos hivers. Et le matin, quand le rťveil en musique ťclate sur le front de bandiŤre des rťgiments, avec son fracas d'instruments et de sonneries, tous ces grands enfants gaulois se relŤvent joyeux, avec une gaietť d'alouette. Vivement, ils se mettent ŗ la besogne du jour, aux occupations qui prťparent et prťcŤdent le grand dťpart annoncť: ils vont ŗ l'avenir pleins d'espťrance, insouciants du pťril, persuadťs qu'un guide infaillible les mŤne ŗ la victoire et qu'un dieu les conduit. CHAPITRE XIII LE PASSAGE DU NI…MEN. PREMI»RE PARTIE L'IRRUPTION[583]. Napolťon ŗ Posen.--Enthousiasme de la population.--Rťponse ŗ Bernadotte.--Sťjour ŗ Thorn.--Derniers prťparatifs.--Prťoccupation dominante de l'Empereur: la question du pain.--Dispositif d'attaque.--Napolťon met ses armťes en campagne avant de dťclarer la guerre.--Son exaltation belliqueuse.--Le _Chant du dťpart_.--Rencontre avec Murat; comťdie sentimentale.--Marche dťvastatrice ŗ travers la Prusse orientale et la basse Pologne; encombrement des routes; premiers dťsordres.--Manifeste guerrier.--Supercherie de la derniŤre minute.--Nouvelles de Pťtersbourg.--L'empereur de Russie a refusť de recevoir l'ambassadeur de France.--Napolťon rejoint la colonne de tÍte.--Sa proclamation aux troupes.--Il s'ťlance aux avant-postes et atteint le Niťmen.--Il voit la Russie.--Dťguisement.--Reconnaissance ŗ cheval.--Accident.--Sombres pressentiments.--Arrivťe des troupes.--La journťe du 23 juin.--La nuit.--Atterrissage silencieux.--Les premiers coup de feu.--Lever du soleil.--Fťerique spectacle.--Enthousiasme des troupes; gaietť et activitť de l'Empereur.--Incident de la Wilya.--…tablissement ŗ Kowno.--Quarante-huit heures de dťfilť.--L'invasion commence. [Note 583: Les ťlťments de notre rťcit ont ťtť puisťs ŗ des sources inťdites, que nous indiquerons au fur et ŗ mesure, ainsi que dans l'innombrable quantitť d'ouvrages et de _Mťmoires_ laissťs par les contemporains: les principaux, aprŤs l'ouvrage cťlŤbre de Sťgur, sont ceux de Baudus, BerthezŤne, Boulard, Bourgoing, Castellane, Chambray, Denniťe, Dupuy, Fezensac, Grouchy, Gourgaud, Labaume, Marbot, Roguet et Soltyk.] I De Dresde, Napolťon courut d'un trait ŗ Posen. DŤs qu'il eut apparu sur le sol polonais, l'enthousiasme naquit ŗ sa vue et se propagea, comme si l'image de la patrie ressuscitťe eŻt marchť ŗ ses cŰtťs. ņ Posen, ce fut un dťlire, une tempÍte de cris et de hourras, une population entiŤre acclamant son entrťe et cťlťbrant par anticipation ses triomphes. Le soir, une immense couronne de laurier, tout en feu, s'alluma sur la flŤche de la principale ťglise et apparut comme un phare rayonnant, qui portait au loin l'espťrance et la lumiŤre. Les soldats, les bourgeois, les autoritťs, la noblesse, les femmes vinrent tour ŗ tour complimenter le libťrateur. Il accueillit ces hommages avec plus ou moins d'affabilitť, doux aux humbles, sťvŤre aux grands, qu'il menait d'une main rude: ęIl n'a pas fait de progrŤs depuis 1806Ľ, dit une femme du monde[584]. Ce fut ŗ ce moment qu'il reÁut les derniŤres propositions de Bernadotte. Le duc de Bassano s'ťtait h‚tť de les lui transmettre et semblait d'avis de ne les point dťdaigner. Mais Napolťon, qui observait depuis un an les ťvolutions de Bernadotte et le vagabondage de sa politique, comprit une fois de plus que cet ambitieux voulait moins se livrer que se rťserver: ęQu'il marche, dit-il, lorsque ses deux patries le lui ordonnent; sinon, qu'on ne me parle plus de cet homme[585]!Ľ Rencontrant une derniŤre fois sur son chemin l'ex-marťchal d'Empire, qui le sollicitait sans bonne foi et lui offrait un marchť ťquivoque, il laissa tomber cette rťponse et passa. [Note 584: _Souvenirs d'un officier polonais_ (Brandt), publiťs par le baron ERNOUF, p. 230.] [Note 585: ERNOUF, 341, d'aprŤs les souvenirs personnels du duc de Bassano.] Il s'ťtait fait annoncer ŗ Varsovie, sans avoir rťellement l'intention de visiter cette capitale. En y rťpandant le bruit de sa venue, en l'accrťditant dans tout le Nord, il comptait ťlectriser de plus en plus les Polonais, tenir en haleine et sur le qui-vive les corps franÁais et alliťs placťs dans le grand-duchť. Surtout, il avait pour but de faire croire aux Russes que la principale attaque s'opťrerait en avant de Varsovie, vers leurs provinces de Grodno et de Volhynie, afin d'attirer de ce cŰtť leur attention et leurs forces[586]. Tandis que ses ennemis, prenant le change sur ses vťritables desseins, accumuleraient fa plus grande partie de leurs troupes en face de Varsovie et de notre droite, il prononcerait son mouvement plus au nord, par sa gauche. Faisant longer le littoral de la Baltique ŗ la masse principale de l'armťe, il la porterait de la basse Vistule sur Koenigsberg, la pousserait ensuite sur le Niťmen, franchirait ce fleuve aux environs de Kowno, et dťboucherait subitement en Lithuanie. Wilna ťtait son premier objectif; c'ťtait en ce point qu'il comptait opťrer sa brŤche, percer la ligne russe, la diviser en plusieurs tronÁons qu'il ťcraserait les uns aprŤs les autres, dťcidant ou au moins prťjugeant par ces coups de foudre le sort de la campagne. [Note 586: _Id._, 385. _Corresp._, 18769, 18780, 18800.] Il incline donc ŗ sa gauche, au sortir de Posen, et, quittant le chemin de Varsovie, atteint la Vistule ŗ Thorn. Dťjŗ son grand et son petit quartier gťnťral, formant ŗ eux seuls presque une armťe, l'ont prťcťdť dans cette ville, qu'ils emplissent d'animation, de bruit et de mouvement. ņ Thorn, Napolťon est en un point stratťgique important et au centre de ses troupes; il les retrouve enfin et les voit, rťparties autour de lui dans d'innombrables cantonnements; tout prŤs de Thorn et un peu en arriŤre est sa Garde; en avant de lui, ŗ ses cŰtťs, sur sa droite et sur sa gauche, partout, la Grande Armťe. ņ gauche, les corps de Ney, d'Oudinot, de Davout, le corps en formation de Macdonald, occupent les deux rives de la basse Vistule et s'ťchelonnent jusqu'ŗ la mer; ŗ droite de Thorn, ŗ sept heures de marche, EugŤne est ťtabli avec l'armťe d'Italie et les Bavarois; il se relie aux Polonais de Poniatowski, qui s'appuient eux-mÍmes aux trois corps placťs sous le commandement du roi JťrŰme et groupťs autour de Varsovie. Renforcťe par quatre corps exclusivement composťs de cavalerie, cette chaÓne d'armťes se complŤte ŗ ses deux extrťmitťs par les contingents de Prusse et d'Autriche, arrivťs ŗ leur poste; elle se prolonge sans interruption sur deux cents lieues de terrain et oppose ŗ l'ennemi un demi-million d'hommes. Sans mettre encore en mouvement aucune partie de ces masses, Napolťon avise aux mesures qui prťcŤdent immťdiatement l'entrťe en campagne, aux prťcautions derniŤres. Il rapproche ses rťserves, porte au grand complet ses effectifs et ses munitions. Il fait verser dans les caissons, puis des caissons dans les gibernes, les millions de cartouches qu'il a entassťs dans les magasins de la Vistule. La question des subsistances est toujours ce qui le prťoccupe le plus; il sent lŗ l'extrÍme difficultť et le grand danger. Aussi dťcide-t-il que toutes les troupes, au moment de prendre contact avec l'ennemi, devront Ítre pourvues de vivres pour vingt ŗ vingt-cinq jours. Afin d'atteindre le chiffre rťglementaire, les chefs de corps sont invitťs ŗ saisir dans le pays occupť tous les blťs qu'il contient, ŗ les convertir aussitŰt en farines. Avec une activitť mťthodique, l'Empereur surveille lui-mÍme et h‚te ce travail. Sur vingt points diffťrents, ŗ Plock, ŗ Modlin, ŗ Varsovie, sur toute la ligne de la Vistule, il fait moudre, ęmoudre ŗ force[587]Ľ, et rťpartit entre les corps les amas de farine ainsi obtenus, sans prťjudice des innombrables rťserves de vivres que des myriades de voitures traÓneront ŗ la suite de l'armťe. [Note 587: _Corresp._, 18765.] Quand commence la premiŤre semaine de juin, ces suprÍmes prťparatifs s'achŤvent ou paraissent s'achever. D'autre part, dans les pays que nos troupes auront ŗ parcourir avant d'atteindre le Niťmen, le printemps a fait son oeuvre; l'herbe dťjŗ haute, ťpaisse et drue, nous promet un abondant approvisionnement de fourrages, et la Prusse orientale ťtend au devant de nous une immense nappe de verdure. Ainsi, les temps sont venus: voici l'heure propice pour agir, cette heure que Napolťon s'est fixťe depuis dix mois et qu'il s'est mťnagťe par un long effort de patience, de ruse et d'activitť discrŤte. Il a enfin atteint le but si opini‚trement poursuivi: il est parvenu, sans que les Russes aient interrompu et dťrangť son travail par une attaque intempestive, ŗ dresser contre eux, ŗ porter sur place, ŗ monter de toutes piŤces, ŗ pousser jusqu'au dernier degrť de perfection un appareil guerrier qu'il juge suffisant ŗ briser tous les obstacles. Au point oý il en est, il a barres sur l'ennemi; il le domine partout de ses forces avantageusement postťes, successivement accrues; il peut fondre sur lui avec tous ses moyens. Que les destins s'accomplissent donc! Que la Grande Armťe s'ťbranle et prenne l'offensive! AprŤs avoir longtemps contenu et bridť l'ťlan de ses troupes, l'Empereur leur rend la main; il a tout ralenti jusqu'ŗ prťsent: il prťcipite tout dťsormais. Il arrÍte les dispositions suivantes: les corps de gauche, celui de Davout en tÍte, vont se porter rapidement et se concentrer sur l'espace compris entre le delta de la Vistule et le pays de Koenigsberg, marcher ensuite au Niťmen et le passer. Le centre, c'est-ŗ-dire l'armťe d'EugŤne, se joindra au mouvement de ces corps, suivra la mÍme direction et fera masse avec eux. Projetant ainsi en avant sa gauche et son centre, l'Empereur ęrefuseraĽ sa droite et la tiendra momentanťment immobile. Poniatowski avec les Polonais, le roi de Westphalie avec ses trois corps, donnant lui-mÍme la main aux Autrichiens de Schwartzenberg, resteront aux environs de Varsovie, dans une position d'observation et d'attente. Si l'armťe de Bagration qui leur fait face, en voyant se prononcer l'irruption de notre gauche, essaye de l'interrompre par une diversion et opŤre une contre-attaque, si elle fonce sur Varsovie, les troupes de JťrŰme seront lŗ pour la recevoir et la contenir, tandis que l'Empereur, la laissant ęs'enfourner[588]Ľ, franchira le Niťmen et repoussera les autres forces russes, pour se rabattre ensuite sur elle, tomber sur ses derriŤres, la prendre ou l'exterminer. Si l'armťe de Bagration, obťissant ŗ une autre inspiration, se met ŗ remonter le fleuve-frontiŤre pour se joindre aux troupes qui nous en disputeront le passage et couvriront Wilna, JťrŰme prendra lui-mÍme l'offensive dŤs que cette ťvolution se sera nettement dessinťe. Il franchira le Niťmen prŤs de Grodno, se jettera ŗ la poursuite de Bagration, se mettra sur ses talons, le prendra en queue ou en flanc, essayera de fermer le cercle oý l'Empereur veut envelopper la gauche des Russes, et, se liant au mouvement d'ensemble avec la totalitť de ses forces, viendra coopťrer ŗ l'invasion. [Note 588: _Corresp._, 18785.] Les ordres de marche furent expťdiťs aux chefs de corps par le prince major gťnťral; l'Empereur y ajouta pour Davout, pour EugŤne, pour JťrŰme, des instructions qui dťvoilaient pleinement sa pensťe[589]. ņ cet instant oý il tire irrťvocablement l'ťpťe, aucun incident nouveau n'a surgi entre lui et la Russie; diplomatiquement, la situation n'a pas changť depuis le retour de Narbonne. L'empereur Alexandre n'a pas fait savoir s'il ratifiait on non le coup de tÍte du prince Kourakine, s'il s'appropriait la dťclaration de rupture ťmanťe de cet ambassadeur. Napolťon ignore encore comment a ťtť accueilli ŗ Wilna le comte de Lauriston, si ce reprťsentant a ťtť reÁu et ťcoutť, si le Tsar a prÍtť l'oreille ŗ ses insinuations pacifiques: preuve ultime et ťvidente que cette dťmarche avait pour but d'ajourner et non d'ťviter la guerre. Napolťon marche ŗ l'ennemi parce qu'il est prÍt, parce qu'il se juge en possession de tous ses avantages, en mesure de trancher victorieusement le diffťrend que lui et son adversaire ont de longue date renoncť ŗ dťnouer. Toutefois, ordonnant la guerre, il ne la dťclare pas encore; afin d'entretenir plus longtemps les Russes, s'il est possible, dans une trompeuse sťcuritť, afin de rendre plus accablante la surprise qu'il leur mťnage, il ťvitera jusqu'au moment final de s'avouer officiellement en ťtat de rupture avec eux; avant de publier ses griefs et de lancer son manifeste, il attendra que ses troupes aient gagnť plusieurs marches, qu'elles soient sur l'ennemi en quelque sorte et touchent la frontiŤre. [Note 589: _Corresp._, 18768 ŗ 18772.] Il resta encore quelques jours ŗ Thorn, inspectant les troupes en partance, visitant les magasins, les hŰpitaux, amťliorant l'organisation des services, donnant partout le dernier coup d'oeil. Avant que la Garde quitt‚t ses cantonnements, il voulut en voir les diffťrents corps et les passa minutieusement en revue. Il aimait ŗ retrouver ces m‚les figures de soldats, ces poitrines de fer, ces braves qui brŻlaient devant lui d'une ardeur contenue, immobiles ŗ la parade, irrťsistibles dans l'assaut. Leur tenue et leur air lui firent plaisir: malgrť les fatigues et les misŤres de la route, l'enthousiasme ťclatait sur les visages; il y avait un ťclair dans tous les yeux. Un commandant d'artillerie s'approcha de Sa Majestť et lui dit: ęAvec de pareilles troupes, Sire, vous pouvez entreprendre la conquÍte des Indes[590].Ľ L'Empereur parut satisfait du compliment. Sobre de phrases, il fut en ces jours prodigue de gr‚ces. [Note 590: _Mťmoires militaires du gťnťral baron Boulart_, 241.] Il voulut donner de sa bouche aux rťgiments de la Garde l'ordre de marche, les mit en route et les vit partir[591]. Et cet incessant dťfilť, ces fiers uniformes, ces roulements ininterrompus du tambour, ces appels de fanfares, ces belles troupes qui l'acclamaient, ces dťparts d'officiers dont chacun portait un ordre destinť ŗ remuer et ŗ soulever des masses humaines, tout cet immense mouvement qui s'opťrait autour de lui, par lui, l'animaient et l'enfiťvraient. ņ prťsent que le sort en est irrťvocablement jetť, il se livre tout entier ŗ ses instincts guerriers; il se retrouve uniquement soldat, le plus grand et le plus ardent soldat qui ait existť; il ne rÍve plus que victoires et conquÍtes. Le soir, aprŤs avoir expťdiť des ordres tout le jour et s'Ítre ŗ peine reposť, il ne dormait que par intervalles, passait une partie de son temps ŗ se promener dans les salles voŻtťes de l'ancien couvent oý il avait pris rťsidence, activant par la marche le mouvement et l'ťlan de sa pensťe, s'exaltant ŗ l'idťe de conduire tant d'hommes au combat et de dťterminer ce branle-bas des nations. Une nuit, les officiers de service qui couchaient auprŤs de son appartement furent stupťfaits de l'entendre entonner ŗ pleine voix un air appropriť aux circonstances, un de ces refrains rťvolutionnaires qui avaient mis si souvent les FranÁais dans le chemin de la victoire, la strophe fameuse du _Chant du dťpart_: Et du Nord au Midi la trompette guerriŤre A sonnť l'heure des combats. Tremblez, ennemis de la France...[592]. [Note 591: _Id._, 240-241.] [Note 592: _Souvenirs d'un officier polonais_, 232.] Il quitta Thorn le 6 juin, tandis que de toutes parts les corps de gauche se levaient et commenÁaient leur marche. Son impatience ťtait telle qu'il anticipa sur l'heure fixťe par lui-mÍme pour se mettre en route; ses voitures n'ťtant pas prÍtes, il monta ŗ cheval et fit ŗ franc ťtrier une partie de l'ťtape, laissant sa maison militaire le suivre comme elle pourrait, dans l'effarement d'un dťpart prťcipitť. Les jours d'aprŤs, comme il allait plus vite, en son rapide ťquipage de poste, que ses lourdes colonnes, il jugea qu'il aurait le temps, sans se mettre en retard sur elles, de visiter Dantzick, situť dťsormais en arriŤre de notre ligne d'opťrations, et d'inspecter cette grande place d'armes; ce crochet lui prendrait tout au plus la moitiť d'une semaine. Avec les autoritťs de Dantzick, avec les membres de l'ťtat-major, fidŤle ŗ son systŤme de dissimulation, il parla encore de nťgociations, de paix possible; plus franc avec Rapp, gouverneur de la ville, il lui avoua que la guerre commenÁait et stimula son activitť[593]. [Note 593: _Documents inťdits_. Cf. les _Mťmoires de Rapp_, 169-173.] ņ Dantzick, il retrouva Davout et ne rendit pas suffisamment justice ŗ cet admirable organisateur. Il se rencontra aussi avec Murat, et l'entrevue des deux beaux-frŤres fut ŗ ses dťbuts froide et pťnible. Chacun d'eux avait contre l'autre des griefs justifiťs et ne se privait point depuis quelque temps de les ťnoncer. Mťcontent de n'avoir pas ťtť appelť au rendez-vous des souverains, Murat rťpťtait qu'on se plaisait ŗ l'amoindrir et ŗ l'humilier, qu'au reste on ne voulait en lui qu'un vice-roi de Naples, un instrument de domination et de tyrannie, mais qu'il saurait se soustraire ŗ d'intolťrables exigences. Napolťon lui reprochait un penchant de plus en plus marquť ŗ dťsobťir, des ťcarts de conduite et de langage, des vellťitťs et des accointances suspectes. Il l'accueillit avec un visage sťvŤre, avec des paroles acerbes, et lui tint tout d'abord rigueur; puis, changeant subitement de ton, il prit ŗ la fin le langage de l'amitiť blessťe et mťconnue; il s'ťmut, se plaignit, fit ŗ l'ingrat une scŤne d'attendrissement, invoqua les souvenirs de leur longue affection et de leur confraternitť militaire. Le Roi, qui avait le coeur sur la main, qui ťtait prompt ŗ toutes les gťnťrositťs, ne sut point rťsister ŗ cet appel; il s'ťmut ŗ son tour, pleura presque, oublia tout pour quelque temps et fut reconquis. Et le soir, devant ses intimes, l'Empereur s'applaudissait d'avoir supťrieurement jouť la comťdie: pour ressaisir Murat, il avait fait tour ŗ tour et fort ŗ propos,--disait-il,--ęde la f‚cherie et du sentiment, car il faut de tout cela avec ce _Pantaleone_ italienĽ. ęAu fond,--continuait-il,--c'est un bon coeur; il m'aime encore plus que ses _lazaroni_: quand il me voit, il m'appartient; mais loin de moi, comme les gens sans caractŤre, il est ŗ qui le flatte et l'approche. Il subit l'ascendant de sa femme, une ambitieuse; c'est elle qui lui met en tÍte mille projets, mille sottises; il en est ŗ rÍver la souverainetť de l'Italie entiŤre, et c'est ce qui l'empÍche de vouloir Ítre roi de Pologne. N'importe au reste! J'y mettrai JťrŰme, je lui ferai lŗ un beau royaume; mais il faudrait pour cela qu'il fÓt quelque chose, car les Polonais aiment la gloire.Ľ Donnant ensuite ŗ la conversation un tour plus gťnťral, il se plaignit de tous les rois qu'il avait faits, des faibles, disait-il, des vaniteux, qui comprenaient mal leur rŰle. Ils ne recherchaient que les agrťments du rang suprÍme et en mťconnaissaient les devoirs; ils imitaient les princes lťgitimes au lieu de les faire oublier. Pourquoi ce besoin de briller, cette manie de viser au grand, cette passion de luxe, d'ostentation et de dťpense? ęMes frŤres ne me secondent pasĽ, rťpťtait l'Empereur avec amertume. Il leur donnait pourtant le bon exemple. Son incessant labeur, sa stricte ťconomie devraient leur servir de modŤle: l'avait-on jamais vu dťtourner au profit de ses plaisirs une seule parcelle des sommes que rťclamaient les besoins de l'…tat et l'utilitť gťnťrale? Il s'ťtendit beaucoup sur ce sujet et termina par ces mots admirablement justes: ęJe suis le roi du peuple. Je ne dťpense que pour encourager les arts, pour laisser des souvenirs glorieux et utiles ŗ la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maÓtresses: je rťcompense les services rendus ŗ la patrie, rien de plus[594].Ľ [Note 594: _Documents inťdits_.] II En avant de l'Empereur, entre Dantzick et Koenigsberg, ŗ travers la Prusse orientale et les districts septentrionaux de la Pologne, les sept corps d'armťe en marche cheminaient ŗ longues ťtapes. ņ leur gauche, la vaste lagune que forme ŗ cet endroit la Baltique, le Frische Haff, ťtait encombrťe de flottilles, car les plus pesants convois, les ťquipages de pont, l'artillerie de siŤge, faisaient le trajet par eau. Le pays ŗ parcourir par nos troupes ťtait fertile et gras, mais fastidieux et monotone; ŗ perte de vue des landes vertes, coupťes de bois et de marťcages, des prairies immenses, des forÍts de sapins et de bouleaux, dťroulant indťfiniment ŗ l'horizon leurs lignes sombres; des riviŤres aux bords incertains; des villages de bois, partout semblables. Malgrť la cťlťritť ordonnťe, il y avait dans la marche des temps d'arrÍt, des flottements et des reculs, car l'ťnorme amas de bagages que l'armťe tirait aprŤs elle embarrassait ses mouvements. Les convois de vivres et de munitions s'enchevÍtraient ŗ chaque instant les uns dans les autres, commenÁaient ŗ mettre en arriŤre de nos colonnes un chaos roulant. Pour complťter l'approvisionnement d'entrťe en campagne, les troupes fouillaient et ťpuisaient la contrťe. L'Empereur avait voulu que tout se fÓt rťguliŤrement et par voie d'achats; les soldats n'y regardaient pas de si prŤs et prenaient; ils vidaient les greniers, enlevaient le chaume des toitures pour en faire la litiŤre de leurs chevaux, traitant le pays alliť en pays conquis. Les fourrages ťtaient saisis sans mťnagement ni mťthode. La cavalerie, qui passait la premiŤre, s'emparait de tous les foins rťcoltťs ou sur pied; l'artillerie et le train se voyaient rťduits ŗ couper les blťs, les orges et les avoines en herbe, ruinant la population et fournissant aux animaux une nourriture dťtestable. Obligťs une partie du jour ŗ se disperser en fourrageurs, les hommes prenaient des habitudes de dťbandade et d'indiscipline, et du premier coup se manifestait l'impossibilitť de tenir en ordre et dans le rang cette multitude de toutes races et de toutes langues, oý chaque rťgiment menait avec soi un troupeau et traÓnait une queue interminable de charrois, cette armťe qui ressemblait ŗ une migration. Nos alliťs allemands s'ťcartaient des chemins et pillaient outrageusement. En beaucoup d'endroits, c'ťtaient dťjŗ des excŤs, des viols d'habitations, des cultures dťtruites, des villages mis ŗ sac, des familles jetťes ŗ la misŤre, sans abri et sans pain; avant la guerre, toutes les abominations de la guerre. Le contingent wurtembergeois se signalait entre tous par ses mťfaits; il avait perdu sa direction, se jetait de droite et de gauche, vagabondait entre les autres corps, portant partout le ravage, le dťsordre et l'obstruction, ęinterrompant tous les systŤmes de l'armťe[595]Ľ. Il fallut faire un exemple, infliger ŗ cette troupe la flťtrissure d'une citation sťvŤre ŗ l'ordre du jour. Nos FranÁais se montraient plus forts contre les ťpreuves et les tentations de la guerre, mais dťjŗ perÁaient chez les jeunes soldats des symptŰmes de lassitude et d'ennui. Ils ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait l'obligation de porter sur eux tant de vivres et murmuraient contre ce surcroÓt de charge. Ils s'irritaient aussi contre un pays oý tout fuyait et se cachait devant eux; ils trouvaient la Prusse et surtout la Pologne laides, sales, misťrables; ils supportaient mal l'incommoditť des gÓtes, la fraÓcheur des nuits succťdant ŗ la lourde chaleur des jours, l'humide brouillard des matins. Toutefois, prompts ŗ s'illusionner, ils se consolaient du prťsent en se peignant l'avenir sous de plus riantes couleurs; ils espťraient encore trouver au delŗ du Niťmen un sol meilleur, un monde diffťrent, plus clťment au soldat, et ils souhaitaient la Russie comme une terre promise[596]. [Note 595: _Corresp._, 18809.] [Note 596: _Mťmoires de Boulart_, 240-241; _Souvenirs d'un officier polonais_, 231-234; _Mes campagnes_, par PION DES LOCHES, 279-280; PEYRUSSE, _Mťmorial et Archives_, 77; _Souvenirs manuscrits du gťnťral Lyautey_; _Mťmoires inťdits de Saint-Chamans_; ces derniers sont caractťristiques pour cette partie de la marche.] Le 13 juin, la tÍte de colonne, sous la conduite de Davout, dťpassait Koenigsberg et atteignait Insterbourg, situť ŗ mi-chemin entre la capitale de la Prusse orientale et le Niťmen. Les autres corps suivaient, retardťs par l'encombrement des routes. Le mÍme jour, l'Empereur accourt de Dantzick ŗ Koenigsberg, pour activer et rťgulariser le mouvement. En mÍme temps qu'il cherche ŗ s'ťclairer sur la position de l'ennemi, il ralentit un peu la marche de l'avant-garde et presse celle des autres colonnes; il resserre et condense son armťe, afin de la mieux tenir en main et de rendre irrťsistible le choc de cette masse qu'il va prťcipiter d'un seul coup sur les frontiŤres de la Russie. Enfin, sur le point de donner ŗ ses troupes l'impulsion suprÍme, celle qui les portera au delŗ du Niťmen, il fait rťdiger les actes par lesquels il va dťcrťter solennellement et promulguer la guerre. La hautaine sommation d'ťvacuer la Prusse avant tout accord sur le fond du litige, la demande de passeports prťsentťe par Kourakine, lui fournissaient des motifs trŤs suffisants. AprŤs avoir volontairement laissť dormir ses griefs, il les relŤve aujourd'hui, s'en empare, s'en arme; il ramasse le gant et rťpond au dťfi. Mais sous quel prťtexte, aprŤs avoir considťrť ŗ dessein les dťmarches qu'il incrimine comme le fait personnel d'un ambassadeur malavisť, va-t-il les attribuer au gouvernement russe lui-mÍme, sans que ce gouvernement se soit expliquť, et les prendre pour l'expression prťmťditťe d'une volontť hostile? La Russie venait de lui faciliter indirectement cette interprťtation nouvelle. Elle n'avait point fait mystŤre des conditions posťes dans son ultimatum; ses agents ŗ l'ťtranger en avaient ťtť instruits; ils en avaient parlť, sur un ton d'ostentation et de jactance; ils en avaient prťcisť le sens et soulignť la portťe. La presse s'emparait de ces dires; les journaux anglais reproduisaient, commentaient, approuvaient les exigences d'Alexandre, et toute l'Europe savait que le Tsar prťtendait nous imposer, comme prťliminaire indispensable d'une nťgociation, l'affranchissement de l'Allemagne et le retrait de nos troupes. Cette publicitť donnťe ŗ l'injure la constate et l'aggrave, la rend insupportable, et c'est ce que le duc de Bassano, qui a rejoint le quartier gťnťral, doit faire ressortir dans une note de rupture, adressťe ŗ la Russie et communiquťe ŗ tous les cabinets de l'Europe[597]. [Note 597: Archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154.] En mÍme temps que ce manifeste de guerre, le duc signait un rapport, mťlange de sophismes et de vťritťs, qui rťsumait nos derniŤres relations avec la Russie et constituait contre elle un fulminant rťquisitoire. Ce rapport sera adressť au Sťnat, lu en sťance solennelle, insťrť au _Moniteur_ avec piŤces justificatives, commentť dans les journaux: Napolťon dťnonce avec fracas ses raisons de combattre et fait la France, comme l'Europe, juge de son droit. Dans des lettres destinťes ťgalement ŗ la publicitť, M. de Bassano ťcrivait le mÍme jour ŗ Kourakine que l'Empereur accťdait enfin ŗ sa demande et permettait l'envoi de ses passeports; il ťcrivait ŗ Lauriston de rťclamer les siens et de quitter le territoire russe. Ces piŤces et ces lettres, signťes ŗ Koenigsberg le 16 juin, reÁurent une date antťrieure et fausse, celle du 12, et Thorn fut indiquť comme le lieu de leur expťdition. Cette supercherie de la derniŤre minute avait pour but de faire croire que l'Empereur n'avait prononcť son mouvement au delŗ de la Vistule qu'aprŤs avoir appris l'outrageant ťclat donnť par les Russes ŗ leurs sommations, qu'il avait fallu ce surcroÓt d'insulte pour le dťterminer ŗ la guerre et triompher de son obstination pacifique. De plus, cette maniŤre d'antidater les piŤces avait l'avantage d'augmenter l'intervalle apparent entre l'annonce et le fait mÍme de la guerre; elle masquerait aux yeux du public la fougueuse prťcipitation de notre offensive. En rťalitť, les Russes ne recevraient nos communications qu'ŗ l'instant mÍme oý l'Empereur paraÓtrait en armes sur leur territoire pour se faire justice; ils seraient frappťs en mÍme temps qu'avertis. Quittant Koenigsberg, l'Empereur se jette alors au milieu de ses colonnes, qui de toutes parts reprennent ou continuent leur marche. Il les passe en revue au fur et ŗ mesure qu'il les rencontre. Par son ordre, les rťgiments s'alignent devant lui dans les rues des villages, les tambours battent aux champs, les musiques jouent, et ces scŤnes toujours ťmouvantes ragaillardissent les coeurs[598]. L'Empereur arrive ainsi jusqu'ŗ l'avant-garde, jusqu'au corps de Davout, que la Garde vient de rejoindre et suit de prŤs. Lŗ, il se trouve avec la partie la plus belle, la plus saine, la plus robuste de son armťe, au milieu d'incomparables troupes que l'indiscipline naissante des autres corps n'a pas effleurťes. Mais le service des subsistances laisse encore ŗ dťsirer, et ses dťfectuositťs causent quelques dťsordres. Napolťon s'applique ŗ l'amťliorer, ŗ le rendre parfait, et ce soin lui devient une obsession: ęDans ce pays-ci, ťcrit-il ŗ ses lieutenants, le pain est la principale chose[599].Ľ Pour assurer dŤs ŗ prťsent la rťgularitť des distributions et se faire pour l'avenir une abondante provision de pain, il multiplie les manutentions; par ses ordres, des fours de campagne se construisent et s'allument de tous cŰtťs, servis par des lťgions de soldats-ouvriers; ils se dťplacent avec les corps, les prťcŤdent aux lieux de bivouac, fonctionnent tout le jour et pendant la nuit incendient l'horizon. L'Empereur dirige lui-mÍme l'ťtablissement de ces ateliers mobiles, les visite, les inspecte, veille ŗ ce qu'ils soient constamment alimentťs. En mÍme temps, marchant dťsormais avec les corps d'avant-garde, prenant la tÍte du mouvement, il rŤgle et accťlŤre l'allure, force le pas. Il couche le 17 ŗ Insterbourg, le 19 ŗ Gumbinnen, raccourcissant chaque jour de moitiť la distance qui le sťpare du Niťmen. [Note 598: _Notice sur la vie militaire et privťe du gťnťral marquis de Caraman_, contenant ses lettres ŗ sa femme, p. 114.] [Note 599: _Corresp._, 18818.] ņ Gumbinnen, un courrier de notre ambassade en Russie se prťsenta au quartier gťnťral. Il venait en droite ligne de Pťtersbourg et apportait la nouvelle que l'empereur Alexandre, non content d'ťconduire Narbonne, avait refusť de recevoir Lauriston et lui avait interdit de venir ŗ Wilna; le Tsar avait ainsi violť les rŤgles de la politesse internationale et le droit reconnu des ambassadeurs, en mÍme temps qu'il attestait encore une fois sa volontť d'ťchapper ŗ toute reprise de discussion. Napolťon nota ce suprÍme grief et le mit en rťserve, rťsolu de s'en servir ŗ l'occasion, si les Russes, aprŤs le dťbut des hostilitťs, rouvraient la controverse et venaient ŗ lui contester son droit d'offensť. Il arriva le 21 de grand matin ŗ Wilkowisky. Lŗ, il n'avait plus ŗ parcourir que sept lieues environ, ŗ travers un pays de bois, de sables et de collines, pour arriver au Niťmen. Il fit halte quelques heures ŗ Wilkowisky, tandis qu'autour de lui les soixante-quinze mille hommes de Davout couvraient le sol, et ce fut dans cette humble bourgade, misťrable amas de chaumiŤres, qu'il dicta l'ardente proclamation par laquelle il appelait ses soldats ŗ la ęseconde guerre de Pologne[600]Ľ. [Note 600: _Corresp._, 1885, d'aprŤs l'original conservť au dťpŰt de la guerre.] Cette proclamation fut envoyťe ŗ tous les chefs de corps, avec ordre de la faire lire sur le front des rťgiments lorsque ceux-ci auraient atteint le Niťmen et s'ťbranleraient pour le franchir: en cet instant solennel, elle parlerait mieux aux imaginations et ferait passer dans les rangs une flamme d'enthousiasme. Napolťon employa le reste de la journťe ŗ prendre les mesures nťcessaires pour que le lendemain 23 son armťe fŻt tout entiŤre ťtablie et massťe derriŤre les ondulations boisťes qui bordent la rive gauche. Il rťgla minutieusement cette suprÍme ťtape; il indiqua ŗ Davout, ŗ Oudinot, ŗ Ney, au duc de Trťvise, qui commandait l'infanterie de la Garde, leur direction et leur destination; le mouvement devait commencer au petit jour, ŗ la premiŤre heure, et s'exťcuter rondement, afin que chacun arriv‚t successivement au point indiquť et que tout le monde fŻt exact au grand rendez-vous. Mais lui-mÍme, emportť par son ardeur, n'attend pas pour partir que la nuit se soit ťcoulťe et que les troupes aient rompu leurs bivouacs. Il ne marchera plus cette fois avec elles; il prend les devants et se dťtache. Avant le soir, il s'engageait dans la vaste forÍt de pins qui couvre les approches du cours d'eau. Il soupa au presbytŤre d'un petit village perdu et interrogea le curť: ęPour qui priez-vous, lui demanda-t-il, pour moi ou pour les Russes?--Pour Votre Majestť.--Vous le devez, reprit-il, comme Polonais et comme catholique.Ľ Et il fit remettre au prÍtre deux cents napolťons[601]. ņ onze heures, il remontait en voiture, suivi de prŤs par ses compagnons habituels de voyage et de guerre, Duroc, Caulaincourt, BessiŤres, mais laissant derriŤre lui le reste de sa maison, son quartier gťnťral, ses ťquipages. Un seul officier d'ťtat-major, le futur marťchal de Castellane, aide de camp du comte de Lobau, put accompagner cette course, en faisant vingt-huit lieues sur le mÍme cheval. Entourť d'une faible escorte, mais protťgť par les divisions de cavalerie qui de toutes parts battent et explorent le pays, l'Empereur dťpasse les masses d'infanterie ťchelonnťes sur la route, dťpasse les colonnes de tÍte, dťpasse les grand'gardes, se porte et se jette en avant, poussant droit au Niťmen, impatient de voir le fleuve et de marquer le point de passage. [Note 601: _Journal de Castellane_, I, 104.] Par son ordre exprŤs, aucun parti de cavalerie franÁaise, aucun dťtachement de nos troupes ne s'ťtait encore montrť sur la rive mÍme. Plusieurs officiers, entre autres le gťnťral Haxo, y avaient ťtť envoyťs pour en relever les contours, mais ils avaient dŻ remplir cette mission dans le plus grand secret et en se cachant. L'Empereur, espťrant que les Russes ne nous savaient pas si prŤs, se flattant toujours de tromper leur vigilance jusqu'au moment du passage et d'exťcuter par surprise cette gigantesque opťration, ne voulait point que la vue de l'uniforme franÁais leur rťvťl‚t intempestivement l'approche et l'imminence du pťril: ęIl faut, avait-il dit, que le premier homme d'infanterie que verra l'ennemi soit un pontonnier[602].Ľ Seuls, quelques escadrons de lanciers et de chevau-lťgers varsoviens se tenaient en vedettes sur la rive gauche et la gardaient; leur prťsence ne dťcelait rien de suspect, car ils se trouvaient sur leur propre territoire, ils occupaient ces positions depuis plusieurs mois, et les officiers russes de Kowno, qui inspectaient l'horizon du bout de leurs lorgnettes, s'ťtaient de longue date habituťs ŗ les voir. [Note 602: _Corresp._, 18839.] Dans la nuit du 22 au 23 juin, un de ces rťgiments, le 3e de chevau-lťgers, bivouaquait ŗ une lieue et demie en arriŤre du Niťmen, hors de vue, sur le bord de la route qui de Wilkowisky vient aboutir ŗ la riviŤre, en face mÍme de Kowno. ņ cette ťpoque de l'annťe et particuliŤrement sous cette latitude, la nuit est courte: c'est une obscuritť passagŤre entre deux longs crťpuscules, qui voilent ŗ peine la nature d'une ombre transparente. ņ deux heures du matin, le jour paraissait dťjŗ, indťcis et blÍme, sans tirer de leur sommeil les cavaliers qui dormaient pesamment ŗ terre, auprŤs de leurs lances en faisceaux. Soudain, un grand bruit de grelots et de roues se fait entendre. Une berline de poste, attelťe de six chevaux fumants et trempťs de sueur, environnťe de quelques cavaliers, s'arrÍte sur la route. Un voyageur en descend vivement, suivi d'un autre; c'est l'Empereur avec Berthier, l'Empereur tout poudreux, le visage jauni et les traits tirťs par la fatigue du voyage. On le reconnaÓt, on l'entoure; les officiers polonais s'empressent, honteux d'avoir ťtť surpris dans leur sommeil. Lui met pied ŗ terre, regarde, s'enquiert. ņ quelques centaines de mŤtres en avant, on apercevait les premiŤres maisons d'un village polonais, celui d'Alexota, oý s'arrÍtait la route; derriŤre, c'ťtaient le fleuve et l'ennemi. Situť sur une ťminence, le village domine le Niťmen et permet ŗ la vue de plonger sur Kowno; c'est lŗ que l'Empereur ira tout d'abord en reconnaissance[603]. [Note 603: SOLTYK, _Napolťon en_ 1812_, Mťmoires historiques sur la campagne de Russie_, 8-10. Soltyk ťtait officier dans la cavalerie polonaise et fut dťtachť ŗ partir de cette journťe ŗ l'ťtat-major impťrial.] Mais son uniforme et ses ťpaulettes, son chapeau ŗ cocarde tricolore, ne vont-ils pas attirer l'attention de l'ennemi et donner l'ťveil? Va-t-il, en montrant prťmaturťment un FranÁais, enfreindre sa propre consigne? Qu'ŗ cela ne tienne! Il ira _incognito_[604], comme il dit, et sous un dťguisement. Le voici qui Űte en plein champ son habit d'officier aux chasseurs de la Garde et qui emprunte la redingote d'un colonel polonais. Il demande ensuite une coiffure appropriťe ŗ son nouveau costume; on lui prťsente un schapska de lancier; il l'examine, l'essaye, le trouve trop lourd, prend simplement un bonnet de police, oblige Berthier au mÍme travestissement, et ainsi affublťs, tous deux se dirigent vers le village avec le groupe des officiers. L'Empereur se fit ouvrir la maison principale, dont les fenÍtres donnaient sur le fleuve; de cet observatoire, il put enfin contempler la masse lourde des eaux qui roulait ŗ ses pieds; il dťcouvrit en mÍme temps la rive droite et vit la Russie. [Note 604: _Corresp._, 18755.] La ville de Kowno, insignifiante et morne, flanquťe par les b‚timents blancs d'un monastŤre catholique, n'offrait aucune apparence d'animation et de vie; tout y semblait dťsert, abandonnť; aucun indice ne signalait la prťsence d'une troupe nombreuse, les prťparatifs d'une dťfense. ņ droite et ŗ gauche, la rive s'ťtendait, tour ŗ tour verdoyante et sablonneuse, et plus loin de molles ondulations, tachetťes de bois et semťes de quelques b‚tisses, fuyaient ŗ l'horizon. Dans ce tableau dťployť sous ses yeux ŗ travers la lueur de l'aube, Napolťon lut comme sur une carte; il releva les principaux reliefs du sol, le sens et l'orientation de ses lignes. Lorsqu'il se fut bien pťnťtrť de cet aspect et qu'il l'eut gravť dans sa mťmoire, il revint ŗ pied au campement des chevau-lťgers, plus alerte, plus frais et comme reposť par l'action. Il demanda gaiement si le costume polonais lui allait bien: ęņ prťsent, ajouta-t-il, il faut rendre ce qui n'est pas ŗ nousĽ, et il Űta son dťguisement. Il mangea un peu sur la route. Ses ťquipages, ses chevaux de selle, une partie de sa maison commenÁaient ŗ rejoindre. Le prince d'EckmŁhl ťtait arrivť; le gťnťral Haxo, ťtabli sur les lieux depuis plusieurs jours, avait ťtť prťvenu et se prťsentait. Napolťon monta alors ŗ cheval et, accompagnť par les principaux membres de son ťtat-major, se mit ŗ opťrer une seconde reconnaissance. Quittant la route, il prit ŗ droite, t‚chant de rejoindre le Niťmen ŗ travers champs et tenant ŗ le voir en amont de Kowno. Son intention n'ťtait pas de forcer le passage devant cette ville et d'aborder de front la position russe; il la tournerait et la prendrait en flanc. Il passerait donc un peu au-dessus, ŗ quelques lieues plus haut: c'ťtait de ce cŰtť qu'il allait chercher une disposition de lieux favorable ŗ la jetťe des ponts. Ayant atteint le rideau de collines qui s'ťtend le long du fleuve et le masque ŗ la vue, il mit pied ŗ terre, laissa derriŤre lui tout son monde, ŗ l'exception d'Haxo, et seul avec cet officier gťnťral du gťnie se mit ŗ parcourir les crÍtes, cheminant autant que possible sous bois, se dissimulant avec soin, protťgť d'ailleurs contre les regards de l'ennemi par le jour encore incertain. Il put ainsi examiner ŗ peu de distance et suivre le fleuve, mesurer de l'oeil sa largeur, ťtudier les sinuositťs et les particularitťs de son cours. PrŤs du village de Poniťmon, le fleuve forme une courbe trŤs prononcťe, une vťritable boucle dont la convexitť est tournťe vers l'ouest et qui s'enfonÁait ainsi en terre polonaise. En ce point, la rive gauche enserre la rive droite; elle la domine en mÍme temps d'un amphithť‚tre de collines qui se creuse et se dťveloppe autour de la courbe. Postťes sur ces hauteurs, nos batteries couvriraient au besoin de leurs feux le bord opposť et le rendraient intenable pour l'ennemi, assurant ainsi la sťcuritť de l'atterrissement. De plus, en prenant pied dans la boucle, nos colonnes pourraient se dťployer sans craindre une attaque sur leurs flancs, appuyant leur droite et leur gauche au fleuve repliť sur lui-mÍme, et dťboucheraient plus aisťment. Napolťon dťcida que le passage s'effectuerait le lendemain 24 en cet endroit, oý le territoire russe venait ŗ sa rencontre et lui donnait prise. AprŤs sa mystťrieuse exploration, il revint au lieu oý il avait laissť son ťtat-major. Les chevaux furent repris, et, tandis que le ciel s'ťclairait lentement, on se mit ŗ parcourir et ŗ reconnaÓtre le pays en arriŤre des hauteurs. Maintenant, Napolťon traversait des plateaux cultivťs, des champs de blť et de seigle, des espaces tour ŗ tour unis et accidentťs; il marquait par la pensťe les positions oý il ťtablirait ses troupes au fur et ŗ mesure de leur arrivťe, les vallons oý il les tiendrait serrťes et tassťes pendant la nuit, invisibles ŗ l'ennemi, tandis que les ťquipages de pont se mettraient ŗ l'oeuvre et prťpareraient la grande opťration du lendemain. Il allait toujours, lancť comme d'habitude ŗ toute bride, infatigable de corps et d'esprit, arrÍtant son plan, songeant ŗ ses dispositions; Duroc, Berthier, Caulaincourt, BessiŤres, Davout, Haxo le suivaient et galopaient ŗ peu de distance. Ils virent tout ŗ coup son cheval faire un brusque ťcart, lui-mÍme tourner sur sa selle, tomber et disparaÓtre. On s'ťlanÁa ŗ l'endroit oý il ťtait tombť. Il ťtait dťjŗ debout et s'ťtait relevť de lui-mÍme, sans autre mal qu'une contusion ŗ la hanche; il se tenait droit et immobile, prŤs de son cheval frťmissant. Un liŤvre parti entre les jambes de l'animal avait occasionnť le bond qui avait dťsarÁonnť le cavalier, toujours nťgligent ŗ cheval et distrait. Ces accidents arrivaient assez frťquemment ŗ l'Empereur au cours de ses campagnes. En pareil cas, il se courrouÁait d'ordinaire, s'emportait rageusement contre sa monture, contre ceux qui la lui avaient prťparťe, contre son grand ťcuyer, s'en prenait ŗ tout le monde de sa maladresse. Cette fois, il ne profťra pas une parole. Subitement assombri et comme frappť, il se remit silencieusement en selle, et le petit groupe de cavaliers reprit sa course ŗ grande allure, dans la tristesse grise du matin. Une subite apprťhension avait saisi les coeurs, et chacun se dťfendait mal contre de lugubres pressentiments, ęcar on est superstitieux malgrť soi, dans de si grandes circonstances et ŗ la veille de si grands ťvťnementsĽ, a dit l'un des compagnons de l'Empereur. Au bout de quelques instants, Caulaincourt se sentit prendre la main par Berthier, qui galopait prŤs de lui et qui lui dit: ęNous ferions bien mieux de ne pas passer le Niťmen; cette chute est d'un mauvais augure[605].Ľ [Note 605: _Documents inťdits_, ťmanant de l'un des principaux membres de l'ťtat-major. Ce sont ces documents, contrŰlťs ŗ l'aide de l'ouvrage trŤs minutieux de Soltyk et des autres _Mťmoires_, qui nous ont permis de reconstituer la vie de Napolťon pendant les heures qui prťcťdŤrent le passage.] L'Empereur finit par s'arrÍter en un lieu oý il avait rťsolu de passer la journťe, oý il serait au milieu de ses troupes qui allaient venir. Dťjŗ ses tentes s'ťlevaient, deux tentes bien connues des soldats, en coutil ŗ raies bleues et blanches, l'une pour lui, l'autre pour le prince major gťnťral; devant la premiŤre, un grenadier montait la garde et se promenait de long en large. Ainsi installť, l'Empereur fit apporter ses cartes, ses ťtats de situation, ses instruments de travail, et tandis que les jeunes officiers de sa suite s'ťtablissaient dans une grange voisine, oý l'esprit endiablť du comte de Narbonne les tenait en verve, il se mit ŗ dicter des ordres. Il dťcida comment s'effectueraient l'ťtablissement des ponts pendant la nuit et le passage aux premiŤres heures du lendemain. Il composa une longue instruction, admirable d'ordre et de clartť; tout y ťtait prťvu, calculť, prescrit, et les troupes n'auraient qu'ŗ exťcuter un mouvement rťglť d'avance jusqu'en ses moindres dťtails[606]. [Note 606: _Ordre pour le passage du Niťmen_, _Corresp._, 18857.] Elles commenÁaient ŗ arriver, ŗ surgir de tous les points de l'horizon. C'ťtaient d'abord les avant-gardes, les ťtats-majors, les batteries lťgŤres accourant au grand trot pour couronner les hauteurs; puis les masses profondes, infanterie, cavalerie, artillerie. Elles dťbouchaient par tous les chemins, s'ťlevaient sur les pentes, emplissaient les vallons, et rapidement montait cette inondation d'hommes. L'Empereur considťrait ce spectacle et donnait les ordres nťcessaires pour le placement des corps, mais sans entrain, sans animation, sans ce feu dans le regard qui lui ťtait habituel. Lui, ęsi gai d'ordinaire, si plein d'ardeur dans les moments oý ses troupes exťcutaient quelque grande opťration, fut pendant toute la journťe trŤs sťrieux et trŤs prťoccupť[607]Ľ; il restait sous l'empire d'un malaise visible et d'une impression f‚cheuse. Un peu courbaturť, depuis sa chute de cheval, et surtout attristť, il se retirait de temps ŗ autre sous sa tente, pour y trouver la fraÓcheur et l'ombre, car l'air ťtait ťtouffant, la chaleur ťnervante, le ciel tour ŗ tour ardent et lourd, avec des ťclaircies resplendissantes et de subits obscurcissements. Au bout de quelques instants, il ressortait, s'asseyait sur un pliant placť devant sa tente, feuilletait un gros registre rouge qui le renseignait sur les effectifs russes, puis s'interrompait et songeait. Superstitieux comme Cťsar, il pensait ŗ son accident; il en parlait quelquefois, affectait d'en plaisanter, mais son rire sonnait faux et s'arrÍtait court; il s'irritait de lire sur plusieurs visages une inquiťtude qui correspondait ŗ la sienne, et malgrť tous ses efforts pour paraÓtre imperturbablement confiant et gai, il sentait sourdre en lui une secrŤte anxiťtť. [Note 607: _Documents inťdits_.] Ce qui ajoutait ŗ sa mauvaise humeur, c'ťtait de n'avoir aucune nouvelle de la rive ennemie. Nul bruit ne venait de cette terre morte; nul mouvement n'y paraissait. On voyait bien, sur la grŤve, rŰder quelques Cosaques, passer quelques patrouilles de cavalerie, se glissant entre les bouquets d'arbres; mais c'ťtaient de furtives apparitions, disparues aussitŰt qu'entrevues. Oý donc ťtait l'ennemi? Que faisait-il? Sans doute, ťtabli ŗ quelque distance du fleuve, commenÁant ŗ soupÁonner notre arrivťe, il se prťparait ŗ tenir contre cette attaque: il allait, en acceptant le combat, nous livrer la victoire, cette premiŤre victoire que Napolťon voulait ŗ tout prix et tout de suite. Quant aux Polonais de la rive droite, aux habitants de la Lithuanie, ils nous attendaient sans doute comme des libťrateurs. On les verrait se lever ŗ notre approche, venir ŗ nous et nous frayer la voie. Napolťon attendait d'eux un signe d'intelligence et cherchait ŗ le provoquer. Il tťmoignait d'une prťdilection marquťe pour tout ce qui ťtait polonais; dŤs le matin, il avait attachť ŗ sa personne plusieurs officiers de cette nation, comptant s'en servir comme d'intermťdiaires avec leurs compatriotes de la rive droite, et s'ťtonnant qu'aucun de ces derniers ne se fŻt encore prťsentť. On finit par lui amener trois Lithuaniens, ramassťs par hasard sur la rive gauche. C'ťtaient de pauvres gens, des serfs, d'aspect sordide et de visage obtus. Napolťon les fit interroger: savaient-ils que la libertť avait ťtť accordťe aux paysans du grand-duchť? Espťraient-ils pareil bienfait? Souffraient-ils du rťgime russe? Aspiraient-ils ŗ s'en affranchir? Comme les rťponses tardaient, l'Empereur reprit vivement, en s'adressant aux interprŤtes: ęDemandez-leur s'ils ont le coeur polonais[608].Ľ Et pour se faire mieux comprendre, il joignait le geste ŗ la parole, mettait la main sur son coeur. Interloquťs et comme pťtrifiťs, les paysans restaient ŗ le regarder, l'air hťbťtť, sans mot dire. N'en pouvant rien tirer, il les congťdia avec de douces paroles. [Note 608: SOLTYK, 16.] Pour savoir ce qui se passait en face de nous, on avait employť toutes les prťcautions d'usage; une nuťe d'espions avait ťtť lancťe. Pas un de ces ťmissaires ne revenait, ne reparaissait au quartier gťnťral. Davout se plaignait en grommelant de ne rien savoir. Interrogťs successivement, les autres chefs de corps rťpondaient qu'ils n'avaient aucun renseignement, qu'aucun espion ne rentrait. On vit arriver seulement un Juif de Marienpol, qui venait des provinces lithuaniennes et s'ťtait faufilť ŗ travers les lignes ennemies. Il raconta que les Russes repliaient partout leurs avant-postes, qu'ils ťvacuaient le pays, qu'un grand mouvement de retraite se dessinait. ņ cette nouvelle, l'Empereur fronÁa le sourcil, mais il se h‚ta de dire que l'ennemi se concentrait sŻrement autour de Wilna, pour livrer bataille en avant de cette ville. Il n'admettait pas que les choses se passassent autrement; il ťcartait violemment la possibilitť d'un recul indťfini et ne souffrait pas qu'il en fŻt question, quoique cette hypothŤse commenÁ‚t ŗ le prťoccuper. Vers la fin de la journťe, il manda Caulaincourt et le fit venir dans sa tente, voulant causer. D'abord, ce furent des allusions ŗ l'accident du matin. L'Empereur demanda si l'on s'en ťtait ťmu au quartier gťnťral, si l'on en parlait encore. Puis, il questionna longuement l'ancien ambassadeur en Russie sur le pays, l'ťtat des routes, les moyens de communication, les habitants: ęLes paysans ont-ils de l'ťnergie? dit-il. Sont-ce gens ŗ s'armer comme les Espagnols et ŗ faire la guerre de partisans? Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille?Ľ Il paraissait dťsirer extrÍmement cette bataille et pria le duc de lui dire franchement son avis sur le projet de retraite que l'on prÍtait aux ennemis. Caulaincourt rťpliqua qu'il ne croyait point, pour sa part, ŗ des batailles rangťes: ęLe terrain n'ťtait pas assez rare en Russie pour qu'on ne nous en cťd‚t pas beaucoupĽ; on chercherait ŗ nous attirer dans l'intťrieur, ŗ diviser nos forces, ŗ nous ťloigner de nos ressources.--ęAlors j'ai la Pologne! reprit l'Empereur avec un ťclat de voix. Quelle honte pour Alexandre, quelle honte ineffaÁable que de la perdre sans combat! C'est se couvrir d'opprobre aux yeux des Polonais.Ľ Il parlait avec une animation croissante, avec des paroles cinglantes, comme s'il se fŻt adressť ŗ l'empereur Alexandre lui-mÍme, comme s'il eŻt voulu, en le piquant au vif par des outrages, le tirer de son inertie, l'appeler, le dťfier, le forcer au combat. Il ajouta qu'une retraite ne sauverait pas les Russes: il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre ŗ coup sŻr leur artillerie et leurs ťquipages, probablement des corps entiers. De Wilna, oý il couperait leur ligne et diviserait leurs forces, il pourrait tourner et envelopper au moins l'une de leurs armťes. Il avait h‚te d'Ítre ŗ Wilna pour commencer ces mouvements destructeurs; il calculait le nombre d'heures que mettraient ses troupes pour atteindre cette ville, ęcomme s'il se fŻt agi d'y aller en posteĽ.--ęAvant deux mois, reprit-il en maniŤre de conclusion, Alexandre me demandera la paix: les grands propriťtaires l'y forceront.Ľ Il dťveloppa cet espoir avec volubilitť, procťdant toujours par questions, mais commenÁant lui-mÍme les rťponses, comptant que son interlocuteur allait continuer et abonder dans son sens, cherchant ŗ arracher, ŗ surprendre une phrase approbative, un mot d'assentiment qui raffermirait sa confiance, qui lui permettrait de s'illusionner encore et donnerait raison ŗ ses rÍves contre la rťalitť entrevue. Mais le duc de Vicence se taisait, roidi dans sa loyautť chagrine, dans son obstination honnÍte ŗ ne point parler contre sa conscience. Irritť de cette contradiction muette, l'Empereur le pressa ŗ la fin de parler, de s'expliquer; il s'entendit rťpťter alors qu'Alexandre avait lui-mÍme dťvoilť et exposť le plan de la dťfense: ce prince ťviterait de se mesurer en ligne contre un adversaire dont il connaissait le gťnie; il ferait une guerre de longueur et de persťvťrance, imiterait l'exemple des Espagnols, souvent battus, jamais soumis; ęil se retirerait au Kamtchatka plutŰt que de cťder des provinces et de signer une paix prťcaireĽ. Ces paroles de mauvais augure que Napolťon avait dťjŗ entendues, il les ťcouta cette fois avec une attention plus marquťe, avec une grande patience, comme si elles eussent plus profondťment frappť son esprit; il rompit ensuite l'entretien sans rťpondre. III Le jour baissait, et chaque heure rapprochait l'instant fixť pour les prťparatifs du passage. Avant la tombťe de la nuit, l'Empereur monta encore une fois ŗ cheval, visita les campements; il retrouva noirs de troupes, fourmillants d'hommes, les espaces qu'il avait vus le matin inanimťs et dťserts. Il fit rapprocher ses tentes du Niťmen, afin de mieux surveiller l'opťration, et prit enfin quelque repos, tandis que ses premiers ordres s'exťcutaient ponctuellement. DŤs huit heures du soir, aprŤs avoir mangť la soupe, les troupes de Davout prenaient les armes et venaient occuper les hauteurs; elles s'y ťtablirent sur seize lignes formťes par autant de rťgiments, chaque colonel placť devant le 1er bataillon, devant l'aigle, les gťnťraux au centre de leur brigade ou de leur division. Cette armťe d'avant-garde, qui prťcťdait les autres, prit ainsi position pour la nuit, sans faire aucun bruit, sans allumer de feux, se tenant immobile et comme rasťe sur le sol, en attendant qu'elle se dress‚t d'un seul ťlan pour aller au Niťmen et faire irruption. ņ sa gauche, les divisions ŗ cheval de Murat s'alignaient sur les deux cŰtťs d'Alexota. Au-dessous du 1er corps, les ťquipages de pont descendaient vers la rive, dirigťs par le gťnťral …blť, accompagnťs par des sapeurs du gťnie et des marins de la Garde: l'obscuritť croissante les dťrobait aux yeux. Quant la nuit fut ŗ peu prŤs complŤte, trois cents voltigeurs du 13e rťgiment de ligne passŤrent sur des batelets et gagnŤrent la rive opposťe, qu'ils trouvŤrent inoccupťe; derriŤre eux, les pontons furent mis ŗ l'eau, dans le plus grand silence. ņ minuit, le passage ťtait praticable. Au delŗ du fleuve, les voltigeurs continuaient d'avancer, bientŰt rejoints par quelques dťtachements d'infanterie lťgŤre et de Polonais. Un bois s'ťtendait devant eux; ils en reconnurent les abords, s'y engagŤrent. Ils entendirent alors dans les fourrťs des bruits de chevaux et d'armes; ils se sentirent surveillťs et frŰlťs par d'invisibles ennemis; Áŗ et lŗ, quelques lances pointŤrent, des Cosaques furent aperÁus, passant d'un trot rapide, et mÍme des hussards russes, reconnaissables dans la nuit ŗ leurs grands plumets blancs. Soudain, un ęQui-vive!Ľ lancť ŗ nos hommes...--ęFrance!Ľ rťpondent-ils. La voix qui leur avait parlť, celle d'un officier russe, reprit en franÁais: ęQue venez-vous faire ici?--F..., vous allez le voir[609]!Ľ rťpliquŤrent les nŰtres, et les carabines s'abattirent, jetant leur ťclair ŗ un ennemi dťjŗ ťvanoui, tirant sur une ombre. ņ la sortie du bois, on atteignit un village situť dans la boucle du fleuve et que l'Empereur avait prescrit d'occuper, de fortifier par des coupures et des barricades, de convertir en rťduit; en y pťnťtrant, nos soldats entendirent un galop prťcipitť; ils aperÁurent des Cosaques qui dťtalaient au plus vite et dont quelques-uns, se retournant sur leur selle, dťchargŤrent leurs armes. Sur plusieurs points ŗ la fois, des dťtonations isolťes retentirent profondťment dans le silence de la nuit, faisant tressaillir l'Empereur sous sa tente et l'irritant, car il avait dťsirť qu'aucun bruit ne trahÓt jusqu'au matin le mystŤre de ses opťrations: les premiers coups de feu de la grande guerre ťtaient tirťs. [Note 609: SOLTYK, 21.] La nuit passa, nuit de deux heures. Les ponts ťtaient achevťs, et dťjŗ la division Morand, du 1er corps, s'ťtait glissťe au delŗ du fleuve, pour appuyer et fortifier les avant-postes. ņ une heure et quart, le ciel blanchit de nouveau. L'obscuritť se retira peu ŗ peu des sommets de la rive gauche, oý se distinguaient confusťment et se remuaient des masses; le voile d'ombre tendu sur la vallťe se levait lentement. Soudain, le soleil brille, apparu sur l'horizon, et monte dans un ciel pur; rasant le sol de sa rayonnante clartť, il fait courir sur le front de nos lignes un ťclair qui se rťpŤte et se prolonge ŗ l'infini, un interminable scintillement de baÔonnettes, de lances, de sabres, de casques et de cuirasses. Tout s'illumine, tout se discerne, et le spectacle se dťcouvre dans la magnificence de son ensemble et la prťcision de ses dťtails; sur la large nappe des eaux, trouťe d'Óles, trois ponts ťtablis; au delŗ, la division Morand dťployťe en bataille, barrant de ses lignes noires l'entrťe de la boucle; sur un escarpement situť prŤs des ponts, l'artillerie de rťserve du 1er corps en position, les piŤces dressťes vers le nord; sur la berge, d'autres batteries qui s'alignent, des officiers qui passent au galop, des escadrons de cavalerie polonaise au-dessus desquels voltigent et palpitent les flammes multicolores des lances; enfin, sur l'amphithť‚tre des collines, un immense dťploiement de troupes en marche, deux cent mille hommes qui s'ťbranlent et s'avancent ŗ la fois, rťguliŤrement, posťment, d'un pas ťgal et vaillant; partout l'aspect de l'action et de la force disciplinťes, l'invasion coordonnťe et mťthodique, dans son formidable ťlan. L'armťe de premiŤre ligne est lŗ tout entiŤre, en grande tenue de combat, avec ses innombrables ťtats-majors, ses uniformes de toutes nuances, ses longues files de plumets rouges, ses aigles brillant au soleil, ses drapeaux illustrťs d'inscriptions glorieuses, l'armťe dťbarrassťe pour un jour de son lourd attirail de convois, allťgťe et libre, superbe d'entrain et d'animation, aspirant ŗ se dťvouer. Les tristesses de la veille, l'ennui et la souffrance des longues marches ne sont plus qu'un rÍve oubliť; l'allťgresse du matin a dissipť cette brume, elle dilate les coeurs et les rouvre aux magiques espoirs. Et les colonnes dťbordent des sommets, s'engagent sur les pentes oý se creusent trois sillons principaux, descendent par ces ravins en ťtincelantes coulťes d'acier, se rapprochent, se cŰtoient sans se mÍler, convergent toutes au point de passage, s'allongent et s'amincissent pour traverser les ponts, puis reprennent leur ampleur, leurs distances,--et lentement s'ťpandent sur la terre russe. Les troupes de Davout passŤrent de grand matin: les divisions d'infanterie d'abord, avec leurs batteries montťes, avec les brigades de cavalerie lťgŤre, sans ťquipages, sans voitures; rien que du fer, des chevaux et des hommes: l'Empereur avait permis le passage d'une seule voiture, celle qui contenait les bagages du prince d'EckmŁhl. Mais bientŰt les ponts tremblent et retentissent sous des masses pesantes; les divisions de grosse cavalerie, les cuirassiers, passent ŗ leur tour, avec un bruit d'orage: voici les guerriers gťants, les ondoyantes criniŤres et les cimiers romains. AprŤs le 1er corps, la Garde, ses rťgiments jeunes et vieux, resplendissants d'or, chamarrťs d'aiguillettes et de brandebourgs, ťlite et parure de l'armťe. Lŗ surtout l'enthousiasme est au comble. Dans les rangs, dans les ťtats-majors qui causent en chevauchant, de gaies rťflexions s'ťchangent, des propos conquťrants. Un major de la Garde dit que l'on fÍtera le 15 aoŻt ŗ Saint-Pťtersbourg, et ce mot fait fortune. Si l'accord n'est pas unanime, si quelques mťcontents, quelques officiers d'armes spťciales objectent les difficultťs de l'entreprise et discutent les chances de la campagne, ces notes chagrines se perdent dans une expression gťnťrale de contentement et de joie. Ce qui achŤve d'ťlectriser tous ces hommes, c'est de se sentir sous l'oeil et dans la main du chef habituť ŗ vaincre; c'est de le sentir prŤs d'eux, avec eux, les enveloppant de sa prťsence; c'est d'entendre successivement de tous cŰtťs, en haut sur les collines, en bas prŤs du fleuve, les vivats qui signalent son arrivťe; c'est de reconnaÓtre ŗ chaque instant, sur des points divers, dominant et dirigeant l'opťration, sa silhouette familiŤre. ņ cheval dŤs trois heures du matin, il ťtait venu tout surveiller, tout animer. Afin qu'il pŻt commodťment assister au dťfilť, les artilleurs de la Garde lui avaient prťparť, sur le chemin qui menait aux ponts, un trŰne rustique, fait de branches et de gazon, avec un dais de feuillage. Il ne resta qu'un moment ŗ ce poste d'apparat, repris d'un besoin d'activitť, ne tenant pas en place. Il fut de bonne heure sur la rive ennemie. Lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards passŤrent, officiers et soldats le reconnurent ŗ l'extrťmitť du pont, debout sur le terre-plein. Enivrť par l'appareil qui se dťployait ŗ ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvť son assurance, sa belle humeur, une jovialitť expansive; il jouait avec sa cravache et fredonnait l'air de _Marlborough s'en va-t-en guerre_: ęCet ŗ-propos, qui nous ťgaya quelques instants, ne se justifia que trop bienĽ, ťcrit le commandant Dupuy[610]. [Note 610: _Souvenirs militaires_, 166.] L'Empereur se porta bientŰt en avant du fleuve et rejoignit les divisions dťjŗ passťes. Prompt et affairť, il galopait autour d'elles, indiquait ŗ chacune la route ŗ suivre et les mettait dans leur chemin. Il accompagna jusqu'ŗ distance de deux lieues et demie le mouvement de l'avant-garde, s'arrÍtant parfois pour interroger les rares habitants du pays et n'obtenant que des renseignements vagues. Il acquit pourtant la certitude, par le retour de quelques espions, que les ennemis ne lui opposaient qu'un simple rideau de cavalerie, qu'il n'aurait affaire dans la journťe ŗ aucune rťsistance sťrieuse. En effet, nos troupes avanÁaient sans difficultť, poussant devant elles quelques bandes de Cosaques qui se dispersaient ŗ leur approche et s'enfuyaient d'un vol effarouchť. Kowno fut occupť sans coup fťrir, et l'armťe put s'ťpanouir ŗ l'aise autour de cette ville, se dťployant sur les deux cŰtťs de la route qui conduit ŗ Wilna, s'ťclairant dans toutes les directions par de fortes reconnaissances. Sur la gauche, on rencontra tout de suite un second cours d'eau, la Wilya, qui baigne Wilna et vient ensuite, par un long circuit, rejoindre le Niťmen, oý elle se jette immťdiatement au-dessous de Kowno. Il ťtait indispensable de franchir cet affluent et de savoir ce qui se passait au delŗ, car une attaque des ennemis pourrait se prononcer de ce cŰtť et venir sur notre flanc, tandis que le gros de l'armťe marcherait sur Wilna. Le 13e d'infanterie de ligne fut chargť de trouver un guť sous les yeux mÍmes de l'Empereur. Comme la recherche se prolongeait, le colonel de Guťhťneuc, qui commandait le rťgiment, fatiguť d'attendre, demanda des hommes de bonne volontť pour passer ŗ la nage et reconnaÓtre la rive opposťe. ņ cet appel, trois cents soldats sortent des rangs et s'acquittent au mieux de leur dangereuse besogne. AussitŰt leur succŤs fait des jaloux, la tťmťritť devient contagieuse. Un certain nombre de cavaliers franÁais et polonais se tenaient au bord de la Wilya; la prťsence de l'Empereur les excite ŗ se distinguer, les exalte, les rend fous d'intrťpiditť; et voici tous ces hommes ŗ l'eau, avec leur monture, leurs armes, leur ťquipement, s'efforÁant ainsi empÍtrťs de gagner la rive droite. Mais le courant ťtait rapide, impťtueux; il les entraÓne et les roule; on voit plusieurs de ces malheureux lutter pťniblement contre la violence du torrent, puis faiblir, s'ťpuiser, s'abandonner, et enfin, calmes et dťsespťrťs, s'enfoncer dans l'abÓme en poussant un dernier ęVive l'Empereur!Ľ Au spectacle de cette dťtresse, le colonel de Guťhťneuc n'ťcoute que son courage: sans Űter son brillant uniforme, il ťperonne lui-mÍme son cheval et le pousse dans les flots; il s'ťlance au secours des cavaliers, et il est assez heureux pour ressaisir l'un d'eux, qu'il ramŤne triomphalement sur la berge. L'Empereur l'accueillit froidement aprŤs cet exploit; il trouva que son action, fort louable chez un particulier, l'ťtait moins chez un chef de corps placť en face de l'ennemi et ne devant plus qu'ŗ la patrie seule le sacrifice de son existence. Tout en organisant lui-mÍme avec grand soin le sauvetage des cavaliers, dont un seul fut perdu, il reprocha au colonel, comme un gaspillage d'hťroÔsme, son ťlan de bravoure et d'humanitť[611]. [Note 611: On voit ŗ quoi se rťduit cet incident, amplifiť et travesti par TolstoÔ.] AprŤs avoir donnť l'ordre de jeter un pont sur la Wilya et de faire passer la division Legrand, avec quelques rťgiments de cavalerie, pour observer et t‚ter certains dťtachements ennemis, signalťs dans cette direction, il finit la journťe ŗ Kowno, oý il s'ťtablit dans le couvent et se fit l'hŰte des moines. Lŗ, il prit encore diverses mesures, appelant en toute h‚te les convois de vivres, organisant le service des reconnaissances, multipliant les prťcautions pour assurer sa gauche, activant le mouvement d'ensemble, pressant l'arrivťe des troupes qui dťbouchaient toujours au delŗ du Niťmen par le triple passage. Lŗ, l'envahissement continuait, incessant, interminable, les corps succťdant aux corps. AprŤs les soixante-quinze mille hommes de Davout, aprŤs les vingt mille cavaliers de Murat, aprŤs la Garde, c'ťtaient les vingt mille soldats d'Oudinot, le troisiŤme corps au grand complet. Ces masses ťcoulťes, d'autres surviennent; les trois divisions de Ney, venues de plus loin, rejoignent ŗ marches forcťes. AprŤs elles, encore des troupes, de nouvelles avant-gardes, de nouveaux ťtats-majors, de nouvelles colonnes compactes et serrťes; et toujours une bigarrure d'uniformes, une extraordinaire diversitť de races: des chevau-lťgers bavarois et saxons mÍlťs ŗ nos cuirassiers, des Polonais rťpartis dans tous les corps de cavalerie, les brigades de Hesse et de Bade reprťsentant l'Allemagne dans la garde impťriale, un rťgiment hollandais formant brigade avec des conscrits corses, florentins et romains, l'infanterie des Wurtembergeois encadrťe par deux divisions franÁaises. Malgrť cette affluence de nations et l'encombrement du pays, l'opťration se poursuivait avec le mÍme ordre, avec la mÍme ardeur. Pourtant, ŗ la splendeur du matin, ŗ la fraÓcheur propice des premiŤres heures, avait succťdť une tempťrature accablante. Le ciel s'assombrissait; sur l'horizon troublť couraient des lueurs livides et des frťmissements d'ťclairs. BientŰt l'orage ťclata, et une trombe d'eau s'abattit sur nos bataillons. Ceux-ci la reÁurent sans sourciller, et c'ťtait merveille que de voir--ťcrit dans ses souvenirs un officier de la Garde, un fanatique de l'Empereur--ęce dťchaÓnement inutile du ciel contre la terre[612]Ľ. Au reste, l'orage ne tarda pas ŗ se dissiper; cette premiŤre ťpreuve fut de courte durťe; le passage n'en fut pas un instant interrompu, et sur les ponts solidement amarrťs, des troupes de toutes armes prolongŤrent le dťfilť. Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complťtant l'ensemble des effectifs dťversťs sur la rive droite par l'Empereur lui-mÍme[613]. [Note 612: BOULART, 242.] [Note 613: _Corresp._, 18863.] Parvenus en terre ennemie, les corps recevaient chacun leur direction et se portaient au poste plus ou moins lointain qui leur avait ťtť assignť. L'ťtape reprenait, forte, pťnible, impťrieusement rťglťe, par une moite chaleur qui faisait regretter ŗ nos vťtťrans l'Espagne torride. Parfois, pour tromper leur fatigue, les troupes se mettaient ŗ chanter. Un virtuose de rťgiment entonnait quelque air du pays, quelque couplet populaire, et les fantassins en choeur reprenaient le refrain, qui les soutenait de sa cadence et les aidait ŗ marcher. Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provenÁales, picardes, normandes, mťlancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportant ŗ nos soldats exilťs un ťcho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n'avaient jamais vu les hommes d'Occident. Eux s'en allaient dociles; ils allaient vers le nord, vers l'inconnu, toujours confiants, mais observant avec surprise ce sol si diffťrent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidentť et pourtant monotone, oý les reliefs du terrain se rťpŤtent et se reproduisent exactement pareils, oý les mÍmes aspects se succŤdent avec une invariable uniformitť, cette terre oý tout se ressemble et oý rien ne finit; et devant nos colonnes s'avanÁant par les chemins tour ŗ tour dťtrempťs et poudreux, traversant les mornes forÍts de sapins et de hÍtres, gravissant les collines sablonneuses, commenÁant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durťe, la Russie dťployait ses horizons bťants. DEUXI»ME PARTIE ARRIV…E ņ WILNA.--DERNI»RE N…GOCIATION. Conseil militaire d'Alexandre.--Cacophonie.--Excursions aux environs de Wilna.--Ascendant d'Alexandre sur les femmes.--FÍte du 24 juin; accident de mauvais augure.--La nouvelle de l'invasion arrive au Tsar pendant le bal; son impassibilitť.--La Fatalitť et la Providence.--Recul instinctif.--Mission de Balachof.--Offre d'une rťconciliation _in extremis_; causes et but rťel de cette dťmarche.--Balachof aux avant-postes.--Rencontre avec le roi de Naples.--Accueil de Davout.--Napolťon ne veut recevoir l'envoyť russe qu'au lendemain d'une victoire.--Il apprend la retraite des Russes.--Son dťsappointement.--Il prťcipite son armťe sur Wilna.--Premiers symptŰmes de dťsagrťgation.--Entrťe de Napolťon ŗ Wilna; accueil de glace: incendie des magasins.--Ovations provoquťes et tardives.--L'Empereur s'acharne ŗ l'espoir de couper et de prendre une partie des armťes russes.--Succession d'orages: les ťlťments se dťchaÓnent contre nous.--Hťcatombe de chevaux.--L'ennemi se dťrobe et s'ťvanouit.--Fausse joie.--La colonne de Dorockhof en grand danger; son ťvasion.--Les dťbuts de la campagne manquťs.--Froideur des Lithuaniens.--Napolťon dťcide de recevoir Balachof.--Longue et remarquable conversation avec cet envoyť.--Paroles violentes.--Le but de l'Empereur est de faire trembler Alexandre pour sa sťcuritť personnelle et de l'amener ŗ une prompte capitulation.--Balachof ŗ la table impťriale.--Rťponses cťlŤbres.--Mot blessant de Napolťon ŗ Caulaincourt; ferme rťplique.--Dťpart de Balachof.--Protestation indignťe de Caulaincourt; il demande son congť.--Patience de l'Empereur; comment il met fin ŗ la scŤne.--Rupture irrťvocable de toutes relations entre les deux empereurs.--La guerre succŤde sans transition au dťchirement de l'alliance. I Le jour oý Napolťon franchissait le Niťmen ŗ la tÍte de deux cent mille hommes, le comte Rostoptchine, nommť gouverneur de Moscou, ťcrivait au Tsar: ęVotre empire a deux dťfenseurs puissants, son ťtendue et son climat: l'empereur de Russie sera formidable ŗ Moscou, terrible ŗ Kazan, invincible ŗ Tobolsk[614].Ľ [Note 614: SCHILDNER, 245.] Tel n'ťtait pas l'avis de tous les hommes qui composaient le conseil militaire d'Alexandre. Dans les semaines qui avaient prťcťdť l'invasion, de vives discussions avaient eu lieu. Les partisans de l'offensive soutenaient leurs idťes avec acharnement, avec rage. D'autres donneurs d'avis voulaient au moins qu'on livr‚t bataille devant Wilna, qu'on ne cťd‚t pas sans lutte la Pologne. Tout le monde ŗ peu prŤs s'accordait pour bl‚mer le plan officiellement adoptť, celui de Pfuhl, mais personne ne savait au juste par quoi le remplacer. Les conseils se succťdaient fiťvreusement, sans aboutir ŗ rien, les intrigues s'entre-croisaient; Armfeldt se dťmenait et ęfaisait le diable ŗ quatre[615]Ľ; il traitait Pfuhl d'homme nťfaste, vomi par l'enfer; ŗ l'entendre, le maudit Allemand, qui se faisait le singe de Wellington, ťtait surtout un composť ęde l'ťcrevisse et du liŤvre[616]Ľ. Wolzogen, ombre et reflet de Pfuhl, rťpondait en traitant Armfeldt d'ęintrigant mal famť[617]Ľ; Paulucci critiquait ŗ tort et ŗ travers; Bennigsen changeait ŗ chaque instant d'avis et se contredisait; l'intendant gťnťral Cancrine passait pour un type d'incapacitť; Barclay, qui se battait bien et parlait mal, avait d'excellentes choses ŗ dire et n'arrivait point ŗ les exprimer, et le vieux Roumiantsof, ŗ peine remis d'une attaque d'apoplexie, la bouche tordue par l'hťmiplťgie, assistait dťsolť et grimaÁant ŗ la dťroute de ses espťrances pacifiques, ŗ la ruine de son systŤme[618]. [Note 615: TEGNER, III, 397.] [Note 616: _Id._, 396.] [Note 617: _Id._, 394.] [Note 618: TEGNER, III, 390-397; SCHILDNER, 246-247. Bulletins transmis par Lauriston avec ses derniŤres dťpÍches, mai 1812.] Un afflux continuel d'ťtrangers, qui accouraient de tous cŰtťs au quartier gťnťral, ajoutait au dťsordre et ŗ la confusion de cette Babel; Stein, l'ex-ministre prussien, le Suťdois Tavast, l'agent anglais Bentinck paraissaient tour ŗ tour, mettaient leur mot dans le dťbat, augmentaient la cacophonie. L'armťe ťtait belle et bien disposťe, l'administration corrompue, le commandement incertain, divisť, dťpourvu de donnťes prťcises sur les projets et les forces de l'adversaire; il semblait que cette guerre prťvue et mťditťe depuis dix-huit mois prenait tout l'ťtat-major au dťpourvu. Quant ŗ l'Empereur, sans considťrer le plan de Pfuhl comme la merveille du genre, il s'y tenait parce qu'il fallait bien en avoir un et qu'on n'en avait pas trouvť de meilleur ŗ lui substituer; au fond, il espťrait vaincre malgrť ses gťnťraux et quoi qu'ils fissent; sa confiance se fondait sur sa volontť de rťsister jusqu'au bout, obstinťment, ťternellement, dans un pays que la nature semble avoir crťť et disposť pour l'infinie rťsistance. Passant ses journťes au milieu d'un tumulte d'intrigues et de discordants conseils, il s'en allait le soir visiter les ch‚teaux du voisinage. Lŗ, il ravissait ses hŰtes par son amťnitť cťlŤbre, par une simplicitť charmante, par des conversations pleines d'enjouement, oý son esprit vif et fin brillait d'un ťclat doux. On le voyait poli avec tout le monde, dťfťrent envers les vieillards et les femmes. AprŤs dÓner, il priait les dames de se mettre au piano, ťcoutait avec intťrÍt leur romance favorite et galamment leur tournait les pages. Il aimait aussi ŗ parcourir _incognito_ les campagnes, ŗ s'asseoir au foyer des humbles, ŗ les faire causer, ŗ ne se rťvťler qu'en partant, par quelque munificence qui laissait derriŤre lui la fortune, et ces attentions pour ses sujets de Lithuanie, cette sollicitude paternelle, lui paraissaient un moyen de les rendre sourds aux appels du ravisseur[619]. [Note 619: _Mťmoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, 55-77.] ņ Wilna, il convoquait frťquemment la noblesse, attirait ŗ lui les femmes qu'il comblait de soins dťlicats, les prenant par la vanitť, distinguant tour ŗ tour les plus sťduisantes, entretenant parmi elles une concurrence et une ťmulation ŗ lui plaire. L'imminence des hostilitťs n'avait point interrompu autour de lui la vie de reprťsentation et de plaisirs, qui semblait alors l'accompagnement nťcessaire d'une cour, en quelque position qu'elle fŻt. Les assemblťes brillantes, les rťceptions se succťdaient. Pour le 24 juin, les officiers de la garnison et de l'ťtat-major avaient obtenu permission d'organiser en l'honneur de Sa Majestť un bal champÍtre, avec fÍte de jour et de nuit, oý toute la sociťtť de la ville et des environs serait conviťe. Le lieu choisi fut le domaine de Zakrety, prÍtť pour la circonstance par la comtesse Bennigsen. Zakrety ťtait une rťsidence d'ťtť ŗ la mode polonaise, c'est-ŗ-dire, autour d'une maison d'habitation assez simple, un parc magnifique. Rien n'y avait ťtť omis pour enjoliver la nature: il y avait des terrasses fleuries, des pelouses d'un vert d'ťmeraude, des eaux vives, une Óle et une cascade artificielles, des ťchappťes mťnagťes avec art sur les campagnes et les fraÓches collines d'alentour. Quel cadre ŗ souhait pour une ťlťgante rťunion d'ťtť! On ťleva sur les gazons, en face de la villa, une salle de bal environnťe de portiques. L'avant-veille de la fÍte, la toiture s'ťcroula, et chacun frťmit ŗ la pensťe que cet accident, survenant deux jours plus tard, eŻt dťgťnťrť en catastrophe. Quelques-uns y virent un sinistre prťsage: ęNous serons quittes, dit Alexandre avec calme, pour danser ŗ ciel ouvert[620].Ľ [Note 620: SCHILDNER, 247.] En effet, le bal commenÁa sur la pelouse, entre les bosquets oý se dissimulaient des orchestres et des choeurs; puis, le jour baissant, on se transporta ŗ l'intťrieur des appartements, et la longue file de couples qui formait la _polonaise_, la danse nationale, aprŤs avoir parcouru les jardins, gravit en cadence les escaliers et se mit ŗ serpenter au travers des galeries. L'empereur Alexandre, arrivť de bonne heure, animait et embellissait tout de sa prťsence, lorsque au cours de la soirťe le gťnťral Balachof, ministre de la police, s'approcha de lui et murmura ŗ son oreille quelques paroles, avec l'accent d'une ťmotion poignante: un message, expťdiť de Kowno, annonÁait que les FranÁais franchissaient le fleuve en masses ťnormes et que l'invasion commenÁait[621]. [Note 621: BOGDANOVITCH, I, 113.] Sous ce coup, Alexandre ne faiblit point et conserva la pleine maÓtrise de soi-mÍme; pas un muscle de sa physionomie ne bougea; il recommanda ŗ Balachof de tenir la nouvelle secrŤte, pour ne point troubler la rťunion, et se remit ŗ parcourir les groupes, toujours aimable et galant. Il admira fort la fÍte de nuit, l'embrasement des bosquets, les jeux de la lumiŤre sur la cascade, et faisant remarquer la lune qui brillait au ciel, mariant sa rayonnante p‚leur aux feux rťpandus sur la terre, il l'appela ęla plus belle piŤce de l'illumination[622]Ľ. Au bout d'une heure environ il se retira; ŗ peine ťtait-il parti que la terrifiante nouvelle se rťpandit; un vent d'effroi souffla sur la fÍte et dispersa l'assistance. [Note 622: _Mťmoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, 90.] Rentrť ŗ Wilna, Alexandre passa au travail le reste de la nuit. AprŤs avoir expťdiť ŗ Pťtersbourg les ťlťments d'une note diplomatique destinťe ŗ servir de rťponse au manifeste franÁais, ŗ le rťfuter point par point, il fit rťdiger un ordre du jour aux armťes, en termes ťlevťs et dignes. Napolťon avait dit dans sa harangue ŗ ses troupes: ęLa Russie est entraÓnťe par la fatalitť, ses destins doivent s'accomplir.Ľ Contre la divinitť aveugle qu'invoquait son rival, Alexandre se rťclamait de la Providence: ęDieu, dit-il, est contre l'agresseur[623].Ľ [Note 623: BOGDANOVITCH, I, 113.] Autour de lui, l'ťtat-major gťnťral prenait les mesures nťcessaires pour commencer l'exťcution du fameux plan; la principale armťe, celle de Barclay, se retirerait de Wilna sur Swentsiany, sur Drissa ensuite, tandis que Bagration, ŗ la tÍte de la seconde armťe, se jetterait sur le flanc des FranÁais, en ayant soin de ne jamais s'aventurer contre des forces supťrieures. Un peu plus tard, quand l'avantage numťrique des FranÁais fut mieux connu, ordre fut donnť ŗ Bagration de se mettre ťgalement en retraite et de rallier comme il pourrait le gros de l'armťe[624]. Les rŤgles que l'on s'ťtait tracťes sur le papier cťdŤrent tout de suite ŗ une inspiration spontanťe, qui montrait le salut et la victoire derriŤre soi, dans l'immensitť des espaces, et qui portait les diffťrents corps ŗ reculer en se concentrant. Le bonheur des Russes, en cette campagne, fut d'obťir moins ŗ un plan qu'ŗ un instinct. [Note 624: BOGDANOVITCH, I, 113 et suiv.] Alexandre se disposa lui-mÍme ŗ quitter Wilna le 17 juin. Auparavant, il procťda ŗ une suprÍme formalitť, propre ŗ le mettre en rŤgle, sinon avec sa conscience, au moins avec l'opinion des hommes. Le 26, il fit appeler Balachof, qui ťtait un de ses aides de camp en mÍme temps que son ministre de la police, et il lui dit, avec le tutoiement en usage frťquent chez les souverains de Russie lorsqu'ils s'adressent ŗ leurs sujets: ęTu ne sais sans doute pas pourquoi je t'ai fait venir; c'est pour t'envoyer auprŤs de l'empereur Napolťon[625].Ľ Il expliqua alors que cette mission devait consister ŗ porter une offre derniŤre de nťgociation et de paix. [Note 625: Ces paroles sont rappelťes dans le rapport autographe et trŤs circonstanciť que Balachof a rťdigť sur sa mission. Thiers a eu connaissance de cette piŤce; Bogdanovitch s'en est servi; elle a ťtť publiťe presque intťgralement dans le _Recueil de l'Acadťmie des sciences de Saint-Pťtersbourg_, 1882. M. de Tatistchef en a insťrť de trŤs importants extraits dans son volume sur _Alexandre Ier et Napolťon_, 590-609.] Certes, Alexandre n'avait ni l'espoir ni le dťsir d'arrÍter la lutte; il la savait aussi irrťvocablement rťsolue par son adversaire qu'elle l'ťtait par lui-mÍme. Dans les propositions d'accommodement que Napolťon lui avait prodiguťes, il n'avait pas eu de peine ŗ dťmÍler de simples ruses, destinťes ŗ leurrer et ŗ engourdir la Russie, tandis que l'envahisseur prťparerait ses moyens. Il n'en ťtait pas moins vrai qu'ŗ considťrer les apparences, Napolťon avait rťitťrť des instances pacifiques, demeurťes sans rťponse; ces efforts avaient ťtť portťs par le public europťen ŗ l'actif et ŗ la dťcharge de l'empereur franÁais; on en avait conclu que la Russie voulait la guerre, puisqu'elle laissait systťmatiquement ťchapper les derniŤres chances de paix. Pour dissiper cette impression, il importait qu'Alexandre ne demeur‚t pas en reste de spťcieuses tentatives, qu'il rťtablÓt sous ce rapport l'ťquilibre, et fÓt mÍme pencher de son cŰtť la balance. Napolťon lui avait dťpÍchť l'aide de camp Narbonne; il enverrait pareillement un aide de camp. Napolťon lui avait ťcrit en exprimant le voeu d'ťpuiser les voies de conciliation, avant de recourir aux armes; aprŤs avoir suspendu sa rťponse, Alexandre la ferait dans le mÍme sens. Dťjŗ, pendant les jours qui avaient prťcťdť le passage du Niťmen, il avait prťparť un projet de lettre pour Napolťon; il y rťitťrait l'offre de traiter sur la base de l'ultimatum et ajoutait, manifestant enfin son arriŤre-pensťe, ę_qu'il ouvrirait ses ports aux navires de toutes les nations_, si Napolťon prolongeait l'incertitude actuelle[626]Ľ; c'ťtait rendre la paix plus impossible que jamais en paraissant la vouloir. Cette lettre ne pouvant plus servir aujourd'hui, Alexandre la remplaÁa par une autre, qu'il confierait ŗ Balachof. Il y dťsavouait la demande de passeports formťe par Kourakine et qui avait servi de prťtexte ŗ l'attaque: ęSi Votre Majestť, disait-il, n'est pas intentionnťe de verser le sang de ses peuples pour un mťsentendu de ce genre et qu'elle consente ŗ retirer ses forces du territoire russe, je regarderai ce qui s'est passť comme non avenu, et un accommodement entre nous reste toujours possible[627].Ľ [Note 626: SCHILDNER, 247.] [Note 627: TATISTCHEF, 588.] De la part d'Alexandre, une telle dťmarche, destinťe ŗ retentir au loin, apparaÓtrait d'autant plus mťritoire qu'elle se produirait ŗ l'instant oý son territoire ťtait violť, oý un flot d'assaillants se prťcipitait sur ses frontiŤres. Pouvait-il mieux manifester la candeur de ses intentions, son dťsir de mťnager l'humanitť et d'ťpargner le sang qu'en parlant encore de paix au lendemain d'une brutale injure? Connaissant trop son rival pour craindre que celui-ci le prÓt au mot, il espťrait, en se dťcorant de modťration et de patience, ramener ŗ lui les esprits hťsitants et mettre dťfinitivement de son cŰtť la conscience europťenne. Dans la nuit du 27 au 28, il fit encore appeler Balachof, lui remit la lettre, en l'accompagnant d'une paraphrase solennelle. Balachof devait dire que les nťgociations pourraient s'ouvrir sur-le-champ, si Napolťon le dťsirait, mais sous la condition absolue, essentielle, ęimmuableĽ, que l'armťe franÁaise repasserait prťalablement le Niťmen: ęTant qu'un soldat resterait en armes sur le territoire russe, l'empereur Alexandre--il en prenait l'engagement d'honneur--ne prononcerait ni n'ťcouterait une parole de paix[628].Ľ [Note 628: Cette citation et les suivantes, jusqu'ŗ la page 498, sont empruntťes au rapport de Balachof.] Balachof partit sur l'heure. Quand le soleil se leva, il ťtait dťjŗ ŗ quelques lieues de Wilna, au village de Rykonty, encore occupť par les Russes, mais prŤs duquel on lui signala la prťsence de nos avant-postes. Il prit alors avec lui un sous-officier aux Cosaques de la garde, un Cosaque, un trompette, et continua d'avancer. Au bout d'une heure, on vit se profiler sur l'horizon la silhouette de deux hussards franÁais, postťs en vedette, le pistolet haut. En apercevant le petit groupe russe, les hussards le visŤrent avec leur arme et firent mine de tirer; un appel de trompette les arrÍta; ils reconnurent la sonnerie en usage pour annoncer les parlementaires. L'un des deux, en un temps de galop, rejoignit aussitŰt Balachof et, lui appuyant son pistolet contre la poitrine, le somma de faire halte; l'autre ťtait allť prťvenir le colonel du rťgiment, qui fit son rapport au roi de Naples, toujours ŗ proximitť des avant-postes. Au bout de quelques instants, un aide de camp du Roi se prťsenta, avec mission de conduire Balachof au quartier gťnťral du prince d'EckmŁhl, situť un peu en arriŤre et plus prŤs de l'Empereur. Reprenant sa route avec une escorte d'officiers franÁais, Balachof croisa bientŰt un brillant ťtat-major, ŗ la tÍte duquel il n'eut pas de peine ŗ reconnaÓtre Murat en personne, ŗ son costume ęquelque peu thť‚tralĽ. Voici de quoi se composait cette tenue d'une superlative fantaisie: au-dessus d'un grand chapeau en forme de demi-cercle, une envolťe de plumes roulant au vent, parmi lesquelles jaillissait et montait trŤs haut une triomphante aigrette; un dolman ŗ la hussarde en velours vert, plastronnť de tresses d'or; une pelisse jetťe en sautoir; un pantalon cramoisi, brodť et soutachť d'or; des bottes en cuir jaune; une profusion de bijoux, et, pour complťter l'effet, des boucles d'oreilles mettant aux deux cŰtťs du visage un scintillement de pierreries. Lorsque Murat ainsi parť passait devant nos campements, les troupiers souriaient et le trouvaient habillť ęen tambour-majorĽ. Au feu, quand la poudre avait noirci ses dorures, quand le vent de la bataille avait ťchevelť ses panaches, quand la mousqueterie et le canon l'environnaient d'ťclairs, il apparaissait comme le dieu mÍme des combats, rutilant et invulnťrable. Il mit pied ŗ terre en apercevant Balachof, qui en fit autant de son cŰtť, et, Űtant son chapeau d'un geste large, il vint ŗ l'envoyť des ennemis le sourire aux lŤvres, en paladin gracieux: ęJe suis heureux de vous voir, gťnťral, lui dit-il; mais commenÁons par nous couvrir.Ľ La conversation s'engagea. On disputa quelque temps, avec une grande courtoisie, sur la question de savoir qui avait voulu la rupture, qui avait eu les premiers torts, qui avait commencť. Au fond, Murat n'aimait pas cette guerre au bout du monde, qui l'arrachait au doux pays oý il avait pris goŻt ŗ vivre et ŗ rťgner; il souffrait de se voir ťloignť de ses …tats, privť de sa famille; il dťplorait la difficultť des communications, la raretť des nouvelles, car ce hťros de cent batailles ťtait tendre et craintif pour les siens. Ce fut en toute sincťritť qu'il finit par dire: ęJe dťsire beaucoup que les deux empereurs puissent s'entendre et ne point prolonger la guerre qui vient d'Ítre commencťe bien contre mon grť.Ľ Sur ce, retournant aux grands devoirs qui l'appelaient, il prit congť avec une dťsinvolture aimable, se remit en selle, et l'on put voir quelque temps, sur le chemin de Wilna, onduler la croupe de sa monture et s'ťloigner son panache. Tout autre fut l'accueil dans la maison de pauvre mine oý s'ťtait installť le prince d'EckmŁhl. En campagne, l'illustre et rigide soldat, tout entier ŗ sa besogne, absorbť et comme torturť par le sentiment de sa responsabilitť, montrait un visage sťvŤre, prťoccupť, morose, avec des ťclats de mauvaise humeur, et faisait amŤrement de grandes choses. En ce moment, occupť ŗ expťdier des ordres, ŗ organiser mťthodiquement la marche en avant, ŗ mouvoir ses 75,000 hommes, il se montra fort contrariť qu'on le dťrange‚t dans ce travail. Balachof s'ťtant dit chargť d'un message pour l'Empereur et ayant demandť oý se trouvait Sa Majestť: ęJe n'en sais rienĽ, rťpondit le marťchal d'un ton rogue. Il ajouta: ęDonnez-moi votre lettre, je la lui ferai parvenir.Ľ Balachof fit observer que son maÓtre lui avait expressťment recommandť de remettre le message en mains propres. Devant ce formalisme, Davout perdit tout ŗ fait patience: ęC'est ťgal, dit-il en colŤre, ici vous Ítes chez nous, il faut faire ce qu'on exige de vous.Ľ Balachof remit la lettre, mais sut exprimer combien sa dignitť se sentait froissťe de cette violence: ęVoici la lettre, monsieur le marťchal, rťpliqua-t-il en ťlevant lui-mÍme la voix; de plus, je vous supplierai d'oublier et ma personne et ma figure, et de ne songer qu'au titre d'aide de camp gťnťral de Sa Majestť l'empereur Alexandre que j'ai l'honneur de porter.Ľ Ces mots ramenŤrent Davout ŗ un ton plus mesurť. ęMonsieur, reprit-il, on aura tous les ťgards qui vous sont dus.Ľ En effet, tandis qu'il envoyait un officier porter la lettre ŗ l'Empereur, il retint auprŤs de lui, dans la mÍme piŤce, l'ennemi que les usages de la guerre lui donnaient pour hŰte. Tous deux restŤrent quelque temps ŗ se regarder silencieusement, embarrassťs de leur contenance, cherchant un sujet d'entretien sans le trouver. Davout demeurait sombre et distrait; Balachof, aprŤs ce qui s'ťtait passť, ne pensait pas que ce fŻt ŗ lui de faire les premiers frais. Le marťchal rompit enfin ce muet tÍte-ŗ-tÍte, en appelant un aide de camp: ęQu'on nous serveĽ, dit-il, et tout l'ťtat-major se mit ŗ table. Pendant le dťjeuner, Davout fit effort pour causer avec Balachof, pour entretenir un semblant de conversation; mais toutes ces paroles trahissaient d'‚pres dťfiances; dans la tentative de nťgociation, il ne voyait qu'un stratagŤme imaginť par les Russes pour gagner du temps et opťrer commodťment leur retraite; il le dit crŻment ŗ Balachof. Puis il n'aimait pas que les regards de cet ennemi se promenassent sur nos troupes, sur nos positions, sur nos ressources; flairant un espion dans le parlementaire, il avait h‚te qu'on l'en dťbarrass‚t et attendait avec impatience les ordres de l'Empereur. II L'arrivťe d'un nťgociateur russe fut promptement connue dans toutes les parties de l'armťe franÁaise; le bruit s'en rťpandit comme l'ťclair et fit sensation au quartier gťnťral, oý il rťveilla chez quelques membres du haut ťtat-major, qui voyaient avec regret l'ouverture des hostilitťs, un vague espoir de paix. Quant ŗ l'Empereur, il triompha de cet envoi; il y vit chez les Russes un premier signe de dťsarroi et l'attribua ŗ l'ťpouvante qu'aurait causťe au Tsar et ŗ son conseil la rapiditť de notre invasion. Il dit ŗ Berthier: ęMon frŤre Alexandre, qui faisait tant le fier avec Narbonne, voudrait dťjŗ s'arranger; il a peur. Mes manoeuvres ont dťroutť les Russes: avant deux mois, ils seront ŗ mes genoux[629].Ľ [Note 629: _Documents inťdits_.] En attendant, il ne se pressait point d'accueillir Balachof, invitant Davout ŗ le garder jusqu'ŗ nouvel ordre, rťsolu ŗ ne l'admettre en sa prťsence qu'aprŤs un premier succŤs et la prise de Wilna. Il ferait alors ramener Balachof dans la ville mÍme oý cet envoyť avait reÁu les instructions de son maÓtre, et dont un ťclatant fait d'armes nous aurait ouvert les portes. Constamment attentif ŗ mťnager ses effets, toujours soigneux du dťcor et de la mise en scŤne, il comptait frapper davantage le Russe s'il se montrait ŗ lui installť dans le propre palais, dans le cabinet mÍme de l'empereur Alexandre, oý il apparaÓtrait comme l'image et l'incarnation de la conquÍte. ņ peine entrť en guerre et dťjŗ victorieux, il pourrait alors parler plus haut, prononcer plus ‚prement ses exigences, et peut-Ítre, par l'intermťdiaire de Balachof, jeter les premiŤres bases de cette capitulation qu'il prťtendait imposer ŗ ses ennemis et par laquelle il comptait clore rapidement la campagne. Toutefois, avant de porter le coup qu'il mťdite, avant de marcher sur Wilna, il prend toutes les prťcautions nťcessaires pour assurer le succŤs de cette entreprise. Sachant mettre une prudence raffinťe au service de ses audaces, il passe deux jours encore ŗ Kowno, le 25 et le 26, occupť ŗ se prťparer, ŗ se reconnaÓtre, ŗ se munir, ŗ faire explorer le pays. Il sait qu'il a devant lui la premiŤre armťe russe, commandťe par Barclay de Tolly; il veut savoir comment les diffťrents corps de cette armťe sont constituťs et rťpartis, se renseigner sur leur nombre, leur force, leur emplacement, et avant tout, comme il dit, ędťbrouiller l'ťchiquierĽ. Davout et Murat sont chargťs de s'ťclairer au loin; que ces deux chefs de corps procŤdent par reconnaissances lestement poussťes, en ťvitant de compromettre de trop forts dťtachements, en tenant le gros de leurs troupes soigneusement rassemblť, en ne donnant sur eux aucune prise. Napolťon modŤre l'ardeur de Murat, qui s'est jetť impťtueusement en avant, et lui reproche d'aller un peu vite. Sa gauche le prťoccupe toujours; c'est ŗ ses yeux le point faible et exposť. Il a jetť au delŗ de la Wilya une partie des corps d'Oudinot et de Ney; il leur recommande de dťmÍler ŗ tout prix ce qui se passe en face d'eux, ťtablit aussi des communications avec les divisions de Macdonald, qui viennent de franchir le Niťmen entre Tilsit et Georgenbourg et doivent opťrer parallŤlement ŗ l'armťe principale. Sur la rive gauche du Niťmen, il presse les corps d'EugŤne qui doivent passer ŗ Preny et n'ont pas encore atteint le fleuve[630]. C'est seulement lorsqu'il aura bien assurť ses flancs et complŤtement ralliť ses troupes qu'il prononcera son mouvement; alors, se mettant lui-mÍme ŗ la tÍte des colonnes destinťes ŗ l'attaque principale, il les poussera vivement sur Wilna, oý il compte trouver l'ennemi en position, en ligne, offert ŗ ses coups, et oý il a donnť rendez-vous ŗ la victoire. [Note 630: _Corresp._, 18858-18873.] Cet espoir de combattre et de vaincre sous Wilna fut promptement dťÁu. DŤs le 26, l'Empereur apprit que nos grand'gardes ťtaient arrivťes jusqu'ŗ cinq lieues de la capitale lithuanienne sans rencontrer de rťsistance. La ligne des avant-postes russes se retirait devant nous, souple et flottante, ne tenant nulle part, cťdant sous la moindre pression. Le gros des forces ennemies quittait la belle position de Troki, rempart de Wilna, pour traverser cette ville et s'ťloigner vers le nord-est. Les corps de Wittgenstein et de Baggovouth, avec lesquels Oudinot et Ney cherchaient ŗ prendre contact, ťvoluaient dans la mÍme direction. Tout dťnotait chez la premiŤre armťe russe un plan prťmťditť de recul et d'abandon. L'Empereur fut vivement contrariť de ces nouvelles, auxquelles il refusa d'abord d'ajouter foi, ne se rendant ŗ l'ťvidence que sur le vu de tťmoignages rťitťrťs et probants[631]. Mais son dťpit se tourna aussitŰt en un sursaut d'activitť et d'ťnergie. Voyant les ennemis lui refuser le combat, il se rattache violemment au projet de les surprendre dans le dťsordre d'une retraite prťcipitťe, de couper et d'enlever plusieurs corps. [Note 631: _Documents inťdits_.] Une partie des forces commandťes par Barclay de Tolly, l'aile gauche, sous Touchkof et Doctorof, se trouvait encore au sud de Wilna; pour gagner le point gťnťral de ralliement, qui semblait indiquť ŗ une assez grande distance au nord-est, vers Dunabourg et le camp retranchť de Drissa, ces troupes auraient ŗ cŰtoyer Wilna et ŗ opťrer un long circuit: en se portant prťcipitamment sur la ville et en la dťpassant, notre armťe n'aurait-elle point chance de les devancer ŗ leur point de passage, de les intercepter, de leur couper la retraite, de leur infliger un irrťmťdiable dťsastre? Puis, la seconde armťe russe, celle de Bagration, rangťe jusqu'alors sur les confins du duchť de Varsovie, devait certainement remonter elle-mÍme au nord, afin de rejoindre la premiŤre et de concourir ŗ l'ensemble de la dťfense. Ignorant notre arrivťe ŗ Wilna, les colonnes de Bagration viendraient donner dans nos masses profondes, brusquement ťtablies en ce lieu; abordťes de front par l'Empereur, saisies en flanc par EugŤne, prises en queue par les Polonais de Poniatowski, par les Saxons et les Westphaliens de JťrŰme, qui recevaient l'ordre de s'ťbranler et d'entrer en Russie, elles ťchapperaient difficilement ŗ cette multiple ťtreinte. Donc l'Empereur peut encore obtenir de magnifiques rťsultats, avant mÍme d'ouvrir le message d'Alexandre et de rťpondre ŗ ses suprÍmes paroles. ęSi les Russes ne se battent pas devant Wilna, dit-il, j'en prendrai une partie[632].Ľ Pour arriver ŗ ce but, tout se rťduit ŗ une question de temps et de vitesse; il ne faut qu'un ensemble de manoeuvres rapides, prťcises et concordantes. Dans la journťe du 26, l'Empereur ordonne et accťlŤre le mouvement sur Wilna; il invite tous les corps ŗ reprendre leur ťlan, ŗ marcher franchement, rondement, sans halte ni repos; il stimule le zŤle et l'ardeur de chacun: ęIl eŻt voulu, dit un tťmoin, donner des ailes ŗ tout le monde[633].Ľ [Note 632: _Documents inťdits_.] [Note 633: _Id._] Soulevťe par cette impulsion vigoureuse, l'armťe franchit d'une seule haleine les dix lieues environ qui la sťparaient de Wilna, mais elle rťsista mal ŗ l'ťpreuve de cette marche prťcipitťe. Beaucoup de nos soldats, recrutťs trop jeunes, n'avaient pas acquis l'endurance nťcessaire; ils perdaient l'allure, s'attardaient, s'ťgrenaient en traÓnards le long des chemins; on en vit mourir sur la route de fatigue et d'ťpuisement, d'inanition aussi et de besoin. En effet, malgrť l'impťrieuse sollicitude de l'Empereur, l'armťe ťtait insuffisamment pourvue de vivres: avant le passage, les hommes n'en avaient dans leur sac que pour quelques jours, et ils se trouvaient maintenant ęau bout de leurs consommationsĽ. Les convois qui amenaient le surplus de l'approvisionnement, ralentis par leur nombre, par leur pesanteur, par l'horrible encombrement qu'ils crťaient partout sur leur passage, ťprouvaient d'extrÍmes difficultťs ŗ rejoindre. La plupart des voitures apportant le pain, la viande, le bois, restaient en arriŤre: les rares caissons qui parvenaient ŗ rallier les colonnes ťtaient aussitŰt pris d'assaut, dťfoncťs, vidťs, malgrť les efforts de l'intendance, et c'ťtaient sur la route des scŤnes de confusion et de violence, des tempÍtes de jurons et de cris, des rassemblements tumultueux, qui faisaient obstruction et retardaient indťfiniment l'arrivťe des autres convois. Dťnuťe et mourant de faim, la plus grande partie de l'armťe dut vivre aux dťpens du pays, aux dťpens de cette Pologne russe que Napolťon tenait essentiellement ŗ mťnager et ŗ se concilier. Pauvre et mal cultivť, le pays suffisait avec peine ŗ ses propres besoins; les habitations ťtaient rares et clairsemťes, les villages ťloignťs de la route et perdus dans les bois. Pour les atteindre, nos soldats devaient s'ťcarter des rangs, se dissťminer, se perdre dans les profondeurs de la rťgion. Beaucoup d'entre eux, dŤs qu'ils apercevaient un groupe de maisons ou une demeure isolťe, se formaient en bandes pour fondre sur cette proie, arrachaient aux paysans leurs maigres ressources ŗ force de menaces et de coups; ils saccageaient les chaumiŤres, emportaient les meubles pour se faire du bois, ne laissant derriŤre eux que des dťbris, promenant partout la dťvastation, se faisant exťcrer de ceux qu'ils venaient affranchir. Le nombre de ces pillards, des isolťs, des dispersťs, grossissait d'heure en heure; la maraude, cette plaie de nos armťes, prenait des proportions inconnues; des dťtachements, des rťgiments entiers perdaient leur cohťsion, s'effritaient, se dissolvaient en une poussiŤre humaine qui s'abattait sur le pays et le ravageait. Et ces dťsordres, ces signes d'indiscipline et de dťsagrťgation, funeste prťsage pour l'avenir, naissaient spontanťment, par la force mÍme des choses; trompant tous les calculs de la prťvoyance, dťjouant l'effort du gťnie, ils accusaient le vice essentiel de l'entreprise et le dťfi portť par Napolťon aux possibilitťs humaines. L'appareil de guerre ŗ proportions inconnues dont il ťtait l'auteur, gÍnť par l'enchevÍtrement et l'incroyable multiplicitť des ressorts, fonctionnait mal; ses rouages compliquťs se faussaient du premier coup ou se refusaient ŗ entrer en jeu; ŗ peine mise en mouvement, l'ťnorme machine craquait et se dťmontait. Nos avant-gardes de cavalerie atteignirent Wilna dans la nuit du 27 au 28 juin; elles venaient d'occuper sans combat des positions dťfensives par excellence, un triple ťtage de hauteurs escarpťes, formant camp retranchť, ęle pays le plus stratťgique que l'on pŻt rencontrerĽ, disait Jomini en connaisseur[634]. Sans se laisser tenter par ce terrain si bien appropriť ŗ la rťsistance, la cavalerie et les troupes lťgŤres de l'ennemi continuaient ŗ se replier, observťes et serrťes de prŤs. Parfois, quand la poursuite devenait trop pressante, elles faisaient front et risquaient un court engagement, pour reprendre ensuite leur marche rťtrograde: il y eut aux abords de Wilna une escarmouche assez vive qui ne tourna pas ŗ notre avantage et oý le frŤre du gťnťral de Sťgur fut fait prisonnier. [Note 634: Lettre du duc de Bassano au ministre de la police, 21 juillet 1812. Archives nationales, AF, IV, 1648.] Nťanmoins, le 28 au matin, nos chasseurs et nos dragons pťnťtraient dans la ville. La population nous attendait et se prťparait ŗ nous faire fÍte; sans qu'il y eŻt chez les habitants unanimitť d'opinion, la ferveur patriotique ťtait trŤs prononcťe chez le plus grand nombre, la haine du Russe exubťrante, l'exaltation vive. Heureux de notre approche, ils s'attendaient ŗ voir paraÓtre des ťmancipateurs qui les traiteraient en alliťs et leur apporteraient l'ordre avec l'indťpendance; ils virent arriver une nuťe d'affamťs qui se prťcipitŤrent sur les faubourgs, forÁant les boutiques, pillant les auberges et les dťpŰts de vivres, faisant main basse sur tous les objets placťs ŗ leur portťe. ņ cet aspect, la terreur se rťpandit; chacun ne songea plus qu'ŗ se renfermer et ŗ se barricader chez soi, ŗ mettre en sŻretť son avoir, ŗ se cacher et ŗ se terrer. Le dťsordre de notre entrťe arrÍta net l'ťlan national, figea l'enthousiasme. L'Empereur cependant arrivait au grand trot, suivant de prŤs l'avant-garde, avec son escorte et une partie de son ťtat-major. Se rappelant Posen, il se croyait sŻr de trouver ŗ Wilna le mÍme accueil; il s'attendait ŗ des transports d'allťgresse, ŗ des arcs de triomphe, ŗ une pluie de fleurs jetťes sur son passage par ces gracieuses Polonaises qu'il avait vues, en d'autres lieux, aviver le feu des esprits et se passionner pour l'oeuvre de la rťgťnťration nationale. Il avait escomptť cette explosion du sentiment polonais et l'avait fait entrer dans ses calculs; il espťrait que la capitale de la Lithuanie, en se dťclarant pour lui, en se levant dŤs qu'elle l'apercevrait, allait donner l'impulsion aux autres parties de la province; que la Pologne moscovite tout entiŤre, animťe par cet exemple, viendrait se ranger sous ses drapeaux et faciliter sa t‚che, en opposant ŗ la Russie, aux cŰtťs de notre armťe, une nation ressuscitťe et vivante. Il entra dans Wilna ŗ neuf heures du matin. Au lieu de la citť en fÍte qu'il avait rÍvťe, folle d'enthousiasme et d'amour, il trouva une ville morte: de longs faubourgs d'abord, laids et dťserts, portant des traces de dťvastation; dans les quartiers du centre, aux rues sombres et tortueuses, le silence et la solitude; point de femmes aux fenÍtres, peu d'habitants groupťs: seuls, quelques hommes de la lie du peuple, surtout des Juifs, ŗ l'aspect sordide et craintif, se glissant le long des murs. Cet accueil de glace n'affecta pas trop l'Empereur dans le premier moment. ņ la rigueur, tout pouvait s'expliquer par la rapiditť de son apparition; suivant son habitude, il avait pris son monde ŗ l'improviste, sans se faire annoncer; ne devait-il point laisser aux habitants le temps de se reconnaÓtre, de venir ŗ lui, de manifester leur zŤle et d'organiser leur rťception? Il parcourut la ville dans toute sa longueur et parvint ŗ l'autre extrťmitť, au pont de bois qui traverse la Wilya et que les Russes avaient dŻ franchir pour se retirer. Lŗ, une nouvelle dťception l'attendait. Le pont n'ťtait qu'une ruine fumante, achevant de se consumer; l'armťe ennemie l'avait incendiť derriŤre elle pour ralentir la poursuite. Sur les bords de la riviŤre, d'ťpaisses colonnes de fumťe montaient vers le ciel; ŗ leur base, plusieurs lignes de b‚timents s'ťcroulaient dans un brasier: c'ťtait tout ce qui restait des nombreux magasins oý les Russes avaient entassť pendant dix-huit mois des approvisionnements de tout genre. Obligťs d'abandonner ce riche dťpŰt, inestimable trťsor pour notre armťe dťjŗ dťpourvue, ils nous l'avaient soustrait en le livrant aux flammes. Cette scŤne de destruction fit songer l'Empereur; il resta quelque temps ŗ la contempler. Des hommes du peuple s'ťtaient amassťs autour de lui; il leur demanda un verre de biŤre et les remercia en leur disant: _Dobre piwa_, bonne biŤre: il avait appris quelques mots de polonais et les plaÁait ŗ tout propos[635]. Il prit des mesures pour limiter l'incendie, passa en revue une division, puis rentra dans l'intťrieur de la ville et se dirigea vers le palais, oý il allait prendre logement. [Note 635: _Rťminiscences de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, p. 63.] ņ cette heure, il ťtait impossible que le bruit de son arrivťe ne se fŻt point rťpandu. On avait vu passer et entrer au palais le reste de son ťtat-major, ses gens, ses ťquipages, sa maison, tout son accompagnement habituel. Malgrť tant de signes indicatifs de sa prťsence, l'aspect de la ville n'avait guŤre changť; les fenÍtres ne s'ťtaient point garnies ni dťcorťes; les rues demeuraient dťsertes; nulle trace d'enthousiasme ou mÍme de curiositť. Cette fois, l'Empereur ne sut point maÓtriser son ťmotion, et son dťsappointement perÁa. Lorsqu'il fut entrť dans la cour du palais et eut mis pied ŗ terre, lorsqu'il s'installa dans les appartements de l'empereur Alexandre, lorsqu'il prit possession des piŤces oý son rival en fuite avait vťcu et habitť, l'orgueil de cette victorieuse substitution ne s'ťpanouit point sur son visage. Par un retour amer sur le passť, il comparait la froideur de Wilna aux acclamations passionnťes qui l'avaient accueilli dans les villes du grand-duchť et ne put s'empÍcher de dire: ęCes Polonais-ci sont bien diffťrents de ceux de Posen[636].Ľ [Note 636: _Documents inťdits_.] Il rťprima durement les dťsordres qui lui avaient valu cette dťconvenue, porta des peines terribles contre l'indiscipline et la maraude, fit parquer dans un enclos prŤs de la ville tous les traÓnards que l'on put ramasser, n'ťpargna aucun moyen pour rassurer la population et ressusciter la confiance[637]. Par les soins du major gťnťral, les principaux habitants furent recherchťs et prťvenus; ils reÁurent des appels plus ou moins discrets, s'entendirent inviter ŗ sortir de leur retraite, ŗ paraÓtre, ŗ faire montre de leurs sentiments. On arriva ainsi ŗ provoquer quelques manifestations tardives de sympathie et de joie; on parvint ŗ crťer une apparence d'enthousiasme, ŗ susciter un simulacre d'ovation, avec ses accessoires habituels, fleurs, couronnes, dťcors, sur le passage des corps qui continuaient ŗ traverser la ville et ŗ se rťpandre autour d'elle. [Note 637: _Cahiers du capitaine de Coignet_, 192.] Davout ťtait dťjŗ prťsent, avec ses cinq divisions; Murat amenait son flot de cavalerie, Ney et Oudinot arrivaient ŗ hauteur sur la gauche, et le reste de l'immense colonne, composť de la Garde et des rťserves, rejoignait un peu moins vite, encore ťchelonnť sur la route qui conduit de Kowno ŗ Wilna. Du 28 au 30, Napolťon prťpara les mouvements enveloppants qui avaient pour but de dťborder les masses russes en retraite et de lui en livrer une partie. Tandis que le roi de Naples, appuyť par quelques divisions d'infanterie, poussera droit devant lui et s'enfoncera comme un coin entre les deux armťes ennemies, Oudinot, Ney et Macdonald continueront ŗ s'ťlever vers le nord-est, suivant et talonnant Barclay de Tolly; il est probable que l'armťe de ce gťnťral, ainsi harcelťe, ne saura s'esquiver sans dommage: ęJ'en aurai pied ou aile[638]Ľ, dit l'Empereur. En mÍme temps, il prescrit ŗ Davout de prendre avec lui une partie de son infanterie, le plus de cavalerie possible, et de se rabattre sur la droite, vers le sud; c'est de ce cŰtť principalement que l'occasion s'offre propice ŗ de fructueux coups de main. [Note 638: _Documents inťdits_.] ņ trŤs petite distance au sud-est de Wilna, vers Ochmiana, des forces russes sont signalťes. Quels sont ces corps, aventurťs si prŤs de nous et qui semblent inconscients du pťril? Sont-ce ceux de Doctorof et de Touchkof, s'efforÁant ťperdument de rejoindre Barclay par le chemin le plus court? Napolťon incline ŗ y voir plutŰt l'avant-garde de Bagration[639]. Il croit toujours que l'armťe commandťe par ce prince remonte vers Wilna; il a appris d'autre part, par des estafettes interceptťes, que le bruit de notre rapide irruption ŗ Wilna n'a pas encore pťnťtrť dans l'intťrieur de la Russie. En consťquence, on peut espťrer que Bagration ne sera pas averti ŗ temps; tout donne ŗ penser que son armťe, ignorant le pťril oý elle court, va se jeter tÍte baissťe dans le filet tendu sous ses pas, qu'elle n'ťchappera point ŗ un anťantissement total ou partiel. Pour la mettre entre deux feux, Napolťon fait inviter EugŤne et Poniatowski ŗ presser leur marche de flanc; il les aiguillonne par d'impťrieux messages. Lui-mÍme renforce continuellement, en cavalerie surtout, les troupes sous les ordres de Davout et destinťes ŗ courir sus aux colonnes de tÍte. Successivement, il fait partir de Wilna la division Dessaix, la division Saint-Germain, les cuirassiers de Valence, les lanciers de la Garde; il charge Nansouty et Grouchy, avec leurs corps entiŤrement composťs de divisions ŗ cheval, de coopťrer aux mouvements du prince d'EckmŁhl, afin que celui-ci puisse ęfaire de bonnes et belles choses[640]Ľ. S'entÍtant ŗ l'espoir d'une capture immťdiate, mettant tous ses soins ŗ la prťparer, se levant chaque jour ŗ deux heures du matin pour expťdier des ordres, se livrant entiŤrement ŗ ses combinaisons de guerre, il nťglige encore de recevoir Balachof, semble oublier le messager de paix, toujours confiť ŗ Davout et gardť ŗ vue. [Note 639: _Corresp._, 18875, 18877.] [Note 640: _Id._, 18880.] III L'Empereur avait comptť sans un ennemi plus redoutable que les forces russes, infťrieures en nombre et dissťminťes; le climat du Nord lui mťnageait un premier et rude avertissement. Depuis quelques jours, le temps ťtait variable, avec des alternatives de soleil et de pluie, avec une tendance ŗ se g‚ter dťfinitivement. Pendant l'aprŤs-midi du 29, un amas d'orages s'amoncela au-dessus de la Grande Armťe et fit explosion sur tout l'espace occupť par nos troupes. La Garde fut surprise en marche sur Wilna, les autres corps de la droite pendant leur sťjour et leurs ťvolutions autour de la ville, l'armťe du prince EugŤne encore sur les rives du Niťmen. Le dťchaÓnement des ťlťments fut ťpouvantable; la foudre sillonnait le ciel en tous sens, tombait ŗ chaque instant, frappant et labourant nos colonnes, tuant des soldats sur la route. AprŤs l'orage, la pluie s'ťtablit, une pluie du Nord, ininterrompue, diluvienne, glaciale, accompagnťe par un subit refroidissement de l'atmosphŤre; c'ťtait un bouleversement complet dans l'ordre et l'aspect de la nature, un rappel de l'hiver au milieu des ardeurs de l'ťtť. Les troupes passŤrent la nuit dans leurs bivouacs inondťs, sans feu, sans abri contre le vent qui soufflait en bourrasques, enveloppťes dans leurs manteaux ruisselants. Au jour, un spectacle dťsolant s'offrit ŗ leur vue: les campements ťtaient transformťs en lacs de boue, tous les objets nťcessaires ŗ la vie du soldat brisťs ou dispersťs, les voitures jetťes sur le flanc, tristement ťchouťes. Enfin, fait plus grave, dommage irrťparable, des chevaux gisaient ŗ terre par centaines, par milliers, les membres raidis, morts ou mourants. Nourris depuis plusieurs semaines d'herbes vertes, privťs d'avoine, extťnuťs de fatigue, ces animaux se trouvaient dans les pires conditions hygiťniques; ils n'avaient pu rťsister ŗ la chute soudaine de la tempťrature, au froid qui les avait saisis, transis, abattus sur le sol: par un phťnomŤne sans exemple dans l'histoire des guerres, une nuit avait fait l'oeuvre d'une ťpidťmie, et nos soldats s'arrÍtaient consternťs devant cette hťcatombe. Chacun songeait avec dťsespoir au surcroÓt de peine et d'embarras qui en rťsulterait pour lui; parmi les officiers, l'un pensait ŗ son escadron appauvri, l'autre ŗ sa batterie dťmontťe, le troisiŤme ŗ ses ťquipages en dťtresse; plusieurs s'emportaient avec violence contre une guerre qui dťbutait si mal et contre celui qui les avait conduits en ce pays; le gťnťral Sorbier, commandant l'artillerie de la Garde, criait ęqu'il fallait Ítre fou pour tenter de pareilles entreprises[641]Ľ. Lorsqu'on eut ŗ peu prŤs supputť le mal et chiffrť les pertes, il fut reconnu que le nombre des chevaux frappťs s'ťlevait ŗ plusieurs milliers,--ŗ dix mille suivant quelques-uns--et ce dťsastre affaiblissait irrťmťdiablement la cavalerie et l'artillerie, retardait de nouveau l'arrivage des vivres, dťsorganisait en partie les transports, faisait craindre ŗ l'armťe un long avenir de pťnurie et de souffrances[642]. [Note 641: PION DES LOCHES, 282.] [Note 642: Correspondances conservťes aux archives nationales, AF, IV, 1644. Cf. Boulart, Brandt, Chambray, Cogniet, Gourgaud, Labaume, Sťgur.] DŤs ŗ prťsent, la persistance du mauvais temps entravait tout, contrariait les opťrations. L'armťe s'ťpuisait en efforts inutiles pour se remettre en route, pour se tirer du bourbier oý elle ťtait prise et engluťe. Tous les rapports arrivant au quartier gťnťral signalaient les difficultťs de la marche; tous les chefs de corps se plaignaient ŗ la fois, en termes plus ou moins vifs, suivant leur tempťrament et leur humeur. Le bouillant gťnťral Roguet, qui ťclairait avec sa division l'armťe d'Italie, maugrťait et sacrait. Ney continuait d'avancer, mais par quels miracles d'ťnergie! Encore ne pouvait-il cheminer qu'ŗ trŤs petits pas et sans se dťployer. Il ťcrivait le 30 ŗ l'Empereur: ęLa pluie qui ne cesse de tomber depuis hier trois heures de l'aprŤs-midi, met le corps d'armťe dans la presque impossibilitť de marcher autrement que par la grande route, les chemins de traverse ťtant inondťs et prťsentant des fondriŤres d'oý l'infanterie ne peut se tirer et que la cavalerie mÍme passe avec beaucoup de peine[643].Ľ Murat ťvoquait les plus f‚cheux souvenirs de sa carriŤre militaire, ceux que lui avait laissťs la campagne d'hiver entreprise ŗ la fin de 1806 dans les boues de la Pologne: ęLes routes sont devenues bien mauvaises, disait-il; ŗ certains endroits, j'ai cru me retrouver ŗ Pultusk.Ľ EugŤne ťtait le plus dťcouragť; sa correspondance dťnotait plus d'apprťhensions pour l'avenir que d'espťrances. Il ťcrivait au prince major gťnťral: ęPlus nous avanÁons, plus nous perdons de chevaux... Je ne puis pas dire ŗ Votre Altesse le nombre des chevaux de transport que nous avons perdus, mais il est trŤs considťrable. Je suis dťsolť d'avoir toujours ŗ entretenir Votre Altesse de notre f‚cheuse position de vivres et de chevaux, mais il est pourtant de mon devoir de ne la lui cacher. Je n'ai plus ŗ espťrer que dans les ressources que nous pourrons trouver devant nous, car si le pays que nous allons parcourir est aussi dťnuť de ressources que celui que nous venons de traverser, je ne sais rťellement pas ŗ quel point nous serions rťduits sous peu de temps.Ľ [Note 643: Cet extrait de lettre et les suivants sont tirťs des archives nationales, AF, IV, 1644.] Malgrť cette misŤre et ces prťvisions f‚cheuses, on cherchait l'ennemi, on s'efforÁait de le rejoindre, car chacun le sentait prŤs de soi et ŗ portťe. Dans la matinťe du 1er juillet, pendant une ťclaircie, une alerte eut lieu aux environs de Wilna. La veille, le gťnťral Pajol, parvenu jusqu'ŗ Ochmiana, y avait rencontrť des dragons de Sibťrie, des hussards bleus, des Cosaques; on s'ťtait vivement chargť et sabrť; la ville avait ťtť prise, perdue, reprise; non loin de lŗ, Bordesoulle annonÁait de son cŰtť l'ennemi en forces. L'Empereur et tout le monde au quartier gťnťral crurent que Bagration dťbouchait sur Wilna, qu'il allait tomber dans le rťseau de troupes dťployť autour de la ville et se faire prendre au piŤge. Dans nos campements, le cri: _Aux armes!_ retentissait, et les soldats espťraient le combat. Mais la pluie recommenÁa presque aussitŰt ŗ tomber, brouillant l'horizon, recouvrant tout de son voile gris, ramenant l'obscuritť et l'incertitude. Au plus fort de l'averse, les soldats reconnurent au milieu d'eux l'Empereur, sur son cheval blanc; accompagnť de Berthier, il ťtait venu ťtudier les lieux dont il comptait faire la base d'une belle opťration; il cherchait ŗ discerner les reliefs du sol, les approches de la position; on le voyait braquer sa lorgnette sur les bois et les coteaux embrumťs de pluie. Autour de lui, la rafale faisait rage; son uniforme ruisselait, l'eau dťgouttait par les bords avachis de son chapeau sur sa redingote grise. Au bout de quelque temps, on l'entendit dire: ęMais c'est une pluie terrible[644]Ľ; et il tourna bride, revenant vers la ville. [Note 644: _Souvenirs d'un officier polonais_, 229] Les corps de cavalerie jetťs au sud de Wilna continuaient ŗ apercevoir l'ennemi par intervalles, puis le perdaient de vue, n'arrivaient pas ŗ se renseigner exactement sur la nature et la direction de ses forces, ne savaient plus s'ils avaient affaire ŗ Bagration ou ŗ d'autres. En rťalitť, Bagration ne s'ťtait jamais approchť de Wilna. Quittant le haut Niťmen ŗ la premiŤre nouvelle du passage, au lieu de remonter vers le nord, il s'ťtait jetť dťlibťrťment dans l'est, vers Minsk, vers l'intťrieur de l'empire; renonÁant momentanťment ŗ rejoindre la premiŤre armťe, il n'espťrait plus s'y rťunir qu'ŗ la faveur d'un immense dťtour. Il ťtait actuellement hors d'atteinte; pour essayer contre lui d'une marche enveloppante, il faudrait ťlargir le cercle de nos ťvolutions, pousser Davout sur Minsk, attendre que Poniatowski et JťrŰme fussent complŤtement entrťs en ligne: ce ne pouvait plus Ítre qu'une opťration de longue haleine et de chances problťmatiques. Les Russes auxquels Pajol s'ťtait heurtť ŗ Ochmiana appartenaient au corps de Doctorof, mais ce gťnťral, ťvitant de s'exposer sous Wilna, contournait cette ville ŗ assez grande distance et prenait de l'espace. Nos dragons et nos chasseurs n'avaient fait que t‚ter et effleurer une colonne de cavalerie qui flanquait et protťgeait son aile gauche, tandis que le reste du corps, ainsi couvert, filait ŗ toute vitesse et dťpassait la zone dangereuse. On pouvait encore s'ťlancer ŗ sa suite, l'atteindre et le maltraiter dans sa retraite, non l'entourer et le prendre. Une seule fraction des armťes ennemies restait aventurťe, compromise, en extrÍme pťril; c'ťtaient quelques rťgiments d'infanterie et de cavalerie appartenant au 6e corps de Barclay et commandťs par le gťnťral major Dorockhof. N'ayant point reÁu en temps utile l'ordre de se joindre au mouvement gťnťral de retraite, cette arriŤre-garde s'ťtait attardťe au sud de Wilna; elle s'y ťtait vue tout ŗ coup environnťe de nos postes; maintenant, elle errait affolťe, se heurtant ŗ nous de tous cŰtťs, changeant ŗ chaque instant de direction, cherchant dťsespťrťment une issue; les hommes marchaient nuit et jour, affamťs, extťnuťs, les pieds meurtris, en sueur et en sang; quelques soldats portaient jusqu'ŗ trois ou quatre fusils, ťchappťs aux mains de leurs camarades dťfaillants, et cependant ils allaient toujours, fouettťs par la voix impťrieuse du chef qui leur montrait les FranÁais accourant pour les prendre et qui leur faisait peur de la captivitť. Heureusement pour eux, la nature du terrain facilitait leur ťvasion. Ceux de nos corps qui suivaient Doctorof et Dorockhof avaient peine ŗ se reconnaÓtre au milieu d'un pays boisť, couvert, accidentť, coupť de ravins et de dťfilťs; ils s'embrouillaient dans les renseignements fournis par les habitants du pays, confondaient les localitťs et les noms, prenaient Doctorof pour Dorockhof et rťciproquement. Davout, Pajol, Nansouty, Morand, Bordesoulle, touchaient ŗ chaque instant l'ennemi sans le saisir et le sentaient glisser entre leurs doigts. La cavalerie lťgŤre entrait dans les villages sur les pas des Cosaques; elle trouvait des cantonnements encore chauds de leur prťsence, empestťs de leur odeur, infectťs de leur vermine; mais l'insaisissable ennemi avait fui. Parfois, il semblait que cet ennemi voulŻt tenir. Son infanterie se montrait ŗ la lisiŤre des bois, ses tirailleurs ouvraient le feu, nos grand'gardes ťtaient ramenťes; puis, lorsque nos commandants avaient rassemblť leurs troupes et reÁu des renforts, lorsqu'ils poussaient contre l'adversaire, celui-ci avait dťcampť; les masses entrevues la veille n'ťtaient plus que des formes indťcises, se perdant peu ŗ peu dans le brouillard et l'ťloignement. Cette armťe fantŰme, vaguement surgie, s'ťvanouissait ŗ notre approche, fondait sous notre main, se dťrobait au contact[645]. [Note 645: Lettres de Davout, Pajol, Morand, Bordesoulle. Archives nationales, AF, 1643 et 1644. Lettres de Berthier au roi JťrŰme citťes par DU CASSE, _Mťmoires pour servir ŗ l'histoire de la campagne de 1812_, p. 137 et suiv. BOGDANOVITCH, I, 132 et suiv., d'aprŤs les rapports des gťnťraux russes.] Il y eut pourtant au nord de Wilna, dans la rťgion oý Ney et Oudinot opťraient contre Baggovouth et Wittgenstein, oý les corps opposťs les uns aux autres se frŰlaient sans se bien distinguer, quelques rencontres partielles, d'assez rudes froissements. Les deux partis se battaient alors avec vaillance, quoique sans acharnement. FranÁais et Russes, que ne sťparaient aucune inimitiť traditionnelle, aucune injure de peuple ŗ peuple, ne s'ťtaient pas encore animťs mutuellement ŗ la lutte et n'avaient pas eu le temps de se haÔr[646]. DŤs le 28 juin, le marťchal duc de Reggio s'ťtait heurtť au corps de Wittgenstein, arrÍtť et ťtabli aux environs de Wilkomir. Bien que le marťchal n'eŻt avec lui qu'une division de fantassins et sa cavalerie, il avait abordť l'ennemi avec entrain; il lui avait tuť ou pris quelques centaines d'hommes et l'avait refoulť assez loin, sans l'entamer sťrieusement. L'Empereur fťlicita le commandant et les troupes du 2e corps; mais qu'ťtait cette brillante affaire d'avant-garde pour lui qui avait rÍvť de recommencer Austerlitz ou Friedland, au moins Abensberg et EckmŁhl? ņ tous les officiers qui lui apportaient des nouvelles, sa premiŤre question ťtait: ęCombien de prisonniers[647]?Ľ Les rťponses ne le satisfaisaient guŤre. On recueillait des traÓnards, des dťserteurs, quelques dťtachements et quelques convois ťgarťs: lŗ se bornaient nos prises, et l'Empereur attendait en vain ces colonnes d'ennemis dťsarmťs, ces interminables trains d'artillerie, ces brassťes d'ťtendards captifs que lui prťsentaient jadis ses soldats au retour du champ le bataille. [Note 646: Le gťnťral Lyautey, dans ses _Souvenirs inťdits_, raconte ŗ ce sujet une scŤne qui rappelle certains ťpisodes de la guerre de Crimťe: ęLe combat qui avait commencť pour nous dŤs le point du jour eut, vers le milieu de la journťe, une heure ou deux de repos. Un ravin avec un cours d'eau noire nous sťparait des Russes. Le besoin de faire boire les chevaux ťtait commun aux deux partis, et de chaque cŰtť on descendit dans le ravin. Les Russes buvaient d'un cŰtť, nous de l'autre; on se parlait sans trop se comprendre que par gestes; on se donnait la goutte, du tabac; nous ťtions les plus riches et les plus gťnťreux. BientŰt aprŤs, ces si bons amis se tiraient des coups de canon. Je trouvai un jeune officier parlant franÁais; nous ťchange‚mes courtoisement quelques paroles, en attendant mieux.Ľ] [Note 647: _Documents inťdits_.] Il eŻt eu besoin pourtant de trophťes, de bulletins triomphants, pour retremper pleinement le moral de son armťe, pour exciter surtout et soulever les Polonais de Lithuanie. En effet, bien que l'on essay‚t de toutes maniŤres pour son compte ŗ dťterminer l'insurrection, ŗ chauffer l'enthousiasme, l'attitude de la population trompait toujours son attente. Pour dťcider les notables de Wilna ŗ se mettre en avant, ŗ payer de leur nom et de leur personne, il avait fallu les relancer chez eux, les entreprendre un ŗ un, quÍter leur adhťsion, forcer presque leur concours. Dans les campagnes, chaque classe d'habitants avait ses motifs de dťfiance. Les excŤs de nos soldats, les brigandages de nos alliťs allemands continuaient ŗ dťsoler les paysans, qui se sauvaient ŗ notre approche et se rťfugiaient dans les bois. Pour les ramener et se les concilier, Napolťon leur annonÁait la libertť, l'abolition du servage; mais ces promesses indisposaient les seigneurs, les grands propriťtaires ruraux, possesseurs d'esclaves. Si la majeure partie de la noblesse restait malgrť tout favorablement disposťe, un doute persistant sur les intentions rťelles de Napolťon ŗ l'ťgard de la Pologne, un doute naissant sur le succŤs de ses armes, la crainte de reprťsailles russes, retardaient l'ťlan des coeurs[648]. Tout ce qui se faisait en Lithuanie,--ťbauche d'une organisation nationale, formation d'un gouvernement provisoire, levťe de milices locales,--ťtait exclusivement l'oeuvre de quelques seigneurs dťvouťs de longue date ŗ notre cause, dťjŗ compromis aux yeux de l'ennemi; la masse suivait mollement l'impulsion et ne la devanÁait jamais. L'Empereur voyait venir ŗ lui des empressements isolťs, point de mouvement collectif, des individus plutŰt qu'une nation. Ses calculs se trouvaient doublement en dťfaut; les armťes du Tsar avaient dťjouť ses premiers plans et ťchappť ŗ ses atteintes; la Pologne russe ne se levait qu'ŗ demi et ne lui prÍtait qu'un concours hťsitant; aprŤs la dťception militaire, la dťception politique. [Note 648: Voy. spťcialement ŗ ce sujet CHAMBRAY, _Histoire de l'expťdition de Russie_, 45.] IV Napolťon dťcida alors de recevoir Balachof et le fit mander ŗ son quartier gťnťral; c'ťtait un trophťe qu'il prťsenterait aux Polonais, ŗ dťfaut d'autres; l'armťe et la population pourraient croire que l'envoyť du Tsar venait en suppliant, attestant par sa prťsence que la Russie s'avouait vaincue avant d'avoir tentť la lutte. Le 30 juin, Balachof avait ťtť ramenť ŗ Wilna; on l'y logea dans la maison du prince de Neufch‚tel, oý celui-ci le fit prier ęde se considťrer comme chez lui[649]Ľ, et il fut prťvenu que l'Empereur allait incessamment lui donner audience. [Note 649: Rapport de Balachof.] L'apparente nťgociation dont Alexandre avait pris l'initiative ne pouvait aboutir qu'ŗ une controverse rťtrospective, ŗ une altercation vaine. En souscrivant ŗ la condition posťe par son rival en termes absolus, en ramenant ses troupes en deÁŗ du Niťmen, Napolťon n'eŻt pas seulement meurtri et suppliciť son orgueil; reconnaissant aux yeux de tous son impuissance, signalant son erreur, il eŻt dťtruit son prestige, rompu l'enchantement qui liait tant de peuples ŗ sa fortune, encouragť les Russes ŗ l'offensive et l'Europe ŗ la rťvolte. Il est hors de toute vraisemblance que l'idťe d'un recul l'ait mÍme effleurť. Les dťbuts manquťs de la campagne l'avaient incontestablement affectť: on le voyait parfois ęsťrieux, prťoccupť, sombre[650]Ľ; mais les difficultťs animaient son coeur de lion, loin de l'abattre, et la persistance avec laquelle les Russes se dťrobaient l'excitait ŗ continuer plus ‚prement la poursuite, ŗ convoiter davantage cette proie. ņ supposer mÍme qu'Alexandre, se dťsistant de son exigence prťalable, se fŻt rťsignť ŗ nťgocier en prťsence et sous la pression de nos troupes, ŗ respecter dťsormais les lois du blocus continental et ŗ s'employer contre les Anglais, cet arrangement, que l'Empereur aurait acceptť en d'autres temps, ne l'eŻt plus satisfait. Il dit crŻment devant Berthier, Caulaincourt et BessiŤres: ęAlexandre se f... de moi; croit-il que je suis venu ŗ Wilna pour nťgocier des traitťs de commerce? Il faut en finir avec le colosse du Nord, le refouler, mettre la Pologne entre la civilisation et lui. Que les Russes reÁoivent les Anglais ŗ Arkhangel, j'y consens, mais la Baltique doit leur Ítre fermťe... Le temps est passť oý Catherine faisait trembler Louis XV et se faisait prŰner en mÍme temps par tous les ťchos de Paris. Depuis Erfurt, Alexandre a trop fait le fier; l'acquisition de la Finlande lui a tournť la tÍte. S'il lui faut des victoires, qu'il batte les Persans, mais qu'il ne se mÍle plus de l'Europe; la civilisation repousse ces habitants du Nord[651]. [Note 650: _Documents inťdits_.] [Note 651: _Id._] Rťsolu d'arracher aux Russes l'abandon total ou partiel de leurs conquÍtes, il comptait toujours l'obtenir d'eux ŗ bref dťlai, par quelques coups retentissants et hardis, dont il saurait retrouver l'occasion. Son espoir ťtait encore qu'Alexandre, aussi prompt ŗ dťsespťrer qu'accessible ŗ d'orgueilleuses illusions, s'humilierait et viendrait ŗ rťsipiscence dŤs qu'il aurait rťellement senti le fer. Pour surprendre plus rapidement au Tsar cette soumission, il importait de ne pas la lui rendre par trop pťnible dans la forme, de laisser ŗ cet ancien alliť le chemin du retour ouvert et mÍme facile. Napolťon s'ťtait donc rťsolu, sans vouloir ťcouter sťrieusement Balachof, ŗ l'accueillir avec politesse, afin d'encourager pour l'avenir de nouveaux envois; il chercherait ŗ maintenir entre les souverains, malgrť la guerre, des communications suivies, afin qu'Alexandre, au premier trouble qui s'emparerait de son ‚me, aprŤs une ou deux batailles perdues, sŻt oý s'adresser pour capituler et faire parvenir des paroles de paix et de repentir. Toutefois, dťsireux de h‚ter par d'autres moyens ce moment d'abandon, il affecterait devant Balachof une assurance sans bornes, une confiance imperturbable; se proposant d'ťpouvanter le Russe par l'ťtalage de ses forces et de ses ressources, il donnerait ŗ sa courtoisie un ton d'ťcrasante supťrioritť. Le 1er juillet, ŗ dix heures du matin, il envoya chercher Balachof par un chambellan. Amenť au palais, l'aide de camp fut introduit dans la salle oý il avait vu Alexandre pour la derniŤre fois et qui servait maintenant de cabinet ŗ l'empereur des FranÁais; rien n'y ťtait changť, sauf le maÓtre. Dans la piŤce d'ŗ cŰtť, Napolťon finissait de dťjeuner; aprŤs quelques minutes, Balachof entendit distinctement le bruit d'une chaise que l'on repoussait; la porte s'ouvrit, et tranquillement, posťment, en conquťrant qui se sent bien ťtabli en pays ennemi et y prend ses aises, l'Empereur passa dans le cabinet, oý il se fit ęservir son cafťĽ. Au salut de Balachof, il rťpondit d'un ton aimable: ęJe suis bien aise, gťnťral, de faire votre connaissance. J'ai entendu du bien de vous. Je sais que vous Ítes attachť sťrieusement ŗ l'empereur Alexandre, que vous Ítes un de ses amis dťvouťs. Je veux vous parler avec franchise, et je vous charge de rendre fidŤlement mes paroles ŗ votre souverain[652].Ľ [Note 652: Cette citation et toutes les suivantes jusqu'ŗ la page 527 sont empruntťes au rapport de Balachof.] AprŤs cette dťclaration, son premier mot fut: ęJ'en suis bien f‚chť, mais l'empereur Alexandre est mal conseillťĽ; il aimait mieux s'en prendre ŗ l'entourage du souverain qu'au souverain lui-mÍme. Et pourquoi cette guerre? Deux grands monarques poussaient leurs peuples au carnage sans que l'objet de leur querelle eŻt ťtť nettement prťcisť. Balachof rťpliqua que son maÓtre ne voulait pas la guerre, qu'il avait tout fait pour l'ťviter; en tťmoignage suprÍme, il invoqua la proposition de paix dont il ťtait porteur. Napolťon revint alors sur le passť, et l'on discuta, on ergota sur les incidents qui avaient ťtť la cause occasionnelle de la rupture. Chacun des deux interlocuteurs rťpťta ŗ satiťtť ses griefs, sans vouloir reconnaÓtre et prendre en considťration ceux de l'adversaire. ņ mesure que l'Empereur rappelait les actes par lesquels la Russie avait manifestť l'intention de tenir contre la puissance franÁaise et de la braver, de ne pas mÍme entrer en composition avec elle, il parlait avec plus de chaleur, avec une acrimonie croissante, s'animant au feu de ses propres discours. Sa colŤre, feinte peut-Ítre au dťbut, devenait rťelle, et il prenait au sťrieux son rŰle d'offensť. Il marchait ŗ grands pas dans la chambre, et l'on pouvait reconnaÓtre, ŗ certains signes d'impatience qui ťclataient en lui, le frťmissement de tout son Ítre. ņ un moment, le vasistas d'une fenÍtre, imparfaitement fermť, s'ouvrit et laissa pťnťtrer, par bouffťes fraÓches, l'air du dehors. L'Empereur le repoussa avec violence. Mais les bois joignaient mal; au bout d'un instant, la mince clŰture, remise en branle par le vent, se souleva de nouveau et recommenÁa ŗ battre. Dans l'ťtat de ses nerfs, l'Empereur ne put supporter ce bruit agaÁant. D'un geste rageur, il arracha le vasistas et le lanÁa en dehors; on l'entendit s'abattre sur le sol, avec un fracas de verre brisť. Napolťon revint ŗ son interlocuteur, se plaignant amŤrement de ce que la Russie, en l'obligeant ŗ se dťtourner contre elle, l'eŻt empÍchť de finir la guerre d'Espagne et de pacifier l'Europe. Puis, arrachant les voiles, dťdaignant les subtilitťs et les controverses diplomatiques oý il s'ťtait attardť jusqu'alors, il alla au fond des choses. Supťrieurement, il mit en relief ce qu'avait eu depuis longtemps de louche et de suspect la conduite d'Alexandre. Il fit sentir que ce prince s'ťtait acheminť irrťsistiblement ŗ la guerre du jour oý il avait laissť des personnages ťquivoques, notoirement connus pour nos adversaires, se rapprocher de sa personne et surprendre sa confiance. Autour de lui, dans sa sociťtť intime, qui voyait-on? …taient-ce des Russes, possťdant le sens et la tradition de la politique nationale? Point; on ne voyait qu'un groupe d'ťtrangers, un conseil cosmopolite, un comitť d'ťmigrťs et de proscrits, Stein le Prussien, Armfeldt le Suťdois, Wintzingerode, dťserteur de nos armťes, d'autres encore, ťternels artisans d'intrigue et de discorde. Avec raison, Napolťon montrait, abritťs et embusquťs derriŤre le prince qui lui avait jurť fidťlitť, ses ennemis personnels et acharnťs, ceux qu'il avait retrouvťs de tout temps en son chemin, ameutant les rois, fomentant la conspiration europťenne. Chassťs par lui de tous les pays oý s'exerÁait son pouvoir, ces hommes ťtaient allťs en Russie lui ravir l'alliť qu'il croyait avoir subjuguť par l'ascendant de son gťnie, et sa colŤre ťclatait contre ces sťducteurs, contre le monarque faible qui s'ťtait laissť reprendre et suborner. En vain s'ťtait-il promis d'Ítre calme, de montrer plus de pitiť que de courroux, de gronder amicalement et de haut. Emportť par ses haines, il manquait ŗ l'engagement pris envers lui-mÍme, ne se contenait plus, frappait et blessait. Sa voix devenait brŤve et stridente; ses phrases ťtaient autant de traits chargťs de passion ou de venin; chaque mot portait sa griffe. L'empereur Alexandre, disait-il, se pique de sentiments ťlevťs; il veut Ítre un chevalier sur le trŰne. Est-ce se conformer ŗ cette rŤgle que de s'entourer d'hommes vils, honte et rebut de l'Europe? Parmi les Russes eux-mÍmes, quels sont ceux qu'il choisit pour leur confier le commandement de ses armťes et le sort du pays? ęJe ne connais pas le Barclay de Tolly, mais Bennigsen!Ľ--Bennigsen, qui doit ŗ ses crimes une cťlťbritť affreuse: en cherchant sur les mains de cet homme, on y trouverait une tache de sang, et de quel sang! L'allusion ŗ l'assassinat de Paul Ier, au forfait oý Bennigsen avait trempť et qui avait avancť le rŤgne d'Alexandre, ťtait sur les lŤvres de l'Empereur; il la laissa plus d'une fois percer dans son langage. Si ardentes que fussent ses colŤres, il savait toujours les gouverner et s'en servir pour atteindre son but. Ce qu'il veut aujourd'hui, c'est moins offenser Alexandre que de le terrifier; il veut lui faire honte, mais surtout lui faire peur. Son but est de prouver que le Tsar, en se livrant ŗ des ťtrangers, en ťpousant leurs rancunes, s'aliŤne le sentiment national, qui s'insurgera contre lui ŗ la premiŤre occasion et dont l'explosion peut mettre en pťril sa couronne et sa vie. Depuis un siŤcle, le mťcontentement des hautes classes en Russie s'ťtait manifestť ŗ plusieurs reprises par des complots, par des attentats, par des rťvolutions de palais ou de caserne. En soixante ans, ces crises intťrieures avaient abouti ŗ quatre changements de rŤgne, ŗ l'assassinat de trois empereurs. Fondťe sur ces prťcťdents, la croyance ŗ l'instabilitť du pouvoir ŗ Pťtersbourg ťtait gťnťrale en Europe; c'ťtait l'une des raisons qui donnaient toute confiance ŗ Napolťon dans le succŤs de son entreprise et qui l'avaient engagť ŗ la risquer: il tenait pour presque assurť que, dans l'ťtat critique et violent oý il allait placer la Russie, une rťvolte de nobles viendrait favoriser indirectement l'invasion et couper court ŗ la rťsistance. Dans tous les cas, il voulait consterner Alexandre par la crainte de cette diversion, afin de l'avoir plus facilement ŗ merci, et toutes ses paroles, toutes ses insinuations tendaient ŗ faire redouter au fils de Paul Ier le sort de son pŤre, ŗ ťvoquer de lugubres visions, des spectres avertisseurs. En Russie--laissait-il entendre--les souverains sont-ils si solidement assis sur le trŰne qu'ils puissent impunťment plonger leurs peuples dans les calamitťs d'une guerre malheureuse et les rťduire au dťsespoir? Les hommes auxquels Alexandre prostitue sa confiance seront les premiers ŗ se retourner contre lui, dŤs qu'ils y verront leur intťrÍt, ŗ le trahir et ŗ le vendre, ęŗ tirer la corde qui peut trancher sa vieĽ. Ces mots ťtaient-ils une allusion ŗ l'ťcharpe qui avait serrť le cou de Paul Ier et ťtouffť ses cris, tandis qu'on lui dťfonÁait le cr‚ne avec un pommeau d'ťpťe? Pour renouveler de pareilles horreurs, que fallait-il? Un grand coup portť du dehors qui ťbranlerait l'opinion, l'annonce d'une bataille perdue, d'un dťsastre militaire! Or, ce dťsastre ťtait imminent. Ici, par une suite d'affirmations superbes et tranchantes, Napolťon pose en fait que la guerre doit nťcessairement tourner au dťtriment et ŗ la confusion des Russes. Il soutient qu'elle commence mal pour eux et que la maniŤre dont elle s'engage permet d'en prťjuger l'issue; il s'acharne ŗ le prouver. Toutes les circonstances qui ont marquť le dťbut des hostilitťs et qui ont ťtť pour lui autant de dťceptions, il les tourne en sa faveur, il s'en fait des avantages. Quant ŗ la disproportion des forces en hommes, en argent, en ressources de tout genre, n'est-elle pas ťvidente, ťcrasante? Napolťon se targue de tout connaÓtre des armťes russes, la composition de chacune d'elles, sa valeur, le nombre de ses divisions, l'effectif moyen des bataillons; il cite des chiffres, accumule des dťtails, se livre ŗ un retour complaisant sur sa propre puissance, fait des calculs et des comparaisons, oppose avec habiletť les groupements respectifs de maniŤre ŗ se montrer partout le plus fort, et excellant ŗ donner aux assertions les plus hasardťes l'aspect de vťritťs rigoureusement dťduites, il dťmontre que le succŤs de la campagne est pour lui un problŤme rťsolu, qu'il est sŻr, absolument sŻr de son fait, qu'il a la certitude mathťmatique de vaincre. Qui d'ailleurs en Europe, d'aprŤs lui, doute de ce rťsultat? Les Anglais eux-mÍmes regrettent cette guerre, car ils prťvoient ędes malheurs pour la Russie et peut-Ítre le comble des malheursĽ, c'est-ŗ-dire une rťvolution. Quant ŗ l'Europe continentale, elle marche avec nous et suit notre ťtoile. Les Russes se vantent, ŗ la vťritť, de nous avoir soustrait certains de nos auxiliaires traditionnels: on parle d'une paix qu'ils auraient conclue avec le Turc, et Napolťon, fort mťcontent au fond et fort intriguť de ce traitť, voudrait en savoir les conditions; il soumet Balachof ŗ un interrogatoire en rŤgle, auquel l'autre se dťrobe. Il fait fi alors des Turcs et des Suťdois, pauvres alliťs, appoint insignifiant; on les verra d'ailleurs, dŤs que la fortune se sera prononcťe en sa faveur, revenir ŗ lui et se rattacher au vainqueur. Il sait bien qu'on cherche ŗ lui dťbaucher, ŗ lui voler ses alliťs allemands; ses troupes ont interceptť une lettre ťcrite par un prince apparentť ŗ la famille impťriale de Russie pour exciter les Prussiens ŗ la dťsertion. Tristes moyens! Sont-ce lŗ jeux d'empereur? Que les potentats se fassent la guerre, c'est leur droit, mais au moins devraient-ils mettre dans leurs luttes la courtoisie et la hauteur d'‚me qui conviennent ŗ ces grands tournois. Au reste, en quoi espŤre-t-on lui nuire par de semblables manoeuvres? On dťbarrassera ses armťes de ęquelques coquinsĽ, on arrivera ŗ lui ravir quelques centaines de soldats: il en a 550,000,--oui, 550,000 bien comptťs,--contre 200,000 Russes: ęDites ŗ l'empereur Alexandre que je l'assure par ma parole d'honneur que j'ai 550,000 hommes en deÁŗ de la Vistule.Ľ AprŤs avoir assťnť ce dernier coup, il se radoucit, change de ton, et lťgŤrement, presque nťgligemment, arrive au point oý il veut en venir. La conclusion qu'il laisse se dťgager de tous ses discours, celle qu'il sous-entend, celle qu'il exprime ŗ demi-mot, c'est que l'empereur Alexandre, certain d'Ítre battu, environnť de pťrils, n'a qu'un parti ŗ prendre: interrompre promptement la lutte et subir la loi. Quant ŗ lui, il va faire la guerre, puisqu'on l'y oblige, mais il n'en est pas plus belliqueux pour cela ni plus acharnť: ęIl n'est ni contre les nťgociations ni contre la paix.Ľ Qu'on ne lui parle pas sans doute d'ťvacuer Wilna et de faire reculer son armťe; de semblables conditions ne sauraient Ítre prises au sťrieux. Mais l'empereur Alexandre veut-il se rendre compte de la situation et se rťsoudre aux sacrifices convenables, quiconque se prťsentera de sa part sera le bienvenu. Veut-il rappeler le comte de Lauriston, afin d'avoir toujours sous la main un nťgociateur? Il n'a qu'ŗ faire un signe, et l'ancien ambassadeur reprendra le chemin de Pťtersbourg. Veut-il dŤs ŗ prťsent rťgler les conditions du combat de maniŤre ŗ sauvegarder les droits de l'humanitť et de la civilisation, conclure un cartel sur les bases les plus libťrales, assurer le sort des blessťs et des prisonniers? Napolťon est prÍt ŗ mener cette nťgociation parallŤlement aux hostilitťs, et de plus en plus sa pensťe intime se rťvŤle: ce qu'il dťsire, c'est de garder le contact avec Alexandre, c'est de conserver sur lui une prise par laquelle il puisse le ressaisir en temps opportun et le ramener ŗ lui, rťsignť et contrit. Il s'exprime maintenant sur le compte du Tsar avec une commisťration sympathique, comme on parle d'un ami ťgarť, pour lequel on conserve malgrť tout un fonds d'indulgence et que l'on voudrait voir revenir. Puis, quand il a jetť dans le dťbat toutes ces idťes sans y trop insister, laissant aux adversaires le soin de les relever et d'en faire leur profit, il se met, avec une suprÍme dťsinvolture, ŗ parler de choses indiffťrentes. Il interroge Balachof sur la cour de Russie, demande des nouvelles du chancelier: ęLe comte Roumiantsof est malade? Il a eu un coup d'apoplexie?... Dites-moi, je vous prie, pourquoi a-t-on ťloignť... celui que vous aviez ŗ votre conseil d'…tat... comment l'appelez-vous? Spie... Sper...Ľ Il faisait allusion ŗ Spťranski, mais il n'avait pas la mťmoire des noms et s'amusait d'ailleurs ŗ les dťfigurer. Il veut nťanmoins savoir pourquoi on a disgraciť l'homme qu'il a vu ŗ Erfurt, se complaÓt ŗ ces questions, ŗ ces curiositťs, comme si l'excellence de sa position et une parfaite tranquillitť d'esprit lui laissaient pleinement le loisir de causer, jusqu'ŗ ce qu'enfin, tout ŗ fait rassťrťnť et gracieux, il s'y prenne pour rompre l'entretien avec une politesse presque excessive: ęJe ne veux plus vous dťrober votre temps, gťnťral. Dans le cours de la journťe, je vous prťparerai une lettre pour l'empereur Alexandre.Ľ V Le soir, ŗ sept heures, Balachof fut invitť ŗ dÓner chez Sa Majestť. Les autres convives ťtaient Berthier, Duroc, BessiŤres et Caulaincourt; ce dernier avait ťtť spťcialement mandť et s'ťtonna un peu de cet appel, car son maÓtre ne l'habituait plus depuis quelque temps ŗ de pareilles faveurs. Pendant tout le repas, l'Empereur entretint et domina naturellement la conversation, mais il ťtait redevenu haut, entier, agressif; s'adressant ŗ un auditoire au lieu de parler ŗ un seul interlocuteur, il mesurait ses effets au nombre de personnes ŗ frapper et ŗ convaincre. Son but ťvident ťtait d'embarrasser Balachof devant tťmoins, de le dťcontenancer par des questions imprťvues; on eŻt dit qu'il voulait confondre et humilier la Russie entiŤre en sa personne. Malheureusement pour lui, il avait affaire ŗ un adversaire difficile ŗ dťmonter, servi par un patriotisme avisť et une rare prťsence d'esprit; l'avantage lui fut vivement disputť dans ce combat de paroles. Il affecta d'abord un ton de rondeur familiŤre et de bonhomie narquoise, abordant les sujets les plus frivoles, comme si son esprit eŻt eu besoin de se dťtendre et de se reposer aprŤs les prťoccupations de la journťe. Il fit allusion ŗ la vie privťe de l'empereur Alexandre, ŗ ses succŤs fťminins, aux occupations galantes qui semblaient l'absorber ŗ l'heure mÍme oý nos troupes franchissaient la frontiŤre: --ęEst-ce vrai, dit-il, que l'empereur Alexandre allait tous les jours ŗ Wilna prendre le thť chez une beautť d'ici?Ľ Et se tournant vers le chambellan de service, M. de Turenne, qui se tenait debout derriŤre sa chaise:--ęComment l'appelez-vous, Turenne?Ľ --ęSoulistrowska, SireĽ, rťpondit le chambellan, dont le devoir ťtait d'Ítre parfaitement informť en ces matiŤres. --ęOui, Soulistrowska.Ľ Et Napolťon adressait ŗ Balachof un coup d'oeil interrogateur. --ęSire, rťpondit le Russe, l'empereur Alexandre est ordinairement galant avec toutes les femmes, mais ŗ Wilna je l'ai vu occupť de tout autre chose. --ęPourquoi pas? reprit l'Empereur. Au quartier gťnťral, c'est encore permis.Ľ Mais il reprochait ŗ Alexandre des frťquentations plus compromettantes. …tait-il donc vrai que ce monarque, non content d'accueillir ŗ son service des Stein et des Armfeldt, permÓt ŗ de tels hommes de s'asseoir ŗ sa table et de manger son pain? --ęDites-moi, Stein a-t-il dÓnť avec l'empereur de Russie?Ľ --ęSire, toutes les personnes de distinction sont admises ŗ la grande table de Sa Majestť.Ľ --ęComment peut-on mettre un Stein ŗ la table de l'empereur de Russie? Si mÍme l'empereur Alexandre s'est dťcidť ŗ l'ťcouter, toujours ne devait-il pas le mettre ŗ sa table. Est-ce qu'il a pu s'imaginer que Stein pouvait lui Ítre attachť? L'ange et le diable ne doivent jamais se trouver ensemble.Ľ Il parla alors de la Russie avec une curiositť pleine d'assurance, comme d'un pays qu'il allait visiter prochainement et parcourir en tous sens. Le nom de Moscou ťtait dťjŗ venu sur ses lŤvres: --ęGťnťral, demanda-t-il, combien comptez-vous d'habitants ŗ Moscou? --ęTrois cent mille, Sire. --ęEt de maisons? --ęDix mille, Sire. --ęEt d'ťglises? --ęPlus de trois cent quarante. --ęPourquoi tant? --ęNotre peuple les frťquente beaucoup. --ęD'oý vient cela? --ęC'est que notre peuple est dťvot. --ęBah! on n'est plus dťvot de nos jours. --ęJe vous demande pardon, Sire, cela n'est pas partout de mÍme. On n'est peut-Ítre plus dťvot en Allemagne et en Italie, mais on est encore dťvot en Espagne et en Russie.Ľ L'allusion ťtait mordante et mťritťe; on ne pouvait dire plus spirituellement ŗ l'Empereur qu'un peuple croyant avait seul rťussi jusqu'ŗ prťsent ŗ le tenir en ťchec, qu'une autre nation ťgalement inťbranlable dans sa foi, confiante en Dieu, saurait imiter cet exemple, et que la Russie lui serait une Espagne. Sous cette repartie, il se tut un instant; puis, reprenant l'attaque, tendant le fer, il dit ŗ Balachof, en le regardant fixement: --ęQuel est le chemin de Moscou?Ľ ņ ce coup droit, la riposte se fit un instant attendre. Balachof prit son temps, parut rťflťchir, puis: --ęSire, rťpondit-il, cette question est faite pour m'embarrasser un peu. Les Russes disent comme les FranÁais que tout chemin mŤne ŗ Rome. On prend le chemin de Moscou ŗ volontť; Charles XII l'avait pris par Pultava.Ľ En ťvoquant subitement le nom et l'infortune du conquťrant suťdois, en avertissant l'Empereur qu'au lieu d'aller ŗ Moscou il risquait d'aller ŗ Pultava, Balachof rťpondait ŗ une bravade par une menace prophťtique et prenait finement sa revanche. Il ne parut pas toutefois que l'ŗ-propos de ses paroles ait vivement impressionnť les assistants; ses rťponses acquirent leur cťlťbritť aprŤs coup, lorsque l'ťvťnement fut venu les mettre en relief et les souligner. On sortit de table et l'on passa dans un salon voisin. Lŗ, l'Empereur se mit ŗ philosopher, dťplorant l'aveuglement des princes et la folie des hommes: ęMon Dieu! que veulent donc les hommes?Ľ L'empereur Alexandre avait obtenu de lui tout ce qu'il pouvait dťsirer, tout ce que ses prťdťcesseurs osaient ŗ peine rÍver: la Finlande, la Moldavie, la Valachie, un morceau de la Pologne: s'il eŻt persťvťrť dans l'alliance, son rŤgne se fŻt inscrit en lettres d'or dans les fastes de son peuple: ęIl a g‚tť le plus beau rŤgne qui a jamais ťtť en Russie... Il s'est jetť dans cette guerre pour son malheur, ou par de mauvais conseils, ou par la fatalitť de son sort.Ľ Et par quels moyens faisait-il cette guerre? ņ ce sujet, s'ťchauffant de nouveau et tempÍtant, Napolťon reprit toutes ses plaintes, tous ses motifs d'indignation, et toujours l'argument direct et personnel, celui qui cherchait l'homme sous le souverain, qui devait alarmer Alexandre pour sa sťcuritť et le faire trembler dans sa chair. L'empereur Alexandre, disait-il, en se plaÁant lui-mÍme ŗ la tÍte de ses armťes, s'est dťcouvert devant ses peuples; il s'est offert en premiŤre ligne, il s'est dťsignť ŗ leur fureur, en cas de revers: ęIl s'est rťservť la responsabilitť de la dťfaite. La guerre est mon milieu. J'y suis accoutumť. Ce n'est pas la mÍme chose avec lui; il est empereur par sa naissance. Il doit rťgner et nommer un gťnťral pour commander: s'il fait bien, le rťcompenser; s'il fait mal, le punir. Que le gťnťral ait une responsabilitť devant lui plutŰt que lui-mÍme devant la nation, car les souverains ont aussi une responsabilitť; il ne faut pas oublier cela.Ľ Il continua ainsi longuement, prodiguant les avertissements sinistres, les paroles acerbes, se promenant avec animation au milieu de ses convives debout. ņ un moment, il avisa Caulaincourt, qui restait silencieux et grave, sans donner aucun signe d'acquiescement, et lui frappant lťgŤrement la joue, il l'interpella en ces termes: ęEh bien! que ne dites-vous rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pťtersbourg?Ľ TrŤs haut, il ajouta: ęAh! l'empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs: il croit faire de la politique avec des cajoleries. Il a fait de vous un Russe[653].Ľ [Note 653: _Documents inťdits._] ņ ces mots, Caulaincourt p‚lit, ses traits se contractŤrent. Il s'ťtait entendu infliger maintes fois et mÍme publiquement, ŗ la suite des objections qu'il avait vaillamment produites contre la guerre, cette ťpithŤte de Russe que dťsavouait son patriotisme. Il en avait souffert, mais il avait supportť jusque-lŗ le jeu dťplaisant oý s'obstinait son maÓtre. Cette fois, c'en ťtait trop: rťpťter devant un ťtranger, un ennemi, le reproche contre lequel protestait toute sa vie, c'ťtait mettre en doute ses sentiments franÁais et sa loyautť; l'injustice passait les bornes, la taquinerie tournait en insulte. Caulaincourt ne put se contenir et rťpliqua sur un ton que l'Empereur n'ťtait pas habituť ŗ entendre: ęC'est sans doute parce que ma franchise a trop prouvť ŗ Votre Majestť que je suis un trŤs bon FranÁais qu'elle veut avoir l'air d'en douter. Les marques de bontť de l'empereur Alexandre ťtaient ŗ l'adresse de Votre Majestť; comme votre fidŤle sujet, Sire, je ne les oublierai jamais[654].Ľ [Note 654: _Documents inťdits._] ņ l'expression de visage qui accompagna ces paroles, chacun sentit que le duc ťtait blessť au coeur; un froid s'ensuivit; l'Empereur lui-mÍme parut gÍnť et presque dťconcertť. Il changea de conversation, s'entretint encore avec Balachof, et finit par le congťdier avec amťnitť. Il lui fit pourtant remettre, comme adieu, avec la lettre prťparťe pour l'empereur Alexandre et rťsumant la querelle, un exemplaire de la belliqueuse allocution qu'il avait adressťe ŗ ses troupes en leur ordonnant de franchir le Niťmen; c'ťtait sa rťponse ŗ la demande de repasser le fleuve. S'adressant ŗ Berthier et l'appelant familiŤrement par son prťnom: ęAlexandre, lui dit-il, vous pouvez donner la proclamation au gťnťral, ce n'est pas un secret[655].Ľ [Note 655: _Rapport de Balachof._] Tandis que Balachof quittait le palais et se prťparait ŗ monter en voiture, pour rejoindre son empereur, un vif incident se passait chez Napolťon et formait l'ťpilogue de ces scŤnes[656]. Se retrouvant avec les siens, l'Empereur s'ťtait rapprochť de Caulaincourt, qui demeurait ŗ l'ťcart, le visage douloureux et amer. F‚chť et presque honteux d'avoir affligť ce serviteur fidŤle, cet ami, il voulut finir leur brouille et essaya de guťrir la blessure qu'il avait faite. Il dit au duc, sur un ton de bienveillante gronderie: ęVous avez eu tort de vous courroucerĽ, et pour prouver qu'il n'avait fait qu'une plaisanterie, il affecta de la continuer. ęVous vous attristez sans doute, dit-il, du mal que je vais faire ŗ votre ami.Ľ Il rťpťta ensuite son ťternelle phrase: ęAvant deux mois, les seigneurs russes forceront Alexandre ŗ me demander la paix.Ľ Il prit aussi la peine d'expliquer une derniŤre fois au duc et aux personnages prťsents pourquoi il faisait cette guerre, mÍlant toujours le vrai et le faux, rappelant avec raison que l'alliance de la Russie n'avait ťtť qu'un leurre, une ombre mensongŤre, et concluant ŗ tort de ce fait qu'une guerre d'invasion dans le Nord s'imposait, qu'elle ťtait la plus utile et la plus politique de ses entreprises, qu'elle conduirait nťcessairement ŗ la paix gťnťrale. [Note 656: Le rťcit de l'incident, dont Sťgur paraÓt avoir eu connaissance, est entiŤrement tirť des _Documents inťdits_ que nous citons constamment au cours de ce chapitre.] Mais Caulaincourt ne l'ťcoutait plus; tout entier ŗ son outrage, au soin de dťfendre son honneur, il se mit avec une extrÍme vivacitť ŗ relever le propos qui l'avait meurtri. Il dit, il cria presque qu'il s'estimait meilleur FranÁais que les fauteurs de cette guerre: ęIl se faisait gloire, puisque Sa Majestť le publiait, de la dťsapprouver: au reste, puisqu'on suspectait son patriotisme et sa fidťlitť, il demandait ŗ se retirer du quartier gťnťral, ŗ s'en aller tout de suite, le lendemain mÍme; il sollicitait de Sa Majestť un commandement en Espagne et la permission de la servir loin de sa personne.Ľ En vain l'Empereur s'efforÁait-il de le consoler par des paroles de bontť, il allait toujours, cťdant ŗ son indignation, perdant toute mesure; il ne semblait plus maÓtre de sa parole et de ses gestes. Les autres grands officiers l'entouraient et t‚chaient de l'apaiser, consternťs de cet ťclat, ťpouvantťs de cette hardiesse, craignant pour leur ami une irrťparable disgr‚ce. Mais l'Empereur restait trŤs calme, trŤs doux, se laissant tout dire, et le colťrique souverain ťtait redevenu le plus patient des maÓtres. C'est que cet admirable connaisseur d'hommes mesurait en dernier lieu ses procťdťs ŗ son estime: sincŤrement attachť ŗ ceux qui l'avaient conquise, s'il les faisait souffrir trop souvent par ses emportements et ses dťfauts de caractŤre, il leur revenait toujours et leur rendait finalement justice; il savait ŗ merveille discerner les dťvouements vrais et leur passait beaucoup. Au lieu d'imposer silence ŗ Caulaincourt, il se bornait ŗ lui dire: ęMais qu'est-ce qui vous prend? Et qui met votre fidťlitť en doute? Je sais bien que vous Ítes un brave homme. Je n'ai fait qu'une plaisanterie. Vous Ítes par trop susceptible. Vous savez bien que je vous estime. Dans ce moment vous dťraisonnez: je ne rťpondrai plus ŗ ce que vous dites.Ľ La scŤne se prolongeant, il prit le parti d'y couper court en se retirant, passa et s'enferma dans son cabinet. Caulaincourt voulait l'y rejoindre et exiger son congť: il fallut que Duroc et Berthier le retinssent de force; il fallut ensuite de nombreux efforts pour que cet honnÍte homme exaspťrť fÓt taire ses griefs et reprÓt ses fonctions, pour qu'il consentÓt ŗ partager jusqu'au bout avec l'Empereur les ťpreuves et les dangers de la campagne, aprŤs avoir eu le courage plus rare de l'avertir loyalement et de lui montrer l'abÓme. Le message apportť par Balachof et la rťponse de Napolťon furent les derniŤres communications ťchangťes entre les alliťs de Tilsit et d'Erfurt, divisťs irrťmťdiablement. Aux avances comme aux menaces de Napolťon, Alexandre opposera dťsormais un mur de glace. Cette guerre ŗ mort que son rival s'abstient de lui dťclarer, c'est lui qui la veut; il s'est jurť de la soutenir et d'y persťvťrer, quelles qu'en soient les pťripťties. Pour se prťmunir contre toute vellťitť dťcťder, il a prťvu la dťfaite, l'occupation de ses villes, la dťvastation de ses provinces; il s'est habituť ŗ l'idťe de sacrifier momentanťment une moitiť de son empire, pour sauver l'autre; il s'est soustrait ŗ cette seconde guerre de Pologne que Napolťon lui proposait comme une courte passe d'armes, et voici la guerre de Russie qui commence, la guerre sans batailles, contre la nature et les espaces. Le 16 juillet, Napolťon dťpassait Wilna; aprŤs avoir dťpensť des trťsors d'ťnergie ŗ ravitailler et ŗ rťorganiser ses troupes, il les poussait maintenant vers la Dwina et le Dniťper, cherchant toujours ŗ isoler et ŗ envelopper l'une ou l'autre des armťes russes, inventant des combinaisons multiples, ingťnieuses, grandioses, dignes de lui en tout point et qui eussent assurť son triomphe, si l'extrÍme dťveloppement du thť‚tre des opťrations n'eŻt permis ŗ l'ennemi de se dťgager sans cesse et de dťconcerter la poursuite. Et Napolťon, devant cette rťsistance fuyante, irait plus loin, toujours plus loin, s'enfonÁant dans l'infini, s'aventurant ŗ travers le sombre et mystťrieux empire, se dirigeant instinctivement vers le point de lumiŤre qui brillait ŗ l'horizon, au milieu d'universelles tťnŤbres, et qu'il fixait d'un regard hallucinť. Ce qui l'entraÓne ŗ Moscou, sans qu'il ait dťcidť encore et irrťvocablement de marcher sur cette capitale, c'est la fatalitť ŗ laquelle il obťit depuis le dťbut de sa carriŤre, cette fatalitť qu'il subit et qu'il crťe en mÍme temps, qui l'oblige ŗ se surpasser constamment lui-mÍme et qui ne lui permet de tenir les peuples dans l'obťissance qu'en les consternant par des prodiges sans cesse renouvelťs et d'une splendeur croissante. Il subit aussi l'attirance de Moscou, la citť ťtrange et fťerique, la citť de rÍve, parce que cette conquÍte presque asiatique promet ŗ son orgueil des jouissances inconnues et le tente comme le viol d'un monde nouveau. Enfin, il espŤre dťterminer chez les Russes, par la prise de leur sanctuaire national, un ťbranlement d'‚me qui les jettera ŗ ses pieds; plus la guerre avec eux lui apparaÓt difficile, pťnible, hťrissťe d'ťpreuves et de dangers, plus il s'obstine ŗ l'espoir de la terminer rapidement en la poussant ŗ fond; il a dit ŗ Caulaincourt: ęJe signerai la paix dans Moscou.Ľ CONCLUSION Soixante jours aprŤs, Napolťon ťtait ŗ Moscou. L'armťe avait fourni sa carriŤre et tracť sur le sol russe un sanglant sillon. Les ťtapes de sa route avaient ťtť marquťes par des ťpreuves, des souffrances, des succŤs qui ne finissaient rien et de glorieuses dťconvenues: les combats d'Ostrowno d'abord et de Witepsk, contre Barclay qui reculait ŗ pas comptťs, sans se laisser entamer; Mohilef, oý Bagration n'avait pas ťtť assez battu pour qu'il ne pŻt continuer sa marche circulaire et rejoindre la premiŤre armťe; Smolensk, oý l'infanterie russe s'ťtait laissť hacher sur place et avait gardť ses rangs dans la mort; ŗ Smolensk, une halte anxieuse, la constatation de pertes immenses, cent mille hommes manquant ŗ l'appel, pris ŗ l'armťe par la maladie et la dťsertion; plus loin, l'affreuse mÍlťe de Valoutina; plus loin encore, la poursuite fiťvreuse et dťcevante de la bataille dťcisive: le combat toujours offert, longtemps refusť, imposť enfin ŗ Kutusof par le cri de ses troupes; Borodino alors, l'infernale bataille, dont la canonnade faisait trembler le sol ŗ dix-huit verstes de distance[657] et qui avait couchť sur le sol un nombre d'hommes ťgal ŗ la population adulte d'une trŤs grande ville. Au bout de ce carnage, Moscou nous ťtait apparu, avec l'enchevÍtrement de ses murailles blanches, avec ses dŰmes d'or, de vermillon ou d'azur et ses constellations de coupoles, avec ses palais, ses verdures, ses jardins, comme une grande oasis dans le dťsert des plaines vides. L'armťe s'y ťtait jetťe, et aussitŰt la proie s'ťtait dťrobťe, s'ťtait ťvanouie dans un nuage de feu. Maintenant, installť au Kremlin, Napolťon rťgnait sur des ruines: autour de lui, onze mille maisons brŻlťes: l'incendie continuant sourdement son oeuvre et rongeant ces restes; seules, les trois cent quarante ťglises debout, ťmergeant d'une mer de dťcombres; l'armťe repue de pillage, gorgťe d'inutiles richesses qu'elle avait disputťes aux flammes, s'affaissant lourdement dans une pesanteur d'ivresse, sans oser regarder l'avenir; dans les campagnes environnantes, quatre mille ch‚teaux ou villages saccagťs; dans les bois, une population de deux cent mille ‚mes chassťe de ses foyers et jetťe ŗ la vie sauvage; aux extrťmitťs de l'horizon, des bandes de moujiks se levant furieuses, attaquant nos convois, ťgorgeant les soldats isolťs ou les enterrant vifs, commenÁant la guerre ŗ l'espagnole. [Note 657: Joseph DE MAISTRE, _Correspondance_, IV, 219.] Au milieu de cette dťsolation, Napolťon n'agissait plus et attendait. Il avait fait porter au Tsar quelques paroles de paix et attendait de jour en jour qu'Alexandre, par l'envoi d'un nťgociateur, s'avou‚t vaincu et rendÓt son ťpťe. Il viendrait sans doute, ce parlementaire impatiemment dťsirť. Pourquoi ne viendrait-il pas? La chose ťtait dans l'ordre, puisque les Russes avaient ťtť vaincus partout, vaincus toujours; il en serait d'eux ŗ la fin comme des Autrichiens, comme des Prussiens et de tant d'autres, avec lesquels tout s'ťtait rťglť par une bataille et la prise de leur capitale. La paix cependant tardait ŗ venir, et Napolťon, ťtonnť de l'incendie et des destructions systťmatiques, se demandait ŗ quel peuple il avait affaire, quelle ťtait cette race qui croyait accomplir oeuvre sainte en mettant elle-mÍme le feu ŗ ses villes. Par moments, il imaginait de trŤs belles combinaisons de guerre, auxquelles la lassitude de ses lieutenants et de ses soldats l'obligeait de renoncer. Il songeait aussi ŗ user d'expťdients gigantesques et ťtranges, ŗ se proclamer lui-mÍme roi de Pologne, ŗ ressusciter la principautť de Smolensk ou les rťpubliques tatares, ŗ tenter la noblesse russe par l'app‚t d'une constitution et le peuple par l'abolition du servage, ŗ lancer la parole rťvolutionnaire qui appellerait ŗ son secours une guerre sociale; n'arriverait-il pas ŗ se donner prise morale sur la Russie, ŗ dťcouvrir la fissure de ce bloc et ŗ le dťsagrťger? Finalement, il ne s'arrÍtait ŗ rien, reconnaissait la chimŤre et le nťant de ses conceptions diverses, se sentait rťellement ŗ bout d'inventions, ŗ bout de facultťs, ŗ bout de gťnie, tombait alors ŗ un dťsoeuvrement morne, cherchait ŗ ne plus penser ou s'ťchappait de lui-mÍme dans la fiction et lisait des romans. La nuit, il faisait poser prŤs de sa fenÍtre deux bougies allumťes, afin que les soldats qui passeraient devant le palais, en voyant luire cette ťtoile, crussent qu'il prolongeait une ardente veillťe et que sa pensťe toujours active, toujours fťconde, enfantait le salut[658]. [Note 658: _Journal de Castellane_, I, 161.] Alexandre s'ťtait retirť ŗ Pťtersbourg, reconnaissant que sa prťsence ŗ l'armťe gÍnait la libertť des mouvements et ajoutait ŗ la confusion. Il ťtait revenu plein d'admiration pour ses soldats et mťcontent de ses gťnťraux, dťgoŻtť de leurs rivalitťs, assourdi de leurs querelles, sentant que tout allait mal et pourtant rťsolu ŗ ne pas se rendre, mais navrť de l'infortune publique. Il vivait maintenant aux portes de sa capitale, ŗ KamennoÔ-Ostrof, dans sa modeste rťsidence d'ťtť; on le rencontrait parfois dans les bois d'alentour, rÍveur solitaire; il cherchait une source de force et d'espťrance oý rafraÓchir sa fiŤvre; un jour, il demanda une Bible, ouvrit pour la premiŤre fois le livre de consolation, trouva des passages qui s'appliquaient ŗ sa destinťe et y puisa des secours[659]; son ‚me s'ťpurait au contact de l'adversitť, grandissait avec son malheur. [Note 659: _Mťmoires de la comtesse Edling_, 77-78.] Jusqu'au bout, Kutusof avait continuť ŗ lui mentir, ŗ mentir imperturbablement; aprŤs Borodino, le vieux gťnťralissime avait lancť des bulletins de victoire, et voici qu'au lendemain de ce prťtendu triomphe la nouvelle s'ťtait rťpandue que Moscou ťtait pris et brŻlť. De cette grande profanation, Alexandre avait ressenti encore plus de courroux que de chagrin, une colŤre violente et froide, un dťsir obstinť et une volontť de vengeance; il avait le sentiment d'une injure indťlťbile faite ŗ lui-mÍme, ŗ son peuple, et que la destruction totale de l'ennemi suffirait seule ŗ expier; aux yeux des Russes, avoir portť sur Moscou une main sacrilŤge, c'ťtait avoir frappť leur mŤre. D'un bout ŗ l'autre du pays, la secousse avait ťtť profonde; mais que produirait cette commotion? Se tournerait-elle en sursaut d'ťnergie, en fureur de guerre? Dťterminerait-elle, au contraire, la dťfaillance finale, l'effondrement des courages, qui Űterait au pouvoir tout moyen de continuer la lutte? C'ťtait ce que nul ne savait dire. La sociťtť de Pťtersbourg tenait un mauvais langage, rťcapitulait aigrement les fautes commises, accusait l'impťritie des gťnťraux et faisait remonter plus haut les responsabilitťs. Le peuple restait muet, sombre, farouche, et la consternation des coeurs se lisait sur les visages. Puisqu'elle ťtait tombťe, la citť aimťe de la Vierge et gardťe des Anges, puisqu'ęun homme ťtait entrť au Kremlin sans la permission de l'EmpereurĽ, ťtait-ce donc que Dieu avait dťlaissť la Russie et maudit ses chefs? Pour la premiŤre fois, le peuple semblait douter du Tsar et douter de Dieu. AuprŤs d'Alexandre, on vivait dans la crainte et presque dans l'attente d'une catastrophe. On redoutait un complot de palais, un mouvement de la noblesse, une sťdition populaire. Arrivait-il enfin l'ťvťnement que Napolťon avait prťvu et annoncť, sur lequel il fondait tant d'espoir? Une rťvolution devant l'ennemi allait-elle dťsorganiser la rťsistance? La Russie allait-elle se livrer en se divisant? La vie de cour continuait nťanmoins, rťguliŤre et comme machinale: le cťrťmonial et l'ťtiquette n'abdiquaient pas leurs droits. Le 18 septembre, il fallut cťlťbrer l'anniversaire du couronnement; l'usage voulait qu'ŗ cette date l'Empereur et sa famille se montrassent en public et se rendissent solennellement ŗ l'ťglise mťtropolitaine, pour assister ŗ un service d'action de gr‚ces. Dans l'entourage du Tsar, on craignait beaucoup cette ťpreuve. ņ force d'instances, on obtint qu'il ne traverserait pas la ville ŗ cheval, selon sa coutume, et qu'il irait ŗ l'ťglise dans la voiture des impťratrices. La foule laissa passer le cortŤge sans le saluer de ses acclamations ordinaires; elle vit passer les chevaliers-gardes dans leurs beaux uniformes, les ťquipages de gala, les grands carrosses dorťs aux panneaux de glace; elle put distinguer les dťcorations et les insignes, la parure des princesses et de leurs dames, les ťpaules nues, les coiffures ŗ la grecque, les diadŤmes de pierreries, tout cet appareil de luxe et d'ťlťgance qui contrastait avec l'horreur des temps. Quand on fut prŤs de l'ťglise, les augustes personnages mirent pied ŗ terre, avec leur suite, et gravirent le perron entre deux haies de peuple qui les touchait presque et les frŰlait. Pas un cri, pas un murmure ne sortit de ces masses: le silence ťtait si profond que l'on entendait distinctement sonner les ťperons, que l'on percevait le bruissement des longues jupes de soie traÓnant sur les degrťs de marbre. La cťrťmonie religieuse s'accomplit; le cortŤge retourna au palais dans le mÍme ordre, au milieu toujours d'un tragique silence, et chacun se fťlicita que cette journťe fŻt passťe[660]. [Note 660: _Mťmoires de la comtesse Edling_, 79-80.] PrŤs d'un mois s'ťcoula ensuite; l'Empereur avait reÁu de meilleures nouvelles, des avis rťconfortants sur le moral de ses troupes, sur leur obstination ŗ se dťfendre, sur le dťnuement des FranÁais, et il s'affermissait encore plus dans la rťsolution de ne prÍter l'oreille ŗ aucune proposition de paix. Mais l'attitude de la population restait troublante, ťnigmatique, insondable: personne n'arrivait ŗ lire dans ces ‚mes obscures; chacun ignorait ce qui se passait dans ces profondeurs. Et les jours d'attente, en s'accumulant, ajoutaient l'un aprŤs l'autre ŗ l'angoisse immense qui pesait sur la ville. Soudain, au milieu d'un de ces jours, dans cette atmosphŤre de plomb, un coup de canon partit de la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul, de la forteresse qui lŤve ŗ l'extrťmitť de Pťtersbourg sa masse lourde et lance vers le ciel, comme un mince jet de lumiŤre, sa longue aiguille d'or; un coup, puis deux, puis trois, des dťtonations se succťdant ŗ intervalles rťguliers, une salve enfin, salve d'allťgresse, orgueilleuse et triomphale, soulageant les coeurs; Moscou ťtait libre, et l'armťe franÁaise battait en retraite. En ces jours, la Russie avait vaincu Napolťon. Victoire sans combat! Autour de Moscou, les hostilitťs ťtaient suspendues; il y avait trÍve convenue sur certains points, armistice tacite sur d'autres. Les avant-postes se rapprochaient et causaient: Murat, toujours empanachť, paradait tranquillement en face des Russes, et lorsqu'un Cosaque le visait sournoisement et s'apprÍtait ŗ faire feu, un sous-officier relevait l'arme et dťfendait de tuer le hťros. La lutte ťtait entre deux forces morales: le prestige de Napolťon, qui pouvait lui livrer la Russie matťriellement vaincue, et d'autre part la foi des Russes en la justice de leur cause, en l'immensitť de leurs ressources, en l'assistance providentielle, cette religion de la patrie qui se confondait en eux avec le sentiment chrťtien et leur interdisait malgrť tout de dťsespťrer. De ces deux forces, la plus noble, la plus sainte, avait fini par l'emporter sur l'autre. Un moment ťbranlťe et vacillante, l'‚me de la Russie s'ťtait pourtant ressaisie et surmontťe: la grande ťpreuve l'avait fait chanceler sans l'abattre. Atteinte dans ses biens, dans ses terres, dans ses ch‚teaux, la noblesse n'avait pas bougť; aucune voix ne s'ťtait ťlevťe de ses rangs pour exiger, pour imposer la paix. Le peuple avait refoulť ses doutes et refrťnť sa douleur; il avait compris la pensťe de rťsistance et de salut dont s'inspirait l'Empereur, et s'y ťtait instinctivement associť: avec une rťsignation morne, il s'ťtait serrť autour du maÓtre, autour du pŤre; entre eux, il y avait eu communion d'‚me en ces heures solennelles, communion dans le deuil et la priŤre, renouvellement tacite du pacte qui les liait l'un ŗ l'autre. Et chacun, tristement, stoÔquement, avait gardť son poste et fait son devoir; frappťe et meurtrie, la Russie ťtait restťe debout, compacte, indivisible, inťbranlablement forte de foi et d'obťissance. Et comme notre armťe ťtait au bout de son ťlan, comme elle ne pouvait aller plus loin, comme l'hiver accourait au secours de l'ennemi, il avait fallu rťtrograder. Napolťon s'y ťtait dťcidť trop tard; il essayait maintenant de ruser avec la fortune, se flattait de maintenir une garnison au Kremlin et d'hiverner sur des positions qui le laisseraient en contact avec sa conquÍte, d'opťrer moins une retraite qu'une manoeuvre. Il cherchait ŗ se tromper lui-mÍme et ŗ tromper les autres, ťcrivait galamment ŗ Marie-Louise qu'il quittait Moscou ŗ seule fin de se rapprocher d'elle[661], mettait dans ses bulletins que Moscou ne valait pas la peine d'Ítre conservť, n'ťtant qu'un cadavre. Pour affirmer une victoire qui n'existait plus, il ramassa h‚tivement des trophťes, spolia les ťglises, dťvasta le Kremlin, et l'armťe lourde de rapines, traÓnant ŗ sa suite quinze mille voitures, traÓnant dans ses rangs une tourbe de malheureux et de vagabonds, charriant toutes ces scories, s'ťcoula par les portes de Moscou comme un fleuve impur. [Note 661: Lettre interceptťe par les Russes; archives de Saint-Pťtersbourg.] L'hiver transforma ce revers en dťsastre. Napolťon allait d'instinct vers le sud, vers les provinces mťridionales, vers les pays de chaleur et d'abondance; prŤs de Malo-Jaroslawetz, Kutusof lui barra la route; il y eut une bataille meurtriŤre, et l'armťe ťpuisťe ne se crut plus la force d'emporter l'obstacle. Elle retomba sur elle-mÍme, pivota lourdement et, entraÓnant dťsormais l'Empereur plutŰt qu'elle ne lui obťissait, s'en revint droit devant elle, par la route dťjŗ parcourue et dťvastťe, par le chemin de misŤre, oý l'on ne retrouverait que des ruines et les morts des combats prťcťdents. On repassa prŤs de la Moskowa, on revit les morts de la grande bataille, dťpouillťs et nus, couvrant les collines ŗ perte de vue et moutonnant au loin comme d'immenses troupeaux blancs[662]. Les jours d'aprŤs, les blessťs, les ťclopťs, qui ne peuvent plus suivre, s'ťgrŤnent sur la route par milliers, expirent ŗ cŰtť des prisonniers russes que le contingent portugais assassine, pour n'avoir pas ŗ les garder et ŗ les nourrir: des cadavres partout, de toute race et de toute provenance, ęfrais ou vieux[663]Ľ, une mer de cadavres montant autour de l'armťe, et celle-ci, quelque habituťe qu'elle soit au spectacle de la mort, s'impressionne pourtant et s'ťmeut. Soudain, l'hiver arrive, la gelťe survient; le ciel s'abaisse, s'ťcroule en torrents de neige, et la grande dťb‚cle commence. Les chevaux s'abattent sur le sol glissant: il faut les sacrifier, faire sauter les caissons, abandonner les voitures, abandonner les piŤces; plus de cavalerie, ŗ peine d'artillerie, les vivres rares, la faim s'ajoutant au froid, et la souffrance physique, horrible et lancinante, fondant les coeurs et dissolvant les ťnergies, suspendant le sentiment du devoir, rejetant l'homme ŗ la barbarie primitive, ŗ l'instinct animal, ŗ l'appel de la nature, ŗ l'unique prťoccupation de manger et de moins souffrir. L'indiscipline, le dťsordre progressent rapidement; les corps s'effritent, les divisions se disloquent, les rťgiments s'ťmiettent; aucune heure ne s'ťcoule sans qu'un bataillon, une compagnie, une batterie, perde sa cohťsion et tombe au chaos, ŗ l'affreux chaos de traÓnards et d'isolťs qui remplace peu ŗ peu l'armťe. L'ennemi reparaÓt et nous presse; en tÍte, en queue, de tous les cŰtťs ŗ la fois, des _hourras_ de Cosaques; leur cri d'abord, si lugubre et si sourd qu'il se distingue ŗ peine du sifflement de la brise ŗ travers les sapins[664], et tout de suite le galop enragť de leurs bÍtes, l'assaut des lances; des adversaires se jetant sur nous en furieux, sentant que la fortune leur revient et hurlant la revanche, et dťjŗ l'espoir de la revanche totale, de la poursuite ŗ fond et jusqu'au bout, s'allumant dans les coeurs russes, et des officiers venant caracoler autour de nos bandes et dťcharger sur elles leurs pistolets, en criant: Paris, Paris[665]! L'armťe de Kutusof s'allonge sur le flanc de la colonne, l'effleure continuellement, la frappe, la brise en tronÁons qui se rejoignent tour ŗ tour et se sťparent. Chaque jour est marquť par un malheur: c'est le corps d'EugŤne assailli sur le Vop et mis en piŤces, Davout coupť d'abord ŗ Viasma, coupť ensuite ŗ Krasnoť, l'Empereur et la Garde obligťs de rebrousser chemin pour le dťgager, Ney enveloppť d'ennemis, cernť, sommť, perdu, et tout ŗ coup s'ťchappant par un prodige d'ťnergie plus qu'humaine. Puis, tous les mťcomptes, toutes les malechances: les magasins de Smolensk moins pourvus qu'on l'avait cru, ceux de Minsk surpris par l'ennemi, la ligne de la Dwina perdue par Saint-Cyr, Oudinot et Victor tardant ŗ rejoindre, la circonspection des Autrichiens faisant pressentir les trahisons prochaines; et toujours croissent, ŗ chaque reprise de marche, ŗ chaque pas, ŗ chaque minute, les hideurs de la retraite. Au sortir de Smolensk, on n'est plus que trente-sept mille combattants ŗ peine: la fiŤre colonne de quatre cent cinquante mille soldats qui s'est enfoncťe en Russie n'est plus qu'un mince filet d'hommes coulant sur la neige, marquant sa route par une longue traÓnťe de sang, par des dťbris sans nom, tandis qu'autour d'elle des multitudes dťsarmťes vont mourir dans les bois, mourir sous les lances, ou peupler les espaces lointains de colonies d'esclaves. [Note 662: _Souvenirs d'un officier polonais_, 306.] [Note 663: _Journal de Castellane_, I, 180.] [Note 664: _Souvenirs manuscrits du gťnťral Lyautey_.] [Note 665: _Id._] Sur ce qui reste de nous, le cercle de fer se rťtrťcit enfin et se ferme. Devant nous, la Bťrťsina charrie des glaÁons qui la rendent ŗ peu prŤs infranchissable; par derriŤre, Kutusof nous talonne; sur la droite, Wittgenstein se rapproche; ŗ gauche surgissent Tchitchagof et ses divisions, l'armťe de Moldavie, rendue ŗ la Russie par la paix de Bucharest. Est-ce la fin de tout, le dťsastre irrťmťdiable et complet? Les Russes se croient sŻrs de tout prendre; les gťnťraux ont donnť ŗ leurs troupes le signalement de l'Empereur, afin que les Cosaques ne le tuent point, s'ils le capturent, et que la Russie puisse s'enorgueillir de cette proie[666]. Cependant, une inspiration de l'Empereur prťpare le salut; un sublime effort de courage l'accomplit; soixante-douze heures de travail ŗ travers les glaces mouvantes assurent et maintiennent une communication entre les deux rives; l'armťe passe au prix d'une double bataille contre Tchitchagof et Wittgenstein, au prix d'une lutte plus atroce contre les parties dťtachťes d'elle-mÍme, contre l'amas des traÓnards, et s'ouvre un chemin ŗ travers une boue faite de membres humains. [Note 666: Voici ce signalement: ęLa taille ťpaisse et ramassťe, les cheveux noirs, plats et courts, la barbe noire et forte, rasťe jusqu'au-dessus de l'oreille, les sourcils bien arquťs, mais froncťs sur le nez, le regard atrabilaire ou fougueux, le nez aquilin avec des traces continuelles de tabac, le menton trŤs saillant; toujours en petit uniforme sans appareil et le plus souvent enveloppť d'un petit surtout gris pour n'Ítre point remarquť, et sans cesse accompagnť d'un mamelouk.Ľ Ordre du jour du 12 octobre 1812; archives des affaires ťtrangŤres, Russie, 154. Archives nationales, AF, IV, 1643. TATISTCHEF, 612. Henry HOUSSAYE, _1814_, 86-110. _Id._, 88. Sur le caractŤre d'absolue authenticitť des copies ŗ nous remises, voy. l'ťtude que nous avons publiťe dans la _Revue bleue_, 30 mars 1895. Pour tous les ťvťnements ou incidents auxquels il est fait allusion dans les lettres, voy. le t. Ier et les trois premiers chapitres du t. II. Ce paragraphe et le suivant, communiquťs par ordre en copie au cabinet de Saint-Pťtersbourg et conservťs dans ses archives, ont ťtť publiťs par M. TATISTCHEF, _Alexandre Ier et Napolťon_, 309-311. Sur cette vellťitť de nťgociation avec l'Angleterre, voy. le rťcent volume de MARTENS, _Traitťs de la Russie_, XI, 150-51. Il s'agit d'un ouvrage paru en Russie et que Caulaincourt s'ťtait procurť.] ņ Smorgoni, l'Empereur dťsespŤre d'elle et la quitte, craignant que l'Allemagne ne lui barre la route et que la France ne lui ťchappe. AprŤs son dťpart, le Nord frappe les derniers coups, les grands coups; la tempťrature tombe ŗ vingt-quatre degrťs Rťaumur, ŗ vingt-cinq, ŗ vingt-sept; la souffrance atteint ses derniŤres limites, une intensitť telle que l'impression en est venue directement jusqu'ŗ nous, aiguŽ et perÁante, ŗ travers trois gťnťrations, et retentit encore au plus intime de notre Ítre. Les mains brŻlťes par le froid ne peuvent plus tenir les fusils, les doigts se dťtachent, les membres tombent en pourriture, l'armťe n'est plus qu'une plaie, affreuse ŗ voir. Les troupes de renfort envoyťes pour la recueillir subissent tout de suite la contagion du dťsordre; la dťfaite les aspire et le chaos les absorbe. Wilna nous ouvre enfin un refuge, et l'informe cohue s'y engouffre; elle n'y trouve que dťnuement, incurie, hostilitť, des toits pourtant, des abris oý les soldats se prťcipitent comme un bťtail pourchassť et s'endorment d'un sommeil de brutes. Le lendemain, l'ennemi survient; ses masses se montrent; ses boulets pleuvent, il faut partir ou mourir. Les moins invalides partent, les autres restent, vouťs au massacre; les Juifs de Wilna, qui nous dťtestent par crainte de la conscription, sont lŗ pour devancer l'oeuvre des Cosaques, et cette engeance achŤve ŗ coups de botte les vainqueurs de l'Europe. AprŤs l'entrťe des Russes, il faudra brŻler vingt-cinq mille cadavres entassťs dans ce lieu d'horreur et de pestilence, pire que l'enfer de la Bťrťsina. Au delŗ de Wilna, une muraille de verglas arrÍte les dťbris de la colonne franÁaise, une montťe aux rampes glissantes que l'artillerie n'arrive pas ŗ gravir; elle s'ťlŤve un peu, retombe, s'efforce en vain et finalement renonce; les derniŤres piŤces sont abandonnťes, les derniŤres voitures livrťes et brisťes; les fourgons ťventrťs rťpandent leur contenu; fuyards et Cosaques pillent pÍle-mÍle le trťsor de l'armťe. Un peu d'infanterie pourtant a passť et se traÓne encore. Devant Kowno, les marťchaux reviennent ŗ leur mťtier d'origine: Ney se refait troupier, prend un fusil et brŻle les derniŤres cartouches, sans empÍcher la dissolution finale. C'en est fait: trois cent trente mille hommes sont morts ou prisonniers, quelques milliers repassent le Niťmen sur la glace, isolťment ou par bandes, sans armes, sans uniformes, couverts de loques ťtranges, lamentables tout ŗ la fois et grotesques. Et tout s'est consommť en six semaines, si longues, si cruelles ŗ passer, qu'elles semblent enfermer en l'espace de cinquante jours une ťternitť de douleurs. Berthier ťcrit ŗ l'Empereur: ęIl n'y a plus d'armťe.Ľ Il se trompait pourtant et se contredisait dans une autre lettre: il ťcrivait en effet qu'autour des aigles toujours debout et dressťes, de trŤs petits groupes d'officiers et de sous-officiers, ťgalisťs par le malheur, se serraient encore: ils allŤrent ainsi jusqu'au bout de la retraite, invincibles ŗ la souffrance, plus forts que la nature, mettant dans le dťsert de neige un rayonnement d'hťroÔsme et faisant survivre, au milieu de la dťcomposition totale de ce qui avait ťtť notre force matťrielle, l'‚me de la Grande Armťe. Autour de ces glorieux restes, Napolťon refit une armťe, marcha ŗ sa tÍte contre l'ennemi qui avait envahi l'Allemagne et soulevť la Prusse, vainquit ŗ Lutzen, vainquit ŗ Bautzen. AprŤs ces ťpuisants succŤs, il y eut ŗ Dresde et ŗ Prague un combat de diplomatie, oý les alliťs parlŤrent de paix sans intention de la conclure, oý Metternich s'engagea pour dissiper les scrupules de son maÓtre et prouver l'intransigeance de l'Empereur, oý celui-ci donna raison ŗ ses ennemis en refusant de faire ŗ temps des concessions qui n'eussent coŻtť qu'ŗ son orgueil. Entre Alexandre et lui, il reconnaissait que la fortune avait jugť; il consentait ŗ payer au Tsar l'enjeu de la lutte et lui offrit des concessions; il n'en voulut pas accordera la Prusse, qui l'avait trahi; ŗ l'Autriche, qui spťculait sur ses malheurs. Il s'obstina aveuglťment dans l'espoir de diviser ses ennemis, d'apaiser, de ressaisir peut-Ítre Alexandre et d'ťpouvanter l'Autriche. Lorsque les ťvťnements l'eurent dťsabusť de son erreur et pliť ŗ un ensemble de sacrifices, il ťtait trop tard: l'Europe tout entiŤre s'ťtait coalisťe pour l'abattre et se levait furieuse; elle fut vaincue par lui d'abord et battit ses lieutenants, le resserra peu ŗ peu, l'ťtreignit et finalement l'accabla sous le nombre. Alexandre poussa jusqu'au bout sa vengeance; il s'acharna sur le colosse ťlevť naguŤre au plus haut des nues et subitement prťcipitť. AprŤs la prise de Moscou, on lui avait prÍtť ces mots: ęPlus de paix avec Napolťon: nous ne pouvons plus rťgner ensemble; lui ou moi; moi ou lui.Ľ Il se tint parole. Se proclamant ŗ tout propos ami de l'humanitť et de la civilisation, il crut servir l'une et l'autre en assouvissant ses rancunes; jamais monarque ne fit avec plus de sensibilitť une guerre plus haineuse. AprŤs les confťrences de Prague, c'est lui qui vient en BohÍme trouver l'empereur d'Autriche, qui le conjure de repousser les concessions tardives de Napolťon et de rompre, qui lui arrache l'irrťvocable signature et l'entraÓne dans la mÍlťe. AprŤs Leipzick, quand l'Europe victorieuse reflue sur la France et entame nos frontiŤres, il personnifie contre Napolťon la politique de guerre ŗ outrance, l'esprit d'extermination. Au congrŤs de Ch‚tillon, le recul de la France dans ses anciennes limites, l'humiliation de l'Empereur ne lui suffisent pas: il fait rompre les pourparlers au bout de six jours; s'il consent ŗ reprendre un dťbat illusoire, c'est que Champaubert et Montmirail ont jetť le trouble parmi ses alliťs et les font douter de leur fortune. DŤs qu'il le peut, il ranime leur confiance; il se fait l'‚me, l'ťnergie, l'audace de la coalition; ses actes, son langage laissent ŗ tout instant percer le dťsir de ne plus traiter avec Napolťon et de le dťtrŰner, de lui ravir la France, aprŤs lui avoir enlevť l'Europe. Ce qu'il veut surtout, c'est de venger Moscou dans Paris; il veut ŗ son tour entrer dans la capitale ennemie, s'y montrer dans sa gloire et sa magnanimitť; sa vengeance sera de conquťrir Paris et de lui pardonner. Au moment le plus critique de la campagne, il fait dťcider le coup droit, la marche sur l'insolente et merveilleuse citť, dťtestťe de l'Europe presque autant que Napolťon, maudite tout ŗ la fois et dťsirťe. Paris occupť, l'Empereur abattu, Alexandre se retrouva des sentiments de modťration et de clťmence; son instinct politique, que ses passions n'obscurcissaient plus, lui fit comprendre qu'il fallait une France ŗ l'Europe et surtout ŗ la Russie. Il prit ŗ t‚che de l'apaiser et de la consoler; en 1815, il lui ťpargna de trop cruelles mutilations, des dťmembrements trop profonds, et mit ŗ nous rendre cet ťminent service un tact discret qui en augmentait le prix. Sachons-lui grť de n'avoir pas fait supporter ŗ la France les consťquences ultimes de sa lutte contre Napolťon, de ce duel ŗ mort issu de l'alliance. Quatre-vingts ans ont passť sur ces scŤnes; il est possible, croyons-nous, d'en dťgager impartialement la leÁon. Celle que nous avons inscrite au frontispice de notre oeuvre nous paraÓt ressortir avec ťclat des ťvťnements, tels que nous les avons longuement observťs et scrutťs. L'alliance, avons-nous dit, portait en soi un germe de mort, le principe de sa destruction, parce que c'ťtait une alliance pour la guerre et la conquÍte, une association spoliatrice et dťvorante, et que ces pactes ne se concluent jamais sans arriŤre-pensťes respectives, sans mťfiances rťciproques, d'oý renaissent ŗ coup sŻr les rivalitťs et les haines. En effet, ŗ Tilsit, nous avons vu Napolťon rťveiller et stimuler les ambitions territoriales d'Alexandre, en se promettant de ne les satisfaire qu'ŗ doses strictement mesurťes. Lui-mÍme, assurť de la Russie, se crut libre dťsormais de tout entreprendre, de bouleverser le monde, de saisir, de courber violemment et d'assujettir les …tats rťfractaires ŗ son systŤme. Il ne paraÓt pas que le nom de l'Espagne ait ťtť prononcť dans l'entrevue du Niťmen; il n'en est pas moins vrai que l'entreprise d'Espagne, cause premiŤre et gťnťratrice de tous nos malheurs, se trouvait en puissance dans le pacte de Tilsit. ņ mesure que Napolťon multiplia et ťtendit ses prises, il sentit la nťcessitť d'accorder aux cupiditťs de son alliť, au lieu d'espťrances illimitťes et vagues, de plus substantiels aliments. Il vendit aux Russes la Finlande contre l'Espagne; plus tard, pour se prťmunir contre les consťquences de la guerre d'Espagne, il livra au Tsar les Principautťs; il acheta, avec un morceau de l'Orient, une promesse de concours contre les rťvoltes de l'Autriche. Mais dťjŗ la confiance d'Alexandre s'ťtait retirťe de lui; ŗ son tour, le Tsar voulait recevoir sans s'acquitter: il accepta le marchť d'Erfurt et n'en remplit pas les conditions. Continuant ŗ prendre aux dťpens de la Turquie, il ne nous prÍta contre l'Autriche qu'une aide mensongŤre, et cette campagne de 1809, survenue malgrť l'Empereur et pourtant par sa faute, aboutit ŗ de nouveaux partages, ŗ de nouveaux dťmembrements, d'oý les dťfiances sortirent exaspťrťes et inapaisables. Mal secouru par Alexandre, Napolťon dut se rťserver contre lui des sŻretťs, disproportionner les lots, rťcompenser le dťvouement des Polonais au dťtriment de la Russie; dŤs ce jour, l'alliance fut blessťe ŗ mort. Napolťon tenta quelques efforts pour lui rendre la vie; Alexandre en fit pour ťviter la guerre; l'un et l'autre ne pouvaient qu'ťchouer dans cette t‚che. Leur tort ne fut pas de se dťclarer la guerre; ce fut de s'Ítre mis dans une situation oý elle devait inťvitablement ťclater entre eux. Ils s'ťtaient condamnťs ŗ se disputer l'empire du jour oý ils avaient essayť de se le partager, et les rťsultats de leur lutte, fatale ŗ Napolťon et ŗ la France, furent de sauver et de grandir l'Angleterre, de relever la Prusse, c'est-ŗ-dire de prťparer ŗ la Russie de redoutables adversaires, sans la faire avancer d'un pas vers les fins normales de sa politique. Dans le demi-siŤcle qui suivit, il y eut entre la France et la Russie des tentatives de rapprochement, entrecoupťes d'arrÍts et de reculs; ŗ plusieurs reprises, on s'aima et l'on crut s'entendre; les dťceptions ťprouvťes, en ne lassant pas les bonnes volontťs, ne firent que mieux prouver la force de l'impulsion qui ramenait les deux …tats l'un vers l'autre. Cependant, il a fallu que la Rťvolution franÁaise produisÓt en Europe ses suprÍmes effets, il a fallu que la France et la Russie subissent jusqu'au bout l'une et l'autre, quoique ŗ des degrťs bien inťgaux, les consťquences de leurs fautes, pour que le parallťlisme des intťrÍts apparŻt ťvident, manifeste, indťniable, pour que le sentiment de cette solidaritť s'imprim‚t des deux parts au plus profond de la conscience nationale, se traduisit en un ťlan d'amour et fÓt succťder ŗ l'accord ťphťmŤre des souverains, tel qu'il avait existť en 1807 et 1808, le pacte des peuples. En mÍme temps, les conditions rationnelles de l'entente se dťgageaient pour la premiŤre fois aux yeux des gouvernants. Ils ont compris sans doute qu'en dehors d'une parfaite rťciprocitť d'engagements modťrateurs, tout serait illusion et pťril. Dans l'accord ainsi constituť, l'observateur qui ne cŤde pas aux entraÓnements de son coeur et garde son sang-froid au milieu des cris de la multitude, reconnaÓt ŗ la fois un bonheur immense pour les deux patries et un sacrifice; pour l'une et pour l'autre, une garantie bienheureuse de sťcuritť et de dignitť; l'ajournement aussi d'ambitions traditionnelles et d'indestructibles espťrances; un sacrifice fait en commun ŗ la paix et ŗ l'humanitť. Fondťe et affermie sur ces bases, l'alliance pourrait s'approprier pour devise ces mots fiers: ęJe maintiendrai.Ľ AprŤs avoir restaurť l'ťquilibre de l'Europe, renouvelť dťsormais et simplifiť, elle est lŗ pour le maintenir; elle maintient le rťgime existant sans en mťconnaÓtre les imperfections et les dangers; elle maintient les situations gardťes ou prises; elle maintient jusqu'aux injustices du passť pour en prťvenir de plus grandes. Conservatrice et dťfensive, elle n'agira et ne peut agir que pour refrťner les ambitions perturbatrices, assurer la pondťration des forces et substituer ŗ toute visťe conquťrante d'ťquitables partages d'influence; c'est sa raison d'Ítre, sa grandeur et sa limite. APPENDICE I CORRESPONDANCE IN…DITE DE NAPOL…ON IER AVEC LE G…N…RAL DE CAULAINCOURT, DUC DE VICENCE (1808-1809). Dans le premier volume, nous avons constatť que les nombreuses lettres ťcrites par Napolťon au gťnťral de Caulaincourt, duc de Vicence, pendant l'ambassade de ce dernier en Russie, manquent dans la _Correspondance_ imprimťe et dans les manuscrits conservťs aux archives nationales. Nous avons ajoutť que les trŤs volumineuses rťponses de l'ambassadeur nous avaient permis de reconstituer, non le texte, mais le sens de ces instructions. Depuis lors, les lettres elles-mÍmes, sous forme de copies pleinement authentiques, ont ťtť retrouvťes dans les papiers laissťs par le comte de La Ferronnays, ambassadeur de France en Russie sous la Restauration. M. le marquis de Chabrillan, possesseur de ces papiers, et M. le marquis Costa de Beauregard, qui en a opťrť le dťpouillement, nous ont gracieusement autorisť ŗ publier cette prťcieuse sťrie de lettres: elles forment le complťment naturel de notre ouvrage et comblent la plus importante des lacunes signalťes dans la Correspondance de Napolťon Ier, telle qu'elle a ťtť publiťe sous le second empire. Paris, le 2 fťvrier 1808Ľ. M. le gťnťral Caulaincourt, j'ai reÁu vos lettres. La derniŤre ŗ laquelle je rťponds est du 13 janvier. Vous trouverez ci-joint une lettre pour l'empereur Alexandre. Je ne doute pas que M. de TolstoÔ n'ťcrive bien des bÍtises. C'est un homme qui est froid et rťservť devant moi, mais qui, comme la plupart des militaires, a l'habitude de parler longuement sur ces matiŤres, ce qui est un mauvais genre de conversation. Il y a plusieurs jours qu'ŗ une chasse ŗ Saint-Germain, ťtant en voiture avec le marťchal Ney, ils se prirent de propos et se firent mÍme des dťfis. On a remarquť trois choses ťchappťes ŗ M. de TolstoÔ dans cette conversation: la premiŤre, que nous aurions la guerre avant peu; la deuxiŤme, que l'empereur Alexandre ťtoit trop faible et que si lui TolstoÔ ťtoit quinze jours empereur, les choses prendroient une autre direction; enfin que, si l'on devoit partager l'Europe, il faudroit que la droite de la Russie fŻt ŗ l'Elbe et la gauche ŗ Venise. Je vous laisse ŗ penser ce qu'a pu rťpondre ŗ cela le marťchal Ney, qui ne sait pas plus ce qui se passe et est aussi ignorant de mes projets que le dernier tambour de l'armťe. Quant ŗ la guerre, il a dit ŗ M. de TolstoÔ que si on la faisoit bientŰt, il en ťtoit enchantť, qu'ils avoient toujours ťtť battus, qu'il s'ennuyoit ŗ Paris ŗ ne rien faire, que quant ŗ la prťtention d'avoir la droite ŗ l'Elbe et la gauche ŗ Venise, nous ťtions loin de compte; que son opinion ŗ lui au contraire ťtoit de la rejeter derriŤre le Dniester. Le prince BorghŤse et le prince de Saxe-Cobourg ťtoient dans cette mÍme voiture: vous pouvez juger de l'effet que peuvent produire des discussions aussi ridicules. TolstoÔ a tenu de pareils propos ŗ Savary et ŗ d'autres individus. Il a dit ŗ Savary: ęVous avez perdu la tÍte ŗ Saint-Pťtersbourg; au lieu des dťserts de la Moldavie et de la Valachie, c'est vers la Prusse qu'il faut porter vos regards.Ľ Savary lui a rťpondu ce qu'il avoit ŗ lui rťpondre. Je fais semblant d'ignorer tout cela. Je traite trŤs bien TolstoÔ, mais je ne lui parle pas d'affaires; il n'y entend rien et n'y est pas propre. TolstoÔ est en un mot un gťnťral de division qui n'a jamais approchť de la direction des affaires et qui critique ŗ tort et ŗ travers. Selon lui, l'Empereur a mal dirigť les affaires de la guerre: il falloit faire ceci, il falloit faire cela, etc., etc. Mais quand on lui rťpond: ęDites donc les ministresĽ, il rťpond que les ministres n'ont jamais tort en rien, puisque l'Empereur les prend oý il veut; que c'est ŗ lui ŗ les bien choisir. Ne faites aucun usage de ces dťtails. Ce seroit alarmer la cour de Saint-Pťtersbourg et ne pourroit que produire un mauvais effet. Je ne veux pas dťgoŻter ce bon marťchal (_sic_) TolstoÔ, qui paraÓt si attachť ŗ son maÓtre. Je n'ai voulu vous instruire de tout cela que pour votre gouverne; mais le fait est que la Russie est mal servie. TolstoÔ n'est pas propre ŗ son mťtier, qu'il ne sait pas et qui ne lui plaÓt pas. Il paraÓt cependant personnellement attachť ŗ l'Empereur, mais les jeunes gens de sa lťgation le sont beaucoup moins; ils s'expriment d'ailleurs mÍme en secret de la maniŤre la plus convenable sur ma personne; ce pays n'est choquť que de celle dont ils parlent de leur gouvernement et de leur maÓtre. AussitŰt que j'ai reÁu votre lettre du 13, j'ai envoyť un aide de camp ŗ Copenhague et j'ai fait donner l'ordre ŗ Bernadotte de faire passer en Scanie 14,000 FranÁais et Hollandais. M. de Dreyer en a ťcrit ŗ sa Cour de son cŰtť et goŻte fort cette idťe. Dites bien ŗ l'Empereur que je veux tout ce qu'il veut; que mon systŤme est attachť au sien irrťvocablement; que nous ne pouvons pas nous rencontrer parce que le monde est assez grand pour nous deux; que je ne le presse point d'ťvacuer la Moldavie ni la Valachie; qu'il ne me presse point d'ťvacuer la Prusse; que la nouvelle de l'ťvacuation de la Prusse avoit causť ŗ Londres une vive joye, ce qui prouvoit assez qu'elle ne peut que nous Ítre funeste. Dites ŗ Romanzoff et ŗ l'Empereur que je ne suis pas loin de penser ŗ une expťdition dans les Indes, au partage de l'Empire ottoman, et ŗ faire marcher ŗ cet effet une armťe de 20 ŗ 25,000 Russes, de 8 ŗ 10,000 Autrichiens et de 35 ŗ 40,000 FranÁais en Asie et de lŗ dans l'Inde; que rien n'est facile comme cette opťration; qu'il est certain qu'avant que cette armťe soit sur l'Euphrate la terreur sera en Angleterre; que je sais bien que, pour arriver ŗ ce rťsultat, il faut partager l'Empire turc; mais que cela demande que j'aye une entrevue avec l'Empereur; que je ne pourrois pas d'ailleurs m'en ouvrir ŗ M. de TolstoÔ, qui n'a pas de pouvoirs de sa Cour et ne paroÓt pas mÍme Ítre de cet avis. Ouvrez-vous lŗ-dessus ŗ Romanzoff; parcourez avec lui la carte et fournissez-moi vos renseignemens et vos idťes communs. Une entrevue avec l'Empereur dťciderait sur-le-champ la question; mais si elle ne peut avoir lieu, il faudroit que Romanzoff, aprŤs avoir rťdigť vos idťes, m'envoy‚t un homme bien dťcidť pour ce parti avec lequel je puisse bien m'entendre; il est impossible de parler de ces choses ŗ TolstoÔ.--Quant ŗ la SuŤde, je verrois sans difficultť que l'empereur Alexandre s'en empar‚t, mÍme de Stockholm. Il faut mÍme l'engager ŗ le faire, afin de faire rendre au Danemark sa flotte et ses colonies. Jamais la Russie n'aura une pareille occasion de placer Pťtersbourg au centre et de se dťfaire du cet ennemi gťographique. Vous ferez comprendre ŗ Romanzoff qu'en parlant ainsi je ne suis pas animť par une politique timide, mais par le seul dťsir de donner la paix au monde en ťtendant la prťpondťrance des deux …tats; que la nation russe a sans aucun doute besoin de mouvement; que je ne me refuse ŗ rien, mais qu'il faut s'entendre sur tout. J'ai levť une conscription parce que j'ai besoin d'Ítre fort partout. J'ai fait porter mon armťe en Dalmatie ŗ 40,000 hommes; des rťgiments sont en marche pour porter celle de Corfou ŗ 15,000 hommes. Tout cela, joint aux forces que j'ai en Portugal, m'a obligť ŗ lever une nouvelle armťe; que je verrai avec plaisir les accroissemens que prendra la Russie et les levťes qu'elle fera; que je ne suis jaloux de rien; que je seconderai la Russie de tous mes moyens. Si l'empereur Alexandre peut venir ŗ Paris, il me fera grand plaisir. S'il ne peut venir qu'ŗ moitiť chemin, mettez le compas sur la carte, et prenez le milieu entre Pťtersbourg et Paris. Vous n'avez pas besoin d'attendre une rťponse pour prendre cet engagement; bien certainement je serai au lieu du rendez-vous quand il le faudra. Si cette entrevue ne peut avoir lieu d'aucune maniŤre, que Romanzoff et vous rťdigiez vos idťes aprŤs les avoir bien pesťes; qu'on m'envoye un homme dans l'opinion de Romanzoff. Faites-lui voir comment l'Angleterre agit, qu'elle prend de toute main. Le Portugal est son alliť: elle lui prend MadŤre. C'est donc avec de l'ťnergie et de la dťcision que nous porterons au plus haut point la grandeur de nos Empires, que la Russie contentera ses sujets et assoira la prospťritť de sa nation. C'est le principal; qu'importe le reste? L'Empereur est mal servi ici. Les deux vaisseaux russes qui sont ŗ Porto-Ferrajo depuis quatre mois ne veulent pas sortir de ce misťrable port, oý ils dťpťrissent, au lieu d'aller ŗ Toulon, oý ils auroient abondamment de tout. Les vaisseaux russes qui sont ŗ Trieste, qui pourroient Ítre utiles ŗ la cause commune, y sont inutiles; et je ne rťponds pas que, si les Anglais assiťgeoient Lisbonne, Siniavin ne concourŻt pas ŗ sa dťfense et finÓt par se laisser prendre par eux. Il faut que le ministŤre donne des ordres positifs ŗ ces escadres et leur dise si elles sont en paix ou en guerre. Ce _mezzo termine_ ne produit rien et est indigne d'une grande puissance. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--_Le Moniteur_ vous fera connoÓtre les derniŤres nouvelles d'Angleterre si vous ne les avez pas. Paris, le 6 fťvrier. M. le gťnťral Caulaincourt, je vous ai ťcrit par le sieur d'Arberg le 2 fťvrier. Le 5, ayant ťtť chasser ŗ Saint-Germain, j'ai fait inviter M. de TolstoÔ et j'ai causť fort longtems avec lui. Il m'a parlť des notes du _Moniteur_, de la crainte que nous n'ťvacuions pas la Prusse, et m'a laissť voir des choses ridicules. M. Dreyer, ministre de Danemark, qui cause frťquemment avec lui, a ťcrit dans ce sens ŗ sa cour. Cet homme a des idťes dťrťglťes de la puissance anglaise; il prťtend qu'on ne peut rien faire en Finlande, rien faire en Scanie: quand cela seroit, pourquoi le dire? J'ai trouvť dans sa conversation de la loyautť, mais peu de vues, et une seule pensťe: la peur de la France. Je lui ai observť que tous les propos de sa lťgation avoient pour rťsultat de dťcrťditer l'empereur Alexandre et d'alarmer le pays, que pour l'ťvacuation de la Prusse, nous n'en ťtions pas avec l'Empereur ŗ nous faire des conditions _sine qu‚ non_; qu'il falloit marcher avec le tems; que les affaires d'Autriche n'ťtoient terminťes que depuis quinze jours par l'ťvacuation de Braunau; que le traitť de Tilsit ne fixoit pas l'ťpoque oý seroit ťvacuťe la Prusse, pas plus que l'ťpoque de l'ťvacuation de la Moldavie et de la Valachie; que mon premier but ťtoit de marcher avec la Russie; qu'il ne falloit pas paraÓtre frappť par la peur de la France ni se mťfier de ses intentions. Paris, le 17 fťvrier. M. le gťnťral Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 29 janvier. M. de Champagny m'a mis sous les yeux vos dťpÍches. Vous trouverez ci-jointe une lettre interceptťe de M. de Dreyer qui vous fera connoÓtre le mauvais esprit de TolstoÔ. Quand je reÁus vos lettres, j'ťcrivis comme je vous l'ai mandť ŗ Bernadotte de faire passer 12,000 hommes en Scanie, et voilŗ TolstoÔ qui est venu ŗ la traverse et a donnť des inquiťtudes ŗ Dreyer. Vous remarquerez que la lettre de Dreyer est du 12, ce qui prouve que sa conversation avec TolstoÔ est du 12, et cependant, la conversation que j'ai eue avec TolstoÔ ŗ Saint-Germain est du 5, conversation ŗ la suite de laquelle il a ťcrit et qui paraissoit avoir dissipť ses craintes. Vous ne ferez usage de la lettre de Dreyer qu'autant que vous le jugerez convenable; TolstoÔ est peu disposť pour Romanzoff. Si on ne le rappelle pas, ce qui est important, c'est que l'Empereur lui ťcrive ou lui fasse ťcrire. Je suppose que je ne tarderai pas ŗ recevoir de vous une nouvelle lettre, mon courrier devant arriver peu de jours aprŤs le dťpart du vŰtre. Je dťsire fort savoir ce que l'on pense de la rťponse du _Moniteur_ ŗ la dťclaration angloise. On ne doit avoir aucune inquiťtude sur l'escadre russe; mais il est convenable qu'on lui fasse connoÓtre si elle est en guerre ou en paix. Mon escadre de Toulon, forte de 9 vaisseaux, est partie le 10 fťvrier pour aller ravitailler Corfou et lui porter des munitions et autres objets qui y sont nťcessaires, et de lŗ balayer la Mťditerranťe. Mes escadres de Brest et de Lorient sont ťgalement parties pour donner chasse aux Anglais et se rťunir sur un point donnť ŗ mon escadre de Toulon. Mais les deux vaisseaux russes qui sont ŗ l'isle d'Elbe ne veulent pas venir ŗ Toulon. S'ils avoient reÁu des ordres, cela auroit ťtť utile pour la cause commune, et ils en auroient retirť l'avantage de se former ŗ la mer. J'aurois ťgalement fait prendre l'escadre qui est ŗ Trieste pour la rťunir dans un de mes ports, si elle avoit reÁu des ordres, mais aucune ne reÁoit d'ordres positifs, et l'ambassadeur qui est ici ne leur donne pas l'impulsion convenable. J'ignore ŗ quoi cela tient; je dis seulement le fait. J'ai ťcrit deux lettres ŗ l'Empereur depuis votre dťpÍche du 29 janvier. Je n'ai pas encore reÁu la sienne que vous m'annoncez, et que sans doute M. de TolstoÔ me remettra demain. Quant aux affaires avec l'Espagne, je ne vous en dis rien, mais vous devez sentir qu'il est nťcessaire que je remue cette puissance qui n'est d'aucune utilitť pour l'intťrÍt gťnťral. Mes troupes sont entrťes ŗ Rome; il est inutile d'en parler, mais si l'on vous en parle, dites que le Pape ťtant le chef de la religion de mon pays, il est convenable que je m'assure de la direction du spirituel; ce n'est pas lŗ un agrandissement de terrain; c'est de la prudence. _P. S.--Le 18 fťvrier._--Je viens de voir M. de TolstoÔ, qui m'a remis une lettre de l'Empereur. J'ai beaucoup causť avec lui. Je pense que si on lui montre de la confiance et qu'on le dirige bien de Saint-Pťtersbourg, il y a autant d'avantage ŗ l'avoir pour ambassadeur ici qu'un autre. Mes lettres prťcťdentes vous l'auront assez peint; mais, pour achever de le peindre en deux mots, c'est un gťnťral de division qui ne sent pas l'indiscrťtion de ce qu'il dit, qui est un peu en opposition avec l'esprit de la Cour, mais qui du reste est assez attachť ŗ l'Empereur.--Le prince de Ponte-Corvo m'ťcrit du 11 qu'il doit avoir une entrevue avec le Prince Royal ŗ Kiel, et qu'immťdiatement il se met en marche. Vous sentez que je ne puis pas passer par l'isle de RŁgen, parce que je n'ai point de vaisseaux lŗ pour protťger mon passage; mais j'ťcris aujourd'hui pour que des troupes y soyent embarquťes pour menacer aussi de ce cŰtť le roi de SuŤde.--Il n'est point question de nťgociations avec l'Angleterre, mais tous les bruits qui reviennent de ce pays sont qu'on veut la paix gťnťrale et qu'on sent la folie de la lutte actuelle. Dites bien au reste ŗ l'Empereur qu'il ne sera ťcoutť ni fait aucun pourparler sans m'Ítre entendu avec lui. Je pense qu'il aura dans tous les cas la Finlande, ce qui sera toujours avantageux pour lui, puisque les belles de Saint-Pťtersbourg n'entendront pas le canon. Paris, le 6 mars 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, le Sr de Champagny vous a expťdiť derniŤrement un courrier, par lequel je ne vous ai pas ťcrit parce que je n'avois rien ŗ vous dire. Je reÁois vos lettres du 26 fťvrier. J'attendrai la rťponse de l'Empereur et votre courrier pour vous ťcrire. Le prince de Ponte-Corvo est entrť dans le Holstein le 3 mars. Je le suppose arrivť sur les bords de la Baltique. Il a avec lui plus de 20,000 hommes; ce qui, avec les 10,000 hommes que pourront lui fournir les Danois, lui formera un corps de 30,000 hommes. Si le temps est favorable, il sera bientŰt en SuŤde, et la diversion que dťsire l'Empereur sera bientŰt faite.--La reine Caroline a eu l'insolence de dťclarer la guerre ŗ la Russie; elle s'est emparťe d'une frťgate russe qui ťtoit dans le port de Palerme et y a arborť le pavillon sicilien. Le ministre et le consul de Russie, avec une suite d'une soixantaine de personnes, ont dťbarquť ŗ Civita-Vecchia et sont maintenant ŗ Rome.--Le duc de Mondragon est parti.--Je suppose que ma derniŤre lettre aura fait ťvanouir toutes les inquiťtudes sur les levťes de chevaux, sur la conscription. S'il restoit encore quelques nuages, vous pourrez ajouter que toute ma garde est rentrťe; que trente rťgiments ont ťtť rappelťs en France; que plusieurs milliers d'hommes rťformťs comme invalides ou ťcloppťs ont quittť l'armťe et n'ont pas ťtť remplacťs; que tous les auxiliaires, formant une centaine de mille hommes, sont rentrťs chez eux; qu'un gros corps, sous les ordres du prince de Ponte-Corvo, marche en SuŤde, et qu'en rťalitť la Grande Armťe est diminuťe de plus de la moitiť de ce qu'elle ťtoit.--On ne vous parlera pas sans doute des affaires d'Espagne; mais si on vous en parloit, vous pourriez dire que l'anarchie qui rŤgne dans cette Cour et dans le gouvernement exige que je me mÍle de ses affaires; que le bruit public depuis trois mois est que j'y vais; mais que cela ne doit pas empÍcher notre entrevue. Vous savez qu'en deux ou trois jours de marche, je fais deux cents lieues en France. Cela ne doit donc en rien retarder les affaires.--Le Sr de Champagny vous envoye une note qui a ťtť remise ŗ Sťbastiani, que vous pourrez montrer au ministŤre. J'ai demandť ŗ la Porte ce qu'elle feroit, si on ne lui rendoit pas la Valachie et la Moldavie, et quel moyen elle avoit d'en contraindre l'ťvacuation. Elle a rťpondu qu'elle feroit la guerre et a fait une ťnumťration immense de moyens.--N'oubliez pas que le ministre de Prusse est toujours ŗ Londres; et, quoiqu'on dise qu'il a ordre de revenir, il ne revient jamais. Rien n'ťgale la bÍtise et la mauvaise foi de la Cour de Memel.--M. d'Alopťus veut me persuader que les Anglais dťsirent la paix. Le Sr de Champagny vous envoye copie de la lettre qu'il veut ťcrire. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Saint-Cloud, le 31 mars 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, Saint-Aignan est arrivť ŗ deux heures aprŤs midi; il en est six. Les affaires d'Espagne demandoient depuis longtemps ma prťsence. Je me suis refusť ŗ ce voyage dans la crainte que l'autorisation que je vous avois donnťe d'arrÍter le rendez-vous n'eŻt fait partir l'Empereur. Ce que je vois d'abord dans les nombreuses dťpÍches que vous m'envoyez, c'est que l'entrevue est ajournťe. Cela ťtant, je pars aprŤs dÓner pour Bordeaux pour Ítre au centre des affaires. Voici votre direction pour les affaires d'Espagne. Le _Moniteur_ ci-joint vous fera connoÓtre les actes publics rendus ŗ Madrid. Mais un courrier que j'ai reÁu ce matin change l'ťtat des choses. Le roi Charles a protestť et a dťclarť qu'il a ťtť forcť par son fils ŗ signer son abdication; on a menacť de tuer la Reine dans la nuit s'il ne signoit pas. Mon armťe est entrťe le 23 ŗ Madrid, oý elle a ťtť parfaitement reÁue. Mes troupes sont casernťes dans la ville et campťes sur les hauteurs. Je n'ai pas reconnu le prince des Asturies, et peut-Ítre ne le reconnaÓtrai-je pas, mais je n'en suis pas encore certain. L'infortunť roi se jette dans mes bras et dit qu'on veut le tuer. On a excitť une ťmeute pour faire massacrer le prince de la Paix. Heureusement mes troupes sont arrivťes ŗ tems pour le sauver; ce prince vit encore. Le grand-duc de Berg a fait son entrťe dans Madrid quatre heures aprŤs les troupes. Le cťrťmonial l'a empÍchť de voir le nouveau roi, ne sachant pas si je le reconnoÓtrois. Les lettres du roi Charles font pleurer. Ceci est pour vous seul; gardez-en le secret. Vous pourrez en dire un mot ŗ l'Empereur et ŗ l'ambassadeur d'Espagne qui est un homme du prince de la Paix et qui parlera comme vous. Vous direz ŗ l'Empereur que j'avois retardť mon voyage en Espagne pour ne point manquer de me trouver au rendez-vous, mais je suis parti deux heures aprŤs la rťception de vos lettres. Je rťpondrai dans peu de jours ŗ toutes vos dťpÍches. En communiquant le _Moniteur_ ŗ l'Empereur, vous lui direz que je ne suis pour rien dans les affaires d'Espagne; que mes troupes ťtoient ŗ 40 lieues de Madrid lorsque ces ťvťnements ont eu lieu; que le prince de la Paix ťtoit gťnťralement haÔ, mais que le roi Charles est aimť. Vous lui direz aussi que le Roi a ťtť forcť et que vous ne seriez pas ťtonnť que je me dťcidasse ŗ le remettre sur son trŰne. Les mauvais esprits de Pťtersbourg diront que j'ai dirigť tout cela. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. ņ Bayonne, le 18 avril 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, je reÁois ŗ Bayonne votre lettre du 24 mars. Vous avez dŻ en recevoir une de moi. Immťdiatement aprŤs avoir reÁu votre courrier ŗ Paris, je suis parti. S'il m'eŻt apportť l'avis que le rendez-vous ťtoit arrÍtť, je m'y serois rendu incontinent. Je vois avec plaisir les succŤs de l'empereur de Russie en SuŤde. J'espŤre ne pas Ítre retenu longtemps ici. L'infant Don Carlos s'y trouve. J'attends le vieux roi Charles, qui dťsire vivement me parler, et le prince des Asturies, qui est le nouveau roi. Les affaires s'embrouillent beaucoup en Espagne. Vous direz ŗ l'Empereur que le roi Charles proteste contre son abdication et qu'il s'en rapporte entiŤrement ŗ mon amitiť. Cela ne laisse pas de beaucoup m'embarrasser. Dites cela ŗ l'Empereur seulement. J'espŤre cependant Ítre bientŰt libre de tout cela. Vous recevrez bientŰt un mťmoire sur les affaires de Constantinople. Vous devrez en attendant ne pas dissimuler ŗ M. de Romanzoff qu'il y a des choses scabreuses, et que si c'ťtoit lŗ l'ultimatum de la Russie, il seroit difficile ŗ arranger; mais que je ne le suppose pas; que c'est parce que j'avois prťvu ces difficultťs que j'avois demandť l'entrevue, et non pas pour une vaine formalitť; _qu'il faut certainement trente courriers pour finir cette affaire; que trente courriers ŗ deux mois chacun consumeront trois ans; que nous aurions terminť en trente confťrences, qui ŗ deux par jour auroient employť quinze jours_. Le marťchal Soult a rťuni tous les b‚timens de l'Óle de RŁgen. Le prince de Ponte-Corvo est en Fionie: il a avec lui 15,000 FranÁais, 15,000 Espagnols et 15,000 Danois. Il seroit passť, si le Danemark n'avait pas tergiversť si longtemps pour le recevoir: aujourd'hui il trouve qu'il ne va pas assez vite; des miracles ne peuvent pas se faire. Aujourd'hui la belle saison s'opposera peut-Ítre ŗ tout passage. Mais on fera l'impossible, et la diversion aura toujours son effet. Je viens de recevoir le manifeste du roi de SuŤde. Tout y est faux. Je ne sais pas si le gťnťral Grandjean, que je ne connois pas, et d'autres officiers ont, en buvant, fait de la politique. On n'attache d'ailleurs aucune importance au bavardage des militaires et devant des individus non accrťditťs. Mais je ne puis croire que cela soit vrai. Nous sommes trop amis du Danemark pour penser ŗ lui Űter la NorvŤge. Pour ce qui regarde le sieur Bourrienne, cela est de toute faussetť; il rťpondra ŗ cette inculpation. Si cela ťtoit vrai, comme il est dans la carriŤre diplomatique, il seroit sťvŤrement puni. Mais comment auroit-il fait ce qu'on lui impute, puisqu'il ne voyoit pas le ministre de SuŤde ŗ Hambourg? On n'a pas d'idťe d'un manifeste aussi fou. Rťpťtez bien ŗ M. de Romanzoff que la question de la Turquie est une affaire de chicane; qu'on veut une entrevue pure et simple et sans condition. Vous ne manquerez pas d'insister sur ce que ce n'ťtoit point une vaine formalitť, mais un moyen expťditif d'arranger tout. Je trouve que vous ne parlez pas assez haut et que vous n'avez pas assez dťfendu mes intťrÍts. En attendant, voilŗ la Russie maÓtresse d'une belle province, qui est du plus grand rťsultat pour ses affaires et dont je ne suis d'aucune maniŤre jaloux. Je n'ai pas le tems de vous en ťcrire davantage. Je suis fort occupť ici de choses qui me donnent beaucoup d'embarras. Daru vous expťdiera cette lettre par une estafette. Sur ce, je prie Dieu, etc. Bayonne, le 26 avril 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, vous trouverez ci-joint une lettre de M. de Dreyer qui vous fera voir que M. de TolstoÔ est toujours inconsťquent. Mais cela n'est que pour votre gouverne. Les journaux de France sont pleins de bÍtises. Il est faux que le prince de la Paix ait laissť tant d'argent: on n'a pas trouvť un sol. J'attends ce soir ici ce malheureux homme, qui a ťtť arrachť des mains des Espagnols par mes troupes. Il ťtoit enfermť dans un cachot entre la vie et la mort, entendant ŗ tout instant les cris de la populace qui vouloit le lanterner. Quand il m'a ťtť remis, il avoit une barbe de sept jours et n'avoit point changť de chemise depuis plus d'un mois. J'ai ici le prince des Asturies que je traite bien, mais que je ne reconnois pas. J'attends dans trois jours le roi Charles et la Reine. Les Grands d'Espagne arrivent ici ŗ chaque instant. Tout est paisible en Espagne. Toutes les forteresses sont dans nos mains. Le seul point de Madrid oý se trouve le grand-duc de Berg est occupť par 60,000 hommes. Le pŤre proteste contre le fils, le fils contre le pŤre. Diffťrentes factions existent en Espagne. Je pense que le dťnoŻment n'est pas ťloignť.--Si l'on vous parle de l'expťdition de Scanie, voici l'ťtat de la question: Je ne pouvois entreprendre cette expťdition ŗ moins de 40,000 hommes. Le prince de Porte-Corvo avoit 15,000 FranÁais et 15,000 Espagnols. Il falloit donc que les Danois fournissent 10,000 hommes. Mais je tenois et je devois tenir ŗ ce que ces 40,000 hommes dťbarquassent ŗ la fois; qu'une partie eŻt dťbarquť et que l'autre fŻt restťe sur l'autre bord, l'expťdition ťtoit manquťe et les troupes sacrifiťes. Vous sentez que je ne pouvois permettre qu'on fÓt une telle faute. Le prince de Ponte-Corvo s'est rendu ŗ Copenhague; il y a vu que les moyens de dťbarquement n'existoient que pour 15,000 hommes ŗ la fois: il auroit donc fallu faire trois voyages. Le passage devoit donc Ítre ajournť. Il avoit ordre de passer lŗ 40,000 hommes ŗ la fois; voilŗ la question. Aujourd'hui le roi de Danemark peut concentrer ses troupes en Seelande: il a 25,000 hommes. J'ai ordonnť au prince de Ponte-Corvo de faire passer 6,000 hommes. Le Danemark n'a donc rien ŗ craindre. S'il manifeste de la peur, cette peur est sans fondement, ŗ moins que ces hommes ne soyent de carton. Les Albanais viennent d'assassiner un adjudant commandant et quatre officiers italiens sans prťtexte ni raison. Une grande fermentation rŤgne ŗ Constantinople. Tout se prťpare donc pour conduire ŗ bonne fin l'entrevue, que je compte pouvoir avoir lieu en juin. Pour cela, il faut que la Russie montre moins d'ambition. Je n'ai point de nouvelles de l'Autriche; je vois qu'elle arme et dťsarme; j'ignore ce qu'elle fait. Vous allez recevoir bientŰt un courrier de M. de Champagny avec les premiŤres notes sur les affaires de Turquie. Je le rťpŤte, il est f‚cheux que l'entrevue n'ait pas eu lieu: au lieu d'Ítre ici, je serois ŗ Erfurt. Je crois qu'il faudra trop de tems pour se mettre d'accord avec des courriers. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--Je reÁois au moment votre lettre du 5 avril. Je trouve que vous vous donnez trop de mouvement pour l'expťdition de SuŤde. Je vois avec plaisir tout ce que fait l'Empereur, mais il est inutile que vous pressiez tant. Vous avez eu des instructions pour la Finlande, vous n'en avez pas eu pour le reste. Je sais qu'on s'est plaint ŗ Saint-Pťtersbourg que je ne faisois pas de prťsens aux officiers qui venoient en dťpÍches: la raison est que je n'en ai vu aucun. Or l'usage ici est que je ne fais de prťsens qu'aux officiers qui me remettent des lettres de l'Empereur. S'ils remettent leurs lettres ŗ l'ambassade, je ne les connois point. Il est de style aussi que, pour que l'officier soit traitť avec considťration, il faut que son nom soit citť dans la lettre du souverain. Si la lettre portoit, par exemple: ęJe vous envoye un de mes officiersĽ, sans le nommer, cet officier, n'ťtant pas connu, ne seroit pas traitť avec autant de distinction. Cependant, on a assez de considťration pour l'Empereur pour que ses officiers soient trŤs bien reÁus ici. Mais lorsqu'ils portent leurs dťpÍches ŗ l'ambassade, alors ils ne sont pas reconnus. Je vous donne ce dťtail pour votre gouverne. La lettre suivante ne porte pas de date; elle a ťtť ťcrite ŗ l'extrÍme fin d'avril ou au commencement de mai. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 12 avril. Faites mon compliment ŗ l'Empereur sur la prise de Svťaborg.--Vous avez reÁu des explications sur les affaires de Copenhague. Le fait est qu'il faut pouvoir passer, et passer avec au moins 30,000 hommes ŗ la fois, car il n'est pas certain que le second convoi passe, et si le premier convoi se trouvoit sťparť, il seroit exposť ŗ recevoir des ťchecs. Le prince de Ponte-Corvo avoit marchť ŗ marches forcťes, espťrant que les Belts gŤleroient. Il s'est rendu de sa personne ŗ Copenhague pour s'assurer des moyens de passage, et, voyant qu'il n'y avoit de moyens que pour passer 15,000 hommes ŗ la fois, il suspendit sa marche. Mais le mouvement continue, et plusieurs milliers d'hommes sont passťs en Seelande. Mais enfin ces opťrations ne peuvent se faire qu'avec prudence.--Voilŗ la Finlande russe.--Les affaires de Turquie demandent de grandes discussions. Il est f‚cheux que l'Empereur ait ajournť l'entrevue: au lieu de venir en Espagne, j'aurois ťtť ŗ Erfurt. J'espŤre sous dix ou douze jours avoir terminť mes opťrations ici.--J'ai ici le roi Charles et la Reine, le prince des Asturies, l'infant don Carlos, enfin toute la famille d'Espagne. Ils sont trŤs animťs les uns contre les autres. La division entre eux est poussťe au dernier point. Tout cela pourroit bien se terminer par un changement de dynastie. --Pour votre gouverne, je vous dirai que depuis l'arrivťe de M. d'Alopťus, je n'ai pas entendu parler de l'Angleterre, et au moindre mot que j'en aurois, la Russie en seroit instruite; on doit compter lŗ-dessus.--Je n'ai pas non plus entendu parler de l'Autriche, et je ne connois rien aux armemens qu'elle fait. On me rend compte de tous cŰtťs qu'une grande quantitť de canons, de vivres, de troupes se rend en Hongrie. Il faut que la Russie sache bien cela, et que, mÍme vis-ŗ-vis de moi, les Autrichiens nient ces armemens, ou du moins disent qu'ils ne sont pas considťrables. Sur ce, je prie Dieu, etc. Bayonne, le 8 mai 1808. M. de CaulaÓncourt, j'ai lu un ouvrage sur la tactique franÁaise que vous m'avez envoyť; je l'ai trouvť plein de faussetťs et de platitudes. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 31 mai 1808. M. de Caulaincourt, j'ai reÁu vos lettres du 28 avril et des 4 et 7 mai. Le ministre des Relations extťrieures a dŻ vous ťcrire. Je n'approuve point ce que vous avez mis dans votre mťmoire ŗ l'Empereur. Un ambassadeur de France ne doit jamais ťcrire que les Russes doivent aller ŗ Stockholm.--Les affaires ici sont entiŤrement finies. Vous trouverez ci-joint ma proclamation aux Espagnols. Les Espagnes sont tranquilles et mÍme dťvouťes. Les Anglais se sont prťsentťs devant Cadix avec une forte expťdition, attirťs par la curťe des affaires d'Espagne et par l'espoir de s'emparer de la Caraque. Mais on ne les a pas ťcoutťs. Ils ont renvoyť un parlementaire sur un vaisseau de 80; on leur a tirť des boulets rouges, et on leur a cassť un m‚t.--Il me semble que vous ne dites pas suffisamment ma raison. Je voulois l'entrevue pour t‚cher d'arranger nos affaires avec la Russie. En Russie on ne l'a pas voulu, puisqu'on ne l'a voulu que conditionnellement, et dans le cas oý j'adopterois tout ce que propose M. de Romanzoff. C'ťtoit justement pour traiter ces affaires que je dťsirois l'entrevue. Il y a un cercle vicieux que vous n'avez pas assez senti ni fait sentir. Aujourd'hui, je suis dans les mÍmes dispositions, je dťsire l'entrevue. Depuis le 20 juin, je suis disponible, mais je veux l'entrevue sans condition. Bien mieux, il faut que l'on convienne avant que je n'adopte pas les bases proposťes par M. de Romanzoff, qui me sont trop dťfavorables. J'ai dit ŗ l'Empereur Alexandre: Conciliez les intťrÍts des deux empires. Or ce n'est pas concilier les intťrÍts des deux empires que de sacrifier les intťrÍts de l'un ŗ ceux de l'autre, et compromettre mÍme son indťpendance. D'ailleurs, nous nous rencontrerions dŤs lors nťcessairement, car la Russie ayant les dťbouchťs des Dardanelles, seroit aux portes de Toulon, de Naples, de Corfou. Il faut donc que vous laissiez pťnťtrer que la Russie vouloit beaucoup trop, et qu'il ťtoit impossible que la France voulŻt consentir ŗ ces arrangements; que c'est une question d'une solution trŤs difficile, et que c'est pour cela que je voulois essayer de s'arranger dans une confťrence. Le fond de la grande question est toujours lŗ: Qui aura Constantinople? Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 15 juin, ŗ midi. M. de Caulaincourt, Talleyrand est restť malade ŗ Berlin[667]. Une estafette m'apporte vos lettres des 22 et 25 mars. Vous trouverez ci-joint pour votre gouverne des piŤces qui vous feront connaÓtre ce qui s'est passť relativement aux affaires d'Espagne. La Junte s'assemble ici demain; elle est assez nombreuse. Le roi d'Espagne est dťjŗ reconnu et proclamť dans toute l'Espagne et va se mettre en route pour Madrid. Je ne garde pas un village pour moi. La Constitution d'Espagne est trŤs libťrale; les CortŤs y sont maintenues dans tous leurs droits.--Les Anglais agitent les Espagnes, quelques villes ont levť l'ťtendard de la rťbellion; mais cela est trŤs peu de chose, et lorsque vous lirez ceci, tout sera probablement calmť. Quelques colonnes mobiles ont dťjŗ donnť cinq ou six leÁons.--Je consens ŗ l'entrevue. Je vous laisse le maÓtre d'en dťsigner l'ťpoque. Vous ne recevrez pas cette lettre avant le 1er juillet. L'Empereur ne sera pas fixť avant le 15. Vous devez me prťvenir de maniŤre qu'il y ait 16 ou 18 jours pour le temps que mettra votre lettre ŗ arriver, 10 jours pour me rendre au lieu du rendez-vous et 5 ou 6 jours pour faire les prťparatifs. Il faut donc que l'Empereur ne soit rendu au lieu de l'entrevue que le 35e jour aprŤs le dťpart de votre lettre de Saint-Pťtersbourg. Ce ne peut donc pas Ítre avant le mois de septembre, et, ŗ vous dire vrai, je prťfŤre cette saison ŗ toute autre; d'abord parce qu'il fera moins chaud, et ensuite parce que mes affaires seront finies ici, et que j'aurai pu passer quelques jours ŗ Paris.--Plusieurs rťgimens sont passťs en Seelande. L'escadre de Flessingue se met en rade. On donne aux Anglais toutes les inquiťtudes possibles. Deux vaisseaux russes sont ŗ Toulon, oý on va les mettre en ťtat.--Vous ne manquerez pas d'observer que la France ne gagne rien au changement de dynastie en Espagne, que plus de sŻretť en cas de guerre gťnťrale, et que cet …tat sera plus indťpendant sous le gouvernement d'un de mes frŤres que sous celui d'un Bourbon; qu'il ťtoit d'ailleurs tellement mal gouvernť, tellement livrť aux intrigues et qu'il rťgnoit parmi le peuple une fermentation sans but dťterminť telle qu'une rťforme ťtoit devenue indispensable.--Je crois que l'Empereur a raison, en laissant passer la premiŤre nouveautť des escadres anglaises, mais il n'a rien ŗ craindre d'elles, comme je l'ai dit ŗ l'officier russe qui est parti derniŤrement. Le seul point sur lequel on pouvoit avoir de l'inquiťtude ťtoient les isles, si l'on n'avoit pas eu le temps de les fortifier.--Faites-moi connoÓtre ce que c'est que ce petit Montmorency. A-t-il justifiť ce qu'on peut attendre de son ‚ge? Dites ŗ l'ambassadeur d'Espagne qu'il doit se bien comporter, que le nouveau roi le confirmera et lui enverra ses pouvoirs; qu'il doit parler dans le bon sens et qu'il doit toujours, pour cheval de bataille, s'appuyer de la Constitution qui rťorganise son pays et va le porter ŗ un degrť de prospťritť qu'il ne devoit jamais attendre du gouvernement des Bourbons. [Note 667: Il ne s'agit pas ici du prince de Bťnťvent, mais d'un de ses parents, employť ŗ porter des dťpÍches diplomatiques.] _P. S._--Vous trouverez ci-joint un petit bulletin en espagnol dont vous prendrez connoissance et que vous remettrez ŗ l'ambassadeur d'Espagne.--C'est le conseil de Castille qui a demandť le roi d'Espagne comme vous le savez, par son adresse et celle de la ville de Madrid, et qui ont prťcťdť de prŤs d'un mois sa nomination; au reste, tout cela est pour votre gouverne. Moins on vous en parlera, moins il faut en parler. Bayonne, le 16 juin 1808. M. de Caulaincourt, plusieurs acteurs de l'Opťra se sont sauvťs de Paris pour se rťfugier en Russie. Mon intention est que vous ignoriez cette mauvaise conduite. Ce n'est pas de danseurs et d'actrices que nous manquerons ŗ Paris. Sur ce, je prie Dieu, etc.[668]. Paris, le 28 juin 1808. M. de Caulaincourt, je n'ai reÁu qu'hier votre lettre du 4. Il paraÓt que votre courrier est tombť malade ŗ Koenigsberg. Vous aurez reÁu ma lettre du 15. Vous trouverez ci-joint de nouvelles piŤces relatives aux affaires d'Espagne; vous les aurez lues, au reste, dans le _Moniteur_. Plusieurs provinces ont levť l'ťtendard de la rťvolte; on les soumet. Cette expťdition aura pour la Russie le rťsultat qu'une partie de l'expťdition anglaise destinťe pour la Baltique va en Amťrique et que l'autre partie va ŗ Cadix. J'ai vu avec peine que les Russes avoient essuyť quelques ťchecs dans le nord de la Finlande. Plusieurs rťgimens sont arrivťs ŗ Copenhague. L'expťdition a ťtť manquťe pour le moment, mais tout peut facilement se faire au mois de novembre prochain. Il n'y a que quatre mois d'ici ŗ cette ťpoque; il n'y a donc pas de temps ŗ perdre. Il faut que la Russie engage le Danemark ŗ me demander de faire passer 40,000 hommes en NorvŤge, et que les Russes soyent prÍts ŗ passer le dťtroit de Finlande quand il sera gelť. On se rencontreroit en SuŤde, et dŤs lors les Anglais seroient obligťs de s'en aller et dťshonorťs, et la SuŤde seroit prise. Dites ŗ l'Empereur que dans quinze jours je serai ŗ Paris. Vous sentez qu'avant de lui parler des affaires d'Espagne, je dťsire savoir comment elles prendront ŗ Saint-Pťtersbourg. Vous avez dŻ recevoir du Sr de Champagny des instructions sur le langage que vous avez ŗ tenir. L'Espagne ne me vaudra pas plus qu'elle ne me valoit. Le roi d'Espagne part aprŤs-demain pour Madrid. Je vous envoye un article d'un journal de Vienne qui me paroÓt une extravagance: montrez-le ŗ Saint-Pťtersbourg et faites-moi connoÓtre ce qu'on en pense. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 9 juillet 1808. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint la nouvelle Constitution d'Espagne et le bulletin de la derniŤre sťance de la Junte avec le serment qui a ťtť prÍtť. Le Roi part demain ŗ 5 heures du matin pour Madrid. Voici les ministres que le Roi a nommťs: aux Relations extťrieures, _Cevallos_, le mÍme qui l'ťtoit dťjŗ; secrťtaire d'…tat, _Urquijo_, qui a ťtť premier ministre il y a six ans; ŗ l'Intťrieur, _Jovellanos_, ancien ministre de Gr‚ce et de Justice qui avoit ťtť exilť ŗ Minorque; ŗ la Marine, _Mazzaredo_; ŗ la Guerre, _O'farill_; au ministŤre des Indes, _Azanza_; aux Finances, _Cabarrus_. Je reÁois votre lettre du 17. Je suis f‚chť que cet article de l'Angleterre ait fait un mauvais effet sur l'Empereur. Je rťitŤre l'ordre au MinistŤre de la Police de veiller ŗ ce qu'il ne soit imprimť rien de contraire ŗ notre alliance avec la Russie.--Je vous ai ťcrit relativement aux acteurs et actrices franÁais qui sont ŗ Saint-Pťtersbourg. On peut les garder et s'en amuser aussi longtemps que l'on voudra. Cependant l'Empereur a eu raison de trouver mauvais que ses agens dťbauchassent nos acteurs. C'est M. de Benckendorf qui a favorisť la fuite de ces gens-lŗ. Si la circonstance se prťsentoit d'en parler, dites que, pour ma part, je suis charmť que tout ce que nous avons ŗ Paris puisse amuser l'Empereur. Vous trouverez ci-joint deux lettres pour l'Empereur, dont l'une relative ŗ la mort de la grande-duchesse est d'une date ancienne. Je ne sais comment on a oubliť de vous l'envoyer. Vous devez partir du principe que je ne sais pas ce que veut l'Autriche; qu'elle arme beaucoup; qu'elle excite beaucoup les services; qu'elle fait des places en Hongrie; qu'elle dťmolit, dit-on, les murs de Cracovie, et qu'elle retire ses troupes de Galicie. Lorsqu'on leur demande des explications sur les armemens, ils rťpondent qu'ils n'arment point. Cependant cela est trop ťvident. Jusqu'ici j'ai regardť cela en pitiť. Je compte mÍme ne rien dire. Cependant, si cela ennuyoit l'Empereur, nous pourrions de concert leur faire dire par Andreossi et par le prince Kourakine de dťsarmer et de laisser le monde tranquille. Je n'ai aucune discussion avec eux; nous sommes sur le pied le plus aimable: et, dans le fait, ces armemens ne sont nuisibles qu'ŗ eux, parce qu'ils dťsorganisent leurs finances. [Note 668: Cette courte lettre est la seule de toute la sťrie qui figure en manuscrit aux Archives nationales; elle a ťtť publiťe sous le nį 14,107 de la _Correspondance_.] _P. S._--Le Roi est parti ce matin. Je l'ai reconduit jusqu'ŗ la frontiŤre. Toute la Junte dans prŤs de cent voitures l'accompagnoit; mais c'ťtoient des voitures ťquipťes un peu ŗ la h‚te. Les Anglais ont des expťditions nombreuses devant Cadix et le Ferrol, afin de fomenter les insurrections. Je suis certain que la seconde expťdition, qui ťtoit destinťe pour la SuŤde, a ťtť employťe ŗ Cadix et sur les autres points. Ainsi cela a fait diversion aux affaires de Russie. Bayonne, 21 juillet 1808. M. de Caulaincourt, vous devez remercier l'Empereur de ce qu'il m'a fait dire relativement au roi d'Espagne. Il n'a pas affaire ŗ un ingrat, et comme il n'a pas attendu que je le lui demande pour faire une chose qui m'est si agrťable, vous pouvez lui dire que je viens de donner des ordres pour en finir avec la Prusse. Aussi bien la saison s'avance, et mes troupes ne pourraient ťvacuer l'hyver. Je voulois attendre l'issue de ma confťrence avec l'Empereur; mais puisque cela tarde et que l'hyver approche, vous direz que les affaires avec la Prusse ťtant ŗ peu prŤs d'accord, au reÁu de cette lettre le traitť avec cette puissance sera probablement signť. Les affaires d'Espagne vont bien. Le marťchal BessiŤres a remportť le 14 une victoire signalťe qui a soumis le royaume de Lťon et les provinces du Nord. En racontant cela ŗ l'Empereur, vous lui direz que les Anglais mettent partout le feu en Espagne, qu'ils y rťpandent de l'argent et s'entendent avec les moines, et qu'il y a vraiment du trouble. Je pars cette nuit pour aller faire un tour dans mes provinces du Midi, et de lŗ me rendre ŗ Paris oý je serai avant le 15 aoŻt. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. De Rochefort, le 5 aoŻt. Ayant toujours ťtť en route [_lacune dans le texte_], je m'empresse de la faire partir, avec les changemens survenus depuis ce tems. J'ai reÁu hier un courrier qui m'a annoncť l'horrible catastrophe arrivťe au gťnťral Dupont. Ce gťnťral, au fond de l'Andalousie, s'est laissť couper la retraite, s'est laissť envelopper, isoler de deux de ses divisions, et aprŤs une affaire mal concertťe et mal donnťe, il s'est rendu par capitulation. Huit ou neuf mille FranÁais ont ťtť obligťs de mettre bas les armes, ainsi que deux ou trois rťgimens suisses qui ťtoient au service d'Espagne et qui avoient pris parti pour nous. C'est un des actes les plus extraordinaires d'ineptie et de bÍtise. Dans la position actuelle des choses, cet ťvťnement est d'un effet immense en Espagne. Les esprits s'ťchauffent. Mon armťe va Ítre obligťe d'ťvacuer Madrid pour se concentrer. Au mÍme moment, 40,000 Anglais dťbarquent sur diffťrents points. Je vous donne cette nouvelle pour votre gouverne. Je pense que vous devrez attendre l'arrivťe d'un prochain courrier qui vous sera expťdiť, pour avoir le prťtexte de la dire, en parlant des autres nouvelles, et disant que votre courrier ťtoit ancien. AprŤs la tournure trŤs grave que prennent les affaires d'Espagne, il est probable que cet hyver je laisserai 150,000 FranÁais, indťpendamment de 100,000 alliťs, sur la rive gauche de l'Elbe. Je fais rentrer 80,000 hommes. C'est dans cette position que je passerai l'hyver. Dantzig sera gardť par les Saxons et les Polonais. Je laisserai la Pologne ŗ ses propres troupes, pour ne pas menacer la Russie ni l'Autriche. Tout cela n'est aussi que pour votre gouverne. Tout porte ŗ penser que les mouvemens de l'Autriche sont des mouvemens de peur. Je laisse des troupes suffisantes pour la contenir. Mais si elle se laissoit entraÓner par l'Angleterre, elle se trouveroit loin de son jeu. Dans ces circonstances, je verrois avec plaisir que l'Empereur dÓt un mot et fit connoÓtre son mťcontentement des armemens de l'Autriche.--Voilŗ le roi de SuŤde entiŤrement abandonnť des Anglais. Tenez-moi au fait de ce que tout cela doit devenir. La chose est obscure. Je suis fort content de l'esprit des FranÁais dans les provinces. Demain, je traverse la Vendťe. Rochefort, le 6 aoŻt 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, je vous ai ťcrit hier. Je retarde mon dťpart de Rochefort de deux heures pour rťpondre ŗ vos lettres des 16 et 17 juillet de Saint-Pťtersbourg que je reÁois ŗ l'instant. L'Autriche arme et devient insolente. Ces armemens et cette insolence ne sont que ridicules, dŤs qu'elle n'a rien de liť avec la Russie. Les Anglais dťbarquent beaucoup de monde sur les cŰtes d'Espagne. Cela peut avoir quelque inconvťnient momentanť pour moi, vu que cela excite merveilleusement les insurrections d'Espagne et de Portugal; mais j'ai au moins la consolation que ces ťvťnemens ont servi de diversion ŗ l'Empereur et l'ont entiŤrement dťgagť de ses ennemis. Je pars pour parcourir la Vendťe. Je serai ŗ Paris le 15 aoŻt. J'attendrai lŗ ce que vous m'ťcrirez pour le rendez-vous.--Voilŗ un an que mon alliance avec l'Empereur dure; ainsi, elle doit donner de la confiance de part et d'autre. Je ne suis point ťloignť de laisser la frontiŤre de la Vistule occupťe par les Polonais et les Saxons et d'en retirer mes troupes. Par ce moyen, il y aura entre une sentinelle russe et une sentinelle franÁaise toute la distance du pays entre l'Elbe et le Niťmen. Si vous recevez les journaux anglais, vous y verrez que les 5/6mes des nouvelles qu'ils contiennent sont fausses et controuvťes. Je vous ai instruit de ce qu'il y a de vrai. Des expťditions anglaises et des insurrections menacent Lisbonne. La meilleure intelligence rŤgne entre l'amiral russe et le gťnťral Junot; je ne sais pas ce qui en arrivera. Je fais cependant avancer mes troupes en toute diligence. Une partie de l'annťe espagnole ayant pris parti pour les Anglais, les affaires ne laissent pas d'Ítre assez sťrieuses.--Vous ne manquerez pas de vous souvenir que l'armťe du gťnťral Dupont ťtoit composťe de recrues, et que cette affaire, quoique excessivement mal manoeuvrťe, ne seroit pas arrivťe ŗ de vieilles troupes, qui auroient trouvť dans leur moral mÍme de quoi supplťer aux fautes du gťnťral. ņ Saint-Cloud, le 20 aoŻt 1808. M. de Caulaincourt, je vous envoye un rapport du ministre de la Marine et un projet de dťcret qu'il me propose de prendre. Je ne veux pas le faire sans savoir si cela convient ŗ l'Empereur. L'Empereur fait des dťpenses inutiles en conservant ces vaisseaux qui ne sont bons ŗ rien. Des transports armťs en guerre ne peuvent servir. Ces vaisseaux sont pourris. Reste le vaisseau turc qu'on pourroit envoyer ŗ AncŰne, oý il seroit dťsarmť. Moyennant cela, il y aura bon nombre de matelots disponibles. On fera de ces matelots ce que voudra l'Empereur: ou on les renverra en Russie, ou je les prendrai ŗ ma solde et je mettrai les ťquipages des trois mauvais vaisseaux sur trois de mes vaisseaux de Flessingue ou ailleurs. Ils seront ŗ ma solde et serviront comme alliťs. Les officiers s'instruiront, les matelots s'exerceront, et cela sera utile ŗ tout le monde. Mais il faut que ces ťquipages soyent tout ŗ fait ŗ mon service, car mon escadre souffriroit des dťpendances attachťes ŗ une escadre combinťe. Causez-en avec le ministre de la Marine. Peut-Ítre seroit-il plus convenable que ce fŻt l'Empereur ou son ministre qui prissent cette dťcision? Vous y ferez mettre que le vaisseau turc se rendra dans le port d'AncŰne oý il sera dťsarmť. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. Saint-Cloud, le 23 aoŻt 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 1er aoŻt. J'ai reÁu hier les beaux prťsens de l'Empereur. J'ai fait commander de trŤs beaux meubles pour les faire ressortir; ils sont vraiment beaux. M. le gťnťral Caulaincourt, Montesquiou vous porte deux bustes de l'Empereur faits ŗ SŤvres sur le modŤle de celui qu'il m'a envoyť. Je crois qu'il y en a dťjŗ une cinquantaine de faits: ainsi vous pouvez en faire venir tant que vous voudrez. J'ai vu ŗ SŤvres le beau service de porcelaine ťgyptienne qui pourra Ítre envoyť ŗ l'Empereur le 1er septembre. J'espŤre qu'il en sera content. L'ineptie et la l‚chetť qu'ont montrťes Dupont, Marescot et quelques autres est inconcevable; ils n'ont fait que des sottises et des bÍtises. Cela a compromis mes affaires d'Espagne et m'oblige ŗ lever des conscrits pour rťparer mes pertes et me tenir toujours en mesure. Le 1er et le 6e corps et trois divisions de dragons sont partis de la grande armťe pour Mayence. Je fais partir des bords du Rhin une quantitť de forces ŗ peu prŤs ťgale ŗ celle que je retire pour renforcer les trois corps des marťchaux Davoust, Soult et prince de Ponte-Corvo. Je laisse en Allemagne mes 60 escadrons de cuirassiers, trois divisions de dragons et une vingtaine de rťgiments de cavalerie lťgŤre. J'ai d'ailleurs mis sur pied toutes les troupes de la Confťdťration du Rhin, de sorte que je puis marcher contre l'Autriche avec 200,000 hommes. Cependant je dťsirerois fort que l'Empereur fÓt parler ŗ l'Autriche, avec laquelle je n'ai du reste aucun sujet de discussion. J'ai conclu ma convention avec la Prusse, et si, comme je le crois, je n'ai rien ŗ dťmÍler avec l'Autriche, la Silťsie et Berlin seront dans les mains de la Prusse avant l'hyver, ce qui sera un grand sujet de tranquillitť pour l'Autriche et mÍme pour la Russie. Il faut que le prince Kourakine ait carte blanche en Autriche, et qu'il soit autorisť ŗ dire que la Russie joindra cent mille hommes ŗ mes troupes, si les Autrichiens font le moindre mouvement intempestif. Faites-moi connoÓtre quelles sont lŗ-dessus les intentions de l'Empereur. Il est de son intťrÍt que je fasse finir promptement les affaires d'Espagne. Trente mille hommes de plus peuvent accťlťrer la prise de certain port et nuire beaucoup aux Anglais. Jusqu'ŗ prťsent, je n'ai retirť de l'Allemagne qu'un nombre de troupes ŗ peu prŤs pareil ŗ celui que j'y envoyť; mais ťtant assurť que la Russie fera cause commune avec moi si l'Autriche chicane, je pourrai en retirer un plus grand nombre, ce qui seroit trŤs avantageux. La levťe des troupes de la Confťdťration coŻte beaucoup d'argent ŗ ses princes. Parlez de cela ŗ l'Empereur: s'il fait faire sa dťclaration ŗ la cour de Vienne, et s'il fait marcher 100,000 hommes si l'Autriche m'attaque, je renverrai les troupes des princes de la Confťdťration chez eux, ce qui sera un grand bienfait pour toute l'Allemagne. Il n'y a rien de nouveau sur le Portugal. Jusqu'ŗ cette heure on n'en entend rien. Votre lettre est arrivťe deux jours avant celles de Constantinople que Champagny vous envoye. Vous y verrez que le 28 juillet Sťlim a ťtť tuť, Mustapha prťcipitť du trŰne et un nouveau sultan mis ŗ sa place. Ne croyez aucune mauvaise nouvelle. L'Espagne sera soumise aprŤs les chaleurs, qui font que ce pays est un dťsert sans eau et insupportable pour nos troupes. Saint-Cloud, le 26 aoŻt 1808. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 9. Montesquiou est parti avant-hier; ainsi cette lettre pourra vous arriver avant lui. Voici ce qui s'est passť. Il y a deux jours que M. de Metternich reÁut un courrier de Vienne qui annonÁoit la rťsolution oý ťtoit sa cour de me donner satisfaction sur tout, et de faire rentrer les choses dans leur ancien ťtat pour le premier septembre. M. de Metternich avoit mÍme l'ordre de me demander une audience et de me donner ces assurances de vive voix, ce qu'il a fait hier avant la Comťdie. Je lui ai donnť une audience d'une heure dans laquelle il m'a fait toute sorte de protestations de bons sentimens, et m'a annoncť que sa Cour reconnoÓtroit le nouveau roi d'Espagne. Je suis donc fondť ŗ penser qu'au 1er septembre, c'est-ŗ-dire dans peu de jours, tout sera rentrť dans l'ancien ťtat. Je renverrai alors les troupes de la Confťdťration chez elles, et tout redeviendra pacifique en Allemagne. La convention avec les Prussiens n'est pas encore signťe; j'espŤre qu'elle le sera demain ou aprŤs. AussitŰt que je verrai que l'Autriche tient ses promesses, je compte rťunir 100,000 hommes au camp de Bayonne. Le 1er et le 6e corps de la grande armťe arrivent ŗ Mayence.--Les Anglais veulent attaquer le Portugal. Au 15 aoŻt il n'y avoit rien de nouveau ŗ Lisbonne. Junot y ťtoit en bonne position, ainsi que l'escadre russe.--La division espagnole qui ťtoit dans le Nord s'est embarquťe pour l'Espagne, gr‚ce ŗ l'extrÍme imprťvoyance du prince de Ponte-Corvo, quoique je lui eusse rťpťtť plusieurs fois qu'il devoit placer ses troupes de maniŤre ŗ en Ítre sŻr; mais La Romana et d'autres gťnťraux espagnols lui avoient tournť la tÍte. Vous pouvez parler de cette affaire; comme ne voulant pas dťsarmer ces troupes, dire que je prťfŤre les vaincre en Espagne ŗ dťsarmer des soldats qui ťtoient passťs ŗ mon service, mais que cette trahison m'a rťvoltť et que les traÓtres seront punis. Les affaires d'Espagne vont mťdiocrement. Le roi d'Espagne est ŗ Burgos. L'armťe occupe la ligne du Duero.--Saragosse a ťtť prise; chaque maison a essuyť un siŤge, de sorte que cette ville est saccagťe et perdue. Mes bonnes troupes arrivent de tous cŰtťs, et aussitŰt que la canicule sera passťe, on fera une sťvŤre justice des rebelles. Le parti du Roi est composť de tous les hommes sages, mais qui tremblent sous les poignards des moines et aux sollicitations des agens anglais.--Vous jugerez convenable de moins presser l'empereur Alexandre d'agir contre l'Autriche, puisque celle-ci ne paroÓt pas vouloir y donner lieu.--Vous recevrez par le prochain courrier les communications que je fais faire au Sťnat des traitťs faits avec le roi d'Espagne, et des relations qui exposent au clair ce qui s'est passť et se passe en Espagne, pour dťtruire les faux bruits, quoique l'ťvťnement de Dupont ne soit que trop vrai. Lui et Marescot ont montrť autant d'ineptie que de l‚chetť et de pusillanimitť. Je soupÁonne que Villoutreys ne s'est pas comportť dans cette circonstance comme il convenoit ŗ un officier de ma maison. Je ne le conserverai probablement pas prŤs de moi.--L'ancien roi d'Espagne est toujours ŗ CompiŤgne, oý il a la goutte. Les princes sont ŗ ValenÁay.--Depuis les derniŤres nouvelles de Constantinople, nous ne savons rien. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--Les troupes espagnoles qui se sont sauvťes avec le marquis de La Romana ne se montent qu'ŗ 5,000 hommes; 7,000 sont restťs entre les mains du prince de Ponte-Corvo. J'ai ordonnť qu'on les dťsarm‚t et qu'on les fÓt prisonniers. Saint-Cloud, le 7 septembre 1808. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 23 aoŻt. Je partirai d'ici le 20 du mois pour Ítre rendu ŗ Erfurt ŗ tems. Le gťnťral Oudinot part pour prendre le commandement de la ville d'Erfurt. Des marťchaux de logis de la cour partent pour marquer les logemens. Un bataillon de ma garde s'y rend pour tenir garnison. Le marťchal Lannes part pour aller ŗ la rencontre de l'Empereur sur la Vistule. Le marťchal Soult est prťvenu ŗ Berlin pour que tout soit convenablement disposť. Quelque chose qu'on fasse, je crains qu'on soit mal ŗ Erfurt. Peut-Ítre auroit-on bien fait de prťfťrer Weimar: le ch‚teau est superbe, et on y auroit ťtť mieux. Je ne me souviens pas des raisons qui ont fait donner la prťfťrence ŗ Erfurt. Si c'ťtoit ŗ cause de moi, je serois aussi bien ŗ Weimar. Cependant tout sera prÍt ŗ Erfurt.--Vous trouverez ci-joint le _Moniteur_ qui vous fera connoÓtre les affaires d'Espagne. J'ai des nouvelles du Portugal du 20 aoŻt; tout ťtoit dans le meilleur ťtat ŗ Lisbonne; les Russes et les FranÁais y ťtoient de la meilleure intelligence et se prťparaient ŗ se dťfendre contre tout ťvťnement. Hier il y a eu une sťance extraordinaire du Sťnat, prťsidťe par l'Archichancelier, ŗ laquelle les Princes ont assistť. Champagny y a lu deux rapports sur les affaires actuelles et donnť communication des diffťrents traitťs faits avec les princes de la maison d'Espagne. Il en est sorti un sťnatus-consulte portant levťe de 160,000 combattans. Du reste, tout est fort tranquille. Du cŰtť de l'Espagne, nous avons des avantages; la division est parmi les rebelles. Le Roi gagne tous les jours; de nombreux renforts arrivent, et dťjŗ tout se prťpare pour marcher en avant.--Puisque l'Empereur n'est plus trŤs nťcessaire chez lui, il feroit bien, d'Erfurt, de passer jusqu'ŗ Paris. Si vous pensez que cela soit dans ses projets, vous ne sauriez me le faire connoÓtre trop tŰt. En consťquence de votre derniŤre lettre, Mondragon, ambassadeur de Naples, part de Paris et continue sa route. Celui d'Espagne va recevoir ses nouvelles lettres de crťance. _P. S._--Je joins au _Moniteur_ du 5 celui d'aujourd'hui qui contient les diffťrentes piŤces relatives aux affaires d'Espagne. Il n'y a aucun inconvťnient que vous en remettiez un exemplaire ŗ M. Romanzoff et que vous les communiquiez ŗ l'Empereur. ņ Saint-Cloud, le 7 septembre 1808. M. le gťnťral Caulaincourt, le marťchal Lannes se rend sur la Vistule ŗ la rencontre de l'empereur de Russie pour assurer toutes les escortes et complimenter ce prince; il lui remettra une lettre de ma part. Sur ce, je prie Dieu, etc. Saint-Cloud, le 14 septembre 1808. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 29 aoŻt. Vous avez trouvť dans les _Moniteurs_ qui ont paru et vous verrez dans celui d'hier que je vous envoye toutes les piŤces relatives aux affaires d'Espagne. La plus grande confusion rŤgne parmi les insurgťs; mes troupes avancent ŗ grands pas vers l'Espagne, et mon armťe se fortifie tous les jours. Le roi d'Espagne est ŗ Burgos; ŗ trente lieues de lui, il n'a aucun ennemi.--L'Empereur a dŻ trouver le marťchal Lannes sur la Vistule. Le gťnťral Oudinot est ŗ Erfurt, dont il a le commandement. Un dťtachement de ma maison y est dťjŗ arrivť. Le prince de Bťnťvent part le 16 et sera rendu ŗ Erfurt le 20. M. de Champagny part le 18. Moi je partirai le 20. Le prince de Neuch‚tel voyagera dans ma voiture.--Le prince Guillaume a pris ce matin congť. Toutes les affaires de Prusse sont terminťes. Enfin les 80,000 conscrits des annťes 1806, 1807, 1808 et 1809 seront tous levťs avant le 1er novembre. Je verrai, pour lever les 80,000 autres, quelle sera l'issue des ťvťnemens. J'ai ťtť fort sensible au langage de l'Empereur. Les derniŤres nouvelles de Lisbonne sont du 18 aoŻt; alors les Anglais paraissoient faire de grands mouvemens. Je n'ai point de renseignemens ultťrieurs. ņ Aranda de Duero, 27 novembre 1808. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre sans date que je suppose Ítre du 5 novembre. J'imagine que M. Champagny vous aura fait connoÓtre par des courriers tout ce qui se passe d'important dans ce pays, tel que le combat de Burgos, les affaires d'Espinosa, celle de Tudela, oý les armťes de Galice, des Asturies, d'Estremadure, d'Aragon, d'Andalousie, de Valence et de Castille ont ťtť dťtruites. Le gťnťral Saint-Cyr, aussitŰt que Rosas sera pris, ce qui n'est pas ťloignť, marchera en Catalogne pour faire sa jonction avec le gťnťral Duhesme qui a 15,000 hommes ŗ Barcelone, bien approvisionnťs et dans le meilleur ťtat. Vous pouvez dire ŗ l'Empereur que je serai dans six jours ŗ Madrid d'oý je lui ťcrirai un mot. Il n'y a rien de mauvais comme les troupes espagnoles, 6,000 de nos gens en bataille en chargent 20, 30 et jusqu'ŗ 36,000. C'est vťritablement de la canaille; mÍme les troupes de la Romana que nous avions formťes en Allemagne n'ont pas tenu. Au reste, les rťgimens de Zamora et de la Princesse ont subi le sort des traÓtres, ils ont pťri. Les Anglais se concentrent en Portugal. Ils ont fait avancer des divisions en Espagne. Mais ŗ mesure que nous approchons ils reculent.--J'ai envoyť il y a peu de jours ŗ Champagny mes ordres pour rťpondre ŗ la note de l'Angleterre. Quant ŗ l'Autriche, sa contenance n'est que ridicule. Je laisse en Allemagne 100,000 hommes. J'en ai 150,000 en Italie et la moitiť de ma conscription qui marche. D'ailleurs ici la grosse besogne est dťjŗ faite.--Le ministre de Russie ŗ Madrid a ťtť insultť par la canaille qui s'est amusťe ŗ pendre et ŗ traÓner dans les rues deux FranÁais qui ťtoient ŗ son service, mais dans peu de jours il sera dťlivrť. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Madrid, le 5 dťcembre 1808. M. de Caulaincourt, nous sommes ŗ Madrid depuis hier. Les bulletins vous feront connoÓtre les ťvťnements qui se sont passťs depuis le combat de Burgos, la bataille d'Espinosa et de Tudela, et les combats de Somo-Sierra et du Retiro. Les Anglais ont eu la l‚chetť de venir jusqu'ŗ l'Escurial, d'y rester plusieurs jours, et, ŗ la premiŤre nouvelle que j'approchois du (_sic_) Somo Sierra, de se retirer, abandonnant la rťserve espagnole.--On me dit que l'ambassadeur de Russie est parti il y a trois semaines pour CarthagŤne, oý il a dŻ s'embarquer pour Trieste et pour la France. Le temps ici est superbe; c'est absolument le mois de mai. Nos colonnes se dirigent sur Lisbonne. Madrid, le 10 dťcembre 1808. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint le rapport qu'on m'a fait sur le vaisseau russe. Vous le communiquerez ou vous ne le communiquerez pas ŗ l'Empereur, selon que cela vous conviendra. ņ Valladolid, le 7 janvier 1809. M. de Caulaincourt, je reÁois votre lettre du 8 dťcembre. Les bulletins se sont succťdť avec rapiditť. Les nouvelles de Constantinople, les nouvelles d'Autriche et aussi le besoin de me rapprocher de France m'ont rappelť au centre, car il y a d'ici ŗ Lugo 100 lieues, ce qui en feroit 200 pour le retour des estafettes. J'ai laissť le duc de Dalmatie avec 30,000 hommes pour suivre la retraite des Anglais; le marťchal Ney est en seconde ligne sur les montagnes qui sťparent la Galice du royaume de Lťon. Le duc de Dalmatie doit Ítre ŗ Lugo. Il est probable que, lorsque vous recevrez cette lettre, je sois de retour ŗ Paris. Dites ŗ l'Empereur qu'en Italie et en Dalmatie j'ai 150,000 hommes ŗ opposer ŗ l'Autriche, non compris l'armťe de Naples; que j'ai 150,000 hommes sur le Rhin, et, en outre, 100,000 hommes de la Confťdťration; qu'enfin au premier signal je puis entrer avec 400,000 hommes en Autriche; que ma garde est aujourd'hui ŗ Valladolid, oý je la laisse reposer huit jours, et que je la dirigerai ensuite sur Bayonne; que je suis prÍt ŗ me porter sur l'Autriche, si cette puissance ne change pas de conduite, et que si ce n'eŻt pas ťtť pour ne rien faire de contraire ŗ notre alliance, dťjŗ je me serois mis en guerre avec cette puissance, car les affaires d'Espagne qui m'occupent 200,000 hommes ne m'empÍchent pas de me croire deux fois plus fort que l'Autriche, quand je suis sŻr de la Russie; que le seul mal que je voye, c'est que cela coŻte beaucoup d'argent; que je viens de lever encore 80,000 hommes; que je dťsire que nous prenions enfin le ton convenable avec l'Autriche. Je l'ai proposť ŗ Erfurt. Autrement nous ne pourrons terminer rien de bon sur les affaires de Turquie. Nous aurions peut-Ítre eu la paix, sans les espťrances que les Anglais ont fondťes sur les dispositions de l'Autriche.--Quant aux deux vaisseaux russes ŗ Toulon, il n'y a pas de doute qu'ils seront payťs. Je viens encore d'ťcrire ŗ ce sujet.--Vous pouvez assurer qu'il n'y a plus d'armťe espagnole; si tout le pays n'est pas entiŤrement soumis, c'est qu'il y a beaucoup de boue, et qu'il faut beaucoup de tems, mais tout se termine. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Valladolid, le 14 janvier 1809. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint la lettre que je voulois ťcrire ŗ l'Empereur; mais j'ai trouvť qu'il y avoit beaucoup trop de choses pour une lettre qui reste. Je vous l'envoye pour que vous vous en serviez comme d'instruction gťnťrale. J'ťcrirai ŗ l'Empereur une lettre moins signifiante. Sur ce, je prie Dieu, etc. _Projet de lettre ŗ l'empereur Alexandre, transformť en instruction pour l'ambassadeur._ Monsieur mon frŤre, il y a bien longtems que je n'ai ťcrit ŗ V. M. I. Ce n'est pas cependant que je n'aie souvent pensť, mÍme au milieu du tumulte des armes, aux moments heureux qu'elle m'a procurťs ŗ Erfurt. J'ai espťrť pendant un moment annoncer ŗ V. M. la prise de l'armťe anglaise; elle n'a ťchappť que de douze heures; mais des torrents qui, dans des tems ordinaires, ne sont rien, ont dťbordť par les pluies, et des contrariťtťs de saison ont retardť ma marche de 24 heures. Les Anglais ont ťtť vivement poursuivis. On leur a fait 4,000 prisonniers anglais et tout le reste du corps de la Romana; on leur a pris 18 piŤces de canon, 7 ŗ 800 chariots de munitions et de bagages et mÍme une partie de leur trťsor; on les a obligťs ŗ tuer eux-mÍmes leurs chevaux, selon leur bizarre coutume. Les chemins et les rues des villes en ťtoient jonchťs. Cette maniŤre cruelle de tuer de pauvres animaux a fort indisposť les habitans contre eux. Je les ai poursuivis moi-mÍme jusqu'aux montagnes de la Galice. J'ai laissť ce soin au marťchal Soult. J'ai l'espťrance que si les vents leur sont contraires, ils ne pourront s'embarquer. Ils ne rembarqueront pas de chevaux; il ne leur en reste pas quinze ou dix-huit cents. Le Roi fait aprŤs-demain son entrťe ŗ Madrid. La menace de les traiter en pays conquis et la crainte de perdre leur indťpendance a fort agi sur eux. Ils n'ont plus d'armťe. Si l'on n'a pas occupť tout le pays, c'est que le pays est grand et qu'il faut du tems. Quand Votre Majestť lira cette lettre, je serai rendu dans ma capitale. Ma garde et une partie de mes vieux cadres sont en mouvement rťtrograde sur Bayonne. Je voulois former mon camp de Boulogne qui auroit donnť beaucoup d'inquiťtude aux Anglais, mais les armemens de l'Autriche m'en ont empÍchť. J'avois rťuni 20,000 hommes ŗ Lyon pour les embarquer sur mon escadre de Toulon et menacer les Anglais de quelque expťdition d'…gypte ou de Syrie qu'ils redoutent beaucoup; les armemens de l'Autriche m'en ont encore empÍchť. Je vais leur faire passer les Alpes et les faire entrer en Italie. J'ai des preuves certaines que l'Autriche a pris l'engagement de ne pas reconnaÓtre le roi Joseph. Son chargť d'affaires a suivi les insurgťs. Il a fui de Madrid et il est ŗ Cadix. J'ai des preuves certaines que l'Autriche avoit promis de fournir 20,000 fusils aux insurgťs. L'espťrance de l'Angleterre ťtoit de soutenir les troubles de l'Espagne, de nous faire rompre avec la Turquie et de faire dťclarer l'Autriche et avec la SuŤde de contre-balancer notre puissance. J'ai regret que Votre Majestť n'ait pas adoptť ŗ Erfurt des mesures ťnergiques contre l'Autriche. La paix avec l'Angleterre sera impossible, tant qu'il y aura la plus lťgŤre probabilitť d'exciter des troubles sur le continent. Votre Majestť comprendra aisťment que je n'attache aucune importance ŗ la reconnoissance du roi Joseph par l'Autriche. J'en attache bien davantage ŗ ce qu'elle dťsarme et fasse cesser l'ťtat d'inquiťtude oý elle tient l'Europe. Je prťvois que la guerre est inťvitable, si Votre Majestť et moi ne tenons envers l'Autriche un langage ferme et dťcidť, et si nous n'arrachons son faible monarque du tourbillon d'intrigues anglaises oý il est entraÓnť. Votre Majestť sait le peu de cas que je fais de ses forces et de ses armes. Qui les connoÓt mieux que Votre Majestť? Il n'en est pas moins vrai que l'Europe est en crise, et il n'y aura aucune espťrance de paix avec l'Angleterre que cette crise ne soit passťe. Si l'Autriche veut la paix, Votre Majestť et moi la garantissons; qu'elle dťsarme; qu'elle reconnoisse la Valachie, la Moldavie, la Finlande sous la domination de Votre Majestť, et qu'elle cesse de faire un obstacle aux intťrÍts de nos deux puissances. Si au contraire elle s'y oppose, qu'une dťmarche soit faite de concert par nos ambassadeurs, et qu'ils quittent ŗ la fois. L'Empereur ne les laissera pas partir, et la paix sera rťtablie. S'il est assez aveugle pour les laisser partir, que vous et moi prenions des arrangemens pour en finir avec une puissance qui, depuis quinze ans toujours vaincue, trouble toujours la tranquillitť du continent et flatte en secret le penchant de l'Angleterre. Mon dťsir est sans aucun doute celui de Votre Majestť, c'est que l'Autriche soit heureuse, tranquille, qu'elle dťsarme et n'intervienne prŤs de moi que par des moyens concilians et doux, et non par la force. Si cela est impossible, il faut la contraindre par les armes: c'est le chemin de la paix. Votre Majestť voit que je lui parle clairement. Des intelligences trŤs directes me font connoÓtre que l'Angleterre ťtoit dťjŗ trŤs alarmťe de la marche de mes divisions sur Boulogne. L'Autriche lui a rendu un service essentiel en m'obligeant ŗ la contremander. Votre Majestť est sans doute bien persuadťe du principe qu'un seul nuage sur le continent empÍchera les Anglais de faire la paix: or il ne doit pas y en avoir si nous sommes unis de coeur, d'intťrÍts et d'intentions; mais il faut de la confiance et une ferme volontť. ņ Valladolid, ce 14 janvier 1809. M. de Caulaincourt, je reÁois ŗ l'instant mÍme votre lettre du 20 dťcembre. Je vous expťdie de Ponthon, parce qu'il m'a paru qu'il ťtoit agrťable ŗ l'Empereur. L'Empereur peut l'employer comme il lui plaira et autant de tems qu'il voudra.--Nous sommes entrťs le 9 ŗ Lugo. Le duc de Dalmatie ťtoit le 9 ŗ Betanzos, prŤs de la Corogne. Les Anglais ont perdu prŤs de la moitiť de leur armťe, 600 voitures de munitions et de bagages et 3 ou 4,000 prisonniers. Le corps de la Romana est entiŤrement dťtruit et dispersť. Vous pouvez croire exactement les bulletins, ils disent tout. Le Roi fait son entrťe solennelle dans Madrid dans quatre jours. La nation est bien changťe depuis deux mois; elle est lasse de tous ces mouvemens populaires et bien dťsireuse de voir un terme ŗ tout ceci. Je vous ai fait connoÓtre que du moment que l'on vouloit considťrer le duc d'Oldenbourg comme ťtant de la famille impťriale, il n'y avoit pas l'ombre de difficultť. Si l'Empereur lui donne le titre d'Altesse Impťriale, tout est terminť; mÍme ŗ Paris il seroit traitť comme tel. L'empereur de Russie peut faire ce qu'a fait l'empereur d'Autriche et ce que j'ai fait moi-mÍme. Tous les membres d'une famille sont traitťs dans les cours ťtrangŤres de la mÍme maniŤre qu'ils sont traitťs dans leurs cours respectives. Ce principe dťtruit tout obstacle. Vous avez eu tort de faire la moindre difficultť lŗ-dessus. Chacun est maÓtre de faire pour sa famille les lois qu'il veut, et, du moment qu'elles sont faites ŗ titre de famille, aucun ambassadeur ne peut se mettre de pair. Vous ne devez pas cťder le pas au prince d'Oldenbourg, pas ŗ son pŤre, mais au beau-frŤre de l'empereur de Russie, s'il lui donne ce rang dans sa cour. Mais en voilŗ assez sur cet objet.--Quant ŗ l'Autriche, ce qui arrive, je l'avois prťvu. Si l'Empereur avoit voulu parler ferme ŗ Erfurt, cela ne seroit pas arrivť. Elle avoit promis de fournir des armes aux insurgťs, et dťjŗ des convois ťtoient prŤs de partir de Trieste. Elle a des engagemens secrets avec l'Angleterre et n'attend que l'affaire de la Porte pour se dťclarer. L'Empereur peut compter lŗ-dessus. La guerre est inťvitable sur le continent si l'Empereur ne parle pas haut. L'Autriche tombera ŗ nos genoux, si nous faisons une dťmarche ferme de concert, et menaÁons de retirer nos ministres si l'on n'accorde pas ce que nous demandons. La reconnoissance du roi Joseph n'est rien par elle-mÍme. Elle n'est importante que parce qu'un refus encourage l'Angleterre et fait prťsager des troubles sur le continent. Le dťsarmement de l'Autriche, voilŗ le principal. L'Autriche ne peut dire que cet armement soit un ťtat militaire permanent. Elle n'a pas les moyens de le soutenir. Elle met l'Europe en crise; elle en payera les pots cassťs.--Pour vous seul: quand vous lirez ceci, je serai ŗ Paris. Je compte y Ítre de retour le 20 de ce mois. Toute ma garde est rťunie ŗ Valladolid, et 2,000 de mes chasseurs ŗ cheval sont ŗ Vittoria. Je viens d'ordonner une levťe de 80,000 hommes de la conscription de cette annťe. Je suis prÍt ŗ tout. Mais notre alliance ne peut maintenir la paix sur le continent qu'avec un ton dťcidť et une ferme rťsolution.--Quant aux affaires de Prusse, je ne sais de quoi vous me parlez. Le traitť avec la Prusse est antťrieur aux confťrences d'Erfurt et on n'y a rien changť depuis. J'ai demandť que M. de Romanzoff rest‚t ŗ Paris jusqu'au 1er fťvrier. Je dťsire le voir ŗ Paris, et nous verrons s'il convient de faire une nouvelle dťmarche. Les affaires ont ťtť ici aussi bien qu'on pouvoit le dťsirer. J'avois manoeuvrť de maniŤre ŗ enlever l'armťe anglaise; deux accidens m'en ont empÍchť: 1į le passage du Puerto de Guadarrama qui est une montagne assez haute et tellement impraticable quand nous l'avons passťe qu'elle a apportť deux jours de retard dans notre marche. J'ai ťtť obligť de me mettre ŗ la tÍte de l'infanterie pour la faire passer. L'artillerie n'est passťe que dix-huit heures aprŤs. Nous avons trouvť des pluies et des boues qui nous ont encore retardťs douze heures. Les Anglais n'ont ťchappť que d'une marche. Je doute que la moitiť s'embarque; s'ils s'embarquent, ce sera sans chevaux, sans munitions, bien harassťs, bien dťmoralisťs, et surtout avec bien de la honte. Du moment que je serai ŗ Paris, je vous ťcrirai. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Paris, ce 6 fťvrier 1809. M. de Caulaincourt. Je reÁois vos lettres des 15 et 17 janvier. Je vois avec peine que votre santť est altťrťe... Je crois que M. de Romanzoff reste encore ici quelques jours. Nous venons de recevoir des nouvelles d'Angleterre. Nous voulons voir s'il est possible d'en tirer quelque chose. M. de Romanzoff les envoye ŗ l'Empereur.--Ma derniŤre conscription de 80,000 hommes sera toute sur pied avant quinze jours, de sorte que j'aurai en Allemagne autant de troupes qu'avant que j'en eusse retirť pour mon armťe d'Espagne. En Italie, je vais y avoir une armťe, la plus forte que j'y aye eue. Je vous ai mandť que la conduite de l'Autriche m'avoit empÍchť de former mes camps de Boulogne, de Brest et de Toulon. Ces trois camps eussent portť l'ťpouvante en Angleterre, parce que j'aurois menacť toutes ses colonies.--L'Autriche devient tous les jours de plus en plus bÍte, et je suis persuadť qu'il y aura impossibilitť de faire du mal ŗ l'Angleterre, sans obliger d'abord cette puissance ŗ dťsarmer. Sur ce, je prie Dieu, etc. Paris, le 23 fťvrier 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reÁu vos lettres du 5 fťvrier. Les diffťrentes lettres que vous avez reÁues depuis mon arrivťe ŗ Paris vous auront fait connoÓtre la position des choses. L'Angleterre a fait sa paix avec la Porte. C'est une suite des intelligences de l'Autriche avec l'Angleterre. La mission anglaise a ťtť reÁue en triomphe ŗ Constantinople par l'internonce. L'Empereur sera aussi indignť que moi de cette violation de la neutralitť et des ťgards que nous doit l'Autriche. Les armemens de cette puissance continuent de tous cŰtťs. Mes troupes, qui marchoient sur Boulogne, sur Toulon et sur Brest, oý avec une escadre elles devoient menacer l'Angleterre et ses colonies, viennent de rťtrograder, et tout est en mouvement pour former un camp d'observation de 80,000 hommes ŗ Strasbourg. Le duc de Rivoli commandera ce camp d'observation. Le gťnťral Oudinot s'est portť avec son corps ŗ Augsbourg. Vous savez que ce corps est composť de 12,000 hommes des compagnies de grenadiers et de voltigeurs des 4es bataillons; les quatre basses compagnies de ces bataillons sont en marche pour les rejoindre, ce qui portera ce corps avec la cavalerie ŗ prŤs de 40,000 hommes. J'ai requis les troupes de Mecklembourg-Schwerin pour garder la Pomťranie suťdoise, et j'ai ordonnť la rťunion de tous les corps de l'armťe du Rhin, composťe des anciens corps des marťchaux Davoust et Soult, formant 30 rťgimens d'infanterie. Toutes les troupes de la Confťdťration sont prÍtes. Mon armťe d'Italie est au grand complet. Ma conscription se lŤve ici avec la plus grande activitť. Dans cette situation de choses, je puis entrer s'il le faut en Autriche au mois d'avril, avec des forces doubles nťcessaires pour la soumettre. Nťanmoins je n'en ferai rien que mon concert ne soit parfait avec la Russie; mais il est impossible de jamais songer ŗ la paix avec l'Angleterre, si nous ne sommes point sŻrs de l'Autriche. Si j'avois dans ce moment 80,000 hommes ŗ Boulogne, 30,000 hommes ŗ Flessingue, 30,000 hommes ŗ Brest, 30,000 hommes ŗ Toulon, comme je comptois le faire, l'Angleterre seroit dans la plus f‚cheuse position. J'ai ŗ Flessingue, ŗ Brest et ŗ Toulon de grands moyens d'embarquement, et quoique ma marine soit infťrieure ŗ celle de l'Angleterre, elle n'est pas nulle. J'ai 60 vaisseaux armťs dans mes rades et autant de frťgates. Une de ces expťditions qui s'ťchapperoit pour les Indes ou pour la JamaÔque, ou deux escadres qui se rťuniroient feroient le plus grand mal ŗ l'Angleterre. Les ridicules armements de l'Autriche ont paralysť tous ces moyens. Voilŗ ce qu'il faut que vous vous ťtudiiez ŗ bien faire sentir ŗ l'Empereur, qu'un armement de l'Autriche est la mÍme chose qu'un traitť d'alliance qu'elle feroit avec l'Angleterre; il forme mÍme une diversion plus importante que la guerre, parce que la guerre seroit bientŰt finie; plus coŻteuse, parce que l'Autriche en payeroit les frais; que je ne me refuse pas ŗ attendre quelques mois, mais qu'il ne seroit pas juste que le rťsultat de mon alliance avec la Russie fŻt de paralyser mes moyens et de me tenir dans une situation ruineuse, pťnible, et n'ayant aucun but. Qu'allŤgue l'Autriche? Qu'elle est mťnacťe? Mais l'ťtoit-elle davantage quand je tirois d'Allemagne la moitiť de mes troupes pour les porter en Espagne, ŗ 500 lieues d'elle, et que j'ťloignois le reste de mon armťe de la Silťsie? Pour plaire ŗ la Russie je me suis dessaisi de ces garants contre l'Autriche. Il est tems que cela finisse. Notre alliance devient mťprisable aux yeux de l'Europe. Elle n'a pas l'avantage de lui procurer le bienfait de la tranquillitť. Et les rťsultats que nous essuyons ŗ Constantinople sont aussi dťshonorants que contraires aux intťrÍts de nos peuples. Il faut donc que l'Autriche dťsarme rťellement; que je puisse dans le courant de l'ťtť faire rťtrograder mes troupes; que j'aye la sťcuritť d'exposer 25 ŗ 30,000 hommes sur la mer et mÍme ŗ des chances dťfavorables, sans craindre d'avoir au moment mÍme une guerre continentale. Il faut que le dťsarmement de l'Autriche soit non simulť, mais rťel. Il faut que l'Autriche rappelle son internonce de Constantinople et cesse ce commerce scandaleux qu'elle entretient avec l'Angleterre. ņ ces conditions, je ne demande pas mieux de garantir l'intťgritť de l'Autriche contre la Russie et que la Russie la garantisse contre moi. Mais si ces moyens sont inutiles, il faut alors marcher contre elle, la dťsarmer, ou en sťparer les trois couronnes sur la tÍte des trois princes de cette Maison, ou la laisser entiŤre, mais de maniŤre qu'elle ne puisse mettre sur pied que cent mille hommes, et, rťduite ŗ cet ťtat, l'obliger ŗ faire cause commune avec nous contre la Porte et contre l'Angleterre.--Mon escadre de Brest a mis ŗ la voile; celles de Lorient et de Rochefort ťgalement, et j'aurai bientŰt quelque ťvťnement maritime ŗ vous annoncer. Si je n'eusse pas appris en Espagne les mouvemens de l'Autriche, et si mes troupes n'eussent pas ťtť obligťes de (un mot passť) de Metz et de Lyon, mes escadres seroient parties avec 20,000 hommes de dťbarquement. ņ Paris, le 6 mars 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reÁu votre lettre du 3 fťvrier. J'ai vu avec plaisir les dťtails que vous me donnez sur la prťsentation de M. de Schwartzenberg. Cette fameuse lettre ŗ l'empereur d'Autriche dont on se plaint, M. de Romanzoff l'a entre les mains. Si vous ne la connoissez pas encore, vous pouvez lui en demander la communication. Quant aux propos que j'ai tenus ŗ M. de Vincent, ils sont dans le mÍme sens que ceux que j'ai tenus ŗ M. de Metternich devant tout le corps diplomatique. L'Autriche auroit-elle cherchť ses principes de conduite dans la fable du Loup et de l'Agneau? Il seroit curieux qu'elle m'apprÓt que je suis l'agneau, et qu'elle eŻt envie d'Ítre le loup. Le Sr de Champagny vous a expťdiť un courrier qui vous porte sa conversation avec M. de Metternich. Vous aurez soin de montrer cette piŤce ŗ l'Empereur. Je vous envoye une lettre de Dresde qui vous fera connoÓtre jusqu'ŗ quel point on est alarmť ŗ la Cour de Saxe; il en est de mÍme ŗ celle de BaviŤre.--AprŤs la dťclaration de M. de Metternich, j'ai dŻ faire marcher mes troupes qui ťtoient en route pour le camp de Boulogne, pour Brest et pour Toulon, mais que les mouvemens insensťs de l'Autriche m'avoient obligť de faire arrÍter sur la SaŰne et la Meurthe. Depuis cette dťclaration tout est en mouvement sur tous les points de la France. Le 20 mars, le duc de Rivoli sera ŗ Ulm avec 20 rťgimens d'infanterie, 10 rťgimens de cavalerie et 60 piŤces de canon. Le gťnťral Oudinot, avec un corps double de celui qu'il avoit dans les campagnes prťcťdentes, c'est-ŗ-dire 18,000 hommes d'infanterie, 8,000 de cavalerie et 40 piŤces de canon, est ŗ Augsbourg. Le duc d'Auerstśdt, avec 4 divisions d'infanterie formťes de 20 rťgimens, une division composťe de tous les rťgimens de cuirassiers, et 15 rťgimens de cavalerie lťgŤre, est ŗ Bamberg, Bayreuth et WŁrtzbourg. Les troupes bavaroises forment 3 divisions qui campent ŗ Munich, Straubingen et Landshut: cette annťe est de 40,000 hommes, et sera commandťe par le duc de Dantzig. Les Wurtembergeois sont rassemblťs ŗ Neresheim; les troupes de Hesse-Darmstadt ŗ Mergentheim; celles de Bade, au nombre de 6,000 hommes, sont ŗ Pforzheim. L'armťe saxonne, forte de 30,000 hommes, se rťunit ŗ Dresde. Le prince de Ponte-Corvo s'y porte avec des troupes de Saxe. Le roi de Westphalie commandera une rťserve prÍte ŗ se porter partout oý cela sera nťcessaire. Le prince Poniatowski commande les Polonais qui appuyent leur gauche ŗ Varsovie et ťtendent leur droite jusque devant Cracovie. Dans peu de jours je fais partir de Paris 1,500 chevaux de ma garde, ainsi que 3,000 hommes d'infanterie. Tout le reste est en route. La tÍte a dťjŗ passť Bordeaux. Mon annťe de Dalmatie campera sur les confins de la Croatie, ayant son quartier gťnťral ŗ Zara, oý elle a un camp retranchť et des vivres pour une annťe. L'armťe d'Italie, composťe de 6 divisions d'infanterie franÁaise et de 2 divisions d'infanterie italienne, sera rťunie ŗ la fin de mars dans le Frioul. Elle approche de 100,000 combattans. Les Autrichiens s'apercevront que nous n'avons pas tous ťtť tuťs sur le fameux champ de bataille de Roncevaux. Tout ce qui arrive de Vienne n'est que folie. Je compte que l'empereur Alexandre tiendra sa promesse et fera marcher ses armťes. Alors, si l'Autriche veut en t‚ter, j'ai fort en idťe que nous pourrons nous rťunir ŗ Vienne.--Le Sr de Champagny vous expťdiera demain un courrier par lequel vous recevrez la note qui va Ítre remise ŗ M. de Metternich: elle vous fera connoÓtre l'ťtat de la question.--Les Anglais ont publiť les piŤces de la nťgociation et la lettre d'Erfurt. Tout cela est tronquť et falsifiť; ce qui m'oblige ŗ faire une communication au Sťnat afin de rťtablir le texte de toutes ces piŤces.--Ayez le ton haut et ferme envers M. de Schwartzenberg. L'ťtat actuel des choses ne peut durer. Je veux la paix avec l'Autriche, mais une paix solide et telle que j'ai droit de l'exiger aprŤs avoir sauvť trois fois l'indťpendance de cette puissance. J'ai fait sortir ma flotte de Brest. J'avois pour but de faire dťbloquer Lorient, afin d'en faire sortir cinq vaisseaux que j'envoye dans les colonies. Cette premiŤre opťration a rťussi. Secondement, la flotte devoit se rendre ŗ Rochefort pour se joindre ŗ l'escadre de l'isle d'Aix et s'emparer de quatre vaisseaux anglais qui avoient eu la sottise de venir mouiller dans la rade du Pertuis-Breton. Mon imbťcile de contre-amiral s'est amusť ŗ chasser quatre vaisseaux ennemis qu'il a rencontrťs sur sa route, ce qui a donnť aux quatre autres vaisseaux qui ťtoient ŗ l'ancre le tems d'Ítre avertis et de gagner le large. On ne les a manquťs que de quelques heures, et leur prise eŻt ťtť infaillible sans cette perte de tems; mais la jonction a eu lieu ŗ l'isle d'Aix, et j'y ai 16 vaisseaux de ligne et 5 frťgates. Si le camp de Boulogne avoit ťtť formť, si j'avois eu 16,000 hommes ŗ Brest et 30,000 ŗ Toulon, je donnois de la besogne aux Anglais: c'est ce que j'espťrois de mon alliance avec la Russie. Vous avez vu dans le _Moniteur_ deux lettres du gazetier de Vienne au rťdacteur de la _Gazette de Hambourg_. Ces lettres paroissent peu importantes au premier abord; mais, pour les hommes qui veulent rťflťchir, c'est une maniŤre de correspondre avec l'Angleterre et d'entretenir les espťrances des ennemis de la France en ťtalant les forces de la Maison d'Autriche.--On y parle des dispositions peu favorables de la Russie, parce qu'on sait qu'il ne seroit pas possible d'en imposer ŗ cet ťgard, et qu'en avouant sans dťtour son alliance avec la France, on veut persuader que l'Autriche est en ťtat de soutenir la lutte contre ces deux empires.--L'Autriche doit dťsarmer tout ŗ fait et se contenter de nos garanties rťciproques, ainsi que M. de Romanzoff l'avoit proposť.--Quant aux provinces de cette monarchie vaincue, je n'en veux rien pour moi: nous en ferons ce que nous jugerons convenable. On pourroit sťparer les trois couronnes de l'empire d'Autriche, ce qui seroit ťgalement avantageux ŗ la France et ŗ la Russie, puisque cette opťration affoibliroit en mÍme tems la Hongrie, qui menace la Pologne, le royaume de BohÍme, qui jalousera longtems les pays de la Confťdťration, et l'Autriche, qui regrette sa domination sur l'Italie. Quant ŗ la crainte qu'on pourroit inspirer de moi ŗ la Russie, ne sommes-nous pas sťparťs par la Prusse, ŗ qui j'ai rendu intactes des places que je pouvois dťmanteler, et ne sommes-nous pas aussi sťparťs par les …tats de l'Autriche?--Lorsque ces derniers …tats auront ťtť ainsi divisťs, nous pourrons diminuer le nombre de nos troupes, substituer ŗ ces levťes gťnťrales qui tendent ŗ armer jusqu'aux femmes un petit nombre de troupes rťguliŤres et changer ainsi le systŤme des grandes armťes qu'a introduit le feu roi de Prusse. Les casernes deviendront des dťpŰts de mendicitť, et les conscrits resteront au labourage.--La Prusse en est dťjŗ lŗ: il faut en faire autant de l'Autriche. Quant ŗ l'exťcution, je me charge de tout, soit que l'empereur Alexandre veuille venir me joindre ŗ Dresde ŗ la tÍte de 40,000 hommes, soit qu'il marche directement sur Vienne avec 60 ou 80,000 hommes. Dans toutes les hypothŤses, je me charge de faire les trois quarts du chemin.--Si les choses en venoient au point que vous eussiez besoin de signer quelque chose de relatif ŗ la sťparation des trois …tats, vous pouvez vous y regarder comme suffisamment autorisť.--Si l'on veut mÍme aprŤs la conquÍte garantir l'intťgritť de la Monarchie, j'y souscrirai ťgalement, pourvu qu'elle soit entiŤrement dťsarmťe. J'ai ťtť de bonne foi ŗ Vienne, je pouvois dťmembrer l'Autriche. J'ai cru aux promesses de l'Empereur et ŗ l'efficacitť de la leÁon qu'il avoit reÁue. J'ai pensť qu'il me laisseroit me livrer entiŤrement ŗ la guerre maritime. L'expťrience, depuis trois ans, m'a prouvť que je me suis trompť, que la raison et la politique ne peuvent rien contre la passion et l'amour-propre humiliť. Il seroit possible que la Pologne autrichienne pŻt devenir un objet d'inquiťtude ŗ Saint-Pťtersbourg, mais elle n'est un obstacle ŗ rien.--On pourroit la partager entre la Russie et la Saxe, ou bien en former un …tat indťpendant.--L'empereur Alexandre doit Ítre convaincu par la dťclaration du roi d'Angleterre que, tant qu'il aura l'espoir de brouiller le continent, il n'y aura point de paix maritime, et que si l'Autriche ne consent pas ŗ dťsarmer et qu'on perde du tems, c'est autant de tems de gagnť pour l'Angleterre et de perdu pour l'Europe. Cependant un, deux ou trois mois me sont ťgaux; mes troupes resteront campťes en Allemagne jusqu'ŗ ce que mon concert avec la Russie soit bien ťtabli.--Nous sommes encore dans le mois de mars: on peut parlementer jusqu'au mois d'aoŻt; mais ŗ cette ťpoque il faut que l'Autriche ait pris son parti ou qu'on l'y force. L'honneur de nos couronnes l'exige, et l'intťrÍt du monde nous en fait la loi. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Malmaison, le 21 mars 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reÁu votre lettre du 28 fťvrier avec les piŤces qui y ťtoient jointes. Plusieurs courriers de M. de Champagny ont dŻ vous porter le rťsumť de la conversation de ce ministre avec M. de Metternich et la copie de la note qu'il lui a passťe quelques jours aprŤs.--Voici la situation des choses dans ce moment. L'Autriche a reÁu de l'argent par Trieste: cet argent ne peut venir que d'Angleterre; l'Autriche fomente la Turquie: elle a couvert de ses troupes la BohÍme, l'Inn, la Carinthie, la Carniole. Il est impossible que l'Empereur ne soit pas instruit par Vienne de toutes les folies qu'on fait en Autriche. M. de Champagny vous envoie la copie en allemand de la proclamation du prince Charles, qui ťquivaut ŗ une dťclaration de guerre. Cependant le langage de M. de Metternich est toujours paisible, et il n'a encore fait aucune dťclaration. Des agens subalternes ayant sondť le cabinet de Vienne pour savoir s'il y auroit quelque chose ŗ craindre pour la Maison rťgnante de Saxe, la guerre venant ŗ Ítre dťclarťe, au lieu de rťpondre qu'il n'y avoit pas de sujet de guerre, on s'est empressť d'assurer que le roi de Saxe et sa famille n'avoient rien ŗ redouter et qu'ils seroient respectťs. Vous voyez que depuis le 28 fťvrier les choses ont beaucoup empirť. M. de Romanzoff doit Ítre arrivť depuis longtemps ŗ Saint-Pťtersbourg. Il y aura apportť une opinion conforme ŗ la mienne. Je ne pense pas ŗ attaquer; mais, dans la circonstance actuelle, je crois qu'il est important de prendre des mesures pour que les troupes russes fassent un mouvement et que le chargť d'affaires russe ŗ Vienne soit rappelť si les Autrichiens dťpassent leurs frontiŤres. Il faut que cet ordre soit connu de M. de Schwartzenberg et qu'il soit notifiť ŗ Vienne. Le MinistŤre autrichien est persuadť que la Russie ne fera rien et qu'elle restera neutre dans cette guerre, quand mÍme elle la dťclareroit. Vous sentez combien cela seroit contraire ŗ l'honneur de la Russie et funeste ŗ la cause commune.--Voici ma position militaire: L'armťe saxonne est rťunie autour de Dresde et le prince de Ponte-Corvo doit y Ítre rendu pour en prendre le commandement. Le duc d'Auerstśdt ŗ son quartier gťnťral ŗ WŁrtzbourg, et son corps d'armťe occupe Bayreuth, Nuremberg, Bamberg. Le corps d'Oudinot est sur le Lech. Le duc de Rivoli a son corps cantonnť autour d'Ulm. Les Wurtembergeois sont ŗ Neresheim. Les Bavarois sont ŗ Munich, Straubing et Landshut. Le gťnťral du gťnie Chambarlhac est ŗ Nassau, oý il fait une tÍte de pont pour assurer le passage de l'Inn. On travaille ŗ fortifier les places de Kuffstein, Cronach, Pforzheim. Les Polonais doivent se rťunir sous Varsovie et le long de la Pilica. Les dťpŰts se remplissent de tous cŰtťs. Aucune communication officielle n'est faite ici, et il n'y a encore rien de raisonnable d'imprimť, parce qu'on se tait jusqu'au dernier moment. L'opinion du Sr Dodun, mon chargť d'affaires ŗ Vienne, et de la plupart des personnes qui sont dans cette ville, est que l'Autriche sera entraÓnťe outre mesure et qu'il n'est plus en son pouvoir de s'arrÍter, et que si la guerre peut Ítre ťvitťe, ce n'est que par l'aspect formidable des forces de la Russie, qui Űte ŗ ces gens-lŗ jusques ŗ l'idťe de la possibilitť d'une chance en leur faveur. Un gťnťral autrichien s'est embarquť ŗ Trieste pour aller ŗ Londres concerter les opťrations. Dans cette situation de choses, il faut prťvoir deux cas: 1į Si l'Autriche attaque, il n'y a pas de note ŗ faire; le chargť d'affaires russe doit quitter Vienne et les troupes russes entrer sur-le-champ en Galicie et menacer d'attaquer la Hongrie, pour contenir ce cŰtť-lŗ. S'il falloit juger par sa raison, tout porte ŗ penser que l'Autriche n'attaquera pas lťgŤrement, voyant le nombre de troupes franÁaises qui inondent l'Allemagne et qu'elle ne croyoit pas voir revenir si promptement. Cependant, ce cas, il faut le prťvoir, et envoyer des instructions aux agens respectifs ŗ Vienne. L'idťe que la lťgation russe partira sur-le-champ peut Ítre une raison de retenir l'humeur guerriŤre de la faction qui domine. Le second cas, c'est que les choses restent dans la situation actuelle pendant les mois d'avril et mai, et qu'on puisse pendant cet intervalle nťgocier. Dans ce cas, la note que propose de remettre l'empereur de Russie me paraÓt bonne. Sur ce, je prie Dieu, etc. ņ Paris, ce 24 mars 1809. M. de Caulaincourt, un courrier de M. de Champagny vous aura portť la nouvelle de l'attentat commis par l'Autriche. Vous aurez vu ťgalement la proclamation du prince Charles. Les mouvemens ŗ Trieste et partout sont les mÍmes. On appelle ŗ grands cris la guerre. Les ťvťnemens marchent plus vite qu'on ne le croit ŗ Saint-Pťtersbourg. Vous ne me dites pas oý sont les troupes russes. Si la Russie ne marche pas, j'aurai seul l'Autriche sur les bras et mÍme les Bosniaques. Je l'ai dit suffisamment ŗ M. de Romanzoff. Les Anglais ont comptť sur l'Autriche et sur la Turquie et sur l'emploi de mes troupes en Espagne et de celles de l'empereur de Russie en Finlande et en Turquie pour nous braver. C'est le moment de faire voir le contraire.--Je considŤre le Sr Dodun comme prisonnier ŗ Vienne; je n'ai appris qu'hier ŗ 4 heures aprŤs midi l'arrestation de son courrier ŗ Braunau. J'ai fait dire sur-le-champ ŗ M. de Metternich que je n'avois pas (mot illisible). Il me seroit impossible de le voir. J'ai ordonnť des reprťsailles contre les courriers autrichiens et que leurs dťpÍches fussent arrÍtťes jusqu'ŗ ce que les miennes soyent rendues. Je n'avois pas cru ŗ un attentat si imprťvu, et je n'avois fait partir ni ma garde ni mes bagages. Mais ce matin je me suis h‚tť de faire partir la cavalerie et l'artillerie de ma garde et mes ťquipages de guerre. Il n'y a cependant rien de changť ŗ la position de mes troupes. Je ne veux point attaquer que je n'aie des nouvelles de vous; mais tout me porte ŗ penser que l'Autriche attaquera. Faudra-t-il que le rťsultat de notre alliance soit que j'aie seul toute l'Autriche ŗ combattre et de plus quelques milliers de Bosniaques? L'Empereur voudra-t-il que le rťsultat de son alliance soit de n'Ítre d'aucun poids et d'aucune utilitť pour la cause commune? Quant aux moyens, il me semble que l'Empereur a des troupes inutiles sur les confins de la Transylvanie, ŗ Pťtersbourg et du cŰtť de la Galicie. Tout plan est bon, pourvu qu'il occupe une partie des forces autrichiennes. Je vous ai ťcrit il y a quelques jours lŗ-dessus. L'Empereur veut-il m'envoyer un corps auxiliaire? Je me charge de le nourrir. Qu'il lui fasse passer la Vistule entre Varsovie et Thorn, et qu'il l'approche de Dresde. Veut-il entrer en Galicie ou en Transylvanie? Qu'il fasse marcher les troupes qu'il a de ce cŰtť. Pourquoi ne gÍneroit-il pas les communications avec l'Autriche et ne soumettroit-il pas ce pays ŗ l'ťtat de malaise oý nous sommes, l'Autriche et moi? Cette disposition de la Russie pourroit l'effrayer.--La note de l'Empereur me paraÓt bonne. S'il la fait remettre ŗ M. de Schwartzenberg, vous pourrez en remettre une pareille. Que l'Autriche dťsarme, et je suis content; mais elle paroÓt dťcidťe. La proclamation du prince Charles du 9 mars est postťrieure de huit jours ŗ la rťception de M. Schwartzenberg. Les nouvelles que j'ai d'Angleterre sont positives: on est ŗ Londres dans la joye. Des agens autrichiens ont dťjŗ insurgť quelques communes du Tyrol. Le ministre de la Porte ŗ Paris a reÁu ordre de correspondre avec la lťgation autrichienne et d'ťcrire par son canal. Les propos du public en Autriche doivent Ítre connus ŗ Saint-Pťtersbourg comme ils le sont ici. Si quelque chose, je le rťpŤte, peut encore prťvenir la guerre, ce dont je commence ŗ douter, car les Autrichiens ont perdu la tÍte, c'est: 1ļ que la Russie se mette en demi-ťtat d'hostilitť avec eux, c'est-ŗ-dire marche sur les frontiŤres de Transylvanie et de Galicie; et si elle veut mettre un corps ŗ ma solde, qu'elle l'envoye dans le duchť de Varsovie: dans ce cas vous ne le feriez pas passer par Varsovie; 2ļ que quelques articles soyent mis dans les journaux de Pťtersbourg sur les proclamations du prince Charles et sur les articles de la _Gazette de Pťtersbourg_ relatifs ŗ la Turquie; 3ļ que les Autrichiens commencent ŗ Ítre gÍnťs et maltraitťs dans les …tats russes. Cela se rťpandra dans la monarchie et fera voir qu'on ne veut point de la guerre. Si quelque chose peut-Ítre est capable d'empÍcher un ťclat, ce sont ces mesures.--Le langage des chargťs d'affaires respectifs doit Ítre qu'ils ont l'ordre de quitter Vienne si l'Autriche commet la moindre hostilitť: mais peut-Ítre ces mesures sont-elles trop tardives. Vous pensez bien que je n'ai peur de rien. Cependant, aprŤs avoir perdu l'alliance de la Turquie, aprŤs m'Ítre attirť cette guerre avec l'Autriche pour la confťrence d'Erfurt, aprŤs que mon ťtroite alliance avec la Russie a dťtachť du parti de la France le prince Charles, ennemi dťclarť des Russes, j'ai droit de m'attendre que, pour le bien de cette alliance et pour le repos du monde, la Russie agisse vertement.--Mes armťes d'Italie seront toutes campťes au 1er avril, et ŗ la mÍme ťpoque mes armťes d'Allemagne seront en mesure. Je vous laisse les plus grands pouvoirs. Si l'Empereur veut m'envoyer 4 bonnes divisions formant 45 ŗ 60,000 hommes, qu'il les mette en marche et qu'il fasse connoÓtre en mÍme temps que, l'Autriche continuant de menacer, il m'envoye ce secours. Cela glacera d'effroi l'Autriche et l'Angleterre. On verra que l'alliance est rťelle et non simulťe. Si l'Empereur lui-mÍme veut agir avec ses armťes, il en a les moyens. En passant par la Galicie, il sera bientŰt ŗ OlmŁtz. Lŗ, son armťe vivra bien, se ravitaillera, et menacera de prŤs l'Autriche en faisant une puissante diversion qui l'obligera ŗ porter 60,000 hommes de ce cŰtť. Par la Transylvanie, il peut menacer la Hongrie et tenir en ťchec l'insurrection hongroise. Si nous sommes sťrieusement unis, nous ferons ce que nous voudrons. Vous Ítes autorisť ŗ signer toute espŤce de traitť ou convention qu'on voudra proposer. Si la Galicie est conquise, l'Empereur peut en garder la moitiť, et l'autre moitiť peut Ítre donnťe au duchť de Varsovie. Enfin je ne veux point d'agrandissement. Je ne veux que la paix maritime, et l'Autriche armťe est un obstacle ŗ cette paix.--En rťsumť, tout est en apparence de guerre entre l'Autriche et moi, et cette apparence est publique; la mÍme apparence doit exister entre la Russie et l'Autriche. Mes armťes sont prÍtes ŗ marcher; les armťes russes doivent Ítre prÍtes ťgalement ŗ marcher.--La voix de M. de Romanzoff ŗ Vienne ne produiroit rien. On y dit avec le plus grand sang-froid que les Russes sont occupťs en Turquie, en Finlande et en SuŤde, et que mes armťes sont occupťes en Espagne et ŗ Corfou. C'est sur ces chimŤres qu'ils b‚tissent des succŤs; ťgarement qui fait hausser les ťpaules aux hommes qui raisonnent. De notre cŰtť aussi il faut nous remuer. Je ne puis rien vous dire de plus; vous comprenez aussi bien que moi la position des choses. Dites ŗ M. de Romanzoff que vous Ítes autorisť ŗ signer une note et ŗ la remettre de concert. Je partage le sentiment de l'Empereur et suis de l'avis de la note qu'il veut faire prťsenter. Mais rien n'est efficace s'il ne prend une attitude haute et sťrieuse. L'irritation par suite de l'arrestation du courrier est gťnťrale ici et ne peut s'exprimer. Sur ce, je prie Dieu, etc. Paris, le 9 avril 1809. M. de Caulaincourt, je reÁois vos lettres des 22 et 23 mars. Je suis fort aise de ce que vous me mandez des dispositions de la Russie et surtout de M. Romanzoff. Champagny vous envoye un courrier pour vous faire connoÓtre la situation des choses. Les Autrichiens, aprŤs s'Ítre rassemblťs en BohÍme, sont revenus sur Salzbourg. Ils rťtrogradent aujourd'hui sur Wels. Ils sont fort surpris de la force de mes armťes, ŗ laquelle ils ne s'attendoient pas. Effectivement, soit en Dalmatie, soit en Italie, soit sur le Rhin, je leur opposerai 400,000 hommes. Tout est en ťtat. Le prince de Neuch‚tel est au quartier gťnťral. Daru, tout le monde est ŗ l'armťe. Une partie de ma garde et mes chevaux sont arrivťs il y a deux jours ŗ Strasbourg. L'autre partie est ici ou arrive d'Espagne. J'ai augmentť ma garde de deux rťgiments de tirailleurs et de quatre rťgiments de conscrits. Je vous ai ťcrit par ma lettre du 24 mars que si l'Empereur vouloit m'envoyer trois ou quatre divisions, du moment qu'elles auroient passť la Vistule je me chargerais de leur nourriture et de leur entretien; que, s'il veut agir isolťment, il fasse marcher un corps de troupes sur la Galicie. Un aide de camp du duc de Sudermanie arrive demain ŗ Paris. Je vous expťdierai dans quelques jours un nouveau courrier. J'attends d'attendre l'effet qu'aura fait la rťvolution de SuŤde en Russie. Je vous envoyť l'ordre que j'ai donnť au commandant de l'escadre russe ŗ Trieste. Paris, le 10 avril 1809[669]. M. de Caulaincourt, il rťsulte des mouvemens des Autrichiens et des lettres que j'ai interceptťes qu'ils commenceront les hostilitťs au plus tard du 15 au 20. Le prince Kourakine m'a remis ce matin la lettre de l'Empereur. J'ai reÁu du duc de Sudermanie une lettre que j'ai montrťe ŗ Kourakine. J'attendrai pour lui rťpondre si je recevrai encore des nouvelles de Russie. Toutefois ma rťponse sera vague. Champagny vous ťcrit plus en dťtail. Si l'Empereur ne se presse pas d'entrer en pays ennemi, il ne sera d'aucune utilitť. Ses gťnťraux seront prťvenus du moment oý les hostilitťs auront commencť, quoique je pense que vous en serez instruit avant par le chargť d'affaires russe ŗ Vienne. Il paraÓt par les lettres interceptťes que l'empereur d'Autriche se rend lui-mÍme ŗ un quartier gťnťral, probablement ŗ Salzbourg. [Note 669: ņ dater de cette lettre cesse la correspondance directe de Napolťon avec son ambassadeur en Russie.] II Napolťon a-t-il emportť en Russie les ornements impťriaux? Dans une brochure fort rare, intitulťe: _Petites causes et grands effets, le secret de_ 1812, M. Sudre rapporte le fait suivant, d'aprŤs M. Destutt de Tracy, qui prit part ŗ l'expťdition de Russie. Pendant la marche sur Moscou, entre Wilna et Witepsk, M. de Tracy remarqua, dans la colonne des bagages, un fourgon aux armes impťriales, gardť par un piquet de cavalerie: l'officier commandant ce dťtachement lui rťvťla que le fourgon contenait les ornements impťriaux; il l'avait appris par l'indiscrťtion d'un subalterne. Plus tard, M. de Tracy sut de l'un des membres de la famille impťriale la raison de ce transport: Napolťon voulait, aprŤs une paix victorieuse, se faire couronner ŗ Moscou _empereur d'Occident, chef de la Confťdťration europťenne,_ _dťfenseur de la religion chrťtienne_. (Cf. le _Supplťment littťraire du Figaro_, 4 mai 1895.) Dans la _Revue rťtrospective_ (nį du 10 mai 1895), M. le vicomte de Grouchy a publiť divers extraits des _Mťmoires du comte de Langeron_, qui fit la campagne de 1812 au service de la Russie: on y lit, dans le rťcit de la retraite, le passage suivant: ęņ cinq verstes de Wilna, sur le chemin de Kovno, les FranÁais laissŤrent leurs derniŤres voitures--entre autres celles de Napolťon. On y trouva ses portefeuilles, ses habits, ses ordres, son sceptre et son manteau impťrial, dont un Kosak, dit-on, s'affubla.Ľ (Cf. le _Supplťment littťraire du Figaro_, 11 mai 1895.) ņ ces tťmoignages, nous pouvons en ajouter un autre. Le 6 avril 1812, Bernadotte disait ŗ l'envoyť russe Suchtelen, en parlant de Napolťon et pour mieux prouver l'extravagance de ses ambitions: ęIl fait traÓner en Allemagne l'attirail du couronnement, probablement pour s'en faire couronner empereur.Ľ (_Recueil de la Sociťtť impťriale d'histoire de Russie_, XXI, 438.) Or, Bernadotte avait ŗ Paris des correspondants, sa femme entre autres, qui l'instruisaient assez exactement des incidents caractťristiques et surtout des bruits rťpandus. De ces trois tťmoignages, aucun n'est concluant par lui-mÍme; leur concordance fait leur valeur et donne ŗ penser. Cependant, les registres de l'archevÍchť de Paris, oý ťtaient dťposťs les ornements impťriaux, ceux qui avaient servi au sacre, ne portent aucune trace d'un dťplacement de ces insignes en 1812. Les ornements comprenaient, comme on le sait, la couronne de laurier d'or que Napolťon plaÁa sur sa tÍte, le sceptre, la main de justice, le manteau de velours pourpre doublť d'hermine et semť d'abeilles, le collier, l'anneau et, de plus, ce qu'on appelait les _honneurs de Charlemagne_, c'est-ŗ-dire une couronne pareille ŗ celle attribuťe par la tradition ŗ cet empereur et qui servait au sacre des rois de France, une ťpťe de mÍme style et le globe impťrial: ces derniers objets furent portťs devant l'Empereur par des marťchaux. La couronne de Charlemagne figura, sous le second Empire, au Musťe des souverains, avec quelques piŤces de l'habillement de dessous revÍtu par Napolťon pendant la cťrťmonie du sacre; quant au manteau, soi-disant pris par un Cosaque, il existe encore dans le trťsor de Notre-Dame. D'autre part, les comptes impťriaux, qui nous ont ťtť intťgralement conservťs, ne mentionnent point que les ornements aient ťtť faits en double ou qu'il ait ťtť procťdť ŗ la rťfection d'aucuns d'entre eux aprŤs 1812, bien que Napolťon ait agitť le projet en 1813 de faire couronner Marie-Louise, ce qui eŻt nťcessitť la rťapparition des insignes. Dans ces conditions, nous ne pouvons tenir pour ťtabli le fait du transport en Russie: il est certain toutefois que le bruit en a couru dans certains milieux tenant de prŤs ŗ la cour, comme le prouvent les propos recueillis par M. de Tracy et par Bernadotte. III Rapport du comte de Nesselrode ŗ l'empereur Alexandre Ier (octobre 1811)[670]. Sire, en rťsumant d'aprŤs les ordres de Votre Majestť les idťes que j'ai eu l'honneur de lui soumettre dimanche, je pense qu'il serait inutile d'entrer dans une longue ťnumťration des ťvťnements qui nous ont conduits au point oý nous nous trouvons actuellement dans nos relations avec la France. Il suffira de dire qu'elles ne sont plus ce qu'elles furent aprŤs Tilsit et Erfurt, et que mÍme, depuis le commencement de cette annťe, les deux puissances se trouvent l'une vis-ŗ-vis de l'autre dans un vťritable ťtat de tension qui a constamment fait prťsumer que la guerre ťclaterait d'un moment ŗ l'autre. Ce changement a dťterminť Votre Majestť ŗ organiser et ŗ rassembler des moyens de dťfense considťrables. Ses armťes sont plus fortes qu'elles ne furent jamais; elles mettent son empire ŗ l'abri des suites d'une attaque imprťvue, et comme nulle idťe d'agression, mÍme dans un but purement dťfensif, n'entre dans ses vues, l'objet de sa politique serait par lŗ mÍme dťjŗ atteint si cette attitude ne donnait, en appuyant le refus de traiter sur les intťrÍts de la maison d'Oldenbourg, une extrÍme jalousie ŗ l'empereur Napolťon et ne lui faisait soupÁonner des arriŤre-pensťes. DŤs lors, elle pourrait devenir, sinon la cause, du moins le prťtexte d'une guerre que Votre Majestť dťsirerait ťviter tant qu'elle pourra l'Ítre sans que sa dignitť et les intťrÍts de son empire soient compromis par des sacrifices incompatibles avec eux. Ce dťsir se fonde sur des raisons qui sont sans la moindre rťplique, et quand mÍme elles n'existeraient pas, toute guerre entreprise dans les conjonctures actuelles ne prťsenterait jamais les chances d'un succŤs vu en grand. [Note 670: Archives de Saint-Pťtersbourg.] Effectivement, il n'est que trop constatť que la destruction de l'ancien systŤme politique, tous les tristes bouleversements dont nous avons ťtť tťmoins, toutes les ťpouvantables innovations que nous avons vues naÓtre et se consolider, toutes les vexations que nous ťprouvons et tous les genres de nouveaux orages qui nous font trembler pour l'avenir, sont l'effet de ces guerres solitaires, prťcipitťes et mal combinťes dans lesquelles, depuis 1792, et surtout depuis 1805, les grandes puissances se sont jetťes, les unes aprŤs les autres, par des motifs trŤs justes et trŤs louables, mais avec des moyens trop peu calculťs pour leur assurer le succŤs ou pour les garantir au moins contre des revers irrťparables. C'est dans cette catťgorie qu'il faudrait malheureusement ranger toute guerre que nous entreprendrions actuellement. Mais d'aprŤs tout ce qui s'est passť, d'aprŤs les dťclarations positives de l'empereur Napolťon dans la conversation du 15 aoŻt, nous ne pourrions nous flatter de l'ťviter qu'en acceptant la nťgociation qu'on nous offre. Continuer ŗ nous y refuser serait, en mettant les torts apparents de notre cŰtť, autoriser, en quelque sorte, ses prťparatifs contre nous. Ceux-ci exigeraient que nous augmentassions les nŰtres. La crise prendrait tous les jours un caractŤre plus alarmant, et la guerre deviendrait ŗ la fin le seul moyen d'en sortir. L'objet rťel de la nťgociation doit Ítre de nous faire connaÓtre si le dťsir que l'empereur Napolťon tťmoigne de s'arranger est sincŤre, s'il ne le met en avant en toute occasion que parce qu'il voit que nous y rťpugnons, ou si, en effet, il ne croit pas le moment venu d'exťcuter contre nous des projets dont malheureusement l'existence est constatťe par de trop irrťcusables indices. Dans cette derniŤre hypothŤse, il serait possible de profiter de l'ťtat actuel des choses pour parvenir ŗ un arrangement dont le fond et les formes tendraient ťgalement ŗ amťliorer notre situation prťsente et ŗ nous assurer un intervalle de repos qui, sagement employť, prťparerait des avantages bien plus solides que quelque bataille gagnťe aujourd'hui contre les FranÁais. ņ cet effet, il faudrait saisir sans hťsitation et de la meilleure gr‚ce le moyen qu'on nous offre de terminer les diffťrends actuels et envoyer le plus tŰt possible ŗ Paris un homme qui fŻt capable de conduire une affaire aussi importante, qui jouÓt de toute la confiance de Votre Majestť et qui, connaissant ŗ fond ses intentions, pŻt Ítre muni du pouvoir de conclure tout ce qui serait d'accord avec elles, en mÍme temps qu'il entrerait vis-ŗ-vis de l'empereur Napolťon dans des explications franches et prťcises, telles qu'elles ne lui ont guŤre ťtť donnťes jusqu'ici que par le duc de Vicence, ce qui n'a produit que peu d'effet parce qu'il ne se voit pas obligť de les regarder comme officielles. Il est ŗ regretter que cette marche n'ait point ťtť adoptťe dŤs le printemps oý les revers qui ťpuisŤrent les armťes franÁaises en Espagne auraient rendu l'empereur Napolťon plus coulant sur les termes d'un semblable arrangement; mais les succŤs brillants que le gťnťral Kutuzof vient de remporter en Turquie ont rťparť ce mal, et si, comme il est ŗ espťrer, une paix honorable et modťrťe en devient le rťsultat, le moment prťsent sera peut-Ítre plus propice encore. Toute dťmarche pacifique faite aprŤs cette paix ne peut manquer de produire un bon effet et de dťtruire l'apprťhension qu'on paraÓt nourrir en France que nous n'attendons que ce rťsultat pour ťclater. Les principaux objets dont il peut Ítre question dans cette nťgociation sont: 1. Les intťrÍts des ducs d'Oldenbourg; 2. La diminution des forces respectives sur la frontiŤre; 3. La situation prťsente et future du duchť de Varsovie; 4. La situation prťsente et future de la Prusse; 5. Les relations commerciales de la Russie. 1į Je place en premiŤre ligne les affaires d'Oldenbourg, non point que ce point soit d'une importance supťrieure en comparaison des autres, mais parce que c'est le seul qui jusqu'ici ait ťtť mis en avant comme un grief contre le gouvernement franÁais, et que la dignitť de Votre Majestť exige qu'on lui donne rťparation pour l'injure faite ŗ des princes alliťs de sa maison. Cependant, comme nous n'avons pu ni voulu protester contre la mesure gťnťrale dans laquelle le territoire de ces princes est compris, et que, sans une guerre heureuse avec la France, nous ne pourrions nous flatter de l'amener ŗ une restitution pure et simple du duchť d'Oldenbourg, il ne nous reste qu'ŗ accepter le principe d'un dťdommagement. Mais le choix en est difficile. Erfurt ou tout autre territoire situť au milieu de la Confťdťration du Rhin serait insuffisant et continuellement exposť au sort que le duchť d'Oldenbourg vient d'ťprouver. Au reste, la France n'a rien de disponible, et Votre Majestť professe une politique trop libťrale pour vouloir que l'on dťpouille qui que ce soit. La seule maniŤre d'arranger cette affaire serait donc d'ťchanger nos droits sur l'Oldenbourg, ŗ la cession desquels l'empereur Napolťon tient infiniment, contre tels sacrifices qui prouveraient qu'il veut rťellement la paix, en un mot contre des arrangements, tels qu'ils seront exposťs plus bas. 2į La diminution des forces respectives sur la frontiŤre. Loin de moi l'idťe d'affaiblir en quoi que ce soit notre position militaire ou de dťsirer que l'on cess‚t les sages travaux ordonnťs pour l'ťtablissement d'un nouveau systŤme de fortifications! Mais tout en retirant de nos frontiŤres une partie de nos forces, nous conserverions toujours la facultť de les placer en ťchelons dans des positions oý elles seraient ŗ portťe de se concentrer et d'arriver ŗ temps sur le point menacť toutes les fois que les dispositions de la France nous annonceraient une attaque prochaine, un danger rťel. En se portant, par consťquent, ŗ une rťciprocitť parfaite de mesures, nous accorderions peu et gagnerions beaucoup, car si l'empereur Napolťon a la volontť sťrieuse de faire cesser la crise actuelle, il ne peut guŤre se refuser: 1į ņ une rťduction effective de la garnison de Dantzig, accompagnťe de quelque stipulation qui en fixerait le minimum; 2į ņ l'engagement de ne pas envoyer de troupes franÁaises dans le duchť de Varsovie. Si on pouvait y ajouter une troisiŤme stipulation par laquelle l'armťe du duchť serait limitťe ŗ un nombre plus conforme aux moyens pťcuniaires de cet …tat, ce serait sans doute un avantage. Il n'y aurait, il me semble, aucun inconvťnient de le tenter. 3į Je n'ai jamais attachť un grand prix ŗ une dťclaration formelle ou ŗ un traitť par lequel l'empereur Napolťon s'engagerait ŗ abandonner une fois pour toutes ce qu'on appelle _le rťtablissement de la Pologne_, car tant que nous serons en paix avec lui, il n'y songera pas, et si la guerre a lieu, aucune convention ne l'en empÍcherait. Cependant, comme dans plusieurs occasions il s'est prononcť ŗ cet ťgard d'une maniŤre trŤs positive, on pourrait toujours en prendre acte pour insťrer dans le traitť un article renfermant cette dťclaration, bien entendu qu'il ne nous soit pas mis en ligne de compte pour plus qu'il ne vaut, qu'il ne serve pas de prťtexte pour Ítre moins facile sur d'autres d'un plus grand intťrÍt, car le seul avantage rťel qui en rťsulterait serait peut-Ítre l'effet qu'il pourrait produire sur l'esprit des Polonais. 4į Je regarde comme beaucoup plus important et mÍme comme l'objet le plus essentiel de l'arrangement un article qui assurerait pour quelque temps l'existence politique de la Prusse. Votre Majestť ne peut Ítre indiffťrente au sort d'une puissance que, malgrť l'ťtat d'affaiblissement oý elle se trouve, on doit toujours envisager soit comme l'avant-garde des forces avec lesquelles Napolťon envahira tŰt ou tard la Russie, soit comme celle que la Russie opposera ŗ ses projets. Le but vťritable de l'arrangement, celui mÍme qu'il faudrait hautement prononcer vis-ŗ-vis de la France, ťtant le maintien de la tranquillitť gťnťrale, toute stipulation ŗ cet ťgard serait nťcessairement vaine et sans effet, si le territoire prussien ne devenait pas libre. La France a dťclarť que toute invasion de notre part dans le duchť de Varsovie amŤnerait la guerre; pourquoi n'y rťpondrions-nous pas que toute attaque de la sienne contre la Prusse, tout envoi de troupes dans ce pays au delŗ du nombre fixť par les traitťs pour les garnisons des places de l'Oder ťquivaudrait ŗ une dťclaration de guerre? D'ailleurs, on ne demanderait ŗ la France que de remplir scrupuleusement les engagements qu'elle a contractťs en 1808 vis-ŗ-vis de la Prusse et qui sont moins avantageux que ce que le traitť de Tilsit stipule en faveur de ce pays. Elle ne ferait autre chose que de s'engager ťgalement envers nous ŗ ťvacuer les places de l'Oder ŗ fur et ŗ mesure que le gouvernement prussien s'acquitterait de l'arriťrť de ses contributions, et, comme plus de la moitiť en est payť, Glogau devrait Ítre immťdiatement restituť. Pour faciliter ŗ la Prusse les moyens de se libťrer envers la France, on pourrait peut-Ítre tirer parti de l'article du traitť de Tilsit qui stipule en sa faveur une cession de trois cent mille ‚mes dans le cas oý le pays d'Hanovre ne serait pas rendu ŗ l'Angleterre. La France ayant disposť de ce pays, je ne sais pas pourquoi on lui ferait gr‚ce de cet article, ŗ elle qui jamais ne fait gr‚ce de rien. Tout ce qui peut, en gťnťral, faire cesser le prťtexte sous lequel l'empereur Napolťon occupe encore les places de l'Oder est bon et ne saurait se plaider avec trop d'ťnergie. Ce ne sera que lorsqu'il n'y aura plus de troupes franÁaises sur son territoire que la Prusse recouvrera la possibilitť de prendre, dans toutes les circonstances, un parti conforme ŗ ses vrais intťrÍts, et, comme c'est ŗ nous qu'elle en sera redevable, il faut espťrer qu'elle ne suivra d'autre direction que celle que les dispositions de sa nation et surtout de l'armťe semblent dťjŗ actuellement lui indiquer. 5ļ Les relations commerciales de la Russie. Votre Majestť s'ťtant refusťe aux derniŤres instances de Napolťon relativement aux nouvelles extensions du soi-disant systŤme continental, ŗ l'adoption du tarif de Trianon[671], ŗ l'exclusion des neutres, elle ne saurait se rel‚cher sur aucun de ces points. Ce refus, comme tout ce qui tend ŗ distinguer la Russie de cette foule de faibles alliťs aveuglťment soumis aux volontťs arbitraires et capricieuses de la France, ťtait honorable et bien calculť, et plutŰt la rupture de la nťgociation et peut-Ítre mÍme la guerre que quelque stipulation qui nous empÍcherait de persťvťrer dans le systŤme que nous avons suivi cette annťe ŗ l'ťgard du commerce! [Note 671: Tarif portant un droit de 50 pour 100 sur les marchandises coloniales.] Voilŗ les bases sur lesquelles la nťgociation doit s'ťtablir et sur lesquelles doit Ítre fondť l'arrangement qui en serait le rťsultat. Mais supposť qu'il rťussisse de la maniŤre la plus satisfaisante, il y a encore un point capital qui est presque ŗ envisager comme la clef de la voŻte: _que l'Autriche soit invitťe ŗ le garantir_. L'empereur Napolťon ayant lui-mÍme offert cette garantie[672], ne pourrait pas justement la dťcliner. La cour de Vienne aurait les meilleures raisons de s'y prÍter, et il n'en rťsulterait que de grands avantages pour elle comme pour nous. [Note 672: Allusion sans doute ŗ la garantie rťciproque que Napolťon avait proposťe en 1809 entre la France, la Russie et l'Autriche.] La Russie et l'Autriche, c'est-ŗ-dire les deux seules puissances continentales dont aujourd'hui la rťunion produirait encore un contre-poids efficace ŗ l'ťnorme pouvoir de la France, se trouveraient pour la premiŤre fois depuis six ans unies non seulement par un intťrÍt commun, car celui-lŗ n'a jamais cessť d'exister, mais par un lien positif et avouť. Il n'y a pas dans tout le cercle des rapports politiques un objet sur lequel les intťrÍts bien entendus des deux puissances ne soient pas absolument d'accord. Je n'en excepte pas mÍme les affaires de la Turquie, car, quoique relativement ŗ ce seul article on puisse concevoir une diversitť de vues entre elles, considťration qui ajoute un si puissant motif ŗ tous ceux qui doivent faire dťsirer un prompt dťnouement de la guerre de Turquie, je n'en suis pas moins convaincu qu'un vťritable homme d'…tat en Russie sacrifierait dans les circonstances actuelles un grand avantage local plutŰt que de mťcontenter l'Autriche, tout comme un vťritable homme d'…tat en Autriche consentirait ŗ des rťsultats gťnťralement contraires ŗ son systŤme plutŰt que de s'aliťner la Russie ou de voir porter atteinte ŗ sa considťration par une paix conclue sur des bases trop diffťrentes de celles qui jusqu'ici ont ťtť mises en avant. Cette paix aurait l'immense avantage d'ťcarter entre la Russie et l'Autriche tous les motifs de jalousie qui peuvent subsister, tandis que l'acte de garantie du traitť conclu avec la France lťgaliserait, pour ainsi dire, entre elles des communications confidentielles et suivies, et habituerait les deux cours ŗ penser et ŗ agir dans le mÍme sens pour tous les grands intťrÍts de l'Europe et deviendrait le germe d'une alliance formelle dont le but serait de stipuler et les mesures qu'il y aurait ŗ opposer aux atteintes que la France pourrait porter ŗ l'arrangement garanti, et les secours qu'il faudrait mutuellement se prÍter. Je regarde un concert entre ces deux puissances comme la seule planche de salut qui soit restťe aprŤs tant de naufrages; si d'ici ŗ quelque temps il n'est point solidement ťtabli et que l'Autriche ne trouve pas moyen de rťtablir ses finances et son armťe pour qu'il ne soit pas sans force et par consťquent sans utilitť, c'en est fait de nos derniŤres espťrances, tout pťrit sans retour. L'effet le plus funeste d'une explosion prťmaturťe entre la France et la Russie serait de rendre ce concert impossible; le plus grand bienfait d'un arrangement pacifique sera de le prťparer et de le favoriser. Pendant l'ťpoque de paix plus ou moins raffermie qui suivrait un arrangement pareil, la Russie et l'Autriche auraient, l'une et l'autre, le temps de s'occuper de leur intťrieur, de rťtablir leurs finances et leurs armťes. Leur union et leur confiance mutuelle faciliteraient ces opťrations. Dans les conjonctures les plus pťrilleuses, c'est beaucoup que de savoir que tous les plans, toutes les dťmarches, tous les efforts, n'ont ŗ prendre qu'une seule direction, de pouvoir compter sur un voisin fidŤle, de ne plus craindre de diversion sur nos flancs, d'Ítre bien convaincu que les progrŤs que ces deux puissances feraient pour la restauration de leurs forces ne donneraient de jalousie qu'ŗ celui qu'au fond de leur pensťe elles regardent comme leur seul ennemi. Si dans cet intervalle de paix l'empereur Napolťon se portait ŗ quelque nouvel envahissement, la Russie et l'Autriche trouveraient dans l'acte de garantie un prťtexte lťgal de s'y opposer, et le jour oý ces deux puissances oseront pour la premiŤre fois avouer les mÍmes principes et faire entendre le mÍme langage au gouvernement franÁais, sera celui oý la libertť de l'Europe renaÓtra de ses cendres. Ce sera l'avant-coureur de la rťsurrection d'un ťquilibre politique sans lequel, quoi qu'on fasse, la dignitť des souverains, l'indťpendance des …tats et la prospťritť des peuples ne seront que de tristes souvenirs. C'est ainsi que, d'une mesure bien calculťe, rťsulterait une foule d'avantages, et que Votre Majestť, en conjurant l'orage, verrait sortir des fruits de sa sagesse les germes d'un vťritable ťtat de paix qui, s'il est compatible avec l'existence de l'empereur Napolťon, ne pourrait, dans l'ťtat dťplorable oý se trouvent toutes les puissances, tant sous le rapport moral que sous celui de leurs moyens physiques, Ítre obtenu que de cette maniŤre. On objectera peut-Ítre que tous ces beaux rÍves, n'ťtant b‚tis que sur la bonne foi du gouvernement franÁais, s'ťvanouiront du moment oý l'on s'apercevrait qu'en offrant de nťgocier il n'a voulu que cacher son jeu, gagner du temps ou nous tendre un piŤge. Mais mÍme si tel ťtait le cas, nous n'aurions encore rien perdu, en nous prÍtant ŗ ces dťmonstrations pacifiques. La guerre n'ayant point ťtť dťclarťe au printemps, tout dťlai doit tourner en notre faveur. Le moment actuel, malgrť tout ce qu'on peut dire sur la guerre d'Espagne, serait un des plus funestes que nous pourrions choisir. L'ancienne rŤgle qui veut que telle chose que notre adversaire paraÓt ťviter doit par cela mÍme nous convenir, n'est pas admissible sans restriction. Mon adversaire peut avoir de trŤs bonnes raisons pour ne pas vouloir aujourd'hui ce qui n'en sera pas moins en dernier rťsultat entiŤrement ŗ son avantage. Je crois n'avoir besoin de donner aucun dťveloppement ŗ ce raisonnement, les idťes de Votre Majestť sur l'utilitť d'ťviter la guerre m'ayant paru entiŤrement fixťes, comme en gťnťral sur les moyens d'y parvenir. ņ ceux que j'ai osť lui soumettre, elle a objectť qu'en vidant les diffťrends actuels par un arrangement, le grief que la France nous a donnť par la rťunion d'Oldenbourg disparaÓtrait, et qu'elle voudrait s'en rťserver un afin d'en profiter pour rouvrir ses ports dans telle circonstance oý l'empereur Napolťon se trouverait hors d'ťtat de lui faire la guerre pour cette seule raison. Je pense qu'ŗ cet ťgard Votre Majestť Impťriale pourrait s'en remettre au caractŤre connu de ce souverain, qui certainement ne tarderait pas ŗ lui fournir de nouveaux sujets de plainte et de rťcrimination. D'ailleurs, ses engagements avec lui ne sont pas ťternels, et si d'ici ŗ quelque temps ils ne produisent pas sur l'Angleterre l'effet qu'il se flatte vainement d'en obtenir, Votre Majestť aurait toujours le droit de dťclarer ŗ la France qu'elle ne saurait sacrifier davantage les intťrÍts de son empire ŗ une idťe qu'une expťrience de six ans a prouvť n'Ítre qu'une chimŤre. Personne ne saurait voir dans cette dťclaration une violation des traitťs, et si d'ici ŗ cette ťpoque nous sommes parvenus ŗ consolider nos mesures de dťfense et ŗ leur donner l'ťtendue et la perfection qu'elles doivent avoir tant que vivra Napolťon, je doute mÍme qu'elle puisse amener la guerre. TABLE DES MATI»RES CHAPITRE PREMIER LA RUSSIE SE PR…PARE ņ ATTAQUER. Sous le voile de l'alliance officiellement maintenue, Alexandre Ier prťpare contre Napolťon une campagne offensive.--Son grief apparent.--Son grief rťel.--Appel secret aux Varsoviens par l'intermťdiaire du prince Adam Czartoryski; Alexandre veut restaurer la Pologne ŗ son profit et se faire le libťrateur de l'Europe.--Encouragements qu'il puise dans le spectacle de l'oppression gťnťrale.--Aspect des diffťrents …tats.--Le duchť de Varsovie.--MisŤre dorťe.--Napolťon a mis partout contre lui les intťrÍts matťriels.--La Prusse: le roi, le cabinet, les partis, l'armťe, l'esprit public.--La SuŤde: dťbuts de Bernadotte comme prince royal: traits caractťristiques.--Le roi et les deux ministres dirigeants.--L'intťrÍt ťconomique rapproche la SuŤde de l'Angleterre.--Situation sur le Danube: la paix des Russes avec la Porte paraÓt prochaine.--L'Autriche: l'empereur, l'impťratrice, l'opinion publique, l'armťe.--Puissance de la sociťtť.--La coalition des femmes.--Influence et prestige de la colonie russe.--Metternich craint d'encourir la disgr‚ce des salons.--L'empereur orthodoxe et les Slaves d'Autriche.--L'Allemagne franÁaise.--Le vice-empereur.--Rigueurs du blocus.--Exaspťration croissante.--Rťveil et progrŤs de l'esprit national.--Sociťtťs secrŤtes.--Autres foyers d'agitation.--Alexandre fait prendre des renseignements sur l'ťtat des esprits en Italie.--La France: splendeur et malaise.--Crise ťconomique.--Fidťlitť des masses ŗ l'Empereur.--L'imagination populaire reste possťdťe de lui et esclave de son prestige.--Les classes moyennes et ťlevťes se dťtachent.--Conspiration latente.--L'Espagne.--L'Angleterre.--Alexandre mťdite de consommer son rapprochement ťconomique avec nos ennemis.--Rťponse de Czartoryski par voies mystťrieuses.--Objections du prince; ses mťfiances.--Garanties rťclamťes et questions posťes.--Seconde lettre d'Alexandre.--Il promet ŗ la Pologne autonomie et rťgime constitutionnel.--Il fait l'ťnumťration dťtaillťe de ses forces.--Raisonnements qu'il emploie pour convaincre et sťduire les Polonais.--Condition ŗ laquelle il subordonne son entrťe en campagne.--Efforts pour gagner ou neutraliser l'Autriche.--La diplomatie secrŤte d'Alexandre Ier.--Il offre ŗ l'Autriche la Valachie et la moitiť de la Moldavie en ťchange de la Galicie.--Tentatives auprŤs de la Prusse et de la SuŤde.--Travail en Allemagne.--Tchernitchef ŗ Paris.--Galanterie et espionnage.--Le Tsar accrťdite un envoyť spťcial auprŤs de Talleyrand.--Autre branche de la correspondance secrŤte.--Affaire Jomini.--Projet de former en Russie un corps d'ťmigrťs allemands.--Ensemble de manoeuvres.--Rapports d'Alexandre avec le duc de Vicence.--Il donne le change ŗ cet ambassadeur sur ses desseins et ses armements.--Comment il accueille l'annexion des villes hansťatiques et la saisie de l'Oldenbourg.--Le canal de la Baltique projetť par l'Empereur.--Alexandre affirme et rťpŤte qu'il n'attaquera jamais.--Langage des salons.--L'ambassade russe en France.--Occupations extra-diplomatiques du prince Kourakine.--Cet ambassadeur maintenu ŗ son poste en raison de sa nullitť.--Protestation officielle au sujet de l'Oldenbourg.--Coalition d'influences hostiles autour d'Alexandre.--Continuitť du plan poursuivi par nos ennemis ŗ travers toute la pťriode de la Rťvolution et de l'Empire: ils ne renoncent jamais ŗ l'espoir de renverser intťgralement la puissance franÁaise et de tout reprendre. CHAPITRE II PROJETS DE L'EMPEREUR. Napolťon au commencement de 1811.--MaÓtre de tout en apparence, il sent l'inefficacitť des moyens employťs jusqu'ŗ ce jour pour rťduire l'Angleterre et conquťrir la paix gťnťrale.--Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet.--Impuissance de Massťna devant Torres-Vedras.--Le Nord prťoccupe Napolťon et l'empÍche de porter un coup dťcisif en Espagne.--Crainte d'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre.--Mťfiance progressive: indices rťvťlateurs: l'ukase prohibitif.--ColŤre de Napolťon: paroles caractťristiques.--Les Polonais de Paris.--Mme Walewska et Mme Narischkine.--Napolťon dťcide de prťparer lentement et mystťrieusement une campagne en Russie.--Comment il conÁoit cette gigantesque entreprise.--Quelle est ŗ ses yeux la condition du succŤs.--Dix-huit mois de prťparation.--Projet pour 1811; projet pour 1812.--Mode employť pour recrťer en Allemagne une force imposante.--L'annťe de couverture.--Envoi de troupes ŗ Dantzick.--Prťcautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces prťparatifs.--Napolťon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre.--Les puissances que l'on se dispute.--Rapports avec la Prusse.--L'Autriche et les Principautťs.--Rapports avec la Turquie.--PremiŤre brouille entre Napolťon et le prince royal de SuŤde.--Bernadotte se rapproche de la France.--Raisons intimes de ce retour.--Demande de la NorvŤge.--Protestations simultanťes ŗ l'empereur de Russie.--Bernadotte sera ŗ qui le payera le mieux, sans Ítre jamais complŤtement ŗ personne.--L'Empereur dťcline toute conversation au sujet de la NorvŤge.--Audience donnťe ŗ l'aide de camp du prince.--Bernadotte rťitŤre ses instances et ses promesses.--Napolťon refuse de s'allier prťmaturťment ŗ la SuŤde.--Ses rapports avec la Russie durant cette pťriode.--Mťlange de dissimulation et de franchise.--Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg.--Rťquisitoire violent et emphatique contre l'ukase.--Pourquoi Napolťon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale.--Demande d'un traitť de commerce.--Grief secret et prťtention fondamentale de l'Empereur: la question des neutres et du blocus domine ŗ ses yeux toutes les autres: il ťvite encore de la soulever.--Sa longue et remarquable lettre ŗ l'empereur Alexandre.--Contre-partie; lettre au roi de Wurtemberg.--Raisons profondes qui portent l'Empereur ŗ envisager comme probable une guerre dans le Nord et ŗ y voir le couronnement de son oeuvre.--Napolťon ťgarť par le souvenir de Rome et de Charlemagne.--Il renoncerait pourtant ŗ la guerre si la Russie rentrait dans le systŤme continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance.--Alexandre et Napolťon cherchent respectivement ŗ s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif. CHAPITRE III LE MOYEN DE TRANSACTION. Les armťes russes se rapprochent de la frontiŤre.--Marche vers le duchť de Varsovie.--Points de concentration.--L'armťe du Danube dťtache plusieurs de ses divisions.--Prťcautions prises pour assurer le secret de ces prťparatifs.--La frontiŤre ťtroitement gardťe.--Les rťserves.--Bruits rťpandus ŗ Pťtersbourg et dans les provinces polonaises.--Avis dťcourageants de Czartoryski.--La fidťlitť des chefs varsoviens ne se laisse pas entamer.--L'Autriche se dťrobe ŗ une alliance et mÍme ŗ une promesse de neutralitť.--L'influence de l'archiduc Charles s'exerce dans un sens hostile ŗ la Russie: moyen imaginť pour le convertir ou le neutraliser.--Diplomatie fťminine.--Insinuation de Stackelberg au sujet d'une entrťe possible des Russes en Galicie.--Metternich se fait autoriser ŗ formuler une rťponse comminatoire.--Dťceptions successives d'Alexandre.--Il suspend l'exťcution de son projet.--Incertitudes, tendances diverses.--Le chancelier Roumiantsof prťconise une politique de rapprochement avec la France.--Il croit avoir trouvť un moyen de solution.--Idťe de demander ŗ Napolťon, en compensation de l'Oldenbourg, quelques parties du territoire varsovien.--Alexandre se prÍte ŗ un essai de conciliation sur cette base.--CaractŤre insolite de la nťgociation qui va s'ouvrir.--Le souverain et le ministre russe ne veulent s'exprimer qu'ŗ demi-mot et par pťriphrases.--On propose une ťnigme ŗ Caulaincourt, en lui fournissant quelques moyens de la dťchiffrer.--Le Tsar confie ŗ Tchernitchef une lettre pour l'Empereur: dignitť et habiletť de son langage.--La mťtaphore du comte Roumiantsof.--Caulaincourt obtient son rappel et reste ŗ Pťtersbourg en attendant l'arrivťe de son successeur, le gťnťral comte de Lauriston.--Jeu caressant d'Alexandre.--Dťpart de Tchernitchef pour Paris. CHAPITRE IV L'ALERTE. Naissance du roi de Rome.--Anxiťtť de la population.--Explosion d'allťgresse.--…motion de l'Empereur.--Premiers bruits de guerre.--Les Varsoviens signalent au delŗ de leur frontiŤre quelques mouvements suspects.--Incrťdulitť de Davout.--Renseignements venus de SuŤde et de Turquie.--Scepticisme de l'Empereur.--Il croit que la Russie arme par peur et t‚che de la rassurer.--En apprenant que plusieurs divisions de l'armťe d'Orient remontent vers la Pologne, il commence ŗ s'ťmouvoir.--Mesures de prťcaution.--Napolťon aimerait mieux ťviter la guerre que d'avoir ŗ la faire tout de suite.--Il se rťsigne ŗ l'idťe d'une transaction.--Dťpart de Lauriston.--Nouvelle lettre ŗ l'empereur Alexandre: appel ŗ la confiance.--Arrivťe de Tchernitchef: l'Empereur le reÁoit aussitŰt.--Quatre heures de conversation.--Vivement pressť, Tchernitchef finit par rťpťter la mťtaphore du comte Roumiantsof.--Napolťon se figure d'abord que la Russie lui demande le duchť tout entier.--Mouvement de rťvolte et de colŤre.--Dantzick ou Varsovie.--Contre-propositions de l'Empereur.--SystŤme de mťnagements.--Tchernitchef comblť d'attentions et de g‚teries.--Savary s'avise spontanťment de couper court aux investigations de cet observateur.--Aplomb de Tchernitchef.--Savary joue de la presse.--Le _Journal de l'Empire_.--Article du 12 avril.--_Les nouvellistes._--Esmťnard.--Courroux de l'Empereur; reproches au ministre de la police; mesures prises contre l'auteur de l'article et le rťdacteur du journal.--Arrivťe de Bignon ŗ Varsovie.--Tumulte d'avis contradictoires.--Poniatowski reÁoit communication _par miracle_ des lettres ťcrites ŗ Czartoryski par l'empereur Alexandre.--Le projet d'invasion surpris et ťventť.--Les dťcouvertes de Poniatowski confirmťes par l'approche des troupes russes.--Affolement des Polonais.--Alarme gťnťrale.--La guerre en vue.--Activitť de l'Empereur.--Les fÍtes de P‚ques 1811.--Napolťon prťpare l'ťvacuation du duchť et reporte sur l'Oder sa ligne de dťfense.--Davout invitť ŗ se diriger ťventuellement sur ce fleuve.--Mesures prises pour le renforcer et le soutenir.--Nťgociations avec l'Autriche, la Prusse, la SuŤde et la Turquie.--Napolťon ne renonce pas ŗ ťviter la guerre.--Ses efforts persťvťrants pour s'ťclairer sur les dťsirs et les prťtentions d'Alexandre.--Lettre inťdite ŗ Caulaincourt.--On cherche ŗ faire parler Tchernitchef.--Chasse du 16 avril.--Visite matinale de Duroc.--Tchernitchef ne se laisse tirer aucune parole positive.--Changement dans le ministŤre.--Le duc de Bassano substituť au duc de Cadore.--Seconde lettre ŗ Caulaincourt: _si ce que les Russes dťsirent est faisable, cela sera fait_.--Napolťon reste en garde: la Prusse et la frontiŤre russe en observation.--Avis plus rassurants: phťnomŤne d'optique: l'agitation des Polonais s'apaise.--Napolťon interrompt ses nťgociations avec l'Autriche, la Prusse, la SuŤde et la Turquie.--Il modŤre ses prťparatifs militaires sans les discontinuer.--Doutes qu'il conserve sur les causes de l'alerte: il tient passionnťment ŗ pťnťtrer le secret de la Russie. CHAPITRE V RETOUR DU DUC DE VICENCE. Contre-coup ŗ Pťtersbourg de l'ťmotion suscitťe en Allemagne et en France.--Alexandre est instruit de nos mouvements militaires et craint que Napolťon ne prenne l'offensive.--Il se demande encore si une attaque n'est pas la meilleure des parades.--Mouvement de l'opinion en sens contraire.--Wellesley donne ŗ l'Europe des leÁons de guerre dťfensive.--Il fait ťcole.--Le gťnťral Pfuhl et son plan.--Peu ŗ peu, Alexandre incline vers un systŤme purement dťfensif.--Il voudrait ťviter la guerre sans rentrer dans l'alliance.--Encore le duchť de Varsovie.--Confidence au ministre d'Autriche.--Rťponse par allusions et sous-entendus aux interrogations du duc de Vicence.--L'empereur Alexandre et le roi de Rome.--Arrivťe de Lauriston.--Gracieux accueil.--Alexandre compte sur Caulaincourt pour dťterminer Napolťon ŗ lui offrir ce qu'il n'entend pas demander.--Il annonce la rťsolution de se dťfendre ŗ toute extrťmitť: solennitť et sincťritť de cette dťclaration.--…motion de Caulaincourt: ses tristes pressentiments.--Son retour en France.--Il va trouver l'Empereur ŗ Saint-Cloud.--Sept heures de conversation.--Caulaincourt se porte garant des intentions pacifiques d'Alexandre.--Un quart d'heure de silence.--Les deux questions corrťlatives.--Napolťon repousse l'idťe de diminuer la garnison de Dantzick.--Caulaincourt insiste sur la nťcessitť d'opter entre la Pologne et la Russie.--La pensťe de l'Empereur passe par des alternatives diverses.--L'infranchissable obstacle.--Caulaincourt signale les dangers d'une lutte contre le climat du Nord, la nature et les espaces; il affirme qu'Alexandre se retirera au plus profond de la Russie et cite les propres paroles de ce monarque.--L'Empereur ťbranlť; son interlocuteur croit avoir cause gagnťe.--Napolťon fait le dťnombrement de ses forces; un vertige d'orgueil lui monte au cerveau.--Il croit que tout se rťglera par une bataille.--Suite de la conversation.--Retour sur l'affaire du mariage.--Dernier mot de Caulaincourt.--Juste raisonnement et illusions fatales. CHAPITRE VI L'AUDIENCE DU 15 AOŘT 1811. Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence.--Il ne croit plus ŗ l'imminence des hostilitťs et ralentit ses prťparatifs.--Il soupÁonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais rťserve jusqu'ŗ plus ample informť ses dťterminations finales.--BaptÍme du roi de Rome.--Coups de sifflet au Carrousel: placards sťditieux.--Tchernitchef relŤve ces symptŰmes.--L'Empereur ŗ Notre-Dame.--Discours au Corps lťgislatif: allusions ŗ la Pologne.--Lauriston rappelť ŗ la fermetť.--Difficultť de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre.--Les prťparatifs de guerre se dťveloppent en silence.--L'Europe moins inquiŤte.--La diplomatie et la sociťtť en villťgiature.--Stations thermales de la BohÍme.--Tableau de Carlsbad.--Madame de Recke et son barde.--Opťrations de Razoumowski.--La discussion continue ŗ Pťtersbourg.--Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond.--Influence d'Armfeldt.--Alexandre prend le parti de ne plus traiter: il adopte ŗ la mÍme ťpoque le plan militaire de Pfuhl.--Ses raisons pour se dťrober ŗ tout arrangement et perpťtuer le conflit.--Il dťcline la mťdiation autrichienne et prussienne.--Procťdťs ťvasifs et dilatoires.--Napolťon s'aperÁoit de ce jeu et constate en mÍme temps de nouvelles infractions au blocus.--Explosion de colŤre.--La journťe du 15 aoŻt aux Tuileries.--Audience diplomatique: la salle du TrŰne.--Prise ŗ partie de Kourakine.--Napolťon dťclare qu'il ne cťdera jamais un pouce du territoire varsovien.--Son langage colorť et vibrant: ses comparaisons, ses menaces.--Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilitť de placer un mot.--Coup droit.--Trois quarts d'heure de torture.--_Travail avec Sa Majestť._--Napolťon fait composer sous ses yeux un mťmoire justificatif de sa future campagne: importance de cette piŤce: elle fait l'historique du conflit et met supťrieurement en relief le noeud du litige.--Pernicieuse logique.--Raisons qui empÍchent Napolťon de faire droit aux dťsirs soupÁonnťs de la Russie.--Le duchť de Varsovie et le blocus.--La guerre est ŗ la fois dťcidťe et ajournťe.--Napolťon se fait une rŤgle de prolonger avec Alexandre des nťgociations fictives, de prťparer lentement ses alliances de guerre et de donner ŗ ses armements des proportions formidables: il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie. CHAPITRE VII SUITE DES PR…PARATIFS. Rťponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur.--Nouvelles demandes d'explications.--Instances ŗ la fois pressantes et vagues.--Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire.--Coup d'oeil sur nos prťparatifs et nos positions militaires.--Dantzick.--L'armťe varsovienne.--Les contingents allemands.--L'armťe de Davout.--L'armťe des cŰtes.--Camps de Hollande et de Boulogne.--Oudinot et Ney.--L'armťe d'Italie.--La garde.--Entassement d'hommes et de matťriel.--Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports: moyens employťs pour vaincre la nature et les espaces.--Universelle prťvoyance.--Napolťon excessif en tout.--Il ruse tour ŗ tour et menace.--Il se laisse volontairement espionner.--Travail parallŤle d'Alexandre.--Formation des armťes russes en deux groupes principaux.--Barclay de Tolly et Bagration.--Alexandre cherche ŗ reprendre la libre disposition de son armťe d'Orient en h‚tant sa paix avec la Porte.--Service demandť ŗ l'Angleterre.--Napolťon incite les Turcs ŗ continuer la guerre.--Causes de sa lenteur ŗ s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la SuŤde.--Dangers de cette politique.--Bernadotte rentre en scŤne.--Dťpart de la princesse royale.--L'ťtť ŗ Drottningholm.--Contrebande effrťnťe; rapports avec l'Angleterre.--Langage de la France: modťration relative.--Le baron Alquier part spontanťment en guerre contre la SuŤde.--Note injurieuse.--Rťplique sur le mÍme ton.--ScŤne extraordinaire entre Alquier et Bernadotte.--Dťplacement de l'irascible ministre.--Mise en interdit de Bernadotte.--Il reprend sa marche vers la Russie.--Erreur de Napolťon sur la SuŤde.--Alternatives de rigueur et de longanimitť.--Une crise s'annonce en Allemagne; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions. CHAPITRE VIII LES TRIBULATIONS DE LA PRUSSE. Affolement de la Prusse: projet d'extermination qu'elle suppose ŗ l'Empereur.--PiŤce fausse.--Hardenberg se jette dans les bras de la Russie et cherche ŗ l'attirer en Allemagne.--Lettre au Tsar.--Envoi de Scharnhorst.--Armements illicites et prťcipitťs: explication donnťe ŗ l'Empereur.--Napolťon ne veut pas dťtruire la Prusse; caractŤre spťcial de l'alliance qu'il compte lui imposer.--L'insoumission de la Prusse dťrange toutes ses combinaisons.--PremiŤres remontrances.--Napolťon dťtruira la Prusse s'il ne peut obtenir d'elle un dťsarmement complet et une obťissance sans rťserve.--Continuation des armements.--Mobilisation dťguisťe.--Ouvriers-soldats.--Mise en demeure catťgorique.--Soumission apparente.--Crťdulitť de Saint-Marsan.--Tout le monde ment ŗ l'Empereur.--La Prusse en surveillance.--Rapports attestant la continuation des travaux et des appels.--Nouvelles sommations.--La Prusse ŗ la torture.--Incident BlŁcher.--SuprÍme exigence.--Napolťon fait en mÍme temps ses propositions d'alliance.--Affres de la Prusse.--Retour de Scharnhorst: rťsultats de sa mission.--Entrevues mystťrieuses de Tsarskoť-Selo; Alexandre bl‚me les agitations et les imprudences de la Prusse.--Modification du plan russe.--La convention militaire.--Affreuses perplexitťs de Frťdťric-Guillaume.--Motifs qui le poussent ŗ subir l'alliance franÁaise.--SuprÍme espoir du parti de la guerre.--L'idťe fixe du roi.--Recours ŗ l'Autriche.--Scharnhorst part pour Vienne sous un dťguisement et un faux nom.--Mission Lefebvre.--Napolťon perd patience; il incline plus fortement ŗ dťtruire la Prusse et ŗ faire un terrible exemple.--Victoire des Russes sur le Danube.--Projet demandť au prince d'EckmŁhl.--Plan d'ťcrasement.--Napolťon laisse vivre la Prusse parce qu'il constate chez elle quelque disposition ŗ se soumettre.--La nťgociation d'alliance fait un second pas.--Scharnhorst ŗ Vienne.--Metternich le trompe d'abord et l'ťconduit ensuite.--Dťception finale.--La Prusse aux pieds de l'Empereur.--Ouvertures de Napolťon ŗ Schwartzenberg.--Raisons subtiles qui dťterminent Metternich ŗ h‚ter ses accords avec la France.--Le partage de la Prusse.--Rťactions successives.--Alexandre revient au systŤme de la dťfensive.--Nesselrode en congť.--Son plan de pacification.--_La clef de voŻte:_ rŰle rťservť ŗ l'Autriche.--La paix doublťe d'une coalition latente.--Nesselrode est le reflet de Talleyrand.--Alexandre livre ŗ Nesselrode le secret de son inflexibilitť.--Il comprend l'avantage de tenter ou au moins de simuler une dťmarche de conciliation.--Paix imminente sur le Danube: nťcessitť de temporiser.--L'envoi de Nesselrode est annoncť et perpťtuellement ajournť.--Fausse interprťtation de certaines paroles de l'Empereur.--Mauvaise foi rťciproque.--Le frŤre d'armes d'Alexandre.--Napolťon avoue ses projets belliqueux ŗ l'ambassadeur d'Autriche.--L'assujettissement de l'Allemagne lui assure le chemin libre jusqu'en Russie: fatal succŤs. CHAPITRE IX MARCHE DE LA GRANDE ARM…E. La Grande Armťe doit se composer d'une agglomťration d'armťes.--Position des diffťrentes unitťs.--Proportions colossales.--Concentration ŗ opťrer: pťril ŗ ťviter.--Plan de l'Empereur pour rťunir ses forces et les pousser graduellement vers la Russie.--Ses efforts minutieux pour assurer le secret des premiers mouvements.--Marches de nuit.--Instruction caractťristique ŗ Lauriston.--SystŤme de dissimulation renforcťe et progressive.--Accumulation de stratagŤmes.--Tchernitchef devient gÍnant: sa mise en observation.--Conversation et message de l'…lysťe.--Napolťon formule enfin ses exigences en matiŤre de blocus.--Sincťritť relative de ses propositions: leur but principal.--Dťpart de Tchernitchef.--Perquisition.--Le billet accusateur.--Concurrence entre le ministŤre de la police et celui des relations extťrieures: rŰle du prťfet de police.--Dťcouverte et arrestation des coupables.--Dix ans d'espionnage et de trahison.--ProcŤs en perspective.--Napolťon refrŤne sa colŤre.--Effarement de Kourakine: comment on s'y prend pour l'empÍcher de donner l'alarme.--Passage des Alpes par l'armťe d'Italie.--Universel ťbranlement.--Traitť dictť ŗ la Prusse.--Alarme ŗ Berlin; arrivťe des FranÁais.--Prise de possession.--Le pays de la haine.--Marche au Nord.--…chelons successifs.--RŰle rťservť au contingent prussien.--Traitť avec l'Autriche.--Appel ŗ la Turquie: Napolťon espŤre revivifier et soulever l'Islam.--RŰle rťservť ŗ la cavalerie ottomane.--L'Empereur se rťsigne ŗ nťgocier avec Bernadotte.--Ouvertures ŗ la princesse royale.--Saisie antťrieure de la Pomťranie suťdoise: consťquences de cet acte.--Premiers mťcomptes.--Arrivťe et dťploiement de nos armťes sur la Vistule.--Dťpart projetť et diffťrť.--Lutte contre la famine.--Conversation avec l'archichancelier.--Opposition de Caulaincourt ŗ la guerre: efforts persistants et infructueux de Napolťon pour le ramener et le convaincre.--…tat d'esprit de l'Empereur.--Son langage ŗ Savary et ŗ Pasquier.--Les deux plans de campagne: Napolťon subit dťjŗ l'attraction de Moscou.--Sa raison victime de son imagination.--RÍves vertigineux.--Au delŗ de Moscou.--L'Orient.--L'…gypte.--Les Indes.--Conversation avec Narbonne.--Vision d'une lointaine et suprÍme apothťose. CHAPITRE X ALEXANDRE ET BERNADOTTE. Impassibilitť d'Alexandre pendant nos premiŤres marches.--Nos ennemis craignent de sa part une dťfaillance.--Ils dťsirent un secours.--Arrivťe ŗ Pťtersbourg d'un envoyť extraordinaire de SuŤde.--Bernadotte veut se faire l'artisan de la rupture dťfinitive et le promoteur d'une derniŤre coalition.--Son plan d'opťrations diplomatiques et militaires; son arriŤre-pensťe.--Le comte de Loewenhielm.--Demande de la NorvŤge.--Scrupules passagers d'Alexandre: sa conscience capitule.--Envoi de Suchtelen en SuŤde.--Nťgociation en partie double.--Dťfiance rťciproque.--La politique de l'Empereur, la politique du chancelier.--Arrivťe du message de l'…lysťe.--Agitation mondaine: lutte des partis.--Alexandre demeure inťbranlable, mais il se sert des propositions franÁaises auprŤs de Loewenhielm pour l'amener ŗ rťduire ses exigences.--Bernadotte joue pareillement auprŤs de Suchtelen des offres transmises par la princesse royale.--Bizarre incident.--Les deux traitťs.--Duel de gťnťrositť.--L'accord conclu.--Alexandre fait sa rťponse aux propositions franÁaises et signifie ses exigences.--Ultimatum du 8 avril.--Sommation d'ťvacuer la Prusse et les pays situťs au delŗ de l'Elbe avant tout accord sur le fond du litige: ce qu'offre la Russie en ťchange.--Conciliation impossible.--Efforts de nos ennemis pour se dťbarrasser de Spťranski.--Causes profondes et motifs dťterminants de sa disgr‚ce.--La soirťe et la nuit du 17 mars; l'exil.--Alexandre se livre complŤtement ŗ l'ťmigration europťenne.--Ardeur furieuse de nos adversaires.--Toujours Armfeldt.--Opťrations de Bernadotte.--Les soirťes au palais royal de Stockholm.--Bernadotte presse Alexandre d'entamer les hostilitťs.--Dťpart d'Alexandre pour Wilna; sa derniŤre entrevue avec Lauriston.--Il incline encore une fois ŗ pousser ses troupes en avant; incident fortuit qui le ramŤne et le fixe au systŤme de l'absolue dťfensive.--La fatalitť pŤse dťjŗ sur l'Empereur. CHAPITRE XI L'ULTIMATUM RUSSE. Bonne foi et candeur de Kourakine.--Il bl‚me son gouvernement.--Il continue ŗ dťsirer la paix et ŗ cťlťbrer l'alliance.--ProcŤs de haute trahison.--Discours du procureur gťnťral.--Interrogatoire des prťvenus; responsabilitťs inťgales.--Le verdict.--Condamnation de Michel et de Saget.--Protestation de Kourakine contre les termes de l'accusation.--Arrivťe de l'ultimatum.--Kourakine ŗ Saint-Cloud.--ColŤre et inquiťtude de l'Empereur.--Alerte passagŤre.--Napolťon veut ŗ tout prix dťtourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-mÍme ŗ son heure.--Proposition d'armistice ťventuel.--Envoi de Narbonne ŗ Wilna; caractŤre et but de cette mission.--Dťmarche ŗ effet auprŤs de l'Angleterre.--Le gouvernement franÁais se donne l'air d'accepter une nťgociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupť et mystifiť de toutes maniŤres.--Ses yeux commencent ŗ s'ouvrir.--Rťquisitions pressantes.--SymptŰmes alarmants.--Exťcution de Michel.--Nouvel enlŤvement de Wustinger.--Dťpart de Schwartzenberg.--Kourakine s'aperÁoit qu'on l'abuse et qu'on le joue; un subit accŤs d'exaspťration le jette hors de son caractŤre.--Il rťclame ses passeports; cette dťmarche ťquivaut ŗ une dťclaration de guerre.--Contre-temps ťgalement f‚cheux pour les deux empereurs.--Dťpart de Napolťon et de Marie-Louise pour Dresde.--Note du _Moniteur_.--Napolťon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports.--Nouvelle confťrence.--Crise de larmes.--Le duc feint d'entrer en matiŤre; il soulŤve une difficultť de procťdure: question des pouvoirs.--Le ministre ťchappe ŗ l'ambassadeur et part pour l'Allemagne.--Kourakine retenu ŗ son poste.--Napolťon est parvenu ŗ ťloigner momentanťment la rupture. CHAPITRE XII DRESDE. ņ travers l'Allemagne.--Arrivťe ŗ Dresde.--Installation de l'Empereur.--Tableau de la cour saxonne.--Affluence de souverains.--La reine de Westphalie.--Arrivťe de l'empereur et de l'impťratrice d'Autriche.--Belle-mŤre et belle-fille.--FÍte du 19 avril.--Aspect de Dresde pendant le congrŤs.--Vie de famille.--L'Empereur se remet au travail.--Lettre de Kourakine rťclamant ŗ nouveau ses passeports.--Manoeuvre de la derniŤre heure.--Ordre expťdiť ŗ Lauriston de se rendre ŗ Wilna et d'y entretenir un fallacieux espoir de paix.--La journťe des souverains ŗ Dresde.--Le lever de l'Empereur.--La toilette de l'Impťratrice.--L'aprŤs-midi.--GoŻts et occupations de l'empereur FranÁois.--Le dÓner.--Cťrťmonial napolťonien.--Napolťon et Louis XVI.--La soirťe.--Le jeu des souverains et le cercle de cour.--Jalousie des dames autrichiennes.--Mme de Senft.--Le duc de Bassano.--Caulaincourt.--Mots de l'Empereur.--Ses conversations avec l'empereur FranÁois.--Il se met en frais de galanterie auprŤs de l'impťratrice d'Autriche et ne rťussit pas ŗ la gagner.--Intimitť apparente.--Les cours au spectacle.--Parterre de rois.--Napolťon comparť au soleil.--Le roi de Prusse.--Le _Kronprinz_.--Hiťrarchie ťtablie entre les souverains.--Concours de bassesses.--Apogťe de la puissance impťriale.--Spectacle sans pareil dans l'histoire.--Napolťon se montre davantage en public; promenade ŗ cheval autour de Dresde.--Visite ŗ l'ťglise Notre-Dame.--L'empereur Alexandre dans une ťglise catholique de Lithuanie.--La veillťe des armes.--Retour de Narbonne; il rend compte de sa mission.--Explosion printaniŤre; approche de la saison favorable aux hostilitťs.--Dernier appel ŗ la SuŤde et ŗ la Turquie.--Napolťon dťcide de soulever la Pologne.--Il songe ŗ Talleyrand pour l'ambassade de Varsovie; raisons qui le portent ŗ ce choix, incidents qui l'y font renoncer.--Nouvelle disgr‚ce de Talleyrand.--L'abbť de Pradt.--Choix funeste.--Objets proposťs au zŤle de l'ambassadeur.--Napolťon cherche ŗ gagner encore quelques jours.--Son dťpart de Dresde.--L'assemblťe des souverains se disperse.--Propositions inattendues de Bernadotte: motif et caractŤre de ce revirement.--Mauvaise foi du prince royal.--Il s'efforce de mťnager un accord entre la Russie et la Porte--CongrŤs et traitť de Bucharest.--La paix sans l'alliance.--L'amiral Tchitchagof.--Projet d'une grande diversion orientale.--Alexandre espŤre ťbranler le monde slave et le prťcipiter sur l'Illyrie et l'Italie franÁaises.--L'idťe des nationalitťs se retourne contre la France.--Demi-trahison de l'Autriche.--Duplicitť de la Prusse et des cours secondaires de l'Allemagne.--Universel mensonge.--Avertissements de JťrŰme-Napolťon, de Davout et de Rapp.--Pronostic de Sťmonville.--Parmi les FranÁais, les grands se lassent et s'inquiŤtent: la confiance des humbles reste absolue et ardente.--Lettre d'un soldat.--L'armťe croit aller aux Indes. CHAPITRE XIII LE PASSAGE DU NI…MEN. PREMI»RE PARTIE.--L'IRRUPTION. Napolťon ŗ Posen.--Enthousiasme de la population.--Rťponse ŗ Bernadotte.--Sťjour ŗ Thorn.--Derniers prťparatifs.--Prťoccupation dominante de l'Empereur: la question du pain.--Dispositif d'attaque.--Napolťon met ses armťes en campagne avant de dťclarer la guerre.--Son exaltation belliqueuse.--Le _Chant du dťpart_.--Rencontre avec Murat; comťdie sentimentale.--Marche dťvastatrice ŗ travers la Prusse orientale et la basse Pologne; encombrement des routes; premiers dťsordres.--Manifeste guerrier.--Supercherie de la derniŤre minute.--Nouvelles de Pťtersbourg.--L'empereur de Russie a refusť de recevoir l'ambassadeur de France.--Napolťon rejoint la colonne de tÍte.--Sa proclamation aux troupes.--Il s'ťlance aux avant-postes et atteint le Niťmen.--Il voit la Russie.--Dťguisement.--Reconnaissance ŗ cheval.--Accident.--Sombres pressentiments.--Arrivťe des troupes.--La journťe du 23 juin.--La nuit.--Atterrissage silencieux.--Les premiers coups de feu.--Lever du soleil.--Fťerique spectacle.--Enthousiasme des troupes; gaietť et activitť de l'Empereur.--Incident de la Wilya.--…tablissement ŗ Kowno.--Quarante-huit heures de dťfilť.--L'invasion commence. DEUXI»ME PARTIE.--ARRIV…E ņ WILNA; DERNI»RE N…GOCIATION. Conseil militaire d'Alexandre.--Cacophonie.--Excursions aux environs de Wilna.--Ascendant d'Alexandre sur les femmes.--FÍte du 24 juin; accident de mauvais augure.--La nouvelle de l'invasion arrive au Tsar pendant le bal; son impassibilitť.--La Fatalitť et la Providence.--Recul instinctif.--Mission de Balachof.--Offre d'une rťconciliation _in extremis_; causes et but rťel de cette dťmarche.--Balachof aux avant-postes.--Rencontre avec le roi de Naples.--Accueil de Davout.--Napolťon ne veut recevoir l'envoyť russe qu'au lendemain d'une victoire.--Il apprend la retraite des Russes.--Son dťsappointement.--Il prťcipite son armťe sur Wilna.--Premiers symptŰmes de dťsagrťgation.--Entrťe de Napolťon ŗ Wilna: accueil de glace: incendie des magasins.--Ovations provoquťes et tardives.--L'Empereur s'acharne ŗ l'espoir de couper et de prendre une partie des armťes russes.--Succession d'orages: les ťlťments se dťchaÓnent contre nous.--Hťcatombe de chevaux.--L'ennemi se dťrobe et s'ťvanouit.--Fausse joie.--La colonne de Dorockhof en grand danger; son ťvasion.--Les dťbuts de la campagne manquťs.--Froideur des Lithuaniens.--Napolťon dťcide de recevoir Balachof.--Longue et remarquable conversation avec cet envoyť.--Paroles violentes.--Le but de l'Empereur est de faire trembler Alexandre pour sa sťcuritť personnelle et de l'amener ŗ une prompte capitulation.--Balachof ŗ la table impťriale.--Rťponses cťlŤbres.--Mot blessant de Napolťon ŗ Caulaincourt; ferme rťplique.--Dťpart de Balachof.--Protestation indignťe de Caulaincourt; il demande son congť.--Patience de l'Empereur; comment il met fin ŗ la scŤne.--Rupture irrťvocable de toutes relations entre les deux empereurs.--La guerre succŤde sans transition au dťchirement de l'alliance. CONCLUSION. APPENDICE. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCI»RE. End of Project Gutenberg's Napolťon et Alexandre Ier (3/3), by Albert Vandal *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOL…ON ET ALEXANDRE IER (3/3) *** ***** This file should be named 32621-8.txt or 32621-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/2/6/2/32621/ Produced by Mireille Harmelin, Rťnald Lťvesque and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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225,105 words • 3751h 45m read

— End of Napoléon et Alexandre Ier (3/3) - L'alliance russe sous le premier Empire —

Book Information

Title
Napoléon et Alexandre Ier (3/3) - L'alliance russe sous le premier Empire
Author(s)
Vandal, Albert
Language
French
Type
Text
Release Date
May 31, 2010
Word Count
225,105 words
Library of Congress Classification
DC
Bookshelves
FR Histoire, Browsing: History - European, Browsing: History - General
Rights
Public domain in the USA.