*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 63679 ***
LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
TOME CINQUIÈME
[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
_ÉDITION JOUAUST_
Paris, 1884
LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT]
TOME CINQUIÈME
PARIS, M DCCC LXXXIV
LES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
PAR
LOUVET DE COUVRAY
AVEC UNE
PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER
_Dessins de Paul Avril_
GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS
[Marque d'imprimeur: IOVAVST]
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
Rue Saint-Honoré, 338
M DCCC LXXXIV
[Illustration: L'AVENTURE DE LA MONTDÉSIR]
LA
FIN DES AMOURS
DU CHEVALIER
DE FAUBLAS
(SUITE)
Cependant le souvenir de Sophie me poursuivoit sans cesse, et mille
regrets, dès que j'étois seul, venoient m'assaillir: j'avouerai
néanmoins que le doux espoir d'embrasser bientôt mon Éléonore, et
peut-être aussi, car le moyen de cacher à mes confians lecteurs la
moitié de mes sentimens, peut-être aussi le vif désir de revoir la
marquise, adoucissoient un peu mon infortune et contribuoient à me
rendre des forces. Les fréquens messages de La Fleur et de Justine
m'annonçoient assez que j'étois des deux côtés attendu avec une
impatience presque égale; mais, hélas! si jamais vous avez senti combien
les passions contrariées deviennent plus ardentes, plaignez l'amant de
Mme de Lignolle et l'ami de Mme de B... M. de Belcour, touché des maux
qu'il m'étoit permis d'avouer, mais insensible à mes peines secrètes,
déploroit avec moi la perte de Sophie et fermoit l'oreille aux plaintes
mal étouffées que m'arrachoit l'absence d'Éléonore. Malgré mes
sollicitations indirectes, malgré les représentations de la baronne, mon
père, cette fois inexorable, s'obstinoit à ne me laisser aucun moment de
liberté. Il venoit le matin s'établir dans mon appartement, et
m'accompagnoit le soir à la promenade. Ce fut ainsi que ma lente
convalescence fut prolongée de huit mortels jours.
Le neuvième étoit le vendredi d'avant Pâques; une superbe matinée
promettoit que le dernier jour de Longchamps seroit magnifique. Mme de
Fonrose, qui vint dîner avec nous, proposa la promenade au bois de
Boulogne. «Nous emmènerons le chevalier», dit-elle à mon père. Trop
malheureux pour rechercher les plaisirs bruyans, j'allois m'en défendre;
un regard de la baronne m'avertit qu'il falloit accepter, et, M. de
Belcour nous ayant un instant quittés, Mme de Fonrose me fit cette
confidence d'autant plus agréable qu'elle étoit moins prévue: «Elle y va
parce qu'elle espère que vous y viendrez.--La comtesse?--Eh! qui donc?
vous aimeriez peut-être mieux que ce fût la marquise?--Non, non. La
comtesse! j'aurai le bonheur de la voir!--De la voir, c'est là tout ce
que vous demandez?--Tout ce que je demande,... oui,... puisqu'il est
impossible de...--De...! interrompit-elle en me contrefaisant; et s'il
n'étoit pas impossible de...?--Je serois dans les cieux!...--Dans les
cieux! répéta-t-elle encore en affectant le même ton que moi; eh bien,
vous irez dans les cieux!... Mais, pour cela, convenons auparavant de ce
que vous avez à faire sur la terre. D'abord, ne vous avisez pas de vous
enfermer dans une sombre berline avec cette ennuyeuse Mme de Fonrose et
cet importun baron de... Vous n'écoutez point?--Si fait, de toutes mes
oreilles!--Je le crois: il tremble d'impatience. Il a l'air de vouloir
dévorer mes paroles... Vous arriverez sur votre alezan. Quand vous aurez
fait une centaine de caracoles à quelque distance du cabriolet où sera
votre amie, quand la comtesse aura pu s'enivrer tout à son aise du
plaisir de vous voir, avec une grâce infinie, manier votre joli cheval,
le sien, qu'elle gouvernera plus mal, ou mieux, prendra tout à coup le
mors aux dents. D'abord, sans vous ébranler, vous suivrez de l'oeil la
fugitive voiture; mais, un moment après, votre cheval aussi vous
emportera,... d'un autre côté cependant, Monsieur.--D'un autre
côté?--Oui. Mais rassurez-vous. Après de longs détours, au bout d'une
heure,... d'une heure entière! au bout d'un siècle! l'animal, qui n'est
pas du tout bête, apportera justement Faublas où l'attendra son
Éléonore: devinez?--Chez elle, peut-être?--Quelle idée! est-ce bien vous
qui me répondez ainsi?... Chez moi, jeune homme. Vous n'y trouverez que
le suisse et mon Agathe, deux braves gens qui ne voient, ne disent et
n'entendent que ce qu'il me plaît, des gens dont je vous réponds.--Chez
vous! que de reconnoissance!...--Vraiment! dit-elle d'un ton presque
sérieux, j'espère que vous vous comporterez comme des gens raisonnables.
Si je croyois que vous fissiez seulement des enfantillages, je ne vous
permettrois que l'entrée de mon salon. (Elle se mit à rire.) Mais je
vous connois tous deux, vous emploierez votre temps... à des choses
importantes... Vous ferez une, ou deux, ou trois charades... Que
sais-je, moi, tout ce dont Faublas est capable! Tenez, voilà la clef de
mon boudoir... Ah çà! mais, pourtant, n'allez pas déplacer tous les
meubles. Mes femmes, que je n'ai point accoutumées à des déménagemens,
ne sauroient que penser. Ma réputation... Je tiens beaucoup à ma
réputation...»
M. de Belcour rentra; nous parlâmes encore de Longchamps: je témoignai
la plus grande envie d'y paroître à cheval. Mon père observa que trop
d'exercice pourroit m'être nuisible; mais il ne fit plus d'objection
quand je lui représentai que la plus grande fatigue me seroit épargnée,
s'il vouloit bien me donner une place dans sa voiture jusqu'au-dessus de
la grille de Chaillot. Ce fut encore plus loin, ce fut à l'entrée du
bois même que Jasmin alla m'attendre avec mon cheval. Le baron, à
l'instant où je quittois son carrosse, reconnut la Porte-Maillot, et,
comme s'il eût pressenti la rencontre hasardeuse que j'allois faire:
«Voilà, dit-il avec un profond soupir, un endroit qui sera toujours
présent à ma mémoire: j'y ai passé un des momens les plus pénibles et
les plus doux de ma vie.»
Aussitôt je cherchai Mme de Lignolle, et je ne tardai pas à la
rencontrer; et bientôt elle vit, avec une joie difficile à rendre, elle
vit son amant passer auprès de sa voiture. Vous, jeunes gens, qui
jouissez des triomphes de Faublas, préparez-lui vos plus grandes
félicitations. Lui, qu'enivroit déjà le plaisir d'admirer la comtesse et
d'être admiré d'elle, eut encore le bonheur d'entendre plusieurs
personnes, en la regardant, s'écrier: «O la charmante petite femme!»
S'ils m'avoient donné quelque attention, ceux qui lui faisoient ce
compliment si doux à mon oreille, ils auroient pu remarquer que je les
remerciois par un sourire, par un sourire orgueilleux qui sembloit leur
répondre: «C'est mon Éléonore cependant! elle est à moi, cette femme que
vous trouvez charmante!» et, sans m'en apercevoir, je répétois:
«Charmante petite femme!... charmante!...» Il est bien pour elle, cet
éloge! pour elle seule! Ses habits, sa voiture, ses gens, ne le
partagent pas... Ses gens? Elle n'a qu'un domestique, le confident de
nos amours, le discret La Fleur. Sa voiture? c'est tout uniment le petit
cabriolet qui me l'amena dans la forêt de Compiègne. Ses habits? ils ne
sont jamais ni recherchés ni riches, mais toujours frais et jolis. Elle
est venue ici comme elle reste chez elle, parée surtout de ses attraits.
Comme elle lui va bien, cette robe de linon, moins blanche que sa peau!
que j'aime à lui voir, au lieu de diamans, ces fleurs, touchans symboles
de son adolescence à peine commencée; ces violettes printanières et ce
précoce bouton de rose qu'on diroit sans aucun art jetés dans sa
chevelure! Ah! jusqu'au milieu des pompes du monde, que j'aime à
reconnoître, dans les plus simples atours et dans le plus modeste
équipage, la bienfaitrice de mille vassaux!
Mais, dans la longue et double file des voitures, où le hasard
persécuteur lui avoit-il fait prendre une place? le superbe whisky dont
elle est précédée, quelle déesse porte-t-il? quelle nymphe occupe le
brillant phaéton qui vient immédiatement après la comtesse?
Je vais d'abord au magnifique char: une femme superbe y paroît dans tout
le faste de sa parure, dans tout l'éclat de sa beauté. Sa première vue
impose à tous le silence de l'admiration; les courtes exclamations de
l'enthousiasme s'élèvent ensuite; puis succède un léger murmure, puis on
entend chacun se répéter: «Oui, la voilà, c'est elle, c'est la marquise
de B...!
Qui lui disputoit cependant les honneurs de Longchamps? la jolie femme
du phaéton. Négligemment assise dans une conque lilas plaquée d'argent,
elle manie avec abandon des guides si riches qu'on ne croit point que
ses mains délicates puissent longtemps en soutenir le poids. Elle
paroît, en se jouant, retenir quatre chevaux isabelles, à tous crins,
superbement enharnachés, couverts de rubans et de fleurs, quatre
fringans chevaux qui, relevant fièrement leurs têtes, de leurs pieds
frappant la terre, et couvrant leurs mors d'écume, semblent s'indigner
qu'une femme et un enfant[1] aient la témérité de les conduire. Tout le
monde voit bien que la nymphe a moins de contenance que de manières, et
moins de fraîcheur que d'éclat; mais personne ne sauroit dire s'il y a
plus d'indécence dans son maintien que de friponnerie sur sa figure;
s'il y a plus de richesse que d'élégance dans le luxe effréné de son
équipage et de ses habits. Cependant, ô Madame de B...! cette femme
maintenant chargée de panaches, de diamans et de broderies, promenée sur
un char triomphal, environnée de jeunes seigneurs et poursuivie des
joyeux applaudissemens de la multitude, pouvez-vous deviner que c'est la
petite fille qui fut pendant un an votre servante? M. de Valbrun s'est
donc ruiné?
[1] Le jockey, monté sur l'un des deux premiers chevaux.
Je passai plusieurs fois devant le whisky de Mme de B...: elle eut l'air
de ne me pas voir, j'eus la discrétion de ne la pas saluer; mais,
curieuse apparemment de savoir si j'étois là pour elle, la marquise
promena de toutes parts ses regards inquiets. En se retournant, elle
reconnut, dans son cabriolet modeste, Mme de Lignolle, qu'elle honora
d'un gracieux sourire, et sur son char de triomphe Mme de Montdésir,
qu'elle humilia d'un coup d'oeil protecteur. Il y a tout lieu de penser
que Mme de B..., si près de la comtesse dont elle connoissoit les
jalouses vivacités, et non loin de Justine qui pouvoit se permettre
quelques familiarités imprudentes, ne se crut pas en sûreté. Ce qui est
du moins certain, c'est qu'à l'instant même elle sortit des rangs pour
aller prendre la file un peu plus haut. Peut-être aussi fut-elle
déterminée à cette espèce de fuite parce qu'elle aperçut de loin son
mari qui sembloit piquer droit vers moi.
Mon premier mouvement fut de rebrousser chemin pour éviter le
malencontreux cavalier; mais, par réflexion, craignant, sans doute assez
mal à propos, qu'il ne me soupçonnât d'une lâcheté, je pris le parti de
continuer ma route. Je crus même devoir ne plus aller qu'au petit pas et
regarder fièrement l'ennemi qui s'approchoit. J'étois pourtant bien
résolu, comme on le devine, à laisser passer M. de B..., s'il ne
m'abordoit pas.
Il m'aborda. Je suis, Monsieur le chevalier, charmé du
hasard...--N'achevez pas, Monsieur le marquis, je vous entends; mais que
signifie ce mot hasard, je vous en prie? Il n'est pas, ce me semble,
tout à fait impossible de me rencontrer dans le monde, et quiconque
d'ailleurs a quelque chose de pressant à me dire est toujours sûr de me
trouver chez moi.--Vraiment! je voulois y aller chez vous!--Qui a pu
vous en empêcher?--Qui? ma femme.--Eh bien! Monsieur, vous croyez donc
que madame la marquise a mal fait?--Pas trop mal, dans un sens. Elle
avoit ses raisons...--Ses raisons?--Pour m'engager à ne pas vous faire
ma visite; moi, j'avois les miennes pour désirer du moins de vous
joindre quelque part, Monsieur le chevalier.--La rencontre est donc,
comme vous disiez tout à l'heure, fort heureuse.--Oui, parce que je vais
avoir avec vous une explication...--Ah! tout à l'heure si vous le
voulez, Monsieur le marquis!--De tout mon coeur.--Sortons de la
foule.--Sortons... Mais je vous demande bien pardon.--Et de quoi?»
En m'en allant, je crus ne pouvoir pas me dispenser de saluer Mme de
Lignolle, et de tâcher de lui faire comprendre par mes signes que
j'allois bientôt revenir.
«Vous regardez sans cesse de ce côté, reprit M. de B...; c'est
apparemment cette jolie femme du phaéton qui vous occupe? Je vous
dérange.--Ah! laissez donc la plaisanterie, Monsieur le marquis.--Je ne
plaisante point!... Arrêtons-nous ici.--Ici! nous serons mal.--Pourquoi?
personne ne nous entendra.--Mais tout le monde pourra nous
voir!--Qu'importe?--Qu'importe!... Enfin, comme il vous plaira,
Monsieur... Vous avez donc vos pistolets?--Mes pistolets?--Sans doute.
Ni vous ni moi n'avons d'épée.--Eh! pourquoi donc faire des pistolets et
des épées, Monsieur le chevalier?--Comment, pourquoi faire? Est-ce qu'il
n'est pas question de nous battre?--Nous battre! au contraire, Monsieur.
C'est que je me repens de m'être déjà battu avec vous.--Bon!--Je me
repens de vous avoir fait une mauvaise querelle.--Ah!--D'avoir causé
votre exil.--Ah! ah!--Et, par suite, votre emprisonnement.--Monsieur le
marquis!... vous conviendrez que je ne pouvois pas deviner cela!--Voilà
pourquoi je vous cherche depuis que vous êtes sorti de la Bastille.--En
vérité, vous êtes trop bon!--Et, comme je vous l'ai dit, j'aurois même
été chez vous, si ma femme...--Madame la marquise a très bien fait de
vous le déconseiller; c'eût été pousser trop loin...--Je ne sais pas! Un
galant homme ne sauroit trop vite et trop bien réparer une offense.
Voilà mon avis, à moi. Tenez, vous en avez fait la fâcheuse expérience:
je suis vif, je m'emporte sur un mot, je me fâche avant de m'expliquer;
mais l'instant d'après je reviens et je conviens franchement de mes
torts. Oh! tous mes amis vous le diront, je gagne à être connu, je suis
dans le fond un bon diable.--Vous m'en voyez convaincu.--Bien! mais
dites que vous me pardonnez.--Vous vous moquez!--Dites-le, je vous en
prie.--Jamais! jamais je ne pourrai...--Vous ne me pardonnerez
jamais?--Ce n'est pas cela que...--Écoutez-moi. Je vous ai avoué mes
torts, je ne dois pas non plus vous dissimuler mes services: c'est moi
qui vous ai fait sortir de la Bastille.--Vous, Monsieur le
marquis?--Moi-même. Je me suis mis aux genoux de ma femme pour obtenir
d'elle qu'elle sollicitât votre liberté.--Et vous avez pu l'y
résoudre?--Vraiment ce n'a pas été sans peine! mais il faut lui rendre
justice: ensuite, elle a pris cette affaire à coeur autant que moi. Elle
a pressé le nouveau ministre avec une ardeur dont vous n'avez pas
d'idée!--On dit qu'elle est bien avec le nouveau ministre?--Au mieux!
ils s'enferment ensemble pendant des heures entières... C'est une femme
de mérite que ma femme... Je la connoissois bien quand je l'ai épousée;
sa figure promettoit beaucoup, et la marquise a tenu tout ce que
promettoit sa figure... A propos, si vous désirez quelque emploi,
quelque pension, quelque lettre de cachet...--Sensiblement obligé.--Vous
n'avez qu'à parler! Mme de B... aura une conversation particulière
avec...--Je vous rends mille grâces!--Pour en revenir à nous... Mais
vous ne m'écoutez point?--Je regarde là-bas cette vieille dame!...
N'est-ce pas la marquise d'Armincourt?--Je ne la connois pas.--Oui,
c'est elle... Monsieur le marquis, ne tournons plus les yeux de ce
côté-là.--J'entends, vous ne vous souciez pas d'être obligé d'aller
faire votre cour à cette douairière?--Pas infiniment.--Pour en revenir à
nous, je vous ai donc fait sortir de la Bastille; et puis n'avois-je pas
eu déjà ce que je méritois? ne m'aviez-vous pas donné ce fier coup
d'épée...?--Je ne me consolois pas d'y avoir été forcé, je vous
assure.--Oh! c'étoit un maître coup d'épée, celui-là! savez-vous bien
que j'en ai pensé mourir?--C'eût été pour moi, je vous en donne ma
parole d'honneur, un éternel sujet de chagrin.--Vous ne m'en vouliez
donc pas?--Pas du tout.--Comment, en ce cas-là, refusez-vous aujourd'hui
de me pardonner?--Moi, je ne demande pas mieux.--Monsieur le chevalier,
j'en suis ravi d'aise!--Et vous, Monsieur le marquis, vous me pardonnez
donc aussi?--Si je vous pardonne! mais, de l'aveu de ma femme elle-même,
vous n'avez eu dans toute cette affaire que de très légers torts avec
moi... et avec elle,... mais très légers.»
Cette conversation, qui d'abord ne m'avoit paru que fâcheuse, m'amusoit
maintenant et piquoit ma curiosité; mais je sentois que Mme de Lignolle,
déjà très étonnée de mon départ, devoit attendre mon retour avec une
mortelle impatience, et pourroit, s'il tardoit longtemps, faire une
étourderie. «Monsieur le marquis, nous voilà d'accord, rentrons dans la
foule.--Nous causerions ici plus à notre aise.--Nous serons tout aussi
bien là-bas.--Je le disois bien que la jolie fille lui tenoit au coeur!»
s'écria M. de B...
En effet, ce fut auprès de la demoiselle du phaéton que je le
reconduisis; mais ce fut la dame du cabriolet qui s'attira tous mes
regards, et je n'ai pas besoin de vous dire qu'elle parut enchantée de
me revoir; cependant il m'étoit aisé de m'apercevoir que cet étranger
dont elle me voyoit suivi l'inquiétoit. Mme de Montdésir aussi parut
excessivement flattée du nouvel hommage que j'avois l'air de lui rendre
en revenant une seconde fois grossir le nombre de ses adorateurs; mais,
aussitôt qu'elle eut reconnu son ancien maître dans le cavalier qui
m'accompagnoit, elle étouffa quelques éclats de rire, pour lui lancer,
comme à moi, des coups d'oeil très significatifs. Cependant le marquis,
revenant à sa première idée, me disoit:
«Vous n'avez eu, par rapport à la marquise et par rapport à moi, que des
torts très légers, de ces torts que tout autre jeune homme...--N'est-il
pas vrai, Monsieur, qu'à ma place tout autre eût fait de même que
moi?--Sans doute. Mais c'est M. de Rosambert qui, dans tout cela, s'est
conduit on ne peut pas plus mal; aussi nous resterons brouillés jusqu'à
la mort. M. Duportail a bien, de son côté, quelques petits reproches à
se faire.--Vraiment! oui...--Vous en convenez donc?--Assurément.--Ce
fatal jour que je vous rencontrai tous aux Tuileries, M. Duportail
devoit conserver plus de présence d'esprit, me tirer à part, m'avertir
que l'honneur et le repos de toute une famille l'obligeoient à ce
mensonge... Pouvois-je deviner, moi?--Certainement non.--Mademoiselle
votre soeur aussi n'auroit pas mal fait d'essayer de me glisser un mot à
l'oreille; mais la jeune personne avoit peur, son père étoit là! Vous,
Monsieur le chevalier...--Ah! moi...--Voyons! que voulez-vous
dire?--Non, non, parlez.--Après vous.--Point du tout; Monsieur le
marquis, je vous ai interrompu.--Cela ne fait rien! dites.--Dites
vous-même.--Je vous en prie!--Je vous le demande en grâce.--Eh bien!
vous, Monsieur le chevalier, vous ne me deviez aucune confidence.
D'abord il ne vous convenoit pas de m'accuser les petits écarts de
mademoiselle votre soeur... Ceci vous fait de la peine?... Oh! ne me
croyez pas capable de causer! J'ai donné ma parole d'honneur... Et
gardez-vous d'en vouloir à la marquise: je ne lui ai point surpris vos
secrets d'abord! Ce n'est pas non plus pour le plaisir de parler qu'elle
me les a confiés.--Je le crois, je crois madame la marquise incapable
d'une maladresse ou d'une indiscrétion.--Incapable! c'est le mot... Les
étourderies de mademoiselle votre soeur, une dangereuse plaisanterie que
vous avoit conseillée M. de Rosambert, et le dernier mensonge de M.
Duportail, avoient à mes yeux étrangement compromis la marquise.
J'accusois ma femme... Oh! je lui en ai demandé cent fois pardon, et je
me le reproche encore tous les jours... J'accusois ma femme,... la femme
la plus sage! Si c'étoit seulement par principes, on pourroit s'en
défier;... mais chez elle, ajouta-t-il très bas, la sagesse est solide;
elle tient à un tempérament de glace: car, le croiriez-vous? c'est par
pure complaisance que Mme de B... me donne de temps en temps une nuit, à
moi qui suis son mari et qu'elle adore!... Je l'accusois cependant! Il a
donc fallu que, pour se justifier, elle me contât vos petits chagrins de
famille,... que je savois à peu près.--Enfin, Monsieur le marquis, ce
qui me fait grand plaisir, c'est de vous entendre convenir que je ne
devois pas vous avouer les écarts de Mlle Duportail.--Ne dites donc plus
Duportail! vous voyez que je suis au fait!--De Mlle de Faublas, puisque
vous le voulez.--Bon!... D'abord, vous ne le deviez pas; et puis, si
vous aviez eu l'air de solliciter une explication, moi qui, dans ma
colère, brûlois d'en venir aux mains, j'aurois été peut-être assez
injuste pour vous soupçonner de manquer de courage. Or, un jeune homme
ne sauroit soutenir avec trop de fermeté sa première affaire; et, dans
celle-ci, je l'ai dit à la marquise, qui s'est vue forcée de le
reconnoître, vous vous êtes en tout point montré comme le plus brave des
hommes... Oui, vous êtes plein de coeur! et quiconque s'y connoît le
voit dans votre physionomie... Oh! j'ai pour vous beaucoup d'estime, et
ma femme aussi... Tenez, je vous engagerois à nous venir voir; mais le
public est si bête! quand une fois il lui a plu de donner à telle femme
tel amant, il n'en revient pas. Je trouve quantité de gens qui ne
mettent que de la complaisance à ne me point contredire quand je leur
affirme que je ne suis pas... Vous le leur protesteriez vous-même,
qu'ils ne vous croiroient pas davantage! et cependant personne, excepté
la marquise, ne le sait aussi bien que nous. Mais remarquez un peu
l'extrême différence: à présent que je suis tranquille sur votre
aventure, vous et cent mille autres jeunes gens plus aimables, s'il y en
a, pourroient à la file se donner à tous les diables avant de me
persuader qu'ils ont obtenu les faveurs de la marquise. Je vous ai déjà
dit combien de raisons me font croire à la sagesse de Mme de B...; il y
en a encore une qui me paroît, seule, aussi forte que toutes les autres
ensemble: je m'avise quelquefois de me regarder au miroir, et je ne
trouve pas dans ma physionomie un trait, un seul trait qui annonce que
je puisse être... Que diable! M. de B... ne voit pas du tout qu'il ait
la figure d'un sot! et M. de B... s'y connoît!... Ah çà! mais donnez-moi
donc un peu d'attention. Depuis une heure il ne m'écoute que d'une
oreille! Il a toujours les yeux tournés sur la jolie fille!... Il me
semble aussi que, de temps en temps, elle vous regarde? En vérité, elle
vous lorgne!--Point du tout, Monsieur le marquis, c'est vous qu'elle
agace.--Oh! que non! vous êtes plus joli garçon que moi. Ce n'est pas
qu'à votre âge je n'aie été fort bien; mais, dame! vous avez maintenant
l'avantage de la première jeunesse... Pourtant, je crois que vous ne
vous trompiez pas! je crois que j'ai ma part des oeillades que lance la
princesse!... Je vous avouerai franchement qu'elle commence à me
tourmenter un peu. C'est pour moi du tout neuf au moins; il faut que
cela soit très nouvellement sur le trottoir! Dites-moi son nom.--Son
nom?... je l'ignore.--Et sa demeure?--Je ne la sais pas.--Mais pourtant
vous la connoissez?--Ah! comme on connoît ces filles-là! de
réminiscence!... Oui, je crois me rappeler que j'allois assez
fréquemment souper dans une maison tierce où quelquefois, la trouvant
sous ma main, je lui faisois faire sa partie; tenez, à peu près dans le
même temps que j'avois cette fantaisie pour une certaine Justine, vous
savez?--Oui! oui! une des femmes de la marquise, cette petite
dévergondée, que vous veniez commodément caresser jusque dans mon
hôtel. Oh! Monsieur le libertin, j'ai été trop bon chez ce
commissaire!--Monsieur le marquis, vous direz tout ce qu'il vous plaira,
je ne puis me persuader que cette beauté-là vous soit tout à fait
inconnue. Faites-moi donc le plaisir de vous en approcher davantage et
de la regarder comme il faut.--Ma foi, vous avez raison; j'ai vu quelque
part ce visage chiffonné. Tout à l'heure nous parlions de Justine; cette
petite fille en a un faux air.--Il me semble que la ressemblance est
grande.--Grande? non.--Moi, je le trouve.--Oh! mais, vous, s'écria-t-il
avec feu, vous n'êtes pas physionomiste!... Puisqu'il est question de
ressemblance, savez-vous deux individus entre lesquels il y en a une
frappante? Mademoiselle votre soeur et vous. Ah! parlez-moi de cela, par
exemple! Le plus habile en peut être dupe! Moi, moi, qui suis le premier
du royaume pour la science physionomique, je m'y suis mépris!...
plusieurs fois!... plusieurs fois mépris! Il paroît que mademoiselle
votre soeur aime beaucoup les plaisirs. Quand elle est fatiguée, pâle,
exténuée, on s'aperçoit bien que ce n'est pas vous; mais, lorsqu'elle
est dans ses jours de santé, le diable vous verroit l'un à côté de
l'autre qu'il ne sauroit dire quelle est la fille et quel est le garçon!
A propos, parlerez-vous à mademoiselle votre soeur de notre
rencontre?--Si cela peut vous être agréable...--Oui, faites-moi le
plaisir de lui dire que, malgré les fâcheux quiproquos auxquels son
premier déguisement a donné lieu, je l'aime toujours de tout mon coeur;
et, quoique monsieur votre père soit un peu vif, assurez-le de toute mon
estime. Dites même à M. Duportail que je ne lui en veux pas beaucoup,
pas...--Monsieur le connoisseur, voyez dans ce cabriolet qui précède le
phaéton, voyez un peu cette jeune femme; voilà ce que c'est qu'une
figure! voilà ce qu'on peut appeler une charmante petite personne! bien
moins parée que l'autre, et bien plus jolie! et ça n'a pas l'air d'une
fille...--Une femme comme il faut, _parbleu_! Je connois cette livrée.
Au reste, ajouta-t-il en se rengorgeant, je suis bien aise de vous
avertir que depuis longtemps aussi cette dame nous regarde; et beaucoup,
et souvent!... Tenez! ne diroit-on pas qu'elle veut nous parler?»
Il est vrai que Mme de Lignolle perdoit patience, et tâchoit de me faire
entendre par ses signes qu'il falloit enfin, à quelque prix que ce fût,
me débarrasser de cet importun cavalier, pour la venir joindre
incessamment au lieu du rendez-vous où, lassée d'attendre, elle alloit
courir. Plusieurs fois, emportée par son impétuosité naturelle, la
comtesse se montra tout entière hors de sa voiture. Cependant Mme de
Montdésir, du haut de la sienne, put remarquer les impatiences d'une
rivale; je ne crois pas qu'alors il lui fût possible de voir que c'étoit
Mme de Lignolle qui lui enlevoit mon attention; mais sans doute elle le
soupçonna. Ce fut pour s'en assurer qu'elle fit sur-le-champ donner à
son jockey l'ordre un peu trop hardi de quitter son rang et d'essayer de
couper le cabriolet. Il ne put le couper; mais durant quelques secondes
il marcha tout auprès, sur la même ligne, et puis le devança de quelques
pas. Justine, qui reconnut alors Mme de Lignolle, se permit de la saluer
d'un air insolemment familier; elle osa même, en la regardant avec
affectation, pousser d'impertinens éclats de rire. Je fus indigné!
j'allois... Je ne sais pas tout ce que j'allois faire! La comtesse ne me
laissa pas le temps de la compromettre en la vengeant. Trop vive pour
endurer tranquillement un affront pareil, la comtesse aussitôt cria
gare, poussa son cheval, d'un coup de fouet coupa le visage de Mme de
Montdésir, et, du même temps, accrocha le léger phaéton si bien et si
ferme qu'elle mit en pièces l'une de ses roues. Le char versa, l'idole
fut culbutée; je craignis un moment qu'elle ne se brisât la face contre
terre. Heureusement que, dans sa chute, Justine, par un mouvement
machinal, jeta ses bras en avant, de sorte qu'aux dépens de plusieurs
meurtrissures ses mains sauvèrent quelques contusions à son visage, déjà
bien maltraité. Mais, par un accident qui devint comique, il arriva que
les pieds de la nymphe restèrent, je ne sais comment, retenus en haut de
son char: or, dans cette posture, rien ne put empêcher les jupes de
retomber sur les épaules en découvrant une autre partie, et, le malin
zéphyr ayant à propos soulevé la fine toile qui seule restoit alors sur
la blanche peau, Mme de Montdésir fit voir... Respectons les bizarreries
de la langue: il seroit grossier de nommer par son nom ce que Mme de
Montdésir fit voir. Je dirai du moins ce qu'il m'est permis de dire:
c'est que toute l'assemblée, trouvant ce nouvel Antinoüs[2] fort joli,
applaudit à son apparition par de grands claquemens de mains.
[2] Si vous avez oublié ce passage de l'histoire de Rome,
consultez-le: la chose en vaut la peine.
Quelques jeunes gens néanmoins coururent à la désolée personne; et
moi-même, aussitôt calmé par le touchant spectacle de son infortune, je
mis pied à terre pour l'aller secourir. «Attendez, me dit M. de B...,
j'y vais avec vous: car je la plains, et, je vous le répète, j'ai vu
cette figure-là quelque part.--Oh! pour celui-là, Monsieur le marquis,
je ne le passerai pas à un physionomiste! vous êtes aussi trop bon
d'appeler cela une figure! Au reste, que vous vous obstiniez ou non à
soutenir que c'en est une, je vous déclare qu'elle est un peu de ma
connoissance; et, quant à vous, je doute que vous l'ayez jamais vue.»
Lorsque je me trouvai près de Justine, on l'avoit déjà remise sur ses
pieds. «Ah! s'écria-t-elle en me voyant, ah! Monsieur de Faublas, comme
elle vient de m'équiper!» Je l'interrompis, je lui dis bien bas: «Ma
chère enfant, tu n'as que ce que tu mérites, mais ne t'avise pas de
nommer la comtesse, car, sur mon honneur, tu n'en serois pas quitte à si
bon marché.--Ah! Monsieur de Faublas, vous croyez qu'elle a bien fait?»
reprit Justine au désespoir.
Elle avoit plusieurs fois prononcé mon nom, plusieurs voix le
répétèrent: aussitôt il circula dans l'assemblée, et vola de bouche en
bouche. La foule qui environnoit Mme de Montdésir me pressa tout à coup,
de manière qu'à peine le marquis et moi nous eûmes la liberté de
remonter à cheval, et qu'il fallut aller au petit pas. Le nombre des
curieux ne fit à chaque instant que s'accroître. Jeunes gens et
vieillards, hommes et femmes, piétons et cavaliers, tout accourut, tout
vint se jeter au-devant de moi; les voitures mêmes s'arrêtèrent. Aucun
des héros de la patrie, d'Estaing, La Fayette et Suffren, et mille
autres, au retour des plus glorieuses expéditions, ne virent autour
d'eux, dans les promenades publiques, une affluence plus prodigieuse. Et
pourtant ce n'est, ô de toutes les nations la plus légère, ce n'est qu'à
Mlle Duportail que vous prodiguez tant d'honneurs!
Quel jeune homme assez maître de lui, quel jeune homme cependant eût
repoussé le charme de ce triomphe? un moment j'en fus enivré; un moment
je sentis quelque orgueil à la vue de tant de jeunes gens qui, renommés
dans l'art de plaire et fameux par leurs amours, paroissoient proclamer
en moi leur vainqueur. Les femmes, surtout les femmes! Ce fut avec
transport que je me vis l'objet de leur attention! Le vif désir d'en
être plus digne dut prêter à mon maintien plus de grâces, à ma figure
plus d'expression. Et d'un regard plus doux je dus répondre à leurs
caressans regards, qui sembloient me promettre à jamais d'heureux
engagemens! Et, d'une oreille plus avide, je dus recueillir leurs
enchanteurs éloges qui me décernoient sur tous le prix de la beauté!
Mais pardonne, ô mon Éléonore! pardonne une erreur: le vain prestige ne
dura guère. Faublas pouvoit-il s'arrêter à Longchamps, pouvoit-il y
rester longtemps, retenu par les illusions doublement trompeuses de
l'amour-propre et de la coquetterie, quand l'amour, l'impatient amour,
l'attendoit à Paris, pour des triomphes non moins flatteurs et de plus
solides jouissances?
«Monsieur le marquis, si nous tâchions de nous débarrasser de la
foule?--J'y consens, me répondit-il; mais dites-moi donc comment il se
fait que vous soyez connu de tant de monde?--Vous savez ce que c'est que
ce pays-ci! Tout ce qui n'est pas absolument ordinaire y fait du bruit,
et vous donne pendant vingt-quatre heures une espèce de réputation:
notre combat, mon exil, ma prison.» Il m'interrompit: «Me suis-je
trompé? n'est-ce pas mon nom...?--Oui, c'est votre nom qui vient de
retentir à mes oreilles; et, tenez, voilà que deux cents personnes le
crient.--Deux mille! répondit-il avec une grande joie; mais, pour moi,
cela ne m'étonne pas, je suis très répandu.--Le bruit va toujours
croissant. Bon Dieu! quel tintamarre!--C'est que tous ces gens-là sont
bien aises de nous voir ensemble! Oui, je vois sur leurs physionomies
qu'ils sont bien aises. C'est une chose charmante pour eux d'être sûrs
que nous voilà réconciliés. En effet, c'étoit bien dommage que les deux
hommes de France les plus...--Monsieur le marquis, je crois, comme vous
le dites, qu'ils sont bien aises; mais dépêchons-nous d'échapper à leurs
applaudissemens.»
Ils étoient bien aises, car ils rioient de toutes leurs forces; et
c'étoit visiblement à M. de B... que s'adressoient leurs applaudissemens
maintenant dérisoires. Le marquis cependant paroissoit plus joyeux de
leurs gaietés que je n'avois été fier de leurs hommages. Ce fut bien
malgré moi, mais au grand contentement de mon compagnon illustre, qu'il
fallut suivre les flots de cette multitude jusqu'à l'extrémité de la
file. Là, je parvins, non sans beaucoup de peine, à m'ouvrir un passage
dans les rangs un peu moins serrés de nos admirateurs. Là, je fis mes
adieux à M. de B..., qui, ne les voulant pas encore recevoir, suivit mon
cheval de toute la vitesse du sien. D'autres cavaliers aussi se mirent à
galoper sur ses traces; mais ce n'étoit point à lui qu'ils en vouloient,
puisque, l'ayant passé bientôt, ils ne ralentirent pas la rapidité de
leur course. Je conservai quelque temps l'espérance de leur échapper par
la fuite; mais, comme, après de longs et inutiles détours, je me vis sur
le point d'être atteint, il me parut nécessaire d'essayer des moyens
peut-être plus puissans pour écarter ces indiscrets persécuteurs.
Je me retournai sur eux, c'étoient des pages, j'en comptai huit:
«Messieurs, que puis-je faire pour votre service?--Nous permettre de
vous voir et de vous embrasser, me fut-il aussitôt répondu.--Messieurs,
vous êtes bien jeunes, mais pourtant vous devez être raisonnables.
Pourquoi donc, je vous prie, hasarder avec un galant homme une mauvaise
plaisanterie qui peut avoir des suites fâcheuses?--Ce n'est point une
plaisanterie, répliqua l'étourdi qui s'étoit chargé de porter la parole,
nous serions désolés de vous offenser; mais, en vérité, nous mourons
d'envie d'embrasser Mlle Duportail.--Non, dit un autre plus avisé, pas
Mlle Duportail, mais le généreux vainqueur du marquis de B...»
Tandis qu'ils me parloient, je promenois sur la campagne des regards
inquiets; je l'entrevoyois déjà ce fâcheux marquis! il s'approchoit à
vue d'oeil, et je tremblois pour mon rendez-vous. «Messieurs, je ne
connois pas Mlle Duportail; mais, tenez, le temps me presse, finissons:
s'il faut absolument que Faublas soit à la ronde embrassé, j'y consens,
à condition cependant que vous allez attendre, arrêter et retenir sous
quelque prétexte, pendant plusieurs minutes, ce cavalier que vous pouvez
apercevoir d'ici. Vous me rendriez même un plus grand service si, pour
plus de sûreté, vous vouliez l'engager à reprendre avec vous le chemin
de Longchamps.»
Comme je parlois encore, un homme assez mal vêtu, que d'abord j'avois
pris pour le laquais de l'un de ces jeunes gens, s'approcha de moi d'un
air mystérieux. Alors, malgré le chapeau rabattu qu'il tenoit enfoncé
sur ses yeux, je reconnus M. Després, le cher docteur de Luxembourg. Il
me dit bien bas: «Je ne veux pas vous embrasser, moi; mais j'accours
pour vous annoncer que Mme de Montdésir vous prie instamment de passer
un instant chez elle.--Mme de Montdésir!... oui, oui, je comprends!...
Mon cher, dites que j'en suis au désespoir, mais qu'il m'est absolument
impossible de me rendre à son invitation avant deux bonnes heures.»
Cependant mes écervelés de pages tous ensemble me promirent d'arrêter et
de remmener avec eux l'importun cavalier, qui n'étoit plus qu'à très peu
de distance. Ils me le promirent, ils m'embrassèrent, ils me virent avec
regret m'éloigner le plus vite possible.
Il étoit temps que j'arrivasse, Mme de Lignolle trouvoit les momens bien
longs. Dès qu'elle me vit, elle m'accabla de reproches. «Mon amie, que
vous êtes injuste! est-ce ma faute si cette femme a l'audace...?--Oui!
c'est votre faute. Pourquoi connoissez-vous de pareilles créatures?
Pourquoi m'avez-vous fait pour cette Mme de Montdésir une
infidélité?--Bon! vous allez rappeler une querelle oubliée!--Oubliée?
jamais! De ma vie je n'oublierai que j'ai sottement baisé la main de
cette impertinente,... qui ose aujourd'hui se prévaloir...--Vous venez
de l'en punir. Vous l'avez défigurée.--J'aurois dû la tuer!--Peu s'en
est fallu. Elle est tombée du haut en bas de sa voiture brisée...--Du
haut en bas! s'écria la comtesse avec beaucoup d'inquiétude. Mon Dieu!
je l'ai peut-être dangereusement blessée?--Non; mais...»
Ici, pour calmer tout à fait Mme de Lignolle, je me hâtai de lui
raconter la déconvenue de Justine; et je vous laisse à penser combien
mon récit rapide, mais fidèle, amusa la comtesse, vive dans ses gaietés
comme dans ses fureurs. Je craignois qu'à force de rire elle ne
suffoquât. Je la serrai dans mes bras, croyant que l'heure du
raccommodement étoit venue. Je me trompois: la cruelle Éléonore repoussa
son amant. «Vous serez toujours, me dit-elle en reprenant sa colère,
toujours le plus ingrat des hommes!... Depuis un siècle je péris d'amour
et d'impatience; cependant c'est à moi qu'il laisse le soin d'inventer
quelque moyen de nous réunir!--Mon amie, c'est inutilement que j'en ai
tenté plusieurs.--Enfin je trouve un expédient favorable, je vole à ce
Longchamps qui m'ennuie, j'y vole pour voir Faublas, uniquement pour le
voir! il y vient en effet, mais afin d'avoir l'occasion de faire en même
temps sa cour à mes deux rivales!--Éléonore, je te jure que non.--Et,
pour comble de perfidie, le barbare! il arrange tout cela de manière que
moi, dont la jalousie déchire le coeur, je me trouve justement placée
entre mes deux mortelles ennemies!--Quoi! vous prétendez que c'est
encore ma faute?--Oui, tâchez, menteur que vous êtes, tâchez de me
persuader que c'est le hasard qui a voulu que la voiture de Mme de B...
précédât la mienne.--Éléonore, je t'en donne ma parole d'honneur.--Elle
a bien fait de s'en aller cette Mme de B...! vous avez bien fait de ne
la pas suivre! je venois de l'entrevoir! Un moment plus tard je vous
donnois à tous deux une leçon dont vous vous seriez souvenus!--Mon amie,
si pourtant j'y étois venu pour elle, ne l'aurois-je pas suivie?»
Elle réfléchit un instant, et puis aussitôt elle m'embrassa; mais tout
d'un coup: «Non, non! s'écria-t-elle, je ne suis pas encore convaincue!
C'est donc parce qu'il vous a fallu nécessairement secourir Mme de
Montdésir que vous me faites attendre ici depuis près d'une
demi-heure?--Non, mon amie; j'ai été longtemps retenu par cet importun
cavalier...--Qui vous parloit avec tant de feu, et que vous paroissiez
entendre avec tant de plaisir?--De plaisir? non.--Que vous disoit-il
donc de si beau, ce monsieur?--Il m'entretenoit de ma soeur.--Il la
connoît?--Oui, c'est un parent...--Un parent?... mais cette fois je vous
crois... parce que je l'ai bien examiné pour m'assurer si ce n'étoit pas
encore quelque femme déguisée. Oh! vous ne m'attraperez plus, j'y
prendrai garde, allez!--A propos, mon amie, dis-moi, n'as-tu pas vu ta
tante à Longchamps?--Non, je ne voyois que toi; mais vous, Monsieur,
vous avez pu faire attention à tous ceux qui vous entouroient.--J'ai
fait attention à la marquise, parce qu'il m'a semblé qu'elle me
regardoit.--Heureusement pour nous, dit la comtesse, elle n'a pas ses
yeux de quinze ans.--Éléonore, si pourtant elle m'avoit reconnu?--Oh!
que non, s'écria-t-elle... Faublas, ce seroit un grand malheur;...
mais... mais il faut espérer que non.»
Déjà la comtesse me parloit d'un ton plus doux, et je l'eus bientôt
persuadée de toute mon innocence. Alors elle parut avec transport
m'entendre lui répéter cent fois les protestations d'un fidèle amour;
mais je fus non moins affligé que surpris quand je vis qu'elle en
refusoit les preuves. «Non! non! disoit-elle d'un ton absolu... Tu
pleures, mon ami! Pourquoi donc?--Parce que vous ne m'aimez plus comme
autrefois!--Davantage, Monsieur!--Autrefois jamais un refus...--Oui,
lorsque vous n'étiez pas malade!... Tu pleures?... voyez donc, qu'il est
enfant!»
Et ma très raisonnable maîtresse me fit mettre à ses genoux pour essuyer
et baiser mes larmes.
«Faublas, il ne faut pas pleurer, tu me fais de la peine... Écoutez
donc, mon ami; je me souviens du jour que dans mes bras vous avez perdu
connoissance; votre maladie vous a encore bien fatigué depuis, ta
convalescence ne fait que commencer: veux-tu mourir? Dame! vois, je
mourrois aussi... Là, vraiment, ne seroit-ce pas dommage? tous deux si
jeunes et nous aimant si bien! Ah! je t'en prie, Faublas, ne mourons que
le plus tard que nous pourrons, afin de nous adorer le plus longtemps
possible. Vous riez, Monsieur? est-ce que j'ai l'air risible, quand je
parle raison?... Eh bien! voilà que déjà vous recommencez! tout ce que
je dis et rien, c'est donc la même chose?... Finis, Faublas; finis, mon
ami... Laissez-moi, Monsieur! laissez-moi. Je me fâcherai!... Dame!
écoutez donc! mettez-y de votre côté un peu de courage!... Faublas, mon
cher Faublas! ajouta-t-elle avec abandon, après m'avoir donné le baiser
le plus tendre, ce n'est déjà pas pour moi une chose si facile que de
résister à mes désirs: s'il faut en même temps triompher des tiens, je
ne réponds pas d'en avoir la force.»
C'étoit avec raison qu'elle se défioit d'elle-même, mon adorable
Éléonore, puisque, après quelques momens d'un voluptueux silence, elle
me dit avec des soupirs entrecoupés et d'une voix tremblante: «Tu vois
bien, mon ami, tu vois bien ce qui vient d'arriver? eh bien, en venant
ici j'avois juré que cela ne seroit pas»; et tout de suite elle jura que
du moins cela ne seroit plus. Or, comme je publie sa défaite, il faut
avouer ses victoires: malgré mes efforts à chaque instant renouvelés, je
ne pus une seconde fois obtenir de ma délicate maîtresse qu'elle oubliât
ses chastes résolutions.
«Ma charmante amie, les heures fortunées s'écoulent bien vite! il faut
déjà nous séparer.--Déjà!--Si j'arrivois trop tard, il me deviendroit
impossible de faire à M. de Belcour une fable un peu vraisemblable; mon
esclavage...--Un moment! s'écria-t-elle, les larmes aux yeux; un moment
encore! Faublas, nous nous quittons pour trois jours!--Pour trois
jours?--Demain je vais au Gâtinois...--Au Gâtinois sans moi, pourquoi
donc faire?--Hélas! sans toi. C'est ton père... Ton père me fera mourir
de chagrin!... Cette fête, qu'elle sera triste! et, quand il m'étoit
permis de croire que mon amant l'embelliroit de sa présence, je m'en
faisois une idée si charmante!--Éléonore, tes pleurs me font un plaisir
trop douloureux. Sèche tes pleurs, attends... que ma bouche...! Dis-moi,
ma belle amie, dis, quelle est cette fête?--Être au milieu de mille gens
indifférens, et ne pas rencontrer ce qu'on aime! se voir environnée de
monde, quand on voudroit gémir dans un désert!--Dis-moi donc quelle est
cette fête.--Tous les ans, au jour de Pâques,... tous les ans, depuis
que j'existe,... la rosière a reçu de mes mains... L'année dernière
j'ignorois encore ce que je faisois: je le sais maintenant! je le
sais!... Du moins je flattois ma foiblesse de cette espérance que mon
amant seroit là pour me consoler, pour me soutenir, si je venois à
songer avec quelque frayeur que moi, qui couronne la sagesse, je ne suis
pas sage... Hélas! je le dirai toujours: ce n'est point ma faute! je ne
cesserai de le répéter: pourquoi m'ont-ils donné ce M. de Lignolle?...
Ce que je dis là te fait de la peine, Faublas?... Va, rassure-toi: je
n'ai pas de remords! pas même de regrets... Quelquefois seulement,
depuis que ton père m'a fait de grands discours,... je me surprends
réfléchissant sur les dangers sans nombre... Va, rassure-toi: tant que
tu m'aimeras, ne crains pas que je t'abandonne! et, quand tu ne
m'aimeras plus,... quand tu ne m'aimeras plus, je trouverai dans mon
désespoir ma dernière ressource. Rassure-toi... Tu pleures! Tiens, mon
ami, viens, viens m'embrasser; viens, que nos larmes se confondent!
Demain je pars, dimanche la triste fête a lieu; le lundi, de très bonne
heure, tout le monde revient. Je ramène, avec ma tante, Mme de Fonrose
qui nous aime tant; Mme de Fonrose et moi nous concertons quelque
heureux stratagème qui puisse te rendre à ton Éléonore dans la soirée
même du lundi.»
Quoiqu'il fût déjà tard, quoique la marquise m'attendît, quoique mon
père dût s'impatienter de ma longue absence, je répétai cent fois mes
adieux à Mme de Lignolle avant de la pouvoir quitter.
Enfin pourtant nous trouvâmes assez de force pour nous séparer, et je
courus chez Justine joindre Mme de B...
* * * * *
La marquise avoit les yeux rouges, la respiration difficile, la figure
très altérée; elle me vit pourtant avec quelque plaisir m'emparer de sa
main, qui fut aussitôt vingt fois baisée. «Étoit-il tout à fait
impossible, me dit-elle avec infiniment de douceur, que vous me fissiez
un peu moins attendre?» Puis, sans me donner le temps de lui répondre,
affectant de la joie et me regardant avec complaisance: «Le voilà tout à
fait bien, poursuivit-elle. Croiroit-on que ce jeune homme étoit, il y a
douze jours, si dangereusement malade? Le croiroient-elles, ces femmes
qui tout à l'heure, à Longchamps, s'émerveilloient de lui voir ce teint
de lis et de rose, ne se lassoient point d'admirer son éclat, sa beauté,
sa fraîcheur, sa...» Mme de B... parut se faire violence pour n'en pas
dire davantage. Son regard, qui s'étoit animé, redevint triste,
incertain, pensif. D'une voix foible et traînante elle reprit: «Je ne me
serois point avisée d'aller là, si j'avois pensé que vous y dussiez
venir! Le moyen de deviner, le moyen d'imaginer que vous étiez en état
de paroître en public, quand, depuis huit jours, la petite de Montdésir
attendoit vainement l'annonce de votre visite particulière...--Ah! ne
m'accusez point! je n'ai pu me rendre à votre invitation. Mon père m'a
suivi partout, aujourd'hui même il étoit à Longchamps avec moi...--Ne
m'y avez-vous pas vue, à Longchamps? me demanda-t-elle avec une espèce
d'inquiétude.--Oui, je ne vous ai point saluée, de peur...» Elle
m'interrompit avec un cri de joie. «J'osois m'en flatter qu'il m'avoit
bien reconnue, et que c'étoit seulement par discrétion... Recevez mes
remercîmens, je vous reconnois à ce trait-là; à ce procédé généreusement
délicat, je reconnois... l'ami de mon choix.--Ma chère maman, pourquoi
donc n'avez-vous fait que paroître à cette promenade magnifique dont
vous étiez le principal ornement?--Le principal?... non,... non, je ne
le crois pas... Au reste, je ne suis partie qu'à l'instant où j'ai vu la
foule se porter autour de vous.--C'est-à-dire que vous avez pu voir
aussi l'accident de Justine?» Un sourire vint effleurer les lèvres de la
marquise. «Oui, je l'ai pu voir aussi, son accident», dit-elle. Et d'un
ton très sérieux elle ajouta: «Mais cet accident l'a-t-il assez punie?
Je suis bien aise que vous me disiez devant elle ce que vous en pensez;
c'est pour cela que, si vous ne vous ennuyez pas trop ici, nous
l'attendrons.»
Nous ne l'attendîmes pas longtemps, car à l'instant même on lui ouvrit
son antichambre. Un galant cavalier lui parloit très haut: «Ces jeunes
gens m'ont accueilli, fêté, caressé! Moi, je ne sais pas résister à des
manières obligeantes, aux prévenances des gens qui m'aiment! Cependant
l'autre gagnoit sur moi beaucoup d'avance. Quand j'ai vu cela, je suis
revenu à Longchamps, tout exprès pour toi, mon enfant: ta physionomie
m'avoit frappé.--Est-ce que je me trompe? me dit Mme de B... Est-ce que
ce n'est point...?--Vous ne vous trompez pas! A sa voix comme à ses
discours je crois aussi le reconnoître.--Oh! c'est lui! c'est lui!
sauvons-nous.» Il n'y avoit pas un moment à perdre; nous courûmes à la
porte qui communiquoit chez le bijoutier. «Bon Dieu! s'écria la
marquise, qu'ai-je fait de la clef?» Une armoire très haute, mais très
étroite, et fort heureusement assez profonde, pratiquée dans une
encoignure, à côté de la cheminée, nous offrit un dernier asile. Mme de
B... s'y jeta la première. «Vite, Faublas!» Je n'eus que le temps de me
précipiter après elle et de fermer la porte sur nous.
Ils entrèrent dans l'appartement que nous venions de leur abandonner.
«Oui, continua-t-il, ta physionomie m'avoit frappé. Je mourois d'envie
de te parler.--Vous m'avez donc bien reconnue?--Tout de suite! mais
peux-tu me faire une question pareille, à moi qui sais toutes les
figures par coeur?--Ah! c'est que ce superbe attelage, cette brillante
voiture, la grande parure où j'étois, tout cela pouvoit bien me rendre
méconnoissable.--Aux yeux de tout autre, oui; mais aux miens! tu as donc
oublié comme je suis physionomiste?... A propos de ton équipage, quel
est, je t'en prie, le magnifique mortel qui se ruine pour toi? le
chevalier de Faublas peut-être?--Eh bien, oui! un plaisant freluquet!
--Entendez-vous l'impertinente?--Taisez-vous, me répondit la
marquise.--Pourtant, reprit M. de B..., il me semble que tantôt tu le
lorgnois à Longchamps?--Lui! ce morveux! c'étoit vous que je
regardois.--Je te plais donc?--A qui ne plaisez-vous pas?--Il est vrai
que j'ai la physionomie du monde la plus heureuse, je ne rencontre que
des gens qui m'aiment! Encore aujourd'hui, tu as pu voir à Longchamps la
joie que ma présence leur donnoit à tous! Oui, tout le monde paroissoit
content.--Personne ne l'étoit plus que moi, je vous assure.--Cependant,
ma pauvre petite, il venoit de t'arriver une aventure assez désagréable.
Quelle est cette femme qui t'a si maltraitée?--Une petite catin!
--Mais voyez donc cette...--Taisez-vous», me dit encore Mme de B... Son
mari continua: «Elle avoit un domestique à livrée!--Bon! une livrée
d'emprunt.--Ton joli phaéton est bien endommagé.--J'en suis d'autant
plus fâchée que c'est le présent d'une dame de mes amies...»
A cet endroit de l'intéressant dialogue, la marquise ne put s'empêcher
de se récrier tout bas: «Une dame de ses amies! l'insolente!--Ma belle
maman, est-ce que c'est vous?...--Oui.--Eh bien! permettez qu'à mon tour
je vous dise: «Paix donc!»
Cependant, pour avoir causé, nous perdîmes quelques-unes des paroles de
Justine... «Venir tout exprès d'Angleterre! poursuivit-elle.--Une dame
de tes amies! s'écria le marquis, diantre! il faut que tu aies de
grandes complaisances pour cette dame-là?--Je vous en réponds.--Mais,
mon ange, entendons-nous. Je ne me soucierois pas d'une maîtresse qui
aimeroit les femmes.--Quoi! vous imaginez... Ce n'est pas cela! ce n'est
pas cela! Tenez, je vais vous dire: c'est une dame... comme il faut,...
du haut parage... Elle est gênée chez elle...--J'entends! j'entends!
c'est encore un benêt de mari qu'on attrape!...--Ou qu'on attrapera,
Monsieur le marquis.--Mon Dieu! que ces maris sont bons!... De sorte que
tu lui prêtes cette chambre à coucher pour...--Non, oh! non, il ne se
passe entre eux rien de malhonnête, j'en suis sûre.--L'intrigue ne fait
donc que commencer?--Au contraire, elle est ancienne... C'est une
histoire que cela, Monsieur le marquis!--Conte, conte, le récit des
tours que ces imbéciles maris se laissent faire m'amuse toujours
infiniment. Conte.--La dame a eu le jeune homme autrefois; mais il l'a
quittée pour une autre: elle ne se soucie point de le partager et veut
le revoir.»
Ici la marquise murmura: «L'effrontée menteuse!--O ma belle maman,
taisez-vous donc!» Et je risquai de lui donner à petit bruit un baiser
qu'elle ne put s'empêcher de recevoir. Cependant nous avions encore
perdu quelques mots.
«Justement, disoit Mme de Montdésir, elle ne lui permet rien encore;
mais le moment approche où elle lui permettra tout.--Tu es donc
entièrement dans la confidence?--Non: c'est une femme trop méfiante et
trop adroite! elle ne me dit presque rien; mais je vois bien par sa
conduite... De quoi riez-vous?--De la mine que ces amoureux-là doivent
faire quand ils sont ensemble. Moi, qui suis physionomiste, je
donnerois... cent louis! pour étudier alors le jeu de leurs figures...
Parbleu! tu devrois quelque jour me procurer ce plaisir-là.--A vous?--A
moi.--Impossible, Monsieur le marquis!--Pourquoi? je me cacherois
quelque part.--Impossible! vous dis-je.--Tiens! quand je devrois me
tapir sous ton lit.--Sous mon lit? vous ne pourriez apercevoir que leurs
jambes.--Tu as raison. Eh bien! dans une armoire. Tu as des armoires
ici?--Vous le voyez que j'en ai.»
La conversation prenoit un tour vraiment effrayant; il s'en falloit bien
que je fusse à mon aise, et je sentois la marquise trembler.
«Attends!...» s'écria le marquis.
Il alla très heureusement à celle qui étoit de l'autre côté de la
cheminée, et, quand il en eut ouvert la porte: «Voilà précisément ce
qu'il me faut, dit-il; un homme un peu puissant n'y tiendroit point;
moi, je n'y serai pas trop mal. Et, vois-tu, par le petit trou de la
serrure je contemplerois les acteurs tout à mon aise. Allons, Justine,
laisse-toi fléchir, je payerai bien ta complaisance, et je garderai le
secret.--D'honneur, si la chose n'étoit pas entièrement impraticable, je
le voudrois pour la rareté du fait.--La dame est-elle jolie?--Bon! comme
ça, pas trop mal; mais elle se croit... superbe!--C'est l'usage. Et le
galant?--Oh! charmant, lui! charmant!--Mieux que le chevalier de
Faublas?--Mieux, non, mais tout aussi bien, en vérité!--Sais-tu que je
suis jaloux du chevalier?--Comment, jaloux? vous croyez encore que
madame la marquise...?--Non, non. Mais toi, mon enfant...--Moi! ah! vous
avez tort.--Autrefois, cependant...--Autrefois, je n'avois pas des goûts
solides. Pourtant je me suis toujours senti de l'inclination pour vous,
Monsieur le marquis.--Ah! je le crois bien. Je te dis, ma figure... Elle
produit cet effet-là sur toutes les femmes.--Oui, la vôtre, par exemple,
vous adore.--M'adore! tu as dit le mot... Sais-tu bien une chose? c'est
qu'à la longue rien ne devient plus fatigant que ces adorations-là! Mme
de B... peut passer pour belle, à la bonne heure! mais toujours la même
femme! toujours! D'ailleurs, avec toute sa tendresse, la marquise est
froide sur l'article! et moi je ne connois que cela de bon en amour. Ma
foi! je suis jeune, j'ai besoin d'amusement, de distractions... Mon
enfant, je soupe avec toi.--Vous soupez?--Oui, je soupe. Toujours je
soupe, tu dois t'en souvenir,... et je couche, ma reine...--Ici,
Monsieur le marquis?--Pas ailleurs, je t'assure.»
Nous entendîmes une bourse tomber sur la cheminée. «Tout à l'heure nous
passerons dans la salle à manger, dit Justine.--Pourquoi donc la salle à
manger? restons ici, nous sommes si bien! fais apporter une volaille.
Va, mon ange, avant et même pendant le souper nous pourrons avoir mille
choses intéressantes à nous communiquer.»
Mme de Montdésir sonna son jockey: «Vite, qu'on apporte deux couverts,
et qu'on ne laisse entrer personne.
--Et nous, ma belle maman, nous allons donc, de notre côté, souper et
coucher dans cette armoire?--Ah! mon ami, me répondit-elle, mon ami! je
suis encore tremblante de la peur qu'il m'a faite!»
Maintenant que j'y réfléchis, je me demande pourquoi je craignois de
passer toute la nuit dans cette armoire où je devois me trouver si bien.
Je vous ai dit qu'en largeur elle ne nous eût pas contenus, et,
puisqu'il falloit que nous nous tinssions, la marquise et moi, l'un sur
l'autre serrés dans sa profondeur, n'eût-il pas été trop extraordinaire
que je tournasse impoliment le dos à Mme de B...? Je m'étois donc placé
dans le sens contraire. Aussi, dans cette posture infiniment douce, mes
lèvres sans cesse effleuroient les siennes, ma poitrine reposoit sur son
sein, je pouvois compter les battemens de son coeur, nous nous touchions
de la tête aux pieds! Quel homme, fût-il né dans les antres froids de la
Sibérie, des embrassemens d'un couple glacé; l'eût-on, sous un froc
chastement absurde, élevé dans la haine de l'amour et dans la terreur
des femmes; l'eût-on constamment nourri de végétaux sans chaleur et sans
sucs, constamment abreuvé des plus rafraîchissantes émulsions; quel
homme, aux attraits tout-puissans d'une tentation pressante autant que
celle qui m'agitoit, n'eût pas senti son coeur s'émouvoir, et tous ses
esprits fermenter, et tout son sang bouillir! Le mien brûloit mes
veines! et vous-même, ô Madame de B..., vous-même... Ah! quelle vertu
n'eût pas succombé!»
Mes premières caresses pourtant lui causèrent une surprise mêlée
d'effroi: «Faublas, est-il possible! y songez-vous?... Monsieur,
Monsieur!»
Le marquis, plus promptement heureux que moi dans ses amours, me força
par le succès rapide de ses entreprises à suspendre la vivacité des
miennes. Il se faisoit alors dans l'appartement un silence qui nous eût
trahis, si j'avois osé me permettre le moindre mouvement. «Ma belle
maman, il me semble que votre mari vous fait une infidélité?--Que
m'importe? dit-elle. Ah! pourvu que mon ami conserve pour moi quelque
respect, pourvu qu'il n'abuse pas de ma situation vraiment chagrinante,
que m'importe le reste?»
Leurs exercices et nos confidences furent à la fois interrompus par le
retour du petit domestique: il apportoit la table; nous entendîmes
qu'elle fut placée assez près de notre armoire. Dès que le souper fut
servi, Mme de Montdésir renvoya son jockey. «Nous voilà libres, dit-elle
à M. de B..., causons. Je suis, Monsieur le marquis, charmée de vous
appartenir. C'est une bonne fortune que je désirois trop pour qu'elle ne
m'arrivât pas; mais pourquoi m'est-elle arrivée si tard? par quel hasard
n'avez-vous fait aucune attention à moi pendant que je demeurois chez
vous?--Ah! dans la maison de ma femme!--Bon!... Tenez, soyez vrai, tous
les hommes sont comme cela: vous m'aimez maintenant parce que je suis
quelque chose.--Tu badines! est-ce que je ne le voyois pas bien dans ta
physionomie, que tu serois quelque chose?... car elle est heureuse ta
physionomie,... un peu gâtée, ce soir! ce coup de fouet t'a marquée;
mais, pour un connoisseur, c'est une bagatelle: le fond des traits reste
toujours... Justine, je t'assure que de tout temps j'ai vu sur ta mine
que tu ferois fortune; chez moi, je me suis dit cent fois en te
regardant: «Je remarque dans l'air de cette fille-là je ne sais quoi qui
finira par me plaire quelque jour.»--Cependant, quand, il y a six mois,
vous m'avez chassée?--J'étois en colère, on me vouloit faire croire que
ma femme...--A propos, je suis bien curieuse de savoir de quelle manière
vous avez découvert son innocence: car elle est innocente.--N'est-il pas
vrai qu'elle l'est?--Moi, j'en suis sûre, et je vous l'ai toujours
soutenu, souvenez-vous-en.--Oui.--Mais je voudrois savoir de vous-même
comment vous en avez acquis les preuves.--Vraiment! il a bien fallu que
Mme de B... me donnât les éclaircissemens nécessaires. Tiens, écoute.»
Ce que le marquis alloit dire devoit à tous égards exciter ma vive
curiosité: je redoublai d'attention.
«Écoute. D'abord M. Duportail n'a pas d'enfant, c'est la vérité. Son
nom? Mlle de Faublas, qui est une petite personne fort éveillée, l'avoit
pris pour aller au bal avec cet habit d'amazone. C'est bien avec Mlle de
Faublas que la marquise a fait connoissance. C'est bien Mlle de Faublas
qui a couché dans le lit de ma femme. Toi, d'abord, comme tu me l'as
cent fois répété dans le temps, tu en sais quelque chose...
--Certainement! je l'ai déshabillée!--Bon! d'ailleurs il étoit horrible
à moi de supposer que la marquise eût pu tout d'un coup se jeter à la
tête d'un jeune homme qu'elle ne connoissoit pas. Mais, tiens! que je
t'apprenne une circonstance que je me suis rappelée depuis, et dont je
me garderai bien d'instruire Mme de B... Ma figure avoit produit sur la
jeune personne son effet ordinaire; la vive demoiselle m'avoit à peu
près permis de venir pendant la nuit lui faire une visite. A tâtons je
suis entré dans l'appartement de ma femme; à tâtons j'ai promené
librement ma main sur la gorge de la jeune fille... Et que diable! un
garçon n'a pas la poitrine faite comme ça!... Tu ris!--Oui, je ris parce
que... parce que je pense que madame... dans ce moment-là pouvoit sentir
votre main:... car elle étoit couchée là tout auprès, madame?--Oh!
madame étoit endormie: malheureusement le bruit l'a trop tôt
réveillée...--Ah! ah! de sorte que, tout au contraire, c'est à côté de
l'enfant, qui dormoit peut-être encore...--Qui dormoit, oui.--C'est à
côté d'elle que vous avez... embrassé votre femme?--Justement, ma reine.
Il n'étoit pas à présumer que je fusse venu là pour rien: c'eût été
d'ailleurs faire une espèce d'insulte à la marquise, que de m'en aller
sans avoir rempli le devoir conjugal!--Je suis pourtant bien étonnée que
madame vous ait permis cela dans un moment pareil. Vous conviendrez que
la décence...--La marquise, cette nuit-là, ne demandoit pas mieux, parce
que...
--Ma belle amie, je suis témoin qu'il ment.--Faublas! Faublas!
plaignez-moi!
--... La jalouse marquise, disoit M. de B..., quand je lui rendis mon
attention.--Il est vrai qu'elle est jalouse, cela fait trembler!...
Monsieur le marquis, voilà déjà deux bonnes preuves que c'étoit Mlle de
Faublas! Mais n'en auriez-vous pas encore quelque autre?--Assurément.
Celle-là, je ne m'en souvenois plus, c'est Mme de B... qui me l'a
rappelée: le lendemain, nous reconduisîmes la prétendue Mlle Duportail;
elle fut obligée de nous mener chez son père supposé; mais nous y
trouvâmes son véritable père qui la traita comme on traite une
demoiselle,... une demoiselle dont la conduite n'est pas tout à fait
bonne. Or, je le connois maintenant, ce baron de Faublas; j'ai eu deux
fois l'occasion d'examiner son caractère et sa physionomie: c'est un
homme vif, emporté, quelquefois brutal, un homme incapable de
ménagement! Si c'eût été le jeune homme que nous eussions ramené déguisé
de la sorte, il se fût écrié comme chez ce commissaire: «C'est mon
fils!»--Ainsi donc ce fut Mlle Duportail qui vint le soir en habit
d'amazone, et le lendemain...--Le lendemain? non; ce fut son frère.--Son
frère,... je le sais bien. Mais vous a-t-on dit pourquoi?--Parce que M.
de Rosambert le pressa de faire cette mauvaise plaisanterie, M. de
Rosambert avoit ses motifs: il étoit amoureux de ma femme, et, furieux
de n'essuyer que des mépris, il voulut se venger. Il envoya donc chez la
marquise le chevalier revêtu des habits de sa soeur, et, profitant de la
circonstance, il vint le soir faire une scène à ma femme, une scène
affreuse qui la pouvoit étrangement compromettre, une scène... Je ne me
souviens pas des détails, car, moi, je n'ai de la mémoire que pour les
physionomies. Mais la marquise m'a beaucoup aidé, et je me rappelois en
général que la scène étoit horrible... Ce procédé de Rosambert me paroît
infâme; aussi je ne verrai monsieur le comte de ma vie, ou si je le
vois... Tiens, Justine, sur un mot, je me sens disposé à me couper la
gorge avec lui.--Ne vous en avisez pas! vous feriez mourir votre amante
d'inquiétude!--Mon amante, c'est...?--C'est moi.--Bien! ma petite. Fort
bien, ce que tu dis là.--Monsieur le marquis, apprenez-moi donc aussi...
Pardon si je vous fais tant de questions. Vous devez sentir que je suis
enchantée de vous voir entièrement revenu sur le compte de madame, et
surtout sur le mien: car vous imaginiez que je vous faisois une foule de
mensonges!... Mlle de Faublas, que devint-elle?--Mlle de Faublas? elle
commença par se lier intimement avec M. de Rosambert, et puis avec
d'autres. Elle donna des rendez-vous à celui-ci, des rendez-vous à
celui-là, j'en suis sûr: j'ai trouvé une lettre qu'elle avoit laissée
dans un endroit fort suspect; et elle-même, la jeune personne! je l'ai
rencontrée en partie fine aux environs du bois de Boulogne. Il est
arrivé de tout cela ce qui arrive: un enfant.--Un enfant?--Un enfant,
j'en suis sûr encore. Je l'ai vue... grosse,... je l'ai vue grosse. La
taille déjà rondelette, et la physionomie d'une femme. Que diable! je
m'y connois! Elle se cachoit alors, sous le nom de Mme Ducange, dans un
hôtel du faubourg Saint-Honoré. Malgré ces précautions, le père n'a pu
ignorer plus longtemps les dérangemens de sa fille; il a assemblé les
parens. Les parens, pour sauver du moins l'honneur de la famille, ont
décidé qu'il falloit que le frère, de temps en temps, parût en public
avec des habits de femme, et qu'ils en prendroient occasion de répandre
partout que c'étoit le chevalier de Faublas, et non pas sa soeur, qui
avoit couru les bals sous divers travestissemens. M. Duportail a bien
voulu se prêter à cet arrangement. De cette manière, on a dépaysé les
médisans, excepté Rosambert et deux ou trois jeunes gens de par le
monde, à qui l'on ne persuadera jamais que la demoiselle étoit garçon.
Mais ce qu'il y a de vraiment affreux dans cette affaire, ajouta-t-il
d'un ton mystérieux, c'est qu'ils ont fait, je crois, avorter la jeune
personne, ou bien ce seroit donc quelque accident qui l'auroit fait
accoucher avant le terme. Au moins je sais qu'ils se sont hâtés de la
faire voir dans toutes les promenades. Le jour que je la rencontrai aux
Tuileries, elle étoit maigre, pâle, fatiguée!... Regarde pourtant
combien d'accidens se sont réunis pour mettre ce jour-là mes
connoissances physionomiques en défaut! Je trouve la demoiselle fort
changée; je lui fais tout bas mon compliment de condoléance. Le père,
qui est derrière moi, m'entend; désespéré de ce que je suis dans le
secret, il entre en fureur. Le jeune homme arrive; et, comme je vois
pour la première fois le frère à côté de la soeur, je suis frappé de
leur extrême ressemblance. Cependant le chevalier appelle le baron son
père. Le père crie que M. Duportail n'a pas d'enfans. M. Duportail me
fait le mensonge auquel il s'est engagé, il m'affirme que c'est le
chevalier qui a toujours mis le maudit habit d'amazone. Moi, tout
étourdi de tant de quiproquos, très chatouilleux sur l'honneur, je perds
la tête, je m'emporte, j'en crois leurs discours plus que mes yeux,
j'accuse ma femme, et, qui plus est, la science physionomique, de
m'avoir à la fois trompé! Je vais comme un enragé défier le chevalier,
qui n'a pas eu la marquise, puisqu'il la connoît à peine; qui ne l'a
point eue, qui ne l'aura jamais, ni lui, ni d'autres! Cependant le jeune
homme, intéressé à soutenir la querelle, qui devient celle de toute la
famille, ne s'explique point. Il accepte fièrement, et le lendemain...»
Le marquis ne cessa pas de parler; mais, ayant appris de lui ce que
j'étois si curieux de savoir, je cessai de l'écouter. Un intérêt plus
pressant me commandoit une occupation plus douce: Mme de B..., dans une
posture assez peu favorable à l'attaque, mais du moins incommode pour la
défense, retenue d'ailleurs par la crainte d'être entendue, n'osoit
risquer de grands mouvemens, et ne pouvoit opposer à mes efforts
rapidement multipliés qu'une bien courte résistance. Aussi, lorsque,
après quelques minutes, son mari, transporté d'aise, répéta: «Le
chevalier ne l'a jamais eue, et il ne l'aura jamais! ni lui, ni
d'autres!» quand il le répéta, peu s'en falloit que je ne l'eusse. La
marquise elle-même parut s'avouer ma prochaine victoire, puisqu'elle
prit le ton doucement suppliant d'une femme qui ne veut que retarder sa
défaite: «Un moment! dit-elle, mon ami, je ne vous demande qu'un
moment!... Faublas, je vous avois jugé capable de plus de
générosité!--Ma belle maman, c'est de l'héroïsme qu'il faudroit!--...
Cruel! me refuserez-vous un moment?... Faublas! mon ami! que je sache du
moins si le danger n'est point extrême... Voudriez-vous m'exposer?...
Que je sache s'ils ne peuvent pas au moindre bruit venir à nous... Où
sont-ils?--Ils soupent.--Assurez-vous-en.--Le moyen?--Regardez.--Par
où?--Mais par le trou de la serrure.--Cela n'est pas facile! je ne puis
me baisser.--Tâchez.--Ils sont à table.--Comment placés?--Justine en
face.--De cette armoire?--Oui.--Et le marquis?--Nous tourne le dos.»
A peine ai-je dit que, prompte comme l'éclair, la marquise, en se
dégageant de mes bras, pousse notre porte avec violence, se précipite
hors de l'armoire, s'élance vers la table, la renverse et... Je ne vois
plus rien, la porte a été rejetée sur moi, les bougies viennent de
s'éteindre; mais, tout stupéfait que je suis, comme il me reste encore
des oreilles, je puis entendre le bruit de cinq ou six soufflets très
lestement donnés. Je puis entendre Mme de B..., d'un ton ferme, parler
ainsi: «Il vous sied bien, petite créature que j'ai tirée de la lie du
peuple et de la misère, qui, sans moi, garderiez encore les troupeaux de
votre village, et que je puis d'un mot renvoyer sur votre fumier; il
vous sied bien d'oublier le profond respect que vous devez à votre
bienfaitrice, et de faire de sa conduite privée l'objet de vos secrets
entretiens, de votre impertinente curiosité, de vos insolentes
remarques. Je vous trouve surtout bien osée d'entraîner mon mari dans de
libertines orgies... Et vous, Monsieur, voilà donc le prix dont vous
payez mon attachement sans bornes! Je me doutois bien que quelque projet
de conquête vous conduisoit à Longchamps! je vous ai fait suivre, on
vous a vu... Je vous ai vu moi-même aller sans pudeur grossir le honteux
cortège d'une courtisane, et dans la foule de ses amans briguer
l'honneur du mouchoir! on vous a vu longtemps entretenir un jeune homme
à qui, par ménagement pour moi, vous ne deviez jamais parler en public
ni même en particulier! on vous a vu revenir consoler cette nymphe du
trop petit malheur que son impudence venoit de lui attirer, puis enfin
vous disposer à la ramener en triomphe chez elle!... Mademoiselle,
quiconque fait métier de se vendre au premier venu doit s'attendre à
n'avoir que des valets que le premier venu peut corrompre; j'ai fait
généreusement payer les vôtres; ils n'ont pas refusé d'indiquer votre
demeure, et c'est l'un d'eux qui m'a cachée dans cette chambre où je
tremblois,... Monsieur, de vous voir arriver bientôt avec votre amante.
Mais, quoi qu'il dût m'en coûter, j'avois cette fois bien résolu
d'acquérir enfin la preuve certaine de vos infidélités journalières; je
m'étois même promis de ne sortir de ma prison que pour surprendre au lit
mon indigne rivale et mon perfide époux. Je n'ai pas eu la patience
d'attendre si longtemps; vous m'en avez d'ailleurs épargné la peine; je
ne dois pas m'en étonner. Cette jolie personne est si digne de tous vos
empressemens!... Cependant rassurez-vous: je ne m'emporterai plus ni
contre vous, ni contre elle; déjà même je me repens des violences dont
un premier mouvement m'a tout à l'heure rendue coupable envers cette
fille. A l'avenir je saurai conserver en de pareilles rencontres plus de
tranquillité; ou plutôt cette scène, je vous le promets, sera la
dernière que se permettra _la jalouse marquise_; et, pour continuer à me
servir de vos expressions tout à fait obligeantes, _mes adorations ne
vous fatigueront plus_. Au reste, puisqu'à présent je n'ignore pas que
c'étoit le seul désir de ne point m'insulter qui vous déterminoit à
m'honorer quelquefois de ce qu'il vous plaît nommer le _devoir
conjugal_, je ne suis plus obligée de vous répéter complaisamment ce que
je vous ai dit mille fois avec trop de modération, que c'étoit la chose
du monde qui m'étoit la plus indifférente. Il est bon de vous déclarer
que je me suis vraiment immolée, chaque fois qu'il m'a fallu le remplir,
ce devoir; il est bon de vous déclarer qu'à compter de ce moment-ci je
m'en crois entièrement dispensée. Peu m'importe qu'un tyrannique usage
interdise au sexe le plus foible cette malheureuse et dernière ressource
contre les crimes du plus fort. Je ne reconnois de lois que celles qui
sont justes, et de lois justes que celles qui comportent l'égalité. Il
est trop affreux que les perfidies nombreuses de l'époux soient
applaudies, lorsqu'une seule foiblesse de l'épouse la déshonore! Il est
trop affreux que moi, qu'on eût condamnée à périr de douleur au fond de
quelque retraite ignominieuse, parce que j'aurois idolâtré l'amant le
plus digne de mon choix, on m'oblige à recevoir dans mes bras mon
indigne mari sortant des bras d'une prostituée! Je jure qu'il n'en sera
rien! Monsieur le marquis, souvenez-vous du jour que de vaines rumeurs
et vos odieux soupçons m'accusoient. Si je ne m'étois justifiée mal ou
bien; mal ou bien, répéta-t-elle avec beaucoup de force, si je ne
m'étois justifiée, si je n'étois parvenue à vous convaincre de mon
innocence, vous alliez user de vos droits, des droits du plus fort. Déjà
vous m'annonciez que nos noeuds étoient rompus, qu'une éternelle prison
m'alloit renfermer. Eh bien! Monsieur, alors comme aujourd'hui, vous
prononciez contre vous-même non pas l'arrêt de votre captivité, il n'y a
pas de couvens pour les hommes en pareil cas; mais l'arrêt de notre
séparation. Vous venez de le signer ici, tout à l'heure, sur le sofa de
Justine. Mme de B... vous le proteste, et Mme de B..., vous devez le
savoir, n'est pas femme à varier dans ses résolutions. Je vivrai
célibataire, mais je vivrai libre; je ne serai plus le bien, l'esclave,
le meuble de personne; je n'appartiendrai qu'à moi. Vous, cependant,
Monsieur le marquis, encore un peu plus heureux qu'auparavant, vous
aurez sans aucune contrainte cent maîtresses, si bon vous semble: toutes
les femmes à qui vous plairez! toutes les filles qui vous plairont!...
Excepté celle-ci pourtant. Je ne veux pas que celle-ci profite de vos
largesses, et c'est là mon unique vengeance. Je l'avertis que, s'il lui
arrive seulement une fois de vous recevoir chez elle, je la fais
impitoyablement enlever... Mademoiselle, je vous cause un tort que vous
croyez irréparable, n'est-ce pas? Mais consolez-vous, ajouta-t-elle d'un
ton qui dut faire sentir à Justine le véritable sens de cet équivoque
discours, soyez toujours charmante,... adroite,... fidèle,... d'autres
personnes plus riches ou plus généreuses vous dédommageront,... quant à
la fortune,... de la perte de monsieur le marquis. D'autres, croyez-moi,
vous récompenseront amplement de cet indispensable sacrifice...
Monsieur, je me flatte que vous voulez bien me donner la main pour
descendre et rentrer à l'hôtel avec moi.
--Oui, je vous comprends, Madame la marquise, s'écria Justine, qui,
revenant de conduire jusque dans son antichambre le marquis et sa femme,
se croyoit seule; je vous comprends, vous me dédommagerez de ce
sacrifice, à la bonne heure. Mes affaires n'en iront que mieux, parce
que je pourrai conserver M. de Valbrun.»
Pendant que Mme de Montdésir se parloit, je restois toujours dans cette
armoire, j'y restois confondu de tout ce qui venoit de se passer, de
tout ce que je venois d'entendre. Justine cependant se mit à rire de
toutes ses forces. «Ils sont loin, s'écria-t-elle, ne nous gênons
plus... J'étouffois... Ah! la bonne scène!... Quand verrai-je le
chevalier, pour lui raconter... Ah! la bonne scène!... Comment diable
aurois-je deviné que cette femme étoit ici,... dans cette armoire!...»
Elle l'ouvrit, et m'y trouva.
«Tiens! et l'autre aussi!... Mon Dieu! mon Dieu!... j'en suffoquerai!...
Elle me paroissoit bonne, cette scène! la voilà bien meilleure!... Quoi!
Monsieur le chevalier, vous en étiez?... quoi! nous faisions la partie
carrée? Le marquis ne m'aimoit que par représailles? En effet, depuis
une heure que vous êtes dans cette armoire, côte à côte, face à face!...
Monsieur le chevalier, vous l'avez eue? vous n'avez pas laissé échapper
une si belle occasion de reprendre vos droits?--Justine, ne m'en parle
pas: tu me vois encore étonné de sa présence d'esprit, de son heureuse
hardiesse! c'est par une ruse diabolique, une ruse de femme, qu'elle m'a
arraché la victoire, la victoire que je croyois sûre!--J'en suis
vraiment fâchée, c'eût été plus drôle. Pourtant ça ne l'est pas mal! moi
qui faisois causer ce mari comme si sa femme eût été à mille lieues de
nous! comme si j'avois deviné que vous, Monsieur de Faublas, vous en
étiez tout près! Savez-vous que je lui ai fait dire d'excellentes
choses! et ce n'est pas non plus trop mauvais, ce que je lui ai fait
faire,... là,... presque sous les yeux de sa femme,... une vengeance du
Ciel! car c'est aussi sous les yeux de son mari que la vertueuse dame
vous a jadis... _idolâtré_, comme tout à l'heure elle le donnoit si
plaisamment à comprendre au marquis! Ah! c'est une maîtresse femme! elle
lui a fait là de furieuses déclarations! il a entendu des vérités dures!
Le pauvre homme! elle ne lui a pas laissé le temps de se reconnoître. Je
voudrois que vous eussiez vu comme moi la figure qu'il faisoit: les
sourcils en l'air, la bouche béante, les yeux hébétés. Je gagerois qu'il
arrivera chez lui avant d'avoir retrouvé la force de répondre un mot...
Ce qui me fait dans tout ceci un sensible plaisir, ajouta Mme de
Montdésir en pesant dans chacune de ses mains une bourse pleine d'or,
c'est que je vais m'enrichir, si cela continue. Le mari me paye pour me
caresser, et la femme pour me battre.--Comment?--Oui! celle-là, je l'ai
gagnée sur mon sofa; celle-ci, c'est madame la marquise qui, tout à
l'heure, avant que les bougies fussent rallumées, me l'a donnée très
adroitement d'une main, tandis que, de l'autre, elle m'appliquoit sur la
joue ces petits soufflets qui m'ont fait plus de peur que de mal.
Monsieur le chevalier, si du moins votre comtesse payoit ainsi les coups
qu'elle donne!--Justine, ne me parlez jamais de la comtesse, et tâchez
plutôt, si vous voulez que nous soyons amis...--Je ferai pour cela tout
ce qui dépendra de moi, interrompit-elle en se jetant à mon col. Tenez!
en voulez-vous des preuves? restez ici. Aussi bien je ne devois pas
coucher seule cette nuit; et je croirai, sans compliment, avoir gagné
beaucoup au change.--Justine, je pense qu'ils sont maintenant assez loin
pour que je puisse descendre sans danger. Bonsoir.--Quoi! vraiment?
qu'est devenu l'amour que vous aviez pour moi?--Il y a plusieurs jours
qu'il est parti, cet amour-là, ma petite!--Ah! tâchez donc que ça
revienne quelque matin, dit-elle négligemment, en se regardant au
miroir; et, si cela revient, revenez avec, vous serez toujours bien
reçu... Mais, avant de partir, mangez du moins un morceau.--Un morceau?
il est vrai que je meurs de faim... Mais non, il est déjà trop tard: mon
père doit être dans l'inquiétude. Adieu, Madame de Montdésir.»
Dès que je parus à la porte de l'hôtel, le suisse cria: «Le voilà!--Le
voilà! cria Jasmin sur l'escalier.--N'est-il pas blessé? demanda le
baron, qui accourut vers moi.--Non, mon père. Vous m'avez donc vu dans
la foule avec le marquis de B...?--Eh! oui, je vous ai vu, j'ai fait de
vains efforts pour m'ouvrir un passage jusqu'à vous. Depuis trois
grandes heures que je suis revenu, je meurs d'inquiétude. Que vous
est-il donc arrivé? comment votre ennemi vous a-t-il si longtemps
retenu?--Le voici: quand nous avons pu nous dérober au brouhaha de la
multitude, nous étions tous deux fort échauffés...--Vous l'avez
tué?--Non, mon père; mais il m'a forcé...--Encore une fâcheuse affaire!
encore un duel!--Mais point du tout, mon père; écoutez donc la fin: il
m'a forcé de le suivre jusqu'à Saint-Cloud, chez un ami qu'il a dans cet
endroit-là, et d'y prendre des rafraîchissemens...--Des
rafraîchissemens?--Oui, mon père, M. de B... n'a qu'un chagrin, c'est de
m'avoir fait une mauvaise querelle, il ne s'en console pas; il m'en a
demandé vingt fois pardon; il m'aime, il vous honore; je suis chargé de
vous assurer de toute son estime.»
Mon père, à ces mots, essaya de garder son sérieux; mais, n'y pouvant
réussir, il me tourna le dos. Mme de Fonrose, qui n'avoit pas les mêmes
raisons de se contraindre, s'en donna de tout son coeur. Ses coups
d'oeil pourtant m'annoncèrent qu'elle comprenoit où j'avois été prendre
des rafraîchissemens. La baronne, quand elle eut bien ri, prit congé de
nous. «Je vous quitte de bonne heure, nous dit-elle, parce qu'il faut
demain me lever de grand matin pour aller au château de la petite
comtesse.»
Je ne sais pas si Mme de Fonrose fut plus matinale que Mme de B...; mais
avant sept heures un billet de Justine m'éveilla.
_Monsieur le chevalier_,
_M. le vicomte de Florville est chez moi; je vous écris sous sa
dictée. Il est très fâché que des soins plus pressans l'aient empêché
de me dire hier, en votre présence même, ce qu'il pense de ma conduite
envers madame la comtesse. Il faut qu'une fille de mon espèce ait
vraiment perdu la tête, pour avoir eu l'insolente audace de faire un
outrage public à une femme de son rang. Ma folle impudence auroit pu
compromettre aussi M. de Florville, parce que, si vous le connoissiez
moins, vous, Monsieur le chevalier, vous l'auriez peut-être soupçonné
d'avoir eu quelque part à cet odieux procédé. Cependant monsieur le
vicomte, quant à lui, me fait grâce; mais il doute que vous soyez
disposé à la même indulgence pour moi, et il m'annonce que, si vous ne
me pardonnez pas, la petite protection de M. de Valbrun et d'autres
considérations, pourtant plus puissantes, ne m'empêcheront point
d'aller coucher ce soir à... M. de Florville veut bien permettre que
je n'aie pas l'humiliation d'écrire ce mot-là._
_Je suis avec repentir, avec crainte, avec respect, etc._
DE MONTDÉSIR.
Je fis la réponse suivante:
_Présente mes hommages respectueux à monsieur le vicomte, ma pauvre
enfant, assure-le de toute ma reconnoissance; mais dis-lui bien qu'il
s'inquiète mal à propos; que jamais il ne me pourroit venir à l'esprit
qu'il fût capable d'employer des moyens comme ceux d'hier, et une
fille telle que toi, pour chagriner madame la comtesse. Tu ne
manqueras pas d'ajouter que je te pardonne, à la triple considération
du coup de fouet, de la chute, et des soufflets d'hier. Et, sur tout
cela, porte-toi bien, ma petite._
* * * * *
Cependant, au milieu des événemens extraordinaires qui sembloient tout
exprès se précipiter afin d'assurer ma convalescence en m'étourdissant
sur ma situation, un moment de repos me fut donné pour me recueillir, et
ce moment, ma Sophie l'occupa tout entier. Libre et tranquille,
j'appelai ma Sophie: «O mon épouse, non moins chérie et toujours plus
regrettée, quand viendras-tu par ta présence diminuer et détruire les
vives impressions que produisent sur l'esprit et dans le coeur de ton
jeune mari, trop foible contre tant d'épreuves, la tendresse et les
charmes de tes rivales? Mais que dis-je? de tes rivales? Sophie, tu n'en
as vraiment qu'une. Celle-là, je ne puis faire autrement que de
l'adorer! et du moins, du moins, je ne lui donnerai pas de compagnes.»
Mais que peut un mortel contre la destinée? Mon génie persécuteur, à
l'instant même où je formois les plus belles résolutions, se préparoit à
m'imposer la loi de plusieurs infidélités nouvelles, de plusieurs
infidélités dont on verra qu'il seroit trop injuste de m'imputer tout le
crime.
Mme de Fonrose, que je croyois déjà bien loin, vint à midi nous annoncer
qu'une indisposition légère l'ayant retenue à la ville, elle venoit
dîner avec nous; et tout de suite on fit la partie d'aller, en sortant
de table, se promener aux Tuileries; je refusai d'en être. Avant le
dîner, Mme de Fonrose, que mon père laissa quelques instans seule avec
moi, me dit: «Vous avez bien fait de ne pas vouloir venir avec nous.
Sautez de joie: ce soir, vous verrez Mme de Lignolle.--Il n'est pas
possible!--Écoutez, et remerciez votre amie. Ce matin, comme j'étois à
ma toilette, il m'est venu dans la tête une idée lumineuse. J'ai couru
chez la comtesse pour lui en faire part; mais, toujours trop prompte,
elle étoit déjà partie. Je me suis tout à coup rejetée sur la vieille
tante; j'ai dit à Mme d'Armincour que Mlle de Brumont, venant d'obtenir
seulement tout à l'heure l'inattendue permission d'aller au Gâtinois,
m'envoyoit prier madame la marquise de vouloir bien retarder son départ
de quelques heures, pour lui donner une place dans sa voiture.--Dans la
sienne! et pourquoi pas dans la vôtre?--Belle demande! parce que je me
sacrifie, moi; pour que vous puissiez aller à la campagne, il ne faut
pas que j'y aille. Après le concert, j'emmène votre père chez moi, et
j'ai, pour l'y retenir toute la nuit, un moyen que je vous laisserai
deviner, jeune homme! Le baron fera d'autant moins de difficulté
qu'étant instruit de l'éloignement de Mme de Lignolle, il ne pourra
m'alléguer le danger de vous laisser maître de vos actions. M. de
Belcour restera, je vous le promets; je m'engage même à le garder toute
la journée de demain. Demain, je ferai si bien qu'il ne rentrera qu'à
minuit. Arrangez-vous pour être, à tout hasard, de retour avant neuf
heures. Vous le pouvez: aussitôt après le dîner, que j'ai déjà demandé
qu'on voulût bien faire avancer, dès que votre père et moi serons
partis, Agathe va venir vous coiffer et vous habiller. Tout de suite,
dans une voiture de place, vous vous rendrez chez Mme d'Armincour... Ne
perdez pas son adresse...--Eh! ne craignez rien!--Il sera peut-être six
heures quand vous partirez. Vous arriverez encore assez tôt pour passer
une bonne nuit avec la comtesse. Le matin, vous serez à cette fête à
côté de Mme de Lignolle,... qui aura sans doute les yeux un peu battus,
et plus envie de dormir que de faire les honneurs de chez elle... Mais,
enfin, il n'y a pas de plaisir sans inconvénient; je vois d'ici que sa
petite figure pâlie, fatiguée, vous paroîtra plus intéressante; mais
patience! vous aussi, vous aurez votre châtiment, car un amant comme
Faublas a toujours faim. Monsieur, il faudra cependant laisser le grand
dîner. J'en suis au désespoir! A deux heures précises, en chaise de
poste... Chevalier, n'y manquez pas au moins! n'allez pas céder aux
sollicitations de votre étourdie maîtresse, la compromettre, me
désobliger, et vous enlever à jamais les seules ressources qui vous
restent dans la compassion d'une amie telle que moi, d'une amie...»
Mon père, qui rentroit, força la baronne à changer de conversation. Tout
se passa d'abord aussi heureusement que Mme de Fonrose me l'avoit
annoncé. Avant cinq heures, Faublas fut déguisé; à cinq heures précises,
Mlle de Brumont posoit à peine le bout de ses lèvres sur le menton
pointu de la vieille marquise, qui lui rendoit ce prétendu baiser avec
une lenteur vraiment désespérante, et en la poursuivant d'un regard
qu'une tendre curiosité sembloit animer. Mais, en revanche, Mlle de
Brumont donnoit une bonne et franche embrassade à certaine fille svelte,
mince, élancée, grandelette, et qui n'avoit sur ses joues de quinze ans
que les couleurs brillantes de la nature et de la pudeur.
«Madame la marquise, voilà une jolie personne!--C'est une cousine de
votre amie, Mlle de Mésanges. Je viens de l'aller prendre à son couvent
pour la mener à cette fête... A propos de fête, vous n'étiez donc pas
hier à Longchamps avec la comtesse?--Non, Madame... Mademoiselle est des
nôtres? tant mieux!...--Vous n'y avez pas été à Longchamps?--Non,
Madame... Je suis bien aise que mademoiselle vienne avec nous!--J'y ai
vu quelqu'un qui vous ressembloit beaucoup, reprit l'éternelle
bavarde.--Où cela, Madame?--A Longchamps.--Cela se peut bien... Voilà
une personne vraiment charmante... Mais c'est déjà une fille à
marier!--Nous y songeons, répliqua la douairière.--Et vous,
Mademoiselle? lui demandai-je.--Moi, répondit l'Agnès en baissant les
yeux et croisant, d'un air embarrassé, ses mains beaucoup plus bas que
sa poitrine, moi!... dame! ça ne me regarde pas. On m'a dit pourtant
qu'on me le diroit; et c'est que j'ai bien prié qu'on m'avertît quand il
seroit temps.--Oui, oui, s'écria la marquise, nous vous avertirons.
Tenez! c'est Mlle de Brumont qui vous parlera... La veille vous lui
parlerez, n'est-ce pas? Je ne veux point qu'il lui arrive le même
malheur qu'à ma pauvre petite nièce... Il pourroit bien lui arriver! En
vérité,... ça ne sait rien non plus, ajouta-t-elle tout bas, rien! mais
c'est vous que je charge de la mettre au fait.--Avec bien du
plaisir.--Pas à présent, pourtant... Mais, quand le moment sera venu, je
vous supplie d'y mettre tout votre talent.--Madame la marquise peut
compter sur moi.--Oui, je me doute bien que je vous trouverai toujours
disposée à me rendre de pareils services... Je ne connois pas de fille
plus obligeante que vous.»
Nous partîmes, et, comme nous montions en voiture, je ne pus m'empêcher
de faire cette remarque que Mlle de Mésanges avoit la jambe fine et le
pied très petit.
Et, comme nous faisions route, je ne pus m'empêcher d'entrevoir
quelquefois, à travers une gaze infidèle, quelque chose de fort joli; je
ne pus m'empêcher de me dire tout bas que celui-là seroit un fortuné
mortel, qui, le premier, verroit ce sein naissant palpiter de plaisir.
Mais ce fut avec un vrai chagrin que je fis bientôt une autre
découverte: c'est qu'il y avoit sur la figure de la jeune personne je ne
sais quoi de moins piquant que la pudeur aimable, de plus niais que la
simple ingénuité, je ne sais quoi qui sembloit m'avertir que l'amour,
ordinairement si prompt à former les filles, donneroit difficilement de
l'esprit à celle-là.
Au reste, soit instinct, soit sympathie, Mlle de Mésanges paroissoit
avoir déjà beaucoup d'amitié pour moi quand nous arrivâmes au château.
Tout le monde y dormoit; une seule femme de chambre veilloit encore pour
madame la marquise et sa jeune parente. La comtesse avoit eu soin de
réserver à ses plus chers convives son propre appartement. Sa tante
devoit occuper son lit; elle en avoit fait dresser un autre pour sa
petite cousine dans le cabinet voisin, ce cabinet à porte vitrée où le
lecteur se souviendra que j'ai promis de le ramener plus d'une fois.
Quant à Mlle de Brumont, comme elle n'étoit pas attendue, il n'y avoit
point au château de quoi la loger. Pas une chambre, pas un lit, ne
restoient vides. Tous les ans, à l'époque de cette fête ordinairement
brillante, la marquise recevoit chez elle sa famille entière; et cette
fois, comme il arrive trop souvent à la campagne, beaucoup d'amis qu'on
n'avoit pas priés étoient venus le soir, amenant encore avec eux leurs
amis.
Mon premier mot fut qu'on éveillât la comtesse. La vieille marquise se
fâcha presque: il n'étoit pas délicat de demander qu'on troublât le
repos de _son enfant_; des jeunesses pouvoient bien coucher ensemble, et
ne mourroient pas pour une mauvaise nuit! La jeune fille me regarda d'un
air boudeur: j'étois une méchante de vouloir qu'on éveillât sa cousine;
ne seroit-il pas plus divertissant de causer ensemble toute la nuit que
d'aller chacune de son côté dormir dans un lit?
O mon Éléonore! je te donne ma parole d'honneur que, malgré la _mauvaise
nuit_ dont la tante me menaçoit, malgré l'intéressante conversation que
me faisoit espérer ta cousine, j'insistai pour aller à toi. Mais la
marquise, alors prenant de l'humeur, défendit absolument à la femme de
chambre de m'indiquer ton appartement, et lui donna tout d'un coup
l'ordre effrayant de nous déshabiller toutes trois.
Pouvois-je, je te le demande, aller dans les nombreux corridors de ce
vaste château, cherchant de porte en porte la maîtresse du lieu,
réveiller à deux heures du matin toute la compagnie? Remarque d'ailleurs
que la trop habile domestique dépouilloit déjà ta vieille tante de tous
les attirails de sa toilette, et ne pouvoit tarder de venir à moi. Sous
quel prétexte cependant refuser bientôt ses très dangereux services?
Conviens donc, mon Éléonore, conviens de bonne grâce qu'il me fallut
sur-le-champ prendre le parti de la résignation.
Je me déshabillai vite, et je courus au cabinet, et j'avois déjà le pied
dans le très petit lit où les demoiselles de Mésanges et de Brumont
auroient sans doute bien de la peine à pouvoir se tenir toute la nuit
l'une à côté de l'autre.
Mais, ô Ciel! quel coup de foudre vint m'atterrer! la maudite vieille
s'est ravisée. Apparemment qu'en se rappelant le talent qu'elle me
connoît de tout expliquer, elle a craint que je n'en fisse avec son
Agnès un usage prématuré. «Non, non, me crie-t-elle de sa voix cassée,
qui me paroît en ce moment vingt fois plus rauque, réflexion faite,
c'est avec moi que vous coucherez.» Chacun devine comme à cette
proposition je me récriai; mais je ne dois cacher à personne que la
jeune fille en fut autant que moi révoltée. «Quoi! ma bonne cousine, de
peur que nous ne soyons un peu gênées, vous vous exposeriez à passer une
mauvaise nuit?--Ne crains pas cela, ma petite Mésanges, tu sais que j'ai
le sommeil excellent, rien ne m'empêche de dormir.--Quoi! Madame la
marquise, vous auriez pour moi cette excessive bonté de permettre que je
vous... incommode?--Point du tout, mon ange! vous ne m'incommoderez
point du tout!... je remarque que ce lit est fort grand. Nous y serons à
merveille, vous verrez!» C'étoit là justement ce que je ne me souciois
pas de voir; je tentai de recommencer mes représentations caressantes:
un _je le veux_ très absolu me ferma la bouche.
Et maintenant, plus vite encore et plus cruellement que tout à l'heure,
il fallut m'immoler. J'étois en chemise! Si pourtant vous n'apercevez
pas du premier coup d'oeil ce qui me gênoit beaucoup, si je suis obligé
de vous montrer dans toute son étendue l'embarras extrême où je me
trouvois, comment ferai-je pour ne pas violer un peu l'austère pudeur?
Lecteurs qui manquez de pénétration, ayez du moins de l'indulgence. Qui
de vous, étant à ma place, auroit pu suffisamment couvrir avec ses deux
mains seulement, en étendant l'une sur sa poitrine et jetant l'autre
ailleurs, auroit pu suffisamment couvrir la partie foible où il y avoit
quelque chose de moins, la partie forte où il se trouvoit quelque chose
de trop; quelque chose que, dans le voisinage de Mlle de Mésanges, il
m'étoit impossible de contenir, et qui de momens en momens devenoit plus
difficile à cacher[3]? Mlle de Brumont, pour dérober Faublas à tous les
yeux, n'eut donc, en sa mésaventure, pas de parti moins mauvais à
prendre que celui d'une prompte obéissance. Il fallut que, sans
délibérer, elle quittât l'étroite couche d'une fille novice pour se
précipiter dans le grand lit, où vint bientôt à ses côtés
voluptueusement s'étendre un tendron de près de soixante ans!
[3]
Elle échappa, rompit le fil d'un coup,
Comme un coursier qui romproit son licou.
(Le conte des _Lunettes_.)
O mon bon La Fontaine! je ne suis pas aussi polisson que toi.
Ah! plaignez-le, Faublas! plaignez-le! Jamais situation ne fut pour lui
plus chagrinante. Oui, dans ce même lit, il n'y a pas quinze jours, je
souffrois moins lorsque, indigne de la tendresse de deux amantes, je me
sentois, sous les yeux de mon Éléonore et de la marquise, prêt à mourir
de ma foiblesse extrême. Et c'est aujourd'hui l'excès de ma force qui
cause mes craintes et fait mon supplice! Quoi donc! une sexagénaire, par
la seule raison qu'elle est femme, peut-elle allumer dans mon sein ces
feux dévorans?... Mais n'est-ce pas plutôt, n'est-ce pas qu'à travers
une cloison trop mince les nubiles attraits de cette enfant me font
éprouver encore leur brûlante influence?
«Approchez-vous, mignonne, approchez-vous, me disoit tendrement ma
compagne.--Non, Madame la marquise, non, je vous gênerois.--Vous ne me
gênerez pas, mon coeur, je n'ai jamais trop chaud dans mon lit.--Moi,
Madame, la chaleur m'incommode.--Cela, par exemple, je le crois très
possible! à votre âge j'étois tout de même...--Oui, sans doute. J'ai
l'honneur de vous souhaiter le bonsoir, Madame la marquise.--J'étois
tout de même; et, lorsque M. d'Armincour vouloit faire lit à part, il me
rendoit service.--Fort bien. Madame la marquise, je vous souhaite une
bonne nuit.--Il me rendoit service de s'en aller;... quand il avoit fait
son devoir, bien entendu;... et je lui rends justice, dans sa jeunesse
il ne se faisoit pas tirer l'oreille. Oh! ce n'étoit pas un M. de
Lignolle!--Je vous en fais mon compliment... Je crois qu'il est tard,
Madame la marquise?--Pas trop... Approchez donc, ma petite, je ne vous
entends pas... Est-ce que vous me tournez le dos?--Oui, parce que...
parce que je ne peux dormir que sur le côté gauche.--Le côté du coeur!
voilà qui est singulier! cela doit gêner la circulation.--Vraiment oui;
mais l'habitude.--L'habitude, mon ange? vous avez raison! Tenez, moi,
depuis que je suis mariée... Il y a déjà longtemps...--Oui.--J'ai
contracté celle de m'étendre toujours ainsi,... sur le dos,... et je
n'ai pas pu la perdre.--C'est peut-être tant mieux pour vous, car la
posture est bonne... Madame la marquise, j'ai l'honneur de vous
souhaiter le bonsoir.--Vous avez donc bien envie de dormir?--Je vous en
réponds!--Eh bien! allons, mon coeur,... ne vous gênez pas, il y a de la
place... Mais où est-elle donc? tout à fait sur le bord du lit?»
Elle fit un grand mouvement: si ma main n'avoit pas arrêté la sienne,
bon Dieu! qu'auroit-elle senti!
«Ah! Madame, ne me touchez pas! vous me feriez sauter au ciel!--Là! là!
mon poulet, ne sautez pas du lit; je voulois seulement savoir où vous
étiez... Remettez-vous, remettez-vous donc!... mais à votre aise... Vous
êtes donc bien chatouilleuse, mon petit coeur?--Prodigieusement!... Une
bonne nuit, Madame la marquise.--Et moi aussi. Je ne sais pas si c'est
encore une habitude,... dites.--Je ne crois pas.--Mais, ma petite, ne
restez donc pas tout à fait sur le bord,... vous tomberez!--Non.--D'où
vient cet entêtement? pourquoi ne pas s'approcher? il y a plus d'espace
qu'il n'en faut.--C'est que... je... ne puis rien toucher! si par hasard
je rencontrois seulement le bout de votre doigt,... je me trouverois
mal.--Diable! c'est une maladie, ça! comment ferez-vous donc quand vous
serez mariée?--Je ne me marierai pas. J'ai l'honneur de vous souhaiter
le bonsoir, Madame la marquise.--Et comment auriez-vous pu rester sur ce
lit de sangle, à côté de la petite Mésanges?--Vous avez raison, il m'eût
été impossible d'y tenir! Madame la marquise, je vous souhaite une bonne
nuit.--Quelle heure peut-il être?--Je ne sais pas. Madame, mais je vous
souhaite une bonne nuit.»
Enfin la bavarde voulut bien se décider à me faire entendre à son tour
le bonsoir si vivement sollicité; mais ce bonsoir, applaudis-toi,
Faublas! ce bonsoir, tu n'étois pas le seul qui le désirasses.
Dès que la marquise se fut mise à ronfler, car il y avoit encore dans la
compagnie de ma charmante coucheuse ce petit agrément qu'on l'entendoit
ronfler comme un homme; quand donc elle se fut mise à ronfler, il me
sembla qu'à voix basse on m'envoyoit ce doux appel: «Ma bonne amie!» Je
crus que c'étoit un jeu de mon imagination frappée, cependant je levai
la tête et me tins à l'affût du moindre bruit; un second _Ma bonne amie_
vint le moment d'après caresser mon oreille. «Ma bonne amie, vous-même!
de quoi s'agit-il?--Est-ce que vous pouvez dormir, vous?--Non, en
vérité! je ne le peux pas.--Ni moi non plus, ma bonne amie; pourquoi
cela?--Pourquoi?... parce que, ma bonne amie, comme vous le disiez si
bien tout à l'heure, il seroit plus divertissant de causer
ensemble.--Puisque vous le croyez ainsi, venez donc.--De tout mon coeur;
mais la marquise?...--Ma cousine? oh! quand elle ronfle, c'est signe
qu'elle dort.--Je vous crois.--Et elle dort tout de bon, lorsqu'elle
dort. Allez, ma bonne amie, vous ne risquez rien. Venez.--Ah! comme je
vous le dis: de tout mon coeur, ma bonne amie... Mais vous êtes
enfermée!--Certainement! toujours on m'enferme, moi! sans cela j'aurois
peur!--Et comment voulez-vous donc que j'entre?--Dame! ce n'est pas moi
qui me suis enfermée.--Je ne dis pas que ce soit vous.--Ce n'est pas
moi, parce que je ne m'aperçois pas du tout que vous me fassiez peur,
vous, ma bonne amie.--Ma bonne amie, vous êtes bien bonne. Cependant je
suis à votre porte, un peu légèrement vêtue pour faire la
conversation.--Ah! mais c'est madame la marquise qui m'a enfermée.--Cela
n'empêche pas que je ne commence à me refroidir beaucoup.--Ah! mais
c'est qu'elle a mis la clef dans sa poche, madame la marquise.--Après?
je ne l'ai pas, moi, sa poche.--Ma bonne amie, vous pouvez la trouver à
tâtons.--A tâtons! ma bonne amie, je vais la chercher.--Oui, ma bonne
amie, presque au pied de son lit, sur le second fauteuil à gauche, c'est
là que je l'ai vue poser sa poche.--Eh! que ne disiez-vous cela tout de
suite, ma bonne amie?»
Sans faire le moindre bruit, je trouvai le fauteuil, la poche, la clef,
la serrure. Je trouvai ma bonne amie qui me reçut dans son lit pour
causer, ma bonne amie qui, pour me réchauffer, se jeta dans mes bras et
me serra de tout son corps. L'aimable enfant!
Vous, cependant, déesse de mon histoire et de toutes les histoires du
monde, vous qui n'avez pas dédaigné de prendre ma plume quand il a fallu
décemment raconter les croustilleux débats de la nièce et de la tante,
les questions délicates multipliées par celle-ci, les amoureuses
instructions à celle-là prodiguées; ô Clio! digne Clio, venez! venez
peindre aujourd'hui l'étonnement de la cousine, ses premières
inquiétudes et ses douces erreurs. Venez peindre encore autre chose!
venez! le récit qui me reste à faire est peut-être plus surprenant et
plus difficile qu'aucun de ceux dont je n'ai pu jusqu'à présent me
dispenser d'entretenir la curiosité publique.
Depuis quelques minutes nous causions fort amicalement et je commençois
à me réchauffer. Un tiers qui vint se mêler de la conversation la
troubla. Sa brusque arrivée fit faire à Mlle de Mésanges un
haut-le-corps en arrière. «Ma bonne amie, qu'avez-vous donc qui vous
effraye?--Eh mais, vos deux mains sont là sur mon col,... et pourtant
j'ai senti... j'ai senti comme si vous me touchiez encore
quelque part!--Cela vous étonne? c'est que je suis... bonne à
marier--...--...--...--Ma bonne amie, que voulez-vous que je vous
dise?... vous a manqué jusqu'à présent parce que vous étiez encore trop
petite fille.--Ah!--...--...--...--... Puisque cela doit être ainsi,
répliqua notre Agnès, madame la marquise n'a pas besoin de m'avertir: un
si grand changement ne m'arrivera pas sans que je m'en aperçoive... Oui,
je ris. Je pense qu'on attrape bien ma bonne amie Des Rieux...--Une
bonne amie de votre couvent?--Oui...--Avec qui vous allez causer la
nuit?--Quand on oublie de m'enfermer.--On l'attrape, cette
demoiselle?--Certainement! tous les jours on lui dit qu'elle est formée,
je vois bien que cela n'est pas vrai, et que c'est parce que l'on attend
encore quelque chose que l'on ne cesse de différer son mariage sous
différens prétextes.--Probablement. Quel âge a-t-elle?--Seize ans.--Oh!
trop jeune encore... Moi, j'en ai bientôt dix-huit...--Et il y a
longtemps que vous êtes bonne à marier?--Un an,... à peu près un an...
Ah çà, vous ne dites à personne que vous causez avec cette
demoiselle?--Je ne suis pas si bête! on s'arrangeroit de manière que
nous ne pourrions plus.--Ainsi vous ne vous aviserez pas de conter que
je suis venu cette nuit vous entretenir?--N'ayez pas peur... A propos,
il y a quelque chose qui nous tourmente beaucoup, Des Rieux et moi. Vous
me direz sûrement cela, vous, ma bonne amie. Qu'est-ce que c'est qu'un
homme?--Un homme? Je donnerois tout au monde pour le savoir, ma bonne
amie.--Oui! eh bien, soyez de l'accord que nous avons fait, Des Rieux et
moi.--Voyons.--C'est que la première des deux qui se marieroit viendroit
dès le lendemain tout conter à l'autre.--Va, j'en suis!...--Ma bonne
amie, vous m'embrassez presque tout comme Des Rieux m'embrasse, et je ne
sais pas, il me semble que cela me fait encore plus de plaisir.--Cela
vient de ce qu'apparemment je vous aime davantage que vous ne lui
plaisez.--Ma bonne amie...--Eh bien?»
Que vouloit-elle faire de ma main dont elle s'empara tout d'un coup, en
disant: «Embrasse-moi donc tout à fait comme Des Rieux m'embrasse, ma
bonne amie?--Ma bonne amie, pas tout à fait comme, mais peut-être un peu
mieux.»
Quoique je ne cessasse de l'assurer que tout seroit bientôt fini, que le
plus difficile étoit déjà fait, la jeune personne, après quelques
foibles cris à grand'peine étouffés, ne put retenir un dernier cri plus
perçant. Je ne vous dirai pas ce qui causoit alors ses souffrances; mais
je crois vous avoir prévenu que Mlle de Mésanges avoit le pied très
petit.
N'étoit-ce pas une chose bien cruelle que d'être obligé de quitter le
champ de bataille au moment où la victoire se déclaroit? Il le fallut
pourtant! La marquise, tout à coup tirée de son premier sommeil,
s'agitoit en murmurant ces mots: «Mon Dieu!... mon Dieu!... c'est un
songe!... ah! ce n'est qu'un songe!» Aussitôt je pris mon parti, je
quittai le lit de l'_ex-pucelle_, et me traînai sur les genoux, en
m'aidant de mes mains, jusqu'au lit de la douairière. Alors celle-ci,
tout à fait réveillée, s'inquiétoit vraiment beaucoup de ce qui avoit
causé le bruit qu'elle venoit d'entendre: «Hélas! c'est moi,
Madame.--Vous, Mademoiselle? et où êtes-vous donc?--Par terre dans la
ruelle, je viens de me laisser tomber.--Aussi, vous voulez rester sur le
bord!--Au contraire, Madame la marquise!--Comment, au contraire?--Je me
suis trop approchée.--Eh bien?--Eh bien! madame, en dormant, se remue;
madame a avancé sa jambe; sa jambe m'a touchée.--Je ne l'ai pas fait
exprès, ma chère enfant... Là! bien! remettez-vous,... et restez à
quelque distance.--Oh! oui.--Ma petite, vous m'avez réveillée en
sursaut...--Ne me grondez pas, Madame la marquise: j'en suis au
désespoir.--Je ne vous gronde point, il n'y a pas grand mal; nous allons
causer un moment.--Je vous prie de m'en dispenser. Je me sens déjà toute
malade d'avoir si peu dormi...--Écoutez du moins le rêve que je
faisois...--Bonsoir, Madame la marquise.--Ah! je veux vous conter mon
rêve!--Mais, Madame, vous ne pourrez plus ensuite vous rendormir!--Oh!
que si! tant que je veux, moi! Mon coeur, où va-t-on prendre ce qu'on
voit dans les songes? La scène étoit ici: je rêvois qu'un insolent
m'épousoit de force...--Ah!... ah! Madame la marquise! quel homme
pouvoit donc avoir cette audace?--Devinez.--Ce n'étoit pas moi,
toujours.--Non, ce ne pouvoit pas être vous; mais c'est apparemment
votre frère...--Je n'ai pas de frère.--Je ne dis pas que vous en ayez,
ma mignonne. Tous les jours on rêve ce qui n'est point... Dans mon
songe, c'étoit votre frère: car il vous ressembloit à s'y
méprendre!...--Pardonnez-moi donc ce nouveau tort...--Vous badinez, mon
ange, ce n'est pas votre faute, d'abord, et puis il n'y a point de
mal!... Mais écoutez, ce n'est pas tout...--Quoi! l'impertinent!... il a
peut-être eu le courage de recommencer?--Non. Je l'ai vu bientôt me
quitter pour aller dans ce cabinet...--Dans ce cabinet?--Sans ma
permission, entendez-vous!--Sans votre permission?--Se marier avec la
petite de Mésanges...--La petite de Mésanges!--Qui le laissoit
faire.--Qui le laissoit faire!--Attendez donc. Voici le plus singulier:
l'enfant n'étant pas comme moi rompue à cet exercice...--Eh bien?--La
douleur...--La douleur!--Lui a fait pousser un cri...--Un cri!--Qui m'a
réveillée.»
Qu'on se figure, s'il est possible, la mortelle frayeur dont j'étois
agité. Ce rêve si convenable à la circonstance, la marquise l'avoit-elle
eu réellement? Étoit-ce un avertissement tardif que l'hymen, ennemi né
de tous les succès de l'amour, venoit d'envoyer à la trop peu vigilante
duègne, afin d'empêcher du moins que mon triomphe ne s'accomplît? ou,
par un malheur plus grand, la vieille maudite avoit-elle, à l'instant
même, avec une admirable présence d'esprit, inventé ce prétendu songe
tout exprès pour me donner clairement à comprendre que mon crime étoit
découvert, qu'un entier dévouement pouvoit seul l'expier, qu'il falloit
tout à l'heure m'avancer au supplice qui dans ses bras m'attendoit? A
cette dernière idée, tous mes sens à la fois se soulevèrent. Je rappelai
pourtant mon courage, afin de m'assurer par quelques questions adroites
des vraies dispositions de Mme d'Armincour.
«Est-ce donc sérieusement?...--Sérieusement, mon petit coeur.--Quoi!
Madame, vous entendiez?...--Vraiment, oui! j'entendois.--Vous m'avez dit
aussi que vous aviez vu! comment pouviez-vous voir sans lumière?--Ah!
dans mon rêve il faisoit jour.»
Cette réponse faite du ton le plus simple me rendit ma tranquillité.
«Bonsoir, Madame la marquise.--Allons, mon enfant, puisque absolument
vous le voulez, bonsoir!»
Ma compagne, à ces mots, se rendormit; et son ronflement nasillard, qui
tout à l'heure déchiroit mon oreille, maintenant la caressoit comme
l'auroit pu faire la voix la plus enchanteresse, la voix de Baletti! Ne
vous en étonnez pas: il m'annonçoit que l'heure du berger m'étoit
rendue! c'étoit l'heureux signal auquel je devois me hâter d'aller
reprendre un charmant ouvrage très avancé, mais enfin malheureusement
interrompu comme il s'achevoit. Pressé d'y mettre la dernière main, je
soulevai la couverture avec infiniment de précaution, et déjà mes pieds
touchoient le carreau, quand j'entendis tout à coup cesser le ronflement
propice. Une main pote et ridée, qui me parut celle de Proserpine, me
saisit par la nuque et me tint là quelque temps en arrêt. «Un instant!
me dit enfin l'infernale vieille, j'y vais avec vous.» Elle y vint en
effet, mais pour refermer soigneusement la porte. «Dormez! Mademoiselle,
dormez! cria-t-elle à la petite de Mésanges; et prenez patience! Nous
vous marierons bientôt.--Ah! mais, Madame la marquise, répondit ma bonne
amie d'une voix traînante, je ne suis pas encore bonne à marier,
moi!--Oui, oui! répondit l'autre en la contrefaisant, petite sucrée!
vous avez l'air de n'y pas toucher! cela n'empêchera pas qu'on n'y mette
ordre, et cela le plus tôt possible. Allons, vous, la demoiselle aux
habitudes, ajouta-t-elle en me reconduisant à son lit par la main,
voyons, voyons si vous ne pouvez en effet veiller que pour les jeunes!»
A ces terribles paroles qui m'annonçoient des tourmens tout prêts, je
sentis un frisson mortel glacer mon sang, mon sang qui, rappelé de
toutes les extrémités, reflua vers le coeur avec une prodigieuse
vitesse. Tremblant de tous mes membres, je me laissai traîner vers
l'échafaud. Je tombai sur ce lit où déjà m'attendoit une furie pour
m'étreindre de ses bras vengeurs; j'y tombai sans force, sans mouvement,
presque sans vie.
Il y eut un moment de silence; après quoi, de sa voix cassée qu'elle
s'efforçoit d'adoucir, l'impatiente marquise me demanda si j'avois
oublié son rêve, si je comptois ne l'accomplir qu'en un point seulement.
Hélas! j'y songeois à son rêve! je songeois qu'il paroissoit
indispensable de prévenir par mon dévouement généreux de plus grands
malheurs. Devois-je, en faisant à Mme d'Armincour une insulte qu'aucune
femme ne pardonne, exposer à sa facile vengeance Mlle de Mésanges, prise
pour ainsi dire sur le fait, et ma chère de Lignolle, sans doute aussi
compromise? devois-je risquer de me mettre ainsi sur les bras toute la
cohue des trois familles réunies? Il n'y avoit donc plus qu'un magnanime
effort qui pût sauver mes deux maîtresses et me sauver moi-même.
Jamais, plus qu'alors, je n'éprouvai combien un _résolu_ jeune homme,
dont le grand courage est d'ailleurs commandé par la nécessité qui
presse, peut en toute occasion compter sur lui-même. Après de courtes
indécisions, après quelques premiers momens d'abattement et de terreur
inséparables de l'épouvantable entreprise à laquelle j'étois appelé, je
me sentis moins incapable de la tenter et peut-être de la mettre à fin.
Malheureux! ton heure est donc enfin venue!... Allons, Faublas! allons,
du coeur! immole-toi. Ainsi j'encourageois tout bas ma vertu qui
chanceloit encore, et pour l'affermir j'eus besoin d'un effort nouveau.
Mais enfin la victime, ne désirant plus rien que de s'épargner au moins
de cruels apprêts, que d'accomplir le douloureux sacrifice en un seul
instant, s'il étoit possible, la victime résignée se précipita tout d'un
coup sur son bourreau.
«Quelle vivacité! s'écria la maligne vieille en ricanant. Doucement,
Monsieur, doucement donc! mon rêve a dit que vous m'épousiez de force!
de force, comprenez-vous? Or, je vous le demande, êtes-vous disposé à de
grandes témérités? Avez-vous l'intention bien déterminée de violer la
douairière d'Armincour?--Non, Madame, en vérité, j'ai trop d'honneur
pour me permettre une aussi indigne action.--Eh bien! tenez-vous donc
tranquille à mes côtés. J'ai pu vous faire une malice, la gaieté est de
tous les âges, et pour moi de tous les instans, quand il n'est pas
question de mon Éléonore. Mais ce seroit pousser un peu trop loin la
plaisanterie que d'accepter ce que vous avez la générosité de m'offrir.
Gardez, gardez pour les jeunes femmes: si la tante vous prenoit au mot,
la nièce pourroit n'être pas contente.--La nièce! vous pensez que Mme de
Lignolle...--Assurément, je le pense, mais pour le moment laissons la
comtesse, il nous convient de traiter un objet plus pressant. Monsieur,
vous parliez tout à l'heure d'une indigne action; mais ne sentez-vous
pas que celle dont vous vous êtes rendu coupable pendant mon sommeil est
horrible?--Madame,... quel autre à ma place...?--Et pourquoi vous
trouver à cette place où vous ne deviez jamais être? Pourquoi venir
chercher des tentations auxquelles personne ne résisteroit? Pourquoi
surprendre la confiance des parens par un déguisement perfide? Monsieur,
je ne vois rien qui vous puisse excuser;... mais vous avez, du moins, je
l'espère, quelques moyens de réparer l'injure que vous venez de faire,
dans la personne de Mlle de Mésanges, à tous ses parens ici
rassemblés?--Madame...--Sans doute, vous épouserez cette
enfant?--Madame...--Répondez net: ne le voulez-vous pas?--De tout mon
coeur...--Oh! oui! il épouseroit toute la famille, lui!... toute la
famille! et moi-même!... je n'avois qu'à le laisser faire!--De tout mon
coeur, comme je vous dis; mais...--Voyons votre _mais_.--Je ne le peux
pas.--Vous êtes marié, n'est-il pas vrai?--Oui, Madame.--C'est cela!
voilà qui devient certain.--Qu'est-ce qui devient certain?--Laissez,
Monsieur, laissez! je me parle, à moi... Vous voyez bien que c'est une
chose épouvantable de... séduire ainsi des jeunes personnes qu'il ne
vous est même pas possible de prendre en mariage. Car elle est séduite,
n'est-ce pas? c'est une affaire finie?--Madame...--Parlez, Monsieur. Ce
qui est fait est fait, il n'y a plus de remède; mais, au moins, vous
voudrez bien me dire en quel état précisément vous avez laissé la jeune
personne... Je me suis sûrement réveillée trop tard pour elle?... Mais
c'est qu'aussi, puisque j'avois des soupçons, je n'aurois pas dû me
laisser aller au sommeil!... Cependant, le moyen de croire qu'ils
auront, avec la volonté de faire... une sottise, l'adresse, l'audace et
le temps nécessaires, quand moi, qui dois être bien tranquille sur mon
propre compte, je tiens le mauvais sujet dans mon lit, et la petite
fille sous la clef, et la clef dans ma poche! Il faut être un vrai
diable! un diable enragé!... Allons, Monsieur, convenez-en, la jeune
personne a..., la jeune personne est..., la jeune personne a tout à fait
subi la métamorphose?--Madame, à ne vous rien cacher, je crois mon
triomphe complet...--Le beau triomphe! bien difficile, en vérité!--Très
difficile: car la charmante enfant...--Bon! le voilà qui, dans son
enthousiasme, va me faire des détails.--Ah! pardon, Madame, difficile ou
non, j'en ai si peu joui que je n'imagine pas qu'il en puisse résulter
pour mademoiselle votre cousine des suites bien sérieuses.--Comment
l'entendez-vous? expliquez-moi cela.--J'entends qu'on ne doit guère
présumer la grossesse.--Voyez donc! s'écria-t-elle avec feu: la belle
grâce que vous nous faites là! Mais, en attendant, Monsieur, la
virginité est à tous les diables! comptez-vous cela pour rien, vous?
auriez-vous été content si l'on vous eût donné en mariage une fille déjà
tout instruite?...--Instruite? elle ne l'est pas.--Que dit-il?--Elle
l'est si peu qu'elle me croit demoiselle.--Mais vous-même, me
croyez-vous faite d'hier pour me fabriquer de pareilles...--Madame la
marquise, ne vous fâchez pas, je vais tout vous conter.»
La bonne parente, qui ne m'entendit pas sans m'interrompre par de
fréquentes exclamations, s'écria quand je n'eus plus rien à dire: «Voilà
qui est fort extraordinaire et qui diminue un peu le mal,... un peu.
Monsieur, je vous demande le plus profond secret, et je compte assez sur
un reste d'honnêteté...--Comptez-y, Madame.--Vous sentez qu'à présent je
ne puis trop tôt marier cette enfant-là: ce ne sera pas une chose
difficile, elle a de la figure et du bien. Il ne lui manque rien,...
rien que ce que vous venez de lui ôter. Mais cela ne paroît pas sur le
visage d'une fille, et fort heureusement, voyez-vous! car, entre nous
soit dit, il y a beaucoup de belles demoiselles qui ne s'établiroient
jamais. Celle-là sera donc pourvue le plus tôt possible; et, comme le
hasard pourroit faire que bientôt vous entendissiez dans le monde parler
du nigaud qui se disposeroit à l'épouser, ne vous avisez pas alors
de...--Soyez parfaitement tranquille. Il faut, je le sens bien, que
cette aventure reste absolument entre vous et moi.--Bien, Monsieur. Je
ne dirai rien à la jeune personne: car que lui dirois-je? c'est une
petite sotte qui, sans le savoir, s'est avisée de faire la grande fille.
Voilà tout. Laissons-lui son erreur ridicule, mais utile. Seulement,
pour qu'elle ne puisse ni la communiquer ni l'apercevoir, j'aurai soin
de la recommander à son couvent, elle et la bonne amie qui _l'embrasse_.
Cependant, si vous jugez que cela puisse être convenable, nous pourrons
mettre sa cousine dans le secret.--Sa cousine?--Oui.--Mlle de Lignolle?
oh! non, non.--Vous ne vous en souciez pas? il est vrai qu'elle est bien
vive pour être bien discrète.--Sans doute.--D'ailleurs votre conduite
l'intéresse peut-être assez...--Point du tout!--Point du tout? Ah!
Monsieur, maintenant je sais que la jeune personne qui lui a tout
expliqué est un cavalier charmant, et vous voulez que je sois encore
votre dupe?--Madame...--Laissons cela: c'est un article très délicat
auquel nous reviendrons quand il en sera temps. Monsieur, je vous
souhaite à mon tour une bonne nuit. Reposez-vous, si bon vous semble,
mais croyez que je ne m'endormirai plus.»
J'usai de la permission, car, après les diverses agitations de cette
nuit heureuse et fatale, le sommeil me devenoit bien nécessaire.
Cependant on ne m'en laissa pas longtemps goûter les douceurs: les
premiers rayons du jour amenèrent dans notre chambre Mme de Lignolle,
qui se servit de son passe-partout pour entrer. Je fus réveillé par les
baisers qu'elle me donnoit: «Te voilà, ma petite Brumont! quel bonheur!
je ne t'attendois pas! tout à l'heure, par hasard, on vient de me
dire...»
Elle courut au cabinet avec une inquiétude marquée; et, regardant à
travers les vitres: «Ma tante, vous avez mis là ma petite cousine toute
seule? Vous avez bien fait.--Pas trop, ma nièce.--Pourquoi?--Parce que
j'ai passé une assez mauvaise nuit.--Et vous l'avez enfermée, ma
cousine? ah! c'est encore mieux, cela!--Mieux! d'où vient?--Ai-je dit
mieux, ma tante?--Oui, ma nièce.--C'est que je parle sans réflexion:
car... quel danger?--Sans doute. Dans un appartement où il n'y a que des
femmes.--Que des femmes, oui, ma tante; et des hommes dans les
appartemens voisins, pour les défendre en cas de...--Oui! voilà ce que
c'est!--Pourquoi donc n'êtes-vous venue qu'à deux heures du matin, ma
tante?--Parce que j'ai voulu vous amener cette chère enfant, ma
nièce.--Que vous êtes bonne!--Bien bonne, n'est-ce pas?--Brumont,
pourquoi donc ne m'avez-vous pas fait éveiller?--C'est moi, ne la
grondez pas; c'est moi qui n'ai pas voulu qu'on vous éveillât.--Vous
avez eu bien tort, ma tante... Tu ne dis mot, ma petite Brumont, tu es
triste? va, je suis aussi bien fâchée.--De quoi, ma nièce?--Mais, de ce
que vous avez toutes deux été fort mal couchées.--Tu avois donc un lit
pour cette enfant?--Elle auroit partagé le mien, ma tante.--Voilà
justement ce que je n'ai pas voulu, ma nièce.--Vous auriez pourtant
passé une meilleure nuit.--Oui, mais toi?--Bon! nous nous
arrangeons bien ensemble.--C'est pourtant une très mauvaise
coucheuse.--Trouvez-vous, ma tante?--Elle remue toute la nuit! sans
cesse elle étoit sur moi!--Sur vous?--A peu près!--A peu près! bon!--Je
ne cessois de la repousser. Elle m'échauffoit! elle m'étouffoit!
elle...--Mon Dieu! mais...--Eh bien! ma nièce, qu'est-ce qui vous
inquiète?--Mais... vous... vous en avez donc été prodigieusement
incommodée?--Vraiment! si cela m'arrivoit toutes les nuits!... à mon
âge!... mais pour une fois!»
Mme de Lignolle fut pleinement rassurée par le ton de bonhomie dont sa
maligne tante prononça ces dernières paroles. L'étourdie nièce n'en vit
que le côté plaisant. «Ah! mais toi, Brumont, s'écria-t-elle en
m'embrassant, tu as dû passer une bonne petite nuit. Ma tante ne t'aura
pas empêchée de dormir?... Tiens, tu as du chagrin; et moi aussi, je
t'assure. Je suis désolée, désolée qu'on ne t'ait pas indiqué ma
chambre. Cependant,... tiens,... conviens que c'est bien drôle... de te
voir ainsi... là... près,... tiens, pardonne, mais je ne peux plus y
tenir...»
En effet, les éclats de rire, quelque temps retenus, s'échappèrent.
L'explosion fut si forte et dura si longtemps qu'enfin la comtesse tomba
sur le lit, où elle en pâma. «Cette écervelée rit de si bon coeur
qu'elle vous donne envie d'en faire autant», dit la tante; et elle imita
sa nièce de manière que je vis le moment qu'elle la surpasseroit.
Comment alors me défendre de partager leur gaieté? Notre joyeux _trio_
fit tant de bruit que Mlle de Mésanges en fut réveillée.
La prisonnière vint frapper à ses carreaux. «Madame de Lignolle, dit la
marquise, ouvre à cette enfant; prends la clef dans ma poche.» La
comtesse, pour avoir plus tôt fait, se servit de son passe-partout; sans
entrer dans le cabinet, cria bonjour à sa cousine, et revint de mon côté
s'asseoir sur le bord du lit; la petite de Mésanges, volant sur ses pas,
arriva comme elle, et me dit en m'embrassant: «Bonjour, ma bonne
amie.--Qu'est-ce que c'est donc? s'écria la comtesse, surprise et
fâchée; qu'est-ce que c'est donc que ces familiarités-là, et ce nom que
vous lui donnez? Apprenez que je ne veux pas qu'on embrasse Mlle de
Brumont, et qu'elle n'est la bonne amie de personne.--Bien, ma nièce,
s'écria la marquise, bien! morigénez un peu cette effrontée: cela vient
tout de suite manger dans la main!--La bonne amie de personne! répondit
cependant notre Agnès, devenue plus hardie: ah! celui-là est drôle! je
ne sais peut-être pas que c'est ma bonne amie, à moi!--Mais,
Mademoiselle, reprit Mme de Lignolle, allez donc, s'il vous plaît,
mettre un mouchoir, vous êtes toute nue!--Qu'est-ce que ça fait ça?
répliqua l'autre; il n'y a pas des hommes ici.» La marquise la
contrefit: «Non, il n'y a pas des hommes»; et d'un ton brusque elle
ajouta: «Mais il y a des femmes, des femmes, entendez-vous, petite
sotte?... Allez... Un moment, un moment, comme vous avez les yeux
battus! quel métier avez-vous donc fait cette nuit?--Qu'est-ce que j'ai
fait?... rien, puisque je n'ai pas seulement dormi.--Et pourquoi
n'avez-vous pas dormi?--Pourquoi?... ah, dame! parce que j'écoutois
toujours pour voir si je ne vous entendrois pas ronfler...--Ronfler!
cette expression!... Vous aimez donc bien à entendre ronfler?--Ce n'est
pas ça, mais c'est que, quand on est toute seule dans un lit à
s'ennuyer, il faut bien qu'on s'amuse de quelque chose.»
En parlant, elle jouoit avec une boucle de mes cheveux. Tout à coup
l'impatiente comtesse l'apostropha d'une bonne tape sur la main, et, la
prenant par les épaules, elle la reconduisit à son cabinet, en lui
répétant d'aller mettre un fichu. La marquise l'applaudit: «Oui, mon
enfant, donne-lui des leçons de décence; va, donne-lui des leçons de
décence... Tiens, Madame de Lignolle, rends-moi le service de l'aider à
s'habiller, afin qu'elle ait fait plus vite et que nous puissions la
renvoyer, car il faut que je te parle.»
Je vous réponds que la comtesse, assez contrariée d'être un instant
ailleurs qu'à mes côtés, eut bientôt fini avec la cousine. Je vous
réponds que, pour l'habiller de la tête aux pieds, il lui fallut moins
de temps qu'ordinairement elle n'en mettoit à me passer un seul jupon.
Aussi toutes deux rentrèrent bientôt dans la chambre à coucher. La
marquise complimenta l'une sur sa promptitude, et pria l'autre d'aller
se promener dans le parc. «Ah! mais c'est qu'il est de bonne heure pour
se promener!--Tant mieux! l'air du matin vous rafraîchira.--Ah! mais
c'est que pour se promener... il faut marcher.--Eh bien?--Eh bien! j'ai
de la peine à marcher.--Bon! Mademoiselle la douillette! ses souliers la
blessent!--Non, ce ne sont pas mes souliers. Ce n'est pas au pied que
j'ai mal.--En voilà assez de dit. Partez, partez.--C'est apparemment que
ça me gêne quelque part, parce que...--Oh! mon Dieu! celle manière de
parler si lente me fait mourir, interrompit la comtesse. Est-ce votre
corset qui vous gêne?--Oh! que non! oh! que non! ce n'est pas non plus
mon corset.--Eh, pour Dieu! quoi donc?--Dame! c'est qu'apparemment je
commence..., apparemment je vais devenir aussi bonne à marier,
moi!--Tiens! s'écria la marquise, quelle sottise elle vient nous...
Madame de Lignolle, fais-moi donc, je t'en prie, partir cette
impertinente; tu ne vois pas qu'elle ne sait que dire et qu'elle ne veut
que tuer le temps?--Oh! que si, je sais ce que je dis... Toujours,
malgré que ce ne soit pas bien nécessaire, souvenez-vous que vous m'avez
promis de m'avertir.»
Nous n'entendîmes pas le reste, parce que la comtesse, voyant enfin sa
cousine dans le corridor, lui ferma doucement la porte au nez.
«Fort bien, ma nièce, et mets les verrous, que personne ne vienne nous
interrompre!... Oui, assieds-toi là sur le bord du lit. Mais regarde-moi
donc aussi quelquefois. Tu n'as des yeux que pour Mlle de Brumont.--Ah!
c'est pour la consoler. Elle a du chagrin, voyez-vous.--Il est sûr qu'on
ne l'entend pas souffler, et elle ne paroît point dans son assiette
ordinaire.--Oh! non, dit Mme de Lignolle en m'embrassant: elle est
désolée qu'on ne l'ait point amenée chez moi... Elle a sûrement beaucoup
d'amitié pour vous, ma tante; mais, comme elle me connoît davantage,
elle eût mieux aimé passer la nuit à mes côtés, je le gagerois.--Là! là!
Madame, ne vous en faites pas tant accroire! Si je l'avois
souffert...--Plaît-il, ma tante?--Oui, ma nièce. Vous imaginez que parce
qu'on n'est pas tout à fait si jeune et si gentille que
vous...--Comment?--Eh! mon Dieu, il ne tenoit qu'à moi.--Ce que vous
dites là, ma tante, est...--La vérité.--De toutes les manières
incompréhensible.--Je vais donc m'expliquer, ma nièce.--Ah! vite! vite!
je suis sur des charbons brûlans.
--Madame de Lignolle, il me paroîtroit en effet très étonnant, mais
pourtant très désirable, que vous ne connussiez pas tout à fait si bien
la prétendue demoiselle ici couchée près de moi.--La prétendue
demoiselle?--Ma nièce, je vous déclare, et puissé-je vous apprendre
quelque chose qui vous surprenne, je vous déclare que cette jeune fille
est un homme.--Un homme! Êtes-vous... êtes-vous sûre, ma tante?--Sûre...
Et lui-même,... il est là pour me démentir, si je ne dis pas l'exacte
vérité; lui-même vouloit, il n'y a pas deux heures, m'en donner des
preuves.--Vouloit vous en donner...? Cela ne se peut pas.--Ne vous en
étonnez pas trop, ma nièce, il s'y croyoit obligé.--Obligé!
pourquoi?--Ah! demandez-lui.--Dites pourquoi, s'écria-t-elle en
m'adressant la parole avec une extrême vivacité; parlez, parlez enfin,
parlez donc.--Vous me voyez, lui répondis-je, si stupéfait de tout ce
qui m'arrive que je n'ai pas la force, pas la force de dire un mot.--Il
veut me forcer à faire moi-même ce pénible aveu, reprit la marquise: ma
nièce, il s'y croyoit obligé parce que je l'exigeois.--Vous l'exigiez,
ma tante?--Rassurez-vous, je n'en avois que l'air!--Que l'air?--Oui, je
vous dis, j'ai fait grâce au généreux jeune homme, quand je l'ai vu prêt
à s'immoler.--Cependant il le pouvoit! s'écria la comtesse, aussi
surprise que désolée.--Il le pouvoit, oui, ma nièce. C'est, j'en
conviens, un compliment qu'il faut lui faire.--Il le pouvoit! répéta Mme
de Lignolle d'un ton qui n'annonçoit pas moins d'étonnement et marquoit
une affliction plus profonde.--Voilà de suite, lui répondit la marquise,
deux exclamations qui ne sont pas très polies.--Il le pouvoit!--Enfin,
ma nièce, tu veux donc que je me fâche?... Vous voudriez donc, Madame,
qu'il ne trouvât jamais ces choses-là possibles que pour vous?--Pour
moi!» Mme d'Armincour l'interrompit d'un air très sérieux: «Éléonore, je
vous ai toujours connue extrêmement franche, avec moi surtout. Avant de
vous faire violence pour sortir de votre caractère, avant de vous
décider à soutenir un mensonge trop invraisemblable, écoutez-moi.
«Cette demoiselle est un homme: j'ai malheureusement plusieurs raisons
de n'en point douter; il y a plus, je sais maintenant son véritable nom,
et tout me dit que depuis longtemps vous ne l'ignorez pas, ma nièce.
Hier, j'allai sur les cinq heures à Longchamps, où je fus étonnée de
vous voir, de si bonne heure surtout, vous qui, le matin même, aviez,
sous prétexte de quelques affaires, refusé d'y venir le soir avec moi.
Vous ne m'avez seulement pas aperçue, Madame, parce que vous n'aviez des
yeux que pour un cavalier qui, de son côté, vous regardoit
continuellement. Voilà ce qui me le fit remarquer. C'étoit Mlle de
Brumont sous des habits d'homme, ou pour le moins un frère à elle, un
frère dont la figure absolument pareille excitoit votre attention comme
la mienne. Je m'arrêtai naturellement à cette idée; et, dans ma parfaite
sécurité, je ne songeai même pas à pousser plus loin les conjectures.
Cependant, immédiatement après votre voiture, venoit, dans une voiture
beaucoup plus belle, une espèce de fille fort élégante, qui lorgnoit
aussi ce jeune homme dont elle étoit quelquefois lorgnée. Apparemment
que cette femme ne vous aime guère, et que vous ne l'aimez pas
davantage: car elle s'est permis de vous faire une impertinence dont
vous l'avez bien punie. Je vous en fais mon compliment; j'en ai ri de
tout mon coeur. Comme j'en riois pourtant, il s'élève tout à coup une
grande rumeur. Tout le monde court, chacun se précipite sur _le_ ou _la_
Brumont, que je suivois toujours des yeux, dans l'intention de
l'appeler, afin de causer un instant avec _lui_ ou avec _elle_. Moi,
tout ébahie d'un si prodigieux concours, pauvre provinciale, je demande
si l'usage des dames de Paris est de courir ainsi comme des folles,
pêle-mêle avec les hommes, après le premier joli garçon qu'elles
rencontrent. Tous ceux qui m'entourent me crient: «Non pas, non pas!
mais celui-ci mérite l'attention générale; c'est un charmant cavalier,
déjà fameux par une aventure extraordinaire: c'est Mlle Duportail, c'est
l'amant de la marquise de B...» Vous pouvez juger de mon étonnement.
Aussitôt j'ouvre les yeux, je me rappelle mille circonstances
inquiétantes; et, sans trop de malignité, je suis obligée de me dire
qu'il devient très probable que l'amant de la marquise est aussi l'amant
de la comtesse. Cependant il ne faut pas me hâter de juger légèrement
une nièce que j'estime. Je verrai, je l'observerai, je la questionnerai
demain, puisque je vais la joindre au Gâtinois. Point du tout! au jour
désiré, l'obligeante Mme de Fonrose arrive chez moi, qui me propose tout
doucement l'honnête commission de vous mener l'ami du coeur. Charmée
d'un hasard favorable à mes secrets desseins, j'accepte, bien résolue à
examiner de près la demoiselle, et à faire en sorte que vous ne puissiez
pas me réduire à jouer chez vous le rôle d'une complaisante. J'arrive
avec l'heureux mortel. Peut-être croyoit-il, vous voyant couchée, qu'il
partageroit du moins le lit de la petite de Mésanges. Tout au contraire,
je le confisque à mon profit. Au commencement de la nuit, je le
tourmente; une heure après, je... je le prends, pour ainsi dire, sur le
fait. Il ne m'avoue pas son nom que je ne demande point; mais il ne peut
nier son sexe. Enfin le matin vient; et, pour qu'il ne me reste aucune
incertitude à cet égard, je découvre en plein le chevalier de Faublas.»
A ces mots, elle me découvrit en effet: car, d'un coup de main rapide,
elle enleva la couverture, qu'elle jeta presque sur mes pieds, et du
même temps elle me la ramena sur les épaules. Le moment fut court, mais
décisif. Le hasard, qui se déclaroit contre moi, voulut qu'alors je me
trouvasse arrangé dans le lit de manière que la pièce du procès la plus
essentielle ne pût échapper au prompt regard de l'accusé, de sa complice
et de leur juge. «Maintenant, ma nièce, s'écria la marquise, j'espère
qu'il ne vous reste aucun doute. Là! je dis, en supposant qu'il fût
possible de croire qu'avant ceci vous en eussiez. Mais convenez,
poursuivit-elle, en m'appliquant un vigoureux soufflet de la même main
qui venoit de m'exposer presque nu aux regards confus de Mme de
Lignolle, convenez qu'il faut que ce M. de Faublas soit un effronté
petit coquin pour être aujourd'hui venu coucher avec la tante, par la
seule raison qu'il ne pouvoit plus coucher avec la nièce!
--Ma tante, s'écria la comtesse avec un peu d'humeur, pourquoi donc
frapper si fort? Vous lui ferez mal!--Oui, mal! Il est trop heureux.
C'est une faveur... Madame de Lignolle, à présent que vous ne pouvez
plus, sous prétexte d'ignorance, vous en défendre, il faut tout à
l'heure prier monsieur de se lever, le mettre sans esclandre à votre
porte, et l'y consigner pour jamais.--Le mettre à ma porte, ma tante! eh
bien, je vous le dis: c'est mon amant, c'est l'amant que j'adore.--Et
votre mari, Madame!--Mon mari? C'est aussi lui, je n'en ai pas d'autre
que lui.--Quoi! ma nièce, il n'y a pas déjà près de cinq mois que M. de
Lignolle vous a vraiment épousée!--Épousée! jamais... C'est lui, ma
tante.--Comment! c'est lui qui, même la première fois...!--Oui, ma
tante, c'est lui.--Ah! l'heureux petit drôle! Quel épouseur que ce
monsieur-là!... Mais vous êtes grosse, ma nièce!--Eh bien! ma tante,
c'est encore lui...--Mais...--Il n'y a plus de mais, ma tante! ç'a
toujours été lui, ce sera toujours lui, ce ne sera jamais que
lui.--Jamais que lui! Et comment ferez-vous?...--Comme j'ai déjà fait,
ma tante, avec lui.--Mais quel flux de paroles! Voyez un peu!--Je ne
vois que lui!--Mais au moins entendez...--Je n'entends que lui!--Mais
écoutez donc.--Je n'écoute que lui!--Allons, ma nièce, quand vous
voudrez...--Je ne veux que lui!--Vous ne voulez pas que je vous parle un
moment?--Je ne parle qu'à lui!--Éléonore, vous ne m'aimez donc pas?--Je
n'aime... Ah! si fait; je vous aime aussi.--Eh bien, laisse-moi donc
m'expliquer; dis-moi, malheureuse! comment feras-tu pour cacher ta
grossesse?--Je ne la cacherai pas.--Mais votre mari vous demandera qui a
fait cet enfant?--Je lui répondrai que c'est lui.--Et, s'il n'a jamais
couché avec toi, comment veux-tu qu'il te croie?--Eh! mais c'est à cause
de cela qu'il me croira.--Comment! c'est à cause de cela?--Sûrement, à
cause de cela.--Allons, ma nièce, voilà que nous faisons ensemble des
quiproquos. Vous êtes si vive qu'il est impossible de s'expliquer avec
vous!--Je suis vive! Vous ne l'êtes pas peut-être?--Eh! le moyen de ne
pas l'être avec une écervelée... Voyons; faites-moi la grâce de
m'expliquer de quelle manière on peut s'y prendre pour persuader à un
homme qui n'a jamais épousé sa femme que pourtant il lui a fait un
enfant?--Regardez si ce n'est pas désespérant!... Mais, ma tante,
faites-moi vous-même la grâce de m'expliquer pourquoi vous imaginez que
j'irai faire à M. de Lignolle un raisonnement aussi bête que
celui-là?--Ma nièce, c'est vous qui me le dites.--Tout au contraire: je
me tue de vous crier que je lui déclarerai que c'est lui qui m'a fait
cet enfant.--Ah! je comprends enfin; lui, c'est monsieur?--Eh! oui.
Quand je dis lui, c'est lui.--Ma foi, je ne l'aurois pas deviné, ma
nièce. Quoi! vous irez vous-même annoncer bonnement à votre mari que
vous l'avez fait...--Ce qu'il mérite d'être.--Dans un sens, je ne dis
pas non, ma nièce.--Dans tous les sens possibles, ma tante.--Ah! cela
est autre chose. Je ne puis, Madame, approuver vos désordres.--Mes
désordres!--Revenons, revenons à l'article important. Si ton mari se
fâche?--Je m'en moquerai.--S'il te veut faire enfermer?--Il ne pourra
pas.--Qui l'en empêchera?--Ma famille, vous et lui.--Ta famille sera
contre toi. Moi, je te chéris trop pour te faire jamais le moindre mal;
mais, dans une affaire aussi malheureuse, je serai du moins forcée de
rester neutre. Il ne te restera donc que monsieur.--S'il me reste, je
n'en demande pas davantage!--Oui, il te restera... pour te défendre.
Mais le pourra-t-il? Et si l'on t'enferme?...--Non, non. Tenez, ma
tante, j'y pensois cette nuit. J'ai dans ma tête un projet...--Un beau
projet, je crois! Dis pourtant, dis.--Je ne peux pas, il n'est pas
temps.--Eh bien, ma nièce, je vais vous enseigner, moi, le seul parti
qui vous reste à prendre.--Voyons.--Il faut, le plus tôt possible,
Madame, vous faire épouser par M. de Lignolle, et...--Ça d'abord, ça ne
se peut pas.--La raison?--La raison est que ça ne se peut pas. Mais,
quand cela se pourroit, je ne le voudrois pas. A présent, ma tante, je
sais ce que c'est; jamais votre nièce ne sera dans les bras d'un
homme.--Jamais dans les bras d'un homme! Cependant lui?...--Lui, ma
tante, s'écria-t-elle avec passion, ce n'est pas un homme, c'est mon
amant!--Votre amant! Ne voilà-t-il pas une bonne raison à donner à votre
mari?--Supposons que la raison soit mauvaise; au moins est-il certain
qu'elle vaut encore mieux qu'une mauvaise action. N'en est-ce pas une
indigne, n'est-ce pas une horrible perfidie que d'aller froidement se
partager entre deux hommes pour trahir l'un plus à son aise, et retenir
l'autre en le désespérant?... Car, j'en suis sûre, s'écria-t-elle en
m'embrassant, il en seroit désespéré.--Si pourtant vous vouliez
m'écouter, Madame, vous verriez que votre tante ne vous conseille ni le
libertinage ni la perfidie. Vous m'avez interrompue, comme j'allois vous
dire qu'en vous faisant épouser par M. de Lignolle, il falloit tout d'un
coup changer de conduite et rompre cette intrigue...--Une intrigue! Fi
donc, ma tante! Dites une passion qui fera le destin de ma vie!--Qui en
fera le malheur, si vous n'y prenez garde.--Point de malheur avec lui,
ma tante.--Toujours du malheur où il y a du crime, ma nièce... Écoute,
ma petite, je suis bonne femme, j'aime à rire; mais ceci passe la
raillerie. Vois d'abord combien de dangers t'environnent...--Je ne
connois point de dangers, quand il s'agit de lui.--Et ta conscience,
Éléonore?--Ma conscience est tranquille.--Tranquille! cela ne se peut
pas. Vous qui ne mentiez jamais, vous mentez... Écoute, Éléonore, je te
chéris comme mon enfant. Je t'ai toujours idolâtrée! trop, peut-être! Je
t'ai peut-être gâtée, mais tâche de te souvenir comme, dans les choses
essentielles, je me suis toujours attachée à te donner les meilleurs
principes. Tiens, ma fille, tu vas aujourd'hui couronner la rosière.
--Oh! ne m'en parlez pas! s'écria-t-elle en se précipitant dans les bras
de sa tante et saisissant ses mains, dont elle se couvrit le visage; oh!
ne m'en parlez pas!» Et moi, pénétré du ton dont ces paroles furent
prononcées: «Madame la marquise, c'est à moi, c'est à moi seul que vous
devez tous vos reproches. Excusez-la, plaignez-la, ne l'accablez pas.--O
mes enfans! répondit-elle, si vous ne voulez que m'attendrir, cela ne
vous sera pas difficile. On me fait pleurer comme on me fait rire, tout
de suite... Soit, j'y consens, pleurons tous trois... Écoutez cependant,
écoutez, ma nièce: vous souvenez-vous de l'année passée? A la même
époque, au même jour, je vous disois: «Éléonore, je suis fort contente
de toi. Mais bientôt, ma fille, d'autres temps amèneront d'autres
obligations. On n'a pas toujours dans la vie des devoirs aussi doux à
remplir que celui de secourir l'indigence. Le temps approche où tu t'en
imposeras peut-être qui te séduiront d'abord et te deviendront ensuite
pénibles...»
La comtesse, à ces mots, quitta brusquement son attitude humiliée, et du
ton le plus animé: «Qui te séduiront d'abord! répéta-t-elle. Eh! comment
m'auroient-ils séduite? on ne me les fit point connoître. On conduisit
gaiement au sacrifice une innocente victime qui promit ce qu'elle ne
comprenoit pas. Vous, Madame la marquise, vous qui me parlez ici de
devoir, oseriez-vous affirmer qu'alors vous avez fait le vôtre? Quand
mes parens, engoués des prétendus avantages de ce mariage fatal, vinrent
vous présenter M. de Lignolle, vous me défendîtes par vos
représentations, je le sais; je sais que votre consentement vous fut,
pour ainsi dire, arraché; mais qu'importoit votre trop foible
résistance? Ne deviez-vous pas la fortifier de la mienne? Ne deviez-vous
pas me tirer à l'écart et me dire: «Ma pauvre enfant, je t'avertis
qu'ils vont te sacrifier; je t'avertis qu'ils trompent ton inexpérience
par d'éblouissantes promesses. Veux-tu, pour le frivole avantage d'être
présentée à la cour quelques mois plus tôt, d'aller dès demain aux
assemblées, aux bals, aux spectacles de la capitale, veux-tu faire à
jamais le sacrifice de ta liberté la plus précieuse, de la seule vraie
liberté, celle de ta personne et celle de ton coeur? Te trouves-tu si
mal avec moi? Es-tu donc pressée de me quitter? Tiens, il n'est plus
temps de fonder ta sagesse sur ton ignorance; et, puisqu'ils veulent
t'abuser, il faut que je t'éclaire. Quand une fille naturellement vive
se montre au printemps émue du spectacle de la nature, est surprise dans
de fréquentes rêveries, avoue des inquiétudes secrètes, se plaint d'un
mal qu'elle ignore, on dit communément qu'il lui faut un mari. Mais moi
qui te connois, moi qui t'ai vue toujours caressée de ceux qui
t'entouroient, répondre à leur attachement par un attachement égal,
payer mes soins de reconnoissance et me chérir autant que je t'aimois,
pleurer les malheurs d'un vassal, et même les peines d'un étranger; je
crois que la nature, avec la vivacité bouillante, t'a donné la tendre
sensibilité; je crois que ce n'est pas seulement un mari qu'il te faut,
je crois qu'il te faut un amant. Néanmoins on s'obstine à te faire
épouser M. de Lignolle. Tu n'as pas encore seize ans, il a cinquante ans
passés: ta jeunesse à peine commencera, que son automne sera fini. Comme
tous les vieux libertins, il deviendra valétudinaire, infirme, dur,
grondeur, jaloux; et, pour comble de malheur, six fois par an peut-être
tu seras obligée, obligée de supporter le dégoût de ses embrassemens...»
Car ma tante ne pouvoit pas deviner qu'il me resteroit du moins dans mon
infortune cette consolation que mon prétendu mari ne seroit jamais
capable de l'être...--Jamais capable, ma nièce! s'écria-t-elle en
pleurant.--Jamais, ma tante.--Fi! le vilain homme!...
--Vous ne pouviez pas le deviner, ainsi vous deviez me dire: «Six fois
par an peut-être tu seras obligée, obligée de supporter le dégoût de ses
embrassemens; et pourtant, s'il se rencontre un jeune homme joli,
spirituel, sensible, épris de tes charmes, digne de toi, tu seras encore
obligée, obligée de repousser ses hommages qui t'outrageront, et son
image qui te poursuivra. Pour rester vertueuse, il faudra que tu
contraries continuellement le plus doux penchant de ton coeur et la plus
sacrée des lois de la nature. Ou bien on viendra sans relâche crier à
ton oreille ces mots terribles: «Sermens! devoirs! crimes! malheurs!»
Ainsi tu pourras languir pendant trente ans et plus, réduite aux
cruelles privations d'un célibat forcé, et condamnée aux devoirs plus
cruels d'un tyrannique hymen; et, si tu succombes aux séductions d'un
amour invincible, tu pourras être enterrée toute jeune dans la solitude
d'un couvent, pour y périr bientôt chargée du mépris public et de la
haine de tes parens.» Que si vous m'eussiez ainsi parlé, Madame la
marquise, je me serois écriée: «Je ne veux pas de votre M. de Lignolle;
je n'en veux pas! j'aime mieux mourir fille!» et ils ne m'auroient pas
mariée malgré moi! et ils m'auroient tuée peut-être, mais ils ne
m'auroient pas conduite à l'autel.--Jamais capable! répéta la marquise
en pleurant. Ah! le vilain homme! ah! ma pauvre petite, comment vas-tu
faire? Pauvre petite! il n'y a donc pas de remède! Jamais capable!...
Voilà qui est bien différent! Cela change beaucoup... Mais non, cela ne
change rien. Ma chère enfant, tu n'en es seulement qu'un peu plus à
plaindre... Éléonore, vous n'en devez pas moins tout à l'heure et pour
toujours renoncer au chevalier.--Renoncer à lui? Plutôt mourir!
--Dame! je ne peux pas frapper plus fort, cria la petite de Mésanges
que nous n'avions pas entendue.--Allez vous promener, lui
répondit l'impatiente comtesse.--Ah! mais c'est que j'en
viens.--Retournez-y.--Ah! mais c'est que je suis lasse.--Asseyez-vous
sur le gazon.--Ah! dame! mais c'est que je m'ennuie toute
seule.--Sommes-nous faites pour t'amuser? lui demanda la marquise.--Pas
vous, si vous voulez, ma cousine; mais ma bonne amie...--Votre bonne
amie?... Laissez-nous.--C'est qu'il me semble qu'il y a déjà bien
longtemps que je n'ai causé avec elle.--Allez, Mademoiselle, allez
m'attendre au salon.--Ah! oui, car j'entends bien du monde qui se
lève.--Allez.
--Bien du monde qui se lève! reprit Mme d'Armincour. Il est temps aussi
que nous nous levions, et que cette demoiselle s'habille et s'en
aille.--S'en aille! ma tante.--Eh! oui, ma nièce. Croyez-vous qu'il soit
possible qu'elle paroisse à cette fête?--Qui peut donc l'en
empêcher?--Comment! n'y a-t-il pas ici cinquante personnes qui étoient
hier à Longchamps, et qui la reconnoîtroient comme je vous
reconnois?--Oh! que non!--Ne dites pas non! c'est une chose certaine, et
vous seriez perdue.--Qu'importe? pourvu qu'il ne s'en aille pas.--Quand
je l'entends raisonner ainsi, les cheveux me dressent sur la
tête.--Quoi! ma tante, ne suis-je pas la maîtresse?...--D'ailleurs,
Madame, vous êtes obligée de le renvoyer, c'est votre devoir.--Mon
devoir! le voilà revenu ce mot...--Allons, interrompit la marquise en me
jetant le drap sur le nez, il faut prendre un parti: car, avec elle, les
disputes ne finissent pas.»
Mme d'Armincour, en se hâtant de passer une camisole et un jupon,
s'écria: «Bon Dieu! voilà que j'y songe; chacun se demanderoit où cette
demoiselle a couché. Chacun sauroit que c'est... là! Ne diroit-on pas
que j'ai aussi quelque chose de commun avec ce morveux, moi? Je serois
pour aujourd'hui l'héroïne de l'aventure,... d'une aventure galante, à
soixante ans passés! c'est s'y prendre un peu tard. Allons, Madame, vous
sentez bien qu'il s'agit moins de m'épargner un ridicule que de sauver
votre réputation, que de vous sauver vous-même. Il faut qu'il parte...
Non, ma nièce, je ne souffrirai pas que devant moi vous soyez sa femme
de chambre. Je l'habillerai pour le moins aussi vite, aussi décemment
que vous le pourriez faire. N'ayez aucune espèce de crainte, je ne suis
ici que _le chien du jardinier_.»
Il y eut, tout le temps que dura ma toilette, une contestation fort vive
entre la tante, qui vouloit toujours que je partisse, et la nièce, qui
ne le vouloit toujours pas.
Cependant on vint avertir Mme de Lignolle qu'il étoit nécessaire qu'elle
descendît pour ordonner quelques derniers arrangemens relatifs à la
fête. «Je suis à toi tout à l'heure», me dit-elle. Un moment après, la
tante aussi me quitta, et revint avant la nièce, qui pourtant ne tarda
pas. Un bon quart d'heure à peu près s'écoula, et je n'ai pas besoin de
dire que la dispute recommencée alloit toujours s'échauffant, quand on
vint de nouveau déranger la comtesse. Obligée de me quitter encore, elle
m'assura du moins que ce seroit l'affaire d'une minute. Mais elle étoit
à peine descendue, lorsque sa tante me dit: «Monsieur, je vous crois un
peu moins déraisonnable qu'elle; vous devez sentir combien votre séjour
ici peut la compromettre. Cédez à la nécessité, cédez à mes
sollicitations, et, s'il le faut, à mes prières.» Elle m'entraîna, elle
me conduisit, par des détours qui m'étoient inconnus, dans une espèce de
basse-cour, où sa voiture m'attendoit. Comme j'y montois, le hasard
amena près de nous Mlle de Mésanges: «Ma bonne amie, vous vous en
allez?--Hélas! oui, ma bonne amie; faites, je vous en prie, mes
complimens à Mlle Des Rieux.--Je n'y manquerai pas...--Ah çà! mais
toujours vous m'assurez bien qu'elle ne tardera pas à devenir bonne à
mari...--Taisez-vous, Mademoiselle, interrompit brusquement la marquise;
et, si jamais vous répétez de pareils...»
* * * * *
[Illustration: LA FIOLE]
Je n'entendis plus rien, parce que le cocher, qui avoit ses ordres,
partit plus prompt que l'éclair. Il me reconduisit jusqu'à
Fontainebleau, où je pris la poste. A peine étoit-il quatre heures du
soir, quand je rentrai dans Paris. Mme de Fonrose me tenoit parole: mon
père n'avoit pas encore paru chez lui; et moi, profitant de quelques
momens de liberté, je quittai mes habits de femme, et j'allai chez
Rosambert. Je le trouvai beaucoup mieux; il pouvoit déjà, sans le
secours de personne, se promener dans son appartement, et même faire
plusieurs fois le tour de son jardin. Le comte commença par m'accabler
de reproches. Je lui représentai que tous les matins régulièrement on
étoit venu chez lui, de ma part, savoir de ses nouvelles. «Mais vous
aviez promis de venir vous-même.--Mon père ne m'a pas quitté.--Cela ne
vous a point empêché d'aller ailleurs. Au reste, je conviens que la
petite comtesse mérite la préférence.--La petite comtesse?--Mme de
Lignolle, oui. Ne vous l'ai-je pas dit que désormais toute femme qui
vous auroit seroit une femme affichée?... Je suis vraiment charmé que la
marquise ait une rivale digne d'elle:... car on dit la comtesse
adorable... Malheureusement, c'est encore une enfant sans usage, sans
art, sans méchanceté. La marquise l'écrasera dès que... A propos, je
vous fais mon compliment, vous êtes infiniment bien avec M. de B...
D'abord tout Paris l'a vu riant à vos côtés le jour de votre apothéose,
et puis l'excellent mari ne cache à personne que vous êtes un charmant
garçon; et, de peur que la chose ne paroisse pas encore assez comique,
il dit à quiconque veut l'entendre que c'est moi qui suis un indigne
homme. Il m'en veut! on assure qu'il m'en veut beaucoup! C'est peut-être
encore un duel qui me revient. Mais vous en savez quelque chose,
Chevalier? Le marquis vous a longtemps parlé.--Oh! le marquis m'en a
tant dit de toutes les manières!...--Mais encore? Allons, Faublas,
contez-moi cela, du moins. J'ai besoin de rire, et vous devez tout
essayer pour amuser un ami convalescent.--Ma foi, non. Je vous avoue que
je suis très éloigné de vouloir vous amuser aux dépens de la marquise;
et même, je vous le répète, Rosambert, c'est toujours avec peine que je
vous entends me parler d'elle.--Vous avez tort. Je suis, dans ce
moment-ci surtout, son plus enthousiaste admirateur. Vraiment, je me le
disois tout à l'heure: il faut qu'à toutes ses qualités déjà si
nombreuses cette femme-là réunisse maintenant la prudence. N'êtes-vous
pas étonné, comme moi, de la profondeur du calcul qu'elle avoit fait
que, si je lui échappois, il ne falloit pas que je pusse échapper à son
mari? Chevalier, vous serez témoin.--Témoin?--Oui, très
incessamment.--Très incessamment! vous m'aviez dit que vous ne
retourneriez point à Compiègne?--Témoin de mon combat avec le marquis.
Chevalier, soyez tranquille! nous sommes convenus que je ne me battrois
point avec la marquise. Comment pouvez-vous me soupçonner encore d'être
assez fou pour me prêter à la bizarre fantaisie de cette femme, qui
s'est mis en tête qu'elle devoit attaquer de braves jeunes gens avec
leurs armes? C'est que, voyez-vous, plus j'y pense, plus je reconnois
qu'il convient, pour la sûreté publique, d'arrêter le mal dans son
principe. Ceci deviendroit d'un trop dangereux exemple. Comment! chacune
n'auroit qu'à vouloir se mettre à la mode, toutes les bonnes fortunes
finiroient donc par des coups de pistolet? Et jugez quel tapage on
entendroit chaque jour aux quatre coins de Paris!»
Rosambert, qui me vit sourire, me fit, sur celles qu'il appeloit mes
maîtresses, cent plaisanteries et cent questions. Je finis par me prêter
de bonne grâce à sa gaieté; mais sa curiosité n'eut pas lieu d'être
satisfaite.
Mon père ne revint à l'hôtel que deux heures après moi; mon père me fit
entendre qu'il étoit fâché de m'avoir laissé seul toute la journée: je
lui représentai respectueusement qu'il seroit trop bon de se gêner pour
son fils. Il me demanda comment j'avois passé la nuit. Afin de ne pas
mentir, je répondis: «Mal et bien, mon père.--Le sommeil n'a pas été
profond? reprit-il.--Profond! pardonnez-moi, mais souvent
interrompu.--Vous avez éprouvé de grandes agitations?--De grandes
agitations! oui, mon père.--Les rêves ont été bien fâcheux?--Oh! bien
fâcheux! Il y en a eu un surtout qui, vers le milieu de la nuit, m'a
singulièrement tourmenté.--Mais le matin, du moins, vous avez
tranquillement reposé?--Le matin,... non. J'étois inquiet le matin.--La
fatigue, apparemment?--Un peu de fatigue peut-être, et encore les suites
de ce rêve.--Racontez-le-moi donc.--Mon père,... c'étoit... c'étoit une
femme...--Toujours des femmes! Eh! mon fils, songez à la vôtre.--Ah!
depuis sept heures du matin (c'étoit l'heure à laquelle je m'étois mis
en route), depuis sept heures je vous assure que je me suis presque
continuellement occupé de son souvenir. Mon père, quand donc recevrai-je
de ses nouvelles?--Vous savez combien j'ai mis de monde en campagne; et
sous quinzaine je compte moi-même partir avec vous.--Pourquoi pas plus
tôt?--Mais, répliqua-t-il d'un air embarrassé, je ne suis pas prêt. Il
faut d'ailleurs attendre... que vous vous portiez mieux,... que les
beaux jours soient tout à fait venus.--Les beaux jours! Ah! loin de
Sophie, viendront-ils jamais!»
Quand je parlois ainsi, j'espérois pourtant quelque bonheur pour le
lendemain; le lendemain étoit ce lundi vivement désiré, qui devoit,
pendant quelques instans, nous voir, mon Éléonore et moi, réunis. Hélas!
notre douce attente fut trompée. Mme de Fonrose, qui vint le soir faire
à mon père une courte visite, trouva le moment de me dire: «Il n'y a pas
eu moyen; sa tante est arrivée le matin chez elle, où elle est encore.»
Le mardi ce fut tout de même, et le mercredi j'eus du moins la
consolation de recevoir un billet de Justine. Il me disoit qu'avec le
passe-partout qui m'étoit envoyé j'ouvrirois la porte cochère et toutes
les portes d'une petite maison neuve située à l'entrée de la rue du Bac,
du côté du pont Royal. Monsieur le vicomte me prioit d'être là sur les
sept heures du soir.
Bon! Mme de B... n'est donc pas fâchée contre moi! Depuis vendredi je
n'avois pas entendu parler d'elle. Ce long silence, après notre
aventure, commençoit à m'inquiéter. Faublas, elle n'est pas fâchée! elle
n'est pas fâchée, Faublas! Heureux jeune homme, applaudis-toi!... Et je
baisai le billet de Justine, et je fis un saut de joie.
«Quelle bonne nouvelle? demanda mon père en entrant.--Ah! c'est que...
c'est que je vois le beau temps. Je pense que je pourrai cette
après-dînée aller faire un tour.--Avec moi, oui.--Encore avec vous, mon
père?--Monsieur...--Pardon... Cependant voulez-vous me rendre absolument
esclave? m'empêcher de voir même un ami?--Ce n'est pas un ami que vous
iriez voir.--Le vicomte, mon père.--M. de Valbrun, à la bonne heure;
mais de là?--Je vous promets de ne pas mettre le pied chez la
comtesse.--Vous m'en donnez votre parole?--Ma parole d'honneur.--Eh
bien, soit, j'y compte.» Et je baisai les mains de mon père, et je fis
encore un saut de joie.
J'étois si impatient de savoir ce que la marquise m'alloit dire qu'avant
l'heure indiquée je fus au rendez-vous. J'eus tout le temps d'examiner
la maison, que je trouvai jolie, commode et bien meublée. J'y remarquai
surtout deux petites chambres à coucher qui se touchoient; deux chambres
à coucher qu'aujourd'hui même je crois voir, et que dans cent ans, si
j'étois au monde, je croirois, hélas! voir encore aussi bien
qu'aujourd'hui.
M. de Florville arriva sur la brune; il vint me joindre dans l'une des
deux petites chambres. Aussitôt j'embrassai ses genoux. «Oui, dit la
marquise, demandez grâce à votre amie que vous avez outragée, que vous
avez réduite à risquer une témérité qui pouvoit la perdre et vous
compromettre.--Mais aussi, ma belle maman, pourquoi... pourquoi
m'avez-vous...?--Je crois, interrompit-elle, je crois vraiment qu'il va
me demander pourquoi j'ai résisté! Laissez, Monsieur, laissez... Songez
qu'au lieu de renouveler vos offenses, vous devez solliciter votre
pardon. Chevalier, je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi nous nous
voyons ici: vous concevez qu'après la cruelle scène de vendredi dernier
je ne pouvois, sans une extrême imprudence, retourner chez
Justine.--Sans doute. Cette scène...--Chevalier, vous ne me parlez plus
de Sophie?--Depuis son dernier malheur, j'ai si rarement obtenu le
bonheur de vous voir! j'en ai joui pendant si peu de temps! nous avons
eu tant de...--Sans doute, mais dites vrai: n'aimez-vous pas un peu
moins votre charmante épouse?--Moins?--Parlez, ne me cachez aucun de vos
sentimens, vous m'en avez promis la confidence.--Moins? davantage.
Madame la marquise, chaque jour davantage! je l'adore! il semble que
l'absence...--Cependant Mme de Lignolle?--Ah! oui, m'est infiniment
chère! Eh! ne le mérite-t-elle pas? Je vous le demande à vous-même. Vous
l'avez vue. Vous la connoissez mieux.--Il est vrai qu'elle est assez
gentille, cette enfant, et d'un bon petit caractère. On m'avoit un peu
trompée sur son compte. Au reste, je suis déjà bien revenue des
fâcheuses préventions... Vous, Chevalier, je trouve pourtant bien
singulier que vous ayez... de la tendresse, de l'amour même pour deux
femmes...--Dites pour trois, ma belle maman.--Non, s'écria-t-elle
vivement, impossible cela, par exemple, impossible!--Je vous
assure...--N'assurez pas. Tous les jours on distingue une épouse
charmante. Quand elle est éloignée, on la regrette. Alors même il peut
arriver qu'on se sente un goût décidé, un attachement très vif pour une
femme... aimable; mais pour deux! voilà ce qui me paroîtra toujours
inconcevable. Non, jamais je ne comprendrai que l'amant de la comtesse
puisse être en même temps le mien. Jamais je n'entendrai cela, jamais!»
Je la regardois attentivement; elle m'observoit: apparemment que l'air
d'embarras et d'irrésolution qu'elle dut remarquer dans toute ma
personne lui fit mal augurer de ma réponse. Je la vis pâlir, et sa voix
s'altéra. «Cet entretien paroît vous mettre à la gêne, reprit-elle
aussitôt. Parlons d'autre chose... La campagne est-elle déjà belle?--La
campagne!--Oui, vous y avez été samedi soir,... et vous êtes revenu
dimanche... Un très court voyage!... Dites-moi, je vous prie, ce que
c'est qu'une demoiselle de Mésanges...--De Mésanges!--Cette enfant-là ne
vous est-elle pas aussi devenue... _infiniment_ chère?--Infiniment! à
quel titre?--C'est une femme d'abord: voilà pour Faublas le meilleur des
titres! et puis ne seroit-il pas trop étonnant que, vous étant trouvé
par occasion le maître de passer une nuit avec la douairière d'Armincour
et la demoiselle de Mésanges, vous n'eussiez pas donné la préférence à
celle-ci? En supposant même que le choix ne vous ait pas été laissé, je
vous connois très capable d'avoir, si vous étiez couché dans le même
appartement, tout doucement quitté la grande chambre de la vieille pour
vous glisser dans le cabinet[4] de la jeune... Vous rougissez? Vous ne
dites mot?--Madame,... quand ces détails seroient vrais, qui pourroit
vous les avoir donnés?--Quand ces détails seroient vrais! j'aime
beaucoup la supposition. Faublas, n'essayez pas de mentir: votre air et
votre maintien, votre silence et vos discours, tout en vous décèle un
coupable. Faublas, un hasard fort singulier ne m'a donné qu'une partie
de ces détails. Mais vous devez savoir que, toutes les fois qu'il me
sera permis d'apercevoir seulement un coin du tableau, je serai femme à
deviner le reste. Je ne sais pas bien si vous avez pu consacrer toute
votre nuit à la jeune personne, ou ne lui donner qu'une heure: quoi
qu'il en soit, je m'en rapporte à vous sur le bon emploi du temps. Je ne
m'étonne plus qu'il soit déjà question de la marier, la petite. Je
conçois que cela peut être aujourd'hui pressant de plus d'une manière.
Au reste, poursuivit-elle du ton le plus sérieux, je suis loin de vous
reprocher le mystère que vous me faisiez de cette aventure; dans ce
cas-ci, l'indiscrétion seroit vraiment une perfidie. Je vous en crois
incapable. Je suis sûre que vous garderez un profond silence sur tout
cela; je suis sûre que vous n'en avez rien dit à M. de Rosambert.--A M.
de...?--Ne le connoissez-vous pas?--Trop bien!--Je le crois; vous l'avez
encore vu dimanche.--Dimanche!--Comment! est-ce que je me trompe de
jour? est-ce que ce n'est pas...»
[4] Mme de B... le connoissoit ce cabinet-là.
Je me précipitai aux genoux de la marquise. «O ma généreuse amie!
pardonnez-moi.--Au moins, ajouta-t-elle en me faisant signe de me
relever, songez que vous êtes engagé d'honneur à venir me voir combattre
encore mon ennemi.--Votre ennemi ne veut pas...--Tenir sa parole? Je
saurai bien l'y contraindre. Faublas, seroit-il possible que son
châtiment vous parût aujourd'hui moins juste et moins désirable? Ah!
parlez: vos voeux décideront l'événement du combat. J'aime mieux, n'en
doutez pas, j'aime mieux mourir de la main du cruel, si vous me donnez
une larme, que de l'immoler, s'il obtient un regret. Vous ne savez donc
pas comme je le hais, le barbare! C'est de lui que me sont venus tous
les maux que je ne puis supporter,... que je ne puis supporter!
ajouta-t-elle en pleurant. Avant son lâche attentat dans ce village
d'Holriss, je n'étois pas encore tout à fait malheureuse; je n'avois
perdu que ma fortune et ma réputation. Vous, cependant, Faublas, est-il
donc vrai que le perfide ne vous ait pas aussi causé quelque irréparable
perte, quelque chagrin inconsolable? Ingrat! poursuivit-elle avec la
plus grande véhémence, ne dois-tu pas le détester autant que je t'aime?»
Mme de B... s'enfuit épouvantée de ce qu'elle venoit de dire: je volai
sur ses pas, j'allois l'atteindre, j'allois... Elle se retourna vers
moi. «Monsieur, me dit-elle, si vous m'osez retenir, vous ne me verrez
de la vie.» Il y avoit sur sa figure un effroi si véritable, et dans son
attitude quelque chose de si décidé, que je n'osai lui désobéir. Elle
m'échappa.
A mon retour à l'hôtel, j'y trouvai Mme de Fonrose, qui me demanda
malignement comment se portoit monsieur le vicomte. Elle ne m'apportoit
d'ailleurs que des nouvelles malheureuses. Mme de Lignolle, depuis
quelques jours assaillie de la foule des petites indispositions qui
toutes annonçoient sa grossesse, se sentoit aujourd'hui sérieusement
incommodée. Il lui étoit impossible de quitter la chambre, et je ne
pouvois l'aller voir, parce que Mme d'Armincour, apparemment déterminée
à ne rien négliger pour guérir sa nièce d'une passion dangereuse, venoit
d'annoncer qu'elle ne retourneroit dans sa Franche-Comté qu'à la
Saint-Jean. Elle venoit aussi de demander à Mme de Lignolle, dans son
hôtel même, un appartement que sa nièce n'avoit pu lui refuser. Ainsi,
près de quinze jours s'écoulèrent, pendant lesquels nous n'eûmes, mon
Éléonore et moi, d'autre consolation que d'envoyer souvent Jasmin chez
La Fleur et La Fleur chez Jasmin.
Pendant cette quinzaine fatale, je n'entendis point parler de Mme de
B... Il ne me vint de province aucun renseignement qui pût me donner
l'espérance que la nouvelle prison de Sophie seroit bientôt découverte.
Ainsi délaissé de tous les grands intérêts de ma vie, je n'avois plus
que de tristes jours et de longues nuits.
Enfin Mme de Fonrose invita le père et le fils à venir ensemble dîner
chez elle. A sept heures précises du soir, je quittai, sous quelque
prétexte, le salon de la baronne, et m'en allai, par des détours qui
m'étoient connus, gagner son boudoir, dont la comtesse m'ouvrit la
porte. Hélas! après de grands débats, il avoit été décidé la veille que
je resterois seulement vingt minutes avec mon amie. Je ne passai la
permission que d'un quart d'heure. Aussi je n'eus qu'à peine le temps de
l'admirer, de l'embrasser, de lui dire un mot, de lui dire que chaque
jour elle me devenoit plus chère, qu'elle me paroissoit chaque jour plus
jolie. Aussi elle eut à peine le temps de me jurer que dans mon absence
elle ne vivoit pas, que sa tendresse étoit encore augmentée, que son
amour iroit ainsi toujours croissant jusqu'au dernier jour de sa vie.
On disputoit au salon quand j'y rentrai: la contestation cessa dès que
je parus. Apparemment que la baronne, cherchant quelque moyen d'occuper
M. de Belcour, assez pour qu'il ne s'aperçût point de ma trop longue
absence, n'en avoit pas trouvé de meilleur que de lui faire une bonne
querelle. O divine amitié! tu fus donnée au sexe le plus foible pour
l'aider à tromper le plus fort; et tu assurerois constamment le bonheur
de nos femmes, si tu pouvois longtemps durer entre elles.
L'heureux tête-à-tête que je venois d'obtenir ne fit que m'inspirer le
désir plus vif de m'en procurer un moins court, malgré la tante
d'Éléonore et mon père ensemble conjurés. Au milieu de la nuit suivante,
rêvant à cela, je conçus un hardi projet qui, le lendemain matin, fut
approuvé de la baronne, et reçut à la fin du même jour son entière
exécution. En m'éveillant je m'étois, par précaution, muni d'une forte
migraine; à dîner, je m'en plaignis encore beaucoup; et le soir, enfin,
elle me causa des douleurs si fortes que M. de Belcour lui-même me
conseilla de me coucher. Mon père, dès qu'il me vit endormi, s'en alla;
et, dès qu'il fut parti, je ne dormis plus. Un coiffeur adroit fut
aussitôt, grâce à mon intelligent domestique, mystérieusement introduit
jusque dans ma chambre. Grâce à mon adresse et grâce encore à Jasmin, ma
femme de chambre, j'habillai fort passablement, de la tête aux pieds,
Mlle de Brumont, qu'un suisse très inattentif ou très discret ne vit pas
sortir, et qu'un malhonnête fiacre conduisit aussitôt chez Mme de
Fonrose. Peu s'en falloit qu'il ne fût minuit. Nous avions jugé
convenable de ne point aller plus tôt chez la comtesse, de peur que la
marquise ne fût pas encore retirée dans son appartement. Aussi Mme de
Fonrose, arrivant avec moi chez M. de Lignolle, eut-elle l'attention de
ne point souffrir que son carrosse entrât dans la cour de l'hôtel, parce
qu'il ne falloit troubler le sommeil de personne. Il n'y avoit plus chez
la comtesse que ses femmes et son mari; sa tante étoit allée coucher,
comme nous l'espérions. «Comment! si tard? dit le comte.--Nous voulions,
répondit la baronne, venir vous demander à souper, nous avons été
forcément retenues ailleurs. Mademoiselle, ne pouvant plus, à l'heure
qu'il est, rentrer dans son couvent, n'a point accepté le lit que je lui
offrois. Elle a mieux aimé venir vous redemander, pour cette nuit, la
petite chambre qu'elle occupoit ici dans des temps plus heureux.--Elle a
bien fait, répliqua-t-il.--Très bien! s'écria mon Éléonore; et
qu'elle vienne le plus souvent possible me surprendre aussi
agréablement.--Monsieur votre père vous a donc mise au couvent? reprit
M. de Lignolle.--Oui, Monsieur.--Où cela?--Pardon, il ne m'est permis de
recevoir personne.--J'entends, poursuivit-il tout bas et d'un ton
mystérieux: c'est à cause du vicomte.--Le moyen de vous rien
cacher?--Oh! j'en étois sûr, parce que les affections de l'âme me sont
familières. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que j'ai vainement cherché ce
jeune homme à Versailles; personne ne l'y connoît.--Je vous ai déjà dit,
interrompit Mme de Fonrose qui prêtoit l'oreille, qu'il avoit en effet
du crédit chez le ministre, mais qu'il se montroit rarement à la
cour.--Et moi, j'ai prié qu'on ne me parlât jamais de lui, s'écria la
comtesse.--A propos, reprit le comte, je vous en veux.--De quoi?--Il y a
quinze jours, vous venez au Gâtinois pour cette fête, et dès le matin
vous partez sans...--On vous aura sûrement dit que des ordres pressans
m'avoient forcée de revenir à Paris.--Et les charades, poursuivit-il,
comment vont-elles?--Assez mal depuis quelques semaines. Hier pourtant
j'ai recommencé; mais si peu, si peu!--Tant pis. Allons, Mademoiselle,
il faut réparer le temps perdu.--Très incessamment, Monsieur.--Tenez!
voilà votre écolière que vous négligez, prenez-y garde: on prendra de
l'humeur, on vous renverra, et c'est moi qu'on choisira pour vous
remplacer.--Non, Monsieur, répondit vivement Mme de Lignolle, n'y
comptez pas. Il n'y a pas longtemps que cela m'a été proposé; mais je me
suis déclarée, cela ne sera point.--Comment donc! est-ce mademoiselle
qui vous a fait cette étrange proposition?--Non, Dieu merci!--Là! là!
Madame, elle y viendra peut-être. Vous verrez, ajouta-t-il en me
frappant sur l'épaule, vous verrez que c'est à la longue un métier
fatigant.--Pour vous, répliqua sa femme; quant à Mlle de Brumont, je
suis bien sûre qu'elle ne s'en lasse pas.--Assurément, Madame la
comtesse, et tous ces jours-ci j'ai bien souffert de ne pouvoir pas
venir vous donner leçon.--Eh bien! interrompit Mme de Fonrose,
donnez-lui leçon; moi, je m'en vais.--Je ne vous retiens pas, répliqua
son amie, car je me sens envie de dormir.--En ce cas, dit M. de
Lignolle, je vais reconduire madame la baronne jusqu'à sa voiture, et de
là me retirer chez moi. Une bonne nuit, Mesdames.»
La comtesse aussitôt renvoya ses femmes, et, dès que nous fûmes seuls,
elle se jeta dans mes bras, elle paya de cent caresses mon heureux
stratagème.
O vous, à qui parfois il fut donné d'entrer au lit d'une maîtresse
adorée et d'y veiller toute une nuit pour elle, vous avez, si vous étiez
vraiment digne d'une faveur si grande, vous avez goûté plus d'une espèce
de ravissans plaisirs! Le vulgaire des amans ne connoît que l'heure de
la jouissance; les amans plus favorisés n'ignorent pas l'heure qui la
suit. C'est celle d'une intimité plus douce, des éloges mieux sentis,
des protestations plus persuasives, des aveux enchanteurs, et des
épanchemens tendres, et des larmes délicieuses, et de toutes les
voluptés du coeur. C'est alors qu'avec un intérêt égal le couple fortuné
se rappelle sa première entrevue, ses premiers désirs; c'est alors que,
ramenant sa pensée sur le présent qui le charme, il s'applaudit de tant
de bonheur obtenu malgré tant d'obstacles; c'est alors que, n'apercevant
plus dans l'avenir qu'une longue suite de beaux jours, il s'abandonne
avec une confiance entière aux rêveries de l'espérance.
«Oui, dit-elle, j'ai formé le meilleur, le plus charmant des projets;
nous pourrons vivre et mourir ensemble. Je ne ferai qu'une malle de mes
hardes les plus nécessaires, j'emporterai mes bijoux seulement; je ne
veux pas que ce M. de Lignolle ait à se plaindre d'avoir souffert de
nous le moindre tort. Nous sortirons de France, nous nous arrêterons où
tu voudras; tout pays me semblera beau, puisque tu seras avec moi. Mes
diamans valent bien trente mille écus, nous les vendrons; nous
achèterons, dans une jolie campagne,... non pas un château, ni même une
maison,... une cabane, Faublas! une cabane petite et gentille. Qu'il y
ait seulement de quoi loger une personne, car nous ne serons
qu'un.--Comme tu dis, ma charmante amie, nous ne serons qu'un.--Il ne
nous faut pas deux pièces pour coucher. Est-ce que nous ferons deux
lits, Faublas?--Oh! non, pas deux lits.--Par exemple, le jardin sera
grand, nous le ferons cultiver... Tiens, nous marierons à quelque jolie
paysanne un paysan bien pauvre, mais qui l'aimera; nous leur donnerons
notre jardin, ils le cultiveront pour eux, et ils nous laisseront bien
prendre ce qu'il faudra pour notre nourriture: nous n'aurons pas besoin
de grand'chose; toi et moi ne mangeons que pour vivre. A propos, je ne
compte point avoir de femme de chambre. Quelqu'un seroit là quand je
voudrois te dire: _Je t'aime_, cela me gêneroit beaucoup. Quant à ma
parure, ai-je donc besoin du secours de quelqu'un? Ne verrai-je pas bien
comment il faudra m'arranger pour te plaire?--Ah! de toutes les manières
tu me plairas.--Bon! voilà donc qui est décidé: pas de femme de
chambre...--Mais une cuisinière...--Est-ce que nous aurons une
cuisinière?--Le moyen de faire autrement?--Le moyen? Tu crois que je ne
saurois pas préparer notre dîner,... nos quatre repas? car nous aurons
toujours faim... Cela sera sitôt prêt! du beurre, du lait, des oeufs,
des fruits, une volaille. J'ai appris la pâtisserie, je te ferai des
brioches, des galettes, et de temps en temps de bonnes petites crèmes...
Oh! je te régalerai bien, tu verras! Est-ce que cela ne vous paroîtra
pas meilleur, Monsieur, quand ce sera moi qui...--Meilleur! cent fois
meilleur!--Ainsi, dit-elle en m'embrassant, nous ne serons donc qu'un
dans la cabane!... Écoute, notre argent que tu auras placé nous
rapportera plus de cent louis. Voilà-t-il pas que nous serons
immensément riches! tu le vois: notre nourriture ne nous coûtera presque
rien, et notre entretien se bornera à si peu de chose! Un taffetas léger
pour l'été, et pour l'hiver une indienne propre; c'est tout ce que je
veux, moi. Il ne t'en faudra pas davantage non plus à toi, mon ami: tu
n'as pas besoin de beaux habits pour paroître charmant. Nous dépenserons
donc à peine la moitié de notre revenu. Nous pourrons, du reste, obliger
encore quelques pauvres gens... La moitié pour nous, c'est beaucoup!
Cinquante louis pour les malheureux, ce n'est guère! Nous verrons; nous
aurons d'abord retranché tout le superflu, nous économiserons ensuite
sur le nécessaire.--Adorable enfant!--Enfant! pas plus que vous... Il te
plaît donc, mon projet, Faublas?--Il m'enchante!--Que je suis heureuse
d'avoir de l'invention! vous n'auriez pas trouvé cela, vous...
Je ne t'ai pas encore tout dit. Reste l'article le plus
important.--Voyons.--J'accoucherai, je nourrirai notre enfant.--Tu le
nourriras, mon Éléonore?--Je le nourrirai et lui apprendrai... à t'aimer
de tout son coeur d'abord! sois tranquille,... je lui apprendrai à
broder, à jouer du piano...--Et encore à faire de bonnes petites crèmes,
mon Éléonore: il ne sauroit avoir trop de talens... Eh bien! qu'est-ce
donc, ma chère amie? Tu pleures!--Sûrement je pleure! Vous riez, quand
je parle sérieusement! quand je m'attendris, vous êtes gai!--Cette
gaieté-là, je t'assure qu'elle est dans mon coeur... Éléonore, et moi
aussi je veux l'élever, notre enfant: je lui apprendrai à lire...--Dans
nos yeux tout l'amour que nous aurons pour lui, interrompit-elle.--A
écrire...--Tous les jours! tous les jours il t'écrira dès le matin que
sa mère t'aime mieux que la veille.--A danser...--A danser sur mes
genoux, s'écria-t-elle en riant à son tour.--A faire des armes...--Ah!
pourquoi? Dans cette campagne où nous ne serons environnés que de bonnes
gens qui nous voudront du bien, qu'a-t-il besoin de savoir tuer
quelqu'un?--Tu as raison, mon Éléonore. Quand sa mère lui aura montré
comment on se rend cher à quelqu'un, il sera, comme sa mère, défendu par
l'amour de tout le monde.--Voilà mes desseins, Faublas, reprit-elle,
j'étois sûre qu'ils auroient ton approbation. Nous allons donc passer
ensemble le reste de notre vie! nous allons sans obstacles nous adorer
jusqu'à notre dernier soupir! Mme d'Armincour ne viendra plus me
tourmenter de ses inutiles représentations. Ton père ne pourra plus
t'arracher à ma tendresse.--Mon père, je l'abandonnerois!--Eh! pourquoi
non? j'abandonnerai bien ma tante.--Mon père qui m'idolâtre!--Ma tante
ne me chérit pas moins. Au reste, s'ils ont en effet pour nous toute
l'amitié qu'ils nous montrent, rien ne les empêchera de nous venir
joindre. J'ai pensé que du lieu de notre retraite nous pourrions leur
mander nos résolutions invariables. S'ils arrivent, ce sera pour nous un
surcroît de bonheur; nous leur ferons bâtir une cabane à côté de la
nôtre. S'ils résistent à nos prières plusieurs fois renouvelées, ce
seront eux qui nous auront abandonnés: nous oublierons au sein de
l'amour nos ingrates familles, et mutuellement nous nous tiendrons lieu
de l'univers entier.--J'abandonnerois mon père et ma... ma soeur!»
O Sophie! je ne te nommois pas, mais déjà mes larmes te vengeoient.
«Ta soeur pourra venir aussi; nous la marierons à quelque bon laboureur,
à quelque honnête homme, qui n'épousera pas son bien, mais sa personne,
et qui la rendra plus heureuse... Pourquoi ce silence, Faublas? pourquoi
ces larmes?--Mon amie, tu me vois pénétré de reconnoissance. Tant de
preuves de ton amour si tendre augmenteroient le mien, s'il pouvoit
augmenter; mais, en y réfléchissant davantage, je suis obligé de me
l'avouer, et de t'en avertir: il est impossible de l'exécuter, ce
projet...--Impossible! la raison?--Il y en a malheureusement
plusieurs.--J'en connois une, ingrat! votre amour pour Sophie!--Je ne
parle point de ma femme... Tu ne songes donc pas à la foule des
malheureux que ta bienfaisance soutient, dont ta fortune est maintenant
le patrimoine?--Ma fortune leur restera-t-elle, quand je serai morte de
désespoir?--Tu ne songes pas à l'éclat que feroit ta fuite? Tous
crieroient à la trahison, tous appelleroient tes sacrifices une folie,
ta passion un dérèglement. Veux-tu laisser ta mémoire détestée dans ta
famille et déshonorée dans ta patrie?--Que m'importe, puisque je ne suis
pas tout à fait inexcusable? Que m'importent les vains jugemens d'un
monde qui ne me connoît pas, et l'injuste haine de mes parens qui m'ont
sacrifiée?--Espères-tu que Mme d'Armincour consente jamais à suivre,
dans une terre étrangère, sa nièce condamnée par la voix publique?--Eh!
que m'importe encore, que m'importe ma tante, quand il s'agit de mon
amant? Cruel! voulez-vous donc me faire regretter le temps où je
n'aimois que ma tante?--Enfin, puisqu'il faut te le dire, considère que,
tous deux enfans, sujets et mariés, nous ne pouvons, ni l'un ni l'autre,
échapper à la triple autorité de nos familles, du prince et de la loi.
Contre ces forces réunies, mon Éléonore, il n'y a pas sur la terre, pas
un seul asile pour deux amans.--Pas un asile! J'en trouverai, moi.
Partons toujours, déguisons-nous bien, changeons de nom, cachons-nous
dans le plus misérable village, on ne viendra pas nous y chercher; et,
si l'on y vient, nous aurons contre nos persécuteurs une dernière
ressource: nous nous tuerons.--Nous nous tuerons!--Oui, vivre ensemble
ou mourir! et je veux que vous m'enleviez! et vous m'enlèverez!--Nous
nous tuerons! Éléonore, et notre enfant?--Notre enfant? notre enfant?...
Il a raison, s'écria-t-elle avec désespoir: il a raison! quel parti
prendre?--Un parti... cruel autant que nécessaire... Mon amie, ma trop
malheureuse amie,... te souviens-tu de ce que ta tante... te proposoit
l'autre jour?--Et vous aussi, Faublas! vous me donnez cet horrible
conseil! C'est mon amant qui m'invite à me jeter dans les bras d'un
homme!--Éléonore, il ne me paroît pas moins pénible qu'à toi, ce
sacrifice! il est affreux!...--Affreux! plus affreux que la
mort!--Éléonore, et notre enfant?»
Suffoquée par ses sanglots, elle ne put me répondre. Il me parut que le
moment étoit venu de lui détailler avec force la foule des raisons qui
devoient la convaincre et la déterminer. «Tout cela peut être, me
dit-elle enfin; mais comment ferez-vous que M. de Lignolle puisse
jamais...--Mon amie, tu ne lui as laissé qu'un instant pour cette
épreuve; peut-être qu'en lui donnant une nuit tout entière...--Une nuit
entière! Un siècle de tourmens!... Et, comme la première fois, il me
faudra donc aller lui dire que je le veux?--Gardons-nous-en bien. Tes
fréquentes migraines, tes maux de coeur, et beaucoup d'autres
indispositions doivent causer déjà quelques inquiétudes à M. de
Lignolle. Si tu t'avisois de lui donner de pareils ordres après six mois
de silence, ton mari pourroit concevoir de terribles soupçons. Nous
n'avons d'autre moyen que d'avertir un médecin discret, adroit,
complaisant, un médecin qui vienne examiner ta prétendue maladie, et qui
t'ordonne... le mariage.--Où trouver l'homme dont vous me
parlez?--Partout. Nos docteurs sont gens d'honneur, accoutumés à garder
le secret des familles, à maintenir dans les ménages la paix
et...--C'est-à-dire que j'irai confier à un étranger...--A un
étranger!... En effet, je n'en vois pas la nécessité... Un ami peut...
Tiens, je me charge d'amener le médecin... Tes pleurs recommencent, mon
Éléonore! Ah! comme le tien, mon coeur est déchiré...--Je vais
m'immoler, dit-elle en sanglotant, et je lui deviendrai moins chère. Je
ne serai plus sa femme, je serai seulement sa maîtresse.»
Je parvins à calmer son inquiétude; mais je fis de vains efforts pour la
consoler du malheur qui la menaçoit. Elle pleura dans mes bras jusqu'à
quatre heures du matin. Alors, comme il falloit que je la quittasse,
nous convînmes que, dans la journée du surlendemain, je lui amènerois le
médecin, et que la nuit d'après verroit le sacrifice douloureux
s'accomplir.
Cependant, tout préoccupé la veille du désir de la voir, j'avois, en
songeant aux moyens de pénétrer jusqu'à son appartement, oublié les
moyens d'en sortir. «Mon amie, j'y pense un peu tard: comment vais-je
faire pour rentrer chez moi?--Hélas! tu vas t'en aller, mon ami!--Oui,
je n'ai que des habits de femme. Une jeune fille très parée, courant les
rues toute seule à quatre heures du matin, paroîtra bien suspecte. La
garde m'arrêtera, et je ne me soucie pas du tout de retourner à
Saint-Martin.--Bon! n'est-ce que cela? répondit-elle. Attends. Je vais
me lever aussi; nous éveillerons La Fleur: sans faire de bruit, il
mettra le cheval au cabriolet; accompagnée de mon domestique, je te
reconduirai moi-même jusqu'à ta porte: nous serons ensemble plus
longtemps. Ce matin, je dirai à M. de Lignolle qu'il étoit indispensable
que tu rentrasses à ton couvent à la pointe du jour.»
Ce qui fut dit fut fait. La Fleur, qui nous paroissoit entièrement
dévoué, mit beaucoup de zèle à nous servir. Mme de Lignolle ne me quitta
qu'au moment où mon fidèle Jasmin accourut au signal convenu m'ouvrir la
porte de l'hôtel. J'allai me jeter dans mon lit: dix heures sonnoient,
quand M. de Belcour me réveilla. Il me demanda si ma nuit avoit été
bonne. «Parfaitement bonne, mon père.--Et la migraine?--La migraine...
Ah! la migraine... me cause encore quelques douleurs sourdes; mais
n'importe. Puissé-je, au prix de plusieurs jours de souffrance, obtenir
quelquefois des nuits pareilles à celle que je viens de passer!»
Comme je parlois encore, mon bonheur amena chez moi M. de Rosambert. Mon
père, qui n'avoit pas vu le comte depuis son malheureux combat de la
porte Maillot, le combla d'honnêtetés. Cependant le baron finit par
descendre chez lui. Resté seul avec moi, Rosambert recommença ses
plaintes: «C'étoit bien votre parole d'honneur que vous m'aviez donnée,
et pourtant quinze jours encore se sont écoulés...--Vous le voyez, mon
père ne me quitte pas. Je pourrois aller chez vous, mais avec lui.--Cela
me procureroit du moins le plaisir de vous voir.--Tenez, Rosambert,
trêve de politesse, et convenez que la visite du baron ne vous amuseroit
pas autrement. M. de Belcour est très aimable; mais il est mon père.
C'est la société des jeunes gens que vous aimez.--C'est celle que je
préfère... Chevalier, savez-vous une grande nouvelle? Vous vous
rappellerez peut-être certaine comtesse très obligeante qui, la première
fois que je vous conduisis au bal, s'empara de moi pour vous livrer à
Mme de B...?--Sans doute, je me la rappelle, elle est assez jolie.--Ne
me le dites pas: personne ne le sait mieux que moi. Cette comtesse étoit
depuis longtemps l'intime amie de la marquise: on assure que ces deux
femmes avoient un intérêt égal à se ménager; elles sont brouillées
néanmoins. Leur rupture fait grand bruit dans le monde; on en parle très
diversement. Un de ces jours, allant rendre à la marquise de
Rosambert[5] ma première visite, je trouvai chez elle l'aimable
comtesse, qui me fit infiniment d'amitié: il ne m'a pas été difficile de
voir qu'elle vouloit se fortifier de mon alliance.--Ah! laissons cela...
Rosambert, vous êtes arrivé bien à propos: j'allois vous écrire, vous
prier de me rendre un important service.»
[5] Sa mère.
Je ne lui cachai de mes aventures avec Mme de Lignolle que celles où Mme
de B... se trouvoit mêlée: je lui parlai beaucoup de la tante et de la
nièce, et me gardai bien de lui dire un seul mot de la cousine. Mes
récits, ainsi tronqués, lui fournirent encore un inépuisable sujet de
plaisanteries, et, quand sa gaieté se fut enfin suffisamment exercée:
«Déjà, me dit-il, je me sens assez fort pour aller visiter de jolies
malades; il est d'ailleurs impossible de refuser une aussi joyeuse
commission que celle dont Mlle de Brumont m'honore. Demain elle me
trouvera chez la comtesse, prêt à répondre à sa confiance; demain elle
me rendra cette justice de convenir que le plus habile docteur n'eût pas
pris de meilleures mesures que moi pour assurer à l'important M. de
Lignolle les honneurs de la paternité.»
Un moment après le départ de Rosambert, la baronne vint nous voir. Je
fus d'abord surpris de l'entendre ainsi parler à M. de Belcour: «M. de
Lignolle n'a point épousé sa femme, c'est un fait que personne n'ignore.
Cependant sa femme est enceinte, vous le savez, Monsieur le baron: car
cet aveu, dont elle vous a tout à coup étonné, elle en eût incessamment,
avec la même franchise, réjoui son mari, si Mme d'Armincour ne s'y fût
opposée. Il est maintenant question de sauver l'étourdie, qu'on doit
plaindre. Il n'y a pour cela qu'un moyen, c'est de faire en sorte que
l'indigne époux consomme son mariage, ce qui n'est pas une chose facile;
mais quelque chose de plus difficile peut-être, c'est de déterminer Mme
de Lignolle à le souffrir. Je ne vois dans le monde entier que le père
de son enfant qui puisse amener la malheureuse mère à cette résolution,
pour laquelle quiconque connoîtra l'amant et le mari sentira qu'il faut
du courage. Un médecin doit être averti, qui rendra l'arrêt conjugal: le
mari se l'entendra prononcer, la tante en pressera l'exécution. Tout est
prêt pour demain; tout va manquer, si Mlle de Brumont ne vient pas.
Permettez donc, Monsieur le baron, que, dès le matin, je vienne prendre
ici votre fils déguisé pour le conduire chez Mme de Lignolle. Mlle de
Brumont y passera la journée; je vous la ramènerai le soir. Le
lendemain, cependant, il faudra qu'elle y retourne encore un moment. La
petite femme désolée aura besoin qu'un regard de son amie la console. Le
lendemain, votre fils, je vous en donne ma parole, reviendra dîner avec
vous.»
M. de Belcour, plongé dans de sérieuses réflexions, garda quelque temps
le silence. «Madame, dit-il enfin, me promettez-vous de ne pas quitter
ce jeune homme un instant?» Elle le promit; il m'adressa la parole:
«Mettez deux fois encore les habits de Mlle de Brumont; mais songez
qu'il vous faudra les quitter ensuite, pour ne les reprendre jamais.»
Il n'y avoit pas un quart d'heure que Mme de Fonrose avoit pris congé de
nous, lorsqu'il vint à M. de Belcour une lettre de la petite poste. A sa
lecture, le baron prit un air sombre, il donna même quelques signes
d'impatience, et s'écria plusieurs fois: «En effet,... cela paroît très
vraisemblable...--Une nouvelle fâcheuse, mon père?--Fâcheuse! oui, mon
fils.--Il n'est pas question de Sophie?--De Sophie!... point du
tout.--Ni de ma soeur?--Ni de votre soeur... Adieu, Monsieur. Monsieur,
dormez bien cette nuit, quoique la dernière ait été bonne... Monsieur,
reprenez demain votre déguisement perfide, et même après-demain matin,
je l'ai permis;... mais que ce soit pour la dernière fois!... pour la
dernière fois, comprenez-moi bien.»
Le lendemain, avant midi, la baronne et moi étions chez Mme de Lignolle;
mon médecin ne se fit pas longtemps attendre. Personne n'eût reconnu,
dans son nouveau costume, l'ami du chevalier de Faublas. Ce n'étoit plus
cet élégant jeune homme, étourdi, sémillant, plein de feu, de grâces et
d'amabilité. C'étoit pourtant un joli docteur, galant, mielleux, presque
léger, presque charmant, comme ils le sont tous. Il alla droit à mon
Éléonore.
«Voilà la malade, il n'y a pas besoin de me la montrer! Ce que c'est que
cette maladie pourtant! où va-t-elle se nicher? sur une figure et dans
des yeux comme ça! je vous demande si ce n'est pas une folie? Il faut
bien connoître la malicieuse pour l'aller chercher là. Mais patience!
nous la ferons déguerpir...--Monsieur le docteur connoît la pièce
nouvelle?--Elle ne vaut rien... Je ne l'ai pas vue, je n'ai pas un
moment de répit! la foule des malades se jette sur moi! Au reste, c'est
assez naturel: on est las de se faire enterrer par d'autres... Belle
dame, voyons le pouls... Ah! la jolie main! la charmante main!» Il la
baisa. «Que faites-vous? lui dit la comtesse en riant.--Oui,
répondit-il, je sais bien que les autres le tâtent; moi, je l'écoute: à
travers cette peau si fine, je pourrois même l'apercevoir.»
* * * * *
LA MARQUISE D'ARMINCOUR.
Il est gai, le docteur!... (_Bas à Faublas._) Recevez mes remerciemens:
c'est vous sans doute qui déterminez ma nièce à prendre le seul parti
qui la puisse sauver? Ajoutez à ce bienfait celui de ne la jamais
revoir: je dirai, malgré vos torts, que vous êtes un honnête homme.
ROSAMBERT.
Il court un bruit de guerre. L'empereur a des projets de conquêtes. Si
j'étois à la place du Grand Seigneur, je rassemblerois cinq cent mille
hommes, je passerois le Danube... Il est agité, belle dame.
LA COMTESSE, _en riant_.
Qui? le Grand Seigneur ou le Danube?
ROSAMBERT.
Bien! bien! nous vous guérirons, vous aimez à rire... Votre pouls, ma
belle dame; il y a je ne sais quoi qui le fait aller trop vite... Et
j'irois assiéger Vienne... Madame se plaint de maux de coeur, je crois?
LA COMTESSE.
Vous vous trompez, Docteur; j'en ai, mais je ne m'en plains pas.
ROSAMBERT.
Cependant il faut prendre garde: on ne badine point avec le coeur! c'est
la partie noble... Vous sentez bien que, si je l'assiégeois, ce ne
seroit pas pour ne le pas prendre; et, quand je l'aurois pris,
j'enfilerois tout droit la grande route de Saint-Pétersbourg pour aller
faire une visite à cette ambitieuse impératrice... A-t-elle un bon
sommeil?
MADEMOISELLE DE BRUMONT.
Docteur, les ambitieux ne dorment guère.
ROSAMBERT.
Oh! c'est de madame que je parle.
LA COMTESSE, _riant toujours_.
Moi, c'est autre chose; depuis quelque temps je dors mal... (_Elle prit
un air sérieux et tendre; puis, me lançant un regard prompt, mais
significatif, elle ajouta_:) Je n'ai pourtant jamais eu qu'une ambition,
celle de me passer des ordonnances du médecin.
ROSAMBERT.
Vraiment, belle dame, je conviens que le meilleur seroit de pouvoir s'en
passer; mais il faut céder à la nécessité quand elle presse... A la fin
de la campagne, je reviendrois me délasser dans mon sérail... Mais je
voudrois avoir des Françoises dans mon sérail! et vous, Monsieur le
comte?
M. DE LIGNOLLE.
Moi aussi.
ROSAMBERT.
Ah! c'est qu'il en faut convenir, il n'y a rien de si aimable que les
Françoises! J'en vois ici plusieurs qui sont charmantes; et, pour votre
part, Monsieur, vous en possédez une qui en vaut mille; mais jugez quels
délices ce seroit si vous en aviez encore deux ou trois cents comme
celle-là, sans compter beaucoup d'autres que vous feriez venir d'Italie,
d'Espagne, d'Angleterre, de Golconde, de Cachemire, de l'Afrique, de
l'Amérique, et de toutes les parties du monde enfin!
LA BARONNE, _en riant_.
Doucement, Docteur. Quel sultan vous seriez!
LA COMTESSE, _à son mari_.
Je crois que tant de monde ne vous donneroit que de l'embarras.
ROSAMBERT, _à la comtesse_.
Oui! un petit mouvement d'humeur jalouse! N'allez pas vous fâcher contre
moi: ce n'est pas sérieusement que je conseille à monsieur le comte...
(_A M. de Lignolle._) Lui donnez-vous beaucoup d'exercice?
M. DE LIGNOLLE.
De l'exercice? Elle en prend trop, elle se tue.
ROSAMBERT.
Les jeunes femmes aiment cela, et elles ont raison. Il est rare qu'elles
s'en trouvent mal. Madame a de l'appétit?
LA COMTESSE.
J'en avois, je le perds.
ROSAMBERT.
Vous le perdez... Vous ne dormez pas... Belle dame, votre âme est
affectée de quelque peine secrète.
M. DE LIGNOLLE.
Docteur, vous vous connoissez aux affections de l'âme.
ROSAMBERT.
Mieux que personne.
M. DE LIGNOLLE.
Mieux? c'est bientôt dit. Mais voyons, souffrez que je mette votre
profond savoir à l'épreuve: mon âme à moi, est-elle dans son assiette
ordinaire?
ROSAMBERT.
Votre âme? croyez-vous que je ne vois pas bien qu'il y a dans ce
moment-ci quelque chose qui la gêne?
M. DE LIGNOLLE.
Eh quoi?
ROSAMBERT, _avec humeur_.
Vous me poussez! je vais tout dire: ce qui met votre âme à la gêne,
c'est d'abord l'état de madame, parce que, si la maladie devenoit
sérieuse et que votre épouse en mourût, vous seriez obligé de rendre la
dot.
M. DE LIGNOLLE, _avec hauteur_.
Monsieur le docteur, vous me manquez!
ROSAMBERT, _avec vivacité_.
C'est votre faute, Monsieur le comte. Pourquoi ne traitez-vous pas les
savans avec la considération et les ménagemens qu'ils méritent?... Ce
qui tourmente encore votre âme, c'est la composition de quelque ouvrage
d'esprit qui ne va pas aussi bien que vous le voudriez. Car moi, je ne
m'arrête pas à votre habit, qui me dit que vous êtes homme d'épée: c'est
votre âme que je regarde; elle est peinte... dans votre maintien,...
dans vos yeux. J'y vois que vous cultivez les lettres avec succès.
M. DE LIGNOLLE, _avec joie_.
Vous voyez très bien, vous êtes un fort habile homme... Il est vrai que
je suis maintenant très tourmenté d'une charade...
ROSAMBERT.
Quoi! j'aurois le bonheur de parler à ce monsieur de Lignolle qui
remplit les papiers publics de ces quatrains, qui alimente le _Mercure_
de ces petits chefs-d'oeuvre...?
M. DE LIGNOLLE, _transporté_.
Chefs-d'oeuvre? Vous êtes trop bon. Au reste, je suis le monsieur de
Lignolle dont vous parlez.
ROSAMBERT.
Oh! Monsieur, pardonnez-moi le peu de respect...
M. DE LIGNOLLE.
Vous vous moquez! pardonnez vous-même: car j'avoue qu'en effet il est
difficile de pousser plus loin la science de l'âme...
ROSAMBERT.
J'ai entendu dire que madame la comtesse se mêloit aussi de charades.
LA COMTESSE.
Oui, j'en ai fait une.
ROSAMBERT.
Très bien, belle dame; et continuez, cela vous dissipera. N'allez pas
vous inquiéter de votre maladie: votre maladie ne sera rien. Il y a
seulement dans tout cela un peu de plénitude... Oui, il y a de la
plénitude. Mais d'où vient?
* * * * *
Il mit sa tête dans ses mains et parut longtemps réfléchir; puis il
regarda la comtesse avec la plus grande attention. «D'honneur,
s'écria-t-il ensuite, je n'y conçois plus rien! car, enfin, c'est une
maladie de fille! et pourtant cette jolie personne est madame la
comtesse. (_A M. de Lignolle, très bas, mais très distinctement, de
manière que nous ne perdîmes pas un mot_:) Dites-moi: vous négligez donc
beaucoup votre charmante femme?» Nous ne pûmes entendre la réponse du
mari; mais Rosambert reprit: «Il faut bien que cela soit, car il y a
plénitude, engorgement, pléthore complète; et, si vous n'y mettez ordre,
la jaunisse infailliblement viendra; et après la jaunisse,... ma foi!
vous rendriez la dot, prenez-y garde.»
* * * * *
M. DE LIGNOLLE, _d'une voix altérée_.
Je vous assure que ce n'est pas la dot...
ROSAMBERT, _à Mme de Lignolle_.
Combien y a-t-il donc que vous êtes mariée?
LA COMTESSE.
Bientôt huit mois, Docteur.
ROSAMBERT.
Huit mois! mais vous devriez être sur le point d'accoucher... Monsieur
le comte, vite un enfant à madame. Un enfant dès ce soir, ou je ne
réponds plus des événemens.
M. DE LIGNOLLE.
Docteur, observez...
LA MARQUISE D'ARMINCOUR, _durement_.
Point d'observations. Un enfant!
LA BARONNE, _d'un ton caressant_.
Un enfant à cette petite. Qu'est-ce que cela vous coûte!
M. DE LIGNOLLE.
Mais...
ROSAMBERT, _d'un ton amical_.
Ah! pas de mais! Un enfant!
LA MARQUISE D'ARMINCOUR, _en pleurant_.
Hélas! Monsieur le docteur, vous lui ordonnez peut-être l'impossible.
ROSAMBERT, _en montrant la comtesse_.
Comment! l'impossible? est-ce que madame ne le voudroit pas?
LA COMTESSE, _les larmes aux yeux_.
Je... je...
MADEMOISELLE DE BRUMONT, _se jetant aux genoux de Mme de Lignolle, très
bas_.
Éléonore, songe à moi, songe à notre enfant... (_Haut._) Madame la
comtesse, si vous payez de quelque retour le tendre attachement de votre
tante et celui de vos amis et le mien, dites que vous le voulez.
* * * * *
La comtesse leva les yeux au ciel, puis les ramena sur moi; puis,
laissant tomber sa main dans la mienne, elle fit entendre avec un
profond soupir le fatal: _Je le veux._
* * * * *
ROSAMBERT, _à M. de Lignolle_.
Elle le veut, qu'avez-vous à dire?
MADAME D'ARMINCOUR, _avec des sanglots_.
Qu'il ne le peut pas, le traître!
ROSAMBERT.
Qu'il ne le peut pas! voilà ce qu'on ne me fera jamais entendre. La
répugnance n'est pas probable. Cette femme est charmante!... Ce n'est
pas non plus foiblesse physique, vous êtes tout jeune encore. Quel âge à
peu près? Soixante ans?
M. DE LIGNOLLE, _un peu fâché_.
Guère plus de cinquante, Monsieur.
ROSAMBERT.
Vous voyez bien; mais, en eussiez-vous le double, voilà des appas
capables de ressusciter un centenaire.
LA BARONNE.
Oui, Docteur; mais permettez une citation:
On dit qu'on n'a jamais tous les dons à la fois,
Et que les grands esprits, d'ailleurs très estimables,
Ont trop peu de talent pour former leurs semblables.
(DESTOUCHES, _Philosophe marié_.)
ROSAMBERT.
Messieurs les gens d'esprit, soit. Mais un homme de génie! un homme
comme monsieur est en tout point supérieur aux autres hommes... Attendez
cependant, il est très possible que nous ayons tous raison, et je vais
vous le démontrer: les gens qui composent forcent, par de perpétuelles
méditations, le sang et les humeurs à se porter continuellement vers la
tête. C'est donc au cerveau que tous les esprits affluent.
Malheureusement le cerveau, sans cesse exercé, ne se fortifie qu'aux
dépens des autres parties qui languissent. Tenez, par exemple: le bras
gauche, dont vous vous servez bien moins que du bras droit, n'est-il pas
aussi le plus foible, et de beaucoup? Eh bien! voilà précisément ce que
c'est. La tête d'un homme de lettres est son bras droit; chez lui tout
le reste est gauche. C'est tant mieux pour la gloire; mais c'est tant
pis pour l'amour.
MADAME D'ARMINCOUR.
Je me soucie bien de la gloire, moi! ai-je marié ma nièce pour qu'on lui
fît de la gloire?
ROSAMBERT.
Vraiment! voilà ce que disent toutes les dames; mais consolez-vous, il y
a du remède à cela. Moi, qui vous parle, j'ai fait, en pareil cas, une
cure miraculeuse. C'étoit pour une académie de province. Oui, toute une
académie étoit attaquée du mal dont monsieur paroît considérablement
affligé. On ne voyoit dans cette petite ville que des visages de femmes
allongés et jaunes. Les épouses de province, qui n'entendent point
raillerie sur l'article, ne mourroient pas sans se plaindre. Elles
crioient contre la littérature; elles crioient! C'étoit un tapage
d'enfer. Leur bonne étoile voulut que je passasse dans le pays; on me
reconnut, je fus appelé. Je vis d'abord qu'en rétablissant l'équilibre
des humeurs et le cours du sang, chaque chose reviendroit d'elle-même à
son état naturel. Je fis pour mes littérateurs, qui vouloient bien
redevenir des hommes, une potion excellente, merveilleuse; une potion!
une potion enfin! Le succès fut prodigieux. Dès le lendemain, chacune
des crieuses avoit le teint sensiblement nettoyé. Mais ce qu'il y eut de
plus remarquable dans cette aventure, c'est qu'à neuf mois de là, le
même jour, presqu'à la même heure, toutes mes académiciennes
accouchèrent chacune d'un garçon bien fort, bien constitué; d'un garçon,
voyez-vous! parce que les pères y avoient mis une ardeur incroyable...
Ce qui me fait rire, c'est une plaisante circonstance que je me
rappelle. Imaginez que ce jour d'accouchement, pour lequel ces dames
sembloient s'être donné le mot, étoit justement un jour d'assemblée.
Chaque mari perdit son jeton. Ce fut un grand sujet de chagrin pour les
chefs de la littérature; ce fut un grand sujet d'amusement pour toute la
ville. Monsieur le comte, je vais rentrer chez moi, afin de vous
composer une potion pareille. Seulement j'estime qu'ayant plus de génie
que ces messieurs, vous devez être plus malade qu'ils ne l'étoient: en
conséquence, je doublerai les doses. Ce soir, je vous enverrai le
paternel breuvage, avalez-le-moi d'un trait, et je vous réponds que
cette nuit madame en aura des nouvelles. Demain matin, Mlle de Brumont
et moi, nous viendrons admirer l'effet du remède. (_Il ajouta d'un ton
plus bas_:) N'y manquez pas, au moins, cela presse. Ce seroit vraiment
dommage d'enterrer cette jeune femme,... et de rendre sa dot. Je vous
quitte, tout Paris m'attend. Bonjour, Monsieur; votre serviteur,
Mesdames.
* * * * *
Son départ me soulagea d'un pesant fardeau: car je voyois le docteur de
plus en plus s'animer, et je tremblois qu'il n'eût déjà trop loin poussé
la plaisanterie. L'air satisfait de M. de Lignolle et son ton plein de
confiance me rassurèrent. Sans être ému des pressans reproches de Mme
d'Armincour, il lui fit cette orgueilleuse réponse: «Est-ce ma faute si
l'amour et la gloire ne s'accordent point? N'avez-vous pas entendu le
docteur? C'est un fort habile homme, je vous le certifie; et, puisqu'il
se charge de rétablir l'équilibre, vous verrez ce soir, vous verrez!» Il
s'en alla très content de lui.
Dès qu'il fut parti, la baronne, qui n'en pouvoit plus, éclata de rire.
«Où donc avez-vous déterré ce médecin vraiment aimable?
demanda-t-elle.--En effet, interrompit la comtesse, qui rioit et
pleuroit en même temps, il est bien amusant, votre ami. Bien amusant! il
a trouvé le moyen d'égayer l'un des plus pénibles momens de ma vie.--Et
ce qu'il dit est plein de raison, s'écria Mme d'Armincour, plein de
sens! Comment s'appelle ce charmant garçon?--Rosambert.--Le comte de
Rosambert? dit la baronne; le malheureux amant de Mme de B...? J'ai
entendu parler de lui très avantageusement. Il me paroît digne de sa
réputation.--Le comte de Rosambert? répéta la marquise; mais c'est bien
ce nom-là,... c'est bien celui dont on m'a parlé pour... Il est votre
intime ami?--Oui, Madame.--J'en suis fort aise, ce jeune homme porte sa
recommandation sur sa figure; il ne m'a pas l'air d'être un monsieur de
Lignolle.»
Mme d'Armincour ne tarda point à me demander poliment si je ne m'en
allois pas. La comtesse aussitôt déclara qu'elle prétendoit que je
restasse avec elle toute la journée; elle protesta même que je ne la
quitterois qu'au moment fatal; et que, si elle étoit contrainte à me
renvoyer plus tôt, M. de Lignolle n'entreroit pas dans son appartement.
«Encore une imprudence! s'écria la marquise. Madame, je vous répète
qu'il est temps que tout cela finisse. On commence à causer dans le
monde. Il faut que des bruits très fâcheux s'y soient répandus sur votre
compte, puisque plusieurs fois, depuis quelques jours, on s'est permis
de faire, même devant moi, beaucoup de mauvaises plaisanteries sur une
mademoiselle de Brumont pour laquelle vous aviez, disoit-on, l'amitié la
plus vive; et comment votre secret, un secret de cette nature, confié
depuis trop longtemps à tant de personnes, pourroit-il être bien gardé?
Ma nièce, je vous en supplie, conduisez-vous désormais par mes conseils.
Si ce n'est pas pour l'amour de moi, que ce soit pour l'amour de vous.
Ma nièce, ne vous perdez pas, ne vous obstinez point à garder
aujourd'hui...--Ma tante, je veux qu'elle reste jusqu'au soir, et que
demain, de bonne heure, elle vienne essayer de me consoler...--Vous
voulez qu'elle reste? Il y faut bien consentir. Vous permettrez du moins
que je ne vous quitte pas.--Hélas! vous pourriez nous quitter sans aucun
risque; vous le pourriez aujourd'hui comme demain... Le même jour, je
vous le jure, ne verra pas un partage odieux.»
Mon Éléonore, quoiqu'en effet la marquise ne nous quittât point, trouva
le moment de me dire: «Ma tante ne sait pas que tu as dernièrement passé
la nuit ici, j'ai prié M. de Lignolle de le lui laisser ignorer; je l'en
ai prié sous prétexte que Mme d'Armincour, naturellement causeuse, le
diroit peut-être à quelqu'un qui, par hasard, pourroit le rapporter à
ton père et te donner beaucoup de chagrin. Ainsi, tu vois, mon bon ami,
que nous pourrons avoir encore plus d'une nuit fortunée... Mais ce ne
sera ni demain, ni même... Oh! je ne pourrois pas ainsi passer tout d'un
coup des bras d'un homme aux bras de mon amant.»
La journée, qui fut triste, nous parut néanmoins trop courte. On ne
manqua pas d'apporter la potion fatale. Le comte s'en empara d'abord
avec avidité; mais nous le vîmes, dès qu'il l'eut goûtée, faire une
terrible grimace. Il finit même par mettre sur la cheminée le vase
heureusement à peu près vide, et Mme d'Armincour ne put jamais le
décider à boire la petite quantité de liquide qu'il venoit de laisser.
Le moment cruel arriva. La comtesse se mit au lit quand minuit fut
sonné. Je la vis mouiller son traversin de ses larmes, je la vis baiser
furtivement la place où ma tête avoit reposé la surveille. Ma chère
Éléonore! quel adieu sa voix me fit entendre, et de quel regard elle
l'accompagna! mon âme en fut déchirée. Cet accent plaintif et ce
douloureux coup d'oeil sembloient également me reprocher l'horrible
sacrifice qui devoit bientôt s'accomplir. Ma chère Éléonore! elle étoit
pâle et tremblante comme un criminel condamné. Est-ce bien là cependant,
est-ce là cette femme qui, six mois auparavant, disoit à son mari, d'un
ton si décidé: _Je le veux_? Amour, ô tout-puissant amour! quel empire
exercez-vous donc sur nos esprits et dans nos coeurs?
Je rentrai chez moi désespéré. M. de Belcour fit de vains efforts pour
dissimuler l'intérêt qu'il prenoit à mes nouveaux chagrins. Quelle nuit
je passai! Pardonnez pourtant, ma Sophie, pardonnez: ce ne fut pas tout
à fait vous qui, cette fois, causâtes ma cruelle insomnie; mais du moins
vous sûtes encore, autant que votre infortunée rivale, exciter mes vifs
regrets et ma tendre commisération; mais du moins vous fûtes à mon lever
l'objet de ma première sollicitude.
«Mon père, vous m'aviez dit que dans quinze jours nous irions chercher
ma femme; plus de quinze jours se sont écoulés...--J'ai, me répondit-il
avec assez d'embarras, j'ai des affaires indispensables à terminer
d'abord... Je ne crois pas que maintenant cela puisse être long...
Prends patience encore quelques jours, seulement quelques jours.--Adieu,
mon père.--Où donc allez-vous de si bonne heure?--M'habiller pour me
rendre chez la baronne, et de là chez la comtesse... Vous me l'avez
permis... Je reviendrai sûrement dîner avec vous, mon père.»
Nous n'allâmes point chercher Rosambert: il nous avoit donné son heure;
et nous fûmes chacun de notre côté si exacts qu'en arrivant à l'hôtel de
M. de Lignolle, nous vîmes dans la cour la voiture du médecin. C'étoit
un carrosse de louage assez bien choisi pour la circonstance: de grands
marchepieds à la françoise, une caisse étroite et longue, une espèce de
vis-à-vis gothique; la demi-fortune d'un docteur. Nous rencontrâmes
Rosambert qui montoit gravement l'escalier. Mme d'Armincour vint, les
larmes aux yeux, nous ouvrir la chambre à coucher de sa nièce. Sa nièce,
au contraire, se précipita dans mes bras avec tous les signes de la plus
grande satisfaction. Surpris, je lui demandai fort sèchement ce qui
pouvoit lui causer de si joyeux transports. «Félicite-moi!
s'écria-t-elle. Applaudis-toi! ce monsieur de Lignolle,... il n'est
toujours pas changé,... il n'est toujours pas M. de Lignolle;... et moi,
je ne suis toujours pas sa femme. Ton Éléonore n'est qu'à toi.»
A l'instant même, M. de Lignolle, qui avoit sans doute entendu le
médecin arriver, entra; et, sans montrer aucune espèce de confusion, il
adressa la parole à Rosambert: «Docteur, l'équilibre n'est pas rétabli;
que dites-vous de cela?--Ce que je dis! que ce n'est pas la faute de mon
remède; que vous êtes un homme de génie comme on n'en voit
guère.--Heureusement! s'écria la tante.--Un homme de génie incurable,
poursuivit Rosambert; un homme de génie dont la tête sera toujours
étonnante, mais qui du reste demeurera impotent toute sa vie.--Peut-être
aurois-je bien fait de ne pas laisser cela? reprit le comte en montrant
la fiole.--Certainement, vous auriez bien fait; mais n'importe. Ce que
vous avez bu, Monsieur, auroit pu suffire à quatre littérateurs
ordinaires, et je ne sais pas amuser mes malades: puisque cela ne vous a
rien fait, vous n'en reviendrez point. Jamais vous n'en reviendrez,
jamais.--Quoi! vous pensez que le cours...»
Le comte fut interrompu par la brusque arrivée de son frère, le vicomte
de Lignolle, capitaine de vaisseau. L'impatient marin se précipita dans
l'appartement de sa belle-soeur, sans attendre qu'on l'eût annoncé.
C'étoit un homme de cinq pieds dix pouces, gros et fort à proportion,
une espèce d'Hercule; au reste, des cheveux noirs, de grandes
moustaches, une longue épée; l'air du monde le plus farouche, tous les
gestes d'un grenadier, tout le maintien d'un coupe-jarret.
* * * * *
LE CAPITAINE.
Bonjour, mon frère; bonjour, tout le monde.
M. DE LIGNOLLE, _d'un ton préoccupé_.
Bonjour, mon ami... (_A Rosambert._) Vous pensez que le cours du sang et
des humeurs est invinciblement déterminé?...
LE CAPITAINE.
Qui est malade ici?
ROSAMBERT.
Madame votre belle-soeur.
LE CAPITAINE.
Elle est malade, cette femme! c'est peut-être tant mieux. Corbleu! nous
verrons.
LA BARONNE, _tout bas à Mlle de Brumont, qui vient de lancer au vicomte
un coup d'oeil menaçant_.
Je crois vous avoir quelquefois parlé de cet énorme personnage. Sa venue
ici ne me paroît pas d'un bon augure. De la patience, surtout, et de la
modération.
ROSAMBERT.
Monsieur votre frère aussi n'est pas tout à fait comme il devroit être.
LE CAPITAINE.
Qu'as-tu donc?
M. DE LIGNOLLE.
J'ai... que je n'ai pas d'équilibre.
LE CAPITAINE.
Corbleu! tu veux rire, je crois? Je te vois bien planté sur tes deux
jambes, et tu te tiens aussi droit que moi!
ROSAMBERT.
Il n'est pas question d'un pareil équilibre. C'est l'équilibre de tout
le monde, celui-là. Ce qui manque à monsieur, c'est la juste proportion
des affections du corps...
M. DE LIGNOLLE.
Et des affections de l'âme: voilà.
LE CAPITAINE.
Oh! les affections de l'âme! j'étois bien étonné que tu ne m'en eusses
pas déjà étourdi... (_A Rosambert._) Écoutez donc, mon cher monsieur:
c'est peut-être beau ce que vous me dites; mais que cinq cents diables
m'emportent si j'y comprends un mot!
ROSAMBERT.
Cela est clair pourtant; je vais, au reste, vous l'expliquer encore: le
corps de la femme est malade, parce que l'esprit du mari se porte trop
bien. J'ai ordonné, pour la santé de madame, qu'elle fît un enfant...
LE CAPITAINE.
Qu'elle fît un enfant! A propos, mon frère, sais-tu bien qu'on dit que
ta femme n'a pas besoin de toi pour cela?
MADEMOISELLE DE BRUMONT.
Voilà un _à propos_ d'une impertinence... Savez-vous bien, vous,
Capitaine, que, si tous les officiers de la marine vous ressembloient,
ce seroient de fort vilains messieurs!
LE CAPITAINE.
Ma petite demoiselle, auriez-vous un frère, par hasard?
MADEMOISELLE DE BRUMONT.
Eh bien! si j'en avois un?
LE CAPITAINE.
Quand vous en auriez trente, je les prierois les uns après les autres de
venir derrière le couvent des Chartreux...
MADEMOISELLE DE BRUMONT.
Capitaine, je crois, malgré vos airs terribles, que le premier qui s'y
rendroit pourroit épargner le voyage à tous les autres.
LE CAPITAINE, _avec mépris_.
Vous êtes bien heureuse de n'être qu'une femme!
* * * * *
Le ton dont il prononça ces paroles me rassura pleinement sur le sens
très équivoque de ses questions précédentes. J'allois répliquer avec
chaleur, quand la baronne, qui ne cessoit de veiller sur moi, me dit
tout bas: «Pour Dieu, modérez-vous! Songez qu'il y va du salut de votre
Éléonore.» Cependant Mme de Lignolle, avec la vivacité qu'on lui
connoît, venoit de signifier à son insolent beau-frère que, s'il
continuoit à lui manquer ainsi de respect, elle le feroit tout à l'heure
mettre à sa porte. «Ne faites pas attention à ce qu'il dit, s'écria le
comte: c'est une tête chaude.»
* * * * *
ROSAMBERT, _au capitaine_.
Monsieur, quiconque vous a tenu l'impertinent propos que vous venez de
rendre en a menti. Je suis fait pour m'y connoître; et tout à l'heure,
si on l'exige, je vais signer que madame la comtesse a, tout au
contraire, grand besoin de son mari pour cela. Malheureusement, monsieur
le comte n'a pas du tout besoin de sa femme, lui! Pas du tout. Il est
constitué de manière que, dans tout son individu, l'esprit l'emporte de
beaucoup sur la matière.
LE CAPITAINE.
Oui! il n'est pas trop bête, mon frère; il compose des...
ROSAMBERT.
Fort bien! mais ce n'est pas avec de l'esprit qu'on peut faire un enfant
à sa femme. J'aurois donc voulu, dans ce sujet-ci, forcer l'esprit à
suspendre un peu ses opérations, pour qu'il n'empêchât plus le corps de
faire quelquefois les siennes. J'aurois voulu rétablir l'équilibre.
M. DE LIGNOLLE, _au capitaine en riant_.
Il n'y a point réussi. Tiens! toi qui te mêles de chimie, regarde un peu
ceci; j'en ai bu tout ce qui manque dans la fiole.
LE CAPITAINE, _après avoir remué le vase et mis sur la langue une goutte
du liquide_.
Corbleu! quel est l'âne fieffé qui l'a composé, ce breuvage de cheval?
M. DE LIGNOLLE.
Ce n'est pas un âne, c'est le docteur.
ROSAMBERT, _en saluant le capitaine_.
C'est le docteur,... Monsieur le censeur. La preuve que ma potion
n'étoit pas trop forte, c'est qu'elle n'a rien fait.
LE CAPITAINE.
Corbleu! une décoction de mouches cantharides! l'aphrodisiaque le plus
puissant! et à une dose... Si j'en prenois la vingt-cinquième partie, je
serois pendant vingt-cinq nuits comme un enragé. Il y avoit de quoi
mettre en fureur tout mon équipage.
MADAME D'ARMINCOUR, _en pleurant_.
Cela pourtant n'a rien fait.
LE CAPITAINE.
Rien fait!... Corbleu! mon pauvre frère, il faut que tu aies de la glace
dans le coeur, dans les entrailles et partout. Corbleu[6]! de quel limon
notre chère mère t'a-t-elle donc pétri? Ce n'est pas le même sang qui
coule dans nos veines, au moins! ce n'est pas le même sang. Il est vrai
que je suis le cadet, et de plus d'une année, sans compliment; mais de
tout temps, il faut en convenir...
[6] On met toujours _corbleu_, parce qu'on ne peut pas rapporter ici
tous les autres juremens plus énergiques dont le capitaine usoit
familièrement.
M. DE LIGNOLLE, _en se frottant les mains_.
C'est pourtant mon génie qui est cause de cela!
LE CAPITAINE.
Corbleu! quel chien de génie! Je suis fort aise que tu l'aies pris pour
toi tout entier: car, à ce compte-là, tu en as eu dès ta première
jeunesse, du génie. De tout temps, c'est ce que je voulois dire tout à
l'heure, de tout temps, mon cher frère aîné s'est montré du côté du beau
sexe un fort petit monsieur.
MADAME D'ARMINCOUR, _au capitaine, toujours en pleurant, mais avec
colère_.
Puisque vous saviez cela, pourquoi donc avez-vous souffert qu'il prît
une femme?
LE CAPITAINE.
Eh! pourquoi l'aurois-je empêché de faire un mariage avantageux?
MADAME D'ARMINCOUR, _en fureur_.
L'affreux calcul!... (_Au comte de Lignolle._) Maudit bel esprit! je
voudrois maintenant que ta femme te fît cocu autant de fois qu'elle a de
cheveux sur la tête.
LE CAPITAINE.
Vraiment! on dit que l'idée lui en prit; mais je la lui ferai bien
passer, moi. Je suis revenu dans ce pays-ci tout exprès.
MADAME D'ARMINCOUR, _au capitaine_.
Et toi, Monsieur le fier-à-bras, je voudrois que quelqu'un (_en jetant
un regard sur Mlle de Brumont_) de ma connoissance te donnât autant de
coups d'épée que ma nièce a de cent mille livres de rente.
LE CAPITAINE, _du ton de la menace et en ricanant_.
Ce quelqu'un de votre connoissance, dites-moi son nom, bonne femme!
MADAME D'ARMINCOUR.
Bonne femme!... son nom!... son nom!... Va, va, tu ne le sauras
peut-être que trop tôt.
LE CAPITAINE.
Corbleu! nous verrons... Au reste, mon frère, tenez-vous sur vos
gardes... Lisez cet article d'une lettre que j'ai trouvée en rentrant
dans le port de Brest: _Tu m'avois dit que ton frère ne pourroit jamais
consommer son mariage..._ Je ne me souviens pas d'avoir dit cela; mais
c'est égal, continuons: _Comment se fait-il donc que ta belle-soeur soit
enceinte?_ L'est-elle?
ROSAMBERT.
Elle ne l'est pas.
LE CAPITAINE.
A la bonne heure, corbleu!... (_A son frère._) Cette lettre est signée
_Saint-Léon_, un de mes amis, tu sais bien... Bouillant de colère, je
prends la poste, j'arrive, je descends chez Saint-Léon. Saint-Léon dit
ne m'avoir point écrit; je lui montre ce papier, il me prouve que ce
n'est pas son écriture, qu'on a seulement voulu l'imiter.
LA BARONNE, _bas à Mlle de Brumont_.
Je crains bien que ce ne soit une perfidie de votre marquise... (_Au
capitaine._) Voyons cette lettre... (_En la lui rendant._) Si vous êtes
un homme raisonnable, je vous demande quelle foi méritent les
inculpations d'un faussaire?
LE CAPITAINE.
Bon! bon! je veux bien croire que cela ne soit pas tout à fait vrai;
mais la fumée ne va pas sans feu... Je compte m'établir ici pendant
quelques jours, et que je voie un gringalet s'approcher d'elle! Je
consens qu'un million de tonnerres m'écrase, si je ne lui mets dans sa
poche les deux oreilles du _mirlifleur_.
MADEMOISELLE DE BRUMONT.
Monsieur le capitaine, votre nom est venu jusqu'à moi. Vous l'avez rendu
malheureusement trop célèbre. Tigre toujours altéré, quand vous ne
pouvez assouvir sur l'Anglois la soif qui vous dévore, vous buvez le
sang de vos frères. La France, on le sait bien, n'a pas de plus fameux
duelliste que vous. Croyez pourtant qu'il reste encore dans le royaume
quelques braves jeunes gens qui, pour ne pas faire, comme vous, métier
de massacrer sans cesse, n'en seroient pas moins très capables de vous
combattre, et peut-être de vous punir. Si j'étois à la place de la
comtesse, je voudrois du moins l'essayer. Dès ce soir, déterminée par
vos menaces, je prendrois un amant... que j'avouerois; je me plairois à
choisir parmi ces jeunes gens le plus foible peut-être...
ROSAMBERT, _avec enthousiasme_.
Non! le plus jeune, mais le plus redoutable; un joli garçon, d'une
adresse extrême, d'une étonnante force, d'une intrépidité rare; et moi
qui vous parle, Madame la comtesse, je consentirois à perdre la vie si
celui-là, tout au contraire, ne vous rapportoit pas les oreilles du
capitaine, quand vous les lui auriez demandées.
LA BARONNE, _avec promptitude_.
Oui; mais vous ne les lui demanderiez point, n'est-il pas vrai,
Comtesse? vous ne les lui demanderiez point; vous ne vous vengeriez des
menaces d'un spadassin que par le mépris qu'elles méritent.
LE CAPITAINE.
Je me soucie bien que des péronnelles me méprisent! En attendant, je
vais toujours m'établir ici...
LA COMTESSE.
Dans cet hôtel? il n'en sera rien.
LE CAPITAINE.
Comment! mon frère, je ne logerai pas chez toi?
LA COMTESSE.
Assurément non: car je ne le souffrirai pas.
LE CAPITAINE, _au comte_.
Tu ne me réponds pas? tu ne la fais pas taire? ah! tu te laisses mener
par une femme! Corbleu! je voudrois être à ta place seulement pendant
vingt-quatre heures, le mari d'une pie-grièche, je lui ferois voir du
pays, moi! (_A la comtesse._) Là! là! ne vous fâchez pas! on ne restera
pas ici malgré vous, mais on se logera dans la même rue,... et comptez
que je vous surveillerai, Princesse! comptez que ce ne sera pas ma
faute, si vous réussissez à devenir une petite catin.
* * * * *
A ce dernier outrage du capitaine, la comtesse devint furieuse, et, pour
toute réponse, elle lui jeta à la tête un flambeau qui se trouva sous sa
main. Je vis l'instant où le brutal alloit rendre coup pour coup. De la
main gauche j'arrêtai son bras déjà levé, et, de la droite prenant le
géant au collet, je le repoussai si vigoureusement que je l'envoyai
chercher à reculons, jusqu'au bout de l'appartement, un appui contre la
croisée, qu'il brisa. Si le balcon n'eût retenu le capitaine, il
descendoit par la fenêtre. «Bien! ma chère Brumont, bien! crioit Mme
d'Armincour: il faut le tuer; tuons-le, ce grand coquin, qui me fait
mourir de peur, qui insulte mon enfant et qui veut la battre!» Je
n'avois pas besoin des encouragemens de la marquise; j'étois si
transporté de colère qu'ayant aperçu sur un fauteuil l'épée de M. de
Lignolle, qu'il y avoit laissée la veille en se déshabillant chez sa
femme, je m'élançai pour la saisir. Rosambert, qui seul conservoit
quelque sang-froid dans une scène aussi scandaleuse, courut à moi.
«Malheureux! me dit-il, si vous la tirez, vous allez vous trahir.»
Cependant le capitaine, assis sur les débris de la fenêtre, me regardoit
d'un air étonné, se contemploit lui-même avec surprise, rioit d'un gros
rire et disoit: «C'est pourtant bien cette morveuse qui, du premier
coup, m'a campé là! A-t-elle des bras de fer? ou ne suis-je plus qu'un
homme de paille? Corbleu! ce que c'est que d'être pris au dépourvu! un
enfant vous battroit!... Mais cette épée qu'elle vouloit tirer contre
moi! qu'est-ce que j'aurois donc pris pour me défendre, Mademoiselle?
une épingle noire? (_Enfin il crut devoir se relever._) Adieu, les
charmantes dames; adieu, mon pauvre frère; adieu, mon aimable petite
soeur. Je me souviendrai de la bonne réception que vous m'avez faite.
Corbleu! je ne m'en vais pas loin, et j'aurai l'oeil sur votre conduite.
Laissez-moi faire.» Il sortit.
«Monsieur, c'est vous que j'admire, dit alors Mme de Lignolle à son
mari. Votre tranquillité me fait plaisir! Vous m'auriez donc laissé tuer
sans changer seulement de place?» Il lui répondit d'un air préoccupé:
«Oui, oui... Plaît-il?... Ah! je vous demande pardon: mon corps étoit
là, mon esprit ailleurs... Je médite le plan d'un nouveau poème: il aura
huit vers, celui-là;... j'irai peut-être jusqu'à la douzaine;... et,
puisque le docteur assure que l'équilibre ne se rétablira pas, je veux
justifier les éloges qu'il donne à mon... génie, comme il dit; je veux
que cet ouvrage soit un... petit chef-d'oeuvre, comme il appelle les
autres! et je vous quitte pour travailler sans relâche à cela.»
Quand il fut parti, nous perdîmes quelques minutes à nous regarder tous
en silence. Chacun de nous, peut-être étonné du présent et inquiet de
l'avenir, prenoit tout bas conseil des circonstances. Mme de Fonrose la
première ouvrit la bouche pour nous recommander beaucoup de prudence; la
marquise s'écria qu'il falloit que le chevalier ne revît jamais sa
nièce: sa nièce protesta qu'il valoit mieux mourir que de renoncer à
moi; moi, par un regard plein d'amour, j'assurai mon Éléonore de ma
constance inébranlable, et je jurai que son grossier beau-frère me
feroit bientôt raison des insolens discours qu'il s'étoit permis de lui
tenir, et des inquiétudes qu'il osoit nous donner. «Voilà, dit enfin
Rosambert, une très mauvaise résolution. Vous devez, mon ami, pour
l'intérêt commun, dissimuler votre ressentiment contre le vicomte; vous
n'avez rien à faire que d'attendre les événemens: madame, quand elle ne
pourra plus cacher son état, en fera la confidence à son mari. Il faudra
bien que celui-ci, comme tant d'autres, prenne doucement la chose et
avoue l'enfant. Le capitaine pourra crier, j'en conviens; mais c'est
alors, Faublas, que vous vous montrerez. Vous irez dire deux mots à ce
marin qui ne sait pas vivre; et je vous connois! tout sera fini.»
Tout le monde ayant reconnu que le conseil de Rosambert étoit infiniment
sage, Mme d'Armincour, en sanglotant, me remercia de ce que j'avois
défendu sa nièce, me supplia de vouloir bien la défendre toujours, et
m'ordonna de m'en aller pour ne plus revenir. «Pauvres enfans!
ajouta-t-elle en nous voyant aussi pleurer, votre peine me fend le
coeur; mais il faut, il le faut... Ah! Monsieur de Rosambert, pourquoi
celui-là n'est-il pas son mari!...--Viens ce soir, murmuroit tout bas
mon Éléonore, à minuit... Nous avons mille choses à nous dire...
Viens.--Oui, ma charmante amie, oui.--De bonne heure, parce que la
marquise doit aller aux fiançailles d'une parente, et ne reviendra pas
souper.»
Malgré sa tante, elle s'étoit jetée dans mes bras, elle me tenoit
pressée sur son sein, elle me faisoit mille caresses, et même elle
baisoit avec transport mes plumes, mon fichu, ma ceinture et ma robe,
comme si elle eût pris congé de mes habits, comme si elle eût deviné
qu'elle ne devoit plus voir Mlle de Brumont.
* * * * *
On ne parvint que difficilement à nous séparer. «Ah! Madame la baronne,
restez du moins quelque temps avec elle, et tâchez de la consoler.--Je
le veux bien, répondit-elle: M. de Rosambert a sa voiture, qu'il vous
ramène. Dans une heure, je vous rejoins chez le baron.
--En voilà une qu'il faut plaindre, me dit le comte, car elle paroît
avoir pour vous un attachement véritable.--Rosambert, croyez-vous que je
ne l'aime pas?--La bonne question! Je sais bien que vous les aimez
toutes.--Oh! celle-là, c'est de tout mon coeur; je la préfère...--A
Sophie?--A Sophie!... non,... non pas à Sophie.--A Mme de B...?--Oui,
mon ami.--Tant mieux! s'écria-t-il... Tant mieux pour moi: cela me
venge. Mais tant pis pour cette aimable enfant: car voilà certainement
d'où vient la haine que la marquise lui porte.--La haine?--Assurément;
pensez-vous que ce puisse être une autre que Mme de B... qui ait écrit
cette lettre pseudonyme au vicomte?--Ah! Rosambert, pouvez-vous la
soupçonner d'une...--Mon ami, vous ne vous défiez pas assez de cette
femme-là.--Mon ami, vous vous en défiez trop... Au reste, je vous le
demande en grâce, parlons d'autre chose.--Volontiers! aussi bien je veux
vous apprendre une nouvelle qui va vous réjouir et vous étonner: je me
marie demain.--Et vous voulez que cette nouvelle-là m'étonne? Votre
convalescence est affermie: il est clair que vous allez vous marier tous
les jours.--Ne croyez pas que je badine. C'est très sérieusement que je
me marie.--Très sérieusement!--Oui, sérieusement; au pied des
autels.--Il n'est pas possible. On n'en a pas entendu parler.--Il y a
cependant plus de quinze jours qu'il en est question. On m'a fait donner
ma parole d'honneur de n'en rien dire à qui que ce soit, sans
distinction: les grands parens, qui craignoient l'opposition de tout le
reste de la nombreuse famille, ont exigé le plus profond secret; ils ont
même acheté la dispense des bans. Ma mère aussi me recommandoit le
silence; elle trembloit que ce mariage avantageux ne vînt à manquer par
quelque indiscrétion.--Je ne reviens pas de ma surprise. Quoi!
Rosambert, à vingt-trois ans, a pu se déterminer...--Il l'a fallu.
D'abord c'est la comtesse de ***, vous savez bien, la confidente de Mme
de B...!--Oui.--C'est elle qui s'est mêlée de cette affaire avec une
chaleur... De quelque prétexte qu'elle ait essayé de couvrir l'intérêt
extrême qu'elle y mettoit, je ne me suis point abusé sur ses véritables
motifs. Il ne m'a pas été malaisé de sentir qu'elle le faisoit moins
pour m'obliger que pour désoler son ancienne amie; et sur cet article,
j'en conviens, il étoit difficile qu'elle eût plus de bonne volonté que
moi: la marquise d'ailleurs m'a pressé...--La marquise?--Oh! dès qu'on
parle d'une marquise, il croit que c'est la sienne. Non, Chevalier,
celle-là n'est pas folle de vous; c'est la marquise de Rosambert. La
marquise m'a pressé, prié, conjuré; elle a pleuré même. On ne résiste
pas aux larmes d'une mère! Je me suis donc laissé fléchir. Ce soir je
signe le contrat; demain j'épouse vingt mille écus de rente et une jolie
fille.--Jolie?--Oui, vraiment: l'air un peu niais cependant, et d'une
innocence... à faire mourir de rire.--Quel âge?--Pas tout à fait quinze
ans. Oh! c'est une éducation tout entière dont je me charge.--Son
nom?--Vous le saurez après-demain. Tenez, venez après-demain, de bonne
heure, je vous ferai, sans façon, déjeuner au lever de la mariée.
Aimez-vous les mines du lendemain? Aimez-vous à voir une toute nouvelle
femme, un peu gênée dans sa marche, les yeux battus, l'air encore tout
étonné? Vous riez!--Oui, vous me faites penser à quelqu'un.--Il a
raison! Je suis admirable, en vérité! je me tourmente à lui peindre ce
qu'il connoît mieux que moi! Ne lui sont-ils pas familiers ces airs du
lendemain? N'a-t-il pas vu la charmante Lignolle et la belle Sophie? Et
que sais-je? d'autres peut-être dont il ne m'a point parlé!... Mais
n'importe, Chevalier, vous pourrez goûter un nouveau genre de plaisirs,
faire d'intéressantes observations, vous rendre compte à vous-même de ce
que vous éprouverez auprès d'une Agnès fraîchement épousée, dont cette
fois ce ne sera pas Faublas qui aura causé les petites douleurs
secrètes, le charmant embarras.--Voilà bien, mon cher Rosambert, les
idées d'un franc libertin.--Ne faites donc pas l'enfant. Ne vous en
défendez point... Moi qui vous parle, ne trouverai-je pas mon compte à
cela? N'aurai-je pas aussi mes jouissances? Ne serai-je pas encore plus
enivré du bonheur que quelqu'un m'enviera très inutilement?... Je
connois les petits inconvéniens de l'hymen; je connois le plus
inévitable de tous, surtout quand on a l'honneur d'être l'intime ami du
chevalier de Faublas; mais cette fois, Monsieur le vainqueur, ne vous
applaudissez pas d'avance d'une conquête nouvelle. Je compte, et je vous
en avertis avec confiance, je compte ne jamais aller grossir
l'universelle confrérie.--Bon! voilà encore une exception; et c'est
Rosambert, Rosambert, qui, même la veille des noces, a déjà le langage
des époux! Il ne doit pourtant pas avoir oublié combien de fois
l'aveugle entêtement de ces messieurs a fourni matière à ses plus
piquans sarcasmes. Tous en général conviennent qu'il n'y en a pas un qui
ne le soit, et chacun en particulier vient vous affirmer que lui ne
l'est pas. Et vous aussi, Rosambert, vous aussi!--Faublas, écoutez-moi,
et dites vous-même si je n'ai pas quelques raisons d'attendre une autre
destinée. Qu'un vieux garçon rassasié de plaisirs, épuisé par
d'anciennes bonnes fortunes, dégoûté du monde qu'il ennuie et des femmes
qui le délaissent; qu'un vieux garçon, d'ailleurs éclairé par la
constante expérience des temps passés et de l'âge présent, ose cependant
braver à la fois son siècle et l'avenir; qu'en épousant une jeune femme,
il nous porte à tous l'impertinent défi de le faire ce que tant d'autres
ont été faits par lui; cela crie vengeance: la foule des célibataires
doit en ce cas se réunir pour conjurer le châtiment du fanfaron. Mais
moi qui commence à peine mon printemps, que le monde recherche, que les
femmes caressent, moi qui ne saurois refuser à la mienne aucune espèce
de plaisirs...--C'en est assez, Rosambert, n'achevez pas, je vous en
supplie, vous me causez trop de surprise. Il faut que l'hymen ait de
bien puissans prestiges pour obscurcir ainsi les meilleurs jugemens. Je
ne vous reconnois plus! C'est au point que, si j'avois moins de chagrin,
je me moquerois de vous.--Vraiment!... Il faut que j'y prenne garde;
vous me donnez une véritable épouvante... Allons... Eh bien! me voilà
déjà résigné. Je prends mon parti d'avance, en galant homme. Je promets
bien, quoi qu'il puisse arriver, qu'on me trouvera toujours moi-même...
Oui! si la jeune femme a quelque affaire de coeur, il faudra qu'elle
soit horriblement maladroite pour que je m'en aperçoive, je vous assure.
Je crois qu'on ne peut pas mieux réparer ses torts, Chevalier. On ne
peut pas mieux commencer! Je vous mets à votre aise.--Moi, Rosambert?
Ah! puisse tout le monde, autant que Faublas, respecter vos heureux
liens! Ces maximes que je répétois tout à l'heure, ce sont les vôtres.
Je n'en eus jamais de pareilles. Jamais je n'ai séduit, je me suis
trouvé toujours entraîné: la marquise fut mon premier attachement;
Sophie est mon unique passion; Mme de Lignolle sera mon dernier amour.
Dieu vous entende et vous en préserve!»
Cependant Rosambert avoit affaire chez lui; nous nous y rendîmes
ensemble, nous y causâmes pendant à peu près deux heures, et le temps ne
me parut pas long: car le comte me permit de l'entretenir sans cesse de
mon Éléonore. Enfin on me reconduisit à l'hôtel. Mme de Fonrose sortoit
de l'appartement de mon père comme j'y entrois: le baron paroissoit fort
animé; la baronne étoit pâle et tremblante. «Eh bien! s'écrioit-elle
avec un dépit mal déguisé, nous tâcherons que le désespoir de cette
perte ne nous fasse pas tourner la tête... Vous voilà, belle demoiselle?
donnez-moi la main jusqu'à ma voiture... Chevalier, si vous voyez
bientôt votre cruelle marquise, dites-lui que je la perdrai, dussé-je me
perdre avec elle.»
Lorsque j'eus quitté mes habits de femme, nous nous mîmes à table, M. de
Belcour et moi, quoique nous n'eussions pas plus d'appétit l'un que
l'autre. «Mon père, vous ne mangez pas?--Mon fils, je suis malade
d'inquiétude et de chagrin... Mais vous non plus, vous ne touchez à
rien?--J'ai ma migraine.--Votre migraine! je vous conseille d'y
renoncer. Elle ne réussira pas cette fois... Mon fils, lisez le dernier
article de cette lettre que j'ai reçue l'autre jour par la petite poste:
_On croit devoir aussi vous avertir que Mlle de Brumont a passé la
nuit dernière chez Mme de Lignolle, et que c'est encore la baronne de
Fonrose qui l'y a conduite._
--Un écrit anonyme, mon père!--Fort bien, mon fils! mais oserez-vous
dire que le fait n'est pas vrai?... Mon fils, vous ne sortirez plus le
soir... Et Mme de Fonrose, ajouta-t-il d'une voix fort altérée, Mme de
Fonrose n'abusera plus de ma confiance... Elle ne me trahira plus,
l'ingrate baronne!... Mon ami, je suis homme, et par conséquent sujet à
l'erreur. Quelquefois je m'égare; mais, dès que j'aperçois l'abîme, je
fais un pas en arrière, et je change de route. Mon ami, poursuivit-il en
prenant mes mains dans les siennes, ne voulez-vous m'imiter que dans mes
foiblesses? Ne l'avois-je pas bien dit que vous finiriez par la perdre,
cette enfant si malheureuse et si charmante?--Qui? Sophie?--Non, Mme de
Lignolle!--Mme de Lignolle!--Puisqu'elle est enceinte, puisque désormais
son mari ne peut croire... Comment fera-t-on pour la sauver?--Oh! ne
m'en parlez pas. Depuis ce matin je cherche en tremblant quelque moyen
de l'arracher aux malheurs qui la menacent. C'est en vain que je me
tourmente. Je suis au désespoir!--Son beau-frère est arrivé: vous venez
déjà d'avoir ensemble une terrible scène!... Mon fils, connoissez-vous
le capitaine?--De réputation, mon père.--Savez-vous qu'elle est affreuse
et grande, sa réputation?--Affreuse et grande, je le sais.--Savez-vous
que le vicomte de Lignolle a souvent touché Saint-Georges?--Souvent?...
Je le veux croire.--Savez-vous que cet homme-là s'est battu deux cents
fois peut-être?...--Tant pis pour lui.--Qu'il n'a jamais été blessé?--Il
n'est pourtant pas invulnérable sans doute!--Qu'il a mis bien des pères
de famille au désespoir?...--Monsieur le baron, que vous importe?--Que
sa fatale épée a moissonné des jeunes gens de la plus grande
espérance?--Eh! mon père, il ne faut peut-être qu'un jeune homme obscur
pour les venger tous.--Mon fils, le capitaine ne peut manquer de savoir
bientôt que Mlle de Brumont est l'amante de Mme de Lignolle; j'avoue
qu'il découvrira plus difficilement que Mlle de Brumont est le chevalier
de Faublas; mais enfin,... tôt ou tard tout semble nous assurer qu'il le
découvrira. Mon fils, que ferez-vous alors?--Ce qu'il faudra faire?
Voilà, Monsieur le baron, permettez-moi de le dire, une étrange...--A
Dieu ne plaise, s'écria-t-il, à Dieu ne plaise que je veuille outrager
ton jeune courage! je t'avoue même, ajouta-t-il en m'embrassant, que la
fière simplicité de tes réponses m'a fait un plaisir extrême; et moi
aussi, quelquefois, je suis fier; mais c'est de mon fils! c'est dans mon
fils que j'ai mis tout mon orgueil! Tu ne sais pas comme je jouissois
quand je te voyois, à peine adolescent, n'avoir plus d'égal dans aucun
de tes exercices: tantôt ramener, couvert d'écume et brisé de fatigue,
un fougueux cheval, que les plus fameux écuyers ne montoient qu'en
tremblant; tantôt, avec le fusil, l'arc ou le pistolet, frapper du
premier coup l'oiseau que tous les tireurs avoient manqué; tantôt, dans
un assaut public, aux yeux d'une nombreuse jeunesse, toujours étonnée,
battre ou désarmer tout ce qu'il y avoit de maîtres dans le régiment
nouvellement arrivé. Chacun alors, décernant au jeune chevalier le prix
des armes, venoit me féliciter de l'avoir pour fils. Cependant, je me
l'avouois tout bas avec une sorte d'impatience, et non sans quelque
espèce d'inquiétude: ta supériorité ne seroit bien consacrée que
lorsqu'un événement toujours fatal t'auroit obligé de subir une dernière
épreuve, trop communément malheureuse, une épreuve pour le succès de
laquelle, sans le courage, l'adresse n'est rien. Tu l'as trop tôt
soutenue, cette épreuve; mais tu l'as soutenue plus que bien, j'ose le
dire. Si la colère l'eût moins aveuglé, ce M. de B..., qui jouit de
quelque réputation dans les armes, il auroit pu t'admirer à la porte
Maillot, lorsque, avec une dextérité merveilleuse, avec un imperturbable
sang-froid, maîtrisant le fer ennemi comme s'il eût encore été question
de recevoir seulement un coup de fleuret, tu déployois dans ce combat
devenu inégal autant d'habileté que de force, autant de vaillance que de
magnanimité. Alors vraiment je reconnus que Faublas, aussi intrépide
qu'adroit, ne rencontreroit jamais de vainqueur. Alors, surpris de voir
dans un jeune homme de seize ans la réunion d'un talent peu commun et
d'une vertu plus rare, ton heureux père, au comble de la joie, se
rappela qu'il ne s'étoit reposé que sur lui-même du soin de veiller à
ton éducation, et ne put, sans quelque mouvement d'orgueil, contempler
son ouvrage. Alors aussi, poursuivit M. de Belcour en m'embrassant
encore, je me reprochai d'avoir attendu l'événement pour rendre justice
au plus digne des fils; et toi, Faublas, pardonne-moi mes premières
défiances. Va! si c'est un crime de n'avoir pas cru d'avance aux vertus
qui ne m'étoient pas encore prouvées, tu m'en vois puni; va! j'étois
autrefois moins tourmenté de la crainte qu'elles ne te manquassent que
je ne le suis maintenant de la certitude que tu les possèdes au suprême
degré. Oui, mon ami, c'est l'excès de ton courage et de ta générosité
qui cause aujourd'hui mes plus vives alarmes. Permets-moi de te demander
plusieurs grâces.--Des grâces?...--Je te prie de ne point aller à ton
ennemi, je te prie de l'attendre. S'il te vient chercher, eh bien! tu
feras ton devoir. Néanmoins je te supplie de n'accorder le combat qu'à
cette expresse condition que vous pourrez l'un et l'autre amener un
témoin. Je veux voir ta seconde affaire, plus dangereuse que la
première; je veux, par ma présence, t'obliger à revenir vainqueur.
Faublas, gardez-vous d'avoir pour le vicomte de Lignolle les magnanimes
ménagemens dont vous usâtes envers le marquis de B... Peu s'en fallut,
je m'en souviendrai toujours, peu s'en fallut que votre générosité ne me
coûtât mon fils. Avec le vicomte, tu n'en serois pas quitte pour une
meurtrissure; jamais le capitaine n'a porté de coups qui ne fussent
mortels; et, je te le répète, c'est un homme encore plus féroce que
redoutable, un duelliste de profession. Si sa bravoure n'avoit été
d'ailleurs quelquefois utile à l'État, il eût depuis longtemps, pour la
vengeance publique, porté sa tête sur un échafaud. Son existence atteste
le malheureux oubli de la plus sage de nos lois. Songes-y, Faublas;
quand le moment sera venu de le combattre, alors je t'en conjure, songe
à ton père, à ta soeur, à ta Sophie, à Mme de Lignolle s'il le faut.
Alors, pour ta propre sûreté, pour le salut de tous, pour la tardive
satisfaction de cent familles, immole la victime dont le Ciel te demande
le sang. Celui-là, tu le sais bien, doit recevoir la mort qui se fait un
affreux plaisir de la donner; frappe sans pitié, frappe, purge la terre
d'un monstre, et déjà ta jeunesse n'aura pas été tout à fait inutile au
repos des hommes... Mais, s'écria M. de Belcour, il me vient une
réflexion vraiment inquiétante. Depuis trop longtemps des voyages, des
maladies, plusieurs malheurs, t'ont forcé de négliger tout à fait tes
exercices. Il y a sept mois, plus de sept mois, que tu n'as manié de
fleuret. Mon Dieu! si tu avois perdu quelque chose de cette agilité
prodigieuse qu'on admiroit et qui s'entretient surtout par l'habitude;
si tu n'avois plus le coup d'oeil si prompt, les mouvemens si sûrs! Mon
Dieu! si tu n'étois plus que de la seconde force! Essayons ensemble,
essayons tout à l'heure. Tu n'as pas faim? ni moi non plus... Tes
fleurets, où sont-ils? Ah! je t'en prie, donne!... quand ce ne seroit
que pour me tranquilliser. Je t'en prie, mon ami, donne vite... Bon! je
regrette bien de ne pas pouvoir opposer une résistance égale à
l'attaque; mais du moins je me défendrai le moins mal que je pourrai. Je
suis en garde, va... Ce n'est pas cela, mon fils! ce n'est pas cela!
Vous me ménagez! Faublas, je vous ordonne de déployer toutes vos
forces.--Vous le voulez, mon père? allons.»
En deux minutes il para vingt coups, il en reçut trente. «Bien!
s'écria-t-il, parfaitement bien! mieux qu'autrefois! vraiment, je le
crois. Oui! plus de souplesse encore, et de vigueur, et de rapidité!
c'est l'éclair, c'est la foudre! Jamais, poursuivit-il en passant
plusieurs fois la main sur sa poitrine, jamais tu ne m'as donné de coups
si forts, de coups qui m'aient fait tant de mal;... non, tant de
plaisir!... Rends-moi pourtant un autre service: prends tes pistolets,
descends dans le jardin, amuse-toi à tirer quelques oiseaux... Je t'en
supplie!» J'obéissois, il me rappela. «Je ne puis trop me hâter de
t'apprendre une nouvelle qui doit te combler de joie. Samedi, sans autre
délai, nous partirons pour tâcher de trouver Sophie.--Sophie? samedi?
Voilà, comme vous le dites, une nouvelle qui m'enchante!--Va dans le
jardin, mon ami, va.»
J'y descendis, non pour troubler d'heureux oiseaux dans leurs amours,
mais pour rêver aux miennes. Samedi, nous partons! nous allons chercher
et trouver Sophie: quel bonheur!... Mais que dis-je! et que deviendra
Mme de Lignolle? Quitter mon Éléonore! la quitter maintenant! dans cinq
jours! malheureux!
Je me précipitai dans l'appartement de mon père. «N'y comptez pas,
Monsieur le baron! n'y comptez pas! Qui! moi! perfide avec lâcheté, je
sortirois de Paris quand le capitaine vient m'y chercher?
j'abandonnerois la mère de mon enfant, au moment où ses ennemis
s'assemblent autour d'elle? N'y comptez pas, Monsieur le baron! je vous
proteste qu'il n'en sera rien.»
Mon père demeura si stupéfait qu'il ne put me répondre. Et moi, sans
attendre que, revenu de sa première surprise, il s'expliquât, je courus
à ma chambre, où je m'enfermai pour écrire.
_Ma chère Éléonore, ma charmante amie, je suis au désespoir: ce soir,
nous ne nous verrons pas. Mon père sait tout; il faut que ta tante
soit plus instruite que tu ne le crois; ta tante seule peut avoir fait
passer à M. de Belcour l'avis fatal qui nous enlève une nuit fortunée.
Hélas! il est donc vrai que tout le monde se réunit contre deux amans!
Il est donc vrai que tout le monde, en conjurant ta perte, ose
m'attaquer dans la plus chère moitié de moi-même! Sois tranquille,
cependant, sois tranquille, Faublas te reste, Faublas t'adore; ton
amant, quoi qu'il puisse arriver, perdra la vie plutôt que de
t'abandonner._
* * * * *
_Ma belle maman,_
_Vous aurois-je offensée par quelque nouvelle étourderie? Il y a
dix-huit mortels jours que je suis privé du bonheur de vous voir. Ah!
pardonnez-moi, si je suis coupable; et, si je ne le suis pas, daignez
reconnoître vos torts et les réparer: donnez-moi pour demain l'heure
du rendez-vous. Ma belle maman, vous m'avez promis conseil, amitié,
secours, protection: c'est tout cela que je réclame. Mon père veut
m'emmener avec lui, dans cinq jours, pour aller chercher Sophie; et je
dois aujourd'hui craindre plus que la mort ce départ qui faisoit, il
n'y a pas longtemps, l'objet de mon plus cher désir. Vous, ma belle
maman, qui savez remédier à tout, ne pourriez-vous pas remédier à
cela? Je vous supplie de ne pas m'abandonner à moi-même dans une
conjoncture aussi difficile. Je vous supplie de ne me point refuser
pour demain vos avis, par lesquels je vous promets de me conduire._
_Je suis, avec la reconnoissance la plus vive, avec l'amitié la plus
tendre, avec le plus profond respect, etc._
«Tiens, Jasmin, va vite chez La Fleur et chez Mme de Montdésir. Prends
l'habit bourgeois, prends les précautions ordinaires et regarde bien si,
dans tes courses, tu n'es suivi de personne.--Monsieur, me dit-il à son
retour, Mme de Montdésir...--Mme de Montdésir! Mme de Montdésir! La
Fleur, d'abord.--Vous voulez donc que je commence par la fin?...
Monsieur, je n'apporte pas de réponse de La Fleur. Je venois de lui
remettre votre billet quand il m'a dit: «Jasmin, aimes-tu les coups de
bâton?--Non-da, lui ai-je répondu.--Eh bien! mon bon ami, a-t-il
répliqué, vois-tu dans le café qui est en face de l'hôtel cet officier
grand comme un monde?--Il n'a pas l'oeil bon! ai-je encore répondu.--Eh
bien, mon bon ami, a-t-il encore répliqué, je crois qu'il vient de
t'apercevoir de cet oeil-là. Sauve-toi vite, si tu ne veux compromettre
ma maîtresse et ton dos.» Alors, Monsieur, je n'ai plus rien répondu;
mais, sans me le faire répéter deux fois, j'ai pris mes jambes à mon
cou, et me voilà.--De sorte que, grâce à ta bravoure, je n'ai pas de
nouvelles de Mme de Lignolle?--Monsieur, je ne vous en aurois pas
apporté davantage, quand je me serois fait échiner par ce grand
diable.--Il faudra pourtant bien que tu y retournes.--Oui, ce soir; le
géant n'y sera peut-être plus.--Enfin, Mme de Montdésir?--Elle m'a
recommandé de vous assurer qu'elle s'ennuyoit bien de n'avoir plus
l'honneur de votre visite; qu'au reste, elle alloit envoyer tout de
suite votre billet, qu'on attendoit depuis plusieurs jours, et que,
demain matin, vous auriez la réponse.»
Elle vint en effet de bonne heure, la réponse: ce n'étoit pas Mme de
Montdésir qui l'avoit écrite.
_Oui, j'empêcherai ce départ; mais n'avois-je pas raison de dire que
votre Sophie vous étoit moins chère? Quoi qu'il en soit, puisque enfin
vous en témoignez le désir, nous pourrons, ce soir, à sept heures,
nous rencontrer où vous savez bien._
J'appelai mon domestique: «Allons, Jasmin, du coeur. Hier au soir, si tu
n'en avois pas manqué, tu aurois pu rejoindre La Fleur; va donc ce
matin, va voir si le capitaine est toujours à son poste.»
Il y étoit déjà. Mon bon Jasmin, qui, piqué de mes reproches, venoit de
s'aventurer un peu plus que la veille, n'avoit encore échappé que par
une prompte fuite au géant persécuteur. Je reconnus alors que, si mon
domestique n'étoit puissamment encouragé, ma commission ne s'achèveroit
pas. Je fis donc honnêtement dîner l'infatigable courrier, qui, muni
d'un nouveau courage, partit résolument pour son nouveau message plus
malheureux que tous les autres. Mon pauvre Jasmin revint éclopé: «Cette
fois, Monsieur, j'ai pénétré jusque dans la cour; mais le grand diable
m'est tout de suite tombé sur les épaules. Il a crié: «Que demandes-tu?»
J'ai répondu: «Ce n'est pas vous, Monsieur.» Il a crié: «On n'entre pas!
que demandes-tu?» J'ai répondu de toutes mes forces: «Pourquoi donc
m'empêcheriez-vous d'entrer? Est-ce que vous êtes le suisse?» Il a
crié;... non, il n'a pas crié. Il s'est contenté, pour le moment, de me
détacher un coup de poing qui m'a fait voir trente-six mille chandelles
au ciel. Et c'est moi qui alors ai crié, et j'ai bien fait: car, si La
Fleur et tous ses camarades n'étoient venus m'arracher des mains du
brutal et me mettre à la porte, je crois que je ne serois jamais sorti
de la cour.
--Quelle fureur et quelle insolence!--Monsieur, interrompit Jasmin, je
ne me suis pas gêné pour lui annoncer que mon maître ne seroit pas du
tout content du traitement...--Qu'a-t-il répondu?--Monsieur, c'étoit moi
qui répondois; lui, ne faisoit jamais que crier... Il a donc crié en
redoublant ses coups: «Ton maître! Son nom, à ton maître? son nom?»--Tu
le lui as caché?--Oui, Monsieur. Oh! quand il auroit dû m'achever sur la
place!--Eh bien! je vais de ce pas le lui aller dire, moi!--Bon! s'écria
Jasmin, qui me vit prendre mon épée, et flanquez-moi ça de côté comme ce
petit M. de B..., qui faisoit le méchant.»
Je me précipitai sur l'escalier; mais heureusement M. de Belcour se
trouva sur mon passage et m'arrêta: «Faublas, où courez-vous donc avec
cette épée?--Comment! il ose arrêter mon domestique et le
frapper!--Ainsi, vous, mon fils, répondit-il avec beaucoup de
sang-froid, vous êtes plus pressé de venger votre domestique que vous ne
l'étiez de venger votre maîtresse! Ainsi, pour repousser un outrage qui
ne regarde que lui seul, l'amant de Mme de Lignolle va se hâter de se
découvrir et de la perdre!»
Des représentations aussi justes me calmèrent tout d'un coup. J'appelai
Jasmin pour qu'il vînt reprendre mon épée; le baron, qui vit que je me
disposois à m'en aller, me dit: «Non, remontez chez vous, j'y vais
aussi, j'ai à vous parler... Mon ami, nous avons tous deux besoin de
distraction; nous ne pouvons nous en procurer une plus douce que celle
de la compagnie de votre soeur. Je viens d'envoyer chercher Adélaïde; je
compte la garder ici jusqu'à vendredi soir.--Pourquoi pas plus
longtemps?--Nous partons samedi.»
En me faisant cette réponse, M. de Belcour m'observoit. Comme l'heure
s'approchoit où j'allois savoir ce que Mme de B... comptoit faire pour
empêcher mon départ, je pris le parti d'éviter l'explication que
le baron cherchoit. Ainsi, je me contentai de répliquer:
«Samedi...--Oui!... samedi...--Adieu, mon père.--Restez donc; votre
soeur arrive dans un quart d'heure.--Mon père, il faut que je
sorte!--Mon fils, je ne veux pas que vous sortiez.--Mon père, il le faut
absolument!--Je ne veux pas que vous sortiez, vous dis-je; c'est un
parti pris.--Je vous assure que l'affaire la plus indispensable...--Mon
fils, voulez-vous me désobéir?--Mon père, si je ne puis faire
autrement!--Je vous entends, Monsieur, j'emploierai donc la force.» A
ces mots, il sortit de ma chambre, où il m'enferma.
«Vous emploierez la force, et moi l'adresse.» J'ouvris ma fenêtre; il
n'y avoit qu'un étage; je sautai. La secousse fut violente; cependant je
traversai la cour avec la rapidité d'un oiseau; et, toujours courant,
j'arrivai bientôt chez Mme de Fonrose.
«Malheureux! dit-elle, que venez-vous faire ici? Ce matin,
familièrement, le capitaine m'a rendu son épouvantable visite. Il m'a
demandé, du ton poli que vous lui connoissez, ce que c'étoit qu'une
certaine demoiselle de Brumont, dont les assiduités chez Mme de Lignolle
donnoient lieu dans le monde à beaucoup de plaisanteries. Ce n'a pas été
sans peine que je suis parvenue à faire comprendre à cet effroyable
beau-frère que la conduite de sa jeune soeur ne me regardoit pas; que je
ne lui devois, à lui monsieur le capitaine, aucun compte de mes actions,
et qu'il m'obligeroit sensiblement de vouloir bien ne jamais remettre le
pied chez moi.--Et mon Éléonore, l'avez-vous vue?--Au contraire, j'ai
tout à l'heure envoyé chez elle pour lui recommander d'être fort
circonspecte, et de se garder surtout de venir ici. J'allois avec bien
du regret vous faire donner le même avertissement. Et tenez, dans ce
moment-ci, je ne vous retiens pas: car je vous avoue que je redoute fort
quelque nouvelle avanie du flibustier qui nous est si mal à propos
venu... Chevalier, vous ne rentrez pas maintenant à l'hôtel?--Non.
Pourquoi?--Je vous aurois prié de dire... Un instant! restez encore un
instant.»
Elle sonna un domestique, auquel elle donna des ordres secrets. Je fis
alors peu d'attention à cette fatale circonstance, que depuis je me suis
souvent rappelée.
«Je voulois, reprit-elle, vous prier... Mais vous ferez cette commission
tout aussi bien ce soir! vous prier de dire à monsieur le baron mille
choses obligeantes de ma part: car enfin, quoique nous soyons
brouillés...--Tout à fait?--Pour la vie. C'est pourtant votre perfide
Mme de B... qui cause aujourd'hui tous nos chagrins!--Vous imaginez que
la marquise auroit été capable d'écrire cette lettre à mon père?--Et
encore celle au vicomte de Lignolle.--Impossible! je ne puis...--Comme
il vous plaira, Monsieur, répondit-elle fort sèchement. Quant à moi,
souffrez que je n'en doute pas, et que je me conduise en
conséquence.--Adieu, Madame la baronne.--Sans adieu, Monsieur le
chevalier.»
La situation critique où nous nous trouvions tous me causoit-elle de
fausses terreurs? Comme j'allois de l'hôtel Fonrose à la petite maison,
rue du Bac, il me sembla que j'étois suivi.
Le vicomte ne se fit pas longtemps attendre: «Belle maman, vous avez mis
le frac de Saint-Cloud? je le reconnois toujours...--Avec quelque
plaisir, interrompit-elle avec transport.--Il ne cesse de me
rappeler...--Ce dont il ne faut pas nous souvenir.--Ah! ce que je
n'oublierai de ma vie! Pourquoi donc, pendant plus de quinze jours,
m'avez-vous cruellement privé...?--J'attendois qu'enfin vous
m'écrivissiez; je ne veux pas tout à fait devenir importune.--Importune!
pouvez-vous jamais...?--Que sais-je, moi? je vous vois si préoccupé de
la comtesse! Mme de Lignolle a tant d'esprit! tant de charmes!...--Il
est vrai.--Vous devez trouver bien insipide la société de toutes les
autres femmes?--Je trouve mille délices dans la société de la plus
aimable de toutes!--Oui, la plus aimable après Sophie, après la
comtesse. Chevalier, croyez-moi, laissons, laissons les complimens...
Contez-moi plutôt vos chagrins.»
La marquise ne cessa de m'écouter avec la plus grande attention, mais
souvent d'un air triste et quelquefois d'un air troublé. Je ne pus
néanmoins, en finissant la longue histoire de mes embarras et de mes
inquiétudes, je ne pus m'empêcher de lui dire: «Ce qui me désespère
encore, c'est qu'on ose vous accuser d'avoir écrit ces deux cruelles
lettres.--On ose! Et qui? M. de Rosambert? Mme de Fonrose? mes deux plus
mortels ennemis!--Ils seroient vos amis que je ne les croirois pas!...
Ma belle maman, comment empêcherez-vous mon départ?--Je ne puis,
répondit-elle d'un ton préoccupé, je ne puis me lasser de le répéter: il
faut que Sophie vous soit moins chère!--Moins chère? je vous assure que
non; mais mon séjour à Paris devient indispensable: l'honneur me
l'ordonne autant que l'amour.--Autant que l'amour de Mme de Lignolle!
oui.--Ma belle maman, comment empêcherez-vous mon départ?--Faublas, il
doit vous arriver de Versailles un paquet dont le contenu vous fera
plaisir, j'espère, et qui changera probablement les dispositions de M.
de Belcour. Si pourtant votre père s'obstinoit toujours à vous emmener,
mandez-le-moi tout de suite.--Ce paquet, c'est...?--Demain matin, vous
le recevrez: je vous laisse jusqu'à demain matin votre curieuse
impatience.--Et vous ne m'assurez pas que ce premier moyen dont vous
voulez bien me secourir doive être infaillible? Plaît-il, maman?... Vous
ne m'entendez plus? vous pensez à toute autre chose.--Oui,
s'écria-t-elle en sortant de sa profonde rêverie, il faut que vous
aimiez beaucoup la comtesse!--Ah! beaucoup.--Davantage que vous ne
m'aimez,... que vous ne m'aimiez, je veux dire.--Mais... je ne sais,...
je ne puis...--Allons, davantage! vos incertitudes, votre embarras, me
l'assurent. Davantage! répéta-t-elle tristement.--Il est vrai que mon
Éléonore s'est acquis à ma tendresse des droits qu'aucune autre... Mais
je vous afflige, ma belle maman.--Point du tout... Pourquoi?... pourquoi
m'affligerois-je de ce que vous préférez votre maîtresse à votre amie?
Achevez donc. Comment s'est-elle _acquis à votre tendresse des droits
qu'aucune autre_...--Elle est enceinte.--Cruel jeune homme!
s'écria-t-elle avec infiniment de vivacité, est-ce ma faute si...?»
Mme de B... n'acheva point. Elle m'empêcha de tomber à ses genoux, et,
de peur d'entendre ma réponse, elle posa sur ma bouche sa main, que du
moins je baisai. Enfin, la marquise, dont je voyois les regards
s'attendrir et le teint s'animer, la marquise se leva pour s'en
aller.--«Vous voulez déjà me quitter?--J'y suis forcée, répondit-elle en
se dérobant à mes caresses, j'y suis forcée!... Mes momens sont comptés,
j'ai tous ces jours-ci beaucoup d'affaires. Adieu, Chevalier.--Puisque
vous me défendez de vous retenir, adieu, ma belle maman.»
Quand elle fut au bas de l'escalier: «Voyez, dit-elle les larmes aux
yeux, l'ingrat ne me demande seulement pas quel jour il me viendra
remercier!--Ah! pardon! j'étois occupé...--De toute autre chose, sans
doute?--De toute autre chose, oui! mais de vous pourtant. Quel jour, ma
belle maman? quel jour?--Nous sommes à mardi!... eh bien... vendredi,...
oui, je pourrai vendredi vous donner un instant.--Toujours à la même
heure?--Peut-être un peu plus tard. A la nuit fermée. Ce sera plus
prudent.»
Je ne sortis de la maison qu'un quart d'heure après le vicomte, et
pourtant je crus encore reconnoître, non loin de moi, l'incommode argus
qui m'avoit déjà donné quelques inquiétudes. Ce qui confirma tous mes
soupçons, c'est que l'espion, maladroit ou craintif, se hâta de changer
de route dès qu'il vit que je me retournois sur lui. Je rentrai chez
moi, bien persuadé que le capitaine ne tarderoit à venir m'y faire sa
visite.
«Est-il possible, me dit le baron, que vous ayez risqué de vous casser
une jambe?...--Mon père, j'aurois risqué ma vie! Monsieur le baron,
pourquoi me poussez-vous à des extrémités qui peuvent devenir funestes?
Monsieur le baron, vous devez le savoir, la mort est pour moi, dans ce
moment-ci, préférable à l'esclavage. Au reste, avant de me remettre en
votre pouvoir, je viens vous déclarer positivement qu'attenter à ma
liberté c'est attenter à mes jours. Quoi! mille dangers environnent une
enfant malheureuse et foible, la femme la plus digne de toutes mes
affections; et vous, le plus cruel de ses ennemis, vous prétendez lui
enlever sa seule consolation, son unique appui! vous prétendez, en me
réduisant à la plus entière immobilité, la livrer sans défense à ses
persécuteurs, et m'obliger, moi, de les voir, sans obstacle, préparer sa
perte! Monsieur le baron, si c'est encore votre dessein, s'il vous reste
quelque moyen de m'enfermer dans ma chambre et de m'obliger d'y vivre,
je vous annonce du moins que le capitaine viendra bientôt m'y chercher.
Je vous annonce qu'alors, et je le jure par ma soeur, par vous, par
Sophie, par tout ce que j'ai dans le monde de plus cher et de plus
sacré, je jure que nulle considération ne pourra plus me déterminer à
défendre contre le vicomte une vie que votre tyrannie aura désormais
rendue inutile à Mme de Lignolle et odieuse à son amant! Maintenant,
décidez de mon sort, il est dans vos mains.
--Il le feroit comme il le dit, s'écria ma soeur; quand il est question
de quelque femme, il ne nous connoît plus. Cependant, il ne peut
commettre de plus grande faute que celle de se laisser tuer. Ne
l'enfermez donc pas, mon père! ah! je vous en prie, ne l'enfermez pas!»
Tandis qu'Adélaïde lui parloit ainsi, le baron n'arrêtoit que sur moi
ses regards douloureux. Hélas! et je vis les yeux de mon père se remplir
de larmes. Ma soeur baisoit déjà les mains de M. de Belcour, aux genoux
duquel je vins me précipiter. «Mon père! ah! mon père! plaignez votre
fils. A cause de ses malheurs, pardonnez-lui ce qu'il vient de vous dire
et le ton dont il vous l'a dit, prenez pitié du plus impétueux des
hommes, du plus infortuné des amans. Songez surtout, songez que, s'il
n'étoit pas au désespoir, Faublas ne résisteroit jamais à votre autorité
si chère, à vos ordres toujours sacrés.»
M. de Belcour se cacha le visage dans ses mains et médita longtemps sa
réponse. «Mon fils, dit-il enfin, promettez de n'aller ni chez la
comtesse...--Impossible, mon père.--Ni chez la baronne, ni chez le
capitaine.--A la bonne heure: ni chez la baronne, ni chez le capitaine,
je vous en donne ma parole, et que je ne porte jamais votre nom si j'y
manque! Ni chez la baronne, ni chez le capitaine, c'est tout ce que je
peux promettre.» Mon père ne me répondit rien; mais, à compter de ce
moment, je recouvrai ma liberté tout entière.
Aussitôt après souper, je montai dans ma chambre, et j'appelai Jasmin:
«Donne-moi ton chapeau rond, mon manteau, mon épée.--Bien! Monsieur: je
vois que, malgré l'avis de monsieur le baron, vous êtes de mon avis, à
moi. Vous croyez qu'il faut, le plus tôt possible, me débarrasser de ce
grand diable qui donne des coups de poing si lourds. Et vous avez
raison! Et monsieur votre père diroit comme moi, si comme moi il avoit
reçu...--Taisez-vous, Jasmin... Je ne vais pas chez le capitaine, mon
ami.--Monsieur, sans trop de curiosité?...--Je veux moi-même essayer
d'aller parler à La Fleur. Ne te couche pas, attends-moi.--Comment,
Monsieur, vous ne m'emmenez pas?--Bon! tu es un poltron! Écoute: je puis
rencontrer le _grand diable_, et tu aurois peur.--Dans la compagnie de
monsieur! oh! ça, non: j'irois chercher dispute à toute une guinguette,
dans votre compagnie. Et, tenez, il a peut-être un domestique, le grand
diable! Monsieur, en vérité, je me charge de rosser le laquais pendant
que vous tuerez le maître.--Allons! cette résolution me charme et me
détermine; je t'emmène... Que faites-vous donc, Jasmin? est-ce
qu'ordinairement vous prenez une canne lorsque vous venez avec
moi?--Dame! c'est que je pense que, si le domestique a aussi une épée,
par hasard, je n'en sais pas jouer, moi.--Laissez, Jasmin, laissez ce
bâton, ou bien restez.--J'aime encore mieux vous suivre et n'emporter
que mes bras.»
Cette bonne volonté de mon domestique me fut très heureuse, comme on le
va voir. Nous venions de sortir, et, pressé que j'étois d'arriver, je
marchois à grands pas, sans regarder autour de moi. A peine nous
entrions dans la rue Saint-Honoré, lorsqu'une femme arrêta Jasmin pour
lui demander le chemin de la place Vendôme. Aux accens d'une voix
chérie, je me retournai: «Grands dieux! seroit-ce possible?... Oui,
c'est elle! c'est la comtesse!--Quel bonheur! c'est lui! J'allois chez
toi, Faublas.--Mon Éléonore, j'allois chez toi!--Et tiens,
débarrasse-moi vite, poursuivit-elle en me donnant un petit coffre:
c'est mon écrin. Je te l'apportois, et je te venois joindre pour nous en
aller tout de suite.--Nous en aller! où?--Où tu voudras.--Comment! où je
voudrai!--Sans doute. En Espagne, en Angleterre, en Italie, à la Chine,
au Japon, dans quelque désert; où tu voudras, te dis-je.--Y penses-tu?
Je n'ai rien de prêt pour l'exécution de ce dessein hardi.--Rien de
prêt! Que faut-il?--Mon amie, nous ne pouvons pas nous entretenir ici
d'un objet de cette importance: tu allois chez moi! viens-y,
viens, mon Éléonore, et jouissons encore de quelques heures
fortunées.--Cependant...--Quoi cependant? cela vous fait-il quelque
peine de me donner une heureuse nuit?--Grand plaisir, au contraire; mais
je crois que tu ferois mieux de m'enlever sans perdre une
minute.--Jasmin, cours chez le suisse, demande-lui la clef de la petite
porte du jardin, et va nous l'ouvrir. Que personne ne nous voie entrer.
Tu donneras au suisse deux louis pour le secret.--Monsieur, je ne suis
pas si riche.--Tu les lui promettras de ma part.--Oh! bon! pour lui
c'est comme s'il les tenoit!--Jasmin, je t'en promets autant; mais
cours.»
Bientôt la porte dérobée nous fut ouverte, et, sans avoir été vus, nous
arrivâmes à mon appartement. «Que je suis contente! s'écria la comtesse
en prenant possession de ma chambre, que je suis contente! C'est
aujourd'hui que je suis vraiment sa femme. Comme nous serions bien
ici!... mais c'est à la cabane que nous serons mieux... Faublas, il faut
que vous m'enleviez; il le faut absolument. Tiens! que je te raconte les
événemens de la journée. Le capitaine est venu dès le matin me faire une
affreuse scène. Il s'est hâté d'apprendre à M. de Lignolle que j'étois
enceinte, et que Mlle de Brumont ne pouvoit être qu'un homme déguisé. Il
a juré qu'il connoîtroit incessamment et qu'il _mettroit à l'ombre_, je
te rapporte ses propres expressions, qu'il mettroit à l'ombre l'insolent
qui osoit aimer sa belle-soeur (ce n'est pas aimer, qu'il a dit), et qui
eut l'audace de porter la main sur lui.--Qu'a dit à cela ton mari?--Mon
mari! Pourquoi donc l'appeler mon mari? vous savez qu'il ne l'est
pas.--M. de Lignolle?--Il ne paroissoit point du tout content.--Et toi,
qu'as-tu répondu?--J'ai répondu que, s'il se pouvoit que Mlle de Brumont
fût un homme, c'étoit mon heureuse étoile qui l'avoit permis, et que,
s'il m'étoit arrivé jamais un ami qui m'eût fait un enfant, mon prétendu
mari le méritoit bien. Ma tante a crié que j'avois raison; elle a pris
mon parti, ma tante!--Je le crois!--Quand les deux frères ont été
partis, la marquise a beaucoup pleuré: elle vouloit absolument me
remmener dans sa Franche-Comté. Vois combien tu m'es cher! j'ai
constamment rejeté sa proposition. Faublas, j'aime bien mieux que tu
m'enlèves... Cependant le vilain homme étoit allé se poster dans un
café...--Je sais.--J'ai cru qu'il ne falloit point envoyer chez toi, car
je ne veux point que tu te battes avec le capitaine; je lui pardonne ses
insultes; je les oublie; j'oublie le monde entier, pourvu que tu
m'enlèves... J'allois du moins écrire à Mme de Fonrose, quand elle m'a
fait dire...--Je sais.--Vois-tu, c'est une méchante femme aussi, la
baronne! Elle nous a servis tant que notre amour, qui n'étoit pour elle
qu'une intrigue un peu plus gaie qu'une autre, a pu lui fournir quelque
sujet d'amusement; à présent qu'il n'y a plus que des dangers à courir,
elle nous abandonne. Mais que m'importe encore, puisque tu me restes, et
pourvu que tu m'enlèves?... Enfin la nuit est venue. Je me suis hâtée de
souper et de renvoyer ma tante dans son appartement. Mes femmes m'ont
couchée comme de coutume; mais, dès qu'elles ont eu quitté ma chambre,
j'ai vite passé cette petite robe, et par ton petit escalier j'ai gagné
la cour et la porte cochère. La Fleur, comme si je venois de le charger
d'une commission, a demandé qu'on tirât le cordon: je me suis esquivée,
je t'ai rencontré, rien n'empêche que tu ne m'enlèves.--Rien ne
l'empêche! mais tout s'y oppose, au contraire! Il nous faut une voiture,
un travestissement, des armes, une permission de poste, un
passeport.--Ah! mon Dieu! je ne serai point enlevée cette nuit!... Eh
bien, Faublas, écoute: nous allons tous deux rester ici jusqu'à la
pointe du jour; alors tu me cacheras dans quelque grenier de cet hôtel;
tu auras toute la journée pour faire les préparatifs nécessaires, et
nous partirons enfin vers le milieu de la nuit suivante.--Impossible,
mon amie.--Impossible! la raison?--Tu ne considères pas que vouloir
apporter trop de précipitation dans l'exécution d'une entreprise si
difficile, c'est s'exposer à la manquer.--Regardez! moi, je trouve
toujours les moyens! lui ne voit jamais que les obstacles!...--Tu
peux encore, au moins pendant trois mois, cacher et nier ta
grossesse.--L'ingrat ne m'enlèvera point qu'il n'y soit obligé!--Les
circonstances ne sont pas tellement pressantes...--Et pourquoi différer
de trois mois le bonheur que nous pouvons tout à l'heure obtenir?--Toi,
dont le coeur est si bon, mon Éléonore, voudrois-tu, si la nécessité ne
t'en imposoit pas la loi, voudrois-tu d'un bonheur qui feroit le
désespoir de la soeur la plus sensible et du meilleur des pères?--Ah!
malheureuse!... il ne m'enlèvera point! il ne veut pas m'enlever!--Mon
amie, je te jure que ces considérations toutes-puissantes ne
m'arrêteront plus, quand le moment sera venu de te les sacrifier. Je te
jure qu'alors, dussé-je périr moi-même, je n'abandonnerai ni mon enfant,
ni sa mère que j'adore. Mais permets que je quitte le plus tard possible
les objets les plus dignes de partager mon amour avec toi; permets qu'en
les abandonnant pour te suivre, je puisse emporter du moins cette
consolante idée que je n'ai point volontairement causé leur plus grand
chagrin.»
La comtesse, encore obligée de renoncer à son plus doux espoir, versa
des pleurs amers. Sa douleur étoit si vive que je désespérai d'abord de
la calmer. Mais que ne peuvent les caresses d'un amant! Cette nuit,
comme la dernière que l'amour nous avoit donnée, ne dura qu'un instant.
«Déjà le jour va paroître, me dit Mme de Lignolle, et je te demande, à
mon tour, comment je vais faire pour rentrer chez moi.» La question
étoit un peu embarrassante; il fallut rêver quelques minutes pour y
répondre d'une manière satisfaisante. «Mon Éléonore, habillons-nous
vite. Malgré les prudens avis de Mme de Fonrose, je vais te conduire
jusqu'à sa porte. Je me garderai bien d'entrer avec toi. La baronne
croira que tu n'es venue chez elle de si bonne heure qu'afin de lui
parler de moi. Tu te feras en effet une douce violence pour l'entretenir
de ton amant; et, quoi qu'elle puisse te dire, tu lui tiendras fidèle
compagnie jusqu'à ce que ton cabriolet soit arrivé.--Mon cabriolet! qui
me l'amènera?--La Fleur, que j'irai prévenir.--Et si déjà le capitaine
est à son poste?--Dépêchons-nous. Il n'y sera sûrement pas aux premiers
rayons de l'aurore. Au reste, s'il y est, j'ai mon épée. Que veux-tu, ma
charmante amie? il n'y a pas d'autre moyen...--Mais quand et comment te
reverrai-je?...--Éléonore, je ne veux pas qu'ainsi vous vous exposiez
encore la nuit, seule, à pied; je ne le veux pas! Mon amie, n'est-il pas
cent fois plus convenable et moins dangereux que ce soit moi qui vous
aille trouver?... Ne puis-je quelquefois, vers minuit, pénétrer jusqu'à
toi?» Mme de Lignolle m'embrassa. «Oui! répondit-elle avec un cri de
joie, je puis m'arranger de manière... Viens,... non pas la nuit
prochaine, mes mesures pourroient n'être point prises... Tiens! afin de
ne rien donner au hasard, viens vendredi, entre onze heures et minuit.»
Cependant le jour commençoit à poindre. Nous descendîmes sans bruit;
nous sortîmes par la petite porte du jardin. Tout se passa mieux que je
n'osois l'espérer. Je vis la comtesse entrer chez la baronne, et je
courus chez M. de Lignolle éveiller La Fleur, qui dut partir un quart
d'heure après. Je revins chez moi sans avoir fait de fâcheuse rencontre.
A huit heures du matin il m'arriva la lettre que voici:
_Depuis longtemps, Monsieur le chevalier, je cherchois l'occasion de
réparer mes torts envers vous et monsieur le baron. C'est avec
transport que j'ai saisi la première qui s'est présentée: je vous prie
de l'assurer à monsieur votre père. Je crois, au reste, que le roi ne
pouvoit faire pour le régiment de *** une meilleure acquisition que
celle d'un jeune homme tel que vous, puisqu'il est certain que vous
avez la physionomie du monde qui promet le plus._
_J'ai l'honneur d'être, etc._
LE MARQUIS DE B...
Un instant après, M. de Belcour entra dans ma chambre: il tenoit à la
main plusieurs papiers, et je voyois la plus grande joie peinte sur sa
figure.
«Je le reçois à l'instant de Versailles, s'écria-t-il en m'embrassant:
vous avez voulu que ce fût à moi qu'il fût adressé; vous avez voulu que,
le premier, je vous félicitasse de votre bonheur. Je suis infiniment
sensible à cette attention délicate. Oui, c'est cela même, ajouta-t-il
en voyant que je m'approchois pour lire. C'est votre brevet de capitaine
au régiment de *** dragons, maintenant en garnison à Nancy, et ceci,
l'ordre de rejoindre au 1er de mai,... dans quinze jours. Faublas, je
vous ai plus d'une fois reproché l'inexcusable oisiveté qui rendoit vos
talens inutiles, et j'avois résolu de faire enfin moi-même les démarches
nécessaires pour vous procurer le seul état qui vous convînt: je suis
enchanté qu'en me prévenant vous ayez si bien réussi. Votre heureuse
étoile vous accorde d'abord ce que mes plus vives sollicitations
n'auroient sûrement pas obtenu tout de suite: un grade déjà supérieur et
l'espoir d'un avancement certain. Malheureusement j'ai lieu de craindre
que vous ne trouviez dans cette faveur de votre fortune un autre sujet
de joie: voici le projet de notre commun voyage renversé; voici votre
séjour dans la capitale prolongé d'une semaine tout entière. Mais, s'il
est vrai que vous vous en applaudissiez, songez, mon fils, songez du
moins que rien ne pourra vous dispenser d'obéir aux ordres du ministre
et de joindre le régiment sous quinzaine. Alors, de mon côté, je
quitterai Paris, j'irai seul où nous devions aller ensemble...--Quelle
bonté, mon père, et que de reconnoissance!...--Je vous promets de
chercher Sophie avec autant d'ardeur et d'exactitude que vous l'auriez
pu faire.--Et vous la trouverez, mon père, vous la trouverez!--J'ose du
moins l'espérer de cet événement-ci. Je ne doute pas que Faublas ne
s'empresse de justifier la faveur du prince; je ne doute pas qu'il ne
remplisse avec distinction l'honorable place qui lui est confiée. Il
faut croire que, dans sa retraite, M. Duportail recevra la nouvelle de
cet heureux changement, qui en annoncera beaucoup d'autres, et qu'alors
il ne cachera plus sa fille à l'époux devenu digne d'elle.--O mon père!
oh! quel encouragement vous me donnez!--Adélaïde est déjà levée,
Faublas, elle va déjeuner dans mon appartement, j'allois te faire
appeler. Je n'ai pas eu l'indiscrétion de montrer ces papiers à ta
soeur. Il est bien juste que ce soit toi qui lui apprennes cette bonne
nouvelle: viens, mon ami, descendons ensemble.»
Je recevois les félicitations d'Adélaïde, quand mon domestique vint,
d'un air effaré, me dire que quelqu'un me demandoit. «Qui,
Jasmin?--Monsieur, c'est lui.--Qui, lui?--Le grand diable.--Le grand
diable! répéta M. de Belcour en regardant Jasmin. Qu'est-ce que cette
expression?... Faublas, de qui veut-il donc parler?--Mon père,... je...
je vais le recevoir.--Pourquoi ce mystère?... Mon Dieu!... c'est
peut-être le capitaine?...--Non, Faublas, restez. Qu'il entre ici...
Jasmin, priez monsieur le vicomte de vouloir bien passer chez moi.»
Dès que mon domestique nous eut quittés, le baron s'écria: «Voici donc
le moment fatal! O mon ami, souvenez-vous des prières qu'un père vous a
faites et qu'il vous réitère à genoux.» Il venoit, en effet, de s'y
jeter. Je me précipitai vers lui pour le relever; il saisit ma main
droite, la baisa, la porta sur son coeur. «Qu'elle me sauve!
s'écria-t-il encore; qu'elle sauve la moitié de ma vie!» Adélaïde
accourut épouvantée. «Tiens, Faublas, dit M. de Belcour en se relevant,
embrasse ta soeur et ne l'oublie pas.»
Je l'embrassois, lorsque le capitaine entra. «J'en vois deux,
s'écria-t-il avec un affreux sourire; laquelle est Mlle de Brumont?» En
lui montrant ma soeur, je répliquai: «Capitaine, celle-ci ne vous eût
point avant-hier assis sur le balcon de la comtesse.» Cependant Adélaïde
se penchoit à l'oreille du baron pour lui dire à mi-voix: «Qu'il est
laid, ce grand monsieur! il me fait peur!--Laisse-nous, ma fille, lui
répondit-il, va faire un tour dans le jardin.» Avant d'obéir, elle vint
à moi, les yeux pleins de larmes: «Mon frère, monsieur le baron ne vous
a point enfermé: oh! je vous en prie, souvenez-vous qu'il ne vous a
point enfermé.»
Quand ma soeur fut partie, le capitaine, qui n'avoit cessé de me
regarder avec beaucoup d'insolence, reprit: «Voilà donc ce chevalier de
Faublas dont on parle! Comment cela peut-il s'être fait un nom dans les
armes? cela paroît n'avoir que le souffle! Quand c'est quelque chose de
plus qu'une femmelette, ce n'est encore que la moitié d'un
homme!--Capitaine, asseyez-vous donc; vous m'examinerez plus à votre
aise.--Corbleu! tu prends le ton de la raillerie, je crois! Ne me
connois-tu pas? Ignores-tu que le vicomte de Lignolle ne souffrit jamais
le sot persiflage de tes pareils ni leurs airs impertinens? Ignores-tu
qu'il ne souffrit jamais un regard, un geste équivoques; que les plus
fiers ont devant lui perdu leur audace; qu'il a sans peine immolé des
hommes plus fameux que toi, et qui surtout paroissoient plus
redoutables?--Enfin, il a tout dit! Capitaine, est-ce la coutume des
braves comme vous d'essayer d'intimider l'ennemi qu'ils craignent de ne
pouvoir pas vaincre? Je suis bien aise de vous prévenir que cet
excellent moyen pourroit ne pas vous être avec moi d'une grande
ressource.--Corbleu!» s'écria le vicomte outré de colère. Il se fit
pourtant quelque violence, et me prenant la main: «Écoute, dit-il:
puisqu'il étoit possible qu'il se trouvât sous les cieux un jeune
insensé téméraire au point de déshonorer un frère que j'aime, et d'oser
porter la main sur moi, et d'oser m'insulter en face, j'aime mieux que
ce soit toi qu'un autre. Trop souvent, depuis deux ou trois années, on
m'étourdissoit de ton nom. Sache que pour l'adresse et la force je ne
reconnois dans le monde entier qu'un homme comparable à moi; et
celui-là, je pense qu'aucun maître n'ose contester sa supériorité. Je ne
permettrai jamais qu'aucune autre réputation s'élève et balance la
mienne. Je comptois venir quelque jour à Paris tout exprès pour te le
dire...--Remerciez donc le hasard qui, me donnant avec vous des torts
apparens, vous épargne l'infamie d'un duel dont le seul motif eût été
votre féroce amour d'une fausse gloire.--Corbleu! je suis bien impatient
de savoir comment tu feras pour soutenir la hardiesse de tes discours.
Plus je te regarde, et moins je puis me persuader que tu sois digne de
ta renommée.--Allons donc au fait, Capitaine: ce sont les preuves que
vous demandez, n'est-ce pas?--Assurément! Mais dis-moi: voudrois-tu par
hasard pouvoir te vanter d'avoir défié le vicomte de Lignolle?--Pourquoi
m'en vanterois-je? quel honneur m'en pourroit-il revenir? D'ailleurs,
est-ce que j'ai jamais fait métier de défier personne?--C'est que j'ai
juré, je t'en avertis, qu'en toute rencontre ce seroit moi qui
proposerois le combat.--Je n'ai fait, moi, d'autres sermens que de ne le
refuser jamais.--Eh bien! choisis les armes.--Toutes me sont
égales.--L'épée donc! l'épée! j'aime à voir mon ennemi de près.--Je
tâcherai de ne pas trop m'éloigner de vous, Capitaine.--C'est ce que
nous verrons, mon petit monsieur. Le lieu?--M'est assez indifférent. La
Porte-Maillot cependant, si vous voulez.--La Porte-Maillot, soit. Mais,
cette fois, tu n'y trouveras pas le marquis de B...--Peut-être.--Le jour
et l'heure?--Aujourd'hui, et tout de suite.--Voilà, s'écria-t-il en me
frappant sur l'épaule, ce que tu as dit de mieux: partons.--Capitaine,
vous avez votre voiture?--Non. Je vais toujours à pied.--Il faudra
pourtant vous déterminer à prendre une place dans le carrosse du
baron.--Pourquoi cela?--Parce que nous irons chercher un de vos
amis.--Un de mes amis! corbleu!--Oui, de mon côté, j'emmène un
témoin.--Un témoin! où est-il?--Le voilà.--Ton père?--Mon père.--Qu'il
vienne, si bon lui semble; mais qu'il ne compte pas sur ma
pitié.--Monsieur le vicomte, répondit le baron avec beaucoup de
sang-froid, plus je vous écoute et plus je demeure persuadé que c'est
vous qui ne méritez pas la mienne.--Capitaine, l'avez-vous entendu?--Eh
bien? me répondit-il.--Eh bien! m'écriai-je en prenant à mon tour sa
main que je serrai fortement, c'est l'arrêt de ta mort qu'il vient de
prononcer! Partons.--Partons, répéta mon père; et je vois que nous
serons bientôt revenus.»
Nous commençâmes par aller chercher M. de Saint-Léon, collègue du
capitaine, autre officier de marine, aussi traitable, aussi poli que son
ami l'étoit peu. Cet honnête gentilhomme, en comblant mon père d'égards,
en m'accablant de civilités sans nombre, désavouoit assez les
invectives, les bravades et les juremens que M. de Lignolle ne cessoit
de vomir. Plusieurs fois même il hasarda quelques paroles
conciliatrices, mais on sent que toute médiation devenoit désormais
inutile entre le vicomte et moi. Tous deux résolus à périr plutôt que de
reculer, nous arrivâmes à la Porte-Maillot.
Nous venions de mettre pied à terre; déjà mon adversaire avoit la main
sur son épée, déjà la mienne étoit tirée. Tout à coup plusieurs
cavaliers, qui depuis quelques secondes nous suivoient au grand galop,
fondirent sur le capitaine et l'environnèrent en criant: _De la part du
roi!_ L'un d'eux lui dit: «Monsieur le vicomte de Lignolle, le roi et
nosseigneurs les maréchaux de France vous ordonnent de me rendre votre
épée; et je dois, jusqu'à nouvel ordre, vous accompagner partout.» Le
capitaine devient furieux; cependant il n'ose faire aucune résistance.
«On ne te donne pas de gardes, à toi, me cria-t-il en se désarmant, on
compte sur ta sagesse. Tu as au reste des amis très prudens; rends
grâces à leur extrême vigilance, elle te fera vivre quelques jours de
plus, mais seulement quelques jours. Comprends bien ce que je te dis.»
* * * * *
Je revins avec mon père; et, comme nous passions devant la porte de
Rosambert, alors seulement je me rappelai que ce jour même étoit pour
mon heureux ami le jour du lendemain des noces et que je devois déjeuner
avec la nouvelle comtesse. Je quittai le baron; je me fis annoncer chez
monsieur le comte. Il vint me recevoir dans son salon. «Rosambert,
j'accours vous féliciter et je me rends à votre invitation.--Pardon, me
répondit-il, vous ne déjeunerez qu'avec moi. La comtesse est fatiguée,
elle repose.--J'entends. Vous êtes content de votre nuit.--Oui,... oui,
content.--Mon ami, ce rire est forcé, votre gaieté ne me semble pas
naturelle. Qui peut troubler...?--Un méchant tour... qui me vient de
votre marquise... Je le parierois maintenant!--Quoi donc?--Je reçois à
l'instant l'ordre de rejoindre.--De rejoindre! et moi aussi.--Comment?
et vous aussi!--Mon ami, je suis capitaine de dragons.--Capitaine! Ah!
recevez mon compliment. Embrassons-nous. Votre régiment n'en aura pas de
plus jeune, de plus brave et de plus joli. Voilà donc qu'enfin la
marquise se décide à faire quelque chose pour vous! Ne vous l'ai-je pas
dit depuis longtemps, qu'avec du mérite on ne s'avançoit encore que par
les femmes?--Je vous admire. Qui vous dit que c'est Mme de
B...?--J'avoue qu'il seroit plus plaisant que ce fût son mari»,
s'écria-t-il.
Je ne répondis rien. Il m'avoit paru convenable de ne pas communiquer à
M. de Belcour la lettre du marquis: jugez si j'étois tenté de la montrer
à Rosambert!
«D'abord capitaine dans un régiment de cavalerie, continuoit le comte,
ce n'est pas mal débuter! Oh! vous irez loin, c'est Mme de B... qui vous
porte. Cependant, comment se fait-il que la marquise ait eu le courage
de se sacrifier elle-même à votre avancement, le courage de reléguer
Faublas dans une garnison? Votre régiment, où est-il, Chevalier?--A
Nancy.--A Nancy?... Attendez donc,... me tromperois-je? non, non. Ah! je
ne m'étonne plus.--Quoi donc?--Le _quoi donc_ est excellent!--Vous
ignorez peut-être ce que je veux dire?--Je ne m'en doute même pas, en
vérité!--Faublas, voilà de ces mystères maladroits qui nuisent plus
qu'ils ne servent. Comment voulez-vous que je ne sache pas cela?--Et
quoi, cela?--Mais! que Mme de B... possède, tout près de la capitale de
la Lorraine, une fort belle terre qu'il y a longtemps qu'elle n'a
vue.--Ah! ah!--Elle y compte sans doute passer toute la belle saison;
et, tant qu'il vous plaira, vous obtiendrez de votre colonel des petits
congés de vingt-quatre heures. Ainsi la marquise, au comble de ses
voeux, vous aura tout à son aise, et ne craindra plus la concurrence de
personne. Elle a vraiment trouvé le meilleur moyen d'empêcher en même
temps que vous ne puissiez chercher Sophie et secourir Mme de
Lignolle.--M'empêcher de secourir mon Éléonore!--Assurément, car c'est
tout à l'heure que vous avez ordre de rejoindre.--Seulement au 1er de
mai.--Eh bien, dans quinze jours!--A cela je gagne une semaine entière,
puisqu'il est vrai que mon père devoit m'emmener samedi prochain.--Le
grand bénéfice! eh! quel changement une semaine peut-elle
apporter?...--Que sais-je? il arrive tant de choses en moins de
temps!--Faublas, voilà ce qui s'appelle s'étourdir sur sa
situation.--Taisez-vous, mon ami, taisez-vous! ne m'ôtez pas l'illusion
qui me soutient!--Mme de Lignolle, quand vous l'aurez abandonnée huit
jours plus tard, sera-t-elle donc moins malheureuse?--Rosambert!
Rosambert! est-ce quand je touche au fond de l'abîme qu'il faut me le
montrer?--Sera-t-elle moins exposée à la vengeance de ses
ennemis?--Cruel!--Aux brutales fureurs du capitaine?--Il est venu ce
matin. Nous étions sur le point de nous battre, lorsqu'un garde de la
connétablie nous est tout à coup arrivé.--Un garde! pour lui? vous n'en
avez pas, vous?--Non.--Je le crois! cela vous auroit gêné dans vos
courses: il ne vous auroit plus été possible d'aller _incognito_ visiter
la marquise.--La marquise! à vous entendre, Rosambert, on croiroit que
rien dans le monde entier ne se fait que par elle.--Mon ami, c'est que
le lion, qui, pendant quelques semaines, sembloit profondément endormi,
vient de se réveiller. C'est que je vois Mme de B... maintenant tout
remuer autour d'elle: il y a huit jours, de mauvais bruits sur Mlle de
Brumont commencent à courir...--Mon Dieu!--A peu près dans le même temps
une lettre fatale est adressée au capitaine...--Est-il possible?--Hier,
j'apprends de bonne part la rupture de M. de Belcour et de la baronne;
aujourd'hui le brevet vous arrive; et moi, par contre-coup, je suis
obligé de partir, et je n'ai pas, comme vous, quinze jours de grâce! il
faut que je sois au régiment le 21 de ce mois, il faut que je vous fasse
mes adieux après-demain, vendredi! Mais, en cela, quel est son but? car
elle ne fait rien sans dessein, l'artificieuse personne... S'il ne m'est
pas permis de tout deviner, je conçois du moins que, prête à frapper les
grands coups, mais sachant notre réconciliation, et ne pouvant se
dissimuler que l'homme du monde qui la connoît le mieux doit être le
plus disposé à vous servir contre elle de sa bourse, de ses conseils, et
même de son bras, s'il le falloit absolument, la marquise croit devoir,
le plus tôt possible, écarter celui de ses ennemis qu'elle regarde comme
le plus dangereux, parce qu'il est de vos amis le meilleur. Au reste,
elle est femme dans toute la force du terme, votre Mme de B...! Après
avoir battu les gens, elle leur garde rancune, et, poursuivit-il en
promenant sa main sur son front, tout récemment,... tout récemment,...
avant la venue de cet ordre militaire qui m'exile,... j'ai cru
m'apercevoir que le coup de pistolet dont elle a bien voulu me gratifier
ne l'empêcheroit pas de me faire de temps en temps quelques petites
malices d'un autre genre.--Comment?--Oui, je ne suis pas sorti de chez
moi depuis hier au soir; eh bien! je parierois qu'hier au soir la
marquise se sera très sincèrement réconciliée avec Mme de ***, cette
comtesse éternellement officieuse!... qui a tant pressé mon heureux
mariage.--D'honneur, mon ami, je ne comprends rien à ce que vous me
dites.--Tant mieux... J'aime assez, quand je suis fort indiscret, à
rester du moins fort obscur. Vous vous en allez, mon ami? Je ne fais pas
d'effort pour vous retenir, car, je l'avoue, j'ai besoin d'être seul un
moment.--Vous avez du chagrin?--Un peu.--Cet ordre de partir?--Cela, et
autre chose.--Que je ne puis savoir?--Ou qui ne vaut pas la peine d'être
su.--Mais encore?--Bon! une bagatelle!... rien,... moins que rien.
Cependant on me l'a dit cent fois, et je ne l'ai jamais voulu croire: il
est difficile que la plus belle humeur n'en soit pas un moment
altérée... Que voulez-vous? c'est un petit nuage qu'il faut laisser
passer.--Rosambert, vous parlez comme un oracle; je reviendrai quand
vous serez intelligible. Adieu.--Adieu, Faublas.--Au moins vous voudrez
bien présenter mes devoirs à la nouvelle mariée et l'assurer de mes
regrets.--Oui,... oui,... ce soir vous la verrez,... je vous l'amènerai
ce soir.--Étourdi! je m'en allois, sans vous avoir même demandé son
nom.--De Mésanges, répondit-il.--De Mésanges! m'écriai-je.--Eh bien,
qu'y a-t-il qui vous étonne?--Rien.--Il vous a frappé, ce
nom?--Frappé!... c'est que j'ai connu dans ma province un frère de cette
demoiselle.--Elle n'en a pas.--C'étoit donc un de ses cousins. Adieu,
mon ami.--Non, non, Chevalier! écoutez donc: quand vous l'avez connu, ce
cousin, avez-vous aussi connu la cousine par hasard?--Point du tout.
Pourquoi?--Ah! pour... pour rien. Tenez, Faublas, ayez de l'indulgence,
je suis aujourd'hui d'une bêtise amère.»
Je me hâtai de sortir pour que Rosambert ne vît pas sur mon visage trop
de gaieté succéder à trop d'étonnement.
Mon père m'attendoit avec impatience. Comme j'entrois chez lui, je
l'entendis qui disoit à ma chère Adélaïde: «Eh! malheureuse enfant, si
cela étoit, me verrois-tu si tranquille? Accourez donc, me cria-t-il dès
qu'il m'eut aperçu, votre soeur se désole. Elle prétend qu'il vous est
arrivé quelque malheur et que je le lui cache.--Oh! mon frère,
s'écria-t-elle, je serois morte si vous n'étiez pas revenu. Mais quand
est-ce donc que vous ne vous battrez plus qu'à cause de Sophie?--A
propos, interrompit le baron, je n'ai jamais songé à vous faire cette
question que lorsque vous n'étiez pas là. Qu'est devenue, je vous prie,
la lettre de M. Duportail?--Mon père, je l'avois gardée, je l'ai perdue
à Montargis, le soir que je m'y suis trouvé mal. C'est sans doute Mme de
Lignolle qui l'a trouvée, mais je n'ai pas osé lui en parler. Ce qui
m'étonne, c'est qu'elle ne m'en ait jamais rien dit.»
Le soir du même jour, Rosambert nous amena sa femme. D'un bout de
l'appartement à l'autre, madame la comtesse, reconnoissant ma soeur,
qu'elle n'avoit pourtant jamais vue, s'arrêta toute surprise. «Avancez
donc, lui dit son mari. Qui vous retient à cette porte?--Dame! lui
répondit-elle en regardant toujours ma soeur, c'est qu'il me semble que
la voilà.--Qui?--Ah! dame! une demoiselle que je croyois ma bonne
amie.--Vous connoissez mademoiselle?»
Pendant ce court dialogue, je me demandois ce que j'avois à faire pour
empêcher la jeune femme de se trahir tout à fait. M'éloigner un instant,
c'est livrer ma soeur aux dangereuses questions, aux reproches
embarrassans de la comtesse, à qui d'ailleurs je donnerois bientôt un
nouveau sujet d'étonnement, puisque je ne pourrois me dispenser de
reparoître bientôt au salon. Je devois donc, tout au contraire, me hâter
de me faire remarquer de Mme de Rosambert, afin de lui rappeler ainsi
les éclaircissemens nécessaires, les prudens avis que, la veille du
mariage, Mme d'Armincour avoit très probablement donnés à l'innocente
Mlle de Mésanges. Ce fut le parti que je pris. Je me jetai devant elle
et la saluai respectueusement.
La comtesse fit alors un cri, laissa tomber ses bras, perdit toute
contenance, et, prête à se trouver mal, fut obligée de s'appuyer contre
la porte. Cependant elle ne cessoit de promener ses regards tantôt sur
ma soeur et tantôt sur moi; je voyois bien qu'elle étoit encore
embarrassée de savoir qui de nous deux étoit sa bonne amie. «Voilà, dit
Rosambert, une véritable reconnoissance! fort singulière, tout à fait
théâtrale! mais il me semble que, dans cette scène, d'ailleurs très
amusante, ce n'est pas moi qui joue le beau rôle.» De l'autre côté, mon
père murmuroit tout bas: «Encore des quiproquos! encore une aventure
galante! je le parierois.--Vous connoissez donc mademoiselle?» reprit le
comte en montrant ma soeur à sa femme. Celle-ci, mal à propos s'avisant
de vouloir être fine, répondit: «Ah! mon Dieu! non. D'abord, moi, je ne
connois pas du tout Mlle de Brumont!--De Brumont! répéta Rosambert.
Maudit soit donc l'infernal génie qui vous fait deviner son nom! Ainsi,
continua-t-il en se frappant le front, plus de doute! aucune espèce de
doute! je suis déjà ce qui s'appelle un mari, un vrai mari!... Je le
suis! je l'étois même avant les noces. Le comment! je l'apprendrai
peut-être quelque jour...» Mon père se pencha à l'oreille du comte pour
lui recommander de la modération. «Songez que ma fille est là, lui
dit-il.--Vous avez raison, Monsieur; et je suis, je l'avoue,
inexcusable, moi, inexcusable de faire tant de bruit pour une bagatelle.
Mais vraiment, de quelque manière qu'on y puisse être préparé, on ne
reçoit pas le coup sans crier un peu... J'ai du courage, je ne vous
demande qu'un instant pour me remettre. Tout à l'heure vous me verrez
parfaitement tranquille... Néanmoins convenez que ce jeune homme peut se
vanter d'avoir la plus maligne étoile,... assez bonne pour lui, mais si
fatale à tout ce qui l'approche! Il semble qu'il soit écrit là-haut que
pas un de ses amis, pas un ne l'échappera!...» Il ne put s'empêcher
d'interroger encore la pauvre petite femme: «Madame, vous n'avez vu
mademoiselle nulle part?--Nulle part. Oh! mon Dieu! non; pas même chez
ma cousine de Lignolle.--Ah!... quelle fureur aussi de questionner
quand... quand on est sûr... Fort bien, Madame la comtesse! fort bien!
c'est assez, le chevalier lui-même me dira le reste.»
A ces mots, le comte parut prendre son parti. Chacun s'étant assis, la
conversation roula sur des objets indifférens. Cependant la nouvelle
mariée, qui parloit peu, me regardoit beaucoup. Elle me regardoit d'un
air qui sembloit annoncer que, si elle étoit encore un peu mécontente et
étonnée de la manière dont j'avois entretenu ses erreurs en profitant de
son ignorance, elle ne se sentoit pourtant pas disposée à garder
éternellement avec moi sa surprise et son ressentiment. Rosambert,
pendant ce temps-là, se faisoit une extrême violence pour dissimuler les
inquiétudes que lui donnoit l'attention soutenue dont il voyoit sa femme
m'honorer; et, comme enfin la comtesse se mit à rire, il lui demanda
pourquoi. «Dame! je ris parce qu'il rit, lui.--Lui! lui! Madame, et
pourquoi rit-il, lui?--Dame! il rit peut-être de ce que... Ah! mais
c'est que je ne peux pas vous dire... Dame! je ne sais pas de quoi il
rit.» En vain le comte voulut retenir un signe d'impatience, en vain il
essaya d'étouffer un profond soupir; et, puisque Rosambert mettoit de
l'amour-propre à ne pas laisser voir les petits chagrins que sa
mésaventure lui causoit, je crois qu'il étoit temps qu'il s'en allât.
«Adieu, me dit-il, et sans rancune. Demain, dans la soirée, vous
trouvera-t-on chez vous?--Oui, mon ami.--Vous pouvez compter sur ma
visite.--Y viendrai-je avec vous? lui demanda sa femme.--Quelle question
me faites-vous là! répondit-il d'un air assez détaché: ce sera comme
vous voudrez. Je vous observe néanmoins que les jeunes femmes ne vont
pas ainsi chez les garçons, tous les jours surtout.»
Cependant la comtesse alloit descendre, je lui présentai la main. «Ah!
dame! je ne demande pas mieux! dit-elle en serrant la mienne. Mais c'est
pourtant que je vous en veux beaucoup! Vous m'avez bien attrapée, au
moins!--Chut, chut! s'écria Rosambert. Madame, ces choses-là ne se
disent pas quand il y a du monde, surtout quand le mari est là.»
Tous deux ils partirent. Le lendemain, à six heures du soir, le comte
vint chez moi; mais il n'amenoit pas la comtesse. Au reste, il entra
dans ma chambre en poussant de grands éclats de rire. «Tout cela est
fort plaisant, s'écrioit-il, infiniment plaisant!--Quoi?--Ce que la
comtesse m'a raconté.--Vous avez vu Mme de Lignolle?--Eh! non, ma femme.
Elle m'a tout conté, vous dis-je, et devant elle j'ai gardé mon air
sérieux à cause des bienséances. Maintenant que je suis chez vous,
permettez-moi de ne me plus gêner, permettez-moi de rire. Vous êtes né
pour les comiques aventures.--Rosambert, si vous voulez que je vous
réponde, expliquez-vous.--Ah! cette fois, je suis clair; mais, si vous
m'y forcez, je le serai davantage.--Comme il vous plaira.--Oui? Eh bien,
écoutez: ma femme m'a dit qu'avant de devenir ma femme elle avoit été
votre femme...--Cela n'est pas vrai.--Comment! c'est vous qui niez le
fait? c'est vous...» Je l'interrompis vivement: «Monsieur le comte, un
mot, je vous prie. Avant de me continuer vos insidieuses confidences,
entendez-moi bien: toutes vos questions sur une matière aussi délicate
seroient, de quelque manière que vous puissiez les risquer, seroient,
dis-je, absolument inutiles: si le fait est faux, je ne suis pas assez
cruellement fat pour en accuser votre femme; s'il est vrai, je ne suis
pas assez sottement indiscret pour l'avouer à son mari.--Mais on ne vous
prie ni d'avouer ni de désavouer; on demande seulement que vous
écoutiez. Mme de Rosambert m'a raconté que vous aviez eu le bonheur de
coucher avec la douairière d'Armincour; que cette nuit-là vous aviez
quitté le lit de la marquise pour venir causer dans celui de Mlle de
Mésanges, qui bientôt avoit cessé d'être demoiselle, mais sans le
savoir, puisque, après vous être comporté avec elle comme un très galant
homme, vous l'aviez pourtant laissée persuadée que vous étiez une fille.
Chevalier, convenez donc que, si la jeune personne m'a fait une
histoire, elle en sait faire de jolies, et souffrez que j'en
rie.--Rosambert, loin de m'y opposer, j'en vais rire avec vous.--J'ai
pourtant, reprit-il d'un air un peu plus grave, une question à vous
faire,... avec les ménagemens convenables. Supposons,... c'est une
supposition, vous comprenez bien?... supposons que l'aventure vous
fût arrivée, en auriez-vous fait la confidence à Mme de
B...?--Jamais.--C'est ce que je pense. Qui pourroit donc le lui avoir
dit? car mon mariage, il n'en faut plus douter, est un bienfait de la
marquise; et, comme je vous le confiois hier matin, parce que les
découvertes de la nuit précédente me l'avoient déjà fait pressentir,
c'étoit uniquement pour Mme de B... qu'elle agissoit, cette obligeante
comtesse de ***, qui me paroissoit toute dévouée. Au moment même où,
tout à fait dupe de leur stratagème, je dotois d'un ample douaire[7] la
virginité de Mlle de Mésanges, à qui certainement il ne falloit rien
pour cela, les deux puissances belligérantes annonçoient publiquement
que leur rupture avoit été simulée, et que c'étoit M. de Rosambert qui
payoit les frais de la guerre. Au reste, je suis obligé de le
reconnoître, la marquise est vraiment noble dans ses vengeances: quand
elle m'a estropié de ce coup de pistolet, elle pouvoit en recevoir un;
maintenant qu'elle me fait donner pour fille une demoiselle passablement
femme, au moins elle a soin de dorer la pilule: elle y joint, pour me
consoler, vingt mille écus de rente. Chevalier, quand vous verrez ma
généreuse ennemie, remerciez-la de ma part, je vous en prie. Dites-lui
que d'abord je n'ai pas été totalement insensible au petit malheur de me
voir, par un sot hymen, rangé dans la foule; mais rendez-moi justice:
ajoutez que ma foiblesse n'a duré qu'un moment; qu'à présent je prends
fort bien la chose. Surtout, ne manquez pas d'assurer la marquise que,
malgré ma propre infortune, je me sens disposé plus que jamais à me
moquer des époux malheureux... Faublas, venez-vous avec moi?--Où cela?
Je vous vois superbe! Comment! l'épée! l'habit de cérémonie! Faites-vous
déjà des visites de noces?--Non, des visites d'adieu, puisqu'il faut que
je parte demain.--Et vous demandez que je vous accompagne?--Je soupe au
faubourg Saint-Honoré; nous mettrons pied à terre aux Champs-Élysées;
nous ferons quelques tours de promenade, nous causerons.--J'y consens,
pourvu que ce soit seulement de Mme de Lignolle.--Très volontiers. Me
voici désormais un mari comme cent mille autres; mais n'importe, je suis
toujours du parti des jeunes gens contre les époux... Faublas, voilà que
j'y songe: n'allez pas vous mettre en tête que je vous emmène avec
moi pour vous empêcher de courir où l'amour pourroit vous
appeler.--Comment?--Oui, si vous aviez quelque conquête toute récente,
un rendez-vous chez une jeune femme déjà fatiguée de son nouvel époux,
ne vous gênez pas.--Rosambert, si vous pensiez réellement que cela fût
possible, en parleriez-vous d'un ton si dégagé?--D'honneur, je le crois!
L'adversité vient d'éprouver mes forces, je me sens capable de tout.
[7] Les plus savans jurisconsultes définissent le douaire: _Pretium
defloratæ virginitatis_. Je veux qu'il y ait aussi de l'érudition
dans cet ouvrage, pour qu'on y trouve un peu de tout.
«Ainsi, je crois qu'il ne reste à l'infortunée comtesse d'autre
ressource que de se retirer dans sa famille et de plaider en séparation,
si M. de Lignolle la tourmente.» Quand Rosambert me parloit de la sorte,
il faisoit presque nuit, et nous nous trouvions aux Champs-Élysées, à
peu près en face de la maison de M. de Beaujon. M. de B... sortoit de la
maison voisine. Dès qu'il me vit, il vint à moi; il retourna sur ses pas
dès qu'il vit Rosambert. Celui-ci me dit: «Il nous évite! allons à lui.
Ne laissons pas échapper une si belle occasion de passer un moment
agréable.» Ce fut en vain que je m'efforçai de retenir Rosambert: son
malheureux sort l'entraînoit.
«Monsieur le marquis, vous nous fuyez?--Il est vrai qu'au moins je ne
vous cherche pas, lui répondit-il d'un ton fort sec.--En effet, beaucoup
de gens m'ont assuré que vous me gardiez de vifs ressentimens. Je vous
avoue que je suis très curieux et très impatient de savoir les
raisons...--Croyez-vous que je me gênerai pour vous les dire?...
Bonjour, Monsieur le chevalier, continua-t-il en me donnant la main.
Hier vous avez dû recevoir de Versailles...--Oui, son brevet,
interrompit Rosambert. Il l'a reçu.--Je l'ai reçu, Monsieur le marquis,
et je suis bien sensible à cette preuve de votre...» Le comte, à mon
tour, m'interrompit: «Faublas, c'est monsieur qui l'a demandé pour
vous?--Oui, c'est moi. Qu'y a-t-il là qui doive vous faire rire?--Quoi!
Monsieur! madame la marquise, de son côté, ne l'auroit pas un peu
sollicité?--Pourquoi non? la marquise est une excellente femme, disposée
à rendre service à tout le monde, à tout le monde, vous excepté!--J'en
demanderai toujours la raison.--La raison?... Monsieur le comte, quand
on se croit aimable au point de ne pas rencontrer de femme qui résiste,
et qu'on en rencontre une sage, vertueuse, pleine d'amour pour son
mari...--Pardon. J'en connois tant comme celle-là que je ne sais de
laquelle vous me parlez.--De la mienne, Monsieur.--De la vôtre!... de la
vôtre!--Oui. Quand on la rencontre, on échoue...--On échoue?... sans
doute.--Alors il faut prendre patience.--Vous en parlez fort à votre
aise, vous, Monsieur, qui n'échouez jamais.--Point de mauvaises
plaisanteries, Monsieur le comte. Je n'ignore pas que vous avez été plus
heureux que moi près d'une demoiselle...--D'une demoiselle? ah! oui,
près de Mlle Duportail.--Duportail! ou point Duportail! vous avez beau
ricaner! au moins pour me venger, moi, je n'ai pas fait de
bassesse.--Ah! ménagez-moi. Au reste, expliquez-vous. Qu'appelez vous
une bassesse?--Ce que vous avez fait à ma femme, Monsieur.--Eh bien!
Monsieur, qu'est-ce que j'ai fait à votre femme? voyons si vous le
savez.--Si je le sais! Le lendemain du jour que Mlle de Faublas avoit
couché dans le lit de la marquise...--Mlle de Faublas! êtes-vous sûr?»
Je m'approchai de Rosambert et lui dis tout bas: «Mon ami, prenez garde
que votre gaieté ne devienne excessive, et du moins, j'ose vous en
supplier, ne compromettez pas Mme de B...» Le marquis cependant
continuoit: «Le lendemain, pour vous venger, vous avez amené chez ma
femme le frère sous les habits de la soeur.--Voyez comme je suis malin!
s'écria le comte en éclatant de rire; de quelle espièglerie je me suis
avisé contre madame la marquise! Voilà pourtant de mes tours!
voilà...--Je crois, interrompit avec beaucoup de véhémence M. de B...,
qui s'animoit visiblement, je crois qu'il ose encore se moquer de moi!
Monsieur le comte, non content de cette première perfidie...--Vraiment!
quand je m'en mêle...--Vous avez encore eu la méchanceté
noire...--Diantre! ceci devient sérieux!--Oh! très sérieux. Et rira bien
qui rira le dernier, Monsieur de Rosambert, car je n'aime pas les airs
persifleurs, je vous en préviens.--Ni moi les airs menaçans, Monsieur le
marquis! Mais voyons... voyons d'abord _la méchanceté noire_.--Oui, la
méchanceté noire de prendre occasion de la présence du jeune homme
déguisé pour faire à ma femme, devant moi, la scène la plus impertinente
et la plus affreuse.--Oh! je le reconnois maintenant: je suis un... un
malheureux!... un vrai démon!... un roué!--Riez, riez, Monsieur! mais,
puisque vous avez exigé cette explication, et qu'au lieu d'avouer vos
torts vous comblez la mesure, apprenez ce que je pense de votre conduite
envers la marquise: je la crois indigne d'un homme d'honneur, et tout à
l'heure, ajouta-t-il en portant la main sur son épée, tout à l'heure
vous allez m'en faire raison.--Vraiment, voici le plus drôle! et,
quoique beaucoup de gens pussent s'en étonner, je vous avoue que je m'y
attendois.
--Eh! Messieurs! m'écriai-je, que voulez-vous faire? Je ne puis souffrir
ce combat, Monsieur le marquis,... et vous, Rosambert, vous qui détestez
les querelles, est-il possible que dans vos gaietés...
--Toujours, crioit M. de B..., toujours j'ai vu dans sa physionomie
qu'il étoit un mauvais plaisant...--Mauvais! vous me piquez!--Mais je
n'aurois pas cru qu'il fût un si méchant homme!--A la bonne heure! voilà
qui est plus noble!--Il faut que je lui donne une bonne leçon qui le
corrige...--Il est fâché tout à fait! tout à fait fâché! Je ne vous
reconnois plus, Monsieur le marquis! j'avois, moi, toujours vu sur votre
figure,... excepté pourtant certaine matinée où vous vouliez, à la
Porte-Maillot, tuer le chevalier et le baron! et le comte! et tout le
monde!... excepté ce matin-là, j'avois toujours vu sur votre figure que
vous étiez le plus doux, le meilleur des hommes.»
A ces mots, prononcés du ton le plus moqueur, M. de B..., transporté de
colère, mit l'épée à la main. Averti par je ne sais quel pressentiment
funeste, je ne pus me défendre de quelque émotion à la vue de ce fer
ennemi, de ce fer vengeur qui devoit, dans un instant, se rougir du sang
de Rosambert, et bientôt, bientôt après, d'un sang plus précieux.
Je me jetai sur Rosambert: «Monsieur le marquis, de grâce, calmez-vous!
Monsieur le comte, vous ne vous battrez pas! Je ne souffrirai pas que
vous vous battiez!--Laissez donc, Faublas, me répondit celui-ci; je suis
assez fâché d'y être obligé, mais c'étoit la chose inévitable. Au moins
ce ne sera pas un duel,... une rencontre seulement, une rencontre. Et
j'aurai su de monsieur une infinité de choses très plaisantes.--Si tu ne
te mets promptement en garde, cria M. de B... tout à fait hors de
lui-même, je dis partout que tu es un lâche, et en attendant je te coupe
la figure.--Je te coupe la figure!» répéta Rosambert. Il se mit à rire:
«Ce seroit dommage! on ne verroit plus dans mes traits les méchans tours
que je me permets de jouer à cette femme... _sage, vertueuse, pleine
d'amour pour son mari_; n'est-il pas vrai, Monsieur le marquis?»
Alors, pour se dégager de mes bras, Rosambert, toujours en riant, fit
très lestement quelques pas en arrière, et du même temps il revint sur
M. de B..., l'épée à la main.
Ils se battirent vigoureusement; ils se battirent pendant quelques
minutes. Ah! que de malheurs m'eût épargnés la défaite du marquis! Ce
fut le comte qui succomba. «Le Ciel est donc juste! s'écria M. de B...
Périssent ainsi tous ceux qui m'outragent! tous ceux qui portent une
physionomie trompeuse! Je vais, le plus tôt possible, ajouta-t-il,
envoyer ici les secours nécessaires; restez auprès de lui. Voyez
pourtant ce que c'est qu'une figure! comme la sienne est déjà changée!»
Il s'éloigna. Le comte, étendu par terre, me fit signe de me baisser
pour l'entendre, et me dit d'une voix très foible: «Mon ami, je suis
grièvement blessé; je ne crois pas que cette fois j'en revienne.
Faublas, assurez au moins Mme de B... que je ne suis pas mort sans avoir
éprouvé le sincère repentir de mes cruels procédés pour elle,...
cruels!... plus que vous ne pensiez... Faublas, il est trop vrai que...»
Rosambert ne put achever, il perdit connoissance.
Je tâchois, avec plusieurs personnes attirées par le bruit du combat, je
tâchois d'arrêter le sang de mon malheureux ami, quand les chirurgiens
arrivèrent. On se hâta de le transporter chez lui. Quel spectacle pour
sa jeune femme! La plaie fut examinée; nous n'obtînmes des chirurgiens
que cette réponse inquiétante: «On ne peut rien dire que le troisième
appareil ne soit levé.»
Je rentrai chez moi, l'imagination remplie de funestes images. «Mon
père, il est mourant!--Qui?--M. de Rosambert. Le marquis vient de lui
donner un affreux coup d'épée.--Le marquis! répondit le baron;
puisse-t-il au moins n'en plus donner à personne!... Cet événement est
triste,... et fatal, fatal! Il va ramener sur vous l'attention
générale.--O mon frère! me dit Adélaïde en adoucissant par de tendres
caresses sa réflexion cruellement juste, mon frère, je ne sais pas
précisément quelle conduite vous tenez; mais je vois depuis quelque
temps qu'il ne vous arrive que des malheurs.»
Qu'elle fut longue pour moi la nuit qui vint succéder à cette fâcheuse
soirée! quels songes terribles troublèrent mon pénible assoupissement!
Aussitôt que je fermois les yeux, je ne voyois plus que des objets
d'horreur. Des épées suspendues sur ma tête! mes habits teints de sang!
le ciel en feu! je ne sais quel fleuve débordé roulant avec mille débris
un cadavre! Partout la mort autour de moi! Je m'éveillois le coeur
serré, le visage couvert de sueur. Et, pour écarter de si épouvantables
images, je tâchois de porter toutes mes pensées sur le jour fortuné qui
m'alloit luire, sur ce vendredi si impatiemment attendu, qui devoit
m'offrir quelques doux momens dans la société du vicomte de Florville,
et les plus vifs plaisirs dans les bras de mon Éléonore. Mais en vain je
m'efforçois de guérir une imagination frappée des plus sinistres
pressentimens; elle repoussoit toute idée consolante, mon âme étoit
profondément triste. Hélas! il vint en effet trop tôt, ce vendredi qui
sembloit ne me promettre que du bonheur! il vint en effet trop tôt, cet
affreux jour, suivi d'un jour plus affreux!
Dès le matin j'allai chez monsieur le comte, il avoit fort mal passé la
nuit; j'y retournai l'après-dîner, on venoit de lever le premier
appareil, et l'on n'osoit point encore assurer que la blessure ne seroit
pas mortelle.
A sept heures du soir, je quittai Rosambert pour courir à la rue du Bac.
Je n'y vis point le vicomte de Florville; ce fut Mme de B... que j'y
trouvai, Mme de B..., comme aux jours de Longchamps, dans tout l'éclat
de sa parure. Qu'elle étoit belle!
Emporté par le premier transport de mon admiration, j'allai tomber à ses
genoux, et la marquise, paroissant m'y contempler avec moins d'orgueil
que de plaisir, avec une plus douce ivresse que celle dont le seul
amour-propre est la cause, la marquise ne se pressa pas de me relever.
«Ma belle maman, n'est-ce pas bien imprudent à vous d'être venue dans ce
costume si remarquable?--Valoit-il mieux ne pas venir? répondit-elle.
J'arrive de Versailles dans mon wiski; le seul Després m'a ramenée: il
faisoit nuit d'ailleurs, et je ne suis pas entrée par la rue du Bac.--Il
y a donc une porte dérobée?--Oui, mon ami.
--Ma belle maman, permettez-moi de vous assurer de toute ma
reconnoissance; les papiers que vous m'aviez promis...--Ont-ils produit
l'effet que nous en attendions?...--Oui; mon père ne songe plus à
voyager avec moi; cependant une chose encore m'inquiète, je vous
l'avoue: c'est d'être obligé de quitter Paris si vite. Ne seroit-il pas
possible de différer quelques jours?--Au contraire, s'écria-t-elle; je
crains bien que vous ne receviez incessamment l'ordre de partir encore
plus tôt. Il court un bruit de guerre; la plupart des officiers ont déjà
rejoint; ce n'est qu'avec beaucoup de peine que j'avois obtenu pour vous
ce retard d'une quinzaine.--Mon Dieu! comment ferai-je donc pour...»
Elle m'interrompit vivement: «Vous ne me parlez pas du malheureux
événement de la soirée d'hier?--Maman, vous semble-t-il en effet
malheureux?--Pouvez-vous me le demander? Étoit-ce de la main de M. de
B... que Rosambert devoit mourir? J'aurai donc impunément souffert
l'outrage de ses calomnies et la flétrissure de ses embrassemens! il ne
m'aura donc pas été permis de lui arracher devant vous, avec le
tardif remords de son dernier crime, l'aveu de toutes ses
impostures! La fortune encore une fois a trahi mon courage et mes
espérances.--N'accusez pas la fortune. Votre courage fut récompensé par
le succès du combat de Compiègne, et dans la rencontre d'hier toutes vos
espérances ont été remplies.--Remplies!--Apprenez ce que m'a dit le
comte prêt à s'évanouir: _Faublas, assurez au moins Mme de B... que je
ne suis pas mort sans avoir éprouvé le sincère repentir de mes cruels
procédés pour elle,... cruels! plus que vous ne pensiez;... il est trop
vrai que..._--Que...?--Ma belle maman, monsieur le comte n'a pas eu la
force d'achever.--Il n'a pas eu la force d'achever! Vous cependant,
Faublas, comment avez-vous interprété cette involontaire réticence?--Le
sens ne m'en paroît pas équivoque.--Eh bien?--J'ai compris qu'il vouloit
m'avouer que jamais il n'avoit possédé... votre personne,... votre
personne, avec votre amour, j'entends.--Avouer! s'écria-t-elle en
prenant mes mains dans les siennes: vous croyez donc que c'est hier
qu'il vous a dit la vérité?--Je vous assure, maman, qu'il me seroit
cruel de n'en être pas persuadé.» Elle porta ma main sur son coeur:
«Vous le croyez!... Faublas! mon ami!... sentez, sentez ces battemens...
Voilà depuis six mois le seul moment de joie qui m'ait été donné...
Laissez, mon cher ami, laissez couler mes larmes. Depuis si longtemps
celles que je verse ont tant d'amertume! Je trouve à celles-ci tant de
douceur! Laissez, laissez couler mes larmes! Elles me soulagent d'un
fardeau qui commençoit à m'accabler... Ah! pourtant, Faublas, quelle
félicité plus grande, si j'avois pu moi-même dans le sang de mon ennemi
laver mes injures, mériter ainsi d'obtenir à tes propres yeux ma
réhabilitation complète!... Que dis-je? ajouta-t-elle en posant sur mes
lèvres ses lèvres brûlantes: qu'importe ma vengeance? Ne suis-je pas
désormais pleinement justifiée? Ne me dois-tu pas toute ton estime, et
même une tendresse égale...» Enivré de ses caresses, je lui prodiguois
les miennes. «Eh bien! soit! s'écria-t-elle en s'y livrant tout entière;
qu'enfin l'amour, l'invincible amour l'emporte! Depuis deux mois
j'oppose toute la résistance dont une mortelle est capable. Il m'a vingt
fois arraché mon secret! qu'il triomphe aussi de mes résolutions! qu'il
me rende avec l'amant idolâtré quelques momens d'un suprême bonheur,
fallût-il les acheter encore de plusieurs siècles de tourmens! dussé-je
entendre un ingrat, jusque dans mes bras, appeler Sophie et regretter
Mme de Lignolle! dussé-je enfin quelque jour payer de ma vie...»
Elle n'en dit pas davantage, je venois de la porter sur un lit de
délices, où nos âmes se confondoient. Quelle imprévue catastrophe alloit
nous tirer de notre ravissante extase, pour faire succéder aux
gémissemens de l'amour les cris de la rage et de la douleur!
La porte de la chambre où nous étions ayant été brusquement ouverte:
«Maintenant le croyez-vous?» dit Mme de Fonrose à M. de B...
Celui-ci, ne pouvant plus douter de son malheur, devint furieux. Il se
précipita, l'épée à la main, sur un homme sans armes, et qui, d'ailleurs
surpris dans le plus grand désordre, étoit absolument hors de défense.
La marquise, trop prompte, ma trop généreuse amante, se jeta devant le
glaive menaçant; le marquis frappa... Grands dieux! Mme de B...
cependant résista d'abord à la violence du coup, et dans l'instant même,
ayant tiré de sa poche deux pistolets chargés, elle étendit la baronne à
ses pieds; elle dit à son mari: «Vous venez d'attenter à ma vie, je suis
maîtresse de la vôtre: je ne prétends pas venger ma mort, qui sans doute
est prochaine; mais, ajouta-t-elle en s'appuyant sur moi, je vous
déclare que je suis contre tous déterminée à le sauver.»
Quoique je fisse de grands efforts pour la retenir, elle tomba sur ses
genoux, s'appuya sur sa main droite et me présenta le pistolet qu'elle
tenoit encore de la gauche: «Tenez, Faublas!... Et vous, Monsieur de
B..., si vous faites un pas vers lui, qu'il vous... arrête.» A peine
avoit-elle dit qu'elle se renversa dans mes bras, où elle perdit
connoissance.
Le marquis ne songeoit plus à menacer ma vie; déjà sa fatale épée lui
étoit échappée des mains. «Malheureux! s'écrioit-il avec tous les signes
du plus grand désespoir: qu'ai-je fait? où fuir? où me dérober à
moi-même?... Ne l'abandonnez pas, vous autres; prodiguez-lui tous vos
secours. Mon Dieu, comment sortir d'ici?»
Il étoit si troublé qu'il eut en effet beaucoup de peine à trouver la
porte.
Cependant Mme de Fonrose, dont la mâchoire inférieure étoit toute
fracassée, poussoit d'horribles cris. Il accourut une foule de gens que
je ne connoissois pas, que je voyois à peine. Plusieurs chirurgiens
arrivèrent. La baronne fut aussitôt reportée chez elle; mais, pour
l'infortunée marquise, on n'osa pas risquer le transport. Nous la prîmes
à quatre. Nous la portâmes mourante sur ce même lit où quelques minutes
auparavant... O dieux! dieux vengeurs! si c'est une justice, elle est
bien cruelle!
La profonde blessure étoit au sein gauche, près du coeur. Mme de B... ne
passeroit peut-être pas la nuit. On lui mit le premier appareil; alors
elle revint de son long évanouissement. «Faublas, dit-elle, où est
Faublas?--Me voilà. Me voilà désespéré...--Madame, s'écria le premier
chirurgien, ne parlez pas.--Dussé-je tout à l'heure mourir,
répliqua-t-elle, il faut que je lui parle»; et d'une voix éteinte elle
balbutia ces mots entrecoupés: «Mon ami, vous reviendrez; vous ne
laisserez pas des gens indifférens me fermer les yeux; vous recevrez mes
derniers aveux et mon dernier soupir. Mais quittez-moi pour quelques
minutes, courez; la lettre de cachet va sans doute arriver de
Versailles: courez, sauvez l'infortunée comtesse, s'il en est temps
encore.»
Aussitôt je m'élance; je ne marche pas, je vole dans les rues. Mon
Éléonore, ils l'enfermeroient! il faudra d'abord qu'ils m'arrachent la
vie! Mais, si déjà l'ordre barbare est exécuté; s'il est exécuté, c'en
est fait, plus de ressource, plus d'espoir! La comtesse, également
impatiente et sensible, ne pourra pas, seulement huit jours, supporter
l'esclavage et l'absence, la mère et l'enfant périront!... et moi
malheureux! je serois donc obligé de leur survivre? Moi! qui pourroit
m'empêcher de les suivre au tombeau?»
* * * * *
Plein de ces idées si tristes, j'arrive à l'hôtel de Mme de Lignolle.
Sans m'arrêter devant la loge du suisse, je crie: «La Fleur!» En un
instant je passe, je traverse la cour, je me précipite sur l'escalier
dérobé, je frappe à la petite porte de Mlle de Brumont. On accourt, on
ouvre: quel bonheur! c'est la comtesse! Un cri de joie m'échappe, elle y
répond par un cri de joie: «Déjà! mon ami.--Mon Éléonore, je
tremblois qu'il ne fût trop tard. Viens.--Où cela?--Viens avec
moi.--Comment?--Viens vite. Ta liberté est menacée.--Ma liberté! Je ne
verrois plus mon amant!--Que cherches-tu?--Mes diamans.--Ils sont chez
moi; tu ne les as pas remportés.--Ma tante.--Où est-elle?--Dans le
salon.--Cours lui dire adieu... Mais non, Mme d'Armincour voudroit
t'emmener avec elle, c'est avec moi qu'il faut venir. D'ailleurs, les
frayeurs de la marquise pourroient nous découvrir, il vaut mieux qu'elle
ignore pendant quelque temps ce que tu seras devenue. Mais viens vite,
hâtons-nous, il n'y a pas un moment à perdre.»
Nous descendons sans bruit. Favorisée par la nuit, la comtesse se glisse
jusques auprès de la porte cochère. Alors, ayant pris la précaution
d'enfoncer mon chapeau sur mes yeux, je frappe au carreau du suisse.
«C'est moi qui viens de parler à La Fleur, tirez le cordon.» Le
domestique, préoccupé de sa partie de cartes, obéit machinalement. Mme
de Lignolle est dans la rue; je m'élance après elle. Mon Éléonore saisit
mon bras et presse sa marche autant qu'il est possible. Nous n'osons
dire un mot; tout ce qui passe autour de nous cause nos mortelles
inquiétudes: ainsi, tourmentés de mille craintes, mais encore soutenus
par le plus doux espoir, nous gagnons la place Vendôme.
Ce fut par la porte du jardin que nous entrâmes à l'hôtel, et, comme
nous nous jetâmes aussitôt dans le petit escalier, personne ne put nous
apercevoir, excepté Jasmin.
Mon domestique apporta des bougies. «Bon Dieu! dit Mme de Lignolle, j'ai
du sang sur les mains!... Faublas, les vôtres en sont pleines!» Je ne
puis retenir un cri d'horreur, et tout à coup fondant en larmes: «Ce
sang, c'est le sang d'une amante! Dans quels momens tu viens unir tes
destinées aux miennes! Éléonore, ma chère Éléonore, veille sur toi!
prends garde! je suis environné des vengeances du Ciel. La mort, autour
de moi, frappe ou menace les objets les plus chers à mon coeur. Veille
sur toi! ce sang, c'est celui d'une amante!
--Quels discours, Faublas, et quel désespoir! vous me glacez
d'effroi.--Mon amie, ce sang, c'est celui d'une amante. La
marquise...--S'est poignardée!--Non. Son mari...--Ah! le
cruel!--Mourante, elle a rassemblé ses forces pour m'avertir du péril
auquel tu restois exposée...--Que je la remercie!--Et pour me supplier
de revenir bientôt recevoir son dernier soupir.--Pauvre femme!... il y
faut courir, mon ami; tiens, j'y vais avec toi.--Impossible! tant de
gens qui te menacent! tant de monde auprès d'elle!--Eh bien donc, va
seul, va consoler ses derniers momens... Mais ne restez pas longtemps
chez elle... Faublas, tu lui diras que ma haine est éteinte,... que je
suis profondément affligée de son infortune,... que je voudrois
pouvoir...--Oui, mon Éléonore, je lui dirai que tu as un excellent
coeur.--Mais revenez bien vite, ne me laissez pas ici.--Bien vite, le
plus tôt possible. Jasmin, comme il se pourroit que mon père voulût
monter chez moi, faites passer Mme de Lignolle au fond de l'appartement,
dans le boudoir... Que M. de Belcour ne la découvre pas! que personne ne
puisse l'entrevoir! Jasmin, je vous confie madame la comtesse, je vous
la recommande, vous me répondez d'elle, et songez qu'il y va de ma vie.»
Il n'y a qu'un pas de la place Vendôme à la rue du Bac; aussi je ne mis
qu'un moment à retourner près de la marquise.
Un homme et plusieurs femmes environnoient son lit. «Que tout le monde
se retire», dit-elle en me voyant entrer. Le médecin lui représenta
qu'elle ne devoit pas parler. «Un dernier entretien avec lui,
répondit-elle, vous me gouvernerez ensuite comme il vous plaira. Qu'on
nous laisse seuls.» Il voulut répliquer: un ordre absolu lui ferma la
bouche.
«Est-elle sauvée, mon ami?--Elle est chez moi.--Ne l'y gardez pas
longtemps. Au reste, Després, chargé de mes instructions secrètes, vient
de partir pour Versailles: tant qu'un souffle de vie me restera, ne
craignez plus rien pour la comtesse.»
Mme de B... garda quelque temps un morne silence, puis elle fixa sur moi
ses regards pleins de larmes; et, m'ayant fait signe d'apporter ma main
dans la sienne: «Eh bien! Faublas, me dit-elle, n'admirez-vous pas ma
triste destinée? Autrefois, à ce village d'Hollris, vous m'avez vue sur
un lit d'opprobre, aujourd'hui vous me voyez au lit de la mort; et le
plus cruel revers, aujourd'hui comme autrefois, a renversé tous mes
projets à l'instant marqué pour leur exécution. Maintenant aussi, comme
alors, je veux vous dévoiler toute mon âme; et, quand vous m'aurez
entendue, quand vous me connoîtrez tout entière, quand surtout vous
aurez comparé mes passagers plaisirs et mes tourmens durables, mes
premières foiblesses et mes derniers combats, mes bonnes résolutions et
mes desseins condamnables, enfin mes erreurs et leur châtiment; quand
vous aurez tout comparé, Faublas, vous oserez, je n'en doute pas,
affirmer que votre amante, ayant vécu toujours plus malheureuse que
coupable, est morte encore moins digne de blâme que de pitié.
«Pourquoi rappellerois-je ici le bonheur des premiers temps de notre
liaison? Il est vrai qu'alors ton amante eut quelques beaux jours; mais
qu'ils furent promptement empoisonnés par de vives alarmes, promptement
suivis de votre inconstance et de mon désastre complet! Ah! qui voudroit
du même prix payer les mêmes jouissances? Qui? moi, Faublas; moi qui,
prête à périr, me sens encore brûlée du feu dont je fus consumée sans
cesse. Mais dans le monde entier je serois apparemment la seule. Va, je
n'ai point oublié ton amour naissant pour Sophie, l'époque fatale de son
enlèvement, le jour plus funeste où je vis mon amant avec ma rivale au
pied des autels, et les horreurs de cette nuit où, par le plus lâche des
attentats, ton perfide ami combla mon avilissement et commença mes
véritables infortunes. Faublas, je te le jure à mon heure suprême, et
j'en atteste le Dieu qui m'attend: Rosambert a mérité la mort.
Rosambert, avant de me flétrir à tes propres yeux, m'avoit indignement
calomniée. Il est vrai que, séduite par quelques-unes de ses qualités
brillantes, je lui donnois plus d'attention qu'à tout autre, une
préférence marquée sans doute. Il avoit pu concevoir de grandes
espérances, j'ai lieu de croire que l'événement ne les eût jamais
justifiées. Je n'entends pas ici, Faublas, te parler de mes principes,
de ma pudeur, de ma sagesse, de toutes les vertus auxquelles on a
prudemment condamné mon sexe; je n'en ai seulement pas avec toi conservé
l'apparence! Que te dirai-je, mon ami? Placée par le hasard dans un rang
élevé, j'avois encore reçu de la nature un esprit inquiet, une âme
ardente; j'étois née peut-être pour les crimes de l'ambition: je te vis,
tu m'entraînas, je me plongeai dans tous les égaremens de l'amour.
«Oui, ce fut par un crime que Rosambert, à Luxembourg, renversa mes
desseins. Mes desseins, je le sais, pouvoient paroître coupables; mais
au moins n'étoient-ils pas de ceux dont se fût avisée une amante sans
générosité, sans courage, une vulgaire amante modérément éprise d'un
homme ordinaire. Rosambert les renversa tous. Il me sembla que désormais
je ne pouvois remettre en vos bras une femme tombée dans le mépris
d'elle-même; et dès lors, présumant trop de mes forces, ou plutôt
ignorant encore l'irrésistible empire d'une passion, croyant maîtriser
les grands intérêts du coeur comme je gouvernois de petits intérêts de
cour, je jurai, vous l'entendîtes, je jurai de ne plus vivre que pour ma
vengeance et votre avancement.
«D'abord, il fallut vous tirer d'une prison d'État, où vous n'eussiez
pas langui pendant quatre mois, si mes ennemis rassemblés n'eussent de
mille manières contrarié mes démarches. Enfin, M. de ***, porté par mes
efforts à la place éminente qu'il occupe aujourd'hui, M. de *** fut
cependant assez ingrat pour mettre à votre délivrance une condition qui
faillit la rendre impossible. Jugez si le sacrifice demandé me sembloit
pénible! Il s'agissoit de vous rendre au monde, et je balançai plusieurs
jours. Mon ami, je vous le répète, je ne prétends vous vanter ici ni ma
vertu, ni la vertu des femmes: quelle différence pourtant entre les
principes, les penchans, les passions des deux sexes! Et que tu es loin
de l'amour que je te porte, toi surtout, Faublas, toi qui, pouvant te
partager entre plusieurs amantes, trouves encore des charmes à la
possession du premier objet que le hasard te livre! Ah! combien, au
contraire, Mme de B..., déjà si malheureuse d'avoir été, pour sa
justification complète, obligée d'avouer les droits d'un époux et de
remplir avec lui de rigoureux devoirs, ressentit une plus mortelle
douleur, le jour, le jour fatal qu'il lui fallut, pour te sauver,
s'aller abandonner aux effrénés désirs d'un amant sans délicatesse, aux
tendresses cruelles d'un homme indifférent! Oui, mon ami, oui, M. de ***
m'a possédée. Ce n'étoit qu'à mon heure dernière que je devois te faire
un aveu semblable, et néanmoins, parmi tant d'autres preuves de mon
attachement sans bornes, regarde ce honteux dévouement comme la plus
grande.
«Tu devins libre, j'osai te revoir, je l'osai! ce fut ma première faute,
elle prépara mes derniers égaremens et ma fin tragique.
«Quatre mois d'absence m'avoient apparemment guérie d'un amour fatal: au
moins je m'en flattois quand je vous appelai chez Mme de Montdésir; au
moins, dans notre première entrevue, je me sentis bien moins
qu'autrefois émue de ta présence: je te parlai de Justine sans dépit, de
la comtesse sans beaucoup d'aigreur, de Sophie sans trouble, sans
colère, sans aucun mouvement jaloux. Je t'annonçai, dans la sincérité de
mon coeur, de louables résolutions que je croyois devoir être immuables.
Enfin, je te quittai, m'applaudissant de n'avoir plus que de l'amitié
pour toi... Insensée, comme je m'abusois! le feu mal éteint couvoit sous
la cendre, une étincelle alloit s'échapper, qui recommenceroit
l'incendie.
«Souvenez-vous, souvenez-vous du jour que, prête à partir pour
Compiègne, je vous fis mes adieux. Jusqu'alors, en préparant le
châtiment de Rosambert, je n'avois éprouvé que le désir de la vengeance:
vous me fîtes connoître la crainte de la mort. Cette idée soudaine qu'il
étoit possible que bientôt nous fussions à jamais séparés me glaça
d'épouvante. Tout à coup il me parut moins désirable d'accomplir ma
vengeance contre un ennemi; mais aussi je me sentis plus impatiente
d'obtenir ma réhabilitation aux yeux de mon amant. Cependant les
terreurs nouvelles qui venoient de m'étonner, les irrésolutions
momentanées qu'elles avoient produites, mes agitations encore violentes,
le trouble de mes sens, le trouble de mon coeur, tout me dit assez qu'en
attaquant les jours de Rosambert, je devois surtout songer à défendre
les miens; que maintenant il s'agissoit moins de triompher que de ne pas
mourir; qu'avant tout il falloit m'efforcer de vivre, de vivre afin de
t'adorer.
«Comment aurois-je pu m'aveugler encore sur mes véritables dispositions,
puisque, même à Compiègne, dans le moment d'ivresse qui suivit ma
victoire, mon secret m'échappa devant la comtesse et devant vous? Ce fut
pourtant sans y réfléchir, ce fut par un instinct de jalousie
renaissante, que, vous voyant sur le point de rejoindre ma plus
dangereuse rivale, je vous conseillai de rentrer dans Paris avec Mme de
Lignolle. Alors, sans me rendre un compte fidèle de mes sentimens, je
démêlai seulement, à travers une foule d'idées contraires, que je
m'étois étrangement trompée moi-même quand je vous avois promis de vous
rendre Sophie et de vous voir tranquillement lui prodiguer vos
tendresses. Je reconnus qu'une femme, pour avoir donné le courageux
exemple d'une entière abnégation de soi-même, ne devoit pas se flatter
d'atteindre à l'effort plus héroïque d'un absolu dévouement. Je reconnus
que telle amante, capable de renoncer à son propre bonheur, pouvoit
cependant n'avoir pas assez de force pour souffrir le bonheur d'une
autre. Je le reconnus, je m'en indignai, j'en frémis; mais enfin, sans
oser d'ailleurs former pour l'avenir aucun projet déterminé, je
m'arrêtai du moins à celui de retarder présentement une réunion dont la
seule idée faisoit mon secret désespoir.
«Aussitôt Després fut envoyé de Compiègne à Fromonville pour avertir M.
Duportail de votre prochaine arrivée, et pour multiplier les obstacles
autour de vous, si la comtesse vous permettoit d'aller à la poursuite de
votre épouse... Faublas, je vous vois pâlir et trembler!... O toi que
j'ai trop aimé, ne va pas me haïr! ô toi, l'auteur de mes égaremens, ne
leur refuse pas quelque indulgence! Trop heureuse, crois-moi, trop
heureuse la femme sensible à qui le favorable amour n'ordonna que des
démarches peu condamnables, qui n'eut jamais besoin de trahir un ingrat,
ni de persécuter des rivales, hélas! et qu'un premier pas vers l'abîme
n'entraîna point dans ses plus grandes profondeurs!
«Si tu pouvois te faire une idée de ce que j'ai souffert à cette auberge
de Montargis, à ce château du Gâtinois surtout, à ce fatal château de la
comtesse! Inconcevable jeune homme, comment donc pouvez-vous allier tant
d'inconstance et tant de sensibilité, tant de douceur et tant de
barbarie! Votre Sophie ne vous étoit pas moins chère, et vous adoriez
Mme de Lignolle! Oui, déjà, j'en fus témoin! déjà vous l'adoriez!
L'ingrat! et, dans le délire de sa fièvre, il prononçoit aussi souvent
que le mien le nom de son Éléonore. Le cruel! et, dans ses momens de
raison, il me faisoit, à moi, la confidence de tout l'amour dont il
brûloit pour elle! Ainsi ce n'étoit point assez de trembler pour les
jours de mon amant, de le trouver dans une maison détestée, de voir une
autre femme lui donner les soins qu'avec tant de plaisir je lui eusse
seule prodigués, je devois encore de la bouche même d'un infidèle...!
Mais écartons ces souvenirs terribles. Qui m'eût dit pourtant, qui m'eût
dit qu'alors je ne mourrois pas de douleur, parce que j'étois réservée à
beaucoup d'autres épreuves non moins insupportables, parce qu'il falloit
que toutes les horreurs de ma destinée s'accomplissent?
«Faublas, mon portefeuille est là. Cherchez-y cet écrit funeste qui
précipita mes plus fatales résolutions. Reprenez la lettre de votre
beau-père, reprenez-la. Je la sais tout entière et n'en ai plus besoin.
Quelle lettre! grands dieux! comme j'y suis traitée! que de crimes on
osoit me supposer, dont l'idée ne m'étoit seulement pas venue! quel
avenir on m'annonçoit! quel épouvantable avenir que je n'avois pas
encore mérité! Le profond sentiment d'une injustice irrite un esprit
fier, et trop souvent le porte aux extrémités les plus inexcusables.
J'en fis malheureusement l'expérience: _Mlle de Pontis partageant un
amant banal et le mépris public avec la marquise de B...!_ Va,
Duportail, tu la connois bien peu, cette marquise de B... que ta fureur
accuse! Elle ne fut jamais passionnée ni généreuse à demi. Ce n'étoit
point pour partager Faublas qu'elle courut le chercher à Luxembourg! Ce
n'étoit point pour le disputer à Sophie qu'ensuite elle lui permit de
l'aller rejoindre! Ta haine cependant est la récompense des sacrifices
qu'elle a déjà faits, et, pour prix des pénibles combats qu'elle livre
encore chaque jour, tu lui promets, avec le mépris public, d'inévitables
malheurs. Va! je le savois que ta fille et toi vous me détestiez; que
les hommes condamnoient sévèrement sur les apparences et ne revenoient
pas de leurs jugemens; que la fortune, inflexible comme eux, ne
révoquoit point ses arrêts, et qu'un grand revers étoit trop souvent le
gage d'un revers plus grand. Je le savois. Mais toi-même assures que vos
communes persécutions ne finiront point. Eh bien! ne pouvant m'en
prémunir, je les justifierai. Duportail, je suis lasse de ne m'imposer
que des privations sans dédommagement, je suis lasse de m'immoler pour
des ingrats. Puisque je ne dois plus rien espérer, puisqu'il ne me reste
plus rien à perdre, je veux du moins retirer quelque fruit de mon
déshonneur qui fait ta joie: je veux que l'amour revienne abréger ma vie
dont tu demandes la fin. Tu verras ce que la marquise environnée
d'ennemis peut encore entreprendre! Tu verras si je suis femme à
partager un amant!
«Ainsi, Faublas, ainsi dans mon désespoir je jurai que Sophie ne vous
seroit point rendue, et que Mme de Lignolle aussi connoîtroit à son tour
les tourmens que depuis trop longtemps j'endurois.
«Obligée de vous laisser entrer à Paris, je devois le plus tôt possible
vous en éloigner, de peur qu'un hasard fatal à mes nouveaux desseins ne
vous fît découvrir que votre beau-père étoit encore revenu chercher un
asile dans la capitale...--Quoi! ma Sophie...--De grâce, s'écria Mme de
B..., ne m'interrompez pas. L'ardente fièvre qui me soutient peut tout à
coup s'éteindre, et je n'aurois plus la force de vous parler. Ne
m'interrompez pas; tâchez surtout, tâchez de dissimuler votre cruelle
joie: prenez pitié de l'état où je suis.
«Écoutez, reprit-elle: M. Duportail fuyoit de Fromonville avec votre
épouse et deux étrangères que je ne connois point. Després chargea l'un
des miens de rester à Puy-la-Lande, afin de s'arranger de manière que
vous n'y trouvassiez pas de chevaux; Després ne cessa pas de poursuivre
votre beau-père. Celui-ci, laissant à quelque distance de Montargis les
deux inconnues continuer la même route, mit pied à terre avec sa fille,
et, s'étant jeté dans un chemin de traverse, il vint reprendre la poste
à Dormans, et le chemin de Paris par Meaux. Ce fut à Bondy qu'on perdit
ses traces. Votre beau-père est certainement dans la capitale; mais je
ne sais comment il a trouvé l'impénétrable retraite où depuis plus d'un
mois il échappe à toutes mes recherches.
«Cependant il ne falloit qu'un hasard imprévu pour vous découvrir ce que
je cherchois inutilement; je devois donc me hâter de vous donner un état
qui vous forçât de quitter Paris et de vivre dans une province éloignée,
où je me flattois de vous rendre bientôt votre exil agréable: je vous
fis capitaine au régiment de ***.
«Mme de Fonrose, malheureusement placée entre la comtesse et le baron,
pouvoit doublement contrarier mes desseins; il ne me fut pas malaisé de
commencer sa rupture avec Mme de Lignolle, et de déterminer M. de
Belcour à quitter son indigne maîtresse.
«Je nourrissois toujours de justes projets de vengeance contre mon plus
cruel persécuteur. Je ne désespérois pas de l'obliger, sous quelques
jours, à me combattre encore, et si, comme la première fois, je ne
portois qu'un coup mal assuré, si Rosambert échappoit à la mort, au
moins je pourrois peut-être lui arracher l'aveu de ses impostures,
recouvrer ainsi toute votre estime, et reprendre à mes propres yeux
quelque valeur. Cependant, comme votre ami ne pardonneroit sûrement pas
à Mme de B... les excès dont il s'étoit rendu coupable envers elle, il
me parut d'abord indispensable d'éloigner de vous ce conseiller perfide,
et d'essayer de mettre fin aux plaisanteries dont il ne cessoit
d'outrager l'hymen en général, et quelques époux en particulier; je lui
fis donner Mlle de Mésanges et l'ordre de rejoindre son régiment.
«Une ennemie infiniment redoutable me restoit encore: c'étoit cette Mme
de Lignolle, que j'aurois beaucoup aimée, si vous ne me l'aviez pas
donnée pour rivale. La Fleur, qui m'étoit vendu, le traître La Fleur me
faisoit tous les jours des rapports dont mon inquiétude s'augmentoit
sans cesse. Il devenoit pressant d'élever entre la comtesse et vous des
obstacles à jamais insurmontables. Je fis venir le capitaine; il se hâta
de solliciter à Versailles une lettre de cachet qu'on tenoit toute
prête: Mme de Lignolle alloit être arrêtée.
«Faublas, pourquoi cette agitation si vive? pourquoi cette pâleur
soudaine? Vous m'accusez d'avoir été cruelle envers votre Éléonore!
Attendez, mon ami; si vous me jugez précipitamment, vous me jugerez avec
trop de rigueur. Demain, le capitaine recevoit l'ordre de retourner à
Brest et de s'y rembarquer. La comtesse perdoit sa liberté pendant
quelques jours seulement. On devoit bientôt lui donner pour prison la
terre que sa tante possède en Franche-Comté. Rien, je vous le proteste,
n'eût été négligé pour défendre cette malheureuse enfant du ressentiment
de ses deux familles. Mais, après l'éclat de sa détention, vous n'auriez
jamais pu la revoir, et je m'étois réservé d'ailleurs plusieurs moyens
de vous en empêcher.
«Enfin, vous partiez pour Nancy; c'étoit dans ses environs que nous
allions nous rencontrer, c'étoit sous l'heureux ciel de la Lorraine que
je devois retrouver mon amant et mes beaux jours. Que de vains projets!
Ah! malheureuse! quand j'espérois te consacrer ma vie, la mort
m'attendoit. L'épée fatale du marquis, après m'avoir enlevé ma victime,
est venue jusque dans tes bras frapper la sienne. C'en est donc fait! Je
vois ma tombe entr'ouverte, il y faut descendre à vingt-six ans.
«Voilà pourtant où m'aura conduite une passion trop tard combattue!
Puisse du moins mon exemple avertir la foule des infortunées menacées
d'un destin pareil! Puisse-t-il, dans le grand nombre, en sauver
quelques-unes! Qu'on leur apprenne à toutes mes premières foiblesses et
mes premiers revers, mon inutile résistance, mes coupables desseins et
ma fin déplorable. Qu'elles sachent que l'amour ne me donna pas un
instant de félicité qui n'eût été précédé des plus vives inquiétudes,
accompagné des plus grands dangers, suivi des plus irréparables
malheurs. Qu'elles le sachent, et que, remplies d'un effroi salutaire,
elles s'arrêtent, s'il est possible, sur le penchant du précipice où
j'aurai péri.
«Et, pour qu'elles puissent concevoir le suprême pouvoir de cet amour
qui m'entraîna, toi, Faublas, que j'aurai peut-être étonné jusque dans
mes derniers momens; toi, mon amant toujours idolâtré, dis-leur que ma
réputation, mes richesses, mon rang, ma beauté, perdus sans retour, ne
me coûtèrent pas un regret; mais que notre éternelle séparation fit mon
désespoir. Dis-leur néanmoins que, prête à te quitter, je me suis
estimée trop heureuse d'avoir pu sauver, aux dépens de mes jours, tes
jours plus chers; trop heureuse d'avoir pu, du moins encore une fois,
t'appartenir, et dans un dernier embrassement calmer un peu l'ardeur du
feu dont j'étois consumée, de ce feu dévorant qui ne devoit s'éteindre
qu'avec...»
Elle n'acheva point, elle tomba dans une extrême foiblesse.
Le médecin accourut à mes premiers cris: il me supplia de me retirer si
je ne voulois pas, me répéta-t-il plusieurs fois, hâter l'instant fatal.
A mon retour, Mme de Lignolle s'écria: «Vous avez été bien longtemps:
est-elle morte?--Non, mon ami.--Non? tant pis.--Comment!--Sans doute: je
n'y ai pas songé d'abord! Son mari l'a tuée, parce qu'il vous a surpris
me faisant avec elle une infidélité.»
J'eus beaucoup de peine à rassurer la comtesse. Enfin la pitié qu'elle
devoit aux infortunes de Mme de B... rentra dans son coeur; et, la
situation critique où elle se trouvoit elle-même sollicitant toute son
attention, nous songeâmes aux moyens de prévenir les malheurs qui nous
menaçoient. Une heureuse nuit nous fut encore permise, pendant laquelle
mon Éléonore, en ne cessant de me prouver sa tendresse, ne cessa de
m'entretenir de son enlèvement, qui devenoit indispensable. Nous
convînmes que, dans la journée prochaine, je ferois tous les préparatifs
nécessaires, et que la nuit suivante verroit notre fuite. Toujours
pleine de confiance, Mme de Lignolle se croyoit déjà loin de sa patrie;
et moi, le coeur navré d'un profond chagrin, l'esprit encore agité de
mes irrésolutions secrètes, je n'envisageois qu'en tremblant le douteux
avenir, je n'osois porter mes regards sur le présent, trop certain. O
Madame de B..., je vous voyois sans cesse au lit de la mort! O mon père!
ô ma soeur! ô ma Sophie! je faisois d'inutiles efforts pour écarter
votre souvenir qui m'obsédoit.
L'aurore enfin parut. Un affreux spectacle, un sinistre augure, devoient
commencer le plus malheureux de mes jours. Quand j'entrai chez la
marquise, elle avoit les yeux égarés, et, d'une voix très brève, elle
disoit: «Oui, voilà mon tombeau. Mais cet autre, à qui le destinez-vous?
Où est Faublas? s'écria-t-elle plusieurs fois en me regardant; où est
Faublas? courez, avertissez-le que mes ennemis veulent l'assassiner, que
le marquis et le capitaine... Le capitaine!... Il approche! il traîne...
Ah! pauvre petite! Viens donc, Faublas! vite! Que fais-tu? Qui t'arrête?
Viens donc la secourir!... Il n'est plus temps, c'en est fait!... Dieu!
grand Dieu! c'étoit pour elle qu'ils creusoient cette tombe à côté de la
mienne!»
Mme de B..., violemment agitée, avoit trouvé la force de se mettre sur
son séant; et, comme on accouroit pour l'obliger à prendre une autre
situation, elle retomba. Je l'entendis encore murmurer quelques discours
sans suite, qui redoublèrent mon épouvante et ma douleur.
«Une fièvre terrible! me dit le médecin. Un délire continuel! c'est
ainsi qu'elle a passé toute la nuit! Monsieur, je ne dois pas vous
flatter: il est impossible qu'elle résiste longtemps.»
Je m'en allai chez Rosambert: il commençoit à donner quelques
espérances; cependant on n'osoit encore répondre de rien, et je ne pus
obtenir la permission de lui parler.
Il est donc vrai que tout me manque à la fois, qu'aucun appui ne m'est
laissé dans un moment où j'aurois besoin du secours de tout le monde! Il
est donc vrai que je vais abandonner mon père, et quitter peut-être pour
jamais les lieux où je sais maintenant que Sophie respire. Il le faut,
si je ne veux perdre ensemble mon Éléonore et mon enfant. Il le faut!
malheureux!
Je courus tout Paris pour me procurer la foule des choses nécessaires à
l'enlèvement de Mme de Lignolle, et je ne sais quel pressentiment
douloureux m'avertissoit qu'elle alloit faire un trop long voyage. En
préparant tout pour notre commun départ, il me sembloit que j'étois
tourmenté d'un rêve pénible qui devoit bientôt finir; mais une voix
secrète me crioit que le réveil seroit affreux.
Quand je revins à l'hôtel, je trouvai que Mme d'Armincour m'attendoit
chez mon père; elle me demanda ce que j'avois fait de sa nièce. Éléonore
et moi nous avions prévu la visite et les questions de la marquise, nous
étions convenus de la réponse que j'aurois à lui faire: «Votre nièce,
Madame, est partie sous la conduite d'un ami dont je connois le courage
et la fidélité. C'est en Suisse qu'elle est allée chercher un asile;
elle a préféré ce pays, parce qu'il n'est pas très éloigné de votre
Franche-Comté.--Elle est sauvée! s'écria la marquise en m'embrassant:
ah! que je vous dois de reconnoissance!... Elle est partie pour la
Suisse? j'y cours après elle. Ma chère nièce!... Comment avez-vous fait
pour l'arracher à ses ennemis? Personne ne vous a vu paroître à l'hôtel!
personne ne l'en a vue sortir! et pourtant il n'y avoit pas un quart
d'heure que je lui avois parlé chez elle, quand ils y sont venus pour
l'arrêter... Elle est sauvée!... Mais quoi! mille dangers la menacent
encore! En supposant qu'elle puisse échapper à ses persécuteurs, que
va-t-elle devenir loin de sa patrie, loin de ses parens, et, faut-il le
dire, loin de celui qu'elle aime avec idolâtrie! Ah! jeune homme, jeune
homme, vous avez plongé mon enfant dans un abîme de malheurs!»
A ces mots, Mme d'Armincour partit en pleurant.
Je me hâtai d'aller au quatrième étage joindre Mme de Lignolle qui
devoit toute la journée rester cachée dans la petite chambre de mon
domestique. «Ma chère Éléonore, j'ai tout préparé; rien ne paroît plus
devoir empêcher notre fuite: tiens-toi prête à minuit précis.--Tiens-toi
prête! répéta-t-elle. En tout temps et partout, mais aujourd'hui surtout
et dans cette chambre, qu'ai-je à faire autre chose que de t'attendre
avec une impatience dont tu n'as pas d'idée? Tiens-toi prête! Faublas,
pourquoi donc me parlez-vous sans songer à ce que vous dites? Pourquoi
cet air toujours préoccupé? Pourquoi ce visage si triste lorsque
l'heureux moment approche qui doit nous réunir pour ne nous plus
séparer, lorsqu'il est certain que désormais nous pourrons vivre et
mourir ensemble?--Mon amie, Mme d'Armincour vient de venir...--Je le
sais, je l'ai vue de cette fenêtre.--Mme d'Armincour part tout à l'heure
pour la Suisse: elle croit n'y arriver qu'après sa nièce; elle y sera
quelques heures avant nous. Ta tante y sera! mon père et ma soeur n'y
seront point!--Laisse une lettre pour M. de Belcour.--Sans doute! j'y
pensois. Une lettre... Mais qu'est-ce qu'une lettre?... Mon Éléonore, il
m'attend, le baron. Je ne puis me dispenser de paroître à table. J'en
sortirai le plus tôt possible, et je remonterai pour essayer de dîner
avec toi.--Oui. Va, Faublas, et reviens vite. Tant que je te vois je
suis tranquille; je meurs d'inquiétude dès que tu n'es plus là.» Elle
m'embrassa, je descendis.
M. de Belcour me vit refuser toute espèce de nourriture; il m'entendit
ne lui répondre que par monosyllabes; il retira mouillée de pleurs la
main qu'il venoit de me présenter. «Tu n'as pas quitté ton père et ta
soeur pour suivre ta maîtresse, me dit-il enfin, ton père et ta soeur
t'en récompenseront. Ils te prodigueront dans ton infortune les
consolations les plus tendres, et tes peines ainsi partagées ne
t'accableront point. Mon fils, c'est de vous que j'ai su qu'avant-hier
M. de Rosambert étoit tombé sous les coups de M. de B...; mais c'est la
voix publique qui vient de m'apprendre que depuis, dans une autre
rencontre, le marquis avoit exercé sur un ennemi plus cher une plus
terrible vengeance. Mon fils, tôt ou tard, tous les objets de nos
affections illégitimes doivent périr ou nous échapper malheureusement;
mais ne pouvez-vous point espérer une félicité durable, vous à qui le
Ciel, en attendant qu'il vous rende l'adorable épouse dont vous êtes
idolâtré, laisse de bons parens qui vous chérissent?»
Le baron parloit encore, lorsqu'on lui remit une lettre. «Dieu de bonté!
s'écria-t-il après l'avoir lue, déjà vous prenez pitié de lui! Tiens,
mon ami, lis, lis toi-même.
_Enfin la marquise a reçu le châtiment de ses crimes, et l'infortunée
comtesse est désormais perdue pour votre fils. Votre fils, je veux le
croire, est maintenant plus malheureux qu'il ne fut jamais coupable,
et les leçons de l'adversité doivent l'avoir corrigé pour toujours.
Dites-lui que dans deux heures je lui ramène son épouse, et que, s'il
est tout à fait digne de la retrouver, le jour où nos enfans auront
été réunis sera constamment compté parmi mes plus beaux jours._
LE COMTE LOVZINSKI.
Mon premier mouvement fut un transport de joie: quel bonheur! quel
inespéré bonheur! Mais un instant de réflexion me fit apercevoir les
embarras et les dangers de ma nouvelle position. «Mon Dieu!
mais...--Quoi donc, mon frère? Qu'avez-vous?--Rien, ma soeur.--D'où
vient l'extrême agitation où je vous vois, mon fils? Qui peut
troubler...?--Vous allez me le demander, Monsieur le baron! Mme de B...
se meurt! mille périls environnent encore Mme de Lignolle! et vous
m'allez demander ce qui trouble ma joie! Sans doute, j'adore mon épouse;
mais dans quel moment elle m'est rendue! Vous ne savez que la moindre
partie de mes inquiétudes! vous ne connoissez pas la moitié des chagrins
qui pèsent sur mon coeur!... Tenez, mon père, j'ai besoin d'une entière
tranquillité... Tenez, je vous le demande en grâce, et à vous aussi, ma
chère Adélaïde, permettez que je m'abandonne librement à mes rêveries;
laissez-moi seul, absolument seul, jusqu'à l'arrivée de ma Sophie.--Où
courez-vous, mon ami?--Chez Jasmin,... pour l'appeler... Non,... dans ma
chambre... Point du tout! je descends au jardin... Ne m'y suivez pas, je
vous en conjure!»
Sophie revient dans deux heures, et je pars cette nuit avec Mme de
Lignolle! Je pars! lorsqu'enfin, dans les bras de mon épouse, l'amour me
prépare le prix... Amant ingrat d'Éléonore, quel désir osé-je former
pour Sophie!... Ah! de ces deux femmes si charmantes, je sais laquelle
je préfère; mais qui me dira de laquelle je suis le plus aimé?
Il faut pourtant aujourd'hui, pour assurer le bonheur de l'une, causer
le désespoir de l'autre. Causer le désespoir de Sophie! que plutôt, cent
fois, Mme de Lignolle périsse!
Qu'elle périsse, mon Éléonore! Mon Éléonore et mon enfant! O le plus
barbare des hommes, qu'as-tu dit?
Si je n'enlève Mme de Lignolle, elle est perdue. Poursuivie par la
famille de son mari, déshonorée dans sa propre famille, menacée d'une
éternelle prison, elle n'a plus dans le monde que celui pour qui sa
tendresse a tout sacrifié. C'est en moi qu'elle a mis ses espérances. Si
je les trahis, la comtesse trouvera dans son coeur son plus cruel
ennemi: comment se pourra-t-elle défendre contre ses persécuteurs?
comment, surtout, échappera-t-elle à la violence de sa passion?
Sophie jusqu'à présent a supporté l'absence, parce que notre séparation
n'étoit pas mon crime; mais quand, le jour même de son arrivée, j'aurai
pris la fuite avec une rivale, ma femme délaissée... Si j'abandonne
Sophie, elle meurt de chagrin!
Malheureux! qu'ai-je donc à faire? Rien, que de me dérober par une
prompte mort à mes horribles perplexités. Rien, que de finir par un
crime une vie déjà... Si je m'immole, aucune des deux ne me survit!
Malheureux, subis ta destinée: elle t'impose la loi de vivre et de
choisir, entre deux objets presque également chers et sacrés, une
victime.
Voilà donc le fruit de mes égaremens!... Des remords! grands dieux, et
pourquoi? Vous m'avez donné le coeur le plus aimant et les sens les plus
vifs, vous avez voulu que je rencontrasse à la fois plusieurs femmes
exprès formées pour plaire aux yeux et charmer l'âme: je les ai toutes
ensemble adorées,... adorées moins encore qu'elles ne le méritoient!
Voilà tout: si jamais je fus coupable, la faute en est à vous. Si
maintenant je suis trop cruellement puni, la faute en sera-t-elle
imputée tout entière à cette autre infortunée que vous n'avez pu guérir
de son funeste amour? O Madame de B..., que vous m'avez été fatale!
Si je n'enlève mon Éléonore, elle est perdue. Ma Sophie, si je
l'abandonne, meurt de chagrin. Quel homme, à ma place, après les plus
violens combats, quel homme assez ferme, ou plutôt assez barbare,
pourroit encore se déterminer? Si du moins quelqu'un daignoit m'aider
d'un conseil secourable. Allons consulter mon père... Insensé!
Quoi! n'y auroit-il pas quelque moyen de concilier...? «Monsieur,
interrompit mon domestique que je n'avois pas vu s'approcher, madame,
qui vous aperçoit de cette fenêtre, s'étonne que vous la laissiez seule
dans ma chambre pour vous promener seul dans ce jardin.--Madame? je n'y
suis pas, je ne veux voir personne. Personne. Plus de femmes
surtout!--Mon cher maître, c'est madame la comtesse.--Oh! ce n'est donc
pas Mme... Eh bien! que veut-elle, mon Éléonore?--Que vous ne
l'abandonniez pas.--Dis-lui que c'est à quoi je songe.--Mais elle
vous prie de remonter tout de suite.--A la bonne heure,...
conduis-moi.--Conduis-moi! répéta-t-il; je croyois que vous saviez le
chemin! O mon cher maître! que je suis fâché de l'état où je vous
vois!--Ce ne sont encore que des roses! Que veux-tu, Jasmin! mon heure
est venue!... Écoute, mon ami: bientôt tu entendras parler...--Plaît-il,
Monsieur?--Quoi?--Achevez donc.--Je ne sais plus ce que je te
disois.--_Bientôt tu entendras parler..._--Oui, du retour de ma femme.
N'en dis rien à la comtesse.--Prenez garde. Voilà M. de Belcour et Mlle
Adélaïde qui viennent.--Retourne à Mme de Lignolle; je te suis.»
J'allai droit à mon père: «Oh! je vous en supplie, laissez-moi librement
méditer et pleurer. Laissez-moi seul à ma douleur. Je ne sortirai pas de
l'hôtel, soyez tranquille; et vous me reverrez dès que Sophie paroîtra.»
Mon père et ma soeur étant sortis du jardin, je retombai dans mes
cruelles rêveries. Jasmin vint m'en tirer une seconde fois.
«Il faut donc que je vous envoie chercher, dit-elle.--Mon amie, crois-tu
que ta tante soit déjà partie?--Pourquoi cette question?--Je pensois...
que Mme d'Armincour auroit pu t'emmener.--M'emmener! avec toi?--Avec
moi! peut-être n'auroit-elle pas voulu?--Eh bien?--Eh bien! j'aurois été
vous rejoindre.--Quoi! nous ne serions pas partis ensemble?--Mon amie,
si cela devenoit impossible?--Qui pourroit l'empêcher?--Vous-même: il
n'y a pas une heure, vous me disiez...--Il n'y a pas une heure,
j'ignorois... Eh! comment l'aurois-je pu deviner?--Quoi?--Rien, mon
Éléonore, je parle sans réflexion... Nous quitterons Paris à minuit
précis.»
Je ne pus retenir mes larmes; et, comme elle me demandoit ce qui les
faisoit couler, je lui répétai cette question vraiment cruelle:
«Crois-tu que ta tante soit déjà partie?--Que m'importe ma tante!
s'écria-t-elle; est-ce afin de m'en aller avec Mme d'Armincour que j'ai
sacrifié ma fortune et ma réputation? Est-ce pour elle que je me suis
exposée à toutes sortes de malheurs? Cependant, Monsieur, plus le moment
décisif approche, et plus je vois que vos irrésolutions redoublent. Ce
n'est pas seulement votre père qui les cause; ce n'est pas la mort de
Mme de B... qui vous arrache des pleurs! Ingrat! vous frémissez de vous
ensevelir dans une solitude où Sophie ne pourroit pénétrer!--Où Sophie
ne pourroit pénétrer!--Monsieur, souvenez-vous que j'avois médité ma
fuite avant qu'elle devînt nécessaire. Persuadez-vous bien que ce n'est
pas le désespoir de ma situation présente qui m'oblige à chercher un
asile dans l'étranger. Si donc, pour venir avec moi, vous n'avez d'autre
motif que celui de me dérober au ressentiment de ma famille, vous pouvez
rester. Je vous déclare que je me suis ménagé contre mes ennemis
plusieurs ressources.--Plusieurs ressources!--Oui; mais ne me réduisez
pas à les employer. Si déjà vous n'aimez plus la mère, prenez pitié de
l'enfant. Ne me réduisez pas à les employer, reprit-elle en se
précipitant à mes genoux. Je me suis trop longtemps flattée de l'espoir
de te consacrer ma vie tout entière: il me seroit trop affreux de la
terminer tout à l'heure en t'accusant de barbarie.»
Ces derniers mots de Mme de Lignolle achevèrent de me troubler. Je ne
saurois dire si les réponses que je lui fis devoient détruire ou
fortifier ses inquiétudes; mais je me souviens qu'elle eut, dans tout le
cours de cette longue après-dînée, l'air aussi triste, aussi préoccupé
que moi. Plus la soirée s'avançoit, plus je sentois s'accroître ma
douloureuse impatience et mes combats secrets; mon corps étoit, comme
mon esprit, dans la plus violente agitation. J'allois et venois
continuellement de l'appartement de mon père à la chambre de mon
domestique, demandant l'heure à tous ceux que je rencontrois et ne
cessant de regarder ma montre; tantôt trouvant le temps excessivement
court, et tantôt l'accusant d'une extrême lenteur.
Enfin, comme le jour tomboit, une voiture entra dans la cour de l'hôtel.
«Pardon, mon Éléonore, c'est une visite qu'il faut que je reçoive; je
suis à toi dans un instant.--Une visite!» s'écria-t-elle. Je n'en
entendis pas davantage, je me précipitai dans le corridor. Jasmin y
attendoit mes ordres: «Rentre vite, ne la laisse pas sortir de ta
chambre.»
Je descendis plus prompt que l'éclair, je trouvai dans le vestibule la
plus belle des femmes, encore embellie depuis sept mois. Elle se jeta
dans mes bras. «O mon bien-aimé! si cet heureux jour ne m'avoit été
constamment promis, jamais, jamais je n'aurois pu résister aux tourmens
de l'absence!» Mon beau-père m'embrassa. «Que ne m'a-t-il été permis de
faire plus tôt son bonheur et le vôtre!» me dit-il. Adélaïde,
transportée de joie, vint me disputer les caresses de sa bonne amie, et
mon père, en pressant M. Duportail sur son sein, versa des larmes
délicieuses.
Tous ensemble nous montâmes dans l'appartement de M. de Belcour. Je ne
vous peindrai pas les transports de Sophie, les transports de son amant,
l'indicible satisfaction de ma soeur et de nos heureux pères. Vous
saurez seulement qu'une heure entière s'écoula comme un instant. Hélas!
vous saurez que pendant une heure entière l'infortunée Mme de Lignolle
fut complètement oubliée.
«Je ne me trompe pas! j'entends crier, dit le baron.--Crier, mon
père!... Bon Dieu! Ah! c'est Jasmin qui s'amuse à contrefaire une voix
de femme... Je vous quitte pour une minute.»
Je trouvai la comtesse dans un accès de colère épouvantable: «Enfin,
vous voilà. Monsieur! suis-je ici votre prisonnière?... Votre insolent
valet m'ose retenir de force!» Tandis qu'elle me parloit ainsi, Jasmin,
de son côté, me disoit: «Monsieur, elle vouloit se jeter dans la cour;
voilà pourquoi j'ai barricadé cette fenêtre.--Vous avez eu tout le temps
de recevoir votre visite, reprit Mme de Lignolle, j'espère que vous ne
me quitterez plus?--On m'attend pour souper.--Il est trop tôt;
d'ailleurs vous ne souperez point aujourd'hui. Quand partons-nous?--Mon
amie, je te demande... un jour, seulement un jour.--Un jour! le
perfide!»
Elle s'élança vers la porte; je la retins.
«Laissez-moi, s'écria-t-elle: je veux sortir.--Sortir pour te
perdre!--Je veux descendre! je veux lui parler! je veux lui dire que
c'est moi qui suis votre femme.--Comment!--Perfide!... je l'ai vue
descendre de voiture. Je l'ai reconnue à sa taille, à sa chevelure. Je
l'ai reconnue cette femme de Fromonville!... Ah! que je suis
malheureuse! ah! qu'elle est belle!... Et le cruel me demande un
jour!... Je resterai là,... dans un grenier de son hôtel!... je resterai
dévorée d'ennuis, d'inquiétudes, de jalousie,... tandis qu'avec elle il
occupera l'appartement où la nuit dernière... Ingrat!... Je resterai là,
tandis que dans les bras d'une rivale... Un jour! pas seulement une
heure! Écoute, Faublas, poursuivit-elle avec la plus grande véhémence,
m'aimes-tu?--Plus que ma vie, je te le jure.--Sauve-moi donc. Je
t'avertis qu'il n'y a pas un instant à perdre, qu'il ne te reste pas
deux moyens de me conserver. Partons tout à l'heure.--Tout à
l'heure!--Oui. La nuit est déjà noire: descendons, jetons-nous dans un
fiacre, gagnons la prochaine barrière et la première auberge. C'est là
que Jasmin nous amènera notre chaise de poste.--Mon Éléonore!...--Oui ou
non?»
Je voulus me jeter à ses genoux; elle m'échappa. «Mon Éléonore!--Oui ou
non? répéta-t-elle.--Considère que pour le moment il est
impossible...--Impossible! tiens, perfide! et souviens-toi que tu m'as
donné la mort!»
Elle tenoit cachée dans sa main droite de courts ciseaux dont elle se
frappa. Quoique j'eusse arrêté son bras un peu tard, la violence du coup
fut très diminuée. Cependant le sang coula bientôt avec abondance, et la
comtesse s'évanouit. «Ciel! ô ciel! ceci manquoit à mon infortune! Va,
Jasmin, va donc chercher le premier chirurgien. Cours! amène-le par la
petite porte du jardin. Cours, mon ami! la plus chère moitié de moi-même
est en danger.»
En attendant qu'il revînt, je prodiguai mes secours à Mme de Lignolle.
De quelle joie fut suivie ma crainte mortelle, quand je reconnus qu'en
arrêtant le bras de la comtesse j'avois très heureusement détourné le
coup; le double fer, au lieu de s'enfoncer dans la poitrine, avoit
glissé sur la surface, où je ne voyois qu'une seule blessure. Néanmoins,
je ne bandois la plaie qu'en mêlant mes pleurs au sang précieux qui
s'échappoit encore.
Je venois de finir, quand le baron lui-même cria: «Faublas, ne
descendez-vous pas?--Tout à l'heure, mon père.»
Le moyen d'abandonner mon Éléonore, qui n'avoit pas repris encore
l'usage de ses sens! Je restai près d'elle et l'appelai cent fois
inutilement.
Enfin, pourtant, elle commençoit à donner quelques signes de vie,
lorsque le baron, du ton de la plus grande impatience, vint crier une
seconde fois: «Ne descendez-vous pas?--Un moment, mon père! un moment!»
Jugez de mon effroi quand j'entendis M. de Belcour, au lieu de rentrer
dans son appartement, monter à la chambre de Jasmin! «Depuis dîner,
s'écrioit-il, que peut-il faire continuellement chez son domestique?» Je
n'eus que le temps de m'emparer des fatals ciseaux, de tirer la porte et
de me jeter au-devant du baron. Pour lui donner une excuse
vraisemblable, je me hâtai de lui représenter que, malgré le retour de
Sophie, j'avois quelquefois besoin d'être seul.
Nous rentrâmes. «Il a pleuré!» s'écria ma femme. Elle me dit tout bas:
«C'est le souvenir de Mme de B... qui vous coûte ces larmes? Je vous le
pardonne, elle a fait une fin si malheureuse!... O mon bien-aimé! je
m'efforcerai de vous rendre tout ce que vous avez perdu, et je vous
aimerai tant... que désormais vous ne pourrez plus en aimer d'autres.»
Mon père, M. Duportail et ma soeur se joignirent à Sophie pour me
prodiguer leurs cruelles consolations: je voulus m'y dérober, je voulus
sortir, tous ensemble me retinrent. On ne peut se figurer ce que je
souffrois alors; leurs empressemens me désespéroient, les caresses mêmes
de Sophie m'étoient insupportables. Un quart d'heure enfin s'étant
écoulé dans les plus violens combats, l'inquiétude l'emporta sur toute
espèce de considération: je m'élançai vers la porte en criant:
«Laissez-moi! laissez-moi seul!»
Je monte, je trouve dans le corridor du quatrième étage un chirurgien
qui m'attendoit avec mon domestique. Je mets la clef dans la serrure, la
porte s'ouvre d'elle-même. «Comment! je l'avois fermée!--Il est vrai,
répond Jasmin, que la serrure ne tient à rien.» Nous entrons dans la
chambre; Mme de Lignolle n'y étoit plus. Un coup de poignard m'eût fait
moins de mal. «Bon Dieu! qu'est-elle devenue? où peut-elle être allée?»
Je m'élance dehors, je rencontre au milieu de l'escalier ma soeur, ma
femme, son père et le mien: je passe au milieu d'eux, je leur échappe.
«Où court-il ainsi loin de moi? s'écrie Sophie.--La retrouver, la sauver
ou périr avec elle!»
«Oui, Monsieur, me répond le suisse, il y a peut-être dix minutes
qu'elle est sortie; j'ai cru que c'étoit une femme que madame avoit
amenée.
--Oui, Monsieur, me répond une bonne dame qui venoit de se mettre à
l'abri sous une porte cochère de la place Vendôme, je viens de lui
parler à cette pauvre enfant! elle avoit l'air terriblement agité. Elle
n'a pas voulu prendre mon parapluie. «Non, non, m'a-t-elle dit, j'ai
besoin d'eau, je brûle!» Je l'ai vue gagner les Tuileries par le passage
des Feuillans: la pauvre petite sera bien mouillée.»
Ce qui devoit en effet redoubler mes terreurs, c'est que personne n'eût
osé courir les rues par l'affreux temps qu'il faisoit. La chaleur avoit
été grande durant tout le jour, le vent du midi venoit de s'élever; il
annonçoit d'épais nuages que plusieurs tonnerres déchiroient, et du sein
desquels la grêle et la pluie se précipitoient par torrens. Mon âme
étoit consternée: la fureur des élémens ne m'annonçoit-elle pas la
vengeance des dieux?
Je me jette dans le passage, je questionne les garçons de café de la
terrasse des Feuillans: «Elle a pris le chemin du Pont-Tournant.» J'y
cours, j'y trouve un invalide en faction: «Elle a fait deux fois le tour
de ce bassin, puis elle a monté sur la grande terrasse.» J'y vole,
j'arrive chez le suisse de la Porte-Royale: «Adressez-vous à la
sentinelle du pont.»
Dans ce moment,... je crois l'entendre encore, et la plume m'échappe des
mains... Dans ce moment l'horloge des Théatins sonnoit neuf heures.
«Sentinelle! une femme jeune, jolie, vêtue d'une robe blanche, la tête
enveloppée d'un mouchoir?--Elle est là», me répond-il froidement. Le
cruel étendoit le bras et me montroit la rivière. «Comment, là!--Sans
doute! elle vient de s'y jeter: c'est elle qu'on cherche.--Malheureux!
que ne l'as-tu retenue?» Et, sans attendre la réponse du barbare, je me
précipite après l'infortunée.
D'abord je résiste à peine à l'onde furieuse qui s'entr'ouvre, mugit et
m'emporte. Enfin j'ai rassemblé mes forces; et, dans les flots qui me
pressent, je cherche au hasard ce que ces bateliers cherchent aussi.
Tout à coup la foudre éclate, tombe et frappe les eaux. A la funèbre
clarté qu'elle a répandue sur le gouffre, j'ai distingué je ne sais quoi
qui ne s'est montré que pour disparoître. Aussitôt je plonge, je saisis
par les cheveux, et je ramène au rivage... Quel objet je ramène! quel
objet d'une éternelle pitié! Voilà donc mon amante!... Je détourne les
yeux, je tombe auprès d'elle, trop heureux de perdre, avec le sentiment
de mon existence, celui de mes maux.
Les cruels viennent de me rappeler à la vie, ils me demandent où l'on
doit porter cette femme; ils me demandent sa demeure et son nom. «Que
vous importe?» On me répond qu'il faut l'examiner; qu'il est peut-être
encore possible de la sauver.--La sauver! toute ma fortune ne suffiroit
pas à payer un aussi grand service! Vite, place Vendôme... Mais non.
Quel spectacle pour...! Rue du Bac. Il y a plus près rue du Bac.»
Mme de Lignolle fut portée dans la chambre à coucher voisine de celle où
Mme de B... respiroit encore. La marquise avoit même repris toute sa
connoissance. Elle entendit gémir; elle reconnut ma voix. On vint de sa
part me supplier de paroître au chevet de son lit. «Pourquoi ce grand
bruit?» me demanda-t-elle d'une voix presque éteinte. J'allois répondre,
lorsque je vis entrer le comte de Lignolle, suivi de deux inconnus. «Le
voilà!» leur cria-t-il en me montrant; et l'un de ces messieurs, s'étant
aussitôt approché, me dit: «Je vous arrête de la part du roi.»
La marquise entendit ces mots; et, ranimée par l'excès de la douleur:
«Est-il possible? s'écria-t-elle. Quoi! je n'ai pas encore les yeux
fermés, et déjà mes ennemis triomphent! et déjà l'ingrat M. de ***
m'oublie!... Ah! Faublas, ma perte aura donc entraîné la tienne!--Oui,
barbare! lui répliquai-je dans l'accès d'un affreux désespoir; et le
malheur dont tu me plains est le moindre de ceux que m'a causés ta
passion fatale. Victime de ta rage, Mme de Lignolle est là qui se meurt!
Que dis-je? elle est morte, peut-être! Ah! pourquoi moi-même ne suis-je
pas mort le jour que je t'ai connue! ou, plutôt, pourquoi le juste Ciel
ne t'a-t-il pas dès lors accablée de tout le poids...» Elle
m'interrompit: «Impitoyables dieux, vous devez être satisfaits! votre
plus cruelle vengeance est accomplie: je descends au tombeau chargée des
malédictions de Faublas!»
Elle retomba sur son lit, elle expira.
Et, comme je repassois dans l'autre pièce, où les médecins entouroient
Mme de Lignolle, l'un d'entre eux disoit: «Pourquoi la dépouiller devant
tout le monde? pourquoi violer inutilement les bienséances? Il n'y a pas
de ressources, elle est morte.»
Ainsi presqu'en même temps frappé de plusieurs coups mortels, je perdis
connoissance une seconde fois. Alors surtout, ce fut une grande
inhumanité de me rappeler à la vie. Oui, ma Sophie, s'il falloit
maintenant, sous peine d'être séparé de toi par un prompt trépas,
retomber seulement pour une heure dans l'état où je restai plusieurs
semaines, s'il le falloit, ô ma Sophie! juge de ce que j'ai souffert!
j'aimerois mieux te quitter et mourir.
* * * * *
LE BARON DE FAUBLAS
AU COMTE LOVZINSKI.
Le 3 mai 1785.
Je suis enchanté, mon ami, que votre roi, juste dans sa clémence, vous
ait rappelé dans votre patrie et veuille vous y rendre, avec sa
protection, vos emplois et vos biens. Dans quel moment vous m'avez
quitté cependant! Si votre fille et la mienne ne m'étoient restées, je
succombois à mon chagrin.
Je vous ai mandé qu'ils l'avoient retenu dix jours au château de
Vincennes; qu'à ma prière, ils l'avoient transféré de là dans une maison
de Picpus où l'on traite les insensés. Enfin ils ont pris tout à fait
pitié du plus malheureux des pères: ils m'ont permis de reprendre mon
fils et de le soigner chez moi. Je viens de l'aller chercher. En quel
état je l'ai trouvé, grands dieux! Presque nu, chargé de chaînes, le
corps meurtri, les mains déchirées, le visage sanglant, l'oeil furieux!
et ce n'étoit pas des cris qu'il poussoit, c'étoit des hurlemens, des
hurlemens épouvantables.
[Illustration: FAUBLAS RECONNAÎT SOPHIE]
Il n'a reconnu ni son père, ni mon Adélaïde, ni même votre Sophie! Sa
démence est complète, elle est affreuse; il n'a devant les yeux que
d'horribles images, il ne parle que d'assassins et de tombeau.
Voilà donc le fruit de ma coupable foiblesse!
D'un moment à l'autre, j'attends de Londres un médecin fameux pour les
maladies de ce genre. On dit que personne ne guérira mon fils, si le
docteur Willis ne le guérit pas. Qu'il arrive donc, qu'il me rende
Faublas, et qu'il accepte tout ce que je possède!
Mon fils, du moins, ne sera plus enchaîné. J'ai fait matelasser une
chambre, où six hommes le garderont nuit et jour. Six hommes ne
suffiront peut-être pas? Tout à l'heure je l'ai vu, dans un accès de
rage, briser entre ses dents, comme un verre fragile, le plat d'argent
qui contenoit son dîner. Je l'ai vu traîner aux quatre coins de sa
chambre ses gardiens étonnés. Si cette horrible frénésie dure encore
quelques jours, c'en est fait de mon fils et de moi.
Avant-hier seulement, vos aimables soeurs sont revenues de Briare
prendre dans mon hôtel un appartement à côté de celui de leur nièce.
Leur nièce! que vous dirai-je de sa douleur? elle est égale à la mienne.
Adieu, mon ami, finissez vos affaires et revenez vite.
LE MÊME AU MÊME.
4 mai 1785, à minuit.
Willis est arrivé la nuit dernière; il a passé toute la matinée près de
son malade avec les gardiens. A deux heures il m'est venu dire que mon
fils alloit être saigné; mais qu'ensuite, pour lui faire subir sa
première épreuve, il falloit absolument l'enchaîner. Le malheureux a
donc été de nouveau mis aux fers, et, par un excès de précaution dont
l'événement a prouvé toute la sagesse, Willis a voulu que les gardiens
du malade restassent dans sa chambre, à quelque distance de lui. Tout se
trouvant prêt à six heures du soir, Sophie la première est entrée.
Il l'a regardée fixement pendant plusieurs minutes, sans proférer une
parole; mais son visage devenoit par degrés plus tranquille, et son oeil
de plus en plus s'adoucissoit. «Enfin, c'est vous! a-t-il dit, je vous
revois! vous m'êtes rendue! ma trop généreuse amie, approchez-vous,
approchez donc!»
Sophie, transportée de joie, couroit à lui les bras ouverts.
«Gardez-vous-en bien!» a crié le docteur; et mon fils aussitôt a répété:
«Gardez-vous-en bien!... Oui, ma belle maman, gardez-vous-en bien. Le
cruel marquis n'attend que ce moment pour vous frapper. Vous voilà
cependant! quel bonheur! je vous croyois morte. _La profonde blessure
étoit au sein gauche, près du coeur._»
Alors Adélaïde, toute tremblante, est venue joindre sa bonne amie: elles
se sont mutuellement soutenues.
«Te voilà, petite? s'est-il écrié d'un ton fort doux. Tu viens me voir
avec ta maîtresse?... Parle, Justine; parle-moi: toi que j'ai toujours
vue si gaie, pourquoi me parois-tu si triste?... Mais c'est Mlle de
Brumont, je crois?... Oui, c'est une ombre qui vient m'épouvanter!»
Aussitôt Willis a dit à ma fille: «Retirez-vous.» Le malade, attentif, a
répété: «Sans doute, retirez-vous,... et vous aussi, Madame la
marquise... L'heure fatale approche. La baronne sait que vous êtes ici;
votre cruel mari... Je suis sans armes, il pourroit vous assassiner! Ma
trop généreuse amie, retirez-vous... Mais un instant! commence par me
rendre mon Éléonore. Rends-la-moi, perfide! rends-la-moi! sinon je vais
te déchirer de mes propres mains.»
Sophie prit la fuite, je me pressai trop de paroître. Dès qu'il me vit,
il cria d'une voix effroyable: «Le capitaine! Tu viens jusqu'ici pour
m'arracher ta soeur et l'égorger! attends!» A ces mots il prit un si
terrible élan qu'il brisa sa chaîne. Si je ne m'étois aussitôt soustrait
à sa rage, si ses gardiens ne l'avoient empêché de me poursuivre,
l'infortuné tuoit son père!
Sophie, Adélaïde et moi, nous avons écouté dans la pièce voisine. Il a
paru reprendre quelque tranquillité, mais à la fin du jour il a donné
les signes d'une violente agitation, qui s'est toujours augmentée à
mesure que la nuit est devenue plus sombre. Enfin, d'un ton qui nous a
fait frémir de crainte et d'horreur, il a distinctement prononcé ces
mots: «Les vents sont déchaînés! le ciel paroît en feu! l'onde mugit!
quel tonnerre!... Neuf heures!... elle est là!...»
Comme il a voulu se précipiter dehors, ses gardiens l'ont retenu.
«Pourquoi m'arrêter? Ne la voyez-vous pas qui reparoît sur les flots?...
Barbares! vous voulez que la mère et l'enfant périssent! Et vous aussi,
mon père, ma soeur, Sophie, vous aussi vous m'empêchez de la secourir!
Vous ordonnez sa mort. Tout le monde se réunit contre elle. Eh bien! je
la sauverai malgré tout le monde.»
Sept hommes suffisoient à peine pour le retenir; il s'est débattu dans
leurs mains pendant un grand quart d'heure; et, l'ardente fièvre qui lui
donnoit ces forces prodigieuses l'ayant quitté tout à coup, il est tombé
presque sans mouvement. Maintenant il dort; mais de quel sommeil! on
voit trop bien que des rêves affreux le tourmentent. O mon fils! mon
cher fils! Dieu sévère, soyez juste: n'est-il pas trop puni!
Je viens d'avoir avec Willis un long entretien, je suis infiniment
content du traitement qu'il prépare à Faublas. Attendez le salut du
malade de l'habileté du médecin; c'est en elle que nous avons tous mis
nos espérances. Adieu, mon ami.
LE MÊME AU MÊME.
Le 6 mai 1785, dix heures du soir.
J'ai trouvé dans le village de Dugny, près du Bourget, à trois lieues de
Paris, une maison qui m'a paru convenable aux desseins de Willis. Elle
est environnée d'un vaste jardin anglois que traverse une rivière assez
large, mais peu profonde, et dont les eaux coulent toujours paisibles.
Ses bords sont plantés de peupliers, de saules pleureurs et de cyprès.
Dans ce séjour des regrets, tout semble d'abord fait pour appeler les
tristes souvenirs; mais pourtant la beauté du lieu, son aspect
tranquille et l'air plus pur qu'on y respire, doivent promptement
écarter les passions violentes et disposer l'âme à la mélancolie tendre:
c'est là que nous sommes venus ce matin nous établir tous.
Le soir, comme de coutume, au coucher du soleil, mon fils a cru voir
l'épouvantable orage et entendre sonner l'horloge fatale. Comme de
coutume, il a répété ces mots terribles: _Neuf heures! elle est là!_
Déjà, dans un accès de fureur, l'infortuné nous imputoit la mort de
cette femme que nous l'empêchions d'aller secourir, lorsque Sophie,
cachée dans une pièce voisine, Sophie, docile aux ordres du docteur, a
crié de toutes ses forces: «Pourquoi l'arrêter? qu'on ouvre toutes les
portes! qu'il soit libre!»
Aussitôt il s'est élancé dehors, il est descendu plus prompt que
l'éclair, et tout d'un coup, ayant aperçu la rivière, il a couru s'y
précipiter. Nous le suivions à quelque distance, et moi-même je me
tenois prêt à plonger, si quelque nouveau malheur devoit nous menacer.
Il a nagé pendant près de vingt minutes, toujours aux environs du pont
du haut duquel il s'étoit jeté. Enfin, il est revenu sur la rive en
gémissant. Il s'est enfoncé dans le bosquet le plus sombre, il y a gardé
longtemps un morne silence; puis tout à coup: «Si tu n'en reviens pas,
a-t-il dit, c'est ici que je te veux creuser une tombe.» Ensuite il a
paru prêter l'oreille, et, comme s'il n'eût fait que répéter ce que
quelqu'un auroit osé lui dire: «Elle est morte! s'est-il écrié; ah!
pourquoi me l'annoncer tout de suite?» Il s'est évanoui; nous l'avons
reporté dans sa chambre.
Adieu, mon ami. Quand revenez-vous? quand revenez-vous nous aider à
supporter nos maux?
* * * * *
_P.-S._ J'oubliois une nouvelle: avant de quitter Paris, j'ai su que Mme
de Montdésir venoit d'être conduite à Saint-Martin; c'est l'effet du
juste ressentiment de M. de B...
LE MÊME AU MÊME.
Ce 7 mai 1785, à minuit.
Il y a eu dans la journée moins d'agitation, on ne l'a pas entendu
parler si souvent du marquis et du capitaine; mais ce soir, à l'heure
fatale, l'horrible songe est revenu. Sophie alors, comme la veille, a
crié: «Pourquoi l'arrêter? qu'on ouvre toutes les portes! qu'il soit
libre!» Comme la veille, il s'est précipité dans la rivière; mais,
revenu sur le rivage, il a trouvé dans le bosquet sombre une pierre de
marbre noir que Willis y avoit fait porter. Il a d'abord frémi; nous
l'avons vu peu à peu s'approcher en tremblant. Enfin, à la lueur d'une
lampe attachée au cyprès, il a lu très distinctement cette inscription:
_Ci-gît la comtesse de Lignolle._ Aussitôt il s'est jeté sur la tombe;
des pieds et des mains il a frappé le marbre; il a poussé de longs
gémissemens; mais il ne s'est point évanoui. On avoit placé près de la
pierre plusieurs matelas, sur lesquels, après une heure de souffrance,
il est venu s'étendre et s'assoupir. Alors on lui a mis doucement
plusieurs couvertures sur le corps. Son sommeil ne paroît pas aussi
pénible qu'à l'ordinaire.
J'ai reçu pour lui deux billets: l'un du vicomte de Lignolle, et l'autre
du marquis de B... Ah! quand mon fils sera-t-il en état de répondre à
ses ennemis? Adieu, mon ami.
LE MÊME AU MÊME.
9 mai 1785, six heures du soir.
Espérons, mon ami, voilà déjà quelques changemens heureux. Le matin, à
la pointe du jour, il est revenu de lui-même dans sa chambre. Il a dormi
quelques heures dans la journée. Le soir, au coucher du soleil, il n'a
pas vu d'orage; mais avec un commencement d'agitation il a dit: «O
Divinité compatissante! m'oublierois-tu donc aujourd'hui? Le moment
approche, viens à mon secours, délivre-moi de mes ennemis.» Sa femme
aussitôt a crié: «Qu'il soit libre!» Il a donné quelques signes de joie,
il est descendu sans beaucoup de précipitation, il a pris le chemin de
la rivière, mais au milieu du pont il s'est arrêté, promenant sur les
eaux un triste regard. «Si tranquille et si cruelle! a-t-il dit avec un
profond soupir! Hélas!»
En entrant dans le bosquet, il a frémi. Il a plusieurs fois gémi,
plusieurs fois baisé la tombe; puis nous l'avons vu se relever et
chercher quelque chose. Enfin il a cassé une branche de cyprès, et sur
le sable, autour de la pierre, il a gravé ces mots: _Ci-gît aussi la
marquise de B..._
Il a passé la nuit dans le bosquet, et, comme s'il fuyoit la lumière, il
est rentré dans sa chambre à la pointe du jour.
LE MÊME AU MÊME.
15 mai 1785.
Willis paroît avoir tout à fait réussi dans ce qui pressoit davantage:
les plus dangereux souvenirs sont écartés; depuis six jours le songe
affreux n'est pas revenu. La démence est toujours complète; mais la
frénésie est absolument passée, et, si je ne dois pas me flatter que mon
fils recouvre jamais la raison, du moins je suis déjà sûr que nous
n'aurons pas sa mort à pleurer.
Le souvenir du marquis et du capitaine rarement le tourmente, et, quand
il parle d'eux, ce n'est plus avec la même fureur. Il ne menace plus
Willis, il ne frappe plus ses gardiens, il reprend la douceur naturelle
de son caractère. Sa mémoire aussi commence à revenir, mais seulement
pour tout ce qui a quelque rapport direct avec la marquise, et surtout
avec la comtesse. L'ingrat ne s'entretient jamais ni de son père ni de
sa soeur; quelquefois, pourtant, le nom de Sophie vient sur ses lèvres.
Nous reconnoîtroit-il? Je n'ose le croire; et Willis dit qu'il n'est pas
encore temps que nous paroissions devant l'infortuné.
Tous les soirs, à la voix de sa femme, il va gémir dans le bosquet; mais
il ne peut pleurer; mais, toujours plongé dans une tristesse profonde,
il est encore loin de la tendre mélancolie. La nuit dernière cependant,
il a plusieurs fois quitté la tombe pour se promener dans les allées
d'alentour; nous n'avons pas remarqué sans un vif chagrin qu'il
choisissoit les plus sombres, qu'il y marchoit à grands pas, et que,
chaque fois qu'il entendoit sonner l'horloge de la paroisse, agité d'un
prompt frémissement, il couroit au bord de la rivière et sembloit
regarder avec beaucoup d'inquiétude si rien ne se montroit à la surface
de l'eau.
Willis, continuellement prêt à caresser les idées de son malade quand il
n'y trouve pas trop de danger, Willis avoit fait mettre à côté du
tombeau de la comtesse celui de la marquise. Je ne sais pourquoi, leur
malheureux amant n'a pas voulu souffrir deux monumens dans le même
bosquet. Toujours il a recouvert de terre le marbre dernièrement placé;
toujours à côté de celui de Mme de Lignolle il a gravé sur le sable:
_Ci-gît aussi la marquise de B..._
Je crains, je m'inquiète, je trouve le temps bien long. Willis me
rassure; il me dit que tout va pour le mieux, qu'il ne faut rien
précipiter. A la bonne heure; mais votre fille et la mienne ont, comme
moi, besoin de tout leur courage. Adieu, mon ami.
* * * * *
_P.-S._ M. de Rosambert guérira de sa blessure; mais il faut qu'à la
mort de Mme de B... de graves accusations se soient élevées contre son
premier amant. Il vient de perdre ses emplois à la cour, et l'on assure
que les officiers de son corps doivent lui faire écrire qu'ils ne
veulent plus servir avec lui.
LE MÊME AU MÊME.
16 mai 1785, neuf heures du soir.
O mon ami! félicitez-moi, félicitez-vous! votre fille, votre adorable
fille, nous a sauvés tous.
Ce soir elle crie: «Qu'il soit libre!» et soudain elle s'échappe, elle
se précipite, elle arrive avec son époux au bosquet dont elle lui défend
l'entrée. «Que venez-vous chercher?» lui dit-elle. Sans la regarder, il
répond: «Je cherche un tombeau.» Et votre fille, du ton le plus tendre,
d'un ton dont l'âme la plus insensible se fût émue, votre charmante
fille lui réplique: «Pourquoi chercher un tombeau, mon bien-aimé? ta
Sophie n'est pas morte!» Il s'écrie: «C'est la voix secourable!» Et,
levant les yeux sur elle: «Sophie!... dieux! ma Sophie!» Il tombe dans
ses bras sans connoissance; elle le soutient: nous voulons l'emporter.
Willis accourt: «Non. L'amour, heureusement téméraire, a commencé la
guérison; que l'amour l'accomplisse et qu'il y soit aidé par la nature.
Frappons de tous les coups à la fois ce jeune homme déjà puissamment
ému. Vous, son père, restez là; vous, sa soeur, approchez; qu'à son
réveil il trouve autour de lui les objets les plus chers à son coeur.»
Faublas ouvre les yeux. «Ma Sophie! s'écrie-t-il,... mon père!... mon
Adélaïde! Eh! d'où venez-vous donc?... Où sommes-nous?... J'ai fait un
rêve affreux qui m'a paru durer plusieurs siècles!... Un rêve? Ah! mon
Éléonore! ah! Madame de B...!»
Son épouse le presse sur son sein, le couvre de baisers, et répète: «Mon
bien-aimé, ta Sophie n'est pas morte.--Sophie, dit-il, Sophie me rendra
plus que je n'ai perdu! Sophie! ah! que je suis coupable! et vous tous
aussi, pardonnez-moi mon ingratitude et les chagrins que je vous ai
donnés.»
Il tombe à nos genoux; il veut parler, il ne le peut. Ses larmes enfin
s'ouvrent un passage, ses sanglots étouffent sa voix. Willis fait un cri
de joie: «C'en est fait! le voilà sauvé. Il est à nous, je vous réponds
qu'il est à nous.»
Cependant il vient de se relever, il se sent très foible. Appuyé sur les
bras de sa femme et de sa soeur, il regagne lentement la maison. Il
passe sur le pont sans regarder la rivière; bientôt cependant il tourne
la tête, il jette un coup d'oeil sur le bosquet dont nous l'éloignons.
«Tenez, nous dit-il, prenez pitié d'un reste de foiblesse, ne détruisez
pas ce tombeau.»
Nous venons de le mettre au lit, il s'y est tout de suite endormi d'un
profond sommeil. Votre adorable fille nous a sauvés tous.
LE MÊME AU MÊME.
18 mai 1785, onze heures du soir.
Il a dormi trente-huit heures sans interruption, et, depuis qu'il
veille, il ne dit, il ne fait rien qui ne soit plein de raison et de
sensibilité. Il est vrai que de temps en temps nous le voyons se livrer
à de cruels souvenirs; mais un mot de son père, une caresse de sa soeur,
un regard de sa femme, chassent ses regrets. Au reste, Willis veut bien
qu'on s'efforce de distraire le convalescent, mais il défend qu'on
l'importune; il ordonne même qu'on l'abandonne quelquefois à ses
rêveries mélancoliques, et surtout qu'on ne le trouble jamais dans ses
promenades nocturnes. L'entrée du bosquet n'est permise qu'à Sophie.
Ce soir, au moment critique, il est descendu dans le jardin, et, sans
regarder la rivière, il s'est promené lentement partout où le hasard a
pu le conduire. Il a fini pourtant par se rendre au bosquet; Sophie l'y
attendoit. «Viens, mon bien-aimé, nous allons pleurer ensemble.--Il est
vrai que ce monument plaît à ma douleur, a-t-il dit; mais il y faut une
inscription.--Faisons-la, mon ami: j'ai mon crayon, dicte, je vais
l'écrire, nous la ferons graver ensuite.
Ci-gît la comtesse de Lignolle.
Ci-gît aussi la marquise de B...
Toutes deux en même temps adorèrent le même jeune homme. Toutes deux,
le même jour et presque à la même heure, périrent d'une mort également
tragique. Victimes d'une destinée pareille, elles sont enfermées dans
la même tombe, et ne laisseront pas les mêmes regrets.
La marquise mourut à vingt-six ans, dans le plus grand éclat de sa
beauté. Mon Éléonore, toute charmante, venoit à peine de commencer
quand elle a fini. Elle avoit seize ans, cinq mois et neuf jours. Mon
enfant est mort avec elle. Pourquoi cela? Qu'avoit fait aux dieux
cette innocente créature?
Plaignez la marquise de B...
Donnez des pleurs à Mme de Lignolle.
Donnez surtout des pleurs à leur amant qui leur a survécu.
«Mon bien-aimé, ta Sophie n'est pas morte!--Insensé que je suis!
s'est-il écrié; raye, raye cette dernière ligne.»
Les chers enfans sont rentrés ensemble. Maintenant Faublas est aussi
profondément endormi que s'il eût veillé la nuit dernière. Adieu, mon
ami: revenez donc, revenez partager notre joie.
* * * * *
_P.-S._ La baronne de Fonrose est, dit-on, tout à fait méconnoissable.
On assure que, ne pouvant se consoler de la difformité de sa figure,
elle va pour jamais s'ensevelir dans un vieux château du Vivarais. Cette
femme-là m'a fait bien du mal.
LE MÊME AU MÊME.
18 juin 1785, dix heures du matin.
Il a repris ses forces, son embonpoint, sa fraîcheur; mais il est
toujours pensif et mélancolique, mais il va tous les soirs pleurer au
monument du bosquet.
Je ne dois plus, à présent qu'il paroît certain que le fâcheux accident
n'aura pas des suites dangereuses, je ne dois plus vous cacher que mon
fils nous a donné, l'un des jours de la semaine dernière, une terrible
alarme: il avoit fait très chaud toute la journée; au coucher du soleil
il y eut un orage. Faublas, dès qu'il entendit le bruit des vents, parut
très agité: il ne put voir la nuée sans frémir; au premier coup de
tonnerre, il s'alla précipiter dans l'eau. Mais aussitôt il regagna le
rivage, en nous appelant tous. Il pleura beaucoup. La nuit qui succéda
fut tranquille, et le lendemain, en voyant mon fils, vous n'eussiez
jamais cru qu'il avoit eu la veille une attaque aussi violente.
Willis ne m'a point flatté. Willis m'a déclaré que, de sa vie peut-être,
Faublas ne pourroit entendre un coup de tonnerre. Il m'a surtout
recommandé de ne jamais permettre à mon fils de rentrer dans Paris,
parce qu'il seroit possible qu'à la vue du Pont-Royal il retombât dans
le cruel état dont nous avons eu tant de peine à le tirer.
Ne pas lui permettre de rentrer dans Paris! Où donc irons-nous demeurer?
Dans ma province, ou bien dans Varsovie? La proposition que vous me
faites par votre dernière lettre, mon ami, mérite pourtant de sérieuses
réflexions. Quitter la patrie de mes pères pour aller dans la vôtre me
fixer avec mes enfans! Je vous demande le temps d'y songer. En attendant
que je me détermine, recevez, mon cher Lovzinski, toutes mes
félicitations, puisque enfin votre nom, vos biens, vos emplois, vous
sont à la fois rendus. Boleslas et vos soeurs nagent dans la joie; ils
ne parlent que d'aller vous rejoindre. Je sens bien que, si je veux
rester en France avec mon Adélaïde, il me faut renoncer à mon fils: car
jamais vous ne pourriez vous décider à vivre séparé de la fille de
Lodoïska. Je sens bien qu'avec de l'esprit, de la fortune et de la
beauté, mon Adélaïde trouvera partout à s'établir avantageusement. Mais
laisser en France un ancien nom! m'éloigner du tombeau de mes pères! Je
vous demande le temps d'y songer.
Avant-hier, j'ai, sans le vouloir, donné bien du chagrin à mon
malheureux fils. Vous vous souvenez peut-être de ce riche écrin que
Jasmin nous a remis, dans l'appartement de Faublas, le jour de la
terrible catastrophe. Le domestique, aussi discret que fidèle, n'a
jamais voulu me dire d'où venoient ces diamans. Avant-hier, je les ai
montrés à mon fils; aussitôt je l'ai vu fondre en larmes. Cet écrin,
c'étoit celui de son Éléonore. Oh! que je me suis repenti de ne l'avoir
pas deviné! Il a baisé l'une après l'autre chaque pièce du petit coffre;
puis, avec beaucoup d'exaltation: «Jasmin, s'est-il écrié, reporte cela
tout à l'heure à M. le comte de Lignolle. Dis-lui que j'ai gardé pour
moi la pièce la moins riche, mais la plus précieuse; dis-lui bien de ma
part que le capitaine est un lâche, s'il ne vient pas me redemander
l'anneau de mariage de sa prétendue belle-soeur.» Peut-être étoit-ce le
moment de montrer à mon fils le cartel insolent et barbare du vicomte;
mais j'ai craint de causer à la fois trop d'agitation à ce jeune homme
dont je connois la redoutable impétuosité.
Je viens d'apprendre que la marquise d'Armincour étoit tombée
dangereusement malade en Franche-Comté. Je tremble que son chagrin ne la
tue. Pauvre femme! Elle adoroit sa nièce, et la petite, en vérité, le
méritoit. Je me garderai bien d'annoncer à Faublas les dangers de la
tante; il se reproche assez les infortunes de la nièce.
Willis a reconnu que ce jeune homme, ardent et malheureux, avoit besoin
d'une occupation, et qu'il falloit à sa mélancolie un objet capable de
le fixer d'abord et de le distraire ensuite. Il lui a conseillé d'écrire
l'histoire de sa vie. Votre fille y consent, j'y consens aussi, pourvu
que le manuscrit ne soit jamais rendu public[8].
[8] Faut-il répéter ici la raison cent fois rebattue? Tout le monde ne
voit-il pas que M. J.-B. de Louvet n'est qu'un secrétaire infidèle?
Hier, Willis est reparti pour Londres; il ne vouloit rien accepter: je
l'ai forcé de me confier son portefeuille, où j'ai mis en billets de
caisse cinq années de mon revenu. Voilà de ces occasions où l'on
regrette de n'être pas dix fois plus riche. Allez, Willis! emportez les
bénédictions de toute une famille, et méritez quelque jour les
bénédictions d'un peuple entier[9].
[9] C'est apparemment le même docteur Willis qui vient de sauver
Georges III.
(_Note de l'Éditeur._)
Votre fille aussi vient de recevoir sa récompense: son amant et son
époux lui ont été rendus cette nuit. Nos heureux enfans sont encore au
lit. Adieu, mon ami.
LE MÊME AU MÊME.
26 juin 1785, quatre heures du soir.
J'accepte vos propositions, mon ami; j'y suis presque forcé.
Aujourd'hui, de très bonne heure, on est venu remettre à mon fils une
lettre de cachet qui lui ordonne de commencer, sous vingt-quatre heures,
ses voyages dans l'étranger. J'arrive de Versailles; j'ai vu mes amis,
j'ai vu les ministres: il paroît que l'exil de Faublas doit être
longtemps indéfini. Quel dommage! Si l'amour paternel ne m'aveugle pas,
ce jeune homme étoit fait pour aller à tout dans son pays.
J'ai demandé quinze jours pour les préparatifs nécessaires à notre
départ; ils ne m'ont été donnés qu'à cette expresse condition que,
pendant ce temps-là, le chevalier ne sortiroit pas de la maison de
Dugny.
Encore quinze jours, mon ami, ensuite nous partons tous ensemble, et
nous sommes à vous le plus tôt possible, et nous sommes à vous pour
toujours. Adieu. Je ne vous dis rien de l'impatience de votre fille:
Dorliska vous écrit tous les courriers.
LE CHEVALIER DE FAUBLAS
AU VICOMTE DE LIGNOLLE.
6 juillet 1785.
Monsieur le baron vient de me communiquer seulement tout à l'heure votre
billet, que depuis longtemps je désirois, Capitaine. Mme de Lignolle,
que votre rage a perdue, n'est pas encore vengée: le temps me paroît
long.
Au reste, si votre cartel ne contenoit que de grossières injures et
d'impertinentes bravades, je ne m'en étonnerois pas. Mais je ne puis
trop admirer le raffinement de votre barbarie; vous exigez que, le même
jour et dans le même instant, le père et le fils se battent contre les
deux frères! Vous l'exigez? soyez content. Le baron et le chevalier de
Faublas se rendront le 14 de ce mois à Kehl, où, jusqu'au 16, ils
attendront le comte et le vicomte de Lignolle. Au revoir.
LE MÊME
AU MARQUIS DE B...
Le 6 juillet 1785.
Monsieur le Marquis,
Monsieur le baron vient de me remettre votre billet, auquel je suis
désolé d'être obligé de répondre. Si vous le voulez absolument, je serai
le 17 de ce mois à Kehl, où je m'arrêterai jusqu'au 20. Mais je fais les
voeux les plus ardens pour que, satisfait de trouver ici les assurances
de mes vifs regrets, vous ne quittiez point Paris.
J'ai l'honneur d'être, etc.
LE CHEVALIER DE FAUBLAS
AU COMTE DE LOVZINSKI.
De Kehl, le 14 juillet, dix heures du matin.
Mon très cher beau-père,
Suis-je assez à plaindre! Tous ceux que j'aime veulent, par une
générosité mal entendue, sacrifier leurs jours pour sauver les miens;
comme si, de deux amans ou de deux amis, le plus malheureux n'est pas
celui qui survit à l'autre!
Ce matin les deux frères arrivent: le comte de Lignolle témoigne à ma
vue quelque colère; mais son front pâlit, sa voix s'altère, et dans tout
son maintien je n'ai pas de peine à voir que, forcé par son frère à
faire un acte de vigueur, monsieur le comte aimeroit mieux n'avoir pas
avec moi d'explication. Le capitaine m'adresse un regard farouche, et,
d'un ton aussi menaçant qu'ironique: «C'est moi, dit-il, qui veux avoir
l'honneur de te mettre à l'ombre. Lui se battra contre ton père. Au
reste, je vous annonce à tous deux que notre combat est un combat à
outrance; ainsi, poursuit-il en regardant M. de Belcour, malheur à
quiconque n'a pour second qu'une femmelette ou un fou!... Chevalier, je
te déclare que, dès que je t'aurai tué, je vais aider mon frère à finir
ce monsieur.» Il me montre mon père. Je prends la main du barbare, je la
lui serre avec force: «Tigre féroce!... et je ne t'arracherois pas ton
odieuse vie!»
Mon père et moi nous laissons vos soeurs, la mienne et Sophie, à la
garde de Boleslas. Nous partons avec nos deux ennemis. A peine hors des
remparts, nous mettons pied à terre.
Je tire mon épée. «O mon Éléonore! tes mânes crient vengeance; reçois le
sang qui va couler.» Le capitaine s'écrie: «Pourquoi ne demandes-tu pas
aussi qu'on vous enferme dans le même tombeau?» Il vient sur moi; nous
commençons un furieux combat qui se soutient longtemps avec une parfaite
égalité.
M. de Belcour cependant avoit, depuis plusieurs minutes, obtenu sur le
comte de Lignolle une victoire facile; mais, trop plein d'honneur pour
exercer contre le capitaine l'horrible condition que le capitaine
lui-même avoit pourtant imposée, mon père demeure spectateur immobile de
mes efforts devenus plus grands. Enfin le vicomte est frappé; mais mon
épée rencontre une côte et se brise. Mon ennemi, me voyant à peu près
désarmé, croit pouvoir m'accabler de ses coups; heureusement il ne les
porte plus que d'un bras affoibli, et je puis les parer encore avec le
tronçon qui me reste. Effrayé pourtant de l'inégalité de ce combat, mon
père, mon trop généreux père, se précipite entre nous. «Tiens,
s'écrie-t-il en me donnant son épée, tu t'en serviras mieux que moi.»
Hélas! tandis qu'il me parle, il présente au vicomte son flanc
découvert. Le cruel frappe! il alloit redoubler, lorsque, le menaçant
d'une épée déjà rougie du sang de son frère, je le force à s'occuper
uniquement de sa défense... Le barbare! je l'ai puni! Il s'est roulé
dans la poussière, tandis que le baron, les yeux levés au ciel, se
soutenoit encore sur sa main droite et sur ses genoux. Le barbare! il
est mort; mais, avant son dernier soupir, il a vu le fils sans blessure
prodiguer au père les plus prompts secours.
Cependant M. de Belcour est en danger; suis-je assez à plaindre! Amour,
fatal amour, que de maux!... Le courrier part... Ah! plaignez-moi,
plaignez vos enfans; ils vous aiment tous, ils sont tous dans la
douleur.
Je suis avec respect, etc.
FAUBLAS.
LE MÊME AU MÊME.
17 juillet 1785, dix heures du matin.
Mon très cher beau-père,
Sophie vous écrit régulièrement tous les matins; vous savez que la
blessure du baron n'est pas dangereuse comme on l'avoit cru d'abord;
vous savez que dans quinze ou vingt jours nous pourrons nous remettre en
route, trop heureux d'en être quittes pour le cruel déplaisir de vous
rejoindre quelques semaines plus tard! Apprenez cependant le favorable
événement d'aujourd'hui.
Sophie, Adélaïde et moi, nous avions passé la nuit auprès du baron; ma
soeur et ma femme, également fatiguées, venoient de s'aller coucher.
J'attendois, pour suivre Sophie, que l'une de mes tantes fût venue
prendre ma place au chevet du malade chéri, que nous craindrions trop
d'abandonner un instant à des soins étrangers: il étoit tout au plus
sept heures du matin.
Tout à coup mon domestique vient m'étonner en m'annonçant que quelqu'un
demande à me parler en particulier. Le baron, justement inquiet,
m'adresse la parole: «Ordonnez-lui de me dire la vérité. C'est
le marquis?--Jasmin, je vous défends de mentir: est-ce le
marquis?--Monsieur, ce n'est pas lui qui vous demande; mais c'est lui
qui vous fait avertir qu'il vous attend derrière le rempart.--Faublas,
s'écrie M. de Belcour, vous avez de grands torts avec M. de B...; mais
je n'ai qu'un mot à vous dire: si vous n'êtes pas de retour dans un
quart d'heure, j'expire avant la fin du jour.--Dans un quart d'heure
vous me reverrez, mon père.» Je l'embrasse, et je pars.
Bientôt j'ai joint mon ennemi. «Monsieur le marquis, j'osois espérer que
vous ne viendriez pas.» Il me regarde d'un air sombre, et, sans daigner
répondre, il se met en garde. Je pousse un cri: «Cette épée! c'est
celle...!--Oui, dit-il; et tremble!» Aussitôt je tire la mienne et je me
précipite sur lui, ne cherchant qu'à le désarmer. Au bout de quelques
minutes j'ai le bonheur de voir l'épée fatale sauter à dix pas. Je
m'élance; je la saisis, je reviens au marquis, et, mettant un genou en
terre: «Permettez-moi de garder cette épée, emportez la mienne, emportez
l'assurance que je vous renouvelle...» Il m'interrompt: «Ah! faut-il
encore que je lui doive la vie?»
A ces mots, il remonte à cheval et disparoît.
Je suis avec respect, etc.
LE VICOMTE DE VALBRUN
AU CHEVALIER DE FAUBLAS.
Paris, le 15 octobre 1786.
Depuis trop longtemps vous nous avez quittés, mon cher chevalier, mais
faut-il qu'au regret de votre perte se joigne encore le déplaisir de
votre indifférence? Avez-vous donc, en sortant de France, oublié tous
vos amis? Pourquoi gardez-vous aussi le plus profond silence avec un
homme qui ne vous a jamais donné le moindre sujet de plainte? Réparez
vos torts envers moi, et, si vous ne voulez pas que je vous accuse
d'ingratitude, donnez-moi de vos nouvelles et de celles de votre famille
par le premier courrier et dans le plus grand détail.
La voix publique m'a dit que vous acheviez maintenant la rédaction des
mémoires de votre adolescence. J'ai cru que vous apprendriez avec
plaisir quelle étoit présentement l'existence de quelques personnes dont
vous devez souvent faire mention dans l'histoire de vos amours.
La marquise d'Armincour, dévorée d'un inconsolable chagrin, vit plus que
jamais retirée dans sa terre de Franche-Comté. La baronne de Fonrose,
devenue laide à faire peur, ne sort plus de son vieux château du
Vivarais. Le comte de Rosambert s'est vu contraint aussi de quitter le
monde. La vicomtesse est accouchée à la fin du huitième mois de son
mariage. M. de Rosambert, que, malgré ses malheurs, sa gaieté
n'abandonne pas, soutient plaisamment à qui veut l'entendre que le petit
garçon de sa femme ressemble beaucoup à Mlle de Brumont. Il donneroit
tout au monde, ajoute-t-il, pour que M. de B..., qui se connoît si bien
en physionomie, pût examiner le visage de cet enfant-là, et pour que M.
de Lignolle, à qui nulle affection de l'âme n'échappe, tâtât le pouls de
Mme de Rosambert, quand on ose devant elle parler du chevalier de
Faublas. Ce La Fleur, qui servoit l'infortunée dont je ne vous écrirai
pas le nom, étoit devenu le valet de chambre du mari veuf; mais il s'est
avisé de voler son maître, qui, n'aimant pas les voleurs, a mis celui-ci
dans les mains de la justice; le malheureux a été pendu à la porte de
l'hôtel Lignolle. Justine est depuis quatre mois sortie d'une maison
publique, dont le régime un peu sévère ne l'a pas embellie; la pauvre
enfant, ne pouvant mieux faire, est devenue la cuisinière et le factotum
d'une madame Le Blanc, femme d'un médecin du faubourg Saint-Marceau. On
assure dans le quartier que la maîtresse et la servante vont souvent de
moitié magnétiser en ville. Le comte de Lignolle, que monsieur votre
père n'avoit pas dangereusement blessé, vit plein de génie plus que de
santé. Néanmoins, des railleurs ont fait courir le bruit qu'au dernier
printemps, s'étant avisé de boire le reste de la fiole du docteur
Rosambert, monsieur le comte s'étoit senti, pendant vingt-quatre heures,
quelque velléité de se remarier; mais qu'en si peu de temps il n'avoit
jamais pu trouver une femme assez malheureuse qui voulût de lui. Au
reste, vous devez savoir que ses charades continuent de faire les
délices de l'Europe. Le marquis de B... se porte bien; il est toujours,
comme il le dit lui-même, un fort bon diable; pourtant il entre en
fureur quand il croit rencontrer une physionomie qui ressemble à la
vôtre; au demeurant, toujours content de la sienne, et même regrettant
quelquefois celle de sa femme.
Adieu, mon cher chevalier, j'attends votre réponse avec impatience, etc.
LE CHEVALIER DE FAUBLAS
AU VICOMTE DE VALBRUN.
De Varsovie, 28 octobre 1786.
Je suis, mon cher vicomte, infiniment sensible à votre souvenir; vous
m'avez envoyé des renseignemens que je désirois; et, puisque vous
témoignez l'obligeant désir de savoir précisément ce que nous sommes
devenus, je m'empresse de vous l'apprendre. Il y a quinze mois que notre
famille habite à Varsovie le palais du comte Lovzinski; quinze mois se
sont écoulés comme un jour. Mon beau-père est auprès du monarque dans la
plus grande faveur. Mon père, le meilleur des pères, au comble de la
joie, vit plus heureux du bonheur de ses enfans que de son propre
bonheur. Notre Adélaïde vient de choisir pour son époux le palatin de
***, jeune seigneur dont je vous ferai le plus brillant éloge en peu de
mots: il me paroît digne d'elle. Moi, je suis père; il n'y a pas tout à
fait quatre mois que Sophie m'a donné le plus joli garçon du monde. Ma
Sophie, le premier ornement de la cour de Varsovie, devient chaque jour
plus adorable. Je jouis au sein de l'hymen d'une félicité que je n'ai
jamais connue dans mes égaremens.
Cependant, plaignez-moi: j'ai perdu ma patrie, et je ne puis me charger
d'aucun emploi dans les armées de la république. Il me faut, pour toute
ma vie peut-être, renoncer à l'état auquel je semblois appelé. Tous les
efforts de l'art, tous les efforts de ma raison, ne peuvent rien contre
un fantôme persécuteur et chéri, dont la fréquente apparition me
tourmente et me charme. O Madame de B..., n'êtes-vous pour votre amant
descendue dans la tombe qu'afin de pouvoir, sans obstacles et sans
relâche, vous attacher à ses pas!
Encore, si son ombre me poursuivoit seule! mais les dieux vengeurs ont
condamné Faublas à des souvenirs plus chers et plus funestes.
Si dans une nuit d'été le vent du midi s'élève, si l'éclair fend la nue,
si le tonnerre la déchire, alors j'entends résonner un timbre fatal;
j'entends un soldat, froidement barbare, me dire: _Elle est là._
Soudain, saisi d'une invincible épouvante, abusé d'une espérance folle,
je cours à l'onde qui mugit; je vois se débattre au milieu des flots une
femme,... hélas! une femme qu'il ne m'est pas plus permis d'oublier que
d'atteindre. Oh! plaignez-moi.
Mais non, Sophie me reste. Loin de me plaindre, enviez mon sort, et
dites seulement que, pour les hommes ardens et sensibles, abandonnés
dans leur première jeunesse aux orages des passions, il n'y a plus
jamais de parfait bonheur sur la terre.
* * * * *
LISTE DES GRAVURES
NOTA.--_Les pages indiquées sont celles auxquelles correspondent les
sujets des gravures._
Tome I
1. Faublas au parloir 16
2. Faublas habillé en femme 163
3. L'Ottomane 195
Tome II
1. Faublas chez Coralie 99
2. Faublas chez Justine 213
3. Reconnaissance de Dorliska 276
Tome III
1. C'est donc elle! 2
2. Apparition de Justine 81
3. Les Charmes de Mme de Lignolle 196
Tome IV
1. Le Soufflet 38
2. Le Duel 156
3. Faublas malade et Mme de Lignolle 167
Tome V
1. L'Aventure de la Montdésir 21
2. La Fiole 166
3. Faublas reconnaît Sophie 300
Imprimé par Jouaust et Sigaux
POUR LA
PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE
Tirage des gravures par Salmon
M DCCC LXXXIV
_PETITE BIBLIOTHÈQUE ARTISTIQUE_
Tirage in-16 sur papier de Hollande, plus 25 chine et 25
whatman.--Tirage en GRAND PAPIER (in-8º), à 170 pap. de Hollande, 20
chine, 20 whatman.
HEPTAMÉRON de la Reine de Navarre.--DÉCAMÉRON de Boccace,
grav. de Flameng. _Épuisés._
CENT NOUVELLES NOUVELLES, dessins de J. Garnier, grav.
par Lalauze ou reprod. par l'héliogravure. 10 fasc. 50 fr.
MANON LESCAUT, grav. d'Hédouin. 2 vol. 25 fr.
GULLIVER (Voyages de), grav. de Lalauze. 4 vol. 40 fr.
VOYAGE SENTIMENTAL, grav. d'Hédouin. 25 fr.
RABELAIS, les Cinq Livres, grav. de Boilvin. 60 fr.
PERRAULT (Contes de), grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
CONTES RÉMOIS, du Comte de Chevigné, dessins de J. Worms,
grav. par Rajon. 20 fr.
VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE, de X. de Maistre, grav.
d'Hédouin. 20 fr.
ROMANS DE VOLTAIRE, grav. de Laguillermie. 5 fascicules. 45 fr.
ROBINSON CRUSOÉ, grav. de Mouilleron. 4 vol. 40 fr.
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GIL BLAS, grav. de Los Rios. 4 vol. 45 fr.
CHANSONS DE NADAUD, grav. d'Ed. Morin. 3 vol. 40 fr.
PHYSIOLOGIE DU GOUT, grav. de Lalauze. 2 vol. 60 fr.
LE DIABLE BOITEUX, grav. de Lalauze. 2 vol. 30 fr.
ROMAN COMIQUE, grav. de Flameng. 3 vol. 35 fr.
CONFESSIONS de Rousseau, grav. d'Hédouin, 4 vol. 50 fr.
MILLE ET UNE NUITS, grav. de Lalauze. 10 vol. 90 fr.
LES DAMES GALANTES, dessins d'Ed. de Beaumont, gravés par
Boilvin. 3 vol. 40 fr.
LES FACÉTIEUSES NUITS DE STRAPAROLE, dessins de J. Garnier,
gravés par Champollion. 4 vol. 45 fr.
BEAUMARCHAIS: _Mariage de Figaro_, _Barbier de Séville_.
Dessins d'Arcos, gravés par Monziès, 2 vol. 32 fr.
DIABLE AMOUREUX, grav. de Lalauze. 1 vol. 20 fr.
CONTES D'HOFFMANN, grav. de Lalauze. 2 vol. 36 fr.
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Les amours du chevalier de Faublas, tome 5/5
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Excerpt
Cependant le souvenir de Sophie me poursuivoit sans cesse, et mille
regrets, dès que j'étois seul, venoient m'assaillir: j'avouerai
néanmoins que le doux espoir d'embrasser bientôt mon Éléonore, et
peut-être aussi, car le moyen de cacher à mes confians lecteurs la
moitié de mes sentimens, peut-être aussi le vif désir de revoir la
marquise, adoucissoient un peu mon infortune et contribuoient à me
rendre des forces. Les fréquens messages de La Fleur et de Justine...
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— End of Les amours du chevalier de Faublas, tome 5/5 —
Book Information
- Title
- Les amours du chevalier de Faublas, tome 5/5
- Author(s)
- Louvet de Couvray, Jean-Baptiste
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- November 8, 2020
- Word Count
- 72,708 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- Browsing: Literature, Browsing: Sexuality & Erotica, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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