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Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon

French 81,761 words 1362h 41m read Jul 7, 2018

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The Project Gutenberg EBook of Le Whip-Poor-Will, by Amťdťe Bouis

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Title: Le Whip-Poor-Will
ou les pionniers de l'Orťgon

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The Project Gutenberg EBook of Le Whip-Poor-Will, by Amťdťe Bouis This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le Whip-Poor-Will ou les pionniers de l'Orťgon Author: Amťdťe Bouis Release Date: July 7, 2018 [EBook #57449] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE WHIP-POOR-WILL *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) LE WHIP-POOR-WILL OU LES PIONNIERS DE L'OR…GON Par M. AM…D…E BOUIS (AM…RICAIN) PARIS. AU COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS --COMON ET Cie-- 15, quai Malaquais. 1847 Paris.--Imprim. de LACOUR, rue St.-Hyacinthe-St.-Michel, 33. PR…FACE. Notre ami, M. Bouis, _fraÓchement_ en cette ville, arrive de l'Amťrique, en trois _quaraques et un brigantin_, tout exprŤs pour nous parler... plus ou moins franÁais, et publie une Nouvelle ayant pour titre le ęWhip-Poor-Will[1], ou les pionniers de l'Orťgon.Ľ L'Auteur, comme il le dit lui-mÍme, ęest un barbare qui veut s'essayer dans la langue des Romains...Ľ ęQue ce monsieur le Huron est intťressant![2]Ľ Nous ne voulons pas dire que l'ouvrage de M. Bouis soit parfait; non; les ťloges de l'amitiť seraient suspects; l'auteur n'a pas oubliť qu'il ťcrivait en France, en franÁais et pour des FranÁais qu'il estime sincŤrement (toujours comme son compatriote le Huron... quand ils ne font pas trop de questions...) Les FranÁais penchent pour l'orateur ou l'ťcrivain qui fatigue le moins leur attention... Le livre de M. Bouis est un hommage rendu par un ťtranger ŗ notre langue. Un Anglais dťbarqua en …gypte, jeta un coup d'oeil sur les Pyramides... et retourna ŗ Londres _trŤs satisfait_; apparemment nous sommes plus sociables que ces braves …gyptiens; d'abord nous n'avons pas la peste, terrible garde-cŰte!... Il y a des mauvais plaisants qui prťtendent que nous avons mieux que cela;... au fait, aprŤs les derniers scandales... mais chut!... on m'entend!... (Gardez-vous d'enseigner, ŗ ces nouveaux sťnateurs, le chemin du sťnat[3]. L'auteur, pour nous consoler sans doute, nous rappelle ce joli mot de Voltaire: ęIl faut bien que les FranÁais vaillent quelque chose puisque les ťtrangers viennent encore s'instruire chez eux[4].Ľ Ainsi, messieurs, ne soyons pas trop exigeants; d'ailleurs nous n'en avons pas le droit, s'il en faut juger par tant d'ouvrages insipides et mal ťcrits qu'on imprime aujourd'hui. Cependant M. Amťdťe Bouis sera trŤs reconnaissant des bons avis qu'on voudra bien lui donner... quoiqu'en dise l'abbť de Saint-Yves, qui prťtendait que ędonner des conseils ŗ un Huron ťtait chose inutile, vu qu'un homme qui n'ťtait point nť en Bretagne ne pouvait avoir le _sens commun_[5].Ľ [1] Prononcez: Ouip-Por-Ouil. [2] Exclamation de la maÓtresse de la maison dans l'_Ingťnu_, roman de Voltaire. [3] Ne quis senatori novo curiam monstrare velit. Suťtone, _Vie de Cťsar_. [4] _Voyez_ la Correspondance de Voltaire: le cťlŤbre ťcrivain parle de Bolingbroke, et dit: (les ťtrangers de distinction). [5] Voy. l'_Ingťnu_, par Voltaire. Mais en usant librement de notre droit de critique, n'oublions pas que la _forme_, dont nous nous soucions si peu aujourd'hui, est le grand ťcueil pour l'ťtranger qui ťcrit notre langue. Aussi M. Bouis, qui est tout-ŗ-fait ŗ l'aise dans le rťcit et les descriptions, est lourd dans le dialogue; cela s'explique; il craint d'Ítre vulgaire et trivial, et devient _doctime_ et pesant. Les Anglais (et les Amťricains par consťquent) ťcrivent comme ils parlent; la langue anglaise est si riche, si ťnergique, et souffre tant d'inversions et de compositions de termes, qu'on la manie comme l'on veut... Mais nous autres FranÁais, nous avons deux langues; une langue parlťe, simple et ťlťgante (quand elle est bien parlťe) et une langue ťcrite, ch‚tiťe, prude et travaillťe... L'ouvrage de M. Bouis est, en quelque sorte, une invitation qu'il nous envoie de venir visiter les forÍts de l'Amťrique; il s'offre lui-mÍme pour nous guider dans les dťserts de l'Ouest; mais avant de s'y ťlancer, il croit devoir conjurer les m‚nes des guerriers sauvages; ťcoutons: ęIl y a deux siŤcles, les tribus atlantiques rťsistŤrent aux premiers colons, et les troublŤrent longtemps dans la jouissance de leur conquÍte; les territoires de l'Ouest furent le thť‚tre de longs dťsordres, de croisements, de chocs multipliťs entre ces peuplades errantes; aujourd'hui elles se retranchent dans les montagnes ou s'entourent de vastes dťserts pour plus de sŻretť; mais elles doivent disparaÓtre devant le gťnie supťrieur des Europťens, race d'hommes admirablement organisťs, race active, infatigable, amie de l'indťpendance et des hazards: ce sont les futurs conquťrants de l'Ouest... Passez, peuples sauvages!... car elle passa aussi la puissance de cette Rome si fiŤre et si dťdaigneuse!... elle se vit dťpossťdťe, dans la suite des siŤcles, du rŰle qui faisait sa gloire! les fils d'Arminius, jadis domptťs par Cťsar, et conviťs ŗ la ruine de la ville ťternelle, allŤrent jusque dans le Capitole lui arracher le flambeau de la vie!... Elle passa aussi la puissance de ce despote ę_pour qui le monde s'ťtendit afin de lui procurer un nouveau genre de grandeur_[6].Ľ Ses soldats fanatiques vous harcelaient jusque dans vos derniers refuges, sťjour d'innocence et de paix!... Passez, vous qui n'avez point cultivť les arts et qui n'avez point fatiguť la terre du poids de ces fastueux monuments cimentťs par les larmes et le sang des malheureux!... Passez, peuples sauvages!... telle est votre destinťe!... les vents du dťsert doivent effacer vos traces, car pour vous doivent s'accomplir les paroles du prophŤte: ę_Nous mourrons tous, et nous nous ťcoulerons sur la terre comme des eaux qui ne reviennent plus_[7].Ľ [6] Expression de Montesquieu en parlant de Charles-Quint. [7] Bible, les Rois. Le deuxiŤme chapitre du livre (le camp d'Aaron) est ťcrit avec une grande simplicitť de style. L'ouvrage de M. Bouis, comme les ťcrits de son compatriote, M. Fenimore Cooper, est d'une parfaite moralitť; on y respire je ne sais quoi de pudique et d'attrayant, je ne sais quel parfum de vertu. Nous ťcoutons avec attendrissement les conseils du vieux pionnier, Aaron Percy, ŗ sa jeune famille; il les encourage et leur parle de fermes, rťcoltes, etc. La petite Jenny est ‚gťe de dix ans, eh bien! elle est dťjŗ bonne mťnagŤre; elle sait qu'en telle saison, telle nourriture convient mieux aux moutons et aux chŤvres. Il y a dans ce chapitre un petit tableau champÍtre exquis... En un mot, Percy parle ŗ ses enfants comme ŗ des hommes; tout cela nous semble bizarre, ŗ nous autres FranÁais; nous n'aimons pas qu'on entretienne les enfants d'intťrÍts matťriels et qu'on leur fasse tant songer au pot-au-feu: ce qu'il faut ŗ la jeunesse, c'est la poťsie, ce sont les nobles sentiments, c'est le dogme de la famille et de la fraternitť humaine; soyons vieux le plus tard possible... Mais enfin M. Amťdťe Bouis a dŻ peindre les choses comme elles sont; les Amťricains sont prosaÔques et se lancent de bonne heure dans les affaires: ęDroit au solide allait Bartholomťe.Ľ Faisons la rťflexion de la perdrix chez les coqs: ęCe sont leurs moeurs, dit-elle; Jupiter, sur un seul modŤle, n'a pas formť tous les _peuples_...Ľ N'oublions pas qu'Aaron Percy n'ose promettre la main de sa fille ŗ son jeune lieutenant avant de l'avoir consultťe, mais il ajoute: ęJe doute cependant que Julia refuse... l'_annexion_.Ľ Le mot fera fortune en Amťrique... Le rťcit des aventures maritimes du jeune Frťmont-Hotspur, occupe une grande partie du troisiŤme chapitre; l'auteur nous fait assister ŗ une pÍche de la baleine et ŗ un combat entre un matelot et un requin. Dans le quatriŤme chapitre, le vieux chasseur, Daniel Boon, et un jeune sauvage natchez, le dernier de sa tribu, conduisent les fils de la civilisation ŗ la conquÍte de nouvelles terres; ils s'ťlancent ensemble dans les Prairies de l'Ouest, oý ils doivent rencontrer plus tard la premiŤre caravane (les pionniers en waggons), sous les ordres d'Aaron Percy. Respirons un moment; non pas; ce sont alertes continuelles; le voyageur doit Ítre constamment sur le _qui-vive_. ęIl me semble toujours entendre cette sommation, plus ou moins respectueuse, des Arabes-Bťdouins ŗ ceux qu'ils poursuivent: _eschlah! eschlah!_ (dťpouille-toi! dťpouille-toi!)Ľ dit un marin gascon, ex-capitaine de corvette, qui fait partie de l'expťdition...). Les pionniers aperÁoivent des squelettes _qui blanchissent au grand air_, ce qui les rassure peu; Daniel Boon, le guide, parle de ces scŤnes de carnage avec un sang-froid qui fait dresser les cheveux sur la tÍte. Il exagŤre un peu les dangers de la route, tant pour aguerrir ses compagnons que pour se venger de leurs critiques anticipťes. Dans le chapitre cinquiŤme, nous assistons ŗ un combat entre deux serpents; l'un d'eux (le serpent ŗ sonnettes) a _charmť_ un oiseau, qui, ŗ son tour, est peu _charmť_ de l'honneur que lui fait le reptile en le croquant. Le serpent noir est vainqueur du serpent ŗ sonnettes; les sauvages se disposent ŗ immoler le premier ŗ leur rage, ęLorsqu'un milan aperÁoit le reptile du haut de la nue, fond sur lui et l'enlŤve; le serpent fait mille ondulations pour se dťgager; le milan, accablť sous le poids, presse son vol; mais un aigle habite aussi ces lieux: comme le lion, le roi des oiseaux est nť pour les combats, et se dťclare l'ennemi de toute sociťtť; voyez-le perchť sur le faÓte de ce sycomore; les petits oiseaux _piaillent_ ŗ ses cŰtťs; mais il est magnanime; il les dťdaigne pour sa proie, ťtend ses grandes ailes comme pour montrer sa puissance, et mťprise leurs insultes. De sa vue perÁante, il mesure l'espace, et dťcouvre l'oiseau chasseur fier de son butin; il y a longtemps que ce milan l'importune de ses cris, il le faut ch‚tier, l'insolent!... Le puissant oiseau quitte sa retraite et poursuit son ennemi; ce combat est digne d'Ítre vu; c'est alors que l'art de voler est dťployť dans toutes ses combinaisons possibles; la fureur de l'aigle est au comble; il pousse des cris effrayants, mais sa vťlocitť est admirablement combattue, et souvent rendue inutile par les ondulations soudaines et la descente prťcipitťe du milan; l'aigle dťploie toute sa tactique et l'attaque avec un art merveilleux dans les endroits les plus sensibles; tantŰt il voltige devant son adversaire et l'arrÍte; mais le milan _plonge_ et l'ťvite; l'aigle fond sur lui et le frappe de son bec recourbť; les cris du milan annoncent sa dťfaite; il rťsiste quelque temps encore et l‚che enfin sa proie, que l'aigle saisit avec une adresse surprenante, avant qu'elle n'atteigne le sol.Ľ Dans le huitiŤme chapitre, l'Auteur nous fait assister ŗ un combat, dťcrit avec une ťgale rapiditť de style: ęAprŤs un moment d'hťsitation, le capitaine Bonvouloir pťnŤtre une seconde fois dans le taillis; il ťtait ŗ cheval, avantage immense pour l'ours; le marin l'aborde; l'ours montre les dents, ťcume et pousse un cri de rage; le cheval, effrayť, se cabre; l'ours profite de la position, se prťcipite furieux sur l'animal rťtif et lui ouvre le poitrail de ses griffes; le capitaine lui porte un coup de tomahawk sur la tÍte et l'ťtourdit; l'animal l‚che prise un moment, mais pour ressaisir sa proie; le cheval s'ťcrase sous son cavalier qui porte un nouveau coup ŗ son terrible adversaire et le terrasse.Ľ Les pionniers pťnŤtrent ensuite dans ces lieux dont la nature semble avoir fait le domaine des bÍtes fťroces, et goŻtent le plaisir de ces chasses pťrilleuses que l'antiquitť croyait rťservťes ŗ ses demi-dieux. Dans le chapitre sixiŤme, au repas du soir, nous faisons plus ample connaissance avec les principaux personnages, ęcar Bacchus, ŗ plusieurs qui paravant n'avaient pas grande familiaritť ensemble, ni pas la cognoissance seulement les uns des autres, amolissant et humectant en maniŤre de dire, la duretť de leurs moeurs par le vin, ne plus ne moins que le fer s'amolit dedans le feu, leur donne un commencement de commixtion et incorporation des uns avec les autres[8].Ľ [8] Plutarque, _Banquet des sept Sages_, traduction d'Amyot. Le jeune antiquaire allemand Wilhem, et le vieux naturaliste franÁais Canadien, le docteur Hiersac, font assaut de science; ce dernier est plaisant avec ses anglicismes; il y a soixante-dix ans qu'il a quittť la France; il est, par consťquent, bien loin de son _original franÁais_. Le capitaine Bonvouloir a conquis les suffrages de tous les graves guerriers sauvages par sa bonne humeur, et sa gťnťrositť. Le rťcit des aventures du jeune Natchez, par Daniel Boon, est d'une grande simplicitť de style; le discours du vieux sauvage aveugle est digne d'un sagamore[9]; et l'Irlandais Patrick, pauvre paria de l'Angleterre, qui ne peut croire qu'il mangera de la viande et des pommes de terre tous les jours... En Irlande, ces malheureux meurent de faim; on en a derniŤrement trouvť sept... que des chiens se disputaient entre eux[10]. [9] Chef sauvage. [10] Voyez _le SiŤcle_, du 6 septembre 1847 pour des dťtails plus horribles encore. ęEt que faire contre les persťcutions?--s'ťcrie Patrick--le proverbe dit: Si la _cruche_ donne contre la _pierre_, tant pis pour la _cruche_; si la _pierre_ donne contre la _cruche_, tant pis pour la cruche!... J'ai ťtť bien malheureux! Le tableau des misŤres humaines est continuellement sous les yeux des pauvres Irlandais; sur les terres ŗ cťrťales, on sŤme des cailloux pour obtenir une herbe fine, succulente, nťcessaire, dit-on, ŗ la nourriture des animaux de luxe, et les pauvres fermiers en sont indignement chassťs!... Qu'importe aux lords les clameurs de quelques millions de mendiants qu'ils accablent d'exactions!... A leurs yeux, ne sommes-nous pas ces Cananťens maudits que Dieu _vomit dans sa colŤre_!... Nous la cultivons, cette terre d'Irlande, oui, mais nous la cultivons comme CaÔn... en mťditant la vengeance!... Angleterre, ŗ quoi te sert de nous dťtruire!... Crois-tu assurer ta gloire et ton triomphe sur les ruines de nos cabanes?... Tu ne pourras nous dompter et tes cruautťs ne feront que graver plus profondťment dans nos coeurs la haine que nous te portons! Notre courage, qui t'a souvent procurť la victoire dans les batailles, saura te rťsister! Opprimťs par ta cupiditť, relťguťs par l'orgueil de tes nobles dans une classe prťtendue abjecte, nous avons le droit de protester!... Ces aristocrates!... eux dont les pŤres ont maniť la carde et peignť la laine, nous les outrageons quand, pour leur parler, nous ne nous mettons pas la face dans la boue!... Irlande, ma pauvre patrie, tu appelles ŗ grands cris le jour qui te dťlivrera de tes oppresseurs! Mais tu gťmiras peut-Ítre longtemps encore sous le joug! Tes bourreaux ont prononcť sur tes enfants l'implacable anathŤme du Pharaon!...[11]. [11] ęOpprimons-les avec sagesse, de peur qu'ils ne se multiplient encore d'avantage, et que si nous nous trouvons engagťs dans quelque guerre, ils ne se joignent ŗ nos ennemisĽ (Exode, Chap. 1er, ß 10.) --ęAllons, allons, calmez-vous,--dit Daniel Boon ŗ Patrick, qui essuyait de grosses larmes;--l'Amťrique ne vous dit-elle pas: Sois le bienvenu sur mes rivages, Europťen indigent; bťnis le jour qui a dťcouvert, ŗ tes yeux, mes montagnes boisťes, mes champs fertiles, et mes riviŤres profondes? Du courage donc, pauvres Irlandais! affamťs, nus, traitťs avec un dťdain insultant, la vie pour vous n'est qu'une vallťe de larmes! Oý sera donc le terme de vos misŤres?... Dans votre anťantissement peut-Ítre, si votre courage ne vous dťlivre de l'ťtat oý vous Ítes! Mais que faire pour en sortir, me direz-vous?... Faut-il ťgorger ceux qui nous affament? Faut-il que la violence nous restitue la portion de terre sur laquelle le ciel nous a fait naÓtre, et qui devait nous nourrir?... Tout est permis au peuple qu'on opprime pour secouer le joug et diminuer la mesure de ses maux. Sans propriťtť, sans protection, sans espťrances, que vous reste-t-il? Les haillons et le dťsespoir!... Oui, pour vous, la misŤre est un _frein_, mais ce frein dont les despotes de l'Orient dťchiraient la bouche des malheureux qu'ils subjugaient!... Puisque les lords sont sourds aux cris de l'indigence, rappelez-leur cette terrible menace des bourgeois franÁais ŗ leurs seigneurs: ę_Les grands sont grands, parce que nous les portons sur nos ťpaules; secouons-les, et nous en joncherons la terre!_Ľ Prends garde Grande Bretagne! ne rťgnais-tu pas aussi en souveraine sur notre continent! de ta main avide tu voulus nous ťtouffer au berceau! il nous fallut tout crťer pour te combattre; nous ťtions sans armes, sans amis... Non... Lafayette descendit sur la plage amťricaine, et nous dit que la France ťtait avec nous. Un grand peuple applaudissait ŗ nos efforts, et attendait avec anxiťtť l'issue de la lutte; nous fŻmes vainqueurs et quelle ne fut pas ta honte, lorsque la France, saluant l'aurore de notre libertť, fit entendre ce cri qui retentit jusqu'ŗ tes rivages... l'Amťrique est libre!...Ľ Les pionniers se couchent enfin: un cri sinistre et inconnu aux ťtrangers se fait entendre. --_Was ist das?_ (qu'est-ce cela)--s'ťcria un Alsacien s'ťveillant en sursaut;--_Capetan Bonvouloir, haben sie gehŲrt?_ (Capitaine Bonvouloir avez-vous entendu?) ę--Ia, mein Herr,--rťpondit le marin;--vous ne dormez donc pas? quant ŗ moi, je _pique les heures_; il y a des _brisants_ devant nous; on ne pouvait plus mal s'_embosser_; pas de _pendus glacťs_, partant, pas moyen de dťcouvrir l'ennemi! Je crois avoir entendu le cri de rage!... c'est une panthŤre aux yeux de feu!... diavolo! la combattre ŗ pareille heure! docteur Wilhem, j'ai fait mes preuves sans ajouter aucune cruautť aux horreurs de notre mťtier; _je tuais et l'on me tuait_,... voilŗ tout; j'ai ťtť _chef de gamelle_; j'ai eu pendant longtemps, la direction de la _poste aux choux_; par un caprice de Neptune, j'ai souvent _barbottť_ dans le _pot au noir_; j'ai touchť plus d'une _banquise_ (rťunion de glaÁons); j'ai vu des mers _calmes, houleuses, tourmentťes_ et _belles_; je reÁus huit blessures ŗ Waterloo et l'empereur sut que j'y fis mon devoir, bien que la terre ne soit pas mon ťlťment;... mais combattre un ennemi qui ne se montre pas!... nous sommes _ancrťs_ dans un vilain parage, la cŰte n'est pas saine; peut-Ítre faudra-t-il rester longtemps _ŗ la cape ŗ sec de toile_; encore, si Neptune nous envoyait une _brise carabinťe_, il y aurait moyen de _transfiler les hamacs_, en silence[12], car ce n'est pas chatouiller avec une plume, que de vous envoyer une flŤche ŗ pointe de caillou jusque dans l'os.Ľ [12] Toutes ces expressions seront expliquťes. Nous aimons assez ce ę_je tuais, et l'on me tuait_...Ľ Le lecteur se rappelle sans doute le mot de Thťmistocle: ęNous pťrissions, si nous n'eussions pťri;Ľ et celui du gťnťral Lamarque enseveli sous une avalanche; il dit lui-mÍme ęqu'il _mourut_, mais sans s'en apercevoir,Ľ comme Montaigne raconte qu'il s'ťtait _trťpassť_ pendant les guerres civiles, du choc d'un cheval qui le prťcipita du haut d'un ravin. Dans les chapitres neuviŤme et dixiŤme, les deux bandes de pionniers se rencontrent, et sont attaquťs par les sauvages; ils combattent la ruse par la ruse, et trompent leurs ennemis; le jeune Natchez, Whip-Poor-Will, se dťvoue; il se laisse prendre par les Pawnies, qui abandonnent leurs postes, et se rťunissent pour le torturer; pendant ce temps, les pionniers lŤvent le camp et leur ťchappent ŗ la faveur des tťnŤbres. Dans le douziŤme et dernier chapitre, les pionniers arrivent ŗ leur destination. Ici l'auteur prend ses ťbats, et s'ťgaie singuliŤrement aux dťpens des peuples sauvages, en gťnťral; ťcoutons: ę…tendus sur l'herbe, ils s'inquiŤtent peu de l'avenir, et mťprisent souverainement l'adage qui dit: ęfaites vos foins au temps chaud.Ľ Un homme de leur couleur, une nature si parfaite ne travaillerait pas pour tout l'or du monde, de peur de compromettre la dignitť de leur peau. Que rťpondre ŗ des gens qui vous disent: ęque le Grand-Esprit, aprŤs avoir crťť l'homme blanc, _perfectionna_ son oeuvre en crťant l'indien.Ľ Tranquilles sur leurs peaux d'ours, lorsque la chasse ou la guerre ne les excite pas, ils semblent Ítre sans passions comme sans dťsirs, et leur esprit aussi vide d'idťes que s'ils ťtaient plongťs dans le plus profond sommeil; ils affectent de paraÓtre imperturbables; ici, l'on comprendrait ce philosophe ŗ qui l'on vient annoncer que sa maison est en proie aux flammes, et qui rťpond: ęAllez le dire ŗ ma femme; je ne me mÍle point des affaires du mťnage...Ľ Ma foi, ces gens-lŗ ont raison; diabolique industrie!... Maudite rage de travailler, au lieu de chŰmer les saints, et de sommeiller sur les bords de nos fleuves, en disputant de paresse avec leurs ondes. Les sauvages se croient certainement plus heureux que nous, ce qui prouve que le bonheur peut habiter sous l'ťcorce, comme sous les lambris. Nous, hommes blancs, nous _respirons_... mais nous ne _vivons_ pas; le sauvage seul jouit de la vie; au fait, les StoÔciens ne disaient-ils pas que le souverain-bien ťtait l'_ataraxie_? Et puis, pour boire de l'eau et coucher dehors, on ne demande _congť_ ŗ personne, ce me semble... Ici, la doctrine d'…picure est en pleine vigueur; de quoi s'agit-il, au bout du compte? Du prťsent, de la rťalitť; ouvrir les yeux, voir ce qui est, s'affranchir des maux corporels, des troubles de l'‚me, et se procurer ainsi un ťtat exempt de peines; voilŗ le bonheur, voilŗ la vraie philosophie...Ľ Le lecteur aimera peut-Ítre ce mot ęnous, hommes blancs, nous _respirons_... mais nous ne _vivons_ pas; le sauvage seul jouit de la vie...Ľ Entre nous soit dit, ces pauvres sauvages sont parfois bien ridicules... En …thiopie, les ministres du prince assistent au conseil, en se tenant dans de grandes cruches d'eau fraÓches (il est vrai qu'il y a des pays... oý les cruches seules tiennent conseil...); M. Bouis nous dit quelque part qu'aux environs de la ville de Surate, est un hŰpital fondť pour les puces, les punaises, et toutes les espŤces de vermines qui sucent le sang humain. De temps en temps, pour donner ŗ ces animaux la nourriture qui leur convient, on loue un pauvre homme pour passer une nuit dans cet hŰpital; mais on a toutefois la prťcaution de l'y attacher, de peur que les piqŻres des puces et des punaises ne le forcent ŗ s'en aller, avant que ces insectes ne soient gorgťs de sang!!! C'est pousser un peu loin l'amour pour les animaux, le lecteur en conviendra; les sages de l'Inde n'ont-ils pas compris que tout ce qui ne vit que du mal d'autrui, ne mťrite pas de vivre?... Ce n'est pas prťcisťment pour les intťressants insectes nourris ŗ Surate que nous faisons cette rťflexion... Encore une fois, M. Amťdťe Bouis sera trŤs reconnaissant ŗ la critique des conseils bienveillants qu'elle voudra lui donner... Il est encore jeune (notre ami n'est ‚gť que de vingt-sept ans) et a, par consťquent, le temps de travailler. ęSi l'on vous critique, mais ŗ tort, riez-en, dit SťnŤque; si, au contraire, la critique est fondťe, corrigez-vous...Ľ M. Amťdťe Bouis quitta l'Universitť de Saint-Lewis (…tat du Missoury), ŗ l'‚ge de seize ans, et se rendit en France oý il refit ses _classes_; il commenÁa d'abord, ŗ Paris, l'ťtude de la mťdecine, qu'il abandonna ensuite pour l'ťtude du droit. Hyppocrate, Galien, Pline, Aristote, Ambroise Parť, Cuvier, Cujas, Pothier, Domat, M. Bouis a tout lu; Plutarque, Rabelais, Montaigne, Pascal, Montesquieu, Voltaire, Diderot, et surtout Jean-Jacques Rousseau, Lammenais etc., lui sont aussi familiers que la Bible... Le lecteur reconnaÓtra mÍme, de temps ŗ autre, quelques petites rťminiscences; ce sont des emprunts trŤs licites... de petits vols... _ŗ l'amťricaine_... M. Bouis est un rťpublicain farouche, sincŤre et de la plus haute probitť; il n'entend pas raillerie sur les relations internationales. ęSi j'avais l'honneur d'Ítre sťnateur au congrŤs des …tats-Unis (fait-il dire ŗ un de ses hťros), je m'occuperais _spťcialement_ de rassembler tous les serpents ŗ sonnettes de notre continent pour les expťdier en Europe, en retour des scťlťrats qu'on nous envoie clandestinement, et dont les …tats transatlantiques se purgent ŗ leur grand bien...Ľ Il est vrai qu'on en use peu scrupuleusement avec nos amis les Amťricains; ont-ils tort d'Ítre vigilants?... DerniŤrement le consul amťricain, en Allemagne, mit opposition au dťpart de dix criminels qu'on envoyait aux …tats-Unis; et comme dit M. Bouis (chap. V), ęils ťtaient munis de certificats constatant leur _honorabilitť_; c'ťtaient des _Gentlemen_, en un mot.Ľ Charles D***. Paris, ce 10 septembre 1847. A M. Charles D***. Je publie aujourd'hui, mon cher Charles, une Nouvelle ayant pour titre: le WHIP-POOR-WILL, ou _les Pionniers de l'Oregon_; tu le sais ę_je ne suis qu'un barbare qui veut s'essayer dans la langue des Romains_,Ľ et si les oiseaux de France viennent me reprendre leurs plumes, je crains que le pauvre geai, dťpouillť de ses couleurs d'emprunt, ne fasse rire ŗ ses dťpens.--Quelle nťcessitť d'ťcrire, me diras-tu?... pourquoi tant citer?--Quelle nťcessitť! bon Dieu!... impitoyable censeur! j'ai entendu dire ę_qu'on ne pouvait dťcemment se prťsenter quelque part, sans avoir ťcrit, au moins un livre_.Ľ Quant aux citations, chacun, dans la _machine ronde_, tient ŗ faire parade de sa science, afin que le Public, (il y a des gens qui ne croient pas au Public), afin, dis-je, que le Public sache qu'ils ont lu les livres de _haute graisse_ comme les qualifie Rabelais... _Ils sont ŗ moi, ces vers divins, dont mon ‚me s'est pťnťtrťe!_ s'ťcrie Corinne, aprŤs la lecture des grands poŤtes... Enfin, fais ton mťtier de critique, mais rappelle-toi, mon cher Charles, que l'acadťmicien Carnťades, sur le point de combattre les ťcrits du stoÔcien Zťnon, se purgea... l'estomac... avec de l'ellťbore blanc, de peur que les humeurs qui auraient pu y sťjourner, ne renvoyassent leur superflu jusqu'au cerveau, et ne vinssent ŗ affaiblir la vigueur de l'esprit: _superiora corporis elleboro candido purgavit, ne quid ex corruptis in stomacho humoribus ad domicilia usque animi redundaret, et constantiam vigoremque mentis labefaceret_... D'ailleurs je suis nouveau venu dans la Rťpublique... des lettres, et, comme …sope, je demande ŗ Ítre traitť _doucement_... je me chargerais volontiers du panier aux provisions... Oui... mais Voltaire dit ę_que la condition de l'homme de lettres ressemble ŗ celle de l'‚ne public; chacun le charge ŗ sa volontť... et il faut que le pauvre animal porte tout_.Ľ Adieu, ton ami, AM…D…E BOUIS. Paris, ce 4 juillet 1847. LE WIGWHAM DES TROIS AMIS. Il faut bien, pourtant, que les FranÁais vaillent quelque chose, puisque les ťtrangers viennent encore s'instruire chez eux. (VOLTAIRE.) Un jeune homme qui entasse pÍle-mÍle ses idťes, ses inventions, ses lectures, doit produire le chaos; mais enfin dans ce chaos, il y a une certaine fťconditť qui tient ŗ la puissance de l'‚ge, et qui diminue en avanÁant dans la vie. (M. DE CHATEAUBRIAND.) A chanter l'exilť rend sa peine lťgŤre; Oh! laissez-moi chanter sur la rive ťtrangŤre!... Raisonne, Ű lyre! amis, ťcoutez: l'Orient!... Voyez-vous ŗ ce mot, ce ciel pur et riant? (M. ALFRED MERCIER, Amťricain.) Il chante... la chanson vibre au loin dans l'espace; on dirait un oiseau! La pirogue bouillonne, ťcume, glisse et passe comme un poisson sous l'eau. (_Les Meschacťbťennes_, poťsies par M. DOMINIQUE ROUQUETTE, Amťricain.) Arbres, plantes et fleurs qui vous montrez en cet endroit si hauts, si verts et si brillants, ťcoutez, si vous prenez plaisir ŗ mon malheur, ťcoutez mes plaintes. (DON QUICHOTTE.) CHAPITRE PREMIER. Avant de quitter les confins de la civilisation pour nous ťlancer au milieu des hordes sauvages de l'Ouest, permettez-nous, lecteur, quelques rťflexions sur les derniers jours d'un peuple qui accueillit nos pŤres fuyant la persťcution, et leur livra le magnifique hťritage de leurs propres ancÍtres; ils ne sont plus ces temps oý ils ťtaient seuls maÓtres des solitudes que nous allons parcourir!... oý les fleuves de la vaste Amťrique ne coulaient que pour eux!... assis aux rochers paternels, dans les profondeurs des forÍts, ils restent fidŤles ŗ la poťtique indťpendance de la vie barbare jusqu'ŗ ce que la civilisation les refoule plus loin; lŗ, insensibles ŗ tout ce que nous appelons pouvoir; dťdaignant tout ce que nous nommons pompe et grandeur, ils prennent la vie telle qu'elle se prťsente, et en supportent les vicissitudes avec fermetť... Encore quelques annťes et il n'existera d'autres traces de leur passage sur la terre que les noms donnťs par eux aux montagnes et aux lacs: aucun de ces trophťes de la victoire que l'homme, rťuni en sociťtť, remporte sur la nature!... Nous n'entrerons point dans l'examen de l'origine des peuples sauvages de l'Amťrique septentrionale, origine enveloppťe d'une fabuleuse obscuritť; nous ne chercherons point quels ont ťtť leurs rapports avec les habitants de l'Asie, et si leur barbarie actuelle n'est que le dťbris d'une ancienne civilisation. L'opinion la plus accrťditťe parmi les ťrudits, place le berceau de ces peuples au-delŗ du vent du nord, sur un sol glacť; en effet, nous trouvons, chez les Indiens de l'Amťrique septentrionale, des traditions analogues ŗ celles de la famille asiatique, ŗ laquelle ils doivent la plupart de leurs idťes religieuses. D'ailleurs, l'esprit de systŤme a exagťrť, tantŰt les similitudes, tantŰt les diffťrences, qu'on a cru remarquer entre l'ancien et le nouveau continent; certes, ces analogies sont trop nombreuses pour pouvoir Ítre considťrťes comme un pur effet du hasard; mais (ainsi que le remarque le savant Vatter) elles ne prouvent que des communications isolťes et des migrations partielles; l'enchaÓnement gťographique leur manque presque entiŤrement, et sans cet enchaÓnement comment en ferait-on la base d'une conclusion?... La vie prťcaire du sauvage, toujours en guerre, soit avec la nature, soit avec les animaux fťroces, est incompatible avec la civilisation. Sans asile, sans protection, les besoins l'assiťgent; cependant cette existence de combats et de fatigues n'est pas sans charmes pour lui; il trouve, pour satisfaire ses appťtits grossiers, les ressources de la force, de l'adresse, de l'intelligence. Une horde sans patrie comme sans lendemain, a toujours une rťpugnance marquťe aux idťes de discipline et d'ordre; ŗ chaque combat elle joue son existence. On demande si les tribus sauvages actuellement connues se rallieront aux systŤmes de civilisation ťtablis?... Nous pensons que cette instabilitť de fortune, ces habitudes nomades qui rendent impossible la sociťtť un peu ťtendue et permanente, font que la destinťe de la partie sauvage de l'humanitť est attachťe ŗ la destinťe de la partie civilisťe... Les habitants de l'Asie menacŤrent autrefois de subjuguer le monde; aujourd'hui, les p‚tres orientaux, faibles et dťfendus par leur seule misŤre, ont oubliť leurs anciennes moeurs, leur fťrocitť, leur courage: ils languissent sous la tutelle des peuples d'Occident. Mais en est-il de mÍme des peuples sauvages de l'Amťrique septentrionale?... Non. On espťrait qu'avec le secours de la religion et de l'exemple, ces hommes apprendraient enfin ŗ cultiver les terres qu'ils s'ťtaient rťservťes, et multiplieraient au sein de l'abondance et de la paix; ces espťrances, inspirťes par l'amour de la justice et de l'humanitť, s'ťvanouirent aprŤs quelques annťes d'essais infructueux: en cessant d'Ítre chasseurs, les indigŤnes devinrent indolents, insensibles ŗ l'aiguillon des dťsirs et de l'ťmulation, et toujours aussi imprťvoyants que dans leurs forÍts. De tant de familles devenues cultivatrices, pas une ne s'est ťlevťe ŗ l'aisance; toutes se sont ťteintes, tandis que le nombre des blancs a augmentť au-delŗ de ce qu'on avait encore vu dans les temps modernes, Repoussťes par les Amťricains, les tribus indiennes se dispersent dans les plaines incultes de l'Ouest, et en chassent les premiers occupants; mais toujours refoulťes par la masse des envahisseurs qui les pressent, elles se voient contraintes de suivre la route tracťe par les vaincus, et d'ťmigrer ŗ leur tour. Il y a deux siŤcles, les tribus atlantiques rťsistŤrent aux premiers colons; elles les troublŤrent longtemps dans la jouissance de leur conquÍte, et les territoires de l'Ouest furent le thť‚tre de longs dťsordres, de croisements, de chocs multipliťs entre ces peuplades errantes; aujourd'hui, elles se retranchent dans les montagnes ou s'entourent de vastes dťserts pour plus de sŻretť; mais elles doivent disparaÓtre devant le gťnie supťrieur des Europťens, race d'hommes admirablement organisťs, race active, infatigable, amie de l'indťpendance et des hasards: ce sont les futurs conquťrants de l'Ouest. Passez, peuples sauvages! car elle passa aussi la puissance de cette Rome si fiŤre et si dťdaigneuse!... elle se vit dťpossťdťe, dans la suite des siŤcles, du rŰle qui faisait sa gloire!... les fils d'Arminius, jadis domptťs par Cťsar, et conviťs ŗ la ruine de la ville ťternelle, allŤrent, jusque dans le Capitole, lui arracher le flambeau de la vie!... Elle passa aussi la puissance de ce despote ę_pour qui le monde s'ťtendit, afin de lui procurer un nouveau genre de grandeur_[13]!...Ľ Ses soldats fanatiques vous harcelaient jusque dans vos derniers refuges, sťjour d'innocence et de paix!... Passez, vous qui n'avez point cultivť les arts, et qui n'avez point fatiguť la terre du poids de ces fastueux monuments cimentťs par les larmes et le sang des malheureux!... Passez, peuples sauvages!... Telle est votre destinťe! Les vents du dťsert doivent effacer vos traces, car pour vous doivent s'accomplir les paroles du prophŤte: ę_Nous mourrons tous, et nous nous ťcoulerons sur la terre comme des eaux qui ne reviennent plus_[14]!Ľ [13] Charles-Quint, expressions de Montesquieu. [14] Bible: _Les Rois_. Aujourd'hui, la plupart des propriťtťs de l'Ouest des …tats-Unis sont entre les mains des habitants de l'Est, et les ťmigrations qui se font sans cesse des …tats atlantiques aux nouveaux ťtablissements, entretiennent les relations amicales; mais ces bons rapports ne dureront pas, disent les ennemis de nos institutions; pourquoi donc nos frŤres de l'Oregon rompraient-ils avec nous? Jadis c'ťtait de la mťtropole que les colonies recevaient leur pontife et le feu sacrť; non, rien ne pourra empÍcher les Amťricains de se prťcipiter vers l'Oregon; notre pays est comme ce vase de la mythologie galloise ę_oý bouillait et dťbordait sans cesse la vie_.Ľ Dťjŗ nos pionniers sont aux lieux oý le fleuve Missoury roule ses eaux; l'entendez-vous, le furieux!... comme il lutte contre des forÍts d'arbres entiers, et de branches englouties! Ces obstacles excitent son impťtuositť; alors, il prend un ťlan impossible ŗ dťcrire: on le voit glisser sur la pente de l'abÓme, se tordre dans les sinuositťs du roc, et bondir contre les rochers qui lui disputent le passage; tandis que par une impulsion venue des profondeurs de ce chaos, les vagues ťtouffťes refluent en tourbillons contre les flots qui les suivent; mais ceux-ci, impatients de leur lenteur, les pressent, et le fleuve, prťcipitant sa course victorieuse ŗ travers ce dťdale d'ťcueils, reÁoit, en murmurant, le tribut des faibles ruisseaux, et court ŗ la mer oý il n'arrivera pas; le majestueux PŤre-des-eaux (le Mississippi) absorbe ce rival turbulent, et se grossit encore de nombreux tributaires pour arriver avec plus de dignitť ŗ l'Ocťan... Autrefois, de hardis FranÁais explorŤrent les solitudes du haut Missoury; ils descendaient gaÓment nos fleuves, et leurs joyeux refrains ťveillaient les ťchos de nos forÍts; les Amťricains, _se jouant de l'impossible_[15], marchent sur les traces de ces premiers pionniers de la civilisation, et la vieille Europe nous crie de nous arrÍter!... le pouvons-nous?... une main nous pousse!... une voix nous rťpŤte sans cesse ces paroles de l'ange au Patriarche. ęLevez vos yeux, Abraham, et regardez du lieu oý vous Ítes, au septentrion et au midi, ŗ l'orient et ŗ l'occident!... Je vous donnerai, ŗ vous et ŗ votre postťritť, tout ce pays que vous voyez; je multiplierai votre race comme la poussiŤre de la terre; si quelqu'un d'entre les hommes peut compter la poussiŤre de la terre, il pourra aussi compter le nombre de vos descendants[16]!Ľ [15] _To Trample on impossibilities_: expression de lord Chatam. [16] Bible: _La GenŤse_. * * * * * C'ťtait au mois de juillet 182*; deux hommes descendaient le fleuve Missoury, dans un de ces canots de construction indienne, si renommťs pour leur lťgŤretť; l'un d'eux ťtait un habitant des frontiŤres, Ítre isolť et sans famille, sans demeure fixe, et vivant en sociťtť intime avec la nature dans ces retraites cachťes et solitaires; cet homme, chasseur au pied rapide, faisait sa vie de la chasse, et franchissait les pics des monts et les prťcipices comme les panthŤres. Son compagnon ťtait un jeune sauvage Natchez; sa tÍte ťtait rasťe ŗ l'exception de la _mŤche chevaleresque_ (Scalp lock); cet enfant des forÍts ťtait armť, suivant l'usage des hommes de sa race qui sont sur le _sentier de guerre_. Sur un cŰtť de sa figure ťtait son totem, l'oiseau _whip-poor-will_[17]; les indiens disent que ceux qui ont le mÍme _totem_ sont tenus, en toutes circonstances, et lors mÍme qu'ils seraient de tribus ennemies, de se traiter en frŤres; cette institution est d'une stricte observance; selon leurs coutumes, nul n'a le droit de changer de _totem_, et dans leurs rencontres, ils sont respectivement obligťs de se questionner ŗ cet ťgard[18]. [17] Le whip-poor-will, oiseau d'Amťrique: les Sauvages croient reconnaÓtre, dans ses cris plaintifs, l'expression de douleur de leurs ancÍtres chassťs par les colons venus d'Angleterre. (_Note de l'Auteur._) [18] Cette coutume rappelle ce trait que les chants germaniques ont exprimť dans le _Niebelungen_, quand Markgraf RŁdiger attaque les Burgundes qu'il aime; il verse des larmes en combattant Hagen et lui dit: Wie gerne ich dir wśre gut mit meinem schilde, Forst ich dir'n beiten vor Chriemhilde! Doch nim du in hin Hagene unt tragen ander hant: Hei, soldestu in fŁren heim in der Burgunden lant! Je te donnerais volontiers mon bouclier Si j'osais te l'offrir devant Chriemhilde: N'importe! prends-le, Hagen, et porte-le ŗ ton bras: Ah! puisses-tu le porter jusque chez vous, jusqu'ŗ la terre des Burgundes. _Der Niebelungen_. La pirogue[19] glissait rapidement sous les vigoureux efforts du jeune sauvage habile ŗ manier la pagaye. Les deux amis reprirent leur conversation un moment interrompue... [19] _Pirogue_, canot indien. (_N. de l'Aut._) --D'accord, Whip-Poor-Will;--dit le vieillard qui connaissait le penchant du Natchez ŗ lui communiquer ses idťes dans les circonstances importantes.--Ce que tu me disais tout ŗ l'heure peut Ítre vrai; il est possible que le monde que nous habitons soit portť par une tortue; mais vos pŤres ne vous disent pas comment les hommes y vivaient; les nŰtres nous apprennent que le premier homme et la premiŤre _squaw_ (femme) avaient ťtť placťs par leur crťateur, dans une prairie dťlicieuse, oý il y avait toutes sortes de fruits, mais il leur avait dťfendu de manger de ceux du pommier qui s'y trouvait; cependant la _squaw_ en mangea, et en fit manger au chasseur; alors le Grand-Esprit, irritť, les renvoya du jardin... --Il fit bien, Daniel;--dit le Natchez. --Voilŗ l'histoire telle que nos ancÍtres nous l'ont apprise; mais dis-moi, Whip-Poor-Will, comment vivaient vos pŤres, autrefois. Le Natchez se disposa ŗ rťpondre ŗ cette demande d'une maniŤre satisfaisante; pendant quelques minutes il dirigea le canot en gardant un profond silence, et les yeux baissťs, comme pour recueillir ses idťes; tirant ensuite la pagaye hors de l'eau, il la dťposa ŗ ses cŰtťs dans la pirogue, et jeta un regard sur la rive pour s'assurer s'ils ne couraient aucun danger; il alluma ensuite son _opw‚gun_ (pipe) le prťsenta au vieillard, et lui dit: --Daniel, donne-moi ta main, et fume dans mon _opw‚gun_ pendant que je te raconterai ce que nous ont appris nos pŤres; cet _opw‚gun_ est celui d'un jeune guerrier; il t'inspirera de bonnes pensťes. Le Natchez tendit la pipe au vieillard aprŤs en avoir aspirť lui-mÍme quelques bouffťes, et lui donna aussi quelques grains de _wampum_; il se fit un nouveau silence pendant lequel le guerrier se mit ŗ rťflťchir, la tÍte appuyťe dans ses mains... Disons quelques mots du _wampum_: ce sont des coquillages taillťs d'une maniŤre rťguliŤre; pris sťparťment, ces petits cylindres peuvent Ítre considťrťs comme la monnaie courante des sauvages; donnťs aprŤs une promesse, un traitť, un marchť, un acte d'adoption, un discours, ils en sont considťrťs comme la garantie. --Daniel, je te donne encore un grain de _wampum_ afin que tu m'entendes mieux--dit le jeune sauvage en rompant le silence,--Ecoute-moi, Daniel; ce que tu m'as dit est gravť dans mon esprit;--le Natchez se leva, prit l'attitude de ceux qui haranguent, et raconta les traditions conservťes par les sachems.[20]--Dans les premiers temps, dit-il, nos pŤres n'avaient que la chair des bÍtes fauves pour subsistance; leurs _squaws_[21] et leurs _papouses_[22] mouraient de faim. Un jour, deux de nos guerriers allŤrent ŗ la chasse et tuŤrent un daim; ils allumŤrent un grand feu, et firent rŰtir les morceaux les plus dťlicats de l'animal; au moment oý ils allaient satisfaire leur appťtit, ils virent une vierge qui descendit des nuages, et alla s'asseoir sur le sommet d'une colline voisine: ęC'est un esprit qui veut manger de notre venaison[23], se dirent-ils; offrons-lui en.Ľ Ils prťsentŤrent, ŗ la vierge, la langue du daim; elle fut fort satisfaite de leur offrande. ęVotre vertu mťrite une rťcompense, leur dit-elle; revenez ici aprŤs _treize lunes_[24], et vous y trouverez quelque chose qui vous sera d'un grand secours pour vous nourrir, vous, vos _squaws_ et vos _papouses_, jusqu'aux derniŤres gťnťrations.Ľ La vierge disparut ensuite. Nos chasseurs retournŤrent, aprŤs treize lunes, et trouvŤrent, sur la colline, beaucoup de plantes et de fruits qu'ils ne connaissaient pas. Lŗ oý la main droite de la vierge avait touchť la terre, ils virent du maÔz en pleine maturitť; lŗ oý elle avait placť sa main gauche, les deux guerriers trouvŤrent toutes sortes de lťgumes... [20] Vieillards. [21] Femmes. [22] Enfants. [23] Venaison. Chair de bÍtes fauves. (_N. de l'Aut._) [24] Treize jours. --Natchez, ceci est une fable inventťe par vos jongleurs,--observa le vieux chasseur blanc, qui, jusque-lŗ, avait ťcoutť avec la plus grande attention. --Puisque les _Peaux-rouges_[25] croient tout ce que vous leur dites, pourquoi ne pas croire aussi ce que nous vous disons? Nos docteurs disaient la vťritť alors, mais les _Visages-p‚les_[26] leur firent boire de _l'eau-de-feu_[27], et ils devinrent trompeurs... [25] Les sauvages. [26] Les blancs. [27] Eaux-de-vie. --Enfin, je veux bien que vos pŤres aient dit la vťritť, Whip-Poor-Will; mais les Mandanes[28] racontent la chose diffťremment. Toute la nation des _Peaux-rouges_, disent-ils, habitait un village souterrain, auprŤs d'un grand lac. Une vigne ťtendait ses racines jusqu'ŗ leur demeure et leur laissait apercevoir le jour. Quelques-uns des plus hardis grimpŤrent au haut de la vigne et furent charmťs de voir une terre riche en fruits de toute espŤce. De retour au village, ils firent goŻter ŗ leurs amis les raisins qu'ils avaient cueillis, et tout le monde en fut si enchantť qu'on rťsolut de quitter cette demeure sombre pour la belle contrťe d'en haut: chasseurs, squaws et papouses, tous montŤrent le long du ceps; quand la moitiť de la peuplade fut arrivťe sur la terre que nous habitons, une grosse squaw, en voulant faire comme les autres cassa la vigne par son poids, et priva ainsi le reste de la nation de la clartť du soleil... Mais dis-moi, Whip-Poor-Will, que vous ont transmis vos pŤres sur la premiŤre apparition des Anglais en Amťrique? [28] _Mandanes_, tribu sauvage de l'Amťrique septentrionale. --Quand les frŤres de Miquon[29] arrivŤrent ici dans de grosses cabanes qui vont sur l'eau, et qui ont des ailes, ils ťtaient en petit nombre et bien pauvres; ils nous demandŤrent d'abord un peu de terre pour cultiver le riz et le tabac. On leur en donna... Plus tard, ils nous en demandŤrent encore, et nous offrirent, en retour, des ťtoffes... Nous consentÓmes ŗ faire un ťchange avec eux... [29] Guillaume Penn. --TrŤs bien, Natchez, trŤs bien; mais les Anglais reprochent aux Peaux-rouges d'avoir voulu reprendre leurs terres, une fois les ťtoffes usťes, et l'eau-de-feu consommťe... --Les Peaux-rouges s'aperÁurent qu'on les avait trompťs; ils _brisŤrent le calumet_ de paix, et dťterrŤrent le _tomahawck_[39] pour combattre leurs persťcuteurs. Le monde est grand; pourquoi les hommes blancs et les hommes rouges se font-ils la guerre? Oý est le village des Natchez?... Les bois y sont, mais il n'y a plus de _wigwhams_[40]; le feu a effacť de la terre les traces de mon peuple; mes yeux ne peuvent plus les voir!... Cependant la main du Grand-Esprit avait placť nos pŤres dans une terre fertile!... Daniel, on ne peut dire le jour oý je serai couchť sur la mousse comme une branche dessťchťe; mes ossements blanchiront, peut-Ítre, sous la voŻte de quelque forÍt; les feuilles tomberont et couvriront mon corps, car mon peuple est dispersť comme le sable que le vent balaie devant lui!... Daniel, ne vois-tu pas comme les visages-p‚les multiplient sur les bords de nos grandes riviŤres?... La terre d'oý ils viennent est donc une mauvaise terre?... sans soleil, peut-Ítre, sans lune, sans gibier?... Les prairies du _Point du Jour_[41] ne nourrissent donc pas de daims?... Le Grand-Esprit les en a-t-il chassťs? Sans cela, pourquoi les visages-p‚les auraient-ils abandonnť leurs _wigwhams_ et les ossements de leurs pŤres?... Ils quittent leur soleil sans savoir s'ils en trouveront lŗ oý ils vont... [39] Le _Calumet_ est une pipe indienne longue de quatre pieds: en temps de guerre, on l'orne d'un mťlange particulier de plumes; l'envoyť ou l'ambassadeur qui le porte jouit de la plus parfaite sťcuritť en pays ennemi; ŗ la vue du calumet les haines et les vengeances se taisent. On le revÍt de plumes rouges en temps de guerre. Le _Tomahawck_ est une petite hache, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux; les sauvages s'en servent aussi pour fumer. C'est sur le manche de cette arme qu'ils marquent le nombre de chevelures qu'ils ont enlevťes, ainsi que celui des ennemis qu'ils ont tuťs... _Briser le calumet de paix_, et _dťterrer le tomahawck_ ťquivalent chez ces peuples ŗ une dťclaration de guerre. [40] Huttes, cabanes. [41] L'Europe, qui est ŗ l'orient relativement ŗ l'Amťrique. (_Note de l'Aut._) --Whip-Poor-Will, peux-tu empÍcher la neige de tomber, quand le vent du nord-ouest l'apporte?... Ce que le Grand-Esprit a fait, est fait; ni les visages-p‚les, ni les peaux-rouges, ne peuvent le dťtruire... Quand le vent souffle c'est sa parole et sa volontť; n'est-ce pas le vent qui amena les hommes blancs?... --Oui, Daniel,--rťpondit le Natchez,--et nous devons leur faire place, car ils sont unis comme une corde, et les hommes rouges divisťs comme des branches... Quand je quittai le pays des Natchez, nous avions tous tirť nos couteaux;... tu connais mes malheurs... --Oui; tout vient, tout passe, Natchez; tu avais une _squaw_ (femme)... _elle est partie pour l'ouest_[42]; il faut en prendre une autre... [42] Partir pour l'Ouest: _mourir_. --Tu parles comme un vieillard, Daniel; tu as oubliť le temps de ta jeunesse oý ton coeur ťtait gros et ton haleine brŻlante!... Tout vient, tout passe, comme tu le dis; mais moi qui arrive, je ne suis pas encore passť; quand entendrai-je le bruit de ma cataracte?...[43] Tu me parles d'une autre squaw!... ce n'est pas l'ouvrage d'un soleil[44]; lorsque les glaces brisent mon canot, lorsque le feu dťtruit mon _wigwham_[45] je puis facilement en construire d'autres; mais si, parmi les jeunes _squaws_, je n'en trouve point qui veuille _souffler sur mon tison_[46], ou entendre ma chanson de guerre, resterai-je alors, comme un vieillard, sur ma peau d'ours?... que ferais-je?... oý irais-je? Les sachems du village me dirent quel chasseur fut mon pŤre; un jour, il s'en alla vers l'Oregon, fuyant la colŤre du Grand-Esprit; un grand nombre de guerriers le suivirent; il laissa, au village, une jeune squaw et un papouse: le guerrier ne revint plus, et son fils Whip-Poor-Will, est le dernier des Natchez... [43] L'approche de la mort. [44] Un an. [45] Hutte, cabane. [46] L'agrťer pour ťpoux (Voy. ch. XII.) (_N. de l'Aut._) Le jeune sauvage reprit la pagaye et dirigea le canot, en lui faisant faire de lťgŤres dťviations pour ťviter les branches d'arbre dont cette partie du fleuve ťtait hťrissťe... Tout ŗ coup, il pencha sa tÍte sur l'eau et fit entendre une lťgŤre exclamation; son compagnon arma sa carabine, et se tint prÍt ŗ tout ťvťnement: l'indien attťra... --Tu ne te trompes pas, Whip-Poor-Will; je crois que c'est une Peau-rouge[47]... [47] Un sauvage; un ennemi. L'attitude du chasseur blanc ťtait menaÁante quoiqu'il ne pŻt encore distinguer aucun objet capable d'exciter ses alarmes... Dans un pressant danger, les pensťes du sauvage prennent le caractŤre de l'instinct. Le Natchez, dont les sens ťtaient plus exercťs que ceux du chasseur blanc, reconnut bientŰt l'approche d'un daim; il imita le cri du faon, et le chevreuil fut victime de sa curiositť. --Aide-moi ŗ charger ce daim sur mes ťpaules, Whip-Poor-Will, et continue la chasse jusqu'au coucher du soleil... Les deux amis se sťparŤrent. A quelque distance de lŗ, un _bateau ŗ quille_ en usage, ŗ cette ťpoque, sur le Missoury, ťtait arrÍtť au rivage; les bateaux ŗ vapeur n'avaient pas encore troublť le silence des forÍts vierges... Un grand nombre de voyageurs, Allemands et Amťricains, dťbarquŤrent sur la rive. Parmi eux, on pouvait remarquer deux hommes dont l'un paraissait avoir atteint le milieu de la vie; ses maniŤres pleines de franchise, ses allures dťgagťes annonÁaient un marin franÁais... il y avait longtemps _qu'il avait maniť le goudron pour la premiŤre fois_. L'autre ťtait un jeune homme d'une taille ťlevťe, de maniŤres douces et gracieuses; sa physionomie pensive annonÁait un enfant de l'Allemagne... --Ce voyage ne vous semble-t-il pas un des plus rudes travaux d'Hercule, docteur Wilhem? dit le marin franÁais au jeune Allemand.--Il est possible que nous trouvions plus de besogne que nous en cherchons... Le jeune Allemand jeta un regard de mťfiance sur les bois oý ils allaient pťnťtrer; lorsqu'il prit la parole, un feu extraordinaire brilla dans ses yeux. --Mes bons amis, du courage,--dit le jeune pionnier,--dans quelques jours nous rejoindrons nos compagnons qui ont pris les devants. Aaron Percy les conduit; soyez donc sans inquiťtude sur leur compte. L'important pour nous, c'est de trouver des chevaux, et un sauvage qui veuille bien nous guider dans ces solitudes... Du reste, nous sommes en nombre; nous pourrons toujours nous dťfendre contre les attaques des maraudeurs... --Si vous avez besoin de deux bons bras, je suis ŗ vos ordres, docteur Wilhem,--dit le capitaine Bonvouloir (c'ťtait le nom du marin franÁais); ŗ ces mots, il Űta son bonnet de peau, et rejeta en arriŤre les cheveux noirs qui flottaient sur son front bruni par le soleil des tropiques... Les pionniers ťtaient ŗ quatre cent milles de St.-Louis ville situťe sur le Mississippi, ŗ quelques lieues au-dessous de sa jonction avec le Missoury. A mesure que le voyageur avance vers le nord, les rives de ce dernier fleuve deviennent pittoresques; il ne rencontre plus de sombres et ťpaisses forÍts; les bois sont entremÍlťs de prairies; quelquefois les arbres sont clairsemťs au milieu de l'herbe et des fleurs; Áŗ-et-lŗ, on voit de vastes clairiŤres, terres communes, passage des migrations, thť‚tre des essais de culture, oý se groupent capricieusement quelques cabanes de _backwoodsmen_[48]. [48] Ceux qui habitent les contrťes ťloignťes de l'Ouest. --Un homme ŗ l'ťtrave!--s'ťcria le marin franÁais d'une voix de stentor--c'est, sans doute, quelque vieux _coureur des bois_[49]; allons ŗ sa rencontre... [49] _Coureurs des bois_: on nommait ainsi les premiers FranÁais canadiens qui explorŤrent les territoires de l'Ouest. --Un instant, un instant,--dit un Alsacien,--nous sommes en nombre, il est vrai, mais n'oublions pas qu'un Indien n'est jamais seul dans un endroit... --Son extťrieur n'annonce nullement un sauvage habitant des prairies,--observa le jeune antiquaire allemand, Wilhem;--interrogeons-le, et t‚chons de savoir de lui la direction qu'ont prise nos amis... Le lecteur aura dťjŗ reconnu, dans ce vieillard, le compagnon du jeune Natchez... --Avancez, avancez,--dit-il aux voyageurs, qui semblaient hťsiter;--est-ce le goŻt des aventures, ou le dťsir de trouver des terres plus fertiles, qui vous conduit dans les rťgions de l'Ouest?... --Nous sommes des pionniers,--rťpondit le docteur Wilhem;--nous dťsirerions avoir quelques renseignements sur la route qu'a prise une caravane, qui se dirige vers les montagnes rocheuses... Un retard de quelques jours nous fit manquer au rendez-vous... --Je suis f‚chť du contre temps qui me procure l'honneur de vous Ítre utile,--dit le vieillard;--je ferai en sorte que mon accueil vous en console; mais d'oý venez-vous? oý allez-vous? pardonnez-moi ces questions: vos rťponses sont une dette qu'il serait cruel de ne pas acquitter envers un pauvre chasseur, qui, comme moi, voit rarement des ťtrangers... --Nous nous dirigeons vers l'Orťgon;--rťpondit le capitaine Bonvouloir. --Vous sentez-vous assez de courage pour supporter les fatigues et les privations d'un tel voyage, bien diffťrent, peut-Ítre, de ceux que vous avez faits jusqu'ŗ prťsent?... --Nous braverons tout,--dit le docteur Wilhem... --Dans quel but voyagez-vous?... Si vous Ítes des antiquaires, que ne dirigiez-vous vos pas vers l'Italie et la GrŤce? Les amateurs de l'antiquitť ne trouveront pas, dans les recherches qu'ils feront ici, un jour, les mÍmes sujets de discussion qu'offrent les anciens monuments de l'Europe et de l'Asie. --Je suis jeune,--s'ťcria l'enthousiaste Allemand Wilhem;--avant de visiter les monuments de la GrŤce et de l'Italie, je veux parcourir ce continent, dont l'ťmancipation m'a si vivement intťressť; je veux ťtudier l'organisation premiŤre de ces petites corporations qui vont annuellement fonder de nouvelles sociťtťs dans la profondeur des bois... D'ailleurs, j'aime aussi ŗ contempler la surface de ce globe dans son ťtat primitif, si indiffťrent aux yeux du vulgaire, mais si instructif pour l'observateur; j'aime me trouver au milieu de ces forÍts majestueuses et imposantes par leur ťtendue... --Votre projet est vaste et bien digne d'une tÍte aussi ardente que la vŰtre;--dit le vieux chasseur;--il annonce une espťrance de longťvitť qui caractťrise bien la jeunesse; les distances ne vous effraient pas; mais puisque vous vous dirigez vers l'Orťgon, il faut vous adjoindre un homme accoutumť aux courses dans les bois; je connais parfaitement ces contrťes, les ayant parcourues dans toutes les directions en chassant avec les sauvages. Si vous voulez agrťer nos services, nous nous ferons un vťritable plaisir, le Natchez et moi, de vous servir de guides et d'interprŤtes. Cette offre fut accueillie avec acclamation par les pionniers. --Nous traversons de majestueuses forÍts, des plaines immenses,--continua le vieux chasseur;--nous livrerons plus d'un combat aux farouches habitants des montagnes; c'est lŗ, sans doute, le moindre de vos soucis; le dťsespoir est le partage de la vieillesse; mais ŗ votre ‚ge!!! Moi aussi j'ai ťtť jeune, ardent, ambitieux!... Qu'importe, aprŤs tout, ŗ la puissance crťatrice que nous vivions sous l'ťcorce du bouleau, ou sous les lambris,--ajouta le chasseur en rťprimant un mouvement d'enthousiasme;--pourvu que nous occupions la place qu'elle nous avait destinťe dans l'ťchelle des Ítres, ses desseins sont remplis!... Les pionniers, prťcťdťs du vieillard, se mirent en marche, et se dirigŤrent vers une hutte dont ils apercevaient la fumťe. Le chasseur de l'Ouest est comme le marin; la prairie est pour l'un ce que l'Ocťan est pour l'autre, un champ d'entreprises et d'exploits. La chasse, l'exploration de terres lointaines, les relations amicales ou hostiles avec les Indiens des frontiŤres, sont les plaisirs des Backwoodsmen: les dangers passťs ne font que les stimuler ŗ braver de nouveaux pťrils; aussi sont-ils de ce tempťrament actif et hardi, qui se complaÓt dans les aventures que suscite ŗ l'homme la nature grande et sauvage: ils sont toujours prÍts ŗ se joindre ŗ de nouvelles expťditions, et plus elles sont dangereuses, plus elles leur offrent d'attraits. La nuit approchait; les pionniers marchaient en silence, et l'esprit involontairement frappť de ce genre de mťlancolie qu'inspire le dťclin du jour, surtout dans les bois, lorsque l'oeil devient plus avide de distinguer les objets ŗ mesure qu'ils s'obscurcissent. --Y a-t-il longtemps que vous habitez ces contrťes? demanda le docteur Wilhem au vieillard. --Il y a trente ans, j'arrivai dans ces parages, n'ayant pour tout bien qu'un fusil et un peu de poudre; je me traÓnai jusqu'ŗ la cabane solitaire d'un chef sauvage... Il me reÁut en frŤre... J'ťtais bien malheureux!... et cependant je suis le fondateur d'une ville[50]... [50] Boon'sborough, dans l'…tat du Kentucky. --Daniel Boon!--s'ťcria un jeune Amťricain,--seriez-vous Daniel Boon? --Oui, je suis Daniel Boon, et voilŗ ma cabane d'ťcorce,--rťpondit le vieillard en indiquant la fumťe serpentant entre les arbres;--je suis fondateur d'une ville, mais victime d'une injustice, j'ai voulu voir d'autres hommes; je m'enfonÁai dans les solitudes de l'Ouest, et me mÍlai aux rudes chasseurs; cette sťparation nťcessaire fut bien cruelle!... mais ŗ quoi bon se plaindre!... tout passe ici-bas!... la gloire de Daniel passera aussi!... --Ne reverrez-vous plus le Kentucky?--demanda le capitaine Bonvouloir? --Les plus opulentes citťs ne pourraient procurer ŗ mon coeur autant de plaisirs que les simples beautťs de la nature dont je jouis librement dans ce sauvage lieu;--rťpondit le solitaire;--mais les dťlices de cette existence ne me rendent pas insensible aux regrets; je me rappelle encore le jour du dťpart; je ne pouvais perdre de vue la ville que j'avais fondťe, et dont je m'ťloignais... certainement pour toujours!--Le vieillard Űta son bonnet de peau, et laissa voir ses cheveux blancs.--Je voudrais revoir les dťlicieuses vallťes du Kentucky; mais c'est un rÍve! pourrais-je supporter la vue de ceux qui m'ont dťpouillť! du reste, je puis suffire ŗ tous mes besoins; depuis longtemps mon goŻt pour la chasse, s'est changť en une passion que les annťes n'ont fait que fortifier, car je chasse encore avec mes quatre-vingts ans... J'ai choisi ce pays ŗ cause de sa tristesse,--ajouta le chasseur aprŤs un moment de silence;--avide de repos, j'espťrais que dans cet isolement absolu, je trouverais l'oubli du passť. Cependant je jouis trop rarement de la visite des voyageurs, pour ne pas profiter de l'occasion qui se prťsente... Messieurs, ma cabane est dťsormais la vŰtre..., Soyez les bien venus... Il y avait dans cette proposition quelque chose de si sincŤre que les pionniers ne purent se dťfendre de l'accueillir. Un sentier les conduisit ŗ un _wigwham_ de belle apparence, et meublť d'aprŤs toutes les prescriptions de Lycurgue. --Ce sont les armes et les trophťes d'un jeune sauvage qui habite avec moi,--dit Daniel Boon aux voyageurs qui examinaient un tomahawck, et d'autres attributs d'un guerrier, suspendus dans la hutte.--Il ne tardera pas ŗ rentrer; il se rťfugia dans ces montagnes, aprŤs avoir accompli plusieurs actes de vengeance dans le pays des Natchez: il est considťrť comme le plus intrťpide chasseur de l'Ouest. Le Natchez parut peu aprŤs avec un magnifique chevreuil chargť sur ses ťpaules: chacun admirait les belles proportions du jeune sauvage, son regard d'aigle et son maintien fier... Il raconta qu'ayant fait partir un daim, l'animal, pour lui ťchapper, s'ťtait rťfugiť dans un ťtang; il le vit nager jusqu'au milieu, et disparaÓtre; n'ayant point de canot, il ne put continuer la poursuite. Il s'embusqua dans un lieu ťlevť et attendit. Pendant longtemps l'eau demeura calme, et rien ne put indiquer la vťritable position du daim; enfin il le vit paraÓtre, et l'ťtendit sur la rive... --Il y a un vieux FranÁais-canadien qui demeure avec nous,--dit Daniel Boon au capitaine Bonvouloir;--ayant quittť la France depuis bien longtemps, il sera sans doute enchantť de rencontrer un compatriote. Il exerÁa d'abord la mťdecine ŗ Quťbec, engagea ensuite ses services ŗ une compagnie de trappeurs, et parcourut longtemps les _pays d'en haut_[51]. Aujourd'hui, retirť de la vie active, il partage ses loisirs, dans ces solitudes, entre la chasse et l'ťtude de l'histoire naturelle. Ce soir je vous prťsenterai au docteur Hiersac. [51] Le Haut-Missoury. Au mÍme instant un vieillard d'une haute stature et encore robuste malgrť son grand ‚ge, entra dans la cabane: les voyageurs se levŤrent, et se dťcouvrirent ŗ son arrivťe. --Messieurs, soyez les bien venus, leur dit-il en les saluant;--nous sommes de pauvres chasseurs, il est vrai, mais vous partagerez avec nous ce que nous pourrons vous offrir... Il y avait bien longtemps que je n'avais eu le bonheur de rencontrer un compatriote,--ajouta-t-il en serrant la main du capitaine Bonvouloir;--vous voyez en moi le dernier de ces _coureurs des bois_ FranÁais-Canadiens qui osŤrent, les premiers, explorer les solitudes de l'Ouest; comme vous, je fus jeune, et j'aimais les longs voyages; maintenant, je ressemble ŗ un vieux chÍne ťpargnť par la foudre... Les souvenirs de ma jeunesse sont restťs gravťs dans mon coeur[52]! Beau pays de France, te reverrai-je encore!... Je me rappelle le chant de tes rossignols, dont les modulations semblent le fruit d'une ťtude approfondie de l'art musical; coups de gosiers prolongťs, cadences variťes, battements vifs et lťgers, roulades prťcipitťes, reprises soutenues, demi-silences inattendus, quelquefois un simple gazouillement: le rossignol cause alors avec lui-mÍme; sa voix est tour ŗ tour pleine, grave, aiguŽ, perlťe, ťtudiťe, ťtendue; en un mot, un si faible organe produit tous les sons que l'art des hommes a su tirer des instruments les plus parfaits... Ces oiseaux se disputent le prix du chant avec opini‚tretť; souvent, il en coŻte la vie au vaincu, qui ne cesse de chanter qu'en expirant. D'autres, plus jeunes, ťtudient et reÁoivent les airs qu'ils doivent imiter; le disciple ťcoute le maÓtre avec une attention extrÍme: il rťpŤte la leÁon, et se tait pour ťcouter encore; on reconnaÓt que le maÓtre reprend et que l'ťlŤve se corrige[53]. Mais les entendrai-je encore?... Aujourd'hui, descendu des hauteurs de la jeunesse et de la vie dans la vallťe du silence, jamais je ne reverrai le soleil du printemps!... Jamais ma tÍte, courbťe comme les branches du saule-pleureur[54], sous le poids des neiges et des frimas, ne se relŤvera et ne reverdira, car toute chair est comme l'herbe, et toute gloire de l'homme est comme la fleur de l'herbe; l'herbe se sŤche et la fleur tombe... Ma dťmarche, naguŤre rapide et fiŤre comme celle de l'Elan, ressemble, maintenant, ŗ la traÓnťe lente et tortueuse du limaÁon!... car je suis vieux... bien vieux!... [52] Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards; ils aiment les lieux oý ils l'ont passťe; les personnes qu'ils ont commencť ŗ connaÓtre dans ce temps leur sont chŤres; ils affectent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlť. LABRUY»RE, _de l'homme_. La vieillesse, dit Montaigne, attache plus de rides ŗ l'esprit qu'au visage. L'accent du pays oý l'on est nť demeure dans l'esprit et dans le coeur comme dans le langage. (LAROCHEFOUCAUD) (_N. de l'Auteur._) [53] Nous empruntons ces dťtails sur le rossignol au naturaliste latin, Pline. [54] _Weeping-willow._ (_N. de l'Auteur._) Un long silence succťda aux derniŤres paroles du docteur Canadien. --Messieurs, il est tard et vous Ítes fatiguťs,--dit Boon;--songeons ŗ faire nos dispositions pour la nuit; demain nous ferons plus ample connaissance... Daniel Boon, et le Natchez Whip-Poor-Will dťroulŤrent un grand nombre de peaux d'ours et de bisons, qui devaient servir de lits aux nouveaux venus. AprŤs un copieux souper, ils se couchŤrent et dormirent d'un profond sommeil jusqu'au lendemain. Nous les confierons ŗ la bienveillante hospitalitť des trois amis, et nous franchirons l'espace qui les sťpare d'une autre bande de pionniers qu'ils doivent rencontrer plus tard. Mais disons, d'abord, quelques mots du principal personnage de notre histoire: Daniel Boon ťtait originaire de la Caroline septentrionale; il quitta cette province en 1775, et alla fonder un ťtablissement dans le Kentucky, alors en friche et inhabitť; il y ťleva une maison fortifiťe, que les ťmigrťs appelŤrent Boon'sborough; c'est, aujourd'hui, le nom d'une ville florissante dont Boon doit Ítre regardť comme le fondateur. Il s'y trouvait tout ŗ fait ťtabli en 1775 et avait pris possession des terres environnantes; il y reÁut des familles d'ťmigrants qui augmentŤrent la population de sa petite colonie. Il repoussa les attaques des sauvages, et poursuivit l'exťcution de son plan avec une constance inťbranlable. On attendit sa vieillesse pour examiner ses titres ŗ la possession des terres qu'il avait dťfrichťes; un dťfaut de forme fut cause de sa ruine; au moment oý il recueillait le fruit de tant de peines, dans un ‚ge trop avancť pour qu'il pŻt commencer une nouvelle carriŤre, cet homme fut dťpossťdť et rťduit ŗ la misŤre. Considťrant dŤs lors les liens qui l'attachaient ŗ la sociťtť comme rompus, il dit un ťternel adieu ŗ sa famille et ŗ ses amis, s'enfonÁa dans les rťgions immenses et ŗ peine connues oý coule le Missoury, et se b‚tit une cabane sur le bord de ce fleuve... LE CAMP D'AARON. (Ce chapitre est dťdiť ŗ Madame Julia DARST.) On nous dit que la nature sera plus forte que nous; cette objection soulŤve mon ‚me. Ne lisons-nous pas dans les livres sacrťs qu'un grain de foi soulŤve des montagnes? Eh bien! ce grain de foi, qu'est-ce autre chose que le gťnie humain, assistť de son premier ministre, la science, parvenant ŗ l'aide de la persťvťrance, ŗ dompter la crťation. (M. DE LAMARTINE, _Discours du 4 mai 1846_.) Or, il n'y avait point d'homme dans tout IsraŽl qui fŻt aussi beau ni aussi bien fait que l'ťtait Absalon; depuis la plante des pieds, jusqu'ŗ la tÍte, il n'y avait pas en lui le moindre dťfaut. Lorsqu'il se faisait les cheveux, ce qu'il faisait une fois tous les ans, on trouvait que sa chevelure pesait deux cents sicles selon la mesure ordinaire. (_Les Rois_. Liv. II. ß14.) CHAPITRE II. Nous allons parler, dans ce chapitre, de ces courageux pionniers qui tracent les sillons de nos provinces les plus ťloignťes; c'est par amour pour leurs enfants qu'ils vont s'ťtablir au milieu des bois, et recommencer la pťnible carriŤre des dťfrichements. Les nouvelles terres promettent, au travail, bonheur et indťpendance: mais quelles fatigues! quelle incertitude dans les premiers pas! Il faut suivre l'Amťricain dans les dťserts de l'Ouest; il faut surprendre cet homme, la hache ŗ la main, abattant les vieux sycomores, et les remplaÁant par l'humble ťpi de blť; il faut observer le changement qu'ťprouve sa cabane lorsqu'elle devient le centre de vingt autres qui s'ťlŤvent autour d'elle... Partout oý nos colons s'ťtablissent en nombre un peu considťrable, ils portent des habitudes d'organisation parfaites; la sagesse des vues et des combinaisons, le courage et la persťvťrance dans la conduite et l'exťcution, prťsident ŗ ces ťtablissements. Ils s'attachent au sol par un lien ťtroit, et y sont, pour ainsi dire, enracinťs; la relation est intime entre les terres et les propriťtaires qui ont versť des sueurs pour les fťconder. Nous savons que Solon fit un crime de l'oisivetť, et voulut que chaque citoyen rendÓt compte de la maniŤre dont il gagnait sa vie. Chez nous, l'oisivetť est ťgalement un crime, car l'homme trouve des motifs d'action bien plus puissants qu'ailleurs; aussi notre industrie sait tirer parti de tout ce que la nature lui offre avec une si grande profusion. Si l'on veut pťnťtrer la sagacitť qui assure aux Amťricains le produit de riches territoires, il faut, avons-nous dit, les suivre dans les profondeurs des forÍts, et ťtudier sur les lieux mÍmes leur activitť, et leur persťvťrance. En effet, l'homme placť comme cultivateur au sein des bois, passe sa vie ŗ vaincre une foule d'obstacles, qui, sans cesse, exercent ses forces et excitent son gťnie; il y acquiert une ťnergie qui le rend supťrieur ŗ l'habitant des villes: _le laboureur courbť vers la terre et rompu aux travaux rustiques, ne se redresse que mieux devant l'ennemi_, dit Mirabeau. Mais quelles ressources dans nos territoires!... une heureuse variťtť dans les productions, est la base de nos besoins, de nos secours mutuels, de notre union. Il ťtait donc nťcessaire, pour prospťrer, de donner ŗ nos jeunes sociťtťs toute l'ťnergie possible; il ťtait nťcessaire que les principes sages et simples qui nous gouvernent et rŤglent notre existence sociale, fussent ťtablis pour le bien-Ítre gťnťral, et que le bonheur de tous ne pŻt jamais Ítre sacrifiť au bien-Ítre de quelques-uns. Ce concours de circonstances qui ont tant de pouvoir sur l'homme, la libertť et la justice, ont introduit dans nos moeurs, un esprit doux et tolťrant, qui est devenu le premier trait de notre caractŤre national. * * * * * Transportons la scŤne ŗ plusieurs centaines de milles du lieu que nous avons dťcrit dans le chapitre prťcťdent. Une file de _waggons_ s'avanÁait lentement dans ces immenses rťgions inconnues qu'arrosent le Missoury et ses tributaires; en suivant les dťtours des collines, elle se dťroulait en mille aspects divers; quelquefois elle disparaissait en partie; puis, tout-ŗ-coup, dans le lointain, on dťcouvrait l'avant-garde qui marchait lentement, tandis que le corps gťnťral suivait dans le plus bel ordre: c'ťtait des pionniers de l'Orťgon. ęLe prťdicant amťricain, (dit M. Poussin), escortť de sa compagne courageuse et rťsignťe, tous deux animťs de la mÍme foi, ont dťjŗ franchi les montagnes rocheuses; d'autres missionnaires, prťoccupťs des mÍmes intťrÍts, ont suivi les mÍmes sentiers, et rťpandent partout avec eux la foi, la langue, l'influence, l'autoritť de leur pays et de leur gouvernement... Autour d'eux viennent se rťunir les enfants des forÍts, pour recevoir les premiŤres influences de la civilisation. BientŰt, quelques familles amťricaines, entraÓnťes par le mÍme sentiment de prosťlytisme, sont venues se fixer ťgalement dans ces rťgions lointaines oý elles sont destinťes ŗ devenir le noyau d'importantes colonies agricoles; car la vallťe de la Colombia offre ŗ l'Amťricain des attraits irrťsistibles[55].Ľ [55] Voyez la question de l'Orťgon par M. le major du gťnie, G. T. Poussin. Les pionniers avaient, pour chef, un de ces hommes ŗ organisation puissante, prodige d'activitť, de confiance personnelle et d'audace... Aaron Percy (c'ťtait son nom), sans Ítre un grand philosophe, connaissait assez les hommes pour savoir que quiconque veut en Ítre obťi, doit les dominer par la raison et la fermetť. Le vieux pionnier s'ťtait appliquť ŗ ne jamais compromettre sa dignitť, et ŗ maintenir dans le camp une discipline sťvŤre: aussi cette troupe fut un modŤle d'ordre et de bonne conduite, quoiqu'il s'y trouv‚t des esprits inquiets et dissipateurs. Nos colons, pour la plupart Amťricains, pleins du sentiment de leur force et de leur capacitť, vont soumettre de nouvelles rťgions ŗ l'empire de l'agriculture; renonÁant ŗ tous les avantages que procure le voisinage des villes, ils abandonnent les champs cultivťs, disent un adieu, ťternel peut-Ítre, ŗ leurs amis, et pťnŤtrent dans une forÍt immense, oý ils doivent abattre le premier arbre, frayer le premier sentier, labourer et semer parmi une multitude de souches qu'ils peuvent ŗ peine espťrer de dťtruire dans tout le cours de leur vie... Estimťs dans leurs comtťs, ils s'expatrient!... ils se soumettent ŗ toutes les rigueurs de la pauvretť, et consentent ŗ loger sous la cabane d'ťcorce!... mais aussi, ils voient dans l'avenir, leurs enfants heureux et riches; les privations et les rudes travaux qui attendent ces bons pŤres ne les dťcouragent pas. La nature se montre devant eux dans toute l'horreur qu'elle dťploie avant d'Ítre asservie; elle fait naÓtre des forÍts sur des dťbris de forÍts; les lianes embrassent le tronc des arbres, montent jusqu'ŗ leur cime, en descendent, remontent encore, et forment un treillage impťnťtrable: les pionniers admirent d'abord ces obstacles puissants qui les dťfient; la hache rťsonne, et la nature est subjuguťe... L'Amťricain, gr‚ce ŗ son ťducation, n'est jamais embarrassť dans les bois; il les parcourt avec facilitť, et s'y oriente comme le marin au milieu de l'Ocťan. Il compte sur sa sagacitť pour le choix d'une bonne terre; il juge de sa qualitť par la grandeur et la beautť des arbres; les buissons, toutes les plantes qu'il foule, servent ŗ son instruction; il observe les diffťrentes couches du terroir; il suit les sinuositťs des montagnes qui rŤglent la direction des ruisseaux; il cherche une chute d'eau, oý il puisse un jour construire un moulin; enfin il examine et pŤse tout, car il va mťriter le titre de _crťateur_. Les waggons de la caravane, lourdes voitures ŗ quatre roues, ťtaient couverts d'une double toile ŗ voile, ťpaisse et bien cirťe; quelques-uns ťtaient chargťs de meubles et d'instruments aratoires. Les provisions ťtaient considťrables, car malgrť cette premiŤre effervescence qui transporte l'imagination au-delŗ des bornes ordinaires, nos pionniers surent prendre toutes les prťcautions contre les maux inťvitables d'un long voyage, et qui rappellent ŗ l'homme toute sa faiblesse au milieu de ses plus grands efforts. Les ťmigrants n'avaient donc rien oubliť de ce qui pouvait Ítre nťcessaire ŗ la conservation de leurs familles; un petit troupeau de boeufs, de vaches et de chŤvres, suivait la caravane; de gros dogues, bien dressťs, remplissaient admirablement l'office de bouviers, et veillaient sur le bťtail. Aaron Percy avait pris les devants; ŗ ses cŰtťs se tenait un jeune Amťricain que nous prťsenterons ŗ nos lecteurs sous le nom de Frťmont-Hotspur. Aaron l'avait choisi pour son lieutenant; aux yeux de miss Julia Percy (fille du vieux pionnier), Frťmont-Hotspur ťtait le plus beau jeune homme qu'elle eŻt encore vu. Montť sur un magnifique destrier, et armť de toutes piŤces, il caracolait sur les ailes de la caravane, ŗ droite, ŗ gauche, en avant, en arriŤre, craignant toujours de donner dans quelque embuscade imprťvue. Lorsqu'il se fut assurť qu'aucun danger ne les menaÁait, il rejoignit Aaron, et rompit le silence: --Position magnifique, M. Percy,--dit le jeune Amťricain en indiquant du doigt une colline verdoyante, ŗ une distance d'environ deux milles de l'endroit oý ils se trouvaient. --C'est vrai; mais pas une seule habitation humaine!--observa Percy;--traverserons-nous ces prairies sans Ítre inquiťtťs par les maraudeurs?... arriverons-nous sains et saufs au but de notre voyage?... --Rassurez-vous, M. Percy,--dit Frťmont-Hotspur,--votre sagesse nous prťservera de ces calamitťs qui ont perdu la plupart des colonies naissantes. Tant d'obstacles ŗ surmonter exigeraient, il est vrai, les forces d'Hercule, et la longťvitť d'un patriarche, mais qu'importe! nous l'entreprendrons, et certainement les gťnťrations futures nous devront quelque reconnaissance. La prospťritť de nos …tats ťtonne dťjŗ la vieille Europe, dont les dťbris viennent accťlťrer notre marche en dťpit des entraves. N'oublions pas que nous laissons, dans le Kentucky, des amis qui admirent notre courage; nous trouverons peut-Ítre, au-delŗ des montagnes rocheuses, des frŤres qui nous accueilleront et nous aideront. Nous signalerons notre rťcente existence par de vigoureux efforts... --Craignez les illusions de l'imagination qui, trop souvent, embellissent ce qu'on voit dans une perspective ťloignťe, dit Percy;--car rien n'est si sťduisant que le projet de former un nouvel ťtablissement... Mais nous comptons tous sur vous, M. Frťmont-Hotspur; vous Ítes jeune, courageux et prudent; vous agissez, en toutes choses, avec rťsolution et promptitude; vous vendriez chŤrement votre vie dans un combat avec les sauvages _Pawnies_[56]... [56] Les sauvages les plus redoutables des Prairies. --Ma vie... ma vie... je voudrais avoir autre chose ŗ dťfendre,--dit Frťmont-Hotspur, aprŤs un moment d'hťsitation. --Je ne vous comprends pas, M. Frťmont-Hotspur--observa Percy dans le plus grand ťtonnement;--regrettez-vous d'avoir quittť le Kentucky?... Quelque jeune lady de Boon'sborough vous aurait-elle inspirť des sentiments que vous n'osez avouer, mÍme ŗ un ami?... Vous craignez, peut-Ítre, de ne pas rencontrer le bonheur dans le nouvel ťtablissement? Le vieux pionnier jeta un regard ŗ la dťrobťe sur son jeune compagnon qui lui rťpondit avec un admirable sang-froid. --M. Percy, un philosophe, prťtend que ęlŗ oý deux personnes peuvent vivre aisťment ensemble, il se fait un mariage[57]:Ľ Or, il a ťtť prouvť que l'homme ťtait douť d'une activitť qui le portait ŗ multiplier perpťtuellement ses jouissances... donc... [57] Montesquieu, _Esprit des Lois_. --Au fait, au fait, M. Frťmont-Hotspur; vous ne procťdez que par circonlocutions; ainsi ęlŗ oý deux personnes peuvent vivre aisťment ensemble, il se fait mariage;Ľ la conclusion de tout ceci? --M. Percy, on a encore observť que la fortune changeait souvent, et pouvait beaucoup; et que si elle peut faire quelque chose pour quelqu'un... c'est pour un vivant: il faut donc se mettre sur son chemin. Je suis pauvre,--continua Frťmont-Hotspur:--je n'ai pour tout bien qu'un waggon de marchandises; il est temps de songer ŗ l'avenir; ce n'est pas que je me repens d'avoir fait le tour du monde... non... Aaron Percy regarda son compagnon en ouvrant de grands yeux qui lui disaient assez qu'il ne comprenait pas oý il voulait en venir. --Vous savez, M. Percy,--continua Frťmont-Hotspur,--que deux maladies travaillent nos compatriotes... celle des manufactures... et celle des ťmigrations ŗ l'Ouest... Voici donc ce que je demande au ciel... --Ah!... vous allez, enfin, vous expliquer; vos pťriphrases me donnaient de l'inquiťtude... Allons... courage... --Je demande au ciel un _cottage_[58] dans la fertile contrťe oý nous allons, un cottage prŤs d'une riviŤre, et au milieu de nombreux amis... Mais il manque quelque chose ŗ ce tableau... [58] Maison de campagne. --Un moulin, sans doute;--dit vivement Percy. --Fi! M. Percy... je voulais parler d'une femme... --Une femme!...--s'ťcria Aaron stupťfait--et c'est dans l'Orťgon que vous allez chercher une _partner_?... --Eh! M. Percy... qui vous dit... qu'elle... n'est pas dťjŗ trouvťe?... --Ah!... vous avez dťjŗ fait un choix!... Vous avez raison, M. Frťmont-Hotspur, il faut vous marier,--continua le vieux pionnier comme quelqu'un qui se rappelle avec une douce mťlancolie les souvenirs de sa jeunesse;--oui, mariez-vous; je me souviens qu'ťtant jeune homme, j'eus honte d'Ítre si peu utile au monde; j'ťpousai Suzanna Howard; ma maison en devint plus gaie et plus agrťable; un nouveau principe anima toutes mes actions... Mariez-vous, M. Frťmont-Hotspur, mais ťpousez une femme laborieuse; car, qu'un homme travaille, qu'il s'ťpuise en sueurs, qu'il fasse produire ŗ la terre les meilleurs grains, et les fruits les plus exquis, si l'ťconomie de la femme ne rťpond pas ŗ l'industrie du mari, le repentir suivra de prŤs... M. Frťmont-Hotspur, pourrait-on, sans indiscrťtion, vous demander le nom de celle ŗ qui s'adressent vos voeux!... Le jeune Amťricain fut un peu embarrassť par cette question, mais il rťsolut d'en finir... --M. Percy, me croyez-vous uniquement saisi de l'humeur voyageuse qui, chaque annťe, enlŤve aux …tats atlantiques de nombreuses phalanges de cultivateurs?... Le docteur Franklin dit que ętrois dťmťnagements ťquivalent ŗ un incendie;Ľ or, j'ai fait naufrage sur les cŰtes de l'…cosse... _premier dťmťnagement_; et comme on n'ťchappe jamais d'un ťcueil sans courir d'autres dangers, je fis un second naufrage sur les cŰtes de France... _deuxiŤme dťmťnagement_; je ne sais ce qui m'attend dans l'Orťgon, mais celui qui fait naufrage une troisiŤme fois a tort d'en accuser Neptune; il est donc peu probable que j'eusse quittť le Kentucky, si la Dame de mes pensťes y eŻt ťtť... --D'accord,--dit Percy. --Il est encore moins probable qu'elle se trouve dans l'Orťgon, pays que je ne connais pas... vu que je n'y ai jamais fait naufrage... --C'est logique... --Le docteur Franklin dit encore,--continua Frťmont-Hotspur;--que si vous voulez que vos affaires se fassent, _allez y vous-mÍme_; si vous ne voulez pas qu'elles se fassent... _envoyez-y_...; or, mes affaires ne sont pas de celles qui se font par procuration; la compagne que je cherche ne peut donc Ítre bien loin, et si dans deux mois je ne suis pas mariť... j'embrasserai la vie sauvage... Aaron Percy comprit enfin. --M. Frťmont-Hotspur,--dit-il au jeune Amťricain,--vous Ítes un homme laborieux, et ťlevť dans les plus purs sentiments dťmocratiques; vos qualitťs vous ont conquis l'estime gťnťrale; je serai fier de vous nommer mon gendre... --Vous comblez tous mes voeux,--dit Frťmont-Hotspur avec joie. --Mais ne concluons rien avant d'avoir consultť Julia; je doute, cependant, qu'elle se refuse ŗ... l'_annexion_... Les deux pionniers parcoururent une grande partie de la prairie, en gardant le plus profond silence; les oiseaux fuyaient ŗ leur approche; les antilopes se levaient presque sous les pieds des chevaux; rien ne surpasse leur lťgŤretť et leur dťlicatesse; elles habitent les plaines dťcouvertes; sauvages et capricieuses, promptes ŗ prendre l'alarme, elles bondissent, et fuient avec une rapiditť qui dťfie la balle du chasseur; quand elles effleurent ainsi les prairies pendant l'automne, leurs couleurs fauves se confondent avec les teintes des herbes dessťchťes, et l'oeil peut ŗ peine les suivre. Tant qu'elles se tiennent en plaine, elles sont en sŻretť; mais la curiositť les entraÓne souvent ŗ leur perte. Les sauvages, pour les tuer, ont recours ŗ un stratagŤme qui manque rarement son effet; ils se cachent dans les herbes, et attachent, ŗ un b‚ton fichť en terre, un morceau de drap rouge ou blanc; les antilopes approchent en troupes, et les chasseurs leur dťcochent alors des flŤches avec leur adresse sans ťgale. --Halte!--s'ťcria Aaron Percy d'une voix de stentor, lorsque le waggon, qui marchait en tÍte, ne fut plus qu'ŗ quelques pas de l'endroit oý il se tenait avec son jeune lieutenant.--M. Frťmont-Hotspur, examinons les voitures. Les deux pionniers descendirent de cheval, et commencŤrent l'inspection. La plupart des ťmigrants avaient beaucoup d'enfants; Aaron Percy en comptait sept. Lorsqu'il arriva ŗ son waggon, qui se trouvait au milieu de la file, la _bťgayante couvťe_ ťtait en ťmoi; l'apparence lugubre de la forÍt, la solitude dans laquelle ils se trouvaient, tout faisait vivement sentir aux petits Amťricains la privation des biens qu'ils avaient quittťs;... aussi pleuraient-ils ŗ chaudes larmes... --Qu'est-ce que j'entends! et vous aussi ma fille Julia!--s'ťcria Percy avec autant de sťvťritť qu'il en pouvait montrer ŗ une crťature si douce,--que veut dire cette terreur? est-ce ainsi qu'on commence un _ťtablissement_? Nos pŤres, persťcutťs en Europe, n'abordŤrent-ils pas sur ce continent, oý ils ne trouvŤrent ni vaches, ni chŤvres?... et nous avons tout cela, nous!!... Cessez donc de verser des larmes; nous avons un but qu'il faut atteindre, et plutŰt que d'abandonner notre projet d'arriver les premiers dans l'Orťgon, je livrerai aux pťrils du dťsert tout ce que nous possťdons, et si c'est la volontť de Dieu, notre existence mÍme!... --Nous aurons tous du courage,--dit mistress Suzanna Percy avec calme;--prions l'Etre-SuprÍme de nous accorder la santť, c'est tout ce dont nous avons besoin. Votre mŤre n'a point de craintes, enfants; elles sera toujours prŤs de vous;--ajouta la courageuse Amťricaine. Ce langage simple les rassura, et leur ancienne maison, leurs jeux, leurs petits compagnons, et tous les charmes du Kentucky s'effacŤrent de leur souvenir... Mistress Suzanna Percy ťtait une femme courageuse et rťsignťe; le pionnier n'eŻt su mieux placer ses affections, et il avait toujours trouvť en elle une amie pleine de douceur et de dťvouement... Si l'Amťricain veut Ítre heureux, dit un proverbe du pays, qu'il consulte celle que le ciel lui a donnťe pour compagne. Le lecteur connaÓt sans doute la base de la prospťritť de nos familles; cette prospťritť est uniquement fondťe sur l'utilitť rťciproque de l'homme et de la femme, c'est-ŗ-dire sur l'ordre d'un travail rťglť et assidu, et sur cet amour fondť sur la conscience du devoir. Les mariages sont, en gťnťral, trŤs heureux dans notre Amťrique, parce que les jeunes personnes n'ont, le plus souvent, d'autre dot que leurs vertus et leur esprit d'ťconomie; le bien-Ítre d'une famille dťpend donc, en grande partie, du savoir, de l'intelligence et de l'habiletť de la femme. Dans nos habitations, jetťes, pour ainsi dire, au milieu des forÍts, nous goŻtons un bonheur rťel, ce bonheur qui se trouve au sein d'une famille bien ordonnťe et dont les membres sont ťtroitement unis, car les affections sociales sont d'autant plus durables et plus ťnergiques qu'elles sont sans distractions et plus concentrťes. --…coutez, enfants,--reprit Aaron Percy;--ťcoutez les instructions de vos parents; ťtant moi-mÍme fils d'un pŤre qui m'a ťlevť, et d'une mŤre qui m'a chťri comme si j'eusse ťtť leur unique soutien, vous me devez le mÍme respect que je leur portais. Enfants, notre sentier sur la terre est difficile et rude, car la sagesse se tient sur les lieux les plus ťlevťs; pour y marcher avec assurance, il faut que les faibles s'appuient sur les forts. Honorez donc vos parents qui ťclairent vos premiers pas; vous manquez d'expťrience, il est donc nťcessaire que vous soyez guidťs dans la bonne voie par leur raison. La nature vous commande de les respecter, de leur obťir et de prÍter une oreille docile ŗ leurs enseignements et ŗ leurs conseils. Si vous ne pouvez encore partager leur t‚che, rendez-la-leur moins rude en vous efforÁant de leur complaire et de les aider selon votre ‚ge et vos forces... Ecoutez, enfants; c'est pour vous que nous avons entrepris ce nouvel _ťtablissement_; nos peines seront lťgŤres si vous Ítes tous industrieux; avec une volontť ferme, peu d'obstacles sont insurmontables: je vous promets, ŗ chacun, cinq cents acres de terre au moins, quand vous songerez ŗ vous marier; mais n'ťpousez que des femmes sages et laborieuses, car _une femme querelleuse_, dit le roi Salomon, _est comme un toit d'oý l'eau dťgoutte toujours; il vaudrait mieux demeurer en un coin, sur le haut de la maison, que d'habiter avec une femme querelleuse dans un domicile commun; le pŤre et la mŤre donnent la maison et les richesses, mais c'est le Seigneur qui donne ŗ l'homme une femme sage... Enfants, celui qui a trouvť une bonne femme, a trouvť un grand bien, et il a reÁu du Seigneur une source de joie_... Vous rappelez-vous ce que je vous lisais l'autre jour dans mon livre?... on reprťsentait anciennement un homme tressant une corde de paille, et une biche mangeait cette corde ŗ mesure qu'il la tressait; quelle est la morale de cette histoire, Albert?--demanda Aaron ŗ un petit garÁon de douze ans qui s'essuyait les yeux en soupirant. --Cet homme ťtait, sans doute, un artisan laborieux, qui avait une femme peu ťconome; de sorte qu'elle avait bientŰt dťpensť ce que le pauvre diable avait amassť ŗ la sueur de son front... --Oui, ŗ la sueur de son front, c'est vrai, c'est vrai,--reprit le bon pŤre;--mais, ťcoutez-moi, Albert; ŗ vingt-et-un ans, je vous donnerai ce que vous avez vu tracť en encre rouge sur ma carte de l'Orťgon; vous aurez donc trois cents acres de terre, et une chute d'eau; vous y construirez un _mill_ (moulin): vous vous rappelez sans doute ce que je disais hier, Albert? Si la roue d'un moulin dťpasse quatre mŤtres de diamŤtre, elle doit avoir en vitesse, une force telle qu'elle fasse au moins cinq tours par minute, ou un tour toutes les _douze_ secondes; vous me comprenez, n'est-ce pas, Albert?... --Oui ęPaĽ[59]. [59] Pa, pour papa. --Vous savez qu'autrefois on laissait perdre une grande partie de la force motrice; aujourd'hui, au contraire, on met ŗ profit les lois rigoureuses de la mťcanique. Entre autres perfectionnements... car il faut perfectionner, n'est-ce pas, Albert?... --Oui, ęPa.Ľ --Entre autres perfectionnements, dis-je, on a substituť des axes et des roues en fonte et en fer, aux roues et aux axes en bois; et tandis qu'anciennement on donnait ŗ chaque moulin une roue hydraulique particuliŤre, on n'ťtablit plus maintenant qu'une seule roue hydraulique pour mettre en mouvement autant de moulins que peut le permettre la force motrice de l'eau qu'on possŤde... Cependant en prťsence des dťcouvertes de chaque jour (car il faut perfectionner, vous en convenez vous-mÍme, n'est-ce pas, Albert?... la tendance directe du progrŤs ťtant de substituer ŗ la force de l'homme, dans tous les labeurs matťriels, les forces brutes de la nature soumises ŗ l'empire de son intelligente volontť); en prťsence des dťcouvertes de chaque jour, dis-je, on a peine ŗ comprendre comment les petits meuniers ne cherchent pas ŗ sortir de l'ancienne routine, si contraire ŗ leurs intťrÍts;--les yeux du petit garÁon brillaient--ce n'est point que je fasse peu de cas de votre opinion, Albert? mais vous convenez vous-mÍme qu'il faut _perfectionner_, or, ce mot ťquivaut ŗ ceci ę_qu'il faut renoncer ŗ l'ancienne routine_.Ľ Certes, je respecte votre avis, Albert; mais vous me permettrez de vous exposer, avec la franchise d'un sincŤre ami de la vťritť, mon opinion qui n'est pas mťprisable en ceci... car, aprŤs tout, j'ai de l'expťrience;--et pour donner plus de poids ŗ son argument, le vieillard Űta son bonnet de peau et laissa voir ses cheveux blancs: l'enfant cessa de sangloter et l'ťcouta respectueusement.--Je disais donc, que les petits meuniers n'ont ŗ leur disposition qu'une force minime et ils continuent nťanmoins ŗ employer des meules dont les dimensions et le dťfaut de _rayonnage_ rťclament une grande puissance d'action... vous m'entendez, Albert? de lŗ rťsulte pour eux un _chŰmage_ frťquent qui les prive de tout gain; ajoutez ŗ cela que leur maniŤre de moudre ťchauffe la farine, la dťtťriore et la rend moins productive dans la panification, chose essentielle, n'est-ce pas, Albert? --Oui ęPaĽ. --Vous savez que les moulins les plus ordinaires se composent d'une roue extťrieure qui est mise en mouvement par l'eau; votre maÓtre, M. Harris et vous, Ítes partisans de ce systŤme; il est possible que vous ayez raison Albert; le procťdť est assez simple: si je vous ai bien compris tantŰt (et nous reviendrons sur cette discussion), si je vous ai bien compris, dis-je, au centre de la roue dont nous avons parlť, passe un _essieu_ soutenu par deux _pivots_; ŗ la partie de l'essieu qui donne dans le moulin est attachť un _rouet_ ŗ la circonfťrence duquel sont implantťes quarante huit chevilles qui s'engrennent dans la _lanterne_, laquelle est composťe de deux _plateaux_ qui la terminent en haut et en bas, et de neuf _fuseaux_ qui forment son contour... avez-vous une observation ŗ faire, Albert? --Non ęPaĽ; cependant n'oubliez pas que la _lanterne_ est traversťe par un axe de fer, qui d'un bout porte sur le _palier_... --Certes, Albert; et si je vous ai bien compris le _palier_ est une piŤce de bois d'environ un demi pied de largeur, sur cinq pouces d'ťpaisseur et neuf pieds de longueur entre ses deux appuis, et qui, de l'autre bout, supporte ŗ son extrťmitť la _meule_ supťrieure, laquelle est mise en mouvement par la _lanterne_, qui, elle-mÍme, est mue par le _rouet_. N'avez-vous aucune objection ŗ faire, Albert? --Non, ęPa.Ľ --Je continue donc; les meules sont renfermťes dans un _cintre_ de bois de la mÍme forme. La meule infťrieure, qui est immobile, forme un _cŰne_ dont le _relief_ depuis les _bords_ jusqu'ŗ la _pointe_, est de neuf lignes perpendiculaires; la meule _tournante_ ou supťrieure en forme un autre en _creux_, dont l'enfoncement est d'un pouce environ. Vous ai-je bien compris, Albert? --Oui, ęPa,Ľ mais il faut dire que le choix des meules est chose _trŤs importante_, quel que soit le moulin... --C'est vrai, Albert; je terminerai, en disant que pour chaque moulin du _systŤme anglais_, il faut au moins la force de trois chevaux, et celle de quatre chevaux pour nos grands moulins ŗ meules de six pieds: la force d'un cheval est reprťsentťe par cent soixante livres d'eau ťlevťe ŗ un mŤtre par seconde... Mais nous reprendrons cette discussion, Albert; vous me permettrez de dťvelopper mon systŤme... Quant ŗ vous, Arthur--un petit garÁon de sept ans--vous entretenez l'esprit de _rťbellion_ dans la caravane!... Je m'aperÁois que vous vous abandonnez aux penchants que l'on doit sans cesse combattre et rťprimer!... Vous serez donc l'ťternel jouet des passions! mais aprŤs la faute viennent les regrets et les remords; le calme et l'inaltťrable contentement sont le partage d'une conscience pure; soyez donc plus sage: vous savez que je vous ai promis de vous faire travailler chez le charpentier... Et vous ma Jenny--(c'ťtait une petite fille de dix ans qui sanglotait prŤs de sa mŤre)--aidez vos parents, et soignez bien vos moutons et vos chŤvres; vous savez que les moutons sont sujets au _spleen_ (mťlancolie) comme les hommes; il faut leur donner souvent du sel et y mÍler un peu de soufre broyť avec de l'antimoine. S'il neige dans le pays oý nous allons, vous ferez balayer votre basse-cour, Jenny, car les moutons deviennent aveugles lorsque la neige dure longtemps... --Cependant ęPaĽ,--observa la petite fille--ma tante Molly me disait qu'il valait mieux leur construire un parc bien couvert; les moutons sont les plus dťlicats des animaux, et doivent toujours Ítre ŗ l'abri des injures du temps; ayant plus chaud dans les parcs qu'en plein air, ils mangent beaucoup moins, ce qui ťconomise le fourrage... Ma tante Molly m'a appris aussi que plus il fait froid, plus la nourriture des bestiaux doit Ítre grossiŤre, le meilleur fourrage devant Ítre rťservť pour l'ťpoque du dťgel qui rel‚che leurs dents, et les affaiblit... --Tout cela est vrai, ma Jenny:--dit Aaron--votre tante Molly est une excellente mťnagŤre; elle ne peut vous avoir appris que des choses utiles; vous ferez donc comme vous le jugerez convenable; nous comptons tous sur votre diligence pour nous approvisionner abondamment de miel et de sucre d'ťrable... La petite Jenny essuya ses larmes, et descendit de voiture; aussitŰt les poulains de hennir, les moutons et les chŤvres de bÍler; jamais concert de basse-cour ne fut plus bruyant; tous s'empressent d'accourir ŗ sa voix, les plus agiles arrivant les premiers. Jenny rťpand du sel sur des feuilles placťes ŗ une certaine distance les unes des autres; car, comme les hommes, les animaux ont des passions qui les excitent; ils connaissent la jalousie, la rancune et le plaisir de la domination; les plus forts, arrogants et impťrieux, profitent de leur supťrioritť, et en abusent pour anticiper sur la part des plus faibles, qui mourraient de faim, sans une surveillance particuliŤre, ou l'usage des subdivisions dans les basses cours. Chaque mouton, chaque chŤvre de la caravane avait son nom, et obťissait quand Jenny lui parlait; elle faisait mettre des entraves de cuir aux jambes des plus obstinťs; une chŤvre (chose inouie!) fut fouettťe trois fois pour la mÍme faute!! Les poulains, inquiets et farouches, osent ŗ peine approcher; ce n'est cependant pas la voix qui doit un jour leur commander; ils caracolent dans la prairie, leur criniŤre flottant au grť du vent, et distribuent des ruades aux pauvres chevaux attelťs aux waggons; ceux-ci prennent la chose assez philosophiquement, et se consolent en _pensant_ que les harnais qu'ils humectent actuellement de leurs sueurs, serviront, un jour, ŗ dompter les petits insolents qui viennent les insulter, comme on dit, _jusqu'ŗ la bride_. Jenny reste immobile; les poulains les plus hardis font un pas puis s'arrÍtent, les jambes pliťes et prÍtes ŗ se dťtendre comme des ressorts; ils font un autre pas, puis s'arrÍtent encore; enfin, rassurťs par l'immobilitť de Jenny, ils s'approchent en tremblant de tous leurs membres; leurs yeux saillants brillent et roulent dans leurs orbites; leurs mŤres leur lŤchent l'encolure pour les encourager; ils tendent enfin le cou, tirent la langue, et savourent le sel que la petite fille leur prťsente ŗ pleine main... Un chevreau, qui voyageait en voiture avec la famille Percy, fut dťposť sur l'herbe; il fit mille cabrioles en bondissant sur le gazon de la prairie, et aprŤs avoir reÁu les caresses maternelles en remuant la queue, il revint prendre sa place ordinaire dans les bras de la petite Jenny. On eŻt dit un de ces daims du pays d'Akra, qui n'ont pas plus de dix pouces de hauteur, et dont les jambes ressemblent ŗ de petites baguettes. Rien, au dire des voyageurs, n'est si doux si joli, si caressant que ces petites crťatures; mais elles sont si dťlicates qu'elles ne peuvent supporter la mer, et meurent toutes avant d'arriver en Europe. Les moutons de la caravane ťtaient superbes, gr‚ce aux soins de Jenny qui se fŻt privťe de tout pour ses ouailles... Nous avons vu qu'Aaron Percy parlait ŗ ses enfants comme ŗ des petits hommes. Cependant le sage roi, Salomon, nous a transmis quelques maximes qui peuvent trouver leur application; les voici telles qu'elles sont consignťes dans la Bible: * * * * * Celui qui ťpargne la verge, hait son fils; mais celui qui l'aime s'applique ŗ le corriger. * * * * * La verge et la correction donnent la sagesse; mais l'enfant qui est abandonnť ŗ sa volontť couvrira sa mŤre de confusion. * * * * * La folie est liťe au coeur des enfants, et la verge de la discipline l'en chassera. * * * * * N'ťpargnez point la correction ŗ l'enfant; car si vous le frappez avec la verge, il ne mourra point; vous le frapperez avec la verge, et vous dťlivrerez son ‚me de l'enfer. * * * * * Elevez bien votre fils, il vous consolera, et deviendra les dťlices de votre ‚me[60]. [60] Voy. la Bible. _Proverbes de Salomon_. * * * * * Luther dit quelque part: ęQu'il faut fouetter les enfants, mais qu'il faut aussi les aimerĽ... Nous sommes de l'avis de Luther... Revenons ŗ nos pionniers; que feront-ils pour prťvenir les accidents, les maladies qui peuvent affliger leurs familles? Il est aussi impossible de prťvoir tous les maux qu'il est peu prudent de chercher ŗ les deviner. Du reste, dans le nombre des ťmigrants, il y en a toujours un qui est ŗ la fois mťcanicien, laboureur, mťdecin... suivant la circonstance... Aaron Percy, assistť de Frťmont-Hotspur, continua l'inspection des voitures. Le waggon qu'_habitait_ mistress Suzanna Percy et ses enfants avait ťtť grandement endommagť par les cahots de la route, et nťcessitait une prompte rťparation. Pendant l'examen qu'en fit le vieux pionnier, miss Julia, sa fille, avanÁa la tÍte hors du chariot, et Frťmont-Hotspur osa regarder cette belle crťature... Sa jeunesse, sa douce modestie, ses charmes simples mais puissants, tout cela formait un ensemble auquel le jeune pionnier ne put rťsister. A la vue du lieutenant de son pŤre, la joie se peignit sur les traits de la belle Amťricaine; Frťmont-Hotspur toucha son bonnet de peau et salua: mistress Suzanna et sa fille s'inclinŤrent lťgŤrement. --M. Frťmont-Hotspur,--dit Percy,--les roues du waggon des dames se fendent; l'essieu crie; profitons de cette halte pour tout rťparer... Du reste nous pouvons dresser ici nos tentes, et y attendre nos amis... --Ce waggon, est le vaisseau de Thťsťe,--dit Frťmont-Hotspur,--renouvelť piŤce ŗ piŤce, il n'aura bientŰt plus rien de lui-mÍme... Percy explora ensuite les environs, et dťcouvrit que la colline, s'abaissant ŗ son revers par une pente insensible et douce, les conduirait sans dangers dans un pays charmant, oý se trouvaient rťunies les trois choses qui leur ťtaient indispensables, l'eau, le bois et le fourrage. Mais pour arriver dans cette riante prairie, il fallait d'abord franchir une colline presque inaccessible, ou faire un long circuit dont le pionnier ne connaissait pas le terme. Persuadť que la patience et la ferme volontť triomphent de tout, Aaron Percy avait peine ŗ croire que cette entreprise fŻt plus difficile pour la caravane, que ne l'avait ťtť le passage des Alpes aux armťes d'Annibal, de Charlemagne, et de Bonaparte; or, Annibal, Charlemagne et Bonaparte avaient franchi les Alpes... Aaron se disposa donc ŗ gagner le terrible sommet... ce qui ne pouvait s'effectuer sans les plus grandes prťcautions... On conduit les chariots les uns aprŤs les autres; huit chevaux traÓnent pťniblement le premier... Il touche presque au but, mais la chaÓne qui retient l'attelage se rompt, et la voiture roule rapidement jusqu'au pied de la colline... Aaron la suit des yeux; vingt fois il la voit prŤs de culbuter dans les ravins qui bordent la route... enfin elle s'arrÍte le long d'un torrent; les pionniers poussent un cri de joie, puis immťdiatement ils disposent tout pour une seconde ascension... Aaron suivait involontairement les mouvements du waggon, et semblait le redresser par ceux de son corps et les gestes de ses bras: chaque secousse retentissait jusqu'au fond de son coeur; enfin le vťhicule atteignit le sommet de la colline, et s'avanÁa dans la plaine par une pente des plus douces. Les pionniers descendirent avec autant de plaisir et de tranquillitť qu'ils avaient eu de peine de l'autre cŰtť, et ils campŤrent sur les bords d'une petite riviŤre tributaire du Missoury; des eaux fraÓches et limpides arrivaient de tous cŰtťs, des montagnes de l'Ouest. Le lieu choisi par Aaron Percy ťtait un de ces sites qui prouvent que l'imagination des poŤtes n'est pas toujours au-dessus de la nature et de la vťritť; de riantes collines, couronnťes de superbes bouleaux, se prolongeaient au loin, offrant ŗ l'oeil cent bocages naturels et variťs. Les voyageurs firent leurs dispositions pour la nuit; on dressa les tentes, et les jeunes gens roulŤrent les waggons de maniŤre ŗ former une espŤce de poste avancť qui devait protťger le camp contre toute surprise nocturne. L'ENFANT DU NANTUCKET. Je ne suis nay en telle planette, et ne m'advint oncques de mentir, ou asseurer chose qui ne feust vťritable. J'en parle comme un gaillard onocrotale... J'en parle comme Saint-Jean l'Apocalypse... _Quod vidimus, testamur_. (Rabelais. _Gargantua_.) Fais-moi le plaisir de me dire ŗ quelle profession tu es propre? As-tu fait ton droit? as-tu ťtudiť la mťdecine? pourrais-tu Ítre professeur de mathťmatiques? saurais-tu au moins faire des bottes, ou mÍme tracer un sillon droit avec la charrue? (George Sand. _Andrť_.) CHAPITRE III. L'agrťment du lieu n'ťtait pas le seul motif qui avait dťterminť nos pionniers ŗ s'y arrÍter; nous avons vu que les chariots, pour la plupart en mauvais ťtat, nťcessitaient une prompte rťparation... Le soleil descendait ŗ l'horizon; les montagnes commenÁaient ŗ prendre une teinte plus sombre, et le hibou faisait entendre son chant lugubre. Avant la nuit, les jeunes gens firent un abattis de branches d'arbres, et formŤrent une espŤce de parc pour les bestiaux; pendant ce temps, mistress Percy, sa fille, et les femmes des pionniers allemands, s'occupaient du souper. Il ťtait cinq heures du soir; on avait envoyť les bestiaux au p‚turage, sous la garde de quelques fidŤles dogues. Le soleil disparut enfin derriŤre les montagnes qui bornaient l'horizon ŗ l'Ouest, laissant aprŤs lui une longue traÓnťe de lumiŤre; toutes les familles faisaient cercle autour de leurs feux respectifs; le cafť, le chocolat, les g‚teaux, les confitures, les tranches de boeuf fumť, un excellent repas, enfin, succťdait au plaisir de la conversation. La belle et bonne miss Julia Percy, faisait une ťgale rťpartition de biscuit au lait, de bon fromage ŗ la crÍme et de tasses de thť bien sucrťes; on eŻt dit la Charlotte du Werther. ęSix enfants se pressaient autour d'une jeune fille; elle tenait un pain _bis_ dont elle distribuait les morceaux ŗ chacun en proportion de son ‚ge et de son appťtit; elle donnait avec tant de douceur, et chacun disait merci avec tant de naÔvetť!!... toutes les petites mains ťtaient en l'air avant que le morceau fŻt coupť[61]Ľ Aaron Percy observait avec intťrÍt les pionniers groupťs autour des divers feux, et faisant honneur ŗ leur souper. [61] Goethe. _Werther_. --Mistress Percy--dit-il ŗ sa femme--il me semble que les vaches sont bien en retard; il fait nuit, et nos deux dogues-bouviers, Hercule et Goliath, ne donnent pas signe de vie.--Au mÍme instant on entendit des beuglements et le tintement des clochettes; c'ťtaient les vaches que ramenait un des chiens.--Enfin les voilŗ... quoi! Goliath est seul avec cinq vaches! Que sont devenus Hercule et Betsy?... Au nom de Betsy on vit briller les yeux de la petite Jenny qui affectionnait cette vache; ne la voyant pas venir, elle se mit ŗ pleurer ŗ chaudes larmes, en disant que _certainement_ les loups avaient mangť Betsy; tout le camp ťtait en ťmoi: on se mit en quÍte de la vache qui parut bientŰt accompagnťe du fidŤle Hercule; on s'empressa de la traire comme les autres, et Jenny lui donna sa portion de sel, mais non sans l'avoir grondťe; le chien reÁut force caresses, et il lui fut bien recommandť de ne jamais se dťpartir de sa vigilance. Frťmont-Hotspur et un irlandais nommť O'Loghlin se retirŤrent dans leur tente commune, aprŤs avoir ťtť invitťs par mistress Percy ŗ venir _faire la conversation_ aprŤs le souper, en compagnie de quelques autres pionniers, allemands et amťricains; on devait manger un _pudding_. Semblable ŗ la femme du bon vicaire de Wakefield, chaque maÓtresse de maison se pique de faire de _merveilleuses tartes_, des _puddings tremblants_ et des crÍmes dťlicates. Le repas du soir fut promptement terminť, et les travaux lťgers qui occupent, le soir, les familles amťricaines, succťdŤrent aux fatigues de la journťe; le bruit des rouets annonÁaient assez l'industrie des femmes. Plusieurs jeunes _ladies_ lisaient; la lecture des bons livres, ŗ laquelle les femmes amťricaines sont accoutumťes dŤs leur jeunesse, donne ŗ leur conversation un degrť d'intťrÍt, et un fonds de connaissances solides qu'on trouve rarement ailleurs. Quand Hotspur et les autres pionniers se rendirent ŗ l'invitation qui leur avait ťtť faite, Aaron Percy, sa femme et leur fille allŤrent au-devant d'eux. Le feu, qui brillait, rendit la lumiŤre des torches inutile; le bruit des rouets cessa, et les jeunes demoiselles s'assemblŤrent pour causer; plusieurs grosses allemandes _ayant, pour saler les porcs, d'aussi bonnes mains que femmes qui soient au monde_, les ťcoutaient, le sourire sur les lŤvres. --M. Hotspur--dit mistress Percy au jeune amťricain, en lui versant du thť--pensez-vous que nous soyons inquiťtťs par les sauvages pendant notre trajet? Rarement de pareils voyages s'effectuent aussi pacifiquement. --La nuit derniŤre, les hurlements de nos chiens semblaient annoncer l'approche des sauvages,--rťpondit Frťmont-Hotspur,--et quelques-uns de nos amis d'Allemagne prťtendent qu'ils ne se mettent jamais ŗ table, sans que quelque petit bruit ťloignť ne vienne les inquiťter. Ils commencent ŗ se dťcourager; l'appťtit va mal; ils ne sauraient manger morceau qui leur profite; jamais un plaisir pur, toujours assauts divers; enfin, comme le liŤvre de la fable, tout leur donne la fiŤvre: leur sommeil, disent-ils encore, est souvent interrompu par une succession de rÍves effrayants; je les rassure de mon mieux, en riant de leurs terreurs. On servit le pudding; miss Julia ťtait la _majordome_, et faisait les honneurs. --Qui nommerons-nous pour _speaker_[62] ce soir?--demanda Aaron Percy. [62] Orateur, conteur. Plusieurs dames prononcŤrent le nom de Hotspur; les pionniers approuvŤrent ce choix, et le jeune Amťricain fut proclamť speaker, ŗ l'unanimitť. --Les dames,--dit Frťmont-Hotspur en saluant le groupe,--me permettront de les consulter sur le choix d'un sujet. --Vous avez passť votre jeunesse sur l'Ocťan,--observa miss Julia;--vous serait-il agrťable de nous raconter quelque scŤne maritime?... vous avez dŻ faire la pÍche de la baleine?... --Tous les habitants du Nantucket[63] commencent par lŗ,--rťpondit Frťmont-Hotspur;--on est d'abord simple baleinier; cet apprentissage, dangereux et pťnible, est regardť comme indispensable. Il n'y a point d'ťcole plus profitable; les jeunes gens passent par les grades de _rameurs_, de _pilotes_ et de _harponneurs_; la pÍche forme donc une pťpiniŤre de marins accoutumťs ŗ une vie laborieuse et dure; si la fortune leur destine de grandes richesses, l'expťrience leur apprend ce qu'il a coŻtť de peines et de fatigues ŗ leurs parents, pour amasser les biens qu'ils possŤdent. Ces dames me prient de leur raconter quelque scŤne maritime? c'est l'histoire de ma vie qu'elles me demandent; mais il n'y a rien que je ne fasse pour Ítre agrťable ŗ la sociťtť. Les grands capitaines ťcrivent leurs actions avec simplicitť, dit-on, parce qu'ils sont plus glorieux de ce qu'ils ont fait, que de ce qu'ils disent. Je crois devoir adopter le systŤme contraire, et mettre une grande ostentation dans les rťcits de mes _hauts faits_... pour en relever l'importance: [63] L'Óle de Nantucket, dans l'…tat de Massachusetts, au sud du cap Cod, est un banc de sable aride; ses habitants se livrent ŗ la pÍche. Je naquis dans l'Óle de Nantucket, par consťquent dans le voisinage de la mer; tout habitant des cŰtes se familiarise avec elle, la brave, et parvient ŗ la dompter. L'habitude d'en affronter les pťrils rend les hommes plus courageux, plus entreprenants, et les voyages maritimes ťtendent le cercle de leurs connaissances. J'entendais souvent mon pŤre, qui ťtait marin, raconter les aventures de sa jeunesse, ses expťditions, ses premiers exploits enfin. Ces rťcits firent naÓtre en moi un goŻt prťcoce pour le mÍme genre de vie. Je n'avais encore que huit ans lorsque j'accompagnai le vieillard dans une de ses excursions; nous fÓmes naufrage sur les cŰtes d'Ecosse; un pÍcheur nous recueillit; mon pŤre trouva facilement un emploi, car il ťtait connu dans ce pays pour un audacieux marin. La cabane de notre bienfaiteur ťtait merveilleusement situťe; je n'ai vu, de ma vie, un endroit plus propre ŗ dťvelopper les idťes contemplatives. Mes yeux s'ťtendaient involontairement sur la surface immense qu'ils avaient devant eux; je respirais les vapeurs salines dispersťes par le choc perpťtuel des flots, se poursuivant les uns les autres, comme s'ils eussent ťtť soumis ŗ une impulsion rťguliŤre et invisible; le soir, je m'endormais ŗ leur bruit dťchirant; le jour, je m'ťlanÁais avec transport au sommet des rocs; je dťcouvrais alors le vaste Ocťan avec ses formes variťes de sublimitť et de terreur; les rochers, les prťcipices dont la vue glace d'effroi, tout cela me ravissait; les femmes des pÍcheurs me chantaient, d'une voix rauque, et aussi bruyante que celle de l'Ocťan, les anciennes ballades, et les entreprises pťrilleuses des rois de la mer. Debout sur le faÓte des rochers, et suspendu en quelque sorte au-dessus des prťcipices, je livrais de furieux combats aux oiseaux dont je voulais dťrober les oeufs... mais on vint m'arracher ŗ cette vie active pour m'enfermer dans une ťcole; moi, ŗ qui le calme faisait peur!... Il me fallait des obstacles, des fatigues, des pťrils ŗ braver, de grandes infortunes ŗ supporter; il me fallait des naufrages enfin!... avez-vous vu la mer en courroux?--continua Frťmont-Hotspur avec enthousiasme,--il faut la voir quand elle s'ťmeut, la furieuse! quelles vagues elle entasse!... l'ťcume vole jusqu'au sommet des rochers oý se tient le spectateur ťmerveillť!... C'est alors que les flots prťsentent le plus splendide spectacle qu'il soit donnť ŗ l'homme de contempler!... Avez-vous vu pťrir un b‚timent?... que d'ťmotions on ťprouve! quel bonheur de pouvoir sauver des frŤres!... A l'ťcole, on crut remarquer en moi de grandes dispositions pour l'ťtat ecclťsiastique, et il fut dťcidť que je serais ťlevť pour Ítre un jour un des plus zťlťs dťfenseurs de l'Eglise. Je dťbutai; _ne forÁons point notre talent_; on nous l'a dit en bon franÁais; mes sermons ťtaient secs et arides comme la plante qui croit dans le sable; j'ťtais loin d'avoir l'onction du docteur Blair; dťfinitivement, je n'ťtais point nť pour cette vocation; peu zťlť, d'ailleurs, et plus sensible ŗ la poťsie des combats, je me dťcidai ŗ affronter encore une fois le courroux du Dieu au fatal trident. M'ťmancipant de ma propre autoritť, je m'ťlanÁai sur les traces de mon pŤre, au risque d'ťcumer la mer pendant dix ans, comme Tťlťmaque ŗ la recherche d'Ulysse; je commenÁai mon Odyssťe par un second naufrage; ťvitez les cŰtes de Bretagne; autrefois, dit la chronique, un boeuf, promenant ŗ ses cornes un fanal mouvant, a menť les vaisseaux sur les ťcueils... Non loin de lŗ, est l'Óle de _Sein_; c'ťtait jadis la demeure des vierges sacrťes qui donnaient aux Celtes beau temps ou naufrages; elles y cťlťbraient leurs meurtriŤres orgies, et les navigateurs entendaient avec effroi, de la pleine mer, le bruit des cymbales barbares. AprŤs ce second naufrage, sur les cŰtes de France, je m'engageai ŗ bord d'un baleinier Amťricain qui se trouvait alors ŗ Saint-Malo. J'ťcumai toutes les mers; je vis ces climats que le soleil ťclaire et abandonne alternativement, pendant six mois consťcutifs. En hiver, une nuit sombre ťtend son voile sur ces contrťes; cependant, dans ces parages dťsolťs, les flots prťsentent quelquefois un spectacle splendide; je veux parler des aurores borťales. Au moment oý le mťtťore apparaÓt le ciel _fendille_; entre le Nord et le couchant on dťcouvre un arc lumineux d'oý sortent et s'ťlŤvent d'innombrables colonnes de lumiŤre; des torrents de feu s'ťcoulent sans cesse de cet inťpuisable source; mille rayons rťunis en faisceaux, semblent couvrir la mer d'une voŻte d'or de rubis et de saphirs... Mais parlons un peu des moyens de navigation... Un arbre flottant fut le premier navire; on imagina ensuite de le creuser au moyen du feu; l'art un peu plus ťclairť, inventa les canots des GroŽnlandais, des habitants du Kamtchatka, etc.; c'est en ťtudiant l'histoire des peuples sauvages qu'on apprend ŗ connaÓtre toute l'ťnergie de l'espŤce humaine. Le sauvage eut besoin, pour vivre, d'atteindre les animaux qui fuyaient devant lui... il inventa l'arc; obligť de demander sa subsistance ŗ l'Ocťan, il construisit des canots insubmersibles; si, pour sauver sa vie, il eŻt ťtť forcť de s'ouvrir un passage dans le sein d'un rocher de granit, il l'eŻt creusť sans autre instrument qu'un caillou. Il faut dire aussi que les circonstances font la moitiť des frais. Les Phťniciens ayant peu de ressources chez eux, furent les premiers qui osŤrent s'aventurer sur mer pour gagner des territoires plus fertiles: quant ŗ la guerre, ils durent trouver cette mode ťtablie, et l'on ne se battit pas longtemps sans faire un art de cette boucherie; de lŗ l'organisation militaire, la discipline, la tactique. Les Barbares faisaient leurs excursions sur des bateaux nommťs _camares_; ces bateaux ťtroits, renflťs de la _coque_, ťtaient charpentťs sans aucune attache de fer ou d'airain[64]. Par les gros temps et suivant la hauteur de la vague, ceux qui les montaient, ajoutaient, ŗ la partie supťrieure, des cordages, des _ais_ qui s'emboÓtaient, et fermaient le navire comme un toit[65]. Ils voguaient ainsi ballottťs par les flots. La double proue des barques et la facilitť qu'ils avaient de changer le _coup de rame_, leur permettaient d'aborder quand ils le voulaient, de l'avant ou de l'arriŤre, sans aucun danger. Les Arabes ont encore des petits b‚timents qu'ils nomment _trankis_, dont les planches ne sont pas clouťes, mais _liťes_, et comme _cousues_ ensemble. Les historiens de l'antiquitť nous apprennent qu'aux Indes, on se servait de bateaux de roseaux; ces roseaux ťtaient aussi gros que des arbres, ainsi qu'on pouvait le remarquer dans les temples oý l'on en plaÁait comme objets de curiositť; l'intervalle qui existait entre deux noeuds suffisait pour faire un bateau capable de porter trois hommes[66]. Vous savez qu'Elťphantiasis ťtait, autrefois, le terme de la navigation sur le Nil; c'ťtait le rendez-vous gťnťral des barques ťthiopiennes; _pliantes_ et _lťgŤres_, les bateliers les chargeaient facilement sur leurs ťpaules, lorsqu'ils arrivaient aux portages[67]. Les barques des navigateurs de l'Orient doivent Ítre solidement construites, ŗ cause des hippopotames, qui les percent quelquefois de leurs dťfenses. Ces animaux ont beaucoup de force dans le cou et dans les reins. On raconte (vous connaissez le proverbe; _tout voyageur est un menteur_), on raconte, dis-je, qu'une vague ayant jetť et laissť ŗ sec, (sur le dos d'un hippopotame) une barque hollandaise chargťe de quatre tonneaux de vin, sans compter les gens de l'ťquipage, cet animal attendit patiemment le retour des flots, qui vinrent le dťlivrer, et ne fit aucun mouvement qui indiqu‚t qu'il en fut fatiguť. J'ai dit qu'ils perÁaient quelquefois les barques; on ne peut les ťloigner, la nuit, qu'au moyen de la lumiŤre; une chandelle placťe sur un morceau de bois, et abandonnťe au cours de l'eau, les empÍche d'approcher. La route qu'un navire des Indes fabriquť de joncs, parcourait en vingt jours, un navire grec ou romain le faisait en sept[68]. Dans cette proportion, un voyage d'un an pour les flottes grecques et romaines, ťtait ŗ peu prŤs de trois ans pour celles de Salomon. Deux navires d'une vitesse inťgale ne font pas leur voyage dans un temps proportionnť ŗ leur vitesse, dit le cťlŤbre Montesquieu; la lenteur produit souvent une plus grande lenteur. Quand il s'agit de suivre les cŰtes, et qu'on se trouve sans cesse dans une diffťrente position; qu'il faut attendre un bon vent pour sortir d'un golfe, en avoir un autre pour aller en avant, un navire bon voilier profite de tous les temps favorables; tandis que l'autre reste dans un endroit difficile, et attend plusieurs jours un autre changement. Un navire qui entre beaucoup dans l'eau (comme ceux des Grecs et des Romains, qui ťtaient de bois, et joints avec du fer) navigue vers le mÍme cŰtť ŗ presque tous les vents; ce qui vient de la rťsistance que trouve dans l'eau le vaisseau poussť par le vent, qui fait un point d'appui, et de la forme longue du vaisseau qui est prťsentť au vent par son cŰtť; pendant que, par l'effet de la figure du gouvernail, on tourne la proue vers le cŰtť que l'on se propose; en sorte qu'on peut aller trŤs prŤs du vent, c'est-ŗ-dire trŤs prŤs du cŰtť d'oý vient le vent. Mais quand le navire est d'une figure ronde et large de fond, et que par consťquent il enfonce peu dans l'eau, il n'y a plus de point d'appui; le vent chasse le vaisseau, qui ne peut rťsister, ni guŤre aller que du cŰtť opposť au vent. D'oý il suit que les vaisseaux d'une construction ronde de fond sont plus lents dans leurs voyages; 1ļ ils perdent beaucoup de temps ŗ attendre le vent, surtout s'ils sont obligťs de changer souvent de direction; 2ļ ils vont plus lentement, parce que n'ayant pas de point d'appui, ils ne sauraient porter autant de voiles que les autres[69]...Ľ Le mÍme philosophe fait remarquer que l'empire de la mer a toujours donnť, aux peuples qui l'ont possťdť, une fiertť naturelle, parce que _se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a plus de bornes que l'Ocťan_... Parlons aussi de la maniŤre de voyager des peuples du Nord; ils se servent de traÓneaux tirťs par des chiens; ces animaux, chez les habitants du Kamtchatka, partagent la nourriture de la famille, et mangent dans la mÍme auge; ce sont les femmes qui en prennent soin. Les attelages sont de huit chiens attelťs deux ŗ deux; les traits sont composťs de deux larges courroies qu'on leur attache sur les ťpaules; au bout de chaque trait est une petite courroie qui, par le moyen d'un anneau, se fixe ŗ la partie antťrieure du traÓneau: une courroie tient aussi lieu de timon: c'est encore une courroie qui sert de bride; elle est garnie d'un _crochet_ et d'une chaÓne qu'on attache au chien de _volťe_. Le conducteur se sert, pour fouet, d'un b‚ton crochu, long de trois pieds, ŗ l'extrťmitť duquel sont placťs plusieurs grelots dont le son anime les chiens; quand il veut arrÍter, il enfonce le b‚ton dans la neige, et met en mÍme temps un pied ŗ terre pour diminuer la vitesse par l'obstacle du frottement. Ce vťhicule, trop ťlevť comparativement ŗ sa largeur, verse aisťment si le conducteur perd l'ťquilibre... Alors, les chiens, qui se sentent soulagťs, redoublent d'ardeur et ne s'arrÍtent plus... heureux si, dans sa chute, le voyageur peut se cramponner au traÓneau; les chiens s'arrÍtent bientŰt, fatiguťs de traÓner le nouvel Hippolyte... S'il se prťsente une colline, le conducteur doit la franchir ŗ pied; pour la descendre, il faut dťteler les chiens, n'en laisser qu'un seul ŗ la voiture, et conduire les autres _en laisse_; impatients de regagner la plaine, ils renverseraient conducteur, voiture et bagage. Les voyageurs de ces pays sont exposťs ŗ de grands dangers; sortis de chez eux par un temps calme, ils peuvent, ŗ tout instant, Ítre surpris par un ouragan furieux, et ensevelis sous une montagne de neige... DŤs le commencement de la tempÍte, ils s'ťcartent du chemin, et cherchent un refuge dans quelque bois; la neige, divisťe par les rameaux des arbres, ne peut s'y rassembler en un seul monceau, comme dans les plaines. Le voyageur se couche, et attend la fin de l'ouragan qui dure quelquefois une semaine. Les chiens sont d'abord trŤs _sages_, plus sages qu'on n'aurait droit de s'y attendre dans de pareilles circonstances; mais dŤs que la faim se fait sentir, ils deviennent, (comme certaines gens) insupportables, et dťvorent les courroies de leurs attelages, celles qui rťunissent les diffťrentes piŤces du traÓneau, et n'en laissent que la charpente. En voyageant, ces peuples n'allument jamais de feu; ils vivent alors de poissons secs. S'ils ťprouvent le besoin de prendre quelque repos, ils s'accroupissent sur la pointe des pieds au milieu de la neige et des glaces, s'enveloppent de leurs habits, dorment d'un profond sommeil, et se rťveillent _frais_ et _dispos_! Un sybaryte ne pouvait trouver le sommeil sur un lit de roses; cependant les rochers et la terre glacťe offrent un lit assez doux au sauvage fatiguť. Quant aux rennes, ils sont naturellement indociles, et ne perdent jamais entiŤrement ce dťfaut; mais on les dresse au _traÓnage_. Ils s'emportent souvent; les Koriaks, pour les rťduire, leur attachent, sur le front, de petits os armťs de pointes; ils tirent fortement la bride, les piquent, et ces animaux, qui se sentent blessťs par devant, s'arrÍtent aussitŰt. On peut faire, avec un bon attelage de rennes, trente-six lieues par jour; mais le voyageur doit avoir soin de s'arrÍter souvent pour les laisser manger; sans cette prťcaution, ils les perdrait tous. Les Koriaks qui possŤdent de grands troupeaux de rennes, ne mangent que ceux qui meurent de maladies, ou par accident. Ils les nourrissent, pendant l'hiver, de mousse pťtrie avec de la neige, dont ils forment une espŤce de pain dur comme le marbre. La partie aqueuse et glacťe se fond dans la bouche de l'animal qui trouve, dans la mÍme p‚te, et son fourrage, et sa boisson. Pour supplťer ŗ leur maladresse, et se procurer des pelleteries, les Ostiacks dťrobent, en ťtť, de jeunes renards ŗ leurs mŤres, et les ťlŤvent. Ils ont un singulier moyen de procurer ŗ ces animaux une plus belle fourrure et c'est aussi l'intťrÍt qui les rend cruels; les renards maigres ayant le poil plus fin, et mieux fourni, ils leur cassent successivement les pattes... afin que la douleur les empÍche d'engraisser... Ces peuples sont d'ailleurs si peu sensibles, que s'ils ont besoin de colle, ils se tirent du sang du nez... ŗ grands coups de poing... Parlons maintenant du principal sujet de ce rťcit... On distingue plusieurs espŤces de baleines; je nommerai, par exemple, celle du golfe de Saint-Laurent; elle a soixante-quinze pieds de long; le _disko_, qui se trouve dans les mers du GroŽnland; le _right-whale_, ou baleine de _sept pieds d'os_; elle a soixante pieds de long; le _spermacetty_; les plus grandes donnent cent barrils d'huile; le _hunch-back_ ou bossu; la _fine-back_ ou baleine amťricaine; _sulphur-bottom_ ou ventre soufrť; et le _grampus_... L'huile de baleine est, (chez les insulaires) une boisson dťlicieuse; les jours de fÍtes, les vessies gonflťes de cette liqueur ťpaisse et repoussante, sont vidťes avec profusion; les convives accueillent ce _nectar_ comme nous recevrions les vins les plus exquis. La prise d'une baleine est cťlťbrťe par une fÍte gťnťrale; la joie brille sur tous les visages; la cŰte retentit de chants d'allťgresse; l'ťnorme poisson est bientŰt mis en piŤce; on voudrait le dťvorer tout entier avant de quitter la place... il est inutile de dire que la modťration est toujours bannie de ces repas... La pÍche de la baleine est devenue l'ťcole de nos plus hardis navigateurs; il n'y a point de parage oý ils n'aillent chercher ce poisson gigantesque. Les habitants du Nantucket, sont les plus habiles pÍcheurs que l'on connaisse; leur audace est proverbiale; les femmes de cette Óle veillent aux affaires de leurs maris pendant leur absence; elles acquiŤrent bientŰt l'expťrience nťcessaire ŗ cette surintendance; elles sont, en gťnťral, renommťes pour leur prudence, et leur bonne administration... Les navires les plus propres ŗ la pÍche de la baleine sont ceux de cent cinquante tonneaux, et non les _hourques_, les _bailles ŗ brai_, les _bouťes_ ou les _sabots_[70]... L'ťquipage de chaque baleinier est toujours composť de treize personnes. Je dois aussi vous dťcrire la _nacelle_; les _whale-boats_ (nacelles baleiniŤres) sont d'invention amťricaine; on les fait de bois de cŤdre; rien n'ťgale leur lťgŤretť, si ce n'est la pirogue d'ťcorce des sauvages. Chaque nacelle peut contenir six personnes, savoir: quatre _rameurs_, le _harponneur_ et le _timonnier_[71]. Il est absolument nťcessaire qu'il y ait, ŗ bord de chaque vaisseau, deux de ces nacelles; si l'une est submergťe dans l'attaque de la baleine, l'autre, spectatrice du combat, doit lui porter secours. Cinq des treize hommes, qui composent l'ťquipage des vaisseaux baleiniers, sont presque toujours d'anciens matelots; on n'embarque jamais personne qui soit ‚gť de plus de quarante ans; l'homme, aprŤs cet ‚ge, commence ŗ perdre la vigueur et l'agilitť indispensables pour une entreprise aussi hasardeuse... Un des matelots du navire est toujours en vedette, pour observer le _soufflement_ des baleines pendant que le reste de l'ťquipage se repose dans une cabane construite sur le pont. Lorsque la sentinelle dťcouvre une _gamme_[72] il crie: ę_awaÔte pauana!_Ľ (je vois une baleine); l'ťquipage reste immobile et dans le plus profond silence jusqu'ŗ ce que le marin en faction ait rťpťtť une seconde fois ę_pauana!_Ľ (une baleine)! et il descend immťdiatement du m‚t pour aider ses compagnons ŗ lancer les deux nacelles chargťes de tous les ustensiles nťcessaires... Quand elles sont arrivťes ŗ une distance convenable, l'une d'elles _s'arrÍte sur ses rames_; elle est destinťe ŗ Ítre le tťmoin inactif du combat qui va se livrer... A la proue de la nacelle _assaillante_, se tient le _harponneur_; c'est de son adresse que dťpend particuliŤrement le succŤs de l'entreprise; il porte une veste courte, et ťtroitement attachťe au corps par des rubans; ses cheveux sont arrÍtťs _ŗ la canadienne_, au moyen d'un mouchoir fortement nouť par derriŤre; dans la main droite, il tient l'instrument, meurtrier, le _harpon_, fait du meilleur acier, et marquť du nom du vaisseau; une corde, d'une force et d'une dimension particuliŤres, est roulťe dans la nacelle avec le plus grand soin; une de ses extrťmitťs est fixťe au bout du manche du harpon, et l'autre, ŗ un anneau placť ŗ la _quille_ de la barque. Tout ťtant disposť pour l'attaque, les pÍcheurs rament dans le plus grand silence, et attendent les ordres du _harponneur_; quand celui-ci s'estime assez prŤs, il fait signe aux rameurs d'_arrÍter sur leurs avirons_; et, rťunissant dans ce moment critique, toute la force et toute l'adresse dont il est capable, il lance le harpon. La baleine blessťe, devient furieuse; quelquefois, dans sa colŤre, elle attaque la nacelle, et la fracasse d'un seul coup de sa queue... [64] Sine vinculo śris aut ferri connexa. (Tacite. _Hist._, lib. III.) [65] Donec in modum tecti claudantur. (_Idem._) [66] Ctesias. _Indic._ [67] Namque eas plicatiles humeris transferunt, quoties ad cataractas ventum est. (Pline. _Hist. nat._) ęDans les Indes, dit Diodore de Sicile, les lieux voisins des fleuves et des marťcages, portent des roseaux d'une grosseur prodigieuse; un homme peut ŗ peine les embrasser: _on en fait des canots_.Ľ [68] Voyez Pline, Strabon. [69] Montesquieu. _Esprit des lois_. [70] _Hourques_, _bailles ŗ brai_, _bouťes_ et _sabots_: petits navires d'une construction dťfectueuse. [71] J'emprunte quelques dťtails aux lettres de M. St John. [72] _Gamme_: baleine. Hotspur fit une pause; l'Irlandais O'Loghlin parla chaleureusement en faveur de ces hommes qui s'exposaient ŗ de si grands pťrils pour _ťclairer_ leurs semblables; cette sortie apologťtique fut vivement applaudie par les auditeurs attentifs. --Si la baleine ťtait armťe de la m‚choire du requin; si, comme ce monstre, elle ťtait vorace et sanguinaire, nos hardis navigateurs ne reviendraient plus chez eux, amuser leurs femmes et leurs enfants du rťcit de leurs merveilleuses aventures... Quelquefois le cťtacť entraÓne la barque avec une telle vťlocitť, que le frottement de la corde fixťe au harpon, en enflamme les bords... Enfin, ťpuisťe par la perte de son sang, et par l'extrÍme agitation qu'elle se donne, la baleine meurt et surnage... --Mais n'arrive-t-il pas quelquefois qu'elle n'est que blessťe?--demanda miss Julia. --Oui, miss,--rťpondit Hotspur;--alors pleine de vigueur alternativement elle paraÓt et disparaÓt dans sa fuite, et entraÓne la nacelle avec une vťlocitť effrayante. Toujours ŗ la proue, la hache ŗ la main, le _harponneur_ observe attentivement les progrŤs de l'immersion. La nacelle s'enfonce de plus en plus, le moment devient critique; le harponneur approche la hache du c‚ble, et hťsite encore... tout dťpend de lui... il va couper?... Non... l'app‚t du gain... la crainte d'Ítre raillť par les vieux marins ou _loups de mer_, fait qu'il suspend encore le coup... La barque court les plus grands dangers... qu'importe!... On attend encore... on s'encourage... la mer retentit au loin des cris de joie... on se flatte que la vitesse de la baleine va se ralentir... vain espoir!... elle redouble d'efforts... Le harponneur coupe la corde, et la nacelle se relŤve... --Quelle hasardeuse entreprise!--dit mistress Suzanna Percy;--si l'on considŤre l'immense disproportion qui existe entre les assaillants et leur victime; si l'on se rappelle la faiblesse de leurs nacelles, l'inconstance et l'agitation de l'ťlťment qui sert de thť‚tre ŗ ces terribles combats, on conviendra que cette pÍche exige l'emploi de toute la force et de tout le courage dont l'homme est capable... --Nous avons dans le requin un ennemi bien plus redoutable, reprit Hotspur; on raconte que plusieurs matelots d'un navire s'ťtaient jetťs ŗ l'eau pour se rafraÓchir; une partie de l'ťquipage, en sentinelle sur les vergues, veillait l'approche des requins; on en aperÁut un d'une grosseur ťnorme, et dont la nageoire sillonnait les eaux... A la premiŤre alarme, les baigneurs regagnŤrent le navire; le monstre vorace, voyant ťchapper sa proie, fend les vagues comme un trait, et arrive au moment oý le dernier des nageurs, saisi par ses camarades, ťtait presque dans la chaloupe... il lui emporte la jambe... Le malheureux matelot transportť ŗ bord, expire au bout de quelques minutes... Un de ses camarades, nommť Emmanuel Purdy, s'ťcrie: ę…zťchiel est mort, et c'est ce monstre qui l'a tuť;Ľ il descend ensuite dans l'entrepont et se munit d'un long couteau. ęQue vas-tu faire?Ľ lui demanda-t-on. ęVenger mon camarade,Ľ rťpondit-il. Il remonte sur le pont et se prťcipite ŗ la mer, avant qu'on puisse deviner son dessein. Le requin, qui n'avait point quittť les environs du vaisseau, se rapproche, en nageant, d'abord lentement, suivant l'habitude de ces poissons; l'ťquipage pousse un cri gťnťral. Emmanuel, dont ce combat n'ťtait pas le premier essai, mťnage ses forces; armť du coutelas, il reste immobile et attend le requin qui ne tarde pas ŗ l'attaquer; l'intrťpide matelot, plonge, l'ťvite, et dťcrit un cercle pour frapper le monstre au flanc; tous les mouvements du requin annoncent la fureur; il s'ťlance en se penchant sur le cŰtť; sa gueule est placťe ŗ une certaine distancť de son museau; il ne peut rien saisir sans se renverser: c'est le moment favorable pour l'attaquer. Purdy l'aborde et lui plonge son couteau dans le ventre; le monstre blanchit l'ťlťment des coups de sa queue; Purdy se tient entre deux eaux, et le frappe encore plusieurs fois. Le requin, vaincu, teint les flots de son sang, surnage et meurt: on le hisse ŗ bord; Purdy lui ouvre le ventre, en retire le membre de son ami, et le restitue au tronc mutilť[73]. [73] Ce trait de courage fut insťrť dans la gazette de la Barbade. (_Not. de l'Aut._) Les dames remerciŤrent Frťmont-Hotspur de son empressement ŗ les distraire un moment; on servit encore du thť, du plum-pudding et mille autres friandises. Aaron Percy tira sa montre; il ťtait minuit, le rťcit du jeune Amťricain avait intťressť les pionniers, et personne n'avait parlť de se retirer. --Ces messieurs veulent-ils se joindre ŗ nous pour remercier l' tre suprÍme d'avoir aussi manifestement favorisť le commencement de notre ťmigration?--dit mistress Percy;--demandons, pour nous, les lumiŤres du ciel, et sa protection pour les amis que nous avons laissťs dans le Kentucky. AprŤs ces paroles simples, mais qui peignaient si bien l'‚me compatissante de mistress Percy, tous les pionniers se dťcouvrirent; la meilleure morale respirait dans l'exhortation d'Aaron, et tous l'ťcoutaient avec respect. Miss Julia ouvrit ensuite la Bible, et y lut quelques pages... AprŤs la lecture, il se fit un long silence, et au bout de quelques minutes de recueillement, le vieux pionnier adressa la priŤre suivante au ciel: ęO grand Crťateur! daigne jeter un regard sur cette multitude de tes crťatures rťunies dans ces lieux solitaires, et guide nos pas chancelants dans la nouvelle carriŤre que nous allons parcourir! Si nos desseins sont purs, ils ne peuvent venir que de toi! oui, c'est toi qui nous les inspires! Jadis nos pŤres ont espťrť en ta Providence; ils ont espťrť, et tu les as dťlivrťs. Rends-moi, Seigneur, rends-moi digne d'Ítre l'exemple, le consolateur et le guide du troupeau que tu m'as confiť... Que tous unis par les liens de la concorde, nous mÍlions sans cesse les accents de la reconnaissance aux pťnibles travaux que nous allons entreprendre! Inspire ŗ nos coeurs des sentiments dignes d'Ítre transmis ŗ nos descendants, et bťnis, nous t'en conjurons, bťnis nos projets et nos efforts! verse sur nos moissons futures tes rosťes fťcondantes: la terre que nous allons arroser de nos sueurs, deviendra l'asile des malheureux. Bťnis nos compagnes et nos enfants; c'est pour eux, tu le sais, que nous abandonnons nos foyers; satisfaisant alors au plus doux de tes prťceptes, nous remplirons ce continent immense de millions d'habitants qui, sans cesse heureux, te remercieront sans cesse de tes bienfaits, et te bťniront ŗ jamais jusqu'ŗ la dissolution de l'Univers!...Ľ Il y avait quelque chose de profond dans la voix d'Aaron Percy, son calme et sa confiance dans l'alliť qu'il implorait, pťnťtrŤrent jusqu'au coeur des assistants. AprŤs l'invocation, il y eut encore un moment de silence et de recueillement, et les pionniers se sťparŤrent. Frťmont-Hotspur se disposa ŗ relever les sentinelles; six hommes postťs en vue les uns des autres, veillaient jusqu'ŗ minuit; six autres leur succťdaient et montaient la garde jusqu'au point du jour. --M. O'Loghlin vous Ítes de garde ce soir,--dit Frťmont-Hotspur ŗ l'Irlandais dont le lecteur a dťjŗ fait la connaissance. --A vos ordres, M. Hotspur,--rťpondit l'enfant de la Verte-Erin en s'armant jusqu'aux dents.--Est-ce ŗ cheval que je monterai cette garde?... il me faudrait quinze jours pour apprendre ŗ me tenir en selle... j'ose espťrer que les sauvages ne choisiront pas cette nuit pour exercer leurs brigandages... d'abord je vous prťviens que je crierai de toutes mes forces ŗ l'apparition du moindre _chat-huant_ dans l'air. Vous m'avez dit, M. Hotspur, que les sauvages enlŤvent la chevelure avec la plus grande dextťritť?... quoi!... ces dťmoniaques ne vous donnent pas le temps de vous rťconcilier avec le ciel!!! je vous le rťpŤte, je donnerai l'alarme ŗ l'apparition du moindre chat-huant... --Bonsoir, M. O'Loghlin; soyez ferme au poste; j'espŤre que ce ne sera pas ŗ votre nťgligence que nous devrons la visite des Pawnies. --Le courage ne me manquera pas ŗ l'heure de ma vie oý j'ai le plus de force, observa O'Loghlin.--Bonne nuit M. Hotspur. Frťmont-Hotspur se rendit ensuite dans une autre partie du camp; quelques vigoureux pionniers prirent leurs fusils, en renouvelŤrent l'amorce, et se placŤrent de maniŤre ŗ pouvoir dominer la partie de la prairie dont la surveillance leur ťtait particuliŤrement confiťe. Enfin tout rentra dans le silence; dans les tentes rťgnait le calme le plus parfait; l' tre suprÍme n'a aucun crime ŗ punir dans les familles qu'elles abritent; pourquoi permettrait-il que des rÍves terribles et des visions de mauvais augure troublent leur sommeil?... Le lendemain, au lever du soleil, le camp retentissait du chant des psaumes et des priŤres... Retournons reprendre les pionniers que nous avons confiťs ŗ l'hospitalitť des trois amis. LA PRAIRIE. Mis arreras son las armas, mi descanso el pelear, et mi cama las duras penas. Mes parures sont les armes, mon repos le combat, et mon lit des rochers durs. (Ancienne romance espagnole.) Childe-Harold promŤne ses yeux ravis sur des vallťes fertiles et des coteaux romantiques. Que les hommes l‚ches, plongťs dans la mollesse, appellent les voyages une folie, et s'ťtonnent que d'autres plus hardis abandonnent les coussins voluptueux pour braver la fatigue des longues courses; il y a dans l'air des montagnes, une suavitť et une source de vie que ne connaÓtra jamais la paresse... (Lord Byron. _Childe Harold._) CHAPITRE IV. Averti de l'approche du jour par le chant des oiseaux, Daniel Boon ťveilla les pionniers; le soleil se leva radieux, ťclairant successivement le sommet des montagnes voisines, et colorant de ses riches nuances les vapeurs suspendues sur leurs flancs. On buvait encore le coup de l'ťtrier, lorsqu'une altercation s'ťleva entre un sauvage et un _sang-mÍlť_[74], ŗ propos d'un cheval que celui-ci prťtendait lui avoir ťtť volť. Le sang-mÍlť ťtait un garÁon de vingt ans, si j'ai bonne mťmoire, aux cheveux crťpus et mÍlťs _ŗ peu prŤs de la mÍme faÁon que la barbe de PolyphŤme_; il avait nom David, et ŗ l'entendre il ťtait homme ŗ dťfier tous les Goliaths du dťsert. Il est de fait que nul, mieux que lui, ne savait se servir de ses mains, instruments ťminemment perfectibles, merveilleux et dociles, et qui exťcutaient admirablement toutes les conceptions de son esprit. Il avait ťtť adjoint ŗ l'expťdition en qualitť de cuisinier _in partibus_. Cet infortunť Blanc revendiqua ťnergiquement son bien, mais le sauvage fit la sourde oreille, et ne bougea pas plus que le dieu Terme. Daniel Boon proposa un _mezzo-termine_, mais David repoussa la branche d'olivier (branche dessťchťe et trompeuse!) et provoqua le sauvage; on rťgla les clauses du combat; il fut convenu qu'on userait des pieds, des mains et des dents; or, nous savons que les morsures d'hommes sont considťrťes comme les plus dangereuses; elles cŤdent ŗ l'application d'une tranche de boeuf cuit[75]; si la suppuration ne s'ťtablit que le cinquiŤme jour, on emploie le veau... On trouve dans la loi des Lombards, que si l'un des deux champions avait sur lui des herbes propres aux enchantements, le juge ordonnait qu'il les jet‚t, et lui faisait jurer qu'il n'en avait plus. Le sang-mÍlť (ŗ l'exemple de Mercure Pomachus, lorsqu'il conduisit les Tanagrťens contre les …rethriens de l'Eubťe), se fŻt volontiers servi d'une ťtrille, mais Daniel Boon rappela les clauses du combat qui interdisaient l'usage des armes. David eut alors recours au moyen ordinaire; il cracha dans ses mains. Les docteurs de l'antiquitť nous disent qu'un fait particulier, mais dont l'expťrience est facile, c'est que si l'on se repent d'avoir portť, (de prŤs ou de loin), un coup ŗ quelqu'un, et que l'on crache ŗ l'instant mÍme dans la main coupable, la personne frappťe ne sent plus de mal. Quelques combattants, au contraire, pour rendre le coup plus violent, crachent ťgalement dans leurs mains[76]. Mais laissons-lŗ l'antiquitť: David et le sauvage se distribuent, au prťalable, force coups de poings et de coups de pieds; enfin ils se saisissent; l'Indien se sent enveloppť des membres puissants du sang-mÍlť comme jadis Laocoon, dans les nombreux replis du serpent de la mer; le feu brille dans leurs yeux; ils se raccourcissent, ils se baissent, ils se relŤvent et font mille efforts pour se renverser. Les deux champions s'ťtaient si bien frottťs d'huile d'ours qu'ils ťtaient luisants, et leurs ventres tendus montraient assez que le repas de la veille n'avait pas ťtť modťrť et frugal... Un peu de poussiŤre ou de fumťe sťpare les abeilles qui se battent; mais pour sťparer David et le sauvage, on mit entre eux un tison ardent; ils se l‚chent, et les _bottes_ d'_estoc_ et de _taille_, les _revers_ et les _fendants_, les coups ŗ deux mains tombent comme la grÍle; le Sang-mÍlť atteignit l'Indien ŗ la tempe, et l'ťtourdit. Enfin, Daniel Boon interposa le calumet de paix, et calma les ressentiments en citant plusieurs exemples de l'antiquitť, entre autres, le vieux SilŤne, le pŤre-nourricier du Dieu de la joie, se prťlassant _ŗ cheval_ sur un ‚ne, lorsqu'il fit son entrťe dans ThŤbes, la ville aux cent-portes: les soufflets furent qualifiťs de coups de poing, et tout fut dit; le sauvage tira ses grŤgues et gagna les champs. [74] Nť d'un nŤgre et d'une femme sauvage. [75] Ad hominis morsus carnem bubulam coctam. PLINE: _Hist. nat._ lib. XXVIII. [76] Quidam vero adgravant ictus ante conatum simili modo saliva in manu ingesta. (PLINE: _Hist. nat._ lib. XXVIII.) Un grand nombre d'Indiens d'une tribu voisine se rendirent au _wigwham_ de Daniel Boon, pour voir les nouveaux-venus, et leur demander des prťsents. Un jeune guerrier ťtendit sa blanket sur l'herbe, s'y coucha, et entonna une chanson indienne, qu'un intťressant AulŤtes accompagnait, en soufflant dans un os de chevreuil percť de trous. Avant le dťpart eut lieu la cťrťmonie de la _prťsentation des chevaux_; voici en quoi elle consiste. Lorsque les Indiens-Renards dťclarent la guerre ŗ une tribu voisine, ils se rendent chez les Indiens-Sacks pour leur demander des chevaux. Arrivťs chez leurs alliťs, les _Renards_ s'asseyent en cercle et fument, tandis que les jeunes _Sacks_ galopent autour d'eux, et leur cinglent les ťpaules ŗ grands coups de fouet; lorsque le sang ruisselle, les cavaliers mettent pied ŗ terre, et prťsentent leurs chevaux ŗ leurs hŰtes, les _Indiens-Renards_... Quelques jeunes guerriers lancŤrent des flŤches au _roc sorcier_. Lorsque les sauvages partent pour la guerre, ils ne croient au succŤs de leur expťdition que s'ils rendent visite ŗ un cťlŤbre _rocher peint_, oý, selon eux, habite l'esprit des combats: ils se le rendent favorable, en lui sacrifiant leurs meilleures flŤches qu'ils lancent contre le roc au grand galop de leurs chevaux... Tous les pionniers (ŗ l'exception de Daniel Boon, du vieux Canadien, et de quelques Alsaciens) ťtaient des jeunes gens ŗ leur premiŤre campagne, remplis de force, d'activitť. Le Natchez Whip-Poor-Will, montť sur un magnifique coursier, et armť de son _Tomahack_ ťtait certainement l'ennemi le plus redoutable qu'un homme eŻt pu rencontrer. ę_Tout-ŗ-coup je vis paraÓtre un cheval blanc; celui qui ťtait montť dessus avait un arc; on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur pour continuer ses victoires_[77].Ľ Un grand nombre d'autres guerriers sauvages faisaient partie de l'expťdition. [77] _Apocalypse_. Ch. VI. ß1, v. 2. Daniel Boon sonna le boute-selle, et les deux cavalcades d'hommes blancs et d'hommes rouges partirent au milieu des ę_hourrahs_;Ľ c'ťtait un spectacle ŗ la fois sauvage et pittoresque que celui de ces cavaliers ťquipťs si diffťremment, et cette longue file de chevaux qui serpentaient ŗ travers les dťfilťs des collines. La nature ťtait belle et claire, l'atmosphŤre transparente et pure. Le pays que parcouraient nos pionniers ťtait singuliŤrement ‚pre; ils passaient sous d'antiques arbres dont les rameaux se croisaient au-dessus de leurs tÍtes; excursion dťlicieuse! dans les autres pays on pense ŗ l'homme, et ŗ ses oeuvres; ici on ne trouve que la nature seule. Les beautťs d'une forÍt ont aussi leur grandeur, surtout quand un fleuve superbe y promŤne ses flots majestueux; quand les branches des arbres, se courbant sur ses bords en dŰmes de feuillage, sont ťclairťs par les rayons de la lune au milieu d'une nuit solennelle. Les pionniers ne pouvaient se lasser d'admirer ces lieux qu'ils visitaient pour la premiŤre fois. L'enfant est heureux, dit-on, parce que chaque jour, chaque heure lui prťsente des objets nouveaux; et c'est pour renouveler les impressions de leur enfance que les hommes parcourent les contrťes ťtrangŤres; ces impressions sont d'autant plus vives que les objets qu'ils rencontrent diffŤrent de ceux qu'ils ont vus auparavant. Une course de quelques heures conduisit nos pionniers ŗ un site de rochers mÍlťs d'arbres de l'aspect le plus agreste; Áŗ et lŗ ťtaient comme parsemťes sur les collines, des huttes d'Indiens, abandonnťes et croulant de vťtustť; naguŤre des chefs puissants s'y assemblaient... aujourd'hui ces habitations sont devenues le repaire des panthŤres et des loups; leurs hurlements ont succťdť aux accents de la joie, et aux chants des guerriers... Les pionniers europťens observaient les buissons d'un oeil soupÁonneux, croyant ŗ chaque instant y dťcouvrir les regards perÁants d'un ennemi... Daniel Boon et le Natchez Whip-Poor-Will, marchaient en tÍte de la caravane et charmaient les ennuis de la route, par des histoires que le vieux chasseur, surtout, racontait avec beaucoup d'action et de vivacitť. Jeune et douť de toute la facilitť d'esprit et de caractŤre d'un enfant de la France, le capitaine Bonvouloir (avec lequel le lecteur a dťjŗ fait connaissance) ťtait un vťritable Alcibiade, et toujours prÍt ŗ se conformer ŗ tous les changements exigťs par les moeurs des diffťrents peuples au milieu desquels il se trouvait; cependant comme les marins de tout pays il ne put se dťcider ŗ louer les choses de la _terre ferme_ sans faire quelques restrictions en faveur du grand lac (_la mer_). --_Wir sind in der wiese; welches schone grŁn!_ (Nous sommes dans la prairie; quelle belle verdure!) s'ťcria un pionnier allemand. --_Mit wohlgefallen irrt das auge auf diesen blumigen wiesen umhor._ (L'oeil se plaÓt ŗ errer sur ces prťs ťmaillťs de fleurs,)--dit un autre. --Aurons-nous un bon _sillage_ aujourd'hui, Colonel Boon?--demanda le capitaine Bonvouloir--ťchapperons-nous aux corsaires qui doivent nťcessairement _croiser_ dans ces parages?... nous voilŗ enfin dans les forÍts de l'Ouest dont on parle tant; jusqu'ŗ prťsent rien qui puisse Ítre comparť aux eaux du grand lac; je vous observerai, en marin de bonne foi, que je ne vois pas trop ce que l'on peut trouver dans ces _herbes_; pas un phoque, pas un misťrable requin, et, le dirai-je?... rien qui puisse offrir un agrťment comparable ŗ celui de la pÍche de la baleine... --Patience, capitaine;--dit Daniel Boon--vous n'en Ítes qu'au dťpart, et vous vous plaignez dťjŗ... tenez... pour commencer, nous voilŗ sur un champ de bataille... voyez le grand nombre d'ossements qui blanchissent au grand air. --Peste! s'ťcria le marin en ouvrant de grands yeux--c'est donc une _pourriŤre_ que cette vallťe? hum!... --Capitaine Bonvouloir, vous trouverez ici un trťsor d'allťgresses, vous qui aimez les combats,--continua le guide--les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Nous voyageons sur les terres de peuples vigilants et rusťs; ils portent dans leurs retraites montagneuses les passions farouches et les habitudes inquiŤtes de gens rťduits au dťsespoir; ils ťpient tous les mouvements des voyageurs, et fondent sur les traÓnards et les vagabonds au moment oý ils y pensent le moins. Herr Obermann, respectez la rose, la reine des parterres, mais ťcartez un peu les broussailles, et remarquez le grand nombre d'_ossements_ qui _tapissent_ ces buissons; des cr‚nes, des squelettes dessťchťes marquent le thť‚tre de faits sanguinaires, et signalent aux voyageurs, la nature dangereuse du pays qu'ils traversent... Comment! pas une colonne, pas une modeste pierre pour apprendre aux gťnťrations futures qu'un tel fut de ce monde! s'ťcria le capitaine Bonvouloir--parole d'honneur, colonel Boon, vous parlez de ces choses avec un sang-froid! ah!... ce sont donc de terribles ennemis que ces sauvages? tuer les gens au moment oý ils s'y attendent le moins! mais c'est une violation cruelle du droit des gens!... --Cachťs dans ces prairies, les ennemis sont plus difficiles ŗ trouver qu'ŗ vaincre,--continua Daniel Boon--ils y dressent leurs embuscades, et leurs victimes, une fois traÓnťes dans les buissons pour Ítre dťvorťes par les loups, toutes les traces disparaissent... --Messieurs--dit le vieux canadien Hiersac--nous nous trouvons, il est vrai, dans des parages dangereux, mais des troupes vaincues et rťduites au dťsespoir, reprennent courage, et dans un nouvel engagement, elles rťtablissent leurs affaires. D'ailleurs, (et vous en conviendrez vous-mÍme) il faut, de temps ŗ autre, quelques petits incidents qui fassent naÓtre dans l'‚me des voyageurs une _curiositť inquiŤte_... Prenez votre parti en brave; le colonel n'a pas exagťrť les dangers de la route; l'ennemi est plus difficile ŗ trouver qu'ŗ vaincre; vous aurez donc plus besoin du bouclier que de l'ťpťe; n'oubliez pas que la force ne peut rien contre la ruse: le _muge_, le plus rapide de tous les poissons, est la _p‚ture quotidienne_ du _pastenague_, le plus lent de tous les habitants des eaux... du reste, les modes de combattre varient ťgalement selon les pays. L'histoire nous dit que les Perses, lorsqu'ils conquirent les Óles de Chios, de Lesbos et de Tťnťdos, enveloppaient les habitants _comme dans un filet_, voici comment ils s'y prenaient: ils se tenaient tous par la main, et ťtendant leur ligne du nord au sud de l'Óle, _ils allaient ainsi ŗ la chasse des hommes_[78]. Ils s'emparŤrent aussi avec la mÍme facilitť, des villes Ioniennes de la Terre-ferme, mais ils ne pouvaient en prendre les habitants. Philostrate dit en parlant des Erťthriens: _Ils ťprouvŤrent le mÍme sort que des poissons, car ils furent pris comme dans un filet_. Messieurs, permettez-moi de vous dire tout ce que je sais sur ce sujet; mes connaissances stratťgiques sont trŤs bornťes; je ne vous ennuierai pas longtemps. Les Sarmates, jetaient des cordes sur leurs ennemis; aprŤs les avoir enveloppťs, ils dťtournaient leurs chevaux, et renversaient tous ceux qui s'y trouvaient pris. Quelques peuples nomades de la Perse se servaient, ŗ la guerre, et pour toute arme, de cordes artistement tissues; _ils y mettaient toute leur confiance_[79]. Dans la mÍlťe ils jetaient ces cordes ŗ l'extrťmitť desquelles ťtaient des rets; ils enveloppaient chevaux et cavaliers, les tiraient ŗ eux et les tuaient. [78] Hťrodote, liv. VI. Erato. [79] Hťrodote, liv. VII. Polymnie. --Messieurs, je vous conseille de vous concilier les guerriers de l'expťdition,--dit Daniel Boon. --Nous y avons pourvu, colonel,--dit le docteur allemand Wilhem;--en arrivant, je ne pus rťsister ŗ la tentation de mťriter le titre de _trŤs gťnťreux_; je fus si prodigue de verroteries et d'ťcarlates que mes futurs amis m'estimeront bien pauvre. --Il n'est pas prudent de laisser entrevoir au sauvage le tableau de notre luxe et de nos jouissances, pour le renvoyer ensuite ŗ sa misťrable hutte, et ŗ ses simples plaisirs[80];--continua Boon,--mais je vous disais, tout ŗ l'heure, que ces rťgions ťtaient les plus dangereuses de notre continent; on y rencontre, ŗ chaque pas, des vestiges de scŤnes de carnage et d'horreur. Il y a quelques annťes, des voyageurs furent faits prisonniers, et les sauvages les mangŤrent; je tiens ce fait d'un _coureur des bois_; pensez-vous que les requins soient plus expťditifs?... [80] Quanto ferociýs ante egerint, tanto cupidius insolitat voluptates hausisse. Ils se sont plongťs dans les voluptťs avec d'autant plus d'aviditť qu'elles leur ťtaient ťtrangŤres, et que leur vie avait ťtť plus sauvage. (TACITE. _Hist._) (_N. de l'Aut._) --Vous afez dit que les sofaches les afaient manchťs,--demanda un Alsacien d'une voix ťmue. --Ya, mein herr... --Der teufel! --Probablement par la raison de Candide... pour encourager les autres; observa le marin franÁais,--peste!... singulier appťtit, ma foi... Alerte! alerte! --Qu'y a-t-il?...--demanda vivement Boon... --Ce n'est rien... il me semble toujours entendre cette sommation... plus ou moins respectueuse... des Arabes-Bťdouins, ŗ ceux qu'ils poursuivent: _eschlah!... eschlah!..._[81] Docteur Hiersac, pendant que XerxŤs ťtait en marche, des lions attaquŤrent les chameaux de la caravane sans toucher aux hommes qui les conduisaient. Mais en Chalceritide les oiseaux du pays combattaient les ťtrangers ŗ coups d'ailes. [81] Dťpouille-toi! dťpouille-toi! --C'est vrai,--dit le docteur canadien,--Pline certifie le fait: _et in ea volucres cum advenis pugnasse, pennarum ictu_. --Docteur Hiersac, vous frisez le pťdant,--observa le jeune allemand Wilhem. --Il y a cinquante ans que je n'ai eu le plaisir de citer _mes auteurs_; si je ne profitais de l'occasion qui se prťsente, je pourrais oublier _mon latin_... --C'est logique; observa le capitaine Bonvouloir;--il en est de la science comme des vieux costumes de nos thť‚tres; si l'on ne les exhibait, de temps ŗ autre, devant un public ťbloui de leur ťclat, ils pourriraient; on commande donc des comťdies pour les costumes... --Tout rťcemment, il y eut un massacre gťnťral des Blancs qui se trouvaient dissťminťs dans ces rťgions,--reprit Daniel Boon aprŤs un moment de silence;--je fus le seul _visage p‚le_ (homme blanc) ťpargnť[82]; ici donc les morts ouvrent les yeux aux vivants; tenez, nous allons mettre le feu aux broussailles, et vous verrez plus de cent de ces coquins de _Pawnies_. [82] Historique. --Nein! nein! (non pas! non pas!)--s'ťcriŤrent ŗ la fois une douzaine d'Alsaciens. Daniel Boon avait un peu exagťrť les dangers de la route, mais son intention ťtait d'aguerrir les pionniers, ses compagnons, et surtout de les forcer ŗ rťtracter ce qu'ils avaient dit contre les forÍts de l'Amťrique... --Herr Obermann,--dit le capitaine Bonvouloir ŗ l'Allemand qui l'avait approuvť;--nous voilŗ une vilaine affaire sur les bras; maudite dťmangeaison de critiquer!... si les guerriers de l'expťdition venaient ŗ apprendre que nous avons parlť _irrťvťrencieusement_ de leurs forÍts, il est probable qu'au premier engagement, loin de nous porter secours, ils nous laisseraient travailler pour notre propre compte; c'est vous, herr Obermann, qui Ítes cause de cette maladresse de ma part; je n'ai fait que formuler un regard de mťfiance que vous avez jetť sur ces bois; je vous prťviens que je vais rťtracter au nom de tous les sceptiques de l'expťdition. --_Ia, capetan; schweigen ist besser als reden_ (oui, capitaine; il vaut mieux se taire que parler). --Hum!... colonel Boon, je n'ai pas prťcisťment... _affirmť_... que les requins ťtaient plus redoutables que les habitants de ces forÍts,--dit le marin un peu dťcontenancť par les dťtails topographiques du phlegmatique cicťrone;--les sauvages sont de formidables ennemis, je l'avoue... et il est _trŤs_ possible que je leur rende justice... un peu plus tard... quand j'aurai _goŻtť_ de cette vie _paisible_ que vous menez dans les bois; du reste, colonel,--ajouta le marin en termes moins sceptiques, afin de pallier sa premiŤre assertion,--je crois qu'il serait _beaucoup_ plus instructif pour l'homme de venir dans votre Amťrique contempler les progrŤs d'un peuple _nouveau_ et ťclairť, que d'aller en Italie dessiner les monuments de la dťcadence et fouler les dťbris d'une ancienne nation. Le capitaine Bonvouloir suait ŗ grosses gouttes; cette rťtractation lui coŻtait, mais en marin de bonne foi, il crut devoir faire amende honorable. Daniel Boon reÁut les excuses des pionniers qui croyaient que tout ťtait au mieux dans leurs villages; il les engagea ŗ prťparer leurs armes, car trŤs probablement ils auraient ŗ disputer le passage du premier guť; la terreur ťtait au comble dans les rangs; plus d'un Alsacien philosophait sur sa bÍte tout en cheminant; car enfin, ils ťtaient seuls de leur province, ŗ trois mille lieues de leurs amis, et qui plus est, entourťs d'ennemis fťroces; quelques-uns eussent ťtť tentťs de s'admirer, faisant partie d'une expťdition au milieu de ces peuplades guerriŤres, s'il y eŻt eu, entre eux et leurs ennemis, d'autre juge d'un conflit que la ruse. L'imagination des enthousiastes s'ťtait enflammťe aux dťtails du vieux guide; bons et hardis cavaliers, les chasses aux buffalos, les combats avec les sauvages leur tournaient la tÍte. Rien n'est plus propre ŗ enflammer la jeunesse que cette vie active des forÍts: les …tats de l'Ouest fťcondent sans cesse par une population ťnergique le centre qu'ťnerve le froissement de la rotation sociale. --Vos forÍts ťveillent des ťmotions de grandeur et de solennitť semblables ŗ celles que j'ťprouvai sous les voŻtes des monuments de la ville ťternelle,--dit le docteur allemand Wilhem, ŗ Daniel Boon;--jamais je ne fus plus heureux; jamais ma sensibilitť pour la nature ne fut plus vive; ťcoutez!... on croirait entendre les sons majestueux de l'orgue!... --Prenez garde, docteur Wilhem,--dit le vieux Canadien,--dans les prairies, comme dans les dťserts de l'Afrique, les sens sont souvent trompťs. Ici, si l'on ne savait Ítre dans un pays oý il n'existe rťellement d'autre ťdifice que la tente du voyageur, plantťe le soir et enlevťe le matin, on dirait (avec la plus complŤte illusion d'optique) que les rochers sont autant de vieilles forteresses ou de ch‚teaux gothiques. On se croirait transportť au milieu des antiques castels de la chevalerie; ici, sont de larges fossťs, lŗ, de hautes murailles, des dťbris de temples immenses, des tours, des arcades majestueuses, des remparts, des dŰmes, des parcs, des ťtangs, des portiques... Vous croyez voir un manoir du moyen ‚ge... …coutez! ťcoutez!... c'est la voix du ch‚telain que vous venez d'entendre dans le murmure confus de la brise!... mais approchez... au lieu de ruines sublimes, vous ne trouvez qu'une terre aride et crevassťe en tout sens par la chute des eaux;--et le docteur ajouta avec emphase;--ainsi s'est jouťe la nature en crťant l'espŤce humaine, et chaque badinage a pris, chez nous, le nom de prodige; _hśc atque talia ex hominum genere ludibria sibi, nobis miracula ingeniosa fecit natura..._ Souvent, si l'on en croit l'auteur de l'Albania, on entend ŗ midi ou ŗ minuit, un bruit d'abord faible, mais grossissant de plus en plus, la voix des chasseurs, des aboiements de chiens, et le son rauque du cor dans le lointain. BientŰt le tumulte redouble; l'air retentit de cris plus ťlevťs, des gťmissements du cerf poursuivi et dťchirť par les chiens, des acclamations des chasseurs, du trťpignement des pieds des chevaux, bruit rťpťtť par les ťchos des cavernes. La gťnisse paissant dans la vallťe tressaille ŗ ce tumulte, et les oreilles du berger tintent d'effroi. Il tourne ses yeux ťgarťs vers les montagnes, mais il n'aperÁoit aucune trace d'un Ítre vivant. Effrayť et tremblant, il ne sait ce qui cause sa crainte frivole, et si c'est l'ouvrage d'un esprit, d'une sorciŤre, d'une fťe ou d'un dťmon; mais il est surpris et sa surprise ne trouve pas de fin[83]. [83] On trouve dans l'Albania, le fragment ci-dessus, et beaucoup d'autres passages poťtiques du plus grand mťrite. Note empruntťe ŗ Walter Scott. (Voy. de la dťmonologie et de la sorcellerie.) --Colonel Boon,--dit le jeune Allemand Wilhem, aprŤs un long silence,--il me tarde d'aller philosopher avec les Sagamores[84] des montagnes; je leur prÍcherai des sentiments plus humains... [84] _Sagamores_, les chefs sauvages. (_N. de l'Aut._) --Les sauvages ne vous comprendront pas,--dit Daniel Boon;--la vie errante, quoique exposťe ŗ de grands inconvťnients, a cependant des charmes pour eux; l'indťpendance absolue de toute espŤce de frein; le petit nombre de dťsirs rarement portťs au-delŗ des premiers besoins; l'habitude, enfin, de trouver, dans l'immensitť des forÍts, des ressources intarissables, tels sont, je crois, quelques-uns de ces attraits irrťsistibles auxquels les indigŤnes sont si fortement attachťs, que depuis deux siŤcles l'exemple de notre industrie leur a ťtť inutile. --On a beaucoup ťcrit sur cette question,--observa le capitaine Bonvouloir;--on niait mÍme, autrefois, que les sauvages fussent des hommes; mais le pape Paul III dťcida et dťclara, par une bulle, que les Indiens et les autres peuples du Nouveau-Monde ťtaient de l'espŤce humaine[85]... Comment, aprŤs cela, douter de l'infaillibilitť du pape!! Du reste, on a tout discutť; je ne sais quel impudent osa poser cette question... _les femmes ont-elles une ‚me_? Il fut dťcidť, ŗ la majoritť _d'une voix_, qu'elles en avaient une. Un ťcolier, quelque peu clerc, soutint cette thŤse... _que les Allemands ne pouvaient avoir de l'esprit_;... on dťcida donc, ŗ l'unanimitť, _que les Allemands n'avaient point d'esprit_.--J'ai entendu dire que cette vie des bois, excitťe seulement par les enivrantes ťmotions de la chasse et de la guerre, est si attrayante, qu'elle tente parfois les habitants des frontiŤres,--reprit le docteur Wilhem aprŤs un moment de silence. [85] Indos ipsos utpote veros homines existere decernimus et declaramus. --C'est vrai,--rťpondit Daniel Boon;--quand ils ont joui pendant quelque temps de cette libertť sans limites, la dťpendance qui existe nťcessairement entre divers membres du corps social les ťpouvante; les philosophes citent, sans doute, ces faits pour prouver que la civilisation n'est point un avantage; mais n'en croyez rien, c'est Daniel Boon qui vous le dit; les misanthropes, par esprit de censure, prťconisent l' tre sauvage qu'ils ne connaissent pas; les maux du corps sont, selon eux, la consťquence d'une maniŤre de vivre que la nature rťprouve; pleins de confiance en ce principe, ils ont cru pouvoir assurer que le sauvage, menant une vie conforme ŗ la nature, devait conserver une santť parfaite; mais ils n'ont pas considťrť que l'excŤs de la misŤre qu'il ťprouve si frťquemment pouvait bien Ítre encore plus nuisible que l'intempťrance; ils n'ont pas remarquť que la nature a aussi son inclťmence; ils semblent s'Ítre dissimulť que la vie du sauvage, dont ils se plaisent ŗ exalter les vertus et la sobriťtť, n'est qu'une alternative du jeŻne le plus rigoureux, et de la plus insatiable gourmandise... --Les tentatives pour les amener ŗ la vie civilisťe ont donc ťtť vaines?--demanda le marin franÁais. --Toutes les fois que l'Indien a le choix,--rťpondit Boon;--il rejette avec dťdain les coutumes des Visages-P‚les, et suit, avec obstination, les usages de ses pŤres... Non, le sauvage ne dťposera jamais l'arc et le carquois pour se faire laboureur; ce sont des hommes blancs qui ensemenceront ces rťgions; transportez-y l'infatigable habitant de l'Ohio, ou le sobre Quaker, quelles richesses ne tireraient-ils pas de ces terres fertiles? Ce jour viendra, mais Daniel Boon n'aura pas le bonheur de le voir!... Ce que l'homme commence pour lui-mÍme, Dieu l'achŤve pour les autres[86]. [86] Lo que el hombre empesa para simismo, Dios le acaba para los otros. (Proverbe espagnol.) --NaquÓtes-vous dans une province frontiŤre?--demanda le jeune Allemand au vieux chasseur. --Je naquis presque sauvage,--rťpondit celui-ci;--c'est dans les forÍts que j'exerÁai mes premiers pas; la nature a donc ťtť ma premiŤre institutrice, parce que c'est sur elle que sont tombťs mes premiers regards... Et vous docteur Wilhem? --Je vis le jour non loin d'un ch‚teau sur les bords du Rhin; ce ch‚teau est depuis longtemps inhabitť; la crťdule superstition s'en est emparťe; de lŗ des lťgendes dont le rťcit dut exciter, de bonne heure, ma curiositť; ęlorsque les marbres s'ťcroulent, a dit un poŤte; lorsque les annales manquent, les chants des bergers immortalisent la renommťe de l'homme, en danger de pťrir[87].Ľ Tout ce qui a survťcu ŗ la puissance destructive du temps et des hommes attire mon attention; les monuments dont l'origine est incertaine ne m'en paraissent que plus intťressants. J'aime ŗ m'occuper du passť, comme on aime ŗ entendre les rťcits des voyageurs qui arrivent des pays lointains... L'idťe des grandes distances exalte les facultťs, et prÍte des ailes ŗ l'imagination. [87] Lord Byron, _Childe Harold_. --Vous n'Ítes pas le premier Europťen chez qui j'aie remarquť ce respect pour les anciens monuments, les ruines et les tombeaux, dit Boon; je comprends combien l'obscuritť intermťdiaire de plusieurs siŤcles doit contribuer ŗ exciter l'intťrÍt; en traversant ces lieux solitaires, tout rťveille les souvenirs; si je revoyais Saratoga et Bunkerhill[88]!! [88] Les Amťricains y remportŤrent deux victoires sur les Anglais. --Quel est votre passe-temps dans ces solitudes, colonel Boon?--demanda un pionnier. --La chasse,--rťpondit le vieillard;--je rťcolte aussi beaucoup de miel... --Du miel!--s'ťcria le capitaine Bonvouloir ťtonnť,--nous n'avons pas encore rencontrť une seule abeille!... --Rien de plus simple que d'en attirer;--dit Boon,--et il tira de sa poche une petite boÓte en ťtain, dont il fit sauter le couvercle; les pionniers sentirent s'exhaler l'odeur du miel le plus pur; les abeilles abandonnŤrent les fleurs de la prairie et s'assemblŤrent autour d'eux;--depuis que j'ai appris, des sauvages, l'art de dťcouvrir leurs retraites, je ne force plus leurs inclinations, car ce n'est que lorsqu'elles jouissent de leur libertť qu'elles prospŤrent... --Puissent les bourbouilles[89] me dťvorer, si je comprends quelque chose aux ťvolutions de ce cheval!--s'ťcria le marin franÁais;--Hippocrate dit que l'exercice de l'ťquitation occasionnait aux Scythes des douleurs dans les articulations; ils devenaient boiteux et la hanche se retirait; si ce cheval continue ses soubresauts, je ne sais ce qu'il en arrivera; mais certainement je ne tarderai pas ŗ Ítre dťsarÁonnť,... colonel Boon, veuillez lui adresser quelques mots, je vous prie.--Boon ferma sa boÓte; les abeilles s'enfuirent, et le cheval rťtif reprit son rang.--Vous nous parliez, je crois, d'une maniŤre toute particuliŤre de prendre les abeilles?--continua le marin. [89] _Bourbouilles_, ťruption milliaire dont les aiguilles incessantes martyrisent le patient de la tÍte aux pieds. --Oui, capitaine,--rťpondit le guide,--ŗ quelque distance qu'elles aillent, je suis sŻr de les retrouver en automne; cette recherche ajoute ŗ nos rťcrťations; le Natchez Whip-Poor-Will et moi, nous savons tromper mÍme leur instinct... --Pourrait-on, sans indiscrťtion, vous demander quelques dťtails sur cette chasse? --Tous les ans nous consacrons une quinzaine de jours, ŗ la chasse aux abeilles,--continua Boon,--nous partons, emportant avec nous quelques provisions, un briquet, de la cire, du vermillon et nos carabines; personne, vous le savez, ne doit aller dans les bois sans armes, car on peut rencontrer une bÍte fťroce, ou un sauvage Pawnie plus fťroce encore. Ainsi pourvus, nous nous dirigeons vers les lieux les plus reculťs. AprŤs avoir _percutť_ les arbres, nous rťpandons du miel sur une pierre plate et nous allumons un petit feu que le Natchez alimente en y faisant fondre de la cire. Les abeilles, allťchťes par l'odeur, viennent d'une distance considťrable et se teignent le duvet dans du vermillon dont nous avons environnť chaque goutte de miel; quand elles sont suffisamment approvisionnťes, elles prennent leur vol en ligne droite; nous les suivons, car il est facile de les reconnaÓtre ŗ leur uniforme rouge; nullement ťmues ŗ notre apparition, elles continuent de vaquer ŗ leurs travaux accoutumťs, les unes arrivant avec leur cargaison, les autres sortant pour de nouvelles explorations, ne se doutant pas de la dťconfiture qui les attend _at home_. La hache rťsonne, l'arbre tombe avec un horrible fracas, et laisse ŗ dťcouvert les trťsors accumulťs de la rťpublique: le Natchez et moi nous les dťpouillons sans pitiť. Autrefois, les abeilles formaient des prťsages privťs et publics, quand elles ťtaient suspendues en grappes dans les maisons ou dans les temples, prťsages souvent accomplis par de grands ťvťnements. Elles se posŤrent sur la bouche de Platon encore enfant, pour annoncer la douceur de son ťloquence enchanteresse. Elles se posŤrent dans le camp de Drusus, chef de l'armťe romaine, lorsque l'on combattit avec le plus heureux succŤs, auprŤs d'Arbalon. Le miel, selon les Anciens, venait de l'air, gťnťralement au lever des astres et principalement sous la constellation de Sirius, vers l'aube du jour; aussi ŗ la naissance de l'aurore, dit Pline, les feuilles des arbres sont-elles humectťes de miel; et ceux qui se trouvent, le matin, dans les champs, sentent leurs habits et leurs cheveux imprťgnťs d'une liqueur onctueuse. Au surplus, ajoute le cťlŤbre naturaliste, que le miel soit une transpiration du ciel, ou une rosťe des astres, un suc de l'air qui s'ťpure, plŻt aux dieux qu'il nous parvÓnt sans mťlange, naturel, liquide, tel qu'il a coulť d'abord!... Aujourd'hui mÍme, qu'il tombe d'une si grande hauteur, souillť mille fois sur sa route, corrompu par le suc des fleurs, enfin tant de fois changť, il conserve, cependant, un goŻt dťlicieux qui dťcŤle encore une nature cťleste[90]. On ne pouvait Ítre admis aux mystŤres de Mithras et des Cabyres, sans avoir ťtť lavť dans un fleuve; ceux de Mithras exigeaient qu'on s'y baign‚t pendant plusieurs jours; on se lavait ensuite les mains avec du miel qui, selon Platon et les anciens mťdecins, passait pour avoir une qualitť dťtersive particuliŤre et _mondifiante_... On n'admettait les catťchumŤnes au baptÍme, dans les ťglises d'Afrique, qu'aprŤs leur avoir fait goŻter du miel et du lait; le miel, vu sa qualitť fondante, dťtersive et spiritueuse, ťtait le symbole de la purification intťrieure, de l'ťloquence et du don de prophťtie. C'est pour cette raison que cet enfant, qui devait Ítre prophŤte par excellence, devait aussi comme les ťglises d'Afrique l'ont fait pratiquer, manger de la _crÍme_ et du _miel_. Nous retrouvons dans l'hymne d'HomŤre ŗ Mercure, que les Parques avaient don de prophťtie toutes les fois qu'elles mangeaient du miel. [90] Pline, _Hist. nat._, lib. XI. Les pionniers abrťgeaient avec peine les haltes dťlicieuses qu'ils faisaient au sein d'une solitude agreste; enfin, du haut d'une colline, ils dťcouvrirent devant eux la vaste prairie; jamais spectacle n'avait paru si beau aux Europťens qui se trouvaient dans ces rťgions pour la premiŤre fois; ils croyaient rÍver!... Nos voyageurs ne parcouraient pas un pays oý les ruines ťparses avec leurs traditions, et leurs souvenirs arrachent l'esprit de la contemplation du prťsent, et le reportent vers le monde passť; dans ces rťgions solitaires, aucune association ne rťveille le souvenir des temps qui ne sont plus; au lieu de monuments croulant de vťtustť, les pionniers avaient, d'un cŰtť, l'immense prairie, et de l'autre les majestueuses forÍts de l'Amťrique, intactes comme au commencement des siŤcles. On a dit[91]: ęque les plus belles contrťes, quand elles ne retracent aucun souvenir, quand elles ne portent l'empreinte d'aucun ťvťnement remarquable, sont dťpourvues d'intťrÍt en comparaison des pays historiques: aucun intťrÍt, oui, pour ceux qui passent leur vie dans le cercle monotone de la civilisation; chaque pays a des sources d'intťrÍt qui lui sont particuliŤres. Celui qui aime ŗ errer au milieu de vastes solitudes; celui qui n'a pas besoin du charme des souvenirs pour jouir du magnifique tableau qui frappe ses regards, celui-lŗ trouvera dans les prairies de l'Amťrique, une source de jouissances ineffables; c'est surtout ŗ l'homme ami de la vague rÍverie, que toutes ces scŤnes ťloignťes de la monotonie de la vie commune prťsenteront partout des tableaux sombres ou brillants; lŗ ses pensťes pourront errer librement, sans crainte d'interruption. [91] Madame de StaŽl: _Corinne_. Le jour ťtait sur son dťclin; les daims quittaient leurs retraites, et cheminaient lentement dans la prairie; parvenus au sommet des collines, ils levaient leurs tÍtes ornťes de panaches, humaient l'air, dťcouvraient les pionniers, et disparaissaient comme le vent. De temps ŗ autre, un vautour effrayť se dťtachait lentement de sa proie, dťployait ses grandes ailes, et se perdait dans l'azur de l'atmosphŤre en dťcrivant des cercles majestueux. --_Wir fahren sehr schnell; wenn es so fortgeht, so werden wir bald angelangt seyn_ (nous allons bon train; si nous continuons ainsi, nous arriverons bientŰt),--observa un Alsacien peu habituť ŗ l'exercice de l'ťquitation. --Une piste! cria Daniel Boon en indiquant au Natchez des traces sur l'herbe! --Une _ourse_[92]! cria ŗ son tour le capitaine Bonvouloir. [92] _Ourse_: nom d'une voile. Daniel Boon arrÍta son cheval, et les pionniers ne formŤrent qu'un seul groupe silencieux et immobile: le Natchez, Whip-Poor-Will, examina les pistes avec la plus grande attention, et en conclut que ce n'ťtait point des traces de chevaux sauvages, puisqu'on ne voyait aucune empreinte de _poulains_; aussi le superstitieux enfant des bois dťchargea sa carabine dans la direction qu'avait prise les prťtendus ennemis, assurant qu'il ralentissait ainsi leur vitesse, et qu'il les atteindrait plus facilement. Enfin, par une exclamation, il attira l'attention de ses compagnons du cŰtť qu'il indiquait du doigt, et les deux seules crťatures humaines qu'ils dťcouvrirent ťtaient de nature ŗ ajouter au caractŤre dťsolť du site. A la vue des deux sauvages, les pionniers se livrŤrent ŗ leurs conjectures sur les motifs qui les amenaient dans ces parages... --Pensez-vous que ces deux hommes soient des Pawnies, colonel Boon?--demanda le capitaine Bonvouloir au vieux guide qui ne trahissait aucune inquiťtude;--nous pourrons leur donner la chasse ŗ grand bruit; c'est peut-Ítre du _fret ŗ cueillette_[93]; si ce sont des ennemis, nous nous en emparerons facilement. [93] Si le capitaine d'un navire ne s'engage ŗ partir que quand son chargement sera _complet_, qu'il l'aura en quelque sorte recueilli au moyen d'affrŤtements successifs, on dit que le b‚timent est chargť _ŗ cueillette_. (_Note de l'Aut._) --Pas encore,--dit Boon ŗ l'impatient marin;--il ne faut montrer ni crainte, ni dťfiance; nous ferons bien d'avoir une confťrence avec eux; il est donc indispensable que quelqu'un de nous les aborde en ami... --Ce ne sera certes pas moi qui irai leur attacher les grelots,--dit vivement le capitaine Bonvouloir;--_I beg to be excused_ (je demande ŗ Ítre excusť). --Je _dťcline_ ťgalement cette mission dťlicate,--dit le docteur Wilhem;--ce ne serait pas une petite affaire que d'avoir ŗ _brider_ ces gens-lŗ. --Ce sera donc vous, Herr Obermann?--dit Boon au vťnťrable Alsacien. --Nein! nein! (non pas! non pas!), s'ťcria celui-ci. La mission ťtait rťellement pťrilleuse, car l'envoyť pouvait Ítre percť de flŤches. Le chef d'une expťdition doit toujours se mettre en avant; le Natchez Whip-Poor-Will, armť de son tomahawck, de son arc et de son couteau ŗ scalper (mokoman), s'avanÁa donc hardiment vers les deux sauvages pour confťrer avec eux. --Ces deux enfants des forÍts ne me paraissent pas trop abondamment pourvus des biens de ce monde, pour que leur bonheur puisse Ítre digne d'envie, observa le marin franÁais:--voyez, colonel, ils sont presque nus. --Nous en saurons la raison tout ŗ l'heure,--dit le chasseur;--ces sauvages ont sans doute _sacrifiť_ leurs habits ŗ leur _mťdecine_; c'est un acte de dťsespoir des braves guerriers quand ils ont ťtť malheureux dans une expťdition, et qu'ils craignent d'Ítre raillťs ŗ leur retour au village. Ils jettent leurs habits et leurs ornements, se dťvouent au Grand-Esprit, et tentent quelques exploits ťclatants pour couvrir leur disgr‚ce...; alors, malheur aux hommes blancs, sans dťfense, qu'ils rencontrent! --Ces brigands ne sont peut-Ítre pas seuls,--observa un pionnier alsacien. --C'est pourquoi nous ne saurions prendre trop de prťcautions,--continua Boon;--ils placent des vedettes sur les collines environnantes, car dans ces immenses plaines oý l'horizon est aussi ťloignť que sur l'Ocťan, ils dťcouvrent tout et communiquent ŗ de grandes distances. Les ťclaireurs ťpient, en mÍme temps, et l'ennemi et le gibier; ce sont des tťlťgraphes vivants; ils transmettent leurs observations par des signaux concertťs d'avance; s'ils veulent avertir leurs compagnons qu'il passe un troupeau de _buffalos_[94] dans la plaine, ils galopent de front, en avant et en arriŤre sur le sommet du plateau; si, au contraire, ils aperÁoivent un ennemi, ils galopent ŗ droite et ŗ gauche, en se croisant les uns les autres; ŗ ce signal tout le village court aux armes. [94] Bison, boeuf sauvage. --Les anciens Grecs avaient quelque chose d'analogue,--dit le docteur Wilhem;--ils se servaient, pour signaux, de torches que des hommes tenaient allumťes sur les remparts. Quand les vedettes voulaient signaler l'approche d'un ennemi, elles agitaient les torches; elles restaient immobiles lorsque, au contraire, c'ťtait un secours qui leur arrivait. Par les diffťrentes combinaisons de ces feux, on faisait mÍme connaÓtre la nature du danger et le nombre des ennemis...; les Arabes avaient aussi leurs _althalayahs_; ils donnaient ce nom ŗ de petites tours ťlevťes sur des ťminences, et d'oý leurs ťclaireurs avertissaient des mouvements de l'ennemi au moyen de signaux rťpťtťs de porte en porte. Au moyen-‚ge, dans les villes que la guerre menaÁait constamment, un enfant ťtait tenu ŗ poste fixe, et en guise de sentinelle, dans le clocher de l'ťglise; il ťtait chargť d'observer ce qui se passait au loin, et d'annoncer l'approche des ennemis. Colonel Boon,--observa le capitaine Bonvouloir,--nous rencontrerons, _trŤs probablement_, des _brisants_ dans le cours de cette expťdition; nous avons, heureusement, une main expťrimentťe au gouvernail... ne craignez-vous rien pour le Natchez?... voyez comme ils gesticulent tous trois...; assurťment, ils vont se battre... --Soyez sans inquiťtude,--dit Boon;--les sauvages, lorsqu'ils confŤrent entre eux, en usent toujours ainsi; du reste, il est peu probable qu'ils aient des intentions hostiles; leur sagacitť leur eŻt conseillť de se cacher dans les broussailles. --C'est logique. La confťrence terminťe, les pionniers se remirent en marche et franchirent lestement une multitude de collines (car les chevaux ťtaient encore dans l'ardeur d'une premiŤre journťe de voyage) et firent halte sur les bords d'une petite riviŤre, tributaire du Missoury. Daniel Boon donna toutes les instructions nťcessaires pour un campement de nuit: les chevaux, dťbarrassťs de leurs fardeaux, se roulaient sur l'herbe ou paissaient en libertť[95]; le camp prťsenta bientŰt le spectacle d'un laisser-aller mÍlť d'activitť qui caractťrise une halte dans un pays abondant en gibier. [95] Lorsque les Sarmates devaient faire de longs voyages, dit Pline, ils y prťparaient leurs chevaux par une diŤte de vingt-quatre heures, pendant laquelle ils ne leur donnaient qu'un peu d'eau ŗ boire (_potum exiguum impertientes_); ils leur faisaient ensuite faire cent cinquante milles sans s'arrÍter. (Pline _Hist. nat._, lib. VIII.) (_N. de l'Aut._) LE COMBAT DES REPTILES. Le serpent se repliant, blessa l'aigle ŗ la poitrine, prŤs de la gorge. HOM»RE. CHAPITRE V. Pendant qu'on faisait les dispositions pour la nuit, nos pionniers s'aventurŤrent ŗ une petite distance du campement; ils furent tout ŗ coup arrÍtťs par un bruit singulier qui partait des broussailles; ce bruit cessait par moment, et recommenÁait aussitŰt; les chasseurs dťcouvrirent enfin un ťnorme serpent ŗ sonnettes; il exerÁait un charme. Qui n'a entendu parler de ce terrible reptile? c'est le plus redoutable de nos forÍts; il masque son approche, dťguise ses attaques, se replie en cercle comme pour dťrober sa prťsence ŗ ses victimes qu'il ne vainc que par son poison mortel. Malheur ŗ ceux qui approchent de sa retraite! ils reÁoivent, par une piqŻre presque insensible, une mort aussi cruelle qu'imprťvue... Nos pionniers observent le serpent; le reptile s'arrÍte, ses yeux ťtincellent, il fixe l'oiseau et suit tous ses mouvements; celui-ci, loin de fuir son ennemi, semble, au contraire, fascinť par un pouvoir invisible, il crie... ses plumes se hťrissent... ses mouvements... ses accents, tout annonce le dťlire de la terreur; il s'avance, recule, bat des ailes, aiguise son bec, et aprŤs quelques moments passťs dans l'agitation la plus convulsive, il se prťcipite dans la gueule du monstre qui en fait sa proie. Le marin franÁais, indignť de la voracitť du crotale, saisit un gourdin, et de _deux coups il en eŻt fait trois serpents_, mais le Natchez Whip-Poor-Will le supplia de ne point tuer le reptile; les autres guerriers de l'expťdition lui firent la mÍme priŤre, bourrant ensuite leurs _opwagŻns_ (pipes), ils se mirent ŗ fumer; le serpent faisait mouvoir sa langue avec rapiditť, et paraissait enivrť par les bouffťes de tabac que lui lanÁaient les Indiens. Il partit; les guerriers le suivirent dans les broussailles, en le suppliant de prendre soin de leurs femmes et de leurs enfants pendant leur absence, et de ne point les rendre responsables de l'_insulte_ qu'il avait reÁue de l'_homme du point du jour_[96]; ils eurent soin, toutefois, de se tenir ŗ une distance respectable du monstre. [96] Europťen (le capitaine Bonvouloir). --Le serpent ŗ sonnettes est notre grand-pŤre,--dit aux pionniers le Natchez Whip-Poor-Will imbu de toutes les superstitions de sa race,--il est placť dans les forÍts pour nous avertir de l'approche du danger, ce qu'il fait en agitant les anneaux de sa queue; c'est comme s'il nous disait ęprenez gardeĽ; si nous en tuions un seul, les autres se rťvolteraient et nous mordraient; ce sont de dangereux ennemis; ne les irritez pas, car nous sommes en paix avec eux. AprŤs ce singulier colloque oý apparut la superstition indienne dans tout son jour, le Natchez dit quelques mots aux guerriers; ils se rťunirent, confťrŤrent ensemble pendant quelques minutes, et dťcidŤrent que pour apaiser la colŤre du _Manitou-Kinnibic_ (le serpent protecteur) ils lui sacrifieraient un chien; et tirant leurs couteaux, ils se prťcipitŤrent sur un magnifique _terre-neuve_ appartenant au capitaine Bonvouloir; dťjŗ ils avaient liť les pattes du pauvre animal, lorsque le marin, furieux, saisit le _sacrificateur_ et le faisant pirouetter: --Que le diable emporte votre _Manitou-Kinnibic_!--s'ťcria-t-il;--si le serpent ŗ sonnettes est votre protecteur, le chien est ami de l'homme blanc, et je ne souffrirai pas que, pour rťcompenser celui-ci de m'avoir tirť deux fois du fond de la mer, vous l'immoliez ŗ votre Manitou, qui, entre nous soit dit, est un vil coquin! si vous versez une goutte du sang de mon chien, le seul ami qui me reste, je jure d'ťcraser votre grand-pŤre la premiŤre fois qu'il se trouvera sur mon chemin... arriŤre paÔens!! Daniel Boon, attirť par la voix stentorienne du marin, accourut sur les lieux et arriva ŗ temps pour prťvenir une rixe; il rappela les guerriers ŗ l'ordre, et dťlia les pattes du chien. Le serpent ŗ sonnettes de son cŰtť, s'efforÁait d'avaler sa proie, lorsque survint un serpent noir pour la lui disputer. Ils s'abordent, s'entrelacent et se mordent avec acharnement. La fureur brille dans leurs yeux. AprŤs un moment de lutte, le serpent ŗ sonnettes se dťgage des noueux replis du serpent noir; mais celui-ci, moitiť ťlevť, moitiť rampant, le poursuit et le force ŗ accepter le combat. Les deux antagonistes ťpuisent, pour se dťchirer, mille stratagŤmes. Le serpent noir se rapproche de l'eau, son ťlťment naturel, afin d'y attirer son adversaire et de le combattre avec plus d'avantage; l'instinct du crotale l'avertit de ce nouveau danger; il se roule autour d'une souche dont il fait son point d'appui, et se liant ŗ son adversaire il l'arrÍte dans sa fuite calculťe. Les guerriers sauvages, croyant que leur Manitou (le serpent ŗ sonnettes) avait l'avantage, n'intervinrent pas; mais le serpent noir se ranime, fait de nouveaux efforts, s'allonge et glisse ŗ travers les anneaux de son antagoniste; ils roulent ensemble sur le sable et atteignent la riviŤre; mais l'eau n'ťteint point leur animositť; aprŤs un moment de lutte, ils reparaissent ŗ la surface de l'onde, toujours entrelacťs, toujours furieux: enfin le serpent noir enveloppe encore une fois le serpent ŗ sonnettes, l'ťtouffe, l'abandonne au courant et remonte triomphant sur la rive. Les sauvages poussent un cri d'indignation et se disposent ŗ immoler le vainqueur ŗ leur rage, lorsqu'un milan aperÁoit le reptile du haut de la nue, fond sur lui et l'enlŤve; le serpent fait mille ondulations pour se dťgager; le milan accablť sous le poids, presse son vol; mais un aigle habite aussi ces lieux: comme le lion, le roi des oiseaux est nť pour les combats, et se dťclare l'ennemi de toute sociťtť. Voyez-le perchť sur le faÓte de ce sycomore; les petits oiseaux _piaillent_ ŗ ses cŰtťs; mais il est magnanime; il les dťdaigne pour sa proie, ťtend ses grandes ailes comme pour montrer sa puissance, et mťprise leurs insultes... De sa vue perÁante il mesure l'espace et dťcouvre l'oiseau chasseur fier de son butin; il y a longtemps que ce milan l'importune de ses cris; il le faut ch‚tier, l'insolent!... Le puissant oiseau quitte sa retraite et poursuit son ennemi; ce combat est digne d'Ítre vu; c'est alors que l'art de voler est dťployť dans toutes ses combinaisons possibles; la fureur de l'aigle est au comble; il pousse des cris effrayants, mais sa vťlocitť est admirablement combattue, et souvent rendue inutile par les ondulations soudaines, et la descente prťcipitťe du milan; l'aigle dťploie toute sa tactique, et l'attaque avec un art merveilleux dans les endroits les plus sensibles; tantŰt il voltige devant son adversaire et l'arrÍte, mais le milan _plonge_ et l'ťvite; l'aigle fond sur lui et le frappe de son bec recourbť; les cris du milan annoncent sa dťfaite; il rťsiste quelques instants encore, et l‚che enfin sa proie que l'aigle saisit avec une adresse surprenante avant qu'elle n'atteigne le sol. --Le serpent ŗ sonnettes n'est pas gros, dit Daniel Boon,--mais il est plus redoutable que le _boa_; en parlant de boa, vous savez, sans doute, ce qui arriva ŗ des voyageurs dans les forÍts de la Venezuela? Dix-huit espagnols, fatiguťs, s'assirent sur un ťnorme serpent, croyant que c'ťtait un tronc d'arbre abattu; c'est le pŤre Simon, missionnaire, qui rapporte ce fait; au moment oý ils s'y attendaient le moins, l'animal se mit ŗ ramper... ce qui leur causa une extrÍme surprise... --Et eux qui goŻtaient fort cette faÁon d'aller, firent le reste du chemin ŗ cheval sur le dos du serpent,--ajouta le capitaine Bonvouloir;--colonel, je croyais qu'il n'y avait des gascons que sur les bords de la Garonne. --Le pŤre Simon, missionnaire, certifie le fait;--dit Boon,--c'est une autoritť _ťcrasante_... Je ne parlerai des serpents ŗ sonnettes que pour remercier le ciel de nous avoir longtemps prťservťs contre l'effet de leur poison; le Natchez et moi, nous n'avons pas trop ŗ nous en plaindre; il n'a ťtť mordu que _cinq fois_. _Und sie leben noch!_ (et vous Ítes encore vivant!) s'ťcria un Alsacien en s'adressant au jeune sauvage... --Vous connaissez les suites d'une morsure de serpent ŗ sonnettes,--continua Boon,--si l'on ne se h‚te de combattre les effets du poison par l'application de topiques ťnergiques, on meurt dans des tourments affreux; les chairs qui environnent la plaie se corrompent et se dissolvent, le sang sort en abondance par les yeux, les narines, les oreilles, les gencives et les jointures des ongles; bientŰt la bouche s'enflamme, et ne peut plus contenir la langue devenue trop enflťe... --O terribles crotales! si votre poison pouvait ne produire que ce dernier effet!--s'ťcria le marin,--je donnerais cent ťcus de ma poche pour qu'on en transport‚t une _colonie_ dans ma province; _mettez, Seigneur, mettez une garde ŗ ma bouche, et une porte ŗ mes lŤvres, qui les ferme exactement_. --Un fermier de mes amis,--continua Boon,--marcha sur un serpent ŗ sonnettes, qui s'ťlanÁa sur lui et mordit ses bottes; quelque temps aprŤs s'Ítre couchť, ce colon fut saisi de maux de coeur trŤs violents; il enfla dťmesurťment, et pťrit cinq heures aprŤs. La mort de cet homme n'ayant ťveillť aucun soupÁon, son fils se servit des mÍmes bottes et pťrit victime de son imprudence: le mťdecin les ayant examinťes dťcouvrit les crocs du reptile dans les tiges; le pŤre et le fils s'ťtaient ťgratignť les jambes en les Űtant. J'ai vu un serpent ŗ sonnettes, apprivoisť, qu'on montrait au public; on lui avait arrachť les crocs au moyen d'un morceau de cuir qu'on lui avait fait mordre: toutes les fois qu'on le frottait lťgŤrement avec une brosse, il se tournait sur le dos comme un chat devant le feu... Les Lťtons, disent les voyageurs, regardaient les serpents comme leurs dieux domestiques; ils les tenaient sous leurs poÍles, oý rťgnait toujours une douce chaleur, les nourrissaient de lait et les invitaient ŗ leur table: quels convives!... quand le reptile daignait rťpondre ŗ leur accueil, et mangeait de bon appťtit, ils comptaient sur sa faveur, et se promettaient un sort heureux. --J'ai vu des oiseaux qui les traitent autrement;--dit le capitaine Bonvouloir;--c'est le _choyero_ ou milan du Mexique; quand il aperÁoit un serpent endormi et roulť sur lui-mÍme, il l'entoure de formidables piquants appelťs _choyas_, puis il le frappe d'un coup d'aile; le serpent, rťveillť en sursaut, se dťroule prťcipitamment, et s'enfonce les pointes dans le ventre; alors le _choyero_ en vient facilement ŗ bout[97]... [97] On appelle _Choya_ une espŤce de _Nopale-Raquette_, dont les graines forment une boule ronde hťrissťe de piquants d'une force ŗ percer le cuir le plus ťpais. Ces graines se dťtachent en grande quantitť et jonchent le sol; elles servent d'armes ŗ l'oiseau appelť le _Choyero_, du nom de cette plante. (Voy. Voyage et aventures au Mexique par M. Gabriel Ferry.) --Pline rapporte que quand l'araignťe voit un serpent ťtendu ŗ l'ombre d'un arbre, elle se jette sur lui et lui mord le cerveau, observa le docteur Hiersac; le reptile, en proie aux convulsions, siffle, mais ne peut fuir son ennemi ni rompre ses filets: le combat se termine toujours par la mort du serpent. --Il est possible que les choses soient ainsi,--reprit Boon;--mais je suis d'avis qu'il ne faut pas trop s'en rapporter ŗ ce que les anciens nous ont transmis sur ces matiŤres; toutes les fois que je rencontre des serpents ŗ sonnettes, je les envoie servir de fuseau aux soeurs filandiŤres... Si j'ťtais sťnateur au congrŤs, je m'occuperais _spťcialement_ de rassembler tous les reptiles de notre pays pour les expťdier en Europe, en retour des scťlťrats qu'on nous envoie clandestinement, et dont les Etats transatlantiques se purgent ŗ leur grand bien...[98] [98] Le docteur Franklin envoya une grande caisse remplie de serpents, au ministŤre anglais. --Vous feriez un acte mťritoire, dit le marin franÁais--ces criminels, _ed altra simil canaglia_[99], dont les puissances europťennes vous gratifient ainsi, sont munis de certificats constatant leur _honorabilitť_ et leur honnÍte aisance; ce sont des _Gentlemen_, en un mot... [99] Et autre semblable canaille. --On a quelquefois vu la rage se dťvelopper ŗ la suite des morsures de serpents ŗ sonnettes,--dit le guide aprŤs un moment de silence... --Oh! oh!... je ne sache pas que les maÓtres l'aient observť en Europe, s'ťcria le capitaine Bonvouloir;--qu'en dites-vous, docteur Wilhem? --La chose n'est pas impossible, capitaine,--rťpondit le docteur allemand qui s'intťressait aux dťtails du vieux chasseur. --Cependant il arrive rarement que les personnes mordues par les serpents ŗ sonnettes deviennent enragťes,--ajouta Boon. --Il doit y avoir une raison pour cela... --Je crois que l'explication la plus raisonnable qu'on en puisse donner, c'est que les personnes mordues meurent avant d'avoir eu le temps de devenir enragťes; le virus ne se propage que lentement, tandis que le venin vous dťpÍche au bout de quelques heures... --C'est logique,--observa le docteur Wilhem. --Quant aux antidotes,--ajouta le chasseur, je crois que le plus sŻr est d'arrÍter, par des ligatures, la propagation du venin; on pratique ensuite dans la plaie, une large incision, on y verse une bonne charge de poudre, et on met le feu. --Peste! quelle _mine_... on doit faire!...--s'ťcria le marin franÁais;--colonel Boon, vous Ítes partisan des topiques ťnergiques. --Anciennement,--dit le vieux docteur Hiersac,--on combattait les effets du venin par un empl‚tre composť de la tÍte du reptile, broyťe avec des _simples_, et appliquť sur la plaie; on conseillait encore de manger le foie de l'animal pour purifier le sang[100]. On peut aussi employer le _thťriaque_, dans la composition duquel entre de la chair de vipŤre qui, par sa _similitude_, attire le venin[101]; les maÓtres ordonnaient encore de purger les mťlancoliques, et d'opťrer par les _contraires_... Autrefois, dans les pays aristocratiques, outre l'application de ventouses, il ťtait d'usage de faire sucer la plaie par une personne de basse condition... par exemple... un _manant_... comme les appelaient les seigneurs... [100] Ambroise Parť, liv. XX. [101] Galien. Aux commoditťs du thťriaque. Les pionniers se disposaient ŗ reprendre la route du campement, lorsque Daniel Boon dťcouvrit une piste de chevreuil; un des guerriers de l'expťdition fut envoyť ŗ la dťcouverte; il gravit la colline avec prťcaution, et vint avertir les chasseurs qu'il y avait un troupeau de daims dans les environs: on convint de profiter de l'occasion qui se prťsentait pour la premiŤre fois depuis le dťpart. Daniel Boon donna des ordres pour que les tentes fussent dressťes, et accompagnť des pionniers armťs de leurs carabines, il se rendit ŗ l'endroit indiquť. Arrivťs sur le sommet de la colline, les chasseurs firent halte, et Whip-Poor-Will regardant avec prťcaution dans la vallťe qu'elle dominait, aperÁut un grand nombre de daims; les uns ťtaient couchťs, les autres broutaient l'herbe de la prairie; quelques-uns bondissaient sur le gazon. Cependant leur vigilance n'ťtait pas endormie, car, tandis que le reste du troupeau paissait, quelques vieux daims, les guides de la bande, faisaient sentinelle sur une hauteur; lŗ ils ťtaient sur le _qui vive_, la tÍte haute et le nez au vent. A peine les chasseurs se furent-ils embusquťs, que les vťnťrables patriarches les dťcouvrirent, et donnŤrent le signal de la fuite; il y eut _descampativos_ gťnťral; on entendait, de loin, le craquement de leurs pattes, et le bruit des branches qui se brisaient sous leurs pas prťcipitťs; malgrť leurs ramures, ils se frayaient un passage ŗ travers les vignes, ťtalaient leurs belles queues en panache, et fuyaient comme le vent. --ę_Ugh! nin-ga-om-pah!_Ľ--dit le Natchez en ťpaulant sa carabine. --La traduction, s'il vous plaÓt, colonel Boon,--dit le capitaine Bonvouloir. --Le Natchez dit que nous ne mangerons pas de venaison aujourd'hui; mais je propose de continuer la chasse. --Tous les sauvages firent entendre le ę_ohť_Ľ approbateur, et plus d'un pionnier de bon appťtit appuya la motion. Les chasseurs se mirent en marche en se tenant sous le vent, de peur que l'air _teintť_ ne trahÓt leur approche; ils suivirent les traces des daims, marquťes par la destruction de tout ce qui avait embarrassť leur passage: les jeunes bouleaux ťtaient brisťs comme de menues broussailles. On fit une halte de quelques instants; Whip-Poor-Will inspecta l'amorce de sa carabine, et avec cet instinct sŻr des sauvages, il conduisit les pionniers, tantŰt sur le sommet des collines, tantŰt dans le fond des vallons, leur montrant de temps en temps, dans le lointain, les animaux sauvages qui s'ťlanÁaient dans l'immense prairie; ils fuient d'abord, puis s'arrÍtent, hument l'air, et fixent les audacieux chasseurs qui troublent leurs retraites. AprŤs un quart d'heure de marche, le Natchez fit signe ŗ ceux qui le suivaient de s'arrÍter; il avait aperÁu un daim paissant ŗ l'ombre d'un bouleau. Daniel Boon recommanda au capitaine Bonvouloir et au docteur Wilhem, de faire un long circuit, afin qu'ils eussent, au moins, la chance de dťcharger leurs armes, si le Natchez venait ŗ manquer son coup. --Un sauvage manquer son coup!--s'ťcria le capitaine,--je ne sache pas que pareille chose soit jamais arrivťe. Docteur Wilhem, la fortune conduit merveilleusement nos affaires; regardez, voilŗ devant nous au moins trente daims, auxquels je pense livrer bataille, et Űter la vie ŗ tous, tant qu'ils sont. C'est prise de bonne guerre. --Peste! vous faites bon marchť de la vie de ces pauvres bÍtes, capitaine;--dit Daniel Boon--c'est le serment de l'illustre hidalgo de la Manche; mais prťparez vos armes: n'oubliez pas vos couteaux. Le marin et son ami, le docteur allemand, s'embusquŤrent convenablement; le Natchez Whip-Poor-Will, se mit ŗ ramper dans les buissons comme une panthŤre qui va s'ťlancer sur sa proie; protťgť par une petite inťgalitť de terrain, il put s'approcher jusqu'ŗ une portťe de fusil de l'animal; plusieurs autres daims paissaient non loin de lŗ. Les pionniers allemands, restťs auprŤs de Daniel Boon; ne perdaient pas le Natchez de vue; ils ne comprenaient rien ŗ cette manoeuvre, entiŤrement nouvelle pour eux; le vieux pionnier la leur expliquait de son mieux. --Chut! pas si haut, Herr Obermann--dit-il au gros Alsacien qui le questionnait sur l'extrÍme finesse de l'ouÔe chez les animaux;--Notre ami le Natchez, ne tire point, parce que le daim est sur ses gardes; ceux qui paissaient ŗ l'ťcart se sont rassemblťs; ils hument l'air; voyez, le daim a dťcouvert le Natchez... il dresse les oreilles, fait plusieurs bonds comme pour essayer ses forces, s'arrÍte de nouveau et fixe le chasseur... allons donc, Whip-Poor-Will, il va... Au moment oý Daniel Boon allait prononcer le mot _fuir_, le coup part; le daim fait plusieurs bonds, en rťpandant du sang, et tombe mort; l'adroit sauvage pousse un cri de triomphe; les daims, effrayťs, se dirigent du cŰtť oý les deux pionniers sont embusquťs. Le capitaine Bonvouloir fait feu sur le guide, l'atteint ŗ la patte, et se met ŗ la poursuite de l'animal qui fait de vigoureux efforts pour s'ťchapper; mais se sentant pressť de trop prŤs, il se retourne furieux et fond sur le capitaine qui, avec l'adresse d'un _torrero_, esquive le coup, saisit l'animal par les cornes, et lui plonge son couteau dans le cŰtť; le Natchez pousse un second _whoop_, (cri de triomphe) en voyant le chevreuil tomber aux pieds du marin. On chargea les daims sur les ťpaules de deux vigoureux sauvages, et les pionniers les conduisirent, comme des dťpouilles opimes, au campement. Le capitaine ne cessait de parler de son _fameux coup_. --Oh le magnifique animal!--S'ťcriait-il ŗ chaque instant.--Colonel Boon, avez-vous remarquť comment je m'y suis pris pour lui introduire le couteau entre la premiŤre et la deuxiŤme cŰte?... --Oui, capitaine; rťpondit Boon. --Jamais torrero de Sťville ne fit la chose aussi habilement,--continua le marin;--il y a bonne prise sur un taureau, mais sur un daim!... Colonel, il faut en convenir, c'est un coup de maÓtre... Le daim abonde dans les forÍts de l'Amťrique septentrionale. Les Indiens de la nouvelle Angleterre le _trappaient_, mais le plus souvent ils le perÁaient de leurs flŤches. Quand un daim ťtait pris par les pattes, dans une trappe, il y demeurait quelquefois un jour entier, avant que les Indiens n'arrivassent. Pendant ce temps, venait un loup affamť qui l'ťtranglait, et privait le chasseur de la moitiť de son gibier. S'il ne se dťpÍchait, messire loup faisait un second repas, plus copieux que le premier, et ne laissait, du daim, que la peau et les os, surtout s'il s'ťtait fait accompagner par quelques gloutons de son espŤce. Le loup est quelquefois victime de sa gourmandise, car au-dessus de la premiŤre _trappe_ en est une autre plus lourde, qui tombe sur le voleur et l'ťcrase. Quelquefois plusieurs loups forment une association et donnent la chasse aux daims, qu'ils poursuivent jusqu'ŗ ce qu'ils les aient rťduits aux abois; les pauvres bÍtes deviennent alors une proie facile pour leurs fťroces ennemis, qui leur sautent sur la croupe et les dťvorent immťdiatement. Les sauvages tuent les daims lorsque ceux-ci se disposent ŗ traverser les lacs et les riviŤres; ils dirigent leurs canots sur eux, et les prennent par les oreilles sans ťprouver la moindre rťsistance. On peut facilement apprivoiser ces animaux; nous vÓmes un Indien qui possťdait deux faons tellement dociles qu'ils le suivaient partout comme des chiens; quand il traversait le fleuve ils nageaient ŗ cŰtť de la _pirogue_; lorsqu'il abordait au rivage, ils fol‚traient autour de lui comme des agneaux, et ne cherchaient jamais ŗ s'ťvader... On chasse le daim, en ťtť, sur le bord des riviŤres et des lacs; le soir, ils se retirent dans les marais pour paÓtre les plantes aquatiques, mais surtout pour se garantir contre les piqŻres des insectes qui abondent dans les forÍts de l'Amťrique: le chasseur s'embusque prŤs d'un endroit que les daims frťquentent habituellement, et en tuent quelquefois six dans la mÍme soirťe. La chair de cet animal est exquise; la saveur en est due au choix des plantes dont il se nourrit. Lorsque le sauvage est tourmentť par la soif, il fait une incision dans la gorge du daim qu'il vient d'abattre, y accole la bouche, et se dťsaltŤre en buvant un bon coup du sang de l'animal: s'il a faim, il lui ouvre le cŰtť, en dťchire les chairs encore palpitantes, et les dťvore. Les Indiens mangent quelquefois la chair du daim sans aucune prťparation culinaire; elle leur paraÓt plus succulente en cet ťtat que lorsqu'elle a ťtť rŰtie au feu. Le daim a l'ouÔe fine, et l'odorat bien exercť; le chasseur l'approche toujours sous le vent. Des bandes de plusieurs centaines rŰdent dans les plaines voisines des riviŤres; ils sont conduits aux p‚turages par un m‚le d'une grosseur extraordinaire qui est le guide et le protecteur du troupeau; si celui-ci fait face ŗ l'ennemi, les autres tiennent bon, et ne l'abandonnent pas. Les sauvages qui habitent les bords des lacs du Nord, ont une maniŤre toute particuliŤre de prendre les daims: plusieurs chasseurs s'embarquent, le soir, sur un canot et gagnent le large; ŗ la proue de la pirogue on place des torches qui projettent une lumiŤre brillante sur l'eau. Le daim timide se rend sur les bords du lac pour se dťsaltťrer et paÓtre les plantes aquatiques; il broute ŗ la lueur du perfide flambeau qui s'approche graduellement, jusqu'ŗ ce que les Indiens ne soient plus qu'ŗ une faible distance; alors une balle ťtend l'animal sur la rive. Les sauvages ont deux saisons de chasse, l'ťtť et l'hiver. Les fauves ne se trouvant que dans les rťgions froides et solitaires du Nord, pour y parvenir, ils sont obligťs d'entreprendre de longs et pťnibles voyages en remontant les riviŤres, qui, pour la plupart, ne sont qu'une suite de _chutes_, de _rapides_ et de _portages_: mais comme il est impossible aux trappeurs de se munir de provisions ŗ cause de la faiblesse de leurs canots, ils sont obligťs de s'arrÍter souvent pour chasser. Ces pÍches et ces chasses ne sont pas toujours heureuses, et ils sont alors exposťs ŗ des privations auxquelles ils succombent quelquefois. Ils arrivent enfin au _pays de chasse_, et, aprŤs avoir construit leurs _wigwhams_, ils tendent leurs piťges; plus la saison est rigoureuse, plus la chasse est productive. C'est au milieu des neiges, des climats glacťs, que ces hommes, lťgŤrement vÍtus, passent trois ŗ quatre mois exposťs ŗ des fatigues dont on ne peut se faire une idťe, ŗ moins de les avoir partagťes. Un _novice_, rempli de toute la confiance qu'inspire la _jeunesse_, voulut suivre une compagnie de Canadiens dans les _pays d'en haut_; il fallut deux mois de soins, de repos, et un rťgime des plus fortifiants pour le remettre de ses fatigues, et surtout de l'_abstinence_ ŗ laquelle il avait ťtť exposť pendant cette longue et sťvŤre ťpreuve; il n'en devint pas moins le plus habile trappeur de l'Ouest... LE BIVOUAC. (Ce chapitre est dťdiť ŗ M. Onile BOURGEAT.) Cet homme ne parle pas la mÍme langue que toi, et le narrateur qui lui sert d'interprŤte, est forcť d'altťrer le beau abrupte, le ton original, et l'abondance poťtique de son texte pour te communiquer ses pensťes. (GEORGE SAND.) Tiens, cyclope, bois ce vin, puisque tu manges de la chair humaine. Ainsi donc, dťcouvre ta poitrine. (_Marchand de Venise._) Sur ma tombe, oý m'attend l'oubli de tous les maux, Que l'arbre du dťsert incline ses rameaux! Que le plaintif Whip-Poor-Will, la nuit fasse entendre Le monotone ťcho de son chant triste et tendre! Que sur ce tertre nu, sans funťraire croix, Le chasseur indien se repose parfois, Et sans respect aucun pour ma cendre, qu'il foule, Sommeille, insoucieux de l'heure qui s'ťcoule. (Les _Meschacťbťennes_, poťsies par M. DOMINIQUE ROUQUETTE, Amťricain.) CHAPITRE VI. Les pionniers avaient choisi, pour leur campement, un lieu qui, en cas d'attaque, pŻt offrir quelque avantage pour la dťfense. La riviŤre coulait entre deux collines ťlevťes, et prťsentait successivement toutes les phases capables d'enchanter le voyageur: doux murmure des eaux, surface unie comme le cristal, courant interceptť par le rťtrťcissement subit des rochers, sourd mugissement des chutes et des cascades, rien, en un mot, de plus variť que son cours, que ses rives ombragťes d'arbres de toute espŤce. La nuit approche; les collines, teintes des couleurs pourprťes du soir, se confondent ŗ l'horizon, et se perdent dans un lointain obscur; les rochers, couverts d'une mousse gris‚tre, ressemblent ŗ des crťneaux ťclairťs par le reflet de la lune. Les pionniers prťparaient leur souper; les feux, dťjŗ allumťs, ťclairaient les bois, et jetaient une lueur rouge‚tre sur un groupe de sauvages immobiles comme des statues: c'ťtait un tableau digne du plus grand peintre. Assis avec eux prŤs du feu, les Europťens ťcoutaient leurs histoires; il y a un certain charme ŗ connaÓtre la maniŤre de penser et de sentir d'un peuple, dont les habitudes diffŤrent tant des nŰtres. L'air attentif des guerriers, qui semblaient dťvorer les paroles du conteur, la vivacitť, les gesticulations de celui-ci, et, pour nos voyageurs, l'idťe qu'ils avaient devant les yeux les hťros de ces aventures, toutes ces circonstances concouraient puissamment ŗ augmenter l'effet des rťcits: beaucoup de citadins ťchangeraient alors, volontiers, les connaissances qui font leur orgueil, pour les membres endurcis du Backwoodsman, ou pour la sagacitť du sauvage; rien, en effet, ne prťsente un contraste plus frappant que l'Indien ťtonnť que nous voyons quelquefois dans nos villes, entourť de mille objets nouveaux pour lui, et le mÍme homme au milieu des bois, oý ses facultťs naturelles suffisent ŗ toutes les situations qui peuvent s'offrir. Les pionniers admiraient les attitudes aisťes et gracieuses, les maniŤres simples et engageantes de ces enfants des forÍts, et ils s'ťtonnaient qu'ils pussent Ítre cruels... Le souper auquel nous convions nos lecteurs, n'est qu'un _ŗ tous les jours_, comme dirait le bon Montaigne; l'hygiŤne proscrit les mets somptueux, et pour nous disculper entiŤrement, nous invoquerons l'autoritť du gťnťral Washington; il avoue lui-mÍme que la vie des camps est, et doit Ítre parcimonieuse. On nous saura peut-Ítre grť d'insťrer ici la lettre qu'il ťcrivit au docteur Cochrane, chirurgien en chef de l'armťe, pour l'inviter ŗ dÓner avec lui, au quartier-gťnťral. Elle donne une idťe de sa maniŤre de vivre, et tťmoigne qu'il pouvait se montrer enjouť, mÍme lorsqu'il ťtait accablť des soucis publics: ęCher Docteur, ęJ'ai invitť madame Cochrane et madame Livingston ŗ dÓner, demain, avec moi; mais ne suis-je pas, en honneur, obligť de leur dire quelle chŤre je leur ferai faire?... Comme je n'aime pas tromper, lors mÍme qu'il ne s'agit que de l'imagination, je vais m'acquitter de ce devoir. Il est inutile d'affirmer, d'abord, que ma table est assez grande pour recevoir ces dames; elles en ont eu, hier, la preuve oculaire. ęDepuis notre arrivťe dans ce premier sťjour[102] nous avons eu un jambon, quelquefois une ťpaule de porc salť, pour garnir le haut de la table; un morceau de boeuf rŰti orne l'autre extrťmitť, et un plat de fŤves ou de lťgumes, presque imperceptible, dťcore le centre. Quand le cuisinier se met en tÍte de briller (et je prťsume que cela aura lieu demain), nous avons, en outre, deux p‚tťs de tranche de boeuf, ou des plats de crabes; on en met un de chaque cŰtť du plat du milieu, on partage l'espace, et on rťduit ainsi ŗ six pieds la distance d'un plat ŗ un autre, qui, sans cela, se trouverait de prŤs de douze pieds. Le cuisinier a eu, derniŤrement, la _sagacitť surprenante_ de dťcouvrir qu'avec des pommes on peut faire des g‚teaux! il s'agit de savoir si, gr‚ce ŗ l'ardeur de ses efforts, nous n'obtiendrons pas un g‚teau de pommes, au lieu d'avoir deux p‚tťs de boeuf... Si ces dames peuvent se contenter d'un semblable festin et se soumettre ŗ y prendre part sur des assiettes qui ťtaient jadis de fer-blanc, mais qui sont maintenant de fer (transformation qu'elles n'ont pas subie pour avoir ťtť trop frottťes) je serai heureux de les voir[103]. Et je suis, cher docteur, tout ŗ vous, WASHINGTON.Ľ [102] A West-Point. [103] Voy. Washington's Writings. Au nombre des pionniers europťens, on remarquait un Irlandais nommť Patrick; ce pauvre paria de l'Angleterre, depuis qu'il respirait l'air libre de l'Amťrique, marchait d'enchantement en enchantement; ce n'ťtait plus le mÍme homme; son air lugubre et mťlancolique avait fait place ŗ la sťrťnitť et ŗ la joie. Depuis longtemps, les pauvres d'Europe abandonnent leurs chťtives cabanes, asile de l'extrÍme misŤre, oý l'homme et l'animal, devenus compagnons, s'ťchauffent l'un l'autre dans les rigueurs de l'hiver, et passent ensemble de tristes jours; ils viennent chercher, en Amťrique, la libertť et la vie. Indignťs de l'effet que produit, dans leur patrie, la disproportion des richesses et les droits de primogťniture, ces malheureux se rťfugient dans nos villes et dans nos campagnes; ils tombent au milieu d'une sociťtť oý l'ťgalitť est consacrťe par la nature mÍme des choses; oý chaque homme est sollicitť ŗ l'indťpendance par tout ce qui l'environne, surtout par la facilitť de subvenir ŗ ses besoins; oý les titres de l'orgueil et du hasard sont foulťs aux pieds; lŗ, ils adoptent par nťcessitť, par habitude, par goŻt, les principes et les moeurs d'un pays oý ils viennent vivre et mourir. --Puisse l' tre suprÍme, le protecteur des bonnes gens, le pŤre des cultivateurs, le dispensateur des rosťes et des moissons, vous accorder de longues annťes de prospťritť, pour le bien que vous m'avez fait en m'accueillant,--dit l'Irlandais aux pionniers amťricains.--Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins... _trois fois_ la semaine. --Oui, M. Patrick, oui,--rťpondit le vieux guide,--vous mangerez de la venaison et des pommes de terre... _tous les jours_... _tous les jours_... Le camp prťsentait une vťritable scŤne de braconniers ŗ la Robin-Hood; plusieurs piŤces de venaison ťtaient suspendues au-dessus des tisons. Le capitaine Bonvouloir ťtait l'amphytrion du souper; il avait tuť un daim pour la premiŤre fois de sa vie, et les morceaux de l'animal qu'il avait si adroitement abattu, rŰtissaient devant chaque foyer. Le brave pionnier ne se sentait pas de joie, et ne tarissait point sur son adresse ŗ saisir le daim par la ramure. Quand il vit que Daniel Boon et le Natchez avaient tant de plaisir ŗ leur faire fÍte, il voulut les aider dans leurs fonctions culinaires: la venaison[104] avait si bonne mine!... elle exhalait un fumet si appťtissant!... [104] Venaison: chair de bÍtes fauves. --Est-il beau, ce daim, est-il beau!--s'ťcria le capitaine Bonvouloir avec enthousiasme.--colonel Boon, avez-vous remarquť comment je m'y suis pris pour introduire le _mokŰman_[105] entre la premiŤre et la deuxiŤme cŰte?... Robin-Hood m'eŻt enviť ce coup!... J'ai choisi le plus gras du troupeau... vrai daim de sacrifice!... Docteur Wilhem, et vous, Messieurs, admirez donc; ah! quel fumet!... je n'en ai jamais respirť de pareil, pas mÍme celui de la truffe! [105] _MokŰman_, couteau de chasse. --Vous exagťrez, assurťment,--observa Daniel Boon. --C'est vrai, le capitaine Bonvouloir exagŤre un peu.--dit le docteur Wilhem; et le jeune allemand ajouta avec enthousiasme--la truffe... la calomnier est un crime de... _lŤse-cuisine_... --Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la viande et des pommes de terre au moins... _trois fois_... la semaine?--demanda l'Irlandais Patrick... --Oui, M. Patrick, vous mangerez des pommes de terre et de la venaison... _tous les jours_... _tous les jours_--rťpondit le vieux guide, le plus patient des hommes... --Capitaine Bonvouloir, il est vrai que vous avez adroitement abattu ce daim,--dit le vieux docteur canadien Hiersac, ŗ votre place j'aurais pris la fuite, lorsque l'animal se mit en devoir de se dťfendre: Les prÍtres d'Hercule, sur le mont Sambulos, avaient meilleur marchť de leur gibier. La tradition nous dit, qu'ŗ des ťpoques fixes, le Dieu leur apparaissait en songe et leur ordonnait de tenir, prŤs du temple, des chevaux ťquipťs pour la chasse: _ut templum juxta equos venatii adornatos sistant_. Ces chevaux, dŤs qu'on les avait chargťs de carquois remplis de flŤches, se dispersaient dans les bois... A l'approche de la nuit, ils revenaient hors d'haleine, et les carquois vides. Le Dieu, dans une seconde apparition, faisait connaÓtre la route qu'il avait suivie ŗ travers les forÍts, et l'on retrouvait, sur ses indications, les bÍtes fauves ťtendues Áŗ et lŗ[106]. [106] Tacite. _Annales_. Nous l'avouerons en chasseur de bonne foi; la venaison eŻt agrťablement chatouillť le palais du plus fin gourmet... Nous sommes mÍme persuadť que la grasse et folle cuisiniŤre de Sterne eŻt abandonnť sa poissonniŤre pour assister Daniel Boon dans ses fonctions; le vieux guide se piquait d'habiletť, et faisait de son mieux pour donner aux pionniers un spťcimen de son savoir-faire. --Whip-Poor-Will--dit le capitaine Bonvouloir au jeune sauvage Natchez,--ouvre la _cambuse_, saisis la _moque_, efface le _pouce_[107] et verse-nous le dťlicieux _shominabo_[108]. Docteur Wilhem, goŻtez cette venaison, je vous prie; dťlicieux, dťlicieux, n'est-ce pas? [107] _Saisir la moque._ La moque est une mesure d'ťtain qui renferme la ration de sept hommes. Le local oý se fait la distribution ťtant peu ťclairť, le _cambusier_ (distributeur) manque rarement d'y introduire le _pouce_ tout entier, ce qui diminue d'autant le liquide. (_M. Paccini_; de la Marine.) [108] _Shominabo_, boisson indienne. --_Exquisite_[109]! comme disent les Amťricains. [109] Exquisite; excellent. (_N. de l'Aut._) --Je m'en doutais,--continua l'heureux gastronome--je m'en doutais. Messieurs, approchez: ęsers-toi, demande ce que tu aimes, et regarde-toi comme chez toi.Ľ C'est une maxime des _Quakers_ que tout voyageur doit connaÓtre... Les chasseurs firent cercle autour de la venaison. --Parole d'honneur, colonel Boon, vous Ítes un bon vivant; s'ťcria le capitaine Bonvouloir, en s'adressant au vieux guide;--oui, vous Ítes un bon et joyeux compagnon; chose rare chez un octogťnaire... Autrefois, les vieillards se rassemblaient dans un festin et terminaient,... _paisiblement_... leurs jours avec de la ciguŽ et du pavot... Une loi obligeait mÍme les habitants de l'Óle de Cťos ŗ s'empoisonner lorsqu'ils avaient atteint l'‚ge de soixante ans. Mais laissons lŗ l'antiquitť: ęles anciens sont les anciens, comme dit une hťroÔne de comťdie[110], et nous sommes les gens de maintenant.Ľ Messieurs, encore une fois, pas de cťrťmonies. Dans le palais d'Odin, c'ťtait ŗ table qu'on recevait le prix de sa valeur dans les combats... [110] Angťlique ŗ Thomas Diafoirus, dans le Malade imaginaire. (_N. de l'Aut._) Le capitaine Bonvouloir prit place auprŤs de Daniel Boon, et se mit en devoir de faire honneur au repas. --Pardonnez-moi, capitaine,--dit le vieux guide avec le plus grand sang-froid,--mais c'est la coutume ici... --Que le chasseur... _heureux_... se serve le premier, n'est-ce pas? c'est tout simple... pour lui faire honneur... Messieurs, h‚tons-nous... si nous allions mourir avant d'avoir entamť cette venaison!... cela s'est vu!... Docteur Wilhem, quelle partie de ce gigot peut vous Ítre agrťable? _well done_ (bien cuit) ou ŗ l'_anglaise_? --Pardonnez-moi, capitaine Bonvouloir, vous ne m'avez pas compris;--observa froidement; Boon,--cette venaison est ŗ la vťritť, trŤs appťtissante, et je croirais difficilement qu'il y eŻt, ŗ la ville, des mets qui pussent lui Ítre comparťs; mais c'est la coutume chez nous, _sauvages des forÍts_, que le chasseur... _heureux_... ne mange jamais de son _premier_ gibier... ainsi, permettez-nous de procťder sans vous... Ces paroles furent comme un coup de foudre pour le gastronome de la Gironde; qu'on se figure Son Excellence Sancho PanÁa, gouverneur de l'Óle de Barataria, interrompu dans son repas par le docteur _Pedro-Recio de Aguerrů de Tirteafuero_, lorsque celui-ci touche les plats de sa baguette magique et prononce le terrible _absit_ (qu'on enlŤve ce plat); le digne ťcuyer de l'illustre hidalgo, sa fourchette en main, ressemble ŗ Neptune armť de son trident; furibond, il se jette en arriŤre, et le visage enflammť[111] il jure par l'‚me de son pŤre (car il en avait un) et par le soleil, qu'il chassera le docteur Pedro-Recio de _mal_-Aguerro-de-Tirteafuero, _ŗ coups de triques_[112]. [111] Todo encendido en colera. [112] _Garrotazos_, coups de b‚ton. (Voy. le Don Quichotte, 2e partie chap. XLVII.) (_N. de l'Aut._) --Qu'entends-je, juste ciel!...--s'ťcria le marin.--Comment! moi, Achille Bonvouloir, ex-capitaine de corvette et soldat de Waterloo, je ne mangerai pas d'un daim que j'ai si adroitement abattu!... avouez, Colonel, que je lui ai _supťrieurement_ introduit le couteau entre la premiŤre et la deuxiŤme cŰte; mais c'est, sans doute, une plaisanterie; pas si vite donc, Messieurs; les morceaux disparaissent comme l'ťclair!... Des marins assis devant le _gamelot_ y plongent la fourchette avec rťgularitť... L'air vif et piquant, l'exercice du cheval sont d'excellents stimulants, et c'est tout au plus si Trimalcion eŻt ťtť en meilleures dispositions pour faire honneur ŗ la cuisine de Daniel Boon, que ne l'ťtaient nos pionniers, lorsque l'agrťable invitation vint frapper leurs oreilles... --C'est encore la coutume chez nous,--continua Boon,--que le chasseur... _heureux_... raconte ses exploits pendant qu'on mange le produit de sa chasse; il doit dire comment il s'est rendu maÓtre de son gibier; le devoir de ceux qu'il... _traite_... est de louer sa dextťritť et surtout de vanter le goŻt dťlicieux de la bÍte qu'il a tuťe; de ce jour date la gloire du novice... jour de triomphe pour lui, car il est proclamť _brave_ et _habile_ chasseur... --Fort bien, Colonel, fort bien,--rťpliqua le Capitaine;--mais le rŰle du renard au repas de la cigogne est un supplice pour un homme de bon appťtit: se coucher avec un souper de _chiourme_[113] sur l'estomac!... Sandis![114] pas si vite donc, Messieurs,--ajouta le marin en s'adressant aux pionniers... [113] _Chiourmes_, rameurs des galŤres; de deux jours l'un (de peur de les _alourdir_) on leur donnait une soupe de trois onces de _fŤves bouillies_. Lorsque la _nage_ durait longtemps, pour prťvenir la dťfaillance, on leur mettait dans la bouche un morceau de pain trempť dans du vin. (Voy. M. Paccini; _de la Marine_.) [114] Nous serons trŤs sobres de _Sandis_ et de _Cadťdis_, dont les spirituels habitants de la Gironde sont si prodigues. (_N. de l'Aut._) --_Sehr gut, sehr gut_, capetan Bonvouloir, (trŤs bien, trŤs bien), dit un Allemand qui fonctionnait admirablement, et qui crut devoir adresser un compliment au marin sur sa dextťritť ŗ la chasse.--_Sie haben ihn nicht gefehlt; sie haben ihn mause todt zu boden gestreckt._ (Vous ne l'avez pas manquť; vous l'avez ťtendu raide mort). --Votre serviteur, Herr Obermann, votre serviteur,--rťpliqua le marin;--mais n'anticipez pas trop sur le filet; peste, quel appťtit! vous vous servez de votre fourchette avec une dextťritť ťgale ŗ celle de la Goule des _Mille et une Nuits_. Et vous, Herr Friedrich, si vous Ítes aussi intrťpide devant l'ennemi que devant un quartier de chevreuil, je vous prťdis un brillant avenir... _Et tu seras Marcellus_! n'oubliez pas que la mastication rapide est contraire aux prťceptes de l'hygiŤne: _toute nourriture prise en excŤs, ou trop avidement avalťe[115] se digŤre difficilement_... je vous menace donc de la _goutte_... de la _catalepsie_... de l'_hydrophobie_...--Les pionniers ne perdaient pas un coup de dent, et redoublaient d'activitť.--AprŤs le souper, je propose une attaque contre les fťroces sauvages de ces forÍts, ajouta le marin, dans le but d'ťliminer quelques consommateurs; effectivement, plusieurs Allemands se levŤrent vivement, en s'ťcriant: _Nein! nein!_ (non pas! non pas!) [115] Avide hausta (Pline). --Capitaine Bonvouloir,--dit le docteur Wilhem ŗ son ami,--il faut prendre votre parti en sage, et vous conformer aux usages ťtablis... _cťans_... --Tout beau, tout beau, docteur Wilhem,--dit Daniel Boon au jeune Allemand.--J'oubliais que vous aviez manquť le daim; vous devez partager la peine du capitaine Bonvouloir... --Moi aussi!--s'ťcria le Docteur,--le capitaine est puni pour avoir atteint l'animal, et moi pour l'avoir manquť?... mais c'est le jugement de Fagotin!... --Messieurs, rťsignez-vous,--dit Daniel Boon avec calme,--c'est le plus sage... Ce serait, peut-Ítre, provoquer des scŤnes de _sang_ et d'_horreur_, que de vous obstiner ŗ vouloir souper; nos amis, les sauvages de l'expťdition, sont superstitieux; ils s'en f‚cheraient... et qui sait... peut-Ítre y aurait-il _des chevelures enlevťes_... --_Der teufel!_--s'ťcria un Alsacien,--_Der teufel!_... --Quoi!... les choses en viendraient lŗ,--demanda vivement le marin,--les guerriers sont donc bien susceptibles?... --Certes... --Colonel Boon, nous nous rťsignons,--dit le Capitaine,--mais avouez qu'il faut avoir... de _grandes vertus_... pour renoncer ŗ de tels morceaux... Enfin, si cet... _holocauste_... est _indispensable_... pour le maintien de la bonne harmonie, je fais le sacrifice... _sans murmurer_... --Oui, rťsignez-vous,--ajouta le biblique Irlandais Patrick tout en mangeant;--ęet quand vous jeŻnerez, dit saint Mathieu, ne prenez point un air triste comme font les hypocrites; car ils se rendent tout dťfaits de visage, afin qu'il paraisse aux hommes qu'ils jeŻnent.Ľ Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre au moins... _trois fois_... la semaine?... --Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre... _tous les jours_... _tous les jours_... Un second quartier de chevreuil, bien gras, enfilť sur deux broches de bois, fut plantť d'un air de triomphe au milieu du cercle par le Natchez, Whip-Poor-Will; Daniel Boon dťrogea ŗ la coutume, et y convia le capitaine Bonvouloir, dont le visage s'ťpanouit ŗ la vue de ce nouveau et glorieux _specimen_ des talents culinaires du _Backwoodsman_; pour comble de luxe, un guerrier sauvage surprit agrťablement les pionniers en leur prťsentant une gamelle remplie d'un miel dťlicieux. La forÍt retentissait de cris joyeux, d'exclamations, et d'ťclats de rire. Cette rťunion d'hommes blancs et d'hommes sauvages, assis en cercle au milieu de leurs chevaux, et vus ŗ la lueur des diffťrents feux qui ťclairaient les bois, rappelait cette bizarre transformation dont parle Anaxilas: il dit que si, pendant un festin, on faisait brŻler une certaine liqueur (qu'il nomme) dans les lampes, tous les convives paraissaient affublťs de tÍtes de chevaux... Les guerriers indiens de l'expťdition burent du cafť pour la premiŤre fois; cet excitant ne tarda pas ŗ produire son effet; ils oubliŤrent leur rťserve habituelle, et se montrŤrent joyeux compagnons. ęLe cafť est une eau dťlicieuseĽ disaient-ils. Ces peuples connaissent cependant des plantes dont l'infusion produit des effets analogues ŗ ceux du cafť, de l'opium ou du _moukomore_, espŤce de champignon dont les habitants du Kamchatka font une liqueur excitante; prise modťrťment, elle rend plus gai; mais une dose excessive cause l'ivresse la plus furieuse; on n'a d'abord que des idťes agrťables et riantes; bientŰt les plus sombres visions leur succŤdent; d'horribles fantŰmes se peignent ŗ l'esprit ťgarť: on danse, on rit, on pleure; on est transportť de fureur; on est saisi d'effroi, on ne mťdite que meurtres et massacres: souvent le malheureux, en proie aux convulsions, veut attenter ŗ sa propre existence: on peut ŗ peine le retenir... Les habitants des bords du fleuve Araxus (Volga) avaient ťgalement dťcouvert un arbre dont ils faisaient brŻler les fruits; ils s'assemblaient ensuite prŤs du feu, et en aspiraient la vapeur par le nez. Cette odeur les enivrait comme le vin enivrait les Grecs... Ils se levaient, enfin, et se mettaient ŗ danser en vocifťrant. --Colonel Boon,--observa le capitaine Bonvouloir,--un Ancien[116] a dit, avec raison, je crois, qu'on offrait des sacrifices ŗ Jupiter pour obtenir la santť, et que l'on y mangeait au point de la perdre... Ce souper, tout ŗ fait _homťrique_ nous prouve que vous nous recevez comme d'anciens amis. [116] DiogŤne, LaŽrce. --Je vous remercie de votre indulgence,--dit Daniel Boon;--les guerriers sauvages ne connaissent point les cťrťmonies et l'usage des compliments; rien de tout cela ne prouve la bontť du coeur; ils prennent leurs amis par la main, et les traitent comme leurs plus proches parents... Mais je doute que notre rťception, quelque cordiale qu'elle soit, vous fasse oublier les agrťments que les ťtrangers doivent trouver dans la compagnie de nos belles amťricaines... --Les femmes de l'Amťrique sont ravissantes, dit le marin,--et l'on pourrait leur appliquer ce qu'un ApŰtre disait jadis de certaines personnes dont il recommandait l'exemple: ęLeur conversation est mÍlťe de timiditť; leurs ornements ne consistent ni dans les tresses de leurs cheveux, ni dans l'or et les pierreries, mais dans la simplicitť du coeur, c'est lŗ qu'on reconnaÓt cet esprit doux et tranquille qui est d'un si grand prix ŗ la vue de Dieu...Ľ Le saint homme avait raison; un esprit doux et tranquille est ťgalement d'un grand prix aux yeux des hommes, et quand je vois une jeune personne, jolie, mais revÍche, et mťdisante, je pense ŗ cette belle femme de la lťgende, qui avait toutes les perfections, mais, la nuit, allait se repaÓtre de cadavres dans les cimetiŤres... Messieurs, l'auteur de Corinne dit que le _voyager_ est un des plus tristes plaisirs de la vie; ęCar lorsque vous vous trouvez bien dans quelque ville ťtrangŤre, c'est que vous commencez ŗ vous y faire une patrie...Ľ C'est la vťritť; je n'oublierai jamais le bon accueil qui me fut fait dans les diffťrents …tats de l'Union, par les personnes que j'ai eu le bonheur d'y connaÓtre... Nulle part je n'ai rencontrť tant de fraternitť; c'est sans doute ŗ ces moeurs tranquilles et sages, ŗ ce calme des passions, que vos familles doivent le bonheur dont elles jouissent depuis plusieurs gťnťrations. Mais les gentlemen de l'Amťrique n'atteindront jamais le degrť de raffinement des habitants du Kamtchatka, en fait de galanterie et de prťvenances; j'y fus reÁu et traitť en prince; je dois vous dire qu'au Kamtchatka, il est d'usage d'inviter ŗ un repas, celui dont on veut se faire un ami. Au jour indiquť, on chauffe la hutte, et l'hŰtesse prťpare autant de nourriture que si elle devait traiter dix personnes... L'hŰte et le convive quittent leurs habits; le premier ferme la porte de la cabane et apporte l'_auge_ de cťrťmonie, remplie de tous les mets prťparťs par sa femme. Lui-mÍme ne mange qu'avec distraction, car il est sans cesse occupť ŗ enfoncer des poignťes de chair et de graisse dans la bouche de son futur ami, et ŗ jeter de l'eau sur des cailloux rougis au feu; cette eau se convertit en vapeur et rťpand dans la hutte une chaleur, insupportable. C'est un combat de gloire entre les deux hommes; l'un s'obstinant ŗ endurer la chaleur, et ŗ ne pas refuser de manger; l'autre lui portant, jusque dans le gosier, de nouveaux morceaux et augmentant toujours la vapeur ťtouffante. Mais la partie n'est pas ťgale; il est permis ŗ l'hŰte de sortir et de respirer, tandis que le convive n'obtient cette insigne faveur qu'aprŤs s'Ítre dťclarť vaincu. Ne pouvant plus y tenir, il demande gr‚ce, convient _galamment_ qu'on ne peut mieux rťgaler son monde, et qu'il n'a jamais eu _si chaud_ de sa vie. Mais il n'en est pas encore quitte; il faut qu'il achŤte la libertť de respirer, et qu'il reconnaisse la politesse qu'on vient de lui faire... par un prťsent au choix de son hŰte... Alors, celui-ci rťunit quelques voisins, et tous dansent ensemble devant l'ťtranger. La danse est le complťment obligť de tout honneur chez les peuples sauvages. Les femmes exťcutent des pas de _deux_; elles ťtendent une natte sur l'herbe, s'y agenouillent l'une devant l'autre, et chantent d'une voix basse; elles commencent d'abord par de faibles mouvements des ťpaules et des mains; la voix s'ťlŤve peu ŗ peu, les mouvements s'accťlŤrent, les danseuses se lŤvent, augmentent graduellement la rapiditť de leurs pas, et continuent ainsi jusqu'ŗ ce que les forces leur manquent. Mais je vis mieux que cela chez les Hottentots... Platon loue l'antiquitť de n'avoir ťtabli que deux danses: la _pacifique_ et la _pirrhique_[117]; en eŻt-il exceptť la _washna_? nous ne le pensons pas... Les femmes qui exťcutent cette danse doivent faire des lamentations et _couper des concombres_, de maniŤre que ces deux opťrations aillent toujours simultanťment. Lorsque les danseuses se lamentent sut un ton bas et monotone, elles coupent lentement, et ŗ mesure que leur douleur s'exprime d'une maniŤre plus vťhťmente, elles coupent plus vite, et quand la _coryphťe_ (qui est ordinairement une femme trŤs grasse) fait entendre ses gťmissements sur le diapason le plus ťlevť, les couteaux glissent, et les _concombres_ disparaissent avec la rapiditť de l'ťclair... Chez ces mÍmes Hottentots, un jeune homme ne jouit d'aucune considťration s'il n'a fait preuve de virilitť... en battant sa mŤre!... Oh moeurs! Messieurs, je jouis de la confiance illimitťe des sauvages de l'Amťrique: pourquoi cela?... c'est parce que nous autres FranÁais, nous sommes expansifs; nous sommes ce peuple dont parle Jťrťmie: ępeuple qui aime ŗ remuer les pieds, et ne demeure point en repos;Ľ[118] oui, nous sommes cette nation ęvive, enjouťe, quelquefois imprudente, qui fait sťrieusement les choses frivoles, et gaÓment les choses sťrieuses[119],Ľ et l'on nous dit descendus de Pluton, du plus inexorable des dieux!...[120] Qu'importe! qu'on nous laisse comme nous sommes: le capitaine Cook, ťtait humain, aussi trouva-t-il de la bienveillance, mÍme chez les anthropophages; mais le cruel Pizarre n'y rencontra que des hommes fťroces comme lui. Oui, les sauvages de l'Amťrique sont pour moi... _en dťshabillť_... terme qu'il faut prendre au pied de la lettre... Ce sont de bonnes gens, aprŤs tout; peu importe qu'ils se lavent, comme les Orientaux, en commenÁant... _par les coudes_... ils entendent bien la plaisanterie... (il faut avoir diablement d'esprit pour Ítre sauvage!) Ces malheureux font tout ce qu'ils peuvent pour m'Ítre agrťables... je ne leur cherche donc point de dťfauts, et puisqu'ŗ la faveur de mon _harnais_, je trouve ŗ souhait un pays admirable, je suis bien dťterminť ŗ faire servir les moindres incidents aux plaisirs de la gaÓtť; oui, l'ouest de l'Amťrique est un pays de bons vivants et de joyeux noŽls; aussi je mets de cŰtť mes petites rťpugnances, et je fais potage avec eux... en famille... Les Chefs ou _Sagamores_, comme vous les appelez, sont les plus sociables des hommes qui fument et prennent leurs repas en croisant les jambes; les pauvres diables se contentent de peu, et ne pressurent pas leurs sujets... modťration rare chez les Souverains!... En Europe, je pensais souvent, bien souvent, ŗ ce joli mot du grand Henri ŗ de braves campagnards qui venaient lui offrir une petite _dotation_... pour son fils, le Dauphin de France: ęNon, non, mes enfants, leur dit-il, c'est beaucoup trop pour de la _bouillie_.Ľ D'autres sauvages, les Africains, par exemple, sont plus ombrageux; ils donnent carte blanche ŗ leur roi..., mais seulement aprŤs qu'il s'est fait amputer _le bras gauche_... en tťmoignage de son dťvoŻment au peuple...; avertissement salutaire donnť au bras droit!... C'est l'ťquivalent du boulet du citoyen Marat... Ces peuples ont de singuliŤres coutumes: les ministres du Prince assistent au conseil, en se tenant... _dans de grandes cruches d'eau fraÓche_... Les sujets se croiraient dťshonorťs s'ils ne partageaient le sort de leur maÓtre: le roi est-il borgne, boiteux ou mutilť? ils se privent du membre correspondant. Sous le rapport de la religion, leur extravagance est la mÍme: les uns adorent le serpent, les autres le coq; ceux-ci un animal fťroce, ceux-lŗ un fleuve ou une cascade... Le soleil, la lune, les astres, les pierres, ont leurs partisans...; quelques-uns adorent indiffťremment leur roi... ou un _lťzard_[121]. Je dois vous dire, pour terminer, que personne ne voit manger le roi, en Afrique; il est mÍme dťfendu, sous peine de mort, de le regarder lorsqu'il boit. Un officier donne le signal avec deux baguettes de fer, et tous les assistants sont obligťs de se prosterner. L'ťchanson qui prťsente la coupe, doit avoir le dos tournť vers lui, et le servir dans cette posture. On prťtend que cet usage est instituť pour mettre la vie du Prince ŗ couvert de toutes sortes de charmes et de sortilťges... Un jeune enfant, qu'un de ces despotes aimait beaucoup, et qui s'ťtait endormi prŤs de lui, eut le malheur de s'ťveiller au bruit des deux baguettes, et de lever les yeux sur la coupe au moment oý le roi la touchait de ses lŤvres. Le grand-prÍtre s'en aperÁut et fit immťdiatement tuer l'enfant: il jeta ensuite quelques gouttes de son sang sur les habits du roi, pour expier le crime et prťvenir de redoutables consťquences... [117] Platon. _Des lois_. [118] Bible. Jťrťmie, chap. XIV. [119] Montesquieu. Esprit des Lois. [120] Une tradition des Druides. [121] Voyez l'intťressant ouvrage de Douville. Les pionniers poussŤrent un cri d'indignation... Enfin, _la derniŤre poincte des morceaux fut baffrťe_, comme dit Rabelais, au milieu des rťcits d'exploits personnels, et au dire de plusieurs, si la fortune n'avait pas ťtť inconstante, maints beaux et bons daims, cerfs et daims bons et beaux, leur eussent servi de trophťe... Ce ne fut que quand la vanitť fut bien satisfaite, et la faim ŗ peu prŤs apaisťe, que les chasseurs discutŤrent les ťvťnements de la journťe avec le calme et la modťration en harmonie avec leurs maniŤres habituelles, et qui eussent fait honneur ŗ de plus doctes assemblťes... Quiconque pouvait raconter une histoire intťressante, ťtait sŻr d'Ítre ťcoutť... Daniel Boon, malgrť son grand ‚ge, ťtait rempli d'enjouement. Les pionniers s'ťtendirent sur leurs peaux d'ours, et ťcoutŤrent les aventures des guerriers sauvages; il faut dťsespťrer, lecteur, de conserver la moindre partie de l'intťrÍt qu'ils donnŤrent ŗ leurs rťcits, car c'est dans un dťsert, au milieu des prairies de l'Amťrique, qu'il faut les entendre. Un chasseur raconta qu'un jour, ťtant ŗ la chasse, il vit un daim blanc sortir d'un ravin; au moment de l'ajuster il en aperÁut sept autres, tous aussi blancs que la neige; il leur envoya plusieurs balles, mais inutilement; dťsespťrant de son adresse, il rentra au village; un vieux sauvage le consola, et lui dit que ces daims blancs ťtaient enchantťs, et ne pouvaient Ítre atteints que par des balles d'un mťtal particulier; il promit de lui en foudre, mais il ne voulut pas qu'il fŻt prťsent ŗ l'opťration. Un autre orateur se leva et dit: Nouvellement revenu de Hoppajewos (pays des songes), je vais raconter comment les choses s'y passent, et ce que j'y ai vu. Si on me dit ętu rÍves comme font les malades ou les buveurs d'eau de feuĽ je rťpondrai ęvas-y voir...Ľ Il n'y a, dans le pays des songes, ni jour ni nuit; le soleil ne se lŤve ni ne se couche; il n'y fait ni chaud ni froid on n'y connaÓt ni le printemps ni l'hiver... on n'y a jamais vu ni arc ni flŤche, ni tomahawck. La faim dťvorante, et la soif ardente y vinrent, dit-on, dans les temps anciens, mais les sachems (chefs) les prťcipitŤrent dans le fond de la riviŤre, oý elles sont encore aujourd'hui. Ah le bon pays!... a-t-on envie de fumer? partout on trouve l'opw‚gun (la pipe); il n'y a qu'ŗ la porter ŗ la bouche... Veut-on se reposer au pied d'un arbre? on n'a qu'ŗ ťtendre le bras, on est sŻr de rencontrer la main de l'amitiť... La terre ťtant toujours verte et les arbres en feuilles, on n'a besoin ni de peaux d'ours, ni de wigwhams. Quelqu'un veut-il voyager? le courant des riviŤres le porte oý il veut aller, sans le secours des pagayes... Ah le bon pays!... Veux-tu manger? dit le cerf ŗ ceux qui ont faim; prends seulement mon ťpaule droite, et laisse-moi aller dans les bois de _Nenner-Wind_, elle y repoussera bientŰt, et l'annťe prochaine, je reviendrai t'offrir la gauche; mais prends garde de trop dťtruire, parce qu'ŗ la fin tu n'aurais plus rien...--Tiens, dit le castor, coupe ma belle queue, je puis m'en passer jusqu'ŗ ce qu'elle repousse, puisque je viens de finir mon habitation. Ah le bon pays!... on n'y fait que boire, manger, fumer et dormir.Ľ Un troisiŤme orateur, un vieux guerrier aveugle, se leva et adressa aux pionniers un discours qui leur fut traduit par Daniel Boon. --ęAmis du _Point du jour_[122], vous n'avez donc ni wigwham, ni feu, ni peaux d'ours? Restez avec nous, nous vous donnerons de la venaison et de la terre. Amis, on vous a dit bien des mensonges ŗ notre ťgard; avec ce grain de _wampum_[123], nous vous nettoyons les oreilles pour qu'elles puissent mieux entendre ce qui est vrai, et rejeter au loin ce qui ne l'est pas; nous purifions vos coeurs avec la fumťe de cet opw‚gun. Amis du Point du jour, encore quelques lunes, et nos tribus auront passť comme un songe... En effet, qu'est-ce que la durťe d'un guerrier, d'une famille, d'une nation, comparťe ŗ celle de ce fleuve rapide, qui coule ťternellement sans jamais tarir?... Cette dťplorable catastrophe n'est pas la seule source des regrets qui ont inondť mon coeur d'amertume... AprŤs les jours funestes, le soleil, comme pour dissiper l'effroi des hommes et les consoler, reparaÓt aussi brillant que la veille; mais le soleil des enfants de ma jeunesse, qui se coucha longtemps avant l'heure de la nature, ne reparaÓtra jamais!... jamais les yeux de ma vie ne les reverront!... leur mŤre, Agonťthya, brisťe sous le poids de la douleur, comme les glaces de l'hiver sous les pieds du voyageur, me quitta aussi pour les suivre! Au lieu de six chasseurs intrťpides, mon ťcorce[124] n'abrita plus, mon feu n'ťclaira plus que la solitude d'un homme accablť de ses pertes! Je l'abandonnai, ce feu, ainsi que la chasse et la pÍche, et je vťcus de larmes et de regrets; comme les oiseaux nocturnes, je fuyais la lumiŤre du jour; et comme la martre farouche, j'habitais les lieux les plus ťcartťs de la vue des chasseurs!... Pourquoi le bon gťnie, au lieu de protťger les hommes, (auxquels il a refusť la fourrure du castor, la vitesse de l'aigle et la force de l'ťlan,) permet-il au mauvais esprit de couvrir leurs sentiers de feuilles, de piťges et de prťcipices? Qu'est-ce qu'un guerrier dont le frisson de la dťcrťpitude fait trembler les mains et chanceler les pas? incapable de bander son arc, de lancer son tomahawck et de remplir sa chaudiŤre, il ressemble au nuage qui a lancť son tonnerre et n'est plus qu'une vapeur humide et lťgŤre, jouet de la brise et des vents; j'existe!... et cependant je ne suis plus! les douleurs m'accablent!... mes oreilles se ferment!... je deviens sourd ŗ la voix de l'amitiť, comme ŗ celle de la nature, qui parle si mťlodieusement dans le chant des oiseaux!... les brouillards avant-coureurs de la mort, m'environnent; mes yeux ne voient plus! je ne reconnais mes amis qu'aprŤs leur avoir serrť la main!... Jadis, lorsque j'ťtais entourť de mes enfants, je ne vivais que de plaisirs et d'espťrances!... leur dťpart pour le grand _pays de chasse_[125] a flťtri mon espoir, comme les guerriers flťtrissent l'herbe sur laquelle ils ont longtemps campť!... ce qui me reste de vie ne mťrite pas plus ce nom que les rayons de la lune, affaiblis par les nuages, ne mťritent celui de lumiŤre!... Amis du Point du jour, mettez la main sur mon coeur; sentez-vous comme il bat? voyez-vous comme mes vieilles veines se gonflent? comme mes yeux rťtrťcis s'agrandissent? cela vient du plaisir que j'ai de me trouver avec des hommes gťnťreux... Asseyez-vous sur nos peaux d'ours, et fumons ensemble, chez nous, c'est le symbole de l'amitiť et du bon accord...Ľ [122] Europťens. [123] Voy. le chap. Ier. [124] Mon toit. [125] Partir pour le grand pays de chasse: mourir. Les pionniers formŤrent un grand cercle, et, assis sur les peaux d'ours, ils fumŤrent amicalement le calumet, avec les guerriers sauvages... --Docteur Hiersac, vous nous disiez tantŰt que vous aviez ťtť en prison,--dit le capitaine Bonvouloir, aprŤs un moment de silence. --Je passai dix ans _sous_, _sur_, ou _dans_ les pontons d'Angleterre, et cela, pour avoir voulu exťcuter au Canada, ce que, jadis, Jeanne d'Arc fit en France; mais je n'ai pas _succťdť_[126] dans mon entreprise... [126] Du verbe anglais, _to succeed_, rťussir... --PlaÓt-il?... --Je dis que je n'ai pas _succťdť_ dans mon entreprise... ---Vous voulez dire: que vous n'avez pas _rťussi_ dans votre entreprise? --Oui; cependant j'aurais dŻ m'attendre au ressentiment qui ťclata sur ma tÍte... les pontons!!... j'eus occasion de rťflťchir sous ce toit d'infortunes!... j'y fis des repas dont l'amertume n'est pas encore passťe!... si je me rappelle mon sťjour dans ce lieu abominable! le temps avec sa _lime_ et son _ťponge_... --C'est faux!--s'ťcria le capitaine Bonvouloir... --Comment; c'est faux!... --Je m'explique; la mythologie nous dit: qu'un vieillard ailť, _armť d'une faux_, et traversant l'espace d'un vol rapide et continu... figure le temps... --Une faux ou une ťponge, il n'importe,--continua le docteur;--la nuit de mon arrestation fut la plus terrible et la plus longue que j'eusse encore passťe;... cette disposition de l'homme ŗ faire le mal, est-elle _coťvale_...[127] [127] _Coťval_, mot anglais qui signifie _contemporain de_... --PlaÓt-il?... --Je demande si cette disposition de l'homme ŗ faire le mal est _coťvale_ ŗ sa crťation;... mon imagination fut sillonnťe par le poison corrosif de l'abattement... --Holŗ! docteur, s'ťcria le capitaine,--vous avez donc rompu avec la simplicitť et le naturel? vous Ítes bien loin de votre _original franÁais_. --Voyons, capitaine, passez-moi quelques _barbarismes_, quelques _anglicismes_; j'ai, il est vrai, sucť la langue franÁaise avec le lait, comme on dit, mais il y a soixante-dix ans que j'en suis complťtement _sevrť_!... Renoncer ŗ nos vieux mots si naÔfs!... _nenni_! Je renoncerais plutŰt aux riants coteaux, aux douces prairies oý j'ai tant de fois entendu le chant mťlodieux des oiseaux. Le capitaine promit au vieux docteur de ne plus l'interrompre, et celui-ci fit aux pionniers l'histoire de sa longue captivitť. L'irlandais Patrick ťtait plus attentif ŗ ce qui se passait ŗ la _cuisine_ qu'au rťcit de M. Hiersac. --Colonel Boon,--dit-il enfin au guide,--si vous vouliez avoir l'obligeance de dire quelques mots ŗ _nos amis_, les sauvages, je goŻterais volontiers de cette _anguille_ dont ils se rťgalent... --Peste! quel appťtit!... vous mourrez d'une indigestion, M. Patrick,--observa Boon. --Je jouis d'un tempťrament de Tartare,--rťpliqua l'Irlandais. --A votre service donc; nos amis, les guerriers, seront enchantťs de vous Ítre agrťables. Le chasseur dit quelques mots aux sauvages qui se h‚tŤrent de servir Patrick. --C'est un mets dťlicieux!--s'ťcria celui-ci,--capitaine Bonvouloir, vous avez raison; un souper sans apprÍts fait espťrer un sommeil fort doux et qui ne sera troublť par aucun songe dťsagrťable... cette anguille est succulente... --M. Patrick, je suis enchantť que vous rendiez justice ŗ nos riviŤres,--dit Daniel Boon en souriant;--je serai l'interprŤte de vos bons sentiments auprŤs de nos amis, les guerriers de l'expťdition... --Cette anguille est de l'espŤce connue sous le nom d'_anguilles argentťes_[128],--observa le docteur Hiersac:--au commencement de l'automne, elles descendent nos riviŤres pour se rendre ŗ la mer; elles sont grasses, dťlicates et trŤs recherchťes. Vous n'ignorez pas, Messieurs, que Numa (selon Cassius Hamina) fit une loi pour interdire, dans les banquets, les poissons sans ťcailles. Vous savez aussi que la peau des anguilles est ťpaisse: Verrius nous apprend qu'on s'en servait, ŗ Rome, pour ch‚tier les enfants des citoyens. M. Patrick, l'homme se procure tout aujourd'hui par sa force et son adresse,--continua le vieux Docteur;--l'_essence d'Orient_, et ce qui la produit, l'_ablet_[129] ne passera plus ŗ travers les _losanges de chanvre_... [128] Silver eels. [129] L'_ablet_ est un petit poisson d'eau douce, aux ťcailles argentťes, vives et brillantes. Il tire son nom de sa blancheur, _able_ n'ťtant que la traduction du latin _albus_ avec une simple transposition de lettres. C'est avec les ťcailles et mÍme avec la membrane qui enveloppe tout le corps et le pťritoine de l'able que l'on obtient, ŗ l'aide de l'ammoniac, l'essence d'Orient employťe pour la coloration des perles fausses... _Ablette de mer_ est un poisson de genre ombrine, et de la famille des _sciťnoÔdes_. (_N. de l'Aut._) --PlaÓt-il?--s'ťcria le capitaine... --Je dis que l'_ablet_ ne passera plus ŗ travers les _losanges de chanvre_... ou les filets... si vous l'aimez mieux... et nos Dames ne pourront, dťsormais, se plaindre du dťfaut de galanterie de nos pÍcheurs; c'est en vain que les _vifs-habitants des eaux_ ont l'immensitť de l'Ocťan pour refuge; on les y poursuit, et l'adresse de l'homme est toujours victorieuse dans cette lutte... les _Belles_ des diffťrents pays (gr‚ce ŗ l'intrťpiditť de nos marins), peuvent ajouter ŗ leurs ornements tous les jolis riens de la coquetterie... La pÍche, Messieurs, est devenue un art vťritable, et Neptune a pu s'apercevoir du dťpeuplement progressif de son empire... --AÔe! aÔe! aÔe! s'ťcria le capitaine Bonvouloir en faisant la grimace de Panurge achetant les moutons de Dindenaut;--docteur Hiersac je vous rends les armes: ęla pÍche est devenue un art vťritable et Neptune a pu s'apercevoir du dťpeuplement progressif de son empire!...Ľ Parole d'honneur! voilŗ qui l'emporte sur tout ce que j'ai entendu jusqu'ŗ prťsent!... Mais, dites-nous, colonel Boon, comment se fait cette opťration... dont vous nous parliez tantŰt...--et le marin jeta un coup d'oeil, ŗ la dťrobťe, sur le couteau suspendu ŗ la ceinture du Natchez, Whip-Poor-Will. --Vous voulez parler du _scalpage_... --Oui. --Oh... rien de plus simple,--dit le vieux chasseur avec le plus grand sťrieux, et sans interrompre son repas;--pour _scalper_, le Natchez, notre ami, saisit sa victime par les cheveux, et les entortille ensemble afin de sťparer la peau de la tÍte; lui mettant ensuite un genou sur l'estomac, il tire de sa gaine le fatal mokoman (couteau), cerne la peau du front, et arrache la chevelure. Daniel Boon fit un geste trŤs expressif. En entendant cette terrible mais fidŤle description de l'opťration du scalpage, les pionniers poussŤrent un cri d'horreur. Deux Alsaciens, qui, jusque-lŗ avaient peu goŻtť les prťceptes hygiťniques rappelťs par le capitaine Bonvouloir, perdirent l'appťtit pour le reste de la soirťe. --Le Natchez accorde quelquefois de petits adoucissements,--continua Boon. --Oui, de ces adoucissements qui font grincer des dents,--s'ťcria le marin avec effroi.--ęIls vous font cesser de vivre avant que l'on soit mort[130].Ľ [130] La Fontaine, _le philosophe scythe_. --C'est la coutume, chez les sauvages, de scalper leurs ennemis,--continua Boon.--Le Natchez fait cette opťration de la maniŤre la plus _chirurgicale_. --Je conÁois que la faim puisse porter l'homme ŗ manger son semblable;--reprit le marin franÁais--un sentiment naturel nous fait prťfťrer notre propre conservation ŗ celle d'autrui; dans de pareilles circonstances toute loi cesse... ou, au moins, semble cesser... et l'homme, n'a plus d'ťgal ou de maÓtre... s'il est le plus fort. Je comprends ťgalement que l'aigle et le vautour osent affronter les orages ŗ la poursuite de leur proie; l'impťrieuse nťcessitť les excite; mais que des Ítres humains, non encore sortis de cet ťtat primitif que les poŤtes appellent l'_‚ge d'or_; que ces Ítres humains, dis-je, abandonnent leurs villages oý ils vivent en paix, pour aller, ŗ de grandes distances, en exterminer d'autres et se repaÓtre de leur chair... C'est une chose incroyable et dont on ne peut se faire une idťe, ŗ moins d'Ítre un ALI-PACHA, ou un stoÔcien aussi froid que Chrysippe!... Malheureux jeune homme!--s'ťcria le capitaine en s'adressant ŗ Whip-Poor-Will, qui continuait tranquillement son repas,--aveugle Natchez! les exhortations de nos missionnaires ne peuvent donc rien sur vos natures sauvages!... Un genou sur l'estomac et deux coups de couteau!... Juste ciel! mais jamais pareille chose ne s'est vue!... --Pardonnez-moi, capitaine,--dit le jeune antiquaire Wilhem;--les Germains scalpaient aussi; c'est le _decalvare_[131] mentionnť dans la loi des Wisigoths: c'est le _capillos et cutem detrahere_[132] encore en usage chez les Francs, vers l'an 879, d'aprŤs les annales de Fulde; c'est le _hettinan_ des Anglos-Saxons. Pour _scalper_[133], le Scythe faisait d'abord une incision circulaire ŗ la hauteur des oreilles; et prenant la tÍte par le haut, il en arrachait la peau... en la secouant, et non sans efforts, dit l'ťlťgant Hťrodote. Il pťtrissait ensuite cette peau entre ses mains, aprŤs en avoir grattť toute la chair avec une cŰte de boeuf; quand il l'avait bien amollie, il s'en servait comme d'une serviette, ou la suspendait ŗ la bride de son cheval. C'est ce qui avait donnť lieu au proverbe: ęopťrer comme dans une manufacture scythe...Ľ [131] _Decalvare_, peler la tÍte. [132] _Detrahere_, arracher; _detrahere cutem et capillos_, arracher le cuir chevelu. [133] Hťrodote dit: pour _ťcorcher une tÍte_. Le lecteur nous pardonnera, sans doute, tous ces dťtails. ęSi je n'avais ťgayť la matiŤre, dit Voltaire, personne n'eŻt ťtť scandalisť..., mais aussi personne ne m'aurait lu.Ľ --Les habitants des Óles Canaries,--dit le vieux docteur Canadien,--regardaient l'effusion du sang avec horreur; ayant un jour capturť un vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que d'employer les prisonniers ŗ garder les chŤvres, occupation qui passait, chez eux, pour la plus misťrable. Certes, Apollon ne se fŻt pas fait berger dans ce pays... Mais les habitants des Óles Kazegut sont idol‚tres, et d'une cruautť extrÍme pour leurs prisonniers: ils leur coupent la tÍte, l'ťcorchent, en font sťcher la peau garnie des cheveux, et en ornent leurs cabanes comme d'un trophťe... --Pour en revenir au scalpage,--dit le docteur Wilhem;--les cruautťs qui se commettent dans les guerres des peuples de l'Afrique, font frťmir. Ceux qui tombent vivants entre les mains de leurs ennemis, doivent s'attendre aux plus horribles tourments. AprŤs les avoir longtemps tourmentťs, les vainqueurs leur font une incision d'une oreille ŗ l'autre, appuient un genou contre l'estomac, et leur arrachent la m‚choire infťrieure... qu'ils emportent comme un trophťe... Leurs combats sont d'ťpouvantables boucheries; les vainqueurs dťvorent les vaincus, et en suspendent les m‚choires ŗ l'entrťe de leurs cabanes. --Colonel Boon,--dit l'Irlandais Patrick au Guide;--est-il bien sŻr que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins... _trois fois_ la semaine?... --Tous les jours, M. Patrick, tous les jours,--rťpondit le chasseur.--Whip-Poor-Will vous prťsente ses _scalps_ ou _chevelures_ acquis par le procťdť que vous savez;--ajouta Boon en s'adressant au capitaine Bonvouloir, qui recula de trois pas, et lanÁa un regard farouche au jeune sauvage--ne manifestez aucune rťpugnance, il est mÍme _convenable_ que vous les _palpiez_, mais avec les plus grandes prťcautions. --Les palper?... qui, moi?...--s'ťcria le marin ťpouvantť:--palper des chevelures humaines! --C'est l'usage;--dit Daniel Boon--et ce serait tťmoigner du mťpris pour leurs coutumes les plus sacrťes, que de vous y refuser; il y aurait mÍme... du danger... --Je palpe, colonel, je palpe!--s'ťcria vivement le capitaine en touchant les scalps avec un dťgoŻt qu'il ne put surmonter. --C'est une grande marque de confiance,--continua Boon--ils accordent rarement cette faveur aux ťtrangers... A votre tour, docteur Wilhem; rendez cet hommage ŗ l'hťritage de leurs pŤres; c'est la gťnťalogie du Natchez, sa propre vie de gloire et de combats; faute d'histoire et de monuments, le sauvage se revÍt ainsi du tťmoignage de ses exploits... Le Natchez Whip-Poor-Will prťsenta successivement ses scalps ŗ tous les pionniers, et chacun lui adressa un petit compliment sur sa vaillance... --Colonel Boon, vous serait-il agrťable de nous donner quelques dťtails sur la jeunesse du Natchez Whip-Poor-Will? demanda le capitaine, qui tenait ŗ connaÓtre les antťcťdents de ses commensaux. --TrŤs volontiers, rťpondit Boon. Le chant nasal des sauvages se changea graduellement en murmures confus, et cessa enfin tout-ŗ-fait; quelques-uns se roulŤrent dans leurs _blankets_[134] et s'ťtendirent sur le gazon. Les pionniers alsaciens bourrŤrent leurs pipes et abandonnŤrent les cartes pour se joindre au groupe des auditeurs impatients... Daniel Boon se leva, prit l'attitude d'usage, rťflťchit un instant, et raconta aux ťtrangers les particularitťs les plus saillantes de la jeunesse de son compagnon. [134] Couverture de laine. ęLa tribu des Natchez rťside sur les bords du Tombecbťe, faible tributaire du Mississipi. Dans cette tribu il y avait un guerrier d'une grande fťrocitť; le jeune sauvage acquit beaucoup d'influence au conseil; les _Sachems_[135] l'avaient surnommť _la grande bouche_, ŗ cause de sa brillante ťlocution. Si Whip-Poor-Will ťtait la terreur de ses ennemis, il n'en ťtait pas moins redoutť des siens, qui se glorifiaient de l'avoir pour chef de guerre, mais n'avaient avec lui aucun rapport amical: sa hutte ťtait isolťe, et il vivait seul. Il y avait dans le mÍme village un autre Indien qui jouissait d'une grande rťputation de bravoure. Un jour, Whip-Poor-Will le rencontra en prťsence d'un tiers; _Panima_ (c'ťtait le nom de ce guerrier) se servit, ŗ son ťgard de plusieurs expressions insultantes; notre ami, furieux, tire son couteau, fond sur lui et l'ťtend mort ŗ ses pieds... La nouvelle de ce meurtre rťpand la consternation dans le village; les habitants accourent en foule sur le lieu du combat; Whip-Poor-Will ne fait aucune tentative pour s'ťchapper, et prťsentant le couteau encore sanglant au plus proche parent de sa victime, il lui dit: ęAmi, j'ai tuť ton frŤre; tu vois, j'ai creusť une fosse assez grande pour deux guerriers; je suis disposť ŗ y dormir avec lui.Ľ Tous les amis du mort refusent le couteau que leur prťsente Whip-Poor-Will; alors il se rend au Wigwham[136] de la mŤre de la victime et lui dit: ęFemme, j'ai tuť ton fils; il m'avait insultť, mais il n'en ťtait pas moins ton fils, et sa vie t'ťtait chŤre; je viens me mettre ŗ ta disposition; si tu veux m'adopter, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour te rendre l'existence agrťable; sinon, je suis prÍt ŗ _partir pour le grand pays de chasse_[137].Ľ La _Squaw_, (femme) lui rťpondit: ęMon fils m'ťtait bien cher; c'ťtait le soutien de mes vieux jours, et tu l'as plongť dans le _long sommeil_[138]; je le pleurerai longtemps; mais il y a bien assez d'un mort; si je prenais ta vie, ce ne serait nullement amťliorer ma condition; je serais heureuse si tu voulais Ítre mon fils ŗ sa place, m'aimer, et prendre soin de moi comme lui, car je suis bien vieille...Ľ Whip-Poor-Will, reconnaissant de la sollicitude de la Squaw qui voulait lui sauver la vie, accepta aussitŰt cet arrangement. Vous savez que chez les sauvages, il faut qu'un meurtrier apaise le ressentiment des parents de sa victime, sinon l'exil ou la mort est son partage; ordinairement les chefs interviennent dans ces nťgociations, et, le plus souvent, l'on s'accommode ŗ l'amiable... Whip-Poor-Will alla donc habiter le wigwham (hutte) de la Squaw. Cependant un guerrier du village, aprŤs quelques mois de rťflexions, rťsolut de venger la mort de son parent, et tua un des frŤres de Whip-Poor-Will; celui-ci rencontra l'assassin le jour mÍme et lui dit: ęNťhankayo, ce soir je dormirai aprŤs avoir invoquť le Grand-Esprit; si je puis te pardonner avant le lever du soleil, tu vivras; sinon, tu mourras...Ľ Le guerrier tint parole; il dormit, mais le sommeil n'amena pas le pardon: il fit dire au meurtrier qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui, et qu'il l'engageait ŗ se rťsigner ŗ son sort. Nťhankayo, averti ŗ temps, s'enfuit du village. Le sauvage est infatigable ŗ la poursuite d'un ennemi: il sait attendre mais non pas oublier... Le Natchez chercha Nťhankayo pendant longtemps, dans les prairies, dans les bois, dans les montagnes; mais celui-ci, constamment sur ses gardes, ťvitait sa rencontre. Whip-Poor-Will change de tactique; il se cache, et attend le meurtrier de son frŤre, comme un tigre attend sa proie; il le rencontre enfin, l'arrÍte et lui dit: ęNťhankayo, il y a longtemps que je te cherche: meurs donc!Ľ Le sauvage ne change pas de contenance et dťcouvre sa poitrine; Whip-Poor-Will arme sa carabine, fait feu, et l'ťtend mort... AprŤs cet acte de vengeance, il se rendit au village des Creeks; il avait jurť de _manger la nation entiŤre_, serment indien qui annonce une guerre d'extermination; mais il fut fait prisonnier aprŤs avoir _scalpť_ neuf des principaux guerriers. Les derniers rejetons de la race des Natchez, bien que dťpouillťs de leur grandeur primitive, conservent encore toutes les qualitťs de l'hťroÔsme sauvage. Whip-Poor-Will prouva aux Creeks qu'il ťtait digne de ses aÔeux, et rťussit ŗ leur ťchapper. Il fut adoptť par la tribu des _Ioways_, oý il avait cherchť un refuge. Pendant son sťjour chez ces derniers, il se fit de nombreux ennemis. Cependant il y avait une crťature qui l'aimait, c'ťtait la jolie fille d'un Sachem du village; elle avait beaucoup d'adorateurs, et la renommťe de sa grande beautť s'ťtendit de telle faÁon que non seulement les guerriers de sa tribu, mais encore ceux des villages voisins, recherchŤrent sa main. Le Natchez la demanda, et personne n'osa se dťclarer le rival de ce redoutable champion: Il l'ťpousa; la jeune indienne l'aima avec toute l'ardeur d'une nature sauvage; le guerrier n'avait jamais goŻtť un pareil bonheur; son front se dťrida et sa fťrocitť disparut: on eŻt dit un tigre apprivoisť. L'influence qu'exerÁait la jeune _Squaw_ (femme) sur l'esprit de son ťpoux, ťtait sans bornes; mais le Natchez vit s'ťvanouir rapidement son bonheur domestique; sa _bien-aimťe_ mourut. Le guerrier se fit une profonde incision dans les chairs pour apaiser la colŤre du Manitou, et tťmoigner sa tendresse ŗ la crťature chťrie qui l'avait quittť... Il rendit ensuite les derniers devoirs ŗ _Woun-pan-to-mie_[139]. De retour dans son _wigwham_ (hutte), il en dťfendit l'entrťe ŗ tous, et le silence qui y rťgnait ťtait celui de la tombe. Au bout de quelques jours, il en sortit magnifiquement parť; ses yeux brillaient de cet ťclat qui leur est ordinaire, mais sa physionomie ne trahissait aucune ťmotion. Il se rendit, d'un pas ferme, ŗ l'endroit oý ťtait ensevelie celle qu'il avait tant aimťe, cueillit une fleur et la dťposa sur la tombe; se retournant ensuite vers le soleil levant, il se mit en marche ŗ travers la vaste prairie qui s'ťtendait devant lui. Oý allait-il? partait-il pour une expťdition?... Mais quel ťtait le motif d'une dťtermination de ce genre? un rÍve, un faux rapport, la bouillante impatience d'une jeunesse longtemps oisive, le dťsir d'ťlever la gloire de leur nation, ou celui de mťriter les applaudissements et l'admiration des femmes, en chantant devant elles leurs prouesses et leurs victoires... [135] Vieillards. [136] Cabane. [137] Mourir. [138] Tu l'as tuť. [139] L'Hermine. Daniel Boon fit une pause; l'expression d'une tristesse soudaine avait paru sur les traits du Natchez, lorsque son vieil ami prononÁa le nom de _Woun-pan-to-mie_; mais il reprit bientŰt son maintien calme; rompant, de sa voix sombre et imposante, le silence qui avait succťdť ŗ cette premiŤre partie du rťcit, il fit entendre quelques mots gutturaux... Daniel Boon continua: ęAprŤs avoir parcouru les bois pendant plusieurs, jours, le Natchez s'arrÍta et s'ťtendit sur le gazon de la prairie, en attendant le lever de la lune qui guide les pas du voyageur pendant la nuit. La lumiŤre de la p‚le constellation commenÁait ŗ poindre au-dessus de l'horizon; Whip-Poor-Will n'ťtait encore qu'assoupi, lorsqu'il crut entendre des gťmissements humains; d'un bond il fut sur pieds, et aperÁut une vieille femme toute dťcrťpite brandissant un _tomahawck_[140], et se disposant ŗ massacrer une jeune indienne qu'elle tenait par les cheveux; celle-ci ťtait agenouillťe, et implorait misťricorde; le Natchez reconnaÓt en elle sa jeune compagne, se prťcipite furieux sur la sorciŤre, lui fend la tÍte d'un coup de _tomahawck_, et tend les bras ŗ _Woun-pan-to-mie_, lorsque la terre, s'entrouvrant tout-ŗ-coup, les deux femmes disparaissent ŗ ses yeux. Whip-Poor-Will veut saisir sa bien-aimťe, mais l'abÓme se referme, et le guerrier ne rencontre sous sa main qu'un ťnorme bloc de sel, dont il avait cassť un morceau dans sa fureur...[141] Notre ami ne retourna plus au village des Ioways; je le rencontrai ŗ la chasse, il me demanda l'hospitalitť, et depuis ce temps, nous partageons le mÍme _wigwham_ et les mÍmes pťrils... [140] Le Tomahawck est une petite hache en acier poli, dont la contre-partie est un morceau de fer octogone et creux, et qui sert de pipe. C'est sur le manche de cette arme que les sauvages marquent le nombre de _scalps_ (ou chevelures) qu'ils ont enlevťes. [141] Cette lťgende est connue au Missoury, sous le nom de _Lťgende de la riviŤre Saline_. (_N. de l'Aut._) Un long silence succťda au rťcit de Daniel Boon; tous les regards se portŤrent sur le Natchez, qui soutint cet examen avec le maintien assurť et l'impassibilitť de sa race. --Ainsi, colonel Boon, il est bien certain que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins _trois fois_... la semaine?...--demanda l'Irlandais Patrick en rompant le silence... --_Tous les jours_, M. Patrick, _tous les jours_,--rťpondit Boon.[142] [142] L'Irlandais ne mange de viande _qu'une fois l'an_... au jour de NoŽl. Voy. Selections from the evidence received by the Poor Irish Inquiry commissionners (1835). (_Note de l'Aut._) --Me voilŗ enfin sur cette terre d'Amťrique, terre de paix et de bťnťdiction,--continua Patrick,--le Tout-Puissant en soit louť!!... Que ces forÍts sont belles et dťlicieuses! le chant des oiseaux qui les habitent, la beautť des arbres, le silence imposant qui y rŤgne, tout cela m'enchante!... On a raison de dire que l'homme pauvre ne se porte pas bien; que son ťtat est celui d'un individu continuellement malade. Mais regardez-moi, Messieurs, voilŗ le rťsultat d'un long sťjour dans les cachots. ęNe craignez rien de ce qu'on vous fera, dit saint Jean l'Apocalyptique, le diable mettra quelques-uns de vous en prison, afin que vous soyez ťprouvťs...Ľ Examinez-moi donc, docteur Hiersac; un anatomiste ne saurait mieux choisir pour une dťmonstration ostťologique; n'ai-je pas l'air de l'homme transparent des Foires ou de ce Tytie de l'antiquitť, qui, par l'excŤs de ses souffrances, ťtait rťduit ŗ rien? Je ne suis qu'un fantŰme! et que faire contre les persťcutions? le proverbe dit: ęSi la _cruche_ donne contre la pierre, _tant pis pour la cruche_, si la _pierre_ donne contre la cruche, _tant pis pour la cruche_...Ľ Mais me voilŗ dťfinitivement sur le chemin de la fortune; les chrťtiens de ce continent ne me refuseront pas leurs bons avis, je l'espŤre... Je vous supplie, Messieurs, de verser quelques consolations dans mon ‚me, et d'ťclairer ma conduite du flambeau de votre expťrience. Je me transporte dťjŗ, en imagination, vers les temps de bonheur et de prospťritť future, oý, du seuil de ma maison, je verrai mes prairies verdir, mes champs se couvrir de moissons, mes bestiaux croÓtre et multiplier, mon verger chargť de fruits; tout cela doit naÓtre d'une terre qui m'appartiendra, et dont la fťconditť me rťcompensera de mes sueurs!... En Irlande, dans le Connaught, je ne possťdais aucun bien... si ce n'est mon ‚me... parce qu'elle n'a pu Ítre vendue ŗ l'encan... Dans l'Orťgon, j'aurai une maison... des terres... et qui plus est, je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins... _trois fois_ la semaine... Enfin, je coulerai des jours aussi heureux que ceux rťservťs par le Seigneur ŗ ses ťlus! Quelque chose qui m'arrive dťsormais, je ne pourrai dire que je n'ai pas eu ma part de bonheur!... mais est-il bien sŻr, colonel Boon, que je mangerai de la venaison et des pommes de terre, au moins... _trois fois_... la semaine? --Oui, M. Patrick, oui, vous mangerez de la viande et des pommes de terre _tous les jours_... _tous les jours_; c'est la _mille et uniŤme_ fois que je vous le rťpŤte; oui, vous mangerez le produit des travaux de vos mains; votre femme (quand vous en aurez une) sera dans le secret de votre mťnage, comme une vigne qui porte beaucoup de fruits; vos enfants seront tout autour de votre table comme de jeunes oliviers; oui, vous mangerez de la venaison et des pommes de terre _trois fois par jour_... _trois fois par jour_. J'ai ťtť bien malheureux!--continua Patrick,--mon histoire est celle de plusieurs millions de mes compatriotes. Le tableau des misŤres humaines est continuellement sous les yeux des malheureux Irlandais; sur les terres ŗ cťrťales, on sŤme des cailloux pour obtenir une herbe fine, succulente, nťcessaire, dit-on, ŗ la nourriture des animaux de luxe, et les pauvres fermiers en sont indignement chassťs!... Qu'importe aux lords les clameurs de quelques millions de mendiants qu'ils accablent d'exactions!... A leurs yeux, ne sommes-nous pas ces Cananťens maudits que Dieu vomit dans sa colŤre!... Nous la cultivons, cette terre d'Irlande, oui, mais nous la cultivons comme CaÔn, en mťditant la vengeance!... Angleterre, ŗ quoi te sert de nous dťtruire!... crois-tu assurer ta gloire et ton triomphe sur les ruines de nos cabanes?... tu ne pourras nous dompter, et tes cruautťs ne feront que graver plus profondťment dans nos coeurs, la haine que nous te portons! Notre courage, qui t'a souvent procurť la victoire dans les batailles, saura te rťsister! Opprimťs par ta cupiditť, relťguťs par l'orgueil de tes nobles dans une classe prťtendue abjecte, nous avons le droit de protester!... Ces aristocrates!... eux dont les pŤres ont maniť la carde et peignť la laine, nous les outrageons quand, pour leur parler, nous ne nous mettons pas la face dans la boue!... Irlande, ma pauvre patrie, tu appelles ŗ grands cris le jour qui te dťlivrera de tes oppresseurs; mais tu gťmiras peut-Ítre longtemps encore sous le joug! tes bourreaux ont prononcť sur tes enfants l'implacable anathŤme du Pharaon!...[143]. [143] ęOpprimons-les avec sagesse, de peur qu'ils ne se multiplient encore davantage, et que si nous nous trouvons engagťs dans quelque guerre, ils ne se joignent ŗ nos ennemis.Ľ (Bible: Exode.) --Allons, allons, calmez-vous; dit Daniel Boon ŗ Patrick qui essuyait de grosses larmes,--l'Amťrique ne vous dit-elle pas: ęSois le bien-venu sur mes rivages, Europťen indigent; bťnis le jour qui a dťcouvert ŗ tes yeux, mes montagnes boisťes, mes champs fertiles, et mes riviŤres profondes: du courage donc. Pauvres Irlandais! affamťs, nus, traitťs avec un dťdain insultant, la vie, pour vous, n'est qu'une vallťe de larmes! Oý sera donc le terme de vos misŤres?... dans votre anťantissement peut-Ítre, si votre courage ne vous dťlivre de l'ťtat oý vous Ítes! Mais que faire pour en sortir, me direz-vous?... Faut-il ťgorger ceux qui nous affament? Faut-il que la violence nous restitue la portion de terre sur laquelle le ciel nous a fait naÓtre, et qui devait nous nourrir?... Tout est permis au peuple qu'on opprime pour secouer le joug, et diminuer la mesure de ses maux. Sans propriťtť, sans protection, sans espťrances, que vous reste-t-il? Les haillons et le dťsespoir!... Oui, pour vous, la misŤre est un _frein_, mais ce frein dont les despotes de l'Orient dťchiraient la bouche des malheureux qu'ils subjugaient!... Puisque les lords sont sourds aux cris de l'indigence, rappelez-leur cette terrible menace des bourgeois franÁais ŗ leurs seigneurs: ęLes Grands sont grands, parce que nous les portons sur nos ťpaules; secouons-les, et nous en joncherons la terre!Ľ Prends garde, Grande-Bretagne! ne rťgnais-tu pas aussi en souveraine sur notre continent! de ta main avide tu voulus nous ťtouffer au berceau; il nous fallut tout crťer pour te combattre; nous ťtions sans armes, sans amis... Non... La Fayette descendit sur la plage amťricaine, et nous dit que la France ťtait avec nous. Un grand peuple applaudissait ŗ nos efforts, et attendait avec anxiťtť l'issue de la lutte; nous fŻmes vainqueurs, et quelle ne fut pas ta honte, lorsque la France, saluant l'aurore de notre libertť, fit entendre ce cri qui retentit jusqu'ŗ tes rivages... L'Amťrique est libre!... --Courage, M. Patrick!--S'ťcria ŗ son tour le vieux docteur canadien,--vous voilŗ en Amťrique, et _ubi panis et libertas, ibi patria_[144]: Courage! le jour de la dťlivrance viendra pour l'Irlande; vous aurez raison de ce pays ęoý beaucoup d'esclaves parlent avec plus de libertť qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres contrťes[145];Ľ mais il faut vťgťter encore un peu dans la ęfluente du temps qui engloutit tout,Ľ comme dit Voltaire... Il se passe des choses bien horribles dans ce monde! Le repos, l'opulence, tous les avantages pour les uns; les haillons, les fatigues, toutes les humiliations pour les autres! Patience: rarement l'avenir manque de faire rendre compte des malheurs du passť; la veille de la premiŤre ťruption du Vťsuve, on se demandait (en se promenant parmi les fleurs qui couvraient son sommet), si cette montagne ťtait un volcan... Oui, il y a des peuples bien misťrables sur cette terre! Que l'homme mťcontent de son sort se transporte, en imagination du moins, chez ces malheureux qui, pour tromper la faim, mÍlent ŗ la farine et au son, des ťcorces d'arbres pilťes, des racines dessťchťes et broyťes, enfin tout ce qu'ils croient capable de soutenir leur triste existence; qu'il apprenne alors ŗ gťmir sur les vraies souffrances de l'humanitť!... M. Patrick, votre patrie n'a ťtť, jusqu'ici, que le satellite de l'Angleterre, dont elle est malheureusement trop voisine: mais l'heure de la dťlivrance approche! Les Anglais ne parlaient-ils pas de purger complťtement l'Irlande de sa population?... C'est ce qu'ils appelaient le ębalayage du pays!...[146]Ľ Et l'on demande ęs'il est un homme douť de raison et de philosophie qui puisse dire pour quel motif deux nations quelconques de l'Univers sont appelťes ennemies naturelles, comme si cela entrait dans les intentions de l' tre SuprÍme et de la nature[147]...Ľ Je dirai ici mon sentiment, et quand mÍme il m'attirerait l'exťcration universelle, je ne dissimulerai pas ce qui me paraÓt Ítre la vťritť; oui, il y a des haines de race qui seront ťternelles. Tacite parle de deux peuples sťparťs seulement par un... _fleuve_... et se touchant... pour mieux se haÔr... Ce sont, en apparence, deux amis qui s'embrassent, mais en rťalitť, deux rivaux qui voudraient s'ťtouffer!...[148]. Chez les Romains, aimer la patrie c'ťtait tuer et dťpouiller les Barbares, et Rome affecta aux guerres gauloises, un trťsor particulier, perpťtuel, sacrť... C'est de cette mÍme Gaule qu'elle attend aujourd'hui la libertť!... Est-ce ŗ dire que je veuille bouleverser le monde?... Non, M. Patrick. Mais les Anglais proclament le commerce ęle vťhicule du christianisme,Ľ et cependant l'Irlande est lŗ, affamťe, nue, courbťe sous le joug de la misŤre et de l'ignorance, s'agitant en vain sous le fer qui la mutile!... L'Angleterre la ch‚tie sans rťserve et sans pitiť, et cela au dix-neuviŤme siŤcle, ŗ la face du monde entier! Dans les jours de malheur, elle lui promet amitiť ťternelle en ťchange du sang de ses enfants; mais le danger passť, elle fait peser sur elle la plus lourde tyrannie...[149]. Lors de la guerre d'Amťrique, la Grande-Bretagne, avare du sang des siens, prodiguait l'or pour acheter, aux ťlecteurs d'Allemagne, des rťgiments entiers ŗ tant par tÍte; ces honteux marchťs lui ťtaient familiers, et elle payait ŗ un haut prix les hommes qu'elle obtenait des maisons ducales de Brunswick et de Hesse-Cassel, qui vendaient leurs sujets: il y eut un tarif du sang!... On appelait ce trafic, recrutement... Outre la somme convenue pour la solde, l'entretien, on convenait encore de ępayer pour chaque soldat qui serait tuť en Amťrique... ou n'en reviendrait pas,Ľ vingt livres sterlings, ŗ l'ťlecteur marchand. Telle ťtait une des clauses du traitť avec le landgrave de Hesse-Cassel[150]... On connaÓt la lettre de ce prince au baron de Hohendorf, commandant des troupes hessoises en Amťrique: ęJ'ai appris avec un plaisir inexprimable le courage que mes troupes ont montrť, dit-il, et vous ne pouvez vous figurer la joie que j'ai ressentie en apprenant que de mille neuf cent cinquante Hessois qui se sont trouvťs ŗ l'affaire de Trenton, il n'en est ťchappť que trois cent quarante-cinq; ce sont justement mille six cent cinquante hommes tuťs. Et je ne puis assez louer la prudence que vous avez montrťe en adressant une liste exacte des morts ŗ mon ministre ŗ Londres. Cette prťcaution ťtait d'autant plus nťcessaire, que les listes envoyťes au ministŤre anglais ne portaient que quatorze cent cinquante-cinq hommes morts. Il en rťsulterait une diffťrence de quarante-six mille deux cents florins ŗ mon prťjudice, puisque, suivant le compte du lord de la trťsorerie, il me revient quatre cent quatre-vingt-trois mille quatre cent cinquante florins, au lieu de six cent quarante-trois mille cinq cents, que j'ai droit de demander, suivant notre convention. La cour de Londres observe qu'il y avait une centaine de blessťs qui ne devaient pas Ítre comptťs, mais j'espŤre que vous vous serez souvenu des instructions que je vous ai donnťes ŗ votre dťpart de Cassel, et que vous n'aurez pas cherchť ŗ rappeler ŗ la vie, par des secours inhumains, les malheureux dont vous ne pourriez conserver les jours qu'en les privant d'un bras ou d'une jambe.[151] M. Patrick, les enfants d'Erin firent entendre ce cri, au jour de leurs triomphes: ęIl faut secouer le joug de la tyrannie anglaise! Il faut briser le lien anglais, source de tous nos maux! Il faut en ťmancipant l'Irlande, couper la main droite de l'Angleterre!...[152]Ľ La cause de la France fut, ŗ vos yeux, celle de tous les peuples asservis qui aspiraient ŗ la libertť: en Irlande, on cťlťbrait le triomphe de la libertť franÁaise; l'hymne de la victoire retentit aussi dans vos vallťes!...[153] pourquoi ne chantez-vous plus?... Gr‚ce au ciel, votre ancienne alliťe n'a pas ŗ se reprocher la misŤre et les haillons d'aucun peuple[154]. Consolez-vous M. Patrick, en Tauride ťtait une terre qui guťrissait toutes les blessures[155]. L'Amťrique sera pour vous de qu'est la France pour un autre peuple malheureux, bien malheureux!... [144] Lŗ oý est le pain et la libertť, lŗ est la patrie. [145] ęOn peut voir dans cette citť, (AthŤnes) beaucoup de vos serviteurs qui parlent avec plus de libertť, qu'on n'en accorde aux citoyens de plusieurs autres villes.Ľ (DťmosthŤnes, 3e Philippique). (_N. de l'Aut._) [146] _The clearing of the country._ [147] Lettre de David Hartley ŗ Benjamin Franklin; la rťponse du Docteur est piquante. [148] La Prusse, votre amie, et l'Angleterre, votre amie, ont bu l'autre jour ŗ la France la santť de Waterloo. Enfants, enfants, je vous le dis: montez sur une montagne, pourvu qu'elle soit assez haute; regardez aux quatre vents, vous ne verrez qu'ennemis; t‚chez donc de vous entendre. La paix perpťtuelle que quelques-uns vous promettent (pendant que les arsenaux fument!... voyez cette noire fumťe sur Cronstadt et sur Portsmouth...) essayons, cette paix, de la commencer entre nous... FranÁais, de toute condition, de toute classe, et de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avez sur cette terre qu'un ami sŻr, c'est la France. Vous aurez toujours par-devant la coalition, toujours subsistante, des aristocraties, un crime d'avoir, il y a cinquante ans, voulu dťlivrer le monde. Ils ne l'ont pas pardonnť, et ne le pardonneront pas. Vous Ítes toujours leur danger. Vous pouvez vous distinguer entre vous par diffťrents noms de partis. Mais, vous Ítes, comme FranÁais, condamnťs d'ensemble. Par-devant l'Europe, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'un seul nom, inexpiable, qui est son vrai nom ťternel... la Rťvolution. (M. Michelet, _Le Peuple_). On a dit avec raison, (nous le croyons du moins) ęqu'aprŤs la rťvolution de juillet, la France avait pour alliťs, tous les peuples, et pour ennemis tous les princes. Les dťmocrates, qui repoussent avec le plus d'ťnergie l'alliance Anglaise, distinguent soigneusement, dans leur animadversion, le gouvernement britannique et le peuple anglais. Les Espagnols fraternisent avec nous: ils aiment peu notre gouvernement. (Voyez le Dict. Politique au mot _Alliance_.) [149] Plus les Francs furent sŻrs des Romains... moins ils les mťnagŤrent. (Montesquieu, _Esprit des lois_.) _The union between England and Ireland is but a parchment mockery_: (l'union de l'Angleterre et de l'Irlande est une moquerie)... (Daniel O'Connell). Lord Byron a comparť l'union de l'Irlande et de l'Angleterre, ŗ celle du requin et de sa proie: _l'un dťvore l'autre... et cela fait une union..._ (_N. de l'Aut._) [150] Je vous remercie du _Catťchisme des souverains_, production que je n'attendais pas de la plume de M. le landgrave de Hesse. Vous me faites trop d'honneur de m'attribuer son ťducation. S'il ťtait sorti de mon ťcole, il ne se serait point fait catholique, et il n'aurait pas vendu ses sujets aux Anglais, comme on vend du vil bťtail pour le faire ťgorger. Ce dernier trait ne s'assimile point avec le caractŤre d'un prince, qui s'ťrige en prťcepteur des souverains. La passion d'un intťrÍt sordide est l'unique cause de cette indigne dťmarche. Je plains ces pauvres Hessois, qui termineront aussi malheureusement qu'inutilement leur carriŤre en Amťrique. (Lettre de Frťdťric-le-Grand ŗ Voltaire, 18 juin 1776.) (_N. de l'Aut._) [151] Cette lettre, vraie ou, supposťe est datťe de Rome, le 18 fťvrier 1777. [152] _Tone's Mťmoirs..._ _They vowed not to leave one English man in their country._ (Leland) [153] ę_Right or wrong, success to the French!... they are fighting our battles, and if they fail, adieu to liberty in Ireland for one century._Ľ (Que les FranÁais aient raison ou tort, puissent-ils rťussir!... ils dťfendent notre cause, et s'ils ťchouent, nous pourrons dťsespťrer de la libertť, en Irlande, pour un siŤcle.) ęLa rťvolution franÁaise agita l'Irlande opprimťe; je me souviens d'un banquet donnť en 1792, en l'honneur de ce grand ťvťnement, oý me conduisit mon pŤre, et oý j'ťtais assis sur les genoux du prťsident, quand on porta ce toast: Puisse la brise de France faire verdoyer notre chÍne d'Irlande.Ľ (THOMAS MOORE.) (_N. de l'Aut._) [154] ęNos pŤres, ayeulx et ancestres, de toute mťmoyre, ont ťtť de ce sens, et ceste nature que, dans les batailles par eulx consummťes, ont pour sygne mťmorial des triumphes et victoyres, plus volontiers ťrigť trophťes et monuments es cueurs des vaincuz par gr‚ce, que es terres par eulx conquestťes et par architecture. Car plus estimoyent la vibve soubvenance des humains acquise par libťralitť, que la mute inscription des arcz, columnes, et pyramides subjectes es-calamitez de l'aer, et ennuy d'un chascun...Ľ (Rabelais) [155] Terra qua sanantur omnia vulnera. (Pline.) Les ťchos de la forÍt rťpťtŤrent les derniŤres paroles prononcťes, et tout rentra dans le silence... Suivant un ancien usage, celui qui venait d'Ítre ťlu empereur, au Mexique, devait jurer que pendant son rŤgne les pluies tomberaient au besoin; que les fleuves n'inonderaient pas les campagnes; que les terres ne seraient ni brŻlťes par la chaleur, ni stťriles, et qu'aucune maladie contagieuse n'affligerait l'empire... Mais les ministres anglais pensent comme Cťsar, qu'un serment ou un parjure ne doit rien coŻter quand il s'agit d'arriver au pouvoir. Dans la sťance des communes du premier mars 1847, lord John Russell informe la chambre que Sa Majestť a donnť l'ordre de ęconvoquer un conseil, afin de dťsigner un jour de jeŻne et d'humiliation par suite de la calamitť dont il a plu ŗ la Providence d'affliger l'Irlande!...[156]Ľ [156] ęOn fit voeu pour la guťrison du peuple d'ťlever un temple ŗ Apollon (śdes Apolloni pro valetudine populi vota est.)Ľ TITE-LIVE. ęSans doute, c'est pour nous mťnager que vous n'avez pas voulu en venir aux mains; ou plutŰt, s'il n'y a pas eu de combat, n'est-ce point que le parti le plus fort a ťtť aussi le plus modťrť? Et il n'y en aura pas encore aujourd'hui, Romains: ils tenteront toujours votre courage et ne mettront jamais vos forces ŗ l'ťpreuve (Nec nunc erit certamen, Quirites; animos vestros tentabunt semper, vires non experientur.)Ľ TITE-LIVE, liv. IV. Les nombreuses notes qui se trouvent dans ce chapitre sont destinťes ŗ ceux qui cherchent la raison des choses... (_N. de l'Aut._) LES PLEIADES. Ce que vous venez de me dire m'a mis la puce ŗ l'oreille, et je ne mangerai morceau qui me profite avant d'Ítre informť de tout exactement. (DON QUICHOTTE.) Le ciel est-il moins clair, la foudre gronde-t-elle? Circule-t-il partout une transe mortelle? Voit-on dans la nature un signe inusitť, Funeste avant-coureur d'une calamitť? Un sanglant mťtťore un sinistre interprŤte? Non, partout la paix rŤgne, et la terre et le ciel Obťissent tous deux ŗ leur cours naturel. (LA ROSE DE SMYRNE, poŤme par M. Alfred Mercier, Amťricain.) Sois brave comme tu le dois puisque tu es Spartiate. CHAPITRE VII. Le bivouac prťsentait une scŤne qui ne pouvait Ítre contemplťe avec indiffťrence que par ceux des pionniers qui ťtaient habituťs ŗ la vie des frontiŤres. L'immense forÍt qui les entourait, bornait l'horizon aux limites ťtroites de la vallťe; il y avait dans la situation solitaire du camp, dans les tťnŤbres de la nuit, des raisons assez plausibles pour ťveiller des craintes chez ceux des voyageurs qui se trouvaient dans ces pays pour la premiŤre fois; ils jetaient de temps en temps un regard de mťfiance sur cette scŤne sombre et silencieuse. La lune parut enfin au-dessus des montagnes; alors mille formes ťtranges et nouvelles se prťsentŤrent ŗ leurs yeux; ce n'ťtait plus les illusions de l'optique, ni cette variťtť d'objets bien connus qu'ťclairait le soleil pendant le jour, mais des illusions plus singuliŤres et plus bizarres. Chacun frappť de la beautť des choses que lui peignait son imagination, bl‚mait son voisin de ce qu'il croyait en voir de diffťrentes. Quel champ, en effet, que ce vague de l'obscuritť, environnťs, comme l'ťtaient nos pionniers, de forÍts et de montagnes, que le voile de la nuit semblait avoir rapprochťes d'eux. Il ťtait bien tard, qu'ils contemplaient encore la majestť de la nature. --Il faut en convenir, colonel Boon,--dit le capitaine Bonvouloir un peu inquiet;--oui, il faut en convenir, les sauvages de vos contrťes sont plus redoutables que les corsaires de l'Ocťan. La sanglante coutume de dťvorer leurs prisonniers existe-t-elle encore parmi eux? --Les cas sont extrÍmement rares,--rťpondit le vieux guide;--cependant, il y a quelques annťes, les Pawnies (les plus redoutables maraudeurs de ces prairies) commirent un acte atroce, pour obťir ŗ une superstition. --Hum! hum!... pourrait-t-on vous demander quelques dťtails sur cette affaire, Colonel?-- --Certainement,--rťpondit Boon;--vous savez qu'ŗ l'oblation du calumet, les Pawnies joignent le sacrifice sanglant, et selon ce qu'ils disent avoir appris de... l'_oiseau_ et de... l'_ťtoile_... --Ah!... de... l'_oiseau_... et de... l'_ťtoile_?--dit le capitaine Bonvouloir--Je ne m'attendais pas ŗ voir... une... ťtoile... dans cette affaire? vous avez dit un... _oiseau_... et une... _ťtoile_? --Oui,--continua Boon;--selon ce qu'ils disent avoir appris de... l'_oiseau_... et de... l'_ťtoile_, le sacrifice le plus agrťable au Grand-Esprit, est celui d'un ennemi offert de la maniŤre la plus cruelle possible... --Ah! ah!--firent les pionniers ťpouvantťs.--(Que le lecteur se rappelle les _ah! ah!_ de Bridoison, dans la comťdie)[157]. [157] Mariage de Figaro. --Vous ne sauriez entendre sans horreur, les circonstances qui accompagnŤrent l'immolation d'une jeune fille de la tribu des Sioux. C'ťtait au moment des semailles, et dans le but d'obtenir une bonne rťcolte, que ce crime fut consommť... Cette jeune fille ťtait ‚gťe de quatorze ans; aprŤs avoir ťtť bercťe pendant six mois, de l'idťe qu'on prťparait une fÍte pour le retour de la belle saison, elle s'en rťjouissait. Le jour fixť pour la prťtendue ovation, ťtant arrivť, elle fut revÍtue de ses plus beaux ornements, et placťe au milieu de plusieurs guerriers qui semblaient ne l'escorter que par honneur; n'ayant dans l'esprit que des idťes riantes, elle s'avanÁait vers le lieu du sacrifice dans la plus entiŤre sťcuritť, et pleine de ce mťlange de timiditť et de joie, si naturel ŗ un enfant entourť d'hommages. Pendant la marche, qui fut longue, le silence n'ťtait interrompu que par des chants religieux et des invocations au Grand-Esprit, sťvŤres prťludes qui ne devaient guŤre contribuer ŗ entretenir l'espťrance si flatteuse dont on l'avait, jusque-lŗ, bercťe. Arrivťe au bŻcher, quelle ne fut pas sa surprise, en ne voyant que des torches et des instruments de supplice; quand il ne lui fut plus possible de se faire illusion sur son sort, qui pourrait peindre les dťchirements de son ‚me;... levant les mains au ciel, elle conjurait les bourreaux d'avoir pitiť de son innocence, de sa jeunesse... de ses parents... mais tout fut inutile;... rien ne put les attendrir;... le supplice dura aussi longtemps que le fanatisme put permettre ŗ des coeurs fťroces de jouir de ce terrible spectacle;... enfin le chef sacrificateur lui dťcocha une flŤche qui fut suivie d'une grÍle de traits, lesquels, aprŤs avoir ťtť tournťs et retournťs dans les blessures, en furent arrachťs; le corps de la jeune fille ne fut bientŰt qu'un affreux amas de chairs meurtries et sanglantes;... le reste est horrible ŗ dire... --Continuez!... continuez!... s'ťcriŤrent tous les pionniers. Boon reprit aprŤs un moment de silence: --Le grand chef, pour couronner dignement tant d'atrocitť, s'approcha de la victime, lui arracha le coeur encore palpitant, et vomissant mille imprťcations contre la nation des Sioux, leurs ennemis, il le dťvora aux acclamations des guerriers, des femmes et des enfants de la tribu... Le sang de la jeune fille fut rťpandu sur les semailles pour les fťconder, et chacun se retira dans sa cabane... espťrant une bonne rťcolte. Le rťcit du guide n'ťtait pas de nature ŗ rassurer nos pionniers; ces histoires sont terrifiantes, en effet, quand on les entend de la bouche de narrateurs ŗ demi-sauvages, et surtout quand on a, d'un cŰtť, une forÍt, et de l'autre, un dťsert oý, peut-Ítre, des ennemis se glissent pour vous surprendre dans les tťnŤbres. Quelques Alsaciens se livraient tout bas ŗ des rťflexions peu rassurantes sur l'idťe qui pouvait venir aux barbares guerriers de l'expťdition de les rŰtir au feu qu'ils attisaient; quoique gens de courage dans une guerre conduite d'aprŤs la tactique europťenne, ils apprťhendaient cependant un danger inconnu, et qui se prťsentait ŗ eux sous un aspect terrible. Le courage est-il une vertu relative qu'on peut acquťrir, et la peur est-elle une faiblesse naturelle ŗ l'humanitť qui puisse Ítre diminuťe par de frťquents dangers? Les philosophes ne s'accordent pas sur ce sujet. Les voyageurs ne songŤrent plus qu'ŗ prendre quelques heures de repos; plusieurs Allemands s'ťtaient dťjŗ ťtendus sur l'herbe; pour eux, le rťcit de Boon devint de moins en moins intelligible, surtout pour ceux qui avaient bien soupť; ses paroles se mÍlŤrent ŗ leurs rÍves, et bientŰt ils ne les entendirent plus... --Quelles agrťables veillťes dans la contemplation de la lune et des ťtoiles, colonel Boon,--dit le docteur Wilhem;--quel doux sommeil en plein air!... --Le ciel est sans nuages,--dit le capitaine Bonvouloir en se disposant ŗ ťtaler sa blanket (couverture de laine) sur l'herbe;--les ťtoiles brillent d'un lustre que je ne leur ai jamais vu; le firmament ressemble ŗ une voŻte d'azur parsemťe de rubis, de brillants, de saphirs, dont la splendeur est la mÍme depuis le zťnith jusqu'ŗ l'horizon... ce qui n'empÍche pas que ces sauvages Pawnies sont bien redoutables;... un genou contre l'estomac, et deux coups de couteau!! Colonel Boon, c'est bon pour le Natchez et vous qui Ítes faits ŗ semblables averses; je conÁois que vous soyez tranquilles, mais nous!! Je crois qu'il serait utile de placer des vedettes; au lieu d'Ítre pris comme des lapins dans leurs terriers, nous serions, au moins, ŗ mÍme de faire bonne contenance en cas d'une attaque de nuit; qu'en dites-vous, colonel Boon?... --C'est inutile,--rťpondit celui-ci;--le Natchez dťjouera toutes les ruses de nos ennemis; quant aux bÍtes fťroces, nous n'avons rien ŗ en craindre, Whip-Poor-Will a mis ses _mocassins_[158] en faction... [158] _Mocassins_: souliers faits de peau de daim. --PlaÓt-il?--s'ťcria le marin franÁais ťtonnť;--des mocassins en faction?... --Oui,--rťpondit Boon;--de tous nos vÍtements, les souliers, conservant le plus longtemps l'odeur du corps, on s'en sert la nuit pour ťloigner les loups et les panthŤres, surtout lorsque la pluie ne permet pas d'allumer du feu. Placťs ŗ quelques distances du camp, ils sont comme un rempart ŗ l'abri duquel le chasseur peut dormir tranquillement au pied d'un arbre; dŤs que les loups ont flairť l'odeur des mocassins, qui annoncent le voisinage de l'homme, ils poussent des hurlements et s'enfuient... --Des souliers en faction!--s'ťcria une seconde fois le capitaine;--je m'attendais ŗ une ronde ŗ la sonnette[159]... [159] Autrefois, chez les Grecs, la ronde visitait les postes avec une sonnette pour reconnaÓtre si les sentinelles n'ťtaient pas endormies; quand elle sonnait, il fallait que la sentinelle rťpondÓt. (Voy. Thucydide.) --Allons, tranquillisez-vous,--dit le docteur Hiersac;--Pline nous apprend que les grues-sentinelles veillent, pendant la nuit, en tenant dans leur patte une petite pierre dont la chute dťcŤle leur nťgligence, quand elles sommeillent. Les autres grues dorment, la tÍte cachťe sous l'aile, se soutenant alternativement sur une patte, et sur l'autre... le chef, le cou tendu, observe et avertit. --Du reste, colonel Boon,--ajouta le marin aprŤs un moment de rťflexion,--il est possible que l'odeur des souliers ťcarte les bÍtes fťroces, mais les Sycioniens s'y prenaient autrement; on raconte que les loups se jetaient sur leurs troupeaux; ils consultŤrent l'oracle; le Dieu leur indiqua un arbre sec dont l'ťcorce mÍlťe ŗ de la viande fit pťrir tous les loups qui en mangŤrent; si je connaissais les plantes de ces forÍts, je leur composerais... un _sťdatif_... ŗ la Diafoirus... --Colonel Boon, ce n'est pas l'espace qui nous manque ici,--observa l'Irlandais Patrick:--anciennement on faisait coucher les ‚nes dans des endroits spacieux; sujets ŗ rÍver, ils s'estropiaient pendant leur sommeil, s'ils n'ťtaient placťs au large. On faisait aussi disparaÓtre les verrues en se couchant dans un sentier au milieu des champs, et les yeux fixťs sur la lune; il fallait, toutefois, avoir la prťcaution d'ťtendre les bras au-dessus de la tÍte... et puis de se frotter avec tout ce qu'on pouvait saisir... Mais aurons-nous bien chaud sur ces peaux d'ours?... En Irlande, nous avons une maniŤre particuliŤre de coucher _chaudement_ ŗ la belle ťtoile, malgrť, la fraÓcheur du climat. Les heureux habitants de l'Amťrique n'ont pas encore imaginť d'entrer dans un p‚turage, de faire lever les boeufs qui y sont couchťs, et de s'ťtendre ŗ leur place; lorsqu'on se sent refroidir et gagner par l'humiditť, on n'a qu'ŗ faire lever un autre boeuf, et ainsi de suite pendant toute la nuit. La place occupťe par ces animaux est toujours parfaitement sŤche, et d'une chaleur agrťable... Colonel, pouvez-vous disposer d'un peu de tabac?... J'ai contractť, avec des matelots, la vilaine habitude de m‚cher ce vťgťtal... --Est-ce du _perrique_, du _pig-tail_, du _shoe-string_, du _sweet-scented_, du _waggoned_, ou du dťlicieux _cavendish_[160], que vous voulez?--demanda le docteur Hiersac;--par la sambleu! le colonel Boon vous en donne pour quatre marins!... Si ce que disent les physiologistes est vrai, ęque le volume du coeur de l'homme doit Ítre comparť ŗ la grosseur de son poing, ce morceau de tabac peut... _hardiment_... servir d'objet de comparaison, et cela sans que le coeur perde au change... [160] EspŤces de tabac. Les Amťricains qui faisaient partie de l'expťdition, vu leur grande habitude de parcourir les bois, n'apprťhendaient rien de f‚cheux de leur position; ils s'amusaient avec les ťchos du voisinage auxquels ils faisaient rťpťter des chansons; aprŤs bon nombre de joyeux refrains, ils se roulŤrent dans leurs blankets et s'endormirent. Le Natchez, Whip-Poor-Will, entonna son chant de guerre: C'est moi! je suis un aigle de guerre! Le vent est violent, mais je suis un aigle! Je ne suis pas honteux; non, je ne le suis pas. La plume d'aigle se balance sur ma tÍte. Je vois mon ennemi au-dessus de moi! Je suis un aigle, un aigle de guerre. Dťsennuyons les morts Partons, pour les couvrir Et disons-leur tout haut Qu'ils vont Ítre vengťs. Levons le tomahawck, Suspendons nos chaudiŤres; Graissons, tous, nos cheveux, Peignons, tous, nos visages, Chantons la chanson de sang Ce bouillon de nos guerriers. Je vais en guerre venger la mort de nos braves, Comme le loup affamť, je serai inexorable. J'exterminerai mes ennemis et les dťvorerai; Je tannerai la peau de leurs cr‚nes sanglants, Et, comme le tonnerre, je consumerai leurs villages. Je vais en guerre, venger la mort de nos braves, Comme le loup affamť, je serai inexorable. Les ťchos des bois rťpťtŤrent les derniŤres paroles qui venaient d'Ítre prononcťes, et tout rentra dans le silence. Le capitaine Bonvouloir se coucha enfin, mais non sans avoir maudit vingt fois les fťroces Pawnies; son esprit accablť, se lassa bientŰt de ses contemplations; la nature reprit insensiblement son empire, et il s'assoupit. Les philosophes s'accordent ŗ dire que l'‚me ne s'endort pas comme le corps, et qu'inquiťtťe par des sensations inaccoutumťes, elle ťveille les sens pour en avoir l'explication; tandis que lorsqu'elle est accoutumťe aux bruits qu'elle entend, elle demeure _tranquille_ et ne _dťrange_ pas les sens pour en obtenir un ťclaircissement inutile; or, l'‚me a besoin des sens pour connaÓtre les choses extťrieures; pendant le sommeil, les uns sont _fermťs_, comme les yeux; les autres ŗ _demi engourdis_, comme le tact et l'ouÔe. Si l'‚me est inquiťtťe par les sensations qui lui arrivent, elle a donc besoin des sens pour en avoir l'explication. Le capitaine Bonvouloir s'ťveilla au milieu de la nuit; les feux ťtaient presque ťteints; le Natchez et Daniel Boon dormaient; les pionniers amťricains dormaient aussi; la _plupart des chiens donnaient pareillement_ auprŤs des cendres qui jetaient une sombre lueur sur les objets d'alentour. L'oiseau Whip-Poor-Will soupirant, avec un accent mťlancolique, les trois monosyllabes qui forment son nom, invitait les voyageurs ŗ venir contempler la beautť de la nuit. Au milieu de ce calme imposant, le capitaine eut envie de s'approcher de ce chantre des bois, lorsqu'il entendit des bruits ťtranges et lugubres qui partirent de la profondeur de la forÍt et en troublŤrent le silence; le marin se recoucha et prÍta l'oreille: un cri sinistre et inconnu aux ťtrangers se fit entendre. --_Was ist das?_ (qu'est-ce cela)--s'ťcria un Alsacien s'ťveillant en sursaut;--_Kapetan Bonvouloir, haben sie gehŲrt?_ (capitaine Bonvouloir avez-vous entendu)? --_Ia, mein Herr_,--rťpondit le marin;--vous ne dormez donc pas? Quant ŗ moi, je _pique les heures_[161]; il y a des _brisants_ devant nous; on ne pouvait plus mal s'_embosser_[162]; pas de _pendus glacťs_[163], partant, pas moyen de dťcouvrir l'ennemi: la _bourrasque_ nous viendra-t-elle du _nord-oit_ (nord-ouest), du _su-et_ (sud-est), ou du _sur-oit_ (sud-ouest)? _Herr Obermann_, la chronique nous dit qu'on entendait, toutes les nuits, ŗ Marathon, des hennissements de chevaux, et un bruit semblable ŗ un cliquetis d'armes. Ceux qui n'y venaient _que par curiositť_, ne s'en trouvaient pas bien; mais ceux qui, n'ayant entendu parler de rien, passaient lŗ par hasard, n'avaient rien ŗ craindre du courroux des esprits[164]... Les cris qui partent de ces bois ont quelque chose de sinistre; je tremble comme la feuille du sycomore agitťe par le vent du dťsert; si c'est lŗ le prťlude de ce que nous devons entendre plus tard, j'avoue que me voilŗ complťtement dťsenchantť... Cependant les chiens n'ont pas jappť _ŗ nuitťe_... [161] Je veille. [162] Jeter l'ancre. [163] RťverbŤres; voy. les MystŤres de Paris. [164] Pausanias, ch. XXXII. --Qu'y a-t-il donc, capitaine?--dit le vieux, docteur Hiersac;--auriez-vous entendu de ces langues aťriennes, dont parle Milton, et qui profŤrent le nom des hommes sur les rives de la mer, dans les dťserts sablonneux et dans la solitude?... Les Dieux nocturnes, dont je parle, capitaine, sont les Esprits des tťnŤbres, les Dťmons, les Gťnies; quant aux Faunes, ce sont des dieux aux brusques apparitions. Vous savez ce que c'est qu'une terreur panique: Pan, suivant les croyances primitives, ťtait un Dieu de l'air et des sons, des sons lointains, mystťrieux, insaisissables, et quelquefois des sons inattendus et burlesques. De lŗ, l'idťe que Pan apparaissait ŗ l'improviste au sein d'un bois ťpais, au bord d'une source, ŗ la cime d'un rocher, comme l'audacieuse chŤvre de Virgile, ŗ l'anfractuositť mousseuse du _Trapp_ et du Grunstein, tantŰt _ťvanide_ et _cave_ comme un fantŰme, tantŰt terrible et armť de pied-en-cap comme un guerrier d'Ossian... Capitaine, vous repentez-vous dťjŗ de vous Ítre mis en route?... Pline nous dit que quand les cailles partent pour les climats tempťrťs, elles _sollicitent_ d'autres oiseaux ŗ les accompagner. Le glottis, sťduit, part d'abord avec plaisir, mais il ne tarde pas ŗ s'en repentir; il est quelquefois partagť entre le dťsir de quitter les cailles, et la honte de revenir seul: jamais il ne les accompagne plus d'un jour; au premier gÓte il les abandonne; mais les cailles y trouvent un autre glottis laissť lŗ l'annťe prťcťdente, et la mÍme chose se renouvelle chaque jour... Mais le cychrame, plus persťvťrant, est impatient d'arriver au terme; il ťveille les cailles pendant la nuit, et, presse le dťpart... Capitaine, Ítes-vous glottis ou cychrame?... --Quel ťtrange abus de l'ťrudition!--s'ťcria le marin;--docteur Hiersac, vous Ítes un pťdant!... Je vous prie de croire que je n'ai rien de commun avec les deux oiseaux dont vous venez de parler... --Chut!... Capitaine,--dit le docteur Wilhem ŗ son ami;--courons-nous quelque danger. Bravo! bravo!... nous ne pouvons mieux commencer notre Iliade forestiŤre; un jour, ou plutŰt une nuit de gloire, une mort _illustre_, un nom _immortel_ comme ceux des grands chasseurs de l'antiquitť!... que peut-on dťsirer de plus?... --Alerte!--s'ťcria le marin en interrompant l'enthousiaste Allemand par cette exclamation subite,--je crois avoir entendu le cri de rage! c'est une panthŤre aux yeux de feu!... Diavolo! Diavolo! la combattre ŗ pareille heure! Docteur Wilhem, j'ai fait mes preuves sans ajouter aucune cruautť aux horreurs de notre mťtier; je tuais et l'on me tuait, voilŗ tout; j'ai ťtť _chef de gamelle_; j'ai eu, pendant longtemps, la direction de la _poste aux choux_[165]; par un caprice de Neptune, j'ai souvent _barbottť_ dans le _pot au noir_[166]; j'ai touchť plus d'une _banquise_ (rťunion de glaÁons); j'ai vu des mers _calmes_, _houleuses_, _tourmentťes_ et _belles_; je reÁus huit blessures ŗ Waterloo, et l'empereur sut que j'y fis mon devoir, bien que la terre ne soit pas mon ťlťment;... mais combattre un ennemi qui ne se montre pas!... Si c'est un _catamount_[167], il aura beau jeu, car le peu de sang que l'Anglais me laissa dans les veines n'est pas ŗ la disposition d'un quadrupŤde, quelque noble qu'il soit; d'abord, je joue du couteau au premier coup de dent; encore, si j'avais mon _collŤgue_[168]!... Parlez-moi de l'Ocťan en courroux, et des vents dťchaÓnťs, mais...--le marin s'interrompit en apercevant un animal de la taille d'un chien, qui pťnťtra dans le camp, ramassa quelques os, les emporta dans les broussailles, et se mit ŗ les ronger avec un grand bruit de m‚choires. [165] _Poste aux choux_: c'est le nom que les marins donnent au canot, qui, chaque matin, va chercher les provisions. [166] _Pot au noir_: la rťgion des calmes qui s'ťtend ŗ peu prŤs ŗ cent lieues au nord et au sud de l'ťquateur; la mer y roule des flots huileux. [167] _Catamount_; felis montana: chat des montagnes. [168] _CollŤgue_: un maillet. --Par St-Nicolas!--s'ťcria l'irlandais Patrick en tremblant comme une feuille;--docteur Wilhem, avez-vous entendu? c'est une panthŤre _trŤs-certainement_; ŗ l'entendre ronger les restes du chevreuil, il est facile de calculer le peu de rťsistance que feraient nos membres sous sa dent meurtriŤre; quant ŗ moi je n'ai que des os ŗ son service;... et comment nous emparer du _monstre_!... --Les barbares les prenaient en leur jetant pour app‚t, des viandes frottťs d'aconit, qui est un poison,--dit le docteur Hiersac;--aussitŰt que ces animaux en avaient goŻtť, leur gorge se serrait... _occupat illico fauces earum_... --Comment nous tirer d'ici?...--s'ťcria le marin,--malheureusement _nostr'homme_ dort![169] si nous mettions le pavillon _en berne_?...[170] [169] _Le maÓtre d'ťquipage_: le Natchez Whip-Poor-Will. [170] Signe de dťtresse. --Quelle enfilade de mots ťtranges!--dit Daniel Boon, que les premiŤres paroles des deux pionniers avaient ťveillť;--capitaine Bonvouloir, vous vous croyez donc toujours ŗ bord de votre corvette? sont-ce des moustiques qui vous tourmentent? elles ne sont guŤre tracassiŤres que dans la baie de Fondy; l'Angleterre y tenait une garnison de trente hommes. Sur la liste de cet ťtablissement militaire, j'y ai vu quatorze guinťes allouťes (_per annum_) ŗ un soldat pour y entretenir de la fumťe. Moi-mÍme, ayant eu occasion de bivouaquer dans ces parages, j'ťtais obligť d'entourer mon lit de pierres plates, et d'y entretenir une fumťe perpťtuelle[171]. Sont-ce des hurlements que vous avez entendus? c'est sans doute un loup; vous savez que le _petit loup de mťdecine_ est un manitou pour les sauvages; ils attachent une idťe superstitieuse ŗ son apparition, et prťtendent comprendre les nouvelles qu'il vient leur annoncer. La _rapiditť_ ou la _lenteur_ de sa marche, ainsi que le nombre de ses hurlements servent de rŤgle ŗ leurs interprťtations. Ce sont, ou des amis qui approchent de leurs camps, ou des ennemis aux aguets, prÍts ŗ fondre sur eux; capitaine, il est possible que ce que vous avez entendu soit un stratagŤme imaginť par les Pawnies pour nous frapper de terreur... [171] Il y a, en …gypte, une quantitť prodigieuse de moucherons. Les …gyptiens, au dire d'Hťrodote, pour se garantir de leurs piqŻres, couchaient sur le haut des tours; le vent empÍchait les moucherons d'y voler. Les habitants des parties marťcageuses de l'…gypte, ťtendaient la nuit, autour de leurs lits les filets dont ils se servaient, pendant le jour, pour prendre le poisson. Voy. Hťrodote, liv. II. _Euterpe_. (_N. de l'Aut._) --PlaÓt-il?... des Pawnies!--s'ťcria le marin--les brigands qui ont dťvorť le coeur de cette jeune fille? --Oui, capitaine,--dit Boon;--aussitŰt que la guerre est rťsolue, la jeunesse s'assemble, et ťlit un chef; tous se peignent le visage et le corps; ils suspendent la chaudiŤre autour de laquelle ils dansent en hurlant, et s'imposent une abstinence rigoureuse; pour Ítre inexorables, disent-ils, _il est nťcessaire d'avoir ťtť longtemps aigri par les irritations de la faim_... --S'imposer une abstinence rigoureuse pour Ítre inexorables!--dit le marin--c'est ŗ quoi n'ont jamais songť Nťron et Caligula! Colonel, le droit des gens est fondť sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible... sans nuire ŗ leurs vťritables intťrÍts; les sauvages respectent donc bien peu les conventions humaines? s'imposer une abstinence rigoureuse pour Ítre inexorables!... est-ce le dťmon qui leur a enseignť ce moyen d'exciter leur fťrocitť!... c'est digne de ce _tireur d'or_ qui mangeait avec les mains rouges de ses meurtres, se faisant honneur de mÍler ŗ sa nourriture le sang qu'il versait en trahison! c'est digne de ce Montluc qui mettait, ŗ dresser ses enfants au carnage, sa sollicitude paternelle, et aimait ŗ marquer sa route avec des lambeaux humains attachťs aux branches des arbres...[172] [172] Aussi le craignait-on plus que la tempeste qui passe par de grands champs de bled, dit BrantŰme. (_N. de l'Aut._) --AprŤs un court noviciat, vous prendrez les choses aussi philosophiquement que le Natchez et moi;--reprit Boon,--et la crainte d'Ítre scalpť ne vous empÍchera pas de courir dans les bois... --C'est possible, colonel, c'est possible; il y a des situations oý l'homme qui pense, sent combien il est infťrieur ŗ l'enfant de la nature, et oý il doutera si ses opinions les plus invťtťrťes ne sont autre chose que de brillants mais ťtroits prťjugťs; j'avoue que j'avais du penchant pour cette existence... paisible... que vous menez dans les forÍts de l'ouest, et... ce que... je puis en avoir dit de mal... c'est tout bonnement faÁon de parler... figure de discours... trŤs-usitťes... en notre pays... du reste ę_Tout boun gascoun ques pot reprenquŤ trŤs cops._Ľ[173] [173] Tout bon Gascon peut se dťdire jusqu'ŗ trois fois. --Comme ęTout bon normand meurt sur la potenceĽ,--dit Daniel Boon, en riant;--ce sont des proverbes _indigŤnes_. Mais rassurez-vous, capitaine; nous ne sommes plus au temps oý les courils[174], et autres esprits des tťnŤbres se plaisaient ŗ tourmenter les malheureux humains... [174] _Courils_, ou sorciers bretons; petits hommes lascifs, qui, le soir, barraient le passage aux voyageurs, et les forÁaient ŗ danser avec eux jusqu'ŗ ce qu'ils mourussent de fatigue. --Colonel Boon, ce n'est pas que cette _obscure clartť_ de la nuit ait rien de lugubre,--reprit le marin en feignant beaucoup d'assurance;--nous avons un clair de lune _ťlysťen_; ces lieux plairaient beaucoup... aux imaginations mťlancoliques... qui aiment ŗ _s'approcher de la mort, et ŗ en sentir les tťnŤbres_... Habituť ŗ coucher sur les _vaigres_[175] d'un navire, je ne me plains pas, non plus, de la peau d'ours qui me sert de matelas... [175] _Vaigres_, planches d'un navire. Pour le coup le vieux Hiersac ne put rťsister au Dieu qui l'agitait, et la science dťborda. --Chez les anciens,--dit-il,--on faisait asseoir les ťpoux sur une peau (_in lanata pelle_) pour leur rappeler la couche nuptiale des hommes des premiers siŤcles, lesquels n'avaient point d'autre lit que les dťpouilles des bÍtes prises ŗ la chasse, ou des victimes immolťes. Apollonius de Rhodes fait consister toute la magnificence du lit nuptial de Mťdťe, dans la toison d'or que Jason avait enlevťe ŗ Colchos par son secours... Hippocrate remarque, en parlant des Lybiens qui habitaient le milieu des terres, _qu'ils dormaient sur des peaux de chŤvres, et qu'ils mangeaient la chair de ces animaux_; ils n'avaient, ajoute le _MaÓtre_, ni couverture, ni chaussure, qui ne fŻt de peaux de chŤvres... car ils n'ťlevaient point d'autre bťtail... Apollonius de Rhodes (qui est un exact observateur des costumes, n'est-ce pas, capitaine?), Apollonius de Rhodes, dis-je, dťcrit ainsi les trois hťroÔnes Lybiennes qui apparurent ŗ Jason: _tandis que j'ťtais plongť dans l'affliction, trois dťesses m'apparurent; elles ťtaient habillťes de peaux_ de chŤvres, qui leur prenaient depuis le haut du cou et leur couvraient le dos... et les reins... --Colonel Boon, je le rťpŤte, une simple peau d'ours me suffit,--reprit le capitaine;--tout bon marin doit parler de mÍme, et Dieu m'est tťmoin que j'ai du goŻt pour le goudron, mais combattre la nuit!! la fortune se plaÓt ŗ obscurcir les belles actions, de mÍme qu'un fleuve couvre de son limon, une pierre prťcieuse; combattre des sauvages!!... ils nous cribleront de flŤches avant qu'ils ne soient dťcouverts... --Les sauvages!--s'ťcria le docteur Canadien,--ce sont les cigognes de Pline; d'oý viennent-elles?... oý se retirent-elles?... c'est encore un problŤme; nulle ne manque au rendez-vous, ŗ moins qu'elle ne soit captive;... personne ne les voit partir... quoiqu'elles annoncent leur dťpart;... personne, non plus, ne les voit venir... on s'aperÁoit seulement qu'elles sont venues;... le dťpart et l'arrivťe, ont lieu la nuit... et qu'elles volent en deÁŗ ou au delŗ... on croit qu'elles n'arrivent jamais que la nuit... Les tťnŤbres sont le symbole de la _tranquillitť_, du _calme_ et du _repos_... quel silence!... quelle fraÓcheur!... quelle soirťe mťlancolique et dťlicieuse sous ces ombrages ťpais, et dans ces sentiers solitaires!... capitaine Bonvouloir, rassurez-vous; le Natchez a le rťveil tragique; on ne l'aborde pas impunťment? mÍme lorsqu'il dort... --Il est possible que notre ami, le Natchez, connaisse de _bons coups_, mais je vous prťviens que si l'on me touche, je crierai comme une poulie gťmissant sous ses moufles...[176] [176] _Moufles_, appareils de poulies. Nous sommes en nombre;--dit ŗ son tour, le biblique Irlandais Patrick--ęVoici le lit de Salomon environnť de soixante hommes des plus vaillants d'entre les forts d'IsraŽl; ils sont tous expťrimentťs; chacun a l'ťpťe au cŰtť ŗ causes des surprises qu'on peut craindre pendant la nuit...Ľ --Fort bien, M. Patrick, fort bien,--reprit le marin;--cependant, vous conviendrez que nous sommes _ancrťs_ dans un vilain parage; la cŰte n'est pas _saine_; diable!... peut-Ítre faudra-t-il rester longtemps _ŗ la cape ŗ sec de toile_[177]; encore si Neptune nous envoyait une _brise carabinťe_[178] il y aurait moyen de _transfiler les hamacs_, et de _torcher de la toile_ en silence, car ce n'est pas chatouiller avec une plume que de vous envoyer une flŤche ŗ pointe de caillou jusque dans l'os!... Ainsi, colonel, vous croyez que ce sont des Pawnies?... [177] _ tre ŗ la cape_, Ítre dans l'impossibilitť de doubler le cap Fayot sur lequel les jette la _raffale_ de la gamelle; ce qui veut dire, en style maritime, le dťnŻment qui rťduit les marins ŗ se nourrir de _fayots_ (haricots secs). [178] La brise augmente avec rťgularitť et lenteur; elle commence par Ítre une jolie brise, fraÓchit et devient _bonne_, puis _forte_, et enfin brise _carabinťe_. Lorsqu'elle suit cette marche progressive, _on torche de la toile_, c'est-ŗ-dire que l'on conserve les voiles le plus longtemps possible. (Voy. M. Paccini: de la Marine.) --Oui, capitaine; malheur aux voyageurs qui seraient aperÁus dans la prairie aprŤs une marche fatigante; les Pawnies emploient, dans leurs guerres, la mťthode de tous les peuples sauvages; ils prťfŤrent la ruse ŗ la force ouverte, et choisissent ordinairement la nuit pour l'attaque. --Comment!... quand Vťnus, l'ťtoile du marin, brille dans le ciel, ils nous attaqueraient! voyez, colonel; le firmament resplendit de cette dťlicieuse teinte bleue qui distingue le ciel d'Italie; une nuit ťtoilťe des prairies est vraiment admirable;... mais les Pawnies!... --Les Pawnies sont de vrais pharisiens dans l'observation de leur culte; le plus ordinaire est celui qu'ils rendent ŗ un oiseau empaillť (un canard, je crois) rempli d'herbes et de racines, auxquelles ils attribuent une vertu surnaturelle[179]. Ils disent que ce manitou a ťtť envoyť ŗ leurs ancÍtres par l'ťtoile du matin, pour leur servir de _mťdiateur_, quand ils auraient quelque gr‚ce ŗ demander au ciel. Toutes les fois qu'il s'agit d'entreprendre une affaire importante, ou d'ťloigner quelque flťau de la peuplade, l'_oiseau mťdiateur_ est exposť ŗ la vťnťration publique; on fume le calumet, et le chef de la tribu en offre les premiŤres bouffťes ŗ l'astre protecteur; si, comme vous le dites, c'est Vťnus, l'ťtoile du marin, qui brille en ce moment dans le ciel, elle vous rend un mauvais service en paraissant dans ces parages, car les Pawnies la vťnŤrent spťcialement, et lui sacrifient leurs prisonniers[180]. Pour obtenir ses faveurs, les sauvages lui offrent annuellement les premiers produits de leurs chasses... et leurs prisonniers ŗ mesure qu'ils en font. Par ces offrandes, ils s'efforcent de se rendre propice cet oiseau qu'ils supposent avoir une grande influence sur l'astre, leur protecteur; ils le supplient d'Ítre l'interprŤte de leurs voeux, et de leur faire obtenir tout ce qu'ils dťsirent, par exemple du succŤs dans leurs chasses, des chevaux lťgers et (permettez-moi de le dire) _des femmes soumises_... [179] V. Correspondance du P. Desmet, missionnaire. [180] Nous parlons des Sauvages des prairies, en gťnťral; ceux de nos lecteurs qui dťsireraient connaÓtre les pratiques religieuses de chaque tribu, en particulier, peuvent consulter l'ouvrage de notre savant compatriote, M. Georges Catlin (_The north american indians_). --Allons, ŗ la guerre comme ŗ la guerre,--dit le marin;--les filets sont tendus; la nuit, au clair de la lune, les poissons s'y jetteront en foule... Il faut donc s'arranger selon la morale turque, qui veut qu'on n'ťtablisse ici-bas aucun domicile durable. --Capitaine Bonvouloir,--dit le jeune Allemand Wilhem ŗ son ami,--dans la marine, l'officier de _quart_ est un souverain dťclarť _habile_ ou _mal habile_ le lendemain d'une mauvaise nuit. Du reste, le docteur Franklin dit que ęl'homme n'est complťtement nť que du moment oý il est mort,Ľ pour un _perfectibiliste_ vous n'Ítes pas des plus zťlťs. --Le docteur Franklin ťtait un mauvais plaisant,--rťpliqua le capitaine;--peste! je n'ambitionne pas cette perfection. Satan dit ŗ Job: _L'homme donnera toujours peau pour peau, et il abandonnera tout pour sauver sa vie_. Voulez-vous connaÓtre la devise des sauvages? la voici: _vite_... _tŰt_... _empoignez_... _scalpez_... et _qui qu'en grogne tel est mon bon plaisir_. Les Parques ne dťpÍcheraient pas plus lestement.  tre attaquťs la nuit par des Peaux-Rouges!!... Je ne sais qui s'avisa d'ťcrire[181] que les marques d'une crainte rťciproque engagent bientŰt les hommes ŗ s'approcher, et que, d'ailleurs, ils y seraient portťs par le plaisir qu'un _animal_ sent ŗ l'approche d'un _animal_ de son espŤce. Colonel Boon, la violence de la douleur contraint quelquefois les animaux les plus inoffensifs ŗ recourir ŗ tous les moyens. Les chats-huants, par exemple, investis par un nombre supťrieur, se renversent sur le dos, et se dťfendent avec les pattes; ils ramassent leur corps qu'ils couvrent tout entier de leur bec. Dieu sait ce que les sauvages Pawnies nous prťparent, mais les naturalistes prťtendent que les animaux venimeux sont tous plus dangereux lorsque, avant de blesser, ils ont mangť quelque bÍte de leur espŤce... Il n'y a que le diable qui soit capable de brŻler les gens en dťpit de la loi, et d'infliger des supplices qui feraient trembler... mÍme... un czar de toutes les Russies!! Messieurs, je ne suis pas des plus robustes, mais puisqu'il est dans la maniŤre de penser des hommes, que l'on fasse plus de cas du courage que de la timiditť, je vous dťclare que je me dťfendrai bravement une fois ŗ l'abordage, car Rousseau nous conseille, dans l'…mile, de saisir hardiment celui qui nous surprend la nuit, homme ou bÍte, il n'importe; de l'empoigner; de le serrer de toute notre force; s'il se dťbat, de le frapper, de ne point marchander les coups, et quoi qu'il puisse dire ou faire, de ne l‚cher jamais prise, que nous ne sachions ce que c'est. Le poŤte HomŤre peint Achille fťroce comme un lion. Par mon pŤre!! Achille Bonvouloir (ex-capitaine de corvette) aux prises avec son ennemi, ressemblera ŗ une bÍte fauve, et n'aura rien d'humain!... Cependant, colonel, n'y aurait-il pas moyen d'ťviter le supplice en se faisant adopter?... [181] Montesquieu: _Esprit des lois_. --Ils accordent rarement cette faveur,--rťpondit Boon;--ęsi nous adoptions tous nos prisonniers, disent-ils, comment apaiserions-nous les m‚nes de nos guerriers? Comment le village participerait-il ŗ nos triomphes! N'est-il pas nťcessaire que notre jeunesse, en les voyant mourir comme des braves, apprenne ŗ subir le mÍme sort avec un ťgal courage?... Cependant ils les ťpargnent quelquefois, et leur disent, pour les rassurer: ęSoyez sans crainte, vous n'irez pas dans nos chaudiŤres; nous ne boirons point le bouillon de votre chair; nous vous donnerons des peaux d'ours pour la nuit[182].Ľ [182] Voy. Travels in high Pensylvania. --N'y a-t-il pas quelques petites formalitťs ŗ remplir?--demanda le marin. --Oh! un grand nombre,--rťpondit Boon; d'abord, comme tous les jeunes gens, il vous faudra passer par une sťrie de tortures volontaires;... on commence par jeŻner pendant quatre jours et quatre nuits... --_Der teufel_!--s'ťcria un Allemand;--quatre _chours sans joucroute_!... _der teufel_!... --C'est sans doute la plus rude ťpreuve qu'ils aient ŗ subir!--dit le gastronome gascon stupťfait. --Pas prťcisťment, capitaine,--continua Boon en conservant son sťrieux;--des crochets passťs dans les muscles pectoraux soulŤvent les martyrs volontaires, qui doivent sourire lorsqu'on les hisse... --_Der teufel_!--s'ťcria le mÍme Allemand. --J'en ai la sueur froide!--dit le marin. --Ainsi suspendu entre ciel et terre, on vous fera pirouetter sur vous-mÍme jusqu'ŗ ce que vous perdiez connaissance. Revenu ŗ vous, vous serez dťcrochť et traÓnť ŗ l'entrťe de la cabane ŗ mystŤres, et vous offrirez en sacrifice, au Grand-Esprit, le petit doigt de votre main gauche; vous poserez le membre sur un cr‚ne de buffalo, et un guerrier vous le fera sauter d'un coup de _tomahawck_. Cette formalitť remplie, vous serez saisi par deux jeunes gens des plus robustes, et traÓnť, le visage dans la poussiŤre; on vous abandonnera ensuite ŗ vous mÍme... jusqu'ŗ ce que le Grand-Esprit vous donne assez de force pour vous relever[183]... [183] Voy. l'ouvrage de M. Georges Catlin: The north american Indians. --Quelle ťnumťration!--s'ťcria le capitaine Bonvouloir;--ceci ťgale presque les tortures de la sainte inquisition! c'est une violation cruelle du droit des gens! Colonel Boon, vous avez parlť, je crois, de crochets, de couteau, et de l'amputation d'un membre? Misťricorde!... je renonce ŗ ce moyen d'ťchapper au supplice!... Docteur Wilhem, nous ťtions en quÍte d'aventures, nous voilŗ servis ŗ souhait!... peut-Ítre n'avons-nous affaire qu'ŗ une panthŤre. --Cette rencontre serait peu agrťable,--observa le vieux naturaliste Canadien;--selon l'illustre Cuvier[184], tous les animaux du genre _chat_ ont des ongles _rťtractiles_, c'est-ŗ-dire munis de _ligaments_ ťlastiques qui les redressent et en dirigent la pointe vers le haut pendant tout le temps que l'animal _ne fait pas agir ses muscles_; il les rabaisse ŗ l'instant oý il veut s'en servir pour _agripper_... [184] Cuvier. Notes sur Pline. --Si le ciel ne nous vient en aide, je ne sais comment nous nous tirerons d'ici!--dit le marin... --Lampride _assure_, cependant, qu'Hťliogabale fit atteler des tigres ŗ son char, pour mieux reprťsenter Bacchus,--continua le vieux Canadien;--preuve que le tigre n'est pas indomptable. Dťmťtrius rapporte, d'une panthŤre, un trait digne d'Ítre citť. Elle ťtait couchťe au milieu du chemin en attendant qu'il pass‚t quelque voyageur... --Pour l'_agripper_, sans doute,--observa le capitaine. --Non,--continua le docteur Hiersac;--elle fut aperÁue par le pŤre du philosophe Philinus. Saisi d'effroi, il veut retourner sur ses pas, mais l'animal se roule devant lui, joignant aux caresses les plus _pressantes_, des signes de tristesse et de douleur _trŤs intelligibles... mÍme dans une panthŤre..._ Elle ťtait mŤre, et ses petits ťtaient tombťs dans une fosse, ŗ quelque distance de lŗ. Le _premier effet_ de la compassion... fut de ne plus craindre... le _second_... d'examiner ce qu'elle demandait. --C'est logique,--observa encore une fois le marin;--la prudence lui dictait cette conduite... Elle tirait le philosophe, _doucement... avec ses griffes_. --Et il se laissa conduire?... --Certes,--lorsqu'il dťcouvrit la cause de sa douleur, et par quel service il _devait acheter la vie_, il retira les petits de la fosse; avec eux, la mŤre escorta... --Quelle escorte!--s'ťcria le capitaine. Ce sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment oý ils vont vous ťtrangler! --Avec les petits, dis-je, la mŤre escorta son bienfaiteur jusqu'au-delŗ des dťserts, en bondissant de joie autour de lui, et tťmoignant ainsi le dťsir de payer sa dette de reconnaissance... sans rien demander... chose rare... mÍme chez l'homme... --Que craignent nos amis?--demanda le Natchez Whip-Poor-Will ŗ Daniel Boon;--le jeune sauvage n'avait encore rien dit, mais ses sens ne le trompaient pas sur la nature du danger qui les menaÁait. --Natchez,--dit le marin au guerrier;--puisque les tťnŤbres n'ont aucune obscuritť pour toi; que la nuit est aussi claire que le jour, et que les tťnŤbres sont ŗ ton ťgard comme la lumiŤre du jour mÍme..., bon..., voilŗ que je m'embrouille... ce n'est pas que j'aie peur, quoique tout homme soit sujet ŗ la crainte, de quelque _ataraxie stoÔque_ qu'il veuille se parer, car l'histoire nous apprend que l'orateur DťmosthŤnes, fuyant un champ de bataille, rendit ses armes ŗ un buisson auquel ses vÍtements s'ťtaient accrochťs... On dit mÍme que si Cťsar se fŻt trouvť seul (pendant la nuit) exposť au feu d'une batterie de canon, et qu'il n'y eŻt eu d'autre moyen de sauver sa vie qu'en se mettant dans un tas de fumier... ou dans quelque chose de mieux... on y eŻt trouvť, le lendemain, CaÔus Julius enfoncť jusqu'au cou... Colonel Boon, est-ce que ces barbares Pawnies attaqueront toujours les gens comme des houssards?... ne se prťsenteront-ils jamais bien serrťs pour Ítre enfilťs dans les rŤgles!... Je crois qu'il serait bon de leur envoyer quelques balles pour leur faire une _douce violence_? qu'en pensez-vous?--et le marin ajouta vivement--Vois-tu, Natchez, vois-tu des yeux qui brillent dans les broussailles?... LA PANTH»RE. CHAPITRE VIII. A l'aide de la lumiŤre brillante que projetait la lune, alors dans son plein, les pionniers purent distinguer les traits sombres et les formes athlťtiques de Whip-Poor-Will; son oeil vif semblait percer les tťnŤbres; immobile ŗ sa place, et gardant un profond silence, il ťcouta ces hurlements prolongťs qui semblaient avoir quelque chose de prophťtique. Le sauvage est superstitieux, nous eŻmes occasion de le voir, et le Natchez ne se pressa pas d'agir... --Vos oreilles vous ont trompť, capitaine Bonvouloir, dit le docteur Wilhem ŗ son ami... --Rapportons-nous-en aux sens du Natchez,--rťpliqua le marin;--il entend ce que les visages-p‚les ne peuvent entendre. Whip-Poor-Will, depuis le moment oý ses sens avaient pu saisir des sons ťloignťs, ťtait restť immobile comme une statue; enfin le guerrier ŗ la taille gigantesque se souleva ŗ moitiť; on eŻt cru voir un serpent qui se dressait en dťroulant ses anneaux. --Nous courons quelque danger,--dit Daniel Boon en voyant l'attitude de Whip-Poor-Will;--chut!... attendons que l'ennemi nous attaque... --Capitaine Bonvouloir, rťjouissons-nous,--dit le docteur Wilhem;--voilŗ l'occasion que nous cherchions depuis longtemps de nous distinguer; notre entreprise est glorieuse; si elle offre des pťrils la renommťe nous en rťcompensera; on dira de nous ce qu'on dit jadis de SaŁl et de Jonathas: plus prompts et plus lťgers que les aigles, et plus courageux que les lions, ils sont demeurťs insťparables dans leur mort mÍme. --Je crois qu'il est temps de disposer nos ‚mes ŗ rťpondre dignement au grand appel de l'…ternitť,--dit le marin;--peu importe, aprŤs tout, que ce soit du _sud-quart-sud-est_, _est-quart-nord-est_, _sud-est-quart-sud_, ou de toute autre partie de la _rose des vents_ que nous vienne la bourrasque, nous serons prÍts;... je ferai ma partie convenablement; mais oý frapper un ennemi qui ne se montre pas!... Nous serons criblťs de flŤches avant de dťcouvrir d'oý elles partent; par _Notre-Dame-des-Bons-Secours_, c'est un vilain _quart_ ŗ passer! --Chut! pas si haut,--dit Daniel Boon; et ses yeux parcoururent les taillis voisins avec cette perspicacitť si remarquable chez ceux dont les facultťs ont ťtť rendues plus subtiles par les dangers et la nťcessitť. --Whip-Poor-Will, _verschnappen sie sich nicht_ (Whip-Poor-Will ayez bon bec),--dit l'Alsacien Obermann au Natchez, par forme d'encouragement. L'indien fit entendre, comme ŗ l'ordinaire, une lťgŤre exclamation, et dit aux pionniers que c'ťtait une panthŤre attirťe aux environs du campement par l'odeur du sang des daims qu'on avait dťpecťs. En effet, les chevaux piťtinaient et donnaient des signes d'alarme; le Natchez se leva avec prťcaution, prit son arc, ajusta une flŤche, et la dťcocha dans les broussailles; il en partit des cris effroyables mÍlťs de craquements de branches: Whip-Poor-Will ťtait renommť dans l'Ouest pour la sŻretť de son coup d'oeil. En entendant les cris de la panthŤre, ceux des pionniers qui dormaient, rťveillťs en sursaut, se levŤrent prťcipitamment, et cherchŤrent leurs armes; on n'entendait dans le camp que gens faisant leur testament; les chevaux avaient rompu leurs liens et fuyaient de tout cŰtťs... La nuit empÍchait de rien distinguer; les pionniers se croyaient rťellement attaquťs par des ennemis nombreux et redoutables. Les sauvages de l'expťdition firent entendre le _war-hoop_; ce cri est le plus perÁant qu'il soit possible ŗ l'homme de produire; nul autre ne retentit aussi loin dans les bois; suivant les circonstances, les indigŤnes peuvent en rendre les modulations plus ou moins effrayantes par le battement rapide des quatre doigts de la main sur les lŤvres pendant les efforts de l'aspiration; c'est le cri de la victoire; les guerriers le poussent souvent pour s'animer dans la mÍlťe... Tacite, en parlant du _bardit_ ou chant des Germains, dit: ęCe sont moins des paroles qu'un concert guerrier; ils cherchent surtout la duretť des sons et un murmure ťtouffť, en plaÁant le bouclier contre la bouche, afin que la voix, plus forte et plus grave, grossisse par la rťpercussion.Ľ[185] [185] L'_Alarido_ ťtait le cri que poussait une troupe d'hommes d'armes lorsqu'elle faisait une invasion subite sur le territoire ennemi. _Con grande alarido_, disent les Espagnols. (_N. de l'Aut._) Enfin le tumulte cessa, et les pionniers ťtaient persuadťs qu'ils avaient repoussť l'ennemi; on s'adressa des compliments rťciproques sur la maniŤre _vigoureuse_ dont chacun s'ťtait dťfendu. Daniel Boon riait sous cape. Comme une alarme de ce genre est toujours le signal d'une joie trŤs vive, les pionniers s'amusaient ŗ peindre les impressions diffťrentes que la frayeur avait produites sur chacun d'eux, et personne ne fut ťpargnť... --_Wir sind glŁcklicherweise mit dem schrecken davon gekommen_, (Nous sommes bien heureux d'en avoir ťtť quittes pour la peur)--dit un Alsacien. --_Der weg ist sehr schlecht; wir bleiben stecken_ (la route est bien mauvaise, nous sommes embourbťs),--dit un autre. --_Es verlangt mich sehr das ziel meiner reise zu erreichen_ (il me tarde bien d'Ítre arrivť au terme de mon voyage.) --_Es geht nicht rechten dinzen zu_; (il y a du louche).[186] [186] Nous traduisons par des ťquivalents. --_Sind wir hier verrathen oder verkauft?_ (Je crois qu'ils nous vendent.) --_Sie blasen in ein horn_ (ils s'entendent comme larrons en foire),--ajouta l'allemand Obermann en parlant de Boon et du Natchez Whip-Poor-Will. --_Mann muss die zeiten nehmen wie sie kommen_ (on doit prendre le temps comme il vient),--dit le docteur Wilhem ŗ ses compagnons pour les rassurer. --Peste!... quelle rťception nous fÓmes ŗ ces maraudeurs!--dit le capitaine; quant ŗ moi je frappais ŗ tort et ŗ travers... cependant, j'avouerai franchement que je ne pouvais bien distinguer l'ennemi... je sentais bien que je frappais sur quelque chose, mais, comme dit notre Rabelais, _soubdain, je ne scay comment, le cas feut subit, je n'eus loysir de considťrer_; d'ailleurs, j'ťtais rťellement trop occupť. La lionne fixe les yeux ŗ terre, quand elle dťfend ses petits, afin de ne pas Ítre intimidťe ŗ la vue des ťpieux. Je combattais pour la dťfense du camp, pro _aris_ et _focis_, mais, je le rťpŤte, je ne pouvais voir mes antagonistes... Personne d'_avariť_?--demanda le marin--Herr Obermann, oý Ítes-vous?... --Hier! hier! (ici, ici)--rťpondit l'alsacien qui s'ťtait cachť sous un monceau de bagages. --Montrez-vous donc, il n'y a plus de danger,--dit Daniel Boon;--Messieurs, la panthŤre n'est que blessťe; il faut la poursuivre; ŗ cheval!... Les pionniers accueillirent cette proposition avec transport; les chiens furent rassemblťs, le Natchez prťpara des torches, chaque pionnier s'arma de pied en cap, Daniel Boon sonna le boute-selle, et l'on partit. A voir tant de flambeaux rťunis, on eŻt dit une procession d'esprits infernaux, ou de ces gens consacrťs ŗ Mars qui (de l'une et l'autre armťe), s'avanÁaient au-delŗ des rangs, un flambeau ŗ la main, et donnaient le signal du combat, en le laissant tomber.[187] [187] On leur laissait ensuite, de part et d'autre, la libertť de se retirer derriŤre les rangs. On se servait de ces porte-flambeaux avant l'invention des trompettes. Les sauvages redoutent la panthŤre ou tigre de l'Amťrique, parce qu'elle unit la perfidie ŗ la fťrocitť; elle arrive toujours sans bruit en rampant dans les broussailles, se prťcipite sur sa proie et l'enlŤve, avant qu'on ne se soit doutť de son approche. --Halte! dit Boon, aprŤs un quart d'heure de marche;--que personne ne laisse tomber son flambeau, car les herbes sont sŤches, et une conflagration gťnťrale de la prairie en serait la consťquence... Whip-Poor-Will, descend de cheval, et examine cette feuille; il me semble que quelque animal y a passť... Le Natchez mit pied ŗ terre, examina les feuilles, et reconnut les traces de la panthŤre; dťtachant son _tomahawck_ de sa ceinture, il pťnťtra dans un ťpais buisson. AprŤs une longue perquisition, il fit entendre son exclamation ordinaire, et appela les pionniers; ceux-ci pťnťtrŤrent dans les broussailles, et le Natchez leur montra des antilopes ŗ moitiť dťvorťes; les pauvres bÍtes, malgrť leur agilitť, avaient ťtť la proie de la panthŤre. Une carcasse de buffalo gisait ŗ l'entrťe du taillis, vťritable charnier; l'emplacement, dans une circonfťrence de cinquante pieds, ťtait battu et labourť; on pouvait compter combien de fois le buffalo avait ťtť terrassť... Tout ŗ coup les chasseurs entendirent le hurlement court et redoublť que pousse la panthŤre, lorsqu'elle sent sa proie; on attisa les flambeaux, les chiens se mirent sur la piste, et aboyaient tous ensemble, les plus poltrons hurlant plus fort que les autres: Daniel Boon et le Natchez les excitaient de la voix; on voulait forcer la panthŤre ŗ quitter sa retraite; la meute, effrayťe, n'osait trop s'aventurer; cependant il y avait lŗ des dogues pour qui l'on eŻt pariť, si leur courage eŻt rťpondu ŗ leurs forces. L'affreuse panthŤre poussait des cris terribles; ŗ chaque instant, on la croyait _lancťe_, mais les chiens (mÍme les plus hardis) dťtalaient ŗ toutes jambes au moindre de ses mouvements... Quelques coups de feu la dťterminŤrent; elle sortit brusquement; cette apparition fut, pour tout le monde, le signal de la retraite; il y eut descampativos gťnťral: la panthŤre se rťfugia dans un autre buisson. --Capitaine Bonvouloir,--dit le vieux canadien Hiersac au marin--voilŗ une magnifique occasion de vous montrer, attisez votre flambeau, pťnťtrez dans le taillis, saisissez cette panthŤre par les oreilles, et _nous l'amenez_... --Nenni!--s'ťcria le capitaine;--je ne combats qu'au grand jour; peste! attaquer cette panthŤre!... aille qui voudra lui donner le coup de gr‚ce; du reste, c'est l'affaire du Natchez. PťnŤtre dans ces broussailles, Whip-Poor-Will, la bÍte doit Ítre bien malade; t‚che de voir dans quel ťtat _nous l'avons mise_; je garderai l'entrťe du taillis, et si elle veut s'ťchapper, je l'assommerai... --Capitaine, la fortune vous rťservait ce coup,--dit Boon;--l'aventure est pťrilleuse, il est vrai, mais qu'importe?... pour le brave lŗ oý est le danger... lŗ est l'honneur: en avant donc!... --N'y a-t-il pas trop de danger?--demanda le marin. --Certes il y en a,--dit le vieux docteur Hiersac;--mais oý serait le mťrite d'un exploit de ce genre, s'il n'ťtait dans le pťril auquel on s'expose en le tentant? jadis les chevaliers faisaient le serment: qu'en la poursuite de leur queste ou aventure, ils n'ťviteraient point les mauvais et pťrilleux passages, ni ne se dťtourneraient du droit chemin, de peur de rencontrer des chevaliers puissants ou des _monstres_, _bÍtes sauvages_, ou autres empÍchements, que le corps et le courage d'un seul homme peut mener ŗ chef...[188] En avant donc, capitaine; la panthŤre est occupťe ŗ se dťfendre; il vous sera facile de la surprendre par derriŤre... [188] Serment des rťcipiendaires ŗ la chevalerie. Art. 16. --Eh bien je vais tenter l'aventure, car c'est grandement servir l'humanitť que de faire disparaÓtre pareille engeance de la surface de la terre!... holŗ, vous, guerriers sauvages, tenez vous prÍts ŗ me porter secours; colonel Boon, prÍtez moi votre tomahawck. --Le voici. --Messieurs les Amťricains, il faut avoir ce que vous appelez du _bottom_[189] pour risquer la partie contre un tigre,--dit le marin en examinant son long couteau;--il me semble voir cette panthŤre accolťe ŗ une souche et jouant des pattes pour ťcarter les chiens; ne lui donnez pas le temps de me trop _labourer_ de ses griffes: le gťant Ferragus, d'illustre mťmoire, n'ťtait vulnťrable qu'au nombril... mais pour moi, pauvre Achille, je ne suis invulnťrable ni aux talons ni ailleurs, et nous savons que Tripet, dťsarÁonnť par Gymnaste, rendit plus de _quatre potťes de souppe... et son asme meslťe parmy les souppes_...[190] attisez vos flambeaux, et environnez le taillis pour m'ťclairer; mais en avant!... il est temps de se montrer ŗ l'ennemi... [189] Bottom: avoir du _bottom_, avoir du _toupet_. [190] Rabelais: Gargantua. Le capitaine piqua des deux, pťnťtra dans le taillis, et fut glacť d'effroi lorsque, parvenu au centre du fourrť, il se vit face ŗ face avec un ours ťnorme; les prunelles ardentes de l'animal ťtaient fixťes sur le chasseur; son cou tendu, sa gueule bťante et le sourd grognement qu'il faisait entendre, semblait lui dire ętu n'iras pas plus loin.Ľ Le pionnier franÁais se crut dťvorť et sortit vivement du buisson; son chien, son fidŤle compagnon, le sauva encore une fois; il fait retentir l'air de ses aboiements, s'allonge en bondissant autour de son ennemi, se dresse contre lui, l'attaque, l'ťvite, et suit tous les mouvements de son maÓtre, en le serrant de prŤs, bien rťsolu de pťrir avec lui... --Vous reculez, capitaine!--s'ťcriŤrent tous les pionniers. --Quel ťpouvantable arsenal de griffes et de dents!--s'ťcria le marin;--la panthŤre est ŗ l'agonie, mais nous avons affaire ŗ un ours gris de la plus belle taille... --Un ours? bravo!--dit vivement Daniel Boon;--combattre un ours gris est, aux yeux des sauvages, l'acte le plus hťroÔque qu'il soit donnť ŗ l'homme d'accomplir... capitaine Bonvouloir, si vous voulez _conquťrir_ l'estime et l'admiration des guerriers de l'expťdition, livrez bataille ŗ cet ours; la renommťe aux cent bouches publiera ce haut fait dans tout l'ouest; vous aurez mÍme droit ŗ la considťration des _non-apprivoisťs_[191], et ce n'est pas peu dire... [191] Tribus hostiles des Prairies. AprŤs un moment d'hťsitation, le capitaine pťnťtra une seconde fois dans le taillis; il ťtait ŗ cheval, avantage immense pour l'ours; le marin l'aborde; l'ours montre les dents, ťcume et pousse un cri de rage; le cheval, effrayť, se cabre; l'ours profite de la position, se prťcipite furieux sur l'animal rťtif, et lui ouvre le poitrail de ses griffes; le capitaine Bonvouloir lui porte un coup de tomahawck sur la tÍte et l'ťtourdit; l'animal l‚che prise un moment, mais pour ressaisir sa proie; le cheval s'ťcrase sous son cavalier, qui porte un nouveau coup de tomahawck ŗ son terrible adversaire et le terrasse. Les sauvages de l'expťdition poussŤrent un cri de joie en voyant rouler l'ours aux pieds du capitaine, ŗ qui ils vinrent tous serrer la main... Etes-vous blessť, capitaine?--demanda Daniel Boon. --LťgŤrement, colonel;--rťpondit le marin--Par Notre-Dame des bons Secours! je me croyais ŗ l'abordage, et jouant de la hache!... j'ai la jambe un peu _avariťe_; mon cheval, comme le coursier du Paladin, n'a plus qu'un dťfaut... celui d'Ítre mort... cet exploit me coŻte cher; mais que dit Whip-Poor-Will ŗ cet ours?--ajouta le marin en regardant le Natchez qui parlait ŗ l'animal, en le frappant sur le museau; celui-ci ťtendu sur l'herbe, poussait des grognements sourds... --Les sauvages se croient obligťs de faire des excuses aux ours qu'ils terrassent;--rťpondit le vieux guide,--c'est un hommage qu'ils rendent au courage dťployť par cet animal dans les combats: le tribunal de la sainte inquisition ne faisait-il pas aussi des excuses aux juifs qu'elle condamnait ŗ Ítre brŻlťs?... capitaine, nos amis, les guerriers, attendent, pour enlever l'ours, que vous l'ayez haranguť... --Que lui dire, si ce n'est qu'il sera bientŰt dťpecť, rŰti, et mangť avec force accompagnement de joyeux refrains;... le haranguer? diavolo! ce n'est pas chose facile que d'improviser un stump-speech[192]; cependant... attendez... je crois me rappeler certaine chanson _finnoise_... oui... j'y suis, j'y suis;... colonel Boon, veuillez traduire ma harangue ŗ nos amis les guerriers aux _jambes nues_.--Le capitaine s'approcha de l'ours, mit un genou en terre, prit une des pattes de l'animal et commenÁa ainsi: [192] Discours en plein air. ęRespectable habitant des forÍts, cher animal que j'ai eu la gloire de vaincre, et qui a reÁu de si profondes blessures, daigne accorder ŗ nos familles la santť et la prospťritť, et quand ton _‚me_ viendra errer auprŤs de nos demeures, daigne exaucer nos voeux. Il faut que j'aille rendre gr‚ces aux dieux qui m'ont accordť une si riche proie. Mais quand le flambeau du monde ťclairera le sommet des montagnes; quand, aprŤs avoir accompli mon voeu, je retournerai dans ma cabane, que l'allťgresse y rŤgne pendant trois nuits entiŤres. Je monterai dťsormais sur la colline, je rentrerai avec plaisir dans ma maison, et aucun ennemi n'osera m'attaquer. Ce beau jour a commencť dans la joie, c'est dans la joie qu'il doit finir. Je n'oublierai jamais ma jolie chanson de l'ours.Ľ --Bravo, capitaine, bravo!--s'ťcria le vieux docteur Hiersac;--voilŗ une improvisation vraiment _pindarique_. --A cheval!... et retournons au campement,--dit Boon. Les pionniers partirent. L'ours gris est le seul quadrupŤde que les sauvages de l'Amťrique du Nord, redoutent rťellement; il faut Ítre plus que brave, disent-ils, pour oser l'attaquer. Ce terrible animal sert de thŤme favori aux chasseurs de l'ouest. Si on l'attaque, il livre bataille; souvent mÍme, lorsqu'il est pressť par la faim, c'est lui qui est l'agresseur; blessť, il devient furieux, et poursuit le chasseur; sa vitesse est supťrieure ŗ celle de l'homme, bien qu'infťrieure ŗ celle du cheval. Il ne se trouve plus guŤre, maintenant, que dans les rťgions ťlevťes, dans les ‚pres retraites des montagnes Rocheuses... Les peuples idol‚tres du Nord, les finnois, par exemple, croient que les ours ont une ‚me immortelle, et leur accordent une vťnťration particuliŤre; c'est un point essentiel de leur religion de ne pas omettre, ŗ la chasse de cet animal, certaines pratiques superstitieuses. Ils ont des chansons qu'ils ne manquent jamais de chanter aprŤs l'avoir tuť, et par lesquelles ils croient conjurer sa vengeance... Les Ostiaks regardent le nom de cet animal comme un prťsage funeste, et ťvitent de le prononcer... Au Kamchatka, tuer un ours est la marque de la plus grande valeur; les contes, les chansons ne cťlŤbrent que les exploits des tueurs d'ours; le hťros qui a terrassť un de ces formidables animaux, en conservť soigneusement la graisse; il en prťsente avec autant d'ťconomie que d'orgueil, aux amis qu'il reÁoit; c'est alors qu'il commence ŗ connaÓtre l'avarice; il voudrait que cette provision, tťmoignage de sa valeur, pŻt ne jamais finir... Quand un Ostiak a tuť un ours, il ne lui rend guŤre moins d'honneur qu'ŗ ses dieux, car il craint que l'‚me de l'animal ne se venge, un jour, sur la sienne, dans l'autre monde. Il lui demande pardon, dans ses chansons, de lui avoir donnť la mort, en suspend la peau ŗ un arbre, et ne passe jamais devant cette dťpouille, sans lui rendre hommage... M. Viardot, dans ses spirituels _souvenirs_ nous parle d'une chasse ęfort singuliŤre, et oý l'on n'a pas ŗ brŻler un grain de poudre, car c'est l'ours lui-mÍme qui, par un suicide, se livre au chasseur. Personne n'ignore combien il est friand de miel, et avec quelle adresse il sait dťnicher les ruches que les abeilles ťtablissent dans le creux des vieux arbres. Lorsque les paysans (russes) voient une de ces ruches naturelles se former ŗ la racine de quelque grosse branche au sommet du tronc, sŻrs que l'ours viendra y fourrer ses griffes et sa langue, ils lui tendent un piťge, le plus simple du monde. Au bout d'une corde attachťe plus haut que la ruche, et descendant plus bas, pend une grosse pierre, ou une poutre, ou tout autre objet dur et pesant. Quand l'ours, _par l'odeur allťchť_, grimpe au tronc de l'arbre, comme un gamin au m‚t de cocagne, pour s'emparer du butin des abeilles, il rencontre en chemin cet obstacle. D'un coup de patte il dťtourne la pierre; mais du bout de sa corde, et cherchant l'ťquilibre, la pierre retombe sur lui. Il la repousse plus loin, elle tombe plus lourdement. La colŤre le gagne et s'accroÓt avec la douleur. Plus il est frappť, plus il s'indigne, et plus il s'indigne plus il est frappť. Enfin, cet ťtrange combat de la fureur aveugle contre un ennemi inanimť, contre une loi physique, finit d'habitude par un coup si violent sur la tÍte, que l'ours tombe au bas de l'arbre, tuť quelquefois, mais au moins tellement ťtourdi, que les chasseurs embusquťs prŤs de lŗ n'ont plus qu'ŗ lui donner le coup de gr‚ce.Ľ[193] [193] M. Louis Viardot; Souvenirs de chasse en Europe. --Capitaine Bonvouloir,--dit Daniel Boon au marin,--permettez au Natchez de vous passer au cou ce collier fait des griffes de l'ours que vous avez tuť; cet exploit, et quelques bouteilles de rhum que je vous conseille d'offrir en cadeau ŗ nos amis, les guerriers, achŤveront de vous gagner tous les coeurs. Le capitaine se h‚ta d'accomplir cette petite formalitť. --Qu'est-ce cela, colonel?--demanda le marin stupťfait en voyant le Natchez disposer ses appareils _aglutinatifs_ pour opťrer un pansement efficace;--Whip-Poor-Will va-t-il verser sur ma plaie, _le lait de beurre_, ou l'huile du Samaritain?... --Le Natchez veut panser votre blessure d'aprŤs la mťthode des sauvages du Mexique,--dit le vieux docteur Hiersac;--ce sont des... fourmis... qu'il tient renfermťes dans cette petite boÓte. Quand il aura ťtanchť le sang qui coule de la plaie, il en rapprochera les deux lŤvres, et les exposera ensuite ŗ la morsure de ces insectes... --Dťfinitivement les sauvages de l'Ouest sont des _empiriques_!--s'ťcria le capitaine;--des fourmis, juste ciel!... quel baume!... --Lorsque les deux _antennes_ ou _tenailles_, dont la tÍte de ces fourmis est garnie, se sont enfoncťes de cŰtť et d'autre,--continua le vieux canadien--on sťpare, avec les deux ongles, le _corselet_ ŗ l'endroit oý il se joint ŗ la partie postťrieure du corps; les fourmis, en expirant, enfoncent plus profondťment leurs _tenailles_ qui restent ainsi fixťes sur l'une et l'autre lŤvre de la plaie[194]. [194] Voy. Voyage et Aventures au Mexique par M. G. Ferry. --AÔe! aie! aie!--s'ťcria le marin, que pansait le jeune sauvage--par lŗ sambleu! Natchez, tu imposes, sans doute, une diŤte _rigoureuse_ ŗ tes fourmis, pour les rendre _inexorables_!... AÔe!... holŗ! holŗ!... --Courage, capitaine,--dit le docteur allemand, Wilhem, ŗ son ami;--la rotonditť de votre abdomen annonce de grands ťlťments de vitalitť... courage donc; je compte faire mon profit de ce _topique_, s'il rťussit sur vous... --C'est cela, _faciamus experimentum in anima vili_,--rťpliqua le marin. Le Natchez, aprŤs quelques prťcautions pour prťvenir une inflammation, s'enveloppa de sa blanket, et s'ťtendit sur l'herbe avec le calme et la tranquillitť d'un monarque. Longtemps, les pionniers se tinrent ťveillťs auprŤs du feu, le fusil sur l'ťpaule, et prÍtant l'oreille au moindre bruit; il n'arriva aucun autre ťvťnement, et les probabilitťs de combat n'existant plus, quelques-uns s'assoupirent. --Il est inutile de se recoucher,--dit Daniel Boon; le jour va paraÓtre; nous ferons une partie de chasse dans la matinťe, si vous vous sentez tous en bonne disposition... --_Nein! nein_! (non pas! non pas!)--s'ťcriŤrent ŗ la fois, une douzaine d'Alsaciens, qui avaient expiť quelques paroles imprudentes en passant la nuit dans les plus terribles angoisses: Daniel Boon se complut ŗ les effrayer un peu, tant pour les aguerrir, que pour se venger de leurs critiques anticipťes. --Colonel Boon, des officiers expťrimentťs prťtendent qu'un soldat ne resterait pas sous les armes, plus de six heures, sans qu'il en rťsult‚t quelque inconvťnient pour lui,--dit le capitaine Bonvouloir en baillant;--et il y a vingt-quatre heures que nous sommes sur pieds! la fatigue entre dans les prescriptions de l'hygiŤne, mais ŗ la condition des intervalles de repos: par la sambleu! je suis moulu! les fťroces Pawnies n'ont qu'ŗ paraÓtre, et c'en est fait de nous; je ne suis pas homme ŗ leur tenir tÍte pendant dix minutes!... peste! quelle nuit!! et c'est ce que vous qualifiez... _une vie paisible_?... c'est l'existence du neveu de Rameau, qu'on rencontrait habillť de la veille pour le lendemain!... L'aurore parut enfin, et un glorieux lever du soleil transforma le paysage comme par enchantement. L'Alsacien Obermann perdit connaissance en voyant les traces de la panthŤre ŗ dix pas de l'arbre au pied duquel il s'ťtait couchť; elles ťtaient larges; la bÍte sanguinaire avait avancť et reculť plusieurs fois, et sans l'intervention du Natchez Whip-Poor-Will, elle se fŻt certainement livrťe ŗ quelque acte de violence sur la personne de l'honnÍte enfant de l'Alsace. On dťjeŻna; Daniel Boon parcourut les environs, et dťcouvrit la route qu'avait prise la caravane commandťe par Aaron Percy. Le vieux chasseur sonna le boute-selle, et les pionniers partirent. LE CONSEIL DES SACHEMS. Ils veulent du sang, ils disent du sang! du sang! nous voulons du sang! Quels sont ces gens dont le costume est si ťtrange, si fanť? qui sont sur la terre et ne ressemblent point ŗ ses habitants? Shakespeare, _Macbeth_. CHAPITRE IX. Revenons ŗ ceux de nos pionniers que nous avons laissťs campťs dans la prairie, et attendant leurs compagnons. Un des fils d'Aaron Percy, et un jeune …cossais, qui avaient conduit les bestiaux aux p‚turages, prťtendaient avoir vu un homme rouge traire une vache qui s'ťtait un peu ťloignťe des autres; ils avaient ťtť saisis de frayeur ŗ cette apparition; Mac, l'…cossais, trŤs superstitieux de son naturel, crut voir le _nain du rocher_[195] qui faisait tourner le lait des vaches: les deux enfants avaient jugť prudent de reconduire le bťtail au campement avant le coucher du soleil. [195] Voyez le nain noir (_The black Dwarf_) de Walter-Scott. --Bien douce est la bÍte qui se laisse traire par tout le monde, dit le petit Albert sans attendre que son pŤre l'interroge‚t; Betsy (c'ťtait le nom de la vache) ne porte pas le tribut que chaque soir elle donnait ŗ Julia... --Et l'on sait que les sorciers ne boivent que du lait pur,--ajouta le jeune …cossais;--les hommes ne sont pas des objets si communs dans ces prairies; si nous ťtions aux Grampians[196], la vieille Anna me dirait la vťritť sur ce que nous avons vu. [196] Montagnes d'…cosse. --Paix, Mac,--dit Aaron au superstitieux bouvier.--Est-ce bien un homme que vous avez vu Albert?... --Oui, Pa, un homme rouge; demandez ŗ Mac: du reste, ma soeur Julia peut s'en assurer; Betsy ne recevra pas sa portion de sel ce soir, et nos jeunes amis doivent compter sur un peu moins de lait qu'ŗ l'ordinaire,--ajouta Albert en indiquant les enfants des pionniers qui attendaient avec leurs pots.--Oui, Pa, pendant que les vaches paissaient encore, un Ítre hideux sortit des buissons, aborda Betsy, et la dťbarrassa d'une partie de son lait. --C'est possible, Albert c'est possible,--dit Percy;--votre camarade Mac, parce qu'il a lu plus de livres de sorcellerie, de chevalerie et de phyllorhodamancie que Don Quichotte, croit voir des apparitions partout... Mac, tracez des cercles magiques; calculez le nombre des ennemis sur le plus ou moins de consistance du marc de cafť, ou sur les oscillations d'une bague suspendue ŗ un cheveu; bientŰt vous n'oserez plus sortir, de peur de prendre votre ombre pour quelque spectre menaÁant... M. Frťmont Hotspur, allons en quÍte de cet espion... Les pionniers partirent, et aprŤs une heure de perquisitions, Aaron Percy pťnťtra seul dans un taillis dont le silence mystťrieux ťveilla ses soupÁons; il se trouva face ŗ face avec le plus vigoureux Pawnie de l'Ouest. Le Sauvage lui dťcocha une flŤche et s'enfuit: les cris d'Aaron attirŤrent ses compagnons qui le transportŤrent au camp. L'ennemi ťtait dans les environs; il ťtait donc urgent de procťder immťdiatement ŗ l'ťlection d'un nouveau chef; les yeux de miss Julia se portŤrent sur Frťmont-Hotspur; les pionniers comprirent ce langage muet mais expressif du regard, et Frťmont-Hotspur fut proclamť chef ŗ l'unanimitť. Les dames avaient ťtť invitťes ŗ donner leur vote; les enfants aussi avaient pris part ŗ l'ťlection; et pourquoi pas? Nos lecteurs savent sans doute, que lors de la mort d'Auxence, ťvÍque de Milan, on s'ťtait rťuni dans la cathťdrale pour ťlire son successeur. Le peuple, le clergť, les ťvÍques de la province, tous ťtaient lŗ et trŤs animťs. Les deux partis, les Orthodoxes et les Ariens voulaient chacun nommer l'ťvÍque. Le tumulte aboutit ŗ un dťsordre violent. Un gouverneur venait d'arriver ŗ Milan au nom de l'empereur; c'ťtait un jeune homme, il s'appelait Ambroise. Informť du tumulte, il se rend ŗ l'ťglise pour le faire cesser; ses paroles, son air plurent au peuple: il avait bonne renommťe. Une voix s'ťleva du milieu de l'ťglise, la voix d'un enfant, selon la tradition; elle s'ťcrie: il faut nommer Ambroise ťvÍque. Et sťance tenante, Ambroise fut nommť; il est devenu saint Ambroise[197]. On vit un ťvÍque se proclamer lui-mÍme. A la mort de Pierre Lombard (le maÓtre des sentences), le chapitre ŗ qui ťtait attribuťe, ŗ cette ťpoque, l'ťlection de l'ťvÍque, ne pouvait s'accorder sur le choix; toutes les voix se rťunirent pour confier cet important mandat ŗ Maurice de Sully, archidiacre de Paris, ex-mendiant aux environs d'Orlťans: ęJe ne lis pas dans la conscience des autres, dit-il, mais je lis dans la mienne. Ma conscience me dit que si je prends le gouvernement de ce diocŤse, je ne chercherai qu'ŗ le bien rťgir avec la gr‚ce du Seigneur; si donc vous ne faites opposition, ajouta-t-il en montrant sa poitrine, je me nomme moi-mÍme... voici votre ťvÍque... [197] M. Guizot; Cours d'histoire moderne. L'Irlandais O'Loghlin ťgaya un moment les pionniers, en leur racontant qu'un oracle avait conseillť aux rois Doriens de prendre pour guide (ils voulaient rentrer dans le PťloponŤse) celui qui avait _trois yeux_. Ils ne savaient pas trop ce que cet oracle voulait dire, lorsque le hasard leur fit rencontrer un homme qui conduisait un mulet borgne. Cresphontes conjectura que c'ťtait celui dont l'oracle parlait, et les Doriens se l'attachŤrent. Rarement, avons-nous dit ailleurs, les Sauvages se battent en rase campagne; la guerre chez eux, est une suite de ruses rťciproques, ŗ l'aide desquelles chaque parti espŤre surprendre son ennemi. Retranchťs dans les forÍts, ils savent ťchapper aux recherches; mais lorsqu'ils combattent les _hommes blancs_, assez souvent ils hazardent des engagements en plaine. Frťmont-Hotspur, dŤs qu'il s'aperÁut que l'ennemi ťpiait tous les mouvements de la caravane, songea ŗ faire une retraite nocturne; mais comment partir? comment traverser la riviŤre qui n'ťtait pas guťable en cet endroit!... plus bas, un pays vaste et ouvert, offrait une retraite sŻre et facile... MaÓtres de la vallťe, et approvisionnťs de vivres pour quelques jours encore, les pionniers se flattaient de lasser la patience des sauvages, qui n'oseraient les attaquer dans leurs retranchements: ou bien, s'ils en avaient l'audace, une poignťe d'hommes suffirait pour les repousser. Frťmont-Hotspur tenait ŗ les chasser du dťfilť, afin de pouvoir gagner la plaine. Quelques sentiers difficiles ŗ franchir, eussent pu conduire d'un revers ŗ l'autre de la colline, des individus isolťs, mais pour une caravane, le seul endroit praticable ťtait gardť par les sauvages Pawnies qui connaissaient parfaitement ces parages, depuis longtemps le thť‚tre de leurs dťprťdations; le passage que les pionniers avaient surnommť le dťfilť des _Thermopyles_, leur parut une position inexpugnable, et ils s'en ťtaient emparť pendant la nuit prťcťdente; bordť d'ťnormes rochers ŗ pic et de ravins, on ne pouvait le forcer sans courir les plus grands pťrils. Les Sauvages se divisŤrent en deux bandes; l'une devait attaquer las pionniers, tandis que l'autre veillerait sur le guť pendant le jour, et se retirerait le soir dans le dťfilť. Le nouveau commandant de l'expťdition, Frťmont-Hotspur, avait bien examinť les lieux; il voyait l'extrÍme danger qu'il y aurait ŗ tenter le passage, car l'ennemi, sortant ŗ l'improviste de son embuscade, fondrait sur eux, et nul doute que la caravane entiŤre y resterait. Le jeune amťricain sentait l'importance du combat qu'il fallait livrer; le sort de l'expťdition, par consťquent leur ruine ou leur triomphe, en dťpendait. AprŤs ces rťflexions, qui lui furent inspirťes par le caractŤre d'une lutte oý la barbarie ťtait aux prises avec la civilisation, Frťmont-Hotspur convoqua un conseil de guerre: les pionniers dťcidŤrent qu'ils se tiendraient sur la dťfensive. Vers le coucher du soleil il s'ťleva tout-ŗ-coup un tel concert de hurlements que la terre et les lieux d'alentour semblaient ŗ l'envi pousser des cris; les mŤres saisissent leurs enfants: la terreur multiplie tous les bruits d'alentour; on prÍte l'oreille... le coeur palpite... chacun ťcoute avec la plus vive anxiťtť, et communique ses conjectures; on croit deviner... on se flatte que ce n'est qu'une fausse alarme. Un des pionniers, qui ťtait montť sur un arbre, pour observer, indiqua, en ouvrant et en fermant plusieurs fois la main, le nombre de Pawnies qu'il apercevait: il descendit ensuite, saisit son fusil et se rendit au poste que lui assigna Frťmont-Hotspur. Les ennemis parurent sur la colline, et se rangŤrent en bataille. Il y avait quelque chose de bizarre et d'effrayant dans la contenance et les gestes des vigoureux gťants qui se montraient au premier rang. L'armure dťfensive du sauvage est presque nulle. S'ils nous sont infťrieurs dans la tactique du combat, ils excellent dans le maniement des armes ŗ feu, et ne se prťcipitent pas sur leurs ennemis avec cette impťtuositť qui rappelle la rage aveugle des barbares du moyen ‚ge. Ils entonnŤrent leurs chants de guerre, et dťfiŤrent les pionniers au combat, par des hurlements que l'ťcho de la vallťe rendait encore plus effrayants. Voyant qu'on ne sortait pas, ils se dťcidŤrent ŗ attaquer le camp et s'avancŤrent jusqu'aux pieds des retranchements: on combattit un moment, mais un orage ťclata avec violence, et les sauvages battirent en retraite. A cette journťe qui finissait sous de si funestes auspices, succťdait une nuit non moins terrible. A une heure assez avancťe, les sentinelles crurent entendre les mouvements d'une marche nocturne et les pas lointains de chevaux; la profonde obscuritť ne leur permettait de rien distinguer; elles donnŤrent l'alarme. La faim, les dangers, et les ťvťnements extraordinaires qui s'ťtaient succťdť depuis quelques jours, avaient un peu ťbranlť les imaginations. A ce cri ę_l'ennemi arrive_Ľ les pionniers saisirent leurs armes croyant le camp envahi. Frťmont-Hotspur parcourait les rangs, le fusil sur l'ťpaule, et engageait ses compagnons ŗ une vigoureuse rťsistance; quoique harassťs de fatigue (car ils avaient travaillť aux retranchements pendant une grande partie du jour), pas un ne murmura. Les dames mÍme montrŤrent une ťnergie toute virile; armťes de pelles et de pioches, elles s'ťtaient chargťes de tous les travaux que la faiblesse de leur sexe leur permettait, afin de laisser aux hommes plus de libertť pour combattre. --Voilŗ en effet des cavaliers qui galopent dans la plaine;--dit miss Julia Percy--ils s'avancent vers le camp. Frťmont-Hotspur, debout sur un des charriots, cria d'une voix stentorienne ę_Qui Vive!_Ľ ęPionniers de l'OrťgonĽ rťpondit le capitaine Bonvouloir. Les ťmigrants poussŤrent un grand cri de joie. --Descendez de cheval, et venez partager avec nous tout ce que nous pourrons vous offrir,--dit Frťmont-Hotspur. Les pionniers mirent pied, ŗ terre, et Frťmont-Hotspur reconnut le marin franÁais, le capitaine Bonvouloir, et le docteur Wilhem... --Peste; quelles palissades!--s'ťcria le capitaine--l'ennemi est donc ŗ vos portes?... --Oui. --Quand s'est-il montrť?--demanda vivement Daniel Boon. --Aujourd'hui, pour la premiŤre fois;--rťpondit Hotspur, et ils sont nombreux. --Les palissades sont-elles solides et bien dťfendues? --Vous pouvez vous en assurer; c'eŻt ťtť montrer peu de sollicitude pour les femmes et les enfants qui nous accompagnent, que de nťgliger ce qui pouvait leur offrir un refuge. Notre vigilance n'a pas ťtť en dťfaut un seul instant. Les jeunes gens ont gardť les palissades pendant tout le jour, et nous nous proposons d'aller ŗ la dťcouverte dans les bois vers le milieu de la nuit, afin de nous assurer du nombre de nos ennemis;... ŗ vos postes... ŗ vos postes...--dit Frťmont-Hotspur aux pionniers qui se groupaient autour des nouveaux venus.--Colonel Boon, vous avez avec vous un bon nombre de guerriers indiens; ils nous seront d'un grand secours pour dťbusquer ces coquins de Pawnies... Miss Julia, h‚tez-vous d'aller rassurer votre pŤre; les amis que nous attendions sont arrivťs, et nous allons immťdiatement concerter ensemble les meilleures mesures ŗ prendre pour sortir de ce mauvais pas. La belle Amťricaine disparut dans l'obscuritť afin de s'acquitter de la commission de Frťmont-Hotspur; il eŻt ťtť impossible de reconnaÓtre le moindre signe d'inquiťtude sur les traits de celui-ci; il ťtait trop familiarisť avec les grands dangers pour s'en alarmer... --Vous m'avez dit que vous avez ťtť attaquťs aujourd'hui mÍme?--demanda Daniel Boon au jeune Amťricain... --Il y a quelques heures, avant que l'orage n'ťclat‚t, nous avions l'ennemi sur les bras; notre chef, Aaron Percy, a ťtť dangereusement blessť ce matin; nous craignons mÍme pour ses jours: le commandement m'a ťtť dťfťrť par intťrim, mais je suis prÍt ŗ le rťsigner... --M. Frťmont-Hotspur,--dit Boon,--si vos compagnons vous ont choisi, il faut qu'ils aient eu de bonnes raisons pour cela; on dit que vous avez ťtť proclamť ŗ l'unanimitť; mes amis et moi nous confirmons ce choix; continuez donc d'exercer vos fonctions; nous serons heureux de recevoir et d'exťcuter vos ordres. Le camp a ťtť fortifiť par vos soins, voilŗ dťjŗ qui dťnote chez vous des connaissances stratťgiques; c'est prťcisťment ce qu'eŻt fait le grand Napolťon... --Nos retranchements, que vous admirez, sont l'ouvrage des dames;--dit Frťmont-Hotspur;--oui, elles ont exťcutť, de bonne volontť, ce que les sauvages eussent commandť aux leurs, vu que, chez eux, les pauvres _squaws_[198], sont chargťes des travaux les plus pťnibles... Miss Julia vient-elle rťclamer nos services?... [198] Femmes. --N'interrompez pas votre confťrence, M. Hotspur,--dit la jeune fille;--je viens de la part de mon pŤre; le vieillard dťsirerait savoir si vous avez l'intention de lever le camp cette nuit? Il est prÍt ŗ se conformer ŗ tout ce que vous dťciderez pour notre salut... --Nos amis, les guerriers sauvages, jugent nťcessaire d'avoir recours ŗ une _mťdecine de guerre_ pour connaÓtre la vťritable position de l'ennemi qu'ils veulent surprendre cette nuit,--dit Frťmont-Hotspur ŗ la fille d'Aaron Percy;--j'ose espťrer que miss Julia et ses amies ne tťmoigneront aucun mťpris pour ces prťtendues _rťvťlations_ du Grand-Esprit; leur scepticisme blesserait les docteurs sauvages qui aiment ŗ se prťsenter de sa part;... en encourant leur mauvais vouloir, nous nous exposerions peut-Ítre ŗ de grands dangers... --Nous savons que les sauvages sont superstitieux, M. Hotspur,--dit la belle Amťricaine;--que nos amis procŤdent ŗ toutes les cťrťmonies en usage chez eux dans de pareilles circonstances; les femmes, nous a-t-on dit, ne prennent point part aux danses guerriŤres: nous devons donc dťsespťrer d'Ítre invitťes ŗ y figurer... Des nuages rouges et noirs, sillonnťs par l'ťclair, s'avancent lentement de l'ouest; le vent agite la cime des arbres, sort des forÍts, avec d'horribles sifflements et courbe tout devant lui. Les ombres de la nuit s'ťtaient rťpandues peu ŗ peu, et bien que l'heure ne fŻt pas avancťe, des tťnŤbres ťpaisses couvraient la vallťe. Nous devons dire que chaque sauvage se choisit un objet de dťvotion qu'il appelle sa _mťdecine_; c'est, ou quelque Ítre invisible, ou, le plus souvent, quelque animal qui devient son protecteur et son mťdiateur auprŤs du Grand-Esprit; il ne nťglige jamais de se le rendre propice. Les guerriers commencŤrent leurs cťrťmonies par la danse de l'_approche_, qu'ils exťcutent lorsqu'ils sont sur le point de partir pour une expťdition militaire: elle fait partie de la _danse de guerre_... Par leurs mouvements, et leurs poses, les sauvages indiquent leur maniŤre de surprendre l'ennemi. Les _scalps_ du Natchez Whip-Poor-Will furent fixťs ŗ des perches, et les guerriers dansŤrent ŗ l'entour en brandissant leurs tomahawcks et en criant de toute la force de leurs poumons. La danse du _scalp_ a lieu ordinairement ŗ la lueur des torches et ŗ une heure fort avancťe de la nuit. Le bruit sourd et ťloignť du tonnerre se fit entendre: ęC'est une divinitť qui gronde, qui menace, et qui vient, sur les ailes de l'orage, pour punir les hommes,Ľ dirent les sauvages; et ils tirŤrent tous leur _mťdecine_. C'ťtaient de petits sacs en cuir contenant certaines racines pulvťrisťes. Quand les sauvages veulent faire mourir un ennemi, ils en dessinent l'image, piquent avec un instrument aigu la partie qui reprťsente le coeur, et y appliquent un peu de mťdecine. Nous lisons dans les vieilles chroniques que Robert d'Artois chercha ŗ faire mourir le roi Philippe et ses autres ennemis en les _envoŻtant_, c'est-ŗ-dire en faisant baptiser par un sorcier des figures de cire ŗ l'image des personnes qu'il voulait dťtruire, et en les piquant au coeur avec une aiguille. Philippe, qui apprit cette manoeuvre, en eut grand'peur. L'obscuritť augmentait l'effet ťblouissant des ťclairs; la foudre ťclatait, et les forÍts d'alentour rťpťtaient en ťchos prolongťs ce roulement majestueux. Un jeune guerrier se leva, entonna son chant de mort et dansa longtemps seul. A cent pas de l'arbre qui abritait _la cabane ŗ mystŤres_, un sycomore fut frappť de la foudre et embrasť: le feu du conseil ťtant ťteint, les sauvages, qui ont une terreur superstitieuse des ťclairs, en allŤrent chercher; de retour dans la loge, ils continuŤrent leurs cťrťmonies. Effrayťs de la violence de la tempÍte, les principaux guerriers se levŤrent, et offrirent du tabac au Grand-Esprit en le suppliant de cesser de gronder. Les docteurs sauvages prťtendent qu'en fouillant ŗ l'instant mÍme au pied de l'arbre frappť de la foudre, on doit trouver une boule de feu... Les anciens avaient des idťes non moins bizarres concernant la foudre. Je ne veux pas nier, dit Pline, qu'il peut arriver aussi que des feux tombent des ťtoiles sur les nuages, comme nous le remarquons par un temps serein; le trait siffle en volant; la chute de ces feux ťbranle l'air; en entrant dans la nue, ils produisent des vapeurs _frťmissantes_, accompagnťes d'un tourbillon de fumťe, comme l'eau oý l'on plonge un fer incandescent. De lŗ les tempÍtes... Une longue suite d'observations des astres a prouvť aux maÓtres de la science que ces feux qui tombent du ciel, et qui ont reÁu le nom de _foudres_, viennent des trois planŤtes supťrieures, mais principalement de celle qui se trouve au milieu des deux autres. Peut-Ítre cette planŤte ne fait-elle par lŗ qu'_ťvacuer_ la surabondance d'humiditť qu'elle reÁut de l'orbite supťrieure et de l'excŤs de chaleur que lui envoie le globe qui est le plus bas... Les Romains appelaient _foudres domestiques_ et regardaient comme l'augure de toute la vie, celles qui ťclataient lorsqu'un homme _s'ťtablissait_ et obtenait de la famille; mais ils pensaient que leur influence ne durait que pendant dix ans pour les particuliers, ŗ moins qu'elles n'arrivassent le jour de la naissance, ou ŗ l'ťpoque d'un premier mariage; et que celles qui ťtaient d'un augure public n'avaient plus d'influence aprŤs trente ans, hors les cas oý elles se faisaient entendre le jour mÍme de l'ťtablissement d'une colonie... Quand la foudre grondait ŗ gauche, on le regardait comme un heureux prťsage, parce que l'Orient est ŗ la gauche du monde... Chez toutes les nations, il est d'usage de frapper des mains quand l'ťclair brille[199]. [199] Pline, lib. II, De tonitribus et fulgetris; Du tonnerre et des ťclairs. ęLes Thraces tiraient des flŤches contre le ciel, quand il tonnait, pour menacer le dieu qui lance la foudre... persuadťs qu'il n'y a d'autre dieu que celui qu'ils adorent[200].Ľ [200] Hťrodote, liv. IV. _MelpomŤne_. Les cťrťmonies terminťes, tous les sauvages se levŤrent en mÍme temps et restŤrent immobiles; les pionniers les observaient dans le plus grand silence: le Natchez semblait agitť d'une crainte superstitieuse; on eŻt dit qu'il ťcoutait une voix qui se faisait entendre au milieu de l'orage; ses compagnons attendaient ses ordres. Il choisit quelques jeunes guerriers des plus braves et sortit du camp: les pionniers les suivirent des yeux pendant quelques instants; enfin ils disparurent dans l'obscuritť... --Partageons les dangers du Natchez,--dit le capitaine Bonvouloir... Un grand nombre d'Amťricains et d'Allemands rťpondirent ŗ ce gťnťreux appel; ils sortirent tous bien armťs, et rejoignirent Whip-Poor-Will. --Le Natchez court ŗ une mort certaine,--dit miss Julia ŗ Daniel Boon. --Il faut laisser le sauvage agir et combattre l'ennemi ŗ sa maniŤre. Les Pawnies font de la guerre un brigandage; cachťs dans les broussailles, il est difficile de les dťcouvrir, et les hautes conceptions des blancs doivent faire place ŗ la ruse pour qui veut les atteindre. Ne craignez rien pour notre ami, le Natchez... Les Pawnies savent qu'il est ici pour _ťteindre leurs feux_[201], comme ils disent; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest: tous leurs efforts tendront ŗ s'en emparer, car ils ont de terribles vengeances ŗ exercer sur lui. [201] Les tuer. --Infligent-ils toujours d'affreux supplices ŗ leurs prisonniers?--demanda miss Julia avec anxiťtť;--on m'a dit qu'ils les mangeaient quelquefois... --Rarement,--dit Boon;--mais Whip-Poor-Will ne peut espťrer un traitement humain, car il en use largement lorsque l'occasion se prťsente; d'ailleurs il s'y attend. Vous avez dŻ remarquer qu'il s'est frottť avec de la racine de _yarrow_, qui a la propriťtť de garantir contre l'action du feu. Arrivť au camp ennemi, il s'y glissera avec les prťcautions d'un tigre, et demain... Eh bien! demain vous verrez ŗ sa ceinture des ťchantillons des plus belles chevelures de l'Ouest... --Oh! l'horreur!--s'ťcria la jeune Amťricaine,--est-ce que le Natchez n'a pas renoncť ŗ cet usage? --Il renoncerait plutŰt ŗ la vie... --Mais vous, colonel Boon, pourquoi vous tenir dans les bois, si loin de l'aisance qu'on trouve dans les villes?... --Moi?...--dit le guide un peu embarrassť par cette question,--je... mais chut!... regardez lŗ-bas... miss... ne distinguez-vous pas une crťature vivante qui se dirige de notre cŰtť?... c'est quelque ennemi qui veut pťnťtrer dans le camp... voyez... Cet Ítre semble parfois s'ťlever ŗ la hauteur de l'homme pour reprendre ensuite de moindres proportions;... il n'est plus qu'ŗ quelques pas... M. O'Loghlin, vous chargez-vous de le _dťpÍcher_?... L'Irlandais tira son couteau et alla au-devant de l'ennemi; mais sa colŤre fut au comble quand (aprŤs avoir ťtť un quart d'heure sous les armes) il dťcouvrit que c'ťtait un chat sauvage: il n'y a point de mauvais traitements qu'il ne lui fÓt subir avant de le laisser ťchapper... Transportons-nous dans une autre partie de la prairie; Whip-Poor-Will et ses compagnons atteignirent, ŗ la faveur des tťnŤbres, un coteau boisť; le Natchez se traÓna jusqu'ŗ une petite distance du feu des Pawnies; ils tenaient conseil; un de leurs orateurs allait parler: les Sachems, trop attentifs ŗ la dťlibťration, ne s'aperÁurent pas de sa prťsence. AprŤs un long silence, un des principaux guerriers se leva et dit: ęLe plus grand de nos malheurs, frŤres, est la diminution de notre sang, et l'augmentation de celui des blancs. Cependant, nous dormons, aujourd'hui que nous sommes faibles, comme lorsque nous ťtions nombreux et redoutables!... D'oý sont-ils venus, ces _visages-p‚les_? qui les a conduits au-delŗ du grand _Lac salť_[202]? Pourquoi nos frŤres, qui en habitaient alors les rivages, ne fermŤrent-ils pas leurs oreilles aux belles paroles de ces renards? Oui, leurs paroles ont ťtť fausses et trompeuses comme l'ombre du soleil couchant: depuis cette ťpoque ils ont multipliť comme les fourmis au printemps. Il ne leur faut qu'un petit espace pour vivre; pourquoi cela? parce qu'ils cultivent la terre. Avant que les cŤdres du village soient morts de vieillesse, et que les ťrables de la vallťe aient cessť de donner du sucre, la race des _semeurs de petites graines_ aura ťteint celle des _chasseurs de chair_[203]. Oý sont les _wigwhams_ des Pťcods? allez voir les lieux qu'ils occupaient, vous n'y trouverez pas un seul guerrier de leur sang, ni la moindre trace de leurs villages; les habitations des visages-p‚les les ont remplacťs; les charrues labourent la terre oý reposent les ossements de leurs pŤres... Qui d'entre vous dira que non ou voudra nier quelque partie de mon discours? Si quelqu'un se prťsente, je m'arrÍte pour l'entendre. Mais qu'il s'ťlŤve, qu'il s'ťlŤve aussi haut qu'une montagne afin que ses paroles puissent courir comme le vent... Quand il aura parlť, qu'il ne descende pas pour se cacher avant qu'on lui ait rťpliquť... Personne ne parle?... je continue... Les blancs disent: ęune carabine est bonne, mais une charrue vaut encore mieux; un _tomahawck_ est bon, mais une hache vaut encore mieux; un wigwham est bon, mais une maison vaut encore mieux.Ľ Renvoyons les visages-p‚les sous le soleil qui se lŤve[204] quand le nŰtre se couche: ces renards du _point du jour_ (Orient) nous trompent avec l'_eau de feu_[205], qui brŻle la gorge et l'estomac; elle rend l'homme semblable ŗ l'ours gris; dŤs qu'il en a goŻtť, il mord, il hurle et finit par tomber comme un arbre mort... Mais je m'arrÍte; peut-Ítre que parmi nos jeunes guerriers il y en a qui n'approuvent pas mes paroles...Ľ [202] La mer. [203] Les Sauvages. [204] Orient. [205] Eau-de-vie. A peine ce dernier mot fut-il sorti de sa bouche que Koohassen laisse tomber son manteau de peau et se lŤve; le feu de ses yeux annonce un caractŤre indomptable et la trempe vigoureuse de son ‚me. Il dit: ęMawhingon, nous approuvons tout ce que tu viens de dire; la puissante tribu des Pawnies fait trembler toutes les peuplades de ces prairies; nos guerriers peuvent vivre sans remuer la terre comme des Squaws; le gibier ne manque qu'aux l‚ches; peut-on Ítre brave et guerrier quand on a de la terre qui produit des graines, et quand on a des vaches et des chevaux?... non... Et quand la guerre est dťclarťe, comment se partager en deux? peut-on Ítre ŗ la fois dans les bois pour manier le _tomahawck_, et dans les champs pour conduire la charrue?... non... Ceux qui cultivent la terre passent trop de temps sur leurs peaux d'ours... Qui veut frapper fortement son ennemi doit avoir longtemps tournť le dos au _wigwham_. En vivant comme les visages-p‚les, nous cesserons d'Ítre chasseurs et guerriers. Eh bien! ces blancs avec leurs chevaux et leurs champs, vivent-ils plus longtemps que nous? savent-ils dormir sur la neige ou au pied d'un arbre?... non... ils ont tant de choses ŗ perdre que leur esprit veille toujours. Savent-ils mťpriser la vie et mourir, comme nous, sans plaintes ni regrets?... non... Qu'est-ce qu'un homme qui ne peut plus aller oý il veut?... fumer, dormir et se reposer?... Au lieu de ployer comme le roseau du rivage, les peaux-rouges rťsisteront comme le chat des montagnes, ou ils fuiront comme des abeilles; oui, plutŰt que de nous soumettre, nous irons rejoindre nos ancÍtres... Qui enseignera ŗ nos enfants ŗ ne pas redouter la dent et la chaudiŤre de nos ennemis, et ŗ mourir comme des braves en chantant leurs chansons de guerre... Voyez les Chactaws et les Natchez qui ont cessť de chasser pour se courber vers la terre, que sont-ils devenus?... Faut-il, comme eux, boire l'_eau de feu_ et oublier la vengeance? Les lunes n'impriment sur nous aucune tache, comme la flŤche qui traverse les airs ou l'ťpervier qui poursuit sa proie... Respectons les forÍts, ne dťchirons point la terre oý reposent les os de nos ancÍtres!... J'espŤre que la vťritť a ťclairť mes paroles, comme le soleil luit sur la surface du lac... J'ai dit ce que le Grand-Esprit m'a inspirť: Chassons les blancs!...Ľ Ce discours, prononcť au bruit de la foudre, ŗ la lueur des ťclairs, remplit les guerriers d'un enthousiasme surnaturel. Un des Sachems proposa d'incendier le camp des pionniers; les voix furent partagťes dans le conseil. Ceux ŗ qui l'‚ge et l'expťrience donnaient plus d'autoritť firent observer qu'il serait dangereux d'attaquer les blancs dans leurs retranchements... mais les jeunes et fougueux guerriers ťtaient en majoritť. Jetant leurs manteaux de peaux, ils montrŤrent leurs poitrines haletantes et leurs bras souples comme des serpents. Une sorte de rage dťlirante semblait les transporter; des sifflements, des cris rauques et des hurlements interrompaient les chants et se confondaient dans un concert infernal... LA BATAILLE SANS LARMES. Dans ladicte torture, les pieds nus, oingts de lard de porc, et retenus dans un br‚sier, sur un feu ardent, aprŤs Ítre restť en silence l'espace de... il commence ŗ dire ŗ haute voix et en vocifťrant: AÔe! AÔe! AÔe!... (_Pratique de la Sainte Inquisition._) Je vous le dis, le boyre, le manger, le dormyr n'ont pas tant de saveur pour moi que d'ouÔr crier des deux parts: ęŗ eux!Ľ et d'entendre hennir les chevaux dťmontťs, dans la forÍt, et d'entendre crier ęŗ l'aide! ŗ l'aide!Ľ et de veoir tomber dans les fossťs petits et grands sur l'herbe, et de veoir les morts qui ont des tronÁons de lances dans les flancs traversťs. Faire provision de casques, d'ťpťes, de chevaux, voilŗ tout ce que j'aime. (_Poťsies des Troubadours._) CHAPITRE X. Le Natchez Whip-Poor-Will fut dťcouvert dans son embuscade, et fait prisonnier; la joie des Pawnies ťtait au comble; ils prťparŤrent tout pour le torturer. Le capitaine Bonvouloir, le docteur Wilhem, et Frťmont-Hotspur ťtaient rentrťs au camp: ils eurent avec Daniel Boon une longue confťrence. Ils ne devaient avoir aucun doute sur le sort qui les attendait s'ils ťtaient vaincus; une mort glorieuse ťtait donc prťfťrable aux tourments que les sauvages infligeaient ŗ leurs prisonniers. --L'arme au pied, et que personne ne bouge!--dit Frťmont-Hotspur. AprŤs avoir donnť cet ordre qui fut ponctuellement exťcutť, le jeune pionnier rentra dans la tente d'Aaron Percy; miss Julia lisait des priŤres; sa voix ťtait un peu ťmue, mais pleine de douceur et de calme... --Venez, M. Frťmont-Hotspur,--dit Percy en apercevant le jeune Amťricain;--venez, je crains de ne pouvoir mourir en paix, quand le moment sera venu; je ne puis Ítre seul sans que mille images effrayantes se prťsentent ŗ mon imagination!... Je suis accablť de rťflexions involontaires qui m'affligent et m'oppressent; mon coeur palpite comme si c'ťtait pour la derniŤre fois!... M. Frťmont-Hotspur, je n'ai pas longtemps ŗ vivre; nos compagnons ont placť toutes leurs espťrances en vous; ŗ votre tour, mettez votre confiance en Dieu, qui nous a protťgťs jusqu'aujourd'hui, et marchez vers le but. Aaron fit une pause; son ťmotion le suffoquait. --Pourquoi vous abandonner ŗ ces noirs pressentiments, M. Percy?--dit Frťmont-Hotspur au vieux pionnier;--l'ennemi nous ťgale en nombre, il est vrai, mais nous avons, sur lui, l'avantage de la tactique... --Allez remplir votre devoir, M. Frťmont-Hotspur,--dit Percy;--n'oubliez pas qu'il y a ici des crťatures qui n'ont d'appui que dans l'existence de leur pŤre; dťfendez-vous bravement, mais, rťflťchissez mŻrement avant d'Űter la vie aux sauvages ennemis qui nous attaquent; c'est un don qu'il ne sera jamais en votre pouvoir de leur rendre; j'approuve les mesures prises par vous et le colonel Boon pour la dťfense du camp: elles sont lťgitimes et convenables ŗ des chrťtiens... Priez pour votre pŤre, Julia,--ajouta le vieillard en affectant de paraÓtre calme; et, tendant la main ŗ Frťmont-Hotspur, il lui dit: allez faire votre devoir... Les cris, les hurlements des sauvages Pawnies, le sifflement des flŤches ťpouvantaient les irrťsolus... --Maison d'Aaron, mets ta confiance dans le Seigneur! il est ton secours et ton bouclier!--s'ťcria Percy en proie au dťlire; toi qui es assis au plus haut des Cieux, nous attendons une nouvelle manifestation de ta volontť! Fais ce que ta sagesse, qui ne se trompe jamais, jugera convenable!... Je serai heureux s'il reste encore quelqu'un de ma race pour voir la lumiŤre et la splendeur de Jťrusalem!... Qui est celui qui me conduira jusque dans la ville fortifiťe; qui est celui qui me conduira jusqu'en Idumťe?... car les ennemis ont tendu leur arc avec la derniŤre aigreur, afin de percer, de leurs flŤches, l'innocent dans l'obscuritť!... Ils le perceront tout d'un coup, sans qu'il leur reste aucune crainte, s'ťtant affermis dans l'impie rťsolution qu'ils ont prise!... Chantez les louanges de Dieu!--ajouta Percy, aprŤs un moment de silence;--faites retentir les cantiques de son nom!... Ange du Seigneur, ťtends sur nous tes ailes protectrices! Il se fit un long silence dans la tente; les sauvages de la plaine, comptant sur une victoire facile, proclamaient leur joie fťroce par des hurlements: mais leurs cris de triomphe cessŤrent pour un moment. Il est assez ordinaire ŗ ces peuples de se retirer lorsqu'ils sont satisfaits du rťsultat d'une premiŤre attaque... --A-t-il plu ŗ la Providence que quelqu'un des nŰtres fŻt frappť?--demanda Aaron Percy qui avait repris ses sens. --Non,--rťpondit Frťmont-Hotspur;--l'ennemi s'est retirť. --M. Frťmont-Hotspur,--dit Daniel Boon en entrant dans la tente de Percy;--les sauvages ont entraÓnť une des voitures... c'est la vŰtre; nos compagnons prťposťs ŗ la garde des retranchements n'osŤrent violer vos ordres en faisant feu sur les mťcrťants qui vous ravissaient votre petite fortune... --Est-ce bien mon waggon?--demanda vivement Frťmont-Hotspur. --Oui, rťpondit Boon. --Je rends gr‚ce au ciel que ce malheur soit tombť sur moi plutŰt que sur un autre,--dit Frťmont-Hotspur;--qu'on lŤve les tentes, et qu'on mette les chevaux aux voitures. Colonel Boon, remerciez les guerriers sauvages des services importants qu'ils nous ont rendus cette nuit, mais ne leur permettez pas de s'ťloigner du camp: j'ai de graves motifs pour que mes ordres ne soient pas violťs; vous connaissez la passion de nos auxiliaires pour le _scalp_; que le Natchez, Whip-Poor-Will, use de toute son influence sur eux pour les contenir. Frťmont-Hotspur ignorait que le Natchez fŻt captif; Daniel Boon sortit et signifia les ordres du jeune commandant qui furent ponctuellement exťcutťs. Des vocifťrations ťpouvantables succťdŤrent ŗ la tranquillitť qui avait rťgnť pendant quelques instants dans la vallťe; les Pawnies, armťs de tisons enflammťs, torturaient leur prisonnier. Daniel Boon devina ce qui se passait, mais il comptait beaucoup sur l'hťroÔsme du Natchez, qui lui avait recommandť de ne lui porter aucun secours; le succŤs d'un plan concertť en secret, en dťpendait. Mais assistons ŗ cette scŤne digne de la sainte inquisition... --Ha, ha, Natchez, ta derniŤre heure est arrivťe,--lui dit le chef;--il faut que le soleil brille sur ta honte! Un Pawnie est un renard dans le conseil, et un ours gris dans les combats; mais qu'est-ce qu'un Natchez? une peau rouge, qui va mendier sa venaison; un ťcureuil qui ne peut rester en place: la vengeance des Natchez dort, et ils attendent les fÍtes pour chanter au milieu des _Squaws_. --L'‚me des Pawnies coule avec leur sang par la piqŻre des flŤches de Whip-Poor-Will,--rťpliqua le Natchez;--nous avons eu des chefs plus sages que le castor, et plus rusťs que le renard: quand la neige ťtait rougie de leur sang les oiseaux poussaient des cris, les loups hurlaient, et les reptiles rampaient d'un autre cŰtť, car ce sang ťtait bien rouge!... --Tu mourras Natchez,--s'ťcria le chef furieux;--c'est la queue du serpent blessť dont il ne faut point manger; c'est aussi des derniers vagabonds de ta tribu qu'il faut se mťfier, car vos pŤres vous ont laissť un grand nombre d'injures ŗ venger... Whip-Poor-Will semblait dťfier la colŤre de ses ennemis. Il entonna son chant de mort. Ces chants ne consistent, en gťnťral, que dans le rťcit de leurs propres prouesses, ou de celles de leurs ancÍtres, ŗ la chasse ou ŗ la guerre: mais quand ils marchent au supplice, ce sont des invectives et des insultes adressťes ŗ leurs bourreaux... --Les coeurs des Pawnies n'ont pas de sang!--s'ťcria le Natchez pendant qu'on le torturait;--Venez!... repaissez-vous de ma chair!!... avec elle vous dťvorerez vos aÔeux, vos pŤres, vos frŤres, vos fils, qui ont servi de nourriture ŗ mon corps!... savourez mon sang!... savourez le bien! c'est celui d'un brave!... Je vais mourir!... je vois les l‚ches qui vont m'arracher la vie!... lorsqu'on parlera de moi au village des Natchez, les guerriers diront: ęWhip-Poor-Will est mort comme un homme, en mťprisant la fureur de ses ennemis; aiguisons nos _tomahawcks_, pour couvrir son corps de chevelures; s'ils ont bu le bouillon de sa chair, nous boirons le leur, et nous donnerons leurs os ŗ nos chiens.Ľ Attache moi fortement, entends-tu, _Powhattan_? tourmente moi comme je t'aurais tourmentť, et tu verras si je sais mourir; Whip-Poor-Will ne craint pas la mort; ses pŤres l'attendent dans le _pays de chasse_.Ľ La joie des bourreaux ťtait au comble; Whip-Poor-Will opposa une constance invincible ŗ leur rage; les uns s'apprÍtaient ŗ lui arracher les dents, les ongles; les autres lui brŻlaient toutes les parties du corps avec des tisons ardents. Nous avons dit que dans ces circonstances, il s'ťtablit une lutte presque surnaturelle entre le courage le plus hťroÔque, et la fťrocitť la plus inouie; la fermetť est ťgale ŗ l'acharnement: c'est au milieu de ces tourments infernaux que le prisonnier, attachť au poteau, entonne son chant de mort, et excite la colŤre des ennemis qui le torturent. Un Pawnie tira son couteau et s'avanÁa pour scalper le Natchez, mais celui-ci fit un effort surhumain, rompit ses liens, saisit un canon de fusil qui rougissait au feu, et dťfia ses ennemis. Effrayťs de tant d'audace, les Pawnies n'osŤrent aborder un homme ŗ demi-brŻlť. Whip-Poor-Will, aprŤs en avoir terrassť plusieurs, se mit ŗ fuir, les ennemis le poursuivirent comme une meute. On entendait leurs cris dans le lointain; ŗ voir tant de flambeaux on eŻt dit une procession de spectres infernaux: le silence se rťtablit peu ŗ peu dans la plaine. --M. Percy, partons,--dit Frťmont-Hotspur d'une voix calme, mais ferme;--nous sommes sauvťs!... M. Percy, m'entendez-vous?... partons, vous dis-je!... --Il divisa la mer, et les fit passer! et il resserra les eaux comme dans un vase!--s'ťcria Percy de nouveau en proie au dťlire.--Et l'on verra le froment semť dans la terre sur le haut des montagnes, pousser son fruit qui s'ťlŤvera plus haut que les cŤdres du Liban; et la citť sainte produira une multitude de peuples semblables ŗ l'herbe de la terre!... --M. Percy, m'entendez-vous? C'est moi, Frťmont-Hotspur!... Partons, vous dis-je!... songez ŗ votre femme, ŗ vos enfants!... --Fuyez, M. Frťmont-Hotspur, et abandonnez-nous ŗ notre malheureux sort!--dit mistress Percy... --Moi fuir!--s'ťcria Frťmont-Hotspur avec indignation; non, madame, nous pťrirons tous, ou vous serez sauvťs avec nous!... M. Percy, partons!... Frťmont-Hotspur ne reÁut pas de rťponse; Daniel Boon entra dans la tente, et aida le jeune pionnier ŗ transporter Aaron Percy dans un des waggons; le plus grand calme rťgnait toujours dans la vallťe. On fit quelques prťparatifs pour protťger les femmes et les enfants contre le froid, et aprŤs un quart d'heure d'attente dans le plus grand silence, Frťmont-Hotspur donna le signal du dťpart; la caravane se mit en marche en suivant le cours de la riviŤre, et arriva au guť; ceux des Pawnies prťposťs ŗ sa garde, avaient dťsertť leurs postes; on traversa la riviŤre sans obstacle: c'est dans de tels pas que les surprises les plus sanguinaires ont lieu dans les guerres des Indiens. AprŤs avoir franchi le dťfilť qui eŻt offert de grands avantages ŗ des ennemis moins vindicatifs que des sauvages, les pionniers dťbouchŤrent dans la plaine, et pressŤrent leur marche; ils avaient triomphť sans verser le sang ennemi, et sans avoir payť le succŤs de la vie d'un seul de leurs compagnons..., cette victoire ťtait plus en harmonie avec leurs principes... La lune s'abaissait vers l'horizon, mais le jour ne paraissait pas encore; on se h‚ta de sortir de ces dangereux parages ŗ la faveur de l'obscuritť... Les pionniers marchaient dans le plus profond silence; de temps ŗ autre seulement, on entendait les pieds des chevaux qui heurtaient les cailloux... Enfin le soleil se leva radieux, et atteignit la moitiť de sa course, avant que les voyageurs fissent halte pour prendre quelques instants de repos... Aaron Percy avait repris ses sens; il distingua Frťmont-Hotspur dans le groupe de ceux qui venaient s'informer de son ťtat, et lui tendit la main, mais le jeune Amťricain pria Daniel Boon de raconter tout ce qui s'ťtait passť. Celui-ci fit approcher le jeune Natchez; son corps ťtait tellement couvert de brŻlures, que les pionniers purent ŗ peine le reconnaÓtre; c'ťtait ŗ son dťvouement qu'ils devaient leur salut; pour forcer l'ennemi ŗ abandonner le dťfilť, il s'ťtait laissť prendre, persuadť que tous les guerriers Pawnies s'empresseraient de quitter leurs postes pour venir lui infliger les plus horribles supplices: le stratagŤme avait complťtement rťussi: il leur ťchappa enfin et se mit ŗ fuir dans une direction opposťe ŗ celle que devait prendre la caravane; les Pawnies l'y suivirent, et les pionniers purent partir sans crainte. Chacun s'empressa de lui tťmoigner sa reconnaissance; cependant les dames n'osaient approcher; les _scalps_ sanglants des ennemis, suspendus ŗ la ceinture du jeune sauvage, leur inspiraient une horreur invincible. AprŤs une courte priŤre, Frťmont-Hotspur donna l'ordre de partir; la caravane se remit en marche, et ne fit halte qu'ŗ une heure avancťe de la nuit... Tout-ŗ-coup une lueur aussi brillante que celle du soleil parut ŗ l'horizon... --La prairie est en feu,--dit Daniel Boon;--les Pawnies ne bougeront pas, bien convaincus que les flammes nous atteindront plus vite qu'ils ne le pourraient eux-mÍmes;... mais nous sommes en sŻretť... que les dames se rassurent... Il n'y a point de spectacle plus effrayant que celui de ces vastes incendies qui, dans un court espace de temps, parcourent des plaines de vingt ŗ trente milles de circonfťrence, et dťvorent les roseaux dont elles sont couvertes. Ces conflagrations prťsentent l'image de la destruction la plus rapide dont on puisse se faire une idťe: il n'est personne qui ne soit saisi de terreur ŗ la vue de ce spectacle. Les sauvages incendient quelquefois les prairies pour cacher leurs traces ŗ ceux qui les poursuivent; ils sont alors redoutables, mÍme ŗ leurs amis, car dans leur humeur farouche, ils ne respectent rien. Les conflagrations des prairies accťlŤrent la vťgťtation en dťtruisant les tiges dessťchťes; c'est la nuit qu'elles offrent un spectacle vraiment sublime; vues ŗ la distance de quelques milles, tantŰt elles paraissent permanentes, tantŰt elles roulent en tourbillons de flammes et de fumťe... Les pionniers se remirent en route, et ne furent plus inquiťtťs par les sauvages Pawnies. Avant de franchir les plaines arides qui avoisinent les montagnes rocheuses, nous les verrons renouveler leurs provisions; les jeunes gens se promettaient de profiter de la premiŤre occasion qui se prťsenterait pour faire une battue gťnťrale, et les guerriers sauvages de l'expťdition ne cherchaient qu'ŗ donner des preuves de leur habiletť ŗ la chasse. LE TORRERO. J'ai ťtť environnť par un grand nombre de jeunes boeufs, et assiťgť par des taureaux gras; ils ouvraient leurs bouches pour me dťvorer comme un lion rugissant. (PSAUMES.) Vous poursuivrez vos ennemis et ils tomberont en foule devant vous. Cinq d'entre vous en poursuivront dix mille... Vos ennemis tomberont sous l'ťpťe devant vous... (BIBLE. _Le Lťvitique._) CHAPITRE XI. Nos pionniers avaient entendu parler de la chasse aux buffalos, et dťsiraient, depuis longtemps, en Ítre tťmoins. On leur avait dťpeint l'ťnorme animal, dont la force semble dťfier toute arme lancťe par la main de l'homme, succombant aux fatigues d'une longue poursuite. Le _buffalo_, tel qu'il existe dans les plaines de l'Amťrique du Nord, diffŤre essentiellement du bison de l'Europe et de l'Asie, par sa forte tÍte couverte d'un poil noir et crÍpu, ses larges naseaux, ses cornes courtes, solides et lťgŤrement arquťes; une excroissance de chair s'ťlŤve sur le garrot, entre les deux ťpaules; cette loupe, caractŤre distinctif du buffalo, est rťputťe un morceau dťlicat... Les buffalos se rťunissent en hordes considťrables, et sont conduits aux p‚turages de l'Ouest, par quelques vťnťrables patriarches de la race bovine; on en rencontre quelquefois quatre mille ensemble. En paissant, ils se dispersent et occupent un espace immense dans la Prairie. Lorsqu'ils ťmigrent, ils forment une colonne compacte, et renversent tout ce qui s'oppose ŗ leur passage; rien ne les arrÍte, pas mÍme les riviŤres les plus rapides. Les sauvages profitent habilement des accidents de terrain qui peuvent embarrasser la marche de ces animaux, et forcent quelquefois tout un troupeau ŗ se prťcipiter, du haut d'un rocher, dans une plaine ŗ cent pieds au-dessous... Ils se contentent de prendre la _bosse_ (l'excroissance qui s'ťlŤve sur le garrot), l'aloyau, le filet, et abandonnent le reste aux animaux carnassiers, qui, aprŤs un ťvťnement pareil, ont de la p‚ture pour longtemps, les vautours se gorgent tellement de viande, qu'ils ne peuvent plus s'envoler; les petits sauvages s'amusent alors ŗ les tourmenter. On comprend aisťment que selon la direction que prennent les buffalos, les tribus indiennes soient souvent exposťes ŗ Ítre privťes de chasse, et, par consťquent, de nourriture pendant longtemps. Aussi quand l'occasion se prťsente, ils en profitent, bien qu'ils soient les plus imprťvoyants des mortels... Le moyen le plus ordinaire, et en mÍme temps le plus divertissant, de prendre le buffalo, c'est de l'attaquer ŗ cheval; les chasseurs, montťs sur d'excellents coursiers, entourent le troupeau, choisissent quelques gťnisses, les plus grasses de celles qui sont accessibles, et leur lancent leurs flŤches dans une succession rapide; dŤs qu'elles tombent, ils les abandonnent pour d'autres, et ainsi de suite, jusqu'ŗ ce que leurs carquois soient ťpuisťs. Quelquefois les sauvages, dans les plaines dťcouvertes, tuent le buffalo _par surprise_; ils se dťguisent en loups, et imitent ŗ s'y mťprendre, les mouvements et la marche de ces animaux. Les buffalos, ne fuient pas ŗ la vue de ces faux loups, et se mettent seulement en mesure de se dťfendre avec leurs cornes, mais les sauvages, arrivťs ŗ portťe, les criblent de flŤches... Les bisons ou taureaux de Pťonie, dit Pausanias, sont, de tous les animaux sauvages, les plus difficiles ŗ prendre vivants, aucun filet n'ťtant assez fort pour leur rťsister. On les chasse de la maniŤre suivante. Lorsque les chasseurs ont trouvť un endroit en pente rapide, ils l'entourent de palissades, et le garnissent ensuite de peaux fraÓches; s'ils n'en ont pas, ils frottent d'huile des peaux sŤches pour les rendre glissantes; ensuite, les meilleurs cavaliers se mettent ŗ la poursuite des bisons, et les chassent vers cet endroit; ŗ peine ces animaux ont-ils posť le pied sur la premiŤre peau qu'ils glissent, coulent le long de la descente, et arrivent au bas. Les chasseurs ne s'en occupent plus; mais cinq jours aprŤs, lorsque la faim et la fatigue leur ont fait perdre la plus grande partie de leur fťrocitť, ceux dont le mťtier est de les apprivoiser, leur prťsentent, tandis qu'ils sont encore couchťs, des pignons de pin ťpluchťs avec le plus grand soin; ils les attachent ensuite, et les emmŤnent[206]. [206] Pausanias, Voyage en GrŤce. Revenons ŗ nos pionniers; depuis plusieurs jours, ils manquaient de provisions; leurs vigies, placťes en ťclaireurs, ne signalaient le passage d'aucun troupeau de _buffalos_; enfin, un matin, elles vinrent annoncer, qu'il y en avait un en vue. Les jeunes gens poussŤrent des cris de joie, et rťsolurent de profiter d'une occasion qui ne se reprťsenterait peut-Ítre plus. Aaron Percy, encore convalescent, s'excusa, et quelques Alsaciens peu amateurs des exercices violents, lui tinrent compagnie; ils s'amusŤrent ŗ tirailler dans les environs, et abattirent plusieurs daims; la venaison, distribuťe entre les femmes et les enfants, apporta quelque soulagement ŗ leurs souffrances, et arrÍta les progrŤs de la famine qui commenÁait ŗ se faire sentir. Nous avons dit que c'est ŗ la chasse ou ŗ la guerre qu'un ťtranger peut voir, dans tout leur dťveloppement, les facultťs des sauvages; c'est ŗ la poursuite des animaux fťroces ou des ennemis qu'ils dťploient toute leur activitť. Les pionniers, bien armťs, se mirent en route; une belle prairie, ťmaillťe de fleurs d'automne, s'ťtendait devant eux ŗ perte de vue; ses bords ťtaient marquťs par des cotonniers, arbres au feuillage frais et brillant, sur lesquels les yeux se reposent avec dťlice aprŤs avoir longtemps contemplť de monotones solitudes. Dans ces prairies errent de grands troupeaux de daims et d'antilopes; les loups, dans leur rage famťlique, les poursuivent et les mettent en piŤces. Souvent ils attaquent les jeunes buffalos; les gťnisses les dťfendent tant qu'ils se tiennent prŤs du troupeau, mais s'ils s'en ťcartent, elles n'osent s'exposer elles-mÍmes... rare exemple d'un dťfaut de sollicitude maternelle! --Que voyons-nous lŗ-bas, colonel Boon?--demanda le capitaine Bonvouloir,--est-ce un nuage ou un troupeau de buffalos? --Ce sont des pigeons sauvages,--rťpondit le vieux chasseur. --Des _bichons_!--s'ťcria un gros Alsacien stupťfait. --_Ia, mein herr_,--rťpondit Boon;--le nombre de ces oiseaux, qui frťquentent les dťserts de l'Ouest, semble presque innombrable; ils forment, comme vous le voyez, de vťritables nuages qui se meuvent avec une vitesse extraordinaire. En effet, les pigeons sauvages remplissent ces contrťes de leurs bandes voyageuses. Rien n'est plus agrťable ŗ voir que leurs rapides ťvolutions, leurs cercles, leurs changements soudains de direction, comme s'ils n'avaient qu'un mÍme esprit; leurs couleurs varient ŗ chaque instant suivant qu'ils prťsentent aux spectateurs leur dos, leur poitrine ou la partie infťrieure de leurs ailes. Quand ils s'abattent dans les plaines, ils couvrent des acres entiers de terrain; dans les bois, les branches se brisent sous leur nombre... --Ces oiseaux,--observa le docteur Wilhem,--doivent dťvorer, en passant, tout ce qui peut servir ŗ leur subsistance. --C'est vrai,--dit Boon;--vous savez sans doute que ces immenses bandes observent une certaine discipline, afin que chaque membre puisse se procurer sa nourriture. Comme les premiers rangs trouvent nťcessairement la plus grande abondance, et que l'arriŤre-garde n'a plus que peu de chose ŗ glaner, aussitŰt qu'un rang se trouve le dernier, il se lŤve, passe par-dessus toute la troupe et prend place en avant; le rang suivant en fait autant ŗ son tour, et de cette maniŤre les _derniers_ devenant continuellement les _premiers_, toute la bande participe successivement aux grains... Mais regardez un peu plus ŗ l'Ouest, capitaine Bonvouloir, et vous apercevrez un troupeau de trois ŗ quatre mille buffalos... --Des buffalos!--s'ťcria le marin au comble de l'ťtonnement,--jamais!... J'ai entendu les ťchos des rochers rťpťter le roulement du tonnerre; colonel Boon, c'est un orage qui se prťpare. --Buffalos! buffalos!--s'ťcria Whip-Poor-Will. --Entendez-vous, capitaine?--dit Hotspur,--le jeune Natchez confirme le fait avancť par le colonel Boon; quant ŗ moi, je ne vois que par leurs yeux: ainsi je crois que ce sont des buffalos... Whip-Poor-Will s'ťtendit sur le sable et y accola l'oreille; un profond silence rťgnait parmi les chasseurs qui, tous, avaient pris l'attitude de personnes qui ťcoutent un bruit lointain. --Buffalos! buffalos!--s'ťcria une seconde fois le Natchez en se relevant. --J'avoue que je ne suis pas un OEil-de-Faucon[207],--dit le marin,--mais je crois pouvoir distinguer un troupeau de buffalos d'un nuage; ne voyez-vous pas que l'horizon s'obscurcit... [207] Voy. les ouvrages de M. Fenimore Cooper. --Ce n'est pas un nuage que vous apercevez dans le lointain,--dit tranquillement le vieux guide,--ce sont les buffalos qui paissent sur les collines; faisons un grand dťtour, et abordons-les _sous le vent_. Le Natchez Whip-Poor-Will supporta avec la fermetť d'un stoÔcien toutes les contradictions des Pionniers europťens; les traits de sa physionomie impassible ne perdirent rien de leur immobilitť. Montaigne dit quelque part que ęla vivacitť et la subtilitť de conception d'un certain peuple ťtaient si grandes, qu'ils prťvoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin, qu'il ne fallait pas trouver ťtrange, si on les voyait souvent, _ŗ la guerre, pourvoir ŗ leur sŻretť, voire avant que d'avoir recogneu le pťril_...Ľ Les Kalmoucks sentent de loin la fumťe d'un feu ou l'odeur d'un camp: l'odorat leur indique oý ils trouveront du butin ŗ enlever. Ils mettent le nez ŗ l'ouverture d'un terrier de renard, et reconnaissent si l'animal est absent. Les vapeurs qui, dans les temps les plus sereins, s'ťlŤvent de leurs steppes, et excitent ŗ la surface de la terre, un mouvement d'ondulation qui trouble et fatigue la vue, ne les empÍchent pas de dťcouvrir dans le lointain la poussiŤre que font lever les cavaliers et les troupeaux; ils se couchent ŗ terre, appliquent l'oreille sur le gazon, et entendent, ŗ des distances extraordinaires, le bruit d'un camp ennemi, ou celui d'un troupeau qu'ils cherchent. --Je gage trois paires de mocassins contre trois livres de cavendish[208], que le Natchez a raison,--dit Boon. [208] Cavendish: espŤce de tabac. --Je relŤve le gant,--s'ťcria le capitaine Bonvouloir; mais je propose de substituer aux mocassins vingt-cinq livres de morue, et au tabac un ťquipement de trappeur. --Nous acceptons,--dit Frťmont-Hotspur. --En avant donc!--s'ťcria le marin;--Natchez, il me tarde de te confondre; cependant, il faut espťrer... j'ose mÍme espťrer que ma chevelure ne figurera pas au nombre des dix-sept _scalps_ qui ornent ta ceinture... Si j'ai un conseil ŗ te donner... c'est de changer de mťtier;... un genou sur l'estomac et puis deux coups de mokoman[209]!... Natchez, n'en parlons plus. [209] Couteau. Les chasseurs traversŤrent une de ces petites forÍts de bouleaux et de pruniers sauvages qui forment comme des oasis dans les dťserts de l'Ouest, et dťbouchŤrent de nouveau dans la prairie, agrťablement variťe par des plis de terrain, des collines et des vallons; ŗ la grande satisfaction de tous, ils dťcouvrirent, ŗ une petite distance, un grand troupeau de buffalos... --J'ai perdu!--dit le capitaine Bonvouloir.--Colonel Boon, comment aborderons-nous ce troupeau?... il y a lŗ au moins trois mille bÍtes; disposons le plan d'attaque de maniŤre ŗ ce qu'il n'en ťchappe pas une seule. --Peste! quel appťtit!--observa le docteur Wilhem,--vous voulez donc tout massacrer? --Whip-Poor-Will va se dťguiser en buffalo,--dit Daniel Boon,--et nous attaquerons ce troupeau ŗ la maniŤre des sauvages; dans quelques heures, les dames de l'expťdition auront de l'occupation... A vos postes, _gentlemen_, le Natchez est prÍt... Les pionniers avaient fait halte ŗ une petite distance du troupeau; Whip-Poor-Will, qui passait pour le guerrier le plus agile et le plus intrťpide de l'Ouest, se dťguisa de maniŤre ŗ rendre la dťception complŤte; il se plaÁa ensuite entre le troupeau et des ravins qui bordaient une petite riviŤre. Les autres chasseurs, selon la coutume des sauvages, s'approchent dans le plus grand silence; profitant des inťgalitťs de terrain, tantŰt ils se cachent dans d'ťpais taillis, tantŰt ils rampent dans les buissons et forment un demi-cercle. A un signal donnť par le rusť Whip-Poor-Will, ils se mettent en selle et, plus rapides qu'un tourbillon de vent, ils brandissent leurs _tomahawcks_, se prťcipitent sur le troupeau et font retentir les vallťes de leurs cris. Cette premiŤre manoeuvre produit une panique parmi les buffalos, qui fuient en dťsordre et ne savent oý aller... Les pionniers eurent occasion d'admirer l'adresse et le sang-froid des sauvages dans cette lutte oý il y a de grands dangers ŗ courir... On ne saurait dire qui montrait plus d'ardeur, des hommes ou des chevaux; ceux-ci, sans avoir besoin d'Ítre guidťs, s'ťlanÁaient sur les buffalos avec une vťritable frťnťsie; l'animal aux cornes aiguŽs les ťventrait sans merci. Enfin le rusť Natchez prit la fuite, et se blottit dans les crevasses d'un ravin; les buffalos, qui marchaient en tÍte, arrivťs sur les bords de l'abÓme, aperÁurent le danger, mais trop tard, car ils ne pouvaient plus rťtrograder. Ceux qui suivaient, effrayťs par les cris des sauvages, continuŤrent d'avancer, et rendirent toute retraite impossible; une grande partie du troupeau culbuta dans le gouffre. Le capitaine Bonvouloir rejoignit ses compagnons qui avaient tuť une belle gťnisse, mais qu'ils ne pouvaient aborder ŗ cause de la prťsence d'un ťnorme taureau qui les en tenait ŗ une distance respectable. --Vous Ítes des guerriers,--s'ťcria le marin,--qui allez en pays ťtranger pour rencontrer l'ennemi, et qui reculez dŤs qu'il se montre. Je viens d'abattre six taureaux de ce poil, et certes, celui-ci n'a pas le cr‚ne tellement dur qu'il faille, pour le lui entamer, une des balles enchantťes de Robin-Hood... --Halte lŗ! capitaine,--dit Frťmont-Hotspur,--il est vrai que vous expťdiez merveilleusement les daims et les ours; mais vous ne connaissez pas le mťtier de torrero[210], et ęŗ novice avocat, cause perdue,Ľ dit le proverbe; le Natchez lui-mÍme ne sait trop que penser de cette attitude, qui est celle d'un ennemi bien dťterminť ŗ se dťfendre. [210] Torrero est le mot gťnťrique pour dťsigner tout homme combattant le taureau, ŗ pied ou ŗ cheval. Le capitaine Bonvouloir pique des deux; arrivť ŗ une petite distance du buffalo, son cheval effrayť recule en remuant les oreilles avec tous les symptŰmes de l'aversion; le buffalo se bat les flancs de sa queue, sa bouche est bťante, ses yeux rouges se dilatent et ťtincellent comme des charbons ardents: le marin aborde hardiment ce puissant antagoniste; celui-ci pousse un rauque beuglement, fond sur lui avec impťtuositť et lui prťsente son large front hťrissť de poils. Le capitaine simule une fuite, le buffalo le poursuit; tout-ŗ-coup le pionnier fait pirouetter son cheval parfaitement dressť ŗ cette manoeuvre, tire ŗ bout portant et ťtend le taureau sur l'herbe: un cri de triomphe accueille cet exploit... Les chasseurs choisirent les morceaux les plus dťlicats des nombreuses piŤces qu'ils avaient abattues, et reprirent la route du campement. Les sauvages s'assemblŤrent en conseil et fumŤrent le calumet en actions de gr‚ces au Grand-Esprit; on fit un partage ťquitable des produits de la chasse, et en un moment les broches et les chaudiŤres furent en pleine activitť. Daniel Boon et le Natchez se chargŤrent de prťparer un souper splendide. Aaron Percy, alors en pleine convalescence, y fut conviť avec sa famille, et la charmante miss Julia put apprendre une nouvelle maniŤre de prťparer une daube. Le Natchez prit une bosse de buffalo et l'enveloppa soigneusement dans une peau fraÓche entiŤrement dťpouillťe de son poil; pendant ce temps, Daniel Boon creusa un trou au-dessus duquel il alluma un grand feu; le trou une fois chauffť jusqu'au rouge fut nettoyť, et le Natchez y plaÁa la _bosse_ de buffalo. Les deux amis couvrirent le tout de cendres chaudes, et quelques heures aprŤs nos pionniers faisaient honneur ŗ un souper digne d'un ťpicurien; on mangea beaucoup, on but du cafť, du thť, les langues se dťliŤrent, enfin la plus bruyante gaÓtť rťgna dans le camp. HAIL COLUMBIA! Aurais-je dit quelque sottise? cela est possible; j'aime trop la mythologie, et je ne suis pas toujours heureux dans mes citations. (George Sand, _Andrť_.) Plus on voit, moins on ťcrit; plus les impressions sont vives, accumulťes, pressantes, moins on est tentť de les vouloir rendre. (ARMAND CARREL.) RťpŤte-moi que ton affection m'a suivi, et qu'aux heures du dťcouragement oý je me croyais seul dans l'univers, il y avait un coeur qui priait pour moi. (GEORGE SAND.) CHAPITRE XII. Les pionniers, bien pourvus de provisions, se remirent en route peur l'Orťgon; ils voyageaient ŗ travers une ‚pre rťgion de collines et de rochers; dans beaucoup d'endroits, cependant, on rencontrait des petites vallťes verdoyantes et arrosťes par de clairs ruisseaux, autour desquels s'ťlevaient des bouquets de pins, et des plantes en fleurs: ces charmants oasis rťjouissent et rafraÓchissent les voyageurs fatiguťs. AprŤs quelques jours de marche, les pionniers atteignirent les montagnes rocheuses; de loin, elles s'ťtaient montrťes solitaires et dťtachťes; mais en avanÁant vers l'Ouest, on reconnaissait facilement qu'on n'en avait vu que les principaux sommets; leur ťlťvation en ferait des phares pour une vaste ťtendue de pays, et les objets se distinguent de loin dans la pure atmosphŤre de ces plaines[211]. Quoique quelques uns des pics s'ťlŤvent jusqu'ŗ la rťgion des neiges perpťtuelles, leur hauteur, au-dessus de leur base, n'est pas aussi grande qu'on pourrait se l'imaginer, car ils surgissent du milieu de plaines ťlevťes, qui sont dťjŗ ŗ plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de l'Ocťan. Ces plaines, vastes amas de sable formťs par les dťbris granitiques des hauteurs, sont souvent d'une stťrilitť affreuse. Dťpourvues d'arbres et d'herbages, elles sont brŻlťes, pendant l'ťtť, par les rayons d'un soleil ardent, et balayťes, l'hiver, par les brises glacťes des montagnes neigeuses. Telle est une partie de cette vaste contrťe, qui s'ťtend du nord au midi, le long des montagnes, et qui n'a pas ťtť appelťe, sans raison, le grand dťsert amťricain. On ne peut parcourir ce pays qu'en suivant les courants d'eau qui le traversent. Des plaines ťtendues et singuliŤrement fertiles se trouvent cependant dans les hautes rťgions de ces montagnes. [211] J'emprunte quelques dťtails topographiques ŗ l'excellent ouvrage de M. Washington Irving: _Astoria_. Les sommets granitiques des monts-rocheux sont nus et arides, mais plusieurs des CordillŤres infťrieures sont revÍtues de bruyŤres, de pins, de chÍnes et de cŤdres; quelques unes des vallťes sont semťes de pierres brisťes qui ont ťvidemment une origine volcanique; les rocs environnants portent le mÍme caractŤre, et l'on dťcouvre, sur les cimes ťlevťes, des vestiges de cratŤres ťteints[212]. Les sauvages des prairies de l'Ouest placent dans ces rťgions leurs heureux _terrains de chasse_, leur pays idťal, et croient que Wacondah, le _maÓtre de la vie_, (c'est ainsi qu'ils dťsignent l'Etre suprÍme) y fait sa rťsidence. Lŗ aussi se trouve la terre des ‚mes, oý s'ťlŤve la citť des esprits _francs_ et _gťnťreux_. Ceux des chasseurs sauvages qui, pendant leur existence, ont satisfait le maÓtre de la vie, y jouissent aprŤs leur mort, de toutes sortes de dťlices. Quelques uns de leurs docteurs pensent nťanmoins, qu'ils seront obligťs de voyager vers ces monts redoutables, et de gravir un de leurs pics les plus ‚pres et les plus ťlevťs, malgrť les rocs, les neiges et les torrents bondissants. AprŤs de pťnibles efforts, ils parviendront au sommet d'oý l'on dťcouvre la _terre des ‚mes_; de lŗ, ils verront aussi les heureux pays de chasse et les ‚mes des braves; elles reposent sous des tentes au bord des clairs ruisseaux, ou s'amusent ŗ poursuivre les troupeaux de buffalos, d'ťlans et de daims, qui ont ťtť tuťs sur la terre. Il sera permis, ŗ ceux des sauvages qui se seront bien conduits, de descendre et de goŻter les plaisirs de cette heureuse contrťe; mais les mťchants seront rťduits ŗ la contempler de loin, et, cette vue ne fera que les dťsespťrer. AprŤs avoir ťtť _tantalisťs_, ils seront repoussťs au bas de la montagne, et condamnťs ŗ errer dans les plaines sablonneuses qui l'environnent. [212] Voy. _Astoria_. Les pionniers atteignirent enfin le but de leur voyage; transportťs de joie, et les yeux pleins de larmes, ils poussŤrent de grands cris, tombŤrent ŗ genoux, et baisŤrent cette terre, l'Eldorado de leurs dťsirs. Une femme sauvage de la tribu des Missourys, apprit ŗ des trappeurs canadiens que le fleuve qui porte leur nom, s'ťchappait de montagnes nues, pelťes et fort hautes, derriŤre lesquelles un autre grand fleuve sortait ťgalement et coulait ŗ l'Ouest: c'ťtait la Columbia[213]; c'est la premiŤre nouvelle qu'on ait eu de l'Orťgon... Un fait remarquable et qui caractťrise les contrťes situťes ŗ l'Ouest des montagnes rocheuses, c'est la douceur et l'ťgalitť de la tempťrature. Cette grande barriŤre, divise le continent en diffťrents climats, sous les mÍmes degrťs de latitude. Les hivers rigoureux, les ťtťs ťtouffants, et toutes les variations de tempťrature du cŰtť de l'Atlantique, se font peu ressentir sur les pointes occidentales des montagnes rocheuses; les pays situťs entre elles et l'Ocťan pacifique, sont mieux favorisťs: dans les plaines et les vallťes, il ne tombe que peu de neige pendant l'hiver... Durant cinq mois, (d'octobre ŗ mars) les pluies sont presque continuelles: les vents dominants, en cette saison, sont ceux du sud et du sud-est. Ceux du nord et du sud-ouest amŤnent le beau temps. De mars ŗ octobre, l'atmosphŤre est sereine et douce; il ne tombe presque pas de pluie pendant cet intervalle, mais la verdure est rafraÓchie par les rosťes de la nuit, et les brouillards du matin[214]. [213] Le titre de ce chapitre, _Hail Columbia_ (Salut Colombie) est ťgalement celui d'un de nos chants patriotiques. [214] Voy. Malte-Brun, Gťographie. (_Note de l'Aut._) Les sauvages d'un village voisin apprirent l'arrivťe des pionniers, et vinrent en grand nombre leur rendre visite; les enfants paraissaient les regarder avec curiositť, et nul doute que les blancs ne fussent les _croque-mitaines_ dont les mŤres les menaÁaient pour s'en faire obťir. Les guerriers eux-mÍmes ne furent pas indiffťrents aux belles choses qu'on leur montrait. Les squaws (femmes sauvages) mettent, dans leur parure, beaucoup de coquetterie; c'est dans les ornements que consistent la richesse et la magnificence dont elles se piquent; c'est dans l'ajustement de leurs petites jupes que brillent leur art et leur goŻt; les dessins, les mťlanges de couleurs, rien n'est ťpargnť: plus leurs vÍtements sont chargťs de verroteries, plus ils sont estimťs. Des _peaux de serpents_ donnent du relief ŗ leurs physionomies, et ajoutent plus de piquant ŗ leurs charmes; elles n'ťpargnent rien quand elles veulent paraÓtre... Jamais les sauvages n'avaient vu un si beau jour; la joie et l'admiration ťtaient au comble; toutes les figures rayonnaient de plaisir; les pionniers furent unanimement proclamťs des hommes _gťnťreux_; les squaws leur embrassaient les mains, et y laissaient l'empreinte de leurs lŤvres peintes de vermillon: ce qui faisait dire au capitaine Bonvouloir qu'elles pouvaient se flatter d'avoir _fait impression sur lui_... Les bivouacs du soir ťtaient toujours le thť‚tre de quelques scŤnes animťes; parfois un sauvage se levait et pťrorait d'une voix monotone; les autres l'ťcoutaient; ces peuples sont superstitieux, nous avons eu occasion de le voir, et pour eux l'histoire la plus merveilleuse est la meilleure. Ceux des pionniers qui voulaient connaÓtre le goŻt des squaws, et les voir dans l'embarras, leur montraient toute leur pacotille de verroterie, les laissant libres de choisir elles-mÍmes ce qui leur plairait davantage; elles se jetaient sans hťsiter sur les colliers bleus et blancs... Daniel Boon ayant fixť son dťpart au lendemain, le capitaine Bonvouloir se retira dans sa tente pour ťcrire ŗ ses amis d'Europe; aprŤs une heure de rťflexion, il commenÁa sa lettre: MON CHER CHARLES, Pline dit quelque part que des ťcrivains, qui n'ont jamais mis le pied dans certaines contrťes, les dťcrivent cependant, et en apprennent ŗ un indigŤne plus de choses vraies et exactes que tous les indigŤnes n'en savent. Mais moi qui suis sur les lieux, sur quelle _palette_ trouverai-je des couleurs propres ŗ peindre tout ce j'ai vu!... Les forÍts, les vastes prairies de l'Amťrique, les chasses aux daims, aux buffalos, aux chevaux sauvages! Je commenÁai mon Iliade forestiŤre en terrassant un ours formidable; si je publiais mes impressions de voyage, on n'y croirait pas; les Gascons ont une malheureuse rťputation de par le monde! et cependant j'ťprouve le besoin de m'ťpancher! le bonheur qui ne se partage pas n'en est pas un!... Comment dťcrire ce combat avec l'ours gris!... exploit qui fit sensation dans tout l'ouest;... mais on n'y croira pas!... voilŗ ce qui me tourmente!... voilŗ oý nous en sommes sur les bords de la Garonne!! Les eaux de ce fleuve sont pires que celles du Lťthť; celles-ci faisaient oublier les chagrins de cette malheureuse vie, mais les eaux de la Garonne vous communiquent un esprit de scepticisme!... Ah!... je ne sais quel impertinent censeur de l'antiquitť[215] s'avisa d'ťcrire, qu'ŗ nous autres Gascons le _mentir_ n'est pas vice, mais... _faÁon_... de parler!... J'aurais voulu voir nos sceptiques aux prises avec cet ours gris; mais on n'y croira pas, cher Charles, malgrť mille prťcautions oratoires... peu ordinaires (il faut l'avouer) au climat de la Gironde; voilŗ, encore une fois, ce qui me tourmente: quand il s'agit de prouver des choses si claires, on est sŻr de ne pas convaincre, dit notre Montesquieu: Un autre grand homme assure que jamais les voyageurs _n'ont menti_... quoique dans leurs villages les idiots en mťdisent, et les condamnent[216]... Oui, mais la sagesse des nations ne dit-elle pas de son cŰtť que: Tout voyageur Est un menteur? Et le mot du bon roi Henri qu'on nous cite toujours... ŗ nous autres Gascons... _il mentira tant... qu'ŗ la fin il dira vrai_... Cependant, il faut voyager, mon cher Charles; celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaÓt pas l'homme, ou ne le connaÓt qu'ŗ demi; il faut voyager ęne serait-ce que pour calculer en combien de maniŤres diffťrentes l'homme peut Ítre insupportable[217]...Ľ Mais toi, mon cher Charles, me croiras-tu? oui; alors causons, _entre nous_ s'entend; ne communique donc ce journal ŗ personne; on critiquerait, c'est le droit de chacun, et tu sais qu'on n'est pas prophŤte en son pays... Je craindrais de partager le sort de ce jeune Spartiate qui se rendit ŗ AthŤnes pour ťtudier sous les grands maÓtres de cette citť cťlŤbre; de retour ŗ Lacťdťmone, ses concitoyens (des envieux sans doute) le firent ch‚tier par les …phores, sous prťtexte qu'il n'avait ťtudiť que la rhťtorique... chose parfaitement inutile en Laconie. Entrons en matiŤre, et moquons-nous, en passant, des ennemis de la civilisation (blancs et rouges). Un mien ami (un jeune antiquaire allemand) aidant, je viendrai bien ŗ bout de cette lettre, quoique j'aie plus souvent maniť le goudron que la plume... Cher Charles, je me suis aussitŰt trouvť ŗ l'aise avec les personnages qui jouent le premier rŰle dans ces forÍts; je veux parler des sauvages: tu le sais, j'ai un coeur sensible; quelques ‚mes se lient elles-mÍmes quand elles chargent les autres des liens de la reconnaissance. Les squaws (femmes sauvages) s'efforcent, par toutes les sťductions de leur sexe, de trouver gr‚ce devant nous; elles demandent des prťsents d'une voix si douce, que je ne puis rien leur refuser; _ce serait un grain noir dans le collier de ma vie; elles baisseraient la tÍte, et fermeraient les yeux_ (tout cela veut dire _mourir_, en style sauvage)... Cependant, affirmer que les femmes, ici, ont toutes les perfections, et que le paradis de Mahomet ne renferme pas de _houris_ plus sťduisantes, serait un peu exagťrer les choses. Elles n'ont rien ŗ apprendre; on trouve, dans leurs huttes, des miroirs, et autres ustensiles de toilette; faut-il leur en faire un crime? Vers le milieu du XVIIe siŤcle, les femmes n'atteignirent-elles pas le _nec plus ultra_ de l'absurditť en couvrant leurs visages de taches noires reprťsentant une infinitť de figures diverses, prťfťrant gťnťralement celle d'une voiture avec des chevaux?... Nos dames, dit Bulwer, ont derniŤrement adoptť la singuliŤre coutume de se couvrir la figure de marques noires, comme en avait Vťnus, pour faire ressortir leur beautť; c'est bien, si une tache noire sert ŗ rendre la figure _remarquable_, mais quelques ladies se la couvrent entiŤrement, et donnent ŗ ces taches toutes les formes imaginables. Bulwer cite une dame dont les mouches variťes ťtaient un curieux _specimen_ de ce que la mode peut offrir de plus bouffon; le front ťtait dťcorť d'une voiture ŗ deux chevaux, un cocher, et deux postillons; la bouche avait une ťtoile de chaque cŰtť, et sur le menton ťtait une grande tache ronde. Un autre ťcrivain dit, en parlant d'une dame: ęSes mouches sont de _toute taille_, pour les boutons et pour les cicatrices; ici, nous trouvons l'image de toutes les planŤtes errantes et quelques-unes des ťtoiles fixes; dťjŗ enduites de gomme pour les affermir, elles n'ont besoin de nul autre ťclat.Ľ L'auteur de la _Voix de Dieu contre la vanitť dans les ajustements_, dťclare que ces taches noires lui reprťsentent des taches pestilentielles; ęet il me semble, dit-il, voir les voitures de deuil et les chevaux tout en noir dessinťs sur leurs fronts, et dťjŗ harnachťs pour les conduire en toute h‚te ŗ l'Achťron...Ľ Cette mode ťtait ťtablie depuis longtemps dťjŗ, car dans le _Dictionnaire des Dames_ (1694), on dit: ęelles (les dames de ce temps-lŗ) auraient, sans nul doute, occupť leur place dans les chroniques, parmi les prodiges et les animaux monstrueux, si elles eussent apportť en naissant, des lunes, des ťtoiles, des croix et des losanges sur leurs joues, et surtout si elles fussent venues au monde avec une voiture et des chevaux...Ľ Les dames du temps de Henri VI d'Angleterre ťtaient surtout ridicules dans leurs coiffures, qui reprťsentaient une infinitť de formes; les prťfťrťes ťtaient celles dont les cornes faisaient l'ornement. Le poŤte Lydgate ťtait surtout choquť des cornes; dans un poŤme composť contre elles, il dťclare ęque les clercs, d'aprŤs une grande autoritť, rapportent que les cornes furent donnťes aux bÍtes pour leur dťfense, et (_au contraire du sexe fťminin_) pour pouvoir opposer une rťsistance brutale. Mais cela a dťpitť les archifemmes, emportťes et violentes, furieuses comme des tigres pour le combat singulier, et elles ont agi contre leur conscience. N'ťcoutez pas la vanitť, leur disait-on, mais jetez au loin les cornes[218].Ľ [215] Salvianus Massiliensis. [216] Shakespeare: _La tempÍte_. [217] La BruyŤre: _CaractŤres_. [218] Histoire des costumes en Angleterre, par Fairholt. Quant aux jeunes guerriers, je ne rťvťlerai pas ici tous les secrets de leur tactique; il y en a parmi eux qui connaissent plus d'un tour, _que l'agneau enseigne ŗ ceux de la sociťtť_... Cependant j'ai vu des peuples plus habiles dans l'art de confondre le bien d'autrui avec le leur. Les Yalofs[219], par exemple, ont une maniŤre de voler qui leur est particuliŤre. Ce ne sont pas leurs mains qu'il faut surveiller, mais leurs _pieds_. Comme la plupart de ces peuples marchent pieds nus, ils exercent ces membres comme nos filous d'Europe exercent leurs mains; ils ramasseraient une ťpingle ŗ terre!... S'ils dťcouvrent un morceau de fer, un couteau ou des ciseaux, ils s'en approchent, tournent le dos ŗ l'objet qu'ils ont en vue, et vous regardent fixement en tenant les mains ouvertes; pendant ce temps, ils saisissent l'instrument avec le gros orteil, et pliant le genou, ils lŤvent le pied par derriŤre jusqu'ŗ leurs pagnes qui servent ŗ cacher l'objet volť: et le prenant ensuite avec la main, ils achŤvent de le mettre en sŻretť. [219] Yalofs: peuples de l'Afrique. Notre guide (en qui mťrite abonde) est un jeune Natchez nommť Whip-Poor-Will; c'est le guerrier le plus redoutable de l'Ouest; aussi a-t-il des ennemis dans tous les buissons; quelle vendetta!... il a dix-sept _scalps_ ou chevelures ŗ sa ceinture!... je n'oserais jeter une pierre ŗ son chien... Des chevelures, bon Dieu!!... oui, des chevelures, mon cher Charles; il en a autour du cou, au manche de son _tomahawck_ ou casse-tÍte, etc. Aimez-vous la muscade?... on en a mis partout;... avec cela qu'il vous _scalpe_ de la maniŤre la plus chirurgicale: mettez la main sur lui, souvenez-vous des lois de la guerre... et ne parlez pas[220]... _Pst... c'est fait... on serre les fils et il n'y paraÓt plus_... comme dit madame de Sťvignť... Les sauvages ne connaissent pas l'effervescence des dťsirs, le tumulte des passions ni les anxiťtťs de la prťvoyance; ils aiment ŗ mettre du mystťrieux dans leurs actions les plus indiffťrentes. On n'aperÁoit, sur ces figures impassibles, aucun de ces mouvements variťs, de ces nuances fugitives qui peignent les affections de l'‚me et sont les indices du caractŤre. Ordinairement mťlancoliques, ils sont effrayants lorsqu'ils passent tout ŗ coup du repos absolu ŗ une agitation violente et effrťnťe; les restes de ces tribus se distinguent encore par une certaine fiertť que leur inspire le souvenir de leur ancienne grandeur; ils tiennent, avec une opini‚tretť extrÍme, ŗ leurs moeurs, ŗ leurs habitudes... …tendus sur l'herbe, ils s'inquiŤtent peu de l'avenir et mťprisent souverainement l'adage qui dit: ęFaites vos foins au temps chaud.Ľ Un homme de leur couleur, une nature si parfaite, ne travaillerait pas pour tout l'or du monde de peur de compromettre la dignitť de sa peau rouge. Que rťpondre ŗ des gens qui vous disent ęQue le Grand-Esprit, aprŤs avoir formť _l'homme blanc_, perfectionna son oeuvre en crťant l'homme _rouge_!...Ľ Il est de fait qu'ils sont grands, bien conformťs, mais les _enfants de l'Ouest_[221], les _Hugers_[222] amťricains, n'ont rien ŗ leur envier sous ce rapport: le docteur allemand (mon ami) dit que _Plinus_ parle d'un pays montagneux qui produit des ťlťphants[223]. Tranquilles sur leurs peaux d'ours, lorsque la chasse ou la guerre ne les excite pas, les sauvages semblent Ítre sans passions comme sans dťsirs, et leur esprit aussi vide d'idťes que s'ils ťtaient plongťs dans le plus profond sommeil; ils affectent de paraÓtre imperturbables. Cher Charles, ici tu comprendrais ce philosophe ŗ qui l'on vient apprendre que sa maison est en proie aux flammes, et qui rťpond: ęAllez le dire ŗ ma femme, je ne me mÍle pas des affaires du mťnage[224].Ľ Souvent les guerriers me font dire par l'interprŤte, Daniel Boon: ęAh! mon frŤre, tu ne connaÓtras jamais comme nous le bonheur de ne penser ŗ rien et de ne pas travailler?... AprŤs le sommeil, c'est ce qu'il y a de plus dťlicieux.Ľ Ma foi, ces gens-lŗ ont raison; diabolique industrie! maudite rage de travailler, au lieu de chŰmer les saints, et de sommeiller sur le bord de nos fleuves en disputant de paresse avec leurs ondes! ęLa plupart des arts, dit Xťnophon, corrompent le corps de ceux qui les exercent; ils obligent de s'asseoir ŗ l'ombre ou auprŤs du feu; on n'a de temps ni pour ses amis ni pour la rťpublique...Ľ Ici, cher Charles, peu de propriťtaires ayant pignon sur rue, et si on leur disait comme l'ange ŗ Mathusalem: ęLŤve-toi et b‚tis une maison, car tu vivras encore cinq cents ans,Ľ ils rťpondraient avec l'illustre patriarche: ęSi je ne dois vivre que cinq cents ans de plus, ce n'est pas la peine que je me b‚tisse une maison; je veux dormir ŗ l'air comme j'ai toujours eu coutume de faire...Ľ Ainsi font les sauvages, ayant biens et chevanches... ils se croient certainement plus heureux que nous, ce qui prouve que le bonheur peut habiter sous l'ťcorce comme sous les lambris. Nous, hommes blancs, nous _respirons_ mais nous ne _vivons_ pas; le sauvage seul jouit de la vie; au fait, les stoÔciens ne disaient-ils pas que le souverain bien ťtait... l'_ataraxie_? Et puis, pour boire de l'eau et coucher dehors, on ne demande _congť_ ŗ personne, ce me semble. Ici la doctrine d'…picure est en pleine vigueur; de quoi s'agit-il, au bout du compte? du prťsent, de la rťalitť; ouvrir les yeux, voir ce qui est, s'affranchir des maux corporels, des troubles de l'‚me et se procurer ainsi un ťtat exempt de peine, voilŗ le bonheur, voilŗ la vraie philosophie: le destin n'est-il pas responsable de son oeuvre?... Chez les sauvages, peu de philosophes _doctimes_ et _pesants_; ils ne sont pas gens ŗ discuter sur l'_intťrÍt bien entendu_, le _matťrialisme atomistique_, l'_utilitairisme_ et l'_impťratif cathťgorique_... Que craignent-ils, au bout du compte? comme les Gaulois... _la chute du ciel_... Qu'on emploie le syllogisme, qu'on _dťcoche_ le savant enthymŤme pour faire comprendre ŗ de pareilles tÍtes la nťcessitť de l'agriculture et de l'industrie; je vous donne toutes les figures de Quintilien (comme dit Paul-Louis Courrier); faites feu ŗ bout portant, attaquez par l'antithŤse, l'hypotypose et la catachrŤse; dites-leur, avec le sage Salomon: * * * * * Ce qu'est le vinaigre aux dents, et la fumťe aux yeux, tel est le paresseux ŗ ceux qui l'ont envoyť... * * * * * Vous dormirez un peu, vous sommeillerez un peu; vous mettrez un peu vos mains l'une dans l'autre pour vous reposer, et l'indigence viendra se saisir de vous comme un homme qui marche ŗ grands pas, et la pauvretť s'emparera de vous comme un homme armť... * * * * * Celui qui laboure la terre sera rassasiť de pain; mais celui qui aime l'oisivetť sera dans une profonde indigence... * * * * * Oý l'on travaille beaucoup, lŗ est l'abondance; mais oý l'on parle beaucoup l'indigence se trouve souvent... * * * * * Les pensťes d'un homme fort et laborieux produisent toujours l'abondance, mais le paresseux est toujours pauvre... * * * * * Allez ŗ la fourmi, paresseux que vous Ítes; considťrez sa conduite, et apprenez ŗ devenir sage... Ou bien, Crains d'un l‚che repos la fatigue accablante; PrťfŤre ŗ la mollesse une vie agissante. A trente ans tu diras, des plaisirs dťtrompť: L'homme le plus heureux, c'est le plus occupť... Tout travaille et se meut dans la nature entiŤre; Le plus petit insecte agit dans la poussiŤre. ... Le temps est un ťclair pour le mortel actif: Le temps avec lourdeur pŤse sur l'homme oisif. * * * * * Vous serez ťtonnť, quand vous serez au bout, De ne leur avoir rien persuadť du tout... [220] Job. [221] The Boys of the west: surnoms de nos compatriotes de l'Ouest. [222] Du mot anglais _huge_, qui signifie _grand_, _fort_. [223] Ipsa provincia, montuosa ab oriente, fert elephantos. (Pline. _Hist. nat._) [224] Anciennement, dans l'Óle de Java, si le feu prenait ŗ quelque maison, les femmes ťtaient obligťes de l'ťteindre sans le secours des hommes, qui se tenaient sous les armes pour empÍcher qu'on ne les vol‚t!... * * * * * Mais prťludez par un rťcit de combat, un trait de bravoure; on dresse l'oreille aussitŰt, l'alarme est au camp... tout s'ťmeut... on ťcoute... on dťvore vos paroles... c'est que les combats et la chasse font les dťlices de ces peuples; toutes leurs facultťs les servent merveilleusement dans ces occasions. Sur un terrain sec, au milieu des feuilles ťparses et roulťes par le vent, le sauvage reconnaÓt les traces de l'ennemi; une branche rompue, et mille autres circonstances, sont pour lui des indices qui ne le trompent jamais, ce n'est que par la patience et l'habitude qu'on se familiarise avec cette partie divinatoire de la chasse... Parlons des docteurs. La connaissance des rites superstitieux fait toute la science des jongleurs sauvages; comme ils sont les mťdiateurs entre les hommes rouges et le Manitou, et possŤdent toute la science des nations qu'ils sťduisent, ils jouissent d'un grand crťdit; il faut se tenir en garde contre leurs mťdecines, car il en rťsulte quelquefois malheur et misŤre. Ils ťvoquent les esprits au son de leurs tambours; on les respecte, on les craint, quelquefois on les aime... mais le plus souvent on les hait... Partout, la ruse, quelque grossiŤre qu'elle soit, exploite la simplicitť: Un africain, en proie aux chagrins, s'adresse aux prÍtres pour obtenir un nouveau fťtiche[225]; il en reÁoit un os de poisson, un caillou, ou un petit morceau de suif ornť de quelques plumes de perroquet!... Pourquoi ces jongleurs chercheraient-ils plus d'art? Il faut si peu de chose pour se jouer de l'esprit humain!... [225] _Fťtiche_ ou _Totem_: nom qu'on donne aux diffťrents objets du culte superstitieux des peuples sauvages. D'autres sauvages, les Koriaks, par exemple, lorsqu'ils craignent quelque calamitť, immolent un chien, lui arrachent les intestins, les attachent ŗ deux perches plantťes ŗ quelque distance l'une de l'autre, et passent religieusement entre elles. Les vaines terreurs dont ils ťtaient agitťs se dissipent, quand ils ont eu le bonheur de se promener entre les entrailles d'un pauvre animal, et la superstition qui les remplit de craintes, offre elle-mÍme des moyens faciles de les calmer... Les docteurs rendent visite aux malades, qu'ils prťtendent guťrir ŗ l'aide de charmes et d'incantations; quoiqu'il en soit, ils se montrent assez habiles jongleurs; ils s'enfoncent de longs couteaux dans la gorge et rťpandent le sang ŗ gros bouillons; ils s'insŤrent des b‚tons aigus dans le nez, ou ils rejettent, par les narines, des osselets qu'ils avaient avalťs; d'autres percent leur langue d'un b‚ton ou se la font couper pour en rejoindre ensuite les morceaux... Tu sais, cher Charles, que la mťdecine, chez les Druides, ťtait fondťe uniquement sur la magie, et que les herbes employťes par eux n'ťtaient pas douťes de grandes vertus curatives. Mais leur recherche et leur prťparation devaient Ítre accompagnťes d'un cťrťmonial bizarre et de formules mystťrieuses; ces plantes ťtaient censťes en tirer, du moins en grande partie, leurs vertus salutaires. Ainsi il fallait cueillir le _samolus_ ŗ jeun, de la main gauche, sans le regarder, et le jeter dans les rťservoirs oý les bestiaux allaient boire; c'ťtait un prťservatif contre les ťpizooties. Le jongleur, chez les sauvages de l'Amťrique septentrionale, est un personnage trŤs considťrť; lorsque le pays est menacť de quelque flťau, le prophŤte-docteur ou maÓtre de la pluie est consultť. A l'ťpoque des grandes sťcheresses, on lui fait des prťsents; il promet de la pluie, les nuages doivent ťclater et le ciel fondre tout en eau: tremblez, hommes rouges! car des misťrables qui vivent de votre crťdulitť se vantent de troubler la nature entiŤre!... L'‚me, au dire des Indiens, est une vapeur lťgŤre qui prend et conserve la forme du corps, et les traits du visage aprŤs la mort; elle se livre, dans l'autre monde, ŗ toutes les jouissances innocentes qu'elle partageait avec le corps pendant la vie... Ces plaisirs sont ťternels et tels qu'Ossian les dťcrit: Elles (les ‚mes) poursuivent les daims formťs par des vapeurs, et tendent leur arc aťrien; elles aiment encore les plaisirs de leur jeunesse et montent les vents avec joie[226]. C'est une ‚me qui tient beaucoup de la nature corporelle; elle a besoin d'arcs, de flŤches, de troupeaux, et fait dans l'autre monde ŗ peu prŤs ce qu'elle faisait dans celui-ci... Les habitants de Formose croient ŗ un enfer, mais c'est pour punir ceux qui ont manquť d'aller nus en certaines saisons, ou qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux; ceux qui ont portť des vÍtements de toile et non de soie ou qui ont mangť des huÓtres sont ťgalement punis aux enfers... Ces pauvres peuples, occupťs de vaines superstitions, frappťs des contes effrayants qui font le sujet ordinaire de leurs entretiens, sont dupes des ridicules ťpouvantails que leur imagination enfante sans cesse; ils ont des visions pendant la nuit; ils voient, dans les bois, se former et se dissiper devant eux d'horribles fantŰmes; ils ont ŗ lutter contre des puissances terrestres et infernales: les docteurs-jongleurs se rendent facilement maÓtres de ces ‚mes faibles... Notre arrivťe ici, mon cher Charles, fut une bonne affaire pour les sauvages qui en eurent la joie qu'on peut croire; ils ont un grand nombre de maximes qu'ils rťpŤtent ŗ tout venant, par exemple celle-ci: ęOn ne quitte pas son pays pour _recevoir_ mais pour _donner_ des prťsents...Ľ Le chef nous reÁut debout, entourť de ses officiers; on dit ces derniers les _hommes influents_ de la tribu, bien qu'ils n'aient pas, _dans un pot, autant de farine qu'on en peut prendre avec les trois doigts_; ils ťtaient lŗ, _le chapeau ŗ la main et se tenant sur leurs membres_... On offrit des siťges (des cr‚nes de boeufs!), on alluma le feu du conseil, et on fuma la pipe d'amitiť; force nous fut d'essuyer tout au long l'ťnumťration des bonnes qualitťs de chacun des guerriers prťsents. Cette rťunion d'hommes presque nus, si fťroces ŗ la guerre, si implacables dans l'assouvissement de leur vengeance, et maintenant si doux et si tranquilles dans leur village, offrait un spectacle imposant. Les enfants sautaient de joie et exprimaient, ŗ leur maniŤre, le bonheur qu'ils ťprouvaient de nous voir, le Sagamore (chef) nous conseilla d'adopter sa coiffure (une tÍte de cerf ornťe de son panache), nous nous excus‚mes; on nous demanda nos raisons!... Parole d'honneur, le monde devient curieux, et l'on fait, aujourd'hui, des questions qui ne se faisaient pas autrefois!... [226] They pursue deer formed of clouds, and bend their airy bow; they still love the sports of their youth, and mount the winds with joy... ęSur le bord ťtroit de cette fosse couraient des centaures armťs de flŤches comme ils avaient coutume de l'Ítre sur la terre quand ils se livraient ŗ l'exercice de la chasse... Ils s'arrÍtŤrent en nous voyant descendre; trois d'entre eux s'ťcartŤrent de la troupe, armťs de leurs arcs, et de leurs flŤches qu'ils avaient prťparťs ŗ l'avance. (Dante. _Enfer_, ch. XII.) Les sauvages font grand cas d'un bon estomac, d'une excellente paire de jambes et des cinq sens de nature. Ce sont les plus imprťvoyants des mortels[227]; ils consomment dans un repas une prodigieuse quantitť de nourriture; la cuisine d'AlcinoŁs n'y suffirait point... PrÍcher la sobriťtť ŗ des gens qui sont dans l'abondance, ce sont injonctions incommodes et de difficile observance... On ne pourrait leur faire comprendre qu'il est sage de rťserver quelques provisions pour le lendemain, ę_On chassera_Ľ est leur seule rťponse. Le Sagamore (chef) m'invita ŗ dÓner: ęAttila vous convie au banquet qui doit avoir lieu vers la neuviŤme heure du jour.Ľ J'acceptai; Voltaire dit qu'il faut Ítre poli et ne point refuser un dÓner oý l'on est priť parce que la chair est mauvaise... Le mets favori des insulaires que j'ai visitťs consiste en poissons qu'on laisse longtemps pourrir; quand on ouvre la fosse oý ils ont ťtť dťposťs, on ne trouve qu'une p‚te que l'on retire avec des cuillers. L'ťtranger ne peut supporter l'odeur infecte de cette affreuse marmelade, mais aucun mets ne flatte plus le palais d'un Polynťsien. [227] Un CaraÔbe vendait, le matin, son lit de coton, et venait pleurer pour le racheter, faute d'avoir prťvu qu'il en aurait besoin pour la nuit prochaine. Chaque peuple a sa maniŤre de recevoir les ťtrangers. Un navigateur reÁut un singulier hommage aux Óles Kazegut. Il traitait un seigneur africain ŗ son bord, lorsqu'il vit paraÓtre un canot chargť de cinq insulaires dont l'un, ťtant montť ŗ bord, s'arrÍta sur le tillac en tenant un coq d'une main et un couteau de l'autre. Il se mit ŗ genoux devant le navigateur sans prononcer un seul mot; il se leva ensuite, et se retournant vers l'Est, il coupa la gorge du coq; il se remit ŗ genoux, et fit tomber quelques gouttes de sang sur les pieds de l'amiral... Il alla rťpťter cette cťrťmonie au pied du grand m‚t et de la pompe, et prťsenta ensuite le coq au navigateur qui lui demanda l'explication de cette conduite; l'insulaire rťpondit que les habitants de son pays regardaient les blancs comme les dieux de la mer, et que le m‚t ťtait une divinitť qui faisait mouvoir le vaisseau; quant ŗ la pompe, ils la considťraient comme quelque chose d'extraordinaire, puisqu'elle faisait monter l'eau dont la propriťtť naturelle ťtait de descendre... Le capitaine Philips fut bien accueilli par les Africains; les nobles ou _Rabaschirs_ le reÁurent ŗ la porte du palais du roi et le saluŤrent ŗ la mode ordinaire du pays, c'est-ŗ-dire en faisant _claquer_ d'abord leurs doigts, et lui serrant ensuite la main avec beaucoup d'amitiť... Les habitants de Calicut secouaient une ťponge trempťe dans une fontaine sur les ťtrangers qui leur rendent visite, et leur donnaient ensuite de la cendre... Ce qui voulait dire: ęSois le bien venu, prends place auprŤs du feu, et bois si tu as soif; nous pourvoierons ŗ tous tes besoins.Ľ Les peuples sauvages sont trŤs hospitaliers; quand ils voyagent, un cheval, des habits, des armes composent tout leur bagage; s'ils dťcouvrent dans le dťsert, la tente d'un inconnu, ils sont contents; c'est la demeure d'un frŤre, d'un ami, qui partagera avec eux tout ce qu'il possŤde... Je fus exact au rendez-vous; la modestie, cher Charles, dťfend ŗ ma sincťritť de te dire l'excŤs de considťration qu'on eut pour moi... Je ne te dťcrirai pas la salle du festin (la maison d'Antenor avait une peau de lťopard suspendue ŗ la porte, signal pour avertir les Grecs de respecter cet asyle)... Les guerriers ťtaient majestueusement accroupis, et fumaient leur pipe avec le grave cťrťmonial si cher aux Indiens. Au premier abord, je fus un peu dťconcertť par la taciturnitť de mes hŰtes, mais peu ŗ peu ils se montrŤrent affables; le chef surtout est un bon vivant, le plus sociable des hommes. Il avait nom (_esquisito nombre_) Hoschegaseugah; J'entrai dans la salle du festin; on y fricassait, on se ruait en cuisine; Les convives firent cercle autour d'une marmite qui bouillait au milieu de la chaume enfumťe; je crus d'abord qu'il s'agissait de quelque manoeuvre cabalistique... nenni!... c'ťtait un mets rare qu'on me rťservait... une citrouille bouillie!!!... Mon hŰte me mit en main une baguette empennťe, vulgairement appelťe flŤche, et je fus invitť ŗ _travailler_ pour mon propre compte,... je te laisse ŗ penser quelle fÍte!!... Quand un habitant du Kamchatka traite un de ses amis, il prend lui-mÍme un gros morceau de lard, le lui enfonce dans la bouche, et coupe ce qui n'y peut entrer... c'est une des grandes politesses du pays. Enfin, repu comme un boa, je jetai des regards furtifs autour de moi, bien dťcidť ŗ ne pas laisser ťchapper l'occasion de faire une honorable et silencieuse retraite; mais point de mouvement rťtrograde possible; il fallut prendre l'ťcuelle aux dents, et faire paroli ŗ une dizaine de convives bien endentťs, ayant tous un appťtit proportionnť ŗ la quantitť de mets qu'il s'agissait d'absorber. On fuma ensuite; jamais les sauvages ne prennent le calumet sans en offrir les prťmices au Grand-Esprit, ou ŗ ses Manitous (esprits de second ordre, Ítres intermťdiaires entre les hommes et la divinitť). Mais parlons des femmes sauvages. Les _squaws_ dťploient plus de vivacitť que les hommes; cependant elles partagent les malheurs de l'asservissement auquel le beau sexe est condamnť chez la plupart des peuples oý la civilisation est imparfaite... Les hommes considŤrent l'agriculture comme une occupation vile, parce qu'il leur faut des dangers pour ennoblir leurs travaux... Lorsque rien ne les force au mouvement, ils restent assis auprŤs du feu, et ťcoutent les histoires merveilleuses de leurs conteurs... Ce sont les Germains de Tacite. ęLorsqu'ils ne sont point ŗ la guerre, ils chassent quelquefois, et le plus souvent, ils restent oisifs, car ils aiment ŗ dormir et ŗ manger (_dediti somno ciboque_)... Les plus braves et les plus belliqueux ne font rien, laissant la conduite de leur famille, de leur maison et de leurs champs, aux femmes et aux vieillards, aux plus faibles de leurs parents; ils vivent en quelque sorte engourdis, et c'est un ťtrange contraste de leur nature, que ces mÍmes hommes aiment ainsi la paresse, et haÔssent le repos.Ľ[228] [228] Tacite. De moribus Germanorum. ... Quand les femmes crient famine, les hommes courent les bois, poursuivent les bÍtes fauves, traversent, dans de frÍles canots, des torrents dangereux, gravissent les sommets escarpťs, couchent sur la neige, endurent la faim, la soif, l'insomnie, et s'exposent ŗ mille dangers pour pourvoir aux besoins de leurs familles... Les femmes restent au village, cultivent la terre, prťparent les mets, tannent les peaux, nourrissent les enfants, leur enseignent ŗ tirer de l'arc, ŗ nager... Elles doivent aussi remarquer avec soin ce qui se passe aux conseils, et l'apprendre par tradition ŗ leurs enfants; elles conservent le souvenir des hauts faits de leurs pŤres, et des traitťs qui ont ťtť conclus cent ans auparavant... Les sauvages ne donnent point ŗ leurs femmes ces marques de tendresse qui sont en usage en Europe; mais cette indiffťrence, dit Thomas Jefferson[229], est l'effet de leurs moeurs, et non d'aucun vice de leur nature; ils ne connaissent qu'une passion, celle de la guerre; la guerre est, chez eux, le chemin de la gloire dans l'opinion des hommes, et c'est par la guerre qu'ils obtiennent l'admiration des femmes; c'est lŗ le but de toute leur ťducation; leurs exploits ne servent qu'ŗ convaincre leurs parents, leurs amis, et le conseil de leur nation, qu'ils mťritent d'Ítre admis au nombre des guerriers... Parmi eux, un guerrier cťlŤbre est plus souvent courtisť par les femmes, qu'il n'a besoin de leur faire sa cour; et recevoir leurs avances est une gloire que les plus braves ambitionnent. L'histoire de Booz et de Ruth se renouvelle souvent ici. Les larmes, rťelles ou affectťes, ne manquent pas aux sauvages, aucun peuple ne pourrait lutter avec eux, s'il s'agissait de pleurer _abondamment_ et _amŤrement_ la perte d'un parent ou d'un ami; ils vont mÍme, ŗ des ťpoques fixes, hurler et se lamenter sur la tombe des dťfunts. Nous entendons souvent des gťmissements au point du jour, dans les environs du village; ces cris proviennent de quelque hutte, dont les habitants pleurent un parent tuť ŗ la guerre... il y a cinquante ans!... Je vis une jeune veuve, mon cher Charles, qui trois jours aprŤs avoir perdu son chasseur (mari) se pressait d'user pour ainsi dire son deuil, en s'arrachant les cheveux; elle faisait couler ses larmes abondamment, afin qu'elle pŻt ťprouver une grande douleur en un court espace de temps et ťpouser... le soir mÍme... un jeune guerrier qu'elle aimait!...[230] Les peuples sauvages ont de singuliŤres coutumes, n'est-ce pas?... Au Brťsil, par exemple, un _ťcart_ de la raison avait ťtabli que le mari se coucherait ŗ la place de sa femme qui aurait donnť un dťfenseur ŗ la patrie; et qu'il recevrait, lŗ, les visites de ses parents et amis: on le traitait, on l'_alimentait_, comme si c'eŻt ťtť lui qui fŻt accouchť... O moeurs!... [229] Notes on Virginia. [230] Chez les Hottentots, une veuve qui se remarie est obligťe de se couper la jointure du petit doigt, et de continuer la mÍme opťration aux doigts suivants, chaque fois qu'elle contracte de nouveaux liens. Quant aux mariages, la premiŤre dťmarche que fait un jeune guerrier, c'est de prťsenter ŗ la fille qu'il voudrait ťpouser, un tison enflammť; si elle souffle dessus, c'est lui faire entendre qu'elle ne dťsapprouve pas sa dťmarche, et qu'il peut espťrer; alors il entonne son chant de guerre, c'est-ŗ-dire, il fait, en chantant, le rťcit de ses prouesses, des dangers qu'il a courus, des chevelures qu'il a enlevťes. ęVoilŗ mon tison, dit-il, ŗ la fille qu'il aime; je l'ai pris de mon feu, et non de celui d'un autre. Ouvre la bouche, souffles-y l'_haleine du consentement_, tu me rendras content. Tu baisses les yeux?... je continue. Pour te convaincre que je suis un brave, regarde le manche de ce _tomahawck_; voilŗ les marques de sept chevelures sanglantes. Mais si, comme un nuage noir et ťpais, qui tout ŗ coup obscurcit la lumiŤre du soleil, le doute venait voiler ton esprit, suis moi, je te les montrerai. Tu y verras aussi de la viande fumťe, du poisson grillť, et des peaux d'ours. Veux-tu avoir pour mari, un guerrier? prends-moi: j'en vaux bien un autre. Veux-tu un chasseur infatigable? prends moi, tu verras si jamais la faim vient frapper ŗ ta porte. Si l'eau des nuages, ou le froid de l'hiver entrent dans ton wigwham (hutte), je saurai bien les en chasser; l'ťcorce de bouleau ne manque pas dans les bois, et voilŗ mes dix doigts. Quant ŗ ta chaudiŤre, elle sera toujours pleine, et ton feu bien allumť... Tu ne dis rien?... je m'arrÍte. Puis-je revenir encore te prťsenter mon tison?...--Oui...Ľ Rien n'excite plus l'admiration des squaws, et ne les conduit plus promptement ŗ l'amour; voilŗ pourquoi, les jeunes gens, avant de prťsenter le tison enflammť, ont un si grand dťsir de se distinguer: ęDites moi, madame, qui faut il que je tue pour vous faire ma cour?Ľ Les prťliminaires de mariage chez les habitants du Kamchatka, sont bizarres; le Kamchadale choisit ordinairement son ťpouse dans une famille voisine; il se rend chez sa maÓtresse et sollicite le bonheur de travailler pour ses parents; il s'ťtudie ŗ leur montrer son zŤle, sa diligence et son adresse; telles ťtaient les moeurs patriarchales; Jacob servit sept ans pour mťriter Rachel. Si l'amant dťplaÓt, il perd ses peines... mais s'il est agrťť, il obtient la faveur de _toucher_ sa maÓtresse; c'est en quoi consiste la difficultť, _that's the rub_,... comme dit Hamlet. Ses efforts sont quelquefois inutiles; en effet, dŤs qu'on lui accorde la permission de toucher sa Dulcinťe, celle-ci est mise sous la garde de toutes les femmes de l'habitation. Les sťvŤres duŤgnes ne la quittent plus d'un instant; plus l'amant est habile ŗ poursuivre sa fiancťe, plus elles sont alertes ŗ le repousser; d'ailleurs la fille, qui n'est jamais seule, pousse des cris dŤs qu'elle l'aperÁoit; les femmes accourent, se jettent sur lui, le saisissent par les cheveux, le mordent et l'ťgratignent; au lieu de la victoire qu'il espťrait, il ne remporte que des meurtrissures. Cette comťdie dure souvent des annťes entiŤres: _Point de franche lipťe, tout ŗ la pointe de l'ťpťe_... Maltraitť, battu, l'amant est longtemps ŗ se rťtablir, et ne guťrit que pour livrer de nouveaux assauts et essuyer de nouvelles dťfaites; quelquefois, aprŤs sept annťes de tentatives toujours renouvelťes et toujours malheureuses, il se fait jeter par les fenÍtres. Les ouvertures et les propositions de mariage, chez les Hottentots, sont l'office du pŤre ou du plus proche parent de l'homme, qui s'adresse au plus proche parent de la femme. Il est rare que la demande soit refusťe, ŗ moins qu'une famille ne soit dťjŗ liťe par quelque autre engagement. Si la jeune _personne_ n'a aucune inclination pour le mari qu'on lui propose, il ne lui reste qu'une ressource pour ťviter d'Ítre ŗ lui, c'est de lui faire une visite, les parents ťtant prťsents (ante ora parentum); pendant cette visite, les deux amants se _pincent_, se _chatouillent_ et se _fouettent_! (O moeurs!...) La jeune fille devient libre si elle rťsiste ŗ cette dangereuse ťpreuve; mais si le jeune homme l'emporte, comme il arrive presque toujours, elle est obligťe de l'ťpouser. Bien que les sauvages affectent de n'avoir point de jalousie, ils ne laissent pas d'y Ítre extrÍmement sensibles. Un guerrier indien, mťcontent de sa femme, dissimula son ressentiment et la mena ŗ la chasse comme il en avait l'habitude. L'annťe ťtait bonne, le gibier abondait. Le mari, quoique bon chasseur, prťtendait ne pouvoir rien trouver, et allťguait pour raison qu'il fallait qu'on eŻt jetť quelque sort sur lui. La femme cria famine; le mari lui dit qu'il avait eu un songe, et que le Manitou lui avait ordonnť de traiter sa femme en esclave. Celle-ci, qui croyait qu'on pouvait ťluder ce songe (ce qu'ils font parfois), supplia son mari de l'accomplir. Il n'y manqua pas. DŤs la nuit suivante, il attaqua sa propre cabane comme l'eŻt fait un ennemi, s'empara de sa femme, la lia ŗ un arbre, alluma un grand feu et fit rougir des fers pour la torturer; mais loin d'en rester lŗ, il lui reprocha ses infidťlitťs, vraies ou prťtendues, et la brŻla ŗ petit feu. Le frŤre de la femme arriva sur ces entrefaites, et tua le fťroce mari; mais sa soeur ťtait dans un ťtat si dťsespťrant, qu'il crut devoir abrťger ses souffrances; il la poignarda, lui rendit les derniers devoirs, et reprit la route du village, oý il fit le rťcit de cette triste aventure. Chez ces peuples, les choses ne se passent pas prťcisťment comme chez nous. Au Kamchatka (j'admire le code moral de ce pays), au Kamchatka, l'ťpoux outragť (je veux parler de l'_outrage_ par excellence; le curť de Meudon, Rabelais, eŻt rendu la _chose_ par un seul mot), l'ťpoux outragť, dis-je, cherche ŗ se venger sur l'amant de sa femme; il le provoque en duel (duel _singulier_!), les deux champions se dťpouillent de leurs habits. L'agresseur (au Kamchatka, c'est le mari!), l'agresseur laisse ŗ son adversaire l'_avantage_ de porter les premiers coups; l'honneur le veut ainsi dans ce pays-lŗ; le mari tend donc le dos, se courbe et reÁoit sur l'ťchine trois coups d'un fort b‚ton, ou plutŰt d'une espŤce de massue de la grosseur du bras. Il prend le b‚ton ŗ son tour, et non moins animť par la douleur qu'irritť de l'affront qu'il a reÁu, il donne le mÍme nombre de coups ŗ son ennemi; ainsi l'offenseur... _heureux_... et le _malheureux_ offensť frappe et est frappť alternativement jusqu'ŗ trois fois; il arrive souvent que l'un des combattants reste sur la place. Si, cependant, l'on prťfŤre son dos ŗ son honneur et ŗ sa gloire, on peut transiger avec l'ťpoux offensť, mais c'est lui qui dicte les conditions; il demande ordinairement des habits, des pelleteries, des provisions de bouche (des provisions de bouche!!!) et autres choses semblables... Dans les pays civilisťs, on n'en est pas quitte ŗ si bon marchť; les maris sont exigeants; outre les coups de b‚ton, on paie toujours bien cher des succŤs de ce genre... C'est juste, aprŤs tout: ęBuvez l'eau de votre citerne et des ruisseaux de votre fontaine,Ľ nous dit le sage Salomon[231]. [231] Bible. _Proverbes de Salomon_, chap. V, ß 2 (Qu'on doit s'attacher ŗ sa femme). Cependant Juvťnal dit quelque part que ęl'on a vu souvent des liens mal nouťs et prŤs de se dissoudre, resserrťs par un robuste mťdiateur.Ľ... L'illustre latin n'entendait pas prťcisťment une mťdiation dans le genre de celle de M. Robert dans la comťdie de MoliŤre. Mais terminons ici cette lettre dťjŗ bien longue... Cher Charles, si jamais tu portes ta peau d'ours vers l'Orťgon, tu passeras par le village de Wilhemette; avant d'y allumer ton feu, informe-toi de la cabane d'Achille Bonvouloir; tu trouveras un abri sous son _ťcorce_ pour y reposer tes _os_; cependant rassure-toi, ami; le FranÁais sera intrťpide voyageur, mais qu'on ne lui enlŤve pas l'espoir de revoir la mŤre-patrie... Adieu, cher Charles; puisse Manitou, le Grand-Esprit, te souffler un bon vent et de bonnes pensťes; puisses-tu, dans tes voyages, trouver, tous les soirs, un abri pour ton canot, du bois pour allumer ton feu et (si le gibier est rare) du poisson pour te nourrir. Qu'ŗ ton retour chez toi, la santť, tes parents et tes amis te prennent cordialement par la main. Telles sont mes paroles que je confirme par trois tailles sur l'ťcorce du sycomore qui m'abrite. Adieu. _Forget me not._ CONCLUSION. DŤs la premiŤre aube du jour, Daniel Boon, le docteur Hiersac et le Natchez Whip-Poor-Will ťtaient sur pieds; aprŤs avoir fait leurs prťparatifs de dťpart, les trois amis se rendirent auprŤs des pionniers pour leur faire leurs adieux; chacun eŻt voulu pouvoir retarder le moment de la sťparation... --Oui, mes amis,--dit Daniel Boon aux pionniers rassemblťs autour de lui,--nous sommes peut-Ítre le peuple destinť ŗ opťrer la rťvolution la plus consolante pour l'humanitť; la folie des conquÍtes passera; le commerce sera plus respectť qu'il ne l'a ťtť jusqu'ici; il sera le destructeur des prťjugťs et le soutien de l'agriculture... Peut Ítre achŤterez-vous, par de grandes fatigues, le bonheur des gťnťrations futures; c'est le seul espoir qui puisse vous les faire supporter avec courage. Vos enfants, fiers ŗ leur tour, des vertus et de la gloire de leurs pŤres, devront ŗ votre mťmoire de transmettre sans altťration, ŗ leurs neveux, les libertťs et l'indťpendance nationales conquises par tant de constance et d'hťroÔsme... Mes amis, celui-lŗ seul qui saurait lire dans l'avenir, pourrait signaler les obstacles, peut-Ítre mÍme les orages qui vous attendent; l'existence des …tats (comme celle des hommes) n'est qu'une lutte perpťtuelle... Mais encore quelques annťes, et les populations pourront se compter par milliers dans ces rťgions oý l'on ne voit aujourd'hui que des animaux sauvages... Adieu, mes amis; n'oubliez jamais que vous Ítes Amťricains; les ennemis de nos institutions feront de grands efforts pour vous ťgarer, mais rappelez-vous qu'un gouvernement paternel veille sur vous, et que votre cause est celle de tout un peuple qui s'intťresse ŗ votre prospťritť... Amťrique, tes destinťes sont grandes!... tu ne sens pas encore tes forces! tu ne connais pas encore les faveurs que la fortune doit te prodiguer! Gouvernťe par de sages lois, ta prospťritť ťtonnera le monde!... J'ignore les desseins de la Providence; mais nos neveux verront de grandes choses!... Un jour, debout sur les pics des Monts-Rocheux, ils salueront le radieux soleil d'Orient, et, tendant la main ŗ la France qui vit leurs pŤres au berceau, ils s'ťcrieront: ęEh bien! sommes-nous toujours dignes de vous?...Ľ Adieu, mes amis, adieu; peut-Ítre vous reverrai-je encore...Ľ Les pionniers ťtaient ťmus jusqu'aux larmes. Daniel Boon, le vieux docteur canadien et le Natchez montŤrent ŗ cheval et partirent; on les suivit longtemps des yeux; les dames agitaient leurs mouchoirs, et les hommes leurs bonnets de peau... Enfin les trois amis disparurent derriŤre les collines. * * * * * Daniel Boon mourut peu de temps aprŤs son arrivťe sur les bords du fleuve Missoury. Le vieux docteur canadien revit le beau pays de France. Quant au Natchez Whip-Poor-Will, privť de son unique ami, il renonÁa ŗ la vie sauvage, se retira dans l'…tat de New-York et fut adoptť dans la tribu des _Tuscarooras_; il embrassa la religion chrťtienne et devint un zťlť propagateur de la foi parmi ses frŤres... Nous le rencontrerons encore... TABLE DES MATI»RES. Prťface I Dťdicace j Chapitre premier.--Le Wigwham des trois amis 7 -- II. --Le Camp d'Aaron 45 -- III. --L'Enfant du Nantucket 81 -- IV. --La Prairie 115 -- V. --Le Combat des reptiles 157 -- VI. --Le Bivouac 183 -- VII. --Les Plťiades 255 -- VIII. --La PanthŤre 295 -- IX. --Le Conseil des Sachems 321 -- X. --La Bataille sans larmes 349 -- XI. --Le Torrero 363 -- XII. --Hail Columbia! 383 Conclusion 425 Paris.--Impr. de LACOUR, rue St.-Hyacinthe-St.-Michel, 33. End of the Project Gutenberg EBook of Le Whip-Poor-Will, by Amťdťe Bouis *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE WHIP-POOR-WILL *** ***** This file should be named 57449-8.txt or 57449-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/7/4/4/57449/ Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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81,761 words • 1362h 41m read

— End of Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon —

Book Information

Title
Le Whip-Poor-Will, ou, les pionniers de l'Orégon
Author(s)
Bouis, Amédée
Language
French
Type
Text
Release Date
July 7, 2018
Word Count
81,761 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Peuples et Sociétés, FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - American, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.