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Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique

French 63,562 words 1059h 22m read Jan 28, 2011

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The Project Gutenberg EBook of La Vie ╔lectrique, by Albert Robida

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The Project Gutenberg EBook of La Vie ╔lectrique, by Albert Robida This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Vie ╔lectrique Author: Albert Robida Release Date: January 28, 2011 [EBook #35103] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE ╔LECTRIQUE *** Produced by Bruce Albrecht, Claudine Corbasson, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net Au lecteur Cette version ķlectronique reproduit dans son intķgralitķ la version originale. La ponctuation n'a pas ķtķ modifiķe hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a ķtķ conservķe. Seuls quelques mots ont ķtķ modifiķs. La liste des modifications se trouve Ó la fin du texte. Le VingtiĶme SiĶcle LA VIE ╔LECTRIQUE CORBEIL.--IMPRIMERIE CR╔T╔-DE L'ARBRE [Illustration: L'Electricitķ (la grande Esclave) Hķliog. & Imp. Lemercier, Paris] Le VingtiĶme SiĶcle LA VIE ╔LECTRIQUE TEXTE ET DESSINS PAR A. ROBIDA [Illustration] PARIS A LA LIBRAIRIE ILLUSTR╔E 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 Tous droits rķservķs. A MON AMI ANGELO MARIANI. A. ROBIDA [Illustration] LE VINGTI╚ME SI╚CLE La Vie ķlectrique I L'accident du grand rķservoir d'ķlectricitķ N.--Un dķgel factice.--Le grand Philox Lorris expose Ó son fils son moyen pour combattre en lui un fŌcheux atavisme.--Admonestations tķlķphonoscopiques interrompues. DANS l'aprĶs-midi du 12 dķcembre 1955, Ó la suite d'un petit accident dont la cause est restķe inconnue, une violente tempĻte ķlectrique, une _tournade_, suivant le terme consacrķ, se dķchaŅna sur tout l'Ouest de l'Europe et amena, au milieu du trouble et des profondes perturbations Ó la vie gķnķrale, bien de l'inattendu pour certaines personnes que nous prķsenterons plus loin. Des neiges ķtaient tombķes en grande quantitķ depuis deux semaines, recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un ķpais tapis blanc magnifique, mais fort gĻnant. Suivant l'usage, le _MinistĶre des Voies et Communications aķriennes et terriennes_ ordonna un dķgel factice et le poste du grand rķservoir d'ķlectricitķ N (de l'ArdĶche), chargķ de l'opķration, parvint, en moins de cinq heures, Ó dķbarrasser tout le Nord-Ouest du continent de cette neige, le deuil blanc de la nature que portaient tristement jadis, pendant des semaines et des mois, les horizons dķjÓ tant attristķs par les brumes livides de l'hiver. La science moderne a mis tout rķcemment aux mains de l'homme de puissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les ķlķments, contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait naguĶre subir avec rķsignation toutes les rigueurs, en se serrant et se calfeutrant chez soi, au coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires ne se contentent plus d'enregistrer passivement les variations atmosphķriques; outillķs pour la lutte contre les variations intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que faire se peut les dķsordres de la nature. Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquises polaires, nos ķlectriciens dirigent contre les courants aķriens du Nord des contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone factice et les emmĶnent se rķchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique ou d'Asie, qu'ils fķcondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi ont ķtķ reconquis Ó l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie et d'Ocķanie; ainsi ont ķtķ fķcondķs les sables de Nubie et les br¹lantes Arabies. De mĻme, lorsque le soleil d'ķtķ surchauffe nos plaines et fait bouillir douloureusement le sang et la cervelle des pauvres humains, paysans ou citadins, des courants factices viennent ķtablir entre nous et les mers glaciales une circulation atmosphķrique rafraŅchissante. Les fantaisies de l'atmosphĶre, si nuisibles ou si dķsastreuses parfois, l'homme ne les subit plus comme une fatalitķ contre laquelle aucune lutte n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide, effarķ, sans dķfense devant le dķchaŅnement des forces brutales de la Nature, courbant la tĻte sous le joug et supportant tristement aussi bien l'horreur rķguliĶre des interminables hivers que les bouleversements tempĻtueux et les cyclones. Les r¶les sont renversķs, c'est Ó la Nature domptķe aujourd'hui de se plier sous la volontķ rķflķchie de l'homme, qui sait modifier Ó sa guise, suivant les nķcessitķs, l'ķternel roulement des saisons et, selon les besoins divers des contrķes, donner Ó chaque rķgion ce qu'elle demande, la portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fraŅcheur aprĶs laquelle elle soupire ou les ondķes rafraŅchissantes rķclamķes par un sol trop dessķchķ! L'homme ne veut plus grelotter sans nķcessitķ ou cuire dans son jus inutilement. L'homme a rķgularisķ aussi les saisons et les a mieux distribuķes. Il a captķ les pluies au moyen d'appareils ķlectriques et recueilli pour ainsi dire Ó la main les nuages chargķs d'humiditķ, les ondķes menańantes qui s'en allaient ici ruiner les moissons,--pour les conduire lÓ-bas vers des contrķes o∙ la terre calcinķe, o∙ l'agriculture altķrķe imploraient ces pluies comme un bienfait. Cette merveilleuse conquĻte de la science moderne, vieille Ó peine d'une quinzaine d'annķes en 1953, a dķjÓ sur bien des points changķ la face du globe; elle a rendu Ó la vie des zones devenues presque inhabitables, des dķserts de roches effritķes ou de sables arides, sur lesquels la crķature vķgķtait misķrablement entre la soif et la faim. Allez voir renaŅtre la vieille Nubie ou les steppes br¹lants de la Perse, semķs de dķbris qui furent des capitales de nations ķteintes. Les mamelles naguĶre dessķchķes de l'Asie, vķnķrable mĶre des peuples, redonnent du lait aux fils de l'homme! C'est la conquĻte dķfinitive de l'╔lectricitķ, du moteur mystķrieux des mondes qui a permis Ó l'homme de changer ce qui paraissait immuable, de toucher Ó l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-oeuvre la Crķation, de modifier ce que l'on croyait devoir rester ķternellement en dehors et au-dessus de la Main humaine! L'╔lectricitķ, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide courant Ó travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en fulgurants zigzags rayant les immensitķs de l'ķther, l'╔lectricitķ a ķtķ saisie, enchaŅnķe et domptķe. C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, naguĶre terrifiķ devant les manifestations de sa puissance incomprķhensible; c'est elle qui va, humble et soumise, o∙ il lui commande d'aller; c'est elle qui travaille et qui peine pour lui. [Illustration: Les pluies rķgularisķes. Appareils de captation ķlectrique des courants atmosphķriques.] Elle est l'inķpuisable foyer, elle est la lumiĶre et la force; sa puissance captive est employķe Ó faire marcher aussi bien l'ķnorme accumulation de machines colosses de nos millions d'usines, que les plus dķlicats et subtils mķcanismes. Elle porte instantanķment la voix d'un bout du monde Ó l'autre, elle supprime les limites de la vision, elle vķhicule dans l'atmosphĶre l'homme, son maŅtre, la lourde crķature, jadis ridiculement attachķe au sol comme un insecte incomplet. Enfin, si elle est outil, flambeau, porte-voix intercontinental, interocķanique et bient¶t interastral, et mille choses encore, elle est arme aussi, arme terrible, terrifiant engin de bataille... Mais l'Esclave que nous avons su forcer Ó nous rendre tant et de si variķs services n'est pas si bien domptķe, si bien rivķe Ó ses chaŅnes qu'elle n'ait encore parfois ses rķvoltes. Avec elle, il faut veiller, toujours veiller, car la moindre erreur, la plus petite nķgligence ou inattention peut lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas ķchapper d'une sournoise attaque ou mĻme d'un de ces brusques rķveils qui font ķclater les catastrophes. [Illustration: L'ACCIDENT DU POSTE ╔LECTRIQUE 17.] Prķcisķment, en ce jour de dķcembre, l'un de ces accidents, causķ par un oubli, par une seconde de distraction d'un employķ quelconque, venait de se produire malheureusement, dans l'opķration de dķgel menķe avec tant de rapiditķ par le poste central ķlectrique 17; juste au moment o∙ tout ķtait heureusement terminķ, une fuite se produisit au grand Rķservoir avec une telle soudainetķ que le personnel ne put prķserver que deux secteurs sur douze, et qu'une perte ķnorme, une formidable dķflagration s'ensuivit. C'ķtait une _tournade_ qui commenńait, une de ces tempĻtes ķlectriques Ó ravages terribles comme il s'en dķchaŅne quelques-unes tous les ans dans les centres ķlectriques, dķjouant toutes les prķvoyances et toutes les prķcautions. Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou minces auxquels nous sommes exposķs en ķvoluant Ó travers les extrĻmes complications de notre civilisation ultra-scientifique. La _tournade_ fusant du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de laquelle un certain nombre de personnes qui tķlķphonaient furent foudroyķes ou paralysķes; puis, le _courant fou_, attirant Ó lui avec une force irrķsistible les ķlectricitķs latentes, prit un rapide mouvement giratoire Ó la maniĶre des cyclones naturels, produisant encore nombre d'accidents dans les rķgions par lui traversķes et jetant dans la vie gķnķrale une perturbation dķsastreuse, qui se f¹t terminķe bient¶t par quelque violent petit cataclysme rķgional si, dĶs la premiĶre minute, les appareils de captation des rķgions menacķes n'avaient ķtķ mis en batterie. Mais les ķlectriciens veillaient et, comme d'habitude, aprĶs quelques dķsastres plus ou moins graves, la _tournade_ devait avorter et le courant fou serait captķ et canalisķ avant l'explosion finale. A Paris, dans une somptueuse demeure du XLIIe arrondissement, sur les hauteurs de Sannois, un pĶre ķtait en train de sermonner vķhķmentement son fils lorsque ķclata la tournade. Ce pĶre n'ķtait rien moins que le fameux PhiloxĶne Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries scientifiques. Nous sommes, avec PhiloxĶne Lorris, bien loin de ce bon et timide savant Ó lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, PhiloxĶne Lorris est un homme aux allures dķcidķes, au geste prompt et net, Ó la voix rude. Fils de petits bourgeois vivotant ou plut¶t vķgķtant en paix de leurs 40,000 livres de rente, il s'est fait lui-mĻme. Sorti premier de l'╔cole polytechnique d'abord et ensuite de _International scientific industrie Institut_, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui lui proposaient de l'_entreprendre_--suivant le terme consacrķ--et se mit carrķment de lui-mĻme pour dix ans en quatre mille actions de 5,000 francs chacune, lesquelles, sur sa rķputation, furent toutes enlevķes le jour mĻme de l'ķmission. Avec les quelques millions de la Sociķtķ, PhiloxĶne Lorris fonda aussit¶t une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante ķtudiķe et mijotķe par lui avec amour et dont les bķnķfices furent si considķrables que, sur la grosse part qu'il s'ķtait rķservķe par l'acte de fondation, il fut Ó mĻme de racheter toutes les actions de la commandite avant la fin de la quatriĶme annķe. Ses affaires prirent dĶs lors un essor prodigieux; il monta un laboratoire d'ķtudes, admirablement organisķ, s'entoura de collaborateurs de premier ordre et lanńa coup sur coup une douzaine d'affaires ķnormes, basķes sur ses inventions et dķcouvertes. Honneurs, gloire, argent, tout arrivait Ó la fois Ó l'heureux PhiloxĶne Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour ses agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses observatoires, ses ķtablissements d'essais. Les entreprises en exploitation fournissaient, et trĶs largement, les fonds nķcessaires pour les entreprises Ó l'ķtude. Quant aux honneurs, PhiloxĶne Lorris ķtait loin de les dķdaigner; il fut bient¶t membre de toutes les Acadķmies, de tous les Instituts, dignitaire de tous les ordres, aussi bien de la vieille Europe, de la trĶs m¹re Amķrique, que de la jeune Ocķanie. La grande entreprise des Tubes en papier mķtallisķ (Tubic-Pneumatic-Way) de Paris-Pķkin valut Ó PhiloxĶne Lorris le titre de mandarin Ó bouton d'ķmeraude en Chine et celui de duc de Tiflis en Transcaucasie. Il ķtait dķjÓ comte Lorris dans la noblesse crķķe aux ╔tats-Unis d'Amķrique, baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il f¹t surtout fier d'Ļtre PhiloxĶne Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, Ó l'occasion, l'interminable sķrie de ses titres, parce que cela faisait admirablement sur les prospectus. Bien que plongķ jusqu'au cou dans ses ķtudes et ses affaires, PhiloxĶne Lorris, Ó force d'activitķ, trouvait le temps de jouir de la vie et de donner Ó son exubķrante nature toutes les vraies satisfactions que l'existence peut offrir Ó l'homme bien portant jouissant d'un corps sain, d'un cerveau sagement ķquilibrķ. S'ķtant mariķ entre deux dķcouvertes ou inventions, il avait un fils, Georges Lorris, celui que, le jour de la _tournade_, nous le trouvons en train de sermonner. Georges Lorris est un beau garńon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand et solide comme son pĶre, Ó la figure dķcidķe, ayant comme signe particulier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long en large et rķpond parfois d'une voix agrķable et gaie aux admonestations de son pĶre. Celui-ci n'est pas lÓ de sa personne, il est bien loin, Ó trois cents lieues, dans la maison de l'ingķnieur chef de ses Mines de vanadium des montagnes de la Catalogne, mais il apparaŅt dans la plaque de cristal du tķlķphonoscope, cette admirable invention, amķlioration capitale du simple tķlķphonographe, portķe rķcemment au dernier degrķ de perfection par PhiloxĶne Lorris lui-mĻme. [Illustration: M. Philox Lorris mis en actions.] Cette invention permet non seulement de converser Ó de longues distances, avec toute personne reliķe ķlectriquement au rķseau de fils courant le monde, mais encore de voir cet interlocuteur dans son cadre particulier, dans son _home_ lointain. Heureuse suppression de l'absence, qui fait le bonheur des familles souvent ķparpillķes par le monde, Ó notre ķpoque affairķe, et cependant toujours rķunies le soir au centre commun, si elles veulent,--dŅnant ensemble Ó des tables diffķrentes, bien espacķes, mais formant cependant presque une table de famille. Dans la plaque du _tķlķ_, abrķviation habituelle du nom de l'instrument, PhiloxĶne Lorris apparaŅt, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux dents et les mains derriĶre le dos. Il parle. ½Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton cerveau pour faire de toi ce que moi, PhiloxĶne Lorris, j'ķtais en droit d'attendre et de rķclamer, c'est-Ó-dire un produit de haute culture, un Lorris supķrieur, affinķ, perfectionnķ, voilÓ tout ce que tu m'offres pour fils Ó moi: un Georges Lorris, gentil garńon, j'en conviens, intelligent, je ne dis pas le contraire, mais voilÓ tout... simple lieutenant d'artillerie chimique Ó... Quel Ōge as-tu? --Vingt-sept ans, hķlas! rķpondit Georges avec un sourire en se tournant vers la plaque du tķlķphonoscope. [Illustration: LES SAISONS R╔GULARIS╔ES.--DISTRIBUTION DE LA PLUIE A LA DEMANDE] --Je ne ris pas, tŌche un peu d'Ļtre sķrieux, fit avec vivacitķ PhiloxĶne Lorris en tirant avec ķnergie quelques bouffķes de son cigare. [Illustration: LA TOURNADE ╔TAIT DANS SON PLEIN.] --Ton cigare est ķteint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu es trop loin... --Enfin, reprit le pĶre, Ó ton Ōge, j'avais dķjÓ lancķ mes premiĶres grandes affaires, j'ķtais dķjÓ le fameux Philox Lorris, et toi, tu te contentes d'Ļtre un _fils Ó papa_, tu te laisses tranquillement couler au fil de la vie... Qu'es-tu par toi-mĻme? Laurķat de rien du tout, sorti des grandes ķcoles dans les numķros modestes et, pour le quart d'heure, simple lieutenant dans l'artillerie chimique... --Hķlas! voilÓ tout, fit le jeune homme, pendant que son pĶre, dans la plaque du tķlķphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout dķcouvert ou inventķ, et tout arrangķ?... je suis venu trop tard dans un monde trop bien outillķ, trop bien machinķ, tu ne nous as rien laissķ Ó trouver, Ó nous autres! --Allons donc! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de la science, le siĶcle prochain se moquera de nous... Mais ne nous ķgarons pas... Georges, mon garńon, j'en suis dķsolķ, mais, tel que te voilÓ, tu ne me parais guĶre prķparķ Ó reprendre, maintenant que tes annķes de service obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est-Ó-dire Ó diriger mon grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, Ó la rķputation universelle, et les deux cents usines ou entreprises qui exploitent mes dķcouvertes. --Veux-tu donc te retirer des affaires? --Jamais! s'ķcria le pĶre avec ķnergie, mais j'entendais t'associer sķrieusement Ó mes travaux, marcher avec toi Ó la dķcouverte, chercher avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprĶs de ce que je voudrais faire si j'avais deux _moi_ pour penser et agir... Mais, mon bon ami, tu ne peux pas Ļtre ce second moi... C'est dķplorable!... Hķlas! je ne me suis pas prķoccupķ jadis des influences ataviques, je ne me suis pas suffisamment renseignķ jadis!... O jeunesse! Moi, n║ 1 d'_International scientific industrie Institut_, j'ai ķtķ lķger! Car, mon pauvre garńon, je suis obligķ d'avouer que ce n'est pas tout Ó fait ta faute si tu n'as point la cervelle suffisamment scientifique; c'est parbleu bien la faute de ta mĶre... ou plut¶t d'un ancĻtre de ta mĶre... J'ai fait mon enquĻte un peu tard, j'en conviens, et c'est lÓ que je suis coupable. J'ai fait mon enquĻte et j'ai dķcouvert dans la famille de ta mĶre... --Quoi donc? dit Georges Lorris intriguķ. --A trois gķnķrations seulement en arriĶre... une mauvaise note, un vice, une tare... --Une tare? --Oui, son arriĶre-grand-pĶre, c'est-Ó-dire ton trisa’eul Ó toi, fut, il y a 115 ans, vers 1840, un... --Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur! --Un artiste!╗ fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un fauteuil. Georges Lorris ne put s'empĻcher de rire avec irrķvķrence, et, devant ce rire, son pĶre bondit furieusement dans le tķlķphonoscope. [Illustration: L'ANC╩TRE FRIVOLE.] ½Oui! un artiste! s'ķcria-t-il, et encore un artiste idķaliste, nķbuleux, romantique, comme ils disaient alors, un rĻveur, un futiliste, un ķplucheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseignķ... Pour connaŅtre toute l'ķtendue de mon malheur, j'ai consultķ nos grands artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il ķtait, ton trisa’eul! N'aie pas peur, il n'aurait pas inventķ la trigonomķtrie, ton trisa’eul!... Il n'eut Ó sa disposition qu'une cervelle lķgĶre et vaporeuse ķvidemment, comme la tienne, dķpourvue des circonvolutions sķrieuses, comme la tienne, car c'est de lui que tu tiens cette inaptitude aux sciences positives que je te reproche. O atavisme! voilÓ de tes coups! Comment annihiler l'influence de ce trisa’eul qui revit en toi? Comment le tuer, ce scķlķrat? Car tu penses bien que je vais lutter et le tuer... --Comment tuer un trisa’eul mort depuis plus de cent ans? fit Georges Lorris en souriant; tu sais que je vais dķfendre mon ancĻtre, pour lequel je ne professe pas le mĻme superbe dķdain que toi... --Je veux le dķtruire, moralement bien entendu, puisque le scķlķrat qui vient ruiner mes plans est hors de ma portķe; mais je veux combattre son influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garńon, que je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que coupable, abandonner ma race!... Certes non!... Je ne puis pas te refaire, hķlas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais songķ, pour cinq ou six ans, Ó _Intensive scientific Institut_... --Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose... --J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup plus fort... --Voyons ce meilleur plan? --Voici! Je te marie! Je _nous_ sauve par le mariage! --Le mariage! s'ķcria Georges stupķfait. --Attends! un mariage ķtudiķ, raisonnķ, o∙ j'aurai mis toutes les chances de notre c¶tķ! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe quelconque--garńons si possible, j'aimerais mieux--enfin, quatre rejetons de l'arbre Philox-Lorris: un chimiste, un naturaliste, un mķdecin, un mķcanicien, qui se complķteront l'un par l'autre et perpķtueront la dynastie scientifique Philox-Lorris... Je considĶre la gķnķration intermķdiaire comme ratķe... --Merci! --Absolument ratķe! C'est une non-valeur, un _restķ pour compte_. Je laisse donc de c¶tķ cette gķnķration intermķdiaire, et je m'arrange pour durer jusqu'au moment de passer la main Ó mes petits-enfants. VoilÓ mon plan! Je vais donc te marier... --Peut-on savoir avec qui? --Ūa ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-mĻme. Il me faut une vraie cervelle scientifique, assez m¹re, autant que possible, pour avoir la tĻte dķbarrassķe de toute idķe futile!...╗ Georges se disposait Ó rķpondre lorsque se produisit la premiĶre secousse ķlectrique due Ó l'accident du rķservoir 17. Georges tomba dans son fauteuil et leva vivement les jambes pour ķviter le contact du plancher qui transmettait de nouvelles secousses. Son pĶre n'avait pas bronchķ. ½╔cervelķ! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu ķvolues comme cela dans une maison o∙ l'ķlectricitķ court partout dans un rķseau de fils entre-croisķs et circule comme le sang dans les veines d'un homme!... Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui vient de se produire quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'o∙ peuvent aller les accidents... Allons, je n'ai pas le temps, je te laisse; d'ailleurs, voilÓ nos communications embrouillķes...╗ En effet, l'image trĶs nette dans la plaque du Tķlķ s'affaiblissait soudain, ses contours se perdaient dans le vague, et bient¶t ce ne fut plus qu'une sķrie de taches tremblotantes et confuses. [Illustration: GEORGES LORRIS, LIEUTENANT DANS L'ARTILLERIE CHIMIQUE.] [Illustration: COURSES D'A╔ROFL╚CHES.] II Le courant fou.--Le dķsastre de l'_Aķronautic-Club_ de Touraine.--O∙ l'on fait tķlķphonoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe, des Phares alpins. La tournade ķtait dans son plein; les accidents causķs par la terrible puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles emmagasinķes, concentrķes et mesurķes par l'homme, ķchappķes soudain Ó sa main directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient sur une rķgion reprķsentant Ó peu prĶs le cinquiĶme de l'Europe. Depuis une heure, toutes les communications ķlectriques se trouvant coupķes, on peut juger de la perturbation apportķe Ó la marche du monde et aux affaires. La circulation aķrienne ķtait ķgalement interrompue, le ciel s'ķtait vidķ presque instantanķment de tout vķhicule aķrien, l'ouragan avait le champ libre pour dķrouler dans l'atmosphĶre ses spirales dangereuses. Mais, bien qu'au premier signal de leurs ķlectromĶtres toutes les aķronefs se fussent garķes au plus vite, quelques sinistres s'ķtaient produits. Plusieurs aķrocabs rencontrķs par la trombe au moment o∙ elle fusait du rķservoir furent littķralement pulvķrisķs au-dessus de Lyon; il n'en tomba point miette sur le sol et des aķronefs surprises ńÓ et lÓ sans avoir eu le temps de s'envelopper d'un nuage de gaz isolateur, dont le r¶le est analogue Ó celui de l'huile dans les tempĻtes maritimes, s'abattirent dķsemparķes avec leur personnel tuķ ou blessķ. Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orlķans et Tours. L'_Aķronautic-Club_ de Touraine donnait, ce jour-lÓ, ses grandes rķgates annuelles. Mille ou douze cents vķhicules aķriens, de toutes formes et de toutes dimensions, suivaient avec intķrĻt les pķripķties de la grande course du prix d'honneur, o∙ vingt-huit aķroflĶches se trouvaient engagķes. Tous les regards suivant les coureurs, dans la plupart des vķhicules on ne s'aperńut pas que l'aiguille de l'ķlectromĶtre s'ķtait mise Ó tourner follement, et, parmi les hourras et les cris des parieurs, on n'entendit mĻme pas la sonnerie d'alarme. Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aķronefs une bousculade fantastique pour chercher un abri Ó terre. Le millier de vķhicules s'abattit Ó toute vitesse en une masse confuse et enchevĻtrķe o∙ les accidents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La tournade, arrivant en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de fuir; il y eut des aķronefs dķsemparķes, emportķes dans le tourbillon et prķcipitķes en quelques secondes Ó cinquante lieues de lÓ; par bonheur, dans ce dķsastre, les grandes aķronefs portant les membres de l'_Aķronautic-Club_ et leurs familles ķtaient pourvues du nouvel appareil rķunissant l'ķlectromĶtre et les tubes de gaz isolateur Ó une soupape automatique; l'appareil s'ouvrit de lui-mĻme dĶs que l'aiguille marqua _danger_ et les aķronefs, enveloppķes dans un nuage protecteur, fortement secouķes seulement, purent regagner l'embarcadĶre du club. Si nous revenons Ó Paris, Ó l'h¶tel Philox Lorris, nous trouvons, au ½plein╗ de la tournade, le quartier de Sannois dans un dķsarroi facile Ó imaginer: de terrifiants ķclairs jaillissent de partout et, dans le lointain, roulent d'effroyables explosions qui vont se rķpercutant encore d'ķcho en ķcho, s'affaiblissant peu Ó peu, pour revenir soudain et ķclater avec plus de violence. Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la fenĻtre de sa chambre le spectacle du ciel convulsķ. Il n'y a rien Ó faire qu'Ó attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit captķ. Tout Ó coup, aprĶs un crescendo de dķcharges ķlectriques et de roulements accompagnķs d'ķclairs prodigieux, en nappe et en zigzags, la nature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le calme se fit instantanķment. Les hķro’ques ingķnieurs et employķs du poste 28, Ó Amiens, venaient de rķussir Ó _crever_ la tournade et Ó canaliser le courant fou. Le sous-ingķnieur en chef et treize hommes succombaient victimes de leur dķvouement, mais tout ķtait fini, on n'avait plus de dķsastres Ó craindre. [Illustration: SURPRIS PAR L'OURAGAN.] [Illustration: LES SAHARAS RENDUS A L'AGRICULTURE PAR LA REFONTE DES CLIMATS] Le danger avait disparu, mais non les derniĶres traces de la grande perturbation. Sur la plaque du tķlķphonoscope de Georges Lorris, comme sur tous les Tķlķs de la rķgion, passĶrent avec une fabuleuse vitesse des milliers d'images confuses et des sons apportķs de partout remplirent les maisons de rumeurs semblables au rugissement d'une nouvelle et plus farouche tempĻte. Il est facile de se figurer cette assourdissante rumeur, ce sont les bruits de la vie sur une surface de 1,600 lieues carrķes, les bruits recueillis partout par l'ensemble des appareils, condensķs en un bruit gķnķral, reportķs et rendus en bloc par chacun de ces appareils avec une intensitķ effroyable! [Illustration: ½MADEMOISELLE!╗ CRIA GEORGES D'UNE VOIX FORTE.] Au cours de la _tournade_, quelques graves dķsordres s'ķtaient naturellement produits au poste central des Tķlķs; sur les lignes, des fils avaient ķtķ fondus et amalgamķs. Ces petits accidents ne font courir aucun danger Ó personne, Ó condition, bien entendu, que l'on ne touche pas aux appareils. Georges Lorris, ayant pris un livre Ó illustrations photographiques, s'installa patiemment dans un fauteuil pour laisser finir la crise des Tķlķs. Ce ne fut pas long. Au bout de vingt minutes, la rumeur s'ķteignit subitement. Le bureau central venait d'ķtablir un fil de fuite; mais, en attendant que les avaries fussent rķparķes, ce qui allait demander encore au moins deux ou trois heures de travaux, chaque appareil recevait au hasard une communication quelconque qui ne pouvait s'interrompre avant que tout f¹t remis en ordre. Et, dans la plaque du Tķlķ, les figures, cessant de passer dans une confusion falotte, se prķcisĶrent peu Ó peu, le dķfilķ se ralentit, puis tout Ó coup une image nette et prķcise s'encadra dans l'appareil et ne changea plus. C'ķtait une chambre au mobilier trĶs simple, une petite chambre aux boiseries claires, meublķe seulement de quelques chaises et d'une table chargķe de livres et de cahiers, avec une corbeille Ó ouvrage devant la cheminķe. Rķfugiķe dans un angle, presque agenouillķe, une jeune fille semblait encore en proie Ó la plus profonde terreur. Elle avait les mains sur les yeux et ne les retirait que pour les porter sur ses oreilles dans un geste d'affolement. Georges Lorris ne vit d'abord qu'une taille svelte et gracieuse, de jolies mains dķlicates et de beaux cheveux blonds, un peu en dķsordre. Il parla tout de suite pour tirer l'inconnue de sa prostration: ½Mademoiselle! mademoiselle!╗ fit-il assez doucement. Mais la jeune fille, les mains sur les oreilles et la tĻte pleine encore des terribles rumeurs qui venaient Ó peine de cesser, ne sembla point entendre. ½Mademoiselle!╗ cria Georges d'une voix forte. La jeune fille, tournant la tĻte sans baisser ses mains et sans bouger, regarda, d'un air effarķ, vers le Tķlķ de sa chambre. ½Le danger est passķ, mademoiselle; remettez-vous, reprit doucement Georges; m'entendez-vous?╗ Elle fit un signe de tĻte sans rķpondre autrement. ½Vous n'avez plus rien Ó craindre, la tournade est passķe... --Vous Ļtes s¹r que cela ne va pas revenir? fit la jeune fille d'une voix si tremblante que Georges Lorris comprit Ó peine. --C'est tout Ó fait fini, tout est rentrķ dans l'ordre, on n'entend plus rien de ce fracas de tout Ó l'heure qui semble vous avoir si fort ķpouvantķe... --Ah! monsieur, comme j'ai eu peur, s'ķcria la jeune fille, osant Ó peine se redresser; comme j'ai eu peur! --Mais vous n'aviez pas vos pantoufles isolatrices! dit Georges, qui, dans le mouvement que fit la jeune fille, s'aperńut qu'elle ķtait chaussķe seulement de petits souliers. --Non, rķpondit-elle, mes isolatrices sont dans une piĶce au-dessous; je n'ai pas osķ aller les chercher... [Illustration: Des sons apportķs de partout remplirent les maisons.] --Malheureuse enfant, mais vous pouviez Ļtre foudroyķe si votre maison s'ķtait trouvķe sur le passage direct du _courant fou_; ne commettez jamais pareille imprudence! Les accidents aussi sķrieux que cette tournade sont rares, mais enfin il faut se tenir constamment sur ses gardes et conserver Ó notre portķe, contre les accidents, petits ou grands, qui se peuvent produire, les prķservatifs que la science nous met entre les mains... ou aux pieds, contre les dangers qu'elle a crķķs!... --Elle e¹t mieux fait, la science, de ne pas tant multiplier les causes de danger, fit la jeune fille avec une petite moue. --Je vous avouerai que c'est mon avis! fit Georges Lorris en souriant. Je vois, mademoiselle, que vous commencez Ó vous rassurer; allez, je vous en prie, prendre vos pantoufles isolatrices. --Il y a donc encore du danger? --Non, mais cette bourrasque ķlectrique a jetķ partout un tel dķsordre qu'il peut s'ensuivre quelques petits accidents consķcutifs: fils avariķs, _poches_ ou dķp¶ts d'ķlectricitķ laissķs par la tournade sur quelques points, se vidant tout Ó coup, etc... La prudence est indispensable pendant une heure ou deux encore... --Je cours chercher mes isolatrices!╗ s'ķcria la jeune fille. La jeune fille revint, au bout de deux minutes, chaussķe de ses pantoufles protectrices par-dessus ses petits souliers. Son premier regard, en rentrant dans sa chambre, fut pour la plaque du Tķlķ; elle parut surprise d'y revoir encore Georges Lorris. ½Mademoiselle, dit celui-ci, qui comprit son ķtonnement, je dois vous prķvenir que la tournade a quelque peu embrouillķ les Tķlķs; au poste central, pendant que l'on recherche les fuites, qu'on rķtablit les fils perdus, on a donnķ Ó tous les appareils, pendant les travaux, une communication quelconque; ce ne sera pas bien long, tranquillisez-vous... Permettez-moi de me prķsenter: Georges Lorris, de Paris..., ingķnieur comme tout le monde... --Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station (Suisse), ingķnieure aussi, ou du moins presque, car mon pĶre, inspecteur des Phares alpins, me destine Ó entrer dans son administration... --Je suis heureux, mademoiselle, de cette communication de hasard qui m'a permis au moins de vous rassurer un peu, car vous avez eu grand'peur, n'est-ce pas? --Oh oui! Je suis seule Ó la maison, avec Grettly, notre bonne, encore plus peureuse que moi... Elle est depuis deux heures dans un coin de la cuisine, la tĻte sous un chŌle, et ne veut pas bouger... Mon pĶre est en tournķe d'inspection et ma mĶre est partie par le tube de midi quinze pour quelques achats Ó Paris... Pourvu, mon Dieu, qu'il ne leur soit pas arrivķ d'accident! Ma mĶre devait rentrer Ó cinq heures dix-sept, et il est dķjÓ sept heures trente-cinq... --Mademoiselle, les tubes ont supprimķ tout dķpart pendant l'ouragan ķlectrique; mais les trains en retard vont partir, et madame votre mĶre ne sera certainement pas bien longtemps Ó rentrer...╗ Mlle Estelle Lacombe semblait encore Ó peine rassurķe, le moindre bruit la faisait tressaillir, et de temps en temps elle allait regarder le ciel avec inquiķtude Ó une fenĻtre qui semblait donner sur une profonde vallķe alpestre. Georges Lorris, pour la tranquilliser, entra dans de grandes explications sur les tournades, sur leurs causes, sur les accidents qu'elles produisent, analogues parfois Ó ceux des tremblements de terre naturels. Comme elle ne rķpondait rien et restait toujours pŌle et agitķe, il parla longtemps et lui fit une vķritable confķrence, lui dķmontrant que ces tournades devenaient de moins en moins frķquentes, en raison des prķcautions minutieuses prises par le personnel ķlectricien, et de moins en moins terribles en leurs effets, grŌce aux progrĶs de la science, aux perfectionnements apportķs tous les jours aux appareils de captation des fuites de fluide. [Illustration: LE PHARE DE LAUTERBRUNNEN.] ½Mais vous savez cela tout aussi bien que moi, puisque vous Ļtes ingķnieure comme moi, fit-il, s'arrĻtant enfin dans ses discours, qui lui semblaient quelque peu entachķs de pķdanterie. --Mais non, monsieur, j'ai encore un dernier examen Ó passer avant d'obtenir mon brevet et... faut-il vous l'avouer, j'ai dķjÓ ķtķ retoquķe deux fois. Je continue Ó suivre par phonographe les cours de l'Universitķ de Zurich, je me prķpare Ó me reprķsenter une troisiĶme fois, et je travaille, et je pŌlis sur mes cahiers, mais sans avancer beaucoup, il me semble... Hķlas! je ne mords pas trĶs facilement Ó tout cela, et il me faut mon grade pour entrer dans l'administration des Phares alpins, comme mon pĶre... C'est ma carriĶre qui est en jeu!... Pourtant, j'ai trĶs bien compris ce que vous m'avez dit; je vais prendre quelques notes, pendant que c'est encore frais, car demain tout sera un peu brouillķ dans ma tĻte!╗ Pendant que la jeune fille, un peu rassurķe, cherchait dans l'amoncellement de livres, de cahiers, de clichķs phonographiques qui couvrait sa table de travail et griffonnait quelques lignes sur un carnet, Georges Lorris la regardait et ne pouvait s'empĻcher de remarquer la grŌce de ses attitudes et l'ķlķgance naturelle de toute sa personne, dans sa toilette d'un go¹t simple et modeste. Quand elle relevait la tĻte, il admirait la dķlicatesse et la rķgularitķ de ses traits, la courbure gracieuse du nez, les yeux profonds et purs, et le front large sur lequel de magnifiques torsades blondes faisaient comme un casque d'or. Estelle Lacombe ķtait la fille unique d'un fonctionnaire de l'administration des Phares alpins de la section helvķtique. Depuis le grand essor de la navigation aķrienne, il a fallu ķclairer Ó des altitudes diffķrentes nos montagnes, nos alpes diverses et les signaler aux navigateurs de l'atmosphĶre. Nos monts d'Auvergne, la chaŅne des Pyrķnķes, le massif des Alpes, ont ainsi Ó diffķrentes hauteurs des sķries de phares et de feux. L'altitude de 500 mĶtres est indiquķe partout par des feux de couleur, espacķs de kilomĶtre en kilomĶtre; il en est de mĻme pour les altitudes supķrieures, de 500 mĶtres en 500 mĶtres; des phares tournants signalent les cols, les passages et les ouvertures de vallķes; enfin, plus haut, sur tous les pics et toutes les pointes ķtincellent des phares de premiĶre classe, brillantes ķtoiles perdues dans la pŌle rķgion des neiges et que l'homme des plaines confond parmi les constellations cķlestes. M. Lacombe, inspecteur rķgional des phares alpins, habitait depuis huit ans Lauterbrunnen-Station, un joli chalet ķtabli au sommet de la montķe de Lauterbrunnen, sur le c¶tķ du phare, Ó 1,000 mĶtres au-dessus de la belle vallķe, juste en face de la cascade du Staubach. Ingķnieur d'un certain mķrite et fonctionnaire consciencieux, M. Lacombe ķtait fort occupķ. Toutes ses journķes et souvent ses soirķes ķtaient prises par ses tournķes d'inspection, ses rapports, ses surveillances de travaux aux phares de sa rķgion. Mme Lacombe, Parisienne de naissance, assez mondaine avant son mariage, se considķrait comme en exil dans ce magnifique site de Lauterbrunnen-Station, o∙ s'ķtait fondķ, Ó 1,000 mĶtres au-dessus de l'ancien Lauterbrunnen, un village neuf, avec annexe aķrienne pour les cures d'air, c'est-Ó-dire un casino ascendant Ó 700 ou 800 mĶtres plus haut l'aprĶs-midi et redescendant ensuite aprĶs le coucher du soleil. [Illustration: GRETTLY EST DEPUIS DEUX HEURES LA T╩TE SOUS UN CHALE DANS UN COIN.] A Lauterbrunnen-Station, pendant l'ķtķ, dans ce chalet suspendu comme un balcon au flanc de la montagne, l'hiver dans un chalet aussi confortable en bas, Ó Interlaken, Mme Lacombe s'ennuyait et regrettait l'immense et tumultueux Paris. [Illustration: LAUTERBRUNNEN-STATION.] Pourtant, les distractions ne manquaient pas. Il passait chaque jour un nombre considķrable d'aķronefs ou de yachts; le vķloce aķrien _London-Roma-Cairo_, passant quatre fois par vingt-quatre heures, dķposait toujours quelques voyageurs faisant leur petit tour d'Europe; de plus, le casino aķrien de Lauterbrunnen, trĶs frķquentķ pendant les mois d'ķtķ, donnait chaque semaine Ó ses malades une grande fĻte et chaque soir un concert ou une reprķsentation dramatique par Tķlķ. Mme Lacombe s'ennuyait cependant et saisissait toutes les occasions et prķtextes possibles pour reprendre l'air de son cher Paris. [Illustration: LES TUBES (VUE PRISE EN AERONEF A 700 M╚TRES).] Fatiguķe de ne participer que par Tķlķ aux petites rķunions chez ses amies restķes Parisiennes, elle prenait, de temps en temps, le train du tube ķlectro-pneumatique ou le vķloce aķrien pour se retrouver une aprĶs-midi dans le mouvement mondain, pour se montrer Ó quelques six o'clock ķlķgants, o∙, tout en prenant les anti-anķmiques Ó la mode, on passe en revue tous les petits potins du jour, on s'imprĶgne de toutes les mķdisances et calomnies qui sont dans l'air. Ou bien Mme Lacombe s'en allait un peu boursicoter, tŌcher de mettre Ó flot son budget trop souvent chargķ d'excķdents de dķpenses, par quelques bķnķfices rķalisķs Ó la Bourse. L'agente de change qui la guidait se trompait souvent et le budget de mķnage s'ķquilibrait Ó grand'peine. M. Lacombe n'avait pour tout revenu que ses appointements, 35,000 francs et le logement, juste de quoi vivoter Ó la campagne, en se contraignant Ó une sķvĶre ķconomie. Dure nķcessitķ, d'autant plus que Mme Lacombe aimait aussi Ó magasiner, et qu'au lieu de se faire montrer par Tķlķ, sans se dķranger, les ķtoffes ou les confections dont elle et sa fille pouvaient avoir besoin, elle prķfķrait courir les grands magasins de Paris et vite filer en tube ou en vķloce aķrien pour la moindre occasion, pour une idķe de ruban qui lui passait par la tĻte. Cette modeste situation se f¹t amķliorķe si Mme Lacombe avait eu ses brevets. Par malheur, au temps de sa jeunesse, en 1930, les exigences de la vie ķtant moindres, son ķducation avait ķtķ nķgligķe. Elle n'ķtait pas ingķnieure; ne possķdant que ses dipl¶mes de bacheliĶre Ķs lettres et Ķs sciences, elle n'avait pu entrer dans les Phares avec son mari. [Illustration: LES COURS PAR T╔L╔PHONOSCOPE.] Trop bien ķclairķ sur les difficultķs de la vie, M. Lacombe avait voulu pour sa fille une instruction complĶte. Il la destinait Ó l'administration. A vingt-quatre ans, lorsqu'elle aurait fini ses ķtudes et serait pourvue de ses dipl¶mes, elle entrerait comme ingķnieure surnumķraire Ó 6,000 francs, avec certitude d'arriver un jour, vers la quarantaine, Ó l'inspectorat. Alors, qu'elle restŌt cķlibataire ou qu'elle ķpousŌt un fonctionnaire comme elle, sa vie ķtait assurķe. Estelle, depuis l'Ōge de douze ans, suivait les cours de l'Institut de Zurich, sans quitter sa famille, uniquement par Tķlķ. Prķcieux avantage pour les familles ķloignķes de tout centre, qui ne sont plus forcķes d'interner leurs enfants dans les lycķes ou collĶges rķgionaux. Estelle avait donc fait toutes ses classes par Tķlķ, sans sortir de chez elle, sans bouger de Lauterbrunnen. Elle suivait aussi de la mĻme fańon les cours de l'╔cole centrale d'ķlectricitķ de Paris et prenait, en outre, des rķpķtitions par phonogrammes de quelques maŅtres renommķs. Par malheur, elle n'avait pu passer ses examens par Tķlķ, les rĶglements surannķs s'y opposant, et, devant les maŅtres examinateurs, une timiditķ qu'elle tenait un peu de son pĶre lui avait nui. [Illustration: LES PANTOUFLES ISOLATRICES.] [Illustration: DANS L'OUEST S'AVANŪAIT UN GIGANTESQUE A╔RO-PAQUEBOT.] III Les tourments d'une aspirante ingķnieure.--Les cours par Tķlķ.--Une fidĶle cliente de Babel-Magasins.--L'ahurie Grettly circulant parmi les engins.--Le Tķlķjournal. Maintenant que la jeune fille ķtait Ó peu prĶs rassurķe, Georges Lorris aurait trĶs bien pu prendre congķ; mais, sans chercher Ó se rendre compte des motifs qui le retenaient, il resta prĶs du Tķlķ Ó causer avec elle. Ils parlaient sciences appliquķes, instruction, ķlectricitķ, morale nouvelle et politique scientifique... Estelle Lacombe, quand elle sut que le hasard l'avait mise en prķsence tķlķphonoscopique du fils de ce grand Philox, prit na’vement devant Georges une attitude d'ķlĶve, ce qui fit bien rire le jeune homme. ½Je suis le fils de l'illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je ne suis moi-mĻme qu'un bien pauvre disciple; et, puisque vous voulez bien me faire confidence de vos insuccĶs, sachez donc que tout Ó l'heure, au moment o∙ la tournade ķclata, mon pĶre ķtait en train de m'administrer ce qui s'appelle un _rebrousse-fil_ de vraiment premier ordre, c'est-Ó-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon insuffisance scientifique... et c'ķtait mķritķ, trop mķritķ, je le reconnais!... --Oh! non, non; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse scientifique, pour moi c'est encore la force, la force ķcrasante... Ah! si je pouvais arriver seulement au premier grade d'ingķnieure! --Vous vous empresseriez de dire: ouf! et de laisser lÓ vos livres,╗ dit Georges en riant. La jeune fille sourit sans rķpondre et remua machinalement la montagne de cahiers et de livres qui couvrait son bureau. ½Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns de mes cahiers et les phonogrammes de quelques confķrences de mon pĶre aux ingķnieurs de son laboratoire... --Que de remerciements, monsieur!..... J'essayerai de comprendre, je ferai tous mes efforts...╗ Brusquement une sonnerie tinta et le Tķlķ s'obscurcit. L'image de la jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste central des Tķlķs, les avaries causķes par la tournade ķtant rķparķes, le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire cessait partout. Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulķ vite pendant sa conversation et que l'heure de se rendre au laboratoire ķtait arrivķe. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s'ouvrit d'elle-mĻme, un ascenseur parut; il se jeta dedans et fut transportķ en un quart de minute Ó l'embarcadĶre supķrieur, un trĶs haut belvķdĶre sur le toit, abritant l'entrķe principale de la maison. La loge du concierge, placķe maintenant, dans toutes les habitations, en raison de la circulation aķrienne, Ó la porte supķrieure, sur la plate-forme embarcadĶre, ķtait, chez Philox Lorris, remplacķe, ainsi que le concierge lui-mĻme, par un poste ķlectrique o∙ tous les services se trouvaient assurķs par un systĶme de boutons Ó presser. [Illustration: UN A╔ROCAB SORTIT DE LA REMISE A╔RIENNE.] Un aķrocab, sorti tout seul de la remise aķrienne et filant sur une tringle de fer, attendait dķjÓ Georges Ó l'embarcadĶre. Le jeune homme, avant de sauter dedans, jeta un regard sur l'immense Paris ķtendu devant lui dans la vallķe de la Seine, Ó perte de vue, jusque vers Fontainebleau rattrapķ par le faubourg du Sud. La vie aķrienne suspendue pendant l'ouragan ķlectrique reprenait son cours; le ciel ķtait sillonnķ dķjÓ de vķhicules de toutes sortes, aķronefs-omnibus se suivant Ó la file et cherchant Ó rattraper leur retard, aķroflĶches des lignes de province ou de l'ķtranger, lancķes Ó toute vitesse, aķrocabs, aķrocars fourmillant autour des stations de Tubes o∙ les trains retenus devaient se suivre presque sans intervalles. Dans l'Ouest s'avanńait majestueusement, estompķ dans la brume lointaine, un gigantesque aķro-paquebot de l'Amķrique du Sud qui avait failli se trouver pris dans la tournade et ajouter un chapitre de plus Ó l'histoire des grands sinistres. ½Allons travailler!╗ dit enfin Georges en dķgageant de sa tringle l'aķrocab, qui fila bient¶t vers un des laboratoires Philox Lorris, ķtablis avec les usines d'essai, sur un terrain de 40 hectares dans la plaine de Gonesse. Pendant ce temps, Ó Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurķe seule, laissait bien vite ses cahiers et courait Ó sa fenĻtre pour interroger anxieusement l'horizon. Pendant l'ouragan, n'ķtait-il rien arrivķ Ó sa mĶre dans sa course Ó Paris, ou Ó son pĶre dans sa tournķe d'inspection? Tout ķtait tranquille dans la montagne; le Casino aķrien, redescendu Ó Lauterbrunnen-Station au premier signal d'alarme, remontait doucement aux couches supķrieures, pour donner Ó ses h¶tes le spectacle du coucher du soleil derriĶre les cimes neigeuses de l'Oberland. Estelle ne resta pas longtemps dans l'inquiķtude: un aķrocab venant d'Interlaken parut tout Ó coup, et la jeune fille, avec le secours d'une lorgnette, reconnut sa mĶre penchķe Ó la portiĶre et pressant le mķcanicien. Mais aussit¶t une sonnerie du Tķlķ fit retourner Estelle, qui jeta un cri de joie en reconnaissant son pĶre sur la plaque. M. Lacombe, dans une logette de phare, de l'air d'un homme trĶs pressķ, se hŌta de parler: ½Eh bien! fillette, tout s'est bien passķ? Rien de cassķ par cette diablesse de tournade, hein? Heureux! Je t'embrasse! J'ķtais inquiet... O∙ est maman? --Maman revient! Elle arrive de Paris... --Encore! fit M. Lacombe. A Paris! pendant cette tourmente! Quelle inquiķtude, si j'avais su! --La voici... --Je n'ai pas le temps! Gronde-la pour moi! Je suis restķ en panne pendant la tournade au phare 189, Ó Bellinzona; je serai Ó la maison vers neuf heures; ne m'attendez pas pour dŅner...╗ Drinn! Il avait dķjÓ disparu. Au mĻme moment, Mme Lacombe mettait le pied sur le balcon et payait prķcipitamment son aķrocab. La porte du balcon s'ouvrit et la bonne dame, chargķe de paquets, s'ķcroula dans un fauteuil. ½Ouf! ma chķrie, comme j'ai eu peur! Tu sais que j'ai vu plusieurs accidents... --Je viens de communiquer avec papa, rķpondit Estelle en embrassant sa mĶre; il est au 189, Ó Bellinzona; il va bien, pas d'accident... Et toi, maman? [Illustration: MONDAINE PAR T╔L╔.] --Oh! moi, mon enfant, je suis mourante! Quelle tempĻte! Quelle affreuse tournade! Tu verras les dķtails dans le Tķlķjournal de ce soir... C'est effrayant! Tu sais que, tout bien rķflķchi, je n'ai pas changķ le chapeau rose... Figure-toi que j'ķtais Ó Babel-Magasins quand elle a ķclatķ, cette tournade; j'y suis restķe trois heures, affolķe, mon enfant, littķralement affolķe!... J'en ai profitķ pour voir ce qu'ils avaient de nouveau dans les demi-soies Ó 14 fr. 50... Il est tombķ devant Babel-Magasins des dķbris d'aķronefs, il y a eu tant d'accidents!... Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou collerettes, j'ai trouvķ quelque chose de dķlicieux... et de trĶs avantageux!... Oui, mon enfant, j'ai vu, de mes yeux vu, de la plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d'aķronefs au milieu des ķclairs quand le fluide a passķ... Ce fut horrible... Voyons, n'ai-je pas oubliķ quelque paquet? Non, tout est bien lÓ... Et j'ķtais inquiĶte, ma pauvre chķrie; je me suis prķcipitķe dans la salle des Tķlķs dĶs que je l'ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais les Tķlķs ķtaient dķtraquķs... Quelle administration! Quelle mķcanique ridicule! Et on appelle ńa la science! J'arrive, je veux prendre une communication. Drinn! J'aperńois un intķrieur de caserne avec un major en train de faire la thķorie des pompes Ó mitraille Ó ses hommes... Oh! je suis ferrķe lÓ-dessus maintenant... et des jurons, mon enfant, des jurons affreux, parce qu'il y avait un des hommes... une espĶce de moule...--bon, voilÓ que je parle comme le major maintenant!--qui ne saisissait pas le mķcanisme... Oh! dans les vingt-quatre Tķlķs du magasin, rien que des scĶnes semblables, des communications qu'on ne pouvait pas couper... Quelle administration! [Illustration: EMPLETTES PAR T╔L╔.] --Oui, je sais, dit Estelle; on a donnķ provisoirement, pendant le travail nķcessitķ par les avaries, une communication quelconque Ó tous les abonnķs. --Et ici, mon enfant, j'espĶre que tu n'es pas tombķe sur une communication dķsagrķable. --Non, maman, au contraire!... C'est-Ó-dire, fit Estelle en rougissant, que nous avions communication avec un jeune homme trĶs comme il faut...╗ [Illustration: ON RESPIRE LA FRAICHEUR DU SOIR] --A ces mots, Mme Lacombe sursauta. ½Un jeune homme, parle, tu m'inquiĶtes! Mon Dieu! quelle administration ridicule que celle des Tķlķs! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs erreurs ou leurs accidents! On voit bien que leurs employķes sont de jeunes linottes qui ne songent qu'Ó bavarder, Ó mķdire, Ó se moquer des abonnķs, Ó rire des petits secrets qu'elles peuvent surprendre!... Un jeune homme!... Oh! je me plaindrai! --Attends, maman!... c'ķtait le fils de Philox Lorris! --Le fils de Philox Lorris! s'ķcria Mme Lacombe; tu ne t'es pas sauvķe, n'est-ce pas? tu lui as parlķ? --Oui, maman. --J'aurais mieux aimķ le grand Philox Lorris lui-mĻme; mais enfin j'espĶre que tu n'as pas baissķ la tĻte comme une petite sotte, ainsi que tu le fais devant ces messieurs des examens? [Illustration: Mme LACOMBE METTAIT LE PIED SUR LE BALCON.] --J'avais trĶs peur, maman, la tournade m'avait terrifiķe... il m'a rassurķe... --Je suppose que tu as montrķ pourtant, par quelques mots spirituels, mais techniques, sur la tournade ķlectrique, que tu ķtais ferrķe sur tes sciences, que tu avais tes dipl¶mes... --Je ne sais trop ce que j'ai pu dire... mais ce monsieur a ķtķ trĶs aimable; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m'envoyer des notes, des phonogrammes de confķrences de son pĶre. --De son pĶre! de l'illustre Philox Lorris! Quelle heureuse chance! Ces Tķlķs ont quelquefois du bon avec leurs erreurs... je le reconnais tout de mĻme... Il t'enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de remerciements, je parlerai de ton pĶre qui croupit dans un poste secondaire aux Phares alpins... J'obtiendrai une recommandation du grand Philox Lorris et ton pĶre aura de l'avancement... Je me charge de tout, embrasse-moi!╗ Drinn! Drinn! C'ķtait le Tķlķ. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe. ½Ta mĶre est revenue! Ah! bon, te voilÓ, Aurķlie? J'ķtais inquiet; au revoir, trĶs pressķ; ne m'attendez pas pour dŅner, je serai ici Ó neuf heures et demie...╗ Drinn! Drinn! M. Lacombe avait disparu. Nous ne savons si l'incident amenķ par la tournade troubla le sommeil d'Estelle, mais sa mĶre fit, cette nuit-lÓ, de beaux rĻves o∙ MM. Philox Lorris pĶre et fils tenaient une place importante. Mme Lacombe ķtait en train, aussit¶t levķe, de se faire encore une fois raconter par sa fille les dķtails de sa conversation de la veille avec le fils du grand Philox Lorris, lorsque l'aķro-galĶre du tube amenant des touristes d'Interlaken apporta un colis tubal adressķ de Paris Ó Mlle Estelle Lacombe. Il contenait une vingtaine de phonogrammes de confķrences de Philox et de leńons d'un maŅtre cķlĶbre qui avait ķtķ le professeur de Georges Lorris. Le jeune homme avait tenu sa promesse. ½Je vais prendre le tube de midi pour faire une petite visite Ó Philox Lorris! s'ķcria Mme Lacombe joyeuse. C'est mon rĻve qui se rķalise, j'ai rĻvķ que j'allais voir le grand inventeur, qu'il me promenait dans son laboratoire en me donnant gracieusement toutes sortes d'explications, et qu'enfin il m'amenait devant sa derniĶre invention, une machine trĶs compliquķe... ½Ūa, madame, me disait-il, c'est un appareil Ó ķlever ķlectriquement les appointements; permettez-moi de vous en faire hommage pour monsieur votre mari...╗ --Toujours ton dada! fit M. Lacombe en riant. --Crois-tu qu'il soit agrķable de vivre de privations de chapeaux roses comme j'en ai vu un hier Ó Babel-Magasins?... Je vais l'acheter en passant pour aller chez Philox Lorris! --Du tout, je m'y oppose formellement, dit M. Lacombe, pas au chapeau rose, tu le feras venir si tu veux, mais Ó la visite chez Philox Lorris... Attendons un peu; quand Estelle passera son examen, si, grŌce aux leńons envoyķes par M. Lorris, elle obtient son grade d'ingķnieure, il sera temps de songer Ó une petite visite de remerciement... par Tķlķ... pour ne pas importuner. --Tiens, tu n'arriveras jamais Ó rien!╗ dķclara Mme Lacombe. [Illustration: PETITES OP╔RATIONS DE BOURSE.] [Illustration: M. LACOMBE, INSPECTEUR DES PHARES ALPINS.] L'entrķe de la servante Grettly apportant le dķjeuner coupa court au sermon que Mme Lacombe se prķparait, suivant une habitude quotidienne, Ó servir Ó son mari avant son dķpart pour son bureau. La pauvre servante, Ó peine remise de sa frayeur de la veille, vivait dans un ķtat d'ahurissement perpķtuel. Dans nos villes, les braves gens de la campagne, fils de la terre ne connaissant que la terre, cervelles dures, rķfractaires aux idķes scientifiques, les ignorants contraints d'ķvoluer dans une civilisation extraordinairement compliquķe qui exige de tous une telle somme de connaissances, vont ainsi perpķtuellement de la stupķfaction Ó la frayeur. Tourmentķs, effarķs, ces enfants de la simple nature ne cherchent pas Ó comprendre cette machinerie fantastique de la vie des villes; ils ne songent qu'Ó se garer et Ó regagner le plus vite possible leur trou au fond d'un hameau encore oubliķ par le progrĶs. L'ahurie Grettly, une ķpaisse et lourde campagnarde Ó tresses en filasse, vivait ainsi dans une terreur de tous les instants, ne comprenant rien Ó rien, se rencognant le plus possible dans sa cuisine et n'osant toucher Ó aucun de tous ces appareils, de toutes ces inventions qui font de l'ķlectricitķ domptķe l'humble servante de l'homme. Comme elle cassa une ou deux tasses en circulant autour de la table, le plus loin possible des appareils divers, dans sa peur de fr¶ler en passant les boutons ķlectriques ou le Tķlķjournal, gazette phonographique du soir et du matin, ce fut sur elle que tombĶrent les flots d'ķloquence indignķe de Mme Lacombe. [Illustration: LA FAMILLE LACOMBE A TABLE.] Puis, sur une pression de M. Lacombe, pour achever la diversion, le Tķlķjournal fonctionna et l'appareil commenńa le bulletin politique dont M. Lacombe aimait Ó accompagner son cafķ au lait. ½Si tout porte Ó croire que les difficultķs pendantes pour la liquidation des anciens emprunts de la rķpublique de Costa-Rica ne pourront se rķsoudre diplomatiquement et que Bellone seule parviendra Ó tirer au clair ces comptes embrouillķs, nous devons, au contraire, constater que notre politique intķrieure est tout Ó l'apaisement et Ó la concorde. ½GrŌce Ó l'entrķe dans la combinaison, avec le portefeuille de l'Intķrieur, de Mme Louise Muche (de la Seine), leader du parti fķminin qui apporte l'appoint des 45 voix fķminines de la Chambre, le ministĶre de la conciliation est s¹r d'une importante majoritķ...╗ Dans l'aprĶs-midi de ce jour, comme Estelle ķtait plongķe dans les leńons de Philox Lorris,--sans y trouver beaucoup d'agrķment d'ailleurs, cela se voyait Ó la maniĶre dont elle pressait son front dans sa main gauche pendant qu'elle essayait de prendre des notes--la sonnerie du Tķlķ, retentissant Ó son oreille, la tira soudain de cette pķnible occupation. Son phonographe ķtait en train de dķbiter une confķrence de Philox Lorris; la voix nette du savant expliquait avec de longs dķveloppements ses expķriences sur l'accķlķration et l'amķlioration des cultures par l'ķlectrisation des champs ensemencķs. Estelle mit l'appareil au cran d'arrĻt et coupa le discours juste au milieu d'un calcul. Elle courut au Tķlķ et ce fut le fils de Philox qui se montra. Georges Lorris, debout devant son appareil personnel, lÓ-bas Ó Paris, s'inclina devant la jeune fille. ½Puis-je vous demander, mademoiselle, dit-il, si vous Ļtes complĶtement remise de la petite secousse d'hier? Je vous ai vue si effrayķe... --Vous Ļtes trop bon, monsieur, rķpondit Estelle rougissant un peu; je conviens que je ne me suis pas montrķe trĶs brave hier, mais, grŌce Ó vous, ma peur s'est vite dissipķe... Je vous dois bien d'autres remerciements: j'ai reńu les phonogrammes et, vous le voyez, j'ķtais en train de... --De subir une petite confķrence de mon pĶre, acheva Georges en riant; je vous souhaite bon courage, mademoiselle...╗ [Illustration: PAS DE DIPLOMES.] [Illustration: L'APPORT DES ANC╩TRES] IV Comment le grand Philox Lorris reńoit ses visiteurs.--Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens.--Demande en mariage inattendue.--Les thķories de Philox Lorris sur l'atavisme.--La doctoresse Sophie Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe. Tant¶t pour se rendre compte des progrĶs d'Estelle Lacombe, ou pour lui envoyer de nouveaux phonogrammes pķdagogiques, tant¶t pour prendre des nouvelles de sa santķ et de celle de madame sa mĶre, Georges Lorris prit assez souvent communication par Tķlķ avec le chalet de Lauterbrunnen-Station. Ce devint peu Ó peu pour lui une douce habitude; il lui fallut bient¶t, toutes les aprĶs-midi, comme compensation Ó ses heures d'ķtude et de travail au laboratoire, une causerie de quelques minutes avec l'ķlĶve ingķnieure de lÓ-bas. Estelle faisait de notables progrĶs grŌce Ó ses conseils et Ó tous les documents qu'il lui envoyait. Pour Estelle, le fils de Philox Lorris, que son pĶre, sķvĶre et difficile, traitait sans fańon de _mazette scientifique_, ķtait un gķant de science. D'ailleurs, quand une question embarrassait la jeune fille, Georges Lorris, muni d'un petit phonographe, trouvait le moyen, dans le cours de la conversation Ó table, d'amener son pĶre Ó rķsoudre cette question et le phonogramme obtenu par surprise partait pour Lauterbrunnen-Station. Malgrķ l'opposition de son mari, Mme Lacombe, entre deux courses Ó la Bourse des dames, o∙ elle venait de rķaliser 2,000 francs de bķnķfices, et aux Babel-Magasins, o∙ elle en avait dķpensķ 2,005 pour quelques achats _indispensables_, s'en vint, un jour, faire visite Ó M. Philox Lorris, sous prķtexte de lui apporter ses remerciements. Sous la loggia d'attente, au dķbarcadĶre aķrien, elle trouva une sķrie de timbres avec tous les noms des habitants de la maison: M. Philox Lorris, Madame, M. Georges Lorris, M. Sulfatin, secrķtaire gķnķral particulier de M. Philox Lorris, etc. Elle remarqua, tout en admirant l'installation, que ces noms n'ķtaient pas, comme d'usage, suivis de la mention: _sorti_, ou _Ó la maison_ ou _empĻchķ_, ce qui fait gagner du temps aux visiteurs et supprime des dķmarches inutiles. ½C'est que ce n'est plus distinguķ, se dit-elle, c'est devenu bourgeois et commun, je ferai supprimer cela aussi chez nous.╗ La bonne dame appuya sur le timbre du maŅtre de la maison, et aussit¶t la porte s'ouvrit; elle n'eut qu'Ó entrer dans un ascenseur qui se prķsenta devant la porte et Ó descendre lorsque l'ascenseur s'arrĻta. Une autre porte s'ouvrit d'elle-mĻme, et elle se trouva dans une grande piĶce aux lambris garnis du haut en bas de grandes ķpures coloriķes ou de photographies d'appareils extrĻmement compliquķs. Au milieu se trouvait une grande table entourķe de quelques fauteuils. Mme Lacombe n'avait encore vu personne, aucun serviteur ne s'ķtait prķsentķ. ╔tonnķe, elle prit un fauteuil et attendit. ½Que dķsirez-vous?╗ dit une voix comme elle commenńait Ó s'impatienter. C'ķtait un phonographe occupant le milieu de la table qui parlait. ½Veuillez me dire votre nom et l'objet de votre visite?╗ ajouta le phonographe. C'ķtait la voix de Philox Lorris, Mme Lacombe la connaissait par les phonogrammes de confķrences envoyķs Ó Estelle. Elle fut interloquķe par cette fańon de recevoir les visiteurs. [Illustration: D'EXAMENS EN EXAMENS] ½En voilÓ un sans-gĻne, par exemple! s'ķcria-t-elle; ne pas daigner se dķranger soi-mĻme, faire recevoir par un phonographe les gens qui ont pris la peine de se dķranger en personne... je trouve cela un peu faible comme politesse. Enfin! --Je suis en ╔cosse, trĶs occupķ par une importante affaire, poursuivit le phonographe, mais ayez l'obligeance de parler...╗ [Illustration: VISITE DE Mme LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.] Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris ķtait toujours en ╔cosse ou ailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui transmettait dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui plaisait de le recevoir, il pressait un bouton, le phonographe de la salle de rķception invitait l'arrivant Ó prendre telle porte, tel ascenseur et ensuite tel couloir et encore telle porte qui s'ouvrirait d'elle-mĻme. ½Je suis Mme Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a chargķe de vous prķsenter tous ses remerciements... de vifs remerciements...╗ Mme Lacombe balbutiait; la chĶre dame, pourtant bien rarement prise Ó court, ne trouvait plus rien Ó dire Ó ce phonographe. Elle se proposait de gagner Philox Lorris par ses maniĶres ķlķgantes, par le charme de sa conversation, mais elle n'ķtait pas prķparķe Ó cette entrevue avec un phono. [Illustration: ½CONTINUEZ, J'╔COUTE!╗ DIT LE PHONOGRAPHE.] ½Oui, vous Ļtes en ╔cosse comme moi, je m'en doute! dit-elle en se levant fortement dķpitķe; vous Ļtes un ours, monsieur, je l'avais dķjÓ entendu dire et je m'en aperńois, un triple ours et un impoli, avec votre phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer avec votre machine... --Continuez, j'ķcoute! dit le phonographe. --Il ķcoute! fit Mme Lacombe, on n'a pas idķe de ńa; croyez-vous que j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la conversation avec vous, monsieur le phonographe? Tu peux ķcouter, mon bonhomme! Je m'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours; mais son fils, M. Georges Lorris, est un charmant garńon qui ne lui ressemble guĶre heureusement!... Il doit tenir ńa de sa maman; la pauvre dame n'a sans doute pas beaucoup d'agrķment avec son savant de mari; j'ai entendu vaguement parler de bisbilles de mķnage... ╔videmment, avec ses phonographes, c'est cet ours de mari qui avait tous les torts. --C'est tout? dit le phonographe; c'est trĶs bien, j'ai enregistrķ... [Illustration: ½AH! MON DIEU!... IL A MON PORTRAIT MAINTENANT!╗] --Ah! mon Dieu! s'ķcria Mme Lacombe soudain effrayķe, il a enregistrķ; Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en mĻme temps il enregistrait! Ce phonographe va rķpķter ce que j'ai dit! C'est une trahison!... Mon Dieu, que faire? Comment effacer? Oh! l'abominable machine! Comment la tromper?... Aoh! je volais vous dire... Je suis une dame anglaise, mistress Arabella Hogson, de Birmingham, venue pour apporter un tķmoignage d'admiration Ó l'illustre Philox Lorris...╗ Mme Lacombe fouilla fķbrilement dans le petit sac qu'elle tenait Ó la main, elle en tira une tapisserie de pantoufles qu'elle venait d'acheter pour M. Lacombe et la dķposa sur le phonographe. ½Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodķes moi-mĻme pour le grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon Dieu, fit-elle, en voilÓ bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono, le visiteur est photographiķ! Il a mon portrait maintenant... Tant pis, je me sauve!╗ Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite. ½J'allais mettre le comble Ó mon impolitesse, partir sans prendre congķ; que penserait-on de moi?... Heureuse et fiĶre d'avoir eu un instant de conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgrķ les interruptions d'une dame anglaise trĶs ennuyeuse, son humble servante met toutes ses civilitķs aux pieds du grand homme! prononńa-t-elle en se penchant vers le phonographe. --J'ai bien l'honneur de vous saluer,╗ rķpondit l'appareil. Mme Lacombe, bien qu'elle ne se dķmontŌt pas facilement, rentra tout ķmue Ó Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite. Quelque temps aprĶs, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention du grade d'ingķnieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait bien prķparķe, bien ferrķe sur toutes les parties du programme, grŌce aux conseils de Georges Lorris et Ó toutes les notes qu'il lui avait communiquķes. Elle partit donc avec tranquillitķ pour Zurich, se prķsenta comme tous les candidats et candidates Ó l'Universitķ et, forte des bonnes notes obtenues Ó l'examen ķcrit, affronta l'examen oral sans trop de battements de coeurs cette fois. Aux premiĶres questions tombant du haut des imposantes cravates blanches de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de Mlle Estelle l'abandonna tout Ó coup; elle rougit, pŌlit, regarda en l'air, puis Ó terre en hķsitant... Enfin, par un violent effort de volontķ, elle parvint Ó retrouver assez de sang-froid pour rķpondre. Mais toutes ces matiĶres qu'elle avait ķtudiķes avec tant de conscience se brouillaient maintenant dans sa tĻte; elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant si bien et rķpondit complĶtement de travers. Quelle catastrophe! le fruit de tant de travail ķtait perdu! Des zķros et des boules noires sur toute la ligne, voilÓ ce qu'elle obtint Ó cet examen dķcisif. Sa dķsolation fut grande; dans son trouble, elle oublia que sa mĶre, certaine de son triomphe, devait la venir chercher Ó Zurich; elle prit bien vite son aķrocab et, Ó peine rentrķe, courut se renfermer dans sa chambre pour pleurer Ó l'aise, aprĶs avoir chargķ le phonographe du salon d'apprendre Ó ses parents son ķchec. Elle ķtait ainsi plongķe dans son chagrin depuis une demi-heure, lorsque la sonnerie d'appel du tķlķphonoscope retentit Ó son oreille. Elle mit la main en hķsitant sur le bouton d'arrĻt. ½Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux; tant pis si ce sont des amis qui viennent s'informer du rķsultat de mon examen, je ne reńois pas, je les renvoie Ó maman. --All¶! all¶! Georges Lorris,╗ dit l'appareil. Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque. ½Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?... Cet examen? --Manquķ! s'ķcria-t-elle, essayant de sourire, encore manquķ! --Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demandķ des choses extraordinaires? --Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi!... Les questions ķtaient difficiles, mais je pouvais rķpondre, je savais... grŌce Ó vous... --Eh bien? --Eh bien! ma dķplorable timiditķ m'a perdue; devant mes juges, je me suis troublķe, embrouillķe, j'ai tout confondu... et j'ai ķtķ ķcrasķe sous les boules noires... [Illustration: ELLE R╔PONDIT COMPL╚TEMENT DE TRAVERS.] --Ne pleurez pas, vous vous prķsenterez une autre fois et vous serez plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je ne puis vous voir pleurer!... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma chĶre petite Estelle... --Comment! ma chĶre petite Estelle? s'ķcria une voix derriĶre la jeune fille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!╗ C'ķtait Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontrķ Estelle Ó Zurich, venait de rentrer en proie aux plus vives inquiķtudes et d'apprendre la triste nouvelle par le phono du salon. Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait Mme Lacombe, ayant dķjÓ eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer avec elle. ½Madame, fit-il, je voyais Mlle Estelle si dķsolķe de son ķchec, j'essayais de la consoler, et la vive amitiķ que j'ai conńue pour elle depuis l'heureux hasard... Enfin, elle pleurait, elle se lamentait, et je ne pouvais voir couler ses larmes sans... --Je vous suis trĶs obligķe, dit sĶchement Mme Lacombe, nous avons subi un petit ķchec, nous travaillerons et nous nous reprķsenterons, voilÓ tout... Je me charge de consoler ma fille moi-mĻme... Monsieur, je vous prķsente mes civilitķs... --Madame! s'ķcria Georges Lorris, je vous en conjure, ne vous fŌchez pas... Un seul mot, je vous prie... j'ai l'honneur de vous demander la main de Mlle Estelle! --La main d'Estelle! s'ķcria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un fauteuil. --Si vous voulez bien me l'accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle Estelle ne... Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les circonstances... le chagrin de Mlle Estelle m'a tout Ó fait troublķ. Je vous en prie, Estelle, ne me dķcouragez pas... Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignitķ, je ferai part de votre demande si honorable pour nous Ó mon mari, et M. Lacombe vous fera connaŅtre sa rķponse; quant Ó moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est acquis... et il compte!╗ On voit, Ó cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris ķtait un homme de dķcision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune vellķitķ matrimoniale prķcise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai plaisir Ó ces entrevues tķlķphonoscopiques avec la jeune ķtudiante, sans chercher Ó se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver l'habitude si douce. La vue des larmes d'Estelle lui avait subitement rķvķlķ l'ķtat de son coeur, et, sans hķsiter, il avait pris la rķsolution de lier sa vie Ó la sienne. Il avait vingt-sept ans, il ķtait libre de ses actes et il ķtait plus que suffisamment riche pour deux. Il ne se dissimulait pas que des difficultķs pouvaient se prķsenter du c¶tķ de sa famille Ó lui. Son pĶre avait d'autres idķes. Prķcisķment, le jour de la tournade, Philox Lorris lui avait dķveloppķ son plan matrimonial: _trouver une doctoresse pourvue des plus hauts dipl¶mes, une vraie cervelle scientifique, une femme sķrieuse et assez m¹re pour avoir la tĻte dķbarrassķe de tout vestige d'idķe futile_... Georges frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr...! Rien que cette menace suffisait pour le dķcider Ó brusquer la situation. Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dŅner, Georges Lorris, arrivķ par le tube pneumatique d'Interlaken, dķbarqua d'aķrocab Ó Lauterbrunnen-Station presque en mĻme temps que lui. Mme Lacombe avait Ó peine eu le temps de prķvenir son mari. [Illustration: Mlle LA DOCTORESSE BARDOZ.] ½Mon ami, la journķe est solennelle! avait-elle dit Ó son mari, en prenant sa figure des grands jours; tu ne sais pas ce qui arrive Ó Estelle? Prķpare-toi Ó entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas Ó deviner... Prķpare-toi seulement... --Je m'en doute, rķpondit M. Lacombe. J'ai demandķ la communication pour savoir le rķsultat de son examen, et vous ne m'avez pas rķpondu... Elle est refusķe, parbleu, encore refusķe! --Il s'agit bien de ces vķtilles! fit Mme Lacombe avec un superbe haussement d'ķpaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingķnieure; non, elle ne le sera pas! VoilÓ: on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espĶre que M. Lacombe ne dira pas non! --Mais qui? [Illustration: LA SERVANTE GRETTLY.] --Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s'appelle M. Georges Lorris, fils unique de l'illustre Philox Lorris!╗ M. Lacombe, Ó ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'ķtait le coup de thķŌtre que mķditait Mme Lacombe. Contente de l'effet produit, elle s'assit en face de son mari. [Illustration: GRAND CHOIX D'AIEUX. QUELLE INFLUENCE ATAVIQUE VA DOMINER?] ½Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, et Estelle l'aime aussi. --Tu rĻves! Le fils de Philox Lorris! Songe Ó la distance qui existe entre nous et le grand Philox Lorris!... entre notre situation modeste, et... --Modeste, j'en conviens, mais Ó qui la faute, monsieur? [Illustration: GEORGES REMONTA EN A╔ROCAB VERS ONZE HEURES.] ½Et puis assez de Philox, le grand Philox, l'illustre Philox, l'immense et vertigineux Philox, ce n'est pas lui qu'Estelle ķpouse!... C'est un jeune homme moins immense, mais plus aimable. --Mais la dot? lui as-tu dit qu'Estelle... --Une dot! Nous nous occupons bien de ces misĶres... Quel bourgeois tu fais!╗ L'arrivķe de Georges Lorris interrompit l'entretien. Il n'ķtait jamais venu Ó Lauterbrunnen-Station. Jusqu'Ó prķsent, le jeune homme avait communiquķ avec le chalet Lacombe uniquement par Tķlķ. Il ķtait un peu ķmu, il allait se trouver rķellement en prķsence d'Estelle. Qu'allait-elle dire? Il lui venait des craintes; si, par malheur, elle n'avait pas le coeur libre, si elle allait le repousser! Il fut bient¶t rassurķ. L'accueil de Mme Lacombe lui montra que tout allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pŌle d'ķmotion, une douce pression de main fut la rķponse Ó la question muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme. Il passa une soirķe charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en aķrocab, vers onze heures, pour regagner le tube d'Interlaken, les larges rayons de lumiĶre ķlectrique du phare ķclairant fantastiquement les montagnes, perńant l'obscuritķ des vallķes et faisant ķtinceler comme des escarboucles les ķnormes pics, et luire les glaciers ainsi que des coulķes de diamants, lui semblaient, comme des promesses d'avenir lumineux, ķclairer devant lui une longue existence de bonheur. Bien entendu, Philox Lorris bondit de colĶre et d'ķtonnement, lorsque, le lendemain matin, son fils lui fit part de sa dķtermination en sollicitant son consentement. Philox eut un violent accĶs d'ķloquence rageuse. Eh quoi! son fils n'attendait pas qu'il lui e¹t dķcouvert la doctoresse en toutes sciences, la femme _scientifique_, la fiancķe sķrieuse et m¹re qu'il lui avait promise! Eh quoi! il allait dķranger tous ses plans, ruiner toutes ses espķrances avec ce sot mariage... ½La sķlection! la sķlection! Tu mķconnais la grande loi de la sķlection... Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que la science a donnķ raison aux vieilles idķes d'autrefois et reconnu que la sķlection ķtait la base de toutes les aristocraties... En notre temps de dķmocratie Ó outrance, on a tout de mĻme ķtķ forcķ d'en rabattre et de s'incliner devant la force de la vķritķ... Mon garńon, les anciennes aristocraties avaient raison de se montrer hostiles Ó la mķsalliance! ½Il a bien fallu le reconnaŅtre, oui, de toute ķvidence, les races de rudes soldats et de fiers chevaliers des Ōges rķvolus, en s'entre-croisant et s'alliant toujours entre elles, fortifiaient les hautes qualitķs de vaillance qui les distinguaient et lķgitimaient leur belle fiertķ, et aussi ces prķtentions qu'on leur reproche Ó la domination sur des sangs moins purs. ½Oui, la dķcadence a commencķ, pour ces vieilles races, le jour o∙ le sang des fiers barons s'est mķlangķ avec le sang des enrichis, et ce sont les mķsalliances rķitķrķes qui ont tuķ la noblesse! Dķmonstration scientifique trĶs facile: Prenons un descendant de Roland le paladin, fils de trente gķnķrations de superbes chevaliers... Que ce fils des preux ķpouse une fille de traitant, et voilÓ soudain cette crĶme du sang des preux annihilķe dans le fruit de cette union, noyķe par un afflux de sang trĶs diffķrent!... VoilÓ que, par l'atavisme, l'Ōme d'ancĻtres maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs d'ķpiceries ou malt¶tiers concussionnaires, va renaŅtre dans le corps de ce descendant du paladin Roland!... Que recouvrira maintenant le pennon du paladin?... Allez-y voir! quelque chose de bon peut-Ļtre, quelque chose de douteux ou de mķdiocre! Pauvre Roland, quelle grimace il fera lÓ-haut!... Vois-tu, on ne saurait trop se prķoccuper de ces questions... Il faut toujours songer Ó ses descendants et ne pas les exposer Ó loger dans leurs corps des Ōmes dont on ne voudrait pas pour soi... Nous sommes aujourd'hui, nous autres, une aristocratie, l'aristocratie de la science! Songeons aussi Ó fonder, par une sķlection bien ķtudiķe, une race vraiment supķrieure! Je ne veux pas, dans ma famille, de renaissances ancestrales dķsagrķables. Je ne veux pas m'exposer Ó voir renaŅtre, dans un petit-fils Ó moi, Philox Lorris, l'Ōme d'un grand-papa du c¶tķ maternel, qui aura ķtķ un brave homme peut-Ļtre, mais un simple brave homme! Les recherches sur l'atavisme l'ont ķtabli, et la photographie, depuis un siĶcle, nous a fourni des documents tout Ó fait probants quant aux ressemblances physiques: l'enfant qui naŅt reproduit toujours un type familial plus ou moins lointain--absolument et trait pour trait souvent--souvent aussi mķlangķ de traits divers pris Ó plusieurs autres types dans l'une ou dans l'autre famille!... Eh bien! il en est de mĻme pour les qualitķs intellectuelles: on les tient aussi d'un ancĻtre ou de plusieurs... Il y a comme un capital spirituel dans une race, rķservoir pour la descendance; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce petit crŌne qui naŅt... Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a fait bonne mesure, tant pis si elle a ķtķ chiche; c'est au hasard de la fourchette, tant pis si nous n'avons que des rogatons! dans tous les cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassķ par les ancĻtres et augmentķ peu Ó peu par les gķnķrations!... ½C'est donc Ó nous de bien choisir nos alliances, pour apporter Ó notre race un supplķment de qualitķs, pour mettre nos descendants Ó mĻme de puiser dans un capital intellectuel plus considķrable... ╔coute, tu connais les Bardoz; ce nom reprķsente, du c¶tķ du pĶre, trois gķnķrations de mathķmaticiens des plus distinguķs; du c¶tķ de la mĶre, un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du gķnie, puisque c'est lui qui a inventķ les tubes ķlectriques pneumatiques remplańant les chemins de fer de nos ancĻtres... Une belle famille, n'est-ce pas? Eh bien! il y a une demoiselle Bardoz, trente-neuf ans, doctoresse en mķdecine, doctoresse en droit, archi-doctoresse Ķs sciences sociales, mathķmaticienne de premier ordre, une des lumiĶres de l'ķconomie politique et en mĻme temps brillante sommitķ mķdicale! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation indispensable Ó ta lķgĶretķ...╗ [Illustration: RECHERCHES SUR L'ATAVISME.--LUTTE D'INFLUENCES ANCESTRALES.] Georges Lorris eut un geste d'effroi et tenta d'interrompre la confķrence de son pĶre. Il entreprit un portrait d'Estelle Lacombe. ½Mlle Bardoz ne te plaŅt pas, continua Philox Lorris, sans faire attention Ó l'interruption; soit, j'en ai une autre: Mlle Coupard, de la Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe, l'homme d'╔tat de la Rķvolution de 1935, dictateur ķlu pendant trois quinquennats consķcutifs, petite-fille de l'illustre orateur, Lķon Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministĶres... Union de la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles ambitions sont permises Ó nos descendants... Arriver Ó prendre en mains la direction des peuples, Ó influer sur les destinķes de l'humanitķ par la science ou la politique, voilÓ ce que nous pouvons rĻver!... --VoilÓ celle que j'ķpouserai, et pas d'autre, ni la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, dķclara Georges, en mettant une photographie d'Estelle entre les mains de son pĶre: c'est Mlle Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station... Elle n'est pas doctoresse ni femme politique, mais... [Illustration: LA S╔NATRICE COUPARD, DE LA SARTHE.] --Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris; il est venu l'autre jour une dame Lacombe, qui m'a dit un tas de choses que je n'ai pas bien comprises, qui m'a traitķ d'ours, parlant Ó mon phonographe, et qui, finalement, m'a fait hommage d'une paire de pantoufles brodķes par elle... Attends, mon appareil l'a photographiķe comme tous les visiteurs, pendant qu'elle exposait l'objet de sa visite... Tiens, la voici; connais-tu cette dame? --C'est la mĶre d'Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite carte. --TrĶs bien, je m'explique tout; elle a mĻme ajoutķ que tu ķtais un aimable jeune homme... Je comprends sa prķfķrence! Eh bien! je ne donne pas mon consentement. Tu ķpouseras Mlle Bardoz! --J'ķpouserai Mlle Estelle Lacombe! --Voyons, ķpouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe! --J'ķpouserai Mlle Estelle Lacombe. --Va-t'en au diable!!!╗ [Illustration: ½C'EST LA M╚RE D'ESTELLE,╗ FIT GEORGES.] [Illustration: LE VOYAGE DE NOCES DE PHILOX LORRIS.] V Sķduisant programme de _Voyage de fianńailles_.--L'ingķnieur mķdical Sulfatin et son malade.--Tout aux affaires.--Le pauvre et fragile animal humain d'aujourd'hui. Georges Lorris n'ķtait pas homme Ó se dķcourager pour un refus bien prķvu. Il renouvela tous les jours ses instances, subit tous les jours un assaut de Philox Lorris, qui s'obstinait Ó lui jeter Ó la tĻte ces deux sķduisantes incarnations de la femme moderne, Mlles la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, et la doctoresse Bardoz. Cependant, Mme Philox Lorris, ayant vu la famille Lacombe et s'ķtant trouvķe tout de suite sķduite par le charme d'Estelle, avait pris le parti de son fils. Disons bien vite que, si sa petite enquĻte n'avait pas tournķ Ó l'avantage de la famille Lacombe, elle e¹t ķtķ dķsolķe de se trouver de l'avis de son grand homme de mari... pour la premiĶre fois. Il fallut quatre ou cinq mois de luttes intestines assez violentes et de combats renouvelķs chaque jour pour amener M. Philox Lorris Ó abandonner Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, et Ó consentir enfin au _Voyage de fianńailles_. Le Voyage de fianńailles, sage coutume que nos a’eux n'ont pas connue, a remplacķ, depuis une trentaine d'annķes, le voyage de noces d'autrefois. Ce voyage de noces, entrepris par les jeunes mariķs de jadis aprĶs la cķrķmonie et le repas traditionnels, ne pouvait servir Ó rien d'utile. Il venait trop tard. Si les jeunes ķpoux, tout Ó l'heure presque inconnus l'un Ó l'autre, dķcouvraient aprĶs la noce, dans ce long et fatigant tĻte-Ó-tĻte du voyage, qu'ils s'ķtaient illusionnķs mutuellement et que leurs go¹ts, leurs idķes, leurs caractĶres vrais ne concordaient qu'imparfaitement, il n'y avait nul remĶde Ó ce douloureux malentendu, nul autre que le divorce, et, quand on ne se dķcidait pas Ó recourir Ó cette amputation qui ne pouvait se faire sans douleur ou tout au moins sans dķrangement, il fallait se rķsigner Ó porter toute la vie la lourde chaŅne des forńats du mariage. [Illustration: FIANC╔S PARTANT POUR LE VOYAGE DE FIANŪAILLES.] Aujourd'hui, quand un mariage est dķcidķ, quand tout est arrangķ, contrat prķparķ, mais non signķ, les futurs, aprĶs un petit lunch rķunissant seulement les plus proches parents, partent pour ce qu'on appelle le Voyage de fianńailles, accompagnķs seulement d'un oncle ou d'un ami de bonne volontķ. Ils vont, libres de toute crainte, avec leur mentor discret, faire leur petit tour d'Europe ou d'Amķrique, courant les villes ou se portant, suivant leurs go¹ts, vers les curiositķs naturelles des lacs et des montagnes. [Illustration: LA COURSE A L'ARGENT] [Illustration: Chacun s'en va de son c¶tķ.] Dans le tracas du voyage, des courses de montagne, des parties sur les lacs ou des promenades aķriennes, Ó l'h¶tel, aux tables d'h¶te, les jeunes fiancķs ont le temps et la facilitķ de s'ķtudier et de se bien connaŅtre. [Illustration: L'╔PREUVE A R╔V╔L╔ QUELQUES INCOMPATIBILIT╔S.] C'est alors, en ce quasi tĻte-Ó-tĻte de plusieurs semaines, que les vrais caractĶres se rķvĶlent, que les vraies qualitķs s'aperńoivent, que les petits dķfauts se devinent et les grands aussi, quand il y en a. Et alors, si l'ķpreuve a rķvķlķ aux fiancķs quelques incompatibilitķs, on ne s'obstine pas. Un seul mot de l'un d'eux en dķbarquant suffit--avec une petite signification par huissier pour la rķgularitķ--et, sans discussion, sans brouille, le projet d'union est abandonnķ, le contrat prķparķ est dķchirķ et chacun s'en va de son c¶tķ, libre et tranquille, soupirant largement, avec soulagement, avec le sentiment d'avoir ķchappķ Ó un grand danger, et prĻt Ó recommencer l'ķpreuve avec un autre ou une autre. La statistique nous apprend que, l'an dernier, en 1954, en France, 22-1/2 pour 100 seulement des Voyages de fianńailles aboutirent au rķsultat nķgatif, 77-1/2 ont fini par le mariage dķfinitif. La morale a gagnķ Ó ce changement de coutumes; grŌce aux Voyages de fianńailles, le chiffre des divorces a baissķ considķrablement. ½Soit, dit enfin Philox Lorris, fatiguķ de lutter et pris d'ailleurs par les soucis d'une importante invention nouvelle; soit, faites toujours votre Voyage de fianńailles, puisque tu le veux, mais rappelle-toi que ńa n'engage Ó rien... nous verrons aprĶs.╗ Georges Lorris ne se fit pas rķpķter deux fois la permission; il courut Ó Lauterbrunnen-Station et, les dķmarches nķcessaires faites, les arrangements pris, il fixa lui-mĻme le jour du dķpart. ½Nous verrons aprĶs,╗ a murmurķ Philox Lorris en donnant son consentement, et un sourire sardonique a passķ sur sa figure. Ce savant pessimiste est persuadķ--hķlas! son expķrience personnelle le lui a donnķ Ó croire--qu'il n'y a pas d'affection qui rķsiste aux mille ennuis du voyage en tĻte Ó tĻte, pour ces deux jeunes gens presque inconnus encore l'un Ó l'autre. Il se rappelle son voyage de noces Ó lui, car, en ce temps-lÓ, l'usage n'ķtait pas encore adoptķ de faire voyager les fiancķs. Il est revenu brouillķ avec Mme Philox Lorris, aprĶs quinze jours d'excursion seulement, mais trop tard pour s'en aller sans cķrķmonie chacun de son c¶tķ, M. le maire et M. le curķ y ayant passķ. En dķbarquant du tube, M. et Mme Philox Lorris mirent les avouķs en campagne pour obtenir le divorce par consentement mutuel. Mais cela nķcessitait une foule de pas et de dķmarches, de dķrangements, de rendez-vous chez les hommes de loi, de sķances dans les greffes et chez les juges, et le volcanique Philox, pressķ par ses inventions et dķcouvertes, n'avait pas de temps Ó gŌcher aussi absurdement. Ayant terminķ ses travaux de perfectionnement des appareils aviateurs, il fondait d'immenses ateliers de construction d'aķronefs et d'aķropaquebots en cellulo’d rendu incombustible, avec membrure d'aluminium, et jetait dans la circulation, avec un succĶs prodigieux, l'_Aķroflķchette_, qu'il avait inventķe, ou plut¶t dont il avait trouvķ le principe, ķtant encore sur les bancs des ķcoles, en se livrant, les jours de congķ, sur son aķroflĶche de collķgien, Ó de vertigineuses courses de fond. Ce vķhicule, d'une si parfaite sķcuritķ et d'une si facile manoeuvre qu'on peut sans danger le mettre entre les mains des enfants pour leur faire donner leurs premiers coups d'aile, fit la fortune non pas seulement de Philox Lorris, mais aussi d'une foule de fabricants de tous pays, qui lancĶrent aussit¶t des quantitķs d'appareils aviateurs Ó peu prĶs semblables et quelque peu entachķs de contrefańon. Mais l'inventeur songeait Ó bien autre chose qu'Ó leur faire des procĶs. Et le temps pour cela, grand Dieu! Philox Lorris, appliquant ses facultķs Ó des travaux d'un autre genre, ķtait en train de monter une grande affaire d'ķditions phonographiques. [Illustration: L'A╔ROFL╔CHETTE: PREMIERS COUPS D'AILE.] O Bibliophonophiles! vous les connaissez ces phono-livres Philox Lorris, ces clichķs de chevet si souvent ķcoutķs, et que nous aimons tous Ó reprendre aux bonnes soirķes d'hiver, aux heures de repos comme aux nuits d'insomnie! Tous les ķrudits gardent prķcieusement dans leurs _PhonoclichothĶques_ ces superbes ķditions des chefs-d'oeuvre de toutes les littķratures, d'une diction admirable et pure, clichķs avec tant de perfection, d'aprĶs les auteurs eux-mĻmes, pour les contemporains, ou, pour les oeuvres d'autrefois, d'aprĶs les artistes, les confķrenciers, les _liseurs_ les plus cķlĶbres. Philox lanńait alors son _Histoire universelle_ en douze clichķs, sa cķlĶbre _Anthologie poķtique_ de dix mille morceaux phonographiķs, contenus en une boŅte portķe sur une colonne antique et surmontķe d'un buste d'HomĶre, de Dante, de Hugo ou de Lamartine, au choix. Il lanńait un _Grand Dictionnaire_ mķcanico-phonographique, dont il se vendit trois millions d'exemplaires en dix ans, et un _Manuel du bachot_ en quatre mille leńons phonographiķes, sans prķjudice de sa bibliothĶque de romans modernes, clichķs garantis trois mois pour la vente, ou servis Ó raison d'un volume par jour aux abonnķs, par la _Librairie phonographique_ qu'il avait fondķe en commandite. Ainsi occupķ, l'esprit accaparķ par mille entreprises diverses en sus de ses recherches et travaux en cours, Philox Lorris ne pouvait guĶre frķquenter le Palais de justice. C'est Ó peine s'il pouvait voler Ó la science le temps de confķrer tķlķphoniquement pendant deux minutes tous les quinze jours avec son avocat. Le divorce traŅnant, Philox fit quelques concessions, il se montra un peu plus gracieux Ó la maison et se raccommoda avec Mme Lorris pour avoir l'esprit libre et pouvoir se consacrer plus complĶtement Ó son laboratoire. [Illustration: Anthologie des poĶtes en 10,000 piĶces phonographiķes.] Quand il disposa d'un peu plus de temps, toutes les affaires industrielles lancķes par lui pouvant se passer de sa direction, les hostilitķs recommencĶrent; mais d'autres prķoccupations de recherches et de dķcouvertes nouvelles le reprirent, et l'instance en divorce traŅna encore. Le mķnage alla ainsi de brouilles en raccommodements jusqu'au jour o∙ Philox s'aperńut que ces brouilles tournaient, en dķfinitive, au profit de la science, puisque les discussions habituelles avec Mme Lorris ķtaient comme des coups de fouet pour son esprit, qui l'empĻchaient de s'affadir dans la mollesse et la tranquillitķ, et qui surexcitaient ses nerfs. ½Nous verrons, se disait donc Philox Lorris, fort de son expķrience personnelle; du voyage rķsulteront des ennuis, les ennuis produiront de petits chocs, les petits chocs des dķsillusions, les dķsillusions de grandes brouilles! ½Je m'arrangerai, d'ailleurs, pour faire naŅtre ces ennuis et ces petits chocs... Nous allons bien voir!╗ Il se chargea de tous les prķparatifs du voyage. Au lieu de mettre son aķroyacht de voyage Ó la disposition des fiancķs, il leur donna une simple aķronef d'un confortable plus sommaire et il choisit lui-mĻme les compagnons des deux jeunes gens. Georges Lorris, tout entier Ó ses espķrances, heureux de voir son pĶre s'amadouer, ne fit aucune objection et accepta toutes ces dispositions. [Illustration: UN ╔RUDIT DANS SA PHONOCLICHOTH╚QUE.] Le dķjeuner de fianńailles eut lieu Ó l'h¶tel Lorris. M. et Mme Lacombe arrivĶrent avec Estelle par un train de tube du matin. Philox se montra rempli d'attentions pour Mme Lacombe, qui restait un peu gĻnķe par le souvenir de sa conversation avec le phonographe de l'illustre savant. ½Vous voyez, chĶre madame, lui dit-il, que j'ai eu soin de mettre les pantoufles que vous avez eu l'amabilitķ de m'offrir, vous savez, le jour o∙ certaine dame anglaise s'en vint me traiter de vilain ours... Mais je confonds peut-Ļtre, est-ce bien la dame anglaise qui... --C'ķtait la dame anglaise, dit vivement Mme Lacombe; et je vous prie de croire que, dans l'ascenseur qui nous a transportķes Ó l'embarcadĶre, j'ai vertement relevķ l'inconvenance de cette insulaire! [Illustration: Bagages pour voyages de fianńailles.] --Je n'en doute pas et je vous en offre tous mes remerciements.╗ Philox Lorris avait tracķ le plan du Voyage de fianńailles; au dessert, il remit ce programme Ó son fils. ½Mes chers enfants, dit-il, tout a ķtķ prķparķ par mes soins pour vous rendre ce voyage agrķable et profitable; vous trouverez dans vos bagages tous les livres et instruments nķcessaires, sextants, cartes, guides, statistiques, questionnaires, compas, ķprouvettes, etc. Voici le programme, rempli, comme vous allez le voir, de vraies attractions: ½Visite des hauts fourneaux ķlectriques, forges et laminoirs de Saint-╔tienne; ķtudes et rapports sur les diverses amķliorations apportķes depuis une dizaine d'annķes, etc. ½Visite du grand rķservoir central d'ķlectricitķ d'Auvergne; en ķtablir un relevķ complet, plan, coupe et ķlķvation, avec notices explicatives dķtaillķes; ķtudier le systĶme de volcans artificiels adjoint Ó ce grand rķservoir, dķvelopper des considķrations sur l'avenir des grandes exploitations de la force ķlectrique, etc. ½╔tude, dans l'ancien bassin houiller de Flandre, des ķtablissements de la grande Entreprise de transformation ķlectrique du mouvement planķtaire en force motrice transportable Ó distance et distribuable en quantitķs infinitķsimales; ķtablissements qui se fondĶrent lors de l'ķpuisement des houillĶres et sauvĶrent les industries de la rķgion d'une ruine complĶte, etc... Trouver quelques applications nouvelles si possible ou quelques simplifications aux procķdķs, etc... ½Que dites-vous de cela? Vous ai-je prķparķ un voyage charmant? dit Philox Lorris en tendant cet attrayant programme avec un carnet de chĶques Ó son fils. Superbe!╗ rķpondit le jeune homme en mettant programme et carnet dans sa poche. Estelle n'osa rien dire; mais, au fond du coeur, elle trouva les attractions un peu faibles. La courageuse Mme Lacombe seule hasarda quelques observations. ½Est-ce bien un Voyage de fianńailles? fit-elle; il me semblait qu'une bonne petite excursion au Parc europķen d'Italie, Ó GĻnes, Venezia la Bella, Rome, Naples, Sorrente, Palerme, en poussant, de ville d'eaux en ville d'eaux, jusqu'Ó Constantinople, par Tunis, le Caire, etc., e¹t mieux fait l'affaire. On est fatiguķ de voir cela par Tķlķ, rķpondit le grand Philox, tandis qu'on revient, d'un bon voyage d'ķtudes, bourrķ d'idķes nouvelles... ½Tenez, demandez Ó Mme Lorris; nous avons fait notre voyage de noces dans les centres industriels d'Amķrique, allant d'usine en usine; je suis s¹r, bien qu'elle n'ait pas adoptķ la carriĶre scientifique et n'ait pas voulu s'associer Ó mes travaux, que Mme Lorris n'en a pas moins rapportķ de Chicago les meilleurs souvenirs...╗ Le dķjeuner ne traŅna pas, M. Philox Lorris ķtant pressķ de retourner Ó son laboratoire. Il ne monta mĻme pas Ó l'embarcadĶre pour assister au dķpart des fiancķs et se contenta de remettre Ó son fils un clichķ phonographique. ½Tiens, voici mes souhaits de bon voyage, mes effusions paternelles et mes derniĶres recommandations; je les ai prķparķes en me dķbarbouillant ce matin; au revoir!╗ Les fiancķs ne partaient pas seuls. Les compagnons exigķs par les convenances ķtaient le secrķtaire gķnķral particulier de Philox Lorris, M. Sulfatin, et un grand industriel, M. Adrien La HķronniĶre, autrefois associķ aux grandes entreprises de Philox, actuellement retirķ des affaires pour cause de santķ. Pendant que les voyageurs s'installent dans l'aķronef, il convient de prķsenter ces deux personnages. Le secrķtaire Sulfatin est un grand, fort et solide gaillard, marquant environ trente-cinq ou trente-six ans, large d'ķpaules, bŌti carrķment, un peu rugueux de maniĶres et de physionomie inķlķgante, mais extrĻmement intelligente, avec des yeux extraordinaires, vifs, perńants, d'un ķclat de lumiĶre ķlectrique. Ce nom de Sulfatin peut sembler bizarre, mais on ne lui en connaŅt pas d'autre. [Illustration: UNE LIBRAIRIE PHONOGRAPHIQUE.] [Illustration: Le Voyage de Fianńailles Hķliog. & Imp. Lemercier, Paris.] Il y a une mystķrieuse lķgende sur le secrķtaire gķnķral de Philox Lorris. D'aprĶs ces on dit, acceptķs pour vķritķs dans le monde savant, Sulfatin n'a ni pĶre ni mĶre, sans Ļtre orphelin pour cela, car il n'en a _jamais_ eu, jamais!... Sulfatin n'est pas nķ dans les conditions normales--actuelles du moins--de l'humanitķ; Sulfatin, en un mot, est une crķation; un laboratoire de chimie a entendu ses premiers vagissements, un bocal a ķtķ son berceau! Il est nķ, il y a une quarantaine d'annķes, des combinaisons chimiques d'un docteur fantastique, au cerveau enflammķ par des idķes ķtranges, parfois gķniales, mort fou, aprĶs avoir ķpuisķ sa fortune et son cerveau en recherches sur les grands problĶmes de la nature. De toutes les dķcouvertes de l'immense gķnie sombrķ si malheureusement dans l'aliķnation mentale avant d'avoir pu conduire Ó bonne fin ses recherches et ses miraculeuses expķriences, il ne reste que la rķsurrection d'une ammonite comestible disparue depuis l'ķpoque tertiaire, et cultivķe maintenant sur nos c¶tes par grands bancs, qui font une sķrieuse concurrence aux ķtablissements ostrķicoles de Cancale et d'Arcachon; un essai d'ichtyosaure, qui n'a vķcu que six semaines, et dont le squelette est conservķ au Musķum, et enfin Sulfatin, ķchantillon produit artificiellement de l'homme naturel, primordial, exempt des dķformations intellectuelles amenķes au cours d'une longue suite de gķnķrations. [Illustration: L'HOTEL DE PHILOX LORRIS.] Le docteur ayant emportķ son secret dans la tombe, personne ne sait au juste ce qu'il y a de vrai dans la mystķrieuse origine attribuķe Ó Sulfatin. En tout cas, les observateurs qui l'ont suivi depuis son enfance n'ont jamais pu dķcouvrir en lui aucune trace de ces penchants, de ces idķes prķconńues, de ces prķfķrences d'instinct que nous apportons en venant au monde, que nous tenons d'ancĻtres lointains et qui germent dans notre cerveau et se dķveloppent d'eux-mĻmes. L'esprit de Sulfatin, cerveau neuf, terrain absolument vierge, se dķveloppait rķguliĶrement et logiquement, suivant ses observations personnelles. ExtrĻmement intelligent, manifestant une vķritable fringale, pour ainsi dire, d'ķtude et de science, Sulfatin, ayant toujours vķcu dans un milieu scientifique, devint peu Ó peu un ingķnieur mķdical de premier ordre. Et, si l'esprit progressait sans cesse, le corps aussi se dķveloppait admirablement, dķfiant toute attaque des microbes innombrables et de toute nature parmi lesquels nous sommes condamnķs Ó ķvoluer. Cet organisme tout neuf, sans aucune tare ni dķfectuositķ physiologique atavique, ne donnait Ó peu prĶs aucune prise aux maladies qui nous guettent tous et trouvent, hķlas! trop souvent le terrain prķparķ. L'autre compagnon de voyage, M. Adrien La HķronniĶre, n'est pas taillķ sur le modĶle de Sulfatin, le pauvre hĶre! Regardez cet homme chķtif et maigre, long plut¶t que grand, aux yeux caves abritķs sous un lorgnon, aux joues creuses sous un front immense, au crŌne rond et lisse semblable Ó un oeuf d'autruche posķ dans une espĶce de coton rare et filandreux, tout ce qui reste de la chevelure, reliķ par quelques mĶches Ó une barbe rare et blanche. Cette tĻte bizarre tremble et oscille constamment dans le faux-col qui soutient le menton, elle se relie Ó un corps lamentable et macabre, ayant l'apparence d'un squelette habillķ dont on s'ķtonne de ne pas entendre claquer et cliqueter les os au moindre souffle. Pauvre dķbris humain, hķlas! triste _invalide civil_, carcasse ridķe, broyķe, triturķe, concassķe et dķcortiquķe pour ainsi dire, par tous les fķroces engrenages, les courroies infernales, les rouages Ó l'allure frķnķtique de cette terrible machinerie de la vie moderne. Vous donnerez par politesse Ó ce pauvre monsieur un peu moins de soixante-dix ans, pensant le rajeunir, et, en rķalitķ, ce vķnķrable a’eul n'en a que quarante-cinq! Oui, Adrien La HķronniĶre est l'image parfaite, c'est-Ó-dire poussķe jusqu'Ó une exagķration idķale, de l'homme de notre ķpoque anķmiķe, ķnervķe; c'est l'homme d'Ó prķsent, c'est le triste et fragile animal humain, que l'outrance vraiment ķlectrique de notre existence haletante et enfiķvrķe use si vite, lorsqu'il n'a pas la possibilitķ ou la volontķ de donner, de temps en temps, un repos Ó son esprit tordu par une tension excessive et continuelle, et d'aller retremper son corps et son Ōme chaque annķe dans un bain de nature rķparateur, dans un repos complet, loin de Paris, ce tortionnaire impitoyable des cervelles, loin des centres d'affaires, loin de ses usines, de ses bureaux, de ses magasins, loin de la politique et surtout loin de ces tyranniques agents sociaux, qui nous font la vie si ķnervante et si dure, de tous les Tķlķs, de tous les phonos, de tous ces engins sans pitiķ, pistons et moteurs de l'absorbante vie ķlectrique au milieu de laquelle nous vivons, courons, volons et haletons, emportķs dans un formidable et fulgurant tourbillon! [Illustration: M. Adrien La HķronniĶre.] La profonde et lamentable dķchķance physique des races trop affinķes apparaŅt nettement chez cet infortunķ bipĶde, qui n'a presque plus l'apparence humaine. Des ķchantillons semblables du Roi de la crķation se rencontrent aujourd'hui par milliers dans nos grandes villes, dans les centres d'affaires o∙ la vie moderne, avec ses terribles exigences, ravage les organismes ķnervķs dĶs la naissance et surexcitķs intellectuellement ensuite par la culture Ó outrance du cerveau, par la sķrie ininterrompue d'examens torturants, qui se poursuit, du commencement Ó la fin, de l'entrķe Ó la sortie, dans presque toutes les carriĶres, pour l'obtention des innombrables brevets et dipl¶mes indispensables. Les tentatives de rķnovation par la gymnastique, par les exercices physiques, logiquement ordonnķs et conduits, entreprises au siĶcle dernier, n'ont pas rķussi. AprĶs quelques succĶs relatifs et une certaine vogue au commencement, gymnastique et entraŅnement raisonnķ ont ķtķ abandonnķs, le temps accaparķ par les ķtudes ou dķvorķ par le travail manquant d'abord et les forces ensuite. Les gķnķrations, de plus en plus dķbilitķes par le travail cķrķbral excessif, par le surmenage intellectuel imposķ par les circonstances, surmenage auquel personne ne pouvait se soustraire, ont bient¶t cessķ la lutte; elles ont renoncķ Ó ce contrepoids si nķcessaire des exercices corporels, et se sont laissķ abattre peu Ó peu par l'anķmie et coucher l'une aprĶs l'autre sur le champ de bataille, ķpuisķes avant l'Ōge. [Illustration: On rĻve affaires.] Les mķdecins, effrayķs par cette dķgķnķrescence impossible Ó enrayer, ont, il est vrai, lorsqu'il a fallu renoncer Ó la lutte par les exercices physiques, essayķ d'un autre moyen et tentķ quelques essais de reconstitution des races trop affinķes par des croisements intelligents, unissant quelques fils de cķrķbraux usķs Ó de solides campagnardes dķcouvertes Ó grand'peine au fond de quelque village ķcartķ, ou quelques pŌles et frĻles descendantes d'ultra-civilisķs Ó de grossiers portefaix nĶgres sachant Ó peine lire et ķcrire, cueillis dans les ports du Congo ou des lacs africains. Mais, pour que ces tentatives de reconstitution eussent quelque action sur l'avenir de la race, il faudrait l'ingķrence de l'╔tat et une rķglementation obligatoire des mariages. Une reconstitution imposķe par dķcret, entreprise en grand et poursuivie avec mķthode pendant plusieurs gķnķrations donnerait certainement de bons rķsultats; par malheur, les circonstances politiques n'ont point, malgrķ l'urgence, permis jusqu'ici au gouvernement d'entrer courageusement dans cette voie et d'assumer ces nouvelles responsabilitķs. Nous ne sommes pas m¹rs pour cette idķe, nous admettons qu'un gouvernement dispose Ó son grķ de l'existence des citoyens et sĶme par le monde les cadavres des gouvernķs, nous ne concevons pas encore un gouvernement vķritablement pĶre de famille, se prķoccupant, au contraire, des hommes Ó naŅtre et songeant Ó leur assurer par de sages mesures, autant que possible, un organisme sain et robuste. VoilÓ dans ce funĶbre ķpouvantail Ó moineaux, dans le flageolant Adrien La HķronniĶre, le descendant des gaillards robustes que nous dķpeignent les vieux historiens, le fils des Gaulois endurcis Ó toutes les luttes et bravant, Ó demi nus, toutes les intempķries, le fils des Francs gigantesques, des rudes Normands, des soudards vigoureux du Moyen Ōge qui ķvoluaient sous des carapaces de fer et maniaient des armes d'un poids formidable! Le petit-fils, hķlas! ressemble moins Ó ces ancĻtres Ó la chair dure et au sang chaud, qu'Ó un grotesque macaque tremblant de sķnilitķ! [Illustration: LE SURMEN╔ DANS LA COUVEUSE.] Pauvre La HķronniĶre! Soumis depuis ses plus tendres annķes Ó la plus intensive culture, il eut, au jour de son dix-septiĶme printemps, un dipl¶me de docteur en toutes sciences et son grade d'ingķnieur. O joie! il sortait avec un des premiers numķros d'_International scientific Industrie Institut_, et, muni des meilleures armes intellectuelles, se jetait dans la mĻlķe avec la volontķ d'arriver le plus vite possible Ó la fortune. Aujourd'hui que le co¹t de la vie est montķ si fabuleusement, quand le petit rentier qui possĶde un million peut Ó peine vivoter de son revenu dans un coin retirķ de campagne, songez Ó ce que le mot ½fortune╗ peut reprķsenter de millions! Hypnotisķ par l'ķclat de ce mot magique, notre La HķronniĶre se jeta dans l'engrenage; corps, Ōme et pensķe, tout en lui fut aux affaires. Attachķ au laboratoire de Philox Lorris, il devint bient¶t, de collaborateur de ses hautes recherches, associķ Ó quelques-unes de ses grandes entreprises. Pendant des annķes, il ne connut pas le repos. A notre ķpoque, si le corps a le repos des nuits--aprĶs les longues veillķes, bien entendu,--l'esprit enfiķvrķ ne peut s'arrĻter et, machine trop bien lancķe, il continue le travail pendant le sommeil. On rĻve affaires, on dort un sommeil cahotķ dans le perpķtuel cauchemar du travail, des entreprises en cours, des besognes projetķes... ½Plus tard! Je n'ai pas le temps!... Plus tard!... Quand j'aurai fait fortune!╗ se disait La HķronniĶre lorsque des aspirations au calme lui venaient par hasard. A plus tard les distractions! Ó plus tard le mariage! La HķronniĶre se plongeait davantage dans l'ķtude et le travail pour arriver plus vite Ó son but. Mais lorsqu'il toucha enfin ce but: la fortune, la brillante fortune, qui devait lui permettre toutes les joies si longtemps repoussķes, l'opulent Adrien La HķronniĶre ķtait un quadragķnaire sķnile, sans dents, sans appķtit, sans cheveux, sans estomac, ķchinķ jusqu'Ó la doublure, usķ jusqu'Ó la corde, capable tout au plus, avec bien des prķcautions, de vķgķter encore quelques annķes au fond d'un fauteuil, dans un avachissement complet du corps, aux derniĶres lueurs d'un esprit vacillant qu'un souffle peut ķteindre. Ce fut en vain que les sommitķs de la Facultķ, appelķes Ó la rescousse, essayĶrent, par les plus vigoureux toniques, de redonner un peu de vigueur Ó ce vieillard prķmaturķ, de galvaniser cet infortunķ millionnaire; tous les systĶmes essayķs ne produisirent guĶre que des mieux passagers et ne rķussirent qu'Ó enrayer un tout petit peu l'affaiblissement. C'est alors que Sulfatin, ingķnieur mķdical des plus ķminents, esprit audacieux cherchant l'au delÓ de toutes les idķes et de tous les systĶmes connus, entreprit de _reprendre en sous-oeuvre_ l'organisme prĻt Ó s'ķcrouler et de _rebŌtir_ l'homme complĶtement Ó neuf. Par traitķ dķbattu et signķ, moyennant une sķrie de primes fortement ascendantes augmentant par chaque annķe gagnķe, il s'engagea Ó faire vivre son malade et Ó lui rendre pour le moins les apparences de la santķ moyenne au bout de la troisiĶme annķe. Le malade se remettait entiĶrement entre ses mains et s'engageait, sous peine d'un ķnorme dķdit, Ó suivre complĶtement et intķgralement le traitement instituķ. La HķronniĶre, aprĶs avoir vķcu quelque temps dans une _couveuse_ inventķe par le docteur-ingķnieur Sulfatin, assez semblable Ó celle dans laquelle on ķlĶve, pendant les premiers mois, les enfants trop prķcoces, commenńa lentement Ó renaŅtre; Sulfatin lui avait donnķ d'abord pour gouvernante une ancienne infirmiĶre en chef d'h¶pital qui le traitait comme un enfant, l'alimentait au biberon, le promenait dans une petite voiture sous les arbres du parc Philox-Lorris et rentrait le coucher lorsque le bercement du vķhicule l'avait endormi. Lorsqu'il put remuer et marcher sans trop de difficultķs, Sulfatin lui fit abandonner la petite voiture et permit quelques sorties. C'ķtait dķjÓ un joli rķsultat. [Illustration: LA GOUVERNANTE LE PROMENAIT DANS UN PETITE VOITURE.] ½Si ce diable de Sulfatin me prolonge vingt ans, je suis absolument ruinķ! gķmissait parfois La HķronniĶre. --Soyez tranquille, disait Sulfatin; dans cinq ou six ans, lorsque vous serez suffisamment rķtabli, je vous permettrai de rentrer un peu dans les affaires, lķgĶrement, Ó petites doses mesurķes, et vous rattraperez les primes que vous aurez Ó me payer... Mais, vous savez, obķissance absolue, ou je vous abandonne en touchant le dķdit, le fameux dķdit! [Illustration: NAISSANCE DE SULFATIN.] --Oui! oui! oui!╗ Et M. La HķronniĶre, effrayķ, subissait, sans se permettre la moindre observation, la direction de l'ingķnieur mķdical. M. Philox Lorris, ½le grand chef╗, lorsqu'il organisa le Voyage de fianńailles de son fils, en donnant pour compagnons aux jeunes fiancķs cet ķtrange docteur Sulfatin, flanquķ de son malade, eut une longue confķrence avec Sulfatin et lui donna de minutieuses instructions: [Illustration: DERNI╚RES ARCHITECTURES NAVALES.--LES DONJONS FLOTTANTS] ½En deux mots, mon ami, votre r¶le vis-Ó-vis de ces deux fiancķs est trĶs simple! Ce qu'il me faut, c'est qu'ils reviennent brouillķs ou, pour le moins, que cet ķtourneau de Georges perde en route ses illusions sur le compte de sa fiancķe. Vous le savez, parbleu, un amoureux est un hypnotisķ et un illusionnķ; eh bien! rķveillons-le, dķsillusionnons-le!... Quelques bonnes projections d'ombre sur l'objet brillant et l'ķtincellement cesse... Vous comprenez, n'est-ce pas? que j'ai d'autres vues pour mon fils: Mlle la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, ou la doctoresse Bardoz... Et mĻme, ce qui arrangerait complĶtement les choses, si vous ķtiez adroit, vous l'ķpouseriez, vous, cette demoiselle,--je me chargerais de la dot,--ou vous la feriez ķpouser Ó La HķronniĶre... Il commence Ó Ļtre prķsentable, La HķronniĶre! Entendu, n'est-ce pas? En mĻme temps, comme vous avez votre malade avec vous, songez aux expķriences pour notre grande affaire, que tous ces tracas pour ces jeunes gens ne doivent pas nous faire oublier. --Entendu, compris!╗ rķpondit Sulfatin. Comme on le voit, si Philox Lorris avait eu l'air d'accorder Ó son fils la fiancķe de son choix, il n'en avait pas moins conservķ une arriĶre-pensķe et il espķrait bien, en fin de compte, que, le Voyage de fianńailles terminķ de la bonne fańon par un refroidissement et une rupture, le sang des Lorris, viciķ par un ancĻtre artiste, aurait l'occasion de se revivifier par l'alliance de son fils avec une doctoresse. Pour Ļtre bien certain d'amener une brouille entre les deux fiancķs, il mettait auprĶs d'eux un homme s¹r qui trouverait le moyen de dķsillusionner le jeune Lorris, de lui faire sentir les ennuis de ce mariage frivole. [Illustration: ESSAIS DE RECONSTITUTION DES RACES ╔PUIS╔ES.] [Illustration: LA PLAGE DE KERNO╦L.] VI Le _Parc national d'Armorique_ barrķ Ó l'industrie et interdit aux innovations de la science.--Une diligence!--La vie d'autrefois dans le dķcor de jadis.--L'auberge du grand Saint-Yves, Ó Kernoļl.--O∙ se dķcouvre un nouveau Sulfatin. Les vagues de l'Ocķan battent doucement en caresse le sable ķtincelant et dorķ d'une crique ķtroite, bordķe de belles roches, escarpķes par endroits, sur lesquelles se mamelonnent des masses de verdures suspendues parfois jusqu'au-dessus des flots. Il fait beau, tout sourit aujourd'hui, le soleil brille, le murmure du flot, comme une douce et lente chanson, s'ķlĶve parmi les roches o∙ l'ķcume floconne. Au fond de la crique, prĶs de quelques barques hissķes sur la grĶve, se voient quelques vieilles maisons de pĻcheurs, couvertes d'un chaume roux, par-dessus lesquelles, au sommet de l'escarpement rocheux, trois ou quatre menhirs, fant¶mes des temps lointains, dressent dans le ciel leurs tĻtes grises et moussues. Au loin, sur le bord d'une petite riviĶre capricieuse et cascadante, un gros bourg cache Ó demi ses maisons sous les ombrages des chĻnes, des aulnes et des chŌtaigniers que perce une belle flĶche d'ķglise, ķlancķe et ajourķe. Un calme profond rĶgne sur la rķgion tout entiĶre; d'un bout de l'horizon Ó l'autre, aussi loin que l'oeil peut voir par-dessus les lignes de collines bleuŌtres o∙ surgissent aussi d'autres clochers ńÓ et lÓ, nulle trace d'usines ou d'ķtablissements industriels, gŌtant tous les coins de nature, polluant de leurs dķjections infŌmes les eaux des riviĶres, salissant tout au loin, en haut comme en bas, et jusqu'aux nuages du ciel; pas de tubes coupant le paysage d'une ligne ennuyeuse et rigide, point de ces hauts bŌtiments indiquant des secteurs d'ķlectricitķ, point d'embarcadĶres aķriens, et pas la moindre circulation d'aķronefs dans l'azur. O∙ sommes-nous donc? Avons-nous reculķ de cent cinquante ans en arriĶre, ou sommes-nous dans une partie du monde si lointaine et si oubliķe que le progrĶs n'y a pas encore pķnķtrķ? Non pas! Nous sommes en France, sur la mer de Bretagne, dans un coin dķtachķ des anciens dķpartements du Morbihan et du FinistĶre, formant, sous le nom de _Parc national d'Armorique_, un territoire soumis Ó un rķgime particulier. Bien particulier, en effet. De par une loi d'intķrĻt social, votķe il y a une cinquantaine d'annķes, le Parc national a ķtķ dans toute son ķtendue soustrait au grand mouvement scientifique et industriel qui commenńait alors Ó bouleverser si rapidement et Ó transformer radicalement la surface de la terre, les moeurs, les caractĶres et les besoins, les habitudes et la vie de la fourmiliĶre humaine. De par cette loi prķservatrice qui a si sagement, au milieu de ce bouleversement universel, dans cette course haletante vers le progrĶs, songķ Ó garder intact un coin du vieux monde o∙ les hommes puissent respirer, le Parc national d'Armorique est une terre interdite Ó toutes les innovations de la science, barrķe Ó l'industrie. Au poteau marquant sa frontiĶre, le progrĶs s'arrĻte et ne passe pas; il semble que l'horloge des temps soit dķtraquķe; Ó quelques lieues des villes o∙ rĶgne et triomphe en toute intensitķ notre civilisation scientifique, nous nous trouvons reportķs en plein Moyen Ōge, au tranquille et somnolent 19e siĶcle. Dans ce Parc national, o∙ se perpķtue l'immense calme de la vie provinciale de jadis, tous les ķnervķs, tous les surmenķs de la vie ķlectrique, tous les cķrķbraux fourbus et anķmiķs viennent se retremper, chercher le repos rķparateur, oublier les ķcrasantes prķoccupations du cabinet de travail, de l'usine ou du laboratoire, loin de tout engin ou appareil absorbant et ķnervant, sans Tķlķs, sans phonos, sans tubes, sous un ciel vide de toute circulation. Comment les fiancķs Georges Lorris et Estelle Lacombe, avec Sulfatin et son malade La HķronniĶre, sont-ils ici, au lieu d'ķtudier en ce moment, suivant les instructions de Philox Lorris, les hauts fourneaux ķlectriques du bassin de la Loire ou les volcans artificiels d'Auvergne? [Illustration: L'ING╔NIEUR M╔DICAL SULFATIN.] Georges Lorris, dĶs qu'il eut installķ Estelle dans un fauteuil d'osier, plia soigneusement les instructions de Philox Lorris, les mit dans sa poche et s'en alla dire deux mots au mķcanicien. Aussit¶t l'aķronef, qui avait pris la direction du Sud, vira lķgĶrement sur tribord et pointa droit vers l'Ouest. Sans doute Sulfatin, qui tŌtait le pouls Ó son malade, ne s'en aperńut pas, car il ne fit aucune observation. Le temps ķtait superbe, l'atmosphĶre, d'une limpiditķ parfaite, permettait Ó l'oeil de fouiller jusqu'en ses moindres dķtails l'immense panorama qui semblait avec une vertigineuse rapiditķ se dķrouler sous l'aķronef: chaŅnes de collines, plaines jaunes et vertes, capricieusement dķcoupķes par les mķandres des riviĶres, forĻts ķtalķes en larges taches d'un vert sombre, villages, villes, bourgs de plaisance, groupements de villas ķlķgantes, faubourg de quelque riche citķ devinķe dans le lointain Ó sa couronne de vķhicules aķriens, agglomķrations industrielles, noires usines aux formes ķtranges, enveloppķes d'une atmosphĶre d'ķpaisses fumķes dont la coloration suffit parfois Ó indiquer le genre d'industrie exploitķ... [Illustration: D╔PART POUR LE VOYAGE DE FIANCAILLES.] On suivit quelque temps, Ó 600 mĶtres au-dessus, le tube de Paris-Brest, on croisa plusieurs aķronefs ou omnibus de Bretagne, et Sulfatin, qui contemplait le paysage avec une lorgnette, ne dit rien; on passa au-dessus des villes de Laval, de Vitrķ, de Rennes, signalķes pourtant Ó haute voix par Georges, sans qu'il fit aucune observation. Ce fut Estelle, plongķe comme dans un rĻve charmant, qui tout Ó coup quitta le bras de Georges. ½Mon Dieu, fit-elle, je n'y songeais pas, tant j'ķtais heureuse, mais nous n'allons pas Ó Saint-╔tienne? --╔tudier les hauts fourneaux ķlectriques, forges, laminoirs, ķtablissements industriels et volcans artificiels, etc., rķpondit Georges en souriant; non, Estelle, nous n'y allons pas!... --Mais les instructions de M. Philox Lorris? --Je ne me sens pas en train en ce moment pour ce genre d'occupations... Je serais obligķ de faire une trop dure violence Ó mon esprit, qui est aujourd'hui entiĶrement fermķ aux beautķs de la science et de l'industrie... --Pourtant... --Voudriez-vous me voir devenir un second La HķronniĶre? Je dķsire pour quelque temps, pour le plus longtemps possible, ignorer toutes ces choses, Ó moins que vous ne teniez vous-mĻme Ó vous plonger dans ces douceurs; je souhaite ne plus entendre parler d'usines, de hauts fourneaux, d'ķlectricitķ, de tubes, de toutes ces merveilles modernes qui nous font la vie si bousculķe et si fiķvreuse!...╗ [Illustration: Une diligence!] L'aķronef atterrit au dernier dķbarcadĶre aķrien, Ó la limite du Parc national, sans que Sulfatin soulevŌt la moindre objection. Il ķtait six heures du soir lorsque les voyageurs touchĶrent le sol; immķdiatement, Georges Lorris emmena tout son monde vers un vķhicule bizarre, Ó caisse jaune, traŅnķ par deux vigoureux petits chevaux. ½Oh! c'est une diligence! s'ķcria Estelle; j'en ai vu dans les vieux tableaux! Il y en a encore! Nous allons voyager en diligence, quel bonheur! Jusqu'Ó Kernoļl, un pays dķlicieux, vous verrez! Vous n'Ļtes pas au bout de vos ķtonnements! Dans le Parc national de Bretagne, vous n'allez plus retrouver rien de ce que vous connaissez... Ce qui me surprend, c'est que notre ami Sulfatin ne dise rien et ne rķclame pas contre ces accrocs au programme... Son silence me stupķfie; mais ces savants sont si distraits, que Sulfatin se croit peut-Ļtre en aķrocab!╗ Deux heures de route par des chemins charmants, o∙ rien ne rappelait le dķcor de la civilisation moderne: petits villages tranquilles Ó toits de chaume, calvaires de granit Ó personnages sculptķs, groupķs au pied de la croix, auberges indiquķes par des touffes de gui, troupeaux de porcs gardķs par de vieux bergers Ó silhouettes fantastiques, apparitions vraiment surprenantes qui semblaient surgir du fond du passķ, ou se dķtacher de vieilles peintures de musķes, voilÓ tout ce que le regard apercevait, dķfilant sur le c¶tķ de la route. Estelle, penchķe au carreau de la diligence, croyait rĻver. Sur le pas des portes, dans les villages, des femmes faisaient tourner des rouets, de vrais rouets, comme on n'en voit plus que dans les vieilles images; bien mieux, sur les talus des routes, des femmes, assises dans l'herbe, filaient l'antique quenouille! [Illustration: Des femmes faisaient tourner des rouets!] ½Quand on songe, dit Sulfatin, aux grandes usines de Rouen, o∙ quarante mille balles de laine entrent tous les matins pour se faire laver, carder, teindre, tisser et en sortent, le soir, transformķes en camisoles, gilets, bas, chŌles et capuchons!╗ Sulfatin n'ķtait pas si distrait qu'on le pensait. Georges le regarda trĶs surpris. Comment! il savait o∙ l'on allait et il ne rķclamait pas! A toutes les auberges de la route, suivant l'antique usage, le postillon s'arrĻtait, ķchangeant quelques mots avec les servantes accourues sur la porte, et prenait une grande bolķe de cidre avec un petit verre d'eau-de-vie. Enfin, aprĶs bien des changements de dķcors plus charmants et plus surannķs les uns que les autres, le conducteur, du bout de son fouet, indiqua aux voyageurs une flĶche d'ķglise qui se dressait en haut d'une colline. C'ķtait la toute petite ville de Kernoļl, assise dans le cadre d'or des genĻts, au bord d'une petite riviĶre qui s'en allait trouver la mer Ó une demi-lieue. Clic, clac! avec un grand bruit de ferraille secouķe et de claquements de fouet, la diligence traversa la ville au grand galop de ses chevaux. Jolie petite ville, Ó la mode de jadis en son cadre de remparts ķbrķchķs et moussus, ombragķs de grands arbres, avec une belle ķglise grise et jaune en haut de la colline, ķtendant son ombre protectrice sur un fouillis de vieux toits, avec des rues tortueuses et des files serrķes de maisons Ó pignons ardoisķs, dont toutes les poutres sont soutenues par de bonnes figures de saints barbus, par des animaux bizarres, ou se terminent par de grosses tĻtes qui font au passant les plus comiques grimaces. [Illustration: IL Y A M╩ME DES R╔VERB╚RES.] [Illustration: DOUX REPOS SOUS LES DOLMENS (PARC NATIONAL)] O ķtonnement! il y a mĻme des rķverbĶres suspendus au-dessus des carrefours! Des rķverbĶres qu'un bonhomme descend en tirant sur la corde, et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte dans une petite lanterne. C'est vķritablement inimaginable! Toute la population est en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers sont bien vite sur les portes, les bonnes femmes se mettent aux fenĻtres. Nos voyageurs admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin des modes modernes, les naturels de ce pays s'en moquent autant que des idķes nouvelles. Ils sont restķs fidĶles aux vieux costumes de leurs ancĻtres. Les hommes ont les bragou-brass et les guĻtres, la veste brodķe et le grand chapeau. Les femmes portent les corsages bleus ou rouges Ó larges entournures de velours, les jupes droites Ó plis lourds, les belles collerettes blanches et les coiffes Ó grandes ailes. C'est superbe, et l'on ne voit plus cela qu'ici ou dans les opķras. [Illustration: L'AUBERGE DU GRAND SAINT-YVES.] La diligence s'arrĻta sur la grande place, Ó l'auberge du _Grand Saint-Yves_, flanquķe Ó droite du _Cheval-Rouge_ et Ó gauche de l'_╔cu-de-Bretagne_. Une plantureuse h¶tesse, trĶs empressķe, et des servantes Ó la figure rķjouie reńurent les voyageurs Ó la descente de la diligence. On leur donna de vastes chambres ķclairķes d'un c¶tķ sur la rue et de l'autre sur une cour pittoresque, entourķe de bŌtiments divers Ó grands pavillons et tourelles d'escalier, d'ķcuries, de remises aux vieux piliers de bois et encombrķe de vķhicules, omnibus, cabriolets et autres antiques guimbardes. Estelle avait deux chambres, une petite pour Grettly et, pour elle, une immense piĶce Ó poutres apparentes, Ó grande cheminķe et Ó meubles antiques. De na’ves lithographies du Moyen Ōge, retrańant les malheurs de GeneviĶve de Brabant, ornaient les murs tapissķs d'un papier Ó grandes fleurs. DĶs le lendemain, une existence nouvelle commenńa pour nos voyageurs. C'ķtait le jour du marchķ, qui se tenait sur la place, devant le _Grand Saint-Yves_; ils furent rķveillķs par le bruit et assistĶrent de leurs fenĻtres au dķfilķ des voitures de lķgumes, des Ōnes chargķs de paniers de pommes de terre, de choux et d'oignons, des fermiers menant des cochons roses dans de petites charrettes, des paysannes guidant avec une gaule des troupes d'oies cancanantes. Estelle et Georges, suivis de Grettly, furent bient¶t sur la place Ó tourner autour des paysans et des marchandes, des laitiĶres, des petites bourgeoises de la ville marchandant une botte de carottes ou une paire de canards. Sulfatin et son malade les rejoignirent. Toutes ces petites scĶnes de la rue semblaient extrĻmement curieuses Ó ces ultra-civilisķs; ils faisaient de longues stations devant une laitiĶre mesurant son lait, devant le rķmouleur ambulant repassant les couteaux des paysans, devant le marķchal ferrant en train de remettre un fer Ó un cheval, spectacle nouveau et plein d'intķrĻt pour ces chevaucheurs d'aķronefs. [Illustration: SPECTACLE NOUVEAU ET PLEIN D'INT╔R╩T.] AprĶs un dķjeuner qui menańait de ne plus finir, car de la cuisine aux bonnes fumķes odorantes surgissaient constamment des servantes avec des plats nouveaux, les voyageurs gagnĶrent la riviĶre et descendirent vers la mer par un sentier des plus irrķguliers menant Ó des champs de roseaux, Ó de petites criques de sable jaune sous les arbres, o∙ rķsonnait le battoir des lavandiĶres en corsages bleus, Ó c¶tķ de ponts de bois cahotants, jetķs de roche en roche, sous les vieux moulins moussus dont les grandes roues verdies, tournant lentement avec le courant, versaient comme des ruissellements d'ķtincelles. [Illustration: SOUS LES VIEUX MOULINS.] Grettly ķtait aux anges. Elle retrouvait la vraie nature sans aucune trace de ces fils ķlectriques tendus comme un immense filet aux mailles mille fois entre-croisķes sur le reste de la terre. De temps en temps, elle levait la tĻte, surprise et charmķe de ne plus voir le ciel sillonnķ de nos vķhicules aķriens Ó grande vitesse. Elle jetait des regards d'envie aux Bretonnes qui marchaient pieds nus sur la rive, et son bonheur e¹t ķtķ complet s'il lui e¹t ķtķ permis de retirer ses souliers, ainsi qu'elle faisait, pour ne pas les user, au temps de son enfance, dans la montagne. Au moins, il n'ķtait pas besoin de pantoufles isolatrices, et l'on n'avait point Ó redouter les dangereuses fantaisies de l'╔lectricitķ! Certes, M. Philox Lorris e¹t marquķ un vif mķcontentement s'il avait pu voir, dans l'aprĶs-midi de ce jour et tous les jours suivants pendant une quinzaine, sur la plage de Kernoļl, Georges Lorris ķtendu sur le sable Ó c¶tķ d'Estelle Lacombe, Ó l'ombre d'un rocher ou d'un bateau, ou couchķ dans l'herbe, plus haut, Ó marķe haute, au pied des menhirs, avec Estelle prĶs de lui, passant ces douces journķes en causeries d'une intimitķ charmante, ou lisant--horreur! au lieu des _Annales de la Chimie_ ou de la _Revue polytechnique_,--quelque volume de vers ou quelque recueil de lķgendes et traditions bretonnes! [Illustration: SULFATIN SUR LES GR╚VES DE KERNO╦L.] Enfin, sujet d'ķtonnement non moins grand, Sulfatin ķtait lÓ aussi, la pipe Ó la bouche, lanńant en l'air des nuages de fumķe, pendant que son malade Adrien La HķronniĶre ramassait des coquillages ou faisait des bouquets de fleurettes avec Grettly. La HķronniĶre n'ķtait plus tout Ó fait le lamentable surmenķ qu'on avait ķtķ obligķ de nicher pendant trois mois dans une couveuse mķcanique; il allait trĶs bien, le traitement de l'ingķnieur mķdical Sulfatin faisait merveille et surtout le rķgime suivi au Parc national. [Illustration: ON DANSE SUR LA PLACE.] Le tĻte-Ó-tĻte du Voyage de fianńailles est bien loin d'avoir produit la brouille que Philox Lorris jugeait inķvitable. Au contraire. Les deux jeunes gens passent de bien douces journķes en longues causeries, Ó se faire de mutuelles confidences, Ó se rķvķler plus complĶtement, pour ainsi dire, l'un Ó l'autre et Ó reconnaŅtre dans leurs go¹ts, leurs pensķes, leurs espoirs, une conformitķ qui permet d'augurer pour l'union projetķe un long avenir de bonheur. Dans une belle vieille ķglise remplie de na’ves statuettes religieuses, avec des petits navires en _ex-voto_ suspendus aux vo¹tes gothiques, ils ont assistķ Ó la messe et aux vĻpres au milieu d'une population revĻtue des costumes des grands jours. AprĶs les vĻpres, on danse sur la place; sur une estrade faite de planches posķes sur des tonneaux, des joueurs de biniou soufflent dans leurs instruments aux sons aigrelets. Bretons et Bretonnes, formant d'immenses rondes, tournent et sautent en chantant de vieux airs simples et na’fs. Bonheur de revivre aux temps primitifs, D'ķcouter des chants joyeux ou plaintifs... Georges et Estelle, entraŅnķs par le courant sympathique de ces bonnes vieilles moeurs, se joignirent aux rondes avec quelques ķtrangers en train de faire une cure de repos, et Sulfatin lui-mĻme parut s'y mettre de bon coeur. Son malade regardait, n'osant se risquer: Grettly le poussa dans la ronde et lui fit faire quelques tours, aprĶs lesquels il s'en alla tomber, essoufflķ, sur un banc de bois, prĶs des tonneaux de cidre, parmi les gens que la danse altķrait. [Illustration: Le dernier facteur.] Estelle est tout Ó fait heureuse. Tous les deux jours, le facteur lui apporte une lettre de sa mĶre. Le facteur! On ne connaŅt guĶre plus ce fonctionnaire maintenant, exceptķ dans le Parc national d'Armorique. Partout ailleurs, on prķfĶre tķlķphonoscoper, ou pour le moins tķlķphoner; les messages importants sont envoyķs en clichķs phonographiques arrivant par les tubes pneumatiques; il n'y a donc plus que les parfaits ignorants du fond des campagnes qui ķcrivent encore. Estelle seule connaŅt les ķmotions de l'heure du courrier, car Georges Lorris ne reńoit pas de lettres. Il a ķcrit Ó son pĶre aprĶs quelques jours passķs Ó Kernoļl, mais Philox Lorris n'a pas rķpondu. Peut-Ļtre n'a-t-il pas encore eu le temps d'ouvrir la lettre. Sulfatin reńoit aussi sa correspondance, non pas des lettres, mais de vķritables colis apportķs par la diligence, des paquets de phonogrammes qu'il se fait lire par le phonographe apportķ dans son bagage. Il rķpond de la mĻme fańon, c'est-Ó-dire qu'il parle ses rķponses et envoie ensuite les clichķs phonographiques par colis. Cette correspondance est ainsi expķdiķe rapidement et Sulfatin est ensuite maŅtre de tout son temps. A la grande surprise de Georges, l'imperturbable Sulfatin continuait Ó ne rien dire, Ó ne pas protester contre le sķjour dans ce pays arriķrķ de Kernoļl. Il oubliait complĶtement les instructions de M. Philox Lorris; un Sulfatin nouveau s'ķtait rķvķlķ, un Sulfatin gai, aimable et charmant. Il ne cherchait aucunement Ó troubler les joies paisibles de ces bonnes journķes et ne s'efforńait point de susciter, ce qui n'e¹t pas ķtķ facile d'ailleurs, des motifs de brouille, ainsi que le lui avait pourtant si expressķment recommandķ Philox Lorris. ╔trange! ķtrange! Georges, qui s'ķtait prķparķ Ó soutenir de violents combats contre le sķvĶre Sulfatin, se rķjouissait de n'avoir pas eu mĻme Ó commencer la lutte. Seul, le malade de Sulfatin, Adrien La HķronniĶre, devant qui Philox Lorris ne s'ķtait pas gĻnķ de parler quand il avait expliquķ ses intentions Ó Sulfatin, seul La HķronniĶre se creusait la tĻte pour chercher Ó deviner le motif d'une si complĶte infraction aux instructions de son grand Patron. Bien que toute opķration mentale, tout enchaŅnement d'idķes un peu compliquķ f¹t encore une dure fatigue pour lui, La HķronniĶre s'efforńait de rķflķchir lÓ-dessus, mais il n'y gagnait que de terribles migraines et des admonestations de Sulfatin. [Illustration: Le marchķ de Kernoļl.] Vers le quinziĶme jour, Sulfatin changea tout Ó coup: il parut moins gai, presque inquiet. Sous prķtexte que l'on commenńait Ó s'ennuyer Ó Kernoļl dans un paysage trop connu, il proposa de partir vers Ploudescan, Ó l'autre extrķmitķ du Parc national. Georges, pour le satisfaire, y consentit volontiers. On quitta donc Kernoļl. Empilķs dans un mauvais omnibus, secouķs sur des chemins rocailleux, entretenus avec nķgligence, les voyageurs durent faire quinze longues lieues. C'ķtait une autre Bretagne, une Bretagne plus rude et plus sķvĶre qui se rķvķlait Ó eux, avec ses landes mķlancoliques malgrķ la parure des genĻts, avec ses horizons aux lignes austĶres, ses sites rocailleux et ses falaises chauves. Ploudescan ķtait bien loin de possķder les agrķments de Kernoļl. C'ķtait un simple village aux rudes maisons de granit, couvertes en chaume, au bord de la mer sur des roches sombres, dans un paysage d'une grandiose austķritķ. Il s'y trouvait seulement une auberge passable, frķquentķe par les photo-peintres qui viennent braquer chaque ķtķ leurs appareils sur les rochers et rķcifs de la tempķtueuse baie de Ploudescan, et nous donnent ainsi, en groupant avec art les habitants de Ploudescan, leurs modĶles, dans des scĶnes ingķnieusement trouvķes, sur des fonds appropriķs, les magnifiques photo-tableaux que nous admirons aux diffķrents Salons. Georges et Estelle entreprirent, Ó Ploudescan, une sķrie de petites promenades. Sulfatin ne les accompagnait pas toujours, il ķtait de plus en plus prķoccupķ, il s'absentait maintenant assez souvent et laissait son malade aux soins de Grettly. O∙ allait-il pendant ces absences mystķrieuses? [Illustration: LA CUISINE DU GRAND SAINT-YVES.] Nous allons le dire et rķvķler, quoiqu'il nous en co¹te, les faiblesses de Sulfatin, cet homme si remarquable d'ailleurs et que nous pouvions croire d'un modĶle nouveau. Ploudescan est situķ sur la limite du Parc national; Ó trois quarts de lieue se trouve Kerloch, station de Tubes, pourvu de toutes les facilitķs que nous assure la science moderne. Tous les jours, Sulfatin s'en allait Ó Kerloch et accaparait, pour une heure ou deux, l'un des Tķlķs de la station. [Illustration: GRANDES MANOEUVRES.--CHARGE DE BICYCLISTES] Pķnķtrons avec lui dans la cabine du tķlķphonoscope qui permet n'importe o∙ et n'importe quand de retrouver les Ļtres aimķs restķs au logis, de revoir l'usine ou le bureau qu'on a laissķs au loin... Chaque jour, Sulfatin demande la communication, soit avec _Paris, 375, rue Diane-de-Poitiers, quartier de Saint-Germain-en-Laye_, soit avec _Paris, MoliĶre-Palace, loge de Mlle Sylvia_. A Saint-Germain, la correspondante de Sulfatin est ķgalement Mlle Sylvia; le 375 de la rue Diane-de-Poitiers, ķlķgant petit h¶tel tout neuf, a l'honneur d'abriter la cķlĶbre artiste Sylvia, la tragķdienne-mķdium, ķtoile de MoliĶre-Palace, qui fait courir depuis six mois tout Paris Ó l'ancien ThķŌtre-Franńais. [Illustration: LA TRAG╔DIENNE-M╔DIUM.] Bien entendu, courir est une maniĶre de parler, les thķŌtres, mĻme avec les plus grands succĶs, ķtant souvent presque vides, maintenant qu'avec le Tķlķ on peut suivre les reprķsentations de n'importe quelle scĶne sans bouger de chez soi, sans sortir de table mĻme, si l'on veut, si bien qu'on a ķtķ amenķ Ó rķduire considķrablement les salles et qu'on parle mĻme de les supprimer complĶtement, ce qui apportera une notable diminution aux frais des entreprises thķŌtrales et permettra d'abaisser encore le prix des abonnements pour le thķŌtre Ó domicile. Sylvia, la tragķdienne-mķdium, a, en six mois, amenķ quatre cent mille abonnķs tķlķphonoscopiques au MoliĶre-Palace, qui rķalise des bķnķfices fantastiques, malgrķ le faible prix de l'abonnement. Prķcķdemment, MoliĶre-Palace languissait quelque peu, malgrķ ses tentatives plus ou moins heureuses, malgrķ ses changements de genre; il avait eu beau donner de resplendissants ballets et rķunir un superbe ensemble de ballerines _di primo cartello_ et de mimes extrĻmement remarquables, il avait eu beau engager les clowns les plus extravagants, le public le dķlaissait de plus en plus, lorsque le directeur de MoliĶre-Palace vit un jour, par hasard, Mlle Sylvia, sujet extraordinairement douķ sous le rapport de la mķdiumnitķ, dans une ķvocation de Racine sur la scĶne d'un petit thķŌtre spirite. En ķcoutant Mlle Sylvia dire des vers de _PhĶdre_ avec l'organe de Racine lui-mĻme, ķvoquķ pour la circonstance, le directeur de MoliĶre-Palace entrevit le parti Ó tirer de la tragķdienne-mķdium et l'engagea aussit¶t. Avec sa tragķdienne-mķdium, devenue tout de suite ķtoile de premiĶre grandeur, MoliĶre-Palace revint au genre qui avait, plusieurs siĶcles auparavant, fait sa fortune et sa gloire, au thķŌtre classique, mais en introduisant dans les vieux drames, dans les antiques tragķdies, d'importants changements, en les corsant par des attractions nouvelles. Tous les ķvķnements qui se narraient d'un mot au cours de ces vieilles piĶces, tout ce qui ķtait rķcit, tout ce qui se passait simplement Ó la cantonade, ķtait mis en scĶne et fournissait des tableaux souvent bien plus intķressants que la piĶce elle-mĻme, qui n'ķtait plus que l'assaisonnement. Quand la piĶce ne fournissait pas suffisamment, on trouvait tout de mĻme le moyen de la bourrer d'attractions. On vit ainsi, sur la scĶne transformķe de l'antique et jadis trop solennelle maison de MoliĶre, des combats d'animaux fķroces, des siĶges, des tournois, des batailles navales, des courses de taureaux, des chasses avec du vrai gibier. [Illustration: SULFATIN ACCAPARE LA CABINE DU T╔L╔.] De plus, la tragķdienne-mķdium, ķvoquant tour Ó tour les esprits des grands artistes d'autrefois, apporta dans l'interprķtation des grands r¶les tragiques une extraordinaire variķtķ d'effets. Ce n'ķtait pas seulement Sylvia, c'ķtait la Clairon, c'ķtait Adrienne Lecouvreur, c'ķtait Mlle Georges, c'ķtait Rachel ou Sarah Bernhardt apparaissant, revenant sur le thķŌtre de leurs anciens succĶs, retrouvant leurs voix ķteintes depuis cent ou deux cents ans, pour redire encore, dans leur maniĶre personnelle, les grandes tirades qui avaient enflammķ les spectateurs de naguĶre. Rien de plus empoignant, de plus tragique mĻme, que le changement Ó vue qui se produisait lorsque la tragķdienne Sylvia, grande femme, d'apparence robuste, massive mĻme, trĶs calme et trĶs bourgeoise d'allures quand le fluide ne rayonnait pas, aprĶs avoir quelque temps assez froidement occupķ la scĶne, se trouvait soudain, avec une contraction amenķe par un simple effort de volontķ, transfigurķe comme sous la secousse d'une pile ķlectrique par l'esprit qui entrait en elle et chassait pour ainsi dire sa personnalitķ, par l'esprit de l'artiste depuis longtemps disparue qui reparaissait soudain sur les planches foulķes autrefois, thķŌtre de ses anciens succĶs, qui volait Ó l'artiste vivante son Ōme ou l'annihilait, pour se substituer Ó elle et retrouver ainsi quelques heures d'une existence nouvelle. Parfois, aux grands jours, c'ķtait l'esprit des auteurs eux-mĻmes que Sylvia ķvoquait, et l'on avait cette ķtonnante surprise d'entendre vraiment Racine, Corneille, Voltaire, Hugo, disant eux-mĻmes leurs vers et introduisant parfois dans leurs sublimes ouvrages des variantes tombķes dans l'oubli ou des changements marquķs au sceau d'un gķnie progressant encore outre-tombe. De bonne famille bourgeoise, la tragķdienne-mķdium ķtait, hors du thķŌtre, une femme trĶs simple, vivant tranquillement avec ses parents, commerńants retirķs des affaires, qui ne s'ķtaient jamais senti aucune puissance ķvocatrice ou suggestionniste. Sylvia ķtait un phķnomĶne, sa puissante mķdiumnitķ ķtait pourtant d'origine ancestrale, car elle lui venait d'un arriĶre-grand-oncle que ses ķtranges facultķs, son go¹t pour l'occultisme et les sciences de l'au-delÓ, laissķes jadis de c¶tķ ou abandonnķes aux plus insignes charlatans, avaient fait enfermer comme fou! Un soir, assis en sommeillant devant son Tķlķ, Sulfatin l'a vue dķbuter dans la do±a Sol du grand Hugo et le coup de foudre l'a frappķ, vķritable coup de foudre, car, oubliant qu'il suivait la reprķsentation de loin, par tķlķphonoscope, Sulfatin, Ó un moment, emportķ par une idķe soudaine, absolument scientifique, croyez-le bien, voulut se prķcipiter vers l'actrice et brisa la plaque du Tķlķ. Cette idķe, c'ķtait celle-ci: Que ne pourrait-il, s'il pouvait tourner au profit de la science l'ķtonnante puissance de l'actrice-mķdium, s'il pouvait, grŌce Ó elle, ķvoquer les gķnies des siĶcles lointains, les puissants cerveaux endormis dans la tombe, les faire parler, retrouver les secrets perdus, percer les mystĶres des sciences obscurcies de l'antiquitķ! Qui sait? aprĶs le repos absolu, go¹tķ pendant des centaines d'annķes au fond des tombeaux, ces gķnies rķveillķs, mis au courant des progrĶs modernes, ne trouveraient-ils pas tout Ó coup des merveilles auxquelles nos cerveaux, accoutumķs Ó certaines idķes, entraŅnķs par d'autres courants, ne pouvaient penser? En consķquence, entourant ses plans d'un profond mystĶre, il se fit prķsenter chez les parents de la tragķdienne-mķdium et demanda la main de Sylvia. Le mariage traŅnait un peu, Sylvia se montrant, en prķsence de Sulfatin, d'humeur trĶs irrķguliĶre, tant¶t aimable, tant¶t inquiĶte; un jour consentant presque au mariage projetķ, et reprenant sa parole le lendemain, sans donner de motif. [Illustration: LES PHOTO-PEINTRES.] Au moment du dķpart pour le Voyage de fianńailles, tout le temps de Sylvia ķtant pris par les rķpķtitions d'une piĶce nouvelle Ó grand spectacle, Sulfatin dut se contenter d'une correspondance par clichķs phonographiques; mais maintenant il lui fallait chaque jour une entrevue par Tķlķ avec la grande artiste. Oui, vraiment, l'absence avait dķveloppķ chez lui un dķfaut qu'il ne se connaissait pas auparavant: il devenait jaloux, violemment jaloux, au nom de la science, et, songeant qu'un autre pouvait avoir la mĻme idķe que lui et se faire agrķer en son absence, il regrettait amĶrement de n'avoir pas disposķ dans le petit h¶tel les ingķnieux et invisibles appareils photo-phonographiques qui rendent, en certains cas, la surveillance si facile. C'est ainsi que, peu Ó peu, il en vint Ó courir trois ou quatre fois par jour au Tķlķ de la station de Kerloch, Ó prendre communication avec l'h¶tel de la tragķdienne-mķdium ou avec sa loge et mĻme Ó passer lÓ-bas une partie de ses soirķes Ó suivre les reprķsentations de MoliĶre-Palace. Pendant ce temps, La HķronniĶre restait un peu abandonnķ, mais Estelle et Grettly ķtaient lÓ pour veiller sur le malade. Un soir que tout le monde, moins Sulfatin, ķtait rķuni dans la grande salle de l'auberge de Kerloch, o∙ quelques joyeux photo-peintres dķroulaient leurs thķories sur l'art, agrķmentķes de plaisanteries, La HķronniĶre, qui semblait plongķ depuis longtemps dans un laborieux et douloureux travail de rķflexion, se frappa le front tout Ó coup et gloussa dans l'oreille de Georges: ½J'y suis! je devine pourquoi le docteur Sulfatin, ayant pour instructions prķcises d'amener, par n'importe quels moyens, une brouille entre vous et votre fiancķe, laisse complĶtement de c¶tķ ses instructions... Il est dķjÓ le second de Philox Lorris; eh bien! en vous ķcartant... ou plut¶t en vous aidant Ó vous ķcarter vous-mĻme des laboratoires et des grandes affaires... pas votre go¹t, hein! les grandes affaires... il a... qu'est-ce que je disais? je ne me rappelle plus... ah! oui... il a l'espoir... il compte rester le seul successeur possible de Philox Lorris... Combinaison trĶs canaille... mais habile... Hein! avez-vous compris? VoilÓ!╗ La HķronniĶre n'en pouvait plus aprĶs cet effort du cerveau, un violent mal de tĻte le terrassait. Grettly le conduisit coucher avec une tasse de camomille. [Illustration: ½J'Y SUIS!... JE DEVINE!...╗] [Illustration: LE BOUCLIER DE FUM╔E.] VII Ordre d'appel.--Mobilisation des forces aķriennes, sous-marines et terriennes du XIIe corps.--Comment le 8e chimistes se distingua dans la dķfense de ChŌteaulin.--Explosifs et asphyxiants.--Le bouclier de fumķe. Cependant Philox Lorris, se reposant entiĶrement sur le traŅtre Sulfatin, s'ķtait replongķ dans ses travaux et n'avait pas mĻme songķ un instant aux fiancķs, pendant une dizaine de jours. Lorsque enfin, dans un intervalle de ses travaux, le souvenir lui en revint, il se rappela soudain la lettre reńue quelques jours auparavant. Il avait si peu l'habitude de ce mode arriķrķ de correspondance, que cette lettre, jetķe dans un coin, ķtait restķe oubliķe. Il eut mĻme beaucoup de peine Ó la retrouver. Quand il vit que Georges avait changķ l'itinķraire et que, tout en promettant de faire un petit tour aux volcans artificiels d'Auvergne en revenant, il avait prķfķrķ s'en aller perdre son temps dans des promenades sans but et sans utilitķ en Bretagne, M. Philox Lorris fut trĶs en colĶre et, tout de suite, il demanda des ķclaircissements Ó Sulfatin. La rķponse par phonogramme arriva bient¶t. L'hypocrite Sulfatin rejetait toute la faute sur Georges, qui s'obstinait Ó repousser ses avis et ses bons conseils. Philox patienta un peu, puis il adressa Ó Sulfatin un phonogramme dķbitant ces simples mots: ½Et cette brouille, o∙ en sommes-nous? Ūa ne va pas assez vite!╗ Sulfatin rķpondit par le clichķ d'une conversation de Georges et d'Estelle, recueillie par un petit phonographe qu'il avait adroitement dissimulķ sous le feuillage en laissant les deux jeunes gens en tĻte Ó tĻte sous la tonnelle de l'auberge. Cette conversation montrait suffisamment Ó Philox Lorris que la brouille attendue ķtait encore bien loin, si elle devait jamais venir! ½Oh! cet ancĻtre qui reparaŅt toujours! se dit Philox Lorris. Que faire? Puisque Sulfatin n'y suffit pas, il faut que je m'en mĻle et que je tŌche de les gĻner un peu!...╗ Philox Lorris, ayant beaucoup de choses Ó faire, allait trĶs vite en besogne et sans barguigner dans tout ce qu'il entreprenait, et Georges s'en aperńut bient¶t. Un matin, comme il ķtait en train de prķparer une promenade avec partie de pĻche dans les roches pour l'aprĶs-dķjeuner, il reńut, par un exprĶs venu de Kerloch, un petit paquet et un fort colis. Le petit paquet contenait deux phonogrammes, l'un portant l'estampille Philox Lorris et l'autre le cachet du ministĶre de la Guerre. Aussit¶t portķs au phonographe, voici ce que dirent les clichķs: Premier phonogramme: ½Artillerie chimique de ton corps d'armķe mobilisķe pour manoeuvres; envoie ordre appel reńu pour toi... Dķsolķ du dķrangement apportķ Ó ton dķlicieux Voyage de fianńailles.╗ DeuxiĶme phonogramme: _MINIST╚RE DE LA GUERRE_ XIIe CORPS D'ARM╔E.--R╔SERVE ESSAI DE MOBILISATION ET MANOEUVRES EXTRAORDINAIRES DE 1956. _Artillerie chimique et corps mķdical offensif, torpilleurs Ó vapeurs dķlķtĶres, pompistes et torpķdistes aķriens sont convoquķs du 12 au 19 ao¹t._ ORDRE D'APPEL _Le capitaine Georges Lorris, de la 17e batterie du 8e rķgiment d'artillerie chimique, se rendra le 12 ao¹t, Ó cinq heures du matin, Ó ChŌteaulin, au Dķp¶t chimique militaire, pour prendre le commandement de sa batterie._ ½Allons, bon! fit Georges contrariķ, un appel!... Qu'est-ce que cela veut dire? Cet appel n'ķtait que pour l'annķe prochaine!... Mais je me doute, c'est l'ingķnieur gķnķral d'artillerie chimique Philox Lorris qui l'a fait avancer pour gĻner un peu le pauvre capitaine Georges Lorris dans son Voyage de fianńailles... Allons, je parie maintenant que ce colis renferme mon uniforme... Juste! [Illustration: QUELQUES ╔CHANTILLONS DE LA FLOTTE A╔RIENNE] --Quel malheur! dit Estelle, voilÓ notre pauvre voyage fini... [Illustration: UN EXPR╚S VENU DE KERLOCH.] --Bah! fit Sulfatin, c'est Ó ChŌteaulin qu'ont lieu les manoeuvres? Eh bien! mais ChŌteaulin est prĶs d'ici, Ó deux pas du Parc national: nous assisterons aux manoeuvres... Nous cherchions des distractions, en voici, et nous aurons le plaisir de contempler le brillant capitaine Lorris en uniforme, Ó la tĻte de sa batterie... --Mais nos opķrations, Ó nous autres de l'artillerie chimique, n'ont rien de pittoresque. --Cela ne fait rien, dit Estelle, nous irons voir les manoeuvres. --S'il n'y a pas de danger, fit observer la prudente Grettly. --Si vous Ļtes lÓ, ma chĶre Estelle, je prendrai mes ennuis en patience et je tŌcherai que ma batterie se distingue dans ces combats pour rire,╗ dit Georges en riant. Il fut convenu que Georges partirait le soir mĻme, Ó dix heures, pour Kerloch, d'o∙ un train de tube devait le conduire Ó ChŌteaulin. La charmante Estelle et Grettly, accompagnķes de Sulfatin, ainsi que La HķronniĶre, trĶs fatiguķ de l'usure cķrķbrale dans l'effort qu'il avait fallu pour deviner les plans de Sulfatin, gagneraient ChŌteaulin le lendemain dans la matinķe. Les armķes d'aujourd'hui sont des organismes extraordinairement compliquķs, dont tous les rouages et ressorts doivent marcher avec une s¹retķ et une prķcision absolues. Pour que la machine fonctionne convenablement, il faut que tous les ķlķments qui la constituent, tous les accessoires divers s'emboŅtent avec la plus grande rķgularitķ, sans Ó-coup ni frottement. Il le faut bien, hķlas! et maintenant plus que jamais! Le ProgrĶs, qui, d'aprĶs les suppositions de nos bons rĻveurs des siĶcles passķs, devait, dans sa marche triomphale Ó travers les civilisations, tout amķliorer, hommes et institutions, et faire Ó jamais rķgner la Paix universelle, le ProgrĶs ayant multipliķ les contacts entre les nations, ainsi que les conflits d'intķrĻts, a multipliķ de mĻme les causes et les occasions de guerre. Les moeurs, les habitudes, les idķes d'aujourd'hui, enfin, diffĶrent des idķes d'autrefois autant que le monde politique, en sa constitution actuelle, diffĶre du monde politique de jadis.--Qu'ķtait-ce que la petite Europe du 19e siĶcle, rķgentant les continents de par la puissance que lui fournissaient ses sciences--Ó l'ķtat embryonnaire pourtant, mais dont elle seule monopolisait la possession? L'Europe seule comptait. Maintenant, la Science, s'ķtant comme un flot d'inondation rķpandue Ó peu prĶs ķgalement sur toute la surface du globe, a mis tous les peuples au mĻme niveau, ou Ó peu prĶs, aussi bien les vieilles nations mķprisķes de l'Asie que les peuples tout jeunes nķs de quelques douzaines d'ķmigrants ou d'un noyau de convicts et d'outlaws dans les solitudes lointaines des Ocķans. Maintenant, tout l'univers compte, car il possĶde les mĻmes explosifs, les mĻmes engins perfectionnķs, les mĻmes moyens pour l'attaque et la dķfense. Les idķes n'ont pas moins changķ, ¶ rĻveurs de l'universel embrassement entre les peuples, doux utopistes, innocents et na’fs historiens, qui flķtrissiez les violences d'autrefois, aussi bien les guerres de conquĻtes entreprises par quelque prince ambitieux en vue d'arrondir ses ╔tats avec quelques mķchantes bribes de provinces, que les guerres allumķes par la vanitķ des nations, sans motifs intķressķs, uniquement pour ķtablir la suprķmatie d'une race sur une autre. [Illustration: PROGRAMME DE VOYAGE DE FIANŪAILLES: L'USINE DE CAPTATION DES FORCES PLAN╔TAIRES.] O doux rĻveurs! ¶ poĶtes! il s'agit bien maintenant de ces vķtilles, querelles de princes ou querelles de peuples, petites guerres de monarques se disputant, dans le tohu-bohu du Moyen Ōge, la possession de quelque maigre duchķ, troubles intķrieurs de nationalitķs en train de se constituer, ou mĻme grandes guerres entreprises pour l'ķtablissement ou la conservation d'un certain ķquilibre entre les nations! Fadaises que tout cela! Ces luttes, ces querelles sanglantes que vous flķtrissiez si vigoureusement, c'ķtait tout de mĻme la manifestation d'un confus idķalisme rķgnant sur les cerveaux; les plus enragķs guerroyeurs ne parlant que de _droit_, toujours on croyait ou l'on prķtendait combattre pour le _droit_ ou la _libertķ_ ou mĻme la _fraternitķ_ des peuples, en ce temps-lÓ! Aujourd'hui, c'est le rĶgne du Rķalisme dominateur! Nous faisons la guerre autant et mĻme plus qu'autrefois, non point pour des idķes creuses ou des rĻveries, mais, au contraire, en vue de quelque avantage sķrieux et palpable, de quelque profit important. [Illustration: Georges Lorris en uniforme.] L'industrie d'une nation pķriclite-t-elle parce qu'une autre nation voisine ou ķloignķe possĶde les moyens fournis par la nature ou l'industrie de produire Ó meilleur compte? Une guerre va dķcider Ó qui doit rester le marchķ, par la destruction des centres industriels du vaincu ou par quelque bon traitķ imposķ Ó coups de torpilles. Notre commerce a-t-il besoin de dķbouchķs pour le trop-plein de ses produits? Bellone, avec ses puissants engins, se chargera d'en ouvrir. Les traitķs de commerce ainsi imposķs ne durent pas longtemps, soit; mais, en attendant, ils font la richesse d'une gķnķration, et, quand ceux-ci seront dķchirķs, nous trouverons bien d'autres occasions! Lors du triomphe de la Science et de la grande mise en exploitation industrielle des continents, certaines nations n'ont pu supporter les frais d'ķtablissement et se sont trop fortement obķrķes. Les nations dķbitrices se moquĶrent d'abord trĶs gentiment de leurs crķanciers ruinķs; mais les crķances existent toujours, elles sont tombķes, par rachat des titres, entre bonnes mains, entre les puissantes tenailles de nations qui savent se faire payer _manu militari_, ou, ce qui est encore plus malin, par une saisie de tous les revenus de l'╔tat en faillite, et convertir les royaumes obķrķs en bonnes fermes productives. [Illustration: D╔FIL╔ DU 8e CHIMISTES.] Ainsi va dķsormais le monde, aussi bien en cette vieille Europe, dont la division territoriale change assez souvent, que dans l'Amķrique, subdivisķe en un certain nombre de coupures plut¶t qu'en nations, o∙ les changements sont encore moins rares, ou que dans l'Asie, plus compacte, envahie par l'Ōpre et prolifique race chinoise. Ainsi donc, dans notre civilisation ultra-scientifique, toujours environnķe de pķrils latents, une nation doit, suivant le vieil adage, plus vrai encore que jadis, rester toujours sur le pied de guerre pour avoir la paix et se garder sķvĶrement, Ó terre, sur mer et dans l'atmosphĶre. Que de prķcautions, que de soins, que d'ordre pour tenir la machine militaire prĻte Ó fournir toute son ķnergie, Ó toute heure, Ó toute minute, au premier signe, sur un simple bouton pressķ dans le cabinet du ministre de la Guerre! Mais on y arrive. Tout est prķvu, combinķ, arrangķ. Notre organisation militaire d'aujourd'hui est un chef-d'oeuvre de mķcanique qui semble d¹ aux gķnies combinķs de Vaucanson, de Napolķon et d'Edison. Les habitants de ChŌteaulin s'ķveillaient Ó peine, le 12 ao¹t, lorsqu'Ó cinq heures sonnant aux cadrans ķlectriques officiels, une centaine d'officiers de rķserve de tous grades, dķbarquķs des tubes ou venus par aķronefs, se prķsentĶrent au Dķp¶t chimique, o∙ les attendait le colonel du 8e chimistes. Georges ķtait lÓ, revĻtu de l'uniforme ķlķgant et sķvĶre de son corps: vareuse marron sombre Ó brandebourgs, culotte noire et bottes, casque Ó visiĶre et mentonniĶre mobiles se baissant au moment des opķrations chimiques. Un rķservoir d'oxygĶne Ó tube mobile, un revolver Ó air comprimķ et un sabre complĶtent l'ķquipement. Le sabre est une tradition, un dernier vestige de l'ancien armement du Moyen Ōge; on ne se sert guĶre, sur les champs de bataille modernes, de ces instruments encombrants, d'un maniement compliquķ et de si peu d'effet. Par Bellone! nous avons aujourd'hui mieux que ces glaives, bons tout au plus Ó dķcouper les gigots en garnison. Nous avons beaucoup mieux, certes, avec notre joli catalogue d'explosifs variķs, qui commencent, il est vrai, Ó se dķmoder un peu. Ne possķdons-nous pas la sķrie des gaz asphyxiants ou paralysants, commodes Ó envoyer par tubes Ó petites distances ou par obus lķgers, simples bonbonnes facilement dirigķes Ó 30 ou 40 kilomĶtres de nos canons ķlectriques! Et l'_artillerie miasmatique du corps mķdical offensif_! Elle est en train de s'organiser, mais ses redoutables boŅtes Ó miasmes et ses obus Ó microbes variķs commencent Ó Ļtre apprķciķs. Ah oui! nous avons mieux que l'antique coupe-choux, mieux que tous les instruments perforants ou contondants qui, pendant tant de siĶcles, furent les principaux outils des batailles! Quelques esprits, chagrins contempteurs du progrĶs, osent les regretter et prķtendent que ces merveilles de la science, appliquķes Ó la guerre, ont tuķ la vaillance et supprimķ cette belle poussķe du coeur qui jetait les hommes en avant sur l'ennemi, dans la lutte ardente et loyale. D'aprĶs eux, feu le _courage militaire_, inutile et impuissant dķsormais, se trouve remplacķ par une rķsignation fataliste, par la passivitķ des cibles... Mais foin de ces vains regrets et vive le progrĶs! A 5 h. 15, le 8e chimistes se complķtait avec ses rķservistes amenķs par train spķcial du grand tube de Bretagne, bifurquant Ó Morlaix; ils recevaient leurs uniformes et leur ķquipement, plus sept jours de boulettes de viande concentrķe, et Ó 5 h. 48, sur un coup de sifflet, les vingt batteries du 8e chimistes, ķtincelantes sous le soleil levant, s'alignaient sur le champ de manoeuvres, devant le dķp¶t. [Illustration: LES BOMBARDES ROULANTES ARRIVANT PAR LES ROUTES DE TERRE.] A 5 h. 51, les pompistes du corps mķdical offensif, en quatre sections, arrivaient Ó leur tour et presque en mĻme temps paraissaient, Ó 200 mĶtres dans le ciel, les torpķdistes aķriens sortant de leur dķp¶t. Le gķnķral commandant parut Ó six heures prķcises, Ó la tĻte d'un brillant ķtat-major, et parcourut rapidement le front des troupes. Il rķunit les officiers supķrieurs pour leur communiquer le programme des manoeuvres et leur donner des ordres. Un ennemi, reprķsentķ par une premiĶre portion du corps d'armķe, partie la veille, ķtait supposķ avoir pris Brest, en glissant dans le port une nuķe de _Goubets_ de toutes tailles,--ces terribles et difficilement saisissables torpilleurs sous-marins inventķs vers la fin du siĶcle dernier, qui font de toute guerre maritime une succession de surprises,--et en faisant sauter toutes les dķfenses qui eussent pu s'opposer au dķbarquement de ses forces. Dans sa marche sur Rennes, il menańait ChŌteaulin par son aile droite et cherchait Ó le dķborder par son escadre aķrienne. [Illustration: LES MITRAILLEURS.] On devait donc exķcuter toutes les opķrations nķcessaires pour dķfendre ChŌteaulin, puis chercher Ó couper les escadrilles aķriennes et les torpķdistes roulants lancķs en avant par l'ennemi, couvrir certaines zones de vapeurs dķlķtĶres, reprendre, co¹te que co¹te, les positions, villes, villages ou hameaux enlevķs, et enfin rejeter l'ennemi Ó la c¶te ou dans les zones supposķes rendues inhabitables par le corps mķdical offensif. Tel ķtait le plan des opķrations de dķfense, exposķ en tous ses dķtails Ó ses officiers par le gķnķral commandant, un de nos plus brillants ingķnieurs militaires. A 6 h. 15, les opķrations commenńaient. [Illustration: Feu le Courage militaire remplacķ par la rķsignation fataliste des Cibles. Hķliog. & Imp. Lemercier. Paris] La mobilisation avait donc demandķ une heure quinze minutes, ce qui ķtait un beau rķsultat, le prķcķdent essai ayant pris une heure dix-huit minutes. [Illustration: GRANDES MANOEVRES.--SURPRISE DU PORT DE BREST PAR LES GOUBETS.] Les officiers de l'escadre aķrienne, faisant virer leurs hķlicoptĶres, regagnĶrent rapidement leurs postes; on vit aussi une nuķe d'ķclaireurs torpķdistes Ó marche accķlķrķe s'ķlancer en avant, en dķcrivant une sorte d'ķventail dans le ciel, et disparaŅtre bient¶t, perdus dans les lointaines vapeurs. DerriĶre, les grosses aķronefs, sur une seule et immense ligne dont les intervalles s'ķlargissaient de plus en plus, de fańon Ó embrasser le plus possible d'horizon, marchaient plus lentement, toutes prĻtes Ó pivoter sur un point au premier signal, dĶs que l'escadrille ennemie serait aperńue. Les forces terriennes, pendant ce temps-lÓ, s'ķtaient ķbranlķes aussi; un train spķcial du tube transporta quelques bataillons de mitrailleuses jusqu'au trentiĶme kilomĶtre, o∙ le tube ķtait censķ coupķ par des ķclaireurs ennemis. Le premier contact ķtait pris; les ķclaireurs torpķdistes aķriens ou bicyclistes terriens repoussķs, l'ennemi fut signalķ en train de se concentrer Ó 16 kilomĶtres de lÓ. Aussit¶t les bombardes roulantes ķlectriques, arrivant par les routes de terre Ó 10 h. 45, commencĶrent l'attaque en refoulant les bombardes ennemies. Toute la journķe fut employķe en manoeuvres aussi savantes d'un c¶tķ que de l'autre. L'ennemi avait eu le temps de se couvrir en semant des torpilles Ó blanc qui, dans une guerre, eussent causķ des pertes ķnormes. Il fallait donc avancer prudemment, les ķventer autant que possible et tourner les obstacles. Les mitrailleurs, divisķs en petites sections, se faufilaient en profitant de tous les mouvements de terrain, portant leurs petits rķservoirs Ó bras, les officiers et sous-officiers en avant, fouillant l'horizon avec leurs lorgnettes et calculant les distances. DĶs qu'une section arrivait Ó bonne portķe, c'est-Ó-dire Ó 4 kilomĶtres d'un ennemi visible, chaque homme vissait son tube-fusil aux embouchures mobiles du rķservoir et on ouvrait le feu. L'artillerie chimique, Ó 10 kilomĶtres en arriĶre de la ligne d'attaque, tirait sur les points que les ķclaireurs Ó hķlicoptĶres venaient leur signaler. L'artillerie tirait au jugķ, bien entendu, en se repķrant sur la carte, le but, toujours placķ Ó 12 ou 15 kilomĶtres pour le moins, restant forcķment invisible pour elle. Dans une vraie guerre, elle e¹t couvert les points indiquķs par les ķclaireurs de ses terribles explosifs ou d'obus Ó vapeurs dķlķtĶres. L'escadre aķrienne resta invisible pendant toute la journķe. Vers le soir, le corps de dķfense remporta quelques avantages marquķs, mais on s'aperńut que l'ennemi avait adroitement dissimulķ un mouvement tournant sur la droite et qu'en somme cette premiĶre journķe lui ķtait favorable. Cependant le gķnķral commandant avait laissķ une rķserve de cinq batteries du 8e chimistes avec le bataillon mķdical offensif tout entier Ó ChŌteaulin pour couvrir la ville, et nous allons voir que cette sage prķcaution ne fut pas inutile. La batterie de Georges Lorris faisait partie de cette rķserve. Le jeune homme put recevoir sa fiancķe et ses amis, et les installer dans un bon h¶tel en belle situation sur la colline dominant tout le cours de la riviĶre. Il offrit Ó dķjeuner Ó Estelle au campement des chimistes, un vrai dķjeuner militaire, o∙ les convives n'avaient pour siĶges que des caisses de torpilles et d'explosifs divers. [Illustration: D╔JEUNER SUR LE CHAMP DE BATAILLE.] Dans l'aprĶs-midi, voyant qu'il pouvait disposer d'un peu de temps aprĶs une revue du matķriel, il prit une aķronef et mena ses amis voir l'engagement; mais, comme on ne put approcher trop prĶs de peur de tomber dans les mains de l'ennemi, on ne vit pas grand'chose; Ó peine, sur l'immense terrain dķcouvert, quelques groupes d'individus minuscules filant le long des haies et, ńÓ et lÓ, quelques flocons de fumķe aussit¶t dissipķe dans l'air. Comme on ne soupńonnait nul pķril, Georges alla dŅner Ó l'h¶tel o∙ il avait logķ ses amis; il passa gaiement la soirķe avec eux, puis s'en fut rejoindre ses hommes Ó leur baraquement. Mais la nuit devait Ļtre troublķe: entre trois et quatre heures du matin, ChŌteaulin endormi fut rķveillķ en sursaut par de violentes dķtonations. C'ķtait l'ennemi qui, ayant rķussi dans son mouvement tournant, essayait de surprendre la ville; heureusement, les grand'gardes venaient de l'arrĻter Ó 8 kilomĶtres. On avait le temps de prķparer la dķfense. [Illustration: LES ╔CLAIREURS A H╔LICOPT╚RES.] Et, sous les yeux des voyageurs de l'h¶tel ķveillķs par la canonnade, sous les yeux d'Estelle, souriant Ó son fiancķ qui passe Ó la tĻte de sa batterie, devant la pauvre Grettly, qui croit que c'est _pour de vrai_, les chimistes, visiĶres baissķes, avec les tubes d'ordonnance communiquant Ó leurs rķservoirs portatifs d'oxygĶne, ķtablissent des batteries sur le monticule, Ó l'abri d'un rideau d'arbres. En vingt minutes, tous les appareils sont montķs, les tubes et tuyaux vissķs. Georges, montķ sur son hķlicoptĶre, est allķ reconnaŅtre l'ennemi et, grŌce Ó ses indications reportķes sur la carte et soigneusement vķrifiķes, les appareils sont pointķs sur diverses directions. [Illustration: UNE BATTERIE D'ARTILLERIE CHIMIQUE.] Pendant que les aķronefs de rķserve se portent en avant, les sections de torpķdistes ont semķ de torpilles les points menacķs, et les chimistes commencent Ó tirer. La situation reste bonne; l'ennemi, se heurtant Ó tous les obstacles qu'on sĶme sur son chemin, fait d'abord peu de progrĶs; mais, vers les sept heures, il rķussit, en profitant d'un pli de terrain, Ó s'avancer de quelques kilomĶtres en enveloppant certains postes aventurķs. Pour gagner du temps et laisser aux secours le temps d'arriver, Georges, qui a le commandement en sa qualitķ d'officier le plus ancien en grade, fait couvrir tout le pķrimĶtre de la dķfense de boŅtes Ó fumķe. Ces boŅtes, ķclatant Ó 100 mĶtres en l'air, rķpandent des flots de fumķe noirŌtre et nausķabonde, qu'en cas de guerre les chimistes eussent rendue absolument asphyxiante. ChŌteaulin, o∙ l'atmosphĶre reste pure, est enveloppķ d'un cercle de brouillard opaque qui le rend invisible Ó l'ennemi dķconcertķ. Les batteries chimiques de la dķfense continuent Ó tirer; puis, Ó l'abri de la fumķe, des torpķdistes se glissent jusqu'Ó l'ennemi, et enfin le bataillon mķdical, avec sa batterie particuliĶre, prend l'offensive Ó son tour. Il se porte en avant et envoie sur les points repķrķs quelques boŅtes inoffensives, simplement nausķabondes aujourd'hui et provoquant des toux dķsagrķables, lesquelles boŅtes, dans une guerre, eussent portķ sur les points de concentration de l'ennemi, sur les villages occupķs, les miasmes les plus dangereux. ChŌteaulin est sauvķ; pendant que l'ennemi tŌtonne dans le brouillard, se heurte aux torpilles ou tourne les points supposķs rendus infranchissables par les miasmes, les secours arrivent. Nous n'avons pas l'intention de suivre pas Ó pas ces manoeuvres si intķressantes; Georges Lorris, qui avait eu l'idķe du bouclier de fumķe, fut trĶs chaudement fķlicitķ le lendemain par le gķnķral, puis, comme sa batterie avait soutenu presque tout l'effort du combat pendant un jour et une nuit, et qu'un certain nombre d'hommes, n'ayant pas eu le temps de renouveler leur provision d'oxygĶne, ķtaient indisposķs par suite de la manipulation des produits, elle fut, pendant tout le reste des opķrations, mise en rķserve, ce qui permit Ó Georges de consacrer un peu plus de temps Ó sa fiancķe. L'escadre aķrienne, aprĶs avoir attaquķ et dispersķ au-dessus de Rennes les aķronefs ennemies, revenait avec des aķronefs prisonniĶres, apportant son concours aux forces terriennes. Le corps de dķfense, grŌce aux savantes combinaisons du gķnķral, reconquit vite le terrain perdu et, dĶs le troisiĶme jour des manoeuvres, la situation de l'ennemi devint assez critique. Toutes les journķes ķtaient employķes en combats ou en confķrences par le gķnķral lui-mĻme ou par quelques ingķnieurs de l'ķtat-major. Parfois, au milieu d'une bataille, lorsqu'une circonstance se prķsentait qui pouvait servir Ó l'instruction des officiers, un signal arrĻtait brusquement les deux armķes, les clouant sur leurs positions respectives, et, de chaque c¶tķ, les officiers rķunis ķcoutaient la confķrence du gķnķral, ķmettaient des opinions ou proposaient des plans. Puis, sur un signal, l'action reprenait au point o∙ on l'avait arrĻtķe. [Illustration: LE CORPS M╔DICAL OFFENSIF.] Bient¶t, l'armķe ennemie, malgrķ ses efforts, se vit rejetķe dans un canton montagneux et acculķe Ó la mer. Une partie de son escadre aķrienne avait ķtķ faite prisonniĶre, le reste tenta vainement d'enlever une partie du corps menacķ, pour le porter nuitamment sur une meilleure position; mais les aķronefs veillaient, leurs jets de lumiĶre ķlectrique fouillant le ciel firent dķcouvrir la tentative. L'heure suprĻme avait sonnķ. AprĶs un travail de toute une nuit pour le placement des batteries, Ó l'aube du sixiĶme jour les chimistes et le corps mķdical offensif couvrirent la rķgion occupķe par l'ennemi de boŅtes Ó fumķe et d'obus Ó miasmes. L'ennemi riposta aussi vigoureusement qu'il put; mais ses boŅtes, sur le pķrimĶtre trĶs ķtendu de l'attaque, ne produisaient pas grand effet; il fut bient¶t ķvident que, dans une action vķritable, l'ennemi, noyķ dans les gaz asphyxiants des chimistes et sous les vapeurs dķlķtĶres Ó effet rapide du corps mķdical offensif, e¹t ķtķ bien vite et dķfinitivement mis hors de combat. Les deux corps d'armķe, attaque et dķfense, rķunis le soir du septiĶme jour Ó ChŌteaulin, furent passķs en revue par les gķnķraux, sous les flots de lumiĶre ķlectrique, fķlicitķs pour leurs belles opķrations, et les rķservistes, immķdiatement congķdiķs, regagnĶrent leurs foyers. [Illustration: LE CORPS M╔DICAL OFFENSIF ENTRE EN SC╚NE.] Seuls restĶrent les officiers ayant Ó passer des examens pour l'obtention d'un grade supķrieur ou Ó soutenir des thĶses pour le doctorat Ķs sciences militaires. Le gķnķral se montra charmant pour Georges Lorris. ½Capitaine, lui dit-il, je serais heureux de vous proposer pour le grade de commandant, mais il vous faut le doctorat auparavant; donc, si vos occupations au laboratoire de monsieur votre pĶre vous en laissent le temps, travaillez, piochez ferme et, aux examens de printemps, vous pourrez vous prķsenter avec toutes les chances... [Illustration: GRANDES MANOEUVRES SOUS-MARINES.--MONITOR SOUS-MARIN SURPRIS PAR LES TORP╔DISTES] --Mon gķnķral, je vous remercie, mais je suis en train de prķparer autre chose. --Quoi donc? --Mon mariage, et je dois, mon gķnķral, remettre les rĻves ambitieux Ó plus tard... Permettez-moi de vous prķsenter ma future...╗ AprĶs une journķe de repos, les fiancķs se dķcidĶrent au retour, sur les instances de Sulfatin qui, dķdaigneux des beautķs de la bataille, avait passķ ses journķes au Tķlķ de l'h¶tel, Ó ChŌteaulin, Ó communiquer avec MoliĶre-Palace, en confiant son malade aux soins de Grettly. [Illustration: LE PARC NATIONAL, BARR╔ A L'INDUSTRIE.] [Illustration: Mlle ESTELLE LACOMBE AU LABORATOIRE] DEUXI╚ME PARTIE I Prķparatifs d'installation.--La fķodalitķ de l'or.--Quelques figures de l'aristocratie nouvelle.--La nouvelle architecture du fer, du pyrogranit, du carton, du verre.--Les photo-picto-mķcaniciens et les progrĶs du grand art.--Messieurs les ingķnieurs culinaires. ½╩tes-vous brouillķs? demanda Philox Lorris, lorsque son fils se prķsenta devant lui au retour du Voyage de fianńailles. --Pas le moins du monde; au contraire, je... --Ta ta ta! Vous ne vous Ļtes pas ķprouvķs sķrieusement, vous Ļtes restķs tous les deux, toi surtout, la bouche en coeur, Ó soupirer des gentillesses; ce n'est pas ainsi qu'on ķprouve celle dont on veut faire la compagne de sa vie... Ce n'est pas loyal, je trouve que tu as manquķ tout Ó fait de bonne foi... --Comment! j'ai manquķ de bonne foi? [Illustration: --Bigre! quand je serai le mari de cette dame!] --Certainement! Et ta fiancķe aussi, de son c¶tķ! Tu n'es pas autrement bŌti que tous les autres hommes, parbleu! et ta fiancķe ne diffĶre pas du reste du genre fķminin. Tu devais te montrer comme tu seras pendant le reste de ta vie--ainsi du reste que tous les hommes occupķs--rude, distrait, grincheux souvent, emportķ, violent mĻme..... Nous sommes tous comme cela dans la vie; elle est si courte, la vie; une fois mariķs, est-ce qu'on a du temps Ó perdre en maniĶres? --J'ai pourtant bien l'intention de ne pas me montrer aussi dķsagrķable que cela... [Illustration: --Attention! quand je serai la femme de ce monsieur!] --Certainement, parbleu! des bonnes intentions, ńa ne prend pas de temps, on en a tant que l'on veut... mais les rapports journaliers, la vie enfin... C'est lÓ que je t'attends! De mĻme une fiancķe, pour que le Voyage de fianńailles constitue un essai vraiment loyal de la vie conjugale, devrait tout de suite se montrer futile, lķgĶre, contrariante, souvent revĻche, portķe Ó la domination, etc., etc., enfin, telle qu'elle sera plus tard dans le mķnage. Alors, on se juge franchement, et l'on dķcide en parfaite connaissance de cause si la vie commune est possible: ½Attention! Quand je serai la femme de ce monsieur, je l'aurai toujours devant moi!--Bigre! Quand je serai le mari de cette dame, songeons-y, ce sera Ó perpķtuitķ...╗ VoilÓ les sages rķflexions que les personnes raisonnables doivent faire!╗ Georges se mit Ó rire. ½Est-ce que tu me peindrais l'ķminente doctoresse Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, avec les mĻmes couleurs? demanda-t-il Ó son pĶre. --Pas tout Ó fait! Si je les ai distinguķes, c'est qu'elles sont de vraies exceptions... Et puis elles seraient si occupķes elles-mĻmes! Enfin! concluons! Tu persistes vraiment? --Je persiste Ó voir le bonheur de ma vie dans l'union avec... --Bon! bon! pas de phrases! C'est ton ancĻtre l'artiste, le poĶte qui te travaille... Laisse-le dormir! Nous verrons; mais avant de donner mon consentement dķfinitif, je veux ķtudier ta fiancķe... Tu connais mes principes: pas de femme inoccupķe. Je propose Ó Mlle Lacombe d'entrer Ó mon grand laboratoire, section des recherches; elle travaillera sous mes yeux, Ó c¶tķ de toi... Ne crains rien, pas de surmenage, un petit travail doux! Et, entre temps, vous monterez votre maison et nous causerons mķnage quand le nid sera achevķ.╗ Georges, comptant bien abrķger le plus vite possible cette derniĶre pķriode d'ķpreuves, se dķclara satisfait de l'arrangement et porta la proposition de son pĶre Ó Estelle. Tout fut vite entendu. D'ailleurs, Philox Lorris n'eut qu'un mot Ó dire aux Phares alpins pour faire passer M. Lacombe aux bureaux de Paris de cette administration: les parents d'Estelle purent venir habiter Paris, au grand plaisir de Mme Lacombe, qui voyait ainsi se rķaliser un de ses rĻves. Georges Lorris et Estelle s'occupaient de leur installation future avec Mme Lacombe, mais sur les idķes de Philox Lorris. Celui-ci nķgocia en quelques jours l'achat pour son fils, au centre de l'ancien Paris, sur les hauteurs de Passy, d'un petit h¶tel que dķsirait cķder, pour s'installer dans un vaste domaine dans le Midi, un banquier milliardaire d'Australie qui venait de rķaliser dans les bourses du Nouveau Monde un krach fabuleusement fructueux et qui voulait, avec l'immense fortune rķcoltķe dans sa magnifique opķration, fonder, assez loin des dķsagrķables criailleries des anciens actionnaires et dans un pays plus aristocratique que la terre australienne, une puissante famille seigneuriale. Ce richissime ex-banquier, Arthur Pigott, traitant M. Philox Lorris en homme digne de le comprendre, exposa ses plans avec tranquillitķ quand il fit visiter son petit h¶tel Ó son acheteur. ½Votre vieille aristocratie territoriale est morte d'inanition, illustre monsieur, ou elle achĶve de s'ķteindre, dit-il; soufflons donc dessus et remplańons-la, car il faut la remplacer, c'est le voeu de la nature; vous savez bien qu'une aristocratie a son r¶le dans la vie sociale et qu'on n'en a pas plut¶t jetķ une Ó terre,--vos rķvolutions l'ont prouvķ--qu'une autre apparaŅt. A l'origine de toutes les grandes et hautes familles, monsieur, que voyez-vous? Un fondateur malin, plus riche et, par consķquent, plus puissant que ses voisins! Je dķdaigne de rechercher comment il a ramassķ cette fortune: il l'a, c'est le principal!... Les historiens passent assez lķgĶrement lÓ-dessus comme dķtail nķgligeable... --Des chevauchķes la lance au poing en pays ennemi, fit M. Philox Lorris, la conquĻte de quelque territoire; autrement dit, l'expulsion violente ou l'oppression des occupants, venus jadis de la mĻme fańon.. [Illustration: SUR LES HAUTEURS DE PASSY.] --Autrement dit des rapines de soudards, de brutales rapines, continua M. Pigott, hideuses violences des temps barbares! Eh bien! qu'on nie encore le progrĶs! J'ose prķtendre que, plus tard, les historiens qui regarderont Ó l'origine de la noble famille fondķe par moi en mon duchķ sur la Dordogne, o∙ j'aurai, j'espĶre, le plaisir de vous avoir Ó mes grandes chasses, distingueront autre chose! Pas de violences, pas de soudards brutaux! Ils pourront dire: _L'ancĻtre Pigott, le fondateur, fut tout autre chose qu'un vulgaire Montmorency; ce fut un doux malin, un combattant de l'intelligence qui sut prķlever sur des crķatures infķrieures la dŅme de l'intelligence_..... --Deux ou trois cent mille actions de 5,000 francs, n'est-ce pas, dans vos derniĶres affaires? --Plus quelques petites choses, pour compenser les frais trĶs sķrieux... Je reprends! Voici ce qu'ils diront, les historiens: _Il sut prķlever la dŅme de l'intelligence et vint, apportant la richesse en notre belle province, fonder une illustre maison, planter l'arbre seigneurial dont les rameaux s'ķtendent aujourd'hui si largement, abritant nos tĻtes sous leur ombre, et contribuer puissamment au relĶvement des principes d'autoritķ et des saines idķes de hiķrarchie sociale trop longtemps ķbranlķes par nos rķvolutions_..... VoilÓ! ainsi se fonde la nouvelle aristocratie!╗ Et M. Pigott avait raison. Sur les ruines bient¶t dķblayķes de l'ancien monde, une aristocratie nouvelle se fonde. Que devient l'ancienne? Les vieilles races en dķcadence semblent fondre et disparaŅtre de jour en jour avec plus de rapiditķ. Nous voyons leurs descendants appauvris, ķloignķs par la dķfiance des masses des affaires publiques, peu aptes Ó la pratique des sciences, impropres aux grandes affaires industrielles et commerciales, tirer la langue dans leurs chŌteaux dķlabrķs, qu'ils ne peuvent entretenir et rķparer, ou vķgķter dans de misķrables petites places sans ouvertures d'avenir. Leurs terres, leurs chŌteaux, et leurs noms mĻmes avec, s'en vont Ó la nouvelle aristocratie, aux seigneurs des nouvelles couches, aux Crķsus de la Bourse, enrichis par l'ķpargne des autres, aux notabilitķs de la grande industrie ou de la productive politique, et, Ó c¶tķ de ces illustres dķbris heureux d'obtenir de maigres emplois en des bureaux de ministĶre ou d'usine, o∙ le sang actif des anciens chevaucheurs croupit dans une stagnation lamentable, nous voyons tels grands industriels, gigantesques coffres-forts, planter le drapeau de Plutus sur les anciens domaines de l'ex-noblesse, reconstituer peu Ó peu les vastes fiefs d'autrefois sur des bases plus solides. [Illustration: M. ARTHUR PIGOTT.] Quelques exemples, en outre de celui fourni par le milliardaire Pigott: Le cķlĶbre marquis Marius CapourlĶs, fondateur d'une centaine d'usines, organisateur de syndicats accaparant toutes les fķculeries et distilleries d'une immense rķgion. Avec ses bķnķfices, dont il sait Ó peine le compte, Marius CapourlĶs a peu Ó peu agglomķrķ un noyau de vastes domaines comprenant l'ķtendue d'un dķpartement et rķcemment ķrigķs en marquisat. Ajoutons bien vite que, parmi les simples petits commis d'une de ses agences, Marius CapourlĶs compte un duc authentique, descendant des rois de Sicile et de Jķrusalem, et trois ou quatre pauvres diables couverts de blasons, dont les pĶres ont eu terres et chŌteaux, gardķ, casque en tĻte, des marches de frontiĶres et arrosķ de leur sang tous les champs de bataille de l'ancienne France. M. Jules Pommard est non moins cķlĶbre que le marquis Marius. Lancķ sur le terrain giboyeux de la politique, M. Jules Pommard n'est pas de ceux qui restent bredouilles. Il a eu des hauts et des bas; accusķ jadis de trafics et de malversations, mais amnistiķ par le succĶs, il s'est, aprĶs avoir purgķ quelques petites condamnations, taillķ dans sa province un vķritable petit royaume o∙ il tient tout, dirige tout, commande Ó tous et plane sur tous du haut de sa sereine majestķ d'homme arrivķ, qu'encadre noblement un grand chŌteau historique ayant fait partie du domaine royal, chŌteau dont il compte bien faire porter le nom Ó ses hķritiers. Voici une illustration plus haute encore, M. Malbousquet, autre grand industriel, roi du fer et prince de la fonte, maŅtre et possesseur de formidables ķtablissements mķtallurgiques, propriķtaire de tubes et de nombreuses lignes d'aķronefs, Ó la tĻte de trois cent mille ouvriers et du plus titanique outillage qu'il soit possible de rĻver, immense rķunion d'engins terrifiants, grinńant, tournant, virant, frappant, hurlant effroyablement en des usines monstres, colossales citķs de fer aux architectures ķtranges, o∙ les marteaux-pilons gķants s'ķlĶvent comme d'extraordinaires monuments mobiles et fķroces, parmi des ouragans de vacarmes mķtalliques et des tourbillons d'Ōcres fumķes, au-dessus de rouges fournaises attisķes par des cohues d'hommes hŌves et demi-nus, roussis, grillķs et charbonneux. Le maŅtre de ce royaume, vķritablement infernal, n'a garde de l'habiter; il domine de loin, il commande et dirige, loin de l'infernal mouvement, loin des riviĶres de fonte incandescente et des hauts fourneaux soufflant des haleines de feu; il rĶgne sur ses esclaves de chair et de fer du fond d'un somptueux cabinet reliķ par Tķlķ au cabinet de l'ingķnieur-directeur des usines, dans un castel resplendissant, grand comme Chambord et Coucy rķunis, ķlevķ Ó coups de millions dans un site charmant, avec un fleuve Ó ses pieds, filant vers la mer, et de belles forĻts, sķvĶrement gardķes, se dķroulant aux divers horizons. A perte de vue, tout ici appartient Ó M. Malbousquet, dķjÓ comte romain, devenu duc tout rķcemment, par la grŌce du milliard; dans cette terre, ķrigķe pour lui en duchķ par les Chambres, tout est Ó lui, le sol et aussi les gens, tenus et bridķs par mille liens. C'est pourtant le domaine actuel du roi du fer, le grand centre mķtallurgique qui fut, en 1922, le principal foyer de la rķvolution sociale et qui vit, lors du triomphe momentanķ des doctrines collectivistes, le plus complet bouleversement. [Illustration: EXAMENS POUR LE DOCTORAT ╚S SCIENCES MILITAIRES] Ici, pendant qu'une effroyable lutte ķclatait Ó Paris, pendant que se dķroulaient des scĶnes de sauvagerie ķpouvantables, o∙ le peuple ķnervķ et hallucinķ, dans l'impossibilitķ de rķaliser les rĻves insensķs des rķvoltķs et des utopistes, des na’fs farouches et des hŌbleurs, accumulait ruines sur ruines et se ruait Ó la folie furieuse et Ó l'effondrement universel, pendant ce dķchaŅnement de tous les dķlires, dans le grand centre mķtallurgique saisi au nom de la collectivitķ, s'appliquaient Ó peu prĶs pacifiquement les thķories socialistes. [Illustration: EMBARCAD╚RE DE L'HįTEL GEORGES LORRIS.] Les meneurs, au jour du triomphe, avaient ici trouvķ un organisme bien complet, en bon ķtat de fonctionnement, et ils avaient pensķ que tout devait continuer Ó marcher comme par le passķ et mĻme beaucoup mieux, simplement par la bonne volontķ de tous, moyennant la simple suppression des directeurs et des actionnaires, et le partage ķgal entre tous du produit intķgral du travail de tous. Le programme ķtait simple, clair, Ó la portķe des moins larges intelligences, mais l'application, au grand ķtonnement de chacun, donna lieu pourtant, dĶs la premiĶre heure, Ó de rudes frottements. L'ķgalitķ des droits dķcrķtķe--la Sainte ╔galitķ--pouvait-elle s'accommoder de l'inķgalitķ des fonctions et des travaux? On laissait les ingķnieurs Ó leurs travaux forcķment, parce que le simple manoeuvre ne pouvait songer Ó prendre leur place; mais les autres, bureaucrates, contremaŅtres, chefs ouvriers, ne devaient-ils pas rentrer dans le rang? Comment procķder Ó la distribution du travail, avec toutes ces inķgalitķs, qui semblaient apparaŅtre pour la premiĶre fois aux yeux de tous? Personne ne voulait plus du travail rude, du travail dangereux; chacun, naturellement, rķclama le travail le plus facile et le plus doux, les postes les plus tranquilles. DĶs le premier jour, les heurts violents se produisirent, les discussions ķclatĶrent et s'envenimĶrent trĶs vite. Au milieu des tiraillements, des dķsordres et mĻme des grĶves de certaines spķcialitķs, les usines marchĶrent quelque temps cahin-caha, dķvorant les stocks de minerais amassķs et les fonds saisis dans les caisses. Puis, brusquement, tout s'arrĻta, les machines poussĶrent leur dernier rŌle, les hauts fourneaux s'ķteignirent, tout tomba dans une confusion ķpouvantable. Le collectivisme mourait de son triomphe. Tant bien que mal, l'organisme qu'il avait trouvķ en fonctions avait encore marchķ quelques semaines, produisant--suivant les comptes rigoureusement tenus par les bureaux--tout Ó perte, pour diverses causes, par suite de l'immense gŌchis d'abord, du labeur mal conduit et mollement soutenu pendant les heures de travail diminuķes de moitiķ,--et laissant, au lieu de fabuleux bķnķfices Ó rķpartir, comme tous l'espķraient, un dķficit Ó combler, gouffre ķnorme, s'ķlargissant d'heure en heure. Six mois d'anarchie ķpouvantable, avec la tristesse amĶre des beaux rĻves ķcroulķs, les lugubres dķsespoirs, les colĶres impuissantes, avec la ruine, la fureur et la faim partout! Le grand centre industriel resta comme un immense tas de ferrailles inutiles, autour duquel peu Ó peu la solitude se faisait et que les affamķs abandonnaient en colonnes lamentables. Quand, aprĶs bien d'autres catastrophes, l'anarchie de Paris, s'ķteignant peu Ó peu dans le sang des sectes socialistes qui s'entre-dķvoraient, fut ķcrasķe dķfinitivement par un retour du bon sens, puissamment aidķ par la force passķe aux mains des meneurs satisfaits, gorgķs des dķpouilles de l'ancienne sociķtķ, il n'y avait plus de dķsordres Ó rķprimer dans le royaume du fer, il n'y avait plus que des ruines. ╔douard Malbousquet, jeune alors, ex-petit ingķnieur des usines, riche de quelques petits bķnķfices recueillis dans l'eau trouble de la rķvolution sociale, eut alors l'habiletķ de grouper quelques amis parmi les nouveaux capitalistes ķclos dans la tourmente et de racheter, pour un morceau de pain jetķ aux actionnaires survivants, ces tristes ruines inutiles, et de tout recommencer. Le rķsultat, le voici: tout en haut, le puissant seigneur suzerain; tout en bas, la tourbe des humbles vassaux; d'un c¶tķ, une haute personnalitķ politique, financiĶre et industrielle, comblķe de richesses, de titres et d'honneurs; et, de l'autre, la noire fourmiliĶre des travailleurs du fer, revenus au travail avec de la misĶre et de cruelles dķsillusions en plus. Notre haute civilisation scientifique, l'excĶs du machinisme, l'industrialisme ķcrasant l'homme sous l'engin ou changeant cet homme, non pas en machine mĻme, mais en simple fragment de rouage de machine, ont donc, en dķfinitive, abouti Ó ramener le monde en arriĶre et Ó crķer au-dessus des masses travailleuses une nouvelle fķodalitķ, aussi puissante, aussi orgueilleuse et aussi rude en sa domination que l'ancienne, si ce n'est plus! [Illustration: La nouvelle fķodalitķ: Monsieur le duc Malbousquet.] Serfs des enfers industriels rivķs aux plus dures besognes, petits employķs clouķs Ó leur pupitre, petits ingķnieurs, rouages un peu plus fins de la grande machine, petits commerńants, laminķs et broyķs par les gigantesques syndicats, paysans cultivant, suivant les nouvelles mķthodes scientifiques, la terre des nouveaux seigneurs, dites-nous si le sort des manants du Moyen Ōge, des siĶcles o∙ l'on avait au moins le temps de respirer, ķtait plus rude que le v¶tre? Certes, la main humaine, mĻme recouverte du gantelet de fer des hauts barons, le poing de la fķodalitķ de fer ķtait moins lourd que le marteau-pilon d'aujourd'hui, symbole ķcrasant de la nouvelle fķodalitķ de l'or!... Le petit h¶tel achetķ par M. Philox Lorris, Ó l'un de ces potentats de la finance et de l'industrie, avoisinķ par d'autres h¶tels d'un luxe babylonien, rķsidences urbaines appartenant Ó de non moins notables seigneurs, allait donc Ļtre transformķ complĶtement pour le fils du grand ingķnieur; toutes les innovations, toutes les applications de la science moderne devaient y faire rķgner un confort scientifique absolument digne du siĶcle ķclairķ o∙ nous avons le bonheur de vivre et du grand Philox Lorris lui-mĻme. [Illustration: FOR╩TS D'APPARTEMENT.] Il y avait naturellement trĶs peu de jardins, un simple cadre de verdure, sertissant les diffķrents bŌtiments,--l'espace est si mesurķ Ó Paris!--mais on s'ķtait rattrapķ sur les terrasses, les petites plates-formes et les balcons suspendus, transformķs en vķritables forĻts, en forĻts vues par le gros bout de la lorgnette, avec des arbres nains japonais suivant la mode actuelle. Il n'y a pas que Paris qui soit ķtroit et resserrķ, on se sent tellement pressķ aujourd'hui sur notre globe _archi-plein_, dans le coude Ó coude des continents bondķs, qu'il faut tŌcher de gagner un peu de place, de toutes les fańons possibles, par d'ingķnieux subterfuges. [Illustration: LE SOL DE PARIS.] Voulez-vous des forĻts ombreuses avec de vieux chĻnes aux ramures puissantes, tordant leurs racines comme un nid de serpents et lanńant au loin de grosses branches Ó l'ķpais feuillage? Voulez-vous des pins fantastiques, hķrissķs de pointes et cramponnķs Ó des blocs de rochers moussus? Voulez-vous des arbres exotiques, des fourrķs ķtranges, dominķs par des baobabs monstrueux? En voici sur votre balcon, dans de jolis bacs de fa’ence japonaise, voici sur votre vķranda la forĻt vivante en rķduction, les gķants nains, les arbres centenaires, les colosses vķgķtaux, maintenus, par l'art inou’ du jardinier de Yeddo, Ó des proportions de plantes d'appartement. C'est la forĻt minuscule, mais c'est la forĻt tout de mĻme, avec ses fourrķs touffus, ses dessous tapissķs de bruyĶres naines, avec ses profondeurs mystķrieuses, qui vous donnent le vertige et le frisson des solitudes, avec ses rochers, ses ravins mĻme, au-dessus desquels se dressent de vieux troncs dķpouillķs, tordus et dķchiquetķs par les siĶcles, ravagķs par les ouragans; ce sont de vastes paysages factices, absolument illusionnants, devant lesquels, en y mettant un atome de bonne volontķ, on peut chercher la poķsie du rĻve, tout comme si l'on errait dans les quelques coins de nature sauvage qui nous restent, ķparpillķs ńÓ et lÓ par le monde et sur le point de disparaŅtre Ó jamais. Ne cherchez pas d'autres feuillķes Ó Paris, en dehors de ces futaies factices et des maigres jardinets entretenus Ó grand'peine autour des maisons riches. Le sol de Paris n'en peut guĶre produire, puisqu'il n'existe plus, puisque la vraie terre y a disparu ou Ó peu prĶs, remplacķe par un lacis embrouillķ de tunnels, de canalisations diverses, de tubes mķtropolitains rķunissant les quartiers, de tubes d'expansion au dehors, d'ķgouts, de caniveaux, de conduits pour les innombrables fils des divers Tķlķs et des services ķlectriques divers, force, lumiĶre, thķŌtre, musique, etc., entre-croisķs Ó travers un massif de bķton et de pierrailles, o∙ les racines des pauvres diables d'arbres que leur malheur a exilķs dans ce conglomķrat rocailleux, saturķ de fluides divers, ne peuvent, mĻme en s'allongeant et s'ķchevelant outre mesure, puiser qu'une bien maigre nourriture. Mais si la villa parisienne de Georges Lorris ne pouvait guĶre montrer d'autres verdures que les arbres comprimķs et rabougris de ces forĻts d'appartement, elle possķdait une annexe un peu plus loin, dans les montagnes du Limousin, Ó trente-cinq minutes de tube et deux heures d'aķronef Ó peine, une maison de campagne, petite, mais commode, agrķablement placķe dans un fort beau paysage, Ó mi-c¶te d'une colline rocheuse, avec des arbres de proportions naturelles et des coins de vķritables bois sous ses fenĻtres. Par une heureuse idķe de l'architecte, la partie supķrieure de la maison, sorte de tourelle carrķe dominant le corps de bŌtiment principal, ķtait mobile et pouvait monter, faisant cage d'ascenseur, jusqu'Ó la crĻte de la colline voisine et stationner ainsi, pendant les belles journķes, Ó 80 mĶtres au-dessus de la maison. De lÓ, le pays se dķcouvrait plus vaste, pittoresque et tourmentķ, coupķ de ravins, sillonnķ de riviĶres, et montrait au loin, sur des roches isolķes ou sur les diffķrentes croupes de collines, cinq ou six ruines de vieux chŌteaux et seulement, l'industrie ķtant encore peu dķveloppķe dans la rķgion, une vingtaine de groupes d'usines fumeuses Ó l'horizon. Pour revenir Ó l'h¶tel parisien abandonnķ par le banquier milliardaire comme trop simple et ne convenant plus Ó sa haute situation, il n'en ķtait pas moins un somptueux petit bijou d'architecture moderne en dķlicieuse situation. On jouissait d'une vue admirable et trĶs ķtendue des loggias du grand salon du sixiĶme ķtage au-dessus du sol, c'est-Ó-dire du _premier_, comme on a l'habitude de dire, maintenant que l'entrķe principale d'une maison est sur les toits, Ó l'embarcadĶre aķrien. De cette loggia, ainsi que des miradors vitrķs suspendus aux fańades, on apercevait tout Paris, l'immense agglomķration quasi-internationale de 11 millions d'habitants qui fait battre sur les rives de la Seine le coeur de l'Europe et presque le coeur du monde, en raison des nombreuses colonies asiatiques, africaines ou amķricaines fixķes dans nos murs; on planait au-dessus des plus anciens quartiers, ceux de la vieille LutĶce, bouleversķs par les embellissements et les transformations, par delÓ lesquels d'autres quartiers plus beaux, les quartiers modernes, si ķtonnamment dķveloppķs dķjÓ, projetaient au loin d'immenses boulevards en construction. LÓ-bas, derriĶre les hauts fourneaux, les grandes cheminķes et les coupoles de rķservoirs ķlectriques du grand musķe industriel des Tuileries, se dressent, au centre du berceau de LutĶce, flottant entre les deux bras de la Seine,--de la vieille LutĶce agrandie et transformķe, allongķe, grossie, gonflķe et hypertrophiķe--les tours de Notre-Dame, la vieille cathķdrale, surmontķes d'un transparent ķdifice en fer, simple carcasse aķrienne de style ogival comme l'ķglise, portant, Ó 80 mĶtres au-dessus de la plate-forme des tours, une seconde plate-forme avec bureau central d'aķronefs omnibus, commissariat, restaurant et salle de concert de musique religieuse. La tour Saint-Jacques se montre non loin de lÓ, surmontķe, elle aussi, Ó 50 mĶtres, d'un immense cadran ķlectrique et d'une seconde plate-forme autour de laquelle voltigent, Ó diffķrentes hauteurs, les aķrocabs d'une station. Des ķdifices aķriens pointent trĶs nombreux au-dessus des cent mille embarcadĶres des maisons, au-dessus des toits o∙ s'ķtalent, de cime en cime, de gigantesques rķclames pour mille produits divers. On distingue d'abord les embarcadĶres des grandes lignes d'aķronefs omnibus, les wharfs d'aķronefs transatlantiques,--ces constructions de toutes les formes et de tous les styles, monumentales, mais trĶs lķgĶres, portķes sur de transparentes armatures de fer,--le grand embarcadĶre central des Tubes, plus massif, projetant dans toutes les directions des tubes, portķs parfois sur de longues arcatures de fer ou traversant en tunnels les collines chargķes de maisons,--puis bien d'autres ķdifices divers, plus ou moins turriformes: phares de quartier, commissariats et postes aķriens pour la surveillance de l'atmosphĶre, si difficile pendant la nuit, malgrķ les flots de lumiĶre ķlectrique rķpandus par les phares, embarcadĶres de grands ķtablissements ou de magasins. [Illustration: PETITE MAISON DE CAMPAGNE, AVEC ASCENSEUR ET PAVILLON MOBILE.] [Illustration: UN QUARTIER EMBROUILL╔] Quelques quartiers apparaissent voilķs par un treillis serrķ et embrouillķ de fils ķlectriques qui semblent les envelopper d'une gigantesque toile d'araignķe. Trop de fils! Ces rķseaux courant en tous sens sont, Ó certains endroits, un obstacle Ó la circulation aķrienne; bien des accidents ont ķtķ causķs par eux aux heures nocturnes, malgrķ l'ķclat des phares et des lampadaires de toits, et l'on a vu maintes fois des passagers d'aķrocabs foudroyķs au passage, ou blessķs et presque dķcapitķs par la rencontre d'un fil inaperńu. [Illustration: LA BONNE A TOUT FAIRE.] Tout prĶs de l'h¶tel Lorris se montre le plus ancien de ces lķgers ķdifices escaladant les nuķes construit jadis par un ingķnieur qui pressentait la grande circulation aķrienne de notre temps, l'antique et bien vķnķrable tour Eiffel, ķlevķe au siĶcle dernier, un peu rouillķe et dķversķe. Cette vieille tour a reńu rķcemment, au cours d'une complĶte restauration bien nķcessaire, de considķrables adjonctions; ses deux ķtages infķrieurs sont enserrķs dans de magnifiques et dķcoratives plates-formes d'une contenance de plusieurs hectares, organisķes en jardins d'hiver, supportķes par deux ceintures d'arcs de fer d'un grand style. Comme pendant, de l'autre c¶tķ du fleuve, montent et se perdent, dans l'atmosphĶre des coupoles, les terrasses et les pointes de Nuage-Palace, le grand h¶tel international aux architectures ķtranges, construit au sommet de l'ancien Arc de Triomphe, par une sociķtķ financiĶre qui a, par toutes ces splendeurs, ruinķ deux sķries d'actionnaires, mais qui, sur l'Arc de Triomphe Ó elle vendu par l'╔tat en un moment de gĻne aprĶs notre douziĶme rķvolution, a superposķ de vķritables merveilles. Plus loin, au-dessus du bois de Boulogne, dķcoupķ en petits squares, s'ķlĶve Carton-Ville, un quartier ainsi baptisķ Ó cause de ses ķlķgantes et vastes maisons de rapport entiĶrement construites en pŌte de papier agglomķrķ, rendue plus solide que l'acier et plus rķsistante que la pierre aux intempķries des saisons, avec des ķpaisseurs bien moindres, ce qui ķconomise la place. L'avenir est lÓ; dans la construction moderne, on n'emploie plus beaucoup les lourds matķriaux d'autrefois: la pierre est Ó peu prĶs dķdaignķe, le Pyrogranit en tient lieu dans les constructions monumentales, disposķ en cubes fondus d'une bien autre rķsistance que la pierre et appliquķ de mille fańons Ó la dķcoration des fańades. On n'a plus recours au fer que dans certains cas, lorsqu'on a besoin de supports solides, colonnes ou colonnettes, et partout maintenant le carton-pŌte est employķ concurremment avec les plaques de verre, murailles transparentes, qui laissent les piĶces d'apparat des maisons se pķnķtrer de lumiĶre. Les grands magasins, certains ķtablissements, comme les banques, sont maintenant construits entiĶrement en plaques de verre; l'industrie est mĻme parvenue Ó fondre d'une seule piĶce des cubes de 10 mĶtres de c¶tķ, Ó cloisons intķrieures pour bureaux, et des belvķdĶres ķgalement d'une seule piĶce. De son petit h¶tel si merveilleusement situķ, M. Philox Lorris veut faire un modĶle d'arrangement intķrieur; le chef de son bureau d'ingķnieurs-constructeurs est Ó l'oeuvre. Georges Lorris donne ses idķes et ses plans, qui sont un peu les idķes et les plans d'Estelle et, par consķquent, ceux de Mme Lacombe; mais son pĶre les met imperturbablement de c¶tķ ou les modifie si complĶtement que Georges ne les reconnaŅt plus. N'importe, ce sera bien. L'embarcadĶre, Ó 12 mĶtres au-dessus du toit, est tout en verre, supportķ par une gracieuse et artistique arcature de fer. Une coupole, surmontķe d'un phare ķlectrique, abrite quatre ascenseurs desservant les appartements particuliers de Monsieur et de Madame, les appartements de rķception et l'aile des laboratoires et cabinets de travail. Sur l'un des c¶tķs de la plate-forme de l'embarcadĶre dķbouche le grand ascenseur de service, prĶs de la remise des aķronefs, haute tour rectangulaire sur un angle de la maison, ayant place pour dix vķhicules superposķs, avec les ouvertures de ses dix ķtages sur un des c¶tķs. Les salons de rķception sont tout Ó fait somptueux; le prķcķdent propriķtaire en avait fait une galerie de photo-peinture. M. Philox Lorris a remplacķ les tableaux partis par quatre grands panneaux dķcoratifs: _l'Eau_, _l'Air_, _le Feu_, _l'╔lectricitķ_, panneaux animķs, vivants pour ainsi dire, et non froides peintures. Dans chacune de ces grandes dķcorations, par un procķdķ tout nouveau, autour de la statue allķgorique de l'ķlķment reprķsentķ, cet ķlķment lui-mĻme joue son r¶le. Sur le panneau consacrķ Ó l'╔lķment humide, l'eau ruisselle et cascade vķritablement sur un fond de rochers et de coquillages, animķ par des ķchantillons des plus remarquables habitants de l'onde, des poissons vrais ou faux, vrais pour les races de petite taille et, dans le lointain, reprķsentations minuscules, Ó mouvements automatiques bien rķglķs, des plus formidables espĶces. Le panneau consacrķ au Feu est le pendant naturel de l'Eau. Le feu est allķgoriquement reprķsentķ par une figure Ó buste de femme sur un corps de salamandre Ó longue queue contournķe; autour de cette figure des flammes vķritables, mais sans chaleur, dessinent d'ķtincelantes volutes et, dans le fond, un volcan en ķruption laisse couler des riviĶres de lave flamboyante dont on peut Ó volontķ varier les couleurs. On devine quel magnifique thĶme les deux autres ķlķments, l'Air et l'╔lectricitķ, ont pu fournir Ó l'artiste dķcorateur; dans le panneau de l'Air, au milieu de magnifiques effets de nuage, produits, avec l'inķpuisable variķtķ de la nature elle-mĻme, par un procķdķ particulier, passent les habitants de l'atmosphĶre, de charmantes rķductions d'aķronefs aux contours attķnuķs par les vapeurs, absolument comme dans la nature. Tout ce panneau est admirablement rķglķ: les aspects changent Ó volontķ, on a de ravissants levers et couchers de soleil, et mĻme de superbes effets de vķritables nuits constellķes d'ķtoiles, rķduction de notre ciel nocturne aux chemins azurķs, poudrķs de sable d'or, comme disent les poĶtes. Quant Ó l'╔lectricitķ, l'artiste mķcanicien a tirķ un bon effet dķcoratif des si curieux appareils producteurs et transmetteurs, et M. Philox Lorris a mis la grande plaque de Tķlķ comme motif central au-dessus de la figure allķgorique. Nous voyons donc ici vraiment l'art de l'avenir. AprĶs la peinture d'autrefois, les timides essais artistiques des Raphaļl, Titien, Rubens, David, Delacroix, Carolus Duran et autres primitifs, nous avons eu la photo-peinture, qui reprķsentait dķjÓ un immense progrĶs; les photo-peintres d'aujourd'hui seront dķpassķs par les photo-picto-mķcaniciens de demain. Ainsi l'art va toujours progressant. [Illustration: UN PEU D'HYGI╚NE.] Est-il besoin de dire que le laboratoire-cabinet de travail de Monsieur et celui de Madame, amķnagķs par les soins de M. Philox Lorris, qui n'a pas craint de sacrifier une bonne demi-heure Ó en tracer de sa main le plan dķtaillķ, sont pourvus de tous les instruments et appareils perfectionnķs indispensables pour les hautes ķtudes? Mme Lacombe, qui suivait les travaux d'installation avec un intķrĻt que l'on comprend, pendant que sa fille ķtait occupķe au grand laboratoire Philox Lorris, ne mķnageait ni son admiration lorsqu'elle la croyait lķgitimement mķritķe, ni ses critiques quand il y avait lieu. Mais il ne lui ķtait pas trĶs facile de faire part de ses observations au pĶre de son futur gendre. M. Philox Lorris, horriblement avare de son temps, avait chargķ un simple phonographe de recevoir ses observations, auxquelles ce mĻme phonographe rķpondait seulement le lendemain... quand il daignait rķpondre. ½Ma premiĶre opinion sur cet original de Philox Lorris ķtait la bonne! se disait Mme Lacombe, en se gardant bien cependant de penser tout haut; ce Philox Lorris est un ours! Enfin, ce n'est pas lui que nous ķpousons. Sa pauvre femme est une martyre; heureusement, Georges est doux et charmant, ma fille sera heureuse!╗ Une chose inquiķtait Mme Lacombe: elle ne voyait pas de cuisine dans cette maison si bien montķe; elle se hasarda un jour Ó en tķmoigner son ķtonnement au phono du savant. La rķponse vint le lendemain. [Illustration: ½... CE N'EST JAMAIS QUE DE LA CONFECTION!╗] ½Une cuisine! s'ķcria le phono, y pensez-vous, chĶre madame? C'est bon pour les rķtrogrades et tardigrades rķfractaires au progrĶs! D'ici vingt ans, il n'y aura plus de maisons Ó cuisines que dans les malheureux hameaux perdus au fond des campagnes! L'ķconomie sociale bien entendue proscrit les petites cuisines particuliĶres o∙ l'ķlaboration des petits plats est forcķment et de toutes fańons plus dispendieuse que l'ķlaboration en grand des mĻmes plats dans une cuisine centrale. Il n'y aura pas plus de cuisine chez mon fils que chez moi. Nous sommes abonnķs Ó la Grande Compagnie d'alimentation et les repas nous arrivent tout prķparķs par une sķrie de tubes et tuyaux spķciaux. On n'a donc Ó s'occuper de rien. ╔conomie de temps, ce qui est prķcieux, et, de plus, trĶs notable ķconomie d'argent! --Merci! fit Mme Lacombe, vous me traiterez de tardigrade si vous voulez, mais je prķfĶre notre petite cuisine de mķnage, o∙ je puis combiner des petites douceurs agrķables quand il me plaŅt! Votre cuisine de la Grande Compagnie d'alimentation, tenez, ce n'est jamais que de la confection! --Je vous assure, dit le phono, qui semblait avoir prķvu des objections, que la cuisine est succulente et que les menus sont trĶs variķs. Ce ne sont pas de vulgaires marmitons, madame, ou d'ignorants cordons bleus qui prķparent nos repas, ce sont des cuisiniers instruits, dipl¶mķs, des ingķnieurs culinaires ayant poussķ trĶs loin leurs ķtudes! Ils sont sous la direction d'un comitķ d'hygiķnistes des plus distinguķs, qui savent ordonner nos repas selon les lois d'une bonne hygiĶne et nous fournir une alimentation rationnelle... Au lieu de plats combinķs par des chefs sans responsabilitķ mķdicale, au hasard de l'inspiration, Ó tort et Ó travers, la Compagnie fournit la nourriture qui convient Ó la saison, aux circonstances, rafraŅchissante ou tonifiante, abondante en viandes fortes ou en lķgumes quand elle le juge bon pour la santķ gķnķrale... Et l'on a constatķ, parmi les abonnķs, une forte amķlioration des gouttes, gastralgies, dyspepsies, etc.╗ Le phono s'arrĻta, semblant attendre des objections que Mme Lacombe, qui se dķfiait, se garda bien de formuler. AprĶs un instant, le phono continua avec une nuance d'ironie dans la voix: ½Dans tous les cas, il est honteux pour des gens de notre ķpoque de se montrer trop prķoccupķs des satisfactions de l'estomac! Cet insignifiant organe ne doit pas primer et opprimer le cerveau, l'organe roi, madame! D'ailleurs, ces questions sont sans importance; vous savez bien que, de nos jours, on n'a plus d'appķtit!╗ Mme Lacombe soupira: ½Bon! il est avare, je m'en doutais!╗ Ce fut aussi M. Philox Lorris qui se chargea d'engager le personnel nķcessaire. Mme Lacombe fut terriblement surprise quand elle sut que ce personnel devait se composer seulement d'un concierge, d'un mķcanicien brevetķ et d'un aide-mķcanicien. Pas plus de femme de chambre ou de valet de chambre que de cuisiniĶre. ½Heureusement ma fille aura Grettly!╗ pensa-t-elle. M. Philox Lorris avait chargķ son phono de recevoir les candidatures des gens. Ce fut un vķritable dķfilķ pendant quelques jours. L'appareil enregistrait les dķclarations, photographiait les candidats. M. Philox Lorris, de cette fańon, put fixer ses choix sans bavardages oiseux et sans perte de temps. Il eut Ó ķcarter de nombreux candidats ne pouvant justifier d'ķtudes complĶtes et bons Ó servir seulement dans la petite bourgeoisie, moins exigeante sur les titres; il lui fallut mĻme repousser aussi des polytechniciens dont certaines circonstances avaient entravķ la carriĶre: ½Quels sont vos titres? demandait le phonographe aux candidats; parlez et veuillez remettre vos brevets.╗ Le concierge engagķ avait, ainsi que sa femme, outre les meilleures rķfķrences, les brevets des baccalaurķats Ķs sciences; quant aux mķcaniciens, ils sortaient dans les bons numķros de l'╔cole centrale. On pouvait leur remettre en toute confiance la direction des forces ķlectriques de la maison. C'est ainsi que fut organisķe la maison destinķe aux deux jeunes gens. Malgrķ les hauts cris de Mme Lacombe, Philox Lorris tint bon et fit accepter son programme sans y apporter aucune modification. Il sut fournir la maison de tous les perfectionnements que la mķcanique a de nos jours apportķs dans la vie habituelle, perfectionnements qui permettent de se passer des bonnes, des domestiques et du nombreux personnel que nos a’eux devaient entretenir autour d'eux. [Illustration: R╔CEPTION DES SOLLICITEURS.] [Illustration: ½... NOS FLEUVES CHARRIENT LES PLUS DANGEREUX BACILLES.╗] II Les grandes affaires en train.--Conflit Costa-Rica-Danubien.--L'Ķre des explosifs va Ļtre close.--La guerre humanitaire.--Triste ķtat de la santķ publique.--Trop de microbes.--Le grand mķdicament national. M. Philox Lorris ne voulait pas de femmes inoccupķes. C'est un principe d'ailleurs gķnķralement adoptķ. Devant la femme ķgale de l'homme, ayant reńu la mĻme instruction, ķlectrice, ķligible, ayant les mĻmes droits politiques et sociaux que l'homme depuis plus de trente ans, toutes les carriĶres jadis fermķes se sont ouvertes. C'est un progrĶs immense, bien que certaines femmes Ó l'esprit rķactionnaire, et justement Mme Philox Lorris est du nombre, prķtendent y avoir perdu. Mais, hķlas! toutes les carriĶres libķrales, si encombrķes dķjÓ lorsque les hommes seuls pouvaient s'y lancer, le sont bien davantage maintenant que les femmes peuvent Ļtre notairesses, avocates, doctoresses, ingķnieures, etc. GrŌce aux vigoureuses campagnes menķes par les cheffesses du parti fķminin, nous avons maintenant des mairesses et mĻme quelques sous-prķfĶtes, et l'on vient de voir dans le dernier cabinet une ministresse! On le voit, une des carriĶres les plus belles et les plus productives en bķnķfices, celle qui nourrit le mieux son homme, comme on disait autrefois, nourrit aussi la femme--l'industrie politique, petite et grande, c¶tķ opposition ou c¶tķ gouvernement, compte dķjÓ de nombreuses notabilitķs fķminines. [Illustration: LA VIEILLE LUT╚CE ET LA NOUVELLE] La femme travaille donc Ó c¶tķ de l'homme, comme l'homme, autant que l'homme, au bureau, au magasin, Ó l'usine, Ó la Bourse!... Par ce temps d'industrialisme et d'ķlectrisme, quand la vie est devenue si dķplorablement co¹teuse, tous, hommes et femmes, s'occupent fiķvreusement d'affaires. La femme qui ne trouve pas l'emploi de ses facultķs dans l'industrie de son mari doit se crķer Ó c¶tķ une autre industrie: elle ouvre un magasin, fonde un journal ou une banque, se dķmĶne et se surmĶne comme lui Ó travers la grande bataille des intķrĻts, au milieu des concurrences surexcitķes. [Illustration: Ce sont des savants vieillis dans les laboratoires.] Que deviennent le mķnage intķrieur et les enfants dans ce tourbillon? Les soucis du mķnage sont allķgķs considķrablement par les compagnies d'alimentation qui nourrissent les familles par abonnement; pour le reste, on a des femmes Ó gages, d'une ķducation moins soignķe ou d'ambition moindre, qui s'en chargent. Quant aux enfants, qui sont un embarras considķrable pour des gens si occupķs, les ķcoles, puis les collĶges les reńoivent dĶs l'Ōge le plus tendre et l'on n'a que le souci des trimestres Ó payer, ce qui est dķjÓ bien suffisant. Mme Philox Lorris faisait exception Ó la rĶgle, elle ķtait restķe complĶtement ķtrangĶre aux entreprises de son mari, n'avait jamais paru Ó ses laboratoires ni Ó ses bureaux et ne s'ķtait lancķe dans aucune entreprise particuliĶre. Elle avait mĻme dķdaignķ jusqu'Ó la politique, o∙ pourtant la situation de son mari e¹t pu lui servir de marchepied initial. Elle ne sortait pas beaucoup; le bruit courait qu'elle s'occupait de sciences philosophiques et qu'au fond de son cabinet elle mķditait les problĶmes mķtaphysiques, attelķe Ó un grand ouvrage de haute philosophie. On aimait Ó se reprķsenter ainsi la femme du plus illustre reprķsentant de la science moderne, enfoncķe dans ses recherches, au milieu des livres, lancķe dans les chemins de l'inconnu, dans la forĻt des hypothĶses, Ó travers le lacis embroussaillķ des erreurs, Ó la recherche des hautes vķritķs morales, comme son mari Ó la poursuite des grandes lois physiques. Philox Lorris avait assignķ une place Ó Estelle Lacombe au grand laboratoire, dans la section des recherches, la plus importante; les ingķnieurs de cette section des recherches forment, pour ainsi dire, l'ķtat-major du savant et travaillent sous ses yeux, avec lui; ce sont pour la plupart des gloires de la science, des savants vieillis dans les laboratoires, dĶs longtemps cķlĶbres et pŌlissant encore avec joie parmi les livres et les instruments, ou des jeunes gens dont Philox Lorris a devinķ le gķnie naissant et que le maŅtre illustre lance, pleins d'ardeur, sur les pistes inexplorķes, sur toutes les voies pouvant conduire Ó la dķcouverte des secrets de la nature. Que faisait la pauvre Estelle, avec son mķdiocre bagage de science, au milieu de ces sommitķs scientifiques? C'est que les questions Ó l'ordre du jour dans le laboratoire, les sujets Ó l'ķtude sont bien autrement ardus, compliquķs et difficiles que les questions et les sujets qui l'ont le plus tracassķe au temps o∙ elle piochait ses examens pour le brevet d'ingķnieure! Au cours des discussions qu'elle entendait, lorsqu'elle essayait de monter jusqu'Ó la comprķhension, mĻme superficielle, des problĶmes soulevķs, il lui semblait que sa tĻte allait ķclater. Estelle avait d'abord ķtķ adjointe Ó quelques dames attachķes Ó la section des recherches, savantes non moins ķminentes, dans leurs diverses spķcialitķs, que leurs confrĶres barbus. L'une de ces dames, sortie jadis de l'╔cole polytechnique, section fķminine, avec le n║ 1, avait d'abord paru s'intķresser Ó la jeune fille, Ó qui elle supposait, en raison de son entrķe au grand Labo, des facultķs transcendantes. Mais le fond de la science d'Estelle lui ķtait bien vite apparu et alors elle avait, avec une moue de mķpris, tournķ le dos Ó cette reprķsentante de l'antique et douloureuse futilitķ fķminine. [Illustration: Elle avait, avec une moue de mķpris, tournķ le dos Ó Estelle.] Estelle devint donc le secrķtaire de l'ingķnieur-secrķtaire-gķnķral de Philox Lorris, de Sulfatin, bras droit de l'illustre savant, et cela lui plut davantage, d'abord parce que Sulfatin, qui lui montrait une certaine condescendance, ne l'intimidait plus, et surtout parce que cela la rapprochait de Georges Lorris. Alors elle passa ses journķes dans le grand hall du secrķtariat, prĻte Ó prendre des notes, Ó transmettre Ó l'occasion quelques ordres, ou Ó recevoir dans les phonos les recommandations de Philox Lorris destinķes Ó Ļtre communiquķes, comme des _ordres du jour_, Ó ses innombrables chefs de service. Philox Lorris jouait toujours du phonographe: de cette fańon, c'ķtait toujours et partout, mĻme dans les plus lointaines usines, la voix du grand chef qui se faisait entendre et entretenait l'ardeur de ses collaborateurs. C'est en cette qualitķ de secrķtaire adjointe qu'elle assista maintes fois aux discussions de Sulfatin et de Philox Lorris, aux confķrences avec de trĶs hautes personnalitķs, confķrences et discussions relatives Ó trois grandes, Ó trois immenses affaires, trĶs diffķrentes l'une de l'autre, qui occupaient alors presque exclusivement les mķditations de Philox Lorris. Pour Ļtre initiķ aux prķoccupations du savant, il nous suffit d'assister indiscrĶtement Ó quelques-unes de ses confķrences. Voici aujourd'hui, dans le grand hall du secrķtariat, discutant avec Philox, des messieurs aux figures basanķes, aux chevelures crķpues, aux barbes d'un noir luisant, des militaires revĻtus d'uniformes ķtrangers. Ce sont des diplomates de Costa-Rica, avec une commission de gķnķraux, qui traitent une affaire de fourniture d'engins et produits. ╔coutons Philox Lorris, en train de rķsumer la question avec la concision d'un homme qui tient Ó ne jamais gaspiller le quart d'une minute. ½En deux mots, messieurs, dit Philox Lorris en coupant la parole Ó un diplomate loquace, la rķpublique de Costa-Rica, pour sa guerre avec la Danubie... [Illustration: Engins inķdits.] Pardonnez! pardonnez! fait le diplomate, pas de guerre! La rķpublique de Costa-Rica, pour assurer le maintien de la paix avec la Danubie... Les nķgociations sont pendantes, nous n'en sommes pas encore aux ultimatums!... pour assurer le maintien de la paix... --Dķsire acquķrir une ample provision de nos explosifs inķdits, continue Philox... --C'est bien cela. --Ainsi que les engins de notre crķation, destinķs Ó porter, en cas de besoin, ces explosifs aux endroits les plus favorables pour endommager le plus sķrieusement possible l'ennemi... --Prķcisķment. --Vous avez assistķ aux essais de nos produits nouveaux, vous avez entrevu--de loin--les engins dont nous gardons le secret, et vous dķsirez acquķrir engins et produits. Vous avez transmis Ó votre gouvernement nos conditions; ces conditions ne varieront pas. Certains de la supķrioritķ de nos produits sur tout ce qui s'est fait jusqu'Ó ce jour, nous n'abaisserons pas nos prķtentions: c'est Ó prendre ou Ó laisser! --Cependant... --Rien du tout... Dites oui, dites non, mais concluons... --Une simple observation... La rķpublique de Costa-Rica fera tous les sacrifices... pour l'amour de la paix... Mais, en consentant Ó ces lourds sacrifices, elle dķsirerait avoir, pour conduire les armķes chargķes d'expķrimenter vos nouveaux engins, l'homme qui les a conńus... vous-mĻme, illustre savant! --Moi! s'exclama Philox Lorris; croyez-vous que j'aie le temps? Et puis, je suis ici ingķnieur gķnķral de l'artillerie, je ne puis prendre du service Ó l'ķtranger... [Illustration: ½NOUS D╔SIRONS ACQU╔RIR, POUR ASSURER LE MAINTIEN DE LA PAIX, QUELQUES ENGINS ET EXPLOSIFS...╗] --Oh! service provisoire! L'autorisation serait facile Ó obtenir, en payant mĻme un fort dķdit Ó votre gouvernement! Vous voyez Ó quel prix nous mettons votre prķcieux concours! --Messieurs, c'est inutile, d'autres affaires me rķclament... --Donnez-nous au moins l'un de vos collaborateurs, M. Sulfatin, par exemple... --J'ai besoin de Sulfatin; je pourrais vous donner quelques-uns de mes ingķnieurs, mais pour un temps seulement... Mais je me rķserve le droit d'exploiter mes engins et produits comme il me conviendra et de livrer Ó toutes puissances, mĻme Ó la Danubie, ce qu'elles me demanderont... [Illustration: LES ENVOY╔S DE LA R╔PUBLIQUE DE COSTA-RICA.] --A la Danubie! les mĻmes produits qu'Ó nous! --C'est ķgalement pour le maintien de la paix... --Oh! mais, rien de fait! --Soit, je ne vous cache pas que la Danubie a, ces jours derniers, acceptķ toutes mes conditions et pris livraison de ces engins que vous refusez d'acquķrir... Elle sera seule pourvue! --Elle a pris livraison!... Nous acceptons alors... --C'est ce que vous avez de mieux Ó faire; il ne reste qu'Ó rķgler le mode de paiement et les s¹retķs. --Voulez-vous des hypothĶques sur palais gouvernementaux? --Non, je prķfĶre recevoir de rķguliĶres dķlķgations sur produits des douanes et octrois...╗ Si l'affaire de fourniture des engins perfectionnķs et produits chimiques nouveaux aux deux belligķrants actuels et dans l'avenir Ó tous belligķrants quelconques pendant un certain temps ķtait d'une colossale importance, la seconde affaire, d'un caractĶre absolument diffķrent, n'avait pas de moins gigantesques proportions. Inclinons-nous devant la souveraine puissance de la science! Si, impassible comme le destin, elle fournit Ó l'homme les plus formidables moyens de destruction; si elle met entre ses mains, avec la libertķ d'en abuser, les forces mĻmes de la nature, elle donne aussi libķralement les moyens de combattre la destruction naturelle; elle fournit aussi abondamment des armes puissantes pour le grand combat de la vie contre la mort! Cette fois, Philox Lorris n'a plus affaire Ó des soldats, Ó des gķnķraux ayant hŌte d'expķrimenter sur les champs de bataille ses nouvelles combinaisons chimiques; il s'agit d'une affaire de mķdicaments nouveaux, et pourtant ce ne sont pas des mķdecins qui discutent avec lui dans le grand laboratoire, mais des hommes politiques. [Illustration: Un ķnorme cerveau sous un crŌne semblable Ó un d¶me.] Il est vrai que, parmi ces hommes politiques, il y a Son Excellence le ministre de l'HygiĶne publique, un avocat cķlĶbre, un des maŅtres de la tribune franńaise, ayant dķjÓ fait partie, depuis vingt ans, de cent quarante-neuf combinaisons ministķrielles, avec les portefeuilles les plus divers, depuis celui de la Guerre, celui de l'Industrie ou celui des Cultes jusqu'au ministĶre des Communications aķriennes; en somme, un homme d'une compķtence universelle. ½Hķlas! messieurs, dit Philox Lorris, la science moderne est quelque peu responsable du mauvais ķtat de la santķ gķnķrale; l'existence hŌtive, enflammķe, horriblement occupķe et ķnervķe, la vie ķlectrique, nous devons le reconnaŅtre, a surmenķ la race et produit une sorte d'affaissement universel. --Surexcitation cķrķbrale! dit le ministre. --Plus de muscles, fit Sulfatin avec mķpris. Le cerveau seul travaillant absorbe l'afflux vital aux dķpens du reste de l'organisme, qui s'atrophie et se dķtķriore; l'homme futur, si nous n'y mettons ordre, ne sera plus qu'un ķnorme cerveau sous un crŌne semblable Ó un d¶me montķ sur les pattes les plus grĻles! --Donc, reprit Philox, surmenage; consķquence: affaiblissement! De lÓ, dķfense de plus en plus difficile contre les maladies qui nous assiĶgent. Premier point: la place est affaiblie.--DeuxiĶme point: les ennemis qui l'assiĶgent se montrent de plus en plus nombreux et de plus en plus dangereux! --Les maladies nouvelles! fit le ministre. --Vous l'avez dit! Lorsqu'on a cherchķ Ó susciter Ó des microbes dangereux des microbes ennemis chargķs de les dķtruire, ces microbes dķveloppķs sont devenus Ó leur tour des ennemis pour la pauvre race humaine et ont donnķ naissance Ó des maladies inconnues, dķroutant pour un instant les hommes de science qui ont le plus ķtudiķ la toxicologie microbienne... --Et, permettez-moi de vous le dire, messieurs, fit le ministre, les mķfaits de la chimie sont pour beaucoup dans notre triste ķtat de santķ Ó tous... --Comment! les _mķfaits?_... --Disons, pour ne pas offenser la science, les _inconvķnients_ de la chimie trop sue, trop pratiquķe, c'est-Ó-dire la chimie appliquķe Ó tout, Ó la fabrication scientifique en grand des denrķes alimentaires, liquides ou solides, de tout ce qui se mange et se boit, Ó l'imitation de tous les produits naturels et sincĶres, ou Ó leur sophistication... Hķlas! tout est faux, tout est feint, tout est fabriquķ, imitķ, sophistiquķ, adultķrķ, et nous sommes, en un mot, tous empoisonnķs par tous les Borgias de notre industrie trop savante! --Hķlas! dit un dķputķ, qui ķtait un ex-bon vivant, actuellement ravagķ par une incurable maladie d'estomac. --Sans compter mille autres causes, comme le nervosisme gķnķral produit par l'ķlectricitķ ambiante, par le fluide qui circule partout autour de nous et qui nous pķnĶtre--les maladies industrielles frappant les hommes employķs Ó telle ou telle industrie dangereuse et se rķpandant aussi autour des usines, puis l'effrayante agglomķration des grouillantes fourmiliĶres humaines de plus en plus serrķes sur notre pauvre univers trop ķtroit... [Illustration: LES CONTINENTS BOND╔S COMME LES RADEAUX DE LA M╔DUSE] --Les continents, l'Amķrique, l'Europe, l'Afrique bondķes, l'Asie dķbordant de Chinois, dit un des hommes politiques, sont comme d'immenses radeaux flottant sur les eaux et chargķs Ó sombrer de passagers affamķs, prĻts Ó s'entre-dķvorer entre eux!... [Illustration: LA NOUVELLE BELLONE.] --Malgrķ l'application en grand Ó l'agriculture de la chimie modificatrice du vieil humus usķ et l'excitation ķlectrique des champs assurant la germination et la pousse rapides. --Ah! si nous n'avions pas, pour y dķverser notre trop-plein dans un avenir trĶs prochain, ce sixiĶme continent en construction, sous la direction d'un homme au gķnie crķateur, le grand ingķnieur Philippe Ponto, lÓ-bas, dans l'immense et jusqu'ici tout Ó fait inutile ocķan Pacifique! Quelle oeuvre, messieurs, quelle oeuvre! [Illustration: ½MES ESP╔RANCES!╗] --Revenons Ó notre affaire, reprit Philox Lorris, voyant que la conversation menańait de s'ķgarer; les trop grandes agglomķrations humaines et l'ķnorme dķveloppement de l'industrie ont amenķ un assez triste ķtat de choses. Notre atmosphĶre est souillķe et polluķe, il faut s'ķlever dans nos aķronefs Ó une trĶs grande hauteur pour trouver un air Ó peu prĶs pur,--vous savez que nous avons encore, Ó 600 mĶtres au-dessus du sol, 49,656 microbes et bacilles quelconques par mĶtre cube d'air.--Nos fleuves charrient de vķritables purķes des plus dangereux bacilles; dans nos riviĶres pullulent les ferments pathogĶnes; les ķtablissements de pisciculture ont beau repeupler rķguliĶrement tous les cinq ou six ans fleuves et riviĶres, les poissons n'y vivent plus! Le poisson d'eau douce ne se rencontre plus que dans les ruisselets et les mares au fond des campagnes lointaines. Ce n'est pas tout, hķlas! Il y a encore une autre cause Ó notre triste dķpķrissement; elle tient aux moeurs modernes et aux universelles et impķrieuses nķcessitķs pķcuniaires, tourment de notre civilisation horriblement co¹teuse. Cette cause, c'est le mariage par sķlection Ó l'envers. Comme philosophes, nous nous ķlevons contre ce funeste travers et, comme pĶres, nous nous laissons aller Ó pratiquer aussi pour nos fils cette sķlection Ó l'envers. Que recherche-t-on gķnķralement quand l'heure est venue de se marier et de fonder une famille? Quelles fiancķes font prime? Les orphelines, c'est-Ó-dire les jeunes personnes dont les parents n'ont pu dķpasser la faible moyenne de la vie humaine, ou, Ó dķfaut d'orphelines, celles dont les parents sont au moins souffreteux et caducs, ce qui permet de compter sur la rķalisation rapide des fameuses _espķrances_, miroir aux alouettes des fiancķs, supplķment de dot gķnķralement apprķciķ! Fatal calcul! Le manque de vitalitķ, la faiblesse d'endurance, se transmettent dans les descendants et cette sķlection Ó l'envers amĶne un dķpķrissement de plus en plus rapide de la race... Que peuvent tous les congrĶs de mķdecins, de physiologistes et d'hygiķnistes contre ces causes multiples? Vous avez beau, monsieur le ministre de l'HygiĶne publique, faire passer Ó certains jours des iodures et des toniques par les tubes des compagnies d'alimentation, ce qui ne peut se faire seulement que dans les villes assez importantes pour que ces compagnies aient pu s'ķtablir, la santķ gķnķrale, dans les grands comme dans les petits centres, reste mauvaise... [Illustration: SURVEILLANCE A╔RIENNE DES FRONTI╚RES.] --Sans compter, ajouta Sulfatin, en ce qui nous concerne, cette dangereuse ķpidķmie de migranite, qui, malgrķ les efforts du corps mķdical, a dķsolķ nos rķgions... et qui dure encore, attaquant mĻme les animaux! --L'affaire de la migranite sera tirķe au clair par la commission de mķdecins chargķe de l'ķtudier dans ses effets et de remonter Ó ses causes, dit un des hommes politiques; dĶs Ó prķsent, il est permis de soupńonner qu'elle est due Ó la malveillance d'une nation ķtrangĶre qui, par des moyens que nous sommes sur le point de dķcouvrir, par des courants ķlectriques chargķs de miasmes soigneusement prķparķs, nous a envoyķ cette maladie inconnue, fabriquķe de toutes piĶces pour ainsi dire, maladie d'abord bķnigne et seulement gĻnante, mais devenue rapidement, en certains cas, suivant les terrains o∙ elle ķclatait, maligne et dķsastreuse! Mais ceci doit rester entre nous, messieurs, c'est de la politique, c'est l'affaire du gouvernement de prendre, un jour, telles mesures de reprķsailles qu'il jugera convenables. --Dķplorable! s'exclama un des messieurs, situation inquiķtante! Il n'y a plus de sķcuritķ pour les nations avec ces continuels progrĶs de la science! Le ministĶre de la Guerre accable le budget, il rķclame sans cesse des crķdits supplķmentaires pour crķation de nouveaux engins pour croisiĶres aķriennes de surveillance... S'il nous faut maintenant nous dķfendre contre des invasions de miasmes, au risque de paraŅtre blasphķmer, je me permettrai de dķplorer ces incessants et dķsolants progrĶs de la science... --Ne blasphķmez pas! la science poursuit toujours sa marche en avant, s'ķcria Philox Lorris; au point de vue militaire, nous sommes en train de clore l'Ķre barbare des explosifs et des produits chimiques aux effets de plus en plus effroyables... Le dernier mot du progrĶs de ce c¶tķ vient d'Ļtre dit, et c'est, messieurs, la maison Philox Lorris qui l'a prononcķ. On ne pourra trouver mieux que les engins et produits que nous mettons actuellement en circulation... La collision entre la rķpublique de Costa-Rica d'Amķrique et la Danubie vous le dķmontrera. Je suis heureux de cette occasion de les expķrimenter... Vous allez voir, messieurs, une belle guerre! Mes explosifs sont rķellement supķrieurs Ó tout comme effet et comme facilitķ d'emploi. Tenez, je me fais fort, avec une simple pilule de mon produit, de faire sauter trĶs proprement une ville Ó 20 kilomĶtres d'ici... Facilitķ, simplicitķ, propretķ! Pfuit! c'est fait! L'explosif idķal vraiment!... C'est, je vous le rķpĶte, le dernier mot du progrĶs! HŌtons-nous de le prononcer et cherchons autre chose... --Il nous va donc falloir encore une fois rķformer notre matķriel et notre approvisionnement? Vous m'ķpouvantez! Et notre budget dķjÓ si terriblement lourd! --Monsieur le ministre des Finances, c'est le progrĶs! Mais tranquillisez-vous. Je me fais fort de vous trouver mieux, beaucoup mieux que tout cela, avant deux ans! --Comment! Mais alors il nous faudra encore recommencer dans deux ans? [Illustration: ½PLUS D'EXPLOSIFS, DES MIASMES!╗] --Sans doute!... Mais attendez et ne maudissez pas la science! Je vous disais que l'Ķre des explosifs touchait Ó sa fin... Nous avons eu l'Ķre du fer, le temps des chevaliers enfermķs dans leurs carapaces, chargeant, la lance en avant, ou tapant comme des sourds, Ó coups de masses d'armes, de pommes de lourdes ķpķes; ensuite, l'Ķre de la poudre, le temps des canons lanńant d'abord assez maladroitement boulets et obus; puis l'Ķre des explosifs divers, des produits chimiques meurtriers et des engins perfectionnķs, portant la destruction Ó des distances de plus en plus longues; ce temps-lÓ touche Ó sa fin, la guerre chimique est usķe Ó son tour! Faut-il vous rķvķler le sujet de mes recherches actuelles, l'affaire Ó laquelle je vais exclusivement me consacrer dĶs que nous aurons rķglķ celle qui fait l'objet de notre rķunion? Le temps me semble venu de faire la guerre mķdicale! Plus d'explosifs, des miasmes! Nous avons dķjÓ commencķ, vous le savez, puisque nous comptons dans nos armķes un corps mķdical offensif, pourvu d'une petite artillerie Ó miasmes dķlķtĶres; mais ce n'est qu'un essai, un timide essai!... Notre corps mķdical offensif n'a encore servi Ó rien de bien sķrieux... Et pourtant, l'avenir est lÓ, messieurs! De tous c¶tķs, les savants cherchent; l'affaire de la _migranite_, cette indisposition Ó laquelle personne n'a pu ķchapper, en est une preuve: la migranite nous a ķtķ envoyķe par une nation ķtrangĶre... Avant peu, on ne se battra pas autrement qu'Ó coups de miasmes! Je vais poursuivre mes recherches dans le plus grand secret, et, avant deux ans, je transforme dķfinitivement l'art de la guerre! Plus d'armķes, ou du moins n'en aura-t-on que juste ce qu'il faut pour recueillir les fruits de l'action du corps mķdical offensif! Supposons-nous en ķtat de guerre avec une nation quelconque: je couvre cette nation de miasmes choisis, je rķpands telle ou telle combinaison de maladie qu'il me plaŅt, et l'armķe auxiliaire du corps mķdical n'a qu'Ó se prķsenter et Ó imposer Ó cette nation couchķe sur le flanc, tout entiĶre malade, les conditions de la paix... C'est simple, c'est facile et c'est humanitaire! Messieurs, j'en suis certain d'avance, ce n'est pas comme chimiste, c'est comme philanthrope que l'avenir m'apprķciera... [Illustration: UNE GOUTTE D'EAU VUE AU MICROSCOPE: 590,000 MICROBES ET BACILLES!] --Mais cette diffusion des miasmes de l'autre c¶tķ de la frontiĶre n'est pas sans danger pour nous... [Illustration: LA NYMPHE DE LA SEINE.] --Pardon, gķnķral! J'ai eu prķalablement le soin de couvrir notre frontiĶre d'un rideau de gaz isolateur, impķnķtrable Ó ces miasmes, autant pour empĻcher le retour de nos miasmes que pour arrĻter ceux de l'ennemi... Je ne me dissimule pas les difficultķs, mais c'est une affaire de temps: avant deux ans, j'aurai trouvķ les procķdķs et parķ Ó toutes les difficultķs, l'affaire sera m¹re et nous entrerons dans la pķriode de la rķalisation... Vous voyez que la science transforme encore une fois la guerre et que, d'effroyablement barbare dans ses effets, elle la rend tout Ó coup douce et humanitaire. Lorsque les corps mķdicaux offensifs seuls seront aux prises, vous ne verrez plus ces effroyables hķcatombes d'Ļtres jeunes et valides dont l'Ķre de la poudre et l'Ķre des explosifs nous donnaient l'horrible spectacle Ó chaque collision de peuples. Quel est l'objectif d'un gķnķral au jour d'une bataille? C'est de mettre le plus possible d'ennemis hors d'ķtat de nuire Ó ses troupes ou de s'opposer Ó sa marche en avant, n'est-ce pas? Il fallait, jusqu'Ó prķsent, se livrer pour cela Ó de fķroces tueries, par le canon, les explosifs, les produits chimiques, les gaz asphyxiants, etc... Eh bien! lorsque je serai maŅtre de tous mes procķdķs, toutes les armķes que l'ennemi lancera sur nous, je me chargerai de les coucher sur le sol, intoxiquķes, malades autant que je le voudrai et, pour quelque temps, incapables de lever le doigt! La science, Ó force de perfectionner la guerre, la rend humanitaire, je maintiens le mot! Au lieu d'hommes, dans la fleur de leur vigueur et de leur santķ, couchķs par centaines de mille dans un sanglant ķcrabouillement, la guerre, par les corps mķdicaux offensifs, ne laissera sur le carreau que les valķtudinaires, les affaiblis, les organismes grevķs de mauvaises hypothĶques, qui n'auront pu supporter l'effet des miasmes! Ainsi la guerre, ķliminant les Ļtres faibles et maladifs, tournera finalement au profit de la race... Une nation vaincue sur le champ de bataille se trouvera, en compensation, purifiķe, j'ose le dire! Ai-je raison de qualifier de bienfaisante et d'humanitaire cette future forme de la guerre? N'ai-je pas, en dķfinitive, le droit de me proclamer un vķritable bienfaiteur de l'humanitķ, puisque avec la guerre purement mķdicale que j'inaugure je terrasse Ó jamais l'antique barbarie? Maintenant, donnez-moi deux ans encore ou dix-huit mois, le temps de porter au point de perfection les engins spķciaux que je rĻve, de surmonter les derniĶres difficultķs et de rķunir des approvisionnements de gaz toxiques suffisamment ķtudiķs, prķparķs et dosķs... et revenons pour l'instant Ó notre affaire... --Du grand M╔DICAMENT NATIONAL! acheva Sulfatin. --_National!_ appuya Philox Lorris, c'est un mķdicament _national_ que je veux lancer et pour lequel je sollicite l'appui du gouvernement! Mon grand mķdicament microbicide, dķpuratif, rķgķnķrateur, rķunit toutes les qualitķs, concentrķes et portķes Ó leur maximum, des mille produits divers plus ou moins bienfaisants, exploitķs par la pharmacie; il est destinķ Ó les remplacer tous... L'╔tat, qui veille surtout et sur tous, qui s'occupe du citoyen souvent plus que celui-ci ne voudrait, qui le prend dĶs l'instant de sa naissance pour l'inscrire sur ses registres, qui l'instruit, qui dirige une grande partie de ses actions et l'ennuie trĶs souvent, il faut l'avouer, qui s'occupe mĻme de ses vices, puisqu'il lui fournit son alcool et son tabac, l'╔tat a pour devoir de s'occuper de sa santķ... Pourquoi n'aurait-il pas le monopole des mķdicaments, comme il avait jadis celui des allumettes, quand il y avait des allumettes, et comme il a encore celui du tabac? Oui, c'est un monopole nouveau que je vous propose de crķer, pour exploiter avec moi mon grand mķdicament national... [Illustration: D╔CH╔ANCE PHYSIQUE DES RACES TROP AFFIN╔ES] --Mais Ļtes-vous absolument certain de l'efficacitķ de votre mķdicament national?... --Si j'en suis certain!... Attendez! Sulfatin, qu'on fasse venir votre malade La HķronniĶre. C'est sur lui que nous avons expķrimentķ... Vous avez tous connu Adrien La HķronniĶre, notre trĶs ķminent concitoyen, arrivķ au dernier degrķ de l'anķmie physique et morale, tellement archi-usķ qu'aucun mķdecin ne voulait l'entreprendre, malgrķ l'ķnormitķ des primes proposķes, en raison de l'indemnitķ payable en cas de non-rķussite... Mon collaborateur Sulfatin l'a entrepris, et vous allez voir ce qu'il a fait en dix-huit mois de ce valķtudinaire Ó bout de souffle... M. La HķronniĶre est en bon ķtat de rķparation; avant peu, il sera comme neuf!... --TrĶs bien, mais c'est que nous avons Ó compter avec l'opposition dans les Chambres, dit un des hommes politiques, et la crķation d'un nouveau monopole soulĶvera peut-Ļtre de fortes objections... --Allons donc! Avec un exposķ des motifs bien fait: ķtat morbide de la nation bien dķmontrķ, l'ennemi signalķ; l'anķmie et la dķchķance physique qu'elle entraŅne, la terrible anķmie s'abattant sur un organisme dķjÓ envahi par cent variķtķs de microbes divers... Puis chant de victoire, le remĶde est trouvķ, c'est le grand mķdicament national de l'illustre savant et philanthrope Philox Lorris! Le grand mķdicament national foudroie tous les bacilles, vibrions et bactķries, il terrasse la terrible anķmie, il relĶve le tempķrament national, rķtablit les fonctions de tous les organismes fĻlķs, combat victorieusement l'atrophie musculaire, la sķnilitķ prķmaturķe, etc.. Et le monopole est votķ Ó quatre cents voix de majoritķ. Et nous avons, en mĻme temps que le profit matķriel, la gloire et la joie de rendre rķellement force et santķ Ó l'homme moderne, si horriblement surmenķ!!!╗ [Illustration: COMMENT ON SE REPR╔SENTE Mme LORRIS EN SON CABINET DE TRAVAIL.] III Estelle Lacombe assiste Ó une dispute conjugale.--Bienfaits de la science appliquķe aux scĶnes de mķnage.--Autres beautķs du phonographe.--La petite surprise de Sulfatin. Estelle, qui passait toutes ses journķes dans la maison Philox Lorris, ne voyait pas souvent Mme Lorris, occupķe sans doute Ó son fameux livre de haute philosophie. Elle ķtait au courant de la situation du mķnage et savait qu'il y avait toujours eu, presque depuis leur mariage, divergence d'idķes entre Mme Lorris et le savant Ó l'esprit impķrieux et systķmatique. On voyait rarement ensemble M. et Mme Lorris, mĻme Ó la salle Ó manger, l'illustre inventeur oubliant facilement l'heure des repas au milieu de ses immenses occupations. Un jour qu'Estelle ķtait occupķe Ó rechercher un document dans une des nombreuses bibliothĶques de l'h¶tel Philox Lorris, o∙ les livres et les collections s'accumulaient dans toutes les piĶces, Ó tous les ķtages, garnissant tous les coins et recoins, envahissant jusqu'aux couloirs, elle entendit tout Ó coup comme une dispute s'ķlever dans une petite piĶce ouvrant sur le grand salon, o∙ pourtant elle n'avait vu personne lorsqu'elle l'avait traversķe. [Illustration: Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris.] Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris se succķdant aprĶs de courts intervalles de silence. Mme Lorris semblait faire de vifs reproches Ó son mari, puis la pauvre dame se taisait, sans doute en proie Ó une vive ķmotion, et, aprĶs un instant, la voix grondeuse de Philox Lorris s'ķlevait Ó son tour, parfois sur un ton de colĶre. Estelle, trĶs embarrassķe, toussa, remua des chaises pour indiquer sa prķsence; mais, dans le feu de la colĶre sans doute, M. et Mme Lorris n'y prirent garde et continuĶrent leur ķchange d'amķnitķs conjugales. Que faire? Pour quitter la place, il fallait de toute nķcessitķ qu'Estelle traversŌt le petit salon, thķŌtre de cette querelle de mķnage. Elle n'osait se montrer et s'exposer aux regards irritķs du terrible Philox Lorris; il lui fallait donc bien rester lÓ et, contre son grķ, continuer Ó saisir quelques bribes de l'altercation. ½Je vous dķclare encore une fois, disait Mme Lorris, que vous Ļtes insupportable, extraordinairement insupportable! Quelle existence m'avez-vous faite, je vous le demande? Vous avez toujours ķtķ l'Ļtre le plus dķsagrķable du monde, avec vos idķes particuliĶres et vos systĶmes!... J'exĶcre votre science, si c'est elle qui vous fait ce caractĶre; je me moque de vos laboratoires, de votre chimie, de votre physique et je me soucie trĶs peu de vos inventions et dķcouvertes. Oui, monsieur, je m'en flatte, notre fils Georges ne sera pas le hķrisson de savant que vous Ļtes, il tient trop de moi...╗ Un instant de silence suivit cette blasphķmatoire dķclaration, puis la voix de Philox Lorris se fit entendre. ½..... Je dķsire n'Ļtre pas contrecarrķ toujours dans mes plans et mes idķes... Croyez-vous que j'aie le temps de discuter sur des fadaises de mķnage, sur les futilitķs auxquelles l'esprit fķminin se complaŅt... ½Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongķ dans mes expķriences, je ne songe pas assez Ó vous offrir quelques distractions... Je ne veux pas discuter ce point... Pourtant, vous Ļtes maŅtresse de votre temps et je ne vous empĻche en aucune fańon de le gaspiller comme il vous plaŅt... Vous demandez des distractions, des soirķes, des fĻtes mondaines, eh bien! en voici... J'ai horreur de tout cela, mais enfin vous allez Ļtre satisfaite; je donne, nous donnons une grande soirķe artistique, musicale, scientifique mĻme... Oui, madame, scientifique aussi; cette partie du programme me regarde; pour le reste, je compte absolument sur vous...╗ Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n'arrivent pas distinctement Ó l'oreille d'Estelle. ½Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent s'ķmousser, ces travaux dont votre esprit irrķmķdiablement frivole ne peut mĻme soupńonner l'importance, ont crķķ notre situation... Ces prķoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passķs dans les laboratoires Ó l'Ōpre poursuite de l'inconnu, de l'introuvķ, ces prises de corps avec tous les ķlķments, ces luttes violentes avec la nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a crķķ la puissante maison Philox Lorris... Et vous, quelle part avez-vous prise Ó ces gigantesques efforts? Vous n'avez qu'Ó jouir du fruit de ces ķnormes labeurs, et vous... --Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l'en fķlicite... Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les cornues et tous les ingrķdients de votre diabolique cuisine scientifique! Pauvre cher enfant! Peut-Ļtre bien, comme vous le lui reprochez sans cesse, l'Ōme de mon arriĶre-grand-pĶre, qui fut un artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, apprķciant la vie, aimant surtout ses beaux c¶tķs, revit-elle en lui... Je me permets d'avoir d'autres idķes que les v¶tres.╗ Estelle n'en entendit pas davantage: la porte du petit salon, entre-bŌillķe, s'ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrķtion forcķe, Estelle laissa s'ķcrouler une pile de volumes et se plongea la tĻte dans les comptes rendus de l'Acadķmie des Sciences. ½Eh bien! Estelle?...╗ dit la personne qui venait d'entrer. Estelle releva la tĻte avec une joie mĻlķe de surprise. Le survenant n'ķtait pas le terrible Philox Lorris, c'ķtait Georges, son fiancķ. Pourtant, malgrķ l'arrivķe de Georges, qui ne semblait nullement ķmu, la querelle continuait dans la piĶce Ó c¶tķ. Estelle, trĶs embarrassķe et n'osant parler, montra du doigt la porte. Georges ķclata de rire. ½Ne craignez rien, fit-il, c'est une petite explication entre mon pĶre et ma mĶre, une simple escarmouche, ils sont toujours en divergence de vues et d'opinions... --Je n'ose pas passer devant eux pour m'en aller, dit tout bas Estelle; je suis bloquķe ici depuis quelques instants, entendant bien malgrķ moi... [Illustration: LA DISPUTE DES DEUX PHONOGRAPHES.] --Vous n'osez pas passer devant eux? Mais avec moi vous ne craignez rien; venez donc et voyez! --Oh! non... je ne veux pas... --Mais si, venez!...╗ Il fit passer devant lui Estelle, qui s'arrĻta stupķfaite au milieu de la piĶce. Il y avait de quoi: les voix de M. et Mme Lorris continuaient la discussion commencķe et pourtant la piĶce ķtait vide! Georges, d'un geste, montra deux phonographes placķs sur la table, au milieu d'un fouillis de livres et d'instruments... ½VoilÓ, dit-il, mes parents se chamaillent un petit peu par l'intermķdiaire de leurs phonographes... Laissons-les, cela n'a pas grand inconvķnient, et je vais vous expliquer... --Ils se disputent par phonographes! s'ķcria Estelle, heureuse et soulagķe. [Illustration: Mme Lorris confie le sermon Ó son phono.] --Mon Dieu, oui! Admirez les bienfaits de la science! Vous n'ignorez pas qu'une certaine mķsintelligence rĶgne malheureusement entre mes parents, cela date de loin!... Vous connaissez mon pĶre, un savant terrible, autoritaire, systķmatique... De plus, toujours absorbķ par ses travaux et ses entreprises, il est d'une humeur assez difficile parfois... Ma mĶre est d'un caractĶre tout opposķ, elle a des go¹ts tout diffķrents; de lÓ, des heurts, des chocs, depuis le lendemain de leur mariage, paraŅt-il... Le grand mot de mon pĶre, quand il est bien hors de lui, Ó la fin de toutes les querelles, c'est: ½_Madame Philox Lorris! Tenez! vous n'Ļtes... qu'une femme du monde!!!_╗ Ma mĶre tient bon; alors que tout plie devant l'autoritķ du savant, elle entend garder sur tout ses opinions particuliĶres... Et tous les jours, par suite de ces divergences de vues de mes parents, il y a discussion, querelle... --Hķlas! fit Estelle tristement. --Heureusement, ajouta Georges, grŌce Ó cette science que ma mĶre s'obstine Ó ne pas vķnķrer, l'inconvķnient est moindre que vous ne supposez, on se dispute par phonographe! Quand mon pĶre a sur le coeur quelque chose qui l'ķtouffe, une semonce, une scĶne Ó faire, il saisit vite son phonographe et se soulage en le chargeant de transmettre rķcriminations, admonestations, reproches amers et autres douceurs. Pas d'objections, pas de rķpliques qui gŌteraient tout, le phono reńoit tout, mon pĶre le fait porter ici dans cette piĶce ainsi consacrķe aux scĶnes de mķnage, et il se remet, l'esprit rassķrķnķ, Ó ses travaux. De son c¶tķ, ma mĶre, lorsqu'elle se croit quelque grief contre son mari, lorsqu'elle a quelque observation Ó lui faire, emploie le mĻme procķdķ et, tout Ó son aise, confie aussi le sermon Ó son phonographe... Elle est tranquille aprĶs, le nuage est passķ, le ciel se dķcouvre; quand on se retrouve Ó table aux repas, il n'est question de rien, on ne se douterait aucunement que M. et Mme Philox Lorris viennent de se chamailler... Et je soupńonne que, depuis longtemps, chacun d'eux a cessķ d'ķcouter ce que le phonographe de l'autre a ķtķ chargķ de lui faire savoir! Les phonographes prĻchent dans le dķsert... Mon pĶre envoie son phono, ma mĶre arrive avec le sien, fait marcher les appareils et s'en va... Personne n'ķcoute le duo! Mon pĶre, pour ķviter des pertes de temps, a fait adapter Ó ces appareils des rķcepteurs qui enregistrent les rķponses aux messages, mais il se garde bien d'entendre ces messages; il a ainsi les clichķs de tous les sermons conjugaux depuis plus de vingt ans, une belle collection, je vous assure, classķe dans un cartonnier!...╗ [Illustration: M. PHILOX LORRIS CHARGE SON PHONOGRAPHE DE TRANSMETTRE REPROCHES, ADMONESTATIONS ET R╔CRIMINATIONS.] Les phonographes, pendant ces explications, s'ķtaient tus; la querelle avait pris fin... ½Je vous soupńonne, ma chĶre Estelle, fit Georges, de garder encore contre la science les mĻmes prķventions que ma mĶre. Vous voyez pourtant qu'elle a du bon!... GrŌce Ó elle, on peut vivre en parfaite mauvaise intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!... Si vous voulez, quand nous serons mariķs, lorsque nous aurons Ó nous disputer, nous prendrons aussi des phonographes? --C'est entendu,╗ rķpondit Estelle en riant. Estelle, ayant trouvķ le document qu'elle cherchait, laissait la piĶce consacrķe aux scĶnes de mķnage et regagnait le hall du secrķtariat. ½Ma chĶre Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi, ma mĶre a pu me faire entendre le premier cri jetķ par moi Ó mon arrivķe sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon pĶre... Ainsi nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris Ó la naissance en clichķ phonographique, de mĻme que nous pouvons garder de la mĻme fańon, pour les rķentendre toujours, Ó volontķ, les derniers mots d'un parent, les derniĶres recommandations d'un ancĻtre Ó son lit de mort... Le hasard m'a mis, ces jours-ci, Ó mĻme d'apprķcier une autre application toute diffķrente, mais aussi heureuse... Il faut que je vous conte cela... Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous donnait, depuis quelque temps, des inquiķtudes par ses surprenantes distractions? J'ai la clef du mystĶre, je connais la cause de ces distractions: Sulfatin se dķrange tout simplement; la science n'a plus son coeur tout entier! --En Bretagne, dķjÓ, M. La HķronniĶre s'en ķtait aperńu. --Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre jour, j'allais entrer, pour un renseignement Ó demander, dans le petit bureau spķcial o∙ Sulfatin s'enferme pour mķditer quand il a quelque grosse difficultķ Ó vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui disait: ½Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!...╗ Jugez de mon effarement! Par la porte entre-bŌillķe, ma foi, je risquai un coup d'oeil indiscret et je ne vis pas de dame: c'ķtait un phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin. --Et vous vous Ļtes sauvķ? --Non, je suis entrķ. Sulfatin, comme rķveillķ en sursaut, a bien vite arrĻtķ son phonographe et m'a dit gravement: ½_Encore l'Acadķmie des sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives Ó nos derniĶres applications de l'ķlectricitķ... Ces savants amķricains sont des Ōnes!_╗ Vous pensez si j'ai d¹ me retenir pour garder mon sķrieux; ils ont une jolie voix, ses savants amķricains! Eh bien! nous allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de Sulfatin; je crois que je lui ai prķparķ une petite surprise... [Illustration: LA F╔ODALIT╔ NOUVELLE] --Qu'avez-vous fait?╗ Georges s'arrĻta sur le seuil du laboratoire. ½Quand j'y songe, j'ai peut-Ļtre ķtķ un peu loin... --Comment cela? --Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manquķ de dķlicatesse; pendant que Sulfatin avait le dos tournķ, je lui ai volķ le clichķ phonographique du _savant amķricain_, et... [Illustration: LES PREMIERS VAGISSEMENTS DE L'ENFANT, REŪUS PAR LE PHONOGRAPHE.] --Et? --Et je l'ai fait reproduire Ó cent cinquante exemplaires, que j'ai placķs dans les phonographes du laboratoire de physique, reliķs par un fil; j'ai tout prķparķ, c'est trĶs simple; tout Ó l'heure, Sulfatin, en s'asseyant dans son fauteuil, ķtablira le courant et cent cinquante phonographes lui rķpķteront ce que disait l'autre jour le savant amķricain... --Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce fil...╗ Georges hķsitait. ½Vous croyez que j'ai ķtķ un peu trop loin?..... Mais il est trop tard, voici Sulfatin!╗ Dans le grand laboratoire o∙, devant des installations diverses, parmi des appareils de toutes tailles, aux formes les plus ķtranges, au milieu d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou moins barbus, mais tous chauves, enfoncķs dans les mķditations ou suivant, attentifs, des expķriences en train, Sulfatin venait d'entrer, marchant lentement, la main gauche derriĶre le dos et se tapotant le bout du nez de l'index de la main droite, ce qui ķtait chez lui signe de profonde mķditation. Il alla, sans que personne levŌt la tĻte, jusqu'Ó son coin particulier et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps Ó prendre sa place, il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges, voyant qu'il tardait Ó s'asseoir, allait s'ķlancer et couper le fil pour arrĻter sa mauvaise plaisanterie, mais tout Ó coup Sulfatin, toujours d'un air prķoccupķ, se laissa tomber sur son siĶge. Ce fut comme un coup de thķŌtre. Drinn! drinn! drinn! Cette sonnerie ķlectrique Ó tous les phonographes fit lever la tĻte Ó tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stupķfait le petit phonographe placķ sur sa table. La sonnerie s'arrĻta et immķdiatement tous les phonographes parlĶrent avec ensemble: ½Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķlicieux! je t'adore et je jure de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķlicieux! je t'adore et je jure... Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķlicieux...╗ Les phonographes ne s'arrĻtaient plus et, dĶs qu'ils arrivaient Ó l'exclamation finale, accentuķe avec ķnergie, reprenaient le commencement de la phrase, doucement modulķ! Tous les savants s'ķtaient dķrangķs de leurs mķditations ou avaient quittķ leurs expķriences; debout, aussi ahuris que pouvait l'Ļtre Sulfatin, ils regardaient alternativement leur collĶgue et les phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux, ķclatĶrent de rire en jetant un coup d'oeil malicieux Ó Sulfatin, tandis que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et fronńaient les sourcils, l'air indignķ et presque personnellement offensķs. ½Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķ...╗ Les phonographes s'arrĻtĶrent, Sulfatin venait de couper le fil. Profitant du trouble gķnķral, Georges et Estelle refermĶrent la porte sans avoir ķtķ aperńus; ils se sauvaient pendant que retentissait encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations. Des _oh!_--des _ah!_--des: _C'est un peu fort!_--_C'est scandaleux!_--_Quelles turpitudes!..._--_Vous compromettez la science franńaise!_ [Illustration: ½C'EST SCANDALEUX!--VOUS COMPROMETTEZ LA SCIENCE FRANŪAISE!╗] ½Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle. --Bah! il trouvera une explication!... rķpondit Georges, et vous voyez, ma chĶre Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les serments que l'on peut se faire rķpķter ķternellement ou faire entendre, comme un reproche, s'il y a lieu, Ó l'infidĶle; il ne laisse pas se perdre et s'envoler la musique dķlicieuse de la voix de la bien-aimķe et il la rend Ó notre oreille charmķe dĶs que nous le dķsirons... Savez-vous, ma chĶre Estelle, que j'ai pris quelques clichķs de votre voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir, je me donne le plaisir de les mettre au phonographe? [Illustration: LA FEMME NOUVELLE.] [Illustration: GRANDE SOIR╔E A L'HOTEL LORRIS.] IV Grande soirķe artistique et scientifique Ó l'h¶tel Philox Lorris.--O∙ l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de jadis.--Quelques invitķs.--PremiĶre distraction de Sulfatin.--Les phonographes malades. M. Philox Lorris se prķparait Ó donner la grande soirķe artistique, musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcitķ la curiositķ de tous les mondes. Devant une assemblķe choisie, rķunissant le Tout-Paris acadķmique et le Tout-Paris politique, toutes les notabilitķs de la science et des Parlements, devant les chefs de partis, les ministres, devant le chef de cabinet, l'illustre ArsĶne des Marettes, Ó la parole puissante, il compte, aprĶs la partie artistique, exposer, dans une rapide revue des nouveautķs scientifiques, ses inventions rķcentes et jeter tout Ó coup l'idķe du grand mķdicament national, intķresser les ministres, enlever les sympathies du monde parlementaire, lancer tous les journaux, reprķsentķs Ó cette soirķe par leurs principaux rķdacteurs et leurs reporters, sur cette immense, philanthropique et patriotique entreprise de la rķgķnķration d'une race fatiguķe et surmenķe, d'un peuple de pŌles ķnervķs, par le prodigieux coup de soleil revivifiant du grand mķdicament microcidide, dķpuratif, tonique, anti-anķmique et national, agissant Ó la fois sur les organismes par inoculation et par ingestion! Tel est le but de Philox Lorris. AprĶs le concert, dans une confķrence avec exemples et expķriences, Philox Lorris exposera lui-mĻme sa grande affaire; le coup de thķŌtre sera l'apparition du malade de Sulfatin, M. Adrien La HķronniĶre, que tout le monde a connu, que l'on a vu, quelques mois auparavant, tombķ au dernier degrķ de l'avachissement et de la dķcadence physique. Aucun soupńon de supercherie ne peut naŅtre dans l'esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et ķclatante des assertions de l'inventeur, le _sujet_ enfin, n'est pas un pauvre diable quelconque et anonyme. Tout le monde a dķplorķ la perte de cette haute intelligence sombrķe presque dans une sķnilitķ prķmaturķe, et l'on va voir reparaŅtre M. La HķronniĶre restaurķ de la plus complĶte fańon au physique comme au moral, rķparķ physiquement et intellectuellement, redevenu dķjÓ presque ce qu'il ķtait autrefois!... M. Philox Lorris s'est dķchargķ du soin des divertissements frivoles, de la partie artistique sur Mme Lorris, assistķe de Georges et d'Estelle Lacombe. ½A vous le grand ministĶre de la futilitķ, leur a-t-il dit gracieusement, Ó vous toutes ces babioles; seulement, j'entends que ce soit bien et je vous ouvre pour cela un crķdit illimitķ.╗ Georges, ayant carte blanche, ne lķsina pas. Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux soirķes de la petite bourgeoisie, des clichķs musicaux ordinaires, des collections de ½_Chanteurs assortis_╗, de ½_Voix d'or_╗, que l'on vend par boŅtes de douze chez les marchands, comme on vend, pour soirķes plus sķrieuses, des boŅtes de ½_douze tragķdiens cķlĶbres_╗, ½_douze avocats cķlĶbres_╗, etc. Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il rķunit Ó grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des cantatrices les plus triomphantes d'Europe ou d'Amķrique, dans leurs morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d'autrefois, ķtoiles ķteintes, astres perdus. Il obtint mĻme du musķe du Conservatoire des clichķs de voix d'or du siĶcle dernier, lyriques et dramatiques, recueillis lors de l'invention du phonographe. C'est ainsi que les invitķs de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans ses plus exquises crķations, et Sarah Bernhardt dķtaillant perle Ó perle les vers d'Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de Sardou. Et combien d'autres parmi les grandes artistes d'autrefois, Mmes Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Thķrķsa, Richard, etc... [Illustration: S. E. Bonnard-Pacha.] Quelques marchands peu scrupuleux essayĶrent bien de placer des morceaux de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran; mais Georges avait sa liste avec chronologie bien ķtablie et il ne se laissa pas prendre Ó ces clichķs frauduleux de voix ķteintes bien avant le phonographe, petites tromperies constituant de vķritables faux phonographiques, auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent prendre. Le grand soir arrivķ, tout le quartier de l'h¶tel Philox Lorris s'illumina, dĶs la tombķe de la nuit, de la plus prestigieuse explosion de feux ķlectriques dessinant comme une couronne de comĶtes flamboyantes autour et au-dessus du vaste ensemble de bŌtiments de l'h¶tel et des laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une rķduction des anneaux de la planĶte Saturne. Bient¶t ces flots de lumiĶre furent traversķs par des arrivķes d'aķrocabs de haute allure, aux ķlķgantes proportions, amenant des invitķs de tous les points de l'horizon, de vķhicules aķriens des formes les plus nouvelles... Dans la foule, le service d'ordre ķtait admirablement fait par des gardes civiques Ó hķlicoptĶres, circulant constamment autour des dķbarcadĶres, maintenant Ó distance les aķronefs non munies de cartes. Le flot des notabilitķs de tous les mondes, en uniformes divers ou revĻtues de l'habit, des dames en superbes toilettes endiamantķes, se rķpandit du dķbarcadĶre aķrien dans les salons par les ķlķgants praticables, remplańant les ascenseurs pour ce jour-lÓ. [Illustration: M. Albertus Palla.] Il nous suffit de jeter indiscrĶtement les yeux sur le carnet d'une reporteuse du grand journal tķlķphonique _l'Epoque_, que nous rencontrons dĶs l'entrķe, pour avoir les noms des principaux personnages que nous aurons l'honneur de croiser dans les salons de M. Philox Lorris. DķjÓ sont arrivķs, entre autres illustrations: Mme Ponto, la cheffesse du grand parti fķminin, actuellement dķputķe du XXXIIIe arrondissement de Paris. [Illustration: M. le duc de Bķthanie.] M. Ponto, le banquier milliardaire, organisateur de tant de colossales entreprises, comme le grand Tube transatlantique franco-amķricain et le Parc europķen d'Italie. M. Philippe Ponto, l'illustre constructeur du sixiĶme continent, en ce moment Ó Paris pour des achats considķrables de fers et fontes devant renforcer l'ossature des immenses territoires crķķs en soudant l'un Ó l'autre, Ó travers les bras de mer dessķchķs, les archipels polynķsiens. M. ArsĶne des Marettes, dķputķ du XXXIXe arrondissement, l'homme d'╔tat, le grand orateur qui tient entre ses mains les ficelles de toutes les combinaisons ministķrielles. [Illustration: L'INVASION ASIATIQUE--CONCENTRATION DES 18 ARM╔ES TARTARES EN DANUBIE SOUS LES ORDRES DU MANDARIN ING╔NIEUR EN CHEF] Le vieux feld-marķchal Zagovicz, ex-gķnķralissime des forces europķennes qui repoussĶrent, en 1941, la grande invasion chinoise et anķantirent, aprĶs dix-huit mois de combats dans les grandes plaines de Bessarabie et de Roumanie, les deux armķes de sept cent mille Cķlestes chacune, pourvues d'un matķriel de guerre bien supķrieur Ó ce que nous possķdions alors et conduites Ó la conquĻte de la pauvre Europe par des mandarins asiatiques et amķricains. [Illustration: LE G╔N╔RAL ZAGOVICZ, L'ILLUSTRE VAINQUEUR DE LA GRANDE INVASION CHINOISE.] Ce vieux dķbris des guerres d'autrefois est encore admirablement conservķ malgrķ ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille, toujours droite, les grĻles figures de nos ingķnieurs gķnķraux, toujours penchķs sur les livres. Le cķlķbrissime Albertus Palla, photo-picto-mķcanicien, membre de l'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand succĶs avec son tableau animķ _la Mort de Cķsar_, o∙ l'on voit les personnages se mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant que les yeux des meurtriers roulent avec une expression de fķrocitķ qui semble le dernier mot de la vķritķ dans l'art. [Illustration: M. JACQUES LOIZEL.] Son Excellence M. Arthur Lķvy, duc de Bķthanie, ambassadeur de Sa Majestķ Alphonse V, roi de Jķrusalem, qui a quittķ tout simplement son splendide chalet de Beyrouth, malgrķ les attractions de cette ravissante ville de bains en cette semaine des rķgates aķriennes. M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte ottomane, directeur gķnķral de la Sociķtķ des casinos du Bosphore. Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Acadķmie franńaise, c'est-Ó-dire les plus illustres parmi les illustres de nos acadķmiciens et acadķmiciennes. Le journaliste le plus considķrable, celui dont les rois et les prķsidents sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur le tr¶ne, le rķdacteur en chef de l'_Epoque_, M. Hector Piquefol, qui vient de se battre en duel avec l'archiduc hķritier de Danubie, Ó cause de certains articles o∙ il le morigķnait vertement sur sa conduite,--et qui traite en ce moment avec le conseil des ministres rķcalcitrant du royaume de Bulgarie, pour le mariage du jeune prince royal. L'honorable Mlle Coupard, de la Sarthe, sķnatrice. L'ķminente Mlle la doctoresse Bardoz. Un groupe nombreux d'anciens prķsidents de rķpubliques sud-amķricaines et des Ņles, retirķs aprĶs fortune faite, parmi lesquels Son Excellence le gķnķral Mķnķlas, qui abdiqua le fauteuil d'une rķpublique des Antilles aprĶs avoir rķalisķ tous les fonds d'un emprunt d'╔tat ķmis en Europe. Le bon gķnķral, dans la haute estime qu'il professe pour notre pays, n'a pas voulu manger ses revenus ailleurs qu'Ó Paris. Quelques monarques de diffķrentes provenances, en retraite volontaire ou forcķe. Quelques milliardaires internationaux: MM. Jķroboam Dupont, de Chicago; Antoine Gobson, de Melbourne; Cķlestin Caillod, de GenĶve, le richissime propriķtaire de quelques principautķs gķrķes encore par des rois et princes devenus simplement ses employķs et appointķs suivant leur rang et l'illustration de leur famille, etc., etc. M. Jacques Loizel, un des reprķsentants de la nouvelle fķodalitķ financiĶre et industrielle, l'aventureux _business-man_ qui, aprĶs avoir eu, en quelques affaires montķes avec la fougue de sa jeunesse, 800,000 actionnaires ruinķs sous lui,--mais lui avec,--fit preuve, lors de son retour aux grandes affaires,--aprĶs qu'il eut purgķ en un voyage Ó l'ķtranger quelques petites condamnations, et laissķ refroidir son ardeur trop imprudente,--d'un si lumineux gķnie pour l'organisation et le maniement des syndicats sur les matiĶres premiĶres, qu'il rķcupķra pour lui seul en quelques annķes les millions perdus dans les spķculations trop audacieusement mal conńues de sa premiĶre jeunesse. Le grand socialiste ╔variste Fagard, le _Jean de Leyde_ de Roubaix lors du grand essai de socialisme de 1922, revenu Ó de plus saines idķes aprĶs fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui de ses modestes petites rentes, en sage un peu dķsillusionnķ, abritant sa philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, o∙, comme un patriarche respectķ, il vit entourķ de sa nombreuse famille et de ses nombreux fermiers ou ingķnieurs agricoles, regardant avec un sourire bienveillant, mais lķgĶrement ironique, se dķrouler l'ķternel dķfilķ des erreurs humaines. [Illustration: L'ESSAI DE SOCIALISME DE 1922.] Quelques dķbris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais que M. Philox Lorris tient Ó traiter avec bienveillance et qu'il honore assez souvent d'invitations Ó ses rķceptions ou dŅners, en raison des souvenirs qu'ils reprķsentent et bien qu'ils n'occupent point des situations trĶs ķlevķes dans le monde nouveau, o∙ ils ne sont gķnķralement que trĶs minces employķs de ministĶres ou trĶs subalternes ingķnieurs sans grand avenir. M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingķnieur mķdical de la maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans ses recherches de bactķriologie et microbiologie, dans la dķcouverte, parmi tous les reprķsentants de l'innombrable famille de bacilles, vibrions et bactķries, du _microbe de la santķ_, et dans les ķtudes relatives Ó sa propagation par bouillon de culture et inoculations. La foule des invitķs s'ķtait rķpandue dans les diffķrents salons de l'h¶tel et jusque dans les halls o∙ l'on avait Ó examiner quelques-unes des rķcentes inventions de la maison. Pour offrir quelques menues distractions Ó ses invitķs avant le commencement de la partie musicale, M. Philox Lorris faisait passer dans le Tķlķ du grand hall des clichķs tķlķphonoscopiques, pris jadis, des ķvķnements importants arrivķs depuis le perfectionnement des appareils; ces scĶnes historiques, catastrophes, orateurs Ó la tribune aux grandes sķances, ķpisodes de rķvolutions ou scĶnes de batailles, intķressĶrent vivement; puis, les salons ķtant pleins, la partie musicale commenńa. [Illustration: QUELQUES REPR╔SENTANTS DE L'ANCIENNE NOBLESSE.] Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour les concerts ou pour les bals: ķconomie de place, ķconomie d'argent. Avec un abonnement Ó l'une des diverses compagnies musicales qui ont actuellement la vogue, on reńoit par les fils sa provision musicale, soit en vieux airs des maŅtres d'autrefois, en grands morceaux d'opķras anciens et modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles des Mķtra, Strauss et Waldteufel de jadis ou des maŅtres d'aujourd'hui. [Illustration: PLUS D'ORCHESTRE.] Les appareils remplańant l'orchestre et amenant la musique Ó domicile sont trĶs simples et parfaitement construits; ils peuvent se rķgler, c'est-Ó-dire que l'on peut modķrer leur intensitķ ou les mettre Ó grande marche, suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui fait rĻver quand on a le temps de rĻver, ou le vacarme musical qui vous ķtourdit assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la tĻte, en un clin d'oeil, de toutes les prķoccupations de notre existence affairķe. Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin de placer l'appareil hors de portķe, pour ne pas permettre Ó quelque invitķ distrait de mettre, ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur l'appareil au cran maximum, au moment inopportun, ce qui produit, au milieu des conversations du salon, une secousse dķsagrķable. On abuse un peu de la musique; quelques passionnķs font jouer leurs phonographes musicaux pendant les repas, moment consacrķ gķnķralement Ó l'audition des journaux tķlķphoniques, et des raffinķs vont mĻme jusqu'Ó se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie mis au cran de sourdine. Cette consommation effrķnķe n'a rien de surprenant. AprĶs tout, Ó quelques exceptions prĶs, les gens ķnervķs de notre ķpoque sont beaucoup plus sensibles Ó la musique que leurs pĶres aux nerfs plus calmes, gens sains, assez dķdaigneux des vains bruits, et ils vibrent aujourd'hui, Ó la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la pile ķlectrique. M. Philox Lorris ne se serait pas contentķ du concert envoyķ tķlķphoniquement par les compagnies musicales; il offrit Ó ses abonnķs l'ouverture d'un cķlĶbre opķra allemand de 1938, clichķ pour Tķlķ Ó la premiĶre reprķsentation, avec le maŅtre--mort couvert de gloire en 1950--conduisant l'orchestre. Pendant cette exķcution par Tķlķ de l'oeuvre du petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'ķtait assise dans un coin, Ó c¶tķ de Georges, lui pressa soudain le bras. ½Ah, mon Dieu! dit-elle, ķcoutez donc? --Quoi? fit Georges, cette algķbrique et hermķtique musique? --Vous ne vous apercevez pas? --Il faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer Ó comprendre... --Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essayķ le clichķ pour voir... [Illustration: LE MUSICOPHONE DE CHEVET.] --Gourmande! --Eh bien! aujourd'hui, c'est trĶs diffķrent... Il y a quelque chose... cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous assure que ce n'est pas comme hier! --Qu'est-ce que ńa fait? on ne s'en aperńoit pas; moi-mĻme, je croyais que c'ķtait une des beautķs de la partition; ķcoutez, pour ne pas applaudir tout haut, on se pŌme. --N'importe, je suis inquiĶte... M. Sulfatin avait les clichķs; qu'en a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais Ó sa recherche!╗ Lorsque les derniĶres notes de l'ouverture de l'opķra cķlĶbre se furent ķteintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingķnieur, chargķ de la partie musicale fit passer au Tķlķ un air de _Faust_, par une cantatrice cķlĶbre de l'Opķra franńais de Yokohama. La cantatrice elle-mĻme apparut dans le tķlķphonoscope, saisie par le clichķ, il y a quelque dix ans, Ó l'ķpoque de ses grands succĶs, un peu minaudiĶre peut-Ļtre en dķtaillant ses premiĶres notes, mais fort jolie. [Illustration: CHEZ L'╔DITEUR DE MUSIQUE.] AprĶs quelques notes ķcoutķes dans un silence ķtonnķ, un murmure s'ķleva soudain et couvrit sa voix: la cantatrice ķtait horriblement enrouķe, le morceau se dķroulait avec une succession de couacs plus atroces les uns que les autres; au lieu de la remarquable artiste Ó l'organe dķlicieux, c'ķtait un rhume de cerveau qui chantait! Et dans le Tķlķ, elle souriait toujours, ķpanouie et triomphante comme jadis! [Illustration: ADDUCTION ET DISTRIBUTION DU FEU CENTRAL.--TRANSFORMATION DE L'AGRICULTURE, EMPLOIS INDUSTRIELS ET DE M╔NAGE] [Illustration: LES PHONOGRAMMES ENRHUM╔S.] Vite, l'ingķnieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de _Faust_ et fit passer dans le Tķlķ le grand air de _Lucia_ par Mme Adelina Patti. Rien qu'Ó la vue du rossignol italien du 19e siĶcle, les murmures s'arrĻtĶrent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en pŌmoison modulĶrent des _bravi_ et des _brava_ en se renversant au fond de leurs fauteuils, dans une dķlectation anticipķe. Drinn! drinn! La Patti lance les premiĶres notes de son morceau... Un mouvement se produit, on se regarde sans rien dire encore... Le morceau continue... Plus de doute: ainsi que la premiĶre cantatrice, la Patti est abominablement enrhumķe, les notes s'arrĻtent dans sa gorge ou sortent altķrķes par un lamentable enrouement... Ce n'est pas un simple chat que le rossignol a dans la gorge, c'est toute une bande de matous vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles! Quelle stupeur! Les invitķs effarķs se regardent, on chuchote, on rit tout bas, pendant que, sur la plaque du Tķlķ, Lucia, souriante et gracieuse, continue imperturbablement sa cantilĶne enchifrenķe! Philox Lorris, prķoccupķ de sa grande affaire, ne s'aperńut pas tout de suite de l'accident; quand il comprit, aux murmures de l'assemblķe, que le concert ne marchait pas, il fit passer au troisiĶme numķro du programme. C'ķtait le chanteur Faure, du siĶcle dernier. Aux premiĶres notes, on fut fixķ sur le pauvre Faure: il ķtait aussi enrhumķ que la Patti ou que l'ķtoile de l'Opķra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait dire? On passa aux comķdiens. Hķlas! Mounet-Sully, le puissant tragique d'autrefois, paraissant dans le monologue d'_Hamlet_, ķtait complĶtement aphone; Coquelin cadet, dans un des plus rķjouissants morceaux de son rķpertoire, ne s'entendait pas davantage! Et ainsi des autres. ╔trange! Quelle ķtait cette plaisanterie? ╔tait-ce une mystification? Furieux, M. Philox Lorris fit arrĻter le Tķlķ et se leva pour chercher son fils. Georges et Estelle, de leur c¶tķ, demandaient partout Sulfatin. Philox Lorris les arrĻta dans un petit salon. ½Voyons, dit-il, vous ķtiez chargķs de la partie musicale; que signifie tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiers artistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gens enrhumķs? --Je n'y comprends rien! dit Georges; nous avions des clichķs de premier ordre, cela va sans dire! C'est tout Ó fait inou’ et incomprķhensible... --D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suis permis hier de les essayer au Tķlķ de Mme Lorris: c'ķtait admirable, il n'y avait nulle apparence d'enrouement... --Vous avez essayķ le clichķ Patti? --Je l'avoue... --Et pas de rhume? --Tout le morceau ķtait ravissant!... J'ai remis les clichķs Ó M. Sulfatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...╗ Georges, qui, pendant cette explication, avait gagnķ le cabinet de Sulfatin, revint vivement avec quelques clichķs Ó la main. ½J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'ķnigme. Sulfatin a laissķ passer la nuit Ó nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa vķranda... En voici quelques-uns oubliķs encore; la nuit a ķtķ fraŅche, tous nos phonogrammes sont enrhumķs, tous nos clichķs perdus! --Animal de Sulfatin! s'ķcria Philox Lorris, voilÓ mon concert gŌchķ! C'est stupide! Ma soirķe sombre dans le ridicule! Toute la presse va raconter notre mķsaventure! La maison Philox Lorris ne manque pas d'ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?... --Si j'osais... fit Estelle, avec timiditķ. --Quoi? osez! dķpĻchez-vous! --Eh bien! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichķs de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai essayķs hier... Je cours les chercher, ceux-lÓ n'ont pas passķ par les mains de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits... --Courez, petite, courez! vous me sauvez la vie! s'ķcria M. Philox Lorris. Oh! la musique! bruit prķtentieux, tintamarre absurde! comme j'ai raison de me dķfier de toi! Si l'on me reprend jamais Ó donner des concerts, je veux Ļtre ķcorchķ vif!╗ Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses Ó ses invitķs, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis, Estelle ķtant arrivķe avec ses clichķs particuliers, il la pria de se charger elle-mĻme de les faire passer au tķlķphonoscope. Estelle avait raison, ses clichķs ķtaient excellents, la Patti n'ķtait pas enrhumķe, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices pouvaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire rķsonner magnifiquement les sublimes harmonies des maŅtres. A chaque diva cķlĶbre, Ó chaque tķnor illustre qui paraissait dans le Tķlķ, un frisson de plaisir secouait les rangs des invitķs et des dames s'ķvanouissaient presque dans leurs fauteuils. Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait jamais. Pour un homme d'un nouveau modĶle, inķdit et perfectionnķ, Ó l'abri de toutes les imperfections que nous lĶguent nos ancĻtres en nous lanńant sur la terre, il faut avouer que le secrķtaire de Philox Lorris baissait considķrablement; Ó tout prendre, l'a’eul artiste de son fils Georges faisait moins de dommages dans la cervelle de ce dernier: la formule chimique d'o∙ l'on avait fait ķclore Sulfatin n'ķtait sans doute pas encore assez parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit d'adresser une verte semonce Ó son secrķtaire. [Illustration: D╔COUVERTE DU BACILLE DE LA SANT╔.--PROJECTION DE SES LUTTES AVEC LES DIFF╔RENTS MICROBES.] V M. le dķputķ ArsĶne des Marettes, chef du parti masculin.--La _Ligue de l'ķmancipation de l'homme_.--Encore Sulfatin!--M. ArsĶne des Marettes songe Ó son grand ouvrage. Parmi toutes ces notabilitķs de la politique, de la finance et de la science que M. Philox Lorris comptait intķresser Ó ses idķes, il ķtait un homme tout-puissant par son influence et sa situation, qu'il ķtait important surtout de convertir. C'ķtait le dķputķ ArsĶne des Marettes, tombeur ou soutien des ministĶres, le grand leader de la Chambre, le grand chef du parti masculin opposķ au parti fķminin, l'homme d'╔tat qui, depuis l'admission de la femme aux droits politiques, s'efforce d'ķlever une barriĶre aux prķtentions fķminines, de mettre une digue aux empiĶtements de la femme, et qui vient tout rķcemment de crķer pour cela la _Ligue de l'ķmancipation de l'homme_. Cette tentative, d'une vķritable urgence, a tout naturellement suscitķ Ó la Chambre une violente interpellation de Mlle Muche, dķputķe du quartier de Clignancourt, soutenue par les plus distinguķes oratrices du parti fķminin et par quelques dķputķs transfuges, trahissant par faiblesse honteuse la noble cause masculine. [Illustration: Le parti fķminin Ó la Chambre.] Mais M. des Marettes s'y attendait, il ķtait prķparķ. Courageusement, pour dķfendre son oeuvre, il a fait tĻte Ó l'orage, dans le tumulte d'une sķance comme on n'en a guĶre vu depuis les grandes journķes de la derniĶre Rķvolution; il est montķ quatre fois Ó la tribune, malgrķ les plus furibondes clameurs, malgrķ quelques paires de gifles et un certain nombre d'ķgratignures reńues des plus farouches dķputķes, et il a enlevķ, avec 350 voix de majoritķ, un ordre du jour approuvant l'attitude de stricte neutralitķ observķe par le gouvernement dans la question. Le grand orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamais et rien ne semble dķsormais pouvoir se faire Ó la Chambre et dans le pays en dehors de lui. De la sympathie ou tout au moins de la neutralitķ de M. ArsĶne des Marettes dķpend le succĶs des deux grosses affaires de la maison Philox Lorris: l'adoption du monopole du grand mķdicament national d'abord, et ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise Ó l'ķtude, la transformation complĶte de notre systĶme militaire, de l'armķe et du matķriel, et l'organisation en grand de corps mķdicaux offensifs. M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses idķes; mais, pour arriver vite, il doit gagner Ó ses vues M. ArsĶne des Marettes. Aussi toutes les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'╔tat. DĶs qu'il a vu qu'ArsĶne des Marettes commenńait Ó en avoir assez de la musique et Ó somnoler, bercķ malgrķ lui par les grands airs d'opķra tķlķphonoscopķs, M. Philox Lorris a entraŅnķ le dķputķ vers un petit salon rķservķ, pour causer un peu sķrieusement, pendant le dķfilķ des futilitķs de la partie artistique du programme. ½Je suis trĶs intriguķ, cher maŅtre, dit le dķputķ, et je me demande Ó quelles nouvelles rķvķlations scientifiques ķtonnantes nous devons nous attendre de votre part; le bruit court que vous allez encore une fois bouleverser la science... --J'ai, en effet, quelques petites nouveautķs Ó exposer tout Ó l'heure dans une courte confķrence, avec expķriences Ó l'appui; mais c'est justement parce que mes nouveautķs ont un caractĶre Ó la fois humanitaire et politique que je ne suis pas fŌchķ de cette occasion d'en causer un peu avec vous avant ma confķrence... Je serais singuliĶrement flattķ de conquķrir lÓ-dessus l'approbation d'un homme d'╔tat tel que vous... --Vos dķcouvertes nouvelles ont un caractĶre humanitaire et politique, dites-vous? --Vous allez en juger! D'abord, mon cher dķputķ, ayez l'obligeance de regarder un peu lÓ-bas Ó votre droite. --Ces appareils compliquķs? --Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes coudķs, ces tuyaux, ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espĶce de rķservoir o∙ tout aboutit?... --Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt sur l'appareil. --Ne touchez pas, fit nķgligemment Philox Lorris; il y a lÓ dedans assez de ferments pathogĶnes pour infecter d'un seul coup une zone de 40 kilomĶtres de diamĶtre...╗ M. ArsĶne des Marettes fit un bond en arriĶre. ½Si les dames et les messieurs en train d'ķcouter notre Tķlķ-concert, reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une lķgĶre imprudence pour dķterminer ici tout Ó coup l'explosion de la plus redoutable ķpidķmie, j'imagine que leur attention aux roulades des cantatrices en souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout Ó l'heure... Il y a ici, dans cet appareil, des miasmes divers cultivķs, amenķs par des mķlanges et amalgames, combinaisons et prķparations, au plus haut degrķ de virulence et concentrķs par des procķdķs particuliers, le tout dans un but que je vais vous rķvķler bient¶t... Maintenant, cher ami, ayez l'obligeance de regarder Ó votre gauche... --Ces appareils aussi compliquķs que ceux de droite? --Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux... --Il y a un rķservoir aussi au milieu! [Illustration: ½IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOG╚NES POUR INFECTER UNE ZONE DE 40 KILOM╚TRES!╗] --Tout juste! Considķrez ce rķservoir! --Encore plus dangereux que l'autre, peut-Ļtre? --Au contraire, mon cher dķputķ, au contraire! A droite, c'est la maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus dķlķtĶres que je suis prĻt, au premier signal de guerre, Ó porter chez l'ennemi pour la dķfense de notre patrie! A gauche, c'est la santķ, c'est l'arsenal dķfensif, c'est le bienfaisant mķdicament qui nous dķfend contre les atteintes de la maladie, qui rķpare les dķgŌts de notre organisme et l'universelle usure causķe par les surmenages outranciers de notre vie ķlectrique! --J'aime mieux ńa! fit ArsĶne des Marettes en souriant. --Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gķmissions tous de l'usure corporelle si rapide en notre siĶcle haletant? Plus de jambes! --Hķlas! --Plus de muscles! --Hķlas! --Plus d'estomac! --Trois fois hķlas! C'est bien mon cas! --Le cerveau seul fonctionne passablement encore. --Parbleu! Quel Ōge me donnez-vous? demanda piteusement ArsĶne des Marettes. --Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous avez beaucoup moins! [Illustration: ½PLUS D'ESTOMAC!╗] --Je vais sur cinquante-trois ans! --Nous sommes tous vķnķrables aujourd'hui dĶs la quarantaine; mais tranquillisez-vous, il y a lÓ dedans de quoi vous remettre presque Ó neuf... Vous commencez maintenant Ó pressentir l'importance des communications que j'ai Ó vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de mon collaborateur Sulfatin et de son sujet, un ex-surmenķ que vous avez jadis connu et que vous allez revoir avec quelque ķtonnement, j'ose le dire! Permettez que j'aille le chercher...╗ [Illustration: NOS FLEUVES ET NOTRE ATMOSPH╚RE.--MULTIPLICATION DES FERMENTS PATHOG╚NES, DES DIFF╔RENTS MICROBES ET BACILLES] Sulfatin avait disparu dĶs le commencement du concert. Philox Lorris, qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne l'intķressant nullement, ne s'en ķtait pas inquiķtķ. Sans doute, Sulfatin avait prķfķrķ causer dans quelque coin avec des gens plus sķrieux que les amateurs de musique. Quelques groupes d'invitķs, pour la plupart illustrations scientifiques franńaises ou ķtrangĶres, se livraient ńÓ et lÓ, dans les petits salons, Ó de graves discussions en attendant la partie scientifique de la fĻte, mais il n'y avait pas de Sulfatin avec eux. O∙ pouvait-il Ļtre? Ne serait-il pas montķ prendre l'air sur la plate-forme? M. Philox Lorris s'informa. Sulfatin, peu contemplatif, n'ķtait pas allķ admirer l'illumination ķlectrique de l'h¶tel portant ses jets de lumiĶre, au loin dans les profondeurs cķlestes, par-dessus la couronne stellaire des mille phares parisiens. ½J'y suis, se dit Philox Lorris, o∙ avais-je la tĻte? Parbleu! Sulfatin avait une heure Ó lui; au lieu de rester Ó bŌiller au concert, ce digne ami, il est allķ travailler...╗ [Illustration: ½NOUS SOMMES TOUS V╔N╔RABLES D╚S LA QUARANTAINE.╗] Le compartiment du grand hall o∙ se trouvait le laboratoire personnel de Sulfatin avait ķtķ rķservķ; on avait entassķ lÓ tous les appareils qui eussent pu gĻner la foule. Philox Lorris y courut et frappa vivement Ó la porte, pensant que Sulfatin s'y ķtait enfermķ. Pas de rķponse. Machinalement, M. Lorris mit le doigt sur le bouton de la serrure et la porte, non fermķe, s'ouvrit sans bruit. Dans l'encombrement des appareils, Philox Lorris n'aperńut pas d'abord son collaborateur; Ó son grand ķtonnement, il entendit une voix de femme parlant vivement sur un ton de colĶre; puis la voix de Sulfatin s'ķleva non moins furieuse. ½Qui diable mon Sulfatin peut-il invectiver ainsi? pensa Philox Lorris stupķfait et hķsitant un instant Ó avancer, partagķ qu'il ķtait entre la curiositķ et la crainte d'Ļtre indiscret. --Et d'abord, mon bon, disait la voix de femme, je vous dirai que vous commencez Ó m'ennuyer en m'appelant Ó tout instant au tķlķphonoscope; c'est bien assez dķjÓ de vous voir arriver tous les jours avec votre mine de savant renfrognķ... Avec ńa que votre conversation est amusante!... Tenez, j'en ai assez! --Je n'ai pas la mine d'un de ces idiots qui tournent autour de vous au MoliĶre-Palace... rķpliquait Sulfatin; mais pas tant de raisons... Vous allez me dire tout de suite qui ķtait ce monsieur qui vient de filer? Je veux le savoir! --Je vous dis que j'en ai assez de vos scĶnes incessantes! J'en ai assez, enfin, de votre surveillance par Tķlķ ou par phonographe! Savez-vous que vous m'insultez avec toutes vos machines qui notent mes faits et gestes; je ne veux plus supporter ces fańons! On rit de moi au thķŌtre! --Je ne ris pas, moi! --Je ne puis faire un pas chez moi, recevoir quelqu'un, causer avec des amis, sans que des appareils subrepticement braquķs sur moi ne me photographient, ne phonoclichent mes faits et gestes... et alors, quand vous avez vos clichķs, quand vos phonographes rķpĶtent ce qui s'est dit ici, ce sont des bouderies ou des scĶnes Ó n'en plus finir! J'en ai assez!... --Encore une fois, qui ķtait ce monsieur? --C'ķtait mon pķdicure!... mon bottier!... mon notaire!... mon oncle!... mon grand-pĶre!... mon neveu!... mon coiffeur!... s'ķcria la dame avec volubilitķ. --Ne vous moquez pas de moi... Voyons, je vous en supplie, Sylvia, ma chĶre Sylvia! rappelez-vous...╗ M. Philox Lorris, avanńant doucement, aperńut alors Sulfatin: il ķtait seul, criant et gesticulant devant la grande plaque du Tķlķ, dans laquelle on distinguait une dame paraissant non moins ķmue que lui, une forte et plantureuse brune dans laquelle le savant reconnut l'ķtoile du MoliĶre-Palace, Sylvia, la tragķdienne-mķdium, qu'il avait vue quelquefois dans ses grands r¶les des classiques arrangķs. ½Eh bien! eh bien! se dit M. Philox Lorris, c'est donc vrai ce qu'on m'a dit. Sulfatin se dķrange! Qui l'e¹t dit! Qui l'e¹t cru!╗ Mais Sulfatin faiblissait maintenant, sa voix s'adoucissait; plus de colĶre dans ses paroles, seulement un accent de reproche. ½Je vous demande seulement de m'expliquer... Mon Dieu, vous devriez comprendre... Sylvia, je vous prie, rappelez-vous ce que vous me disiez naguĶre, ce que vous m'avez jurķ...╗ [Illustration: SULFATIN LANŪAIT UNE CHAISE A TRAVERS LE T╔L╔.] La dame du Tķlķ eut un accĶs de rire nerveux. ½Ce que j'ai jurķ? serments de thķŌtre, monsieur, s'il faut vous le dire pour en finir avec toutes vos scĶnes de jalousie, serments de thķŌtre! Ūa ne compte pas! --Ūa ne compte pas! s'ķcria Sulfatin rugissant de fureur. Coquine!!!╗ Un grand bruit de cristal brisķ fit bondir M. Philox Lorris, l'image de Sylvia disparut, la plaque du Tķlķ ķclata en morceaux. Sulfatin venait de lancer une chaise Ó travers le Tķlķ et piķtinait maintenant sur les dķbris. [Illustration: SURVEILLANCE A DOMICILE PAR PHOTO-PHONOGRAPHE.] ½Coquine! Gueuse! Ah! ńa ne compte pas!... Tiens! attrape!╗ Philox Lorris se prķcipita sur son collaborateur: ½Sulfatin! que faites-vous? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous! C'est une honte!╗ Sulfatin s'arrĻta brusquement. Ses traits contractķs par la fureur se dķtendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris. ½Un accident, dit-il; je crois que j'ai eu une rage de dents... il faudra que j'aille chez le dentiste. --Vous ne savez pas ce que vous faites! Vous laissez mes phonogrammes musicaux se dķtķriorer sur votre balcon; et maintenant, vous cassez les appareils... Vous allez bien! Mais il n'est pas question de cela, mon ami; reprenez vos esprits et songeons Ó notre grande affaire... O∙ est Adrien La HķronniĶre? --Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front, je ne l'ai pas vu. --Mais sa prķsence est nķcessaire, s'ķcria Philox Lorris, il nous le faut pour la dķmonstration de l'infaillibilitķ de notre produit... Est-ce dķsolant d'Ļtre aussi mal secondķ que je le suis! Mon fils est un niais sentimental, il n'aura jamais l'ķtoffe d'un savant passable... je renonce Ó l'espoir de voir jaillir en lui l'ķtincelle... Et voilÓ que vous, Sulfatin, vous que je croyais un second moi-mĻme, vous vous occupez aussi de niaiseries! Voyons, qu'avez-vous fait de La HķronniĶre? Qu'avez-vous fait de votre ex-malade? --Je vais voir, je vais m'informer... --DķpĻchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet... M. ArsĶne des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui tire Ó sa fin, je vais dire Ó Georges d'ajouter quelques morceaux.╗ [Illustration: M. ARS╚NE DES MARETTES.] Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait Ó la poursuite de Sulfatin, pendant la scĶne du Tķlķ, M. ArsĶne des Marettes, restķ seul, s'ķtait lķgĶrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'╔tat ķtait fatiguķ, il venait de travailler fortement, pendant les vacances de la Chambre, d'abord Ó une ķdition phonographiķe de ses discours, pour laquelle il avait d¹ revoir un Ó un les phonogrammes originaux afin de modifier ńÓ et lÓ une intonation ou de perfectionner un mouvement oratoire; puis Ó un grand ouvrage qu'il avait en train depuis de bien longues annķes, lequel grand ouvrage, outre l'ķnorme ķrudition qu'il exigeait, outre une quantitķ inou’e de recherches historiques, d'ķtudes documentaires, demandait Ó Ļtre longuement et fortement pensķ, Ó Ļtre creusķ en de profondes et solitaires mķditations. Cet ouvrage, d'un intķrĻt immense et universel, destinķ Ó une _BibliothĶque des Sciences sociales_, portait ce titre magnifique: HISTOIRE DES D╔SAGR╔MENTS CAUS╔S A L'HOMME PAR LA FEMME DEPUIS L'AGE DE PIERRE JUSQU'A NOS JOURS ╔TUDE SUR L'╔TERNEL F╔MININ A TRAVERS LES SI╚CLES SUBDIVIS╔E EN PLUSIEURS PARTIES: LIVRE Ier.--_Les fautes lointaines et leurs funestes consķquences._ LIVRE II.--_Tyrannie hypocrite et domination ouverte._ LIVRE III.--_Dķveloppement gķnķral des tendances dominatrices dans la vie privķe._ LIVRE IV.--_Les ķpoques troublķes et leurs vraies causes. SiĶcles frivoles et sanglants._ LIVRE V.--_Les reines du monde._ LIVRE VI.--_Grandissement nķfaste de la puissance fķminine depuis l'accession de la femme aux fonctions publiques._ Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui soulĶve les plus importants problĶmes et touche davantage aux ķternelles prķoccupations de la race humaine? Cet ouvrage, qui prend l'homme Ó ses dķbuts et nous montre les longues et douloureuses consķquences de ses premiĶres fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En rķalitķ, M. ArsĶne des Marettes entend crķer une nouvelle ķcole historique, moins sĶche, moins politique, plus rķaliste et plus simple. Il faut nous attendre Ó de vķritables rķvķlations, Ó un bouleversement complet des vieilles idķes traditionnellement admises! La lumiĶre de l'histoire va ķclairer enfin bien des causes obscures ou restķes inaperńues jusqu'ici et faire apparaŅtre les peuples et les races sous leur vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulĶvera, le jour de son apparition, les plus violentes polķmiques, M. ArsĶne des Marettes s'y attend bien; mais il est armķ pour la lutte et il soutiendra vaillamment ce qu'il croit Ļtre le bon combat. DķjÓ, sur de vagues indiscrķtions, le parti fķminin, trĶs remuant Ó la Chambre et dans le pays, attaque en toute occasion M. des Marettes; celui-ci a dķjÓ portķ un premier coup au parti en crķant la _Ligue pour l'ķmancipation de l'homme_, et il s'est jurķ de lancer son _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la femme_ avant les ķlections prochaines. Hķlas! on le devine aisķment, M. ArsĶne des Marettes a souffert. Le chef de la ligue revendicatrice des droits masculins est une victime! Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a ķtķ mariķ. Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves dķsagrķments avec Mme des Marettes, ķpouse frivole et capricieuse, volage mĻme, dit-on. A la suite de pķnibles dissentiments, M. et Mme des Marettes, un beau matin, abandonnĶrent, chacun de son c¶tķ, le domicile conjugal, sans s'Ļtre donnķ le mot. M. des Marettes partit Ó droite, Mme des Marettes Ó gauche. Ce fut le commencement d'une Ķre de douce tranquillitķ. M. ArsĶne des Marettes put reprendre ses esprits, revenir Ó ses chĶres ķtudes et consacrer tous ses instants Ó la lutte par la parole et par la plume contre toutes les tyrannies. Pendant quelque temps, les deux ķpoux se sont parfois rencontrķs dans les salons, en voyage, aux bains de mer; aprĶs un ķchange de regards courroucķs, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis Mme des Marettes disparut et M. des Marettes, Ó son grand soulagement, n'en entendit plus parler. ╔tendu dans un large fauteuil, l'auteur de l'_Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme_ somnole en songeant Ó ce livre qui couronnera sa carriĶre et posera dķfinitivement sa gloire sur de larges assises. Il voit, dans une rĻverie ķvocatrice, le dķfilķ des grandes figures fķminines de tous les temps, de ces femmes dont la beautķ ou l'intelligence pernicieuse influĶrent trop souvent sur le cours des ķvķnements, sur le destin des empires, de ces femmes qui furent toutes, suivant M. des Marettes, en tous pays et Ó toutes les ķpoques, par leurs dķfauts ou mĻme par leurs qualitķs, plus ou moins funestes au repos des peuples! Regardez! C'est l'aurore des temps. C'est ╚ve d'abord, la premiĶre, dont il est inutile de rappeler la faute aux incalculables consķquences, ╚ve marchant, blonde et souriante, en tĻte d'un cortĶge d'apparitions ķtincelantes et fulgurantes: Sķmiramis, HķlĶne, ClķopŌtre, et bien d'autres; des reines, des princesses, des ķpouses tyranniques, tourments de paisibles monarques, des fiancķes jalouses bouleversant les ╔tats de malheureux princes inoffensifs, de terribles reines mķrovingiennes, d'altiĶres duchesses du Moyen Ōge amenant ou portant la ruine et la dķvastation de province en province, des favorites enfin qui, par leurs intrigues ou simplement par le jeu de leurs jolis yeux, doucement voilķs de cils blonds, lancent les peuples les uns contre les autres!... Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les ķpoques, bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint de la vie privķe, Ó dķfaut de peuples Ó tracasser, de destins de nations Ó bouleverser, ont d¹ se contenter de gouverner plus ou moins despotiquement leur mķnage... [Illustration: LA LIGUE DES REVENDICATIONS MASCULINES.] Ah, grand Dieu! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infime thķŌtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non rķpandues entre les frontiĶres d'un vaste royaume, ce sont peut-Ļtre les plus dures, celles dont le joug pĶse le plus lourdement, sans repos, sans trĻve, toujours... Ce pauvre ArsĶne des Marettes ne le sait que trop par expķrience! [Illustration: LA CHIMIE V╔N╔NEUSE, EMPOISONNEUSE ET SOPHISTIQUEUSE] PhķnomĶne ķtrange, toutes ces apparitions, impķratrices ou favorites, grandes dames ou bourgeoises, depuis HķlĶne jusqu'Ó la Pompadour, elles ont toutes la figure de Mme des Marettes, telle qu'elle ķtait lors de sa fugue il y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif ķpoux! ╚ve elle-mĻme, la premiĶre de toutes, c'est dķjÓ Mme des Marettes, qui fut une fort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de langueur; l'orgueilleuse Sķmiramis, c'est Mme des Marettes cherchant Ó imposer cruellement son autoritķ; Frķdķgonde, c'est la colķreuse petite Mme des Marettes s'escrimant du bec et des ongles et cassant jadis les assiettes du mķnage; Marguerite de Bourgogne, c'est encore Mme des Marettes; Marie Stuart, qui avait le mot piquant et qui, ses maris manquant, ennuya fort ╔lisabeth d'Angleterre, c'est Mme des Marettes lanńant Ó son ķpoux, dĶs la lune de miel, changķe en lune de vinaigre, des mots dķsagrķables; Catherine de Mķdicis, la terrible dame aux poisons savants, aux ķlixirs de courte vie, c'est Mme des Marettes, servant un jour aux invitķs de son mari, de graves magistrats, des carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!... Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du dķfilķ, ont les traits de la terrible Mme des Marettes..... C'est toujours la mĻme, toujours la figure blonde inoubliable qui hante depuis si longtemps les rĻves et les cauchemars de M. ArsĶne des Marettes. [Illustration: ½JE VIENS REPRENDRE MA PLACE AU FOYER!╗] MĻlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, aux rķminiscences historiques, M. ArsĶne des Marettes voit dķfiler, pour ainsi dire, tous les chapitres de son oeuvre maintenant si avancķe, la partie historique et la partie philosophique, o∙, de dķduction en dķduction, de constatation en constatation, avec sa pķnķtrante analyse, il nous montre ce phķnomĶne psychologique qui a dķjÓ prķoccupķ les penseurs: la femme restant toujours la femme, toujours identique Ó elle-mĻme, toujours pareille, en tous lieux et en tous temps, Ó tous les Ōges et sous tous les climats, alors que l'homme prķsente tant de variķtķs de caractĶre, suivant les races, les ķpoques et les milieux. Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe Ó l'effet que la grande _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme_ va produire, aux bienfaits qui en dķcouleront, aux idķes de rķvoltes masculines qu'elle va rķveiller. Tout Ó coup, la sonnerie du Tķlķ, cet ķternel drinn-drinn que nous entendons retentir Ó toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine ķlectrique traversķe par des millions de fils, la sonnerie du Tķlķ tira M. des Marettes de sa rĻverie historico-philosophique. Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya sur le bouton du rķcepteur. ½All¶! all¶! dit une voix, M. le dķputķ ArsĶne des Marettes est-il Ó la soirķe de M. Philox Lorris? Il est priķ de venir Ó l'appareil...╗ C'ķtait justement lui qu'on demandait. Le grand historien se rķveilla tout Ó fait et rķpondit immķdiatement: ½All¶! all¶! me voici! Qui me demande?╗ La plaque du Tķlķ s'ķclaira subitement et, aprĶs quelques secondes d'un balancement papillotant, une image se forma. C'ķtait une dame assise dans le cabinet de travail de M. des Marettes, lÓ-bas, en son austĶre retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXIIe arrondissement), une dame d'un certain Ōge, assez forte, aux traits accentuķs, aux sourcils trĶs fournis dessinant un arc noir au-dessus d'un nez Ó courbure aquiline. M. ArsĶne des Marettes se laissa retomber comme pķtrifiķ dans son fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgrķ les annķes, malgrķ les changements apportķs par l'Ōge: c'ķtait la femme de son rĻve, toujours la mĻme, l'ķternelle ennemie, _Elle_ enfin, Mme des Marettes! Elle ķtait blonde jadis, elle ķtait plus svelte, plus souriante; n'importe, il la reconnaissait d'instinct, aprĶs les trente-deux annķes d'absence, dans la majestueuse dame, un peu ķpaissie, Ó l'expression un peu alourdie mais toujours dominatrice, qui ķtait devant lui. ½Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame; vous voyez que j'ai bon caractĶre, c'est moi qui reviens la premiĶre, en laissant de c¶tķ mes lķgitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos lķgers dissentiments de l'autre jour...╗ [Illustration: M. ARS╚NE DES MARETTES COMPOSANT SON GRAND OUVRAGE.] L'autre jour, c'ķtait trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer. ½Je suis heureuse de voir votre ķmotion Ó ma vue, mon ami, continua la dame, cette ķmotion prouve en faveur de votre coeur... Je vois que vous ne m'avez pas oubliķe tout Ó fait, n'est-ce pas? --Oh! non, murmura M. des Marettes. --Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la v¶tre!... mais je suppose que dans la solitude vous vous Ļtes amķliorķ...╗ M. des Marettes soupira. ½J'espĶre que vous avez fini par reconnaŅtre vos torts, mon ami, n'en parlons plus, je suis prĻte Ó passer l'ķponge sur tout cela; j'oublie, mon ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends votre ķmotion; remettez-vous, ArsĶne; vous Ļtes en soirķe, prķsentez mes meilleurs compliments Ó M. et Mme Philox Lorris. Allez!... Pendant ce temps-lÓ, je vais m'installer!...╗ La communication cessa, Mme des Marettes disparut. M. ArsĶne des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans son fauteuil comme un homme foudroyķ. Enfin, il soupira, releva la tĻte et fit un geste de rķsignation. ½Allons. Elle est revenue, soit!... AprĶs tout, mon livre finissait un peu mollement, c'ķtait faiblot! AuprĶs de Mme des Marettes, l'inspiration va venir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout est pour le mieux; ma conclusion, la derniĶre partie de mon _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la femme, depuis l'Ōge de pierre jusqu'Ó nos jours_, c'est le morceau le plus important; il faut, Mme des Marettes aidant, que ce soit quelque chose de foudroyant!╗ [Illustration: ½L'ENNEMI EST A NOS PORTES, L'AN╔MIE, LA TERRIBLE AN╔MIE!...╗] [Illustration: LE COIN DES FEMMES S╔RIEUSES.] VI M. Philox Lorris dķveloppe ses plans.--La santķ obligatoire par le grand _Mķdicament national_.--DeuxiĶme distraction de Sulfatin.--Le rķservoir Ó miasmes. Sulfatin, ayant enfin retrouvķ son ex-malade Adrien La HķronniĶre dans la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe d'invitķs sķrieux qui avaient dķlaissķ le concert. Il y avait lÓ Mlle Bardoz, la savante doctoresse, et Mlle la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, qui discutaient certains points de science avec Philox Lorris. ½Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris Ó son fils; tu vas voir ce que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas simplement un moulin Ó fadaises... Il est encore temps... il est encore temps; tu sais, tu peux prķfķrer l'une ou l'autre... n'importe laquelle! [Illustration: L'EX-MALADE ET SA GARDE.] --Merci!╗ Adrien La HķronniĶre ķtait bien changķ depuis quelques mois; sous l'action du fameux mķdicament national essayķ sur lui par l'ingķnieur Sulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remontķ rapidement la pente descendue. Tombķ au dernier degrķ de l'avachissement, on l'avait vu reprendre peu Ó peu toutes les apparences de la vigueur et de la santķ. Le fluide vital, tout Ó fait ķvaporķ prķcķdemment, semblait bien revenu. Adrien La HķronniĶre, placķ naguĶre comme une larve humaine dans la couveuse de Sulfatin, couchķ ensuite comme un pantin cassķ dans un fauteuil roulant, ķtait redevenu un homme; il marchait, agissait et pensait comme un citoyen en possession de toutes ses facultķs. Philox Lorris voulait faire admirer Ó M. des Marettes et Ó ses invitķs ces rķsultats vraiment merveilleux; il voulait leur montrer cette ruine humaine solidement rķparķe. Mais Adrien La HķronniĶre, qui avait retrouvķ avec la vigueur de son intelligence son grand sens des affaires, discutait dķjÓ chaudement avec Sulfatin. ½Mon cher ami, je suis guķri, c'est une affaire entendue; mais, si je consens Ó vous payer immķdiatement, en rķsiliant notre traitķ, les formidables sommes stipulķes Ó une ķpoque o∙ je ne jouissais pas de tous mes moyens et o∙ je ne pouvais guĶre discuter vos conditions, il me semble juste de rķclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand Mķdicament national... --Du tout, dķclara Sulfatin; notre traitķ subsiste, je ne rķsilie pas, vous me payerez Ó leur date les annuitķs stipulķes... D'ailleurs, mon cher, vous vous abusez, vous n'Ļtes rķparķ qu'Ó la surface et pour un temps, le traitement doit continuer... --Permettez... si je demande Ó rķsilier? --Soit, mais vous payez les annuitķs et le dķdit... --Alors, je ne rķsilie pas, mais je vous fais un procĶs pour avoir essayķ sur moi des mķdicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez Ļtre fixķ... --Puisque ces mķdicaments vous ont remis sur pied... [Illustration: ½LE COFFRE EST BON, JE VOUS L'AFFIRME...╗] --Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant; en somme, j'ķtais un sujet pour vous, sur lequel vous opķriez tranquillement, et au lieu d'Ļtre payķ pour servir Ó vos expķriences, je payais... Cela me semble abusif. Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un malade connu, j'ai une notoriķtķ, l'effet pour le lancement de votre produit est donc bien plus considķrable, je veux entrer tout Ó fait dans l'affaire ou bien nous plaiderons! --En attendant, dit Sulfatin impatientķ, comme, de par notre traitķ, vous Ļtes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais avaler d'autres mķdicaments et je vous remets dans l'ķtat o∙ vous ķtiez lorsque je vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous rķintĶgre dans votre couveuse, vous n'ķtiez pas gĻnant, lÓ... Je me suis engagķ par notre traitķ Ó vous faire durer; je vous ferai seulement durer, voilÓ tout! --Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatientķ; M. La HķronniĶre sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs, voici M. des Marettes qui s'ennuie...╗ En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en large d'un air agitķ, en murmurant des phrases indistinctes: ½... Irrķductible esprit de domination... servi par un charme dangereux, pernicieux... profonde astuce cachķe sous un vernis de fausse douceur... Femme, crķature artificielle et artificieuse... Ah! ah! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander des explications, grand homme; je reconnais le portrait, vous travaillez Ó un discours destinķ Ó battre en brĶche les prķtentions du parti fķminin...╗ M. des Marettes passa la main sur son front. ½Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais... Nous disions donc? --Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais Ó vous prķsenter un homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tombķ, par l'excessif surmenage moderne, dans une lamentable sķnilitķ... Regardez-le aujourd'hui!╗ Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumiĶre. ½Ce cher La HķronniĶre! s'ķcria M. des Marettes, est-il possible! Est-ce bien vous? --C'est bien moi, rķpondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en croire vos yeux, je vous assure...╗ Et La HķronniĶre se frappa vigoureusement sur la poitrine. ½Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous ķloges, et je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie! --Vous tenez sur vos jambes? on le croirait vraiment, ma foi! Vous n'Ļtes donc plus en enfance? [Illustration: LE R╩VE DE M. ARS╚NE DES MARETTES] --Comme vous voyez, mon bon ami! [Illustration: LE GRAND M╔DICAMENT NATIONAL.] --Il revient de loin; nous l'avions pris Ó son dernier souffle pour que l'exemple f¹t plus probant! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre peu Ó peu en ķtat de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous pouvez regarder, toucher, faire mouvoir M. de La HķronniĶre, il n'y a pas de supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons donc, La HķronniĶre, remuez donc! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il jonglerait avec ce divan! Bien; maintenant passons aux facultķs intellectuelles, Ó la mķmoire... Quel ķtait avant-hier le cours du 2 0/0?... Bien, bien, assez! M. des Marettes est convaincu... Maintenant que vous avez vu le rķsultat, nous allons vous expliquer comment il a ķtķ obtenu... Sulfatin, passez-moi ces petits flacons lÓ-bas... Pas par lÓ, c'est l'appareil aux miasmes; faites donc attention, mon ami!... Ne touchez donc pas aux robinets, vous Ļtes terriblement distrait, savez-vous!...╗ Sulfatin, en effet, n'ķtait pas encore complĶtement revenu de son trouble de tout Ó l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesurķ par excellence, il ķtait agitķ, fronńait les sourcils par moments et se promenait d'un pas saccadķ. ½Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les deux flacons, voici donc le grand mķdicament que j'aspire Ó dķnommer _national_; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les inoculations microbicides, et dans cette fiole le mĻme liquide, considķrablement diluķ et mķlangķ Ó diffķrentes prķparations qui en font le plus puissant des ķlixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin microbicide, deux gouttes matin et soir de l'ķlixir, voici le traitement trĶs simple par lequel je me charge de faire d'un peuple d'anķmiques, de surmenķs, de nervosiaques, un peuple solide, ķquilibrķ, sain, dans les veines duquel circulera un torrent de sang nouveau, chargķ de globules rouges et dķpouillķ de tous bacilles, vibrions ou microbes! Mais il me faut l'appui d'hommes politiques ķminents, d'hommes d'╔tat comme vous, monsieur le dķputķ; il me faut l'intervention gouvernementale, l'autoritķ de l'╔tat, pour que ma grande dķcouverte produise les rķsultats que j'en attends... Permettez-moi de vous exposer en deux mots l'idķe que je vais dķvelopper tout Ó l'heure dans ma confķrence... --Exposez! dit le dķputķ. --Une loi dont vous Ļtes le promoteur, monsieur le dķputķ, une loi que votre entraŅnante ķloquence fait voter par toutes les fractions du Parlement, rend mon grand Mķdicament national obligatoire en garantissant Ó la maison Philox Lorris, sous le contr¶le du gouvernement, le monopole de la fabrication et de l'exploitation... Inutile de dire, monsieur le dķputķ, que des avantages sont rķservķs aux amis de l'entreprise qui l'ont soutenue de leur haute influence... Je reprends!... Nous organisons par tout le pays des services d'inoculation et de vente... Chaque Franńais, une fois par mois, est vaccinķ avec le liquide microbicide et il emporte un flacon du mķdicament. L'obligation n'a rien de vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui; l'╔tat peut bien intervenir une fois de plus et imposer sa direction lorsque l'intķrĻt public est si ķvident... Par cette loi bienfaisante et vraiment de salut public, c'est tout simplement la santķ obligatoire que vous nous dķcrķtez! ╩tes-vous conquis, mon cher dķputķ? --Je m'incline et j'admire, rķpondit M. des Marettes; dans quatre jours, Ó la rentrķe des Chambres, je dķpose une proposition... Mais quelle est cette ķtrange odeur? --Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avez raison, quelle singuliĶre odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez touchķ aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite! [Illustration: L'ACCIDENT AU R╔SERVOIR DES MIASMES.] --Une fuite!... O∙ cela? demanda M. des Marettes. --Au rķservoir de droite, celui des miasmes pour le corps mķdical offensif... mon autre grande affaire. --Sapristi de sapristi! gķmit M. des Marettes renversant les chaises pour gagner la porte, vite, mon aķrocab... Je suis attendu chez moi... Je ne me sens pas bien!...╗ Sulfatin et Philox Lorris s'ķtaient prķcipitķs et tous deux cherchaient Ó dķcouvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le trouva. Un tuyau que Sulfatin, dans sa prķoccupation, avait un peu dķrangķ, laissait fuser un mince filet de vapeurs dķlķtĶres. M. Philox Lorris et Sulfatin, la sueur au front, s'efforcĶrent de rķparer la lķgĶre et imperceptible avarie, ce n'ķtait pas grand'chose et ce fut bient¶t fait, mais il ķtait temps; s'ils avaient tardķ, d'ķpouvantables malheurs eussent ķtķ la consķquence de la fatale distraction de Sulfatin. Mais l'air effarķ de M. des Marettes, qui s'efforńait de percer la foule pour gagner un ascenseur, avait jetķ l'ķmoi parmi les invitķs et interrompu un morceau en exķcution. Quelques personnes se levĶrent dans le clan des gens sķrieux que la musique ne passionnait pas; Ó leur tĻte, accoururent la doctoresse Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe. ½Qu'est-ce qu'il y a, cher maŅtre? demanda la doctoresse; seriez-vous malade? Quelle odeur singuliĶre! --Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais la tĻte me tourne. N'ķbruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde, le plus t¶t possible, se mette au lit... C'est le plus s¹r... --N'alarmez personne, dit Sulfatin, il n'y aura rien de grave, la fuite est trouvķe et bouchķe... Ah! je ne me sens pas bien! --Quel accident? quelle fuite? firent quelques voix effrayķes. --Le rķservoir aux miasmes! gķmit M. des Marettes, qui revenait s'ķcrouler sur un divan. --Du calme! s'ķcria Philox Lorris en se serrant le front, ce ne sera rien, nous aurons une lķgĶre ķpidķmie!... une toute petite ķpidķmie! A’e! la tĻte! --Une ķpidķmie!!!╗ DķjÓ le dķsarroi avait gagnķ le grand hall, le concert ķtait abandonnķ, on se pressait, on se bousculait pour savoir ce qui venait d'arriver. Sur ce mot _ķpidķmie!_ tout le monde pŌlit et quelques personnes furent sur le point de s'ķvanouir. Une toute petite ķpidķmie! Je rķponds de tout, la fuite ķtait insignifiante... --Je ne me sens pas bien non plus, dit Mlle la doctoresse Bardoz en se tŌtant le pouls. --Du calme! du calme!╗ En moins de cinq minutes, le petit salon o∙ s'ķtait produit l'accident fut plein de gens qui accouraient, s'informaient, entouraient les malades et, peu aprĶs, tombaient eux-mĻmes indisposķs... Ce fut bient¶t un concert de plaintes indignķes contre M. Lorris. Des invitķs, pŌles et affadis, gisaient sans force sur tous les meubles; d'autres, au contraire, agitķs et surexcitķs, semblaient en proie Ó de vķritables attaques de nerfs. M. Philox Lorris, trĶs atteint, n'avait pas la force de faire ķvacuer le petit salon, particuliĶrement dangereux, ni mĻme de faire ouvrir les fenĻtres pour laisser ķchapper les miasmes; ce fut M. La HķronniĶre qui, voyant les gens continuer Ó s'accumuler dans la piĶce infectķe, eut la pensķe de les ouvrir toutes grandes. [Illustration: ½C'EST MOI QUI VOUS SOIGNE MAINTENANT!╗] La HķronniĶre s'interrogeait inquiet et se tŌtait le pouls; mais, seul de tous ceux qui se trouvaient lÓ, il ķtait indemne et ne ressentait pas le plus petit malaise. Cependant l'ex-malade, rassurķ pour lui-mĻme, prit peur tout de mĻme en songeant que son mķdecin ķtait atteint, et il s'en vint offrir son aide et ses soins Ó Sulfatin. ½Vous m'affirmiez que mon traitement n'ķtait pas terminķ, lui dit-il, n'allez pas me faire la mauvaise farce de me laisser en plan! C'est moi qui vous soigne, maintenant; je devrais vous rķclamer des honoraires ou une dķduction sur mon compte!... Comment se fait-il que je n'aie rien quand tous ceux qui sont lÓ sont atteints? --Vous pouvez braver les miasmes grŌce aux inoculations que vous avez subies, rķpondit Sulfatin d'une voix entrecoupķe... Faites ķvacuer l'h¶tel, les personnes qui ne sont pas entrķes dans cette piĶce auront... une petite migraine tout au plus...╗ Ainsi La HķronniĶre continuait Ó Ļtre une rķclame vivante et venait ajouter le poids d'une nouvelle expķrience Ó la belle thķorie des inoculations obligatoires que Philox Lorris avait dķveloppķe Ó M. des Marettes. Jusqu'Ó prķsent, on ķtait s¹r que le remĶde de Sulfatin guķrissait; on pouvait Ļtre certain maintenant que son inoculation rendait rķfractaire aux millions de microbes que l'accident survenu au laboratoire Philox Lorris allait rķpandre dans l'atmosphĶre. [Illustration: L'ILLUSTRE PHILOX LORRIS.] [Illustration: L'AMBULANCE DE L'HOTEL PHILOX LORRIS.] VII La catastrophe de l'h¶tel Philox Lorris.--Trente-trois martyrs de la science.--Naissance d'une maladie nouvelle absolument inķdite.--Le grand ouvrage de Mme Lorris.--O∙ l'illustre savant se trouve cruellement embarrassķ. L'h¶tel Philox Lorris est converti en ambulance. Trente-quatre personnes sont entrķes dans le salon aux miasmes, trente-trois sont malades. Seul, Adrien La HķronniĶre n'a rien ressenti. Les autres invitķs de M. Philox Lorris ont pu rentrer chez eux avec une trĶs lķgĶre indisposition qui s'est dissipķe rapidement dans la journķe du lendemain. Les malades sont restķs Ó l'h¶tel, les dames dans les chambres particuliĶres, les hommes dans les salons de rķception, subdivisķs par des cloisons mobiles en petites salles d'h¶pital. La maladie n'a rien de grave heureusement, mais elle prķsente une singuliĶre variķtķ de sympt¶mes qui tiennent tous en partie d'autres maladies connues. [Illustration: PHILOX LORRIS ET SULFATIN PASSAIENT LE TEMPS A SE QUERELLER.] Par suite d'une heureuse chance, Georges Lorris, Estelle et Mme Lorris se trouvaient Ó une autre extrķmitķ de l'h¶tel quand l'ķpidķmie a ķclatķ, ils n'ont donc ressenti qu'un simple malaise, un mal de tĻte, accompagnķ de vertiges. Ils ont pu prendre la direction de l'ambulance et donner tous leurs soins aux malades. Dans la mĻme salle, M. Philox Lorris, Sulfatin et M. des Marettes sont couchķs en proie Ó une fiĶvre assez violente. Comme ils ont absorbķ les vapeurs dķlķtĶres plus longtemps que les autres, ils sont les plus atteints. M. Philox Lorris et Sulfatin passent leur temps Ó se quereller. L'illustre savant, excitķ par la fiĶvre, accable son collaborateur de ses sarcasmes et de sa colĶre. [Illustration: LE D╔BLAIEMENT DE L'ANCIEN MONDE] ½Vous Ļtes un Ōne! Est-ce qu'un vķritable homme de science a de ces distractions? Mon fils Georges, ce jeune homme futile et lķger, n'en e¹t pas fait autant! Je vous croyais d'une autre ķtoffe! Quelle dķsillusion! quelle chute! Notre grande affaire va manquer par votre faute... Vous m'avez couvert de ridicule devant le monde savant!... Mais vous me le paierez! Je vous fais un procĶs et vous demande de formidables dommages et intķrĻts pour notre affaire ratķe...╗ Quant Ó M. des Marettes, il dķclamait dans un vague dķlire des morceaux de ses anciens discours Ó la Chambre, ou des chapitres entiers de son _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la femme_, ou bien il se croyait chez lui et se disputait avec Sulfatin qu'il prenait pour Mme des Marettes. ½Ah! ah! femme ridicule et surannķe! Vous voilÓ donc revenue... Vous voulez ressaisir votre proie et me faire connaŅtre de nouveaux tourments!...╗ [Illustration: Mlle BARDOZ FUT EN ╔TAT D'╔TUDIER LA MALADIE SUR ELLE-M╩ME.] Mlle la doctoresse Bardoz au bout d'une huitaine se trouva rķtablie, elle avait ķtķ furieuse en premier lieu et s'ķtait promis de traŅner Philox Lorris devant les tribunaux; mais, quand elle fut en ķtat d'ķtudier la maladie sur elle-mĻme d'abord, puis sur les autres, sa colĶre tomba. C'est que cette maladie ķtait extrĻmement intķressante; il n'y avait pas moyen de la rattacher Ó une fiĶvre connue et classķe; dans la premiĶre phase, elle participait de toutes les fiĶvres possibles Ó la fois, elle rķunissait les sympt¶mes les plus divers, compliquķs et entre-croisķs, avec les anomalies les plus bizarres, puis soudain son ķvolution devenait complĶtement originale, absolument inķdite. Il n'y avait pas Ó en douter, c'ķtait une maladie nouvelle, crķķe de toutes piĶces dans le laboratoire Philox Lorris et qui de lÓ, peu Ó peu, commenńait Ó se rķpandre ķpidķmiquement dans Paris. Quelques cas ķtaient signalķs ńÓ et lÓ, dans les quartiers les plus divers; il fallait attribuer cette contamination soit Ó des miasmes emportķs par le vent lorsqu'on avait ouvert les fenĻtres du salon infectķ, soit Ó des invitķs qui pourtant n'avaient ressenti eux-mĻmes qu'un insignifiant malaise. Et de ces centres ķpidķmiques la maladie rayonnait peu Ó peu, prenant, au fur et Ó mesure, un caractĶre plus franc. [Illustration: LA DISCORDE MENAŪAIT DE DIVISER LE CORPS M╔DICAL.] Sur les rapports de Mlle la doctoresse Bardoz, ingķnieure en mķdecine et doctoresse en toutes sciences, l'Acadķmie de mķdecine avait dķlķguķ une commission de docteurs et de doctoresses pour ķtudier de prĶs cette maladie nouvelle, la classer autant que possible et lui donner un nom. On ne s'entendait guĶre sur ce point, et chaque membre de la commission avait dķjÓ son mķmoire en train dans lequel il formulait des conclusions diffķrentes et proposait un nom particulier. La discorde menańait de diviser le corps mķdical, car on ne s'accordait pas davantage sur la question du traitement. [Illustration: ½C'est une maladie nouvelle!╗] Par bonheur, M. Philox Lorris se trouva enfin rķtabli. Quand la fiĶvre lui laissa la facultķ de rķflķchir, l'immunitķ d'Adrien La HķronniĶre traitķ par le grand Mķdicament national lui fut une indication prķcieuse; il s'inocula lui-mĻme pour essayer. En deux jours, il se trouva complĶtement guķri. Il se garda bien de rien dire Ó la commission de mķdecins et, les laissant discuter et disputer sur le nom Ó donner Ó la maladie et sur le traitement Ó lui appliquer, il inocula tous ses malades et les remit sur pied au grand ķtonnement de la Facultķ. L'affaire, qui faisait un bruit ķnorme depuis une quinzaine au dķtriment du crķdit et de la renommķe de l'illustre savant, prit soudain une autre tournure. Ses ennemis avaient eu beau jeu pendant quelques jours pour dauber sur lui Ó propos de l'aventure et ils s'ķtaient efforcķs de jeter un peu de ridicule sur l'accident. Mais, lorsqu'on vit Philox Lorris et son collaborateur Sulfatin se lever de leur lit de souffrance, se guķrir eux-mĻmes en un tour de main et guķrir tous leurs malades pendant que la Facultķ continuait Ó se perdre dans les plus contradictoires hypothĶses et Ó dķvelopper les plus bizarres thķories sur cette maladie entiĶrement inconnue, l'opinion publique changea brusquement. On les proclama martyrs de la science! Des adresses de fķlicitations leur arrivĶrent de toutes parts. Martyrs de la science! Et tous les invitķs de la fameuse soirķe l'ķtaient aussi quelque peu en leur compagnie. Tous avaient plus ou moins ķtķ atteints, tous avaient droit aux mĻmes palmes. ╔coutons les journaux les plus importants et les plus autorisķs leur rendre un public hommage aprĶs avoir dķtaillķ leurs souffrances: ½Au moment o∙ l'illustre inventeur,--disait l'_╔poque_, le journal tķlķphonoscopique de M. Hector Piquefol, invitķ de la grande soirķe et martyr de la science lui aussi,--au moment o∙ le grand Philox Lorris venait de couronner sa carriĶre en faisant profiter la France d'abord et l'humanitķ ensuite, non pas d'une, comme on l'a dit, mais de deux immenses dķcouvertes, il a failli pķrir victime de ses courageux essais et, avec lui, l'ķlite de la sociķtķ parisienne... [Illustration: Martyr de la science!] ½Non pas une, mais deux immenses dķcouvertes qui doivent, la premiĶre, rķvolutionner complĶtement l'art de la guerre et le faire sortir de son ķternelle routine, et la seconde rķvolutionner de mĻme l'art mķdical et lui faire quitter les mĻmes sempiternels errements o∙ il se traŅne depuis Hippocrate! ½Deux dķcouvertes sublimes vķritablement, et qui se tiennent, malgrķ leur apparente opposition! ½La premiĶre amĶne la suppression des anciennes armķes et le rejet complet des anciens systĶmes militaires; elle permet d'organiser la guerre mķdicale, faite seulement par le corps mķdical offensif mis en possession d'engins qui portent chez l'ennemi les miasmes les plus dķlķtĶres. Plus d'explosifs comme jadis, plus mĻme d'artillerie chimique, mais seulement l'artillerie des miasmes, les microbes et bacilles envoyķs ķlectriquement sur le territoire de l'ennemi. ½Merveilleuse transformation! Gigantesque pas en avant! Bellone n'ensanglante plus ses lauriers, immense progrĶs! ½La seconde dķcouverte, qui met l'illustre savant au rang des bienfaiteurs de l'humanitķ, c'est le _grand mķdicament national_, agissant par inoculation et ingestion, mķdicament dont la formule est encore un secret, mais qui va rendre soudain vigueur et santķ Ó un peuple surmenķ, Ó un sang appauvri par toutes les fatigues de la vie ķlectrique que nous menons tous... [Illustration: NOUVELLES DE LA MALADIE DE M. LORRIS.] ½Bienfaiteur de l'humanitķ, le sublime Philox Lorris l'est donc doublement--par la santķ et l'ķnergie physique et morale rendues Ó tous au moyen du miraculeux philtre que le grand magicien moderne a composķ--et par sa puissante conception de la guerre mķdicale qui cl¶t Ó jamais l'Ķre sanglante des explosifs projetant au loin en dķbris sanglants les innombrables bataillons amenķs sur les champs de bataille... La guerre mķdicale, ¶ progrĶs! ayant pour but seulement la mise hors de combat, dķchaŅnera sur les belligķrants des maladies qui coucheront des populations entiĶres sur le flanc pour un temps donnķ, mais du moins n'enlĶveront que les organismes dķjÓ en mauvaises conditions!... [Illustration: Martyr de la science!] ½Mais, de mĻme que, lors de l'invention de la poudre, le moine Schwartz, inaugurant l'Ķre des explosifs, fut la premiĶre victime de sa grande dķcouverte, de mĻme Philox Lorris, inaugurant l'Ķre de la guerre mķdicale, inventeur de procķdķs et d'engins merveilleux, faillit pķrir dans son laboratoire sur le thķŌtre de sa victoire, terrassķ, avec son collaborateur Sulfatin, par une fuite des miasmes concentrķs rķunis pour ses ķtudes! [Illustration: Martyr de la science, l'illustre savant entre en convalescence.] ½Il a failli pķrir, mais il vit pour assurer le triomphe de la science, pour faire franchir une ķtape nouvelle Ó l'humanitķ, pour faire faire un pas dķcisif Ó la cause sacrķe du progrĶs et de la civilisation!... ½Il a failli pķrir, mais il vit... Couchķ sur un lit de douleur, il paye par de cruelles souffrances noblement supportķes la ranńon du gķnie...╗ Et dans le grand tķlķphonoscope de l'_Epoque_, celui qui montrait chaque jour aux Parisiens, devant l'h¶tel du journal, l'ķvķnement Ó sensation, apparut, matin et soir, la chambre du malade, avec l'illustre savant dans son lit, en proie Ó la fameuse fiĶvre inķdite. On voyait, avec le bulletin rķdigķ chaque matin et chaque soir par les illustrations mķdicales: L'illustre savant en proie Ó un accĶs de dķlire; L'illustre savant commenńant Ó aller un peu mieux; L'illustre savant ayant une rechute; ..... Jusqu'au jour o∙ l'on put voir ce martyr de la science debout dans la robe de chambre du convalescent et dķjÓ au travail. L'homme d'╔tat, le grand orateur et historien des Marettes, fier d'Ļtre aussi comptķ parmi les martyrs de la science, se hŌta, aussit¶t rķtabli, de dķposer Ó la Chambre, en demandant l'urgence, la proposition de loi relative au _grand mķdicament national_. Depuis quinze jours on ne parlait que de l'affaire Philox Lorris; c'ķtait la grande actualitķ Ó l'ordre du jour de toutes les conversations, le sujet de toutes les discussions des Acadķmies scientifiques. La proposition des Marettes ne traŅna donc pas dans les bureaux; elle fut examinķe par une commission, ses articles furent dķbattus avec l'illustre savant, discutķs d'avance par tous les journaux, et, lorsqu'elle parut devant les Chambres, presque tous les partis s'y ralliĶrent, opposants et gouvernementaux; et mĻme, grŌce Ó l'appui de Mme Ponto Ó la Chambre, de la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, au Sķnat, le parti fķminin, et le parti intķgral masculin, les adhķrents de la Ligue de l'ķmancipation de l'homme, dirigķs par M. des Marettes, se trouvĶrent d'accord et votĶrent du mĻme c¶tķ pour la premiĶre fois. La loi passa Ó une ķnorme majoritķ. Il rķsultait ceci de ses nombreux articles: 1║ L'inoculation du _grand mķdicament_ devenait obligatoire une fois par mois pour tous les Franńais Ó partir de l'Ōge de trois ans; 2║ Le monopole de la fabrication du _grand mķdicament national_ microbicide et dķpuratif, anti-anķmique et reconstituant, ķtait assurķ pour cinquante ans Ó la maison Philox Lorris; 3║ Une rķcompense nationale Ó l'illustre Philox Lorris ķtait votķe Ó l'unanimitķ. Disons tout de suite que celui-ci n'accepta qu'une grande mķdaille d'or, remarquable objet d'art, qui reprķsentait d'un c¶tķ l'illustre savant en Hercule, vainqueur des hydres modernes, avec une inscription commķmorative de sa grande dķcouverte sur le revers. Les questions secondaires, relatives Ó l'organisation des services, restaient Ó rķgler; mais c'ķtait l'affaire de Philox Lorris, nommķ administrateur gķnķral, avec pleins pouvoirs. De plus, sur l'avis de Philox Lorris, la crķation d'un ministĶre de plus fut dķcidķe; on l'intitula _ministĶre de la Santķ publique_. Le portefeuille en fut donnķ Ó une ķminente avocate et femme politique, Mlle la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, rapporteuse au Sķnat du projet de loi sur le _grand mķdicament national_. Cette rķglementation de tout ce qui concerne l'hygiĶne et la santķ publique va simplifier considķrablement bien des choses et rendre aux populations d'immenses services. En bien des cas le _grand mķdicament national_ suffira parfaitement Ó rķtablir les santķs chancelantes, Ó remettre en bon ķtat les organismes avariķs ou fatiguķs, sans intervention aucune du mķdecin. [Illustration: AU RESTAURANT PHARMACEUTIQUE.] Anķmiķs, dyspeptiques, gastralgiques, malades du foie, etc., seront trĶs vite soulagķs. Ils n'auront plus besoin de prendre leurs repas, ainsi que beaucoup s'y rķsignaient, dans les restaurants pharmaceutiques fondķs avec tant de succĶs en ces derniĶres annķes, cuisines officinales o∙ les repas ķtaient prķparķs, sur ordonnances, par des pharmaciens dipl¶mķs, disciples Ó la fois de M. Purgon et de Brillat-Savarin, inventeurs de plats hygiķniques renommķs, mais, en somme, assez co¹teux. [Illustration: Le parc National d'Armorique Hķliog. & Imp. Lemercier Paris] M. Philox Lorris se trouva donc dķbarrassķ des prķoccupations de sa grande affaire du mķdicament. Il ķtait temps, car il commenńait Ó se sentir le cerveau horriblement fatiguķ. Lui aussi, dans le travail formidable de ces derniers jours, il avait eu des distractions et par moments s'ķtait vu sur le point de confondre les flacons du _grand mķdicament national_ avec les cornues de l'affaire des miasmes. Maintenant il ķtait libre, et suivant son habitude de se reposer d'une fatigue par une autre fatigue et d'un travail par un autre travail, dont la nouveautķ surexcitait ses facultķs, il pouvait se consacrer entiĶrement aux derniĶres ķtudes sur la _concentration des miasmes et leur emploi gķnķralisķ dans les opķrations militaires_. [Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE. COMIT╔ DE R╔ORGANISATION DU CORPS M╔DICAL OFFENSIF.] Une commission d'ingķnieurs gķnķraux, nommķe par le ministĶre de la Guerre, avait ķtķ chargķe d'ķlaborer dans le plus grand secret un projet d'organisation du corps mķdical offensif. Elle tenait sķance toutes les aprĶs-midi, sous la prķsidence de l'illustre savant. On voyait peu Estelle Lacombe au laboratoire; la jeune fille, en arrivant chaque matin, se hŌtait, aprĶs avoir fait acte de prķsence chez M. Sulfatin, de gagner l'appartement de Mme Lorris, o∙ personne des amis et relations de Philox Lorris, tous gens de science, d'affaires ou de politique, ne pķnķtrait jamais. Mme Philox Lorris ķtait si occupķe, pensait-on, toujours perdue dans les plus profondes mķditations philosophiques, tournant et retournant pour son grand ouvrage les plus nķbuleux problĶmes de la mķtaphysique. La fiancķe de Georges Lorris, ayant gagnķ complĶtement la confiance et l'amitiķ de sa future belle-mĶre, fut pourtant Ó la fin mise dans la confidence de ces travaux, dont la seule idķe la faisait trembler presque autant que les vastes conceptions scientifiques de Philox Lorris. Un jour, Mme Lorris l'introduisit mystķrieusement dans une petite piĶce que Philox Lorris appelait le cabinet d'ķtudes de Madame. C'ķtait un petit salon fort gai, rempli de fleurs, suspendu comme une cage vitrķe sur l'angle de l'h¶tel, avec vues sur le parc et sur l'immense dķroulement des toits et des monuments de la grande ville. ½Voyez si j'ai confiance en vous, ma chĶre Estelle, dit Mme Lorris; je vais tout vous dire, il me semble que vous n'Ļtes pas trop _ingķnieure_ pour me comprendre. --Hķlas! je le suis si peu, madame, Ó mon grand regret et malgrķ mes efforts! M. Philox Lorris me le reproche toujours... --Tant mieux! tant mieux! Je puis vous rķvķler mon grand secret... Je m'enferme ici pour... --Je sais, madame, pour mķditer et ķcrire votre grand ouvrage philosophique, dont M. Lorris donnait l'autre jour devant moi des nouvelles Ó quelques membres de l'Institut... --Vraiment! il en parlait? --Oui, madame... Il paraŅt que votre travail avance... du moins c'est ce que disait M. Lorris... --Mon grand ouvrage philosophique, le voici!╗ dit Mme Lorris en riant. Et elle montrait Ó Estelle stupķfaite une petite tapisserie en train et diverses broderies jetķes parmi des journaux de modes sur une coquette table Ó ouvrage. ½Oui, je m'enferme ici pour travailler Ó ces petites inutilitķs, je me cache soigneusement de mes amies bourrķes de sciences, ingķnieures, doctoresses, femmes politiques! C'est ma frivolitķ qui s'obstine Ó lutter et Ó protester contre notre siĶcle scientifique et polytechnique, contre mon tyrannique mari et ses tyranniques thķories... Nous serons deux, si vous voulez? --Si je le veux? Ah! je crois bien... J'abandonne le laboratoire et je reste avec vous, dit Estelle avec joie. Ne voyant presque plus Estelle, M. Philox Lorris en ķtait arrivķ Ó l'oublier. Georges Lorris put s'en apercevoir un jour que M. Lorris, entre une matinķe de manipulations de miasmes dans son laboratoire et une aprĶs-midi rķclamķe par le Comitķ d'organisation du nouveau corps mķdical offensif, crut pouvoir consacrer quelques instants Ó ses devoirs de pĶre de famille. [Illustration: LE CABINET DE TRAVAIL DE Mme LORRIS.] ½A propos, et l'affaire de ton mariage? dit-il Ó Georges; qu'est-ce que nous avons conclu donc, je ne me rappelle plus? O∙ en sommes-nous? --Nous en sommes, rķpondit Georges, Ó la conclusion naturelle, vous n'avez plus qu'Ó fixer le jour... --TrĶs bien! Voyons, je suis tellement pris... Passe-moi mon carnet... Bien... mercredi prochain, non, il faut les huit jours de publications... samedi, alors! j'aurai une heure Ó moi, vers midi; crie-moi cette date dans mon phono-calendrier de chevet: samedi 27, mariage Georges au revoir... A propos, sapristi! avec laquelle des deux?... --Comment! des deux? --Oui, de la doctoresse Bardoz, ou de la sķnatrice Coupard, de la Sarthe... Je dois t'avouer, mon cher enfant, que j'ai eu des distractions en ces temps derniers... Je baisse, mon ami, je baisse... Je voyais beaucoup ces dames dans nos comitķs. Un jour, j'ai demandķ la main de la doctoresse Bardoz et, deux jours aprĶs, par suite d'un oubli que je ne m'explique pas, j'ai aussi demandķ celle de la sķnatrice... Je suis fort embarrassķ et ennuyķ... C'est Ó toi de dķcider... Tu sais, j'ai eu acceptation immķdiate, ces dames n'aiment pas Ó gaspiller leur temps ni celui des autres... Voyons, laquelle? --Ni l'une ni l'autre! s'ķcria Georges en s'efforńant de ne pas rire; votre distraction a ķtķ plus grande que vous ne le soupńonniez; vous avez oubliķ que j'ķtais fiancķ Ó une troisiĶme personne... Et c'est celle-lÓ que j'ķpouse. --Ah! sapristi! qui donc? --Mlle Estelle Lacombe! --A’e! la jeune demoiselle encore imbue des frivolitķs d'un autre Ōge... Je n'y pensais plus du tout, je te croyais guķri!... Ah! mais, nous en recauserons... nous verrons... Je me sauve!╗ Le samedi 27, le tķlķphono-agenda de M. Philox Lorris lui rappela que le jour fixķ pour le mariage de Georges ķtait arrivķ. Quelle corvķe! Justement, il avait le matin une sķrie d'expķriences dķcisives pour l'affaire des miasmes, et ensuite une importante sķance du Comitķ!... M. Philox Lorris s'habilla Ó la hŌte et tķlķphona Ó son fils. ½Tu ne m'as pas dit avec laquelle? --Mais si, avec Mlle Estelle Lacombe! --Alors, c'est dķcidķ? --Tout Ó fait! Toute la noce est prķvenue... Maman s'habille pour la cķrķmonie... Je n'ai pas le temps de discuter... Tu y mets vraiment de l'obstination... Soit! mon garńon; je te prķviens seulement une derniĶre fois que tu ne dois pas t'attendre Ó une descendance forte en mathķmatiques... --J'y suis rķsignķ!... --Comme tu voudras!... ½Mais avec tout cela, me voilÓ fort embarrassķ... avec mes deux autres demandes en mariage... Tu m'as tellement troublķ depuis quelque temps, l'inconcevable lķgĶretķ avec laquelle tu arranges ta vie et gŌches si regrettablement ton avenir, m'a si fort inquiķtķ!... J'ai la doctoresse Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, sur les bras maintenant. Et Ó cause de toi!... Cela va me faire certainement deux bons procĶs Ó soutenir... Et j'ai bien d'autres choses en tĻte pour le moment... Comment me tirer de lÓ? --Dame! je ne sais pas trop. [Illustration: --LA GUERRE MIASMIQUE. PR╔PARATION DES ENGINS.] --J'y pense: une sķnatrice, une doctoresse, cela ferait bien l'affaire de Sulfatin... --Comment! toutes les deux? --Non, une seulement, n'importe laquelle, c'est un homme sķrieux, lui... Ce n'est pas un joli coeur comme toi, un cerveau atrophiķ par le futilisme, il est redevenu le Sulfatin d'autrefois, d'avant la petite chute... Sur lui, dķsormais, fadaises, billevesķes sentimentales n'auront plus prise! Pour Sulfatin, j'en suis s¹r, sķnatrice ou doctoresse, peu importe, elles se valent. --Mais c'est qu'il en restera une... --Saperlotte! Tu peux dire que ton mariage me jette dans de cruels embarras, Ó un moment o∙, je te le rķpĶte, je n'ai guĶre le temps de m'occuper de toutes ces niaiseries... Que ferons-nous de la deuxiĶme? Mon Dieu, qu'en ferons-nous? --Il y a bien M. Adrien La HķronniĶre, votre ex-malade... Mais il avait parlķ, pour Ļtre bien soignķ, d'ķpouser Grettly, qui s'entendait Ó le dorloter... --Puisqu'il n'est plus malade... D'ailleurs, il pourrait ķpouser la doctoresse Bardoz, et Sulfatin, qui est ambitieux, aurait la main de la sķnatrice... Il faut absolument que j'arrange ces affaires-lÓ avant d'aller pour toi Ó la mairie... [Illustration: LA LUTTE CONTRE LE MICROBE.--M╔DAILLE D'HONNEUR DE M. PHILOX LORRIS.] [Illustration: MIGRAINES SCIENTIFIQUES.] VIII Le mariage Lorris.--M. Philox Lorris n'en a pas fini avec les difficiles nķgociations.--Double mariage Ó arranger.--Retour Ó Kernoļl.--Le temps des vacances.--Arrivķe des ķnervķs. Enfin, tous les obstacles ķtant aplanis, tout se trouvant Ó peu prĶs arrangķ, Georges et Estelle sont mariķs. La cķrķmonie a ķtķ imposante. Comme M. Philox Lorris se prķparait Ó voler, en soupirant, un quart d'heure Ó ses occupations pour aller donner la signature indispensable, Ó la mairie, une avouķe se prķsenta, en mĻme temps qu'une grĻle de papiers timbrķs et de phonogrammes d'avouķs, d'huissiers et autres officiers ministķriels s'abattait sur lui. C'ķtaient Mlles la doctoresse Sophie Bardoz et la sķnatrice Hubertine Coupard, de la Sarthe, qui entamaient chacune un procĶs en rupture de nķgociations matrimoniales, demande en mariage impliquant promesse, et demandaient chacune 6 millions de dommages-intķrĻts. M. Philox Lorris, qui n'aimait pas Ó laisser traŅner les affaires et tenait Ó se dķbarrasser de toutes prķoccupations aussi rapidement que possible, se mit, de plus en plus maugrķant, Ó son Tķlķ et entreprit toute une sķrie de nķgociations difficultueuses pour essayer d'amener Mlles Bardoz et Coupard Ó renoncer Ó ce procĶs qui devait produire un tel ķclat de scandale, susceptible mĻme de nuire Ó leur carriĶre, Ó rappeler les huissiers lancķs sous le coup de la colĶre, et enfin, aux lieu et place de ce jeune ķcervelķ de Georges Lorris, qui ne pouvait se couper en deux--et dans tous les cas peu digne d'elles,--Ó vouloir bien accepter l'illustre docteur Sulfatin, bras droit et successeur tout dķsignķ de M. Philox Lorris, et l'ķminent Adrien La HķronniĶre, ķgalement ingķnieur et docteur en toutes sciences et plus particuliĶrement docteur Ķs finances, grand brasseur d'affaires, tout nouvellement restaurķ et remis Ó neuf par le grand, par le merveilleux _mķdicament national_, sur le produit duquel il prķlevait une part assez sķrieuse, suivant contrat. [Illustration: L'AVOU╔ DE Mlle COUPARD.] HŌtons-nous de dire, Ó la louange du sens pratique de ces dames, que leur colĶre bien justifiķe s'apaisa vite devant les explications de M. Philox Lorris et qu'elles consentirent Ó discuter elles-mĻmes les propositions de leur adversaire, au lieu de le renvoyer aux hommes de loi. [Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE.--MANOEUVRES DE L'ARTILLERIE DU CORPS M╔DICAL OFFENSIF] M. Philox Lorris, pour ķpargner du temps, avait pris la communication en mĻme temps avec les deux dames; il n'avait pas Ó se rķpķter, son discours servait pour les deux. [Illustration: LE MARIAGE LORRIS.--ARRIV╔E A LA MAIRIE.] Enfin, aprĶs deux heures de discussions tķlķphoniques, tout fut arrangķ: Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, dķsarmĶrent; la plaque des Tķlķs reflķta des visages rassķrķnķs. M. Philox Lorris fit retentir toutes les sonneries de l'h¶tel et manda dans son cabinet ou au Tķlķ Sulfatin et La HķronniĶre, pour les mettre au courant de l'affaire. Nouvelles et dķlicates nķgociations. Par convenance, M. Philox Lorris interrompit la communication avec ces dames, afin que l'on p¹t discuter tranquillement et sķrieusement, sans perdre de temps en formules et en vaines pķriphrases. Un quart d'heure d'explications. Un quart d'heure de rķflexions. Total: encore une demi-heure de perdue! Mais M. Philox Lorris eut la joie d'enlever l'adhķsion de Sulfatin et de son ex-malade Ó la combinaison qui arrangeait l'ennuyeux imbroglio et sauvait la maison Philox Lorris d'un scandaleux procĶs. Sulfatin et La HķronniĶre consentaient. Vite! l'illustre savant, poussant un _ouf!_ de soulagement, mit le doigt sur le timbre pour rķtablir la communication avec ces dames, avec les _adversaires_! Trop t¶t, hķlas! Aux premiers mots, M. Philox Lorris vit qu'il ķtait tombķ dans une nouvelle distraction. Dans sa hŌte d'en finir, il avait nķgligķ de prķciser un point assez important: laquelle des deux ķpousait Sulfatin? laquelle ķpousait La HķronniĶre? Il leur avait donnķ le choix Ó toutes les deux et chacune avait jetķ le dķvolu sur le mĻme, sur l'illustre ingķnieur et docteur Sulfatin, certain du plus magnifique avenir et n'ayant jamais eu besoin d'Ļtre remis Ó neuf. Ce fut peut-Ļtre la partie la plus difficile de ces nķgociations. Sulfatin, aux premiers mots, eut par bonheur la dķlicatesse de couper la communication avec Adrien La HķronniĶre, restķ chez lui et en train de s'habiller pour la noce; l'amour-propre de l'ex-malade n'eut donc pas Ó souffrir trop cruellement de la discussion. Une heure encore de nķgociations! M. Philox Lorris rongeait furieusement son frein. Que de temps perdu! Tout cela par la faute de cet ķtourneau de Georges, en ce moment bien tranquille et en train de roucouler des fadeurs vieilles comme le monde auprĶs de sa fiancķe, pendant que son pĶre se donnait tant de mal et se fatiguait aussi ridiculement la cervelle Ó cause de lui! [Illustration: PARC NATIONAL.--L'ARRIV╔E DES ╔NERV╔S] Enfin, cette fois tout fut conclu et arrangķ. Mlle la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, acceptait la main de l'ingķnieur-docteur Sulfatin, moyennant contrat d'association complĶte de ce dernier Ó la grande maison Philox Lorris et promesse de cession pour plus tard,--et Mlle la doctoresse Bardoz daignait agrķer la main de M. Adrien La HķronniĶre. Un si curieux cas de restauration! Un triomphe de la science mķdicale! C'ķtait si bien son affaire, Ó elle doctoresse... [Illustration: L'ARRIV╔E DES ╔NERV╔S.] Enfin, on put faire reparaŅtre Adrien La HķronniĶre pour lui apprendre son bonheur et terminer les derniers arrangements. M. Philox Lorris ķtait libre; il se hŌta, aprĶs courtes fķlicitations aux deux couples, de commander son aķronef pour voler Ó la mairie et en finir avec ses absorbants devoirs de pĶre. Il se trouvait en retard pour l'╔tat-civil; comme il allait partir en coup de foudre, la sonnerie du Tķlķ, retentissant de nouveau, l'arrĻta encore une fois. C'ķtait M. le maire du LXIIe arrondissement qui tranchait la difficultķ en proposant de marier tķlķphoniquement les jeunes ķpoux. M. Philox Lorris, heureux de la bonne attention de ce magistrat, lequel d'ailleurs ķtait trĶs pressķ lui-mĻme, accepta bien vite et tķlķphona sans plus tarder le consentement paternel. Il eut de cette fańon l'agrķment de s'ķpargner une course et d'ķviter la rencontre de quelques huissiers lancķs trop vite et non avertis encore de l'apaisement si difficilement obtenu, qui venaient, de la part des demoiselles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, signifier aux jeunes ķpoux l'ouverture des hostilitķs, parlant Ó leur personne, en pleine noce. Co¹t: 7,538 fr. 90. AprĶs la signature sur le registre, M. le maire, pour aller plus vite, eut l'obligeance, au lieu de prononcer l'allocution des grandes occasions, rķservķe aux mariķs d'importance, de remettre des phonogrammes de cette allocution Ó Georges, qui les mit dans sa poche, en promettant de les ķcouter avec respect et attention le lendemain mĻme, ou plus tard. La noce se dirigea ensuite vers l'ķglise, o∙ se pressaient dķjÓ toutes les notabilitķs de la science, de la politique, de l'industrie, du haut commerce, des lettres et des arts. Plus de douze cents aķronefs ou aķrocabs se balanńaient au-dessus de l'ķdifice et ce fut un charmant coup d'oeil que le dķfilķ de tous ces ķlķgants vķhicules aķriens escortant les nouveaux ķpoux jusqu'Ó l'h¶tel Philox Lorris. Dans l'aprĶs-midi, les nouveaux mariķs remontĶrent dans leur aķronef. Ils fuyaient vers le coin de nature tranquille interdit aux envahissements de la science moderne, vers le Parc national de Bretagne, o∙ ils avaient naguĶre fait leur Voyage de fianńailles. La petite ville de Kernoļl les revit. Par autorisation spķciale, Georges Lorris put amener dans une anse de la petite baie un aķro-chalet des plus confortables et s'y installer avec Estelle Ó 50 mĶtres au-dessus de la grĶve, dans l'embrun de la mer et le parfum des landes, devant un panorama splendidement pittoresque de criques sauvages ou de pointes rocheuses hķrissķes de vieux clochers, de forĻts de chĻnes enchŌssant dans l'ķmeraude frissonnante de vieilles ruines fķodales ou de mystķrieux cercles de pierres celtiques... Les semaines passĶrent vite dans ces dķlicieuses solitudes... Un jour vint cependant o∙ elles furent envahies. C'ķtait le commencement des vacances. Toutes les diligences du pays, toutes les carrioles, toutes les guimbardes roulaient chargķes de gens pŌles et fatiguķs, dont les tĻtes ballottaient sous les cahots des chemins. C'ķtait l'arrivķe annuelle des citadins lamentables venant chercher le repos et puiser de nouvelles forces dans le calme et la tranquillitķ des landes, l'arrivķe de tous les ķnervķs et de tous les surmenķs, accourant se rejeter sur le sein de la bonne nature, haletants des luttes passķes et heureux d'ķchapper pour quelque temps Ó la vie ķlectrique. Il fallait les voir jaillir de toutes les voitures, descendre plus ou moins pķniblement, aux portes de Kernoļl, les pauvres ķnervķs et se laisser tomber aussit¶t sur la premiĶre herbe entrevue, s'ķtendre sur le gazon, s'allonger dans le foin, se rouler sur le ventre ou sur le dos, avec des soupirs de soulagement et des frķmissements d'aise. Il en venait, il en arrivait de partout par bandes lamentables... Ouf! enfin! L'air pur, non souillķ par toutes les fumķes soufflķes par les monstrueuses usines! la tranquillitķ, la dķtente complĶte du cerveau et des nerfs, la joie suprĻme de se sentir renaŅtre et le bonheur de revivre! Nous, dans la douceur des prairies, dans la bonne senteur des prairies, dans la fraŅcheur des grĶves, nous allons nous reprendre, nous allons respirer, souffler, nous allons reconquķrir des forces pour les luttes futures... Continue Ó tourner avec les autres, ceux qui, hķlas! ne peuvent se donner ces quelques bonnes semaines de vacances, avec les malheureux ilotes trop profondķment engagķs dans tes rudes engrenages, absorbante et terrifiante machine sociale! FIN [Illustration] TABLE DES MATI╚RES PREMI╚RE PARTIE Pages. I. De l'accident du grand rķservoir d'ķlectricitķ N. Le dķgel factice. Le grand Philox Lorris expose Ó son fils son moyen pour combattre en lui un fŌcheux atavisme. Admonestations tķlķphonoscopiques interrompues. 1 II. Le courant fou. Le dķsastre de l'_Aķronautic-Club_ de Touraine. O∙ l'on fait tķlķphonoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe, des phares alpins. 14 III. Les tourments d'une aspirante ingķnieure. Les cours par Tķlķ. Une fidĶle cliente de Babel-Magasins. L'ahurie Grettly circulant parmi les engins. Le Tķlķjournal. 27 IV. Comment le grand Philox Lorris reńoit ses visiteurs. Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens. Demande en mariage inattendue. Les thķories de Philox Lorris sur l'atavisme. La doctoresse Sophie Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe. 39 V. Sķduisant programme du _Voyage de fianńailles_. L'ingķnieur mķdical Sulfatin et son malade. Tout aux affaires. Le pauvre et fragile animal humain d'aujourd'hui. 55 VI. Le _Parc national d'Armorique_ barrķ Ó l'industrie et interdit aux innovations de la science. Une diligence! La vie d'autrefois dans le dķcor de jadis. L'auberge du grand Saint-Yves, Ó Kernoļl. O∙ se dķcouvre un nouveau Sulfatin. 74 VII. Ordre d'appel. Mobilisation des forces aķriennes, sous-marines et terriennes du XIIe corps. Comment le huitiĶme chimistes se distingua dans la dķfense de ChŌteaulin. Explosifs et asphyxiants. Le bouclier de fumķe. 95 DEUXI╚ME PARTIE I. Prķparatifs d'installation. La fķodalitķ de l'or. Quelques figures de l'aristocratie nouvelle. La nouvelle architecture du fer, du pyrogranit, du carton, du verre. Les photo-picto-mķcaniciens et les progrĶs du grand art. Messieurs les ingķnieurs culinaires. 114 II. Les grandes affaires en train. Conflit Costa-Rica-Danubien. L'Ķre des explosifs va Ļtre close. La guerre humanitaire. Triste ķtat de la santķ publique. Trop de microbes. Le grand Mķdicament national. 128 III. Estelle Lacombe assiste Ó une dispute conjugale. Bienfaits de la science appliquķe aux scĶnes de mķnage. Autres beautķs du phonographe. La petite surprise de Sulfatin. 154 IV. Grande soirķe artistique et scientifique Ó l'h¶tel Philox Lorris. O∙ l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de jadis. Quelques invitķs. PremiĶre distraction de Sulfatin. Les phonographes malades. 165 V. M. le dķputķ ArsĶne des Marettes, chef du parti masculin. La _Ligue de l'ķmancipation de l'homme_. Encore Sulfatin. M. ArsĶne des Marettes songe Ó son grand ouvrage. 180 VI. Philox Lorris dķveloppe ses plans. La santķ obligatoire par le _Grand Mķdicament national_. DeuxiĶme distraction de Sulfatin. Le rķservoir Ó miasmes. 197 VII. La catastrophe de l'h¶tel Philox Lorris. Trente-trois martyrs de la science. Naissance d'une maladie nouvelle absolument inķdite. Le grand ouvrage de Mme Lorris. O∙ l'illustre savant se trouve cruellement embarrassķ. 207 VIII. Le mariage Lorris. M. Philox Lorris n'en a pas fini avec les difficiles nķgociations. Double mariage Ó arranger. Retour Ó Kernoļl. Le temps des vacances. Arrivķe des ķnervķs. 223 [Illustration] [Illustration] TABLE DES GRAVURES HORS TEXTE L'╔lectricitķ (la grande Esclave). FRONTISPICE. Les saisons rķgularisķes. Distribution de la pluie Ó la demande. 9 Les Saharas rendus Ó l'agriculture par la refonte des climats. 17 Les Tubes, vue prise en aķronef Ó 700 mĶtres. 25 On respire la fraŅcheur du soir. 33 D'examens en examens. 41 Grand choix d'a’eux. Quelle influence atavique va dominer? 49 La course Ó l'argent. 57 Le Voyage de fianńailles. 65 DerniĶres architectures navales. Les donjons flottants. 73 Doux repos sous les dolmens (Parc national). 81 Grandes manoeuvres. Charge de bicyclistes. 89 Quelques ķchantillons de la flotte aķrienne. 97 Feu le courage militaire, remplacķ par la rķsignation fataliste de cibles. 105 Grandes manoeuvres sous-marines. Monitor sous-marin surpris par les torpķdistes. 113 Examens pour le doctorat Ķs sciences militaires. 121 Un quartier embrouillķ. 129 La vieille LutĶce et la nouvelle. 137 Les continents bondķs comme des radeaux de la Mķduse. 145 Dķchķance physique des races trop affinķes. 153 La fķodalitķ nouvelle. 161 L'invasion asiatique. Concentration des dix-huit armķes tartares en Danubie, sous les ordres du Mandarin ingķnieur en chef. 169 Adduction et distribution du feu central. Transformation de l'agriculture, emplois industriels et de mķnage. 177 Nos fleuves et notre atmosphĶre. Multiplication des ferments pathogĶnes, des diffķrents microbes et bacilles. 185 La chimie vķnķneuse, empoisonneuse et sophistiqueuse. 193 Le rĻve de M. ArsĶne des Marettes. 201 Le dķblaiement de l'ancien monde. 206 Le Parc national d'Armorique. 217 La guerre miasmatique. Manoeuvres de l'artillerie du corps mķdical offensif. 225 Parc national. L'arrivķe des ķnervķs. 226 [Illustration] CORBEIL.--IMPRIMERIE CR╔T╔-DE L'ARBRE [Illustration: Imp Draeger & Lesieur, Paris] * * * * * Liste des modifications: page 68: ½responsasbilitķs╗ remplacķ par ½responsabilitķs╗ (et d'assumer ces nouvelles responsabilitķs) page 178: ½ton╗ par ½son╗ (et se leva pour chercher son fils.) page 220: rajoutķ Ó (et tķlķphona Ó son fils) page 231: ½Coupart╗ remplacķ par½ Coupard╗ (et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe) page 232: ½Maretes╗ par½ Marettes╗ (M. le dķputķ ArsĶne des Marettes) End of the Project Gutenberg EBook of La Vie ╔lectrique, by Albert Robida *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE ╔LECTRIQUE *** ***** This file should be named 35103-8.txt or 35103-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/5/1/0/35103/ Produced by Bruce Albrecht, Claudine Corbasson, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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63,562 words • 1059h 22m read

— End of Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique —

Book Information

Title
Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique
Author(s)
Robida, Albert
Language
French
Type
Text
Release Date
January 28, 2011
Word Count
63,562 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
Precursors of Science Fiction, Science Fiction, FR Science fiction, Browsing: Literature, Browsing: Science-Fiction & Fantasy, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.