The Project Gutenberg EBook of La Vie ╔lectrique, by Albert Robida
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Title: La Vie ╔lectrique
Author: Albert Robida
Release Date: January 28, 2011 [EBook #35103]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE ╔LECTRIQUE ***
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Le VingtiĶme SiĶcle
LA VIE ╔LECTRIQUE
CORBEIL.--IMPRIMERIE CR╔T╔-DE L'ARBRE
[Illustration: L'Electricitķ
(la grande Esclave)
Hķliog. & Imp. Lemercier, Paris]
Le VingtiĶme SiĶcle
LA
VIE ╔LECTRIQUE
TEXTE ET DESSINS
PAR
A. ROBIDA
[Illustration]
PARIS
A LA LIBRAIRIE ILLUSTR╔E
8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
Tous droits rķservķs.
A MON AMI ANGELO MARIANI.
A. ROBIDA
[Illustration]
LE VINGTI╚ME SI╚CLE
La Vie ķlectrique
I
L'accident du grand rķservoir d'ķlectricitķ N.--Un dķgel factice.--Le
grand Philox Lorris expose Ó son fils son moyen pour combattre en lui
un fŌcheux atavisme.--Admonestations tķlķphonoscopiques interrompues.
DANS l'aprĶs-midi du 12 dķcembre 1955, Ó la suite d'un petit accident
dont la cause est restķe inconnue, une violente tempĻte ķlectrique, une
_tournade_, suivant le terme consacrķ, se dķchaŅna sur tout l'Ouest de
l'Europe et amena, au milieu du trouble et des profondes perturbations
Ó la vie gķnķrale, bien de l'inattendu pour certaines personnes que nous
prķsenterons plus loin.
Des neiges ķtaient tombķes en grande quantitķ depuis deux semaines,
recouvrant toute la France, sauf une petite zone dans le Midi, d'un
ķpais tapis blanc magnifique, mais fort gĻnant. Suivant l'usage, le
_MinistĶre des Voies et Communications aķriennes et terriennes_ ordonna
un dķgel factice et le poste du grand rķservoir d'ķlectricitķ N (de
l'ArdĶche), chargķ de l'opķration, parvint, en moins de cinq heures, Ó
dķbarrasser tout le Nord-Ouest du continent de cette neige, le deuil
blanc de la nature que portaient tristement jadis, pendant des semaines
et des mois, les horizons dķjÓ tant attristķs par les brumes livides de
l'hiver.
La science moderne a mis tout rķcemment aux mains de l'homme de
puissants moyens d'action pour l'aider dans sa lutte contre les
ķlķments, contre la dure saison, contre cet hiver dont il fallait
naguĶre subir avec rķsignation toutes les rigueurs, en se serrant et se
calfeutrant chez soi, au coin de son feu. Aujourd'hui, les Observatoires
ne se contentent plus d'enregistrer passivement les variations
atmosphķriques; outillķs pour la lutte contre les variations
intempestives, ils agissent et ils corrigent autant que faire se peut
les dķsordres de la nature.
Quand les aquilons farouches nous soufflent le froid des banquises
polaires, nos ķlectriciens dirigent contre les courants aķriens du Nord
des contre-courants plus forts qui les englobent en un noyau de cyclone
factice et les emmĶnent se rķchauffer au-dessus des Saharas d'Afrique ou
d'Asie, qu'ils fķcondent en passant par des pluies torrentielles. Ainsi
ont ķtķ reconquis Ó l'agriculture les Saharas divers d'Afrique, d'Asie
et d'Ocķanie; ainsi ont ķtķ fķcondķs les sables de Nubie et les
br¹lantes Arabies. De mĻme, lorsque le soleil d'ķtķ surchauffe nos
plaines et fait bouillir douloureusement le sang et la cervelle des
pauvres humains, paysans ou citadins, des courants factices viennent
ķtablir entre nous et les mers glaciales une circulation atmosphķrique
rafraŅchissante.
Les fantaisies de l'atmosphĶre, si nuisibles ou si dķsastreuses parfois,
l'homme ne les subit plus comme une fatalitķ contre laquelle aucune
lutte n'est possible. L'homme n'est plus l'humble insecte, timide,
effarķ, sans dķfense devant le dķchaŅnement des forces brutales de la
Nature, courbant la tĻte sous le joug et supportant tristement aussi
bien l'horreur rķguliĶre des interminables hivers que les
bouleversements tempĻtueux et les cyclones.
Les r¶les sont renversķs, c'est Ó la Nature domptķe aujourd'hui de se
plier sous la volontķ rķflķchie de l'homme, qui sait modifier Ó sa
guise, suivant les nķcessitķs, l'ķternel roulement des saisons et, selon
les besoins divers des contrķes, donner Ó chaque rķgion ce qu'elle
demande, la portion de chaleur qu'il lui faut, la part de fraŅcheur
aprĶs laquelle elle soupire ou les ondķes rafraŅchissantes rķclamķes par
un sol trop dessķchķ! L'homme ne veut plus grelotter sans nķcessitķ ou
cuire dans son jus inutilement.
L'homme a rķgularisķ aussi les saisons et les a mieux distribuķes. Il a
captķ les pluies au moyen d'appareils ķlectriques et recueilli pour
ainsi dire Ó la main les nuages chargķs d'humiditķ, les ondķes
menańantes qui s'en allaient ici ruiner les moissons,--pour les conduire
lÓ-bas vers des contrķes o∙ la terre calcinķe, o∙ l'agriculture altķrķe
imploraient ces pluies comme un bienfait.
Cette merveilleuse conquĻte de la science moderne, vieille Ó peine d'une
quinzaine d'annķes en 1953, a dķjÓ sur bien des points changķ la face du
globe; elle a rendu Ó la vie des zones devenues presque inhabitables,
des dķserts de roches effritķes ou de sables arides, sur lesquels la
crķature vķgķtait misķrablement entre la soif et la faim.
Allez voir renaŅtre la vieille Nubie ou les steppes br¹lants de la
Perse, semķs de dķbris qui furent des capitales de nations ķteintes. Les
mamelles naguĶre dessķchķes de l'Asie, vķnķrable mĶre des peuples,
redonnent du lait aux fils de l'homme!
C'est la conquĻte dķfinitive de l'╔lectricitķ, du moteur mystķrieux des
mondes qui a permis Ó l'homme de changer ce qui paraissait immuable, de
toucher Ó l'antique ordre des choses, de reprendre en sous-oeuvre la
Crķation, de modifier ce que l'on croyait devoir rester ķternellement en
dehors et au-dessus de la Main humaine!
L'╔lectricitķ, c'est la Grande Esclave. Respiration de l'univers, fluide
courant Ó travers les veines de la Terre, ou errant dans les espaces en
fulgurants zigzags rayant les immensitķs de l'ķther, l'╔lectricitķ a ķtķ
saisie, enchaŅnķe et domptķe.
C'est elle maintenant qui fait ce que lui ordonne l'homme, naguĶre
terrifiķ devant les manifestations de sa puissance incomprķhensible;
c'est elle qui va, humble et soumise, o∙ il lui commande d'aller; c'est
elle qui travaille et qui peine pour lui.
[Illustration: Les pluies rķgularisķes. Appareils de captation
ķlectrique des courants atmosphķriques.]
Elle est l'inķpuisable foyer, elle est la lumiĶre et la force; sa
puissance captive est employķe Ó faire marcher aussi bien l'ķnorme
accumulation de machines colosses de nos millions d'usines, que les plus
dķlicats et subtils mķcanismes. Elle porte instantanķment la voix d'un
bout du monde Ó l'autre, elle supprime les limites de la vision, elle
vķhicule dans l'atmosphĶre l'homme, son maŅtre, la lourde crķature,
jadis ridiculement attachķe au sol comme un insecte incomplet.
Enfin, si elle est outil, flambeau, porte-voix intercontinental,
interocķanique et bient¶t interastral, et mille choses encore, elle est
arme aussi, arme terrible, terrifiant engin de bataille...
Mais l'Esclave que nous avons su forcer Ó nous rendre tant et de si
variķs services n'est pas si bien domptķe, si bien rivķe Ó ses chaŅnes
qu'elle n'ait encore parfois ses rķvoltes. Avec elle, il faut veiller,
toujours veiller, car la moindre erreur, la plus petite nķgligence ou
inattention peut lui fournir l'occasion qu'elle ne laissera pas ķchapper
d'une sournoise attaque ou mĻme d'un de ces brusques rķveils qui font
ķclater les catastrophes.
[Illustration: L'ACCIDENT DU POSTE ╔LECTRIQUE 17.]
Prķcisķment, en ce jour de dķcembre, l'un de ces accidents, causķ par un
oubli, par une seconde de distraction d'un employķ quelconque, venait de
se produire malheureusement, dans l'opķration de dķgel menķe avec tant
de rapiditķ par le poste central ķlectrique 17; juste au moment o∙ tout
ķtait heureusement terminķ, une fuite se produisit au grand Rķservoir
avec une telle soudainetķ que le personnel ne put prķserver que deux
secteurs sur douze, et qu'une perte ķnorme, une formidable dķflagration
s'ensuivit. C'ķtait une _tournade_ qui commenńait, une de ces tempĻtes
ķlectriques Ó ravages terribles comme il s'en dķchaŅne quelques-unes
tous les ans dans les centres ķlectriques, dķjouant toutes les
prķvoyances et toutes les prķcautions.
Il faut bien nous y habituer, ainsi qu'aux mille accidents graves ou
minces auxquels nous sommes exposķs en ķvoluant Ó travers les extrĻmes
complications de notre civilisation ultra-scientifique. La _tournade_
fusant du poste 17 suivit d'abord une ligne capricieuse tout le long de
laquelle un certain nombre de personnes qui tķlķphonaient furent
foudroyķes ou paralysķes; puis, le _courant fou_, attirant Ó lui avec
une force irrķsistible les ķlectricitķs latentes, prit un rapide
mouvement giratoire Ó la maniĶre des cyclones naturels, produisant
encore nombre d'accidents dans les rķgions par lui traversķes et jetant
dans la vie gķnķrale une perturbation dķsastreuse, qui se f¹t terminķe
bient¶t par quelque violent petit cataclysme rķgional si, dĶs la
premiĶre minute, les appareils de captation des rķgions menacķes
n'avaient ķtķ mis en batterie. Mais les ķlectriciens veillaient et,
comme d'habitude, aprĶs quelques dķsastres plus ou moins graves, la
_tournade_ devait avorter et le courant fou serait captķ et canalisķ
avant l'explosion finale.
A Paris, dans une somptueuse demeure du XLIIe arrondissement, sur les
hauteurs de Sannois, un pĶre ķtait en train de sermonner vķhķmentement
son fils lorsque ķclata la tournade. Ce pĶre n'ķtait rien moins que le
fameux PhiloxĶne Lorris, le grand inventeur, l'illustre et universel
savant, le plus gros bonnet de tous les gros bonnets des industries
scientifiques.
Nous sommes, avec PhiloxĶne Lorris, bien loin de ce bon et timide savant
Ó lunettes d'antan. Grand, gros, rougeaud, barbu, PhiloxĶne Lorris est
un homme aux allures dķcidķes, au geste prompt et net, Ó la voix rude.
Fils de petits bourgeois vivotant ou plut¶t vķgķtant en paix de leurs
40,000 livres de rente, il s'est fait lui-mĻme. Sorti premier de l'╔cole
polytechnique d'abord et ensuite de _International scientific industrie
Institut_, il refusa d'accepter les offres d'un groupe de financiers qui
lui proposaient de l'_entreprendre_--suivant le terme consacrķ--et se
mit carrķment de lui-mĻme pour dix ans en quatre mille actions de 5,000
francs chacune, lesquelles, sur sa rķputation, furent toutes enlevķes le
jour mĻme de l'ķmission.
Avec les quelques millions de la Sociķtķ, PhiloxĶne Lorris fonda
aussit¶t une grande usine pour l'exploitation d'une affaire importante
ķtudiķe et mijotķe par lui avec amour et dont les bķnķfices furent si
considķrables que, sur la grosse part qu'il s'ķtait rķservķe par l'acte
de fondation, il fut Ó mĻme de racheter toutes les actions de la
commandite avant la fin de la quatriĶme annķe. Ses affaires prirent dĶs
lors un essor prodigieux; il monta un laboratoire d'ķtudes,
admirablement organisķ, s'entoura de collaborateurs de premier ordre et
lanńa coup sur coup une douzaine d'affaires ķnormes, basķes sur ses
inventions et dķcouvertes.
Honneurs, gloire, argent, tout arrivait Ó la fois Ó l'heureux PhiloxĶne
Lorris. De l'argent, il en fallait pour ses immenses entreprises, pour
ses agences innombrables, pour ses usines, ses laboratoires, ses
observatoires, ses ķtablissements d'essais. Les entreprises en
exploitation fournissaient, et trĶs largement, les fonds nķcessaires
pour les entreprises Ó l'ķtude. Quant aux honneurs, PhiloxĶne Lorris
ķtait loin de les dķdaigner; il fut bient¶t membre de toutes les
Acadķmies, de tous les Instituts, dignitaire de tous les ordres, aussi
bien de la vieille Europe, de la trĶs m¹re Amķrique, que de la jeune
Ocķanie.
La grande entreprise des Tubes en papier mķtallisķ (Tubic-Pneumatic-Way)
de Paris-Pķkin valut Ó PhiloxĶne Lorris le titre de mandarin Ó bouton
d'ķmeraude en Chine et celui de duc de Tiflis en Transcaucasie. Il ķtait
dķjÓ comte Lorris dans la noblesse crķķe aux ╔tats-Unis d'Amķrique,
baron en Danubie et autre chose encore ailleurs, et, bien qu'il f¹t
surtout fier d'Ļtre PhiloxĶne Lorris, il n'oubliait jamais d'aligner, Ó
l'occasion, l'interminable sķrie de ses titres, parce que cela faisait
admirablement sur les prospectus.
Bien que plongķ jusqu'au cou dans ses ķtudes et ses affaires, PhiloxĶne
Lorris, Ó force d'activitķ, trouvait le temps de jouir de la vie et de
donner Ó son exubķrante nature toutes les vraies satisfactions que
l'existence peut offrir Ó l'homme bien portant jouissant d'un corps
sain, d'un cerveau sagement ķquilibrķ. S'ķtant mariķ entre deux
dķcouvertes ou inventions, il avait un fils, Georges Lorris, celui que,
le jour de la _tournade_, nous le trouvons en train de sermonner.
Georges Lorris est un beau garńon de vingt-sept ou vingt-huit ans, grand
et solide comme son pĶre, Ó la figure dķcidķe, ayant comme signe
particulier de fortes moustaches blondes. Il arpente la chambre de long
en large et rķpond parfois d'une voix agrķable et gaie aux
admonestations de son pĶre.
Celui-ci n'est pas lÓ de sa personne, il est bien loin, Ó trois cents
lieues, dans la maison de l'ingķnieur chef de ses Mines de vanadium des
montagnes de la Catalogne, mais il apparaŅt dans la plaque de cristal
du tķlķphonoscope, cette admirable invention, amķlioration capitale du
simple tķlķphonographe, portķe rķcemment au dernier degrķ de perfection
par PhiloxĶne Lorris lui-mĻme.
[Illustration: M. Philox Lorris mis en actions.]
Cette invention permet non seulement de converser Ó de longues
distances, avec toute personne reliķe ķlectriquement au rķseau de fils
courant le monde, mais encore de voir cet interlocuteur dans son cadre
particulier, dans son _home_ lointain. Heureuse suppression de
l'absence, qui fait le bonheur des familles souvent ķparpillķes par le
monde, Ó notre ķpoque affairķe, et cependant toujours rķunies le soir au
centre commun, si elles veulent,--dŅnant ensemble Ó des tables
diffķrentes, bien espacķes, mais formant cependant presque une table de
famille.
Dans la plaque du _tķlķ_, abrķviation habituelle du nom de l'instrument,
PhiloxĶne Lorris apparaŅt, arpentant aussi sa chambre, un cigare aux
dents et les mains derriĶre le dos. Il parle.
½Mais enfin, mon cher, dit-il, j'ai eu beau chauffer et surchauffer ton
cerveau pour faire de toi ce que moi, PhiloxĶne Lorris, j'ķtais en droit
d'attendre et de rķclamer, c'est-Ó-dire un produit de haute culture, un
Lorris supķrieur, affinķ, perfectionnķ, voilÓ tout ce que tu m'offres
pour fils Ó moi: un Georges Lorris, gentil garńon, j'en conviens,
intelligent, je ne dis pas le contraire, mais voilÓ tout... simple
lieutenant d'artillerie chimique Ó... Quel Ōge as-tu?
--Vingt-sept ans, hķlas! rķpondit Georges avec un sourire en se tournant
vers la plaque du tķlķphonoscope.
[Illustration: LES SAISONS R╔GULARIS╔ES.--DISTRIBUTION DE LA PLUIE A LA
DEMANDE]
--Je ne ris pas, tŌche un peu d'Ļtre sķrieux, fit avec vivacitķ
PhiloxĶne Lorris en tirant avec ķnergie quelques bouffķes de son
cigare.
[Illustration: LA TOURNADE ╔TAIT DANS SON PLEIN.]
--Ton cigare est ķteint, dit le fils; je ne t'offre pas d'allumettes, tu
es trop loin...
--Enfin, reprit le pĶre, Ó ton Ōge, j'avais dķjÓ lancķ mes premiĶres
grandes affaires, j'ķtais dķjÓ le fameux Philox Lorris, et toi, tu te
contentes d'Ļtre un _fils Ó papa_, tu te laisses tranquillement couler
au fil de la vie... Qu'es-tu par toi-mĻme? Laurķat de rien du tout,
sorti des grandes ķcoles dans les numķros modestes et, pour le quart
d'heure, simple lieutenant dans l'artillerie chimique...
--Hķlas! voilÓ tout, fit le jeune homme, pendant que son pĶre, dans la
plaque du tķlķphonoscope, tournait rageusement le dos et s'en allait au
bout de sa chambre; mais est-ce ma faute si tu as tout dķcouvert ou
inventķ, et tout arrangķ?... je suis venu trop tard dans un monde trop
bien outillķ, trop bien machinķ, tu ne nous as rien laissķ Ó trouver, Ó
nous autres!
--Allons donc! Nous n'en sommes qu'aux premiers balbutiements de la
science, le siĶcle prochain se moquera de nous... Mais ne nous ķgarons
pas... Georges, mon garńon, j'en suis dķsolķ, mais, tel que te voilÓ, tu
ne me parais guĶre prķparķ Ó reprendre, maintenant que tes annķes de
service obligatoire sont faites, la suite de mes travaux, c'est-Ó-dire Ó
diriger mon grand laboratoire, le laboratoire Philox Lorris, Ó la
rķputation universelle, et les deux cents usines ou entreprises qui
exploitent mes dķcouvertes.
--Veux-tu donc te retirer des affaires?
--Jamais! s'ķcria le pĶre avec ķnergie, mais j'entendais t'associer
sķrieusement Ó mes travaux, marcher avec toi Ó la dķcouverte, chercher
avec toi, creuser, trouver... Qu'est-ce que j'ai fait auprĶs de ce que
je voudrais faire si j'avais deux _moi_ pour penser et agir... Mais, mon
bon ami, tu ne peux pas Ļtre ce second moi... C'est dķplorable!...
Hķlas! je ne me suis pas prķoccupķ jadis des influences ataviques, je ne
me suis pas suffisamment renseignķ jadis!... O jeunesse! Moi, n║ 1
d'_International scientific industrie Institut_, j'ai ķtķ lķger! Car,
mon pauvre garńon, je suis obligķ d'avouer que ce n'est pas tout Ó fait
ta faute si tu n'as point la cervelle suffisamment scientifique; c'est
parbleu bien la faute de ta mĶre... ou plut¶t d'un ancĻtre de ta mĶre...
J'ai fait mon enquĻte un peu tard, j'en conviens, et c'est lÓ que je
suis coupable. J'ai fait mon enquĻte et j'ai dķcouvert dans la famille
de ta mĶre...
--Quoi donc? dit Georges Lorris intriguķ.
--A trois gķnķrations seulement en arriĶre... une mauvaise note, un
vice, une tare...
--Une tare?
--Oui, son arriĶre-grand-pĶre, c'est-Ó-dire ton trisa’eul Ó toi, fut, il
y a 115 ans, vers 1840, un...
--Un quoi? Que vas-tu m'apprendre? Tu me fais peur!
--Un artiste!╗ fit piteusement Philox Lorris en tombant dans un
fauteuil.
Georges Lorris ne put s'empĻcher de rire avec irrķvķrence, et, devant ce
rire, son pĶre bondit furieusement dans le tķlķphonoscope.
[Illustration: L'ANC╩TRE FRIVOLE.]
½Oui! un artiste! s'ķcria-t-il, et encore un artiste idķaliste,
nķbuleux, romantique, comme ils disaient alors, un rĻveur, un futiliste,
un ķplucheur de fadaises!... Tu penses bien que je me suis renseignķ...
Pour connaŅtre toute l'ķtendue de mon malheur, j'ai consultķ nos grands
artistes actuels, les photo-peintres de l'Institut... Je sais ce qu'il
ķtait, ton trisa’eul! N'aie pas peur, il n'aurait pas inventķ la
trigonomķtrie, ton trisa’eul!... Il n'eut Ó sa disposition qu'une
cervelle lķgĶre et vaporeuse ķvidemment, comme la tienne, dķpourvue des
circonvolutions sķrieuses, comme la tienne, car c'est de lui que tu
tiens cette inaptitude aux sciences positives que je te reproche. O
atavisme! voilÓ de tes coups! Comment annihiler l'influence de ce
trisa’eul qui revit en toi? Comment le tuer, ce scķlķrat? Car tu penses
bien que je vais lutter et le tuer...
--Comment tuer un trisa’eul mort depuis plus de cent ans? fit Georges
Lorris en souriant; tu sais que je vais dķfendre mon ancĻtre, pour
lequel je ne professe pas le mĻme superbe dķdain que toi...
--Je veux le dķtruire, moralement bien entendu, puisque le scķlķrat qui
vient ruiner mes plans est hors de ma portķe; mais je veux combattre son
influence malheureuse et la dominer... Tu penses bien, mon garńon, que
je ne vais pas t'abandonner, pauvre enfant plus malchanceux que
coupable, abandonner ma race!... Certes non!... Je ne puis pas te
refaire, hķlas! je ne peux pas te remettre, comme j'y avais songķ, pour
cinq ou six ans, Ó _Intensive scientific Institut_...
--Merci, fit Georges avec effroi, j'aime mieux autre chose...
--J'ai autre chose, et mieux, car tu ne sortirais pas beaucoup plus
fort...
--Voyons ce meilleur plan?
--Voici! Je te marie! Je _nous_ sauve par le mariage!
--Le mariage! s'ķcria Georges stupķfait.
--Attends! un mariage ķtudiķ, raisonnķ, o∙ j'aurai mis toutes les
chances de notre c¶tķ! Il me faut quatre petits-enfants, de sexe
quelconque--garńons si possible, j'aimerais mieux--enfin, quatre
rejetons de l'arbre Philox-Lorris: un chimiste, un naturaliste, un
mķdecin, un mķcanicien, qui se complķteront l'un par l'autre et
perpķtueront la dynastie scientifique Philox-Lorris... Je considĶre la
gķnķration intermķdiaire comme ratķe...
--Merci!
--Absolument ratķe! C'est une non-valeur, un _restķ pour compte_. Je
laisse donc de c¶tķ cette gķnķration intermķdiaire, et je m'arrange pour
durer jusqu'au moment de passer la main Ó mes petits-enfants. VoilÓ mon
plan! Je vais donc te marier...
--Peut-on savoir avec qui?
--Ūa ne te regarde pas. Je ne sais pas encore moi-mĻme. Il me faut une
vraie cervelle scientifique, assez m¹re, autant que possible, pour avoir
la tĻte dķbarrassķe de toute idķe futile!...╗
Georges se disposait Ó rķpondre lorsque se produisit la premiĶre
secousse ķlectrique due Ó l'accident du rķservoir 17. Georges tomba dans
son fauteuil et leva vivement les jambes pour ķviter le contact du
plancher qui transmettait de nouvelles secousses. Son pĶre n'avait pas
bronchķ.
½╔cervelķ! lui cria-t-il, tu n'as pas tes semelles isolatrices et tu
ķvolues comme cela dans une maison o∙ l'ķlectricitķ court partout dans
un rķseau de fils entre-croisķs et circule comme le sang dans les veines
d'un homme!... Mets-les donc et fais attention. C'est une fuite qui
vient de se produire quelque part, et l'on ne sait pas jusqu'o∙ peuvent
aller les accidents... Allons, je n'ai pas le temps, je te laisse;
d'ailleurs, voilÓ nos communications embrouillķes...╗
En effet, l'image trĶs nette dans la plaque du Tķlķ s'affaiblissait
soudain, ses contours se perdaient dans le vague, et bient¶t ce ne fut
plus qu'une sķrie de taches tremblotantes et confuses.
[Illustration: GEORGES LORRIS, LIEUTENANT DANS L'ARTILLERIE CHIMIQUE.]
[Illustration: COURSES D'A╔ROFL╚CHES.]
II
Le courant fou.--Le dķsastre de l'_Aķronautic-Club_ de Touraine.--O∙
l'on fait tķlķphonoscopiquement connaissance avec la famille Lacombe,
des Phares alpins.
La tournade ķtait dans son plein; les accidents causķs par la terrible
puissance du courant fou, par ces effroyables forces naturelles
emmagasinķes, concentrķes et mesurķes par l'homme, ķchappķes soudain Ó
sa main directrice, libres maintenant de tout frein, se multipliaient
sur une rķgion reprķsentant Ó peu prĶs le cinquiĶme de l'Europe. Depuis
une heure, toutes les communications ķlectriques se trouvant coupķes, on
peut juger de la perturbation apportķe Ó la marche du monde et aux
affaires. La circulation aķrienne ķtait ķgalement interrompue, le ciel
s'ķtait vidķ presque instantanķment de tout vķhicule aķrien, l'ouragan
avait le champ libre pour dķrouler dans l'atmosphĶre ses spirales
dangereuses. Mais, bien qu'au premier signal de leurs ķlectromĶtres
toutes les aķronefs se fussent garķes au plus vite, quelques sinistres
s'ķtaient produits. Plusieurs aķrocabs rencontrķs par la trombe au
moment o∙ elle fusait du rķservoir furent littķralement pulvķrisķs
au-dessus de Lyon; il n'en tomba point miette sur le sol et des aķronefs
surprises ńÓ et lÓ sans avoir eu le temps de s'envelopper d'un nuage de
gaz isolateur, dont le r¶le est analogue Ó celui de l'huile dans les
tempĻtes maritimes, s'abattirent dķsemparķes avec leur personnel tuķ ou
blessķ.
Le plus terrible sinistre eut lieu entre Orlķans et Tours.
L'_Aķronautic-Club_ de Touraine donnait, ce jour-lÓ, ses grandes rķgates
annuelles. Mille ou douze cents vķhicules aķriens, de toutes formes et
de toutes dimensions, suivaient avec intķrĻt les pķripķties de la grande
course du prix d'honneur, o∙ vingt-huit aķroflĶches se trouvaient
engagķes. Tous les regards suivant les coureurs, dans la plupart des
vķhicules on ne s'aperńut pas que l'aiguille de l'ķlectromĶtre s'ķtait
mise Ó tourner follement, et, parmi les hourras et les cris des
parieurs, on n'entendit mĻme pas la sonnerie d'alarme.
Quand on vit le danger, il y eut dans la foule des aķronefs une
bousculade fantastique pour chercher un abri Ó terre. Le millier de
vķhicules s'abattit Ó toute vitesse en une masse confuse et enchevĻtrķe
o∙ les accidents d'abordage furent nombreux et souvent graves. La
tournade, arrivant en foudre, balaya tout ce qui n'eut pas le temps de
fuir; il y eut des aķronefs dķsemparķes, emportķes dans le tourbillon et
prķcipitķes en quelques secondes Ó cinquante lieues de lÓ; par bonheur,
dans ce dķsastre, les grandes aķronefs portant les membres de
l'_Aķronautic-Club_ et leurs familles ķtaient pourvues du nouvel
appareil rķunissant l'ķlectromĶtre et les tubes de gaz isolateur Ó une
soupape automatique; l'appareil s'ouvrit de lui-mĻme dĶs que l'aiguille
marqua _danger_ et les aķronefs, enveloppķes dans un nuage protecteur,
fortement secouķes seulement, purent regagner l'embarcadĶre du club.
Si nous revenons Ó Paris, Ó l'h¶tel Philox Lorris, nous trouvons, au
½plein╗ de la tournade, le quartier de Sannois dans un dķsarroi facile Ó
imaginer: de terrifiants ķclairs jaillissent de partout et, dans le
lointain, roulent d'effroyables explosions qui vont se rķpercutant
encore d'ķcho en ķcho, s'affaiblissant peu Ó peu, pour revenir soudain
et ķclater avec plus de violence.
Georges Lorris, en chaussons et gantelets isolateurs, regarde de la
fenĻtre de sa chambre le spectacle du ciel convulsķ. Il n'y a rien Ó
faire qu'Ó attendre, dans une prudente inaction, que le courant fou soit
captķ.
Tout Ó coup, aprĶs un crescendo de dķcharges ķlectriques et de
roulements accompagnķs d'ķclairs prodigieux, en nappe et en zigzags, la
nature sembla pousser comme un immense soupir de soulagement, et le
calme se fit instantanķment. Les hķro’ques ingķnieurs et employķs du
poste 28, Ó Amiens, venaient de rķussir Ó _crever_ la tournade et Ó
canaliser le courant fou. Le sous-ingķnieur en chef et treize hommes
succombaient victimes de leur dķvouement, mais tout ķtait fini, on
n'avait plus de dķsastres Ó craindre.
[Illustration: SURPRIS PAR L'OURAGAN.]
[Illustration: LES SAHARAS RENDUS A L'AGRICULTURE PAR LA REFONTE DES
CLIMATS]
Le danger avait disparu, mais non les derniĶres traces de la grande
perturbation. Sur la plaque du tķlķphonoscope de Georges Lorris, comme
sur tous les Tķlķs de la rķgion, passĶrent avec une fabuleuse vitesse
des milliers d'images confuses et des sons apportķs de partout
remplirent les maisons de rumeurs semblables au rugissement d'une
nouvelle et plus farouche tempĻte. Il est facile de se figurer cette
assourdissante rumeur, ce sont les bruits de la vie sur une surface de
1,600 lieues carrķes, les bruits recueillis partout par l'ensemble des
appareils, condensķs en un bruit gķnķral, reportķs et rendus en bloc par
chacun de ces appareils avec une intensitķ effroyable!
[Illustration: ½MADEMOISELLE!╗ CRIA GEORGES D'UNE VOIX FORTE.]
Au cours de la _tournade_, quelques graves dķsordres s'ķtaient
naturellement produits au poste central des Tķlķs; sur les lignes, des
fils avaient ķtķ fondus et amalgamķs. Ces petits accidents ne font
courir aucun danger Ó personne, Ó condition, bien entendu, que l'on ne
touche pas aux appareils. Georges Lorris, ayant pris un livre Ó
illustrations photographiques, s'installa patiemment dans un fauteuil
pour laisser finir la crise des Tķlķs. Ce ne fut pas long. Au bout de
vingt minutes, la rumeur s'ķteignit subitement. Le bureau central venait
d'ķtablir un fil de fuite; mais, en attendant que les avaries fussent
rķparķes, ce qui allait demander encore au moins deux ou trois heures de
travaux, chaque appareil recevait au hasard une communication quelconque
qui ne pouvait s'interrompre avant que tout f¹t remis en ordre.
Et, dans la plaque du Tķlķ, les figures, cessant de passer dans une
confusion falotte, se prķcisĶrent peu Ó peu, le dķfilķ se ralentit, puis
tout Ó coup une image nette et prķcise s'encadra dans l'appareil et ne
changea plus.
C'ķtait une chambre au mobilier trĶs simple, une petite chambre aux
boiseries claires, meublķe seulement de quelques chaises et d'une table
chargķe de livres et de cahiers, avec une corbeille Ó ouvrage devant la
cheminķe. Rķfugiķe dans un angle, presque agenouillķe, une jeune fille
semblait encore en proie Ó la plus profonde terreur. Elle avait les
mains sur les yeux et ne les retirait que pour les porter sur ses
oreilles dans un geste d'affolement.
Georges Lorris ne vit d'abord qu'une taille svelte et gracieuse, de
jolies mains dķlicates et de beaux cheveux blonds, un peu en dķsordre.
Il parla tout de suite pour tirer l'inconnue de sa prostration:
½Mademoiselle! mademoiselle!╗ fit-il assez doucement.
Mais la jeune fille, les mains sur les oreilles et la tĻte pleine encore
des terribles rumeurs qui venaient Ó peine de cesser, ne sembla point
entendre.
½Mademoiselle!╗ cria Georges d'une voix forte.
La jeune fille, tournant la tĻte sans baisser ses mains et sans bouger,
regarda, d'un air effarķ, vers le Tķlķ de sa chambre.
½Le danger est passķ, mademoiselle; remettez-vous, reprit doucement
Georges; m'entendez-vous?╗
Elle fit un signe de tĻte sans rķpondre autrement.
½Vous n'avez plus rien Ó craindre, la tournade est passķe...
--Vous Ļtes s¹r que cela ne va pas revenir? fit la jeune fille d'une
voix si tremblante que Georges Lorris comprit Ó peine.
--C'est tout Ó fait fini, tout est rentrķ dans l'ordre, on n'entend plus
rien de ce fracas de tout Ó l'heure qui semble vous avoir si fort
ķpouvantķe...
--Ah! monsieur, comme j'ai eu peur, s'ķcria la jeune fille, osant Ó
peine se redresser; comme j'ai eu peur!
--Mais vous n'aviez pas vos pantoufles isolatrices! dit Georges, qui,
dans le mouvement que fit la jeune fille, s'aperńut qu'elle ķtait
chaussķe seulement de petits souliers.
--Non, rķpondit-elle, mes isolatrices sont dans une piĶce au-dessous; je
n'ai pas osķ aller les chercher...
[Illustration: Des sons apportķs de partout remplirent les maisons.]
--Malheureuse enfant, mais vous pouviez Ļtre foudroyķe si votre maison
s'ķtait trouvķe sur le passage direct du _courant fou_; ne commettez
jamais pareille imprudence! Les accidents aussi sķrieux que cette
tournade sont rares, mais enfin il faut se tenir constamment sur ses
gardes et conserver Ó notre portķe, contre les accidents, petits ou
grands, qui se peuvent produire, les prķservatifs que la science nous
met entre les mains... ou aux pieds, contre les dangers qu'elle a
crķķs!...
--Elle e¹t mieux fait, la science, de ne pas tant multiplier les causes
de danger, fit la jeune fille avec une petite moue.
--Je vous avouerai que c'est mon avis! fit Georges Lorris en souriant.
Je vois, mademoiselle, que vous commencez Ó vous rassurer; allez, je
vous en prie, prendre vos pantoufles isolatrices.
--Il y a donc encore du danger?
--Non, mais cette bourrasque ķlectrique a jetķ partout un tel dķsordre
qu'il peut s'ensuivre quelques petits accidents consķcutifs: fils
avariķs, _poches_ ou dķp¶ts d'ķlectricitķ laissķs par la tournade sur
quelques points, se vidant tout Ó coup, etc... La prudence est
indispensable pendant une heure ou deux encore...
--Je cours chercher mes isolatrices!╗ s'ķcria la jeune fille.
La jeune fille revint, au bout de deux minutes, chaussķe de ses
pantoufles protectrices par-dessus ses petits souliers. Son premier
regard, en rentrant dans sa chambre, fut pour la plaque du Tķlķ; elle
parut surprise d'y revoir encore Georges Lorris.
½Mademoiselle, dit celui-ci, qui comprit son ķtonnement, je dois vous
prķvenir que la tournade a quelque peu embrouillķ les Tķlķs; au poste
central, pendant que l'on recherche les fuites, qu'on rķtablit les fils
perdus, on a donnķ Ó tous les appareils, pendant les travaux, une
communication quelconque; ce ne sera pas bien long, tranquillisez-vous...
Permettez-moi de me prķsenter: Georges Lorris, de Paris..., ingķnieur
comme tout le monde...
--Estelle Lacombe, de Lauterbrunnen-Station (Suisse), ingķnieure aussi,
ou du moins presque, car mon pĶre, inspecteur des Phares alpins, me
destine Ó entrer dans son administration...
--Je suis heureux, mademoiselle, de cette communication de hasard qui
m'a permis au moins de vous rassurer un peu, car vous avez eu
grand'peur, n'est-ce pas?
--Oh oui! Je suis seule Ó la maison, avec Grettly, notre bonne, encore
plus peureuse que moi... Elle est depuis deux heures dans un coin de la
cuisine, la tĻte sous un chŌle, et ne veut pas bouger... Mon pĶre est en
tournķe d'inspection et ma mĶre est partie par le tube de midi quinze
pour quelques achats Ó Paris... Pourvu, mon Dieu, qu'il ne leur soit pas
arrivķ d'accident! Ma mĶre devait rentrer Ó cinq heures dix-sept, et il
est dķjÓ sept heures trente-cinq...
--Mademoiselle, les tubes ont supprimķ tout dķpart pendant l'ouragan
ķlectrique; mais les trains en retard vont partir, et madame votre mĶre
ne sera certainement pas bien longtemps Ó rentrer...╗
Mlle Estelle Lacombe semblait encore Ó peine rassurķe, le moindre bruit
la faisait tressaillir, et de temps en temps elle allait regarder le
ciel avec inquiķtude Ó une fenĻtre qui semblait donner sur une profonde
vallķe alpestre. Georges Lorris, pour la tranquilliser, entra dans de
grandes explications sur les tournades, sur leurs causes, sur les
accidents qu'elles produisent, analogues parfois Ó ceux des tremblements
de terre naturels. Comme elle ne rķpondait rien et restait toujours pŌle
et agitķe, il parla longtemps et lui fit une vķritable confķrence, lui
dķmontrant que ces tournades devenaient de moins en moins frķquentes, en
raison des prķcautions minutieuses prises par le personnel ķlectricien,
et de moins en moins terribles en leurs effets, grŌce aux progrĶs de la
science, aux perfectionnements apportķs tous les jours aux appareils de
captation des fuites de fluide.
[Illustration: LE PHARE DE LAUTERBRUNNEN.]
½Mais vous savez cela tout aussi bien que moi, puisque vous Ļtes
ingķnieure comme moi, fit-il, s'arrĻtant enfin dans ses discours, qui
lui semblaient quelque peu entachķs de pķdanterie.
--Mais non, monsieur, j'ai encore un dernier examen Ó passer avant
d'obtenir mon brevet et... faut-il vous l'avouer, j'ai dķjÓ ķtķ retoquķe
deux fois. Je continue Ó suivre par phonographe les cours de
l'Universitķ de Zurich, je me prķpare Ó me reprķsenter une troisiĶme
fois, et je travaille, et je pŌlis sur mes cahiers, mais sans avancer
beaucoup, il me semble... Hķlas! je ne mords pas trĶs facilement Ó tout
cela, et il me faut mon grade pour entrer dans l'administration des
Phares alpins, comme mon pĶre... C'est ma carriĶre qui est en jeu!...
Pourtant, j'ai trĶs bien compris ce que vous m'avez dit; je vais prendre
quelques notes, pendant que c'est encore frais, car demain tout sera un
peu brouillķ dans ma tĻte!╗
Pendant que la jeune fille, un peu rassurķe, cherchait dans
l'amoncellement de livres, de cahiers, de clichķs phonographiques qui
couvrait sa table de travail et griffonnait quelques lignes sur un
carnet, Georges Lorris la regardait et ne pouvait s'empĻcher de
remarquer la grŌce de ses attitudes et l'ķlķgance naturelle de toute sa
personne, dans sa toilette d'un go¹t simple et modeste. Quand elle
relevait la tĻte, il admirait la dķlicatesse et la rķgularitķ de ses
traits, la courbure gracieuse du nez, les yeux profonds et purs, et le
front large sur lequel de magnifiques torsades blondes faisaient comme
un casque d'or.
Estelle Lacombe ķtait la fille unique d'un fonctionnaire de
l'administration des Phares alpins de la section helvķtique. Depuis le
grand essor de la navigation aķrienne, il a fallu ķclairer Ó des
altitudes diffķrentes nos montagnes, nos alpes diverses et les signaler
aux navigateurs de l'atmosphĶre. Nos monts d'Auvergne, la chaŅne des
Pyrķnķes, le massif des Alpes, ont ainsi Ó diffķrentes hauteurs des
sķries de phares et de feux. L'altitude de 500 mĶtres est indiquķe
partout par des feux de couleur, espacķs de kilomĶtre en kilomĶtre; il
en est de mĻme pour les altitudes supķrieures, de 500 mĶtres en 500
mĶtres; des phares tournants signalent les cols, les passages et les
ouvertures de vallķes; enfin, plus haut, sur tous les pics et toutes les
pointes ķtincellent des phares de premiĶre classe, brillantes ķtoiles
perdues dans la pŌle rķgion des neiges et que l'homme des plaines
confond parmi les constellations cķlestes.
M. Lacombe, inspecteur rķgional des phares alpins, habitait depuis huit
ans Lauterbrunnen-Station, un joli chalet ķtabli au sommet de la montķe
de Lauterbrunnen, sur le c¶tķ du phare, Ó 1,000 mĶtres au-dessus de la
belle vallķe, juste en face de la cascade du Staubach. Ingķnieur d'un
certain mķrite et fonctionnaire consciencieux, M. Lacombe ķtait fort
occupķ. Toutes ses journķes et souvent ses soirķes ķtaient prises par
ses tournķes d'inspection, ses rapports, ses surveillances de travaux
aux phares de sa rķgion. Mme Lacombe, Parisienne de naissance, assez
mondaine avant son mariage, se considķrait comme en exil dans ce
magnifique site de Lauterbrunnen-Station, o∙ s'ķtait fondķ, Ó 1,000
mĶtres au-dessus de l'ancien Lauterbrunnen, un village neuf, avec annexe
aķrienne pour les cures d'air, c'est-Ó-dire un casino ascendant Ó 700 ou
800 mĶtres plus haut l'aprĶs-midi et redescendant ensuite aprĶs le
coucher du soleil.
[Illustration: GRETTLY EST DEPUIS DEUX HEURES LA T╩TE SOUS UN CHALE DANS
UN COIN.]
A Lauterbrunnen-Station, pendant l'ķtķ, dans ce chalet suspendu comme un
balcon au flanc de la montagne, l'hiver dans un chalet aussi confortable
en bas, Ó Interlaken, Mme Lacombe s'ennuyait et regrettait l'immense et
tumultueux Paris.
[Illustration: LAUTERBRUNNEN-STATION.]
Pourtant, les distractions ne manquaient pas. Il passait chaque jour un
nombre considķrable d'aķronefs ou de yachts; le vķloce aķrien
_London-Roma-Cairo_, passant quatre fois par vingt-quatre heures,
dķposait toujours quelques voyageurs faisant leur petit tour d'Europe;
de plus, le casino aķrien de Lauterbrunnen, trĶs frķquentķ pendant les
mois d'ķtķ, donnait chaque semaine Ó ses malades une grande fĻte et
chaque soir un concert ou une reprķsentation dramatique par Tķlķ. Mme
Lacombe s'ennuyait cependant et saisissait toutes les occasions et
prķtextes possibles pour reprendre l'air de son cher Paris.
[Illustration: LES TUBES (VUE PRISE EN AERONEF A 700 M╚TRES).]
Fatiguķe de ne participer que par Tķlķ aux petites rķunions chez ses
amies restķes Parisiennes, elle prenait, de temps en temps, le train du
tube ķlectro-pneumatique ou le vķloce aķrien pour se retrouver une
aprĶs-midi dans le mouvement mondain, pour se montrer Ó quelques six
o'clock ķlķgants, o∙, tout en prenant les anti-anķmiques Ó la mode, on
passe en revue tous les petits potins du jour, on s'imprĶgne de toutes
les mķdisances et calomnies qui sont dans l'air. Ou bien Mme Lacombe
s'en allait un peu boursicoter, tŌcher de mettre Ó flot son budget trop
souvent chargķ d'excķdents de dķpenses, par quelques bķnķfices rķalisķs
Ó la Bourse. L'agente de change qui la guidait se trompait souvent et le
budget de mķnage s'ķquilibrait Ó grand'peine. M. Lacombe n'avait pour
tout revenu que ses appointements, 35,000 francs et le logement, juste
de quoi vivoter Ó la campagne, en se contraignant Ó une sķvĶre ķconomie.
Dure nķcessitķ, d'autant plus que Mme Lacombe aimait aussi Ó magasiner,
et qu'au lieu de se faire montrer par Tķlķ, sans se dķranger, les
ķtoffes ou les confections dont elle et sa fille pouvaient avoir besoin,
elle prķfķrait courir les grands magasins de Paris et vite filer en tube
ou en vķloce aķrien pour la moindre occasion, pour une idķe de ruban qui
lui passait par la tĻte.
Cette modeste situation se f¹t amķliorķe si Mme Lacombe avait eu ses
brevets. Par malheur, au temps de sa jeunesse, en 1930, les exigences de
la vie ķtant moindres, son ķducation avait ķtķ nķgligķe. Elle n'ķtait
pas ingķnieure; ne possķdant que ses dipl¶mes de bacheliĶre Ķs lettres
et Ķs sciences, elle n'avait pu entrer dans les Phares avec son mari.
[Illustration: LES COURS PAR T╔L╔PHONOSCOPE.]
Trop bien ķclairķ sur les difficultķs de la vie, M. Lacombe avait voulu
pour sa fille une instruction complĶte. Il la destinait Ó
l'administration. A vingt-quatre ans, lorsqu'elle aurait fini ses ķtudes
et serait pourvue de ses dipl¶mes, elle entrerait comme ingķnieure
surnumķraire Ó 6,000 francs, avec certitude d'arriver un jour, vers la
quarantaine, Ó l'inspectorat. Alors, qu'elle restŌt cķlibataire ou
qu'elle ķpousŌt un fonctionnaire comme elle, sa vie ķtait assurķe.
Estelle, depuis l'Ōge de douze ans, suivait les cours de l'Institut de
Zurich, sans quitter sa famille, uniquement par Tķlķ. Prķcieux avantage
pour les familles ķloignķes de tout centre, qui ne sont plus forcķes
d'interner leurs enfants dans les lycķes ou collĶges rķgionaux. Estelle
avait donc fait toutes ses classes par Tķlķ, sans sortir de chez elle,
sans bouger de Lauterbrunnen. Elle suivait aussi de la mĻme fańon les
cours de l'╔cole centrale d'ķlectricitķ de Paris et prenait, en outre,
des rķpķtitions par phonogrammes de quelques maŅtres renommķs.
Par malheur, elle n'avait pu passer ses examens par Tķlķ, les rĶglements
surannķs s'y opposant, et, devant les maŅtres examinateurs, une timiditķ
qu'elle tenait un peu de son pĶre lui avait nui.
[Illustration: LES PANTOUFLES ISOLATRICES.]
[Illustration: DANS L'OUEST S'AVANŪAIT UN GIGANTESQUE A╔RO-PAQUEBOT.]
III
Les tourments d'une aspirante ingķnieure.--Les cours par Tķlķ.--Une
fidĶle cliente de Babel-Magasins.--L'ahurie Grettly circulant parmi
les engins.--Le Tķlķjournal.
Maintenant que la jeune fille ķtait Ó peu prĶs rassurķe, Georges Lorris
aurait trĶs bien pu prendre congķ; mais, sans chercher Ó se rendre
compte des motifs qui le retenaient, il resta prĶs du Tķlķ Ó causer avec
elle. Ils parlaient sciences appliquķes, instruction, ķlectricitķ,
morale nouvelle et politique scientifique... Estelle Lacombe, quand elle
sut que le hasard l'avait mise en prķsence tķlķphonoscopique du fils de
ce grand Philox, prit na’vement devant Georges une attitude d'ķlĶve, ce
qui fit bien rire le jeune homme.
½Je suis le fils de l'illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je
ne suis moi-mĻme qu'un bien pauvre disciple; et, puisque vous voulez
bien me faire confidence de vos insuccĶs, sachez donc que tout Ó
l'heure, au moment o∙ la tournade ķclata, mon pĶre ķtait en train de
m'administrer ce qui s'appelle un _rebrousse-fil_ de vraiment premier
ordre, c'est-Ó-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon
insuffisance scientifique... et c'ķtait mķritķ, trop mķritķ, je le
reconnais!...
--Oh! non, non; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse
scientifique, pour moi c'est encore la force, la force ķcrasante... Ah!
si je pouvais arriver seulement au premier grade d'ingķnieure!
--Vous vous empresseriez de dire: ouf! et de laisser lÓ vos livres,╗ dit
Georges en riant.
La jeune fille sourit sans rķpondre et remua machinalement la montagne
de cahiers et de livres qui couvrait son bureau.
½Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns
de mes cahiers et les phonogrammes de quelques confķrences de mon pĶre
aux ingķnieurs de son laboratoire...
--Que de remerciements, monsieur!..... J'essayerai de comprendre, je
ferai tous mes efforts...╗
Brusquement une sonnerie tinta et le Tķlķ s'obscurcit. L'image de la
jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste
central des Tķlķs, les avaries causķes par la tournade ķtant rķparķes,
le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire
cessait partout.
Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulķ vite pendant
sa conversation et que l'heure de se rendre au laboratoire ķtait
arrivķe. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s'ouvrit
d'elle-mĻme, un ascenseur parut; il se jeta dedans et fut transportķ en
un quart de minute Ó l'embarcadĶre supķrieur, un trĶs haut belvķdĶre sur
le toit, abritant l'entrķe principale de la maison.
La loge du concierge, placķe maintenant, dans toutes les habitations, en
raison de la circulation aķrienne, Ó la porte supķrieure, sur la
plate-forme embarcadĶre, ķtait, chez Philox Lorris, remplacķe, ainsi que
le concierge lui-mĻme, par un poste ķlectrique o∙ tous les services se
trouvaient assurķs par un systĶme de boutons Ó presser.
[Illustration: UN A╔ROCAB SORTIT DE LA REMISE A╔RIENNE.]
Un aķrocab, sorti tout seul de la remise aķrienne et filant sur une
tringle de fer, attendait dķjÓ Georges Ó l'embarcadĶre. Le jeune homme,
avant de sauter dedans, jeta un regard sur l'immense Paris ķtendu devant
lui dans la vallķe de la Seine, Ó perte de vue, jusque vers
Fontainebleau rattrapķ par le faubourg du Sud. La vie aķrienne suspendue
pendant l'ouragan ķlectrique reprenait son cours; le ciel ķtait sillonnķ
dķjÓ de vķhicules de toutes sortes, aķronefs-omnibus se suivant Ó la
file et cherchant Ó rattraper leur retard, aķroflĶches des lignes de
province ou de l'ķtranger, lancķes Ó toute vitesse, aķrocabs, aķrocars
fourmillant autour des stations de Tubes o∙ les trains retenus devaient
se suivre presque sans intervalles. Dans l'Ouest s'avanńait
majestueusement, estompķ dans la brume lointaine, un gigantesque
aķro-paquebot de l'Amķrique du Sud qui avait failli se trouver pris dans
la tournade et ajouter un chapitre de plus Ó l'histoire des grands
sinistres.
½Allons travailler!╗ dit enfin Georges en dķgageant de sa tringle
l'aķrocab, qui fila bient¶t vers un des laboratoires Philox Lorris,
ķtablis avec les usines d'essai, sur un terrain de 40 hectares dans la
plaine de Gonesse.
Pendant ce temps, Ó Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurķe
seule, laissait bien vite ses cahiers et courait Ó sa fenĻtre pour
interroger anxieusement l'horizon. Pendant l'ouragan, n'ķtait-il rien
arrivķ Ó sa mĶre dans sa course Ó Paris, ou Ó son pĶre dans sa tournķe
d'inspection? Tout ķtait tranquille dans la montagne; le Casino aķrien,
redescendu Ó Lauterbrunnen-Station au premier signal d'alarme, remontait
doucement aux couches supķrieures, pour donner Ó ses h¶tes le spectacle
du coucher du soleil derriĶre les cimes neigeuses de l'Oberland.
Estelle ne resta pas longtemps dans l'inquiķtude: un aķrocab venant
d'Interlaken parut tout Ó coup, et la jeune fille, avec le secours d'une
lorgnette, reconnut sa mĶre penchķe Ó la portiĶre et pressant le
mķcanicien. Mais aussit¶t une sonnerie du Tķlķ fit retourner Estelle,
qui jeta un cri de joie en reconnaissant son pĶre sur la plaque.
M. Lacombe, dans une logette de phare, de l'air d'un homme trĶs pressķ,
se hŌta de parler:
½Eh bien! fillette, tout s'est bien passķ? Rien de cassķ par cette
diablesse de tournade, hein? Heureux! Je t'embrasse! J'ķtais inquiet...
O∙ est maman?
--Maman revient! Elle arrive de Paris...
--Encore! fit M. Lacombe. A Paris! pendant cette tourmente! Quelle
inquiķtude, si j'avais su!
--La voici...
--Je n'ai pas le temps! Gronde-la pour moi! Je suis restķ en panne
pendant la tournade au phare 189, Ó Bellinzona; je serai Ó la maison
vers neuf heures; ne m'attendez pas pour dŅner...╗
Drinn! Il avait dķjÓ disparu. Au mĻme moment, Mme Lacombe mettait le
pied sur le balcon et payait prķcipitamment son aķrocab. La porte du
balcon s'ouvrit et la bonne dame, chargķe de paquets, s'ķcroula dans un
fauteuil.
½Ouf! ma chķrie, comme j'ai eu peur! Tu sais que j'ai vu plusieurs
accidents...
--Je viens de communiquer avec papa, rķpondit Estelle en embrassant sa
mĶre; il est au 189, Ó Bellinzona; il va bien, pas d'accident... Et toi,
maman?
[Illustration: MONDAINE PAR T╔L╔.]
--Oh! moi, mon enfant, je suis mourante! Quelle tempĻte! Quelle affreuse
tournade! Tu verras les dķtails dans le Tķlķjournal de ce soir... C'est
effrayant! Tu sais que, tout bien rķflķchi, je n'ai pas changķ le
chapeau rose... Figure-toi que j'ķtais Ó Babel-Magasins quand elle a
ķclatķ, cette tournade; j'y suis restķe trois heures, affolķe, mon
enfant, littķralement affolķe!... J'en ai profitķ pour voir ce qu'ils
avaient de nouveau dans les demi-soies Ó 14 fr. 50... Il est tombķ
devant Babel-Magasins des dķbris d'aķronefs, il y a eu tant
d'accidents!... Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou
collerettes, j'ai trouvķ quelque chose de dķlicieux... et de trĶs
avantageux!... Oui, mon enfant, j'ai vu, de mes yeux vu, de la
plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d'aķronefs au milieu des
ķclairs quand le fluide a passķ... Ce fut horrible... Voyons, n'ai-je
pas oubliķ quelque paquet? Non, tout est bien lÓ... Et j'ķtais inquiĶte,
ma pauvre chķrie; je me suis prķcipitķe dans la salle des Tķlķs dĶs que
je l'ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais
les Tķlķs ķtaient dķtraquķs... Quelle administration! Quelle mķcanique
ridicule! Et on appelle ńa la science! J'arrive, je veux prendre une
communication. Drinn! J'aperńois un intķrieur de caserne avec un major
en train de faire la thķorie des pompes Ó mitraille Ó ses hommes... Oh!
je suis ferrķe lÓ-dessus maintenant... et des jurons, mon enfant, des
jurons affreux, parce qu'il y avait un des hommes... une espĶce de
moule...--bon, voilÓ que je parle comme le major maintenant!--qui ne
saisissait pas le mķcanisme... Oh! dans les vingt-quatre Tķlķs du
magasin, rien que des scĶnes semblables, des communications qu'on ne
pouvait pas couper... Quelle administration!
[Illustration: EMPLETTES PAR T╔L╔.]
--Oui, je sais, dit Estelle; on a donnķ provisoirement, pendant le
travail nķcessitķ par les avaries, une communication quelconque Ó tous
les abonnķs.
--Et ici, mon enfant, j'espĶre que tu n'es pas tombķe sur une
communication dķsagrķable.
--Non, maman, au contraire!... C'est-Ó-dire, fit Estelle en rougissant,
que nous avions communication avec un jeune homme trĶs comme il faut...╗
[Illustration: ON RESPIRE LA FRAICHEUR DU SOIR]
--A ces mots, Mme Lacombe sursauta.
½Un jeune homme, parle, tu m'inquiĶtes! Mon Dieu! quelle administration
ridicule que celle des Tķlķs! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs
erreurs ou leurs accidents! On voit bien que leurs employķes sont de
jeunes linottes qui ne songent qu'Ó bavarder, Ó mķdire, Ó se moquer des
abonnķs, Ó rire des petits secrets qu'elles peuvent surprendre!... Un
jeune homme!... Oh! je me plaindrai!
--Attends, maman!... c'ķtait le fils de Philox Lorris!
--Le fils de Philox Lorris! s'ķcria Mme Lacombe; tu ne t'es pas sauvķe,
n'est-ce pas? tu lui as parlķ?
--Oui, maman.
--J'aurais mieux aimķ le grand Philox Lorris lui-mĻme; mais enfin
j'espĶre que tu n'as pas baissķ la tĻte comme une petite sotte, ainsi
que tu le fais devant ces messieurs des examens?
[Illustration: Mme LACOMBE METTAIT LE PIED SUR LE BALCON.]
--J'avais trĶs peur, maman, la tournade m'avait terrifiķe... il m'a
rassurķe...
--Je suppose que tu as montrķ pourtant, par quelques mots spirituels,
mais techniques, sur la tournade ķlectrique, que tu ķtais ferrķe sur tes
sciences, que tu avais tes dipl¶mes...
--Je ne sais trop ce que j'ai pu dire... mais ce monsieur a ķtķ trĶs
aimable; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m'envoyer
des notes, des phonogrammes de confķrences de son pĶre.
--De son pĶre! de l'illustre Philox Lorris! Quelle heureuse chance! Ces
Tķlķs ont quelquefois du bon avec leurs erreurs... je le reconnais tout
de mĻme... Il t'enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de
remerciements, je parlerai de ton pĶre qui croupit dans un poste
secondaire aux Phares alpins... J'obtiendrai une recommandation du grand
Philox Lorris et ton pĶre aura de l'avancement... Je me charge de tout,
embrasse-moi!╗
Drinn! Drinn! C'ķtait le Tķlķ. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe.
½Ta mĶre est revenue! Ah! bon, te voilÓ, Aurķlie? J'ķtais inquiet; au
revoir, trĶs pressķ; ne m'attendez pas pour dŅner, je serai ici Ó neuf
heures et demie...╗
Drinn! Drinn! M. Lacombe avait disparu.
Nous ne savons si l'incident amenķ par la tournade troubla le sommeil
d'Estelle, mais sa mĶre fit, cette nuit-lÓ, de beaux rĻves o∙ MM. Philox
Lorris pĶre et fils tenaient une place importante. Mme Lacombe ķtait en
train, aussit¶t levķe, de se faire encore une fois raconter par sa fille
les dķtails de sa conversation de la veille avec le fils du grand Philox
Lorris, lorsque l'aķro-galĶre du tube amenant des touristes d'Interlaken
apporta un colis tubal adressķ de Paris Ó Mlle Estelle Lacombe.
Il contenait une vingtaine de phonogrammes de confķrences de Philox et
de leńons d'un maŅtre cķlĶbre qui avait ķtķ le professeur de Georges
Lorris. Le jeune homme avait tenu sa promesse.
½Je vais prendre le tube de midi pour faire une petite visite Ó Philox
Lorris! s'ķcria Mme Lacombe joyeuse. C'est mon rĻve qui se rķalise, j'ai
rĻvķ que j'allais voir le grand inventeur, qu'il me promenait dans son
laboratoire en me donnant gracieusement toutes sortes d'explications, et
qu'enfin il m'amenait devant sa derniĶre invention, une machine trĶs
compliquķe... ½Ūa, madame, me disait-il, c'est un appareil Ó ķlever
ķlectriquement les appointements; permettez-moi de vous en faire hommage
pour monsieur votre mari...╗
--Toujours ton dada! fit M. Lacombe en riant.
--Crois-tu qu'il soit agrķable de vivre de privations de chapeaux roses
comme j'en ai vu un hier Ó Babel-Magasins?... Je vais l'acheter en
passant pour aller chez Philox Lorris!
--Du tout, je m'y oppose formellement, dit M. Lacombe, pas au chapeau
rose, tu le feras venir si tu veux, mais Ó la visite chez Philox
Lorris... Attendons un peu; quand Estelle passera son examen, si, grŌce
aux leńons envoyķes par M. Lorris, elle obtient son grade d'ingķnieure,
il sera temps de songer Ó une petite visite de remerciement... par
Tķlķ... pour ne pas importuner.
--Tiens, tu n'arriveras jamais Ó rien!╗ dķclara Mme Lacombe.
[Illustration: PETITES OP╔RATIONS DE BOURSE.]
[Illustration: M. LACOMBE, INSPECTEUR DES PHARES ALPINS.]
L'entrķe de la servante Grettly apportant le dķjeuner coupa court au
sermon que Mme Lacombe se prķparait, suivant une habitude quotidienne, Ó
servir Ó son mari avant son dķpart pour son bureau. La pauvre servante,
Ó peine remise de sa frayeur de la veille, vivait dans un ķtat
d'ahurissement perpķtuel. Dans nos villes, les braves gens de la
campagne, fils de la terre ne connaissant que la terre, cervelles dures,
rķfractaires aux idķes scientifiques, les ignorants contraints d'ķvoluer
dans une civilisation extraordinairement compliquķe qui exige de tous
une telle somme de connaissances, vont ainsi perpķtuellement de la
stupķfaction Ó la frayeur. Tourmentķs, effarķs, ces enfants de la simple
nature ne cherchent pas Ó comprendre cette machinerie fantastique de la
vie des villes; ils ne songent qu'Ó se garer et Ó regagner le plus vite
possible leur trou au fond d'un hameau encore oubliķ par le progrĶs.
L'ahurie Grettly, une ķpaisse et lourde campagnarde Ó tresses en
filasse, vivait ainsi dans une terreur de tous les instants, ne
comprenant rien Ó rien, se rencognant le plus possible dans sa cuisine
et n'osant toucher Ó aucun de tous ces appareils, de toutes ces
inventions qui font de l'ķlectricitķ domptķe l'humble servante de
l'homme. Comme elle cassa une ou deux tasses en circulant autour de la
table, le plus loin possible des appareils divers, dans sa peur de
fr¶ler en passant les boutons ķlectriques ou le Tķlķjournal, gazette
phonographique du soir et du matin, ce fut sur elle que tombĶrent les
flots d'ķloquence indignķe de Mme Lacombe.
[Illustration: LA FAMILLE LACOMBE A TABLE.]
Puis, sur une pression de M. Lacombe, pour achever la diversion, le
Tķlķjournal fonctionna et l'appareil commenńa le bulletin politique dont
M. Lacombe aimait Ó accompagner son cafķ au lait.
½Si tout porte Ó croire que les difficultķs pendantes pour la
liquidation des anciens emprunts de la rķpublique de Costa-Rica ne
pourront se rķsoudre diplomatiquement et que Bellone seule parviendra Ó
tirer au clair ces comptes embrouillķs, nous devons, au contraire,
constater que notre politique intķrieure est tout Ó l'apaisement et Ó la
concorde.
½GrŌce Ó l'entrķe dans la combinaison, avec le portefeuille de
l'Intķrieur, de Mme Louise Muche (de la Seine), leader du parti fķminin
qui apporte l'appoint des 45 voix fķminines de la Chambre, le ministĶre
de la conciliation est s¹r d'une importante majoritķ...╗
Dans l'aprĶs-midi de ce jour, comme Estelle ķtait plongķe dans les
leńons de Philox Lorris,--sans y trouver beaucoup d'agrķment d'ailleurs,
cela se voyait Ó la maniĶre dont elle pressait son front dans sa main
gauche pendant qu'elle essayait de prendre des notes--la sonnerie du
Tķlķ, retentissant Ó son oreille, la tira soudain de cette pķnible
occupation.
Son phonographe ķtait en train de dķbiter une confķrence de Philox
Lorris; la voix nette du savant expliquait avec de longs dķveloppements
ses expķriences sur l'accķlķration et l'amķlioration des cultures par
l'ķlectrisation des champs ensemencķs. Estelle mit l'appareil au cran
d'arrĻt et coupa le discours juste au milieu d'un calcul. Elle courut au
Tķlķ et ce fut le fils de Philox qui se montra.
Georges Lorris, debout devant son appareil personnel, lÓ-bas Ó Paris,
s'inclina devant la jeune fille.
½Puis-je vous demander, mademoiselle, dit-il, si vous Ļtes complĶtement
remise de la petite secousse d'hier? Je vous ai vue si effrayķe...
--Vous Ļtes trop bon, monsieur, rķpondit Estelle rougissant un peu; je
conviens que je ne me suis pas montrķe trĶs brave hier, mais, grŌce Ó
vous, ma peur s'est vite dissipķe... Je vous dois bien d'autres
remerciements: j'ai reńu les phonogrammes et, vous le voyez, j'ķtais en
train de...
--De subir une petite confķrence de mon pĶre, acheva Georges en riant;
je vous souhaite bon courage, mademoiselle...╗
[Illustration: PAS DE DIPLOMES.]
[Illustration: L'APPORT DES ANC╩TRES]
IV
Comment le grand Philox Lorris reńoit ses visiteurs.--Mlle Lacombe rate
une fois de plus ses examens.--Demande en mariage inattendue.--Les
thķories de Philox Lorris sur l'atavisme.--La doctoresse Sophie Bardoz
et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe.
Tant¶t pour se rendre compte des progrĶs d'Estelle Lacombe, ou pour
lui envoyer de nouveaux phonogrammes pķdagogiques, tant¶t pour prendre
des nouvelles de sa santķ et de celle de madame sa mĶre, Georges
Lorris prit assez souvent communication par Tķlķ avec le chalet de
Lauterbrunnen-Station. Ce devint peu Ó peu pour lui une douce habitude;
il lui fallut bient¶t, toutes les aprĶs-midi, comme compensation Ó ses
heures d'ķtude et de travail au laboratoire, une causerie de quelques
minutes avec l'ķlĶve ingķnieure de lÓ-bas.
Estelle faisait de notables progrĶs grŌce Ó ses conseils et Ó tous les
documents qu'il lui envoyait. Pour Estelle, le fils de Philox Lorris,
que son pĶre, sķvĶre et difficile, traitait sans fańon de _mazette
scientifique_, ķtait un gķant de science. D'ailleurs, quand une
question embarrassait la jeune fille, Georges Lorris, muni d'un petit
phonographe, trouvait le moyen, dans le cours de la conversation Ó
table, d'amener son pĶre Ó rķsoudre cette question et le phonogramme
obtenu par surprise partait pour Lauterbrunnen-Station.
Malgrķ l'opposition de son mari, Mme Lacombe, entre deux courses Ó la
Bourse des dames, o∙ elle venait de rķaliser 2,000 francs de bķnķfices,
et aux Babel-Magasins, o∙ elle en avait dķpensķ 2,005 pour quelques
achats _indispensables_, s'en vint, un jour, faire visite Ó M. Philox
Lorris, sous prķtexte de lui apporter ses remerciements.
Sous la loggia d'attente, au dķbarcadĶre aķrien, elle trouva une sķrie
de timbres avec tous les noms des habitants de la maison: M. Philox
Lorris, Madame, M. Georges Lorris, M. Sulfatin, secrķtaire gķnķral
particulier de M. Philox Lorris, etc. Elle remarqua, tout en admirant
l'installation, que ces noms n'ķtaient pas, comme d'usage, suivis de la
mention: _sorti_, ou _Ó la maison_ ou _empĻchķ_, ce qui fait gagner du
temps aux visiteurs et supprime des dķmarches inutiles.
½C'est que ce n'est plus distinguķ, se dit-elle, c'est devenu bourgeois
et commun, je ferai supprimer cela aussi chez nous.╗
La bonne dame appuya sur le timbre du maŅtre de la maison, et aussit¶t
la porte s'ouvrit; elle n'eut qu'Ó entrer dans un ascenseur qui se
prķsenta devant la porte et Ó descendre lorsque l'ascenseur s'arrĻta.
Une autre porte s'ouvrit d'elle-mĻme, et elle se trouva dans une grande
piĶce aux lambris garnis du haut en bas de grandes ķpures coloriķes ou
de photographies d'appareils extrĻmement compliquķs. Au milieu se
trouvait une grande table entourķe de quelques fauteuils. Mme Lacombe
n'avait encore vu personne, aucun serviteur ne s'ķtait prķsentķ.
╔tonnķe, elle prit un fauteuil et attendit.
½Que dķsirez-vous?╗ dit une voix comme elle commenńait Ó s'impatienter.
C'ķtait un phonographe occupant le milieu de la table qui parlait.
½Veuillez me dire votre nom et l'objet de votre visite?╗ ajouta le
phonographe.
C'ķtait la voix de Philox Lorris, Mme Lacombe la connaissait par les
phonogrammes de confķrences envoyķs Ó Estelle. Elle fut interloquķe par
cette fańon de recevoir les visiteurs.
[Illustration: D'EXAMENS EN EXAMENS]
½En voilÓ un sans-gĻne, par exemple! s'ķcria-t-elle; ne pas daigner
se dķranger soi-mĻme, faire recevoir par un phonographe les gens qui
ont pris la peine de se dķranger en personne... je trouve cela un peu
faible comme politesse. Enfin!
--Je suis en ╔cosse, trĶs occupķ par une importante affaire, poursuivit
le phonographe, mais ayez l'obligeance de parler...╗
[Illustration: VISITE DE Mme LACOMBE A L'HOTEL PHILOX LORRIS.]
Mme Lacombe ignorait que Philox Lorris ķtait toujours en ╔cosse ou
ailleurs d'abord, pour toutes les visites, mais qu'un fil lui
transmettait dans son cabinet le nom du visiteur. Alors, s'il lui
plaisait de le recevoir, il pressait un bouton, le phonographe de la
salle de rķception invitait l'arrivant Ó prendre telle porte, tel
ascenseur et ensuite tel couloir et encore telle porte qui s'ouvrirait
d'elle-mĻme.
½Je suis Mme Lacombe. Mon mari, inspecteur des phares alpins, m'a
chargķe de vous prķsenter tous ses remerciements... de vifs
remerciements...╗
Mme Lacombe balbutiait; la chĶre dame, pourtant bien rarement prise Ó
court, ne trouvait plus rien Ó dire Ó ce phonographe. Elle se proposait
de gagner Philox Lorris par ses maniĶres ķlķgantes, par le charme de sa
conversation, mais elle n'ķtait pas prķparķe Ó cette entrevue avec un
phono.
[Illustration: ½CONTINUEZ, J'╔COUTE!╗ DIT LE PHONOGRAPHE.]
½Oui, vous Ļtes en ╔cosse comme moi, je m'en doute! dit-elle en se
levant fortement dķpitķe; vous Ļtes un ours, monsieur, je l'avais dķjÓ
entendu dire et je m'en aperńois, un triple ours et un impoli, avec
votre phonographe; si vous croyez que je vais prendre la peine de causer
avec votre machine...
--Continuez, j'ķcoute! dit le phonographe.
--Il ķcoute! fit Mme Lacombe, on n'a pas idķe de ńa; croyez-vous que
j'aie fait deux cents lieues pour avoir le plaisir de faire la
conversation avec vous, monsieur le phonographe? Tu peux ķcouter, mon
bonhomme! Je m'en vais? Oui, Philox Lorris est un ours; mais son fils,
M. Georges Lorris, est un charmant garńon qui ne lui ressemble guĶre
heureusement!... Il doit tenir ńa de sa maman; la pauvre dame n'a sans
doute pas beaucoup d'agrķment avec son savant de mari; j'ai entendu
vaguement parler de bisbilles de mķnage... ╔videmment, avec ses
phonographes, c'est cet ours de mari qui avait tous les torts.
--C'est tout? dit le phonographe; c'est trĶs bien, j'ai enregistrķ...
[Illustration: ½AH! MON DIEU!... IL A MON PORTRAIT MAINTENANT!╗]
--Ah! mon Dieu! s'ķcria Mme Lacombe soudain effrayķe, il a enregistrķ;
Qu'ai-je fait?... Je n'y pensais pas, il parlait, mais en mĻme temps il
enregistrait! Ce phonographe va rķpķter ce que j'ai dit! C'est une
trahison!... Mon Dieu, que faire? Comment effacer? Oh! l'abominable
machine! Comment la tromper?... Aoh! je volais vous dire... Je suis une
dame anglaise, mistress Arabella Hogson, de Birmingham, venue pour
apporter un tķmoignage d'admiration Ó l'illustre Philox Lorris...╗
Mme Lacombe fouilla fķbrilement dans le petit sac qu'elle tenait Ó la
main, elle en tira une tapisserie de pantoufles qu'elle venait d'acheter
pour M. Lacombe et la dķposa sur le phonographe.
½Tenez, c'est une paire de pantoufles que j'ai brodķes moi-mĻme pour le
grand homme... Vous n'oublierez pas mon nom, mistress... Ah! mon Dieu,
fit-elle, en voilÓ bien d'une autre, il y a un petit objectif au phono,
le visiteur est photographiķ! Il a mon portrait maintenant... Tant pis,
je me sauve!╗
Elle se dirigea vers la porte, mais elle revint vite.
½J'allais mettre le comble Ó mon impolitesse, partir sans prendre congķ;
que penserait-on de moi?... Heureuse et fiĶre d'avoir eu un instant de
conversation avec l'illustre Philox Lorris, malgrķ les interruptions
d'une dame anglaise trĶs ennuyeuse, son humble servante met toutes ses
civilitķs aux pieds du grand homme! prononńa-t-elle en se penchant vers
le phonographe.
--J'ai bien l'honneur de vous saluer,╗ rķpondit l'appareil.
Mme Lacombe, bien qu'elle ne se dķmontŌt pas facilement, rentra tout
ķmue Ó Lauterbrunnen et ne se vanta pas de sa visite.
Quelque temps aprĶs, Estelle passa son dernier examen pour l'obtention
du grade d'ingķnieure. Elle avait confiance maintenant, elle se trouvait
bien prķparķe, bien ferrķe sur toutes les parties du programme, grŌce
aux conseils de Georges Lorris et Ó toutes les notes qu'il lui avait
communiquķes. Elle partit donc avec tranquillitķ pour Zurich, se
prķsenta comme tous les candidats et candidates Ó l'Universitķ et, forte
des bonnes notes obtenues Ó l'examen ķcrit, affronta l'examen oral sans
trop de battements de coeurs cette fois.
Aux premiĶres questions tombant du haut des imposantes cravates blanches
de ses juges, l'aplomb inhabituel et tout factice de Mlle Estelle
l'abandonna tout Ó coup; elle rougit, pŌlit, regarda en l'air, puis Ó
terre en hķsitant... Enfin, par un violent effort de volontķ, elle
parvint Ó retrouver assez de sang-froid pour rķpondre. Mais toutes ces
matiĶres qu'elle avait ķtudiķes avec tant de conscience se brouillaient
maintenant dans sa tĻte; elle confondit tout ce qu'elle savait pourtant
si bien et rķpondit complĶtement de travers. Quelle catastrophe! le
fruit de tant de travail ķtait perdu! Des zķros et des boules noires sur
toute la ligne, voilÓ ce qu'elle obtint Ó cet examen dķcisif.
Sa dķsolation fut grande; dans son trouble, elle oublia que sa mĶre,
certaine de son triomphe, devait la venir chercher Ó Zurich; elle prit
bien vite son aķrocab et, Ó peine rentrķe, courut se renfermer dans sa
chambre pour pleurer Ó l'aise, aprĶs avoir chargķ le phonographe du
salon d'apprendre Ó ses parents son ķchec.
Elle ķtait ainsi plongķe dans son chagrin depuis une demi-heure, lorsque
la sonnerie d'appel du tķlķphonoscope retentit Ó son oreille. Elle mit
la main en hķsitant sur le bouton d'arrĻt.
½Qui est-ce? se dit-elle en s'essuyant les yeux; tant pis si ce sont des
amis qui viennent s'informer du rķsultat de mon examen, je ne reńois
pas, je les renvoie Ó maman.
--All¶! all¶! Georges Lorris,╗ dit l'appareil.
Estelle pressa le bouton, Georges Lorris apparut dans la plaque.
½Eh bien? dit-il, comment! des larmes, mademoiselle, vous pleurez?...
Cet examen?
--Manquķ! s'ķcria-t-elle, essayant de sourire, encore manquķ!
--Ces bourreaux d'examinateurs vous ont donc demandķ des choses
extraordinaires?
--Mais non, fit-elle, et j'en suis d'autant plus furieuse contre moi!...
Les questions ķtaient difficiles, mais je pouvais rķpondre, je savais...
grŌce Ó vous...
--Eh bien?
--Eh bien! ma dķplorable timiditķ m'a perdue; devant mes juges, je me
suis troublķe, embrouillķe, j'ai tout confondu... et j'ai ķtķ ķcrasķe
sous les boules noires...
[Illustration: ELLE R╔PONDIT COMPL╚TEMENT DE TRAVERS.]
--Ne pleurez pas, vous vous prķsenterez une autre fois et vous serez
plus heureuse. Voyons, Estelle, ne pleurez pas... je ne veux pas... je
ne puis vous voir pleurer!... Voyons donc, je vous en prie, Estelle, ma
chĶre petite Estelle...
--Comment! ma chĶre petite Estelle? s'ķcria une voix derriĶre la jeune
fille; je vous trouve bien familier, monsieur Georges Lorris!╗
C'ķtait Mme Lacombe, qui, n'ayant pas rencontrķ Estelle Ó Zurich, venait
de rentrer en proie aux plus vives inquiķtudes et d'apprendre la triste
nouvelle par le phono du salon.
Georges Lorris resta un instant interdit. Il connaissait Mme Lacombe,
ayant dķjÓ eu plusieurs fois, depuis la tournade, l'occasion de causer
avec elle.
½Madame, fit-il, je voyais Mlle Estelle si dķsolķe de son ķchec,
j'essayais de la consoler, et la vive amitiķ que j'ai conńue pour elle
depuis l'heureux hasard... Enfin, elle pleurait, elle se lamentait, et
je ne pouvais voir couler ses larmes sans...
--Je vous suis trĶs obligķe, dit sĶchement Mme Lacombe, nous avons subi
un petit ķchec, nous travaillerons et nous nous reprķsenterons, voilÓ
tout... Je me charge de consoler ma fille moi-mĻme... Monsieur, je vous
prķsente mes civilitķs...
--Madame! s'ķcria Georges Lorris, je vous en conjure, ne vous fŌchez
pas... Un seul mot, je vous prie... j'ai l'honneur de vous demander la
main de Mlle Estelle!
--La main d'Estelle! s'ķcria Mme Lacombe en se laissant tomber dans un
fauteuil.
--Si vous voulez bien me l'accorder, ajouta le jeune homme, et si Mlle
Estelle ne... Excusez le manque de formes de ma demande, ce sont les
circonstances... le chagrin de Mlle Estelle m'a tout Ó fait troublķ. Je
vous en prie, Estelle, ne me dķcouragez pas...
Monsieur, fit Mme Lacombe avec dignitķ, je ferai part de votre demande
si honorable pour nous Ó mon mari, et M. Lacombe vous fera connaŅtre sa
rķponse; quant Ó moi, je ne puis que vous dire que mon vote vous est
acquis... et il compte!╗
On voit, Ó cette brusque demande en mariage, que Georges Lorris ķtait un
homme de dķcision rapide. Il ne ressentait, une heure auparavant, aucune
vellķitķ matrimoniale prķcise. Il trouvait depuis quelque temps un vrai
plaisir Ó ces entrevues tķlķphonoscopiques avec la jeune ķtudiante, sans
chercher Ó se rendre compte des sentiments qui lui en faisaient trouver
l'habitude si douce. La vue des larmes d'Estelle lui avait subitement
rķvķlķ l'ķtat de son coeur, et, sans hķsiter, il avait pris la
rķsolution de lier sa vie Ó la sienne. Il avait vingt-sept ans, il ķtait
libre de ses actes et il ķtait plus que suffisamment riche pour deux.
Il ne se dissimulait pas que des difficultķs pouvaient se prķsenter du
c¶tķ de sa famille Ó lui. Son pĶre avait d'autres idķes. Prķcisķment, le
jour de la tournade, Philox Lorris lui avait dķveloppķ son plan
matrimonial: _trouver une doctoresse pourvue des plus hauts dipl¶mes,
une vraie cervelle scientifique, une femme sķrieuse et assez m¹re pour
avoir la tĻte dķbarrassķe de tout vestige d'idķe futile_... Georges
frissonnait en se rappelant les expressions de Philox Lorris. Brr...!
Rien que cette menace suffisait pour le dķcider Ó brusquer la situation.
Le soir, lorsque M. Lacombe rentra pour le dŅner, Georges Lorris, arrivķ
par le tube pneumatique d'Interlaken, dķbarqua d'aķrocab Ó
Lauterbrunnen-Station presque en mĻme temps que lui. Mme Lacombe avait Ó
peine eu le temps de prķvenir son mari.
[Illustration: Mlle LA DOCTORESSE BARDOZ.]
½Mon ami, la journķe est solennelle! avait-elle dit Ó son mari, en
prenant sa figure des grands jours; tu ne sais pas ce qui arrive Ó
Estelle? Prķpare-toi Ó entendre quelque chose de grave... Ne cherche pas
Ó deviner... Prķpare-toi seulement...
--Je m'en doute, rķpondit M. Lacombe. J'ai demandķ la communication pour
savoir le rķsultat de son examen, et vous ne m'avez pas rķpondu... Elle
est refusķe, parbleu, encore refusķe!
--Il s'agit bien de ces vķtilles! fit Mme Lacombe avec un superbe
haussement d'ķpaules. Dieu merci, elle ne sera pas ingķnieure; non, elle
ne le sera pas! VoilÓ: on nous demande notre fille en mariage; moi, j'ai
dit oui, et, quand j'ai dit oui, j'espĶre que M. Lacombe ne dira pas
non!
--Mais qui?
[Illustration: LA SERVANTE GRETTLY.]
--Mon gendre, dit Mme Lacombe avec emphase, s'appelle M. Georges Lorris,
fils unique de l'illustre Philox Lorris!╗
M. Lacombe, Ó ce nom, se laissa tomber sur une chaise. C'ķtait le coup
de thķŌtre que mķditait Mme Lacombe. Contente de l'effet produit, elle
s'assit en face de son mari.
[Illustration: GRAND CHOIX D'AIEUX. QUELLE INFLUENCE ATAVIQUE VA
DOMINER?]
½Oui, M. Georges Lorris adore notre fille, je m'en doutais, vois-tu, et
Estelle l'aime aussi.
--Tu rĻves! Le fils de Philox Lorris! Songe Ó la distance qui existe
entre nous et le grand Philox Lorris!... entre notre situation modeste,
et...
--Modeste, j'en conviens, mais Ó qui la faute, monsieur?
[Illustration: GEORGES REMONTA EN A╔ROCAB VERS ONZE HEURES.]
½Et puis assez de Philox, le grand Philox, l'illustre Philox, l'immense
et vertigineux Philox, ce n'est pas lui qu'Estelle ķpouse!... C'est un
jeune homme moins immense, mais plus aimable.
--Mais la dot? lui as-tu dit qu'Estelle...
--Une dot! Nous nous occupons bien de ces misĶres... Quel bourgeois tu
fais!╗
L'arrivķe de Georges Lorris interrompit l'entretien. Il n'ķtait jamais
venu Ó Lauterbrunnen-Station. Jusqu'Ó prķsent, le jeune homme avait
communiquķ avec le chalet Lacombe uniquement par Tķlķ. Il ķtait un peu
ķmu, il allait se trouver rķellement en prķsence d'Estelle.
Qu'allait-elle dire? Il lui venait des craintes; si, par malheur, elle
n'avait pas le coeur libre, si elle allait le repousser!
Il fut bient¶t rassurķ. L'accueil de Mme Lacombe lui montra que tout
allait bien, et lorsque enfin Estelle parut toute confuse et pŌle
d'ķmotion, une douce pression de main fut la rķponse Ó la question
muette que posaient les yeux inquiets du jeune homme.
Il passa une soirķe charmante au chalet Lacombe, et, quand il remonta en
aķrocab, vers onze heures, pour regagner le tube d'Interlaken, les
larges rayons de lumiĶre ķlectrique du phare ķclairant fantastiquement
les montagnes, perńant l'obscuritķ des vallķes et faisant ķtinceler
comme des escarboucles les ķnormes pics, et luire les glaciers ainsi que
des coulķes de diamants, lui semblaient, comme des promesses d'avenir
lumineux, ķclairer devant lui une longue existence de bonheur.
Bien entendu, Philox Lorris bondit de colĶre et d'ķtonnement, lorsque,
le lendemain matin, son fils lui fit part de sa dķtermination en
sollicitant son consentement. Philox eut un violent accĶs d'ķloquence
rageuse. Eh quoi! son fils n'attendait pas qu'il lui e¹t dķcouvert la
doctoresse en toutes sciences, la femme _scientifique_, la fiancķe
sķrieuse et m¹re qu'il lui avait promise! Eh quoi! il allait dķranger
tous ses plans, ruiner toutes ses espķrances avec ce sot mariage...
½La sķlection! la sķlection! Tu mķconnais la grande loi de la
sķlection... Ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui que la science a donnķ
raison aux vieilles idķes d'autrefois et reconnu que la sķlection ķtait
la base de toutes les aristocraties... En notre temps de dķmocratie Ó
outrance, on a tout de mĻme ķtķ forcķ d'en rabattre et de s'incliner
devant la force de la vķritķ... Mon garńon, les anciennes aristocraties
avaient raison de se montrer hostiles Ó la mķsalliance!
½Il a bien fallu le reconnaŅtre, oui, de toute ķvidence, les races de
rudes soldats et de fiers chevaliers des Ōges rķvolus, en
s'entre-croisant et s'alliant toujours entre elles, fortifiaient les
hautes qualitķs de vaillance qui les distinguaient et lķgitimaient leur
belle fiertķ, et aussi ces prķtentions qu'on leur reproche Ó la
domination sur des sangs moins purs.
½Oui, la dķcadence a commencķ, pour ces vieilles races, le jour o∙ le
sang des fiers barons s'est mķlangķ avec le sang des enrichis, et ce
sont les mķsalliances rķitķrķes qui ont tuķ la noblesse! Dķmonstration
scientifique trĶs facile: Prenons un descendant de Roland le paladin,
fils de trente gķnķrations de superbes chevaliers... Que ce fils des
preux ķpouse une fille de traitant, et voilÓ soudain cette crĶme du sang
des preux annihilķe dans le fruit de cette union, noyķe par un afflux de
sang trĶs diffķrent!... VoilÓ que, par l'atavisme, l'Ōme d'ancĻtres
maternels, petits boutiquiers ou gens de finance, braves revendeurs
d'ķpiceries ou malt¶tiers concussionnaires, va renaŅtre dans le corps de
ce descendant du paladin Roland!... Que recouvrira maintenant le pennon
du paladin?... Allez-y voir! quelque chose de bon peut-Ļtre, quelque
chose de douteux ou de mķdiocre! Pauvre Roland, quelle grimace il fera
lÓ-haut!... Vois-tu, on ne saurait trop se prķoccuper de ces
questions... Il faut toujours songer Ó ses descendants et ne pas les
exposer Ó loger dans leurs corps des Ōmes dont on ne voudrait pas pour
soi... Nous sommes aujourd'hui, nous autres, une aristocratie,
l'aristocratie de la science! Songeons aussi Ó fonder, par une sķlection
bien ķtudiķe, une race vraiment supķrieure! Je ne veux pas, dans ma
famille, de renaissances ancestrales dķsagrķables. Je ne veux pas
m'exposer Ó voir renaŅtre, dans un petit-fils Ó moi, Philox Lorris,
l'Ōme d'un grand-papa du c¶tķ maternel, qui aura ķtķ un brave homme
peut-Ļtre, mais un simple brave homme! Les recherches sur l'atavisme
l'ont ķtabli, et la photographie, depuis un siĶcle, nous a fourni des
documents tout Ó fait probants quant aux ressemblances physiques:
l'enfant qui naŅt reproduit toujours un type familial plus ou moins
lointain--absolument et trait pour trait souvent--souvent aussi mķlangķ
de traits divers pris Ó plusieurs autres types dans l'une ou dans
l'autre famille!... Eh bien! il en est de mĻme pour les qualitķs
intellectuelles: on les tient aussi d'un ancĻtre ou de plusieurs... Il y
a comme un capital spirituel dans une race, rķservoir pour la
descendance; la nature puise au hasard dans ce capital pour remplir ce
petit crŌne qui naŅt... Elle en met plus ou moins, tant mieux si elle a
fait bonne mesure, tant pis si elle a ķtķ chiche; c'est au hasard de la
fourchette, tant pis si nous n'avons que des rogatons! dans tous les
cas, elle ne peut puiser que dans ce capital amassķ par les ancĻtres et
augmentķ peu Ó peu par les gķnķrations!...
½C'est donc Ó nous de bien choisir nos alliances, pour apporter Ó notre
race un supplķment de qualitķs, pour mettre nos descendants Ó mĻme de
puiser dans un capital intellectuel plus considķrable... ╔coute, tu
connais les Bardoz; ce nom reprķsente, du c¶tķ du pĶre, trois
gķnķrations de mathķmaticiens des plus distinguķs; du c¶tķ de la mĶre,
un astronome et un grand chirurgien, plus un grand-oncle qui avait du
gķnie, puisque c'est lui qui a inventķ les tubes ķlectriques
pneumatiques remplańant les chemins de fer de nos ancĻtres... Une belle
famille, n'est-ce pas? Eh bien! il y a une demoiselle Bardoz,
trente-neuf ans, doctoresse en mķdecine, doctoresse en droit,
archi-doctoresse Ķs sciences sociales, mathķmaticienne de premier ordre,
une des lumiĶres de l'ķconomie politique et en mĻme temps brillante
sommitķ mķdicale! Je te la destinais. Je voyais en elle la compensation
indispensable Ó ta lķgĶretķ...╗
[Illustration: RECHERCHES SUR L'ATAVISME.--LUTTE D'INFLUENCES
ANCESTRALES.]
Georges Lorris eut un geste d'effroi et tenta d'interrompre la
confķrence de son pĶre. Il entreprit un portrait d'Estelle Lacombe.
½Mlle Bardoz ne te plaŅt pas, continua Philox Lorris, sans faire
attention Ó l'interruption; soit, j'en ai une autre: Mlle Coupard, de la
Sarthe, trente-sept ans seulement, femme politique des plus
remarquables, future ministresse, fille de Jules Coupard, de la Sarthe,
l'homme d'╔tat de la Rķvolution de 1935, dictateur ķlu pendant trois
quinquennats consķcutifs, petite-fille de l'illustre orateur, Lķon
Coupard, de la Sarthe, qui fit partie de dix-huit ministĶres... Union de
la haute science et de la haute politique, ainsi les plus belles
ambitions sont permises Ó nos descendants... Arriver Ó prendre en mains
la direction des peuples, Ó influer sur les destinķes de l'humanitķ par
la science ou la politique, voilÓ ce que nous pouvons rĻver!...
--VoilÓ celle que j'ķpouserai, et pas d'autre, ni la sķnatrice Coupard,
de la Sarthe, ni la doctoresse Bardoz, dķclara Georges, en mettant une
photographie d'Estelle entre les mains de son pĶre: c'est Mlle Estelle
Lacombe, de Lauterbrunnen-Station... Elle n'est pas doctoresse ni femme
politique, mais...
[Illustration: LA S╔NATRICE COUPARD, DE LA SARTHE.]
--Attends donc, je connais ce nom, dit Philox Lorris; il est venu
l'autre jour une dame Lacombe, qui m'a dit un tas de choses que je n'ai
pas bien comprises, qui m'a traitķ d'ours, parlant Ó mon phonographe, et
qui, finalement, m'a fait hommage d'une paire de pantoufles brodķes par
elle... Attends, mon appareil l'a photographiķe comme tous les
visiteurs, pendant qu'elle exposait l'objet de sa visite... Tiens, la
voici; connais-tu cette dame?
--C'est la mĶre d'Estelle, fit Georges Lorris en examinant la petite
carte.
--TrĶs bien, je m'explique tout; elle a mĻme ajoutķ que tu ķtais un
aimable jeune homme... Je comprends sa prķfķrence! Eh bien! je ne donne
pas mon consentement. Tu ķpouseras Mlle Bardoz!
--J'ķpouserai Mlle Estelle Lacombe!
--Voyons, ķpouse au moins Mlle Coupard, de la Sarthe!
--J'ķpouserai Mlle Estelle Lacombe.
--Va-t'en au diable!!!╗
[Illustration: ½C'EST LA M╚RE D'ESTELLE,╗ FIT GEORGES.]
[Illustration: LE VOYAGE DE NOCES DE PHILOX LORRIS.]
V
Sķduisant programme de _Voyage de fianńailles_.--L'ingķnieur mķdical
Sulfatin et son malade.--Tout aux affaires.--Le pauvre et fragile
animal humain d'aujourd'hui.
Georges Lorris n'ķtait pas homme Ó se dķcourager pour un refus bien
prķvu. Il renouvela tous les jours ses instances, subit tous les jours
un assaut de Philox Lorris, qui s'obstinait Ó lui jeter Ó la tĻte ces
deux sķduisantes incarnations de la femme moderne, Mlles la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe, et la doctoresse Bardoz.
Cependant, Mme Philox Lorris, ayant vu la famille Lacombe et s'ķtant
trouvķe tout de suite sķduite par le charme d'Estelle, avait pris le
parti de son fils. Disons bien vite que, si sa petite enquĻte n'avait
pas tournķ Ó l'avantage de la famille Lacombe, elle e¹t ķtķ dķsolķe de
se trouver de l'avis de son grand homme de mari... pour la premiĶre
fois.
Il fallut quatre ou cinq mois de luttes intestines assez violentes et de
combats renouvelķs chaque jour pour amener M. Philox Lorris Ó abandonner
Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, et Ó consentir enfin au _Voyage
de fianńailles_.
Le Voyage de fianńailles, sage coutume que nos a’eux n'ont pas connue, a
remplacķ, depuis une trentaine d'annķes, le voyage de noces d'autrefois.
Ce voyage de noces, entrepris par les jeunes mariķs de jadis aprĶs la
cķrķmonie et le repas traditionnels, ne pouvait servir Ó rien d'utile.
Il venait trop tard. Si les jeunes ķpoux, tout Ó l'heure presque
inconnus l'un Ó l'autre, dķcouvraient aprĶs la noce, dans ce long et
fatigant tĻte-Ó-tĻte du voyage, qu'ils s'ķtaient illusionnķs
mutuellement et que leurs go¹ts, leurs idķes, leurs caractĶres vrais ne
concordaient qu'imparfaitement, il n'y avait nul remĶde Ó ce douloureux
malentendu, nul autre que le divorce, et, quand on ne se dķcidait pas Ó
recourir Ó cette amputation qui ne pouvait se faire sans douleur ou tout
au moins sans dķrangement, il fallait se rķsigner Ó porter toute la vie
la lourde chaŅne des forńats du mariage.
[Illustration: FIANC╔S PARTANT POUR LE VOYAGE DE FIANŪAILLES.]
Aujourd'hui, quand un mariage est dķcidķ, quand tout est arrangķ,
contrat prķparķ, mais non signķ, les futurs, aprĶs un petit lunch
rķunissant seulement les plus proches parents, partent pour ce qu'on
appelle le Voyage de fianńailles, accompagnķs seulement d'un oncle ou
d'un ami de bonne volontķ. Ils vont, libres de toute crainte, avec leur
mentor discret, faire leur petit tour d'Europe ou d'Amķrique, courant
les villes ou se portant, suivant leurs go¹ts, vers les curiositķs
naturelles des lacs et des montagnes.
[Illustration: LA COURSE A L'ARGENT]
[Illustration: Chacun s'en va de son c¶tķ.]
Dans le tracas du voyage, des courses de montagne, des parties sur les
lacs ou des promenades aķriennes, Ó l'h¶tel, aux tables d'h¶te, les
jeunes fiancķs ont le temps et la facilitķ de s'ķtudier et de se bien
connaŅtre.
[Illustration: L'╔PREUVE A R╔V╔L╔ QUELQUES INCOMPATIBILIT╔S.]
C'est alors, en ce quasi tĻte-Ó-tĻte de plusieurs semaines, que les
vrais caractĶres se rķvĶlent, que les vraies qualitķs s'aperńoivent, que
les petits dķfauts se devinent et les grands aussi, quand il y en a. Et
alors, si l'ķpreuve a rķvķlķ aux fiancķs quelques incompatibilitķs, on
ne s'obstine pas. Un seul mot de l'un d'eux en dķbarquant suffit--avec
une petite signification par huissier pour la rķgularitķ--et, sans
discussion, sans brouille, le projet d'union est abandonnķ, le contrat
prķparķ est dķchirķ et chacun s'en va de son c¶tķ, libre et tranquille,
soupirant largement, avec soulagement, avec le sentiment d'avoir ķchappķ
Ó un grand danger, et prĻt Ó recommencer l'ķpreuve avec un autre ou une
autre.
La statistique nous apprend que, l'an dernier, en 1954, en France,
22-1/2 pour 100 seulement des Voyages de fianńailles aboutirent au
rķsultat nķgatif, 77-1/2 ont fini par le mariage dķfinitif. La morale a
gagnķ Ó ce changement de coutumes; grŌce aux Voyages de fianńailles, le
chiffre des divorces a baissķ considķrablement.
½Soit, dit enfin Philox Lorris, fatiguķ de lutter et pris d'ailleurs par
les soucis d'une importante invention nouvelle; soit, faites toujours
votre Voyage de fianńailles, puisque tu le veux, mais rappelle-toi que
ńa n'engage Ó rien... nous verrons aprĶs.╗
Georges Lorris ne se fit pas rķpķter deux fois la permission; il courut
Ó Lauterbrunnen-Station et, les dķmarches nķcessaires faites, les
arrangements pris, il fixa lui-mĻme le jour du dķpart.
½Nous verrons aprĶs,╗ a murmurķ Philox Lorris en donnant son
consentement, et un sourire sardonique a passķ sur sa figure. Ce savant
pessimiste est persuadķ--hķlas! son expķrience personnelle le lui a
donnķ Ó croire--qu'il n'y a pas d'affection qui rķsiste aux mille ennuis
du voyage en tĻte Ó tĻte, pour ces deux jeunes gens presque inconnus
encore l'un Ó l'autre. Il se rappelle son voyage de noces Ó lui, car, en
ce temps-lÓ, l'usage n'ķtait pas encore adoptķ de faire voyager les
fiancķs. Il est revenu brouillķ avec Mme Philox Lorris, aprĶs quinze
jours d'excursion seulement, mais trop tard pour s'en aller sans
cķrķmonie chacun de son c¶tķ, M. le maire et M. le curķ y ayant passķ.
En dķbarquant du tube, M. et Mme Philox Lorris mirent les avouķs en
campagne pour obtenir le divorce par consentement mutuel. Mais cela
nķcessitait une foule de pas et de dķmarches, de dķrangements, de
rendez-vous chez les hommes de loi, de sķances dans les greffes et chez
les juges, et le volcanique Philox, pressķ par ses inventions et
dķcouvertes, n'avait pas de temps Ó gŌcher aussi absurdement.
Ayant terminķ ses travaux de perfectionnement des appareils aviateurs,
il fondait d'immenses ateliers de construction d'aķronefs et
d'aķropaquebots en cellulo’d rendu incombustible, avec membrure
d'aluminium, et jetait dans la circulation, avec un succĶs prodigieux,
l'_Aķroflķchette_, qu'il avait inventķe, ou plut¶t dont il avait trouvķ
le principe, ķtant encore sur les bancs des ķcoles, en se livrant, les
jours de congķ, sur son aķroflĶche de collķgien, Ó de vertigineuses
courses de fond. Ce vķhicule, d'une si parfaite sķcuritķ et d'une si
facile manoeuvre qu'on peut sans danger le mettre entre les mains des
enfants pour leur faire donner leurs premiers coups d'aile, fit la
fortune non pas seulement de Philox Lorris, mais aussi d'une foule de
fabricants de tous pays, qui lancĶrent aussit¶t des quantitķs
d'appareils aviateurs Ó peu prĶs semblables et quelque peu entachķs de
contrefańon.
Mais l'inventeur songeait Ó bien autre chose qu'Ó leur faire des procĶs.
Et le temps pour cela, grand Dieu! Philox Lorris, appliquant ses
facultķs Ó des travaux d'un autre genre, ķtait en train de monter une
grande affaire d'ķditions phonographiques.
[Illustration: L'A╔ROFL╔CHETTE: PREMIERS COUPS D'AILE.]
O Bibliophonophiles! vous les connaissez ces phono-livres Philox Lorris,
ces clichķs de chevet si souvent ķcoutķs, et que nous aimons tous Ó
reprendre aux bonnes soirķes d'hiver, aux heures de repos comme aux
nuits d'insomnie! Tous les ķrudits gardent prķcieusement dans leurs
_PhonoclichothĶques_ ces superbes ķditions des chefs-d'oeuvre de toutes
les littķratures, d'une diction admirable et pure, clichķs avec tant de
perfection, d'aprĶs les auteurs eux-mĻmes, pour les contemporains, ou,
pour les oeuvres d'autrefois, d'aprĶs les artistes, les confķrenciers,
les _liseurs_ les plus cķlĶbres. Philox lanńait alors son _Histoire
universelle_ en douze clichķs, sa cķlĶbre _Anthologie poķtique_ de dix
mille morceaux phonographiķs, contenus en une boŅte portķe sur une
colonne antique et surmontķe d'un buste d'HomĶre, de Dante, de Hugo ou
de Lamartine, au choix. Il lanńait un _Grand Dictionnaire_
mķcanico-phonographique, dont il se vendit trois millions d'exemplaires
en dix ans, et un _Manuel du bachot_ en quatre mille leńons
phonographiķes, sans prķjudice de sa bibliothĶque de romans modernes,
clichķs garantis trois mois pour la vente, ou servis Ó raison d'un
volume par jour aux abonnķs, par la _Librairie phonographique_ qu'il
avait fondķe en commandite.
Ainsi occupķ, l'esprit accaparķ par mille entreprises diverses en sus de
ses recherches et travaux en cours, Philox Lorris ne pouvait guĶre
frķquenter le Palais de justice. C'est Ó peine s'il pouvait voler Ó la
science le temps de confķrer tķlķphoniquement pendant deux minutes tous
les quinze jours avec son avocat.
Le divorce traŅnant, Philox fit quelques concessions, il se montra un
peu plus gracieux Ó la maison et se raccommoda avec Mme Lorris pour
avoir l'esprit libre et pouvoir se consacrer plus complĶtement Ó son
laboratoire.
[Illustration: Anthologie des poĶtes en 10,000 piĶces phonographiķes.]
Quand il disposa d'un peu plus de temps, toutes les affaires
industrielles lancķes par lui pouvant se passer de sa direction, les
hostilitķs recommencĶrent; mais d'autres prķoccupations de recherches et
de dķcouvertes nouvelles le reprirent, et l'instance en divorce traŅna
encore. Le mķnage alla ainsi de brouilles en raccommodements jusqu'au
jour o∙ Philox s'aperńut que ces brouilles tournaient, en dķfinitive, au
profit de la science, puisque les discussions habituelles avec Mme
Lorris ķtaient comme des coups de fouet pour son esprit, qui
l'empĻchaient de s'affadir dans la mollesse et la tranquillitķ, et qui
surexcitaient ses nerfs.
½Nous verrons, se disait donc Philox Lorris, fort de son expķrience
personnelle; du voyage rķsulteront des ennuis, les ennuis produiront de
petits chocs, les petits chocs des dķsillusions, les dķsillusions de
grandes brouilles! ½Je m'arrangerai, d'ailleurs, pour faire naŅtre ces
ennuis et ces petits chocs... Nous allons bien voir!╗
Il se chargea de tous les prķparatifs du voyage. Au lieu de mettre son
aķroyacht de voyage Ó la disposition des fiancķs, il leur donna une
simple aķronef d'un confortable plus sommaire et il choisit lui-mĻme les
compagnons des deux jeunes gens. Georges Lorris, tout entier Ó ses
espķrances, heureux de voir son pĶre s'amadouer, ne fit aucune objection
et accepta toutes ces dispositions.
[Illustration: UN ╔RUDIT DANS SA PHONOCLICHOTH╚QUE.]
Le dķjeuner de fianńailles eut lieu Ó l'h¶tel Lorris. M. et Mme Lacombe
arrivĶrent avec Estelle par un train de tube du matin. Philox se montra
rempli d'attentions pour Mme Lacombe, qui restait un peu gĻnķe par le
souvenir de sa conversation avec le phonographe de l'illustre savant.
½Vous voyez, chĶre madame, lui dit-il, que j'ai eu soin de mettre les
pantoufles que vous avez eu l'amabilitķ de m'offrir, vous savez, le jour
o∙ certaine dame anglaise s'en vint me traiter de vilain ours... Mais je
confonds peut-Ļtre, est-ce bien la dame anglaise qui...
--C'ķtait la dame anglaise, dit vivement Mme Lacombe; et je vous prie de
croire que, dans l'ascenseur qui nous a transportķes Ó l'embarcadĶre,
j'ai vertement relevķ l'inconvenance de cette insulaire!
[Illustration: Bagages pour voyages de fianńailles.]
--Je n'en doute pas et je vous en offre tous mes remerciements.╗
Philox Lorris avait tracķ le plan du Voyage de fianńailles; au dessert,
il remit ce programme Ó son fils.
½Mes chers enfants, dit-il, tout a ķtķ prķparķ par mes soins pour vous
rendre ce voyage agrķable et profitable; vous trouverez dans vos bagages
tous les livres et instruments nķcessaires, sextants, cartes, guides,
statistiques, questionnaires, compas, ķprouvettes, etc. Voici le
programme, rempli, comme vous allez le voir, de vraies attractions:
½Visite des hauts fourneaux ķlectriques, forges et laminoirs de
Saint-╔tienne; ķtudes et rapports sur les diverses amķliorations
apportķes depuis une dizaine d'annķes, etc.
½Visite du grand rķservoir central d'ķlectricitķ d'Auvergne; en ķtablir
un relevķ complet, plan, coupe et ķlķvation, avec notices explicatives
dķtaillķes; ķtudier le systĶme de volcans artificiels adjoint Ó ce grand
rķservoir, dķvelopper des considķrations sur l'avenir des grandes
exploitations de la force ķlectrique, etc.
½╔tude, dans l'ancien bassin houiller de Flandre, des ķtablissements de
la grande Entreprise de transformation ķlectrique du mouvement
planķtaire en force motrice transportable Ó distance et distribuable en
quantitķs infinitķsimales; ķtablissements qui se fondĶrent lors de
l'ķpuisement des houillĶres et sauvĶrent les industries de la rķgion
d'une ruine complĶte, etc... Trouver quelques applications nouvelles si
possible ou quelques simplifications aux procķdķs, etc...
½Que dites-vous de cela? Vous ai-je prķparķ un voyage charmant? dit
Philox Lorris en tendant cet attrayant programme avec un carnet de
chĶques Ó son fils.
Superbe!╗ rķpondit le jeune homme en mettant programme et carnet dans sa
poche.
Estelle n'osa rien dire; mais, au fond du coeur, elle trouva les
attractions un peu faibles. La courageuse Mme Lacombe seule hasarda
quelques observations.
½Est-ce bien un Voyage de fianńailles? fit-elle; il me semblait qu'une
bonne petite excursion au Parc europķen d'Italie, Ó GĻnes, Venezia la
Bella, Rome, Naples, Sorrente, Palerme, en poussant, de ville d'eaux en
ville d'eaux, jusqu'Ó Constantinople, par Tunis, le Caire, etc., e¹t
mieux fait l'affaire.
On est fatiguķ de voir cela par Tķlķ, rķpondit le grand Philox, tandis
qu'on revient, d'un bon voyage d'ķtudes, bourrķ d'idķes nouvelles...
½Tenez, demandez Ó Mme Lorris; nous avons fait notre voyage de noces
dans les centres industriels d'Amķrique, allant d'usine en usine; je
suis s¹r, bien qu'elle n'ait pas adoptķ la carriĶre scientifique et
n'ait pas voulu s'associer Ó mes travaux, que Mme Lorris n'en a pas
moins rapportķ de Chicago les meilleurs souvenirs...╗
Le dķjeuner ne traŅna pas, M. Philox Lorris ķtant pressķ de retourner Ó
son laboratoire. Il ne monta mĻme pas Ó l'embarcadĶre pour assister au
dķpart des fiancķs et se contenta de remettre Ó son fils un clichķ
phonographique.
½Tiens, voici mes souhaits de bon voyage, mes effusions paternelles et
mes derniĶres recommandations; je les ai prķparķes en me dķbarbouillant
ce matin; au revoir!╗
Les fiancķs ne partaient pas seuls. Les compagnons exigķs par les
convenances ķtaient le secrķtaire gķnķral particulier de Philox Lorris,
M. Sulfatin, et un grand industriel, M. Adrien La HķronniĶre, autrefois
associķ aux grandes entreprises de Philox, actuellement retirķ des
affaires pour cause de santķ.
Pendant que les voyageurs s'installent dans l'aķronef, il convient de
prķsenter ces deux personnages. Le secrķtaire Sulfatin est un grand,
fort et solide gaillard, marquant environ trente-cinq ou trente-six ans,
large d'ķpaules, bŌti carrķment, un peu rugueux de maniĶres et de
physionomie inķlķgante, mais extrĻmement intelligente, avec des yeux
extraordinaires, vifs, perńants, d'un ķclat de lumiĶre ķlectrique. Ce
nom de Sulfatin peut sembler bizarre, mais on ne lui en connaŅt pas
d'autre.
[Illustration: UNE LIBRAIRIE PHONOGRAPHIQUE.]
[Illustration: Le Voyage de Fianńailles
Hķliog. & Imp. Lemercier, Paris.]
Il y a une mystķrieuse lķgende sur le secrķtaire gķnķral de Philox
Lorris. D'aprĶs ces on dit, acceptķs pour vķritķs dans le monde savant,
Sulfatin n'a ni pĶre ni mĶre, sans Ļtre orphelin pour cela, car il n'en
a _jamais_ eu, jamais!... Sulfatin n'est pas nķ dans les conditions
normales--actuelles du moins--de l'humanitķ; Sulfatin, en un mot, est
une crķation; un laboratoire de chimie a entendu ses premiers
vagissements, un bocal a ķtķ son berceau! Il est nķ, il y a une
quarantaine d'annķes, des combinaisons chimiques d'un docteur
fantastique, au cerveau enflammķ par des idķes ķtranges, parfois
gķniales, mort fou, aprĶs avoir ķpuisķ sa fortune et son cerveau en
recherches sur les grands problĶmes de la nature. De toutes les
dķcouvertes de l'immense gķnie sombrķ si malheureusement dans
l'aliķnation mentale avant d'avoir pu conduire Ó bonne fin ses
recherches et ses miraculeuses expķriences, il ne reste que la
rķsurrection d'une ammonite comestible disparue depuis l'ķpoque
tertiaire, et cultivķe maintenant sur nos c¶tes par grands bancs, qui
font une sķrieuse concurrence aux ķtablissements ostrķicoles de Cancale
et d'Arcachon; un essai d'ichtyosaure, qui n'a vķcu que six semaines, et
dont le squelette est conservķ au Musķum, et enfin Sulfatin, ķchantillon
produit artificiellement de l'homme naturel, primordial, exempt des
dķformations intellectuelles amenķes au cours d'une longue suite de
gķnķrations.
[Illustration: L'HOTEL DE PHILOX LORRIS.]
Le docteur ayant emportķ son secret dans la tombe, personne ne sait au
juste ce qu'il y a de vrai dans la mystķrieuse origine attribuķe Ó
Sulfatin. En tout cas, les observateurs qui l'ont suivi depuis son
enfance n'ont jamais pu dķcouvrir en lui aucune trace de ces penchants,
de ces idķes prķconńues, de ces prķfķrences d'instinct que nous
apportons en venant au monde, que nous tenons d'ancĻtres lointains et
qui germent dans notre cerveau et se dķveloppent d'eux-mĻmes. L'esprit
de Sulfatin, cerveau neuf, terrain absolument vierge, se dķveloppait
rķguliĶrement et logiquement, suivant ses observations personnelles.
ExtrĻmement intelligent, manifestant une vķritable fringale, pour ainsi
dire, d'ķtude et de science, Sulfatin, ayant toujours vķcu dans un
milieu scientifique, devint peu Ó peu un ingķnieur mķdical de premier
ordre. Et, si l'esprit progressait sans cesse, le corps aussi se
dķveloppait admirablement, dķfiant toute attaque des microbes
innombrables et de toute nature parmi lesquels nous sommes condamnķs Ó
ķvoluer. Cet organisme tout neuf, sans aucune tare ni dķfectuositķ
physiologique atavique, ne donnait Ó peu prĶs aucune prise aux maladies
qui nous guettent tous et trouvent, hķlas! trop souvent le terrain
prķparķ.
L'autre compagnon de voyage, M. Adrien La HķronniĶre, n'est pas taillķ
sur le modĶle de Sulfatin, le pauvre hĶre! Regardez cet homme chķtif et
maigre, long plut¶t que grand, aux yeux caves abritķs sous un lorgnon,
aux joues creuses sous un front immense, au crŌne rond et lisse
semblable Ó un oeuf d'autruche posķ dans une espĶce de coton rare et
filandreux, tout ce qui reste de la chevelure, reliķ par quelques mĶches
Ó une barbe rare et blanche. Cette tĻte bizarre tremble et oscille
constamment dans le faux-col qui soutient le menton, elle se relie Ó un
corps lamentable et macabre, ayant l'apparence d'un squelette habillķ
dont on s'ķtonne de ne pas entendre claquer et cliqueter les os au
moindre souffle.
Pauvre dķbris humain, hķlas! triste _invalide civil_, carcasse ridķe,
broyķe, triturķe, concassķe et dķcortiquķe pour ainsi dire, par tous les
fķroces engrenages, les courroies infernales, les rouages Ó l'allure
frķnķtique de cette terrible machinerie de la vie moderne.
Vous donnerez par politesse Ó ce pauvre monsieur un peu moins de
soixante-dix ans, pensant le rajeunir, et, en rķalitķ, ce vķnķrable
a’eul n'en a que quarante-cinq!
Oui, Adrien La HķronniĶre est l'image parfaite, c'est-Ó-dire poussķe
jusqu'Ó une exagķration idķale, de l'homme de notre ķpoque anķmiķe,
ķnervķe; c'est l'homme d'Ó prķsent, c'est le triste et fragile animal
humain, que l'outrance vraiment ķlectrique de notre existence haletante
et enfiķvrķe use si vite, lorsqu'il n'a pas la possibilitķ ou la volontķ
de donner, de temps en temps, un repos Ó son esprit tordu par une
tension excessive et continuelle, et d'aller retremper son corps et son
Ōme chaque annķe dans un bain de nature rķparateur, dans un repos
complet, loin de Paris, ce tortionnaire impitoyable des cervelles, loin
des centres d'affaires, loin de ses usines, de ses bureaux, de ses
magasins, loin de la politique et surtout loin de ces tyranniques agents
sociaux, qui nous font la vie si ķnervante et si dure, de tous les
Tķlķs, de tous les phonos, de tous ces engins sans pitiķ, pistons et
moteurs de l'absorbante vie ķlectrique au milieu de laquelle nous
vivons, courons, volons et haletons, emportķs dans un formidable et
fulgurant tourbillon!
[Illustration: M. Adrien La HķronniĶre.]
La profonde et lamentable dķchķance physique des races trop affinķes
apparaŅt nettement chez cet infortunķ bipĶde, qui n'a presque plus
l'apparence humaine. Des ķchantillons semblables du Roi de la crķation
se rencontrent aujourd'hui par milliers dans nos grandes villes, dans
les centres d'affaires o∙ la vie moderne, avec ses terribles exigences,
ravage les organismes ķnervķs dĶs la naissance et surexcitķs
intellectuellement ensuite par la culture Ó outrance du cerveau, par la
sķrie ininterrompue d'examens torturants, qui se poursuit, du
commencement Ó la fin, de l'entrķe Ó la sortie, dans presque toutes les
carriĶres, pour l'obtention des innombrables brevets et dipl¶mes
indispensables.
Les tentatives de rķnovation par la gymnastique, par les exercices
physiques, logiquement ordonnķs et conduits, entreprises au siĶcle
dernier, n'ont pas rķussi. AprĶs quelques succĶs relatifs et une
certaine vogue au commencement, gymnastique et entraŅnement raisonnķ ont
ķtķ abandonnķs, le temps accaparķ par les ķtudes ou dķvorķ par le
travail manquant d'abord et les forces ensuite.
Les gķnķrations, de plus en plus dķbilitķes par le travail cķrķbral
excessif, par le surmenage intellectuel imposķ par les circonstances,
surmenage auquel personne ne pouvait se soustraire, ont bient¶t cessķ la
lutte; elles ont renoncķ Ó ce contrepoids si nķcessaire des exercices
corporels, et se sont laissķ abattre peu Ó peu par l'anķmie et coucher
l'une aprĶs l'autre sur le champ de bataille, ķpuisķes avant l'Ōge.
[Illustration: On rĻve affaires.]
Les mķdecins, effrayķs par cette dķgķnķrescence impossible Ó enrayer,
ont, il est vrai, lorsqu'il a fallu renoncer Ó la lutte par les
exercices physiques, essayķ d'un autre moyen et tentķ quelques essais de
reconstitution des races trop affinķes par des croisements intelligents,
unissant quelques fils de cķrķbraux usķs Ó de solides campagnardes
dķcouvertes Ó grand'peine au fond de quelque village ķcartķ, ou quelques
pŌles et frĻles descendantes d'ultra-civilisķs Ó de grossiers portefaix
nĶgres sachant Ó peine lire et ķcrire, cueillis dans les ports du Congo
ou des lacs africains.
Mais, pour que ces tentatives de reconstitution eussent quelque action
sur l'avenir de la race, il faudrait l'ingķrence de l'╔tat et une
rķglementation obligatoire des mariages. Une reconstitution imposķe par
dķcret, entreprise en grand et poursuivie avec mķthode pendant plusieurs
gķnķrations donnerait certainement de bons rķsultats; par malheur, les
circonstances politiques n'ont point, malgrķ l'urgence, permis jusqu'ici
au gouvernement d'entrer courageusement dans cette voie et d'assumer ces
nouvelles responsabilitķs.
Nous ne sommes pas m¹rs pour cette idķe, nous admettons qu'un
gouvernement dispose Ó son grķ de l'existence des citoyens et sĶme par
le monde les cadavres des gouvernķs, nous ne concevons pas encore un
gouvernement vķritablement pĶre de famille, se prķoccupant, au
contraire, des hommes Ó naŅtre et songeant Ó leur assurer par de sages
mesures, autant que possible, un organisme sain et robuste.
VoilÓ dans ce funĶbre ķpouvantail Ó moineaux, dans le flageolant Adrien
La HķronniĶre, le descendant des gaillards robustes que nous dķpeignent
les vieux historiens, le fils des Gaulois endurcis Ó toutes les luttes
et bravant, Ó demi nus, toutes les intempķries, le fils des Francs
gigantesques, des rudes Normands, des soudards vigoureux du Moyen Ōge
qui ķvoluaient sous des carapaces de fer et maniaient des armes d'un
poids formidable! Le petit-fils, hķlas! ressemble moins Ó ces ancĻtres Ó
la chair dure et au sang chaud, qu'Ó un grotesque macaque tremblant de
sķnilitķ!
[Illustration: LE SURMEN╔ DANS LA COUVEUSE.]
Pauvre La HķronniĶre! Soumis depuis ses plus tendres annķes Ó la plus
intensive culture, il eut, au jour de son dix-septiĶme printemps, un
dipl¶me de docteur en toutes sciences et son grade d'ingķnieur. O joie!
il sortait avec un des premiers numķros d'_International scientific
Industrie Institut_, et, muni des meilleures armes intellectuelles, se
jetait dans la mĻlķe avec la volontķ d'arriver le plus vite possible Ó
la fortune.
Aujourd'hui que le co¹t de la vie est montķ si fabuleusement, quand le
petit rentier qui possĶde un million peut Ó peine vivoter de son revenu
dans un coin retirķ de campagne, songez Ó ce que le mot ½fortune╗ peut
reprķsenter de millions!
Hypnotisķ par l'ķclat de ce mot magique, notre La HķronniĶre se jeta
dans l'engrenage; corps, Ōme et pensķe, tout en lui fut aux affaires.
Attachķ au laboratoire de Philox Lorris, il devint bient¶t, de
collaborateur de ses hautes recherches, associķ Ó quelques-unes de ses
grandes entreprises.
Pendant des annķes, il ne connut pas le repos. A notre ķpoque, si le
corps a le repos des nuits--aprĶs les longues veillķes, bien
entendu,--l'esprit enfiķvrķ ne peut s'arrĻter et, machine trop bien
lancķe, il continue le travail pendant le sommeil. On rĻve affaires, on
dort un sommeil cahotķ dans le perpķtuel cauchemar du travail, des
entreprises en cours, des besognes projetķes...
½Plus tard! Je n'ai pas le temps!... Plus tard!... Quand j'aurai fait
fortune!╗ se disait La HķronniĶre lorsque des aspirations au calme lui
venaient par hasard.
A plus tard les distractions! Ó plus tard le mariage! La HķronniĶre se
plongeait davantage dans l'ķtude et le travail pour arriver plus vite Ó
son but.
Mais lorsqu'il toucha enfin ce but: la fortune, la brillante fortune,
qui devait lui permettre toutes les joies si longtemps repoussķes,
l'opulent Adrien La HķronniĶre ķtait un quadragķnaire sķnile, sans
dents, sans appķtit, sans cheveux, sans estomac, ķchinķ jusqu'Ó la
doublure, usķ jusqu'Ó la corde, capable tout au plus, avec bien des
prķcautions, de vķgķter encore quelques annķes au fond d'un fauteuil,
dans un avachissement complet du corps, aux derniĶres lueurs d'un esprit
vacillant qu'un souffle peut ķteindre. Ce fut en vain que les sommitķs
de la Facultķ, appelķes Ó la rescousse, essayĶrent, par les plus
vigoureux toniques, de redonner un peu de vigueur Ó ce vieillard
prķmaturķ, de galvaniser cet infortunķ millionnaire; tous les systĶmes
essayķs ne produisirent guĶre que des mieux passagers et ne rķussirent
qu'Ó enrayer un tout petit peu l'affaiblissement.
C'est alors que Sulfatin, ingķnieur mķdical des plus ķminents, esprit
audacieux cherchant l'au delÓ de toutes les idķes et de tous les
systĶmes connus, entreprit de _reprendre en sous-oeuvre_ l'organisme
prĻt Ó s'ķcrouler et de _rebŌtir_ l'homme complĶtement Ó neuf.
Par traitķ dķbattu et signķ, moyennant une sķrie de primes fortement
ascendantes augmentant par chaque annķe gagnķe, il s'engagea Ó faire
vivre son malade et Ó lui rendre pour le moins les apparences de la
santķ moyenne au bout de la troisiĶme annķe. Le malade se remettait
entiĶrement entre ses mains et s'engageait, sous peine d'un ķnorme
dķdit, Ó suivre complĶtement et intķgralement le traitement instituķ. La
HķronniĶre, aprĶs avoir vķcu quelque temps dans une _couveuse_ inventķe
par le docteur-ingķnieur Sulfatin, assez semblable Ó celle dans laquelle
on ķlĶve, pendant les premiers mois, les enfants trop prķcoces, commenńa
lentement Ó renaŅtre; Sulfatin lui avait donnķ d'abord pour gouvernante
une ancienne infirmiĶre en chef d'h¶pital qui le traitait comme un
enfant, l'alimentait au biberon, le promenait dans une petite voiture
sous les arbres du parc Philox-Lorris et rentrait le coucher lorsque le
bercement du vķhicule l'avait endormi. Lorsqu'il put remuer et marcher
sans trop de difficultķs, Sulfatin lui fit abandonner la petite voiture
et permit quelques sorties. C'ķtait dķjÓ un joli rķsultat.
[Illustration: LA GOUVERNANTE LE PROMENAIT DANS UN PETITE VOITURE.]
½Si ce diable de Sulfatin me prolonge vingt ans, je suis absolument
ruinķ! gķmissait parfois La HķronniĶre.
--Soyez tranquille, disait Sulfatin; dans cinq ou six ans, lorsque vous
serez suffisamment rķtabli, je vous permettrai de rentrer un peu dans
les affaires, lķgĶrement, Ó petites doses mesurķes, et vous rattraperez
les primes que vous aurez Ó me payer... Mais, vous savez, obķissance
absolue, ou je vous abandonne en touchant le dķdit, le fameux dķdit!
[Illustration: NAISSANCE DE SULFATIN.]
--Oui! oui! oui!╗
Et M. La HķronniĶre, effrayķ, subissait, sans se permettre la moindre
observation, la direction de l'ingķnieur mķdical.
M. Philox Lorris, ½le grand chef╗, lorsqu'il organisa le Voyage de
fianńailles de son fils, en donnant pour compagnons aux jeunes fiancķs
cet ķtrange docteur Sulfatin, flanquķ de son malade, eut une longue
confķrence avec Sulfatin et lui donna de minutieuses instructions:
[Illustration: DERNI╚RES ARCHITECTURES NAVALES.--LES DONJONS FLOTTANTS]
½En deux mots, mon ami, votre r¶le vis-Ó-vis de ces deux fiancķs
est trĶs simple! Ce qu'il me faut, c'est qu'ils reviennent brouillķs
ou, pour le moins, que cet ķtourneau de Georges perde en route ses
illusions sur le compte de sa fiancķe. Vous le savez, parbleu, un
amoureux est un hypnotisķ et un illusionnķ; eh bien! rķveillons-le,
dķsillusionnons-le!... Quelques bonnes projections d'ombre sur l'objet
brillant et l'ķtincellement cesse... Vous comprenez, n'est-ce pas? que
j'ai d'autres vues pour mon fils: Mlle la sķnatrice Coupard, de la
Sarthe, ou la doctoresse Bardoz... Et mĻme, ce qui arrangerait
complĶtement les choses, si vous ķtiez adroit, vous l'ķpouseriez, vous,
cette demoiselle,--je me chargerais de la dot,--ou vous la feriez
ķpouser Ó La HķronniĶre... Il commence Ó Ļtre prķsentable, La
HķronniĶre! Entendu, n'est-ce pas? En mĻme temps, comme vous avez votre
malade avec vous, songez aux expķriences pour notre grande affaire, que
tous ces tracas pour ces jeunes gens ne doivent pas nous faire oublier.
--Entendu, compris!╗ rķpondit Sulfatin.
Comme on le voit, si Philox Lorris avait eu l'air d'accorder Ó son fils
la fiancķe de son choix, il n'en avait pas moins conservķ une
arriĶre-pensķe et il espķrait bien, en fin de compte, que, le Voyage de
fianńailles terminķ de la bonne fańon par un refroidissement et une
rupture, le sang des Lorris, viciķ par un ancĻtre artiste, aurait
l'occasion de se revivifier par l'alliance de son fils avec une
doctoresse. Pour Ļtre bien certain d'amener une brouille entre les deux
fiancķs, il mettait auprĶs d'eux un homme s¹r qui trouverait le moyen de
dķsillusionner le jeune Lorris, de lui faire sentir les ennuis de ce
mariage frivole.
[Illustration: ESSAIS DE RECONSTITUTION DES RACES ╔PUIS╔ES.]
[Illustration: LA PLAGE DE KERNO╦L.]
VI
Le _Parc national d'Armorique_ barrķ Ó l'industrie et interdit aux
innovations de la science.--Une diligence!--La vie d'autrefois dans
le dķcor de jadis.--L'auberge du grand Saint-Yves, Ó Kernoļl.--O∙ se
dķcouvre un nouveau Sulfatin.
Les vagues de l'Ocķan battent doucement en caresse le sable ķtincelant
et dorķ d'une crique ķtroite, bordķe de belles roches, escarpķes par
endroits, sur lesquelles se mamelonnent des masses de verdures
suspendues parfois jusqu'au-dessus des flots. Il fait beau, tout sourit
aujourd'hui, le soleil brille, le murmure du flot, comme une douce et
lente chanson, s'ķlĶve parmi les roches o∙ l'ķcume floconne.
Au fond de la crique, prĶs de quelques barques hissķes sur la grĶve, se
voient quelques vieilles maisons de pĻcheurs, couvertes d'un chaume
roux, par-dessus lesquelles, au sommet de l'escarpement rocheux, trois
ou quatre menhirs, fant¶mes des temps lointains, dressent dans le ciel
leurs tĻtes grises et moussues. Au loin, sur le bord d'une petite
riviĶre capricieuse et cascadante, un gros bourg cache Ó demi ses
maisons sous les ombrages des chĻnes, des aulnes et des chŌtaigniers que
perce une belle flĶche d'ķglise, ķlancķe et ajourķe. Un calme profond
rĶgne sur la rķgion tout entiĶre; d'un bout de l'horizon Ó l'autre,
aussi loin que l'oeil peut voir par-dessus les lignes de collines
bleuŌtres o∙ surgissent aussi d'autres clochers ńÓ et lÓ, nulle trace
d'usines ou d'ķtablissements industriels, gŌtant tous les coins de
nature, polluant de leurs dķjections infŌmes les eaux des riviĶres,
salissant tout au loin, en haut comme en bas, et jusqu'aux nuages du
ciel; pas de tubes coupant le paysage d'une ligne ennuyeuse et rigide,
point de ces hauts bŌtiments indiquant des secteurs d'ķlectricitķ, point
d'embarcadĶres aķriens, et pas la moindre circulation d'aķronefs dans
l'azur.
O∙ sommes-nous donc? Avons-nous reculķ de cent cinquante ans en arriĶre,
ou sommes-nous dans une partie du monde si lointaine et si oubliķe que
le progrĶs n'y a pas encore pķnķtrķ?
Non pas! Nous sommes en France, sur la mer de Bretagne, dans un coin
dķtachķ des anciens dķpartements du Morbihan et du FinistĶre, formant,
sous le nom de _Parc national d'Armorique_, un territoire soumis Ó un
rķgime particulier.
Bien particulier, en effet. De par une loi d'intķrĻt social, votķe il y
a une cinquantaine d'annķes, le Parc national a ķtķ dans toute son
ķtendue soustrait au grand mouvement scientifique et industriel qui
commenńait alors Ó bouleverser si rapidement et Ó transformer
radicalement la surface de la terre, les moeurs, les caractĶres et les
besoins, les habitudes et la vie de la fourmiliĶre humaine.
De par cette loi prķservatrice qui a si sagement, au milieu de ce
bouleversement universel, dans cette course haletante vers le progrĶs,
songķ Ó garder intact un coin du vieux monde o∙ les hommes puissent
respirer, le Parc national d'Armorique est une terre interdite Ó toutes
les innovations de la science, barrķe Ó l'industrie. Au poteau marquant
sa frontiĶre, le progrĶs s'arrĻte et ne passe pas; il semble que
l'horloge des temps soit dķtraquķe; Ó quelques lieues des villes o∙
rĶgne et triomphe en toute intensitķ notre civilisation scientifique,
nous nous trouvons reportķs en plein Moyen Ōge, au tranquille et
somnolent 19e siĶcle.
Dans ce Parc national, o∙ se perpķtue l'immense calme de la vie
provinciale de jadis, tous les ķnervķs, tous les surmenķs de la vie
ķlectrique, tous les cķrķbraux fourbus et anķmiķs viennent se retremper,
chercher le repos rķparateur, oublier les ķcrasantes prķoccupations du
cabinet de travail, de l'usine ou du laboratoire, loin de tout engin ou
appareil absorbant et ķnervant, sans Tķlķs, sans phonos, sans tubes,
sous un ciel vide de toute circulation.
Comment les fiancķs Georges Lorris et Estelle Lacombe, avec Sulfatin et
son malade La HķronniĶre, sont-ils ici, au lieu d'ķtudier en ce moment,
suivant les instructions de Philox Lorris, les hauts fourneaux
ķlectriques du bassin de la Loire ou les volcans artificiels d'Auvergne?
[Illustration: L'ING╔NIEUR M╔DICAL SULFATIN.]
Georges Lorris, dĶs qu'il eut installķ Estelle dans un fauteuil d'osier,
plia soigneusement les instructions de Philox Lorris, les mit dans sa
poche et s'en alla dire deux mots au mķcanicien. Aussit¶t l'aķronef, qui
avait pris la direction du Sud, vira lķgĶrement sur tribord et pointa
droit vers l'Ouest. Sans doute Sulfatin, qui tŌtait le pouls Ó son
malade, ne s'en aperńut pas, car il ne fit aucune observation. Le temps
ķtait superbe, l'atmosphĶre, d'une limpiditķ parfaite, permettait Ó
l'oeil de fouiller jusqu'en ses moindres dķtails l'immense panorama qui
semblait avec une vertigineuse rapiditķ se dķrouler sous l'aķronef:
chaŅnes de collines, plaines jaunes et vertes, capricieusement dķcoupķes
par les mķandres des riviĶres, forĻts ķtalķes en larges taches d'un vert
sombre, villages, villes, bourgs de plaisance, groupements de villas
ķlķgantes, faubourg de quelque riche citķ devinķe dans le lointain Ó sa
couronne de vķhicules aķriens, agglomķrations industrielles, noires
usines aux formes ķtranges, enveloppķes d'une atmosphĶre d'ķpaisses
fumķes dont la coloration suffit parfois Ó indiquer le genre d'industrie
exploitķ...
[Illustration: D╔PART POUR LE VOYAGE DE FIANCAILLES.]
On suivit quelque temps, Ó 600 mĶtres au-dessus, le tube de Paris-Brest,
on croisa plusieurs aķronefs ou omnibus de Bretagne, et Sulfatin, qui
contemplait le paysage avec une lorgnette, ne dit rien; on passa
au-dessus des villes de Laval, de Vitrķ, de Rennes, signalķes pourtant Ó
haute voix par Georges, sans qu'il fit aucune observation.
Ce fut Estelle, plongķe comme dans un rĻve charmant, qui tout Ó coup
quitta le bras de Georges.
½Mon Dieu, fit-elle, je n'y songeais pas, tant j'ķtais heureuse, mais
nous n'allons pas Ó Saint-╔tienne?
--╔tudier les hauts fourneaux ķlectriques, forges, laminoirs,
ķtablissements industriels et volcans artificiels, etc., rķpondit
Georges en souriant; non, Estelle, nous n'y allons pas!...
--Mais les instructions de M. Philox Lorris?
--Je ne me sens pas en train en ce moment pour ce genre d'occupations...
Je serais obligķ de faire une trop dure violence Ó mon esprit, qui est
aujourd'hui entiĶrement fermķ aux beautķs de la science et de
l'industrie...
--Pourtant...
--Voudriez-vous me voir devenir un second La HķronniĶre? Je dķsire pour
quelque temps, pour le plus longtemps possible, ignorer toutes ces
choses, Ó moins que vous ne teniez vous-mĻme Ó vous plonger dans ces
douceurs; je souhaite ne plus entendre parler d'usines, de hauts
fourneaux, d'ķlectricitķ, de tubes, de toutes ces merveilles modernes
qui nous font la vie si bousculķe et si fiķvreuse!...╗
[Illustration: Une diligence!]
L'aķronef atterrit au dernier dķbarcadĶre aķrien, Ó la limite du Parc
national, sans que Sulfatin soulevŌt la moindre objection. Il ķtait six
heures du soir lorsque les voyageurs touchĶrent le sol; immķdiatement,
Georges Lorris emmena tout son monde vers un vķhicule bizarre, Ó caisse
jaune, traŅnķ par deux vigoureux petits chevaux.
½Oh! c'est une diligence! s'ķcria Estelle; j'en ai vu dans les vieux
tableaux! Il y en a encore! Nous allons voyager en diligence, quel
bonheur!
Jusqu'Ó Kernoļl, un pays dķlicieux, vous verrez! Vous n'Ļtes pas au bout
de vos ķtonnements! Dans le Parc national de Bretagne, vous n'allez plus
retrouver rien de ce que vous connaissez... Ce qui me surprend, c'est
que notre ami Sulfatin ne dise rien et ne rķclame pas contre ces accrocs
au programme... Son silence me stupķfie; mais ces savants sont si
distraits, que Sulfatin se croit peut-Ļtre en aķrocab!╗
Deux heures de route par des chemins charmants, o∙ rien ne rappelait le
dķcor de la civilisation moderne: petits villages tranquilles Ó toits de
chaume, calvaires de granit Ó personnages sculptķs, groupķs au pied de
la croix, auberges indiquķes par des touffes de gui, troupeaux de porcs
gardķs par de vieux bergers Ó silhouettes fantastiques, apparitions
vraiment surprenantes qui semblaient surgir du fond du passķ, ou se
dķtacher de vieilles peintures de musķes, voilÓ tout ce que le regard
apercevait, dķfilant sur le c¶tķ de la route. Estelle, penchķe au
carreau de la diligence, croyait rĻver. Sur le pas des portes, dans les
villages, des femmes faisaient tourner des rouets, de vrais rouets,
comme on n'en voit plus que dans les vieilles images; bien mieux, sur
les talus des routes, des femmes, assises dans l'herbe, filaient
l'antique quenouille!
[Illustration: Des femmes faisaient tourner des rouets!]
½Quand on songe, dit Sulfatin, aux grandes usines de Rouen, o∙ quarante
mille balles de laine entrent tous les matins pour se faire laver,
carder, teindre, tisser et en sortent, le soir, transformķes en
camisoles, gilets, bas, chŌles et capuchons!╗
Sulfatin n'ķtait pas si distrait qu'on le pensait. Georges le regarda
trĶs surpris. Comment! il savait o∙ l'on allait et il ne rķclamait pas!
A toutes les auberges de la route, suivant l'antique usage, le postillon
s'arrĻtait, ķchangeant quelques mots avec les servantes accourues sur la
porte, et prenait une grande bolķe de cidre avec un petit verre
d'eau-de-vie. Enfin, aprĶs bien des changements de dķcors plus charmants
et plus surannķs les uns que les autres, le conducteur, du bout de son
fouet, indiqua aux voyageurs une flĶche d'ķglise qui se dressait en haut
d'une colline.
C'ķtait la toute petite ville de Kernoļl, assise dans le cadre d'or des
genĻts, au bord d'une petite riviĶre qui s'en allait trouver la mer Ó
une demi-lieue. Clic, clac! avec un grand bruit de ferraille secouķe et
de claquements de fouet, la diligence traversa la ville au grand galop
de ses chevaux. Jolie petite ville, Ó la mode de jadis en son cadre de
remparts ķbrķchķs et moussus, ombragķs de grands arbres, avec une belle
ķglise grise et jaune en haut de la colline, ķtendant son ombre
protectrice sur un fouillis de vieux toits, avec des rues tortueuses et
des files serrķes de maisons Ó pignons ardoisķs, dont toutes les
poutres sont soutenues par de bonnes figures de saints barbus, par des
animaux bizarres, ou se terminent par de grosses tĻtes qui font au
passant les plus comiques grimaces.
[Illustration: IL Y A M╩ME DES R╔VERB╚RES.]
[Illustration: DOUX REPOS SOUS LES DOLMENS (PARC NATIONAL)]
O ķtonnement! il y a mĻme des rķverbĶres suspendus au-dessus des
carrefours! Des rķverbĶres qu'un bonhomme descend en tirant sur la
corde, et qu'il allume gravement avec un bout de chandelle qu'il porte
dans une petite lanterne. C'est vķritablement inimaginable! Toute la
population est en l'air sur le passage de la diligence, les boutiquiers
sont bien vite sur les portes, les bonnes femmes se mettent aux
fenĻtres. Nos voyageurs admirent les costumes de ces bonnes gens. Foin
des modes modernes, les naturels de ce pays s'en moquent autant que des
idķes nouvelles. Ils sont restķs fidĶles aux vieux costumes de leurs
ancĻtres. Les hommes ont les bragou-brass et les guĻtres, la veste
brodķe et le grand chapeau. Les femmes portent les corsages bleus ou
rouges Ó larges entournures de velours, les jupes droites Ó plis lourds,
les belles collerettes blanches et les coiffes Ó grandes ailes. C'est
superbe, et l'on ne voit plus cela qu'ici ou dans les opķras.
[Illustration: L'AUBERGE DU GRAND SAINT-YVES.]
La diligence s'arrĻta sur la grande place, Ó l'auberge du _Grand
Saint-Yves_, flanquķe Ó droite du _Cheval-Rouge_ et Ó gauche de
l'_╔cu-de-Bretagne_. Une plantureuse h¶tesse, trĶs empressķe, et des
servantes Ó la figure rķjouie reńurent les voyageurs Ó la descente de la
diligence. On leur donna de vastes chambres ķclairķes d'un c¶tķ sur la
rue et de l'autre sur une cour pittoresque, entourķe de bŌtiments divers
Ó grands pavillons et tourelles d'escalier, d'ķcuries, de remises aux
vieux piliers de bois et encombrķe de vķhicules, omnibus, cabriolets et
autres antiques guimbardes.
Estelle avait deux chambres, une petite pour Grettly et, pour elle, une
immense piĶce Ó poutres apparentes, Ó grande cheminķe et Ó meubles
antiques. De na’ves lithographies du Moyen Ōge, retrańant les malheurs
de GeneviĶve de Brabant, ornaient les murs tapissķs d'un papier Ó
grandes fleurs.
DĶs le lendemain, une existence nouvelle commenńa pour nos voyageurs.
C'ķtait le jour du marchķ, qui se tenait sur la place, devant le _Grand
Saint-Yves_; ils furent rķveillķs par le bruit et assistĶrent de leurs
fenĻtres au dķfilķ des voitures de lķgumes, des Ōnes chargķs de paniers
de pommes de terre, de choux et d'oignons, des fermiers menant des
cochons roses dans de petites charrettes, des paysannes guidant avec une
gaule des troupes d'oies cancanantes.
Estelle et Georges, suivis de Grettly, furent bient¶t sur la place Ó
tourner autour des paysans et des marchandes, des laitiĶres, des petites
bourgeoises de la ville marchandant une botte de carottes ou une paire
de canards. Sulfatin et son malade les rejoignirent. Toutes ces petites
scĶnes de la rue semblaient extrĻmement curieuses Ó ces ultra-civilisķs;
ils faisaient de longues stations devant une laitiĶre mesurant son lait,
devant le rķmouleur ambulant repassant les couteaux des paysans, devant
le marķchal ferrant en train de remettre un fer Ó un cheval, spectacle
nouveau et plein d'intķrĻt pour ces chevaucheurs d'aķronefs.
[Illustration: SPECTACLE NOUVEAU ET PLEIN D'INT╔R╩T.]
AprĶs un dķjeuner qui menańait de ne plus finir, car de la cuisine aux
bonnes fumķes odorantes surgissaient constamment des servantes avec des
plats nouveaux, les voyageurs gagnĶrent la riviĶre et descendirent vers
la mer par un sentier des plus irrķguliers menant Ó des champs de
roseaux, Ó de petites criques de sable jaune sous les arbres, o∙
rķsonnait le battoir des lavandiĶres en corsages bleus, Ó c¶tķ de ponts
de bois cahotants, jetķs de roche en roche, sous les vieux moulins
moussus dont les grandes roues verdies, tournant lentement avec le
courant, versaient comme des ruissellements d'ķtincelles.
[Illustration: SOUS LES VIEUX MOULINS.]
Grettly ķtait aux anges. Elle retrouvait la vraie nature sans aucune
trace de ces fils ķlectriques tendus comme un immense filet aux mailles
mille fois entre-croisķes sur le reste de la terre. De temps en temps,
elle levait la tĻte, surprise et charmķe de ne plus voir le ciel
sillonnķ de nos vķhicules aķriens Ó grande vitesse.
Elle jetait des regards d'envie aux Bretonnes qui marchaient pieds nus
sur la rive, et son bonheur e¹t ķtķ complet s'il lui e¹t ķtķ permis de
retirer ses souliers, ainsi qu'elle faisait, pour ne pas les user, au
temps de son enfance, dans la montagne.
Au moins, il n'ķtait pas besoin de pantoufles isolatrices, et l'on
n'avait point Ó redouter les dangereuses fantaisies de l'╔lectricitķ!
Certes, M. Philox Lorris e¹t marquķ un vif mķcontentement s'il avait pu
voir, dans l'aprĶs-midi de ce jour et tous les jours suivants pendant
une quinzaine, sur la plage de Kernoļl, Georges Lorris ķtendu sur le
sable Ó c¶tķ d'Estelle Lacombe, Ó l'ombre d'un rocher ou d'un bateau, ou
couchķ dans l'herbe, plus haut, Ó marķe haute, au pied des menhirs, avec
Estelle prĶs de lui, passant ces douces journķes en causeries d'une
intimitķ charmante, ou lisant--horreur! au lieu des _Annales de la
Chimie_ ou de la _Revue polytechnique_,--quelque volume de vers ou
quelque recueil de lķgendes et traditions bretonnes!
[Illustration: SULFATIN SUR LES GR╚VES DE KERNO╦L.]
Enfin, sujet d'ķtonnement non moins grand, Sulfatin ķtait lÓ aussi, la
pipe Ó la bouche, lanńant en l'air des nuages de fumķe, pendant que son
malade Adrien La HķronniĶre ramassait des coquillages ou faisait des
bouquets de fleurettes avec Grettly. La HķronniĶre n'ķtait plus tout Ó
fait le lamentable surmenķ qu'on avait ķtķ obligķ de nicher pendant
trois mois dans une couveuse mķcanique; il allait trĶs bien, le
traitement de l'ingķnieur mķdical Sulfatin faisait merveille et surtout
le rķgime suivi au Parc national.
[Illustration: ON DANSE SUR LA PLACE.]
Le tĻte-Ó-tĻte du Voyage de fianńailles est bien loin d'avoir produit la
brouille que Philox Lorris jugeait inķvitable. Au contraire. Les deux
jeunes gens passent de bien douces journķes en longues causeries, Ó se
faire de mutuelles confidences, Ó se rķvķler plus complĶtement, pour
ainsi dire, l'un Ó l'autre et Ó reconnaŅtre dans leurs go¹ts, leurs
pensķes, leurs espoirs, une conformitķ qui permet d'augurer pour l'union
projetķe un long avenir de bonheur.
Dans une belle vieille ķglise remplie de na’ves statuettes religieuses,
avec des petits navires en _ex-voto_ suspendus aux vo¹tes gothiques, ils
ont assistķ Ó la messe et aux vĻpres au milieu d'une population revĻtue
des costumes des grands jours. AprĶs les vĻpres, on danse sur la place;
sur une estrade faite de planches posķes sur des tonneaux, des joueurs
de biniou soufflent dans leurs instruments aux sons aigrelets. Bretons
et Bretonnes, formant d'immenses rondes, tournent et sautent en chantant
de vieux airs simples et na’fs.
Bonheur de revivre aux temps primitifs,
D'ķcouter des chants joyeux ou plaintifs...
Georges et Estelle, entraŅnķs par le courant sympathique de ces bonnes
vieilles moeurs, se joignirent aux rondes avec quelques ķtrangers en
train de faire une cure de repos, et Sulfatin lui-mĻme parut s'y mettre
de bon coeur. Son malade regardait, n'osant se risquer: Grettly le
poussa dans la ronde et lui fit faire quelques tours, aprĶs lesquels il
s'en alla tomber, essoufflķ, sur un banc de bois, prĶs des tonneaux de
cidre, parmi les gens que la danse altķrait.
[Illustration: Le dernier facteur.]
Estelle est tout Ó fait heureuse. Tous les deux jours, le facteur lui
apporte une lettre de sa mĶre. Le facteur! On ne connaŅt guĶre plus ce
fonctionnaire maintenant, exceptķ dans le Parc national d'Armorique.
Partout ailleurs, on prķfĶre tķlķphonoscoper, ou pour le moins
tķlķphoner; les messages importants sont envoyķs en clichķs
phonographiques arrivant par les tubes pneumatiques; il n'y a donc plus
que les parfaits ignorants du fond des campagnes qui ķcrivent encore.
Estelle seule connaŅt les ķmotions de l'heure du courrier, car Georges
Lorris ne reńoit pas de lettres. Il a ķcrit Ó son pĶre aprĶs quelques
jours passķs Ó Kernoļl, mais Philox Lorris n'a pas rķpondu. Peut-Ļtre
n'a-t-il pas encore eu le temps d'ouvrir la lettre.
Sulfatin reńoit aussi sa correspondance, non pas des lettres, mais de
vķritables colis apportķs par la diligence, des paquets de phonogrammes
qu'il se fait lire par le phonographe apportķ dans son bagage. Il rķpond
de la mĻme fańon, c'est-Ó-dire qu'il parle ses rķponses et envoie
ensuite les clichķs phonographiques par colis. Cette correspondance est
ainsi expķdiķe rapidement et Sulfatin est ensuite maŅtre de tout son
temps.
A la grande surprise de Georges, l'imperturbable Sulfatin continuait Ó
ne rien dire, Ó ne pas protester contre le sķjour dans ce pays arriķrķ
de Kernoļl. Il oubliait complĶtement les instructions de M. Philox
Lorris; un Sulfatin nouveau s'ķtait rķvķlķ, un Sulfatin gai, aimable et
charmant. Il ne cherchait aucunement Ó troubler les joies paisibles de
ces bonnes journķes et ne s'efforńait point de susciter, ce qui n'e¹t
pas ķtķ facile d'ailleurs, des motifs de brouille, ainsi que le lui
avait pourtant si expressķment recommandķ Philox Lorris. ╔trange!
ķtrange!
Georges, qui s'ķtait prķparķ Ó soutenir de violents combats contre le
sķvĶre Sulfatin, se rķjouissait de n'avoir pas eu mĻme Ó commencer la
lutte. Seul, le malade de Sulfatin, Adrien La HķronniĶre, devant qui
Philox Lorris ne s'ķtait pas gĻnķ de parler quand il avait expliquķ ses
intentions Ó Sulfatin, seul La HķronniĶre se creusait la tĻte pour
chercher Ó deviner le motif d'une si complĶte infraction aux
instructions de son grand Patron. Bien que toute opķration mentale, tout
enchaŅnement d'idķes un peu compliquķ f¹t encore une dure fatigue pour
lui, La HķronniĶre s'efforńait de rķflķchir lÓ-dessus, mais il n'y
gagnait que de terribles migraines et des admonestations de Sulfatin.
[Illustration: Le marchķ de Kernoļl.]
Vers le quinziĶme jour, Sulfatin changea tout Ó coup: il parut moins
gai, presque inquiet. Sous prķtexte que l'on commenńait Ó s'ennuyer Ó
Kernoļl dans un paysage trop connu, il proposa de partir vers
Ploudescan, Ó l'autre extrķmitķ du Parc national. Georges, pour le
satisfaire, y consentit volontiers. On quitta donc Kernoļl. Empilķs dans
un mauvais omnibus, secouķs sur des chemins rocailleux, entretenus avec
nķgligence, les voyageurs durent faire quinze longues lieues.
C'ķtait une autre Bretagne, une Bretagne plus rude et plus sķvĶre qui se
rķvķlait Ó eux, avec ses landes mķlancoliques malgrķ la parure des
genĻts, avec ses horizons aux lignes austĶres, ses sites rocailleux et
ses falaises chauves.
Ploudescan ķtait bien loin de possķder les agrķments de Kernoļl. C'ķtait
un simple village aux rudes maisons de granit, couvertes en chaume, au
bord de la mer sur des roches sombres, dans un paysage d'une grandiose
austķritķ. Il s'y trouvait seulement une auberge passable, frķquentķe
par les photo-peintres qui viennent braquer chaque ķtķ leurs appareils
sur les rochers et rķcifs de la tempķtueuse baie de Ploudescan, et nous
donnent ainsi, en groupant avec art les habitants de Ploudescan, leurs
modĶles, dans des scĶnes ingķnieusement trouvķes, sur des fonds
appropriķs, les magnifiques photo-tableaux que nous admirons aux
diffķrents Salons.
Georges et Estelle entreprirent, Ó Ploudescan, une sķrie de petites
promenades. Sulfatin ne les accompagnait pas toujours, il ķtait de plus
en plus prķoccupķ, il s'absentait maintenant assez souvent et laissait
son malade aux soins de Grettly.
O∙ allait-il pendant ces absences mystķrieuses?
[Illustration: LA CUISINE DU GRAND SAINT-YVES.]
Nous allons le dire et rķvķler, quoiqu'il nous en co¹te, les faiblesses
de Sulfatin, cet homme si remarquable d'ailleurs et que nous pouvions
croire d'un modĶle nouveau. Ploudescan est situķ sur la limite du Parc
national; Ó trois quarts de lieue se trouve Kerloch, station de Tubes,
pourvu de toutes les facilitķs que nous assure la science moderne. Tous
les jours, Sulfatin s'en allait Ó Kerloch et accaparait, pour une heure
ou deux, l'un des Tķlķs de la station.
[Illustration: GRANDES MANOEUVRES.--CHARGE DE BICYCLISTES]
Pķnķtrons avec lui dans la cabine du tķlķphonoscope qui permet n'importe
o∙ et n'importe quand de retrouver les Ļtres aimķs restķs au logis, de
revoir l'usine ou le bureau qu'on a laissķs au loin... Chaque jour,
Sulfatin demande la communication, soit avec _Paris, 375, rue
Diane-de-Poitiers, quartier de Saint-Germain-en-Laye_, soit avec _Paris,
MoliĶre-Palace, loge de Mlle Sylvia_. A Saint-Germain, la correspondante
de Sulfatin est ķgalement Mlle Sylvia; le 375 de la rue
Diane-de-Poitiers, ķlķgant petit h¶tel tout neuf, a l'honneur d'abriter
la cķlĶbre artiste Sylvia, la tragķdienne-mķdium, ķtoile de
MoliĶre-Palace, qui fait courir depuis six mois tout Paris Ó l'ancien
ThķŌtre-Franńais.
[Illustration: LA TRAG╔DIENNE-M╔DIUM.]
Bien entendu, courir est une maniĶre de parler, les thķŌtres, mĻme avec
les plus grands succĶs, ķtant souvent presque vides, maintenant qu'avec
le Tķlķ on peut suivre les reprķsentations de n'importe quelle scĶne
sans bouger de chez soi, sans sortir de table mĻme, si l'on veut, si
bien qu'on a ķtķ amenķ Ó rķduire considķrablement les salles et qu'on
parle mĻme de les supprimer complĶtement, ce qui apportera une notable
diminution aux frais des entreprises thķŌtrales et permettra d'abaisser
encore le prix des abonnements pour le thķŌtre Ó domicile. Sylvia, la
tragķdienne-mķdium, a, en six mois, amenķ quatre cent mille abonnķs
tķlķphonoscopiques au MoliĶre-Palace, qui rķalise des bķnķfices
fantastiques, malgrķ le faible prix de l'abonnement.
Prķcķdemment, MoliĶre-Palace languissait quelque peu, malgrķ ses
tentatives plus ou moins heureuses, malgrķ ses changements de genre; il
avait eu beau donner de resplendissants ballets et rķunir un superbe
ensemble de ballerines _di primo cartello_ et de mimes extrĻmement
remarquables, il avait eu beau engager les clowns les plus extravagants,
le public le dķlaissait de plus en plus, lorsque le directeur de
MoliĶre-Palace vit un jour, par hasard, Mlle Sylvia, sujet
extraordinairement douķ sous le rapport de la mķdiumnitķ, dans une
ķvocation de Racine sur la scĶne d'un petit thķŌtre spirite. En ķcoutant
Mlle Sylvia dire des vers de _PhĶdre_ avec l'organe de Racine lui-mĻme,
ķvoquķ pour la circonstance, le directeur de MoliĶre-Palace entrevit le
parti Ó tirer de la tragķdienne-mķdium et l'engagea aussit¶t.
Avec sa tragķdienne-mķdium, devenue tout de suite ķtoile de premiĶre
grandeur, MoliĶre-Palace revint au genre qui avait, plusieurs siĶcles
auparavant, fait sa fortune et sa gloire, au thķŌtre classique, mais en
introduisant dans les vieux drames, dans les antiques tragķdies,
d'importants changements, en les corsant par des attractions nouvelles.
Tous les ķvķnements qui se narraient d'un mot au cours de ces vieilles
piĶces, tout ce qui ķtait rķcit, tout ce qui se passait simplement Ó la
cantonade, ķtait mis en scĶne et fournissait des tableaux souvent bien
plus intķressants que la piĶce elle-mĻme, qui n'ķtait plus que
l'assaisonnement. Quand la piĶce ne fournissait pas suffisamment, on
trouvait tout de mĻme le moyen de la bourrer d'attractions. On vit
ainsi, sur la scĶne transformķe de l'antique et jadis trop solennelle
maison de MoliĶre, des combats d'animaux fķroces, des siĶges, des
tournois, des batailles navales, des courses de taureaux, des chasses
avec du vrai gibier.
[Illustration: SULFATIN ACCAPARE LA CABINE DU T╔L╔.]
De plus, la tragķdienne-mķdium, ķvoquant tour Ó tour les esprits des
grands artistes d'autrefois, apporta dans l'interprķtation des grands
r¶les tragiques une extraordinaire variķtķ d'effets. Ce n'ķtait pas
seulement Sylvia, c'ķtait la Clairon, c'ķtait Adrienne Lecouvreur,
c'ķtait Mlle Georges, c'ķtait Rachel ou Sarah Bernhardt apparaissant,
revenant sur le thķŌtre de leurs anciens succĶs, retrouvant leurs voix
ķteintes depuis cent ou deux cents ans, pour redire encore, dans leur
maniĶre personnelle, les grandes tirades qui avaient enflammķ les
spectateurs de naguĶre. Rien de plus empoignant, de plus tragique mĻme,
que le changement Ó vue qui se produisait lorsque la tragķdienne Sylvia,
grande femme, d'apparence robuste, massive mĻme, trĶs calme et trĶs
bourgeoise d'allures quand le fluide ne rayonnait pas, aprĶs avoir
quelque temps assez froidement occupķ la scĶne, se trouvait soudain,
avec une contraction amenķe par un simple effort de volontķ,
transfigurķe comme sous la secousse d'une pile ķlectrique par l'esprit
qui entrait en elle et chassait pour ainsi dire sa personnalitķ, par
l'esprit de l'artiste depuis longtemps disparue qui reparaissait soudain
sur les planches foulķes autrefois, thķŌtre de ses anciens succĶs, qui
volait Ó l'artiste vivante son Ōme ou l'annihilait, pour se substituer
Ó elle et retrouver ainsi quelques heures d'une existence nouvelle.
Parfois, aux grands jours, c'ķtait l'esprit des auteurs eux-mĻmes que
Sylvia ķvoquait, et l'on avait cette ķtonnante surprise d'entendre
vraiment Racine, Corneille, Voltaire, Hugo, disant eux-mĻmes leurs vers
et introduisant parfois dans leurs sublimes ouvrages des variantes
tombķes dans l'oubli ou des changements marquķs au sceau d'un gķnie
progressant encore outre-tombe.
De bonne famille bourgeoise, la tragķdienne-mķdium ķtait, hors du
thķŌtre, une femme trĶs simple, vivant tranquillement avec ses parents,
commerńants retirķs des affaires, qui ne s'ķtaient jamais senti aucune
puissance ķvocatrice ou suggestionniste. Sylvia ķtait un phķnomĶne, sa
puissante mķdiumnitķ ķtait pourtant d'origine ancestrale, car elle lui
venait d'un arriĶre-grand-oncle que ses ķtranges facultķs, son go¹t pour
l'occultisme et les sciences de l'au-delÓ, laissķes jadis de c¶tķ ou
abandonnķes aux plus insignes charlatans, avaient fait enfermer comme
fou!
Un soir, assis en sommeillant devant son Tķlķ, Sulfatin l'a vue dķbuter
dans la do±a Sol du grand Hugo et le coup de foudre l'a frappķ,
vķritable coup de foudre, car, oubliant qu'il suivait la reprķsentation
de loin, par tķlķphonoscope, Sulfatin, Ó un moment, emportķ par une idķe
soudaine, absolument scientifique, croyez-le bien, voulut se prķcipiter
vers l'actrice et brisa la plaque du Tķlķ.
Cette idķe, c'ķtait celle-ci: Que ne pourrait-il, s'il pouvait tourner
au profit de la science l'ķtonnante puissance de l'actrice-mķdium, s'il
pouvait, grŌce Ó elle, ķvoquer les gķnies des siĶcles lointains, les
puissants cerveaux endormis dans la tombe, les faire parler, retrouver
les secrets perdus, percer les mystĶres des sciences obscurcies de
l'antiquitķ! Qui sait? aprĶs le repos absolu, go¹tķ pendant des
centaines d'annķes au fond des tombeaux, ces gķnies rķveillķs, mis au
courant des progrĶs modernes, ne trouveraient-ils pas tout Ó coup des
merveilles auxquelles nos cerveaux, accoutumķs Ó certaines idķes,
entraŅnķs par d'autres courants, ne pouvaient penser?
En consķquence, entourant ses plans d'un profond mystĶre, il se fit
prķsenter chez les parents de la tragķdienne-mķdium et demanda la main
de Sylvia. Le mariage traŅnait un peu, Sylvia se montrant, en prķsence
de Sulfatin, d'humeur trĶs irrķguliĶre, tant¶t aimable, tant¶t inquiĶte;
un jour consentant presque au mariage projetķ, et reprenant sa parole le
lendemain, sans donner de motif.
[Illustration: LES PHOTO-PEINTRES.]
Au moment du dķpart pour le Voyage de fianńailles, tout le temps de
Sylvia ķtant pris par les rķpķtitions d'une piĶce nouvelle Ó grand
spectacle, Sulfatin dut se contenter d'une correspondance par clichķs
phonographiques; mais maintenant il lui fallait chaque jour une entrevue
par Tķlķ avec la grande artiste. Oui, vraiment, l'absence avait
dķveloppķ chez lui un dķfaut qu'il ne se connaissait pas auparavant: il
devenait jaloux, violemment jaloux, au nom de la science, et, songeant
qu'un autre pouvait avoir la mĻme idķe que lui et se faire agrķer en son
absence, il regrettait amĶrement de n'avoir pas disposķ dans le petit
h¶tel les ingķnieux et invisibles appareils photo-phonographiques qui
rendent, en certains cas, la surveillance si facile.
C'est ainsi que, peu Ó peu, il en vint Ó courir trois ou quatre fois par
jour au Tķlķ de la station de Kerloch, Ó prendre communication avec
l'h¶tel de la tragķdienne-mķdium ou avec sa loge et mĻme Ó passer lÓ-bas
une partie de ses soirķes Ó suivre les reprķsentations de
MoliĶre-Palace. Pendant ce temps, La HķronniĶre restait un peu
abandonnķ, mais Estelle et Grettly ķtaient lÓ pour veiller sur le
malade.
Un soir que tout le monde, moins Sulfatin, ķtait rķuni dans la grande
salle de l'auberge de Kerloch, o∙ quelques joyeux photo-peintres
dķroulaient leurs thķories sur l'art, agrķmentķes de plaisanteries, La
HķronniĶre, qui semblait plongķ depuis longtemps dans un laborieux et
douloureux travail de rķflexion, se frappa le front tout Ó coup et
gloussa dans l'oreille de Georges:
½J'y suis! je devine pourquoi le docteur Sulfatin, ayant pour
instructions prķcises d'amener, par n'importe quels moyens, une brouille
entre vous et votre fiancķe, laisse complĶtement de c¶tķ ses
instructions... Il est dķjÓ le second de Philox Lorris; eh bien! en vous
ķcartant... ou plut¶t en vous aidant Ó vous ķcarter vous-mĻme des
laboratoires et des grandes affaires... pas votre go¹t, hein! les
grandes affaires... il a... qu'est-ce que je disais? je ne me rappelle
plus... ah! oui... il a l'espoir... il compte rester le seul successeur
possible de Philox Lorris... Combinaison trĶs canaille... mais habile...
Hein! avez-vous compris? VoilÓ!╗
La HķronniĶre n'en pouvait plus aprĶs cet effort du cerveau, un violent
mal de tĻte le terrassait. Grettly le conduisit coucher avec une tasse
de camomille.
[Illustration: ½J'Y SUIS!... JE DEVINE!...╗]
[Illustration: LE BOUCLIER DE FUM╔E.]
VII
Ordre d'appel.--Mobilisation des forces aķriennes, sous-marines et
terriennes du XIIe corps.--Comment le 8e chimistes se distingua dans
la dķfense de ChŌteaulin.--Explosifs et asphyxiants.--Le bouclier de
fumķe.
Cependant Philox Lorris, se reposant entiĶrement sur le traŅtre
Sulfatin, s'ķtait replongķ dans ses travaux et n'avait pas mĻme songķ un
instant aux fiancķs, pendant une dizaine de jours. Lorsque enfin, dans
un intervalle de ses travaux, le souvenir lui en revint, il se rappela
soudain la lettre reńue quelques jours auparavant.
Il avait si peu l'habitude de ce mode arriķrķ de correspondance, que
cette lettre, jetķe dans un coin, ķtait restķe oubliķe. Il eut mĻme
beaucoup de peine Ó la retrouver. Quand il vit que Georges avait changķ
l'itinķraire et que, tout en promettant de faire un petit tour aux
volcans artificiels d'Auvergne en revenant, il avait prķfķrķ s'en aller
perdre son temps dans des promenades sans but et sans utilitķ en
Bretagne, M. Philox Lorris fut trĶs en colĶre et, tout de suite, il
demanda des ķclaircissements Ó Sulfatin. La rķponse par phonogramme
arriva bient¶t. L'hypocrite Sulfatin rejetait toute la faute sur
Georges, qui s'obstinait Ó repousser ses avis et ses bons conseils.
Philox patienta un peu, puis il adressa Ó Sulfatin un phonogramme
dķbitant ces simples mots:
½Et cette brouille, o∙ en sommes-nous? Ūa ne va pas assez vite!╗
Sulfatin rķpondit par le clichķ d'une conversation de Georges et
d'Estelle, recueillie par un petit phonographe qu'il avait adroitement
dissimulķ sous le feuillage en laissant les deux jeunes gens en tĻte Ó
tĻte sous la tonnelle de l'auberge.
Cette conversation montrait suffisamment Ó Philox Lorris que la brouille
attendue ķtait encore bien loin, si elle devait jamais venir!
½Oh! cet ancĻtre qui reparaŅt toujours! se dit Philox Lorris. Que faire?
Puisque Sulfatin n'y suffit pas, il faut que je m'en mĻle et que je
tŌche de les gĻner un peu!...╗
Philox Lorris, ayant beaucoup de choses Ó faire, allait trĶs vite en
besogne et sans barguigner dans tout ce qu'il entreprenait, et Georges
s'en aperńut bient¶t.
Un matin, comme il ķtait en train de prķparer une promenade avec partie
de pĻche dans les roches pour l'aprĶs-dķjeuner, il reńut, par un exprĶs
venu de Kerloch, un petit paquet et un fort colis. Le petit paquet
contenait deux phonogrammes, l'un portant l'estampille Philox Lorris et
l'autre le cachet du ministĶre de la Guerre.
Aussit¶t portķs au phonographe, voici ce que dirent les clichķs:
Premier phonogramme:
½Artillerie chimique de ton corps d'armķe mobilisķe pour manoeuvres;
envoie ordre appel reńu pour toi... Dķsolķ du dķrangement apportķ Ó ton
dķlicieux Voyage de fianńailles.╗
DeuxiĶme phonogramme:
_MINIST╚RE DE LA GUERRE_
XIIe CORPS D'ARM╔E.--R╔SERVE
ESSAI DE MOBILISATION ET MANOEUVRES EXTRAORDINAIRES DE 1956.
_Artillerie chimique et corps mķdical offensif, torpilleurs Ó vapeurs
dķlķtĶres, pompistes et torpķdistes aķriens sont convoquķs du 12 au 19
ao¹t._
ORDRE D'APPEL
_Le capitaine Georges Lorris, de la 17e batterie du 8e rķgiment
d'artillerie chimique, se rendra le 12 ao¹t, Ó cinq heures du matin, Ó
ChŌteaulin, au Dķp¶t chimique militaire, pour prendre le commandement
de sa batterie._
½Allons, bon! fit Georges contrariķ, un appel!... Qu'est-ce que cela
veut dire? Cet appel n'ķtait que pour l'annķe prochaine!... Mais je me
doute, c'est l'ingķnieur gķnķral d'artillerie chimique Philox Lorris qui
l'a fait avancer pour gĻner un peu le pauvre capitaine Georges Lorris
dans son Voyage de fianńailles... Allons, je parie maintenant que ce
colis renferme mon uniforme... Juste!
[Illustration: QUELQUES ╔CHANTILLONS DE LA FLOTTE A╔RIENNE]
--Quel malheur! dit Estelle, voilÓ notre pauvre voyage fini...
[Illustration: UN EXPR╚S VENU DE KERLOCH.]
--Bah! fit Sulfatin, c'est Ó ChŌteaulin qu'ont lieu les manoeuvres? Eh
bien! mais ChŌteaulin est prĶs d'ici, Ó deux pas du Parc national: nous
assisterons aux manoeuvres... Nous cherchions des distractions, en
voici, et nous aurons le plaisir de contempler le brillant capitaine
Lorris en uniforme, Ó la tĻte de sa batterie...
--Mais nos opķrations, Ó nous autres de l'artillerie chimique, n'ont
rien de pittoresque.
--Cela ne fait rien, dit Estelle, nous irons voir les manoeuvres.
--S'il n'y a pas de danger, fit observer la prudente Grettly.
--Si vous Ļtes lÓ, ma chĶre Estelle, je prendrai mes ennuis en patience
et je tŌcherai que ma batterie se distingue dans ces combats pour rire,╗
dit Georges en riant.
Il fut convenu que Georges partirait le soir mĻme, Ó dix heures, pour
Kerloch, d'o∙ un train de tube devait le conduire Ó ChŌteaulin.
La charmante Estelle et Grettly, accompagnķes de Sulfatin, ainsi que La
HķronniĶre, trĶs fatiguķ de l'usure cķrķbrale dans l'effort qu'il avait
fallu pour deviner les plans de Sulfatin, gagneraient ChŌteaulin le
lendemain dans la matinķe.
Les armķes d'aujourd'hui sont des organismes extraordinairement
compliquķs, dont tous les rouages et ressorts doivent marcher avec une
s¹retķ et une prķcision absolues. Pour que la machine fonctionne
convenablement, il faut que tous les ķlķments qui la constituent, tous
les accessoires divers s'emboŅtent avec la plus grande rķgularitķ, sans
Ó-coup ni frottement.
Il le faut bien, hķlas! et maintenant plus que jamais! Le ProgrĶs, qui,
d'aprĶs les suppositions de nos bons rĻveurs des siĶcles passķs, devait,
dans sa marche triomphale Ó travers les civilisations, tout amķliorer,
hommes et institutions, et faire Ó jamais rķgner la Paix universelle, le
ProgrĶs ayant multipliķ les contacts entre les nations, ainsi que les
conflits d'intķrĻts, a multipliķ de mĻme les causes et les occasions de
guerre.
Les moeurs, les habitudes, les idķes d'aujourd'hui, enfin, diffĶrent des
idķes d'autrefois autant que le monde politique, en sa constitution
actuelle, diffĶre du monde politique de jadis.--Qu'ķtait-ce que la
petite Europe du 19e siĶcle, rķgentant les continents de par la
puissance que lui fournissaient ses sciences--Ó l'ķtat embryonnaire
pourtant, mais dont elle seule monopolisait la possession? L'Europe
seule comptait. Maintenant, la Science, s'ķtant comme un flot
d'inondation rķpandue Ó peu prĶs ķgalement sur toute la surface du
globe, a mis tous les peuples au mĻme niveau, ou Ó peu prĶs, aussi bien
les vieilles nations mķprisķes de l'Asie que les peuples tout jeunes nķs
de quelques douzaines d'ķmigrants ou d'un noyau de convicts et d'outlaws
dans les solitudes lointaines des Ocķans. Maintenant, tout l'univers
compte, car il possĶde les mĻmes explosifs, les mĻmes engins
perfectionnķs, les mĻmes moyens pour l'attaque et la dķfense.
Les idķes n'ont pas moins changķ, ¶ rĻveurs de l'universel embrassement
entre les peuples, doux utopistes, innocents et na’fs historiens, qui
flķtrissiez les violences d'autrefois, aussi bien les guerres de
conquĻtes entreprises par quelque prince ambitieux en vue d'arrondir ses
╔tats avec quelques mķchantes bribes de provinces, que les guerres
allumķes par la vanitķ des nations, sans motifs intķressķs, uniquement
pour ķtablir la suprķmatie d'une race sur une autre.
[Illustration: PROGRAMME DE VOYAGE DE FIANŪAILLES: L'USINE DE CAPTATION
DES FORCES PLAN╔TAIRES.]
O doux rĻveurs! ¶ poĶtes! il s'agit bien maintenant de ces vķtilles,
querelles de princes ou querelles de peuples, petites guerres de
monarques se disputant, dans le tohu-bohu du Moyen Ōge, la possession de
quelque maigre duchķ, troubles intķrieurs de nationalitķs en train de se
constituer, ou mĻme grandes guerres entreprises pour l'ķtablissement ou
la conservation d'un certain ķquilibre entre les nations!
Fadaises que tout cela! Ces luttes, ces querelles sanglantes que vous
flķtrissiez si vigoureusement, c'ķtait tout de mĻme la manifestation
d'un confus idķalisme rķgnant sur les cerveaux; les plus enragķs
guerroyeurs ne parlant que de _droit_, toujours on croyait ou l'on
prķtendait combattre pour le _droit_ ou la _libertķ_ ou mĻme la
_fraternitķ_ des peuples, en ce temps-lÓ! Aujourd'hui, c'est le rĶgne du
Rķalisme dominateur! Nous faisons la guerre autant et mĻme plus
qu'autrefois, non point pour des idķes creuses ou des rĻveries, mais, au
contraire, en vue de quelque avantage sķrieux et palpable, de quelque
profit important.
[Illustration: Georges Lorris en uniforme.]
L'industrie d'une nation pķriclite-t-elle parce qu'une autre nation
voisine ou ķloignķe possĶde les moyens fournis par la nature ou
l'industrie de produire Ó meilleur compte? Une guerre va dķcider Ó qui
doit rester le marchķ, par la destruction des centres industriels du
vaincu ou par quelque bon traitķ imposķ Ó coups de torpilles.
Notre commerce a-t-il besoin de dķbouchķs pour le trop-plein de ses
produits? Bellone, avec ses puissants engins, se chargera d'en ouvrir.
Les traitķs de commerce ainsi imposķs ne durent pas longtemps, soit;
mais, en attendant, ils font la richesse d'une gķnķration, et, quand
ceux-ci seront dķchirķs, nous trouverons bien d'autres occasions!
Lors du triomphe de la Science et de la grande mise en exploitation
industrielle des continents, certaines nations n'ont pu supporter les
frais d'ķtablissement et se sont trop fortement obķrķes. Les nations
dķbitrices se moquĶrent d'abord trĶs gentiment de leurs crķanciers
ruinķs; mais les crķances existent toujours, elles sont tombķes, par
rachat des titres, entre bonnes mains, entre les puissantes tenailles de
nations qui savent se faire payer _manu militari_, ou, ce qui est encore
plus malin, par une saisie de tous les revenus de l'╔tat en faillite, et
convertir les royaumes obķrķs en bonnes fermes productives.
[Illustration: D╔FIL╔ DU 8e CHIMISTES.]
Ainsi va dķsormais le monde, aussi bien en cette vieille Europe, dont la
division territoriale change assez souvent, que dans l'Amķrique,
subdivisķe en un certain nombre de coupures plut¶t qu'en nations, o∙ les
changements sont encore moins rares, ou que dans l'Asie, plus compacte,
envahie par l'Ōpre et prolifique race chinoise.
Ainsi donc, dans notre civilisation ultra-scientifique, toujours
environnķe de pķrils latents, une nation doit, suivant le vieil adage,
plus vrai encore que jadis, rester toujours sur le pied de guerre pour
avoir la paix et se garder sķvĶrement, Ó terre, sur mer et dans
l'atmosphĶre.
Que de prķcautions, que de soins, que d'ordre pour tenir la machine
militaire prĻte Ó fournir toute son ķnergie, Ó toute heure, Ó toute
minute, au premier signe, sur un simple bouton pressķ dans le cabinet du
ministre de la Guerre!
Mais on y arrive.
Tout est prķvu, combinķ, arrangķ. Notre organisation militaire
d'aujourd'hui est un chef-d'oeuvre de mķcanique qui semble d¹ aux gķnies
combinķs de Vaucanson, de Napolķon et d'Edison.
Les habitants de ChŌteaulin s'ķveillaient Ó peine, le 12 ao¹t, lorsqu'Ó
cinq heures sonnant aux cadrans ķlectriques officiels, une centaine
d'officiers de rķserve de tous grades, dķbarquķs des tubes ou venus par
aķronefs, se prķsentĶrent au Dķp¶t chimique, o∙ les attendait le colonel
du 8e chimistes.
Georges ķtait lÓ, revĻtu de l'uniforme ķlķgant et sķvĶre de son corps:
vareuse marron sombre Ó brandebourgs, culotte noire et bottes, casque Ó
visiĶre et mentonniĶre mobiles se baissant au moment des opķrations
chimiques. Un rķservoir d'oxygĶne Ó tube mobile, un revolver Ó air
comprimķ et un sabre complĶtent l'ķquipement.
Le sabre est une tradition, un dernier vestige de l'ancien armement du
Moyen Ōge; on ne se sert guĶre, sur les champs de bataille modernes, de
ces instruments encombrants, d'un maniement compliquķ et de si peu
d'effet.
Par Bellone! nous avons aujourd'hui mieux que ces glaives, bons tout au
plus Ó dķcouper les gigots en garnison.
Nous avons beaucoup mieux, certes, avec notre joli catalogue d'explosifs
variķs, qui commencent, il est vrai, Ó se dķmoder un peu. Ne
possķdons-nous pas la sķrie des gaz asphyxiants ou paralysants, commodes
Ó envoyer par tubes Ó petites distances ou par obus lķgers, simples
bonbonnes facilement dirigķes Ó 30 ou 40 kilomĶtres de nos canons
ķlectriques! Et l'_artillerie miasmatique du corps mķdical offensif_!
Elle est en train de s'organiser, mais ses redoutables boŅtes Ó miasmes
et ses obus Ó microbes variķs commencent Ó Ļtre apprķciķs.
Ah oui! nous avons mieux que l'antique coupe-choux, mieux que tous les
instruments perforants ou contondants qui, pendant tant de siĶcles,
furent les principaux outils des batailles! Quelques esprits, chagrins
contempteurs du progrĶs, osent les regretter et prķtendent que ces
merveilles de la science, appliquķes Ó la guerre, ont tuķ la vaillance
et supprimķ cette belle poussķe du coeur qui jetait les hommes en avant
sur l'ennemi, dans la lutte ardente et loyale. D'aprĶs eux, feu le
_courage militaire_, inutile et impuissant dķsormais, se trouve remplacķ
par une rķsignation fataliste, par la passivitķ des cibles...
Mais foin de ces vains regrets et vive le progrĶs!
A 5 h. 15, le 8e chimistes se complķtait avec ses rķservistes amenķs par
train spķcial du grand tube de Bretagne, bifurquant Ó Morlaix; ils
recevaient leurs uniformes et leur ķquipement, plus sept jours de
boulettes de viande concentrķe, et Ó 5 h. 48, sur un coup de sifflet,
les vingt batteries du 8e chimistes, ķtincelantes sous le soleil levant,
s'alignaient sur le champ de manoeuvres, devant le dķp¶t.
[Illustration: LES BOMBARDES ROULANTES ARRIVANT PAR LES ROUTES DE
TERRE.]
A 5 h. 51, les pompistes du corps mķdical offensif, en quatre sections,
arrivaient Ó leur tour et presque en mĻme temps paraissaient, Ó 200
mĶtres dans le ciel, les torpķdistes aķriens sortant de leur dķp¶t.
Le gķnķral commandant parut Ó six heures prķcises, Ó la tĻte d'un
brillant ķtat-major, et parcourut rapidement le front des troupes.
Il rķunit les officiers supķrieurs pour leur communiquer le programme
des manoeuvres et leur donner des ordres.
Un ennemi, reprķsentķ par une premiĶre portion du corps d'armķe, partie
la veille, ķtait supposķ avoir pris Brest, en glissant dans le port une
nuķe de _Goubets_ de toutes tailles,--ces terribles et difficilement
saisissables torpilleurs sous-marins inventķs vers la fin du siĶcle
dernier, qui font de toute guerre maritime une succession de
surprises,--et en faisant sauter toutes les dķfenses qui eussent pu
s'opposer au dķbarquement de ses forces.
Dans sa marche sur Rennes, il menańait ChŌteaulin par son aile droite et
cherchait Ó le dķborder par son escadre aķrienne.
[Illustration: LES MITRAILLEURS.]
On devait donc exķcuter toutes les opķrations nķcessaires pour dķfendre
ChŌteaulin, puis chercher Ó couper les escadrilles aķriennes et les
torpķdistes roulants lancķs en avant par l'ennemi, couvrir certaines
zones de vapeurs dķlķtĶres, reprendre, co¹te que co¹te, les positions,
villes, villages ou hameaux enlevķs, et enfin rejeter l'ennemi Ó la c¶te
ou dans les zones supposķes rendues inhabitables par le corps mķdical
offensif. Tel ķtait le plan des opķrations de dķfense, exposķ en tous
ses dķtails Ó ses officiers par le gķnķral commandant, un de nos plus
brillants ingķnieurs militaires.
A 6 h. 15, les opķrations commenńaient.
[Illustration: Feu le Courage militaire
remplacķ par la rķsignation fataliste des Cibles.
Hķliog. & Imp. Lemercier. Paris]
La mobilisation avait donc demandķ une heure quinze minutes, ce qui
ķtait un beau rķsultat, le prķcķdent essai ayant pris une heure dix-huit
minutes.
[Illustration: GRANDES MANOEVRES.--SURPRISE DU PORT DE BREST PAR LES
GOUBETS.]
Les officiers de l'escadre aķrienne, faisant virer leurs hķlicoptĶres,
regagnĶrent rapidement leurs postes; on vit aussi une nuķe d'ķclaireurs
torpķdistes Ó marche accķlķrķe s'ķlancer en avant, en dķcrivant une
sorte d'ķventail dans le ciel, et disparaŅtre bient¶t, perdus dans les
lointaines vapeurs. DerriĶre, les grosses aķronefs, sur une seule et
immense ligne dont les intervalles s'ķlargissaient de plus en plus, de
fańon Ó embrasser le plus possible d'horizon, marchaient plus lentement,
toutes prĻtes Ó pivoter sur un point au premier signal, dĶs que
l'escadrille ennemie serait aperńue.
Les forces terriennes, pendant ce temps-lÓ, s'ķtaient ķbranlķes aussi;
un train spķcial du tube transporta quelques bataillons de mitrailleuses
jusqu'au trentiĶme kilomĶtre, o∙ le tube ķtait censķ coupķ par des
ķclaireurs ennemis.
Le premier contact ķtait pris; les ķclaireurs torpķdistes aķriens ou
bicyclistes terriens repoussķs, l'ennemi fut signalķ en train de se
concentrer Ó 16 kilomĶtres de lÓ. Aussit¶t les bombardes roulantes
ķlectriques, arrivant par les routes de terre Ó 10 h. 45, commencĶrent
l'attaque en refoulant les bombardes ennemies.
Toute la journķe fut employķe en manoeuvres aussi savantes d'un c¶tķ que
de l'autre. L'ennemi avait eu le temps de se couvrir en semant des
torpilles Ó blanc qui, dans une guerre, eussent causķ des pertes
ķnormes. Il fallait donc avancer prudemment, les ķventer autant que
possible et tourner les obstacles. Les mitrailleurs, divisķs en petites
sections, se faufilaient en profitant de tous les mouvements de terrain,
portant leurs petits rķservoirs Ó bras, les officiers et sous-officiers
en avant, fouillant l'horizon avec leurs lorgnettes et calculant les
distances. DĶs qu'une section arrivait Ó bonne portķe, c'est-Ó-dire Ó 4
kilomĶtres d'un ennemi visible, chaque homme vissait son tube-fusil aux
embouchures mobiles du rķservoir et on ouvrait le feu.
L'artillerie chimique, Ó 10 kilomĶtres en arriĶre de la ligne d'attaque,
tirait sur les points que les ķclaireurs Ó hķlicoptĶres venaient leur
signaler. L'artillerie tirait au jugķ, bien entendu, en se repķrant sur
la carte, le but, toujours placķ Ó 12 ou 15 kilomĶtres pour le moins,
restant forcķment invisible pour elle. Dans une vraie guerre, elle e¹t
couvert les points indiquķs par les ķclaireurs de ses terribles
explosifs ou d'obus Ó vapeurs dķlķtĶres.
L'escadre aķrienne resta invisible pendant toute la journķe. Vers le
soir, le corps de dķfense remporta quelques avantages marquķs, mais on
s'aperńut que l'ennemi avait adroitement dissimulķ un mouvement tournant
sur la droite et qu'en somme cette premiĶre journķe lui ķtait favorable.
Cependant le gķnķral commandant avait laissķ une rķserve de cinq
batteries du 8e chimistes avec le bataillon mķdical offensif tout entier
Ó ChŌteaulin pour couvrir la ville, et nous allons voir que cette sage
prķcaution ne fut pas inutile. La batterie de Georges Lorris faisait
partie de cette rķserve. Le jeune homme put recevoir sa fiancķe et ses
amis, et les installer dans un bon h¶tel en belle situation sur la
colline dominant tout le cours de la riviĶre. Il offrit Ó dķjeuner Ó
Estelle au campement des chimistes, un vrai dķjeuner militaire, o∙ les
convives n'avaient pour siĶges que des caisses de torpilles et
d'explosifs divers.
[Illustration: D╔JEUNER SUR LE CHAMP DE BATAILLE.]
Dans l'aprĶs-midi, voyant qu'il pouvait disposer d'un peu de temps aprĶs
une revue du matķriel, il prit une aķronef et mena ses amis voir
l'engagement; mais, comme on ne put approcher trop prĶs de peur de
tomber dans les mains de l'ennemi, on ne vit pas grand'chose; Ó peine,
sur l'immense terrain dķcouvert, quelques groupes d'individus minuscules
filant le long des haies et, ńÓ et lÓ, quelques flocons de fumķe
aussit¶t dissipķe dans l'air.
Comme on ne soupńonnait nul pķril, Georges alla dŅner Ó l'h¶tel o∙ il
avait logķ ses amis; il passa gaiement la soirķe avec eux, puis s'en fut
rejoindre ses hommes Ó leur baraquement. Mais la nuit devait Ļtre
troublķe: entre trois et quatre heures du matin, ChŌteaulin endormi fut
rķveillķ en sursaut par de violentes dķtonations. C'ķtait l'ennemi qui,
ayant rķussi dans son mouvement tournant, essayait de surprendre la
ville; heureusement, les grand'gardes venaient de l'arrĻter Ó 8
kilomĶtres. On avait le temps de prķparer la dķfense.
[Illustration: LES ╔CLAIREURS A H╔LICOPT╚RES.]
Et, sous les yeux des voyageurs de l'h¶tel ķveillķs par la canonnade,
sous les yeux d'Estelle, souriant Ó son fiancķ qui passe Ó la tĻte de sa
batterie, devant la pauvre Grettly, qui croit que c'est _pour de vrai_,
les chimistes, visiĶres baissķes, avec les tubes d'ordonnance
communiquant Ó leurs rķservoirs portatifs d'oxygĶne, ķtablissent des
batteries sur le monticule, Ó l'abri d'un rideau d'arbres. En vingt
minutes, tous les appareils sont montķs, les tubes et tuyaux vissķs.
Georges, montķ sur son hķlicoptĶre, est allķ reconnaŅtre l'ennemi et,
grŌce Ó ses indications reportķes sur la carte et soigneusement
vķrifiķes, les appareils sont pointķs sur diverses directions.
[Illustration: UNE BATTERIE D'ARTILLERIE CHIMIQUE.]
Pendant que les aķronefs de rķserve se portent en avant, les sections de
torpķdistes ont semķ de torpilles les points menacķs, et les chimistes
commencent Ó tirer. La situation reste bonne; l'ennemi, se heurtant Ó
tous les obstacles qu'on sĶme sur son chemin, fait d'abord peu de
progrĶs; mais, vers les sept heures, il rķussit, en profitant d'un pli
de terrain, Ó s'avancer de quelques kilomĶtres en enveloppant certains
postes aventurķs.
Pour gagner du temps et laisser aux secours le temps d'arriver, Georges,
qui a le commandement en sa qualitķ d'officier le plus ancien en grade,
fait couvrir tout le pķrimĶtre de la dķfense de boŅtes Ó fumķe. Ces
boŅtes, ķclatant Ó 100 mĶtres en l'air, rķpandent des flots de fumķe
noirŌtre et nausķabonde, qu'en cas de guerre les chimistes eussent
rendue absolument asphyxiante. ChŌteaulin, o∙ l'atmosphĶre reste pure,
est enveloppķ d'un cercle de brouillard opaque qui le rend invisible Ó
l'ennemi dķconcertķ.
Les batteries chimiques de la dķfense continuent Ó tirer; puis, Ó l'abri
de la fumķe, des torpķdistes se glissent jusqu'Ó l'ennemi, et enfin le
bataillon mķdical, avec sa batterie particuliĶre, prend l'offensive Ó
son tour. Il se porte en avant et envoie sur les points repķrķs quelques
boŅtes inoffensives, simplement nausķabondes aujourd'hui et provoquant
des toux dķsagrķables, lesquelles boŅtes, dans une guerre, eussent portķ
sur les points de concentration de l'ennemi, sur les villages occupķs,
les miasmes les plus dangereux.
ChŌteaulin est sauvķ; pendant que l'ennemi tŌtonne dans le brouillard,
se heurte aux torpilles ou tourne les points supposķs rendus
infranchissables par les miasmes, les secours arrivent.
Nous n'avons pas l'intention de suivre pas Ó pas ces manoeuvres si
intķressantes; Georges Lorris, qui avait eu l'idķe du bouclier de fumķe,
fut trĶs chaudement fķlicitķ le lendemain par le gķnķral, puis, comme sa
batterie avait soutenu presque tout l'effort du combat pendant un jour
et une nuit, et qu'un certain nombre d'hommes, n'ayant pas eu le temps
de renouveler leur provision d'oxygĶne, ķtaient indisposķs par suite de
la manipulation des produits, elle fut, pendant tout le reste des
opķrations, mise en rķserve, ce qui permit Ó Georges de consacrer un peu
plus de temps Ó sa fiancķe.
L'escadre aķrienne, aprĶs avoir attaquķ et dispersķ au-dessus de Rennes
les aķronefs ennemies, revenait avec des aķronefs prisonniĶres,
apportant son concours aux forces terriennes. Le corps de dķfense, grŌce
aux savantes combinaisons du gķnķral, reconquit vite le terrain perdu
et, dĶs le troisiĶme jour des manoeuvres, la situation de l'ennemi
devint assez critique. Toutes les journķes ķtaient employķes en combats
ou en confķrences par le gķnķral lui-mĻme ou par quelques ingķnieurs de
l'ķtat-major. Parfois, au milieu d'une bataille, lorsqu'une circonstance
se prķsentait qui pouvait servir Ó l'instruction des officiers, un
signal arrĻtait brusquement les deux armķes, les clouant sur leurs
positions respectives, et, de chaque c¶tķ, les officiers rķunis
ķcoutaient la confķrence du gķnķral, ķmettaient des opinions ou
proposaient des plans. Puis, sur un signal, l'action reprenait au point
o∙ on l'avait arrĻtķe.
[Illustration: LE CORPS M╔DICAL OFFENSIF.]
Bient¶t, l'armķe ennemie, malgrķ ses efforts, se vit rejetķe dans un
canton montagneux et acculķe Ó la mer. Une partie de son escadre
aķrienne avait ķtķ faite prisonniĶre, le reste tenta vainement d'enlever
une partie du corps menacķ, pour le porter nuitamment sur une meilleure
position; mais les aķronefs veillaient, leurs jets de lumiĶre ķlectrique
fouillant le ciel firent dķcouvrir la tentative.
L'heure suprĻme avait sonnķ. AprĶs un travail de toute une nuit pour le
placement des batteries, Ó l'aube du sixiĶme jour les chimistes et le
corps mķdical offensif couvrirent la rķgion occupķe par l'ennemi de
boŅtes Ó fumķe et d'obus Ó miasmes. L'ennemi riposta aussi
vigoureusement qu'il put; mais ses boŅtes, sur le pķrimĶtre trĶs ķtendu
de l'attaque, ne produisaient pas grand effet; il fut bient¶t ķvident
que, dans une action vķritable, l'ennemi, noyķ dans les gaz asphyxiants
des chimistes et sous les vapeurs dķlķtĶres Ó effet rapide du corps
mķdical offensif, e¹t ķtķ bien vite et dķfinitivement mis hors de
combat. Les deux corps d'armķe, attaque et dķfense, rķunis le soir du
septiĶme jour Ó ChŌteaulin, furent passķs en revue par les gķnķraux,
sous les flots de lumiĶre ķlectrique, fķlicitķs pour leurs belles
opķrations, et les rķservistes, immķdiatement congķdiķs, regagnĶrent
leurs foyers.
[Illustration: LE CORPS M╔DICAL OFFENSIF ENTRE EN SC╚NE.]
Seuls restĶrent les officiers ayant Ó passer des examens pour
l'obtention d'un grade supķrieur ou Ó soutenir des thĶses pour le
doctorat Ķs sciences militaires. Le gķnķral se montra charmant pour
Georges Lorris.
½Capitaine, lui dit-il, je serais heureux de vous proposer pour le grade
de commandant, mais il vous faut le doctorat auparavant; donc, si vos
occupations au laboratoire de monsieur votre pĶre vous en laissent le
temps, travaillez, piochez ferme et, aux examens de printemps, vous
pourrez vous prķsenter avec toutes les chances...
[Illustration: GRANDES MANOEUVRES SOUS-MARINES.--MONITOR SOUS-MARIN
SURPRIS PAR LES TORP╔DISTES]
--Mon gķnķral, je vous remercie, mais je suis en train de prķparer autre
chose.
--Quoi donc?
--Mon mariage, et je dois, mon gķnķral, remettre les rĻves ambitieux Ó
plus tard... Permettez-moi de vous prķsenter ma future...╗
AprĶs une journķe de repos, les fiancķs se dķcidĶrent au retour, sur les
instances de Sulfatin qui, dķdaigneux des beautķs de la bataille, avait
passķ ses journķes au Tķlķ de l'h¶tel, Ó ChŌteaulin, Ó communiquer avec
MoliĶre-Palace, en confiant son malade aux soins de Grettly.
[Illustration: LE PARC NATIONAL, BARR╔ A L'INDUSTRIE.]
[Illustration: Mlle ESTELLE LACOMBE AU LABORATOIRE]
DEUXI╚ME PARTIE
I
Prķparatifs d'installation.--La fķodalitķ de l'or.--Quelques figures
de l'aristocratie nouvelle.--La nouvelle architecture du fer, du
pyrogranit, du carton, du verre.--Les photo-picto-mķcaniciens et les
progrĶs du grand art.--Messieurs les ingķnieurs culinaires.
½╩tes-vous brouillķs? demanda Philox Lorris, lorsque son fils se
prķsenta devant lui au retour du Voyage de fianńailles.
--Pas le moins du monde; au contraire, je...
--Ta ta ta! Vous ne vous Ļtes pas ķprouvķs sķrieusement, vous Ļtes
restķs tous les deux, toi surtout, la bouche en coeur, Ó soupirer des
gentillesses; ce n'est pas ainsi qu'on ķprouve celle dont on veut faire
la compagne de sa vie... Ce n'est pas loyal, je trouve que tu as manquķ
tout Ó fait de bonne foi...
--Comment! j'ai manquķ de bonne foi?
[Illustration: --Bigre! quand je serai le mari de cette dame!]
--Certainement! Et ta fiancķe aussi, de son c¶tķ! Tu n'es pas autrement
bŌti que tous les autres hommes, parbleu! et ta fiancķe ne diffĶre pas
du reste du genre fķminin. Tu devais te montrer comme tu seras pendant
le reste de ta vie--ainsi du reste que tous les hommes occupķs--rude,
distrait, grincheux souvent, emportķ, violent mĻme..... Nous sommes tous
comme cela dans la vie; elle est si courte, la vie; une fois mariķs,
est-ce qu'on a du temps Ó perdre en maniĶres?
--J'ai pourtant bien l'intention de ne pas me montrer aussi dķsagrķable
que cela...
[Illustration: --Attention! quand je serai la femme de ce monsieur!]
--Certainement, parbleu! des bonnes intentions, ńa ne prend pas de
temps, on en a tant que l'on veut... mais les rapports journaliers, la
vie enfin... C'est lÓ que je t'attends! De mĻme une fiancķe, pour que le
Voyage de fianńailles constitue un essai vraiment loyal de la vie
conjugale, devrait tout de suite se montrer futile, lķgĶre,
contrariante, souvent revĻche, portķe Ó la domination, etc., etc.,
enfin, telle qu'elle sera plus tard dans le mķnage. Alors, on se juge
franchement, et l'on dķcide en parfaite connaissance de cause si la vie
commune est possible: ½Attention! Quand je serai la femme de ce
monsieur, je l'aurai toujours devant moi!--Bigre! Quand je serai le mari
de cette dame, songeons-y, ce sera Ó perpķtuitķ...╗ VoilÓ les sages
rķflexions que les personnes raisonnables doivent faire!╗
Georges se mit Ó rire.
½Est-ce que tu me peindrais l'ķminente doctoresse Bardoz et la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe, avec les mĻmes couleurs? demanda-t-il Ó son pĶre.
--Pas tout Ó fait! Si je les ai distinguķes, c'est qu'elles sont de
vraies exceptions... Et puis elles seraient si occupķes elles-mĻmes!
Enfin! concluons! Tu persistes vraiment?
--Je persiste Ó voir le bonheur de ma vie dans l'union avec...
--Bon! bon! pas de phrases! C'est ton ancĻtre l'artiste, le poĶte qui te
travaille... Laisse-le dormir! Nous verrons; mais avant de donner mon
consentement dķfinitif, je veux ķtudier ta fiancķe... Tu connais mes
principes: pas de femme inoccupķe. Je propose Ó Mlle Lacombe d'entrer Ó
mon grand laboratoire, section des recherches; elle travaillera sous mes
yeux, Ó c¶tķ de toi... Ne crains rien, pas de surmenage, un petit
travail doux! Et, entre temps, vous monterez votre maison et nous
causerons mķnage quand le nid sera achevķ.╗
Georges, comptant bien abrķger le plus vite possible cette derniĶre
pķriode d'ķpreuves, se dķclara satisfait de l'arrangement et porta la
proposition de son pĶre Ó Estelle. Tout fut vite entendu. D'ailleurs,
Philox Lorris n'eut qu'un mot Ó dire aux Phares alpins pour faire passer
M. Lacombe aux bureaux de Paris de cette administration: les parents
d'Estelle purent venir habiter Paris, au grand plaisir de Mme Lacombe,
qui voyait ainsi se rķaliser un de ses rĻves.
Georges Lorris et Estelle s'occupaient de leur installation future avec
Mme Lacombe, mais sur les idķes de Philox Lorris. Celui-ci nķgocia en
quelques jours l'achat pour son fils, au centre de l'ancien Paris, sur
les hauteurs de Passy, d'un petit h¶tel que dķsirait cķder, pour
s'installer dans un vaste domaine dans le Midi, un banquier milliardaire
d'Australie qui venait de rķaliser dans les bourses du Nouveau Monde un
krach fabuleusement fructueux et qui voulait, avec l'immense fortune
rķcoltķe dans sa magnifique opķration, fonder, assez loin des
dķsagrķables criailleries des anciens actionnaires et dans un pays plus
aristocratique que la terre australienne, une puissante famille
seigneuriale.
Ce richissime ex-banquier, Arthur Pigott, traitant M. Philox Lorris en
homme digne de le comprendre, exposa ses plans avec tranquillitķ quand
il fit visiter son petit h¶tel Ó son acheteur.
½Votre vieille aristocratie territoriale est morte d'inanition, illustre
monsieur, ou elle achĶve de s'ķteindre, dit-il; soufflons donc dessus
et remplańons-la, car il faut la remplacer, c'est le voeu de la nature;
vous savez bien qu'une aristocratie a son r¶le dans la vie sociale et
qu'on n'en a pas plut¶t jetķ une Ó terre,--vos rķvolutions l'ont
prouvķ--qu'une autre apparaŅt. A l'origine de toutes les grandes et
hautes familles, monsieur, que voyez-vous? Un fondateur malin, plus
riche et, par consķquent, plus puissant que ses voisins! Je dķdaigne de
rechercher comment il a ramassķ cette fortune: il l'a, c'est le
principal!... Les historiens passent assez lķgĶrement lÓ-dessus comme
dķtail nķgligeable...
--Des chevauchķes la lance au poing en pays ennemi, fit M. Philox
Lorris, la conquĻte de quelque territoire; autrement dit, l'expulsion
violente ou l'oppression des occupants, venus jadis de la mĻme fańon..
[Illustration: SUR LES HAUTEURS DE PASSY.]
--Autrement dit des rapines de soudards, de brutales rapines, continua
M. Pigott, hideuses violences des temps barbares! Eh bien! qu'on nie
encore le progrĶs! J'ose prķtendre que, plus tard, les historiens qui
regarderont Ó l'origine de la noble famille fondķe par moi en mon duchķ
sur la Dordogne, o∙ j'aurai, j'espĶre, le plaisir de vous avoir Ó mes
grandes chasses, distingueront autre chose! Pas de violences, pas de
soudards brutaux! Ils pourront dire: _L'ancĻtre Pigott, le fondateur,
fut tout autre chose qu'un vulgaire Montmorency; ce fut un doux malin,
un combattant de l'intelligence qui sut prķlever sur des crķatures
infķrieures la dŅme de l'intelligence_.....
--Deux ou trois cent mille actions de 5,000 francs, n'est-ce pas, dans
vos derniĶres affaires?
--Plus quelques petites choses, pour compenser les frais trĶs sķrieux...
Je reprends! Voici ce qu'ils diront, les historiens: _Il sut prķlever la
dŅme de l'intelligence et vint, apportant la richesse en notre belle
province, fonder une illustre maison, planter l'arbre seigneurial dont
les rameaux s'ķtendent aujourd'hui si largement, abritant nos tĻtes sous
leur ombre, et contribuer puissamment au relĶvement des principes
d'autoritķ et des saines idķes de hiķrarchie sociale trop longtemps
ķbranlķes par nos rķvolutions_..... VoilÓ! ainsi se fonde la nouvelle
aristocratie!╗
Et M. Pigott avait raison.
Sur les ruines bient¶t dķblayķes de l'ancien monde, une aristocratie
nouvelle se fonde. Que devient l'ancienne? Les vieilles races en
dķcadence semblent fondre et disparaŅtre de jour en jour avec plus de
rapiditķ. Nous voyons leurs descendants appauvris, ķloignķs par la
dķfiance des masses des affaires publiques, peu aptes Ó la pratique des
sciences, impropres aux grandes affaires industrielles et commerciales,
tirer la langue dans leurs chŌteaux dķlabrķs, qu'ils ne peuvent
entretenir et rķparer, ou vķgķter dans de misķrables petites places sans
ouvertures d'avenir.
Leurs terres, leurs chŌteaux, et leurs noms mĻmes avec, s'en vont Ó la
nouvelle aristocratie, aux seigneurs des nouvelles couches, aux Crķsus
de la Bourse, enrichis par l'ķpargne des autres, aux notabilitķs de la
grande industrie ou de la productive politique, et, Ó c¶tķ de ces
illustres dķbris heureux d'obtenir de maigres emplois en des bureaux de
ministĶre ou d'usine, o∙ le sang actif des anciens chevaucheurs croupit
dans une stagnation lamentable, nous voyons tels grands industriels,
gigantesques coffres-forts, planter le drapeau de Plutus sur les anciens
domaines de l'ex-noblesse, reconstituer peu Ó peu les vastes fiefs
d'autrefois sur des bases plus solides.
[Illustration: M. ARTHUR PIGOTT.]
Quelques exemples, en outre de celui fourni par le milliardaire Pigott:
Le cķlĶbre marquis Marius CapourlĶs, fondateur d'une centaine d'usines,
organisateur de syndicats accaparant toutes les fķculeries et
distilleries d'une immense rķgion. Avec ses bķnķfices, dont il sait Ó
peine le compte, Marius CapourlĶs a peu Ó peu agglomķrķ un noyau de
vastes domaines comprenant l'ķtendue d'un dķpartement et rķcemment
ķrigķs en marquisat. Ajoutons bien vite que, parmi les simples petits
commis d'une de ses agences, Marius CapourlĶs compte un duc authentique,
descendant des rois de Sicile et de Jķrusalem, et trois ou quatre
pauvres diables couverts de blasons, dont les pĶres ont eu terres et
chŌteaux, gardķ, casque en tĻte, des marches de frontiĶres et arrosķ de
leur sang tous les champs de bataille de l'ancienne France.
M. Jules Pommard est non moins cķlĶbre que le marquis Marius. Lancķ sur
le terrain giboyeux de la politique, M. Jules Pommard n'est pas de ceux
qui restent bredouilles. Il a eu des hauts et des bas; accusķ jadis de
trafics et de malversations, mais amnistiķ par le succĶs, il s'est,
aprĶs avoir purgķ quelques petites condamnations, taillķ dans sa
province un vķritable petit royaume o∙ il tient tout, dirige tout,
commande Ó tous et plane sur tous du haut de sa sereine majestķ d'homme
arrivķ, qu'encadre noblement un grand chŌteau historique ayant fait
partie du domaine royal, chŌteau dont il compte bien faire porter le nom
Ó ses hķritiers.
Voici une illustration plus haute encore, M. Malbousquet, autre grand
industriel, roi du fer et prince de la fonte, maŅtre et possesseur de
formidables ķtablissements mķtallurgiques, propriķtaire de tubes et de
nombreuses lignes d'aķronefs, Ó la tĻte de trois cent mille ouvriers et
du plus titanique outillage qu'il soit possible de rĻver, immense
rķunion d'engins terrifiants, grinńant, tournant, virant, frappant,
hurlant effroyablement en des usines monstres, colossales citķs de fer
aux architectures ķtranges, o∙ les marteaux-pilons gķants s'ķlĶvent
comme d'extraordinaires monuments mobiles et fķroces, parmi des ouragans
de vacarmes mķtalliques et des tourbillons d'Ōcres fumķes, au-dessus de
rouges fournaises attisķes par des cohues d'hommes hŌves et demi-nus,
roussis, grillķs et charbonneux.
Le maŅtre de ce royaume, vķritablement infernal, n'a garde de l'habiter;
il domine de loin, il commande et dirige, loin de l'infernal mouvement,
loin des riviĶres de fonte incandescente et des hauts fourneaux
soufflant des haleines de feu; il rĶgne sur ses esclaves de chair et de
fer du fond d'un somptueux cabinet reliķ par Tķlķ au cabinet de
l'ingķnieur-directeur des usines, dans un castel resplendissant, grand
comme Chambord et Coucy rķunis, ķlevķ Ó coups de millions dans un site
charmant, avec un fleuve Ó ses pieds, filant vers la mer, et de belles
forĻts, sķvĶrement gardķes, se dķroulant aux divers horizons.
A perte de vue, tout ici appartient Ó M. Malbousquet, dķjÓ comte romain,
devenu duc tout rķcemment, par la grŌce du milliard; dans cette terre,
ķrigķe pour lui en duchķ par les Chambres, tout est Ó lui, le sol et
aussi les gens, tenus et bridķs par mille liens.
C'est pourtant le domaine actuel du roi du fer, le grand centre
mķtallurgique qui fut, en 1922, le principal foyer de la rķvolution
sociale et qui vit, lors du triomphe momentanķ des doctrines
collectivistes, le plus complet bouleversement.
[Illustration: EXAMENS POUR LE DOCTORAT ╚S SCIENCES MILITAIRES]
Ici, pendant qu'une effroyable lutte ķclatait Ó Paris, pendant que se
dķroulaient des scĶnes de sauvagerie ķpouvantables, o∙ le peuple ķnervķ
et hallucinķ, dans l'impossibilitķ de rķaliser les rĻves insensķs des
rķvoltķs et des utopistes, des na’fs farouches et des hŌbleurs,
accumulait ruines sur ruines et se ruait Ó la folie furieuse et Ó
l'effondrement universel, pendant ce dķchaŅnement de tous les dķlires,
dans le grand centre mķtallurgique saisi au nom de la collectivitķ,
s'appliquaient Ó peu prĶs pacifiquement les thķories socialistes.
[Illustration: EMBARCAD╚RE DE L'HįTEL GEORGES LORRIS.]
Les meneurs, au jour du triomphe, avaient ici trouvķ un organisme bien
complet, en bon ķtat de fonctionnement, et ils avaient pensķ que tout
devait continuer Ó marcher comme par le passķ et mĻme beaucoup mieux,
simplement par la bonne volontķ de tous, moyennant la simple
suppression des directeurs et des actionnaires, et le partage ķgal entre
tous du produit intķgral du travail de tous.
Le programme ķtait simple, clair, Ó la portķe des moins larges
intelligences, mais l'application, au grand ķtonnement de chacun, donna
lieu pourtant, dĶs la premiĶre heure, Ó de rudes frottements. L'ķgalitķ
des droits dķcrķtķe--la Sainte ╔galitķ--pouvait-elle s'accommoder de
l'inķgalitķ des fonctions et des travaux? On laissait les ingķnieurs Ó
leurs travaux forcķment, parce que le simple manoeuvre ne pouvait songer
Ó prendre leur place; mais les autres, bureaucrates, contremaŅtres,
chefs ouvriers, ne devaient-ils pas rentrer dans le rang? Comment
procķder Ó la distribution du travail, avec toutes ces inķgalitķs, qui
semblaient apparaŅtre pour la premiĶre fois aux yeux de tous? Personne
ne voulait plus du travail rude, du travail dangereux; chacun,
naturellement, rķclama le travail le plus facile et le plus doux, les
postes les plus tranquilles.
DĶs le premier jour, les heurts violents se produisirent, les
discussions ķclatĶrent et s'envenimĶrent trĶs vite. Au milieu des
tiraillements, des dķsordres et mĻme des grĶves de certaines
spķcialitķs, les usines marchĶrent quelque temps cahin-caha, dķvorant
les stocks de minerais amassķs et les fonds saisis dans les caisses.
Puis, brusquement, tout s'arrĻta, les machines poussĶrent leur dernier
rŌle, les hauts fourneaux s'ķteignirent, tout tomba dans une confusion
ķpouvantable.
Le collectivisme mourait de son triomphe. Tant bien que mal, l'organisme
qu'il avait trouvķ en fonctions avait encore marchķ quelques semaines,
produisant--suivant les comptes rigoureusement tenus par les
bureaux--tout Ó perte, pour diverses causes, par suite de l'immense
gŌchis d'abord, du labeur mal conduit et mollement soutenu pendant les
heures de travail diminuķes de moitiķ,--et laissant, au lieu de fabuleux
bķnķfices Ó rķpartir, comme tous l'espķraient, un dķficit Ó combler,
gouffre ķnorme, s'ķlargissant d'heure en heure.
Six mois d'anarchie ķpouvantable, avec la tristesse amĶre des beaux
rĻves ķcroulķs, les lugubres dķsespoirs, les colĶres impuissantes, avec
la ruine, la fureur et la faim partout!
Le grand centre industriel resta comme un immense tas de ferrailles
inutiles, autour duquel peu Ó peu la solitude se faisait et que les
affamķs abandonnaient en colonnes lamentables.
Quand, aprĶs bien d'autres catastrophes, l'anarchie de Paris,
s'ķteignant peu Ó peu dans le sang des sectes socialistes qui
s'entre-dķvoraient, fut ķcrasķe dķfinitivement par un retour du bon
sens, puissamment aidķ par la force passķe aux mains des meneurs
satisfaits, gorgķs des dķpouilles de l'ancienne sociķtķ, il n'y avait
plus de dķsordres Ó rķprimer dans le royaume du fer, il n'y avait plus
que des ruines.
╔douard Malbousquet, jeune alors, ex-petit ingķnieur des usines, riche
de quelques petits bķnķfices recueillis dans l'eau trouble de la
rķvolution sociale, eut alors l'habiletķ de grouper quelques amis parmi
les nouveaux capitalistes ķclos dans la tourmente et de racheter, pour
un morceau de pain jetķ aux actionnaires survivants, ces tristes ruines
inutiles, et de tout recommencer.
Le rķsultat, le voici: tout en haut, le puissant seigneur suzerain; tout
en bas, la tourbe des humbles vassaux; d'un c¶tķ, une haute personnalitķ
politique, financiĶre et industrielle, comblķe de richesses, de titres
et d'honneurs; et, de l'autre, la noire fourmiliĶre des travailleurs du
fer, revenus au travail avec de la misĶre et de cruelles dķsillusions en
plus.
Notre haute civilisation scientifique, l'excĶs du machinisme,
l'industrialisme ķcrasant l'homme sous l'engin ou changeant cet homme,
non pas en machine mĻme, mais en simple fragment de rouage de machine,
ont donc, en dķfinitive, abouti Ó ramener le monde en arriĶre et Ó crķer
au-dessus des masses travailleuses une nouvelle fķodalitķ, aussi
puissante, aussi orgueilleuse et aussi rude en sa domination que
l'ancienne, si ce n'est plus!
[Illustration: La nouvelle fķodalitķ: Monsieur le duc Malbousquet.]
Serfs des enfers industriels rivķs aux plus dures besognes, petits
employķs clouķs Ó leur pupitre, petits ingķnieurs, rouages un peu plus
fins de la grande machine, petits commerńants, laminķs et broyķs par les
gigantesques syndicats, paysans cultivant, suivant les nouvelles
mķthodes scientifiques, la terre des nouveaux seigneurs, dites-nous si
le sort des manants du Moyen Ōge, des siĶcles o∙ l'on avait au moins le
temps de respirer, ķtait plus rude que le v¶tre?
Certes, la main humaine, mĻme recouverte du gantelet de fer des hauts
barons, le poing de la fķodalitķ de fer ķtait moins lourd que le
marteau-pilon d'aujourd'hui, symbole ķcrasant de la nouvelle fķodalitķ
de l'or!...
Le petit h¶tel achetķ par M. Philox Lorris, Ó l'un de ces potentats de
la finance et de l'industrie, avoisinķ par d'autres h¶tels d'un luxe
babylonien, rķsidences urbaines appartenant Ó de non moins notables
seigneurs, allait donc Ļtre transformķ complĶtement pour le fils du
grand ingķnieur; toutes les innovations, toutes les applications de la
science moderne devaient y faire rķgner un confort scientifique
absolument digne du siĶcle ķclairķ o∙ nous avons le bonheur de vivre et
du grand Philox Lorris lui-mĻme.
[Illustration: FOR╩TS D'APPARTEMENT.]
Il y avait naturellement trĶs peu de jardins, un simple cadre de
verdure, sertissant les diffķrents bŌtiments,--l'espace est si mesurķ Ó
Paris!--mais on s'ķtait rattrapķ sur les terrasses, les petites
plates-formes et les balcons suspendus, transformķs en vķritables
forĻts, en forĻts vues par le gros bout de la lorgnette, avec des arbres
nains japonais suivant la mode actuelle.
Il n'y a pas que Paris qui soit ķtroit et resserrķ, on se sent tellement
pressķ aujourd'hui sur notre globe _archi-plein_, dans le coude Ó coude
des continents bondķs, qu'il faut tŌcher de gagner un peu de place, de
toutes les fańons possibles, par d'ingķnieux subterfuges.
[Illustration: LE SOL DE PARIS.]
Voulez-vous des forĻts ombreuses avec de vieux chĻnes aux ramures
puissantes, tordant leurs racines comme un nid de serpents et lanńant au
loin de grosses branches Ó l'ķpais feuillage? Voulez-vous des pins
fantastiques, hķrissķs de pointes et cramponnķs Ó des blocs de rochers
moussus? Voulez-vous des arbres exotiques, des fourrķs ķtranges, dominķs
par des baobabs monstrueux?
En voici sur votre balcon, dans de jolis bacs de fa’ence japonaise,
voici sur votre vķranda la forĻt vivante en rķduction, les gķants nains,
les arbres centenaires, les colosses vķgķtaux, maintenus, par l'art
inou’ du jardinier de Yeddo, Ó des proportions de plantes
d'appartement.
C'est la forĻt minuscule, mais c'est la forĻt tout de mĻme, avec ses
fourrķs touffus, ses dessous tapissķs de bruyĶres naines, avec ses
profondeurs mystķrieuses, qui vous donnent le vertige et le frisson des
solitudes, avec ses rochers, ses ravins mĻme, au-dessus desquels se
dressent de vieux troncs dķpouillķs, tordus et dķchiquetķs par les
siĶcles, ravagķs par les ouragans; ce sont de vastes paysages factices,
absolument illusionnants, devant lesquels, en y mettant un atome de
bonne volontķ, on peut chercher la poķsie du rĻve, tout comme si l'on
errait dans les quelques coins de nature sauvage qui nous restent,
ķparpillķs ńÓ et lÓ par le monde et sur le point de disparaŅtre Ó
jamais.
Ne cherchez pas d'autres feuillķes Ó Paris, en dehors de ces futaies
factices et des maigres jardinets entretenus Ó grand'peine autour des
maisons riches.
Le sol de Paris n'en peut guĶre produire, puisqu'il n'existe plus,
puisque la vraie terre y a disparu ou Ó peu prĶs, remplacķe par un lacis
embrouillķ de tunnels, de canalisations diverses, de tubes
mķtropolitains rķunissant les quartiers, de tubes d'expansion au dehors,
d'ķgouts, de caniveaux, de conduits pour les innombrables fils des
divers Tķlķs et des services ķlectriques divers, force, lumiĶre,
thķŌtre, musique, etc., entre-croisķs Ó travers un massif de bķton et de
pierrailles, o∙ les racines des pauvres diables d'arbres que leur
malheur a exilķs dans ce conglomķrat rocailleux, saturķ de fluides
divers, ne peuvent, mĻme en s'allongeant et s'ķchevelant outre mesure,
puiser qu'une bien maigre nourriture.
Mais si la villa parisienne de Georges Lorris ne pouvait guĶre montrer
d'autres verdures que les arbres comprimķs et rabougris de ces forĻts
d'appartement, elle possķdait une annexe un peu plus loin, dans les
montagnes du Limousin, Ó trente-cinq minutes de tube et deux heures
d'aķronef Ó peine, une maison de campagne, petite, mais commode,
agrķablement placķe dans un fort beau paysage, Ó mi-c¶te d'une colline
rocheuse, avec des arbres de proportions naturelles et des coins de
vķritables bois sous ses fenĻtres.
Par une heureuse idķe de l'architecte, la partie supķrieure de la
maison, sorte de tourelle carrķe dominant le corps de bŌtiment
principal, ķtait mobile et pouvait monter, faisant cage d'ascenseur,
jusqu'Ó la crĻte de la colline voisine et stationner ainsi, pendant les
belles journķes, Ó 80 mĶtres au-dessus de la maison.
De lÓ, le pays se dķcouvrait plus vaste, pittoresque et tourmentķ,
coupķ de ravins, sillonnķ de riviĶres, et montrait au loin, sur des
roches isolķes ou sur les diffķrentes croupes de collines, cinq ou six
ruines de vieux chŌteaux et seulement, l'industrie ķtant encore peu
dķveloppķe dans la rķgion, une vingtaine de groupes d'usines fumeuses Ó
l'horizon.
Pour revenir Ó l'h¶tel parisien abandonnķ par le banquier milliardaire
comme trop simple et ne convenant plus Ó sa haute situation, il n'en
ķtait pas moins un somptueux petit bijou d'architecture moderne en
dķlicieuse situation.
On jouissait d'une vue admirable et trĶs ķtendue des loggias du grand
salon du sixiĶme ķtage au-dessus du sol, c'est-Ó-dire du _premier_,
comme on a l'habitude de dire, maintenant que l'entrķe principale d'une
maison est sur les toits, Ó l'embarcadĶre aķrien. De cette loggia, ainsi
que des miradors vitrķs suspendus aux fańades, on apercevait tout Paris,
l'immense agglomķration quasi-internationale de 11 millions d'habitants
qui fait battre sur les rives de la Seine le coeur de l'Europe et
presque le coeur du monde, en raison des nombreuses colonies asiatiques,
africaines ou amķricaines fixķes dans nos murs; on planait au-dessus des
plus anciens quartiers, ceux de la vieille LutĶce, bouleversķs par les
embellissements et les transformations, par delÓ lesquels d'autres
quartiers plus beaux, les quartiers modernes, si ķtonnamment dķveloppķs
dķjÓ, projetaient au loin d'immenses boulevards en construction.
LÓ-bas, derriĶre les hauts fourneaux, les grandes cheminķes et les
coupoles de rķservoirs ķlectriques du grand musķe industriel des
Tuileries, se dressent, au centre du berceau de LutĶce, flottant entre
les deux bras de la Seine,--de la vieille LutĶce agrandie et
transformķe, allongķe, grossie, gonflķe et hypertrophiķe--les tours de
Notre-Dame, la vieille cathķdrale, surmontķes d'un transparent ķdifice
en fer, simple carcasse aķrienne de style ogival comme l'ķglise,
portant, Ó 80 mĶtres au-dessus de la plate-forme des tours, une seconde
plate-forme avec bureau central d'aķronefs omnibus, commissariat,
restaurant et salle de concert de musique religieuse. La tour
Saint-Jacques se montre non loin de lÓ, surmontķe, elle aussi, Ó 50
mĶtres, d'un immense cadran ķlectrique et d'une seconde plate-forme
autour de laquelle voltigent, Ó diffķrentes hauteurs, les aķrocabs d'une
station.
Des ķdifices aķriens pointent trĶs nombreux au-dessus des cent mille
embarcadĶres des maisons, au-dessus des toits o∙ s'ķtalent, de cime en
cime, de gigantesques rķclames pour mille produits divers. On distingue
d'abord les embarcadĶres des grandes lignes d'aķronefs omnibus, les
wharfs d'aķronefs transatlantiques,--ces constructions de toutes les
formes et de tous les styles, monumentales, mais trĶs lķgĶres, portķes
sur de transparentes armatures de fer,--le grand embarcadĶre central des
Tubes, plus massif, projetant dans toutes les directions des tubes,
portķs parfois sur de longues arcatures de fer ou traversant en tunnels
les collines chargķes de maisons,--puis bien d'autres ķdifices divers,
plus ou moins turriformes: phares de quartier, commissariats et postes
aķriens pour la surveillance de l'atmosphĶre, si difficile pendant la
nuit, malgrķ les flots de lumiĶre ķlectrique rķpandus par les phares,
embarcadĶres de grands ķtablissements ou de magasins.
[Illustration: PETITE MAISON DE CAMPAGNE, AVEC ASCENSEUR ET PAVILLON
MOBILE.]
[Illustration: UN QUARTIER EMBROUILL╔]
Quelques quartiers apparaissent voilķs par un treillis serrķ et
embrouillķ de fils ķlectriques qui semblent les envelopper d'une
gigantesque toile d'araignķe. Trop de fils! Ces rķseaux courant en tous
sens sont, Ó certains endroits, un obstacle Ó la circulation aķrienne;
bien des accidents ont ķtķ causķs par eux aux heures nocturnes, malgrķ
l'ķclat des phares et des lampadaires de toits, et l'on a vu maintes
fois des passagers d'aķrocabs foudroyķs au passage, ou blessķs et
presque dķcapitķs par la rencontre d'un fil inaperńu.
[Illustration: LA BONNE A TOUT FAIRE.]
Tout prĶs de l'h¶tel Lorris se montre le plus ancien de ces lķgers
ķdifices escaladant les nuķes construit jadis par un ingķnieur qui
pressentait la grande circulation aķrienne de notre temps, l'antique et
bien vķnķrable tour Eiffel, ķlevķe au siĶcle dernier, un peu rouillķe et
dķversķe.
Cette vieille tour a reńu rķcemment, au cours d'une complĶte
restauration bien nķcessaire, de considķrables adjonctions; ses deux
ķtages infķrieurs sont enserrķs dans de magnifiques et dķcoratives
plates-formes d'une contenance de plusieurs hectares, organisķes en
jardins d'hiver, supportķes par deux ceintures d'arcs de fer d'un grand
style. Comme pendant, de l'autre c¶tķ du fleuve, montent et se perdent,
dans l'atmosphĶre des coupoles, les terrasses et les pointes de
Nuage-Palace, le grand h¶tel international aux architectures ķtranges,
construit au sommet de l'ancien Arc de Triomphe, par une sociķtķ
financiĶre qui a, par toutes ces splendeurs, ruinķ deux sķries
d'actionnaires, mais qui, sur l'Arc de Triomphe Ó elle vendu par l'╔tat
en un moment de gĻne aprĶs notre douziĶme rķvolution, a superposķ de
vķritables merveilles.
Plus loin, au-dessus du bois de Boulogne, dķcoupķ en petits squares,
s'ķlĶve Carton-Ville, un quartier ainsi baptisķ Ó cause de ses ķlķgantes
et vastes maisons de rapport entiĶrement construites en pŌte de papier
agglomķrķ, rendue plus solide que l'acier et plus rķsistante que la
pierre aux intempķries des saisons, avec des ķpaisseurs bien moindres,
ce qui ķconomise la place. L'avenir est lÓ; dans la construction
moderne, on n'emploie plus beaucoup les lourds matķriaux d'autrefois: la
pierre est Ó peu prĶs dķdaignķe, le Pyrogranit en tient lieu dans les
constructions monumentales, disposķ en cubes fondus d'une bien autre
rķsistance que la pierre et appliquķ de mille fańons Ó la dķcoration des
fańades. On n'a plus recours au fer que dans certains cas, lorsqu'on a
besoin de supports solides, colonnes ou colonnettes, et partout
maintenant le carton-pŌte est employķ concurremment avec les plaques de
verre, murailles transparentes, qui laissent les piĶces d'apparat des
maisons se pķnķtrer de lumiĶre.
Les grands magasins, certains ķtablissements, comme les banques, sont
maintenant construits entiĶrement en plaques de verre; l'industrie est
mĻme parvenue Ó fondre d'une seule piĶce des cubes de 10 mĶtres de c¶tķ,
Ó cloisons intķrieures pour bureaux, et des belvķdĶres ķgalement d'une
seule piĶce.
De son petit h¶tel si merveilleusement situķ, M. Philox Lorris veut
faire un modĶle d'arrangement intķrieur; le chef de son bureau
d'ingķnieurs-constructeurs est Ó l'oeuvre. Georges Lorris donne ses
idķes et ses plans, qui sont un peu les idķes et les plans d'Estelle et,
par consķquent, ceux de Mme Lacombe; mais son pĶre les met
imperturbablement de c¶tķ ou les modifie si complĶtement que Georges ne
les reconnaŅt plus. N'importe, ce sera bien.
L'embarcadĶre, Ó 12 mĶtres au-dessus du toit, est tout en verre,
supportķ par une gracieuse et artistique arcature de fer. Une coupole,
surmontķe d'un phare ķlectrique, abrite quatre ascenseurs desservant les
appartements particuliers de Monsieur et de Madame, les appartements de
rķception et l'aile des laboratoires et cabinets de travail. Sur l'un
des c¶tķs de la plate-forme de l'embarcadĶre dķbouche le grand
ascenseur de service, prĶs de la remise des aķronefs, haute tour
rectangulaire sur un angle de la maison, ayant place pour dix vķhicules
superposķs, avec les ouvertures de ses dix ķtages sur un des c¶tķs.
Les salons de rķception sont tout Ó fait somptueux; le prķcķdent
propriķtaire en avait fait une galerie de photo-peinture. M. Philox
Lorris a remplacķ les tableaux partis par quatre grands panneaux
dķcoratifs: _l'Eau_, _l'Air_, _le Feu_, _l'╔lectricitķ_, panneaux
animķs, vivants pour ainsi dire, et non froides peintures.
Dans chacune de ces grandes dķcorations, par un procķdķ tout nouveau,
autour de la statue allķgorique de l'ķlķment reprķsentķ, cet ķlķment
lui-mĻme joue son r¶le. Sur le panneau consacrķ Ó l'╔lķment humide,
l'eau ruisselle et cascade vķritablement sur un fond de rochers et de
coquillages, animķ par des ķchantillons des plus remarquables habitants
de l'onde, des poissons vrais ou faux, vrais pour les races de petite
taille et, dans le lointain, reprķsentations minuscules, Ó mouvements
automatiques bien rķglķs, des plus formidables espĶces.
Le panneau consacrķ au Feu est le pendant naturel de l'Eau. Le feu est
allķgoriquement reprķsentķ par une figure Ó buste de femme sur un corps
de salamandre Ó longue queue contournķe; autour de cette figure des
flammes vķritables, mais sans chaleur, dessinent d'ķtincelantes volutes
et, dans le fond, un volcan en ķruption laisse couler des riviĶres de
lave flamboyante dont on peut Ó volontķ varier les couleurs. On devine
quel magnifique thĶme les deux autres ķlķments, l'Air et l'╔lectricitķ,
ont pu fournir Ó l'artiste dķcorateur; dans le panneau de l'Air, au
milieu de magnifiques effets de nuage, produits, avec l'inķpuisable
variķtķ de la nature elle-mĻme, par un procķdķ particulier, passent les
habitants de l'atmosphĶre, de charmantes rķductions d'aķronefs aux
contours attķnuķs par les vapeurs, absolument comme dans la nature. Tout
ce panneau est admirablement rķglķ: les aspects changent Ó volontķ, on a
de ravissants levers et couchers de soleil, et mĻme de superbes effets
de vķritables nuits constellķes d'ķtoiles, rķduction de notre ciel
nocturne aux chemins azurķs, poudrķs de sable d'or, comme disent les
poĶtes.
Quant Ó l'╔lectricitķ, l'artiste mķcanicien a tirķ un bon effet
dķcoratif des si curieux appareils producteurs et transmetteurs, et M.
Philox Lorris a mis la grande plaque de Tķlķ comme motif central
au-dessus de la figure allķgorique.
Nous voyons donc ici vraiment l'art de l'avenir. AprĶs la peinture
d'autrefois, les timides essais artistiques des Raphaļl, Titien,
Rubens, David, Delacroix, Carolus Duran et autres primitifs, nous
avons eu la photo-peinture, qui reprķsentait dķjÓ un immense progrĶs;
les photo-peintres d'aujourd'hui seront dķpassķs par les
photo-picto-mķcaniciens de demain. Ainsi l'art va toujours progressant.
[Illustration: UN PEU D'HYGI╚NE.]
Est-il besoin de dire que le laboratoire-cabinet de travail de Monsieur
et celui de Madame, amķnagķs par les soins de M. Philox Lorris, qui n'a
pas craint de sacrifier une bonne demi-heure Ó en tracer de sa main le
plan dķtaillķ, sont pourvus de tous les instruments et appareils
perfectionnķs indispensables pour les hautes ķtudes?
Mme Lacombe, qui suivait les travaux d'installation avec un intķrĻt que
l'on comprend, pendant que sa fille ķtait occupķe au grand laboratoire
Philox Lorris, ne mķnageait ni son admiration lorsqu'elle la croyait
lķgitimement mķritķe, ni ses critiques quand il y avait lieu. Mais il ne
lui ķtait pas trĶs facile de faire part de ses observations au pĶre de
son futur gendre. M. Philox Lorris, horriblement avare de son temps,
avait chargķ un simple phonographe de recevoir ses observations,
auxquelles ce mĻme phonographe rķpondait seulement le lendemain... quand
il daignait rķpondre.
½Ma premiĶre opinion sur cet original de Philox Lorris ķtait la bonne!
se disait Mme Lacombe, en se gardant bien cependant de penser tout haut;
ce Philox Lorris est un ours! Enfin, ce n'est pas lui que nous ķpousons.
Sa pauvre femme est une martyre; heureusement, Georges est doux et
charmant, ma fille sera heureuse!╗
Une chose inquiķtait Mme Lacombe: elle ne voyait pas de cuisine dans
cette maison si bien montķe; elle se hasarda un jour Ó en tķmoigner son
ķtonnement au phono du savant.
La rķponse vint le lendemain.
[Illustration: ½... CE N'EST JAMAIS QUE DE LA CONFECTION!╗]
½Une cuisine! s'ķcria le phono, y pensez-vous, chĶre madame? C'est bon
pour les rķtrogrades et tardigrades rķfractaires au progrĶs! D'ici vingt
ans, il n'y aura plus de maisons Ó cuisines que dans les malheureux
hameaux perdus au fond des campagnes! L'ķconomie sociale bien entendue
proscrit les petites cuisines particuliĶres o∙ l'ķlaboration des petits
plats est forcķment et de toutes fańons plus dispendieuse que
l'ķlaboration en grand des mĻmes plats dans une cuisine centrale. Il n'y
aura pas plus de cuisine chez mon fils que chez moi. Nous sommes abonnķs
Ó la Grande Compagnie d'alimentation et les repas nous arrivent tout
prķparķs par une sķrie de tubes et tuyaux spķciaux. On n'a donc Ó
s'occuper de rien. ╔conomie de temps, ce qui est prķcieux, et, de plus,
trĶs notable ķconomie d'argent!
--Merci! fit Mme Lacombe, vous me traiterez de tardigrade si vous
voulez, mais je prķfĶre notre petite cuisine de mķnage, o∙ je puis
combiner des petites douceurs agrķables quand il me plaŅt! Votre cuisine
de la Grande Compagnie d'alimentation, tenez, ce n'est jamais que de la
confection!
--Je vous assure, dit le phono, qui semblait avoir prķvu des objections,
que la cuisine est succulente et que les menus sont trĶs variķs. Ce ne
sont pas de vulgaires marmitons, madame, ou d'ignorants cordons bleus
qui prķparent nos repas, ce sont des cuisiniers instruits, dipl¶mķs, des
ingķnieurs culinaires ayant poussķ trĶs loin leurs ķtudes! Ils sont sous
la direction d'un comitķ d'hygiķnistes des plus distinguķs, qui savent
ordonner nos repas selon les lois d'une bonne hygiĶne et nous fournir
une alimentation rationnelle... Au lieu de plats combinķs par des chefs
sans responsabilitķ mķdicale, au hasard de l'inspiration, Ó tort et Ó
travers, la Compagnie fournit la nourriture qui convient Ó la saison,
aux circonstances, rafraŅchissante ou tonifiante, abondante en viandes
fortes ou en lķgumes quand elle le juge bon pour la santķ gķnķrale... Et
l'on a constatķ, parmi les abonnķs, une forte amķlioration des gouttes,
gastralgies, dyspepsies, etc.╗
Le phono s'arrĻta, semblant attendre des objections que Mme Lacombe, qui
se dķfiait, se garda bien de formuler.
AprĶs un instant, le phono continua avec une nuance d'ironie dans la
voix:
½Dans tous les cas, il est honteux pour des gens de notre ķpoque de se
montrer trop prķoccupķs des satisfactions de l'estomac! Cet insignifiant
organe ne doit pas primer et opprimer le cerveau, l'organe roi, madame!
D'ailleurs, ces questions sont sans importance; vous savez bien que, de
nos jours, on n'a plus d'appķtit!╗
Mme Lacombe soupira:
½Bon! il est avare, je m'en doutais!╗
Ce fut aussi M. Philox Lorris qui se chargea d'engager le personnel
nķcessaire. Mme Lacombe fut terriblement surprise quand elle sut que ce
personnel devait se composer seulement d'un concierge, d'un mķcanicien
brevetķ et d'un aide-mķcanicien. Pas plus de femme de chambre ou de
valet de chambre que de cuisiniĶre.
½Heureusement ma fille aura Grettly!╗ pensa-t-elle.
M. Philox Lorris avait chargķ son phono de recevoir les candidatures des
gens.
Ce fut un vķritable dķfilķ pendant quelques jours. L'appareil
enregistrait les dķclarations, photographiait les candidats. M. Philox
Lorris, de cette fańon, put fixer ses choix sans bavardages oiseux et
sans perte de temps. Il eut Ó ķcarter de nombreux candidats ne pouvant
justifier d'ķtudes complĶtes et bons Ó servir seulement dans la petite
bourgeoisie, moins exigeante sur les titres; il lui fallut mĻme
repousser aussi des polytechniciens dont certaines circonstances avaient
entravķ la carriĶre:
½Quels sont vos titres? demandait le phonographe aux candidats; parlez
et veuillez remettre vos brevets.╗
Le concierge engagķ avait, ainsi que sa femme, outre les meilleures
rķfķrences, les brevets des baccalaurķats Ķs sciences; quant aux
mķcaniciens, ils sortaient dans les bons numķros de l'╔cole centrale. On
pouvait leur remettre en toute confiance la direction des forces
ķlectriques de la maison.
C'est ainsi que fut organisķe la maison destinķe aux deux jeunes gens.
Malgrķ les hauts cris de Mme Lacombe, Philox Lorris tint bon et fit
accepter son programme sans y apporter aucune modification. Il sut
fournir la maison de tous les perfectionnements que la mķcanique a de
nos jours apportķs dans la vie habituelle, perfectionnements qui
permettent de se passer des bonnes, des domestiques et du nombreux
personnel que nos a’eux devaient entretenir autour d'eux.
[Illustration: R╔CEPTION DES SOLLICITEURS.]
[Illustration: ½... NOS FLEUVES CHARRIENT LES PLUS DANGEREUX BACILLES.╗]
II
Les grandes affaires en train.--Conflit Costa-Rica-Danubien.--L'Ķre
des explosifs va Ļtre close.--La guerre humanitaire.--Triste ķtat de
la santķ publique.--Trop de microbes.--Le grand mķdicament national.
M. Philox Lorris ne voulait pas de femmes inoccupķes. C'est un principe
d'ailleurs gķnķralement adoptķ. Devant la femme ķgale de l'homme, ayant
reńu la mĻme instruction, ķlectrice, ķligible, ayant les mĻmes droits
politiques et sociaux que l'homme depuis plus de trente ans, toutes les
carriĶres jadis fermķes se sont ouvertes. C'est un progrĶs immense,
bien que certaines femmes Ó l'esprit rķactionnaire, et justement Mme
Philox Lorris est du nombre, prķtendent y avoir perdu. Mais, hķlas!
toutes les carriĶres libķrales, si encombrķes dķjÓ lorsque les hommes
seuls pouvaient s'y lancer, le sont bien davantage maintenant que les
femmes peuvent Ļtre notairesses, avocates, doctoresses, ingķnieures,
etc. GrŌce aux vigoureuses campagnes menķes par les cheffesses du parti
fķminin, nous avons maintenant des mairesses et mĻme quelques
sous-prķfĶtes, et l'on vient de voir dans le dernier cabinet une
ministresse! On le voit, une des carriĶres les plus belles et les plus
productives en bķnķfices, celle qui nourrit le mieux son homme, comme on
disait autrefois, nourrit aussi la femme--l'industrie politique, petite
et grande, c¶tķ opposition ou c¶tķ gouvernement, compte dķjÓ de
nombreuses notabilitķs fķminines.
[Illustration: LA VIEILLE LUT╚CE ET LA NOUVELLE]
La femme travaille donc Ó c¶tķ de l'homme, comme l'homme, autant que
l'homme, au bureau, au magasin, Ó l'usine, Ó la Bourse!... Par ce temps
d'industrialisme et d'ķlectrisme, quand la vie est devenue si
dķplorablement co¹teuse, tous, hommes et femmes, s'occupent
fiķvreusement d'affaires. La femme qui ne trouve pas l'emploi de ses
facultķs dans l'industrie de son mari doit se crķer Ó c¶tķ une autre
industrie: elle ouvre un magasin, fonde un journal ou une banque, se
dķmĶne et se surmĶne comme lui Ó travers la grande bataille des
intķrĻts, au milieu des concurrences surexcitķes.
[Illustration: Ce sont des savants vieillis dans les laboratoires.]
Que deviennent le mķnage intķrieur et les enfants dans ce tourbillon?
Les soucis du mķnage sont allķgķs considķrablement par les compagnies
d'alimentation qui nourrissent les familles par abonnement; pour le
reste, on a des femmes Ó gages, d'une ķducation moins soignķe ou
d'ambition moindre, qui s'en chargent. Quant aux enfants, qui sont un
embarras considķrable pour des gens si occupķs, les ķcoles, puis les
collĶges les reńoivent dĶs l'Ōge le plus tendre et l'on n'a que le souci
des trimestres Ó payer, ce qui est dķjÓ bien suffisant.
Mme Philox Lorris faisait exception Ó la rĶgle, elle ķtait restķe
complĶtement ķtrangĶre aux entreprises de son mari, n'avait jamais paru
Ó ses laboratoires ni Ó ses bureaux et ne s'ķtait lancķe dans aucune
entreprise particuliĶre. Elle avait mĻme dķdaignķ jusqu'Ó la politique,
o∙ pourtant la situation de son mari e¹t pu lui servir de marchepied
initial. Elle ne sortait pas beaucoup; le bruit courait qu'elle
s'occupait de sciences philosophiques et qu'au fond de son cabinet elle
mķditait les problĶmes mķtaphysiques, attelķe Ó un grand ouvrage de
haute philosophie.
On aimait Ó se reprķsenter ainsi la femme du plus illustre reprķsentant
de la science moderne, enfoncķe dans ses recherches, au milieu des
livres, lancķe dans les chemins de l'inconnu, dans la forĻt des
hypothĶses, Ó travers le lacis embroussaillķ des erreurs, Ó la recherche
des hautes vķritķs morales, comme son mari Ó la poursuite des grandes
lois physiques.
Philox Lorris avait assignķ une place Ó Estelle Lacombe au grand
laboratoire, dans la section des recherches, la plus importante; les
ingķnieurs de cette section des recherches forment, pour ainsi dire,
l'ķtat-major du savant et travaillent sous ses yeux, avec lui; ce sont
pour la plupart des gloires de la science, des savants vieillis dans les
laboratoires, dĶs longtemps cķlĶbres et pŌlissant encore avec joie parmi
les livres et les instruments, ou des jeunes gens dont Philox Lorris a
devinķ le gķnie naissant et que le maŅtre illustre lance, pleins
d'ardeur, sur les pistes inexplorķes, sur toutes les voies pouvant
conduire Ó la dķcouverte des secrets de la nature.
Que faisait la pauvre Estelle, avec son mķdiocre bagage de science, au
milieu de ces sommitķs scientifiques? C'est que les questions Ó l'ordre
du jour dans le laboratoire, les sujets Ó l'ķtude sont bien autrement
ardus, compliquķs et difficiles que les questions et les sujets qui
l'ont le plus tracassķe au temps o∙ elle piochait ses examens pour le
brevet d'ingķnieure! Au cours des discussions qu'elle entendait,
lorsqu'elle essayait de monter jusqu'Ó la comprķhension, mĻme
superficielle, des problĶmes soulevķs, il lui semblait que sa tĻte
allait ķclater.
Estelle avait d'abord ķtķ adjointe Ó quelques dames attachķes Ó la
section des recherches, savantes non moins ķminentes, dans leurs
diverses spķcialitķs, que leurs confrĶres barbus. L'une de ces dames,
sortie jadis de l'╔cole polytechnique, section fķminine, avec le n║ 1,
avait d'abord paru s'intķresser Ó la jeune fille, Ó qui elle supposait,
en raison de son entrķe au grand Labo, des facultķs transcendantes. Mais
le fond de la science d'Estelle lui ķtait bien vite apparu et alors elle
avait, avec une moue de mķpris, tournķ le dos Ó cette reprķsentante de
l'antique et douloureuse futilitķ fķminine.
[Illustration: Elle avait, avec une moue de mķpris, tournķ le dos Ó
Estelle.]
Estelle devint donc le secrķtaire de l'ingķnieur-secrķtaire-gķnķral de
Philox Lorris, de Sulfatin, bras droit de l'illustre savant, et cela lui
plut davantage, d'abord parce que Sulfatin, qui lui montrait une
certaine condescendance, ne l'intimidait plus, et surtout parce que cela
la rapprochait de Georges Lorris. Alors elle passa ses journķes dans le
grand hall du secrķtariat, prĻte Ó prendre des notes, Ó transmettre Ó
l'occasion quelques ordres, ou Ó recevoir dans les phonos les
recommandations de Philox Lorris destinķes Ó Ļtre communiquķes, comme
des _ordres du jour_, Ó ses innombrables chefs de service. Philox Lorris
jouait toujours du phonographe: de cette fańon, c'ķtait toujours et
partout, mĻme dans les plus lointaines usines, la voix du grand chef qui
se faisait entendre et entretenait l'ardeur de ses collaborateurs.
C'est en cette qualitķ de secrķtaire adjointe qu'elle assista maintes
fois aux discussions de Sulfatin et de Philox Lorris, aux confķrences
avec de trĶs hautes personnalitķs, confķrences et discussions relatives
Ó trois grandes, Ó trois immenses affaires, trĶs diffķrentes l'une de
l'autre, qui occupaient alors presque exclusivement les mķditations de
Philox Lorris.
Pour Ļtre initiķ aux prķoccupations du savant, il nous suffit d'assister
indiscrĶtement Ó quelques-unes de ses confķrences. Voici aujourd'hui,
dans le grand hall du secrķtariat, discutant avec Philox, des messieurs
aux figures basanķes, aux chevelures crķpues, aux barbes d'un noir
luisant, des militaires revĻtus d'uniformes ķtrangers. Ce sont des
diplomates de Costa-Rica, avec une commission de gķnķraux, qui traitent
une affaire de fourniture d'engins et produits. ╔coutons Philox Lorris,
en train de rķsumer la question avec la concision d'un homme qui tient Ó
ne jamais gaspiller le quart d'une minute.
½En deux mots, messieurs, dit Philox Lorris en coupant la parole Ó un
diplomate loquace, la rķpublique de Costa-Rica, pour sa guerre avec la
Danubie...
[Illustration: Engins inķdits.]
Pardonnez! pardonnez! fait le diplomate, pas de guerre! La rķpublique de
Costa-Rica, pour assurer le maintien de la paix avec la Danubie... Les
nķgociations sont pendantes, nous n'en sommes pas encore aux
ultimatums!... pour assurer le maintien de la paix...
--Dķsire acquķrir une ample provision de nos explosifs inķdits, continue
Philox...
--C'est bien cela.
--Ainsi que les engins de notre crķation, destinķs Ó porter, en cas de
besoin, ces explosifs aux endroits les plus favorables pour endommager
le plus sķrieusement possible l'ennemi...
--Prķcisķment.
--Vous avez assistķ aux essais de nos produits nouveaux, vous avez
entrevu--de loin--les engins dont nous gardons le secret, et vous
dķsirez acquķrir engins et produits. Vous avez transmis Ó votre
gouvernement nos conditions; ces conditions ne varieront pas. Certains
de la supķrioritķ de nos produits sur tout ce qui s'est fait jusqu'Ó ce
jour, nous n'abaisserons pas nos prķtentions: c'est Ó prendre ou Ó
laisser!
--Cependant...
--Rien du tout... Dites oui, dites non, mais concluons...
--Une simple observation... La rķpublique de Costa-Rica fera tous les
sacrifices... pour l'amour de la paix... Mais, en consentant Ó ces
lourds sacrifices, elle dķsirerait avoir, pour conduire les armķes
chargķes d'expķrimenter vos nouveaux engins, l'homme qui les a conńus...
vous-mĻme, illustre savant!
--Moi! s'exclama Philox Lorris; croyez-vous que j'aie le temps? Et puis,
je suis ici ingķnieur gķnķral de l'artillerie, je ne puis prendre du
service Ó l'ķtranger...
[Illustration: ½NOUS D╔SIRONS ACQU╔RIR, POUR ASSURER LE MAINTIEN DE LA
PAIX, QUELQUES ENGINS ET EXPLOSIFS...╗]
--Oh! service provisoire! L'autorisation serait facile Ó obtenir, en
payant mĻme un fort dķdit Ó votre gouvernement! Vous voyez Ó quel prix
nous mettons votre prķcieux concours!
--Messieurs, c'est inutile, d'autres affaires me rķclament...
--Donnez-nous au moins l'un de vos collaborateurs, M. Sulfatin, par
exemple...
--J'ai besoin de Sulfatin; je pourrais vous donner quelques-uns de mes
ingķnieurs, mais pour un temps seulement... Mais je me rķserve le droit
d'exploiter mes engins et produits comme il me conviendra et de livrer Ó
toutes puissances, mĻme Ó la Danubie, ce qu'elles me demanderont...
[Illustration: LES ENVOY╔S DE LA R╔PUBLIQUE DE COSTA-RICA.]
--A la Danubie! les mĻmes produits qu'Ó nous!
--C'est ķgalement pour le maintien de la paix...
--Oh! mais, rien de fait!
--Soit, je ne vous cache pas que la Danubie a, ces jours derniers,
acceptķ toutes mes conditions et pris livraison de ces engins que vous
refusez d'acquķrir... Elle sera seule pourvue!
--Elle a pris livraison!... Nous acceptons alors...
--C'est ce que vous avez de mieux Ó faire; il ne reste qu'Ó rķgler le
mode de paiement et les s¹retķs.
--Voulez-vous des hypothĶques sur palais gouvernementaux?
--Non, je prķfĶre recevoir de rķguliĶres dķlķgations sur produits des
douanes et octrois...╗
Si l'affaire de fourniture des engins perfectionnķs et produits
chimiques nouveaux aux deux belligķrants actuels et dans l'avenir Ó tous
belligķrants quelconques pendant un certain temps ķtait d'une colossale
importance, la seconde affaire, d'un caractĶre absolument diffķrent,
n'avait pas de moins gigantesques proportions. Inclinons-nous devant la
souveraine puissance de la science! Si, impassible comme le destin, elle
fournit Ó l'homme les plus formidables moyens de destruction; si elle
met entre ses mains, avec la libertķ d'en abuser, les forces mĻmes de la
nature, elle donne aussi libķralement les moyens de combattre la
destruction naturelle; elle fournit aussi abondamment des armes
puissantes pour le grand combat de la vie contre la mort!
Cette fois, Philox Lorris n'a plus affaire Ó des soldats, Ó des gķnķraux
ayant hŌte d'expķrimenter sur les champs de bataille ses nouvelles
combinaisons chimiques; il s'agit d'une affaire de mķdicaments nouveaux,
et pourtant ce ne sont pas des mķdecins qui discutent avec lui dans le
grand laboratoire, mais des hommes politiques.
[Illustration: Un ķnorme cerveau sous un crŌne semblable Ó un d¶me.]
Il est vrai que, parmi ces hommes politiques, il y a Son Excellence le
ministre de l'HygiĶne publique, un avocat cķlĶbre, un des maŅtres de la
tribune franńaise, ayant dķjÓ fait partie, depuis vingt ans, de cent
quarante-neuf combinaisons ministķrielles, avec les portefeuilles les
plus divers, depuis celui de la Guerre, celui de l'Industrie ou celui
des Cultes jusqu'au ministĶre des Communications aķriennes; en somme, un
homme d'une compķtence universelle.
½Hķlas! messieurs, dit Philox Lorris, la science moderne est quelque peu
responsable du mauvais ķtat de la santķ gķnķrale; l'existence hŌtive,
enflammķe, horriblement occupķe et ķnervķe, la vie ķlectrique, nous
devons le reconnaŅtre, a surmenķ la race et produit une sorte
d'affaissement universel.
--Surexcitation cķrķbrale! dit le ministre.
--Plus de muscles, fit Sulfatin avec mķpris. Le cerveau seul travaillant
absorbe l'afflux vital aux dķpens du reste de l'organisme, qui
s'atrophie et se dķtķriore; l'homme futur, si nous n'y mettons ordre, ne
sera plus qu'un ķnorme cerveau sous un crŌne semblable Ó un d¶me montķ
sur les pattes les plus grĻles!
--Donc, reprit Philox, surmenage; consķquence: affaiblissement! De lÓ,
dķfense de plus en plus difficile contre les maladies qui nous
assiĶgent. Premier point: la place est affaiblie.--DeuxiĶme point: les
ennemis qui l'assiĶgent se montrent de plus en plus nombreux et de plus
en plus dangereux!
--Les maladies nouvelles! fit le ministre.
--Vous l'avez dit! Lorsqu'on a cherchķ Ó susciter Ó des microbes
dangereux des microbes ennemis chargķs de les dķtruire, ces microbes
dķveloppķs sont devenus Ó leur tour des ennemis pour la pauvre race
humaine et ont donnķ naissance Ó des maladies inconnues, dķroutant pour
un instant les hommes de science qui ont le plus ķtudiķ la toxicologie
microbienne...
--Et, permettez-moi de vous le dire, messieurs, fit le ministre, les
mķfaits de la chimie sont pour beaucoup dans notre triste ķtat de santķ
Ó tous...
--Comment! les _mķfaits?_...
--Disons, pour ne pas offenser la science, les _inconvķnients_ de la
chimie trop sue, trop pratiquķe, c'est-Ó-dire la chimie appliquķe Ó
tout, Ó la fabrication scientifique en grand des denrķes alimentaires,
liquides ou solides, de tout ce qui se mange et se boit, Ó l'imitation
de tous les produits naturels et sincĶres, ou Ó leur sophistication...
Hķlas! tout est faux, tout est feint, tout est fabriquķ, imitķ,
sophistiquķ, adultķrķ, et nous sommes, en un mot, tous empoisonnķs par
tous les Borgias de notre industrie trop savante!
--Hķlas! dit un dķputķ, qui ķtait un ex-bon vivant, actuellement ravagķ
par une incurable maladie d'estomac.
--Sans compter mille autres causes, comme le nervosisme gķnķral produit
par l'ķlectricitķ ambiante, par le fluide qui circule partout autour de
nous et qui nous pķnĶtre--les maladies industrielles frappant les hommes
employķs Ó telle ou telle industrie dangereuse et se rķpandant aussi
autour des usines, puis l'effrayante agglomķration des grouillantes
fourmiliĶres humaines de plus en plus serrķes sur notre pauvre univers
trop ķtroit...
[Illustration: LES CONTINENTS BOND╔S COMME LES RADEAUX DE LA M╔DUSE]
--Les continents, l'Amķrique, l'Europe, l'Afrique bondķes, l'Asie
dķbordant de Chinois, dit un des hommes politiques, sont comme
d'immenses radeaux flottant sur les eaux et chargķs Ó sombrer de
passagers affamķs, prĻts Ó s'entre-dķvorer entre eux!...
[Illustration: LA NOUVELLE BELLONE.]
--Malgrķ l'application en grand Ó l'agriculture de la chimie
modificatrice du vieil humus usķ et l'excitation ķlectrique des champs
assurant la germination et la pousse rapides.
--Ah! si nous n'avions pas, pour y dķverser notre trop-plein dans un
avenir trĶs prochain, ce sixiĶme continent en construction, sous la
direction d'un homme au gķnie crķateur, le grand ingķnieur Philippe
Ponto, lÓ-bas, dans l'immense et jusqu'ici tout Ó fait inutile ocķan
Pacifique! Quelle oeuvre, messieurs, quelle oeuvre!
[Illustration: ½MES ESP╔RANCES!╗]
--Revenons Ó notre affaire, reprit Philox Lorris, voyant que la
conversation menańait de s'ķgarer; les trop grandes agglomķrations
humaines et l'ķnorme dķveloppement de l'industrie ont amenķ un assez
triste ķtat de choses. Notre atmosphĶre est souillķe et polluķe, il faut
s'ķlever dans nos aķronefs Ó une trĶs grande hauteur pour trouver un air
Ó peu prĶs pur,--vous savez que nous avons encore, Ó 600 mĶtres
au-dessus du sol, 49,656 microbes et bacilles quelconques par mĶtre cube
d'air.--Nos fleuves charrient de vķritables purķes des plus dangereux
bacilles; dans nos riviĶres pullulent les ferments pathogĶnes; les
ķtablissements de pisciculture ont beau repeupler rķguliĶrement tous les
cinq ou six ans fleuves et riviĶres, les poissons n'y vivent plus! Le
poisson d'eau douce ne se rencontre plus que dans les ruisselets et les
mares au fond des campagnes lointaines. Ce n'est pas tout, hķlas! Il y a
encore une autre cause Ó notre triste dķpķrissement; elle tient aux
moeurs modernes et aux universelles et impķrieuses nķcessitķs
pķcuniaires, tourment de notre civilisation horriblement co¹teuse. Cette
cause, c'est le mariage par sķlection Ó l'envers. Comme philosophes,
nous nous ķlevons contre ce funeste travers et, comme pĶres, nous nous
laissons aller Ó pratiquer aussi pour nos fils cette sķlection Ó
l'envers. Que recherche-t-on gķnķralement quand l'heure est venue de se
marier et de fonder une famille? Quelles fiancķes font prime? Les
orphelines, c'est-Ó-dire les jeunes personnes dont les parents n'ont pu
dķpasser la faible moyenne de la vie humaine, ou, Ó dķfaut d'orphelines,
celles dont les parents sont au moins souffreteux et caducs, ce qui
permet de compter sur la rķalisation rapide des fameuses _espķrances_,
miroir aux alouettes des fiancķs, supplķment de dot gķnķralement
apprķciķ! Fatal calcul! Le manque de vitalitķ, la faiblesse d'endurance,
se transmettent dans les descendants et cette sķlection Ó l'envers amĶne
un dķpķrissement de plus en plus rapide de la race... Que peuvent tous
les congrĶs de mķdecins, de physiologistes et d'hygiķnistes contre ces
causes multiples? Vous avez beau, monsieur le ministre de l'HygiĶne
publique, faire passer Ó certains jours des iodures et des toniques par
les tubes des compagnies d'alimentation, ce qui ne peut se faire
seulement que dans les villes assez importantes pour que ces compagnies
aient pu s'ķtablir, la santķ gķnķrale, dans les grands comme dans les
petits centres, reste mauvaise...
[Illustration: SURVEILLANCE A╔RIENNE DES FRONTI╚RES.]
--Sans compter, ajouta Sulfatin, en ce qui nous concerne, cette
dangereuse ķpidķmie de migranite, qui, malgrķ les efforts du corps
mķdical, a dķsolķ nos rķgions... et qui dure encore, attaquant mĻme les
animaux!
--L'affaire de la migranite sera tirķe au clair par la commission de
mķdecins chargķe de l'ķtudier dans ses effets et de remonter Ó ses
causes, dit un des hommes politiques; dĶs Ó prķsent, il est permis de
soupńonner qu'elle est due Ó la malveillance d'une nation ķtrangĶre qui,
par des moyens que nous sommes sur le point de dķcouvrir, par des
courants ķlectriques chargķs de miasmes soigneusement prķparķs, nous a
envoyķ cette maladie inconnue, fabriquķe de toutes piĶces pour ainsi
dire, maladie d'abord bķnigne et seulement gĻnante, mais devenue
rapidement, en certains cas, suivant les terrains o∙ elle ķclatait,
maligne et dķsastreuse! Mais ceci doit rester entre nous, messieurs,
c'est de la politique, c'est l'affaire du gouvernement de prendre, un
jour, telles mesures de reprķsailles qu'il jugera convenables.
--Dķplorable! s'exclama un des messieurs, situation inquiķtante! Il n'y
a plus de sķcuritķ pour les nations avec ces continuels progrĶs de la
science! Le ministĶre de la Guerre accable le budget, il rķclame sans
cesse des crķdits supplķmentaires pour crķation de nouveaux engins pour
croisiĶres aķriennes de surveillance... S'il nous faut maintenant nous
dķfendre contre des invasions de miasmes, au risque de paraŅtre
blasphķmer, je me permettrai de dķplorer ces incessants et dķsolants
progrĶs de la science...
--Ne blasphķmez pas! la science poursuit toujours sa marche en avant,
s'ķcria Philox Lorris; au point de vue militaire, nous sommes en train
de clore l'Ķre barbare des explosifs et des produits chimiques aux
effets de plus en plus effroyables... Le dernier mot du progrĶs de ce
c¶tķ vient d'Ļtre dit, et c'est, messieurs, la maison Philox Lorris qui
l'a prononcķ. On ne pourra trouver mieux que les engins et produits que
nous mettons actuellement en circulation... La collision entre la
rķpublique de Costa-Rica d'Amķrique et la Danubie vous le dķmontrera. Je
suis heureux de cette occasion de les expķrimenter... Vous allez voir,
messieurs, une belle guerre! Mes explosifs sont rķellement supķrieurs Ó
tout comme effet et comme facilitķ d'emploi. Tenez, je me fais fort,
avec une simple pilule de mon produit, de faire sauter trĶs proprement
une ville Ó 20 kilomĶtres d'ici... Facilitķ, simplicitķ, propretķ!
Pfuit! c'est fait! L'explosif idķal vraiment!... C'est, je vous le
rķpĶte, le dernier mot du progrĶs! HŌtons-nous de le prononcer et
cherchons autre chose...
--Il nous va donc falloir encore une fois rķformer notre matķriel et
notre approvisionnement? Vous m'ķpouvantez! Et notre budget dķjÓ si
terriblement lourd!
--Monsieur le ministre des Finances, c'est le progrĶs! Mais
tranquillisez-vous. Je me fais fort de vous trouver mieux, beaucoup
mieux que tout cela, avant deux ans!
--Comment! Mais alors il nous faudra encore recommencer dans deux ans?
[Illustration: ½PLUS D'EXPLOSIFS, DES MIASMES!╗]
--Sans doute!... Mais attendez et ne maudissez pas la science! Je vous
disais que l'Ķre des explosifs touchait Ó sa fin... Nous avons eu l'Ķre
du fer, le temps des chevaliers enfermķs dans leurs carapaces,
chargeant, la lance en avant, ou tapant comme des sourds, Ó coups de
masses d'armes, de pommes de lourdes ķpķes; ensuite, l'Ķre de la poudre,
le temps des canons lanńant d'abord assez maladroitement boulets et
obus; puis l'Ķre des explosifs divers, des produits chimiques meurtriers
et des engins perfectionnķs, portant la destruction Ó des distances de
plus en plus longues; ce temps-lÓ touche Ó sa fin, la guerre chimique
est usķe Ó son tour! Faut-il vous rķvķler le sujet de mes recherches
actuelles, l'affaire Ó laquelle je vais exclusivement me consacrer dĶs
que nous aurons rķglķ celle qui fait l'objet de notre rķunion? Le temps
me semble venu de faire la guerre mķdicale! Plus d'explosifs, des
miasmes! Nous avons dķjÓ commencķ, vous le savez, puisque nous comptons
dans nos armķes un corps mķdical offensif, pourvu d'une petite
artillerie Ó miasmes dķlķtĶres; mais ce n'est qu'un essai, un timide
essai!... Notre corps mķdical offensif n'a encore servi Ó rien de bien
sķrieux... Et pourtant, l'avenir est lÓ, messieurs! De tous c¶tķs, les
savants cherchent; l'affaire de la _migranite_, cette indisposition Ó
laquelle personne n'a pu ķchapper, en est une preuve: la migranite nous
a ķtķ envoyķe par une nation ķtrangĶre... Avant peu, on ne se battra pas
autrement qu'Ó coups de miasmes! Je vais poursuivre mes recherches dans
le plus grand secret, et, avant deux ans, je transforme dķfinitivement
l'art de la guerre! Plus d'armķes, ou du moins n'en aura-t-on que juste
ce qu'il faut pour recueillir les fruits de l'action du corps mķdical
offensif! Supposons-nous en ķtat de guerre avec une nation quelconque:
je couvre cette nation de miasmes choisis, je rķpands telle ou telle
combinaison de maladie qu'il me plaŅt, et l'armķe auxiliaire du corps
mķdical n'a qu'Ó se prķsenter et Ó imposer Ó cette nation couchķe sur le
flanc, tout entiĶre malade, les conditions de la paix... C'est simple,
c'est facile et c'est humanitaire! Messieurs, j'en suis certain
d'avance, ce n'est pas comme chimiste, c'est comme philanthrope que
l'avenir m'apprķciera...
[Illustration: UNE GOUTTE D'EAU VUE AU MICROSCOPE: 590,000 MICROBES ET
BACILLES!]
--Mais cette diffusion des miasmes de l'autre c¶tķ de la frontiĶre n'est
pas sans danger pour nous...
[Illustration: LA NYMPHE DE LA SEINE.]
--Pardon, gķnķral! J'ai eu prķalablement le soin de couvrir notre
frontiĶre d'un rideau de gaz isolateur, impķnķtrable Ó ces miasmes,
autant pour empĻcher le retour de nos miasmes que pour arrĻter ceux de
l'ennemi... Je ne me dissimule pas les difficultķs, mais c'est une
affaire de temps: avant deux ans, j'aurai trouvķ les procķdķs et parķ Ó
toutes les difficultķs, l'affaire sera m¹re et nous entrerons dans la
pķriode de la rķalisation... Vous voyez que la science transforme encore
une fois la guerre et que, d'effroyablement barbare dans ses effets,
elle la rend tout Ó coup douce et humanitaire. Lorsque les corps
mķdicaux offensifs seuls seront aux prises, vous ne verrez plus ces
effroyables hķcatombes d'Ļtres jeunes et valides dont l'Ķre de la poudre
et l'Ķre des explosifs nous donnaient l'horrible spectacle Ó chaque
collision de peuples. Quel est l'objectif d'un gķnķral au jour d'une
bataille? C'est de mettre le plus possible d'ennemis hors d'ķtat de
nuire Ó ses troupes ou de s'opposer Ó sa marche en avant, n'est-ce pas?
Il fallait, jusqu'Ó prķsent, se livrer pour cela Ó de fķroces tueries,
par le canon, les explosifs, les produits chimiques, les gaz
asphyxiants, etc... Eh bien! lorsque je serai maŅtre de tous mes
procķdķs, toutes les armķes que l'ennemi lancera sur nous, je me
chargerai de les coucher sur le sol, intoxiquķes, malades autant que je
le voudrai et, pour quelque temps, incapables de lever le doigt! La
science, Ó force de perfectionner la guerre, la rend humanitaire, je
maintiens le mot! Au lieu d'hommes, dans la fleur de leur vigueur et de
leur santķ, couchķs par centaines de mille dans un sanglant
ķcrabouillement, la guerre, par les corps mķdicaux offensifs, ne
laissera sur le carreau que les valķtudinaires, les affaiblis, les
organismes grevķs de mauvaises hypothĶques, qui n'auront pu supporter
l'effet des miasmes! Ainsi la guerre, ķliminant les Ļtres faibles et
maladifs, tournera finalement au profit de la race... Une nation vaincue
sur le champ de bataille se trouvera, en compensation, purifiķe, j'ose
le dire! Ai-je raison de qualifier de bienfaisante et d'humanitaire
cette future forme de la guerre? N'ai-je pas, en dķfinitive, le droit de
me proclamer un vķritable bienfaiteur de l'humanitķ, puisque avec la
guerre purement mķdicale que j'inaugure je terrasse Ó jamais l'antique
barbarie? Maintenant, donnez-moi deux ans encore ou dix-huit mois, le
temps de porter au point de perfection les engins spķciaux que je rĻve,
de surmonter les derniĶres difficultķs et de rķunir des
approvisionnements de gaz toxiques suffisamment ķtudiķs, prķparķs et
dosķs... et revenons pour l'instant Ó notre affaire...
--Du grand M╔DICAMENT NATIONAL! acheva Sulfatin.
--_National!_ appuya Philox Lorris, c'est un mķdicament _national_ que
je veux lancer et pour lequel je sollicite l'appui du gouvernement! Mon
grand mķdicament microbicide, dķpuratif, rķgķnķrateur, rķunit toutes les
qualitķs, concentrķes et portķes Ó leur maximum, des mille produits
divers plus ou moins bienfaisants, exploitķs par la pharmacie; il est
destinķ Ó les remplacer tous... L'╔tat, qui veille surtout et sur tous,
qui s'occupe du citoyen souvent plus que celui-ci ne voudrait, qui le
prend dĶs l'instant de sa naissance pour l'inscrire sur ses registres,
qui l'instruit, qui dirige une grande partie de ses actions et l'ennuie
trĶs souvent, il faut l'avouer, qui s'occupe mĻme de ses vices,
puisqu'il lui fournit son alcool et son tabac, l'╔tat a pour devoir de
s'occuper de sa santķ... Pourquoi n'aurait-il pas le monopole des
mķdicaments, comme il avait jadis celui des allumettes, quand il y
avait des allumettes, et comme il a encore celui du tabac? Oui, c'est un
monopole nouveau que je vous propose de crķer, pour exploiter avec moi
mon grand mķdicament national...
[Illustration: D╔CH╔ANCE PHYSIQUE DES RACES TROP AFFIN╔ES]
--Mais Ļtes-vous absolument certain de l'efficacitķ de votre mķdicament
national?...
--Si j'en suis certain!... Attendez! Sulfatin, qu'on fasse venir votre
malade La HķronniĶre. C'est sur lui que nous avons expķrimentķ... Vous
avez tous connu Adrien La HķronniĶre, notre trĶs ķminent concitoyen,
arrivķ au dernier degrķ de l'anķmie physique et morale, tellement
archi-usķ qu'aucun mķdecin ne voulait l'entreprendre, malgrķ l'ķnormitķ
des primes proposķes, en raison de l'indemnitķ payable en cas de
non-rķussite... Mon collaborateur Sulfatin l'a entrepris, et vous allez
voir ce qu'il a fait en dix-huit mois de ce valķtudinaire Ó bout de
souffle... M. La HķronniĶre est en bon ķtat de rķparation; avant peu, il
sera comme neuf!...
--TrĶs bien, mais c'est que nous avons Ó compter avec l'opposition dans
les Chambres, dit un des hommes politiques, et la crķation d'un nouveau
monopole soulĶvera peut-Ļtre de fortes objections...
--Allons donc! Avec un exposķ des motifs bien fait: ķtat morbide de la
nation bien dķmontrķ, l'ennemi signalķ; l'anķmie et la dķchķance
physique qu'elle entraŅne, la terrible anķmie s'abattant sur un
organisme dķjÓ envahi par cent variķtķs de microbes divers... Puis chant
de victoire, le remĶde est trouvķ, c'est le grand mķdicament national de
l'illustre savant et philanthrope Philox Lorris! Le grand mķdicament
national foudroie tous les bacilles, vibrions et bactķries, il terrasse
la terrible anķmie, il relĶve le tempķrament national, rķtablit les
fonctions de tous les organismes fĻlķs, combat victorieusement
l'atrophie musculaire, la sķnilitķ prķmaturķe, etc.. Et le monopole est
votķ Ó quatre cents voix de majoritķ. Et nous avons, en mĻme temps que
le profit matķriel, la gloire et la joie de rendre rķellement force et
santķ Ó l'homme moderne, si horriblement surmenķ!!!╗
[Illustration: COMMENT ON SE REPR╔SENTE Mme LORRIS EN SON CABINET DE
TRAVAIL.]
III
Estelle Lacombe assiste Ó une dispute conjugale.--Bienfaits de la
science appliquķe aux scĶnes de mķnage.--Autres beautķs du
phonographe.--La petite surprise de Sulfatin.
Estelle, qui passait toutes ses journķes dans la maison Philox Lorris,
ne voyait pas souvent Mme Lorris, occupķe sans doute Ó son fameux livre
de haute philosophie. Elle ķtait au courant de la situation du mķnage et
savait qu'il y avait toujours eu, presque depuis leur mariage,
divergence d'idķes entre Mme Lorris et le savant Ó l'esprit impķrieux et
systķmatique. On voyait rarement ensemble M. et Mme Lorris, mĻme Ó la
salle Ó manger, l'illustre inventeur oubliant facilement l'heure des
repas au milieu de ses immenses occupations.
Un jour qu'Estelle ķtait occupķe Ó rechercher un document dans une des
nombreuses bibliothĶques de l'h¶tel Philox Lorris, o∙ les livres et les
collections s'accumulaient dans toutes les piĶces, Ó tous les ķtages,
garnissant tous les coins et recoins, envahissant jusqu'aux couloirs,
elle entendit tout Ó coup comme une dispute s'ķlever dans une petite
piĶce ouvrant sur le grand salon, o∙ pourtant elle n'avait vu personne
lorsqu'elle l'avait traversķe.
[Illustration: Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris.]
Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris se succķdant aprĶs de courts
intervalles de silence. Mme Lorris semblait faire de vifs reproches Ó
son mari, puis la pauvre dame se taisait, sans doute en proie Ó une vive
ķmotion, et, aprĶs un instant, la voix grondeuse de Philox Lorris
s'ķlevait Ó son tour, parfois sur un ton de colĶre.
Estelle, trĶs embarrassķe, toussa, remua des chaises pour indiquer sa
prķsence; mais, dans le feu de la colĶre sans doute, M. et Mme Lorris
n'y prirent garde et continuĶrent leur ķchange d'amķnitķs conjugales.
Que faire? Pour quitter la place, il fallait de toute nķcessitķ
qu'Estelle traversŌt le petit salon, thķŌtre de cette querelle de
mķnage. Elle n'osait se montrer et s'exposer aux regards irritķs du
terrible Philox Lorris; il lui fallait donc bien rester lÓ et, contre
son grķ, continuer Ó saisir quelques bribes de l'altercation.
½Je vous dķclare encore une fois, disait Mme Lorris, que vous Ļtes
insupportable, extraordinairement insupportable! Quelle existence
m'avez-vous faite, je vous le demande? Vous avez toujours ķtķ l'Ļtre le
plus dķsagrķable du monde, avec vos idķes particuliĶres et vos
systĶmes!... J'exĶcre votre science, si c'est elle qui vous fait ce
caractĶre; je me moque de vos laboratoires, de votre chimie, de votre
physique et je me soucie trĶs peu de vos inventions et dķcouvertes. Oui,
monsieur, je m'en flatte, notre fils Georges ne sera pas le hķrisson de
savant que vous Ļtes, il tient trop de moi...╗
Un instant de silence suivit cette blasphķmatoire dķclaration, puis la
voix de Philox Lorris se fit entendre.
½..... Je dķsire n'Ļtre pas contrecarrķ toujours dans mes plans et mes
idķes... Croyez-vous que j'aie le temps de discuter sur des fadaises de
mķnage, sur les futilitķs auxquelles l'esprit fķminin se complaŅt...
½Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongķ dans mes
expķriences, je ne songe pas assez Ó vous offrir quelques
distractions... Je ne veux pas discuter ce point... Pourtant, vous Ļtes
maŅtresse de votre temps et je ne vous empĻche en aucune fańon de le
gaspiller comme il vous plaŅt... Vous demandez des distractions, des
soirķes, des fĻtes mondaines, eh bien! en voici... J'ai horreur de tout
cela, mais enfin vous allez Ļtre satisfaite; je donne, nous donnons une
grande soirķe artistique, musicale, scientifique mĻme... Oui, madame,
scientifique aussi; cette partie du programme me regarde; pour le reste,
je compte absolument sur vous...╗
Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n'arrivent pas
distinctement Ó l'oreille d'Estelle.
½Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent
s'ķmousser, ces travaux dont votre esprit irrķmķdiablement frivole ne
peut mĻme soupńonner l'importance, ont crķķ notre situation... Ces
prķoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passķs dans
les laboratoires Ó l'Ōpre poursuite de l'inconnu, de l'introuvķ, ces
prises de corps avec tous les ķlķments, ces luttes violentes avec la
nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a crķķ la
puissante maison Philox Lorris... Et vous, quelle part avez-vous prise Ó
ces gigantesques efforts? Vous n'avez qu'Ó jouir du fruit de ces ķnormes
labeurs, et vous...
--Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l'en fķlicite...
Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les
cornues et tous les ingrķdients de votre diabolique cuisine
scientifique! Pauvre cher enfant! Peut-Ļtre bien, comme vous le lui
reprochez sans cesse, l'Ōme de mon arriĶre-grand-pĶre, qui fut un
artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, apprķciant la
vie, aimant surtout ses beaux c¶tķs, revit-elle en lui... Je me permets
d'avoir d'autres idķes que les v¶tres.╗
Estelle n'en entendit pas davantage: la porte du petit salon,
entre-bŌillķe, s'ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrķtion
forcķe, Estelle laissa s'ķcrouler une pile de volumes et se plongea la
tĻte dans les comptes rendus de l'Acadķmie des Sciences.
½Eh bien! Estelle?...╗ dit la personne qui venait d'entrer.
Estelle releva la tĻte avec une joie mĻlķe de surprise. Le survenant
n'ķtait pas le terrible Philox Lorris, c'ķtait Georges, son fiancķ.
Pourtant, malgrķ l'arrivķe de Georges, qui ne semblait nullement ķmu,
la querelle continuait dans la piĶce Ó c¶tķ. Estelle, trĶs embarrassķe
et n'osant parler, montra du doigt la porte.
Georges ķclata de rire.
½Ne craignez rien, fit-il, c'est une petite explication entre mon pĶre
et ma mĶre, une simple escarmouche, ils sont toujours en divergence de
vues et d'opinions...
--Je n'ose pas passer devant eux pour m'en aller, dit tout bas Estelle;
je suis bloquķe ici depuis quelques instants, entendant bien malgrķ
moi...
[Illustration: LA DISPUTE DES DEUX PHONOGRAPHES.]
--Vous n'osez pas passer devant eux? Mais avec moi vous ne craignez
rien; venez donc et voyez!
--Oh! non... je ne veux pas...
--Mais si, venez!...╗
Il fit passer devant lui Estelle, qui s'arrĻta stupķfaite au milieu de
la piĶce. Il y avait de quoi: les voix de M. et Mme Lorris continuaient
la discussion commencķe et pourtant la piĶce ķtait vide!
Georges, d'un geste, montra deux phonographes placķs sur la table, au
milieu d'un fouillis de livres et d'instruments...
½VoilÓ, dit-il, mes parents se chamaillent un petit peu par
l'intermķdiaire de leurs phonographes... Laissons-les, cela n'a pas
grand inconvķnient, et je vais vous expliquer...
--Ils se disputent par phonographes! s'ķcria Estelle, heureuse et
soulagķe.
[Illustration: Mme Lorris confie le sermon Ó son phono.]
--Mon Dieu, oui! Admirez les bienfaits de la science! Vous n'ignorez pas
qu'une certaine mķsintelligence rĶgne malheureusement entre mes parents,
cela date de loin!... Vous connaissez mon pĶre, un savant terrible,
autoritaire, systķmatique... De plus, toujours absorbķ par ses travaux
et ses entreprises, il est d'une humeur assez difficile parfois... Ma
mĶre est d'un caractĶre tout opposķ, elle a des go¹ts tout diffķrents;
de lÓ, des heurts, des chocs, depuis le lendemain de leur mariage,
paraŅt-il... Le grand mot de mon pĶre, quand il est bien hors de lui, Ó
la fin de toutes les querelles, c'est: ½_Madame Philox Lorris! Tenez!
vous n'Ļtes... qu'une femme du monde!!!_╗ Ma mĶre tient bon; alors que
tout plie devant l'autoritķ du savant, elle entend garder sur tout ses
opinions particuliĶres... Et tous les jours, par suite de ces
divergences de vues de mes parents, il y a discussion, querelle...
--Hķlas! fit Estelle tristement.
--Heureusement, ajouta Georges, grŌce Ó cette science que ma mĶre
s'obstine Ó ne pas vķnķrer, l'inconvķnient est moindre que vous ne
supposez, on se dispute par phonographe! Quand mon pĶre a sur le coeur
quelque chose qui l'ķtouffe, une semonce, une scĶne Ó faire, il saisit
vite son phonographe et se soulage en le chargeant de transmettre
rķcriminations, admonestations, reproches amers et autres douceurs. Pas
d'objections, pas de rķpliques qui gŌteraient tout, le phono reńoit
tout, mon pĶre le fait porter ici dans cette piĶce ainsi consacrķe aux
scĶnes de mķnage, et il se remet, l'esprit rassķrķnķ, Ó ses travaux. De
son c¶tķ, ma mĶre, lorsqu'elle se croit quelque grief contre son mari,
lorsqu'elle a quelque observation Ó lui faire, emploie le mĻme procķdķ
et, tout Ó son aise, confie aussi le sermon Ó son phonographe... Elle
est tranquille aprĶs, le nuage est passķ, le ciel se dķcouvre; quand on
se retrouve Ó table aux repas, il n'est question de rien, on ne se
douterait aucunement que M. et Mme Philox Lorris viennent de se
chamailler... Et je soupńonne que, depuis longtemps, chacun d'eux a
cessķ d'ķcouter ce que le phonographe de l'autre a ķtķ chargķ de lui
faire savoir! Les phonographes prĻchent dans le dķsert... Mon pĶre
envoie son phono, ma mĶre arrive avec le sien, fait marcher les
appareils et s'en va... Personne n'ķcoute le duo! Mon pĶre, pour ķviter
des pertes de temps, a fait adapter Ó ces appareils des rķcepteurs qui
enregistrent les rķponses aux messages, mais il se garde bien d'entendre
ces messages; il a ainsi les clichķs de tous les sermons conjugaux
depuis plus de vingt ans, une belle collection, je vous assure, classķe
dans un cartonnier!...╗
[Illustration: M. PHILOX LORRIS CHARGE SON PHONOGRAPHE DE TRANSMETTRE
REPROCHES, ADMONESTATIONS ET R╔CRIMINATIONS.]
Les phonographes, pendant ces explications, s'ķtaient tus; la querelle
avait pris fin...
½Je vous soupńonne, ma chĶre Estelle, fit Georges, de garder encore
contre la science les mĻmes prķventions que ma mĶre. Vous voyez pourtant
qu'elle a du bon!... GrŌce Ó elle, on peut vivre en parfaite mauvaise
intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!... Si vous
voulez, quand nous serons mariķs, lorsque nous aurons Ó nous disputer,
nous prendrons aussi des phonographes?
--C'est entendu,╗ rķpondit Estelle en riant.
Estelle, ayant trouvķ le document qu'elle cherchait, laissait la piĶce
consacrķe aux scĶnes de mķnage et regagnait le hall du secrķtariat.
½Ma chĶre Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus
heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi,
ma mĶre a pu me faire entendre le premier cri jetķ par moi Ó mon arrivķe
sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon pĶre... Ainsi
nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris Ó la naissance en
clichķ phonographique, de mĻme que nous pouvons garder de la mĻme fańon,
pour les rķentendre toujours, Ó volontķ, les derniers mots d'un parent,
les derniĶres recommandations d'un ancĻtre Ó son lit de mort... Le
hasard m'a mis, ces jours-ci, Ó mĻme d'apprķcier une autre application
toute diffķrente, mais aussi heureuse... Il faut que je vous conte
cela... Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous
donnait, depuis quelque temps, des inquiķtudes par ses surprenantes
distractions? J'ai la clef du mystĶre, je connais la cause de ces
distractions: Sulfatin se dķrange tout simplement; la science n'a plus
son coeur tout entier!
--En Bretagne, dķjÓ, M. La HķronniĶre s'en ķtait aperńu.
--Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre
jour, j'allais entrer, pour un renseignement Ó demander, dans le petit
bureau spķcial o∙ Sulfatin s'enferme pour mķditer quand il a quelque
grosse difficultķ Ó vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui
disait: ½Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!...╗
Jugez de mon effarement! Par la porte entre-bŌillķe, ma foi, je risquai
un coup d'oeil indiscret et je ne vis pas de dame: c'ķtait un
phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin.
--Et vous vous Ļtes sauvķ?
--Non, je suis entrķ. Sulfatin, comme rķveillķ en sursaut, a bien vite
arrĻtķ son phonographe et m'a dit gravement: ½_Encore l'Acadķmie des
sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives Ó
nos derniĶres applications de l'ķlectricitķ... Ces savants amķricains
sont des Ōnes!_╗ Vous pensez si j'ai d¹ me retenir pour garder mon
sķrieux; ils ont une jolie voix, ses savants amķricains! Eh bien! nous
allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de
Sulfatin; je crois que je lui ai prķparķ une petite surprise...
[Illustration: LA F╔ODALIT╔ NOUVELLE]
--Qu'avez-vous fait?╗
Georges s'arrĻta sur le seuil du laboratoire.
½Quand j'y songe, j'ai peut-Ļtre ķtķ un peu loin...
--Comment cela?
--Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manquķ de dķlicatesse; pendant que
Sulfatin avait le dos tournķ, je lui ai volķ le clichķ phonographique du
_savant amķricain_, et...
[Illustration: LES PREMIERS VAGISSEMENTS DE L'ENFANT, REŪUS PAR LE
PHONOGRAPHE.]
--Et?
--Et je l'ai fait reproduire Ó cent cinquante exemplaires, que j'ai
placķs dans les phonographes du laboratoire de physique, reliķs par un
fil; j'ai tout prķparķ, c'est trĶs simple; tout Ó l'heure, Sulfatin, en
s'asseyant dans son fauteuil, ķtablira le courant et cent cinquante
phonographes lui rķpķteront ce que disait l'autre jour le savant
amķricain...
--Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce
fil...╗
Georges hķsitait.
½Vous croyez que j'ai ķtķ un peu trop loin?..... Mais il est trop tard,
voici Sulfatin!╗
Dans le grand laboratoire o∙, devant des installations diverses, parmi
des appareils de toutes tailles, aux formes les plus ķtranges, au milieu
d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et
d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou
moins barbus, mais tous chauves, enfoncķs dans les mķditations ou
suivant, attentifs, des expķriences en train, Sulfatin venait d'entrer,
marchant lentement, la main gauche derriĶre le dos et se tapotant le
bout du nez de l'index de la main droite, ce qui ķtait chez lui signe de
profonde mķditation.
Il alla, sans que personne levŌt la tĻte, jusqu'Ó son coin particulier
et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps Ó prendre sa place,
il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges,
voyant qu'il tardait Ó s'asseoir, allait s'ķlancer et couper le fil pour
arrĻter sa mauvaise plaisanterie, mais tout Ó coup Sulfatin, toujours
d'un air prķoccupķ, se laissa tomber sur son siĶge.
Ce fut comme un coup de thķŌtre.
Drinn! drinn! drinn!
Cette sonnerie ķlectrique Ó tous les phonographes fit lever la tĻte Ó
tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stupķfait le petit phonographe
placķ sur sa table. La sonnerie s'arrĻta et immķdiatement tous les
phonographes parlĶrent avec ensemble:
½Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķlicieux! je t'adore et je jure
de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et
dķlicieux! je t'adore et je jure... Sulfatin! mon ami, tu es charmant et
dķlicieux...╗
Les phonographes ne s'arrĻtaient plus et, dĶs qu'ils arrivaient Ó
l'exclamation finale, accentuķe avec ķnergie, reprenaient le
commencement de la phrase, doucement modulķ!
Tous les savants s'ķtaient dķrangķs de leurs mķditations ou avaient
quittķ leurs expķriences; debout, aussi ahuris que pouvait l'Ļtre
Sulfatin, ils regardaient alternativement leur collĶgue et les
phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux,
ķclatĶrent de rire en jetant un coup d'oeil malicieux Ó Sulfatin, tandis
que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et
fronńaient les sourcils, l'air indignķ et presque personnellement
offensķs.
½Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dķ...╗
Les phonographes s'arrĻtĶrent, Sulfatin venait de couper le fil.
Profitant du trouble gķnķral, Georges et Estelle refermĶrent la
porte sans avoir ķtķ aperńus; ils se sauvaient pendant que retentissait
encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations.
Des _oh!_--des _ah!_--des: _C'est un peu fort!_--_C'est
scandaleux!_--_Quelles turpitudes!..._--_Vous compromettez la science
franńaise!_
[Illustration: ½C'EST SCANDALEUX!--VOUS COMPROMETTEZ LA SCIENCE
FRANŪAISE!╗]
½Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle.
--Bah! il trouvera une explication!... rķpondit Georges, et vous voyez,
ma chĶre Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les
serments que l'on peut se faire rķpķter ķternellement ou faire entendre,
comme un reproche, s'il y a lieu, Ó l'infidĶle; il ne laisse pas se
perdre et s'envoler la musique dķlicieuse de la voix de la bien-aimķe
et il la rend Ó notre oreille charmķe dĶs que nous le dķsirons...
Savez-vous, ma chĶre Estelle, que j'ai pris quelques clichķs de votre
voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir,
je me donne le plaisir de les mettre au phonographe?
[Illustration: LA FEMME NOUVELLE.]
[Illustration: GRANDE SOIR╔E A L'HOTEL LORRIS.]
IV
Grande soirķe artistique et scientifique Ó l'h¶tel Philox Lorris.--O∙
l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des grands artistes de
jadis.--Quelques invitķs.--PremiĶre distraction de Sulfatin.--Les
phonographes malades.
M. Philox Lorris se prķparait Ó donner la grande soirķe artistique,
musicale et scientifique dont la seule annonce avait surexcitķ la
curiositķ de tous les mondes. Devant une assemblķe choisie, rķunissant
le Tout-Paris acadķmique et le Tout-Paris politique, toutes les
notabilitķs de la science et des Parlements, devant les chefs de partis,
les ministres, devant le chef de cabinet, l'illustre ArsĶne des
Marettes, Ó la parole puissante, il compte, aprĶs la partie artistique,
exposer, dans une rapide revue des nouveautķs scientifiques, ses
inventions rķcentes et jeter tout Ó coup l'idķe du grand mķdicament
national, intķresser les ministres, enlever les sympathies du monde
parlementaire, lancer tous les journaux, reprķsentķs Ó cette soirķe par
leurs principaux rķdacteurs et leurs reporters, sur cette immense,
philanthropique et patriotique entreprise de la rķgķnķration d'une race
fatiguķe et surmenķe, d'un peuple de pŌles ķnervķs, par le prodigieux
coup de soleil revivifiant du grand mķdicament microcidide, dķpuratif,
tonique, anti-anķmique et national, agissant Ó la fois sur les
organismes par inoculation et par ingestion!
Tel est le but de Philox Lorris. AprĶs le concert, dans une confķrence
avec exemples et expķriences, Philox Lorris exposera lui-mĻme sa grande
affaire; le coup de thķŌtre sera l'apparition du malade de Sulfatin, M.
Adrien La HķronniĶre, que tout le monde a connu, que l'on a vu, quelques
mois auparavant, tombķ au dernier degrķ de l'avachissement et de la
dķcadence physique. Aucun soupńon de supercherie ne peut naŅtre dans
l'esprit de personne, celui qui fournit la preuve vivante et ķclatante
des assertions de l'inventeur, le _sujet_ enfin, n'est pas un pauvre
diable quelconque et anonyme. Tout le monde a dķplorķ la perte de cette
haute intelligence sombrķe presque dans une sķnilitķ prķmaturķe, et l'on
va voir reparaŅtre M. La HķronniĶre restaurķ de la plus complĶte fańon
au physique comme au moral, rķparķ physiquement et intellectuellement,
redevenu dķjÓ presque ce qu'il ķtait autrefois!...
M. Philox Lorris s'est dķchargķ du soin des divertissements frivoles, de
la partie artistique sur Mme Lorris, assistķe de Georges et d'Estelle
Lacombe.
½A vous le grand ministĶre de la futilitķ, leur a-t-il dit
gracieusement, Ó vous toutes ces babioles; seulement, j'entends que ce
soit bien et je vous ouvre pour cela un crķdit illimitķ.╗
Georges, ayant carte blanche, ne lķsina pas.
Il ne se contenta pas des simples petits phonogrammes suffisant aux
soirķes de la petite bourgeoisie, des clichķs musicaux ordinaires, des
collections de ½_Chanteurs assortis_╗, de ½_Voix d'or_╗, que l'on vend
par boŅtes de douze chez les marchands, comme on vend, pour soirķes plus
sķrieuses, des boŅtes de ½_douze tragķdiens cķlĶbres_╗, ½_douze avocats
cķlĶbres_╗, etc.
Il consulta quelques-uns des maestros illustres du jour, et il rķunit Ó
grands frais les phonogrammes des plus admirables chanteurs et des
cantatrices les plus triomphantes d'Europe ou d'Amķrique, dans leurs
morceaux les plus fameux, et, ne se contentant pas des artistes
contemporains, il se procura des phonogrammes des artistes d'autrefois,
ķtoiles ķteintes, astres perdus. Il obtint mĻme du musķe du
Conservatoire des clichķs de voix d'or du siĶcle dernier, lyriques et
dramatiques, recueillis lors de l'invention du phonographe. C'est ainsi
que les invitķs de Philox Lorris devaient entendre Adelina Patti dans
ses plus exquises crķations, et Sarah Bernhardt dķtaillant perle Ó perle
les vers d'Hugo, ou rugissant les cris de passion farouche des drames de
Sardou. Et combien d'autres parmi les grandes artistes d'autrefois, Mmes
Miolan-Carvalho, Krauss, Christine Nilsson, Thķrķsa, Richard, etc...
[Illustration: S. E. Bonnard-Pacha.]
Quelques marchands peu scrupuleux essayĶrent bien de placer des morceaux
de Talma et de Rachel, de Duprez et de la Malibran; mais Georges avait
sa liste avec chronologie bien ķtablie et il ne se laissa pas prendre Ó
ces clichķs frauduleux de voix ķteintes bien avant le phonographe,
petites tromperies constituant de vķritables faux phonographiques,
auxquelles tant de bourgeois et de dilettanti de salon se laissent
prendre.
Le grand soir arrivķ, tout le quartier de l'h¶tel Philox Lorris
s'illumina, dĶs la tombķe de la nuit, de la plus prestigieuse explosion
de feux ķlectriques dessinant comme une couronne de comĶtes flamboyantes
autour et au-dessus du vaste ensemble de bŌtiments de l'h¶tel et des
laboratoires. Cela formait ainsi au-dessus du quartier comme une
rķduction des anneaux de la planĶte Saturne. Bient¶t ces flots de
lumiĶre furent traversķs par des arrivķes d'aķrocabs de haute allure,
aux ķlķgantes proportions, amenant des invitķs de tous les points de
l'horizon, de vķhicules aķriens des formes les plus nouvelles... Dans la
foule, le service d'ordre ķtait admirablement fait par des gardes
civiques Ó hķlicoptĶres, circulant constamment autour des dķbarcadĶres,
maintenant Ó distance les aķronefs non munies de cartes.
Le flot des notabilitķs de tous les mondes, en uniformes divers ou
revĻtues de l'habit, des dames en superbes toilettes endiamantķes, se
rķpandit du dķbarcadĶre aķrien dans les salons par les ķlķgants
praticables, remplańant les ascenseurs pour ce jour-lÓ.
[Illustration: M. Albertus Palla.]
Il nous suffit de jeter indiscrĶtement les yeux sur le carnet d'une
reporteuse du grand journal tķlķphonique _l'Epoque_, que nous
rencontrons dĶs l'entrķe, pour avoir les noms des principaux personnages
que nous aurons l'honneur de croiser dans les salons de M. Philox
Lorris.
DķjÓ sont arrivķs, entre autres illustrations:
Mme Ponto, la cheffesse du grand parti fķminin, actuellement dķputķe du
XXXIIIe arrondissement de Paris.
[Illustration: M. le duc de Bķthanie.]
M. Ponto, le banquier milliardaire, organisateur de tant de colossales
entreprises, comme le grand Tube transatlantique franco-amķricain et le
Parc europķen d'Italie.
M. Philippe Ponto, l'illustre constructeur du sixiĶme continent, en ce
moment Ó Paris pour des achats considķrables de fers et fontes devant
renforcer l'ossature des immenses territoires crķķs en soudant l'un Ó
l'autre, Ó travers les bras de mer dessķchķs, les archipels polynķsiens.
M. ArsĶne des Marettes, dķputķ du XXXIXe arrondissement, l'homme d'╔tat,
le grand orateur qui tient entre ses mains les ficelles de toutes les
combinaisons ministķrielles.
[Illustration: L'INVASION ASIATIQUE--CONCENTRATION DES 18 ARM╔ES
TARTARES EN DANUBIE SOUS LES ORDRES DU MANDARIN ING╔NIEUR EN CHEF]
Le vieux feld-marķchal Zagovicz, ex-gķnķralissime des forces europķennes
qui repoussĶrent, en 1941, la grande invasion chinoise et anķantirent,
aprĶs dix-huit mois de combats dans les grandes plaines de Bessarabie et
de Roumanie, les deux armķes de sept cent mille Cķlestes chacune,
pourvues d'un matķriel de guerre bien supķrieur Ó ce que nous possķdions
alors et conduites Ó la conquĻte de la pauvre Europe par des mandarins
asiatiques et amķricains.
[Illustration: LE G╔N╔RAL ZAGOVICZ, L'ILLUSTRE VAINQUEUR DE LA GRANDE
INVASION CHINOISE.]
Ce vieux dķbris des guerres d'autrefois est encore admirablement
conservķ malgrķ ses quatre-vingt-cinq ans et domine de sa haute taille,
toujours droite, les grĻles figures de nos ingķnieurs gķnķraux, toujours
penchķs sur les livres.
Le cķlķbrissime Albertus Palla, photo-picto-mķcanicien, membre de
l'Institut, l'immense artiste qui obtint au dernier Salon un si grand
succĶs avec son tableau animķ _la Mort de Cķsar_, o∙ l'on voit les
personnages se mouvoir et les poignards se lever et s'abaisser, pendant
que les yeux des meurtriers roulent avec une expression de fķrocitķ qui
semble le dernier mot de la vķritķ dans l'art.
[Illustration: M. JACQUES LOIZEL.]
Son Excellence M. Arthur Lķvy, duc de Bķthanie, ambassadeur de Sa
Majestķ Alphonse V, roi de Jķrusalem, qui a quittķ tout simplement son
splendide chalet de Beyrouth, malgrķ les attractions de cette ravissante
ville de bains en cette semaine des rķgates aķriennes.
M. Ludovic Bonnard-Pacha, ancien syndic de la faillite de la Porte
ottomane, directeur gķnķral de la Sociķtķ des casinos du Bosphore.
Quelques-uns des huit cents fauteuils de l'Acadķmie franńaise,
c'est-Ó-dire les plus illustres parmi les illustres de nos acadķmiciens
et acadķmiciennes.
Le journaliste le plus considķrable, celui dont les rois et les
prķsidents sollicitent la protection ou la bienveillance en montant sur
le tr¶ne, le rķdacteur en chef de l'_Epoque_, M. Hector Piquefol, qui
vient de se battre en duel avec l'archiduc hķritier de Danubie, Ó cause
de certains articles o∙ il le morigķnait vertement sur sa conduite,--et
qui traite en ce moment avec le conseil des ministres rķcalcitrant du
royaume de Bulgarie, pour le mariage du jeune prince royal.
L'honorable Mlle Coupard, de la Sarthe, sķnatrice.
L'ķminente Mlle la doctoresse Bardoz.
Un groupe nombreux d'anciens prķsidents de rķpubliques sud-amķricaines
et des Ņles, retirķs aprĶs fortune faite, parmi lesquels Son Excellence
le gķnķral Mķnķlas, qui abdiqua le fauteuil d'une rķpublique des
Antilles aprĶs avoir rķalisķ tous les fonds d'un emprunt d'╔tat ķmis en
Europe. Le bon gķnķral, dans la haute estime qu'il professe pour notre
pays, n'a pas voulu manger ses revenus ailleurs qu'Ó Paris.
Quelques monarques de diffķrentes provenances, en retraite volontaire ou
forcķe.
Quelques milliardaires internationaux: MM. Jķroboam Dupont, de Chicago;
Antoine Gobson, de Melbourne; Cķlestin Caillod, de GenĶve, le richissime
propriķtaire de quelques principautķs gķrķes encore par des rois et
princes devenus simplement ses employķs et appointķs suivant leur rang
et l'illustration de leur famille, etc., etc.
M. Jacques Loizel, un des reprķsentants de la nouvelle fķodalitķ
financiĶre et industrielle, l'aventureux _business-man_ qui, aprĶs avoir
eu, en quelques affaires montķes avec la fougue de sa jeunesse, 800,000
actionnaires ruinķs sous lui,--mais lui avec,--fit preuve, lors de son
retour aux grandes affaires,--aprĶs qu'il eut purgķ en un voyage Ó
l'ķtranger quelques petites condamnations, et laissķ refroidir son
ardeur trop imprudente,--d'un si lumineux gķnie pour l'organisation et
le maniement des syndicats sur les matiĶres premiĶres, qu'il rķcupķra
pour lui seul en quelques annķes les millions perdus dans les
spķculations trop audacieusement mal conńues de sa premiĶre jeunesse.
Le grand socialiste ╔variste Fagard, le _Jean de Leyde_ de Roubaix lors
du grand essai de socialisme de 1922, revenu Ó de plus saines idķes
aprĶs fortune faite dans le grand bouleversement, et qui vit aujourd'hui
de ses modestes petites rentes, en sage un peu dķsillusionnķ, abritant
sa philosophie dans un charmant petit castel du Calvados, o∙, comme un
patriarche respectķ, il vit entourķ de sa nombreuse famille et de ses
nombreux fermiers ou ingķnieurs agricoles, regardant avec un sourire
bienveillant, mais lķgĶrement ironique, se dķrouler l'ķternel dķfilķ des
erreurs humaines.
[Illustration: L'ESSAI DE SOCIALISME DE 1922.]
Quelques dķbris de l'ancienne noblesse, personnages insignifiants, mais
que M. Philox Lorris tient Ó traiter avec bienveillance et qu'il honore
assez souvent d'invitations Ó ses rķceptions ou dŅners, en raison des
souvenirs qu'ils reprķsentent et bien qu'ils n'occupent point des
situations trĶs ķlevķes dans le monde nouveau, o∙ ils ne sont
gķnķralement que trĶs minces employķs de ministĶres ou trĶs subalternes
ingķnieurs sans grand avenir.
M. Jean Guilledaine, savant de premier ordre, ingķnieur mķdical de la
maison Philox Lorris, principal collaborateur de M. Philox Lorris dans
ses recherches de bactķriologie et microbiologie, dans la dķcouverte,
parmi tous les reprķsentants de l'innombrable famille de bacilles,
vibrions et bactķries, du _microbe de la santķ_, et dans les ķtudes
relatives Ó sa propagation par bouillon de culture et inoculations.
La foule des invitķs s'ķtait rķpandue dans les diffķrents salons de
l'h¶tel et jusque dans les halls o∙ l'on avait Ó examiner quelques-unes
des rķcentes inventions de la maison. Pour offrir quelques menues
distractions Ó ses invitķs avant le commencement de la partie musicale,
M. Philox Lorris faisait passer dans le Tķlķ du grand hall des clichķs
tķlķphonoscopiques, pris jadis, des ķvķnements importants arrivķs depuis
le perfectionnement des appareils; ces scĶnes historiques, catastrophes,
orateurs Ó la tribune aux grandes sķances, ķpisodes de rķvolutions ou
scĶnes de batailles, intķressĶrent vivement; puis, les salons ķtant
pleins, la partie musicale commenńa.
[Illustration: QUELQUES REPR╔SENTANTS DE L'ANCIENNE NOBLESSE.]
Plus de musiciens, plus d'orchestre dans les salons de notre temps pour
les concerts ou pour les bals: ķconomie de place, ķconomie d'argent.
Avec un abonnement Ó l'une des diverses compagnies musicales qui ont
actuellement la vogue, on reńoit par les fils sa provision musicale,
soit en vieux airs des maŅtres d'autrefois, en grands morceaux d'opķras
anciens et modernes, soit en musique de danse, en valses et quadrilles
des Mķtra, Strauss et Waldteufel de jadis ou des maŅtres d'aujourd'hui.
[Illustration: PLUS D'ORCHESTRE.]
Les appareils remplańant l'orchestre et amenant la musique Ó domicile
sont trĶs simples et parfaitement construits; ils peuvent se rķgler,
c'est-Ó-dire que l'on peut modķrer leur intensitķ ou les mettre Ó grande
marche, suivant que l'on aime la musique vague et lointaine, celle qui
fait rĻver quand on a le temps de rĻver, ou le vacarme musical qui vous
ķtourdit assez douloureusement d'abord, mais vous vide violemment la
tĻte, en un clin d'oeil, de toutes les prķoccupations de notre existence
affairķe.
Par exemple, il faut, autant que possible, avoir soin de placer
l'appareil hors de portķe, pour ne pas permettre Ó quelque invitķ
distrait de mettre, ainsi qu'il arrive quelquefois, le doigt sur
l'appareil au cran maximum, au moment inopportun, ce qui produit, au
milieu des conversations du salon, une secousse dķsagrķable.
On abuse un peu de la musique; quelques passionnķs font jouer leurs
phonographes musicaux pendant les repas, moment consacrķ gķnķralement Ó
l'audition des journaux tķlķphoniques, et des raffinķs vont mĻme jusqu'Ó
se faire bercer la nuit par la musique, le phonographe de la compagnie
mis au cran de sourdine.
Cette consommation effrķnķe n'a rien de surprenant. AprĶs tout, Ó
quelques exceptions prĶs, les gens ķnervķs de notre ķpoque sont
beaucoup plus sensibles Ó la musique que leurs pĶres aux nerfs plus
calmes, gens sains, assez dķdaigneux des vains bruits, et ils vibrent
aujourd'hui, Ó la moindre note, comme les grenouilles de Galvani sous la
pile ķlectrique.
M. Philox Lorris ne se serait pas contentķ du concert envoyķ
tķlķphoniquement par les compagnies musicales; il offrit Ó ses abonnķs
l'ouverture d'un cķlĶbre opķra allemand de 1938, clichķ pour Tķlķ Ó la
premiĶre reprķsentation, avec le maŅtre--mort couvert de gloire en
1950--conduisant l'orchestre. Pendant cette exķcution par Tķlķ de
l'oeuvre du petit-fils de Richard Wagner, Estelle Lacombe, qui s'ķtait
assise dans un coin, Ó c¶tķ de Georges, lui pressa soudain le bras.
½Ah, mon Dieu! dit-elle, ķcoutez donc?
--Quoi? fit Georges, cette algķbrique et hermķtique musique?
--Vous ne vous apercevez pas?
--Il faut l'avoir entendue trente-cinq fois au moins pour commencer Ó
comprendre...
--Je l'ai entendue hier, moi, j'ai essayķ le clichķ pour voir...
[Illustration: LE MUSICOPHONE DE CHEVET.]
--Gourmande!
--Eh bien! aujourd'hui, c'est trĶs diffķrent... Il y a quelque chose...
cette musique grince, les notes ont l'air de s'accrocher... Je vous
assure que ce n'est pas comme hier!
--Qu'est-ce que ńa fait? on ne s'en aperńoit pas; moi-mĻme, je croyais
que c'ķtait une des beautķs de la partition; ķcoutez, pour ne pas
applaudir tout haut, on se pŌme.
--N'importe, je suis inquiĶte... M. Sulfatin avait les clichķs; qu'en
a-t-il pu faire? Il est si distrait depuis quelques jours... Je vais Ó
sa recherche!╗
Lorsque les derniĶres notes de l'ouverture de l'opķra cķlĶbre se furent
ķteintes sous un formidable roulement d'applaudissements, l'ingķnieur,
chargķ de la partie musicale fit passer au Tķlķ un air de _Faust_, par
une cantatrice cķlĶbre de l'Opķra franńais de Yokohama. La cantatrice
elle-mĻme apparut dans le tķlķphonoscope, saisie par le clichķ, il y a
quelque dix ans, Ó l'ķpoque de ses grands succĶs, un peu minaudiĶre
peut-Ļtre en dķtaillant ses premiĶres notes, mais fort jolie.
[Illustration: CHEZ L'╔DITEUR DE MUSIQUE.]
AprĶs quelques notes ķcoutķes dans un silence ķtonnķ, un murmure s'ķleva
soudain et couvrit sa voix: la cantatrice ķtait horriblement enrouķe,
le morceau se dķroulait avec une succession de couacs plus atroces
les uns que les autres; au lieu de la remarquable artiste Ó l'organe
dķlicieux, c'ķtait un rhume de cerveau qui chantait! Et dans le Tķlķ,
elle souriait toujours, ķpanouie et triomphante comme jadis!
[Illustration: ADDUCTION ET DISTRIBUTION DU FEU CENTRAL.--TRANSFORMATION
DE L'AGRICULTURE, EMPLOIS INDUSTRIELS ET DE M╔NAGE]
[Illustration: LES PHONOGRAMMES ENRHUM╔S.]
Vite, l'ingķnieur, sur un signe de Philox Lorris, coupa le morceau de
_Faust_ et fit passer dans le Tķlķ le grand air de _Lucia_ par Mme
Adelina Patti. Rien qu'Ó la vue du rossignol italien du 19e siĶcle, les
murmures s'arrĻtĶrent et, pendant cinq minutes, les dilettanti en
pŌmoison modulĶrent des _bravi_ et des _brava_ en se renversant au fond
de leurs fauteuils, dans une dķlectation anticipķe. Drinn! drinn! La
Patti lance les premiĶres notes de son morceau... Un mouvement se
produit, on se regarde sans rien dire encore... Le morceau continue...
Plus de doute: ainsi que la premiĶre cantatrice, la Patti est
abominablement enrhumķe, les notes s'arrĻtent dans sa gorge ou sortent
altķrķes par un lamentable enrouement... Ce n'est pas un simple chat que
le rossignol a dans la gorge, c'est toute une bande de matous
vocalisant ou miaoulisant sur tous les tons possibles! Quelle stupeur!
Les invitķs effarķs se regardent, on chuchote, on rit tout bas, pendant
que, sur la plaque du Tķlķ, Lucia, souriante et gracieuse, continue
imperturbablement sa cantilĶne enchifrenķe!
Philox Lorris, prķoccupķ de sa grande affaire, ne s'aperńut pas tout de
suite de l'accident; quand il comprit, aux murmures de l'assemblķe, que
le concert ne marchait pas, il fit passer au troisiĶme numķro du
programme. C'ķtait le chanteur Faure, du siĶcle dernier. Aux premiĶres
notes, on fut fixķ sur le pauvre Faure: il ķtait aussi enrhumķ que la
Patti ou que l'ķtoile de l'Opķra de Yokohama. Qu'est-ce que cela voulait
dire? On passa aux comķdiens. Hķlas! Mounet-Sully, le puissant tragique
d'autrefois, paraissant dans le monologue d'_Hamlet_, ķtait complĶtement
aphone; Coquelin cadet, dans un des plus rķjouissants morceaux de son
rķpertoire, ne s'entendait pas davantage! Et ainsi des autres. ╔trange!
Quelle ķtait cette plaisanterie?
╔tait-ce une mystification?
Furieux, M. Philox Lorris fit arrĻter le Tķlķ et se leva pour chercher
son fils.
Georges et Estelle, de leur c¶tķ, demandaient partout Sulfatin. Philox
Lorris les arrĻta dans un petit salon.
½Voyons, dit-il, vous ķtiez chargķs de la partie musicale; que signifie
tout ceci? Je donne carte blanche pour l'argent, je veux les premiers
artistes d'hier et d'aujourd'hui, et vous ne me donnez que des gens
enrhumķs?
--Je n'y comprends rien! dit Georges; nous avions des clichķs de premier
ordre, cela va sans dire! C'est tout Ó fait inou’ et incomprķhensible...
--D'autant plus, ajouta Estelle, que, je dois vous l'avouer, je me suis
permis hier de les essayer au Tķlķ de Mme Lorris: c'ķtait admirable, il
n'y avait nulle apparence d'enrouement...
--Vous avez essayķ le clichķ Patti?
--Je l'avoue...
--Et pas de rhume?
--Tout le morceau ķtait ravissant!... J'ai remis les clichķs Ó M.
Sulfatin, et je cherche M. Sulfatin pour lui demander...╗
Georges, qui, pendant cette explication, avait gagnķ le cabinet de
Sulfatin, revint vivement avec quelques clichķs Ó la main.
½J'y suis, dit-il, j'ai le mot de l'ķnigme. Sulfatin a laissķ passer la
nuit Ó nos phonogrammes musicaux en plein air, sous sa vķranda... En
voici quelques-uns oubliķs encore; la nuit a ķtķ fraŅche, tous nos
phonogrammes sont enrhumķs, tous nos clichķs perdus!
--Animal de Sulfatin! s'ķcria Philox Lorris, voilÓ mon concert gŌchķ!
C'est stupide! Ma soirķe sombre dans le ridicule! Toute la presse va
raconter notre mķsaventure! La maison Philox Lorris ne manque pas
d'ennemis, ils vont s'esclaffer... Que faire?...
--Si j'osais... fit Estelle, avec timiditķ.
--Quoi? osez! dķpĻchez-vous!
--Eh bien! M. Georges a pris en double, pour me les offrir, les clichķs
de quelques-uns des meilleurs morceaux du programme, ceux que j'ai
essayķs hier... Je cours les chercher, ceux-lÓ n'ont pas passķ par les
mains de M. Sulfatin, ils sont certainement parfaits...
--Courez, petite, courez! vous me sauvez la vie! s'ķcria M. Philox
Lorris. Oh! la musique! bruit prķtentieux, tintamarre absurde! comme
j'ai raison de me dķfier de toi! Si l'on me reprend jamais Ó donner des
concerts, je veux Ļtre ķcorchķ vif!╗
Il retourna bien vite au grand salon et fit toutes ses excuses Ó ses
invitķs, rejetant la faute sur l'erreur d'un aide de laboratoire; puis,
Estelle ķtant arrivķe avec ses clichķs particuliers, il la pria de se
charger elle-mĻme de les faire passer au tķlķphonoscope.
Estelle avait raison, ses clichķs ķtaient excellents, la Patti n'ķtait
pas enrhumķe, Faure n'avait aucun enrouement, chanteurs et cantatrices
pouvaient donner toute l'ampleur de leur voix et faire rķsonner
magnifiquement les sublimes harmonies des maŅtres. A chaque diva
cķlĶbre, Ó chaque tķnor illustre qui paraissait dans le Tķlķ, un frisson
de plaisir secouait les rangs des invitķs et des dames s'ķvanouissaient
presque dans leurs fauteuils.
Encore une fois, Sulfatin avait eu une distraction, lui qui n'en avait
jamais. Pour un homme d'un nouveau modĶle, inķdit et perfectionnķ, Ó
l'abri de toutes les imperfections que nous lĶguent nos ancĻtres en nous
lanńant sur la terre, il faut avouer que le secrķtaire de Philox Lorris
baissait considķrablement; Ó tout prendre, l'a’eul artiste de son fils
Georges faisait moins de dommages dans la cervelle de ce dernier: la
formule chimique d'o∙ l'on avait fait ķclore Sulfatin n'ķtait sans doute
pas encore assez parfaite. Philox Lorris, absolument furieux, se promit
d'adresser une verte semonce Ó son secrķtaire.
[Illustration: D╔COUVERTE DU BACILLE DE LA SANT╔.--PROJECTION DE SES
LUTTES AVEC LES DIFF╔RENTS MICROBES.]
V
M. le dķputķ ArsĶne des Marettes, chef du parti masculin.--La _Ligue
de l'ķmancipation de l'homme_.--Encore Sulfatin!--M. ArsĶne des
Marettes songe Ó son grand ouvrage.
Parmi toutes ces notabilitķs de la politique, de la finance et de la
science que M. Philox Lorris comptait intķresser Ó ses idķes, il ķtait
un homme tout-puissant par son influence et sa situation, qu'il ķtait
important surtout de convertir. C'ķtait le dķputķ ArsĶne des Marettes,
tombeur ou soutien des ministĶres, le grand leader de la Chambre, le
grand chef du parti masculin opposķ au parti fķminin, l'homme d'╔tat
qui, depuis l'admission de la femme aux droits politiques, s'efforce
d'ķlever une barriĶre aux prķtentions fķminines, de mettre une digue aux
empiĶtements de la femme, et qui vient tout rķcemment de crķer pour cela
la _Ligue de l'ķmancipation de l'homme_.
Cette tentative, d'une vķritable urgence, a tout naturellement suscitķ Ó
la Chambre une violente interpellation de Mlle Muche, dķputķe du
quartier de Clignancourt, soutenue par les plus distinguķes oratrices du
parti fķminin et par quelques dķputķs transfuges, trahissant par
faiblesse honteuse la noble cause masculine.
[Illustration: Le parti fķminin Ó la Chambre.]
Mais M. des Marettes s'y attendait, il ķtait prķparķ. Courageusement,
pour dķfendre son oeuvre, il a fait tĻte Ó l'orage, dans le tumulte
d'une sķance comme on n'en a guĶre vu depuis les grandes journķes de la
derniĶre Rķvolution; il est montķ quatre fois Ó la tribune, malgrķ les
plus furibondes clameurs, malgrķ quelques paires de gifles et un certain
nombre d'ķgratignures reńues des plus farouches dķputķes, et il a
enlevķ, avec 350 voix de majoritķ, un ordre du jour approuvant
l'attitude de stricte neutralitķ observķe par le gouvernement dans la
question.
Le grand orateur est sorti de la lutte en meilleure situation que jamais
et rien ne semble dķsormais pouvoir se faire Ó la Chambre et dans le
pays en dehors de lui.
De la sympathie ou tout au moins de la neutralitķ de M. ArsĶne des
Marettes dķpend le succĶs des deux grosses affaires de la maison Philox
Lorris: l'adoption du monopole du grand mķdicament national d'abord, et
ensuite la contre-partie, la guerre miasmatique mise Ó l'ķtude, la
transformation complĶte de notre systĶme militaire, de l'armķe et du
matķriel, et l'organisation en grand de corps mķdicaux offensifs.
M. Philox Lorris est certain du triomphe final de ses idķes; mais, pour
arriver vite, il doit gagner Ó ses vues M. ArsĶne des Marettes. Aussi
toutes les attentions du savant sont pour l'illustre homme d'╔tat. DĶs
qu'il a vu qu'ArsĶne des Marettes commenńait Ó en avoir assez de la
musique et Ó somnoler, bercķ malgrķ lui par les grands airs d'opķra
tķlķphonoscopķs, M. Philox Lorris a entraŅnķ le dķputķ vers un petit
salon rķservķ, pour causer un peu sķrieusement, pendant le dķfilķ des
futilitķs de la partie artistique du programme.
½Je suis trĶs intriguķ, cher maŅtre, dit le dķputķ, et je me demande Ó
quelles nouvelles rķvķlations scientifiques ķtonnantes nous devons nous
attendre de votre part; le bruit court que vous allez encore une fois
bouleverser la science...
--J'ai, en effet, quelques petites nouveautķs Ó exposer tout Ó l'heure
dans une courte confķrence, avec expķriences Ó l'appui; mais c'est
justement parce que mes nouveautķs ont un caractĶre Ó la fois
humanitaire et politique que je ne suis pas fŌchķ de cette occasion d'en
causer un peu avec vous avant ma confķrence... Je serais singuliĶrement
flattķ de conquķrir lÓ-dessus l'approbation d'un homme d'╔tat tel que
vous...
--Vos dķcouvertes nouvelles ont un caractĶre humanitaire et politique,
dites-vous?
--Vous allez en juger! D'abord, mon cher dķputķ, ayez l'obligeance de
regarder un peu lÓ-bas Ó votre droite.
--Ces appareils compliquķs?
--Oui. Au centre, parmi tous ces alambics, ces tubes coudķs, ces tuyaux,
ces ballons de cuivre, vous distinguez cette espĶce de rķservoir o∙ tout
aboutit?...
--Parfaitement, fit M. des Marettes en se levant pour frapper du doigt
sur l'appareil.
--Ne touchez pas, fit nķgligemment Philox Lorris; il y a lÓ dedans assez
de ferments pathogĶnes pour infecter d'un seul coup une zone de 40
kilomĶtres de diamĶtre...╗
M. ArsĶne des Marettes fit un bond en arriĶre.
½Si les dames et les messieurs en train d'ķcouter notre Tķlķ-concert,
reprit Philox Lorris, pouvaient se douter qu'il suffirait d'une lķgĶre
imprudence pour dķterminer ici tout Ó coup l'explosion de la plus
redoutable ķpidķmie, j'imagine que leur attention aux roulades des
cantatrices en souffrirait; mais nous ne leur dirons que tout Ó
l'heure... Il y a ici, dans cet appareil, des miasmes divers cultivķs,
amenķs par des mķlanges et amalgames, combinaisons et prķparations, au
plus haut degrķ de virulence et concentrķs par des procķdķs
particuliers, le tout dans un but que je vais vous rķvķler bient¶t...
Maintenant, cher ami, ayez l'obligeance de regarder Ó votre gauche...
--Ces appareils aussi compliquķs que ceux de droite?
--Oui! Cet ensemble d'alambics, de tubes, de ballons, de tuyaux...
--Il y a un rķservoir aussi au milieu!
[Illustration: ½IL Y A ICI ASSEZ DE FERMENTS PATHOG╚NES POUR INFECTER
UNE ZONE DE 40 KILOM╚TRES!╗]
--Tout juste! Considķrez ce rķservoir!
--Encore plus dangereux que l'autre, peut-Ļtre?
--Au contraire, mon cher dķputķ, au contraire! A droite, c'est la
maladie, c'est l'arsenal offensif, ce sont les miasmes les plus
dķlķtĶres que je suis prĻt, au premier signal de guerre, Ó porter chez
l'ennemi pour la dķfense de notre patrie! A gauche, c'est la santķ,
c'est l'arsenal dķfensif, c'est le bienfaisant mķdicament qui nous
dķfend contre les atteintes de la maladie, qui rķpare les dķgŌts de
notre organisme et l'universelle usure causķe par les surmenages
outranciers de notre vie ķlectrique!
--J'aime mieux ńa! fit ArsĶne des Marettes en souriant.
--Vous savez, reprit Philox Lorris, combien nous gķmissions tous de
l'usure corporelle si rapide en notre siĶcle haletant? Plus de jambes!
--Hķlas!
--Plus de muscles!
--Hķlas!
--Plus d'estomac!
--Trois fois hķlas! C'est bien mon cas!
--Le cerveau seul fonctionne passablement encore.
--Parbleu! Quel Ōge me donnez-vous? demanda piteusement ArsĶne des
Marettes.
--Entre soixante-douze et soixante-dix-huit, mais je pense que vous avez
beaucoup moins!
[Illustration: ½PLUS D'ESTOMAC!╗]
--Je vais sur cinquante-trois ans!
--Nous sommes tous vķnķrables aujourd'hui dĶs la quarantaine; mais
tranquillisez-vous, il y a lÓ dedans de quoi vous remettre presque Ó
neuf... Vous commencez maintenant Ó pressentir l'importance des
communications que j'ai Ó vous faire, n'est-ce pas? Mais j'ai besoin de
mon collaborateur Sulfatin et de son sujet, un ex-surmenķ que vous avez
jadis connu et que vous allez revoir avec quelque ķtonnement, j'ose le
dire! Permettez que j'aille le chercher...╗
[Illustration: NOS FLEUVES ET NOTRE ATMOSPH╚RE.--MULTIPLICATION DES
FERMENTS PATHOG╚NES, DES DIFF╔RENTS MICROBES ET BACILLES]
Sulfatin avait disparu dĶs le commencement du concert. Philox Lorris,
qui aurait bien voulu en faire autant, le tapage musical ne
l'intķressant nullement, ne s'en ķtait pas inquiķtķ. Sans doute,
Sulfatin avait prķfķrķ causer dans quelque coin avec des gens plus
sķrieux que les amateurs de musique. Quelques groupes d'invitķs, pour la
plupart illustrations scientifiques franńaises ou ķtrangĶres, se
livraient ńÓ et lÓ, dans les petits salons, Ó de graves discussions en
attendant la partie scientifique de la fĻte, mais il n'y avait pas de
Sulfatin avec eux.
O∙ pouvait-il Ļtre? Ne serait-il pas montķ prendre l'air sur la
plate-forme? M. Philox Lorris s'informa. Sulfatin, peu contemplatif,
n'ķtait pas allķ admirer l'illumination ķlectrique de l'h¶tel portant
ses jets de lumiĶre, au loin dans les profondeurs cķlestes, par-dessus
la couronne stellaire des mille phares parisiens.
½J'y suis, se dit Philox Lorris, o∙ avais-je la tĻte? Parbleu! Sulfatin
avait une heure Ó lui; au lieu de rester Ó bŌiller au concert, ce digne
ami, il est allķ travailler...╗
[Illustration: ½NOUS SOMMES TOUS V╔N╔RABLES D╚S LA QUARANTAINE.╗]
Le compartiment du grand hall o∙ se trouvait le laboratoire personnel de
Sulfatin avait ķtķ rķservķ; on avait entassķ lÓ tous les appareils qui
eussent pu gĻner la foule. Philox Lorris y courut et frappa vivement Ó
la porte, pensant que Sulfatin s'y ķtait enfermķ. Pas de rķponse.
Machinalement, M. Lorris mit le doigt sur le bouton de la serrure et la
porte, non fermķe, s'ouvrit sans bruit.
Dans l'encombrement des appareils, Philox Lorris n'aperńut pas d'abord
son collaborateur; Ó son grand ķtonnement, il entendit une voix de femme
parlant vivement sur un ton de colĶre; puis la voix de Sulfatin s'ķleva
non moins furieuse.
½Qui diable mon Sulfatin peut-il invectiver ainsi? pensa Philox Lorris
stupķfait et hķsitant un instant Ó avancer, partagķ qu'il ķtait entre la
curiositķ et la crainte d'Ļtre indiscret.
--Et d'abord, mon bon, disait la voix de femme, je vous dirai que vous
commencez Ó m'ennuyer en m'appelant Ó tout instant au tķlķphonoscope;
c'est bien assez dķjÓ de vous voir arriver tous les jours avec votre
mine de savant renfrognķ... Avec ńa que votre conversation est
amusante!... Tenez, j'en ai assez!
--Je n'ai pas la mine d'un de ces idiots qui tournent autour de vous au
MoliĶre-Palace... rķpliquait Sulfatin; mais pas tant de raisons... Vous
allez me dire tout de suite qui ķtait ce monsieur qui vient de filer? Je
veux le savoir!
--Je vous dis que j'en ai assez de vos scĶnes incessantes! J'en ai
assez, enfin, de votre surveillance par Tķlķ ou par phonographe!
Savez-vous que vous m'insultez avec toutes vos machines qui notent mes
faits et gestes; je ne veux plus supporter ces fańons! On rit de moi au
thķŌtre!
--Je ne ris pas, moi!
--Je ne puis faire un pas chez moi, recevoir quelqu'un, causer avec des
amis, sans que des appareils subrepticement braquķs sur moi ne me
photographient, ne phonoclichent mes faits et gestes... et alors, quand
vous avez vos clichķs, quand vos phonographes rķpĶtent ce qui s'est dit
ici, ce sont des bouderies ou des scĶnes Ó n'en plus finir! J'en ai
assez!...
--Encore une fois, qui ķtait ce monsieur?
--C'ķtait mon pķdicure!... mon bottier!... mon notaire!... mon oncle!...
mon grand-pĶre!... mon neveu!... mon coiffeur!... s'ķcria la dame avec
volubilitķ.
--Ne vous moquez pas de moi... Voyons, je vous en supplie, Sylvia, ma
chĶre Sylvia! rappelez-vous...╗
M. Philox Lorris, avanńant doucement, aperńut alors Sulfatin: il ķtait
seul, criant et gesticulant devant la grande plaque du Tķlķ, dans
laquelle on distinguait une dame paraissant non moins ķmue que lui, une
forte et plantureuse brune dans laquelle le savant reconnut l'ķtoile du
MoliĶre-Palace, Sylvia, la tragķdienne-mķdium, qu'il avait vue
quelquefois dans ses grands r¶les des classiques arrangķs.
½Eh bien! eh bien! se dit M. Philox Lorris, c'est donc vrai ce qu'on m'a
dit. Sulfatin se dķrange! Qui l'e¹t dit! Qui l'e¹t cru!╗
Mais Sulfatin faiblissait maintenant, sa voix s'adoucissait; plus de
colĶre dans ses paroles, seulement un accent de reproche.
½Je vous demande seulement de m'expliquer... Mon Dieu, vous devriez
comprendre... Sylvia, je vous prie, rappelez-vous ce que vous me disiez
naguĶre, ce que vous m'avez jurķ...╗
[Illustration: SULFATIN LANŪAIT UNE CHAISE A TRAVERS LE T╔L╔.]
La dame du Tķlķ eut un accĶs de rire nerveux.
½Ce que j'ai jurķ? serments de thķŌtre, monsieur, s'il faut vous le dire
pour en finir avec toutes vos scĶnes de jalousie, serments de thķŌtre!
Ūa ne compte pas!
--Ūa ne compte pas! s'ķcria Sulfatin rugissant de fureur. Coquine!!!╗
Un grand bruit de cristal brisķ fit bondir M. Philox Lorris, l'image de
Sylvia disparut, la plaque du Tķlķ ķclata en morceaux. Sulfatin venait
de lancer une chaise Ó travers le Tķlķ et piķtinait maintenant sur les
dķbris.
[Illustration: SURVEILLANCE A DOMICILE PAR PHOTO-PHONOGRAPHE.]
½Coquine! Gueuse! Ah! ńa ne compte pas!... Tiens! attrape!╗
Philox Lorris se prķcipita sur son collaborateur:
½Sulfatin! que faites-vous? Voyons, Sulfatin, j'en rougis pour vous!
C'est une honte!╗
Sulfatin s'arrĻta brusquement. Ses traits contractķs par la fureur se
dķtendirent et il resta tout penaud devant Philox Lorris.
½Un accident, dit-il; je crois que j'ai eu une rage de dents... il
faudra que j'aille chez le dentiste.
--Vous ne savez pas ce que vous faites! Vous laissez mes phonogrammes
musicaux se dķtķriorer sur votre balcon; et maintenant, vous cassez les
appareils... Vous allez bien! Mais il n'est pas question de cela, mon
ami; reprenez vos esprits et songeons Ó notre grande affaire... O∙ est
Adrien La HķronniĶre?
--Je ne sais pas, balbutia Sulfatin, en passant la main sur son front,
je ne l'ai pas vu.
--Mais sa prķsence est nķcessaire, s'ķcria Philox Lorris, il nous le
faut pour la dķmonstration de l'infaillibilitķ de notre produit...
Est-ce dķsolant d'Ļtre aussi mal secondķ que je le suis! Mon fils est un
niais sentimental, il n'aura jamais l'ķtoffe d'un savant passable... je
renonce Ó l'espoir de voir jaillir en lui l'ķtincelle... Et voilÓ que
vous, Sulfatin, vous que je croyais un second moi-mĻme, vous vous
occupez aussi de niaiseries! Voyons, qu'avez-vous fait de La HķronniĶre?
Qu'avez-vous fait de votre ex-malade?
--Je vais voir, je vais m'informer...
--DķpĻchez-vous et revenez bien vite avec lui dans mon cabinet... M.
ArsĶne des Marettes nous attend... Vite, voici la partie musicale qui
tire Ó sa fin, je vais dire Ó Georges d'ajouter quelques morceaux.╗
[Illustration: M. ARS╚NE DES MARETTES.]
Pendant ce temps, pendant que Philox Lorris courait Ó la poursuite de
Sulfatin, pendant la scĶne du Tķlķ, M. ArsĶne des Marettes, restķ seul,
s'ķtait lķgĶrement assoupi dans son fauteuil. L'illustre homme d'╔tat
ķtait fatiguķ, il venait de travailler fortement, pendant les vacances
de la Chambre, d'abord Ó une ķdition phonographiķe de ses discours,
pour laquelle il avait d¹ revoir un Ó un les phonogrammes originaux
afin de modifier ńÓ et lÓ une intonation ou de perfectionner un
mouvement oratoire; puis Ó un grand ouvrage qu'il avait en train depuis
de bien longues annķes, lequel grand ouvrage, outre l'ķnorme ķrudition
qu'il exigeait, outre une quantitķ inou’e de recherches historiques,
d'ķtudes documentaires, demandait Ó Ļtre longuement et fortement pensķ,
Ó Ļtre creusķ en de profondes et solitaires mķditations.
Cet ouvrage, d'un intķrĻt immense et universel, destinķ Ó une
_BibliothĶque des Sciences sociales_, portait ce titre magnifique:
HISTOIRE DES D╔SAGR╔MENTS
CAUS╔S A L'HOMME PAR LA FEMME
DEPUIS L'AGE DE PIERRE JUSQU'A NOS JOURS
╔TUDE SUR L'╔TERNEL F╔MININ A TRAVERS LES SI╚CLES
SUBDIVIS╔E EN PLUSIEURS PARTIES:
LIVRE Ier.--_Les fautes lointaines et leurs funestes consķquences._
LIVRE II.--_Tyrannie hypocrite et domination ouverte._
LIVRE III.--_Dķveloppement gķnķral des tendances dominatrices dans la
vie privķe._
LIVRE IV.--_Les ķpoques troublķes et leurs vraies causes. SiĶcles
frivoles et sanglants._
LIVRE V.--_Les reines du monde._
LIVRE VI.--_Grandissement nķfaste de la puissance fķminine depuis
l'accession de la femme aux fonctions publiques._
Est-il, nous le demandons, un sujet plus vaste et plus passionnant, qui
soulĶve les plus importants problĶmes et touche davantage aux ķternelles
prķoccupations de la race humaine? Cet ouvrage, qui prend l'homme Ó ses
dķbuts et nous montre les longues et douloureuses consķquences de ses
premiĶres fautes, doit bouleverser toutes les notions de l'histoire. En
rķalitķ, M. ArsĶne des Marettes entend crķer une nouvelle ķcole
historique, moins sĶche, moins politique, plus rķaliste et plus simple.
Il faut nous attendre Ó de vķritables rķvķlations, Ó un bouleversement
complet des vieilles idķes traditionnellement admises! La lumiĶre de
l'histoire va ķclairer enfin bien des causes obscures ou restķes
inaperńues jusqu'ici et faire apparaŅtre les peuples et les races sous
leur vrai jour. Ce gigantesque ouvrage soulĶvera, le jour de son
apparition, les plus violentes polķmiques, M. ArsĶne des Marettes s'y
attend bien; mais il est armķ pour la lutte et il soutiendra vaillamment
ce qu'il croit Ļtre le bon combat. DķjÓ, sur de vagues indiscrķtions, le
parti fķminin, trĶs remuant Ó la Chambre et dans le pays, attaque en
toute occasion M. des Marettes; celui-ci a dķjÓ portķ un premier coup au
parti en crķant la _Ligue pour l'ķmancipation de l'homme_, et il s'est
jurķ de lancer son _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la
femme_ avant les ķlections prochaines.
Hķlas! on le devine aisķment, M. ArsĶne des Marettes a souffert. Le chef
de la ligue revendicatrice des droits masculins est une victime!
Jadis, au temps de sa lointaine jeunesse, M. des Marettes a ķtķ mariķ.
Jadis, il y a trente-deux ans, il a eu quelques graves dķsagrķments avec
Mme des Marettes, ķpouse frivole et capricieuse, volage mĻme, dit-on. A
la suite de pķnibles dissentiments, M. et Mme des Marettes, un beau
matin, abandonnĶrent, chacun de son c¶tķ, le domicile conjugal, sans
s'Ļtre donnķ le mot. M. des Marettes partit Ó droite, Mme des Marettes Ó
gauche.
Ce fut le commencement d'une Ķre de douce tranquillitķ. M. ArsĶne des
Marettes put reprendre ses esprits, revenir Ó ses chĶres ķtudes et
consacrer tous ses instants Ó la lutte par la parole et par la plume
contre toutes les tyrannies.
Pendant quelque temps, les deux ķpoux se sont parfois rencontrķs dans
les salons, en voyage, aux bains de mer; aprĶs un ķchange de regards
courroucķs, chacun d'eux tournait vivement les talons. Puis Mme des
Marettes disparut et M. des Marettes, Ó son grand soulagement, n'en
entendit plus parler.
╔tendu dans un large fauteuil, l'auteur de l'_Histoire des dķsagrķments
causķs Ó l'homme_ somnole en songeant Ó ce livre qui couronnera sa
carriĶre et posera dķfinitivement sa gloire sur de larges assises. Il
voit, dans une rĻverie ķvocatrice, le dķfilķ des grandes figures
fķminines de tous les temps, de ces femmes dont la beautķ ou
l'intelligence pernicieuse influĶrent trop souvent sur le cours des
ķvķnements, sur le destin des empires, de ces femmes qui furent toutes,
suivant M. des Marettes, en tous pays et Ó toutes les ķpoques, par leurs
dķfauts ou mĻme par leurs qualitķs, plus ou moins funestes au repos des
peuples!
Regardez! C'est l'aurore des temps. C'est ╚ve d'abord, la premiĶre, dont
il est inutile de rappeler la faute aux incalculables consķquences, ╚ve
marchant, blonde et souriante, en tĻte d'un cortĶge d'apparitions
ķtincelantes et fulgurantes: Sķmiramis, HķlĶne, ClķopŌtre, et bien
d'autres; des reines, des princesses, des ķpouses tyranniques, tourments
de paisibles monarques, des fiancķes jalouses bouleversant les ╔tats de
malheureux princes inoffensifs, de terribles reines mķrovingiennes,
d'altiĶres duchesses du Moyen Ōge amenant ou portant la ruine et la
dķvastation de province en province, des favorites enfin qui, par leurs
intrigues ou simplement par le jeu de leurs jolis yeux, doucement voilķs
de cils blonds, lancent les peuples les uns contre les autres!...
Et, parmi ces figures historiques, d'autres femmes de toutes les
ķpoques, bourgeoises de condition modeste, qui, dans le cercle restreint
de la vie privķe, Ó dķfaut de peuples Ó tracasser, de destins de nations
Ó bouleverser, ont d¹ se contenter de gouverner plus ou moins
despotiquement leur mķnage...
[Illustration: LA LIGUE DES REVENDICATIONS MASCULINES.]
Ah, grand Dieu! ces tyrannies minuscules qui s'exercent sur cet infime
thķŌtre, contenues entre les quatre murs d'un appartement et non
rķpandues entre les frontiĶres d'un vaste royaume, ce sont peut-Ļtre les
plus dures, celles dont le joug pĶse le plus lourdement, sans repos,
sans trĻve, toujours... Ce pauvre ArsĶne des Marettes ne le sait que
trop par expķrience!
[Illustration: LA CHIMIE V╔N╔NEUSE, EMPOISONNEUSE ET SOPHISTIQUEUSE]
PhķnomĶne ķtrange, toutes ces apparitions, impķratrices ou favorites,
grandes dames ou bourgeoises, depuis HķlĶne jusqu'Ó la Pompadour, elles
ont toutes la figure de Mme des Marettes, telle qu'elle ķtait lors de sa
fugue il y a trente-deux ans, telle que se la rappelle son vindicatif
ķpoux! ╚ve elle-mĻme, la premiĶre de toutes, c'est dķjÓ Mme des
Marettes, qui fut une fort jolie blonde d'ailleurs, aux yeux pleins de
langueur; l'orgueilleuse Sķmiramis, c'est Mme des Marettes cherchant Ó
imposer cruellement son autoritķ; Frķdķgonde, c'est la colķreuse petite
Mme des Marettes s'escrimant du bec et des ongles et cassant jadis les
assiettes du mķnage; Marguerite de Bourgogne, c'est encore Mme des
Marettes; Marie Stuart, qui avait le mot piquant et qui, ses maris
manquant, ennuya fort ╔lisabeth d'Angleterre, c'est Mme des Marettes
lanńant Ó son ķpoux, dĶs la lune de miel, changķe en lune de vinaigre,
des mots dķsagrķables; Catherine de Mķdicis, la terrible dame aux
poisons savants, aux ķlixirs de courte vie, c'est Mme des Marettes,
servant un jour aux invitķs de son mari, de graves magistrats, des
carafes d'Hunyadi-Janos avec le vin!...
Toutes, toutes, jusqu'aux derniers rangs du dķfilķ, ont les traits de
la terrible Mme des Marettes..... C'est toujours la mĻme, toujours la
figure blonde inoubliable qui hante depuis si longtemps les rĻves et les
cauchemars de M. ArsĶne des Marettes.
[Illustration: ½JE VIENS REPRENDRE MA PLACE AU FOYER!╗]
MĻlant ainsi ses petits souvenirs personnels, toujours cuisants, aux
rķminiscences historiques, M. ArsĶne des Marettes voit dķfiler, pour
ainsi dire, tous les chapitres de son oeuvre maintenant si avancķe, la
partie historique et la partie philosophique, o∙, de dķduction en
dķduction, de constatation en constatation, avec sa pķnķtrante analyse,
il nous montre ce phķnomĶne psychologique qui a dķjÓ prķoccupķ les
penseurs: la femme restant toujours la femme, toujours identique Ó
elle-mĻme, toujours pareille, en tous lieux et en tous temps, Ó tous les
Ōges et sous tous les climats, alors que l'homme prķsente tant de
variķtķs de caractĶre, suivant les races, les ķpoques et les milieux.
Et M. des Marettes est satisfait, et il est heureux, et il songe Ó
l'effet que la grande _Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme_ va
produire, aux bienfaits qui en dķcouleront, aux idķes de rķvoltes
masculines qu'elle va rķveiller.
Tout Ó coup, la sonnerie du Tķlķ, cet ķternel drinn-drinn que nous
entendons retentir Ó toute minute, qui ne nous laisse aucun repos, qui
toujours nous rappelle que nous faisons partie d'une vaste machine
ķlectrique traversķe par des millions de fils, la sonnerie du Tķlķ tira
M. des Marettes de sa rĻverie historico-philosophique.
Il sursauta sur son fauteuil, allongea le bras et, machinalement, appuya
sur le bouton du rķcepteur.
½All¶! all¶! dit une voix, M. le dķputķ ArsĶne des Marettes est-il Ó la
soirķe de M. Philox Lorris? Il est priķ de venir Ó l'appareil...╗
C'ķtait justement lui qu'on demandait. Le grand historien se rķveilla
tout Ó fait et rķpondit immķdiatement:
½All¶! all¶! me voici! Qui me demande?╗
La plaque du Tķlķ s'ķclaira subitement et, aprĶs quelques secondes d'un
balancement papillotant, une image se forma. C'ķtait une dame assise
dans le cabinet de travail de M. des Marettes, lÓ-bas, en son austĶre
retraite, sur les hauteurs du quartier de Montmorency (XXXIIe
arrondissement), une dame d'un certain Ōge, assez forte, aux traits
accentuķs, aux sourcils trĶs fournis dessinant un arc noir au-dessus
d'un nez Ó courbure aquiline.
M. ArsĶne des Marettes se laissa retomber comme pķtrifiķ dans son
fauteuil. Il l'avait reconnue tout de suite, malgrķ les annķes, malgrķ
les changements apportķs par l'Ōge: c'ķtait la femme de son rĻve,
toujours la mĻme, l'ķternelle ennemie, _Elle_ enfin, Mme des Marettes!
Elle ķtait blonde jadis, elle ķtait plus svelte, plus souriante;
n'importe, il la reconnaissait d'instinct, aprĶs les trente-deux annķes
d'absence, dans la majestueuse dame, un peu ķpaissie, Ó l'expression un
peu alourdie mais toujours dominatrice, qui ķtait devant lui.
½Eh bien! oui, cher monsieur des Marettes, c'est moi, dit la dame; vous
voyez que j'ai bon caractĶre, c'est moi qui reviens la premiĶre, en
laissant de c¶tķ mes lķgitimes griefs; le moment est venu d'oublier nos
lķgers dissentiments de l'autre jour...╗
[Illustration: M. ARS╚NE DES MARETTES COMPOSANT SON GRAND OUVRAGE.]
L'autre jour, c'ķtait trente-deux ans auparavant. M. des Marettes le
pensa, mais il n'eut pas la force de le faire remarquer.
½Je suis heureuse de voir votre ķmotion Ó ma vue, mon ami, continua la
dame, cette ķmotion prouve en faveur de votre coeur... Je vois que vous
ne m'avez pas oubliķe tout Ó fait, n'est-ce pas?
--Oh! non, murmura M. des Marettes.
--Quel long malentendu et quelle douloureuse erreur fut la v¶tre!...
mais je suppose que dans la solitude vous vous Ļtes amķliorķ...╗
M. des Marettes soupira.
½J'espĶre que vous avez fini par reconnaŅtre vos torts, mon ami, n'en
parlons plus, je suis prĻte Ó passer l'ķponge sur tout cela; j'oublie,
mon ami, j'oublie et je reprends ma place au foyer... Ah! je comprends
votre ķmotion; remettez-vous, ArsĶne; vous Ļtes en soirķe, prķsentez mes
meilleurs compliments Ó M. et Mme Philox Lorris. Allez!... Pendant ce
temps-lÓ, je vais m'installer!...╗
La communication cessa, Mme des Marettes disparut.
M. ArsĶne des Marettes resta un moment sans voix et sans souffle dans
son fauteuil comme un homme foudroyķ. Enfin, il soupira, releva la tĻte
et fit un geste de rķsignation.
½Allons. Elle est revenue, soit!... AprĶs tout, mon livre finissait un
peu mollement, c'ķtait faiblot! AuprĶs de Mme des Marettes,
l'inspiration va venir... Seigneur, va-t-elle me tourmenter! Mais tout
est pour le mieux; ma conclusion, la derniĶre partie de mon _Histoire
des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la femme, depuis l'Ōge de pierre
jusqu'Ó nos jours_, c'est le morceau le plus important; il faut, Mme des
Marettes aidant, que ce soit quelque chose de foudroyant!╗
[Illustration: ½L'ENNEMI EST A NOS PORTES, L'AN╔MIE, LA TERRIBLE
AN╔MIE!...╗]
[Illustration: LE COIN DES FEMMES S╔RIEUSES.]
VI
M. Philox Lorris dķveloppe ses plans.--La santķ obligatoire par le
grand _Mķdicament national_.--DeuxiĶme distraction de Sulfatin.--Le
rķservoir Ó miasmes.
Sulfatin, ayant enfin retrouvķ son ex-malade Adrien La HķronniĶre dans
la salle de billard, en train de faire une partie avec sa garde, la
grosse Grettly, rejoignit M. Philox Lorris au milieu d'un groupe
d'invitķs sķrieux qui avaient dķlaissķ le concert. Il y avait lÓ Mlle
Bardoz, la savante doctoresse, et Mlle la sķnatrice Coupard, de la
Sarthe, qui discutaient certains points de science avec Philox Lorris.
½Je te laisse avec ces demoiselles, dit tout bas Philox Lorris Ó son
fils; tu vas voir ce que de vraies femmes, dont l'esprit n'est pas
simplement un moulin Ó fadaises... Il est encore temps... il est encore
temps; tu sais, tu peux prķfķrer l'une ou l'autre... n'importe laquelle!
[Illustration: L'EX-MALADE ET SA GARDE.]
--Merci!╗
Adrien La HķronniĶre ķtait bien changķ depuis quelques mois; sous
l'action du fameux mķdicament national essayķ sur lui par l'ingķnieur
Sulfatin, suivant les instructions de Philox Lorris, il avait remontķ
rapidement la pente descendue. Tombķ au dernier degrķ de
l'avachissement, on l'avait vu reprendre peu Ó peu toutes les apparences
de la vigueur et de la santķ. Le fluide vital, tout Ó fait ķvaporķ
prķcķdemment, semblait bien revenu. Adrien La HķronniĶre, placķ naguĶre
comme une larve humaine dans la couveuse de Sulfatin, couchķ ensuite
comme un pantin cassķ dans un fauteuil roulant, ķtait redevenu un homme;
il marchait, agissait et pensait comme un citoyen en possession de
toutes ses facultķs.
Philox Lorris voulait faire admirer Ó M. des Marettes et Ó ses invitķs
ces rķsultats vraiment merveilleux; il voulait leur montrer cette ruine
humaine solidement rķparķe. Mais Adrien La HķronniĶre, qui avait
retrouvķ avec la vigueur de son intelligence son grand sens des
affaires, discutait dķjÓ chaudement avec Sulfatin.
½Mon cher ami, je suis guķri, c'est une affaire entendue; mais, si je
consens Ó vous payer immķdiatement, en rķsiliant notre traitķ, les
formidables sommes stipulķes Ó une ķpoque o∙ je ne jouissais pas de
tous mes moyens et o∙ je ne pouvais guĶre discuter vos conditions, il me
semble juste de rķclamer en compensation ma part dans l'affaire du grand
Mķdicament national...
--Du tout, dķclara Sulfatin; notre traitķ subsiste, je ne rķsilie pas,
vous me payerez Ó leur date les annuitķs stipulķes... D'ailleurs, mon
cher, vous vous abusez, vous n'Ļtes rķparķ qu'Ó la surface et pour un
temps, le traitement doit continuer...
--Permettez... si je demande Ó rķsilier?
--Soit, mais vous payez les annuitķs et le dķdit...
--Alors, je ne rķsilie pas, mais je vous fais un procĶs pour avoir
essayķ sur moi des mķdicaments sur le bon effet desquels vous ne pouviez
Ļtre fixķ...
--Puisque ces mķdicaments vous ont remis sur pied...
[Illustration: ½LE COFFRE EST BON, JE VOUS L'AFFIRME...╗]
--Vous deviez les essayer sur d'autres auparavant; en somme, j'ķtais un
sujet pour vous, sur lequel vous opķriez tranquillement, et au lieu
d'Ļtre payķ pour servir Ó vos expķriences, je payais... Cela me semble
abusif. Nous plaiderons!... Je ne suis pas le premier venu, je suis un
malade connu, j'ai une notoriķtķ, l'effet pour le lancement de votre
produit est donc bien plus considķrable, je veux entrer tout Ó fait dans
l'affaire ou bien nous plaiderons!
--En attendant, dit Sulfatin impatientķ, comme, de par notre traitķ,
vous Ļtes encore sous ma direction, vous allez venir ou je vous fais
avaler d'autres mķdicaments et je vous remets dans l'ķtat o∙ vous ķtiez
lorsque je vous ai entrepris... C'est mon droit... je vous rķintĶgre
dans votre couveuse, vous n'ķtiez pas gĻnant, lÓ... Je me suis engagķ
par notre traitķ Ó vous faire durer; je vous ferai seulement durer,
voilÓ tout!
--Voyons! ne discutons pas, dit Philox Lorris impatientķ; M. La
HķronniĶre sera de l'affaire, j'y consens, c'est entendu... D'ailleurs,
voici M. des Marettes qui s'ennuie...╗
En effet, dans le petit salon, M. des Marettes se promenait de long en
large d'un air agitķ, en murmurant des phrases indistinctes:
½... Irrķductible esprit de domination... servi par un charme dangereux,
pernicieux... profonde astuce cachķe sous un vernis de fausse douceur...
Femme, crķature artificielle et artificieuse...
Ah! ah! fit M. Lorris, je n'ai pas besoin de vous demander des
explications, grand homme; je reconnais le portrait, vous travaillez Ó
un discours destinķ Ó battre en brĶche les prķtentions du parti
fķminin...╗
M. des Marettes passa la main sur son front.
½Je vous demande pardon, messieurs, je m'oubliais... Nous disions donc?
--Nous disions, reprit Philox Lorris, que j'avais Ó vous prķsenter un
homme que vous avez connu, il y a peu de mois, tombķ, par l'excessif
surmenage moderne, dans une lamentable sķnilitķ... Regardez-le
aujourd'hui!╗
Philox Lorris amena l'ex-malade en pleine lumiĶre.
½Ce cher La HķronniĶre! s'ķcria M. des Marettes, est-il possible! Est-ce
bien vous?
--C'est bien moi, rķpondit l'ex-malade en souriant; vous pouvez en
croire vos yeux, je vous assure...╗
Et La HķronniĶre se frappa vigoureusement sur la poitrine.
½Le coffre est bon, je vous l'affirme, l'estomac digne de tous ķloges,
et je ne dirai rien du cerveau, par pure modestie!
--Vous tenez sur vos jambes? on le croirait vraiment, ma foi! Vous
n'Ļtes donc plus en enfance?
[Illustration: LE R╩VE DE M. ARS╚NE DES MARETTES]
--Comme vous voyez, mon bon ami!
[Illustration: LE GRAND M╔DICAMENT NATIONAL.]
--Il revient de loin; nous l'avions pris Ó son dernier souffle pour que
l'exemple f¹t plus probant! dit Philox Lorris. Ah! nous avons eu de la
peine, il nous a fallu d'abord le garder dans une couveuse et le mettre
peu Ó peu en ķtat de recevoir nos inoculations... Maintenant, vous
pouvez regarder, toucher, faire mouvoir M. de La HķronniĶre, il n'y a
pas de supercherie; voyez, il est solide, il remue, il parle... Allons
donc, La HķronniĶre, remuez donc! Soulevez-moi ce fauteuil... Voyez, il
jonglerait avec ce divan! Bien; maintenant passons aux facultķs
intellectuelles, Ó la mķmoire... Quel ķtait avant-hier le cours du
2 0/0?... Bien, bien, assez! M. des Marettes est convaincu... Maintenant
que vous avez vu le rķsultat, nous allons vous expliquer comment il a
ķtķ obtenu... Sulfatin, passez-moi ces petits flacons lÓ-bas... Pas par
lÓ, c'est l'appareil aux miasmes; faites donc attention, mon ami!... Ne
touchez donc pas aux robinets, vous Ļtes terriblement distrait,
savez-vous!...╗
Sulfatin, en effet, n'ķtait pas encore complĶtement revenu de son
trouble de tout Ó l'heure; lui, jadis l'homme froid et mesurķ par
excellence, il ķtait agitķ, fronńait les sourcils par moments et se
promenait d'un pas saccadķ.
½Voici donc, reprit M. Philox Lorris lorsque Sulfatin lui eut remis les
deux flacons, voici donc le grand mķdicament que j'aspire Ó dķnommer
_national_; dans ce minuscule flacon est le liquide pour les
inoculations microbicides, et dans cette fiole le mĻme liquide,
considķrablement diluķ et mķlangķ Ó diffķrentes prķparations qui en font
le plus puissant des ķlixirs... Une inoculation tous les mois du vaccin
microbicide, deux gouttes matin et soir de l'ķlixir, voici le traitement
trĶs simple par lequel je me charge de faire d'un peuple d'anķmiques, de
surmenķs, de nervosiaques, un peuple solide, ķquilibrķ, sain, dans les
veines duquel circulera un torrent de sang nouveau, chargķ de globules
rouges et dķpouillķ de tous bacilles, vibrions ou microbes! Mais il me
faut l'appui d'hommes politiques ķminents, d'hommes d'╔tat comme vous,
monsieur le dķputķ; il me faut l'intervention gouvernementale,
l'autoritķ de l'╔tat, pour que ma grande dķcouverte produise les
rķsultats que j'en attends... Permettez-moi de vous exposer en deux mots
l'idķe que je vais dķvelopper tout Ó l'heure dans ma confķrence...
--Exposez! dit le dķputķ.
--Une loi dont vous Ļtes le promoteur, monsieur le dķputķ, une loi que
votre entraŅnante ķloquence fait voter par toutes les fractions du
Parlement, rend mon grand Mķdicament national obligatoire en
garantissant Ó la maison Philox Lorris, sous le contr¶le du
gouvernement, le monopole de la fabrication et de l'exploitation...
Inutile de dire, monsieur le dķputķ, que des avantages sont rķservķs aux
amis de l'entreprise qui l'ont soutenue de leur haute influence... Je
reprends!... Nous organisons par tout le pays des services d'inoculation
et de vente... Chaque Franńais, une fois par mois, est vaccinķ avec le
liquide microbicide et il emporte un flacon du mķdicament. L'obligation
n'a rien de vexatoire, tant de choses sont obligatoires aujourd'hui;
l'╔tat peut bien intervenir une fois de plus et imposer sa direction
lorsque l'intķrĻt public est si ķvident... Par cette loi bienfaisante et
vraiment de salut public, c'est tout simplement la santķ obligatoire que
vous nous dķcrķtez! ╩tes-vous conquis, mon cher dķputķ?
--Je m'incline et j'admire, rķpondit M. des Marettes; dans quatre
jours, Ó la rentrķe des Chambres, je dķpose une proposition... Mais
quelle est cette ķtrange odeur?
--Je vous remettrai un croquis du projet de loi... Oui, vous avez
raison, quelle singuliĶre odeur!... Sulfatin... Grands dieux! vous avez
touchķ aux tuyaux... voyez donc, malheureux, il y a une fuite!
[Illustration: L'ACCIDENT AU R╔SERVOIR DES MIASMES.]
--Une fuite!... O∙ cela? demanda M. des Marettes.
--Au rķservoir de droite, celui des miasmes pour le corps mķdical
offensif... mon autre grande affaire.
--Sapristi de sapristi! gķmit M. des Marettes renversant les chaises
pour gagner la porte, vite, mon aķrocab... Je suis attendu chez moi...
Je ne me sens pas bien!...╗
Sulfatin et Philox Lorris s'ķtaient prķcipitķs et tous deux cherchaient
Ó dķcouvrir le point de fuite des miasmes; ce fut Philox Lorris qui le
trouva. Un tuyau que Sulfatin, dans sa prķoccupation, avait un peu
dķrangķ, laissait fuser un mince filet de vapeurs dķlķtĶres. M. Philox
Lorris et Sulfatin, la sueur au front, s'efforcĶrent de rķparer la
lķgĶre et imperceptible avarie, ce n'ķtait pas grand'chose et ce fut
bient¶t fait, mais il ķtait temps; s'ils avaient tardķ, d'ķpouvantables
malheurs eussent ķtķ la consķquence de la fatale distraction de
Sulfatin.
Mais l'air effarķ de M. des Marettes, qui s'efforńait de percer la foule
pour gagner un ascenseur, avait jetķ l'ķmoi parmi les invitķs et
interrompu un morceau en exķcution. Quelques personnes se levĶrent dans
le clan des gens sķrieux que la musique ne passionnait pas; Ó leur tĻte,
accoururent la doctoresse Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe.
½Qu'est-ce qu'il y a, cher maŅtre? demanda la doctoresse; seriez-vous
malade? Quelle odeur singuliĶre!
--Tranquillisez-vous, il n'y a plus de danger, dit Philox Lorris, mais
la tĻte me tourne. N'ķbruitez pas l'accident... Vite, que tout le monde,
le plus t¶t possible, se mette au lit... C'est le plus s¹r...
--N'alarmez personne, dit Sulfatin, il n'y aura rien de grave, la fuite
est trouvķe et bouchķe... Ah! je ne me sens pas bien!
--Quel accident? quelle fuite? firent quelques voix effrayķes.
--Le rķservoir aux miasmes! gķmit M. des Marettes, qui revenait
s'ķcrouler sur un divan.
--Du calme! s'ķcria Philox Lorris en se serrant le front, ce ne sera
rien, nous aurons une lķgĶre ķpidķmie!... une toute petite ķpidķmie!
A’e! la tĻte!
--Une ķpidķmie!!!╗
DķjÓ le dķsarroi avait gagnķ le grand hall, le concert ķtait abandonnķ,
on se pressait, on se bousculait pour savoir ce qui venait d'arriver.
Sur ce mot _ķpidķmie!_ tout le monde pŌlit et quelques personnes furent
sur le point de s'ķvanouir.
Une toute petite ķpidķmie! Je rķponds de tout, la fuite ķtait
insignifiante...
--Je ne me sens pas bien non plus, dit Mlle la doctoresse Bardoz en se
tŌtant le pouls.
--Du calme! du calme!╗
En moins de cinq minutes, le petit salon o∙ s'ķtait produit l'accident
fut plein de gens qui accouraient, s'informaient, entouraient les
malades et, peu aprĶs, tombaient eux-mĻmes indisposķs... Ce fut bient¶t
un concert de plaintes indignķes contre M. Lorris. Des invitķs, pŌles et
affadis, gisaient sans force sur tous les meubles; d'autres, au
contraire, agitķs et surexcitķs, semblaient en proie Ó de vķritables
attaques de nerfs. M. Philox Lorris, trĶs atteint, n'avait pas la force
de faire ķvacuer le petit salon, particuliĶrement dangereux, ni mĻme de
faire ouvrir les fenĻtres pour laisser ķchapper les miasmes; ce fut M.
La HķronniĶre qui, voyant les gens continuer Ó s'accumuler dans la piĶce
infectķe, eut la pensķe de les ouvrir toutes grandes.
[Illustration: ½C'EST MOI QUI VOUS SOIGNE MAINTENANT!╗]
La HķronniĶre s'interrogeait inquiet et se tŌtait le pouls; mais, seul
de tous ceux qui se trouvaient lÓ, il ķtait indemne et ne ressentait pas
le plus petit malaise. Cependant l'ex-malade, rassurķ pour lui-mĻme,
prit peur tout de mĻme en songeant que son mķdecin ķtait atteint, et il
s'en vint offrir son aide et ses soins Ó Sulfatin.
½Vous m'affirmiez que mon traitement n'ķtait pas terminķ, lui dit-il,
n'allez pas me faire la mauvaise farce de me laisser en plan! C'est moi
qui vous soigne, maintenant; je devrais vous rķclamer des honoraires ou
une dķduction sur mon compte!... Comment se fait-il que je n'aie rien
quand tous ceux qui sont lÓ sont atteints?
--Vous pouvez braver les miasmes grŌce aux inoculations que vous avez
subies, rķpondit Sulfatin d'une voix entrecoupķe... Faites ķvacuer
l'h¶tel, les personnes qui ne sont pas entrķes dans cette piĶce
auront... une petite migraine tout au plus...╗
Ainsi La HķronniĶre continuait Ó Ļtre une rķclame vivante et venait
ajouter le poids d'une nouvelle expķrience Ó la belle thķorie des
inoculations obligatoires que Philox Lorris avait dķveloppķe Ó M. des
Marettes. Jusqu'Ó prķsent, on ķtait s¹r que le remĶde de Sulfatin
guķrissait; on pouvait Ļtre certain maintenant que son inoculation
rendait rķfractaire aux millions de microbes que l'accident survenu au
laboratoire Philox Lorris allait rķpandre dans l'atmosphĶre.
[Illustration: L'ILLUSTRE PHILOX LORRIS.]
[Illustration: L'AMBULANCE DE L'HOTEL PHILOX LORRIS.]
VII
La catastrophe de l'h¶tel Philox Lorris.--Trente-trois martyrs de la
science.--Naissance d'une maladie nouvelle absolument inķdite.--Le
grand ouvrage de Mme Lorris.--O∙ l'illustre savant se trouve
cruellement embarrassķ.
L'h¶tel Philox Lorris est converti en ambulance. Trente-quatre personnes
sont entrķes dans le salon aux miasmes, trente-trois sont malades. Seul,
Adrien La HķronniĶre n'a rien ressenti. Les autres invitķs de M. Philox
Lorris ont pu rentrer chez eux avec une trĶs lķgĶre indisposition qui
s'est dissipķe rapidement dans la journķe du lendemain.
Les malades sont restķs Ó l'h¶tel, les dames dans les chambres
particuliĶres, les hommes dans les salons de rķception, subdivisķs par
des cloisons mobiles en petites salles d'h¶pital. La maladie n'a rien de
grave heureusement, mais elle prķsente une singuliĶre variķtķ de
sympt¶mes qui tiennent tous en partie d'autres maladies connues.
[Illustration: PHILOX LORRIS ET SULFATIN PASSAIENT LE TEMPS A SE
QUERELLER.]
Par suite d'une heureuse chance, Georges Lorris, Estelle et Mme Lorris
se trouvaient Ó une autre extrķmitķ de l'h¶tel quand l'ķpidķmie a
ķclatķ, ils n'ont donc ressenti qu'un simple malaise, un mal de tĻte,
accompagnķ de vertiges. Ils ont pu prendre la direction de l'ambulance
et donner tous leurs soins aux malades. Dans la mĻme salle, M. Philox
Lorris, Sulfatin et M. des Marettes sont couchķs en proie Ó une fiĶvre
assez violente. Comme ils ont absorbķ les vapeurs dķlķtĶres plus
longtemps que les autres, ils sont les plus atteints.
M. Philox Lorris et Sulfatin passent leur temps Ó se quereller.
L'illustre savant, excitķ par la fiĶvre, accable son collaborateur de
ses sarcasmes et de sa colĶre.
[Illustration: LE D╔BLAIEMENT DE L'ANCIEN MONDE]
½Vous Ļtes un Ōne! Est-ce qu'un vķritable homme de science a de ces
distractions? Mon fils Georges, ce jeune homme futile et lķger, n'en e¹t
pas fait autant! Je vous croyais d'une autre ķtoffe! Quelle dķsillusion!
quelle chute! Notre grande affaire va manquer par votre faute... Vous
m'avez couvert de ridicule devant le monde savant!... Mais vous me le
paierez! Je vous fais un procĶs et vous demande de formidables dommages
et intķrĻts pour notre affaire ratķe...╗
Quant Ó M. des Marettes, il dķclamait dans un vague dķlire des morceaux
de ses anciens discours Ó la Chambre, ou des chapitres entiers de son
_Histoire des dķsagrķments causķs Ó l'homme par la femme_, ou bien il se
croyait chez lui et se disputait avec Sulfatin qu'il prenait pour Mme
des Marettes.
½Ah! ah! femme ridicule et surannķe! Vous voilÓ donc revenue... Vous
voulez ressaisir votre proie et me faire connaŅtre de nouveaux
tourments!...╗
[Illustration: Mlle BARDOZ FUT EN ╔TAT D'╔TUDIER LA MALADIE SUR
ELLE-M╩ME.]
Mlle la doctoresse Bardoz au bout d'une huitaine se trouva rķtablie,
elle avait ķtķ furieuse en premier lieu et s'ķtait promis de traŅner
Philox Lorris devant les tribunaux; mais, quand elle fut en ķtat
d'ķtudier la maladie sur elle-mĻme d'abord, puis sur les autres, sa
colĶre tomba. C'est que cette maladie ķtait extrĻmement intķressante; il
n'y avait pas moyen de la rattacher Ó une fiĶvre connue et classķe; dans
la premiĶre phase, elle participait de toutes les fiĶvres possibles Ó la
fois, elle rķunissait les sympt¶mes les plus divers, compliquķs et
entre-croisķs, avec les anomalies les plus bizarres, puis soudain son
ķvolution devenait complĶtement originale, absolument inķdite.
Il n'y avait pas Ó en douter, c'ķtait une maladie nouvelle, crķķe de
toutes piĶces dans le laboratoire Philox Lorris et qui de lÓ, peu Ó peu,
commenńait Ó se rķpandre ķpidķmiquement dans Paris. Quelques cas ķtaient
signalķs ńÓ et lÓ, dans les quartiers les plus divers; il fallait
attribuer cette contamination soit Ó des miasmes emportķs par le vent
lorsqu'on avait ouvert les fenĻtres du salon infectķ, soit Ó des invitķs
qui pourtant n'avaient ressenti eux-mĻmes qu'un insignifiant malaise. Et
de ces centres ķpidķmiques la maladie rayonnait peu Ó peu, prenant, au
fur et Ó mesure, un caractĶre plus franc.
[Illustration: LA DISCORDE MENAŪAIT DE DIVISER LE CORPS M╔DICAL.]
Sur les rapports de Mlle la doctoresse Bardoz, ingķnieure en mķdecine et
doctoresse en toutes sciences, l'Acadķmie de mķdecine avait dķlķguķ une
commission de docteurs et de doctoresses pour ķtudier de prĶs cette
maladie nouvelle, la classer autant que possible et lui donner un nom.
On ne s'entendait guĶre sur ce point, et chaque membre de la commission
avait dķjÓ son mķmoire en train dans lequel il formulait des conclusions
diffķrentes et proposait un nom particulier. La discorde menańait de
diviser le corps mķdical, car on ne s'accordait pas davantage sur la
question du traitement.
[Illustration: ½C'est une maladie nouvelle!╗]
Par bonheur, M. Philox Lorris se trouva enfin rķtabli. Quand la fiĶvre
lui laissa la facultķ de rķflķchir, l'immunitķ d'Adrien La HķronniĶre
traitķ par le grand Mķdicament national lui fut une indication
prķcieuse; il s'inocula lui-mĻme pour essayer. En deux jours, il se
trouva complĶtement guķri. Il se garda bien de rien dire Ó la commission
de mķdecins et, les laissant discuter et disputer sur le nom Ó donner Ó
la maladie et sur le traitement Ó lui appliquer, il inocula tous ses
malades et les remit sur pied au grand ķtonnement de la Facultķ.
L'affaire, qui faisait un bruit ķnorme depuis une quinzaine au dķtriment
du crķdit et de la renommķe de l'illustre savant, prit soudain une autre
tournure. Ses ennemis avaient eu beau jeu pendant quelques jours pour
dauber sur lui Ó propos de l'aventure et ils s'ķtaient efforcķs de jeter
un peu de ridicule sur l'accident. Mais, lorsqu'on vit Philox Lorris et
son collaborateur Sulfatin se lever de leur lit de souffrance, se guķrir
eux-mĻmes en un tour de main et guķrir tous leurs malades pendant que la
Facultķ continuait Ó se perdre dans les plus contradictoires hypothĶses
et Ó dķvelopper les plus bizarres thķories sur cette maladie entiĶrement
inconnue, l'opinion publique changea brusquement. On les proclama
martyrs de la science! Des adresses de fķlicitations leur arrivĶrent de
toutes parts.
Martyrs de la science! Et tous les invitķs de la fameuse soirķe
l'ķtaient aussi quelque peu en leur compagnie. Tous avaient plus ou
moins ķtķ atteints, tous avaient droit aux mĻmes palmes.
╔coutons les journaux les plus importants et les plus autorisķs leur
rendre un public hommage aprĶs avoir dķtaillķ leurs souffrances:
½Au moment o∙ l'illustre inventeur,--disait l'_╔poque_, le journal
tķlķphonoscopique de M. Hector Piquefol, invitķ de la grande soirķe et
martyr de la science lui aussi,--au moment o∙ le grand Philox Lorris
venait de couronner sa carriĶre en faisant profiter la France d'abord et
l'humanitķ ensuite, non pas d'une, comme on l'a dit, mais de deux
immenses dķcouvertes, il a failli pķrir victime de ses courageux essais
et, avec lui, l'ķlite de la sociķtķ parisienne...
[Illustration: Martyr de la science!]
½Non pas une, mais deux immenses dķcouvertes qui doivent, la premiĶre,
rķvolutionner complĶtement l'art de la guerre et le faire sortir de son
ķternelle routine, et la seconde rķvolutionner de mĻme l'art mķdical et
lui faire quitter les mĻmes sempiternels errements o∙ il se traŅne
depuis Hippocrate!
½Deux dķcouvertes sublimes vķritablement, et qui se tiennent, malgrķ
leur apparente opposition!
½La premiĶre amĶne la suppression des anciennes armķes et le rejet
complet des anciens systĶmes militaires; elle permet d'organiser la
guerre mķdicale, faite seulement par le corps mķdical offensif mis en
possession d'engins qui portent chez l'ennemi les miasmes les plus
dķlķtĶres. Plus d'explosifs comme jadis, plus mĻme d'artillerie
chimique, mais seulement l'artillerie des miasmes, les microbes et
bacilles envoyķs ķlectriquement sur le territoire de l'ennemi.
½Merveilleuse transformation! Gigantesque pas en avant! Bellone
n'ensanglante plus ses lauriers, immense progrĶs!
½La seconde dķcouverte, qui met l'illustre savant au rang des
bienfaiteurs de l'humanitķ, c'est le _grand mķdicament national_,
agissant par inoculation et ingestion, mķdicament dont la formule est
encore un secret, mais qui va rendre soudain vigueur et santķ Ó un
peuple surmenķ, Ó un sang appauvri par toutes les fatigues de la vie
ķlectrique que nous menons tous...
[Illustration: NOUVELLES DE LA MALADIE DE M. LORRIS.]
½Bienfaiteur de l'humanitķ, le sublime Philox Lorris l'est donc
doublement--par la santķ et l'ķnergie physique et morale rendues Ó tous
au moyen du miraculeux philtre que le grand magicien moderne a
composķ--et par sa puissante conception de la guerre mķdicale qui cl¶t Ó
jamais l'Ķre sanglante des explosifs projetant au loin en dķbris
sanglants les innombrables bataillons amenķs sur les champs de
bataille... La guerre mķdicale, ¶ progrĶs! ayant pour but seulement la
mise hors de combat, dķchaŅnera sur les belligķrants des maladies qui
coucheront des populations entiĶres sur le flanc pour un temps donnķ,
mais du moins n'enlĶveront que les organismes dķjÓ en mauvaises
conditions!...
[Illustration: Martyr de la science!]
½Mais, de mĻme que, lors de l'invention de la poudre, le moine Schwartz,
inaugurant l'Ķre des explosifs, fut la premiĶre victime de sa grande
dķcouverte, de mĻme Philox Lorris, inaugurant l'Ķre de la guerre
mķdicale, inventeur de procķdķs et d'engins merveilleux, faillit pķrir
dans son laboratoire sur le thķŌtre de sa victoire, terrassķ, avec son
collaborateur Sulfatin, par une fuite des miasmes concentrķs rķunis pour
ses ķtudes!
[Illustration: Martyr de la science, l'illustre savant entre en
convalescence.]
½Il a failli pķrir, mais il vit pour assurer le triomphe de la science,
pour faire franchir une ķtape nouvelle Ó l'humanitķ, pour faire faire un
pas dķcisif Ó la cause sacrķe du progrĶs et de la civilisation!...
½Il a failli pķrir, mais il vit... Couchķ sur un lit de douleur, il paye
par de cruelles souffrances noblement supportķes la ranńon du gķnie...╗
Et dans le grand tķlķphonoscope de l'_Epoque_, celui qui montrait chaque
jour aux Parisiens, devant l'h¶tel du journal, l'ķvķnement Ó sensation,
apparut, matin et soir, la chambre du malade, avec l'illustre savant
dans son lit, en proie Ó la fameuse fiĶvre inķdite.
On voyait, avec le bulletin rķdigķ chaque matin et chaque soir par les
illustrations mķdicales:
L'illustre savant en proie Ó un accĶs de dķlire;
L'illustre savant commenńant Ó aller un peu mieux;
L'illustre savant ayant une rechute;
..... Jusqu'au jour o∙ l'on put voir ce martyr de la science debout dans
la robe de chambre du convalescent et dķjÓ au travail.
L'homme d'╔tat, le grand orateur et historien des Marettes, fier d'Ļtre
aussi comptķ parmi les martyrs de la science, se hŌta, aussit¶t rķtabli,
de dķposer Ó la Chambre, en demandant l'urgence, la proposition de loi
relative au _grand mķdicament national_. Depuis quinze jours on ne
parlait que de l'affaire Philox Lorris; c'ķtait la grande actualitķ Ó
l'ordre du jour de toutes les conversations, le sujet de toutes les
discussions des Acadķmies scientifiques. La proposition des Marettes ne
traŅna donc pas dans les bureaux; elle fut examinķe par une commission,
ses articles furent dķbattus avec l'illustre savant, discutķs d'avance
par tous les journaux, et, lorsqu'elle parut devant les Chambres,
presque tous les partis s'y ralliĶrent, opposants et gouvernementaux; et
mĻme, grŌce Ó l'appui de Mme Ponto Ó la Chambre, de la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe, au Sķnat, le parti fķminin, et le parti intķgral
masculin, les adhķrents de la Ligue de l'ķmancipation de l'homme,
dirigķs par M. des Marettes, se trouvĶrent d'accord et votĶrent du mĻme
c¶tķ pour la premiĶre fois.
La loi passa Ó une ķnorme majoritķ.
Il rķsultait ceci de ses nombreux articles:
1║ L'inoculation du _grand mķdicament_ devenait obligatoire une fois par
mois pour tous les Franńais Ó partir de l'Ōge de trois ans;
2║ Le monopole de la fabrication du _grand mķdicament national_
microbicide et dķpuratif, anti-anķmique et reconstituant, ķtait assurķ
pour cinquante ans Ó la maison Philox Lorris;
3║ Une rķcompense nationale Ó l'illustre Philox Lorris ķtait votķe Ó
l'unanimitķ.
Disons tout de suite que celui-ci n'accepta qu'une grande mķdaille d'or,
remarquable objet d'art, qui reprķsentait d'un c¶tķ l'illustre savant en
Hercule, vainqueur des hydres modernes, avec une inscription
commķmorative de sa grande dķcouverte sur le revers.
Les questions secondaires, relatives Ó l'organisation des services,
restaient Ó rķgler; mais c'ķtait l'affaire de Philox Lorris, nommķ
administrateur gķnķral, avec pleins pouvoirs. De plus, sur l'avis de
Philox Lorris, la crķation d'un ministĶre de plus fut dķcidķe; on
l'intitula _ministĶre de la Santķ publique_. Le portefeuille en fut
donnķ Ó une ķminente avocate et femme politique, Mlle la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe, rapporteuse au Sķnat du projet de loi sur le
_grand mķdicament national_.
Cette rķglementation de tout ce qui concerne l'hygiĶne et la santķ
publique va simplifier considķrablement bien des choses et rendre aux
populations d'immenses services.
En bien des cas le _grand mķdicament national_ suffira parfaitement Ó
rķtablir les santķs chancelantes, Ó remettre en bon ķtat les organismes
avariķs ou fatiguķs, sans intervention aucune du mķdecin.
[Illustration: AU RESTAURANT PHARMACEUTIQUE.]
Anķmiķs, dyspeptiques, gastralgiques, malades du foie, etc., seront trĶs
vite soulagķs. Ils n'auront plus besoin de prendre leurs repas, ainsi
que beaucoup s'y rķsignaient, dans les restaurants pharmaceutiques
fondķs avec tant de succĶs en ces derniĶres annķes, cuisines officinales
o∙ les repas ķtaient prķparķs, sur ordonnances, par des pharmaciens
dipl¶mķs, disciples Ó la fois de M. Purgon et de Brillat-Savarin,
inventeurs de plats hygiķniques renommķs, mais, en somme, assez
co¹teux.
[Illustration: Le parc National d'Armorique
Hķliog. & Imp. Lemercier Paris]
M. Philox Lorris se trouva donc dķbarrassķ des prķoccupations de sa
grande affaire du mķdicament. Il ķtait temps, car il commenńait Ó se
sentir le cerveau horriblement fatiguķ. Lui aussi, dans le travail
formidable de ces derniers jours, il avait eu des distractions et par
moments s'ķtait vu sur le point de confondre les flacons du _grand
mķdicament national_ avec les cornues de l'affaire des miasmes.
Maintenant il ķtait libre, et suivant son habitude de se reposer d'une
fatigue par une autre fatigue et d'un travail par un autre travail, dont
la nouveautķ surexcitait ses facultķs, il pouvait se consacrer
entiĶrement aux derniĶres ķtudes sur la _concentration des miasmes et
leur emploi gķnķralisķ dans les opķrations militaires_.
[Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE. COMIT╔ DE R╔ORGANISATION DU CORPS
M╔DICAL OFFENSIF.]
Une commission d'ingķnieurs gķnķraux, nommķe par le ministĶre de la
Guerre, avait ķtķ chargķe d'ķlaborer dans le plus grand secret un projet
d'organisation du corps mķdical offensif. Elle tenait sķance toutes les
aprĶs-midi, sous la prķsidence de l'illustre savant.
On voyait peu Estelle Lacombe au laboratoire; la jeune fille, en
arrivant chaque matin, se hŌtait, aprĶs avoir fait acte de prķsence chez
M. Sulfatin, de gagner l'appartement de Mme Lorris, o∙ personne des amis
et relations de Philox Lorris, tous gens de science, d'affaires ou de
politique, ne pķnķtrait jamais. Mme Philox Lorris ķtait si occupķe,
pensait-on, toujours perdue dans les plus profondes mķditations
philosophiques, tournant et retournant pour son grand ouvrage les plus
nķbuleux problĶmes de la mķtaphysique.
La fiancķe de Georges Lorris, ayant gagnķ complĶtement la confiance et
l'amitiķ de sa future belle-mĶre, fut pourtant Ó la fin mise dans la
confidence de ces travaux, dont la seule idķe la faisait trembler
presque autant que les vastes conceptions scientifiques de Philox
Lorris. Un jour, Mme Lorris l'introduisit mystķrieusement dans une
petite piĶce que Philox Lorris appelait le cabinet d'ķtudes de Madame.
C'ķtait un petit salon fort gai, rempli de fleurs, suspendu comme une
cage vitrķe sur l'angle de l'h¶tel, avec vues sur le parc et sur
l'immense dķroulement des toits et des monuments de la grande ville.
½Voyez si j'ai confiance en vous, ma chĶre Estelle, dit Mme Lorris; je
vais tout vous dire, il me semble que vous n'Ļtes pas trop _ingķnieure_
pour me comprendre.
--Hķlas! je le suis si peu, madame, Ó mon grand regret et malgrķ mes
efforts! M. Philox Lorris me le reproche toujours...
--Tant mieux! tant mieux! Je puis vous rķvķler mon grand secret... Je
m'enferme ici pour...
--Je sais, madame, pour mķditer et ķcrire votre grand ouvrage
philosophique, dont M. Lorris donnait l'autre jour devant moi des
nouvelles Ó quelques membres de l'Institut...
--Vraiment! il en parlait?
--Oui, madame...
Il paraŅt que votre travail avance... du moins c'est ce que disait M.
Lorris...
--Mon grand ouvrage philosophique, le voici!╗ dit Mme Lorris en riant.
Et elle montrait Ó Estelle stupķfaite une petite tapisserie en train et
diverses broderies jetķes parmi des journaux de modes sur une coquette
table Ó ouvrage.
½Oui, je m'enferme ici pour travailler Ó ces petites inutilitķs, je me
cache soigneusement de mes amies bourrķes de sciences, ingķnieures,
doctoresses, femmes politiques! C'est ma frivolitķ qui s'obstine Ó
lutter et Ó protester contre notre siĶcle scientifique et polytechnique,
contre mon tyrannique mari et ses tyranniques thķories... Nous serons
deux, si vous voulez?
--Si je le veux? Ah! je crois bien... J'abandonne le laboratoire et je
reste avec vous, dit Estelle avec joie.
Ne voyant presque plus Estelle, M. Philox Lorris en ķtait arrivķ Ó
l'oublier. Georges Lorris put s'en apercevoir un jour que M. Lorris,
entre une matinķe de manipulations de miasmes dans son laboratoire et
une aprĶs-midi rķclamķe par le Comitķ d'organisation du nouveau corps
mķdical offensif, crut pouvoir consacrer quelques instants Ó ses devoirs
de pĶre de famille.
[Illustration: LE CABINET DE TRAVAIL DE Mme LORRIS.]
½A propos, et l'affaire de ton mariage? dit-il Ó Georges; qu'est-ce que
nous avons conclu donc, je ne me rappelle plus? O∙ en sommes-nous?
--Nous en sommes, rķpondit Georges, Ó la conclusion naturelle, vous
n'avez plus qu'Ó fixer le jour...
--TrĶs bien! Voyons, je suis tellement pris... Passe-moi mon carnet...
Bien... mercredi prochain, non, il faut les huit jours de
publications... samedi, alors! j'aurai une heure Ó moi, vers midi;
crie-moi cette date dans mon phono-calendrier de chevet: samedi 27,
mariage Georges au revoir... A propos, sapristi! avec laquelle des
deux?...
--Comment! des deux?
--Oui, de la doctoresse Bardoz, ou de la sķnatrice Coupard, de la
Sarthe... Je dois t'avouer, mon cher enfant, que j'ai eu des
distractions en ces temps derniers... Je baisse, mon ami, je baisse...
Je voyais beaucoup ces dames dans nos comitķs. Un jour, j'ai demandķ la
main de la doctoresse Bardoz et, deux jours aprĶs, par suite d'un oubli
que je ne m'explique pas, j'ai aussi demandķ celle de la sķnatrice... Je
suis fort embarrassķ et ennuyķ... C'est Ó toi de dķcider... Tu sais,
j'ai eu acceptation immķdiate, ces dames n'aiment pas Ó gaspiller leur
temps ni celui des autres... Voyons, laquelle?
--Ni l'une ni l'autre! s'ķcria Georges en s'efforńant de ne pas rire;
votre distraction a ķtķ plus grande que vous ne le soupńonniez; vous
avez oubliķ que j'ķtais fiancķ Ó une troisiĶme personne... Et c'est
celle-lÓ que j'ķpouse.
--Ah! sapristi! qui donc?
--Mlle Estelle Lacombe!
--A’e! la jeune demoiselle encore imbue des frivolitķs d'un autre Ōge...
Je n'y pensais plus du tout, je te croyais guķri!... Ah! mais, nous en
recauserons... nous verrons... Je me sauve!╗
Le samedi 27, le tķlķphono-agenda de M. Philox Lorris lui rappela que le
jour fixķ pour le mariage de Georges ķtait arrivķ. Quelle corvķe!
Justement, il avait le matin une sķrie d'expķriences dķcisives pour
l'affaire des miasmes, et ensuite une importante sķance du Comitķ!... M.
Philox Lorris s'habilla Ó la hŌte et tķlķphona Ó son fils.
½Tu ne m'as pas dit avec laquelle?
--Mais si, avec Mlle Estelle Lacombe!
--Alors, c'est dķcidķ?
--Tout Ó fait! Toute la noce est prķvenue... Maman s'habille pour la
cķrķmonie...
Je n'ai pas le temps de discuter... Tu y mets vraiment de
l'obstination... Soit! mon garńon; je te prķviens seulement une derniĶre
fois que tu ne dois pas t'attendre Ó une descendance forte en
mathķmatiques...
--J'y suis rķsignķ!...
--Comme tu voudras!...
½Mais avec tout cela, me voilÓ fort embarrassķ... avec mes deux autres
demandes en mariage... Tu m'as tellement troublķ depuis quelque temps,
l'inconcevable lķgĶretķ avec laquelle tu arranges ta vie et gŌches si
regrettablement ton avenir, m'a si fort inquiķtķ!... J'ai la doctoresse
Bardoz et la sķnatrice Coupard, de la Sarthe, sur les bras maintenant.
Et Ó cause de toi!... Cela va me faire certainement deux bons procĶs Ó
soutenir... Et j'ai bien d'autres choses en tĻte pour le moment...
Comment me tirer de lÓ?
--Dame! je ne sais pas trop.
[Illustration: --LA GUERRE MIASMIQUE. PR╔PARATION DES ENGINS.]
--J'y pense: une sķnatrice, une doctoresse, cela ferait bien l'affaire de
Sulfatin...
--Comment! toutes les deux?
--Non, une seulement, n'importe laquelle, c'est un homme sķrieux, lui...
Ce n'est pas un joli coeur comme toi, un cerveau atrophiķ par le
futilisme, il est redevenu le Sulfatin d'autrefois, d'avant la petite
chute... Sur lui, dķsormais, fadaises, billevesķes sentimentales
n'auront plus prise! Pour Sulfatin, j'en suis s¹r, sķnatrice ou
doctoresse, peu importe, elles se valent.
--Mais c'est qu'il en restera une...
--Saperlotte! Tu peux dire que ton mariage me jette dans de cruels
embarras, Ó un moment o∙, je te le rķpĶte, je n'ai guĶre le temps de
m'occuper de toutes ces niaiseries... Que ferons-nous de la deuxiĶme?
Mon Dieu, qu'en ferons-nous?
--Il y a bien M. Adrien La HķronniĶre, votre ex-malade... Mais il avait
parlķ, pour Ļtre bien soignķ, d'ķpouser Grettly, qui s'entendait Ó le
dorloter...
--Puisqu'il n'est plus malade... D'ailleurs, il pourrait ķpouser la
doctoresse Bardoz, et Sulfatin, qui est ambitieux, aurait la main de la
sķnatrice... Il faut absolument que j'arrange ces affaires-lÓ avant
d'aller pour toi Ó la mairie...
[Illustration: LA LUTTE CONTRE LE MICROBE.--M╔DAILLE D'HONNEUR DE M.
PHILOX LORRIS.]
[Illustration: MIGRAINES SCIENTIFIQUES.]
VIII
Le mariage Lorris.--M. Philox Lorris n'en a pas fini avec les
difficiles nķgociations.--Double mariage Ó arranger.--Retour Ó
Kernoļl.--Le temps des vacances.--Arrivķe des ķnervķs.
Enfin, tous les obstacles ķtant aplanis, tout se trouvant Ó peu prĶs
arrangķ, Georges et Estelle sont mariķs.
La cķrķmonie a ķtķ imposante. Comme M. Philox Lorris se prķparait Ó
voler, en soupirant, un quart d'heure Ó ses occupations pour aller
donner la signature indispensable, Ó la mairie, une avouķe se prķsenta,
en mĻme temps qu'une grĻle de papiers timbrķs et de phonogrammes
d'avouķs, d'huissiers et autres officiers ministķriels s'abattait sur
lui. C'ķtaient Mlles la doctoresse Sophie Bardoz et la sķnatrice
Hubertine Coupard, de la Sarthe, qui entamaient chacune un procĶs en
rupture de nķgociations matrimoniales, demande en mariage impliquant
promesse, et demandaient chacune 6 millions de dommages-intķrĻts.
M. Philox Lorris, qui n'aimait pas Ó laisser traŅner les affaires et
tenait Ó se dķbarrasser de toutes prķoccupations aussi rapidement que
possible, se mit, de plus en plus maugrķant, Ó son Tķlķ et entreprit
toute une sķrie de nķgociations difficultueuses pour essayer d'amener
Mlles Bardoz et Coupard Ó renoncer Ó ce procĶs qui devait produire un
tel ķclat de scandale, susceptible mĻme de nuire Ó leur carriĶre, Ó
rappeler les huissiers lancķs sous le coup de la colĶre, et enfin, aux
lieu et place de ce jeune ķcervelķ de Georges Lorris, qui ne pouvait se
couper en deux--et dans tous les cas peu digne d'elles,--Ó vouloir bien
accepter l'illustre docteur Sulfatin, bras droit et successeur tout
dķsignķ de M. Philox Lorris, et l'ķminent Adrien La HķronniĶre,
ķgalement ingķnieur et docteur en toutes sciences et plus
particuliĶrement docteur Ķs finances, grand brasseur d'affaires, tout
nouvellement restaurķ et remis Ó neuf par le grand, par le merveilleux
_mķdicament national_, sur le produit duquel il prķlevait une part assez
sķrieuse, suivant contrat.
[Illustration: L'AVOU╔ DE Mlle COUPARD.]
HŌtons-nous de dire, Ó la louange du sens pratique de ces dames, que
leur colĶre bien justifiķe s'apaisa vite devant les explications de M.
Philox Lorris et qu'elles consentirent Ó discuter elles-mĻmes les
propositions de leur adversaire, au lieu de le renvoyer aux hommes de
loi.
[Illustration: LA GUERRE MIASMATIQUE.--MANOEUVRES DE L'ARTILLERIE DU
CORPS M╔DICAL OFFENSIF]
M. Philox Lorris, pour ķpargner du temps, avait pris la communication en
mĻme temps avec les deux dames; il n'avait pas Ó se rķpķter, son
discours servait pour les deux.
[Illustration: LE MARIAGE LORRIS.--ARRIV╔E A LA MAIRIE.]
Enfin, aprĶs deux heures de discussions tķlķphoniques, tout fut arrangķ:
Mlles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, dķsarmĶrent; la plaque des Tķlķs
reflķta des visages rassķrķnķs.
M. Philox Lorris fit retentir toutes les sonneries de l'h¶tel et manda
dans son cabinet ou au Tķlķ Sulfatin et La HķronniĶre, pour les mettre
au courant de l'affaire.
Nouvelles et dķlicates nķgociations.
Par convenance, M. Philox Lorris interrompit la communication avec ces
dames, afin que l'on p¹t discuter tranquillement et sķrieusement, sans
perdre de temps en formules et en vaines pķriphrases.
Un quart d'heure d'explications.
Un quart d'heure de rķflexions.
Total: encore une demi-heure de perdue! Mais M. Philox Lorris eut la
joie d'enlever l'adhķsion de Sulfatin et de son ex-malade Ó la
combinaison qui arrangeait l'ennuyeux imbroglio et sauvait la maison
Philox Lorris d'un scandaleux procĶs.
Sulfatin et La HķronniĶre consentaient. Vite! l'illustre savant,
poussant un _ouf!_ de soulagement, mit le doigt sur le timbre pour
rķtablir la communication avec ces dames, avec les _adversaires_!
Trop t¶t, hķlas! Aux premiers mots, M. Philox Lorris vit qu'il ķtait
tombķ dans une nouvelle distraction. Dans sa hŌte d'en finir, il avait
nķgligķ de prķciser un point assez important: laquelle des deux ķpousait
Sulfatin? laquelle ķpousait La HķronniĶre? Il leur avait donnķ le choix
Ó toutes les deux et chacune avait jetķ le dķvolu sur le mĻme, sur
l'illustre ingķnieur et docteur Sulfatin, certain du plus magnifique
avenir et n'ayant jamais eu besoin d'Ļtre remis Ó neuf.
Ce fut peut-Ļtre la partie la plus difficile de ces nķgociations.
Sulfatin, aux premiers mots, eut par bonheur la dķlicatesse de couper la
communication avec Adrien La HķronniĶre, restķ chez lui et en train de
s'habiller pour la noce; l'amour-propre de l'ex-malade n'eut donc pas Ó
souffrir trop cruellement de la discussion.
Une heure encore de nķgociations!
M. Philox Lorris rongeait furieusement son frein. Que de temps perdu!
Tout cela par la faute de cet ķtourneau de Georges, en ce moment bien
tranquille et en train de roucouler des fadeurs vieilles comme le monde
auprĶs de sa fiancķe, pendant que son pĶre se donnait tant de mal et se
fatiguait aussi ridiculement la cervelle Ó cause de lui!
[Illustration: PARC NATIONAL.--L'ARRIV╔E DES ╔NERV╔S]
Enfin, cette fois tout fut conclu et arrangķ. Mlle la sķnatrice Coupard,
de la Sarthe, acceptait la main de l'ingķnieur-docteur Sulfatin,
moyennant contrat d'association complĶte de ce dernier Ó la grande
maison Philox Lorris et promesse de cession pour plus tard,--et Mlle la
doctoresse Bardoz daignait agrķer la main de M. Adrien La HķronniĶre.
Un si curieux cas de restauration! Un triomphe de la science mķdicale!
C'ķtait si bien son affaire, Ó elle doctoresse...
[Illustration: L'ARRIV╔E DES ╔NERV╔S.]
Enfin, on put faire reparaŅtre Adrien La HķronniĶre pour lui apprendre
son bonheur et terminer les derniers arrangements.
M. Philox Lorris ķtait libre; il se hŌta, aprĶs courtes fķlicitations
aux deux couples, de commander son aķronef pour voler Ó la mairie et en
finir avec ses absorbants devoirs de pĶre.
Il se trouvait en retard pour l'╔tat-civil; comme il allait partir en
coup de foudre, la sonnerie du Tķlķ, retentissant de nouveau, l'arrĻta
encore une fois.
C'ķtait M. le maire du LXIIe arrondissement qui tranchait la difficultķ
en proposant de marier tķlķphoniquement les jeunes ķpoux.
M. Philox Lorris, heureux de la bonne attention de ce magistrat, lequel
d'ailleurs ķtait trĶs pressķ lui-mĻme, accepta bien vite et tķlķphona
sans plus tarder le consentement paternel.
Il eut de cette fańon l'agrķment de s'ķpargner une course et d'ķviter la
rencontre de quelques huissiers lancķs trop vite et non avertis encore
de l'apaisement si difficilement obtenu, qui venaient, de la part des
demoiselles Bardoz et Coupard, de la Sarthe, signifier aux jeunes ķpoux
l'ouverture des hostilitķs, parlant Ó leur personne, en pleine noce.
Co¹t: 7,538 fr. 90.
AprĶs la signature sur le registre, M. le maire, pour aller plus vite,
eut l'obligeance, au lieu de prononcer l'allocution des grandes
occasions, rķservķe aux mariķs d'importance, de remettre des
phonogrammes de cette allocution Ó Georges, qui les mit dans sa poche,
en promettant de les ķcouter avec respect et attention le lendemain
mĻme, ou plus tard.
La noce se dirigea ensuite vers l'ķglise, o∙ se pressaient dķjÓ toutes
les notabilitķs de la science, de la politique, de l'industrie, du haut
commerce, des lettres et des arts. Plus de douze cents aķronefs ou
aķrocabs se balanńaient au-dessus de l'ķdifice et ce fut un charmant
coup d'oeil que le dķfilķ de tous ces ķlķgants vķhicules aķriens
escortant les nouveaux ķpoux jusqu'Ó l'h¶tel Philox Lorris.
Dans l'aprĶs-midi, les nouveaux mariķs remontĶrent dans leur aķronef.
Ils fuyaient vers le coin de nature tranquille interdit aux
envahissements de la science moderne, vers le Parc national de Bretagne,
o∙ ils avaient naguĶre fait leur Voyage de fianńailles.
La petite ville de Kernoļl les revit. Par autorisation spķciale, Georges
Lorris put amener dans une anse de la petite baie un aķro-chalet des
plus confortables et s'y installer avec Estelle Ó 50 mĶtres au-dessus de
la grĶve, dans l'embrun de la mer et le parfum des landes, devant un
panorama splendidement pittoresque de criques sauvages ou de pointes
rocheuses hķrissķes de vieux clochers, de forĻts de chĻnes enchŌssant
dans l'ķmeraude frissonnante de vieilles ruines fķodales ou de
mystķrieux cercles de pierres celtiques...
Les semaines passĶrent vite dans ces dķlicieuses solitudes... Un jour
vint cependant o∙ elles furent envahies. C'ķtait le commencement des
vacances. Toutes les diligences du pays, toutes les carrioles, toutes
les guimbardes roulaient chargķes de gens pŌles et fatiguķs, dont les
tĻtes ballottaient sous les cahots des chemins. C'ķtait l'arrivķe
annuelle des citadins lamentables venant chercher le repos et puiser de
nouvelles forces dans le calme et la tranquillitķ des landes, l'arrivķe
de tous les ķnervķs et de tous les surmenķs, accourant se rejeter sur le
sein de la bonne nature, haletants des luttes passķes et heureux
d'ķchapper pour quelque temps Ó la vie ķlectrique.
Il fallait les voir jaillir de toutes les voitures, descendre plus ou
moins pķniblement, aux portes de Kernoļl, les pauvres ķnervķs et se
laisser tomber aussit¶t sur la premiĶre herbe entrevue, s'ķtendre sur le
gazon, s'allonger dans le foin, se rouler sur le ventre ou sur le dos,
avec des soupirs de soulagement et des frķmissements d'aise.
Il en venait, il en arrivait de partout par bandes lamentables...
Ouf! enfin! L'air pur, non souillķ par toutes les fumķes soufflķes par
les monstrueuses usines! la tranquillitķ, la dķtente complĶte du cerveau
et des nerfs, la joie suprĻme de se sentir renaŅtre et le bonheur de
revivre!
Nous, dans la douceur des prairies, dans la bonne senteur des prairies,
dans la fraŅcheur des grĶves, nous allons nous reprendre, nous allons
respirer, souffler, nous allons reconquķrir des forces pour les luttes
futures... Continue Ó tourner avec les autres, ceux qui, hķlas! ne
peuvent se donner ces quelques bonnes semaines de vacances, avec les
malheureux ilotes trop profondķment engagķs dans tes rudes engrenages,
absorbante et terrifiante machine sociale!
FIN
[Illustration]
TABLE DES MATI╚RES
PREMI╚RE PARTIE
Pages.
I. De l'accident du grand rķservoir d'ķlectricitķ N. Le dķgel
factice. Le grand Philox Lorris expose Ó son fils son moyen
pour combattre en lui un fŌcheux atavisme. Admonestations
tķlķphonoscopiques interrompues. 1
II. Le courant fou. Le dķsastre de l'_Aķronautic-Club_ de
Touraine. O∙ l'on fait tķlķphonoscopiquement connaissance
avec la famille Lacombe, des phares alpins. 14
III. Les tourments d'une aspirante ingķnieure. Les cours par
Tķlķ. Une fidĶle cliente de Babel-Magasins. L'ahurie Grettly
circulant parmi les engins. Le Tķlķjournal. 27
IV. Comment le grand Philox Lorris reńoit ses visiteurs.
Mlle Lacombe rate une fois de plus ses examens. Demande en
mariage inattendue. Les thķories de Philox Lorris sur
l'atavisme. La doctoresse Sophie Bardoz et la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe. 39
V. Sķduisant programme du _Voyage de fianńailles_. L'ingķnieur
mķdical Sulfatin et son malade. Tout aux affaires. Le
pauvre et fragile animal humain d'aujourd'hui. 55
VI. Le _Parc national d'Armorique_ barrķ Ó l'industrie et
interdit aux innovations de la science. Une diligence! La
vie d'autrefois dans le dķcor de jadis. L'auberge du grand
Saint-Yves, Ó Kernoļl. O∙ se dķcouvre un nouveau
Sulfatin. 74
VII. Ordre d'appel. Mobilisation des forces aķriennes,
sous-marines et terriennes du XIIe corps. Comment le
huitiĶme chimistes se distingua dans la dķfense de ChŌteaulin.
Explosifs et asphyxiants. Le bouclier de fumķe. 95
DEUXI╚ME PARTIE
I. Prķparatifs d'installation. La fķodalitķ de l'or. Quelques
figures de l'aristocratie nouvelle. La nouvelle architecture
du fer, du pyrogranit, du carton, du verre. Les
photo-picto-mķcaniciens et les progrĶs du grand art.
Messieurs les ingķnieurs culinaires. 114
II. Les grandes affaires en train. Conflit Costa-Rica-Danubien.
L'Ķre des explosifs va Ļtre close. La guerre humanitaire.
Triste ķtat de la santķ publique. Trop de microbes. Le grand
Mķdicament national. 128
III. Estelle Lacombe assiste Ó une dispute conjugale.
Bienfaits de la science appliquķe aux scĶnes de mķnage.
Autres beautķs du phonographe. La petite surprise de
Sulfatin. 154
IV. Grande soirķe artistique et scientifique Ó l'h¶tel Philox
Lorris. O∙ l'on a la joie d'entendre les phonogrammes des
grands artistes de jadis. Quelques invitķs. PremiĶre
distraction de Sulfatin. Les phonographes malades. 165
V. M. le dķputķ ArsĶne des Marettes, chef du parti masculin.
La _Ligue de l'ķmancipation de l'homme_. Encore Sulfatin.
M. ArsĶne des Marettes songe Ó son grand ouvrage. 180
VI. Philox Lorris dķveloppe ses plans. La santķ obligatoire par
le _Grand Mķdicament national_. DeuxiĶme distraction de
Sulfatin. Le rķservoir Ó miasmes. 197
VII. La catastrophe de l'h¶tel Philox Lorris. Trente-trois
martyrs de la science. Naissance d'une maladie nouvelle
absolument inķdite. Le grand ouvrage de Mme Lorris. O∙
l'illustre savant se trouve cruellement embarrassķ. 207
VIII. Le mariage Lorris. M. Philox Lorris n'en a pas fini
avec les difficiles nķgociations. Double mariage Ó arranger.
Retour Ó Kernoļl. Le temps des vacances. Arrivķe des
ķnervķs. 223
[Illustration]
[Illustration]
TABLE
DES
GRAVURES HORS TEXTE
L'╔lectricitķ (la grande Esclave). FRONTISPICE.
Les saisons rķgularisķes. Distribution de la pluie Ó
la demande. 9
Les Saharas rendus Ó l'agriculture par la refonte des
climats. 17
Les Tubes, vue prise en aķronef Ó 700 mĶtres. 25
On respire la fraŅcheur du soir. 33
D'examens en examens. 41
Grand choix d'a’eux. Quelle influence atavique va
dominer? 49
La course Ó l'argent. 57
Le Voyage de fianńailles. 65
DerniĶres architectures navales. Les donjons
flottants. 73
Doux repos sous les dolmens (Parc national). 81
Grandes manoeuvres. Charge de bicyclistes. 89
Quelques ķchantillons de la flotte aķrienne. 97
Feu le courage militaire, remplacķ par la
rķsignation fataliste de cibles. 105
Grandes manoeuvres sous-marines. Monitor sous-marin
surpris par les torpķdistes. 113
Examens pour le doctorat Ķs sciences militaires. 121
Un quartier embrouillķ. 129
La vieille LutĶce et la nouvelle. 137
Les continents bondķs comme des radeaux de la Mķduse. 145
Dķchķance physique des races trop affinķes. 153
La fķodalitķ nouvelle. 161
L'invasion asiatique. Concentration des dix-huit
armķes tartares en Danubie, sous les ordres du
Mandarin ingķnieur en chef. 169
Adduction et distribution du feu central.
Transformation de l'agriculture, emplois industriels
et de mķnage. 177
Nos fleuves et notre atmosphĶre. Multiplication des
ferments pathogĶnes, des diffķrents microbes
et bacilles. 185
La chimie vķnķneuse, empoisonneuse et sophistiqueuse. 193
Le rĻve de M. ArsĶne des Marettes. 201
Le dķblaiement de l'ancien monde. 206
Le Parc national d'Armorique. 217
La guerre miasmatique. Manoeuvres de l'artillerie du
corps mķdical offensif. 225
Parc national. L'arrivķe des ķnervķs. 226
[Illustration]
CORBEIL.--IMPRIMERIE CR╔T╔-DE L'ARBRE
[Illustration: Imp Draeger & Lesieur, Paris]
* * * * *
Liste des modifications:
page 68: ½responsasbilitķs╗ remplacķ par ½responsabilitķs╗ (et
d'assumer ces nouvelles responsabilitķs)
page 178: ½ton╗ par ½son╗ (et se leva pour chercher son fils.)
page 220: rajoutķ Ó (et tķlķphona Ó son fils)
page 231: ½Coupart╗ remplacķ par½ Coupard╗ (et la sķnatrice
Coupard, de la Sarthe)
page 232: ½Maretes╗ par½ Marettes╗ (M. le dķputķ ArsĶne des Marettes)
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Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique
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The Project Gutenberg EBook of La Vie ╔lectrique, by Albert Robida
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— End of Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique —
Book Information
- Title
- Le Vingtième Siècle: La Vie Électrique
- Author(s)
- Robida, Albert
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- January 28, 2011
- Word Count
- 63,562 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- Precursors of Science Fiction, Science Fiction, FR Science fiction, Browsing: Literature, Browsing: Science-Fiction & Fantasy, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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