*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 55554 ***
LE RÊVE
ET LA VIE
LES FILLES DU FEU
LA BOHÈME GALANTE
PAR
GÉRARD DE NERVAL
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1868
AURÉLIA
PREMIÈRE PARTIE
I
Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes
d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers
instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement
nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant
précis où le _moi,_ sous une autre forme, continue l'œuvre de
l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et
où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement
immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme,
une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres; le
monde des Esprits s'ouvre pour nous.
Swedenborg appelait ces visions _Memorabilia;_ il les devait à la
rêverie plus souvent qu'au sommeil; l'_Ane d'or,_ d'Apulée, _la Divine
Comédie,_ du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l'âme
humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions
d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères
de mon esprit;--et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie,
car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux
portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées; il me
semblait tout savoir, tout comprendre; l'imagination m'apportait des
délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison,
faudra-t-il regretter de les avoir perdues?...
Cette _vita nuova_ a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se
rapportent à la première.--Une dame que j'avais aimée longtemps et que
j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent
les circonstances de cet événement, qui devait avoir une si grande
influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l'émotion
la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l'âme par le
destin; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre:--je dirai plus
tard pourquoi je n'ai pas choisi la mort. Condamné par celle que
j'aimais, coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il
ne me restait qu'à me jeter dans les enivrements vulgaires; j'affectai
la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de la
variété et du caprice; j'aimais surtout les costumes et les mœurs
bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais
ainsi les conditions du bien et du mal; les termes, pour ainsi dire,
de ce qui est _sentiment_ pour nous autres Français. «Quelle folie,
me disais-je, d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne
vous aime plus! Ceci est la faute de mes lectures; j'ai pris au
sérieux les inventions des poëtes, et je me suis fait une Laure ou une
Béatrix d'une personne ordinaire de notre siècle... Passons à d'autres
intrigues, et celle-là sera vite oubliée.» L'étourdissement d'un joyeux
carnaval dans une ville d'Italie chassa toutes mes idées mélancoliques.
J'étais si heureux du soulagement que j'éprouvais, que je faisais part
de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, je leur donnais
pour l'état constant de mon esprit ce qui n'était que surexcitation
fiévreuse.
Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée qui me
prit en amitié et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans
peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait
été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient
l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas
tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon cœur
capable d'un amour nouveau!... J'empruntais, dans cet enthousiasme
factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient
servi pour peindre un amour véritable, et longtemps éprouvé. La lettre
partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allai rêver dans la solitude à
ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs.
Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille.
La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en
manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J'avais franchi,
en un jour, plusieurs degrés des sentiments que l'on peut concevoir
pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m'avoua que ma lettre
l'étonnait tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre; mais,
quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos
entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui
avouer, avec larmes, que je m'étais trompé moi-même en l'abusant.
Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une
amitié plus forte dans sa douceur succéda à de vaines protestations de
tendresse.
II
Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvait la dame
que j'aimais toujours sans espoir. Un hasard les fit connaître l'une
à l'autre, et la première eut occasion, sans doute, d'attendrir à mon
égard celle qui m'avait exilé de son cœur. De sorte qu'un jour, me
trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir
à moi et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le
regard profond et triste dont elle accompagna son salut? J'y crus voir
le pardon du passé; l'accent divin de la pitié donnait aux simples
paroles qu'elle m'adressa une valeur inexprimable, comme si quelque
chose de la religion se mêlait aux douceurs d'un amour jusque-là
profane, et lui imprimait le caractère de l'éternité.
Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je pris
aussitôt la résolution de n'y rester que peu de jours et de revenir
près de mes deux amies. La joie et l'impatience me donnèrent alors une
sorte d'étourdissement qui se compliquait du soin des affaires que
j'avais à terminer. Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg
où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je
remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre
était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant
moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les
traits d'Aurélia. Je me dis:
--C'est _sa mort_ ou la mienne qui m'est annoncée!
Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la dernière supposition, et je
me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même
heure.
Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée.
J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont
les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation
ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans
une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes
anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs
et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la
déesse Mnémosine.--Je passai dans une autre salle, où avaient lieu
des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis
j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux
escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.
Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en
traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle
étrange. Un être d'une grandeur démesurée--homme ou femme, je ne
sais,--voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se
débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il
tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses
ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un
instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient
de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques,
il ressemblait à l'ange de la Mélancolie, d'Albrecht Durer.--Je ne pus
m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.
Le jour suivant, je me hâtai d'aller voir tous mes amis. Je leur
faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui
m'occupait l'esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets
mystiques; je les étonnais par une éloquence particulière, il me
semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient
à moi dans ces heures suprêmes.
Le soir, lorsque l'heure fatale semblait s'approcher, je dissertais
avec deux amis, à la table d'un cercle, sur la peinture et sur la
musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et
le sens des nombres. L'un d'eux, nommé Paul ***, voulut me reconduire
chez moi, mais, je lui dis que je ne rentrais pas.
--Où vas-tu? me dit-il.
--_Vers l'Orient_.
Et, pendant qu'il' m'accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel
une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque
influence sur ma destinée. L'ayant trouvée, je continuai ma marche
en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible,
marchant pour ainsi dire au-devant de mon destin, et voulant apercevoir
l'étoile jusqu'au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant
au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me
semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire
changer de place; il grandissait à mes yeux et prenait les traits d'un
apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever et perdre les
formes que lui donnait sa configuration urbaine;--sur une colline,
entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux
Esprits et comme une tentation biblique.
--Non! disais-je, je n'appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile
sont ceux qui m'attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que
tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j'aime leur
appartient, et c'est là que nous devons nous retrouver!
III
Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe
dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un
aspect double,--et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de
logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui
m'arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient
soumises à ce que l'on appelle illusion, selon la raison humaine...
Cette idée m'est revenue bien des fois, que, dans certains moments
graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup
en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur
nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le
souvenir.
Mon ami m'avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans
doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant
seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction
de l'étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais
en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme
l'ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait
d'une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres
et je les dispersais autour de moi. La route semblait s'élever
toujours et l'étoile s'agrandir. Puis je restai les bras étendus,
attendant le moment où l'âme allait se séparer du corps, attirée
magnétiquement dans le rayon de l'étoile. Alors, je sentis un frisson;
le regret de la terre et de ceux que j'y aimais me saisit au cœur, et
je suppliai si ardemment en moi-même l'Esprit qui m'attirait à lui,
qu'il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit
m'entourait;--j'avais alors l'idée que j'étais devenu très-grand,--et
que, tout inondé de forces électriques, j'allais renverser tout ce qui
m'approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que
je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m'avaient
recueilli.
Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser
sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie,
et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais
ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans
une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives...
Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir
en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'âme délivrée
semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d'avoir voulu
reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que
j'allais quitter... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini,
comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps;
chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait
et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait
en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se
réfugiait enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du ciel
d'Asie.
Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu
éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se
passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j'entendais que les
soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix
avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration,
il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon
urne se dédoublait pour ainsi dire,--distinctement partagée entre
la vision et la réalité. Un instant, j'eus l'idée de me retourner
avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me
rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque
homme a un _double,_ et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche.--Je
fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les
figures fantasques ou réelles qui m'entouraient se brisaient en mille
apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis
qui me réclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s'ouvrit,
et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec
mes amis que je rappelais en vain.
-Mais on se trompe! m'écriais-je, c'est moi qu'ils sont venus chercher
et c'est un autre qui sort! Je fis tant de bruit, que l'on me mit au
cachot.
J'y restai plusieurs heures dans une sorte d'abrutissement; enfin, les
deux amis que j'avais _cru voir_ déjà vinrent me chercher avec une
voiture. Je leur racontai tout ce qui s'était passé, mais ils nièrent
être venus dans la nuit. Je dînai avec eux assez tranquillement; mais,
à mesure que la nuit approchait, il me sembla que j'avais à redouter
l'heure même qui, la veille, avait risqué de m'être fatale. Je demandai
à l'un d'eux une bague orientale qu'il avait au doigt et que je
regardais comme un ancien talisman, et, prenant un foulard, je la nouai
autour de mon cou, en ayant soin de tourner le chaton, composé d'une
turquoise, sur un point de la nuque où je sentais une douleur. Selon
moi, ce point était celui par où l'âme risquerait de sortir au moment
où un certain rayon, parti de l'étoile que j'avais vue la veille,
coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard, soit
par l'effet de ma forte préoccupation, je tombai comme foudroyé, à la
même heure que la veille. On me mit sur un lit, et pendant longtemps
je perdis le sens et la liaison des images qui s'offrirent à moi. Cet
état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé.
Beaucoup de parents et d'amis me visitèrent sans que j'en eusse la
connaissance. La seule différence pour moi de la veille au sommeil
était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux; chaque
personne qui m'approchait semblait changée, les objets matériels
avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de
la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière
à m'entretenir dans une série constante d'impressions qui se liaient
entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs,
continuait la probabilité.
IV
Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin.
En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective
s'ébauchait dans l'ombre. J'entrai dans une maison riante, dont un
rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que
festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure
connue, celle d'un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus
d'un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là; l'un
d'eux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante,
que j'appelai Marguerite et qu'il me semblait connaître depuis
l'enfance, me dit:
--N'allez-vous pas vous mettre sur le lit? car vous venez de loin, et
votre oncle rentrera tard; on vous réveillera pour souper.
Je m'étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs
rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au
mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une
personne. Et j'avais l'idée que l'âme de mon aïeul était dans cet
oiseau; mais je ne m'étonnais pas plus de son langage et de sa forme
que de me voir comme transporté d'un siècle en arrière. L'oiseau me
parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps,
comme si elles existaient simultanément, et me dit:
--Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire _son_ portrait
d'avance... Maintenant, _elle_ est avec nous.
Je portai les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume
ancien à l'allemande, penchée sur le bord du fleuve, et les yeux
attirés vers une touffe de myosotis.--Cependant, la nuit s'épaississait
peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se
confondaient dans mon esprit somnolent; je crus tomber dans un abîme
qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un
courant de métal fondu, et mille fleuves pareils, dont les teintes
indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la
terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes
du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j'eus
le sentiment que ces courants étaient composés d'âmes vivantes, à
l'état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m'empêchait seule
de distinguer. Une clarté blanchâtre s'infiltrait peu à peu dans ces
conduits, et je vis enfin s'élargir, ainsi qu'une vaste coupole, un
horizon nouveau où se traçaient des lies entourées de flots lumineux.
Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis
un vieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même qui
m'avait parlé par la voix de l'oiseau, et, soit qu'il me parlât, soit
que je le comprisse en moi-même, il devenait clair pour moi que les
aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la
terre, et qu'ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de
notre existence.
Le vieillard quitta son travail et m'accompagna jusqu'à une maison qui
s'élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui
d'un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se
trouvent leurs tombes: le champ entouré de bosquets à la lisière du
bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui
monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de
bruyères,--image rajeunie des lieux que j'avais aimés. Seulement, la
maison où j'entrai ne m'était point connue. Je compris qu'elle avait
existé dans je ne sais quel temps, et qu'en ce monde que je visitais
alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.
J'entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies.
Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts
que j'avais pleurés se trouvaient reproduits dans d'autres qui, vêtus
de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils
paraissaient s'être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces
parents vint à moi et m'embrassa tendrement. Il portait un costume
ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante,
sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il
me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire
en rapport plus volontaire avec mon esprit. --C'était mon oncle. Il me
fit placer près de lui, et une sorte de communication s'établit entre
nous; car je ne puis dire que j'entendisse sa voix; seulement, à mesure
que ma pensée se portait sur un point, l'explication m'en devenait
claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des
peintures animées.
--Cela est donc vrai! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels
et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel
bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours
autour de nous!... J'étais bien fatigué de la vie!
--Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore
au monde d'en haut et tu as à supporter de rudes années d'épreuves.
Le séjour qui t'enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses
dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se
nouent et se dénouent nos destinées; nous sommes les rayons du feu
central qui l'anime et qui déjà s'est affaibli ...
--Eh quoi! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis
par le néant?
--Le néant, dit-il, n'existe pas dans le sens qu'on l'entend; mais la
terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est
l'âme. La matière ne peut pas plus périr que l'esprit, mais elle peut
se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir
sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.
Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la
salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait
voir une chaîne non interrompue d'hommes et de femmes en qui j'étais
et qui étaient moi-même; les costumes de tous les peuples, les images
de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes
facultés d'attention s'étaient multipliées sans se confondre, par un
phénomène d'espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle
d'action dans une minute de rêve. Mon étonnement s'accrut en voyant que
cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se
trouvaient dans la salle et dont j'avais vu les images se diviser et se
combiner en mille aspects fugitifs.
--Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.
--C'est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine,
et, par extension, sept fois sept, et davantage[1].
Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même
est restée très-obscure. La métaphysique ne me fournit pas de termes
pour la perception qui me vint alors du rapport de ce nombre de
personnes avec l'harmonie générale. On conçoit bien dans le père et
la mère l'analogie des forces électriques de la nature; mais comment
établir les centres individuels émanés d'eux,--dont ils émanent, comme
une _figure_ animique collective, dont la combinaison serait à la fois
multiple et bornée? Autant vaudrait demander compte à la fleur du
nombre de ses pétales ou des divisions de sa corolle ..., au sol des
figures qu'il trace, au soleil des couleurs qu'il produit.
[1] Sept était le nombre de la famille de Noé; mais l'un des sept se
rattachait mystérieusement aux générations antérieures des Éloïm!...
... L'imagination, comme un éclair, me représenta les dieux multiples
de l'Inde comme de» images de la famille pour ainsi dire primitivement
concentrée. Je frémis d'aller plus loin, car dans la Trinité réside
encore un mystère redoutable... Nous sommes nés sous la loi biblique ...
V
Tout changeait de forme autour de moi. L'esprit avec qui je
m'entretenais n'avait plus le même aspect. C'était un jeune homme
qui désormais recevait plutôt de moi les idées qu'il ne me les
communiquait... Étais-je allé trop loin dans ces hauteurs qui donnent
le vertige? Il me sembla comprendre que ces questions étaient obscures
ou dangereuses, même pour les esprits du monde que je percevais
alors... Peut-être aussi un pouvoir supérieur m'interdisait-il ces
recherches. Je me vis errant dans les rues d'une cité très-populeuse
et inconnue. Je remarquai qu'elle était bossuée de collines et dominée
par un mont tout couvert d'habitations. A travers le peuple de cette
capitale, je distinguais certains hommes qui paraissaient appartenir
à une nation particulière; leur air vif, résolu, l'accent énergique
de leurs traits, me faisaient songer aux races indépendantes et
guerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées
par les étrangers; toutefois, c'est au milieu d'une grande ville et
d'une population mélangée et banale qu'ils savaient maintenir ainsi
leur individualité farouche. Qu'étaient donc ces hommes? Mon guide
me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les
bruits divers de l'industrie. Nous montâmes encore par de longues
séries d'escaliers, au delà desquels la vue se découvrit. Çà et là, des
terrasses revêtues de treillages, des jardinets ménagés sur quelques
espaces aplatis, des toits, des pavillons légèrement construits, peints
et sculptés avec une capricieuse patience: des perspectives reliées
par de longues traînées de verdures grimpantes séduisaient l'œil et
plaisaient à l'esprit comme l'aspect d'une oasis délicieuse, d'une
solitude ignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits d'en bas, qui là
n'étaient plus qu'un murmure. On a souvent parlé de nations proscrites,
vivant dans l'ombre des nécropoles et des catacombes; c'était ici le
contraire sans doute. Une race heureuse s'était créé cette retraite
aimée des oiseaux, des fleurs, de l'air pur et de la clarté.
--Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cette montagne
qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtemps ils y
ont vécu simples de mœurs, aimants et justes, conservant les vertus
naturelles des premiers jours du monde. Le peuple environnant les
honorait et se modelait sur eux.
Du point où j'étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une
de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet
aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s'enfonçaient dans les
couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de
constructions en découvraient toujours d'autres où se distinguait le
goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l'aspect
des fouilles que l'on fait dans les cités antiques, si ce n'est que
c'était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière. Je me
trouvai enfin dans une vaste chambre où je vis un vieillard travaillant
devant une table à je ne sais quel ouvrage d'industrie. Au moment où je
franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal
la figure, me menaça d'une arme qu'il tenait à la main; mais celui qui
m'accompagnait lui fit signe de s'éloigner. Il semblait qu'on eût voulu
m'empêcher de pénétrer le mystère de ces retraites. Sans rien demander
à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même
temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de
la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de
races nouvelles, ils vivaient là, simples de mœurs, aimants et justes,
adroits, fermes et ingénieux,--et pacifiquement vainqueurs des masses
aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. Eh quoi!
ni corrompus, ni détruits, ni esclaves! purs, quoique ayant vaincu
l'ignorance! conservant dans l'aisance les vertus de la pauvreté!--Un
enfant s'amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des
pierres gravées, faisant sans doute un jeu d'une étude. Une femme
âgée, mais belle encore, s'occupait des soins du ménage. En ce moment,
plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs
travaux. Je m'étonnais de les voir tous vêtus de blanc; mais il paraît
que c'était une illusion de ma vue; pour la rendre sensible, mon guide
se mit à dessiner leur costume qu'il teignit de couleurs vives, me
faisant comprendre qu'ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui
m'étonnait provenait peut-être d'un éclat particulier, d'un jeu de
lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis
de la chambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre.
Là se promenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants.
Leurs vêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils
étaient agrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes
étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l'éclat de leur âme
transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu'elles
inspiraient toutes une sorte d'amour sans préférence et sans désir,
résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse.
Je ne puis rendre le sentiment que j'éprouvai au milieu de ces êtres
charmants qui m'étaient chers sans que je les connusse. C'était comme
une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient
les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes
larmes, comme au souvenir d'un paradis perdu. Là, je sentis amèrement
que j'étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri et je
frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. En vain, femmes
et enfants se pressaient autour de moi comme pour me retenir. Déjà
leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses; ces beaux
visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se
perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire
...
Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux
dont j'ai gardé le souvenir. L'état cataleptique où je m'étais
trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et
les récits de ceux qui m'avaient vu ainsi me causaient une sorte
d'irritation quand je voyais qu'on attribuait à l'aberration d'esprit
les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de
ce qui constituait pour moi une série d'événements logiques. J'aimais
davantage ceux de mes amis qui par une patiente complaisance ou par
suite d'idées analogues aux miennes, me faisaient faire de longs récits
des choses que j'avais vues en esprit. L'un d'eux me dit en pleurant:
--N'est-ce pas que c'est vrai qu'il y a un Dieu?
--Oui! lui dis-je avec enthousiasme.
Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patrie mystique
que j'avais entrevue.--Quel bonheur je trouvai d'abord dans cette
conviction! Ainsi ce doute éternel de l'immortalité de l'âme qui
affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de
mort, plus de tristesse, plus d'inquiétude. Ceux que j'aimais, parents,
amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et
je n'étais plus séparé d'eux que par les heures du jour. J'attendais
celles de la nuit dans une douce mélancolie.
VI
Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je me trouvai
tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon
aïeul. Elle semblait s'être agrandie seulement. Les vieux meubles
luisaient d'un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme
remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel
arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l'air une
fraîcheur et un parfum des premières matinées tièdes du printemps.
Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans
leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse.
Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes.
Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d'une lampe, et
à tout moment quelque chose de l'une passait dans l'autre; le sourire,
la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes
familiers, s'échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie,
et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que
les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté
complète.
La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je
reconnaissais pour l'avoir entendue dans l'enfance, et je ne sais ce
qu'elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle
attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d'un petit habit brun
de forme ancienne, entièrement tissu à l'aiguille de fils ténus comme
ceux des toiles d'araignée. Il était coquet, gracieux et imprégné de
douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce
vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciais
en rougissant, comme si je n'eusse été qu'un petit enfant devant de
grandes belles dames. Alors, l'une d'elles se leva et se dirigea vers
le jardin.
Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien
qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive.
Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans
un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés
de lourdes grappes de raisins blancs et noirs; à mesure que la dame
qui me guidait s'avançait sous ces berceaux, l'ombre des treillis
croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. Elle en
sortit enfin, et nous nous trouvâmes dans un espace découvert. On y
apercevait à peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient jadis
coupé en croix. La culture était négligée depuis longues années, et des
plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin,
de lierre, d'aristoloche, étendaient entre des arbres d'une croissance
vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient
jusqu'à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d'herbes
parasites s'épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l'état
sauvage.
De loin en loin s'élevaient des massifs de peupliers, d'acacias et
de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le
temps. J'aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de
lierre d'où jaillissait une source d'eau vive, dont le clapotement
harmonieux résonnait sur un bassin d'eau dormante à demi voilée des
larges feuilles du nénufar.
La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement
qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant,
entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière,
puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle
sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et
les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements;
tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages
pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se
transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur.
--Oh! ne fuis pas! m'écriai-je; car la nature meurt avec toi!
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme
pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait; mais je me heurtai à un
pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le
relevant, j'eus la persuasion que c'était _le sien ..._ Je reconnus des
traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin
avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix disaient:
--L'univers est dans la nuit!
VII
Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que
signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte.
Je n'eus d'abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l'état
de mon esprit, je ne ressentis qu'un vague chagrin mêlé d'espoir. Je
croyais moi-même n'avoir que peu de temps à vivre, et j'étais désormais
assuré de l'existence d'un monde où les cœurs aimants se retrouvent.
D'ailleurs, elle m'appartenait bien plus dans sa mort que dans sa
vie.... Égoïste pensée que ma raison devait payer plus tard par d'amers
regrets.
Je ne voudrais pas abuser des pressentiments; le hasard fait d'étranges
choses; mais je fus alors préoccupé d'un souvenir de notre union trop
rapide. Je lui avais donné une bague d'un travail ancien dont le chaton
était formé d'une opale taillée en cœur. Comme cette bague était trop
grande pour son doigt, j'avais eu l'idée fatale de la faire couper pour
en diminuer l'anneau, je ne compris ma faute qu'en entendant le bruit
de la scie. Il me sembla voir couler du sang ...
Les soins de l'art m'avaient rendu à la santé sans avoir encore ramené
dans mon esprit le cours régulier de la raison humaine. La maison où
je me trouvais, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté
d'arbres précieux. L'air pur de la colline où elle était située, les
premières haleines du printemps, les douceurs d'une société toute
sympathique, m'apportaient de longs jours de calme.
Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité
de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La
vue, qui s'étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au
soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à
mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures
divines dont il me semblait voir distinctement les formes. Je voulus
fixer davantage mes pensées favorites, et, à l'aide de charbons et
de morceaux de brique que je ramassais, je couvris bientôt les murs
d'une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure
dominait toujours les autres: c'était celle d'Aurélia, peinte sous les
traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve.
Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège.
Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des
fleurs. --Que de fois j'ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus,
je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j'aimais;
tous les matins, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de
mon bonheur, se plaisaient à en détruire l'image.
On me donna du papier, et pendant longtemps je m'appliquai à
représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et
d'inscriptions en toutes langues connues, une sorte d'histoire du
monde mêlée de souvenirs d'étude et de fragments de songes que ma
préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeaient la durée.
Je ne m'arrêtais pas aux traditions modernes de la création. Ma pensée
remontait au delà: j'entrevoyais, comme en un souvenir, le premier
pacte formé par les génies au moyen de talismans. J'avais essayé de
réunir les pierres de la _Table sacrée,_ et de représenter à l'entour
les sept premiers _Éloïms_ qui s'étaient partagé le monde.
Ce système d'histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait
par l'heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et
organisaient l'univers.--Pendant la nuit qui précéda mon travail, je
m'étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient
les premiers germes de la création. Du sein de l'argile encore molle
s'élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des
acanthes tortillées autour des cactus;--les figures arides des rochers
s'élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et
de hideux reptiles serpentaient, s'élargissaient ou s'arrondissaient
au milieu de l'inextricable réseau d'une végétation sauvage. La pâle
lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet
étrange horizon; cependant, à mesure que ces créations se formaient,
une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.
VIII
Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leur première
peau, se dressaient plus puissants sous des pattes gigantesques;
l'énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et,
dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels
je prenais part moi-même, car j'avais un corps aussi étrange que les
leurs. Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes,
et il semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus
des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les
variations se succédaient à l'infini, la planète s'éclairait peu à peu,
des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs
des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j'avais vus
dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes;
d'autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes
sauvages, des poissons et des oiseaux.
Qui donc avait fait ce miracle? Une déesse rayonnante guidait dans
ces nouveaux _avatars_ l'évolution rapide des humains. Il s'établit
alors une distinction de races qui, partant de l'ordre des oiseaux,
comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles: c'étaient
les dives, les péris, les ondins et les salamandres; chaque fois qu'un
de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus
belle et chantait la gloire des dieux.--Cependant, l'un des Éloïms
eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments
de la terre, et qu'on appela les _Afrites.--_Ce fut le signal d'une
révolution complète parmi les Esprits qui ne voulurent pas reconnaître
les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans
durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe. Trois des Éloïms
avec les Esprits de leurs races furent enfin relégués au midi de la
terre, où ils fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté les
secrets de la divine _cabale_ qui lie les mondes, et prenaient leur
force dans l'adoration de certains astres auxquels ils correspondent
toujours. Ces nécromants, bannis aux confins de la terre, s'étaient
entendus pour se transmettre la puissance. Entouré de femmes et
d'esclaves, chacun de leurs souverains s'était assuré de pouvoir
renaître sous la forme d'un de ses enfants. Leur vie était de mille
ans. De puissants cabalistes les enfermaient, à l'approche de leur
mort, dans des sépulcres bien gardés où ils les nourrissaient d'élixirs
et de substances conservatrices. Longtemps encore ils gardaient les
apparences de la vie; puis, semblables à la chrysalide qui file son
cocon, ils s'endormaient quarante jours pour renaître sous la forme
d'un jeune enfant qu'on appelait plus tard à l'empire.
Cependant, les forces vivifiantes de la terre s'épuisaient à nourrir
ces familles, dont le sang toujours le même inondait des rejetons
nouveaux. Dans de vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous
les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors des races passées
et certains talismans qui les protégeaient contre la colère des dieux.
C'est dans le centre de l'Afrique, au delà des montagnes de la Lune et
de l'antique Éthiopie, qu'avaient lieu ces étranges mystères: longtemps
j'y avais gémi dans la captivité, ainsi qu'une partie de la race
humaine. Les bocages que j'avais vus si verts ne portaient plus que de
pâles fleurs et des feuillages flétris; un soleil implacable dévorait
ces contrées, et les faibles enfants de ces éternelles dynasties
semblaient accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante
et monotone, réglée par l'étiquette et les cérémonies hiératiques,
pesait à tous sans que personne osât s'y soustraire. Les vieillards
languissaient sous le poids de leurs couronnes et de leurs ornements
impériaux, entre des médecins et des prêtres, dont le savoir leur
garantissait l'immortalité. Quant au peuple, à tout jamais engrené dans
les divisions des castes, il ne pouvait compter ni sur la vie, ni sur
la liberté. Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux
bouches des sources taries, on voyait sur l'herbe brûlée se flétrir des
enfants et des jeunes femmes énervés et sans couleur. La splendeur des
chambres royales, la majesté des portiques, l'éclat des vêtements et
des parures, n'étaient qu'une faible consolation aux ennuis éternels de
ces solitudes.
Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêtes et les
plantes moururent, et les immortels eux-mêmes dépérissaient sous leurs
habits pompeux.--Un fléau plus grand que les autres vint tout à coup
rajeunir et sauver le monde. La constellation d'Orion ouvrit au ciel
les cataractes des eaux; la terre, trop chargée par les glaces du
pôle opposé, fit un demi-tour sur elle-même, et les mers, surmontant
leurs rivages, refluèrent sur les plateaux de l'Afrique et de l'Asie;
l'inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides,
et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les
mers portant l'espoir d'une création nouvelle.
Trois des Éloïms s'étaient réfugiés sur la cime la plus haute des
montagnes d'Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici, ma mémoire se
trouble, et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême.
Seulement, je vois encore debout, sur un pic baigné des eaux, une femme
abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la
mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux ... Fut-elle
sauvée? Je l'ignore. Les dieux, ses frères, l'avaient condamnée; mais
au-dessus de sa tète brillait l'Étoile du soir qui versait sur son
front des rayons enflammés.
L'hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieusement
pour consacrer l'accord des races nouvelles. Et, pendant que les fils
de Noé travaillaient péniblement aux rayons d'un soleil nouveau, les
nécromants, blottis dans leurs demeures souterraines, y gardaient
toujours leurs trésors et se complaisaient dans le silence et dans la
nuit. Parfois ils sortaient timidement de leurs asiles et venaient
effrayer les vivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes
de leurs sciences.
Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague
intuition du passé: je frémissais en reproduisant les traits hideux de
ces races maudites. Partout mourait, pleurait ou languissait l'image
souffrante de la Mère éternelle. A travers les vagues civilisations
de l'Asie et de l'Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène
sanglante d'orgie et de carnage que les mêmes esprits reproduisaient
sous des formes nouvelles.
La dernière se passait à Grenade, où le talisman sacré s'écroulait
sous les coups ennemis des chrétiens et des Maures. Combien d'années
encore le monde aura-t-il à souffrir, car il faut que la vengeance de
ces éternels ennemis se renouvelle sous d'autres cieux! Ce sont les
tronçons divisés du serpent qui entoure la terre... Séparés par le fer,
ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes.
IX
Telles furent les images qui se montrèrent tour à tour devant mes
yeux. Peu à peu le calme était rentré dans mon esprit, et je quittai
cette demeure qui était pour moi un paradis. Des circonstances
fatales préparèrent, longtemps après, une rechute qui renoua la
série interrompue de ces étranges rêveries.--Je me promenais dans
la campagne, préoccupé d'un travail qui se rattachait aux idées
religieuses. En passant devant une maison, j'entendis un oiseau qui
parlait selon quelques mots qu'on lui avait appris, mais dont le
bavardage confus me parut avoir un sens; il me rappela celui de la
vision que j'ai racontée plus haut, et je sentis un frémissement de
mauvais augure. Quelques pas plus loin, je rencontrai un ami que je
n'avais pas vu depuis longtemps et qui demeurait dans une maison
voisine. II voulut me faire voir sa propriété, et, dans cette visite,
il me fit monter sur une terrasse élevée d'où l'on découvrait un vaste
horizon. C'était au coucher du soleil. En descendant les marches d'un
escalier rustique, je fis un faux pas, et ma poitrine alla porter sur
l'angle d'un meuble. J'eus assez de force pour me relever et m'élançai
jusqu'au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant,
avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. Au milieu
des regrets qu'entraîne un tel moment, je me sentais heureux de mourir
ainsi, à cette heure, et au milieu des arbres, des treilles et des
fleurs d'automne. Ce ne fut cependant qu'un évanouissement, après
lequel j'eus encore la force de regagner ma demeure pour me mettre au
lit. La fièvre s'empara de moi; en me rappelant de quel point j'étais
tombé, je me souvins que la vue que j'avais admirée donnait sur un
cimetière, celui même où se trouvait le tombeau d'Aurélia. Je n'y
pensai véritablement qu'alors; sans quoi, je pourrais attribuer ma
chute à l'impression que cet aspect m'aurait fait éprouver.--Cela même
me donna l'idée d'une fatalité plus précise. Je regrettai d'autant plus
que la mort ne m'eût pas réuni à elle. Puis, en y songeant, je me dis
que je n'en étais pas digne. Je me représentai amèrement la vie que
j'avais menée depuis sa mort, me reprochant, non de l'avoir oubliée,
ce qui n'était point arrivé, mais d'avoir, en de faciles amours,
fait outrage à sa mémoire. L'idée me vint d'interroger le sommeil;
mais _son_ image, qui m'était apparue souvent, ne revenait plus dans
mes songes. Je n'eus d'abord que des rêves confus, mêlés de scènes
sanglantes. Il semblait que toute une race fatale se fût déchaînée au
milieu du monde idéal que j'avais vu autrefois et dont elle était la
reine. Le même Esprit qui m'avait menacé,--lorsque j'entrai dans la
demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la _Ville
mystérieuse,--_ passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu'il
portait jadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince d'Orient.
Je m'élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement
vers moi. O terreur! ô colère! c'était mon visage, c'était toute ma
forme idéalisée et grandie ... Alors, je me souvins de celui qui avait
été arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avait fait
sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amis étaient venus
pour me chercher. Il portait à la main une arme dont je distinguais mal
la forme, et l'un de ceux qui l'accompagnaient dit:
--C'est avec cela qu'il l'a frappé.
Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les événements
terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela
est plus facile à _sentir qu'à_ énoncer clairement[1]. Mais quel
était donc cet Esprit qui était moi et en dehors de moi. Était-ce le
_double_ des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent
_ferouër?--_N'avais-je pas été frappé de l'histoire de ce chevalier qui
combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était
lui-même? Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a
rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je
ne pouvais douter de ce que j'avais-_vu_ si distinctement.
Une idée terrible me vint:
--L'homme est double, me dis-je.
«Je sens deux hommes en moi,» a écrit un Père de l'Église. Le concours
de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à
la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa
structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui
parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le
bon et le mauvais génie.
--Suis-je le bon? suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas,
l'_autre_ m'est hostile... Qui sait s'il n'y a pas telle circonstance
ou tel âge où ces deux esprits se séparent? Attachés au même corps
tous deux par une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis à
la gloire et au bonheur, l'autre à l'anéantissement ou à la souffrance
éternelle?
Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité... Aurélia
n'était plus à moi!... Je croyais entendre parler d'une cérémonie qui
se passait ailleurs, et des apprêts d'un mariage mystique qui était
le mien, et où l'_autre_ allait profiter de l'erreur de mes amis
et d'Aurélia elle-même. Les personnes les plus chères qui venaient
me voir et me consoler me paraissaient en proie à l'incertitude,
c'est-à-dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi
à mon égard, l'une affectionnée et confiante, l'autre comme frappée
de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y
avait un sens double, bien que toutefois elles ne s'en rendissent pas
compte, puisqu'elles n'étaient pas _en esprit_ comme moi. Un instant
même, cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à
Sosie. Mais, si ce symbole grotesque était autre chose, si, comme dans
d'autres fables de l'antiquité, c'était la vérité fatale sous un masque
de folie?
--Eh bien, me dis-je, luttons contre l'esprit fatal, luttons contre
le dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science.
Quoi qu'il fasse dans l'ombre et la nuit, j'existe, --et j'ai pour le
vaincre tout le temps qu'il m'est donné encore de vivre sur la terre.
[1] Cela faisait illusion, pour moi, au coup que j'avais reçu dans ma
chute.
X
Comment peindre l'étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu
à peu? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes;
pour Aurélia, c'était moi-même, et l'esprit désolé qui vivifiait
mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d'elle, se voyait à jamais
destiné au désespoir ou au néant. J'employai toutes les forces de ma
volonté pour pénétrer encore le mystère dont j'avais levé quelques
voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts et n'amenait que des
figures grimaçantes et fugitives. Je ne puis donner ici qu'une idée
assez bizarre de ce qui résulta de cette contention d'esprit. Je me
sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur était infinie.
La terre, traversée de veines colorées de métaux en fusion, comme je
l'avais vue déjà, s'éclaircissait peu à peu par l'épanouissement du
feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes cerise qui
coloraient les flancs de l'orbe intérieur. Je m'étonnais de temps en
temps de rencontrer de vastes flaques d'eau, suspendues comme le sont
les nuages dans l'air, et toutefois offrant une telle densité, qu'on
pouvait en détacher des flocons; mais il est clair qu'il s'agissait
là d'un liquide différent de l'eau terrestre, et qui était sans doute
l'évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuves pour le
monde des esprits.
J'arrivai en vue d'une vaste plage montueuse et toute couverte d'une
espèce de roseaux de teinte verdâtre, jaunis aux extrémités comme si
les feux du soleil les eussent en partie desséchés,--mais je n'ai pas
vu de soleil plus que les autres fois.--Un château dominait la côte
que je me mis à gravir. Sur l'autre versant, je vis s'étendre une
ville immense. Pendant que j'avais traversé la montagne, la nuit était
venue, et j'apercevais les lumières des habitations et des rues. En
descendant, je me trouvai dans un marché où l'on vendait des fruits et
des légumes pareils à ceux du Midi.
Je descendis par un escalier obscur et me trouvai dans les rues. On
affichait l'ouverture d'un casino, et les détails de sa distribution
se trouvaient énoncés par articles. L'encadrement typographique était
fait de guirlandes de fleurs si bien représentées et coloriées,
qu'elles semblaient naturelles.--Une partie du bâtiment était encore
en construction. J'entrai dans un atelier où je vis des ouvriers qui
modelaient en glaise un animal énorme de la forme d'un lama, mais qui
paraissait devoir être muni de grandes ailes. Ce monstre était comme
traversé d'un jet de feu qui l'animait peu à peu, de sorte qu'il se
tordait, pénétré par mille filets pourprés, formant les veines et les
artères et fécondant pour ainsi dire l'inerte matière, qui se revêtait
d'une végétation instantanée d'appendices fibreux d'ailerons et de
touffes laineuses. Je m'arrêtai à contempler ce chef-d'œuvre, où l'on
semblait avoir surpris les secrets de la création divine.
--C'est que nous avons ici, me dît-on, le feu primitif qui anima les
premiers êtres... Jadis, il s'élançait jusqu'à la surface de la terre,
mais les sources se sont taries.
Je vis aussi des travaux d'orfèvrerie où l'on employait deux métaux
inconnus sur la terre: l'un rouge, qui semblait correspondre au
cinabre, et l'autre bleu d'azur. Les ornements n'étaient ni martelés ni
ciselés, mais se formaient, se coloraient et s'épanouissaient comme les
plantes métalliques qu'on fait naître de certaines mixtions chimiques.
--Ne créerait-on pas aussi des hommes? dis-je à l'un des travailleurs.
Mais il me répliqua:
--Les hommes viennent d'en haut et non d'en bas: pouvons-nous nous
créer nous-mêmes? Ici, l'on ne fait que formuler par les progrès
successifs de nos industries une matière plus subtile que celle qui
compose la croûte terrestre. Ces fleurs qui vous paraissent naturelles,
cet animal qui semblera vivre, ne seront que des produits de l'art
élevé au plus haut point de nos connaissances, et chacun les jugera
ainsi.
Telles sont à peu près les paroles, ou qui me furent dites, ou dont
je crus percevoir la signification. Je me mis à parcourir les salles
du casino et j'y vis une grande foule, dans laquelle je distinguai
quelques personnes qui m'étaient connues, les unes vivantes, d'autres
mortes en divers temps. Les premières semblaient ne pas me voir, tandis
que les autres me répondaient sans avoir l'air de me connaître.
J'étais arrivé à la plus grande salle, qui était toute tendue de
velours ponceau à bandes d'or tramé, formant de riches dessins. Au
milieu se trouvait un sofa en forme de trône. Quelques passants s'y
asseyaient pour en éprouver l'élasticité; mais, les préparatifs
n'étant pas terminés, ils se dirigeaient vers d'autres salles. On
parlait d'un mariage et de l'époux qui, disait-on, devait arriver pour
annoncer le moment de la fête. Aussitôt un transport insensé s'empara
de moi. J'imaginai que celui qu'on attendait était mon _double,_ qui
devait épouser Aurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner
l'assemblée. Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs et
invoquant le secours de ceux qui me connaissaient. Un vieillard me dit:
--Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le monde.
Alors, je m'écriai:
--Je sais bien qu'il m'a frappé déjà de ses armes, mais je l'attends
sans crainte et je connais le signe qui doit le vaincre.
En ce moment, un des ouvriers de l'atelier que j'avais visité en
entrant parut tenant une longue barre, dont l'extrémité se composait
d'une boule rougie au feu. Je voulus m'élancer sur lui, mais la boule
qu'il tenait en arrêt menaçait toujours ma tète. On semblait autour de
moi me railler de mon impuissance ... Alors, je me reculai jusqu'au
trône, l'âme pleine d'un indicible orgueil, et je levai le bras pour
faire un signe qui me semblait avoir une puissance magique. Le cri
d'une femme, distinct et vibrant, empreint d'une douleur déchirante,
me réveilla en sursaut! Les syllabes d'un mot inconnu que j'allais
prononcer expiraient sur mes lèvres... Je me précipitai à terre et je
me mis à prier avec ferveur en pleurant à chaudes larmes. --Mais quelle
était donc cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la
nuit?
Elle n'appartenait pas au rêve; c'était la voix d'une personne vivante,
et pourtant c'était pour moi la voix et l'accent d'Aurélia ...
J'ouvris ma fenêtre; tout était tranquille, et le cri ne se répéta
plus.--Je m'informai au dehors, personne n'avait rien entendu.--Et
cependant, je suis encore certain que le cri était réel et que l'air
des vivants en avait retenti... Sans doute on me dira que le hasard
a pu faire qu'à ce moment-là même une femme souffrante ait crié dans
les environs de ma demeure.--Mais, selon ma pensée, les événements
terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. C'est un de ces
rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu'il est
plus aisé d'indiquer que de définir ...
Qu'avais-je fait? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique où
mon Ame puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit
peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la
loi divine; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris! Les
ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des
cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche d'un orage.
DEUXIÈME PARTIE
Eurydice! Eurydice!
I
Une seconde fois perdue!
Tout est fini, tout est passé! C'est moi maintenant qui dois mourir
et mourir sans espoir!--Qu'est-ce donc que la mort? Si c'était le
néant?... Plût à Dieu! Mais Dieu lui-même ne peut faire que la mort
soit le néant.
Pourquoi donc est-ce la première fois depuis si longtemps que je songe
_à lui?_ Le système fatal qui s'était créé dans mon esprit n'admettait
pas cette royauté solitaire ...; ou plutôt elle s'absorbait dans la
somme des êtres: c'était le dieu de Lucrétius, impuissant et perdu dans
son immensité.
Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j'ai surpris un jour le nom de
Jésus sur ses lèvres. Il en coulait si doucement, que j'en ai pleuré.
O mon Dieu! cette larme,--cette larme ... Elle est séchée depuis si
longtemps! Cette larme, mon Dieu! rendez-la-moi!
Lorsque l'âme flotte incertaine entre la vie et le rêve, entre le
désordre de l'esprit et le retour de la froide réflexion, c'est dans
la pensée religieuse que l'on doit chercher des secours; je n'en ai
jamais pu trouver dans cette philosophie, qui ne nous présente que
des maximes d'égoïsme ou tout au plus de réciprocité, une expérience
vaine, des doutes amers;--elle lutte contre les douleurs morales en
anéantissant la sensibilité; pareille à la chirurgie, elle ne sait que
retrancher l'organe qui fait souffrir.--Mais, pour nous, nés dans
des jours de révolutions et d'orages, où toutes les croyances ont été
brisées, --élevés tout au plus dans cette loi vague qui se contente
de quelques pratiques extérieures, et dont l'adhésion indifférente
est plus coupable peut-être que l'impiété et l'hérésie,--il est bien
difficile, dès que nous en sentons le besoin, de reconstruire l'édifice
mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs cœurs
la figure toute tracée. «L'arbre de science n'est pas l'arbre de
vie!» Cependant, pouvons-nous rejeter de notre esprit ce que tant de
générations intelligentes y ont versé de bon ou de funeste? L'ignorance
ne s'apprend pas.
J'ai meilleur espoir de la bonté de Dieu: peut-être touchons-nous à
l'époque prédite où la science, ayant accompli son cercle entier de
synthèse et d'analyse, de croyance et de négation, pourra s'épurer
elle-même et faire jaillir du désordre et des ruines la cité
merveilleuse de l'avenir... Il ne faut pas faire si bon marché de la
raison humaine, que de croire qu'elle gagne quelque chose à s'humilier
tout entière, car ce serait accuser sa céleste origine.... Dieu
appréciera la pureté des intentions sans doute; et quel est le père qui
se complairait à voir son fils abdiquer devant lui tout raisonnement
et toute fierté! L'apôtre qui voulait toucher pour croire n'a pas été
maudit pour cela!
<tb>
Qu'ai-je écrit là? Ce sont des blasphèmes. L'humilité chrétienne ne
peut parler ainsi. De telles pensées sont loin d'attendrir l'âme. Elles
ont sur le front les éclairs d'orgueil de la couronne de Satan... Un
pacte avec Dieu lui-même?... O science! ô vanité!
<tb>
J'avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans cette
étude, et j'arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce
qu'avait accumulé là-dessus l'esprit humain pendant des siècles. La
conviction que je m'étais formée de l'existence du monde extérieur
coïncidait trop bien avec mes lectures pour que je doutasse désormais
des révélations du passé. Les dogmes et les rites des diverses
religions me paraissaient s'y rapporter de telle sorte, que chacune
possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses
moyens d'expansion et de défense. Ces forces pouvaient s'affaiblir,
s'amoindrir et disparaître, ce qui amenait l'envahissement de certaines
races par d'autres, nulles ne pouvant être victorieuses ou vaincues que
par l'Esprit.
--Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées
d'erreurs humaines. L'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux ne
nous arrivent qu'incomplets et faussés soit par le temps, soit par
ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance; retrouvons la lettre
perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous
prendrons force dans le monde des esprits.
C'est ainsi que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le
monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoire étaient le
théâtre où venaient s'accomplir les actions physiques qui préparaient
l'existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée.
Sans agiter le mystère impénétrable de l'éternité des mondes, ma pensée
remonta à l'époque où le soleil, pareil à la plante qui le représente,
qui de sa tête inclinée suit la révolution de sa marche céleste, semait
sur la terre les germes féconds des plantes et des animaux. Ce n'était
autre chose que le fait même, qui, étant un composé d'âmes, formulait
instinctivement la demeure commune. L'Esprit de l'Être-Dieu, reproduit
et pour ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des
âmes humaines, dont chacune, par suite, était à la fois homme et dieu.
Tels furent les Éloïms.
<tb>
Quand on se sent malheureux, on songe au malheur des autres. J'avais
mis quelque négligence à visiter un de mes amis les plus chers, qu'on
m'avait dit malade. En me rendant à la maison où il était traité, je
me reprochais vivement cette faute. Je fus encore plus désolé lorsque
mon ami me raconta qu'il avait été la veille au plus mal. J'entrai
dans une chambre d'hospice, blanchie à la chaux. Le soleil découpait
des angles joyeux sur les murs et se jouait sur un vase de fleurs
qu'une religieuse venait de poser sur la table du malade. C'était
presque la cellule d'un anachorète italien.--Sa figure amaigrie, son
teint semblable à l'ivoire jauni, relevé par la couleur noire de sa
barbe et de ses cheveux, ses yeux illuminés d'un reste de fièvre,
peut-être aussi l'arrangement d'un manteau à capuchon, jeté sur ses
épaules, en faisaient pour moi un être à moitié différent de celui que
j'avais connu. Ce n'était plus le joyeux compagnon de mes travaux et
de mes plaisirs; il y avait en lui un apôtre. Il me raconta comment
il s'était vu, au plus fort des souffrances de son mal, saisi d'un
dernier transport qui lui parut être le moment suprême. Aussitôt la
douleur avait cessé comme par prodige.--Ce qu'il me raconta ensuite
est impossible à rendre : un rêve sublime dans les espaces les plus
vagues de l'infini, une conversation avec un être à la fois différent
et participant de lui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où
était Dieu. «Mais Dieu est partout, lui répondait son esprit; il est en
toi-même et en tous. II te juge, il t'écoute, il te conseille; c'est
toi et _moi_ qui pensons et rêvons ensemble, --et nous ne nous sommes
jamais quittés, et nous sommes éternels!»
Je ne puis citer autre chose de cette conversation, que j'ai peut-être
mal entendue ou mal comprise. Je sais seulement que l'impression
en fut très-vive. Je n'ose attribuer à mon ami les conclusions que
j'ai peut-être faussement tirées de ses paroles. J'ignore même si le
sentiment qui en résulte n'est pas conforme à l'idée chrétienne.
--Dieu est avec lui! m'écriai-je; mais il n'est plus avec moi! O
malheur! je l'ai chassé de moi-même, je l'ai menacé, je l'ai maudit!
C'était bien lui, ce frère mystique, qui s'éloignait de plus en plus
de mon âme, et qui m'avertissait en vain! Cet époux préféré, ce roi
de gloire, c'est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à
jamais dans son ciel celle qu'il m'eût donnée et dont je suis indigne
désormais!
II
Je ne puis dépeindre l'abattement où me jetèrent ces idées.
--Je comprends, me dis-je, j'ai préféré la créature au Créateur; j'ai
déifié mon amour et j'ai adoré, selon les rites païens, celle dont
le dernier soupir a été consacré au Christ. Mais, si cette religion
dit vrai, Dieu peut me pardonner encore. Il peut me la rendre si je
m'humilie devant lui; peut-être son esprit reviendra-t-il en moi!
J'errais dans les rues, au hasard, plein de cette pensée. Un convoi
croisa ma marche; il se dirigeait vers le cimetière où elle avait été
ensevelie. J'eus l'idée de m'y rendre en me joignant au cortège.
--J'ignore, me disais-je, quel est ce mort que l'on conduit à la fosse;
mais je sais maintenant que les morts nous voient et nous entendent;
peut-être celui-ci sera-t-il content de se voir suivi d'un frère de
douleurs, plus triste qu'aucun de ceux qui l'accompagnent. Cette idée
me fit verser des larmes, et sans doute on crut que j'étais un des
meilleurs amis du défunt. O larmes bénies! depuis longtemps votre
douceur m'était refusée!...
Ma tête se dégageait, et un rayon d'espoir me guidait encore. Je me
sentais la force de prier, et j'en jouissais avec transport.
Je ne m'informai pas même du nom de celui dont j'avais suivi le
cercueil. Le cimetière où j'étais entré m'était sacré plusieurs
titres. Trois parents de ma famille maternelle y avaient été ensevelis;
mais je ne pouvais aller prier sur leurs tombes, car elles avaient
été transportées depuis plusieurs années dans une terre éloignée,
lieu de leur origine.--Je cherchai longtemps la tombe d'Aurélia, et
je ne pus la retrouver. Les dispositions du cimetière avaient été
changées, --peut-être aussi ma mémoire était-elle égarée... Il me
semblait que ce hasard, cet oubli, ajoutaient encore à ma condamnation.
--Je n'osai pas dire aux gardiens le nom d'une morte sur laquelle je
n'avais religieusement aucun droit... Mais je me souvins que j'avais
chez moi l'indication précise de la tombe, et j'y courus, le cœur
palpitant, la tête perdue. Je l'ai dit déjà: j'avais entouré mon amour
de superstitions bizarres.--Dans un petit coffret qui _lui_ avait
appartenu, je conservais sa dernière lettre. Oserai-je avouer encore
que j'avais fait de ce coffret une sorte de reliquaire qui me rappelait
de longs voyages où sa pensée m'avait suivi: une rose cueillie dans les
jardins de Schoubrah, un morceau de bandelette rapportée d'Égypte, des
feuilles de laurier cueillies dans la rivière de Beyrouth, deux petits
cristaux dorés, des mosaïques de Sainte-Sophie, un grain de chapelet,
que sais-je encore?... enfin le papier qui m'avait été donné le jour
où la tombe fut creusée, afin que je pusse la retrouver... Je rougis,
je frémis en dispersant ce fol assemblage. Je pris sur moi les deux
papiers, et, au moment de me diriger de nouveau vers le cimetière,
je changeai de résolution. «Non, me dis-je, je ne suis pas digne
de m'agenouiller sur la tombe d'une chrétienne; n'ajoutons pas une
profanation à tant d'autres!...» Et, pour apaiser l'orage qui grondait
dans ma tète, je me rendis à quelques lieues de Paris, dans une petite
ville où j'avais passé quelques jours heureux au temps de ma jeunesse,
chez de vieux parents, morts depuis. J'avais aimé souvent à y venir
voir coucher le soleil près de leur maison. Il y avait là une terrasse
ombragée de tilleuls qui me rappelait aussi le souvenir de jeunes
filles, de parentes, parmi lesquelles j'avais grandi. Une d'elles ...
Mais opposer ce vague amour d'enfance à celui qui a dévoré ma jeunesse,
y avais-je songé seulement? Je vis le soleil décliner sur la vallée
qui s'emplissait de vapeurs et d'ombre; il disparut, baignant de
feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient de hautes collines.
La plus morne tristesse entra dans mon cœur.--J'allai coucher dans
une auberge où j'étais connu. L'hôtelier me parla d'un de mes
anciens amis, habitant de la ville, qui, à la suite de spéculations
malheureuses, s'était tué d'un coup de pistolet... Le sommeil m'apporta
des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. --Je
me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du
monde extérieur,--l'ami dont je viens de parler, peut-être. Une glace
très-haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup
d'œil, il me sembla reconnaître Aurélia. Elle semblait triste et
pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortît de la glace, soit que,
passant dans la salle, elle se fût reflétée un instant auparavant,
cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la
main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit:
--Nous nous reverrons plus tard ... à la maison de ton ami.
En un instant, je me représentai son mariage, la malédiction qui nous
séparait ... et je me dis:
--Est-ce possible? reviendrait-elle à moi?--M'avez-vous pardonné?
demandais-je avec larmes.
Mais tout avait disparu. Je me trouvais dans un lieu désert, une âpre
montée semée de roches, au milieu des forêts. Une maison, qu'il me
semblait reconnaître, dominait ce pays désolé. J'allais et je revenais
par des détours inextricables. Fatigué de marcher entre les pierres et
les ronces, je cherchais parfois une route plus douce par les sentes du
bois.
--On m'attend là-bas! pensais-je. Une certaine heure sonna... Je me dis:
--Il est trop tard!
Des voix me répondirent:
--Elle est perdue!
Une nuit profonde m'entourait, la maison lointaine brillait comme
éclairée pour une fête et pleine d'hôtes arrivés à temps.
--Elle est perdue! m'écriai-je, et pourquoi?... Je comprends: elle a
fait un dernier effort pour me sauver; j'ai manqué le moment suprême où
le pardon était possible encore. Du haut du ciel, elle pouvait prier
pour moi l'Époux divin ... Et qu'importe mon salut même? L'abîme a reçu
sa proie! Elle est perdue pour moi et pour tous!»
Il me semblait la voir comme à la lueur d'un éclair, pâle et mourante,
entraînée par de sombres cavaliers ...
Le cri de douleur et de rage que je poussai en ce moment me réveilla
tout haletant.
--Mon Dieu! mon Dieu! pour elle et pour elle seule! mon Dieu!
pardonnez! m'écriai-je en me jetant à genoux.
Il faisait jour. Par un mouvement dont il m'est difficile de rendre
compte, je résolus aussitôt de détruire les deux papiers que j'avais
tirés la veille du coffret: la lettre, hélas! que je relus en la
mouillant de larmes, et le papier funèbre qui portait le cachet du
cimetière.
--Retrouver sa tombe maintenant! me disais-je, mais c'est hier qu'il
allait y retourner,--et mon rêve fatal n'est que le reflet de ma fatale
journée!
III
La flamme a dévoré ces reliques d'amour et de mort, qui se renouaient
aux fibres les plus douloureuses de mon cœur. Je suis allé promener
mes peines et mes remords tardifs dans la campagne, cherchant dans
la marche et dans la fatigue l'engourdissement de la pensée, la
certitude peut-être pour la nuit suivante d'un sommeil moins funeste.
Avec cette idée que je m'étais faite du rêve comme ouvrant à l'homme
une communication avec le monde des esprits, j'espérais, j'espérais
encore! Peut-être Dieu se contenterait-il de ce sacrifice.--Ici, je
m'arrête; il y a trop d'orgueil à prétendre que l'état d'esprit où
j'étais fût causé seulement par un souvenir d'amour. Disons plutôt
qu'involontairement j'en parais les remords plus graves d'une vie
follement dissipée où le mal avait triomphé bien souvent, et dont je ne
reconnaissais les fautes qu'en sentant les coups du malheur. Je ne me
trouvais plus digne même de penser à celle que je tourmentais dans sa
mort après l'avoir affligée dans sa vie, n'ayant dû un dernier regard
de pardon qu'à sa douce et sainte pitié.
La nuit suivante, je ne pus dormir que peu d'instants. Une femme
qui avait pris soin de ma jeunesse m'apparut dans le rêve et me fit
reproche d'une faute très-grave que j'avais commise autrefois. Je la
reconnaissais, quoiqu'elle parût beaucoup plus vieille que dans les
derniers temps où je l'avais vue. Cela même me faisait songer amèrement
que j'avais négligé d'aller la visiter à ses derniers instants. Il me
sembla qu'elle me disait:
-Tu n'as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleuré
cette femme. Comment peux-tu donc espérer le pardon?
Le rêve devint confus. Des figures de personnes que j'avais connues en
divers temps passèrent rapidement devant mes yeux. Elles défilaient,
s'éclairant, pâlissant et retombant dans la nuit comme les grains
d'un chapelet dont le lien s'est brisé. Je vis ensuite se former
vaguement des images plastiques de l'antiquité qui s'ébauchaient, se
fixaient et semblaient représenter des symboles dont je ne saisissais
que difficilement l'idée. Seulement, je crus que cela voulait dire:
«Tout cela était fait pour t'enseigner le secret de la vie, et tu n'as
pas compris. Les religions et les fables, les saints et les poëtes
s'accordaient à expliquer l'énigme fatale, et tu as mal interprété...
Maintenant, il est trop tard!»
Je me levai plein de terreur, me disant:
--C'est mon dernier jour!
A dix ans d'intervalle, la même idée que j'ai tracée dans la première
partie de ce récit me revenait plus positive encore et plus menaçante.
Dieu m'avait laissé ce temps pour me repentir, et je n'en avais point
profité.--Après la visite du _convive de pierre,_ je m'étais rassis au
festin!
IV
Le sentiment qui résulta pour moi de ces visions et des réflexions
qu'elles amenaient pendant mes heures de solitude était si triste,
que je me sentais comme perdu. Toutes les actions de ma vie
m'apparaissaient sous leur côté le plus défavorable, et dans l'espèce
d'examen de conscience auquel je me livrais, la mémoire me représentait
les faits les plus anciens avec une netteté singulière. Je ne sais
quelle fausse honte m'empêcha de me présenter au confessionnal; la
crainte peut-être de m'engager dans les dogmes et dans les pratiques
d'une religion redoutable, contre certains points de laquelle j'avais
conservé des préjugés philosophiques. Mes premières années ont été
trop imprégnées des idées issues de la Révolution, mon éducation a
été trop libre, ma vie trop errante, pour que j'accepte facilement un
joug qui, sur bien des points, offenserait encore ma raison. Je frémis
en songeant quel chrétien je ferais si certains principes empruntés
au libre examen des deux derniers siècles, si l'étude encore des
diverses religions ne m'arrêtaient sur cette pente.--Je n'ai jamais
connu ma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les
femmes des anciens Germains; elle mourut de fièvre et de fatigue
dans une froide contrée de l'Allemagne, et mon père lui-même ne put
diriger là-dessus mes premières idées. Le pays où je fus élevé était
plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes
oncles qui eut la plus grande influence sur ma première éducation
s'occupait, pour se distraire, d'antiquités romaines et celtiques. Il
trouvait parfois, dans son champ ou aux environs, des images de dieux
et d'empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et
dont ses livres m'apprenaient l'histoire. Un certain Mars en bronze
doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite sculptés
au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure
barbue d'un dieu Pan souriant à l'entrée d'une grotte, parmi les
festons de l'aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques
et protecteurs de cette retraite. J'avoue qu'ils m'inspiraient alors
plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l'église et
les deux saints informes du portail, que certains savants prétendaient
être l'Ésus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces
divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c'était que
Dieu.--Dieu, c'est le soleil, me dit-il.
C'était la pensée intime d'un honnête homme qui avait vécu en chrétien
toute sa vie, mais qui avait traversé la Révolution, et qui était
d'une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela
n'empêchait pas que les femmes et les enfants n'allassent à l'église,
et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent
comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. Après 1815,
un Anglais qui se trouvait dans notre pays me fit apprendre le Sermon
sur la montagne et me donna un Nouveau Testament... Je ne cite ces
détails que pour indiquer les causes d'une certaine irrésolution qui
s'est souvent unie chez moi à l'esprit religieux le plus prononcé.
Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je
m'y suis senti ramené par le souvenir chéri d'une personne morte, et
comment le besoin de croire qu'elle existait toujours a fait rentrer
dans mon esprit le sentiment précis des diverses vérités que je n'avais
pas assez fermement recueillies en mon âme. Le désespoir et le suicide
sont le résultat de certaines situations fatales pour qui n'a pas foi
dans l'immortalité, dans ses peines et dans ses joies;--je croirai
avoir fait quelque chose de bon et d'utile en énonçant naïvement la
succession des idées par lesquelles j'ai retrouvé le repos et une force
nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie.
Les visions qui s'étaient succédé pendant mon sommeil m'avaient réduit
à un tel désespoir, que je pouvais à peine parler; la société de mes
amis ne m'inspirait qu'une distraction vague; mon esprit, entièrement
occupé de ces illusions, se refusait à la moindre conception
différente; je ne pouvais lire et comprendre dix lignes de suite. Je me
disais des plus belles choses:
--Qu'importe! cela n'existe pas pour moi.
Un de mes amis, nommé Georges, entreprit de vaincre ce découragement.
Il m'emmenait dans diverses contrées des environs de Paris, et
consentait à parler seul, tandis que je ne répondais qu'avec quelques
phrases décousues. Sa figure expressive, et presque cénobitique, donna
un jour un grand effet à des choses fort éloquentes qu'il trouva contre
ces années de scepticisme et de découragement politique et social qui
succédèrent à la révolution de Juillet. J'avais été l'un des jeunes
de cette époque, et j'en avais goûté les ardeurs et les amertumes. Un
mouvement se fit en moi; je me dis que de telles leçons ne pouvaient
être données sans une intention de la Providence, et qu'un esprit
parlait sans doute en lui... Un jour, nous dînions sous une treille,
dans un petit village des environs de Paris; une femme vint chanter
près de notre table, et je ne sais quoi, dans sa voix usée, mais
sympathique, me rappela celle d'Aurélia. Je la regardai: ses traits
mêmes n'étaient pas sans ressemblance avec ceux que j'avais aimés. On
la renvoya, et je n'osai la retenir, mais je me disais:
--Qui sait si _son esprit_ n'est pas dans cette femme! Et je me sentis
heureux de l'aumône que j'avais faite. Je me dis:
--J'ai bien mal usé de la vie; mais, si les morts pardonnent, c'est
sans doute à condition que l'on s'abstiendra à jamais du mal, et qu'on
réparera tout celui qu'on a fait. Cela se peut-il?... Dès ce moment,
essayons de ne plus mal faire, et rendons l'équivalent de tout ce que
nous pouvons devoir.
J'avais un tort récent envers une personne; ce n'était qu'une
négligence, mais je commençai par m'en aller excuser. La joie que je
reçus de cette réparation me fit un bien extrême; j'avais un motif de
vivre et d'agir désormais, je reprenais intérêt au monde.
Des difficultés surgirent: des événements inexplicables pour moi
semblèrent se réunir pour contrarier ma bonne résolution. La situation
de mon esprit me rendait impossible l'exécution de travaux convenus. Me
croyant bien portant désormais, on devenait plus exigeant, et, comme
j'avais renoncé au mensonge, je me trouvais pris en défaut par des gens
qui ne craignaient pas d'en user. La masse des réparations à faire
m'écrasait en raison de mon impuissance. Des événements politiques
agissaient indirectement, tant pour m'affliger que pour m'ôter le moyen
de mettre ordre à mes affaires. La mort d'un de mes amis vint compléter
ces motifs de découragement. Je revis avec douleur son logis, ses
tableaux, qu'il m'avait montrés avec joie un mois auparavant; je passai
près de son cercueil au moment où on l'y clouait. Comme il était de mon
âge et de mon temps, je me dis:
--Qu'arriverait-il, si je mourais ainsi tout à coup?
Le dimanche suivant, je me levai en proie à une douleur morne. J'allai
visiter mon père, dont la servante était malade, et qui paraissait
avoir de l'humeur. Il voulut aller seul chercher du bois à son grenier,
et je ne pus lui rendre que le service de lui tendre une bûche dont
il avait besoin. Je sortis consterné. Je rencontrai dans les rues un
ami qui voulait m'emmener dîner chez lui pour me distraire un peu.
Je refusai, et, sans avoir mangé, je me dirigeai vers Montmartre. Le
cimetière était fermé, ce que je regardai comme un mauvais présage.
Un poëte allemand m'avait donné quelques pages à traduire et m'avait
avancé une somme sur ce travail. Je pris le chemin de sa maison pour
lui rendre l'argent.
En tournant la barrière de Clichy, je fus témoin d'une dispute.
J'essayai de séparer les combattants, mais je n'y pus réussir. En ce
moment, un ouvrier de grande taille passa sur la place même où le
combat venait d'avoir lieu, portant sur l'épaule gauche un enfant
vêtu d'une robe couleur d'hyacinthe. Je m'imaginai que c'était saint
Christophe portant le Christ, et que j'étais condamné pour avoir manqué
de force dans la scène qui venait de se passer. A dater de ce moment,
j'errai en proie au désespoir dans les terrains vagues qui séparent
le faubourg de la barrière. Il était trop tard pour faire la visite
que j'avais projetée. Je revins donc à travers les rues vers le centre
de Paris. Au coin de la rue de la Victoire, je rencontrai un prêtre,
et, dans le désordre où j'étais, je voulus me confesser à lui. Il me
dit qu'il n'était pas de la paroisse et qu'il allait en soirée chez
quelqu'un; que, si je voulais le consulter le lendemain à Notre-Dame,
je n'avais qu'à demander l'abbé Dubois.
Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre-Dame de Lorette, où
j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge, demandant pardon
pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait: La Vierge est morte
et tes prières sont inutiles. J'allai me mettre à genoux aux dernières
places du chœur, et je fis glisser de mon doigt une bague d'argent
dont le chaton portait gravés ces trois mots arabes: _Allah! Mohamed!
Ali!_ Aussitôt plusieurs bougies s'allumèrent dans le chœur, et l'on
commença un office auquel je tentai de m'unir en esprit. Quand on en
fut à l'_Ave Maria,_ le prêtre s'interrompit au milieu de l'oraison
et recommença sept fois sans que je pusse retrouver dans ma mémoire
les paroles suivantes. On termina ensuite la prière, et le prêtre fit
un discours qui me semblait faire allusion à moi seul. Quand tout fut
éteint, je me levai et je sortis, me dirigeant vers les Champs-Élysées.
Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A
plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose
m'empêchait d'accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le
firmament. Tout à coup il me sembla qu'elles venaient de s'éteindre
à la fois comme les bougies que j'avais vues à l'église. Je crus que
les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde
annoncée dans l'Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil
noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des
Tuileries. Je me dis:
-La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il
arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y a plus de soleil?
Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés
que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu'à la
place, et, là, un spectacle étrange m'attendait. A travers des nuages
rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient
avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son
orbite et qu'elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se
rapprochant ou s'éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient
tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre
et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient
leurs denrées, et je me disais: «Quel sera leur étonnement en voyant
que la nuit se prolonge ...» Cependant, les chiens aboyaient çà et là
et les coqs chantaient.
Brisé de fatigue, je rentrai chez moi et je me jetai sur mon lit. En
m'éveillant, je fus étonné de revoir la lumière. Une sorte de chœur
mystérieux arriva à mon oreille; des voix enfantines répétaient en
chœur:
_--Christel Christel Christel ..._
Je pensai que l'on avait réuni dans l'église voisine (Notre-Dame des
Victoires) un grand nombre d'enfants pour invoquer le Christ.
--Mais le Christ n'est plus! me disais-je; ils ne le savent pas encore!
L'invocation dura environ une heure. Je me levai enfin et j'allai sous
les galeries du Palais-Royal. Je me dis que probablement le soleil
avait encore conservé assez de lumière pour éclairer la terre pendant
trois jours, mais qu'il usait de sa propre substance, et, en effet, je
le trouvais froid et décoloré. J'apaisai ma faim avec un petit gâteau
pour me donner la force d'aller jusqu'à la maison du poëte allemand. En
entrant, je lui dis que tout était fini et qu'il fallait nous préparer
à mourir. Il appela sa femme qui me dit:
--Qu'avez-vous?
--Je ne sais, lui dis-je, je suis perdu.
Elle envoya chercher un fiacre, et une jeune fille me conduisit à la
maison Dubois.
V
Là, mon mal reprit avec diverses alternatives. Au bout d'un mois,
j'étais rétabli. Pendant les deux mois qui suivirent, je repris mes
pérégrinations autour de Paris. Le plus long voyage que j'aie fait
a été pour visiter la cathédrale de Reims. Peu à peu, je me remis à
écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je
l'écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles
détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. Les
corrections m'agitèrent beaucoup. Peu de jours après l'avoir publiée,
je me sentis pris d'une insomnie persistante. J'allais me promener
toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du
soleil. Je causais longuement avec les paysans et les ouvriers.
Dans d'autres moments, je me dirigeais vers les halles. Une nuit,
j'allai souper dans un café du boulevard et je m'amusai à jeter en
l'air des pièces d'or et d'argent. J'allai ensuite à la halle et je
me disputai avec un inconnu, à qui je donnai un rude soufflet; je ne
sais comment cela n'eut aucune suite. A une certaine heure, entendant
sonner l'horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes
des Bourguignons et des Armagnacs, et je croyais voir s'élever autour
de moi les fantômes des combattants de cette époque. Je me pris de
querelle avec un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque
d'argent, et que je disais être le duc Jean de Bourgogne. Je voulais
l'empêcher d'entrer dans un cabaret. Par une singularité que je ne
m'explique pas, voyant que je le menaçais de mort, son visage se
couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai passer.
Je me dirigeai vers les Tuileries, qui étaient fermées, et suivis
la ligne des quais; je montai ensuite au Luxembourg, puis je revins
déjeuner avec un de mes amis. Ensuite j'allai vers Saint-Eustache, où
je m'agenouillai pieusement à l'autel de la Vierge en pensant à ma
mère. Les pleurs que je versai détendirent mon âme, et, en sortant de
l'église, j'achetai un anneau d'argent. De là, j'allai rendre visite
à mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car il
était absent. J'allai de là au Jardin des Plantes. Il y avait beaucoup
de monde, et je restai quelque temps à regarder l'hippopotame qui
se baignait dans un bassin.--J'allai ensuite visiter les galeries
d'ostéologie. La vue des monstres qu'elles renferment me fit penser au
déluge, et, lorsque je sortis, une averse épouvantable tombait dans le
jardin.
Je me dis:
--Quel malheur! Toutes ces femmes, tous ces enfants, vont se trouver
mouillés!...
Puis, je me dis:
--Mais c'est plus encore! c'est le véritable déluge qui commence.
L'eau s'élevait dans les rues voisines; je descendis en courant la rue
Saint-Victor, et, dans l'idée d'arrêter ce que je croyais l'inondation
universelle, je jetai à l'endroit le plus profond l'anneau que j'avais
acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment, l'orage s'apaisa, et un
rayon de soleil commença à briller.
L'espoir rentra dans mon âme. J'avais rendez-vous à quatre heures chez
mon ami Georges; je me dirigeai vers sa demeure. En passant devant
un marchand de curiosités, j'achetai deux écrans de velours couverts
de figures hiéroglyphiques. Il me sembla que c'était la consécration
du pardon des cieux. J'arrivai chez Georges à l'heure précise et je
lui confiai mon espoir. J'étais mouillé et fatigué. Je changeai de
vêtements et me couchai sur son lit. Pendant mon sommeil, j'eus une
vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me
disant. «Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi
que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes
épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et
bientôt tu me verras telle que je suis ...» Un verger délicieux sortait
des nuages derrière elle, une lumière douce et pénétrante éclairait ce
paradis, et cependant je n'entendais que sa voix, mais je me sentais
plongé dans une ivresse charmante.--Je m'éveillai peu de temps après et
je dis à Georges:
--Sortons.
Pendant que nous traversions le pont des Arts, je lui expliquais les
migrations des âmes, et je lui disais:
--Il me semble que, ce soir, j'ai en moi l'âme de Napoléon qui
m'inspire et me commande de grandes choses.
Dans la rue du Coq, j'achetai un chapeau, et, pendant que Georges
recevait la monnaie de la pièce d'or que j'avais jetée sur le comptoir,
je continuai ma route et j'arrivai aux galeries du Palais-Royal.
Là, il me sembla que tout le monde me regardait. Une idée persistante
s'était logée dans mon esprit, c'est qu'il n'y avait plus de morts; je
parcourais la galerie de Foy en disant: «J'ai fait une faute,» et je
ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais
être celle de Napoléon ... «Il y a quelque chose que je n'ai point
payé par ici!» J'entrai au café de Foy dans cette idée, et je crus
reconnaître dans un des habitués le père Bertin des _Débats._ Ensuite,
je traversai le jardin et je pris quelque intérêt à voir les rondes
des petites filles. De là, je sortis des galeries et je me dirigeai
vers la rue Saint-Honoré. J'entrai dans une boutique pour acheter un
cigare, et, quand je sortis, la foule était si compacte, que je faillis
être étouffé. Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me
firent entrer dans un café pendant que l'un d'eux allait chercher un
fiacre. On me conduisit à l'hospice de la Charité.
Pendant la nuit, le délire augmenta, surtout le matin, lorsque je
m'aperçus que j'étais attaché. Je parvins à me débarrasser de la
camisole de force, et, vers le matin, je me promenai dans les salles.
L'idée que j'étais devenu semblable à un dieu et que j'avais le
pouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et,
m'approchant d'une statue de la Vierge, j'enlevai la couronne de fleurs
artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais. Je marchai
à grands pas, parlant avec animation de l'ignorance des hommes qui
croyaient pouvoir guérir avec la science seule, et, voyant sur la table
un flacon d'éther, je l'avalai d'une gorgée. Un interne d'une figure
que je comparais à celle des anges, voulut m'arrêter, mais la force
nerveuse me soutenait, et, prêt à le renverser, je m'arrêtai, lui
disant qu'il ne comprenait pas quelle était ma mission. Des médecins
vinrent alors, et je continuai mes discours sur l'impuissance de leur
art. Puis je descendis l'escalier, bien que n'ayant point de chaussure.
Arrivé devant un parterre, j'y entrai et je cueillis des fleurs en me
promenant sur le gazon.
Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors du
parterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur les épaules
une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacre et je fus
conduit à une maison de santé située hors de Paris. Je compris, en me
voyant parmi les aliénés, que tout n'avait été pour moi qu'illusions
jusque-là. Toutefois, les promesses que j'attribuais à la déesse Isis
me semblaient se réaliser par une série d'épreuves que j'étais destiné
à subir. Je les acceptai donc avec résignation.
La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vaste promenoir
ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petite butte où l'un
des prisonniers se promenait en cercle tout le jour. D'autres se
bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein ou la terrasse, bordée
d'un talus de gazon. Sur un mur, situé au couchant, étaient tracées
des figures dont l'une représentait la forme de la lune avec des yeux
et une bouche tracés géométriquement; sur cette figure on avait peint
une sorte de masque; le mur de gauche présentait divers dessins de
profil dont l'un figurait une sorte d'idole japonaise. Plus loin, une
tête de mort était creusée dans le plâtre; sur la face opposée, deux
pierres de taille avaient été sculptées par quelqu'un des hôtes du
jardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus. Deux
portes donnaient sur des caves, et je m'imaginai que c'étaient des
voies souterraines pareilles à celles que j'avais vues à l'entrée des
Pyramides.
VI
Je m'imaginai d'abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient
toutes quelque influence sur les astres, et que celui qui tournait sans
cesse dans le même cercle y réglait la marche du soleil. Un vieillard,
que l'on amenait à certaines heures du jour et qui faisait des nœuds
en consultant sa montre, m'apparaissait comme chargé de constater la
marche des heures. Je m'attribuai à moi-même une influence sur la
marche de la lune, et je crus que cet astre avait reçu un coup de
foudre du Tout-Puissant qui avait tracé sur sa face l'empreinte du
masque que j'avais remarquée.
J'attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et
à celles de mes compagnons. Il me semblait qu'ils étaient les
représentants de toutes les races de la terre et qu'il s'agissait
entre nous de fixer à nouveau la marche des astres et de donner un
développement plus grand au système. Une erreur s'était glissée, selon
moi, dans la combinaison générale des nombres, et de là venaient tous
les maux de l'humanité. Je croyais encore que les esprits célestes
avaient pris des formes humaines et assistaient à ce congrès général,
tout en paraissant occupés de soins vulgaires. Mon rôle me semblait
être de rétablir l'harmonie universelle par art cabalistique et de
chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses
religions.
Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres
rayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En
regardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs,
je voyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillons
ornés d'arabesques, et surmontés de découpures et d'aiguilles, qui me
rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore. Cela conduisit
naturellement ma pensée aux préoccupations orientales. Vers deux
heures, on me mit au bain, et je me crus servi par les Walkyries,
filles d'Odin, qui voulaient m'élever à l'immortalité en dépouillant
peu à peu mon corps de ce qu'il avait l'impur.
Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons de la lune, et, en
levant les yeux vers les arbres, il me semblait que les feuilles se
roulaient capricieusement de manière à former des images de cavaliers
et de dames portés par des chevaux caparaçonnés. C'étaient pour moi les
figures triomphantes des aïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu'il
y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir
le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient
lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait
autour de la terre les intelligences dévoués à cette communication
générale, et que les chants, les danses, les regards, aimantés de
proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour
moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps
mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l'univers.
Pour moi déjà, le temps de chaque journée semblait augmenté de deux
heures; de sorte qu'en me levant aux heures fixées par les horloges
de la maison, je ne faisais que me promener dans l'empire des ombres.
Les compagnons qui m'entouraient me semblaient endormis et pareils aux
spectres du Tartare jusqu'à l'heure où pour moi se levait le soleil.
Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait.
Du moment que je me fus assuré de ce point que j'étais soumis aux
épreuves de l'initiation sacrée, une force invincible entra dans mon
esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux; tout
dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes
sortaient de la plante, de l'arbre, des animaux, des plus humbles
insectes, pour m'avertir et m'encourager. Le langage de mes compagnons
avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets
sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon
esprit;--des combinaisons de cailloux, des figures d'angles, de fentes
ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs
et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues.
--Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la
nature et sans m'identifier à elle? Tout vit, tout agit, tout se
correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres
traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est
un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se
communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en
ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le chœur des astres, qui
prend part à mes joies et à mes douleurs!
Aussitôt je frémis en songeant que ce mystère même pouvait être surpris.
--Si l'électricité, me dis-je, qui est le magnétisme des corps
physiques, peut subir une direction qui lui impose des lois, à plus
forte raison les esprits hostiles et tyranniques peuvent asservir
les intelligences et se servir de leurs forces divisées dans un but
de domination. C'est ainsi que les dieux antiques ont été vaincus
et asservis par des dieux nouveaux; c'est ainsi, me dis-je encore,
en consultant mes souvenirs du monde ancien, que les nécromants
dominaient des peuples entiers, dont les générations se succédaient
captives sous leur sceptre éternel. O malheur! la mort elle-même ne
peut les affranchir! car nous revivons dans nos fils comme nous avons
vécu dans nos pères,--et la science impitoyable de nos ennemis sait
nous reconnaître partout. L'heure de notre naissance, le point de la
terre où nous paraissons, le premier geste, le nom, la chambre,--et
toutes ces consécrations, et tous ces rites qu'on nous impose, tout
cela établit une série heureuse ou fatale d'où l'avenir dépend tout
entier. Mais, si déjà cela est terrible selon les seuls calculs
humains, comprenez ce que cela doit être en se rattachant aux formules
mystérieuses qui établissent l'ordre des mondes. On l'a dit justement:
rien n'est indifférent, rien n'est impuissant dans l'univers; un atome
peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver!
O terreur! voilà l'éternelle distinction du bon et du mauvais. Mon
âme est-elle la molécule indestructible, le globule qu'un peu d'air
gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce vide même,
image du néant qui disparaît dans l'immensité? Serait-elle encore la
parcelle fatale destinée à subir, sous toutes ses transformations, les
vengeances des êtres puissants? Je me vis amené ainsi à me demander
compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. En me prouvant
que j'étais bon, je me prouvai que j'avais dû toujours l'être. «Et si
j'ai été mauvais, me dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une
suffisante expiation?» Cette pensée me rassura, mais ne m'ôta pas la
crainte d'être à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais
plongé dans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait
sur mon front. Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis, la mère
et l'épouse sacrée; toutes mes aspirations, toutes mes prières se
confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et
parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois
aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. La nuit me ramena
plus distinctement cette apparition chérie, et pourtant je me disais:
--Que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants?
Pâle et déchiré, le croissant de la lune s'amincissait tous les soirs
et allait bientôt disparaître; peut-être ne devions-nous plus le revoir
au ciel! Cependant, il me semblait que cet astre était le refuge de
toutes les âmes soeurs de la mienne, et je le voyais peuplé d'ombres
plaintives destinées à renaître un jour sur la terre ...
Ma chambre est à l'extrémité d'un corridor habité d'un côté par les
fous, et de l'autre par les domestiques de la maison. Elle a seule le
privilège d'une fenêtre, percée du côté de la cour, plantée d'arbres,
qui sert de promenoir pendant la journée. Mes regards s'arrêtent
avec plaisir sur un noyer touffu et sur deux mûriers de la Chine.
Au-dessus, l'on aperçoit vaguement une rue assez fréquentée, à travers
des treillages peints en vert. Au couchant, l'horizon s'élargit; c'est
comme un hameau aux fenêtres revêtues de verdure ou embarrassées de
cages, de loques qui sèchent, et d'où l'on voit sortir par instant
quelque profil de jeune ou vieille ménagère, quelque tête rose
d'enfant. On crie, on chante, on rit aux éclats; c'est gai ou triste à
entendre, selon les heures et selon les impressions.
J'ai trouvé là tous les débris de mes diverses fortunes, les restes
confus de plusieurs mobiliers dispersés ou revendus depuis vingt ans.
C'est un capharnaùm comme celui du docteur Faust. Une table antique à
trépied aux têtes d'aigle, une console soutenue par un sphinx ailé,
une commode du xviie siècle, une bibliothèque du xviiie, un lit du même
temps, dont le baldaquin, à ciel ovale, est revêtu de lampas rouge
(mais on n'a pu dresser ce dernier); une étagère rustique chargée de
faïences et de porcelaines de Sèvres, assez endommagées la plupart; un
narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d'albâtre, un
vase de cristal; des panneaux de boiseries provenant de la démolition
d'une vieille maison que j'avais habitée sur l'emplacement du Louvre,
et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis
aujourd'hui célèbres; deux grandes toiles dans le goût de Prudhon,
représentant la Muse de l'histoire et celle de la comédie. Je me suis
plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde
étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et
qui résume assez bien mon existence errante. J'ai suspendu au-dessus
de mon lit mes vêtements arabes, mes deux cachemires industrieusement
reprisés, une gourde de pèlerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la
bibliothèque s'étale un vaste plan du Caire; une console de bambou,
dressée à mon chevet, supporte un plateau de l'Inde vernissé où je
puis disposer mes ustensiles de toilette. J'ai retrouvé avec joie ces
humbles restes de mes années alternatives de fortune et de misère, où
se rattachaient tous les souvenirs de ma vie. On avait seulement mis à
part un petit tableau sur cuivre, dans le goût du Corrége, représentant
_Vénus et l'Amour,_ des trumeaux de chasseresses et de satyres, et une
flèche que j'avais conservée en mémoire des compagnies de l'arc du
Valais, dont j'avais fait partie dans ma jeunesse; les armes étaient
vendues depuis les lois nouvelles. En somme, je retrouvais là à peu
près tout ce que j'avais possédé en dernier lieu. Mes livres, amas
bizarre de la science de tous les temps, histoire, voyages, religions,
cabale, astrologie, à réjouir les ombres de Pic de la Mirandole, du
sage Meursius et de Nicolas de Cusa,--la tour de Babel en deux cents
volumes,--on m'avait laissé tout cela! Il y avait de quoi rendre fou un
sage; tâchons qu'il y ait aussi de quoi rendre sage un fou.
Avec quelles délices j'ai pu classer dans mes tiroirs l'amas de mes
notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou
illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays
lointains que j'ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que
les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de
Stamboul. O bonheur! ô tristesse mortelle! ces caractères jaunis, ces
brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c'est le trésor de
mon seul amour... Relisons ... Bien des lettres manquent, bien d'autres
sont déchirées ou raturées.
(Les amis de Gérard de Nerval ont été assez heureux pour retrouver
dans ses papiers des fragments de ces lettres. Les éditeurs
les publient tels qu'ils leurs ont été remis, sans prétendre
les coordonner, les lier entre eux, leur donner la suite et
l'enchaînement dont le pauvre rêveur a emporté le secret avec lui.)
.............................................................
LETTRE III
Me voilà encore à vous écrire, puisque je ne puis faire autre chose
que de penser à vous et de m'occuper de vous; de vous, si occupée, si
distraite, si affairée; non pas tout à fait indifférente peut-être,
mais bien cruellement raisonnable, et raisonnant si bien! O femme!
femme! L'artiste sera toujours en vous plus forte que l'amante. Mais je
vous aime aussi comme artiste. Il y a dans votre talent une partie de
la magie qui m'a charmé. Marchez donc d'un pas ferme vers cette gloire
que j'oublie; et, s'il faut une voix pour vous crier courage, s'il faut
un bras pour vous soutenir, s'il faut un corps où votre pied s'appuie
pour monter plus haut, vous savez..........
LETTRE IV
J'ai lu votre lettre, cruelle que vous êtes. Elle est si douce et si
bonne, que je ne puis que plaindre mon sort; mais, si je vous croyais
ainsi qu'autrefois coquette et perfide, oh! je dirais comme Figaro:
«Votre esprit se joue du mien.» Cette pensée que l'on peut trouver du
ridicule dans les sentiments les plus nobles, dans les émotions les
plus sincères, me glace le sang et me rend injuste malgré moi. Oh! non,
vous n'êtes pas comme tant d'autres femmes, vous avez du cœur, et vous
savez bien qu'il ne faut pas se jouer d'une véritable passion.
Oh! méfiez-vous, non pas de votre cœur qui est bon, mais de votre
humeur qui est légère et changeuse; songez que vous m'avez mis dans
une position telle vis-à-vis de vous, que l'abandon me serait beaucoup
plus affreux que ne le serait une infidélité quand je vous aurais
obtenue. En effet, dans ce dernier cas, qu'aurais-je à dire? Le
ressentiment serait ridicule à mes propres yeux. J'aurais cessé de
plaire, voilà tout, et ce serait à moi de chercher des moyens plus
efficaces de rentrer dans vos bonnes grâces. Je vous devrais toujours
de la reconnaissance et ne pourrais, dans tous les cas, douter de votre
loyauté. Mais songez au désespoir où me livrerait votre changement dans
nos relations actuelles, ô mon Dieu!
Pour la jalousie, c'est un côté bien mort chez moi. Quand j'ai pris
une résolution, elle est ferme; quand je me suis résigné, c'est pour
tout de bon. Je pense à d'autres choses et j'arrange mes idées d'après
les circonstances. Mon esprit sait toujours plier devant les faits
irrévocables. Ainsi, ma belle amie, vous me connaissez bien maintenant.
Je livre tout ceci à vos réflexions, je ne veux rien tenir que de
leur effet. Ne craignez donc pas de me voir. Votre présence me calme,
me fait du bien; votre entretien m'est nécessaire et m'empêche de me
livrer à.................
(La suite manque.)
LETTRE V
Vous vous trompez, madame, si vous pensez que je vous oublie ou que
je me résigne à être oublié de vous. Je le voudrais, et ce serait un
bonheur pour vous et pour moi sans doute; mais ma volonté n'y peut
rien. La mort d'un parent, des intérêts de ma famille ont exigé mon
temps et mes soins, et j'ai essayé de me livrer à cette diversion
inattendue, espérant retrouver quelque calme et pouvoir juger enfin
plus froidement ma position à votre égard. Elle est inexplicable; elle
est triste et fatale de tout point; elle est ridicule peut-être; mais
je me rassure en pensant que vous êtes la seule personne au monde qui
n'ait pas le droit de la trouver telle. Vous auriez bien peu d'orgueil,
si vous vous étonniez d'être aimée à ce point et si follement.
Oh! si j'ai réussi à mêler quelque chose de mon existence dans la
vôtre; si toute une année je vous ai occupée de mes lettres et de
ma présence; s'il y a à moi, tout à moi, quelques journées de votre
vie, et, malgré vous, quelques heures de vos pensées, n'était-ce pas
une peine qui portait sa récompense avec elle? Dans cette soirée où
je compris toutes les chances de vous plaire et de vous obtenir, où
ma seule fantaisie avait mis en jeu votre valeur et la livrait à
des hasards, je tremblais plus que vous-même. Eh bien, alors même,
tout le prix de mes efforts était dans votre sourire. Vos craintes
m'arrachaient le cœur. Mais avec quel transport j'ai baisé vos mains
glorieuses! Ah! ce n'était pas alors la femme, c'était l'artiste à qui
je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce
rôle, et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle
idole que jusque-là j'avais adorée de si loin.
Vous dirai-je pourtant que j'ai perdu quelques illusions en vous voyant
de plus près? Mais, en se prenant à la réalité, mon amour a changé de
caractère. Ma volonté, jusque-là si nette et si précise, a éprouvé un
mouvement de vertige. Je ne sentais pas tout mon bonheur d'être ainsi
près de vous, ni tout le danger que je courais à risquer de ne pas vous
plaire. Mes projets se sont contrariés. J'ai voulu me montrer à la fois
un homme timide, un homme utile et égayant, et je n'ai pas compris que
les deux sentiments que je voulais exciter ensemble se froisseraient
dans votre cœur. Plus jeune, je vous eusse touchée par une passion
plus naïve et plus chaleureuse; plus vieux, j'aurais mieux calculé ma
marche, étudié votre caractère et trouvé à la longue le chemin de votre
cœur.
Si je vous fais un aveu si complet, c'est que je vous sais digne de
comprendre un esprit ...
(La suite manque.)
LETTRE VII
Ah! ma pauvre amie, je ne sais quels rêves vous avez faits; mais non,
je sors d'une nuit terrible; je suis malheureux par ma faute peut-être
et non par la vôtre, mais je le suis. Grand Dieu! excusez mon désordre,
pardonnez les combats de mon âme. Oui, c'est vrai, j'ai voulu vous
le cacher en vain, je vous désire autant que je vous aime, mais je
mourrais plutôt que d'exciter encore une fois votre mécontentement.
Oh! pardonnez, je ne suis pas volage, moi; depuis trois mois, je vous
suis fidèle, je le jure devant Dieu. Si vous tenez un peu à moi,
voulez-vous m'abandonner encore à ces vaines ardeurs qui me tuent?
Je vous avoue tout cela pour que vous y songiez plus tard; car, je
vous l'ai dit, quelque espoir que vous ayez bien voulu me donner, ce
n'est pas à un jour fixe que je voudrais vous obtenir, mais arrangez
les choses pour le mieux. Ah! je le sais, les femmes aiment qu'on les
force un peu; elles ne veulent point paraître céder sans contrainte.
Mais, songez-y, vous n'êtes pas pour moi comme les autres femmes; je
suis plus peut-être pour vous que les autres hommes; sortons donc
des usages de la galanterie ordinaire. Que m'importe que vous ayez
été à d'autres, que vous soyez à d'autres peut-être. Vous êtes la
première femme que j'aime, et je suis peut-être le premier homme qui
vous aime à ce point. Si ce n'est pas là une sorte d'hymen que le ciel
bénisse, le mot amour n'est qu'un vain mot. Que ce soit donc un hymen
véritable où l'épouse s'abandonne en disant: «C'est l'heure.» Il y
a de certaines formes de forcer une femme qui me répugnent. Vous le
savez, mes idées sont singulières, ma passion s'entoure de beaucoup de
poésie et d'originalité, j'arrange volontiers ma vie comme un roman;
les moindres désaccords me choquent, et les modernes manières que
prennent les hommes avec les femmes qu'ils ont possédées ne seront
jamais les miennes. Laissez-vous aimer ainsi; cela aura peut-être
quelques douceurs charmantes que vous ignorez. Ah! ne redoutez rien
d'ailleurs de la vivacité de mes transports. Vos craintes seront
toujours les miennes, et, de même que je sacrifierais toute ma jeunesse
et ma force au bonheur de vous posséder, de même aussi mon désir
s'arrêterait devant votre réserve, comme il s'est arrêté si longtemps
devant votre rigueur. Ah! ma chère et véritable amie, j'ai peut-être
tort de vous écrire ces choses qui ne se disent d'ordinaire qu'aux
heures d'enivrement. Mais je vous sais si bonne et si sensible, que
vous ne vous offenserez pas d'aveux qui ne tendent qu'à vous faire lire
plus complètement dans mon cœur. Je vous ai fait bien des concessions,
faites-m'en quelques-unes aussi. La seule chose qui m'effraye serait
de n'obtenir de vous qu'une complaisance froide qui ne partirait pas
de l'attachement, mais peut-être de la pitié. Vous avez reproché à
mon amour d'être matériel, il ne l'est pas du moins dans ce sens; que
je ne vous possède jamais, si je dois avoir dans les bras une femme
résignée plutôt que vaincue. Je renonce à la jalousie, je sacrifie mon
amour-propre, mais je ne puis faire abstraction des droits secrets de
mon cœur sur un autre. Vous m'aimez, oui, beaucoup moins que je ne
vous aime, sans doute, mais vous m'aimez, et sans cela je n'aurais pas
pénétré aussi avant dans votre intimité. Eh bien, vous comprendrez
tout ce que je cherche à vous exprimer. Autant cela serait choquant
pour une tête froide, autant cela doit toucher un cœur indulgent et
tendre.
Un mouvement de vous m'a fait plaisir, c'est que vous avez paru
craindre un instant que, depuis quelques jours, ma constance ne se fût
démentie. Ah! rassurez-vous. J'ai peu de mérite à la conserver; il
n'existe pour moi qu'une seule femme au monde.
LETTRE VIII
Souvenez-vous, oublieuse personne, que vous m'avez accordé la
permission de vous voir une heure aujourd'hui. Je vous envoie mon
médaillon en bronze pour fixer encore mieux votre souvenir. Il date
déjà, comme vous pouvez voir, de l'an 1831, où il eut les honneurs du
Salon. Ah! j'ai été l'une des célébrités ..., et je renoncerais encore
aujourd'hui à cette partie que j'ai négligée pour vous, si vous me
donnez lieu de chercher à vous rendre fière de moi. Vous vous plaignez
de quelques heures que je vous ai fait perdre; moi, mon amour m'a
fait perdre des années, et pourtant je les ressaisirais bien vite si
vous vouliez. Que m'importe la renommée, tant qu'elle ne prendra pas
vos traits pour me couronner? Jusque-là, il y aura une gloire dans
laquelle la mienne s'absorbera toujours: c'est la vôtre; et jamais
mes assiduités les plus grandes ne tendront à vous la faire oublier.
Étudiez donc fortement, mais accordez-moi quelques-uns de vos instants
de repos. Je vous avouerai que je suis aujourd'hui d'une humeur fort
peu tragique, et que je risque dès lors beaucoup moins de vous déranger.
LETTRE X
(Le commencement manque.)
Je me heurte à chaque pas. M'avez-vous cru injuste, intolérant, capable
de troubler votre repos par des folies? Hélas! vous le voyez, je
raisonne trop juste, je juge trop froidement les choses, et vous avez
eu bien des preuves de mon empire sur moi-même. Suis-je un enfant,
quoique je vous aime avec toute l'imprudence d'un enfant? Non; je suis
capable de vous faire respecter aux yeux de tous; je suis digne de
votre confiance, et désormais toute mon intelligence à vous servir,
et tout mon sang pour vous défendre au besoin. Jamais une femme n'a
rencontré tant d'attachement joint à quelque importance réelle, et
toutes en seraient flattées. Maintenant, je n'ai plus qu'un mot à vous
dire. Admettez une preuve. Il faut un homme bien épris pour qu'il
ne recule pas devant une question de vie et de mort. Si vous voulez
savoir jusqu'à quel point vous êtes aimée ou estimée, le résultat
d'une démarche que je puis faire vous apprendra sur quel bras il faut
compter. Si je me suis trompé dans tous mes soupçons, rassurez-moi, je
vous en prie; épargnez-moi quelques ridicules, et surtout celui de me
commettre avec la parodie de mes émotions les plus chères.
Je vous jure que vous ne risquez rien à m'entendre; je vous crains
autant que je vous aime; votre regard est pour moi ce qu'il y a de plus
doux et de plus terrible. Ce n'est que loin de vous que je m'abandonne
aux idées les plus _extrêmes,_ les plus fatales. Madame, vous m'avez
dit qu'il fallait savoir trouver le chemin de votre cœur: eh bien,
je suis trop agité pour chercher, pour trouver; ayez pitié de moi,
guidez-moi! Je ne sais, il y a des obstacles que je touche sans les
voir, des ennemis que j'aurais besoin de connaître! Il y a eu quelque
chose ces jours-ci qui vous a changée à mon égard, car vous êtes trop
indulgente et trop sensée pour vous _offenser_ vraiment de quelques
inégalités, de quelques folies, si excusables dans ma situation. Cela
vient-il d'ailleurs? dites-le moi; ma pensée vous préoccupe, et je ne
puis la pénétrer; à qui en voulez-vous? qui vous a offensée? qui vous a
trahie? Donnez-moi quelque chose où me prendre, quelqu'un à insulter,
à combattre! j'en ai besoin! que je vous serve sans espoir et sans
récompense, et que je vous délivre de moi, s'il plaît à Dieu! mais que
je sorte au mois de l'état de doute où je vis.
Une occasion se présenterait dans tous les cas d'anéantir bien des
fausses suppositions. Il y a quelqu'un, madame, dont l'assiduité vous a
fait du tort dans l'opinion, et qui s'est plu même à vous compromettre,
si l'on dit vrai. Ce n'est pas là pour moi une rivalité. Je ne me
préoccupe pas le moins du monde de ce détail, et ne voudrais rien
faire de trop important pour trop peu. Je vous le dis, vous ne savez
même peut-être pas ce que c'est, un homme sans valeur et sans mérite,
quelque chose d'insignifiant et de frivole, qu'il suffirait peut-être
d'effrayer ou de punir, s'il vous a offensée en effet. Nous en dirons
deux mots, si vous voulez, et nous laisserons au besoin la chose pour
ce qu'elle vaut. Mais, de grâce, un peu de confiance, un peu de clarté
dans ces détours où je me heurte à chaque pas.
LETTRE XI
Mon Dieu! mon Dieu! j'ai pu vous voir un instant. Quoi! vous n'êtes
donc pas si irritée que je le croyais? quoi! vous avez encore un
sourire pour ma personne, un doux rayon de soleil pour mes tristesses!
J'emporte ce bonheur, de peur d'être détrompé par un mot que je fuis
toujours, moi qui me croyais déjà puissant. Un regard m'abat, un mot me
relève, je ne me sens fort que loin de vos yeux.
Oui, j'ai mérité d'être humilié par vous; oui, je dois payer encore
de beaucoup de souffrances l'instant d'orgueil auquel j'ai cédé. Ah!
c'était une risible ambition que celle-là. Me croire chéri d'une femme
de votre talent, de votre beauté.
Je dois borner mes prétentions à vous servir. J'accepte vos dédains
comme une justice. Ne craignez rien, j'attends, ne craignez rien.
LETTRE XII
Deux jours sans vous voir, sans te voir, cruelle! Oh! si tu m'aimes,
nous sommes encore bien malheureux. Toi, tes leçons, ton théâtre, tes
occupations; moi-même, un théâtre, un journal et une foule encore de
tracas et d'ennuis. Hier, je ne sais à quoi j'ai passé ma journée. Je
suis allé et venu.
...Il connaît tout le monde, en dit du mal. Je n'ai pas osé le juger si
mal sans l'avoir vu. Ce n'est pas la faute de ce pauvre Jean Leroy. Je
l'aurais peut-être jugé avec plus d'indulgence, ... et je viens de dire
pourquoi.
Il ne faut pas rire de cela.
LETTRE XIII
Vous êtes bien la plus étrange personne du monde, et je serais indigne
de vous admirer, si je me lassais de vos inégalités et de vos caprices.
Oui, je vous aime ainsi bien plus que je ne vous admire, et je serais
fâché que vous fussiez autrement. A un amour tel que le mien, il
fallait une lutte pénible et compliquée. A cette passion infatigable,
il fallait une résistance inouïe; à ces ruses, à ces travaux, à cette
sourde et constante activité qui ne néglige aucun moyen, qui ne
repousse aucune concession, ardente comme une passion espagnole, souple
comme un amour italien, il fallait toutes les ressources, toutes les
finesses de la femme, tout ce qu'une tête intelligente peut rassembler
de force contre un coeur bien résolu. Il fallait tout cela, sans doute,
et je vous aurais peu estimée d'avoir cru la résistance plus facile et
l'épreuve moins dangereuse.
Toutefois, ne craignez rien; je suis encore mal remis du coup qu'il m'a
frappé, et il me faut du temps pour ...
LETTRE XV
Nous avons maintenant à nous garder d'une chose, c'est de cet
abattement qui succède à toute tension violente, à tout effort
surhumain. Pour qui n'a qu'un désir modéré, la réussite est une suprême
joie qui fait éclater toutes les facultés humaines. C'est un point
lumineux dans l'existence, qui ne tarde pas à pâlir et à s'éteindre.
Mais, pour le cœur profondément épris, l'excès d'émotion contracte
pour un instant tous les ressorts de la vie; le trouble est grand, la
convulsion est profonde, et la tête se courbe en frémissant comme sons
le souffle d'un Dieu. Hélas! que sommes-nous, pauvres créatures! et
comment répondre dignement à la puissance de sentir que le ciel a mise
en notre âme? Je ne suis qu'un homme et vous une femme, et l'amour qui
est entre nous a quelque chose d'impérissable et de divin.
<tb>
Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des
servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit
descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je
continuais mon rêve, et, quoique debout, je me croyais enfermé dans une
sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il
était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que
ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au delà de laquelle je
voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage
éclairé par la rue m'apparaissait au travers des treillages de la
porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et
des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et
je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. Peu à peu un
jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des images
bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où
l'histoire universelle était écrite en traits de sang. Le corps d'une
femme gigantesque était peint en face de moi; seulement, ses diverses
parties étaient tranchées comme par le sabre; d'autres femmes de races
diverses et dont les corps dominaient de plus en plus, présentaient sur
les autres murs un fouillis sanglant de membres et de têtes, depuis les
impératrices et les reines jusqu'aux plus humbles paysannes. C'était
l'histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur
tel ou tel point pour voir s'y dessiner une représentation tragique.
--Voilà, me disais-je, ce qu'a produit la puissance déférée aux hommes.
Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel
de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et
perfection...
Et je voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un
des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir.
Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figure bonne et
compatissante de mon excellent médecin me rendit au monde des vivants.
Il me fit assister à un spectacle qui m'intéressa vivement. Parmi les
malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat d'Afrique, qui
depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. Au moyen
d'un long tuyau de caoutchouc introduit dans une narine, on lui faisait
couler dans l'estomac une assez grande quantité de semoule ou de
chocolat.
Ce spectacle m'impressionna vivement. Abandonné jusque-là au cercle
monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, je
rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme
un sphinx aux portes suprêmes de l'existence. Je me pris à l'aimer à
cause de son malheur et de son abandon, et je me sentis relevé par
cette sympathie et par cette pitié. Il me semblait, placé ainsi entre
la mort et la vie, comme un interprète sublime, comme un confesseur
prédestiné à entendre ces secrets de l'âme que la parole n'oserait
transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C'était l'oreille de Dieu
sans le mélange de la pensée d'un autre. Je passais des heures entières
à m'examiner mentalement, la tête penchée sur la sienne et lui tenant
les mains. Il me semblait qu'un certain magnétisme réunissait nos
deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole
sortit de sa bouche. On n'en voulait rien croire, et j'attribuais à
mon ardente volonté ce commencement de guérison. Cette nuit-là, j'eus
un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. J'étais dans une
tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel,
que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à
descendre. Déjà mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer
de courage, quand une porte latérale vint à s'ouvrir; un esprit se
présenta et me dit:
--Viens, mon frère!...
Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il
avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents.
Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles, nous nous
arrêtâmes à contempler ce spectacle, et l'esprit étendit sa main sur
mon front comme je l'avais fait la veille en cherchant à magnétiser
mon compagnon; aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit
à grandir, et la divinité de mes rêves m'apparut souriante, dans un
costume presque indien, telle que je l'avais vue autrefois. Elle marcha
entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages
s'élevaient de terre sur la trace de ses pas... Elle me dit:
--L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme; ces
escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir,
étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta
pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge
sainte et où, la croyant morte, le délire s'est emparé de ton esprit.
Il fallait que ton vœu lui fût porté par une âme simple et dégagée des
liens de la terre. Celle-là s'est rencontrée près de toi, et c'est
pourquoi il m'est permis à moi-même de venir et de t'encourager.
La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil
délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe
matériel de l'apparition qui m'avait consolé, et j'écrivis sur le mur
ces mots: «Tu m'as visité cette nuit.»
J'inscris ici, sous le titre de _Mémorables_, les impressions de
plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter.
<tb> ..............................................................
Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson des pâtres.
_Pauvre Marie!_ reine des cieux! c'est à toi qu'ils s'adressent
pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l'oreille des corybantes.
Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l'amour
leur fit des abris.--Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!
Sur les montagnes de l'Himalaya une petite fleur est née. --Ne
m'oubliez pas.--Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant
sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage
étranger.--_Myosotis!_
Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au
ciel... Le monde était créé. Chastes amours, divins soupirs! enflammez
la sainte montagne ... car vous avez des frères dans les vallées et des
sœurs timides qui se dérobent au sein des bois!
Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l'on
respire à pleins poumons l'air vivifiant de la patrie.--Là-haut,
sur les montagnes, le monde vit content; le rossignol sauvage fait
contentement!
Oh! que ma grande amie est belle! Elle est si grande, qu'elle pardonne
au monde, et si bonne, qu'elle m'a pardonné. L'autre nuit, elle était
couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre. Mon
cheval alezan brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient
sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour
l'empêcher de se coucher à terre.
Cette nuit, le bon Saturnin m'est venu en aide, et ma grande amie a
pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d'argent.
Elle m'a dit:
--Courage, frère! car c'est la dernière étape.
Et ses grands yeux dévoraient l'espace, et elle faisait voler dans
l'air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l'Yémen.
Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos
ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus
haut des cieux, et l'arc de lumière éclatait dans les mains divines
d'Apollon. Le cor enchanté d'Adonis résonnait à travers les bois.
O Mort! où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait
entre nous deux? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets,
ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et
de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la
Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière.
C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer
l'heureuse nouvelle.
Je sors d'un rêve bien doux: j'ai revu celle que j'avais aimée
transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et
j'y ai lu le mot _pardon_ signé du sang de Jésus-Christ.
Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde des
mondes. Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!
Du sein des ténèbres muettes, deux notes ont résonné, l'une grave,
l'autre aiguë,--et l'orbe éternel s'est mis à tourner aussitôt. Sois
bénie, _ô_ première octave qui commenças l'hymne divin! Du dimanche
au dimanche, enlace tous les jours dans ton réseau magique. Les monts
te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux
fleuves, et les fleuves à l'Océan; l'air vibre, et la lumière brise
harmonieusement les fleurs naissantes. Un soupir, un frisson d'amour
sort du sein gonflé de la terre, et le chœur des astres se déroule
dans l'infini; il s'écarte et revient sur lui-même, se resserre et
s'épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles.
Sur la cime d'un mont bleuâtre une petite fleur est née. --Ne
m'oubliez pas!--Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant
sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage
étranger.--_Myosotis!_
Malheur à toi, dieu du Nord,--qui brisas d'un coup de marteau la sainte
table composée de sept métaux les plus précieux! car tu n'as pu briser
la _Perle rose_ qui reposait au centre. Elle a rebondi sous le fer, et
voici que nous sommes aimés pour elle ... Hosannah!
Le _macrocosme,_ ou grand monde, a été construit par art cabalistique;
le _microcosme,_ ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les
coeurs. La Perle rose a été teinte du sang royal des Walkyries. Malheur
à toi, dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde!
Cependant, le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi!
Sois donc béni toi-même, ô Thor, le géant,--le plus puissant des
fils d'Odin! Sois béni dans Héla, ta mère, car souvent le trépas est
doux,--et dans ton frère Loki, et dans ton chien Garnur.
Le serpent qui entoure le monde est béni lui-même, car il relâche
ses anneaux, et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur
soufrée,--la fleur éclatante du soleil!
Que Dieu préserve le divin Balder, le fils d'Odin, et Freya la belle!
<tb>
.............................................. Je me trouvais _en
esprit_ à Saardam, que j'ai visitée l'année dernière. La neige couvrait
la terre. Une toute petite fille marchait en glissant sur la terre
durcie et se dirigeait, je crois, vers la maison de Pierre le Grand.
Son profil majestueux avait quelque chose de bourbonien. Son cou, d'une
éclatante blancheur, sortait à demi d'une palatine de plumes de cygne.
De sa petite main rose, elle préservait du vent une lampe allumée et
allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre
qui en sortait s'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber.
--Tiens! ce n'est qu'un chat! dit la petite fille en se relevant.
--Un chat, c'est quelque chose! répondit une voix douce.
J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat
gris qui se mit à miauler.
--C'est l'enfant de cette vieille fée! dit la petite fille.
Et elle entra dans la maison.
Cette nuit, mon rêve s'est transporté d'abord à Vienne. --On sait
que sur chacune des places de cette ville sont élevées de grandes
colonnes qu'on appelle _pardons._ Des nuages de marbre s'accumulent
en figurant l'ordre salomonique et supportent des globes où président
assises des divinités. Tout à coup, ô merveille! je me mis à songer
à cette auguste sœur de l'empereur de Russie, dont j'ai vu le palais
impérial à Weimar.--Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les
brumes colorées d'un paysage de Norvège éclairé d'un jour gris et doux.
Les nuages devinrent transparents, et je vis se creuser devant moi
un abîme profond où s'engouffraient tumultueusement les flots de la
Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Neva, aux eaux
bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de
Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à
se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine
éclaira d'en haut cette scène de désolation.
Sous le vif rayon qui perçait la brume, je vis apparaître aussitôt
le rocher qui supporte la statue de Pierre le Grand. Au-dessus de
ce solide piédestal vinrent se grouper des nuages qui s'élevaient
jusqu'au zénith. Ils étaient chargés de figures radieuses et divines,
parmi lesquelles on distinguait les deux Catherine et l'impératrice
sainte Hélène, accompagnées des plus belles princesses de Moscovie et
de Pologne. Leurs doux regards, dirigés vers la France, rapprochaient
l'espace au moyen de longs télescopes de cristal. Je vis par là que
notre patrie devenait l'arbitre de la querelle orientale, et qu'elles
en attendaient la solution. Mon rêve se termina par le doux espoir que
la paix nous serait enfin donnée.
C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je
résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret.
--Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques,
armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les
subir? N'est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et
redoutable, d'imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent
de notre raison? Le sommeil occupe le tiers de notre vie. Il est la
consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs;
mais je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. Après un
engourdissement de quelques minutes, une vie nouvelle commence,
affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans
doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s'il n'existe pas
un lien entre ces deux existences et s'il n'est pas possible à l'âme de
le nouer dès à présent?
De ce moment, je m'appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette
inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus
comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne
un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls
les rapports apparents,--et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de
certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels
qui s'agitent sur l'eau troublée.
Telles étaient les inspirations de mes nuits; mes journées se passaient
doucement dans la compagnie des pauvres malades, dont je m'étais fait
des amis. La conscience que désormais j'étais purifié des fautes de ma
vie passée me donnait des jouissances morales infinies; la certitude de
l'immortalité et de la coexistence de toutes les personnes que j'avais
aimées m'était arrivée matériellement, pour ainsi dire, et je bénissais
l'âme fraternelle qui, du sein du désespoir, m'avait fait rentrer dans
les voies lumineuses de la religion.
Le pauvre garçon de qui la vie intelligente s'était si singulièrement
retirée recevait des soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur.
Ayant appris qu'il était né à la campagne, je passais des heures
entières à lui chanter d'anciennes chansons de village, auxquelles je
cherchais à donner l'expression la plus touchante. J'eus le bonheur de
voir qu'il les entendait et qu'il répétait certaines parties de ces
chants. Un jour, enfin, il ouvrit les yeux un seul instant, et je vis
qu'ils étaient bleus comme ceux de l'Esprit qui m'était apparu en
rêve. Un matin, à quelques jours de là, il tint ses yeux grands ouverts
et ne les ferma plus. Il se mit aussitôt à parler, mais seulement par
intervalle, et me reconnut, me tutoyant et m'appelant frère. Cependant,
il ne voulait pas davantage se résoudre à manger. Un jour, revenant du
jardin, il me dit:
--J'ai soif.
J'allai lui chercher à boire; le verre toucha ses lèvres sans qu'il pût
avaler.
--Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme les autres?
--C'est que je suis mort, dit-il; j'ai été enterré dans tel cimetière,
à telle place...
--Et maintenant, où crois-tu être?
--En purgatoire, j'accomplis mon expiation.
Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies;
je reconnus en moi-même que je n'avais pas été loin d'une si étrange
persuasion. Les soins que j'avais reçus m'avaient déjà rendu à
l'affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus
sainement le monde d'illusions où j'avais quelque temps vécu.
Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je
compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les
anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers.
LES FILLES DU FEU
A ALEXANDRE DUMAS
Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j'ai dédié _Lorely_ à
Jules Janin. J'avais à le remercier au même titre que vous. Il y a
quelques années, on m'avait cru mort et il avait écrit ma biographie.
Il y a quelques jours, on m'a cru fou, et vous avez consacré
quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l'épitaphe de mon
esprit. Voilà bien de la gloire qui m'est échue en avancement d'hoirie.
Comment oser, de mon vivant, porter au front ces brillantes couronnes?
Je dois afficher un air modeste et prier le public de rabattre beaucoup
de tant d'éloges accordés à mes cendres, ou au vague contenu de
cette bouteille que je suis allé chercher dans la lune à l'imitation
d'Astolfe, et que j'ai fait rentrer, j'espère, au siège habituel de la
pensée.
Or, maintenant que je ne suis plus sur l'hippogriffe et qu'aux
yeux des mortels, j'ai recouvré ce qu'on appelle vulgairement la
raison,--raisonnons.
Voici un fragment de ce que vous écriviez sur moi le 10 décembre
dernier:
«C'est un esprit charmant et distingué, comme vous avez pu en
juger,--chez lequel, de temps en temps, un certain phénomène se
produit, qui, par bonheur, nous l'espérons, n'est sérieusement
inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis; --de temps en temps,
lorsqu'un travail quelconque l'a fort préoccupé, l'imagination, cette
folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n'en est que
la maîtresse; alors, la première reste seule, tout-puissante, dans ce
cerveau nourri de rêves et d'hallucinations, ni plus ni moins qu'un
fumeur d'opium du Caire, ou qu'un mangeur de haschich d'Alger, et
alors, la vagabonde qu'elle est le jette dans les théories impossibles,
dans les livres infaisables. Tantôt il est le roi d'Orient Salomon,
il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la reine de
Saba; et alors, croyez-le bien, il n'est conte de fée, ou des _Mille
et une Nuits,_ qui vaille ce qu'il raconte à ses amis, qui ne savent
s'ils doivent le plaindre ou l'envier, de l'agilité et de la puissance
de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine; tantôt
il est sultan de Crimée, comte d'Abyssinie, duc d'Égypte, baron de
Smyrne. Un autre jour,--il se croit fou, et il raconte comment il l'est
devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si
amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant
dans le pays des chimères et des hallucinations, plein d'oasis plus
fraîches et plus ombreuses que celles qui s'élèvent sur la route brûlée
d'Alexandrie à Ammon; tantôt, enfin, c'est la mélancolie qui devient sa
muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez, car jamais Werther,
jamais René, jamais Antony, n'ont eu plaintes plus poignantes, sanglots
plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques!...»
<tb>
Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont
vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs
qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur
imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier
racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque
de la Révolution; on en devenait tellement persuadé, que l'on se
demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête ...
Eh bien, comprenez-vous que l'entraînement d'un récit puisse produire
un effet semblable; que l'on arrive pour ainsi dire à s'incarner dans
le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et
qu'on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours!
C'est pourtant ce qui m'est arrivé en entreprenant l'histoire d'un
personnage qui a figuré, je crois bien, vers l'époque de Louis XV,
sous le pseudonyme de Brisacier. Où ai-je lu la biographie fatale
de cet aventurier? J'ai retrouvé celle de l'abbé de Bucquoy; mais
je me sens bien incapable de renouer la moindre preuve historique à
l'existence de cet illustre inconnu! Ce qui n'eût été qu'un jeu pour
vous, maître,--qui avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et
nos mémoires, que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux,
et chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous
avez appelés à figurer dans vos romans,--était devenu pour moi une
obsession, un vertige. Inventer, au fond, c'est se ressouvenir, a dit
un moraliste; ne pouvant trouver les preuves de l'existence matérielle
de mon héros, j'ai cru tout à coup à la transmigration des âmes non
moins fermement que Pythagore ou Pierre Leroux. Le xviiie siècle même,
où je m'imaginais avoir vécu, était plein de ces illusions. Voisenon,
Mancriff et Crébillon fils en ont écrit mille aventures. Rappelez-vous
ce courtisan qui se souvenait d'avoir été sofa; sur quoi, Schahabaham
s'écrie avec enthousiasme: «Quoi! vous avez été sofa! mais c'est fort
galant... Et, dites-moi, étiez-vous brodé?»
Moi, je m'étais brodé sur toutes les coutures. Du moment que j'avais
cru saisir la série de toutes mes existences antérieures, il ne m'en
coûtait pas plus d'avoir été prince, roi, mage, génie et même dieu;
la chaîne était brisée et marquait les heures pour des minutes. Ce
serait le Songe de Scipion, la Vision du Tasse ou _la Divine Comédie_
du Dante, si j'étais parvenu à concentrer mes souvenirs en un
chef-d'œuvre. Renonçant désormais à la renommée d'inspiré, d'illuminé
ou de prophète, je n'ai à vous offrir que ce que vous appelez si
justement des théories impossibles, un _livre infaisable,_ dont voici
le premier chapitre, qui semble faire suite au _Roman comique_ de
Scarron.... Jugez-en:
_Le Roman tragique._
Me voici encore dans ma prison, madame; toujours imprudent, toujours
coupable à ce qu'il semble, et toujours confiant, hélas! dans cette
belle _étoile_ de comédie, qui a bien voulu m'appeler un instant son
_destin._ L'Étoile et le Destin: quel couple aimable dans le roman du
poëte Scarron! mais qu'il est difficile de jouer convenablement ces
deux rôles aujourd'hui. La lourde charrette qui nous cahotait jadis
sur l'inégal pavé du Mans, a été remplacée par des carrosses, par des
chaises de poste et autres inventions nouvelles. Où sont les aventures,
désormais? où est la charmante misère qui nous faisait vos égaux et
vos camarades, mesdames les comédiennes, nous les pauvres poëtes
toujours et les poëtes pauvres bien souvent? Vous nous avez trahis,
reniés! et vous vous plaigniez de notre orgueil! Vous avez commencé par
suivre de riches seigneurs, chamarrés, galants et hardis, et vous nous
avez abandonnés dans quelque misérable auberge pour payer la dépense
de vos folles orgies. Ainsi, moi, le brillant comédien naguère, le
prince ignoré, l'amant mystérieux, le déshérité, le banni de liesse,
le beau ténébreux, adoré des marquises comme des présidentes, moi,
le favori bien indigne de madame Bouvillon, je n'ai pas été mieux
traité que ce pauvre Ragotin, un poétereau de province, un robin!...
Ma bonne mine, défigurée d'un vaste emplâtre, n'a servi même qu'à me
perdre plus sûrement. L'hôte, séduit par les discours de La Rancune,
a bien voulu se contenter de tenir en gage le propre fils du grand
khan de Crimée envoyé ici pour faire ses études, et avantageusement
connu dans toute l'Europe chrétienne sous le pseudonyme de Brisacier.
Encore, si ce misérable, si cet intrigant suranné m'eût laissé quelques
carolus, ou même une pauvre montre entourée de faux brillants, j'eusse
pu sans doute imposer le respect à mes accusateurs et éviter la
triste péripétie d'une aussi sotte combinaison. Bien mieux, vous ne
m'aviez laissé pour tout costume qu'une méchante souquenille puce, un
justaucorps rayé de noir et de bleu, et des chausses d'une conservation
équivoque. Si bien, qu'en soulevant ma valise après votre départ,
l'aubergiste, inquiet, a soupçonné une partie de la triste vérité, et
m'est venu dire tout net que j'étais _un prince de contrebande._ A ces
mots, j'ai voulu sauter sur mon épée; mais La Rancune l'avait enlevée,
prétextant-qu'il fallait m'empêcher de m'en percer le cœur sous les
yeux de l'ingrate qui m'avait trahi! Cette dernière supposition était
inutile, ô La Rancune! on ne se perce pas le cœur avec une épée de
comédie, on n'imite pas le cuisinier Vatel, on n'essaye pas de parodier
les héros de roman, quand on est un héros de tragédie: et je prends
tous nos camarades à témoin qu'un tel trépas est impossible à mettre en
scène un peu noblement. Je sais bien qu'on peut piquer l'épée en terre
et se jeter dessus les bras ouverts; mais nous sommes ici dans une
chambre parquetée, où le tapis manque, nonobstant la froide saison. La
fenêtre est, d'ailleurs, assez ouverte et assez haute sur la rue pour
qu'il soit loisible à tout désespoir tragique de terminer par là son
cours. Mais ... mais, je vous l'ai dit mille fois, je suis un comédien
qui a de la religion.
Vous souvenez-vous de la façon dont je jouais Achille, quand par
hasard, passant dans une ville de troisième ou de quatrième ordre,
il nous prenait la fantaisie d'étendre le culte négligé des anciens
tragiques français? J'étais noble et puissant, n'est-ce pas, sous le
casque doré aux crins de pourpre, sous la cuirasse étincelante, et
drapé d'un manteau d'azur? Et quelle pitié c'était alors de voir un
père aussi lâche qu'Agamemnon disputer au prêtre Calchas l'honneur de
livrer plus vite au couteau la pauvre Iphigénie en larmes! J'entrais
comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle; je rendais
l'espérance aux mères et le courage aux pauvres filles, sacrifiées
toujours à un devoir, à un dieu, à la vengeance d'un peuple, à
l'honneur ou au profit d'une famille!... Car on comprenait bien partout
que c'était là l'histoire éternelle des mariages humains. Toujours
le père livrera sa fille par ambition, et toujours la mère la vendra
avec avidité; mais l'amant ne sera pas toujours cet honnête Achille,
si beau, si bien armé, si galant et si terrible, quoiqu'un peu rhéteur
pour un homme d'épée! Moi, je m'indignais parfois d'avoir à débiter de
si longues tirades dans une cause aussi limpide et devant un auditoire
aisément convaincu de mon droit. J'étais tenté de sabrer, pour en
finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier
de figurants endormis! Le public en eût été charmé; mais il aurait
fini par trouver la pièce trop courte, et par réfléchir qu'il lui
faut le temps de voir souffrir une princesse, un amant et une reine;
de les voir pleurer, s'emporter et répandre un torrent d'injures
harmonieuses contre la vieille autorité du prêtre et du souverain.
Tout cela vaut bien cinq actes et deux heures d'attente, et le public
ne se contenterait pas à moins. Il lui faut sa revanche de cet éclat
d'une famille unique, pompeusement assise sur le trône de la Grèce,
et devant laquelle Achille lui-même ne peut s'emporter qu'en paroles;
il faut qu'il sache tout ce qu'il y a de misères sous cette pourpre,
et pourtant d'irrésistible majesté! Ces pleurs tombés des plus beaux
yeux du monde sur le sein rayonnant d'Iphigénie n'enivrent pas moins
la foule que sa beauté, ses grâces et l'éclat de son costume royal!
Cette voix si douce, qui demande la vie en rappelant qu'elle n'a pas
encore vécu; le doux sourire de cet œil, qui fait trêve aux larmes
pour caresser les faiblesses d'un père, première agacerie, hélas! qui
ne sera pas pour l'amant!... Oh! comme chacun est attentif pour en
recueillir quelque chose! La tuer, elle! Qui donc y songe?
Grands dieux! Personne peut-être?... Au contraire: chacun s'est dit
déjà qu'il fallait qu'elle mourût pour tous plutôt que de vivre pour
un seul. Chacun a trouvé Achille trop beau, trop grand, trop superbe!
Iphigénie sera-t-elle emportée encore par ce vautour thessalien, comme
l'autre, la fille de Léda, l'a été naguère par un prince berger de la
voluptueuse côte d'Asie? Là est la question pour tous les Grecs, et
là est aussi la question pour le public qui nous juge dans ces rôles
de héros! Et moi, je me sentais haï des hommes autant qu'admiré des
femmes quand je jouais un de ces rôles d'amant superbe et victorieux.
C'est qu'à la place d'une froide princesse de coulisse élevée à
psalmodier tristement ces vers immortels, j'avais à défendre, à
éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de
grâce, d'amour et de pureté, digne en effet d'être disputée par les
hommes aux dieux jaloux! Était-ce Iphigénie seulement? Non, c'était
Monime, c'était Junie, c'était Bérénice, c'étaient toutes les héroïnes
inspirées par les beaux yeux d'azur de mademoiselle de Champmeslé
ou par les grâces adorables des vierges nobles de Saint-Cyr! Pauvre
Aurélie! notre compagne, notre sœur, n'auras-tu point regret toi-même
à ces temps d'ivresse et d'orgueil? Ne m'as-tu pas aimé un instant,
froide Étoile! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer
pour toi? L'éclat nouveau dont le monde l'environne aujourd'hui
prévaudra-t-il sur l'image rayonnante de nos triomphes communs? On se
disait chaque soir: «Quelle est donc cette comédienne si au-dessus de
tout ce que nous avons applaudi? Ne nous trompons-nous pas? Est-elle
bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête qu'elle le paraît?
Sont-ce de vraies perles et de fines opales qui ruissellent parmi ses
blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien
légitimement à cette malheureuse enfant? N'a-t-elle pas honte de ces
satins brochés, de ces velours à gros plis, de ces peluches et de ces
hermines? Tout cela est d'un goût suranné qui accuse des fantaisies
au-dessus de son Age.» Ainsi parlaient les mères, en admirant toutefois
un choix constant d'atours et d'ornements d'un autre siècle qui
leur rappelaient de beaux souvenirs. Les jeunes femmes enviaient,
critiquaient ou admiraient tristement. Mais, moi, j'avais besoin de
la voir à toute heure pour ne pas me sentir ébloui près d'elle, et
pour pouvoir fixer mes yeux sur les siens autant que le voulaient nos
rôles. C'est pourquoi celui d'Achille était mon triomphe. Mais que le
choix des autres m'avait embarrassé souvent! Quel malheur de n'oser
changer les situations à mon gré et sacrifier même les pensées du
génie à mon respect et à mon amour! Les Britannicus et les Bajazet,
ces amants captifs et timides, n'étaient pas pour me convenir. La
pourpre du jeune César me séduisait bien davantage! Mais quel malheur
ensuite de ne rencontrer à dire que de froides perfidies! Eh quoi! ce
fut là ce Néron tant célébré de Rome, ce beau lutteur, ce danseur, ce
poëte ardent, dont la seule envie était de plaire à tous? Voilà donc
ce que l'histoire en a fait, et ce que les poëtes en ont rêvé d'après
l'histoire! Oh! donnez-moi ses fureurs à rendre, mais son pouvoir,
je craindrais de l'accepter. Néron! je t'ai compris, hélas! non pas
d'après Racine, mais d'après mon cœur déchiré quand j'osais emprunter
ton nom! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et qui en
avais le droit peut-être, puisque Rome t'avait insulté!...
Un sifflet, un sifflet indigne, _sous ses jeux,_ près d'elle, à cause
d'elle! Un sifflet qu'elle s'attribue--par ma faute (comprenez bien!)
et vous demanderez ce qu'on fait quand on tient la foudre!... Oh!
tenez, mes amis! j'ai eu un moment l'idée d'être vrai, d'être grand, de
me faire immortel enfin, sur votre théâtre de planches et de toiles,
et dans votre comédie d'oripeaux! Au lieu de répondre à l'insulte par
une insulte, qui m'a valu le _châtiment_ dont je souffre encore, au
lieu de provoquer tout un public vulgaire à se ruer sur les planches et
à m'assommer lâchement ..., j'ai eu un moment l'idée, l'idée sublime
et digne de César lui-même, l'idée que, cette fois, nul n'aurait osé
mettre au-dessous de celle du grand Racine, l'idée auguste enfin de
brûler le théâtre et le public, et vous tous! et de l'emporter seule,
à travers les flammes, échevelée, à demi-nue, selon son rôle, ou du
moins selon le récit classique de Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien
n'aurait pu me la ravir, depuis cet instant jusqu'à l'échafaud, et de
là dans l'éternité!
O remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes!
Quoi! j'ai pu le faire et je ne l'ai pas voulu? Quoi! vous m'insultez
encore, vous qui devez la vie à ma pitié plus qu'à ma crainte? Les
brûler tous, je l'aurais fait! Jugez-en: Le théâtre de P*** n'a qu'une
seule sortie; la nôtre donnait bien sur une petite rue de derrière,
mais le foyer où vous vous teniez tous est de l'autre côté de la scène.
Moi, je n'avais qu'à détacher un quinquet pour incendier les toiles,
et cela sans danger d'être surpris, car le surveillant ne pouvait me
voir, et j'étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de
Junie pour reparaître ensuite et faire tableau. Je luttai avec moi-même
pendant tout cet intervalle; en rentrant, je roulais dans mes doigts
un gant que j'avais ramassé; j'attendais à me venger plus noblement
que César lui-même d'une injure que j'avais sentie avec tout le cœur
d'un César... Eh bien, ces lâches n'osaient recommencer! mon œil les
foudroyait sans crainte, et j'allais pardonner au public, sinon à
Junie, quand elle a osé... Dieux immortels!... Tenez, laissez-moi
parler comme je veux!... Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me
croire un Romain, un empereur; mon rôle s'est identifié à moi-même, et
la tunique de Néron s'est collée à mes membres qu'elle brûle, comme
celle du centaure dévorait Hercule expirant. Ne jouons plus avec
les choses saintes, même d'un peuple et d'un âge éteints depuis si
longtemps, car il y a peut-être quelque flamme encore sous les cendres
des dieux de Rome!... Mes amis, comprenez surtout qu'il ne s'agissait
pas pour moi d'une froide traduction de paroles compassées, mais d'une
scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où,
comme aux jeux du cirque, c'était peut-être du vrai sang qui allait
couler! Et le public le savait bien, lui, ce public de petite ville
si bien au courant de toutes nos affaires; ces femmes dont plusieurs
m'auraient aimé si j'avais voulu trahir mon seul amour! ces hommes tous
jaloux de moi à cause d'elle; et l'autre, le Britannicus bien choisi,
le pauvre soupirant confus, qui tremblait devant moi et devant elle,
mais qui devait me vaincre à ce jeu terrible, où le dernier venu a
tout l'avantage et toute la gloire!... Ah! le débutant d'amour savait
son métier ... Mais il n'avait rien à craindre, car je suis trop juste
pour faire un crime à quelqu'un d'aimer comme moi, et c'est en quoi je
m'éloigne du monstre idéal rêvé par le poëte Racine: je ferais brûler
Rome sans hésiter; mais, en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère
Britannicus.
Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l'art et de la
fantaisie, tu l'as conquise, tu l'as méritée en me la disputant
seulement. Le ciel me garde d'abuser de mon âge, de ma force et de
cette humeur altière que la santé m'a rendue, pour attaquer son choix
ou son caprice à elle, la toute-puissante, l'équitable, la divinité
de mes rêves comme de ma vie!... Seulement, j'avais craint longtemps
que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux galants de la
ville ne nous enlevassent à tous ce qui n'est perdu que pour moi.
La lettre que je viens de recevoir de La Caverne me rassure pleinement
sur ce point. Elle me conseille de renoncer à «un art qui n'est pas
fait pour moi et dont je n'ai nul besoin ...» Hélas! cette plaisanterie
est amère; car jamais je n'eus davantage besoin, sinon de l'art,
du moins de ses produits brillants. Voilà ce que vous n'avez pas
compris. Vous croyez avoir assez fait en me recommandant aux autorités
de Soissons comme un personnage illustre que sa famille ne pouvait
abandonner, mais que la violence de son mal vous obligeait à laisser
en route. Votre La Rancune s'est présenté à la maison de ville et chez
mon hôte, avec des airs de grand d'Espagne de première classe forcé
par un contre-temps de s'arrêter deux nuits dans un si triste endroit;
vous autres, forcés de partir précipitamment de P*** le lendemain
de ma déconvenue, vous n'aviez, je le conçois, nulle raison de vous
faire passer ici pour d_'infâmes histrions:_ c'est bien assez de se
laisser clouer ce masque au visage dans les endroits où l'on ne peut
faire autrement. Mais, moi, que vais-je dire, et comment me dépêtrer
de l'infernal réseau d'intrigues où les récits de La Rancune viennent
de m'engager? Le grand couplet du _Menteur_ de Corneille lui a servi
assurément à composer son histoire, car la conception d'un faquin tel
que lui ne pouvait s'élever si haut. Imaginez... Mais que vais-je vous
dire que vous ne sachiez de reste et que vous n'ayez comploté ensemble
pour me perdre? L'ingrate qui est cause de mes malheurs n'y aura-t-elle
pas mélangé tous les fils de satin les plus inextricables que ses
doigts d'Arachné auront pu tendre autour d'une pauvre victime?... Le
beau chef-d'œuvre! Eh bien, je suis pris, je l'avoue; je cède, je
demande grâce. Vous pouvez me reprendre avec vous sans crainte, et,
si les rapides chaises de poste qui vous emportèrent sur la route de
Flandre, il y a près de trois mois, ont déjà fait place à l'humble
charrette de nos premières équipées, daignez me recevoir au moins en
qualité de monstre, de phénomène, de _calot_ propre à faire amasser la
foule, et je réponds de m'acquitter de ces divers emplois de manière à
contenter les amateurs les plus sévères des provinces... Répondez-moi
maintenant au bureau de poste, car je crains la curiosité de mon hôte:
j'enverrai prendre votre épître par un homme de la maison, qui m'est
dévoué ...
L'illustre BRISACIER.
Que faire maintenant de ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses
compagnons? N'est-ce en vérité qu'un comédien de hasard, justement
puni de son irrévérence envers le public, de sa sotte jalousie, de ses
folles prétentions? Comment arrivera-t-il à prouver qu'il est le propre
fils du khan de Crimée, ainsi que l'a proclamé l'astucieux récit de
La Rancune? Comment de cet abaissement inouï s'élancera-t-il aux plus
hautes destinées?... Voilà des points qui ne vous embarrasseraient
nullement sans doute, mais qui m'ont jeté dans le plus étrange désordre
d'esprit. Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me
suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis
attendri à cet amour pour une _étoile_ fugitive qui m'abandonnait
seul dans la nuit de ma destinée, j'ai pleuré, j'ai frémi des vaines
apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer;
entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j'ai saisi
le fil d'Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes.
Quelque jour, j'écrirai l'histoire de cette «descente aux enfers,» et
vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement dépourvue de raisonnement
si elle a toujours manqué de raison.
Et, puisque vous avez eu l'imprudence de citer un des sonnets composés
dans cet état de rêverie _super-naturaliste,_ comme diraient les
Allemands, il faudra que vous les entendiez tous.--Vous les trouverez
dans mes poésies. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique
d'Hegel ou les _mémorables_ de Swedenborg, et perdraient de leur charme
à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le
mérite de l'expression;--la dernière folie qui me restera probablement,
ce sera de me croire poëte: c'est à la critique de m'en guérir.
1854.
SYLVIE
SOUVENIRS DU VALOIS
I
NUIT PERDUE
Je sortais d'un théâtre où, tous les soirs, je paraissais aux
avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois, tout était
plein; quelquefois, tout était vide. Peu m'importait d'arrêter mes
regards sur un parterre peuplé seulement d'une trentaine d'amateurs
forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées,--ou
bien de faire partie d'une salle animée et frémissante, couronnée à
tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de
visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre
ne m'arrêtait guère,--excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième
scène d'un maussade chef-d'œuvre d'alors, une apparition bien connue
illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un souffle et d'un mot à ces
vaines figures qui m'entouraient.
Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire
me remplissait d'une béatitude infinie; la vibration de sa voix si
douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et
d'amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à
tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices,--belle comme le jour aux
feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâle comme la nuit; quand
la rampe baissée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du
lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule
beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au
front, sur les fonds bruns des fresques d'Herculanum!
Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de ce qu'elle
pouvait être d'ailleurs; je craignais de troubler le miroir magique
qui me renvoyait son image,--et tout au plus avais-je prêté l'oreille
à quelques propos concernant non pins l'actrice, mais la femme. Je
m'en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la
princesse d'Élide ou sur la reine de Trébizonde,--un de mes oncles,
qui avait vécu dans les avant-dernières années du xviiie siècle comme
il fallait y vivre pour le bien connaître, m'ayant prévenu de bonne
heure que les actrices n'étaient pas des femmes, et que la nature avait
oublié de leur faire un cœur. Il parlait de celles de ce temps-là sans
doute; mais il m'avait raconté tant d'histoires de ses illusions, de
ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons
charmants qu'il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de
billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m'en faisant l'histoire et
le compte définitif, que je m'étais habitué à penser mal de toutes sans
tenir compte de l'ordre des temps.
Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui
d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands
règnes. Ce n'était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde,
le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et
les folles orgies du Directoire; c'était un mélange d'activité,
d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations
philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de
certains instincts de renaissance; d'ennuis des discordes passées,
d'espoirs incertains,--quelque chose comme l'époque de Pérégrinus et
d'Apulée. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait
le régénérer par les mains de la belle Isis; la déesse éternellement
jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte
de nos heures de jour perdues. L'ambition n'était cependant pas de
notre âge, et l'avide curée qui se faisait alors des positions et des
honneurs nous éloignait des sphères d'activité possibles. Il ne nous
restait pour asile que cette tour d'ivoire des poëtes, où nous montions
toujours plus haut pour nous isoler de la foule. A ces points élevés
où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l'air pur des
solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous
étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas! des formes vagues,
des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques! Vue de près,
la femme réelle révoltait notre ingénuité; il fallait qu'elle apparût
reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher.
Quelques-uns d'entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes
platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d'Alexandrie agitaient
parfois la torche des dieux souterrains, qui éclaire l'ombre un instant
de ses traînées d'étincelles.--C'est ainsi que, sortant du théâtre avec
l'amère tristesse que laisse un songe évanoui, j'allais volontiers me
joindre à la société d'un cercle où l'on soupait en grand nombre, et
où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques
esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois,--tels qu'il s'en
est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et
dont les discussions se haussaient à ce point, que les plus timides
d'entre nous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les
Turcomans ou les Cosaques n'arrivaient pas enfui pour couper court à
ces arguments de rhéteurs et de sophistes. «Buvons, aimons, c'est la
sagesse!» Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là
me dit:
--Voici bien longtemps que je te rencontre dans le même théâtre, et
chaque fois que j'y vais. Pour _laquelle_ y viens-tu?
Pour laquelle?... Il ne me semblait pas que l'on pût aller là pour une
_autre._ Cependant, j'avouai un nom.
--Eh bien, dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l'homme heureux
qui vient de la reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle,
n'ira la retrouver peut-être qu'après la nuit.
Sans trop d'émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué.
C'était un jeune homme correctement vêtu, d'une figure pâle et
nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de
mélancolie et de douceur. Il jetait de l'or sur une table de whist et
le perdait avec indifférence.
--Que m'importe, dis-je, lui ou tout autre? Il fallait qu'il y en eût
un, et celui-là me paraît digne d'avoir été choisi.
--Et toi?
--Moi? C'est une image que je poursuis, rien de plus.
En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je
regardai un journal. C'était, je crois, pour y voir le cours de
la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme
assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés
longtemps, ils allaient être reconnus; --ce qui venait d'avoir lieu à
la suite d'un changement de ministère. Les fonds se trouvaient déjà
cotés très-haut; je redevenais riche.
Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que
la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. Je touchais
du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute
d'impression railleuse? Mais les autres feuilles parlaient de même.--La
somme gagnée se dressa devant moi comme la statue d'or de Moloch.
--Que dirait maintenant, pensais-je, le jeune homme de tout à l'heure,
si j'allais prendre sa place près de la femme qu'il a laissée seule?...
Je frémis de cette pensée, et mon orgueil se révolta.
--Non! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à mon âge que l'on tue l'amour
avec de l'or: je ne serai pas un corrupteur. D'ailleurs, ceci est une
idée d'un autre temps. Qui me dit aussi que cette femme soit vénale?
Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j'y
lus ces deux lignes: «_Fête du Bouquet provincial._
Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux
de Loisy.» Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une
nouvelle série d'impressions: c'était un souvenir de la province
depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la
jeunesse.--Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux
et dans les bois; les jeunes filles tressaient des guirlandes et
assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. Un lourd
chariot, traîné par des boeufs, recevait ces présents sur son passage,
et nous, enfants de ces contrées, nous formions le cortège avec nos
arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers,--sans savoir
alors que nous ne faisions que répéter d'âge en âge une fête druidique,
survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.
II
ADRIENNE
Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une
demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet
état, où l'esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe,
permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les
plus saillants d'une longue période de la vie.
Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits
pointus couverts d'ardoises et à sa face rougeâtre aux encoignures
dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d'ormes
et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses
traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en
chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d'un français si
naturellement pur, que l'on se sentait bien exister dans ce vieux pays
du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France.
J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne
toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si
vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et
sa peau légèrement hâlée!... Je n'aimais qu'elle, je ne voyais
qu'elle,--jusque-là! A peine avais-je remarqué, dans la ronde où nous
dansions, une blonde, grande et belle, qu'on appelait Adrienne. Tout
d'un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée
seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On
nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus
vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m'empêcher
de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or
effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s'empara
de moi.--La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer
dans la danse. On s'assit autour d'elle, et aussitôt, d'une voix
fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des filles de
ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines
de mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une
princesse enfermée dans sa tour par la volonté d'un père qui la punit
d'avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles
chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles
imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules.
A mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et
le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre
cercle attentif.--Elle se tut, et personne n'osa rompre le silence. La
pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient
leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être
en paradis.--Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se
trouvaient des lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints
en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressées en couronne
et nouées d'un ruban. Je posai sur la tête d'Adrienne cet ornement,
dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux
rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui
sourit au poëte errant sur la lisière des saintes demeures.
Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un
salut gracieux, et rentra en courant dans le château. --C'était, nous
dit-on, la petite-fille de l'un des descendants d'une famille alliée
aux anciens rois de France; le sang des Valois coulait dans ses veines.
Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux; nous
ne devions plus la revoir, car, le lendemain, elle repartit pour un
couvent où elle était pensionnaire.
Quand je revins près de Sylvie, je m'aperçus qu'elle pleurait. La
couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de
ses larmes. Je lui offris d'en aller cueillir une autre; mais elle
dit qu'elle n'y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulus en
vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant que je la
reconduisais chez ses parents.
Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études, j'emportai cette
double image d'une amitié tendre tristement rompue,--puis d'un amour
impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie
de collège était impuissante à calmer.
La figure d'Adrienne resta seule triomphante,--mirage de la gloire et
de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études.
Aux vacances de l'année suivante, j'appris que cette belle à peine
entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse.
III
RÉSOLUTION
Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et
sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me
prenait à l'heure du spectacle, pour ne me quitter qu'à l'heure du
sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit
éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur
l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs.--La ressemblance
d'une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec
une netteté singulière; c'était un crayon estompé par le temps qui se
faisait peinture, comme ces vieux croquis de maîtres admirés dans un
musée, dont on retrouve ailleurs l'original éblouissant.
Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice!... et si c'était
la même! Il y a de quoi devenir fou! c'est un entraînement fatal où
l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une
eau morte... Reprenons pied sur le réel.
Et Sylvie que j'aimais tant, pourquoi l'ai-je oubliée depuis trois
ans?... C'était une bien jolie fille, et la plus belle de Loisy.
Elle existe, elle, bonne et pure de cœur sans doute. Je revois sa
fenêtre où le pampre s'enlace au rosier, la cage de fauvettes suspendue
à gauche; j'entends le bruit de ses fuseaux sonores et sa chanson
favorite:
La belle était assise
Près du ruisseau coulant ...
Elle m'attend encore... Qui l'aurait épousée? Elle est si pauvre!
Dans son village et dans ceux qui l'entourent, de bons paysans en
blouse, aux mains rudes, à la face amaigrie, au teint hâlé! Elle
m'aimait seul, moi, le petit Parisien, quand j'allais voir près de
Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd'hui. Depuis trois ans, je dissipe
en seigneur le bien modeste qu'il m'a laissé et qui pouvait suffire
à ma vie. Avec Sylvie, je l'aurais conservé. Le hasard m'en rend une
partie. Il est temps encore.
A cette heure, que fait-elle? Elle dort... Non, elle ne dort pas;
c'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année où l'on danse
toute la nuit.--Elle est à la fête ...
Quelle heure est-il?
Je n'avais pas de montre.
Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était d'usage
de réunir à cette époque pour restaurer dans sa couleur locale un
appartement d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi une de ces
pendules d'écaillé de la renaissance, dont le dôme doré, surmonté
de la figure du Temps, est supporté par des cariatides du style de
Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demi cabrés. La Diane
historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran,
où s'étalent, sur un fond niellé, les chiffres émaillés des heures. Le
mouvement, excellent sans doute, n'avait pas été remonté depuis deux
siècles.--Ce n'était pas pour savoir l'heure que j'avais acheté cette
pendule en Touraine.
Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une heure du matin.
--En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy.
Il y avait encore sur la place du Palais-Royal cinq on six fiacres
stationnant pour les habitués des cercles et des maisons de jeu.
--A Loisy! dis-je au plus apparent.
--Où cela est-il?
--Près de Senlis, à huit lieues.
--Je vais vous conduire à la poste, dit le cocher moins préoccupé que
moi.
Quelle triste route, la nuit, que cette route de Flandre, qui ne
devient belle qu'en atteignant la zone des forêts! Toujours ces deux
files d'arbres monotones qui grimacent des formes vagues; au delà,
des carrés de verdure et de terres remuées, bornés à gauche par les
collines bleuâtres de Montmorency, d'Écouen, de Luzarches. Voici
Gonesse, le bourg vulgaire plein des souvenirs de la Ligue et de la
Fronde ...
Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiers dont j'ai vu bien
des fois les fleurs éclater dans la nuit comme des étoiles de la terre:
c'était le plus court pour gagner les hameaux.--Pendant que la voiture
monte les côtes, recomposons les souvenirs du temps où j'y venais si
souvent.
IV
UN VOYAGE A CYTHÈRE.
Quelques années s'étaient écoulées: l'époque où j'avais rencontré
Adrienne devant le château n'était déjà plus qu'un souvenir d'enfance.
Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J'allai de
nouveau me joindre aux chevaliers de l'arc, prenant place dans la
compagnie dont j'avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant
aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux
perdus dans les forêts, qui ont plus souffert du temps que des
révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et
de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans
le cortège rustique des compagnies de l'arc. Après la longue promenade
à travers les villages et les bourgs, après la messe à l'église,
les luttes d'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs
avaient été conviés à un repas qui se donnait dans une île ombragée
de peupliers et de tilleuls, au milieu de l'un des étangs alimentés
par la Nonette et la Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à
l'île,--dont le choix avait été déterminé par l'existence d'un temple
ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là, comme
à Ermenonville, le pays est semé de ces édifices légers de la fin du
xviiie siècle, où des millionnaires philosophes se sont inspirés dans
leurs plans du goût dominant d'alors. Je crois bien que ce temple avait
dû être primitivement dédié à Uranie. Trois colonnes avaient succombé,
emportant dans leur chute une partie de l'architrave; mais on avait
déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des guirlandes entre les
colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne, --qui appartenait au
paganisme de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.
La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le
_Voyage à Cythère_ de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient
seuls l'illusion. L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le
portait, avait été placé sur une grande barque; le cortège des jeunes
filles vêtues de blanc qui l'accompagnaient selon l'usage avait pris
place sur les bancs, et cette gracieuse _théorie_ renouvelée des jours
antiques se reflétait dans les eaux calmes de l'étang qui la séparait
du bord de l'Ile si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers
d'épine, sa colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques
abordèrent en peu de temps. La corbeille portée en cérémonie occupa le
centre de la table, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des
jeunes filles: il suffisait pour cela d'être connu des parents. Ce fut
la cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait
déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis
longtemps rendu visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études,
qui me retenaient à Paris, et l'assurai que j'étais venu dans cette
intention.
--Non, c'est moi qu'il a oubliée, dit Sylvie. Nous sommes des gens de
village, et Paris est si au-dessus!
Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche; mais elle me boudait
encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'elle m'offrît
sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune joie de ce baiser dont
bien d'autres obtenaient la faveur, car, dans ce pays patriarcal où
l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose qu'une
politesse entre bonnes gens.
Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la fête. A
la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la vaste corbeille un
cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes
ailes, soulevant des lacis de guirlandes et de couronnes, finit par
les disperser de tous côtés. Pendant qu'il s'élançait joyeux vers les
dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes
dont chacun paraît aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de
saisir une des plus belles, et Sylvie, souriante, se laissa embrasser
cette fois plus tendrement que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi
le souvenir d'un autre temps. Je l'admirai alors sans partage, elle
était devenue si belle! Ce n'était plus cette petite fille de village
que j'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces
du monde. Tout en elle avait gagné; le charme de ses yeux noirs, si
séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible; sous l'orbite
arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits
réguliers et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admirais cette
physionomie digne de l'art antique au milieu des minois chiffonnés de
ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient
blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, la faisaient tout autre
que je ne l'avais vue. Je ne pus m'empêcher de lui dire combien je la
trouvais différente d'elle-même, espérant couvrir ainsi mon ancienne et
rapide infidélité.
Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère, l'impression
charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une
fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes
solennités d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la
danse pour causer de nos souvenirs d'enfance et pour admirer en rêvant
à deux les reflets du ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut
que le frère de Sylvie nous arrachât à cette contemplation en disant
qu'il était temps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient
ses parents.
V
LE VILLAGE
C'était à Loisy, dans l'ancienne maison du garde. Je les conduisis
jusque-là, puis je retournai à Montagny, où je demeurais chez mon
oncle. En quittant le chemin pour traverser un petit bois qui sépare
Loisy de Saint-S..., je ne tardai pas à m'engager dans une _sente_
profonde qui longe la forêt d'Ermenonville; je m'attendais ensuite
à rencontrer les murs d'un couvent qu'il fallait longer pendant un
quart de lieue. La lune se cachait de temps à autre sous les nuages,
éclairant à peine les roches de grès sombre et les bruyères qui se
multipliaient sous mes pas. A droite et à gauche, des lisières de forêt
sans routes tracées, et toujours, devant moi, ces roches druidiques de
la contrée qui gardent le souvenir des fils d'Armen exterminés par les
Romains! Du haut de ces entassements sublimes, je voyais les étangs
lointains se découper comme des miroirs sur la plaine brumeuse, sans
pouvoir distinguer celui même où s'était passée la fête.
L'air était tiède et embaumé; je résolus de ne pas aller plus loin et
d'attendre le matin, en me couchant sur des touffes de bruyères.--En
me réveillant, je reconnus peu à peu les points voisins du lieu où je
m'étais égaré dans la nuit. A ma gauche, je vis se dessiner la longue
ligne des murs du couvent de Saint-S..., puis, de l'autre côté de
la vallée, la butte aux Gens-d'Armes, avec les ruines ébréchées de
l'antique résidence carlovingienne. Près de là, au-dessus des touffes
de bois, les hautes masures de l'abbaye de Thiers découpaient sur
l'horizon leurs pans de muraille percés de trèfles et d'ogives. Au
delà, le manoir de Pontarmé, entouré d'eau comme autrefois, refléta
bientôt les premiers feux du jour, tandis qu'on voyait se dresser
au midi le haut donjon de la Tournelle et les quatre tours de
Bertrand-Fosse sur les premiers coteaux de Montméliant.
Cette nuit m'avait été douce, je ne songeais qu'à Sylvie; cependant,
l'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui
peut-être qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin
était encore dans mon oreille et m'avait sans doute réveillé. J'eus un
instant l'idée de jeter un coup d'œil par-dessus les murs en gravissant
la plus haute pointe des rochers; mais, en y réfléchissant, je m'en
gardai comme d'une profanation. Le jour en grandissant chassa de ma
pensée ce vain souvenir et n'y laissa plus que les traits rosés de
Sylvie.
--Allons la réveiller, me dis-je.
Et je repris le chemin de Loisy.
Voici le village au bout de la sente qui côtoie la forêt: vingt
chaumières dont la vigne et les roses grimpantes festonnent les murs.
Des fileuses matinales, coiffées de mouchoirs rouges, travaillent,
réunies devant une ferme. Sylvie n'est point avec elles. C'est presque
une demoiselle depuis qu'elle exécute de fines dentelles, tandis
que ses parents sont restés de bons villageois.--Je suis monté à sa
chambre, sans étonner personne; déjà levée depuis longtemps, elle
agitait les fuseaux de sa dentelle, qui claquaient avec un doux bruit
sur le carreau vert que soutenaient ses genoux.
--Vous voilà, paresseux! dit-elle avec son sourire divin; je suis sûre
que vous sortez seulement de votre lit!
Je lui racontai ma nuit passée sans sommeil, mes courses égarées à
travers les bois et les roches. Elle voulut bien me plaindre un instant.
--Si vous n'êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore. Nous
irons voir ma grand'tante à Olhys.
J'avais à peine répondu, qu'elle se leva joyeusement, arrangea
ses cheveux devant un miroir et se coiffa d'un chapeau de paille
rustique. L'innocence et la joie éclataient dans ses yeux. Nous
partîmes en suivant les bords de la Thève, à travers les prés semés de
marguerites et de boutons d'or, puis le long des bois de Saint-Laurent,
franchissant parfois les ruisseaux et les halliers pour abréger
la route. Les merles sifflaient dans les arbres, et les mésanges
s'échappaient joyeusement des buissons frôlés par notre marche.
Parfois nous rencontrions sous nos pas les pervenches si chères à
Rousseau, ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longs rameaux de
feuilles accouplées, lianes modestes qui arrêtaient les pieds furtifs
de ma compagne. Indifférente aux souvenirs du philosophe genevois, elle
cherchait çà et là les fraises parfumées, et, moi, je lui parlai de _la
Nouvelle Héloïse,_ dont je récitais par cœur quelques passages.
--Est-ce que c'est joli? dit-elle.
--C'est sublime.
--Est-ce mieux qu'Auguste Lafontaine?
--C'est plus tendre.
--Oh! bien, dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai à mon frère de
me l'apporter, la première fois qu'il ira à Senlis.
Et je continuais à réciter des fragments de l'_Héloïse_ pendant que
Sylvie cueillait des fraises.
VI
OTHYS
Au sortir du bois, nous rencontrâmes de grandes touffes de digitale
pourprée; elle en fit un énorme bouquet en me disant:
--C'est pour ma tante; elle est si heureuse d'avoir ces belles fleurs
dans sa chambre!
Nous n'avions plus qu'un bout de plaine à traverser pour gagner Othys.
Le clocher du village pointait sur les coteaux bleuâtres qui vont de
Montméliant à Dammartin. La Thève bruissait de nouveau parmi les grès
et les cailloux, s'amincissant au voisinage de sa source, où elle se
repose dans les prés, formant un petit lac au milieu des glaïeuls
et des iris. Bientôt nous gagnâmes les premières maisons. La tante
de Sylvie habitait une petite chaumière bâtie en pierres de grès
inégales que revêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge:
elle vivait seule de quelques carrés de terre que les gens du village
cultivaient pour elle depuis la mort de son mari. Sa nièce arrivant,
c'était le feu dans la maison.
--Bonjour, la tante! Voici vos enfants! dit Sylvie, nous avons bien
faim!
Elle l'embrassa tendrement, lui mit dans les bras la botte de fleurs,
puis songea enfin à me présenter, en disant:
--C'est mon amoureux! J'embrassai à mon tour la tante qui dit:
--Il est gentil... C'est donc un blond?
--Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie.
--Cela ne dure pas, dit la tante; mais vous avez du temps devant vous,
et, toi qui es brune, cela t'assortit bien.
--Il faut le faire déjeuner, la tante, dit Sylvie.
Et elle alla cherchant dans les armoires, dans la huche, trouvant du
lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trop de soin sur la table
les assiettes et les plats de faïence émaillés de larges fleurs et de
coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait
où nageaient des fraises, devint le centre du service, et, après avoir
dépouillé le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles,
elle disposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais la
tante avait dit ces belles paroles:
--Tout cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire à
présent.
Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée.
--Je ne veux pas que tu touches à cela! dit-elle à Sylvie, qui voulait
l'aider; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle
qu'à Chantilly! tu m'en as donné, et je m'y connais.
--Ah! oui, la tante!... Dites donc, si vous en avez des morceaux de
l'ancienne, cela me fera des modèles.
--Eh bien, va voir là-haut, dit la tante; il y en a peut-être dans ma
commode.
--Donnez-moi les clefs, reprit Sylvie.
--Bah! dit la tante, les tiroirs sont ouverts.
--Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé.
Et, pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après l'avoir passée
au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceinture une petite clef
d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avec triomphe.
Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois qui conduisait à
la chambre.--O jeunesse, ô vieillesse saintes! --qui donc eût songé, à
ternir la pureté d'un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs
fidèles? Le portrait d'un jeune homme «du bon vieux temps souriait avec
ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu
à la tète du lit rustique. Il portait l'uniforme des gardes-chasse
de la maison de Condé; son attitude à demi martiale, sa figure rose
et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient
ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la
simplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princières
s'était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune
épouse, qu'on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne,
élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine
retroussée un oiseau posé sur son doigt. C'était pourtant la même bonne
vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l'âtre. Cela
me fit penser aux fées des Funambules qui cachent, sous leur masque
ridé, un visage attrayant, qu'elles révèlent au dénoûment, lorsque
apparaît le temple de l'Amour et son soleil tournant qui rayonne de
feux magiques.
--O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie!
--Et moi donc? dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir.
Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui criait du
froissement de ses plis.
--Je veux essayer si cela m'ira, dit-elle. Ah! je vais avoir l'air
d'une vieille fée!
--La fée des légendes éternellement jeune!... dis-je en moi-même.
Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la laissait tomber
à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s'ajusta parfaitement
sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l'agrafer.
--Oh! les manches plates, que c'est ridicule! dit-elle.
Et, cependant, les sabots garnis de dentelles découvraient
admirablement ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur corsage
aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n'avait serré que bien peu
les charmes évanouis de la tante.
--Mais finissez-en! Vous ne savez donc pas agrafer une robe? me disait
Sylvie.
Elle avait l'air de l'accordée de village de Greuze.
--Il faudrait de la poudre, dis-je.
--Nous allons en trouver.
Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh! que de richesses! que
cela sentait bon, comme cela brillait, comme cela chatoyait de vives
couleurs et de modeste clinquant! deux éventails de nacre un peu
cassés, des boîtes de pâte à sujets chinois, un collier d'ambre et
mille fanfreluches, parmi lesquelles éclataient deux petits souliers de
droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d'Irlande!
--Oh! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés!
Un instant après, nous déroulions des bas de soie rose tendre à coins
verts; mais la voix de la tante, accompagnée du frémissement de la
poêle, nous rappela soudain à la réalité.
--Descendez vite! dit Sylvie.
Et, quoi que je pusse dire, elle ne me permit pas de l'aider à se
chausser. Cependant, la tante venait de verser dans un plat le contenu
de la poêle, une tranche de lard frite avec des œufs. La voix de Sylvie
me rappela bientôt.
--Habillez-vous vite! dit-elle.
Et, entièrement vêtue elle-même, elle me montra les habits de noces du
garde-chasse réunis sur la commode. En un instant, je me transformai
en marié de l'autre siècle. Sylvie m'attendait sur l'escalier, et nous
descendîmes tous deux en nous tenant par la main. La tante poussa un
cri en se retournant:
-O mes enfants! dit-elle.
Et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. C'était
l'image de sa jeunesse, cruelle et charmante apparition! Nous nous
assîmes auprès d'elle, attendris et presque graves; puis la gaieté
nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille
ne songea plus qu'à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle
retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d'usage alors, qui
se répondaient d'un bout à l'autre de la table nuptiale, et le naïf
épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous
répétions ces strophes si simplement rhythmées, avec les hiatus et
les assonances du temps; amoureuses et fleuries comme le cantique de
l'Ecclésiaste;--nous étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin
d'été.
VII
CHAALIS
Il est quatre heures du matin; la route plonge dans un pli de terrain;
elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à la Chapelle. A
gauche, il y a une route qui longe le bois d'Hallate. C'est par là
qu'un soir le frère de Sylvie m'a conduit dans sa carriole à une
solennité du pays. C'était, je crois, le soir de la Saint-Barthélemy.
A travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval
volait comme au sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l'Évêque, et,
quelques minutes plus tard, nous nous arrêtions à la maison du garde, à
l'ancienne abbaye de Châalis.--Châalis, encore un souvenir!
Cette vieille retraite des empereurs n'offre plus à l'admiration que
les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière
rangée se découpe encore sur les étangs, --reste oublié des fondations
pieuses comprises parmi ces domaines qu'on appelait autrefois les
métairies de Charlemagne. La religion, dans ce pays isolé du mouvement
des routes et des villes, a conservé des traces particulières du long
séjour qu'y ont fait les cardinaux de la maison d'Este à l'époque des
Médicis: ses attributs et ses usages ont encore quelque chose de galant
et de poétique, et l'on respire un parfum de la renaissance sous les
arcs des chapelles à fines nervures, décorées par les artistes de
l'Italie. Les figures des saints et des anges se profilent en rose sur
les voûtes peintes d'un bleu tendre, avec des airs d'allégorie païenne
qui font songer aux sentimentalités de Pétrarque et au mysticisme
fabuleux de Francesco Colonna.
Nous étions des intrus, le frère de Sylvie et moi, dans la fête
particulière qui avait lieu cette nuit-là. Une personne de
très-illustre naissance, qui possédait alors ce domaine, avait
eu l'idée d'inviter quelques familles du pays à une sorte de
représentation allégorique où devaient figurer quelques pensionnaires
d'un couvent voisin. Ce n'était pas une réminiscence des tragédies de
Saint-Cyr, cela remontait aux premiers essais lyriques importés en
France du temps des Valois. Ce que je vis jouer était comme un mystère
des anciens temps. Les costumes, composés de longues robes, n'étaient
variés que par les couleurs de l'azur, de l'hyacinthe ou de l'aurore.
La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit.
Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l'ange
de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait
de l'abîme, tenant en main l'épée flamboyante, et convoquait les autres
à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit,
c'était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l'était déjà
par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique
nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière; sa voix avait
gagné en force et en étendue, et les fioritures infinies du chant
italien brodaient de leurs gazouillements d'oiseau les phrases sévères
d'un récitatif pompeux.
En me retraçant ces détails, j'en suis à me demander s'ils sont réels,
ou bien si je les ai rêvés. Le frère de Sylvie était un peu gris, ce
soir-là. Nous nous étions arrêtés quelques instants dans la maison du
garde,--où, ce qui m'a frappé beaucoup, il y avait un cygne éployé sur
la porte, puis, au dedans, de hautes armoires en noyer sculpté, une
grande horloge dans sa gaine, et des trophées d'arcs et de flèches
d'honneur au-dessus d'une carte de tir rouge et verte. Un nain bizarre,
coiffé d'un bonnet chinois, tenant d'une main une bouteille et de
l'autre une bague, semblait inviter les tireurs à viser juste. Ce nain,
je le crois bien, était en tôle découpée. Mais l'apparition d'Adrienne
est-elle aussi vraie que ces détails et que l'existence incontestable
de l'abbaye de Châalis? Pourtant c'est bien le fils du garde qui nous
avait introduits dans la salle où avait lieu la représentation; nous
étions près de la porte, derrière une nombreuse compagnie assise et
gravement émue. C'était le jour de la Saint-Barthélemy,--singulièrement
lié au souvenir des Médicis, dont les armes accolées à celles de la
maison d'Este décoraient ces vieilles murailles... Ce souvenir est une
obsession peut-être!--Heureusement, voici la voiture qui s'arrête sur
la route du Plessis; j'échappe au monde des rêveries, et je n'ai plus
qu'un quart d'heure de marche pour gagner Loisy par des routes bien peu
frayées.
VIII
LE BAL DE LOISY
Je suis entré au bal de Loisy à cette heure mélancolique et douce
encore où les lumières pâlissent et tremblent aux approches du jour.
Les tilleuls, assombris par en bas, prenaient à leurs cimes une teinte
bleuâtre. La flûte champêtre ne luttait plus si vivement avec les
trilles du rossignol. Tout le monde était pâle, et dans les groupes
dégarnis j'eus peine à rencontrer des figures connues. Enfin j'aperçus
la grande Lise, une amie de Sylvie. Elle m'embrassa.
--Il y a longtemps qu'on ne t'a vu, Parisien! dit-elle.
--Oh! oui, longtemps.
--Et tu arrives à cette heure-ci?
--Par la poste.
--Et pas trop vite!
--Je voulais voir Sylvie; est-elle encore au bal?
--Elle ne sort qu'au matin; elle aime tant à danser.
En un instant, j'étais à ses côtés. Sa figure était fatiguée;
cependant, son œil noir brillait toujours du sourire athénien
d'autrefois. Un jeune homme se tenait près d'elle. Elle lui fit signe
qu'elle renonçait à la contredanse suivante. Il se retira en saluant.
Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, nous tenant par
la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie se penchaient dans ses
cheveux dénoués; le bouquet de son corsage s'effeuillait aussi sur
les dentelles fripées, savant ouvrage de sa main. Je lui offris de
l'accompagner chez elle. Il faisait grand jour, mais le temps était
sombre. La Thève bruissait à notre gauche, laissant à ses coudes des
remous d'eau stagnante où s'épanouissaient les nénufars jaunes et
blancs, où éclatait comme des pâquerettes la frêle broderie des étoiles
d'eau. Les plaines étaient couvertes de javelles et de meules de
foin, dont l'odeur me portait à la tête sans m'enivrer, comme faisait
autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers d'épines fleuries.
Nous n'eûmes pas l'idée de les traverser de nouveau.
--Sylvie, lui dis-je, vous ne m'aimez plus! Elle soupira.
--Mon ami, me dit-elle, il faut se faire une raison; les choses ne vont
pas comme nous voulons dans la vie. Vous m'avez parlé autrefois de
_la Nouvelle Héloïse,_ je l'ai lue, et j'ai frémi en tombant d'abord
sur cette phrase: «Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue.»
Cependant, j'ai passé outre, me fiant sur ma raison. Vous souvenez-vous
du jour où nous avons revêtu les habits de noces de la tante?...
Les gravures du livre présentaient aussi les amoureux sous de vieux
costumes du temps passé, de sorte que pour moi vous étiez Saint-Preux,
et je me retrouvais dans Julie. Ah! que n'êtes-vous revenu alors! Mais
vous étiez, disait-on, en Italie. Vous en avez vu là de bien plus
jolies que moi!
--Aucune, Sylvie, qui ait votre regard et les traits purs de votre
visage. Vous êtes une nymphe antique qui s'ignore ... D'ailleurs, les
bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux de la campagne romaine.
Il y a là-bas des masses de granit non moins sublimes, et une cascade
qui tombe du haut des rochers comme celle de Terni. Je n'ai rien vu
là-bas que je puisse regretter ici.
--Et à Paris? dit-elle.
--A Paris?...
Je secouai la tète sans répondre.
Tout à coup je pensai à l'image vaine qui m'avait égaré si longtemps.
--Sylvie, dis-je, arrêtons-nous ici, le voulez-vous?
Je me jetai à ses pieds; je confessai en pleurant à chaudes larmes
mes irrésolutions, mes caprices; j'évoquai le spectre funeste qui
traversait ma vie.
--Sauvez-moi! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours.
Elle tourna vers moi ses regards attendris ...
En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violents éclats
de rire. C'était le frère de Sylvie qui nous rejoignait avec cette
bonne gaieté rustique, suite obligée d'une nuit de fête, que des
rafraîchissement nombreux avaient développée outre mesure. Il appelait
le galant du bal, perdu au loin dans les buissons d'épines et qui ne
tarda pas à nous rejoindre. Ce garçon n'était guère plus solide sur ses
pieds que son compagnon, il paraissait plus embarrassé encore de la
présence d'un Parisien que de celle de Sylvie. Sa figure candide, sa
déférence mêlée d'embarras, m'empêchaient de lui en vouloir d'avoir été
le danseur pour lequel on était resté si tard à la fête. Je le jugeais
peu dangereux.
--Il faut rentrer à la maison, dit Sylvie à son frère.--A tantôt! me
dit-elle en me tendant la joue.
L'amoureux ne s'offensa pas.
IX
ERMENONVILLE
Je n'avais nulle envie de dormir. J'allai à Montagny pour revoir
la maison de mon oncle. Une grande tristesse me gagna dès que j'en
entrevis la façade jaune et les contrevents verts. Tout semblait dans
le même état qu'autrefois; seulement, il fallut aller chez le fermier
pour avoir la clef de la porte. Une fois les volets ouverts, je revis
avec attendrissement les vieux meubles conservés dans le même état
et qu'on frottait de temps en temps, la haute armoire de noyer, deux
tableaux flamands qu'on disait l'ouvrage d'un ancien peintre, notre
aïeul; de grandes estampes d'après Boucher, et toute une série encadrée
de gravures de l'_Émile_ et de _la Nouvelle Héloïse_, par Moreau; sur
la table, un chien empaillé que j'avais connu vivant, ancien compagnon
de mes courses dans les bois, le dernier carlin peut-être, car il
appartenait à cette race perdue.»
--Quant au perroquet, me dit le fermier, il vit toujours; je l'ai
retiré chez moi.
Le jardin présentait un magnifique tableau de végétation sauvage. J'y
reconnus, dans un angle, un jardin d'enfant que j'avais tracé jadis.
J'entrai tout frémissant dans le cabinet, où se voyait encore la petite
bibliothèque pleine de livres choisis. Vieux amis de celui qui n'était
plus, et sur le bureau quelques débris antiques trouvés dans son
jardin, des vases, des médailles romaines, collection locale qui le
rendait heureux.
--Allons voir le perroquet, dis-je au fermier.
Le perroquet demandait à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et me
regarda de cet œil rond, bordé d'une peau chargée de rides, qui fait
penser au regard expérimenté des vieillards.
Plein des idées tristes qu'amenait ce retour tardif en des lieux si
aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figure vivante et
jeune encore qui me rattachât à ce pays. Je repris la route de Loisy.
C'était au milieu du jour; tout le monde dormait, fatigué de la fête.
Il me vint l'idée de me distraire par une promenade à Ermenonville,
distant d'une lieue par le chemin de la forêt. C'était par un beau
temps d'été. Je pris plaisir d'abord à la fraîcheur de cette route
qui semble l'allée d'un parc. Les grands chênes d'un vert uniforme
n'étaient variés que par les troncs blancs des bouleaux au feuillage
frissonnant. Les oiseaux se taisaient, et j'entendais seulement le
bruit que fait le pivert en frappant les arbres pour y creuser son nid.
Un instant, je risquai de me perdre, car les poteaux dont les palettes
annoncent diverses routes n'offrent plus, par endroits, que des
caractères effacés. Enfin, laissant le _Désert_ à gauche, j'arrivai au
rond-point de la danse, où subsiste encore le banc des vieillards. Tous
les souvenirs de l'antiquité philosophique, ressuscités par l'ancien
possesseur du domaine, me revenaient en foule devant cette réalisation
pittoresque de l'_Anacharsis_ et de l'_Émile._
Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des
saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle,
dans ses promenades, m'avait conduit bien des fois: c'est le _Temple de
la philosophie,_ que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer.
Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine, et, debout encore,
sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la
pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à
Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre
le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là,
tout enfant, j'ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc
venaient recevoir des prix d'étude et de sagesse. Où sont les buissons
de roses qui entouraient la colline? L'églantier et le framboisier en
cachent les derniers plants, qui retournent à l'état sauvage.--Quant
aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes
filles qui ne veulent plus aller au bois? Non, ces arbustes de la douce
Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureusement, le troëne de
Virgile fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître inscrite
au-dessus de la porte: _Rerum cognoscere causas!--_Oui, ce temple tombe
comme tant d'autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de
ses abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l'art lui
disputait; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute
force et de toute activité!
Voici les peupliers de l'Ile, et la tombe de Rousseau, vide de ses
cendres. O sage! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions
trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons
que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole,
dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et,
comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil!
J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui
gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant les deux parties
du village, dont quatre colombiers marquent les angles, la pelouse qui
s'étend au delà comme une savane, dominée par des coteaux ombreux;
la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d'un lac factice
étoilé de fleurs éphémères; l'écume bouillonne, l'insecte bruit...
Il faut échapper à l'air perfide qui s'exhale, en gagnant les grès
poudreux du désert et les landes où la bruyère rose relève le vert des
fougères. Que tout cela est solitaire et triste! Le regard enchanté
de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois
tant de charme aux lieux que je viens de parcourir! C'était encore
une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son
chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses
tresses de cheveux noirs. Nous allions boire du lait à la ferme suisse,
et l'on me disait:
--Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien!
Oh! ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle! Elle ne
dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.
X
LE GRAND FRISÉ
J'ai repris le chemin de Loisy; tout le monde était réveillé. Sylvie
avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville.
Elle me fit monter à sa chambre avec toute l'ingénuité d'autrefois. Son
œil étincelait toujours dans un sourire plein de charme, mais l'arc
prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux. La
chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient
modernes, une glace à bordure dorée avait remplacé l'antique trumeau,
où se voyait un berger d'idylle offrant un nid à une bergère bleue et
rose. Le lit à colonnes, chastement drapé de vieille perse à ramage,
était remplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèche; à
la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avait des
canaris. J'étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais
rien du passé.
--Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd'hui? dis-je à
Sylvie.
--Oh! je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dans le pays;
même à Chantilly, la fabrique est fermée.
--Que faites-vous donc?
Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui
ressemblait à une longue pince.
--Qu'est-ce que c'est que cela?
--C'est ce qu'on appelle la mécanique; c'est pour maintenir la peau des
gants afin de les coudre.
--Ah! vous êtes gantière, Sylvie?
--Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce
moment; mais je ne fais rien aujourd'hui; allons où vous voudrez.
Je tournais les yeux vers la route d'Othys: elle secoua la tête; je
compris que la vieille tante n'existait plus. Sylvie appela un petit
garçon et lui fit seller un âne.
--Je suis encore fatiguée d'hier, dit-elle, mais la promenade me fera
du bien; allons à Châalis.
Et nous voilà traversant la forêt, suivis du petit garçon armé d'une
branche. Bientôt Sylvie voulut s'arrêter, et je l'embrassai en
l'engageant à s'asseoir. La conversation entre nous ne pouvait plus
être bien intime. Il fallut lui raconter ma vie à Paris, mes voyages ...
--Comment peut-on aller si loin! dit-elle.
--Je m'en étonne en vous revoyant.
--Oh! cela se dit!
--Et convenez que vous étiez moins jolie autrefois.
--Je n'en sais rien.
--Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et vous la plus
grande?
--Et vous le plus sage!
--Oh! Sylvie!
--On nous mettait sur l'âne chacun dans un panier.
--Et nous ne nous disions pas _vous ..._ Te rappelles-tu que tu
m'apprenais à pêcher des écrevisses sous les ponts de la Thève et de la
Nonette?
--Et toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t'a un jour retiré
... _de l'iau._
--Le _grand frisé_ c'est lui qui m'avait dit qu'on pouvait la passer,
_l'iau!_
Je me hâtai de changer la conversation. Ce souvenir m'avait vivement
rappelé l'époque où je venais dans le pays, vêtu d'un petit habit à
l'anglaise qui faisait rire les paysans. Sylvie seule me trouvait bien
mis; mais je n'osais lui rappeler cette opinion d'un temps si ancien.
Je ne sais pourquoi ma pensée se porta sur les habits de noces que nous
avions revêtus chez la vieille tante à Othys. Je demandai ce qu'ils
étaient devenus.
--Ah! la bonne tante, dit Sylvie, elle m'avait prêté sa robe pour
aller danser au carnaval à Dammartin, il y a de cela deux ans. L'année
d'après, elle est morte, la pauvre tante!
Elle soupirait et pleurait, si bien que je ne pus lui demander par
quelle circonstance elle était allée à un bal masqué; mais, grâce à
ses talents d'ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n'était plus
une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition,
et elle vivait au milieu d'eux comme une fée industrieuse, répandant
l'abondance autour d'elle.
XI
RETOUR
La vue se découvrait au sortir du bois. Nous étions arrivées au bord
des étangs de Châalis. Les galeries du cloître, la chapelle aux ogives
élancées, la tour féodale et le petit château qui abrita les amours de
Henri IV et de Gabrielle se teignaient des rougeurs du soir sur le vert
sombre de la forêt.
--C'est un paysage de Walter Scott, n'est-ce pas? disait Sylvie.
--Et qui vous a parlé de Walter Scott? lui dis-je. Vous avez donc bien
lu depuis trois ans!... Moi, je tâche d'oublier les livres, et ce qui
me charme, c'est de revoir avec vous cette vieille abbaye, où, tout
petits enfants, nous nous cachions dans les ruines. Vous souvenez-vous,
Sylvie, de la peur que vous aviez quand le gardien nous racontait
l'histoire des moines rouges?
--Oh! ne m'en parlez pas.
--Alors, chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée au jardin de
son père, sous le rosier blanc.
--On ne chante plus cela.
--Seriez-vous devenue musicienne?
--Un peu.
--Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d'opéra!
--Pourquoi vous plaindre?
--Parce que j'aimais les vieux airs, et que vous ne saurez plus les
chanter.
Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra moderne ... Elle
_phrasait!_
Nous avions tourné les étangs voisins. Voici la verte pelouse
entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent! J'eus
l'amour-propre de définir les vieux murs carlovingiens et de déchiffrer
les armoiries de la maison d'Este.
--Et vous! comme vous avez lu plus que moi! dit Sylvie. Vous êtes donc
un savant?
J'étais piqué de son ton de reproche. J'avais jusque-là cherché
l'endroit convenable pour renouveler le moment d'expansion du matin;
mais que lui dire avec l'accompagnement d'un âne et d'un petit garçon
très-éveillé, qui prenait plaisir à se rapprocher toujours pour
entendre parler un Parisien? Alors, j'eus le malheur de raconter
l'apparition de Châalis, restée dans mes souvenirs. Je menai Sylvie
dans la salle même du château où j'avais entendu chanter Adrienne.
--Oh! que je vous entende! lui dis-je; que votre voix chérie résonne
sous ces voûtes et en chasse l'esprit qui me tourmente, fût-il divin ou
bien fatal!
Elle répéta les paroles et le chant après moi:
Anges, descendez promptement
Au fond du purgatoire! ...
--C'est bien triste! me dit-elle.
--C'est sublime... Je crois que c'est du Porpora, avec des vers
traduits au xvie siècle.
--Je ne sais pas, répondit Sylvie.
Nous sommes revenus par la vallée, en suivant le chemin de Charlepont,
que les paysans peu étymologistes de leur nature, s'obstinent à appeler
_Châllepont._ Sylvie, fatiguée de l'âne, s'appuyait sur mon bras. La
route était déserte; j'essayai de parler des choses que j'avais dans
le cœur; mais, je ne sais pourquoi, je ne trouvais que des expressions
vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman,
--que Sylvie pouvait avoir lue. Je m'arrêtais alors avec un goût tout
classique, et elle s'étonnait parfois de ces effusions interrompues.
Arrivés aux murs de Saint-S ..., il fallait prendre garde à notre
marche. On traverse des prairies humides où serpentent les ruisseaux.
--Qu'est devenue la religieuse? dis-je tout à coup.
--Ah! vous êtes terrible avec votre religieuse... Eh bien!... eh bien!
cela a mal tourné.
Sylvie ne voulut pas m'en dire un mot de plus.
Les femmes sentent-elles vraiment que telle ou telle parole passe sur
les lèvres sans sortir du cœur? On ne le croirait pas, à les voir si
facilement abusées, à se rendre compte des choix qu'elles font le plus
souvent: il y a des hommes qui jouent si bien la comédie de l'amour!
Je n'ai jamais pu m'y faire, quoique sachant que certaines acceptent
sciemment d'être trompées. D'ailleurs, un amour qui remonte à l'enfance
est quelque chose de sacré... Sylvie, que j'avais vue grandir, était
pour moi comme une sœur. Je ne pouvais tenter une séduction... Une
toute autre idée vint traverser mon esprit.
--A cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre ... Qu'est-ce
qu'Aurélie (c'était le nom de l'actrice) doit donc jouer ce soir?
Évidemment, le rôle de la princesse dans le drame nouveau. Oh! le
troisième acte, qu'elle y est touchante!... Et dans la scène d'amour du
second! avec ce jeune premier tout ridé ...
--Vous êtes dans vos réflexions? dit Sylvie. Et elle se mit à chanter:
A Dammartin, l'y a trois belles filles:
L'y en a z'une plus belle que le jour ...
--Ah! méchante! m'écriai-je, vous voyez bien que vous en savez encore,
des vieilles chansons.
--Si vous veniez plus souvent ici, j'en retrouverais, dit-elle, mais
il faut songer au solide. Vous avez vos affaires de Paris, j'ai mon
travail; ne rentrons pas trop tard: il faut que, demain, je sois levée
avec le soleil.
XII
LE PÈRE DODU
J'allais répondre, j'allais tomber à ses pieds, j'allais offrir la
maison de mon oncle, qu'il m'était possible encore de racheter, car
nous étions plusieurs héritiers, et cette petite propriété était
restée indivise; mais en ce moment nous arrivions à Loisy. On nous
attendait pour souper. La soupe à l'oignon répandait au loin son
parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de
fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui
racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles.
Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même,
le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des
tournebroches. Pendant longtemps, il s'était consacré à promener les
Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation
de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui
qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer
ses herbes, et à qui il donna l'ordre de cueillir les ciguës dont il
exprima le suc dans sa tasse de café au lait. L'aubergiste de _la Croix
d'or_ lui contestait ce détail; de là des haines prolongées. On avait
longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien
innocents, comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours
et le signe de croix figuré du pied gauche; mais il avait de bonne
heure renoncé à ces superstitions, --grâce au souvenir, disait-il, des
conversations de Jean-Jacques.
--Te voilà, petit Parisien! me dit le père Dodu. Tu viens pour
débaucher nos filles?
--Moi, père Dodu?
--Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n'y est pas!
--Père Dodu, c'est vous qui êtes le loup.
--Je l'ai été tant que j'ai trouvé des brebis; à présent, je ne
rencontre plus que des chèvres, et qu'elles savent bien se défendre!
Mais, vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait
bien raison de dire: «L'homme se corrompt dans l'air empoisonné des
villes.»
--Père Dodu, vous savez trop bien que l'homme se corrompt partout.
Le père Dodu se mit à entonner un air à boire; on voulut en vain
l'arrêter à un certain couplet scabreux que tout le monde savait par
cœur. Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières, disant qu'on
ne chantait plus à table. J'avais remarqué déjà que l'amoureux de la
veille était assis à sa gauche. Il y avait je ne sais quoi dans sa
figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui ne m'était pas inconnu.
Il se leva et vint derrière ma chaise en disant:
--Tu ne me reconnais donc pas, Parisien?
Une bonne femme, qui venait de rentrer au dessert après nous avoir
servis, me dit à l'oreille:
--Vous ne reconnaissez pas votre frère de lait? Sans cet avertissement,
j'allais être ridicule.
--Ah! c'est toi, _grand frisé!_ dis-je, c'est toi, le même qui m'a
retiré de _l'iau!_
Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance.
--Sans compter, disait ce garçon en m'embrassant, que tu avais une
belle montre en argent, et qu'en revenant tu étais bien plus inquiet de
ta montre que de toi-même, parce qu'elle ne marchait plus; tu disais:
«La _bête_ est _nayée,_ ça ne fait plus tic tac; qu'est-ce que mon
oncle va dire?...»
--Une bête dans une montre! dit le père Dodu, voilà ce qu'on leur fait
croire à Paris, aux enfants!
Sylvie avait sommeil, je jugeai que j'étais perdu dans son esprit. Elle
remonta à sa chambre, et, pendant que je l'embrassais, elle dit:
--A demain, venez nous voir!
Le père Dodu était resté à table avec Sylvain et mon frère de lait;
nous causâmes longtemps autour d'un flacon de _ratafiat_ de Louvres.
--Les hommes sont égaux, dit le père Dodu entre deux couplets; je bois
avec un pâtissier comme je ferais avec un prince.
--Où est le pâtissier? dis-je.
--Regarde à côté de toi! un jeune homme qui a l'ambition de s'établir.
Mon frère de lait parut embarrassé. J'avais tout compris. C'est une
fatalité qui m'était réservée d'avoir un frère de lait dans un pays
illustré par Rousseau,--qui voulait supprimer les nourrices!--Le
père Dodu m'apprit qu'il était fort question du mariage de Sylvie
avec le _grand frisé,_ qui voulait aller former un établissement de
pâtisserie à Dammartin. Je n'en demandai pas davantage. La voiture de
Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris.
XIII
AURÉLIE
A Paris!--La voiture met cinq heures. Je n'étais pressé d'arriver
que pour le soir. Vers huit heures, j'étais assis dans ma stalle
accoutumée; Aurélie répandit son inspiration et son charme sur des
vers faiblement inspirés de Schiller que l'on devait à un talent de
l'époque. Dans la scène du jardin, elle devint sublime. Pendant le
quatrième acte, où elle ne paraissait pas, j'allai acheter un bouquet
chez madame Prévost. J'y insérai une lettre fort tendre signée _un
Inconnu._ Je me dis:
--Voilà quelque chose de fixé pour l'avenir.
Et, le lendemain, j'étais sur la route d'Allemagne.
Qu'allais-je y faire? Essayer de remettre de l'ordre dans mes
sentiments.--Si j'écrivais un roman, jamais je ne pourrais faire
accepter l'histoire d'un cœur épris de deux amours simultanés. Sylvie
m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour
relever mon âme: je la plaçais désormais comme une statue souriante
dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de
l'abîme. Je repoussais avec plus de force encore l'idée d'aller me
présenter à Aurélie pour lutter avec tant d'amoureux vulgaires qui
brillaient un instant près d'elle et retombaient brisés.
--Nous verrons quelque jour, me dis-je, si cette femme a un cœur.
Un matin, je lus dans un journal qu'Amélie était malade. Je lui écrivis
des montagnes de Salzbourg. La lettre était si empreinte de mysticisme
germanique, que je n'en devais pas attendre un grand succès, mais
aussi je ne demandais pas de réponse. Je comptais un peu sur le hasard
et sur--l'_inconnu._ Des mois se passèrent. A travers mes courses et
mes loisirs, j'avais entrepris de fixer dans une action poétique les
amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que ses parents firent
religieuse, et qu'il aima jusqu'à la mort. Quelque chose dans ce sujet
se rapportait à mes préoccupations constantes. Le dernier vers du drame
écrit, je ne songeai plus qu'à revenir en France.
Que dire maintenant qui ne soit l'histoire de tant d'autres? J'ai passé
par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'on appelle théâtres.
«J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale,» comme dit la phrase dénuée
de sens apparent des initiés d'Éleusis. Elle signifie sans doute qu'il
faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l'absurdité: la
raison pour moi, c'était de conquérir et de fixer mon idéal.
Aurélie avait accepté le rôle principal dans le drame que je rapportais
d'Allemagne. Je n'oublierai jamais le jour où elle me permit de lui
lire la pièce. Les scènes d'amour étaient préparées à son intention. Je
crois bien que je les dis avec âme, mais surtout avec enthousiasme.
Dans la conversation qui suivit, je me révélai comme _l'inconnu_ des
deux lettres. Elle me dit:
--Vous êtes bien fou; mais revenez me voir... Je n'ai jamais pu trouver
quelqu'un qui sût m'aimer.
O femme! tu cherches l'amour... Et moi, donc?
Les jours suivants, j'écrivis les lettres les plus tendres, les plus
belles que sans doute elle eût jamais reçues. J'en recevais d'elle qui
étaient pleines de raison. Un instant, elle fut touchée, m'appela près
d'elle, et m'avoua qu'il lui était difficile de rompre un attachement
plus ancien.
--Si c'est bien _pour moi_ que vous m'aimez, dit-elle, vous comprendrez
que je ne puis être qu'à un seul.
Deux mois plus tard, je reçus une lettre pleine d'effusion. Je courus
chez elle.--Quelqu'un me donna dans l'intervalle un détail précieux.
Le beau jeune homme que j'avais rencontré une nuit au cercle venait de
prendre un engagement dans les spahis.
L'été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe du théâtre
où jouait Aurélie donnait là une représentation. Une fois dans le pays,
la troupe était pour trois jours aux ordres du régisseur. Je m'étais
fait l'ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux,
longtemps jeune premier de drame, et dont le dernier succès avait été
le rôle d'amoureux dans la pièce imitée de Schiller, où mon binocle me
l'avait montré si ridé. De près, il paraissait plus jeune, et, resté
maigre, il produisait encore de l'effet dans les provinces. Il avait
du feu. J'accompagnais la troupe en qualité de _seigneur poëte;_ je
persuadai au régisseur d'aller donner des représentations à Senlis
et à Dammartin. Il penchait d'abord pour Compiègne; mais Aurélie fut
de mon avis. Le lendemain, pendant que l'on allait traiter avec les
propriétaires des salles et les autorités, je louai des chevaux, et
nous prîmes la route des étangs de Commelle pour aller déjeuner au
château de la reine Blanche. Aurélie, en amazone, avec ses cheveux
blonds flottants, traversait la forêt comme une reine d'autrefois, et
les paysans s'arrêtaient éblouis.--Madame de F... était la seule qu'ils
eussent vue si imposante et si gracieuse dans ses saluts. --Après le
déjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux de la
Suisse, où l'eau de la Nonette fait mouvoir des scieries. Ces aspects
chers à mes souvenirs l'intéressaient sans l'arrêter. J'avais projeté
de conduire Aurélie au château, près d'Orry, sur la même place verte
où pour la première fois j'avais vu Adrienne.--Nulle émotion ne parut
en elle. Alors, je lui racontai tout; je lui dis la source de cet
amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle
m'écoutait sérieusement et me dit:
--Vous ne m'aimez pas! Vous attendez que je vous dise: «La comédienne
est la même que la religieuse;» vous cherchez un drame, voilà tout, et
le dénoûment vous échappe. Allez, je ne vous crois plus!
Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j'avais
ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces
tendresses ... ce n'était donc pas l'amour? Mais où donc est-il?
Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m'apercevoir qu'elle avait un
faible pour le régisseur, le jeune premier ridé. Cet homme était d'un
caractère excellent et lui avait rendu des services.
Aurélie m'a dit un jour:
--Celui qui m'aime, le voilà!
XIV
DERNIER FEUILLET
Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie.
J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des cœurs me
comprendront. Les illusions tombent les unes après les autres, comme
les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est
amère; elle a pourtant quelque chose d'âcre qui fortifie,--qu'on me
pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le spectacle de la nature
console de tout. Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens
perdus au nord de Paris, dans les brumes. Tout cela est bien changé!
Ermenonville! pays où fleurissait encore l'idylle antique, --traduite
une seconde fois d'après Gessner! tu as perdu ta seule étoile, qui
chatoyait pour moi d'un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme
l'astre trompeur d'Aldebaran, c'était Adrienne ou Sylvie,--c'étaient
les deux moitiés d'un seul amour. L'une était l'idéal sublime, l'autre
la douce réalité. Que me font maintenant tes ombrages et tes lacs,
et même ton désert? Othys, Montagny, Loisy, pauvres hameaux voisins,
Châalis,--que l'on restaure,--vous n'avez rien gardé de tout ce passé!
Quelquefois, j'ai besoin de revoir ces lieux de solitude et de rêverie.
J'y relève tristement en moi-même les traces fugitives d'une époque
où le naturel était affecté; je souris parfois en lisant sur le flanc
des granits certains vers de Roucher, qui m'avaient paru sublimes,--ou
des maximes de bienfaisance au-dessus d'une fontaine ou d'une grotte
consacrée à Pan. Les étangs, creusés à si grands frais, étalent en
vain leur eau morte que le cygne dédaigne. Il n'est plus, le temps où
les chasses de Condé passaient avec leurs amazones fières, où les cors
se répondaient de loin, multipliés par les échos!... Pour se rendre
à Ermenonville, on ne trouve plus aujourd'hui de route directe.
Quelquefois, j'y vais par Creil et Senlis; d'autres fois, par Dammartin.
A Dammartin, l'on n'arrive jamais que le soir. Je vais coucher alors à
l'_Image saint Jean._ On me donne d'ordinaire une chambre assez propre
tendue en vieille tapisserie avec un trumeau au-dessus de la glace.
Cette chambre est un dernier retour vers le bric-à-brac, auquel j'ai
depuis longtemps renoncé. On y dort chaudement sous l'édredon, qui est
d'usage dans ce pays. Le matin, quand j'ouvre la fenêtre, encadrée de
vigne et de roses, je découvre avec ravissement un horizon vert de dix
lieues, où les peupliers s'alignent comme des armées. Quelques villages
s'abritent çà et là sous leurs clochers aigus, construits, comme on
dit là, en pointes d'ossements. On distingue d'abord Othys,--puis
Ève, puis Ver; on distinguerait Ermenonville à travers le bois, s'il
avait un clocher; mais, dans ce lieu philosophique, on a bien négligé
l'église. Après avoir rempli mes poumons de l'air si pur qu'on respire
sur ces plateaux, je descends gaiement et je vais faire un tour chez
le pâtissier. «Te voilà, grand frisé!--Te voilà, petit Parisien!» Nous
nous donnons les coups de poing amicaux de l'enfance, puis je gravis
un certain escalier où les joyeux cris de deux enfants accueillent ma
venue. Le sourire athénien de Sylvie illumine ses traits charmés. Je me
dis:
--Là était le bonheur peut-être; cependant ...
Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de
ressemblance avec Werther, moins les pistolets, qui ne sont plus de
mode. Pendant que le _grand frisé_ s'occupe du déjeuner, nous allons
promener les enfants dans les allées de tilleuls qui ceignent les
débris des vieilles tours de brique du château. Tandis que ces petits
s'exercent, au tir des compagnons de l'arc, à ficher dans la paille les
flèches paternelles, nous lisons quelques poésies ou quelques pages de
ces livres si courts qu'on ne fait plus guère.
J'oubliais de dire que, le jour où la troupe dont faisait partie
Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j'ai conduit Sylvie au
spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l'actrice
ressemblait à une personne qu'elle avait connue déjà.
--A qui donc?
--Vous souvenez-vous d'Adrienne?
Elle partit d'un grand éclat de rire en disant:
--Quelle idée!
Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant:
--Pauvre Adrienne! elle est morte au couvent de Saint-S ..., vers 1832.
<tb>
CHANSONS ET LÉGENDES DU VALOIS
VIEILLES BALLADES FRANÇAISES
Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province
du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits
qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était toute pleine
de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à
Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse,
dont malheureusement je ne puis citer les airs. J'en ai donné ailleurs
quelques fragments. Aujourd'hui, je ne puis arriver à les compléter,
car tout cela est profondément oublié; le secret en est demeuré dans
la tombe des aïeules. Avant d'écrire, chaque peuple a chanté; toute
peine s'inspire à ces sources naïves, et l'Espagne, l'Allemagne,
l'Angleterre, citent chacune avec orgueil leur romancero national.
Pourquoi la France n'a-t-elle pas le sien? On publie aujourd'hui les
chansons patoises de Bretagne et d'Aquitaine, mais aucun chant des
vieilles provinces où s'est toujours parlée la vraie langue française
ne nous sera conservé. Je crains encore que le travail qui se prépare
ne soit fait purement au point de vue historique et scientifique.
Nous aurons des ballades franques, normandes, des chants de guerre,
des lais et des virelais, des guerz bretons, des noëls bourguignons
et picards... Mais songera-t-on à recueillir ces chants de la vieille
_France,_ dont je cite ici des fragments épars et qui n'ont jamais été
complétés ni réunis? C'est qu'on n'a jamais voulu admettre dans les
livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la
syntaxe; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est
bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses,
des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie; mais
elle porte un cachet d'ignorance qui révolte l'homme du monde, bien
plus que ne fait le patois. Pourtant, ce langage a ses règles, ou du
moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des couplets
tels que ceux de la célèbre romance: _Si j’étais hirondelle,_ soient
abandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrement placées, au
répertoire chantant des concierges et des cuisinières. Quoi de plus
gracieux et de plus poétique pourtant!
Si j'étais hirondelle!--Que je puisse voler,--Sur votre sein, la
belle,--J'irais me reposer!
Il faut continuer, il est vrai, par: J'_ai z'un coquin de frère ...,_
ou risquer un hiatus terrible; mais pourquoi aussi la langue a-t-elle
repoussé ce _z_ si commode, si liant, si séduisant qui faisait tout le
charme du langage de l'ancien Arlequin, et que la jeunesse dorée du
Directoire a tenté en vain de faire passer dans le langage des salons?
Ce ne serait rien encore, et de légères corrections rendraient à
notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée, ces charmantes et
naïves productions de poëtes modestes; mais la rime, cette sévère rime
française, comment s'arrangerait-elle du couplet suivant:
La fleur de l'olivier--Que vous avez aimé,--Charmante beauté!--Et vos
beaux yeux charmants,--Que mon cœur aime tant,--Les faudra-t-il quitter?
Observez que la musique se prête admirablement à ces hardiesses
ingénues, et trouve dans les assonances, ménagées suffisamment
d'ailleurs, toutes les ressources que la poésie doit lui offrir. Voilà
deux charmantes chansons, qui ont comme un parfum de la Bible, dont la
plupart des couplets sont perdus, parce que personne n'a jamais osé les
écrire ou les imprimer. Nous en dirons autant de celle où se trouve la
strophe suivante:
Enfin vous voilà donc,--Ma belle mariée,--Enfin vous voilà donc--A
votre époux liée,--Avec un long fil d'or --Qui ne rompt qu'à la mort!
Quoi de plus pur, d'ailleurs, comme langue et comme pensée? Mais
l'auteur de cet épithalame ne savait pas écrire, et l'imprimerie nous
conserve les gravelures de Collé, de Piis et de Panard! Les étrangers
reprochent à notre peuple de n'avoir aucun sentiment de la poésie et
de la couleur; mais où trouver une composition et une imagination plus
orientales que dans cette chanson de nos mariniers:
Ce sont les filles de la Rochelle--Qui ont armé un bâtiment--Pour
aller faire la course--Dedans les mers du Levant.
La coque en est en bois rouge,--Travaillé fort proprement -La mâture
est en ivoire,--Les poulies en diamant.
La grand'voile est en dentelle,--La misaine en satin blanc;--Les
cordages du navire--Sont de fils d'or et d'argent.
L'équipage du navire,--C'est tout filles de quinze ans; --Les gabiers
de la grande hune--N'ont pas plus de dix-huit ans! etc.
Les richesses poétiques n'ont jamais manqué au marin, ni au soldat
français, qui ne rêvent dans leurs chants que filles du roi, sultanes,
et même présidentes, comme dans la ballade trop connue:
C'est dans la ville de Bordeaux--Qu'il est arrivé trois vaisseaux, etc.
Mais le tambour des gardes françaises, où s'arrêtera-t-il, celui-là?
Un joli tambour s'en allait à la guerre, etc.
La fille du roi est à sa fenêtre, le tambour la demande en mariage:
«Joli tambour, dit le roi, tu n'es pas assez riche! --Moi? dit le
tambour sans se déconcerter.
J'ai trois vaisseaux sur la mer gentille,--L'un chargé d'or, l'autre
de perles fines,--Et le troisième pour promener ma mie!
--Touche là, tambour, lui dit le roi, tu n'auras pas ma fille!--Tant
pis! dit le tambour, j'en trouverai de plus gentilles!...»
Étonnez-vous, après ce tambour-là, de nos soldats devenus rois! Voyons
maintenant ce que va faire un capitaine:
A Tours en Touraine,--Cherchant ses amours;--Il les a cherchées,--Il
les a trouvées--En haut d'une tour.
Le père n'est pas un roi, c'est un simple chapelain qui répond à la
demande en mariage:
Mon beau capitaine,--Ne te mets en peine,--Tu ne l'auras pas.
La réplique du capitaine est superbe:
Je l'aurai par terre,--Je l'aurai par mer--Ou par trahison.
Il fait si bien, en effet, qu'il enlève la jeune fille sur son cheval;
et l'on va voir comme elle est bien traitée une fois en sa possession:
A la première ville,--Son amant habille--Tout en satin blanc!--A la
seconde ville,--Son amant l'habille --Tout d'or et d'argent.
A la troisième ville,--Sou amant l'habille--Tout en diamants!--Elle
était si belle,--Qu'elle passait pour reine--Dans le régiment!
Après tant de richesses dévolues à la verve un peu gasconne du
militaire et du marin, envierons-nous le sort du simple berger? Le
voilà qui chante et qui rêve:
Au jardin de mon père,--Vole, mon cœur, vole!--Il y a z'un pommier
doux,--Tout doux!
Trois belles princesses,--Vole, mon cœur, vole!--Trois belles
princesses--Sont couchées dessous, etc.
Est-ce donc la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique de l'idéal qui
manque à ce peuple pour comprendre et produire des chants dignes d'être
comparés à ceux de l'Allemagne et de l'Angleterre? Non, certes; mais il
est arrivé qu'en France la littérature n'est jamais descendue au niveau
de la grande foule; les poëtes académiques du xviie et du xviiie siècle
n'auraient pas plus compris de telles inspirations, que les paysans
n'eussent admiré leurs odes, leur épîtres et leurs poésies fugitives,
si incolores, si gourmées. Pourtant, comparons encore la chanson que je
vais citer à tous ces bouquets à Chloris qui faisaient, vers ce temps,
l'admiration des belles compagnies:
Quand Jean Renaud de la guerre revint,--Il en revint triste et
chagrin.--«Bonjour, ma mère!--Bonjour, mon fils!--Ta femme est
accouchée d'un petit.»
«Allez, ma mère, allez devant,--Faites-moi dresser un beau lit
blanc;--Mais faites-le dresser si bas,--Que ma femme ne l'entende pas!»
Et, quand ce fut vers le minuit,--Jean Renaud a rendu l'esprit.
Ici, la scène de la ballade change et se transporte dans la chambre de
l'accouchée:
«Ah! dites, ma mère, ma mie,--Ce que j'entends pleurer ici?--Ma fille,
ce sont les enfants--Qui se plaignent du mal de dents.»
«Ah! dites, ma mère, ma mie,--Ce que j'entends clouer ici?--Ma fille,
c'est le charpentier,--Qui raccommode le plancher!»
«Ah! dites, ma mère, ma mie,--Ce que j'entends chanter ici?--Ma fille,
c'est la procession--Qui fait le tour de la maison!»
«Mais dites, ma mère, ma mie,--Pourquoi donc pleurez-vous
ainsi?--Hélas! je ne puis le cacher:--C'est Jean Renaud qui est
décédé.»
«Ma mère! dites au fossoyeux--Qu'il fasse la fosse pour deux,--Et que
l'espace y soit si grand,--Qu'on y renferme aussi l'enfant!»
Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes; il
n'y manque qu'une certaine exécution de détail qui manquait aussi à la
légende primitive de Lénore et à celle du roi des Aulnes, avant Gœthe
et Burger. Mais quel parti encore un poëte eût tiré de la complainte de
Saint-Nicolas, que nous allons citer en partie.
Il était trois petits enfants--Qui s'en allaient glaner aux champs.
S'en vont au soir chez un boucher.--«Boucher, voudrais-tu nous
loger?--Entrez, entrez, petits enfants,--Il y a de la place
assurément.»
Ils n'étaient pas sitôt entrés,--Que le boucher les a tués,--Les a
coupés en petits morceaux,--Mis au saloir comme pourceaux.
Saint Nicolas au bout d'sept ans,--Saint Nicolas vint dans ce
champ.--Il s'en alla chez le boucher:--«Boucher, voudrais-tu me loger?»
«Entrez, entrez, saint Nicolas,--Il y a d'la place, il n'en manque
pas.»--Il n'était pas sitôt entré,--Qu'il a demandé à souper.
«Voulez-vous un morceau d'jambon?--Je n'en veux pas, il n'est pas
bon.--Voulez-vous un morceau de veau? --Je n'en veux pas, il n'est pas
beau!»
«Du p'tit salé je veux avoir,--Qu'il y a sept ans qu'est dans
l'saloir!»--Quand le boucher entendit cela,--Hors de sa porte il
s'enfuya.
«Boucher, boucher, ne t'enfuis pas,--Repens-toi, Dieu te
pardonn'ra.»--Saint Nicolas posa trois doigts--Dessus le bord de ce
saloir.
Le premier dit: «J'ai bien dormi!»--Le second dit:
«Et moi aussi!»--Et le troisième répondit:--«Je croyais être en
paradis!»
N'est-ce pas là une ballade d'Uhland, moins les beaux vers? Mais
il ne faut pas croire que l'exécution manque toujours à ces naïves
inspirations populaires.
A part les rimes incorrectes, la chanson que nous avons citée dans _les
Faux-Saulniers: Le roi Loys est sur son pont,_ composée sur un des
plus beaux airs qui existent, est déjà de la vraie poésie romantique
et chevaleresque; c'est comme un chant d'église croisé par un chant
de guerre; on n'a pas conservé la seconde partie de la ballade, dont
pourtant nous connaissons vaguement le sujet. Le beau Lautrec, l'amant
de cette noble fille, revient de la Palestine au moment où on la
portait en terre. Il rencontre l'escorte sur le chemin de Saint-Denis.
Sa colère met en fuite prêtres et archers, et le cercueil reste en son
pouvoir. «Donnez-moi, dit-il à sa suite, donnez-moi mon couteau d'or
fin, que je découse ce drap de lin!» Aussitôt délivrée de son linceul,
la belle revient à la vie. Son amant l'enlève et l'emmène dans son
château au fond des forêts. Vous croyez _qu'ils vécurent heureux_ et
que tout se termina là; mais, une fois plongé dans les douceurs de la
vie conjugale, le beau Lautrec n'est plus qu'un mari vulgaire, il passe
tout son temps à pêcher au bord de son lac, si bien qu'un jour sa fière
épouse vient doucement derrière lui et le pousse résolument dans l'eau
noire, en lui criant:
Va-t'en, vilain pêche-poissons!--Quand ils seront bons,--Nous en
mangerons.
Propos mystérieux, digne d'Arcabonne ou de Mélusine.--En expirant, le
pauvre châtelain a la force de détacher ses clefs de sa ceinture et
de les jeter à la fille du roi, en lui disant qu'elle est désormais
maîtresse et souveraine, et qu'il se trouve heureux de mourir par sa
volonté!... Il y a dans cette conclusion bizarre quelque chose qui
frappe involontairement l'esprit, et qui laisse douter si le poëte
a voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle morte que
Lautrec a tirée du linceul n'était pas une sorte de femme vampire,
comme les légendes nous en présentent souvent.
Du reste, les variantes et les interpolations sont fréquentes dans
ces chansons; chaque province possédait une version différente. On
a recueilli comme une légende du Bourbonnais, _la Jeune Fille de la
Garde,_ qui commence ainsi:
Au château de la Garde,--Il y a trois belles filles; --Il y en a une
plus belle que le jour.--Hâte-toi, capitaine,--Le duc va l'épouser.
C'est celle que nous avons également citée dans _les Faux-Saulniers,_
qui commence ainsi dans le Beauvoisis, où nous l'avons entendu chanter,
dépouillée de toute couleur chevaleresque et locale:
Dessous le rosier blanc--La belle se promène.
Voilà le début, simple et charmant; où cela se passe-t-il? Peu importe!
Ce serait si l'on voulait la fille d'un sultan rêvant sous les bosquets
de Schiraz, Trois cavaliers passent au clair de la lune: «Montez, dit
le plus jeune, sur mon beau cheval gris.» N'est-ce pas là la course
de Lénore, et n'y a-t-il pas une attraction fatale dans ces cavaliers
inconnus!
Ils arrivent à la ville, s'arrêtent à une hôtellerie éclairée et
bruyante. La pauvre fille tremble de tout son corps:
Aussitôt arrivée,--L'hôtesse la regarde.--«Êtes-vous ici par force--Ou
pour votre plaisir?--Au jardin de mon père--Trois cavaliers m'ont
pris.»
Sur ce propos, le souper se prépare: «Soupez, la belle, et soyez
heureuse;
Avec trois capitaines,--Vous passerez la nuit.» Mais le souper
fini,--La belle tomba morte.--Elle tomba morte--Pour ne plus revenir!
«Hélas! ma mie est morte! s'écrie le plus jeune cavalier; qu'en
allons-nous faire?...» Et ils conviennent de la reporter au château de
son père, sous le rosier blanc.
Et, au bout de trois jours,--La belle ressuscite.
--«Ouvrez, ouvrez, mon père,--Ouvrez sans plus tarder! --Trois jours
j'ai fait la morte,--Pour mon honneur garder.»
La vertu des filles du peuple attaquée par des seigneurs félons a
fourni encore de nombreux sujets de romances. Il y a, par exemple, la
fille d'un pâtissier, que son père envoie porter des gâteaux chez un
galant châtelain. Celui-ci la retient jusqu'à la nuit close, et ne veut
plus la laisser partir. Pressée de son déshonneur, elle feint de céder,
et demande au comte son poignard pour couper une agrafe de son corset.
Elle se perce le cœur, et les pâtissiers instituent une fête pour cette
martyre boutiquière.
Il y a des chansons de _causes célèbres_ qui offrent un intérêt moins
romanesque, mais souvent plein de terreur et d'énergie. Imaginez un
homme qui revient de la chasse et qui répond à un autre qui l'interroge:
«J'ai tant tué de petits lapins blancs,--Que mes souliers sont pleins
de sang.--T'en as menti, faux traître! --Je te ferai connaître.--Je
vois, je vois à tes pâles couleurs--Que tu viens de tuer ma sœur!»
Quelle poésie sombre en ces lignes qui sont à peine des vers! Dans une
autre, un déserteur rencontre la maréchaussée, cette terrible Némésis
au chapeau bordé d'argent.
On lui a demandé:--«Où est votre congé?--Le congé que j'ai pris, il
est sous mes souliers.»
Il y a toujours une amante éplorée mêlée à ces tristes récits.
La belle s'en va trouver son capitaine,--Son colonel et aussi son
sergent ...
Le refrain est une mauvaise phrase latine, sur un ton de plain-chant,
qui prédit suffisamment le sort du malheureux soldat.
Quoi de plus charmant que la chanson de Biron, si regretté dans ces
contrées:
Quand Biron voulut danser,--Quand Biron voulut danser,--Ses souliers
fit apporter,--Ses souliers fit apporter;--Sa chemise--De Venise,--Son
pourpoint--Fait au point, --Son chapeau tout rond.--Vous danserez,
Biron!
Nous avons cité deux vers de la suivante:
La belle était assise--Près du ruisseau coulant,--Et dans l'eau qui
frétille,--Baignait ses beaux pieds blancs.
--Allons, ma mie, légèrement!--Légèrement!
C'est une jeune fille des champs qu'un seigneur surprend au bain
comme Percival surprit Griselidis. Un enfant sera le résultat de leur
rencontre. Le seigneur dit:
«En ferons-nous un prêtre,--Ou bien un président?
--Non, répond la belle, ce ne sera qu'un paysan:
--On lui mettra la botte--Et trois oignons dedans ...
--Il s'en ira criant:--«Qui veut mes oignons blancs?
--Allons, ma mie, légèrement, etc.
Nous nous arrêtons dans ces citations si incomplètes, si difficiles
à faire comprendre sans la musique et sans la poésie des lieux et
des hasards, qui font que tel ou tel de ces chants populaires se
grave ineffaçablement dans l'esprit. Ici, ce sont des compagnons qui
passent avec leurs longs bâtons ornés de rubans; là, des mariniers qui
descendent un fleuve; des buveurs d'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne
chantent plus guère), des lavandières, des faneuses, qui jettent au
vent quelques lambeaux des chants de leurs aïeules. Malheureusement,
on les entend répéter plus souvent aujourd'hui les romances à la mode,
platement spirituelles, ou même franchement incolores, variées sur
trois à quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poëtes
modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères, et nous
rendissent, comme l'ont fait les poëtes d'autres pays, une foule de
petits chefs-d'œuvre qui se perdent de jour en jour avec la mémoire et
la vie des bonnes gens du temps passé.
JEMMY
I
COMMENT JACQUES TOFFEL ET JEMMY O'DOUGHERTY TIRÈRENT A LA FOIS DEUX
ÉPIS ROUGES DE MAÏS
A moins de cent milles de distance du confluent de l'Alléghany et
du Monogehala, est situé un vallon délicieux, ou ce qu'on appelle
dans la langue du pays un _bottom,_ véritable paradis borné de tous
côtés par des montagnes et par le cours de l'Ohio, que les Français
ont surnommé _Belle Rivière._ Le versant et la cime des hauteurs qui
s'étagent doucement vers l'horizon sont revêtus d'une riche végétation
de sycomores centenaires, d'aunes et d'acacias, tous unis par le tissu
de la vigne sauvage, et sous lesquels on respire une douce fraîcheur.
Sur le premier plan, les deux rivières réunies dans l'Ohio roulent
paisiblement leurs eaux jumelles, offrant çà et là une barque qui
glisse sur les eaux tranquilles, ou parfois quelque bateau à vapeur,
volant comme une flèche, qui fait surgir des bandes effarouchées de
canards et d'oies sauvages établis sous l'ombre des sycomores et des
saules pleureurs. Un seul sentier conduit à la partie supérieure du
canton, à ce qu'on appelle le haut pays, où, depuis soixante ans, des
Anglais, des Irlandais, des Allemands, et autres races européennes,
se sont établis, alliés et fondus ensemble complètement. Ce n'est pas
à dire pourtant que cette grande famille républicaine ne manifeste
plus par aucun signe sa diversité d'origine. Le descendant allemand,
par exemple, tient encore fortement à sa _sauerkraut_;[1] il préfère
encore son _blockhaus,_ simple et rustique comme lui, à l'élégante
_franchouse_ de ses voisins; la couleur favorite de son habit à larges
pans est toujours bleue; ses bas sont de cette couleur; ses gros
souliers ronds portent le dimanche d'épaisses boucles d'argent, et,
comme ses aïeux encore, il affectionne les _inexpressibles_ en peau
nouées au-dessous du genou avec des courroies.
La mode tyrannique, ou, comme on l'appelle là-bas, la _fashion,_ n'a
encore trouvé que peu d'occasions d'étendre son empire, et un chapeau
très-simple en paille et en soie, une robe encore plus simple d'une
étoffe fabriquée dans le pays, forment toute la parure dont les
familles permettent aux jeunes demoiselles d'augmenter le pouvoir de
leurs charmes.
Malgré cette résistance obstinée des têtes allemandes, les différents
partis vivent dans la plus parfaite union; peut-être même ces nuances
contribuent-elles à l'agrément de leurs réunions et fêtes assez
fréquentes, connues en général sous le nom de _froehlichs._ On appelle
ainsi, en effet, les assemblées qui ont lieu chez l'un ou chez l'autre
pour écosser en commun les épis de maïs. Il faut voir les couples
joyeux accourant par une belle soirée d'automne des quatre points
cardinaux, franchissant les haies, se frayant une route à travers
les broussailles, sortant enfin des bois avec des joues rouges comme
l'écarlate, et se secouant les mains en arrivant à faire craquer leurs
os. Puis ils s'asseyent en demi-cercle devant la maison du rendez-vous,
ayant en face une montagne de tiges de maïs, et derrière eux le vieux
Bambo, destiné à couronner la fête par son talent musical, mais qui,
couché en attendant sur le banc du poêle, s'abandonne provisoirement à
un sommeil tant soit peu bruyant.
Il y a environ quarante ans qu'il y eut une de ces réunions dans
la colonie, chez Jacques Blocksberger. Parmi les jeunes gens qui y
accoururent de plus de cinq milles à la ronde, il s'en trouva surtout
deux qu'on salua avec un empressement particulier. C'était d'abord une
fraîche miss irlandaise, portant le nom sonore de Jemmy O'Dougherty,
ronde et fraîche jeune fille, ayant une gracieuse figure de lutin,
des joues bien roses, un cou de cygne, des yeux d'un bleu grisâtre,
dont certains regards faisaient mal, enfin un petit nez tant soit peu
aquilin, qui faisait supposer à celle à qui il appartenait une certaine
dose de sagacité et aussi d'assurance et d'inflexibilité irlandaises,
dont son futur époux devait attendre quelque signification en bien ou
en mal. Mais, si elle ne semblait pas aussi patiente que Job, elle
était du moins aussi pauvre, ce qui ne l'empêchait pas de savoir
arranger les choses de manière à paraître partout avec avantage, et
dans une toilette irréprochable pour le pays.
Le second personnage dont nous avons à parler était mister
Christophorus, ou, comme on l'appelait ordinairement, le riche Toffel
(abréviation allemande de Christophe), garçon de six pieds six pouces
américains, en apparence un peu lâche, mais nerveux et solidement
constitué. Indépendamment de ces avantages, et ils n'étaient pas à
dédaigner, Christophorus possédait encore une métairie de trois cents
acres, tout le vallon de l'Ohio dont nous avons fait une description,
une grange bâtie en pierre, une maison ornée de jalousies peintes en
vert, et pourvue d'un toit en bardeaux également peints en rouge, et, à
ce qu'on disait encore, deux bas de laine bleue que lui avait laissés
son père, et qui étaient entièrement remplis de bons dollars espagnols.
Aussi, lorsque Toffel passait devant quelque ferme sur son cheval gris,
en sifflant un air allemand, le cœur de plus d'une blondine se mettait
à battre plus vite.
Il arriva donc que Jemmy se trouva placée à côté de Toffel. Comment
cela se fit, c'est ce que la chronique ne dit pas bien clairement; mais
ce qui paraît certain, c'est que la volonté de ce dernier ne fut pour
rien dans ce hasard. Toffel, comme nous l'avons dit, était un grand
garçon à larges épaules, et, comme les bancs du local n'étaient rien
moins que commodes, il s'assit sur le tronc d'un hickory; Jemmy choisit
sa place tout à côté de lui, comme pour se séparer d'un certain groupe
de jeunes gens plus bruyants et plus entreprenants que notre héros.
En effet, celui-ci siégeait sans mauvaise pensée, paisible comme un
citoyen sensé des États-Unis, écossant des épis de maïs, et pensant à
son énorme cheval, à son bétail et à ses bas bleus, ainsi qu'à mille
autres choses, excepté à sa gentille voisine. Nous ne voulons pas dire
que sa voisine pensât à lui; seulement, avec toute la complaisance
d'une âme chrétienne, elle entassait d'une main leste un grand nombre
de tiges devant son voisin, qui, long et maladroit qu'il était,
n'avait plus qu'à étendre le bras pour les écosser commodément. Mais
Toffel ne faisait nulle attention à cette main amicale, et continuait
d'écosser jusqu'à ce que, le tas diminuant, il lui fallait se courber
et s'étendre à sa grande gêne; mais alors ce fut encore elle qui se
courba gracieusement, et rassembla quelques douzaines d'épis dans son
tablier pour les poser en petit tas devant lui, le tout avec une grâce
si enchanteresse, qu'il était presque impossible de lui résister. Mais
soyez assuré que toute cette attention eût encore échappé aux regards
de notre tète carrée d'Allemand, si, précisément dans l'instant où
elle tournait d'une manière si attrayante devant lui, son œil n'eût
rencontré par hasard celui de Toffel, et cet œil, dirent quelques
mauvaises langues, avait alors une expression si irrésistible, que
Toffel, pour la première fois, ouvrit grandement les siens.
Sur quoi, il se remit à écosser son maïs, et à prendre de temps en
temps une gorgée de whiskey, sans un mot de remercîment à sa gentille
et complaisante voisine. Faut-il s'étonner si elle se lassa d'aider à
la paresse d'une bûche si insensible? Donc, quand le troisième tas fut
écossé, Jemmy ne s'occupa pas davantage de Toffel. Quoi qu'il en soit,
celui-ci commençait à se trouver assez bien, et à prendre plus souvent
sa gorgée de whiskey, quand le sort jaloux le menaça de le priver de
cette consolation.
Plusieurs heures s'étaient déjà envolées depuis que la société s'était
livrée au travail, quand le hasard voulut que les deux voisins
tirassent à la fois chacun deux épis de grain rouge. Mais il faut
savoir que, suivant un usage respectable établi aux États-Unis, deux
épis rouges qui sont tirés et écossés en même temps par deux individus
qualifiés, comme Jemmy O'Dougherty et Jacques Toffel, confèrent au plus
fort des deux le droit de donner et même au besoin de prendre un baiser
à l'autre.
Toffel était donc en possession d'un titre aussi valable qu'aucun autre
au monde; mais peu s'en fallut qu'il ne le perdît, en négligeant d'en
user. En effet, déjà il avait laissé tomber sa tige, quand Jemmy, brave
fille! s'avisa d'avoir des yeux pour lui.
--Deux épis rouges! s'écria-t-elle dans une naïve ignorance de ce
qu'elle faisait.
--Deux épis rouges! s'écrièrent aussitôt cinquante gosiers. Et toute
la société se mit debout comme si la foudre était tombée au milieu
d'elle. Ici, il fut impossible à notre Toffel de ne pas comprendre
la cause de cette émotion générale. Aussi parut-il enfin jaloux du
droit que le hasard lui avait conféré; mais il fallait encore vaincre
la résistance de tout le corps féminin, qui forma autour de Jemmy un
carré qui aurait défié tout un bataillon de freluquets de la ville.
Cependant, Toffel n'était pas homme à se laisser arrêter par de vaines
démonstrations; il s'avança vers les conjurées, saisit commodément
chacune de ses adversaires après l'autre, en jeta une demi-douzaine
sur un tas d'épis à sa droite, une demi douzaine sur un autre tas à
sa gauche, et se fraya ainsi la route jusqu'à Jemmy, qui, il faut le
dire, lui résista bravement; mais la citadelle la plus forte finit par
se rendre, et ainsi céda enfin notre Irlandaise, qui laissa Toffel
imprimer paisiblement ses lèvres larges d'un pouce sur les siennes,
bien qu'elle eût pu, à ce que prétendirent quelques compagnes jalouses,
éviter en partie ce terrible contact.
Ici s'arrêtent nos renseignements sur cette agréable soirée, et nous
pouvons croire seulement que la tranquillité d'esprit de Toffel y reçut
une forte secousse, et qu'après le _froehlich,_ qui comprenait aussi la
danse, il fut longtemps à s'endormir, et fit un rêve pour la première
fois de sa vie.
Il arriva que, peu de temps après, par un beau soir de décembre, Toffel
sella son étalon gris pommelé, et monta au petit trot les sinuosités
qui conduisent encore aujourd'hui de Toffelsville au pays haut, à
travers les montagnes de l'Ohio.
C'était une chose réjouissante que de voir les belles fermes au milieu
desquelles il eut à passer dans sa course. Plus d'une fille fraîche et
gentille, et, ce qui veut dire plus, mainte jeune fille ayant une bonne
dot, vivait dans ces habitations d'un extérieur grossier; plus d'une
jolie bouche cria à Toffel:
--Eh! Toffel! encore en route si tard? Ne voulez-vous pas entrer?
Mais Toffel n'avait ni yeux ni oreilles, et continuait son chemin; et
les fermes prirent un aspect toujours plus chétif, jusqu'à ce qu'enfin
il arrivât à une pièce de terre, couverte de châtaigniers, où sa
patience semblait sur le point de l'abandonner. C'est qu'il ne pouvait
jamais voir sans humeur cette espèce d'arbres, qu'il regardait avec
raison comme le signe le plus certain de l'infécondité du sol.--Et
pourtant, Toffel, tu continues encore à trotter; es-tu donc tellement
indifférent à ton repos que tu te laisses ensorceler par les yeux de
ce gentil lutin aux cheveux dorés, que le malin esprit lui même ne
parviendrait pas à maîtriser, qui, semblable au chat, sait à la fois
égratigner et caresser, rire et pleurer, le tout dans un seul et même
instant? Réfléchis, cher Toffel, suspends ton pèlerinage! L'eau et le
feu, le whiskey et le thé, des gâteaux de mais, tout cela irait-il
ensemble?... Mais le voici à l'extrémité du plant de châtaigniers,
et même devant un ... comment le nommerons-nous? devant une espèce
d'édifice qui semble dater des guerres des Indiens. Toffel secoua la
tète d'un air pensif; c'est la maison du vieux Davy O'Dougherty, et
c'est une maison d'un misérable aspect. Et sa grange? il n'en a pas;
ses haies? on a honte de les regarder. Oui, sa ferme offre un triste
tableau de l'industrie irlandaise; point de cheval, point de charrue;
toute la fortune agricole de Davy se réduit à quelques étroites pièces
de terre, semées de maïs et de pommes de terre.
Toffel fit une longue pause, indécis, pensif; mais justement le vieux
Davy était assis près de la porte, avec sa vénérable moitié aux cheveux
roux, et une demi-douzaine de petits monstres de la même couleur. Jemmy
seule ... il serait peu galant de ne pas la dire franchement blonde,
était la grâce et l'ornement de la triste cabane. Elle préparait le
thé, et mettait sur la table des gâteaux de maïs. Toffel alla s'asseoir
devant la cheminée sans avoir à peine desserré les lèvres, et n'eût
point bougé de cette place, si, en sa qualité d'Allemand, l'odeur de
la fumée du charbon de terre ne l'eût désagréablement affecté; il se
leva brusquement pour chercher une atmosphère plus pure, pendant que
Jemmy, le voyant à moitié aveuglé, s'enfuyait dans la cuisine avec un
rire moqueur. Toffel hésita un instant entre les deux portes, mais
involontairement il se trouva transporté devant le feu de la cuisine,
qui, étant de bois, lui plut bien mieux que l'autre, et auquel Jemmy
daigna bientôt prendre place à ses côtés.
Un quart d'heure s'était écoulé, et pas une pensée immodeste ou
quelconque n'avait traversé le cerveau de notre cavalier. La seule
licence qu'il se permit de prendre consistait de transporter son
chapeau d'un genou sur l'autre.
Enfin, cependant, il prit courage, et, regardant fixement sa voisine,
il lui demanda en anglais si elle ne voulait pas le prendre pour mari.
Que voulez-vous que je fasse d'un Allemand?
Telle fut la réponse un peu dure de la malicieuse Irlandaise, qui, en
rabaissant la marchandise qu'elle convoitait, n'avait d'autre but que
de se l'assurer à meilleur marché.
Mais songez bien à ce qu'était une telle réponse adressée par une
petite créature comme Jemmy à un homme comme Toffel, garçon de six
pieds, possesseur de trois cents acres de terre et de deux bas bleus
garnis.
Toffel n'était rien moins que fier, cependant il se leva fort
déconcerté, tira son chapeau, et s'apprêtait à sortir en soupirant de
la cuisine, lorsque la rusée jeune fille, se glissant entre lui et la
porte, lui dit en lui prenant la main:
--Et, si je vous prends, me promettez-vous d'être bon enfant?
Le dialogue dès lors prit des formes plus précises, et Toffel ne tarda
pas à aller rejoindre son gris pommelé, après avoir rudement serré la
main de sa future.
Quelques jours après, le ministre protestant Gaspard Ledermaul,
ancien tailleur, bénissait le mariage de Jacques Toffel et de Jemmy
O'Dougherty; ce qui semblerait, devoir mettre fin à notre histoire, si
nous en voulions abandonner légèrement les héros, et si l'on ne savait,
d'ailleurs, que les mariages n'offrent pas moins de péripéties que les
amours les plus traversées.
[1] Choucroute. _Blockhaus,_ maison construite en troncs d'arbres
équarris. _Franchouse,_ maison de charpente revêtue de pierres et de
plâtre.
II
COMMENT JEMMY O'DOUGHERTY EUT TOUT D'ALLER A UN MEETING SUR UN TROP
GRAND CHEVAL
Jacques Toffel n'avait pas encore accompli sa vingt et unième année,
quand il entra dans la lune de miel, et ici nous devons dire à sa
louange qu'il sut jouir du bonheur avec sa modération accoutumée.
Nous n'avons pas laissé voir qu'il fût dissipé; et, assurément, nulle
tentation ne lui vint d'introduire sa femme dans la haute société
du Saragota, et de vider ainsi les deux bas bleus. Quant à mistress
Toffel, ce n'était pas, certes, une méchante fille; il y avait en elle
toujours cette sorte de diablerie irlandaise qui ne lui permettait
pas d'être en repos, tant que son mari n'avait pas fait sa volonté.
Pour tout dire, en un mot, c'était elle qui portait les culottes ou
les _inexpressibles,_ selon la chaste locution anglaise. D'ailleurs,
notre couple vivait heureux; un jeune Toffel ne tarda pas à faire
son apparition dans le monde, et surtout alors l'heureux fermier ne
regretta pas d'avoir tiré son épi rouge.
Or, il advint qu'un missionnaire se présenta vers ce temps dans la
colonie, avec la prétention d'enseigner à nos bonnes gens un chemin
plus court que par le passé pour gagner la porte du Ciel. Afin de
donner à son projet l'impulsion nécessaire, il avait annoncé un
meeting, après s'être assuré préalablement de l'assentiment des dames.
Mistress Toffel, dont le respectable pasteur avait recherché surtout
le patronage, avait décidé, pour répondre à cet égard flatteur, que
son jeune fils serait baptisé en cette occasion, et que le père le
transporterait dans ses bras au meeting.
Jusqu'ici, tout était bien, et Toffel n'y trouvait guère à redire;
toutefois, en sellant ses deux chevaux, il éprouva une sorte de
malaise, et comme un pressentiment fâcheux lorsqu'il s'occupa de son
grand cheval gris. Mistress Toffel avait connu pour cet animal une
telle prédilection, qu'elle avait déclaré n'en pas vouloir monter
d'autre. A la vérité, comparés au grand cheval entier de Toffel, les
autres n'étaient que des chats; mais Jemmy n'était pas une géante,
et les petits chevaux lui eussent toujours mieux convenu qu'à son
mari. Celui-ci était, depuis peu, devenu ambitieux, et aspirait aux
emplois publics; et il fallait qu'il arrivât disgracieusement sur une
de ces rosses, en s'exposant aux railleries et aux suppositions de
la foule! En tirant les chevaux de l'écurie, il vit précisément sa
femme sur le seuil de la maison; mais sur son front était écrite cette
inflexible résolution à laquelle le pauvre homme n'avait guère l'usage
de résister. Il la laissa donc monter sur un tronc d'arbre, d'où elle
s'élança sur le gris pommelé, dont elle saisit la bride avec grâce et
autorité.
La voilà sur cet animal immense, semblable à un malicieux baboin qui
s'apprête à mettre à l'épreuve la mansuétude d'un patient dromadaire.
Toffel la regardait la bouche ouverte et les yeux fixes.
--Ma chère! dit-il après un long combat intérieur, je vous en prie,
prenez le petit cheval, et me laissez le plus grand.
--Toffel, s'écria sa moitié, sûrement vous n'êtes pas assez fou pour
songer à cela précisément en ce moment.
--Si, je suis assez fou pour cela; et, si je prends ce veau irlandais,
je serai à la fois à pied et à cheval.
Ses paroles, ses regards étonnèrent la dame; ils indiquaient une sorte
de révolte contre son pouvoir, et elle sentit que tout son règne
dépendait de la résolution qu'elle prendrait en ce moment décisif,
et c'est dans cette idée qu'elle donna un grand coup de fouet à son
cheval, qui, en deux élans, l'emporta hors de la cour.
Toffel n'eut donc rien de mieux à faire que de monter sur la rosse, en
soupirant et en murmurant quelques phrases de sa langue incomprise,
comme _sapperment! verflucht!_ et autres aménités germaniques dont il
pouvait, au besoin, dissimuler le sens. Tout à coup il fut interrompu
dans son monologue par un cri parti du haut de la montagne. Toffel jeta
les yeux autour de lui, puis il regarda la hauteur, mais il n'aperçut
rien; rien ne se faisait plus entendre, et pourtant la voix qui avait
percé ses oreilles était la voix aiguë et sonore de sa femme, il en
était certain. Elle l'avait devancé au galop de quelques centaines de
pas, et bientôt les sinuosités de la route, à travers les montagnes,
l'avaient dérobée à ses regards.
--Le cheval gris l'a certainement jetée à bas, se dit le loyal garçon.
Et à peine cette idée s'était-elle présentée à son esprit, qu'il vit,
en effet, son coursier favori descendre à grands bonds la montagne.
Toffel fut saisi de frayeur; il se jeta, des deux jambes à la fois,
à bas de sa rosse, et courut au-devant du cheval fougueux, qui,
reconnaissant son maître, s'arrêta tranquillement jusqu'à ce qu'il
l'eût débarrassé de la selle de Jemmy, et qu'il eût monté dessus avec
son rejeton. Alors, Toffel se dirigea au grandissime trot vers le haut
de la montagne, et courut au secours de sa moitié, de laquelle bien
d'autres ne se seraient guère plus inquiétés après la manière dont elle
s'était comportée; mais Toffel était d'une bonne pâte d'Allemand, et il
se hâta de tout son pouvoir d'arriver à l'endroit fatal où elle devait
avoir établi sa couche. Une seconde fois il entendit crier, mais ce
n'était pas sa voix ordinaire, c'était plutôt un cri de détresse. Ce
cri se renouvela, et, trempé d'une sueur froide, Toffel alors lança son
cheval ventre à terre du côté d'où semblait venir la voix de sa femme;
mais point de traces. Il regarda à droite, à gauche, puis à terre,
et enfin il remarqua avec un horrible serrement de cœur des traces
de pas d'hommes, et à côté les empreintes des pieds de sa femme. Des
hommes étaient venus là, c'était évident; mais dire ce qu'était devenue
sa femme, c'était une chose bien difficile, les traces se perdaient
dans la forêt. Il examina de nouveau ces traces, et il reconnut avec
consternation la large empreinte des mocassins des Indiens. Un regard
vers la forêt lui fit apercevoir quelque chose d'un gris noir, c'était
une plume d'aigle: plus de doute, sa malheureuse Jemmy venait d'être
surprise et enlevée par les Indiens.
Toffel aimait sincèrement sa femme; cependant, il n'eut point
d'évanouissement, et toute la force de son amour ne put lui arracher
une larme; et, au lieu de perdre du temps en vaines lamentations,
il courut au grand galop rejoindre le meeting, apprit à ses voisins
que les Indiens avaient surpris et enlevé sa femme tandis qu'elle se
rendait à l'assemblée, ajoutant qu'il fallait qu'il la recouvrât à tout
prix, et que, s'ils étaient bons voisins, et s'ils voulaient être des
hommes libres, il fallait qu'ils vinssent courir en toute hâte avec
lui sur les traces de ces Peaux-Rouges pour leur reprendre sa Jemmy.
Comme ceux à qui il s'adressait étaient, en effet, des hommes de cœur,
Toffel, en peu d'heures, se vit à la tête de cinquante jeunes gens,
qui, tenant d'une main leurs carabines et de l'autre la bride de leurs
chevaux, juraient de venger dignement l'enlèvement de la nouvelle
Hélène.
Il n'était pas rare, en ce temps, que les colons des États-Unis eussent
à poursuivre des Indiens pour un semblable motif; mais, pendant que
Toffel et ses vaillants compagnons sont occupés à retrouver les traces
des Peaux-Rouges qui avaient enlevé Jemmy O'Dougherty, nous allons,
nous conformant encore plus directement aux usages chevaleresques,
rejoindre notre dame, pour lui prêter au besoin aide et secours.
Donc, Jemmy, l'entêtée Jemmy, avait été seule en avant de quelques
centaines de pas, ainsi que nous l'avons déjà dit. C'était d'abord une
chose qu'une femme raisonnable n'aurait jamais faite: elle se serait
tenue à côté de son mari, d'un aussi bon mari surtout que l'était
incontestablement Toffel, notamment dans des temps si critiques, où
les sauvages parcouraient encore en partisans tout l'État d'Ohio,
et s'avançaient même jusqu'au fort Pitt, attendu que, précisément à
cette époque, les États-Unis étaient engagés avec eux dans une guerre
sanglante. Sans doute, elle cria vaillamment, mais il était trop tard;
probablement les Indiens en avaient déjà trop vu pour renoncer, en
faveur de ses cris, à une si belle proie. L'un monta sur le cheval
gris et la prit en croupe, pendant qu'un second obligeait la belle à
enlacer ses bras autour de son cavalier; un troisième, lui voyant des
dispositions à résister, établit entre son cou de cygne et un coutelas
qu'il tira de sa ceinture un voisinage dangereux, si bien que la pauvre
créature se résigna à son sort, et ne songea plus qu'à ne pas se
laisser tomber de cheval pendant la longue course qui s'ensuivit.
Toutefois, elle ne pouvait s'empêcher de s'écrier par instants:
--Le grand cheval! le grand cheval!
Mais sa tenue modeste et résolue à la fois inspirait quelque respect
à ses ravisseurs, et surtout à Tomahawk leur chef, qui, en arrivant à
Miamy, quartier général des Peaux-Rouges, la plaça sous la protection
de sa mère, avec le titre de dame d'honneur. Sans doute, ce poste
n'eût pas été à dédaigner, si le fils de la princesse mère avait eu
à gouverner quelque chose qui en valût la peine; mais le roi des
Shawneeses, frère aîné de Tomahawk, n'étendait guère son empire que
sur un territoire de quelques centaines de milles carrés. Ses sujets
étaient des sauvages non encore civilisés, qui, dans leur intelligence
bornée, n'avaient aucune idée du droit divin de leur souverain,
c'est-à-dire qu'ils ne voulaient pas travailler pour lui, disant qu'il
avait, comme eux, reçu du grand Esprit deux bras propres au travail.
Nos bienveillants lecteurs comprendront qu'au milieu d'une réunion
d'hommes si déraisonnables, mistress Toffel ne pouvait compter sur de
grands avantages, malgre la place honorable qu'elle occupait. Du reste,
elle vit bien que des pleurs et des jérémiades ne pouvaient qu'empirer
sa position, et qu'il valait mieux l'accepter bravement et chercher à
se rendre utile. Aussi, avec une mine où l'on ne pouvait méconnaître un
trait d'ironie, elle saisit, le lendemain matin, la marmite remplie de
gibier, et se mit à préparer elle-même le repas des Indiens. Ceux-ci
s'assirent bientôt à l'entour en croisant les jambes:
--Whoo! s'écria le souverain, qu'avons-nous là?
De sa vie, il n'avait fait un aussi délicieux déjeuner à _la
fourchette,_ dirions-nous, si les sauvages avaient des fourchettes. La
princesse mère indiqua de sa main, et en souriant gracieusement, sa
dame d'honneur, qui, pour sa récompense, reçut une côtelette. Jemmy
avait une contenance fière, comme si elle se fût trouvée assise sur
le grand cheval. Peu de temps après, les sauvages entreprirent une
nouvelle excursion, de laquelle ils rentrèrent au bout de quinze jours
chargés de butin de toute espèce: des robes de femme, des spencers,
des chapeaux, des corsets, etc. Une garde-robe complète était échue
en partage à Tomahawk. Le lendemain, il parut vêtu d'une robe de
_linsey-woosey_ couleur rouge, et la tète ornée d'un chapeau en soie
verte, par-dessus lequel il lui avait paru de bon goût de mettre le
bonnet d'une femme en couches: le chef lui-même se montra dans une
petite robe _à l'enfant,_ avec un spencer coquelicot par-dessus, et
un capuchon du temps de Louis XV. A peine Jemmy avait-elle jeté les
yeux sur ses maîtres métamorphosés, qu'elle fit signe aux squaws de
la suivre dans la forêt, où se trouvaient beaucoup de plantes de lin
sauvage. Elle en fit cueillir une certaine quantité, qu'elle fit
rapporter au camp par ses compagnes. Elle obligea ensuite celles-ci à
préparer le lin pour le filage, qu'elle leur enseigna, et, en peu de
semaines, des habits de chasse, ornés de rubans de soie et de calicot,
remplacèrent les robes de femmes sur les corps de ses ravisseurs. Une
quinzaine de jours après, les hommes firent une nouvelle expédition,
dans laquelle le souverain fut tué et son frère Tomahawk blessé. Jemmy,
à l'instar d'autres sujets loyaux, prit le deuil, pansa les plaies du
survivant, et, quand le jeune chef fut rétabli, elle lui présenta un
costume neuf qu'elle avait confectionné pour lui pendant sa maladie.
Elle y mit tant de grâce, selon l'avis de l'Indien, que, dès ce moment,
il devint son admirateur et son fidèle paladin. Quand, le lendemain, il
se fut vêtu de son costume neuf, il se trouva si agréablement surpris
et tourné, qu'il mit pour la première fois de côté ces habitudes de
respect qu'il avait contractées vis-à-vis de mistress Toffel, et
qui l'avaient empêché jusque-là de déclarer un peu plus ouvertement
l'affection qu'il ressentait pour elle. Il alla lui rendre une visite.
Toute la résidence fut en révolution; les dames rouges étaient au
désespoir. Elles comprirent que ce n'était pas en leur honneur que le
nouveau souverain s'était revêtu d'une si brillante toilette, et que
ses attentions s'adressaient à la fière Américaine, qui, dans leur
opinion, ne pouvait naturellement résister à ce somptueux accoutrement.
Et vraiment ni Londres, ni Paris, ni New-York n'auraient pu se vanter
d'avoir vu, sur une seule et même personne, une prodigalité d'objets
de luxe comme il plut ce jour-là à Tomahawk d'en étaler aux yeux de sa
fidèle sujette. Mais aussi il était lui-même resté trois heures, jambes
croisées et miroir en main, à admirer avec des yeux brillants de joie
ses charmes irrésistibles. Trois larges paillettes d'argent entouraient
artistement son nez, auquel était encore suspendu un dollar espagnol;
deux autres dollars pendaient à ses oreilles, et, par une spirituelle
inspiration, l'Indien avait orné sa lèvre inférieure d'une sixième
pièce de monnaie. Ses cheveux étaient richement entremêlés d'aiguilles
de porc-épic, et du sommet de sa tête descendaient majestueusement
trois queues de buffles. Un collier de pas moins de cinquante dents
d'alligators ornait son cou, autour duquel serpentait encore un petit
collier de grandes perles de cristal, trophée qu'il avait conquis dans
un combat avec les Chikasaws. Il n'avait pas moins soigné l'habillement
des parties inférieures de son corps: ses jambes étaient jusqu'à
la cheville entourées de petits cercles de cuivre et de fer-blanc
qui résonnaient prodigieusement à chacun de ses pas; le reste de sa
toilette consistait en un chapeau anglais à trois cornes. Lorsque, avec
la conscience de ses perfections, il approcha de la résidence de madame
mère, il leva haut les jambes et en fit deux fois le tour en dansant,
pour se régaler de la musique dont il était le créateur; arrivé à la
porte, il jeta un dernier coup d'œil sur son miroir de poche en se
regardant de la tête aux pieds; puis il entra.
Nous sommes malheureusement sans information aucune sur le succès de
tant d'efforts et de combinaisons de bon goût; tout ce qui est devenu
notoire, c'est que le haut prétendant fut bien moins satisfait de
lui-même, quand il quitta la résidence de sa mère, qu'il ne l'avait été
en y entrant. La chronique ajoute que, dès ce moment, Jemmy eut sur
le souverain indien un empire pour le moins aussi illimité que celui
qu'elle avait déjà exercé sur Toffel; et il paraît qu'elle ne tarda pas
à en faire usage, sans doute par de bonnes raisons, attendu qu'elle
eut à repousser des tentations assez vives. Mais, dit encore notre
document, elle résista héroïquement. Comment, en effet, pouvait-elle
agir autrement, elle dont la pensée tendait à un autre but? Oui, son
regard était sans cesse fixé sur le soleil couchant, sur cette partie
du monde où vivait son cher Toffel. Depuis cinq années entières, elle
avait supporté sa captivité avec un courage, avec une fermeté héroïques
et vraiment irlandais; mais présentement elle sentait chaque jour
davantage l'amertume de sa position. Pendant la première année, elle
avait été tenue en mouvement par la nouveauté de sa destinée; elle
avait, en outre, été stimulée par le sentiment de la conservation.
Durant les années suivantes, elle s'était peut-être sentie flattée des
attentions de son adorateur indien;--mais faire la coquette avec un
sauvage, ce n'était, après tout, qu'un pauvre passe-temps, et cela ne
pouvait durer à la longue. Ainsi, le vif désir de revoir les lieux sur
lesquels se concentraient ses souvenirs prenait chaque jour en elle
plus de force. Songer à fuir, c'eût été de sa part une folie pendant
la première année; on l'avait surveillée, durant l'été, avec des yeux
d'Argus, car son adresse en toute chose la rendait indispensable aux
sauvages, et une fuite dans le cours de l'hiver n'était pas plus
exécutable. Où aurait-elle trouvé des vivres, un lieu de repos? Son
voyage jusqu'au camp des sauvages avait duré vingt jours; elle devait
donc être à une énorme distance de chez elle, et si, par malheur, on
avait connu son projet, son sort eût été horrible.
III
COMMENT JEMMY REVIENT CHEZ JAQUES TOFFEL
Enfin, l'occasion favorable que Jemmy désirait si vivement vint se
présenter à l'expiration du cinquième été après son enlèvement. Les
hommes étaient partis pour la chasse d'automne; leurs femmes les
avaient accompagnés; il n'était resté au camp que les plus faibles
et les plus âgés. Par le contentement apparent qu'elle avait montré
pendant cinq ans, Jemmy était parvenue à calmer les méfiances des
Indiens, dont la vigilance s'était affaiblie. Elle avait appris que,
par suite de l'accroissement de la population, la colonie avait étendu
ses limites, et qu'elle se trouvait dès lors à une moindre distance de
celle des sauvages; elle espérait donc rencontrer de ses compatriotes,
sinon au bout de la première semaine, du moins au bout de la seconde.
Elle résolut sa fuite, et réalisa sur-le-champ son projet. Un petit
sac rempli de vivres fut tout ce qu'elle emporta avec elle; elle
avait quatre cents longs milles à faire depuis le grand Miami jusqu'à
l'Ohio supérieur; mais son courage était à la hauteur de sa grande
entreprise. Elle aimait son Toffel; elle l'aimait maintenant plus
que jamais, ce garçon si bon, si patient, et pourtant si sensé. Son
courage fut rudement mis à l'épreuve dans les marais de Franklin,
elle courut un grand danger de se noyer dans le Sciota, et, en errant
pendant plusieurs jours dans les solitudes qui séparent Colombus,
capitale de l'État de l'Ohio, de New-Lancaster, d'être dévorée par les
ours et les panthères; mais elle se tira heureusement des marais, des
rivières et des lieux déserts. Pendant les cinq premiers jours, elle
vécut de sa provision de gibier fumé; puis elle se regala de papaws,
de châtaignes et de raisins sauvages, et, au bout de dix jours de
peines et de fatigues inexprimables, elle trouva, pour la première
fois, un abri sûr dans un blockhaus. Même ici, son esprit irlandais
indomptable ne l'abandonna pas, et elle aborda les _Hinterwaeldler_[1]
d'un air aussi assuré et aussi ouvert que si elle se fût présentée à
la tête des Shawneeses, et leur demanda des vivres. Ceux-ci ouvrirent
d'assez grands yeux, comme on peut le présumer, mais ils donnèrent ce
qu'ils avaient. Des lors, notre bonne Jemmy n'eut plus qu'à suivre les
bords de l'Ohio, et ne tarda pas à voir les charmantes hauteurs qui
cachaient son heureux _chez elle_ sortir du bleu vaporeux qui les
enveloppait. Elle doubla le pas; la voilà sur les premiers coteaux.
Pour la première fois, son cœur battit plus fort; un instant arrêtée
an souvenir du grand cheval, elle reprit sa course et s'élança dans
les sinuosités boisées du coteau. Voilà bien devant elle le magnifique
Ohio, poursuivant son cours en deux larges bras; puis les eaux de
l'Alléghany, limpides comme la source qui jaillit d'un roc; puis enfin,
tout à côté, celles du Monogehala, troubles et bourbeuses, et offrant
assez bien l'image d'un mari grognon auquel est enchaînée une vive et
douce compagne. La voilà arrivée à la dernière éminence, d'où l'on
peut contempler toutes ses possessions: voici le magnifique vallon,
le plus fertile des _bottants,_ enclavé parmi les promontoires de
montagnes; voilà la grange bâtie en pierre, le toit et les persiennes
reluisant de l'éclat d'une fraîche peinture. Là, à main gauche, le
vieux verger; puis, à droite, le nouveau, à la plantation duquel elle
avait aidé, et dont les arbres pliaient déjà sous le poids des fruits.
Elle regardait, elle n'osait s'en fier à ses yeux, et elle voyait plus
encore... Non, ce n'était pas une illusion, c'était son cher Toffel
qui sortait justement de la maison, et, derrière lui, un petit bambin
aux cheveux blonds, qui le tenait ferme aux basques de son habit. Oui,
c'était bien Toffel dans sa culotte de peau, avec ses bas bleus à coins
rouges et ses souliers ornés de boucles énormes. Elle n'y tint pas
plus longtemps, descendit d'un pas ferme du coteau, et, ayant traversé
rapidement le potager, elle se trouva tout à coup devant Toffel.
--Tous les bons esprits louent le Seigneur! s'écria celui-ci, usant,
dans son anxiété, de la formule légale par laquelle, de temps
immémorial, les honnêtes Allemands ont l'habitude de conjurer les
spectres, les sorcières et les esprits malins.
Et, dans le fait, nous n'aurions pas trop le droit de blâmer Toffel, si
le Blocksberg[2]se présentait en ce moment à sa pensée. Cinq années
d'absence et de séjour parmi les sauvages habitants des bords du
grand Miami, jointes au voyage abominable que Jemmy venait de faire,
n'avaient pas précisément beaucoup contribué à relever ses charmes, ni
à rendre sa toilette assez élégante pour lui prêter quelque attrait de
plus. Même Toffel, de tous les hommes le moins _fashionable,_ put à
peine comprendre que ce pouvait être là sa Jemmy, l'oracle du bon goût
en toute chose. L'imprévu de son apparition répandait sur sa personne,
un peu décharnée, quelque chose de surnaturel; de sorte que, nous le
répétons, nous ne sommes nullement surpris de ce que le cerveau de
Toffel se troubla subitement et de ce qu'il se souvint du Blocksberg,
dont feu son père lui avait raconté tant de choses. Jemmy, à ce qu'il
paraissait, ne fut pas très-flattée de sa surprise, de ses exclamations
et de son effroi, et elle lui dit, du ton le plus doux qu'il lui fut
possible de prendre:
--Eh bien, quoi, Toffel, as-tu perdu la raison? ne me connais-tu plus,
moi, ta Jemmy?
Toffel ouvrit les yeux le plus qu'il pouvait, et, peu à peu,
reconnaissant le nez contourné, l'œil brillant qui lançait, comme de
coutume, des regards hardis et étincelants, ne put, à ces signes,
douter de la réalité:
--_Mein Gott! mein schatz!_ s'écria-t-il dans son plus doux allemand.
Puis deux larmes coulèrent le long de ses joues, et il embrassa Jemmy
avec effusion.
Jemmy était réellement bien charmée de voir son Toffel de si bonne
humeur. Cependant, dit le proverbe, trop ne vaut rien, et, suivant
toutes les apparences, il semblait à Jemmy que Toffel était inépuisable
dans ses manifestations de tendresse, et, en effet, elle commençait
déjà à perdre patience et à souhaiter de voir son fils, comme aussi
de savoir où en étaient les affaires du ménage; de sorte que, tout en
exprimant ce double désir, elle se dégagea des bras de son mari pour se
diriger vers la porte.
Toffel la saisit par sa robe, et, se plaçant devant elle, l'empécha de
sortir.
--Ma bien-aimée, lui dit-il, arrête-toi encore quelques moments,
jusqu'à ce que je t'aie appris ...
--Appris quoi? reprit-elle avec impatience; que peux-tu avoir à me
dire? Je désire voir mon garçon et comment tu as conduit les affaires
de la maison; j'espère que tout est en ordre ...
Son œil jeta un regard scrutateur sur le pauvre Toffel, qui ne semblait
nullement être à son aise.
--Mon cœur, ma femme, continua-t-il, aie seulement un peu de patience!
--Je ne veux pas avoir de patience, répliqua-t-elle; pourquoi ne
veux-tu pas entrer dans la maison?
Et, en disant ces mots, elle s'approcha de la porte. Toffel, au dernier
point embarrassé, lui barra de nouveau le chemin, en lui prenant les
deux mains.
--Eh! by Jasus[3], et de par toutes les autorités! s'écria-t-elle
étonnée d'une conduite si singulière, je serais tentée de croire que
tout n'est point ici en règle et que tu n'es pas bien aise de me voir!
--Moi, ne pas être bien aise de te voir! mon cœur, ma bien-aimée! Oui,
oui, tu seras de nouveau ma femme! répondit le brave garçon.
--Je serai de nouveau, de nouveau ta femme! répéta-t-elle. Et ses yeux
étaient étincelants, et son petit nez se tordait.
--Être de nouveau sa femme, se dit-elle encore à voix basse, en
s'arrachant avec force de ses mains.
Puis, montant l'escalier avec la rapidité de l'éclair, elle se
précipita sur la porte, pressa le loquet, ouvrit et vit, se berçant
doucement dans un fauteuil, Marie Lindthal, la plus jolie blondine de
toute la colonie, jadis sa rivale, et maintenant l'heureuse usurpatrice
de ses droits matrimoniaux.
[1] Mot allemand composé, qui veut dire habitants des bords des forêts.
[2] Montagne du sabbat.
[3] Exclamation irlandaise.
IV
CE QU'IL AU RIVA DE JACQUES TOFFEL ET DE SES DEUX FEMMES
Il faudrait une plume très-familiarisée avec les peintures
psychologiques pour décrire les symptômes des diverses passions qui se
dessinaient d'une manière énergique sur le visage de notre héroïne. Le
mépris, la fureur, la vengeance en étaient encore les plus faibles;
il sortait de ses yeux des étincelles si vives, que, pour nous servir
d'une phrase à l'usage des _Yankees,_ la chambre commençait à en être
embrasée; ses poings se fermèrent convulsivement, ses dents grincèrent,
et, semblable au chat qui voit son territoire occupé par l'ennemi
mortel de sa race, elle s'apprêta à fondre sur le sien, ce qui aurait
pu devenir d'autant plus fatal pour les jolis traits de Marie Lindhal,
que, depuis un mois entier, mistress Toffel n'avait pas rogné ses
ongles.
Toffel, qui avait suivi Jemmy, vit avec un juste effroi ces terribles
préparatifs, et se jeta de toute sa longueur entre les deux puissances
belligérantes. Mais il n'était pas sûr encore que sa médiation fût
très-efficace, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit pour donner entrée
au jeune Toffel, suivi de toute une bande d'héritiers d'un autre lit.
Cinq années s'étaient écoulées depuis que Jemmy n'avait tenu son jeune
fils dans ses bras; oubliant son ennemie, elle sauta sur lui pour
l'embrasser. Le jeune garçon s'effraya, cria très-haut, et courut à sa
belle-mère. La pauvre Jemmy resta immobile à sa place, la fureur et
le désir de la vengeance l'avaient abandonnée; une douleur indicible
pénétra son cœur; elle se dirigea en tremblant vers la porte, saisit le
loquet et fut sur le point de tomber à terre. La pauvre femme souffrait
horriblement en cet instant; elle était devenue une étrangère pour son
fils, une étrangère dans le monde entier! Elle se remit cependant. Des
âmes comme la sienne ne sont pas facilement abattues.
--Comment va mon père? demanda-t-elle brièvement.
--Mort, répondit Toffel.
--Et ma mère?
--Morte, fut encore la réponse.
--Et mes frères, mes sœurs?
--Dispersés dans le monde.
--Ainsi, je les ai tous perdus! dit-elle de manière à pouvoir à peine
être comprise.
--J'ai, reprit Toffel d'un son de voix plus doux, j'ai attendu toute
une année ton retour, en demandant de tes nouvelles dans tous les
journaux allemands et anglais, et, comme tu ne vins pas, ajouta-t-il en
hésitant, te croyant morte, je pris Marie.
--Alors, garde-la, répliqua Jemmy d'un ton ferme, en accompagnant ces
paroles d'un regard où se peignait le mépris le plus profond.
Puis elle s'élança encore une fois sur son enfant, le saisit et
l'embrassa avec exaltation, puis elle ouvrit la porte ...
--Arrête! arrête! pour l'amour de Dieu! s'écria Toffel d'une voix qui
faisait deviner ce qu'il avait souffert.
Il est vrai de dire qu'il l'aimait sincèrement, et n'avait rien négligé
pour la retrouver. On avait battu le pays à vingt lieues à la ronde,
les annonces des journaux lui avaient aussi coûté maints dollars;
malheureusement, ils circulaient plus particulièrement dans la partie
orientale du pays, tandis que Jemmy figurait comme dame d'honneur dans
la partie occidentale. Et, malheureusement encore, au bout d'une année,
le révérend pasteur Gaspard fit un sermon sur ce beau texte: _Melius
est nubere quam uri,_ qu'il rendit très-disertement en langue allemande
à Toffel. Celui-ci crut agir en bon protestant, prit une femme bonne
et jolie, mais à laquelle manquait cet esprit de contradiction,
d'agacerie, ces boutades, ces propos piquants qui réveillaient jadis si
à propos son caractère nonchalant.
Telle était la position de notre Toffel, le mari à deux femmes, entre
lesquelles il semblait fortement balancer. Les garder toutes deux,
comme le patriarche Lamech, quelle apparence? Enfin, il s'écria;
Allons chez les _squire_ et chez le docteur Gaspard; allons entendre ce
que disent la loi humaine et la loi de Dieu.
En disant cela, Toffel agit en bon et loyal Allemand qui pensait qu'il
valait mieux ne pas prendre un parti de son propre chef, et mettre
toute la responsabilité de sa position sur l'autorité divine et humaine.
Jemmy tressaillit; le mot de loi, ou, ce qui en est la conséquence, un
procès, résonnait désagréablement à ses oreilles, et elle hésitait,
quand sa rivale, qui s'était retirée dans la chambre voisine, reparut
tenant dans ses bras les deux lourds bas remplis de dollars de la
communauté.
--Prends-les, dit-elle d'une voix douce à Jemmy, prends-les, et
Jeremias Hawthorn est encore garçon; sois heureuse, bonne Jemmy!
Il y avait quelque chose de touchant dans sa voix et dans sa
proposition sincère. Tout autre cœur que celui de la femme irlandaise
se serait ému; mais la vue de la femme heureuse sembla ranimer les
transports de Jemmy. Jetant sur Marie un regard du plus profond mépris,
elle s'approcha de Toffel, lui serra la main en lui disant adieu, et
sortit précipitamment de la chambre.
--Cours, cours, cher Toffel, de toutes tes forces, s'écria Marie;
cours, pour l'amour de Dieu! elle pourrait attenter à elle-même.
Toffel était resté immobile, privé, pour ainsi dire, de sentiment;
on aurait pu croire que tout lui paraissait un songe: la voix de sa
femme le rappela à la réalité. Il se mit à courir de toutes ses forces
après la pauvre fugitive; mais celle-ci avait déjà gagné beaucoup
d'espace sur lui. Redoublant ses longs pas, il était sur le point de
l'atteindre, lorsqu'elle se retourna et lui ordonna de regagner sa
maison. Elle proféra cet ordre d'un ton si ferme, que Toffel, encore
habitué à obéir à ses volontés, s'y conforma en reprenant lentement
le chemin de chez lui. Après avoir fait quelques pas, il s'arrêta
néanmoins, suivit d'un œil fixe la marche rapide de Jemmy jusqu'à ce
qu'elle eût disparu dans les profondeurs du coteau; alors, il secoua la
tète, et pensa ... quoi? C'est ce que nous ne saurions dire.
Jemmy poursuivait maintenant, comme un chevreuil qu'on a effrayé,
sa course vers le haut de la montagne; la voilà arrivée encore à
cette fatale saillie où son bonheur d'ici-bas avait, il faut bien
le dire, par sa propre faute, reçu une si terrible atteinte. Là
était la maison qui renfermait les deux Toffel; là paissaient ses
vaches et ses génisses et une demi-douzaine des plus grands chevaux
qu'elle eût jamais vus. Maintenant, elle en eût eu à choisir! Et il
fallait renoncer à tout cela! Cette pensée lui fit verser des larmes
amères. Et, à cette heure, plus de famille, plus d'amis peut-être;
que dirait-on de cette Jemmy si longtemps perdue, Jemmy la Squaw
indienne?... Insensiblement, ses sens se calmèrent; une nouvelle
pensée sembla germer en elle, et, à chaque seconde, cette résolution
semblait se raffermir. Enfin, comme pour échapper à la possibilité d'un
changement d'idées, elle se redressa tout à coup avec force, courut à
toutes jambes vers la forêt, et pénétra toujours plus avant dans ses
profondeurs.
V
OÙ L'ON DÉMONTRE COMMENT LES DEUX ÉPIS ROUGES ÉTAIENT POURTANT UN
PRÉSAGE
Ce fut vers l'année 1826 que Jemmy recommença son long voyage pour
retourner vers ceux qu'elle avait fuis naguère. Elle retrouva le
même courage inflexible pour aborder les colons avancés, établis
dans la partie nord-ouest des États-Unis (État actuel d'Ohio). Elle
leur demanda l'hospitalité sans solliciter une compassion superflue;
lorsqu'elle eut dépassé les dernières habitations, elle eut de nouveau
recours aux papaws, au raisin et aux châtaignes sauvages, et acheva
ainsi sa course de quatre cents milles jusqu'aux sources du grand
Miami, où, deux mois après sa fuite, elle se présenta avec aussi peu de
trouble et de crainte que si elle rentrait d'une visite du matin.
Jamais le quartier général des Squaws n'avait retenti de si grands
cris d'allégresse que lorsque Jemmy entra dans la cabane de la mère de
Tomahawk. Toute la population des Wigwams était en mouvement; Tomahawk
ne se possédait plus de joie. Il avait été son admirateur fidèle
pendant cinq années entières, et, ce qui n'est pas peu de chose de la
part d'un sauvage, durant tout ce temps, il n'avait pas osé prendre
la moindre liberté avec elle. Elle ne s'était pas acquis une légère
influence sur ce petit peuple; elle était l'institutrice des femmes,
le tailleur et la cuisinière des hommes, le factotum de tous, et, si
les derniers (les hommes) ne ressemblaient plus à des orangs-outangs,
c'était son ouvrage à elle. Tomahawk sautait et dansait de bonheur.
--Hommes blancs, pas bons! disait-il; hommes rouges, bons! s'écriait-il.
Et sa mère et tous les hommes s'unissaient à ces transports de joie.
Cependant, malgré la résolution ferme que Jemmy avait prise, sa
prudence ne lui permettait pas de donner trop beau jeu au sauvage
amoureux: non, elle réfléchit longtemps avant de lui permettre
seulement l'espoir le plus éloigné. Depuis vingt jours déjà, elle le
tenait renfermé auprès de la mère de Tomahawk, et, pendant ce temps, il
n'avait pu la voir que deux fois. Enfin, le matin du vingt et unième
jour, il fut mandé auprès de la souveraine de son cœur. Il s'y rendit
peut-être plus bizarrement accoutré encore que lors de sa première
demande, et, en balbutiant, il lui exprima de nouveau ses vœux. Jemmy
l'écouta avec le sérieux d'un juge d'appel; quand il eut terminé,
elle lui montra silencieusement la table sur laquelle était étalé
un habillement américain complet. Tomahawk retourna à sa cabane en
poussant des cris de joie, et, une demi-heure après, il parut un autre
homme devant sa maîtresse. Il n'avait vraiment pas si mauvaise mine;
c'était un garçon bien fait, d'une taille élancée;--Toffel n'était rien
en comparaison;--de plus, c'était le chef de plusieurs centaines de
familles, et l'on ne pouvait voir en lui un mari si fort à dédaigner.
Elle voulut bien alors tendre la main; il s'agissait encore d'une autre
épreuve. Deux chevaux amenés par ordre de madame mère se trouvaient
à la porte: Jemmy ordonna à Tomahawk de les seller. Il obéit tout de
suite en silence. Elle monta sur l'un, en lui faisant signe d'en faire
autant et de la suivre. Le chef sauvage était surpris; il la regarda
fixement, mais suivit néanmoins sa maîtresse, qui, quittant le canton
des Wigwam, dirigea leur course vers le sud; plusieurs fois, il se
hasarda à lui demander où ils allaient, mais elle lui répondit par un
geste, montrant d'un air significatif le lointain, et il se taisait
et suivait. La paix s'était rétablie entre les Indiens et les colons
pendant la captivité de Jemmy, et le dernier voyage de celle-ci lui
avait été utile à quelque chose. Elle avait appris qu'une colonie
américaine s'était formée, dans la direction du sud, à environ quarante
milles de distance des sources du Miami, et c'est sur cette nouvelle
colonie qu'elle se dirigeait en ce moment.
Dès qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du juge de paix. Le squire ne
fut pas peu surpris quand il vit tout à coup entrer chez lui une jeune
et jolie femme (Jemmy avait repris sa bonne mine pendant sa retraite de
vingt jours) et un jeune et beau sauvage, habillé comme un gentleman.
Du reste, Jemmy ne lui laissa guère le temps de se livrer à son
étonnement; mais, se tournant sans longs détours vers son compagnon,
elle lui dit:
--Tomahawk! pendant les cinq années de notre connaissance, je t'ai vu
donner tant de preuves de bon sens, que j'ai tout lieu d'espérer de
faire de toi un mari, et j'ai donc résolu de te prendre pour tel.
Tomahawk ne savait s'il veillait ou non, et il en était de même du
squire; mais la demande formelle que lui adressa Jemmy, de la marier,
elle, Jemmy O'Dougherty, avec Tomahawk, le chef de la peuplade des
Squaws, et dix dollars reluisants qu'elle joignit à cette demande,
firent cesser tous les doutes du juge de paix, et, prononçant sur eux
la formule matrimoniale, il unit leurs mains. La chose était finie,
le pauvre sauvage ne comprenait point encore ce que signifiait cette
cérémonie; mais, quand Jemmy lui prit la main, et lui fit connaître
qu'elle était maintenant sa femme et lui son mari, il était comme tombé
des nues.
Le lendemain, Tomahawk et sa femme s'en retournèrent chez eux, et,
à partir de leur retour, commencèrent aussi les mois de miel du
nouvel époux. Or, mistress Tomahawk fut à peine installée dans sa
nouvelle habitation, qu'elle vint à reconnaître que cette misérable
cabane était beaucoup trop étroite pour eux deux, et, de plus, trop
malpropre; et, dans le fait, cette cabane était plutôt à comparer à
l'antre d'un ours qu'à une habitation humaine. Tomahawk et ceux dont
il disposait avaient donc maintenant des arbres à abattre, travail
auquel les gens de Tomahawk ne se soumirent que contre de certains
honoraires en bouteilles de wiskey, dont Jemmy avait fait provision au
chef-lieu de la colonie. Elle avait, en outre, attiré quelques-uns de
ses compatriotes, qui aidèrent à la construction de la maison neuve.
Tomahawk, à la vérité, sauta encore quand il lui fallut pendant quinze
jours manier la hache: seulement, ce n'était plus de joie; il fit même
la grimace; mais ni sauts ni grimaces n'y purent: il fallut s'exécuter.
Au bout de quatre semaines, il se vit couché dans une habitation
commode, aussi commode que celle de Toffel. Tomahawk eut alors du
repos pendant quatre semaines entières; mais le printemps s'annonçait:
le champ consacré à la culture du blé était évidemment trop petit;
il était même dépourvu de haie, et les chevaux, ainsi que les porcs,
y venaient dévorer les jeunes tiges longtemps avant qu'elles eussent
seulement formé leurs épis. Les choses ne pouvaient pas rester en cet
état, et il fallait donc que la sauvage moitié de mistress Tomahawk
abattît encore quelques milliers d'arbres et qu'il fit des haies autour
d'une demi-douzaine de champs.--Cette besogne faite, Tomahawk eut
encore quelques semaines de repos. Cependant, de temps immémorial, on
avait bien mal mené les choses quant aux peaux de renard, de cerf, de
castor et d'ours. Tomahawk avait une grande réputation comme chasseur:
mais le fruit de plusieurs semaines de chasse, il n'était pas rare
qu'il le donnât pour quelques gallons de wiskey. A l'instar de beaucoup
de ses frères rouges, son côté faible était le plaisir qu'il trouvait
à prendre une et même un grand nombre de gorgées de wiskey, quand
l'occasion s'en présentait. Toutefois, il éprouvait à cet égard une
telle crainte de sa compagne, qu'adroitement il cachait les bouteilles
d'eau-de-vie dans des creux d'arbre. Mais mistress Tomahawk eut bientôt
découvert la fraude, et, afin de mettre dorénavant Tomahawk à l'abri de
toute tentation, elle décida qu'à l'avenir toutes les peaux seraient
apportées au camp et mises à sa disposition. Elle se chargea alors
du commerce de pelleterie. Bien peu de temps après, plusieurs vaches
paissaient sur les bords du Miami, et Tomahawk goûta pour la première
fois du café et des gâteaux de farine de maïs; mais les choses allèrent
de pis en pis. Un jeune Tomahawk vit la lumière du monde, et les vieux
Squaws ne tardèrent pas à se présenter chez sa mère, les mains remplies
de fumier et de graisse d'ours, pour admettre solennellememt le nouveau
chef de la peuplade dans la communauté religieuse et politique.
Mais Jemmy leur montra un visage refrogné, et, quand elle vit que
cela ne suffisait pas, elle se saisit si résolument de son sceptre,
c'est-à-dire d'un grand balai, que jeunes et vieux se sauvèrent à
toutes jambes, se croyant poursuivis du malin esprit. Lorsqu'elle fut
rétablie de ses couches, elle ordonna de nouveau à Tomahawk d'apprêter
deux chevaux.
Cette fois-ci encore, leur course se dirigea vers la colonie;
seulement, ils abordèrent non à la maison du juge de paix, mais à
celle du curé. Tomahawk accédait à tout tranquillement; mais, lorsqu'il
vit le curé répandre de l'eau sur son fils, la patience lui échappa, il
entra dans une sorte de fureur, et appela mistress Tomahawk sorcière,
mauvais génie, _médecin_ (terme très-fort chez les Peaux-Rouges).
Jemmy, sans perdre une parole, fronça les sourcils, releva son nez, et
le jeune Tomahawk fut baptisé comme d'autres enfants chrétiens.
Le voyageur que son chemin conduira dans la direction du nord, à
travers la bruyère située entre Columbus et Dayton, remarquera,
au-dessous et tout près des sources du Miami, une grande habitation,
construite en madriers, flanquée de granges et d'écuries, environnée
de superbes champs de maïs et de prairies, sur lesquelles paissent
de magnifiques vaches, des chevaux et des poulains, sans compter les
vergers remplis d'arbres fruitiers. Autour de la maison, on voit
folâtrer une demi-douzaine de jeunes garçons et de jeunes filles
d'un teint rouge clair, et vêtus comme s'ils sortaient du magasin de
Stubls, à Philadelphie. Le dimanche, ils lisent la Bible ou sellent
leurs chevaux pour aller accompagner mistress Tomahawk à l'église; ils
lisent et expliquent les gazettes au chef de la tribu, qui s'accommode
parfaitement de sa nouvelle existence, et se demande avec orgueil s'il
fera de ses fils aînés des docteurs ou des avocats. Deux fois l'année,
mistress Tomahawk se rend à Cincinnati sur une voiture à six chevaux,
qui, chargée de beurre, de sucre d'érable, de farine et de fruits,
forme un cortège aussi pompeux que celui d'un gouverneur. Deux de ses
fils à cheval lui servent toujours d'avant-coureurs, et elle est autant
devenue l'effroi de tous les inspecteurs des marchés, qu'elle s'est
rendue l'oracle et la favorite de toutes les femmes ... et de tous les
hommes.
OCTAVIE,
OU
L'ILLUSION
Ce fut au printemps de l'année 1835 qu'un vif désir me prit de voir
l'Italie. Tous les jours, en m'éveillant, j'aspirais d'avance l'âpre
senteur des marronniers alpins; le soir, la cascade de Terni, la source
écumante du Téverone jaillissaient pour moi seul entre les portants
éraillés des coulisses d'un petit théâtre... Une voix délicieuse, comme
celle des sirènes, bruissait à mes oreilles, comme si les roseaux
de Trasimène eussent tout à coup pris une voix... Il fallut partir,
laissant à Paris un amour contrarié, auquel je voulais échapper par la
distraction.
C'est à Marseille que je m'arrêtai d'abord. Tous les matins, j'allais
prendre les bains de mer au château Vert, et j'apercevais de loin
en nageant les îles riantes du golfe. Tous les jours aussi, je me
rencontrais dans la baie azurée avec une jeune fille anglaise, dont le
corps délié fendait l'eau verte auprès de moi. Cette fille des eaux,
qui se nommait Octavie, vint un jour â moi, toute glorieuse d'une pêche
étrange qu'elle avait faite. Elle tenait dans ses blanches mains un
poisson qu'elle me donna.
Je ne pus m'empêcher de sourire d'un tel présent. Cependant, le choléra
régnait alors dans la ville, et, pour éviter les quarantaines, je me
résolus à prendre la route de terre. Je vis Nice, Gênes et Florence;
j'admirai le Dôme et le Baptistère, les chefs-d'œuvre de Michel-Ange,
la tour penchée et le Campo-Santo de Pise. Puis, prenant la route de
Spolette, je m'arrêtai dix jours à Rome. Le dôme de Saint-Pierre,
le Vatican, le Colisée m'apparurent ainsi qu'un rêve. Je me hâtai
de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m'embarquer.
--Pendant trois jours, la mer furieuse retarda l'arrivée du bateau à
vapeur. Sur cette plage désolée où je me promenais pensif, je faillis
un jour être dévoré par les chiens.--La veille du jour où je partis,
on donnait au théâtre un vaudeville français. Une tête blonde et
sémillante attira mes regards. C'était la jeune Anglaise, qui avait
pris place dans une loge d'avant-scène. Elle accompagnait son père, qui
paraissait infirme, et à qui les médecins avaient recommandé le climat
de Naples.
Le lendemain matin, je prenais tout joyeux mon billet de passage. La
jeune Anglaise était sur le pont, qu'elle parcourait à grands pas, et,
impatiente de la lenteur du navire, elle imprimait ses dents d'ivoire
dans l'écorce d'un citron.
--Pauvre fille, lui dis-je, vous souffrez de la poitrine, j'en suis
sûr, et ce n'est pas ce qu'il faudrait.
Elle me regarda fixement et me dit:
--Qui l'a appris à vous?
--La sibylle de Tibur, lui dis-je sans me déconcerter.
--Allez! me dit-elle, je ne crois pas un mot de vous.
Ce disant, elle me regardait tendrement et je ne pus m'empêcher de lui
baiser la main.
--Si j'étais plus forte, dit-elle, je vous apprendrais à mentir!...
Et elle me menaçait, en riant, d'une badine à tête d'or qu'elle tenait
à la main.
Notre vaisseau touchait au port de Naples et nous traversions le golfe,
entre Ischia et Nisida, inondées des feux de l'Orient.
--Si vous m'aimez, reprit-elle, vous irez m'attendre demain à Portici.
Je ne donne pas à tout le monde de tels rendez-vous. Elle descendit
sur la place du Môle et accompagna son père à l'hôtel de _Rome,_
nouvellement construit sur la jetée. Pour moi, j'allai prendre mon
logement derrière le théâtre des Florentins. Ma journée se passa à
parcourir la rue de Tolède, la place du Môle, à visiter le Musée des
études; puis j'allai le soir voir le ballet à San-Carlo. J'y fis
rencontre du marquis Gargallo, que j'avais connu à Paris et qui me
mena, après le spectacle, prendre le thé chez ses sœurs.
Jamais je n'oublierai la délicieuse soirée qui suivit. La marquise
faisait les honneurs d'un vaste salon rempli d'étrangers. La
conversation était un peu celle des Précieuses; je me croyais dans la
chambre bleue de l'hôtel de Rambouillet. Les sœurs de la marquise,
belles comme les Grâces, renouvelaient pour moi les prestiges de
l'ancienne Grèce. On discuta longtemps sur la forme de la pierre
d'Eleusis, se demandant si sa forme était triangulaire ou carrée.
La marquise aurait pu prononcer en toute assurance, car elle était
belle et fière comme Vesta. Je sortis du palais la tète étourdie de
cette discussion philosophique, et je ne pus parvenir à retrouver mon
domicile. A force d'errer dans la ville, je devais y être enfin le
héros de quelque aventure. La rencontre que je fis cette nuit-là est
le sujet de la lettre suivante, que j'adressai plus tard à celle dont
j'avais cru fuir l'amour fatal en m'éloignant de Paris:
«Je suis dans une inquiétude extrême. Depuis quatre jours, je ne vous
vois pas ou je ne vous vois qu'avec tout le monde; j'ai comme un fatal
pressentiment. Que vous ayez été sincère avec moi, je le crois; que
vous soyez changée depuis quelques jours, je l'ignore, mais je le
crains. Mon Dieu! prenez pitié de mes incertitudes, ou vous attirerez
sur nous quelque malheur. Voyez, ce serait moi-même que j'accuserais
pourtant. J'ai été timide et dévoué plus qu'un homme ne le devrait
montrer. J'ai entouré mon amour de tant de réserve, j'ai craint si
fort de vous offenser, vous qui m'en aviez tant puni une fois déjà,
que j'ai peut-être été trop loin dans ma délicatesse, et que vous avez
pu me croire refroidi. Eh bien, j'ai respecté un jour important pour
vous, j'ai contenu des émotions à briser l'âme, et je me suis couvert
d'un masque souriant, moi dont le cœur haletait et brûlait. D'autres
n'auront pas eu tant de ménagement, mais aussi nul ne vous a peut-être
prouvé tant d'affection vraie, et n'a si bien senti tout ce que vous
valez.
»Parlons franchement: je sais qu'il est des liens qu'une femme ne
peut briser qu'avec peine, des relations incommodes qu'on ne peut
rompre que lentement. Vous ai-je demandé de trop pénibles sacrifices?
Dites-moi vos chagrins, je les comprendrai. Vos craintes, votre
fantaisie, les nécessités de votre position, rien de tout cela ne peut
ébranler l'immense affection que je vous porte, ni troubler même la
pureté de mon amour. Mais nous verrons ensemble ce qu'on peut admettre
ou combattre, et, s'il était des nœuds qu'il fallût trancher et non
dénouer, reposez-vous sur moi de ce soin. Manquer de franchise en ce
moment serait de l'inhumanité peut-être; car, je vous l'ai dit, ma vie
ne tient à rien qu'à votre volonté, et vous savez bien que ma plus
grande envie ne peut être que de mourir pour vous!
»Mourir, grand Dieu! pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos,
comme s'il n'y avait que ma mort qui fût l'équivalent du bonheur que
vous promettez? La mort! ce mot ne répand cependant rien de sombre
dans ma pensée. Elle m'apparaît couronnée de roses pâles, comme à la
fin d'un festin; j'ai rêvé quelquefois qu'elle m'attendait en souriant
au chevet d'une femme adorée, après le bonheur, après l'ivresse, et
qu'elle me disait:
--Allons, jeune homme! tu as eu toute ta part de joie en ce monde. A
présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas
belle, moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le
plaisir, mais le calme éternel.
»Mais où donc cette image s'est-elle déjà offerte à moi? Ah! je vous
l'ai dit, c'était à Naples, il y a trois ans. J'avais fait rencontre
dans la nuit, près de la Villa-Reale, d'une jeune femme qui vous
ressemblait, une très-bonne créature dont l'état était de faire des
broderies d'or pour les ornements d'église; elle semblait égarée
d'esprit; je la reconduisis chez elle, bien qu'elle me parlât d'un
amant qu'elle avait dans les gardes suisses, et qu'elle tremblait de
voir arriver. Pourtant, elle ne fit pas de difficulté de m'avouer que
je lui plaisais davantage ... Que vous dirai-je? Il me prit fantaisie
de m'étourdir pour tout un soir, et de m'imaginer que cette femme,
dont je comprenais à peine le langage, était vous-même, descendue à
moi par enchantement. Pourquoi vous tairais-je toute cette aventure
et la bizarre illusion que mon âme accepta sans peine, surtout après
quelques verres de lacrima-cristi mousseux qui me furent versés au
souper? La chambre où j'étais entré avait quelque chose de mystique par
le hasard ou par le choix singulier des objets qu'elle renfermait. Une
madone noire couverte d'oripeaux, et dont mon hôtesse était chargée
de rajeunir l'antique parure, figurait sur une commode près d'un lit
aux rideaux de serge verte; une figure de sainte Rosalie, couronnée de
roses violettes, semblait plus loin protéger le berceau d'un enfant
endormi: les murs, blanchis à la chaux, étaient décorés de vieux
tableaux des quatre éléments représentant des divinités mythologiques.
Ajoutez à cela un beau désordre d'étoffes brillantes, de fleurs
artificielles, de vases étrusques; des miroirs entourés de clinquant
qui reflétaient vivement la lueur de l'unique lampe de cuivre, et, sur
une table, un Traité de la divination et des songes qui me fit penser
que ma compagne était un peu sorcière ou bohémienne pour le moins.
»Une bonne vieille aux grands traits solennels allait, venait, nous
servant; je crois que ce devait être sa mère! Et moi, tout pensif,
je ne cessais de regarder sans dire un mot celle qui me rappelait si
exactement votre souvenir.
»Cette femme me répétait à tout moment:
--Vous êtes triste?
»Et je lui dis:
--Ne parlez pas, je puis à peine vous comprendre; l'italien me fatigue
à écouter et à prononcer.
--Oh! dit-elle, je sais encore parler autrement.
»Et elle parla tout à coup dans une langue que je n'avais pas
encore entendue. C'étaient des syllabes sonores, gutturales, des
gazouillements pleins de charme, une langue primitive sans doute; de
l'hébreu, du syriaque, je ne sais. Elle sourit de mon étonnement,
et s'en alla à sa commode, d'où elle tira des ornements de fausses
pierres, colliers, bracelets, couronne; s'étant parée ainsi, elle
revint à table, puis resta sérieuse fort longtemps. La vieille, en
rentrant, poussa de grands éclats de rire et me dit, je crois, que
c'était ainsi qu'on la voyait aux fêtes. En ce moment, l'enfant se
réveilla et se prit à crier. Les deux femmes coururent à son berceau,
et bientôt la jeune revint près de moi tenant fièrement dans ses bras
le _bambino_ soudainement apaisé.
»Elle lui parlait dans cette langue que j'avais admirée, elle
l'occupait avec des agaceries pleines de grâce; et moi, peu accoutumé
à l'effet des vins brûlés du Vésuve, je sentais tourner les objets
devant mes yeux; cette femme, aux manières étranges, royalement parée,
fière et capricieuse, m'apparaissait comme une de ces magiciennes de
Thessalie à qui l'on donnait son âme pour un rêve. Oh! pourquoi n'ai-je
pas craint de vous faire ce récit? C'est que vous savez bien que ce
n'était aussi qu'un rêve, où seule vous avez régné!
»Je m'arrachai à ce fantôme qui me séduisait et m'effrayait à la fois;
j'errai dans la ville déserte jusqu'au son des premières cloches; puis,
sentant le matin, je pris par les petites rues derrière Chiaïa, et je
me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte. Arrivé tout en
haut, je me promenais en regardant la mer déjà bleue, la ville où l'on
n'entendait encore que les bruits du matin, et les lies de la baie,
où le soleil commençait à dorer le haut des villas. Je n'étais pas
attristé le moins du monde; je marchais à grands pas, je me roulais
dans l'herbe humide; mais dans mon cœur il y avait l'idée de la mort.
»O dieux! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais
ce n'était autre chose que la pensée cruelle que je n'étais pas aimé.
J'avais vu comme le fantôme du bonheur, j'avais usé de tous les dons
de Dieu, j'étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la
nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu'il soit donné
aux hommes de voir, mais à quatre cents lieues de la seule femme qui
existât pour moi, et qui ignorait jusqu'à mon existence. N'être pas
aimé et n'avoir pas l'espoir de l'être jamais! C'est alors que je fus
tenté d'aller demander compte à Dieu de ma singulière existence. Il
n'y avait qu'un pas à faire: à l'endroit où j'étais, la montagne était
coupée comme une falaise, la mer grondait au bas, bleue et pure; ce
n'était plus qu'un moment à souffrir. Oh! l'étourdissement de cette
pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé, et je ne sais quel
pouvoir me rejeta vivant sur la terre, que j'embrassai. Non, mon Dieu!
vous ne m'avez pas créé pour mon éternelle souffrance. Je ne veux pas
vous outrager par ma mort; mais donnez-moi surtout la résolution, qui
fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres
à l'amour!»
<tb>
Pendant cette nuit étrange, un phénomène assez rare s'était accompli.
Vers la fin de la nuit, toutes les ouvertures de la maison où je
me trouvais s'étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée
m'empêchait de respirer; et, laissant ma facile conquête endormie sur
la terrasse, je m'engageai dans les ruelles qui conduisent au château
Saint-Elme; à mesure que je gravissais la montagne, l'air pur du matin
venait gonfler mes poumons; je me reposais délicieusement sous les
treilles des villas, et je contemplais sans terreur le Vésuve couvert
encore d'une coupole de fumée.
C'est en ce moment que je fus saisi de l'étourdissement dont j'ai
parlé; la pensée du rendez-vous qui m'avait été donné par la jeune
Anglaise m'arracha aux fatales idées que j'avais conçues. Après avoir
rafraîchi ma bouche avec une de ces énormes grappes de raisin que
vendent les femmes du marché, je me dirigeai vers Portici et j'allai
visiter les ruines d'Herculanum. Les rues étaient toutes saupoudrées
d'une cendre métallique. Arrivé près des ruines, je descendis dans la
ville souterraine et je me promenai longtemps d'édifice en édifice,
demandant à ces monuments le secret de leur passé. Le temple de Vénus,
celui de Mercure, parlaient en vain à mon imagination. Il fallait
que cela fût peuplé de figures vivantes.--Je remontai à Portici et
m'arrêtai pensif sous une treille en attendant mon inconnue.
Elle ne tarda pas à paraître, guidant la marche pénible de son père, et
me serra la main avec force en me disant:--C'est bien.
Nous choisîmes un voiturin et nous allâmes visiter Pompéi. Avec quel
bonheur je la guidai dans les rues silencieuses de l'antique colonie
romaine. J'en avais d'avance étudié les plus secrets passages.
Quand nous arrivâmes au petit temple d'Isis, j'eus le bonheur de
lui expliquer fidèlement les détails du culte et des cérémonies que
j'avais lues dans Apulée. Elle voulut jouer elle-même le personnage de
la Déesse, et je me vis chargé du rôle d'Osiris dont j'expliquai les
divins mystères.
En revenant, frappé de la grandeur des idées que nous venions de
soulever, je n'osai lui parler d'amour... Elle me vit si froid, qu'elle
m'en fit reproche. Alors, je lui avouai que je ne me sentais plus
digne d'elle. Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait
réveillé un ancien amour dans mon cœur, et toute la tristesse qui avait
succédé à cette nuit fatale où le fantôme du bonheur n'avait été que le
reproche d'un parjure.
Hélas! que tout cela est loin de nous! Il y a dix ans, je repassais
à Naples, venant d'Orient. J'allai descendre à l'hôtel de _Rome,_ et
j'y retrouvai la jeune Anglaise. Elle avait épousé un peintre célèbre
qui, peu de temps après son mariage, avait été pris d'une paralysie
complète; couché sur un lit de repos, il n'avait rien de mobile dans
le visage que deux grands yeux noirs, et, jeune encore, il ne pouvait
même espérer la guérison sous d'autres climats. La pauvre fille avait
dévoué son existence à vivre tristement entre son époux et son père,
et sa douceur, sa candeur de vierge ne pouvaient réussir à calmer
l'atroce jalousie qui couvait dans l'âme du premier. Rien ne put
jamais l'engager à laisser sa femme libre dans ses promenades, et il
me rappelait ce géant noir qui veille éternellement dans la caverne
des génies, et que sa femme est forcée de battre pour l'empêcher de se
livrer au sommeil. O mystère de l'âme humaine! Faut-il voir dans un tel
tableau les marques cruelles de la vengeance des dieux!
Je ne pus donner qu'un jour au spectacle de cette douleur. Le bateau
qui me ramenait à Marseille emporta comme un rêve le souvenir de cette
apparition chérie, et je me dis que peut-être j'avais laissé là le
bonheur. Octavie en a gardé près d'elle le secret.
ISIS
SOUVENIRS DE POMPÉI
I
Avant l'établissement du chemin de fer de Naples à Résina, une course
à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter
successivement Herculanum, le Vésuve,--et Pompéi, situé à deux milles
plus loin; souvent même, on restait sur les lieux jusqu'au lendemain,
afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et
de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer, en
effet, que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup
admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie; la lune
paisible convenait mieux peut-être que l'éclat du soleil à ces ruines,
qui n'excitent tout d'abord ni l'admiration ni la surprise, et où
l'antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste.
Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques
années, une fête assez ingénieuse. Muni de toutes les autorisations
nécessaires, il fit costumer à l'antique un grand nombre de personnes;
les invités se conformèrent à cette disposition, et, pendant un jour
et une nuit, l'on essaya diverses représentations des usages de
l'antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé
la plupart des détails de la fête; des chars parcouraient les rues,
des marchands peuplaient les boutiques; des collations réunissaient,
à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses
compagnies des invités. Là, c'était l'édile Pansa; là, Salluste; là,
Julia-Félix, l'opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives
et les admettaient à leurs foyers.--La maison des Vestales avait ses
habitantes voilées; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de
ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations
comiques et tragiques, et, sous les colonnades du Forum, des citoyens
oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la
basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l'aigre voix des
avocats ou les imprécations des plaideurs. --Des toiles et des tentures
complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient
offerts, l'effet de décoration, que le manque général des toitures
aurait pu contrarier; mais on sait qu'à part ce détail, la conservation
de la plupart des édifices est assez complète pour que l'on ait pu
prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique.--Un des
spectacles les plus curieux fut la cérémonie qui s'exécuta au coucher
du soleil dans cet admirable petit temple d'Isis, qui, par sa parfaite
conservation, est peut-être la plus intéressante de toutes ces ruines.
Il ne fut pas difficile de retrouver les costumes nécessaires au culte
de la bonne et mystérieuse déesse, grâce aux deux tableaux antiques
du musée de Naples, qui représentent le service sacré du matin et
le service du soir; mais la recherche et l'explication des scènes
principales qu'il fallut rendre donna lieu à un travail fort curieux,
dont un savant allemand fut chargé.--Le marquis G ..., directeur de la
bibliothèque, a bien voulu me permettre d'extraire les détails suivants
du volume manuscrit qui racontait l'établissement et les cérémonies
du culte d'Isis à Pompéi. On y trouve aussi de curieuses recherches
touchant les formes qu'affecta le culte égyptien lorsqu'il en vint à
lutter directement avec la religion naissante du Christ.
II
Après la mort d'Alexandre le Grand, les deux principales religions
d'où sont sorties les autres, le culte des astres et celui du feu,
dont la plus haute expression fut la doctrine de Zoroastre, et la plus
grossière l'idolâtrie, formèrent ensemble une étrange fusion.--Les
systèmes religieux de l'Orient et de l'Occident se rencontrèrent à
Ephèse, à Antioche, à Alexandrie et à Rome. La nouvelle superstition
égyptienne se répandit partout avec une rapidité extraordinaire. Depuis
longtemps, les idées et les mythes de la vieille théogonie n'étaient
plus à la taille du monde grec et romain.--Jupiter et Junon, Apollon et
Diane, et tous les autres habitants de l'Olympe pouvaient encore être
invoqués, et n'avaient pas perdu leur crédit dans l'opinion publique.
Leurs autels fumaient à certains jours solennels de l'année; leurs
images étaient portées en grande pompe par les chemins, et le temple
et le théâtre se remplissaient, les jours de fête, de spectateurs
nombreux. Mais ces spectateurs étaient devenus étrangers à toute espèce
d'adoration.--L'art même, qui se jouait en d'idéales représentations
des dieux, n'était plus qu'un appât raffiné pour les sens. Aussi
le petit nombre de fidèles qui existaient encore, avaient-ils la
conviction que la divinité habitait seulement dans les vieilles images
de forme roide et sèche,--appartenant à la théogonie primitive. Cette
superstition populaire s'opposa vainement à l'effort des philosophes et
des sceptiques moqueurs.--Les lois divines et humaines, et ce que les
simples aïeux avaient considéré comme le type de la sainteté, furent
conspués et foulés aux pieds. Mais, dans cet état de décomposition
générale, l'âme humaine ne sentit que mieux le vide immense qu'elle
s'était fait et un désir secret de rétablir quelque chose de divin,
d'inexprimable.--Un besoin semblable fut ressenti à la fois par des
milliers d'esprits blasés, et ce vieil adage reçut une nouvelle
confirmation, que là, où l'incrédulité règne, la superstition s'est
déjà ouvert une porte.--Le judaïsme parut à beaucoup de personnes de
nature à combler ce vide douloureux. On sait avec quelle rapidité le
culte mosaïque conquit alors des sectateurs non-seulement dans tout
l'empire romain, mais au delà même de ses frontières.
Pourtant, le dogme de Jéhova n'admettait pas d'images et il fallait
à l'adoration matérialiste de cette époque des formes palpables et
parlantes. Alors, l'Egypte, la mère et la conservatrice de toutes
les imaginations et aussi d_e_ toutes les extravagances religieuses,
offrit une satisfaction aux besoins de l'âme et des sens.--Sérapis
et Isis vinrent en aide, l'un aux corps souffrants, l'autre aux âmes
languissantes.--Jupiter Sérapis, avec la corbeille de fruits sur sa
tête majestueuse et rayonnante, déposséda bientôt, à Rome et dans la
Grèce, le Jupiter Olympien et Capitolin armé de sa foudre. Le vieux
Jupiter n'était bon qu'à tonner, et ses éclats atteignaient souvent
ses temples et l'arbre qui lui était consacré.--Le dieu égyptien
héritier des mystères et des traditions primitives de l'ancien culte
d'Apis et d'Osiris, et de toute la magnificence de l'Olympe grec, ne
tenait pas vainement dans sa main la clef du Nil et du royaume des
ombres. Il pouvait guérir les mortels de tous les maux dont ils sont
affligés. Dans une plus large mesure, ce nouveau sauveur alexandrin
opérait ces cures merveilleuses qu'autrefois Esculape, le dompteur de
la douleur, avait faites à Épidaure. Presque tous les grands ports de
mer d'Italie eurent des sérapéons,--ainsi nommait-on les temples et les
hôpitaux du Dieu guérisseur,--avec des vestibules et des colonnades,
où un grand nombre de chambres et de salles de bains étaient préparées
pour les malades.--Ces sérapéons étaient les lazarets et les maisons
de santé de l'ancien monde. --Sans doute, il y avait là des remèdes
naturels, et, avant tout, ceux des bains et du massage, combinés avec
le magnétisme, le somnambulisme, et autres pratiques dont les prêtres
possédaient et se transmettaient le secret; mais cela était fondé sur
une profonde connaissance des hommes d'alors; et de cet empirisme
sortit bientôt une remarquable et puissante médecine physique.--La
merveilleuse puissance du dieu nous est attestée par les ruines de
son temple à Pouzzoles. C'est à trois lieues de Naples, sur la côte
de Campanie;--maintenant, encore trois gigantesques colonnes, toutes
ravagées qu'elles sont par les plantes grimpantes, du sein d'un monceau
de ruines, proclament l'antique renommée du dieu, qui, dans ce populeux
port de mer, sous le nom de Sérapis Dusar, donnait refuge et guérison.
Une magnifique colonnade qui, dans les temps modernes, a été appropriée
au palais de Caserte, entourait les salles et les galeries.--On y
trouvait un grand nombre de chambres de malades et d'étuves entre les
logements des prêtres et des gardiens. Le long du rivage depuis le
voluptueux golfe de Neptuno jusqu'aux souterrains de Trivergola, il y
avait une série de lieux d'asile et de guérison sous la protection du
père universel Sérapis.
III
Mais, si puissant et si séduisant que fut le culte régénéré d'Isis pour
les hommes énervés de cette époque, il agissait principalement sur les
femmes.--Tout ce que les étranges cérémonies et mystères des Cabires et
des dieux d'Eleusis, de la Grèce, tout ce que les bacchanales du _Liber
Pater_ et de l'_Hébon_ de la Campanie et de la grande Grèce, tout ce
que même la fête de la Bonne Déesse de Rome avait offert séparément à
la passion du merveilleux et à la superstition même, se trouvait, par
un religieux artifice, rassemblé dans le culte secret de la déesse
égyptienne, comme en un canal souterrain qui reçoit les eaux d'une
foule d'affluents.
Outre les fêtes particulières mensuelles et les grandes solennités,
il y avait deux fois par jour assemblée et office publics pour les
croyants des deux sexes. Dès la première heure du jour, la déesse
était sur pied, et celui qui voulait mériter ses grâces particulières
devait se présenter à son lever pour la prière du matin.--Le temple
était ouvert avec grande pompe. Le grand prêtre sortait du sanctuaire
accompagné de ses ministres. L'encens odorant fumait sur l'autel; de
doux sons de flûte se faisaient entendre.--Cependant, la communauté
s'était partagée en deux rangs, dans le vestibule, jusqu'au premier
degré du temple.--La voix du prêtre invite à la prière, une sorte de
litanie est psalmodiée; puis on entend retentir dans les mains de
quelques adorateurs les sons éclatants du sistre d'Isis. Souvent,
une partie de l'histoire de la déesse est représentée au moyen de
pantomimes et de danses symboliques. Les éléments de son culte sont
présentés avec des invocations au peuple agenouillé, qui chante ou qui
murmure toute sorte d'oraisons.
Mais, si l'on avait, au lever du soleil, célébré les matines de la
déesse, on ne devait pas négliger de lui offrir ses salutations du
soir et de lui souhaiter une nuit heureuse, formule particulière qui
constituait une des parties importantes de la liturgie. On commençait
par annoncer à la déesse elle-même l'_heure du soir._
Les anciens ne possédaient pas, il est vrai, la commodité de l'horloge
sonnante, ni même de l'horloge muette; mais ils suppléaient, autant
qu'ils le pouvaient, à nos machines d'acier et de cuivre par des
machines vivantes, par des esclaves chargés de crier l'heure d'après la
clepsydre et le cadran solaire;--il y avait même des hommes qui, rien
qu'à la longueur de leur ombre, qu'ils savaient estimer à vue d'œil,
pouvaient dire l'heure exacte du jour ou du soir.--Cet usage de crier
les déterminations du temps était également admis dans les temples.
il y avait à Rome des gens pieux qui remplissaient auprès de Jupiter
Capitolin ce singulier office de lui dire les heures.--Mais cette
coutume était principalement observée aux matines et aux vêpres de la
grande Isis, et c'est de cela que dépendait l'ordonnance de la liturgie
quotidienne.
IV
Cela se faisait dans l'après-midi, au moment de la fermeture solennelle
du temple, vers quatre heures, selon la division moderne du temps, ou,
selon la division antique, après la huitième heure du jour.--C'était
ce que l'on pourrait proprement appeler le petit coucher de la déesse.
De tout temps, les dieux durent se conformer aux us et coutumes
des hommes. --Sur son Olympe, le _Zeus_ d'Homère mène l'existence
patriarcale, avec ses femmes, ses fils et ses filles, et vit absolument
comme Priam et Arsinous aux pays troyen et phéacien. Il fallut
également que les deux grandes divinités du Nil, Isis et Sérapis,
du moment qu'elles s'établirent à Rome et sur les rivages d'Italie,
s'accommodassent à la manière de vivre des Romains.--Même du temps
des derniers empereurs, on se levait de bon matin à Rome, et, vers la
première ou la deuxième heure du jour, tout était en mouvement sur les
places, dans les cours de justice et sur les marchés.--Mais ensuite,
vers la huitième heure de la journée ou la quatrième de l'après-midi,
toute activité avait cessé. De la vie publique et à ciel ouvert, on
passait au repos domestique, aux bains et aux repas. Car la huitième
heure était alors, on le sait, le moment du dîner, non-seulement à
Rome, mais dans tout l'ancien monde.--De là vient qu'à ce moment tous
les temples étaient fermés; plus tard, la mère Isis, dans un office
solennel du soir, était une dernière fois glorifiée, adorée, et honorée
des sons redoublés du sistre d'or.
Les autres parties de la liturgie étaient la plupart de celles qui
s'exécutaient aux matines, avec cette différence toutefois que les
litanies et les hymnes étaient entonnées et chantées, au bruit des
sistres, des flûtes et des trompettes, par un psalmiste ou préchantre
qui, dans l'ordre des prêtres, remplissait les fonctions d'hymnode.--Au
moment le plus solennel, le grand prêtre, debout sur le dernier degré,
devant le tabernacle, accosté à droite et à gauche de deux diacres
ou pastophores, élevait le principal élément du culte, le symbole du
Nil fertilisateur, l'_eau bénite,_ et la présentait à la fervente
adoration des fidèles. La cérémonie se terminait par la formule de
congé ordinaire.
Les idées superstitieuses attachées à de certains jours, les ablutions,
les jeûnes, les expiations, les macérations et les mortifications de
la chair étaient le prélude de la consécration à la plus sainte des
déesses de mille qualités et vertus, auxquelles hommes et femmes, après
maintes épreuves et mille sacrifices, s'élevaient par trois degrés.
Toutefois, l'introduction de ces mystères ouvrit la porte à quelques
déportements. --A la faveur des préparations et des épreuves, qui,
souvent, duraient un grand nombre de jours et qu'aucun époux n'osait
refuser à sa femme, aucun amant à sa maîtresse, dans la crainte du
fouet d'Osiris ou des vipères d'Isis, se donnaient dans les sanctuaires
des rendez-vous équivoques, recouverts par les voiles impénétrables
de l'initiation.--Mais ce sont là des excès communs à tous les cultes
dans leurs époques de décadence. Les mêmes accusations furent adressées
aux pratiques mystérieuses et aux agapes des premiers chrétiens.
--L'idée d'une _terre sainte_ où devait se rattacher pour tous les
peuples le souvenir des traditions premières et une sorte d'adoration
filiale,--d'une eau sainte propre aux consécrations et purifications
des fidèles,--présente des rapports plus nobles à étudier entre ces
deux cultes, dont l'un a, pour ainsi dire, servi de transition vers
l'autre.
Toute eau était douce pour l'Égyptien, mais surtout celle qui avait
été puisée au fleuve, émanation d'Osiris. A la fête annuelle d'Osiris
retrouvé, où, après de longues lamentations, on criait: _Nous l'avons
trouvé et nous nous réjouissons tous!_ tout le monde se jetait à terre
devant la cruche remplie d'eau du Nil nouvellement puisée que portait
le grand prêtre; on levait les mains vers le ciel, exaltant le miracle
de la miséricorde divine.
La sainte eau du Nil, conservée dans la cruche sacrée, était aussi à la
fête d'Isis le plus vivant symbole du père des vivants et des morts.
Isis ne pouvait être honorée sans Osiris.--Le fidèle croyait même à la
présence réelle d'Osiris dans l'eau du Nil, et, à chaque bénédiction
du soir et du matin, le grand-prêtre montrait au peuple l'_hydria_, la
sainte cruche, et l'offrait à son adoration.--On ne négligeait rien
pour pénétrer profondément l'esprit des spectateurs du caractère de
cette divine transsubstantiation.--Le prophète lui-même, quelque grande
que fut la sainteté de ce personnage, ne pouvait saisir avec ses mains
nues le vase dans lequel s'opérait le divin mystère.--Il portait sur
son étole, de la plus fine toile, une sorte de pèlerine (_piviale_)
également de lin ou de mousseline, qui lui couvrait les épaules et
les bras, et dans laquelle il enveloppait son bras et sa main.--Ainsi
ajusté, il prenait le saint vase, qu'il portait ensuite, au rapport
de saint Clément d'Alexandrie, serré contre son sein.--D'ailleurs,
quelle était la vertu que le Nil ne possédât pas aux yeux du pieux
Égyptien? On en parlait partout comme d'une source de guérisons et
de miracles. Il y avait des vases où son eau se conservait plusieurs
années. «J'ai dans ma cave de l'eau du Nil de quatre ans,» disait avec
orgueil le marchand égyptien à l'habitant de Byzance ou de Naples qui
lui vantait son vieux vin de Falerne ou de Chios. Même après la mort,
sous ses bandelettes et dans sa condition de momie, l'Égyptien espérait
qu'Osiris lui permettrait encore d'étancher sa soif avec son onde
vénérée. «Osiris te donne de l'eau fraîche!» disaient les épitaphes des
morts.--C'est pour cela que les momies portaient une coupe peinte sur
la poitrine.
V
A la droite du prophète qui portait l'hydria (_hydriophoros_), se
tenait une femme représentant, par les attributs et par le costume, la
déesse Isis elle-même.--Isis devait toujours, en effet, partager les
hommages rendus à Osiris.--Elle ne portait pas les cheveux ras comme le
reste du clergé, mais les avait, au contraire, longs et bouclés.
Une chose également très-caractéristique pour la représentation
d'Isis, c'est ce que la prêtresse tenait dans les mains.--De la
droite, elle soulevait ce fameux instrument que les Grecs nommaient
_sistron_ et les Égyptiens _kemkem.--_La tristesse, à l'occasion de la
mort d'Osiris, et la joie lorsqu'il était retrouvé, tels étaient les
principaux points de la religion égyptienne dans la période qui suivit
la conquête des Perses. Pour toutes les litanies de tristesse et de
joie qui étaient chantées lors de ces grandes fêtes, c'était le sistre
d'Isis qui marquait la mesure.--Un sistre bien fait devait, en mémoire
des quatre éléments, avoir quatre petits bâtons.--On peut croire que
jamais le sistre ne s'agitait sans rappeler le souvenir de la mort et
de la résurrection d'Osiris. De la main gauche, la prêtresse tenait
un arrosoir, par lequel on voulait signifier la fécondité que le Nil
procurait à la terre.--Isis y puisait de l'eau pour les besoins du
culte et aussi pour la fécondation du sol.--Car, si Osiris est la force
des eaux, Isis est la force de la terre et passe pour le principe de la
fertilité.
Le prêtre qui chantait les hymnes et les prières, ou préchantre,
jouissait d'une estime particulière. Il se tenait sur le degré
inférieur du temple, au milieu de la double rangée du peuple, et
dirigeait l'ensemble au moyen d'un bâton en forme de sceptre. Les Grecs
nommaient ce liturge au maître de la chapelle du culte d'Isis, le
chanteur ou le chanteur d'hymnes, (_odos, hymnodos_). Il rappelle les
rhabdodes et rhapsodes, qui chantaient, un bâton de laurier à la main.
Apulée parle, en plusieurs endroits, des flûtes et cornets qui, dans
les cérémonies d'Isis et d'Osiris, par des modulations lamentables
ou joyeuses, mettaient les assistants dans des dispositions d'esprit
convenables; cette musique provenait d'une sorte de flûte dont on
attribuait l'invention à Osiris.--Un autre personnage qui terminait la
rangée des fidèles de l'autre côté, et dont le costume s'accordait
parfaitement avec celui des prêtres d'Isis d'un ordre inférieur, avait
la tête tondue, et portait le tablier autour des reins.--Mais il
tenait dans la main un des plus énigmatiques symboles égyptiens, la
croix ansée _(crux ansata),_ dont le savant Daunou a trouvé tout un
soubassement couvert dans un temple de Philé.
Il va sans dire qu'ici aucune victime sanglante n'était immolée, et que
jamais la flamme de l'autel ne consumait des chairs palpitantes.--Isis,
le principe de la vie et la mère de tous les êtres vivants, dédaignait
les sacrifices sanglants.--De l'eau du fleuve sacré ou du lait étaient
seulement répandus pour elle; pour elle brûlaient aussi de l'encens et
d'autres parfums.
Dans le temple, tout était significatif et caractéristique: le nombre
impair des degrés sur lesquels la chapelle est élevée, avait aussi un
sens mystique.--En général, le prêtre égyptien cherchait à s'entourer
des souvenirs de la terre sacrée du Nil, et, au moyen des végétaux et
des animaux de l'Égypte, à transporter les sectateurs de cette nouvelle
religion dans le pays où elle avait pris naissance.--Ce n'était point
par hasard qu'on avait planté deux palmiers à droite et à gauche
du bosquet odoriférant qui entourait la chapelle; car le palmier,
qui, tous les mois pousse de nouveaux rameaux, était un symbole de
la puissance des grands dieux. De là les porteurs de palmiers qui
figuraient aux processions, et dont il est fait mention dans la célèbre
inscription de Rosette.
A la fin de la cérémonie, selon un passage d'Apulée, un des prêtres
prononçait la formule ordinaire: «Congé au peuple!» qui est devenue
la formule chrétienne: _Ite, missa est;_ et à laquelle le peuple
répondait par son adieu accoutumé à la déesse: «Portez-vous bien,» ou:
«Maintenez-vous en santé!»
VI
Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites
d'avance l'impression première des lieux célèbres. J'avais visité
l'Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation
classique.--Au retour de l'Égypte, Naples était pour moi un lieu de
repos et d'étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de
ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que
mon esprit s'était formées à l'aspect de tant de ruines inexpliquées
ou muettes. --Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d'Alexandrie, de
Thèbes et des Pyramides, l'impression presque religieuse que me causa
une seconde fois la vue du temple d'Isis de Pompéi. J'avais laissé
mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de
Diomède, et, me dérobant à l'attention des gardiens, je m'étais jeté
au hasard dans les rues de la ville antique, évitant çà et là quelque
invalide qui me demandait de loin où j'allais, et m'inquiétant peu de
savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice,
pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N'était-ce pas
assez que les drogmans et les Arabes m'eussent gâté les Pyramides, sans
subir encore la tyrannie des _ciceroni_ napolitains? J'étais entré par
la rue des Tombeaux; il était clair qu'en suivant cette voie pavée de
lave, où se dessine encore l'ornière profonde des roues antiques, je
retrouverais le temple de la déesse égyptienne, situé à l'extrémité de
la ville, auprès du théâtre tragique. Cependant, des temples consacrés
aux dieux grecs et romains frappaient mes yeux par leur masse imposante
et leurs nombreuses colonnes, et l'_Iseum_ semblait perdu dans les
maisons particulières. Enfin, pénétrant çà et là dans les bâtiments,
j'entrai dans une enceinte par une porte basse, et, là, il n'y avait
plus à douter, le souvenir des deux tableaux antiques que j'avais vus
au Musée des études, et qui représentent les cérémonies décrites plus
haut du culte d'Isis, s'accordait avec l'architecture du monument que
j'avais devant les yeux.--C'était bien là l'étroite cour jadis fermée
d'une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à
gauche, dont le dernier est d'une conservation parfaite, et, au fond,
l'antique _cella_ s'élevant sur sept marches autrefois revêtues de
marbre de Paros.
Huit colonnes d'ordre dorique, sans base, soutiennent les côtés, et
dix autres le fronton; l'enceinte est découverte, selon le genre
d'architecture dit h_ypaetron,_ mais un portique couvert régnait
alentour. Le sanctuaire a la forme d'un petit temple carré, voûté,
couvert en tuiles, et présente trois niches destinées aux images de la
Trinité égyptienne;--deux autels placés au fond du sanctuaire portaient
les tables isiaques, dont l'une a été conservée, et sur la base de la
principale statue de la déesse, placée au centre de la nef intérieure,
on a pu lire que _L. C. Phœbus_ l'avait érigée dans ce lieu par décret
des décurions.
Près de l'autel de gauche, dans la cour, était une petite loge
destinée aux purifications; quelques bas-reliefs en décoraient les
murailles. Deux vases contenant l'eau lustrale se trouvaient, en
outre, placés à l'entrée de la porte intérieure, comme le sont nos
bénitiers. Des peintures sur stuc décoraient l'intérieur du temple et
représentaient des tableaux de la campagne, des plantes et des animaux
de l'Égypte,--la terre sacrée.
J'avais admiré au Musée les richesses qu'on a retirées de ce temple,
les lampes, les coupes, les encensoirs, les burettes, les goupillons,
les mitres et les crosses brillantes des prêtres, les sistres, les
clairons et les cymbales, une Vénus dorée, un Bacchus, des Hermès, des
sièges d'argent et d'ivoire, des idoles de basalte et des pavés de
mosaïque ornés d'inscriptions et d'emblèmes. La plupart de ces objets,
dont la matière et le travail précieux indiquent la richesse du temple,
ont été découverts dans le lieu saint le plus retiré, situé derrière
le sanctuaire, et où l'on arrive en passant sous cinq arcades. Là, une
petite cour oblongue conduit à une chambre qui contenait des ornements
sacrés. L'habitation des ministres isiaques, située à gauche du temple,
se composait de trois pièces, et l'on trouva dans l'enceinte plusieurs
cadavres de ces prêtres à qui l'on suppose que leur religion fit un
devoir de ne pas abandonner le sanctuaire.
Ce temple est la ruine la mieux conservée de Pompéi, parce qu'à
l'époque où la ville fut ensevelie, il en était le monument le plus
nouveau. L'ancien temple avait été renversé quelques années auparavant
par un tremblement de terre, et nous voyons là celui qu'on avait rebâti
à sa place. --J'ignore si quelqu'une des trois statues d'Isis du Musée
de Naples aura été retrouvée dans ce lieu même, mais je les avais
admirées la veille, et rien ne m'empêchait, en y joignant le souvenir
des deux tableaux, de reconstruire dans ma pensée toute la scène de la
cérémonie du soir.
Justement le soleil commençait à s'abaisser vers Caprée et la lune
montait lentement du côté du Vésuve, couvert de son léger dais de
fumée. Je m'assis sur une pierre, en contemplant ces deux astres
qu'on avait longtemps adorés dans ce temple sous les noms d'Osiris
et d'Isis, et sous des attributs mystiques faisant allusion à leurs
diverses phases, et je me sentis pris d'une vive émotion. Enfant d'un
siècle sceptique plutôt qu'incrédule, flottant entre deux éducations
contraires, celle de la Révolution, qui niait tout, et celle de
la réaction sociale, qui prétend ramener l'ensemble des croyances
chrétiennes, me verrais-je entraîné à tout croire, comme nos pères les
philosophes l'avaient été à tout nier?--Je songeais à ce magnifique
préambule des _Ruines_ de Volney, qui fait apparaître le Génie du passé
sur les ruines de Palmyre et qui n'emprunte à des inspirations si
hautes que la puissance de détruire pièce à pièce tout l'ensemble des
traditions religieuses du genre humain! Ainsi périssait, sous l'effort
de la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs,
qui, au nom d'une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les
cieux. O naturel ô mère éternelle! était-ce là vraiment le sort réservé
au dernier de tes fils célestes? Les mortels en sont-ils venus à
repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré,
déesse de Saïs! le plus hardi de tes adeptes s'est-il donc trouvé face
à face avec l'image de la Mort?
Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne
serait-il pas plus consolant de tomber dans l'excès contraire et
d'essayer de se reprendre aux illusions du passé?
VII
Il est évident que, dans les derniers temps, le paganisme s'était
retrempé dans son origine égyptienne, et tendait de plus en plus à
ramener au principe de l'unité les diverses conceptions mythologiques.
Cette éternelle Nature, que Lucrèce, le matérialiste, invoquait
lui-même sous le nom de Vénus Céleste, a été préférablement nommée
Cybèle par Julien, Uranie ou Cérès par Plotin, Proclus et Porphyre;
--Apulée, lui donnant tous ces noms, l'appelle plus volontiers Isis;
c'est le nom qui, pour lui, résume tous les autres; c'est l'identité
primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque
changeant! Aussi lui apparaît-elle vêtue à l'égyptienne, mais dégagée
des allures roides, des bandelettes et des formes naïves du premier
temps.
Ses cheveux épais et longs, terminés en boucles, inondent en flottant
ses divines épaules; une couronne multiforme et multiflore pare sa
tête, et la lune argentée brille sur son front; des deux côtés se
tordent des serpents parmi de blonds épis, et sa robe aux reflets
indécis passe, selon le mouvement de ses plis, de la blancheur la plus
pure au jaune de safran, ou semble emprunter sa rougeur à la flamme;
son manteau; d'un noir foncé, est semé d'étoiles et bordé d'une frange
lumineuse; sa main droite tient le sistre, qui rend un son clair, sa
main gauche un vase d'or en forme de gondole.
Telle, exhalant les plus délicieux parfums de l'Arabie Heureuse, elle
apparaît à Lucius, et lui dit:
«Tes prières m'ont touchée; moi, la mère de la nature, la maîtresse des
éléments, la source première des siècles, la plus grande des divinités,
la reine des mânes; moi qui confonds en moi-même et les dieux et les
déesses; moi dont l'univers a adoré sous mille formes l'unique et
toute-puissante divinité. Ainsi, l'on me nomme en Phrygie, Cybèle; à
Athènes, Minerve; en Chypre, Vénus Paphienne; en Crète, Diane Dyctinne;
en Sicile, Proserpine Stygienne; à Éleusis, l'antique Cérès; ailleurs,
Junon, Bellone, Hécate ou Némésis, tandis que l'Égyptien, qui dans les
sciences précéda tous les autres peuples, me rend hommage sous mon vrai
nom de la déesse Isis.
»Qu'il te souvienne, dit-elle à Lucius après lui avoir indiqué les
moyens d'échapper à l'enchantement dont _il_ est victime, que tu dois
me consacrer le reste de ta vie, et, dès que tu auras franchi le sombre
bord, tu ne cesseras encore de m'adorer, soit dans les ténèbres de
l'Achéron ou dans les Champs-Élysées; et si, par l'observation de mon
culte et par une inviolable chasteté, tu mérites bien de moi, tu sauras
que je puis seule prolonger ta vie spirituelle au delà des bornes
marquées.»
Ayant prononcé ces adorables paroles, l'invincible déesse disparaît et
se recueille _dans sa propre immensité._
Certes, si le paganisme avait toujours manifesté une conception aussi
pure de la Divinité, les principes religieux issus de la vieille terre
d'Egypte régneraient encore selon cette forme sur la civilisation
moderne.--Mais n'est-il pas à remarquer que c'est aussi de l'Egypte
que nous viennent les premiers fondements de la foi chrétienne? Orphée
et Moïse, initiés tous deux aux mystères isiaques, ont simplement
annoncé à des races diverses des vérités sublimes,--que la différence
des mœurs, des langages et l'espace des temps a ensuite peu à peu
altérées ou transformées entièrement.--Aujourd'hui, il semble que le
catholicisme lui-même ait subi, selon les pays, une réaction analogue
à celle qui avait lieu dans les dernières années du polythéisme.
En Italie, en Pologne, en Grèce, en Espagne, chez tous les peuples
les plus sincèrement attachés à l'Église romaine, la dévotion à la
Vierge n'est-elle pas devenue une sorte de culte exclusif? N'est-ce
pas toujours la Mère sainte, tenant dans ses bras l'enfant sauveur et
médiateur qui domine les esprits,--et dont l'apparition produit encore
des conversions comparables à celle du héros d'Apulée? Isis n'a pas
seulement ou l'enfant dans les bras, ou la croix à la main comme la
Vierge: le même signe zodiacal leur est consacré, la lune est sous
leurs pieds; le même nimbe brille autour de leur tête; nous avons
rapporté plus haut mille détails analogues dans les cérémonies --même
sentiment de chasteté dans le culte isiaque, tant que la doctrine est
restée pure; institutions pareilles d'associations et de confréries.
Je me garderai certes de tirer de tous ces rapprochements les mêmes
conclusions que Volney et Dupuis. Au contraire, aux yeux du philosophe,
sinon du théologien,--ne peut-il pas sembler qu'il y ait eu, dans tous
les cultes intelligents, une certaine part de révélation divine? Le
christianisme primitif a invoqué la parole des sibylles et n'a point
repoussé le témoignage des derniers oracles de Delphes. Une évolution
nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les
témoignages religieux des divers temps. Il serait si beau d'absoudre
et d'arracher aux malédictions éternelles les héros et les sages de
l'antiquité!
Loin de moi, certes, la pensée d'avoir réuni les détails qui précèdent
en vue seulement de prouver que la religion chrétienne a fait de
nombreux emprunts aux dernières formules du paganisme: ce point n'est
nié de personne. Toute religion qui succède à une autre respecte
longtemps certaines pratiques et formes de culte, qu'elle se borne
à harmoniser avec ses propres dogmes. Ainsi la vieille théogonie des
Égyptiens et des Pélasges s'était seulement modifiée et traduite chez
les Grecs, parée de noms et d'attributs nouveaux;--plus tard encore,
dans la phase religieuse que nous venons de dépeindre, Sérapis, qui
était déjà une transformation d'Osiris, en devenait une de Jupiter;
Isis, qui n'avait, pour entrer dans le mythe grec, qu'à reprendre son
nom d'Io, fille d'Inachus, --le fondateur des mystères d'Eleusis,
repoussait désormais le masque bestial, symbole d'une époque de
lutte et de servitude. Mais voyez combien d'assimilations aisées le
christianisme allait trouver dans ces rapides transformations des
dogmes les plus divers!--Laissons de côté la _croix_ de Sérapis et le
séjour aux enfers de ce dieu _qui juge les âmes;--_le _Rédempteur_
promis à la terre, et que pressentaient depuis longtemps les poëtes et
les oracles, est-ce l'enfant Horus allaité par la mère divine, et qui
sera le _Verbe_ (logos) des âges futurs?--Est-ce l'Iacchus-Iésus des
mystères d'Eleusis, plus grand déjà, et s'élançant des bras de Déméter,
la déesse _panthée_? ou plutôt n'est-il pas vrai qu'il faut réunir tous
ces modes divers d'une même idée, et que ce fut toujours une admirable
pensée théogonique de présenter à l'adoration des hommes une Mère
céleste dont l'enfant est l'espoir du monde?
Et, maintenant, pourquoi ces cris d'ivresse et de joie, ces chants du
ciel, ces palmes qu'on agite, ces gâteaux sacrés qu'on se partage à
de certains jours de l'année? C'est que l'enfant sauveur est né jadis
en ce même temps.--Pourquoi ces autres jours de pleurs et de chants
lugubres où l'on cherche le corps d'un Dieu meurtri et sanglant,--où
les gémissements retentissent des bords du Nil aux rives de la
Phénicie, des hauteurs du Liban aux plaines où fut Troie? Pourquoi
celui qu'on cherche et qu'on pleure s'appelle-t-il ici Osiris, plus
loin Adonis, plus loin Atys? et pourquoi une autre clameur qui vient
du fond de l'Asie cherche-t-elle aussi dans les grottes mystérieuses
les restes d'un dieu immolé?--Une femme divinisée, mère, épouse ou
amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime
d'un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu
un jour! La victime céleste est représentée par le marbre ou la cire,
avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles
viennent toucher et baiser pieusement. Mais, le troisième jour, tout
change: le corps a disparu, l'immortel s'est révélé; la joie succède
aux pleurs, l'espérance renaît sur la terre; c'est la fête renouvelée
de la jeunesse et du printemps.
Voilà le culte oriental, primitif et postérieur à la fois aux fables de
la Grèce, qui avait fini par envahir et absorber peu à peu le domaine
des dieux d'Homère. Le ciel mythologique rayonnait d'un trop pur éclat,
il était d'une beauté trop précise et trop nette, il respirait trop
le bonheur, l'abondance et la sérénité, il était, en un mot, trop
bien conçu au point de vue des gens heureux, des peuples riches et
vainqueurs, pour s'imposer longtemps au monde agité et souffrant.--Les
Grecs l'avaient fait triompher par la victoire dans cette lutte presque
cosmogonique qu'Homère a chantée, et, depuis encore, la force et la
gloire des dieux s'étaient incarnées dans les destinées de Rome;--mais
la douleur et l'esprit de vengeance agissaient sur le reste du monde,
qui ne voulait plus s'abandonner qu'aux religions du désespoir.--La
philosophie accomplissait d'autre part un travail d'assimilation et
d'unité morale; la chose attendue dans les esprits se réalisa dans
l'ordre des faits. Cette Mère divine, ce Sauveur, qu'une sorte de
mirage prophétique avait annoncés çà et là d'un bout à l'autre du
monde, apparurent enfin comme le grand jour qui succéda aux vagues
clartés de l'aurore.
EMILIE
SOUVENIRS DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Personne n'a bien su l'histoire du lieutenant Desroches, qui se fit
tuer l'an passé au combat de Hambergen, deux mois après ses noces. Si
ce fut là un véritable suicide, que Dieu veuille lui pardonner! Mais,
certes, celui qui meurt en défendant sa patrie ne mérite pas que son
action soit nommée ainsi, quelle qu'ait été sa pensée d'ailleurs.
--Nous voilà retombés, dit le docteur, dans le chapitre des
capitulations de conscience. Desroches était un philosophe décidé à
quitter la vie: il n'a pas voulu que sa mort fût inutile; il s'est
élancé bravement dans la mêlée; il a tué le plus d'Allemands qu'il a
pu, en disant: «Je ne puis mieux faire à présent; je meurs content.»
Et il a crié: _Vive l'empereur!_ en recevant le coup de sabre qui l'a
abattu. Dix soldats de sa compagnie vous le diront.
--Et ce n'en fut pas moins un suicide, répliqua Arthur. Toutefois, je
pense qu'on aurait eu tort de lui fermer l'église ...
--A ce compte, vous flétririez le dévouement de Curtius. Ce jeune
chevalier romain était peut-être ruiné par le jeu, malheureux dans
ses amours, las de la vie, qui sait? Mais, assurément, il est beau,
en songeant à quitter le monde, de rendre sa mort utile aux autres;
et voilà pourquoi cela ne peut s'appeler un suicide, car le suicide
n'est autre chose que l'acte suprême de l'égoïsme, et c'est pour cela
seulement qu'il est flétri parmi les hommes... A quoi pensez-vous,
Arthur?
--Je pense à ce que vous disiez tout à l'heure, que Desroches, avant de
mourir, avait tué le plus d'Allemands possible...
--Eh bien?
--Eh bien, ces braves gens sont allés rendre devant Dieu un triste
témoignage de la belle mort du lieutenant, vous me permettrez de dire
que c'est là un _suicide_ bien _homicide._
--Eh! qui va songer à cela? Des Allemands, ce sont des ennemis.
--Mais y en a-t-il pour l'homme résolu à _mourir?_ A ce moment-là,
tout instinct de nationalité s'efface, et je doute que l'on songe à un
autre pays que l'autre monde, et à un autre empereur que Dieu. Mais
l'abbé nous écoute sans rien dire, et cependant j'espère que je parle
ici selon ses idées. --Allons, l'abbé, dites-nous votre opinion, et
tâchez de nous mettre d'accord; c'est là une mine de controverse assez
abondante, et l'histoire de Desroches, ou plutôt ce que nous en croyons
savoir, le docteur et moi, ne paraît pas moins ténébreuse que les
profonds raisonnements qu'elle a soulevés parmi nous.
--Oui, dit le docteur, Desroches, à ce qu'on prétend, était
très-affligé de sa dernière blessure, celle qui l'avait si fort
défiguré; et peut-être a-t-il surpris quelque grimace ou quelque
raillerie de sa nouvelle épouse; les philosophes sont susceptibles. En
tout cas, il est mort, et volontairement.
--Volontairement, puisque vous y persistez; mais n'appelez pas suicide
la mort qu'on trouve dans une bataille; vous ajouteriez un contre-sens
de mots à celui que peut-être vous faites en pensée; on meurt dans une
mêlée parce qu'on y rencontre quelque chose qui tue; ne meurt pas qui
veut;
--Eh bien, voulez-vous que ce soit la fatalité?
--A mon tour, interrompit l'abbé, qui s'était recueilli pendant cette
discussion: il vous semblera singulier peut-être que je combatte vos
paradoxes ou vos suppositions ...
--Eh bien, parlez, parlez; vous en savez plus que nous, assurément.
Vous habitez Bitche depuis longtemps; on dit que Desroches vous
connaissait, et peut-être même s'est-il confessé à vous ...
--En ce cas, je devrais me taire; mais il n'en fut rien
malheureusement, et, toutefois, la mort de Desroches fut chrétienne,
croyez-moi; et je vais vous en raconter les causes et les
circonstances, afin que vous emportiez cette idée que ce fut là encore
un honnête homme, ainsi qu'un bon soldat, mort à temps pour l'humanité,
pour lui-même, et selon les desseins de Dieu.
»Desroches était entré dans un régiment à quatorze ans, à l'époque
où, la plupart des hommes s'étant fait tuer sur la frontière, notre
armée républicaine se recrutait parmi les enfants. Faible de corps,
mince comme une jeune fille, et pâle, ses camarades souffraient de lui
voir porter un fusil sous lequel ployait son épaule. Vous devez avoir
entendu dire qu'on obtint du capitaine l'autorisation de le lui rogner
de six pouces. Ainsi accommodée à ses forces, l'arme de l'enfant fit
merveilles dans les guerres de Flandre; plus tard, Desroches fut dirigé
sur Haguenau, dans ce pays où nous faisions, c'est-à-dire où vous
faisiez la guerre depuis si longtemps.
»A l'époque dont je vais vous parler, Desroches était dans la force
de l'âge et servait d'enseigne au régiment bien plus que le numéro
d'ordre et le drapeau, car il avait à peu près seul survécu à deux
renouvellements, et il venait enfin d'être nommé lieutenant quand,
à Bergheim, il y a vingt-sept mois, en commandant une charge à la
baïonnette, il reçut un coup de sabre prussien tout au travers de la
figure. La blessure était affreuse; les chirurgiens de l'ambulance,
qui l'avaient souvent plaisanté, lui vierge encore d'une égratignure,
après trente combats, froncèrent le sourcil quand on l'apporta devant
eux. S'il guérit, dirent-ils, le malheureux deviendra imbécile ou fou.
»C'est à Metz que le lieutenant fut envoyé pour se guérir. La civière
avait fait plusieurs lieues sans qu'il s'en aperçût; installé dans
un bon lit et entouré de soins, il lui fallut cinq ou six mois pour
arriver à se mettre sur son séant, et cent jours encore pour ouvrir un
œil et distinguer les objets. On lui ordonna bientôt les fortifiants,
le soleil, puis le mouvement, enfin la promenade, et, un matin, soutenu
par deux camarades, il s'achemina tout vacillant, tout étourdi, vers
le quai Saint-Vincent, qui touche presque à l'hôpital militaire, et,
là, on le fit asseoir sur l'esplanade, au soleil de midi, sous les
tilleuls du jardin public: le pauvre blessé croyait voir le jour pour
la première fois.
»A force d'aller ainsi, il put bientôt marcher seul, et, chaque
matin, il s'asseyait sur un banc, au même endroit de l'esplanade, la
tête ensevelie dans un amas de taffetas noir, sous lequel à peine on
découvrait un coin de visage humain, et sur son passage, lorsqu'il se
croisait avec des promeneurs, il était assuré d'un grand salut des
hommes, et d'un geste de profonde commisération des femmes, ce qui le
consolait peu.
»Mais, une fois assis à sa place, il oubliait son infortune pour ne
plus songer qu'au bonheur de vivre après un tel ébranlement, et au
plaisir de voir en quel séjour il vivait. Devant lui, la vieille
citadelle, ruinée sous Louis XVI, étalait ses remparts dégradés; sur
sa tête, les tilleuls en fleur projetaient leur ombre épaisse; à
ses pieds, dans la vallée qui se déploie au-dessous de l'esplanade,
les prés Saint-Symphorien que vivifie, en les noyant, la Moselle
débordée, et qui verdissent entre ses deux bras; puis le petit Ilot,
l'oasis de la poudrière, cette île du Saulcy, semée d'ombrages, de
chaumières; enfin, la chute de la Moselle et ses blanches écumes, ses
détours étincelant au soleil, puis tout au bout, bornant le regard, la
chaîne des Vosges, bleuâtre et comme vaporeuse au grand jour, voilà
le spectacle qu'il admirait toujours davantage, en pensant que là
était son pays, non pas la terre conquise, mais la province vraiment
française, tandis que ces riches départements nouveaux, où il avait
fait la guerre, n'étaient que des beautés fugitives, incertaines, comme
celles de la femme gagnée hier, qui ne nous appartiendra plus demain.
»Vers le mois de juin, aux premiers jours, la chaleur était grande, et
le banc favori de Desroches se trouvant bien à l'ombre, deux femmes
vinrent s'asseoir près du blessé. Il salua tranquillement et continua
de contempler l'horizon; mais sa position inspirait tant d'intérêt,
que les deux femmes ne purent s'empêcher de le questionner et de le
plaindre.
»L'une des deux, fort âgée, était la tante de l'autre qui se nommait
Émilie, et qui avait pour occupation de broder des ornements d'or sur
de la soie ou du velours. Desroches questionna comme on lui en avait
donné l'exemple, et la tante lui apprit que la jeune fille avait quitté
Haguenau pour lui faire compagnie, qu'elle brodait pour les églises, et
qu'elle était depuis longtemps privée de tous ses autres parents.
»Le lendemain, le banc fut occupé comme la veille; au bout d'une
semaine, il y avait traité d'alliance entre les trois propriétaires
de ce banc favori, et Desroches, tout faible qu'il était, tout
humilié par les attentions que la jeune fille lui prodiguait comme
au plus inoffensif vieillard, Desroches se sentit léger, en fonds de
plaisanteries, et plus près de se réjouir que de s'affliger de cette
bonne fortune inattendue.
»Alors, de retour à l'hôpital, il se rappela sa hideuse blessure, cet
épouvantail dont il avait souvent gémi en lui-même, et que l'habitude
et la convalescence lui avaient rendu depuis longtemps moins déplorable.
»Il est certain que Desroches n'avait pu encore ni soulever l'appareil
inutile de sa blessure, ni se regarder dans un miroir. De ce jour-là,
cette idée le fit frémir plus que jamais. Cependant, il se hasarda
à écarter un coin du taffetas protecteur, et il trouva dessous
une cicatrice un peu rose encore, mais qui n'avait rien de trop
repoussant. En poursuivant cette observation, il reconnut que les
différentes parties de son visage s'étaient recousues convenablement
entre elles, et que l'œil demeurait fort limpide et fort sain. Il
manquait bien quelques brins de sourcils, mais c'était si peu de chose!
cette raie oblique qui descendait du front à l'oreille en traversant la
joue, c'était ... eh bien, c'était un coup de sabre reçu à l'attaque
des lignes de Bergheim, et rien n'est plus beau, les chansons l'on
assez dit.
»Donc, Desroches fut étonné de se retrouver si présentable après
la longue absence qu'il avait faite de lui-même. Il ramena fort
adroitement ses cheveux, qui grisonnaient du côté blessé, sous les
cheveux noirs abondants du côté gauche, étendit sa moustache sur la
ligne de la cicatrice, le plus loin possible, et, ayant endossé son
uniforme neuf, il se rendit le lendemain à l'esplanade d'un air assez
triomphant.
»Dans le fait, il s'était si bien redressé, si bien tourné, son épée
avait si bonne grâce à battre sa cuisse, et il portait le schako
si martialement incliné en avant, que personne ne le reconnut dans
le trajet de l'hôpital au jardin; il arriva le premier au banc des
tilleuls, et s'assit comme à l'ordinaire, en apparence, mais au fond
bien plus troublé et bien plus pâle, malgré l'approbation du miroir.
»Les deux dames ne tardèrent pas à arriver; mais elles s'éloignèrent
tout à coup en voyant un bel officier occuper leur place habituelle.
Desroches fut tout ému.
--Eh quoi! leur cria-t-il, vous ne me reconnaissez pas?...
»Ne pensez pas que ces préliminaires nous conduisent à une de ces
histoires où la pitié devient de l'amour, comme dans les opéras du
temps. Le lieutenant avait désormais des idées plus sérieuses. Content
d'être encore jugé comme un cavalier passable, il se hâta de rassurer
les deux dames, qui paraissaient disposées, d'après sa transformation,
à revenir sur l'intimité commencée entre eux trois. Leur réserve ne
put tenir devant ces franches déclarations. L'union était sortable de
tous points, d'ailleurs: Desroches avait un petit bien de famille près
d'Épinal; Émilie possédait, comme héritage de ses parents, une petite
maison à Haguenau, louée au café de la ville, et qui rapportait encore
cinq à six cents francs de rente. Il est vrai qu'il en revenait la
moitié à son frère Wilhelm, principal clerc du notaire Schennberg.
»Quand les dispositions furent bien arrêtées, on résolut de se rendre
pour la noce à cette petite ville, car là était le domicile réel de
la jeune fille, qui n'habitait Metz depuis quelque temps que pour ne
point quitter sa tante. Toutefois, on convint de revenir à Metz après
le mariage. Émilie se faisait un grand plaisir de revoir son frère.
Desroches s'étonna à plusieurs reprises que ce jeune homme ne fût pas
aux armées comme tous ceux de notre temps; on lui répondit qu'il avait
été réformé pour cause de santé. Desroches le plaignit vivement.
»Voici donc les deux fiancés et la tante en route pour Haguenau; ils
ont pris des places dans la voiture publique qui relaye à Bitche,
laquelle était alors une simple patache composée de cuir et d'osier.
La route est belle, comme vous savez. Desroches, qui ne l'avait jamais
faite qu'en uniforme, un sabre à la main, en compagnie de trois à
quatre mille hommes, admirait les solitudes, les roches bizarres, les
horizons bornés par cette dentelure, des monts revêtus d'une sombre
verdure, que de longues vallées interrompent seulement de loin en loin.
Les riches plateaux de Saint-Avold, les manufactures de Sarreguemines,
les petits taillis compactes de Limblingue, où les frênes, les
peupliers et les sapins étalent leur triple couche de verdure nuancée
du gris au vert sombre; vous savez combien tout cela est d'un aspect
magnifique et charmant.
»A peine arrivés à Bitche, les voyageurs descendirent à la petite
auberge du _Dragon,_ et Desroches me fit demander au fort. J'arrivai
avec empressement; je vis sa nouvelle famille, et je complimentai la
jeune demoiselle, qui était d'une rare beauté, d'un maintient doux,
et qui paraissait fort éprise de son futur époux. Ils déjeunèrent
tous trois avec moi, à la place où nous sommes assis dans ce moment.
Plusieurs officiers, camarades de Desroches, attirés par le bruit de
son arrivée, le vinrent chercher à l'auberge et le retinrent à dîner
chez l'hôtelier de la redoute, où l'état-major payait pension. Il fut
convenu que les deux dames se retireraient de bonne heure, et que le
lieutenant donnerait à ses camarades sa dernière soirée de garçon.
»Le repas fut gai; tout le monde savourait sa part du bonheur et de
la gaieté que Desroches ramenait avec lui. On lui parla de l'Egypte,
de l'Italie, avec transport, en faisant des plaintes amères sur
cette mauvaise fortune qui confinait tant de bons soldats dans des
forteresses de frontière.
--Oui, murmuraient quelques officiers, nous étouffons ici, la vie est
fatigante et monotone; autant vaudrait être sur un vaisseau, que de
vivre ainsi sans combats, sans distractions, sans avancement possible.
«Le fort est imprenable,» a dit Bonaparte quand il a passé ici en
rejoignant l'armée d'Allemagne; nous n'avons donc rien que la chance de
mourir d'ennui.
--Hélas! mes amis, répondit Desroches, ce n'était guère plus amusant
de mon temps; car j'ai été ici comme vous, et je me suis plaint comme
vous, aussi. Moi, soldat parvenu jusqu'à l'épaulette à force d'user
les souliers du gouvernement dans tous les chemins du monde, je ne
savais guère alors que trois choses: l'exercice, la direction du vent
et la grammaire, comme on l'apprend chez le magister. Aussi, lorsque
je fus nommé sous-lieutenant et envoyé à Bitche avec le 2e
bataillon du Cher, je regardais ce séjour comme une excellente occasion
d'études sérieuses et suivies. Dans cette pensée, je m'étais procuré
une collection de livres, de cartes et de plans. J'ai étudié la théorie
et appris l'allemand sans étude, car, dans ce pays français et bon
français, on ne parle que cette langue. De sorte que ce temps, si long
pour vous qui n'avez plus tant à apprendre, je le trouvais court et
insuffisant, et, quand la nuit venait, je me réfugiais dans un petit
cabinet de pierre sous la vis du grand escalier; j'allumais ma lampe en
calfeutrant hermétiquement les meurtrières, et je travaillais. Une de
ces nuits-là ...
»Ici, Desroches s'arrêta un instant, passa la main sur ses yeux, vida
son verre, et reprit son récit sans terminer sa phrase.
--Vous connaissez tous, dit-il, ce petit sentier qui monte de la plaine
ici, et que l'on a rendu tout à fait impraticable, en faisant sauter
un gros rocher, à la place duquel à présent s'ouvre un abîme. Eh bien,
ce passage a toujours été meurtrier pour les ennemis toutes les fois
qu'ils ont tenté d'assaillir le fort; à peine engagés dans ce sentier,
les malheureux essuyaient le feu de quatre pièces de vingt-quatre,
qu'on n'a pas dérangées sans doute, et qui rasaient le sol dans toute
la longueur de cette pente ...
--Vous avez dû vous distinguer, dit un colonel à Desroches; est-ce là
que vous avez gagné la lieutenance?
--Oui, colonel, et c'est là que j'ai tué le premier, le seul homme que
j'aie frappé en face et de ma propre main. C'est pourquoi la vue de ce
fort me sera toujours pénible.
--Que nous dites-vous là? s'écria-t-on: quoi! vous avez fait vingt ans
la guerre, vous avez assisté à quinze batailles rangées, à cinquante
combats peut-être, et vous prétendez n'avoir jamais tué qu'un seul
ennemi?
--Je n'ai pas dit cela, messieurs: des dix mille cartouches que j'ai
bourrées dans mon fusil, qui sait si la moitié n'a pas lancé une balle
au but que le soldat cherche? Mais j'affirme qu'à Bitche, pour la
première fois, ma main s'est rougie du sang d'un ennemi, et que j'ai
fait le cruel essai d'une pointe de sabre que le bras pousse jusqu'à ce
qu'elle crève une poitrine humaine et s'y cache en frémissant.
--C'est vrai, interrompit l'un des officiers, le soldat tue beaucoup
et ne le sent presque jamais. Une fusillade n'est pas, à vrai dire,
une exécution, mais une intention mortelle. Quant à la baïonnette, elle
fonctionne peu dans les charges les plus désastreuses; c'est un conflit
dans lequel l'un des deux ennemis tient ou cède sans porter de coups,
les fusils s'entre-choquent, puis se relèvent quand la résistance
cesse; le cavalier, par exemple, frappe réellement ...
--Aussi, reprit Desroches, de même que l'on n'oublie pas le dernier
regard d'un adversaire tué en duel, son dernier râle, le bruit de
sa lourde chute, de même, je porte en moi presque comme un remords,
riez-en si vous pouvez, l'image pâle et funèbre du sergent prussien que
j'ai tué dans la petite poudrière du fort.
»Tout le monde fit silence, et Desroches commença son récit.
--C'était la nuit, je travaillais, comme je l'ai expliqué tout à
l'heure. A deux heures, tout doit dormir, excepté les sentinelles.
Les patrouilles sont fort silencieuses, et tout bruit fait esclandre.
Pourtant, je crus entendre comme un mouvement prolongé dans la galerie
qui s'étendait sous ma chambre; on heurtait à une porte, et cette
porte craquait. Je courus, je prêtai l'oreille au fond du corridor,
et j'appelai à demi-voix la sentinelle; pas de réponse. J'eus bientôt
réveillé les canonniers, endossé l'uniforme, et, prenant mon sabre sans
fourreau, je courus du côté du bruit. Nous arrivâmes trente, à peu
près, dans le rond-point que forme la galerie vers son centre, et, à
la lueur de quelques lanternes, nous reconnûmes les Prussiens, qu'un
traître avait introduits par la poterne fermée. Ils se pressaient avec
désordre, et, en nous apercevant, ils tirèrent quelques coups de fusil,
dont l'éclat fut effroyable dans cette pénombre et sous ces voûtes
écrasées. Alors, on se trouva face à face; les assaillants continuaient
d'arriver; les défenseurs descendirent précipitamment dans la galerie;
on en vint à pouvoir à peine se remuer; mais il y avait entre les
deux partis un espace de six à huit pieds, un champ clos que personne
ne songeait à occuper, tant il y avait de stupeur chez les Français
surpris, et de défiance chez les Prussiens désappointés. Pourtant,
l'hésitation dura peu. La scène se trouvait éclairée par des flambeaux
et des lanternes; quelques canonniers avaient suspendu les leurs aux
parois; une sorte de combat antique s'engagea; j'étais au premier rang,
je me trouvais en face d'un sergent prussien de haute taille, tout
couvert de chevrons et de décorations. Il était armé d'un fusil, mais
il pouvait à peine le remuer, tant la presse était compacte; tous ces
détails me sont encore présents, hélas! Je ne sais s'il songeait même à
me résister; je m'élançai vers lui, j'enfonçai mon sabre dans ce noble
cœur; la victime ouvrit horriblement les yeux, crispa ses mains avec
effort, et tomba dans les bras des autres soldats... Je ne me rappelle
pas ce qui suivit; je me retrouvai dans la première cour, tout mouillé
de sang; les Prussiens, refoulés par la poterne, avaient été reconduits
à coups de canon jusqu'à leurs campements.
»Après cette histoire, il se fit un long silence, et puis l'on parla
d'autre chose. C'était un triste et curieux spectacle pour le penseur,
que toutes ces physionomies de soldats assombries par le récit d'une
infortune si vulgaire en apparence ... et l'on pouvait savoir au
juste ce que vaut la vie d'un homme, même d'un Allemand, docteur, en
interrogeant les regards intimidés de ces tueurs de profession.
--Il est certain, répondit le docteur un peu étourdi, que le sang de
l'homme crie bien haut, de quelque façon, qu'il soit versé; cependant,
Desroches n'a point fait de mal; il se défendait.
--Qui le sait? murmura Arthur.
--Vous qui parliez de capitulation de conscience, docteur, dites-nous
si cette mort du sergent ne ressemble pas un peu à un assassinat.
Est-il sûr que le Prussien eût tué Desroches?
--Mais c'est la guerre, que voulez-vous!
--A la bonne heure, oui, c'est la guerre. On tue à trois cents pas dans
les ténèbres un homme qui ne vous connaît pas et ne vous voit pas; on
égorge en face, et avec la fureur dans le regard, des gens contre
lesquels on n'a pas de haine, et c'est avec cette réflexion qu'on s'en
console et qu'on s'en glorifie! Et cela se fait honorablement entre des
peuples chrétiens!...
»L'aventure de Desroches sema donc différentes impressions dans
l'esprit des assistants. Et puis l'on alla se mettre au lit. Notre
officier oublia le premier sa lugubre histoire, parce que, de la petite
chambre qui lui était donnée, on apercevait parmi les massifs d'arbres
une certaine fenêtre de l'hôtel du _Dragon_ éclairée de l'intérieur par
une veilleuse. Là dormait tout son avenir. Lorsqu'au milieu de la nuit,
les rondes et le qui-vive venaient le réveiller, il se disait qu'en
cas d'alarme son courage ne pourrait plus comme autrefois galvaniser
tout l'homme, et qu'il s'y mêlerait un peu de regret et de crainte.
Avant l'heure de la diane, le lendemain, le capitaine de garde lui
ouvrit là une porte, et il trouva ses deux amies qui se promenaient en
l'attendant le long des fossés extérieurs. Je les accompagnai jusqu'à
Neunhoffen, car ils devaient se marier à l'état civil d'Haguenau, et
revenir à Metz pour la bénédiction nuptiale.
»Wilhelm, le frère d'Émilie, fit à Desroches un accueil assez cordial.
Les deux beaux-frères se regardaient parfois avec une attention
opiniâtre. Wilhelm était d'une taille moyenne, mais bien prise.
Ses cheveux blonds étaient rares déjà, comme s'il eût été miné par
l'étude ou par les chagrins; il portait des lunettes bleues à cause
de sa vue, si faible, disait-il, que la moindre lumière le faisait
souffrir. Desroches apportait une liasse de papiers que le jeune
praticien examina curieusement, puis il produisit lui-même tous les
titres de sa famille, en forçant Desroches à s'en rendre compte; mais
il avait affaire à un homme confiant, amoureux et désintéressé, les
enquêtes ne furent donc pas longues. Cette manière de procéder parut
flatter quelque peu Wilhelm; aussi commença-t-il à prendre le bras de
Desroches, à lui offrir une de ses meilleures pipes, et à le conduire
chez tous ses amis d'Haguenau.
»Partout on fumait et l'on buvait force bière. Après dix présentations,
Desroches demanda grâce, et on lui permit de ne plus passer ses soirées
qu'auprès de sa fiancée.
»Peu de jours après, les deux amoureux du banc de l'esplanade étaient
deux époux unis par M. le maire d'Haguenau, vénérable fonctionnaire qui
avait dû être bourgmestre avant la révolution française, et qui avait
tenu dans ses bras bien souvent la petite Émilie, que peut-être il
avait enregistrée lui-même à sa naissance; aussi lui dit-il bien bas,
la veille de son mariage:
--Pourquoi n'épousez-vous donc pas un bon Allemand?
»Émilie paraissait peu tenir à ces distinctions. Wilhelm lui-même
s'était réconcilié avec la moustache du lieutenant, car, il faut le
dire, au premier abord, il y avait eu réserve de la part de ces deux
hommes; mais, Desroches y mettant beaucoup du sien, Wilhelm faisant un
peu pour sa sœur, et la bonne tante pacifiant et adoucissant toutes les
entrevues, on réussit à fonder un parfait accord. Wilhelm embrassa de
fort bonne grâce son beau-frère après la signature du contrat. Le jour
même, car tout s'était conclu vers neuf heures, les quatre voyageurs
partirent pour Metz. Il était six heures du soir quand la voiture
s'arrêta à Bitche, au grand hôtel du _Dragon._
»On voyage difficilement dans ce pays entrecoupé de ruisseaux et de
bouquets de bois; il y a dix côtes par lieue, et la voiture du messager
secoue rudement ses voyageurs. Ce fut là peut-être la meilleure raison
de malaise qu'éprouva la jeune épouse en arrivant à l'auberge. Sa tante
et Desroches s'installèrent auprès d'elle, et Wilhelm, qui souffrait
d'une faim dévorante, descendit dans la petite salle où l'on servait à
huit heures le souper des officiers.
»Cette fois, personne ne savait le retour de Desroches. La journée
avait été employée par la garnison à des excursions dans les taillis de
Huspoletden. Desroches, pour n'être pas enlevé au poste qu'il occupait
près de sa femme, défendit à l'hôtesse de prononcer son nom. Réunis
tous trois près de la petite fenêtre de la chambre, ils virent rentrer
les troupes au fort, et, la nuit s'approchant, les glacis se bordèrent
de soldats en négligé qui savouraient le pain de munition et le fromage
de chèvre fourni par la cantine.
»Cependant, Wilhelm, en homme qui veut tromper l'heure et la faim,
avait allumé sa pipe, et sur le seuil de la porte il se reposait entre
la fumée du tabac et celle du repas, double volupté pour l'oisif et
pour l'affamé. Les officiers, à l'aspect de ce voyageur bourgeois dont
la casquette était enfoncée jusqu'aux oreilles et les lunettes bleues
braquées vers la cuisine, comprirent qu'ils ne seraient pas seuls à
table et voulurent lier connaissance avec l'étranger; car il pouvait
venir de loin, avoir de l'esprit, raconter des nouvelles, et, dans ce
cas, c'était une bonne fortune; ou arriver des environs, garder un
silence stupide, et alors c'était un niais dont on pouvait rire.
»Un sous-lieutenant des écoles s'approcha de Wilhelm avec une politesse
qui frisait l'exagération.
--Bonsoir, monsieur; savez--vous des nouvelles de Paris?
--Non, monsieur; et vous? dit tranquillement Wilhelm.
--Ma foi, monsieur, nous ne sortons pas de Bitche, comment
saurions-nous quelque chose?
--Et moi, monsieur, je ne sors jamais de mon cabinet.
--Seriez-vous dans le génie?
»Cette raillerie dirigée contre les lunettes de Wilhelm égaya beaucoup
l'assemblée.
--Je suis clerc de notaire, monsieur.
--En vérité? A votre âge, c'est surprenant.
--Monsieur, dit Wilhelm, est-ce que vous voudriez voir mon passe-port?
--Non, certainement.
--Eh bien, dites-moi que vous ne vous moquez pas de ma personne, et je
vais vous satisfaire sur tous les points.
»L'assemblée reprit son sérieux.
--Je vous ai demandé, sans intention maligne, si vous faisiez partie du
génie, parce que vous portez des lunettes. Ne savez-vous pas que les
officiers de cette arme ont seuls le droit de se mettre des verres sur
les yeux?
--Et cela prouve-t-il que je sois soldat ou officier, comme vous
voudrez?
--Mais tout le monde est soldat aujourd'hui. Vous n'avez pas vingt-cinq
ans, vous devez appartenir à l'armée; ou bien vous êtes riche, vous
avez quinze ou vingt mille francs de rente, vos parents ont fait des
sacrifices ... et, dans ce cas-là, on ne dîne pas à une table d'hôte
d'auberge.
--Monsieur, dit Wilhelm en secouant sa pipe, peut-être avez-vous le
droit de me soumettre à cette inquisition; alors, je dois vous répondre
catégoriquement. Je n'ai pas de rentes, puisque je suis un simple clerc
de notaire, comme je vous l'ai dit. J'ai été réformé pour cause de
mauvaise vue. Je suis myope, en un mot.
»Un éclat de rire général et intempéré accueillit cette déclaration.
--Ah! jeune homme! jeune homme! s'écria le capitaine Vallier en
lui frappant sur l'épaule, vous avez bien raison, vous profitez du
proverbe: «Il vaut mieux être poltron et vivre plus longtemps!
»Wilhelm rougit jusqu'aux yeux.
--Je ne suis pas un poltron, monsieur le capitaine! et je vous le
prouverai quand il vous plaira. D'ailleurs, mes papiers sont en règle,
et, si vous êtes officier de recrutement, je puis vous les montrer.
--Assez, assez, crièrent quelques officiers; laisse ce bourgeois
tranquille, Vallier. Monsieur est un particulier paisible, il a le
droit de souper ici.
--Oui, dit le capitaine; ainsi mettons-nous à table, et sans rancune,
jeune homme. Rassurez-vous, je ne suis pas chirurgien examinateur, et
cette salle à manger n'est pas une salle de révision. Pour vous prouver
ma bonne volonté, je m'offre à vous découper une aile de ce vieux dur
à cuire qu'on nous donne pour un poulet.
--Je vous remercie, dit Wilhelm, à qui la faim avait passé, je mangerai
seulement de ces truites qui sont au bout de la table.
Et il fit signe à la servante de lui apporter le plat.
--Sont-ce des truites, vraiment? dit le capitaine à Wilhelm, qui avait
ôté ses lunettes en se mettant à table. Ma foi, monsieur, vous avez
meilleure vue que moi-même; tenez, franchement, vous ajusteriez votre
fusil tout aussi bien qu'un autre... Mais vous avez eu des protections,
vous en profitez, très-bien. Vous aimez la paix, c'est un goût tout
comme un autre. Moi, à votre place, je ne pourrais pas lire un bulletin
de la grande armée, et songer que les jeunes gens de mon âge se font
tuer en Allemagne, sans me sentir bouillir le sang dans les veines.
Vous n'êtes donc pas Français?
--Non, dit Wilhelm, avec effort et satisfaction à la fois, je suis né à
Haguenau; je ne suis pas Français, je suis Allemand.
--Allemand? Haguenau est situé en deçà de la frontière rhénane, c'est
un bon et beau village de l'Empire français, département du Bas-Rhin.
Voyez la carte.
--Je suis de Haguenau, vous dis je, village d'Allemagne il y a dix ans,
aujourd'hui village de France; et, moi, je suis Allemand toujours,
comme vous seriez Français jusqu'à la mort, si votre pays appartenait
jamais aux Allemands.
--Vous dites là des choses dangereuses, jeune homme, songez-y.
--J'ai tort peut-être, dit impétueusement Wilhelm; mon sentiment à
moi est de ceux qu'il importe, sans doute, de garder dans son cœur,
si l'on ne peut les changer. Mais c'est vous-même qui avez poussé si
loin les choses, qu'il faut, à tout prix, que je me justifie ou que je
passe pour un lâche. Oui, tel est le motif qui, dans ma conscience,
légitime le soin que j'ai mis à profiter d'une infirmité réelle, sans
doute, mais qui peut-être n'eût pas dû arrêter un homme de cœur. Oui,
je l'avouerai, je ne me sens point de haine contre les peuples que
vous combattez aujourd'hui. Je songe que, si le malheur eût voulu que
je fusse obligé de marcher contre eux, j'aurais dû, moi aussi, ravager
des campagnes allemandes, brûler des villes, égorger des compatriotes
ou d'anciens compatriotes, si vous aimez mieux, et frapper, au milieu
d'un groupe de prétendus ennemis, oui, frapper, qui sait? des parents,
d'anciens amis de mon père... Allons, allons, vous voyez bien qu'il
vaut mieux pour moi écrire des rôles chez le notaire d'Haguenau...
D'ailleurs, il y a assez de sang versé dans ma famille; mon père a
répandu le sien jusqu'à la dernière goutte, voyez-vous, et moi ...
--Votre père était soldat? interrompit le capitaine Vallier.
--Mon père était sergent dans l'armée prussienne, et il a défendu
longtemps ce territoire que vous occupez aujourd'hui. Enfin, il fut tué
à la dernière attaque du fort de Bitche.
»Tout le monde était fort attentif à ces dernières paroles de Wilhelm,
qui arrêtèrent l'envie qu'on avait, quelques minutes auparavant, de
rétorquer ses paradoxes touchant le cas particulier de sa nationalité.
--C'était donc en 93?
--En 93, le 17 novembre, mon père était parti la veille de Sirmasen
pour rejoindre sa compagnie. Je sais qu'il dit à ma mère qu'au moyen
d'un plan hardi, cette citadelle serait emportée sans coup férir. On
nous le rapporta mourant vingt-quatre heures après; il expira sur le
seuil de la porte, après m'avoir fait jurer de rester auprès de ma
mère, qui lui survécut quinze jours. J'ai su que, dans l'attaque qui
eut lieu cette nuit-là, il reçut dans la poitrine le coup de sabre
d'un jeune soldat, qui abattit ainsi l'un des plus beaux grenadiers de
l'armée du prince de Hohenlöhe.
--Mais on nous a raconté cette histoire, dit le major.
--Eh bien, dit le capitaine Vallier, c'est toute l'aventure du sergent
prussien tué par Desroches.
--Desroches! s'écria Wilhelm; est-ce du lieutenant Desroches que vous
parlez?
--Oh! non, non, se hâta de dire un officier, qui s'aperçut qu'il allait
y avoir là quelque révélation terrible; ce Desroches dont nous parlons
était un chasseur de la garnison, mort il y a quatre ans, car son
premier exploit ne lui a pas porté bonheur.
--Ah! il est mort, dit Wilhelm en essuyant son front d'où tombaient de
larges gouttes de sueur.
»Quelques minutes après, les officiers le saluèrent et le laissèrent
seul. Desroches, ayant vu par la fenêtre qu'ils s'étaient tous
éloignés, descendit dans la salle à manger, où il trouva son beau-frère
accoudé sur la longue table et la tête dans ses mains.
--Eh bien, eh bien, nous dormons déjà?... Mais je veux souper, moi; ma
femme s'est endormie enfin, et j'ai une faim terrible... Allons, un
verre de vin, cela nous réveillera et vous me tiendrez compagnie.
--Non, j'ai mal à la tète, dit Wilhelm, je monte à ma chambre. A
propos, ces messieurs m'ont beaucoup parlé des curiosités du fort. Ne
pourriez-vous pas m'y conduire demain?
--Mais sans doute, mon ami.
--Alors, demain matin, je vous éveillerai.
»Desroches soupira, puis il alla prendre possession du second lit qu'on
avait préparé dans la chambre où son beau-frère venait de monter (car
Desroches couchait seul, n'étant mari qu'au civil). Wilhelm ne put
dormir de la nuit, et tantôt il pleurait en silence, tantôt il dévorait
de regards furieux le dormeur, qui souriait dans ses songes.
»Ce qu'on appelle le pressentiment ressemble fort au poisson précurseur
qui avertit les cétacés immenses et presque aveugles que là pointille
une roche tranchante, ou qu'ici est un fond de sable. Nous marchons
dans la vie si machinalement, que certains caractères, dont l'habitude
est insouciante, iraient se heurter ou se briser sans avoir pu se
souvenir de Dieu, s'il ne paraissait un peu de limon à la surface de
leur bonheur. Les uns s'assombrissent au vol du corbeau, les autres
sans motifs; d'autres, en s'éveillant, restent soucieux sur leur séant,
parce qu'ils ont fait un rêve sinistre. Tout cela est pressentiment.
«Vous allez courir un danger, dit le rêve.--Prenez garde, crie le
corbeau.--Soyez triste,» murmure le cerveau qui s'alourdit.
»Desroches, vers la fin de la nuit, eut un songe étrange. Il se
trouvait au fond d'un souterrain, derrière lui marchait une ombre
blanche dont les vêtements frôlaient ses talons; quand il se
retournait, l'ombre reculait; elle finit par s'éloigner à une telle
distance, que Desroches ne distinguait plus qu'un point blanc; ce point
grandit, devint lumineux, emplit toute la grotte et s'éteignit. Un
léger bruit se faisait entendre, c'était Wilhelm qui rentrait dans la
chambre, le chapeau sur la tète et enveloppé d'un long manteau bleu.
»Desroches se réveilla en sursaut.
--Diable! s'écria-t-il, vous étiez déjà sorti ce matin?
--Il faut vous lever, répondit Wilhelm.
--Mais nous ouvrira-t-on au fort?
--Sans doute, tout le monde est à l'exercice; il n'y a plus que le
poste de garde.
--Déjà? Eh bien, je suis à vous... Le temps seulement de dire bonjour à
ma femme.
--Elle va bien, je l'ai vue; ne vous occupez pas d'elle.
»Desroches fut surpris à cette réponse; mais il la mit sur le compte de
l'impatience, et plia encore une fois devant cette autorité fraternelle
qu'il allait bientôt pouvoir secouer.
»Comme ils passaient sur la place pour aller au fort, Desroches jeta
les yeux sur les fenêtres de l'auberge.
--Émilie dort sans doute, pensa-t-il.
»Cependant, le rideau trembla, se ferma; et le lieutenant crut
remarquer qu'on s'était éloigné du carreau pour n'être pas aperçu de
lui.
»Les guichets s'ouvrirent sans difficulté. Un capitaine invalide, qui
n'avait pas assisté au souper de la veille, commandait l'avant-poste.
Desroches prit une lanterne et se mit à guider de salle en salle son
compagnon silencieux.
»Après une visite de quelques minutes sur différents points où
l'attention de Wilhelm ne trouva guère à se fixer:
--Montrez-moi donc les souterrains, dit-il à son beau-frère.
--Avec plaisir, mais ce sera, je vous jure, une promenade peu agréable;
il règne là-dessous une grande humidité. Nous avons les poudres sous
l'aile gauche, et, là, on ne saurait pénétrer sans ordre supérieur.
A droite sont les conduits d'eau réservés et les salpêtres bruts; au
milieu, les contre-mines et les galeries... Vous savez ce que c'est
qu'une voûte?
--N'importe, je suis curieux de visiter des lieux où se sont passés
tant d'événements sinistres ... où même vous avez couru des dangers, à
ce qu'on m'a dit.
--Il ne me fera pas grâce d'un caveau, pensa Desroches.
--Suivez-moi, frère, dans cette galerie qui mène à la poterne ferrée.
»La lanterne jetait une triste lueur aux murailles moisies, et
tremblait en se reflétant sur quelques lames de sabre et quelques
canons de fusil rongés par la rouille.
--Qu'est-ce que ces armes? demanda Wilhelm.
--Les dépouilles des Prussiens tués à la dernière attaque du fort, et
dont mes camarades ont réuni les armes en trophée.
--Il est donc mort plusieurs Prussiens ici?
--Il en est mort beaucoup dans ce rond-point.
--N'y tuâtes-vous pas un sergent, vieillard de haute taille, à
moustaches rousses?
--Sans doute; ne vous en ai-je pas conté l'histoire?
--Non, pas vous; mais, hier, à table, on m'a parlé de cet exploit ...
que votre modestie nous avait caché.
--Qu'avez-vous donc, frère? Vous palissez!
»Wilhelm répondit d'une voix forte:
-Ne m'appelez pas frère, mais ennemi!... Regardez, je suis un Prussien!
Je suis le fils de ce sergent que vous avez assassiné.
--Assassiné!
--Ou tué, qu'importe! Voyez; c'est là que votre sabre a frappé.
»Wilhelm avait rejeté son manteau et indiquait une déchirure dans
l'uniforme vert qu'il avait revêtu, et qui était l'habit même de son
père, pieusement conservé.
--Vous êtes le fils de ce sergent! Oh! mon Dieu, me raillez-vous?
--Vous railler? Joue-t-on avec de pareilles horreurs?... Ici a été tué
mon père, son noble sang a rougi ces dalles; ce sabre est peut-être le
sien... Allons, prenez-en un autre et donnez-moi la revanche de cette
partie!... Allons, ce n'est pas un duel, c'est le combat d'un Allemand
contre un Français; en garde!
--Mais vous êtes fou, cher Wilhelm! laissez donc ce sabre rouillé. Vous
voulez me tuer, suis-je coupable?
--Aussi, vous avez la chance de me frapper à mon tour, et elle est
double pour le moins de votre côté. Allons, défendez-vous.
--Wilhelm! tuez-moi sans défense; je perds la raison moi-même, la
tète me tourne... Wilhelm! j'ai fait comme tout soldat doit faire;
mais songez-y donc... D'ailleurs, je suis le mari de votre sœur; elle
m'aime! Oh! ce combat est impossible.
--Ma sœur!... et voilà justement ce qui rend impossible que nous
vivions tons deux sous le même ciel! Ma sœur! elle sait tout; elle ne
reverra jamais celui qui l'a faite orpheline. Hier, vous lui avez dit
le dernier adieu.
»Desroches poussa un cri terrible et se jeta sur Wilhelm pour le
désarmer; ce fut une lutte assez longue, car le jeune homme opposait
aux secousses de son adversaire la résistance de la rage et du
désespoir.
--Rends-moi ce sabre, malheureux, criait Desroches, rends-le-moi! Non,
tu ne me frapperas pas, misérable fou!... rêveur cruel!...
--C'est cela, criait Wilhelm d'une voix étouffée, tuez aussi le fils
dans la galerie!... Le fils est un Allemand ... un Allemand!
»En ce moment, des pas retentirent et Desroches lâcha prise. Wilhelm
abattu ne se relevait pas ...
»Ces pas étaient les miens, messieurs, ajouta l'abbé. Émilie était
venue au presbytère me raconter tout, pour se mettre sous la sauvegarde
de la religion, la pauvre enfant. J'étouffai la pitié qui parlait au
fond de mon cœur, et, lorsqu'elle me demanda si elle pouvait aimer
encore le meurtrier de son père, je ne répondis pas. Elle comprit,
me serra la main et partit en pleurant. Un pressentiment me vint; je
la suivis, et, quand j'entendis qu'on lui répondait à l'hôtel que
son frère et son mari étaient allés visiter le fort, je me doutai de
l'affreuse vérité. Heureusement, j'arrivai à temps pour empêcher une
nouvelle péripétie entre ces deux hommes égarés par la colère et par la
douleur.
»Wilhelm, bien que désarmé, résistait toujours aux prières de
Desroches; il était accablé, mais son œil gardait encore toute sa
fureur.
--Homme inflexible! lui dis-je, c'est vous qui réveillez les morts et
qui soulevez des fatalités effrayantes! N'êtes-vous pas chrétien, et
voulez-vous empiéter sur la justice de Dieu? Voulez-vous devenir ici le
seul criminel et le seul meurtrier? L'expiation sera faite, n'en doutez
point; mais ce n'est pas à nous qu'il appartient de la prévoir ni de la
forcer.
»Desroches me serra la main et me dit:
--Émilie sait tout. Je ne la reverrai pas; mais je sais ce que j'ai à
faire pour lui rendre sa liberté.
--Que dites-vous! m'écriai-je, un suicide?
»A ce mot, Wilhelm s'était levé et avait saisi la main de Desroches.
--Non! disait-il, j'avais tort. C'est moi seul qui suis coupable, et
qui devais garder mon secret et mon désespoir!
»Je ne vous peindrai pas les angoisses que nous souffrîmes dans cette
heure fatale; j'employai tous les raisonnements de ma religion et de ma
philosophie, sans faire naître d'issue satisfaisante à cette cruelle
situation; une séparation était indispensable dans tous les cas; mais
le moyen d'en déduire les motifs devant la justice? Il y avait là
non-seulement un débat pénible à subir, mais encore un danger politique
à révéler ces fatales circonstances.
»Je m'appliquai surtout à combattre les projets sinistres de Desroches
et à faire pénétrer dans son cœur les sentiments religieux qui font
un crime du suicide. Vous savez que ce malheureux avait été nourri
à l'école des matérialistes du xviiie siècle. Toutefois, depuis sa
blessure, ses idées avaient changé beaucoup. Il était devenu l'un de
ces chrétiens à demi sceptiques comme nous en avons tant, qui trouvent
qu'après tout un peu de religion ne peut nuire, et qui se résignent
même à consulter un prêtre _en cas_ qu'il y ait un Dieu! C'est en
vertu de cette religion vague qu'il acceptait mes consolations.
Quelques jours s'étaient passés. Wilhelm et sa sœur n'avaient pas
quitté l'auberge; car Émilie était fort malade après tant de secousses.
Desroches logeait au presbytère et lisait toute la journée des livres
de piété que je lui prêtais. Un jour, il alla seul au fort, y resta
quelques heures, et, en revenant, il me montra une feuille de papier
où son nom était inscrit; c'était une commission de capitaine dans un
régiment qui partait pour rejoindre la division Partouneaux.
»Nous reçûmes, au bout d'un mois, la nouvelle de sa mort glorieuse
autant que singulière. Quoi qu'on puisse dire de l'espèce de frénésie
qui le jeta dans la mêlée, on sent que son exemple fut un grand
encouragement pour tout le bataillon, qui avait perdu beaucoup de monde
à la première charge ... étrange qu'excitait une telle vie et une
telle mort. L'abbé reprit en se levant:
--Si vous voulez, messieurs, que nous changions ce soir la direction
habituelle de nos promenades, nous suivrons cette vallée de peupliers
jaunis par le soleil couchant, et je vous conduirai jusqu'à la
Butte-aux-Lierres, d'où nous pourrons apercevoir la croix du couvent où
s'est retirée madame Desroches.
ANGÉLIQUE
[De l'édition Les filles du feu; Giraud, 1854.]
1re LETTRE.
A M. L. D.
Voyage à la recherche d'un livre unique.--Francfort et
Paris.--L'abbé de Bucquoy.--Pilat à Vienne.--La bibliothèque
Richelieu.--Personnalités.--La bibliothèque d'Alexandrie.
En 1851, je passais à Francfort.--Obligé de rester deux jours dans
cette ville, que je connaissais déjà,--je n'eus d'autre ressource
que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les
marchands forains. La place du Rœmer, surtout, resplendissait d'un
luxe inouï d'étalages; et près de là, le marché aux fourrures étalait
des dépouilles d'animaux sans nombre, venues soit de la haute Sibérie,
soit des bords de la mer Caspienne.--L'ours blanc, le renard bleu,
l'hermine, étaient les moindres curiosités de cette incomparable
exhibition; plus loin, les verres de Bohème aux mille couleurs
éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d'or, s'étalaient sur
des rayons de planches de cèdre,--comme les fleurs coupées d'un paradis
inconnu.
Une plus modeste série d'étalages régnait le long de sombres boutiques,
entourant les parties les moins luxueuses du bazar,--consacrées à
la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d'habillement.
C'étaient des libraires, venus de divers points de l'Allemagne, et
dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs,
des images peintes et des lithographies: le _Wolks-Kalender_ (Almanach
du peuple), avec ses gravures sur bois,--les chansons politiques, les
lithographies de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie,
voilà ce qui attirait les yeux et les _breutsers_ de la foule. Un
grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se
recommandaient que par leurs prix modiques,--et je fus étonné d'y
trouver beaucoup de livres français.
C'est que Francfort, ville libre, a servi longtemps de refuge aux
protestants;--et, comme les principales villes des Pays-Bas, elle
fut longtemps le siège d'imprimeries qui commencèrent par répandre
en Europe les œuvres hardies des philosophes et des mécontents
français,--et qui sont restées, sur certains points, des ateliers de
contrefaçon pure et simple, qu'on aura bien de la peine à détruire.
Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter
de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire
de Francfort me rappelait les quais,--souvenir plein d'émotion et de
charme. J'achetai quelques vieux livres,--ce qui me donnait le droit
de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j'en rencontrai un,
imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre,
que j'ai pu vérifier depuis dans le _Manuel du Libraire_ de Brunei:
«Événement des plus rares, ou Histoire du _sieur abbé comte de
Bucquoy,_ singulièrement son évasion du Fort-l'Évêque et de la
Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièrement la
_game_ des femmes, _se vend chez Jean de la France,_ rue de la Réforme,
à l'Espérance, à Bonnefoy.--1749.»
Le libraire m'en demanda un florin et six kreutzers (on prononce
_cruches_). Cela me parut cher pour l'endroit, et je me bornai à
feuilleter le livre,--ce qui, grâce à la dépense que j'avais déjà
faite, m'était gratuitement permis. Le récit des évasions de l'abbé de
Bucquoy était plein d'intérêt; mais je me dis enfin: je trouverai ce
livre à Paris, aux bibliothèques, ou dans ces mille collections où sont
réunis tous les mémoires possibles relatifs à l'histoire de France. Je
pris seulement le titre exact, et j'allai me promener au _Meinlust,_
sur le quai du Mein, en feuilletant les pages du Wolks-Kalender.
A mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur
inexprimable. Par suite de l'amendement Riancey à la loi sur la presse,
il était défendu aux journaux d'insérer ce que l'assemblée s'est plu
à appeler le _feuilleton-roman._ J'ai vu bien des écrivains, étrangers
à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les
frappait cruellement dans leurs moyens d'existence.
Moi-même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à
cette interprétation vague, qu'il serait possible de donner à ces deux
mots bizarrement accouplés: feuilleton-roman, et pressé de vous donner
un titre, j'indiquai celui-ci: l'_Abbé de Bucquoy,_ pensant bien que je
trouverais très-vite à Paris les documents nécessaires pour parler de
ce personnage d'une façon historique et non romanesque,--car il faut
bien s'entendre sur les mots.
Je m'étais assuré de l'existence du livre en France, et je l'avais
vu classé non-seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la
_France littéraire_ de Quérard.--Il paraissait certain que cet ouvrage,
noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans
quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez
les libraires spéciaux.
Du reste, ayant parcouru le livre,--ayant même rencontré un second
récit des aventures de l'abbé de Bucquoy dans les lettres si
spirituelles et si curieuses de madame Dunoyer,--je ne me sentais
pas embarrassé pour donner le portrait de l'homme et pour écrire sa
biographie selon des données irréprochables.
Mais je commence à m'effrayer aujourd'hui des condamnations suspendues
sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi
nouvelle. Cinquante francs d'amende par exemplaire saisi, c'est de
quoi faire reculer les plus intrépides: car, pour les journaux qui
tirent seulement à vingt-cinq mille,--et il y en a plusieurs,--cela
représenterait plus d'un million. On comprend alors combien une
_large_ interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens
pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de
beaucoup préférable. Sous l'ancien régime, avec l'approbation d'un
censeur,--qu'il était permis de choisir,--on était sûr de pouvoir
sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était
extraordinaire quelquefois. J'ai lu des livres contresignés Louis et
Phélippeaux qui seraient saisis aujourd'hui incontestablement.
Le hasard m'a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me
trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en
raison de la difficulté de faire venir de l'argent de France, j'avais
recouru au moyen bien simple d'écrire dans les journaux du pays. On
payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très-courtes.
Je donnai deux séries d'articles, qu'il fallut soumettre aux censeurs.
J'attendis d'abord plusieurs jours. On ne me rendait rien.--Je me vis
forcé d'aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en
lui exposant qu'on me faisait attendre trop longtemps le _visa._ --Il
fut pour moi d'une complaisance rare,--et il ne voulut pas, comme son
quasi-homonyme, se laver les mains de l'injustice que je lui signalais.
J'étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car
on ne recevait dans les cafés que le _Journal des Débats_ et _la
Quotidienne._ M. Pilat me dit: «Vous êtes ici dans l'endroit le plus
libre de l'empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y
lire, tous les jours, même le _National_ et le _Charivari._»
Voilà des façons spirituelles et généreuses qu'on ne rencontre que chez
les fonctionnaires allemands, et qui n'ont que cela de fâcheux qu'elles
font supporter plus longtemps l'arbitraire.
Je n'ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française,--je veux
parier de celle des théâtres,--et je doute que si l'on rétablissait
celle des livres et des journaux, nous eussions plus à nous en louer.
Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à
exercer la force, quand on la possède, ou les prétentions du pouvoir,
quand on le tient en main.
Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu'il est inutile
de désigner autrement qu'en l'appelant _bibliophile._ Il me dit: Ne
vous servez pas des _Lettres galantes_ de madame Dunoyer pour écrire
l'histoire de l'abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu'on
le considère comme sérieux; attendez la réouverture de la Bibliothèque
(elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d'y prouver
l'ouvrage que vous avez lu à Francfort.
Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait
alors la lèvre du bibliophile,--et, le 1er octobre, je me présentais
l'un des premiers à la Bibliothèque nationale.
M. Pilon est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit
faire des recherches qui, au bout d'une demi-heure, n'amenèrent
aucun résultat. Il feuilleta Brunet et Quérard, y trouva le livre
parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours:--on
n'avait pas pu le trouver.--Peut-être cependant, me dit M. Pilon, avec
l'obligeante patience qu'on lui connaît,--peut-être se trouve-t-il
classé parmi les romans.
Je frémis:--Parmi les romans?... mais c'est un livre historique!...
cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au
siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l'histoire spéciale de
la Bastille: il donne des détails sur la révolte des camisards, sur
l'exil des protestants, sur cette célèbre ligue des faux-saulniers
de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes
régulières qui furent capables de lutter contre des corps d'armée et
de prendre d'assaut des villes telles que Beaune et Dijon!...--Je le
sais, me dit M. Pilon; mais le classement des livres, fait à diverses
époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu'à
mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n'y a ici que M.
Ravenel qui puisse vous tirer d'embarras... Malheureusement, il n'est
pas _de semaine._
J'attendis la semaine de M. Ravenel. Par bonheur, je rencontrai, le
lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu'un qui le connaissait,
et qui m'offrit de me présenter à lui. M. Ravenel m'accueillit avec
beaucoup de politesse, et me dit ensuite: «Monsieur, je suis charmé du
hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de
m'accorder quelques jours. Cette semaine, j'appartiens au public. La
semaine prochaine, je serai tout à votre service.
Comme j'avais été présenté à M. Ravenel, je ne faisais plus partie
du public! Je devenais une connaissance privée,--pour laquelle on ne
pouvait se déranger du service ordinaire.
Cela était parfaitement juste d'ailleurs;--mais admirez ma mauvaise
chance!... Et je n'ai eu qu'elle à accuser.
On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie
à l'insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions
qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c'est qu'une grande
partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent
là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires, est dépensée à
donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu'on
trouverait dans tous les cabinets de lecture;--ce qui ne fait pas
moins de tort à ces derniers qu'aux éditeurs et aux auteurs, dont il
devient inutile dès lors d'acheter ou de louer les livres.
On l'a dit encore avec raison, un établissement unique au monde
comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une
salle d'asile,--dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour
l'existence et la conservation des livres. Cette quantité de désœuvrés
vulgaires, de bourgeois retirés, d'hommes veufs, de solliciteurs sans
places, d'écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards
maniaques,--comme l'était ce pauvre _Carnaval_ qui venait tous les
jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert pomme, et un chapeau
orné de fleurs,--mérite sans doute considération, mais n'existe-t-il
pas d'autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur
ouvrir?...
Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de _Don Quichotte._ Aucune
n'est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires
amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue, l'Almanach des
adresses, sont ce que ce public demande invariablement, depuis que les
bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.
Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux
disparaît, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même
demander les noms des lecteurs.
La république des lettres est la seule qui doive être quelque peu
imprégnée d'aristocratie,--car on ne contestera jamais celle de la
science et du talent.
La célèbre bibliothèque d'Alexandrie n'était ouverte qu'aux savants ou
aux poètes connus par des ouvrages d'un mérite quelconque. Mais aussi
l'hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les
auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps
qu'il leur plaisait d'y séjourner.
Et à ce propos,--permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et
interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l'illustre calife Omar
de cet éternel incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, qu'on lui
reproche communément. Omar n'a jamais mis le pied à Alexandrie,--quoi
qu'en aient dit bien des académiciens. Il n'a pas même eu d'ordres
à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou.--La bibliothèque
d'Alexandrie et le _Serapéon_, ou maison de secours, qui en faisait
partie, avaient été brûlés et détruits au quatrième siècle par les
chrétiens,--qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre
Hypatie, philosophe pythagoricienne. Ce sont là, sans doute, des excès
qu'on ne peut reprocher à la religion,--mais il est bon de laver du
reproche d'ignorance ces malheureux Arabes dont les traductions nous
ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des
sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux,--qui sans
cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.
Pardonnez-moi ces digressions,--et je vous tiendrai au courant du
voyage que j'entreprends _à la recherche_ de l'abbé de Bucquoy. Ce
personnage excentrique et éternellement fugitif ne peut échapper
toujours à une investigation rigoureuse.
2e LETTRE.
Un paléographe.--Rapports de police en 1709.--Affaire Le Pileur.--Un
drame domestique.
Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque
nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l'organisation
actuelle;--mais quand un feuilletoniste ou un romancier se
présente, «tout le dedans des rayons tremble.» Un bibliographe, un
homme appartenant à la science régulière, savent juste ce qu'ils
ont à demander. Mais l'écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un
_roman-feuilleton,_ fait tout déranger, et dérange tout le monde pour
une idée biscornue qui lui passe par la tête.
C'est ici qu'il faut admirer la patience d'un conservateur,--l'employé
secondaire est souvent trop jeune encore pour s'être fait à cette
paternelle abnégation. Il vient parfois des gens grossiers qui se font
une idée exagérée des droits que leur confrère cet avantage de faire
partie du _public,_--et qui parlent à un bibliothécaire avec le ton
qu'on emploie pour se faire servir dans un café.--Eh bien, un savant
illustre, un académicien, répondra à cet homme avec la résignation
bienveillante d'un moine. Il supportera tout de lui de dix heures à
deux heures et demie, inclusivement.
Prenant pitié de mon embarras, on avait feuilleté les catalogues, remué
jusqu'à la _réserve,_ jusqu'à l'amas indigeste des romans,--parmi
lesquels avait pu se trouver classé par erreur l'abbé Bucquoy; tout
d'un coup un employé s'écria:--Nous l'avons en hollandais! Il me lut ce
titre: «Jacques de Bucquoy:--_Événements remarquables_...»
--Pardon, fis-je observer, le livre que je cherche commence par
«_Événement des plus rares_...»
--Voyons encore, il peut y avoir une erreur de traduction: «....._d'un
voyage de seize années fait aux Indes._--Harlem, 1744.»
--Ce n'est pas cela ... et cependant le livre se rapporte à une époque
où vivait l'abbé de Bucquoy; le prénom Jacques est bien le sien. Mais
qu'est-ce que cet abbé fantastique a pu aller faire dans les Indes?
Un autre employé arrive: on s'est trompé dans l'orthographe du nom;
ce n'est pas de Bucquoy; c'est du Bucquoy, et comme il peut avoir été
écrit Dubucquoy, il faut recommencer toutes les recherches à la lettre
D.
Il y avait véritablement de quoi maudire les particules des noms de
famille! Dubucquoy, disais-je, serait un roturier ... et le titre du
livre le qualifie comte de Bucquoy!
*
Un _paléographe_ qui travaillait à la table voisine leva la tête
et me dit: «La particule n'a jamais été une preuve de noblesse; au
contraire, le plus souvent, elle indique la bourgeoisie propriétaire,
qui a commencé par ceux que l'on appelait les gens de _franc alleu._ On
les désignait par le nom de leur terre, et l'on distinguait même les
_branches diverses_ par la désinence variée des noms d'une famille.
Les grandes familles historiques s'appellent Bouchard (Montmorency),
Bozon (Périgord), Beaupoil (Saint-Aulaire), Capel (Bourbon), etc.
Les _de_ et les _du_ sont pleins d'irrégularités et d'usurpations.
Il y a plus: dans toute la Flandre et la Belgique, _de_ est le même
article que le _der_ allemand, et signifie _le._ Ainsi, de Muller veut
dire: le meunier, etc.--Voilà un quart de la France rempli de faux
gentilshommes. Béranger s'est raillé lui-même très-gaiement sur le _de_
qui précède son nom, et qui indique l'origine flamande.»
On ne discute pas avec un paléographe; on le laisse parler.
*
Cependant, l'examen de la lettre _D_ dans les diverses séries de
catalogues n'avait pas produit de résultat.
--D'après quoi supposez-vous que c'est du Bucquoy, dis-je à l'obligeant
bibliothécaire qui était venu en dernier lieu.
--C'est que je viens de chercher ce nom aux manuscrits dans le
catalogue des archives de la police: 1709, est-ce l'époque?
--Sans doute; c'est l'époque de la troisième évasion du comte de
Bucquoy.
--Du Bucquoy!... c'est ainsi qu'il est porté au catalogue des
manuscrits. Montez avec moi, vous consulterez le livre même.
Je me suis vu bientôt maître de feuilleter un gros in-folio relié en
maroquin rouge, et réunissant plusieurs dossiers de rapports de police
de l'année 1709. Le second du volume portait ces noms: «Le Pileur,
François Bouchard, dame de Boulanvilliers, Jeanne Massé,--Comte du
Buquoy.»
Nous tenons le loup par les oreilles,--car il s'agit bien là d'une
évasion de la Bastille, et voici ce qu'écrit M. d'Argenson dans un
rapport à M. de Pontchartrain:
«Je continue à faire chercher le _prétendu_ comte du Buquoy dans tous
les endroits qu'il vous a pieu de m'indiquer, mais on n'a peu en rien
apprendre, et je ne pense pas qu'il soit à Paris.»
Il y a dans ce peu de lignes quelque chose de rassurant et quelque
chose de désolant pour moi.
--Le comte de Buquoy ou de Bucquoy, sur lequel je n'avais que des
données vagues ou contestables, prend, grâce à cette pièce, une
existence historique certaine. Aucun tribunal n'a plus le droit de le
classer parmi les héros du roman-feuilleton.
D'un autre côté, pourquoi M. d'Argenson écrit-il: le _prétendu_ comte
de Bucquoy?
Serait-ce un faux Bucquoy,--qui se serait fait passer pour l'autre ...
dans un but qu'il est bien difficile aujourd'hui d'apprécier?
Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme?
Réduit à cette seule preuve, la vérité m'échappe,--et il n'y a pas un
légiste qui ne fût fondé à contester même l'existence matérielle de
l'individu!
Que répondre à un substitut qui s'écrierait devant le tribunal: «Le
comte de Bucquoy est un personnage fictif, créé par la _romanesque_
imagination de l'auteur!...» et qui réclamerait l'application de
la loi, c'est-à-dire, peut-être un million d'amende! ce qui se
multiplierait encore par la série quotidienne de numéros saisis, si on
les laissait s'accumuler?
Sans avoir droit au beau nom de savant, tout écrivain est forcé
parfois d'employer la méthode scientifique, je me mis donc à examiner
curieusement l'écriture jaunie sur papier de Hollande du rapport signé
d'Argenson. A la hauteur de cette ligne: «Je continue de faire chercher
le prétendu comte ...» Il y avait sur la marge ces trois mots écrits
au crayon, et tracés d'une main rapide et ferme: «L'on ne peut trop.»
Qu'est-ce que l'on ne peut trop?--chercher l'abbé de Bucquoy, sans
doute.....
C'était aussi mon avis.
*
Toutefois, pour acquérir la certitude, en matière d'écritures, il faut
comparer. Cette note se reproduisait sur une autre page à propos des
lignes suivantes du même rapport:
«Les lanternes ont été posées sous les guichets du Louvre suivant votre
intention, et je tiendrai la main à ce qu'elles soient allumées tous
les soirs.»
La phrase était terminée ainsi dans l'écriture du secrétaire, qui avait
copié le rapport. Une autre main moins exercée avait ajouté à ces mots:
«allumées tous les soirs,» ceux-ci: «_fort exactement._»
A la marge se retrouvaient ces mots de l'écriture évidemment du
ministre Pontchartrain: «L'on ne peut trop.»
La même note que pour l'abbé de Bucquoy.
Cependant, il est probable que M. de Pontchartrain variait ses
formules. Voici autre chose:
«J'ai fait dire aux marchands de la foire Saint-Germain qu'ils aient à
se conformer aux ordres du roy, qui défendent de donner à manger durant
les heures qui conviennent à l'observation du jeusne, suivant les
règles de l'Église.»
Il y a seulement à la marge ce mot au crayon: «Bon.»
Plus loin il est question d'un _particulier,_ arrêté pour avoir
assassiné une religieuse d'Évreux. On a trouvé sur lui une tasse, un
cachet d'argent, des linges ensanglantés et un _gand._--Il se trouve
que cet homme est un abbé (encore un abbé!); mais les Charges se
sont dissipées, selon M. d'Argenson, qui dit que cet abbé est venu à
Versailles pour y solliciter des affaires qui ne lui réussissent pas,
puis-qu'il est toujours dans le besoin. «Aincy, ajoute-t-il, je crois
qu'on peut le regarder comme un visionnaire plus propre à renvoyer dans
sa province qu'à tolérer à Paris, où il ne peut être qu'à charge au
public.»
Le ministre a écrit au crayon: «Qu'il luy parle auparavant.» Terribles
mots, qui ont peut-être changé la face de l'affaire du pauvre abbé.
Et si c'était l'abbé de Bucquoy lui-même!--Pas de nom; seulement un
mot: _Un particulier._ Il est question plus loin de la nommée Lebeau,
femme du nommé Cardinal, connue pour une prostituée ... Le sieur
Pasquier s'intéresse à elle ...
Au crayon, en marge: «A la maison de Force. Bon pour six mois.»
<tb>
Je ne sais si tout le monde prendrait le même intérêt que moi à
dérouler ces pages terribles intitulées: _Pièces diverses de police._
Ce petit nombre de faits peint le point historique où se déroulera la
vie de l'abbé fugitif. Et moi, qui le connais, ce pauvre abbé,--mieux
peut-être que ne pourront le connaître mes lecteurs,--j'ai frémi en
tournant les pages de ces rapports impitoyables qui avaient passé sous
la main de ces deux hommes,--d'Argenson et Pontchartrain[1].
Il y a un endroit où le premier écrit, après quelques protestations de
dévouement:
«Je saurais même comme je dois recevoir les reproches et les
réprimandes qu'il vous plaira de me faire...»
Le ministre répond, à la troisième personne, et cette fois, en se
servant d'une plume... «Il ne les méritera pas quand il voudra; et je
serais bien fâché de douter de son dévouement, ne pouvant douter de sa
capacité.»
Il restait une pièce dans ce dossier. «Affaire Le Pileur.» Tout un
drame effrayant se déroula sous mes yeux.
Ce n'est pas un _roman._
UN DRAME DOMESTIQUE.--AFFAIRE LE PILEUR.
L'action représente une de ces terribles scènes de famille qui se
passent au chevet des morts,--dans ce moment, si bien rendu jadis
sur une scène des boulevards,--où l'héritier, quittant son masque de
componction et de tristesse, se lève fièrement et dit aux gens de la
maison: «Les clefs?»
Ici nous avons deux héritiers après la mort de Binet de Villiers: son
frère Binet de Basse-Maison, légataire universel, et son beau-frère Le
Pileur.
Deux procureurs, celui du défunt et celui de Le Pileur travaillaient
à l'inventaire, assistés d'un notaire et d'un clerc. Le Pileur se
plaignit de ce qu'on n'avait pas inventorié un certain nombre de
papiers que Binet de Basse-Maison déclarait de peu d'importance.
Ce dernier dit à Le Pileur qu'il ne devait pas soulever de mauvais
incidents et pouvait s'en rapporter à ce que dirait Châtelain, son
procureur.
Mais Le Pileur répondit qu'il n'avait que faire de consulter son
procureur; qu'il savait ce qui était à faire, et que s'il formait de
mauvais incidents, il était _assez gros seigneur_ pour les soutenir.
Basse-Maison, irrité de ce discours, s'approcha de Le Pileur et
lui dit, en le prenant par les deux boutonnières du haut de son
justaucorps, qu'il l'en empêcherait bien;--Le Pileur mit l'épée à la
main, Basse-Maison en fit autant... Ils se portèrent d'abord quelques
coups d'épée sans beaucoup s'approcher. La dame Le Pileur se jeta entre
son mari et son père; les assistants s'en mêlèrent et l'on parvint à
les pousser chacun dans une chambre différente, que l'on ferma à clef.
Un moment après l'on entendit s'ouvrir une fenêtre; c'était Le Pileur
qui criait à ses gens restés dans la cour a d'aller quérir ses deux
neveux.»
Les hommes de loi commençaient un procès-verbal sur le désordre
survenu, quand les deux neveux entrèrent le sabre à la main.--C'étaient
deux officiers de la maison du roi; ils repoussèrent les valets, et
présentèrent la pointe aux procureurs et au notaire, demandant où était
Basse-Maison.
On refusait de leur dire, quand Le Pileur cria de sa chambre: «A moi,
mes neveux!»
Les neveux avaient déjà enfoncé la porte de la chambre de gauche,
et accablaient de coups de plat de sabre l'infortuné Binet de
Basse-Maison, lequel était, selon le rapport, «hasthmatique.»
Le notaire, qui s'appelait Dionis, crut alors que la colère de Le
Pileur serait satisfaite et qu'il arrêterait ses neveux;--il ouvrit
donc la porte et lui fit ses remontrances. A peine dehors, Le Pileur
s'écria: «On va voir beau jeu!» Et arrivant derrière ses neveux, qui
battaient toujours Basse-Maison, il lui porta un coup d'épée dans le
ventre.
La pièce qui relate ces faits est suivie d'une autre plus détaillée,
avec les dépositions de treize témoins,--dont _les plus considérables_
étaient les deux procureurs et le notaire.
Il est juste de dire que ces treize témoins avaient lâché pied au
moment critique. Aussi, aucun ne rapporte qu'il soit absolument certain
que Le Pileur ait donné le coup d'épée.
Le premier procureur dit qu'il n'est sûr que d'avoir entendu de loin
les coups de plat de sabre.
Le second dépose comme son confrère.
Un laquais nommé Barry s'avance davantage:--Il a vu le meurtre de loin
par une fenêtre; mais il ne sait si c'était Le Pileur ou _un habillé de
gris blanc_ qui a donné à Basse-Maison un coup d'épée dans le ventre.
Louis Calot, autre laquais, dépose à peu près de même.
Le dernier de ces treize braves, qui est le moins considérable, le
clerc du notaire, a _veu_ la dame Le Pileur faire main basse sur
plusieurs des papiers du défunt. Il a ajouté qu'après la scène, Le
Pileur est venu tranquillement chercher sa femme dans la salle où elle
était, et «qu'il s'en alla dans son carrosse avec elle et les deux
hommes qui avaient fait la violence.»
*
La moralité manquerait à ce récit instructif, louchant les mœurs
du temps,--si l'on ne lisait à la fin du rapport cette conclusion
remarquable: «Il y a peu d'exemples d'une violence aussi odieuse et
aussi criminelle... Cependant, comme les héritiers des deux frères
morts se trouvent aussi beaux-frères du meurtrier, on peut craindre
avec beaucoup d'apparence que cet assassinat ne demeure impuni et ne
produise d'autre effet que de rendre le sieur Le Pileur beaucoup plus
traitable sur des propositions d'accommoder qui lui seront faites de la
part de ses cohéritiers, par rapport à leurs intérêts communs.»
On a dit que dans le grand siècle, le plus petit commis écrivait aussi
pompeusement que Bossuet. Il est impossible de ne pas admirer ce beau
détachement du _rapport_ qui fait espérer que le meurtrier deviendra
plus traitable sur le règlement de ses intérêts... Quant au meurtre,
à l'enlèvement des papiers, aux coups mêmes, distribués probablement
aux hommes de loi, ils ne peuvent être punis, parce que ni les parents
ni d'autres n'en porteront plainte,--M. Le Pileur étant _trop grand
seigneur_ pour ne pas _soutenir_ même ses _mauvais incidents_...
Il n'est plus question ensuite de cette histoire,--qui m'a fait
oublier un instant le pauvre abbé;--mais, à défaut d'enjolivements
romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques
pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. Je
vois d'Argenson dans son bureau, Pontchartrain dans son cabinet, le
Pontchartrain de Saint-Simon, qui se rendit si plaisant en se faisant
appeler de Pontchartrain, et qui, comme bien d'autres, se vengeait du
ridicule par la terreur.
Mais à quoi bon ces préparations? Me sera-t-il permis seulement
de mettre en scène les faits, à la manière de Froissard ou de
Monstrelet?--On me dirait que c'est le procédé de Walter Scott, un
romancier, et je crains bien qu'il ne faille me borner à une analyse
pure et simple de l'histoire de l'abbé de Bucquoy ... quand je l'aurai
trouvée.
[1] Voici à quoi rimait dans ce temps-là le nom de Pontchartrain:
C'est un _pont_ de planches pourries,
Un _char_ traîné par les furies
Dont le diable emporta le _train._
3e LETTRE.
Un conservateur de la Bibliothèque Mazarine.--La souris
d'Athènes.--_La Sonnette enchantée._
J'avais bon espoir: M. Ravenel devait s'en occuper;--ce n'était plus
que huit jours à attendre. Et, du reste, je pouvais, dans l'intervalle,
trouver encore le livre dans quelque autre bibliothèque publique.
Malheureusement, toutes étaient fermées,--hors la Mazarine. J'allai
donc troubler le silence de ces magnifiques et froides galeries. Il
y a là un catalogue fort complet, que l'on peut consulter soi-même,
et qui, en dix minutes, vous signale clairement le oui ou le non de
toute question. Les garçons eux-mêmes sont si instruits qu'il est
presque toujours inutile de déranger les employés et de feuilleter le
catalogue. Je m'adressai à l'un d'eux, qui fut étonné, chercha dans sa
tête et me dit: «Nous n'avons pas le livre...; pourtant, j'en ai une
vague idée.
Le conservateur est un homme plein d'esprit, que tout le monde connaît,
et de science sérieuse. Il me reconnut. «Qu'avez-vous donc à faire
de l'abbé de Bucquoy? est-ce pour un livret d'opéra? j'en ai vu un
charmant de vous il y a dix ans[1]; la musique était ravissante. Vous
aviez là une actrice admirable... Mais la censure, aujourd'hui, ne
vous laissera pas mettre au théâtre _un abbé._
--C'est pour un travail historique que j'ai besoin du livre.»
Il me regarda avec attention, comme on regarde ceux qui demandent des
livres d'alchimie. «Je comprends, dit-il enfin; c'est pour un roman
historique, genre Dumas.
--Je n'en ai jamais fait; je n'en veux pas faire: je ne veux pas grever
les journaux où j'écris de quatre ou cinq cents francs par jour de
timbre... Si je ne sais pas faire de l'histoire, j'imprimerai le le
livre tel qu'il est!
Il hocha la tête et me dit:--Nous l'avons.
--Ah!
--Je sais où il est. 11 fait partie du fonds de livres qui nous est
venu de Saint-Germain-des-Prés. C'est pourquoi il n'est pas encore
catalogué... Il est dans les caves.
--Ah! si vous étiez assez bon...
--Je vous le chercherai: donnez-moi quelques jours.
--Je commence le travail après-demain.
--Ah! c'est que tout cela est l'un sur l'autre: c'est une maison à
remuer. Mais le livre y est: je l'ai vu.
--Ah! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de
Saint-Germain-des-Prés,--à cause des rats... On en a signalé tant
d'espèces nouvelles sans compter le rat gris de Russie venu à la suite
des Cosaques. Il est vrai qu'il a servi à détruire le rat anglais; mais
on parle à présent d'un nouveau _rongeur_ arrivé depuis peu. C'est la
_souris d'Athènes._ Il paraît qu'elle peuple énormément, et que la race
en a été apportée dans des caisses envoyées ici par l'Université que la
France entretient à Athènes.
Le conservateur sourit de ma crainte et me congédia en me promettant
tous ses soins.
LA SONNETTE ENCHANTEE.
Il m'est venu encore une idée: la Bibliothèque de l'Arsenal est en
vacances; mais j'y connais un conservateur.--Il est à Paris: il a les
clefs. Il a été autrefois très-bienveillant pour moi, et voudra bien
me communiquer exceptionnellement ce livre, qui est de ceux que sa
bibliothèque possède en grand nombre.
Je m'étais mis en route. Une pensée terrible m'arrêta. C'était le
souvenir d'un récit fantastique qui m'avait été fait il y a longtemps.
Le conservateur que je connais avait succédé à un vieillard célèbre[2],
qui avait la passion des livres, et qui ne quitta que fort tard et avec
grand regret ses chères éditions du 17e siècle; il mourut cependant, et
le nouveau conservateur prit possession de son appartement.
Il venait de se marier, et reposait en paix près de sa jeune épouse,
lorsque tout à coup il se sent réveillé, à une heure du matin, par de
violents coups de sonnette. La bonne couchait à un autre étage. Le
conservateur se lève et va ouvrir.
Personne.
Il s'informe dans la maison: tout le monde dormait;--le concierge
n'avait rien vu.
Le lendemain, à la même heure, la sonnette retentit de la même manière
avec une longue série de carillons.
Pas plus de visiteur que la veille. Le conservateur, qui avait été
professeur quelque temps auparavant, suppose que c'est quelque écolier
rancuneux, affligé de trop de _pensums,_ qui se sera caché dans la
maison,--ou qui aura même attaché un chat par la queue à un nœud
coulant qui se serait relâché par l'effet de la traction...
Enfin, le troisième jour, il charge le concierge de se tenir sur le
palier, avec une lumière, jusqu'au delà de l'heure fatale, et lui
promet une récompense si la sonnerie n'a pas lieu.
A une heure du matin, le concierge voit avec consternation le cordon
de sonnette se mettre en branle de lui-même, le gland rouge danse avec
frénésie le long du mur. Le conservateur ouvre, de son côté, et ne voit
devant lui que le concierge faisant des signes de croix.--C'est l'âme
de votre prédécesseur qui revient:
--L'avez-vous vu?
--Non! mais des fantômes, cela ne se voit pas à la chandelle.
--Eh bien, nous essaierons demain sans lumière.
--Monsieur, vous pourrez bien essayer tout seul... Après mûre
réflexion, le conservateur se décida à ne pas essayer de voir
le fantôme, et probablement on fit dire une messe pour le vieux
bibliophile, car le fait ne se renouvela plus.
Et j'irais, moi, tirer cette même sonnette!... Qui sait si ce n'est pas
le fantôme _qui m'ouvrira_?
Cette bibliothèque est, d'ailleurs, pleine pour moi de tristes
souvenirs: j'y ai connu trois conservateurs,--dont le premier
était l'original du fantôme supposé; le second, si spirituel et si
bon.....qui fut un de mes tuteurs littéraires[3]; le dernier[4], qui me
révélait si complaisamment ses belles collections de gravures, et à qui
j'ai fait présent d'un _Faust,_ illustré de planches allemandes!
Non, je ne me déciderai pas facilement à retourner à l'Arsenal.
D'ailleurs, nous avons encore à visiter les vieux libraires. Il y a
France; il y a Merlin; il y a Techener...
M. France me dit: «Je connais bien le livre; je l'ai eu dans les mains
dix fois.....Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais: je l'y ai
trouvé pour dix sous.
Courir les quais plusieurs jours pour chercher un livre noté comme
rare.....J'ai mieux aimé aller chez Merlin. «Le Bucquoy? me dit son
successeur; nous ne connaissons que cela; j'en ai même un sur ce
rayon...»
Il est inutile d'exprimer ma joie. Le libraire m'apporta un livre
in-12, du format indiqué; seulement, il était un peu gros (649 pages).
Je trouvai, en l'ouvrant, ce titre, en regard d'un portrait: «Éloge du
comte de Bucquoy.» Autour du portrait, on retrouvait en latin: _COMES.
A. BVCQVOY._
Mon illusion ne dura pas longtemps; c'était une histoire de la
rébellion de Bohême, avec le portrait d'un Bucquoy en cuirasse,
ayant-barbe coupée à la mode de Louis XIII. C'est probablement l'aïeul
du pauvre abbé.--Mais il n'était pas sans intérêt de posséder ce
livre; car souvent les goûts et les traits de famille se reproduisent.
Voilà un Bucquoy né dans l'Artois qui fait la guerre de Bohême;--sa
figure révèle l'imagination et l'énergie, avec un grain de tendance
au fantasque. L'abbé de Bucquoy a dû lui succéder comme les rêveurs
succèdent aux hommes d'action.
LE CANARI.
En me rendant chez Techener pour tenter une dernière chance, je
m'arrêtai à la porte d'un oiselier.
Une femme d'un certain âge, en chapeau, vêtue avec ce soin à demi
luxueux qui révèle qu'on a vu de meilleurs jours, offrait au marchand
de lui vendre un canari avec sa cage.
Le marchand répondit qu'il était bien embarrassé seulement de nourrir
les siens. La vieille dame insistait d'une voix oppressée. L'oiselier
lui dit que son oiseau n'avait pas de valeur.--La dame s'éloigna en
soupirant.
J'avais donné tout mon argent pour les exploits en Bohême du comte de
Bucquoy: sans cela, j'aurais dit au marchand: Rappelez cette dame, et
dites-lui que vous vous décidez à acheter l'oiseau.....
La fatalité qui me poursuit à propos des Bucquoy m'a laissé le remords
de n'avoir pu le faire.
<tb>
M. Techener m'a dit: Je n'ai plus d'exemplaires du livre que vous
cherchez; mais je sais qu'il s'en vendra un prochainement dans la
bibliothèque d'un amateur.
--Quel amateur?...
--X., si vous voulez, le nom ne sera pas sur le catalogue.,
--Mais, si je veux acheter l'exemplaire maintenant?...
--On ne vend jamais d'avance les livres catalogués et classés dans les
lots. La vente aura lieu le 11 novembre.
Le 11 novembre!
Hier, j'ai reçu une note de M. Ravenel, conservateur delà Bibliothèque,
à qui j'avais été présenté. Il ne m'avait pas oublié, et m'instruisait
du même détail. Seulement il paraît que la vente a été remise au 20
novembre.
Que faire d'ici là.--Et encore, à présent, le livre montera peut-être à
un prix fabuleux...
[1] _Piquillo,_ musique de Moupou, en collaboration avec Alexandre
Dumas.
[2] M. de Saint-Martin.
[3] Nodier.
[4] Soulié.
4e LETTRE.
Un manuscrit des archives.--Angélique de Longueval.--Voyage à
Compiègne.--Histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.
J'ai eu l'idée d'aller aux archives de France où l'on m'a communiqué
la généalogie authentique des Bucquoy. Leur nom patronymique est
_Longueval._ En compulsant les dossiers nombreux qui se rattachent à
cette famille, j'ai fait une trouvaille des plus heureuses.
C'est un manuscrit d'environ cent pages, au papier jauni, à l'encre
déteinte, dont les feuilles sont réunies avec des faveurs d'un rose
passé, et qui contient l'histoire d'_Angélique de Longueval_; j'en ai
pris quelques extraits que je tâcherai de lier par une analyse fidèle.
Une foule de pièces et de renseignements sur les Longueval et sur les
Bucquoy m'ont renvoyé à d'autres pièces, qui doivent exister à la
Bibliothèque de Compiègne.--Le lendemain était le propre jour de la
Toussaint; je n'ai pas manqué cette occasion de distraction et d'étude.
La vieille France provinciale est à peine connue,--de ces côtés
surtout,--qui cependant font partie des environs de Paris. Au point où
l'Ile-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent,--divisés par
l'Oise et l'Aisne, au cours si lent et si paisible,--il est permis de
rêver les plus belles bergeries du monde.
La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine
modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au
ciel à la manière du chant de l'alouette... Chez les enfants cela forme
comme un ramage. Il y a aussi dans les tournures de phrases quelque
chose d'italien,--ce qui tient sans doute au long séjour qu'ont fait
les Médicis et leur suite florentine dans ces contrées, divisées
autrefois en apanages royaux et princiers.
Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant _les Bucquoy_ sous
toutes les formes, avec cette obstination lente qui m'est naturelle.
Aussi bien les archives de Paris, où je n'avais pu prendre encore que
quelques notes, eussent été fermées aujourd'hui, jour de la Toussaint.
A l'hôtel de la Cloche, célébré par Alexandre Dumas, on menait grand
bruit, ce matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs
armes; j'ai entendu un piqueur qui disait à son maître: «Voici le fusil
de monsieur le marquis.»
Il y a donc encore des marquis!
J'étais préoccupé d'une tout autre chasse... Je m'informai de l'heure à
laquelle ouvrait la Bibliothèque.
--Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.
--Et les autres jours!
--Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures. Je crains de me
faire ici plus malheureux que je n'étais. J'avais une recommandation
pour l'un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos
bibliophiles les plus éminents. Non-seulement il a bien voulu me
montrer les livres de la ville, mais encore les siens,--parmi
lesquels se trouvent de précieux autographes, tels que ceux d'une
correspondance _inédite_ de Voltaire, et un recueil de chansons mises
en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont je n'ai pu voir
sans attendrissement la belle et nette exécution,--avec ce titre:
_Anciennes Chansons sur de nouveaux airs._ Voici la première dans le
style marotique:
Celui plus je ne suis que j'ai jadis été,
Et plus ne saurais jamais l'être:
Mon doux printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre, etc.
Cela m'a donné l'idée de revenir à Paris par Ermenonville,--ce qui
est la roule la plus courte comme distance et la plus longue comme
temps, bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre
Compiègne.
On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s'en éloigner, sans faire
au moins trois lieues à pied.--Pas une voiture directe. Mais
demain, jour des Morts, c'est un pèlerinage que j'accomplirai
respectueusement,--tout en pensant à la belle Angélique de Longueval.
Je vous adresse tout ce que j'ai recueilli sur elle aux archives et
à Compiègne, rédigé sans trop de préparation d'après les documents
manuscrits et surtout d'après ce cahier jauni, entièrement écrit de
sa main, qui est peut-être plus hardi étant d'une fille de grande
maison,--que les _Confessions_ mêmes de Rousseau.
Angélique de Longueval était fille d'un des plus grands seigneurs
de Picardie. Jacques de Longueval, comte de Haraucourt, son père,
conseiller du roi en ses conseils, maréchal de ses camps et armées,
avait le gouvernement du Châtelet et de Clermont-en-Beauvoisis. C'était
dans le voisinage de cette dernière ville, au château de Saint-Rimbaut,
qu'il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir de ses charges
l'appelait à la cour ou à l'armée.
Dès l'âge de treize ans, Angélique de Longueval, d'un caractère triste
et rêveur,--n'ayant goût, comme elle le disait, _ni aux belles pierres,
ni aux belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la
mort pour guérir son esprit._ Un gentilhomme de la maison de son père
en devint amoureux. Il jetait continuellement les yeux sur elle,
l'entourait de ses soins, et bien qu'Angélique ne sût pas encore ce
que c'était qu'Amour, elle trouvait un certain charme à la poursuite
dont elle était l'objet.
La déclaration d'amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement
gravée dans sa mémoire, que six ans plus tard, après avoir traversé les
orages d'un autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait
encore cette première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu'on me
permette de citer ici ce curieux échantillon du style d'un amoureux de
province au temps de Louis XIII.
Voici la lettre du premier amoureux de mademoiselle Angélique de
Longueval:
«Je ne m'étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons
du soleil, n'ont nulle vertu, puisque aujourd'hui j'ai été si
malheureux que de sortir sans avoir vu cette belle aurore, laquelle m'a
toujours mis en pleine lumière, et dans l'absence de laquelle je suis
perpétuellement accompagné d'un cercle de ténèbres, dont le désir d'en
sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m'a obligé, comme ne pouvant
vivre sans vous voir, de retourner avec tant de promptitude, afin de
me ranger à l'ombre de vos belles perfections, l'aimant desquelles m'a
entièrement dérobé le cœur et l'âme; larcin toutefois que je révère, en
ce qu'il m'a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je
veux adorer toute ma vie avec autant de zèle et de fidélité que vous
êtes parfaite.»
Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l'avait
écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le
père,--et mourait à quatre jours de là, tué l'on ne dit pas comment.
Le déchirement que cette mort fit éprouver à Angélique lui révéla
l'Amour. Deux ans entiers elle pleura. Au bout de ce temps, ne
voyant, dit-elle, d'autre remède à sa douleur que la mort ou une
autre affection, elle supplia son père de la mener dans le monde.
Parmi tant de seigneurs qu'elle y rencontrerait elle trouverait bien,
pensait-elle, quelqu'un à mettre en son esprit à la place de ce mort
éternel.
Le comte d'Haraucourt ne se rendit pas, selon toute apparence, aux
prières de sa fille, car parmi les personnes qui s'éprirent d'amour
pour elle, nous ne voyons que des officiers domestiques de la maison
paternelle. Deux, entre autres, M. de Saint-Georges, gentilhomme du
comte, et Fargue, son valet de chambre, trouvèrent dans cette passion
commune pour la fille de leur maître une occasion de rivalité qui eut
un dénoûment tragique. Fargue, jaloux de la supériorité de son rival,
avait tenu quelques discours sur son compte. M. de Saint-Georges
l'apprend, appelle Fargue, lui remontre sa faute, et lui donne, en fin
de compte, tant de coups de plat d'épée, que son arme en reste tordue.
Plein de fureur, Fargue parcourt l'hôtel, cherchant une épée. Il
rencontre le baron d'Haraucourt, frère d'Angélique: lui arrachant son
épée, il court la plonger dans la gorge de son rival, que l'on relève
expirant. Le chirurgien n'arrive que pour dire à Saint-Georges: «Criez
merci à Dieu, car vous êtes mort.» Pendant ce temps, Fargue s'était
enfui.
Tels étaient les tragiques préambules de la grande passion qui devait
précipiter la pauvre Angélique dans une série de malheurs.
HISTOIRE
DE LA GRAND'TANTE DE L'ABBÉ DE BUCQUOY.
Voici maintenant les premières lignes du manuscrit:
«Lorsque ma mauvaise fortune jura de continuer à ne plus me laisser
en repos, ce fut un soir à Saint-Rimault, par un homme que j'avais
connu il y avait plus de sept ans, et pratiqué deux ans entiers sans
l'aimer. Ce garçon étant entré dans ma chambre sous prétexte du bien
qu'il voulait à la demoiselle de ma mère nommée Beauregard, s'approcha
de mon lit en me disant: «Vous plaît-il, madame?» et en s'approchant de
plus près me dit ces paroles: «Ah! que je vous aime, il y a longtemps!»
auxquelles paroles je répondis: Je ne vous aime point, je ne vous
hais point aussi; seulement, allez vous-en, de peur que mon papa ne
sache que vous êtes ici à ces heures. Le jour étant venu, je cherchai
incontinent l'occasion de voir celui qui m'avait fait la nuit sa
déclaration d'amour; et, le considérant, je ne le trouvai haïssable que
de sa condition, laquelle lui donna tout ce jour-là une grande retenue,
et il me regardait continuellement. Tous les jours en suivants se
passèrent avec de grands soins qu'il prenait de s'ajuster bien pour me
plaire. Il est vrai aussi qu'il était fort aimable, et que ses actions
ne procédaient pas du lieu d'où il était sorti, car il avait le cœur
très--haut et très-courageux.»
Ce jeune homme, comme nous l'apprend le récit d'un père célestin,
cousin d'Angélique, se nommait La Corbinière et n'était autre que le
fils d'un charcutier de Clermont-sur-Oise, engagé au service du comte
d'Haraucourt. Il est vrai que le comte, maréchal des camps et armées
du roi, avait monté sa maison sur un pied militaire, et chez lui les
serviteurs, portant moustaches et éperons, n'avaient pour livrée
que l'uniforme. Ceci explique jusqu'à un certain point l'illusion
d'Angélique.
Elle vit avec chagrin partir La Corbinière, qui s'en allait, à la suite
de son maître, retrouver à Charleville monseigneur de Longueville,
malade d'une dyssenterie.--Triste maladie, pensait naïvement la jeune
fille, triste maladie, qui l'empêchait de voir celui «dont l'affection
ne lui déplaisait pas.» Elle le revit plus tard à Verneuil. Cette
rencontre se fit à l'église. Le jeune homme avait gagné de belles
manières à la cour du duc de Longueville. Il était vêtu de drap
d'Espagne gris de perle, avec un collet de point coupé et un chapeau
gris orné de plumes gris de perle et jaunes. Il s'approcha d'elle un
moment sans que personne le remarquât et lui dit: «Prenez, Madame,
ces bracelets de senteur que j'ai apportés de Charleville, où _il m'a
grandement ennuyé._»
La Corbinièro reprit ses fonctions au château. Il feignait toujours
d'aimer la chambrière Beauregard, et lui faisait accroire qu'il ne
venait chez sa maîtresse que pour elle. «Cette simple fille,--dit
Angélique,--le croyait fermement... Ainsi, nous passions deux ou trois
heures à rire tous trois ensemble tous les soirs, dans le donjon de
Verneuil, en la chambre tendue de blanc.»
La surveillance et les soupçons d'un valet de chambre nommé Dourdillie
interrompit ces rendez-vous. Les amoureux ne purent plus correspondre
que par lettres. Cependant, le père d'Angélique, étant allé à Rouen
pour retrouver le duc de Longueville, dont il était le lieutenant,--La
Corbinière s'échappa la nuit, monta sur une muraille par une brèche,
et, arrivé près de la fenêtre d'Angélique, jeta une pierre à la vitre.
La demoiselle le reconnut et dit, en dissimulant encore, à sa
chambrière Beauregard: «Je crois que votre amoureux est fou. Allez
vilement lui ouvrir la porte de la salle basse qui donne dans le
parterre, car il y est entré. Cependant, je vais m'habiller et allumer
de la chandelle.»
Il fut question de donner à souper au jeune homme, «lequel ne fut que
de confitures liquides. Toute cette nuit,--ajoute la demoiselle,--nous
la passâmes tous trois à rire.»
Mais, ce qu'il y eut de malheureux pour la pauvre Beauregard, c'est que
la demoiselle et La Corbinière _se riaient_ surtout en secret de la
confiance qu'elle avait d'être aimée de lui.
Le jour venu, on cacha le jeune homme dans la chambre dite _du roy,_
où jamais personne n'entrait;--puis à la nuit on Fallait quérir. «Son
manger, dit Angélique, fut, ces trois jours, de poulet frais que je lui
portais entre ma chemise et ma cotte.»
La Corbinière fut forcé enfin d'aller rejoindre le comte, qui
alors séjournait à Paris. Un an se passa, pour Angélique, dans une
mélancolie--distraite seulement par les lettres qu'elle écrivait à
son amant. «Je n'avais pas d'autre divertissement, dit-elle, car
les belles pierres, ni les belles tapisseries et beaux habits, sans
la conversation des honnêtes gens, ne me pouvaient plaire.....Notre
_revue_ fut à Saint-Rimaut, avec des contentement si grands, que
personne ne peut le savoir que ceux qui ont aimé. Je le trouvai encore
plus aimable dans cet habit, qu'il avait d'écarlate.....»
Les rendez-vous du soir recommencèrent. Le valet Dourdillie n'était
plus au château, et sa chambre était occupée par un fauconnier nommé
Lavigne qui faisait semblant de ne s'apercevoir de rien.
Les relations se continuèrent ainsi, toujours chastement, du reste,--et
ne laissant regretter que les mois d'absence de La Corbinère, forcé
souvent de suivre le comte aux lieux où l'appelait son service
militaire. «Dire, écrit Angélique, tous les contentements que nous
eûmes en trois ans de temps _en France_[1], il serait impossible.»
Un jour, La Corbinière devint plus hardi. Peut-être les compagnies
de Paris l'avaient-elles un peu gâté.--Il entra dans la chambre
d'Angélique fort lard. Sa suivante était couchée à terre, elle dans
son lit. Il commença par embrasser la suivante d'après la supposition
habituelle, puis il lui dit: «Il faut que je fasse peur à madame.»
«Alors, ajoute Angélique,--comme je dormais, il se glissa tout d'un
temps en mon lit, avec seulement un caleçon. Moi, plus effrayée que
contente, je le suppliai, par la passion qu'il avait pour moi, de s'en
aller bien vite, parce qu'il était impossible de marcher ni de parler
dans ma chambre que mon papa ne l'entendit. J'eus beaucoup de peine à
le faire sortir.»
L'amoureux, un peu confus, retourna à Paris. Mais, à son retour,
l'affection mutuelle s'était enencore augmentée;--et les parents en
avaient quelque soupçon vague.--La Corbinière se cacha sous un grand
tapis de Turquie recouvrant une table, un jour que la demoiselle était
couchée dans la chambre dite du Roi, «et vint se mettre près d'elle.»
Cinquante fois elle le supplia, craignant toujours de voir son père
entrer.--Du reste, même endormis l'un près de l'autre, leurs caresses
étaient pures...
[1] On disait alors ces mois: _en France,_ de tous les lieux compris
dans l'Ile de France. Plus loin commençait la Picardie et le
Soissonnai». Cela se dit encore pour distinguer certaines localités.
5e LETTRE.
Suite de l'histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.
C'était l'esprit du temps,--où la lecture des poètes italiens faisait
régner encore, dans les provinces surtout, un platonisme digne de celui
de Pétrarque. On voit des traces de ce genre d'esprit dans le style de
la belle pénitente à qui nous devons ces confessions.
Cependant, le jour étant venu, La Corbinière sortit un peu tard par la
grande salle. Le comte, qui s'était levé de bonne heure, l'aperçut,
sans pouvoir être sûr au juste qu'il sortît de chez sa fille, mais le
soupçonnant très-fort.
«Ce pourquoi, ajoute la demoiselle, mon très-cher papa resta ce jour-là
très-mélancolique et ne faisait autre que de parler avec maman;
pourtant l'on ne me dit rien du tout.»
Le troisième jour, le comte était obligé de se rendre aux funérailles
de son beau-frère Manicamp. Il se fit suivre de La Corbinière,--ainsi
que d'un fils, d'un palefrenier et de deux laquais, et se trouvant
au milieu de la forêt de Compiègne, il s'approcha tout à coup de
l'amoureux, lui tira par surprise l'épée du baudrier, et, lui mettant
le pistolet sur la gorge, dit au laquais: «Otez les éperons à ce
traître, et vous en allez un peu devant.....»
INTERRUPTION.
Je ne voudrais pas imiter ici le procédé des narrateurs de
Constantinople ou des conteurs du Caire, qui, par un artifice
vieux comme le monde, suspendent une narration à l'endroit le
plus intéressant, afin que la foule revienne le lendemain au même
café.--L'histoire de l'abbé Bucquoy existe; je finirai par la trouver.
Seulement, je m'étonne que dans une ville comme Paris, centre des
lumières, et dont les bibliothèques publiques contiennent deux millions
de livres, on ne puisse rencontrer un livre français, que j'ai pu lire
à Francfort,--et que j'avais négligé d'acheter.
Tout disparait peu à peu, grâce au système de prêt des livres,--et
aussi parce que la race des collectionneurs littéraires et artistiques
ne s'est pas renouvelée depuis la révolution. Tous les livres curieux,
volés, achetés ou perdus, se retrouvent en Hollande, on Allemagne
et en Russie.--Je crains un long voyage dans cette saison, et je me
contente de faire encore des recherches dans un rayon de quarante
kilomètres autour de Paris.
*
J'ai appris que la poste de Senlis avait mis dix-sept heures pour vous
transmettre une lettre qui, en trois heures, pouvait être rendue à
Paris. Je pense que cela ne tient pas à ce que je sois mal vu dans ce
pays, où j'ai été élevé; mais voici un détail curieux.
Il y a quelques semaines, je commençais déjà à faire le plan du travail
que vous voulez bien publier, et je faisais quelques recherches
préparatoires sur les Bucquoy,--dont le nom a toujours résonné dans mon
esprit comme un souvenir d'enfance. Je me trouvais à Senlis avec un
ami, un ami breton, très-grand et à la barbe noire. Arrivés de bonne
heure par le chemin de fer, qui s'arrête à Saint-Maixent, et ensuite
par un omnibus, qui traverse les bois, en suivant la vieille route de
Flandre,--nous eûmes l'imprudence d'entrer au café le plus apparent de
la ville, pour nous y réconforter.
Ce café était plein de gendarmes, dans l'état gracieux qui, après le
service, leur permet de prendre quelques divertissements. Les uns
jouaient aux dominos, les autres au billard.
Ces militaires s'étonnèrent sans doute de nos façons et de nos barbes
parisiennes. Mais ils n'en manifestèrent rien ce soir-là.
Le lendemain, nous déjeunions à l'hôtel excellent de la Truite qui file
(je vous prie de croire que je n'invente rien), lorsqu'un brigadier
vint nous demander très-poliment nos passeports.
Pardon de ces minces détails,--mais cela peut intéresser tout le
monde...
Nous lui répondîmes à la manière dont un certain soldat répondit à la
maréchaussée,--selon une chanson de ce pays-là même... (J'ai été bercé
avec cette chanson.)
On lui a demandé:
Où est votre congé?
--Le congé que j'ai pris;
Il est sous mes souliers!
La réponse est jolie. Mais le refrain est terrible:
_Spiritus sanctus,_
_Quoniam bonus!_
Ce qui indique suffisamment que le soldat n'a pas bien uni..... Notre
affaire a eu un dénoûment moins grave. Aussi, avions-nous répondu
très-honnêtement qu'on ne prenait pas d'ordinaire de passeport pour
visiter la grande banlieue de Paris. Le brigadier avait salué sans
faire d'observation.
Nous avions parlé à l'hôtel d'un dessein vague d'aller à Ermenonville.
Puis, le temps étant devenu mauvais, l'idée a changé, et nous
sommes allés retenir nos places à la voiture de Chantilly, qui nous
rapprochait de Paris.
Au moment de partir, nous voyons arriver un commissaire orné de deux
gendarmes qui nous dit: «Vos papiers?»
Nous répétons ce que nous avions dit déjà.
--Hé bien! messieurs, dit ce fonctionnaire, vous êtes en état
d'arrestation.
Mon ami le Breton fronçait le sourcil, ce qui aggravait notre situation.
Je lui ai dit: Calme-toi. Je suis presque un diplomate... J'ai vu de
près,--à l'étranger,--des rois, des pachas et même des padischas, et je
sais comment on parle aux autorités.
--Monsieur le commissaire, dis-je alors (parce qu'il faut toujours
donner leurs titres aux personnes), j'ai fait trois voyages en
Angleterre, et l'on ne m'a jamais demandé de passeport que pour me
conférer le droit de sortir de France... Je reviens d'Allemagne, où
j'ai traversé dix pays souverains,--y compris la Hesse:--on ne m'a pas
même demandé mon passeport en Prusse.
--Eh bien! je vous le demande en France.
--Vous savez que les malfaiteurs ont toujours des papiers en règle...
--Pas toujours...
Je m'inclinai.
--J'ai vécu sept ans dans ce pays; j'y ai même quelques restes de
propriétés...
--Mais vous n'avez pas de papiers?
--C'est juste... Croyez-vous maintenant que des gens suspects iraient
prendre un bol de punch dans un café où les gendarmes font leur partie
le soir?
--Cela pourrait être un moyen de se déguiser mieux.
Je vis que j'avais affaire à un homme d'esprit.
--Eh bien! monsieur le commissaire, ajoutai-je, je suis tout bonnement
un écrivain; je fais des recherches sur la famille des Bucquoy de
Longueval, et je veux préciser la place, ou retrouver les ruines, des
châteaux qu'ils possédaient dans la province.
Le front du commissaire s'éclaircit tout à coup:
--Ah! vous vous occupez de littérature? Et moi aussi, monsieur! J'ai
fait des vers dans ma jeunesse... une tragédie.
Un péril succédait à un autre;--le commissaire paraissait disposé à
nous inviter à dîner pour nous lire sa tragédie. Il fallut prétexter
des affaires à Paris pour être autorisé à monter dans la voiture de
Chantilly, dont le départ était suspendu par notre arrestation.
Je n'ai pas besoin, de vous dire que je continue à ne vous donner que
des détails exacts sur ce qui m'arrive dans ma recherche assidue.
Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent point assez la beauté
des paysages d'automne.--En ce moment, malgré la brume du matin, nous
apercevons des tableaux dignes des grands maîtres flamands. Dans les
châteaux et dans les musées, on retrouve encore l'esprit des peintres
du Nord. Toujours des points de vue aux teintes roses ou bleuâtres
dans le ciel, aux arbres à demi effeuillés,--avec des champs dans le
lointain ou sur le premier plan, des scènes champêtres.
Le voyage à Cythère de Watteau a été conçu dans les brumes
transparentes et colorées de ee pays. C'est une Cythère calquée sur un
îlot de ces étangs créés par les débordements de l'Oise, et de l'Aisne,
--ces rivières si calmes et si paisibles en été.
Le lyrisme de ces observations ne doit pas vous étonner;--fatigué des
querelles vaines et des stériles agitations de Paris, je me repose en
revoyant ces campagnes si vertes et si fécondes;--je reprends, des
forces sur cette terre maternelle.
Quoi qu'on puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien
des liens. On n'emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de
ses souliers,--et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré
qui lui rappelle ceux qui l'ont aimé. Religion ou philosophie, tout
indique à l'homme ce culte éternel des souvenirs.
6e LETTRE.
Le jour des Morts.--Senlis.--Les tours des Romains,--Les jeunes
filles.--Delphine.
C'est le jour des Morts que je vous écris;--pardon de ces idées
mélancoliques. Arrivé à Senlis la veille, j'ai passé par les paysages
les plus beaux et les plus tristes qu'on puisse voir dans cette saison.
La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des
gazons, les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des
bruyères et des broussailles,--et surtout la majestueuse longueur de
cette route de Flandre, qui l'élève parfois de façon à vous faire
admirer un vaste horizon de forêts brumeuses, tout cela m'avait porté
à la rêverie. En arrivant à Senlis, j'ai vu la ville en fête. Les
cloches,--dont Rousseau aimait tant le son lointain,--résonnaient de
tous côtés; les jeunes filles se promenaient par compagnies dans la
ville, ou se tenaient devant les portes des maisons en souriant et
caquetant. Je ne sais si je suis victime d'une illusion: je n'ai pu
rencontrer encore une fille laide à Senlis; celles-là peut-être ne se
montrent pas!
Non:--le sang est beau généralement, ce qui tient sans doute à l'air
pur, à la nourriture abondante, à la qualité des eaux. Senlis est
une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui
entraine les populations vers l'Allemagne.--Je n'ai jamais su pourquoi
le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays,--et faisait un
coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et
autres localités, privées du privilège qui leur aurait assuré un trajet
direct. Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin
auront tenu à le faire passer par leurs propriétés.--Il suffit de
consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation.
Il est naturel, un jour de fête à Senlis, d'aller voir la cathédrale.
Elle est fort belle, et nouvellement restaurée, avec l'écusson semé de
fleurs de lis qui représente les armes de la ville, et qu'on a eu soin
de replacer sur la porte latérale. L'évêque officiait en personne,--et
la nef était remplie des notabilités châtelaines et bourgeoises qui se
rencontrent encore dans cette localité.
LES JEUNES FILLES.
En sortant, j'ai pu admirer, sous un rayon de soleil couchant, les
vieilles tours des fortifications romaines, à demi démolies et revêtues
de lierre.
--En passant près du prieuré, j'ai remarqué un groupe de petites filles
qui s'étaient assises sur les marches de la porte.
Elles chantaient sous la direction de la plus grande, qui, debout
devant elles, frappait des mains en réglant la mesure.
--Voyons, mesdemoiselles, recommençons; les petites ne vont pas!...
Je veux entendre cette petite-là qui est à gauche, la première sur la
seconde marche:--Allons, chante toute seule.
Et la petite se met à chanter avec une voix faible, mais bien timbrée:
Les canards dans la rivière... etc.
Encore un air avec lequel j'ai été bercé. Les souvenirs d'enfance
se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie.--C'est comme un
manuscrit palympseste dont on fait reparaître les lignes par des
procédés chimiques.
Les petites filles reprirent ensemble «ne autre, chanson, encore un
souvenir:
Trois filles dedans un pré...
Mon cœur vole (bis)!
Mon cœur vole à votre gré!
«Scélérats d'enfants! dit un brave paysan qui s'était arrêté près de
moi à les écouter... Mais vous êtes trop gentilles!... Il faut danser à
présent.»
Les petites filles se levèrent de l'escalier et dansèrent une danse
singulière qui m'a rappelé celle des filles grecques dans les îles.
Elles se mettent toutes,--comme on dit chez nous,--_à la queue leleu;_
puis un jeune garçon prend les mains de la première et la conduit en
reculant, pendant que les autres se tiennent les bras, que chacune
saisit derrière sa compagne. Cela forme un serpent qui se meut d'abord
en spirale et ensuite en cercle, et qui se resserre de plus en plus
autour de l'auditeur, obligé d'écouter le chant, et quand la ronde se
resserre, d'embrasser les pauvres enfants, qui font cette gracieuseté à
l'étranger qui passe.
Je n'étais pas un étranger, mais j'étais ému jusqu'aux larmes en
reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades,
des finesses d'accent, autrefois entendues,--et qui, des mères aux
filles, se conservent les mêmes...
La musique, dans cette contrée, n'a pas été gâtée par l'imitation des
opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées
par les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du seizième
siècle, conservée traditionnellement depuis les Médicis. L'époque de
Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a dans les souvenirs des
filles de la campagne, des complaintes--d'un mauvais goût ravissant.
On trouve là des restes de morceaux d'opéras, du seizième siècle,
peut-être,--ou d'oratorios du dix-septième.
DELPHINE.
J'ai assisté autrefois à une représentation, donnée à Senlis dans une
pension de demoiselles.
On jouait un mystère,--comme aux temps passés.--La vie du Christ avait
été représentée dans tous ses détails, et la scène dont je me souviens
était celle où l'on attendait la descente du Christ dans les enfers.
Une très-belle fille blonde parut avec une robe blanche, une coiffure
de perles, une auréole et une épée dorée, sur un demi globe, qui
figurait un astre éteint.
Elle chantait:
Anges! descendez promptement,
Au fond du purgatoire!...
Et elle parlait de la gloire du Messie, qui allait visiter ces sombres
lieux.--Elle ajoutait:
Vous le verrez distinctement
Avec une couronne...
Assis _dessus_ un trône!...
Ceci se passait dans une époque monarchique. La demoiselle blonde était
d'une des plus grandes familles du pays et s'appelait Delphine.--Je
n'oublierai jamais ce nom!
<br>
Le sire de Longueval dit à ses gens: «Fouillez ce traître, car il a des
lettres de ma fille,»--et il ajoutait en lui parlant: «Dis, perfide,
d'où venais-tu quand tu sortais si bonne heure de la grand'salle?»
«Je venais, disait-il, de la chambre de M. de La Porte, et ne sais ce
que vous voulez me dire de lettres.»
Heureusement La Corbinière avait brûlé les lettres précédemment reçues,
de sorte qu'on ne trouva rien. Cependant le comte de Longueval dit à
son fils,--en tenant toujours le pistolet à la main:--Coupe-lui la
moustache et les cheveux!
Le comte s'imaginait qu'après cette opération, La Corbinière ne
plairait plus à sa fille.
Voici ce qu'elle a écrit à ce sujet:
«Ce garçon se voyant de cette sorte, voulut mourir, car il croyait, en
effet, que je ne l'aimerais plus; mais, au contraire, lorsque je le vis
en cet état pour l'amour de moi, mon affection redoubla de telle sorte
que j'avais juré, si mon père le traitait plus mal, de me tuer devant
lui;--lequel usa de prudence, comme homme d'esprit qu'il était, car,
sans éclater davantage, il l'envoya avec un bon cheval en Beauvoisis,
avertir ces Messieurs les gendarmes de se tenir prêts à venir en
garnison à Orbaix.»
La demoiselle ajoute:
«Le mauvais traitement que lui avait fait mon père, et le commandement
qu'il lui avait enjoint de se tenir dans les bornes de son devoir, ne
purent empêcher qu'il ne passât toute cette nuit-là avec moi par cette
invention: mon père lui ayant commandé de s'en aller en Beauvoisis,
il monta à cheval, et au lieu de s'en aller vivement, il s'arrêta
dans le bois de Guny jusqu'à ce qu'il fût nuit, et alors il s'en vint
chez Tancar, à Coucy-la-Ville, et lorsqu'il eut soupé, il prit ses
deux pistolets et s'en vint à Verneuil, grimper par le petit jardin,
où je l'attendais avec assurance et sans peur, sachant qu'on croyait
qu'il fût bien loin. Je le menai dans ma chambre; alors il me dit: «Il
ne faut pas perdre cette bonne occasion sans nous embrasser: c'est
pourquoi il faut nous déshabiller... Il n'y a nul danger.»
La Corbinière fit une maladie, ce qui rendit le comte moins sévère
envers lui,--mais pour l'éloigner de sa fille, il lui dit: «Il vous
en faut aller à la garnison à Orbaix, car déjà les autres gendarmes y
sont.»
Ce qu'il fit avec grand déplaisir.
A Orbaix, le fauconnier du comte ayant envoyé à Verneuil son valet,
nommé Toquette, La Corbinière lui donna une lettre pour Angélique de
Longueval. Mais, craignant qu'elle ne fût vue, il lui recommanda de la
mettre sous une pierre avant d'entrer au château, afin que si on le
fouillait, on ne trouvât rien.
Une fois admis, il devenait très-simple d'aller quérir la lettre sous
la pierre, et de la remettre à la demoiselle. Le petit garçon fit bien
son message, et, s'approchant d'Angélique de Longueval, lui dit: «J'ai
quelque chose pour vous.»
Elle eut un grand contentement de cette lettre. Il témoignait qu'il
avait quitté de grands avantages en Allemagne pour venir la voir, et
qu'il lui était impossible de vivre sans qu'elle lui donnât commodité
de la voir.
Ayant été menée par son frère au château de la Neuville, Angélique dit
à un laquais qui était à sa mère et qui s'appelait _Court-Toujours:_
«Oblige-moi d'aller trouver La Corbinière, lequel est revenu
d'Allemagne, et lui porte cette lettre de ma part bien secrètement.»
7e LETTRE.
Observations.--Le roi Loys.--Dessous les rosiers blancs.
Avant de parler des grandes résolutions d'Angélique de Longueval,
je demande la permission de placer encore un mot. Ensuite, je
n'interromprai plus que rarement le récit. Puisqu'il nous est défendu
de faire du _roman_ historique, nous sommes forcé de servir la sauce
sur un autre plat que le poisson;--c'est-à-dire les descriptions
locales, le sentiment de l'époque, l'analyse des caractères,--en dehors
du récit matériellement vrai.
Je me rends compte difficilement du voyage qu'a fait La Corbinière
en Allemagne. La demoiselle de Longueval n'en dit qu'un mot. A
cette époque, on appelait l'Allemagne les pays situés dans la haute
Bourgogne,--où nous avons vu que M. de Longueville avait été malade de
la dyssenterie. Probablement La Corbinière était allé quelque temps
près de lui.
Quant au caractère des pères de la province que je parcours, il a été
éternellement le même si j'en crois les légendes que j'ai entendu
chanter dans ma jeunesse. C'est un mélange de rudesse et de bonhomie
tout patriarcal. Voici une des chansons que j'ai pu recueillir dans ce
vieux pays de l'Ile de France, qui, du _Parisis,_ s'étend jusqu'aux
confins de la Picardie:
Le roi Loyt est sur _son pont_
Tenant sa fille en son giron.
Elle lui demande un cavalier...
Qui n'a pas vaillant six deniers!
--Oh! oui, mon père, je l'aurai
Malgré ma mère qui m'a porté.
Aussi malgré tous mes parents
Et vous, mon père ... que j'aime tant!
--Ma fille, il faut changer d'amour,
Ou vous entrerez dans la tour...
--J'aime mieux rester dans la tour,
Mon père! que de changer d'amour!
--Vite ... où sont mes estafiers.
Aussi bien que mes gens de pied?
Qu'on mène ma fille à la tour,
Elle n'y verra jamais le jour!
Elle y resta sept ans passés
Sans que personne pût la trouver:
Au bout de la septième année
Son père vint la visiter.
--Bonjour, ma fille! comme vous en va?
--Ma foi, mon père ... ça va bien mal;
J'ai les pieds pourris dans la terre.
Et les côtés mangés des vers.
--Ma fille, il faut changer d'amour...
Ou vous resterez dans la tour.
--J'aime mieux rester dans la tour,
Mon père, que de changer d'amour!
Nous venons de voir le père féroce;--voici maintenant le père indulgent.
Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs,--qui
sont aussi poétiques que ces vers, mêlés d'assonances, dans le goût
espagnol, sont musicalement rhythmés:
Dessous le rosier blanc
La belle se promène...
Blanche comme la neige,
Belle comme le jour:
Au jardin de son père
Trois cavaliers l'ont pris.
On a gâté depuis cette légende en y refaisant des vers, et en
prétendant qu'elle était du Bourbonnais. On l'a même dédiée, avec de
jolies illustrations, à l'ex-reine des Français... Je ne puis vous la
donner entière; voici encore les détails dont je me souviens:
Trois capitaines passent à cheval près du rosier blanc:
Le plus jeune des trois
La prit par sa main blanche:
--Montez, montez la belle,
Dessus mon cheval gris.
On voit encore, par ces quatre vers, qu'il est possible de ne pas rimer
en poésie;--c'est ce que savent les Allemands, qui, dans certaines
pièces, emploient seulement les longues et les brèves, à la manière
antique.
Les trois cavaliers et la jeune fille, montée en croupe derrière le
plus jeune, arrivent à Senlis. «Aussitôt arrivés, l'hôtesse la regarde:»
Entrez, entrez, la belle;
Entrez sans plus de bruit,
Avec trois capitaines
Vous passerez la nuit!
Quand la belle comprend qu'elle a fait une démarche un peu
légère,--après avoir présidé au souper, elle _fait la morte,_ et les
trois cavaliers sont assez naïfs pour se prendre à cette feinte.--Ils
se disent: «Quoi! notre mie est morte!» et se demandent où il faut la
reporter:
Au jardin de son père!--
dit le plus jeune; et c'est sous le rosier blanc qu'ils s'en vont
déposer le corps.
Le narrateur continue:
Et au bout des trois jours
La belle ressuscite!
--Ouvrez, ouvrez, mon père,
Ouvrez, sans plus tarder;
Trois jours j'ai fait la morte
Pour mon honneur garder.
Le père est en train de souper avec toute la famille. On accueille avec
joie la jeune fille dont l'absence avait beaucoup inquiété ses parents
depuis trois jours,--et il est probable qu'elle se maria plus tard fort
honorablement.
Revenons à Angélique de Longueval.
«Mais pour parler de la résolution que je fis de quitter ma patrie,
elle fut en cette sorte: lorsque celui[1] qui était allé au Maine fut
revenu à Verneuil, mon père lui demanda avant le souper: «Avez-vous
force d'argent?» à quoi il répondit: «J'ai tant.» Mon père non content,
prit un couteau sur la table, parce que le couvert était mis, et se
jetant sur lui pour le blesser, ma mère et moi y accourûmes; mais déjà
celui qui devait être cause de tant de peine, s'était blessé lui-même
au doigt en voulant ôter le couteau à mon père ... et encore qu'il ait
reçu ce mauvais traitement, l'amour qu'il avait pour moi l'empêchait de
s'en aller, comme était son devoir.
»Huit jours se passèrent que mon père ne lui disait ni bien ni
mal, pendant lequel temps il me sollicitait par lettres de prendre
résolution de nous en aller ensemble, à quoi je n'étais encore résolue,
mais les huit jours étant passés, mon père lui dit dans le jardin: «Je
m'étonne de votre effronterie, que vous restiez encore dans ma maison
après ce qui s'est passé; allez vous-en vitement, et ne venez jamais à
pas une de mes maisons, car vous ne serez jamais le bienvenu.»
Il s'en vint donc vitement faire seller un cheval qu'il avait, et monta
à sa chambre pour y prendre ses hardes; il m'avait fait signe de monter
à la chambre d'Haraucourt, où dans l'antichambre il y avait une porte
fermée, où l'on pouvait néanmoins parler. Je m'y en allai vitement
et il me dit ces paroles: «C'est cette fois qu'il faut prendre
résolution, ou bien vous ne me verrez jamais.»
«Je lui demandai trois jours pour y penser; il s'en alla donc à Paris
et revint au bout de trois jours à Verneuil, pendant lequel temps
je fis tout ce que je pus pour me pouvoir résoudre à laisser cette
affection, mais il me fut impossible, encore que toutes les misères
que j'ai souffertes se présentèrent devant mes yeux avant de partir.
L'amour et le désespoir passèrent sur toutes ces considérations; me
voilà donc résolue.».
Au bout de trois jours, La Corbinière vint au château et entra par le
petit jardin. Angélique de Longueval l'attendait dans le petit jardin
et entra par la chambre basse, où il fut _ravi de joie_ en apprenant la
résolution de la demoiselle.
*
Le départ fut fixé au premier dimanche de carême, et elle lui dit,
sur l'observation qu'il fit, «qu'il fallait avoir de l'argent et un
cheval», qu'elle ferait ce qu'elle pourrait.
Angélique chercha dans son esprit le moyen d'avoir de la vaisselle
d'argent, car pour de la monnaie il n'y fallait pas songer, le père
ayant tout son argent avec lui à Paris.
Le jour venu elle dit à un palefrenier nommé Breteau:
«Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer
à Soissons, cette nuit, quérir du taffetas pour me faire un
corps-de-cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman
se lève; et ne félonne pas si je te le demande pour la nuit, car c'est
afin qu'elle ne te crie.»
Le palefrenier consentit _à la volonté_ de sa demoiselle. Il s'agissait
encore d'avoir la clef de la première porte du château. Elle dit au
portier qu'elle voulait faire sortir quelqu'un de nuit pour aller
chercher quelque chose à la ville et qu'il ne fallait pas que madame
le sût.... qu'ainsi il ôtât du trousseau de clefs celle de la première
porte, et qu'elle ne s'en apercevrait pas.
Le principal était d'avoir l'argenterie. La comtesse qui, ainsi que
le dit sa fille, semblait en ce moment «inspirée de Dieu,» dit au
souper à celle qui _l'avait en garde:_ «Huberde, à cette heure que
M. d'Haraucourt n'est point ici, serrez presque toute la vaisselle
d'argent dans ce coffre et m'apportez la clef.»
La demoiselle changea de couleur,--et il fallut remettre le jour du
départ. Cependant, sa mère étant allée se promener dans la campagne le
dimanche suivant, elle eut l'idée de faire venir un maréchal du village
pour _lever_ la serrure du coffre,--sous prétexte que la clef était
perdue.
«Mais, dit-elle, ce ne fut pas tout, car mon frère le chevalier, qui
était seul resté avec moi, et qui était petit, me dit, lorsqu'il vit
que j'avais donné des commissions à tous, et que j'avais fermé moi-même
la première porte du château: «Ma sœur, si vous voulez voler papa
et maman, pour moi, je ne le veux pas faire; je m'en vais trouver
vitement maman.--Va, lui dis-je, petit impudent, car aussi bien le
saura-t-elle de ma bouche; et si elle ne me fait raison, je me la
ferai bien moi-même.»--Mais c'était au plus loin de ma pensée que je
disais ces paroles. Cet enfant s'en courait pour aller dire ce que je
voulais tenir caché; mais se retournant toujours pour voir si je ne le
regardais pas, il s'imagina que je ne m'en souciais guère, ce qui le
fit revenir. Je le faisais exprès, sachant qu'aux enfans tant plus on
leur montre de crainte, et plus ils ont d'ardeur à dire ce qu'on leur
prie de taire.
La nuit étant venue, et l'heure du coucher approchant, Angélique
donna le bonsoir à sa mère avec un grand sentiment de douleur en
elle-même,--et, rentrant chez elle, dit à sa fille de chambre:
«Jeanne, couchez-vous; j'ai quelque chose qui me travaille l'esprit; je
ne puis me déshabiller encore...»
Elle se jeta toute vêtue sur son lit en attendant minuit;--La
Corbinière fut exact.
«Oh Dieu! quelle heure!--écrit Angélique;--je tressaillis toute lorsque
j'entendis qu'il jetait une petite pierre à ma fenêtre ... car il était
entré dans le petit jardin.»
Quand La Corbinière fut dans la salle, Angélique lui dit:
«Notre affaire va bien mal, car madame a pris la clef de la vaisselle
d'argent, ce qu'elle n'avait jamais fait; mais pourtant j'ai la clef de
la dépense où est le coffre.».
Sur ces paroles il me dit:
«Il faut commencer à t'habiller, et puis nous regarderons comme nous
ferons.»
Je commençai donc à mettre les chausses, et les bottes et éperons
lesquels il m'aidait à mettre. Sur cela le palefrenier vint à la porte
de la salle avec le cheval; moi, tout éperdue, je me mis vitement ma
cotte de ratine pour couvrir mes habits d'homme que j'avais jusques
à la ceinture, et m'en vins prendre le cheval des mains de Breteau,
et le menai hors de la première porte du château, à un ormeau sous
lequel dansaient aux fêtes les filles du village, et m'en retournai
à la salle, où je trouvai _mon cousin_ qui m'attendait avec grande
impatience (tel était le nom que je le devais appeler pour le voyage),
lequel me dit: «Allons donc voir si nous pourrons avoir quelque chose,
ou, sinon, nous ne laisserons de nous en aller avec rien.»--A ces
paroles je m'en allai dans la cuisine, qui était près de la dépense,
et, ayant découvert le feu pour voir clair, j'aperçus une grande pelle
à feu, de fer, laquelle je pris, et puis lui dis:
«Allons à la dépense,» et étant proche du coffre, nous mîmes la main au
couvercle, lequel ne _serrait tout près._ Alors je lui dis: «Mets un
peu la pelle entre le couvercle et ce coffre.» Alors, haussant tous
deux les bras, nous n'y fîmes rien; mais la seconde fois, les deux
ressorts de serrure se rompirent, et soudain je mis la main dedans.»
*
Elle trouva une pile de plats d'argent qu'elle donna à La Corbinière,
et, comme elle voulait en prendre d'autres, il lui dit: «N'en tirez
plus dehors, car le sac de moquette est plein.»
Elle en voulait prendre davantage, comme bassins, chandeliers,
aiguières; mais il dit: «Cela est embarrassant.»
Et il l'engagea à s'aller vêtir en homme avec un pourpoint et une
casaque,--afin qu'ils ne fussent pas reconnus.
Ils allèrent droit à Compiègne, où le cheval d'Angélique de Longueval
fut vendu 40 écus. Puis, ils prirent la poste, et arrivèrent le soir à
Charenton.
La rivière était débordée, de sorte qu'il fallut attendre jusqu'au
jour.--Là, Angélique, dans son costume d'homme, put faire illusion à
l'hôtesse, qui dit «comme le postillon lui tirait les bottes:»
--_Messieurs,_ que vous plaît-il de souper?
--Tout ce que vous aurez de bon, madame, fut la réponse.
Cependant Angélique se mit au lit, si lasse qu'il lui fut impossible de
manger. Elle craignait surtout le comte de Longueval, son père, «qui
alors se trouvait à Paris.»
Le jour venu, ils se mirent dans le bateau jusqu'à Essonne, où la
demoiselle se trouva tellement lasse, qu'elle dit à La Corbinière:
*
--«Allez-vous toujours devant m'attendre à Lyon, avec la vaisselle.»
Ils restèrent trois jours à Essonne, d'abord pour attendre le coche,
puis pour guérir les écorchures que la demoiselle s'était faites aux
cuisses en courant à franc-étrier.
Passé Moulins, un homme qui était dans le coche et qui se disait
gentilhomme, commença à dire ces paroles:
--N'y a-t-il pas une demoiselle vêtue en homme?
--A quoi La Corbinière répondit:
--Oui-dà, Monsieur... Pourquoi avez-vous quelque chose à dire
là-dessus? Ne suis-je pas maître de faire habiller ma femme comme il me
plaît?
*
Le soir, ils arrivèrent à Lyon, au _Chapeaurouge,_ où ils vendirent la
vaisselle pour 300 écus; sur quoi La Corbinière se fit faire, «encore
qu'il n'en eût du tout besoin,--un fort bel habit d'écarlate, avec les
aiguillettes d'or et d'argent.»
Ils descendirent sur le Rhône, et s'étant arrêtés le soir à une
hôtellerie, La Corbinière voulut essayer ses pistolets. Il le fit si
maladroitement, qu'il adressa une balle dans le pied droit d'Angélique
de Longueval,--et il dit seulement à ceux qui le blâmaient de son
imprudence: «C'est un malheur qui m'est arrivé ... _je puis dire à
moi-même,_ puisque c'est ma femme.»
Angélique resta trois jours au lit, puis ils se remirent dans la barque
du Rhône, et purent atteindre Avignon, où Angélique se fit traiter pour
sa blessure, et ayant pris une nouvelle barque lorsqu'elle se sentit
mieux, ils arrivèrent enfin à Toulon le jour de Pâques.
*
Une tempête les accueillit en sortant du port pour aller à Gênes; ils
s'arrêtèrent dans un havre, au château dit de _Saint-Soupir,_ dont
la dame, les voyant sauvés, fit chanter le _Salve regina._ Puis elle
leur fit faire collation à la mode du pays, avec olives et câpres,--et
commanda que l'on donnât à leur valet des artichauts.
«Voyez, dit Angélique, ce que c'est _de l'amour;_--encore que nous
étions à un lieu qui n'était habité par personne, il fallut y jeûner
les trois jours que nous attendîmes le bon vent. Néanmoins les heures
me semblaient des minutes, encore que j'étais bien affamée. Car à
Villefranche, peur de la peste, ils ne voulurent nous laisser prendre
des vivres. Ainsi tous bien affamés, nous fîmes voile; mais auparavant,
de crainte de faire naufrage, je me voulus confesser à un bon père
cordelier qui était en notre compagnie, et lequel venait à Gênes aussi.»
*
Car mon mari (elle l'appelle toujours ainsi de ce moment), voyant
entrer dans notre chambre un gentilhomme génois, lequel écorchait
un peu le français, lui demanda: «Monsieur, vous plaît-il quelque
chose?--Monsieur, dit ce Génois, je voudrais bien parler à Madame.»
Mon mari, tout d'un temps, mettant l'épée à la main, lui dit: «La
connaissez-vous? Sortez d'ici, car autrement je vous tuerai.»
Incontinent, M. Audiffret nous vint voir, lequel lui conseilla de nous
en aller le plus promptement qu'il se pourrait, parce que ce Génois,
très-assurément, lui ferait faire du déplaisir.
*
Nous arrivâmes à Civita-Vecchia, puis à Rome, où nous descendîmes
à la meilleure hôtellerie, attendant de trouver la commodité de se
mettre en chambre garnie, laquelle on nous fit trouver en la rue des
Bourguignons, chez un Piémontais, duquel la femme était Romaine. Et
un jour étant à sa fenêtre, le neveu de Sa Sainteté passant avec
dix-neuf estafiers, en envoya un qui me dit ces paroles en italien:
«Mademoiselle, Son Éminence m'a commandé de venir savoir si vous aurez
agréable qu'il vous vienne voir.» Toute tremblante, je lui réponds: «Si
mon mari était ici, j'accepterais cet honneur; mais n'y étant pas, je
supplie très-humblement votre maître de m'excuser.»
Il avait fait arrêter son carrosse à trois maisons de la nôtre,
attendant la réponse, laquelle soudain qu'il l'eût entendue, il fit
marcher son carrosse, et depuis je n'entendis plus parler de lui.
*
La Corbinière lui raconta peu après qu'il avait rencontré un fauconnier
de son père qui s'appelait La Hoirie. Elle eut un grand désir de le
voir; et, en la voyant, «il resta sans parler;» puis, s'étant rassuré,
il lui dit que madame l'ambassadrice avait entendu parler d'elle et
désirait la voir.
Angélique de Longueval fut bien reçue par l'ambassadrice.--Toutefois,
elle craignit, d'après certains détails, que le fauconnier n'eût dit
quelque chose et qu'on n'arrêtât La Corbinière et elle.
Ils furent fâchés d'être restés vingt-neuf jours à Rome, et d'avoir
fait toutes les diligences pour s'épouser sans pouvoir y parvenir.
«Ainsi,--dit Angélique,--je partis sans voir le pape...»
C'est à Ancône qu'ils s'embarquèrent pour aller à Venise. Une tempête
les accueillit dans l'Adriatique; puis ils arrivèrent et allèrent loger
sur le grand canal.
«Cette ville, quoique admirable--dit Angélique de Longueval--ne pouvait
me plaire à cause de la mer--et il m'était impossible d'y boire et d'y
manger que pour m'empêcher de mourir.»
Cependant, l'argent se dépensait, et Angélique dit à La Corbinière:
«Mais, que ferons-nous? Il n'y a tantôt plus d'argent!»
Il répondit: «Lorsque nous serons en terre ferme, Dieu y pourvoiera...
Habillez-vous, et nous irons à la messe de Saint-Marc.»
*
Arrivés à Saint-Marc, les époux s'assirent, au banc des sénateurs; et
là, quoique étrangers, personne n'eut l'idée de leur contester cette
place;--car La Corbinière avait des chausses de petit velours noir,
avec le pourpoint de toile d'argent blanc, le manteau pareil..., et la
petite oie d'argent.
Angélique était bien ajustée, et elle fut ravie,--car son habit à la
française faisait que les sénateurs avaient toujours l'œil sur elle.
L'ambassadeur de France, qui marchait dans la procession avec le doge,
la salua.
A l'heure du dîner, Angélique ne voulut plus sortir de son
hôtel,--aimant mieux reposer que d'aller en mer en gondole.
Quant à La Corbinière, il alla se promener sur la place Saint-Marc, et
y rencontra M. de La Morte, qui lui fit des offres de service, et qui,
sur ce qu'il lui parla de la difficulté que lui et Angélique avaient
à s'épouser, lui dit qu'il serait bon de se rendre à sa garnison de
Palma-Nova, où l'on pourrait en conférer, et où La Corbinière pourrait
se mettre au service.
*
Là, M. de La Morte présenta les futurs époux à _Son Excellence le
général,_ qui ne voulut pas croire qu'un homme si _bien couvert_
s'offrît _de prendre une pique_ dans une compagnie. Celle qu'il avait
choisie était commandée par M. Ripert de Montélimart.
Son Excellence le général consentit cependant à servir de témoin au
mariage ... après lequel on fit un petit festin où s'écoulèrent _les
dernières vingt pistoles_ dont les conjoints étaient encore chargés.
Au bout de huit jours, le sénat donna ordre au général d'envoyer la
compagnie à Vérone, ce qui mit Angélique de Longueval au désespoir, car
elle se plaisait à Palma-Nova, où les vivres étaient à bon marché.
En repassant à Venise, ils achetèrent du ménage, «deux paires de draps
pour deux pistoles, sans compter une couverte, un matelas, six plats de
faïence et six assiettes.»
En arrivant à Vérone, ils trouvèrent plusieurs officiers français.--M.
de Breunel, enseigne, les recommanda à M. de Beaupuis, qui les logea
sans s'incommoder,--les maisons étant à un grand bon marché. Vis-à-vis
de la maison, il y avait un couvent de religieuses qui prièrent
Angélique de Longueval d'aller les voir,--«et lui firent tant de
caresses, qu'elle en était confuse.»
A cette époque, elle accoucha de son premier enfant, qui fut tenu au
baptême par S. E. Alluisi Georges et par la comtesse Bevilacqua. Son
Excellence, après qu'Angélique de Longueval fut relevée de couches, lui
envoyait son carrosse assez souvent.
A un bal donné plus lard, elle étonna toutes les dames de Vérone en
dansant avec le général Alluisi,--en costume français.--Elle ajoute:
«Tous les Français officiers de la République étaient ravis de voir que
ce grand général, craint et redouté partout, me faisait tant d'honneur.»
Le général, tout en dansant, ne manquait pas de parler à Angélique
de Longueval «à part de son mari.» Il lui disait: «Qu'attendez--vous
en Italie?... La misère avec lui pour le reste de vos jours. Si vous
dites qu'il vous aime, vous ne pouvez croire que je ne fasse plus
encore ... moi qui vous achèterai les plus belles perles qui seront
ici, et d'abord des cottes de brocard telles qu'il vous plaira. Prenez,
Mademoiselle, à laisser votre amour pour une personne qui parle pour
votre bien et pour vous remettre en bonne grâce de messieurs vos
parents.»
Cependant ce général conseillait à La Corbinière de s'engager dans les
guerres d'Allemagne, lui disant qu'il trouverait _beaucoup d'avantage_
à Inspruck, qui n'était qu'à sept journées de Vérone, et que là il
_attraperait_ une compagnie.
[1] Elle ne nomme jamais La Corbinière, dont nous n'avons appris le
soin _que_ par le récit du moine célestin, cousin à Angélique.
8e LETTRE.
Réflexions.--Souvenirs de la Ligne.--Les Sylvanectes et les Francs. La
Ligue.
J'ai lu, en me promenant, sur une affiche bleue une représentation
de _Charles VII_ annoncée,--par Beauvallet et mademoiselle Rimblot.
Le spectacle était bien choisi. Dans ce pays-ci on aime le souvenir
des princes du Moyen Age et de la Renaissance,--qui ont créé les
cathédrales merveilleuses que nous y voyons, et de magnifiques
châteaux,--moins épargnés cependant par le temps et les guerres civiles.
C'est qu'il y a eu ici des luttes graves à l'époque de la Ligue... Un
vieux noyau de protestants qu'on ne pouvait dissoudre,--et, plus tard,
un autre noyau de catholiques non moins fervents pour repousser le
_parpayot_ dit _Henri IV._
L'animation allait jusqu'à l'extrême,--comme dans toutes les grandes
luttes politiques. Dans ces contrées--qui faisaient partie des anciens
apanages de Marguerite de Valois et des Médicis,--qui y avaient fait
du bien,--on avait contracté une haine _constitutionnelle_ contre la
race qui les avait remplacés. Que de fois j'ai entendu ma grand'mère,
parlant d'après ce qui lui avait été transmis,--me dire de l'épouse de
Henri II: «Cette grande madame Catherine de Médicis ... à qui on a tué
ses pauvres enfants!»
Cependant, des mœurs se sont conservées dans cette province à part,
qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête
principale, dans certaines localités, est la _Saint-Barthélémy._
C'est pour ce jour que sont fondés surtout de grand prix pour le tir
de l'arc.--L'arc, aujourd'hui, est une arme assez légère. Eh bien,
elle symbolise et rappelle d'abord l'époque où ces rudes tribus des
_Sylvanectes_ formaient une branche redoutable des races celtiques.
Les pierres druidiques d'Ermenonville, les haches de pierre et les
tombeaux, où les squelettes ont toujours le visage tourné vers
l'Orient, ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces
régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages,--devenus des
lacs aujourd'hui.
Le _Valois_ et l'ancien petit pays nommé _la France_ semblent établir
par leur division l'existence de races bien distinctes. La France,
division spéciale de l'Ile de France, a, dit-on, été peuplée par les
Francs primitifs, venus de Germanie, dont ce fut, comme disent les
chroniques, le premier _arrêt._ Il est reconnu aujourd'hui que les
Francs n'ont nullement subjugué la Gaule, et n'ont pu que se trouver
mêlés aux luttes de certaines provinces entre elles. Les Romains les
avaient fait venir pour peupler certains points, et surtout pour
défricher les grandes forêts ou assainir les pays de marécages. Telles
étaient alors les contrées situées au nord de Paris. Issus généralement
de la race caucasienne, ces hommes vivaient sur un pied d'égalité,
d'après les mœurs patriarcales. Plus tard, on créa des fiefs, quand
il fallut défendre le pays contre les invasions du Nord. Toutefois,
les cultivateurs conservaient libres les terres qui leur avaient été
concédées et qu'on appelait terres de franc-alleu.
La lutte de deux races différentes est évidente surtout dans
les guerres de la ligue. On peut penser que les descendants des
Gallo-Romains favorisaient le Béarnais, tandis que l'autre race,
plus indépendante de sa nature, se tournait vers Mayenne, d'Épernon,
le cardinal de Lorraine et les Parisiens. On retrouve encore dans
certains coins, surtout à Montépilloy, des amas de cadavres, résultat
des massacres ou des combats de cette époque dont le principal fut la
bataille de Senlis.
Et même ce grand comte Longueval de Bucquoy,--qui a fait les guerres de
Bohème, aurait-il gagné l'illustration qui causa bien des peines à son
descendant,--l'abbé de Bucquoy,--s'il n'eût, à la tête des ligueurs,
protégé longtemps Soissons, Arraset Calais contre les armées de Henri
IV? Repoussé jusque dans la Frise après avoir tenu trois ans dans les
pays de Flandre, il obtint cependant un traité d'armistice de dix ans
en faveur de ces provinces, que Louis XIV dévasta plus tard.
Étonnez-vous maintenant des persécutions qu'eut à subir l'abbé de
Bucquoy,--sous le ministère de Pontchartrain.
Quant à Angélique de Longueval, c'est l'opposition même en cette
hardie. Cependant elle aime son père,--et ne l'avait abandonné qu'à
regret. Mais du moment qu'elle avait choisi l'homme qui semblait
lui convenir,--comme la fille du duc Loys choisissant Lautrec pour
cavalier,--elle n'a pas reculé devant la fuite et le malheur, et même,
ayant aidé à soustraire l'argenterie de son père, elle s'écriait: «Ce
que c'est de l'amour!»
Les gens du moyen âge croyaient aux charmes. Il semble qu'un charme
l'ait en effet attachée à ce fils de charcutier,--qui était beau s'il
faut l'en croire;--mais qui ne semble pas l'avoir rendue très-heureuse.
Cependant en constatant quelques malheureuses dispositions de _celui_
qu'elle ne nomme jamais, elle n'en dit pas de mal un instant. Elle
se borne à constater les faits,--et l'aime toujours, en épouse
platonicienne et soumise à son sort par le raisonnement.
*
Les discours du lieutenant-colonel, qui voulait éloigner La Corbinière
de Venise, avaient _donné dans la vue_ de ce dernier. Il vend tout à
coup son enseigne pour se rendre à Inspruck et chercher fortune en
laissant sa femme à Venise.
«Voilà donc, dit Angélique, l'enseigne vendue à cet homme qui m'aimait,
content (le lieutenant-colonel) en croyant que je ne m'en pouvais plus
dédire; mais l'amour, qui est la reine[1] de toutes les passions, se
moqua bien de la charge, car lorsque je vis que mon mari faisait son
préparatif pour s'en aller, il me fut impossible de penser seulement
de vivre sans lui.»
Au dernier moment, pendant que le lieutenant-colonel se réjouissait
déjà du succès de cette ruse, qui lui livrait une femme isolée de son
mari,--Angélique se décida à suivre La Corbinière à Inspruck. «Ainsi,
dit-elle, l'amour nous ruina en Italie aussi bien qu'en France,
quoiqu'en _celle_ d'Italie je n'y avais point de coulpe (faute).»
Les voilà partis de Vérone avec un nommé Boyer, auquel La Corbinière
avait promis de faire sa dépense jusqu'en Allemagne, parce qu'il
n'avait point d'argent. (Ici, La Corbinière se relève un peu.) A
vingt-cinq milles de Vérone, à un lieu où, par le lac, on va à la
rive de Trente, Angélique faiblit un instant, et pria son mari de
revenir vers quelque ville du bon pays vénitien,--comme Brescia.--Cette
admiratrice de Pétrarque quittait avec peine ce doux pays d'Italie pour
les montagnes brumeuses qui cernent l'Allemagne. «Je pensais bien,
dit-elle, que les 50 pistoles qui nous restaient ne nous dureraient
guère; mais mon amour était plus grand que toutes ces considérations.»
Ils passèrent huit jours à Inspruck, où le duc de Feria passa, et
dit à La Corbinière qu'il fallait aller plus loin pour trouver de
l'emploi,--dans une ville nommé _Fisch._ Là Angélique eut un grand
flux de sang, et l'on appela une femme, qui lui fit comprendre
«qu'elle s'était gâtée d'un enfant.»--C'est une locution bien
chrétienne,--qu'il faut pardonner au langage du temps et du pays.
On a toujours considéré comme une souillure,--dans la manière de voir
des hommes d'église, le fait, légitime pourtant,--puisque Angélique
s'était mariée,--de produire au monde un nouveau pécheur. Ce n'est
pourtant pas là l'esprit de l'Évangile.--Mais passons.
La pauvre Angélique, un peu rétablie, fut forcée de se remettre à
cheval sur l'unique haquenée que possédait le ménage: «Toute débile
que j'étais, dit-elle, ou, pour dire la vérité, demi-morte, je montai
à cheval pour aller avec mon mari rejoindre l'armée,--où je fus si
étonnée de voir autant de femmes que d'hommes, entre beaucoup de celles
de colonels et capitaines.»
Son mari alla faire la révérence au grand colonel nommé Gildase,
lequel, comme Wallon, avait entendu parler du comte Longueval de
Bucquoy, qui avait défendu la Frise contre Henri IV. Il fit _grande
caresse_ au mari d'Angélique, et lui dit qu'en attendant une compagnie,
il lui donnerait une lieutenance,--et qu'il allait mettre mademoiselle
de Longueval dans le carrosse de sa sœur, qui était mariée au premier
capitaine de son régiment.
*
Le malheur ne se lassait pas de frapper les nouveaux époux. La
Corbinière prit la fièvre, et il fallut le soigner.--I1 y a de bonnes
gens partout: Angélique ne se plaint que d'avoir été promenée, «tantôt
à un lieu, tantôt à un autre,» par le malheur de la guerre,--à la façon
des Égyptiennes,--ce qui ne pouvait lui plaire, encore qu'elle eut plus
de sujets de se contenter que pas une femme, puis-qu'elle était la
seule qui mangeât à la table du colonel avec seulement sa sœur.--Et
le colonel encore montrait trop de bonté à La Corbinière,--en ce qu'il
lui donnait les meilleurs morceaux de la table ... à cause qu'il le
voyait malade.»
Une nuit, les troupes étant en marche, le meilleur logement qu'on pût
offrir aux dames fut une écurie, où il ne fallait coucher qu'habillés
à cause de la crainte de l'ennemi. «En me réveillant au milieu de la
nuit, dit Angélique, je ressentis un si grand frais que je ne pus
m'empêcher de dire tout haut: Mon Dieu! je meurs de frais!» Le colonel
allemand lui jeta alors sa casaque, se découvrant lui-même, car il
n'avait pas autre chose sur son uniforme.
Ici arrive une observation bien profonde:
«Tous ces honneurs, dit-elle, pouvaient bien arrêter une Allemande,
mais non pas les Françaises, à qui la guerre ne peut plaire...»
*
Rien n'est plus vrai que cette observation. Les femmes allemandes
sont encore celles de l'époque des Romains. Trusnelda combattait avec
Hermann. A la bataille des Cimbres, où vainquit Marius, il y avait
autant de femmes que d'hommes.
Les femmes sont courageuses dans les événements de famille, devant
la souffrance, la mort. Dans nos troubles civils, elles plantent des
drapeaux sur les barricades;--elles portent vaillamment leur tête
à l'échafaud. Dans les provinces qui se rapprochent du nord ou de
l'Allemagne, on a pu trouver des Jeanne d'Arc et des Jeanne Hachette.
Mais la masse des femmes françaises redoute la guerre, à cause de
l'amour qu'elles ont pour leurs enfants
Les femmes guerrières sont de la race franque. Chez cette population
originairement venue d'Asie, il existe une tradition qui consiste à
exposer des femmes dans les batailles, pour animer le courage des
combattants par la récompense offerte. Chez les Arabes, on retrouve la
même coutume. La vierge qui se dévoue s'appelle la _kadra_ et s'avance
au premier rang, entourée de ceux qui sont résolus à se faire tuer pour
elle.--Mais chez les Francs on en exposait plusieurs.
Le courage et souvent même la cruauté de ces femmes étaient tels qu'ils
ont été cause de l'adoption de la loi salique. Et cependant, les
femmes, guerrières ou non, ne perdirent jamais leur empire en France,
soit comme reines, soit comme favorites.
*
La maladie de La Corbinière fut cause qu'il se résolut à retourner en
Italie. Seulement, il oublia de prendre un passeport, «Nous fûmes bien
confus, dit Angélique, lorsque nous fûmes à une forteresse nommée
Reistre, où l'on ne voulut plus nous laisser passer, et où l'on retint
mon mari malgré sa maladie. »Comme elle avait conservé sa liberté, elle
put aller à Inspruck se jeter aux pieds de l'archiduchesse Léopold pour
obtenir la grâce de La Corbinière,--qu'on peut supposer avoir un peu
déserté, quoique sa femme ne l'avoue pas.
Munie de la grâce signée par l'archiduchesse, Angélique retourna au
lieu où était détenu son mari. Elle demanda aux gens de ce bourg de
Reitz s'ils n'avaient rien entendu dire d'un gentilhomme français
prisonnier. On lui enseigna le lieu où il était, où elle le trouva
contre un poêle, demi-mort,--et le ramena à Vérone.
Là elle retrouva M. de la Tour (de Périgord) et lui reprocha d'avoir
fait vendre à son mari son enseigne, ce qui était cause de son malheur.
«Je ne sais, ajoute-t-elle, s'il avait encore de l'amour pour moi, ou
si ce fut de la pitié, tant il y a qu'il m'envoya vingt pistoles et
tout un ameublement de maison où mon mari se gouverna si mal, qu'en peu
de temps il mangea entièrement tout.»
Il avait repris un peu de santé et vivait continuellement en débauche
avec deux de ses camarades, M. de la Perle et M. Escutte. Cependant
l'affection de sa femme ne s'affaiblit pas. Elle se résolut, «pour
ne pas vivre tout à fait dans l'incommodité, à prendre _des gens en
pension_,»--ce qui lui réussit;--seulement La Corbinière dépensait
tout le _gagnage_ hors du logis, «ce qui, dit-elle, m'affligeait
jusqu'à la mort; il finit par vendre les meubles,--de sorte que la
maison ne pouvait plus aller.
«Cependant, dit la pauvre femme, je sentais toujours mon affection
aussi grande que lorsque nous partîmes de France. Il est vrai qu'après
avoir reçu la première lettre de ma mère, cette affection se partagea
en deux.... Mais, j'avoue que l'amour que j'avais pour cet homme
surpassait l'affection que je portais à mes parents.»
[1] L'amour se disait au féminin à cette époque.
9e LETTRE.
Nouveaux détails inédits.--Manuscrit du célestin
Goussencourt.--Dernières aventures d'Angélique.--Mort de La
Corbinière.--Lettres.
Le manuscrit que les archives nationales conservent écrit de la main
d'Angélique s'arrête là.
Mais nous trouvons annexées au même dossier les observations suivantes
écrites par son cousin, le moine célestin Goussencourt. Elles n'ont
point la même grâce que le récit d'Angélique de Longueval, mais elles
ont aussi la marque d'une honnête naïveté.
Voici un passage des observations du moine célestin Goussencourt:
«La nécessité les contraignit d'être taverniers.--où les soldats
français allaient boire et manger avec un tel respect, qu'ils ne
voulaient point être servis d'elle. Elle cousait des collets de
toile où elle ne gagnait tous les jours que huit sous, et avec cela
descendait à toute heure à la cave, et lui se donnait à boire avec ses
hôtes, de telle façon qu'il devint tout couperosé.
«Un jour, elle étant à la porte, un capitaine vint à passer et lui fit
une grande révérence, et elle à lui,--ce qui fut aperçu de son mari
jaloux. Il l'appelle et la prend par la gorge. Elle parvient à jeter
un cri. Les buveurs arrivent et la trouvent à demi-morte couchée par
terre,--à laquelle il avait donné des coups de pied aux côtes qui lui
avaient ôté la parole, et dit, pour s'excuser, qu'il lui avait défendu
de parler à celui-là, et que, si elle lui eût parlé, il l'eût enfilée
de son épée.»
Il devint étique par ses débauches. À cette époque elle écrivit à
sa mère pour lui demander pardon. Sa mère lui répondit qu'elle lui
pardonnait et lui conseillait de revenir et qu'elle ne l'oublierait pas
dans son testament.
Ce testament était gardé à l'église de Neuville-en-Hez, et contient un
legs de huit mille livres.
Pendant l'absence d'Angélique de Longueval il y eut une demoiselle en
Picardie qui voulut usurper sa place, et se donna pour elle.--Elle
eut même la hardiesse de se présenter à madame de Haraucourt, mère
d'Angélique, laquelle dit qu'elle n'était pas sa fille. Elle racontait
tant de choses, que plusieurs des parents finirent par la prendre pour
ce qu'elle se donnait....
*
Le célestin, son cousin, lui écrivit de revenir. Mais La Corbinière
n'en voulait pas entendre parler, craignant d'être pris et exécuté s'il
rentrait en France. Il n'y faisait pas bon pour lui non plus;--car la
faute d'Angélique fut cause que M. d'Haraucourt chassa des faubourgs
de Clermont-sur-Oise sa mère et ses frères, «qui vivaient de leur
boutique, étant charcutiers.»
Madame d'Haraucourt, enfin, étant morte en décembre 1636, à la
Neuville-en-Hez, où elle repose (M. d'Haraucourt était mort en 1632);
leur fille fit tant près de son mari, qu'il consentit à revenir en
France.
Arrivés à Ferrare, ils tombent malades tous deux,--où ils furent
douze jours;--s'embarquent à Livourne, arrivent à Avignon, où ils sont
toujours malades. La Corbinière y meurt, le 5 d'août 1642; il repose
à Sainte-Madeleine;--il meurt avec des repentances très-grandes de
l'avoir si mal traitée, et lui dit: «Pour votre consolation et ôter
votre tristesse, souvenez-vous comme je vous ai traitée.»
Là, continue le moine célestin, elle a été en si grande nécessité
qu'elle m'a dit par écrit et de bouche, qu'elle fût morte de faim n'eût
été les célestins qui l'ont aidée.
«Elle arrive à Paris le dimanche 19 d'octobre, par le coche, et manda
à madame Boulogne, sa grande amie, de la venir quérir. N'y estant pas,
son hostellier y fut. Le lendemain après dîner, elle vint me trouver
avec ladite Boulogne et sa belle-mère, la mère de La Corbinière,
servante de cuisine chez M. Ferrant, estât qu'elle a été contrainte de
faire depuis qu'elle a été bannie de Clermont, à cause de son fils.
«La première chose qu'elle fit, elle vint se jeter à mes pieds, les
mains jointes, me demandant pardon, ce qui fit pleurer les femmes.
Je lui dis que je ne lui pardonnerais pas (ce qui la fit soupirer et
respirer, ayant entendu le reste), car elle ne m'avait pas offensée.
Et la prenant par la main, lui dis-je: Levez-vous; et la fis asseoir
auprès de moi, où elle me répéta ce qu'elle m'avait souvent écrit:
qu'après Dieu et sa mère, elle tenait la vie de moi.»
Quatre ans après, elle était retirée à Nivillers, et très--malheureuse,
n'ayant chemise au dos, comme il paraît par la lettre ci-contre.
LETTRE QU'ELLE ÉCRIT AU CÉLESTIN SON COUSIN, QUATRE ANS APRÈS SON
RETOUR DE NIVILLIERS.
Le 7 janvier 1646.
Monsieur mon bon papa (elle appelait ainsi le célestin),
Je vous supplie, très-humblement, de n'attribuer mon silence à manque
du ressentiment que j'aurai toute ma vie de vos bontés, mais bien de
honte de n'avoir encore que des paroles pour vous le témoigner. Vous
protestant que la mauvaise fortune me persécute au point de n'avoir de
chemise au dos. Ces misères m'ont empêchée jusqu'ici de vous écrire et
à madame Boulogne, car il me semble que vous deviez recevoir autant
de satisfaction de moi comme vous en avez été travaillés tous deux.
Accusez donc mon malheur et non ma volonté, et me faites l'honneur, mon
cher papa, de me mander de vos nouvelles.
Votre très-humble servante.
A. DE LONGUEVAL. (A M. de Goussencourt, aux Célestins, à Paris.)
On ne sait rien de plus.--Voici une réflexion générale du célestin
Goussencourt sur l'histoire de cet amour, dans lequel l'imagination
simple du moine ne pouvant admettre, du reste, l'amour de sa cousine
pour un petit _charcutier,_ rapportait tout à la magie;--voici sa
méditation:
«La nuit du premier dimanche de carême 1632 fut leur départ;--retour en
1642, en carême.--Leurs affections commencèrent trois ans avant leur
fuite.--Pour se faire aimer, il lui donna des confitures qu'il avait
fait faire à Clermont, et où il y avait des mouches cantharides, qui ne
firent qu'échauffer la fille, mais non aimer; puis, il lui donna d'un
coing cuit, et depuis elle fut grandement affectionné.»
Rien ne prouve que le frère Goussencourt ait donné une chemise
à sa cousine.--Angélique n'était pas en odeur de sainteté dans
sa famille,--et cela paraît en ce fait qu'elle n'a pas même été
nommée dans la généalogie de sa famille, qui énonce les noms de
Jacques-Annibal de Longueval, gouverneur de Clermont-en-Beauvoisis,
et de Suzanne d'Arquenvilliers, dame de Saint-Rimault. Ils ont laissé
deux Annibal, dont le dernier, qui a le prénom d'Alexandre, est le même
enfant qui ne voulait pas que sa sœur _volât papa et maman,--_puis
encore deux autres garçons.--On ne parle pas de la fille.
10e LETTRE.
Mon ami Sylvain.--Le château de Longueval en Soissonnais.
--Correspondance.--Post-scriptum.
Je ne voyage jamais dans ces contrées sans me faire accompagner d'un
ami, que j'appellerai, de son petit nom, Sylvain.
C'est un nom très-commun dans cette province,--le féminin est le
gracieux nom de Sylvie,--illustré par un bouquet de bois de Chantilly,
dans lequel allait rêver si souvent le poète Théophile de Viau.
J'ai dit à Sylvain:--Allons-nous à Chantilly?
Il m'a répondu:--Non ... tu as dit toi-même hier, qu'il fallait aller à
Ermenonville pour gagner de là Soissons, visiter ensuite les ruines du
château de Longueval en Soissonnais, sur la limite de Champagne.
--Oui, répondis-je; hier soir je m'étais monté la tête à propos de
cette belle Angélique de Longueval, et je voulais voir le château d'où
elle a été enlevée par La Corbinière,--en habits d'homme, sur un cheval.
--Es-tu sûr, du moins, que ce soit là le Longueval véritable, car
il y a des Longueval et des Longueville partout ... de même que des
Bucquoy...
--Je n'en suis pas convaincu quant à ces derniers; mais lis seulement
ce passage du manuscrit d'Angélique:
«Le jour étant venu duquel il me devait quérir la nuit, je dis à un
palefrenier qui avait nom Breteau: Je voudrais bien que tu me prêtasses
un cheval pour envoyer à Soissons cette nuit quérir pour me faire un
corps de cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman se
lève...»
--Il semblerait donc prouvé--me dit Sylvain--que le château de
Longueval était situé aux environs de Soissons, donc ce ne serait pas
le moment de revenir vers Chantilly. Ce changement de direction a déjà
risqué de te faire arrêter une fois,--parce que des gens qui changent
d'idée tout à coup paraissent toujours des gens suspects...
CORRESPONDANCE.
Vous m'envoyez deux lettres concernant mes premiers articles sur l'abbé
de Bucquoy. La première, d'après une biographie abrégée, établit
que Bucquoy et Bucquoi ne représentent pas le même nom.--A quoi je
répondrai que les noms anciens n'ont pas d'orthographe. L'identité des
familles ne s'établit que d'après les armoiries, et nous avons déjà
donné celles de cette famille (l'écusson bandé de vair et de gueules
de six pièces). Cela se retrouve dans toutes les branches, soit de
Picardie, soit de l'Ile de France, soit de Champagne, d'où était l'abbé
de Bucquoi. Longueval touche à la Champagne, comme on le sait déjà.--Il
est inutile de prolonger cette discussion héraldique.
Je reçois de vous une seconde lettre qui vient de Belgique:
«Lecteur sympathique de M. Gérard de Nerval et désirant lui être
agréable, je lui communique le document ci-joint, qui lui sera
peut-être de quelque utilité pour la suite de ses humoristiques
pérégrinations à la recherche de l'abbé de Bucquoy, cet insaisissable
moucheron issu de l'amendement Riancey.
156 Olivier de Wree, de vermoerde oorlogh-stucken van den
woonderdadighen velt-heer Carel de Longueval, grave van BUSQUOY;
Baron de Vaux. Brugge, 1625.--Ej. mengheldichten: fyghes noeper;
Bacchus-Cortryck. Ibid, 1625.--Ej. Venus-Ban, Ibid, 1625, in-12,
oblong, vél.[1]
Livre rare et curieux. L'exemplaire est taché d'eau.
Je ne chercherai pas à traduire cet article de bibliographie
flamande;--seulement, je remarque qu'il fait partie du prospectus d'une
bibliothèque qui doit être vendue le 5 décembre et jours suivants, sous
la direction de M. Héberlé,--5, rue des Paroissiens, à Bruxelles.
J'aime mieux attendre la vente de Techener,--qui, je l'espère, aura
toujours lieu le 20.
LES RUINES. LES PROMENADES.--CHAALIS.--ERMENONVILLE.--LA TOMBE DE
ROUSSEAU.
Dans une de mes lettres j'ai employé à faux le mot réaction en parlant
_d'abus de l'autorité_ qui amènent des réactions _en sens contraire._
La faute paraît simple au premier abord;--mais il y a plusieurs
sortes de réactions: les unes prennent des _biais,_ les autres sont
des réactions qui consistent à s'arrêter. J'ai voulu dire qu'un excès
amenait d'autres excès. Ainsi il est impossible de ne point blâmer
les incendies, et les dévastations privées,--rares pourtant de nos
jours. Il se mêle toujours à la foule en rumeur un élément hostile ou
étranger qui conduit les choses au delà des limites que le bon sens
général aurait imposées, et qu'il finit toujours par tracer.
Je n'en veux pour preuve qu'une anecdote qui m'a été racontée par un
bibliophile fort connu,--et dont un autre bibliophile a été le héros.
*
Le jour de la révolution de février, on brûla quelques voitures,--dites
de la liste civile;--ce fut, certes, un grand tort, qu'on reproche
durement aujourd'hui à cette foule mélangée qui, derrière les
combattants, entraînait aussi des traîtres...
Le bibliophile dont je parle se rendit ce soir-là au Palais-National.
Sa préoccupation ne s'adressait pas aux voitures; il était inquiet d'un
ouvrage en quatre volumes in-folio intitulé _Perceforest._
C'était un de ces _roumans_ du cycle d'Artus,--ou du cycle de
Charlemagne,--où sont contenues les épopées de nos plus anciennes
guerres chevaleresques.
Il entra dans la cour du palais, se frayant un passage au milieu du
tumulte.--C'était un homme grêle, d'une figure sèche, mais ridée
parfois d'un sourire bienveillant, correctement vêtu d'un habit noir,
et à qui l'on ouvrit passage avec curiosité.
--Mes amis, dit-il, a-t-on brûlé le _Perceforest_?
--On ne brûle que les voitures.
--Très-bien! continuez. Mais la bibliothèque?
--On n'y a pas touché... Ensuite, qu'est-ce que vous demandez?
--Je demande que l'on respecte l'édition en quatre volumes du
_Perceforest,_--un héros d'autrefois...; édition unique, avec deux
pages transposées et une énorme tache d'encre au troisième volume.
On lui répondit:
--Montez au premier.
Au premier, il trouva des gens qui lui dirent:
--Nous déplorons ce qui s'est fait dans le premier moment... On a, dans
le tumulte, abîmé quelques tableaux...
--Oui, je sais, un Horace Verilet, un Gudin... Tout cela n'est
rien:--le _Perceforest_?...
On le prit pour un fou. Il se retira et parvint à découvrir la
concierge du palais, qui s'était retirée chez elle.
--Madame, si l'on n'a pas pénétré dans la bibliothèque, assurez-vous
d'une chose: c'est de l'existence du _Perceforest,--_édition du
seizième siècle, reliure en parchemin, de Gaume. Le reste de la
bibliothèque, ce n'est rien ... mal choisi!--des gens qui ne lisent
pas!--Mais le _Perceforest_ vaut 40,000 francs sur les tables.
La concierge ouvrit de grands yeux.
--Moi, j'en donnerais, aujourd'hui, vingt mille ... malgré la
dépréciation des fonds que doit amener nécessairement une révolution.
--Vingt mille francs!
--Je les ai chez moi. Seulement ce ne serait que pour rendre le livre à
la nation. C'est un monument.
La concierge étonnée, éblouie, consentit avec courage à se rendre à la
bibliothèque et à y pénétrer par un petit escalier. L'enthousiasme du
savant l'avait gagnée.
Elle revint, après avoir vu le livre sur le rayon où le bibliophile
savait qu'il était placé.
--Monsieur, le livre est en place. Mais il n'y a que trois volumes...
Vous vous êtes trompé.
--Trois volumes!... Quelle perte!... Je m'en vais trouver le
gouvernement provisoire,--il y en a toujours un... Le _Perceforest_
incomplet! Les révolutions sont épouvantables!
Le bibliophile courut à l'Hôtel-de-Ville.--On avait autre chose à faire
que de s'occuper de bibliographie. Pourtant il parvint à prendre à part
M. Arago,--qui comprit l'importance de sa réclamation, et des ordres
furent donnés immédiatement.
Le _Perceforest_ n'était incomplet que parce qu'on en avait prêté
précédemment un volume.
Nous sommes heureux de penser que cet ouvrage a pu rester en France.
Celui de _l'Histoire de l'abbé de Bucquoy,_ qui doit être vendu le 20,
n'aura peut-être pas le même sort!
Et maintenant, tenez compte, je vous prie, des fautes qui peuvent être
commises,--dans une tournée rapide, souvent interrompue par la pluie ou
par le brouillard...
*
Je quitte Senlis à regret;--mais mon ami le veut pour me faire obéir à
une pensée que j'avais manifestée imprudemment...
Je me plaisais tant dans cette ville, où la renaissance, le moyen âge
et l'époque romaine se retrouvent çà et là,--au détour d'une rue, dans
une écurie, dans une cave.--Je vous parlais «de ces tours des Romains
recouvertes de lierre!»--L'éternelle verdure dont elles sont vêtues
fait honte à la nature inconstante de nos pays froids.--En Orient,
les bois sont toujours verts;--chaque arbre a sa saison de mue; mais
cette saison varie selon la nature de l'arbre. C'est ainsi que j'ai vu
au Caire les sycomores perdre leurs feuilles en été. En revanche, ils
étaient verts au mois de janvier.
Les allées qui entourent Senlis et qui remplacent les antiques
fortifications romaines,--restaurées plus tard, par suite du long
séjour des rois carlovingiens,--n'offrent plus aux regards que des
feuilles rouillées d'ormes, et de tilleuls. Cependant la vue est encore
belle, aux alentours, par un beau coucher de soleil.--Les forêts de
Chantilly, de Compiègne et d'Ermenonville;--les bois de Châalis et
de Pont-Armé, se dessinent avec leurs masses rougeâtres sur le vert
clair des prairies qui les séparent. Des châteaux lointains élèvent
encore leurs tours,--solidement bâties en pierres _de Senlis,_ et qui,
généralement, ne servent plus que de pigeonniers.
Les clochers aigus, hérissés de saillies régulières, qu'on appelle dans
le pays des _ossements_ (je ne sais pourquoi), retentissent encore de
ce bruit de cloches qui portait une douce mélancolie dans l'âme de
Rousseau....
*
Accomplissons le pèlerinage que nous nous sommes promis de faire, non
pas près de ses cendres, qui reposent au Panthéon,--mais près de son
tombeau, situé à Ermenonville, dans l'île dite des Peupliers.
La cathédrale de Senlis; l'église Saint-Pierre, qui sert aujourd'hui de
caserne aux cuirassiers; le château de Henri IV, adossé aux vieilles
fortifications de la ville; les cloîtres byzantins de Charles le Gros
et de ses successeurs, n'ont rien qui doive nous arrêter... C'est
encore le moment de parcourir les bois, malgré la brume obstinée du
matin.
*
Nous sommes partis de Senlis, à pied, à travers les bois, aspirant avec
bonheur la brume d'automne.
Nous avions parcouru une route qui aboutit aux bois et au château de
Mont-l'Évêque.--Des étangs brillaient çà et là à travers les feuilles
rouges relevées par la verdure sombre des pins. Sylvain me chanta ce
vieil air du pays:
Courage! mon ami, courage!
Nous voici près du village!
A la première maison,
Nous nous rafraîchirons!
On buvait dans le village un petit vin qui n'était pas désagréable pour
des voyageurs. L'hôtesse nous dit, voyant nos barbes:--Vous êtes des
artistes ... vous venez donc pour voir Châalis?
Chaâlis,--à ce nom je me ressouvins d'une époque bien éloignée ...
celle où l'on me conduisait à l'abbaye, une fois par an, pour entendre
la messe, et pour voir la foire qui avait lieu près de là.
--Châalis, dis-je... Est-ce que cela existe encore?
<tb>
La Chapelle en Serval, ce 10 novembre.
De même qu'il est bon dans une symphonie même pastorale de faire
revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou
terrible, pour enfin le faire tonner au final avec la tempête graduée
de tous les instruments,--je crois utile de vous parler encore de
l'abbé Bucquoy, sans m'interrompre dans la course que je fais en ce
moment vers le château de ses pères, avec cette intention de mise en
scène exacte et descriptive sans laquelle ses aventures n'auraient
qu'un faible intérêt.
Le final se recule encore, et vous allez voir que c'est encore malgré
moi...
Et d'abord, réparons une injustice à l'égard de ce bon M. Ravenel
de la Bibliothèque nationale, qui, loin de s'occuper légèrement de
la recherche du livre, a remué tous les _fonds_ des huit cent mille
volumes que nous y possédons. Je l'ai appris depuis; mais, ne pouvant
trouver la chose absente, il m'a donné officieusement avis de la vente
de Techener, ce qui est le procédé d'un véritable savant.
*
Sachant bien que toute vente de grande bibliothèque se continue pendant
plusieurs jours, j'avais demandé avis du jour désigné pour la vente du
livre, voulant, si c'était justement le 20, me trouver à la vacation du
soir.
Mais ce ne sera que le 30!
Le livre est bien classé sous la rubrique: _Histoire_ et sous le n°
3584. _Événement des plus rares,_ etc., l'intitulé que vous savez.
La note suivante y est annexée.
«Rare.--Tel est le titre de ce livre bizarre, en tête duquel se trouve
une gravure représentant _l'Enfer des vivants,_ ou la Bastille. Le
reste du volume est composé des choses les plus singulières.
«Catalogue de la bibliothèque de M. M***, etc.»
*
Je puis encore vous donner un avant-goût de l'intérêt de cette
histoire, dont quelques personnes semblaient douter, en reproduisant
des notes que j'ai prises dans la bibliographie Michaud.
Après la biographie de Charles Bonaventure, comte de Bucquoy,
généralissime et membre de l'ordre de la Toison-d'Or, célèbre par ses
guerres en France, en Bohême et en Hongrie, et dont le petit-fils,
Charles, fut créé prince de l'Empire,--on trouve l'article sur
_L'abbé de Bucquoy,--_indiqué comme _étant de la même famille_ que le
précédent. Sa vie politique commença par cinq années de services
militaires. Échappé comme par miracle à un grand danger, il fit vœu de
quitter le monde et se retira à la Trappe. L'abbé de Rancé, sur lequel
Chateaubriand a écrit son dernier livre, le renvoya comme peu croyant.
Il reprit son habit galonné, qu'il troqua bientôt contre les haillons
d'un mendiant.
A l'exemple des faquirs et des derviches, il parcourait le monde,
pensant donner des exemples d'humilité et d'austérité. Il se faisait
appeler _le Mort,_ et tint même à Rouen, sous ce nom, une école
gratuite.
Je m'arrête de peur de déflorer le sujet. Je ne veux que faire
remarquer encore, pour prouver que cette histoire a du sérieux,
qu'il proposa plus tard aux états unis de Hollande, en guerre avec
Louis XIV, «un projet pour _faire de la France une république_, et y
détruire, disait-il, le _pouvoir_ arbitraire.» Il mourut à Hanovre, à
quatre-vingt-dix ans, laissant son mobilier et ses livres à l'Église
catholique, dont il n'était jamais sorti.--Quant à ses seize années de
voyages dans l'Inde, je n'ai encore là-dessus de données que par le
livre en hollandais de la Bibliothèque nationale.
Nous sommes allés à Châalis pour voir en détail le domaine, avant qu'il
soit restauré. Il y a d'abord une vaste enceinte entourée d'ormes;
puis, on voit à gauche un bâtiment dans le style du seizième siècle,
restauré sans doute plus tard selon l'architecture lourde du petit
château de Chantilly.
Quand on a vu les offices et les cuisines, l'escalier suspendu du
temps de Henri IV vous conduit aux vastes appartements des premières
galeries,--grands appartements et petits appartements donnant sur les
bois. Quelques peintures enchâssées, le grand Condé à cheval et des
vues de la forêt, voilà tout ce que j'ai remarqué. Dans une salle
basse, on voit un portrait d'Henri IV à trente-cinq ans.
C'est l'époque de Gabriello,--et probablement ce château a été témoin
de leurs amours.--Ce prince qui, au fond, m'est peu sympathique,
demeura longtemps à Senlis, surtout dans la première époque du siège,
et l'on y voit, au-dessus de la porte de la mairie et des trois mots:
_Liberté, égalité, fraternité,_ son portrait en bronze avec une
devise gravée, dans laquelle il est dit que son premier bonheur fut à
Senlis,--en 1590.--Ce n'est pourtant pas là que Voltaire a placé la
scène principale, imitée de l'Arioste, de ses amours avec Gabrielle
d'Estrées.
Ne trouvez-vous pas étrange que _les d'Estrées_ se trouvent être encore
des parents de l'abbé de Bucquoy? C'est cependant ce que révèle encore
la généalogie de sa famille... Je n'invente rien.
*
C'était le fils du garde qui nous faisait voir le château,--abandonné
depuis longtemps.--C'est un homme qui, sans être lettré, comprend le
respect que l'on doit aux antiquités. Il nous fit voir dans une des
salles _un moine_ qu'il avait découvert dans les ruines. A voir ce
squelette couché dans une auge de pierre, j'imaginai que ce n'était
pas un moine, mais un guerrier cette ou frank couché selon l'usage,
--avec le visage tourné vers l'Orient, dans cette localité, où les
noms d'Erman ou d'Armen[2] sont communs dans le voisinage, sans parler
même d'Ermenonville, située près de là,--et qu'on appelle dans le pays
Arme-Nonville ou Nonval, qui est le terme ancien.
Le pâté des ruines principales forme les restes de l'ancienne abbaye,
bâtie probablement vers l'époque de Charles VII, dans le style du
gothique fleuri, sur des voûtes carlovingiennes aux piliers lourds, qui
recouvrent les tombeaux. Le cloître n'a laissé qu'une longue galerie
d'ogives qui relie l'abbaye à un premier monument, où l'on distingue
encore des colonnes byzantines taillées à l'époque de Charles le Gros,
et engagées dans de lourdes murailles du seizième siècle.
--On veut, nous dit le fils du garde, abattre le mur du cloître pour
que, du château, l'on puisse avoir une vue sur les étangs. C'est un
conseil qui a été donné à Madame.
--Il faut conseiller, dis-je, à votre dame de faire ouvrir seulement
les arcs des ogives qu'on a remplis de maçonnerie, et alors la galerie
se découpera sur les étangs, ce qui sera beaucoup plus gracieux.
Il a promis de s'en souvenir.
*
La suite des ruines amenait encore une tour et une chapelle. Nous
montâmes à la tour. De là l'on distinguait toute la vallée, coupée
d'étangs et de rivières, avec les longs espaces dénudés qu'on appelle
le désert d'Ermenonville, et qui n'offrent que des grès de teinte
grise, entremêlés de pins maigres et de bruyères.
Des carrières rougeâtres se dessinaient encore çà et là à travers les
bois effeuillés, et ravivaient la teinte verdâtre des plaines et des
forêts,--où les bouleaux blancs, les troncs tapissés de lierre et les
dernières feuilles d'automne, se détachaient encore sur les masses
rougeâtres des bois encadrés des teintes bleues de l'horizon.
Nous redescendîmes pour voir la chapelle; c'est une merveille
d'architecture. L'élancement des piliers et des nervures, l'ornement
sobre et fin des détails, révélaient l'époque intermédiaire entre
le gothique fleuri et la renaissance. Mais, une fois entrés, nous
admirâmes les peintures, qui m'ont semblé être de cette dernière époque.
--Vous allez voir des saintes un peu décolletées, nous dit le fils du
garde. En effet, on distinguait une sorte de Gloire peinte en fresque
du côté de la porte, parfaitement conservée, malgré ses couleurs
pâlies, sauf la partie inférieure couverte de peintures à la détrempe,
mais qu'il ne sera pas difficile de restaurer.
Les bons moines de Châalis auraient voulu supprimer quelques nudités
trop voyantes du _style Médicis._--En effet, tous ces anges et toutes
ces saintes faisaient l'effet d'amours et de nymphes aux gorges et
aux cuisses nues. L'abside de la chapelle offre dans les intervalles
de ses nervures d'autres figures mieux conservées encore et du style
allégorique usité postérieurement à Louis XII.--En nous retournant
pour sortir, nous remarquâmes au-dessus de la porte des armoiries qui
devaient indiquer l'époque des dernières ornementations.
Il nous fut difficile de distinguer les détails de l'écusson écartelé,
qui avait été repeint postérieurement en bleu et en blanc. Au 1 et au
4, c'étaient d'abord des oiseaux que le fils du garde appelait des
cygnes,--disposés par 2 et 1; mais ce n'étaient pas des cygnes.
Sont-ce des aigles déployés, des merlettes ou des alérions ou des
ailettes attachées à des foudres?
Au 2 et au 3, ce sont des fers de lance, ou des fleurs de lis, ce qui
est la même chose. Un chapeau de cardinal recouvrait l'écusson et
laissait tomber des deux côtés ses résilles triangulaires ornées de
glands; mais n'en pouvant compter les rangées, parce que la pierre
était fruste, nous ignorions si ce n'était pas un chapeau d'abbé.
Je n'ai pas de livres ici. Mais il me semble que ce sont là les armes
de Lorraine, écartelées de celles de France. Seraient-ce les armes du
cardinal de Lorraine, qui fut proclamé roi dans ce pays, sous le nom de
Charles X, ou celles de l'autre cardinal qui aussi était soutenu par
la Ligue?... Je m'y perds, n'étant encore, je le reconnais, qu'un bien
faible historien.
[1] La note imprimée est extraite d'un catalogue. Ainsi nous avions
déjà cinq manières d'orthographier le nom de Bucquoy: voici la sixième:
_Busquoy._
[2] Hermann, Arminius, ou peut-être Hermès.
11e LETTRE.
Le château d'Ermenonville.--Les Illuminés.--Le roi de Prusse.
--Gabrielle et Rousseau.--Les tombes.--Les abbés de Châalis.
En quittant Châalis, il y a encore à traverser quelques bouquets de
bois, puis nous entrons dans le désert. Il y a assez de désert pour
que, du centre, on ne voie point d'autre horizon,--pas assez pour qu'en
une demi-heure de marche on n'arrive au paysage le plus calme, le plus
charmant du monde... Une nature suisse découpée au milieu du bois, par
suite de l'idée qu'a eue René de Girardin d'y transplanter l'image du
pays dont sa famille était originaire.
Quelques années avant la révolution, le château d'Ermenonville était
le rendez-vous des Illuminés qui préparaient silencieusement l'avenir.
Dans les _soupers_ célèbres d'Ermenonville, on a vu successivement
le comte de Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans
des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l'école dite
de Genève hérita plus tard.--Je crois bien que M. de Robespierre,
le fils du fondateur de la loge écossaise d'Arras,--tout jeune
encore,--peut-être encore plus tard Sénancour, Saint-Martin, Dupont
de Nemours et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit
dans celui de Le Pelletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui
se proposaient les réformes d'une société vieillie, laquelle dans
ses modes même, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts
un faux air de la vieillesse, indiquait la nécessité d'une complète
transformation.
Saint-Germain appartient à une époque antérieure, mais il est venu là.
C'est lui qui avait fait voir à Louis XV dans un miroir d'acier son
petit-fils sans tête, comme Nostradamus avait fait voir à Mario de
Médicis les rois de sa race, dont le quatrième était également décapité.
Ceci est de l'enfantillage. Ce qui révèle les mystiques, c'est le
détail rapporté par Beaumarchais, que les Prussiens,--arrivés jusqu'à
Verdun,--se replièrent tout à coup d'une manière inattendue d'après
l'effet d'une apparition dont leur roi fut surpris, et qui lui fit
dire: «N'allons pas outre!» comme en certains cas disaient les
chevaliers.
Les Illuminés français et allemands s'entendaient par des rapports
d'affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Bœhm avaient
pénétré, chez nous, dans les anciens pays franks et bourguignons, par
l'antique sympathie et les relations séculaires des races de même
origine. Le premier ministre du neveu de Frédéric II était lui-même un
Illuminé. Beaumarchais suppose qu'à Verdun, sous couleur d'une séance
de magnétisme, on fit apparaître devant Frédéric-Guillaume son oncle,
qui lui aurait dit: «Retourne!» comme le fit un fantôme à Charles VI.
Ces données bizarres confondent l'imagination; seulement, Beaumarchais,
qui était un sceptique, a prétendu que, pour cette scène de
fantasmagorie, on fit venir de Paris l'acteur Fleury, qui avait joué
précédemment aux Français le rôle de Frédéric II, et qui aurait ainsi
fait illusion au roi de Prusse, lequel, depuis, se retira, comme on
sait, de la confédération des rois ligués contre la France.
Les souvenirs des lieux où je suis m'oppressent moi-même, de sorte que
je vous envoie tout cela au hasard, mais d'après des données sûres.
Un détail plus important à recueillir, c'est que le général prussien
qui, dans nos désastres de la restauration, prit possession du pays,
ayant appris que la tombe de Jean-Jacques Rousseau se trouvait à
Ermenonville, exempta toute la contrée, depuis Compiègne, des charges
de l'occupation militaire. C'était, je crois, le prince d'Anhalt:
souvenons-nous au besoin de ce trait.
*
Rousseau n'a séjourné que peu de temps à Ermenonville. S'il y a accepté
un asile, c'est que depuis longtemps, dans les promenades qu'il faisait
en partant de l'_Ermitage_ de Montmorency, il avait reconnu que
cette contrée présentait à un herborisateur des familles de plantes
remarquables, dues à la variété des terrains.
Nous sommes allés descendre à l'auberge de la Croix-Blanche, où il
demeura lui-même quelque temps, à son arrivée. Ensuite, il logea encore
de l'autre côté du château, dans une maison occupée aujourd'hui par un
épicier. M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant
face à un autre pavillon qu'occupait le concierge du château. Ce fut là
qu'il mourut.
*
En nous levant, nous allâmes parcourir les bois encore enveloppés
des brouillards d'automne, que peu à peu nous vîmes se dissoudre en
laissant reparaître le miroir azuré des lacs. J'ai vu de pareils effets
de perspective sur des tabatières du temps... Je revis l'île des
Peupliers, au delà des bassins qui surmontent une grotte factice, sur
laquelle l'eau tombe, quand elle tombe... Sa description pourrait se
lire dans les idylles de Gessner.
Les rochers qu'on rencontre en parcourant les bois sont couverts
d'inscriptions poétiques. Ici:
Sa masse indestructible a fatigué le temps,
ailleurs:
Ce lieu sert de théâtre aux courses valeureuses
Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses.
ou encore, avec un bas-relief représentant des Druides qui coupent le
_gui_:
Tels furent nos aïeux dans leurs bois solitaires!
Ces vers ronflants me semblent être de Roucher... Delille les aurait
faits moins solides.
M. René de Girardin faisait aussi des vers.--C'était en outre un homme
de bien. Je pense qu'on lui doit les vers suivants, sculptés sur
une fontaine d'un endroit voisin, que surmontent un Neptune et une
Amphytrite, légèrement _décolletée_ comme les anges et les saints de
Châalis:
Des bords fleuris où j'aimais à répandre
Le plus pur cristal de mes eaux,
Passant, je viens ici me rendre
Aux désirs, aux besoins de l'homme et des troupeaux.
En puisant les trésors de mon urne féconde,
Songe que tu les dois à des soins bienfaisants,
Puissé-je n'abreuver du tribut de mes ondes
Que des mortels paisibles et contents!
Je ne m'arrête pas à la forme des vers;--c'est la pensée d'un honnête
homme que j'admire. L'influence de son séjour est profondément sentie
dans le pays.--Là, ce sont des salles de danse,--où l'on remarque
encore _le banc des vieillards_; là, des tirs à l'arc, avec la tribune
d'où l'on distribuait des prix... Au bord des eaux, des temples ronds,
à colonnes de marbre, consacrés soit à Vénus génitrice, soit à Hermès
consolateur.--Toute cette mythologie avait alors un sens philosophique
et profond.
*
La tombe de Rousseau est restée telle qu'elle était, avec sa forme
antique et simple, et les peupliers, effeuillés, accompagnent encore
d'une manière pittoresque le monument, qui se reflète dans les eaux
dormantes de l'étang. Seulement la barque qui y conduisait les
visiteurs est aujourd'hui submergée... Les cygnes, je ne sais pourquoi,
au lieu de nager gracieusement autour de l'île, préfèrent se baigner
dans un ruisseau d'eau bourbeuse, qui coule, dans un rebord, entre des
saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir, situé le
long de la route.
Nous sommes revenus au château.--C'est encore un bâtiment de l'époque
de Henri IV, refait vers Louis XV, et construit probablement sur des
ruines antérieures,--car on a conservé une tour crénelée qui jure avec
le reste, et les fondements massifs sont entourés d'eau, avec des
poternes et des restes de ponts-levis.
Le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements, parce
que les maîtres y résidaient.--Les artistes ont plus de bonheur dans
les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu'après tout, ils
doivent quelque chose à la nation.
On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac, dont la vue,
à gauche, est dominée par la tour dite de Gabrielle, reste d'un ancien
château. Un paysan qui nous accompagnait nous dit: «Voici la tour où
était enfermée la belle Gabrielle ... tous les soirs Rousseau venait
pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le
guettait souvent, et a fini par le faire mourir.»
Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines
d'années, on croira cela.--Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont
les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà,--à deux cents ans
d'intervalle,--les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le
contemporain d'Henri IV. Comme la population l'aime, elle suppose que
le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse,--en faveur de
l'homme sympathique aux races souffrantes. Le sentiment qui a dicté
cette pensée est peut-être plus vrai qu'on ne croit. Rousseau, qui
a refusé cent louis de madame de Pompadour, a ruiné profondément
l'édifice royal fondé par Henri. Tout a croulé.--Son image immortelle
demeure debout sur les ruines.
Quant à ses chansons, dont nous avons vu les dernières à Compiègne,
elles célébraient d'autres que Gabrielle. Mais le type de la beauté
n'est-il pas éternel comme le génie?
*
En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l'église, située
sur la hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la
plupart de celles du pays. Le cimetière était ouvert; nous y avons
vu principalement le tombeau de De Vic,--ancien compagnon d'armes
de Henri IV,--qui lui avait fait présent du domaine d'Ermenonville.
C'est un tombeau de famille, dont la légende s'arrête à un abbé.--Il
reste ensuite des filles qui s'unissent à des bourgeois.--Tel a été le
sort de la plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d'abbés,
très-vieilles, dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se
voient encore près de la terrasse. Puis, près d'une allée, une pierre
simple sur laquelle on trouve inscrit: Ci-gît _Almazor._ Est-ce un fou?
--est-ce un laquais?--est-ce un chien? La pierre ne dit rien de plus.
Du haut de la terrasse du cimetière, la vue s'étend sur la plus belle
partie de la contrée; les eaux miroitent à travers les grands arbres
roux, les pins et les chênes verts. Les grès du désert prennent
à gauche un aspect druidique. La tombe de Rousseau se dessine à
droite, et plus loin, sur le bord, le temple de marbre d'une déesse
absente,--qui doit être la Vérité.
Ce dut être un beau jour que celui où une députation, envoyée par
l'Assemblée nationale, vint chercher les cendres du philosophe pour
les transporter au Panthéon.--Lorsqu'on parcourt le village, on est
étonné de la fraîcheur et de la grâce des petites filles,--avec leurs
grands chapeaux de paille, elles ont l'air de Suissesses... Les idées
sur l'éducation de l'auteur d'_Émile_ semblent avoir été suivies; les
exercices de force et d'adresse, la danse, les travaux de précision
encouragés par des fondations diverses, ont donné sans doute à cette
jeunesse la santé, la vigueur et l'intelligence des choses utiles.
*
J'aime beaucoup cette chaussée,--dont j'avais conservé un souvenir
d'enfance,--et qui, passant devant le château, rejoint les deux parties
du village, ayant quatre tours basses à ses deux extrémités.
Sylvain me dit:--Nous avons vu la tombe de Rousseau: il faudrait
maintenant gagner Dammartin, où nous trouverons des voitures pour nous
mener à Soissons, et de là, à Longueval. Nous allons nous informer du
chemin aux laveuses qui travaillent devant le château.
--Allez tout droit par la route à gauche, nous dirent-elles, ou,
également, par la droite... Vous arriverez, soit à _Ver,_ soit à _
Ève,--_vous passerez par _Othis,_ et en deux heures de marche vous
gagnerez Dammartin.
Ces jeunes filles fallacieuses nous firent faire une route bien
étrange;--il faut ajouter qu'il pleuvait.
*
La route était fort dégradée, avec des ornières pleines d'eau, qu'il
fallait éviter en marchant sur les gazons. D'énormes chardons, qui
nous venaient à la poitrine,--chardons à demi gelés, mais encore
vivaces,--nous arrêtaient quelquefois.
Ayant fait une lieue, nous comprîmes que ne voyant ni _Ver,_ ni _Ève,_
ni _Othis,_ ni seulement la plaine, nous pouvions nous être fourvoyés.
Une éclaircie se manifesta tout à coup à notre droite,--quelqu'une de
ces coupes sombres qui éclaircissent singulièrement les forêts...
Nous aperçûmes une hutte fortement construite en branches rechampies de
terre, avec un toit de chaume tout à fait primitif. Un bûcheron fumait
sa pipe devant la porte.
--Pour aller à Ver?...
--Vous en êtes bien loin... En suivant la route, vous arriverez à
Montaby.
--Nous demandons Ver,--ou Ève...
--Eh bien! vous allez retourner ... vous ferez une demi-lieue (on
peut traduire cela si l'on veut en mètres, à cause de la loi), puis,
arrivés à la place où l'on tire l'arc, vous prendrez à droite. Vous
sortirez du bois, vous trouverez la plaine, et ensuite _tout le monde_
vous indiquera Ver.
Nous avons retrouvé la place du tir, avec sa tribune et son hémicycle
destiné aux sept vieillards. Puis nous nous sommes engagés dans un
sentier qui doit être fort beau quand les arbres sont verts. Nous
chantions encore, pour aider la marche et peupler la solitude, quelques
chansons du pays.
La route se prolongeait _comme le diable;_ je ne sais trop jusqu'à
quel point le diable se prolonge,--ceci est la réflexion d'un
Parisien.--Sylvain, avant de quitter le bois, chanta cette ronde de
l'époque de Louis XIV:
C'était un cavalier
Qui revenait de Flandre...
Le reste est difficile à raconter.--Le refrain s'adresse au tambour, et
lui dit:
Battez la générale
Jusqu'au point du jour!
Quand Sylvain,--homme taciturne--se met à chanter, on n'en est pas
quitte facilement.--Il m'a chanté je ne sais quelle chanson des _Moines
rouges_ qui habitaient primitivement Châalis.--Quels moines! C'étaient
des Templiers!--Le roi et le pape se sont entendus pour les brûler.
Ne parlons plus de ces moines rouges.
Au sortir de la forêt, nous nous sommes trouvés dans les terres
labourées. Nous emportions beaucoup de notre patrie à la semelle de
nos souliers;--mais nous finissions par le rendre plus loin dans les
prairies... Enfin, nous sommes arrivés à Ver.--C'est un gros bourg.
L'hôtesse était aimable et sa fille fort avenante,--ayant de beaux
cheveux châtains, une figure régulière et douce, et ce _parler_ si
charmant des pays de brouillard, qui donne aux plus jeunes filles des
intonations de _contralto,_ par moments!
--Vous voilà, mes enfants, dit l'hôtesse... Eh bien, on va mettre un
fagot dans le feu!
--Nous vous demandons à souper, sans indiscrétion.
--Voulez-vous, dit l'hôtesse, qu'on vous fasse d'abord une soupe à
l'oignon.
--Cela ne peut pas faire de mal, et ensuite?
--Ensuite, il y a aussi _de la chasse._
Nous vîmes là que nous étions bien tombés.
Sylvain a un talent, c'est un garçon pensif,--qui n'ayant pas eu
beaucoup d'éducation, se préoccupe pourtant de _parfaire_ ce qu'il n'a
reçu qu'_imparfait_ du peu de leçons qui lui ont été données.
Il a des idées sur tout.--Il est capable de composer une montre ... ou
une boussole.--Ce qui le gêne dans la montre, c'est la _chaîne,_ qui ne
peut se prolonger assez... Ce qui le gêne dans la boussole, c'est que
cela fait seulement reconnaître que l'aimant polaire du globe attire
forcément les aiguilles--mais que sur le reste,--sur la cause et sur
les moyens de s'en servir, les documents sont imparfaits!
L'auberge, un peu isolée, mais solidement bâtie, où nous avons pu
trouver asile, offre à l'intérieur une cour à galeries d'un système
entièrement Valaque.... Sylvain a embrassé la fille, qui est assez
bien découplée, et nous prenons plaisir à nous chauffer les pieds en
caressant deux chiens de chasse, attentifs au tourne-broche,--qui est
l'espoir d'un souper prochain...
12e LETTRE.
M. Toulouse.--Les deux bibliophiles.--Saint-Médard de Soissons.--Le
château des Longueval de Bucquoy.--Inflexion.
Je n'ai pas à me reprocher d'avoir suspendu pendant dix jours le cours
du récit historique que vous m'aviez demandé. L'ouvrage qui devait
en être la base, c'est-à-dire l'histoire _officielle_ de l'abbé de
Bucquoy, devait être vendu le 20 novembre, et ne l'a été que le 30,
soit qu'il ait été retiré d'abord (comme on me l'a dit), soit que
l'ordre même de la vente, énoncé dans le catalogue, n'ait pas permis de
le présenter plus tôt aux enchères.
L'ouvrage pouvait, comme tant d'autres, prendre le chemin de
l'étranger, et les renseignements qu'on m'avait adressés des pays du
Nord indiquaient seulement des traductions hollandaises du livre, sans
donner aucune indication sur l'édition originale, imprimée à Francfort,
avec l'allemand en regard.
J'avais vainement, vous le savez, cherché le livre à Paris. Les
bibliothèques publiques ne le possédaient pas. Les libraires spéciaux
ne l'avaient point vu depuis longtemps. Un seul, M. Toulouse, m'avait
été indiqué comme pouvant le posséder.
M. Toulouse a la spécialité des livres de controverse religieuse. Il
m'a interrogé sur la nature de l'ouvrage; puis il m'a dit: «Monsieur,
je ne l'ai point... Mais, si je l'avais, peut-être ne vous le
vendrais-je pas?»
J'ai compris que vendant d'ordinaire des livres à des ecclésiastiques,
il ne se souciait pas d'avoir affaire à un _fils de Voltaire._
Je lui ai répondu que je m'en passerais bien, ayant déjà des notions
générales sur le personnage dont il s'agissait.
«Voilà pourtant comme on écrit l'histoire!» m'a-t-il répondu[1].
Vous me direz que j'aurais pu me faire communiquer l'histoire de l'abbé
de Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore,
tels M. de Montmerqué et autres. A quoi je répondrai qu'un bibliophile
sérieux ne communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de
crainte de les fatiguer.
[1] M. Toulouse, rue du Foin-Saint-Jacques, en face la caserne des
gendarmes.
Un bibliophile connu avait un ami;--cet ami était devenu amoureux d'un
Anacréon _in-seize,_ édition lyonnaise du seizième siècle, augmentée
des poésies de Bion, de Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre
n'eût pas défendu sa femme aussi fortement que son in-16. Presque
toujours son ami, venant déjeuner chez lui, traversait indifféremment
la bibliothèque; mais il jetait à la dérobée un regard sur l'_Anacréon._
Un jour, il dit à son ami: Qu'est-ce que tu fais de cet in-16 mal relié
... et coupé? Je te donnerais volontiers le _Voyage de Polyphile_ en
italien, _édition princeps_ des Aides, avec les gravures de Belin, pour
cet in-16... Franchement, c'est pour compléter ma collection des poètes
grecs.
Le possesseur se borna à sourire.
--Que te faut-il encore?
--Rien. Je n'aime pas à échanger mes livres.
--Si je t'offrais encore mon _roman de la Rose,_ grandes marges, avec
des annotations de Marguerite de Valois.
--Non ... ne parlons plus de cela.
--Comme argent, je suis pauvre, tu le sais; mais j'offrirais bien 1,000
francs.
--N'en parlons plus...
--Allons! 1,500 livres.
--Je n'aime pas les questions d'argent entre amis.
La résistance ne faisait qu'accroître les désirs de l'ami du
bibliophile. Après plusieurs offres, encore repoussées, il lui dit,
arrivé au dernier paroxysme de la passion:
--Eh bien! j'aurai le livre à _ta vente._
--A ma vente?... mais, je suis plus jeune que toi....
--Oui, mais tu as une mauvaise toux.
--Et toi ... ta sciatique?
--On vit quatre-vingts ans avec cela!...
Je m'arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou
une de ces analyses tristes de la folie humaine, qui n'ont été traitées
gaiement que par Erasme... En résultat, le bibliophile mourut quelques
mois après, et son ami eut le livre pour 600 francs.
--Et il m'a refusé de me le laisser pour 1,500 francs! disait-il plus
tard toutes les fois qu'il le faisait voir. Cependant, quand il n'était
plus question de ce volume, qui avait projeté un seul nuage sur une
amitié de cinquante ans, son œil se mouillait au souvenir de l'homme
excellent qu'il avait aimé.
Cette anecdote est bonne à rappeler dans une époque où le goût des
collections de livres, d'autographes et d'objets d'art, n'est plus
généralement compris en France. Elle pourra, néanmoins, vous expliquer
les difficultés que j'ai éprouvées à me procurer l'_Abbé de Bucquoy._
Samedi dernier, à sept heures, je revenais de Soissons,--où j'avais
cru pouvoir trouver des renseignements sur les Bucquoy,--afin
d'assister à la vente, faite par Techener, de la bibliothèque de M.
Motteley, qui dure encore, et sur laquelle on a publié, avant-hier, un
article dans _l'Indépendance de Bruxelles._
Une vente de livres ou de curiosités a, pour les amateurs, l'attrait
d'un tapis vert. Le râteau du commissaire, qui pousse les livres et
ramène l'argent, rend cette comparaison fort exacte.
Les enchères étaient vives. Un volume isolé parvint jusqu'à 600 francs.
A dix heures moins un quart, l'_Histoire de l'abbé de Bucquoy_ fut mise
sur table à 25 fr.... A 55 francs, les habitués et M. Techener lui-même
abandonnèrent le livre; une seule personne poussait contre moi.
A 65 francs, l'amateur a manqué d'haleine.
Le marteau du commissaire priseur m'a adjugé le livre pour 66 francs.
On m'a demandé ensuite 3 fr. 20 centimes pour les frais de la vente.
J'ai appris depuis que c'était un délégué de la Bibliothèque Nationale
qui m'avait fait concurrence jusqu'au dernier moment.
Je possède donc le livre et je me trouve en mesure de continuer mon
travail.
Votre, etc.
*
De Ver à Dammartin, il n'y a guère qu'une heure et demie de
marche.--J'ai eu le plaisir d'admirer, par une belle matinée, l'horizon
de dix lieues qui s'étend autour du vieux château, si redoutable
autrefois, et dominant toute la contrée. Les hautes tours sont
démolies, mais l'emplacement se dessine encore sur ce point élevé,
où l'on a planté des allées de tilleuls servant de promenade, au
point même où se trouvaient les entrées et les cours. Des charmilles
d'épine-vinette et de belladone empêchent toute chute dans l'abime que
forment encore les fossés.--Un tir a été établi pour les archers dans
un des fossés qui se rapprochent de la ville. Sylvain est retourné dans
son pays:--j'ai continué ma route vers Soissons à travers la forêt de
Villers-Cotteret, entièrement dépouillée de feuilles, mais reverdie çà
et là par des plantations de pins qui occupent aujourd'hui les vastes
espaces des _coupes sombres_ pratiquées naguère.--Le soir, j'arrivai à
Soissons, la vieille _Augusta Suessonium,_ où se décida le sort de la
nation française au sixième siècle.
On sait que c'est après la bataille de Soissons, gagnée par Clovis, que
ce chef des Francs subit l'humiliation de ne pouvoir garder un vase
d'or, produit du pillage de Reims. Peut-être songeait-il déjà à faire
sa paix avec l'Église, en lui rendant un objet saint et précieux. Ce
fut alors qu'un de ses guerriers voulut que ce vase entrât dans le
partage, car l'égalité était le principe fondamental de ces tribus
franques, originaires d'Asie.--Le vase d'or fut brisé, et plus tard la
tête du Franc égalitaire eut le même sort, sous la _francisque_ de son
chef. Telle fut l'origine de nos monarchies.
Soissons, ville forte de seconde classe, renferme de curieuses
antiquités. La cathédrale a sa haute tour, d'où l'on découvre sept
lieues de pays;--un beau tableau de Rubens, derrière son maître-autel.
L'ancienne cathédrale est beaucoup plus curieuse, avec ses clochers
festonnés et découpés en guipure. Il n'en reste que la façade et les
tours, malheureusement. Il y a encore une autre église qu'on restaure
avec cette belle pierre et ce béton romain, qui font l'orgueil de la
contrée. Je me suis entretenu là avec les tailleurs de pierre, qui
déjeunaient autour d'un feu de bruyère et qui m'ont paru très-forts sur
l'histoire de l'art. Ils regrettaient, comme moi, qu'on ne restaurât
point l'ancienne cathédrale, Saint-Jean-des-Vignes, plutôt que l'église
lourde où on les occupait.--Mais cette dernière est, dit-on, plus
_logeable._ Dans nos époques de foi restreinte, on n'attire plus les
fidèles qu'avec l'élégance et le confort.
Les compagnons m'ont indiqué comme chose à voir _Saint-Médard,_ situé
à une portée de fusil de la ville, au delà du pont et de la gare de
l'Aisne. Les constructions les plus modernes forment l'établissement
des sourds-muets. Une surprise m'attendait là. C'était d'abord la
tour en partie démolie où Abailard fut prisonnier quelque temps. On
montre encore sur les murs des inscriptions latines de sa main;--puis
de vastes caveaux déblayés depuis peu, où l'on a retrouvé la tombe de
Louis le Débonnaire,--formée d'une vaste cuve de pierre qui m'a rappelé
les tombeaux égyptiens.
Près de ces caveaux, composés de cellules souterraines avec des niches
çà et là comme dans les tombeaux romains, on voit la prison même où
cet empereur fut retenu par ses enfants, l'enfoncement où il dormait
sur une natte et autres détails parfaitement conservés, parce que la
terre calcaire et les débris de pierres fossiles qui remplissaient
ces souterrains les ont préservés de toute humidité. On n'a eu qu'à
déblayer, et ce travail dure encore, amenant chaque jour de nouvelles
découvertes.--C'est un _Pompeï_ carlovingien.
En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de
l'Aisne, qui coule entre les oseraies rougeâtres et les peupliers
dépouillés de feuilles. Il faisait beau, les gazons étaient verts, et,
au bout de deux kilomètres, je me suis trouvé dans un village nommé
Cuffy, d'où l'on découvrait parfaitement les tours dentelées de la
ville et ses toits flamands bordés d'escaliers de pierre.
On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui
ressemble beaucoup à la tisane de Champagne.
En effet, le terrain est presque le même qu'à Épernay. C'est un filon
de la Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des
vins rouges et blancs qui ont encore assez de feu. Toutes les maisons
sont bâties en pierres meulières trouées comme des éponges par les
vrilles et les limaçons marins. L'église est vieille, mais rustique.
Une verrerie est établie sur la hauteur.
*
Il n'était plus possible de ne pas retrouver Soissons. J'y suis
retourné pour continuer mes recherches, en visitant la bibliothèque et
les archives.--A la bibliothèque, je n'ai rien trouvé que l'on ne pût
avoir à Paris. Les archives sont à la sous-préfecture et doivent être
curieuses, à cause de l'antiquité de la ville. Le secrétaire m'a dit:
«Monsieur, nos archives sont là-haut,--dans les greniers; mais elles ne
sont pas classées.
--Pourquoi?
--Parce qu'il n'y a pas de fonds attribués à ce travail par la ville.
La plupart des pièces sont en gothique et en latin... Il faudrait qu'on
nous envoyât quelqu'un de Paris.
Il est évident que je ne pouvais espérer de trouver facilement là des
renseignements sur les Bucquoy. Quant à la situation actuelle des
archives de Soissons, je me borne à la dénoncer aux paléographes,--si
la France est assez riche pour payer l'examen des souvenirs de son
histoire, je serai heureux d'avoir donné cette indication.
Je vous parlerais bien encore de la grande foire qui avait lieu en
ce moment-là dans la ville,--du théâtre, où l'on jouait _Lucrèce
Borgia,_ des mœurs locales, assez bien conservées dans ce pays situé
hors du mouvement des chemins de fer,--et même de la contrariété
qu'éprouvent les habitants par suite de cette situation. Ils ont
espéré quelque temps être rattachés à la ligne du Nord, ce qui eût
produit de fortes économies... Un personnage puissant aurait obtenu de
faire passer la ligne de Strasbourg par ces bois, auxquels elle offre
des débouchés,--mais ce sont là de ces exigences locales et de ces
suppositions intéressées qui peuvent ne pas être de toute justice.
Le but de ma tournée est atteint maintenant. La diligence de Soissons à
Reims m'a conduit à Braine. Une heure après, j'ai pu gagner Longueval,
le berceau des Bucquoy. Voilà donc le séjour de la belle Angélique et
le _château-chef_ de son père, qui paraît en avoir eu autant que son
aïeul, le grand-comté de Bucquoy, a pu en conquérir dans les guerres
de Bohême.--Les tours sont rasées, comme à Dammartin. Cependant les
souterrains existent encore. L'emplacement, qui domine le village,
situé dans une gorge allongée, a été couvert de constructions depuis
sept ou huit ans, époque où les ruines ont été vendues. Empreint
suffisamment de ces souvenirs de localité qui peuvent donner de
l'attrait à une composition romanesque,--et qui ne sont pas inutiles
au point de vue positif de l'histoire, j'ai gagné Château-Thierry, où
l'on aime à saluer la statue rêveuse du bon La Fontaine, placée au bord
de la Marne et en vue du chemin de fer de Strasbourg.
RÉFLEXIONS.
«Et puis...» (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me
dira-t-on.)
--Allez toujours!
--Vous avez imité Diderot lui-même.
--Qui avait imité Sterne...
--Lequel avait imité Swift.
--Qui avait imité Rabelais.
--Lequel avait imité Merlin Coccaïe...
--Qui avait imité Pétrone...
--Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d'autres...
Quand ce ne serait que l'auteur de _l'Odyssée,_ qui fait promener son
héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l'amener enfin à
cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d'une cinquantaine de
prétendants, défaisait chaque nuit ce qu'elle avait tissé le jour.
--Mais Ulysse a fini par retrouver Ithaque.
--Et j'ai retrouvé l'abbé de Bucquoy.
--Parlez-en.
--Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être
déjà fatigués--du comte de Bucquoi le ligueur, plus tard généralissime
des armées d'Autriche;--de M. de Longueval de Bucquoy et de sa fille
Angélique,--enlevée par La Corbinière,--du château de cette famille,
dont je viens de fouler les ruines...
Et enfin de l'abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j'ai rapporté une
courte biographie,--et que M. d'Argenson, dans sa correspondance,
appelle: _le prétendu_ abbé de Bucquoy.
Le livre que je viens d'acheter à la vente Motteley vaudrait beaucoup
plus de 66 francs 20 centimes, s'il n'était cruellement rogné. La
reliure, toute neuve, porte en lettres d'or ce titre attrayant:
_Histoire du Sieur Abbé comte de Bucquoy,_ etc. La valeur de l'in-12
vient peut-être de trois maigres brochures en vers et en prose,
composées par l'auteur, et qui étant d'un plus grand format, ont les
marges coupées jusqu'au texte, qui cependant reste lisible.
Le livre a tous les titres cités déjà qui se trouvent énoncés dans
Brunet, dans Quérard et dans la Biographie de Michaud. En regard
du titre est une gravure représentant la Bastille, avec ce titre
au-dessus: _l'Enfer des vivants,_ et cette citation: _Facilis descendus
Averni._
<tb>
On peut lire l'histoire de l'abbé de Bucquoi dans mon livre intitulé:
_Les Illuminés_ (Paris, Victor Lecoû). On peut consulter aussi
l'ouvrage in-12 dont j'ai fait présent à la Bibliothèque impériale.
Je me suis peut-être trompé dans l'examen de l'écusson du fondateur de
la chapelle de Châalis.
On m'a communiqué des notes sur les abbés de Châalis. «Robert de la
Tourette, notamment, qui fut abbé là, de 1501 à 1522, fit de grandes
restaurations...» On voit sa tombe devant le maître-autel.
«Ici arrivent les Médicis: Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare,
1554;--Aloys d'Est, 1586.»
«Ensuite: Louis, cardinal de Guise, 1601; Charles-Louis de Lorraine,
1630.
Il faut remarquer que les d'Est n'ont qu'un alérion au 2 et au 3, et
que j'en ai vu trois au 1 et au 4 dans l'écusson écartelé.
«Charles II, cardinal de Bourbon (depuis Charles X,--l'ancien),
lieutenant général de l'Ile de France depuis 1551, eut un fils appelé
Poullain.»
Je veux bien croire que ce cardinal-roi eut un fils naturel; mais je
ne comprends pas les trois alérions posés 2 et 1. Ceux de Lorraine
sont sur une bande. Pardon de ces détails, mais la connaissance du
blason est la clef de l'histoire de France... Les pauvres auteurs n'y
peuvent rien!
LA BOHÈME GALANTE
LA MAIN ENCHANTÉE
I
LA PLACE DAUPHINE
Rien n'est beau comme ces maisons du xviie siècle dont la place Royale
offre une si majestueuse réunion. Quand leurs façades de briques,
entremêlées et encadrées de cordons et de coins de pierre, et quand
leurs fenêtres hautes sont enflammées des rayons splendides du
couchant, vous vous sentez, à les voir, la même vénération que devant
une cour des parlements assemblée en robes rouges à revers d'hermine;
et, si ce n'était un puéril rapprochement, on pourrait dire que la
longue table verte où ces redoutables magistrats sont rangés en carré
figure un peu ce bandeau de tilleuls qui borde les quatre faces de la
place Royale et en complète la grave harmonie.
Il est une autre place dans la ville de Paris qui ne cause pas moins
de satisfaction par sa régularité et son ordonnance, et qui est en
triangle à peu près ce que l'autre est en carré. Elle a été bâtie
sous le règne de Henri le Grand, qui la nomma _place Dauphine,_ et
l'on admira alors le peu de temps qu'il fallut à ses bâtiments pour
couvrir tout le terrain vague de l'île de la Gourdaine. Ce fut un
cruel déplaisir que l'envahissement de ce terrain pour les clercs qui
venaient s'y ébattre à grand bruit, et pour les avocats qui venaient y
méditer leurs plaidoyers: promenade si verte et si fleurie, au sortir
de l'infecte cour du Palais.
A peine ces trois rangées de maisons furent-elles dressées sur leurs
portiques lourds, chargés et sillonnés de bossages et de refends; à
peine furent-elles revêtues de leurs briques, percées de leurs croisées
à balustres, et chaperonnées de leurs combles massifs, que la nation
des gens de justice envahit la place entière, chacun suivant son grade
et ses moyens, c'est-à-dire en raison inverse de l'élévation des
étages. Cela devint une sorte de cour des miracles au grand pied, une
truanderie de larrons privilégiés, repaire de la gent _chiquanouse_,
comme les autres de la gent argotique; celui-ci en brique et en pierre,
les autres en boue et en bois.
Dans une de ces maisons composant la place Dauphine habitait, vers
les dernières années du règne de Henri le Grand, un personnage assez
remarquable, ayant pour nom Godinot-Chevassut, et pour titre lieutenant
civil du prévôt de Paris; charge bien lucrative et pénible à la fois
en ce siècle où les larrons étaient beaucoup plus nombreux qu'ils ne
sont aujourd'hui, tant la probité a diminué depuis dans notre pays de
France! et où le nombre des filles folles de leur corps était beaucoup
plus considérable, tant nos mœurs se sont dépravées!--L'humanité ne
changeant guère, on peut dire, comme un vieil auteur, que moins il y a
de fripons aux galères, plus il y en a dehors.
Il faut bien dire aussi que les larrons de ce temps-là étaient moins
ignobles que ceux du nôtre, et que ce misérable métier était alors
une sorte d'art que des jeunes gens de famille ne dédaignaient pas
d'exercer. Bien des capacités refoulées au dehors et au pied d'une
société de barrières et de privilèges se développaient fortement dans
ce sens; ennemis plus dangereux aux particuliers qu'à l'État, dont la
machine eût peut-être éclaté sans cet échappement. Aussi, sans nul
doute, la justice d'alors usait-elle de ménagements envers les larrons
distingués; et personne n'exerçait plus volontiers cette tolérance que
notre lieutenant civil de la place Dauphine, pour des raisons que vous
connaîtrez. En revanche, nul n'était plus sévère pour les maladroits:
ceux-là payaient pour les autres, et garnissaient les gibets dont Paris
alors était ombragé, suivant l'expression de d'Aubigné, à la grande
satisfaction des bourgeois, qui n'en étaient que mieux volés, et au
grand perfectionnement de l'art de la _truche_.
Godinot-Chevassut était un petit homme replet qui commençait à
grisonner et y prenait grand plaisir, contre l'ordinaire des
vieillards, parce qu'en blanchissant, ses cheveux devaient perdre
nécessairement le ton un peu chaud qu'ils avaient de naissance, ce qui
lui avait valu le nom désagréable de _Rousseau,_ que ses connaissances
substituaient au sien propre, comme plus aisé à prononcer et à retenir.
Il avait ensuite des yeux bigles très-éveillés, quoique toujours à
demi fermés sous leurs épais sourcils, avec une bouche assez fendue,
comme les gens qui aiment à rire. Et cependant, bien que ses traits
eussent un air de malice presque continuel, on ne l'entendait jamais
rire à grands éclats, et, comme disent nos pères, rire d'un pied en
carré; seulement, toutes les fois qu'il lui échappait quelque chose
de plaisant, il le ponctuait à la fin d'un _ah!_ ou d'un _oh!_ poussé
du fond des poumons, mais unique et d'un effet singulier; et cela
arrivait assez fréquemment, car notre magistrat aimait à hérisser sa
conversation de pointes, d'équivoques et de propos gaillards, qu'il ne
retenait pas même au tribunal. Du reste, c'était un usage général des
gens de robe de ce temps, qui a passé aujourd'hui presque entièrement à
ceux de la province.
Pour l'achever de peindre, il faudrait lui planter à l'endroit
ordinaire un nez long et carré du bout, et puis des oreilles assez
petites, non bordées, et d'une finesse d'organe à entendre sonner
un quart d'écu d'un quart de lieue, et une pistole de bien plus
loin. C'est à ce propos que, certain plaideur ayant demandé si M. le
lieutenant civil n'avait pas quelques amis qu'on pût solliciter et
employer auprès de lui, on lui répondit qu'en effet il y avait des
amis dont le _Rousseau_ faisait grand état; que c'était, entre autres,
monseigneur le Doublon, messire le Ducat, et même monsieur l'Écu; qu'il
fallait en faire agir plusieurs ensemble, et que l'on pouvait s'assurer
d'être chaudement servi.
II
D'UNE IDÉE FIXE
Il est des gens qui ont plus de sympathie pour telle ou telle grande
qualité, telle ou telle vertu singulière. L'un fait plus d'estime de
la magnanimité et du courage guerrier, et ne se plaît qu'au récit des
beaux faits d'armes; un autre place au-dessus de tout le génie et les
inventions des arts, des lettres ou de la science; d'autres sont plus
touchés de la générosité et des actions vertueuses par où l'on secourt
ses semblables et l'on se dévoue pour leur salut, chacun suivant sa
pente naturelle. Mais le sentiment particulier de Godinot-Chevassut
était le même que celui du savant Charles neuvième, à savoir, que l'on
ne peut établir aucune qualité au-dessus de l'esprit et de l'adresse,
et que les gens qui en sont pourvus sont les seuls dignes en ce monde
d'être admirés et honorés; et nulle part il ne trouvait ces qualités
plus brillantes et mieux développées que chez la grande nation des
tire-laine, matois, coupeurs de bourse et bohèmes, dont la _vie
généreuse_ et les tours singuliers se déroulaient tous les jours devant
lui avec une variété inépuisable.
Son héros favori était maître François Villon, Parisien, célèbre dans
l'art poétique autant que dans l'art de la pince et du croc; aussi
l'_Iliade_ avec l'_Énéide,_ et le roman non moins admirable de _Huon de
Bordeaux,_ il les eût donnés pour le poëme des _Repues franches,_ et
même encore pour la _légende de maître Faifeu,_ qui sont les épopées
versifiées de la nation truande! Les _Illustrations de Dubellay,
l'Aristoteles peripoliticon_ et le _Cymbalum mundi_ lui paraissaient
bien faibles à côté du _Jargon, suivi des États généraux du royaume de
l'Argot, et des Dialogues du polisson et du malingreux, par un courtaud
de boutanche, qui maquille en mollanche en la vergne de Tours,_ et
imprimé avec autorisation du _roi de Thunes,_ Fiacre l'emballeur;
Tours, 1603. Et, comme naturellement ceux qui font cas d'une certaine
vertu ont le plus grand mépris pour le défaut contraire, il n'était
pas de gens qui lui fussent si odieux que les personnes simples,
d'entendement épais et d'esprit peu compliqué. Cela allait au point
qu'il eût voulu changer entièrement la distribution de la justice, et
que, lorsqu'il se découvrait quelque larronnerie grave, on pendit non
point le voleur, mais le volé. C'était une idée; c'était la sienne. Il
pensait y voir le seul moyen de hâter l'émancipation intellectuelle du
peuple, et de faire arriver les hommes du siècle à un progrès suprême
d'esprit, d'adresse et d'invention, qu'il disait être la vraie couronne
de l'humanité et la perfection la plus agréable à Dieu.
Voilà pour la morale. Et, quant à la politique, il lui était démontré
que le vol organisé sur une grande échelle favorisait plus que toute
chose la division des grandes fortunes et la circulation des moindres,
d'où seulement peuvent résulter pour les classes inférieures le
bien-être et l'affranchissement.
Vous entendez bien que c'était seulement la bonne et double piperie
qui le ravissait, les subtilités et patelinages des vrais clercs de
Saint-Nicolas, les vieux tours de maître Gonin, conservés depuis deux
cents ans dans le sel et dans l'esprit; et que Villon, le villonneur,
était son compère, et non point des routiers tels que les Guilleris ou
le capitaine Carrefour. Certes, le scélérat qui, planté sur une grande
route, dépouille brutalement un voyageur désarmé, lui était aussi en
horreur qu'à tous les bons esprits, de même que ceux qui, sans autre
effort d'imagination, pénètrent avec effraction dans quelque maison
isolée, la pillent, et souvent en égorgent les maîtres. Mais, s'il
eût connu ce trait d'un larron distingué qui, perçant une muraille
pour s'introduire dans un logis, prît soin de figurer son ouverture en
un trèfle gothique, pour que, le lendemain, s'apercevant du vol, on
vit bien qu'un homme de goût et d'art l'avait exécuté, certes, maître
Godinot-Chevassut eût estimé celui-là beaucoup plus haut que Bertrand
de Clasquin ou l'empereur César; et c'est peu dire.
III
LES GRÈGUES DU MAGISTRAT
Tout ceci étant déduit, je crois qu'il est l'heure de tirer la toile
et, suivant l'usage de nos anciennes comédies, de donner un coup de
pied par derrière à mons le Prologue, qui devient outrageusement
prolixe, au point que les chandelles ont été déjà trois fois mouchées
depuis son exorde. Qu'il se hâte donc de terminer, comme Bruscambille,
en conjurant les spectateurs «de nettoyer les imperfections de son
dire avec les époussettes de leur humanité, et de recevoir un clystère
d'excuses aux intestins de leur impatience;» et voilà qui est dit, et
l'action va commencer.
C'est dans une assez grande salle, sombre et boisée. Le vieux
magistrat, assis dans un large fauteuil sculpté, à pieds tortus, dont
le dossier est vêtu de sa chemisette de damas à franges, essaye une
paire de grègues bouffantes toutes neuves que lui vient d'apporter
Eustache Bouteroue, apprenti de maître Goubard, drapier-chaussetier.
Maître Chevassut, en nouant ses aiguillettes, se lève et se rassied
successivement, adressant par intervalles la parole au jeune
homme, qui, roide comme un saint de pierre, a pris place, d'après
son invitation, sur le coin d'un escabeau, et qui le regarde avec
hésitation et timidité.
--Hum! celles-là ont fait leur temps! dit-il en poussant du pied les
vieilles grègues qu'il venait de quitter; elles montraient la corde
comme une ordonnance prohibitive de la prévôté; et puis tous les
morceaux se disaient adieu ... un adieu déchirant!
Le facétieux magistrat releva cependant encore l'ancien _vêtement
nécessaire_ pour y prendre sa bourse, dont il répandit quelques pièces
dans sa main.
--Il est sûr, poursuivit-il, que nous autres gens de loi faisons de nos
vêtements un très-durable usage, à cause de la robe sous laquelle nous
les portons aussi longtemps que le tissu résiste et que les coutures
gardent leur sérieux; c'est pourquoi, et comme il faut que chacun vive,
même les voleurs, et partant les drapiers-chaussetiers, je ne réduirai
rien des six écus que maître Goubard me demande; à quoi même j'ajoute
généreusement un écu rogné pour le courtaud de boutique, sous la
condition qu'il ne le changera pas au rabais, mais le fera passer pour
bon à quelque bélître de bourgeois, déployant, à cet effet, toutes les
ressources de son esprit; sans cela, je garde ledit écu pour la quête
de demain dimanche à Notre-Dame.
Eustache Bouteroue prit les six écus et l'écu rogné, en saluant bien
bas.
--Çà, mon gars, commence-t-on à _mordre_ à la draperie? Sait-on bien
gagner sur l'aunage, sur la coupe, et _couler_ au chaland du vieux pour
du neuf, du puce pour du noir?... soutenir enfin la vieille réputation
des marchands aux piliers des Halles?
Eustache leva les yeux vers le magistrat avec quelque terreur; puis,
supposant qu'il plaisantait, se mit à rire; mais le magistrat ne
plaisantait pas.
--Je n'aime point, ajouta-t-il, la larronnerie des marchands; le voleur
vole et ne trompe pas; le marchand vole et trompe. Un bon compagnon,
affilé du bec et sachant son latin, achète une paire de grègues; il
débat longtemps son prix et finit par la payer six écus. Vient ensuite
quelque honnête chrétien, de ceux que les uns appellent _gonze,_
les autres un _bon chaland;_ s'il arrive qu'il prenne une paire de
grègues exactement pareille à l'autre, et que, confiant au chaussetier,
qui jure de sa probité par la Vierge et les saints, il la paye huit
écus, je ne le plaindrai pas, car c'est un sot. Mais, pendant que le
marchand, comptant les deux sommes qu'il a reçues, prend dans sa main
et fait sonner avec satisfaction les deux écus qui sont la différence
de la seconde à la première, passe devant sa boutique un pauvre homme
qu'on mène aux galères pour avoir tiré d'une poche quelque sale
mouchoir troué: «Voici un grand scélérat, s'écrie le marchand; si la
justice était juste, le gredin serait roué vif, et j'irais le voir,
poursuit-il tenant toujours dans sa main les deux écus ...» Eustache,
que penses-tu qu'il arriverait si, selon le vœu du marchand, la justice
était juste?
Eustache Bouteroue ne riait plus; le paradoxe était trop inouï pour
qu'il songeât à y répondre, et la bouche d'où il sortait le rendait
presque inquiétant. Maître Chevassut, voyant le jeune homme ébahi comme
un loup pris au piège, se mit à rire avec son rire particulier, lui
donna une tape légère sur la joue, et le congédia. Eustache descendit
tout pensif l'escalier à balustre de pierre, quoiqu'il entendît de
loin, dans la cour du Palais, la trompette de Galinette la Galine,
bouffon du célèbre opérateur Geronimo, qui appelait les badauds à ses
facéties et à l'achat des drogues de son maître; il y fut sourd cette
fois, et se mit en devoir de traverser le pont Neuf pour gagner le
quartier des Halles.
IV
LE PONT NEUF
Le pont Neuf, achevé sous Henri IV, est le principal monument de ce
règne. Rien ne ressemble à l'enthousiasme que sa vue excita, lorsque,
après de grands travaux, il eut entièrement traversé la Seine de ses
douze enjambées, et rejoint plus étroitement les trois cités de la
maîtresse ville.
Aussi devint-il bientôt le rendez-vous de tous les oisifs parisiens,
dont le nombre est grand, et, partant, de tous les jongleurs, vendeurs
d'onguents et filous, dont les métiers sont mis en branle par la foule,
comme un moulin par un courant d'eau.
Quand Eustache sortit du triangle de la place Dauphine, le soleil
dardait à plomb ses rayons poudreux sur le pont, et l'affluence y était
grande, les promenades les plus fréquentées de toutes à Paris étant
d'ordinaire celles qui ne sont fleuries que d'étalages, terrassées que
de pavés, ombragées que de murailles et de maisons.
Eustache fendait à grand'peine ce fleuve de peuple qui croisait
l'autre fleuve et s'écoulait avec lenteur d'un bout à l'autre du pont,
arrêté du moindre obstacle, comme des glaçons que l'eau charrie,
formant de place en place mille tournants et mille remous autour de
quelques escamoteurs, chanteurs ou marchands prônant leurs denrées.
Beaucoup s'arrêtaient le long des parapets à voir passer les trains de
bois sous les arches, circuler les bateaux, ou bien à contempler le
magnifique point de vue qu'offrait la Seine en aval du pont, la Seine
côtoyant à droite la longue file des bâtiments du Louvre, à gauche le
grand Pré-aux-Clercs, rayé de ses belles allées de tilleuls, encadré
de ses saules gris ébouriffés et de ses saules verts pleurant dans
l'eau; puis, sur chaque bord, la tour de Nesle et la tour de Bois, qui
semblaient faire sentinelle aux portes de Paris comme les géants des
romans anciens.
Tout à coup, un grand bruit de pétards fit tourner vers un point unique
les yeux des promeneurs et des observateurs, et annonça un spectacle
digne de fixer l'attention. C'était au centre d'une de ces petites
plates-formes en demi-lune, surmontées naguère encore de boutiques en
pierre, et qui formaient alors des espaces vides au-dessus de chaque
pile du pont, et en dehors de la chaussée. Un escamoteur s'y était
établi; il avait dressé une table, et sur cette bible se promenait un
fort beau singe, en costume complet de diable, noir et rouge, avec la
queue naturelle, et qui, sans la moindre timidité, tirait force pétards
et soleils d'artifice, au grand dommage de toutes les barbes et les
fraises qui n'avaient pas élargi le cercle assez vite.
Pour son maître, c'était une de ces figures du type bohémien, commun
cent ans auparavant, déjà rare alors, et aujourd'hui noyé et perdu dans
la laideur et l'insignifiance de nos têtes bourgeoises: un profil en
fer de hache, front élevé mais étroit, nez très-long et très-bossu,
et cependant ne sur-plombant pas comme les nez romains, mais fort
retroussé au contraire, et dépassant à peine de sa pointe la bouche aux
lèvres minces très-avancées, et le menton rentré; puis des yeux longs
et fendus obliquement sous leurs sourcils, dessinés comme un V, et de
longs cheveux noirs complétant l'ensemble; enfin, quelque chose de
souple et de dégagé dans les gestes et dans toute l'attitude du corps
témoignait un drôle adroit de ses membres et brisé de bonne heure à
plusieurs métiers et à beaucoup d'autres.
Son habillement était un vieux costume de bouffon, qu'il portait avec
dignité; sa coiffure, un grand chapeau de feutre à larges bords,
extrêmement froissé et recroquevillé; maître Gonin était le nom que
tout le monde lui donnait, soit à cause de son habileté et de ses tours
d'adresse, soit qu'il descendît effectivement de ce fameux jongleur qui
fonda, sous Charles VII, le théâtre des Enfants-sans-Souci et porta
le premier le titre de Prince des Sots, lequel, à l'époque de cette
histoire, avait passé au seigneur d'Engoulevent, qui en soutint les
prérogatives souveraines jusque devant les parlements.
V
LA BONNE AVENTURE
L'escamoteur, voyant amassé un assez bon nombre de gens, commença
quelques tours de gobelets qui excitèrent une bruyante admiration.
Il est vrai que le compère avait choisi sa place dans la demi-lune
avec quelque dessein, et non pas seulement en vue de ne point gêner la
circulation, comme il paraissait; car de cette façon il n'avait les
spectateurs que devant lui et non derrière.
C'est que véritablement l'art n'était pas alors ce qu'il est devenu
aujourd'hui, où l'escamoteur travaille entouré de son public. Les
tours de gobelets terminés, le singe fit une tournée dans la foule,
recueillant force monnaie, dont il remerciait très-galamment, en
accompagnant son salut d'un petit cri assez semblable à celui du
grillon. Mais les tours de gobelets n'étaient que le prélude d'autre
chose, et, par un prologue fort bien tourné, le nouveau maître Gonin
annonça qu'il avait en outre le talent de prédire l'avenir par la
cartomancie, la chiromancie, et les nombres pythagoriques; ce qui ne
pouvait se payer, mais qu'il ferait pour un sol, dans la seule vue
d'obliger. En disant cela, il battait un grand jeu de cartes, et son
singe, qu'il nommait Pacolet, les distribua ensuite avec beaucoup
d'intelligence à tous ceux qui tendirent la main.
Quand il eut satisfait à toutes les demandes, son maître appela
successivement les curieux dans la demi-lune par le nom de leurs
cartes, et leur prédit à chacun leur bonne ou mauvaise fortune, tandis
que Pacolet, à qui il avait donné un oignon pour loyer de son service,
amusait la compagnie par les contorsions que ce régal lui occasionnait,
enchanté à la fois et malheureux, riant de la bouche et pleurant de
l'œil, faisant à chaque coup de dent un grognement de joie et une
grimace pitoyable.
Eustache Bouteroue, qui avait pris une carte aussi, se trouva le
dernier appelé. Maître Gonin regarda avec attention sa longue et naïve
figure, et lui adressa la parole d'un ton emphatique.
--Voici le passé: vous avez perdu père et mère; vous êtes depuis six
ans apprenti drapier sous les piliers des Halles. Voici le présent:
votre patron vous a promis sa fille unique; il compte se retirer et
vous laisser son commerce. Pour l'avenir, tendez-moi votre main.
Eustache, très-étonné, tendit sa main; l'escamoteur en examina
curieusement les lignes, fronça le sourcil avec un air d'hésitation,
et appela son singe comme pour le consulter. Celui-ci prit la main, la
regarda; puis, s'allant poster sur l'épaule de son maître, sembla lui
parler à l'oreille; mais il agitait seulement ses lèvres très-vite,
comme font ces animaux lorsqu'ils sont mécontents.
--Chose bizarre! s'écria enfin maître Gonin, qu'une existence si
simple dès l'abord, si bourgeoise, tende vers une transformation si
peu commune, vers un but si élevé!... Ah! mon jeune coquardeau, vous
romprez votre coque; vous irez haut, très-haut... Vous mourrez plus
grand que vous n'êtes.
--Bon! dit Eustache en soi-même, c'est ce que ces gens-là vous
promettent toujours. Mais comment donc sait-il les choses qu'il m'a
dites en premier? Cela est merveilleux!... à moins, toutefois, qu'il ne
me connaisse de quelque part.
Cependant, il tira de sa bourse l'écu rogné du magistrat, en priant
l'escamoteur de lui rendre sa monnaie. Peut-être avait-il parlé trop
bas; mais celui-ci n'entendit point, car il reprit ainsi, en roulant
l'écu dans ses doigts:
--Je vois assez que vous savez vivre; aussi j'ajouterai quelques
détails à la prédiction très-véritable, mais un peu ambiguë, que je
vous ai faite. Oui, mon compagnon, bien vous a pris de ne me point
solder d'un sol comme les autres, encore que votre écu perde un bon
quart; mais n'importe, cette blanche pièce vous sera un miroir éclatant
où la vérité pure va se refléter.
--Mais, observa Eustache, ce que vous m'avez dit de mon élévation,
n'était-ce donc pas la vérité?
--Vous m'avez demandé votre bonne aventure, et je vous l'ai dite, mais
la glose y manquait... Çà, comment comprenez-vous le but élevé que j'ai
donné à votre existence dans ma prédiction?
--Je comprends que je puis devenir syndic des drapiers-chaussetiers,
marguillier, échevin ...
--C'est bien rentrer de piques noires, bien trouvé sans chandelle!...
Et pourquoi pas le grand sultan des Turcs, l'Amorabaquin Eh! non, non,
monsieur mon ami, c'est autrement qu'il faut l'entendre; et, puisque
vous désirez une explication de cet oracle sibyllin, je vous dirai que,
dans notre style, _aller haut_ est pour ceux qu'on envoie garder les
moutons à la lune, de même que _aller loin,_ pour ceux qu'on envoie
écrire leur histoire dans l'Océan, avec des plumes de quinze pieds ...
--Ah! bon! mais, si vous m'expliquiez encore votre explication, je
comprendrais sûrement.
--Ce sont deux phrases honnêtes pour remplacer deux mots: _gibet_ et
_galères._ Vous irez haut, et moi loin. Cela est parfaitement indiqué
chez moi par cette ligne médiane, traversée à angles droits d'autres
lignes moins prononcées; chez vous, par une ligne qui coupe celle
du milieu sans se prolonger au delà, et une autre les traversant
obliquement toutes deux ...
--Le gibet! s'écria Eustache.
--Est-ce que vous tenez absolument à une mort horizontale? observa
maître Gonin. Ce serait puéril; d'autant que vous voici assuré
d'échapper à toute sorte d'autres fins, où chaque homme mortel est
exposé. De plus, il est possible que, lorsque messire le Gibet vous
lèvera par le cou à bras tendu, vous ne soyez plus qu'un vieil homme
dégoûté du monde et de tout ... Mais voici que midi sonne, et c'est
l'heure où l'ordre du prévôt de Paris nous chasse du pont Neuf jusqu'au
soir. Or, s'il vous faut jamais quelque conseil, quelque sortilège,
charme ou philtre à votre usage, dans le cas d'un danger, d'un amour
ou d'une vengeance, je demeure là-bas; au bout du pont, dans le
Château-Gaillard. Voyez-vous bien d'ici cette tourelle à pignon?...
--Un mot encore, s'il vous plaît, dit Eustache en tremblant: serai-je
heureux en mariage?
--Amenez-moi votre femme, et je vous le dirai... Pacolet, une révérence
à monsieur, et un baisemain.
L'escamoteur plia sa table, la mit sous son bras, prit le singe sur son
épaule, et se dirigea vers le Château-Gaillard, en ramageant entre ses
dents un air très-vieux.
VI
CROIX ET MISÈRES
Il est bien vrai qu'Eustache Bouteroue s'allait marier dans peu avec la
fille du drapier-chaussetier. C'était un garçon sage, bien entendu dans
le commerce, et qui n'employait point ses loisirs à jouer à la boule ou
à la paume, comme bien d'autres, mais à faire des comptes, à lire le
_Bocage des six corporations,_ et à apprendre un peu d'espagnol, qu'il
était bon qu'un marchand sût parler, comme aujourd'hui l'anglais, à
cause de la quantité de personnes de cette nation qui habitaient dans
Paris. Maître Goubard s'étant donc, en six années, convaincu de la
parfaite honnêteté et du caractère excellent de son commis, ayant de
plus surpris entre sa fille et lui quelque penchant bien vertueux et
bien sévèrement comprimé des deux parts, avait résolu de les unir à la
Saint-Jean d'été, et de se retirer ensuite à Laon, en Picardie, où il
avait du bien de famille.
Eustache ne possédait cependant aucune fortune; mais l'usage n'était
point alors général de marier un sac d'écus avec un sac d'écus; les
parents consultaient quelquefois le goût et la sympathie des futurs
époux, et se donnaient la peine d'étudier longtemps le caractère,
la conduite et la capacité des personnes qu'ils destinaient à leur
alliance; bien différents des pères de famille d'aujourd'hui, qui
exigent plus de garanties morales d'un domestique qu'ils prennent que
d'un gendre futur.
Or, la prédiction du jongleur avait tellement condensé les idées assez
peu fluides de l'apprenti drapier, qu'il était demeuré tout étourdi
au centre de la demi-lune, et n'entendait point les voix argentines
qui babillaient dans les campaniles de la Samaritaine, et répétaient:
_Midi, midi!..._ Mais, à Paris, midi sonne pendant une heure, et
l'horloge du Louvre prit bientôt la parole avec plus de solennité,
puis celle des Grands-Augustins, puis celle du Châtelet; si bien
qu'Eustache, effrayé de se voir si fort en retard, se prit à courir
de toutes ses forces, et, en quelques minutes, eut mis derrière lui
les rues de la Monnaie, du Borel et Tirechappe; alors, il ralentit son
pas, et, quand il eut tourné la rue de la Boucherie-de-Beauvais, son
front s'éclaircit en découvrant les parapluies rouges du carreau des
Halles, les tréteaux des Enfants-sans-Souci, l'échelle et la croix, et
la jolie lanterne du pilori coiffée de son toit en plomb. C'était sur
cette place, sous un de ces parapluies, que sa future, Javotte Goubard,
attendait son retour. La plupart des marchands aux piliers avaient
ainsi un étalage sur le carreau des Halles, gardé par une personne de
leur maison, et servant de succursale à leur boutique obscure. Javotte
prenait place tous les matins à celui de son père, et, tantôt assise au
milieu des marchandises, elle travaillait à des nœuds d'aiguillettes,
tantôt elle se levait pour appeler les passants, les saisissait
étroitement par le bras, et ne les lâchait guère qu'ils n'eussent fait
quelque achat; ce qui ne l'empêchait pas d'être, au demeurant, la plus
timide jeune fille qui jamais eût atteint l'_âge d'un vieil bœuf_ sans
être encore mariée; toute pleine de grâce, mignonne, blonde, grande,
et légèrement ployée en avant, comme la plupart des filles du commerce
dont la taille est élancée et frêle; enfin, rougissant comme une fraise
aux moindres paroles qu'elle disait hors du service de l'étalage,
tandis que sur ce point elle ne le cédait à aucune marchande du carreau
pour le _bagout_ et la _platine_ (style commercial d'alors).
A midi, Eustache venait d'ordinaire la remplacer sous le parapluie
rouge, pendant qu'elle allait dîner à la boutique avec son père.
C'était à ce devoir qu'il se rendait en ce moment, craignant fort
que son retour n'eût impatienté Javotte; mais. d'aussi loin qu'il
l'aperçut, elle lui parut très-calme, le coude appuyé sur un rouleau de
marchandises, et fort attentive à la conversation animée et bruyante
d'un beau militaire, penché sur le même rouleau, et qui n'avait pas
plus l'air d'un chaland que de toute chose que l'on pût s'imaginer.
--C'est mon futur! dit Javotte en souriant à l'inconnu, qui fit un
léger mouvement de tête sans changer de situation.
Seulement, il toisait le commis de bas en haut, avec ce dédain que
les militaires témoignent pour les personnes de l'état bourgeois dont
l'extérieur est peu imposant.
--Il a un faux air d'un trompette de chez nous, observa-t-il gravement;
seulement, l'autre a plus de _corporance_ dans les jambes; mais tu
sais, Javotte, le trompette, dans un escadron, c'est un peu moins qu'un
cheval, et un peu plus qu'un chien ...
--Voici mon neveu, dit Javotte à Eustache, en ouvrant sur lui ses
grands yeux bleus avec un sourire de parfaite satisfaction; il a obtenu
un congé pour venir à notre noce. Comme cela se trouve bien, n'est-ce
pas? Il est arquebusier à cheval ... Oh! le beau corps! Si vous étiez
vêtu comme cela, Eustache!... mais vous n'êtes pas assez grand, vous,
ni assez fort ...
--Et combien de temps, dit timidement le jeune homme, monsieur nous
fera-t-il cet avantage de demeurer à Paris?
--Cela dépend, dit le militaire en se redressant, après avoir fait
attendre un peu sa réponse. On nous a envoyés dans le Berry pour
exterminer les _croquants;_ et, s'ils veulent rester tranquilles
quelque temps encore, je vous donnerai un bon mois; mais, de toute
façon, à la Saint-Martin, nous viendrons à Paris remplacer le régiment
de M. d'Humières, et alors je pourrai vous voir tous les jours et
indéfiniment.
Eustache examinait l'arquebusier à cheval, tant qu'il pouvait le faire
sans rencontrer ses regards, et, décidément, il le trouvait hors de
toutes les proportions physiques qui conviennent à un neveu.
--Quand je dis tous les jours, reprit ce dernier, je me trompe; car il
y a, le jeudi, la grande parade... Mais nous avons la soirée, et, de
fait, je pourrai toujours souper avec vous ces jours-là.
--Est-ce qu'il compte y dîner les autres? pensa Eustache. Mais vous ne
m'aviez point dit, demoiselle Goubard, que monsieur votre neveu était
si ...
--Si bel homme? Oh! oui, comme il a renforcé! Dame, c'est que voilà
sept ans que nous ne l'avions vu, ce pauvre Joseph; et, depuis ce
temps-là, il a passé bien de l'eau sous le pont ...
--Et, à lui, bien du vin sous le nez, pensa le commis, ébloui de la
face resplendissante de son neveu futur; on ne se met pas la figure en
couleur avec de l'eau rougie, et les bouteilles de maître Goubard vont
danser le branle des morts avant la noce, et peut-être après ...
--Allons dîner, papa doit s'impatienter, dit Javotte en sortant
de sa place. Ah! je vais donc te donner le bras, Joseph!... Dire
qu'autrefois j'étais la plus grande, quand j'avais douze ans et toi
dix; on m'appelait la maman,.. Mais comme je vais être fière au bras
d'un arquebusier! Tu me conduiras promener, n'est-ce pas? Je sors si
peu; je ne puis pas y aller seule; et, le dimanche soir, il faut que
j'assiste au salut, parce que je suis de la confrérie de la Vierge, aux
Saints-Innocents; je tiens un ruban du guidon ...
Ce caquetage de jeune fille, coupé à temps égaux par le pas sonnant
du cavalier, cette forme gracieuse et légère qui sautillait enlacée à
cette autre massive et roide, se perdirent bientôt dans l'ombre sourde
des piliers qui bordent la rue de la Tonnellerie, et ne laissèrent
aux yeux d'Eustache qu'un brouillard, et à ses oreilles qu'un
bourdonnement.
VII
MISÈRES ET CROIX
Nous avons jusqu'ici emboîté le pas à cette action bourgeoise, sans
guère mettre à la conter plus de temps qu'elle n'en a mis à se
poursuivre; et maintenant, malgré notre respect, ou plutôt notre
profonde estime pour l'observation des unités dans le roman même,
nous nous voyons contraints de faire faire à l'une des trois un saut
de quelques journées. Les tribulations d'Eustache, relativement à son
neveu futur, seraient peut-être assez curieuses à rapporter; mais
elles furent cependant moins amères qu'on ne le pourrait juger d'après
l'exposition. Eustache se fut bientôt rassuré _à l'endroit_ de sa
fiancée: Javotte n'avait fait véritablement que garder une impression
un peu trop fraîche de ses souvenirs d'enfance qui, dans une vie si
peu accidentée que la sienne, prenaient une importance démesurée. Elle
n'avait vu tout d'abord, dans l'arquebusier à cheval, que l'enfant
joyeux et bruyant, autrefois le compagnon de ses jeux; mais elle ne
tarda pas à s'apercevoir que cet enfant avait grandi, qu'il avait pris
d'autres allures, et elle devint plus réservée à son égard.
Quant au militaire, à part quelques familiarités d'habitude, il ne
faisait point paraître envers sa jeune tante de blâmables intentions;
il était même de ces gens assez nombreux à qui les honnêtes femmes
inspirent peu de désirs; et, pour le présent, il disait comme Tabarin,
_que la bouteille était sa mie._ Les trois premiers jours de son
arrivée, il n'avait pas quitté Javotte, et même il la conduisait le
soir au Cours la Reine, accompagnée seulement de la grosse servante de
la maison, au grand déplaisir d'Eustache. Mais cela ne dura point; il
ne tarda pas à s'ennuyer de sa compagnie, et prit l'habitude de sortir
seul tout le jour, ayant, il est vrai, l'attention de rentrer aux
heures des repas.
La seule chose donc qui inquiétât le futur époux, c'était de voir ce
parent si bien établi dans la maison qui allait devenir sienne après
la noce, qu'il ne paraissait pas facile de l'en évincer avec douceur,
tant il semblait tous les jours s'y emboîter plus solidement. Pourtant
il n'était neveu de Javotte que par alliance, étant né seulement d'une
fille que feue l'épouse de maître Goubard avait eue d'un premier
mariage.
Mais comment lui faire comprendre qu'il tendait à s'exagérer
l'importance des liens de famille, et qu'il avait, à l'égard des droits
et des privilèges de la parenté, des idées trop larges, trop arrêtées
et, en quelque sorte, trop patriarcales?
Cependant, il était probable que bientôt il sentirait de lui-même son
indiscrétion, et Eustache se vit obligé de prendre patience, _ainsi que
les dames de Fontainebleau quand la cour est à Paris,_ comme dit le
proverbe.
Mais la noce faite et parfaite ne changea rien aux habitudes
de l'arquebusier à cheval, qui même fit espérer qu'il pourrait
obtenir, grâce à la tranquillité des _croquants,_ de rester à Paris
jusqu'à l'arrivée de son corps. Eustache tenta quelques allusions
épigrammatiques, que certaines gens prenaient des boutiques pour des
hôtelleries, et bien d'autres qui ne furent point saisies, ou qui
parurent faibles; du reste, il n'osait encore en parler ouvertement à
sa femme et à son beau-père, ne voulant pas se donner, dès les premiers
jours de son mariage, une couleur d'homme intéressé, lui qui leur
devait tout.
Avec cela, la compagnie du soldat n'avait rien de bien divertissant:
sa bouche n'était que la cloche perpétuelle de sa gloire, laquelle
était fondée moitié sur ses triomphes dans les combats singuliers qui
le rendaient la terreur de l'armée, moitié sur ses prouesses contre
les _croquants,_ malheureux paysans français à qui les soldats du roi
Henri faisaient la guerre pour n'avoir pu payer la taille, et qui ne
paraissaient pas près de jouir de la célèbre _poule au pot_ ...
Ce caractère de vanterie excessive était alors assez commun, ainsi
qu'on le voit par les types des Taillebras et des capitans Matamores,
reproduits sans cesse dans les pièces comiques de l'époque, et doit,
je pense, être attribué à l'irruption victorieuse de la Gascogne dans
Paris, à la suite du Navarrois. Ce travers s'affaiblit bientôt en
s'élargissant, et, quelques années après, le baron de Fœneste en fut
le portrait déjà bien adouci, mais d'un comique plus parfait, et enfin
la comédie du _Menteur_ le montra, en 1662, réduit à des proportions
presque communes.
Mais ce qui, dans les façons du militaire, choquait le plus le bon
Eustache, c'était une tendance perpétuelle à le traiter en petit
garçon, à mettre en lumière les côtés peu favorables de sa physionomie,
et enfin à lui donner en toute occasion vis-à-vis de Javotte une
couleur ridicule, fort désavantageuse dans ces premiers jours où un
nouveau marié a besoin de s'établir sur un pied respectable, et de
prendre position pour l'avenir; ajoutez aussi qu'il fallait peu de
chose pour froisser l'amour-propre tout neuf et tout roide encore d'un
homme établi en boutique, patenté et assermenté.
Une dernière tribulation ne tarda pas à combler la mesure. Comme
Eustache allait faire partie du guet des métiers, et qu'il ne voulait
pas, comme l'honnête maître Goubard, faire son service en habit
bourgeois et avec une hallebarde prêtée par le quartier, il avait
acheté une épée à coquille qui n'avait plus de coquille, une salade
et un haubergeon en cuivre rouge que menaçait déjà le marteau d'un
chaudronnier, et, ayant passé trois jours à les nettoyer et à les
fourbir, il parvint à leur donner un certain lustre qu'ils n'avaient
pas auparavant; mais, quand il s'en revêtit et qu'il se promena
fièrement dans sa boutique en demandant s'il avait bonne grâce à porter
le harnois, l'arquebusier se prit à rire _comme un tas de mouches au
soleil,_ et l'assura qu'il avait l'air d'avoir sur lui sa batterie de
cuisine.
VIII
LA CHIQUENAUDE
Tout étant disposé de la sorte, il arriva qu'un soir, c'était le 12 ou
le 13, un jeudi toujours, Eustache ferma sa boutique de bonne heure;
chose qu'il ne se fût pas permise sans l'absence de maître Goubard, qui
était parti l'avant-veille pour voir son bien en Picardie, parce qu'il
comptait y aller demeurer trois mois plus tard, quand son successeur
serait solidement établi en son lieu, et posséderait pleinement la
confiance des pratiques et des autres marchands.
Or, l'arquebusier, revenant ce soir-là, comme de coutume, trouva
la porte close et les lumières éteintes. Cela l'étonna beaucoup,
la guette n'étant pas sonnée au Châtelet; et, comme il ne rentrait
point d'ordinaire sans être un peu animé par le vin, sa contrariété
se produisit par un gros juron qui fit tressaillir Eustache dans
son entre-sol, où il n'était pas couché encore, s'effrayant déjà de
l'audace de sa résolution.
--Holà! hé! cria l'autre en donnant un coup de pied dans la porte,
c'est donc ce soir fête? c'est donc la Saint-Michel, la fête des
drapiers, des tire-laine et des vide-goussets?...
Et il tambourinait du poing sur la devanture; mais cela ne produisit
pas plus d'effet que s'il eût pilé de l'eau dans un mortier.
--Ohé! mon oncle et ma tante!... voulez-vous donc me faire coucher
en plein vent, sur le grès, au risque d'être gâté par les chiens
et les autres bêtes?... Holà! hé! Diantre soit des parents! Ils en
sont corbleu capables! Et la nature donc, manants! Ho! ho! descends
vitement, bourgeois, c'est de l'argent qu'on t'apporte!... Le cancre te
vienne, vilain maroufle!
Toute cette harangue du pauvre neveu n'émouvait aucunement le visage de
bois de la porte; il usait à rien ses paroles comme le vénérable Bède
prêchant à un tas de pierres.
Mais, quand les portes sont sourdes, les fenêtres ne sont pas
aveugles, et il y a un moyen fort simple de leur éclaircir le regard;
le soldat se fit tout d'un coup ce raisonnement; il sortit de la
galerie sombre des piliers, se recula jusqu'au milieu de la rue
de la Tonnellerie, et, ramassant à ses pieds un tesson, l'adressa
si bien, qu'il éborgna l'une des petites fenêtres de l'entre-sol.
C'est un incident à quoi Eustache n'avait nullement songé, un point
d'interrogation formidable à cette question où se résumait tout le
monologue du militaire: «Pourquoi donc n'ouvre-t-on pas la porte?...»
Eustache prit subitement une résolution; car un couard qui s'est monté
la tête ressemble à un vilain qui se met en dépense, et pousse toujours
les choses à l'extrême; mais, de plus, il avait à cœur de se bien
montrer une fois devant sa nouvelle épouse, qui pouvait avoir pris
pour lui peu de respect en le voyant depuis plusieurs jours servir de
quintaine au militaire, avec cette différence que la quintaine rend
quelquefois de bons coups pour ceux qu'on lui porte continuellement. Il
tira donc son feutre de travers, et eut dégringolé l'escalier étroit
de son entre-sol avant que Javotte songeât à l'arrêter. Il décrocha
sa rapière en passant dans l'arrière-boutique, et seulement quand il
sentit dans sa main brûlante le froid de la poignée en cuivre, il
s'arrêta un instant et ne chemina plus qu'avec des pieds de plomb vers
sa porte, dont il tenait la clef de l'autre main. Mais une seconde
vitre qui se cassa avec grand bruit, et les pas de sa femme qu'il
entendit derrière les siens, lui rendirent toute sou énergie; il ouvrit
précipitamment la porte massive, et se planta sur le seuil avec son
épée nue, comme l'archange à l'_huis du paradis terrien._
--Que veut donc ce coureur de nuit? ce méchant ivrogne à un sou le pot?
ce casseur de plats fêlés?... cria-t-il d'un ton qui eût été tremblant
pour peu qu'il l'eût pris deux notes plus bas. Est-ce de la façon qu'on
se comporte avec les gens honnêtes?... Çà, tournez-nous les talons sans
retard, et vous en allez dormir sous les charniers avec vos pareils, ou
j'appelle mes voisins et les gens du guet pour vous prendre!
--Oh! oh! voilà comme tu chantes à présent, coquecigrue? on t'a donc
sifflé ce soir avec une trompette?... Oh bien, c'est différent!...
j'aime à te voir parler tragiquement comme Tranchemontagne, et les gens
de cœur sont mes mignons ... Viens çà que je t'accole, picrochole!...
--Va-t'en, ribleur! Entends-tu les voisins s'éveiller au bruit et qui
vont te conduire au premier corps de garde, comme un affronteur et un
larron? va-t'en donc sans plus d'esclandre, et ne reviens point!
Mais, au contraire, le soldat s'avançait entre les piliers, ce qui
émoussa un peu la fin de la réplique d'Eustache.
--C'est bien parlé! dit-il à ce dernier: l'avis est honnête et mérite
qu'on le paye.
Le temps de compter deux, il était tout près et avait lâché sur le nez
du jeune marchand drapier une chiquenaude à le lui rendre cramoisi.
--Garde tout, si tu n'as pas de monnaie! s'écria-t-il; et sans adieu,
mon oncle!
Eustache ne put endurer patiemment cet affront, plus humiliant encore
qu'un soufflet, devant sa nouvelle épouse, et, nonobstant les efforts
qu'elle faisait pour le retenir, il s'élança vers son adversaire, qui
s'en allait, et lui porta un coup de taillant qui eût fait honneur
au bras du preux Roger, si l'épée eût été une _balisarde;_ mais elle
ne coupait plus depuis les guerres de religion, et n'entama point le
buffle du soldat; celui-ci lui saisit aussitôt les deux mains dans
les siennes, de telle sorte que l'épée tomba d'abord, et qu'ensuite
le patient se mit à crier si haut, qu'il ne le pouvait davantage,
allongeant de furieux coups de pied sur les bottes molles de son
_tourmenteur._
Heureusement que Javotte s'interposa, car les voisins regardaient bien
la lutte par leurs fenêtres, mais ne songeaient guère à descendre
pour y mettre fin; et Eustache, tirant ses doigts bleuâtres de l'étau
naturel qui les avait serrés, eut à les frotter longtemps pour leur
faire perdre la figure carrée qu'ils y avaient prise.
--Je ne te crains pas, s'écria-t-il, et nous nous reverrons! Trouve-toi,
si tu as seulement le cœur d'un chien, trouve-toi demain matin au
Pré-aux-Clercs!... A six heures, bélître, et nous nous battrons à mort,
coupe-jarret!
--L'endroit est bien choisi, mon championnet, et nous ferons en
gentilshommes! A demain donc; par Saint-Georges, la nuit te paraîtra
courte!
Le militaire prononça ces mots avec un ton de considération qu'il
n'avait pas montré jusque-là. Eustache se retourna fièrement vers sa
femme; son cartel l'avait grandi de six empans. Il ramassa son épée et
poussa sa porte à grand bruit.
IX
LE CHATEAU GAILLARD
Le jeune marchand drapier, en se réveillant, se trouva tout dégrisé de
son courage de la veille. Il ne fit point difficulté de s'avouer qu'il
avait été très-ridicule en proposant un duel à l'arquebusier, lui qui
ne savait manier d'autre arme que la demi-aune, dont il s'était escrimé
souvent, du temps de son apprentissage, avec ses compagnons dans le
clos des Chartreux. Partant, il ne tarda guère à prendre la ferme
résolution de rester chez lui et de laisser son adversaire promener son
béjaune dans le Pré-aux-Clercs, en se balançant sur ses pieds comme un
_oison bridé._
Quand l'heure fut passée, il se leva, ouvrit sa boutique et ne parla
point à sa femme de la scène de la veille, comme elle évita, de son
côté, d'y faire la moindre allusion. Ils déjeunèrent silencieusement;
après quoi, Javotte alla, comme à l'ordinaire, s'établir sous le
parapluie rouge, laissant son mari occupé, avec sa servante, à visiter
une pièce de drap et à en marquer les défauts. Il faut bien dire qu'il
tournait souvent les yeux vers la porte, et tremblait à chaque instant
que son redoutable parent ne vînt lui reprocher sa couardise et son
manque de parole. Or, vers huit heures et demie, il aperçut de
loin l'uniforme de l'arquebusier poindre sous la galerie des piliers,
encore baignée d'ombre, comme un reitre de Rembrandt, qui luit par
trois paillettes, celle du morion, celle du haubert et celle du nez;
funeste apparition qui s'agrandissait et s'éclaircissait rapidement,
et dont le pas métallique semblait battre chaque minute de la dernière
heure du drapier.
Mais le même uniforme ne recouvrait point le même moule, et, pour
parler plus simplement, c'était un militaire compagnon de l'autre,
qui s'arrêta devant la boutique d'Eustache, remis à grand'peine de sa
frayeur, et lui adressa la parole d'un ton très-calme et très-civil.
Il lui fit connaître d'abord que son adversaire, l'ayant attendu
pendant deux heures au lieu du rendez-vous sans le voir arriver,
et jugeant qu'un accident imprévu l'avait empêché de s'y rendre,
retournerait le lendemain, à la même heure, au même endroit, y
demeurerait le même espace de temps, et que, si c'était sans plus de
succès, il se transporterait ensuite à sa boutique, lui couperait les
deux oreilles, et les lui mettrait dans sa poche, comme avait fait,
en 1605, le célèbre Brusquet à un écuyer du duc de Chevreuse pour le
même sujet, action qui obtint l'applaudissement de la cour et fut
généralement trouvée de bon goût.
Eustache répondit à cela que son adversaire faisait tort à son
courage par une menace pareille, et qu'il aurait à lui rendre raison
doublement; il ajouta que l'obstacle ne venait point d'une autre cause
que de ce qu'il n'avait pu trouver encore quelqu'un pour lui servir de
second.
L'autre parut satisfait de cette explication, et voulut bien instruire
le marchand qu'il trouverait d'excellents _seconds_ sur le pont Neuf,
devant la Samaritaine, où ils se promenaient d'ordinaire; gens qui
n'avaient point d'autre profession, et qui, pour un écu, se chargeaient
d'embrasser la querelle de qui que ce fût, et même d'apporter des
épées. Après ces observations, il fit un salut profond, et se retira.
Eustache, resté seul, se mit à songer, et demeura longtemps dans
cet état de perplexité: son esprit _fourchait_ à trois résolutions
principales. Tantôt il voulait donner avis au lieutenant civil
de l'importunité du militaire et de ses menaces, et lui demander
l'autorisation de porter des armes pour sa défense; mais cela
aboutissait toujours à un combat. Ou bien il se décidait à se
rendre sur le terrain, en avertissant les sergents, de façon qu'ils
arrivassent au moment même où le duel commencerait; mais ils pouvaient
arriver quand il serait fini. Enfin, il songeait aussi à s'en aller
consulter le bohémien du pont Neuf, et c'est à cela qu'il se résolut en
dernier lieu.
A midi, la servante remplaça, sous le parapluie rouge, Javotte, qui
vint dîner avec son mari; celui-ci ne lui parla point, pendant le
repas, de la visite qu'il avait reçue; mais il la pria ensuite de
garder la boutique pendant qu'il irait _faire l'article_ chez un
gentilhomme nouvellement arrivé, et qui voulait se faire habiller. Il
prit en effet son sac d'échantillons, et se dirigea vers le pont Neuf.
Le Château-Gaillard, situé au bord de l'eau, à l'extrémité méridionale
du pont, était un petit bâtiment surmonté d'une tour ronde, qui avait
servi de prison dans son temps, mais qui maintenant commençait à se
ruiner et se crevasser, et n'était guère habitable que pour ceux qui
n'avaient point d'autre asile. Eustache, après avoir marché quelque
temps d'un pas mal assuré parmi les pierres dont le sol était couvert,
rencontra une petite porte au centre de laquelle une souris chauve
était clouée. Il y frappa doucement, et le singe de maître Gonin lui
ouvrit aussitôt en levant un loquet, service auquel il était dressé,
comme le sont quelquefois les chats domestiques.
L'escamoteur était à une table et lisait. Il se retourna gravement, et
fit signe au jeune homme de s'asseoir sur un escabeau. Quand celui-ci
lui eut conté son aventure, il l'assura que c'était la chose du monde
la moins fâcheuse, mais qu'il avait bien fait de s'adresser à lui.
--C'est un _charme_ que vous demandez, ajouta-t-il, un charme magique
pour vaincre votre adversaire à coup sûr; n'est-ce pas cela qu'il vous
faut?
--Oui-da, si cela se peut.
--Bien que tout le monde se mêle d'en composer, vous n'en trouverez
nulle part d'aussi assurés que les miens; encore ne sont-ils pas, comme
d'aucuns, formés par art diabolique; mais ils résultent d'une science
approfondie de la blanche magie, et ne peuvent, en aucune façon,
compromettre le salut de l'âme.
--Bon cela! dit Eustache; autrement, je me garderais d'en user. Mais
combien coûte votre œuvre magique? car encore faut-il que je sache si
je la pourrai payer.
--Songez que c'est la vie que vous achetez là, et la gloire encore
par-dessus. Ce point convenu, pensez-vous que, pour ces deux choses
excellentes, on puisse exiger moins que cent écus?
--Cent diables pour t'emporter! grommela Eustache, dont la figure
s'obscurcit; c'est plus que je ne possède!... Et que me sera la vie
sans pain et la gloire sans habits? Encore peut-être est-ce là une
fausse promesse de charlatan dont on leurre les personnes crédules.
--Vous ne payerez qu'après.
--C'est quelque chose... Enfin, quel gage en voulez-vous?
--Votre main seulement.
--Eh bien donc... Mais je suis un grand fat d'écouter vos sornettes! Ne
m'avez-vous pas prédit que je finirais par la hart?
--Sans doute, et je ne m'en dédis point.
--Or donc, si cela est, qu'ai-je à redouter de ce duel?
--Rien, sinon quelques estocades et estafilades, pour ouvrir à votre
âme les portes plus grandes... Après cela, vous serez ramassé et
hissé néanmoins à la _demi-croix,_ haut et court, mort ou vif, comme
l'ordonnance le porte; et ainsi votre destinée se verra accomplie.
Comprenez-vous cela?
Le drapier comprit tellement, qu'il s'empressa d'offrir sa main à
l'escamoteur, en forme de consentement, lui demandant dix jours pour
trouver la somme, à quoi l'autre s'accorda, après avoir noté sur le mur
le jour fixe de l'échéance. Ensuite il prit le livre du grand Albert,
commenté par Corneille Agrippa et l'abbé Trithème, l'ouvrit à l'article
des _combats singuliers,_ et, pour assurer davantage Eustache que son
opération n'aurait rien de diabolique, lui dit qu'il pourrait cependant
réciter ses prières, sans crainte d'y apporter aucun obstacle. Il
leva alors le couvercle d'un bahut, en tira un pot de terre non
vernissé, et y fit le mélange de divers ingrédients qui paraissaient
lui être indiqués par son livre, en prononçant à voix basse une sorte
d'incantation. Quand il eut fini, il prit la main droite d'Eustache,
qui, de l'autre, faisait le signe de la croix, et l'oignit jusqu'au
poignet de la mixtion qu'il venait de composer.
Ensuite il tira encore du bahut un flacon très-vieux et très-gras, et,
le renversant lentement, répandit quelques gouttes sur le dos de la
main, en prononçant des mots latins qui se rapprochaient de la formule
que les prêtres emploient pour le baptême.
Alors seulement, Eustache ressentit dans tout le bras une sorte de
commotion électrique qui l'effraya beaucoup; sa main lui sembla
comme engourdie, et cependant, chose bien étrange, elle se tordit et
s'allongea plusieurs fois à faire craquer ses articulations, comme un
animal qui s'éveille; puis il ne sentit plus rien, la circulation parut
se rétablir, et maître Gonin s'écria que tout était fini, et qu'il
pouvait bien à présent défier à l'épée les _plus roides_ plumets de
la cour et de l'armée, et leur percer des boutonnières pour tous les
boutons inutiles dont la mode surchargeait alors leurs vêtements.
X
LE PRÉ-AUX-CLERCS
Le lendemain matin, quatre hommes traversaient les vertes allées du
Pré-aux-Clercs en cherchant un endroit convenable et suffisamment
écarté. Arrivés au pied du petit coteau qui bordait la partie
méridionale, ils s'arrêtèrent sur l'emplacement d'un jeu de boules,
qui leur parut un terrain très-propre à s'escrimer commodément. Alors,
Eustache et son adversaire mirent bas leurs pourpoints, et les témoins
les visitèrent, selon l'usage, _sous la chemise et sous les chausses._
Le drapier n'était pas sans émotion, mais pourtant il avait foi dans
le charme du bohémien; car on sait que jamais les opérations magiques,
charmes, philtres et _envoultements_ n'eurent plus de crédit qu'à cette
époque, où ils donnèrent lieu à tant de procès dont les registres
des parlements sont remplis, et dans lesquels les juges eux-mêmes
partageaient la crédulité générale.
Le témoin d'Eustache, qu'il avait pris sur le pont Neuf et payé un
écu, salua l'ami de l'arquebusier, et lui demanda s'il était dans
l'intention de se battre aussi; l'autre lui ayant fait réponse que non,
il se croisa les bras avec indifférence, et se recula pour voir faire
les champions.
Le drapier ne put se garder d'un certain mal de cœur quand son
adversaire lui fit le salut d'armes, qu'il ne rendit point. Il
demeurait immobile, tenant son épée devant lui comme un cierge, et si
mal planté sur ses jambes, que le militaire, qui au fond n'avait pas le
cœur mauvais, se promit bien de ne lui faire qu'une égratignure. Mais
à peine les rapières se furent-elles touchées, qu'Eustache s'aperçut
que sa main entraînait son bras en avant, et se démenait d'une rude
façon. Pour mieux dire, il ne la sentait plus que par le tiraillement
puissant qu'elle exerçait sur les muscles de son bras; ses mouvements
avaient une force et une élasticité prodigieuses, que l'on pourrait
comparer à celle d'un ressort d'acier; aussi le militaire eut-il le
poignet presque faussé en parant le coup de tierce; mais le coup de
quarte envoya son épée à dix pas, tandis que celle d'Eustache, sans se
reprendre et du même mouvement dont elle était lancée, lui traversa
le corps si violemment, que la coquille s'imprima sur sa poitrine.
Eustache, qui ne s'était pas fendu, et que la main avait entraîné par
une secousse imprévue, se fût brisé la tête en tombant de toute sa
longueur si elle n'eût porté sur le ventre de sou adversaire.
--Tudieu, quel poignet!... s'écria le témoin du soldat; ce gars-là en
remontrerait au chevalier _Tord-Chêne!_ Il n'a pas la grâce pour lui,
ni le physique; mais, pour la roideur du bras, c'est pire qu'un arc du
pays de Galles!
Cependant, Eustache s'était relevé avec l'aide de son témoin, et
demeura un instant absorbé sur ce qui venait de se passer; mais,
quand il put distinguer clairement l'arquebusier étendu à ses pieds,
et que l'épée fixait en terre, comme un crapaud cloué dans un cercle
magique, il se prit à fuir de telle sorte, qu'il oublia sur l'herbe son
pourpoint des dimanches, tailladé et garni de passements de soie.
Or, comme le soldat était bien mort, les deux seconds n'avaient rien à
gagner en restant sur le terrain, et ils s'éloignèrent rapidement. Ils
avaient fait une centaine de pas, quand celui d'Eustache s'écria en se
frappant le front:
--Et mon épée que j'avais prêtée, et que j'oublie!
Il laissa l'autre poursuivre son chemin, et, revenu au lieu du combat,
se mit à retourner curieusement les poches du mort, où il ne trouva que
des dés, un bout de ficelle et un jeu de tarots sale et écorné.
--_Floutière_ et puis _floutière!_ murmura-t-il; encore un marpaut
qui n'a ni _michon_ ni _tocante!_ Le _glier t'entrolle,_ souffleur de
mèches!
L'éducation encyclopédique du siècle nous dispense d'expliquer, dans
cette phrase, autre chose que le dernier terme, lequel faisait allusion
à l'état d'arquebusier du défunt.
Notre homme, n'osant rien emporter de l'uniforme, dont la vente l'eût
pu compromettre, se borna à tirer les bottes du militaire, les roula
sous sa cape avec le pourpoint d'Eustache, et s'éloigna en maugréant.
XI
OBSESSION
Le drapier fut plusieurs jours sans sortir de chez lui, le cœur navré
de cette mort tragique, qu'il avait causée pour des offenses assez
légères et par un moyen condamnable et damnable, en ce monde comme en
l'autre. Il y avait des instants où il considérait tout cela comme
un rêve, et, n'eût été son pourpoint oublié sur l'herbe, témoin
irrécusable qui _brillait par son absence,_ il eût démenti l'exactitude
de sa mémoire.
Un soir, enfin, il voulut se brûler les yeux à l'évidence, et se
rendit au Pré-aux-Clercs comme pour s'y promener. Sa vue se troubla
en reconnaissant le jeu de boules où le duel avait eu lieu, et il fut
obligé de s'asseoir. Des procureurs y jouaient, comme c'est leur usage
avant souper; et Eustache, dès que le brouillard qui couvrait ses yeux
se fut dissipé, crut distinguer sur le terrain uni, entre les pieds
écartés de l'un d'eux, une large plaque de sang.
Il se leva convulsivement, et pressa sa marche pour sortir de la
promenade, ayant toujours devant les yeux la plaque de sang qui,
gardant sa forme, se posait sur tous les objets où son regard
s'arrêtait en passant, comme ces taches livides qu'on voit longtemps
voltiger autour de soi quand on a fixé les yeux sur le soleil.
En revenant chez lui, il crut s'apercevoir qu'on l'avait suivi; alors
seulement, il songea que des gens de l'hôtel de la reine Marguerite,
devant lequel il avait passé l'autre matin et ce soir-là même,
l'avaient peut-être reconnu; et, quoique les lois sur le duel ne
fussent point à cette époque exécutées à la rigueur, il réfléchit
qu'on pouvait fort bien juger à propos de faire pendre un pauvre
marchand pour l'enseignement des gens de cour, auxquels on n'osait
point alors s'attaquer comme on le fit plus tard.
Ces pensées et plusieurs autres lui procurèrent une nuit fort agitée:
il ne pouvait fermer l'œil un instant sans voir mille gibets lui
montrer les poings, de chacun desquels pendait au bout d'une corde un
mort qui se tordait de rire horriblement, ou un squelette dont les
côtes se dessinaient avec netteté sur la face large de la lune.
Mais une idée heureuse vint balayer toutes ces visions fourchues:
Eustache se ressouvint du lieutenant civil, vieille pratique de son
beau-père, et qui lui avait déjà fait un accueil assez bienveillant; il
se promit d'aller le lendemain le trouver, et de se confier entièrement
à lui, persuadé qu'il le protégerait au moins en considération de
Javotte, qu'il avait vue et caressée toute petite, et de maître
Goubard, dont il faisait grande estime. Le pauvre marchand s'endormit
enfin et reposa jusqu'au matin sur l'oreiller de cette bonne résolution.
Le lendemain, vers neuf heures, il frappait à la porte du magistrat. Le
valet de chambre, supposant qu'il venait pour prendre mesure d'habits,
ou pour proposer quelque achat, l'introduisit aussitôt près de son
maître, qui, à demi renversé dans un grand fauteuil à oreillettes,
faisait une lecture réjouissante. Il tenait à la main l'ancien poëme de
Merlin Coccaie, et se délectait singulièrement du récit des prouesses
de Balde, le vaillant prototype de Pantagruel, et plus encore des
subtilités et larronneries sans égales de Cingar, ce grotesque patron
sur lequel notre Panurge se modela si heureusement.
Maître Chevassut en était à l'histoire des moutons, dont Cingar
débarrasse la nef en jetant à la mer celui qu'il a payé, et que tous
les autres suivent aussitôt, quand il s'aperçut de la visite qui lui
venait, et, posant le livre sur une table, se tourna vers son drapier
d'un air de belle humeur.
Il le questionna sur la santé de sa femme et de son beau-père, et lui
fit toute sorte de plaisanteries banales touchant son nouvel état
de marié. Le jeune homme prit occasion de ce propos pour en venir à
son aventure, et, ayant récité toute la suite de sa querelle avec
l'arquebusier, encouragé par l'air paterne du magistrat, lui fit aussi
l'aveu du triste dénoûment qu'elle avait eu.
L'autre le regarda avec le même étonnement que s'il eût été le
bon géant Fracasse de son livre, ou le fidèle Falquet qui avait
l'arrière-train d'un lévrier, au lieu de maître Eustache Bouteroue,
marchand sous les piliers; car, encore qu'il eût appris déjà que l'on
soupçonnait ledit Eustache, il n'avait pu donner la moindre créance
à ce rapport, à ce fait d'armes d'une épée clouant contre terre un
soldat du roi, attribué à un courtaud de boutique, haut de taille comme
Gribouille ou Triboulet.
Mais, quand il ne put douter davantage du fait, il assura le pauvre
drapier qu'il ferait de tout son pouvoir pour assourdir la chose et
pour dépister de sa trace les gens de justice, lui promettant, pourvu
que les témoins ne l'accusassent point, qu'il pourrait bientôt vivre en
repos et _franc du collier_.
Maître Chevassut l'accompagnait même jusqu'à la porte en lui réitérant
ses assurances, quand, au moment de prendre humblement congé de lui,
Eustache s'avisa de lui appliquer un soufflet à lui effacer la figure,
un soufflet qui fit au magistrat une face mi-partie de rouge et de bleu
comme l'écusson de Paris, de quoi il demeura plus étonné _qu'un fondeur
de cloches,_ ouvrant la bouche d'un pied ou deux, et aussi incapable de
parler qu'un poisson privé de sa langue.
Le pauvre Eustache fut si épouvanté de cette action, qu'il se précipita
aux pieds de maître Chevassut, et lui demanda pardon de son irrévérence
avec les termes les plus suppliants et les plus piteuses protestations,
jurant que c'était quelque mouvement convulsif imprévu, où sa volonté
n'entrait pour rien, et dont il espérait miséricorde de lui comme
du bon Dieu. Le vieillard le releva, plus étonné que colère; mais
à peine Eustache fut-il sur ses pieds, qu'il donna, du revers de sa
main, sur l'autre joue, un pendant à l'autre soufflet, tel que les cinq
doigts y imprimèrent un _bon creux_ où l'on aurait pu les mouler.
Pour cette fois, cela devenait insupportable, et maître Chevassut
courut à sa sonnette pour appeler ses gens; mais le drapier le
poursuivit, continuant la danse, ce qui formait une scène singulière,
parce qu'à chaque maître soufflet dont il gratifiait son protecteur,
le malheureux se confondait en excuses larmoyantes et en supplications
étouffées, dont le contraste avec son action était des plus
réjouissantes; mais en vain cherchait-il à s'arrêter dans les élans où
sa main l'entraînait, il semblait un enfant qui tient un grand oiseau
par une corde attachée à sa patte. L'oiseau tire par tous les coins de
sa chambre l'enfant effrayé, qui n'ose le laisser envoler, et qui n'a
point la force de l'arrêter. Ainsi, le malencontreux Eustache était
tiré par sa main à la poursuite du lieutenant civil, qui tournait
autour des tables et des chaises, et sonnait et criait, outré de rage
et de souffrance. Enfin les valets entrèrent, s'emparèrent d'Eustache
Bouteroue, et le jetèrent à bas étouffant et défaillant. Maître
Chevassut, qui ne croyait guère à la magie blanche, ne devait penser
autre chose sinon qu'il avait été joué et maltraité par le jeune homme
pour quelque raison qu'il ne pouvait s'expliquer; aussi fit-il chercher
les sergents, auxquels il abandonna son homme sous la double accusation
de meurtre en duel et d'outrages manuels à un magistrat dans son propre
logis. Eustache ne sortit de sa défaillance qu'au grincement des
verrous ouvrant le cachot qu'on lui destinait.
--Je suis innocent!... cria-t-il au geôlier qui l'y poussait.
--Oh! vertubleu! lui répliqua gravement cet homme, où donc croyez-vous
être? Nous n'en avons jamais ici que de ceux-là!
XII
D'ALBERT LE GRAND ET DE LA MORT
Eustache avait été descendu dans une de ces logettes du Châtelet dont
Cyrano disait qu'en l'y voyant, on l'eût pris pour une bougie sous une
ventouse.
--Si l'on me donne, ajoutait-il après en avoir visité tous les recoins
ensemble par une pirouette, si l'on me donne ce vêtement de roc pour un
habit, il est trop large; si c'est pour un tombeau, il est trop étroit.
Les poux y ont des dents plus longues que le corps, et l'on y souffre
sans cesse de la pierre, qui n'est pas moins douloureuse pour être
extérieure.
Là, notre héros put faire à loisir des réflexions sur sa mauvaise
fortune, et maudire le fatal secours qu'il avait reçu de l'escamoteur,
qui avait distrait ainsi un de ses membres de l'autorité naturelle de
sa tête; d'où toute sorte de désordres devaient résulter forcément.
Aussi sa surprise fut-elle grande de voir un jour maître Gonin
descendre en son cachot, et lui demander d'un ton calme comment il s'y
trouvait.
--Que le diable te pende avec tes tripes! méchant hâbleur et jeteur de
sorts, lui fit-il, pour tes enchantements damnés!
--Qu'est-ce donc? répondit l'autre; suis-je cause pourquoi vous n'êtes
pas venu le dixième jour faire lever le charme en m'apportant la somme
dite?
--Eh! savais-je aussi qu'il vous fallût si vite cet argent, dit
Eustache un peu moins haut, à vous qui faites de l'or à volonté, comme
l'écrivain Flamel?
--Point, point! fit l'autre, c'est bien le contraire! J'y viendrai sans
doute, à ce grand œuvre hermétique, étant tout à fait sur la voie; mais
je n'ai encore réussi qu'à transmuter l'or fin en un fer très-bon et
très-pur: secret qu'avait aussi trouvé le grand Raymond Lulle sur la
fin de ses jours ...
--La belle science! dit le drapier. Çà! vous venez donc m'ôter d'ici à
la fin; pardigues! c'est bien raison! et je n'y comptais plus guère ...
--Voici justement l'enclouure, mon compagnon! C'est en effet à quoi je
compte bientôt réussir, que d'ouvrir ainsi les portes sans clefs, pour
entrer et sortir; et vous allez voir par quelle opération on y parvient.
Disant cela, le bohémien tira de sa poche son livre d'Albert le
Grand, et, à la clarté de la lanterne qu'il avait apportée, il lut le
paragraphe qui suit:
MOYEN HÉROÏQUE DONT SE SERVENT LES SCÉLÉRATS
POUR S'INTRODUIRE DANS LES MAISONS
«On prend la main coupée d'un pendu, qu'il faut lui avoir achetée avant
la mort; on la plonge, en ayant soin de la tenir presque fermée, dans
un vase de cuivre contenant du zimac et du salpêtre, avec de la graisse
de _spondillis._ On expose le vase à un feu clair de fougère et de
verveine; de sorte que la main s'y trouve, au bout d'un quart d'heure,
parfaitement desséchée et propre à se conserver longtemps. Puis, ayant
composé une chandelle avec de la graisse de veau marin et du sésame
de Laponie, on se sert de la main comme d'un martinet pour y tenir
cette chandelle allumée; et, par tous les lieux où l'on va, la portant
devant soi, les barres tombent, les serrures s'ouvrent, et toutes les
personnes que l'on rencontre demeurent immobiles. Cette main ainsi
préparée reçoit le nom de _main de gloire._»
--Quelle belle invention! s'écria Eustache Bouteroue.
--Attendez donc; quoique vous ne m'ayez pas vendu votre main, elle
m'appartient cependant, parce que vous ne l'avez point dégagée au jour
convenu, et la preuve de cela est que, une fois l'échéance passée,
elle s'est conduite, par l'esprit dont elle est possédée de façon que
je puisse en jouir au plus tôt. Demain, le Parle ment vous jugera à la
hart; après-demain, la sentence s'accomplira, et, le soir même, je
cueillerai ce fruit tant convoité et l'accommoderai de la manière qu'il
faut.
--Non-da! s'écria Eustache; et je veux, dès demain, dire à _messieurs_
tout le mystère.
--Ah! c'est bon, faites cela ... et seulement vous serez brûlé vif pour
avoir usé de magie, ce qui vous habituera par avance à la broche de M.
le diable... Mais ceci même ne sera point, car votre horoscope porte la
hart, et rien ne peut vous en distraire!
Alors, le misérable Eustache se mit à crier si fort et à pleurer si
chaudement, que c'était grande pitié.
--Eh la la! mon ami cher, lui dit doucement maître Gonin, pourquoi se
bander ainsi contre la destinée?
--Sainte-Dame! c'est aisé de parler, sanglota Eustache; mais quand la
mort est là tout proche ...
--Eh bien, qu'est-ce donc que la mort, que l'on s'en doive tant
étonner?... Moi, j'estime la mort une rave! «Nul ne meurt avant son
heure!» dit Sénèque le Tragique. Êtes-vous donc seul son vassal, à
cette dame camarde? Aussi le suis-je, et celui-là, un tiers, un quart,
Martin, Philippe!... La mort n'a respect à aucun. Elle est si hardie,
qu'elle condamne, tue et prend indifféremment papes, empereurs, rois,
comme prévôts, sergents et autres telles canailles.
»Donc, ne vous affligez point de faire ce que tous les autres feront
plus tard; leur condition est plus déplorable que la vôtre; car, si la
mort est un mal, elle n'est mal qu'à ceux qui ont à mourir. Ainsi, vous
n'avez plus qu'un jour de ce mal, et la plupart des autres en ont vingt
ou trente ans, et davantage.
»Un ancien disait: «L'heure qui vous a donné la vie l'a déjà diminuée
...» Vous êtes en la mort pendant que vous êtes en la vie; car, quand
vous n'êtes plus en vie, vous êtes après la mort; ou, pour mieux dire
et bien terminer, la mort ne vous concerne ni mort ni vif: vif, parce
que vous êtes; mort, parce que vous n'êtes plus!
»Qu'il vous suffise, mon ami, de ces raisonnements, pour vous bien
encourager à boire cette absinthe sans grimace, et méditez encore d'ici
là un beau vers de Lucrétius dont voici le sens: «Vivez aussi longtemps
que vous pourrez, vous n'ôterez rien à l'éternité de votre mort!»
Après ces belles maximes quintessenciées des anciens et des modernes,
subtilisées et sophistiquées dans le goût du siècle, maître Gonin
releva sa lanterne, frappa à la porte du cachot, que le geôlier vint
lui rouvrir, et les ténèbres retombèrent sur le prisonnier comme une
chape de plomb.
XIII
OU L'AUTEUR PREND LA PAROLE
Les personnes qui désireront savoir tous les détails du procès
d'Eustache Bouteroue en trouveront les pièces dans les _Arrêts
mémorables du Parlement de Paris,_ qui sont à la bibliothèque des
manuscrits, et dont M. Paris leur facilitera la recherche avec
son obligeance accoutumée. Ce procès tient sa place alphabétique
immédiatement avant celui du baron de Boutteville, très-curieux aussi,
à cause de la singularité de son duel avec le marquis de Bussi, où,
pour mieux braver les édits, il vint exprès de Lorraine à Paris, et
se battit dans la place Royale même, à trois heures après midi, et le
propre jour de Pâques (1627). Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit
ici. Dans le procès d'Eustache Bouteroue, il n'est question que du
duel et des outrages au lieutenant civil, et non du charme magique qui
causa tout ce désordre. Mais une note annexée aux autres pièces renvoie
au _Recueil des histoires tragicques de Belleforest_ (édition de la
Haye, celle de Rouen étant incomplète); et c'est là que se trouvent
encore les détails qui nous restent à donner sur cette aventure, que
Belleforest intitule assez heureusement _Main possédée._
XIV
CONCLUSION
Le matin de son exécution, Eustache, que l'on avait logé dans une
cellule mieux éclairée que l'autre, reçut la visite d'un confesseur,
qui lui marmonna quelques consolations spirituelles d'un aussi grand
goût que celles du bohémien, lesquelles ne produisirent guère plus
d'effet. C'était un tonsuré de ces bonnes familles où l'un des enfants
est toujours abbé de son nom; il avait un rabat brodé, la barbe cirée
et tordue en pointe de fuseau, et une paire de moustaches, de celles
qu'on nomme _crocs,_ troussée très-galamment; ses cheveux étaient fort
frisés, et il affectait de parler un peu gras pour se donner un langage
mignard. Eustache, le voyant si léger et si _pimpant,_ n'eut point
le cœur de lui avouer toute sa _coulpe,_ et se confia en ses propres
prières pour en obtenir le pardon.
Le prêtre lui donna l'absolution, et, pour passer le temps, comme il
fallait qu'il demeurât jusqu'à deux heures auprès du condamné, lui
présenta un livre intitulé _les Pleurs de l'âme pénitente, ou le Retour
du pécheur vers son Dieu._ Eustache ouvrit le volume à l'endroit du
privilège royal, et se mit à le lire avec beaucoup de componction,
commençant par: _Henry, roy de France et de Navarre, à nos amés et
féaulx,_ etc., jusqu'à la phrase: _A ces causes, voulant traiter
favorablement ledit exposant ..._ Là, il ne put s'empêcher de fondre
en larmes, et rendit le livre en disant que c'était fort touchant et
qu'il craignait trop de s'attendrir en en lisant davantage. Alors,
le confesseur tira de sa poche un jeu de cartes fort bien peint, et
proposa à son pénitent quelques parties où il lui gagna un peu d'argent
que Javotte lui avait fait passer pour qu'il pût se procurer quelques
soulagements. Le pauvre homme ne songeait guère à son jeu, mais il est
vrai aussi que la perte lui était peu sensible.
A deux heures, il sortit du Châtelet, _tremblant le grelot_ en disant
les patenôtres du singe, et fut conduit sur la place des Augustins,
entre les deux arcades formant l'entrée de la rue Dauphine et la tête
du pont Neuf, où il eut l'honneur d'un gibet de pierre. Il montra assez
de fermeté sur l'échelle, car beaucoup de gens le regardaient, cette
place d'exécution étant une des plus fréquentées. Seulement, comme,
pour faire ce grand _saut sur rien,_ on prend le plus de champ que l'on
peut, dans le moment où l'exécuteur s'apprêtait à lui passer la corde
au cou, avec autant de cérémonie que si c'eût été la Toison d'or, car
ces sortes de personnes, exerçant leur profession devant le public,
mettent d'ordinaire beaucoup d'adresse et même de grâce dans les choses
qu'ils font, Eustache le pria de vouloir bien arrêter un instant, qu'il
eût débridé encore deux oraisons à saint Ignace et à saint Louis de
Gonzague, qu'il avait, entre tous les autres saints, réservés pour
les derniers, comme n'ayant été béatifiés que cette même année 1609;
mais cet homme lui fit réponse que le public qui était là avait ses
affaires, et qu'il était malséant de le faire attendre autant pour un
si petit spectacle qu'une simple pendaison; la corde qu'il serrait
cependant en le poussant hors de l'échelle coupa en deux la repartie
d'Eustache.
On assure que, lorsque tout semblait terminé et que l'exécuteur
s'allait retirer chez lui, maître Gonin se montra à une des embrasures
du Château-Gaillard, qui donnait du côté de la place.
Aussitôt, bien que le corps du drapier fût parfaitement lâche et
inanimé, son bras se leva, et sa main s'agita joyeusement comme la
queue d'un chien qui revoit son maître. Cela fit naître dans la foule
un long cri de surprise, et ceux qui déjà étaient en marche pour s'en
retourner revinrent en grande hâte, comme des gens qui ont cru la pièce
finie, tandis qu'il reste encore un acte.
L'exécuteur replanta son échelle, tâta aux pieds du pendu derrière
les chevilles; le pouls ne battait plus; il coupa une artère, le
sang ne jaillit point, et le bras continuait cependant ces mouvements
désordonnés.
L'homme rouge ne s'étonnait pas de peu; il se mit en devoir de
remonter sur les épaules de son sujet, aux grandes huées des
assistants; mais la main traita son visage bourgeonné avec la même
irrévérence qu'elle avait montrée à l'égard de maître Chevassut, si
bien que cet homme tira, en jurant Dieu, un large couteau qu'il portait
toujours sous ses vêtements, et en deux coups abattit la main _possédée_.
Elle fit un bond prodigieux et tomba sanglante au milieu de la
foule, qui se divisa avec frayeur; alors, faisant encore plusieurs
bonds par l'élasticité de ses doigts, et comme chacun lui ouvrait
un large passage, elle se trouva bientôt au pied de la tourelle du
Château-Gaillard; puis, s'accrochant encore par ses doigts comme un
crabe aux aspérités et aux fentes de la muraille, elle monta ainsi
jusqu'à l'embrasure où le bohémien l'attendait.
Belleforest s'arrête à cette conclusion singulière et termine en ces
termes: «Cette aventure, annotée, commentée et illustrée, fit pendant
longtemps l'entretien des belles compagnies, comme aussi du populaire,
toujours avide des récits bizarres et surnaturels; mais c'est peut-être
encore une de ces _baies_ bonnes pour amuser les enfants autour du feu
et qui ne doivent pas être adoptées légèrement par des personnes graves
et de sens rassis.»
LE MONSTRE VERT
I
LE CHATEAU DU DIABLE
Je vais parler d'un des plus anciens habitants de Paris; on l'appelait
autrefois le _diable Vauvert._
D'où est résulté le proverbe: «C'est au diable Vauvert! Allez au diable
Vauvert!» C'est-à-dire: «Allez vous ... promener aux Champs-Élysées.»
Les portiers disent généralement: «C'est au diable aux vers!» pour
exprimer un lieu qui est fort loin. Cela signifie qu'il faut payer
très-cher la commission dont on les charge.--Mais c'est là, en outre,
une locution vicieuse et corrompue, comme plusieurs autres familières
au peuple parisien.
Le diable Vauvert est essentiellement un habitant de Paris, où il
demeure depuis bien des siècles, si l'on en croit les historiens.
Sauval, Félibien, Sainte-Foix et Dulaure ont raconté longuement ses
escapades.
Il semble d'abord avoir habité le château de Vauvert, qui était situé
au lieu occupé aujourd'hui par le joyeux bal de la Chartreuse, à
l'extrémité du Luxembourg et en face des allées de l'Observatoire, dans
la rue d'Enfer.
Ce château, d'une triste renommée, fut démoli en partie, et les ruines
devinrent une dépendance d'un couvent de chartreux, dans lequel mourut,
en 1414, Jean de la Lune, neveu de l'antipape Benoît XIII. Jean de la
Lune avait été soupçonné d'avoir des relations avec un certain diable,
qui peut-être était l'esprit familier de l'ancien château de Vauvert,
chacun de ces édifices féodaux ayant le sien, comme on le sait.
Les historiens ne nous ont rien laissé de précis sur cette phase
intéressante.
Le diable Vauvert fit de nouveau parler de lui à l'époque de Louis XIII.
Pendant fort longtemps, on avait entendu, tous les soirs, un grand
bruit dans une maison faite des débris de l'ancien couvent, et dont les
propriétaires étaient absents depuis plusieurs années; ce qui enrayait
beaucoup les voisins.
Ils allèrent prévenir le lieutenant de police, qui envoya quelques
archers.
Quel fut l'étonnement de ces militaires en entendant un cliquetis de
verres mêlé de rires stridents!
On crut d'abord que c'étaient des faux monnayeurs qui se livraient à
une orgie, et, jugeant de leur nombre d'après l'intensité du bruit, on
alla chercher du renfort.
Mais on jugea encore que l'escouade n'était pas suffisante; aucun
sergent ne se souciait de guider ses hommes dans ce repaire, où il
semblait qu'on entendît le fracas de toute une armée.
Il arriva enfin, vers le matin, un corps de troupes suffisant: on
pénétra dans la maison. On n'y trouva rien.
Le soleil dissipa les ombres.
Toute la journée, l'on fit des recherches, puis l'on conjectura que le
bruit venait des catacombes, situées, comme on sait, sous ce quartier.
On s'apprêtait à y pénétrer; mais, pendant que la police prenait ses
dispositions, le soir était venu de nouveau, et le bruit recommençait
plus fort que jamais.
Cette fois, personne n'osa plus redescendre, parce qu'il était évident
qu'il n'y avait rien dans la cave que des bouteilles, et qu'alors il
fallait bien que ce fût le diable qui les mît en danse. On se contenta
d'occuper les abords de la rue et de demander des prières au clergé.
Le clergé fit une foule d'oraisons, et l'on envoya même de l'eau bénite
avec des seringues par le soupirail de la cave.
Le bruit persistait toujours.
II
LE SERGENT
Pendant toute une semaine, la foule des Parisiens ne cessait d'obstruer
les abords du faubourg, en s'effrayant et demandant des nouvelles.
Enfin, un sergent de la prévôté, plus hardi que les autres, offrit de
pénétrer dans la cave maudite, moyennant une pension réversible, en cas
de décès, sur une couturière nommée Margot.
C'était un homme brave et plus amoureux que crédule. Il adorait cette
couturière, qui était une personne bien nippée et très-économe, on
pourrait même dire un peu avare, et qui n'avait point voulu épouser un
simple sergent privé de toute fortune.
Mais, en gagnant la pension, le sergent devenait un autre homme.
Encouragé par cette perspective, il s'écria «qu'il ne croyait ni à Dieu
ni à diable, et qu'il aurait raison de ce bruit.»
--A quoi donc croyez-vous? lui dit un de ses compagnons.
--Je crois, répondit-il, à M. le lieutenant criminel et à M. le prévôt
de Paris.
C'était trop dire en peu de mots.
Il prit son sabre dans ses dents, un pistolet à chaque main, et
s'aventura dans l'escalier.
Le spectacle le plus extraordinaire l'attendait en touchant le sol de
la cave.
Toutes les bouteilles se livraient à une sarabande éperdue et formaient
les figures les plus gracieuses.
Les cachets verts représentaient les hommes, et les cachets rouges
représentaient les femmes.
Il y avait même là un orchestre établi sur les planches à bouteilles.
Les bouteilles vides résonnaient comme des instruments à vent, les
bouteilles cassées comme des cymbales et des triangles, et les
bouteilles fêlées rendaient quelque chose de l'harmonie pénétrante des
violons.
Le sergent, qui avait bu quelques chopines avant d'entreprendre
l'expédition, ne voyant là que des bouteilles, se sentit fort rassuré,
et se mit à danser lui-même par imitation.
Puis, de plus en plus encouragé par la gaieté et le charme du
spectacle, il ramassa une aimable bouteille à long goulot, d'un
bordeaux pâle, comme il paraissait, et soigneusement cachetée de rouge,
et la pressa amoureusement sur son cœur.
Des rires frénétiques partirent de tous côtés; le sergent, intrigué,
laissa tomber la bouteille, qui se brisa en mille morceaux.
La danse s'arrêta, des cris d'effroi se firent entendre dans tous les
coins de la cave, et le sergent sentit ses cheveux se dresser en voyant
que le vin répandu paraissait former une mare de sang.
Le corps d'une femme nue, dont les blonds cheveux se répandaient à
terre et trempaient dans l'humidité, était étendu sous ses pieds.
Le sergent n'aurait pas eu peur du diable en personne, mais cette vue
le remplit d'horreur; songeant après tout qu'il avait à rendre compte
de sa mission, il s'empara d'un cachet vert qui semblait ricaner devant
lui, et s'écria:
--Au moins j'en aurai une!
Un ricanement immense lui répondit.
Cependant, il avait regagné l'escalier et, montrant la bouteille à ses
camarades, il s'écria:
--Voilà le farfadet!... Vous êtes bien capons (il prononça un autre mot
plus vif encore) de ne pas oser descendre là-dedans!
Son ironie était amère. Les archers se précipitèrent dans la cave, où
l'on ne retrouva qu'une bouteille de bordeaux cassée. Le reste était en
place.
Les archers déplorèrent le sort de la bouteille cassée; mais, braves
désormais, ils tinrent tous à remonter chacun avec une bouteille à la
main.
On leur permit de les boire.
Le sergent de la prévôté dit:
--Quant à moi, je garderai la mienne pour le jour de mon mariage.
On ne put lui refuser la pension promise, il épousa la couturière,
et....
Vous allez croire qu'ils eurent beaucoup d'enfants?
Ils n'en eurent qu'un.
III
CE QUI S'ENSUIVIT
Le jour de la noce du sergent, qui eut lieu à la Râpée, il mit la
fameuse bouteille au cachet vert entre lui et son épouse, et affecta de
ne verser de ce vin qu'à elle et à lui.
La bouteille était verte comme ache, le vin était rouge comme sang.
Neuf mois après, la couturière accouchait d'un petit monstre,
entièrement vert, avec des cornes rouges sur le front.
Et maintenant, allez, ô jeunes filles! allez-vous-en danser à la
Chartreuse ... sur l'emplacement du château de Vauvert!
Cependant, l'enfant grandissait, sinon en vertu, du moins en
croissance. Deux choses contrariaient ses parents: sa couleur verte, et
un appendice caudal qui semblait n'être d'abord qu'un prolongement du
coccyx, mais qui peu à peu prenait les airs d'une véritable queue.
On alla consulter les savants qui déclarèrent qu'il était impossible
d'en opérer l'extirpation sans compromettre la vie de l'enfant. Ils
ajoutèrent que c'était un cas assez rare, mais dont on trouvait des
exemples cités dans Hérodote et dans Pline le Jeune. On ne prévoyait
pas alors le système de Fourier.
Pour ce qui était de la couleur, on l'attribua à une prédominance du
système bilieux. Cependant, on essaya de plusieurs caustiques pour
atténuer la nuance trop prononcée de l'épiderme, et l'on arriva, après
une foule de lotions et frictions, à l'amener tantôt au vert-bouteille,
puis au vert d'eau, et enfin au vert-pomme. Un instant, la peau sembla
tout à fait blanchir; mais, le soir, elle reprit sa teinte.
Le sergent et la couturière ne pouvaient se consoler des chagrins que
leur donnait ce petit monstre, qui devenait de plus en plus têtu,
colère et malicieux.
La mélancolie qu'ils éprouvèrent les conduisit à un vice trop commun
parmi les gens de leur sorte. Ils s'adonnèrent à la boisson.
Seulement, le sergent ne voulait jamais boire que du vin cacheté de
rouge, et sa femme que du vin cacheté de vert.
Chaque fois que le sergent était ivre-mort, il voyait dans son sommeil
la femme sanglante dont l'apparition l'avait épouvanté dans la cave
après qu'il eut brisé la bouteille.
Cette femme lui disait:
--Pourquoi m'as-tu pressée sur ton cœur, et ensuite immolée ... moi qui
t'aimais tant?
Chaque fois que l'épouse du sergent avait trop fêté le cachet vert,
elle voyait dans son sommeil apparaître un grand diable, d'un aspect
épouvantable, qui lui disait:
--Pourquoi t'étonner de me voir ... puisque tu as bu de la bouteille?
Ne suis-je pas le père de ton enfant?...
O mystère!
Parvenu à l'âge de treize ans, l'enfant disparut.
Ses parents, inconsolables, continuèrent de boire, mais ils ne virent
plus se renouveler les terribles apparitions qui avaient tourmenté leur
sommeil.
IV
MORALITÉ
C'est ainsi que le sergent fut puni de son impiété,--et la couturière
de son avarice.
V
CE QU'ÉTAIT DEVENU LE MONSTRE VERT
On n'a jamais pu le savoir.
PETITS CHATEAUX DE BOHÈME
A ARSÈNE HOUSSAYE
Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes
anciens vers, et vous vous inquiétez même d'apprendre comment j'ai
été poëte, longtemps avant de devenir un humble prosateur.--Ne le
savez-vous donc pas, vous qui avez écrit ces vers:
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines
Et faisons refleurir roses et marjolaines.
Qu'un rideau de lampa embrasse encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.
Appendons au beau jour le miroir de Venise:
Ne te semble-t-il pas y voir la Cydalise
Respirant une fleur qu'elle avait à la main
Et pressentant déjà le triste lendemain?
Je vous envoie les trois âges du poëte; il n'y a plus en moi qu'un
prosateur obstiné. J'ai fait les premiers vers par enthousiasme de
jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse
est entrée dans mon coeur comme une déesse aux paroles dorées; elle
s'en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur.
Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu'elle
s'éloignait. Elle s'est détournée un instant, et j'ai revu comme en un
mirage les traits adorés d'autrefois!
La vie d'un poète est celle de tous. Il est inutile d'en définir toutes
les phases. Et, maintenant,
Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable.
Replaçons le sofa sous les tableaux flamands
Et pour un jour encor relisons nos romans.
I
PREMIER CHATEAU
C'était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous
étions reconnus frères,--_Arcades ambo,--_bien près de l'endroit où
exista l'ancien hôtel de Rambouillet.
Le vieux salon du Doyenné, restauré par les soins de tant de peintres,
nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes
galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles
chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut
d'une échelle, où il peignait sur un des quatre dessus de glace un
Neptune,--qui lui ressemblait! Puis les deux battants d'une porte
s'ouvraient avec fracas: c'était Théophile. Il cassait, en s'asseyant,
un vieux fauteuil Louis XIII. On s'empressait de lui offrir un escabeau
gothique, et il lisait, à son tour, ses premiers vers,--pendant que
Cydalise Ire, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans
le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l'immense salon.
Quelqu'un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux
en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du
Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.
Vous l'avez bien dit:
Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons,
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre?
Ou bien, par les fenêtres opposées, qui donnaient sur l'impasse, on
adressait de vagues provocations aux yeux espagnols de la femme du
commissaire, qui apparaissaient assez souvent au-dessus de la lanterne
municipale.
Quels temps heureux! On donnait des bals, des soupers, des fêtes
costumées; on jouait de vieilles comédies, où mademoiselle Plessy,
étant encore débutante, ne dédaigna pas d'accepter un rôle: c'était
celui de Béatrice dans _Jodelet.--_Et que notre pauvre Édouard Ourliac
était comique dans les rôles d'Arlequin.[1]
Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches... Mais je viens
de faire vibrer la corde sombre: notre palais est rasé. J'en ai foulé
les débris l'automne passé. Les ruines mêmes de la chapelle, qui se
découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme
s'était écroulé un jour, au xviie siècle, sur onze malheureux chanoines
réunis pour dire un office, n'ont pas été respectées. Le jour où l'on
coupera les arbres du manège, j'irai relire sur la place _la Forêt
coupée_ de Ronsard:
Écoute, bûcheron, arreste un peu le bras!
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes, qui vivoient dessous la dore écorce.
Cela finit ainsi, vous le savez:
La matière demeure et la forme se perd!
Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour, encore assez riche
pour enlever aux démolisseurs et racheter en deux lots les boiseries
du salon, peintes par nos amis. J'ai les deux dessus de porte de
Nanteuil; le Watteau de Vattier, signé; les deux panneaux longs de
Corot, représentant deux _Paysages_ de Provence; le _Moine rouge,_ de
Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d'une femme nue[2]
qui dort; les _Bacchantes,_ de Chassériau, qui tiennent des tigres en
laisse comme des chiens; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise,
en costume régence,--en robe de taffetas feuille morte, triste
présage--sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face
du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. L'_affreux_
propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête
duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances, qui
l'avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces
peintures d'une couche à la détrempe, parce qu'il prétendait que les
nudités l'empêchaient de louer à des bourgeois.--Je bénis le sentiment
d'économie qui l'a porté à ne pas employer la peinture à l'huile.
De sorte que tout cela est à peu près sauvé. Je n'ai pas retrouvé le
_Siège de Lérida,_ de Lorentz, où l'armée française monte à l'assaut,
précédée par des violons; ni les deux petits _Paysages_ de Rousseau,
qu'on aura sans doute coupés d'avance; mais j'ai, de Lorentz,
Une _maréchale_ poudrée, en uniforme Louis XV.--Quant à mon lit
renaissance, à ma console Médicis, à mes buffets[3], à mon _Ribeira[4]_,
à mes tapisseries des _Quatre Éléments,_ il y a longtemps que tout cela
s'était dispersé.
--Où avez-vous perdu tant de belles choses? me dit un jour Balzac.
--Dans les malheurs! lui répondis-je en citant un de ses mots favoris.
Reparlons de la Cydalise, ou plutôt, n'en disons qu'un mot: elle est
embaumée et conservée à jamais dans le pur cristal d'un sonnet de
Théophile,--du Théo, comme nous disions.
Le Théophile a toujours passé pour gras; il n'a jamais cependant pris
de ventre, et s'est conservé tel encore que nous le connaissions. Nos
vêtements étriqués sont si absurdes, que l'Antinous, habillé d'un
habit, semblerait énorme, comme la Vénus, habillée d'une robe moderne:
l'un aurait l'air d'un fort de la halle endimanché, l'autre d'une
marchande de poisson. L'armature solide du corps de notre ami (on peut
le dire, puisqu'il voyage en Grèce aujourd'hui) lui fait souvent du
tort près des dames abonnées aux journaux de modes; une connaissance
plus parfaite lui a maintenu la faveur du sexe le plus faible et le
plus intelligent; il jouissait d'une grande réputation dans notre
cercle, et ne se mourait pas toujours aux pieds chinois de la Cydalise.
En remontant plus haut dans mes souvenirs, je retrouve un Théophile
maigre... Vous ne l'avez pas connu. Je l'ai vu, un jour, étendu sur un
lit,--long et vert,--la poitrine chargée de ventouses. Il s'en allait
rejoindre, peu à peu, son pseudonyme, Théophile de Viau, dont vous avez
décrit les amours panthéistes, par le chemin ombragé de l'_Allée de
Sylvie._ Ces deux poêles, séparés par deux siècles, se seraient serré
la main, aux Champs-Élysées de Virgile, beaucoup trop tôt.
Voici ce qui s'est passé à ce sujet:
Nous étions plusieurs amis, d'une bohème antérieure, qui menions
gaiement l'existence que nous menons encore quoique plus rassis.
Le Théophile mourant nous faisait peine, et nous avions des idées
nouvelles d'hygiène, que nous communiquâmes aux parents. Les parents
comprirent, chose rare; mais ils aimaient leur fils. On renvoya le
médecin, et nous dîmes à Théo:
--Lève-toi ... et viens boire.
La faiblesse de son estomac nous inquiéta d'abord. (Il s'était endormi
et senti malade à la première représentation de _Robert le Diable._)
On rappela le médecin. Ce dernier se mît à réfléchir, et, le voyant
plein de santé au réveil, dit aux parents:--Ses amis ont peut-être
raison.
Depuis ce temps-là, le Théophile refleurit.--On ne parla plus de
ventouses, et on nous l'abandonna. La nature l'avait fait poëte, nos
soins le firent presque immortel. Ce qui réussissait le plus sur son
tempérament, c'était une certaine préparation de cassis sans sucre, que
ses sœurs lui servaient dans d'énormes amphores en grès de la fabrique
de Beauvais; Ziégler a donné depuis des formes capricieuses à ce qui
n'était alors que de simples cruches au ventre lourd. Lorsque nous nous
communiquions nos inspirations poétiques, on faisait, par précaution,
garnir la chambre de matelas, afin que le _paroxysme,_ dû quelquefois
au Bacchus du cassis, ne compromît pas nos têtes avec les angles des
meubles.
Théophile, sauvé, n'a plus bu que de l'eau rougie et un doigt de
Champagne dans les petits soupers.
Cependant, nous avions désespéré d'attendrir la femme du commissaire.
Son mari, moins farouche qu'elle, avait répondu, par une lettre fort
polie, à l'invitation collective que nous leur avions adressée. Comme
il était impossible de dormir dans ces vieilles maisons, à cause des
suites chorégraphiques de nos soupers,--munis du silence complaisant
des autorités voisines,--nous invitions tous les locataires distingués
de l'impasse, et nous avions une collection d'attachés d'ambassades,
en habit bleu à boutons d'or, de jeunes conseillers d'État[5], de
référendaires en herbe, dont la nichée d'hommes déjà sérieux, mais
encore aimables, se développait dans ce pâté de maisons, en vue des
Tuileries et des ministères voisins. Ils n'étaient reçus qu'à condition
d'amener des femmes du monde, protégées, si elles y tenaient, par des
dominos et des loups.
Les propriétaires et les concierges étaient seuls condamnés à un
sommeil troublé--par les accords d'un orchestre de guinguette choisi
à dessein, et par les bonds éperdus d'un galop monstre, qui, de la
salle aux escaliers et des escaliers à l'impasse, allait aboutir
nécessairement à une petite place entourée d'arbres, où un cabaret
s'était abrité sous les ruines imposantes de la chapelle du Doyenné.
Au clair de lune, on admirait encore les restes de la vaste coupole
italienne qui s'était écroulée, au xviie siècle, sur les onze
malheureux chanoines,--accident duquel le cardinal Mazarin fut un
instant soupçonné.
Mais vous me demanderez d'expliquer encore, en pâle prose, ces six vers
de votre pièce intitulée _Vingt ans._
D'où vous vient, ô Gérard! cet air académique?
Est-ce que les beaux yeux de l'Opéra-Comique
S'allumeraient ailleurs? La _reine du Sabbat,_
Qui, depuis deux hivers, dans vos bras se débat,
Vous échapperait-elle ainsi qu'une chimère?
Et Gérard répondait: «Que la femme est amère! »
Pourquoi _du Sabbat ...,_ mon cher ami? et pourquoi jeter maintenant de
l'absinthe dans cette coupe d'or, moulée sur un beau sein?
Ne vous souvenez-vous plus des vers de votre _Cantique des cantiques,_
où l'Ecclésiaste nouveau s'adresse à cette même reine du matin:
La grenade qui s'ouvre au soleil d'Italie
N'est pas si gaie encore, à mes yeux enchantés,
Que ta lèvre entr'ouverte, ô ma belle folie!
Où je bois à longs flots le vin des voluptés.
Nous reprendrons plus tard ce discours littéraire et philosophique.
La reine de Saba, c'était bien celle, en effet, qui me préoccupait
alors,--et doublement.--Le fantôme éclatant de la fille des Hémiarites
tourmentait mes nuits sous les hautes colonnes de ce grand lit
sculpté, acheté en Touraine, et qui n'était pas encore garni de sa
brocatelle rouge à ramages. Les salamandres de François Ier
me versaient leur flamme du haut des corniches, où se jouaient des
amours imprudents. Elle m'apparaissait radieuse, comme au jour où
Salomon l'admira s'avançant vers lui dans les splendeurs pourprées du
matin[6]. Elle venait me proposer l'éternelle énigme que le Sage ne
put résoudre, et ses yeux, que la malice animait plus que l'amour,
tempéraient seuls la majesté de son visage oriental. Qu'elle était
belle! non pas plus belle cependant qu'une autre reine du matin dont
l'image tourmentait mes journées.
Cette dernière réalisait vivante mon rêve idéal et divin. Elle avait,
comme l'immortelle Balkis, le don communiqué par la huppe miraculeuse.
Les oiseaux se taisaient en entendant ses chants, et l'auraient
certainement suivie à travers les airs.
La question était de la faire débuter à l'Opéra. Le triomphe
de Meyerbeer devenait le garant d'un nouveau succès. J'osai en
entreprendre le poëme. J'aurais réuni ainsi dans un trait de flamme les
deux moitiés de mon double amour. C'est pourquoi, mon ami, vous m'avez
vu si préoccupé dans une de ces nuits splendides où notre Louvre était
en fête.--Un mot de Dumas m'avait averti que Meyerbeer nous attendait à
sept heures du matin.
Je ne songeais qu'à cela au milieu du bal. Une femme, que vous vous
rappelez sans doute, pleurait à chaudes larmes dans un coin du salon,
et ne voulait, pas plus que moi, se résoudre à danser. Cette belle
éplorée ne pouvait parvenir à cacher ses peines. Tout à coup elle me
prit le bras et me dit:
--Ramenez-moi, je ne puis rester ici.
Je sortis en lui donnant le bras. Il n'y avait pas de voiture sur la
place. Je lui conseillai de se calmer et de sécher ses yeux, puis de
rentrer ensuite dans le bal; elle consentit seulement à se promener sur
la petite place. Je savais ouvrir une certaine porte en planches qui
donnait sur le manège, et nous causâmes longtemps au clair de lune,
sous les tilleuls. Elle me raconta longuement tous ses désespoirs.
Celui qui l'avait amenée s'était épris d'une autre; de là une querelle
intime; puis elle avait menacé de s'en retourner seule ou accompagnée;
il lui avait répondu qu'elle pouvait bien agir à son gré. De là les
soupirs, de là les larmes.
Le jour ne devait pas tarder à poindre. La grande sarabande
commençait. Trois ou quatre peintres d'histoire, peu danseurs de leur
nature, avaient fait ouvrir le petit cabaret et chantaient à gorge
déployée: Il _était un raboureur,_ ou bien: _C'était un calonnier qui
revenait de Flandre,_ souvenir des réunions joyeuses de la mère Saguet.
Notre asile fut bientôt troublé par quelques masques qui avaient trouvé
ouverte la petite porte. On parlait d'aller déjeuner à Madrid,--au
Madrid du bois de Boulogne,--ce qui se faisait quelquefois. Bientôt
le signal fut donné, on nous entraîna, et nous partîmes à pied, les
uns se trompant de femmes et se trompant de chemin,--vous vous en
souvenez,--les autres escortés par trois gardes françaises, dont deux
étaient simplement MM. d'Egmont et de Beauvoir;--le troisième, c'était
Giraud, le peintre ordinaire des gardes françaises.
Les sentinelles des Tuileries ne pouvaient comprendre cette apparition
inattendue qui semblait le fantôme d'une scène d'il y a cent ans, où
des gardes françaises auraient mené au violon une troupe de masques
tapageurs. De plus, l'une des deux petites marchandes de tabac
si jolies qui faisaient l'ornement de nos bals n'osa se laisser
emmener à Madrid sans prévenir son mari, qui gardait la maison. Nous
l'accompagnâmes à travers les rues. Elle frappa à sa porte. Le mari
parut à la fenêtre de l'entre-sol. Elle lui cria:
--Je vais déjeuner avec ces messieurs.
Il répondit:
--Va-t'en au diable! c'était bien la peine de me réveiller pour cela!
La belle désolée faisait une résistance assez faible pour se laisser
entraîner à Madrid, et, moi, je faisais mes adieux à Rugier en lui
expliquant que je voulais aller travailler à mon scénario.
--Comment! tu ne nous suis pas? Cette dame n'a plus d'autre cavalier
que toi ... et elle t'avait choisi pour la reconduire.
--Mais j'ai rendez-vous à sept heures chez Meyerbeer, entends-tu bien!
Rogier fut pris d'un fou rire. Un de ses bras était occupé par la
Cydalise; il offrit l'autre à la belle dame, qui me salua d'un petit
air moqueur. J'avais servi du moins à faire succéder un sourire à ses
larmes.
J'avais quitté la proie pour l'ombre ... comme toujours!
[1] Notamment, dans _le Courrier de Naples,_ du théâtre des grands
boulevards.
[2] Même sujet que le tableau qui se trouvait chez Victor Hugo.
[3] Heureusement, Alphonse Karr possède le buffet aux trois femmes et
aux trois satyres, avec des ovales de peintures du temps sur les portes.
[4] La _Mort de saint Joseph_ est à Londres, chez Gavarni.
[5] L'un d'eux s'appelait Van Dael, jeune homme charmant, mais dont le
nom a porté malheur à notre château.
[6] Vous connaissez le beau tableau de Gleyre, qui représente la scène.
II
DEUXIÈME CHATEAU
Celui-là fut un château d'Espagne, construit avec des châssis, des
_fermes_ et des praticables... Vous en dirai-je la radieuse histoire,
poétique et lyrique à la fois? Revenons d'abord au rendez-vous donné
par Dumas, et qui m'en avait fait manquer un autre.
J'avais écrit, avec tout le feu de la jeunesse, un scénario fort
compliqué, qui parut faire plaisir à Meyerbeer. J'emportai avec
effusion l'espérance qu'il me donnait; seulement, un autre opéra,
_les Frères corses,_ lui était déjà destiné par Dumas, et le mien
n'avait qu'un avenir assez lointain. J'en avais écrit un acte lorsque
j'apprends, tout d'un coup, que le traité fait entre le grand poëte
et le grand compositeur se trouve rompu, je ne sais pourquoi.--Dumas
partait pour son voyage de la Méditerranée, Meyerbeer avait déjà repris
la route de l'Allemagne. La pauvre _Reine de Saba,_ abandonnée de tous,
est devenue depuis un simple conte oriental qui fait partie des _Nuits
du Rhamazan._
C'est ainsi que la poésie tomba dans la prose et mon château théâtral
dans le _troisième_ dessous.--Toutefois, les idées scéniques et
lyriques s'étaient éveillées en moi, j'écrivis en prose un acte
d'opéra-comique, me réservant d'y intercaler, plus tard, des morceaux.
Je viens d'en retrouver le manuscrit primitif, qui n'a jamais tenté les
musiciens auxquels je l'ai soumis. Ce n'est donc qu'un simple proverbe,
et je n'en parle ici qu'à titre d'épisode de ces petits mémoires
littéraires[1].
[1] Voir, dans le _Théâtre complet, Corilla ou les Deux Rendez-vous._
III
TROISIÈME CHATEAU
Château de cartes, château de bohème, château en Espagne,--telles sont
les premières stations à parcourir pour tout poëte. Comme ce fameux
roi dont Charles Nodier a raconté l'histoire, nous en possédons au
moins sept de ceux-là pendant le cours de notre vie errante, et peu
d'entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierre, rêvé
dans la jeunesse,--d'où quelque belle aux longs cheveux nous sourit
amoureusement à la seule fenêtre ouverte, tandis que les vitrages
treillissés reflètent les splendeurs du soir.
En attendant, je crois bien que j'ai passé une fois par le château du
diable. Ma Cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue!... Une longue
histoire, qui s'est dénouée dans un pays du Nord,--et qui ressemble à
tant d'autres! Je ne veux ici que donner le motif des _vers dorés,_
conçus dans la fièvre et dans l'insomnie. Cela commence par le
désespoir et cela finit par la résignation.
Puis revint un souffle épuré de la première jeunesse, et quelques
fleurs poétiques s'entr'ouvrirent encore, dans la forme de l'odelette
aimée,--sur le rhythme sautillant d'un orchestre d'opéra.
Mais vous me rappelez, mon cher ami, qu'il s'agissait de causer poésie,
et j'y arrive incidemment.--Reprenons cet _air académique_ que vous
m'avez reproché.
Je crois bien que vous voulez faire allusion au mémoire que j'ai
adressé autrefois à l'Institut, à l'époque où il s'agissait d'un
concours sur l'histoire de la poésie au xvi_e_ siècle. Je l'ai
retrouvé, et il intéressera peut-être les lecteurs, comme le sermon que
le bon Sterne mêla aux aventures macaroniques de Tristram Shandy.
IV
LES POËTES DU XVIe SIÈCLE
Il s'agite actuellement, en littérature une question fort importante:
on demande si la poésie moderne peut retirer quelque fruit de l'étude
des écrivains français, antérieurs au xviie siècle.
L'académie des Jeux floraux avait même indiqué ce sujet pour son prix
d'éloquence de cette année; et l'on sent bien que, si une académie de
province hasarde une pareille question, c'est que le _statu quo_ de
Malherbe et de Boileau menace terriblement ruine.
J'ignore si le procès-verbal annuel des Jeux floraux est déjà publié:
à Paris, nous ne le voyons guère; mais un journal de province, qui
donnait dernièrement quelques détails sur ce concours, nous apprend que
le morceau couronné répondait affirmativement à la question.
Elle y était vue de haut et traitée largement, comme on dit
aujourd'hui: «Le moyen âge, s'écriait le lauréat, déborde sur nous
par la littérature... L'imagination peut seule rouvrir les sources du
génie; elle s'est précipitée sur les temps barbares; elle y a cherché
les vivantes puissances du moyen âge, le christianisme, la chevalerie,
les querelles religieuses, les révolutions politiques, etc ...» Mais
l'_accessit_ était d'un avis bien contraire; toute la poésie possible,
à son sens, était contenue dans le grand siècle: au delà, rien que
barbarie et confusion ..., quelques épigrammes de Marot exceptées; rien
que l'on pût comprendre avant Ronsard, et quatre vers de lisibles, tout
au plus, chez celui-ci (d'après la Harpe). Puis l'_accessit_ tançait
vertement ces _novateurs rétrogrades_ qui veulent nous ramener à
l'enfance de la poésie, nous proposant pour modèles des poëtes barbares
qui n'avaient pas la moindre teinture des littératures anciennes, comme
si les inimitables écrivains du siècle de Louis XIV n'étaient pas les
seuls dignes d'être imités!
Travaillez, jeunes lauréats, travaillez; il se peut que chacun de
vous ait raison: que l'un nous offre des compositions où revive tout
ce moyen âge qu'il dépeint si bien, que l'autre surpasse, s'il peut,
les illustres modèles qu'il se propose... Mais qu'il les surpasse,
entendez-vous? car il est impossible d'admettre une littérature qui
ne soit pas progressive. Regardez-y à deux fois: c'est une terrible
prétention que celle de perfectionner Racine, et cependant la question
est là.
Franchement, je vois chez le jeune novateur plus de conscience
d'artiste, jointe à plus de modestie: il respecte trop nos grands
auteurs pour se hasarder dans le genre qu'ils ont si glorieusement
occupé; il se propose des modèles moins supérieurs dans une littérature
peu frayée, et qui n'a atteint aucune sorte de perfection: ces modèles,
il peut sans trop d'orgueil espérer de les effacer, heureux s'il dotait
notre siècle d'une source féconde d'inspiration et communiquait à
d'autres l'envie de le surpasser lui-même dans cette entreprise.
Car il faut l'avouer, avec tout le respect possible pour les auteurs
du grand siècle, ils ont trop resserré le cercle des compositions
poétiques; sûrs pour eux-mêmes de ne jamais manquer d'espace et de
matériaux, ils n'ont point songé à ceux qui leur succéderaient, ils ont
_dérobé leurs neveux,_ selon l'expression du Métromane: au point qu'il
ne nous reste que deux partis à prendre, ou de les surpasser, ainsi que
je viens de dire, ou de poursuivre une littérature d'imitation servile
qui ira jusqu'où elle pourra; c'est-à-dire qui ressemblera à cette
suite de dessins si connue où, par des copies successives et dégradées,
on parvient à faire au profil d'Apollon une tête hideuse de grenouille.
De pareilles observations sont bien vieilles, sans doute; mais il ne
faut pas se lasser de les remettre devant les yeux du public, puisqu'il
y a des gens qui ne se lassent pas de répéter les sophismes qu'elles
ont réfutés depuis longtemps. En général, on paraît trop craindre, en
littérature, de redire sans cesse les bonnes raisons; on écrit trop
pour ceux qui savent; et il arrive de là que les nouveaux auditeurs qui
surviennent tous les jours à cette grande querelle, ou ne comprennent
point une discussion déjà avancée, ou s'indignent de voir tout à coup,
et sans savoir pourquoi, remettre en question des principes adoptés
depuis des siècles.
Il ne s'agit donc pas (loin de nous une telle pensée!) de déprécier
le mérite de tant de grands écrivains à qui la France doit sa gloire;
mais, n'espérant point faire mieux qu'eux, de chercher à faire
autrement, et d'aborder tous les genres de littérature dont ils ne se
sont point emparés.
Et ce n'est pas à dire qu'il faille pour cela imiter les étrangers,
mais seulement suivre l'exemple qu'ils nous ont donné, en étudiant
profondément nos poëtes primitifs, comme ils ont fait des leurs.
Car toute littérature primitive est nationale, n'étant créée que pour
répondre à un besoin, et conformément au caractère et aux mœurs du
peuple qui l'adopte; d'où il suit que, de même qu'une graine contient
un arbre entier, les premiers essais d'une littérature renferment tous
les germes de son développement futur, de son développement complet et
définitif.
Il suffit, pour faire comprendre ceci, de rappeler ce qui s'est passé
chez nos voisins: après des littératures d'imitation étrangère, comme
était notre littérature dite classique, après le siècle de Pope et
d'Addison, après celui de Wieland et de Lessing, quelques gens à
courte vue ont pu croire que tout était dit pour l'Angleterre et pour
l'Allemagne ...
Tout! excepté les chefs-d'œuvre de Walter Scott et de Byron, excepté
ceux de Schiller et de Goethe; les uns, produits spontanés de leur
époque et de leur sol; les autres, nouveaux et forts rejetons
de la souche antique; tous abreuvés à la source des traditions,
des inspirations primitives de leur patrie, plutôt qu'à celle de
l'Hippocrène.
Ainsi, que personne ne dise à l'art: «Tu n'iras pas plus loin!» au
siècle: «Tu ne peux dépasser les siècles qui t'ont précédé!...» C'est
là ce que prétendait l'antiquité en posant les bornes d'Hercule: le
moyen âge les a méprisées, et il a découvert un monde.
Peut-être ne reste-t-il plus de mondes à découvrir; peut-être le
domaine de l'intelligence est-il au complet aujourd'hui et peut-on
en faire le tour, comme celui du globe; mais il ne suffit pas que
tout soit découvert; dans ce cas même, il faut cultiver, il faut
perfectionner ce qui est resté inculte ou imparfait. Que de plaines
existent que la culture aurait rendues fécondes! que de riches
matériaux, auxquels il n'a manqué que d'être mis en œuvre par des mains
habiles! que de ruines de monuments inachevés!... Voilà ce qui s'offre
à nous, et dans notre patrie même, à nous qui nous étions bornés si
longtemps à dessiner magnifiquement quelques jardins royaux, à les
encombrer de plantes et d'arbres étrangers conservés à grands frais,
à les surcharger de dieux de pierre, à les décorer de jets d'eau et
d'arbres taillés en portiques.
Mais arrêtons-nous ici, de peur qu'en combattant trop vivement le
préjugé qui défend à la littérature française, comme mouvement
rétrograde, un retour d'étude et d'investigation vers son origine, nous
ne paraissions nous escrimer contre un fantôme, ou frapper dans l'air
comme En telle. Le principe était plus contesté au temps où un célèbre
écrivain allemand envisageait ainsi l'avenir de la poésie française:
«Si la poésie (nous traduisons M. Schlegel) pouvait plus tard
refleurir en France, je crois que cela ne serait point par l'imitation
des Anglais ni d'aucun autre peuple, mais par un retour à l'esprit
poétique en général, et en particulier à la littérature française des
temps anciens. L'imitation ne conduira jamais la poésie d'une nation à
son but définitif, et surtout l'imitation d'une littérature étrangère
parvenue au plus grand développement intellectuel et moral dont elle
est susceptible; mais il suffit à chaque peuple de remonter à la source
de sa poésie et à ses traditions populaires pour y distinguer et ce qui
lui appartient en propre et ce qui lui appartient en commun avec les
autres peuples. Ainsi l'inspiration religieuse est ouverte à tous, et
toujours il en sort une poésie nouvelle, convenable à tous les esprits
et à tous les temps: c'est ce qu'a compris Lamartine, dont les ouvrages
annoncent à la France une nouvelle ère poétique,» etc.
Mais avions-nous, en effet, une littérature avant Malherbe? observent
quelques irrésolus, qui n'ont suivi de cours de littérature que celui
de la Harpe.--Pour le vulgaire des lecteurs, non! Pour ceux qui
voudraient voir Rabelais et Montaigne mis en français moderne, pour
ceux à qui le style de la Fontaine et de Molière paraît tant soit
peu négligé, non! Mais pour ces intrépides amateurs de poésie et de
langue française que n'effraye pas un mot vieilli, que n'égaye pas une
expression triviale ou naïve, que ne démontent point les _oncques,_
les _ainçois_ et les _ores,_ oui! pour les étrangers qui ont puisé
tant de fois à cette source, oui!... Du reste, ils ne craignent point
de le reconnaître[1], et rient bien fort de voir souvent nos écrivains
s'accuser humblement d'avoir pris chez eux des idées qu'eux-mêmes
avaient dérobées à nos ancêtres.
Mais, avant d'aller plus loin, posons la question de manière à la faire
mieux comprendre, et profitons pour cela de la division indiquée par
M. Sainte-Beuve, dans son excellent _Tableau de la poésie au_ xvie
_siècle,_ qui attribue à l'école de Ronsard, et non pas à Malherbe,
l'établissement du système classique en France; on n'avait pas
jusque-là appuyé assez sur cette circonstance, à cause du peu de cas
que l'on faisait, à tort, des poëtes du xvie siècle.
Nous dirons donc maintenant: Existait-il une littérature nationale
avant Ronsard, mais une littérature complète, capable par elle-même, et
à elle seule, d'inspirer des hommes de génie, et d'alimenter de vastes
conceptions? Une simple énumération va nous prouver qu'elle existait:
qu'elle existait, divisée en deux parties bien distinctes, comme la
nation elle-même, et dont par conséquent l'une, que les critiques
allemands appellent _littérature chevaleresque,_ semblait devoir son
origine aux Normands, aux Bretons, aux Provençaux et aux Francs;
dont l'autre, native du cœur même de la France, et essentiellement
populaire, est assez bien caractérisée par l'épithète de _gauloise._
La première comprend: les poëmes historiques, tels que les romans de
_Rou_ (Rollon) et du _Brut_ (Brutus), la _Philippide,_ le _Combat des
trente Bretons,_ etc.; les poëmes chevaleresques, tels que _le Saint
Graal, Tristan, Partenopex, Lancelot,_ etc.; les poëmes allégoriques,
tels que les romans de la _Rose,_ du _Renard,_ etc., et enfin toute la
poésie légère, chansons, ballades, lais, chants royaux, plus la poésie
provençale ou _romane_ tout entière.
La seconde comprend les mystères, moralités et farces (y compris
_Patelin)_; les fabliaux, contes, facéties, livres satiriques, noëls,
etc.: toutes œuvres où le plaisant dominait, mais qui ne laissent
pas d'offrir souvent des morceaux profonds ou sublimes, et des
enseignements d'une haute morale parmi des flots de gaieté frivole et
licencieuse.
Eh bien, qui n'eût promis l'avenir à une littérature aussi forte,
aussi variée dans ses éléments, et qui ne s'étonnera de la voir tout
à coup renversée, presque sans combat, par une poignée de novateurs
qui prétendaient ressusciter la Rome morte depuis seize cents ans, la
Rome romaine, et la ramener victorieuse, avec ses costumes, ses formes
et ses dieux, chez un peuple du Nord, à moitié composé de nations
germaniques, et dans une société toute chrétienne? Ces novateurs,
c'étaient Ronsard et les poètes de son école; le mouvement imprimé par
eux aux lettres s'est continué jusqu'à nos jours.
Il serait trop long de nous occuper à faire l'histoire de la haute
poésie en France, car elle était vraiment en décadence au siècle
de Ronsard; flétrie dans ses germes, morte sans avoir acquis le
développement auquel elle semblait destinée; tout cela, parce qu'elle
n'avait trouvé pour l'employer que des poètes de cour qui n'en tiraient
que des chants de fêtes, d'adulation et de fade galanterie; tout cela
faute d'hommes de génie qui sussent la comprendre et en mettre en œuvre
les riches matériaux.
Ces hommes de génie se sont rencontrés cependant chez les étrangers,
et l'Italie surtout nous doit ses plus grands poëtes du moyen âge;
mais, chez nous, à quoi avaient abouti les hautes promesses des xiie et
xiiie siècles? A je ne sais quelle poésie ridicule, où la contrainte
métrique, ou des tours de force en fait de rime tenaient lieu de
couleur et de poésie; à de fades et obscurs poëmes allégoriques, à des
légendes lourdes et diffuses, à d'arides récits historiques rimés;
tout cela recouvert d'un langage poétique plus vieux de cent ans que
la prose et le langage usuel, car les rimeurs d'alors imitaient si
servilement les poètes qui les avaient précédés, qu'ils en conservaient
même la langue surannée. Aussi tout le monde s'était dégoûté de la
poésie dans les genres sérieux, et l'on ne s'occupait plus qu'à
traduire les poëmes et romans du xiie siècle dans cette prose qui
croissait tous les jours en grâce et en vigueur. Enfin il fut décidé
que la langue française n'était pas propre à la haute poésie, et les
savants se hâtèrent de profiter de cet arrêt pour prétendre qu'on ne
devait plus la traiter qu'en vers latins et en vers grecs.
Quant à la poésie populaire, grâce à Villon et à Marot, elle avait
marché de front avec la prose illustrée par les Joinville, les
Froissart et les Rabelais; mais, Marot éteint, son école n'était pas
de taille à le continuer: ce fut elle cependant qui opposa à Ronsard
la plus sérieuse résistance, et certes, bien qu'elle ne comptât plus
d'hommes supérieurs, elle était assez forte sur l'épigramme: la
_tenaille de Mellin,_[2] qui pinçait si fort Ronsard au milieu de sa
gloire, a fait proverbe.
Je ne sais si le peu de phrases que je viens de hasarder suffit pour
montrer la littérature d'alors dans cet état d'interrègne qui suit la
mort d'un grand génie, ou la fin d'une brillante époque littéraire,
comme cela s'est vu plusieurs fois depuis; si l'on se représente bien
le troupeau des écrivains du second ordre se tournant inquiets à droite
et à gauche et cherchant un guide: les uns fidèles à la mémoire des
grands hommes qui ne sont plus, et laissant dans les rangs une place
pour leur ombre; les autres tourmentés d'un vague désir d'innovation
qui se produit en essais ridicules; les plus sages faisant des théories
et des traductions... Tout à coup un homme apparaît, à la voix forte,
et dépassant la foule de la tête: celle-ci se sépare en deux partis, la
lutte s'engage, et le géant finit par triompher, jusqu'à ce qu'un plus
adroit lui saute sur les épaules et soit seul proclamé très-grand.
Mais n'anticipons pas: nous sommes en 1549, et à peu de mois de
distance apparaissent la _Défense et Illustration de la Langue
française[3]_, et les premières _Odes pindariques_ de Pierre de Ronsard.
La _Défense de la langue française,_ par J. du Bellay, l'un des
compagnons et des élèves de Ronsard, est un manifeste contre ceux
qui prétendaient que la langue française était trop pauvre pour la
poésie, qu'il fallait la laisser au peuple, et n'écrire qu'en vers
grecs et latins; du Bellay leur répond «que les langues ne sont pas
nées d'elles-mêmes en façon d'herbes, racines et arbres; les unes
infirmes et débiles en leurs espérances, les autres saines et robustes
et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines, mais que
toute leur vertu est née au monde, du vouloir et arbitre des mortels.
C'est pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et blâmer l'autre,
vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine: c'est la
fantaisie des hommes; et ont été formées d'un même jugement à une même
fin: c'est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences
de l'esprit. Il est vrai que, par succession de temps, les unes, pour
avoir été curieusement réglées, sont devenues plus riches que les
autres; mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues,
mais au seul artifice et industrie des hommes. A ce propos, je ne puis
assez blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns de notre nation,
qui, n'étant rien moins que grecs ou latins, déprisent ou rejettent
d'un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en français.»
Il continue en prouvant que la langue française ne doit pas être
appelée _barbare,_ et recherche cependant pourquoi elle n'est pas
si riche que les langues grecque et latine: «On le doit attribuer à
l'ignorance de nos ancêtres, qui, ayant en plus grande recommandation
le bien faire que le bien dire, se sont privés de la gloire de leurs
bienfaits, et nous du fruit de l'imitation d'iceux, et, par le même
moyen, nous ont laissé notre langue si pauvre et nue, qu'elle a besoin
des ornements, et, s'il faut parler ainsi, des plumes d'autrui. Mais
qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en
l'excellence qu'on les a vues au temps d'Horace et de Démosthènes, de
Virgile et de Cicéron? Et, si ces auteurs eussent jugé que jamais,
pour quelque diligence et culture qu'on eût pu faire, elles n'eussent
su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les
mettre au point où nous les voyons maintenant? Ainsi puis-je dire de
notre langue qui commence encore à fleurir, sans fructifier; cela,
certainement, non par le défaut de sa nature, aussi apte à engendrer
que les autres, mais par la faute de ceux qui l'ont eue en garde et
ne l'ont cultivée à suffisance. Que si les anciens Romains eussent
été aussi négligés à la culture de leur langue, quand premièrement
elle commença à pulluler, pour certain en si peu de temps elle ne fût
devenue si grande; mais eux, en guise de bons agriculteurs, l'ont
premièrement transmuée d'un lieu sauvage dans un lieu domestiqué, puis,
afin que plutôt et mieux elle pût fructifier, coupant à l'entour les
inutiles rameaux, l'ont, pour échange d'iceux, restaurée de rameaux
francs et domestiques, magistralement tirés de la langue grecque,
lesquels soudainement se sont si bien entés et faits semblables à leurs
troncs, que désormais ils n'apparaissent plus adoptifs, mais naturels.»
Suit une diatribe contre les traducteurs, qui abondaient alors, comme
il arrive toujours à de pareilles époques littéraires; du Bellay
prétend que «ce labeur de traduire n'est pas un moyen suffisant pour
élever notre vulgaire à l'égal des autres plus fameuses langues. Que
faut-il donc? Imiter! imiter les Romains, comme ils ont fait des Grecs;
comme Cicéron a imité Démosthène, et Virgile, Homère.»
Nous venons de voir ce qu'il pense des faiseurs de vers latins, et
des traducteurs; voici maintenant pour les imitateurs de la vieille
littérature: «Et certes, comme ce n'est point chose vicieuse, mais
grandement louable, d'emprunter d'une langue étrangère les sentences et
les mots, et les approprier à la sienne: aussi est-ce chose grandement
à reprendre, voire odieuse à tout lecteur de libérale nature, de voir
en une même langue une telle imitation, comme celle d'aucuns savants
mêmes, qui s'estiment être des meilleurs plus ils ressemblent à Héroet
ou à Marot. Je t'admoneste donc, ô toi qui désires l'accroissement de
ta langue et veux y exceller, de n'imiter à pied levé, comme naguère
a dit quelqu'un, les plus fameux auteurs d'icelle; chose certainement
aussi vicieuse comme de nul profit à notre vulgaire, vu que ce n'est
autre chose, sinon lui donner ce qui était à lui.»
Il jette un regard sur l'avenir, et ne croit pas qu'il faille
désespérer d'égaler les Grecs et les Romains: «Et comme Homère se
plaignait que, de son temps, les corps étaient trop petits, il ne faut
point dire que les esprits modernes ne sont à comparer aux anciens;
l'architecture, l'art du navigateur et autres inventions antiques,
certainement sont admirables, et non si grandes toutefois qu'on doive
estimer les cieux et la nature d'y avoir dépensé toute leur vertu,
vigueur et industrie. Je produirai pour témoins de ce que je dis
l'imprimerie, sœur des Muses et dixième d'elles, et cette non moins
admirable que pernicieuse foudre d'artillerie; avec tant d'autres non
antiques inventions qui montrent véritablement que, par le long cours
des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu'on
voudrait bien dire. Mais j'entends encore quelque opiniâtre s'écrier:
«Ta langue tarde trop à recevoir sa perfection» et je dis que ce
retardement ne prouve point qu'elle ne puisse la recevoir; je dis
encore qu'elle se pourra tenir certain de la garder longuement, l'ayant
acquise avec si longue peine; suivant la loi de nature qui a voulu
que tout arbre qui naît fleurit et fructifie bientôt, bientôt aussi
vieillisse et meure, et au contraire que celui-là dure par longues
années qui a longuement travaillé à jeter ses racines.»
Ici finit le premier livre, où il n'a été encore question que de la
langue et du style poétique; dans le second, la question est abordée
plus franchement, et l'intention de renverser l'ancienne littérature et
d'y substituer les formes antiques est exprimée avec plus d'audace:
«Je penserai avoir beaucoup mérité des miens si je leur montre
seulement du doigt le chemin qu'ils doivent suivre pour atteindre à
l'excellence des anciens: mettons donc pour le commencement ce que nous
avons, ce me semble, assez prouvé au premier livre. C'est que, sans
l'imitation des Grecs et Romains, nous ne pouvons donner à notre langue
l'excellence et lumière des autres plus fameuses. Je sais que beaucoup
me reprendront d'avoir osé, le premier des Français, introduire quasi
une nouvelle poésie, ou ne se tiendront pleinement satisfaits, tant
pour la brièveté dont j'ai voulu user que pour la diversité des esprits
dont les uns trouvent bon ce que les autres trouvent mauvais. Marot
me plaît, dit quelqu'un, parce qu'il est facile et ne s'éloigne point
de la commune manière de parler; Héroët, dit quelque autre, parce que
tous ses vers sont doctes, graves et élaborés; les autres d'un autre se
délectent. Quant à moi, telle superstition ne m'a point retiré de mon
entreprise, parce que j'ai toujours estimé notre poésie française être
capable de quelque plus haut et merveilleux style que celui dont nous
nous sommes si longuement contentés. Disons donc brièvement ce que nous
semble de nos poètes français.
»De tous les anciens poètes français, quasi un seul, Guillaume de Loris
et Jean de Meun[4], sont dignes d'être lus, non tant pour ce qu'il y
ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, que
pour y voir quasi une première image de la langue française, vénérable
pour son antiquité. Je ne doute point que tous les pères crieraient
la honte être perdue si j'osais reprendre ou émender quelque chose en
ceux que jeunes ils ont appris, ce que je ne veux faire aussi; mais
bien soutiens-je que celui-là est trop grand admirateur de l'ancienneté
qui veut défrauder les jeunes de leur gloire méritée: n'estimant rien,
sinon ce que la mort a sacré, comme si le temps, ainsi que les vins,
rendait les poésies meilleures. Les plus récents, même ceux qui ont
été nommés par Clément Marot en une certaine épigramme à Salel, sont
assez connus par leurs œuvres; j'y renvoie les lecteurs pour en faire
jugement.»
Il continue par quelques louanges et beaucoup de critiques des auteurs
du temps, et revient à son premier dire, qu'il faut imiter les anciens,
«et non point les auteurs français, pour ce qu'en ceux-ci on ne saurait
prendre que bien peu, comme la peau et la couleur, tandis qu'en ceux-là
on peut prendre la chair, les os, les nerfs et le sang.»
«Lis donc, et relis premièrement, ô poëte futur! les exemplaires grecs
et latins; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux
Jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouan, comme rondeaux, ballades,
virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries qui
corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter
témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisantes épigrammes,
non point comme font aujourd'hui un tas de faiseurs de contes nouveaux
qui en un dizain sont contents n'avoir rien dit qui vaille aux neuf
premiers vers, pourvu qu'au dixième il y ait le petit mot pour rire,
mais à l'imitation d'un Martial, ou de quelque autre bien approuvé; si
la lascivité ne te plaît, mêle le profitable avec le doux; distille
avec un style coulant et non scabreux de tendres élégies, à l'exemple
d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce; y entremêlant quelquefois de
ces fables anciennes, non petit ornement de poésie. Chante-moi ces odes
inconnues encore de la langue française, d'un luth bien accordé au son
de la lyre grecque et romaine, et qu'il n'y ait rien où apparaissent
quelques vestiges de rare et antique érudition. Quant aux épîtres, ce
n'est un poëme qui puisse grandement enrichir notre vulgaire, parce
qu'elles sont volontiers des choses familières et domestiques, si tu ne
les voulais faire à l'imitation d'élégies comme Ovide, ou sentencieuses
et graves comme Horace: autant te dis-je des satires que les Français,
je ne sais comment, ont nommées coq-à-l'âne, auxquelles je te conseille
aussi peu t'exercer, si ce n'est à l'exemple des anciens en vers
héroïques, et, sous ce nom de satire, y taxer modestement les vices
de son temps et pardonner aux noms des personnes vicieuses. Tu as pour
ceci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les
satiriques. _Sonne-moi_ ces beaux _sonnets_[5]; non moins docte que
plaisante invention italienne, pour lequel tu as Pétrarque et quelques
modernes Italiens. Chante-moi d'une musette bien résonnante les
plaisantes églogues rustiques, à l'exemple de Théocrite et de Virgile.
Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les
voulaient restituer en leur ancienne dignité qu'ont usurpée les farces
et moralités, je serais bien d'opinion que tu t'y employasses, et, si
tu le veux faire pour l'ornement de la langue, tu sais où tu en dois
trouver les archétypes.»
Je ne crois pas qu'on me reproche d'avoir cité tout entier ce chapitre
où la révolution littéraire est si audacieusement proclamée; il est
curieux d'assister à cette démolition complète d'une littérature du
moyen âge au profit de tous les genres de composition de l'antiquité,
et la réaction analogue qui s'opère aujourd'hui doit lui donner un
nouvel intérêt.
Du Bellay conseille encore l'introduction dans la langue française de
mots composés du latin et du grec, recommandant principalement de s'en
servir dans les arts et sciences libérales. Il recommande, avec plus
de raison, l'étude du langage figuré, dont la poésie française avait
jusqu'alors peu de connaissance; il propose de plus quelques nouvelles
alliances de mots accueillies depuis en partie: «d'user hardiment de
l'infinitif pour le nom, comme _Veiller,_ le _chanter,_ le _vivre,_
le _mourir;_ de l'adjectif substantivé, comme le _vide de l'air,_ le
_frais de l'ombre, l'épais des forêts;_ des verbes et des participes,
qui de leur nature n'ont point d'infinitifs après eux, avec des
infinitifs, comme _tremblant de mourir_ pour craignant _de mourir,_
etc. Garde-toi encore de tomber en un vice commun, même aux plus
excellents de notre langue: c'est l'omission des articles.»
«Je ne veux oublier l'émendation, partie certes la plus de nos
études; son office est d'ajouter, ôter, ou changer à loisir ce que la
première impétuosité et ardeur d'écrire n'avait permis de faire; il
est nécessaire de remettre à part nos écrits nouveau-nés, les revoir
souvent, et, en la manière des ours, leur donner forme, à force de
lécher. Il ne faut pourtant y être trop superstitieux, ou, comme les
éléphants leurs petits, être dix ans à enfanter ses vers. Surtout nous
convient avoir quelques gens savants et fidèles compagnons qui puissent
connaître nos fautes et ne craignent pas de blesser notre papier
avec leurs ongles. Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois
non-seulement les savants, mais aussi toutes sortes d'ouvriers et gens
mécaniques, savoir leurs inventions, les noms des matières et termes
usités en leurs arts et métiers pour tirer de là de belles comparaisons
et description de toutes choses.»
«Vous semble-t-il pas, messieurs, qui êtes si ennemis de votre langue,
que notre poëte ainsi armé pusse sortir en campagne, et se montrer sur
les rangs avec les braves escadrons grecs et romains. Et vous autres si
mal équipés, dont l'ignorance a donné le ridicule nom de rimeur à notre
langue, oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux
labeur de ce combat? Je suis d'avis que vous vous retirez au bagage
avec les pages et laquais, ou bien (car j'ai pitié de vous) sous les
frais ombrages, entre les dames et damoiselles où vos beaux et mignons
écrits, non de plus longue durée que votre vie, seront reçus, admirés
et adorés. Que plût aux Muses pour le bien que je veux à notre lange
que vos ineptes oeuvres fussent bannies non-seulement, comme elles le
sont des bibliothèques des savants, mais de toute la France.»
On voit que les disputes littéraires de ce temps-là n'étaient pas
moins animées qu'elles ne le sont aujourd'hui. Du Bellay s'écrie
qu'il faudrait que tous les rois amateurs de leur langue défendissent
d'imprimer les œuvres des poëtes surannés de l'époque.
«Oh! combien je désire voir sécher ces _printemps,_ châtier ces petites
jeunesses, rabattre ces _coups d'essai,_ tarir ces _fontaines,_ bref
abolir ces beaux titres suffisants pour dégoûter tout lecteur savant
d'en lire davantage! Je ne souhaite pas moins que ces _dépourvus,_
ces _humbles espérants,_ ces _bains de Liesse,_ ces _esclaves,_ ces
_traverseurs[6],_ soient renvoyés à la table ronde, et ces belles
petites devises aux gentilshommes et damoiselles, d'où on les a
empruntées. Que dirai-je plus? Je supplie à Phébus Apollon que la
France, après avoir été si longuement stérile, grosse de lui, enfante
bientôt un poëte dont le luth bien résonnant fasse tarir ces enrouées
cornemuses, non autrement que les grenouilles quand on jette une pierre
en leur marais.»[7]
Après une nouvelle exhortation aux Français d'écrire en leur langue,
du Bellay finit ainsi: «Or, nous voici, grâce à Dieu, après beaucoup
de périls et de flots étrangers, rendus au port à sûreté. Nous avons
échappé du milieu des Grecs et au travers des escadrons romains,
pénétré jusqu'au sein de la France, France tant désirée. Là donc,
Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine, et,
de ses serves dépouilles, ornez vos temples et autels. Ne craignez
plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille, qui sous
ombre de bonne foi vous surprennent tout nus comptant la rançon du
Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse et y semez encore un coup la
fameuse nation des Gallo-Grecs. Pillez-moi sans conscience les sacrés
trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois, et
ne craignez plus ce muet Apollon ni ses faux oracles. Vous souvienne de
votre ancienne Marseille, seconde Athènes; et de votre Hercule gallique
tirant les peuples après lui par leurs oreilles avec une chaîne
attachée à sa langue.»
C'est un livre bien remarquable que ce livre de du Bellay; c'est un
de ceux qui jettent le plus de jour sur l'histoire de la littérature
française, et peut-être aussi le moins connu de tous les traités écrits
sur ce sujet: je ne sache pas qu'aucun auteur s'en soit servi depuis
deux siècles, si ce n'est M. Sainte-Beuve qui m'en a donné une analyse.
Je n'aurais pas hasardé cette citation, beaucoup plus longue encore,
si je ne la regardais comme l'histoire la plus exacte que l'on puisse
faire l'école de Ronsard.
En effet, tout est là: à voir comme les réformes prêchées, les théories
développées dans la _Défense et Illustration de la langue française,_
ont été fidèlement adoptées depuis et mises en pratique dans tous
leurs points, il est même difficile de douter qu'elle ne soit l'œuvre
de cette école tout entière: je veux dire de Ronsard, Ponthus de
Thiard, Remi Belleau, Étienne Jodelle, J. Antoine de Baïf, qui, joints
à Dubellay, composaient ce qu'on appela depuis _la Pléiade_[8]. Du
reste, la plupart de ces auteurs avaient écrit beaucoup d'ouvrages
dans le système prêché par du Bellay, bien qu'ils ne les eussent
point fait encore imprimer; de plus, il est question des _odes_ dans
l'_Illustration,_ et Ronsard dit plus tard une préface avoir le premier
introduit le mot _ode_ dans la langue française ce qu'on n'a jamais
contesté.
Mais, soit que ce livre ait été de plusieurs mains, soit qu'une seule
plume ait exprimé les vœux et les doctrines de toute une association
de poëtes, il porte l'empreinte de la plus complète ignorance de
l'ancienne littérature française ou de la plus criante injustice. Tout
le mépris que du Bellay professe, à juste titre, envers les poëtes de
son temps imitateurs des vieux poëtes, y est, à grand tort, reporté
aussi sur ceux-là qui n'en pouvaient mais. C'est comme si, aujourd'hui,
on en voulait aux auteurs du grand siècle de la platitude des rimeurs
modernes qui marchent sous leur invocation.
Se peut-il que du Bellay, qui recommande si fort d'enter sur le tronc
national près de périr des branches étrangères, ne songe point même
qu'une meilleure culture puisse lui rendre la vie et ne le croie pas
capable de porter des fruits par lui-même? Il conseille de faire
des mots d'après le grec et le latin, comme si les sources eussent
manqué pour en composer de nouveaux d'après le vieux français seul; il
appuie sur l'introduction des odes, élégies, satires, etc., comme si
toutes ces formes poétiques n'avaient pas existé déjà sous d'autres
noms; du poëme antique, comme si les chroniques normandes et les
romans chevaleresques n'en remplissaient pas toutes les conditions,
appropriées de plus au caractère et à l'histoire du moyen âge; de la
tragédie, comme s'il eût manqué aux mystères autre chose que d'être
traités par des hommes de génie pour devenir la tragédie du moyen
âge, plus libre et plus vraie que l'ancienne. Supposons, en effet,
un instant, les plus grands poètes étrangers et les plus opposés au
système classique de l'antiquité, nés en France au xvie siècle, et
dans la même situation que du Bellay et ses amis. Croyez-vous qu'ils
n'eussent pas été là, et avec les seules ressources et les éléments
existant alors dans la littérature française, ce qu'ils furent à
différentes époques et dans différents pays? Croyez-vous que l'Arioste
n'eût pas aussi bien composé son _Roland furieux_ avec nos fabliaux et
nos poëmes chevaleresques; Shakspeare, ses drames avec nos romans, nos
chroniques, nos farces et même nos mystères; le Tasse, sa _Jérusalem_
avec nos livres de chevalerie et les éblouissantes couleurs poétiques
de notre littérature romane, etc.? Mais les poètes de la réforme
classique n'étaient point de cette taille, et peut-être est-il injuste
de vouloir qu'ils aient vu dans l'ancienne littérature française ce que
ces grands hommes y ont vu avec le regard du génie, et ce que nous n'y
voyons aujourd'hui sans doute que par eux. Au moins rien ne peut-il
justifier ce superbe dédain qui fait prononcer aux poètes de la Pléiade
qu'il n'y a absolument rien avant eux, non-seulement dans les genres
sérieux, mais dans tous; ne tenant pas plus compte de Rutebœuf que de
Charles d'Anjou, de Villon que de Charles d'Orléans, de Clément Marot
que de Saint-Gelais, et de Rabelais que de Joinville et de Froissart
dans la prose. Sans cette ardeur d'exclure, de ne rebâtir que sur des
ruines, on ne peut nier que l'étude et même l'imitation momentanée
de la littérature antique n'eussent pu être, dans les circonstances
d'alors, très-favorables aux progrès de la nôtre et de notre langue
aussi; mais l'excès a tout gâté: de la forme, on a passé au fond; on
ne s'est pas contenté d'introduire le poëme antique, on a voulu qu'il
dît l'histoire des anciens et non la nôtre; la tragédie, on a voulu
qu'elle ne célébrât que les infortunes des illustres familles d'Œdipe
et d'Agamemnon; on a amené la poésie à ne reconnaître et n'invoquer
d'autres dieux que ceux de la mythologie; en un mot, cette expédition,
présentée si adroitement par du Bellay comme une conquête sur les
étrangers, n'a fait, au contraire, que les amener vainqueurs dans nos
murs; elle a tendu à effacer petit à petit notre caractère de nation,
à nous faire rougir de nos usages et même de notre langue au profit
de l'antiquité; à nous amener, en un mot, à ce comble de ridicule
qu'au xixe siècle même, nous représentions encore nos rois
et nos héros en costumes romains, et que nous ayons employé le latin
pour les inscriptions de nos monuments, séduits que nous sommes par de
fausses idées de goût et de convenance. Bon Dieu! que diront un jour
nos arrière-neveux en découvrant des pierres sépulcrales de chrétiens,
qui portent pour légende: diis manibus[9]! des monuments où il est
inscrit: MDCCCXXX° ANNO REGNANTE CAROLO DECIMO, PRAEFECTUS ET AEDILES
POSUERUNT, etc.[10]! Ne seront-ils pas fondés à croire qu'en l'an 1830,
la domination romaine subsistait encore en France; de même qu'en lisant
quelques lambeaux échappés au temps de notre poésie, ils pourront se
persuader que le paganisme était aussi notre religion dominante? C'est
certainement à ce défaut d'accord et de sympathie de la littérature
classique avec nos mœurs et notre caractère national qu'il faut
attribuer, outre les ridicules anomalies que je viens de citer en
partie, le peu de popularité qu'elle a obtenu.
Voilà une digression qui m'entraîne bien loin: j'y ai jeté au hasard
quelques raisons déjà rebattues; il y en a des volumes de beaucoup
meilleures, et cependant que de gens refusent encore de s'y rendre!
Une tendance plus raisonnable se fait, il est vrai, remarquer depuis
quelques années[11]: on se met à lire un peu d'histoire de France;
et, quand dans les collèges on sera parvenu à la savoir presque aussi
bien que l'histoire ancienne, et quand aussi on consacrera à l'étude
de la langue française quelques heures arrachées au grec et au latin,
un grand progrès sera sans doute accompli pour l'esprit national, et
peut-être s'ensuivra-t-il moins de dédain pour la vieille littérature
française, car tout cela se tient.
J'ai accusé l'école de Ronsard de nous avoir imposé une littérature
classique, quand nous pouvions fort bien nous en passer, et surtout
de nous l'avoir imposée si exclusive, si dédaigneuse de tout le passé
qui était à nous; mais, à considérer ses travaux et ses innovations,
sous un autre point de vue, celui des progrès du style et de la
couleur poétique, il faut avouer que nous lui devons beaucoup de
reconnaissance; il faut avouer que, dans tous les genres qui ne
demandent pas une grande force de création, dans tous les genres de
poésie gracieuse et légère, elle a surpassé et les poètes qui l'avaient
précédée, et beaucoup de ceux qui l'ont suivie. Dans ces sortes de
compositions aussi, l'imitation classique est moins sensible: les
petites odes de Ronsard, par exemple, semblent la plupart inspirées,
plutôt par les chansons du xiie siècle, qu'elles surpassent souvent
encore en naïveté et en fraîcheur; ses sonnets aussi, et quelques-unes
de ses élégies sont empreints du véritable sentiment poétique, si rare
quoi qu'on dise, que tout le xviiie siècle, si riche qu'il soit en
poésies diverses, semble en être absolument dénué.
Mais, pour faire sentir les immenses progrès que Ronsard à fait faire à
la langue poétique, si pâle jusqu'à lui dans les genres sérieux, il est
bon de donner une idée de ce qu'elle était au moment qu'il l'a prise.
Pour cela, je transcris au hasard le début d'un poëme publié la même
année que ses odes pindariques, et par un des auteurs les plus estimés
du temps. (_Pandore,_ par Guillaume de Tours.)
O dieu Phœbus, des saints poëtes père,
Du grand tonnant la lignée tant clère,
Qui sus ton chef à perruque dorée
Portes les fleurs de Daphnes transmuée
Dans un laurier toujours verd qu'on blasonne,
Car tu t'en ceints, et en fais ta couronne,
Viens, viens à nous, viens ici en la guise
Qu'en Hélicon, haute montagne sise
Très-hautement les doctes sœurs enseignes
Là des pieds nus dansantes aux enseignes
De leur gaité, tout autour des autiers
De ton parent Jupiter et au tiers
Toi réjoui de douce mélodie
Les adoucis et de ta poésie;
Sois ci présent, et au labeur et peine
De toi chantant donne joyeux étrenne
De bien ditter et lui donne faveur,
Car il nous plaît la fable qui n'est moindre
D'aultres narrez intexer et la joindre
Que bien ditta Astreus sainct poëte, etc.
En vérité, rien qui surpasse ces vers, dans toute la haute poésie
d'alors; si quelqu'un en doute, qu'il lise encore les hymnes de Marot,
de Marot si poëte dans les genres plaisants, et il verra quel abîme
existait entre le style élevé et le style gracieux et naïf. Maintenant,
jugez de quelle admiration le public de 1550 dût se sentir saisi en
entendant des strophes pareilles à celles que je vais citer, et qui
faisaient partie d'une ode pindarique où le poëte racontait la guerre
des dieux contre les titans[12].
Bellone eut la tête couverte
D'un acier, sur qui rechignoit
De Méduse la gueule ouverte,
Qui pleine de flammes grognoit;
En sa dextre elle enta la hache
Par qui les rois sont irrités,
Alors que, dépite, elle arrache
Les vieilles tours de leurs cités!
Adouc le Père puissant,
Qui de nerfs roidis s'efforce!
Ne mit en oubli la force
De son foudre rougissant:
Mi-courbant la tête en bas,
Et bien haut levant le bras,
Contre eux guigna sa tempête,
Laquelle, en les foudroyant,
Siffloit, aigu-tournoyant,
Comme un fuseau sur leur tête.
De feu, les deux piliers du monde,
Brûlés jusqu'au fond, chanceloient:
Le ciel ardoit, la terre et l'onde
Tout pétillants étinceloient, etc.
La langue est encore la même que dans le morceaux cité plus haut; mais
quelle différence dans la vigueur du style et l'éclat de la pensée!
Eh bien, veut-on savoir tout d'un coup à quoi s'en tenir sur les
progrès que Ronsard a fait faire à la langue poétique, qu'on rapproche
ce fragment, composés dans ses premières années, des vers suivants,
composés dix ans après, pour l'avènement au trône de Charles IX. Ce
sont quelques-uns des conseils qu'il lui adresse:
Ne vous montrez jamais pompeusement vêtu
L'habillement des rois est la seule vertu;
Que votre corps reluise en vertus glorieuse
Non par habits chargés de pierres précieuses
D'amis plus que d'argent montrez-vous désireux,
Les princes sans amis sont toujours malheureux;
Aimez les gens de bien, ayant toujours envie
De ressembler à ceux qui sont de bonne vie;
Punissez les malins et les séditieux:
Ne soyez point chagrin, dépit, ni furieux,
Mais honnête et gaillard, portant sur le visage
De votre gentille âme un gentil témoignage.
Or, sire, pour autant que nul n'a le pouvoir
De châtier les rois qui font mal leur devoir,
Corrigez-vous vous-même, afin que la justice
De Dieu qui est plus grand vos fautes ne punisse.
Je dis ce puissant Dieu, dont la force est partout,
Qui conduit l'univers de l'un à l'autre bout,
Et fait à tous humains ses justices égales,
Autant aux laboureurs qu'aux personnes royales.
Lequel nous supplions vous tenir en sa loi,
Et vous aimer autant qu'il fit David son roi,
Et rendre comme à lui votre sceptre tranquille,
Car, sans l'aide de Dieu, la force est inutile.
On pourra juger d'après ces vers, dont le style est, en général, celui
de tous les discours de Ronsard, combien est ridicule l'accusation
d'obscurité et de dureté qui depuis deux siècles flétrit ses poésies;
et il nous sera de plus loisible d'avancer que la Harpe ne les avait
jamais lues, lorsqu'il s'écrie qu'on ne peut pas lire et comprendre
quatre vers de suite chez Ronsard. Qu'on me permette de citer encore
une de ses élégies, qui, sans être partout aussi pure que le morceau
précédent, lui est supérieure, ce me semble, sous le rapport de la
poésie:
A MARIE
Six ans étoient coulés, et la septième année
Étoit presques entière en ses pas retournée,
Quand, loin d'affection, de désir et d'amour,
En pure liberté je passois tout le jour,
Et, franc de tout souci qui les âmes dévore,
Je dormois dès le soir jusqu'au point de l'aurore;
Car seul, maître de moi, j'allois plein de loisir
Où le pied me portoit, conduit de mon désir,
Ayant toujours aux mains, pour me servir de guide,
Aristote ou Platon, ou le docte Euripide,
Mes bons hôtes muets, qui ne fâchent jamais;
Ainsi je les reprends, ainsi je les remets.
O douce compagnie, et utile et honnête!
Un autre en caquetant m'étourdiroit la tête.
Puis, du livre ennuyé, je regardois les fleurs,
Feuilles, tiges, rameaux, espèces et couleurs;
Et l'entrecoupement de leurs formes diverses,
Peintes de cent façons, jaunes, rouges et perses(*).
Ne me pouvant soûler, ainsi qu'en un tableau
D'admirer la nature et ce qu'elle a de beau,
Et de dire en passant aux fleurettes écloses:
«Celui est presque Dieu qui connoît toutes choses,
Écarté du vulgaire et loin des courtisans
De fraude et de malice impudents artisans. »
Tantôt j'errois seulet par les forêts sauvages
Sur les bords émaillés des peinturés rivages;
Tantôt par les rochers reculés et déserts,
Tantôt par les taillis, verte maison des cerfs
J'aimois le cours suivi d'une longue rivière,
A voir onde sur onde allonger sa carrière,
Et flot à l'autre flot en roulant s'attacher;
Et, penché sur les bords, me plaisoit d'y pêcher
Étant plus réjoui d'une chasse muette,
Troubler des écaillés la demeure secrète,
Tirer avec la ligne en tremblant emporté
Le crédule poisson pris à l'haim appâté,
Qu'un grand prince n'est aise ayant pris à la chasse;
Un cerf qu'en haletant tout un jour il pourchasse
Heureux si vous eussiez d'un mutuel émoi
Pris l'appât amoureux aussi bien comme moi ...
Las! couché dessus l'herbe, en mes discours je pense
Que, pour aimer beaucoup, j'ai peu de récompense
Et que mettre son cœur aux dames si avant,
C'est vouloir peindre en l'onde et arrêter le vent
M'assurant toutefois qu'alors que le vieil âge
Aura, comme sorcier, changé votre visage,
Et lorsque vos cheveux deviendront argentés
Et que vos yeux d'amour ne seront plus hantés
Que toujours vous aurez, quelque soin qui vous touche,
En l'esprit mes écrits, mon nom en votre bouche.
(*) Bleues.
Le lecteur doit être bien surpris de ne point rencontrer là cette _muse
en françois parlant grec et latin contre laquelle_ Boileau s'escrime si
rudement, de fort bien comprendre ce patois _que jargonnoit Ronsard à
la cour des Valois, et de ne le_ point trouver si éloigné qu'il croyait
du _beau françois_ d'aujourd'hui. C'est qu'il n'est pas en littérature
de plus étrange destinée que celle de Ronsard: idole d'un siècle
éclairé; illustré de l'admiration d'hommes tels que les de Thou,
les l'Hospital, les Pasquier, les Scaliger; proclamé plus tard par
Montaigne l'égal des plus grands poètes anciens, traduit dans toutes
les langues, entouré d'une considération telle, que le Tasse, dans un
voyage à Paris, ambitionna l'avantage de lui être présenté; honoré à
sa mort de funérailles presque royales et des regrets de la France
entière, il semblait devoir, selon l'expression de M. Sainte-Beuve,
entrer dans la postérité, comme dans un temple. Non! la postérité est
venue, et elle a convaincu le xvie siècle de mensonge et de mauvais
goût, elle a livré au rire et à l'injure les morceaux de l'idole
brisée, et des dieux nouveaux se sont substitués à la trop célèbre
Pléiade, en se parant de ses dépouilles.
La Pléiade, soit: qu'importe tous ces poètes à la suite, qui sont Baïf,
Belleau, Ponthus, sous Ronsard; qui sont Racan, Segrais, Sarrazin, sous
Malherbe; qui sont Desmahis, Bernis, Villette, sous Voltaire, etc.?...
Mais, pour Ronsard, il y a encore une postérité: et aujourd'hui surtout
qu'on remet tout en question, et que les hautes renommées sont pesées,
comme les âmes aux enfers, nues, dépouillées de toutes les préventions,
favorables ou non, avec lesquelles elles s'étaient présentées à nous,
qui sait si Malherbe se trouvera encore de poids à représenter le père
de la poésie classique? Ce ne serait point là le seul arrêt de Boileau
qu'aurait cassé l'avenir.
Nous n'exprimons ici qu'un vœu de justice et d'ordre, selon nous,
et nous n'avons pas jugé l'école de Ronsard assez favorablement pour
qu'on nous soupçonne de partialité. Si notre conviction est erronée,
ce ne sera pas faute d'avoir examiné les pièces du procès, faute
d'avoir feuilleté des livres oubliés depuis trois cents ans. Si tous
les auteurs d'histoires littéraires avaient eu cette conscience, on
n'aurait pas vu des erreurs grossières se perpétuer dans mille volumes
différents, composés les uns sur les autres; on n'aurait pas vu des
jugements définitifs se fonder sur d'aigres et partiales critiques
échappées à l'acharnement momentané d'une lutte littéraire, ni de
hautes réputations s'échaffauder avec des œuvres admirées sur parole.
Non, sans doute, nous ne sommes pas indulgents envers l'école de
Ronsard: et, en effet, on ne peut que s'indigner, au premier abord, de
l'espèce de despotisme qu'en littérature, de cet orgueil avec lequel
elle _Odi profanum vulgus,_ d'Horace, repoussant toute popularité comme
une injure, et n'estimant rien que le noble, et sacrifiant toujours
à l'art le naturel et le vrai. Ainsi aucun poëte n'a célébré plus et
la nature et le printemps que ne l'ont fait ceux du xvie siècle, et
croyez-vous qu'ils aient jamais songé à demander des inspirations à
la nature et au printemps? Jamais: ils se contentaient de rassembler
ce que l'antiquité avait dit de plus gracieux sur ce sujet, et d'en
composer un tout, digne d'être apprécié par les connaisseurs; il
arrivait de là qu'ils se gardaient de leur mieux d'avoir une pensée
à eux; et cela est tellement vrai, que les savants commentaires dont
on honorait leurs œuvres ne s'attachaient qu'à y découvrir le plus
possible d'imitations de l'antiquité. Ces poëtes ressemblaient en
cela beaucoup à certains peintres qui ne composent leurs tableaux que
d'après ceux des maîtres, imitant un bras chez celui-ci, une tête chez
cet autre, une draperie chez un troisième, le tout pour la plus grande
gloire de l'art, et qui traitent d'ignorants ceux qui se hasardent
à leur demander s'il ne vaudrait pas mieux imiter tout bonnement la
nature.
Puis, après ces réflexions qui vous affectent désagréablement à
la première lecture des œuvres de la Pléiade, une lecture plus
particulière vous réconcilie avec elle: les principes ne valent rien;
l'ensemble est défectueux, d'accord, et faux et ridicule; mais on se
laisse aller à admirer certaines parties des détails; ce style primitif
et verdissant assaisonne si bien de vieilles pensées déjà banales chez
les Grecs et les Romains, qu'elles ont pour nous tout le charme de la
nouveauté; quoi de plus rebattu, par exemple, que cette espèce de
syllogisme sur lequel est fondée l'odelette de Ronsard:
Mignonne, allons voir si la rose ...
Eh bien, la mise en œuvre en fait un des morceaux les plus frais et
les plus gracieux de notre poésie légère. Celle de Belleau, intitulée
_Avril,_ toute composée, au reste, d'idées connues, n'en ravit pas
moins quiconque a de la poésie dans le cœur. Qui pourrait dire
en combien de façons est retournée dans beaucoup d'autres pièces
l'éternelle comparaison des fleurs et des amours qui ne durent qu'un
printemps; et tant d'autres lieux communs que toutes les poésies
fugitives nous offrent encore aujourd'hui? Eh bien, nous autres
Français, qui attachons toujours moins de prix aux choses qu'à la
manière dont elles sont dites, nous nous en laissons charmer, ainsi
que d'un accord mille fois entendu, si l'instrument qui le répète est
mélodieux.
Voilà pour la plus grande partie de l'école de Ronsard; la part du
maître doit être plus vaste: toutes ses pensées à lui ne viennent pas
de l'antiquité; tout ne se borne pas dans ses écrits à la grâce et à
la naïveté de l'expression: on taillerait aisément chez lui plusieurs
poètes fort remarquables et fort distincts, et peut-être suffirait-il
pour cela d'attribuer à chacun d'eux quelques années successives de
sa vie. Le poète pindarique se présente d'abord: c'est au style de
celui-là qu'ont pu s'adresser avec le plus de justice les reproches
d'obscurité, d'hellénisme, de latinisme et d'enflure qui se sont
perpétués sans examen jusqu'à nous de notice en notice; l'étude des
autres poètes du temps aurait cependant prouvé que ce style existait
avant lui: cette fureur de faire des mots d'après les anciens a été
attaquée par Rabelais, bien avant l'apparition de Ronsard et de
ses amis; au total, il s'en trouve peu chez eux qui ne fussent en
usage déjà. Leur principale affaire était l'introduction des formes
classiques, et, bien qu'ils aient aussi recommandé celle des mots, il
ne paraît pas qu'ils s'en soient occupés beaucoup, et qu'ils aient
même employé les premiers ces doubles mots qu'on a représentés comme si
fréquents dans leur style.
Voici venir maintenant le poëte amoureux et anacréontique: à lui
s'adressent les observations faites plus haut, et c'est celui-là qui
a le plus fait école. Vers les derniers temps, il tourne à l'élégie,
et là seulement peu de ses imitateurs ont pu l'atteindre, à cause de
la supériorité avec laquelle il y manie l'alexandrin, employé fort peu
avant lui, et qu'il a immensément perfectionné.
Ceci nous conduit à la dernière époque du talent de Ronsard, et, ce me
semble, à la plus brillante, bien que la moins célébrée. Ses _Discours_
contiennent en germe l'épître et la satire régulière, et, mieux que
tout cela, une perfection de style qui étonne plus qu'on ne peut dire.
Mais aussi combien peu de poètes l'ont immédiatement suivi dans cette
région supérieure! Régnier seulement s'y présente longtemps après,
et on ne se doute guère de tout ce qu'il doit à celui qu'il avouait
hautement pour son maître.
Dans les discours surtout se déploie cet alexandrin fort et bien rempli
dont Corneille eut depuis le secret, et qui fait contraster son style
avec celui de Racine d'une manière si remarquable: il est singulier
qu'un étranger, M. Schlegel ait fait le premier cette observation:
«Je regarde comme incontestable, dit-il, que le grand Corneille
appartienne encore à certains égards, pour la langue surtout, à cette
ancienne école de Ronsard, ou du moins la rappelle souvent.» On se
convaincra bien aisément de cette vérité en lisant les discours de
Ronsard, et surtout celui des _Misères du temps._
Depuis peu d'années, quelques poètes, et Victor Hugo surtout,
paraissent avoir étudié cette versification énergique et brillante de
Ronsard, dégoûtés qu'ils étaient de l'autre: j'entends la versification
_racinienne,_ si belle à son commencement, et que depuis on a tant
usée et aplatie à force de la limer et de la polir. Elle n'était point
usée, an contraire, celle de Ronsard et de Corneille, mais rouillée
seulement, faute d'avoir servi.
Ronsard mort, après toute une vie de triomphes incontestés, ses
disciples, tels que les généraux d'Alexandre, se partagèrent tout son
empire, et achevèrent paisiblement d'asservir ce monde littéraire, dont
certainement sans lui ils n'eussent pas fait la conquête. Mais, pour
en conserver longtemps la possession, il eût fallu, ou qu'eux-mêmes
ne fussent pas aussi secondaires qu'ils étaient, ou qu'un maître
nouveau étendît sur tous ces petits souverains une main révérée et
protectrice. Cela ne fut pas; et dès lors on dut prévoir, aux divisions
qui éclatèrent, aux prétentions qui surgirent, à la froideur et à
l'hésitation du public envers les œuvres nouvelles, l'imminence d'une
révolution analogue à celle de 1549, dont le grand souvenir de Ronsard,
qui survivait encore craint des uns et vénéré du plus grand nombre,
pouvait seul retarder l'explosion de quelques années.
Enfin Malherbe vint! et la lutte commença. Certes, il était alors
beaucoup plus aisé que du temps de Ronsard et de du Bellay de fonder
en France une littérature originale: la langue poétique était toute
faite grâce à eux, et, bien que nous nous soyons élevé contre la poésie
antique substituée par eux à une poésie du moyen âge, nous ne pensons
pas que cela eût nui à un homme de génie, à un véritable réformateur
venu immédiatement après eux; cet homme de génie ne se présenta pas:
de là tout le mal; le mouvement imprimé dans le sens classique, qui
eût pu même être de quelque utilité comme secondaire, fut pernicieux,
parce qu'il domina tout: la réforme prétendue de Malherbe ne consista
absolument qu'à le régulariser, et c'est de cette opération qu'il a
tiré toute sa gloire[13].
On sentait bien, dès ce temps-là, combien cette réforme annoncée si
pompeusement était mesquine et conçue d'après des vues étroites.
Régnier surtout, Régnier, poëte d'une tout autre luire que Malherbe,
et qui n'eut que le tort d'être trop modeste, et de se contenter
d'exceller dans un genre à lui, sans se mettre à la tête d'aucune
école, tance celle de Malherbe avec une sorte de mépris:
Cependant, leur savoir ne s'étend seulement
Qu'à regratter un mot douteux au jugement;
Prendre garde qu'un _qui_ ne heurte une diphthongue,
Épier si des vers la rime est brève ou longue,
Ou bien si la voyelle, à l'autre s'unissant,
Ne rend point à l'oreille un vers trop languissant,
Et laissent sur le verd le noble de l'ouvrage.
(_Le Critique outré._)
Tout cela est très-vrai. Malherbe réformait en grammairien, en
éplucheur de mots, et non pas en poëte, et, malgré toutes ses
invectives contre Ronsard, il ne songeait pas même qu'il y eût à sortir
du chemin qu'avaient frayé les poètes de la Pléiade, ni par un retour à
la vieille littérature nationale, ni par la création d'une littérature
nouvelle, fondée sur les moeurs et les besoins du temps, ce qui, dans
ces deux cas, eût probablement amené à un même résultat. Toute sa
prétention, à lui, fut de purifier le fleuve qui coulait du limon que
roulaient ses ondes, et qu'il ne put faire sans lui enlever aussi en
partie l'or et les germes précieux qui s'y trouvaient mêlés: aussi
voyez ce qu'a été la poésie après lui: je dis la poésie.
L'art, toujours l'art, froid, calculé, jamais de douce rêverie, jamais
de véritable sentiment religieux, rien que la nature ait immédiament
inspiré: le correct, le beau exclusivement; une noblesse uniforme de
pensées et d'expression; c'est Midas qui a le don de changer en or tout
ce qu'il touche. Décidément, le branle est donné à la poésie classique:
la Fontaine seul y résistera; aussi Boirait l'oubliera-t-il dans son
_Art poétique._
[1] Tous les critiques étrangers s'accordent sur ce point. Citons entre
mille un passage d'une revue anglaise, rapporté tout récemment par _le
Mercure,_ et qui faisait partie d'un article où notre littérature était
fort maltraitée: «Il serait injuste cependant de ne point reconnaître
que ce fut aux Français que l'Europe dut la première impulsion
poétique, et que la littérature _romane, qui distingue le génie de
l'Europe moderne du génie classique de l'antiquité,_ naquit avec les
_trouveurs_ et les _conteurs_ du nord de la France, les _jongleurs_ et
les _ménestrels_ de Provence.
[2] Mellin de Saint-Gelais.
[3] Par I. D. B. A. (Joachim du Bellay). Paris, Arnoul Angelier, 1549.
Le privilège date de 1548.
[4] Auteurs du roman de la _Rose._
[5]_ Sonne-moi ces sonnets:_ ceci est un trait du mauvais goût
d'alors, auquel le jeune novateur n'a pu entièrement se soustraire.
Nous trouvons plus haut: _Distille_ avec un _style._ Ronsard lui-même
a cédé quelquefois à ce plaisir de jouer sur les mots: _Dorât_ qui
_redore_ le langage français; _Mellin_ aux paroles de _miel,_ etc.
[6] Allusion aux ridicules surnoms que prenaient les poètes du temps:
_l'Humble Espérant_ (Jehan le Blond); le _Banni de Liesse_ (François
Habert); _l'Esclave fortuné_ (Michel d'Amboise); le _Traverseur des
voies périlleuses_ (Jehan Bouchet). Il y avait encore le _Solitaire_
(Jehan Gohorry); l'_Esperonnier de discipline_ (Antoine de Saix), etc.,
etc.
[7] Il s'agit là de Pierre de Ronsard, annoncé comme le Messie par ce
nouveau saint Jean. Du Bellay a-t-il voulu équivoquer sur le prénom de
Ronsard avec cette figure de la _pierre_? Ce serait peut-être aller
trop loin que de le supposer.
[8] Il est à remarquer que _l'Illustration_ ne parle nominativement
d'aucun d'entre eux; plusieurs cependant étaient déjà connus. Il me
semble que du Bellay n'aurait pas manqué de citer ses amis s'il eut
porté seul la parole.»
[9] Quelques-unes ne portent que D. M. au sommet de la légende; mais il
n'y en a peut-être pas le quart où il ne soit question des _mânes_ du
défunt. Que d'observations de ce genre il y aurait encore à faire!
[10] Écoutons Paul Courier, à propos des inscriptions latines: «_caméra
campotorum_ leur paraissait beaucoup plus beau que _la Chambre des
comptes:_ cette manie dura, et même n'a point passé; des inscriptions
qui nous disent en mots de Cicéron qu'ici est le Marché-Neuf ou bien la
Place-aux-Veaux.»
[11] Il est à espérer que la révolution de 93 aura donné lieu à la
dernière explosion de l'imitation des anciens, et que nous en aurons
fini cette fois avec les Léonidas, et les Brutus, et les Régulus, et
les grandes odes pindariques, et les consuls, et les tribuns, et toute
la défroque de la république romaine ajustée au xixe siècle; c'est
quelque chose déjà pour nous que d'avoir le coq gaulois en place de
l'aigle classique.
[12] Cette ode était contenue dans le recueil intitulé: _Les quatre
premiers Livres d'odes de P. de Ronsard vendomois, ensemble et son
Boccaige;_ Paris, G. Cavellat, 1550.
Ronsard avait déjà publié séparément, l'année précédente, l'_Hymne
de France,_ Paris, Vascosan, et _l'Hymne de la paix,_ G. Cavellat,
1549. Ces trois pièces très-rares ne sont point indiquées sur le
catalogue de la Bibliothèque royale, ce qui a fait commettre à tous les
bibliographes une erreur de date touchant la publication des premiers
écrits de Ronsard.
[13] Il ne s'agit dans tout ceci que de principes généraux. Nous
avançons que le système classique a été fatal aux auteurs des deux
siècles derniers, sans porter, du reste, aucune atteinte à leur gloire
et au mérite de leurs écrits.
V
EXPLICATIONS
Vous le voyez, mon ami,--_en ce temps, je ronsardinisais,--_pour me
servir d'un mot de Malherbe. Considérez, toute fois, le paradoxe
ingénieux qui fait le fond de ce travail: il s'agissait alors pour
nous, jeunes gens, de rehausser la vieille versification française,
affaiblie par les langueurs du xviiie siècle, troublée par les
brutalités des novateurs trop ardents; mais il fallait aussi maintenir
le droit antérieur de la littérature nationale dans ce qui se rapporte
à l'invention et aux formes générales. Cette distinction, que je devais
à l'étude de Schlegel, parut obscure alors même à beaucoup de nos amis,
qui voyaient dans Ronsard le précurseur du _romantisme.--_Que de peine
on a en France pour se débattre contre les mots!
Je ne sais trop qui obtint le prix proposé alors par l'Académie; mais
je crois bien que ce ne fut pas Sainte-Beuve, qui a fait couronner
depuis, par le public, son _Histoire de la poésie au xvie siècle._
Quant à moi-même, il est évident qu'alors je n'avais droit d'aspirer
qu'aux prix du collège, dont ce morceau ambitieux me détournait sans
profit.
Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur!
Je fus cependant si furieux de ma déconvenue, que j'écrivis une satire
dialoguée contre l'Académie, qui parut chez Touquet. Ce n'était pas
bon, et cependant Touquet m'avait dit, avec ses yeux fins sous ses
besicles ombragées par sa casquette à large visière: «Jeune homme, vous
irez loin.» Le destin lui a donné raison en me donnant la passion des
longs voyages.
Mais, me direz-vous, il faut enfin parler de ces premiers vers, ces
_juvenilia._ «Sonnez-moi ces sonnets,» comme disait du Bellay.
Eh bien, étant admis à l'étude assidue de ces vieux poëtes croyez bien
que je n'ai nullement cherché à en faire le pastiche, mais que leurs
formes de style m'impressionnaient malgré moi, comme il est arrivé à
beaucoup de poëtes de notre temps.
Les _odelettes,_ ou petites odes de Ronsard, m'avaient servi de modèle.
C'était encore une forme classique, imitée par lui d'Anacréon, de
Bion, et, jusqu'à un certain point, d'Horace. La forme concentrée de
l'odelette ne me paraissait pas moins précieuse à conserver que celle
du sonnet, où Ronsard s'est inspiré si heureusement de Pétrarque, de
même que, dans ses élégies, il a suivi les traces d'Ovide; toutefois,
Ronsard a été généralement plutôt grec que latin, c'est là ce qui
distingue son école de celle de Malherbe.
VI
MUSIQUE
Ces poésies déjà vieilles ont-elles encore conservé quelque
parfum?--J'en ai écrit de tous les rhythmes, imitant plus ou moins,
comme on fait quand on commence. Il y en a que je ne puis plus
retrouver: une notamment sur les papillons, dont je ne me rappelle que
cette strophe:[1]
Le papillon, fleur sans tige
Qui voltige,
Que l'on cueille en un réseau;
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la fleur et l'oiseau.
C'est encore une coupe à la Ronsard, et cela peut se chanter sur l'air
du cantique de Joseph. Remarquez une chose, c'est que les odelettes se
chantaient et devenaient même populaires, témoin cette phrase du _Roman
comique_: «Nous entendîmes la servante, qui, d'une bouche imprégnée
d'ail, chantait l'ode du vieux Ronsard:
Allons de nos voix
Et de nos luts d'ivoire
Ravir les esprits!»
Ce n'était, du reste, que renouvelé des odes antiques, lesquelles se
chantaient aussi. J'avais écrit les premières sans songer à cela, de
sorte qu'elles ne sont nullement lyriques. Celle qui est intitulée _les
Cydalises_ est venue malgré moi sous forme de chant; j'en avais trouvé
en même temps les vers et la mélodie, que j'ai été obligé de faire
noter, et qui a été trouvée très-concordante aux paroles.--_Ni bonjour
ni bonsoir,_ est calqué sur un air grec.
Je suis persuadé que tout poëte ferait facilement la musique de ses
vers s'il avait quelque connaissance de la notation.
Rousseau est cependant presque le seul qui, avant Pierre Dupont, ait
réussi.
Je discutais dernièrement là-dessus avec S***, à propos des tentatives
de Richard Wagner. Sans approuver le système musical actuel, qui fait
du poëte un _parolier,_ S*** paraissait craindre que l'innovation de
l'auteur de _Lohengrin,_ qui soumet entièrement la musique au rhythme
poétique, ne la fît remonter à l'enfance de l'art. Mais n'arrive-t-il
pas tous les jours qu'un art quelconque se rajeunit en se retrempant
à ses sources? S'il y a décadence, pourquoi le craindre? s'il y a
progrès, où est le danger?
Il est très-vrai que les Grecs avaient quatorze modes lyriques fondés
sur les rhythmes poétiques de quatorze chants ou chansons. Les Arabes
en ont le même nombre, à leur imitation. De ces timbres primitifs
résultent des combinaisons infinies, soit pour l'orchestre, soit pour
l'opéra. Les tragédies antiques étaient des opéras, moins avancés
sans doute que les nôtres; les mystères du moyen âge étaient aussi des
opéras complets avec récitatifs, airs et chœurs; on y voit poindre même
le duo, le trio, etc. On me dira que les chœurs n'étaient chantés qu'à
l'unisson,--soit. Mais n'aurions-nous réalisé qu'un de ces progrès
matériels qui perfectionnent la forme aux dépens de la grandeur et du
sentiment? Qu'un faiseur italien vole un air populaire qui court les
rues de Naples ou de Venise, et qu'il en fasse le motif principal d'un
duo, d'un trio ou d'un chœur, qu'il le dessine dans l'orchestre, le
complète et le fasse suivre d'un autre motif également pillé, sera-t-il
pour cela inventeur? Pas plus que poëte. Il aura seulement le mérite de
la composition, c'est-à-dire de l'arrangement selon les règles et selon
son style ou son goût particulier.
Mais cette esthétique nous entraînerait trop loin, et je suis incapable
de la soutenir avec les termes acceptés, n'ayant jamais pu mordre au
solfège. Seules, mes strophes intitulées _Chœur souterrain,_ ont une
couleur ancienne qui aurait réjoui le vieux Gluck.
Il est difficile de devenir un bon prosateur si l'on n'a pas de
été poëte; ce qui ne signifie pas que tout poëte puisse devenir un
prosateur. Mais comment s'expliquer la séparation qui s'établit presque
toujours entre ces deux talents? Il est rare qu'on les accorde tous
les deux au même écrivain: du moins l'un prédomine l'autre. Pourquoi
aussi notre poésie n'est-elle pas populaire comme celle des Allemands?
C'est, je crois, qu'il faut distinguer toujours ces deux styles et
ces deux genres--chevaleresque et gaulois, dans l'origine,--qui, en
perdant leurs noms, ont conservé leur division générale. On parle en ce
moment d'une collection de chants nationaux recueillis et publiés
à grands frais. Là, sans doute, nous pourrons étudier les rhythmes
anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être
en sortira-t-il quelque moyen d'assouplir et de varier ces coupes
belles mais monotones que nous devons à la réforme classique. La rime
riche est une grâce, sans douter, mais elle ramène trop souvent les
mêmes formules. Elle rend le récit poétique ennuyeux et lourd le plus
souvent, et est un grand obstacle à la popularité des poëmes.
Je renvoie ici le lecteur aux _Filles du feu,_ dans lesquelles j'ai
cité quelques chants d'une province où j'ai été élevé et qu'on appelle
spécialement «la France». C'était, en effet, l'ancien domaine des
empereurs et des rois, aujourd'hui découpé en mille possessions
diverses.
[1] Cette pièce, et toutes celles dont parle ici Gérard de Nerval, se
retrouveront dans ses _Poésies complètes._
MES PRISONS
SAINTE-PÉLAGIE EN 1831
Ces souvenirs ne réussiront jamais à faire de moi un Silvio Pellico,
pas même un Magallon... Peut-être ai-je moins pourri dans les cachots
que bien des gardes nationaux litéraires de mes amis; cependant,
j'ai eu le privilège d'émotions plus variées; j'ai secoué plus de
chaînes, j'ai vu filtrer le jour à travers plus de grilles; j'ai été
un prisonnier plus sérieux plus considérable; en un mot, si à cause de
_mes prisons_ je ne me suis point posé sur un piédestal héroïque, je
puis dire que ce fut pure modestie de ma part.
L'aventure remonte à quelques années; les _Mémoires de M. Gisquet_
viennent de préciser l'époque dans mon souvenir; cela se rattache,
d'ailleurs, à des circonstances fort connues; c'était dans un certain
hiver où quelques artistes et poëtes s'étaient mis à parodier les
soupers et les nuits de la Régence. On avait la prétention de s'enivrer
au cabaret; on était raffiné, truand et talon rouge tout à la fois. Et
ce qu'il y avait de plus réel dans cette réaction vers les vieilles
mœurs de la jeunesse française, c'était, non le talon rouge, mais le
cabaret et l'orgie; c'était le vin de la barrière bu dans des crânes
et chantant la ronde de _Lucrèce Borgia;_ au total, peu de filles
enlevées, moins encore de bourgeois battus; et, quant au guet, formulé
par des gardes municipaux et des sergents de ville, loin de se laisser
_charger_ de coups de bâton et de coups d'épée, il comprenait assez mal
la couleur d'une époque illustre, pour mettre parfois les soupeurs au
violon, en qualité de simples tapageurs nocturnes.
C'est ce qui arriva à quelques amis et à moi, un certain soir où la
ville était en rumeur par des motifs politiques que nous ignorions
profondément; nous traversions l'émeute en chantant et en raillant,
comme les épicuriens d'Alexandrie (du moins, nous nous en flattions).
Un instant après, les rues voisines étaient cernées, et, du sein
d'une foule immense, composée, comme toujours, en majorité de simples
curieux, on extrayait les plus barbus et les plus chevelus, d'après
un renseignement fallacieux qui, à cette époque, amenait souvent de
pareilles erreurs.
Je ne peindrai pas les douleurs d'une nuit passée _au violon;_ à l'âge
que j'avais alors, on dort parfaitement sur la planche inclinée de ces
sortes de lieux; le réveil est plus pénible. On nous avait divisés;
nous étions trois sous la même clef au corps de garde de la place du
Palais-Royal. Le violon de ce poste est un véritable cachot, et je
ne conseille à personne de se faire arrêter de ce côté. Après avoir
probablement dormi plusieurs heures, nous nous réveillâmes au bruit qui
se faisait dans le corps de garde; du reste, nous ne savions s'il était
jour ou nuit.
Nous commençâmes par appeler; on nous enjoignit de nous tenir
tranquilles. Nous demandions d'abord à sortir, puis à déjeuner, puis à
fumer quelques cigares: refus sur tous ces points; ensuite personne ne
songea plus à nous; alors, nous agitons la porte, nous frappons sur les
planches, nous faisons rendre au violon toute l'harmonie qui lui est
propre; ce fut de quoi nous fatiguer une heure; le jour ne venait pas
encore; enfin, quelques heures après,-vers midi probablement, l'ombre
à peine perceptible d'une certaine lueur se projeta sur le plafond et
s'y promena dès lors comme une aiguille de pendule. Nous regrettâmes
le sort des prisonniers célèbres, qui avaient pu du moins élever une
fleur ou apprivoiser une araignée; le donjon de Fouquet, les plombs
de Casanova, nous revinrent longuement en mémoire; puis, comme nous
étions privés de toute nourriture, il fallut nous arrêter au supplice
d'Ugolin... Vers quatre heures, nous entendîmes un bruit actif de
verres et de fourchettes: c'étaient les municipaux qui dînaient.
Je regretterais de prolonger ce journal d'impressions fort vulgaires
partagées par tant d'ivrognes, de tapageurs ou de cochers en
contravention; après dix-huit heures de violon, nous sommes conduits
devant un commissaire, qui nous envoie à la Préfecture, toujours sous
le poids des mêmes préventions Dès lors, notre position prenait du
moins de l'intérêt. Nous pouvions écrire aux journaux, faire appel à
l'opinion, nous plaindre amèrement d'être traités en criminels; mais
nous préférâmes prendre bien les choses et profiter gaiement de cette
occasion d'étudier des détails nouveaux pour nous. Malheureusement,
nous eûmes la faiblesse de nous faire mettre à la _pistole,_ au lieu
de partager la salle commune, ce qui ôte beaucoup à la valeur de nos
observations.
La pistole se compose de petites chambres fort propres à un ou deux
lits, où le concierge fournit tout ce qu'on demande comme à la prison
de la garde nationale; le plancher est en dalles, les murs sont
couverts de dessins et d'inscriptions; on boit, on lit et on fume; la
situation est donc fort supportable.
Vers midi, le concierge nous demanda si nous voulions _passer avec la
société,_ pendant qu'on faisait le service. Cette proposition n'était
que dans le but de nous distraire, car nous pouvions simplement
attendre dans une autre chambre. La _société,_ c'étaient les voleurs.
Nous entrâmes dans une vaste salle garnie de bancs et de tables; cela
ressemblait simplement à un cabaret de bas étage. On nous fit voir près
du poêle un homme en redingote verte qu'on nous dit être le célèbre
Fossard, arrêté pour le vol des médailles de la Bibliothèque.
C'était une figure assez farouche et refrognée, des cheveux
grisonnants, un œil hypocrite. Un de mes compagnons se mit à causer
avec lui. Il crut pouvoir le plaindre d'être une _haute intelligence_
mal dirigée peut-être; il émit une foule d'idées sociales et de
paradoxes de l'époque, lui trouva au front du génie et lui demanda
la permission de lui tâter la tête, pour examiner les bosses
phrénologiques.
Là-dessus, M. Fossard se fâcha très-vertement, s'écriant qu'il n'était
nullement un homme d'intelligence, mais un bijoutier fort honorable et
fort connu dans son quartier, arrêté par erreur; qu'il n'y avait que
des mouchards qui pussent l'interroger comme on le faisait.
--Apprenez, monsieur, dit un voisin à notre camarade, qu'il ne se
trouve que d'honnêtes gens ici.
Nous nous hâtâmes d'excuser et d'expliquer la sollicitude d'artiste
de notre ami, qui, pour dissiper la malveillance naissante, se mit à
dessiner un superbe Napoléon sur le mur; on le reconnut aussitôt pour
un peintre fort distingué.
En rentrant dans nos cellules, nous apprîmes du concierge que le
Fossard auquel nous avions parlé n'était pas le forçat célébré par
Vidocq, mais son frère, arrêté en même temps que lui.
Quelques heures après, nous comparûmes devant un juge d'instruction,
qui envoya deux d'entre nous à Sainte-Pélagie sous la prévention de
complot contre l'État. Il s'agissait alors, autant que je puis m'en
souvenir, du célèbre complot de la rue des Prouvaires, auquel on avait
rattaché notre pauvre souper par je ne sais quels fils très-embrouillés.
A cette époque, Sainte-Pélagie offrait trois grandes divisions
complètement séparées. Les détenus politiques occupaient la plus belle
partie de la prison. Une cour très-vaste, entourée de grilles et de
galeries couvertes, servait toute la journée à la promenade et à la
circulation. Il y avait le quartier des carlistes et le quartier des
républicains. Beaucoup d'illustrations des deux partis se trouvaient
alors sous les verrous. Les gérants de journaux, destinés à rester
longtemps prisonniers, avaient tous obtenu de fort jolies chambres.
Ceux du _National,_ de _la Tribune_ et de _la Révolution_ étaient
les mieux logés dans le pavillon de droite. _La Gazette_ et _la
Quotidienne_ habitaient le pavillon de gauche, au dessus du _chauffoir_
public.
Je viens de citer l'aristocratie de la prison; les détenus non
journalistes, mais payant la pistole, étaient répartis en plusieurs
chambrées de sept à huit personnes; on avait égard dans ces divisions
non-seulement aux opinions prononcées, mais même aux nuances. Il
y avait plusieurs chambrées de républicains, parmi lesquels on
distinguait rigoureusement les unitaires, les fédéralistes, et
même les socialistes, peu nombreux encore. Les bonapartistes, qui
avaient pour journal _la Révolution de_ 1830, éteinte depuis, étaient
aussi représentés; les combattants carlistes de la Vendée et les
conspirateurs de la rue des Prouvaires ne le cédaient guère en nombre
aux républicains; de plus, il y avait tout un vaste dortoir rempli des
malheureux Suisses arrêtés en Vendée et constituant la _plèbe_ du parti
légitimiste. Celle des divers partis populaires, le résidu de tant
d'émeutes et de tant de complots d'alors, composait encore la partie
la plus nombreuse et la plus turbulente de la prison; toutefois, il
était merveilleux de voir l'ordre parfait et même l'union qui régnaient
entre tous ces prisonniers de diverses origines; jamais une dispute,
jamais une parole hostile ou railleuse; les légitimistes chantaient _O
Richard_ ou _Vive Henri IV_ d'un côté, les républicains répondaient
avec _la Marseillaise_ ou _le Chant du départ_; mais cela sans trouble,
sans affectation, sans inimitié, et comme les apôtres de deux religions
opprimées qui protestent chacun devant leur autel.
J'étais arrivé fort tard à Sainte-Pélagie, et l'on ne pouvait me donner
place à la pistole que le lendemain. Il me fallut donc coucher dans
l'un des dortoirs communs. C'était une vaste galerie qui contenait une
quarantaine de lits. J'étais fatigué, ennuyé du bruit qui se faisait
dans le chauffoir, où l'on m'avait introduit d'abord, et où j'avais le
droit de rester jusqu'à l'heure du couvre-feu; je préférai gagner le
lit de sangle qu'on m'avait assigné, et où je m'endormis profondément.
L'arrivée de mes camarades de chambre ne tarda pas à me réveiller. Ces
messieurs montaient l'escalier en chantant _la Marseillaise_ à gorge
déployée; on appelait cela la _prière du soir._ Après _la Marseillaise_
arrivait naturellement _le Chant du départ,_ puis le _Ça ira,_ à la
suite duquel j'espérais pouvoir me rendormir en paix; mais j'étais
bien loin de compte. Ces braves gens eurent l'idée de compléter
la cérémonie par une représentation de la révolution de Juillet.
C'était une sorte de pièce de leur composition, une _charade_ à grand
spectacle, qu'ils exécutaient fort souvent, à ce qu'on m'apprit. On
commençait par réunir deux ou trois tables; quelques-uns se dévouaient
et représentaient Charles X et ses ministres tenant conseil sur
cette scène improvisée; on peut penser avec quel déguisement et quel
dialogue. Ensuite venait la prise de l'hôtel de ville; puis _une soirée
de la cour_ à Saint-Cloud, le gouvernement provisoire, la Fayette,
Laffitte, etc.: chacun avait son rôle et parlait en conséquence. Le
bouquet de la représentation était un vaste combat des barricades, pour
lequel on avait dû renverser lits et matelas; les traversins de crin,
durs comme des bûches, servaient de projectiles. Pour moi qui m'étais
obstiné à garder mon lit, je ne peux point cacher que je reçus quelques
éclaboussures de la bataille. Enfin, quand le triomphe fut regardé
comme suffisamment décidé, vainqueurs et vaincus se réunirent pour
chanter de nouveau _la Marseillaise,_ ce qui dura jusqu'à une heure du
matin.
En me réveillant, le lendemain, d'un sommeil si interrompu, j'entendis
une voix partir du lit de sangle situé à ma gauche. Cette voix
s'adressait à l'habitant du lit de sangle situé à ma droite; personne
encore n'était levé.
--Pierre!
--Qu'est-ce que c'est?
--C'est-il toi qui es de corvée ce matin?
--Non, ce n'est pas moi; j'ai fait la chambre hier.
--Eh bien, qui donc?
--C'est le nouveau; c'est un qui est là, qui dort.
Il devenait clair que le nouveau, c'était moi-même; je feignis de
continuer à dormir; mais déjà ce n'était plus possible; tout le monde
se levait aux coups d'une cloche, et je fus forcé d'en faire autant.
Je songeais tristement à la _corvée_ et à l'ennui de travailler pour
les représentants du peuple libre; les inconvénients de l'égalité
m'apparaissaient cette fois bien positivement; mais je ne tardai pas à
apprendre que, là aussi, l'argent était une aristocratie. Mon voisin de
droite vint me dire à l'oreille:
--Monsieur, si vous voulez, je ferai votre corvée; cela coûte cinq sous.
On comprend avec quel plaisir je me rachetai de la charge que
m'imposait l'égalité républicaine, et je me disais, en y songeant,
qu'il eût été peut-être moins pénible, en fait de corvée, de faire
la chambre d'un roi que celle d'un peuple. Les gens qui ont fait la
Jacquerie n'avaient peut-être pas prévu ma position.
Une demi-heure après, un second coup de cloche nous avertit que toute
la prison était rendue à sa liberté intérieure; c'était en même temps
le signal de la distribution des vivres. Chacun prit une sébile de
terre et une cruche, ce qui nous faisait un peu ressembler à l'armée
de Gédéon. Dans une galerie inférieure, la distribution était déjà
commencée; elle se faisait à tous les prisonniers sans exception, et se
composait d'un pain de munition et d'une cruche d'eau; après quoi, on
remplissait les sébiles d'une sorte de bouillon sur lequel flottait un
très-léger morceau de bœuf; au fond de ce bouillon limpide on trouvait
encore de gros pois ou des haricots que les prisonniers appelaient des
_vestiges,_ en raison sans doute de leur rareté.
Du reste, la cantine était ouverte au fond de la cour et desservait
les trois divisions de Sainte-Pélagie. Seulement, les prisonniers
politiques avaient seuls l'avantage de pouvoir y entrer et s'y mettre
à table. Deux petites lucarnes suffisaient au service des prisonniers
de la dette (qui n'étaient pas encore à Clichy) et des voleurs, situés
dans une aile différente. La communication n'était même pas tout à
fait interdite entre ces prisonniers si divers. Quelques lucarnes
percées dans le mur servaient à faire passer d'une prison à l'autre
de l'eau-de-vie, du vin ou des livres. Ainsi, les voleurs manquaient
d'eau-de-vie, mais l'un d'eux tenait une sorte de cabinet de lecture;
on échangeait, à l'aide de ficelles, des bouteilles et des romans; les
dettiers envoyaient des journaux; on leur rendait leurs politesses en
provisions de bouche, dont la section politique était mieux fournie que
toute autre.
En effet, le parti légitimiste nourrissait libéralement ses défenseurs.
Tous les matins, des montagnes de pâtés, de volailles et de bouteilles
s'amoncelaient au parloir de la prison. Les Suisses-Vendéens étaient
surtout l'objet de ces attentions et tenaient table ouverte. Je fus
invité à prendre part à l'un de ces repas, ou plutôt à ce repas, qui
dura tout le temps de mon séjour; car la plupart des convives restaient
à table toute la journée, et sous la table toute la nuit, et l'on
pouvait appliquer là ce vers de Victor Hugo:
Toujours, par quelque bout, le festin recommence.
D'ailleurs, les liaisons étaient rapides, et toutes les opinions
prenaient part à cette hospitalité, chacun apportant, en outre, ce
qu'il pouvait, en comestibles et en vins; il n'y avait qu'un fort
petit nombre de républicains farouches qui se tinssent à part de ces
réunions; encore cherchaient-ils à n'y point mettre d'affectation.
Vers le milieu du jour, la grande cour, le _promenoir,_ présentait
un spectacle fort animé; quelques bonnets phrygiens indiquaient
seuls la nuance la plus prononcée; du reste, il y avait parfaite
liberté de costumes, de paroles et de chants. Cette prison était
l'idéal de l'indépendance absolue rêvée par un grand nombre de ces
messieurs, et, hormis la faculté de franchir la porte extérieure,
ils s'applaudissaient d'y jouir de toutes les libertés et de tous les
droits de l'homme et du citoyen.
Cependant, si la liberté régnait avec évidence dans ce petit coin
du monde, il n'en était pas de même de l'égalité. Ainsi que je l'ai
remarqué déjà, la question d'argent mettait une grande différence
dans les positions, comme celle de costume et d'éducation dans les
relations et dans les amitiés. Mes anciens camarades de dortoir y
étaient si accoutumés, qu'à partir du moment où je fus logé à la
pistole, aucun d'entre eux n'osa plus m'adresser la parole; de même,
on ne voyait presque jamais un républicain en redingote se promener ou
causer familièrement avec un républicain en veste. J'eus lieu souvent
de remarquer que ces derniers s'en apercevaient fort bien, et l'on
s'en convaincra par une aventure assez amusante qui arriva pendant
mon séjour. L'un des garçons de l'établissement portait un poulet à
l'un des gros bonnets du parti, logé dans le pavillon de droite. Il
avait en même temps à remettre une bouteille de vin à des ouvriers qui
jouaient aux cartes dans le chauffoir. Il entre là, tenant d'une main
la bouteille, et de l'autre le plat dans une serviette:
--A qui portes-tu cela? lui dit un gamin de Juillet familier.
--C'est un poulet pour M. M***.
--Tiens! tiens! mais cela doit être bon ...
--C'est meilleur que ton bouilli et tes _vestiges,_ observe un autre.
--Il n'y a pas une patte pour moi? dit l'enfant de Paris ...
Et il tire un peu une patte qui sortait de la serviette. Par malheur,
la patte se détache. On comprend dès lors ce qui dut arriver. Le poulet
disparut en un clin d'oeil. Le garçon de la cantine se désolait, ne
sachant à qui s'en prendre.
--Porte-lui cela, dit un plaisant de la chambrée.
Il réunit tous les os dans l'assiette et écrivit sur un morceau de
papier: «Les républicains ne doivent pas manger de poulet.» De temps
en temps, une grande voiture, dite _panier à salade,_ venait chercher
quelques-uns des prisonniers qui n'étaient que _prévenus,_ et les
transportait au Palais de Justice, devant le juge d'instruction.
Je dus moi-même y comparaître deux fois. C'était alors une journée
entière perdue; car, arrivé à la Préfecture, il fallait attendre son
tour dans une grande salle remplie de monde, qu'on appelait, je crois,
la _souricière._ Je ne puis m'empêcher de protester ici contre la
confusion qui se faisait alors des diverses sortes de détenus. Je pense
que cela ne provenait, d'ailleurs, que d'un encombrement momentané.
Après ma dernière entrevue avec le juge, ma liberté ne dépendait plus
que d'une décision de la chambre du conseil. Il fut déclaré qu'il n'y
avait lieu à suivre, et dès lors je n'avais plus même à défendre mon
innocence. Je dînais fort gaiement avec plusieurs de mes nouveaux amis,
lorsque j'entendis crier mon nom du bas de l'escalier, avec ces mots:
_Armes et bagages!_ qui signifient: «En liberté.» La prison m'était
devenue si agréable, que je demandai à rester jusqu'au lendemain.
Mais il fallait partir. Je voulus du moins finir le dîner; cela ne se
pouvait pas. Je faillis donner le spectacle d'un prisonnier mis de
force à la porte de la prison. Il était cinq heures. L'un des convives
me reconduisit jusqu'à la porte, et m'embrassa, me promettant de venir
me voir en sortant de prison. Il avait, lui, deux ou trois mois à faire
encore. C'était le malheureux Gallois, que je ne revis plus, car il fut
tué en duel le lendemain de sa mise en liberté.
LES NUITS D'OCTOBRE
PARIS--PANTIN--MEAUX
I
LE RÉALISME
Avec le temps, la passion des grands voyages s'éteint, à moins qu'on
n'ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le
cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du
foyer.--Ne pouvant m'éloigner beaucoup cet automne, j'avais formé le
projet d'un simple voyage à Meaux.
Il faut dire que j'ai déjà vu Pontoise.
J'aime assez ces petites villes qui s'écartent d'une dizaine de lieues
du centre rayonnant de Paris, planètes modestes. Dix lieues, c'est
assez loin pour qu'on ne soit pas tenté de revenir le soir,--pour qu'on
soit sûr que la même sonnette ne vous réveillera pas le lendemain, pour
qu'on trouve entre deux jours affairés une matinée de calme.
Je plains ceux qui, cherchant le silence et la solitude, se réveillent
candidement à Asnières.
Lorsque cette idée m'arriva, il était déjà plus de midi.
J'ignorais qu'au _1e_ du mois on avait changé l'heure des
départs au chemin de Strasbourg. Il fallait attendre jusqu'à trois
heures et demie.
Je redescends la rue d'Hauteville. Je rencontre un flâneur que je
n'aurais pas reconnu si je n'eusse été désœuvré, et qui, après les
premiers mots sur la pluie et le beau temps, se met à ouvrir une
discussion touchant un point de philosophie. Au milieu de mes arguments
en réplique, je manque l'omnibus de trois heures. C'était sur le
boulevard Montmartre que cela se passait. Le plus simple était d'aller
prendre un verre d'absinthe au café Vachette et de dîner ensuite
tranquillement chez Désiré et Baurain.
La politique des journaux fut bientôt lue, et je me mis à effeuiller
négligemment la _Revue Britannique._ L'intérêt de quelques pages,
traduites de Charles Dickens, me porta à lire tout l'article intitulé
_la Clef de la rue._
Qu'ils sont heureux, les Anglais, de pouvoir écrire et lire des
chapitres d'observation dénués de tout alliage d'invention romanesque!
A Paris, on nous demanderait que cela fût semé d'anecdotes et
d'histoires sentimentales,--se terminant soit par une mort, soit par
un mariage. L'intelligence réaliste de nos voisins se contente du vrai
absolu.
En effet, le roman rendra-t-il jamais l'effet des combinaisons bizarres
de la vie! Vous inventez l'homme, ne sachant pas l'observer. Quels sont
les romans préférables aux histoires comiques ou tragiques d'un journal
de tribunaux?
Cicéron critiquait un orateur prolixe qui, ayant à dire que son client
s'était embarqué, s'exprimait ainsi: «Il se lève,--il s'habille,--il
ouvre sa porte,--il met le pied hors du seuil,--il suit à droite la
voie Flaminia,--pour gagner la place des Thermes,» etc., etc.
On se demande si ce voyageur arrivera jamais au port; mais déjà il vous
intéresse, et, loin de trouver l'avocat prolixe, j'aurais exigé le
portrait du client, la description de sa maison et la physionomie des
rues; j'aurais voulu connaître même l'heure du jour et le temps qu'il
faisait. Mais Cicéron était l'orateur de convention, et l'autre n'était
pas assez l'orateur vrai.
II
MON AMI
«Et puis qu'est-ce que cela prouve?» comme disait Denis Diderot.
Cela prouve que l'ami dont j'ai fait la rencontre est un de ces
_badauds_ enracinés que Dickens appellerait _cockneys,_ produit assez
commun de notre civilisation et de la capitale. Vous l'aurez aperçu
vingt fois, vous êtes son ami, et il ne vous reconnaît pas. Il marche
dans un rêve comme les dieux de l'_Iliade_ marchaient parfois dans un
nuage; seulement, c'est le contraire: vous le voyez, et il ne vous voit
pas.
Il s'arrêtera une heure à la porte d'un marchand d'oiseaux, cherchant à
comprendre leur langage d'après le dictionnaire phonétique laissé par
Dupont (de Nemours),--qui a déterminé quinze cents mots dans la langue
seule du rossignol!
Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque marchand de
cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens, où il n'arrête
sa contemplation distraite. L'escamoteur lui emprunte toujours son
mouchoir, qu'il a quelquefois, ou la pièce de cent sous, qu'il n'a pas
toujours.
L'abordez-vous, le voilà charmé d'obtenir un auditeur à son bavardage,
à ses systèmes, à ses interminables dissertations, à ses récits de
l'autre monde. Il vous parlera _de omni re scibili et quibusdam
aliis,_ pendant quatre heures, avec des poumons qui prennent de la
force en s'échauffant; et ne s'arrêtera qu'en s'apercevant que les
passants font cercle, ou que les garçons du café font leurs lits. Il
attend encore qu'ils éteignent le gaz. Alors, il faut bien partir;
laissez-le s'enivrer du triomphe qu'il vient d'obtenir, car il a toutes
les ressources de la dialectique, et avec lui vous n'aurez jamais le
dernier mot sur quoi que ce soit. A minuit, tout le monde pense avec
terreur à son portier.--Quant à lui-même, il a déjà fait son deuil
du sien, et il ira se promener à quelques lieues, ou, seulement, à
Montmartre.
Quelle bonne promenade, en effet, que celle des buttes Montmartre, à
minuit, quand les étoiles scintillent et que l'on peut les observer
régulièrement au méridien de Louis XIII, près du moulin de Beurre! Un
tel homme ne craint pas les voleurs. Ils le connaissent; non qu'il soit
pauvre toujours, quelquefois il est riche; mais ils savent qu'au besoin
il saurait jouer du couteau, ou faire le _moulinet à quatre faces,_
en s'aidant du premier bâton venu. Pour le chausson, c'est l'élève de
Lozès. Il n'ignore que l'escrime, parce qu'il n'aime pas les pointes,
et n'a jamais appris sérieusement le pistolet, parce qu'il croit que
les balles ont leurs numéros.
III
LA NUIT DE MONTMARTRE
Ce n'est pas qu'il songe à coucher dans les carrières de Montmartre,
mais il aura de longues conversations avec les chaufourniers.
Il demandera aux carriers des renseignements sur les animaux
antéduliviens, s'enquérant des anciens carriers qui furent les
compagnons de Cuvier dans ses recherches géologiques. Il s'en trouve
encore. Ces hommes abrupts, mais intelligents, écouteront pendant des
heures, aux lueurs des fagots qui flambent, l'histoire des monstres
dont ils retrouvent encore des débris, et le tableau des révolutions
primitives du globe.--Parfois un vagabond se réveille et demande du
silence, mais on le fait taire aussitôt.
Malheureusement, les grandes carrières sont fermées aujourd'hui.
Il y en avait une du côté du château Rouge, qui semblait un temple
druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L'œil
plongeait dans des profondeurs d'où l'on tremblait de voir sortir Ésus,
ou Thot, ou Cérunnos, les dieux redoutables de nos pères.
Il n'existe plus aujourd'hui que deux carrières habitables du côté de
Clignancourt. Mais tout cela est rempli de travailleurs dont la moitié
dort pour pouvoir plus tard relayer l'autre. C'est ainsi que la couleur
se perd! Un voleur sait toujours où coucher: on n'arrêtait, en général,
dans les carrières que d'honnêtes vagabonds qui n'osaient pas demander
asile au poste, ou des ivrognes descendus des buttes, qui ne pouvaient
se traîner plus loin.
Il y a quelquefois, du côté de Clichy, d'énormes tuyaux de gaz préparés
pour servir plus tard, et qu'on laisse en dehors parce qu'ils défient
toute tentative d'enlèvement. Ce fut le dernier refuge des vagabonds,
après la fermeture des grandes carrières. On finit par les déloger; ils
sortaient des tuyaux par séries de cinq ou six. Il suffisait d'attaquer
l'un des bouts avec la crosse d'un fusil.
Un commissaire demandait paternellement à l'un d'eux depuis combien de
temps il habitait ce gîte.
--Depuis un terme.
--Et cela ne vous paraissait pas trop dur?
--Pas trop... Et même, vous ne croiriez pas, monsieur le commissaire,
le matin, j'étais paresseux au lit.
J'emprunte à mon ami ces détails sur les nuits de Montmartre. Mais il
est bon de songer que, ne pouvant partir, je trouve inutile de rentrer
chez moi en costume de voyage. Je serais obligé d'expliquer pourquoi
j'ai manqué deux fois les omnibus.--Le premier départ du chemin de fer
de Strasbourg n'est qu'à sept heures du matin; que faire jusque-là?
IV
CAUSERIE
--Puisque nous sommes _anuités,_ dit mon ami, si tu n'as pas sommeil,
nous irons souper quelque part. La _Maison d'or,_ c'est bien mal
composé: des lorettes, des quarts d'agent de change, et les débris de
la jeunesse dorée. Aujourd'hui, tout le monde a quarante ans, ils en
ont soixante. Cherchons encore la jeunesse non dorée. Rien ne me blesse
comme les mœurs d'un jeune homme dans un homme âgé, à moins qu'il ne
soit Brancas ou Saint-Cricq. Tu n'as jamais connu Saint-Cricq?
--Au contraire.
--C'est lui qui se faisait de si belles salades au café Anglais,
entremêlées de tasses de chocolat. Quelquefois, par distraction, il
mêlait le chocolat avec la salade, cela n'offensait personne. Eh bien,
les viveurs sérieux, les gens ruinés qui voulaient se refaire avec des
places, les diplomates en herbe, les sous-préfets en expectative, les
directeurs de théâtre ou de n'importe quoi--futurs--avaient mis ce
pauvre Saint-Cricq en interdit. Mis au ban, comme nous disions jadis,
Saint-Cricq s'en vengea d'une manière bien spirituelle. On lui avait
refusé la porte du café Anglais; visage de bois partout. Il délibéra
en lui-même pour savoir s'il n'attaquerait pas la porte avec des
rossignols ou à grands coups de pavé. Une réflexion l'arrêta:
--Pas d'effraction, pas de dégradation; il vaut mieux aller trouver mon
ami le préfet de police.
»Il prend un fiacre, deux fiacres; il aurait pris quarante fiacres s'il
les eût trouvés sur la place.
»A une heure du matin, il faisait grand bruit rue de Jérusalem.
--Je suis Saint-Cricq, je viens demander justice d'un tas de ...
polissons; hommes charmants, mais qui ne comprennent pas ..., enfin,
qui ne comprennent pas! Où est Gisquet?
--Monsieur le préfet est couché.
--Qu'on le réveille. J'ai des révélations importantes à lui faire.
»On réveille le préfet, croyant qu'il s'agissait d'un complot
politique. Saint-Cricq avait eu le temps de se calmer. Il redevient
posé, précis, parfait gentilhomme, traite avec aménité le haut
fonctionnaire, lui parle de ses parents, de ses entours, lui raconte
des scènes du grand monde, et s'étonne un peu de ne pouvoir, lui,
Saint-Cricq, aller souper paisiblement dans un café où il a ses
habitudes.
»Le préfet, fatigué, lui donne quelqu'un pour l'accompagner. Il
retourne au café Anglais, dont l'agent fait ouvrir la porte;
Saint-Cricq triomphant demande ses salades et ses chocolats ordinaires,
et adresse à ses ennemis cette objurgation:
--Je suis ici par la volonté de mon père et de M. le préfet, etc., et
je n'en sortirai, etc.
--Ton histoire est jolie, dis-je à mon ami, mais je la connaissais, et
je ne l'ai écoutée que pour l'entendre raconter par toi. Nous savons
toutes les facéties de ce bonhomme, ses grandeurs et sa décadense,
ses quarante fiacres, son amitié pour Harel et ses procès avec la
Comédie-Française, en raison de ce qu'il admirait trop hautement
Molière. Il traitait les ministres d'alors de _polichinelles._ Il
osa s'adresser plus haut ... Le monde ne pouvait supporter de telles
excentricités.--Soyons gais, mais convenables. Ceci est la parole du
sage.
V
LES NUITS DE LONDRES
--Eh bien, si nous ne soupons pas _dans la haute,_ dit mon ami, je
ne sais guère où nous irions à cette heure-ci. Pour la Halle, il
est trop tôt encore. J'aime que cela soit peuplé autour de moi.
Nous avions récemment, au boulevard du Temple, dans un café près de
l'_Épi-Scié,_ une combinaison de soupers à un franc, où se réunissaient
principalement des modèles, hommes et femmes, employés quelquefois dans
les tableaux vivants ou dans les drames et vaudevilles à poses. Des
festins de Trimalcion comme ceux du vieux Tibère à Caprée. On a encore
fermé cela.
--Pourquoi?
--Je le demande. Es-tu allé à Londres?
--Trois fois.
--Eh bien, tu sais la splendeur de ses nuits, auxquelles manque trop
souvent le soleil d'Italie? Quand on sort de _Majesty-Theater,_ ou
de _Drury-Lane,_ ou de _Covent-Garden,_ ou seulement de la charmante
bonbonnière du Strand dirigée par madame Céleste, l'âme excitée par une
musique bruyante ou délicieusement énervante (oh! les Italiens!), par
les facéties de je ne sais quel clown, par des scènes de boxe que l'on
voit dans des box[1] ..., l'âme, dis-je, sent le besoin, dans cette
heureuse ville où le portier manque, où l'on a négligé de l'inventer,
de se remettre d'une telle tension. La foule alors se précipite dans
les _bœuf-maisons,_ dans les _huître-maisons,_ dans les cercles, dans
les clubs et dans les _saloons_!
--Que m'apprends-tu là! Les nuits de Londres sont délicieuses; c'est
une série de paradis ou une série d'enfers, selon les moyens qu'on
possède. Les _gin-palace_ (palais de genièvre) resplendissants de gaz,
de glaces et de dorures, où l'on s'enivre entre un pair d'Angleterre
et un chiffonnier... Les petites filles maigrelettes qui vous offrent
des fleurs. Les dames des wauxhalls et des amphithéâtres, qui, rentrant
à pied, vous coudoient à l'anglaise, et vous laissent éblouis d'une
désinvolture de pairesse! Des velours, des hermines, des diamants,
comme au théâtre de la Reine!... De sorte que l'on ne sait si ce sont
les grandes dames qui sont des ...
--Tais-toi!
[1] Loges.
VI
DEUX SAGES
Nous nous entendons si bien, mon ami et moi, qu'en vérité, sans le
désir d'agiter notre langue et de nous animer un peu, il serait
inutile que nous eussions ensemble la moindre conversation. Nous
ressemblerions au besoin à ces deux philosophes marseillais qui avaient
longtemps abîmé leurs organes à discuter sur le _grand peut-être._
A force de dissertations, ils avaient fini par s'apercevoir qu'ils
étaient du même avis, que leurs pensées se trouvaient _adéquates,_
et que les angles sortants du raisonnement de l'un s'appliquaient
exactement aux angles rentrants du raisonnement de l'autre.
Alors, pour ménager leurs poumons, ils se bornaient, sur toute question
philosophique, politique ou religieuse, à un certain _Hum_ ou _Heuh,_
diversement accentué, qui suffisait pour amener la solution du problème.
L'un, par exemple, montrait à l'autre, pendant qu'ils prenaient le café
ensemble, un article sur la _fusion_:
--Hum! disait l'un.
--Heuh! disait l'autre.
La question des classiques et des scolastiques, soulevée par un journal
bien connu, était pour eux comme celle des réalistes et des nominaux du
temps d'Abeilard:
--Heuh! disait l'un.
--Hum! disait l'autre.
Il en était de même pour ce qui concerne la femme ou l'homme, le chat
ou le chien. Rien de ce qui est dans la nature, ou qui s'en éloigne,
n'avait la vertu de les étonner autrement.
Cela finissait toujours par une partie de dominos; jeu spécialement
silencieux et méditatif.
--Mais pourquoi, dis-je à mon ami, n'est-ce pas ici comme à Londres?
Une grande capitale ne devrait jamais dormir!
--Parce qu'il y a ici des portiers, et qu'à Londres chacun, ayant un
passe-partout de la porte extérieure, rentre à l'heure qu'il veut.
--Cependant, moyennant cinquante centimes, on peut ici rentrer partout
après minuit.
--Et l'on est regardé comme un homme qui n'a pas de conduite.
--Si j'étais préfet de police, au lieu de faire fermer les boutiques,
les théâtres, les cafés et les restaurants à minuit, je payerais une
prime à ceux qui resteraient ouverts jusqu'au matin. Car enfin je
ne crois pas que la police ait jamais favorisé les voleurs; mais il
semble, d'après ces dispositions, qu'elle leur livre la ville sans
défense, une ville surtout où un grand nombre d'habitants: imprimeurs,
acteurs, critiques, machinistes, allumeurs, etc., ont des occupations
qui les retiennent jusqu'après minuit. Et les étrangers, que de fois je
les ai entendus rire ... en voyant que l'on couche les Parisiens sitôt.
--La routine! dit mon ami.
VII
LE CAFÉ DES AVEUGLES
--Mais, reprit-il, si nous ne craignons pas les tire-laine, nous
pouvons encore jouir des agréments de la soirée; ensuite nous
reviendrons souper, soit à la _pâtisserie_ du boulevard Montmartre,
soit à la _boulangerie,_ que d'autres appellent la _boulange,_ rue
de Richelieu. Ces établissements ont la permission de deux heures.
Mais on n'y soupe guère _à fond._ Ce sont des pâtés, des _sandwich,_
une volaille peut-être, ou quelques assiettes assorties de gâteaux,
que l'on arrose invariablement de madère. Souper de figurante, ou de
pensionnaire ... lyrique. Allons plutôt chez le rôtisseur de la rue
Saint-Honoré.
Il n'était pas encore tard, en effet. Notre désoeuvrement nous faisait
paraître les heures longues... En passant au perron pour traverser le
Palais-Royal, un grand bruit de tambour nous avertit que le Sauvage
continuait ses exercices au café des Aveugles.
L'orchestre _homérique_[1] exécutait avec zèle les accompagnements.
La foule était composée d'un parterre inouï, garnissant les tables, et
qui, comme aux Funambules, vient fidèlement jouir tous les soirs du
même spectacle et du même acteur. Les dilettantes trouvaient que M.
Blondelet (le Sauvage) semblait fatigué et n'avait pas dans son jeu
toutes les nuances de la veille. Je ne pus apprécier cette critique;
mais je l'ai trouvé fort beau. Je crains seulement que ce ne soit aussi
un aveugle et qu'il n'ait des yeux d'émail.
Pourquoi des aveugles, direz-vous, dans ce seul café, qui est
un caveau? C'est que, vers la fondation, qui remonte à l'époque
révolutionnaire, il se passait là des choses qui eussent révolté la
pudeur d'un orchestre. Aujourd'hui, tout est calme et décent. Et même
la galerie sombre du caveau est placée sous l'œil vigilant d'un sergent
de ville.
Le spectacle éternel de l'_Homme à la poupée_ nous fit fuir, parce que
nous le connaissions déjà. Du reste, cet homme imite parfaitement le
français-belge.
Et maintenant, plongeons-nous plus profondément encore dans les cercles
inextricables de l'enfer parisien. Mon ami m'a promis de me faire
passer la nuit à _Pantin_.
[1] O μὴ ὁράων, aveugle.
VIII
PANTIN
Pantin, c'est le Paris obscur, quelques-uns diraient le Paris canaille;
mais ce dernier s'appelle, en argot, _Pantruche._ N'allons pas si loin.
En tournant la rue de Valois, nous avons rencontré une façade lumineuse
d'une douzaine de fenêtres: c'est l'ancien _Athénée,_ inauguré par les
doctes leçons de la Harpe. Aujourd'hui, c'est le splendide estaminet
des _Nations,_ contenant douze billards. Plus d'esthétique, plus
de poésie; on y rencontre des gens assez forts pour faire circuler
des billes autour de trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux
places où sont les mouches. Les _blocs_ n'existent plus; le progrès
a dépassé ces vaines promesses de nos pères. Le carambolage seul est
encore admis; mais il n'est pas convenable d'en manquer un seul (de
carambolage).
J'ai peur de ne plus parler français, c'est pourquoi je viens de me
permettre cette dernière parenthèse. Le français de M. Scribe, celui
de la Montansier, celui des estaminets, celui des lorettes, des
concierges, des réunions bourgeoises, des salons, commence à s'éloigner
des traditions du grand siècle. La langue de Corneille et de Bossuet
devient peu à peu du _sanscrit_ (langue savante). Le règne du _prâcrit_
(langue vulgaire) commence pour nous, je m'en suis convaincu en prenant
mon billet et celui de mon ami au bal situé rue _Honoré,_ que les
envieux désignent sous le nom de _bal des Chiens._ Un habitué nous a
dit:
--Vous _roulez_ (vous entrez) dans le bal (on prononce b-a-l), c'est
assez _rigolo_ ce soir. _Rigolo_ signifie amusant. En effet, c'était
rigolo.
La maison intérieure, à laquelle on arrive par une longue allée, peut
se comparer aux gymnases antiques. La jeunesse y rencontre tous les
exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence. Au
rez-de-chaussée, le café-billard; au premier, la salle de danse; au
second, la salle d'escrime et de boxe; au troisième, le daguerréotype,
instrument de patience qui s'adresse aux esprits fatigués, et qui,
détruisant les illusions, oppose à chaque figure le miroir de la vérité.
Mais, la nuit, il n'est question ni de boxe ni de portraits; un
orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M. Hesse, dit _Décati,_
vous attire invinciblement à la salle de danse, où vous commencez à
vous débattre contre les marchandes de biscuits et de gâteaux. On
arrive dans la première pièce, où sont les tables, et où l'on a le
droit d'échanger son billet de 23 centimes contre la même somme _en
consommation._ Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s'agitent
des quadrilles joyeux. Un sergent de ville vous avertit paternellement
que l'on ne peut fumer que dans la salle d'entrée,--le prodrome.
Nous jetons nos bouts de cigare, immédiatement ramassés par des jeunes
gens moins fortunés que nous. Mais, vraiment, le bal est très-bien;
on se croirait dans le monde si l'on ne s'arrêtait à quelques
imperfections de costume. C'est, au fond, ce qu'on appelle à Vienne un
_bal négligé_.
Ne faites pas le fier. Les femmes qui sont là en valent bien d'autres,
et l'on peut dire des hommes, en parodiant certains vers d'Alfred de
Musset sur les derviches turcs:
Ne les dérange pas, ils t'appelleraient chien ...
Ne les insulte pas, car ils te valent bien!
Tâchez de trouver dans le monde une pareille animation. La salle est
assez grande et peinte en jaune. Les gens respectables s'adossent aux
colonnes, avec défense de fumer, et n'exposent que leurs poitrines aux
coups de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et
de la valse. Quand la danse s'arrête, les tables se garnissent. Vers
onze heures, les ouvrières sortent et font place à des personnes qui
sortent des théâtres, des cafés-concerts et de plusieurs établissements
publics. L'orchestre se ranime pour cette population nouvelle, et ne
s'arrête que vers minuit.
IX
LA GOGUETTE
Nous n'attendîmes pas cette heure. Une affiche bizarre attira notre
attention. Le règlement d'une goguette était affiché dans la salle:
SOCIÉTÉ LYRIQUE DES TROUBADOURS
«Bury, président. Beauvais, maître de chant, etc.
»Art. 1er. Toutes chansons politiques ou atteignant la
religion ou les mœurs sont formellement interdites.
»2° Les _échos_ ne seront accordés que lorsque le président le jugera
convenable.
»3° Toute personne se présentant en état de troubler l'ordre de la
soirée, l'entrée lui en sera refusée.
»4° Toute personne qui aurait troublé l'ordre, qui, après _deux
avertissements_ dans la soirée, n'en tiendrait pas compte, sera priée
de sortir immédiatement.
»Approuvé, etc.»
Nous trouvons ces dispositions fort sages; mais la Société lyrique des
Troubadours, si bien placée en face de l'ancien Athénée, ne se réunit
pas ce soir-là. Une antre goguette existait dans une autre cour du
quartier. Quatre lanternes mauresques annonçaient la porte, surmontée
d'une équerre dorée.
Un contrôleur vous prie de déposer le montant d'une chopine (six sous),
et l'on arrive au premier, où derrière la porte se rencontre le _chef
d'ordre_.
--Êtes-vous du bâtiment? nous dit-il.
--Oui, nous sommes du bâtiment, répondit mon ami.
Ils se firent les attouchements obligés, et nous pûmes entrer dans la
salle.
Je me rappelai aussitôt la vieille chanson exprimant l'étonnement d'un
_louveteau_[1] nouveau-né qui rencontre une société fort agréable et se
croit obligé de la célébrer:
--Mes yeux sont éblouis, dit-il. Que vois-je dans cette enceinte?
Des menuisiers! des ébénisses!
Des entrepreneurs de bâtisses!...
Qu'on dirait un bouquet de fleurs,
Paré de ses mille couleurs!
Enfin nous étions _du bâtiment,_ et le mot se dit aussi au moral,
attendu que le _bâtiment_ n'exclut pas les poètes; Amphyon, qui élevait
des murs aux sons de sa lyre, était du bâtiment. Il en est de même des
artistes peintres et statuaries, qui en sont les enfants gâtés.
Comme le _louveteau,_ je fus ébloui de la splendeur du coup d'œil. Le
_chef d'ordre_ nous fit asseoir à une table, d'où nous pûmes admirer
les trophées ajustés entre chaque panneau. Je fus étonné de ne pas y
rencontrer les anciennes légendes obligées: «Respect aux dames! Honneur
aux Polonais!» Comme les traditions se perdent!
En revanche, le bureau, drapé de rouge, était occupé par trois
commissaires fort majestueux. Chacun d'eux avait devant soi sa
sonnette, et le président frappa trois coups avec le marteau consacré.
La _mère_ des compagnons était assise au pied du bureau. On ne la
voyait que de profil, mais le profil était plein de grâce et de dignité.
--Mes petits amis, dit le président, notre ami *** va chanter une
nouvelle composition, intitulée _la Feuille de saule._
La chanson n'était pas plus mauvaise que bien d'autres. Elle imitait
faiblement le genre de Pierre Dupont. Celui qui la chantait était un
beau jeune homme aux longs cheveux noirs, si abondants, qu'il avait
dû s'entourer la tête d'un cordon, afin de les maintenir; il avait
une voix douce parfaitement timbrée, et les applaudissements furent
doubles,--pour _l'auteur et_ pour le _chanteur._
Le président réclama l'indulgence pour une demoiselle dont le premier
essai allait se produire devant _les amis._ Ayant frappé les trois
coups, il se recueillit, et, au milieu du plus complet silence, on
entendit une voix jeune, encore imprégnée des rudesses du premier
âge, mais qui, _se dépouillant_ peu à peu (selon l'expression d'un
de nos voisins), arrivait aux _traits_ et aux fioritures les plus
hardis. L'éducation classique n'avait pas gâté cette fraîcheur
d'intonation, cette pureté d'organe, cette parole émue et vibrante,
qui n'appartiennent qu'aux talents vierges encore des leçons du
Conservatoire.
X
LE RÔTISSEUR
O jeune fille à la voix perlée I tu ne sais pas _phraser_ comme au
Conservatoire; tu ne sais pas _chanter,_ ainsi que dirait un critique
musical... Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la
façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d'un certain
charme! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui
n'est pas _carrée;_ et c'est dans ce petit cercle seulement que tu es
comprise et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t'envoyer
chez un maître de chant, et, dès lors, te voilà perdue ... perdue
pour nous! Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l'Edda.
Puissé-je conserver le souvenir de ta voix si pure et si ignorante, et
ne t'entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert,
ou seulement dans un Café chantant!
Adieu, adieu, et pour jamais adieu!... Tu ressembles au séraphin doré
du Dante, qui répand un dernier éclair de poésie sur les cercles
ténébreux dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir
à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu'au jour du dernier
jugement.
Et maintenant, passez autour de nous, couples souriants ou plaintifs
..., «spectres où saigne encore la place de l'amour!» Les tourbillons
que vous formez s'effacent peu à peu dans la brume... La _Pia,_ la
_Francesca,_ passent peut-être à nos côtés ... L'adultère, le crime et
la faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces ombres
trompeuses.
Derrière l'ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris
subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la
boutique d'un rôtisseur ouverte jusqu'à deux heures du matin. Avant
d'entrer dans l'établissement, mon ami murmura cette chanson colorée:
A la _Grand' Pinte,_ quand le vent
Fait grincer l'enseigne en fer-blanc
Alors qu'il gèle,
Dans la cuisine, on voit briller
Toujours un tronc d'arbre au foyer,
Flamme éternelle,
Où rôtissent en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets,
Au tournebroche!
Et puis le soleil jaune d'or
Sur les casseroles encor,
Darde et s'accroche!
Mais ne parlons pas du soleil, il est minuit passé. Les tables du
rôtisseur sont peu nombreuses; elles étaient toutes occupées.
--Allons ailleurs, dis-je.
--Mais, auparavant, répondit mon ami, consommons un petit bouillon de
poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter l'appétit, et, chez Véry, cela
coûterait un franc; ici, c'est dix centimes. Tu conçois qu'un rôtisseur
qui débite par jour cinq cents poulets en doit conserver les abatis,
les cœurs et les foies, qu'il lui suffit d'entasser dans une marmite
pour faire d'excellent consommé.
Les deux bols nous furent servis sur le comptoir et le bouillon était
parfait. Ensuite on suce quelques écrevisses de Strasbourg grosses
comme de petits homards. Les moules, la friture, et les volailles
découpées jusque dans les prix les plus modestes, composent le souper
ordinaire des habitués.
Aucune table ne se dégarnissait. Une femme d'un aspect majestueux, type
habillé des néréides de Rubens ou des bacchantes de Jordaens, donnait,
près de nous, des conseils à un jeune homme.
Ce dernier, élégamment vêtu, mince de taille, et dont la pâleur
était relevée par de longs cheveux noirs et de petites moustaches
soigneusement tordues et cirées aux pointes, écoutait avec déférence
les avis de l'imposante matrone. On ne pouvait guère lui reprocher
qu'une chemise prétentieuse à jabot de dentelle et à manchettes
plissées, une cravate bleue et un gilet d'un rouge ardent croisé de
lignes vertes. Sa chaîne de montre pouvait être en chrysocale, son
épingle en strass du Rhin; mais l'effet en était assez riche aux
lumières.
--Vois-tu, _muffeton,_ disait la dame, tu n'es pas fait pour ce
métier-là, de vivre la nuit. Tu t'obstines, tu ne pourras pas! Le
bouillon de poulet te soutient, c'est vrai; mais la liqueur t'abîme.
Tu as des palpitations, et les pommettes rouges le matin. Tu as l'air
fort, parce que tu es nerveux... Tu feras mieux de dormir à cette
heure-ci.
--De quoi! observa le jeune homme avec cet accent des voyoux parisiens
qui semble un râle, et que crée l'usage précoce de l'eau-de-vie et de
la pipe: est-ce qu'il ne faut pas que je fasse mon état? C'est les
chagrins qui me font boire: pourquoi est-ce que Gustine m'a trahi!
--Elle t'a trahi sans te trahir... C'est une baladeuse, voilà tout.
--Je te parle comme à ma mère: si elle revient, c'est fini, je me
range. Je prends un fonds de bimbeloterie. Je l'épouse.
--Encore une bêtise!
--Puisqu'elle m'a dit que je n'avais pas d'établissement!
--Ah! jeune homme, cette femme-là, ça sera ta mort.
--Elle ne sait pas encore la roulée qu'elle va recevoir!
--Tais-toi donc! dit la femme-Rubens en souriant, ce n'est pas toi qui
es capable de corriger une femme!
Je n'en voulus pas entendre davantage. Jean-Jacques avait bien raison
de s'en prendre au mœurs des villes d'un principe de corruption qui
s'étend plus tard jusqu'aux campagnes. A travers tout cela cependant,
n'est-il pas triste d'entendre retentir l'accent de l'amour, la
voix pénétrée d'émotion, la voix mourante du vice, à travers la
phraséologie de la crapule?
Si je n'étais sûr d'accomplir une des missions douloureuses de
l'écrivain, je m'arrêterais ici; mais mon ami me dit comme Virgile à
Dante:
--_Or sie forte ed ardito; omai si scende per i fatte scale_ ...[1]
A quoi je répondis sur un air de Mozart:--_Andiam! andiam! andiamo
bene!_
--Tu te trompes! reprit-il, ce n'est pas là l'enfer: c'est tout au plus
le purgatoire. Allons plus loin.
XI
LA HALLE
--Quelle belle nuit! dis-je en voyant scintiller les étoiles au-dessus
du vaste emplacement où se dessinent, à gauche, la coupole de la halle
aux blés avec la colonne cabalistique qui faisait partie de l'hôtel
de Soissons, et qu'on appelle l'observatoire de Catherine de Médicis,
puis le marché à la volaille; à droite, le marché au beurre, et, plus
loin, la construction inachevée du marché à la viande. La silhouette
grisâtre de Saint-Eustache ferme le tableau. Cet admirable édifice,
où le style fleuri du moyen âge s'allie si bien aux desseins corrects
de la renaissance, s'éclaire encore magnifiquement aux rayons de la
lune, avec son armature gothique, ses arcs-boutants multipliés comme
les côtes d'un cétacé prodigieux, et les cintres romains de ses portes
et de ses fenêtres, dont les ornementa semblent appartenir à la coupe
ogivale. Quel malheur qu'un si rare vaisseau soit déshonoré, à droite
par une porte de sacristie à colonnes d'ordre ionique, et à gauche par
un portail dans le goût de Vignole!
Le petit carreau des halles commençait à s'animer. Les charrettes des
maraîchers, des mareyeurs, des beurriers, des verduriers, se croisaient
sans interruption. Les charretiers arrivés au port se rafraîchissaient
dans les cafés et dans les cabarets, ouverts sur cette place pour
toute la nuit. Dans la rue Mauconseil, ces établissements s'étendent
jusqu'à la halle aux huîtres; dans la rue Montmartre, de la pointe
Saint-Eustache à la rue du Jour.
On trouve là, à droite, des marchands de sangsues; l'autre côté est
occupé par les pharmaciens-Raspail et les débitants de cidre, chez
lesquels on peut se régaler d'huîtres et de tripes à la mode de Caen.
Les pharmaciens ne sont pas inutiles, à cause des accidents; mais, pour
des gens sains qui se promènent, il est bon de boire un verre de cidre
ou de poirés. C'est rafraîchissant.
Nous demandâmes du cidre nouveau, car il n'y a que des Normands ou des
Bretons qui puissent se plaire au cidre _dur._--On nous répondit que
les cidres nouveaux n'arriveraient que dans huit jours, et qu'encore la
récolte était mauvaise.
--Quant aux poirés, ajouta-t-on, ils sont arrivés depuis hier; ils
avaient manqué l'année passée.
La ville de Domfront (ville de malheur) est cette fois très-heureuse.
Cette liqueur blanche et écumante comme le Champagne rappelle beaucoup
la blanquette de Limoux. Conservée en bouteille, elle grise très-bien
son homme.--Il existe de plus une certaine eau-de-vie de cidre de la
même localité, dont le prix varie selon la grandeur des petits verres.
Voici ce que nous lûmes sur une pancarte attachée au flacon:
Le monsieur 4 sous.
La demoiselle 3 sous.
Le misérable 1 sous.
Cette eau-de-vie, dont les diverses mesures sont ainsi qualifiées,
n'est point mauvaise et peut servir d'absinthe. Elle est inconnue sur
les grandes tables.
[1] Sois fort et hardi; on ne descend ici que par de tels escaliers.
XII
LA MARCHÉ DES INNOCENTS
En passant à gauche du marché aux poissons, où l'animation ne commence
que de cinq à six heures, moment de la vente à la criée, nous avons
remarqué une foule d'hommes en blouse, en chapeau rond et en manteau
blanc rayé de noir, couchés sur des sacs de haricots... Quelques-uns
se chauffaient autour de feux comme ceux que font les soldats qui
campent, d'autres s'allumaient des _foyers_ intérieurs dans les
cabarets voisins. D'autres, encore debout près des sacs, se livraient
à des adjudications de haricots... Là, on parlait prime, différence,
couverture, reports, hausse et baisse, enfin comme à la bourse.
--Ces gens en blouse sont plus riches que nous, dit mon compagnon. Ce
sont de faux paysans. Sous leur roulière ou leur bourgeron, ils sont
parfaitement vêtus et laisseront demain leur blouse chez le marchand de
vin pour retourner chez eux en tilbury. Le spéculateur adroit revêt la
blouse comme l'avocat revêt la robe. Ceux de ces gens-là qui dorment
sont les _moutons,_ ou les simples voituriers.
--46-66 l'haricot de Soissons! dit près de nous une voix grave.
--48, fin courant, ajouta un autre.
--Les suisses blancs sont hors de prix.
--Les nains 28.
--La vesce à 13-34... Les _flageolets_ sont mous, etc.
Nous laissons ces braves gens à leurs combinaisons. Que d'argent il se
gagne et se perd ainsi!... Et l'on a supprimé les jeux!
XIII
LES CHARNIERS
Sous les colonnes du marché aux pommes de terre, des femmes matinales,
ou bien tardives, épluchaient leurs denrées à la lueur des lanternes.
Il y en avait de jolies qui travaillaient sous l'œil des mères en
chantant de vieilles chansons. Ces dames sont souvent plus riches qu'il
ne semble, et la fortune même n'interrompt pas leur rude labeur. Mon
compagnon prit plaisir à s'entretenir très-longtemps avec une jolie
blonde, lui parlant du dernier bal de la Halle, dont elle avait dû
faire l'un des plus beaux ornements... Elle répondit fort élégamment et
comme une personne du monde, quand je ne sais par quelle fantaisie il
s'adressa à la mère en lui disant:
--Mais votre demoiselle est charmante... _A-t-elle le sac?_ Cela veut
dire en langage des halles: «A-t-elle de l'argent?»
--Non, mon fy, dit la mère, c'est moi qui l'ai, le sac!
--Eh! mais, madame, si vous étiez veuve, on pourrait ... Nous
recauserons de cela!
--Va-t'en donc, vieux _mufle!_ cria la jeune fille avec un accent
entièrement local qui tranchait sur ses phrases précédentes.
Elle me fit l'effet de la blonde sorcière de _Faust,_ qui, causant
tendrement avec son valseur, laisse échapper de sa bouche une souris
rouge.
Nous tournâmes les talons, poursuivis d'imprécations railleuses, qui
rappelaient d'une façon assez classique les colloques de Vadé.
--Il s'agit décidément de souper, dit mon compagnon. Voici Bordier,
mais la salle est étroite. C'est le rendez-vous des fruitiers-orangers
et des orangères. Il y a un autre Bordier qui fait le coin de la
rue aux Ours, et qui est passable; puis le restaurant des Halles,
fraîchement sculpté et doré, près de la rue de la Reynie... Mais
autant vaudrait la _Maison d'or._
--En voilà d'autres, dis-je en tournant les yeux vers cette longue
ligne de maisons régulières qui bordent la partie du marché consacré
aux choux.
--Y penses-tu? Ce sont les _charniers._ C'est là que des poètes en
habit de soie, épée et manchettes, venaient souper, au siècle dernier,
les jours où leur manquaient les invitations du grand monde. Puis,
après avoir consommé l'ordinaire de six sous, ils lisaient leurs vers
par habitude aux rouliers, aux maraîchers et aux forts: «Jamais je n'ai
eu tant de succès, disait Robbé, qu'auprès de ce public formé aux arts
par les mains de la nature!»
Les hôtes poétiques de ces caves voûtées s'étendaient, après
souper,.sur les bancs ou sur les tables, et il fallait, le lendemain
matin, qu'ils se fissent poudrer à deux sous par quelque _merlan_ en
plein air, et repriser par les ravaudeuses, pour aller ensuite briller
aux petits levers de madame de Luxembourg, de mademoiselle Hus ou de la
comtesse de Beauharnais.
XIV
BARATTE
Ces temps sont passés. Les caves des charniers sont aujourd'hui
restaurées, éclairées au gaz; la consommation y est propre, et il est
défendu d'y dormir, soit sur les tables, soit dessous; mais que de
choux dans cette rue!... La rue parallèle de la Ferronnerie en est
également remplie, et le cloître voisin de Sainte-Opportune en présente
de véritables montagnes. La carotte et le navet appartiennent au même
département.
--Voulez-vous des _frisés,_ des _milans,_ des _cabus,_ mes petits
amours? nous crie une marchande.
En traversant la place, nous admirons des potirons monstrueux. On nous
offre des saucisses et des boudins, du café à un sou la tasse, et,
au pied même de la fontaine de Pierre Lescot et de Jean Goujon sont
installés, en plein vent, d'autres soupeurs plus modestes encore que
ceux des charniers.
Nous fermons l'oreille aux provocations, et nous nous dirigeons
vers Baratte, en fendant la presse des marchandes de fruits et de
fleurs.--L'une crie:
--Mes petits choux! Feurissez vos dames!
Et, comme on ne vend à cette heure-là qu'en gros, il faudrait avoir
beaucoup de dames _à fleurir_ pour acheter de telles bottes de
bouquets.--Une autre chante la chanson de son état.
«Pommes de reinette et pommes d'api!--Calville, calville, calville
rouge!--Calville rouge et calville gris!
ȃtant en crique,--dans ma boutique,--j' vis des inconnus qui m'
dirent: «Mon p'tit cœur! venez me voir, vous aurez grand débit!
»Nenni, messieurs!--je n' puis, d'ailleurs,--car il n' m' reste qu'un
artichaut et trois petits choux-fleurs!»
Insensibles aux voix de ces sirènes, nous entrons enfin chez Baratte.
Un individu en blouse, qui semblait avoir _son petit jeune homme_ (être
gris), roulait au même instant sur les bottes de fleurs, expulsé avec
force, parce qu'il avait fait du bruit. Il s'apprête à dormir sur un
amas de roses rouges, imaginant sans doute être le vieux Silène, et
que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les fleuristes se
jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé au sort d'Orphée ...Un
sergent de ville s'entremet et le conduit au poste de la halle aux
cuirs, signalé de loin par une campanille et un cadran éclairé.
La grande salle est un peu tumultueuse chez Baratte; mais il y a des
salles particulières et des cabinets. Il ne faut pas se dissimuler
que c'est là le restaurant des aristos. L'usage est d'y demander des
huîtres d'Ostende avec un petit ragoût d'échalotes découpées dans du
vinaigre et poivrées, dont on arrose légèrement lesdites huîtres.
Ensuite, c'est la soupe à l'oignon, qui s'exécute admirablement à la
Halle, et dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé.--Ajoutez
à cela un perdreau ou quelque poisson qu'on obtient naturellement de
première main, du bordeaux, un dessert de fruit premier choix, et vous
conviendrez qu'on soupe fort bien à la Halle.--C'est une affaire de
sept francs par personne environ.
On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse, mélangés du plus
beau sexe de la banlieue en cornettes et en marmottes, se nourrissent
si convenablement; mais, je l'ai dit, ce sont de faux paysans et des
millionnaires méconnaissables. Les facteurs de la Halle, les gros
marchands de légumes, de viande, de beurre et de marée sont des gens
qui savent se traiter comme il faut, et les forts eux-mêmes ressemblent
un peu à ces braves portefaix de Marseille qui soutiennent de leurs
capitaux les maisons qui les font travailler.
XV
PAUL NIQUET
Le souper fait, nous allâmes prendre le café et le pousse-café à
l'établissement célèbre de Paul Niquet.--Il y a là évidemment moins de
millionnaires que chez Baratte... Les murs, très-élevés et surmontés
d'un vitrage, sont entièrement nus. Les pieds posent sur des dalles
humides. Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit
chiffonnières, habituées de l'endroit, font tapisserie sur un banc
opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule assez mêlée, où
les disputes ne sont pas rares. Comme on ne peut pas à tout moment
aller chercher la garde, le vieux Niquet, si célèbre sous l'Empire
par ses cerises à l'eau-de-vie, avait fait établir des conduits d'eau
très-utiles dans le cas d'une rixe violente.
On les lâche de plusieurs points de la salle sur les combattants,
et, si cela ne les calme pas, on lève un certain appareil qui bouche
hermétiquement l'issue. Alors, l'eau monte, et les plus furieux
demandent grâce;--c'est du moins ce qui se passait autrefois.
Mon compagnon m'avertit qu'il fallait payer une tournée aux
chiffonnières pour se faire un parti dans l'établissement en cas de
dispute. C'est, du reste, l'usage pour les gens mis en bourgeois.
Ensuite vous pouvez vous livrer sans crainte aux charmes de la société.
Vous avez conquis la faveur des dames.
Une des chiffonnières demanda de l'eau-de-vie.
--Tu sais bien que ça t'est défendu! répondit le garçon limonadier.
--Eh bien, alors, un petit _verjus!_ mon amour de Polyte! Tu es si
gentil avec tes beaux yeux noirs... Ah! si j'étais encore ... ce que
j'ai été!
Sa main tremblante laissa échapper le petit verre plein de grains
de verjus à l'eau-de-vie, que l'on ramassa aussitôt; les petits
verres chez Paul Niquet sont épais comme des bouchons de carafe: ils
rebondissent, et la liqueur seule est perdue.
--Un autre verjus! dit mon ami.
--Toi, t'es bien zentil aussi, mon p'tit fy, lui dit la chiffonnière;
tu me _happelles_ le p'tit _Ba'as_ (Barras) qu'était si zentil, si
zentil, avec ses cadenettes et son _zabot_ d'Angueleterre ... Ah!
c'était z'un homme _aux oiseaux,_ mon p'tit fy, aux oiseaux!... vrai!
z'un bel homme comme toi!
Après le second verjus, elle nous dit:
--Vous ne savez pas, mes enfants, que j'ai été une des _merveilleuses_
de ce temps-là... J'ai eu des bagues à mes doigts de pieds... Il y a
des _mirlifiores_ et des généraux qui se sont battus pour moi!
--Tout ça, c'est la punition du bon Dieu! dit un voisin. Où est-ce
qu'il est à présent, ton _phaéton_?
--Le bon Dieu! dit la chiffonnière exaspérée, le bon Dieu, c'est le
diable!
Un homme maigre, en habit noir râpé, qui donnait sur un banc, se leva
en trébuchant:
--Si le bon Dieu, c'est le diable, alors c'est le diable qui est le bon
Dieu, cela revient toujours au même. Cette brave femme fait un affreux
paralogisme, dit-il en se tournant vers nous... Comme ce peuple
est ignorant! Ah! l'éducation, je m'y suis livré bien longtemps. Ma
philosophie me console de tout ce que j'ai perdu.
--Et un petit verre! dit mon compagnon.
--J'accepte! si vous me permettez de définir la loi divine et la loi
humaine ...
La tête commençait à me tourner au milieu de ce public étrange; mon
ami cependant prenait plaisir à la conversation du philosophe, et
redoublait les petits verres pour l'entendre raisonner et déraisonner
plus longtemps.
Si tous ces détails n'étaient exacts, et si je ne cherchais ici à
daguerréotyper la vérité, que de ressources romanesques me fourniraient
ces deux types du malheur et de l'abrutissement! Les hommes riches
manquent trop du courage qui consiste à pénétrer dans de semblables
lieux, dans ce vestibule du purgatoire, d'où il serait peut-être facile
de sauver quelques âmes... Un simple écrivain ne peut que mettre les
doigts sur ces plaies, sans prétendre à les fermer.
Les prêtres eux-mêmes qui songent à sauver des âmes chinoises,
indiennes ou thibétaines, n'accompliraient-ils pas dans de pareils
lieux de dangereuses et sublimes missions?--Pourquoi le Seigneur
vivait-il avec les païens et les publicains?
Le soleil commence à percer le vitrage supérieur de la salle, la porte
s'éclaire. Je m'élance de cet enfer au moment d'une arrestation, et je
respire avec bonheur le parfum de fleurs entassées sur le trottoir de
la rue aux Fers.
La grande enceinte du marché présente deux longues rangées de femmes
dont l'aube éclaire les visages pâles. Ce sont les revendeuses des
divers marchés, auxquelles on a distribué des numéros, et qui attendent
leur tour pour recevoir leurs denrées d'après la mercuriale fixée.
Je crois qu'il est temps de me diriger vers l'embarcadère de
Strasbourg, emportant dans ma pensée le vain fantôme de cette nuit.
XVI
MEAUX
Voilà, voilà, celui qui vient de l'enfer!
Je m'appliquais ce vers en roulant le matin sur les rails du chemin
de Strasbourg, et je me flattais ... et je n'avais pas encore pénétré
jusqu'aux plus profondes _souricières;_ je n'avais guère, au fond,
rencontré que d'honnêtes travailleurs, des pauvres diables avinés, des
malheureux sans asile... Là n'est pas encore le dernier abîme.
L'air frais du matin, l'aspect des vertes campagnes, les bords riants
de la Marne, Pantin à droite, d'abord,--le vrai Pantin,--Chelles
à gauche, et plus tard Lagny, les longs rideaux de peupliers, les
premiers coteaux abrités qui se dirigent vers la Champagne, tout cela
me charmait et faisait rentrer le calme dans mes pensées.
Malheureusement, un gros nuage noir se dessinait au fond de l'horizon,
et, quand je descendis à Meaux, il pleuvait à verse. Je me réfugiai
dans un café, où je fus frappé par l'aspect d'une énorme affiche rouge
conçue en ces termes:
PAR PERMISSION DE M. LE MAIRE. (de Meaux)
MERVEILLE SURPRENANTE
Tout ce que la nature offre de plus bizarre:
UNE TRÈS-JOLIE FEMME
Ayant pour chevelure une belle
TOISON DI MÉRINOS
Couleur marron.
«M. Montaldo, de passage en cette ville, a l'honneur d'exposer au
public une rareté, un phénomène tellement extraordinaire, que
Messieurs de la Faculté de médecine de Paris et de Montpellier n'ont pu
encore le définir.
CE PHÉNOMÈNE
consiste en une jeune femme de dix-huit ans, native de Venise, qui,
au lieu de chevelure, porte une magnifique toison en laine mérinos
de Barbarie, couleur marron, d'une longueur d'environ cinquante-deux
centimètres. Elle pousse comme les plantes, et on lui voit sur la tête
des tiges qui supportent quatorze ou quinze branches.
»Deux de ces tiges s'élèvent sur son front et forment des cornes.
»Dans le cours de l'année, il tombe de sa toison, comme de celle des
moutons qui ne sont pas tondus à temps, des fragments de laine.
»Cette personne est très-avenante, ses yeux sont expressifs, elle a la
peau très-blanche; elle a excité dans les grandes villes l'admiration
de ceux qui l'ont vue, et, dans son séjour à Londres, en 1843, Sa
Majesté la reine, à qui elle a été présentée, a témoigné sa surprise en
disant que jamais la nature ne s'était montrée si bizarre.
»Les spectateurs pourront s'assurer de la vérité au tact de la laine,
comme à l'élasticité, à l'odorat, etc., etc.
»Visible tous les jours jusqu'à dimanche 5 courant.
»Plusieurs morceaux d'opéra seront exécutés par un artiste distingué.
»Des danses de caractère, espagnoles et italiennes, par des artistes
pensionnés.
»Prix d'entrée: 25 centimes.--Enfants et militaires: 10 centimes.»
A défaut d'autre spectacle, je voulus vérifier par moi-même les
merveilles de cette affiche, et je ne sortis de la représentation
qu'après minuit.
J'ose à peine analyser maintenant les sensations étranges du sommeil
qui succéda à cette soirée. Mon esprit, surexcité sans doute par les
souvenirs de la nuit précédente, et un peu par l'aspect du pont des
Arches, qu'il fallut traverser pour me rendre à l'hôtel, imagina le
rêve suivant, dont le souvenir m'est fidèlement resté.
XVII
CAPHARNAUM
Des corridors, des corridors sans fin! Des escaliers, des escaliers où
l'on monte, où l'on descend, où l'on remonte, et dont le bas trempe
toujours dans une eau noire agitée par des roues, sous d'immenses
arches de pont ... à travers des charpentes inextricables! Monter,
descendre, ou parcourir les corridors, et cela, pendant plusieurs
éternités ... Serait-ce la peine à laquelle je serais condamné pour mes
fautes?
J'aimerais mieux vivre!
Au contraire, voilà qu'on me brise la tête à grands coups de marteau:
qu'est-ce que cela veut dire?
Je rêvais à des queues de billard ... à des petits verres _de verjus_
...
«Monsieur et marne le maire est-il content?»
Bon! je confonds à présent Bilboquet avec Macaire. Mais ce n'est pas
une raison pour qu'on me casse la tête avec des foulons.
«Brûler n'est pas répondre!»
Serait-ce pour avoir embrassé la femme à cornes, ou pour avoir promené
mes doigts dans sa chevelure de mérinos?
«Qu'est-ce que c'est donc que ce cynisme!» dirait Macaire.
Mais Desbarreaux le cartésien répondrait à la Providence:
«Voilà bien du tapage pour ... bien peu de chose.»
XVIII
CHOEUR DES GNOMES[1]
Les petits gnomes chantent ainsi:
«Profitons de son sommeil!--Il a eu bien tort de régaler le
saltimbanque, et d'absorber tant de bière de Mars en octobre,--à ce
même café--de _Mars,_ avec accompagnement de cigares, de cigarettes, de
clarinette et de basson.
»Travaillons, frères,--jusqu'au point du jour, jusqu'au chant du
coq,--jusqu'à l'heure où part la voiture de Dammartin,--et qu'il puisse
entendre la sonnerie de la vieille cathédrale où repose L'AIGLE DE
MEAUX.
»Décidément, la femme mérinos lui travaille l'esprit,--non moins que
la bière de Mars et les foulons du pont des Arches;--cependant,
les cornes de cette femme ne sont pas telles que l'avait dit le
saltimbanque:--notre Parisien est encore jeune... Il ne s'est pas assez
méfié du _boniment_.
»Travaillons, frères, travaillons pendant qu'il dort.--Commençons
par lui dévisser la tête, puis, à petits coups de marteau,--oui, de
marteau,--nous descellerons les parois de ce crâne philosophique--et
biscornu!
»Pourvu qu'il n'aille pas se loger dans une des cases de son
cerveau--l'idée d'épouser la femme à la chevelure de mérinos!
Nettoyons d'abord le sinciput et l'occiput;--que le sang circule plus
clair à travers les centres nerveux qui s'épanouissent au-dessus des
vertèbres.
»Le _moi_ et le _non-moi_ de Fichte se livrent un terrible combat dans
cet esprit plein d'objectivité.--Si seulement il n'avait pas arrosé la
bière de Mars--de quelques tournées de punch offert à ces dames!...
L'Espagnole était presque aussi séduisante que la Vénitienne; mais elle
avait de faux mollets,--et sa cachucha parassait due aux leçons de
Mabille.
»Travaillons, frères, travaillons;--la boîte osseuse se nettoie.--Le
compartiment de la mémoire embrasse déjà une certaine série de
faits.--La causalité,--oui, la causalité,--le ramènera au sentiment de
sa subjectivité.--Prenons garde seulement qu'il ne s'éveille avant que
notre tâche soit finie.
»Le malheureux se réveillerait pour mourir d'un coup de sang, que la
Faculté qualifierait d'épanchement au cerveau,--et c'est nous qu'on
accuserait _là-haut.--_ Dieux immortels! il fait un mouvement; il
respire avec peine.--Raffermissons la boîte osseuse avec un dernier
coup de foulon,--oui, de foulon.--Le coq chante,--l'heure sonne... Il
en est quitte pour un mal de tête... _Il le fallait!_»
[1] Ceci est un chapitre dans le goût allemand. Les _gnomes_ sont de
petits êtres appartenant à la classe des esprits de la terre, qui sont
attachés au service de l'homme, ou du moins que leur sympathie conduit
parfois à lui être utile. (Voir les légendes recueillies par Simmek.)
XIX
JE M'ÉVEILLE
Décidément, ce rêve est trop extravagant ... même pour moi! Il vaut
mieux se réveiller tout à fait.--Ces petits drôles! qui me démontaient
la tête, et qui se permettaient après de rajuster les morceaux du
crâne avec de grands coups de leurs petits marteaux!--Tiens, un coq
qui chante!... Je suis donc à la campagne? C'est peut-être le coq de
Lucien: ἀλεκτρυών.--Oh! souvenirs classiques, que vous êtes loin de
moi!
Cinq heures sonnent,--où suis-je?--Ce n'est pas là ma chambre...
Ah! je m'en souviens,--je me suis endormi hier à la _Sirène,_ tenue
par le Vallois,--_dans la bonne ville de Meaux_ (Meaux en Brie,
Seine-et-Marne).
Et j'ai négligé d'aller présenter mes hommages à monsieur et à mame le
maire!--C'est la faute de Bilboquet (_Faisant sa toilette_):
Air des _Prétendus._
Allons présenter--hum!--présenter notre hommage
A la fille de la maison!... (_Bis._)
Oui, j'en conviens, elle a raison,
Oui, oui, la friponne a raison!
Allons présenter, etc.
Tiens, le mal de tête s'en va... Oui, mais la voiture est partie.
Restons, et tirons-nous de cet affreux mélange de comédie,--de rêve--et
de réalité.
Pascal a dit:
«Les hommes sont fous, si nécessairement fous, que ce serait être fou
par une autre sorte que de n'être pas fou.» La Rochefoucauld a ajouté:
«C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul.» Ces maximes
sont consolantes.
XX
RÉFLEXIONS
Recomposons nos souvenirs.
Je suis majeur et vacciné; mes qualités physiques importent peu pour
le moment. Ma position sociale est supérieure à celle du saltimbanque
d'hier au soir; et décidément, sa Vénitienne n'aura pas ma main.
Un sentiment de soif me travaille.
Retourner au café de _Mars_ à cette heure, ce serait vouloir marcher
sur les fusées d'un feu d'artifice éteint.
D'ailleurs, personne n'y peut être levé encore. Allons errer sur les
bords de la Marne et le long de ces terribles moulins à eau dont le
souvenir a troublé mon sommeil.
Ces moulins, écaillés d'ardoises, si sombres et si bruyants au clair
de lune, doivent être pleins de charmes aux rayons du soleil levant.
Je viens de réveiller les garçons du café du _Commerce._ Une légion
de chats s'échappe de la grande salle de billard, et va se jouer sur
la terrasse parmi les thuyas, les orangers et les balsamines roses et
blanches.--Les voilà qui grimpent comme des singes le long des berceaux
de treillage revêtus de lierre.
O nature, je te salue!
Et, quoique ami des chats, je caresse aussi ce chien à longs poils gris
qui s'étire péniblement. Il n'est pas muselé.--N'importe; la chasse est
ouverte.
Qu'il est doux pour un coeur sensible _de voir lever l'aurore_ sur la
Marne, à quarante kilomètres de Paris!
Là-bas, sur le même bord, au delà des moulins, est un autre café
non moins pittoresque, qui s'intitule café de l'_Hôtel-de-ville_
(sous-préfecture). Le maire de Meaux, qui habite tout près, doit, en
se levant, y reposer ses yeux sur les allées d'ormeaux et sur les
berceaux d'un vert glauque qui garnissent la terrasse. On admire là une
statue en terre cuite de la Camargo, grandeur naturelle, dont il faut
regretter les bras cassés. Ses jambes sont effilées comme celles de
l'Espagnole d'hier--et des Espagnoles de l'Opéra.
Elle préside à un jeu de boules.
J'ai demandé de l'encre au garçon. Quant au café, il n'est pas encore
fait. Les tables sont couvertes de tabourets; j'en dérange deux; et je
me recueille en prenant possession d'un petit chat blanc qui a les yeux
verts.
On commence à passer sur le pont; j'y compte huit arches. La Marne
est _marneuse_ naturellement; mais elle revêt maintenant des teintes
plombées que rident parfois les courants qui sortent des moulins, ou
plus loin les jeux folâtres des hirondelles.
Est-ce qu'il pleuvra ce soir?
Quelquefois, un poisson fait un soubresaut qui ressemble, ma foi, à
la cachucha éperdue de cette demoiselle bronzée que je n'oserais
qualifier de dame sans plus d'informations.
Il y a en face de moi, sur l'autre bord, des sorbiers à grains de
corail du plus bel effet: sorbier des oiseaux,--_aviaria._--J'ai
appris cela quand je me destinais à la position de bachelier dans
l'Université de Paris.
XXI
LA FEMME MÉRINOS
Je m'arrête. Le métier de _réaliste_ est trop dur à faire. La lecture
d'un article de Charles Dickens est pourtant la source de ces
divagations!... Une voix grave me rappelle à moi-même.
Je viens de tirer de dessous plusieurs journaux parisiens et _marnais_
un certain feuilleton d'où l'anathème s'exhale avec raison sur les
imaginations bizarres qui constituent aujourd'hui l'_école du vrai._
Le même mouvement a existé après 1830, après 1794, après 1716 et après
bien d'autres dates antérieures. Les esprits, fatigués des conventions
politiques ou romanesques, voulaient du _vrai_ à tout prix.
Or, le vrai, c'est le faux, du moins en art et en poésie. Quoi de plus
faux que l'_Iliade,_ que l'_Énéide,_ que la _Jérusalem délivrée,_ que
la _Henriade_? que les tragédies, que les romans?...
--Eh bien, moi, dit le critique, j'aime ce faux. Est-ce que cela
m'amuse, que vous me racontiez votre vie pas à pas, que vous analysiez
vos rêves, vos impressions, vos sensations?... Que m'importe que
vous ayez couché à la _Sirène,_ chez le Vallois? Je présume que cela
n'est pas vrai, ou bien que cela est arrangé. Vous me direz d'aller y
voir... Je n'ai pas besoin de me rendre à Meaux! Du reste, les mêmes
choses m'arriveraient, que je n'aurais pas l'aplomb d'en entretenir le
public. Et d'abord est-ce que l'on croit à cette femme aux cheveux de
mérinos?
Je suis forcé d'y croire; et plus sûrement encore que par les promesses
de l'affiche. L'affiche _existe,_ mais la femme pourrait ne pas
exister... Eh bien, le saltimbanque n'avait rien écrit que de véritable.
La représentation a commencé à l'heure dite. Un homme assez replet,
mais encore vert, est entré en costume de Figaro. Les tables étaient
garnies en partie par le peuple de Meaux, en partie par les cuirassiers
du 6e.
M. Montaldo--car c'était lui--a dit avec modestie:
--Signori, ze vais vi faire entendre le grand aria di _Figaro._ Il
commence.
--_Tra de ra la, de ra la, de ra la, ah!_...
Sa voix, un peu usée, mais encore agréable, était accompagnée d'un
basson.
Quand il arriva au vers: _Largo al fattotum délia cita!_ je crus devoir
me permettre une observation. Il prononçait _cita._ Je dis tout haut:
_Tchita!_ ce qui étonna un peu les cuirassiers et le peuple de Meaux.
Le chanteur me fit un signe d'assentiment, et, quand il arriva à cet
autre vers: «Figaro-_ci_, Figaro-là ...» il eut soin de prononcer
_tchi._--J'étais flatté de cette attention.
Mais, en faisant sa quête, il vint à moi et me dit (je ne donne pas ici
la phrase patoisée):
--On est heureux de rencontrer des amateurs instruits ... Ma ze souis
de Tourino, et, à Tourino, nous prononçons _ci._ Vous aurez entendu le
_tchi_ à Rome ou à Naples?
--Effectivement!... Et votre Vénitienne?
--Elle va paraître à neuf heures. En attendant, je vais danser une
cachucha avec cette jeune personne que j'ai l'honneur de vous présenter.
La cachucha n'était pas mal, mais exécutée dans un goût un peu
classique... Enfin, la femme aux cheveux de mérinos parut dans toute
sa splendeur. C'étaient effectivement des cheveux de mérinos. Deux
touffes, placées sur le front, se dressaient en cornes.--Elle aurait
pu se faire faire un châle de cette abondante chevelure. Que de maris
seraient heureux de trouver dans les cheveux de leurs femmes cette
_matière première_ qui réduirait le prix de leurs vêtements à la simple
main-d'oeuvre!
La figure était pâle et régulière. Elle rappelait le type des vierges
de Carlo Dolci. Je dis à la jeune femme:
--_Sete voi Veneziana?_
Elle me répondit:
--_Signor, si._
Si elle avait dit: _Si, signor,_ je l'aurais soupçonnée Piémontaise
ou Savoyarde; mais, évidemment, c'est une Vénitienne des montagnes
qui confinent au Tyrol. Les doigts sont effilés, les pieds petits,
les attaches fines; elle a les yeux presque rouges et la douceur
d'un mouton; sa voix même semble un bêlement accentué. Les cheveux,
si l'on peut appeler cela des cheveux, résisteraient à tous les
efforts du peigne. C'est un amas de cordelettes comme celles que se
font les Nubiennes en les imprégnant de beurre. Toutefois, sa peau
étant d'un blanc mat irrécusable et sa chevelure d'un _marron_ assez
clair (voir l'affiche), je pense qu'il y a eu croisement; un nègre,
Othello peut-être, se sera allié au type vénitien, et, après plusieurs
générations, ce produit local se sera révélé.
Quant à l'Espagnole, elle est évidemment originaire de Savoie ou
d'Auvergne, ainsi que M. Montaldo.
Mon récit est terminé. «Le vrai est ce qu'il peut,» comme disait M.
Dufougeray. J'aurais pu raconter l'histoire de la Vénitienne, de M.
Montaldo, de l'Espagnole, et même du basson. Je pourrais supposer que
je me suis épris de l'une ou de l'autre de ces deux femmes, et que
la rivalité du saltimbanque ou du basson m'a conduit aux aventures
les plus extraordinaires.--Mais la vérité, c'est qu'il n'en est rien.
L'Espagnole avait, comme je l'ai dit, les jambes maigres; la femme
mérinos ne m'intéressait qu'à travers une atmosphère de fumée de tabac
et une consommation de bière qui me rappelait l'Allemagne.--Laissons
ce phénomène à ses habitudes et à ses attachements probables.
Je soupçonne le basson, jeune homme assez fluet, noir de chevelure, de
ne pas lui être indifférent.
XXII
ITINÉRAIRE
Je n'ai pas encore expliqué au lecteur le motif véritable de mon voyage
à Meaux... Il convient d'avouer que je n'ai rien à faire dans ce pays;
mais, comme le public français veut toujours savoir les raisons de
tout, il est temps d'indiquer ce point.
Un de mes amis,--un limonadier de Creil,--ancien _hercule_ retiré, et
se livrant à la chasse dans ses moments perdus, m'avait invité, ces
jours derniers, à une chasse à la loutre sur les bords de l'Oise:
Il était très-simple de me rendre à Creil par le Nord; mais le chemin
du Nord est un chemin tortu, bossu, qui fait un coude considérable
avant de parvenir à Creil, où se trouve le confluent du railway de
Lille et de celui de Saint-Quentin. De sorte que je m'étais dit:
-En prenant par Meaux, je rencontrerai l'omnibus de Dammartin; je
traverserai à pied les bois d'Ermenonville, et, suivant les bords de la
Nonette, je parviendrai, après trois heures de marche, à Senlis, où je
rencontrerai l'omnibus de Creil. De là, j'aurai le plaisir de revenir à
Paris par _le plus long,_ c'est-à-dire par le chemin de fer du Nord.
En conséquence, ayant manqué la voiture de Dammartin, il s'agissait
de trouver une autre correspondance.--Le système des chemins de
fer a dérangé toutes les voitures des pays intermédiaires. Le pâté
immense des contrées situées au nord de Paris se trouve privé de
communications directes; il faut faire dix lieues à droite ou
dix-huit lieues à gauche, en chemin de fer, pour y parvenir, au moyen
des correspondances, qui mettent encore deux ou trois heures à vous
transporter dans des pays où l'on arrivait autrefois en quatre heures.
La spirale célèbre que traça en l'air le bâton du caporal Trûn n'était
pas plus capricieuse que le chemin qu'il faut faire, soit d'un côté,
soit de l'autre.
On m'a dit à Meaux:
--La voiture de Nanteuil-le-Haudouin vous mettra à une lieue
d'Ermenonville, et, dès lors, vous n'avez plus qu'à marcher.
A mesure que je m'éloignais de Meaux, le souvenir de la femme mérinos
et de l'Espagnole s'évanouissait dans les brumes de l'horizon. Enlever
l'une au basson, ou l'autre au ténor chorégraphe, eût été un procédé
plein de petitesse, en cas de réussite, attendu qu'ils avaient été
polis et charmants;--une tentative vaine m'aurait couvert de confusion.
N'y pensons plus.
Nous arrivons à Nanteuil par un temps abominable; il devient impossible
de traverser les bois. Quant à prendre des voitures à volonté, je
connais trop les chemins vicinaux du pays pour m'y risquer.
Nanteuil est un bourg montueux qui n'a jamais eu de remarquable que son
château désormais disparu. Je m'informe à l'hôtel des moyens de sortir
d'un pareil lieu; et l'on me répond:
--Prenez la voiture de Crespy en Valois, qui passe à deux heures;
cela vous fera faire un détour, mais vous trouverez ce soir une autre
voiture qui vous conduira sur les bords de l'Oise.
Dix lieues encore pour voir une pêche à la loutre. Il était si simple
de rester à Meaux, dans l'aimable compagnie du saltimbanque, de la
Vénitienne et de l'Espagnole!...
XXIII
CRESPY EN VALOIS
Trois heures plus tard, nous arrivons à Crespy. Les portes de la
ville sont monumentales et surmontées de trophées dans le goût du
xviie siècle. Le clocher de la cathédrale est élancé, taillé
à six pans et découpé à jour comme celui de la vieille église de
Soissons.
Il s'agissait d'attendre jusqu'à huit heures la voiture de
correspondance. L'après-dînée, le temps s'est éclairci. J'ai admiré les
environs assez pittoresques de la vieille cité valoise, et la vaste
place du marché que l'on y crée en ce moment. Les constructions sont
dans le goût de celles de Meaux. Ce n'est plus parisien, et ce n'est
pas encore flamand. On construisait une église dans un quartier signalé
par un assez grand nombre de maisons bourgeoises.--Un dernier rayon
de soleil, qui teignait de rose la face de l'ancienne cathédrale, m'a
fait revenir dans le quartier opposé. Il ne reste malheureusement que
le chevet. La tour et les ornements du portail m'ont paru remonter
au xive siècle.--J'ai demandé à des voisins pourquoi l'on
s'occupait de construire une église moderne, au lieu de restaurer un si
beau monument.
--C'est, m'a-t-on dit, parce que les bourgeois ont principalement leurs
maisons dans l'autre quartier, et cela les dérangerait trop de venir à
l'ancienne église... Au contraire, l'autre sera sous leur main.
--C'est, en effet, dis-je, bien plus commode d'avoir une église à sa
porte; mais les vieux chrétiens n'auraient pas regardé à deux cents
pas de plus pour se rendre à une vieille et splendide basilique.
Aujourd'hui, tout est changé, c'est le bon Dieu qui est obligé de se
rapprocher des paroissiens!...
XXIV
EN PRISON
Certes, je n'avais rien dit d'inconvenant ni de monstrueux. Aussi, la
nuit arrivant, je crus bon de me diriger vers le bureau des voitures.
Il fallait encore attendre une demi-heure.--J'ai demandé à souper pour
passer le temps.
Je finissais une excellente soupe, et je me tournais pour demander
autre chose, lorsque j'aperçus un gendarme qui me dit:
--Vos papiers?
J'interroge ma poche avec dignité... Le passe-port était resté à Meaux,
où on me l'avait demandé à l'hôtel pour m'inscrire; et j'avais oublié
de le reprendre le lendemain matin. La jolie servante à laquelle
j'avais payé mon compte n'y avait pas pensé plus que moi.
--Eh bien, dit le gendarme, vous allez me suivre chez M. le maire.
Le maire! Encore si c'était le maire de Meaux! Mais c'est le maire de
Crespy! L'autre eût certainement été plus indulgent.
--D'où venez-vous?
--De Meaux.
--Où allez-vous?
--A Creil.
--Dans quel but?
--Dans le but de faire une chasse à la loutre.
--Et pas de papiers, à ce que dit le gendarme?
--Je les ai oubliés à Meaux.
Je sentais moi-même que ces réponses n'avaient rien de satisfaisant;
aussi le maire me dit-il paternellement:
--Eh bien, vous êtes en état d'arrestation!
--Et où coucherai-je?
--A la prison.
--Diable! mais je crains de ne pas être bien couché.
--C'est voire affaire.
--Et si je payais un ou deux gendarmes pour me garder à l'hôtel?...
--Ce n'est pas l'usage.
--Cela se faisait au xviiie siècle.
--Plus aujourd'hui.
Je suivis le gendarme assez mélancoliquement.
La prison de Crespy est ancienne. Je pense même que le caveau dans
lequel on m'a introduit date du temps des croisades; il a été
soigneusement recrépi avec du béton romain.
J'ai été fâché de ce luxe; j'aurais aimé à élever des rats ou à
apprivoiser des araignées.
--Est-ce que c'est humide? dis-je au geôlier.
--Très-sec, au contraire. Aucun de ces _messieurs_ ne s'en est plaint
depuis les restaurations. Ma femme va vous faire un lit.
--Pardon, je suis Parisien: je le voudrais très-doux.
--On vous mettra deux lits de plume.
--Est-ce que je ne pourrais pas finir de souper? Le gendarme m'a
interrompu après le potage.
--Nous n'avons rien. Mais, demain, j'irai vous chercher ce que vous
voudrez; maintenant, tout le monde est couché à Crespy.
--A huit heures et demie!
-Il en est neuf.
La femme du geôlier avait établi un lit de sangle dans le caveau,
comprenant sans doute que je payerais bien la pistole. Outre les lits
de plume, il y avait un édredon. J'étais dans les plumes de tous côtés.
XXV
AUTRE RÊVE
J'eus à peine deux heures d'un sommeil tourmenté; je ne revis pas les
petits gnomes bienfaisants; ces êtres panthéistes, éclos sur le sol
germain, m'avaient totalement abandonné. En revanche, je comparaissais
devant un tribunal, qui se dessinait au fond d'une ombre épaisse,
imprégnée au bas d'une poussière scolastique.
Le président avait un faux air de M. Nisard; les deux assesseurs
ressemblaient à M. Cousin et à M. Guizot, mes anciens maîtres. Je
ne passais plus comme autrefois devant eux mon examen en Sorbonne.
J'allais subir une condamnation capitale.
Sur une table étaient étendus plusieurs numéros de _Magazines_ anglais
et américains, et une foule de livraisons illustrées à _jour_ et à _six
pence,_ où apparaissaient vaguement les noms d'Edgar Poe, de Dickens,
d'Ainsworth, etc., et trois figures pâles et maigres se dressaient à
droite du tribunal, drapées de thèses en latin imprimées sur satin,
où je crus distinguer ces noms: _Sapientia, Ethica, Grammatica.--_Les
trois spectres accusateurs me jetaient ces mots méprisants:
--_Fantaisiste! réaliste!! essayste!!!_
Je saisis quelques phrases de l'accusation formulée à l'aide d'un
organe qui semblait être celui de M. Patin:
-Du _réalisme_ au crime, il n'y a qu'un pas; car le crime est
essentiellement réaliste. Le _fantaisisme_ conduit tout droit à
l'adoration des monstres. L'_essaysme_ amène ce faux esprit à
pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter
Paul Niquet,--on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure
de mérinos,--on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de
vagabondage et de troubadourisme exagéré!...
J'essayai de répondre: j'invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres
fantaisistes classiques.--Je sentis alors que je devenais prétentieux.
Alors, je m'écriai en pleurant:
--_Confiteor! plangior! juro!..._--Je jure de renoncer à ces œuvres
maudites par la Sorbonne et par l'Institut: je n'écrirai plus que de
l'histoire, de la philosophie, de la philologie et de la statistique...
On semble en douter?... Eh bien, je ferai des romans vertueux et
champêtres, je viserai aux prix de poésie, de morale; je ferai des
livres contre l'esclavage et pour les enfants, des poëmes didactiques,
des tragédies!--des tragédies!... Je vais même en réciter une que j'ai
écrite en seconde, et dont le souvenir me revient ...
Les fantômes disparurent en jetant des cris plaintifs.
XXVI
MORALITÉ
Nuit profonde! où suis-je? Au cachot!
Imprudent! voilà pourtant où t'a conduit la lecture de l'article
anglais intitulé _la Clef de la rue ..._ Tâche maintenant de découvrir
la clef des champs!
La serrure a grincé, les barres ont résonné. Le geôlier m'a demandé si
j'avais bien dormi:
--Très-bien! très-bien!
Il faut être poli.
--Comment sort-on d'ici?
--On écrira à Paris, et, si les renseignements sont favorables, au bout
de trois ou quatre jours ...
--Est-ce que je pourrais causer avec un gendarme?
--Le vôtre viendra tout à l'heure.
Le gendarme, quand il entra, me parut un dieu. Il me dit:
--Vous avez de la chance.
--En quoi?
--C'est aujourd'hui jour de _correspondance_ avec Senlis, vous pourrez
paraître devant le substitut. Allons, levez-vous.
--Et comment va-t-on à Senlis?
--A pied; cinq lieues, ce n'est rien.
--Oui, mais s'il pleut ..., entre deux gendarmes, sur des routes
détrempées.
--Vous pouvez prendre une voiture.
Il m'a bien fallu prendre une voiture. Une petite affaire de onze
francs; deux francs à la pistole;--en tout, treize.--O fatalité!
Du reste, les deux gendarmes étaient très-aimables, et je me suis mis
fort bien avec eux sur la route en leur racontant les combats qui
avaient eu lieu dans ce pays du temps de la Ligue. En arrivant en vue
de la tour de Montépilloy, mon récit devint pathétique, je peignis la
bataille, j'énumerai les escadrons de gens d'armes qui reposaient sous
les sillons;--ils s'arrêtèrent cinq minutes à contempler la tour, et je
leur expliquai ce que c'était qu'un château fort de ce temps-là.
Histoire! archéologie! philosophie! Vous êtes donc bonnes à quelque
chose.
Il fallut monter à pied au village de Montépilloy, situé dans un
bouquet de bois. Là, mes deux braves gendarmes de Crespy m'ont remis
aux mains de ceux de Senlis, et leur ont dit:
--Il a pour _deux jours de pain_ dans le coffre de la voiture.
--Si vous voulez déjeuner? m'a-t-on dit avec bienveillance.
--Pardon, je suis comme les Anglais, je mange très-peu de pain.
--Oh! l'on s'y fait.
Les nouveaux gendarmes semblaient moins aimables que les autres. L'un
d'eux me dit:
--Nous avons encore une petite formalité à remplir.
Il m'attacha des chaînes comme à un héros de l'Ambigu, et ferma les
fers avec deux cadenas.
--Tiens, dis-je, pourquoi ne m'a-t-on mis des fers qu'ici?
--Parce que les gendarmes étaient avec vous dans la voiture, et que
nous, nous sommes à cheval.
Arrivés à Senlis, nous allâmes chez le substitut, et, étant connu dans
la ville, je fus relâché tout de suite. L'un des gendarmes m'a dit:
--Cela vous apprrendra à oublier votrre passe-porrt une autrre fois
quand vous sorrtirrez de votrre déparrtement.
Avis au lecteur.--J'étais dans mon tort... Le substitut a été fort
poli, ainsi que tout le monde. Je ne trouve de trop que le cachot et
les fers. Ceci n'est pas une critique de ce qui se passe aujourd'hui.
Cela s'est toujours fait ainsi. Je ne raconte cette aventure que pour
demander que, comme pour d'autres choses, on tente un progrès sur ce
point.--Si je n'avais pas parcouru la moitié du monde, et vécu avec les
Arabes, les Grecs, les Persans, dans les khans des caravansérails et
sous les tentes, j'aurais eu peut-être un sommeil plus troublé encore,
et un réveil plus triste, pendant ce simple épisode d'un voyage de
Meaux à Oeil.
Il est inutile de dire que je suis arrivé trop tard pour la chasse à
la loutre. Mon ami le limonadier, après sa chasse, était parti pour
Clermont afin d'assister à un enterrement. Sa femme m'a montré la
loutre empaillée, et complétant une collection de bêtes et d'oiseaux du
Valois, qu'il espère vendre à quelque Anglais.
Voilà l'histoire fidèle de trois nuits d'octobre, qui m'ont corrigé des
excès d'un réalisme trop absolu;--j'ai du moins tout lieu de l'espérer.
PROMENADES ET SOUVENIRS
I
LA BUTTE MONTMARTRE
Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris.
Je n'en ai jamais été si convaincu que depuis deux mois. Arrivé
d'Allemagne, après un court séjour dans une ville de la banlieue, je
me suis cherché un domicile plus assuré que les précédents, dont l'un
se trouvait sur la place du Louvre et l'autre dans la rue du Mail. Je
ne remonte qu'à six années. Évincé du premier avec vingt francs de
dédommagement, que j'ai négligé, je ne sais pourquoi, d'aller toucher
à la Ville, j'avais trouvé dans le second ce qu'on ne trouve plus
guère au centre de Paris: une vue sur deux ou trois arbres occupant
un certain espace, qui permet à la fois de respirer et de se délasser
l'esprit en regardant autre chose qu'un échiquier de fenêtres noires,
où de jolies figures n'apparaissent que par exception. Je respecte la
vie intime de mes voisins, et ne suis pas de ceux qui examinent avec
des longues-vues le galbe d'une femme qui se couche, ou surprennent à
l'œil nu les silhouettes particulières aux incidents et accidents de
la vie conjugale. J'aime mieux tel horizon «à souhait pour le plaisir
des yeux,» comme dirait Fénelon, où l'on peut jouir, soit d'un lever,
soit d'un coucher de soleil, mais plus particulièrement du lever. Le
coucher ne m'embarrasse guère: je suis sûr de le rencontrer partout
ailleurs que chez moi. Pour le lever, c'est différent: j'aime à voir
le soleil découper des angles sur les murs, à entendre au dehors des
gazouillements d'oiseaux, fût-ce de simples moineaux francs... Grétry
offrait un louis à entendre une chanterelle, je donnerais vingt francs
pour un merle; les vingt francs que la ville de Paris me doit encore!
J'ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d'un air très-pur, de
perspectives variées, et l'on y découvre des horizons magnifiques,
soit «qu'ayant été vertueux, l'on aime à voir lever l'aurore,» qui est
très-belle du côté de Paris, soit qu'avec des goûts moins simples, on
préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés
et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration
au-dessous du grand cimetière, entre l'arc de l'Étoile et les coteaux
bleuâtres qui vont d'Argenteuil à Pontoise. Les maisons nouvelles
s'avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a baigné les flancs
de l'antique montagne, gagnant peu à peu les retraites où s'étaient
réfugiés les monstres informes reconstruits depuis par Cuvier. Attaqué
d'un côté par la rue de l'Empereur, de l'autre par la mairie, qui sape
les âpres montées et abaisse les hauteurs du versant de Paris, le vieux
mont de Mars aura bientôt le sort de la butte des Moulins, qui, au
siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe. Cependant, il
nous reste encore un certain nombre de coteaux ceints d'épaisses haies
vertes, que l'épine-vinette décore tour à tour de ses fleurs violettes
et de ses baies pourprées.
Il y a des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées
champêtres et des ruelles silencieuses, bordées de chaumières,
de granges et de jardins touffus, des plaines vertes coupées de
précipices, où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à
peu certains flots de verdure où s'ébattent des chèvres, qui broutent
l'acanthe suspendue aux rochers; des petites filles à l'œil fier, au
pied montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On rencontre
même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait,
du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet
humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans
une carrière. Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix de trois
mille francs... On en demande aujourd'hui trente mille. C'est le plus
beau point de vue des environs de Paris.
Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par les grands arbres
du château des Brouillards, c'était d'abord ce reste de vignoble lié au
souvenir de saint Denis, qui, au point de vue des philosophes, était
peut être le second Bacchus, Διονύσιος, et qui a eu trois corps, dont
l'un a été enterré à Montmartre, le second à Ratisbonne et le troisième
à Corinthe. C'était ensuite le voisinage de l'abreuvoir, qui, le soir,
s'anime du spectacle de chevaux et de chiens que l'on y baigne, et
d'une fontaine construite dans le goût antique, où les laveuses causent
et chantent comme dans un des premiers chapitres de _Werther._ Avec
un bas-relief consacré à Diane et peut-être deux figures de naïades
sculptées en demi-bosse, on obtiendrait, à l'ombre des vieux tilleuls
qui se penchent sur le monument, un admirable lieu de retraite,
silencieux à ses heures, et qui rappellerait certains points d'étude
de la campagne romaine. Au-dessus se dessine et serpente la rue des
Brouillards, qui descend vers le chemin des Bœufs, puis le jardin du
restaurant Gaucher, avec ses kiosques, ses lanternes et ses statues
peintes ... La plaine Saint-Denis a des lignes admirables, bornées
par les coteaux de Saint-Ouen et de Montmorency, avec des reflets de
soleil ou des nuages qui varient à chaque heure du jour. A droite est
une rangée de maisons, la plupart fermées pour cause de craquements
dans les murs. C'est ce qui assure la solitude relative de ce site; car
les chevaux et les bœufs qui passent, les laveuses, ne troublent pas
les méditations d'un sage, et même s'y associent. La vie bourgeoise,
ses intérêts et ses relations vulgaires, lui donnent seuls l'idée de
s'éloigner le plus possible des grands centres d'activité.
Il y a à gauche de vastes terrains, recouvrant l'emplacement d'une
carrière éboulée, que la commune a concédés à des hommes industrieux
qui en ont transformé l'aspect. Ils ont planté des arbres, créé des
champs où verdissent la pomme de terre et la betterave, où l'asperge
montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles rouges.
On descend le chemin et l'on tourne à gauche. Là sont encore deux ou
trois collines vertes, entaillées par une route qui plus loin comble
des ravins profonds, et qui tend à joindre un jour la rue de l'Empereur
entre les buttes et le cimetière. On rencontre là un hameau qui sent
fortement la campagne, et qui a renoncé depuis trois ans aux travaux
malsains d'un atelier de _poudrette.--_Aujourd'hui, l'on y travaille
les résidus des fabriques de bougies stéariques.--Que d'artistes
repoussés du prix de Rome sont venus sur ce point étudier la campagne
romaine et l'aspect des marais Pontins! Il y reste un marais animé par
des canards, des oisons et des poules.
Il n'est pas rare aussi d'y trouver des haillons pittoresques sur les
épaules des travailleurs. Les collines, fendues çà et là, accusent
le tassement du terrain sur d'anciennes carrières; mais rien n'est
plus beau que l'aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire
ses terrains d'ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses roches
dénudées et quelques bouquets d'arbres encore assez touffus, où
serpentent des ravins et des sentiers.
La plupart des terrains et des maisons éparses de cette petite vallée
appartiennent à de vieux propriétaires, qui ont calculé sur l'embarras
des Parisiens à se créer de nouvelles demeures et sur la tendance
qu'ont les maisons du quartier Montmartre à envahir, dans un temps
donné, la plaine Saint-Denis. C'est une écluse qui arrête le torrent;
quand elle s'ouvrira, le terrain vaudra cher.--Je regrette d'autant
plus d'avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois mille francs du
dernier vignoble de Montmartre.
Il ne faut plus y penser. Je ne serai jamais propriétaire: et pourtant
que de fois, au 8 ou au 15 de chaque trimestre (près Paris, du moins),
j'ai chanté le refrain de M. Vautour:
Quand on n'a pas de quoi payer son terme ...
J'aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère!... Une
petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella,
quelque chose comme la maison du poëte tragique. Le pauvre Laviron,
mort depuis sous les murs de Rome, m'en avait dessiné le plan.--A dire
le vrai pourtant, il n'y a pas de propriétaires aux buttes Montmartre.
On ne peut asseoir légalement sur des terrains minés par des cavités
peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune
concède un droit de possession qui s'éteint au bout de cent ans... On
est campé comme les Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient
peine à contester un droit si fugitif où l'hérédité ne peut longuement
s'établir.[1]
[1] Certains propriétaires nient ce détail, qui m'a été affirmé par
d'autres. N'y aurait-il pas eu, là aussi, des usurpations pareilles à
celles qui ont rendu les fiefs héréditaires sous Hugues Capet?
II
LE CHATEAU DE SAINT-GERMAIN
J'ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations,
et n'ai rien trouvé qu'à des prix impossibles, augmentés par les
conditions que formulent les concierges. Ayant rencontré un seul
logement au-dessous de trois cents francs, on m'a demandé si j'avais
un état pour lequel il fallût du jour.--J'ai répondu, je crois, qu'il
m'en fallait pour l'état de ma santé.
--C'est, m'a dit le concierge, que la fenêtre de la chambre s'ouvre sur
un corridor qui n'est pas bien clair.
Je n'ai pas voulu en savoir davantage, et j'ai même négligé de
visiter une cave à louer, me souvenant d'avoir vu à Londres cette même
inscription, suivie de ces mots: «Pour un gentleman seul.»
Je me suis dit:
--Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain?
La banlieue est encore plus chère que Paris; mais, en prenant un
abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements
dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes.
En réalité, qu'est-ce qu'une demi-heure de chemin de fer, le matin et
le soir? On a là les ressources d'une cité, et l'on est presque à la
campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n° 130.
Le trajet n'offre que de l'agrément, et n'équivaut jamais, comme ennui
ou comme fatigue, à une course d'omnibus.
Je me suis trouvé très-heureux de cette idée, et j'ai choisi
Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs. Quel voyage
charmant! Asnières, Chatou, Nanterre et le Pecq; la Seine trois fois
repliée, des points de vue d'îles vertes, de plaines, de bois, de
chalets et de villas; à droite, les coteaux de Colombes, d'Argenteuil
et de Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes et
Marly; puis la plus belle perspective du monde: la terrasse et les
vieilles galeries du château de Henri IV, couronnées par le profil
sévère du château de François Ier. J'ai toujours aimé ce
château bizarre, qui, sur le plan, a la forme d'un D gothique, en
l'honneur, dit-on, du nom de la belle Diane.--Je regrette seulement
de n'y pas voir ces grands toits écaillés d'ardoises, ces clochetons à
jour où se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres
sculptées s'élançant d'un fouillis de toits anguleux qui caractérisent
l'architecture valoise. Des maçons ont défiguré, sous Louis XVIII, la
face qui regarde le parterre. Depuis, l'on a transformé ce monument
en pénitencier, et l'on a déshonoré l'aspect des fossés et des ponts
antiques par une enceinte de murailles couvertes d'affiches. Les hautes
fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont paru tour à tour
les beautés blondes de la cour des Valois et de la cour des Stuarts,
les galants chevaliers des Médicis et les Écossais fidèles de Marie
Stuart et du roi Jacques, n'ont jamais été restaurés; il n'en reste
rien que le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet
étrange contraste de la brique et de l'ardoise, s'éclairant des feux du
soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet aspect moitié galant,
moitié guerrier, d'un château fort qui, en dedans, contenait un palais
splendide dressé sur une montagne, entre une vallée boisée où serpente
un fleuve et un parterre qui se dessine sur la lisière d'une vaste
forêt.
Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses pères; j'avais
eu des parents parmi les hôtes de ce château,--il y a vingt ans
déjà;--d'autres, habitants de la ville; en tout, quatre tombeaux... Il
se mêlait encore à ces impressions des souvenirs d'amour et de fêtes
remontant à l'époque des Bourbons--de sorte que je fus tour à tour
heureux et triste tout un soir!
Un incident vulgaire vint m'arracher à la poésie de ces rêves de
jeunesse. La nuit étant venue, après avoir parcouru les rues et les
places, et salué des demeures aimées jadis, donné un dernier coup d'œil
aux côtes de l'étang de Mareil et de Chambourcy, je m'étais enfin
reposé d'ans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit une
chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes;--un homme qui a
vécu en Orient est incapable de s'affecter d'un pareil détail.
--Garçon! dis-je, il est possible que j'aime les cloportes; mais, une
autre fois, si j'en demande, je désirerais qu'on me les servît à part.
Le mot n'était pas neuf, s'étant déjà appliqué à des cheveux servis
sur une omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint Germain.
Les habitués, les bouchers ou conducteurs de bestiaux, le trouvèrent
agréable.
Le garçon me répondit imperturbablement:
--Monsieur, cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des
réparations au château, et ces insectes se réfugient dans les maisons
de ville. Ils aiment beaucoup la bière et y trouvent leur tombeau.
--Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature; et votre
conversation me séduit... Mais est-il vrai que l'on fasse des
réparations au château?
--Monsieur vient d'en être convaincu.
--Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais êtes-vous sûr du fait en
lui-même?
--Les journaux en ont parlé.
Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais contester ce
témoignage. Le lendemain, je me rendis au château pour voir où en était
la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire qui
n'appartient qu'à un militaire de ce grade:
--Monsieur, seulement pour raffermir les fondations, il faudrait neuf
millions; les apportez-vous?
Je suis habitué à ne m'étonner de rien.
--Je ne les ai pas sur moi, observai-je; mais cela pourrait encore se
trouver!
--Eh bien, dit-il, quand vous les apporterez, nous vous ferons voir le
château.
J'étais piqué; ce qui me fit retourner à Saint-Germain deux jours
après. J'avais trouvé l'idée.
--Pourquoi, me disais-je, ne pas faire une souscription? La France
est pauvre; mais il viendra beaucoup d'Anglais l'année prochaine
pour l'exposition des Champs-Élysées. Il est impossible qu'ils ne
nous aident pas à sauver de la destruction un château qui a hébergé
plusieurs générations de leurs reines et de leurs rois. Toutes les
familles jacobites y ont passé.--La ville encore est à moitié pleine
d'Anglais; j'ai chanté tout enfant les chansons du roi Jacques et
pleuré Marie Stuart en déclamant les vers de Ronsard et de du Bellay...
La race des _king-charles_ emplit les rues comme une preuve vivante
encore des affections de tant de races disparues... Non! me dis-je, les
Anglais ne refuseront pas de s'associer à une souscription doublement
nationale. Si nous contribuons par des monacos, ils trouveront bien des
couronnes et des guinées!
Fort de cette combinaison, je suis allé la soumettre aux habitués du
café du Marché. Ils l'ont accueillie avec enthousiasme, et, quand j'ai
demandé une chope de bière _sans cloportes,_ le garçon m'a dit:
--Oh! non, monsieur, plus aujourd'hui!
Au château, je me suis présenté la tête haute. Le sergent m'a introduit
au corps de garde, où j'ai développé mon idée avec succès, et le
commandant, qu'on a averti, a bien voulu permettre que l'on me fît
voir la chapelle et les appartements des Stuarts, fermés aux simples
curieux. Ces derniers sont dans un triste état, et, quant aux galeries,
aux salles antiques et aux chambres des Médicis, il est impossible de
les reconnaître depuis des siècles, grâce aux clôtures, aux maçonneries
et aux faux plafonds qui ont approprié ce château aux gouvernances
militaires.
Que la cour est belle, pourtant! ces profils sculptés, ces arceaux, ces
galeries chevaleresques, l'irrégularité même du plan, la teinte rouge
des façades, tout cela fait rêver aux châteaux d'Écosse et d'Irlande,
à Walter Scott et à Byron. On a tant fait pour Versailles et tant
pour Fontainebleau. Pourquoi donc ne pas relever ce débris précieux
de notre histoire? La malédiction de Catherine de Médicis, jalouse du
monument construit en l'honneur de Diane, s'est continuée sous les
Bourbons. Louis XIV craignait de voir la flèche de Saint-Denis; ses
successeurs ont tout fait pour Saint-Cloud et Versailles. Aujourd'hui,
Saint-Germain attend encore le résultat d'une promesse que la guerre a
peut-être empêché de réaliser.
III
UNE SOCIÉTÉ CHANTANTE
Ce que le concierge m'a fait voir avec le plus d'amour, c'est une série
de petites loges qu'on appelle les _cellules,_ où couchent quelques
militaires du pénitencier. Ce sont de véritables boudoirs ornés de
peintures à fresque représentant des paysages. Le lit se compose d'un
matelas de crin soutenu par des élastiques; le tout très-propre et
très-coquet, comme une cabine d'officier de vaisseau.
Seulement, le jour y manque, comme dans la chambre qu'on m'offrait à
Paris, et l'on ne pourrait pas y demeurer _ayant un état_ pour lequel
il faudrait du jour.
--J'aimerais, dis-je au sergent, une chambre moins bien, décorée et
plus près des fenêtres.
--Quand on se lève avant le jour, c'est bien indifférent! me
répondit-il.
Je trouvai cette observation de la plus grande justesse.
En repassant par le corps de garde, je n'eus qu'à remercier le
commandant de sa politesse, et le sergent ne voulut accepter aucune
_buona mano._
Mon idée de souscription anglaise me trottait dans la tête, et
j'étais bien aise d'en essayer l'effet sur les habitants de la
ville; de sorte qu'allant dîner au pavillon de Henri IV, d'où l'on
jouit de la plus admirable vue qui soit en France, dans un kiosque
ouvert sur un panorama de dix lieues, j'en fis part à trois Anglais
et à une Anglaise, qui en furent émerveillés, et trouvèrent ce plan
très-conforme à leurs idées nationales.--Saint-Germain a cela de
particulier, que tout le monde s'y connaît, qu'on y parle haut dans les
établissements publics, et que l'on peut même s'y entretenir avec des
dames anglaises sans leur être présenté. On s'ennuierait tellement sans
cela! Puis c'est une population à part, classée, il est vrai, selon
les conditions, mais entièrement locale.
Il est très-rare qu'un habitant de Saint-Germain vienne à Paris;
certains d'entre eux ne font pas ce voyage une fois en dix ans. Les
familles étrangères vivent aussi là entre elles avec la familiarité qui
existe dans les villes d'eaux. Et ce n'est pas l'eau, c'est l'air pur
que l'on vient chercher à Saint-Germain. Il y a des maisons de santé
charmantes, habitées par des gens très-bien portants, mais fatigués du
bourdonnement et du mouvement insensés de la capitale. La garnison,
qui était autrefois de gardes du corps, et qui est aujourd'hui de
cuirassiers de la garde, n'est pas étrangère peut-être à la résidence
de quelques jeunes beautés, filles ou veuves, qu'on rencontre à cheval
ou à âne sur la route des Loges ou du château du Val.--Le soir, les
boutiques s'éclairent rue de Paris et rue au Pain; on cause d'abord
sur la porte, on rit, on chante même.--L'accent des voix est fort
distinct de celui de Paris; les jeunes filles ont la voix pure et bien
timbrée, comme dans les pays de montagnes. En passant dans la rue de
l'Église, j'entendis chanter au fond d'un petit café. J'y voyais entrer
beaucoup de monde et surtout des femmes. En traversant la boutique,
je me trouvai dans une grande salle toute pavoisée de drapeaux et
de guirlandes avec les insignes maçonniques et les inscriptions
d'usage.--J'ai fait partie autrefois des _Joyeux_ et des _Bergers de
Syracuse;_ je n'étais donc pas embarrassé de me présenter.
Le bureau était majestueusement établi sous un dais orné de draperies
tricolores, et le président me fit le salut cordial qui se doit à un
_visiteur.--_Je me rappelai qu'aux _Bergers de Syracuse,_ on ouvrait
généralement la séance par ce toast: «Aux Polonais!... et à ces
dames!» Aujourd'hui, les Polonais sont un peu oubliés.--Du reste, j'ai
entendu de fort jolies chansons dans cette réunion, mais surtout des
voix de femmes ravissantes. Le Conservatoire n'a pas terni l'éclat
de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés au
chant du rossignol ou du merle; on n'a pas faussé avec les leçons
du solfège ces gosiers si frais et si riches en mélodie. Comment se
fait-il que ces femmes chantent si juste? Et pourtant tout musicien
de profession pourrait dire à chacune d'elles: «Vous ne savez pas
chanter.» Rien n'est amusant comme les chansons que les jeunes filles
composent elles-mêmes, et qui font, en général, allusion aux trahisons
des amoureux ou aux caprices de l'autre sexe. Quelquefois, il y a des
traits de raillerie locale qui échappent au visiteur étranger. Souvent
un jeune homme et une jeune fille se répondent comme Daphnis et Chloé,
comme Myrtil et Sylvie. En m'attachant à cette pensée, je me suis
trouvé tout ému, tout attendri comme à un souvenir de la jeunesse...
C'est qu'il y a un Age--âge critique, comme on le dit, pour les femmes,
--où les souvenirs renaissent si vivement, que certains dessins oubliés
reparaissent sous la trame froissée de la vie! On n'est pas assez vieux
pour ne plus songer à l'amour, on n'est plus assez jeune pour penser
toujours à plaire.--Cette phrase, je l'avoue, est un peu Directoire.
Ce qui l'amène sous ma plume, c'est que j'ai entendu un ancien jeune
homme qui, ayant décroché du mur une guitare, exécuta admirablement la
vieille romance de Carat:
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment ...
Chagrin d'amour dure toute la vie!
Il avait les cheveux frisés à l'incroyable, une cravate blanche, une
épingle de diamant sur son jabot, et des bagues à lacs d'amour. Ses
mains étaient blanches et fines comme celles d'une jolie femme. Et, si
j'avais été femme, je l'aurais aimé, malgré son âge; car sa voix allait
au coeur.
Ce brave homme m'a rappelé mon père, qui, jeune encore, chantait avec
goût des airs italiens, à son retour de Pologne. Il y avait perdu sa
femme, et ne pouvait s'empêcher de pleurer, en s'accompagnant de la
guitare, aux paroles d'une romance qu'elle avait aimée, et dont j'ai
toujours retenu ce passage:
Mamma mia, medicate
Questa piaga, per pietà!
Melicerto fu l'arciero
Perché pace in cor non ho!...[1]
Malheureusement, la guitare est aujourd'hui vaincue par le piano, ainsi
que la harpe; ce sont là des galanteries et des grâces d'un autre
temps. Il faut aller à Saint-Germain pour retrouver, dans le petit
monde paisible encore, les charmes effacés de la société d'autrefois.
Je suis sorti par un beau clair de lune, m'imaginant vivre en 1827,
époque où j'ai quelque temps habité Saint-Germain. Parmi les jeunes
filles présentes à cette petite fête, j'avais reconnu des yeux
accentués, des traits réguliers, et, pour ainsi dire, classiques,
des intonations particulières au pays, qui me faisaient rêver à des
cousines, à des amies de cette époque, comme si dans un autre monde
j'avais retrouvé mes premières amours. Je parcourais au clair de lune
ces rues et ces promenades endormies. J'admirais les profils majestueux
du château, j'allais respirer l'odeur des arbres effeuillés à la
lisière de la forêt, je goûtais mieux à cette heure l'architecture de
l'église, où repose l'épouse de Jacques II, et qui semble un temple
romain[2].
Vers minuit, j'allai frapper à la porte d'un hôtel où je couchais
souvent, il y a quelques années. Impossible d'éveiller personne. Des
bœufs défilaient silencieusement, et leurs conducteurs ne purent me
renseigner sur les moyens de passer la nuit. En revenant sur la place
du Marché, je demandai au factionnaire s'il connaissait un hôtel où
l'on pût recevoir un Parisien relativement attardé.
--Entrez au poste, on vous dira cela, me répondit-il.
Dans le poste, je rencontrai de jeunes militaires qui me dirent:
--C'est bien difficile! On se couche ici à dix heures; mais
chauffez-vous un instant.
On jeta du bois dans le poêle; je me mis à causer de l'Afrique et
de l'Asie. Cela les intéressa tellement, que l'on réveillait pour
m'écouter ceux qui s'étaient endormis. Je me vis conduit à chanter des
chansons arabes et grecques; car la société chantante m'avait mis dans
cette disposition. Vers deux heures, un des soldats me dit:
--Vous avez bien couché sous la tente... Si vous voulez, prenez place
sur le lit de camp.
On me fit un traversin avec un sac de munition, je m'enveloppai de mon
manteau, et je m'apprêtais à dormir quand le sergent rentra et dit:
--Où est-ce qu'ils ont encore ramassé cet homme-là?
--C'est un homme qui parle assez bien, dit un des fusiliers; il a été
en Afrique.
--S'il a été en Afrique, c'est différent, dit le sergent; mais on admet
quelquefois ici des individus, qu'on ne connaît pas; c'est imprudent...
Ils pourraient enlever quelque chose!
--Ce ne serait pas un matelas, m'écriai-je.
--Ne faites pas attention, me dit l'un des soldats: c'est son
caractère; et puis il vient de recevoir une _politesse ..._ ça le rend
grognon.
J'ai dormi fort bien jusqu'au point du jour; et, remerciant ces braves
soldats ainsi que le sergent, tout à fait radouci, je m'en allai faire
un tour vers les coteaux de Mareil pour admirer les splendeurs du
soleil levant.
Je le disais tout à l'heure, «mes jeunes années me reviennent,» et
l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses
passées. Saint-Germain, Senlis et Dammartin, sont les trois villes
qui, non loin de Paris, correspondent à mes souvenirs les plus chers.
La mémoire de vieux parents morts se rattache mélancoliquement à la
pensée de plusieurs jeunes filles dont l'amour m'a fait poëte, ou dont
les dédains m'ont fait parfois ironique et songeur.
J'ai appris le style en écrivant des lettres de tendresse ou
d'amitié, et, quand je relis celles qui ont été conservées, j'y
retrouve fortement tracée l'empreinte de mes lectures d'alors,
surtout de Diderot, de Rousseau et de Sénancourt. Ce que je viens de
dire expliquera le sentiment dans lequel ont été écrites les pages
suivantes. Je m'étais repris à aimer Saint-Germain par ces derniers
beaux jours d'automne. Je m'établis à l'_Ange Gardien,_ et, dans les
intervalles de mes promenades, j'ai tracé quelques souvenirs que je
n'ose intituler _Mémoires,_ et qui seraient plutôt conçus selon le plan
des promenades solitaires de Jean-Jacques. Je les terminerai dans le
pays même où j'ai été élevé, et où il est mort.
[1] «O ma mère! guérissez-moi cette blessure, par pitié! Mélicerte fut
l'archer par qui j'ai perdu la paix de mon cœur.»
[2] L'intérieur est aujourd'hui restauré dans le style byzantin, et
l'on commence à y découvrir des fresques remarquables commencées depuis
plusieurs années.
IV
JUVENILIA
Le hasard a joué un si grand rôle dans ma vie, que je ne m'étonne pas
en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma naissance.
C'est, dira-t-on, l'histoire de tout le monde. Mais tout le monde n'a
pas occasion de raconter son histoire.
Et, si chacun le faisait, il n'y aurait pas grand mal: l'expérience de
chacun est le trésor de tous.
Un jour, un cheval s'échappa d'une pelouse verte qui bordait l'Aisne,
et disparut bientôt entre les halliers; il gagna la région sombre des
arbres et se perdît dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers
1770.
Ce n'est pas un accident rare qu'un cheval échappé à travers une
forêt, et cependant, je n'ai guère d'autre titre à l'existence.
Cela est probable du moins, si l'on croit à ce que Hoffmann appelait
l'_enchaînement des choses._
Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le cheval dans l'écurie
de son père, puis il s'était assis sur le bord de la rivière, rêvant
à je ne sais quoi, pendant que le soleil se couchait dans les nuages
empourprés du Valois et du Beauvoisis.
L'eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des bandes violettes
striaient les rougeurs du couchant. Mon grand-père, en se retournant
pour partir, ne trouva plus le cheval qui l'avait amené. En vain il le
chercha, l'appela jusqu'à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.
Il était d'un naturel silencieux; il évita les rencontres, monta à sa
chambre et s'endormit, comptant sur la Providence et sur l'instinct de
l'animal, qui pouvait bien lui faire retrouver la maison.
C'est ce qui n'arriva pas. Le lendemain matin, mon grand-père descendit
de sa chambre et rencontra dans la cour son père, qui se promenait à
grands pas. Il s'était aperçu déjà qu'il manquait un cheval à l'écurie.
Silencieux comme son fils, il n'avait pas demandé quel était le
coupable: il le reconnut en le voyant devant lui.
Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute
de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit
un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il
gagna un petit pays situé entre Ermenonville et Senlis, près des étangs
de Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là, vivait un de ses
oncles, qui descendait, dit-on, d'un peintre flamand du xviie siècle.
Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd'hui ruiné, qui avait
fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin,
entouré de halliers qu'on appelle les _bosquets,_ était situé sur
l'emplacement d'un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième
des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas
couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois, on y a rencontré, en
_traçant,_ des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou
des images informes de dieux celtiques.
Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé
patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste
l'époque de leur mariage; mais, comme il se maria avec l'épée, comme
aussi ma grand-mère reçut le nom de Marie-Antoinette avec celui
de Laurence, il est probable qu'ils furent mariés un peu avant la
Révolution. Aujourd'hui, mon grand-père repose, avec sa femme et sa
plus jeune fille, au milieu de ce champ qu'il cultivait jadis. Sa
fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie,
au cimetière catholique polonais de Gross-Glogaw. Elle est morte à
vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d'une fièvre qu'elle gagna
en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d'être
renversée. Mon père, chargé de rejoindre l'armée à Moscou, perdît plus
tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.
Je n'ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés; je
sais seulement qu'elle ressemblait à une gravure du temps, d'après
Prudhon ou Fragonard, qu'on appelait _la Modestie._ La fièvre dont
elle est morte m'a saisi trois fois, à des époques qui forment dans
ma vie des divisions singulières, périodiques. Toujours, à ces
époques, je me suis senti l'esprit frappé des images de deuil et de
désolation qui ont entouré mon berceau. Les lettres qu'écrivait ma
mère des bords de la Baltique, ou des rives de la Sprée ou du Danube,
m'avaient été lues tant de fois! Le sentiment du merveilleux, le goût
des voyages lointains, ont été sans doute pour moi le résultat de ces
impressions premières, ainsi que du séjour que j'ai fait longtemps
dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré souvent aux soins
des domestiques et des paysans, j'avais nourri mon esprit de croyances
bizarres, de légendes et de vieilles chansons. Il y avait là de quoi
faire un poète, et je ne suis qu'un rêveur en prose.
J'avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle,
quand trois officiers parurent devant la maison; l'or noirci de leurs
uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier
m'embrassa avec une telle effusion, que je m'écriai:
--Mon père!... tu me fais mal!
De ce jour, mon destin changea.
Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des
flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m'apprendre ce qu'on
appelait mes devoirs. J'étais faible encore, et la gaieté de son plus
jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait
eut l'idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait
avant l'aube et me promenait sur les collines voisines de Paris, me
faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes et dans les
laiteries.
V
PREMIÈRES ANNÉES
Une heure fatale sonna pour la France; son héros, captif lui-même au
sein d'un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l'élite
de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des
généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d'aigles
d'or, confiés désormais à la fidélité de tous.
Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la ville une immense
décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur
une onde agitée, et semblait voguer vers une tour qui marquait le
rivage. Une rafale violente détruisit l'effet de cette représentation.
Sinistre augure, qui présidait à la patrie le retour des étrangers.
Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l'Ukraine rongèrent
encore une fois l'écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du
hameau revinrent à tire-d'aile, comme des colombes plaintives, et
m'apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que
j'aimais comme une autre sœur.
Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un
léger service: j'eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand
je retournai sur la terrasse, la tourterelle s'était envolée.
J'en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d'une fièvre
purpurine qui fit porter à l'épiderme tout le sang de mon cœur. On crut
me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté
d'Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint
la compagne de mes jeux et de mes travaux.
J'étudais à la fois l'italien, le grec et le latin, l'allemand, l'arabe
et le persan. Le _Pastor fido, Faust,_ Ovide et Anacréon, étaient
mes poëmes et mes poètes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin,
rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les
plus célèbres de l'Iram. Il fallait encore que le trait de l'amour
perçât mon cœur d'une de ses flèches les plus brûlantes! Celle-là
partit de l'arc délié du sourcil noir d'une vierge à l'œil d'ébène, qui
s'appelait Héloïse.--J'y reviendrai plus tard.
J'étais toujours entouré de jeunes filles; l'une d'elles était ma
tante; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient
aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère,
et mes cheveux blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la
grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je
conçus l'idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des
aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au
moyen d'une vieille robe de ma grand'mère que j'avais jetée sur mes
épaules. Un ruban pailleté d'argent ceignait mon front, et j'avais
relevé la pâleur ordinaire de mes joues d'une légère couche de fard.
Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte, dont je
possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu naïf
d'un enfant.
Cependant, j'avais grandi; un sang vermeil colorait mes joues; j'aimais
à respirer l'air des forêts profondes. Les ombrages d'Ermenonville, les
solitudes de Morfontaine, n'avaient plus de secrets pour moi. Deux de
mes cousines habitaient par là. J'étais fier de les accompagner dans
ces vieilles forêts, qui semblaient leur domaine.
Le soir, pour divertir de vieux parents, nous représentions les
chefs-d'œuvre des poètes, et un public bienveillant nous comblait
d'éloges et de couronnes. Une jeune fille vive et spirituelle, nommée
Louise, partageait nos triomphes; on l'aimait dans cette famille, où
elle représentait la gloire des arts.
Je m'étais rendu très-fort sur la danse. Un mulâtre, nommé Major,
m'enseignait à la fois les premiers éléments de cet art et ceux de la
musique, pendant qu'un peintre de portraits, nommé Mignard, me donnait
des leçons de dessin. Mademoiselle Nouvelle était l'_étoile_ de notre
salle de danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé
Provost. Ce fut lui qui m'enseigna l'art dramatique: nous représentions
ensemble de petites comédies qu'il improvisait avec esprit.
Mademoiselle Nouvelle était naturellement notre actrice principale
et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions
sans espoir... Le pauvre Provost s'est fait depuis acteur sous le nom
de Raymond; il se souvint de ses premières tentatives, et se mit à
composer des féeries, dans lesquelles il eut pour collaborateurs les
frères Cogniard.--Il a fini bien tristement en se prenant de querelle
avec un régisseur de la Gaieté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez
lui, il réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la nuit
suivante, se perça le cœur d'un coup de poignard.
VI
HÉLOÏSE
La pension que j'habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L'une
d'elles, qu'on appelait la Créole, fut l'objet de mes premiers vers
d'amour; son œil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me
réconciliaient avec la froide dignité des études; c'est pour elle que
je composai des traductions versifiées de l'ode d'Horace _A Tyndaris,_
et d'une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain:
Dis-moi, jeune fille d'Athènes,
Pourquoi m'as-tu ravi mon cœur?
Quelquefois, je me levais dès le point du jour et je prenais la route
de ***, courant et déclamant mes vers au milieu d'une pluie battante.
La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs! C'est
pour elle que je composai une poésie, imitée d'une mélodie de Thomas
Moore.
J'échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines.
Jamais un mot blessant, un soupir impur, n'avaient souillé l'hommage
que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître
la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille Italienne qui
fut instruite de mon amour. Celle-ci s'entendit avec la servante de mon
père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret
dans une chambre où la figure d'Héloïse était représentée par un vaste
tableau. Une épingle d'argent perçait le nœud touffu de ses cheveux
d'ébène, et son buste étincelait comme celui d'une reine, pailleté de
tresses d'or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d'ivresse,
je m'étais jeté à genoux devant l'image; une porte s'ouvrit, Héloïse
vint à ma rencontre et me regarda d'un œil souriant.
--Pardon, reine, m'écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds
d'Éléonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie!...
Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une
demi-obscurité. Je n'osai lui baiser la main, car mon cœur se serait
brisé.--O douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues! que vos
souvenirs sont cruels! «Fièvres éteintes de l'âme humaine, pourquoi
revenez-vous encore échauffer un cœur qui ne bat plus?» Héloïse est
mariée aujourd'hui; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à jamais
perdues pour moi:--le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voies
plaintives, il murmure des chants d'amour sur les débris de mon néant!
Revenez pourtant, douces images; j'ai tant aimé! j'ai tant souffert!
«Un oiseau qui vole dans l'air a dit son secret au bocage, qui l'a
redit au vent qui passe,--et les eaux plaintives ont répété le mot
suprême:--Amour! amour!»
VII
VOYAGE AU NORD
Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de
mélancolie, peu importe: il en a déjà dispersé quelques-unes, et je
n'ai pas le courage de les récrire. En fait de mémoires, on ne sait
jamais si le public s'en soucie, et cependant je suis du nombre des
écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait
connaître. N'est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies
directes ou déguisées? Est-il plus modeste de se peindre dans un
roman sous le nom de Lélio, d'Octave ou d'Arthur, ou de trahir ses
plus intimes émotions dans un volume de poésies? Qu'on nous pardonne
ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous,
et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de
l'obscurité!
Si je pouvais faire un peu de bien en passant, j'essayerais d'appeler
quelque attention sur ces pauvres villes délaissées dont les chemins
de fer ont détourné la circulation et la vie. Elles s'asseyent
tristement sur les débris de leur fortune passée, et se concentrent
en elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles d'une
civilisation qui les condamne ou les oublie. Saint-Germain m'a fait
penser à Senlis, et, comme c'était un mardi, j'ai pris l'omnibus
de Pontoise, qui ne circule plus que les jours de marché. J'aime à
contrarier les chemins de fer, et Alexandre Dumas, que j'accuse d'avoir
un peu brodé dernièrement sur mes folies de jeunesse, a dit avec vérité
que j'avais dépensé deux cents francs et mis huit jours pour l'aller
voir à Bruxelles, par l'ancienne route de Flandre, et en dépit du
chemin de fer du Nord.
Non, je n'admettrai jamais, quelles que soient les difficultés des
terrains, que l'on fasse huit lieues, ou, si vous voulez, trente-deux
kilomètres, pour aller à Poissy en évitant Saint-Germain, et trente
lieues pour aller à Compiègne en évitant Senlis. Ce n'est qu'en France
que l'on peut rencontrer des chemins si contrefaits. Quand le chemin
belge perçait douze montagnes pour arriver à Spa, nous étions en
admiration devant ces faciles contours de notre principale artère, qui
suivent tour à tour les lits capricieux de la Seine et de l'Oise, pour
éviter une ou deux pentes de l'ancienne route du Nord.
Pontoise est encore une de ces villes, situées sur des hauteurs, qui
me plaisent par leur aspect patriarcal, leurs promenades, leurs points
de vue, et la conservation de certaines mœurs, qu'on ne rencontre
plus ailleurs. On y joue encore dans les rues, on cause, on chante le
soir sur le devant des portes; les restaurateurs sont des pâtissiers;
on trouve chez eux quelque chose de la vie de famille; les rues, en
escaliers, sont amusantes à parcourir; la promenade tracée sur les
anciennes tours domine la magnifique vallée où coule l'Oise. De jolies
femmes et de beaux enfants s'y promènent. On surprend en passant, on
envie tout ce petit monde paisible qui vit à part dans ses vieilles
maisons, sous ses beaux arbres, au milieu de ces beaux aspects et de
cet air pur. L'église est belle et d'une conservation parfaite. Un
magasin de nouveautés parisiennes s'éclaire auprès, et ses demoiselles
sont vives et rieuses comme dans _la Fiancée de M._ Scribe... Ce qui
fait le charme, pour moi, des petites villes un peu abandonnées, c'est
que j'y retrouve quelque chose du Paris de ma jeunesse. L'aspect des
maisons, la forme des boutiques, certains usages, quelques costumes ...
A ce point de vue, si Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle
1820;--je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de
mes parents.
Cette fois, je bénis le chemin de fer,--une heure au plus me sépare
de Saint-Leu:--le cours de l'Oise, si calme et si verte, découpant au
clair de lune ses îlots de peupliers, l'horizon festonné de collines
et de forêts, les villages aux noms connus qu'on appelle à chaque
station, l'accent déjà sensible des paysans qui montent d'une distance
à l'autre, les jeunes filles coiffées de madras, selon l'usage de
cette province, tout cela m'attendrit et me charme: il me semble que
je respire un autre air; et, mettant le pied sur le sol, j'éprouve un
sentiment plus vif encore que celui qui m'animait naguère en repassant
le Rhin: la terre paternelle, c'est deux fois la patrie.
J'aime beaucoup Paris, où le hasard m'a fait naître, mais j'aurais pu
naître aussi bien sur un vaisseau, et Paris, qui porte dans ses armes
la _bari_ ou nef mystique des Égyptiens, n'a pas dans ses murs cent
mille Parisiens véritables. Un homme du Midi, s'unissant là par hasard
à une femme du Nord, ne peut produire un enfant de nature lutécienne.
On dira à cela: «Qu'importe!» Mais demandez un peu aux gens de province
s'il importe d'être de tel ou tel pays.
Je ne sais si ces observations ne semblent pas bizarres; cherchant
à étudier les autres dans moi-même, je me dis qu'il y a dans
l'attachement à la terre beaucoup de l'amour de la famille. Cette
piété qui s'attache aux lieux est aussi une portion du noble sentiment
qui nous unit à la patrie. En revanche, les cités et les villages se
parent avec fierté des illustrations qui proviennent de leur sol. Il
n'y a plus là division ou jalousie locale, tout se rapporte au centre
national, et Paris est le foyer de toutes ces gloires. Me direz-vous
pourquoi j'aime tout le monde dans ce pays, où je retrouve des
intonations connues autrefois, où les vieilles ont les traits de celles
qui m'ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me rappellent
les compagnons de ma première jeunesse? Un vieillard passe: il m'a
semblé voir mon grand-père; il parle, c'est presque sa voix;--cette
jeune personne a les traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans; une
plus jeune me rappelle une petite paysanne qui m'a aimé, qui m'appelait
son petit mari,--qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche
au printemps, se faisait des couronnes de marguerites. Qu'est-elle
devenue, la pauvre Célénie, avec qui je courais dans la forêt de
Chantilly, et qui avait si peur des gardes-chasse et des loups!
VIII
CHANTILLY
Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé
par le chemin de fer de la partie qui borde l'Oise. On monte vers
Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d'un aspect solennel,
puis c'est un bout de la forêt; la Nonette brille dans les prés bordant
les dernières maisons de la ville. La Nonette! une des chères petites
rivières où j'ai pêché des écrevisses; de l'autre côté de la forêt
coule sa sœur la Thève, où je me suis presque noyé pour n'avoir pas
voulu paraître poltron devant la petite Célénie!
Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux,
tentatrice naïve, follement enivrée de l'odeur des prés, couronnée
d'ache et de nénufar, découvrant, dans son rire enfantin, entre
ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique.
Et certes, l'ourlet de sa robe était très-souvent mouillé comme il
convient à ses pareilles ... Il fallait lui cueillir des fleurs aux
bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et oseraies
qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues
dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés
aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle
chantait et racontait les vieilles légendes du pays;--madame de
Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s'envolait en cygne,
et tantôt frétillait en beau poisson d'or dans les fossés de son
château;--la fille du pâtissier, qui portait des gâteaux au comte Ory,
et qui, forcée à passer la nuit chez son seigneur, lui demanda son
poignard pour ouvrir le nœud d'un lacet et s'en perça le cœur;--les
moines rouges, qui enlevaient les femmes, et les plongeaient dans des
souterrains;--la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau Lautrec,
et enfermée sept ans par son père, après quoi elle meurt; et le
chevalier, revenant de la croisade, fait découdre avec un couteau d'or
fin son linceul de fine toile; elle ressuscite, mais ce n'est plus
qu'une goule affamée de sang... Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie
de Loches, et que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire
était peuplée! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas
ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à pâté par
un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard, saint Loup et saint
Guy ont laissé dans ces cantons mille témoignages de leur sainteté
et de leurs miracles. Célénie montait sur les roches ou sur les
dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite
Velléda du vieux pays des Sylvanectes m'a laissé des souvenirs que le
temps ravive. Qu'est-elle devenue? Je m'en informerai du côté de la
Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant... Elle avait
des tantes partout, des cousines sans nombre: que de morts dans tout
cela! que de malheureux sans doute dans un pays si heureux autrefois!
Au moins, Chantilly porte noblement sa misère; comme ces vieux
gentilshommes au linge blanc, à la tenue irréprochable, il a cette
fière attitude qui dissimule le chapeau déteint ou les habits
râpés... Tout est propre, rangé, circonspect; les voix résonnent
harmonieusement dans les salles sonores. On sent partout l'habitude
du respect, et la cérémonie qui régnait jadis au château règle un peu
les rapports des placides habitants. C'est plein d'anciens domestiques
retraités, conduisant des chiens invalides;--quelques-uns sont devenus
des maîtres, et ont pris l'aspect vénérable des vieux seigneurs qu'ils
ont servis.
Chantilly est comme une longue rue de Versailles. Il faut voir cela
l'été, par un splendide soleil, en passant à grand bruit sur ce beau
pavé qui résonne. Tout est préparé là pour les splendeurs princières
et pour la foule privilégiée des chasses et des courses. Rien n'est
étrange comme cette grande porte qui s'ouvre sur la pelouse du château
et qui semble un arc de triomphe, comme le monument voisin, qui paraît
une basilique et qui n'est qu'une écurie. II y a là quelque chose
encore de la lutte des Condé contre la branche aînée des Bourbons.
C'est la chasse qui triomphe à défaut de la guerre, et où cette famille
trouva encore une gloire après que Clio eut déchiré les pages de la
jeunesse guerrière du grand Condé, comme l'exprime le mélancolique
tableau qu'il a fait peindre lui-même.
A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui n'a plus à lui
que le cabinet satirique de Watteau et l'ombre tragique du cuisinier
Vatel se perçant le cœur dans un fruitier! J'ai mieux aimé entendre les
regrets sincères de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé, qui
est encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces sortes
de villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante
immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un centre plus
étroit les actes de la vie passée.
--Et qu'est devenue votre fille, qui était si blonde et gaie? lui ai-je
dit; elle s'est sans doute mariée?
--Mon Dieu oui, et, depuis, elle est morte de la poitrine ...
J'ose à peine dire que cela me frappa plus vivement que les souvenirs
du prince de Condé. Je t'avais vue toute jeune, et certes je l'aurais
aimée, si à cette époque je n'avais eu le cœur occupé d'une autre...
Et maintenant voilà que je pense à la ballade allemande _la Fille de
l'hôtesse,_ et aux trois compagnons, dont l'un disait: «Oh! si je
t'avais connue, comme je l'aurais aimée!»--et le second: «Je t'ai
connue, et je t'ai tendrement aimée!»--et le troisième: «Je ne t'ai pas
connue ... mais je t'aime et t'aimerai pendant l'éternité!»
Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à
l'horizon de ces bois baignés de vapeurs grises... J'ai pris la voiture
de Senlis, qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin
et par Courteuil; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille
chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A
gauche est le champ des _Raines,_ où saint Rieul, interrompu par les
grenouilles dans une de ses prédications, leur imposa silence, et,
quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l'avenir.
Il y a quelque chose d'oriental dans cette naïve légende et dans cette
bonté du saint, qui permet du moins à une grenouille d'exprimer les
plaintes des autres.
J'ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles
de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges
et ses combats. «O pauvre ville! que tu es enviée!» disait Henri
IV.--Aujourd'hui, personne n'y pense, et ses habitants paraissent peu
se soucier du reste de l'univers. Ils vivent plus à part encore que
ceux de Saint-Germain. Cette colline aux antiques constructions domine
fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts; Halatte,
Apremont, Pontarmé, Ermenonville, dessinent au loin leurs masses
ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux.
En passant devant la porte de Reims, j'ai rencontré une de ces énormes
voitures de saltimbanques qui promènent de foire en foire toute une
famille artistique, son matériel et son ménage. Il s'était mis à
pleuvoir, et l'on m'offrit cordialement un abri. Le local était vaste,
chauffé par un poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes
paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles s'occupaient
de repriser leurs ajustements pailletés, une femme encore belle faisait
la cuisine et le chef de la famille donnait des leçons de maintien à un
jeune homme de bonne mine qu'il dressait à jouer les amoureux. C'est
que ces gens ne se bornaient pas aux exercices d'agilité, et jouaient
aussi la comédie. On les invitait souvent dans les châteaux de la
province, et ils me montrèrent plusieurs attestations de leurs talents,
signées de noms illustres. Une des jeunes filles se mit à déclamer
des vers d'une vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car
le nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des pièces à
l'impromptu sur des canevas à l'italienne, avec une grande facilité
d'invention et de répliques. En regardant les deux jeunes filles, l'une
vive et brune, l'autre blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon
et Philine dans _Wilhelm Meister,_ et voilà un rêve germanique qui me
revient entre la perspective des bois et l'antique profil de Senlis.
Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d'un domicile
parisien? Mais il n'est plus temps d'obéir à ces fantaisies de la verte
bohème; et j'ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.
LES CHIMÈRES.
EL DESDICHADO.
Je suis le ténébreux,--le veuf,--l'inconsolé,
Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:
Ma seule _étoile_ est morte,--et mon luth constellé
Porte le _Soleil noir_ de la _Mélancolie_.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La _fleur_ qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène ...
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron:
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
MYRTHO.
Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,
Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,
A ton front inondé des clartés d'Orient,
Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.
C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse.
Et dans l'éclair furtif de ton œil souriant,
Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,
Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.
Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert ...
C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,
Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.
Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,
Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,
Le pâte Hortensia s'unit au Myrte vert!
HORUS.
Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l'univers:
Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,
Fit un geste de haine à son époux farouche,
Et l'ardeur d'autrefois brilla dans ses yeux verts.
«Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers,
Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,
Attachez son pied tors, éteignez son œil louche,
C'est le dieu des volcans et le roi des hivers!
L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle,
J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle ...
C'est l'enfant bien-aimé d'Hermès et d'Osiris!»
La Déesse avait fui sur sa conque dorée,
La mer nous renvoyait son image adorée,
Et les cieux rayonnaient sous l'écharpe d'Iris.
ANTÉROS.
Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée;
C'est que je suis issu de la race d'Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.
Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur,
Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d'Abel, hélas! ensanglantée,
J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur!
Jéhovah! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait: «O tyrannie!»
C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon ...
Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.
DELFICA.
La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l'olivier, le myrthe ou les saules tremblants,
Cette chanson d'amour ... qui toujours recommence!
Reconnais-tu le TEMPLE, au péristyle immense,
Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents?
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l'antique semence.
Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours!
Le temps va ramener l'ordre des anciens jours;
La terre a tressailli d'un souffle prophétique ...
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l'arc de Constantin:
--Et rien n'a dérangé le sévère portique.
ARTÉMIS.
La Treizième revient... C'est encor la première;
Et c'est toujours la seule,--ou c'est le seul moment
Car es-tu reine, ô toi! la première ou dernière?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?...
Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:
C'est la mort--ou la morte... O délice! ô tourment!
La rose qu'elle tient, c'est la _Rose trémière_.
Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,
Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule:
As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux?
Roses blanches, tombez! vous insultez nos dieux:
Tombez fantômes blancs de votre ciel qui brûle:
--La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux!
LE CHRIST AUX OLIVIERS.
Dieu est mort et le ciel est vide...
Pleurez! enfants, vous n'avez plus de père!
Jean Paul.
I.
Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,
Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,
Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,
Et se jugea trahi par des amis ingrats;
Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas
Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes ...
Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,
Et se prit à crier: «Non, Dieu n'existe pas!»
Ils dormaient. «Mes amis, savez-vous _la nouvelle_?
J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;
Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours!
Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!
Le dieu manque à l'autel, où je suis la victime ...
Dieu n'est pas! Dieu n'est plus!» Mais ils dormaient toujours!
II.
Il reprit: «Tout est mort! J'ai parcouru les mondes;
Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,
Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,
Répand des sables d'or et des flots argentés:
Partout le sol désert côtoyé par des ondes,
Des tourbillons confus d'océans agités ...
Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,
Mais nul esprit n'existe en ces immensités.
En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite
Vaste, noir et sans fond; d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,
Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours!
III.
«Immobile Destin, muette sentinelle,
Froide Nécessité!... Hasard qui l'avançant,
Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,
Refroidis, par degrés l'univers pâlissant,
Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,
De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant ...
Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,
Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant?...
O mon père! est-ce toi que je sens en moi-même?
As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort?
Aurais-tu succombé sous un dernier effort
De cet ange des nuits que frappa l'anathème ...
Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,
Hélas! et si je meurs, c'est que tout va mourir!»
IV.
Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,
Livrant au monde en vain tout son cœur épanché;
Mais prêt à défaillir et sans force penché,
Il appela le seul--éveillé dans Solyme:
«Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,
Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché:
Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ...
Viens! ô toi qui, du moins, as la force du crime!»
Mais Judas s'en allait mécontent et pensif,
Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif
Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites ...
Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,
Sentant quelque pitié, se tourna par hasard:
«Allez chercher ce fou!» dit-il aux satellites.
V
C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime ...
Cet Icare oublié qui remontait les cieux,
Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,
Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime!
L'augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s'enivrait de ce sang précieux ...
L'univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.
«Réponds! criait César à Jupiter Ammon,
Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre?
Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon ...»
Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;
Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:
--Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.
VERS DORÉS.
Eh quoi! tout est sensible!
PYTHAGORE.
Homme, libre penseur! le crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant:
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose;
«Tout est sensible!» Et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie:
A la matière même un verbe est attaché ...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie!
Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres!
CORILLA
FABIO.--MARCELLI.--MAZETTO, garçon de théâtre. CORILLA, prima dona.
Le boulevard de Sainte-Lucie, à Naples, près de l'Opéra.
FABIO, MAZETTO.
FABIO. Si tu me trompes, Mazetto, c'est un triste métier que tu fais
là...
MAZETTO. Le métier n'en est pas meilleur; mais je vous sers fidèlement.
Elle viendra ce soir, vous dis-je; elle a reçu vos lettres et vos
bouquets.
FABIO. Et la chaîne d'or, et l'agrafe de pierres fines?
MAZETTO. Vous ne devez pas douter qu'elles ne lui soient parvenues
aussi, et vous les reconnaîtrez peut-être à son cou et à sa ceinture;
seulement, la façon de ces bijoux est si moderne, qu'elle n'a trouvé
encore aucun rôle où elle pût les porter comme faisant partie de son
costume.
FABIO. Mais, m'a-t-elle vu seulement? m'a-t-elle remarqué à la place où
je suis assis tous les soirs pour l'admirer et l'applaudir, et puis-je
penser que mes présents ne seront pas la seule cause de sa démarche?
MAZETTO. Fi, monsieur! ce que vous avez donné n'est rien pour une
personne de cette volée; et, dès vous vous connaîtrez mieux, elle vous
répondra par quelque portrait entouré de perles qui vaudra le double.
Il en est de même des dix ducats que vous m'avez remis déjà, et des
vingt autres que vous m'avez promis dès que vous aurez l'assurance de
votre premier rendez-vous; ce n'est qu'argent prêté, je vous l'ai dit,
et ils vous reviendront un jour avec de gros intérêts.
FABIO. Va, je n'en attends rien.
MAZETTO. Non, monsieur, il faut que vous sachiez à quels gens vous avez
affaire, et que, loin de vous ruiner, vous êtes ici sur le vrai chemin
de votre fortune; veuillez donc me compter la somme convenue, car je
suis forcé de me rendre au théâtre pour y remplir mes fonctions de
chaque soir.
FABIO. Mais pourquoi n'a-t-elle pas fait de réponse, et n'a-t-elle pas
marqué de rendez-vous?
MAZETTO. Parce que, ne vous ayant encore vu que de loin, c'est-à-dire
de la scène aux loges, comme vous ne l'avez vue vous-même que des loges
à la scène, elle veut connaître avant tout votre tenue et vos manières,
entendez-vous? votre son de voix, que sais-je! Voudriez-vous que la
première cantatrice de San-Carlo acceptât les hommages du premier venu
sans plus d'information?
FABIO. Mais l'oserai-je aborder seulement? et dois-je m'exposer, sur ta
parole, à l'affront d'être rebuté, ou d'avoir, à ses yeux, la mine d'un
galant de carrefour?
MAZETTO. Je vous répète que vous n'avez rien à faire qu'à vous promener
le long de ce quai, presque désert à cette heure; elle passera, cachant
son visage baissé sous la frange de sa mantille; elle vous adressera la
parole elle-même, et vous indiquera un rendez-vous pour ce soir, car
l'endroit est peu propre à une conversation suivie. Serez-vous content?
FABIO. O Mazello! si tu dis vrai, tu me sauves la vie!
MAZETTO. Et, par reconnaissance, vous me prêtez les vingt louis
convenus.
FABIO. Tu les recevras quand je lui aurai parlé.
MAZETTO. Vous êtes méfiant; mais votre amour m'intéresse, et je
l'aurais servi par pure amitié, si je n'avais à nourrir ma famille.
Tenez-vous là comme rêvant en vous-même et composant quelque sonnet; je
vais rôder aux environs pour prévenir toute surprise. (_Il sort._)
FABIO, seul.
Je vais la voir! la voir pour la première fois à la lumière du ciel,
entendre, pour la première fois, des paroles qu'elle aura pensées! Un
mot d'elle va réaliser mon rêve ou le faire envoler pour toujours! Ah!
j'ai peur de risquer ici plus que je ne puis gagner; ma passion était
grande et pure, et rasait le monde sans le toucher, elle n'habitait que
des palais radieux et des rives enchantées; la voici ramenée à la terre
et contrainte à cheminer comme toutes les autres. Ainsi que Pygmalion,
j'adorais la forme extérieure d'une femme; seulement la statue se
mouvait tous les soirs sous mes yeux avec une grâce divine, et, de
sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodies. Et maintenant
voici qu'elle descend à moi. Mais l'amour qui a fait ce miracle est un
honteux valet de comédie, et le rayon qui fait vivre pour moi cette
idole adorée est de ceux que Jupiter versait au sein de Danaé!... Elle
vient, c'est bien elle; oh! le cœur me manque, et je serais tenté de
m'enfuir si elle ne m'avait aperçu déjà!
FABIO, UNE DAME en mantille.
LA DAME, _passant près de lui._ Seigneur cavalier, donnez-moi le bras,
je vous prie, de peur qu'on ne nous observe, et marchons naturellement.
Vous m'avez écrit...
FABIO. Et je n'ai reçu de vous aucune réponse...
LA DAME. Tiendriez-vous plus à mon écriture qu'à mes paroles?
FABIO. Votre bouche ou votre main m'en voudrait si j'osais choisir.
LA DAME. Que l'une soit le garant de l'autre: vos lettres m'ont
touchée, et je consens à l'entrevue que vous me demandez. Vous savez
pourquoi je ne puis vous recevoir chez moi?
FABIO. On me l'a dit.
LA DAME. Je suis très-entourée, très-gênée dans toutes mes démarches.
Ce soir, à cinq heures de la nuit, attendez-moi au rond-point de la
Villa-Realo, j'y viendrai sous un déguisement, et nous pourrons avoir
quelques instants d'entretien.
FABIO. J'y serai.
LA DAME. Maintenant, quittez mon bras et ne me suivez pas, je me rends
au théâtre. Ne paraissez pas dans la salle ce soir... Soyez discret et
confiant.
(_Elle sort._)
FABIO, _seul._ C'était bien elle!... En me quittant, elle s'est tonte
révélée dans un mouvement, comme la Vénus de Virgile. J'avais à peine
reconnu son visage, et pourtant l'éclair de ses yeux me traversait
le cœur, de même qu'au théâtre, lorsque son regard vient croiser le
mien dans la foule. Sa voix ne perd pas de son charme en prononçant
de simples paroles; et, cependant, je croyais jusqu'ici qu'elle ne
devait avoir que le chant, comme les oiseaux! Mais ce qu'elle m'a dit
vaut tous les vers de Métastase, et ce timbre si pur, et cet accent si
doux, n'empruntent rien pour séduire aux mélodies de Paesiello ou de
Gimarosa. Ah! toutes ces héroïnes que j'adorais en elle, Sophonisbe,
Alcime, Herminie, et même cette blonde Molinara, qu'elle joue à ravir
avec des habits moins splendides, je les voyais toutes enfermées à la
fois sous cette mantille coquette, sous cette coiffe de satin... Encore
Mazetto!
FABIO, MAZETTO.
MAZETTO. Eh bien! seigneur, suis-je un fourbe, un homme sans parole, un
homme sans honneur?
FABIO. Tu es le plus vertueux des mortels! Mais, tiens, prends cette
bourse et laisse-moi seul.
MAZETTO. Vous avez l'air contrarié.
FABIO. C'est que le bonheur me rend triste; il me force à penser au
malheur qui le suit toujours de près.
MAZETTO. Peut-être avez-vous besoin de votre argent pour jouer au
lansquenet cette nuit? Je puis vous le rendre, et même vous en prêter
d'autre.
FABIO. Cela n'est point nécessaire. Adieu.
MAZETTO. Prenez garde à la _jettatura,_ seigneur Fabio! (_Il sort._)
FABIO, seul.
Je suis fatigué de voir la tête de ce coquin faire ombre sur mon
amour; mais, Dieu merci, ce messager va me devenir inutile. Qu'a-t-il
fait, d'ailleurs, que de remettre adroitement mes billets et mes
fleurs, qu'on avait longtemps repoussés? Allons, allons, l'affaire a
été habilement conduite et touche à son dénoûment... Mais pourquoi
suis-je donc si morose ce soir, moi qui devrais nager dans la joie et
frapper ces dalles d'un pied triomphant? N'a-t-elle pas cédé un peu
vite, et surtout depuis l'envoi de mes présents?... Bon, je vois les
choses trop en noir, et je ne devrais songer plutôt qu'à préparer ma
rhétorique amoureuse. Il est clair que nous ne nous contenterons pas
de causer amoureusement sous les arbres, et que je parviendrai bien à
l'emmener souper dans quelque hôtellerie de Chiaia; mais il faudra être
brillant, passionné, fou d'amour, monter ma conversation au ton de mon
style, réaliser l'idéal que lui ont présenté mes lettres et mes vers
... et c'est à quoi je ne me sens nulle chaleur et nulle énergie...
J'ai envie d'aller me remonter l'imagination avec quelques verres de
vin d'Espagne.
FABIO, MARCELLI.
MARCELLI. C'est un triste moyen, seigneur Fabio; le vin est le plus
traître des compagnons; il vous prend dans un palais et vous laisse
dans un ruisseau.
FABIO. Ah! c'est vous, seigneur Marcelli; vous m'écoutiez? MARCELLI.
Non, mais je vous entendais.
FABIO. Ai-je rien dit qui vous ait déplu?
MARCELLI. Au contraire; vous vous disiez triste et vous vouliez boire,
c'est tout ce que j'ai surpris de votre monologue. Moi, je suis plus
gai qu'on ne peut dire. Je marche le long de ce quai comme un oiseau;
je pense à des choses folles, je ne puis demeurer en place, et j'ai
peur de me fatiguer. Tenons-nous compagnie l'un à l'autre un instant;
je vaux bien une bouteille pour l'ivresse, et cependant je ne suis
rempli que de joie; j'ai besoin de m'épancher comme un flacon de
sillery, et je veux jeter dans votre oreille un secret étourdissant.
FABIO. De grâce, choisissez un confident moins préoccupé de ses propres
affaires. J'ai la tête prise, mon cher; je ne suis bon à rien ce soir,
et, eussiez-vous à me confier que le roi Midas a des oreilles d'âne,
je vous jure que je serais incapable de m'en souvenir demain pour le
répéter.
MARCELLI. Et c'est ce qu'il me faut, vrai Dieu! un confident muet
comme une tombe.
FABIO. Bon! ne sais-je pas vos façons?... Vous voulez publier une bonne
fortune, et vous m'avez choisi pour le héraut de votre gloire.
MARCELLI. Au contraire, je veux prévenir une indiscrétion, en vous
confiant bénévolement certaines choses que vous n'avez pas manqué de
soupçonner.
FABIO. Je ne sais ce que vous voulez dire.
MARCELLI. On ne garde pas un secret surpris, au lieu qu'une confidence
engage.
FABIO. Mais je ne soupçonne rien qui vous puisse concerner.
MARCELLI. Il convient alors que je vous dise tout.
FABIO. Vous n'allez donc pas au théâtre?
MARCELLI. Non, pas ce soir; et vous?
FABIO. Moi, j'ai quelque affaire en tête, j'ai besoin de me promener
seul.
MARCELLI. Je gage que vous composez un opéra?
FABIO. Vous avez deviné.
MARCELLI. Et qui s'y tromperait? Vous ne manquez pas une seule des
représentations de San-Carlo; vous arrivez dès l'ouverture, ce que ne
fait aucune personne du bel air; vous ne vous retirez pas au milieu
du dernier acte, et vous restez seul dans la salle avec le public
du parquet. Il est clair que vous étudiez votre art avec soin et
persévérance. Mais une seule chose m'inquiète: êtes-vous poète ou
musicien?--
FABIO. L'un et l'autre.
MARCELLI. Pour moi, je ne suis qu'amateur et n'ai fait que des
chansonnettes. Vous savez donc très-bien que mon assiduité dans cette
salle, où nous nous rencontrons continuellement depuis quelques
semaines, ne peut avoir d'autre motif qu'une intrigue amoureuse...
FABIO. Dont je n'ai nulle envie d'être informé.
MARCELLI. Oh! vous ne m'échapperez point par ces faux-fuyants, et ce
n'est que quand vous saurez tout que je me croirai certain du mystère
dont mon amour a besoin.
FABIO. Il s'agit donc de quelque actrice ... de la Borsella?
MARCELLI. Non, de la nouvelle cantatrice espagnole, de la divine
Corilla!... Par Bacchus! vous avez bien remarqué les furieux clins
d'œil que nous nous lançons?
FABIO, _avec humeur._ Jamais!
MARCELLI. Les signes convenus entre nous à de certains instants où
l'attention du public se porte ailleurs?--
FABIO. Je n'ai rien vu de pareil.
MARCELLI. Quoi! vous êtes distrait à ce point? J'ai donc eu tort de
vous croire informé d'une partie de mon secret; mais la confidence
étant commencée...
FABIO, _vivement._ Oui, certes! vous me voyez maintenant curieux d'en
connaître la fin.
MARCELLI. Peut-être n'avez-vous jamais fait grande attention à la
signora Corilla? Vous êtes plus occupé, n'est-ce pas, de sa voix que de
sa figure? Eh bien! regardez-la, elle est charmante!
FABIO. J'en conviens.
MARCELLI. Une blonde d'Italie ou d'Espagne, c'est toujours une espèce
de beauté fort singulière et qui a du prix par sa rareté.
FABIO. C'est également mon avis.
MARCELLI. Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à la Judith de
Caravagio, qui est dans le Musée royal?
FABIO. Eh! monsieur, finissez. En deux mots, vous êtes son amant,
n'est-ce pas?
MARCELLI. Pardon; je ne suis encore que son amoureux.
FABIO. Vous m'étonnez.
MARCELLI. Je dois vous dire qu'elle est fort sévère. FABIO. On le
prétend.
MARCELLI. Que c'est une tigresse, une Bradamante...
FABIO. Une Alcimadure.
MARCELLI. Sa porte demeurant fermée à mes bouquets, sa fenêtre à
mes sérénades, j'en ai conclu qu'elle avait des raisons pour être
insensible ... chez elle, mais que sa vertu devait tenir pied moins
solidement sur les planches d'une scène d'opéra... Je sondai le
terrain, j'appris qu'un certain drôle, nommé Mazetto, avait accès près
d'elle, en raison de son service au théâtre...
FABIO. Vous confiâtes vos fleurs et vos billets à ce coquin.
MARCELLI. Vous le saviez donc?
FABIO. Et aussi quelques présents qu'il vous conseilla de faire.
MARCELLI. Ne disais-je pas bien que vous étiez informé de tout?
FABIO. Vous n'avez pas reçu de lettres d'elle?
MARCELLI. Aucune.
FABIO. Il serait trop singulier que la dame elle-même, passant près de
vous dans la rue, vous eût, à voix basse, indiqué un rendez-vous...
MARCELLI. Vous êtes le diable, ou moi-même!
FABIO. Pour demain?
MARCELLI. Non, pour aujourd'hui.
FABIO. A cinq heures de la nuit?
MARCELLI. A cinq heures.
FABIO. Alors, c'est au rond-point de la Villa-Reale?
MARCELLI. Non! devant les bains de Neptune.
FABIO. Je n'y comprends plus rien.
MARCELLI. Pardieu! vous voulez tout deviner, tout savoir mieux que
moi. C'est particulier. Maintenant que j'ai tout dit, il est de votre
honneur d'être discret.
FABIO. Bien. Écoutez-moi, mon ami ... nous sommes joués l'un ou l'autre.
MARCELLI. Que dites-vous?
FABIO. Ou l'un et l'autre, si vous voulez. Nous avons rendez-vous de la
même personne, à la même heure: vous, devant les bains de Neptune; moi,
à la Villa-Reale!
MARCELLI. Je n'ai pas le temps d'être stupéfait; mais je vous demande
raison de cette lourde plaisanterie.
FABIO. Si c'est la raison qui vous manque, je ne me charge pas de vous
en donner; si c'est un coup d'épée qu'il vous faut, dégainez la vôtre.
MARCELLI. Je fais une réflexion: vous avez sur moi tout avantage en ce
moment.
FABIO. Vous en convenez?
MARCELLI. Pardieu! vous êtes un amant malheureux, c'est clair; vous
alliez vous jeter du haut de cette rampe, ou vous pendre aux branches
de ces tilleuls, si je ne vous eusse rencontré. Moi, au contraire, je
suis reçu, favorisé, presque vainqueur; je soupe ce soir avec l'objet
de mes vœux. Je vous rendrais service en vous tuant; mais, si c'est moi
qui suis tué, vous conviendrez qu'il serait dommage que ce fût avant,
et non après. Les choses ne sont pas égales; remettons l'affaire à
demain.
FABIO. Je fais exactement la même réflexion que vous, et pourrais vous
répéter vos propres paroles. Ainsi, je consens à ne vous punir que
demain de votre folle vanterie. Je ne vous croyais qu'indiscret.
MARCELLI. Bon! séparons-nous sans un mot de plus. Je ne veux point vous
contraindre à des aveux humiliants, ni compromettre davantage une dame
qui n'a pour moi que des bontés. Je compte sur votre réserve et vous
donnerai demain matin des nouvelles de ma soirée.
FABIO. Je vous en promets autant; mais ensuite nous ferraillerons de
bon cœur. A demain donc.
MARCELLI. A demain, seigneur Fabio.
FABIO, seul.
Je ne sais quelle inquiétude m'a porté à le suivre de loin, au lieu
d'aller de mon côté. Retournons! (_Il fait quelques pas._) Il est
impossible de porter plus loin l'assurance, mais aussi ne pouvait-il
guère revenir sur sa prétention et me confesser son mensonge. Voilà
de nos jeunes fous à la mode; rien ne leur fait obstacle, ils sont
les vainqueurs et les préférés de toutes les femmes, et la liste de
don Juan ne leur coûterait que la peine de l'écrire. Certainement,
d'ailleurs, si cette beauté nous trompait l'un pour l'autre, ce ne
serait pas à la même heure. Allons, je crois que l'instant approche,
et que je ferais bien de me diriger du côté de la Villa-Reale, qui
doit être déjà débarrassée de ses promeneurs et rendue à la solitude.
Mais en vérité n'aperçois-je pas là-bas Marcelli qui donne le bras à
une femme? ... Je suis fou véritablement; si c'est lui, ce ne peut
être elle ... Que faire? Si je vais de leur côté, je manque l'heure
de mon rendez-vous ... et, si je n'éclaircis pas le soupçon qui me
vient, je risque, en me rendant là-bas, de jouer le rôle d'un sot. C'est
là une cruelle incertitude. L'heure se passe, je vais et reviens, et
ma position est la plus bizarre du monde. Pourquoi faut-il que j'aie
rencontré cet étourdi, qui s'est joué de moi peut-être? Il aura su mon
amour par Mazetto, et tout ce qu'il m'est venu conter tient à quelque
obscure fourberie que je saurai bien démêler.--Décidément, je prends
mon parti, je cours à la Villa-Reale. (_Il revient._) Sur mon âme, ils
approchent; c'est la même mantille garnie de longues dentelles; c'est
la même robe de soie grise ... en deux pas ils vont être ici. Oh! si
c'est elle, si je suis trompé ... je n'attendrai pas à demain pour me
venger de tous les deux!... Que vais-je faire? un éclat ridicule ...
retirons-nous derrière ce treillis pour mieux nous assurer que ce sont
bien eux-mêmes.
FABIO, caché, MARCELLI; la signora CORILLA, lui donnant le bras.
MARCELLI. Oui, belle dame, vous voyez jusqu'où va la suffisance de
certaines gens. Il y a par la ville un cavalier qui se vante d'avoir
aussi obtenu de vous une entrevue pour ce soir. Et, si je n'étais sûr
de vous avoir maintenant à mon bras, fidèle à une douce promesse trop
longtemps différée...
CORILLA. Allons, vous plaisantez, seigneur Marcelli. Et ce cavalier si
avantageux ... le connaissez-vous?
MARCELLI. C'est à moi justement qu'il a fait ses confidences...
FABIO, _se montrant._ Vous vous trompez, seigneur, c'est vous qui me
faisiez les vôtres... Madame, il est inutile d'aller plus loin; je
suis décidé à ne point supporter un pareil manège de coquetterie.
Le seigneur Marcelli peut vous reconduire chez vous, puisque vous
lui avez donné le bras; mais ensuite, qu'il se souvienne bien que je
l'attends, moi.
MARCELLI. Écoutez, mon cher, tâchez, dans cette affaire-ci, de n'être
que ridicule.
FABIO. Ridicule, dites-vous?
MARCELLI. Je le dis. S'il vous plaît de faire du bruit, attendez que le
jour se lève; je ne me bats pas sous les lanternes, et je ne me soucie
point de me faire arrêter par la garde de nuit.
CORILLA. Cet homme est fou; ne le voyez-vous pas? Éloignons-nous.
FABIO. Ah! madame! il suffit ... ne brisez pas entièrement cette belle
image que je portais pure et sainte au fond de mon cœur. Hélas! content
de vous aimer de loin, de vous écrire ... j'avais peu d'espérance, et
je demandais moins que vous ne m'avez promis!
CORILLA. Vous m'avez écrit? à moi!...
MARCELLI. Eh! qu'importe? ce n'est pas ici le lieu d'une telle
explication...
CORILLA. Et que vous ai-je promis, monsieur?... je ne vous connais pas
et ne vous ai jamais parlé.
MARCELLI. Bon! quand vous lui auriez dit quelques paroles en l'air, le
grand mal! Pensez-vous que mon amour s'en inquiète?
CORILLA. Mais quelle idée avez-vous aussi, seigneur? Puisque les
choses sont allées si loin, je veux que tout s'explique à l'instant.
Ce cavalier croit avoir à se plaindre de moi: qu'il parle et qu'il se
nomme avant tout; car j'ignore ce qu'il est et ce qu'il veut.
FABIO. Rassurez-vous, madame! j'ai honte d'avoir fait cet éclat et
d'avoir cédé à un premier mouvement de surprise. Vous m'accusez
d'imposture, et votre belle bouche ne peut mentir. Vous l'avez dit, je
suis fou, j'ai rêvé. Ici même, il y a une heure, quelque chose comme
votre fantôme passait, m'adressait de douces paroles et promettait de
revenir... Il y avait de la magie, sans doute, et cependant tous les
détails restent présents à ma pensée. J'étais là, je venais de voir
le soleil se coucher derrière le Pausilippe, en jetant sur Ischia
le bord de son manteau rougeâtre; la mer noircissait dans le golfe,
et les voiles blanches se hâtaient vers la terre comme des colombes
attardées... Vous voyez, je suis un triste rêveur, mes lettres ont dû
vous l'apprendre, mais vous n'entendrez plus parler de moi, je le jure,
et vous dis adieu.
CORILLA. Vos lettres... Tenez, tout cela a l'air d'un imbroglio de
comédie, permettez-moi de ne m'y point arrêter davantage; seigneur
Marcelli, veuillez reprendre mon bras et me reconduire en toute hâte
chez moi. (_Fabio salue et s'éloigne._)
MARCELLI. Chez vous, madame?
CORILLA. Oui, cette scène m'a bouleversée!.......
Vit-on jamais rien de plus bizarre? Si la place du Palais n'est pas
encore déserte, nous trouverons bien une chaise, ou tout au moins un
falot. Voici justement les valets du théâtre qui sortent; appelez un
d'entre eux...
MARCELLI. Holà! quelqu'un! par ici... Mais, en vérité, vous sentez-vous
malade?
CORILLA. A ne pouvoir marcher plus loin...
FABIO, MAZETTO, LES PRÉCÉDENTS.
FABIO, _entraînant Mazetto._ Tenez, c'est le ciel qui nous l'amène;
voilà le traître qui s'est joué de moi.
MARCELLI. C'est Mazetto! le plus grand fripon des Deux-Siciles. Quoi!
c'était aussi votre messager?
MAZETTO. Au diable! vous m'étouffez.
FABIO. Tu vas nous expliquer...
MAZETTO. Et que faîtes-vous ici, seigneur? je vous croyais en bonne
fortune?
FABIO. C'est la tienne qui ne vaut rien. Tu vas mourir si tu ne
confesses pas toute ta fourberie.
MARCELLI. Attendez, seigneur Fabio, j'ai aussi des droits à faire
valoir sur ses épaules. A nous deux, maintenant.
MAZETTO. Messieurs, si vous voulez que je comprenne, ne frappez pas
tous les deux à la fois. De quoi s'agit-il?
FABIO. Et de quoi peut-il être question, misérable? Mes lettres, qu'en
as-tu fait?
MARCELLI. Et de quelle façon as-tu compromis l'honneur de la signora
Corilla?
MAZETTO. Messieurs, l'on pourrait nous entendre.
MARCELLI. Il n'y a ici que la signora elle-même et nous deux,
c'est-à-dire deux hommes qui vont s'entre-tuer demain à cause d'elle ou
à cause de toi.
MAZETTO. Permettez: ceci dès lors est grave, et mon humanité me défend
de dissimuler davantage...
FABIO. Parle.
MAZETTO. Au moins, remettez vos épées.
FABIO. Alors nous prendrons des bâtons.
MARCELLI. Non; nous devons le ménager s'il dit la vérité tout entière,
mais à ce prix-là seulement.
CORILLA. Son insolence m'indigne au dernier point.
MARCELLI. Le faut-il assommer avant qu'il ait parlé?
CORILLA. Non; je veux tout savoir, et que, dans une si noire aventure,
il ne reste du moins aucun doute sur ma loyauté.
MAZETTO. Ma confession est votre panégyrique, madame; tout Naples
connaît l'austérité de votre vie. Or, le seigneur Marcelli, que voilà,
était passionnément épris de vous; il allait jusqu'à promettre de vous
offrir son nom si vous vouliez quitter le théâtre; mais il fallait
qu'il pût du moins mettre à vos genoux l'hommage de son cœur, je ne dis
pas de sa fortune; mais vous en aviez bien pour deux, on le sait, et
lui aussi.
MARCELLI. Faquin!...
FABIO. Laissez-le finir.
MAZETTO. La délicatesse du motif m'engagea dans son parti. Comme valet
du théâtre, il m'était aisé de mettre ses billets sur votre toilette.
Les premiers furent brûlés; d'autres, laissés ouverts, reçurent un
meilleur accueil. Le dernier vous décida à accorder un rendez-vous au
seigneur Marcelli lequel m'en a fort bien récompensé!...
MARCELLI. Mais qui te demande tout ce récit?
FABIO. Et moi, traître! âme à double face! comment m'as-tu servi? Mes
lettres, les as-tu remises? Quelle est cette femme voilée que tu m'as
envoyée tantôt, et que tu m'as dit être la signora Corilla elle-même?
MAZETTO. Ah! seigneurs, qu'eussiez-vous dit de moi et quelle idée
madame en eût-elle pu concevoir, si je lui avais remis des lettres
de deux écritures différentes et des bouquets de deux amoureux? Il
faut de l'ordre en toute chose, et je respecte trop madame pour lui
avoir supposé la fantaisie de mener de front deux amours. Cependant
le désespoir du seigneur Fabio, à mon premier refus de le servir,
m'avait singulièrement touché. Je le laissai d'abord épancher sa verve
en lettres et en sonnets que je feignis de remettre à la signora,
supposant que son amour pourrait bien être de ceux qui viennent si
fréquemment se brûler les ailes aux flammes de la rampe; passions
d'écoliers et de poètes, comme nous en voyons tant... Mais c'était
plus sérieux, car la bourse du seigneur Fabio s'épuisait à fléchir ma
résolution vertueuse...
MARCELLI. En voilà assez! Signora, nous n'avons point affaire, n'est-ce
pas, de ces divagations...
CORILLA. Laissez-le dire, rien ne nous presse, monsieur.
MAZETTO. Enfin, j'imaginai que le seigneur Fabio étant épris par les
yeux seulement, puisqu'il n'avait jamais pu réussir à s'approcher de
madame et n'avait jamais entendu sa voix qu'en musique, il suffisait de
lui procurer la satisfaction d'un entretien avec quelque créature de la
taille et de l'air de la signora Corilla... Il faut dire que j'avais
déjà remarqué une petite bouquetière qui vend ses fleurs le long de la
rue de Tolède ou devant les cafés de la place du Môle. Quelquefois elle
s'arrête un instant, et chante des chansonnettes espagnoles avec une
voix d'un timbre fort clair...
MARCELLI. Une bouquetière qui ressemble à la signora; allons donc! ne
l'aurais-je point aussi remarquée?
MAZETTO. Seigneur, elle arrive tout fraîchement par le galion de
Sicile, et porte encore le costume de son pays.
CORILLA. Cela n'est pas vraisemblable, assurément.
MAZETTO. Demandez au seigneur Fabio si, le costume aidant, il n'a pas
cru tantôt voir passer madame elle-même?
FABIO. Eh bien! cette femme...
MAZETTO. Cette femme, seigneur, est celle qui vous attend à la
Villa-Reale, ou plutôt qui ne vous attend plus, l'heure étant de
beaucoup passée.
FABIO. Peut-on imaginer une plus noire complication d'intrigues?
MARCELLI. Mais non; l'aventure est plaisante. Et, voyez, la signora
elle-même ne peut s'empêcher d'en rire... Allons, beau cavalier,
séparons-nous sans rancune, et corrigez-moi ce drôle d'importance... Ou
plutôt, tenez, profitez de son idée: la nuée qu'embrassait Ixion valait
bien pour lui la divinité dont elle était l'image, et je vous crois
assez poète pour vous soucier peu des réalités.--Bonsoir, seigneur
Fabio!
FABIO, MAZETTO.
FABIO, à _lui-même._ Elle était là! et pas un mot de pitié, pas un
signe d'attention! Elle assistait, froide et morne, à ce débat qui me
couvrait de ridicule, et elle est partie dédaigneusement sans dire
une parole, riant seulement, sans doute, de ma maladresse et de ma
simplicité!... Oh! tu peux te retirer, va, pauvre diable si inventif,
je ne maudis plus ma mauvaise étoile, et je vais rêver le long de la
mer à mon infortune, car je n'ai plus même l'énergie d'être furieux.
MAZETTO. Seigneur, vous feriez bien d'aller rêver du côté de la
Villa-Reale. La bouquetière vous attend peut-être encore...
FABIO, seul.
En vérité, j'aurais été curieux de rencontrer cette créature et de
la traiter comme elle le mérite. Quelle femme est-ce donc que celle
qui se prête à une telle manœuvre? Est-ce une niaise enfant a qui
l'on a fait la leçon, ou quelque effrontée qu'on n'a eu que la peine
de payer et de mettre en campagne? Mais il faut l'âme d'un plat
valet pour m'avoir jugé digne de donner dans ce piège un instant. Et
pourtant elle ressemble à celle que j'aime, et moi-même, quand je
la rencontrai voilée, je crus reconnaître et sa démarche et le son
si pur de sa voix... Allons, il est bientôt six heures de nuit, les
derniers promeneurs s'éloignent vers Sainte-Lucie et vers Chiaia, et
les terrasses des maisons se garnissent de monde... A l'heure qu'il
est, Marcelli soupe gaiement avec sa conquête facile. Les femmes n'ont
d'amour que pour ces débauchés sans cœur.
FABIO, UNE BOUQUETIÈRE.
FABIO. Que me veux-tu, petite?
LA BOUQUETIÈRE. Seigneur, je vends des roses, je vends des fleurs du
printemps. Voulez-vous acheter tout ce qui me reste pour parer la
chambre de votre amoureuse? On va bientôt fermer le jardin, et je ne
puis remporter cela chez mon père; je serais battue. Prenez le tout
pour trois carlins.
FABIO. Crois-tu donc que je sois attendu ce soir, et me trouves-tu la
mine d'un amant favorisé?
LA BOUQUETIÈRE. Venez ici à la lumière. Vous m'avez l'air d'un beau
cavalier, et, si vous n'êtes pas attendu, c'est que vous attendez...
Ah! mon Dieu!
FABIO. Qu'as-tu, ma petite? Mais vraiment, cette figure... Ah! je
comprends tout maintenant: tu es la fausse Corilla!... A ton âge, mon
enfant, tu entames un vilain métier!
LA BOUQUETIÈRE. En vérité, seigneur, je suis une honnête fille, et
vous allez me mieux juger. On m'a déguisée en grande dame, on m'a
fait apprendre des mots par cœur; mais, quand j'ai vu que c'était une
comédie pour tromper un honnête gentilhomme, je me suis échappée et
j'ai repris mes habits de pauvre fille, et je suis allée, comme tous
les soirs, vendre mes fleurs sur la place du Môle et dans les allées du
Jardin royal.
FABIO. Cela est-il bien vrai?
LA BOUQUETIÈRE. Si vrai, que je vous dis adieu, seigneur; et puisque
vous ne voulez pas de mes fleurs, je les jetterai dans la mer en
passant: demain elles seraient fanées.
FABIO. Pauvre fille, cet habit te sied mieux que l'autre, et je te
conseille de ne plus le quitter. Tu es, toi, la fleur sauvage des
champs; mais qui pourrait se tromper entre vous deux? Tu me rappelles
sans doute quelques-uns de ses traits, et ton cœur vaut mieux que le
sien, peut-être. Mais qui peut remplacer dans l'âme d'un amant la belle
image qu'il s'est plu tous les jours à parer d'un nouveau prestige?
Celle-là n'existe plus en réalité sur la terre; elle est gravée
seulement au fond du cœur fidèle, et nul portrait ne pourra jamais
rendre son impérissable beauté.
LA BOUQUETIÈRE. Pourtant on m'a dit que je la valais bien, et, sans
coquetterie, je pense qu'étant parée comme la signora Corilla, aux feux
des bougies , avec l'aide du spectacle et de la musique, je pourrais
bien vous plaire autant qu'elle, et cela sans blanc de perle et sans
carmin.
FABIO. Si ta vanité se pique, petite fille, tu m'ôteras même le plaisir
que je trouve à te regarder un instant. Mais, vraiment, tu oublies
qu'elle est la perle de l'Espagne et de l'Italie, que son pied est le
plus fin et sa main la plus royale du monde. Pauvre enfant! la misère
n'est pas la culture qu'il faut à des beautés si accomplies, dont le
luxe et l'art prennent soin tour à tour.
LA BOUQUETIÈRE. Regardez mon pied sur ce banc de marbre; il se découpe
encore assez bien dans sa chaussure brune. Et ma main, l'avez-vous
seulement touchée?
FABIO. Il est vrai que ton pied est charmant, et ta main... Dieu!
qu'elle est douce!... Mais, écoute, je ne veux pas te tromper, mon
enfant, c'est bien elle seule que j'aime, et le charme qui m'a séduit
n'est pas né dans une soirée. Depuis trois mois que je suis à Naples,
je n'ai pas manqué de la voir un seul jour d'Opéra. Trop pauvre pour
briller près d'elle, comme tous les beaux cavaliers qui l'entourent
aux promenades, n'ayant ni le génie des musiciens, ni la renommée des
poëtes qui l'inspirent et qui la servent dans son talent, j'allais
sans espérance m'enivrer de sa vue et de ses" chants, et prendre ma
part dans ce plaisir de tous, qui pour moi seul était le bonheur et
la vie. Oh! tu la vaux bien peut-être, en effet ... mais as-tu cette
grâce divine qui se révèle sous tant d'aspects? As-tu ces pleurs et ce
sourire? As-tu ce chant divin, sans lequel une divinité n'est qu'une
belle idole? Mais alors tu serais à sa place, et tu ne vendrais pas des
fleurs aux promeneurs de la Villa-Reale...
LA BOUQUETIÈRE. Pourquoi donc la nature, en me donnant son apparence,
aurait-elle oublié la voix? Je chante fort bien, je vous jure; mais
les directeurs de San-Carlo n'auraient jamais l'idée d'aller ramasser
une prima donna sur la place publique... Écoutez ces vers d'opéra que
j'ai retenus pour les avoir entendus seulement au petit théâtre de la
Fenice. (_Elle chante._)
AIR ITALIEN.
Qu'il m'est doux--de conserver la paix du cœur,--le calme de la pensée.
Il est sage d'aimer--dans la belle saison de l'âge;--plus sage de
n'aimer pas...
FABIO, _tombant à ses pieds._ Oh! madame, qui vous méconnaîtrait
maintenant? Mais cela ne peut être... Vous êtes une déesse véritable,
et vous allez vous envoler! Mon Dieu! qu'ai-je à répondre à tant de
bontés? je suis indigne de vous aimer, pour ne vous avoir point d'abord
reconnue!
CORILLA. Je ne suis donc plus la bouquetière?... Eh bien! je vous
remercie-, j'ai étudié ce soir un nouveau rôle, et vous m'avez donné la
réplique admirablement.
FABIO. Et Marcelli?
CORILLA. Tenez, n'est-ce pas lui que je vois errer tristement le long
de ces berceaux, comme vous faisiez tout à l'heure?
FABIO. Évitons-le, prenons une allée.
CORILLA. Il nous a vus, il vient à nous.
FABIO, CORILLA, MARCELLI.
MARCELLI. Hé! seigneur Fabio, vous avez donc trouvé la bouquetière? Ma
foi, vous avez bien fait, et vous êtes plus heureux que moi ce soir.
FABIO. Eh bien! qu'avez-vous donc fait de la signora Corilla? vous
alliez souper ensemble gaiement.
MARCELLI. Ma foi, l'on ne comprend rien aux caprices des femmes. Elle
s'est dite malade, et je n'ai pu que la reconduire chez elle; mais
demain...
FABIO. Demain ne vaut pas ce soir, seigneur Marcelli.
MARCELLI. Voyons donc cette ressemblance tant vantée... Elle n'est pas
mal, ma foi!... mais ce n'est rien; pas de distinction, pas de grâce.
Allons, faîtes-vous illusion à votre aise... Moi, je vais penser à la
prima donna de San-Carlo, que j'épouserai dans huit jours.
CORILLA, _reprenant son ton naturel._ Il faudra réfléchir là-dessus,
seigneur Marcelli. Tenez, moi, j'hésite beaucoup à m'engager. J'ai
de la fortune, je veux choisir. Pardonnez-moi d'avoir été comédienne
en amour comme au théâtre, et de vous avoir mis à l'épreuve tous
deux. Maintenant, je vous l'avouerai, je ne sais trop si aucun de
vous m'aime, et j'ai besoin de vous connaître davantage. Le seigneur
Fabio n'adore en moi que l'actrice peut-être, et son amour a besoin
de la distance et de la rampe allumée; et vous, seigneur Marcelli,
vous me paraissez vous aimer avant tout le monde, et vous émouvoir
difficilement dans l'occasion. Vous êtes trop mondain, et lui trop
poète. Et maintenant, veuillez tous deux m'accompagner. Chacun de vous
avait gagé de souper avec moi: j'en avais fait la promesse à chacun de
vous; nous souperons tous ensemble, Mazetto nous servira.
MAZETTO, _paraissant et s'adressant au public._ Sur quoi, messieurs,
vous voyez que cette aventure scabreuse va se terminer le plus
moralement du monde.--Excusez les fautes de l'auteur.
TABLE
LE RÊVE ET LA VIE
LES FILLES DU FEU
A Alexandre Dumas
Aurélia
Sylvie, Souvenirs du Valois
Jemmy
Octavie, ou l'Illusion
Isis, Souvenirs de Pompéi
Emilie, Souvenirs de la Révolution française
Angélique
[De l'édition de Les filles du feu; Giraud, 1854.]
LA BOHÈME GALANTE
La Main enchantée
Le Monstre vert
Petits châteaux de bohème
Les Poëtes du xvie siècle
Explications
Musique
Mes Prisons
Les Nuits d'octobre
Promenades et Souvenirs
LES CHIMÈRES
El Desdichado
Myrtho
Horus
Antéros
Delfica
Artémis
Le Christ au oliviers
Vers dorés
Corilla
[De l'édition de Les filles du feu; Giraud, 1854.]
End of the Project Gutenberg EBook of Le rêve et la vie, by Gérard de Nerval
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 55554 ***
Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante
Download Formats:
Excerpt
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes
d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers
instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement
nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant
précis où le _moi,_ sous une autre forme, continue l'œuvre de
l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et
où se dégagent de...
Read the Full Text
— End of Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante —
Book Information
- Title
- Le rêve et la vie - Les filles du feu - La bohème galante
- Author(s)
- Nerval, Gérard de
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- September 15, 2017
- Word Count
- 167,319 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, FR Littérature, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
Related Books
Golo
by Neveux, Pol (Pol Louis)
French
1037h 39m read
L'initiation au péché et à l'amour
by Dujardin, Edouard
French
661h 42m read
Mon cousin Guy
by Ardel, Henri
French
1267h 30m read
Le crime du vieux Blas
by Mendès, Catulle
French
250h 18m read
La tour d'amour
by Rachilde
French
707h 38m read
En route
by Huysmans, J.-K. (Joris-Karl)
French
2210h 58m read