*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75459 ***
Au lecteur
L’orthographe d’origine a été respectée, mais quelques erreurs
clairement introduites par le typographe ou à l’impression ont
été corrigées.
LE PÈRE LEBONNARD
ŒUVRES DE JEAN AICARD
_Collection in-18 jésus à =3= fr. =50= le volume._
ROMANS
=Le Pavé d’Amour= 1 vol.
=Roi de Camargue= 1 vol.
=L’Été à l’Ombre= 1 vol.
=L’Ame d’un enfant= 1 vol.
=Notre-Dame d’Amour= 1 vol.
=Diamant Noir= 1 vol.
=Fleur d’Abîme= 1 vol.
=Mélita= 1 vol.
=L’Ibis bleu= 1 vol.
=Tata= 1 vol.
POÉSIE
=La Chanson de l’Enfant= (Ouvrage couronné par l’Académie
Française) 1 vol.
=Miette et Noré= (couronné par l’Académie Française) 1 vol.
=Poèmes de Provence= (couronné par l’Académie Française) 1 vol.
=Lamartine= (Prix de Poésie à l’Académie Française) 1 vol.
=Le Livre d’heures de l’Amour= 1 vol.
=Le Dieu dans l’Homme= 1 vol.
=Au Bord du Désert= 1 vol.
=Le Livre des Petits= 1 vol.
=Jésus= 1 vol.
THÉATRE
=La Légende du Cœur= (5 actes en vers, Théâtre antique
d’Orange et Théâtre Sarah-Bernhardt) 1 vol.
=Smilis= (4 actes en prose représentés à la
Comédie-Française) 1 vol.
=Le Père Lebonnard= (4 actes en vers représentés au
Théâtre libre et à la Comédie-Française) 1 vol.
=Don Juan ou la Comédie du siècle= (5 actes en vers) 1 vol.
=Othello, le More de Venise= (5 actes en vers représentés
à la Comédie-Française). Portrait de Mounet-Sully et de
Paul Mounet, par Benjamin Constant 1 vol.
_En préparation_:
=Le Manteau du Roi.=
[Illustration: SILVAIN DANS LE RÔLE DU PÈRE LEBONNARD]
JEAN AICARD
Le Père Lebonnard
COMÉDIE EN QUATRE ACTES, EN VERS
reprise
A LA COMÉDIE-FRANÇAISE
le 4 août 1904.
[Logo: EF]
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.
DÉDICACE
A ALPHONSE KARR
_Mon maître et mon ami_,
_Quand j’étais au lycée de Mâcon, j’allais souvent, le dimanche ou le
jeudi, douze ans après 48, à Monceaux, chez Lamartine._
_Un soir, après le dîner, il nous lut son_ Épître à Alphonse Karr,
_au jardinier de Nice, et ce fut là une de mes premières impressions
littéraires. Je n’oubliai plus votre nom._
_Vingt-cinq ans plus tard, j’ai lu au jardinier de Saint-Raphaël,
devenu mon ami, une pièce de théâtre que je venais d’achever_: LE PÈRE
LEBONNARD.
_Cette pièce, vous l’avez aimée. Quel que soit l’accueil que lui
réserve le public de la_ Comédie-Française, _je veux pouvoir dire tout
haut ma joie de votre approbation,--et, sachant que vous êtes de ceux
qui ne reprennent jamais rien de ce qu’ils ont donné, je vous la dédie,
avec l’expression de mon admiration et de mon amitié_.
_J. A._
_Paris, 1888._
Le _Père Lebonnard_ a été publié pour la première fois en 1880, chez
Dentu, éditeur. Cette édition est épuisée.
L’édition complètement remaniée que nous donnons aujourd’hui est
définitive. La pièce ne pourra être représentée que sous cette nouvelle
forme.
LE PÈRE LEBONNARD
A LA COMÉDIE-FRANÇAISE
PERSONNAGES
LEBONNARD MM. SILVAIN.
ROBERT LEBONNARD DEHELLY.
LE MARQUIS D’ESTREY DELAUNAY.
LE DOCTEUR ANDRÉ DESSONNES.
UN DOMESTIQUE
Mme LEBONNARD Mmes SILVAIN.
JEANNE LEBONNARD GÉNIAT.
BLANCHE D’ESTREY MITZY-DALTI.
MARTHE, vieille servante de Lebonnard,
nourrice de Robert KOLB.
_L’action se passe dans une petite ville de province, vers 1890._
_Le même décor (un salon) pour les quatre actes._
ACTE PREMIER
[Illustration: Mlle GÉNIAT, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE
(JEANNE LEBONNARD.)]
ACTE PREMIER
La scène représente un riche salon bourgeois. Une porte au
fond à gauche; une porte sur le côté gauche, au premier plan;
une autre sur le côté droit, au troisième plan. Une fenêtre
à gauche. Au fond, au milieu, au-dessus d’une console, une
glace sans tain par où on aperçoit les arbres du jardin. Sur
la console, une pendule. A gauche, au second plan, une petite
vérandah qu’on peut voiler d’un rideau, et où Lebonnard a
installé son atelier. Dans ce réduit on aperçoit, sur des
tablettes, deux ou trois pendules, horloges, réveils, etc. Au
fond du salon, est accroché un tableau représentant un paysage
dominé par un clocher très élevé; dans le clocher est incrusté
le cadran d’une véritable petite horloge, qui marche. Au second
plan, à droite, une horloge à gaine.
Au lever du rideau, Lebonnard est à son travail; il est assis
près d’un établi léger qu’il déplace lui-même à sa guise pour
chercher la lumière favorable. Il a posé, en travers sur ses
genoux, comme une serviette, un petit tablier.
Un laquais, en petite livrée, est occupé à ôter les housses
des fauteuils. Quand il se retire, il en oublie une. Lebonnard
hausse les épaules en le suivant des yeux.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD, JEANNE.
JEANNE, entrant.
Encore à vos outils, mon père?
LEBONNARD, à son établi; un petit marteau à la main, une loupe
à l’œil droit.
Eh! je les aime!
Avec eux j’ai tout fait, je me suis fait moi-même...
Vois-tu, rien ne pourra jamais me corriger!
Inventeur enrichi, mais petit horloger,
Ancien négociant bien connu dans la ville,
Je ne vois pas que mon marteau soit chose vile...
Avec ces outils, moi qui passe pour un sot,
J’ai bâti la maison et j’ai gagné ta dot.
JEANNE, très câline.
Ma mère n’aime pas que ce marteau travaille
Le dimanche! On vous grondera!
LEBONNARD
Vaille que vaille!
S’il ne pleut pas sur toi, je laisserai pleuvoir!
Tout est bien, puisque j’ai le bonheur de t’avoir!
_Il la regarde un moment avec attention._
... Quand je pense que je t’ai vue à l’agonie,
L’autre mois!
_Il voile ses yeux avec sa main._
... Cette horrible angoisse est bien finie!
Et ce cœur qui trembla pour toi devant la mort,
Désormais, contre tout le reste, sera fort!
JEANNE
Mais...
LEBONNARD, l’interrompant.
Bah! sans mes outils,--qu’on dise le contraire!--
Ta mère ferait-elle épouser à ton frère
_Avec une nuance de dédain._
La fille d’un marquis?
_Avec condescendance_:
... brave homme... et riche encor!
... C’est en frappant l’acier que je faisais de l’or!
JEANNE
Qu’avez-vous ce matin? Vous semblez d’humeur gaie?
LEBONNARD
D’abord, quoique tu sois encore fatiguée,
Que tu ne te sois pas remise à bien manger,
Je te sens très vivante et loin de tout danger!...
Et puis...
JEANNE, se rapprochant,
Et puis?
LEBONNARD
Et puis... je ne sais pas, moi, dame!
Mais j’ai vraiment--parfois--de la fermeté d’âme!...
Quand on est bon, il faut être un peu résistant:
Et--grâce à toi--j’ai pris du ton!... Je suis content.
JEANNE
Ah!
LEBONNARD
Mais oui!... Cependant, un progrès reste à faire:
C’est de savoir parler, quelle que soit l’affaire,
Sagement, posément... Impossible! Pourquoi?
C’est que, timide encore et méfiant de moi,
Vois-tu, je prends toujours trop d’élan et je saute
Trop haut, croyant toujours la barrière trop haute.
Mais je sais ce qu’il faut dire, et je le dirai.
Voilà!
JEANNE, dans ses bras, à ses genoux.
Que je vous aime, ô mon père adoré!
LEBONNARD, la contemplant.
Mais où donc as-tu pris ton âme? Elle est exquise.
JEANNE
Un peu de vous.
LEBONNARD
Oh! non. Veux-tu que je te dise?
C’est vrai que j’ai du bon: tu me l’as révélé;
J’avais un peu d’or brut,--et tu l’as ciselé.
Tu l’as limé, taillé, le cœur du vieil orfèvre!
Tiens, autrefois les mots s’arrêtaient sur ma lèvre:
J’étais comme muet.
JEANNE
Vraiment!
LEBONNARD
... Bègue plutôt;
Timide, j’hésitais. Quand j’essayais un mot,
L’on riait: je rentrais, effrayé, dans moi-même!
Mais étant écouté par quelqu’un qui vous aime,
Oh! alors, on se lance, et devenu vieillard,
Tu vois, je suis bavard avec toi, très bavard.
JEANNE, examinant tout à coup l’habit de Lebonnard.
Si ma mère vous voit cet habit hors d’usage,
Gare à vous!
LEBONNARD
Quand je l’ai, c’est signe de courage!
_D’un air mystérieux_:
Aussi, depuis un mois, je le mets plus souvent.
Laisse. Je m’accoutume à tenir tête au vent!
JEANNE
Mais ma mère dira...
_Lebonnard prend la broderie de sa fille sur une table
et fait quelques points._
LEBONNARD
... ce qu’elle voudra dire,
Petite! Et j’aime mieux remplir ta tirelire
Que celle de monsieur...? l’allemand... mon tailleur.
JEANNE
Il est vrai que donner aux pauvres, c’est meilleur;
Et puis, dès qu’un journal de morale se fonde,
On s’adresse à mon père:--il faut que je réponde;
Ma tire-lire est pleine, et, vite, on reprend tout
Ce qui me vint petit à petit--d’un seul coup!
LEBONNARD, rêvant.
Je suis un ignorant ébloui de science,
C’est vrai!--Tout est douleur ici-bas... patience!
Le grand remède existe: on saura le trouver...
Et j’aide les penseurs,--ne pouvant que rêver.
SCÈNE II
LEBONNARD, JEANNE, MARTHE.
MARTHE, entrant.
Madame demandait tantôt mademoiselle.
JEANNE
Comment! tantôt!... J’y cours...
_Elle se sauve en courant._
_Lebonnard la regarde avec admiration, puis il va à la porte par
où elle est sortie, l’ouvre, semble suivre un moment sa fille
des yeux. Il revient enfin vers Marthe en hochant plusieurs fois
la tête et en clignant de l’œil d’une façon qui signifie: «Hein,
Marthe? quelle brave fille que ma fille!»_
_Marthe n’y contredit point._
SCÈNE III
LEBONNARD, MARTHE.
LEBONNARD
Lorsqu’on te dit: «Du zèle,»
_Désignant sa fille._
C’est ça!--Hein, un joli modèle à copier?
MARTHE
Pour ça, oui!
LEBONNARD
Mais qu’as-tu, là?... Fais voir ce papier.
MARTHE
Pour ça, non!... Vous ni moi ne pouvons nous permettre,
Madame ayant parlé, d’y reprendre une lettre.
Les repas pour huit jours sont réglés là-dessus.
LEBONNARD
Allons, donne!... ou tu vas me fâcher!
MARTHE
Bon Jésus!
Je voudrais bien--pour voir!--vous voir mettre en colère.
LEBONNARD
Tu m’y verras, si tu te plais à me déplaire.
MARTHE, croisant les bras.
Tiens, c’est du nouveau, ça?
LEBONNARD, s’essayant à l’autorité.
J’entends qu’on soit soumis.
Donne-moi ce papier...: nous serons bons amis.
MARTHE, lui tendant le papier à contre-cœur.
Voilà, monsieur.
LEBONNARD, lui arrachant le papier. Il le lit.
Fort bien! _Potage à la royale!_
Et _Bouchée à la reine_! Est-ce un roi, qui régale?
Ou monsieur Lebonnard, un ancien horloger,
Qui commande un menu parce qu’il faut manger?
... Ma fille (entendez-vous, Marthe?) est encor malade!
Je demande un menu; ça, c’est une charade!
Et je ne peux passer trois jours à deviner
Si j’ai du bœuf, ce soir,--bien saignant,--pour dîner!
MARTHE
Mais...
LEBONNARD
Aimez toutes les noblesses, même fausses,
Mais ne m’en fourrez pas, que diable! dans mes sauces!
MARTHE
Voilà ma soupe au lait qui monte en un moment!
LEBONNARD, s’asseyant.
Fais pour ce soir un bon rôti, tout uniment.
MARTHE
Corriger le menu, monsieur! c’est impossible!
LEBONNARD. Il se lève, son tablier à la main.
Je comprends: ta besogne est parfois très pénible...
Eh bien, j’irai t’aider!--Jeanne est malade.
MARTHE, secouant la tête d’un air entendu.
Oh! non!
Pour son mal, maladie est trop un vilain nom...
J’ai très bon œil encor, quoiqu’un peu sourde et vieille...
LEBONNARD, effrayé, à voix basse.
Je sais. Mais parle-moi de la chose à l’oreille.
MARTHE
Elle se porte mal... depuis qu’elle va mieux.
Son jeune médecin... n’était pas assez vieux!...
LEBONNARD, clignant de l’œil.
Eh! oui! C’est le docteur qui serait le remède.
MARTHE, frappant sur le papier qu’elle tient.
Quant à rien changer là, monsieur,--que Dieu vous aide!
Mais il faut en parler à madame d’abord.
LEBONNARD, d’un air piteux.
Elle criera beaucoup...
MARTHE, l’interrompant.
Mais vous crierez plus fort.
LEBONNARD
Hum!... j’aime mieux que tu m’arranges ça toi-même.
MARTHE
Vous croyez donc qu’ici l’on m’écoute et qu’on m’aime?
Moi qui depuis trente ans sers dans cette maison,
On me gronde à tout bout de champ et sans raison,
Et l’on espère, en me malmenant de la sorte,
Qu’un beau jour je prendrai--de moi-même--la porte!
LEBONNARD
Chut!... plus bas!
MARTHE
J’ai connu madame à son comptoir:
C’est ça mon crime.
LEBONNARD, résigné.
Eh! je sais bien!...
_Énergique, après avoir réfléchi_:
Il faudra voir.
MARTHE
C’est votre mot. Voilà longtemps que vous le dites!
LEBONNARD
Avant d’agir, on doit bien mesurer les suites,
Ma bonne; chaque chose arrive dans son temps;
Tout vient à point à qui sait attendre. J’attends...
Que l’heure sonne...
MARTHE
A laquelle de vos pendules?
LEBONNARD
J’en conviens, j’ai beaucoup et de gros ridicules.
N’importe! Je saurai vouloir... A quel moment?
Eh! mon Dieu! quand il le faudra, tout bonnement...
MARTHE
Et quand le faudra-t-il?
LEBONNARD, avec fermeté.
Quand il faudra défendre
Ma fille... C’est pourtant bien facile à comprendre:
Comprends-tu?
MARTHE
Oui... et non.
LEBONNARD, d’un ton confidentiel.
Ma femme,--je le vois,--
Songe à donner à Jeanne un mari de son choix;
Qu’en penses-tu?
MARTHE
Ce que vous en pensez vous-même.
LEBONNARD
Eh bien, je défendrai Jeanne et l’homme qu’elle aime.
_Marthe hausse les épaules avec dédain pendant que
Lebonnard regarde les portes avec inquiétude._
Voyons, Marthe, aidons-nous l’un l’autre... Je sais bien
Qu’on veut te chasser, mais je suis là;--ne crains rien...
Et change ce menu... Voyons, réfléchis... bête!
Elle criera, oui; mais la chose sera faite.
L’autorité d’un fait accompli,--tout est là.
On s’impose--et tout suit.
MADAME LEBONNARD, dans la coulisse.
Marthe!
MARTHE, goguenardant.
Recevez-la;
Imposez-vous, monsieur!--Pour moi, je gagne au large.
Ah! nous sommes pincés, monsieur! gare la charge!
_Lebonnard, voyant entrer sa femme, fourre maladroitement
et à moitié dans sa poche le petit
tablier qu’il avait à la main depuis un instant._
SCÈNE IV
LEBONNARD, MARTHE, Mme LEBONNARD,
puis LE LAQUAIS.
MADAME LEBONNARD, brutalement, à Marthe.
Que faites-vous ici?
_A son mari._
De quoi lui parlez-vous?
_A Marthe._
Que lui disiez-vous là, vous, d’un air en dessous?
MARTHE
Madame...
MADAME LEBONNARD
Taisez-vous, quand je vous interroge!
La servante est en faute, et le maître déroge.
_A Marthe qui fait un mouvement._
Je vous chasserai!
LEBONNARD, timide et insinuant.
Non.
MARTHE, à Lebonnard.
Vous êtes trop bon, vous!
MADAME LEBONNARD, le foudroyant du regard.
Je la chasserai.
_A Marthe._
Vous, croyez-moi, filez doux!
_Marthe sort et rencontre à la porte le laquais en
grande livrée rouge et dorée. Elle s’efface pour
le laisser passer._
_Le laquais traverse le théâtre devant Lebonnard
et derrière madame Lebonnard; il vient prendre
et il emporte un service à thé._
SCÈNE V
LEBONNARD, Mme LEBONNARD.
LEBONNARD, conciliant et timide.
Vous ne chasserez pas celle-là?... je vous prie...
Votre grand laquais rouge et son effronterie
M’intimident... J’entends garder, moi,--par fierté--
Mon rang de travailleur... et Marthe!
MADAME LEBONNARD
En vérité!
LEBONNARD
Elle a nourri Robert; et c’est une bonne âme.
Elle vous a servi trente ans, la brave femme!
Vos enfants les premiers ne voudraient pas...
MADAME LEBONNARD
Pourquoi
«Vos enfants?» On dirait qu’ils ne sont rien qu’à moi!
LEBONNARD
Nos enfants, je le veux.
MADAME LEBONNARD
Veuillez ou non,--la chose
Est ainsi. Nos enfants sont nôtres, je suppose!
Vous avez pris Robert en grippe, voilà tout.
LEBONNARD, s’affermissant un peu.
Vous et lui, tous les jours, vous me poussez à bout.
MADAME LEBONNARD
Il voit bien que sa sœur est votre préférée.
LEBONNARD, vivement, avec gravité.
Préférence aujourd’hui méritée--et sacrée!
Contre lui, contre vous, seule elle me défend.
_Très attendri_:
Et je dis que je suis le fils de mon enfant!
MADAME LEBONNARD.
Fort bien.--Mais Robert souffre, et je souffre moi-même
De vous voir maltraiter un bon fils,--qui vous aime!
Et c’est étrange à vous, qui prêchez la bonté!
Mais vous n’êtes, au fond, qu’un rageur entêté!
_Lebonnard approuve gaîment d’un geste chacune
des épithètes malsonnantes que lui décoche sa
femme._
LEBONNARD, finement.
Et puis?
MADAME LEBONNARD
... au moral, comme au physique, un myope;
Un avaricieux,--qui se croit philanthrope;
Bon?... par lâcheté pure! et doté par hasard
D’un vilain nom, qu’on croit fait exprès: Lebonnard.
LEBONNARD, avec une souriante bonhomie.
Oui, c’est bien mon portrait... dans ma caricature.
_Devenant sévère._
N’importe! J’ai souffert cette plus grave injure
De voir un brave enfant,--qui, tout petit, m’aimait,--
Me railler, parce que sa mère le permet!
_Madame Lebonnard hausse les épaules._
J’ai la déception, chaque jour plus amère,
De le voir, contre moi, s’allier à sa mère,
Et rire,--en s’en allant de mes pauvres vieux bras,
Sans qu’il se sente ingrat parmi les plus ingrats!
MADAME LEBONNARD
C’est un réquisitoire en règle!
LEBONNARD, s’exaltant tout à coup.
C’est possible!
Mais tout ça me révolte enfin!
MADAME LEBONNARD, narquoise.
Il est terrible!
Sur quelle herbe avez-vous marché, mon cher époux?
LEBONNARD, emballé brusquement.
Sur l’herbe de sagesse! ainsi, méfiez-vous!...
La coupe verse pour une dernière goutte!...
Il n’est mouton si doux que le loup ne redoute,
S’il prend la rage, ayant été mordu: je dis
Que les timides sont parfois les vrais hardis,
Et que l’audace alors n’a plus qu’à se défendre!
Je suis las d’être sot, faible, bonhomme et tendre!
Pour ma défense à moi, je suis resté poltron...
Pour Jeanne, je suis homme à vous heurter de front!
MADAME LEBONNARD
Mais, mon Dieu! qu’avez-vous? Qu’est ce qui vous anime?
LEBONNARD, bégayant de rage.
J’ai... que je suis honteux d’être pusillanime!...
_Éclatant avec plus de violence encore que la première fois._
Que Jeanne m’inquiète!... Enfin tous vos repas
Sont faits d’une façon qui ne lui convient pas!...
Je vous l’ai déjà dit cent fois, mais on s’en moque!...
Je veux...
_Subitement calmé, il achève d’un ton goguenard_:
... du bœuf saignant et des œufs à la coque.
_Il s’assied à son établi._
MADAME LEBONNARD
Oh! Que de bruit pour rien! On fera ce qu’il faut,
Sans que vous le preniez, pour cela, de si haut!
_Portant son mouchoir à ses yeux._
Suis-je mauvaise mère?
_Elle s’assied d’un air d’affliction._
LEBONNARD, décontenancé, la regardant par dessus ses lunettes.
Excusez-moi, ma femme...
Je craignais, à propos d’un détail que je blâme,
Un refus!... J’étais prêt à la lutte... On a tort,
Avant d’être attaqué, de répondre d’abord!...
Voyez-vous, on se sent un peu faible... on s’entraîne...
Et je ne voulais pas vous faire de la peine.
_Il se remet au travail, après avoir tiré de sa poche
et développé, non sans affectation, son petit tablier._
MADAME LEBONNARD, qui, suffoquée, le regarde faire.
Eh! mais, que faites-vous!... Vous travaillez, je crois!
LEBONNARD, calme, sentencieux, la loupe à l’œil.
Il y a beaucoup plus d’ouvriers que de rois.
Moi, j’étais horloger.
MADAME LEBONNARD, avec hauteur.
Bijoutier, je vous prie!
LEBONNARD, bonhomme.
Ma foi! n’est pas qui veut maître en horlogerie!
Pour bijoutier,--c’est vrai, nous _vendions_ des bijoux;
Même on vous appelait... (nous sommes entre nous)
La belle bijoutière;--et ce qui vous chagrine,
C’est qu’on m’a vu longtemps derrière ma vitrine,
La loupe à l’œil, la pince au doigt!... Ça me distrait...
S’il ne travaillait plus, Lebonnard en mourrait.
MADAME LEBONNARD
Cachez-vous-en du moins; faites ce sacrifice!
LEBONNARD
Nul doute, le croyant juste, que je le fisse;
_Avec finesse et la regardant par-dessus ses lunettes._
Mais je ne comprends pas... j’eus toujours l’esprit lent.
_On entend le roulement doux d’une voiture.
Mme Lebonnard jette un coup d’œil à la fenêtre._
MADAME LEBONNARD
Le marquis!
_Elle se rapproche de Lebonnard._
Donnez-lui son titre en lui parlant.
LEBONNARD
Ça ne se fait point.--Moi qui sors d’une boutique,
Je me ferais l’effet d’être son domestique.
MADAME LEBONNARD, d’un ton de confidence.
Il pense à marier Jeanne.
LEBONNARD, frappé; il relève la tête.
Ah?... Il faudra voir!
MADAME LEBONNARD, désignant les outils de Lebonnard.
Cachez vite cela. Je vais le recevoir.
_Elle fait mine d’enlever l’établi. Lebonnard s’y
oppose. Alors, apercevant la housse oubliée par le
laquais, elle l’enlève vivement et, en sortant, la
jette sur les bras de Lebonnard, qui la lance au
hasard sur un meuble où elle s’étale en évidence._
_Lebonnard range ses outils._
SCÈNE VI
LEBONNARD, JEANNE.
JEANNE, entrant.
On vient chercher Robert pour une promenade
A cheval!
LEBONNARD, vivement.
Mais pas toi? Je te sens trop malade!
JEANNE, souriant.
J’allais si bien tantôt, mon père? et maintenant?...
LEBONNARD
Tu vas bien... pas assez... Tout dépend du moment.
_Jeanne, apercevant la housse oubliée, la plie soigneusement
et la pose sur une table._
JEANNE
Soit, je resterai.
LEBONNARD
Oui.
JEANNE
Eh! mais... que je vous gronde!
Encor ce vieil habit? Pour recevoir du monde!
Je vous ai dit pourtant...
_Lebonnard regarde avec complaisance les pans et
la doublure de son vieux vêtement de combat, qui
est une manière de paletot-sac._
LEBONNARD
J’y suis fait, que veux-tu?
JEANNE câline.
Il est râpé, taché... Nous sommes donc têtu?
Voyons, que dira-t-on de votre pauvre fille,
A voir de quels chiffons ce bon père s’habille?
On en dira du mal, sans me calomnier,
Père!
_Avec espièglerie._
Et je ne serai plus bonne à marier!
LEBONNARD, gaîment.
Vite, alors!... l’habit neuf!
_Elle sort et revient avec l’habit neuf qui est une
grande redingote, très longue._
LEBONNARD, mettant l’habit neuf.
Vingt-cinq ans, c’est un âge!
Et tu dois bien songer toi-même au mariage?
JEANNE
C’est à dire à quitter mon père, un beau matin,
Un bonheur assuré?...
LEBONNARD
Pour un autre!
JEANNE
Incertain!
Oh! non, je ne veux pas.
LEBONNARD, attentif.
Les raisons, je vous prie?
JEANNE, très simplement.
D’abord, dans quelques jours, mon frère se marie.
LEBONNARD, qui ne comprend pas.
Eh bien?
JEANNE
Vous perdriez vos deux enfants!
LEBONNARD, comprenant et fronçant le sourcil.
Comment!
Et tu croirais me plaire avec ce dévouement!
_D’un ton sentencieux et pénétré, convaincu_:
Trop de bonté, ça mène au malheur!... Eh! que diable!
J’aurais tout au contraire une peine incroyable
A sentir que pour moi, tu renonces... Ah! non!
_Avec finesse._
Tiens, nous aimons déjà quelqu’un?
_Avec bonhomie._
Dis-moi son nom?
JEANNE, vivement.
Non, je n’aime personne!
LEBONNARD
... Ouais! mais si je devine,
J’enverrai ton bonnet de Sainte-Catherine
Moi-même, par-dessus les moulins!... Vois-tu bien,
Je ne peux plus avoir de bonheur que le tien.
Courage!... Glisse-moi ton secret à l’oreille...
JEANNE
Je n’ai pas de secret.
LEBONNARD, la menaçant du doigt.
Cache-toi bien: je veille.
SCÈNE VII
LEBONNARD, JEANNE, LE MARQUIS en tenue de cheval.
LE MARQUIS, entrant.
Eh! bonjour, cher monsieur Lebonnard!
LEBONNARD
Serviteur.
LE MARQUIS à Jeanne.
Bonjour, vous, adorable enfant!
JEANNE
Toujours flatteur!
LEBONNARD au marquis.
Votre fille, monsieur?
LE MARQUIS
Au jardin. Elle montre
A Robert un cheval--excellente rencontre
D’hier matin;--l’étoile au front, le poil tout noir;
Miss Flora, mille écus; c’est pour rien.
JEANNE
Je vais voir
Miss Flora!
_Elle sort.--En sortant elle reprend et emporte la
housse qu’elle a si soigneusement pliée tout à
l’heure._
SCÈNE VIII
LEBONNARD, LE MARQUIS.
_Le marquis regarde l’heure à sa montre._
LEBONNARD
Elle va?
LE MARQUIS
Pas très bien.
_Lebonnard prend la montre, et, tout en causant,
la règle avec soin._
LE MARQUIS, regardant par la fenêtre de la vérandah.
Une belle pouliche!
LEBONNARD
Tout le monde, monsieur, ne sait pas être riche.
LE MARQUIS
Oh! riche, cher monsieur Lebonnard, riche, non;
Car ma fortune à moi n’égale plus mon nom.
C’est vous qui l’êtes, riche.
LEBONNARD
Eh! moins qu’on ne suppose!
Comme inventeur, c’est vrai, j’ai gagné quelque chose,
Et puis mon frère aîné m’a laissé tout son bien,
Mais près de vous, je n’ai presque rien.
LE MARQUIS se récriant.
Presque rien!
LEBONNARD
C’est un pauvre à Paris,--qu’un riche de province.
J’ai deux enfants. Mon fils a de vrais goûts de prince;
Son train de vie eût pu même vous effrayer...
Un enfant gâté,--peu commode à marier!
Aussi je suis heureux...
LE MARQUIS
N’ajoutez rien, de grâce;
Ce Robert est en tout gentilhomme de race!
Vous parlez comme si nous nous aimions d’hier...
Moi qui, depuis longtemps...
LEBONNARD, finement.
Oui, vous n’êtes pas fier.
_Il lui rend la montre._
LE MARQUIS, achevant sa phrase.
Viens tous les jours ici... Je suis de la famille!...
_Avec l’autorité du gentilhomme qui s’oublie_:
J’ai toujours destiné votre fils à ma fille.
LEBONNARD, finement et le regardant par-dessus ses lunettes.
Vraiment?
LE MARQUIS, se levant; à part.
J’ai mes raisons.
_Haut._
Ma fille, plus que moi,
Tient aux traditions de son nom, mais, ma foi,
Le vôtre est parmi ceux qu’avec respect on nomme.
LEBONNARD, d’un ton ambigu.
Vous êtes bon, monsieur.
LE MARQUIS, rondement, et faisant le geste de lui donner
une tape sur le ventre.
Vous êtes un brave homme!
Et votre fils, monsieur, un gentleman parfait.
_Entre Robert._
SCÈNE IX
LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT, en tenue de cheval.
ROBERT, entrant.
Me voilà.--Je suis prêt!
LE MARQUIS, frappant sur l’épaule de Robert.
Mais charmant, en effet!
Savant, quoique avocat; plein de cœur.
LEBONNARD, gravement.
Je l’espère.
LE MARQUIS
Il est brave et bon!...
_Souriant._
Bon... pas autant que son père,
Fort heureusement! mais vous, mon cher, grand pardon,
Vous fûtes de tout temps un peu faible, trop bon!...
Eh! que diable! la vie est une ardente lutte...
Sans doute on suit du cœur un blessé dans sa chute,
Mais tant pis pour qui tombe!... on marche un peu dessus.
«Place aux forts,»--dit Darwin.
LEBONNARD, souriant avec malice.
Oui... mais que dit Jésus?
LE MARQUIS
Hola! Je vous croyais libre penseur en diable?
LEBONNARD
Libre rêveur! Mais votre thèse est effroyable!
Et, vous sachant dévot, j’ai nommé votre Dieu.
Moi, si mon voisin tombe, eh bien... je l’aide un peu!
Je ne distingue point la Pâque de Vigile,
Ma foi non, mais j’admire et j’aime l’Évangile
Où souffre un pauvre Dieu... patient sous l’affront.
C’est la force du cœur, monsieur.
_Avec intention_:
Les doux vaincront.
LE MARQUIS
Ah! Bravo, l’abbé!... Mais...
SCÈNE X
LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT,
BLANCHE, en amazone, JEANNE, Mme LEBONNARD
paraissant au fond.
ROBERT, allant vers Blanche, au fond.
L’un prêche et l’autre raille...
Adieu la promenade! Une heure de bataille.
LE MARQUIS à Lebonnard, poursuivant la conversation.
La mécanique est en progrès, mais le cœur, pas!
LEBONNARD
Si! Le cœur change! Il suit le progrès pas à pas...
Civilisation, art, science, industrie,
Tout ce progrès visible, où va-t-il, je vous prie?
Au carrefour où vont finir tous les chemins:
A l’élargissement des sentiments humains!
LE MARQUIS, attentif.
Où diable prenez-vous ces choses? Dans quel livre?
LEBONNARD, tenant par la main sa fille qui, depuis un instant,
s’est rapprochée de lui.
Ma fille me les lit.--Et puis... je la vois vivre!
ROBERT, s’avançant; avec suffisance.
Je suis du sentiment de monsieur le marquis,
Moi!... Deux races: vainqueurs et vaincus; les conquis,
Les conquérants; le faible et le fort; c’est faiblesse
Que d’être tendre à qui nous attaque et nous blesse:
Sois fort,--si tu veux être!
_En gesticulant avec sa cravache, il fait tomber une
petite pendule qui se trouvait sur l’établi de Lebonnard._
BLANCHE, moqueuse.
Oui! c’est beau d’être fort!...
Et surtout d’être adroit!
LEBONNARD
_Il regarde avec chagrin la pendule qu’il ramasse.
Il soupire, la replace sur l’établi et, faisant un
effort pour sourire_:
Allons, j’ai toujours tort.
LE MARQUIS, lui tapotant sur l’épaule trop familièrement.
Vous, vous êtes du bois dont on fait les apôtres...
... Mais partons-nous?
_Gaiement._
Voyons, morbleu, soyez des nôtres:
A cheval!...
ROBERT, pouffant de rire.
Je voudrais voir mon père à cheval!
Très drôle!
LEBONNARD, qui a entendu, blessé.
En vérité?
JEANNE, bas à Robert.
Ah! Robert, c’est bien mal!
LEBONNARD, debout, au milieu.
A votre âge, mon fils,--pauvre, sans espérance
De fortune,--je fis à pied mon tour de France,
Afin que vous eussiez de beaux chevaux plus tard,
Et de l’esprit, du bon,--aux dépens d’un vieillard!
MADAME LEBONNARD
Vous souriez souvent à plus forte malice!
LEBONNARD
Eh!... c’est qu’il faut qu’un jour toute chose finisse!
Ce n’est pas sa gaîté qui m’indigne, d’abord;
C’est qu’il érige en droit sa raison du plus fort!
Et si c’est de ce droit qu’il raille, je l’engage,
Tout fort plaisant qu’il est... à changer de langage.
BLANCHE, bas à Robert.
Excusez-vous, Robert; il a vraiment raison.
ROBERT
Mon père...
LEBONNARD, brusquement attendri et lui prenant la main.
Oh! je t’ai fait du chagrin, mon garçon?...
Pardonne-moi!... Vois-tu, lorsque je suis sévère,
C’est par amour pour toi... C’est exigeant, un père!
On voudrait voir son fils toujours beau, toujours bon...
_Profondément ému._
Et je t’aime bien, moi, mon cher enfant!
ROBERT
Pardon,
Mon cher père!...
LEBONNARD, à Blanche.
C’est bien à vous, mademoiselle!
Lorsque--belle--on est bonne, on est encor plus belle.
Qu’il soit digne de vous,--et vous serez heureux!...
_Surmontant son attendrissement, et d’un ton très alerte._
Allons, allons, sortez, vivez, mes amoureux,
Et courez à cheval... sans vous casser la tête!
Il est beau, ce cheval?
BLANCHE
Une superbe bête!
LEBONNARD, regardant par la fenêtre.
Superbe!--Allons, je veux te voir sur ton cheval,
Mon fils,--faire très bien... ce que je ferais mal.
_A sa femme._
Je garde Jeanne.
ROBERT, qui cause avec les jeunes filles.
Allons.
LE MARQUIS, haut.
Une seconde encore.
_A Madame Lebonnard, bas_:
Parlons-lui du projet Martignac--qu’il ignore.
Martignac veut savoir.
MADAME LEBONNARD, à son mari.
Mon ami, j’ai trouvé,
Pour Jeanne, le parti que j’ai longtemps rêvé:
Un homme à peine mûr, mais bien; parfait!
LEBONNARD, inquiet.
Qu’on nomme?
LE MARQUIS, s’avançant.
Martignac.
MADAME LEBONNARD, se rengorgeant.
Il est comte!
LEBONNARD, bas, avec un accablement comique.
Encore un gentilhomme!
J’en étais sûr!
_Haut._
Eh bien, ma femme... je verrai;
Mais peut-être... aime-t-elle...
MADAME LEBONNARD, redressant l’oreille.
Hein!
_Elle regarde Lebonnard avec stupéfaction._
LEBONNARD, d’un ton mal assuré.
... le docteur André.
MADAME LEBONNARD, stupéfaite et révoltée.
Vous dites: le docteur!
LEBONNARD, prenant de l’assurance.
Qu’est-ce qui vous étonne?
C’est un savant, un vrai; sa clientèle est bonne;
Il est habile, il est honnête, et j’ai cru voir
Qu’il fait volontiers plus et mieux que son devoir.
MADAME LEBONNARD, suffoquée.
Ah?... Eh bien! je l’attends, celui-là!--qu’il revienne.
LEBONNARD, à part.
Ne heurtons pas trop tôt mon idée à la sienne.
_Haut._
Il faudra voir, ma femme... et surtout bien songer
Qu’il fut, lorsque ma fille était en grand danger,
D’un dévouement!
MADAME LEBONNARD, méprisante.
Mon Dieu! son métier le commande:
On y mettra le prix.
LEBONNARD, s’inclinant.
Vous avez l’âme grande.
LE MARQUIS, poliment, à Lebonnard.
Martignac est un nom illustre et bien porté;
S’il vous plaisait,--pour moi, j’en serais enchanté.
SCÈNE XI
Les mêmes, UN DOMESTIQUE.
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Le docteur André.
_Le domestique sort._
MADAME LEBONNARD, menaçante.
Ah!...
ROBERT, gentiment, à sa sœur, à gauche.
Le bonheur de la vie,
C’est d’aimer!... Et cela ne te fait pas envie?
Je t’en prie, aime donc! aime donc: c’est charmant!
Regarde-moi: je suis le bonheur même; aimant,
Aimé, je suis aimé! C’est la vie et la joie!
BLANCHE
Fat!
ROBERT, à sa mère.
... Eh bien, ce docteur?
LEBONNARD, allant vers la porte de droite.
Le voici.
ROBERT
Qu’on le voie
Et qu’il nous laisse en paix!... Si nous filions?
JEANNE, fâchée.
Robert!
ROBERT, gentiment à Jeanne.
Tiens, tiens! vous rougissez, vous?... J’aurai l’œil ouvert.
SCÈNE XII
LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE,
ROBERT, LE MARQUIS, ANDRÉ.
ANDRÉ, entrant et riant, à Lebonnard qui est allé au-devant de lui.
Marthe me consultait...
_S’apercevant qu’ils ne sont pas seuls et saluant._
Oh! pardon!
ROBERT, gaiement, à Jeanne, bas.
Pas un geste:
On t’observe!
JEANNE, à Robert, bas.
Tais-toi!
ANDRÉ
Vous sortiez?
LEBONNARD, vivement.
Moi, je reste.
MADAME LEBONNARD, à son mari.
Le docteur ne vient pas pour vous!
ROBERT, à Jeanne.
Oh! ça, c’est clair.
MADAME LEBONNARD, au docteur.
Mais nous emmenons Jeanne en voiture, au grand air.
Vous avez ordonné les longues promenades,
Et nous vous laisserons à vos autres malades.
_A son mari._
Monsieur Lebonnard?
LEBONNARD
Quoi?
MADAME LEBONNARD
Mon ombrelle, mes gants.
Vite!
LEBONNARD, déconcerté.
C’est moi qui dois?... A quoi servent vos gens?...
Votre laquais doré, fier comme une Excellence?...
MADAME LEBONNARD
Je vous en prie.
LEBONNARD, bas.
Encore un peu de patience.
_A André._
Attendez-moi, je veux vous parler un moment.
_Il sort._
SCÈNE XIII
LES MÊMES, moins LEBONNARD.
MADAME LEBONNARD, bas au marquis.
Je vais l’exécuter poliment, vivement.
LE MARQUIS, de même.
Sous quel prétexte et qu’a-t-il fait?
MADAME LEBONNARD
Oh! rien encore!
Je le devance.
_Elle va parler au docteur qui l’écoute en regardant
Jeanne. Jeanne, Blanche, Robert sont à gauche,
André et Mme Lebonnard à droite._
BLANCHE, à Jeanne.
Il dit--du regard--qu’il t’adore.
MADAME LEBONNARD, au docteur, qu’elle prend à part.
Un mot.--Elle n’est plus malade, n’est-ce pas?
ANDRÉ
Non, je viens... en voisin.
JEANNE, bas, regardant sa mère et André.
Que disent-ils tout bas?
MADAME LEBONNARD
Eh bien, monsieur... j’aurai tous les regrets du monde...
Et ma reconnaissance est--croyez-le--profonde...
Nous aurions tous ici du plaisir à vous voir...
Mais le monde est méchant, et j’ai, moi, le devoir
De surveiller de près l’honneur de la famille...
Vous venez... en voisin... chez une jeune fille,
Qui sera fiancée avant trois jours au plus.
ANDRÉ, troublé.
Avant trois jours!
MADAME LEBONNARD
Tels sont nos projets, résolus.
ANDRÉ
Puis-je savoir si c’est bien de sa part, madame?...
MADAME LEBONNARD, prétentieuse.
Nos seules volontés guident cette jeune âme...
_Profitant d’un mouvement de Jeanne qui détourne
les yeux sous le regard d’André._
Vous voyez ce regard qui se détourne?...
ANDRÉ, avec une surprise douloureuse.
Ah!--Bien.
MADAME LEBONNARD
C’est compris?
ANDRÉ
Certe!
MADAME LEBONNARD
Alors, je n’ajouterai rien!
_Elle lui tourne le dos._
ANDRÉ, saluant Mme Lebonnard qui lui a déjà tourné le dos.
Merci!
SCÈNE XIV
Mme LEBONNARD, JEANNE, BLANCHE, ROBERT,
LE MARQUIS, ANDRÉ, LEBONNARD.
LEBONNARD, à sa femme lui présentant l’ombrelle
et les gants, avec un salut comique.
Voilà,--baronne!
LE MARQUIS, à Lebonnard, lui montrant le groupe
des jeunes gens.
Hein? Voyez: ça nous pousse!
Leur bonheur, ça nous tue!
LEBONNARD
Oui, mais d’une mort douce.
_Au docteur avec audace, très haut._
Eh bien! docteur, de voir ces enfants rire entre eux,
Cela ne vous dit rien? Vous restez ténébreux?...
Quand vous mariez-vous?... On y pense,--à votre âge!
MADAME LEBONNARD
Que lui chante-t-il donc?
LEBONNARD
Pensez... au mariage.
ANDRÉ, à voix haute, tous l’écoutant.
Au mariage?... Non! je n’y pense jamais;
Et je n’y songeais pas, même au temps où j’aimais.
Je suis un travailleur, volontiers solitaire...
MADAME LEBONNARD, à part.
Sa vie (on me l’avait bien dit) cache un mystère!
ANDRÉ
J’ai parfois éprouvé le regret infini
D’un foyer nombreux, doux et tiède comme un nid...
_S’adressant à Mme Lebonnard._
Mais mon destin n’est pas de ce côté, madame...
Je vivrai vieux savant, pour l’étude,--sans femme!
Et j’ai noté, parmi les beaux vers que j’ai lus,
Ce vers si simple: «On m’a blessé, je n’aime plus.»
Vous sortiez... On m’attend... Je suis pressé moi-même.
_Il salue et sort._
SCÈNE XV
LES MÊMES, moins ANDRÉ.
LEBONNARD, avec éclat, mais le dos tourné au public et frappant
de la main sur la console qui est au fond.
Pourquoi le chasse-t-on, cet homme?... Jeanne l’aime!
JEANNE, vivement.
Non, mon père!
MADAME LEBONNARD, violemment.
... Eh bien, oui,--j’ai, peut-être un peu tard,
Réglé son petit compte à l’homme du grand art.
Je fus une imprudente, ayant vu sa figure,
D’introduire chez moi ce monsieur, car j’augure
Qu’il n’a pas plus de bien que de renom acquis,
Et qu’il ferait un gendre indigne... du marquis!
LEBONNARD, au marquis, avec simplicité et noblesse.
Défendez-vous, monsieur.
LE MARQUIS, avec quelque embarras.
Je suis surpris moi-même...
Je le connais peu, lui;... mais s’il est vrai qu’on l’aime...
BLANCHE, entourant de ses bras Jeanne qui est tombée assise
et qui cache son visage.
Ne la torturez pas!... Quand même elle aimerait
Cet André, ce docteur,--et c’est là son secret,--
Quel mal y verrait-on, si c’est un honnête homme?
André vaut Lebonnard.--C’est André qu’il se nomme?
Tout nom sans tache est noble: on peut en être fier.
Quelqu’un parlait de lui chez les Reynold, hier:
On en disait du bien; on citait son courage.
JEANNE, se jetant au cou de Blanche.
Ah! ma sœur!
MADAME LEBONNARD, à part.
Elle l’aime!
JEANNE, à Blanche, bas, avec douleur.
Il a senti l’outrage!
ROBERT, à Jeanne, avec affection.
Il me plaît, ton docteur... il est presque élégant!
BLANCHE
Viens-tu, Jeanne?
LEBONNARD, vivement.
Un moment!
_A Jeanne, avec fermeté._
Reste.
MADAME LEBONNARD, au marquis qui sort avec elle.
Oh!... un intrigant!
LEBONNARD, montrant Jeanne à Robert qui était sorti
avec Blanche et qui revient chercher sa sœur.
Elle reste...
_Robert hésite un moment, comme s’il allait parler
et insister pour emmener Jeanne._
JEANNE, à Robert doucement.
Je reste.
_Robert sort, en hochant la tête._
_Jeanne va vers son père et lui met les bras autour
du cou._
SCÈNE XVI
LEBONNARD, JEANNE.
JEANNE, appuyant sa tête sur la poitrine de Lebonnard.
Ah! que je suis confuse!
LEBONNARD, souriant.
Sois tranquille... Il aura le bonheur qu’il refuse.
Tu l’as choisi... c’est moi qui vais te le donner.
JEANNE, avec un cri de joie, qu’elle regrette aussitôt.
Ah!... Mais pardonnez-moi... d’aimer.
LEBONNARD, étonné d’abord.
Te pardonner?
Comment?--Ah! je comprends!...
JEANNE
Oui, si je me marie,
N’allez-vous pas rester seul ici!
LEBONNARD, la serrant sur son cœur.
Ma chérie!
JEANNE, toujours suspendue au cou de son père.
Mais,--papa,--votre cœur peut être rassuré:
Ma mère ne veut pas... et je vous resterai.
_Lebonnard la tient dans ses bras. Ils sont debout;
il semble la bercer._
LEBONNARD
Oh! les doux bras d’enfant qui bercent ma vieillesse!
... Je ne te perdrai pas. Laisse-moi faire, laisse.
Moi, si faible jadis, tu me rends très fort... Tiens,
_D’un ton d’assurance mystérieuse._
Je ferai ton bonheur,--et j’en ai les moyens!...
JEANNE, étonnée.
Ah?
LEBONNARD
... Oui, va... je _veux_, moi, ce que ma fille espère!
JEANNE
Mon cœur est dans vos mains: je suis tranquille,--père.
_Il l’accompagne jusqu’à la porte. Elle sort, il se
met à siffloter l’air de Malborough, en se frottant
les mains._
SCÈNE XVII
LEBONNARD, LE LAQUAIS.
_Le laquais entre à droite au moment où Lebonnard vient
de s’asseoir à sa table. Le laquais traverse la scène
et sort à gauche. Lebonnard lui fait, par derrière,
un grand salut ironique, puis il se rassied à son établi
et, la loupe à l’œil, se remet à travailler en sifflotant._
SCÈNE XVIII
LEBONNARD, MARTHE.
MARTHE, entrant, toute agitée.
Monsieur?--Madame...
LEBONNARD
Quoi?
MARTHE, poursuivant.
... vient de me dire en bas:
--«Si le docteur André revient,--tu lui diras
Qu’on est sorti!»--«Jamais, madame!»
LEBONNARD
Elle a dû rire.
C’est très bien!
MARTHE
--«Ça, madame, il faut le faire dire
A ce brave docteur... par votre grand laquais!»
LEBONNARD, réjoui, se frottant les mains.
Bien!
MARTHE, pleurant.
Alors elle a dit:--«Va faire tes paquets!»
Pour me traiter ainsi, faut-il me savoir bonne!
Incapable de haine et de trahir personne!
LEBONNARD, la regardant fixement.
Elle sait bien que tu te tairas--malgré tout!
MARTHE, tressaillant, stupéfaite.
Qu’entendez-vous par là?
LEBONNARD, avec une certaine solennité impérieuse.
Va, tais-toi jusqu’au bout,
Et ne pars pas!
MARTHE
Comment?
LEBONNARD
Oui, reste, souffre, expie!
Je n’accepte pas, moi, que l’on te congédie.
Qui sait? ton départ seul, ton chagrin,--tes remords
Eux-mêmes,--pourraient bien nous trahir au dehors!
_Ils se regardent un moment en silence._
MARTHE, stupéfaite.
Vous saviez?...
LEBONNARD, avec force.
... ce qu’il est!... comment tu fus complice:
Tout!... Et quand j’eus appris le secret,--oui, nourrice,--
J’ai laissé respecter la mère... plus que moi.
_Avec bonhomie._
... Robert n’est pas coupable.
MARTHE, confondue.
Il est ingrat!
LEBONNARD, très simple.
Pourquoi?
Il ne sait rien.
MARTHE, joignant les mains d’un air de vénération.
Grand Dieu! Vous êtes un saint,--maître!
LEBONNARD, portant une montre à son oreille.
Peuh!... je suis un bon vieux... qui radote, peut-être!...
Mais, Marthe, il ne faut pas partir. Tout le défend...
_Elle veut lui baiser les mains et se mettre à genoux.
Il l’en empêche._
Oui, je l’aime. Et je sais qu’il n’est pas mon enfant.
_Marthe s’éloigne en levant les bras au ciel et en se
retournant plusieurs fois vers lui d’un air d’admiration.
Lebonnard met un doigt sur ses lèvres pour lui recommander
le silence. Elle sort._
SCÈNE XIX
LEBONNARD, seul.
_Il se remet à travailler en sifflotant._
LEBONNARD, levant son petit marteau d’horloger.
Socrate a souffert plus que Jésus, dans son âme:
Jésus avait sa mère... et Socrate sa femme!
_Deux pendules se mettent à sonner avec des timbres
différents. Lebonnard règle ses montres._
_Le rideau tombe lentement._
ACTE II
Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD à gauche, debout sur un fauteuil, occupé à
remonter une horloge, au fond à droite; JEANNE, brodant,
à droite, près d’une table; ROBERT, en face d’elle, un
livre à la main.
ROBERT
Mais qu’a donc notre mère à vouloir d’un futur
Comme ce Martignac, son jeune homme un peu mûr?
Quant au docteur,--il faut voir comme elle résiste!
Je l’ai vu plusieurs fois, lui, de loin, triste, oh! triste!...
Un médecin, c’est gai comme un enterrement!...
JEANNE, d’un ton de reproche affectueux.
Voyons!
ROBERT
Il est très bien... pas gai, non, mais charmant!
JEANNE
Malin! Je t’ai donné le reste de ma bourse,
C’est même mal: voilà mes pauvres sans ressource!
Tu me dis... des douceurs, par intérêt,--vilain.
ROBERT
Eh bien! non, ça n’est pas par intérêt. Malin,
Soit; vilain, non; je dois une assez ronde somme,
C’est vrai,--mais cependant je suis un honnête homme
Et je ne flatte pas ma sœur pour de l’argent!
... Parole!
JEANNE
J’ai voulu rire.
ROBERT
C’est outrageant!
Mais ça n’empêche pas que ton André me plaise...
JEANNE
Il me plaît, ça suffit.
ROBERT
Vous en parlez à l’aise,
Mademoiselle!--Il faut qu’un beau-frère, pourtant,
Plaise au beau-frère!--Eh bien! je suis assez content!
JEANNE
Et moi, j’adore Blanche.
ROBERT
Oh! ça, c’est aisé!--Peste,
Un ange!... comme toi!
JEANNE, lui donnant sa bourse.
Malin!--Voilà mon reste.
ROBERT, soupesant la bourse.
Que ça?
_Il l’empoche._
LEBONNARD, à sa pendule, au fond, à droite.
Toi, c’est ton jour.
_Il la remonte._
Mouvement genevois;
Excellent mouvement.
_La pendule sonne. Il l’écoute en souriant._
Que j’aime cette voix!
C’est ma jeunesse!
JEANNE, à Robert qui lui a parlé bas.
Chut!
ROBERT
Allons, c’est ridicule!
Que veux-tu? Quand il va dorloter sa pendule,
Ça m’agace!
JEANNE
Va-t-en!
ROBERT
Dans toute la maison,
Pendules à revendre, horloges à foison,
Montres, réveils;--c’est tout l’ancien fonds de boutique!
JEANNE
Fais grâce,--à lui, du moins,--de ta verve caustique!
Ris,--avec moi,--du tic innocent d’un bon vieux.
ROBERT, gentiment.
Bien meilleure que moi, toi!
JEANNE
Non!
ROBERT, avec sérieux.
Si; tu vaux mieux.
LEBONNARD, toujours à sa pendule.
Un peu d’huile aux ressorts.
JEANNE, à son frère.
Puisque te voilà sage,
Va l’embrasser!
ROBERT
Pourquoi?... Non!--Quel enfantillage!
JEANNE
Tu lui fais si souvent du chagrin!
ROBERT
C’est nerveux.
Tu sais, les tics, ça fait mal aux nerfs. Je m’en veux.
Puis, quelque mot mordant m’échappe. Lui, se fâche;
Moi, je réplique...
JEANNE
Il est si faible! Tiens, c’est lâche.
Voyons, avec son père, on n’a pas tant d’orgueil!
Va l’embrasser.
ROBERT
Et s’il me fait méchant accueil?
JEANNE
Lui? Tu sais bien que c’est impossible!
LEBONNARD, revenant et se parlant à lui-même.
A merveille!
On ne refera pas une horloge pareille!
C’est du bon temps.
ROBERT, allant à lui avec gentillesse.
Mon père, embrassez-moi!
LEBONNARD, étonné, ne comprenant pas.
Comment?
ROBERT
Voulez-vous m’embrasser?
LEBONNARD, avec élan.
Mon fils!... certainement!
J’étais surpris, vois-tu. J’ai perdu l’habitude...
_Par réflexion._
Peut-être, quelquefois, je te parle un peu rude...
Mais toi!
ROBERT, avec légèreté.
N’y pensez plus, mon père!
LEBONNARD
De grand cœur!
... Je sais bien que l’esprit est aisément moqueur;
Que je suis une bête, et que je prête à rire!
Ça n’est rien!--C’est égal,--je peux bien te le dire,
Je regrette le temps où, tout petit garçon,
Tu m’aimais...
_Mouvement de Robert._
Tu m’aimais de bien autre façon!
_Jeanne se rapproche. Lebonnard se trouve placé
entre ses deux enfants._
Ta mère, de plaisirs en plaisirs entraînée,
Me confiait son fils, et, (Jeanne étant l’aînée)
A nous deux, cher petit, nous t’amusions beaucoup!...
Puis... je vous suspendais tous les deux à mon cou!
_Ses deux enfants se suspendent à son cou._
Oui, oui!--mais c’est un peu différent: tu raisonnes!
Les esprits forts, c’est bien, mon fils;... les âmes bonnes,
C’est mieux.
_Robert, blessé, veut, à ce mot de reproche, se dégager
de Lebonnard. Jeanne appuie sa main sur la tête de Robert,
et le contraint à rester, contre la poitrine du père._
La grande force est encor la douceur...
Et je te sens plié par la main de ta sœur...
_Il détache de lui les deux enfants._
Allons, tu m’as touché le cœur, mon grand jeune homme!
Cours donc à tes plaisirs...
_Prenant son portefeuille._
J’ai là certaine somme...
Que Jeanne me demande...
_Il la regarde._
Une dette de jeu?
JEANNE, d’un air confus, baissant la tête pour le compte
de son frère.
Oui!
LEBONNARD, se tournant vers Robert.
Soit; mais, enfin, songe à travailler un peu!
Pourquoi veux-tu rester un avocat sans cause?
Tu vas te marier?... Il faut faire autre chose
Que des dettes!... Écris... Défends les malheureux!
Les plus à plaindre sont muets. Parle pour eux.
... Si j’étais à ta place... ah!...
_Gaîment._
Allons, oui, démarre.
Malgré toi ta malice est là qui se prépare!...
Sauve-toi!
ROBERT
Mon bon père!... Et toi, merci, ma sœur!
_Il sort vivement._
_Lebonnard et Jeanne se regardent un instant en silence._
[Illustration: (RÉPÉTITIONS D’ASNIÈRES; M. JOUBÉ, RÔLE DE ROBERT.)
--«_Et je te sens plié par la main de ta sœur._»
Acte II, scène I.]
SCÈNE II
LEBONNARD, JEANNE.
JEANNE, répondant au regard de son père.
Vous voyez qu’il est bon.
LEBONNARD
Tant mieux, s’il a du cœur!
JEANNE
Il est un peu léger;--c’est son âge.
LEBONNARD
Oh! la vieille!
JEANNE
Vous vous moquez!
LEBONNARD
Va, va, juge, blâme, conseille;
Moi, je souris: ton air maternel est charmant.
... Quant à Robert,--s’il m’aime et s’il t’aime vraiment
Je le saurai bientôt... Peut-être aujourd’hui même.
JEANNE
Comment?
LEBONNARD
C’est mon secret... Et s’il est bon, s’il t’aime,
S’il a du cœur...
JEANNE
Eh bien?
LEBONNARD
Eh bien!... j’en conviendrai.
JEANNE
Vraiment!... c’est bien heureux!...
_Avec câlinerie._
Père dénaturé!
LEBONNARD, rêvant.
Bah!... tes enfants seront le progrès de mon âme!
Mon Dieu, oui!... tu seras tout à l’heure une femme,
Une mère; et ton fils sera bon, sera beau!
Sa petite âme en fleurs croîtra sur mon tombeau;
Ce fier jeune homme aura tes vertus et ta grâce...
Et je suis un pauvre homme... et ce sera ma race!
JEANNE, tristement.
Mais d’abord savez-vous si je me marierai?
LEBONNARD
Toi?
_Il soupire._
JEANNE
Qu’avez-vous donc?
LEBONNARD
J’ai... que j’attends ton André!
JEANNE, avec volubilité.
Lui! Quand? Pourquoi? Comment? Ah! je crains et j’espère...
Revient-il de lui-même? ou si c’est vous, mon père?...
Oui, c’est vous!... Moi, depuis l’éclat de l’autre jour,
Sans oser l’espérer, j’attendais son retour...
Ce que ma mère a pu lui dire, je l’ignore.
Qu’il m’aime, j’en suis sûre... et n’en sais rien encore!
J’ai peur surtout,--s’il a cru, lui, que je l’aimais,--
Qu’à présent il soit plus malheureux que jamais!
LEBONNARD, enchanté.
Ta, ra, ta, ta!... C’est bien. Ton choix est bon, petite,
Très bon,--et je l’avais deviné tout de suite.
J’ai mes renseignements à présent--les meilleurs!
Ses maîtres l’estimaient beaucoup. Pauvre d’ailleurs,
Timide, honnête et fier. J’ai tout pesé, tu penses!
Son âge et son mérite... Il a des récompenses
D’honneur, pour ses travaux et son courage,--tout!
JEANNE
Je savais bien!
LEBONNARD
Tu peux l’aimer, l’aimer beaucoup!
_Avec gravité._
Et même il est utile, il est juste qu’on l’aime.
Je sais ce que je dis: c’est l’honnêteté même...
C’est un cœur solitaire... un peu comme le mien...
A sauver.--Sauve-le, Jeanne... tu sais si bien!
... Donc, il ne t’a rien dit?
JEANNE, finement.
Quand on aime, on devine.
LEBONNARD, secouant la tête.
La malice du diable est quelquefois divine.
JEANNE, poursuivant.
J’ai su lire en son cœur, qu’il ne m’a pas ouvert;
J’ai deviné, sans lui, qu’il a toujours souffert!
J’avais bien vu qu’il m’aime et n’ose pas le dire.
C’est comme moi...
LEBONNARD
Vraiment?--Eh bien, je viens d’écrire
A ce brave garçon: «Venez». Il va venir.
A cause de ta mère, il faut vite en finir.
J’entends vous fiancer... vous donner l’un à l’autre...
... Je suis pourtant jaloux!... Quel supplice est le nôtre,
Les pères,--quand il faut donner, comme cela,
Nos enfants!... Ah! je veux que Marthe (préviens-la)
Dès que je sonnerai, t’appelle tout de suite...
_Souriant._
Je peux avoir besoin de ton secours, petite...
C’est l’heure. Laisse-moi.
SCÈNE III
LEBONNARD, JEANNE, MARTHE.
MARTHE, avec un peu d’embarras.
Le médecin est là.
Il attend.
LEBONNARD
Fais entrer.
MARTHE
Monsieur... il attendra!
_Elle se rapproche d’eux avec un peu d’embarras._
Alors, nous avions eu tous deux la même idée?
J’ai donc vu clair?... Et vous, vous êtes décidée,
Mademoiselle?... Eh bien, vous avez eu bon goût.
Le premier jour qu’il vint, il vous plut tout d’un coup,
Et j’ai compris... Des fois, l’amitié, ça vient vite!
A preuve qu’à moi-même il m’a plu tout de suite
Pour vous!--Je vous dis ça pour vous encourager,
Car madame, bien sûr, va nous faire enrager:
Elle ne l’aime pas!
LEBONNARD, inquiet.
Il y a quelque chose?
MARTHE
Elle parle à Robert... Quelquefois, elle cause
Toute seule...
LEBONNARD
Et Robert?
MARTHE
Oh! lui, le cher enfant,
_A Lebonnard._
Il vous aime... il répond très bien.
_A Jeanne._
Il vous défend
Toujours. Enfin, voilà; je dis ce qu’il faut dire.
On le marie aussi... J’ai donc fini de rire,
Monsieur,--et nous serons bien seuls... Enfin, voilà.
_Lebonnard lui presse la main en silence. Marthe
s’éloigne._
LEBONNARD, à sa fille qui est tout près de sortir.
On ne m’oubliera pas trop vite?
JEANNE, revenant à lui pour l’embrasser.
Oh! cher papa!
_Elle sort._
SCÈNE IV
LEBONNARD, ANDRÉ.
ANDRÉ, entrant.
Vous m’avez appelé; j’arrive à l’heure dite.
Rien de fâcheux pourtant n’appelle ma visite,
J’espère?
LEBONNARD, lui faisant signe de s’asseoir
près de la table.
Non, monsieur... ma fille va très bien,
... C’est d’elle qu’il s’agit pourtant...
_Mouvement d’André._
Ne craignez rien!
_Il s’assied en face d’André: puis, après une hésitation,
il affirme brusquement_:
Vous l’aimez.
ANDRÉ, se levant.
Moi, monsieur!
LEBONNARD
Oui, vous... Elle vous aime.
ANDRÉ
Elle!
LEBONNARD
Oui, je le sais, mon Dieu, par elle-même!
ANDRÉ
Oh!
LEBONNARD, lui faisant signe de se rasseoir.
Ma femme aura pu, faute d’en rien savoir,
Se tromper l’autre jour, monsieur, sur son devoir.
Ce qu’elle vous a dit--bien que je le suppose--
Je n’en sais rien!... Mettons le passé hors de cause,
Et marchons!... On vous aime, et c’est un très bon point.
Vous aimez mon enfant... je ne m’y trompe point!
Eh bien! moi qui vous sais un homme digne d’elle,
Je vous dis: «Aimez-la, mon fils, d’un cœur fidèle;
«C’est mon bien, mon seul bien, le meilleur, le plus doux:
«Prenez-le moi, je vous l’apporte: il est à vous.»
ANDRÉ, contraint.
Je suis surpris, monsieur...
LEBONNARD, un peu décontenancé.
La surprise... sans doute...
Mais j’attendais... la joie... Ai-je fait fausse route?
Vraiment, vous recevez mes avances d’un air...
_Un court silence._
Non, morbleu, vous l’aimez!...
ANDRÉ, vivement, avec fermeté.
Oui, votre cœur voit clair,
Mais je m’étais juré de souffrir en silence.
LEBONNARD
Et pourquoi donc? Son cœur vers le vôtre s’élance...
Je le sais, moi qui sens qu’on me laisse pour vous!
Pourquoi donc hésiter? Il vous sera si doux!
ANDRÉ
Je ne peux pas entrer en lutte...
LEBONNARD, pouffant de rire, avec une ironie
et un dédain comiques.
Avec ma femme?
_Prenant à deux mains tout son courage._
Allons donc!... je vous crois plus de fermeté d’âme!
ANDRÉ
Elle a, pour votre fille, un fiancé choisi...
Et moi...
LEBONNARD
Le Martignac?... C’est vous qu’on aime.--Ainsi!
ANDRÉ
Mais...
LEBONNARD, bondissant; avec éclat, puis avec volubilité.
Mais pardieu! ça n’est pas comme ça qu’on aime!
Ce que je dis pour vous, dites-le donc vous-même!...
Quand on aime, on se moque un peu des bons parents,
De leurs motifs, et des obstacles les plus grands!
Et vous m’opposez,--vous,--mes raisons de famille?
C’est absurde! et moi seul ici j’aime ma fille!...
Oui, moi seul!--et je veux son bonheur assuré!
Et malgré femme et fils,... malgré vous... je l’aurai,
Je le ferai... Tenez, j’ai peur, si je raisonne,
D’avoir peur! Je ne prends plus conseil de personne,
Je marche droit, tout droit, sur l’obstacle, sans voir,
Sans réfléchir... Voilà l’amour,--et le devoir.
ANDRÉ
Ah! monsieur, ce n’est pas mon cœur qui vous résiste!...
LEBONNARD, s’installant comme un homme
qui n’a plus qu’à écouter.
Enfin!--Allez.
ANDRÉ
Mais, je vous dois un secret triste
Qui va mettre entre nous un obstacle absolu:
Et si vous en souffrez, vous l’aurez bien voulu!
LEBONNARD
Allez!...
ANDRÉ
Ah! certes, j’aime! et de toute mon âme.
Oui, cette douce enfant, grave comme une femme,
A pris--et pour toujours,--mon cœur! oui, j’ai rêvé
Le bonheur,--oui, j’ai fait ce rêve inachevé!
J’ai dit: «Voici l’amour et l’honneur--la famille!
«L’amour dans le devoir et l’orgueil.»
LEBONNARD
Oh! ma fille!
ANDRÉ
Que de fois j’ai failli, quand j’ai pressé sa main,
Dire: «A toujours,» au lieu de lui dire: «A demain!»
Mais je pensais bientôt: «Cette ville est petite;
L’Église y fait la loi; le préjugé l’habite...»
M’aimait-on?... Que savais-je?... et, faute de savoir,
Je gardais mon secret pour garder mon espoir.
Si mon cœur s’est trahi, ça n’est pas de ma faute!
LEBONNARD
Bien.
ANDRÉ
Oui, je sais combien vous avez l’âme haute!
Mais quand vous apprendrez vous-même...
LEBONNARD, fermement et vivement.
Épousez-la
D’abord.--Nous reviendrons après sur tout cela.
C’est assez.
_Lui tendant la main._
Vous venez d’agir en honnête homme.
ANDRÉ
Mais... vous ignorez...
LEBONNARD
Moi? rien!--Je sais qu’on vous nomme
André, Pierre, François. Ça n’est pas très malin:
J’ai tous vos titres, là: ce tiroir en est plein.
Médecin, vous avez été d’une bravoure...
Tenez, quand on marie une fille, on s’entoure
De cent précautions: on espère toujours
Un obstacle!--On hésite. On appelle au secours
Tous les renseignements, les journaux, mille choses...
Et tout est là...
_Il frappe sur le tiroir de la table._
ANDRÉ, secouant la tête.
Non.
LEBONNARD, ouvrant le tiroir.
Si... Les _Annales des Causes
Célèbres_;... le procès?...
ANDRÉ, frappé.
Ah!
LEBONNARD
Votre père eut tort,
Eût-il cent fois raison,--de le crier si fort.
Il avait une fille;--et je dis que, pour elle,
Il devait étouffer cette horrible querelle,
Ces détails... Mais enfin, vous n’êtes là pour rien.
ANDRÉ, simplement.
Je suis le fils de l’adultère.
LEBONNARD
Oui?--Eh bien,
Après?
_Il va donner un coup de sonnette._
ANDRÉ
J’ai cru devoir, la honte étant trop forte,
Quitter son nom pour l’un des prénoms que je porte.
_Saisissant le journal._
Et puis, n’est-ce rien, ça? l’outrage triomphant
De leurs fausses pitiés sur mes malheurs d’enfant?
Regardez. L’avocat, d’abord, verse une larme;
Mon enfance touchante un moment le désarme...
Mais tout à coup le style injurieux reprend...
Voyez:
_Lisant._
«Pauvre écolier qui trop tôt seras grand,
«Tu maudiras la vie, un jour!--Va, rêve et joue...
«Tu te réveilleras souillé par cette boue!...»
_Il froisse le journal._
En effet,--tout est là, dans le moindre détail!
Que pouvais-je donc faire? Il restait le travail:
Je n’ai connu que lui. Pas d’amour. Rien. Ma tâche.
Pas d’amitié; non, rien; le travail sans relâche;
Et dans ma soif d’oubli,--fort d’un grand désespoir,--
De ma honte, j’ai fait l’aiguillon du devoir!
Mais là, tout est gravé... Cette histoire est écrite!...
Jusqu’au déguisement de la coupable en fuite!...
Ah! je rachèterais ces lignes de mon sang!...
Mais il ne voit donc pas qu’il damne l’innocent,
Celui qui le dénonce à la pitié publique?...
_Il rejette le journal sur la table._
Monsieur, voilà ma plaie, et ma pensée unique;
Et je n’offrirai pas--l’amour me le défend--
La dot de mon malheur à votre chère enfant.
LEBONNARD, appelant à pleine voix.
Jeanne!
ANDRÉ, troublé.
De grâce!
LEBONNARD
Allons, mon cher, laissez-vous faire.
ANDRÉ
Mais...
LEBONNARD
Soyez donc heureux, puisque je vous préfère!
Le reste, à dire vrai, ne vous concerne pas...
Plus un homme--arrivé haut--est parti de bas,
Et plus j’admire en lui le mérite qui monte.
Je vous estime plus qu’un autre, en fin de compte,
Et c’est justice... Allons, attendez-moi...
_Il va vers la porte, puis se retourne et s’apercevant
qu’André cherche à se dérober_:
Morbleu,
Bougeons pas!
_Même jeu._
Bougeons pas!
_Appelant._
Jeanne!
_Se retournant encore et allant à lui_:
Attendez un peu:
Votre bras...
_Il met le bras du docteur sous le sien._
Sans ça, vous m’échapperiez peut-être.
_Appelant plus haut._
Jeanne!--Tenez-vous bien... l’ennemi va paraître.
SCÈNE V
LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE.
LEBONNARD, à Jeanne; tenant toujours le docteur
à son bras.
C’est gentil, n’est-ce pas, deux hommes, dont un vieux,
Qui s’estiment et qui s’aimeront toujours mieux?
JEANNE
Mon père...
LEBONNARD
Tout est prêt: le voile et la couronne,
Ma fille...
_Il va la prendre par la main._
Es-tu contente?
JEANNE, très doucement.
Oh, oui!
LEBONNARD, ému.
Je vous la donne.
ANDRÉ
Elle!... à moi!... Ah! monsieur, personne jusqu’ici,
Homme ou femme, ne m’a jamais aimé; merci.
LEBONNARD
Embrassez-la, mon fils... c’est votre fiancée.
ANDRÉ, avec ravissement, debout devant Jeanne,
dont il n’approche pas.
Ma fiancée?... à moi?... Ah! la nuit est passée!
Un enchanteur joyeux transforme mon destin,
Et je vois dans mon cœur le rayon du matin.
JEANNE
M’aviez-vous reproché, l’autre jour, quelque chose,
A moi? Rien ne fut dit en mon nom, je suppose?
ANDRÉ
On m’avait dit,--et j’y croyais, en vérité!--
Qu’un amour plus heureux allait être accepté,
Et moi--qui voulais vivre et mourir solitaire!--
J’ai souffert en jaloux, sans pouvoir vous le taire,
Comme si, dès longtemps, tout en baissant les yeux,
Vous m’eussiez accordé des droits mystérieux!
JEANNE
Ils étaient accordés; mon cœur était au vôtre:
Je les avais sentis se vouer l’un à l’autre.
ANDRÉ
Votre cœur, malgré tout, trouvera dans le mien
L’âpre ressouvenir de mon malheur ancien.
JEANNE
Quel qu’il soit, j’ai compris qu’il élève votre âme,
Et c’est pour aider l’homme à souffrir--qu’on est femme.
LEBONNARD, rapprochant leurs mains.
Mêlez vos mains--puisque vos cœurs s’étaient unis.
Ah! mes pauvres enfants! comme je vous bénis!
SCÈNE VI
LEBONNARD, ANDRÉ, JEANNE, Mme LEBONNARD.
MADAME LEBONNARD, entrant, ironique et assez calme.
Elle tient un réticule dont elle paraît fort occupée.
C’est fort touchant... On fait, sans moi, les accordailles!
LEBONNARD, clignant de l’œil.
Voilà les grands chevaux... pour les grandes batailles!
MADAME LEBONNARD
Non! je n’ai jamais vu de procédé pareil!
Quoi! sans consentement de ma part, ni conseil
Même, vous disposez, en maître, à votre idée,
--Sans que, par politesse, il me l’ait demandée,--
En faveur de monsieur, de notre fille,--vous?
Cela ne peut aller ainsi, mon cher époux!
Doucement!... Nous allons causer tous quatre ensemble.
LEBONNARD
Vous saviez mes projets arrêtés, il me semble?
Je vous les ai laissé deviner clairement.
MADAME LEBONNARD
Et vous ai-je donné, moi, mon consentement?
Non! et, sur mon enfant, mon dessein est tout autre:
J’ai mon futur à moi, si vous avez le vôtre!
LEBONNARD
Moi, j’ai celui de la future! c’est le bon!
ANDRÉ
Cher monsieur Lebonnard, permettez-moi (pardon,
Madame!) de ne pas demeurer davantage.
C’est sur l’accord commun qu’on scelle un mariage,
Et votre fille--j’en suis sûr--ne voudrait pas
Que le nôtre se fît sur de pareils débats.
J’avais mes raisons, moi, pour n’oser pas prétendre
A l’honneur, au bonheur d’être un jour votre gendre,
Mais comme j’aime bien, vraiment, profondément,
J’acceptais, malgré moi, cet avenir charmant.
J’ignorais,--bien qu’hier je l’eusse pressentie,
Madame,--la rigueur de votre antipathie:
J’espère que le temps pourra la vaincre un jour:
J’attendrai.--Mais le temps ne peut rien sur l’amour.
JEANNE, à André, lui tendant la main.
Merci.
_A sa mère._
Nous attendrons.
LEBONNARD, fermement, à André.
Vous avez ma parole.
_André sort._
SCÈNE VII
LEBONNARD, Mme LEBONNARD, JEANNE.
MADAME LEBONNARD
Bien vous en prend, vieux fou, que je ne sois pas folle!
_Elle se dispose à ouvrir son réticule._
Écoutez...
LEBONNARD
Rien!... Sachez que nous nous marierons
Comme il nous plaît. Vos ducs, vos comtes, vos barons,
Nous n’en voulons pas.
MADAME LEBONNARD
Mais...
LEBONNARD
Cette dispute est sotte.
Ma fille épousera, malgré votre marotte,
Celui qu’elle aime. C’est, quoique jeune, un savant...
Savez-vous ce que c’est? non? Lisez plus souvent!
_Il s’exalte._
Grâce aux savants partout, la douleur diminue!
L’avenir vient!... Ma foi sociale est connue
Dans cette ville,--et j’en veux faire un député--
Un bon,--qui parle!
MADAME LEBONNARD, entr’ouvrant son réticule.
Et dont on parle, en vérité!
_Voyant que Lebonnard va répliquer_:
Écoutez donc!... Lorsqu’on a raison, on écoute.
LEBONNARD
Voyons.
MADAME LEBONNARD, avec assurance.
En tout ceci, vous faisiez fausse route.
Je me suis renseignée en bon lieu;--croyez-moi:
Ce gendre ne fait pas notre affaire!
LEBONNARD, gouailleur.
Ah!--pourquoi?
MADAME LEBONNARD
J’ai cherché, trouvé... Bref, j’ai percé le mystère
Dont s’entoure avec soin ce «_savant solitaire_.»
J’aurais pu l’écraser d’un mot,--pauvre garçon!--
Mais, sûre qu’après tout vous entendrez raison,
Et ne voulant, chez moi, de scène avec personne...
LEBONNARD
Bonne âme!
MADAME LEBONNARD, achevant sa pensée.
(Convenez que je suis vraiment bonne)
... Je n’ai rien dit dont il pût même être froissé.
LEBONNARD
Presque rien!
MADAME LEBONNARD, ouvrant enfin son réticule.
Vous allez connaître son passé!
_Elle tire de son réticule un journal qu’elle développe,
et le tend à Lebonnard d’un air de triomphe._
Voici.
_Lebonnard prend le journal qu’André a tantôt
rejeté sur la table et le présente à sa femme,
ouvert, en lui désignant du doigt le passage
qu’elle doit lire._
LEBONNARD
Voilà!
MADAME LEBONNARD, stupéfaite.
Eh bien?
LEBONNARD
Eh bien?
MADAME LEBONNARD, après avoir lu le journal
que lui tend Lebonnard.
La même date!...
Vous saviez cette histoire?
LEBONNARD
Avant vous, je m’en flatte.
MADAME LEBONNARD
Non! Je n’en reviens pas!... Et,--connaissant ceci,--
Vous l’acceptez encor pour gendre?...
LEBONNARD
Dieu merci!
MADAME LEBONNARD, tendant son journal à sa fille.
Alors, lis, Jeanne, toi!
_Hésitation de Jeanne qui regarde son père._
Je t’ordonne de lire!
LEBONNARD, à Jeanne, doucement.
Ne lis pas.
_A sa femme, avec force._
Vous n’avez pas le droit de lui dire...
MADAME LEBONNARD
... Ce qu’est son fiancé? que son nom est taré?
Qu’un procès scandaleux?... Si,--je le lui dirai!
JEANNE
Que dit-on là-dedans contre André?
LEBONNARD
Rien, ma fille,
Contre lui.
MADAME LEBONNARD
Mais il est d’une étrange famille!
LEBONNARD
Il n’est que malheureux... mais jusqu’au désespoir!
JEANNE
Au désespoir?... Je vois autrement mon devoir,
Ma mère.--J’avais dit: «J’attendrai,» tout à l’heure...
A présent,--je l’épouse...
MADAME LEBONNARD, furieuse.
Et moi...
LEBONNARD, se plaçant devant sa fille.
Jeanne est majeure,
Ma femme!--Et je suis là, moi, pour la protéger.
MADAME LEBONNARD
Vous êtes un vieux sot!
LEBONNARD, avec sérénité.
Vous pouvez m’outrager;
Ce sont là vos façons--et j’en ai l’habitude.
JEANNE, avec une dignité pleine d’énergie,
se plaçant à son tour devant son père.
Et moi j’ai toujours vu payer d’ingratitude
Mon père patient, martyr de sa bonté.
C’est pour moi maintenant qu’il vient d’être insulté!
Eh bien! je n’aurai pas la même bonté douce,
Faible,--et je me révolte enfin, puisqu’on m’y pousse.
Je vous aime,--et pourtant, à dater de ce jour,
Ma justice saura mesurer mon amour!
MADAME LEBONNARD, étonnée, émue.
Jeanne!
JEANNE, attendrie, fait un mouvement vers sa mère.
Ma mère!...
LEBONNARD, arrêtant le mouvement de sa fille.
Non, Jeanne; ta cause est bonne.
_A sa femme._
L’un sur l’autre appuyés, nous ne craignons personne...
C’est nouveau? C’est ainsi.
MADAME LEBONNARD, à Jeanne.
Tu veux donc, mon enfant,
Qu’un inconnu?...
LEBONNARD, s’interposant de nouveau.
Pardon. C’est moi qu’elle défend.
MADAME LEBONNARD, hors d’elle-même.
On se repentira d’engager cette lutte!
JEANNE, faiblissant tout à coup, et suppliante.
Oh! ma mère!...
_Mme Lebonnard sort violemment._
[Illustration: Mme ET M. SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE.
--«_Vous saviez cette histoire?_»
Acte II, scène VII.]
SCÈNE VIII
LEBONNARD, JEANNE.
LEBONNARD
Comment! tu faiblis?... Je me butte,
Moi.
_Criant du côté par où est sortie sa femme._
Nous sommes majeurs!... et nous épouserons,
Sachez-le bien, qui nous voudrons... quand nous voudrons!
Un docteur est le bien venu dans mon ménage:
Les docteurs d’aujourd’hui savent soigner la rage...
Attrape!
_Il revient._
Ah! vertubleu! Soit! nous aurons du bruit!...
Un bon commencement d’action, et tout suit:
On s’impose... Voyons, ne pleure pas, petite.
JEANNE
Dieu! quel chagrin!
LEBONNARD, se mettant à broder fiévreusement.
Oh! moi, la lutte, ça m’excite!
C’est ta mère, il est vrai... c’est ma femme, vois-tu!
Pour la première fois, je me suis bien battu;
Et je deviens méchant, avec entrain, ma fille!...
C’est mon Quatre-vingt-neuf, et j’ai pris ma Bastille!...
Demain, Quatre-vingt-treize!... Ah! tiens, je suis surpris:
Je comprends les excès!... Souris donc...
JEANNE, sortant.
Je souris...
LEBONNARD, accompagnant sa fille.
Ça ira, ça ira... Sois un homme, que diable!
SCÈNE IX
LEBONNARD, seul.
LEBONNARD
Comme les femmes sont faibles, c’est incroyable!
_Il chantonne entre ses dents._
Ah! ça ira, ça ira, ça ira!
..... à la lanterne
..... on les pendra!
_Apercevant Robert, il a un mouvement de frayeur
qu’il réprime aussitôt._
Robert!... Bast! on verra si j’ai peur de Robert!
SCÈNE X
LEBONNARD, ROBERT.
LEBONNARD, agressif.
Je ne souffrirai plus ce que j’ai trop souffert;
Et votre mère et vous...
_Changeant de ton brusquement, comme un homme
qui se dérobe à toute explication._
Bref! laissez-moi tranquille!
Tout ce que vous pourrez me dire est inutile!
_Il lui tourne le dos._
ROBERT, étonné.
Qu’avez-vous donc?
LEBONNARD, se retournant.
J’ai cru que vous saviez?...
ROBERT
Quoi? rien...
Je cherchais Jeanne.
LEBONNARD, à part, s’encourageant lui-même.
Allons, tantôt il m’aimait bien:
Je ne trouverai pas d’occasion meilleure.
_Haut._
Que diriez-vous, si vous appreniez tout à l’heure
Qu’un homme, aimé par moi, galant homme parfait,
Est le fils d’un amour coupable,--et qu’en effet
Ont deux fois condamné les lois et la morale?
ROBERT, attentif.
Oh! c’est grave!... Quel est le héros du scandale?
LEBONNARD
Le scandale n’est rien qu’un vain bruit. C’est un mot.
_Il lui tend le journal._
Voici ce qu’après tout l’on vous dirait bientôt.
ROBERT, après avoir lu en silence, avec une expression
de tristesse croissante et de dégoût.
Je plains ma sœur!
_Il rejette le journal sur la table._
LEBONNARD
Pourquoi?--Cet homme aura ma fille...
ROBERT, révolté; violemment.
Vous mettrez ce bâtard douteux dans ma famille?...
C’est de la folie!...
LEBONNARD, réprimant une colère près d’éclater.
Ah!...
_Avec une douceur subite._
Tais-toi, mon pauvre enfant!
Mon cœur a médité la cause qu’il défend.
Et je dis que ce père eût dû quitter sa femme,
Sans jeter, sur un brave enfant, ce doute infâme.
Je dis que cet enfant vit avec dignité,
Et que jamais malheur ne fut moins mérité.
ROBERT, haussant les épaules.
Je lui reprends ma sœur... et non pas mon estime!
LEBONNARD
Fort bien! mais l’innocent restera ta victime?
Tu ne lui reprends rien... que son bonheur!... pourquoi?
... Cette estime cruelle est indigne de toi...
ROBERT
Cependant...
LEBONNARD
Va, crois-moi, condamne à voix moins haute,--
Mon fils,--non seulement l’enfant né d’une faute,
Mais les coupables même... Ils ont souffert, vois-tu.
Le bonheur n’est jamais qu’un effort de vertu.
ROBERT
J’approuve la loi. Dure aux fils illégitimes,
Pour garder la famille elle les veut victimes.
C’est ce qu’il faut; et rien n’est plus juste.
LEBONNARD, le regardant fixement.
Ah!... tu crois?
ROBERT
J’aime les préjugés: ils défendent les lois...
LEBONNARD
Je m’incline devant les lois, mais je réclame,
Quand je les vois frapper l’innocent jusqu’à l’âme!...
Jamais aucune loi n’empêchera les cœurs
D’accorder aux vaincus la pitié des vainqueurs.
ROBERT
Mais...
LEBONNARD, l’interrompant avec une énergie
irréductible et froide.
Je n’accepte pas l’arrêt que tu prononces.
... Tâche de me donner de plus justes réponses,
Plus tard... et suis alors les conseils de ta sœur:
Apporte à me parler un peu plus de douceur;
Tu te plains de me voir quelquefois en colère?
Ah! si tu t’efforçais toujours de me complaire,
Si je sentais sur moi ton respect filial,
Si tout ce que je dis ne te semblait pas mal,
Si tu ne me jetais jamais le mot qui blesse,
Si tu semblais parfois excuser ma faiblesse,
Ma gaucherie,--et mon ignorance, après tout,--
Je t’aimerais bien plus...
_Avec une infinie tendresse et comme près de pleurer._
... Car je t’aime beaucoup!
ROBERT, ému, se rapprochant de lui.
Mon père...
LEBONNARD, l’attirant sur ses genoux et posant la main
sur ses cheveux.
Ah!... Tiens, dis-moi ce que tu me reproches?
D’être avare? Je mets mon argent dans tes poches!
Brutal? Oui, quand c’est pour répondre à tes défis!
_A ce mot, Robert se lève, impatienté._
Trop faible?...
ROBERT
Oui, pour Jeanne!...
LEBONNARD, se levant, blessé, le main sur son cœur.
Ah! c’est assez!...
_Avec intention._
... mon fils!
_Lebonnard sort. Robert demeure et paraît réfléchir
profondément._
[Illustration:
M. JOUBÉ (ROBERT). RÉPÉTITIONS D’ASNIÈRES, M. SILVAIN.
--«_Mon cœur a médité la cause qu’il défend!_»
Acte II, scène X.]
SCÈNE XI
ROBERT, ANDRÉ.
ANDRÉ, entrant et tendant la main à Robert,
qui fait semblant de ne pas s’en apercevoir.
Ah! vous voilà!... Je viens pour dire un mot qui presse,
Et qui, mon cher monsieur Robert, vous intéresse...
Mais... ne voyez-vous pas que je vous tends la main?...
ROBERT
Je serais allé, moi, vous porter, dès demain,
Un mot que j’aime mieux prononcer tout de suite,
Qui rendra sûrement, si la chose est bien dite,
Vos entretiens avec mon père superflus,
Car je crois qu’après nous on n’y reviendra plus!
ANDRÉ
C’est donc moi qui vous prie, alors, ou qui vous somme,
Au besoin,--de parler.
ROBERT
Volontiers... d’homme à homme.
Vous rêvez d’épouser, avec consentement
De mon père, ma sœur?... Seulement...
ANDRÉ, hautain et froid.
Seulement?
ROBERT
Ma mère, dont l’avis m’importe davantage,
N’approuve pas du tout, monsieur, ce mariage.
Nous ne le voulons pas, vous ne le voudrez pas.
ANDRÉ, calme.
Quand on parle si haut,--je vous le dis tout bas,--
On agit à coup sûr contre ce qu’on annonce,
Et la prière a tort... qui dicte la réponse.
ROBERT
Nous empêcherons tout; j’empêcherai tout,--moi.
ANDRÉ
A quel titre, et comment?
ROBERT
A quel titre et pourquoi?
Je ne l’aurais pas dit, mais, puisqu’on m’interroge,
Soit... Au titre de chef de maison, que s’arroge
(Lorsque le père est faible et sans commandement)
Un fils qui connaît bien tout son devoir... Comment
Ou pourquoi? Sachez donc, monsieur, que, par mon père,
J’ai tout appris... Cela vous suffira, j’espère.
Épargnez à tous deux plus d’explications.
Sans doute il vous plaira que nous nous en passions.
ANDRÉ, avec une fierté triste.
Vous êtes, mon enfant, un peu bien jeune, en somme,
Pour condamner aussi hardiment un cœur d’homme,
Et pour juger ceci: «L’amour dans la douleur...»
Deux mots profonds, monsieur, qui vous rendront meilleur.
En attendant, je veux me rappeler votre âge.
A voir l’étourderie, on ne sent plus l’outrage.
ROBERT
Nous n’avons pas souscrit à votre engagement:
Vous rendrez sa parole à mon père...
ANDRÉ, impatienté.
Ah! vraiment?
Mais la demande est folle en ce qu’elle me blesse,
Et que je n’y peux plus obéir... sans bassesse!
_Il s’éloigne._
ROBERT
Ne dites pas le mot «bassesse!»
ANDRÉ, se retournant avec violence.
Parce que?
ROBERT
Parce que vous avez capté, sans notre aveu,
Sachant bien ce qu’un jour en dirait la famille,
L’esprit d’un vieillard faible et d’une jeune fille,
Vous, docteur,--introduit chez nous par le devoir...
Vous...
ANDRÉ, tranquille, avec autorité.
Silence, monsieur!--Je vous fais, moi, savoir
Que de vous tout m’afflige et que rien ne me fâche,
Et qu’ainsi m’insulter plus longtemps serait lâche,
Puisque--entendez-vous bien?--je ne me battrai pas
Avec vous... Je n’entends me battre, en aucun cas,
Avec le frère aimé de la femme que j’aime,
Qui m’aime, et que j’épouse!... Il me convient quand même
D’ajouter que j’allais, pour vous, spontanément,
Remettre en question un cher engagement...
Mais maintenant, c’est moi, seul, que cela regarde.
La parole que j’ai,--maintenant, je la garde...
ROBERT, avec un mouvement de menace.
Ah!...
ANDRÉ, avec un léger haussement d’épaules.
Enfant!... qui voudrait changer ma volonté!
Je ne me battrai pas, c’est dit et répété.
Donc, geste qui provoque ou parole qui blesse,
Toute attaque est dès lors--songez-y--sans noblesse
Et sans utilité, comme elle est sans péril.
Aussi, tout bien jugé, le projet tiendra-t-il,
A moins que des raisons--que vous n’aurez point faites
Changent trois volontés, aussi fermes qu’honnêtes.
Pesez tout. Faites tout. Mais rien n’y pourra rien.
... Au revoir, mon ami!
_Il sort en lui faisant un petit salut de la main._
ROBERT, menaçant.
Pardieu! nous verrons bien!
_Le rideau tombe rapidement._
[Illustration:
M. JOUBÉ (ROBERT). REPRÉSENTATIONS D’ASNIÈRES, M. SILVAIN.
--«_Ah! c’est assez!... mon fils!..._»
Acte II, scène X.]
ACTE III
Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD, MARTHE.
LEBONNARD, son chapeau sur la tête, sa canne à la main, veut
sortir. Marthe, debout devant la porte, l’empêche de passer.
Où voulez-vous courir? dans un état semblable!
Vous ne sortirez pas, monsieur.
LEBONNARD, frappant du pied.
Va-t-en au diable!
MARTHE.
Quelque chose qui me fait peur est dans vos yeux.
LEBONNARD, subitement apaisé.
Tu me crois fou?... Je suis seulement malheureux.
_Il s’assied tristement et réfléchit._
Ce silence, depuis dix jours, est un présage
Qui me trouble. Un tel calme annonce un grand orage.
Le docteur ne vient plus chez moi...
_Il se lève brusquement._
Je vais chez lui!
Je veux à toute force en finir aujourd’hui.
MARTHE
Ne sortez pas, mon cher Monsieur, je vous en prie.
LEBONNARD
Ah! tiens, tu les sers tous contre moi, je parie!
MARTHE, joignant les mains.
Oh! Monsieur, pouvez-vous penser cela de moi
... Depuis que je vous sais si bon... si bon...
LEBONNARD
Pourquoi,
Alors, m’arrêtes-tu quand il faut que je sorte?
Explique-toi, voyons!
MARTHE
Madame est la plus forte,
Monsieur... Vous saurez tout trop tôt!... On a parlé
Devant moi.
LEBONNARD
Ah?--Dis tout.
MARTHE
Vous êtes trop troublé...
Et cependant, Monsieur, il faut que je vous dise.
Sans moi, Mademoiselle y serait,--à l’église!
(Mon bon Monsieur, ne faites pas ces yeux mauvais)
Mais moi, Monsieur, sachant tout ce que je savais,
J’ai pu la décider, avec un peu d’adresse,
A m’accompagner seule à la première messe.
LEBONNARD, frappant le plancher de sa canne.
Qu’est-ce que tout cela veut dire, sacrebleu!
MARTHE, baissant la voix.
Qu’à présent on a mis contre vous le bon Dieu!
LEBONNARD
Quoi?
MARTHE
Ce prêcheur qui fait courir la ville entière,
Doit parler ce matin... de certaine manière...
Lorsqu’on est en colère on ne fait rien de bon!
Du calme.
_Elle lui fait signe qu’on vient._
LEBONNARD, subitement apaisé.
J’en aurai;--merci, Marthe. Et pardon.
_Marthe sort vivement._
SCÈNE II
LEBONNARD, LE MARQUIS, Mme LEBONNARD,
ROBERT, BLANCHE.
LE MARQUIS
Hélas! mon cher monsieur, nous venons tous, en hâte,
Vous parler du docteur. Son avenir se gâte.
Il a pour père un joli gueux, ce médecin!...
Oui, je vous fais souffrir? Eh bien, c’est à dessein...
Nous sortons à l’instant du prône, où le bon Père...
LEBONNARD
Vous aura su prêcher la charité, j’espère?
LE MARQUIS
Sans doute,--mais...
MADAME LEBONNARD, venant au secours du marquis.
Enfin, le scandale est complet.
Décisif!
LEBONNARD
Contez-moi donc cela, s’il vous plaît?
MADAME LEBONNARD
Quand je pense que vous vouliez d’un pareil gendre!
Et pourtant cet éclat ne doit pas vous surprendre;
Vous deviez bien sentir, vous, qu’il était fatal?
LEBONNARD
Bah?
MADAME LEBONNARD
Le mal est toujours une source de mal!
_Elle commence à raconter_:
Donc, ce matin, le Père, à propos du divorce...
_D’un air brusquement découragé._
Mais, parle, toi, Robert; moi, je n’ai pas la force.
ROBERT, intervenant.
Le père du docteur, illustre... et député,
Vite usa du divorce, après l’avoir voté.
Devant les magistrats, il accusa sa femme
En des termes qui l’ont fait, lui, paraître infâme.
La honte sur l’enfant jaillit de leurs débats;
Comment? c’est un récit que je ne ferai pas,
Car les détails en sont un peu trop réalistes,
Et puis, quoique fort gais,--ils vous sembleraient tristes.
Or, le sermon qu’on nous a prêché ce matin
Cachait, sous la pudeur de maint verset latin,
Plus d’une allusion à toute cette histoire,
En sorte que, couvert d’une fâcheuse gloire,
_S’adressant plus particulièrement à Lebonnard_:
Votre héros devra,--si vous le voulez bien--
Subir,
_Avec emphase, comme s’il prêchait._
membre pourri...
LEBONNARD, indigné.
... ton langage chrétien?
ROBERT, riant.
C’est un homme fini.
LEBONNARD
Ah?
MADAME LEBONNARD
La Supérieure
De Saint-Paul a promis de chasser tout à l’heure
Ce singulier monsieur,--médecin attitré
De son couvent, qui fut, de tout temps, honoré.
_Au marquis._
J’y fus élevée...
LEBONNARD, gouailleur.
Ah! vraiment?
ROBERT
Quelle aventure!
_A sa mère._
Mais sois juste: il l’aura voulu, puisqu’on assure
Qu’elle a fait demander, hier soir, au docteur,
Son départ... spontané!
MADAME LEBONNARD
Je reconnais ton cœur,
Mon fils, mais, en tout cas, l’effet serait le même:
C’est un homme perdu.
ROBERT, appuyant.
Perdu.
LEBONNARD
Ma fille l’aime.
Celui que vous nommez le héros d’un roman,
N’en est que la victime honorable.
MADAME LEBONNARD, se levant.
Comment!
Victime si l’on veut, mais il encourt un blâme
Dont souffrirait ma fille en devenant sa femme,
Cela ne sera pas.
LEBONNARD
Un blâme, dites-vous?
Quelle justice est donc la vôtre?
MADAME LEBONNARD
Cher époux,
La justice du monde. Elle en vaut bien une autre.
Vous n’y changerez rien; gardez pour vous la vôtre.
La justice du monde estime glorieux
Ou bas--les fils, selon la valeur des aïeux.
LE MARQUIS, conciliant, à Lebonnard.
Et, certe, il y a bien quelque chose, que diable!
La science aujourd’hui--cela n’est pas niable--
Est d’accord elle-même avec nos... préjugés!
L’hérédité n’est pas un mot.
LEBONNARD, brusque.
Vous dérogez,
Vous, pourtant, en donnant votre fille?...
BLANCHE
Mon père,
Vous n’allez ni céder, ni discuter, j’espère.
J’ai les conseils du prêtre, et j’ai pris mon parti!
Dût mon bonheur, Robert, en être anéanti,
Moi qui veux fièrement devenir votre femme,
Je mets à mon refus la même force d’âme,
Si l’on veut m’imposer ce beau-frère. Ah! mais non!
Un nom roturier, soit, mais point de tare au nom!
Enfin,--le mot «divorce» offense ma pensée!
Et je ne cède plus, quand je suis offensée.
Jamais.
ROBERT, à Lebonnard.
Vous l’entendez, mon père?
MADAME LEBONNARD, au marquis, en regardant Lebonnard,
qui semble se consulter, la tête dans ses mains.
Soyez sûr
Qu’il cédera. C’est tout l’opposé d’un cœur dur.
LEBONNARD, à lui-même en regardant Robert.
S’il savait!...
LE MARQUIS, à Lebonnard.
Qu’avez-vous?
LEBONNARD, bégayant d’indignation.
Je voudrais... pouvoir dire...
C’est une hypocrisie affreuse!... et rien n’est pire!
La justice du monde, ah! oui!... la pension
Saint-Paul, où l’on a fait votre éducation,
Ma femme? Parlons-en!... Le scandale est infâme;
Le péché, non!... Voilà le principe, ma femme!
On chasse le docteur?... Vous aurez machiné
Tout ça!... je le vois bien! et j’en suis indigné!...
Prenez garde!...
Et pourtant... l’honneur de ma famille...
_A Robert et à Blanche._
Votre bonheur à vous...
_Il s’éloigne dans une grande agitation._
Ah! ma fille! ma fille!
_Il sort à gauche._
SCÈNE III
LES MÊMES, moins LEBONNARD.
MADAME LEBONNARD
Il est vaincu, soyez-en sûrs,--je le connais.
BLANCHE
Jeanne, pas plus que moi, ne cédera jamais.
C’est son entêtement qu’il faut craindre pour elle.
ROBERT
Toute sévérité la trouverait rebelle;
Mais, pour plaider ma cause à fond, avec douceur,
Je vais faire appeler ici ma chère sœur...
_Allant à la porte de droite._
Restez là, tous.--Il faut, si j’obtiens l’avantage,
Qu’aussitôt votre accord la soutienne et l’engage.
MADAME LEBONNARD
C’est cela... laissons-les.
_Mme Lebonnard, Blanche et le Marquis sortent._
_Robert ouvre la porte de gauche, au fond, et appelle:
«Jeanne!»._
SCÈNE IV
ROBERT, JEANNE.
ROBERT, appelant.
Jeanne?
JEANNE, entrant.
Je viens de voir
Mon père. Tu l’as mis, mon frère, au désespoir!
ROBERT
Pouvions-nous lui cacher un bruit qui court la ville?
JEANNE
Tu devais lui cacher ta malice inutile,
Car rien ne changera mes résolutions.
ROBERT
Tu sais tout?
JEANNE
Et j’épouse André.
ROBERT
Comment!
JEANNE
Voyons,
Dois-je l’abandonner dans le malheur, mon frère?
ROBERT
Mais tu ne songes pas aux suites?
JEANNE
Au contraire;
J’y songe, et je les veux!--oui, toutes!
ROBERT
Tu veux donc
Faire mon désespoir, à moi, Jeanne?
JEANNE
Pardon;
Je ne te comprends plus. Dis toute ta pensée...
Est-ce que Blanche?...
ROBERT
Oui, je perds ma fiancée
A ton mariage!
JEANNE, attendrie et prête à fléchir.
Oh! mon pauvre frère! Quoi!
Blanche ferait cela!... Tu vas donc souffrir, toi?
Mais alors...
ROBERT, vivement.
Ah! j’avais compté sur la noblesse
De ton cœur!...
JEANNE, se raidissant contre elle-même.
Eh bien! non, non! ce serait faiblesse!
Je méprise ce vil, ce rusé compliment
De l’égoïste adroit qui cherche un dévoûment!
Je sens que je perds tout pour un point que je cède,
Et l’entêtement seul peut me venir en aide!
Ah! Blanche a dit cela? Blanche ferait cela!
En ce cas, sois heureux, mon frère, et pleure-la!
Pleure: elle t’aimait mal et n’est pas généreuse;
Sois heureux: tu le sais à temps... j’en suis heureuse!
ROBERT
Folle!
JEANNE
Assez!--Je n’accepte injure ni conseil;
Je sens ma volonté, ma colère, en éveil...
Respecte en moi, Robert, ta sœur, ta sœur aînée.
ROBERT
Non! tu ne seras pas à ce point obstinée!
Est-ce que tu pourrais, est-ce que tu voudras
M’arracher l’avenir que j’ai là, dans mes bras,
Et la désespérer, elle, en me brisant l’âme!
JEANNE
Mais c’est ton égoïsme, et lui seul, qui réclame,
Mon frère!--Et si je viens, moi, te dire à mon tour
«J’aime aussi, moi, mon frère, et j’ai droit à l’amour,»
Peut-être est-ce à ton tour de faire un sacrifice?
ROBERT
Soit. Mais Blanche du moins (rends-lui cette justice)
N’a pas les mêmes torts que moi; tu l’avoueras;
Elle m’aime, elle souffre.
JEANNE
Elle ne t’aime pas.
ROBERT
Ce qu’elle fait, c’est son devoir. Noblesse oblige.
JEANNE
Son devoir, ce serait de t’aimer mieux, te dis-je;
Elle ne t’aime pas ou du moins pas assez...
Quand le destin nous lie à d’heureux fiancés,
C’est pourqu’ils soient plus forts dans toutes les batailles,
Et le jour de défaite est un jour d’épousailles!
ROBERT
Quelle tête de fer elle a!
JEANNE
J’ai reconnu
Qu’il faut ça,--pour défendre un cœur trop ingénu.
Tu disais l’autre jour, tu m’as fait mieux comprendre
Qu’on est lâche aisément, à force d’être tendre!
Le dévoûment n’est bon que s’il produit le bien.
Oui, c’est beau d’être fort!... Je ne céderai rien.
ROBERT
Au nom de l’amitié solide qui nous lie,
O Jeanne!
JEANNE
Et ne crains pas, Robert, que je l’oublie!
ROBERT
D’une amitié que rien jusqu’ici ne troubla...
JEANNE
J’ai pris parfois un peu de peine pour cela.
ROBERT
Au nom de notre mère!...
JEANNE
Ah! le nom de ton père
Nous eût mieux rapprochés!...
ROBERT
Elle me désespère!
_Il s’éloigne. Jeanne s’assied et réfléchit tristement.
Il revient tout à coup vers elle._
ROBERT
Jeanne, veux-tu causer avec Blanche, un moment?
JEANNE
A quoi bon, si tu m’as bien dit son sentiment!
ROBERT
Elle t’aime.
JEANNE, amèrement.
Crois-tu?
ROBERT
Veux-tu que je l’appelle?
JEANNE
Non!
ROBERT
Si.--Tu prendras mieux ce qui te viendra d’elle.
_Jeanne demeure plongée dans ses réflexions. Il sort,
ramène Blanche et disparaît._
SCÈNE V
JEANNE, BLANCHE.
JEANNE
Venez-vous en amie?
BLANCHE
Assurément; pourquoi
Viendrais-je en ennemie?
JEANNE
Êtes-vous contre moi
Ou non?
BLANCHE
Je suis pour toi,--contre ton mariage.
JEANNE
Contre et pour moi! j’entends assez mal ce langage.
Vous vous opposez à mon mariage?
BLANCHE, très ferme.
Oui.
Ou plutôt,--n’ayant pas ce droit,--dès aujourd’hui...
JEANNE, presque méprisante.
Je sais. Vous renoncez... au bonheur de mon frère!...
BLANCHE
La douceur t’allait mieux!
JEANNE
Ma force est le contraire
De la vôtre, qui sait repousser sans retour:
Mon énergie à moi, c’est encor de l’amour!
BLANCHE
Voyons, tu le connais à peine ce jeune homme?
Où, quand l’as-tu jugé? Tu crois l’aimer! En somme,
Tu ne peux pas encor l’aimer si fortement!
C’est ta pitié qui va vers lui!... Du dévoûment?
Prends garde! On ne peut pas être longtemps sublime.
JEANNE
Sais-tu bien depuis quand je l’aime et je l’estime?
BLANCHE, dédaigneuse.
Du jour de la première «ordonnance?»
JEANNE
Mais oui!
Et que peut ce détail si plaisant,--contre lui?
Ce facile dédain m’étonne, sur vos lèvres...
Je souffrais mille morts, le sang brûlé de fièvres;
Il m’aidait à souffrir, il combattait mon mal.
Les misères du corps, eh! oui, c’est trivial!
Mais seul il sait aimer celui qui les supporte
Dans une femme, et l’aime encor malade ou morte!
BLANCHE
C’est très bien, mais...
JEANNE
C’était l’angine, un mal hideux...
On éloigna ma mère et Robert, tous les deux.
Marthe ne voulut pas me quitter, bonne vieille,
Et le brave docteur, l’inconnu de la veille,
Avec mon père, et seul... courbé sur mon chevet,
Respirait l’agonie affreuse!... et me sauvait!...
Ah! j’estime à son prix ce calme et froid courage,
Qui se bat sans éclat, sans faste, sans tapage,
Se dévoue à toute heure, et qui meurt au besoin
En signant «l’ordonnance» au droguiste du coin!
Je ne vous croyais pas capable d’en sourire.
BLANCHE
Nous nous éloignons fort de ce qu’il faudrait dire.
Tu connais ce procès scandaleux?...
JEANNE
Dont il est
La victime,--oui.
BLANCHE
Bien;--et crois-tu, s’il te plaît,
Que tes amis voudront recevoir?...
JEANNE
Je renonce
Aisément à si bons amis!
BLANCHE
Belle réponse
Mais, Jeanne, tu seras réduite à voir... qui donc?
JEANNE
Des vaincus comme nous, des cœurs à l’abandon.
BLANCHE
Tous les gens comme il faut, la belle clientèle,
Vous fuiront.
JEANNE
Nous aurons celle qui n’est pas belle,
Vos méprisés,--les gens comme il n’en faudrait pas!
BLANCHE
Oui, tu réponds à tout! mais tu nous céderas,
O Jeanne,--car ton frère et moi, Jeanne, oui, moi-même,
Tu nous aimes, enfin? Et tu sais si je l’aime!
JEANNE
Épouse-le donc.
BLANCHE
Si tu persistes,--jamais!
JEANNE
Tu ne l’aimes donc pas, Blanche! Si tu l’aimais,
Rien ne t’empêcherait d’être à lui, rien au monde!
De quoi l’accuses-tu? Que ton cœur me réponde!
Quelle faute est la sienne? Est-il autre aujourd’hui
Qu’hier, parce que moi j’épouse (et malgré lui!)
En bonne fiancée, en bonne et brave fille,
Un homme malheureux, mais droit, dont la famille
Commit des fautes?... Tiens, je suis surprise!... En quoi,
Robert, mon frère, a-t-il démérité de toi?
BLANCHE
Fille d’une famille ancienne, noble et haute,
Je n’y verrai jamais de tache par ma faute;
Je n’y veux pas de nom qui trouble mes aïeux
Et rappelle un passé de honte à tous les yeux!
JEANNE
Ce n’est que ton orgueil qui tranche du sublime.
BLANCHE
On doit fuir le scandale: il aggrave le crime.
JEANNE
Fuis le coupable seul!
BLANCHE
Seul,--mais jusqu’en son nom!
JEANNE, avec une sorte de pitié dédaigneuse et irritée.
Ah! toi, tu ne peux pas changer ta race, non!...
Vous ignorez encor la justice nouvelle!
Vous n’avez plus pour vous le Dieu qui se révèle
Et vous ne croyez plus, mais vous ne pensez pas!
Vous répétez, devant la croix qui tend les bras,
Ce que vous ont appris vos livres de prière,
Mais vous êtes sans foi ni raison, sans lumière!
Quant à la charité, la charité pour vous
C’est de donner parfois aux pauvres quelques sous,
Mais la sainte pitié qui va de l’âme à l’âme,
Qui saurait au besoin vivre auprès d’un infâme,
Qui partage les maux d’autrui plus qu’à moitié,
Qu’en faites-vous?... Ma sœur, au nom de la pitié...
BLANCHE, s’éloignant.
Adieu...
JEANNE, courant à elle.
Non! sur ce mot, nous devons nous entendre!
BLANCHE
Il est déjà trop tard pour redevenir tendre,
Et vous m’avez blessée, en le prenant si haut.
JEANNE, d’un accent de tendre prière.
Laisse-moi faire en paix mon devoir: il le faut,
Blanche!--Je t’ai blessée?... eh bien! je t’en supplie,
Pardonne-moi. C’était dans la colère. Oublie;
Et moi j’oublierai tout aussi, je te promets.
BLANCHE
Je le regrette bien pour vous, mais non, jamais
Blanche d’Estrey n’aura cet homme pour beau-frère.
Dans un instant, je vais quitter, avec mon père,
Et pour n’y plus rentrer, cette maison. Adieu.
JEANNE
Le voilà bien, l’orgueil de la race! Oh, mon Dieu
Oui!--et j’avais raison d’en parler tout à l’heure!
Le voilà tout entier. Je supplie et je pleure,
Je parle avec mon cœur?... l’orgueil seul me répond.
Tenez, Blanche, en voyant l’égoïsme profond
Opposer à l’amour des titres de noblesse,
Quelque chose de vous, au fond de moi, me blesse...
Je me sens peuple!... Et j’ai, moi, le remords chrétien
De haïr votre sang, dans la fierté du mien!
BLANCHE
Ces violences-là ne peuvent pas m’atteindre:
Nous savons dédaigner.
JEANNE
Et nous, nous savons plaindre.
_Les deux jeunes filles font un mouvement pour se
séparer de nouveau. Blanche, près de sortir, se
retourne vivement._
BLANCHE
Ah! Jeanne, plains-moi donc! plains-moi de tout ton cœur,
Car j’aime! et je me fais souffrir avec rigueur.
Plains-moi de tout ton cœur, car j’ai l’âme brisée!
Je sors de ce cruel débat, tout épuisée;
Oui, l’éducation, mes préjugés, ma foi,
Les fiertés qu’on m’apprit se révoltent en moi,
Jeanne,--et je ne peux pas les réduire. Impossible!
J’ai fait un long effort pour paraître insensible.
A quoi bon m’attendrir? Je suis faible tout bas:
C’est déjà trop!--Plains-moi, Jeanne... Je ne peux pas!
_Blanche va pour sortir, mais le marquis entre
suivi de Mme Lebonnard._
BLANCHE, seule, sanglotant.
Oh! mon Dieu!...
_Elle tombe dans les bras de son père._
SCÈNE VI
LE MARQUIS, Mme LEBONNARD, BLANCHE, JEANNE.
MADAME LEBONNARD, allant à Jeanne.
Est-ce que?... je ne veux pas le croire!...
Tu persistes malgré cette vilaine histoire?
JEANNE
Oui.
_Elle sort._
SCÈNE VII
LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD, ROBERT.
LE MARQUIS, sèchement à Mme Lebonnard.
Elle persiste?
_Robert entre._
MADAME LEBONNARD
Oui.
LE MARQUIS, à sa fille.
Partons, c’en est assez!
_Blanche tombe assise; il reste auprès d’elle avec
Robert._
SCÈNE VIII
LE MARQUIS, BLANCHE, Mme LEBONNARD,
ROBERT, LEBONNARD.
_On commence à entendre la voix de Lebonnard, avant
qu’il soit entré._
LEBONNARD, entrant.
Qui donc a fait pleurer ma fille?
MADAME LEBONNARD
N’accusez
Que votre entêtement, votre imprudence insigne!
SCÈNE IX
LES MÊMES, ANDRÉ.
_Il entre vivement et va droit à Lebonnard. Blanche se
lève à son entrée._
ANDRÉ, s’adressant à Lebonnard.
Pardonnez-moi, monsieur, de forcer la consigne.
LEBONNARD, regardant fixement sa femme; à André.
On vous a refusé ma porte?... Oh! c’est trop fort!
ANDRÉ
J’ai passé malgré tout, et vos gens n’ont pas tort.
_Apercevant le mouvement que fait le marquis vers
la sortie, avec Blanche._
Non, monsieur le marquis; le sujet qui m’amène
Souffre votre présence à tous; nul ne me gêne;
Au contraire. Il est bon que vous soyez tous là.
_A Lebonnard._
J’avais votre parole; eh bien! reprenez-la,
Monsieur. Le fiancé vous dégage lui-même.
Je renonce à la main de votre enfant que j’aime;
Cela pour des motifs...
_A Robert, avec intention._
... que nul de vous n’a faits,
Et dont il me convient de souffrir les effets.
_S’adressant de nouveau à Lebonnard._
Notre accord aurait pu devenir légitime
Par un consentement de famille unanime,
Et certes, j’eusse alors accepté, bras ouverts,
Le bonheur et l’honneur que vous m’avez offerts...
Il en est autrement.--Je n’ai pas à vous dire
Le chagrin qu’on éprouve à fuir ce qu’on désire,
Ni si j’en dois garder un regret éternel...
J’apporte seulement un adieu,--mais formel.
_Il salue profondément et fait un pas vers la porte.
Lebonnard est consterné. Le marquis s’avance vers André._
LE MARQUIS
Et c’est agir, monsieur, en parfait galant homme.
Au fond, nous n’avons tous qu’un avis, mais, en somme,
On doit subir le monde, où rien n’est pour le mieux.
Donc, moi qui suis un peu philosophe, assez vieux,
Et connaisseur en cœurs d’homme, je vous exprime
Mon approbation et toute mon estime.
ANDRÉ, très simplement.
Lorsque ma conscience a, monsieur le marquis,
Décidé que son bon suffrage m’est acquis,
Je n’ai plus besoin d’être approuvé par personne...
_Avec une condescendance polie._
Je ne refuse rien pourtant, de ce que donne,
En fait de sentiments,--un cœur sincère et haut.
BLANCHE, qui examine André avec attention.
Elle l’épousera!
LEBONNARD, très ému, arrêtant André devant la porte.
Monsieur, un dernier mot:
Ma porte, pour vous seul, est ouverte à toute heure...
Nous avons pour cela la raison la meilleure,
C’est qu’entre nous rien n’est changé... Je suis ici
Le seul maître, le seul!... Ne sortez pas ainsi...
Ou du moins sachez bien, du chef de la famille,
Que vous êtes,--pour lui,--le mari de sa fille!
ANDRÉ, résolument.
Merci, monsieur.--Adieu.
LEBONNARD
Non; au revoir.
ANDRÉ
Adieu.
_Il sort._
[Illustration: M. ET Mme SILVAIN.
--«Robert, malheureuse!»
Acte III, scène XI.]
SCÈNE X
LES MÊMES, moins ANDRÉ.
BLANCHE
Adieu, madame. Adieu Robert.
_A Lebonnard._
Adieu, monsieur.
_A Robert._
Je pars désespérée et forte.--Allons, mon père.
_Elle sort._
ROBERT, arrêtant le marquis qui suit sa fille.
Ah! monsieur, dites-moi, que faut-il que j’espère?
LE MARQUIS
Tout ce que je dirais lui serait fort égal
En ce moment.
ROBERT
Pourtant...
LE MARQUIS
Vous la connaissez mal:
Et pour l’instant Dieu seul y pourrait quelque chose!
_Il sort._
ROBERT, se retournant rageusement vers son père.
Et voilà votre ouvrage!
_Il sort violemment par la même porte que le marquis._
SCÈNE XI
LEBONNARD, Mme LEBONNARD.
LEBONNARD, narquois.
Eh! oui, l’on se propose
Et je dispose!
_Il va au fond et abaisse le store sur la glace sans
tain; puis il s’assied près de la table à gauche
et se met à travailler d’un air paisible à la broderie
de sa fille._
MADAME LEBONNARD
Ainsi, votre espoir et le mien,
Vous perdez tout gaîment?
LEBONNARD, tranquille, brodant.
Oh! moi, je ne perds rien!
MADAME LEBONNARD
Comment?
LEBONNARD, très tranquille.
Ma fille aura bientôt l’époux qu’elle aime,
Et vous l’accepterez facilement vous-même.
MADAME LEBONNARD, irritée.
Jamais!--Quoi! j’aurais donc soigné jalousement
Ma réputation, pour perdre en un moment
Le fruit de tant de soins?... J’aurais, toute ma vie,
Marché vers une idée uniquement suivie,
Celle de m’allier à quelque noble nom,
Pour finir par tarer le nôtre? jamais! non,
Non, non!--mille fois non!
LEBONNARD, toujours tranquille et narquois.
Si fait!
MADAME LEBONNARD
Jamais, vous dis-je,
Lebonnard!
LEBONNARD, relevant la tête; très placide et très net.
Mais je suis, moi, le maître--et j’exige.
MADAME LEBONNARD, exaspérée.
Jamais! Jamais! Jamais! Et j’irai jusqu’au bout!
Ah! votre volonté s’éveille tout à coup?
Ah! vous voulez parler en maître, mon bonhomme?
Mais je perdrai plutôt le nom dont on me nomme,
Le vôtre! que céder aux brusques volontés
D’un vieux niais! Et si, ma foi, vous résistez,
Obéissant sans doute aux leçons mal apprises
De ma fille, je vous réserve des surprises!
Et j’abandonnerai, s’il le faut, la maison,
M’entends-tu bien, plutôt que te donner raison!
LEBONNARD
On peut se séparer même, c’est trop facile!
Et je suis calme, à cette idée,--oh, bien tranquille,
Voyez!--moi si longtemps effrayé par vos cris!
C’est qu’alors j’évitais un scandale à tout prix,
Et c’est ma «volonté» qui vous laissa si forte!
_Il pose sa broderie._
Ma fille est mariée aujourd’hui... Que m’importe
Le reste? Elle a su prendre un homme de devoir.
Avant cela, j’ai su me taire, et ne rien voir,
Et trembler devant vous, vous redoutant pour elle!
Ma prudence fuyait toute vaine querelle,
Et,--quinze ans,--je vous ai pardonné votre amant!
MADAME LEBONNARD, se redressant, immobile, stupéfaite, terrifiée.
Vous dites?
LEBONNARD, très doucement.
Que je fus bon père, simplement;
Et jamais un mari complaisant, non, ma femme!
MADAME LEBONNARD
Répétez-donc cela, pour voir! oh! c’est infâme!...
En vérité, j’ai mal entendu!
LEBONNARD, marchant sur elle.
Mais quel front,
Quelle force d’audace étrange avez-vous donc?
Toujours l’hypocrisie, et pas un peu de honte!
... Quand votre noble amant est mort, «Monsieur le Comte!»
Je compris qu’il était votre amant!... Quand vos pleurs
Coulaient ici pour lui, j’allais pleurer ailleurs!...
Et la première fois qu’il écrivit,--sans lire
Sa lettre,--j’avais su ce qu’elle venait dire!
MADAME LEBONNARD, s’efforçant de faire bonne contenance
et détournant de lui ses regards.
Vous radotez!
LEBONNARD
... Et c’est au nom de la vertu,
Et parce que l’époux,--étant père,--s’est tu,
Que vous osez compter encor sur mon silence,
Quand le bonheur de mon enfant est en balance?
Si l’époux se taisait, ce fut pour cette enfant!...
Vous allez voir comment le père la défend!
MADAME LEBONNARD, éperdue et faisant tête au péril.
Vous êtes fou!... D’ailleurs, compare-t-on la femme
Qui n’eut qu’un seul amour,--coupable, soit!--dans l’âme,
A celle qui s’est fait dire publiquement
Par son mari: «Mon fils est fils de votre amant!»
LEBONNARD, tout contre son oreille, d’une voix sourde.
Et si je n’ai pas dit cela, moi, comme l’autre,
Publiquement,--ce crime est pourtant bien le vôtre!
MADAME LEBONNARD, effarée et n’osant le regarder.
Vous croyez donc?
LEBONNARD
Non pas! Je sais.
MADAME LEBONNARD
Et quoi?
LEBONNARD, penché contre son oreille.
Robert,
Malheureuse!
MADAME LEBONNARD
C’est faux!
LEBONNARD
Voyez si j’ai souffert!
MADAME LEBONNARD
Où prenez-vous... ce que vous dites?
LEBONNARD, d’une voix sourde mais qui monte
peu à peu et qui finit dans la violence.
J’ai la preuve,
Voilà quinze ans!... Ainsi, ma douleur n’est pas neuve!
Une lettre perdue a trahi le secret!
Vous pouviez avec soin fermer votre coffret:
J’ai là, depuis quinze ans, ce secret qui me brûle!
Et vous traitiez, aveugle! en mari ridicule,
Un père dévoué dont on ne rira plus...
Car c’est fini! J’arrive à ce que je voulus!
Votre fils peut railler, pour imiter sa mère!
Vous ne toucherez plus aux droits du père... arrière!
Je vous reprends ma fille!... On m’y force? tant mieux!
Gardez le fils de l’autre!
MADAME LEBONNARD
Ah! non! c’est odieux!
LEBONNARD, lui saisissant et lui tordant les mains.
Odieux? vraiment! qui? quoi donc? A qui la faute?
Et pourquoi venez-vous, coupable et tête haute,
Invoquer à grands cris,--vous!--cette loi de sang,
La loi de déshonneur qui frappe l’innocent!
_Il la repousse brutalement de lui. Elle tombe sur
un fauteuil au moment où Robert entre._
MADAME LEBONNARD
Il me battra! J’ai peur!
[Illustration: M. ET Mme SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE.
--«_Mais je suis, moi, le maître, et j’exige._»
Acte III, scène XI.]
SCÈNE XII
LEBONNARD, Mme LEBONNARD, ROBERT.
ROBERT, entrant avec violence.
Ma mère!... que dit-elle?
J’ai des droits aussi, moi!... D’où vient cette querelle?
LEBONNARD, s’éloignant.
Demandez-le lui!
_Il s’assied, tremblant d’émotion._
ROBERT, tenant sa mère dans ses bras.
Quoi! vous la menaciez, vous!
Vous!... Elle a peur de vous! Voilà bien ces cœurs doux,
Qui savent au besoin torturer une femme!
Mais je la défendrai contre vous,--que je blâme!
Car, bien sûr, vous parliez encor de cet André!
Mais je sais mon devoir, et mon droit est sacré!
_Lebonnard, assis, écoute Robert en frémissant, et peu
à peu prend l’attitude d’un homme prêt à s’élancer
sur l’adversaire._
MADAME LEBONNARD, effarée et suppliante.
Tais-toi, Robert, tais-toi!
ROBERT, à Lebonnard.
Je ne dois pas me taire!...
Ah! tenez, j’ai toujours craint votre caractère:
Votre bonté n’est que faiblesse, c’est certain!
Et quand vous vous mêlez d’agir, un beau matin,
De vouloir,--c’est encor faiblesse!
MADAME LEBONNARD
Oh! je t’en prie!
Oh! par grâce, tais-toi!
ROBERT
Si Jeanne se marie
Au gré de son premier caprice, vous aurez,
Voyez-vous,--fait, d’un coup, quatre désespérés:
Jeanne, qui ne sera pas heureuse,--moi, Blanche,
Ma mère!... Et voulez-vous la vérité bien franche?
Tout cela, c’est faiblesse encor de votre part,
Faiblesse...
_Entre ses dents._
... et lâcheté!
LEBONNARD, bondissant sur lui et le prenant à la gorge.
Assez! tais-toi! bâtard!
ROBERT
Mon père!...
_Il porte sa main à sa bouche comme pour arrêter
le mot qu’il vient de prononcer par habitude._
_Madame Lebonnard se renverse, évanouie, sur le
canapé.--Robert s’affaisse à demi sur la table,
au milieu du théâtre._
LEBONNARD, d’une voix sourde qui s’élève peu à peu.
Je ne veux plus te voir! plus t’entendre!
Assez!... J’étais un cœur trop faible, oui, trop tendre!
Et j’eus tort,--te sachant bâtard,--de te nommer
Mon fils! je le vois bien, j’avais tort de t’aimer,
Toi! toi qui m’abreuvais, qui m’abreuves encore
D’amertume,--entends-tu? toi!... que mon nom honore,
Qui me dois de n’avoir pas l’air d’être un «bâtard!»
Un de ces pauvres fils de honte, de hasard
Et de scandale, à qui les pères de famille,
Et les nobles surtout! ne donnent pas leur fille!
MADAME LEBONNARD
Oh! Dieu! mon Dieu!
LEBONNARD
Ce fut faiblesse et lâcheté,
Je le vois, j’en conviens, de t’avoir adopté!
Faiblesse et lâcheté, de subir, sans rien dire,
Ta raillerie à tout propos, ton mauvais rire,
Quand je pouvais si bien t’écraser d’un regard,
Fils du comte d’Aubly, dit «Robert Lebonnard»
Par la grâce du vieil idiot, faible et lâche!
_Il se frappe la poitrine._
ROBERT, d’une voix étouffée.
Oh! que m’arrive-t-il! Je n’y vois plus!
LEBONNARD
Je tâche
De comprendre pourquoi tu me hais!... je vois bien:
Ton sang a deviné qu’il n’est pas fait du mien!
C’est cela! L’ouvrier, en moi, te déshonore!
Tu t’en moques!... Eh bien, j’aurais souffert encore,
Et toujours, tes gaîtés d’enfant un peu méchant,
Par pitié pour toi! mais de quel droit, fier, tranchant,
Viens-tu, toi! t’opposer au bonheur de ma fille?
Dis, de quel droit, gardien d’honneur de la famille,
Repousses-tu celui qu’elle aime, et, dis, pourquoi?
Parce qu’il est un fils de hasard?... comme toi!
Et de quel droit viens-tu faire à l’expérience,
Au dévouement, à mon âge, à ma patience,
Une leçon de fils insoumis?... c’est assez!
Je n’ai qu’un seul enfant: ma fille!--Obéissez
Tous deux, le frère ingrat, et l’épouse infidèle!
Ma fille est mienne, et, seul, je disposerai d’elle,
En père, qui,--sachant vouloir--veut ce qu’il doit!
Par quinze ans de douleur j’ai bien gagné ce droit.
_Il va pour sortir et s’arrête en entendant
un sanglot de Robert.--Alors il se retourne
dans un accès de rage aveugle._
Tu ris maintenant, beau cavalier de parade!
Tu ris, hein? Ça te fait plaisir, mon camarade,
De te voir tout à coup noble, avec des aïeux?
_Il pleure._
Sois content!... Tu n’es plus le fils du pauvre vieux
Lebonnard!
_Repris de fureur_:
... Allons donc! ouvre-moi les fenêtres!
Crie aux passants: «Je suis noble! j’ai des ancêtres!»
Appelle à ton secours, sans pitié, d’un ton fier,
La sainteté des lois, ton sophisme d’hier!
Les lois, les préjugés, les vertus de famille,
Se tournent contre toi,--pour protéger ma fille!...
La famille! avec ses vertus!--regarde-la!...
La voilà, la famille honnête! la voilà!
_Il sort, au comble de l’exaspération.--Robert essaye de se
soulever, chancelle comme pris de vertige, puis tombe à terre,
de tout son long.--Mme Lebonnard est toujours évanouie._
_Le rideau baisse rapidement._
[Illustration: M. ET Mme SILVAIN, DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE.
--«_... La voilà, la famille honnête!... la voilà!_»
Acte III, scène XII.]
ACTE IV
Même décor.
SCÈNE PREMIÈRE
LEBONNARD, MARTHE, au seuil de la chambre de Robert.
LEBONNARD, d’un ton d’humble prière.
Va, laisse moi le voir!--Depuis une semaine,
Marthe, je vais, je viens, je suis une âme en peine...
Je sais bien qu’il a peur de moi?...
MARTHE
Oui.
LEBONNARD, suppliant.
Mais... s’il dort?
MARTHE, le repoussant avec douceur.
Le docteur dit qu’on a passé tout le plus fort:
Parlez-lui, puisqu’il va sortir dans l’instant même...
Mais Robert est encor d’une faiblesse extrême.
LEBONNARD, se frappant la poitrine.
Ah! comment le plus doux devient-il si méchant?
MARTHE
Répare-t-on le mal en se le reprochant?
Non monsieur, non, mais tout peut s’arranger encore.
LEBONNARD
Le secret, je ne peux plus faire qu’il l’ignore!
MARTHE
Mais Jeanne n’en sait rien et Blanche n’en sait rien...
Alors, je dis que tout peut s’arranger très bien.
LEBONNARD
Tu crois?... Je voudrais tant, si c’est encor possible,
N’avoir pas fait pour rien cette chose terrible!
MARTHE
Oui, monsieur... c’est possible!... Il a changé beaucoup;
Depuis son grand malheur il n’est plus fier du tout!...
Bon Dieu! je le revois toujours, mourant,--par terre,
Là... ses sanglots d’enfant ne pouvaient plus se taire.
Madame murmurait: «Oh! Marthe, un médecin!»
Mais lui me retenait, caché contre mon sein...
--«Oh! Marthe! quel malheur horrible que le nôtre!
«J’ai des hontes sur moi que je hais dans un autre!...»
Madame, alors, dans un sanglot désespéré:
--«Un docteur!» Et Robert: «Oui... le docteur André!»
Ensuite, il l’appela cent fois, dans son délire...
Vous comprenez, Monsieur, ce que ça voulait dire?
Il le donne à sa sœur!... Le malheur l’a fait bon...
Toujours un grand malheur amène un grand pardon.
LEBONNARD, gémissant.
Ah!
MARTHE
Jamais je n’ai vu patience pareille.
Tenez, la nuit, des fois, je l’entends qui s’éveille...
Sa mère est là, mais il m’appelle, moi; j’accours...
«Marthe!» Ah! comme on sent bien qu’il demande secours!
J’arrive, et je le vois, sous la veilleuse,--blême,
Accoudé,--l’œil trop vif, grand ouvert sur lui-même,--
Et, quand je tends vers lui ma pauvre main qu’il prend:
--«... On a bien du chagrin, Marthe, lorsqu’on est grand;
Je veux me croire encor petit:--chante, nourrice.»
Ah! comme il me regarde! il faut que j’obéisse;
Et je chante mes airs d’autrefois,--et je vois
Que j’endors sa souffrance avec ma vieille voix.
LEBONNARD
Mais que faire? que faire! As-tu quelque pensée?
MARTHE
Mais oui: faites venir, monsieur, sa fiancée;
Elle acceptera tout quand il lui parlera.
Et pour lui,--la revoir, ce sera toujours ça.
LEBONNARD
Qu’elle vienne, à quoi bon, si son orgueil persiste?
MARTHE
Elle voudra tout ce qu’il veut,--puisqu’il est triste.
Tôt ou tard, dans l’amour, allez, l’orgueil se fond.
Et puis son père est là: c’est un brave homme au fond.
LEBONNARD, il prend sa canne et son chapeau.
Oui, oui... je vais le voir:
_Il va prendre la main de Marthe._
C’est toi la bonne mère!
SCÈNE II
MARTHE, JEANNE, LEBONNARD.
JEANNE, entrant.
Le docteur est parti?
LEBONNARD
Non...
JEANNE
Comment va mon frère?
LEBONNARD
Mieux.
MARTHE
Voici le docteur.
SCÈNE III
LEBONNARD, MARTHE, JEANNE, LE DOCTEUR.
JEANNE, au docteur vivement.
Eh bien?
LE DOCTEUR, gaiement.
Hors de péril!
Il se lève.
LEBONNARD, joyeux.
Ah! très bien.
JEANNE
Quel bonheur!
LEBONNARD
Que dit-il?
LE DOCTEUR
Il veut sortir!
LEBONNARD, réfléchissant.
Ah! bon!
_Il sort avec Marthe._
SCÈNE IV
ANDRÉ, JEANNE.
ANDRÉ
Quelle est la cause grave
Qui trouble ainsi l’esprit d’un homme jeune et brave?
Si vous le savez, vous, vous pouvez plus que moi.
JEANNE, regardant dans le vague avec des yeux tristes et fixes.
Oui, ç’a été terrible, et j’ignore pourquoi.
ANDRÉ
Dans tout ce qu’il me dit, dans la façon câline
Dont il retient ma main quand je pars, je devine.
Je ne sais quoi de bon qui m’inspire un espoir...
Et l’on dirait que votre mère aime à me voir.
JEANNE secouant la tête tristement.
Il faudrait refuser, malgré Robert lui-même,
Notre bonheur, puisqu’il y perd celle qu’il aime!
Ne risquons pas deux fois sa vie et sa raison!
ANDRÉ, dans un mouvement d’impatience douloureuse.
Ah!--j’avais fièrement quitté cette maison!...
Il faut que chaque jour mon devoir m’y rappelle!
JEANNE, d’un ton de doux reproche.
Monsieur André!
ANDRÉ
Tenez, vous devenez cruelle!
Il m’a voulu: je suis venu;... je reviendrai,
Mais pour l’instant, laissez--laissez, je pars...
JEANNE, tendrement.
André!
ANDRÉ, avec amertume.
Tout pour lui: fiancée et sœur et père, et mère!
A moi, rien!--Je suis las, et j’ai la lèvre amère.
JEANNE
A vous--rien?
ANDRÉ
Rien.
JEANNE, très simplement.
Ingrat! Pour quoi comptez-vous donc
Mon amour?
ANDRÉ
Ah! c’est vrai!
JEANNE
Je vous aime.
ANDRÉ
Ah! pardon!
JEANNE, souriante.
Il faut que ce soit moi qui dise: «Je vous aime»?
Ne pouviez-vous un peu me le dire vous-même?
ANDRÉ
Ingrat? oui!... je devrais être heureux: je vous vois...
Et j’entends votre cœur chanter dans votre voix!
JEANNE
Je sais bien ce qu’il faut à votre âme meurtrie:
C’est une voix qui parle avec câlinerie,
Quelque chose de doux comme un vague baiser
Qui, glissant sur les doigts, vole sans se poser,
Ou comme une chanson du dormir, calme et bonne,
Qu’on murmure, au roulis d’un berceau monotone!
ANDRÉ
Jeanne!
JEANNE
Je sais les mots dont vous avez besoin,
Et vous les entendrez toujours... même de loin!
ANDRÉ, revenant à lui.
De loin!... Ah! oui, c’est juste! au plus doux de l’extase,
Mon destin ressaisit ma chimère et l’écrase!
Je n’avais droit qu’au rêve, et vous me reprenez
Tous ces bonheurs nouveaux qui me semblaient donnés!
_Il s’assied, la tête dans ses mains._
JEANNE
Je n’ai rien repris: vous avez toute mon âme.
Puis... qui sait?
ANDRÉ, secouant la tête d’un air désespéré.
Non, jamais vous ne serez ma femme!
JEANNE
Pourquoi «jamais»? L’espoir est à nous. Quelque jour,
Instruits par la douleur, éclairés par l’amour,
Blanche et Robert, tous deux, voudront, j’en suis certaine,
Ce mariage;--et l’heure est peut-être prochaine...
ANDRÉ, heureux.
Ah! j’étais un vaincu tombé sur le chemin,
Mais vous me relevez d’une si douce main,
Que je sens, à l’endroit de ma blessure, un charme!
_Il la prend par la main._
Quel baume avez-vous mis sur mon cœur?
_S’apercevant qu’elle pleure._
Une larme!
JEANNE, laissant s’incliner sa tête sur l’épaule d’André.
Prenez-la, mon ami, d’un baiser sur mes yeux...
Croyez-moi, ce n’est pas le baiser des adieux...
Bon espoir!
_Le marquis entre et les regarde en souriant._
SCÈNE V
JEANNE, ANDRÉ, LE MARQUIS.
LE MARQUIS
Comment va Robert, chère petite?
LE DOCTEUR
Mais... mieux; décidément.
LE MARQUIS
Sa mère, que je quitte,
Me l’a dit; j’avais craint qu’elle espérât trop tôt.
LE DOCTEUR
Non, je réponds de lui.
_Il salue et sort._
LE MARQUIS, à Jeanne.
Je viens lui dire un mot.
Votre mère, qui va rentrer, est avec Blanche,
Chez moi... Quand le cœur souffre, il est bon qu’il s’épanche.
Robert doit désirer me voir.
JEANNE
Puis-je savoir,
Monsieur, le vrai motif d’un pareil désespoir?
Mon père et lui m’ont l’air de cacher quelque chose?...
LE MARQUIS
Rien... ils se sont heurtés... vous en savez la cause.
JEANNE
Je vais chercher Robert.
_Elle sort._
SCÈNE VI
LE MARQUIS, seul.
LE MARQUIS
Pauvre mère, vraiment!
Ah!... elle sait souffrir!--Mais quel étonnement
Quand elle a vu que je savais son passé triste!
... Elle a bien expié, si la justice existe!
SCÈNE VII
LE MARQUIS, ROBERT.
LE MARQUIS, joyeusement, voyant entrer Robert.
Ah! ah!
ROBERT
... Ma mère vient de rentrer à l’instant...
Vous voulez me parler?
LE MARQUIS
Parbleu! je suis content:
Vous voilà bien debout!
ROBERT
Oui, je vais mieux, sans doute...
Je voulais vous parler, de mon côté.
LE MARQUIS
J’écoute.
... Mais d’abord--pour vous mettre à votre aise, Robert,--
Je sais comment, pourquoi votre cœur a souffert...
Votre mal ne sera pas long... j’en vois le terme.
Parlez donc... je suis votre ami, sincère et ferme.
ROBERT
Je veux être soldat.
LE MARQUIS
J’approuve; mais c’est dur.
ROBERT
Un soldat, c’est quelqu’un de qui l’honneur est sûr:
Je veux être soldat, monsieur. Je vous demande,
Monsieur le Marquis, vous dont l’influence est grande
Sur ma mère, de lui faire entendre raison.
Voyons, je ne peux plus rester dans la maison;
Je n’y puis demeurer un jour de plus sans honte.
Pour m’aider à partir, c’est sur vous que je compte,
Car depuis trop longtemps j’ai vécu, sous ce toit,
D’un pain--auquel ma sœur, elle seule, avait droit.
Il faut que, grâce à vous, ma mère se résigne...
Que... «son mari» consente--et dès demain je signe.
Je pars pour le Soudan... On peut mourir là-bas.
LE MARQUIS
Mais...
ROBERT
Oh! je n’admets point que vous n’approuviez pas!
LE MARQUIS
Mais, voyons, c’est peut-être aller un peu bien vite!
Réfléchissez... pesez.
ROBERT
J’ai pesé ma conduite
Dans mes nuits d’insomnie, à loisir, trop longtemps!
De grâce, épargnez-moi des retards irritants...
S’il me fallait attendre un an! un an encore!
Que ferais-je?--Un soldat, voyez-vous, on l’honore;
On dit: «C’est un garçon de cœur; ce qu’il fait là
«Est bien!...» Si ma conduite est bonne, approuvez-la,
Monsieur.--Réfléchissez; je n’ai plus de famille.
Voyons,--je ne peux plus épouser votre fille,
Monsieur... Consolez-moi, parlez.--Il a besoin,
L’enfant perdu, d’un bon conseil et d’un témoin!
LE MARQUIS
Ah! brave enfant, ta main! et viens que je t’embrasse.
C’est bien, ce que tu fais... Je reconnais la race!
_Il fait signe à Robert de s’asseoir._
Et puisque tu n’es pas de ces gens sans ressort
Qui perdent pied devant la douleur ou la mort,
Puisque ta volonté protège ton cœur tendre,
Je te dirai tout droit ce que tu dois entendre.
Écoute-donc... C’est une histoire de soldats:
Nous étions sous Paris. Je me battais là-bas,
A côté d’un ami d’enfance,--un frère d’armes,
Un vaillant, dont la mort fit couler bien des larmes:
Le comte Saint-Aubly, charmant, brave et loyal.
Il reçut un éclat d’obus, à Buzenval.
J’accourus. Il pansait lui-même sa blessure...
Là, près du cœur...--«Allons, dit-il, la mort est sûre,
Mais nous avons le temps d’échanger un adieu...»
--«J’ai, reprit-il, un fils!»
_Mouvement de Robert._
Oui, Robert.
ROBERT
Oh! mon Dieu!
LE MARQUIS
Il te nomma.--«Je veux que ce fils soit un homme.
«Il est mon fils, malgré le nom dont il se nomme.
«Sache-le! Tu feras mon devoir en l’aimant...»
_Robert veut se lever. Le marquis l’arrête du geste._
Attends. Il dit encor:--«J’ai fait un testament
«Où je te lègue,--et sans condition aucune,--
«Ma terre et tout ce qui me reste de fortune.
«Cela peut revenir, s’il en est digne, un jour,
«A Robert...»
_Prenant la main de Robert._
Comprends-tu? «... s’il mérite l’amour
«De ta fille!»--Il sourit, pressa de sa main douce
La mienne, dit: «Je meurs» et mourut sans secousse.
ROBERT
Ah! monsieur!
LE MARQUIS
Quand on a du cœur, rien n’est perdu!
ROBERT
J’en aurai toujours plus, monsieur.
LE MARQUIS
Bien répondu.
Je suis content de toi, fier même... Tiens, espère!
Ma fille, maintenant, écoutera son père...
Tout ça doit s’arranger... je vais m’en mêler, moi!
Mais ne dis rien--jamais--à ma fille...
ROBERT
Ah!--pourquoi?
LE MARQUIS
Que t’importe!
ROBERT
C’est la tromper!
LE MARQUIS
Ça me regarde.
Un ami me confie un secret: je le garde...
... Ce secret là n’est pas à toi seul; n’en dis rien;
C’est inutile.
ROBERT, énergiquement.
Soit, mais, je partirai.
LE MARQUIS
Bien.
Pars pour un temps. Conquiers ta liberté complète.
Pars fièrement; j’en suis heureux, je le répète;
Sois soldat sans regrets... tu feras ton chemin.
Quant au docteur,... ma fille aura cédé demain...
ROBERT
Elle vous a dit?...
LE MARQUIS
Non... je l’ai su par ta mère.
ROBERT, avec découragement.
Croire encor mon bonheur possible, c’est chimère,
Monsieur!
LE MARQUIS
Quel entêté!... Mais puisque je te dis...
ROBERT
Non... non... allez, j’ai bien perdu mon paradis!
Car Jeanne épousera bientôt celui qu’elle aime,
L’honnête homme que j’aime et respecte moi-même...
Dès lors...
LE MARQUIS
Blanche y consent, si j’y consens,--là!
ROBERT, étonné.
Quoi!
Est-ce vrai?
LE MARQUIS, gaîment.
J’aimais mieux Martignac, mais, ma foi,
Ton docteur a du bon. Il me plaît. Je l’estime.
Il se tient bien. C’est une «honorable victime,»
Comme dit Lebonnard.
ROBERT, avec effusion.
Tenez, j’avais besoin
De ce mot-là!
LE MARQUIS, lui prenant les mains.
Tu peux compter sur ton témoin.
_Voyant paraître Lebonnard._
C’est Lebonnard... Va-t-en.
SCÈNE VIII
LE MARQUIS, LEBONNARD, MARTHE.
LEBONNARD, à Marthe qui ne fait que traverser
le théâtre, de droite à gauche.
Veille à ce qu’on nous laisse.
_Les yeux de Robert et de Lebonnard se rencontrent;
Robert se détourne; il sort vivement. Lebonnard
secoue la tête d’un air de profonde affliction._
LE MARQUIS, examinant Lebonnard.
Voici l’homme:--mélange étrange de faiblesse
Et d’énergie!
SCÈNE IX
LE MARQUIS, LEBONNARD.
LEBONNARD
Eh bien?... j’arrive de chez vous.
LE MARQUIS, avec sévérité et brusquerie.
Le malheur de Robert nous désespère tous.
LEBONNARD, désolé.
On vous a dit?
LE MARQUIS
Oui.
LEBONNARD
Ah!... Ma surprise est profonde,
Cruelle!... Il eût fallu cacher à tout le monde
Ce secret!... Mais on peut encore le murer?...
J’ai bien voulu punir, mais pas déshonorer.
LE MARQUIS
C’est entendu, mon cher monsieur; je dois vous croire...
Mais...
LEBONNARD, vivement.
Votre fille, au moins, de toute cette histoire
Ne sait rien, elle?
LE MARQUIS
Rien.
LEBONNARD
Elle épouse Robert?
LE MARQUIS
C’est dans sa dignité qu’il a, par vous, souffert:
Il veut être soldat!...
LEBONNARD
Quitter sa mère!... et Marthe!...
Et votre fille!... Oh! non, je n’entends pas qu’il parte!
Être simple soldat, d’ailleurs, c’est un métier
Un peu bien rude... Encor s’il était officier!
Il serait malheureux, sans nous, comme les pierres!
Moi, je ne peux plus lui parler, mais vos prières,
A vous,--vos bons conseils, monsieur, le retiendront!
LE MARQUIS, froidement.
Ce jeune homme a subi chez vous un dur affront,
Cher monsieur;--je n’ai pas à juger cette affaire...
Mais son départ devient, en tout cas, nécessaire.
Il a du cœur; il est sans fortune aujourd’hui;
Et peut-être avez-vous été cruel pour lui.
Pour quelle faute avoir, d’une telle souffrance,
Frappé ce jeune cœur, juste en pleine espérance,
Et repris à l’enfant--si tard--l’honneur du nom?
Vous en êtes seul juge, et je ne dis pas non.
Robert, lui, doit partir. Il a le vrai courage:
Qu’il soit soldat! Je suis d’avis, moi, qu’il s’engage
LEBONNARD, avec douleur.
Mais...
LE MARQUIS
Et je viens chercher votre consentement.
LEBONNARD, brusquement joyeux.
Ah! C’est juste! Parfait: je refuse!
LE MARQUIS, étonné.
Comment?
Son devoir, songez-y! son droit, dit-il lui-même,
C’est de vous délivrer...
_Marthe traverse le théâtre de gauche à droite et
entre, à pas muets, dans la chambre de Robert._
LEBONNARD, éclatant.
De lui? moi!... mais je l’aime,
Monsieur! et j’ai prouvé, je pense, assez d’amour,--
Et sans me démentir,--en quinze ans,--un seul jour!
Ça n’a pas empêché ce moment de colère...
J’étais fou... Je venais de parler à sa mère...
La fureur emportait mon cœur désespéré...
Robert entre et, voyant que sa mère a pleuré,
Il m’insulte!...
_Baissant la voix._
... Croyant qu’il insultait son père!
_Un silence._
Peut-être aurais-je pu souffrir encor, me taire...
Mais quinze ans de silence éclatant dans un cri,
Mon œuvre de quinze ans dans une heure a péri!
_Il tombe accablé sur son siège et s’essuie le front
avec angoisse._
LE MARQUIS, le considérant, à part.
C’est vrai, qu’il l’aime!
LEBONNARD
Eh bien! non, ce n’est pas possible!
Robert ne peut pas être à ce point insensible
Qu’il ne comprenne pas mon chagrin... mon remords!
Tenez, je ne sais plus... Dites-lui que j’ai tort...
Que je le sens... que j’ai souffert un long martyre
Pour lui!... Je ne sais pas, moi, ce qu’on peut lui dire!
Que j’ai longtemps caché, pour ma fille... et pour lui!--
Pour tous deux,--le secret dont il souffre aujourd’hui!
... Et je perdrais le fruit d’un si long sacrifice,
Par ma faute?--Non, non, s’il a de la justice,
Il me pardonnera... Le voilà, son devoir!...
S’il savait!... mais jamais il ne pourra savoir!
_Il demeure en silence, méditant._
_On voit Robert paraître au fond, amené et comme
entraîné malgré lui par sa vieille nourrice, à
laquelle il résiste faiblement._
SCÈNE X
LES MÊMES, MARTHE, ROBERT.
MARTHE, bas, d’un ton d’insistance.
Écoute-le.
ROBERT
Non.
MARTHE
Si.
_Le marquis fait signe à Robert d’approcher. Robert
obéit. Tous deux se tiennent derrière le fauteuil de
Lebonnard. Marthe se retire._
SCÈNE XI
LEBONNARD, LE MARQUIS, ROBERT.
_Lebonnard se croit seul avec le marquis._
LEBONNARD, au marquis, sans voir Robert.
Comprendrait-il lui-même,
Sachant ce que je sais, pourquoi, comment je l’aime?
C’est si simple!... Le jour où je l’appris, d’abord,
J’appris en même temps que «le père» était mort!
Où la mort passe, tout, pour un moment, s’apaise
Et le plus irrité sent qu’il faut qu’on se taise!
_Mouvement de Robert qui veut s’éloigner. Le marquis
le retient._
... Robert avait cinq ans; Jeanne, dix;--deux démons!
Nos enfants, rien ne dit comme nous les aimons!
On ne s’explique pas, mais ça tient aux entrailles!
Ah! mon cœur fut mordu comme avec des tenailles,
Quand, jaloux, stupéfait, furieux, incertain,
J’appris,--par une lettre égarée,--un matin,--
Que ce fils... n’était pas mon fils! Oh! quel vertige!
Comment je ne devins pas fou, c’est un prodige!
Je savais pourtant bien qu’elle ne m’aimait pas...
Mais qu’un autre...--Et je pris cet enfant dans mes bras!
ROBERT
_Il se tient avec le marquis, à demi-caché, derrière
le haut dossier du fauteuil de Lebonnard._
Oh!
LEBONNARD
--«De quel droit viens-tu, toi, toi! prendre à ma fille
Une part de son bien? fils de rien, sans famille,
Sans nom!... bâtard!»--J’avais de ces cris plein le cœur!
--Mais l’enfant me riait... il appelait sa sœur...
Que m’avait-il fait, lui? L’aimais-je pas, la veille?
Il tendait vers ma bouche une bouche vermeille,
Et quand il attachait son bras faible à mon cou,
Comment le dénouer rudement, tout à coup?
Comment le rendre, lui, l’innocent,--responsable?
--Et cet amour de père était inguérissable!
LE MARQUIS
Pauvre homme!
LEBONNARD
J’ai voulu guérir, j’ai bien tâché!
Mais c’est par ma douleur que j’étais attaché!
En l’arrachant de moi, je saignais trop... Je l’aime,
Ayant trouvé plus doux de le chérir quand même:
Je les aime tous deux ensemble, simplement,
Monsieur! On est un père--un vrai,--rien qu’en aimant!
_Il bégaie, par instants, et semble souffrir de la
peine qu’il éprouve à trouver des mots pour exprimer
la profondeur de son sentiment._
Tenez,--il faut la chair pour être un fils de femme?
L’âme, c’est plus grand?... moi, je suis père... par l’âme!
... Eh! mon Dieu! ce qui rend à la femme si cher
Son enfant, c’est qu’il la fit souffrir dans sa chair?...
Eh bien! cet enfant-là... vous comprenez, j’espère?...
Par de grandes douleurs, je suis resté son père!
_A ce cri, Robert, n’y tenant plus, s’élance sans être
vu de Lebonnard et lui saisit la main.--Lebonnard se
retourne vivement et, mettant ses mains sur les épaules
de Robert, il pousse un grand cri de joie._
Mon enfant! Mon enfant!... Tu restes, n’est-ce-pas?
Il faut oublier... Dis que tu nous resteras?...
_Lebonnard est assis dans son fauteuil.--Robert
s’agenouille à sa droite._
ROBERT
C’est impossible.--Non.--Mais mon âme est tout autre,
Et je «renais»--depuis que j’ai vu dans la vôtre.
LEBONNARD, à Robert.
Va, reste, pour ta mère,--et pour ta pauvre sœur...
ROBERT, avec fermeté.
Non... Et vous m’approuvez, monsieur, au fond du cœur.
LEBONNARD, se récriant avec douleur.
«Monsieur!...» Le méchant mot!
_Voyant entrer Jeanne, il met un doigt sur sa bouche
en regardant Robert._
Ta sœur!...--Chut!...
SCÈNE XII
LE MARQUIS, LEBONNARD, ROBERT, MARTHE;
au fond: JEANNE.
LEBONNARD, le doigt sur ses lèvres.
Qu’elle ignore!
JEANNE
Quel est ce «méchant mot?»
LEBONNARD, vivement et embarrassé.
Rien... non!...--rien!
JEANNE
Mais encore?
... Vous le grondiez?
_Elle s’agenouille à la gauche de Lebonnard._
LEBONNARD, vivement.
Non...
_Se reprenant._
Oui,--pour la dernière fois!
Il m’appelait «_Monsieur!_»
JEANNE, scandalisée.
Oh! Robert!
LEBONNARD, à Robert.
Là,--tu vois!
_A Jeanne._
Il ne le dira plus... jamais.
JEANNE
Jamais, j’espère!
LEBONNARD, tendrement à Jeanne.
Dis-lui comment on nomme un père...
JEANNE, avec une tendresse infinie, appuyant sa tête
sur la poitrine de Lebonnard.
Papa!
ROBERT, de son côté, cachant sa tête dans la poitrine
de Lebonnard.
Père!
Père!
LEBONNARD
Tu restes,--dis?
ROBERT, vaincu par sa propre émotion.
Oui.
LEBONNARD, au marquis, en se levant.
Je suis content d’eux!
_A ses enfants._
Il faut aller trouver la mère, tous les deux,
A présent.--Dites-lui:--«Notre père nous aime,
Maman, et tout est bien; comme avant; bien mieux même.»
Entrez en vous tenant la main, d’un air joyeux...
_Il les rapproche l’un de l’autre, main dans la main,
et les contemple._
Alors, rien qu’à vous voir, elle comprendra mieux.
_Il les conduit vers la porte.--Les deux enfants
sortent._
[Illustration: UNE RÉPÉTITION A ASNIÈRES.
--«_Dis-lui comment on nomme un père..._»
Acte IV, scène XII.]
SCÈNE XIII
LEBONNARD, LE MARQUIS.
LEBONNARD, reprenant ses habitudes et se remettant à son établi
comme si de rien n’était, avec son tablier étalé sur ses genoux.
Il faut bien qu’elle sache au plus tôt... C’est la mère.
LE MARQUIS, le regardant avec admiration.
Avec qui vivra-t-elle?
LEBONNARD, relevant la tête.
Avec moi.--Comment faire?
Rien n’est changé, non, rien.
_Il tapote de son petit marteau sur un boîtier de
montre._
... Pour moi je vous promets
De redevenir faible et vieux plus que jamais!...
Il faut savoir mourir... C’est une pauvre femme.
LE MARQUIS, lui tendant les deux mains.
Cher monsieur Lebonnard... c’est de la grandeur d’âme!
LEBONNARD, flatté; il se lève avec vivacité, tout en fourrant,
par un geste d’habitude, son tablier dans sa poche.
Ah! monsieur le Marquis! Ah! monsieur le Marquis!
LE MARQUIS
Ma fille et moi vous nous avez vaincus, conquis!
Votre bonté triomphe: elle a tout fait, en somme.
LEBONNARD, enchanté, lui prenant le bras,
avec affection.
Ah! monsieur le Marquis... vous êtes gentilhomme!
_Ils s’éloignent en causant._
_Le rideau tombe lentement._
[Illustration: SILVAIN.
--«... _Il faut savoir mourir... c’est une pauvre femme._»
Acte IV, scène XII.]
LE PÈRE LEBONNARD
_Comédie dramatique en quatre actes, en vers._
PORTRAITS
DES PERSONNAGES
La père Lebonnard
Bonhomme d’une soixantaine d’années, aux cheveux en couronne et
blanchissants. Point de barbe. Oublie quelquefois de se raser. Au
second acte, sa tenue est plus soignée qu’à l’ordinaire. Lorsqu’il ne
s’anime pas, il y a quelque lenteur dans ses mouvements. Nature modeste
et timide, il a toujours été dominé par sa femme qui lui inspirait même
une certaine crainte. Lorsque, il y a quinze ans, il a appris le secret
de la naissance de son fils putatif, son héroïque silence lui fut
certainement facilité par sa timidité et son caractère craintif.
M. Lebonnard a de la lecture. C’est une manière de philosophe. Il
connaît Fourier. Les rêves du premier des féministes, Saint-Simon,
l’ont charmé. Il croit fermement qu’en s’y prenant bien, les premiers
éducateurs de son insupportable épouse en auraient fait une femme
passable. Il a réfléchi sur les inconvénients d’une bonté sans nuances
et sans énergie; il s’est promis de lutter, pour le bien, contre sa
propre nature. Il s’essaye au courage et à la justice, toutes les
fois qu’il a à défendre sa fille. C’est la crise psychologique de son
existence qui est le sujet de la pièce.
Au premier acte, la peur que lui inspira longtemps sa femme doit
apparaître encore plusieurs fois très visiblement; elle fait partie
du côté comique du personnage dont les manies et les ridicules doivent
s’accuser assez nettement pour qu’au troisième acte la révélation de
son âme douloureuse et grande fasse toute l’impression qu’elle doit
produire.
M. Lebonnard aime la simplicité dans le vêtement et même il serait
enclin à négliger sa mise. Il porte des pantalons noirs, coupés droits,
un peu trop larges et flottants, tombant mal sur des chaussures à deux
fins, mi-souliers, mi-pantoufles, avec lesquelles il peut traverser la
rue ou demeurer chez lui à son aise. Son gilet sans revers, descendant
très bas, est en velours fauve, avec des poches très nombreuses comme
celles d’un gilet de chasse, et dans lesquelles il peut mettre ses
montres et ses menus outils. Il est vêtu, à l’ordinaire, d’un veston
trop long, très ample, d’une sorte de paletot sac à larges poches.
C’est sa femme qui lui impose la redingote. Il porte du linge mou.
Sa cravate est de satin noir, plate et large de deux doigts. Il a un
chapeau mou de peluche, à longs poils, à larges bords, à calotte un peu
haute.
Ancien horloger et bijoutier, M. Lebonnard a, quand il sort, un jonc à
grosse pomme d’or. Il soigne volontiers les montres de ses amis. Il a
le goût passionné des travaux de mécanique, tout comme Louis XVI.
Mlle Jeanne Lebonnard
Heureusement négligée par sa mère, dans son enfance, Jeanne fut
l’unique souci de son père. Elle a hérité de lui la bonté naturelle la
plus parfaite, mais son bonhomme de père, connaissant par expérience le
danger de pousser la bonté jusqu’à la faiblesse, n’a cessé de mettre sa
fille en garde contre les sentiments mêmes qu’il préfère. De son côté,
la petite, pleine de raison et douée d’une excellente intelligence, a
aidé de tout son pouvoir les intentions paternelles. Fort instruite,
elle s’est chargée, en quelque sorte, depuis sa quinzième année,
de faire à son père une véritable éducation intellectuelle; elle a
débrouillé des idées confuses en lui; elle lui a défini des sentiments
qu’il éprouvait sans se les expliquer; elle lui a appris, de jour en
jour, à rester bon sans trop de faiblesse; elle a vraiment pour lui,
dans son cœur délicieux, quelque chose de maternel; il le sent, il le
sait. Ils se complètent l’un l’autre. Si elle n’était la grâce jeune
tandis qu’il est la vieillesse un peu gauche, on pourrait dire qu’elle
est tout le portrait de son père. Le portrait? Oui, le portrait de son
âme devenue visible, épanouie.
Jeanne Lebonnard a toute l’élégance possible dans la parfaite
simplicité; elle corrige la mode par le goût.
Lebonnard est prêt à mourir pour elle qui, de plusieurs manières, est
vraiment sa fille. Elle est son idéal réalisé.
Mme Lebonnard
Acariâtre, impertinente, impérieuse, le fléau d’une maison. Ses cheveux
grisonnent, ce qui porte au comble ses irritations coutumières. Elle a
été fort belle, elle l’est encore, mais personne ne s’en aperçoit plus.
La raideur de ses gestes tyranniques ne lui permet pas d’avoir de la
grâce. Elle s’habille bien, trop bien. Elle est parée en des lieux et
à des moments qui demanderaient une tenue simple. Il y a même parfois,
dans sa toilette, un détail qui choque: c’est un nœud de ruban mal
assorti, de couleur trop crue, un panache trop flamboyant et toujours
quelques bijoux de trop. Malgré ses protestations contre les goûts de
l’ancien horloger, son mari, elle ne fait pas oublier qu’elle a figuré
dans la boutique de l’orfèvre et qu’au moment de la liquidation elle a
gardé pour elle certains «laissés pour compte» des riches fermières des
environs.
Elle est certaine de sa supériorité sur son mari, sur sa fille,
sur tout le monde, excepté sur les gens titrés. Elle aime son fils
véritablement, mais croit qu’elle aura tout fait pour lui quand elle
lui aura assuré, en le mariant, la fortune que lui donnera Lebonnard
et à laquelle, au fond, son fils n’a aucun droit, ce qu’elle oublie
parfaitement. Si elle tolère dans son salon deux pendules et une
horloge à gaîne, c’est que ce sont des pièces rares qui valent beaucoup
d’argent.
Quant au petit réduit où Lebonnard a installé son atelier et qu’il
trouve commode parce qu’il est tout en vitrages et qu’on y peut régler
la lumière du jour, il a bien fallu l’accepter, car les manies du
bonhomme sont irréductibles, mais la vérandah se masque au moyen d’un
somptueux rideau, et Mme Lebonnard est toujours satisfaite dès que les
apparences peuvent en imposer.
Robert Lebonnard
Gommeux de petite ville; exagère les modes. Léger, suffisant; adore sa
mère parce qu’elle ne l’a jamais corrigé de ses défauts qui n’ont rien
de rare. Au quatrième acte, régénéré, il est touchant.
Le docteur André
Triste au fond, cache avec fermeté sa tristesse sous une apparente
froideur. Il est sérieux, mais souriant. Les esprits superficiels,
comme Robert, qui lui reprochent de n’être point gai, n’incriminent en
réalité que le sérieux de son maintien et commettent, sans s’en douter,
une indiscrétion. Esprit mûr, grave, le docteur André a pourtant les
vraies élégances. La première de toutes, à son gré, est de ne point
montrer sur son visage les traces des chagrins auxquels, il le sait
bien, les gens, qui ont les leurs, seraient parfaitement indifférents.
Il lui semblerait ridicule de jouer, si peu que ce soit, les Antony
ténébreux.
Lorsque, en présence de Lebonnard, il laisse échapper le cri de sa
douleur habituellement bien cachée, c’est qu’on a touché brusquement à
sa blessure secrète et que d’ailleurs il a, à ce moment-là, le devoir
de s’expliquer.
Il est vêtu d’une redingote de fantaisie, bleu marine, gilet blanc.
Le marquis d’Estrey
La correction même. Au premier acte, il est en tenue de cheval; pour
les autres, complet gris clair, guêtres blanches.
Mlle Blanche d’Estrey
Très élégante. D’une élégance en contraste avec l’extrême simplicité de
Jeanne. De la hauteur.
Marthe
Type classique de la vieille gouvernante. Coiffure et costume à
caractère d’une province quelconque.
LE VERS
DANS LES PIÈCES MODERNES
«... Nous rêvions de ressusciter le _héros_, mais dans son milieu
mauvais, même trivial, avec ses faiblesses, ses travers, et d’autant
plus grand à l’heure de l’action généreuse et noble, qu’il s’est
montré, à l’ordinaire, plus semblable aux autres hommes. Ainsi, sans
flatter l’esprit du temps ni lui faire violence, sans parti-pris
d’action ou de réaction littéraire, mais seulement parce que nous
sommes fils de notre époque, nous aurions, au nom de la poésie,
poursuivi la _réalité_ jusque dans les _réalisations_... de l’idéal,
rares si l’on veut, mais dûment constatées[1].
[1] «Il y a des héros obscurs, plus nombreux qu’on ne
pense, qui sont des personnes _naturelles_. En veut-on une
preuve? une preuve expérimentale, bien moderne? Ouvrez les
statuts et règlements des Sociétés d’assurances sur la vie.
Vous y verrez que ces associations financières prévoient
le dévouement (!) le dévouement fou, imbécile, romantique,
enthousiaste, poétique (!) mais vrai comme un chiffre,--le
dévouement de pauvres gens qui, une fois _assurés_, se tuent
dans l’espérance de laisser de quoi vivre--à un être aimé!»
(J. A.--Préface du _Théâtre Libre_. Dentu, éditeur, 1890.)
«Aussi loin de la pompe tragique que des magnificences lyriques,--deux
choses que le double esprit sceptique et positif de notre époque ne
semble pas appeler,--le poète pourrait retrouver une langue directe,
comme spontanée quoique en vers, sobre de métaphores, ayant l’allure
même de la parole venue librement dans la vie; dont le mérite poétique
serait dans la force de pénétration que donne le vers, dans l’élan
particulier, incomparable, que communiquent au mouvement général de la
parole, le rythme, la rime, la _puissance propre_ du vers.
«Il faut avoir quelque courage pour être simple absolument surtout en
vers, car aux yeux d’une critique inattentive ou de parti-pris, la
simplicité paraîtra aisément vulgarité ou platitude. Quelle noblesse
pourtant peut respirer le style simple! Les modèles d’une telle
langue existent dans le passé, avec les marques, il est vrai, de leur
époque: c’est la langue du _Misanthrope_ et de _Tartuffe_, celle de La
Fontaine et de Mathurin Régnier. Tout près de nous, Musset l’a parlée,
dans la _Soirée perdue_ notamment... C’est le langage même du théâtre
en vers, dans un temps où,--si elle s’obstinait aux développements
imagés, aux abondantes métaphores, aux variations lyriques,--la poésie
dramatique ne serait peut-être pas tolérée dans une pièce moderne.» (J.
A.--Préface du _Théâtre Libre_. Dentu, éditeur, 1890.)
Victor Hugo, lassé de la pompe littéraire classique, y substitua ce que
j’appellerai un langage lyrique d’allure naturelle; bien plus, il osa
des expressions communes.
«On entendit un roi dire: «_Quelle heure est-il?_» écrit Victor Hugo,
faisant allusion à un vers de _Cromwell_.
--«Quelle heure est-il!» en vers! Cela ne se pouvait souffrir! pas plus
que _mouchoir_ dans _Othello_!
Après Hugo, on nous passe «quelle heure est-il,» mais que de choses
encore paraissent trop «vulgaires» pour être dites en vers!
Du même Victor Hugo: «Il s’agit de savoir quelle quantité de prose on
peut introduire dans le vers dramatique.»
Ce serait donc une question de dosage.
Examinons le problème; il en vaut la peine,--car si la comédie moderne
en vers était à jamais déclarée inacceptable, peut-être la littérature
y perdrait-elle une forme de théâtre, qui, selon moi, a son prix.
Notons, en passant, qu’un débat similaire s’est produit chez les
peintres. La laideur des habits noirs les a repoussés longtemps. Un
haut de forme, quoi de moins pittoresque? Cependant tel chef-d’œuvre de
Fantin-Latour nous le montre sur la tête de son modèle. Et ce détail
étant caractéristique _d’une époque_, n’a-t-il pas _le droit_ de se
montrer dans l’œuvre d’art? Le triomphe d’un peintre de modernités
ne sera-t-il pas de les rendre acceptables, en les subordonnant à la
valeur des tons et à l’expression générale de son tableau?--Tout est là.
Il est vrai que les peintres d’histoire n’admettent que la _peinture
historique_. Nous ne sommes point si exclusifs.
Dans le _Père Lebonnard_, un vers, entre autres, parut tout
particulièrement digne de dédain aux critiques de grand style. Ce vers
incriminé, le voici:
«Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque!»
Je conviens que ce vers n’exprime pas un sentiment noble ni une idée
lyrique.
On l’a comparé à un autre vers, plus fameux:
«Léon, je te défends de brosser ton chapeau!»
Et je dis que la comparaison, pour séduisante qu’elle paraisse, n’est
pas équitable. Il eût été mieux de le justifier en citant celui-ci:
«Je vis de bonne soupe et non de beau langage,»
mais c’eût été moins drôle.
Pourquoi Lebonnard s’écrie-t-il: «Je veux du bœuf saignant et des œufs
à la coque?...»--Parce qu’on lui conteste, à lui, qui fut toujours
timide et craintif, le droit de donner à sa chère fille convalescente,
une nourriture salutaire. Alors, il s’emporte et jette ce cri de
revendication domestique, au premier acte,--comme il jettera, au
troisième acte, le cri de sa révolte définitive: «bâtard!».
Il s’agit donc là d’un _trait de caractère_ et d’un trait de _tendresse
paternelle_. A mes yeux, le sentiment intérieur du bonhomme et le
mouvement de sa colère, qui sont nobles, relèvent la trivialité de
l’expression. Et le public ne s’y trompe pas.
Un principe qui me paraît essentiel à établir, c’est ce que
j’appellerai la _divisibilité_ des éléments qui constituent le sujet
poétique, c’est-à-dire des éléments qui donnent à l’auteur le droit et
même lui imposent le devoir de traiter un sujet en vers.
En d’autres termes, ce qui fait qu’un sujet est essentiellement
poétique, c’est un ensemble de conditions qui doivent se trouver toutes
réunies dans le drame lyrique ou dans l’œuvre tragique, mais qui ne
sont pas inséparables les unes des autres. Il suffira à la comédie
ou au drame d’en garder quelques-unes pour que le poète ait le droit
d’écrire en vers sa comédie ou son drame.
La qualité poétique permanente du sujet, c’est-à-dire sensible dans
chaque vers, paraît à d’aucuns la condition essentielle. Je le nie. Il
suffit que le sentiment ou l’idée poétique apparaisse çà et là, assez
souvent pour se dégager de l’ensemble.
Certains personnages, par leur nature même, sont à la fois et
_poétiques_ et prosaïques. Telle se présentait à moi la figure du _père
Lebonnard_; si bien que, dans une comédie en prose, il détonnerait
parfois, semblerait déclamatoire, en exprimant des idées et des
sentiments au-dessus de sa condition et au-dessus de la prose; et
de même, ou par contre, dans la comédie en vers, il exprime le plus
souvent des idées et des sentiments moyens, qui ne semblent pas dignes
du «langage des dieux».
Il fallait donc choisir. Ou ennoblir les allures extérieures d’un
personnage qui porte en lui la lumière d’une grande âme; ou refuser à
l’expression de sa haute personnalité morale, dans les moments où elle
éclate, le secours et l’honneur que lui apportent la rime et le rythme.
J’ai balancé longtemps. J’ai fini par me décider pour le langage rythmé.
Remarquez bien que je n’aurais pas eu à m’interroger sur le choix des
moyens d’expression si nous admettions en France qu’une pièce fût
composée alternativement de scènes en vers et de scènes en prose, comme
les drames de Shakespeare.
Chez nous, où l’on n’y est pas habitué, ce mélange de prose et de vers
ne pourrait que faire ressortir davantage le désaccord entre les deux
tons du personnage. Dans les nombreux passages où le vers n’exprime
que l’action courante,--du moins les _éléments_ purement prosodiques
et pour ainsi dire mécaniques du vers nous servent-ils de transition
heureuse pour arriver aux passages de pensée plus haute. Et cette
transition, semble-t-il, aide l’esprit aussi bien que l’oreille. Donc,
théoriquement du moins, l’œuvre y gagne en beauté.
Pourquoi résister à cet argument?
On répondra sans doute: «Parce que l’art des vers est réservé au grand
drame lyrique ou à la grande tragédie.»
Pourquoi «réservé?» Faut-il abolir la chanson, parce que chanter est
un empiétement sur les imposants privilèges de l’Académie royale de
musique? Il y a là, au fond, un retour singulier de l’esprit critique
vers l’adoration puérile du «style noble». Rien n’est plus étrange à
notre époque de liberté. Nous déshonorons le vers sur les planches,
dit-on, en l’inclinant au naturel et au moderne. Pourquoi ne pas dire
que nous honorons le moderne et le naturel, en les mettant en vers,
lorsque la qualité d’âme des personnages en veston ou en habit noir le
permet et même le commande?
Rassurons-nous. Les musiciens viennent de conquérir des privilèges
qu’on voudrait ne plus accorder aux poètes et, tandis qu’on nous impose
sur la scène le pourpoint ou la toge, on les autorise à y faire chanter
la redingote, le veston et même la blouse. O profanation!
Il me paraît opportun de citer en terminant quelques vers de Molière
que nous savons tous par cœur et dont cependant on oublie, semble-t-il,
la portée littéraire:
Ce style figuré dont on fait vanité
Sort du bon caractère et de _la vérité_...
La rime n’est pas riche et le style en est vieux,
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure
Et que la passion parle là toute pure?
Il n’y a pas à s’y tromper, le Maître lui-même parle ici par la bouche
d’Alceste, puisque toute son œuvre est conforme au goût littéraire de
l’homme aux rubans verts. Ce vers entraînant:
_Et que la passion parle là toute pure!_
contient la leçon du génie. Le grand ancêtre affirme ici que le
mouvement de la passion, au théâtre, prime tout et qu’il ennoblit le
style un peu vieux et la rime pauvre. Au théâtre, (Shakespeare est de
cet avis) le mot trivial ne l’est plus, dès qu’il sert les caractères
et exprime la passion. Il est même alors le mot nécessaire.
Il est vraiment singulier, je le répète et j’y insiste avec énergie,
que ce soit précisément à notre époque de réalisme que l’on conteste à
l’écrivain dramatique le droit d’être simple et vrai en vers, d’être
trivial au besoin, quand la trivialité est nécessaire au drame. Je
crois bien qu’en lui interdisant de servir le naturel avec les moyens
de son art, le rythme et la rime, ou voudrait le condamner à la mort
sans phrases, c’est-à-dire abolir le drame en vers.
En effet, s’il s’y montrait exclusivement poétique et lyrique, comme
on le lui conseille avec malice, on se hâterait de le déclarer en
contradiction formelle avec le sens commun, avec l’esprit sceptique et
positif du siècle.
La détente du rythme lance, comme celle d’un arc, le mot de situation;
quant à la rime, tantôt elle le fait espérer, tantôt elle le rappelle.
Il y a là une force, pour ainsi dire mécanique, qui accroît l’élan
du verbe; et, en vérité, tant que la noble forme du vers n’est pas
déshonorée par des inanités ou des trivialités inutiles à la portée
finale d’un ouvrage dramatique, on ne voit pas pourquoi à seule fin de
complaire aux modernes ennemis des poètes, on se priverait des forces
indéfinies mais réelles de la parole scandée.
L’acteur admirable qui s’appelle Silvain comprend profondément toutes
ces considérations, lui qui, avant que je les lui eusse présentées,
me disait: «En prose, je n’aurais pas consenti à jouer le _Père
Lebonnard_. Tous les effets s’y trouveraient diminués.»
Cette énergique déclaration du grand comédien suffit à établir--du
moins à mes yeux,--la valeur de ma théorie sur le théâtre moderne en
vers.
En vérité, les genres ne sont pas abolis et la lyre a plus d’une corde.
Il y a de belles odes qui s’envolent à cheval sur Pégase; il y de
bonnes chansons qui vont à pied.
ANTOINE
NOVELLI
SILVAIN
dans _le Père Lebonnard_
«Le _Père Lebonnard_, de Jean Aicard, est une pièce aujourd’hui
célèbre.» Elle fut représentée en 1889, au _Théâtre Libre_, avec la
distribution suivante:
Lebonnard MM. ANTOINE.
Robert Lebonnard G. GRAND.
Le marquis d’Estrey PHILIPPON.
Le docteur André BARRY.
Un domestique DORVAL.
Mme Lebonnard Mmes BARRY.
Jeanne Lebonnard AUBRY.
Blanche d’Estrey MARG. ACHARD.
Marthe LOUISE FRANCE.
Après cette représentation demeurée unique (le Théâtre Libre ne jouait
chaque pièce qu’une seule fois), l’auteur écrivit à M. Antoine la
lettre suivante:
«Mon cher Antoine,
«Vous avez été, dans Lebonnard, admirable de simplicité, de force et de
naturel.
«Tous les interprètes, sans exception, je le vois bien, ont aimé et
senti mon drame.
«Ce que j’ai cherché dans _Le Père Lebonnard_, c’est la vie toute
simple, l’expression toute franche et comme parlée,--quoique en vers.
Et vous m’avez donné l’impression même de la vérité sous ces deux
conventions: le vers et le théâtre...»
Traduite en italien[2] et jouée par l’illustre acteur Ermete Novelli,
dans tous les pays du monde, elle a dépassé aujourd’hui la trois
centième.
[2] Le _Père Lebonnard_ à été traduit, depuis un an, en
allemand, en hongrois et en russe.
Novelli vint la jouer à Paris en 1898.
«C’est ma pièce préférée (dit Novelli), celle qu’on me redemande
toujours et partout, celle où je trouve mon triomphe chaque fois
certain... Vous verrez, je viendrai dans un mois la jouer en France.
Ah! elle a bien gagné son droit de cité dans votre pays, allez!
Savez-vous qu’elle a fait le tour du monde avec moi? Avec _Lebonnard_,
j’ai fait pleurer jusqu’à des sauvages, au Brésil!» (_Revue du Palais_,
1er juin 1898.)
En 1901, elle fut représentée à Toulon par Ermete Novelli, lors de la
visite de l’escadre italienne.
Voici en quels termes M. Jean Aicard s’exprimait publiquement, à cette
occasion, sur le compte de son illustre interprète:
«J’éprouve en effet un sentiment infini de reconnaissance pour ce
comédien extraordinaire qui, dans l’esprit de tous ses admirateurs
italiens, est littéralement inséparable du personnage de Lebonnard.
Il a fait de ce rôle sa chose, sa mascotte, comme il dit. Jamais le
mot «création» ne fut employé plus justement qu’ici, pour désigner ce
mystérieux travail d’art, de pensée, d’observation, d’assimilation et
d’expressivité, si je puis dire, qui amène l’acteur et le personnage à
ne faire ensemble qu’un seul être.
«Novelli en a conscience lorsqu’il répète: «Ce rôle est fait pour mon
cœur, pour ma peau, pour mon sang, pour mes nerfs.»
«Dans un voyage que j’ai fait en Italie, il y a deux ans, dès que mon
nom était prononcé, dans un hôtel par exemple,--j’entendais aussitôt
chuchoter autour de moi deux noms: «_Novelli_, _Lebonnard_». Et mes
hôtes inconnus devenaient affables comme de vieux amis retrouvés.
«Pour un auteur qui a écrit je ne sais plus où: «l’art est surtout
le moyen divin d’attirer à l’artiste des sympathies,» on conviendra
que nulle joie ne peut être supérieure à celle que m’a fait éprouver
ce grand Novelli en me donnant, dans son pays, tant de sympathies
inattendues, et qui restent inoubliables.
«La carrière de _Lebonnard_ est loin d’être achevée. Tant qu’il y aura
un Novelli, il y aura un Lebonnard bien vivant. Grâce à Novelli, ce
vieux Lebonnard est pour moi comme un vrai fils qui ne cesse de «me
donner toutes les satisfactions.» Grâce à Novelli, on n’effacera pas
le nom de _Lebonnard_ de l’histoire anecdotique du théâtre à travers
le monde. Ils vivront ensemble positivement et idéalement, bien après
moi. J’ai la modestie de me dire que, sans Novelli, ma pièce n’eût pas
eu cette heureuse fortune,--mais j’ai la fierté de me dire qu’elle a
pu inspirer un Novelli, homme et artiste de chair et d’âme, concepteur
de réalité et d’idéal. Et grâce à lui, j’en suis certain, j’aurai la
joie finale de revoir cette œuvre qui n’a d’autre prétention que d’être
humaine et touchante,--j’aurai, dis-je, la joie de la revoir jouée en
France, en français.
«En attendant, je remercie, de toute mon âme, l’artiste qui l’apporte
en italien, dans ma chère ville natale.» (_Les Coulisses._--Toulon.)
Le triomphe de Novelli à Toulon[3] fut ce qu’il est partout
dans le rôle du _Père Lebonnard_, ce qu’il fut lorsque Novelli
inaugura le théâtre Biondo, à Palerme, en s’y montrant dans
sa création préférée:
[3] Le _Père Lebonnard_ avait été joué déjà à Toulon, en
1889, par M. Raimon et une troupe de tournée dans laquelle
se trouvaient Mmes Louise France et Eug. Nau.
«Tutta la vita del Novelli è un seguito di trionfi, decretati
da tutti i teatri, nei quali l’arte proteiforme del grande
artista, s’impone all’ ammirazione.
«Chi non sa gli entusiasmi del _Papà Lebonnard_? Chi non
ha visto il Novelli nel terzo atto del dramma di Jean Aicard,
quando, nel prorompere di un’ ira lungamente repressa, svela
al figlio della colpa il nessun diritto che ha egli di portare il
suo nome, non ha assistito alla manifestazione più tragicamente
umana di un’ esistenza.
«Non è più l’attore: è l’uomo. Trasformandosi nei lineamenti
del viso, nella voce, il Novelli entra nell’ anima del
personnaggio: vive, palpita, soffre con esso, e l’illusione è
cosi perfetta agli occhi del pubblico, che questi si sente preso
come da una morsa di ferro, e si abbandona all’ entusiasmo.»
Ainsi s’exprime M. Franco Liberati, directeur d’_Il Signor Pubblico_,
de Rome.
[Illustration: ERMETE NOVELLI.]
Voici une des dernières distributions de _Papà Lebonnard_, avec
Novelli,--celle de la représentation d’inauguration du théâtre Biondo,
à Palerme:
TEATRO BIONDO
Giovedi 15 ottobre 1903 alle ore 9 1/4 precise
GRANDE INAUGURAZIONE
_Prima Recita straordinaria della Compagnia Drammatica Italiana_
DELLA QUALE È PROPRIETARIO E DIRETTORE
ERMETE NOVELLI
CON
PAPÀ LEBONNARD
Commedia in 4 atti di G. AICARD
_PERSONAGGI_
Papà Lebonnard: ERMETE NOVELLI
Sofia, moglie di Lebonnard O. GIANNINI.
Roberto, loro figlio E. SABBATINI.
Giovanna, sua sorella G. CHIANTONI.
Il dottore Andrea L. FERRATI.
Il marchese P. CANTINELLI.
Bianca, sua figlia E. PORRO-GUASTI.
Martino R. TUROLO.
Un servo G. FOSSI.
_In una piccola città della Francia--Epoca presente_
[Illustration: ERMETE NOVELLI
DANS LE RÔLE DU PÈRE LEBONNARD.]
Revenons à la représentation italienne du _Père Lebonnard_ à Toulon.
Elle eut lieu le 7 avril 1901.
Les Toulonnais firent frapper une médaille qui fut offerte au grand
comédien de l’Italie; elle portait cette inscription:
A ERMETE NOVELLI
A L’ARTISTE INCOMPARABLE
QUI A FAIT ACCLAMER
DANS LE MONDE ENTIER
LE PÈRE LEBONNARD
DE NOTRE CONCITOYEN
JEAN AICARD
A cette occasion, M. Jules Claretie, administrateur général de la
Comédie-Française, adressa la lettre suivante à M. Baylon, président
du Comité Aicard-Novelli à Toulon[4]:
[4] Comité _Aicard-Novelli_. Président: M. Baylon,
professeur de sciences naturelles au lycée; secrétaire:
M. François Armagnin.
«Monsieur le Président,
«Voulez-vous présenter au fondateur de la Maison de Goldoni le salut
affectueux de la Maison de Molière? Puisque les représentations de
l’admirable comédien coïncident avec les fêtes franco-italiennes, il
est de toute justice que la Comédie-Française remercie Ermete Novelli
d’apporter sa participation cordiale à l’œuvre de rapprochement entre
deux peuples de même race.
«Et quel plus sûr rapprochement que celui de l’Art! les cœurs battent
à l’unisson, les larmes coulent devant l’artiste qui transporte une
salle, comme autrefois le sang fraternel a coulé sur les champs de
bataille. Le théâtre réveille tous les nobles souvenirs, les éternels
souvenirs de l’Histoire, et dissipe--pour un soir--pour toujours
peut-être--les nuages et les malentendus de la politique.
«Grâces en soient rendues à M. Novelli, et dites-lui bien, monsieur
le président, que de loin nous applaudissons à son triomphe et à ce
libre-échange de la poésie et de l’art!
«Votre profondément et sincèrement dévoué,
«Jules CLARETIE.»
Les Toulonnais se promirent alors d’entendre en français et en
vers le _Père Lebonnard_, qu’ils venaient d’applaudir en prose
dans la traduction italienne. Et Silvain, l’éminent sociétaire de
la Comédie-Française, fut invité par eux à donner à Toulon une
représentation de la pièce de Jean Aicard. Cette représentation eut
lieu le 3 avril 1903.
Mais avant de partir pour Toulon, M. Silvain donna, en présence de
deux cents spectateurs parisiens, une répétition générale du _Père
Lebonnard_, à Asnières, où il habite. La pièce était ainsi distribuée:
Lebonnard MM. SILVAIN.
Robert JOUBÉ.
Le docteur MAXUDIAN.
Le marquis CASTELLI.
Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN.
Jeanne LITTY-BOSSA.
Blanche BERTHE BELVAL.
Marthe BARTHE.
Le succès de Silvain fut complet. Ce succès se répéta à Toulon, puis à
Marseille et à Tunis, en avril et mai 1903; il fut le même à Gand et à
Anvers, en mars et avril 1904.
[Illustration: SILVAIN
DANS LE PÈRE LEBONNARD.]
Voici la distribution de la pièce aux représentations de Gand et
d’Anvers:
_A Gand_:
Lebonnard MM. SILVAIN.
Robert LAUMONIER.
Le docteur COIZEAU.
Le marquis MAXUDIAN.
Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN.
Jeanne GÉNIAT.
Blanche BERTHE BELVAL.
Marthe PERSOONS.
_A Anvers_:
Lebonnard MM. SILVAIN.
Robert LUCIEN DESPLANQUES.
Le docteur GORDE.
Le marquis CASTELLI.
Mme Lebonnard Mmes LOUISE SILVAIN.
Jeanne BELLANGER.
Blanche ROBIERE.
Marthe DELIA.
Il est intéressant de noter ici que Novelli n’eût pas joué le _Père
Lebonnard_ en vers, tandis que Silvain se fût refusé à le jouer en
prose. Voilà qui nous est garant de l’originalité de Silvain après
Novelli dans le rôle de Lebonnard.
Et voici un sonnet dans lequel l’artiste français a exprimé son
admiration au grand acteur italien:
A ERMETE NOVELLI
La joie où la douleur se mêle,
Tout le cri de l’Humanité
Dans le Drame est répercuté,
Puisqu’il rit et pleure comme Elle.
Masque de vérité jumelle,
Fait de tristesse et de gaîté,
Seul, Frédérick, qui t’a porté,
Alterna la double semelle;
Chaussa cothurne et brodequin,
Accoupla Lekain et Pasquin,
Évoqua toute l’âme humaine...
Novelli, tu suis son chemin,
Entre Thalie et Melpomène
Qui te conduisent par la main!
SILVAIN,
Sociétaire de la Comédie-Française.
Au moment où la pièce rentre à la Comédie-Française, l’auteur exprime
de nouveau toute sa reconnaissance à ses grands interprètes, différents
et égaux: Antoine, Novelli, Silvain.
Il lui sera permis également d’exprimer bien haut sa gratitude à M.
Leloir, admirable artiste, qui a bien voulu assumer la tâche de mettre
en scène le _Père Lebonnard_ à la Comédie-Française et qui s’en est
acquitté, en quelques jours, à miracle, servi par un véritable génie
dramatique.
C’est sur le nom de M. Jules Claretie que doit se fermer ce cahier de
notes. Lorsque, avec un bon, un généreux sourire, cinq jours avant la
première répétition du _Père Lebonnard_, l’Administrateur général de
la Comédie-Française m’a annoncé sa résolution de rouvrir à mon œuvre
exilée les portes du Théâtre-Français, j’ai certainement éprouvé une
des émotions les plus profondément douces de ma vie littéraire...
Et cela ne s’oublie pas.
J. A.
_Paris, 15 juillet 1904._
[Illustration: MÉDAILLE
offerte à M. SILVAIN par le Comité toulonnais.
PORTRAIT DE SILVAIN SILVAIN DANS LE PÈRE LEBONNARD
Médaille exécutée par le sculpteur LOUIS MAURERT.]
DEUX SONNETS
A JEAN AICARD
J’aime ton Lebonnard comme je t’aime, Jean;
Simple et douce, son âme est fille de la tienne;
C’est un libre penseur plein de vertu chrétienne;
Victime, à ses bourreaux il sourit, indulgent.
Jadis la gent critique, ayant cru--sotte gent!--
Le bonhomme défunt, lui chanta son antienne;
Mais qu’importe, pourvu qu’il vive et qu’il obtienne
Le suffrage du peuple... et même son argent!
Car plus il semble faible et plus sa force augmente:
Lui qui courba le dos, quinze ans, sous la tourmente,
Rien qu’en se redressant, un jour a tout dompté.
Étant l’amour, il a vaincu toutes les haines.
Et dans la nuit du mal rayonne sa Bonté
Comme un phare debout sur les vagues humaines!
SILVAIN.
A SILVAIN
Je n’ai, certe, imité ni _Cromwell_ ni _Mérope_,
Mais mon humble héros, penseur libre et chrétien,
De naturel timide et de cœur plébéïen,
Voit assez juste et voit de loin--quoique myope.
Il ignore, c’est vrai, l’hyperbole et le trope,
Mais il a de l’esprit--un peu, si peu que rien;
Il parle en roturier mais en homme de bien,
Sur le ton franc de la chanson du Misanthrope.
Tu nous l’as révélé, Silvain, ce Lebonnard;
Tes yeux, sous sa besicle, ont vu son beau regard;
Et toi qui fais les vers comme tu sais les dire,
Tu prouves que, sous un habit qui prête à rire,
Il est, par son grand cœur, digne de ton grand art,
Et qu’en lui l’idéal chante comme une lyre.
JEAN AICARD.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
DÉDICACE À ALPHONSE KARR IX
Distribution des rôles du _Père Lebonnard_ à la
Comédie-Française XI
LE PÈRE LEBONNARD
Premier acte 1
Deuxième acte 81
Troisième acte 151
Quatrième acte 213
Portraits des personnages 261
Le vers dans les pièces modernes 269
Antoine--Novelli--Silvain 279
Deux sonnets 299
TABLE DES FIGURES
Pages.
SILVAIN, dans le Père Lebonnard VI
Mlle GÉNIAT, de la Comédie-Française (Jeanne Lebonnard) 3
M. JOUBÉ (Robert). Répétitions d’Asnières.
(Acte II, scène I) 93
Mme et M. SILVAIN, de la Comédie-Française
(Acte II, sc. VII) 127
M. JOUBÉ (Robert). Répétitions d’Asnières. M. SILVAIN.
(Acte II, scène X) 139
M. JOUBÉ (Robert). Représentations d’Asnières. M. SILVAIN.
(Acte II, scène X) 143
M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XI) 197
M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XI) 201
M. et Mme SILVAIN (Acte III, scène XII) 211
Répétitions d’Asnières (Acte IV, scène XII) 253
SILVAIN (Acte IV, scène XII) 259
ERMETE NOVELLI 285
ERMETE NOVELLI, dans le rôle du Père Lebonnard 292
SILVAIN, dans le rôle du Père Lebonnard 293
Médaille offerte à M. SILVAIN par le Comité toulonnais 297
6994-2-18--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75459 ***
Excerpt
L’orthographe d’origine a été respectée, mais quelques erreurs
clairement introduites par le typographe ou à l’impression ont
été corrigées.
_Collection in-18 jésus à =3= fr. =50= le volume._
=Le Pavé d’Amour= 1 vol.
=Roi de Camargue= 1 vol.
=L’Été à l’Ombre= 1 vol.
=L’Ame d’un enfant=...
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— End of Le Père Lebonnard —
Book Information
- Title
- Le Père Lebonnard
- Author(s)
- Aicard, Jean
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- February 24, 2025
- Word Count
- 29,455 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Rights
- Public domain in the USA.
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