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Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti

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Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le livre de la pitiť et de la mort Author: Pierre Loti Release Date: July 23, 2011 [EBook #36814] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT *** Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont ťtť corrigťes. Quelques mots ont ťtť modifiťs. La liste des modifications se trouve ŗ la fin du texte. LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT CALMANN L…VY, …DITEUR DU M ME AUTEUR Format grand in-18 AU MAROC 1 vol. AZIYAD… 1 -- FLEURS D'ENNUI 1 -- JAPONERIES D'AUTOMNE 1 -- LE MARIAGE DE LOTI 1 -- MON FR»RE YVES 1 -- P CHEUR D'ISLANDE 1 -- PROPOS D'EXIL 1 -- LE ROMAN D'UN ENFANT 1 -- LE ROMAN D'UN SPAHI 1 -- Format in-8į cavalier MADAME CHRYSANTH»ME, imprimť sur magnifique vťlin et illustrť d'un grand nombre d'aquarelles et de vignettes par ROSSI et MYRBACH 1 vol. Droits de reproduction et de traduction rťservťs pour tous les pays, y compris la SuŤde et la NorvŤge. IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERG»RE, 20, PARIS.--13698-7-91. LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT PAR PIERRE LOTI de l'Acadťmie franÁaise DOUZI»ME …DITION [Logo de l'ťditeur] PARIS CALMANN L…VY, …DITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL L…VY FR»RES 3, RUE AUBER, 3 1891 A MA M»RE BIEN AIM…E, Je dťdie ce livre, Sans crainte, parce que la foi chrťtienne lui permet de lire avec sťrťnitť les plus sombres choses. AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR ęAh! insensť qui crois que tu n'es pas moi.Ľ V. Hugo. (_Les Contemplations._) Ce livre est encore plus moi que tous ceux que j'ai ťcrits jusqu'ŗ ce jour. Il renferme mÍme un long chapitre (le neuviŤme, pages 221 ŗ 286) que je n'ai consenti ŗ livrer ŗ aucune revue, de peur qu'il ne tomb‚t sous les yeux de gens quelconques, sans que j'aie pu les avertir. D'abord, je voulais ne pas publier ce passage. Mais j'ai songť ŗ mes amis inconnus: un seul mouvement de leur sympathie lointaine, je regretterais trop de m'en priver... Et puis j'ai toujours cette impression que, dans l'espace et dans la durťe, je recule les limites de mon ‚me en la mÍlant un peu aux leurs; quelques instants de plus, aprŤs que j'aurai passť, la mťmoire de ces frŤres gardera peut-Ítre vivantes de chŤres images que j'y aurai gravťes. Ce besoin de lutter contre la mort est d'ailleurs--aprŤs le dťsir de faire quelque bien si l'on s'en croit capable--la seule raison immatťrielle que l'on ait d'ťcrire. Parmi ceux qui font profession d'_ťtudier_ les oeuvres de leur prochain, il en est bon nombre avec lesquels je n'ai rien de commun, ni les idťes ni le langage. Moins que jamais je me sens capable d'irritation contre eux, tant j'ai appris ŗ tenir compte, avant de juger les autres hommes, des diffťrences naturelles ou acquises. Mais cette fois est la premiŤre oý leur gouaillerie aurait quelque chance de m'Ítre pťnible, si elle parvenait jusqu'ŗ moi, parce qu'elle pourra porter sur des choses et des Ítres qui me sont sacrťs; je leur donne vraiment la partie belle en publiant ce livre. Aussi vais-je essayer de leur dire ici: faites-moi donc la gr‚ce de ne pas le lire, il ne contient rien qui soit pour vous,--et il vous ennuiera tant, si vous saviez!... PIERRE LOTI. R VE Je voudrais connaÓtre une langue ŗ part, dans laquelle pourraient s'ťcrire les visions de mes sommeils. Quand j'essaie avec les mots ordinaires, je n'arrive qu'ŗ construire une sorte de rťcit gauche et lourd, ŗ travers lequel ceux qui me lisent ne doivent assurťment rien voir; moi seul, je puis distinguer encore, derriŤre l'_ŗ peu prŤs_ de ces mots accumulťs, l'insondable abÓme. Il paraÓt que les rÍves, mÍme ceux qui nous semblent les plus longs, n'ont qu'une durťe ŗ peine apprťciable, rien que ces instants toujours trŤs fugitifs oý l'esprit flotte entre la veille et le sommeil; mais nous sommes trompťs par l'excessive rapiditť avec laquelle leurs mirages se succŤdent et changent; ayant vu passer tant de choses, nous disons: j'ai rÍvť toute une nuit, quand ŗ peine avons-nous rÍvť pendant une minute. * * * La vision dont je vais parler n'a peut-Ítre pas eu, comme durťe rťelle, plus de quelques secondes, car elle m'a paru ŗ moi-mÍme fort courte. La premiŤre image s'est ťclairťe en deux ou trois fois, par saccades lťgŤres, comme si, derriŤre un transparent, on remontait par petites secousses la flamme d'une lampe. D'abord une lueur indťcise, de forme allongťe,--attirant l'attention de mon esprit au sortir du plein sommeil, de la nuit et du non-Ítre. Puis la lueur devient une traÓnťe de soleil, entrant par une fenÍtre ouverte et s'ťtalant sur un plancher. En mÍme temps, mon attention, plus excitťe, s'inquiŤte tout ŗ coup; vague ressouvenir de je ne sais quoi, pressentiment rapide comme l'ťclair de quelque chose qui va me remuer jusqu'au fond de l'‚me. Cela se prťcise: c'est le rayon d'un soleil du soir, venant d'un jardin sur lequel cette fenÍtre donne;--jardin exotique oý, sans les avoir vus, je sais ŗ prťsent qu'il y a des manguiers. Dans cette traÓnťe lumineuse sur le plancher, l'ombre d'une plante, qui est dehors, se dťcoupe et tremble doucement,--l'ombre d'un bananier... Et maintenant les parties relativement obscures s'ťclairent;--dans la pťnombre, les objets se dessinent,--et je vois tout, avec un inexprimable frisson! Rien que de trŤs simple pourtant; un petit appartement dans quelque maison coloniale, aux murs de bois, aux chaises de paille. Sur une console, une pendule du temps de Louis XV, dont le balancier tinte imperceptiblement. Mais j'ai dťjŗ vu tout cela et j'ai conscience de l'impossibilitť oý je suis de me rappeler oý, et je m'agite avec angoisse derriŤre cette sorte de voile tťnťbreux qui est tendu ŗ un point donnť dans ma mťmoire, arrÍtant les regards que je voudrais plonger au delŗ, dans je ne sais quel recul plus profond. ... C'est bien le soir, c'est bien la lueur dorťe d'un soleil qui va s'ťteindre,--et les aiguilles de la pendule Louis XV marquent six heures... Six heures de quel jour ŗ jamais perdu dans le gouffre ťternel? de quel jour, de quelle annťe lointaine et disparue? Ces chaises ont aussi un air ancien. Dans l'une d'elles est posť un large chapeau de femme, en paille blanche, d'une forme dťmodťe depuis plus de cent ans. Mes yeux s'y arrÍtent et alors l'indicible frisson me secoue plus fort... La lumiŤre baisse, baisse; maintenant, c'est ŗ peine l'ťclairage trouble des rÍves ordinaires... Je ne comprends pas, je ne sais pas,--mais, malgrť tout, je sens que j'ai ťtť au courant des choses de cette maison et de la vie qui s'y mŤne,--cette vie plus mťlancolique et plus exilťe des colonies d'autrefois, alors que les distances ťtaient plus grandes et les mers plus inconnues. Et tandis que je regarde ce chapeau de femme, qui s'efface peu ŗ peu, comme tout ce qui est lŗ, dans des gris crťpusculaires, cette rťflexion me vient, faite en ma tÍte par un autre que par moi-mÍme: ęAlors, c'est qu'_elle_ est rentrťe.Ľ --En effet, ELLE apparaÓt. _Elle_, derriŤre moi sans que je l'aie entendue venir; _elle_, restant dans la partie obscure, dans le fond de l'appartement oý ce reflet de soleil n'arrive pas; _elle_, trŤs vague comme une esquisse tracťe en couleurs mortes sur de l'ombre grise. _Elle_, trŤs jeune, crťole, nu-tÍte avec des boucles noires disposťes autour du front d'une maniŤre surannťe; de beaux yeux limpides, ayant l'air de vouloir me parler, avec un mťlange d'effarement triste et d'enfantine candeur; peut-Ítre pas absolument belle, mais possťdant le suprÍme charme... Et puis surtout c'ťtait ELLE! _Elle_, un mot qui par lui-mÍme est d'une douceur exquise ŗ prononcer; un mot qui, pris dans le sens oý je l'entends, rťsume en lui toute la raison qu'on a de vivre, exprime presque l'ineffable et l'infini. Dire que je la reconnaissais serait une expression bien banale et bien faible; il y avait beaucoup plus, tout mon Ítre s'ťlanÁait vers elle, avec une force profonde et comme enchaÓnťe, pour la ressaisir; et ce mouvement avait je ne sais quoi de sourd, d'affreusement ťtouffť, comme l'effort impossible de quelqu'un qui chercherait ŗ reprendre son propre souffle et sa propre vie, aprŤs des annťes et des annťes passťes sous le couvercle d'un sťpulcre... * * * Habituellement une ťmotion trŤs forte ťprouvťe dans un rÍve en brise les fils impalpables, et c'est fini: on s'ťveille; la trame fragile, une fois rompue, flotte un instant, puis retombe, s'ťvanouit d'autant plus vite que l'esprit s'efforce davantage ŗ la retenir,--disparaÓt, comme une gaze dťchirťe dans le vide, qu'on voudrait poursuivre et que le vent emporte au fond des lointains inaccessibles. Mais non, cette fois, je ne m'ťveillai pas et le rÍve continua, en s'ťteignant; le rÍve se prolongea en traÓnťe mourante. Un instant, nous rest‚mes l'un devant l'autre, arrÍtťs, dans notre ťlan de souvenir, par je ne sais quelle sombre inertie; sans voix pour nous parler, et presque sans pensťe, croisant seulement nos regards de fantŰmes avec un ťtonnement et une dťlicieuse angoisse... Puis nos yeux aussi se voilŤrent, et nous devÓnmes des formes plus vagues encore, accomplissant des choses insignifiantes et involontaires. La lumiŤre baissait, baissait toujours; on n'y voyait presque plus. Elle sortit, et je la suivis dans une espŤce de salon aux murs blanchis, vaste, ŗ peine garni de meubles simples--comme d'ordinaire dans les habitations des planteurs. Une autre ombre de femme qui nous attendait lŗ, vÍtue d'une robe crťole,--une femme ‚gťe que je reconnus aussi tout de suite et qui lui ressemblait, sa mŤre sans doute,--se leva ŗ notre approche et nous sortÓmes tous les trois, sans nous Ítre concertťs, comme obťissant ŗ une habitude... Mon Dieu, que de mots et que de longues phrases pour expliquer lourdement tout cela qui se passait sans durťe et sans bruit, entre personnages diaphanes comme des reflets, se mouvant sans vie dans une obscuritť toujours croissante, plus dťcolorťe et plus trouble que celle de la nuit. Nous sortÓmes tous trois, au crťpuscule, dans une petite rue triste, triste, bordťe de maisonnettes coloniales basses sous de grands arbres; au bout, la mer, vaguement devinťe; une impression de dťpaysement, de lointain exil, quelque chose comme ce que l'on devait ťprouver au siŤcle passť dans les rues de la Martinique ou de la Rťunion, mais avec la grande lumiŤre en moins, tout cela vu dans cette pťnombre oý vivent les morts. De grands oiseaux tournoyaient dans le ciel lourd; malgrť cette obscuritť, on avait conscience de n'Ítre qu'ŗ cette heure encore claire qui vient aprŤs le soleil couchť. …videmment nous accomplissions lŗ un acte habituel; dans ces tťnŤbres toujours plus ťpaisses, qui n'ťtaient pas celles de la nuit, nous refaisions _notre promenade du soir_. Mais les impressions perÁues allaient s'ťteignant toujours; les deux femmes n'ťtaient plus visibles; il ne me restait d'elles que la notion de deux spectres lťgers et doux cheminant ŗ mes cŰtťs... Puis, plus rien; tout s'ťteignit ŗ jamais dans la nuit absolue du vrai sommeil. * * * Je dormis longtemps aprŤs ce rÍve,--une heure, deux heures, je ne sais; au rťveil, au retour des pensťes, dŤs qu'un premier souvenir m'en revint, j'ťprouvai cette sorte de commotion intťrieure qui fait faire un sursaut et ouvrir tout grands les yeux... Dans ma mťmoire, je retrouvai d'abord la vision ŗ son moment le plus intense, celui oý tout ŗ coup j'avais songť ŗ _elle_, en reconnaissant son grand chapeau jetť sur cette chaise, et oý, derriŤre moi, _elle_ avait paru... Puis lentement, peu ŗ peu, je me rappelai tout le reste: les dťtails si prťcis de cet appartement _dťjŗ connu_, cette femme plus ‚gťe entrevue dans l'ombre, cette promenade dans cette petite rue dťserte... Oý donc avais-je vu et aimť tout cela? Je cherchai rapidement dans mon passť avec une sorte d'inquiťtude, d'anxieuse tristesse, _me croyant sŻr de trouver_. Mais non, rien, nulle part; dans ma propre vie, rien de pareil... La tÍte humaine est remplie de souvenirs innombrables, entassťs pÍle-mÍle, comme des fils d'ťcheveaux brouillťs; il y en a des milliers et des milliers serrťs dans des recoins obscurs d'oý ils ne sortiront jamais; la main mystťrieuse qui les agite et les retourne va quelquefois prendre les plus tťnus et les plus insaisissables pour les amener un instant en lumiŤre, pendant ces calmes qui prťcŤdent ou suivent les sommeils. Celui que je viens de raconter ne reparaÓtra certainement jamais, et reparaÓtrait-il mÍme, une autre nuit, que je n'en apprendrais pas davantage au sujet de cette femme et de ce lieu d'exil, parce que, dans ma tÍte, il n'y a sans doute rien de plus qui les concerne; c'est le dernier fragment d'un fil brisť, qui doit finir lŗ oý s'est arrÍtť mon rÍve; le commencement et la suite n'existaient que dans d'autres cerveaux depuis longtemps retournťs ŗ la poussiŤre. Parmi mes ascendants, j'ai eu des marins dont la vie et les aventures ne me sont qu'imparfaitement connues; et il y a certainement, je ne sais oý, dans quelque petit cimetiŤre des colonies, de vieux ossements qui sont les restes de la jeune femme au grand chapeau de paille et aux boucles noires; le charme que ses yeux avaient exercť sur un de ces ancÍtres inconnus a ťtť assez puissant pour jeter un dernier reflet mystťrieux jusqu'ŗ moi; j'ai songť ŗ elle tout un jour... et avec une mťlancolie si ťtrange! CHAGRIN D'UN VIEUX FOR«AT C'est une bien petite histoire, qui m'a ťtť contťe par Yves,--un soir oý il ťtait allť en rade conduire, avec sa canonniŤre, une cargaison de condamnťs au grand transport en partance pour la Nouvelle-Calťdonie. Dans le nombre se trouvait un forÁat trŤs ‚gť (soixante-dix ans pour le moins), qui emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans une petite cage. Yves, pour passer le temps, ťtait entrť en conversation avec ce vieux, qui n'avait pas mauvaise figure, paraÓt-il,--mais qui ťtait accouplť par une chaÓne ŗ un jeune monsieur ignoble, gouailleur, portant lunettes de myope sur un mince nez blÍme. Vieux coureur de grands chemins, arrÍtť, en cinquiŤme ou sixiŤme rťcidive, pour vagabondage et vol, il disait: ęComment faire pour ne pas voler, quand on a commencť une fois,--et qu'on n'a pas de mťtier, rien,--et que les gens ne veulent plus de vous nulle part? Il faut bien manger, n'est-ce pas?--Pour ma derniŤre condamnation, c'ťtait un sac de pommes de terre que j'avais pris dans un champ, avec un fouet de roulier et un giraumont. Est-ce qu'on n'aurait pas pu me laisser mourir en France, je vous demande, au lieu de m'envoyer lŗ-bas, si vieux comme je suis?...Ľ Et, tout heureux de voir que quelqu'un consentait ŗ l'ťcouter avec compassion, il avait ensuite montrť ŗ Yves ce qu'il possťdait de prťcieux au monde: la petite cage et le moineau. Le moineau apprivoisť, connaissant sa voix, et qui pendant prŤs d'une annťe, en prison, avait vťcu perchť sur son ťpaule...--Ah! ce n'est pas sans peine qu'il avait obtenu la permission de l'emmener avec lui en Calťdonie!--Et puis aprŤs, il avait fallu lui faire une cage convenable pour le voyage; se procurer du bois, un peu de vieux fil de fer, et un peu de peinture verte pour peindre le tout et que ce fŻt joli. Ici, je me rappelle textuellement ces mots d'Yves: ęPauvre moineau! Il avait pour manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu'on donne dans les prisons. Et il avait l'air de se trouver content tout de mÍme; il sautillait comme n'importe quel autre oiseau.Ľ Quelques heures aprŤs, comme on accostait le transport et que les forÁats allaient s'y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avait oubliť ce vieux, repassa par hasard prŤs de lui. --Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d'une voix toute changťe, en lui tendant sa petite cage. Je vous la donne; Áa pourra peut-Ítre vous servir ŗ quelque chose, vous faire plaisir... --Non, certes! remercia Yves. Il faut l'emporter au contraire, vous savez bien. Ce sera votre petit _compagnon_ lŗ-bas... --Oh! reprit le vieux, _il_ n'est plus dedans... Vous ne saviez donc pas? _il_ n'y est plus... Et deux larmes d'indicible misŤre lui coulaient sur les joues. Pendant une bousculade de la traversťe, la porte s'ťtait ouverte, le moineau avait eu peur, s'ťtait envolť,--et tout de suite ťtait tombť ŗ la mer ŗ cause de son aile coupťe. Oh! le moment d'horrible douleur! Le voir se dťbattre et mourir, entraÓnť dans le sillage rapide, et ne pouvoir rien pour lui! D'abord, dans un premier mouvement bien naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s'adresser ŗ Yves lui-mÍme, le supplier... …lan arrÍtť aussitŰt par la rťflexion, par la conscience immťdiate de sa dťgradation personnelle: un vieux misťrable comme lui, qui est-ce qui aurait pitiť de son moineau, qui est-ce qui voudrait seulement ťcouter sa priŤre? Est-ce qu'il pouvait lui venir ŗ l'esprit qu'on retarderait le navire pour repÍcher un moineau qui se noie,--et un pauvre oiseau de forÁat, quel rÍve absurde!... Alors il s'ťtait tenu silencieux ŗ sa place, regardant s'ťloigner sur l'ťcume de la mer le petit corps gris qui se dťbattait toujours; il s'ťtait senti effroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes, des larmes de dťsespťrance solitaire et suprÍme lui brouillaient la vue,--tandis que le jeune monsieur ŗ lunettes, son collŤgue de chaÓne, riait de voir un vieux pleurer. Maintenant que l'oiseau n'y ťtait plus, il ne voulait pas garder cette cage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort; il la tendait toujours ŗ ce brave marin qui avait consenti ŗ ťcouter son histoire, dťsirant lui laisser ce legs avant de partir pour son long et dernier voyage. Et Yves, tristement, avait acceptť le cadeau, la maisonnette vide,--pour ne pas faire plus de peine ŗ ce vieil abandonnť en ayant l'air de dťdaigner cette chose qui lui avait coŻtť tant de travail. Je crois que je n'ai rien su rendre de tout ce que j'avais trouvť de poignant dans ce rťcit tel qu'il me fut fait. C'ťtait le soir, trŤs tard, et j'ťtais prŤs de m'en aller dormir. Moi qui dans la vie ai regardť sans trop m'ťmouvoir pas mal de douleurs ŗ grand fracas, de drames, de tueries, je m'aperÁus avec ťtonnement que cette dťtresse sťnile me fendait le coeur--et irait mÍme jusqu'ŗ troubler mon sommeil: --S'il y avait moyen, dis-je, de lui en envoyer un autre... --Oui, rťpondit Yves, j'avais bien pensť ŗ cela, moi aussi. Chez un oiseleur, lui acheter un bel oiseau, et le lui porter demain avec la pauvre cage, s'il en est encore temps avant le dťpart. Un peu difficile. Il n'y a du reste que vous-mÍme qui puissiez obtenir d'aller en rade demain matin et de monter ŗ bord du transport pour rechercher ce vieux dont je ne sais pas le nom. Seulement... on va trouver cela bien drŰle... --Oh! oui, en effet. Oh! pour ce qui est d'Ítre trouvť drŰle, il n'y a pas d'illusion ŗ se faire lŗ-dessus!... Et, un instant, tout au fond de moi-mÍme, je m'amusai de cette idťe, riant de ce bon rire intťrieur qui ŗ la surface paraÓt ŗ peine. Cependant je n'ai pas donnť suite au projet: le lendemain, ŗ mon rťveil, la premiŤre impression envolťe, il m'a semblť enfantin et ridicule. Ce chagrin-lŗ, ťvidemment, n'ťtait pas de ceux qu'un simple jouet console. Pauvre vieux forÁat, seul au monde, le plus bel oiseau du paradis n'eŻt pas remplacť pour lui l'humble moineau gris‚tre, ŗ aile coupťe, ťlevť au pain de prison, qui avait su rťveiller les tendresses infiniment douces et les larmes, au fond de son coeur endurci, ŗ moitiť mort... Rochefort, dťcembre 1889. UNE B TE GALEUSE Un vieux chat galeux, chassť sans doute de son logis par ses maÓtres, s'ťtait ťtabli dans la rue, sur le trottoir de notre maison oý un peu de soleil de novembre le rťchauffait encore. C'est l'usage de certaines gens ŗ pitiť ťgoÔste d'envoyer ainsi _perdre_ le plus loin possible les bÍtes qu'ils ne veulent ni soigner ni voir souffrir. Tout le jour il se tenait piteusement assis dans quelque embrasure de fenÍtre, l'air si malheureux et si humble! Objet de dťgoŻt pour ceux qui passaient, menacť par les enfants, par les chiens, en danger continuel, d'heure en heure plus malade, et vivant de je ne sais quels dťbris ramassťs ŗ grand'peine dans les ruisseaux, il traÓnait lŗ, seul, se prolongeant comme il pouvait, s'efforÁant de retarder la mort. Sa pauvre tÍte ťtait toute mangťe de gale, couverte de croŻtes, presque sans poils; mais ses yeux, restťs jolis, semblaient penser profondťment. Il devait certainement sentir, dans toute son amertume affreuse, cette souffrance, la derniŤre de toutes, de ne pouvoir plus faire sa toilette, de ne pouvoir plus lisser sa fourrure, se peigner comme font tous les chats avec tant de soin. Faire sa toilette! Je crois que, pour les bÍtes comme pour les hommes, c'est une des plus nťcessaires distractions de la vie. Les trŤs pauvres, les trŤs malades, les trŤs dťcrťpits qui, ŗ certaines heures, se parent un peu, essayent de s'arranger encore, n'ont pas tout perdu dans l'existence. Mais ne plus s'occuper de son aspect, parce qu'il n'y a vraiment plus rien ŗ y faire avant la pourriture finale, cela m'a toujours paru le dernier degrť de tout, la misŤre suprÍme. Oh! les vieux mendiants qui ont dťjŗ, avant la mort, de la terre et des immondices sur le visage, les Ítres rongťs par des lŤpres visibles qui ne peuvent plus Ítre lavťes, les bÍtes galeuses dont on n'a seulement plus pitiť! Il me faisait tant de peine ŗ regarder, ce chat ŗ l'abandon, qu'aprŤs lui avoir envoyť ŗ manger dans la rue, je finis un jour par m'approcher pour lui parler doucement. (Les bÍtes arrivent trŤs bien ŗ comprendre les bonnes paroles, et y trouvent consolation.) Par habitude d'Ítre pourchassť, il eut d'abord peur en me voyant arrÍtť devant lui; son premier regard fut mťfiant, chargť de reproche et de priŤre: ęEst-ce que tu vas encore me renvoyer, toi aussi, de ce dernier coin de soleil?Ľ Puis, comprenant vite que j'ťtais venu par sympathie, et ťtonnť de tant de bonheur, il m'adressa tout bas sa pauvre rťponse de chat: ęTrr! Trr! Trr!Ľ en se levant par politesse, en essayant mÍme de faire le gros dos, malgrť ses croŻtes, dans l'espoir que peut-Ítre j'irais jusqu'ŗ une caresse. Non, ma pitiť, ŗ moi qui seul au monde en ťprouvais encore pour lui, n'allait pas jusque-lŗ. Cette joie d'Ítre caressť, il ne la connaÓtrait sans doute jamais plus. Mais, en compensation, j'imaginai de lui donner la mort tout de suite, de ma main, et d'une faÁon presque douce. Une heure aprŤs, cela se passa dans l'ťcurie oý Sylvestre, mon domestique, qui d'abord ťtait allť acheter du chloroforme, l'avait attirť doucement, l'avait dťcidť ŗ se coucher sur du foin bien chaud au fond d'une manne d'osier qui allait devenir sa chambre mortuaire. Nos prťparatifs ne l'inquiťtaient point; nous avions roulť une carte de visite en forme de cŰne, comme nous avions vu faire ŗ des chirurgiens dans des ambulances; lui nous regardait, l'air confiant et heureux, pensant avoir enfin retrouvť un gÓte et des gens qui auraient compassion, de nouveaux maÓtres qui le recueilleraient. Cependant je m'ťtais baissť pour le caresser, malgrť l'effroi de son mal, ayant dťjŗ reÁu des mains de Sylvestre le cornet de carton tout imbibť de la chose mortelle. En le caressant toujours, j'essayais de le dťcider ŗ rester lŗ, bien tranquille, ŗ enfoncer peu ŗ peu son bout de nez dans ce carton endormeur; lui, un peu surpris d'abord, reniflant avec un vague effroi cette senteur inconnue, finit pourtant par se laisser aller, avec une soumission telle que j'hťsitai ŗ continuer mon oeuvre. L'anťantissement d'une bÍte pensante, tout autant que celui d'un homme, a de quoi nous confondre; quand on y songe, c'est toujours le mÍme rťvoltant mystŤre. Et la mort d'ailleurs porte en elle tant de majestť qu'elle est capable d'agrandir un instant, d'une faÁon inattendue, dťmesurťe, les plus infimes petites scŤnes, dŤs que son ombre est prŤs d'y apparaÓtre: ŗ ce moment, je me fis presque l'effet de quelque magicien noir s'arrogeant le droit d'apporter aux souffrants ce qu'il croit Ítre l'apaisement suprÍme, le droit d'ouvrir, ŗ ceux qui ne l'ont pas encore demandť, les portes de la grande nuit... Une fois il releva, pour me regarder fixement, sa pauvre tÍte bientŰt morte; nos yeux se croisŤrent; les siens interrogateurs, expressifs, avec une intensitť extrÍme, me demandant: ęQue me fais-tu? Toi ŗ qui je me suis confiť et que je connais si peu, que me fais-tu?Ľ Et j'hťsitai encore; mais son cou retomba; sa pauvre tÍte dťgoŻtante s'appuyait maintenant dans ma main que je ne retirai pas; une torpeur l'envahissait, malgrť lui, et j'espťrai qu'il ne me regarderait plus. Si pourtant, une derniŤre fois! les chats, comme disent les bonnes gens du peuple, ont l'‚me chevillťe au corps. Dans un dernier soubresaut de vie, il me fixa de nouveau, ŗ travers son demi-sommeil mortel; il semblait mÍme avoir maintenant tout ŗ fait compris: ęAlors c'ťtait pour me tuer, dťcidťment?... Et, tu vois, je me laisse faire... Il est trop tard... Je m'endors...Ľ En vťritť, j'avais peur de m'Ítre ťgarť; dans ce monde oý nous ne savons rien de rien, il ne nous est mÍme pas permis d'avoir pitiť d'une faÁon intelligente. Voici que son regard, infiniment triste, tout en se vitrifiant dans la mort, continuait de me poursuivre comme d'un reproche: ęPourquoi t'es-tu mÍlť de ma destinťe? Sans toi, j'aurais pu traÓner quelque temps de plus, avoir encore quelques petites pensťes pendant au moins une semaine. Il me restait assez de force pour sauter sur les appuis de tes fenÍtres, oý les chiens ne me tourmentaient pas trop, oý je n'avais pas trop froid; le matin surtout, quand le soleil y donnait, je passais lŗ quelques heures presque supportables, ŗ regarder autour de moi le mouvement de la vie, ŗ m'intťresser aux allťes et venues des autres chats, ŗ avoir encore conscience de quelque chose; tandis qu'ŗ prťsent je vais me dťcomposer ŗ jamais en je ne sais quoi d'autre qui ne se souviendra pas; ŗ prťsent _je ne serai plus_...Ľ J'aurais dŻ me rappeler, en effet, que les plus chťtifs aiment mieux se prolonger par tous les moyens, jusqu'aux limites les plus misťrables, prťfŤrent n'importe quoi ŗ l'ťpouvante de n'Ítre rien, de ne _plus Ítre_... Quand je revins dans la soirťe le voir, je le retrouvai raidi et froid dans la pose de sommeil oý je l'avais laissť. Alors, je commandai ŗ Sylvestre de fermer le petit panier mortuaire et de l'emporter loin de la ville pour le jeter dans les champs. PAYS SANS NOM Une vision qui m'est venue une nuit d'avril, pendant mon sommeil sous la tente, dans un campement chez les Beni-Hassem, au Maroc, ŗ environ trois journťes de marche de la sainte ville de Mťquinez: Le rideau du rÍve s'est levť brusquement sur un pays lointain,--mais lointain, lointain bien au delŗ des habituelles distances terrestres, tellement que, tout de suite, dŤs que le dťcor a commencť de s'ťclairer, mÍme avant d'avoir bien vu, en moi-mÍme j'ai eu la notion de cet ťloignement effroyable. C'ťtait une plaine pierreuse, nue, dťserte, oý il faisait terriblement chaud et lourd, sous un morne ciel crťpusculaire; mais elle n'avait rien de bien particulier dans son aspect,--comme, par exemple, certaines plaines du Centre-Afrique, qui semblent insignifiantes par elles-mÍmes, qui ont un air quelconque et qui pourtant sont d'un si difficile et dangereux accŤs. Si je n'avais pas _su_, j'aurais pu me croire n'importe oý; mais je savais d'avance, par une sorte d'intuition immťdiate, et alors cela m'oppressait d'Ítre lŗ; je me sentais en proie ŗ la peur des distances sans fin, ŗ l'angoisse des trop longs voyages dont on ne peut plus revenir. De loin en loin, sur cette plaine, poussaient des petits arbres rabougris, dont les branches noires se contournaient sur elles-mÍmes par des sťries de cassures rectangulaires, comme des bras de fauteuils chinois. Ils avaient chacun seulement trois ou quatre feuilles molles, d'un vert p‚le, qui pendaient comme ťnervťes de chaleur. J'avais conscience que, d'un moment ŗ l'autre, des surprises sinistres, des pťrils sans nom pouvaient surgir de tous les points de cet horizon trouble, embrouillť de nuťes stagnantes et d'obscuritť. Un de mes compagnons de route imaginaires--je devais en avoir au moins deux, dont je sentais la prťsence, mais qui ťtaient invisibles: des esprits, des voix,--un de mes compagnons de route me dit ŗ l'oreille: ęEh bien! puisque nous voilŗ ici, il va falloir se dťfier des _chiens crochus_.Ľ--ęAh! oui, par exemple,Ľ rťpondis-je d'un ton dťgagť, comme quelqu'un qui serait aussi trŤs au courant de ce genre de bÍtes et du danger de leur voisinage... …videmment j'ťtais dťjŗ venu lŗ; mais ces _chiens crochus_, leur image subitement rappelťe ŗ mon esprit, accentuant encore la notion de ce dťpaysement extrÍme, me faisaient davantage frťmir... Ils apparurent aussitŰt, ťvoquťs au seul prononcť de leur nom, gr‚ce ŗ l'ťtonnante facilitť avec laquelle les choses se passent dans les rÍves. Ils couraient trŤs vite ŗ travers la pťnombre de ce lourd crťpuscule, lancťs comme des flŤches, comme des boulets, on n'avait pas le temps de les voir venir: affreux chiens noirs, aux ongles de chats, en crochets, qui au passage griffaient cruellement d'un coup de patte rapide, puis se perdaient dans les lointains confus. Passaient aussi des petites femmes, presque naines, ricanantes, moqueuses, moitiť singes (dans la vie rťelle, j'en ai rencontrť ainsi deux, au milieu d'une solitude africaine dťvorťe de soleil, sous l'accablement d'un ciel noir, aux environs d'Obock), des petites femmes qui, sans doute, ťtaient _crochues_ comme les chiens, car, en me croisant, elles me griffaient de mÍme... Et leur souffle aussi ťtait _crochu_: quand elles me soufflaient au visage, Áa cinglait comme des pointes d'aiguilles... Mais les mots humains ne peuvent rendre les _dessous_ de cette vision, le mystŤre et la tristesse de cette plaine ainsi rťapparue, tout ce qui s'ťbauchait en moi d'inquiťtudes dťsolťes rien qu'ŗ contempler ces chťtifs arbustes aux longues feuilles p‚lies de chaleur... Quand je m'ťveillai, au petit jour timide qui commenÁait ŗ filtrer ŗ travers les toiles de ma tente, la notion me revint peu ŗ peu des choses rťelles, de l'Afrique, du Maroc, des Beni-Hassem, de notre petit campement isolť au milieu d'immenses p‚turages dťserts;--alors je reconquis tout de suite une douce impression de _chez moi_, de sťcuritť, d'inespťrť retour. Et, mon Dieu, bien des gens, que fera sourire ma terreur de ces petites _femmes crochues_, ŗ ma place se seraient prťoccupťs peut-Ítre des tribus peu sŻres d'alentour, des longues journťes d'ťtape ŗ faire en plein soleil, sans routes ŗ travers les montagnes et sans ponts sur les fleuves. Quant ŗ moi, ce territoire des Beni-Hassem me paraissait comparable ŗ la plus anodine banlieue de Paris--auprŤs de ce pays de je ne sais quelle planŤte, de je ne sais oý, entrevu au fond des insondables infinis du temps ou de l'espace, pendant les clairvoyances inexpliquťes du rÍve. VIES DE DEUX CHATTES (_Pour mon fils Samuel quand il saura lire._) I J'ai vu souvent, avec une sorte d'inquiťtude infiniment triste, l'‚me des bÍtes m'apparaÓtre au fond de leurs yeux;--l'‚me d'un chat, l'‚me d'un chien, l'‚me d'un singe, aussi douloureuse pour un instant qu'une ‚me humaine, se rťvťler tout ŗ coup dans un regard et chercher mon ‚me ŗ moi, avec tendresse, supplication ou terreur... Et j'ai peut-Ítre eu plus de pitiť encore pour ces ‚mes des bÍtes que pour celles de mes frŤres, parce qu'elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu'elles sont plus humbles et plus dťdaignťes. II Les deux chattes dont je vais conter l'histoire s'associent dans mon souvenir ŗ quelques annťes relativement heureuses de ma vie.--Oh! des annťes toutes rťcentes, mon Dieu, si on les considŤre dates en main, mais des annťes qui semblent dťjŗ lointaines, emportťes avec la vitesse toujours de plus en plus effroyable du temps, et qui, vues ainsi dans le passť, se colorent presque de derniers reflets d'aube, de derniŤres lueurs roses de matin et de commencement, en comparaison de l'heure grise prťsente,--tant nos jours se h‚tent de s'assombrir, tant notre chute est rapide dans la nuit... III Qu'on me pardonne de les appeler l'une et l'autre ęMoumoutteĽ. D'abord je n'ai jamais eu d'imagination pour donner des noms ŗ mes chattes: Moumoutte, toujours;--et leurs petits, invariablement: Mimi. Et puis vraiment il n'existe pas pour moi d'autres noms qui conviennent mieux, qui soient plus _chat_ que ces deux adorables: Mimi et Moumoutte. Je garderai donc aux pauvres petites hťroÔnes de ce rťcit les noms qu'elles portaient dans leur vie rťelle. Pour l'une: Moumoutte Blanche. Pour l'autre: Moumoutte Grise ou Moumoutte Chinoise. IV Par ordre d'anciennetť, c'est Moumoutte Blanche que je dois prťsenter d'abord; sur ses cartes de visite, elle avait du reste fait mentionner son titre de premiŤre chatte de ma maison: MADAME MOUMOUTTE BLANCHE _PremiŤre chatte_ Chez M. Pierre Loti. Il remonte ŗ peu prŤs ŗ une dizaine d'annťes, l'inoubliable joyeux soir oý je la vis pour la premiŤre fois. C'ťtait un soir d'hiver, ŗ un de mes retours au foyer, aprŤs je ne sais quelle campagne en Orient; j'ťtais arrivť ŗ la maison depuis quelques minutes ŗ peine et, dans le grand salon, je me chauffais devant une flambťe de branches, entre maman et tante Claire assises aux deux coins du feu. Tout ŗ coup quelque chose fit irruption en bondissant comme une paume, puis se roula follement par terre, tout blanc, tout neigeux sur le rouge sombre des tapis: --Ah! dit tante Claire, tu ne savais pas?... Je te la prťsente, c'est notre nouvelle ęMoumoutteĽ. Que veux-tu, nous nous sommes dťcidťes ŗ en avoir une autre: jusque dans notre petit salon lŗ-bas, une souris ťtait venue nous trouver! Il y avait eu chez nous un assez long interrŤgne sans Moumouttes. Et cela, pour le deuil d'une certaine chatte du Sťnťgal, ramenťe avec moi de lŗ-bas ŗ ma premiŤre campagne, et adorťe pendant deux ans, qui un beau matin de juin avait, aprŤs une courte maladie, exhalť sa petite ‚me ťtrangŤre, en me regardant avec une expression de priŤre suprÍme, et puis, que j'avais moi-mÍme enterrťe au pied d'un arbre dans notre cour. Je ramassai, pour la voir de prŤs, la belle pelote de fourrure qui s'ťtalait si blanche sur ces tapis rouges. Je la pris ŗ deux mains, bien entendu,--avec ces ťgards particuliers auxquels je ne manque jamais vis-ŗ-vis des chats et qui leur font tout de suite se dire: Voici un homme qui nous comprend, qui sait nous toucher, qui est de nos amis et aux caresses duquel on peut condescendre avec bienveillance. Il ťtait trŤs avenant, le minois de la nouvelle Moumoutte: des yeux tout flambants jeunes, presque enfantins, le bout d'un petit nez rose,--puis plus rien, tout le reste perdu dans les touffes d'une fourrure d'angora, soyeuse, propre, chaude, sentant bon, exquise ŗ frŰler et ŗ embrasser. D'ailleurs, coiffťe et tachťe absolument comme l'autre, comme la dťfunte Moumoutte du Sťnťgal,--ce qui peut-Ítre avait dťcidť le choix de maman et de tante Claire, afin qu'une sorte d'illusion de personnes se fÓt ŗ la longue dans mon coeur un peu volage... Sur les oreilles, un bonnet bien noir, posť droit et formant bandeau au-dessus des yeux vifs; une courte pŤlerine noire jetťe sur les ťpaules, et enfin une queue noire, en panache superbe, agitťe d'un perpťtuel mouvement de chasse-mouches. La poitrine, le ventre, les pattes ťtaient blancs comme le duvet d'un cygne, et l'ensemble donnait l'impression d'une grosse houppe de poils, lťgŤre, lťgŤre, presque sans poids, mue par un capricieux petit mťcanisme de nerfs toujours tendus. Moumoutte, aprŤs cet examen, m'ťchappa pour recommencer ses jeux. Et, dans ces premiŤres minutes d'arrivťe,--forcťment mťlancoliques parce qu'elles marquent une ťtape de plus dans la vie--la nouvelle chatte blanche tachťe de noir m'obligea de m'occuper d'elle, me sautant aux jambes pour me souhaiter la bienvenue, ou s'ťtalant par terre, avec une lassitude tout ŗ fait feinte, pour me faire mieux admirer les blancheurs de son ventre et de son cou soyeux. Tout le temps gambada cette Moumoutte, tandis que mes yeux se reposaient avec recueillement sur les deux chers visages qui me souriaient lŗ, un peu vieillis et encadrťs de boucles plus grises; sur les portraits de famille qui conservaient leur mÍme expression et leur mÍme ‚ge, dans les cadres du mur; sur les objets toujours connus aux mÍmes places; sur les mille choses de ce logis hťrťditaire, restťes immuables cette fois encore, pendant que j'avais promenť par le monde changeant mon ‚me changeante... Et c'est l'image persistante, dťfinitive, qui devait me rester d'elle, mÍme aprŤs sa mort: une folle petite bÍte blanche, inattendue, s'ťbattant sur fond rouge, entre les robes de deuil de maman et de tante Claire, le soir d'un de mes grands retours... Pauvre Moumoutte! pendant les premiers hivers de sa vie, elle fut plus d'une fois le petit dťmon familier, le petit lutin de cheminťe qui ťgaya dans leur solitude ces deux gardiennes bťnies de mon foyer, maman et tante Claire. Quand j'ťtais errant sur les mers lointaines, quand la maison ťtait redevenue grande et vide, aux tristes crťpuscules de dťcembre, aux veillťes sans fin, elle leur tenait fidŤle compagnie, les tourmentant ŗ l'occasion et laissant sur leurs irrťprochables robes noires, pareilles, des paquets de son duvet blanc. TrŤs indiscrŤte, elle s'installait de force sur leurs genoux, sur leur table ŗ ouvrage, dans leur corbeille mÍme, par fantaisie, embrouillant leurs pelotons de laine ou leurs ťcheveaux de soie. Et alors elles disaient, avec des airs terribles et, au fond, avec des envies de rire: ęOh! mais, cette chatte, il n'y a plus moyen d'en avoir raison!... Allez-vous-en, mademoiselle, allez!... A-t-on jamais vu des faÁons comme Áa!... Ah! par exemple!...Ľ Il y avait mÍme, ŗ son usage, un martinet qu'on lui faisait voir. Elle les aimait ŗ sa maniŤre de chatte, avec indocilitť, mais avec une constance touchante, et, rien qu'ŗ cause de cela, sa petite ‚me incomplŤte et fantasque mťrite que je lui garde un souvenir... Les printemps, quand le soleil de mars commenÁait ŗ chauffer notre cour, elle avait des surprises toujours nouvelles ŗ voir s'ťveiller et sortir de la terre sa commensale et amie, SuleÔma la tortue. Durant les beaux mois de mai, elle se sentait gťnťralement l'‚me envahie par un besoin irrťsistible d'expansion et de libertť; alors il lui arrivait de faire, dans les jardins et sur les toits d'alentour, des absences nocturnes--qui, je dois le dire, n'ťtaient peut-Ítre pas toujours assez comprises dans le milieu austŤre oý le sort l'avait placťe. Les ťtťs, elle avait des langueurs de crťole. Pendant des journťes entiŤres, elle se p‚mait d'aise et de chaleur, couchťe sur les vieux murs parmi les chŤvrefeuilles et les rosiers, ou bien ťtalťe par terre, prťsentant ŗ l'ardent soleil son ventre blanc, sur les pierres blanches, entre les pots de cactus fleuris. ExtrÍmement soignťe de sa personne, et, en temps ordinaire, posťe, correcte, aristocrate mÍme jusqu'au bout des ongles, elle ťtait intraitable avec les autres chats et devenait brusquement trŤs mal ťlevťe quand un visiteur se prťsentait pour elle. Dans cette cour, qu'elle considťrait comme son domaine, elle n'admettait point qu'un ťtranger eŻt le droit de paraÓtre. Si, par-dessus le mur du jardin voisin, deux oreilles, un museau de chat, pointaient avec timiditť, ou si seulement quelque chose avait remuť dans les branches et le lierre, elle se prťcipitait comme une jeune furie, hťrissťe jusqu'au bout de la queue, impossible ŗ retenir, plus comme il faut du tout; des cris du plus mauvais goŻt s'ensuivaient, des dťgringolades et des coups de griffes... En somme, d'une indťpendance farouche, et le plus souvent dťsobťissante; mais si affectueuse ŗ ses heures, si caressante et c‚line, et jetant un si joli petit cri de joie chaque fois qu'elle revenait parmi nous aprŤs quelqu'une de ses excursions vagabondes dans les jardins du voisinage. Elle avait dťjŗ cinq ans, elle ťtait dans l'ťpanouissement de sa beautť d'angora, avec des attitudes d'une dignitť superbe, des airs de reine, et j'avais eu le temps de m'attacher ŗ elle par une sťrie d'absences et de retours, la considťrant comme une des choses du foyer, comme un des Ítres de la maison--quand naquit ŗ trois mille lieues de chez nous, dans le golfe de Pťkin, et d'une famille plus que modeste, celle qui devait devenir son insťparable amie, la plus bizarre petite personne que j'aie jamais connue: la Moumoutte Chinoise. V MADAME MOUMOUTTE CHINOISE _DeuxiŤme chatte_ Chez M. Pierre Loti. TrŤs singuliŤre, la destinťe qui unit ŗ moi cette Moumoutte de race jaune, issue de parents indigents et dťpourvue de toute beautť. Ce fut ŗ la fin de la guerre lŗ-bas, un de ces soirs de bagarre qui ťtaient frťquents alors. Je ne sais comment cette petite bÍte affolťe, sortie de quelque jonque en dťsarroi, sautťe ŗ bord de notre bateau par terreur, vint chercher asile dans ma chambre, sous ma couchette. Elle ťtait jeune, pas encore de taille adulte, minable, efflanquťe, plaintive, ayant sans doute, comme ses parents et ses maÓtres, vťcu chichement de quelques tÍtes de poisson avec un peu de riz cuit ŗ l'eau. Et j'en eus tant de pitiť que je commandai ŗ mon ordonnance de lui prťparer une p‚tťe et de lui offrir ŗ boire. D'un air humble et reconnaissant, elle accepta ma prťvenance,--et je la vois encore s'approchant avec lenteur de ce repas inespťrť, avanÁant une patte, puis l'autre, ses yeux clairs tout le temps fixťs sur les miens pour s'assurer si elle ne se trompait pas, si bien rťellement c'ťtait pour elle... Le lendemain matin, par exemple, je voulus la mettre ŗ la porte. AprŤs lui avoir fait servir un dťjeuner d'adieu, je frappai dans mes mains trŤs fort, en trťpignant des deux pieds ŗ la fois, comme il est d'usage en pareil cas, et en disant d'un ton rude: ęAllez-vous-en, petite Moumoutte!Ľ Mais non, elle ne s'en allait pas, la chinoise. …videmment, elle n'avait aucune frayeur de moi, comprenant par intuition que c'ťtait trŤs exagťrť, tout ce bruit. Avec un air de me dire: ęJe sais bien, va, que tu ne me feras pas de malĽ, elle restait tapie dans son coin, ťcrasťe sur le plancher, dans la pose d'une suppliante, fixant sur moi deux yeux dilatťs, un regard humain que je n'ai jamais vu qu'ŗ elle seule. Comment faire? Je ne pouvais pourtant pas ťtablir une chatte ŗ demeure dans ma chambre de bord. Et surtout une bÍte si vilaine et si maladive, quel encombrement pour l'avenir!... Alors je la pris ŗ mon cou, avec mille ťgards toutefois et en lui disant mÍme: ęJe suis bien f‚chť, ma petite Moumoutte,Ľ--mais je l'emportai rťsolument dehors, ŗ l'autre bout de la batterie, au milieu des matelots qui, en gťnťral, sont hospitaliers et accueillants pour les chats quels qu'ils soient. Tout aplatie contre les planches du pont, et la tÍte retournťe vers moi pour m'implorer toujours avec son regard de priŤre, elle se mit ŗ filer, d'une petite allure humble et drŰle, dans la direction de ma chambre, oý elle fut rentrťe la premiŤre de nous deux; quand j'y revins aprŤs elle, je la trouvai tapie obstinťment dans son mÍme petit coin, et ses yeux ťtaient si expressifs que le courage me manqua pour la chasser de nouveau.--Voilŗ comment cette chinoise me prit pour maÓtre. Mon ordonnance, qui ťtait visiblement gagnť ŗ sa cause depuis le commencement du dťbat, complťta sur-le-champ son installation en plaÁant par terre, sous mon lit, une corbeille rembourrťe pour son couchage,--et un de mes grands plats de Chine, trŤs pratiquement rempli de sable... (dťtail qui me glaÁa d'effroi). VI Sans sortir ni jour ni nuit, elle vťcut sept mois passťs, dans la demi-obscuritť et le continuel balancement de cette chambre de bord, et peu ŗ peu une intimitť s'ťtablit entre nous deux, en mÍme temps que nous acquťrions une facultť de pťnťtration mutuelle trŤs rare entre un homme et une bÍte. Je me rappelle le premier jour oý nos relations devinrent vťritablement affectueuses. C'ťtait au large, dans le nord de la Mer Jaune, par un temps triste de septembre. Les premiŤres brumes d'automne s'ťtaient dťjŗ formťes sur les eaux subitement refroidies et inquiŤtes. Dans ces climats, les fraÓcheurs et les ciels sombres arrivent vite, apportant, pour nous Europťens de passage, une mťlancolie d'autant plus grande que nous nous sentons plus loin. Nous nous en allions vers l'Est, en travers ŗ une longue houle qui s'ťtait levťe, et bercťs d'une faÁon monotone, avec des craquements plaintifs de tout le navire. Il avait fallu fermer mon sabord, et ma chambre ne recevait plus qu'un ťclairage de cave ŗ travers la lentille de verre ťpais sur laquelle des crÍtes de lames passaient en transparences vertes, faisant des intermittences d'obscuritť. Sur cet ťtroit petit bureau ŗ glissiŤres, qui est le mÍme dans toutes nos chambres de bord, j'ťtais installť ŗ ťcrire, pendant un de ces moments assez rares oý le service laisse une paix complŤte et oý l'idťe vient de se retirer chez soi comme dans la cellule d'un cloÓtre. Moumoutte Chinoise habitait sous mon lit depuis deux semaines ŗ peu prŤs. Elle vivait lŗ trŤs retirťe, discrŤte, mťlancolique, observant les conventions et les strictes limites de son plat rempli de sable, se montrant peu, presque constamment cachťe, et comme prise de la nostalgie de son pays oý elle ne devait jamais revenir. Tout ŗ coup, je la vis paraÓtre dans la pťnombre, s'ťtirer longuement comme pour se donner le temps de rťflťchir encore, puis s'avancer vers moi, hťsitante, avec des temps d'arrÍt; parfois mÍme, en affectant une gr‚ce toute chinoise, elle retenait une de ses pattes en l'air pendant quelques secondes, avant de se dťcider ŗ la poser devant elle pour faire un pas de plus. Et toujours elle me regardait fixement, d'un air interrogateur. Qu'est-ce qu'elle pouvait me vouloir?... Elle n'avait pas faim, ťvidemment: une p‚tťe fort convenable lui ťtait, deux fois le jour, servie par mon ordonnance. Alors, quoi?... Quand elle fut bien prŤs, bien prŤs, ŗ toucher ma jambe, elle s'assit sur son derriŤre, ramena sa queue et poussa un petit cri trŤs doux. Et elle continuait de me regarder, mais de me regarder _dans les yeux_, ce qui dťjŗ indiquait dans sa petite tÍte tout un monde de conceptions intelligentes: il fallait d'abord qu'elle comprÓt, comme du reste tous les animaux supťrieurs, que je n'ťtais pas une chose, mais un Ítre pensant, capable de pitiť et accessible ŗ la muette priŤre d'un regard; de plus, il fallait que mes yeux fussent pour elle _des yeux_, c'est-ŗ-dire les miroirs oý sa petite ‚me cherchait anxieusement ŗ saisir un reflet de la mienne... En vťritť, ils sont effroyablement prŤs de nous, quand on y songe, les animaux susceptibles de concevoir de telles choses... Quant ŗ moi, je dťvisageai pour la premiŤre fois avec attention la petite visiteuse qui, depuis tantŰt deux semaines, partageait mon logis: d'une couleur fauve de lapin sauvage, toute mouchetťe de taches comme un tigre, avec le museau et le cou blancs; laide en effet, mais surtout ŗ cause de sa maigreur maladive,--et, en somme, plus bizarre que laide, pour un homme affranchi comme moi de toutes les rŤgles banales sur la beautť. Assez diffťrente d'ailleurs de nos chattes franÁaises; basse sur pattes, allongťe en fouine, avec une queue dťmesurťe; de grandes oreilles droites, avec un visage en coin de mur; tout le charme, dans les yeux, relevťs aux tempes comme tous les yeux d'extrÍme Asie, d'un beau jaune d'or au lieu d'Ítre verts, et sans cesse mobiles, ťtonnamment expressifs. Et, tout en la regardant, je laissai descendre ma main jusqu'ŗ sa bizarre petite tÍte et la promenai sur son poil fauve, pour une premiŤre caresse. Ce qu'elle ťprouva assurťment fut autre chose et plus qu'une impression de plaisir physique; elle eut le sentiment d'une protection, d'une sympathie dans sa dťtresse d'abandonnťe. Voilŗ donc pourquoi elle ťtait sortie de sa cachette obscure, la Moumoutte; ce qu'elle avait rťsolu de me demander, aprŤs tant d'hťsitations, ce n'ťtait ni ŗ manger ni ŗ boire; c'ťtait, pour sa petite ‚me de chatte, un peu de compagnie en ce monde, un peu d'amitiť... Oý avait-elle appris ŗ connaÓtre cela, cette bÍte de rebut, jamais flattťe par une main bienveillante, jamais aimťe par personne--si ce n'est peut-Ítre dans la jonque paternelle, par quelque pauvre petit enfant chinois sans jouets et sans caresses, poussť au hasard comme une chťtive plante de trop dans l'immense grouillement jaune, aussi misťrable et affamť qu'elle-mÍme, et dont l'‚me incomplŤte ne laissera, en disparaissant, pas plus de trace que la sienne?... Alors une patte frÍle se posa timidement sur moi--oh! avec tant de dťlicatesse, tant de discrťtion!--et aprŤs m'avoir longtemps encore consultť et priť du regard, la Moumoutte, croyant pouvoir brusquer les choses, sauta enfin sur mes genoux. Elle s'y installa en rond, mais avec un tact, une rťserve, se faisant toute lťgŤre, ŗ peine appuyťe, presque sans poids,--et me regardant toujours. Elle resta lŗ longtemps, me gÍnant bien, et je manquai de courage pour la chasser,--ce que j'aurais fait sans nul doute si elle eŻt ťtť une jolie bÍte gaie dans l'ťpanouissement de vivre. Tout le temps inquiŤte du moindre de mes mouvements, elle ne me perdait pas de vue, non par crainte que je lui fisse du mal, elle ťtait bien trop intelligente pour m'en croire capable, mais avec un air de me dire: ęEst-ce que vraiment je ne t'ennuie pas, je ne t'offense pas?...Ľ Et puis, ses yeux devinrent plus expressifs encore et plus c‚lins, me disant trŤs clairement: ęPar ce jour d'automne, tellement triste ŗ l'‚me des chats, puisque nous sommes ici deux isolťs, dans ce gÓte agitť et perdu au milieu de je ne sais quoi de dangereux et d'infini, si nous nous donnions l'un ŗ l'autre un peu de cette chose douce qui berce les misŤres, qui a son semblant d'immatťrialitť et de durťe non soumise ŗ la mort, qui s'appelle affection et qui s'exprime de temps en temps par des caresses...Ľ VII Quand le pacte d'amitiť fut signť entre cette bÍte et moi, des inquiťtudes me vinrent sur son avenir. Qu'en faire? L'emmener jusqu'en France, ŗ travers tant de milliers de lieues et de difficultťs? …videmment mon foyer serait pour elle l'asile inespťrť oý le court petit rÍve mystťrieux de sa vie de chatte pourrait se finir avec le plus de paix et le moins de souffrance. Mais je ne voyais pas bien cette minable chinoise, en fourrure de pauvre, devenue commensale de la superbe Moumoutte Blanche, si jalouse, qui certainement la houspillerait avec indignation dŤs qu'elle la verrait paraÓtre... Non, cela n'ťtait pas possible. D'un autre cŰtť, l'abandonner dans une rel‚che, chez des amis de hasard, non plus: je l'aurais fait peut-Ítre si elle eŻt ťtť vigoureuse et belle, mais cette petite plaintive, aux yeux humains, me tenait par la pitiť profonde. VIII Notre intimitť, faite de nos deux isolements, se resserrait toujours. Les semaines et les mois passaient, au milieu d'un continuel changement du monde extťrieur, tandis que tout restait immuablement pareil dans ce recoin obscur du navire oý la bÍte avait fixť son gÓte. Pour nous, les hommes, qui courons sur mer, il y a tout le temps les grands souffles frais qui nous ťventent, la vie de plein vent, les nuits de quart ŗ la belle ťtoile,--et les courses dans les pays ťtranges. Elle, au contraire, ne savait rien du monde immense oý sa prison se promenait, rien de ses semblables, ni du soleil, ni des verdures, ni de l'ombre. Et, sans sortir jamais, elle vivait lŗ, dans le renfermť de cette chambre de bord; c'ťtait un lieu glacial par instants, quand le hublot s'ouvrait ŗ quelque grande brise du travers balayant tout; le plus souvent, c'ťtait une ťtuve sombre et ťtouffante, oý des parfums chinois brŻlaient devant de vieilles idoles, comme dans un temple bouddhique. Pour compagnons de rÍve, elle avait les monstres de bois ou de bronze accrochťs aux murs, qui riaient d'un mťchant rire; au milieu d'un encombrement de choses saintes de son pays, prises dans des pillages, elle s'ťtiolait sans air, entre des tentures de soie qu'elle aimait dťchirer de ses petites griffes inquiŤtes et nerveuses. DŤs que j'entrais dans ma chambre, elle apparaissait avec un imperceptible cri de joie, sortant comme un diablotin de derriŤre quelque rideau, ou d'une ťtagŤre, ou d'une boÓte. Si par hasard je m'asseyais ŗ ťcrire, trŤs c‚line, trŤs attendrie, en quÍte de protection et de caresses, elle prenait lentement place sur mes genoux et suivait des yeux le va-et-vient de ma plume, effaÁant mÍme quelquefois, d'un coup de patte toujours imprťvu, les lignes qu'elle n'approuvait pas. Les secousses des mauvais temps, le bruit de nos canons, lui causaient de dangereuses terreurs: en ces moments-lŗ, elle sautait aux murs, tournoyait pendant quelques secondes comme une enragťe, puis s'arrÍtait haletante, pour aller se tapir dans un coin, le regard ťgarť et triste. Sa jeunesse cloÓtrťe avait quelque chose de maladif et d'ťtrange qui s'accentuait de plus en plus. L'appťtit cependant restait bon et les p‚tťes continuaient de passer d'une faÁon rassurante, mais elle ťtait maigre singuliŤrement, le museau allongť, les oreilles exagťrťes en chauve-souris. Ses grands yeux jaunes cherchaient les miens toujours, avec une expression de tendresse craintive--ou d'interrogation anxieuse sur tout l'inconnu de la vie, aussi troublant peut-Ítre et bien plus insondable encore pour sa petite intelligence que pour la mienne... TrŤs curieuse des choses du dehors, malgrť son obstination inexplicable ŗ ne pas seulement franchir le seuil de ma porte, elle ne manquait jamais d'examiner avec une attention extrÍme tous les objets nouveaux qui arrivaient dans notre logis commun, lui apportant l'impression confuse des exotiques contrťes oý passait notre navire. Dans l'Inde, par exemple, je me la rappelle, une fois, intťressťe, jusqu'ŗ en oublier de dťjeuner, par un bouquet d'orchidťes odorantes--si extraordinaires, pour elle surtout qui n'avait jamais connu ni jardins ni forÍts, jamais vu de fleurs autrement que cueillies et mourantes dans mes vases de bronze. Malgrť sa vilaine fourrure r‚pťe, qui lui donnait un premier aspect de chat de gouttiŤre, elle avait dans la figure une distinction rare, et les moindres mouvements de ses pattes trŤs fines ťtaient d'une gr‚ce patricienne. Aussi me faisait-elle l'effet de quelque petite princesse condamnťe par les fťes mťchantes ŗ partager ma solitude sous une forme infťrieure, et je songeais ŗ cette histoire de la mŤre du grand Tchengiz-Khan, que jadis ŗ Constantinople un vieux prÍtre armťnien, mon professeur de langue turque, m'avait donnťe ŗ traduire: La jeune princesse Ulemalik-Kurekli, vouťe avant sa naissance ŗ mourir si elle voyait jamais la lumiŤre du jour, vivait enfermťe dans un donjon obscur. Et elle demandait ŗ ses suivantes: --Est-ce ceci, dites-moi, qu'on appelle le monde? Ou bien existe-t-il des espaces ailleurs, et cette tour est-elle _dans quelque chose_? --Non, princesse, ceci n'est pas le monde: il est dehors et bien plus grand. Et puis il y a aussi des choses qu'on appelle ťtoiles, qu'on appelle soleil et qu'on appelle lune. --Oh! reprit Ulemalik, que je meure, mais que je les voie! IX Ce fut ŗ la fin d'un hiver, aux premiers jours tiŤdes d'un mois de mars, que Moumoutte Chinoise fit son entrťe dans ma maison de France. Moumoutte Blanche, que mes yeux s'ťtaient dťshabituťs de voir pendant ma campagne de Chine, portait encore ŗ cette ťpoque de l'annťe sa royale fourrure des temps froids et je ne l'avais jamais connue si imposante. Le contraste allait Ítre d'autant plus ťcrasant pour l'autre, efflanquťe, avec son pauvre poil de lapin sauvage usť par places comme si les teignes l'avaient mangť. Aussi me trouvť-je trŤs confus quand mon domestique Sylvestre, revenant de la chercher ŗ bord, souleva d'un air semi-narquois le couvercle du panier oý il l'avait mise, et qu'il fallut voir, en prťsence de la maison assemblťe, sortir craintivement cette petite amie chinoise... L'impression fut dťplorable, et je me rappelle toute la conviction que tante Claire mit dans cette simple phrase: ęOh! mon ami... qu'elle est vilaine!Ľ Bien vilaine, en effet. Et comment, sous quel prťtexte, avec quelle formule d'excuse la prťsenter ŗ Moumoutte Blanche? N'imaginant rien, je la fis conduire pour le moment dans un grenier isolť, afin de les dissimuler d'abord l'une ŗ l'autre, de gagner du temps et de rťflťchir. X Ce fut une chose vraiment ťpouvantable que leur premiŤre entrevue. Cela se passa inopinťment, quelques jours aprŤs, ŗ la cuisine (un lieu d'irrťsistible attrait oý les chats d'une mÍme maison, quoi que l'on fasse, finissent toujours par se rťunir). En toute h‚te on vint me chercher et j'accourus: on entendait des cris inhumains; une pelote, une boule de poils et de griffes, faite de leurs deux petits corps enchevÍtrťs, roulait et bondissait, chavirant des verres, des assiettes, des plats, tandis que le duvet blanc, le duvet gris, le duvet couleur de lapin, voltigeait en petites touffes alentour.--Il fallut intervenir avec ťnergie, les sťparer en jetant dessus toute l'eau d'une carafe.--J'ťtais consternť... XI Tremblante, ťgratignťe, le coeur battant ŗ se rompre, Moumoutte Chinoise, recueillie dans mes bras, se tenait blottie contre moi, et s'apaisait progressivement, les nerfs dťtendus par une expression de douce sťcuritť; puis se faisait peu ŗ peu inerte et molle comme une chose sans vie, ce qui est, chez les chats, la faÁon de tťmoigner ŗ ceux qui les tiennent une suprÍme confiance. Moumoutte Blanche, assise dans un coin, pensive et sombre, nous regardait de ses pleins yeux, et un raisonnement s'ťbauchait dans sa petite tÍte jalouse; elle qui, d'un bout de l'annťe ŗ l'autre, houspillait sur les murs les mÍmes voisins et les mÍmes voisines, sans pouvoir s'habituer ŗ leurs minois, venait de comprendre que cette ťtrangŤre ťtait ŗ moi, puisque je la prenais ainsi ŗ mon cou et qu'elle s'y abandonnait avec tendresse; donc, il fallait ne plus lui faire de mal et se rťsigner ŗ tolťrer sa prťsence au logis. Ma surprise et mon admiration furent grandes de les voir, un instant aprŤs, passer l'une prŤs de l'autre, dťdaigneuses seulement, mais calmes, trŤs correctes, et ce fut fini: de leur vie, elles ne se f‚chŤrent plus. XII Le printemps de cette annťe-lŗ!... j'en garde bon souvenir. Bien que trŤs court, comme me paraissent ŗ prťsent toutes les saisons, il fut un des derniers qui eut encore pour moi le charme, presque l'enchantement mystťrieux de ceux de mon enfance,--du reste, dans le mÍme cadre de plantes et de jardins, au milieu des mÍmes fleurs, renouvelťes aux mÍmes places par les mÍmes antiques jasmins et les mÍmes rosiers. AprŤs chacune de mes campagnes, j'en viens d'ailleurs trŤs facilement, en trŤs peu de jours, ŗ ne plus me souvenir des continents et des mers immenses; de nouveau, comme au dťbut de ma vie, je limite le monde extťrieur ŗ ces vieux murs garnis de lierre et de mousse qui m'ont enfermť quand j'ťtais petit enfant; les lointains pays oý je suis tant de fois allť vivre me semblent aussi irrťels qu'aux temps oý j'y rÍvais sans les avoir vus. Les horizons dťmesurťs se resserrent, tout se rťtrťcit doucement, et j'en arrive, en fait de nature, ŗ presque oublier s'il existe autre chose que nos pierres moussues, nos arbustes, nos treilles et nos chŤres roses blanches... Je faisais construire, ŗ cette ťpoque, dans un coin de ma maison, une pagode bouddhique, avec des dťbris de temples dťtruits lŗ-bas. Et d'ťnormes caisses s'ouvraient journellement dans ma cour rťpandant l'indťfinissable et complexe odeur de la Chine, tandis qu'on dťballait, au beau soleil nouveau, des fŻts de colonnes, des sculptures de voŻtes, de lourds autels et des idoles trŤs vieilles.--Il ťtait du reste amusant, un peu singulier aussi, de voir un ŗ un reparaÓtre, puis s'ťtaler lŗ sur l'herbe et la mousse des vieilles pierres familiales, tous ces monstres d'extrÍme Asie qui faisaient, ŗ notre soleil plus p‚le, les mÍmes grimaces que chez eux depuis des annťes et des siŤcles.--De temps ŗ autre, maman et tante Claire venaient les dťvisager, inquiŤtes de leur ťtonnante laideur. Mais c'ťtait surtout Moumoutte Chinoise qui assistait avec intťrÍt ŗ ces dťballages; reconnaissant ses compagnons de route, elle flairait tout, avec de confus ressouvenirs de patrie; puis, par habitude de vivre enfermťe dans l'obscuritť, elle se h‚tait d'entrer dans les caisses vides et de s'y cacher, ŗ la place des magots, sous ce foin exotique qui sentait le musc et le sandal... C'ťtait vraiment un trŤs beau et clair printemps, avec une musique excessive d'hirondelles et de martinets dans l'air. Et Moumoutte Chinoise s'en ťmerveillait beaucoup. Pauvre petite solitaire, ťlevťe dans une ťtouffante pťnombre, le grand jour, le vent suave ŗ respirer, le voisinage des autres chats, l'ťpouvantaient et la charmaient en mÍme temps. Elle faisait ŗ prťsent de longues promenades d'exploration dans la cour, flairant de bien prŤs tous les jeunes brins d'herbes, toutes les pousses nouvelles, tout ce qui sortait, frais et odorant, de la terre attiťdie. Ces formes et ces nuances, vieilles comme le monde, que les plantes reproduisent inconsciemment ŗ chaque avril, ces lois d'une si tranquille immuabilitť suivant lesquelles se dťplient et se dťcoupent les premiŤres feuilles, ťtaient choses absolument neuves et surprenantes, pour elle qui n'avait jamais vu de verdure ni de printemps. Et Moumoutte Blanche, autrefois la reine unique et intolťrante de ce lieu, avait consenti au partage, la laissant errer ŗ sa guise au milieu des arbustes, des pots de fleurs, et le long des vieux murs gris, sous les branches retombantes. C'ťtaient surtout les bords de ce lac en miniature--si intimement liť ŗ mes souvenirs d'enfance--qui la captivaient longuement; lŗ, dans l'herbe chaque jour plus haute et plus touffue, elle circulait en se baissant comme les fauves en chasse (ayant sans doute hťritť cette allure de ses ancÍtres, chats mongols aux moeurs primitives). Elle se cachait derriŤre les rochers lilliputiens, s'enfonÁait sous les lierres, comme un petit tigre dans une minuscule forÍt vierge. Je m'amusais ŗ suivre des yeux ses allťes et venues, ses arrÍts subits, ses ťtonnements; elle, alors, se sentant regardťe, se retournait pour me regarder aussi, immobile tout ŗ coup dans une pose qui lui ťtait propre;--pose gracieuse, mais trŤs maniťrťe ŗ la chinoise, avec une patte de devant toujours en l'air, ŗ la faÁon de ces personnes qui, en prenant un objet, relŤvent coquettement leur petit doigt. Et ses drŰles d'yeux jaunes ťtaient alors expressifs ŗ l'excŤs, ęparlantsĽ comme les bonnes gens disent: ęTu me permets bien de continuer ma promenade?Ľ semblait-elle me demander. ę«a ne te contrarie pas, au moins? Du reste, je marche et je passe avec tant de lťgŤretť, tant de discrťtion! Et crois-tu au moins que c'est joli tout Áa! Toutes ces extraordinaires petites choses vertes qui rťpandent des odeurs fraÓches, et ce bon air si pur, et cet espace! Et ces autres choses aussi, que je vois tour ŗ tour lŗ-haut, ces choses _qu'on appelle ťtoiles, qu'on appelle soleil et qu'on appelle lune_!... Quelle diffťrence avec notre ancien logis, et comme on est bien dans ce pays oý nous voilŗ arrivťs tous deux!Ľ Ce lieu, si neuf pour elle, ťtait prťcisťment pour moi le plus ancien et le plus familier de tous les lieux de la terre; celui dont les moindres dťtails, les plus infimes brins d'herbe me sont connus depuis les premiŤres heures incertaines et ťtonnťes de mon existence. Tellement que je m'y suis attachť de toute mon ‚me, tellement que j'aime d'une faÁon singuliŤre, un peu fťtichiste peut-Ítre, des plantes anciennes qui sont lŗ, des treilles, des jasmins,--et un certain diclytra rose qui, ŗ chaque mois de mars, montre ŗ la mÍme place ses pousses rougies de jeune sŤve, ťtale bien vite ses feuilles h‚tives, donne ses mÍmes fleurs en avril, jaunit au soleil de juin, puis brŻle au soleil d'aoŻt et semble mourir. Et tandis qu'elle se laissait leurrer, la Moumoutte, par tous ces airs de joie, de jeunesse, de commencement, moi, au contraire, qui savais que cela passe, je sentais pour la premiŤre fois monter dans ma vie l'impression du soir, du grand soir inexorable et sans lendemain, du suprÍme automne qu'aucun printemps ne suivra plus.--Et, avec une infinie mťlancolie, dans cette cour ťgayťe de soleil nouveau, je regardais les deux chŤres promeneuses en cheveux blancs, en robe de deuil, maman et tante Claire, aller et venir, se pencher pour reconnaÓtre, comme depuis tant de printemps, quels germes de fleurs ťtaient sortis de la terre, ou lever la tÍte pour apercevoir les boutons des glycines et des roses. Et quand leurs deux robes noires cheminaient, s'ťcartaient de moi, dans le recul de cette avenue verte qui est la cour de notre maison familiale, je remarquais surtout ce que leur allure avait de plus lent et de plus brisť... Oh! le temps, peut-Ítre prochain, oý, dans l'avenue verte toujours pareille, je ne les verrai plus!... Est-ce vraiment possible que ce temps vienne? Quand elles s'en seront allťes, j'ai presque cette illusion qu'au moins ce ne sera pas un dťpart absolu, tant que moi je serai lŗ, appelant encore leur bienfaisante prťsence; que les soirs d'ťtť, je verrai quelquefois passer leurs ombres bťnies sous les vieux jasmins et les vieilles vignes; que quelque chose d'elles demeurera confusťment dans les plantes qu'elles ont soignťes, dans les chŤvrefeuilles retombants,--dans le vieux diclytra rose... XIII Depuis que Moumoutte Chinoise vivait de cette vie en plein air, elle embellissait ŗ vue d'oeil. Les trous de sa fourrure de lapin r‚pť se regarnissaient de poils tout neufs; elle devenait moins maigre, plus lisse et plus soignťe de sa personne, n'avait plus sa mauvaise mine de bÍte de Sabbat. Il arrivait que maman et tante Claire s'arrÍtaient pour lui parler, amusťes elles aussi de ses maniŤres ŗ part, de ses yeux expressifs et des petites rťponses si douces: ęTrr! trr! trr!Ľ que jamais elle ne manquait de faire quand on lui avait adressť la parole. --ęVraiment, disaient-elles, cette Chinoise a l'air heureux chez nous; jamais nous n'avions vu figure de chat plus contente.Ľ L'air heureux, en effet; mÍme l'air reconnaissant envers moi qui l'avais amenťe.--Et le bonheur des bÍtes jeunes est complet peut-Ítre, parce qu'elles n'ont pas comme nous l'apprťhension de l'inexorable avenir.--Elle passait des journťes contemplatives dťlicieuses, dans des poses de bien-Ítre, ťtalťe nonchalamment sur les pierres et la mousse, jouissant du silence--un peu mťlancolique pour moi--de cette maison que les canons sourds ni les coups de mer ne venaient plus jamais troubler. Elle ťtait arrivťe au port lointain et tranquille, ŗ l'ťtape derniŤre de sa vie,--et s'y reposait sans avoir conscience de la fin. XIV Un beau jour, sans transition, par subite fantaisie, la tolťrance de Moumoutte Blanche pour Moumoutte Chinoise se changea en amitiť tendre. Elle s'approcha dťlibťrťment et vint lui sentir ŗ bout portant les babines, ce qui, entre chattes, ťquivaut au plus affectueux baiser. Sylvestre, prťsent ŗ cette scŤne, se montra sceptique: --As-tu vu, lui dis-je, le baiser de paix des moumouttes? --Oh! non, monsieur, rťpondit-il sur ce ton de connaisseur entendu qu'il prend lorsqu'il s'agit des affaires intimes de mes chats, chevaux ou bÍtes quelconques; non, monsieur; c'est que tout simplement la Moumoutte Blanche voulait s'assurer, d'aprŤs l'odeur du museau, si la Chinoise ne venait pas de lui manger sa viande... Il se trompait pourtant,--et, ŗ partir de ce jour, elles furent amies. On les vit s'asseoir sur la mÍme chaise, manger la p‚tťe dans la mÍme assiette et, chaque matin, accourir pour se dire bonjour en frottant leurs bouts de nez cocasses, l'un jaune sur l'autre rose... XV On disait maintenant: ęLes moumouttes ont fait ceci ou cela.Ľ Elles ťtaient un duo intime et insťparable, se consultant, se suivant pour les moindres et les plus triviales actions de leur vie; se peignant, se lťchant l'une l'autre, faisant toilette en commun avec une mutuelle tendresse. Moumoutte Blanche continuait d'Ítre plus spťcialement la chatte de tante Claire, tandis que la Chinoise demeurait ma petite amie fidŤle, avec toujours sa mÍme faÁon plus tendre de me suivre des yeux, de rťpondre au moindre appel de ma voix. A peine m'asseyais-je, qu'une patte lťgŤre se posait doucement sur moi, comme jadis ŗ bord; deux yeux jaunes m'interrogeaient avec une intense expression humaine; puis, houp! la Chinoise ťtait sur mes genoux,--trŤs lente ensuite ŗ chercher sa position, pilant des deux pattes, se tournant en rond dans un sens, en rond dans un autre, et tout juste installťe quand j'ťtais prÍt ŗ repartir... MystŤre immatťriel peut-Ítre, mystŤre d'‚me, que l'affection constante d'une bÍte et sa longue reconnaissance... XVI TrŤs g‚tťes, les deux moumouttes; admises dans la salle ŗ manger aux heures des repas; souvent assises ŗ mes cŰtťs, l'une ŗ droite, l'autre ŗ gauche; se rappelant de temps en temps ŗ mon souvenir par un petit coup de patte discret sur ma serviette, et guettant des bouchťes que je leur faisais passer, furtivement comme un ťcolier en faute, au bout de ma fourchette personnelle. En contant cela, je vais nuire encore ŗ ma rťputation qui, paraÓt-il, est dťjŗ si entachťe de bizarrerie et d'incorrectitude. Je puis cependant dťnoncer certain acadťmicien qui, m'ayant fait l'honneur de s'asseoir ŗ ma table, ne se tint pas de leur offrir ŗ chacune, dans sa propre cuillŤre, un peu de crŤme Chantilly[1]. 1. _Note de l'ťditeur._ Ce passage ťtait ťcrit avant la nomination de M. Pierre Loti ŗ l'Acadťmie franÁaise. XVII L'ťtť qui survint fut pour la Moumoutte Chinoise une pťriode de vie absolument dťlicieuse. Avec son originalitť et son air distinguť, elle ťtait devenue presque jolie, ainsi remplumťe; alentour, dans le monde des chats, au fond des jardins et sur les toits, le bruit avait circulť de la prťsence de cette piquante ťtrangŤre, et les prťtendants ťtaient nombreux, qui venaient roucouler sous ses fenÍtres, par les belles nuits chaudes embaumťes de chŤvrefeuille. Vers la mi-septembre, les deux moumouttes connurent presque en mÍme temps la joie d'Ítre mŤre. Moumoutte Blanche, cela va sans dire, ťtait dťjŗ une matrone entendue. Quant ŗ Moumoutte Chinoise, les premiers instants de surprise passťs, on la vit tendrement lťcher l'impayable et minuscule mimi gris, mouchetť comme un tigre, qui ťtait son unique fils. XVIII Ce fut trŤs touchant ensuite, l'affection rťciproque de ces deux familles: le petit Chinois comique et le petit angora, tout rond comme une houppe ŗ poudrer, jouant ensemble, et soignťs, peignťs, nourris par l'une ou l'autre des deux moumouttes, avec une sollicitude presque ťgale. XIX L'hiver est la saison oý les chats deviennent plus particuliŤrement des hŰtes du foyer, des compagnons de tous les instants au coin du feu, partageant avec nous, devant les flammes qui dansent, les vagues mťlancolies des crťpuscules et les insondables rÍves. C'est aussi, chacun sait cela, l'ťpoque oý ils sont en beautť, en grand luxe de poils, toute fourrure dehors. Moumoutte Chinoise, dŤs les premiers froids, n'avait dťjŗ plus de trous ŗ sa robe, et Moumoutte Blanche avait arborť une imposante cravate, un boa d'un blanc de neige, qui encadrait son minois comme une fraise ŗ la Mťdicis. Leur tendresse s'augmentait du plaisir qu'elles ťprouvaient ŗ se rťchauffer mutuellement; prŤs des cheminťes, sur les coussins, sur les fauteuils, elles dormaient des jours entiers dans les bras l'une de l'autre, roulťes en une seule boule oý ne se distinguait plus ni tÍte ni queue. C'ťtait surtout Moumoutte Chinoise qui ne se trouvait jamais assez prŤs. Au retour de quelque course en plein air, si elle apercevait son amie Blanche endormie devant le feu, tout doucement, tout doucement elle s'approchait, avec des ruses comme pour surprendre une souris; l'autre, toujours fantasque, nerveuse, agacťe d'Ítre dťrangťe, quelquefois lanÁait un lťger coup de patte, une gifle... Elle ne ripostait pas, la Chinoise, mais levait seulement sa petite main, en geste de menace pour rire, puis me disait, du coin de l'oeil: ęCrois-tu au moins qu'elle a un caractŤre difficile! Mais je ne prends pas Áa au sťrieux, tu penses bien!Ľ Avec un redoublement de prťcautions, elle en venait toujours ŗ ses fins, qui ťtaient de se coucher complŤtement sur l'autre, la tÍte enfouie dans sa belle fourrure de neige,--et, avant de s'endormir, elle me disait encore, d'un demi-regard ŗ peine ouvert: ęC'ťtait ce que je voulais!... J'y suis!...Ľ XX Oh! nos soirťes d'hiver en ce temps-lŗ!... Tout au fond de la maison silencieuse, obscure, laissťe vide et comme trop grande, dans un petit salon bien chaud du rez-de-chaussťe donnant sur la cour et sur des jardins, veillaient maman et tante Claire, sous leur lampe suspendue, ŗ des places accoutumťes depuis tant d'hivers antťrieurs et pareils. Et, le plus souvent, je veillais lŗ, moi aussi, pour ne pas perdre le temps de leur prťsence sur terre et de mes sťjours auprŤs d'elles. Dans une autre partie de la maison, loin de nous, je laissais noir et sans feu mon cabinet de travail, mon logis d'Aladin, pour tout simplement passer ma soirťe ŗ trois, en leur compagnie, dans ce petit salon qui ťtait bien la coulisse la plus secrŤte de notre vie familiale, le chez nous le plus sans faÁon de tous. (Aucun autre lieu, du reste, ne m'a donnť jamais une plus complŤte et plus douce impression de nid; nulle part je ne me suis chauffť avec une plus berÁante mťlancolie que devant les flambťes de bois de cette petite cheminťe.) Les fenÍtres, aux contrevents jamais fermťs, par sťcuritť confiante, la porte vitrťe, presque un peu campagnarde, donnaient sur le noir des feuillages d'hiver, sur des lauriers, des lierres de murailles qu'ťclairait parfois un rayon de lune. Aucun bruit ne parvenait jusqu'ŗ nous de la rue, qui ťtait assez ťloignťe--et d'ailleurs fort tranquille, ŗ peine troublťe de temps en temps par des chants de matelots cťlťbrant un retour. Non, nous avions plutŰt les bruits de la campagne, dont on sentait la prťsence presque proche, au delŗ des vieux jardins et des remparts de la ville; l'ťtť, l'immense concert des grenouilles, dans ces plaines marines qui nous entourent, unies comme des steppes, et, de minute en minute, la petite note en flŻte triste des hiboux; l'hiver, ŗ ces veillťes dont je parle, quelque cri trŤs rare d'oiseau de marais, et surtout la longue plainte du vent d'ouest arrivant de la mer. Sur la grande table, couverte de certain tapis ŗ fleurs connu toute ma vie, maman et tante Claire ťtalaient leurs chŤres corbeilles ŗ ouvrage, oý il y avait des choses que j'appellerais _fondamentales_, si j'osais employer ce mot qui, dans le cas prťsent, n'aura de sens que pour moi-mÍme; de ces petites choses qui ont pris place de reliques ŗ mes yeux, qui ont acquis dans mon souvenir, dans ma vie, une importance tout ŗ fait de premier ordre: ciseaux ŗ broder, venus des aÔeules, qu'on me prÍtait avec mille recommandations quand j'ťtais tout enfant, pour m'amuser ŗ des dťcoupures; bobines ŗ fil, en bois rare des colonies, rapportťes jadis de lŗ-bas par des marins et qui me donnaient tant ŗ rÍver; porte-aiguilles, lunettes, dťs et ťtuis... Comme je les connais tous et que les aime, les pauvres petits riens si prťcieux, ťtalťs le soir, depuis tant d'annťes, sur le vieux tapis ŗ fleurs, par les mains de maman et de tante Claire; aprŤs chaque lointain voyage, avec quel sentiment attendri je les retrouve et leur dis mon bonjour d'arrivťe! J'ai employť tout ŗ l'heure pour eux le mot: _fondamental_--si impropre, dans l'espŤce, je le reconnais,--voici comment je puis l'expliquer: si on me les dťtruisait, s'ils cessaient d'exister ŗ leurs mÍmes places ťternelles, j'aurais l'impression d'avoir fait un grand pas de plus vers l'anťantissement de moi-mÍme, vers la poussiŤre, l'oubli. Et quand elles seront parties toutes les deux, maman et tante Claire, il me semble que ces chers petits objets, religieusement conservťs aprŤs elles, appelleront leur prťsence, prolongeront presque un peu leur sťjour parmi nous... Les moumouttes, il va sans dire, se tenaient aussi dans ce salon, endormies ensemble en une seule boule bien chaude, sur quelque fauteuil ou quelque tabouret, le plus prŤs possible du feu. Et leurs rťveils inattendus, leurs rťflexions, leurs idťes drŰles ťgayaient nos soirťes un peu silencieuses. Une fois c'ťtait Moumoutte Blanche qui, prise d'un dťsir subit d'Ítre plus en notre compagnie, sautait sur la table, et venait s'asseoir avec gravitť sur l'ouvrage mÍme de tante Claire, lui tournant le dos, aprŤs lui avoir inopinťment frŰlť la figure de son imposante queue noire; puis restait lŗ, indiscrŤte et obstinťe, en contemplation devant la flamme de la lampe. Ou bien, par quelqu'une de ces nuits de piquante gelťe qui portent sur les nerfs des chats, on entendait tout ŗ coup, dans les jardins voisins, une discussion: ęMiaou! miaraouraou!Ľ Alors la tranquille pelote de fourrure, qui sommeillait si bien, dressait aussitŰt deux tÍtes, deux paires d'oreilles... Encore: ęMiaraou! miaraou!Ľ--«a ne s'apaisait pas! La Moumoutte Blanche, rťsolument levťe, le poil hťrissť en guerre, courait d'une porte ŗ l'autre, cherchant une issue pour sortir, comme appelťe dehors par un devoir impťrieux et d'une capitale importance: ęMais non, Moumoutte, disait tante Claire, tu n'as pas besoin de t'en mÍler, je t'assure; Áa s'arrangera sans toi!Ľ--Et la Chinoise au contraire, toujours plus calme et ennemie des pťrilleuses aventures, se contentait de me regarder du coin de l'oeil, l'air trŤs intelligent et un peu moqueur pour l'autre, me disant: ęN'est-ce pas que j'ai raison, moi, de rester neutre?Ľ Un certain moi tranquille, rassťrťnť et presque enfant, se retrouvait lŗ le soir, dans ce petit salon doucement silencieux, ŗ cette table oý travaillaient maman et tante Claire. Et si par instants je me souvenais, avec une sourde commotion intťrieure, d'avoir eu une ‚me orientale, une ‚me africaine et un tas d'autres ‚mes encore; d'avoir promenť, sous diffťrents soleils, des rÍves et des fantaisies sans nombre, tout cela m'apparaissait comme trŤs loin et ŗ jamais fini. Et ce passť errant me faisait plus complŤtement goŻter l'heure prťsente, le repos, l'entr'acte, dans cette coulisse tout ŗ fait intime de ma vie, qui est si inconnue, qui ťtonnerait tant de gens et peut-Ítre les ferait sourire. En toute sincťritť d'intention, je me disais que je ne repartirais plus, que rien ne valait la paix d'Ítre lŗ et d'y retrouver un peu de son ‚me premiŤre; de sentir autour de soi, dans ce nid de l'enfance, je ne sais quelles protections bťnies contre le vide et la mort; de deviner, ŗ travers les vitres de la fenÍtre, dans l'obscuritť des feuillages et sous la lune d'hiver, cette cour qui jadis rťsumait presque le monde, qui est restťe pareille, avec son lierre, ses petits rochers et ses vieux murs, et qui, mon Dieu, reprendrait peut-Ítre encore ŗ mes yeux son importance, son grandissement d'autrefois et se repeuplerait des mÍmes rÍves... Surtout, je me disais que rien, dans le monde immense, ne valait la joie douce de regarder maman et tante Claire assises ŗ travailler ŗ cette table, penchant vers le tapis ŗ fleurs leurs bonnets de dentelle noire et leurs coques de cheveux blancs... Oh! un soir, je me rappelle... Il y eut une scŤne de chats!... Encore aujourd'hui je ne puis y repenser sans rire. C'ťtait une nuit de gelťe aux environs de NoŽl. Dans le grand silence, nous avions entendu passer au-dessus des toits, ŗ travers le ciel froid et tranquille, un vol d'oies sauvages qui ťmigraient vers d'autres climats: un peu une musique de chasse-gallery, un bruit de voix aigres, trŤs nombreuses, gťmissant toutes ŗ la fois lŗ-haut dans le vide, puis bientŰt perdues dans les lointains de l'air.--ęEntends-tu? entends-tu?Ľ m'avait dit tante Claire, avec un petit sourire et une mine inquiŤte pour se moquer de moi, se rappelant que dans mon enfance j'avais grand'peur de ces passages nocturnes d'oiseaux. Pour entendre, il fallait du reste avoir l'oreille fine et Ítre dans un endroit silencieux. Le calme revint ensuite, si complet qu'on eŻt distinguť la plainte du bois flambant dans le foyer et la respiration rťguliŤre des deux chattes assises au coin de la cheminťe. Tout ŗ coup, certain gros matou jaune, que Moumoutte Blanche avait en horreur, et qui la poursuivait de ses dťclarations, parut inopinťment derriŤre la vitre de la cour, en lumiŤre sur le noir des feuillages, la regardant d'un air effrontť et ahuri, avec un formidable ęMiaouĽ de provocation.--Alors elle bondit ŗ cette fenÍtre, comme une paume, comme un balle qu'on lance, et lŗ, nez ŗ nez, de chaque cŰtť du carreau, ce fut une impayable bataille, une bordťe d'injures affreuses ŗ grosse voix rauque; des coups de patte ŗ toute volťe, des gifles ŗ travers le verre, qui faisaient grand bruit, pouf, pouf, et qui ne portaient pas... Oh! l'ťpouvante de maman et de tante Claire, tressautant sur leur chaise ŗ la premiŤre minute de surprise,--puis leur bon rire aprŤs; le comique de tout ce vacarme subit et saugrenu, succťdant ŗ un tel recueillement de silence,--et surtout la figure de l'autre, le matou jaune, dťconfit et giflť, dont les yeux flambaient derriŤre ce carreau si drŰlement!... Le ęcoucherĽ des chattes ťtait en ce temps-lŗ une des opťrations importantes, primordiales, dirais-je mÍme, de notre maison. Elles n'ťtaient point autorisťes, comme tant d'autres, ŗ passer des nuits errantes, dans les feuillages des murs, ŗ la belle ťtoile ou en contemplation de la lune; nous avions sur ces questions-lŗ des principes avec lesquels nous ne transigions point. Le ęcoucherĽ consistait ŗ les enfermer dans un grenier situť au fond de la cour, dans un corps de logis sťparť, trŤs ancien, qui disparaissait sous les lierres, les treilles et les glycines; c'ťtait prťcisťment dans les quartiers de Sylvestre, ŗ cŰtť de sa chambre; aussi chaque soir partaient-ils tous les trois ensemble, les deux moumouttes et lui. Chaque fois qu'une de ces journťes--auxquelles je ne prenais pas garde alors et que j'ai pleurťes ensuite--ťtait finie, ťtait tombťe dans l'abÓme du temps, on appelait ce serviteur, devenu presque de la famille, et maman disait d'un ton demi-sťrieux, s'amusant elle-mÍme de ces fonctions remplies comme un sacerdoce: ęSylvestre, il est temps d'aller coucher vos chattes.Ľ Aux premiers mots de cette phrase, mÍme prononcťe ŗ voix basse, Moumoutte Blanche dressait une oreille inquiŤte; puis, convaincue que c'ťtait bien cela, sautait ŗ bas de son fauteuil, l'air important, l'air agitť, et courait d'elle-mÍme ŗ la porte, afin de passer devant et de partir ŗ pied, n'admettant pas d'Ítre emportťe, voulant entrer de son plein grť dans sa chambre ŗ coucher ou n'y pas entrer du tout. La Chinoise, au contraire, rusait pour ne pas quitter, si possible, ce salon bien chaud, descendait tout doucement, se coulait sans bruit par terre et, toute baissťe pour moins paraÓtre, regardant du coin de l'oeil si on ne l'avait pas vue, s'en allait se cacher sous un meuble. Le grand Sylvestre alors, habituť de longue date ŗ ce manŤge, demandait avec son sourire de petit enfant: ęOý es-tu, Chinoise? Je devine bien, va, que tu n'es pas loin!Ľ--Tendrement elle lui rťpondait: ęTrr! Trr!Ľ, comprenant qu'il ťtait inutile de feindre davantage, puis se laissait prendre et asseoir ŗ califourchon, trŤs douillettement, sur l'ťpaule large de son ami. Le cortŤge enfin se mettait en marche: devant, Moumoutte Blanche, indťpendante et superbe; derriŤre, Sylvestre, qui disait: ęBonsoir, monsieur et damesĽ et qui, d'une main, portait sa lanterne pour traverser la cour, de l'autre tenait invariablement la longue queue grise de la Chinoise pendante sur sa poitrine. En gťnťral, Moumoutte Blanche prenait docilement le chemin de son grenier,--aprŤs avoir ťprouvť le besoin toutefois de s'arrÍter en route, de s'isoler un instant dans le noir des feuillages. Mais il arrivait aussi, ŗ certaines phases de la lune, que des lubies vagabondes lui venaient, des fantaisies de s'en aller dormir ŗ l'angle de quelque toit ou bien au sommet de quelque poirier solitaire, ŗ la bonne fraÓcheur de dťcembre, aprŤs s'Ítre chauffťe tout le jour sur un confortable fauteuil. Dans ces cas-lŗ, on voyait bientŰt reparaÓtre, avec une comique figure de circonstance, Sylvestre, tenant toujours sa lanterne et la queue de la docile Chinoise blottie contre son cou: ęEncore Moumoutte Blanche qui ne veut pas se coucher!Ľ--ęComment! rťpondait tante Claire indignťe. Ah! par exemple!...Ľ Et elle sortait elle-mÍme, pour essayer du prestige de son autoritť, appelant: ęMoumoutte! Moumoutte!Ľ de sa pauvre chŤre voix, que je crois entendre encore, et qui se prolongeait lŗ, dans le silence des jardins, dans la sonoritť de la nuit d'hiver... Mais non, Moumoutte Blanche n'obťissait pas; du haut d'un arbre ou du haut d'un mur, elle se contentait de regarder, narquoisement assise, sa fourrure faisant tache blanche dans l'obscuritť et ses yeux lanÁant de petites lueurs de phosphore... ęMoumoutte! Moumoutte!... oh! la vilaine bÍte! c'est honteux, mademoiselle, cette conduite, honteux!Ľ Puis maman sortait ŗ son tour, inquiŤte du grand froid, voulant faire rentrer tante Claire. Puis moi-mÍme, un instant aprŤs, pour les ramener toutes les deux. Et alors, de nous voir rťunis dans cette cour, une nuit de gelťe, y compris Sylvestre tenant sa Chinoise par la queue, et narguťs en bloc par cette Moumoutte lŗ-haut perchťe, cela nous donnait aux dťpens de nous-mÍmes une irrťsistible envie de rire, qui commenÁait par tante Claire et qu'aussitŰt elle nous communiquait... Du reste, j'ai toujours doutť qu'il y eŻt par le monde deux autres bonnes vieilles dames,--oh! bien vieilles, hťlas!--capables de si franchement rire avec les jeunes; sachant si bien Ítre aimables, si bien Ítre gaies. En somme, je ne m'amuse autant avec personne qu'avec elles,--et toujours ŗ propos des plus insignifiantes petites choses dont elles saisissent d'une faÁon ŗ part le cŰtť impayablement drŰle... Cette Moumoutte en aurait le dernier mot, dťcidťment!... Nous rentrions trŤs mortifiťs, dans le petit salon refroidi par ces portes ouvertes, pour gagner ensuite nos chambres respectives par une sťrie d'escaliers et de passages sombres.--Et tante Claire, prise d'un regain d'indignation avant de rentrer chez elle, concluait ainsi, sur le pas de sa porte, en me disant bonsoir: ęOh! tout de mÍme, qu'en dis-tu, de cette chatte?...Ľ XXI Une existence de chat, cela peut durer douze ou quinze ans, si aucun accident ne survient. Les deux moumouttes virent encore, ensemble, luire un second dťlicieux ťtť; elles retrouvŤrent leurs heures de nonchalante rÍverie, en compagnie de SuleÔma (la tortue ťternelle que les annťes ne vieillissent pas), entre les cactus fleuris, sur les pierres de la cour chauffťes ŗ l'ardent soleil,--ou bien seules, au faÓte des vieux murs, dans le fouillis annuel des chŤvrefeuilles et des roses blanches. Elles eurent plusieurs petits, ťlevťs avec tendresse et placťs avantageusement dans le voisinage; mÍme ceux de la Chinoise ťtaient d'une dťfaite facile et trŤs demandťs, ŗ cause de l'originalitť de leurs minois. Elles virent encore un autre hiver et purent recommencer leurs longs sommeils aux coins des cheminťes, leurs mťditations profondes devant l'aspect changeant des braises ou des flammes. Mais ce fut leur derniŤre saison de bonheur, et aussitŰt aprŤs leur triste dťclin commenÁa. DŤs le printemps suivant, d'indťfinissables maladies entreprirent de dťsorganiser leurs petites personnes bizarres, qui ťtaient d'‚ge cependant ŗ durer quelques annťes de plus. Moumoutte Chinoise, atteinte la premiŤre, donna d'abord des indices de trouble mental, de mťlancolie noire,--regrets peut-Ítre de sa lointaine patrie mongole. Sans boire ni manger, elle faisait des retraites prolongťes sur le haut des murs, immobile pendant des journťes entiŤres ŗ la mÍme place, ne rťpondant ŗ tous nos appels que par des regards attendris et de plaintifs petits ęmiaouĽ. Moumoutte Blanche aussi, dŤs les premiers beaux jours, avait commencť de languir, et, en avril, toutes deux ťtaient vraiment malades. Des vťtťrinaires, appelťs en consultation, ordonnŤrent sans rire d'inexťcutables choses. Pour l'une, des pilules matin et soir et des cataplasmes sur le ventre!... Pour l'autre, de l'hydrothťrapie; la tondre ras et la doucher deux fois par jour ŗ grande eau!... Sylvestre lui-mÍme, qui les adorait et s'en faisait obťir comme personne, dťclara le tout impossible. On essaya alors des remŤdes de bonnes femmes; des mŤres Michel furent convoquťes et on suivit leurs prescriptions, mais rien n'y fit. Elles s'en allaient toutes deux, nos moumouttes, nous causant une grande pitiť,--et ni le beau printemps, ni le beau soleil revenu ne les tiraient de leur torpeur de mort. Un matin, comme je rentrais d'un voyage ŗ Paris, Sylvestre, en recevant une valise, me dit tristement: ęMonsieur, la Chinoise est morte.Ľ Depuis trois jours, elle avait disparu, elle si rangťe, qui jamais ne quittait la maison. Nul doute que, sentant sa fin proche, elle ne fŻt dťfinitivement partie, obťissant ŗ ce sentiment d'exquise et suprÍme pudeur qui pousse certaines bÍtes ŗ se cacher pour mourir. ęElle ťtait restťe toute la semaine, monsieur, perchťe lŗ-haut sur le jasmin rouge, ne voulant plus descendre pour manger; elle rťpondait pourtant toujours quand nous lui parlions, mais d'une petite voix si faible!Ľ Oý donc ťtait-elle allťe passer l'heure terrible, la pauvre Moumoutte Chinoise? Peut-Ítre, par ignorance de tout, chez des ťtrangers qui ne l'auront seulement pas laissťe finir en paix, qui l'auront pourchassťe, tourmentťe,--et mise ensuite au fumier. Vraiment, j'aurais prťfťrť apprendre qu'elle ťtait morte chez nous; mon coeur se serrait un peu, au souvenir de son ťtrange regard humain, si suppliant, chargť toujours de ce mÍme besoin d'affection qu'elle ťtait incapable d'exprimer, et tout le temps cherchant mes yeux ŗ moi avec cette mÍme interrogation anxieuse qui n'avait jamais pu Ítre formulťe... Qui sait quelles mystťrieuses angoisses traversent les petites ‚mes confuses des bÍtes, aux heures d'agonie?... XXII Comme si un mťchant sort eŻt ťtť jetť sur nos chattes, Moumoutte Blanche, aussi, semblait ŗ la fin. Par fantaisie de mourante, elle avait ťlu son dernier domicile dans mon cabinet de toilette--sur certain lit de repos dont la couleur rose l'avait sans doute charmťe. On lui portait lŗ un peu de nourriture, un peu de lait, auquel elle ne touchait mÍme plus; seulement, elle vous regardait quand on entrait, avec de bons yeux contents de vous voir, et faisait encore un pauvre ronron affaibli, quand on la touchait doucement pour une caresse. Puis, un beau matin, elle disparut aussi, clandestinement, comme avait fait la Chinoise, et nous pens‚mes qu'elle ne reviendrait plus. XXIII Elle devait reparaÓtre cependant, et je ne me rappelle rien de si triste que ce retour. Ce fut environ trois jours aprŤs, par un de ces temps de commencement de juin, qui rayonnent, qui resplendissent, dans un calme absolu de l'air, trompeurs avec des apparences d'ťternelle durťe, mťlancoliques sur les Ítres destinťs ŗ mourir. Notre cour ťtalait toutes ses feuilles, toutes ses fleurs, toutes ses roses sur ses murs, comme ŗ tant de mois de juin passťs; les martinets, les hirondelles, affolťs de lumiŤre et de vie, tournoyaient avec des cris de joie dans le ciel tout bleu; il y avait partout grande fÍte des choses sans ‚me et des bÍtes lťgŤres que la mort n'inquiŤte pas. Tante Claire, qui se promenait par lŗ, surveillant la pousse des fleurs, m'appela tout ŗ coup, et sa voix indiquait quelque chose d'extraordinaire: --Oh!... viens voir!... notre pauvre Moumoutte qui est revenue!... Elle ťtait bien lŗ, en effet, rťapparue comme un triste petit fantŰme, maigre, la fourrure dťjŗ souillťe de terre, ŗ moitiť morte. Qui sait quel sentiment l'avait ramenťe: une rťflexion, un manque de courage ŗ la derniŤre heure, un besoin de nous revoir avant de mourir! A grand'peine, elle avait franchi encore une fois ce petit mur bas, si familier, que jadis elle sautait en deux bonds, lorsqu'elle revenait de faire sa police extťrieure, de gifler quelque voisin, de corriger quelque voisine... Haletante de son grand effort pour revenir, elle restait ŗ demi couchťe sur la mousse et l'herbe nouvelle, au bord du bassin, cherchant ŗ se baisser pour y boire une gorgťe d'eau fraÓche. Et son regard nous implorait, nous appelait au secours: ęVous ne voyez donc pas que je vais mourir? Pour me prolonger un peu, vous ne pouvez donc rien faire?...Ľ Prťsages de mort partout, ce beau matin de juin, sous ce calme et resplendissant soleil: tante Claire, penchťe vers sa moumoutte finissante, me paraissait tout ŗ coup si ‚gťe, affaissťe comme jamais, prÍte ŗ s'en aller aussi... Nous dťcid‚mes de reporter Moumoutte dans mon cabinet de toilette, sur ce mÍme lit rose dont elle avait fait choix la semaine prťcťdente et qui avait semblť lui plaire. Et je me promis de veiller ŗ ce qu'elle ne partÓt plus, afin qu'au moins ses os pussent rester dans la terre de notre cour, qu'elle ne fŻt pas jetťe sur quelque fumier,--comme sans doute l'autre, ma pauvre petite compagne de Chine, dont le regard anxieux me poursuivait toujours. Je la pris ŗ mon cou, avec des prťcautions extrÍmes et, contrairement ŗ son habitude, elle se laissa emporter cette fois, en toute confiance, la tÍte abandonnťe, appuyťe sur mon bras. Sur ce lit rose, salissant tout, elle rťsista encore quelques jours, tant les chats ont la vie dure. Juin continuait de rayonner dans la maison et dans les jardins autour de nous. Nous allions souvent la voir, et toujours elle essayait de se lever pour nous faire fÍte, l'air reconnaissant et attendri, ses yeux indiquant autant que des yeux humains la prťsence intťrieure et la dťtresse de ce qu'on appelle ‚me... Un matin, je la trouvai raidie, les prunelles vitreuses, devenue une bÍte crevťe, une chose ŗ jeter dehors. Alors je commandai ŗ Sylvestre de faire un trou dans une banquette de la cour, au pied d'un arbuste... Oý ťtait passť ce que j'avais vu luire ŗ travers ses yeux de mourante; la petite flamme inquiŤte du dedans, oý ťtait-elle allťe?... XXIV L'enterrement de Moumoutte Blanche, dans la cour tranquille, sous le beau ciel de juin, au grand soleil de deux heures. A la place indiquťe, Sylvestre creuse la terre,--puis s'arrÍte, regardant au fond du trou, et se baisse pour y prendre avec la main quelque chose qui l'ťtonne: --Qu'est-ce que c'est que Áa, dit-il, en remuant des petits os blancs qu'il vient d'apercevoir,--un lapin? Les dťbris d'une bÍte, en effet;--ceux de ma chatte du Sťnťgal, une ancienne moumoutte, ma compagne en Afrique, trŤs aimťe elle aussi jadis, que j'avais enterrťe lŗ une douzaine d'annťes auparavant, puis oubliťe, dans l'abÓme oý s'entassent les choses et les Ítres disparus. Et, en regardant ces petits os mÍlťs de terre, ces petites jambes en b‚tons blancs, cet assemblage figurant encore l'arriŤre-train d'une bÍte vue de dos, je me rappelai tout ŗ coup, avec une envie de sourire et un demi-serrement de coeur, une scŤne bien oubliťe, une certaine circonstance oý j'avais vu cette mÍme petite charpente postťrieure de chatte, garnie alors de muscles agiles et de fourrure soyeuse, fuir devant moi comiquement, dťtaler, queue en l'air, au comble de la terreur... C'ťtait un jour oý, avec l'obstination propre ŗ sa race, elle ťtait montťe encore sur un meuble vingt fois dťfendu et y avait cassť un vase auquel je tenais beaucoup. Je l'avais d'abord tapťe, puis, ma colŤre n'ťtant pas finie, je lui avais lancť en la poursuivant un coup de pied trop brutal. Elle, ťtonnťe seulement de la tape, avait compris, au coup de pied d'aprŤs, que cela devenait la grande guerre; c'est alors qu'elle avait si lestement dťtalť ŗ toutes jambes, son panache de queue au vent, me montrant d'une faÁon incorrecte et impayable son petit arriŤre-train affolť; puis, abritťe sous un meuble, elle s'ťtait retournťe pour me jeter un regard de reproche et de dťtresse, se croyant perdue, trahie, assassinťe par celui qu'elle aimait et aux mains de qui elle avait confiť son sort; et, comme mes yeux restaient toujours mťchants, elle avait enfin poussť son cri des grands abois, ce _miaou_ particulier et sinistre des chats qui se sentent en passe de mort.--Toute ma colŤre tomba du coup; je l'appelai, la caressai, la calmai sur mes genoux, encore toute inquiŤte et haletante. Oh! le cri de dťtresse derniŤre d'une bÍte, fŻt-ce celui du pauvre boeuf qu'on vient d'attacher ŗ l'abattoir, mÍme celui du rat misťrable qu'un bouledogue tient entre ses dents; ce cri qui n'espŤre plus rien, qui ne s'adresse plus ŗ personne, qui est comme une protestation suprÍme jetťe ŗ la nature elle-mÍme, un appel ŗ je ne sais quelles pitiťs inconscientes ťpandues dans l'air... Deux ou trois os enfouis au pied d'un arbre, c'est ce qui reste ŗ prťsent de ce petit arriŤre-train de moumoutte, que je me rappelle si vivant et si drŰle. Et sa chair, sa petite personne, son attachement pour moi, sa grande terreur d'un certain jour, son cri d'angoisse et de reproche; tout ce qui ťtait autour de ces os enfin,--est devenu un peu de terre... Quand le trou fut creusť ŗ souhait, je montai chercher la moumoutte, raidie lŗ-haut sur le lit rose. En en redescendant avec ce petit fardeau, je trouvai, dans la cour, maman et tante Claire, assises sur un banc, ŗ l'ombre, avec un air d'y Ítre venues par hasard et affectant de parler de n'importe quoi: nous assembler exprŤs pour cet enterrement de chat, nous eŻt peut-Ítre semblť un peu ridicule ŗ nous-mÍmes, nous eŻt fait sourire malgrť nous... Jamais il n'y avait eu plus rayonnante journťe de juin, jamais plus tiŤde silence traversť de si gais bourdonnements de mouches; la cour ťtait toute fleurie, les rosiers couverts de roses; un calme de village, de campagne, rťgnait dans les jardins d'alentour; les hirondelles et les martinets dormaient; seule, la tortue ťternelle, SuleÔma, d'autant plus ťveillťe qu'il faisait plus chaud, trottait allťgrement sans but, sur les vieilles pierres ensoleillťes. Tout ťtait en proie ŗ la mťlancolie des ciels trop tranquilles, des temps trop beaux, ŗ l'accablement des milieux de jour. Parmi tant de fraÓches verdures, de joyeuses et ťblouissantes lumiŤres, les deux robes pareilles de maman et de tante Claire faisaient deux taches intensement noires. Leurs tÍtes, aux cheveux blancs bien lisses, se penchaient, comme un peu lasses d'avoir vu et revu tant de fois, tant de fois, prŤs de quatre-vingts fois, le renouveau trompeur. Les plantes, les choses, semblaient cruellement chanter le triomphe de leur recommencement perpťtuel, sans pitiť pour les Ítres fragiles qui les ťcoutaient, dťjŗ angoissťs par le prťsage de leur irrťmťdiable fin... Je posai Moumoutte au fond du trou, et sa fourrure blanche et noire disparut tout de suite sous un ťboulement et des pelletťes de terre. J'ťtais content d'avoir rťussi ŗ la garder, ŗ l'empÍcher de s'en aller finir ailleurs comme l'autre; du moins, elle pourrirait lŗ chez nous, dans cette cour oý si longtemps elle avait fait la loi aux chats des voisins, oý elle avait tant fl‚nť l'ťtť sur les vieux murs fleuris de roses blanches,--et oý, les nuits d'hiver, ŗ l'heure de son coucher capricieux, son nom avait rťsonnť tant de fois dans le silence, appelť par la voix vieillie de tante Claire. Il me semblait que sa mort ťtait le commencement de la fin des habitants de la maison; dans mon esprit, cette moumoutte ťtait liťe, comme un jouet leur ayant longtemps servi, aux deux gardiennes bien-aimťes de mon foyer, assises lŗ sur ce banc et ŗ qui elle avait tenu compagnie pendant mes absences au loin. Mon regret ťtait moins pour elle-mÍme, indťchiffrable et douteuse petite ‚me, que pour sa _durťe_ qui venait de finir. C'ťtait comme dix annťes de notre propre vie, que nous venions d'enfouir lŗ dans la terre... L'OEUVRE DE PEN-BRON Je m'ťtonne moi-mÍme de prÍter ma voix ŗ cette oeuvre, qui est si en dehors de ma route, qui, ŗ premiŤre vue, m'avait presque glacť. Je m'ťtonne surtout de le faire avec conviction, avec un vrai dťsir d'Ítre ťcoutť, de persuader, d'entraÓner, comme j'ai fini par Ítre entraÓnť moi-mÍme. Cet automne, un trŤs respectť amiral m'ťcrivit pour me prier de m'occuper des _HŰpitaux de Pen-Bron_, que j'entendais nommer pour la premiŤre fois. J'avoue que si la lettre n'eŻt pas ťtť signťe de ce nom de marin, j'aurais dťtournť la tÍte. Que me demandait-on lŗ, mon Dieu, et ŗ quel propos! Un _hŰpital pour les enfants scrofuleux_, qu'est-ce que cela pouvait me faire, ŗ moi? Qu'on les laiss‚t plutŰt mourir, ces pauvres petits, pour leur ťpargner une vie misťrable--et peut-Ítre une descendance honteuse. Il y en a bien assez, hťlas! d'ťtiolťs en France et de traÓnards dans nos armťes... Par vťnťration pour celui qui s'ťtait adressť ŗ moi, je rťpondis cependant que je t‚cherais, que je ferais tout ce que je pourrais mÍme, avec ma meilleure volontť. Et j'ťcrivis, un peu ŗ contre-coeur, au fondateur de Pen-Bron--M. Pallu, dont l'amiral me donnait le nom et l'adresse--qu'il pouvait disposer de moi. Deux ou trois jours aprŤs, M. Pallu en personne arriva de Nantes pour me voir. D'abord sa chaude parole ne me toucha pas. Ces petits Ítres maladifs, ces petits scrofuleux dont il m'entretenait continuaient de ne me causer qu'un vague effroi, qu'une pitiť relative mÍlťe de je ne sais quel insurmontable dťgoŻt.--Je l'ťcoutais avec rťsignation.--On lui en apportait, me contait-il, qui avaient les membres ťtendus dans des gouttiŤres et qui ťtaient rongťs par des plaies horribles; dans des petites boÓtes, on lui en apportait qui tombaient presque par morceaux;--et il les remettait sur pied, au bout de peu de mois, leur refaisait des os, une espŤce de santť, leur assurait la vie... A la fin, lassť, je l'interrompis pour lui dire, un peu brutalement: ęIl serait peut-Ítre plus humain de les laisser mourir.Ľ Avec un grand calme, il me rťpondit qu'il ťtait de mon avis. Alors je commenÁai ŗ prťvoir que nous pourrions peut-Ítre nous entendre: son oeuvre avait sans doute des dessous qu'il m'expliquerait, une portťe plus haute que je ne devinais pas encore. Peu ŗ peu il m'apprenait des choses encore inouÔes pour moi, qui m'ťpouvantaient: les progrŤs de ce mal, dont le nom seul entraÓne l'opprobre; les progrŤs de plus en plus rapides, en ces derniŤres annťes surtout; les misŤres, l'appauvrissement physique des enfants des grandes villes; le tiers au moins du sang franÁais dťjŗ viciť!... Ces guťrisons, opťrťes ŗ Pen-Bron, sur des petits Ítres rťputťs perdus et qui resteraient piteusement dťbiles, n'avaient pour lui que la valeur d'expťriences probantes; elles dťmontraient que ce mal, dont je ne veux plus ťcrire le nom, ťtait curable, absolument curable, sous certains climats spťciaux, par le sel et par la mer. Et alors il rÍvait d'ťtendre son oeuvre, d'en faire quelque chose d'immense, de gťnťral; de tenter un renouvellement de la race tout entiŤre. ęAujourd'hui, me disait-il, dans cet hŰpital si pťniblement fondť, qui peut tout juste contenir cent enfants, nous n'avons guŤre que le rebut des autres hŰpitaux de France: des pauvres petits phťnomŤnes morbides, qui ont traÓnť pendant des annťes sur des lits, qui ont lassť tous les mťdecins et qu'on nous apporte _in extremis_, quand on n'espŤre plus. Mais si au lieu de cent enfants, nous pouvions en recevoir ŗ Pen-Bron des milliers et des milliers, dans de grands b‚timents ťchelonnťs sur des kilomŤtres de faÁade, tout le long de cette merveilleuse presqu'Óle de sable oý l'air est toujours tiŤde et imprťgnť de sel; si, au lieu de ces petits Ítres dont la chair est percťe de trous profonds, on nous amenait tous ceux que le mal a encore ŗ peine touchťs, tous ceux qui sont menacťs seulement;--oh! si on pouvait y faire passer chaque annťe tous les petits p‚lots, tous les petits malsains qui croissent sans air dans les usines des grandes villes, et qui deviennent ensuite de faibles soldats couturťs--et dont les fils seront plus pitoyables encore; s'ils pouvaient venir tous, ŗ cet ‚ge oý la constitution s'amťliore si vite, demander ŗ la mer un peu de cette force qu'elle donne ŗ ses marins, ŗ ses pÍcheurs...Ľ Et ŗ mesure qu'il me dťveloppait son idťe, ŗ mesure qu'il l'agrandissait devant moi avec une conviction ardente, je voyais monter dans ses yeux comme une expression d'apŰtre; je comprenais que l'oeuvre ŗ laquelle il avait vouť sa vie ťtait noble, franÁaise, humaine. Donc, presque gagnť dťjŗ ŗ sa cause, je lui promis d'aller moi-mÍme ŗ Pen-Bron, pour voir, avant d'essayer d'en parler (je n'ai jamais su parler que de ce que j'avais bien vu), pour voir ce qu'il avait commencť de faire lŗ--sur ses ęsables merveilleuxĽ, comme il les appelait. * * * Quelques semaines plus tard--ŗ la fin de septembre--nous sommes au Croisic, sur le port encombrť de barques de pÍche. Devant nous, l'eau marine a ce bleu plus intense qu'elle prend toujours dans les endroits oý, sous l'influence de certains courants, elle est plus particuliŤrement salťe et chaude. Et lŗ-bas, au delŗ des premiŤres bandes bleues, un vieux chalet ŗ donjon, blanchi de frais, se dresse complŤtement isolť, sur des sables qui paraissent Ítre une Óle; ce chalet est Pen-Bron; mais jamais hŰpital n'eut moins l'air d'en Ítre un; on a mÍme grand'peine ŗ se figurer que cette gaie habitation de plein vent puisse renfermer tant de pauvres choses sinistres, tant de variťtťs excessives et rares d'un mal horrible. AprŤs quelques minutes de traversťe, une barque nous dťpose sur ces sables--qui ne sont point un Ólot comme on l'aurait cru de loin, mais qui forment l'extrťmitť d'une longue, longue et ťtroite presqu'Óle, d'une espŤce de plage sans fin resserrťe entre l'Ocťan et des lagunes ŗ sel alimentťes par la mer. Pen-Bron est lŗ, entourť d'eau comme un navire. Devant ses murs, on a esquissť un jardin, que balaient tous les souffles du large, mais oý les fleurs poussent tout de mÍme dans les plates-bandes sablonneuses. Une soixantaine d'enfants se tiennent dehors, petits garÁons et petites filles, en deux groupes sťparťs. Les petits garÁons jouent, causent, chantent. Sous la surveillance d'une bonne soeur en cornette, les petites filles en font autant de leur cŰtť, ŗ part quelques-unes un peu grandes, qui sont assises sur des chaises et travaillent ŗ l'aiguille.--Et c'est comme cela tous les jours, paraÓt-il, exceptť par les grandes pluies; constamment installťs dehors, les pensionnaires de Pen-Bron tournent, d'aprŤs le vent et le soleil, autour des murs de leur maison, regardant tantŰt la lagune, tantŰt la grande mer, sans cesse respirant cette brise qui laisse aux lŤvres un goŻt de sel. Et vraiment--si ce n'ťtait qu'on aperÁoit quelques bťquilles soutenant de pauvres petites jambes trop faibles, quelques bandages cachant encore des moitiťs de figure, et, adossťs ŗ la muraille, trois ou quatre petits fauteuils d'une forme un peu inquiťtante--on croirait arriver dans un pensionnat quelconque, ŗ l'heure de la rťcrťation; tellement, que je sens tout ŗ coup s'envoler cette sorte d'horreur physique, d'angoisse irraisonnťe qui me serrait la poitrine ŗ l'abord de ce musťum de misŤres. Je n'ai plus qu'un sentiment de curiositť en approchant de ces petits malades: de loin, je les vois jouer comme n'importe quels autres enfants de leur ‚ge; mais, pour Ítre lŗ, cependant, il faut qu'ils soient tous, tous sans exception, atteints jusqu'aux moelles par quelque maladie effroyable.--Et alors, quelles figures vont-ils avoir? --Mon Dieu, des figures comme tout le monde; quelquefois mÍme, ŗ mon grand ťtonnement, des figures trŤs gentilles, arrondies, pleines, imitant la santť. Et comme ils sont brunis, grillťs; ils ont sur les joues la patine de la mer, comme de vrais petits pÍcheurs; on dirait qu'ils ont volť aux enfants des marins ce bon h‚le de vent et de soleil qui leur donne l'air si fort. C'est une surprise complŤte de les trouver ainsi. De plus prŤs, cependant, oui, il y a bien quelques dťtails ŗ faire frťmir; sous les larges petits pantalons de campagnards, des jambes odieusement tordues, contournťes, des tibias courbes; sous les petites vestes, des corsets durs soutenant encore des vertŤbres ramollies qui s'effondreraient; et puis, dans les chairs, de grands trous qui sont ŗ peine refermťs, des cicatrices creuses et horribles; toutes sortes de mystťrieux phťnomŤnes, d'un ordre trŤs lugubre... Mais la gaietť souriante est lŗ quand mÍme, dans presque tous les yeux; on sent que la confiance et l'espoir sont revenus ŗ ces petits atrophiťs qui ont l'impression d'un retour inespťrť de la vie dans leurs corps frÍles... M. Pallu, qui m'accompagne, les appelle les uns aprŤs les autres, tout fier de me les prťsenter avec de si bonnes joues bronzťes; et ils me montrent leurs cicatrices sans honte, les pauvres enfants--et chacun mÍme me conte son passť lamentable. Celui-ci avait depuis six ans une plaie ouverte au cŰtť, en dessous du bras; le trou se creusait toujours et les traitements des hŰpitaux n'y faisaient rien; il y a quatre ou cinq mois qu'il est ŗ Pen-Bron, et c'est fermť, c'est fini; en souriant, il ťcarte sa petite chemise pour que je voie la place, oý ne reste plus qu'une longue cicatrice un peu rouge.--Un autre, d'une dizaine d'annťes, venait de passer quatre ans sur un lit d'hŰpital, ťtendu dans une espŤce de boÓte, avec le mal de Pott, un mal dont je n'avais encore jamais entendu parler, mais dont le nom seul a je ne sais quelle consonance qui glace: c'est dans la colonne vertťbrale; les anneaux ne se tiennent plus entre eux, la soudure en est rongťe, et alors le petit corps du malade, livrť ŗ lui-mÍme, s'effondrerait comme une lanterne vťnitienne que l'on dťcroche et qui se replie. Eh bien! l'enfant qui avait ce mal-lŗ est debout devant moi; on lui a Űtť depuis deux ou trois jours le corset qui lui avait soutenu le dos pendant ses premiŤres sorties; il n'en a plus besoin, et mÍme son torse restera ŗ peine dťformť. Et tous ont des choses du mÍme genre ŗ me montrer et ŗ me dire, avec une naÔvetť joyeuse, avec un air de confiance absolue dans leur guťrison complŤte et prochaine. Le grand air salť de Pen-Bron vient ŗ bout de toutes ces sinistres dťcompositions humaines, presque aussi sŻrement que les vents chauds d'ťtť dessŤchent les cloaques putrides, les suintements des murailles et les moisissures. * * * Nous entrons ensuite dans l'hŰpital qui, pendant la journťe, est presque vide. C'est un trŤs vieux b‚timent, un ancien magasin ŗ sel, que M. Pallu a transformť. Et il lui a fallu pour cela une volontť et une constance extrÍmes. Les frais ont ťtť ŗ peu prŤs couverts par des dons. Mais ce n'est pas sans peine, sans dťboires de toutes sortes, que l'on arrive ŗ recueillir une centaine de mille francs pour une oeuvre pareille, si peu attrayante ŗ premiŤre vue. L'hŰpital de Pen-Bron, dans son ťtat actuel, contient environ cent lits--cent lits d'enfant, quelques-uns ŗ peine plus grands que des berceaux. Les salles toutes blanches ouvrent toujours des deux cŰtťs sur la mer; comme si on ťtait dans une maison flottante, on ne voit par les fenÍtres que de grandes ťtendues marines, que de grands horizons changeants, avec des barques de pÍche qui s'y promŤnent ŗ la voile. Et la chapelle, trŤs simple, avec sa voŻte de chÍne, ressemble ŗ une chapelle de navire. Les petits malades nouveau-venus, qui ne peuvent pas encore sortir, au lieu de regarder de grands murs gris, comme dans les hŰpitaux ordinaires, s'amusent, de leur place, ŗ voir les bateaux passer et reÁoivent jusque dans leur couchette le grand air vivifiant du large. Par contraste avec les pensionnaires plus anciens, ils ont, ceux-ci, un teint blÍme, une transparence de cire et de trop grands yeux cernťs. Mais leur temps de stage dans les salles n'est gťnťralement pas bien long; au plus vite, coŻte que coŻte, on les envoie dehors, au soleil, respirer la senteur salťe des eaux. Il y a mÍme pour eux des barques spťciales sur lesquelles on les couche, des espŤces de lits flottants pour les mener sur la lagune. Par une fenÍtre ouverte, on me montre lŗ-bas leur pauvre petite escadre singuliŤre qui s'ťloigne de la rive, ŗ la remorque d'un canot; trois de ces radeaux-lits sont occupťs par des enfants p‚les; dans le canot se tient l'aumŰnier qui les conduit, emportant un livre pour leur faire la lecture pendant les longues heures du mouillage quotidien. Parmi ceux qui ne peuvent sortir encore, il s'en trouve vraiment de bien ťtiolťs, de bien blÍmes, plus attristants ŗ regarder que des enfants morts. Mais tous m'accueillent avec un gentil sourire; sans doute on le leur a recommandť; avant que je vienne, on a dŻ leur dire que j'ťtais quelqu'un de dťvouť ŗ leur cause; alors, dans leur imagination toujours en rÍve, ils m'attribuent peut-Ítre quelque bienfaisant pouvoir un peu magique. Et il me semble que leurs bons petits regards m'obligent davantage ŗ faire pour leur hŰpital tout mon possible. «ŗ et lŗ, sur les lits, il y a des jouets. Oh! bien modestes: pour les petites filles, ce sont des poupťes, des marottes plutŰt, habillťes en peignoir d'indienne. Ici, un petit garÁon de quatre ou cinq ans--qui a les deux jambes dans des gouttiŤres avec des poids attachťs aux pieds pour empÍcher ses os ramollis de se recoquiller--s'amuse ŗ aligner sur son drap des soldats en carton, cadeau de la bonne soeur. Et puis mes yeux s'arrÍtent charmťs sur une dťlicieuse petite crťature d'une douzaine d'annťes, blanche et rose, avec des traits affinťs ťtrangement, qui ne joue ŗ rien, mais qui paraÓt dťjŗ rÍver avec une mťlancolie profonde, la tÍte sur son oreiller tout propre et tout blanc. Je demande quel est son mal, ŗ cette petite si jolie. On me rťpond que c'est l'horrible mal de Pott, arrivť ŗ son dernier degrť, et qu'on a peur qu'il ne soit bien tard pour la guťrir... Son regard, ŗ elle, m'impressionne singuliŤrement; il est comme un appel, une supplication douloureuse, un cri de dťsespťrance clairvoyante et sans borne.--D'ailleurs, aucune parole ni aucune larme n'ťgalent pour moi ces priŤres d'angoisse qui, ŗ certains moments, jaillissent ainsi, muettes et brŤves, des yeux des dťshťritťs quels qu'ils soient--enfants malades, vieillards pauvres et abandonnťs, ou mÍme bÍtes battues qui tremblent et qui souffrent... Oh! la pauvre petite! Et moi qui avais dit, en parlant de ces enfants de Pen-Bron, qu'il vaudrait mieux les laisser mourir! C'est d'une maniŤre gťnťrale et vague que l'on dit de pareilles choses, _quand on n'a pas vu_; mais dŤs qu'il s'agit de passer ŗ l'application individuelle, on sent tout de suite qu'on ne pourrait plus, que ce serait monstrueux. Et puis, de quel droit, lorsqu'il y a moyen de l'empÍcher, laisserait-on repartir pour le mystťrieux inconnu de la mort des petits yeux clairs, intelligents comme ceux-lŗ, des petits yeux interrogateurs, suppliants--et qui viennent ŗ peine de s'ouvrir sur la vie... Quand mÍme l'idťe de dťvelopper ces hŰpitaux jusqu'ŗ en faire une oeuvre de rťgťnťration nationale serait une chimŤre impossible, rien que pour ramener ŗ la santť quelques petites crťatures comme celles que je viens de voir, il vaudrait la peine cent fois de continuer, d'agrandir... Mais la chimŤre est trŤs rťalisable--avec de l'argent, par exemple, de l'argent, beaucoup d'argent. DerriŤre l'hŰpital actuel, il y a cette interminable presqu'Óle de sable, qui court ŗ perte de vue, comme un ruban jaun‚tre entre les eaux bleues de la mer et les eaux encore plus bleues de la lagune salťe. C'est lŗ, dans cette exposition incomparable, que M. Pallu, le fondateur de Pen-Bron, rÍve de prolonger sur des kilomŤtres de faÁade ses rangťes de lits blancs, pour que des milliers de petits affaiblis viennent s'y faire, comme les marins, des poitrines bombťes et des muscles durs. ...................................................................... Et surtout qu'on ne pense pas que j'ai prÍtť ma voix, par surprise, ŗ une spťculation intťressťe. Oh! non, qu'on ne se mťprenne pas sur ce point. Celui qui a fondť Pen-Bron y a dťpensť son argent en mÍme temps que son ťnergie et sa volontť. Il y a lŗ un conseil d'administration qui n'est pas rťtribuť; un conseil composť de gens d'ťlite qui, lorsqu'un dťficit se produit dans la caisse, le comblent avec leur propre bourse. Il y a lŗ des mťdecins qu'on ne paie pas et qui viennent tous les jours de Nantes par pur dťvouement. Il y a lŗ des soeurs de charitť qui sont admirables, et voici un trait pour peindre la soeur supťrieure: faute d'argent, on ne peut pas brŻler les linges souillťs qui ont bandť les plaies, on est obligť de les laver pour les faire resservir et, les femmes de peine refusant toutes cette effroyable besogne, cette soeur a dit simplement: ęMoi, je les laverai.Ľ--Et elle les a lavťs, et elle les lave elle-mÍme chaque jour pendant ses heures de repos. C'est toute une rťunion de gens de coeur, liťs par une foi commune dans leur oeuvre ťbauchťe, et soutenus, ŗ travers les difficultťs terribles, par les merveilleux rťsultats acquis. Ils ont fondť quelque espoir sur moi, sur ce que je pourrais dire pour les rendre un peu moins ignorťs... et je tremble que leur espoir ne soit dťÁu, tant j'ai conscience, hťlas! que leur oeuvre admirable est de celles qui, ŗ premiŤre vue, n'attirent pas... L'argent leur manque, non seulement pour entreprendre leur grand projet rÍvť, la rťgťnťration en masse des enfants de France, mais mÍme pour faire face aux plus pressantes misŤres; chaque jour, faute de place, ils se voient obligťs de fermer leur porte ŗ des parents qui viennent supplier qu'on prenne leurs petits. Si ma voix pouvait Ítre entendue! si je pouvais leur attirer quelques dons!... Ou si, au moins, ŗ ceux qui ne se laisseront pas convaincre, je pouvais inspirer la curiositť d'aller, pendant leurs voyages de bains de mer, visiter Pen-Bron... je suis sŻr que, quand ils auraient vu, ils seraient gagnťs comme je l'ai ťtť--et qu'ils donneraient. DANS LE PASS… MORT Le temps passť, tout l'antťrieur amoncelť des durťes, obsŤde mon imagination d'une maniŤre presque constante. Et souvent j'ai eu ce dťsir,--le seul irrťalisable d'une faÁon absolue, impossible mÍme ŗ Dieu,--de retourner, ne fŻt-ce que pour un instant furtif, en arriŤre, dans l'abÓme des temps rťvolus, dans la fraÓcheur matinale des autrefois plus ou moins lointains. Avec un peu d'attentive volontť, la demi-illusion d'un de ces retours peut me venir, ŗ certaines heures particuliŤres, quand par exemple je pťnŤtre dans des lieux qui n'ont pas changť depuis des siŤcles, dans des habitations restťes intactes,--oý de vieux ossements, aujourd'hui ťparpillťs on ne sait plus dans quelle terre, vivaient, pensaient, souriaient. Je l'ťprouve aussi en retrouvant par hasard de ces choses tout ŗ fait fragiles, frÍles, qui parfois se conservent miraculeusement, aprŤs que les Ítres auxquels elles ont appartenu sont depuis longtemps retournťs ŗ la plus mťconnaissable poussiŤre.--Alors je revois assez bien, en esprit, des personnages disparus, vieux ou dťlicieusement jeunes. Mais jamais je n'arrive ŗ me les reprťsenter ŗ la lumiŤre du plein jour: le vague crťpuscule dans lequel ils me rťapparaissent d'ordinaire tient ŗ la fois de l'extrÍme matin et de la nuit qui tombe, de l'aube ťtrangement fraÓche et du suprÍme soir. Mes ancÍtres les plus proches, ceux du commencement de ce siŤcle ou de la fin de l'autre, que les portraits m'ont appris ŗ connaÓtre de visage et de sourire, desquels on m'a dit les allures et les faÁons habituelles, dont certaines phrases entiŤres m'ont mÍme ťtť rapportťes,--et qui, d'ailleurs, vivaient d'une vie dťjŗ si semblable ŗ la nŰtre au milieu d'objets connus,--je les revois parfaitement, ceux-lŗ; mais toujours par des soirs de printemps, par de beaux crťpuscules limpides embaumťs de jasmin. Cette association, qui se fait malgrť moi entre les soirťes de mai, l'odeur de ces fleurs et le temps passť, je lui trouve beaucoup de charme. Je me l'explique d'ailleurs assez facilement. D'abord, le jasmin est une plante de mode ancienne; les vieux murs de notre maison familiale, dans l'Óle d'Olťron, en sont tapissťs depuis deux ou trois siŤcles. Et puis surtout, un soir, dans mes commencements ŗ moi, comme je revenais de la promenade, au crťpuscule, grisť des senteurs de la campagne, du foin nouveau, de la belle verdure partout rťapparue, je trouvai au fond de notre cour ma grand'mŤre et ma grand'tante Berthe, assises lŗ ŗ prendre le frais sur un banc, dans la pťnombre, sous des branches retombantes dont on distinguait encore confusťment les fleurs blanches (vieux jasmins toujours). Elles ťtaient en train de causer de deux de leurs soeurs, mortes accidentellement trŤs jeunes,--vers 1820 ŗ peu prŤs,--qui, paraÓt-il, s'attardaient aussi dans cette cour, les soirs des printemps d'alors, ŗ chanter des duos accompagnťs de guitares... Alors, il me vint une impression subite de temps passť, la premiŤre vraiment vive depuis que j'ťtais au monde, saisissante, presque effrayante, avec tout un rappel de sensations qui semblaient ne plus bien m'appartenir ŗ moi-mÍme... On n'en avait encore jamais parlť devant moi, de ces deux jeunes filles mortes, et je m'approchai, frissonnant, l'imagination tendue, pour ťcouter avec une crainte avide ce qu'on dirait d'elles. Oh! ces duos qu'elles chantaient, ces voix d'autrefois qui vibraient ŗ cette mÍme place et par des soirs de mai pareils!... PoussiŤre ŗ prťsent, les lŤvres, les gosiers, les cordes qui avaient donnť, dans la mÍme tranquillitť fraÓche des crťpuscules, ces harmonies-lŗ... Et trŤs vieilles, prŤs de mourir aussi, les deux aÔeules qui, les derniŤres, s'en souvenaient.... J'ťcoutais, je questionnais timidement sur leurs aspects: ęComment ťtaient leurs figures, ŗ qui ressemblaient-elles?...Ľ Dťjŗ se dressait devant ma route le sombre et rťvoltant mystŤre de l'anťantissement brutal des personnalitťs, de la continuation aveugle des familles et des races... Pendant tous ces printemps-lŗ, le soir, sous ce berceau de jasmin, je songeai obstinťment ŗ ces deux jeunes filles, mes grand'tantes inconnues... Et l'association d'idťes dont je parlais tout ŗ l'heure fut faite dans mon esprit pour toujours. * * * Tout rťcemment, un soir de ce dernier mois de mai, ŗ la fenÍtre de mon cabinet de travail, je regardais la belle lumiŤre s'ťteindre peu ŗ peu sur notre quartier tranquille, sur les maisons toujours connues d'alentour. Les hirondelles, les martinets, aprŤs des tournoiements et des cris de joie effrťnťe, intimidťs maintenant par l'ombre, avaient fait silence tous en mÍme temps, comme au signal d'un chef, s'ťtaient nichťs un ŗ un sous les tuiles, laissant libres les champs de l'air pour les rapides et ŗ peine visibles chauves-souris. Un reste de splendeur rose planait au-dessus de nous, n'effleurant bientŰt plus que le sommet des vieux toits, puis remontait toujours, et se perdait en haut dans le vide trop profond du ciel... La vraie nuit allait venir... Une senteur de jasmin m'arriva tout ŗ coup des jardins du voisinage,--et alors je songeai au passť,--mais ŗ ce passť qui nous prťcŤde ŗ peine, ŗ celui dont les acteurs ont encore forme sous la terre dťvorante et encombrent les cimetiŤres de leurs cercueils presque intacts: hommes qui portaient au cou la cravate ŗ plusieurs tours de 1830, femmes qui se coiffaient en papillotes, pauvres dťbris qui ont ťtť des grands-pŤres, des grand'mŤres tendrement pleurťs--et que dťjŗ l'on oublie... Sans doute, gr‚ce ŗ l'immobilitť des petites villes de province, ce quartier placť sous mes yeux n'avait dŻ guŤre changer depuis l'ťpoque antťrieure qui maintenant prťoccupait mon imagination. Restťe la mÍme aussi, cette vieille maison qui nous fait vis-ŗ-vis et oý jadis une de mes grand'mŤres habitait. Et l'obscuritť aidant, je m'efforÁai, avec toute ma volontť, de me figurer que les temps actuels n'avaient pas encore commencť d'Ítre; que la date de ce jour ťtait plus jeune de soixante ou quatre-vingts annťes.--Si la porte de cette maison d'en face allait s'ouvrir, pour donner passage ŗ cette grand'mŤre ŗ peine connue, qui apparaÓtrait lŗ, jeune encore et jolie, avec des manches ŗ gigot et une ťtrange coiffure; si d'autres promeneuses aussi, dans des atours de la mÍme ťpoque, allaient peupler la rue de leurs ombres lťgŤres... Oh! quel charme, quel amusement mťlancolique il y aurait ŗ revoir, ne fŻt-ce qu'un seul instant, ce mÍme quartier par un crťpuscule de mai 1820 ou 1830; les jeunes filles d'alors, dans leurs costumes et leurs attitudes surannťs, partant pour la promenade ou paraissant aux fenÍtres pour prendre la fraÓcheur du soir!... ...................................................................... Il s'ensuivit que, la nuit d'aprŤs, je vis en songe ce que je m'ťtais si intensťment reprťsentť ŗ moi-mÍme pendant cette rÍverie-lŗ: une tombťe de nuit de mai, vers le premier quart de ce siŤcle prÍt ŗ finir. Dans les rues de ma ville natale, qui n'ťtaient guŤre changťes mais oý descendait une pťnombre de soir assez sinistre, je me promenais, avec quelqu'un de ma gťnťration... je ne sais trop qui, par exemple, un Ítre invisible, pur esprit, comme en gťnťral mes compagnons de rÍve,--ma niŤce peut-Ítre, ou bien Lťo, en tout cas un personnage en communion habituelle d'idťes avec moi et hantť ŗ ma maniŤre par l'obsession du passť. Et nous regardions de nos pleins yeux, pour ne rien perdre de cet instant, que nous savions rare, unique, instable, impossible ŗ retenir, instant d'une ťpoque si ensevelie, qui revivait par quelque artifice magique.--On sentait trŤs bien du reste qu'on ne pouvait compter sur la fixitť de ces choses; parfois les images s'ťteignaient brusquement, pour une demi-seconde, rťapparaissaient, puis s'ťteignaient encore; c'ťtait comme une p‚le fantasmagorie clignotante, qu'un effort de volontť, trŤs pťnible ŗ soutenir, aurait rťussi ŗ faire jouer ŗ travers des couches trop ťpaisses d'ombre morte.--Nous pressions le pas, un peu affolťs, pour voir, voir le plus possible, avant le coup de baguette qui replongerait tout dans la grande nuit dťfinitive; il nous tardait d'arriver jusqu'ŗ notre quartier, dans l'espoir d'y rencontrer quelque personne de la famille, quelque aÔeul que nous pourrions reconnaÓtre,--ou, qui sait, peut-Ítre maman et tante Claire, encore trŤs petites filles, qu'on ramŤnerait de la promenade du soir, de la cueillette des fleurs de mai... Les passants se h‚taient aussi de rentrer, de disparaÓtre, dans les maisons dont ils fermaient vite les portes,--comme des ombres dťshabituťes d'errer en pleine rue, un peu inquiŤtes de se retrouver en vie. Les femmes avaient des manches ŗ gigot, des peignes ŗ la girafe, des chapeaux si surannťs que, malgrť notre saisissement et notre vague effroi, il nous arrivait de sourire... Un vent triste, au coin des rues surtout, agitait, dans le crťpuscule confus, les jupes, les petits ch‚les, les ťcharpes un peu comiques des promeneuses, leur donnant l'air encore plus fantŰme. Mais, malgrť ce vent-lŗ et malgrť cette pťnombre funŤbre, c'ťtait bien le printemps: les tilleuls ťtaient en fleurs, et, sur les vieux murs, des jasmins embaumaient... Bien prŤs de nous, passa un couple encore tout jeune, deux amoureux tendrement appuyťs au bras l'un de l'autre, et je ne sais quoi de dťjŗ connu dans leurs figures nous fit les dťvisager avec plus d'attention: ęOh! dit ma niŤce, d'un ton moitiť attendri, moitiť moqueur sans mťchancetť... les vieux Dougas!Ľ (C'ťtait devenu dťfinitivement ma niŤce, cette personne, imprťcise au dťbut, qui m'accompagnait; je la voyais mÍme ŗ prťsent d'une faÁon assez nette, cheminant ŗ mes cŰtťs, trŤs vite elle aussi, courant presque.) Les vieux Dougas, en effet! c'ťtait la ressemblance que je cherchais moi-mÍme. Et nous ťtions tout ťmus, non pas prťcisťment ŗ cause d'eux, mais du fait seul d'avoir enfin rťussi ŗ reconnaÓtre quelqu'un dans ce peuple de spectres furtifs. Cela donnait tout ŗ coup un charme de plus frappante vťritť ŗ cette replongťe dans le temps et cela jetait sur cette revue de choses effacťes une mťlancolie encore plus indicible... Ces vieux Dougas, les personnages certes auxquels nous pensions le moins, sous quel aspect inattendu ils venaient de passer prŤs de nous!... Deux pauvres Ítres grotesques, connus de vue autrefois dans le quartier, dťjŗ caducs et perclus quand nous ťtions encore enfants, de ces vieillards qui font aux jeunes l'effet d'avoir toujours ťtť ainsi... Et c'ťtaient vraiment eux qui trottaient de ce pas alerte, ŗ ce petit vent du soir, avec ces airs de tourtereaux. Elle, absolument jeune, tÍte penchťe, cheveux trŤs noirs, arrangťs assez coquettement sous un grand chapeau de son temps. Pas plus ridicules que d'autres, mon Dieu, pas plus laids, transfigurťs par la seule magie de la jeunesse, ayant l'air de jouir autant que n'importe qui des heures fugitives du printemps et de l'amour... Et, de les voir amoureux et jeunes, eux aussi, ces vieux Dougas, cela me donnait une comprťhension encore plus dťsolťe de la fragilitť de ces deux choses, amour et jeunesse,--les seules qui vaillent la peine que l'on vive... * * * Une autre impression trŤs poignante de temps passť m'est venue tout derniŤrement, en pays corse. A Ajaccio, oý j'arrivais ŗ peine et pour la premiŤre fois, des amis m'avaient menť voir la maison oý naquit Napolťon Ier.--C'ťtait au printemps, toujours,--un printemps plus chaud que le nŰtre, lourd sous un ciel couvert, avec des senteurs d'orangers et de je ne sais quelles autres plantes presque africaines.--Par avance, je ne m'en souciais guŤre de cette maison, comme du reste de tous les lieux trŤs cotťs dans les guides et oý chacun se croit obligť de courir; Áa ne me disait rien, et je n'en attendais aucune ťmotion. Le quartier cependant me plut assez dŤs l'abord; on sentait que, dans le voisinage immťdiat, rien n'avait dŻ beaucoup changer, depuis l'enfance de cet homme qui a tant bouleversť le monde. La maison surtout ťtait intacte et, dŤs l'entrťe, l'heure du soir et le silence aidant, le passť commenÁa de sortir pour moi des tťnŤbres d'en-dessous--ťvoquť comme toujours par les dťtails les plus infimes: l'usure des marches de l'escalier, le badigeon fanť des murailles, le vieux r‚cloir en fer placť sur le seuil, pour les pieds crottťs du XVIIIe siŤcle...--Le passť commenÁa de s'agiter d'une vie spectrale, dans ma tÍte attentive... D'abord la cour, la toute petite cour triste et sans verdure, entourťe de hautes maisons trŤs anciennes... Je vis jouer lŗ-dedans, en costume d'autrefois, l'enfant singulier qui devint l'empereur... Les appartements, oý je pťnťtrai au crťpuscule, ne s'ťclairaient qu'ŗ travers des jalousies partout fermťes, comme pour plus de mystŤre. Les choses avaient un air d'ťlťgance, un parfum de bon ton dans cette grande demeure; ťvidemment, en tenant compte de l'ťpoque, les maÓtres de cťans avaient dŻ Ítre des gens fort bien. Et puis le sceau du passť ťtait imprimť si fortement partout! L'odeur de poussiŤre, le dťlabrement extrÍme de ces meubles Louis XV ou Louis XVI, mangťs par les mites et la vermoulure, donnaient si facilement l'illusion d'un abandon absolu, d'une longue immobilitť de sťpulcre, comme si personne n'eŻt pťnťtrť lŗ, depuis tantŰt cent ans que les hŰtes historiques en ťtaient sortis. Dans la salle ŗ manger, donnant sur la petite rue presque dťserte, il y avait au milieu leur table encore dressťe, avec de bizarres chaises de forme antique rangťes autour,--et peu ŗ peu j'arrivai ŗ me reprťsenter, par une soirťe de printemps effroyablement pareille ŗ celle-ci, avec les mÍmes bruits d'oiseaux sur les toits et les mÍmes senteurs dans l'air, un de leurs soupers de famille; ils ressuscitaient tous ŗ mes yeux maintenant, dans la pťnombre favorable aux morts, avec leurs costumes et leurs visages; la p‚le madame Loetitia, assise au milieu de ses enfants un peu ťtranges, dont l'avenir ťnigmatique prťoccupait dťjŗ son esprit grave... C'est si prŤs de nous, leur ťpoque, quand on y songe; nous sommes encore si voisins les uns des autres, dans la suite profonde et sans commencement des durťes... Puis, de cette mŤre d'empereur, ma pensťe se reporta sur la mienne, ŗ moi l'obscur, et--sans qu'il me soit possible d'expliquer en aucune faÁon ce sentiment-lŗ--j'ťprouvai une tristesse subite, quelque chose comme un vertige d'abÓme, ŗ me dire que ce souper des Bonaparte, revu tout ŗ coup si nettement, se passait plus d'un demi-siŤcle avant qu'il fŻt question dans ce monde de ma mŤre ŗ moi; de ma mŤre qui est toujours ce que j'ai de plus prťcieux et de plus stable, qui est toujours celle contre qui je me serre, avec un reste de confiance tendre de petit enfant, quand la terreur me prend, plus sombre, de la destruction et du vide. Je ne sais comment exprimer cela, mais j'aimerais mieux pouvoir me figurer que ses commencements ŗ elle remontent plus haut que tout, que sa foi douce, qui me rassure encore, a des origines un peu lointaines dans le passť;--de mÍme que j'ai l'inconsťquence de presque espťrer pour son ‚me, au delŗ de la mort, un prolongement sans fin. Non, songer ŗ un temps dťjŗ si semblable au nŰtre et oý cependant elle n'avait pas mÍme commencť d'exister, cela me dťroute; je crois que cela me donne une perception nouvelle, plus dťcevante encore, du rien que nous sommes tous deux dans le tourbillonnement immense des Ítres et dans l'infinitť des temps. * * * L'attention est vite distraite, par fatigue, dŤs qu'elle a ťtť un peu trop tendue sur un sujet donnť. Je continuai maintenant ma visite ŗ la maison de l'empereur en pensant ŗ autre chose, ŗ n'importe quoi, sans m'y intťresser plus. Je regardai pourtant encore sa modeste chambre ŗ lui, sa chambre de jeune homme, oý, dit-on, il coucha pour la derniŤre fois ŗ son retour d'…gypte. Elle ťtait assez saisissante d'aspect, avec tous ses menus dťtails respectťs. Dans notre vieille maison de l'Óle d'Olťron, je me souviens d'en avoir connu une pareille, habitťe jadis par une arriŤre-grand'tante huguenote qui avait ťtť presque sa contemporaine. * * * Mais, pour moi, l'‚me et l'ťpouvante du lieu, c'est, dans la chambre de madame Loetitia, un p‚le portrait d'elle-mÍme, placť ŗ contre-jour, que je n'avais pas remarquť d'abord et qui, ŗ l'instant du dťpart, m'arrÍte pour m'effrayer au passage. Dans un ovale dťdorť, sous une vitre moisie, un pastel incolore, une tÍte blÍme sur fond noir. Elle lui ressemble ŗ lui; elle a les mÍmes yeux impťratifs et les mÍmes cheveux plats en mŤches collťes; son expression, d'une intensitť surprenante, a je ne sais quoi de triste, de hagard, de suppliant; elle paraÓt comme en proie ŗ l'angoisse de ne plus Ítre... La figure, on ne comprend pas pourquoi, n'est pas restťe au milieu du cadre,--et l'on dirait d'une morte, effarťe de se trouver dans la nuit, qui aurait mis furtivement la tÍte au trou obscur de cet ovale pour essayer de regarder, ŗ travers la brume du verre terni, ce que font les vivants--et ce qu'est devenue la gloire de son fils... Pauvre femme! ŗ cŰtť de son portrait, sur la commode de sa vieille chambre mangťe aux vers, il y a sous globe, une ęcrŤche de BethlťemĽ ŗ personnages en ivoire, qui semble un jouet d'enfant; c'est son fils, paraÓt-il, qui lui avait rapportť ce cadeau d'un de ses voyages... Ce serait si curieux ŗ connaÓtre, leur maniŤre d'Ítre ensemble, le degrť de tendresse qu'ils pouvaient avoir l'un pour l'autre, lui affolť de gloire, elle toujours inquiŤte, sťvŤre, attristťe, clairvoyante... Pauvre femme! Elle est bien dans la nuit, en effet, et le grand ťclat mourant de l'empereur suffit ŗ peine ŗ maintenir son nom dans quelques mťmoires humaines.--Ainsi, cet homme a eu beau s'immortaliser autant que les vieux hťros lťgendaires, en moins d'un siŤcle sa mŤre est oubliťe; pour la sauver du nťant, il reste ŗ peine deux ou trois portraits ŗ l'abandon, comme celui-ci qui dťjŗ s'efface. Alors, les nŰtres,--nos mŤres ŗ nous les ignorťs,--qui s'en souviendra? Qui conservera leur image chťrie quand nous n'y serons plus?... En face de ce pastel, ŗ un angle opposť de cette mÍme chambre, une autre petite chose triste attire encore mes yeux, malgrť l'obscuritť crťpusculaire qui tombe: c'est, dans un simple cadre de bois, une photographie jaunie accrochťe au mur. Elle reprťsente, tout enfant et en pantalon court, ce trŤs jeune prince impťrial qui fut tuť en Afrique il y a une douzaine d'annťes. Une fantaisie singuliŤre, assez touchante, de l'ex-impťratrice Eugťnie a placť lŗ ce souvenir de son fils, dernier des Napolťon, dans la chambre mÍme oý ťtait nť l'autre, le grand qui remua le monde... Je songe ŗ ce qu'il y aura de frappant et d'ťtrange, dans un siŤcle ou deux, pour quelques-uns de nos arriŤre-fils, ŗ passer en revue des photographies d'ancÍtres ou d'enfants morts. Si expressifs qu'ils soient, ces portraits, gravťs ou peints, que nos ascendants nous ont lťguťs, ne peuvent produire sur nous rien de pareil comme impression. Mais les photographies, qui sont des reflets ťmanťs des Ítres, qui fixent jusqu'ŗ des attitudes fugitives, des gestes, des expressions instantanťes, comme ce sera curieux et presque effrayant ŗ revoir, pour les gťnťrations qui vont suivre, quand nous serons retombťs, nous, dans le passť mort... VEUVES DE P CHEURS A l'une des derniŤres saisons de pÍche, deux navires de Paimpol, la _Petite-Jeanne_ et la _Catherine_, se perdirent corps et biens dans la mer d'Islande. Il y eut du mÍme coup trente veuves et quatre-vingts orphelins de plus sur la cŰte bretonne. M. Pierre Loti fit alors appel ŗ la charitť publique. Une souscription, ouverte aussitŰt, rapporta une trentaine de mille francs qui furent distribuťs aux familles en deuil. C'est le compte rendu de cette distribution que l'on va lire. (NOTE DE L'…DITEUR.) A Paimpol, un matin de septembre, par temps de Bretagne sombre et pluvieux... J'ai ťprouvť une premiŤre ťmotion assez poignante quand, ŗ l'heure convenue, je suis entrť dans la maison du commissaire de la marine oý l'on avait rassemblť les familles des pÍcheurs disparus. Le corridor, le vestibule ťtaient encombrťs de veuves, de vieilles mŤres, de femmes en deuil: des robes noires, des coiffes blanches sous lesquelles coulaient des larmes. Silencieuses toutes, tassťes lŗ ŗ cause de la pluie qui tombait dehors, elles m'attendaient. Dans le bureau du commissaire ťtaient rťunis, sur sa convocation, les maires de Ploubazlanec, de PlouŽzec et de Kerity (les trois communes les plus ťprouvťes). Ils venaient pour assister comme tťmoins ŗ la distribution et pour donner des renseignements sur la moralitť des veuves ŗ qui des sommes relativement considťrables allaient Ítre donnťes; j'avais craint que, sur le grand nombre, il s'en trouv‚t de peu sŻres, de trop dťpensiŤres, en ce pays oý sťvit l'alcool; mais je m'ťtais bien trompť. Oh! les pauvres femmes, l'assertion des maires, favorable ŗ chacune, ťtait presque inutile tant elles avaient la mine honnÍte. Et si propres toutes, si soignťes, si dťcemment mises, avec leur humble toilette noire et leur coiffe repassťe de frais. Nous avons commencť par les veuves des marins de la _Petite-Jeanne_. Elles rťpondaient l'une aprŤs l'autre ŗ l'appel de leur nom et venaient chercher leur argent, les unes avec des sanglots, les autres avec des larmes tranquilles: ou bien seulement avec un petit salut triste, embarrassť, ŗ notre adresse. Quand elles se retiraient, en remerciant tout le monde, les maires avaient la bontť de leur dire, me montrant ŗ elles: ęC'est ŗ celui-lŗ, c'est ŗ _Nostre Loti_ (en franÁais _Monsieur Loti_) qu'il faut faire vos remerciements.Ľ Alors quelques-unes avanÁaient une main pour toucher la mienne; toutes m'adressaient un regard inoubliable de reconnaissance. Il s'en trouvait parmi elles qui n'avaient jamais vu de billet de mille francs et qui retournaient cette petite image bleue dans leurs doigts avec des airs presque effarťs. En breton, on leur expliquait la valeur de ce papier. ęIl faudra Ítre ťconome, disait le maire, et rťserver cela pour vos enfants.Ľ Elles rťpondaient: ęJe le placerai, mon bon monsieur,Ľ ou bien: ęJ'achŤterai un bout de champ,--j'achŤterai des moutons--j'achŤterai une vache...Ľ Et elles s'en allaient en pleurant. * * * L'appel lugubre une fois terminť pour les veuves de la _Petite-Jeanne_, un incident assez dťchirant s'est produit quand nous avons commencť pour la _Catherine_. Cette _Catherine_, vous savez, a eu un sort mystťrieux, comme celui que j'ai contť jadis de la _Lťopoldine_; personne ne l'a jamais rencontrťe en Islande, elle a dŻ sombrer avant d'y arriver; on n'a rien vu, on ne sait rien de ce naufrage. Mais il y a six mois qu'on est sans nouvelles, et cela suffit pour affirmer qu'elle est perdue.--Cependant, quelques veuves, paraÓt-il, espťraient encore, contre toute vraisemblance, et je ne m'en doutais pas. La veille, sur l'avis de l'armateur, nous avions dťcidť, M. le commissaire de l'inscription maritime et moi, que, faute de preuves, on attendrait encore quelques semaines pour distribuer l'argent ŗ ces familles de la _Catherine_. Les veuves avaient donc ťtť prťvenues qu'on les appellerait ce matin pour les informer seulement des sommes ŗ elles destinťes, et qu'elles ne les toucheraient qu'au 1er octobre, si aucune nouvelle heureuse n'arrivait d'ici lŗ sur le sort du navire. Mais M. de NouŽl, maire de Ploubazlanec, ťtant venu nous dťclarer, pendant la sťance, que des pÍcheurs de sa commune, rentrťs hier d'Islande, avaient rencontrť une ťpave non douteuse de cette _Catherine_, nos hťsitations naturellement ťtaient tombťes; il n'y avait plus ŗ balancer, nous pouvions payer de suite. Les premiŤres veuves appelťes--deux toutes jeunes femmes qui se sont prťsentťes ensemble--pensaient Ítre seulement informťes du chiffre de leur secours. Quand elles ont vu qu'on les payait, elles aussi, comme leurs soeurs de la _Petite-Jeanne_, elles se sont regardťes l'une l'autre avec des yeux interrogateurs; en mÍme temps, une affreuse angoisse contractait leur figure--et c'est devenu alors une explosion inattendue de sanglots qui s'est propagťe jusque dans le vestibule oý les autres ťtaient. Les malheureuses, elles ne dťsespťraient pas encore tout ŗ fait; elles avaient dťjŗ pris le deuil, pourtant, mais elles persistaient ŗ attendre, obstinťment,--et ŗ prťsent qu'on leur mettait cet or dans les mains, il leur semblait que tout ťtait plus fini, plus irrťvocable; que c'ťtait la vie de leur mari qu'on leur payait lŗ. Je leur avais portť sans le vouloir, par ťtourderie, un coup cruel. * * * Quand toutes celles de la _Catherine_ furent parties, une dizaine de pauvres robes noires, qui avaient ťtť convoquťes aussi, attendaient encore ŗ la porte... Ici, je suis forcť d'avouer que j'ai outrepassť mes droits. Mais, comme il eŻt ťtť difficile de ne pas le faire! Et qui pourra m'en vouloir? Depuis la veille, ŗ l'hŰtel oý j'ťtais descendu, des femmes en deuil venaient me demander, et me disaient humblement, sans rťcrimination, sans jalousie: ęMoi aussi, j'ai perdu mon mari en Islande cette annťe; il est tombť ŗ la mer--ou il a ťtť enlevť de son navire par une lame--et j'ai des petits enfants.Ľ Il fallait leur rťpondre: ęJ'en suis bien f‚chť, mais vous n'Ítes point de la _Petite-Jeanne_ ni de la _Catherine_; or, je n'ai de secours que pour celles-lŗ; vous, je ne vous connais pas.Ľ A la fin, j'ai trouvť cette inťgalitť inique et rťvoltante. J'en demande pardon aux souscripteurs, mais, aprŤs m'y Ítre refusť d'abord, j'ai pris sur moi de les faire entrer dans la rťpartition; je me suis dťcidť ŗ donner une part d'aumŰne--une part moindre, il est vrai--aux autres femmes de la rťgion de Paimpol _dont les maris se sont perdus en mer dans le courant de cette annťe_, et j'ai priť M. le commissaire de l'inscription maritime, qui d'ailleurs approuvait ma dťcision, de vouloir bien recommencer dans ce sens le calcul compliquť du partage. * * * Hťlas! en ce pays d'_Islandais_, il reste bien des veuves encore auxquelles je n'ai pu venir en aide: des veuves de l'annťe derniŤre, des veuves d'il y a deux ans, d'il y a trois ans, toutes dans une grande indigence et chargťes de petits enfants bien jeunes. Pour elles, j'ai ťtť obligť de paraÓtre sourd; il a fallu se borner, s'arrÍter. Il m'a ťtť pťnible de ne pouvoir rien pour ces misŤres plus anciennes; j'ai souffert surtout de pressentir ma complŤte impuissance ŗ soulager les misŤres futures, imminentes, celles qui vont infailliblement rťsulter des prochaines saisons de pÍche--(car je n'oserai plus maintenant adresser un nouvel appel ŗ mes amis inconnus). C'est alors que j'ai mieux compris l'espŤce de protestation courtoise que m'avaient envoyťe les armateurs de Paimpol dŤs le dťbut de la souscription; ils s'ťtaient effrayťs presque de voir l'argent arriver si vite aux veuves de la _Petite-Jeanne_, quand d'autres femmes du mÍme pays, demeurant porte ŗ porte avec elles, ayant eu le mÍme malheur dans d'autres naufrages, allaient rester dans leur dťtresse profonde. Ils m'avaient priť instamment de demander aux donateurs la permission de verser ces fonds ŗ la _Sociťtť de Courcy_--et j'avais ťtť sur le point de le faire... Mais voilŗ, si je l'avais fait, j'aurais arrÍtť net l'ťlan de charitť qui se produisait d'une maniŤre si spontanťe. Nous sommes ainsi, tous: il faut des infortunes spťciales et mises d'une certaine faÁon sous nos yeux, pour nous ouvrir le coeur. Les sociťtťs de secours, organisťes dans un but gťnťral, nous parlent bien moins, ne nous touchent presque pas. Donc, j'ai _laissť courir_, comme nous disons en marine. A prťsent, et pour l'avenir, je suis tout dťvouť ŗ cette _Sociťtť de Courcy_, dont j'ignorais mÍme l'existence il y a seulement deux mois; si je puis contribuer ŗ la faire un peu connaÓtre, j'en serai bien heureux. Il s'est trouvť un homme de coeur--M. de Courcy[2]--qui s'est dťvouť tout entier aux veuves et aux petits orphelins de la mer. En sept ans, il a rťuni et placť environ huit cent mille francs comme fonds de secours pour les familles de tous les matelots naufragťs de France. Il n'y a pas un village de pÍcheurs oý son nom ne soit connu et bťni. 2. Le siŤge de la _Sociťtť de secours aux familles des naufragťs_, fondťe par M. de Courcy, est ŗ Paris, 87, rue de Richelieu. Les secours que la sociťtť envoie ont, sur ceux qui proviennent d'initiatives particuliŤres, cette supťrioritť trŤs grande _d'Ítre toujours ťgaux pour des infortunes ťgales_, de n'exciter aucun sentiment de jalousie entre les familles que le malheur a frappťes. Mais ces secours sont malheureusement bien infťrieurs ŗ ceux que j'ai ťtť assez heureux pour apporter aujourd'hui ŗ Paimpol: ils sont trŤs insuffisants parfois--car l'action de la sociťtť s'ťtend sans distinction sur toutes nos cŰtes, depuis la Mťditerranťe jusqu'ŗ la Manche, et ils sont nombreux, hťlas! les marins qui disparaissent tous les ans. Il faudrait encore ŗ M. de Courcy beaucoup de legs, beaucoup de dons, et je voudrais savoir parler de son oeuvre excellente avec des mots assez touchants pour lui en attirer quelques-uns. * * * Gr‚ce aux renseignements recueillis avec tant de soin par M. le commissaire de la marine, nous avons pu calculer les parts, d'une faÁon assez ťquitable, en tenant compte des sommes dťjŗ donnťes par M. de Courcy et en tenant compte surtout de la quantitť d'enfants dans chaque famille (y compris les bťbťs attendus, qui ťtaient nombreux). J'ai cru devoir secourir aussi les parents ‚gťs, qui avaient perdu leur soutien dans la personne d'un fils. * * * Sur l'ťtat que nous avions prťparť, celles qui savaient un peu ťcrire ťmargeaient en face de leur nom. Pour les autres qui ne savaient pas (les plus nombreuses), les maires prťsents signaient comme tťmoins. * * * A Pors-Even et ŗ Ploubazlanec, oý je suis allť le soir, aprŤs la distribution terminťe, pour voir des amis pÍcheurs qui habitent par lŗ-bas, j'ai reÁu bien des poignťes de main, des remerciements, des bťnťdictions. Je voudrais pouvoir envoyer aux souscripteurs un peu de tout cela, qui ťtait si franc, si rude et si bon. * * * Le lendemain mardi, je repartais tranquillement de ce pays, dans le coupť de la diligence de Saint-Brieuc, pensant que c'ťtait fini. Vers deux heures, nous devions traverser PlouŽzec--la commune la plus frappťe--celle des marins de la _Petite-Jeanne_. D'abord, je regardai de loin ce village, ses maisons de granit, ses arbres, sa chapelle et sa flŤche grise,--songeant ŗ tout ce qu'il y avait eu lŗ de deuil et de misŤre. En approchant davantage, je m'ťtonnai de voir beaucoup de monde stationnant sur la route: des rassemblements comme pour une foire, mais c'ťtaient des gens silencieux qui ne bougeaient pas; des femmes surtout et des enfants. --Je pense que c'est pour vous... Ils vous attendent, me dit un ami Islandais, qui voyageait ŗ cŰtť de moi dans cette voiture. C'ťtait pour moi en effet; je le compris bientŰt. On avait su l'heure ŗ laquelle je passerais et on voulait me voir. Quand le courrier se fut arrÍtť devant le bureau de la poste, le maire s'avanÁa, ťlevant ŗ deux mains une petite fille de six ŗ sept ans qui avait affaire ŗ moi,--une trŤs belle petite fille avec de grands yeux noirs et des cheveux qui semblaient Ítre en soie jaune paille. Elle avait ŗ m'offrir un beau bouquet et ŗ me dire ce compliment (dans lequel elle s'embrouilla un peu, ce qui la fit pleurer): ęJe vous remercie, parce que vous avez empÍchť les petits enfants de PlouŽzec d'avoir faim.Ľ Ils ťtaient tous alignťs des deux cŰtťs de la route, ces ępetits enfants de PlouŽzecĽ; et au premier rang aprŤs eux, je reconnaissais les veuves d'hier, qui avaient les yeux pleins de larmes en me regardant. DerriŤre elles, ŗ peu prŤs tout le monde du village et quelques ťtrangers aussi,--baigneurs, sans doute, ou touristes. Ce n'ťtait pas une foule bruyante, une ovation avec des cris; c'ťtait beaucoup mieux et plus que cela; c'ťtaient quelques groupes, composťs surtout de pauvres gens, ťmus, recueillis, immobiles, qui me regardaient sans rien dire. Le courrier se remit en marche et je saluai de la tÍte tout le long de la rue, en m'efforÁant de conserver ma figure ordinaire,--car un homme est trŤs ridicule quand il pleure... * * * J'ai dťjŗ remerciť, au nom de ces veuves et de ces orphelins, les souscripteurs qui ont rťpondu ŗ mon appel. J'ai ŗ les remercier aussi pour moi-mÍme, ŗ cause de ce moment d'ťmotion trŤs douce que je leur dois. TANTE CLAIRE NOUS QUITTE Ah! insensť, qui crois que tu n'es pas moi. (V. HUGO.--_Les Contemplations._) _Dimanche 31 novembre 1890._--Hier au soir, le pas douloureux a ťtť franchi; la minute prťcise oý l'on comprend tout ŗ coup que la mort arrive, a ťtť passťe. Ceux qui ont eu des deuils le connaissent sans doute tous, cet entretien dťcisif avec le mťdecin, sur qui on fixe des yeux sombres presque et irritťs tandis qu'il parle. Ses rťponses, d'abord obstinťment quelconques, puis de plus en plus dťsolantes ŗ mesure qu'on le presse, font leur chemin peu ŗ peu, vous enveloppant de couches de froid successives qui pťnŤtrent toujours plus avant--jusqu'au moment oý l'on baisse la tÍte, ayant tout ŗ fait entendu... On a envie de lui demander gr‚ce comme si cela dťpendait de lui, et en mÍme temps on lui en veut de ne rien pouvoir... Alors elle va mourir tante Claire... Et, quand on sait, un certain temps est nťcessaire encore pour envisager tous les aspects de ce qui va arriver, mÍme pour se rendre compte de ce qu'il y a d'effroyablement _dťfinitif_ dans la mort... La premiŤre nuit vient ensuite, sur cette certitude, avec l'oubli momentanť qu'apporte le sommeil, et il faut avoir l'angoisse de se rťveiller en retrouvant plus assise que jamais la mÍme pensťe noire... Donc, c'est fini, tante Claire va mourir... * * * _Lundi 1er dťcembre._--Jour de grande gelťe. Un triste soleil d'hiver ťclaire blanc dans un ciel bleu p‚le plus sinistre que ne serait un ciel gris. Journťe passťe ŗ attendre la mort de tante Claire. Au milieu de sa chambre elle est couchťe sur un lit bas, oý on ne l'avait posťe que pour un instant et oý elle a demandť qu'on la laiss‚t sans la dťranger plus. C'est bien toujours sa chambre d'autrefois oý j'aimais tant ŗ me tenir des journťes entiŤres quand j'ťtais enfant; beaucoup de mes premiers petits rÍves ťtranges, sur le grand univers inconnu, y sont restťs accrochťs un peu partout, aux cadres des glaces, aux aquarelles anciennes des murs,--et surtout enchevÍtrťs aux dessins nuageux du marbre de la cheminťe, que je regardais de prŤs les soirs d'hiver, y dťcouvrant toutes sortes de formes de bÍtes ou de choses, quand l'heure du crťpuscule me ramenait devant le feu... On n'y a rien changť, ŗ cette cheminťe oý jadis tante Claire plaÁait pour moi l'_Ours aux pralines_--et je revois toujours ŗ leurs mÍmes places la table sur laquelle elle m'aidait ŗ faire mes pensums, la grande commode que j'encombrais si bien de mon thť‚tre de _Peau d'Ane_, de mes fantastiques dťcors et de mes petits acteurs de porcelaine. Toute mon enfance, anxieuse ou enchantťe, tous mes commencements, inquiets ou ťblouis de mirages, je les retrouve ici aujourd'hui, avec dťjŗ une sorte de mťlancolie d'outre-tombe, dans cette chambre oý j'ai ťtť tant choyť, consolť, g‚tť, par celle qui va y mourir... Oh! la fin de tout. Oh! le nťant lŗ, tout prŤs, qui nous appelle et oý nous serons demain... * * * Il n'y a plus rien ŗ faire et nous restons assis auprŤs de son lit. Pendant ces heures de lourde attente, oý l'esprit quelquefois s'endort et oublie, oý il ne semble plus que cette pauvre tÍte blÍme et dťjŗ presque sans pensťe, qui est lŗ, soit bien rťellement celle de tante Claire, la bonne vieille tante si aimťe,--mes yeux regardent par hasard les coussins qui la soutiennent... Celui-ci, aux dessins un peu fanťs, fut brodť jadis par elle,--en surprise, je me souviens, pour un premier de l'an, ŗ l'ťpoque oý cette approche des ťtrennes me transportait d'une telle joie enfantine, il y a vingt-cinq ou trente ans... Oh! le temps jeune que c'ťtait!... oh! y revenir rien que pour une heure, rebrousser chemin ŗ travers les durťes accomplies, ou seulement s'arrÍter un peu, ou seulement ne pas courir si vite ŗ la mort... Rien ŗ faire. Nous nous tenons lŗ prŤs d'elle, et de temps ŗ autre les petits nouveau-venus de la famille--les tout-petits qui vieilliront si vite--arrivent aussi, menťs par la main ou au cou de leurs bonnes, un peu effarťs sans savoir qu'il y a tant de quoi et les yeux anxieusement ouverts. Ils s'en souviendront mÍme ŗ peine, eux, de celle qui s'en va.--Dehors, il gŤle ŗ pierre fendre sous ce p‚le soleil hyperborťal.--Et ma bien-aimťe vieille mŤre, constamment dans le mÍme fauteuil bien en face de sa soeur mourante, regarde tout le temps ce pauvre visage qui se dťcompose et s'anťantit, veut voir obstinťment jusqu'ŗ la fin cette compagne de toute sa vie qui, la premiŤre, s'en retourne ŗ la terre. Et je l'entends dire tout bas, avec un accent de douce et sublime pitiť: ęComme c'est long!Ľ--Cette chose qu'elle ne nomme pas et que nous connaÓtrons tous, c'est l'agonie. Elle trouve que, pour sa soeur, c'est bien long, que rien ne lui est ťpargnť. Mais elle en parle, elle, comme d'un passage vers un ailleurs radieux et trŤs sŻr; elle en parle avec sa foi tranquille que je vťnŤre, qui est la seule chose au monde me donnant ŗ certaines heures une espťrance irraisonnťe encore un peu douce. * * * Toujours ce froid, si inusitť dans nos pays qui, ŗ la tristesse de cette attente de mort, ajoute une impression gťnťrale sinistre, comme celle d'un trouble cosmique, d'un refroidissement de la terre. Vers trois heures du soir, dans la maison glacťe, j'ťtais ŗ errer, sans but, pour changer de place, sans savoir que faire et l'esprit distrait pour un moment; j'avais presque _oubliť_, comme il arrive quand les attentes mÍme les plus anxieuses se prolongent trop. Et j'ťtais par hasard tout en haut, dans la lingerie, d'oý l'on apercevait au loin la campagne ŗ travers les vitres tachetťes de brouillard glacť, la campagne unie et morne sous un soleil rose de soir d'hiver... Sur l'appui d'une des fenÍtres, ŗ l'extťrieur, mes yeux rencontrŤrent deux brins de laurier-rose dans une pauvre petite bouteille cassťe qu'une ficelle retenait ŗ un clou... Et tout ŗ coup je me rappelai avec un dťchirant retour... Il y a environ deux mois, quand c'ťtait encore le bel automne lumineux et chaud, tante Claire se trouvant ŗ passer en mÍme temps que moi dans cette lingerie, m'avait dit, en me montrant cela: ęCe sont des boutures de laurier-rose que je vais faire.Ľ Je ne sais pourquoi, dans la premiŤre minute, je m'ťtais senti attristť; cette idťe de faire des boutures, quand il ťtait bien plus simple d'acheter des lauriers tout venus, m'avait paru presque un enfantillage sťnile. Mais ensuite ma pensťe s'ťtait reportťe avec un attendrissement trŤs doux vers le temps passť, vers le temps oý nous ťtions pauvres et oý l'activitť, l'ordre, l'ťconomie de maman et de tante Claire, suffisaient ŗ donner encore bon aspect ŗ notre chŤre maison; en ce temps-lŗ, comme toujours du reste, c'ťtait tante Claire qui avait la haute direction de nos arbres et de nos fleurs; elle faisait elle-mÍme des boutures, des ťcussons, des semis au printemps, et trouvait le moyen, avec une dťpense presque nulle, de rendre notre cour fleurie et dťlicieuse.--C'est une chose vraiment exquise que d'avoir ťtť pauvre; je bťnis cette pauvretť inattendue, qui nous arriva un beau jour, au lendemain de mon enfance trop heureuse, et nous dura prŤs de dix annťes; elle a resserrť nos liens, elle m'a fait adorer davantage les deux chŤres gardiennes de mon foyer; elle a donnť du prix ŗ mille souvenirs; elle a beaucoup jetť de charme sur ma vie; je ne puis assez dire tout ce qu'elle m'a appris et tout ce que je lui dois. Certainement il manque quelque chose ŗ ceux qui n'ont jamais ťtť pauvres; un cŰtť attachant de ce monde leur reste inconnu. Ces plantes, que nous achetons maintenant chez des jardiniers, elles sont pour moi impersonnelles, quelconques, je ne les connais pas; qu'elles meurent, je m'en moque. Mais les anciennes qui furent semťes jadis ou greffťes par tante Claire, pourvu que ce froid inaccoutumť ne me les tue pas!... Une frayeur m'en vient tout ŗ coup; j'en aurais un surcroÓt de chagrin... Je vais recommander aux domestiques de rentrer toutes celles qui sont dans des pots, de leur faire du feu, d'y veiller avec plus de soin que jamais... Et je regarde de plus prŤs, ŗ travers les vitres, ces deux brins de laurier-rose que secoue le vent du nord mortel; ils sont dťjŗ gelťs et la glace a fait fendre la bouteille oý ils trempaient; personne ne la plantera, ni ne la fera revivre, la pauvre derniŤre bouture laissťe par tante Claire, et cela me dťchire cruellement de la regarder, et les sanglots tout ŗ coup me viennent, les premiers depuis que je sais qu'elle va mourir... Puis, j'ouvre la fenÍtre, je ramasse pieusement la bouture gelťe, les dťbris de la bouteille, la ficelle qui l'attachait, et je serre le tout dans une boÓte, ťcrivant, sur le couvercle, ce que cela a ťtť, avec la date funŤbre.--Qui sait entre quelles mains tombera cette petite relique ridicule, quand je serai moi aussi retournť ŗ la terre!... Toujours cette dťrision lamentable: aimer de tout son coeur des Ítres et des choses que chaque journťe, chaque heure travaille ŗ user, ŗ dťcrťpir, ŗ emporter par morceaux;--et, aprŤs avoir luttť, luttť avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s'en va, passer ŗ son tour. Le soir, tante Claire respire et parle encore, nous reconnaÓt, rťpond aux questions qu'on lui fait, mais d'une voix sourde, ťgale, sans inflexions, qui n'est plus la sienne. Elle est dťjŗ ŗ moitiť dans l'abÓme... Je suis de garde ŗ la caserne des matelots, oý il me faut rentrer pour la nuit. Lťo, qui vient m'y reconduire par les rues obscures et glacťes, me dit en route, pendant notre trajet silencieux, seulement ces deux petites phrases si naÔves en elles-mÍmes, banales ŗ force d'Ítre simples, mais qui expriment prťcisťment le genre de regret de mon passť lointain qu'en ce moment mÍme j'ťprouvais, qui sonnent le glas funŤbre de toute l'ťpoque matinale de ma vie: ęElle ne fera plus vos devoirs ni vos pensums, la pauvre tante Claire;... elle ne travaillera plus ŗ votre thť‚tre de _Peau d'Ane_...Ľ * * * Nuit de garde passťe sans sommeil dans cette caserne. Au dehors, grande gelťe toujours, le froid persistant sous le ciel net et dessťchť. DŤs que se lŤve le jour, j'envoie mon ordonnance prendre des nouvelles; un mot au crayon qu'il me rapporte me dit que rien n'est changť; tante Claire est encore lŗ. A la caserne, oý je dois rester tout le jour, c'est aussi une fin qui s'opŤre, ajoutant sa toute petite tristesse ŗ la grande. Par suite d'un ordre du ministre rťduisant encore notre division, on dťsapproprie des locaux oý les marins habitaient depuis Louis XIV, entre autres la vieille salle d'escrime, que j'aimais pour y avoir pris mes premiŤres leÁons d'armes, pour m'y Ítre, pendant des annťes, rompu ŗ tous les sports des matelots. PÍle-mÍle, dehors, sur le sol gelť, sont jetťs les masques, les paquets de fleurets, les b‚tons et les gants de boxe, les vieux ťcussons et les vieux trophťes. Et c'est encore presque un peu de ma jeunesse qui s'ťparpille lŗ par terre... Vers quatre heures du soir, aprŤs une tournťe de service en plein air dans les cours, rentrant dans cette chambre nue de l'officier de garde que j'habite encore jusqu'ŗ demain, j'aperÁois, posť sur ces laids et tristes rideaux jaunes du lit, un pauvre papillon qui bat des ailes comme pour mourir,--un grand papillon d'ťtť et de fleurs, une ęvanesseĽ, dont l'existence en dťcembre, aprŤs cette sťrie de froids excessifs, inconnus dans nos pays, a quelque chose d'anormal et d'inexpliquť; je m'approche pour le regarder: il est piquť par une grosse ťpingle qu'on a enfoncťe jusqu'ŗ la tÍte dans son petit corps affreusement crevť.--C'est mon ordonnance qui a dŻ faire cela, sans pitiť comme les enfants.--Un tremblement de douloureuse agonie agite ses pauvres ailes encore fraÓches... Dans les ťtats d'‚me trŤs particuliers, pendant les anxiťtťs et les dťsespťrances, de trŤs insignifiantes petites choses s'agrandissent, ont des dessous insondables, font mal et font pleurer. Voici que l'agonie de ce dernier papillon de l'ťtť, dans cette chambre nue, un soir d'hiver et de gelťe, au reflet mourant d'un terne soleil rose qui se couche, me semble une chose infiniment mťlancolique, s'associe pour moi d'une faÁon mystťrieuse ŗ l'autre agonie qui va venir... Et des larmes--ces larmes plus amŤres que l'on verse seul--m'obscurcissent ŗ prťsent les yeux. Oh! ce bel ťtť passť, dont ce papillon est le dernier survivant, avec quel serrement de coeur je l'ai vu finir, je l'ai senti s'ťteindre peu ŗ peu au milieu des plantes jaunies, au milieu de nos treilles et de nos roses qui s'effeuillaient! J'avais si bien le pressentiment que ce serait le dernier des derniers pendant lequel il me serait donnť de voir encore, parmi les fleurs de la cour, dans l'avenue verte, passer ensemble les deux chŤres robes noires pareilles! * * * Il n'y a rien ŗ faire pour ce papillon; il est doublement perdu, ŗ cause du froid et ŗ cause de ce trou qui lui traverse le corps; rien qu'ŗ abrťger sa fin. Je le prends, en lui faisant le moins de mal possible, et je le jette au milieu du brasier de la cheminťe, oý il est consumť instantanťment, son ‚me exhalťe en une fumťe imperceptible.. * * * Nuit de garde ŗ la caserne,--pendant laquelle je crois entendre ŗ chaque instant des pas dans l'escalier: quelqu'un qui viendrait de la maison m'annoncer que la mort a fait son oeuvre. * * * _Mercredi, 3 dťcembre._--Je finis le matin ma semaine de service. Toujours ce mÍme temps de grande gelťe, avec ce p‚le soleil. Dans cette chambre de tante Claire oý, depuis trois jours, il semble qu'on sente physiquement l'approche de la mort, les choses ont encore leur mÍme aspect d'attente. Et maman est dans le mÍme fauteuil en face d'elle, la regardant s'en aller. Sur ce petit lit de fer, d'oý elle ne veut plus qu'on l'enlŤve, trŤs bas, trŤs en vue et presque au milieu de l'appartement, tante Claire est couchťe, se plaint, s'agite et souffre. De moins en moins elle se ressemble ŗ elle-mÍme, dťfigurťe; les coques de ses cheveux blancs, qu'on ťtait habituť ŗ voir si bien faites, ŗ prťsent tout en dťsordre. Son image s'altŤre et s'efface sous nos yeux, mÍme avant la fin. Puis elle nous reconnaÓt ŗ peine et ne trouve plus pour rťpondre que cette voix sourde qui ne paraÓt pas lui appartenir.--Alentour, pourtant, sa chambre a conservť son aspect accoutumť, avec toujours, aux mÍmes places, les mÍmes petits objets que du temps de mon enfance, et, quand j'arrive ŗ bien me reprťsenter que c'est la tante Claire d'autrefois, ce pauvre dťbris dťjŗ mťconnaissable, condamnť sans espťrance, je sens un envahissement de tristesse qui est comme une tombťe de nuit d'hiver sur ma vie,--avec aussi une inquiťtude de ne lui avoir peut-Ítre pas assez tťmoignť combien je l'aimais. * * * Le mťdecin dťclare le soir qu'elle ne passera pas la nuit, qu'il n'y a plus absolument, rien ŗ essayer ni ŗ espťrer; on pourra seulement lui ťviter un peu la souffrance, avec de la morphine. Sur ce petit lit de hasard, elle est aux prises avec le grand mystŤre d'ťpouvantement; elle va finir sa vie qui fut sans joie mÍme aux heures de sa jeunesse, qui fut toujours humble et effacťe, sacrifiťe ŗ nous tous. Dans la maison entiŤre, dans les appartements, dans les escaliers, il fait, cette nuit, un froid qui pťnŤtre jusqu'aux os, qui resserre l'esprit et le tient figť davantage dans l'unique pensťe de la mort. On dirait que le soleil s'ťloigne de nous pour jamais, comme la vie,--et ces plantes que tante Claire soignait depuis tant d'annťes dans notre cour vont sans doute aussi mourir. Vers dix heures, maman, aprŤs l'avoir embrassťe, consent ŗ la quitter et ŗ descendre se reposer dans une chambre ťloignťe oý elle trouvera plus de silence; elle se laisse emmener par notre fidŤle Mťlanie--qui est d'une race de vieux serviteurs dťvouťs, devenus presque des membres de la famille. Avant de partir, cependant, elle a prťparť, avec ce courage tranquille, ce besoin d'ordre qui a prťsidť ŗ toute sa vie, les choses blanches qui doivent servir ŗ la derniŤre toilette. Moi, qui n'ai jamais vu mourir qu'au loin, sans apprÍts, dans des ambulances ou sur des navires, je me sens ťtonnť et glacť par mille petits dťtails qui m'ťtaient tout ŗ fait inconnus... On tient conseil ŗ voix basse pour cette veillťe suprÍme; il est convenu qu'on laissera, cette nuit, dormir les domestiques; ce sont ses niŤces qui resteront lŗ ensemble. Je coucherai tout ŗ cŰtť, dans la chambre arabe, et, quand le moment de l'agonie sera venu, elles me rťveilleront. Elles ne frapperont pas ŗ ma porte, de peur que maman, d'en bas, dans le silence de la nuit, n'entende et ne comprenne. Non, elles frapperont ŗ certain point du mur qui est voisin de ma tÍte--et oý prťcisťment tante Claire elle-mÍme avait jadis si souvent cognť avec une canne, de grand matin, ŗ des heures toujours exactes de sa grande pendule, quand j'avais quelque corvťe au petit jour ou quelque dťpart; je me fiais beaucoup plus ŗ elle qu'ŗ mon domestique dormeur,--et elle acceptait volontiers cette charge, comme autrefois celle de coiffer les nymphes et les fťes de _Peau d'Ane_ ou de me faire rťciter l'_Iliade_, comme en gťnťral toutes les missions que ma fantaisie imaginait de lui confier... * * * _Jeudi 4 dťcembre._--La mÍme nuit, vers deux heures du matin, aprŤs quelques moments de ce sommeil particulier que l'on a lorsque plane une angoisse, une attente de malheur ou de mort, je m'ťveille, frťmissant d'une sorte d'horreur glacťe: on a frappť derriŤre ce mur,--qui, de ce cŰtť-ci, ressemble ŗ celui de quelque lointaine mosquťe blanche, dťpayse l'esprit, mais qui, de l'autre, donne dans l'alcŰve de tante Claire. Or, j'ai compris presque avant d'avoir entendu; j'ai compris avec la mÍme ťpouvante que si la mort elle-mÍme, de l'os de son doigt, eŻt frappť ces petits coups inexorables dans cette alcŰve... Et je me lŤve en h‚te, dans la nuit de gelťe, les dents claquant de froid, pour courir oý l'on m'appelle... * * * Lŗ, c'est la fin, la sombre lutte de la fin. Cela dure encore quelques secondes ŗ peine; ŗ travers le trouble du rťveil, je vois cela comme dans un cauchemar angoissant... Puis la molle immobilitť survient, l'apaisement suprÍme.--Oh! l'horreur de cet instant, l'effroi de cette pauvre tÍte, si vťnťrťe et si aimťe, qui retombe enfin sur son oreiller pour jamais... Maintenant, il faut faire les plus pťnibles choses, s'acquitter des plus effroyables soins. Celles qui sont lŗ dťcident de s'en charger elles-mÍmes, sans vouloir que les domestiques s'en mÍlent, ni seulement les assistent. Et, jusqu'ŗ ce qu'elles aient fini, je me retire pour attendre dans l'antichambre glaciale, transi d'un froid mortel qui n'est pas seulement physique, qui est aussi un froid d'‚me, pťnťtrant jusqu'aux trťfonds de moi-mÍme. Dans cette antichambre de tante Claire, il y a ces objets familiers que j'ai connus lŗ toute ma vie, mais qu'en cet instant je ne peux plus regarder: ils embrument mes yeux de larmes... Il y a certain petit pupitre ŗ elle, certains petits livres et une bible, posťs lŗ sur une table ancienne; puis surtout, dans un coin, sa propre chaise d'enfant, rapportťe de l'_Óle_, conservťe depuis soixante-dix ou soixante-quinze annťes et dans laquelle, ťtant tout petit, je venais m'asseoir prŤs d'elle,--essayant de me reprťsenter l'ťpoque si reculťe, presque lťgendaire et merveilleuse ŗ mes yeux d'alors, oý dans cette Óle d'Olťron, tante Claire avait ťtť elle-mÍme une petite fille... Quand c'est fini, la suprÍme toilette, on me rappelle. Alors nous prenons ŗ deux le pauvre corps, maintenant calme et en vÍtements blancs, pour l'enlever de l'affreux petit lit de souffrance, qui avait pris, malgrť tout ce qu'on avait pu faire, un aspect de grabat, et le porter sur le grand lit, tout blanc et immaculť. Puis nous commenÁons, ŗ travers la maison noire et glacťe, un va-et-vient ťtrange, sans ťveiller les domestiques, sans bruit pour que maman n'entende rien; emporter piŤce par piŤce le lit de mort, toutes les choses sombres qui n'ont plus de raison d'Ítre, charroyer nous-mÍmes cela au fond de la maison, dans un chai, traversant vingt fois la cour oý commence ŗ tomber une pluie d'hiver plus froide que de la vraie neige. Il est environ trois heures du matin; nous avons l'air de faire je ne sais quoi de clandestin et de criminel; nous accomplissons du reste des besognes dont nous n'avions aucune idťe jusqu'ŗ cette nuit, ťtonnťs de le pouvoir sans plus de peine ni de dťgoŻt, soutenus par une sorte de pudeur vis-ŗ-vis des gens de service, par une sorte de sentiment pieux qui s'ťtend ŗ de trŤs petites choses... Revenus maintenant prŤs du lit oý nous l'avons couchťe, nous enlevons, avec une anxieuse crainte, ce bandeau funŤbre que, dans les premiŤres minutes, on met aux morts,--et le visage rťapparaÓt, immobilisť dans une expression dťjŗ rassťrťnťe, plus du tout pťnible ŗ voir. Elles entreprennent maintenant de recoiffer tante Claire, de refaire pour la derniŤre fois ses vťnťrables boucles blanches dont elle ťtait si soigneuse pendant sa vie. Et, sitŰt que cette coiffure est terminťe, la blancheur des cheveux encadrant le front p‚le, c'est une transformation complŤte, surprenante; le cher visage que, depuis tant de jours, nous n'avions plus vu que contractť par la douleur physique, s'est transfigurť absolument; tante Claire a pris une expression de paix suprÍme, une distinction tranquille avec un vague sourire trŤs doux, un air de planer au-dessus de toutes choses et de nous-mÍmes. C'est apaisant et consolant de la voir ainsi, dans cet apparat blanc comme neige, dans cette majestť tout ŗ coup survenue--aprŤs tout l'horrible de ce petit lit sur lequel elle avait voulu rester pour mourir.... Toujours sans bruit, montant et descendant comme des fantŰmes, nous allons chercher maintenant tout ce qu'il y a de fleurs dans la maison par ces temps de gelťe: des bouquets de chrysanthŤmes blancs, qui ťtaient en bas dans le grand salon; des bouquets trŤs odorants de fleurs d'oranger, venus du jardin de Lťo en Provence; puis des primevŤres,--et nous coupons aussi, pour les jeter sur les draps, les palmes d'un cyca auxquelles nous attachions une valeur de souvenir parce que, contrairement ŗ l'habitude des cycas annuels, elles avaient rťsistť quatre ťtťs durant, ŗ l'ombre, dans notre cour. La figure continue de s'affiner, de s'embellir dans une p‚leur de cire vierge; jamais morte ne fut plus douce ŗ regarder, et nous pensons que les tout petits enfants de la famille, mÍme mon fils Samuel, pourront trŤs bien entrer demain pour lui dire adieu. Avant de descendre chez ma mŤre, pour gagner du temps, pour retarder encore le moment de tout lui dire, nous dťcidons de mettre dans un ordre parfait la chambre entiŤre; ainsi, quand elle montera revoir sa soeur, l'aspect des choses alentour n'aura plus rien de pťnible, sera plus en harmonie avec le visage infiniment calme qui repose sur l'oreiller blanc. Nous ferons tout cela nous-mÍmes, comme le reste; de cette faÁon, aucune trace de la lutte de cette nuit ne demeurera apparente pour ceux qui n'y ont pas assistť. Dans le mÍme silence toujours, marchant sur la pointe des pieds, nous nous remettons ŗ l'oeuvre, avec un besoin d'activitť qui est peut-Ítre un peu fiťvreux: comme des domestiques, nous voici encore emportant des plateaux, des tasses, des remŤdes, tout l'attirail de la maladie et de la mort; puis nous ouvrons les fenÍtres au vent glacť de la nuit, nous brŻlons de l'encens,--et je me rappelle avoir balayť moi-mÍme les tapis, trouvant plaisir, en ce moment, ŗ faire pour elle n'importe quelle plus humble besogne. Cinq heures du matin sonnent quand tout est terminť, dans un ordre parfait, et les fleurs arrangťes. Une petite lampe d'argent, placťe d'une certaine faÁon, tamise, ŗ travers un abat-jour, de la lumiŤre rosťe sur le visage mort qui achŤve de se transfigurer radieusement. Tante Claire est devenue jolie, jolie comme jamais nous ne l'avions vue dans sa vie: l'expression de paix suprÍme et triomphante semble s'Ítre fixťe pour toujours comme dans du marbre. Son visage actuel est plutŰt une reprťsentation idťale d'elle-mÍme, dans laquelle, en rťgularisant tous les traits, on n'aurait conservť que le charme de douceur et de bontť reflťtť au dehors par son ‚me. Et ces palmes vertes, posťes en croix sur sa poitrine, ajoutent ŗ la tranquille majestť inattendue de son aspect. ...................................................................... Allons, maintenant, plus de prťtexte pour attendre; il faut se dťcider ŗ prťvenir ma mŤre, lui dire comment tout s'est passť et quelles choses nous avons faites.--Pour arriver ŗ sa chambre, il y a un long dťtour ŗ prendre, par le rez-de-chaussťe, ŗ cause de mon fils qui dort son sommeil lťger de tout petit enfant,--et je trouve interminable notre trajet silencieux, une lampe ŗ la main, ŗ cette heure inusitťe, dans les appartements, les escaliers, qui se succŤdent froids et noirs. C'est horriblement pťnible d'apporter un tel message... DŤs le premier coup, frappť bien doucement ŗ la porte, avant que Mťlanie ait eu le temps de se lever pour ouvrir, la voix de maman, qui devine pourquoi nous venons, demande, dans ce silence de la nuit, trŤs vite, avec une intonation pressťe d'angoisse: --C'est fini, n'est-ce pas?... * * * Le jour d'hiver se lŤve enfin, bien p‚le, beaucoup moins froid que les jours prťcťdents, attiťdi par cette neige fondue qui est tombťe, la nuit. DŤs le matin, les domestiques vont de cŰtť et d'autre annoncer la fin ŗ nos amis. On apporte des bouquets, des couronnes de tristes fleurs d'hiver, dont le lit se recouvre peu ŗ peu, en attendant les roses de Provence commandťes par dťpÍche. On vient de photographier le tranquille visage de cire encadrť de boucles blanches, qui demain aura disparu pour l'ťternitť: l'image qu'on va en faire le fixera pour quelques annťes encore,--pour quelques instants de plus, d'une insignifiante durťe dans la suite infinie du temps... Des amis montent et descendent; la maison est pleine d'une agitation particuliŤre, sourde, ŗ pas ťtouffťs--et tante Claire, au milieu de ses fleurs, fait toujours, toujours son mÍme sourire de triomphante et inaltťrable paix. Ma toute petite niŤce, de cinq ans, qu'on a amenťe auprŤs de ce lit, exprime ainsi son impression ŗ sa plus petite soeur, qui n'est pas montťe encore: ęOn vient de me faire voir tante Claire, en ange, qui partait pour le ciel.Ľ Je me rappelle aussi cette scŤne avec Lťo... Depuis tantŰt quatre ans, il ťtait son voisin ŗ table; ils avaient ensemble de petits mystŤres, mÍme de petites querelles comiques--surtout ŗ propos d'une certaine paire de ces ciseaux courts pour les broderies qu'on appelle des _monstres_. Lui, inventait mille prťtextes, plus saugrenus les uns que les autres, pour avoir trŤs souvent besoin de ces petits monstres et venir les emprunter ŗ tante Claire, qui les lui refusait toujours avec indignation. Une seule et unique fois elle les lui avait confiťs,--le soir oý il avait ťtť reÁu capitaine. Ce jour-lŗ, elle les avait glissťs elle-mÍme en surprise sous sa serviette ŗ table, pour exťcuter une promesse ancienne: ęLe jour oý vous serez reÁu, je vous les prÍterai, si jusque-lŗ vous Ítes sage.Ľ--Et ce matin, quelqu'un ayant prononcť devant lui ce nom des ępetits monstresĽ, il ťclate en sanglots... * * * Je vais au cimetiŤre, au soleil de midi, pour les dispositions ŗ prendre au sujet du caveau et de la cťrťmonie de demain. Un temps doux, aprŤs ces grands froids passťs; un soleil trompeur, jouant la lumiŤre d'ťtť. Je crois que les ciels sombres sont moins mťlancoliques, en dťcembre, que ces demi-soleils, qui chauffent vers le milieu du jour pour faiblir de trŤs bonne heure devant l'humiditť et les brouillards. Dans ce cimetiŤre ensoleillť, presque riant, oý des milliers de couronnes de perles jettent de fraÓches couleurs sur les tombes, je me laisse distraire par instants, l'esprit dťtendu; puis, tout ŗ coup, me reprend un souvenir de mort, je me rappelle que je suis venu lŗ pour faire prťparer la place d'anťantissement destinťe ŗ tante Claire. * * * La nuit vite revenue, on se dispose pour la derniŤre veillťe. Je regarde longuement, avant de me retirer, la figure sereine de tante Claire, cherchant ŗ fixer en moi cette suprÍme image d'elle, qui est si consolante et si jolie. Cet arrangement, ces fleurs sur ce lit, tout cela est tel que je l'avais souhaitť, et tel que je l'avais, pour ainsi dire, vu par avance avec une tristesse anticipťe. Mes souvenirs d'enfance me reviennent ce soir avec une nettetť rare. Ils me reviennent pour l'adieu sans doute, car il est certain que tante Claire en emporte une grande partie avec elle dans la terre... Vers mes huit ou dix ans, j'avais un bengali que j'aimais beaucoup. Je savais sa petite existence trŤs fragile et j'avais eu cette prťcaution singuliŤre de prťparer de longue date tout ce qu'il faudrait pour l'ensevelir: une petite boÓte de plomb rembourrťe de ouate rose et un mouchoir de batiste ŗ tante Claire comme drap de deuil. J'aimais ce petit oiseau d'une affection ťtrange, exagťrťe comme ťtaient beaucoup de mes sentiments d'alors; longtemps ŗ l'avance, je m'ťtais reprťsentť qu'un jour viendrait oý il faudrait coucher le bengali dans cette boÓte et oý je verrais la cage, devenue silencieuse, occupťe par le tout petit cercueil recouvert de son drap blanc.--Un matin, comme on venait de me ramener du collŤge, tante Claire, qui m'avait guettť par une fenÍtre, me prit ŗ part pour m'annoncer, avec des prťcautions, que l'oiseau avait ťtť trouvť mort, tombť sans cause connue.--Je le pleurai et l'ensevelis comme j'avais depuis longtemps projetť. Puis, jusqu'au surlendemain, je laissai dans la cage le cercueil en miniature couvert du fin mouchoir, et je ne pouvais me lasser de la contemplation triste de cela--qui _ťtait la rťalitť d'une chose depuis longtemps redoutťe et imaginťe ŗ l'avance absolument sous le mÍme aspect_. Il en est un peu ainsi ce soir. Depuis ces derniers hivers, voyant de plus en plus tante Claire s'affaiblir et vieillir, j'avais eu la vision de son lit de mort, de sa toilette derniŤre, de ses boucles blanches ainsi refaites et de beaucoup de fleurs jetťes sur elle. Ce soir, je contemple la rťalitť d'une chose que j'avais redoutťe et prťvue absolument telle qu'elle devait Ítre, avec la certitude de son accomplissement inexorable... * * * _Vendredi 5 dťcembre._--Grand froid revenu, sous un ciel bas, obscur, funŤbre. Jamais, depuis que suis au monde, pareil hiver n'avait passť sur notre pays. De nouveau, on a ces vagues impressions de fin de tout, de destruction sous la glace envahissante. Et puis l'esprit se resserre, par des temps semblables, se concentre encore davantage sur la pensťe dominante du moment--qui, pour nous tous, est la pensťe de la mort. J'avais peur de ce que serait le visage de tante Claire, ce matin au jour. Une nuit de plus aurait pu nous le changer, et nous avions dťcidť de le recouvrir s'il avait cessť d'Ítre agrťable ŗ voir... AprŤs quelques heures de sommeil, je vais anxieusement le regarder... Mais non, pas un affaissement dans les traits p‚les; on dirait plutŰt que l'ensemble s'est rajeuni, poli et affinť encore. Et l'expression de paix et de triomphe, le mystťrieux sourire doux, restent toujours identiquement les mÍmes, comme dťcisifs et ťternels. Nous aurions pu la conserver et la regarder une journťe de plus, si tout n'ťtait commandť pour aujourd'hui. * * * Il y a mille prťparatifs ŗ faire, qui empÍchent de penser. Les paniers de roses et de lilas de Provence viennent d'arriver de la gare, et c'est presque un enchantement de les ouvrir; le lit, oý tante Claire sourit si doucement, est bientŰt couvert de toutes ces nouvelles fleurs... Maintenant on apporte cette chose lourde et banalement sinistre que je n'avais encore jamais vue entrer dans notre maison,--ayant toujours ťtť au loin sur mer quand la mort nous avait visitťs,--un cercueil. Et l'heure est venue d'accomplir la plus cruelle besogne: coucher tante Claire dans ce coffre et refermer sur elle le couvercle, pour jamais!... Avant, il y a le dťpart de ma mŤre, que nous avons suppliťe de quitter cette chambre pour ne pas voir... Oh! le chagrin des personnes trŤs ‚gťes, le chagrin des vieillards qui n'ont presque pas de larmes, c'est, avec le chagrin des petits enfants ŗ l'abandon, celui qui me fait le plus de mal ŗ regarder. Et, en ce moment, il s'agit de ma propre mŤre, de son chagrin ŗ elle; je crois que jamais rien ne m'a dťchirť comme son baiser d'adieu ŗ sa soeur et l'expression de ses yeux quand elle s'est retournťe sur le seuil pour apercevoir encore, une suprÍme fois, cette compagne de toute sa vie; jamais ma rťvolte n'a ťtť plus irritťe et plus sombre contre tout l'odieux de la mort... * * * Nous l'ensevelirons nous-mÍmes, sans qu'elle soit touchťe par aucune main ťtrangŤre, mÍme pas par ces domestiques fidŤles qui sont presque des nŰtres. C'est fait trŤs vite, comme automatiquement... Du reste, il y a lŗ beaucoup de monde, des porteurs, des ouvriers venus pour souder le lourd couvercle, et leur prťsence neutralise tout. C'est fini, le visage de tante Claire est voilť ŗ jamais, ťvanoui dans la grande nuit des choses passťes... Le cercueil s'en va; on l'emporte en bas dans la cour. Elle est partie pour l'ťternitť, de cette chŤre chambre, oý, toute mon enfance, j'ťtais venu chercher ces g‚teries ŗ elle, que rien ne lassait,--et oý il semblait que sa prťsence eŻt apportť un peu du charme de ęl'ÓleĽ, un peu de la vie antťrieure de nos ancÍtres de lŗ-bas... Dans la cour, sur des bancs recouverts de verdure, on l'a placťe ŗ l'abri d'une tente; par terre, une jonchťe de feuillages et, alentour, des arbustes verts. Je fais enlever en h‚te tout ce que le rude mois de dťcembre a dťtruit ŗ nos espaliers, couper les branches gelťes, arracher les feuilles mortes. Pour la derniŤre fois qu'elle est lŗ, dans cette cour oý elle avait jardinť toute sa vie, oý chaque plante et mÍme chaque imperceptible mousse devait si bien la connaÓtre, je veux que tout fasse, malgrť l'hiver, une toilette pour elle. De la cťrťmonie, du convoi, sur lequel tombe une neige fondue, je me souviens ŗ peine. En public, on devient presque inconscient, comme ŗ un enterrement quelconque.--On retient seulement, parmi tant de manifestations extťrieures de sympathie, un regard, une poignťe de main qui ont ťtť vraiment bons. Mais le retour!... La maison revue sous ce ciel noir de dťcembre, sous cette pluie glacťe, par ce crťpuscule funŤbre; la maison en dťsordre, piťtinťe par la foule, avec la jonchťe de branches vertes qui traÓne dans la cour--et l'odeur des substances employťes pour les morts qui reste vaguement dans les escaliers oý le cercueil a passť. Puis le dÓner du soir, le premier dÓner qui nous rassemble tous, tranquilles maintenant, sans prťoccupation d'aller et venir dans la chambre de la malade; le premier dÓner qui recommence le train de vie d'autrefois--avec une place ťternellement vide au milieu de nous. Et enfin la premiŤre nuit qui suit cette journťe!... Couchť dans la ęchambre arabeĽ, j'ai constamment, ŗ travers mon demi-sommeil fatiguť, l'impression obsťdante, infiniment triste, du silence inusitť qui s'est fait de l'autre cŰtť du mur,--et pour jamais,--dans la chambre de tante Claire. Oh! les chŤres voix et les chers bruits protecteurs que j'entendais lŗ depuis tant d'annťes, ŗ travers ce mur, quand le silence de la nuit s'ťtait fait dans la maison! Tante Claire ouvrant sa grande armoire qui criait sur ses ferrures d'une faÁon particuliŤre (l'armoire oý est remisť pour toujours l'Ours aux pralines); tante Claire ťchangeant ŗ haute voix quelques mots, que j'arrivais presque ŗ distinguer, avec maman couchťe plus loin dans la chambre voisine: ęDors-tu, ma soeur?Ľ Et sa grosse pendule murale--aujourd'hui arrÍtťe--qui sonnait si fort; cette pendule qui fait tant de bruit quand on la remonte et qu'il lui arrivait quelquefois, ŗ notre grand amusement, de remonter elle-mÍme avant de s'endormir, au coup de minuit,--si bien que c'ťtait devenu une plaisanterie lťgendaire ŗ la maison, dŤs qu'on entendait quelque tapage nocturne, d'en accuser tante Claire et sa pendule... Fini, tout cela, ťternellement fini. Partie pour le cimetiŤre, tante Claire,--et maman, sans doute, prťfťrera ne plus revenir habiter la chambre voisine de la sienne; alors, le silence s'est fait lŗ pour toujours. Depuis tant d'annťes, c'ťtait ma joie et ma paix, de les entendre toutes deux, de reconnaÓtre leurs chŤres bonnes vieilles voix, ŗ travers ce mur rendu sonore par la nuit... Fini, ŗ prťsent; jamais, jamais je ne les entendrai plus... * * * Endormi enfin, cette nuit de deuil, aprŤs la fatigue extrÍme et le surmenage de ces jours, je rÍve les choses que je vais essayer de conter et qui sont tout imprťgnťes de mort. Cela se passait ŗ la maison; nous ťtions rťunis dans la salle gothique, le soir. Ce devait Ítre l'heure du coucher du soleil, car de grands rayons rouges nous arrivaient de l'ouest, ŗ travers les rideaux et la dentelure des ogives; pourtant, il faisait plus sombre, plus confus, comme aux fins de crťpuscules. Il y avait dans cette salle une dťsolation de ruine: des murs lťzardťs, des fauteuils tombťs, des meubles comme effondrťs de vermoulure, des dťbris dans de la poussiŤre. Mais nous ťtions insouciants de ce dťsordre,--prťcurseur de je ne sais quelles autres destructions ne pouvant Ítre conjurťes; nous restions groupťs sur les stalles, immobiles, dans une attente rťsignťe de fin de monde. Et maintenant, on commenÁait ŗ voir, par le mur entr'ouvert, les ruines entassťes des maisons du voisinage et, au delŗ, l'horizon monotone de la campagne, jusque vers Martrou et la Limoise; de grandes plaines, sur lesquelles posait le disque rouge du soleil couchant, nous envoyant toujours ses longs rayons de soir... Les formes et les figures de ceux qui attendaient lŗ avec moi restaient indťcises, d'aspect trŤs fantŰme; ŗ part ma mŤre, que je reconnaissais bien, les autres?... peut-Ítre des ancÍtres jamais vus, de l'Óle d'Olťron, ou des descendants n'ayant pas encore existť; des Ítres de la famille, c'est tout ce que j'en savais; des enfants d'une mÍme branche humaine, mais sans ťpoque ni personnalitť prťcises... Nous ťtions sous l'impression de la mort de tante Claire, mais cette impression s'amoindrissait de la conscience que nous avions de la fin de tout et de nous-mÍmes; le regret de ce qu'elle ťtait perdue se diffusait dans une plus universelle mťlancolie d'anťantissement. Et ce soleil, qui se couchait si tranquille, comme assurť d'une durťe encore illimitťe, nous le regardions avec une sorte de haine... Alors, une des mains de ces demi-fantŰmes qui ťtaient lŗ avec moi se tendit vers lui, le doigt indicateur levť vers son disque comme pour le maudire, et une voix commenÁa de profťrer des paroles qui nous semblaient dťvoiler des vťritťs inconnaissables, en mÍme temps qu'elles ťtaient l'expression mÍme de notre plainte ŗ tous, de notre rťvolte, jusque-lŗ muette, contre le nťant inťvitable et prochain. Les paroles que la voix prononÁa, retrouvťes ensuite au rťveil, se suivaient incohťrentes et dťnuťes de sens; lŗ, au contraire, elles m'avaient paru d'une profondeur apocalyptique, formulant des rťvťlations supťrieures... Dans le rÍve, peut-Ítre est-on plus lucide pour les mystŤres, plus capable de pťnťtrer dans les dessous insondťs des origine et des causes... De toutes les phrases que la voix avait profťrťes contre le soleil, cette derniŤre seulement a gardť un sens, du reste banal et ordinaire, pour mon esprit rťveillť: ę... Le mÍme, toujours le mÍme!... Le mÍme qui s'est couchť ŗ cette place, sur ces mÍmes plaines, il y a des annťes, des siŤcles et des millťnaires, aux ‚ges antťdiluviens, quand il s'agissait d'ťclairer les bÍtes de ces temps-lŗ, les mammouths ou les plťsiosaures...Ľ Et ce nom de plťsiosaure sur lequel la voix s'ťtait tue, avait vibrť ťtrangement, prolongť dans le silence comme un appel ťvocateur des monstruositťs et des ťpouvantes originelles; la plaine crťpusculaire, au son de ce mot qui traÓnait lugubre, s'ťtait agrandie devant nous dťmesurťment, avec toujours ce mÍme terne soleil au fond de son horizon immense; la plaine avait repris son aspect antťdiluvien, sa dťsolation et sa nuditť rudimentaire des ťpoques disparues... Et des choses inexplicables commenÁaient aussi ŗ s'accomplir autour de nous. Au fond de la salle, dans la partie obscure, la porte de ce ęmusťeĽ--oý jadis mon esprit d'enfant avait ťtť initiť ŗ la diversitť infinie des formes de la nature--s'ťtait ouverte, sur la galerie haute oý elle donne, et des bÍtes commenÁaient ŗ en sortir: les vieilles bÍtes empaillťes, dont quelques-unes, rapportťes par des marins d'autrefois, se dessŤchent depuis si longtemps dans la poussiŤre... Lentement, l'une aprŤs l'autre, les bÍtes sortaient; du reste, il n'y avait plus ni ťpoque, ni durťe, ni vie, ni mort, et, dans cette grande confusion, rien n'ťtonnait... Les oiseaux, sortis des vitrines, venaient un ŗ un, sans bruit, se poser sur les crťneaux de la haute cheminťe--et je reconnaissais surtout les plus anciens, ceux qu'on m'avait donnťs les premiers, _quand j'ťtais enfant_: c'est ťtrange comme, aux instants de fatigue ou de douleur, de trŤs grande surexcitation nerveuse quelconque, ce sont toujours les impressions d'enfance qui reparaissent et qui dominent tout... Les papillons aussi, les papillons morts depuis tant d'ťtťs, avaient fui leurs ťpingles et leurs cadres de verre pour venir voler autour de nous, dans l'obscuritť de plus en plus envahissante. Et il y en avait un surtout que je regardais approcher avec un sentiment de crainte indťfinie,--un certain papillon jaune p‚le, le ę_citron-aurore_Ľ, qui est mÍlť pour moi ŗ tout un monde de souvenirs ensoleillťs et jeunes. Il venait de reprendre comme les autres sa vie lťgŤre, mais ses ailes avaient le tremblement d'agonie de celui que j'avais trouvť, trois ou quatre jours auparavant, piquť aux rideaux de mon lit de caserne. Et je m'ťcartais de lui avec respect pour ne pas gÍner son vol, m'ťtonnant mÍme de voir que les autres formes humaines prťsentes ne s'ťcartaient pas comme moi; car ce papillon ťtait maintenant devenu une sorte d'ťmanation de tante Claire, un peu d'elle-mÍme,--peut-Ítre son ‚me errante... * * * Le lendemain, un rÍve me revint encore dans ce mÍme sentiment de la fin de toutes choses, mais avec dťjŗ moins de rťvolte et d'horreur. Je rÍvai cette fois qu'aprŤs de longs voyages sur mer, je revenais au logis familial, ayant vieilli beaucoup et portant chevelure grise. A travers le mÍme demi-jour crťpusculaire, je revoyais les choses de tout temps connues, mais nullement dťrangťes, en ordre comme dans les demeures vivantes--malgrť cette anxiťtť de mort qui continuait de planer... J'arrivais seul, attendu par personne, aprŤs une absence qui avait tant durť. Je trouvai ma mŤre qui montait lentement l'escalier obscur, ‚gťe et affaissťe comme je ne l'avais jamais vue; nous nous rencontr‚mes sans rien nous dire, unis dans cette mÍme anxiťtť silencieuse. La prenant par la main, je la menai chez moi, dans le salon arabe, oý je la fis asseoir et m'assis par terre prŤs d'elle. Puis, attirť par je ne sais quel pressentiment inquiet vers la porte restťe ouverte, j'allai jeter les yeux sur l'escalier; je sortis mÍme, hťsitant dans ce crťpuscule sinistre, pour essayer de voir jusqu'en bas, si personne ni rien ne montaient aprŤs nous... La chambre de tante Claire, qui donne aussi sur ce vestibule, ťtait ouverte, ťclairťe par une sorte de lueur jaune d'astre couchant; j'y entrai, pour regarder... Et lŗ, me retournant, je la vis elle-mÍme derriŤre moi, rťapparue sans bruit, avec de bons yeux souriants, trŤs tristes. Je n'en eus aucune frayeur; je la touchai seulement pour m'assurer si elle ťtait bien aussi rťelle que moi; ensuite, la prenant par la main et toujours sans parler, je l'emmenai dans le salon arabe, vers maman, ŗ qui je dis seulement avant d'entrer: ęDevine qui je te ramŤne.....Ľ Quand elles furent assises toutes deux, et moi ŗ leurs pieds, je les pris de nouveau par les mains pour les bien tenir, les empÍcher de s'ťteindre avant moi, n'ayant toujours pas trop confiance dans leur rťalitť ni leur durťe... Et nous rest‚mes un long moment ainsi, immobiles et sans paroles, avec la conscience, non seulement d'Ítre seuls dans la maison dťserte, mais seuls aussi dans toute la ville abandonnťe aux spectres, comme aprŤs une longue ťvolution des temps n'ayant ťpargnť que nous trois. D'ailleurs nous savions aussi que nous allions disparaÓtre, nous anťantir... Et je me disais, avec une dťsespťrance suprÍme: j'ai pu fixer un peu de leurs traits dans des livres, les rťvťler l'une et l'autre ŗ quelques milliers de frŤres inconnus--aussi angoissťs que moi-mÍme par la perspective de la mort et de l'oubli; mais ils sont passťs, tous ceux qui m'ont lu, tous ceux de ma gťnťration, et, ŗ prťsent, c'est fini mÍme de cette sorte de vie factice que je leur avais donnťe ŗ toutes deux dans le souvenir des hommes; c'est fini d'elles, fini de moi; notre trace mÍme va Ítre effacťe, perdue dans l'absolu nťant... * * * _Mars 1891._--Dťjŗ plus de trois mois que tante Claire nous a quittťs... Presque au lendemain de sa mort, je suis brusquement parti, laissant la maison encore dans le dťsarroi sinistre, et le pays dans le froid sombre du grand hiver; je m'en suis allť retrouver le soleil et la mer bleue, appelť au loin par mon mťtier de marin. Et je suis revenu hier, en congť de quelques heures, par un temps dťjŗ printanier, trŤs lumineux, trŤs doux. J'ai ťtť presque attristť de l'ordre parfait rťtabli partout, de la tranquillitť insouciante des choses... Le temps a passť, l'image de tante Claire s'est ťloignťe. Un soleil chaud, un peu h‚tif, surprenant, a recommencť d'ťgayer notre cour, que j'avais quittťe encore toute transie de ces froids noirs--avec les branches vertes de la jonchťe funťraire encore entassťes dans un coin sous de la neige. Plusieurs de nos plantes sont mortes, de celles que tante Claire soignait et auxquelles je tenais ŗ cause d'elle; on les a remplacťes par d'autres, apportťes en h‚te avant mon arrivťe... MÍme dans cette cour, qui avait ťtť son domaine, la trace de son bienfaisant et doux passage sur la terre aura bientŰt disparu. * * * Nous allons tous ensemble au cimetiŤre, faire visite au caveau oý elle dort, murťe dans des pierres neuves. Le plus joyeux soleil printanier joue sur nos vÍtements noirs. Le cimetiŤre secoue, lui aussi, la torpeur de cet hiver long et mortel: les plantes, dont les racines touchent aux morts, bourgeonnent doucement et vont revivre. Il semble presque que nous venons lŗ voir une tombe dťjŗ ancienne, avec un commencement d'oubli. * * * Au retour, j'entre dans sa chambre; les fenÍtres sont ouvertes au vent tiŤde de printemps, et lŗ encore rŤgne un ordre parfait, avec je ne sais quel air de gaietť et de rajeunissement que je n'attendais pas. Sa prťsence est remplacťe par un grand portrait tout fraÓchement peint, qui fixe un peu de son expression et de son bon sourire; mais cette image, ench‚ssťe dans cet or trop neuf qui se ternira, mon fils Samuel ne saura mÍme pas qui elle reprťsente, si on ne prend soin de le lui expliquer; aprŤs moi, elle deviendra, comme tous ces portraits d'ascendants que personne ne connaÓt plus, une chose simplement respectable, que l'on regarde ŗ peine. J'ouvre sa grande armoire. Lŗ, les menus objets qu'elle touchait chaque jour ont ťtť classťs religieusement, rangťs par ma mŤre d'une faÁon dťfinitive, et, derriŤre diffťrentes petites boÓtes de forme dťmodťe auxquelles elle tenait beaucoup, l'_Ours aux pralines_ m'apparaÓt dans un coin... Tout cela restera immobile, sur ces ťtagŤres qui ne bougeront pas, dans cette chambre oý personne n'habitera plus,--jusqu'ŗ l'heure de je ne sais quelles profanations qui finiront tout, plus tard, quand je serai mort... * * * Je retourne chez moi, dans mon cabinet de travail et, accoudť ŗ ma fenÍtre ouverte, en fumant une cigarette d'Orient, je regarde, comme depuis des annťes, la rue familiŤre, le quartier qui ne change pas. De tout temps, j'ai beaucoup songť et mťditť ŗ cette mÍme fenÍtre, par les longs soirs de juin surtout,--et je voudrais bien que jusqu'ŗ ma mort on ne dťrange‚t pas l'aspect des vieux toits d'alentour; je m'y suis attachť, bien qu'ils soient probablement si banals et quelconques pour ceux qui n'y retrouvent pas de souvenirs.--A chacun de mes sťjours au foyer, pendant toutes ces diffťrentes phases de ma vie, qui se sont superposťes si vite, j'ai passť ici des instants de rÍve, des heures nostalgiques, ŗ me rappeler et ŗ regretter mille choses d'Orient ou d'ailleurs. Et, dans ces ailleurs, ensuite, au milieu de leurs mirages, je regrettais par instants cette fenÍtre... Le petit Samuel, mon fils, a commencť d'y venir, lui aussi, apportť au cou de sa bonne; plus d'une fois dťjŗ il a promenť, d'ici mÍme, sur le voisinage, son petit oeil ťtonnť et peu conscient. AprŤs moi, peut-Ítre, aimera-t-il ce lieu ŗ son tour. Il y fait dťlicieusement beau aujourd'hui; le ciel est bleu, le vent passe sur ma tÍte, tiŤde comme un vent d'avril; on sent le printemps partout; on entend dťjŗ le chalumeau des meneurs de chŤvres qui viennent d'arriver des Pyrťnťes; puis voici ces trois musiciens ambulants, qui, chaque ťtť, reparaissent et rejouent leurs mÍmes airs; les voici installťs ŗ leur poste sur le trottoir d'en face, prÍts ŗ recommencer leur musique des belles saisons passťes... Et, en ce moment, je me laisse prendre un peu ŗ toute cette gaietť-lŗ, ŗ des lendemains de soleil que j'aurai peut-Ítre, ŗ de la vie que je sens encore en avant de moi... Mes yeux se portent maintenant sur la fenÍtre la plus voisine de la mienne--une de celles de chez tante Claire--qui est ŗ demi fermťe et oý je vois, par l'ouverture en tuile des persiennes, passer la petite tÍte odorante d'un vigoureux brin de rťsťda. (Le rťsťda ťtait la fleur choisie de tante Claire; je lui en ai connu presque en toute saison, dans sa chambre,--et maman sans doute en aura conservť la tradition fidŤlement, comme si elle ťtait lŗ encore.) Ces deux ou trois derniers ťtťs, elle se tenait souvent derriŤre ses persiennes ainsi entre-b‚illťes, ayant un peu renoncť, par fatigue, ŗ tous ces ouvrages qui l'occupaient depuis plus d'un demi-siŤcle; nous l'apercevions donc gťnťralement lŗ prŤs de nous; elle nous disait bonjour d'un sourire, par-dessus ses ťternels rťsťdas fleuris, dans les moments oý nous quittions, Lťo et moi, nos tables de travail--lui, ses livres de mathťmatiques, moi, les feuillets oý je m'efforÁais de fixer d'insaisissables choses emportťes ŗ mesure par le temps,--pour nous reposer ŗ la fenÍtre, nous amuser ŗ regarder de haut les passants, les chats en contemplation sur les toits et les martinets en vertige dans l'air... C'est que, pour tout dire, je tiens ŗ mes passants aussi,--et j'y tiens d'autant plus qu'ils sont plus vieux dans notre voisinage. J'aime non seulement ceux qui, ŗ l'occasion, lŤvent la tÍte pour me faire un signe de connaissance; mais ceux-lŗ mÍme qui me jettent un regard mťchant et niais, ruminant contre moi quelque petite vilenie anonyme; ils ne se doutent pas, ces derniers, qu'ils font partie de mon dťcor familier et qu'au besoin j'offrirais un pourboire ŗ la Mort pour qu'elle me les laisse tranquilles quelque temps de plus... Donc, je regarde du cŰtť de chez tante Claire.--Et voici que je trouve mťlancolique, ŗ prťsent, ce vent qui me charmait tout ŗ l'heure; je trouve tout ŗ coup morne et triste, ce soleil,--et dťsolťe, cette immobile sťrťnitť de l'air. Ces persiennes ŗ demi ouvertes, entre lesquelles je ne verrai plus jamais, jamais, paraÓtre son bonnet de dentelle noire et ses boucles blanches; ce brin de rťsťda, qui est lŗ tout seul me montrant innocemment une gentille tÍte fraÓche, non, je ne peux plus continuer de regarder ces choses;--et je referme vite ma fenÍtre parce que je pleure, je pleure comme un petit enfant... * * * Peut-Ítre, mon Dieu, est-ce la derniŤre fois que le regret de tante Claire se produira en moi avec cette intensitť et sous cette forme spťciale qui amŤne les larmes, puisque tout s'apaise, puisque tout devient coutume, s'oublie, et qu'il y a un voile, une brume, une cendre, je ne sais quoi, de jetť comme en h‚te et tout de suite sur le souvenir des Ítres qui s'en sont retournťs dans l'ťternel rien... VIANDE DE BOUCHERIE Au milieu de l'ocťan Indien, un soir triste oý le vent commenÁait ŗ gťmir. Deux pauvres boeufs nous restaient, de douze que nous avions pris ŗ Singapoor pour les manger en route. On les avait mťnagťs, ces derniers, parce que la traversťe se prolongeait, contrariťe par la mousson mauvaise. Deux pauvres boeufs ťtiolťs, amaigris, pitoyables, la peau dťjŗ usťe sur les saillies des os par les frottements du roulis. Depuis bien des jours ils naviguaient ainsi misťrablement, tournant le dos ŗ leur p‚turage de lŗ-bas oý personne ne les ramŤnerait plus jamais, attachťs court, par les cornes, ŗ cŰtť l'un de l'autre et baissant la tÍte avec rťsignation chaque fois qu'une lame venait inonder leur corps d'une nouvelle douche si froide; l'oeil morne, ils ruminaient ensemble un mauvais foin mouillť de sel, bÍtes condamnťes, rayťes par avance sans rťmission du nombre des bÍtes vivantes, mais devant encore souffrir longuement avant d'Ítre tuťes; souffrir du froid, des secousses, de la mouillure, de l'engourdissement, de la peur... Le soir dont je parle ťtait triste particuliŤrement. En mer, il y a beaucoup de ces soirs-lŗ, quand de vilaines nuťes livides traÓnent sur l'horizon oý la lumiŤre baisse, quand le vent enfle sa voix et que la nuit s'annonce peu sŻre. Alors, ŗ se sentir isolť au milieu des eaux infinies, on est pris d'une vague angoisse que les crťpuscules ne donneraient jamais sur terre, mÍme dans les lieux les plus funŤbres.--Et ces deux pauvres boeufs, crťatures de prairies et d'herbages, plus dťpaysťes que les hommes dans ces dťserts mouvants et n'ayant pas comme nous l'espťrance, devaient trŤs bien, malgrť leur intelligence rudimentaire, subir ŗ leur faÁon l'angoisse de ces aspects-lŗ, y voir confusťment l'image de leur prochaine mort. Ils ruminaient avec des lenteurs de malades, leurs gros yeux atones restant fixťs sur ces sinistres lointains de la mer. Un ŗ un, leurs compagnons avaient ťtť abattus sur ces planches ŗ cŰtť d'eux; depuis deux semaines environ, ils vivaient donc plus rapprochťs par leur solitude, s'appuyant l'un sur l'autre au roulis, se frottant les cornes, par amitiť. Et voici que le personnage chargť du service des vivres (celui que nous appelons ŗ bord: le maÓtre-commis) monta vers moi sur la passerelle, pour me dire dans les termes consacrťs: ęCap'taine, on va tuer un boeuf.Ľ Le diable l'emporte, ce maÓtre-commis! Je le reÁus trŤs mal, bien qu'il n'y eŻt assurťment pas de sa faute; mais en vťritť, je n'avais pas de chance depuis le commencement de cette traversťe-lŗ: toujours pendant mon quart, l'abatage des boeufs!... Or, cela se passe prťcisťment au-dessous de la passerelle oý nous nous promenons, et on a beau dťtourner les yeux, penser ŗ autre chose, regarder le large, on ne peut se dispenser d'entendre le coup de masse, frappť entre les cornes, au milieu du pauvre front attachť trŤs bas ŗ une boucle par terre; puis le bruit de la bÍte qui s'effondre sur le pont avec un cliquetis d'os. Et sitŰt aprŤs, elle est soufflťe, pelťe, dťpecťe; une atroce odeur fade se dťgage de son ventre ouvert et, alentour, les planches du navire, d'habitude si propres, sont souillťes de sang, de choses immondes... Donc c'ťtait le moment de tuer le boeuf. Un cercle de matelots se forma autour de la boucle oý l'on devait l'attacher pour l'exťcution,--et, des deux qui restaient, on alla chercher le plus infirme, un qui ťtait dťjŗ presque mourant et qui se laissa emmener sans rťsistance. Alors, l'autre tourna lentement la tÍte, pour le suivre de son oeil mťlancolique, et, voyant qu'on le conduisait vers ce mÍme coin de malheur oý tous les prťcťdents ťtaient tombťs, _il comprit_; une lueur se fit dans son pauvre front dťprimť de bÍte ruminante et il poussa un beuglement de dťtresse... Oh! le cri de ce boeuf, c'est un des sons les plus lugubres qui m'aient jamais fait frťmir, en mÍme temps que c'est une des choses les plus mystťrieuses que j'aie jamais entendues... Il y avait lŗ-dedans du lourd reproche contre nous tous, les hommes, et puis aussi une sorte de navrante rťsignation; je ne sais quoi de contenu, d'ťtouffť, comme s'il avait profondťment senti combien son gťmissement ťtait inutile et son appel ťcoutť de personne. Avec la conscience d'un universel abandon, il avait l'air de dire: ęAh! oui... voici l'heure inťvitable arrivťe, pour celui qui ťtait mon dernier frŤre, qui ťtait venu avec moi de lŗ-bas, de la patrie oý l'on courait dans les herbages. Et mon tour sera bientŰt, et pas un Ítre au monde n'aura pitiť, pas plus de moi que de lui...Ľ Oh! si, j'avais pitiť! J'avais mÍme une pitiť folle en ce moment, et un ťlan me venait presque d'aller prendre sa grosse tÍte malade et repoussante pour l'appuyer sur ma poitrine, puisque c'est lŗ une des maniŤres physiques qui nous sont le plus naturelles pour bercer d'une illusion de protection ceux qui souffrent ou qui vont mourir. Mais, en effet, il n'avait plus aucun secours ŗ attendre de personne, car mÍme moi qui avais si bien senti la dťtresse suprÍme de son cri, je restais raide et impassible ŗ ma place en dťtournant les yeux... A cause du dťsespoir d'une bÍte, n'est-ce pas, on ne va pas changer la direction d'un navire et empÍcher trois cents hommes de manger leur ration de viande fraÓche! On passerait pour un fou, si seulement on y arrÍtait une minute sa pensťe. Cependant un petit gabier, qui peut-Ítre, lui aussi, ťtait seul au monde et n'avait jamais trouvť de pitiť,--avait entendu son appel, entendu au fond de l'‚me comme moi. Il s'approcha de lui, et, tout doucement, se mit ŗ lui frotter le museau. Il aurait pu, s'il y avait songť, lui prťdire: ęIls mourront aussi tous, va, ceux qui vont te manger demain; tous, mÍme les plus forts et les plus jeunes; et peut-Ítre qu'alors l'heure terrible sera encore plus cruelle pour eux que pour lui, avec des souffrances plus longues; peut-Ítre qu'alors ils prťfťreraient le coup de masse en plein front.Ľ La bÍte lui rendit bien sa caresse en le regardant avec de bons yeux et en lui lťchant la main. Mais c'ťtait fini, l'ťclair d'intelligence qui avait passť sous son cr‚ne bas et fermť venait de s'ťteindre. Au milieu de l'immensitť sinistre oý le navire l'emportait toujours plus vite, dans les embruns froids, dans le crťpuscule annonÁant une nuit mauvaise,--et ŗ cŰtť du corps de son compagnon qui n'ťtait plus qu'un amas informe de viande pendue ŗ un croc,--il s'ťtait remis ŗ ruminer tranquillement, le pauvre boeuf; sa courte intelligence n'allait pas plus loin; il ne pensait plus ŗ rien; il ne se souvenait plus. LA CHANSON DES VIEUX …POUX Toto-San et Kaka-San, le mari et la femme. Ils ťtaient vieux, vieux; on les avait toujours connus; les plus anciens de Nangasaki ne se rappelaient mÍme pas les avoir vus jeunes. Ils mendiaient par les rues. Toto-San, qui ťtait aveugle, traÓnait dans une petite caisse ŗ roulettes Kaka-San, qui ťtait paralytique. Jadis ils s'ťtaient nommťs Hato-San et Oumť-San (monsieur Pigeon et madame Prune), mais on ne s'en souvenait plus. En langue nippone, Toto et Kaka sont des mots trŤs doux qui signifient ępŤre et mŤreĽ dans la bouche des enfants. A cause sans doute de leur grand ‚ge, tout le monde les appelait ainsi; et en ce pays d'excessive politesse, on faisait suivre ces noms familiers du terme _San_, qui est honorifique comme monsieur ou madame (_monsieur papa et madame maman_); les plus petits des bťbťs japonais ne nťgligent jamais ces formules d'ťtiquette. Leur faÁon de mendier ťtait discrŤte et comme il faut; ils ne harcelaient point les gens avec des priŤres, mais tendaient les mains, simplement et sans rien dire, de pauvres mains ridťes sur lesquelles il y avait dťjŗ comme des plissures de momie. On leur donnait du riz, des tÍtes de poisson, des vieilles soupes. TrŤs petite, comme toutes les Japonaises, Kaka-San paraissait rťduite ŗ rien dans cette boÓte ŗ roulettes, oý son arriŤre-train presque mort s'ťtait dessťchť et tassť pendant une si longue suite d'annťes. Sa voiture ťtait mal suspendue; aussi lui arrivait-il d'Ítre trŤs cahotťe dans le cours de ses promenades par la ville. Il ne marchait pourtant pas vite, son pauvre ťpoux, et il ťtait si rempli de soins, de prťcautions! Elle le guidait de la voix, et lui, attentif, l'oreille tendue, allait son chemin de juif-errant dans son ťternelle obscuritť, le trait de cuir passť ŗ l'ťpaule et sondant avec un bambou la terre en avant de ses pas. Les moments trŤs graves, c'ťtait quand il s'agissait de monter une marche, ou bien de franchir un ruisseau, une crevasse, une orniŤre,--comment se tirerait-il de lŗ, Toto-San?... Et il fallait voir alors la pauvre vieille s'agiter dans sa boÓte: cette figure inquiŤte, ces yeux qui brillaient d'anxiťtť intelligente, malgrť la buťe que les ans avaient soufflťe dessus pour les ternir... …videmment la frayeur d'Ítre chavirťe ťtait une des choses qui minaient le plus sa fin d'existence. Que se passait-il dans leurs tÍtes, ŗ ces deux vieux qui s'adoraient? Qu'est-ce qu'ils pouvaient se conter l'un ŗ l'autre, dans le recueillement du soir? Quels souvenirs exhumaient-ils de leurs jeunes annťes, quand ils ťtaient nichťs ensemble sous quelque hangar pour dormir, Kaka-San dťjŗ encapuchonnťe dans le mouchoir de coton bleu qui ťtait sa coiffure de nuit? Comment se faisaient leurs projets de promenade, pour le lendemain, qui allait recommencer tout pareil au jour d'avant, avec la mÍme lutte pour manger, la mÍme dťcrťpitude et la mÍme misŤre. Avaient-ils encore des joies, de petits restes d'espťrance? Avaient-ils bien encore des pensťes, seulement, et pourquoi s'obstinaient-ils ŗ vivre, quand la terre ťtait lŗ toute prÍte pour les recevoir, pour achever de les dťcomposer sans plus les faire souffrir?... Ils se rendaient ŗ toutes les fÍtes religieuses cťlťbrťes dans les temples. Sous les grands cŤdres noirs qui ombragent les prťaux sacrťs, au pied de quelque vieux monstre en granit, ils s'installaient de bonne heure, avant l'arrivťe des premiers fidŤles, et tant que durait le pŤlerinage, beaucoup de passants s'arrÍtaient ŗ eux. Jeunes filles ŗ figure de poupťe et ŗ tout petits yeux de chat, faisant traÓner leurs hautes chaussures de bois; bťbťs nippons trŤs comiques dans leurs longues robes bigarrťes, arrivant par bandes pour faire leur dťvotion en se tenant par la main; belles dames minaudiŤres ŗ chignon compliquť, venant ŗ la pagode pour prier et pour rire; paysans ŗ longs cheveux, bonzes ou marchands, toutes les marionnettes imaginables de ce petit peuple gai, passaient devant Kaka-San qui les voyait encore et devant Toto-San qui ne les voyait plus. On leur jetait toujours un regard bienveillant et parfois, d'un groupe, quelqu'un se dťtachait pour leur porter une aumŰne; on leur faisait mÍme des rťvťrences, tout comme ŗ des gens de bonne compagnie, tant ils ťtaient connus et tant on est poli dans cet Empire. Et ces jours-lŗ, il leur arrivait ŗ eux aussi de sourire ŗ la fÍte, quand le temps ťtait beau et la brise tiŤde, quand leurs douleurs de vieillesse ťtaient un peu endormies au fond de leurs membres ťpuisťs. Kaka-San, ťmoustillťe par le brouhaha des voix rieuses et lťgŤres, se reprenait ŗ minauder comme les dames qui passaient, en jouant de son pauvre ťventail de papier, se donnait un air d'Ítre encore bien en vie et de s'intťresser comme les autres aux choses amusantes de ce monde. Mais, quand le soir venait, ramenant de l'obscuritť et du froid sous les cŤdres, quand il y avait une horreur religieuse et un mystŤre rťpandus tout ŗ coup alentour des temples, dans les allťes bordťes de monstres, les deux vieux ťpoux s'affaissaient sur eux-mÍmes. Il semblait que la fatigue du jour les eŻt rongťs par en dedans, leurs rides ťtaient plus creuses, les plissures de leur peau plus pendantes; leurs figures n'exprimaient plus que la misŤre affreuse et la dťtresse d'Ítre prŤs de mourir. Des milliers de lanternes s'allumaient pourtant autour d'eux dans les branches noires, et des fidŤles stationnaient toujours sur les marches des sanctuaires. Le bourdonnement d'une gaietť frivole et bizarre sortait de toute cette foule, emplissait les avenues et les saintes voŻtes, contrastant avec le rictus des monstres immobiles qui gardaient les dieux, avec les symboles effrayants et inconnus, avec les vagues ťpouvantes de la nuit. La fÍte se prolongeait aux lumiŤres et semblait une immense ironie pour les Esprits du ciel, bien plus qu'une adoration, mais une ironie sans amertume, enfantine, bienveillante et surtout irrťsistiblement joyeuse. C'est ťgal, le soleil couchť, rien de tout cela ne ranimait plus ces deux dťbris humains; ils redevenaient sinistres ŗ voir, accroupis ŗ l'ťcart comme des parias malades, comme de pauvres vieux singes usťs et finis, mangeant dans un coin leurs miettes d'aumŰne. A ce moment, s'inquiťtaient-ils de quelque chose de profond et d'ťternel, pour avoir cette expression d'angoisse rťpandue sur leurs masques morts? Qui sait ce qui se passait au fond de ces vieilles tÍtes japonaises? Peut-Ítre rien!... Ils luttaient simplement pour t‚cher de continuer de vivre; ils mangeaient, au moyen de leurs petites baguettes de bois, en s'entr'aidant avec des soins tendres; ils s'enveloppaient pour n'avoir pas trop froid, pour ne pas laisser la rosťe se dťposer sur leurs os; ils se soignaient de leur mieux, avec le dťsir d'Ítre en vie demain et de recommencer, l'un roulant l'autre, leur mÍme promenade errante... Dans la petite voiture, il y avait, en plus de Kaka-San, tous les objets de leur mťnage: ťcuelles ťbrťchťes en porcelaine bleue, pour mettre le riz, tasses en miniature pour boire le thť et lanterne en papier rouge qu'ils allumaient le soir. Chaque semaine une fois, Kaka-San ťtait soigneusement repeignťe et recoiffťe par son mari aveugle. Ses bras, ŗ elle, ne pouvaient plus se lever assez haut pour construire son chignon de Japonaise, et Toto-San avait appris. A t‚tons, ŗ mains tremblantes, il caressait la pauvre vieille tÍte qui se laissait tripoter avec un abandon c‚lin, et cela rappelait, en plus triste, ces toilettes deux ŗ deux que se font les singes. Les cheveux ťtaient rares et Toto-San ne trouvait plus grand'chose ŗ peigner sur ce parchemin jaune, ridť comme la peau des pommes en hiver. Il rťussissait pourtant ŗ former des coques, qu'il disposait avec un goŻt nippon; elle, trŤs intťressťe, suivait des yeux dans un casson de miroir: ęUn peu plus haut, Toto-San!... Un peu plus ŗ droite, un peu plus ŗ gauche...Ľ A la fin, quand il avait piquť lŗ-dedans deux longues ťpingles en corne, qui achevaient de donner du genre ŗ la coiffure, Kaka-San prenait encore une certaine mine de grand'mŤre comme il faut, une certaine silhouette apprÍtťe de bonne femme ŗ potiche. Ils faisaient aussi leurs ablutions consciencieusement: on est si propre au Japon. Et, quand ils avaient accompli une fois de plus ce lavage, perpťtuellement recommencť depuis tant d'annťes, quand ils avaient fini cette t‚che de toilette que l'approche de la mort rendait de jour en jour plus ingrate, se sentaient-ils au moins vivifiťs par l'eau pure et froide, ťprouvaient-ils encore un peu de bien-Ítre, au frais matin? O misŤre lamentable! AprŤs chaque nuit, se rťveiller tous deux plus caducs, plus endoloris, plus branlants, et, malgrť tout, vouloir obstinťment vivre, ťtaler sa dťcrťpitude au soleil, et repartir pour la mÍme ťternelle promenade ŗ roulettes, avec les mÍmes lenteurs, les mÍmes grincements de planches, les mÍmes cahots, les mÍmes fatigues; aller toujours, par les rues, par les faubourgs, par les villages, jusque dans la campagne lointaine, quand une fÍte ťtait annoncťe ŗ quelque temple des bois... Ce fut dans les champs, un matin, au croisement de deux routes mikadales, que la mort, en sournoise, attrapa la vieille Kaka-San. Un beau matin d'avril, en plein soleil, en pleine verdure. Dans cette Óle de Kiu-Siu, le printemps est un peu plus chaud que le nŰtre, un peu plus h‚tif, et dťjŗ tout resplendissait dans la fertile campagne. Les deux routes se coupaient en plaine, au milieu de riziŤres veloutťes qu'un vent lťger rendait chatoyantes comme des peluches vertes. L'air ťtait rempli de la musique des cigales qui, au Japon, sont trŤs bruyantes. A ce carrefour, il y avait une dizaine de tombes dans les herbes, sous un bouquet de grands cŤdres isolťs: des bornes carrťes ou bien d'antiques bouddhas en granit assis dans des calices de lotus. Au delŗ des champs de riz, on apercevait les bois, assez semblables ŗ nos bois de chÍnes, mais oý se mÍlaient quelques touffes blanches ou roses qui ťtaient des camťlias ŗ fleurs simples, et quelques feuillages trŤs lťgers qui ťtaient des bambous; puis tout au loin, des montagnes ressemblant ŗ de petits dŰmes, ŗ de petites coupoles, dessinaient sur le ciel bleu des formes un peu maniťrťes, mais trŤs gracieuses. C'est au milieu de cette rťgion de calme et de verdure que l'ťquipage de Kaka-San s'ťtait arrÍtť, et pour une halte suprÍme. Des paysans et des paysannes, habillťs de longues robes en cotonnade bleu sombre ŗ manches pagode, une vingtaine de bonnes petites ‚mes nipponnes, s'empressaient autour de la caisse ŗ roulettes oý la moribonde tordait ses vieux bras. «a l'avait prise tout d'un coup en chemin, tandis que Toto-San la traÓnait ŗ un pŤlerinage dans un temple de la dťesse Kwanon. Les bonnes petites ‚mes, qui s'ťtaient attroupťes par bienveillance autant que par curiositť, se dťmenaient de leur mieux pour la soigner. C'ťtaient pour la plupart des gens qui se rendaient, eux aussi, ŗ cette fÍte de Kwanon, divinitť de la Gr‚ce. Pauvre Kaka-San! On avait essayť de la remonter avec un cordial ŗ l'eau-de-vie de riz; on lui avait frottť le creux de l'estomac avec des herbes aromatiques et tamponnť la nuque avec l'eau fraÓche d'un ruisseau. Toto-San la touchait tout doucement, la caressait ŗ t‚tons, ne sachant que faire, entravant les autres avec ses gestes d'aveugle, et tremblant plus que jamais de tous ses membres dans son angoisse. En dernier lieu, on lui avait fait avaler, en boulettes, des morceaux de papier qui contenaient d'efficaces priŤres ťcrites par les bonzes et qu'une femme secourable avait consenti ŗ retirer de la doublure de ses propres manches. Peine perdue, car l'heure ťtait sonnťe; l'invisible Mort ťtait lŗ, riant au nez de tous ces Nippons et serrant dťjŗ la vieille dans ses mains sŻres. Une derniŤre contorsion, trŤs douloureuse, et Kaka-San s'affaissa, la bouche ouverte, le corps tout de cŰtť, ŗ moitiť tombťe de sa boÓte et les bras pendants, comme la poupťe d'un guignol de pauvres qui serait au repos, la reprťsentation finie. Ce petit cimetiŤre ombreux, devant lequel s'ťtait accomplie la scŤne finale, semblait tout indiquť par les Esprits et comme choisi par la morte elle-mÍme. On n'hťsita donc pas. On embaucha des _coolies_ qui passaient et bien vite on se mit en devoir de creuser la terre. Tout le monde ťtait pressť, ne voulant pas manquer le pŤlerinage, ni laisser cette pauvre vieille sans sťpulture, d'autant plus que la journťe s'annonÁait chaude et que dťjŗ de vilaines mouches s'assemblaient. En une demi-heure le trou fut prÍt. On tira la morte de sa boÓte, en l'enlevant par les ťpaules, et on la mit en terre, assise comme elle avait toujours ťtť, l'arriŤre-train recoquillť comme durant sa vie, semblable ŗ une de ces guenons dessťchťes que les chasseurs rencontrent parfois au pied des arbres dans les forÍts. Toto-San essayait de tout faire par lui-mÍme, n'ayant plus bien ses idťes et gÍnant les _coolies_ qui n'avaient pas l'‚me sensible et qui le bousculaient; il gťmissait comme un petit enfant et des larmes coulaient de ses yeux sans regard. Il t‚tait si au moins elle ťtait bien peignťe pour se prťsenter dans les demeures ťternelles, si ses coques de cheveux ťtaient en ordre, et il voulut replacer les grandes ťpingles dans sa coiffure avant qu'on jet‚t la terre dessus... On entendait un lťger frťmissement dans les feuillages: c'ťtaient les Esprits des ancÍtres de Kaka-San qui venaient la recevoir ŗ son entrťe dans le pays des Ombres. Elle avait fait des choses trŤs malpropres dans sa boÓte, pendant le laisser-aller bien pardonnable de la fin, et les _coolies_, pris de dťgoŻt, parlaient de jeter aussi dans la fosse tout le mťnage, souillť maintenant de matiŤres immondes: la couverture, les loques de rechange, les petites tasses et la lanterne, jusqu'ŗ la boÓte elle-mÍme, prťtendant que la peste ťtait dedans. Oh! alors Toto-San perdit tout ŗ fait la tÍte de dťsespoir, en voyant qu'on allait lui enlever tous ces souvenirs; ťpuisť et pleurant, il se coucha dessus pour les dťfendre. Mais une autre vieille mendiante qui se rendait ŗ la fÍte, elle aussi, pour y ramasser des aumŰnes, s'arrÍta et eut pitiť de lui: ęJe laverai tout Áa dans le ruisseau, moi, dit-elle.Ľ Les gens qui s'ťtaient attroupťs continuŤrent donc leur chemin vers le temple de la dťesse, laissant ces deux mendiants ensemble au milieu de la solitude verte oý les cigales chantaient. Dans le ruisseau d'eau courante et claire, la pauvresse lava tout avec soin, mÍme la boÓte et ses roulettes; les dťtritus de Kaka-San allŤrent fťconder les fraÓches plantes qui poussaient le long de la rive et les lotus superbes dont les premiers boutons commenÁaient ŗ monter des vases profondes. Ensuite elle ťtendit les loques sur des branches, au gai soleil, et, le soir, tout fut sec, bien repliť, bien arrangť; Toto-San put reprendre sa route errante. Il s'attela et repartit, par habitude de marcher en roulant quelque chose. Mais derriŤre lui, la petite voiture ťtait vide. Sťparť de celle qui avait ťtť son amie, son conseil, son intelligence et ses yeux, il s'en allait au hasard, dťbris plus pitoyable ŗ prťsent, irrťvocablement seul sur la terre jusqu'ŗ sa fin, ne retrouvant plus ses idťes, avanÁant ŗ t‚tons, sans but ni espťrance, dans une nuit plus noire... Cependant, les cigales chantaient ŗ pleine voix dans la verdure qui s'assombrissait sous les ťtoiles et, tandis que la vraie nuit descendait autour de l'homme aveugle, on commenÁait ŗ entendre dans les branches les mÍmes frťmissements que le matin pendant la mise en terre; c'ťtaient encore des murmures d'Esprits qui disaient: ęConsole-toi, Toto-San, elle se repose dans cette sorte d'anťantissement trŤs doux oý nous sommes nous-mÍmes et oý tu viendras bientŰt. Elle n'est plus ni vieille ni branlante, puisqu'elle est morte; ni dťsagrťable ŗ voir, puisqu'elle est bien cachťe parmi les racines souterraines; ni dťgoŻtante pour personne, puisqu'elle est de la matiŤre fertilisant le sol. Son corps va se purifier en s'infiltrant dans la terre; Kaka-San va devenir de jolies plantes japonaises,--des rameaux de cŤdre,--des camťlias simples,--des bambous...Ľ FIN TABLE AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR I R VE 1 CHAGRIN D'UN VIEUX FOR«AT 17 UNE B TE GALEUSE 27 PAYS SANS NOM 39 VIES DE DEUX CHATTES 47 L'OEUVRE DE PEN-BRON 151 DANS LE PASS… MORT 175 VEUVES DE P CHEURS 201 TANTE CLAIRE NOUS QUITTE 221 VIANDE DE BOUCHERIE 287 LA CHANSON DES VIEUX …POUX 299 IMPRIMERIE CHAIX.--RUE BERG»RE, 20, PARIS.--13698-6-91. Liste des modifications page 88: ęenĽ remplacť par ęonĽ (on entendait des cris inhumains) page 88: ępelotteĽ par ępeloteĽ (une pelote, une boule de poils et de griffes) page 138: ęcarresseĽ par ęcaresseĽ (quand on la touchait doucement pour une caresse) page 161: ęmoitiťĽ par ęmoitiťsĽ (des moitiťs de figure) page 209: ędesespťraientĽ par ędťsespťraientsĽ (elles ne dťsespťraient pas encore) page 210: ęrťcrimationĽ par ęrťcriminationĽ (sans rťcrimination, sans jalousie) page 258: ęrembourťeĽ par ęrembourrťeĽ (une petite boÓte de plomb rembourrťe de ouate rose) page 265: ęmain-nantĽ par ęmaintenantĽ (tranquilles maintenant, sans prťoccupation) page 308: ęde d'ťternelĽ par ęd'ťternelĽ (quelque chose de profond et d'ťternel) End of Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT *** ***** This file should be named 36814-8.txt or 36814-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/6/8/1/36814/ Produced by Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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43,581 words • 726h 21m read

— End of Le livre de la pitié et de la mort —

Book Information

Title
Le livre de la pitié et de la mort
Author(s)
Loti, Pierre
Language
French
Type
Text
Release Date
July 23, 2011
Word Count
43,581 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Littérature, Browsing: Biographies, Browsing: Literature
Rights
Public domain in the USA.