Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti
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Title: Le livre de la pitiť et de la mort
Author: Pierre Loti
Release Date: July 23, 2011 [EBook #36814]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT ***
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Note de transcription:
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LE LIVRE
DE LA PITI… ET DE LA MORT
CALMANN L…VY, …DITEUR
DU M ME AUTEUR
Format grand in-18
AU MAROC 1 vol.
AZIYAD… 1 --
FLEURS D'ENNUI 1 --
JAPONERIES D'AUTOMNE 1 --
LE MARIAGE DE LOTI 1 --
MON FR»RE YVES 1 --
P CHEUR D'ISLANDE 1 --
PROPOS D'EXIL 1 --
LE ROMAN D'UN ENFANT 1 --
LE ROMAN D'UN SPAHI 1 --
Format in-8į cavalier
MADAME CHRYSANTH»ME, imprimť sur magnifique vťlin
et illustrť d'un grand nombre d'aquarelles et de
vignettes par ROSSI et MYRBACH 1 vol.
Droits de reproduction et de traduction rťservťs pour tous les pays,
y compris la SuŤde et la NorvŤge.
IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERG»RE, 20, PARIS.--13698-7-91.
LE LIVRE
DE LA PITI… ET DE LA MORT
PAR
PIERRE LOTI
de l'Acadťmie franÁaise
DOUZI»ME …DITION
[Logo de l'ťditeur]
PARIS
CALMANN L…VY, …DITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL L…VY FR»RES
3, RUE AUBER, 3
1891
A MA M»RE BIEN AIM…E,
Je dťdie ce livre,
Sans crainte, parce que la foi chrťtienne lui
permet de lire avec sťrťnitť les plus sombres
choses.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
ęAh! insensť qui crois que tu n'es pas moi.Ľ
V. Hugo. (_Les Contemplations._)
Ce livre est encore plus moi que tous ceux que j'ai ťcrits jusqu'ŗ ce
jour.
Il renferme mÍme un long chapitre (le neuviŤme, pages 221 ŗ 286) que
je n'ai consenti ŗ livrer ŗ aucune revue, de peur qu'il ne tomb‚t sous
les yeux de gens quelconques, sans que j'aie pu les avertir.
D'abord, je voulais ne pas publier ce passage. Mais j'ai songť ŗ mes
amis inconnus: un seul mouvement de leur sympathie lointaine, je
regretterais trop de m'en priver... Et puis j'ai toujours cette
impression que, dans l'espace et dans la durťe, je recule les limites
de mon ‚me en la mÍlant un peu aux leurs; quelques instants de plus,
aprŤs que j'aurai passť, la mťmoire de ces frŤres gardera peut-Ítre
vivantes de chŤres images que j'y aurai gravťes.
Ce besoin de lutter contre la mort est d'ailleurs--aprŤs le dťsir de
faire quelque bien si l'on s'en croit capable--la seule raison
immatťrielle que l'on ait d'ťcrire.
Parmi ceux qui font profession d'_ťtudier_ les oeuvres de leur
prochain, il en est bon nombre avec lesquels je n'ai rien de commun,
ni les idťes ni le langage. Moins que jamais je me sens capable
d'irritation contre eux, tant j'ai appris ŗ tenir compte, avant de
juger les autres hommes, des diffťrences naturelles ou acquises.
Mais cette fois est la premiŤre oý leur gouaillerie aurait quelque
chance de m'Ítre pťnible, si elle parvenait jusqu'ŗ moi, parce qu'elle
pourra porter sur des choses et des Ítres qui me sont sacrťs; je leur
donne vraiment la partie belle en publiant ce livre. Aussi vais-je
essayer de leur dire ici: faites-moi donc la gr‚ce de ne pas le lire,
il ne contient rien qui soit pour vous,--et il vous ennuiera tant, si
vous saviez!...
PIERRE LOTI.
R VE
Je voudrais connaÓtre une langue ŗ part, dans laquelle pourraient
s'ťcrire les visions de mes sommeils. Quand j'essaie avec les mots
ordinaires, je n'arrive qu'ŗ construire une sorte de rťcit gauche et
lourd, ŗ travers lequel ceux qui me lisent ne doivent assurťment rien
voir; moi seul, je puis distinguer encore, derriŤre l'_ŗ peu prŤs_ de
ces mots accumulťs, l'insondable abÓme.
Il paraÓt que les rÍves, mÍme ceux qui nous semblent les plus longs,
n'ont qu'une durťe ŗ peine apprťciable, rien que ces instants
toujours trŤs fugitifs oý l'esprit flotte entre la veille et le
sommeil; mais nous sommes trompťs par l'excessive rapiditť avec
laquelle leurs mirages se succŤdent et changent; ayant vu passer tant
de choses, nous disons: j'ai rÍvť toute une nuit, quand ŗ peine
avons-nous rÍvť pendant une minute.
*
* *
La vision dont je vais parler n'a peut-Ítre pas eu, comme durťe
rťelle, plus de quelques secondes, car elle m'a paru ŗ moi-mÍme fort
courte.
La premiŤre image s'est ťclairťe en deux ou trois fois, par saccades
lťgŤres, comme si, derriŤre un transparent, on remontait par petites
secousses la flamme d'une lampe.
D'abord une lueur indťcise, de forme allongťe,--attirant l'attention
de mon esprit au sortir du plein sommeil, de la nuit et du non-Ítre.
Puis la lueur devient une traÓnťe de soleil, entrant par une fenÍtre
ouverte et s'ťtalant sur un plancher. En mÍme temps, mon attention,
plus excitťe, s'inquiŤte tout ŗ coup; vague ressouvenir de je ne sais
quoi, pressentiment rapide comme l'ťclair de quelque chose qui va me
remuer jusqu'au fond de l'‚me.
Cela se prťcise: c'est le rayon d'un soleil du soir, venant d'un
jardin sur lequel cette fenÍtre donne;--jardin exotique oý, sans les
avoir vus, je sais ŗ prťsent qu'il y a des manguiers. Dans cette
traÓnťe lumineuse sur le plancher, l'ombre d'une plante, qui est
dehors, se dťcoupe et tremble doucement,--l'ombre d'un bananier...
Et maintenant les parties relativement obscures s'ťclairent;--dans la
pťnombre, les objets se dessinent,--et je vois tout, avec un
inexprimable frisson!
Rien que de trŤs simple pourtant; un petit appartement dans quelque
maison coloniale, aux murs de bois, aux chaises de paille. Sur une
console, une pendule du temps de Louis XV, dont le balancier tinte
imperceptiblement. Mais j'ai dťjŗ vu tout cela et j'ai conscience de
l'impossibilitť oý je suis de me rappeler oý, et je m'agite avec
angoisse derriŤre cette sorte de voile tťnťbreux qui est tendu ŗ un
point donnť dans ma mťmoire, arrÍtant les regards que je voudrais
plonger au delŗ, dans je ne sais quel recul plus profond.
... C'est bien le soir, c'est bien la lueur dorťe d'un soleil qui va
s'ťteindre,--et les aiguilles de la pendule Louis XV marquent six
heures... Six heures de quel jour ŗ jamais perdu dans le gouffre
ťternel? de quel jour, de quelle annťe lointaine et disparue?
Ces chaises ont aussi un air ancien. Dans l'une d'elles est posť un
large chapeau de femme, en paille blanche, d'une forme dťmodťe depuis
plus de cent ans. Mes yeux s'y arrÍtent et alors l'indicible frisson
me secoue plus fort... La lumiŤre baisse, baisse; maintenant, c'est ŗ
peine l'ťclairage trouble des rÍves ordinaires... Je ne comprends pas,
je ne sais pas,--mais, malgrť tout, je sens que j'ai ťtť au courant
des choses de cette maison et de la vie qui s'y mŤne,--cette vie plus
mťlancolique et plus exilťe des colonies d'autrefois, alors que les
distances ťtaient plus grandes et les mers plus inconnues.
Et tandis que je regarde ce chapeau de femme, qui s'efface peu ŗ peu,
comme tout ce qui est lŗ, dans des gris crťpusculaires, cette
rťflexion me vient, faite en ma tÍte par un autre que par moi-mÍme:
ęAlors, c'est qu'_elle_ est rentrťe.Ľ
--En effet, ELLE apparaÓt. _Elle_, derriŤre moi sans que je l'aie
entendue venir; _elle_, restant dans la partie obscure, dans le fond
de l'appartement oý ce reflet de soleil n'arrive pas; _elle_, trŤs
vague comme une esquisse tracťe en couleurs mortes sur de l'ombre
grise.
_Elle_, trŤs jeune, crťole, nu-tÍte avec des boucles noires disposťes
autour du front d'une maniŤre surannťe; de beaux yeux limpides, ayant
l'air de vouloir me parler, avec un mťlange d'effarement triste et
d'enfantine candeur; peut-Ítre pas absolument belle, mais possťdant le
suprÍme charme... Et puis surtout c'ťtait ELLE! _Elle_, un mot qui par
lui-mÍme est d'une douceur exquise ŗ prononcer; un mot qui, pris dans
le sens oý je l'entends, rťsume en lui toute la raison qu'on a de
vivre, exprime presque l'ineffable et l'infini. Dire que je la
reconnaissais serait une expression bien banale et bien faible; il y
avait beaucoup plus, tout mon Ítre s'ťlanÁait vers elle, avec une
force profonde et comme enchaÓnťe, pour la ressaisir; et ce mouvement
avait je ne sais quoi de sourd, d'affreusement ťtouffť, comme l'effort
impossible de quelqu'un qui chercherait ŗ reprendre son propre souffle
et sa propre vie, aprŤs des annťes et des annťes passťes sous le
couvercle d'un sťpulcre...
*
* *
Habituellement une ťmotion trŤs forte ťprouvťe dans un rÍve en brise
les fils impalpables, et c'est fini: on s'ťveille; la trame fragile,
une fois rompue, flotte un instant, puis retombe, s'ťvanouit d'autant
plus vite que l'esprit s'efforce davantage ŗ la retenir,--disparaÓt,
comme une gaze dťchirťe dans le vide, qu'on voudrait poursuivre et que
le vent emporte au fond des lointains inaccessibles.
Mais non, cette fois, je ne m'ťveillai pas et le rÍve continua, en
s'ťteignant; le rÍve se prolongea en traÓnťe mourante.
Un instant, nous rest‚mes l'un devant l'autre, arrÍtťs, dans notre
ťlan de souvenir, par je ne sais quelle sombre inertie; sans voix pour
nous parler, et presque sans pensťe, croisant seulement nos regards de
fantŰmes avec un ťtonnement et une dťlicieuse angoisse... Puis nos
yeux aussi se voilŤrent, et nous devÓnmes des formes plus vagues
encore, accomplissant des choses insignifiantes et involontaires. La
lumiŤre baissait, baissait toujours; on n'y voyait presque plus. Elle
sortit, et je la suivis dans une espŤce de salon aux murs blanchis,
vaste, ŗ peine garni de meubles simples--comme d'ordinaire dans les
habitations des planteurs.
Une autre ombre de femme qui nous attendait lŗ, vÍtue d'une robe
crťole,--une femme ‚gťe que je reconnus aussi tout de suite et qui lui
ressemblait, sa mŤre sans doute,--se leva ŗ notre approche et nous
sortÓmes tous les trois, sans nous Ítre concertťs, comme obťissant ŗ
une habitude... Mon Dieu, que de mots et que de longues phrases pour
expliquer lourdement tout cela qui se passait sans durťe et sans
bruit, entre personnages diaphanes comme des reflets, se mouvant sans
vie dans une obscuritť toujours croissante, plus dťcolorťe et plus
trouble que celle de la nuit.
Nous sortÓmes tous trois, au crťpuscule, dans une petite rue triste,
triste, bordťe de maisonnettes coloniales basses sous de grands
arbres; au bout, la mer, vaguement devinťe; une impression de
dťpaysement, de lointain exil, quelque chose comme ce que l'on devait
ťprouver au siŤcle passť dans les rues de la Martinique ou de la
Rťunion, mais avec la grande lumiŤre en moins, tout cela vu dans cette
pťnombre oý vivent les morts. De grands oiseaux tournoyaient dans le
ciel lourd; malgrť cette obscuritť, on avait conscience de n'Ítre qu'ŗ
cette heure encore claire qui vient aprŤs le soleil couchť. …videmment
nous accomplissions lŗ un acte habituel; dans ces tťnŤbres toujours
plus ťpaisses, qui n'ťtaient pas celles de la nuit, nous refaisions
_notre promenade du soir_.
Mais les impressions perÁues allaient s'ťteignant toujours; les deux
femmes n'ťtaient plus visibles; il ne me restait d'elles que la notion
de deux spectres lťgers et doux cheminant ŗ mes cŰtťs... Puis, plus
rien; tout s'ťteignit ŗ jamais dans la nuit absolue du vrai sommeil.
*
* *
Je dormis longtemps aprŤs ce rÍve,--une heure, deux heures, je ne
sais; au rťveil, au retour des pensťes, dŤs qu'un premier souvenir
m'en revint, j'ťprouvai cette sorte de commotion intťrieure qui fait
faire un sursaut et ouvrir tout grands les yeux... Dans ma mťmoire, je
retrouvai d'abord la vision ŗ son moment le plus intense, celui oý
tout ŗ coup j'avais songť ŗ _elle_, en reconnaissant son grand chapeau
jetť sur cette chaise, et oý, derriŤre moi, _elle_ avait paru... Puis
lentement, peu ŗ peu, je me rappelai tout le reste: les dťtails si
prťcis de cet appartement _dťjŗ connu_, cette femme plus ‚gťe entrevue
dans l'ombre, cette promenade dans cette petite rue dťserte... Oý donc
avais-je vu et aimť tout cela? Je cherchai rapidement dans mon passť
avec une sorte d'inquiťtude, d'anxieuse tristesse, _me croyant sŻr de
trouver_. Mais non, rien, nulle part; dans ma propre vie, rien de
pareil...
La tÍte humaine est remplie de souvenirs innombrables, entassťs
pÍle-mÍle, comme des fils d'ťcheveaux brouillťs; il y en a des
milliers et des milliers serrťs dans des recoins obscurs d'oý ils ne
sortiront jamais; la main mystťrieuse qui les agite et les retourne va
quelquefois prendre les plus tťnus et les plus insaisissables pour les
amener un instant en lumiŤre, pendant ces calmes qui prťcŤdent ou
suivent les sommeils. Celui que je viens de raconter ne reparaÓtra
certainement jamais, et reparaÓtrait-il mÍme, une autre nuit, que je
n'en apprendrais pas davantage au sujet de cette femme et de ce lieu
d'exil, parce que, dans ma tÍte, il n'y a sans doute rien de plus qui
les concerne; c'est le dernier fragment d'un fil brisť, qui doit finir
lŗ oý s'est arrÍtť mon rÍve; le commencement et la suite n'existaient
que dans d'autres cerveaux depuis longtemps retournťs ŗ la poussiŤre.
Parmi mes ascendants, j'ai eu des marins dont la vie et les aventures
ne me sont qu'imparfaitement connues; et il y a certainement, je ne
sais oý, dans quelque petit cimetiŤre des colonies, de vieux ossements
qui sont les restes de la jeune femme au grand chapeau de paille et
aux boucles noires; le charme que ses yeux avaient exercť sur un de
ces ancÍtres inconnus a ťtť assez puissant pour jeter un dernier
reflet mystťrieux jusqu'ŗ moi; j'ai songť ŗ elle tout un jour... et
avec une mťlancolie si ťtrange!
CHAGRIN D'UN VIEUX FOR«AT
C'est une bien petite histoire, qui m'a ťtť contťe par Yves,--un soir
oý il ťtait allť en rade conduire, avec sa canonniŤre, une cargaison
de condamnťs au grand transport en partance pour la Nouvelle-Calťdonie.
Dans le nombre se trouvait un forÁat trŤs ‚gť (soixante-dix ans pour
le moins), qui emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans
une petite cage.
Yves, pour passer le temps, ťtait entrť en conversation avec ce vieux,
qui n'avait pas mauvaise figure, paraÓt-il,--mais qui ťtait accouplť
par une chaÓne ŗ un jeune monsieur ignoble, gouailleur, portant
lunettes de myope sur un mince nez blÍme.
Vieux coureur de grands chemins, arrÍtť, en cinquiŤme ou sixiŤme
rťcidive, pour vagabondage et vol, il disait: ęComment faire pour ne
pas voler, quand on a commencť une fois,--et qu'on n'a pas de mťtier,
rien,--et que les gens ne veulent plus de vous nulle part? Il faut
bien manger, n'est-ce pas?--Pour ma derniŤre condamnation, c'ťtait un
sac de pommes de terre que j'avais pris dans un champ, avec un fouet
de roulier et un giraumont. Est-ce qu'on n'aurait pas pu me laisser
mourir en France, je vous demande, au lieu de m'envoyer lŗ-bas, si
vieux comme je suis?...Ľ
Et, tout heureux de voir que quelqu'un consentait ŗ l'ťcouter avec
compassion, il avait ensuite montrť ŗ Yves ce qu'il possťdait de
prťcieux au monde: la petite cage et le moineau.
Le moineau apprivoisť, connaissant sa voix, et qui pendant prŤs d'une
annťe, en prison, avait vťcu perchť sur son ťpaule...--Ah! ce n'est
pas sans peine qu'il avait obtenu la permission de l'emmener avec lui
en Calťdonie!--Et puis aprŤs, il avait fallu lui faire une cage
convenable pour le voyage; se procurer du bois, un peu de vieux fil de
fer, et un peu de peinture verte pour peindre le tout et que ce fŻt
joli.
Ici, je me rappelle textuellement ces mots d'Yves: ęPauvre moineau! Il
avait pour manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu'on donne
dans les prisons. Et il avait l'air de se trouver content tout de
mÍme; il sautillait comme n'importe quel autre oiseau.Ľ
Quelques heures aprŤs, comme on accostait le transport et que les
forÁats allaient s'y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avait
oubliť ce vieux, repassa par hasard prŤs de lui.
--Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d'une voix toute changťe, en lui
tendant sa petite cage. Je vous la donne; Áa pourra peut-Ítre vous
servir ŗ quelque chose, vous faire plaisir...
--Non, certes! remercia Yves. Il faut l'emporter au contraire, vous
savez bien. Ce sera votre petit _compagnon_ lŗ-bas...
--Oh! reprit le vieux, _il_ n'est plus dedans... Vous ne saviez donc
pas? _il_ n'y est plus...
Et deux larmes d'indicible misŤre lui coulaient sur les joues.
Pendant une bousculade de la traversťe, la porte s'ťtait ouverte, le
moineau avait eu peur, s'ťtait envolť,--et tout de suite ťtait tombť ŗ
la mer ŗ cause de son aile coupťe. Oh! le moment d'horrible douleur!
Le voir se dťbattre et mourir, entraÓnť dans le sillage rapide, et ne
pouvoir rien pour lui! D'abord, dans un premier mouvement bien
naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s'adresser ŗ Yves
lui-mÍme, le supplier... …lan arrÍtť aussitŰt par la rťflexion, par la
conscience immťdiate de sa dťgradation personnelle: un vieux misťrable
comme lui, qui est-ce qui aurait pitiť de son moineau, qui est-ce qui
voudrait seulement ťcouter sa priŤre? Est-ce qu'il pouvait lui venir ŗ
l'esprit qu'on retarderait le navire pour repÍcher un moineau qui se
noie,--et un pauvre oiseau de forÁat, quel rÍve absurde!... Alors il
s'ťtait tenu silencieux ŗ sa place, regardant s'ťloigner sur l'ťcume
de la mer le petit corps gris qui se dťbattait toujours; il s'ťtait
senti effroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses
larmes, des larmes de dťsespťrance solitaire et suprÍme lui
brouillaient la vue,--tandis que le jeune monsieur ŗ lunettes, son
collŤgue de chaÓne, riait de voir un vieux pleurer.
Maintenant que l'oiseau n'y ťtait plus, il ne voulait pas garder cette
cage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort; il la
tendait toujours ŗ ce brave marin qui avait consenti ŗ ťcouter son
histoire, dťsirant lui laisser ce legs avant de partir pour son long
et dernier voyage.
Et Yves, tristement, avait acceptť le cadeau, la maisonnette
vide,--pour ne pas faire plus de peine ŗ ce vieil abandonnť en ayant
l'air de dťdaigner cette chose qui lui avait coŻtť tant de travail.
Je crois que je n'ai rien su rendre de tout ce que j'avais trouvť de
poignant dans ce rťcit tel qu'il me fut fait.
C'ťtait le soir, trŤs tard, et j'ťtais prŤs de m'en aller dormir. Moi
qui dans la vie ai regardť sans trop m'ťmouvoir pas mal de douleurs ŗ
grand fracas, de drames, de tueries, je m'aperÁus avec ťtonnement que
cette dťtresse sťnile me fendait le coeur--et irait mÍme jusqu'ŗ
troubler mon sommeil:
--S'il y avait moyen, dis-je, de lui en envoyer un autre...
--Oui, rťpondit Yves, j'avais bien pensť ŗ cela, moi aussi. Chez un
oiseleur, lui acheter un bel oiseau, et le lui porter demain avec la
pauvre cage, s'il en est encore temps avant le dťpart. Un peu
difficile. Il n'y a du reste que vous-mÍme qui puissiez obtenir
d'aller en rade demain matin et de monter ŗ bord du transport pour
rechercher ce vieux dont je ne sais pas le nom. Seulement... on va
trouver cela bien drŰle...
--Oh! oui, en effet. Oh! pour ce qui est d'Ítre trouvť drŰle, il n'y a
pas d'illusion ŗ se faire lŗ-dessus!...
Et, un instant, tout au fond de moi-mÍme, je m'amusai de cette idťe,
riant de ce bon rire intťrieur qui ŗ la surface paraÓt ŗ peine.
Cependant je n'ai pas donnť suite au projet: le lendemain, ŗ mon
rťveil, la premiŤre impression envolťe, il m'a semblť enfantin et
ridicule. Ce chagrin-lŗ, ťvidemment, n'ťtait pas de ceux qu'un simple
jouet console. Pauvre vieux forÁat, seul au monde, le plus bel oiseau
du paradis n'eŻt pas remplacť pour lui l'humble moineau gris‚tre, ŗ
aile coupťe, ťlevť au pain de prison, qui avait su rťveiller les
tendresses infiniment douces et les larmes, au fond de son coeur
endurci, ŗ moitiť mort...
Rochefort, dťcembre 1889.
UNE B TE GALEUSE
Un vieux chat galeux, chassť sans doute de son logis par ses maÓtres,
s'ťtait ťtabli dans la rue, sur le trottoir de notre maison oý un peu
de soleil de novembre le rťchauffait encore. C'est l'usage de
certaines gens ŗ pitiť ťgoÔste d'envoyer ainsi _perdre_ le plus loin
possible les bÍtes qu'ils ne veulent ni soigner ni voir souffrir.
Tout le jour il se tenait piteusement assis dans quelque embrasure de
fenÍtre, l'air si malheureux et si humble! Objet de dťgoŻt pour ceux
qui passaient, menacť par les enfants, par les chiens, en danger
continuel, d'heure en heure plus malade, et vivant de je ne sais quels
dťbris ramassťs ŗ grand'peine dans les ruisseaux, il traÓnait lŗ,
seul, se prolongeant comme il pouvait, s'efforÁant de retarder la
mort. Sa pauvre tÍte ťtait toute mangťe de gale, couverte de croŻtes,
presque sans poils; mais ses yeux, restťs jolis, semblaient penser
profondťment. Il devait certainement sentir, dans toute son amertume
affreuse, cette souffrance, la derniŤre de toutes, de ne pouvoir plus
faire sa toilette, de ne pouvoir plus lisser sa fourrure, se peigner
comme font tous les chats avec tant de soin.
Faire sa toilette! Je crois que, pour les bÍtes comme pour les hommes,
c'est une des plus nťcessaires distractions de la vie. Les trŤs
pauvres, les trŤs malades, les trŤs dťcrťpits qui, ŗ certaines heures,
se parent un peu, essayent de s'arranger encore, n'ont pas tout perdu
dans l'existence. Mais ne plus s'occuper de son aspect, parce qu'il
n'y a vraiment plus rien ŗ y faire avant la pourriture finale, cela
m'a toujours paru le dernier degrť de tout, la misŤre suprÍme. Oh! les
vieux mendiants qui ont dťjŗ, avant la mort, de la terre et des
immondices sur le visage, les Ítres rongťs par des lŤpres visibles qui
ne peuvent plus Ítre lavťes, les bÍtes galeuses dont on n'a seulement
plus pitiť!
Il me faisait tant de peine ŗ regarder, ce chat ŗ l'abandon, qu'aprŤs
lui avoir envoyť ŗ manger dans la rue, je finis un jour par
m'approcher pour lui parler doucement. (Les bÍtes arrivent trŤs bien ŗ
comprendre les bonnes paroles, et y trouvent consolation.) Par
habitude d'Ítre pourchassť, il eut d'abord peur en me voyant arrÍtť
devant lui; son premier regard fut mťfiant, chargť de reproche et de
priŤre: ęEst-ce que tu vas encore me renvoyer, toi aussi, de ce
dernier coin de soleil?Ľ Puis, comprenant vite que j'ťtais venu par
sympathie, et ťtonnť de tant de bonheur, il m'adressa tout bas sa
pauvre rťponse de chat: ęTrr! Trr! Trr!Ľ en se levant par politesse,
en essayant mÍme de faire le gros dos, malgrť ses croŻtes, dans
l'espoir que peut-Ítre j'irais jusqu'ŗ une caresse.
Non, ma pitiť, ŗ moi qui seul au monde en ťprouvais encore pour lui,
n'allait pas jusque-lŗ. Cette joie d'Ítre caressť, il ne la
connaÓtrait sans doute jamais plus. Mais, en compensation, j'imaginai
de lui donner la mort tout de suite, de ma main, et d'une faÁon
presque douce.
Une heure aprŤs, cela se passa dans l'ťcurie oý Sylvestre, mon
domestique, qui d'abord ťtait allť acheter du chloroforme, l'avait
attirť doucement, l'avait dťcidť ŗ se coucher sur du foin bien chaud
au fond d'une manne d'osier qui allait devenir sa chambre mortuaire.
Nos prťparatifs ne l'inquiťtaient point; nous avions roulť une carte
de visite en forme de cŰne, comme nous avions vu faire ŗ des
chirurgiens dans des ambulances; lui nous regardait, l'air confiant et
heureux, pensant avoir enfin retrouvť un gÓte et des gens qui auraient
compassion, de nouveaux maÓtres qui le recueilleraient.
Cependant je m'ťtais baissť pour le caresser, malgrť l'effroi de son
mal, ayant dťjŗ reÁu des mains de Sylvestre le cornet de carton tout
imbibť de la chose mortelle. En le caressant toujours, j'essayais de
le dťcider ŗ rester lŗ, bien tranquille, ŗ enfoncer peu ŗ peu son bout
de nez dans ce carton endormeur; lui, un peu surpris d'abord,
reniflant avec un vague effroi cette senteur inconnue, finit pourtant
par se laisser aller, avec une soumission telle que j'hťsitai ŗ
continuer mon oeuvre. L'anťantissement d'une bÍte pensante, tout
autant que celui d'un homme, a de quoi nous confondre; quand on y
songe, c'est toujours le mÍme rťvoltant mystŤre. Et la mort d'ailleurs
porte en elle tant de majestť qu'elle est capable d'agrandir un
instant, d'une faÁon inattendue, dťmesurťe, les plus infimes petites
scŤnes, dŤs que son ombre est prŤs d'y apparaÓtre: ŗ ce moment, je me
fis presque l'effet de quelque magicien noir s'arrogeant le droit
d'apporter aux souffrants ce qu'il croit Ítre l'apaisement suprÍme, le
droit d'ouvrir, ŗ ceux qui ne l'ont pas encore demandť, les portes de
la grande nuit...
Une fois il releva, pour me regarder fixement, sa pauvre tÍte bientŰt
morte; nos yeux se croisŤrent; les siens interrogateurs, expressifs,
avec une intensitť extrÍme, me demandant: ęQue me fais-tu? Toi ŗ qui
je me suis confiť et que je connais si peu, que me fais-tu?Ľ Et
j'hťsitai encore; mais son cou retomba; sa pauvre tÍte dťgoŻtante
s'appuyait maintenant dans ma main que je ne retirai pas; une torpeur
l'envahissait, malgrť lui, et j'espťrai qu'il ne me regarderait plus.
Si pourtant, une derniŤre fois! les chats, comme disent les bonnes
gens du peuple, ont l'‚me chevillťe au corps. Dans un dernier
soubresaut de vie, il me fixa de nouveau, ŗ travers son demi-sommeil
mortel; il semblait mÍme avoir maintenant tout ŗ fait compris: ęAlors
c'ťtait pour me tuer, dťcidťment?... Et, tu vois, je me laisse
faire... Il est trop tard... Je m'endors...Ľ
En vťritť, j'avais peur de m'Ítre ťgarť; dans ce monde oý nous ne
savons rien de rien, il ne nous est mÍme pas permis d'avoir pitiť
d'une faÁon intelligente. Voici que son regard, infiniment triste,
tout en se vitrifiant dans la mort, continuait de me poursuivre comme
d'un reproche: ęPourquoi t'es-tu mÍlť de ma destinťe? Sans toi,
j'aurais pu traÓner quelque temps de plus, avoir encore quelques
petites pensťes pendant au moins une semaine. Il me restait assez de
force pour sauter sur les appuis de tes fenÍtres, oý les chiens ne me
tourmentaient pas trop, oý je n'avais pas trop froid; le matin
surtout, quand le soleil y donnait, je passais lŗ quelques heures
presque supportables, ŗ regarder autour de moi le mouvement de la vie,
ŗ m'intťresser aux allťes et venues des autres chats, ŗ avoir encore
conscience de quelque chose; tandis qu'ŗ prťsent je vais me dťcomposer
ŗ jamais en je ne sais quoi d'autre qui ne se souviendra pas; ŗ
prťsent _je ne serai plus_...Ľ
J'aurais dŻ me rappeler, en effet, que les plus chťtifs aiment mieux
se prolonger par tous les moyens, jusqu'aux limites les plus
misťrables, prťfŤrent n'importe quoi ŗ l'ťpouvante de n'Ítre rien, de
ne _plus Ítre_...
Quand je revins dans la soirťe le voir, je le retrouvai raidi et froid
dans la pose de sommeil oý je l'avais laissť. Alors, je commandai ŗ
Sylvestre de fermer le petit panier mortuaire et de l'emporter loin de
la ville pour le jeter dans les champs.
PAYS SANS NOM
Une vision qui m'est venue une nuit d'avril, pendant mon sommeil sous
la tente, dans un campement chez les Beni-Hassem, au Maroc, ŗ environ
trois journťes de marche de la sainte ville de Mťquinez:
Le rideau du rÍve s'est levť brusquement sur un pays lointain,--mais
lointain, lointain bien au delŗ des habituelles distances terrestres,
tellement que, tout de suite, dŤs que le dťcor a commencť de
s'ťclairer, mÍme avant d'avoir bien vu, en moi-mÍme j'ai eu la notion
de cet ťloignement effroyable. C'ťtait une plaine pierreuse, nue,
dťserte, oý il faisait terriblement chaud et lourd, sous un morne ciel
crťpusculaire; mais elle n'avait rien de bien particulier dans son
aspect,--comme, par exemple, certaines plaines du Centre-Afrique, qui
semblent insignifiantes par elles-mÍmes, qui ont un air quelconque et
qui pourtant sont d'un si difficile et dangereux accŤs. Si je n'avais
pas _su_, j'aurais pu me croire n'importe oý; mais je savais d'avance,
par une sorte d'intuition immťdiate, et alors cela m'oppressait d'Ítre
lŗ; je me sentais en proie ŗ la peur des distances sans fin, ŗ
l'angoisse des trop longs voyages dont on ne peut plus revenir.
De loin en loin, sur cette plaine, poussaient des petits arbres
rabougris, dont les branches noires se contournaient sur elles-mÍmes
par des sťries de cassures rectangulaires, comme des bras de
fauteuils chinois. Ils avaient chacun seulement trois ou quatre
feuilles molles, d'un vert p‚le, qui pendaient comme ťnervťes de
chaleur.
J'avais conscience que, d'un moment ŗ l'autre, des surprises
sinistres, des pťrils sans nom pouvaient surgir de tous les points de
cet horizon trouble, embrouillť de nuťes stagnantes et d'obscuritť.
Un de mes compagnons de route imaginaires--je devais en avoir au moins
deux, dont je sentais la prťsence, mais qui ťtaient invisibles: des
esprits, des voix,--un de mes compagnons de route me dit ŗ l'oreille:
ęEh bien! puisque nous voilŗ ici, il va falloir se dťfier des _chiens
crochus_.Ľ--ęAh! oui, par exemple,Ľ rťpondis-je d'un ton dťgagť, comme
quelqu'un qui serait aussi trŤs au courant de ce genre de bÍtes et du
danger de leur voisinage... …videmment j'ťtais dťjŗ venu lŗ; mais ces
_chiens crochus_, leur image subitement rappelťe ŗ mon esprit,
accentuant encore la notion de ce dťpaysement extrÍme, me faisaient
davantage frťmir...
Ils apparurent aussitŰt, ťvoquťs au seul prononcť de leur nom, gr‚ce ŗ
l'ťtonnante facilitť avec laquelle les choses se passent dans les
rÍves. Ils couraient trŤs vite ŗ travers la pťnombre de ce lourd
crťpuscule, lancťs comme des flŤches, comme des boulets, on n'avait
pas le temps de les voir venir: affreux chiens noirs, aux ongles de
chats, en crochets, qui au passage griffaient cruellement d'un coup de
patte rapide, puis se perdaient dans les lointains confus.
Passaient aussi des petites femmes, presque naines, ricanantes,
moqueuses, moitiť singes (dans la vie rťelle, j'en ai rencontrť ainsi
deux, au milieu d'une solitude africaine dťvorťe de soleil, sous
l'accablement d'un ciel noir, aux environs d'Obock), des petites
femmes qui, sans doute, ťtaient _crochues_ comme les chiens, car, en
me croisant, elles me griffaient de mÍme... Et leur souffle aussi
ťtait _crochu_: quand elles me soufflaient au visage, Áa cinglait
comme des pointes d'aiguilles...
Mais les mots humains ne peuvent rendre les _dessous_ de cette vision,
le mystŤre et la tristesse de cette plaine ainsi rťapparue, tout ce
qui s'ťbauchait en moi d'inquiťtudes dťsolťes rien qu'ŗ contempler ces
chťtifs arbustes aux longues feuilles p‚lies de chaleur...
Quand je m'ťveillai, au petit jour timide qui commenÁait ŗ filtrer ŗ
travers les toiles de ma tente, la notion me revint peu ŗ peu des
choses rťelles, de l'Afrique, du Maroc, des Beni-Hassem, de notre
petit campement isolť au milieu d'immenses p‚turages dťserts;--alors
je reconquis tout de suite une douce impression de _chez moi_, de
sťcuritť, d'inespťrť retour. Et, mon Dieu, bien des gens, que fera
sourire ma terreur de ces petites _femmes crochues_, ŗ ma place se
seraient prťoccupťs peut-Ítre des tribus peu sŻres d'alentour, des
longues journťes d'ťtape ŗ faire en plein soleil, sans routes ŗ
travers les montagnes et sans ponts sur les fleuves. Quant ŗ moi, ce
territoire des Beni-Hassem me paraissait comparable ŗ la plus anodine
banlieue de Paris--auprŤs de ce pays de je ne sais quelle planŤte, de
je ne sais oý, entrevu au fond des insondables infinis du temps ou de
l'espace, pendant les clairvoyances inexpliquťes du rÍve.
VIES DE DEUX CHATTES
(_Pour mon fils Samuel quand il saura lire._)
I
J'ai vu souvent, avec une sorte d'inquiťtude infiniment triste, l'‚me
des bÍtes m'apparaÓtre au fond de leurs yeux;--l'‚me d'un chat, l'‚me
d'un chien, l'‚me d'un singe, aussi douloureuse pour un instant qu'une
‚me humaine, se rťvťler tout ŗ coup dans un regard et chercher mon ‚me
ŗ moi, avec tendresse, supplication ou terreur... Et j'ai peut-Ítre eu
plus de pitiť encore pour ces ‚mes des bÍtes que pour celles de mes
frŤres, parce qu'elles sont sans parole et incapables de sortir de
leur demi-nuit, surtout parce qu'elles sont plus humbles et plus
dťdaignťes.
II
Les deux chattes dont je vais conter l'histoire s'associent dans mon
souvenir ŗ quelques annťes relativement heureuses de ma vie.--Oh! des
annťes toutes rťcentes, mon Dieu, si on les considŤre dates en main,
mais des annťes qui semblent dťjŗ lointaines, emportťes avec la
vitesse toujours de plus en plus effroyable du temps, et qui, vues
ainsi dans le passť, se colorent presque de derniers reflets d'aube,
de derniŤres lueurs roses de matin et de commencement, en comparaison
de l'heure grise prťsente,--tant nos jours se h‚tent de s'assombrir,
tant notre chute est rapide dans la nuit...
III
Qu'on me pardonne de les appeler l'une et l'autre ęMoumoutteĽ. D'abord
je n'ai jamais eu d'imagination pour donner des noms ŗ mes chattes:
Moumoutte, toujours;--et leurs petits, invariablement: Mimi. Et puis
vraiment il n'existe pas pour moi d'autres noms qui conviennent mieux,
qui soient plus _chat_ que ces deux adorables: Mimi et Moumoutte.
Je garderai donc aux pauvres petites hťroÔnes de ce rťcit les noms
qu'elles portaient dans leur vie rťelle. Pour l'une: Moumoutte
Blanche. Pour l'autre: Moumoutte Grise ou Moumoutte Chinoise.
IV
Par ordre d'anciennetť, c'est Moumoutte Blanche que je dois prťsenter
d'abord; sur ses cartes de visite, elle avait du reste fait mentionner
son titre de premiŤre chatte de ma maison:
MADAME MOUMOUTTE BLANCHE
_PremiŤre chatte_
Chez M. Pierre Loti.
Il remonte ŗ peu prŤs ŗ une dizaine d'annťes, l'inoubliable joyeux
soir oý je la vis pour la premiŤre fois. C'ťtait un soir d'hiver, ŗ
un de mes retours au foyer, aprŤs je ne sais quelle campagne en
Orient; j'ťtais arrivť ŗ la maison depuis quelques minutes ŗ peine et,
dans le grand salon, je me chauffais devant une flambťe de branches,
entre maman et tante Claire assises aux deux coins du feu. Tout ŗ coup
quelque chose fit irruption en bondissant comme une paume, puis se
roula follement par terre, tout blanc, tout neigeux sur le rouge
sombre des tapis:
--Ah! dit tante Claire, tu ne savais pas?... Je te la prťsente, c'est
notre nouvelle ęMoumoutteĽ. Que veux-tu, nous nous sommes dťcidťes ŗ
en avoir une autre: jusque dans notre petit salon lŗ-bas, une souris
ťtait venue nous trouver!
Il y avait eu chez nous un assez long interrŤgne sans Moumouttes. Et
cela, pour le deuil d'une certaine chatte du Sťnťgal, ramenťe avec
moi de lŗ-bas ŗ ma premiŤre campagne, et adorťe pendant deux ans, qui
un beau matin de juin avait, aprŤs une courte maladie, exhalť sa
petite ‚me ťtrangŤre, en me regardant avec une expression de priŤre
suprÍme, et puis, que j'avais moi-mÍme enterrťe au pied d'un arbre
dans notre cour.
Je ramassai, pour la voir de prŤs, la belle pelote de fourrure qui
s'ťtalait si blanche sur ces tapis rouges. Je la pris ŗ deux mains,
bien entendu,--avec ces ťgards particuliers auxquels je ne manque
jamais vis-ŗ-vis des chats et qui leur font tout de suite se dire:
Voici un homme qui nous comprend, qui sait nous toucher, qui est de
nos amis et aux caresses duquel on peut condescendre avec
bienveillance.
Il ťtait trŤs avenant, le minois de la nouvelle Moumoutte: des yeux
tout flambants jeunes, presque enfantins, le bout d'un petit nez
rose,--puis plus rien, tout le reste perdu dans les touffes d'une
fourrure d'angora, soyeuse, propre, chaude, sentant bon, exquise ŗ
frŰler et ŗ embrasser. D'ailleurs, coiffťe et tachťe absolument comme
l'autre, comme la dťfunte Moumoutte du Sťnťgal,--ce qui peut-Ítre
avait dťcidť le choix de maman et de tante Claire, afin qu'une sorte
d'illusion de personnes se fÓt ŗ la longue dans mon coeur un peu
volage... Sur les oreilles, un bonnet bien noir, posť droit et formant
bandeau au-dessus des yeux vifs; une courte pŤlerine noire jetťe sur
les ťpaules, et enfin une queue noire, en panache superbe, agitťe d'un
perpťtuel mouvement de chasse-mouches. La poitrine, le ventre, les
pattes ťtaient blancs comme le duvet d'un cygne, et l'ensemble donnait
l'impression d'une grosse houppe de poils, lťgŤre, lťgŤre, presque
sans poids, mue par un capricieux petit mťcanisme de nerfs toujours
tendus.
Moumoutte, aprŤs cet examen, m'ťchappa pour recommencer ses jeux. Et,
dans ces premiŤres minutes d'arrivťe,--forcťment mťlancoliques parce
qu'elles marquent une ťtape de plus dans la vie--la nouvelle chatte
blanche tachťe de noir m'obligea de m'occuper d'elle, me sautant aux
jambes pour me souhaiter la bienvenue, ou s'ťtalant par terre, avec
une lassitude tout ŗ fait feinte, pour me faire mieux admirer les
blancheurs de son ventre et de son cou soyeux. Tout le temps gambada
cette Moumoutte, tandis que mes yeux se reposaient avec recueillement
sur les deux chers visages qui me souriaient lŗ, un peu vieillis et
encadrťs de boucles plus grises; sur les portraits de famille qui
conservaient leur mÍme expression et leur mÍme ‚ge, dans les cadres du
mur; sur les objets toujours connus aux mÍmes places; sur les mille
choses de ce logis hťrťditaire, restťes immuables cette fois encore,
pendant que j'avais promenť par le monde changeant mon ‚me
changeante...
Et c'est l'image persistante, dťfinitive, qui devait me rester d'elle,
mÍme aprŤs sa mort: une folle petite bÍte blanche, inattendue,
s'ťbattant sur fond rouge, entre les robes de deuil de maman et de
tante Claire, le soir d'un de mes grands retours...
Pauvre Moumoutte! pendant les premiers hivers de sa vie, elle fut plus
d'une fois le petit dťmon familier, le petit lutin de cheminťe qui
ťgaya dans leur solitude ces deux gardiennes bťnies de mon foyer,
maman et tante Claire. Quand j'ťtais errant sur les mers lointaines,
quand la maison ťtait redevenue grande et vide, aux tristes
crťpuscules de dťcembre, aux veillťes sans fin, elle leur tenait
fidŤle compagnie, les tourmentant ŗ l'occasion et laissant sur leurs
irrťprochables robes noires, pareilles, des paquets de son duvet
blanc. TrŤs indiscrŤte, elle s'installait de force sur leurs genoux,
sur leur table ŗ ouvrage, dans leur corbeille mÍme, par fantaisie,
embrouillant leurs pelotons de laine ou leurs ťcheveaux de soie. Et
alors elles disaient, avec des airs terribles et, au fond, avec des
envies de rire: ęOh! mais, cette chatte, il n'y a plus moyen d'en
avoir raison!... Allez-vous-en, mademoiselle, allez!... A-t-on jamais
vu des faÁons comme Áa!... Ah! par exemple!...Ľ
Il y avait mÍme, ŗ son usage, un martinet qu'on lui faisait voir.
Elle les aimait ŗ sa maniŤre de chatte, avec indocilitť, mais avec une
constance touchante, et, rien qu'ŗ cause de cela, sa petite ‚me
incomplŤte et fantasque mťrite que je lui garde un souvenir...
Les printemps, quand le soleil de mars commenÁait ŗ chauffer notre
cour, elle avait des surprises toujours nouvelles ŗ voir s'ťveiller et
sortir de la terre sa commensale et amie, SuleÔma la tortue.
Durant les beaux mois de mai, elle se sentait gťnťralement l'‚me
envahie par un besoin irrťsistible d'expansion et de libertť; alors il
lui arrivait de faire, dans les jardins et sur les toits d'alentour,
des absences nocturnes--qui, je dois le dire, n'ťtaient peut-Ítre pas
toujours assez comprises dans le milieu austŤre oý le sort l'avait
placťe.
Les ťtťs, elle avait des langueurs de crťole. Pendant des journťes
entiŤres, elle se p‚mait d'aise et de chaleur, couchťe sur les vieux
murs parmi les chŤvrefeuilles et les rosiers, ou bien ťtalťe par
terre, prťsentant ŗ l'ardent soleil son ventre blanc, sur les pierres
blanches, entre les pots de cactus fleuris.
ExtrÍmement soignťe de sa personne, et, en temps ordinaire, posťe,
correcte, aristocrate mÍme jusqu'au bout des ongles, elle ťtait
intraitable avec les autres chats et devenait brusquement trŤs mal
ťlevťe quand un visiteur se prťsentait pour elle. Dans cette cour,
qu'elle considťrait comme son domaine, elle n'admettait point qu'un
ťtranger eŻt le droit de paraÓtre. Si, par-dessus le mur du jardin
voisin, deux oreilles, un museau de chat, pointaient avec timiditť, ou
si seulement quelque chose avait remuť dans les branches et le lierre,
elle se prťcipitait comme une jeune furie, hťrissťe jusqu'au bout de
la queue, impossible ŗ retenir, plus comme il faut du tout; des cris
du plus mauvais goŻt s'ensuivaient, des dťgringolades et des coups de
griffes...
En somme, d'une indťpendance farouche, et le plus souvent
dťsobťissante; mais si affectueuse ŗ ses heures, si caressante et
c‚line, et jetant un si joli petit cri de joie chaque fois qu'elle
revenait parmi nous aprŤs quelqu'une de ses excursions vagabondes dans
les jardins du voisinage.
Elle avait dťjŗ cinq ans, elle ťtait dans l'ťpanouissement de sa
beautť d'angora, avec des attitudes d'une dignitť superbe, des airs de
reine, et j'avais eu le temps de m'attacher ŗ elle par une sťrie
d'absences et de retours, la considťrant comme une des choses du
foyer, comme un des Ítres de la maison--quand naquit ŗ trois mille
lieues de chez nous, dans le golfe de Pťkin, et d'une famille plus que
modeste, celle qui devait devenir son insťparable amie, la plus
bizarre petite personne que j'aie jamais connue: la Moumoutte
Chinoise.
V
MADAME MOUMOUTTE CHINOISE
_DeuxiŤme chatte_
Chez M. Pierre Loti.
TrŤs singuliŤre, la destinťe qui unit ŗ moi cette Moumoutte de race
jaune, issue de parents indigents et dťpourvue de toute beautť.
Ce fut ŗ la fin de la guerre lŗ-bas, un de ces soirs de bagarre qui
ťtaient frťquents alors. Je ne sais comment cette petite bÍte affolťe,
sortie de quelque jonque en dťsarroi, sautťe ŗ bord de notre bateau
par terreur, vint chercher asile dans ma chambre, sous ma couchette.
Elle ťtait jeune, pas encore de taille adulte, minable, efflanquťe,
plaintive, ayant sans doute, comme ses parents et ses maÓtres, vťcu
chichement de quelques tÍtes de poisson avec un peu de riz cuit ŗ
l'eau. Et j'en eus tant de pitiť que je commandai ŗ mon ordonnance de
lui prťparer une p‚tťe et de lui offrir ŗ boire.
D'un air humble et reconnaissant, elle accepta ma prťvenance,--et je
la vois encore s'approchant avec lenteur de ce repas inespťrť,
avanÁant une patte, puis l'autre, ses yeux clairs tout le temps fixťs
sur les miens pour s'assurer si elle ne se trompait pas, si bien
rťellement c'ťtait pour elle...
Le lendemain matin, par exemple, je voulus la mettre ŗ la porte. AprŤs
lui avoir fait servir un dťjeuner d'adieu, je frappai dans mes mains
trŤs fort, en trťpignant des deux pieds ŗ la fois, comme il est
d'usage en pareil cas, et en disant d'un ton rude: ęAllez-vous-en,
petite Moumoutte!Ľ
Mais non, elle ne s'en allait pas, la chinoise. …videmment, elle
n'avait aucune frayeur de moi, comprenant par intuition que c'ťtait
trŤs exagťrť, tout ce bruit. Avec un air de me dire: ęJe sais bien,
va, que tu ne me feras pas de malĽ, elle restait tapie dans son coin,
ťcrasťe sur le plancher, dans la pose d'une suppliante, fixant sur moi
deux yeux dilatťs, un regard humain que je n'ai jamais vu qu'ŗ elle
seule.
Comment faire? Je ne pouvais pourtant pas ťtablir une chatte ŗ demeure
dans ma chambre de bord. Et surtout une bÍte si vilaine et si
maladive, quel encombrement pour l'avenir!...
Alors je la pris ŗ mon cou, avec mille ťgards toutefois et en lui
disant mÍme: ęJe suis bien f‚chť, ma petite Moumoutte,Ľ--mais je
l'emportai rťsolument dehors, ŗ l'autre bout de la batterie, au milieu
des matelots qui, en gťnťral, sont hospitaliers et accueillants pour
les chats quels qu'ils soient.
Tout aplatie contre les planches du pont, et la tÍte retournťe vers
moi pour m'implorer toujours avec son regard de priŤre, elle se mit ŗ
filer, d'une petite allure humble et drŰle, dans la direction de ma
chambre, oý elle fut rentrťe la premiŤre de nous deux; quand j'y
revins aprŤs elle, je la trouvai tapie obstinťment dans son mÍme petit
coin, et ses yeux ťtaient si expressifs que le courage me manqua pour
la chasser de nouveau.--Voilŗ comment cette chinoise me prit pour
maÓtre.
Mon ordonnance, qui ťtait visiblement gagnť ŗ sa cause depuis le
commencement du dťbat, complťta sur-le-champ son installation en
plaÁant par terre, sous mon lit, une corbeille rembourrťe pour son
couchage,--et un de mes grands plats de Chine, trŤs pratiquement
rempli de sable... (dťtail qui me glaÁa d'effroi).
VI
Sans sortir ni jour ni nuit, elle vťcut sept mois passťs, dans la
demi-obscuritť et le continuel balancement de cette chambre de bord,
et peu ŗ peu une intimitť s'ťtablit entre nous deux, en mÍme temps que
nous acquťrions une facultť de pťnťtration mutuelle trŤs rare entre un
homme et une bÍte.
Je me rappelle le premier jour oý nos relations devinrent
vťritablement affectueuses. C'ťtait au large, dans le nord de la Mer
Jaune, par un temps triste de septembre. Les premiŤres brumes
d'automne s'ťtaient dťjŗ formťes sur les eaux subitement refroidies et
inquiŤtes. Dans ces climats, les fraÓcheurs et les ciels sombres
arrivent vite, apportant, pour nous Europťens de passage, une
mťlancolie d'autant plus grande que nous nous sentons plus loin. Nous
nous en allions vers l'Est, en travers ŗ une longue houle qui s'ťtait
levťe, et bercťs d'une faÁon monotone, avec des craquements plaintifs
de tout le navire. Il avait fallu fermer mon sabord, et ma chambre ne
recevait plus qu'un ťclairage de cave ŗ travers la lentille de verre
ťpais sur laquelle des crÍtes de lames passaient en transparences
vertes, faisant des intermittences d'obscuritť.
Sur cet ťtroit petit bureau ŗ glissiŤres, qui est le mÍme dans toutes
nos chambres de bord, j'ťtais installť ŗ ťcrire, pendant un de ces
moments assez rares oý le service laisse une paix complŤte et oý
l'idťe vient de se retirer chez soi comme dans la cellule d'un
cloÓtre.
Moumoutte Chinoise habitait sous mon lit depuis deux semaines ŗ peu
prŤs. Elle vivait lŗ trŤs retirťe, discrŤte, mťlancolique, observant
les conventions et les strictes limites de son plat rempli de sable,
se montrant peu, presque constamment cachťe, et comme prise de la
nostalgie de son pays oý elle ne devait jamais revenir.
Tout ŗ coup, je la vis paraÓtre dans la pťnombre, s'ťtirer longuement
comme pour se donner le temps de rťflťchir encore, puis s'avancer vers
moi, hťsitante, avec des temps d'arrÍt; parfois mÍme, en affectant une
gr‚ce toute chinoise, elle retenait une de ses pattes en l'air pendant
quelques secondes, avant de se dťcider ŗ la poser devant elle pour
faire un pas de plus. Et toujours elle me regardait fixement, d'un air
interrogateur.
Qu'est-ce qu'elle pouvait me vouloir?... Elle n'avait pas faim,
ťvidemment: une p‚tťe fort convenable lui ťtait, deux fois le jour,
servie par mon ordonnance. Alors, quoi?...
Quand elle fut bien prŤs, bien prŤs, ŗ toucher ma jambe, elle s'assit
sur son derriŤre, ramena sa queue et poussa un petit cri trŤs doux.
Et elle continuait de me regarder, mais de me regarder _dans les
yeux_, ce qui dťjŗ indiquait dans sa petite tÍte tout un monde de
conceptions intelligentes: il fallait d'abord qu'elle comprÓt, comme
du reste tous les animaux supťrieurs, que je n'ťtais pas une chose,
mais un Ítre pensant, capable de pitiť et accessible ŗ la muette
priŤre d'un regard; de plus, il fallait que mes yeux fussent pour elle
_des yeux_, c'est-ŗ-dire les miroirs oý sa petite ‚me cherchait
anxieusement ŗ saisir un reflet de la mienne... En vťritť, ils sont
effroyablement prŤs de nous, quand on y songe, les animaux
susceptibles de concevoir de telles choses...
Quant ŗ moi, je dťvisageai pour la premiŤre fois avec attention la
petite visiteuse qui, depuis tantŰt deux semaines, partageait mon
logis: d'une couleur fauve de lapin sauvage, toute mouchetťe de taches
comme un tigre, avec le museau et le cou blancs; laide en effet, mais
surtout ŗ cause de sa maigreur maladive,--et, en somme, plus bizarre
que laide, pour un homme affranchi comme moi de toutes les rŤgles
banales sur la beautť. Assez diffťrente d'ailleurs de nos chattes
franÁaises; basse sur pattes, allongťe en fouine, avec une queue
dťmesurťe; de grandes oreilles droites, avec un visage en coin de mur;
tout le charme, dans les yeux, relevťs aux tempes comme tous les yeux
d'extrÍme Asie, d'un beau jaune d'or au lieu d'Ítre verts, et sans
cesse mobiles, ťtonnamment expressifs.
Et, tout en la regardant, je laissai descendre ma main jusqu'ŗ sa
bizarre petite tÍte et la promenai sur son poil fauve, pour une
premiŤre caresse.
Ce qu'elle ťprouva assurťment fut autre chose et plus qu'une
impression de plaisir physique; elle eut le sentiment d'une
protection, d'une sympathie dans sa dťtresse d'abandonnťe. Voilŗ donc
pourquoi elle ťtait sortie de sa cachette obscure, la Moumoutte; ce
qu'elle avait rťsolu de me demander, aprŤs tant d'hťsitations, ce
n'ťtait ni ŗ manger ni ŗ boire; c'ťtait, pour sa petite ‚me de chatte,
un peu de compagnie en ce monde, un peu d'amitiť...
Oý avait-elle appris ŗ connaÓtre cela, cette bÍte de rebut, jamais
flattťe par une main bienveillante, jamais aimťe par personne--si ce
n'est peut-Ítre dans la jonque paternelle, par quelque pauvre petit
enfant chinois sans jouets et sans caresses, poussť au hasard comme
une chťtive plante de trop dans l'immense grouillement jaune, aussi
misťrable et affamť qu'elle-mÍme, et dont l'‚me incomplŤte ne
laissera, en disparaissant, pas plus de trace que la sienne?...
Alors une patte frÍle se posa timidement sur moi--oh! avec tant de
dťlicatesse, tant de discrťtion!--et aprŤs m'avoir longtemps encore
consultť et priť du regard, la Moumoutte, croyant pouvoir brusquer les
choses, sauta enfin sur mes genoux.
Elle s'y installa en rond, mais avec un tact, une rťserve, se faisant
toute lťgŤre, ŗ peine appuyťe, presque sans poids,--et me regardant
toujours. Elle resta lŗ longtemps, me gÍnant bien, et je manquai de
courage pour la chasser,--ce que j'aurais fait sans nul doute si elle
eŻt ťtť une jolie bÍte gaie dans l'ťpanouissement de vivre. Tout le
temps inquiŤte du moindre de mes mouvements, elle ne me perdait pas
de vue, non par crainte que je lui fisse du mal, elle ťtait bien trop
intelligente pour m'en croire capable, mais avec un air de me dire:
ęEst-ce que vraiment je ne t'ennuie pas, je ne t'offense pas?...Ľ Et
puis, ses yeux devinrent plus expressifs encore et plus c‚lins, me
disant trŤs clairement: ęPar ce jour d'automne, tellement triste ŗ
l'‚me des chats, puisque nous sommes ici deux isolťs, dans ce gÓte
agitť et perdu au milieu de je ne sais quoi de dangereux et d'infini,
si nous nous donnions l'un ŗ l'autre un peu de cette chose douce qui
berce les misŤres, qui a son semblant d'immatťrialitť et de durťe non
soumise ŗ la mort, qui s'appelle affection et qui s'exprime de temps
en temps par des caresses...Ľ
VII
Quand le pacte d'amitiť fut signť entre cette bÍte et moi, des
inquiťtudes me vinrent sur son avenir. Qu'en faire? L'emmener jusqu'en
France, ŗ travers tant de milliers de lieues et de difficultťs?
…videmment mon foyer serait pour elle l'asile inespťrť oý le court
petit rÍve mystťrieux de sa vie de chatte pourrait se finir avec le
plus de paix et le moins de souffrance. Mais je ne voyais pas bien
cette minable chinoise, en fourrure de pauvre, devenue commensale de
la superbe Moumoutte Blanche, si jalouse, qui certainement la
houspillerait avec indignation dŤs qu'elle la verrait paraÓtre... Non,
cela n'ťtait pas possible.
D'un autre cŰtť, l'abandonner dans une rel‚che, chez des amis de
hasard, non plus: je l'aurais fait peut-Ítre si elle eŻt ťtť
vigoureuse et belle, mais cette petite plaintive, aux yeux humains, me
tenait par la pitiť profonde.
VIII
Notre intimitť, faite de nos deux isolements, se resserrait toujours.
Les semaines et les mois passaient, au milieu d'un continuel
changement du monde extťrieur, tandis que tout restait immuablement
pareil dans ce recoin obscur du navire oý la bÍte avait fixť son gÓte.
Pour nous, les hommes, qui courons sur mer, il y a tout le temps les
grands souffles frais qui nous ťventent, la vie de plein vent, les
nuits de quart ŗ la belle ťtoile,--et les courses dans les pays
ťtranges. Elle, au contraire, ne savait rien du monde immense oý sa
prison se promenait, rien de ses semblables, ni du soleil, ni des
verdures, ni de l'ombre. Et, sans sortir jamais, elle vivait lŗ, dans
le renfermť de cette chambre de bord; c'ťtait un lieu glacial par
instants, quand le hublot s'ouvrait ŗ quelque grande brise du travers
balayant tout; le plus souvent, c'ťtait une ťtuve sombre et
ťtouffante, oý des parfums chinois brŻlaient devant de vieilles
idoles, comme dans un temple bouddhique. Pour compagnons de rÍve, elle
avait les monstres de bois ou de bronze accrochťs aux murs, qui
riaient d'un mťchant rire; au milieu d'un encombrement de choses
saintes de son pays, prises dans des pillages, elle s'ťtiolait sans
air, entre des tentures de soie qu'elle aimait dťchirer de ses petites
griffes inquiŤtes et nerveuses.
DŤs que j'entrais dans ma chambre, elle apparaissait avec un
imperceptible cri de joie, sortant comme un diablotin de derriŤre
quelque rideau, ou d'une ťtagŤre, ou d'une boÓte. Si par hasard je
m'asseyais ŗ ťcrire, trŤs c‚line, trŤs attendrie, en quÍte de
protection et de caresses, elle prenait lentement place sur mes genoux
et suivait des yeux le va-et-vient de ma plume, effaÁant mÍme
quelquefois, d'un coup de patte toujours imprťvu, les lignes qu'elle
n'approuvait pas.
Les secousses des mauvais temps, le bruit de nos canons, lui causaient
de dangereuses terreurs: en ces moments-lŗ, elle sautait aux murs,
tournoyait pendant quelques secondes comme une enragťe, puis
s'arrÍtait haletante, pour aller se tapir dans un coin, le regard
ťgarť et triste.
Sa jeunesse cloÓtrťe avait quelque chose de maladif et d'ťtrange qui
s'accentuait de plus en plus. L'appťtit cependant restait bon et les
p‚tťes continuaient de passer d'une faÁon rassurante, mais elle ťtait
maigre singuliŤrement, le museau allongť, les oreilles exagťrťes en
chauve-souris. Ses grands yeux jaunes cherchaient les miens toujours,
avec une expression de tendresse craintive--ou d'interrogation
anxieuse sur tout l'inconnu de la vie, aussi troublant peut-Ítre et
bien plus insondable encore pour sa petite intelligence que pour la
mienne...
TrŤs curieuse des choses du dehors, malgrť son obstination
inexplicable ŗ ne pas seulement franchir le seuil de ma porte, elle ne
manquait jamais d'examiner avec une attention extrÍme tous les objets
nouveaux qui arrivaient dans notre logis commun, lui apportant
l'impression confuse des exotiques contrťes oý passait notre navire.
Dans l'Inde, par exemple, je me la rappelle, une fois, intťressťe,
jusqu'ŗ en oublier de dťjeuner, par un bouquet d'orchidťes
odorantes--si extraordinaires, pour elle surtout qui n'avait jamais
connu ni jardins ni forÍts, jamais vu de fleurs autrement que
cueillies et mourantes dans mes vases de bronze.
Malgrť sa vilaine fourrure r‚pťe, qui lui donnait un premier aspect de
chat de gouttiŤre, elle avait dans la figure une distinction rare, et
les moindres mouvements de ses pattes trŤs fines ťtaient d'une gr‚ce
patricienne. Aussi me faisait-elle l'effet de quelque petite princesse
condamnťe par les fťes mťchantes ŗ partager ma solitude sous une forme
infťrieure, et je songeais ŗ cette histoire de la mŤre du grand
Tchengiz-Khan, que jadis ŗ Constantinople un vieux prÍtre armťnien,
mon professeur de langue turque, m'avait donnťe ŗ traduire:
La jeune princesse Ulemalik-Kurekli, vouťe avant sa naissance ŗ
mourir si elle voyait jamais la lumiŤre du jour, vivait enfermťe
dans un donjon obscur.
Et elle demandait ŗ ses suivantes:
--Est-ce ceci, dites-moi, qu'on appelle le monde? Ou bien
existe-t-il des espaces ailleurs, et cette tour est-elle _dans
quelque chose_?
--Non, princesse, ceci n'est pas le monde: il est dehors et bien
plus grand. Et puis il y a aussi des choses qu'on appelle
ťtoiles, qu'on appelle soleil et qu'on appelle lune.
--Oh! reprit Ulemalik, que je meure, mais que je les voie!
IX
Ce fut ŗ la fin d'un hiver, aux premiers jours tiŤdes d'un mois de
mars, que Moumoutte Chinoise fit son entrťe dans ma maison de France.
Moumoutte Blanche, que mes yeux s'ťtaient dťshabituťs de voir pendant
ma campagne de Chine, portait encore ŗ cette ťpoque de l'annťe sa
royale fourrure des temps froids et je ne l'avais jamais connue si
imposante.
Le contraste allait Ítre d'autant plus ťcrasant pour l'autre,
efflanquťe, avec son pauvre poil de lapin sauvage usť par places comme
si les teignes l'avaient mangť. Aussi me trouvť-je trŤs confus quand
mon domestique Sylvestre, revenant de la chercher ŗ bord, souleva d'un
air semi-narquois le couvercle du panier oý il l'avait mise, et qu'il
fallut voir, en prťsence de la maison assemblťe, sortir craintivement
cette petite amie chinoise...
L'impression fut dťplorable, et je me rappelle toute la conviction que
tante Claire mit dans cette simple phrase: ęOh! mon ami... qu'elle est
vilaine!Ľ
Bien vilaine, en effet. Et comment, sous quel prťtexte, avec quelle
formule d'excuse la prťsenter ŗ Moumoutte Blanche? N'imaginant rien,
je la fis conduire pour le moment dans un grenier isolť, afin de les
dissimuler d'abord l'une ŗ l'autre, de gagner du temps et de
rťflťchir.
X
Ce fut une chose vraiment ťpouvantable que leur premiŤre entrevue.
Cela se passa inopinťment, quelques jours aprŤs, ŗ la cuisine (un lieu
d'irrťsistible attrait oý les chats d'une mÍme maison, quoi que l'on
fasse, finissent toujours par se rťunir). En toute h‚te on vint me
chercher et j'accourus: on entendait des cris inhumains; une pelote,
une boule de poils et de griffes, faite de leurs deux petits corps
enchevÍtrťs, roulait et bondissait, chavirant des verres, des
assiettes, des plats, tandis que le duvet blanc, le duvet gris, le
duvet couleur de lapin, voltigeait en petites touffes alentour.--Il
fallut intervenir avec ťnergie, les sťparer en jetant dessus toute
l'eau d'une carafe.--J'ťtais consternť...
XI
Tremblante, ťgratignťe, le coeur battant ŗ se rompre, Moumoutte
Chinoise, recueillie dans mes bras, se tenait blottie contre moi, et
s'apaisait progressivement, les nerfs dťtendus par une expression de
douce sťcuritť; puis se faisait peu ŗ peu inerte et molle comme une
chose sans vie, ce qui est, chez les chats, la faÁon de tťmoigner ŗ
ceux qui les tiennent une suprÍme confiance.
Moumoutte Blanche, assise dans un coin, pensive et sombre, nous
regardait de ses pleins yeux, et un raisonnement s'ťbauchait dans sa
petite tÍte jalouse; elle qui, d'un bout de l'annťe ŗ l'autre,
houspillait sur les murs les mÍmes voisins et les mÍmes voisines, sans
pouvoir s'habituer ŗ leurs minois, venait de comprendre que cette
ťtrangŤre ťtait ŗ moi, puisque je la prenais ainsi ŗ mon cou et
qu'elle s'y abandonnait avec tendresse; donc, il fallait ne plus lui
faire de mal et se rťsigner ŗ tolťrer sa prťsence au logis.
Ma surprise et mon admiration furent grandes de les voir, un instant
aprŤs, passer l'une prŤs de l'autre, dťdaigneuses seulement, mais
calmes, trŤs correctes, et ce fut fini: de leur vie, elles ne se
f‚chŤrent plus.
XII
Le printemps de cette annťe-lŗ!... j'en garde bon souvenir. Bien que
trŤs court, comme me paraissent ŗ prťsent toutes les saisons, il fut
un des derniers qui eut encore pour moi le charme, presque
l'enchantement mystťrieux de ceux de mon enfance,--du reste, dans le
mÍme cadre de plantes et de jardins, au milieu des mÍmes fleurs,
renouvelťes aux mÍmes places par les mÍmes antiques jasmins et les
mÍmes rosiers. AprŤs chacune de mes campagnes, j'en viens d'ailleurs
trŤs facilement, en trŤs peu de jours, ŗ ne plus me souvenir des
continents et des mers immenses; de nouveau, comme au dťbut de ma vie,
je limite le monde extťrieur ŗ ces vieux murs garnis de lierre et de
mousse qui m'ont enfermť quand j'ťtais petit enfant; les lointains
pays oý je suis tant de fois allť vivre me semblent aussi irrťels
qu'aux temps oý j'y rÍvais sans les avoir vus. Les horizons dťmesurťs
se resserrent, tout se rťtrťcit doucement, et j'en arrive, en fait de
nature, ŗ presque oublier s'il existe autre chose que nos pierres
moussues, nos arbustes, nos treilles et nos chŤres roses blanches...
Je faisais construire, ŗ cette ťpoque, dans un coin de ma maison, une
pagode bouddhique, avec des dťbris de temples dťtruits lŗ-bas. Et
d'ťnormes caisses s'ouvraient journellement dans ma cour rťpandant
l'indťfinissable et complexe odeur de la Chine, tandis qu'on
dťballait, au beau soleil nouveau, des fŻts de colonnes, des
sculptures de voŻtes, de lourds autels et des idoles trŤs
vieilles.--Il ťtait du reste amusant, un peu singulier aussi, de voir
un ŗ un reparaÓtre, puis s'ťtaler lŗ sur l'herbe et la mousse des
vieilles pierres familiales, tous ces monstres d'extrÍme Asie qui
faisaient, ŗ notre soleil plus p‚le, les mÍmes grimaces que chez eux
depuis des annťes et des siŤcles.--De temps ŗ autre, maman et tante
Claire venaient les dťvisager, inquiŤtes de leur ťtonnante laideur.
Mais c'ťtait surtout Moumoutte Chinoise qui assistait avec intťrÍt ŗ
ces dťballages; reconnaissant ses compagnons de route, elle flairait
tout, avec de confus ressouvenirs de patrie; puis, par habitude de
vivre enfermťe dans l'obscuritť, elle se h‚tait d'entrer dans les
caisses vides et de s'y cacher, ŗ la place des magots, sous ce foin
exotique qui sentait le musc et le sandal...
C'ťtait vraiment un trŤs beau et clair printemps, avec une musique
excessive d'hirondelles et de martinets dans l'air.
Et Moumoutte Chinoise s'en ťmerveillait beaucoup. Pauvre petite
solitaire, ťlevťe dans une ťtouffante pťnombre, le grand jour, le vent
suave ŗ respirer, le voisinage des autres chats, l'ťpouvantaient et la
charmaient en mÍme temps. Elle faisait ŗ prťsent de longues promenades
d'exploration dans la cour, flairant de bien prŤs tous les jeunes
brins d'herbes, toutes les pousses nouvelles, tout ce qui sortait,
frais et odorant, de la terre attiťdie. Ces formes et ces nuances,
vieilles comme le monde, que les plantes reproduisent inconsciemment ŗ
chaque avril, ces lois d'une si tranquille immuabilitť suivant
lesquelles se dťplient et se dťcoupent les premiŤres feuilles, ťtaient
choses absolument neuves et surprenantes, pour elle qui n'avait jamais
vu de verdure ni de printemps. Et Moumoutte Blanche, autrefois la
reine unique et intolťrante de ce lieu, avait consenti au partage, la
laissant errer ŗ sa guise au milieu des arbustes, des pots de fleurs,
et le long des vieux murs gris, sous les branches retombantes.
C'ťtaient surtout les bords de ce lac en miniature--si intimement liť
ŗ mes souvenirs d'enfance--qui la captivaient longuement; lŗ, dans
l'herbe chaque jour plus haute et plus touffue, elle circulait en se
baissant comme les fauves en chasse (ayant sans doute hťritť cette
allure de ses ancÍtres, chats mongols aux moeurs primitives). Elle se
cachait derriŤre les rochers lilliputiens, s'enfonÁait sous les
lierres, comme un petit tigre dans une minuscule forÍt vierge.
Je m'amusais ŗ suivre des yeux ses allťes et venues, ses arrÍts
subits, ses ťtonnements; elle, alors, se sentant regardťe, se
retournait pour me regarder aussi, immobile tout ŗ coup dans une pose
qui lui ťtait propre;--pose gracieuse, mais trŤs maniťrťe ŗ la
chinoise, avec une patte de devant toujours en l'air, ŗ la faÁon de
ces personnes qui, en prenant un objet, relŤvent coquettement leur
petit doigt. Et ses drŰles d'yeux jaunes ťtaient alors expressifs ŗ
l'excŤs, ęparlantsĽ comme les bonnes gens disent: ęTu me permets bien
de continuer ma promenade?Ľ semblait-elle me demander. ę«a ne te
contrarie pas, au moins? Du reste, je marche et je passe avec tant de
lťgŤretť, tant de discrťtion! Et crois-tu au moins que c'est joli tout
Áa! Toutes ces extraordinaires petites choses vertes qui rťpandent des
odeurs fraÓches, et ce bon air si pur, et cet espace! Et ces autres
choses aussi, que je vois tour ŗ tour lŗ-haut, ces choses _qu'on
appelle ťtoiles, qu'on appelle soleil et qu'on appelle lune_!...
Quelle diffťrence avec notre ancien logis, et comme on est bien dans
ce pays oý nous voilŗ arrivťs tous deux!Ľ
Ce lieu, si neuf pour elle, ťtait prťcisťment pour moi le plus ancien
et le plus familier de tous les lieux de la terre; celui dont les
moindres dťtails, les plus infimes brins d'herbe me sont connus depuis
les premiŤres heures incertaines et ťtonnťes de mon existence.
Tellement que je m'y suis attachť de toute mon ‚me, tellement que
j'aime d'une faÁon singuliŤre, un peu fťtichiste peut-Ítre, des
plantes anciennes qui sont lŗ, des treilles, des jasmins,--et un
certain diclytra rose qui, ŗ chaque mois de mars, montre ŗ la mÍme
place ses pousses rougies de jeune sŤve, ťtale bien vite ses feuilles
h‚tives, donne ses mÍmes fleurs en avril, jaunit au soleil de juin,
puis brŻle au soleil d'aoŻt et semble mourir.
Et tandis qu'elle se laissait leurrer, la Moumoutte, par tous ces airs
de joie, de jeunesse, de commencement, moi, au contraire, qui savais
que cela passe, je sentais pour la premiŤre fois monter dans ma vie
l'impression du soir, du grand soir inexorable et sans lendemain, du
suprÍme automne qu'aucun printemps ne suivra plus.--Et, avec une
infinie mťlancolie, dans cette cour ťgayťe de soleil nouveau, je
regardais les deux chŤres promeneuses en cheveux blancs, en robe de
deuil, maman et tante Claire, aller et venir, se pencher pour
reconnaÓtre, comme depuis tant de printemps, quels germes de fleurs
ťtaient sortis de la terre, ou lever la tÍte pour apercevoir les
boutons des glycines et des roses. Et quand leurs deux robes noires
cheminaient, s'ťcartaient de moi, dans le recul de cette avenue verte
qui est la cour de notre maison familiale, je remarquais surtout ce
que leur allure avait de plus lent et de plus brisť... Oh! le temps,
peut-Ítre prochain, oý, dans l'avenue verte toujours pareille, je ne
les verrai plus!... Est-ce vraiment possible que ce temps vienne?
Quand elles s'en seront allťes, j'ai presque cette illusion qu'au
moins ce ne sera pas un dťpart absolu, tant que moi je serai lŗ,
appelant encore leur bienfaisante prťsence; que les soirs d'ťtť, je
verrai quelquefois passer leurs ombres bťnies sous les vieux jasmins
et les vieilles vignes; que quelque chose d'elles demeurera
confusťment dans les plantes qu'elles ont soignťes, dans les
chŤvrefeuilles retombants,--dans le vieux diclytra rose...
XIII
Depuis que Moumoutte Chinoise vivait de cette vie en plein air, elle
embellissait ŗ vue d'oeil. Les trous de sa fourrure de lapin r‚pť se
regarnissaient de poils tout neufs; elle devenait moins maigre, plus
lisse et plus soignťe de sa personne, n'avait plus sa mauvaise mine de
bÍte de Sabbat. Il arrivait que maman et tante Claire s'arrÍtaient
pour lui parler, amusťes elles aussi de ses maniŤres ŗ part, de ses
yeux expressifs et des petites rťponses si douces: ęTrr! trr! trr!Ľ
que jamais elle ne manquait de faire quand on lui avait adressť la
parole.
--ęVraiment, disaient-elles, cette Chinoise a l'air heureux chez nous;
jamais nous n'avions vu figure de chat plus contente.Ľ
L'air heureux, en effet; mÍme l'air reconnaissant envers moi qui
l'avais amenťe.--Et le bonheur des bÍtes jeunes est complet peut-Ítre,
parce qu'elles n'ont pas comme nous l'apprťhension de l'inexorable
avenir.--Elle passait des journťes contemplatives dťlicieuses, dans
des poses de bien-Ítre, ťtalťe nonchalamment sur les pierres et la
mousse, jouissant du silence--un peu mťlancolique pour moi--de cette
maison que les canons sourds ni les coups de mer ne venaient plus
jamais troubler. Elle ťtait arrivťe au port lointain et tranquille, ŗ
l'ťtape derniŤre de sa vie,--et s'y reposait sans avoir conscience de
la fin.
XIV
Un beau jour, sans transition, par subite fantaisie, la tolťrance de
Moumoutte Blanche pour Moumoutte Chinoise se changea en amitiť tendre.
Elle s'approcha dťlibťrťment et vint lui sentir ŗ bout portant les
babines, ce qui, entre chattes, ťquivaut au plus affectueux baiser.
Sylvestre, prťsent ŗ cette scŤne, se montra sceptique:
--As-tu vu, lui dis-je, le baiser de paix des moumouttes?
--Oh! non, monsieur, rťpondit-il sur ce ton de connaisseur entendu
qu'il prend lorsqu'il s'agit des affaires intimes de mes chats,
chevaux ou bÍtes quelconques; non, monsieur; c'est que tout simplement
la Moumoutte Blanche voulait s'assurer, d'aprŤs l'odeur du museau, si
la Chinoise ne venait pas de lui manger sa viande...
Il se trompait pourtant,--et, ŗ partir de ce jour, elles furent amies.
On les vit s'asseoir sur la mÍme chaise, manger la p‚tťe dans la mÍme
assiette et, chaque matin, accourir pour se dire bonjour en frottant
leurs bouts de nez cocasses, l'un jaune sur l'autre rose...
XV
On disait maintenant: ęLes moumouttes ont fait ceci ou cela.Ľ Elles
ťtaient un duo intime et insťparable, se consultant, se suivant pour
les moindres et les plus triviales actions de leur vie; se peignant,
se lťchant l'une l'autre, faisant toilette en commun avec une mutuelle
tendresse.
Moumoutte Blanche continuait d'Ítre plus spťcialement la chatte de
tante Claire, tandis que la Chinoise demeurait ma petite amie fidŤle,
avec toujours sa mÍme faÁon plus tendre de me suivre des yeux, de
rťpondre au moindre appel de ma voix. A peine m'asseyais-je, qu'une
patte lťgŤre se posait doucement sur moi, comme jadis ŗ bord; deux
yeux jaunes m'interrogeaient avec une intense expression humaine;
puis, houp! la Chinoise ťtait sur mes genoux,--trŤs lente ensuite ŗ
chercher sa position, pilant des deux pattes, se tournant en rond dans
un sens, en rond dans un autre, et tout juste installťe quand j'ťtais
prÍt ŗ repartir...
MystŤre immatťriel peut-Ítre, mystŤre d'‚me, que l'affection constante
d'une bÍte et sa longue reconnaissance...
XVI
TrŤs g‚tťes, les deux moumouttes; admises dans la salle ŗ manger aux
heures des repas; souvent assises ŗ mes cŰtťs, l'une ŗ droite, l'autre
ŗ gauche; se rappelant de temps en temps ŗ mon souvenir par un petit
coup de patte discret sur ma serviette, et guettant des bouchťes que
je leur faisais passer, furtivement comme un ťcolier en faute, au bout
de ma fourchette personnelle.
En contant cela, je vais nuire encore ŗ ma rťputation qui, paraÓt-il,
est dťjŗ si entachťe de bizarrerie et d'incorrectitude. Je puis
cependant dťnoncer certain acadťmicien qui, m'ayant fait l'honneur de
s'asseoir ŗ ma table, ne se tint pas de leur offrir ŗ chacune, dans sa
propre cuillŤre, un peu de crŤme Chantilly[1].
1. _Note de l'ťditeur._ Ce passage ťtait ťcrit avant la
nomination de M. Pierre Loti ŗ l'Acadťmie franÁaise.
XVII
L'ťtť qui survint fut pour la Moumoutte Chinoise une pťriode de vie
absolument dťlicieuse. Avec son originalitť et son air distinguť, elle
ťtait devenue presque jolie, ainsi remplumťe; alentour, dans le monde
des chats, au fond des jardins et sur les toits, le bruit avait
circulť de la prťsence de cette piquante ťtrangŤre, et les prťtendants
ťtaient nombreux, qui venaient roucouler sous ses fenÍtres, par les
belles nuits chaudes embaumťes de chŤvrefeuille.
Vers la mi-septembre, les deux moumouttes connurent presque en mÍme
temps la joie d'Ítre mŤre.
Moumoutte Blanche, cela va sans dire, ťtait dťjŗ une matrone entendue.
Quant ŗ Moumoutte Chinoise, les premiers instants de surprise passťs,
on la vit tendrement lťcher l'impayable et minuscule mimi gris,
mouchetť comme un tigre, qui ťtait son unique fils.
XVIII
Ce fut trŤs touchant ensuite, l'affection rťciproque de ces deux
familles: le petit Chinois comique et le petit angora, tout rond comme
une houppe ŗ poudrer, jouant ensemble, et soignťs, peignťs, nourris
par l'une ou l'autre des deux moumouttes, avec une sollicitude presque
ťgale.
XIX
L'hiver est la saison oý les chats deviennent plus particuliŤrement
des hŰtes du foyer, des compagnons de tous les instants au coin du
feu, partageant avec nous, devant les flammes qui dansent, les vagues
mťlancolies des crťpuscules et les insondables rÍves.
C'est aussi, chacun sait cela, l'ťpoque oý ils sont en beautť, en
grand luxe de poils, toute fourrure dehors. Moumoutte Chinoise, dŤs
les premiers froids, n'avait dťjŗ plus de trous ŗ sa robe, et
Moumoutte Blanche avait arborť une imposante cravate, un boa d'un
blanc de neige, qui encadrait son minois comme une fraise ŗ la
Mťdicis. Leur tendresse s'augmentait du plaisir qu'elles ťprouvaient ŗ
se rťchauffer mutuellement; prŤs des cheminťes, sur les coussins, sur
les fauteuils, elles dormaient des jours entiers dans les bras l'une
de l'autre, roulťes en une seule boule oý ne se distinguait plus ni
tÍte ni queue.
C'ťtait surtout Moumoutte Chinoise qui ne se trouvait jamais assez
prŤs. Au retour de quelque course en plein air, si elle apercevait son
amie Blanche endormie devant le feu, tout doucement, tout doucement
elle s'approchait, avec des ruses comme pour surprendre une souris;
l'autre, toujours fantasque, nerveuse, agacťe d'Ítre dťrangťe,
quelquefois lanÁait un lťger coup de patte, une gifle... Elle ne
ripostait pas, la Chinoise, mais levait seulement sa petite main, en
geste de menace pour rire, puis me disait, du coin de l'oeil:
ęCrois-tu au moins qu'elle a un caractŤre difficile! Mais je ne prends
pas Áa au sťrieux, tu penses bien!Ľ Avec un redoublement de
prťcautions, elle en venait toujours ŗ ses fins, qui ťtaient de se
coucher complŤtement sur l'autre, la tÍte enfouie dans sa belle
fourrure de neige,--et, avant de s'endormir, elle me disait encore,
d'un demi-regard ŗ peine ouvert: ęC'ťtait ce que je voulais!... J'y
suis!...Ľ
XX
Oh! nos soirťes d'hiver en ce temps-lŗ!... Tout au fond de la maison
silencieuse, obscure, laissťe vide et comme trop grande, dans un petit
salon bien chaud du rez-de-chaussťe donnant sur la cour et sur des
jardins, veillaient maman et tante Claire, sous leur lampe suspendue,
ŗ des places accoutumťes depuis tant d'hivers antťrieurs et pareils.
Et, le plus souvent, je veillais lŗ, moi aussi, pour ne pas perdre le
temps de leur prťsence sur terre et de mes sťjours auprŤs d'elles.
Dans une autre partie de la maison, loin de nous, je laissais noir et
sans feu mon cabinet de travail, mon logis d'Aladin, pour tout
simplement passer ma soirťe ŗ trois, en leur compagnie, dans ce petit
salon qui ťtait bien la coulisse la plus secrŤte de notre vie
familiale, le chez nous le plus sans faÁon de tous. (Aucun autre lieu,
du reste, ne m'a donnť jamais une plus complŤte et plus douce
impression de nid; nulle part je ne me suis chauffť avec une plus
berÁante mťlancolie que devant les flambťes de bois de cette petite
cheminťe.) Les fenÍtres, aux contrevents jamais fermťs, par sťcuritť
confiante, la porte vitrťe, presque un peu campagnarde, donnaient sur
le noir des feuillages d'hiver, sur des lauriers, des lierres de
murailles qu'ťclairait parfois un rayon de lune. Aucun bruit ne
parvenait jusqu'ŗ nous de la rue, qui ťtait assez ťloignťe--et
d'ailleurs fort tranquille, ŗ peine troublťe de temps en temps par
des chants de matelots cťlťbrant un retour. Non, nous avions plutŰt
les bruits de la campagne, dont on sentait la prťsence presque proche,
au delŗ des vieux jardins et des remparts de la ville; l'ťtť,
l'immense concert des grenouilles, dans ces plaines marines qui nous
entourent, unies comme des steppes, et, de minute en minute, la petite
note en flŻte triste des hiboux; l'hiver, ŗ ces veillťes dont je
parle, quelque cri trŤs rare d'oiseau de marais, et surtout la longue
plainte du vent d'ouest arrivant de la mer.
Sur la grande table, couverte de certain tapis ŗ fleurs connu toute ma
vie, maman et tante Claire ťtalaient leurs chŤres corbeilles ŗ ouvrage,
oý il y avait des choses que j'appellerais _fondamentales_, si j'osais
employer ce mot qui, dans le cas prťsent, n'aura de sens que pour
moi-mÍme; de ces petites choses qui ont pris place de reliques ŗ mes
yeux, qui ont acquis dans mon souvenir, dans ma vie, une importance tout
ŗ fait de premier ordre: ciseaux ŗ broder, venus des aÔeules, qu'on me
prÍtait avec mille recommandations quand j'ťtais tout enfant, pour
m'amuser ŗ des dťcoupures; bobines ŗ fil, en bois rare des colonies,
rapportťes jadis de lŗ-bas par des marins et qui me donnaient tant ŗ
rÍver; porte-aiguilles, lunettes, dťs et ťtuis... Comme je les connais
tous et que les aime, les pauvres petits riens si prťcieux, ťtalťs le
soir, depuis tant d'annťes, sur le vieux tapis ŗ fleurs, par les mains
de maman et de tante Claire; aprŤs chaque lointain voyage, avec quel
sentiment attendri je les retrouve et leur dis mon bonjour d'arrivťe!
J'ai employť tout ŗ l'heure pour eux le mot: _fondamental_--si impropre,
dans l'espŤce, je le reconnais,--voici comment je puis l'expliquer: si
on me les dťtruisait, s'ils cessaient d'exister ŗ leurs mÍmes places
ťternelles, j'aurais l'impression d'avoir fait un grand pas de plus vers
l'anťantissement de moi-mÍme, vers la poussiŤre, l'oubli.
Et quand elles seront parties toutes les deux, maman et tante Claire,
il me semble que ces chers petits objets, religieusement conservťs
aprŤs elles, appelleront leur prťsence, prolongeront presque un peu
leur sťjour parmi nous...
Les moumouttes, il va sans dire, se tenaient aussi dans ce salon,
endormies ensemble en une seule boule bien chaude, sur quelque
fauteuil ou quelque tabouret, le plus prŤs possible du feu. Et leurs
rťveils inattendus, leurs rťflexions, leurs idťes drŰles ťgayaient nos
soirťes un peu silencieuses.
Une fois c'ťtait Moumoutte Blanche qui, prise d'un dťsir subit d'Ítre
plus en notre compagnie, sautait sur la table, et venait s'asseoir
avec gravitť sur l'ouvrage mÍme de tante Claire, lui tournant le dos,
aprŤs lui avoir inopinťment frŰlť la figure de son imposante queue
noire; puis restait lŗ, indiscrŤte et obstinťe, en contemplation
devant la flamme de la lampe.
Ou bien, par quelqu'une de ces nuits de piquante gelťe qui portent sur
les nerfs des chats, on entendait tout ŗ coup, dans les jardins
voisins, une discussion: ęMiaou! miaraouraou!Ľ Alors la tranquille
pelote de fourrure, qui sommeillait si bien, dressait aussitŰt deux
tÍtes, deux paires d'oreilles... Encore: ęMiaraou! miaraou!Ľ--«a ne
s'apaisait pas! La Moumoutte Blanche, rťsolument levťe, le poil
hťrissť en guerre, courait d'une porte ŗ l'autre, cherchant une issue
pour sortir, comme appelťe dehors par un devoir impťrieux et d'une
capitale importance: ęMais non, Moumoutte, disait tante Claire, tu
n'as pas besoin de t'en mÍler, je t'assure; Áa s'arrangera sans
toi!Ľ--Et la Chinoise au contraire, toujours plus calme et ennemie des
pťrilleuses aventures, se contentait de me regarder du coin de l'oeil,
l'air trŤs intelligent et un peu moqueur pour l'autre, me disant:
ęN'est-ce pas que j'ai raison, moi, de rester neutre?Ľ
Un certain moi tranquille, rassťrťnť et presque enfant, se retrouvait lŗ
le soir, dans ce petit salon doucement silencieux, ŗ cette table oý
travaillaient maman et tante Claire. Et si par instants je me souvenais,
avec une sourde commotion intťrieure, d'avoir eu une ‚me orientale, une
‚me africaine et un tas d'autres ‚mes encore; d'avoir promenť, sous
diffťrents soleils, des rÍves et des fantaisies sans nombre, tout cela
m'apparaissait comme trŤs loin et ŗ jamais fini. Et ce passť errant me
faisait plus complŤtement goŻter l'heure prťsente, le repos,
l'entr'acte, dans cette coulisse tout ŗ fait intime de ma vie, qui est
si inconnue, qui ťtonnerait tant de gens et peut-Ítre les ferait
sourire. En toute sincťritť d'intention, je me disais que je ne
repartirais plus, que rien ne valait la paix d'Ítre lŗ et d'y retrouver
un peu de son ‚me premiŤre; de sentir autour de soi, dans ce nid de
l'enfance, je ne sais quelles protections bťnies contre le vide et la
mort; de deviner, ŗ travers les vitres de la fenÍtre, dans l'obscuritť
des feuillages et sous la lune d'hiver, cette cour qui jadis rťsumait
presque le monde, qui est restťe pareille, avec son lierre, ses petits
rochers et ses vieux murs, et qui, mon Dieu, reprendrait peut-Ítre
encore ŗ mes yeux son importance, son grandissement d'autrefois et se
repeuplerait des mÍmes rÍves... Surtout, je me disais que rien, dans le
monde immense, ne valait la joie douce de regarder maman et tante Claire
assises ŗ travailler ŗ cette table, penchant vers le tapis ŗ fleurs
leurs bonnets de dentelle noire et leurs coques de cheveux blancs...
Oh! un soir, je me rappelle... Il y eut une scŤne de chats!... Encore
aujourd'hui je ne puis y repenser sans rire.
C'ťtait une nuit de gelťe aux environs de NoŽl. Dans le grand silence,
nous avions entendu passer au-dessus des toits, ŗ travers le ciel froid
et tranquille, un vol d'oies sauvages qui ťmigraient vers d'autres
climats: un peu une musique de chasse-gallery, un bruit de voix aigres,
trŤs nombreuses, gťmissant toutes ŗ la fois lŗ-haut dans le vide, puis
bientŰt perdues dans les lointains de l'air.--ęEntends-tu? entends-tu?Ľ
m'avait dit tante Claire, avec un petit sourire et une mine inquiŤte
pour se moquer de moi, se rappelant que dans mon enfance j'avais
grand'peur de ces passages nocturnes d'oiseaux. Pour entendre, il
fallait du reste avoir l'oreille fine et Ítre dans un endroit
silencieux.
Le calme revint ensuite, si complet qu'on eŻt distinguť la plainte du
bois flambant dans le foyer et la respiration rťguliŤre des deux
chattes assises au coin de la cheminťe.
Tout ŗ coup, certain gros matou jaune, que Moumoutte Blanche avait en
horreur, et qui la poursuivait de ses dťclarations, parut inopinťment
derriŤre la vitre de la cour, en lumiŤre sur le noir des feuillages,
la regardant d'un air effrontť et ahuri, avec un formidable ęMiaouĽ de
provocation.--Alors elle bondit ŗ cette fenÍtre, comme une paume,
comme un balle qu'on lance, et lŗ, nez ŗ nez, de chaque cŰtť du
carreau, ce fut une impayable bataille, une bordťe d'injures affreuses
ŗ grosse voix rauque; des coups de patte ŗ toute volťe, des gifles ŗ
travers le verre, qui faisaient grand bruit, pouf, pouf, et qui ne
portaient pas... Oh! l'ťpouvante de maman et de tante Claire,
tressautant sur leur chaise ŗ la premiŤre minute de surprise,--puis
leur bon rire aprŤs; le comique de tout ce vacarme subit et saugrenu,
succťdant ŗ un tel recueillement de silence,--et surtout la figure de
l'autre, le matou jaune, dťconfit et giflť, dont les yeux flambaient
derriŤre ce carreau si drŰlement!...
Le ęcoucherĽ des chattes ťtait en ce temps-lŗ une des opťrations
importantes, primordiales, dirais-je mÍme, de notre maison. Elles
n'ťtaient point autorisťes, comme tant d'autres, ŗ passer des nuits
errantes, dans les feuillages des murs, ŗ la belle ťtoile ou en
contemplation de la lune; nous avions sur ces questions-lŗ des
principes avec lesquels nous ne transigions point.
Le ęcoucherĽ consistait ŗ les enfermer dans un grenier situť au fond
de la cour, dans un corps de logis sťparť, trŤs ancien, qui
disparaissait sous les lierres, les treilles et les glycines; c'ťtait
prťcisťment dans les quartiers de Sylvestre, ŗ cŰtť de sa chambre;
aussi chaque soir partaient-ils tous les trois ensemble, les deux
moumouttes et lui. Chaque fois qu'une de ces journťes--auxquelles je
ne prenais pas garde alors et que j'ai pleurťes ensuite--ťtait finie,
ťtait tombťe dans l'abÓme du temps, on appelait ce serviteur, devenu
presque de la famille, et maman disait d'un ton demi-sťrieux,
s'amusant elle-mÍme de ces fonctions remplies comme un sacerdoce:
ęSylvestre, il est temps d'aller coucher vos chattes.Ľ
Aux premiers mots de cette phrase, mÍme prononcťe ŗ voix basse,
Moumoutte Blanche dressait une oreille inquiŤte; puis, convaincue que
c'ťtait bien cela, sautait ŗ bas de son fauteuil, l'air important,
l'air agitť, et courait d'elle-mÍme ŗ la porte, afin de passer devant
et de partir ŗ pied, n'admettant pas d'Ítre emportťe, voulant entrer
de son plein grť dans sa chambre ŗ coucher ou n'y pas entrer du tout.
La Chinoise, au contraire, rusait pour ne pas quitter, si possible, ce
salon bien chaud, descendait tout doucement, se coulait sans bruit par
terre et, toute baissťe pour moins paraÓtre, regardant du coin de
l'oeil si on ne l'avait pas vue, s'en allait se cacher sous un meuble.
Le grand Sylvestre alors, habituť de longue date ŗ ce manŤge,
demandait avec son sourire de petit enfant: ęOý es-tu, Chinoise? Je
devine bien, va, que tu n'es pas loin!Ľ--Tendrement elle lui
rťpondait: ęTrr! Trr!Ľ, comprenant qu'il ťtait inutile de feindre
davantage, puis se laissait prendre et asseoir ŗ califourchon, trŤs
douillettement, sur l'ťpaule large de son ami.
Le cortŤge enfin se mettait en marche: devant, Moumoutte Blanche,
indťpendante et superbe; derriŤre, Sylvestre, qui disait: ęBonsoir,
monsieur et damesĽ et qui, d'une main, portait sa lanterne pour
traverser la cour, de l'autre tenait invariablement la longue queue
grise de la Chinoise pendante sur sa poitrine.
En gťnťral, Moumoutte Blanche prenait docilement le chemin de son
grenier,--aprŤs avoir ťprouvť le besoin toutefois de s'arrÍter en
route, de s'isoler un instant dans le noir des feuillages.
Mais il arrivait aussi, ŗ certaines phases de la lune, que des lubies
vagabondes lui venaient, des fantaisies de s'en aller dormir ŗ l'angle
de quelque toit ou bien au sommet de quelque poirier solitaire, ŗ la
bonne fraÓcheur de dťcembre, aprŤs s'Ítre chauffťe tout le jour sur un
confortable fauteuil. Dans ces cas-lŗ, on voyait bientŰt reparaÓtre,
avec une comique figure de circonstance, Sylvestre, tenant toujours sa
lanterne et la queue de la docile Chinoise blottie contre son cou:
ęEncore Moumoutte Blanche qui ne veut pas se coucher!Ľ--ęComment!
rťpondait tante Claire indignťe. Ah! par exemple!...Ľ Et elle sortait
elle-mÍme, pour essayer du prestige de son autoritť, appelant:
ęMoumoutte! Moumoutte!Ľ de sa pauvre chŤre voix, que je crois entendre
encore, et qui se prolongeait lŗ, dans le silence des jardins, dans la
sonoritť de la nuit d'hiver... Mais non, Moumoutte Blanche n'obťissait
pas; du haut d'un arbre ou du haut d'un mur, elle se contentait de
regarder, narquoisement assise, sa fourrure faisant tache blanche dans
l'obscuritť et ses yeux lanÁant de petites lueurs de phosphore...
ęMoumoutte! Moumoutte!... oh! la vilaine bÍte! c'est honteux,
mademoiselle, cette conduite, honteux!Ľ
Puis maman sortait ŗ son tour, inquiŤte du grand froid, voulant faire
rentrer tante Claire.
Puis moi-mÍme, un instant aprŤs, pour les ramener toutes les deux. Et
alors, de nous voir rťunis dans cette cour, une nuit de gelťe, y
compris Sylvestre tenant sa Chinoise par la queue, et narguťs en bloc
par cette Moumoutte lŗ-haut perchťe, cela nous donnait aux dťpens de
nous-mÍmes une irrťsistible envie de rire, qui commenÁait par tante
Claire et qu'aussitŰt elle nous communiquait... Du reste, j'ai
toujours doutť qu'il y eŻt par le monde deux autres bonnes vieilles
dames,--oh! bien vieilles, hťlas!--capables de si franchement rire
avec les jeunes; sachant si bien Ítre aimables, si bien Ítre gaies. En
somme, je ne m'amuse autant avec personne qu'avec elles,--et toujours
ŗ propos des plus insignifiantes petites choses dont elles saisissent
d'une faÁon ŗ part le cŰtť impayablement drŰle...
Cette Moumoutte en aurait le dernier mot, dťcidťment!... Nous
rentrions trŤs mortifiťs, dans le petit salon refroidi par ces portes
ouvertes, pour gagner ensuite nos chambres respectives par une sťrie
d'escaliers et de passages sombres.--Et tante Claire, prise d'un
regain d'indignation avant de rentrer chez elle, concluait ainsi, sur
le pas de sa porte, en me disant bonsoir: ęOh! tout de mÍme, qu'en
dis-tu, de cette chatte?...Ľ
XXI
Une existence de chat, cela peut durer douze ou quinze ans, si aucun
accident ne survient.
Les deux moumouttes virent encore, ensemble, luire un second dťlicieux
ťtť; elles retrouvŤrent leurs heures de nonchalante rÍverie, en
compagnie de SuleÔma (la tortue ťternelle que les annťes ne
vieillissent pas), entre les cactus fleuris, sur les pierres de la
cour chauffťes ŗ l'ardent soleil,--ou bien seules, au faÓte des vieux
murs, dans le fouillis annuel des chŤvrefeuilles et des roses
blanches. Elles eurent plusieurs petits, ťlevťs avec tendresse et
placťs avantageusement dans le voisinage; mÍme ceux de la Chinoise
ťtaient d'une dťfaite facile et trŤs demandťs, ŗ cause de
l'originalitť de leurs minois.
Elles virent encore un autre hiver et purent recommencer leurs longs
sommeils aux coins des cheminťes, leurs mťditations profondes devant
l'aspect changeant des braises ou des flammes.
Mais ce fut leur derniŤre saison de bonheur, et aussitŰt aprŤs leur
triste dťclin commenÁa. DŤs le printemps suivant, d'indťfinissables
maladies entreprirent de dťsorganiser leurs petites personnes
bizarres, qui ťtaient d'‚ge cependant ŗ durer quelques annťes de plus.
Moumoutte Chinoise, atteinte la premiŤre, donna d'abord des indices de
trouble mental, de mťlancolie noire,--regrets peut-Ítre de sa
lointaine patrie mongole. Sans boire ni manger, elle faisait des
retraites prolongťes sur le haut des murs, immobile pendant des
journťes entiŤres ŗ la mÍme place, ne rťpondant ŗ tous nos appels que
par des regards attendris et de plaintifs petits ęmiaouĽ.
Moumoutte Blanche aussi, dŤs les premiers beaux jours, avait commencť
de languir, et, en avril, toutes deux ťtaient vraiment malades.
Des vťtťrinaires, appelťs en consultation, ordonnŤrent sans rire
d'inexťcutables choses. Pour l'une, des pilules matin et soir et des
cataplasmes sur le ventre!... Pour l'autre, de l'hydrothťrapie; la
tondre ras et la doucher deux fois par jour ŗ grande eau!... Sylvestre
lui-mÍme, qui les adorait et s'en faisait obťir comme personne,
dťclara le tout impossible. On essaya alors des remŤdes de bonnes
femmes; des mŤres Michel furent convoquťes et on suivit leurs
prescriptions, mais rien n'y fit.
Elles s'en allaient toutes deux, nos moumouttes, nous causant une
grande pitiť,--et ni le beau printemps, ni le beau soleil revenu ne
les tiraient de leur torpeur de mort.
Un matin, comme je rentrais d'un voyage ŗ Paris, Sylvestre, en
recevant une valise, me dit tristement: ęMonsieur, la Chinoise est
morte.Ľ
Depuis trois jours, elle avait disparu, elle si rangťe, qui jamais ne
quittait la maison. Nul doute que, sentant sa fin proche, elle ne fŻt
dťfinitivement partie, obťissant ŗ ce sentiment d'exquise et suprÍme
pudeur qui pousse certaines bÍtes ŗ se cacher pour mourir. ęElle ťtait
restťe toute la semaine, monsieur, perchťe lŗ-haut sur le jasmin
rouge, ne voulant plus descendre pour manger; elle rťpondait pourtant
toujours quand nous lui parlions, mais d'une petite voix si faible!Ľ
Oý donc ťtait-elle allťe passer l'heure terrible, la pauvre Moumoutte
Chinoise? Peut-Ítre, par ignorance de tout, chez des ťtrangers qui ne
l'auront seulement pas laissťe finir en paix, qui l'auront
pourchassťe, tourmentťe,--et mise ensuite au fumier. Vraiment,
j'aurais prťfťrť apprendre qu'elle ťtait morte chez nous; mon coeur se
serrait un peu, au souvenir de son ťtrange regard humain, si
suppliant, chargť toujours de ce mÍme besoin d'affection qu'elle ťtait
incapable d'exprimer, et tout le temps cherchant mes yeux ŗ moi avec
cette mÍme interrogation anxieuse qui n'avait jamais pu Ítre
formulťe... Qui sait quelles mystťrieuses angoisses traversent les
petites ‚mes confuses des bÍtes, aux heures d'agonie?...
XXII
Comme si un mťchant sort eŻt ťtť jetť sur nos chattes, Moumoutte
Blanche, aussi, semblait ŗ la fin.
Par fantaisie de mourante, elle avait ťlu son dernier domicile dans
mon cabinet de toilette--sur certain lit de repos dont la couleur rose
l'avait sans doute charmťe. On lui portait lŗ un peu de nourriture, un
peu de lait, auquel elle ne touchait mÍme plus; seulement, elle vous
regardait quand on entrait, avec de bons yeux contents de vous voir,
et faisait encore un pauvre ronron affaibli, quand on la touchait
doucement pour une caresse.
Puis, un beau matin, elle disparut aussi, clandestinement, comme avait
fait la Chinoise, et nous pens‚mes qu'elle ne reviendrait plus.
XXIII
Elle devait reparaÓtre cependant, et je ne me rappelle rien de si
triste que ce retour.
Ce fut environ trois jours aprŤs, par un de ces temps de commencement
de juin, qui rayonnent, qui resplendissent, dans un calme absolu de
l'air, trompeurs avec des apparences d'ťternelle durťe, mťlancoliques
sur les Ítres destinťs ŗ mourir. Notre cour ťtalait toutes ses
feuilles, toutes ses fleurs, toutes ses roses sur ses murs, comme ŗ
tant de mois de juin passťs; les martinets, les hirondelles, affolťs
de lumiŤre et de vie, tournoyaient avec des cris de joie dans le ciel
tout bleu; il y avait partout grande fÍte des choses sans ‚me et des
bÍtes lťgŤres que la mort n'inquiŤte pas.
Tante Claire, qui se promenait par lŗ, surveillant la pousse des
fleurs, m'appela tout ŗ coup, et sa voix indiquait quelque chose
d'extraordinaire:
--Oh!... viens voir!... notre pauvre Moumoutte qui est revenue!...
Elle ťtait bien lŗ, en effet, rťapparue comme un triste petit fantŰme,
maigre, la fourrure dťjŗ souillťe de terre, ŗ moitiť morte. Qui sait
quel sentiment l'avait ramenťe: une rťflexion, un manque de courage ŗ
la derniŤre heure, un besoin de nous revoir avant de mourir!
A grand'peine, elle avait franchi encore une fois ce petit mur bas, si
familier, que jadis elle sautait en deux bonds, lorsqu'elle revenait
de faire sa police extťrieure, de gifler quelque voisin, de corriger
quelque voisine... Haletante de son grand effort pour revenir, elle
restait ŗ demi couchťe sur la mousse et l'herbe nouvelle, au bord du
bassin, cherchant ŗ se baisser pour y boire une gorgťe d'eau fraÓche.
Et son regard nous implorait, nous appelait au secours: ęVous ne voyez
donc pas que je vais mourir? Pour me prolonger un peu, vous ne pouvez
donc rien faire?...Ľ
Prťsages de mort partout, ce beau matin de juin, sous ce calme et
resplendissant soleil: tante Claire, penchťe vers sa moumoutte
finissante, me paraissait tout ŗ coup si ‚gťe, affaissťe comme jamais,
prÍte ŗ s'en aller aussi...
Nous dťcid‚mes de reporter Moumoutte dans mon cabinet de toilette, sur
ce mÍme lit rose dont elle avait fait choix la semaine prťcťdente et
qui avait semblť lui plaire. Et je me promis de veiller ŗ ce qu'elle
ne partÓt plus, afin qu'au moins ses os pussent rester dans la terre
de notre cour, qu'elle ne fŻt pas jetťe sur quelque fumier,--comme
sans doute l'autre, ma pauvre petite compagne de Chine, dont le regard
anxieux me poursuivait toujours. Je la pris ŗ mon cou, avec des
prťcautions extrÍmes et, contrairement ŗ son habitude, elle se laissa
emporter cette fois, en toute confiance, la tÍte abandonnťe, appuyťe
sur mon bras.
Sur ce lit rose, salissant tout, elle rťsista encore quelques jours,
tant les chats ont la vie dure. Juin continuait de rayonner dans la
maison et dans les jardins autour de nous.
Nous allions souvent la voir, et toujours elle essayait de se lever
pour nous faire fÍte, l'air reconnaissant et attendri, ses yeux
indiquant autant que des yeux humains la prťsence intťrieure et la
dťtresse de ce qu'on appelle ‚me...
Un matin, je la trouvai raidie, les prunelles vitreuses, devenue une
bÍte crevťe, une chose ŗ jeter dehors. Alors je commandai ŗ Sylvestre
de faire un trou dans une banquette de la cour, au pied d'un
arbuste... Oý ťtait passť ce que j'avais vu luire ŗ travers ses yeux
de mourante; la petite flamme inquiŤte du dedans, oý ťtait-elle
allťe?...
XXIV
L'enterrement de Moumoutte Blanche, dans la cour tranquille, sous le
beau ciel de juin, au grand soleil de deux heures.
A la place indiquťe, Sylvestre creuse la terre,--puis s'arrÍte,
regardant au fond du trou, et se baisse pour y prendre avec la main
quelque chose qui l'ťtonne:
--Qu'est-ce que c'est que Áa, dit-il, en remuant des petits os blancs
qu'il vient d'apercevoir,--un lapin?
Les dťbris d'une bÍte, en effet;--ceux de ma chatte du Sťnťgal, une
ancienne moumoutte, ma compagne en Afrique, trŤs aimťe elle aussi
jadis, que j'avais enterrťe lŗ une douzaine d'annťes auparavant, puis
oubliťe, dans l'abÓme oý s'entassent les choses et les Ítres disparus.
Et, en regardant ces petits os mÍlťs de terre, ces petites jambes en
b‚tons blancs, cet assemblage figurant encore l'arriŤre-train d'une
bÍte vue de dos, je me rappelai tout ŗ coup, avec une envie de sourire
et un demi-serrement de coeur, une scŤne bien oubliťe, une certaine
circonstance oý j'avais vu cette mÍme petite charpente postťrieure de
chatte, garnie alors de muscles agiles et de fourrure soyeuse, fuir
devant moi comiquement, dťtaler, queue en l'air, au comble de la
terreur...
C'ťtait un jour oý, avec l'obstination propre ŗ sa race, elle ťtait
montťe encore sur un meuble vingt fois dťfendu et y avait cassť un
vase auquel je tenais beaucoup. Je l'avais d'abord tapťe, puis, ma
colŤre n'ťtant pas finie, je lui avais lancť en la poursuivant un coup
de pied trop brutal. Elle, ťtonnťe seulement de la tape, avait
compris, au coup de pied d'aprŤs, que cela devenait la grande guerre;
c'est alors qu'elle avait si lestement dťtalť ŗ toutes jambes, son
panache de queue au vent, me montrant d'une faÁon incorrecte et
impayable son petit arriŤre-train affolť; puis, abritťe sous un
meuble, elle s'ťtait retournťe pour me jeter un regard de reproche et
de dťtresse, se croyant perdue, trahie, assassinťe par celui qu'elle
aimait et aux mains de qui elle avait confiť son sort; et, comme mes
yeux restaient toujours mťchants, elle avait enfin poussť son cri des
grands abois, ce _miaou_ particulier et sinistre des chats qui se
sentent en passe de mort.--Toute ma colŤre tomba du coup; je
l'appelai, la caressai, la calmai sur mes genoux, encore toute
inquiŤte et haletante. Oh! le cri de dťtresse derniŤre d'une bÍte,
fŻt-ce celui du pauvre boeuf qu'on vient d'attacher ŗ l'abattoir, mÍme
celui du rat misťrable qu'un bouledogue tient entre ses dents; ce cri
qui n'espŤre plus rien, qui ne s'adresse plus ŗ personne, qui est
comme une protestation suprÍme jetťe ŗ la nature elle-mÍme, un appel ŗ
je ne sais quelles pitiťs inconscientes ťpandues dans l'air...
Deux ou trois os enfouis au pied d'un arbre, c'est ce qui reste ŗ
prťsent de ce petit arriŤre-train de moumoutte, que je me rappelle si
vivant et si drŰle. Et sa chair, sa petite personne, son attachement
pour moi, sa grande terreur d'un certain jour, son cri d'angoisse et
de reproche; tout ce qui ťtait autour de ces os enfin,--est devenu un
peu de terre... Quand le trou fut creusť ŗ souhait, je montai chercher
la moumoutte, raidie lŗ-haut sur le lit rose.
En en redescendant avec ce petit fardeau, je trouvai, dans la cour,
maman et tante Claire, assises sur un banc, ŗ l'ombre, avec un air d'y
Ítre venues par hasard et affectant de parler de n'importe quoi: nous
assembler exprŤs pour cet enterrement de chat, nous eŻt peut-Ítre
semblť un peu ridicule ŗ nous-mÍmes, nous eŻt fait sourire malgrť
nous... Jamais il n'y avait eu plus rayonnante journťe de juin, jamais
plus tiŤde silence traversť de si gais bourdonnements de mouches; la
cour ťtait toute fleurie, les rosiers couverts de roses; un calme de
village, de campagne, rťgnait dans les jardins d'alentour; les
hirondelles et les martinets dormaient; seule, la tortue ťternelle,
SuleÔma, d'autant plus ťveillťe qu'il faisait plus chaud, trottait
allťgrement sans but, sur les vieilles pierres ensoleillťes. Tout
ťtait en proie ŗ la mťlancolie des ciels trop tranquilles, des temps
trop beaux, ŗ l'accablement des milieux de jour. Parmi tant de
fraÓches verdures, de joyeuses et ťblouissantes lumiŤres, les deux
robes pareilles de maman et de tante Claire faisaient deux taches
intensement noires. Leurs tÍtes, aux cheveux blancs bien lisses, se
penchaient, comme un peu lasses d'avoir vu et revu tant de fois, tant
de fois, prŤs de quatre-vingts fois, le renouveau trompeur. Les
plantes, les choses, semblaient cruellement chanter le triomphe de
leur recommencement perpťtuel, sans pitiť pour les Ítres fragiles qui
les ťcoutaient, dťjŗ angoissťs par le prťsage de leur irrťmťdiable
fin...
Je posai Moumoutte au fond du trou, et sa fourrure blanche et noire
disparut tout de suite sous un ťboulement et des pelletťes de terre.
J'ťtais content d'avoir rťussi ŗ la garder, ŗ l'empÍcher de s'en aller
finir ailleurs comme l'autre; du moins, elle pourrirait lŗ chez nous,
dans cette cour oý si longtemps elle avait fait la loi aux chats des
voisins, oý elle avait tant fl‚nť l'ťtť sur les vieux murs fleuris de
roses blanches,--et oý, les nuits d'hiver, ŗ l'heure de son coucher
capricieux, son nom avait rťsonnť tant de fois dans le silence, appelť
par la voix vieillie de tante Claire.
Il me semblait que sa mort ťtait le commencement de la fin des
habitants de la maison; dans mon esprit, cette moumoutte ťtait liťe,
comme un jouet leur ayant longtemps servi, aux deux gardiennes
bien-aimťes de mon foyer, assises lŗ sur ce banc et ŗ qui elle avait
tenu compagnie pendant mes absences au loin. Mon regret ťtait moins
pour elle-mÍme, indťchiffrable et douteuse petite ‚me, que pour sa
_durťe_ qui venait de finir. C'ťtait comme dix annťes de notre propre
vie, que nous venions d'enfouir lŗ dans la terre...
L'OEUVRE DE PEN-BRON
Je m'ťtonne moi-mÍme de prÍter ma voix ŗ cette oeuvre, qui est si en
dehors de ma route, qui, ŗ premiŤre vue, m'avait presque glacť. Je
m'ťtonne surtout de le faire avec conviction, avec un vrai dťsir
d'Ítre ťcoutť, de persuader, d'entraÓner, comme j'ai fini par Ítre
entraÓnť moi-mÍme.
Cet automne, un trŤs respectť amiral m'ťcrivit pour me prier de
m'occuper des _HŰpitaux de Pen-Bron_, que j'entendais nommer pour la
premiŤre fois. J'avoue que si la lettre n'eŻt pas ťtť signťe de ce
nom de marin, j'aurais dťtournť la tÍte. Que me demandait-on lŗ, mon
Dieu, et ŗ quel propos! Un _hŰpital pour les enfants scrofuleux_,
qu'est-ce que cela pouvait me faire, ŗ moi? Qu'on les laiss‚t plutŰt
mourir, ces pauvres petits, pour leur ťpargner une vie misťrable--et
peut-Ítre une descendance honteuse. Il y en a bien assez, hťlas!
d'ťtiolťs en France et de traÓnards dans nos armťes...
Par vťnťration pour celui qui s'ťtait adressť ŗ moi, je rťpondis
cependant que je t‚cherais, que je ferais tout ce que je pourrais
mÍme, avec ma meilleure volontť. Et j'ťcrivis, un peu ŗ contre-coeur,
au fondateur de Pen-Bron--M. Pallu, dont l'amiral me donnait le nom et
l'adresse--qu'il pouvait disposer de moi.
Deux ou trois jours aprŤs, M. Pallu en personne arriva de Nantes pour
me voir.
D'abord sa chaude parole ne me toucha pas. Ces petits Ítres maladifs,
ces petits scrofuleux dont il m'entretenait continuaient de ne me
causer qu'un vague effroi, qu'une pitiť relative mÍlťe de je ne sais
quel insurmontable dťgoŻt.--Je l'ťcoutais avec rťsignation.--On lui en
apportait, me contait-il, qui avaient les membres ťtendus dans des
gouttiŤres et qui ťtaient rongťs par des plaies horribles; dans des
petites boÓtes, on lui en apportait qui tombaient presque par
morceaux;--et il les remettait sur pied, au bout de peu de mois, leur
refaisait des os, une espŤce de santť, leur assurait la vie...
A la fin, lassť, je l'interrompis pour lui dire, un peu brutalement:
ęIl serait peut-Ítre plus humain de les laisser mourir.Ľ
Avec un grand calme, il me rťpondit qu'il ťtait de mon avis. Alors je
commenÁai ŗ prťvoir que nous pourrions peut-Ítre nous entendre: son
oeuvre avait sans doute des dessous qu'il m'expliquerait, une portťe
plus haute que je ne devinais pas encore.
Peu ŗ peu il m'apprenait des choses encore inouÔes pour moi, qui
m'ťpouvantaient: les progrŤs de ce mal, dont le nom seul entraÓne
l'opprobre; les progrŤs de plus en plus rapides, en ces derniŤres
annťes surtout; les misŤres, l'appauvrissement physique des enfants
des grandes villes; le tiers au moins du sang franÁais dťjŗ viciť!...
Ces guťrisons, opťrťes ŗ Pen-Bron, sur des petits Ítres rťputťs perdus
et qui resteraient piteusement dťbiles, n'avaient pour lui que la
valeur d'expťriences probantes; elles dťmontraient que ce mal, dont je
ne veux plus ťcrire le nom, ťtait curable, absolument curable, sous
certains climats spťciaux, par le sel et par la mer. Et alors il
rÍvait d'ťtendre son oeuvre, d'en faire quelque chose d'immense, de
gťnťral; de tenter un renouvellement de la race tout entiŤre.
ęAujourd'hui, me disait-il, dans cet hŰpital si pťniblement fondť, qui
peut tout juste contenir cent enfants, nous n'avons guŤre que le rebut
des autres hŰpitaux de France: des pauvres petits phťnomŤnes morbides,
qui ont traÓnť pendant des annťes sur des lits, qui ont lassť tous les
mťdecins et qu'on nous apporte _in extremis_, quand on n'espŤre plus.
Mais si au lieu de cent enfants, nous pouvions en recevoir ŗ Pen-Bron
des milliers et des milliers, dans de grands b‚timents ťchelonnťs sur
des kilomŤtres de faÁade, tout le long de cette merveilleuse
presqu'Óle de sable oý l'air est toujours tiŤde et imprťgnť de sel;
si, au lieu de ces petits Ítres dont la chair est percťe de trous
profonds, on nous amenait tous ceux que le mal a encore ŗ peine
touchťs, tous ceux qui sont menacťs seulement;--oh! si on pouvait y
faire passer chaque annťe tous les petits p‚lots, tous les petits
malsains qui croissent sans air dans les usines des grandes villes, et
qui deviennent ensuite de faibles soldats couturťs--et dont les fils
seront plus pitoyables encore; s'ils pouvaient venir tous, ŗ cet ‚ge
oý la constitution s'amťliore si vite, demander ŗ la mer un peu de
cette force qu'elle donne ŗ ses marins, ŗ ses pÍcheurs...Ľ Et ŗ mesure
qu'il me dťveloppait son idťe, ŗ mesure qu'il l'agrandissait devant
moi avec une conviction ardente, je voyais monter dans ses yeux comme
une expression d'apŰtre; je comprenais que l'oeuvre ŗ laquelle il
avait vouť sa vie ťtait noble, franÁaise, humaine.
Donc, presque gagnť dťjŗ ŗ sa cause, je lui promis d'aller moi-mÍme ŗ
Pen-Bron, pour voir, avant d'essayer d'en parler (je n'ai jamais su
parler que de ce que j'avais bien vu), pour voir ce qu'il avait
commencť de faire lŗ--sur ses ęsables merveilleuxĽ, comme il les
appelait.
*
* *
Quelques semaines plus tard--ŗ la fin de septembre--nous sommes au
Croisic, sur le port encombrť de barques de pÍche. Devant nous, l'eau
marine a ce bleu plus intense qu'elle prend toujours dans les endroits
oý, sous l'influence de certains courants, elle est plus
particuliŤrement salťe et chaude. Et lŗ-bas, au delŗ des premiŤres
bandes bleues, un vieux chalet ŗ donjon, blanchi de frais, se dresse
complŤtement isolť, sur des sables qui paraissent Ítre une Óle; ce
chalet est Pen-Bron; mais jamais hŰpital n'eut moins l'air d'en Ítre
un; on a mÍme grand'peine ŗ se figurer que cette gaie habitation de
plein vent puisse renfermer tant de pauvres choses sinistres, tant de
variťtťs excessives et rares d'un mal horrible.
AprŤs quelques minutes de traversťe, une barque nous dťpose sur ces
sables--qui ne sont point un Ólot comme on l'aurait cru de loin, mais
qui forment l'extrťmitť d'une longue, longue et ťtroite presqu'Óle,
d'une espŤce de plage sans fin resserrťe entre l'Ocťan et des lagunes
ŗ sel alimentťes par la mer. Pen-Bron est lŗ, entourť d'eau comme un
navire. Devant ses murs, on a esquissť un jardin, que balaient tous
les souffles du large, mais oý les fleurs poussent tout de mÍme dans
les plates-bandes sablonneuses.
Une soixantaine d'enfants se tiennent dehors, petits garÁons et
petites filles, en deux groupes sťparťs. Les petits garÁons jouent,
causent, chantent. Sous la surveillance d'une bonne soeur en cornette,
les petites filles en font autant de leur cŰtť, ŗ part quelques-unes
un peu grandes, qui sont assises sur des chaises et travaillent ŗ
l'aiguille.--Et c'est comme cela tous les jours, paraÓt-il, exceptť
par les grandes pluies; constamment installťs dehors, les
pensionnaires de Pen-Bron tournent, d'aprŤs le vent et le soleil,
autour des murs de leur maison, regardant tantŰt la lagune, tantŰt la
grande mer, sans cesse respirant cette brise qui laisse aux lŤvres un
goŻt de sel. Et vraiment--si ce n'ťtait qu'on aperÁoit quelques
bťquilles soutenant de pauvres petites jambes trop faibles, quelques
bandages cachant encore des moitiťs de figure, et, adossťs ŗ la
muraille, trois ou quatre petits fauteuils d'une forme un peu
inquiťtante--on croirait arriver dans un pensionnat quelconque, ŗ
l'heure de la rťcrťation; tellement, que je sens tout ŗ coup s'envoler
cette sorte d'horreur physique, d'angoisse irraisonnťe qui me serrait
la poitrine ŗ l'abord de ce musťum de misŤres.
Je n'ai plus qu'un sentiment de curiositť en approchant de ces petits
malades: de loin, je les vois jouer comme n'importe quels autres
enfants de leur ‚ge; mais, pour Ítre lŗ, cependant, il faut qu'ils
soient tous, tous sans exception, atteints jusqu'aux moelles par
quelque maladie effroyable.--Et alors, quelles figures vont-ils avoir?
--Mon Dieu, des figures comme tout le monde; quelquefois mÍme, ŗ mon
grand ťtonnement, des figures trŤs gentilles, arrondies, pleines,
imitant la santť. Et comme ils sont brunis, grillťs; ils ont sur les
joues la patine de la mer, comme de vrais petits pÍcheurs; on dirait
qu'ils ont volť aux enfants des marins ce bon h‚le de vent et de
soleil qui leur donne l'air si fort. C'est une surprise complŤte de
les trouver ainsi.
De plus prŤs, cependant, oui, il y a bien quelques dťtails ŗ faire
frťmir; sous les larges petits pantalons de campagnards, des jambes
odieusement tordues, contournťes, des tibias courbes; sous les petites
vestes, des corsets durs soutenant encore des vertŤbres ramollies qui
s'effondreraient; et puis, dans les chairs, de grands trous qui sont ŗ
peine refermťs, des cicatrices creuses et horribles; toutes sortes de
mystťrieux phťnomŤnes, d'un ordre trŤs lugubre...
Mais la gaietť souriante est lŗ quand mÍme, dans presque tous les
yeux; on sent que la confiance et l'espoir sont revenus ŗ ces petits
atrophiťs qui ont l'impression d'un retour inespťrť de la vie dans
leurs corps frÍles...
M. Pallu, qui m'accompagne, les appelle les uns aprŤs les autres, tout
fier de me les prťsenter avec de si bonnes joues bronzťes; et ils me
montrent leurs cicatrices sans honte, les pauvres enfants--et chacun
mÍme me conte son passť lamentable. Celui-ci avait depuis six ans une
plaie ouverte au cŰtť, en dessous du bras; le trou se creusait
toujours et les traitements des hŰpitaux n'y faisaient rien; il y a
quatre ou cinq mois qu'il est ŗ Pen-Bron, et c'est fermť, c'est fini;
en souriant, il ťcarte sa petite chemise pour que je voie la place, oý
ne reste plus qu'une longue cicatrice un peu rouge.--Un autre, d'une
dizaine d'annťes, venait de passer quatre ans sur un lit d'hŰpital,
ťtendu dans une espŤce de boÓte, avec le mal de Pott, un mal dont je
n'avais encore jamais entendu parler, mais dont le nom seul a je ne
sais quelle consonance qui glace: c'est dans la colonne vertťbrale;
les anneaux ne se tiennent plus entre eux, la soudure en est rongťe,
et alors le petit corps du malade, livrť ŗ lui-mÍme, s'effondrerait
comme une lanterne vťnitienne que l'on dťcroche et qui se replie. Eh
bien! l'enfant qui avait ce mal-lŗ est debout devant moi; on lui a Űtť
depuis deux ou trois jours le corset qui lui avait soutenu le dos
pendant ses premiŤres sorties; il n'en a plus besoin, et mÍme son
torse restera ŗ peine dťformť.
Et tous ont des choses du mÍme genre ŗ me montrer et ŗ me dire, avec
une naÔvetť joyeuse, avec un air de confiance absolue dans leur
guťrison complŤte et prochaine. Le grand air salť de Pen-Bron vient ŗ
bout de toutes ces sinistres dťcompositions humaines, presque aussi
sŻrement que les vents chauds d'ťtť dessŤchent les cloaques putrides,
les suintements des murailles et les moisissures.
*
* *
Nous entrons ensuite dans l'hŰpital qui, pendant la journťe, est
presque vide. C'est un trŤs vieux b‚timent, un ancien magasin ŗ sel,
que M. Pallu a transformť. Et il lui a fallu pour cela une volontť et
une constance extrÍmes. Les frais ont ťtť ŗ peu prŤs couverts par des
dons. Mais ce n'est pas sans peine, sans dťboires de toutes sortes,
que l'on arrive ŗ recueillir une centaine de mille francs pour une
oeuvre pareille, si peu attrayante ŗ premiŤre vue.
L'hŰpital de Pen-Bron, dans son ťtat actuel, contient environ cent
lits--cent lits d'enfant, quelques-uns ŗ peine plus grands que des
berceaux. Les salles toutes blanches ouvrent toujours des deux cŰtťs
sur la mer; comme si on ťtait dans une maison flottante, on ne voit
par les fenÍtres que de grandes ťtendues marines, que de grands
horizons changeants, avec des barques de pÍche qui s'y promŤnent ŗ la
voile. Et la chapelle, trŤs simple, avec sa voŻte de chÍne, ressemble
ŗ une chapelle de navire. Les petits malades nouveau-venus, qui ne
peuvent pas encore sortir, au lieu de regarder de grands murs gris,
comme dans les hŰpitaux ordinaires, s'amusent, de leur place, ŗ voir
les bateaux passer et reÁoivent jusque dans leur couchette le grand
air vivifiant du large. Par contraste avec les pensionnaires plus
anciens, ils ont, ceux-ci, un teint blÍme, une transparence de cire et
de trop grands yeux cernťs.
Mais leur temps de stage dans les salles n'est gťnťralement pas bien
long; au plus vite, coŻte que coŻte, on les envoie dehors, au soleil,
respirer la senteur salťe des eaux. Il y a mÍme pour eux des barques
spťciales sur lesquelles on les couche, des espŤces de lits flottants
pour les mener sur la lagune. Par une fenÍtre ouverte, on me montre
lŗ-bas leur pauvre petite escadre singuliŤre qui s'ťloigne de la rive,
ŗ la remorque d'un canot; trois de ces radeaux-lits sont occupťs par
des enfants p‚les; dans le canot se tient l'aumŰnier qui les conduit,
emportant un livre pour leur faire la lecture pendant les longues
heures du mouillage quotidien.
Parmi ceux qui ne peuvent sortir encore, il s'en trouve vraiment de
bien ťtiolťs, de bien blÍmes, plus attristants ŗ regarder que des
enfants morts. Mais tous m'accueillent avec un gentil sourire; sans
doute on le leur a recommandť; avant que je vienne, on a dŻ leur dire
que j'ťtais quelqu'un de dťvouť ŗ leur cause; alors, dans leur
imagination toujours en rÍve, ils m'attribuent peut-Ítre quelque
bienfaisant pouvoir un peu magique. Et il me semble que leurs bons
petits regards m'obligent davantage ŗ faire pour leur hŰpital tout mon
possible. «ŗ et lŗ, sur les lits, il y a des jouets. Oh! bien
modestes: pour les petites filles, ce sont des poupťes, des marottes
plutŰt, habillťes en peignoir d'indienne. Ici, un petit garÁon de
quatre ou cinq ans--qui a les deux jambes dans des gouttiŤres avec des
poids attachťs aux pieds pour empÍcher ses os ramollis de se
recoquiller--s'amuse ŗ aligner sur son drap des soldats en carton,
cadeau de la bonne soeur. Et puis mes yeux s'arrÍtent charmťs sur une
dťlicieuse petite crťature d'une douzaine d'annťes, blanche et rose,
avec des traits affinťs ťtrangement, qui ne joue ŗ rien, mais qui
paraÓt dťjŗ rÍver avec une mťlancolie profonde, la tÍte sur son
oreiller tout propre et tout blanc. Je demande quel est son mal, ŗ
cette petite si jolie. On me rťpond que c'est l'horrible mal de Pott,
arrivť ŗ son dernier degrť, et qu'on a peur qu'il ne soit bien tard
pour la guťrir...
Son regard, ŗ elle, m'impressionne singuliŤrement; il est comme un
appel, une supplication douloureuse, un cri de dťsespťrance
clairvoyante et sans borne.--D'ailleurs, aucune parole ni aucune larme
n'ťgalent pour moi ces priŤres d'angoisse qui, ŗ certains moments,
jaillissent ainsi, muettes et brŤves, des yeux des dťshťritťs quels
qu'ils soient--enfants malades, vieillards pauvres et abandonnťs, ou
mÍme bÍtes battues qui tremblent et qui souffrent... Oh! la pauvre
petite! Et moi qui avais dit, en parlant de ces enfants de Pen-Bron,
qu'il vaudrait mieux les laisser mourir! C'est d'une maniŤre gťnťrale
et vague que l'on dit de pareilles choses, _quand on n'a pas vu_; mais
dŤs qu'il s'agit de passer ŗ l'application individuelle, on sent tout
de suite qu'on ne pourrait plus, que ce serait monstrueux. Et puis, de
quel droit, lorsqu'il y a moyen de l'empÍcher, laisserait-on repartir
pour le mystťrieux inconnu de la mort des petits yeux clairs,
intelligents comme ceux-lŗ, des petits yeux interrogateurs,
suppliants--et qui viennent ŗ peine de s'ouvrir sur la vie... Quand
mÍme l'idťe de dťvelopper ces hŰpitaux jusqu'ŗ en faire une oeuvre de
rťgťnťration nationale serait une chimŤre impossible, rien que pour
ramener ŗ la santť quelques petites crťatures comme celles que je
viens de voir, il vaudrait la peine cent fois de continuer,
d'agrandir...
Mais la chimŤre est trŤs rťalisable--avec de l'argent, par exemple, de
l'argent, beaucoup d'argent. DerriŤre l'hŰpital actuel, il y a cette
interminable presqu'Óle de sable, qui court ŗ perte de vue, comme un
ruban jaun‚tre entre les eaux bleues de la mer et les eaux encore plus
bleues de la lagune salťe. C'est lŗ, dans cette exposition
incomparable, que M. Pallu, le fondateur de Pen-Bron, rÍve de
prolonger sur des kilomŤtres de faÁade ses rangťes de lits blancs,
pour que des milliers de petits affaiblis viennent s'y faire, comme
les marins, des poitrines bombťes et des muscles durs.
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Et surtout qu'on ne pense pas que j'ai prÍtť ma voix, par surprise, ŗ
une spťculation intťressťe. Oh! non, qu'on ne se mťprenne pas sur ce
point. Celui qui a fondť Pen-Bron y a dťpensť son argent en mÍme temps
que son ťnergie et sa volontť. Il y a lŗ un conseil d'administration
qui n'est pas rťtribuť; un conseil composť de gens d'ťlite qui,
lorsqu'un dťficit se produit dans la caisse, le comblent avec leur
propre bourse. Il y a lŗ des mťdecins qu'on ne paie pas et qui
viennent tous les jours de Nantes par pur dťvouement. Il y a lŗ des
soeurs de charitť qui sont admirables, et voici un trait pour peindre
la soeur supťrieure: faute d'argent, on ne peut pas brŻler les linges
souillťs qui ont bandť les plaies, on est obligť de les laver pour les
faire resservir et, les femmes de peine refusant toutes cette
effroyable besogne, cette soeur a dit simplement: ęMoi, je les
laverai.Ľ--Et elle les a lavťs, et elle les lave elle-mÍme chaque jour
pendant ses heures de repos.
C'est toute une rťunion de gens de coeur, liťs par une foi commune
dans leur oeuvre ťbauchťe, et soutenus, ŗ travers les difficultťs
terribles, par les merveilleux rťsultats acquis. Ils ont fondť quelque
espoir sur moi, sur ce que je pourrais dire pour les rendre un peu
moins ignorťs... et je tremble que leur espoir ne soit dťÁu, tant j'ai
conscience, hťlas! que leur oeuvre admirable est de celles qui, ŗ
premiŤre vue, n'attirent pas... L'argent leur manque, non seulement
pour entreprendre leur grand projet rÍvť, la rťgťnťration en masse des
enfants de France, mais mÍme pour faire face aux plus pressantes
misŤres; chaque jour, faute de place, ils se voient obligťs de fermer
leur porte ŗ des parents qui viennent supplier qu'on prenne leurs
petits.
Si ma voix pouvait Ítre entendue! si je pouvais leur attirer quelques
dons!... Ou si, au moins, ŗ ceux qui ne se laisseront pas convaincre,
je pouvais inspirer la curiositť d'aller, pendant leurs voyages de
bains de mer, visiter Pen-Bron... je suis sŻr que, quand ils auraient
vu, ils seraient gagnťs comme je l'ai ťtť--et qu'ils donneraient.
DANS LE PASS… MORT
Le temps passť, tout l'antťrieur amoncelť des durťes, obsŤde mon
imagination d'une maniŤre presque constante.
Et souvent j'ai eu ce dťsir,--le seul irrťalisable d'une faÁon
absolue, impossible mÍme ŗ Dieu,--de retourner, ne fŻt-ce que pour un
instant furtif, en arriŤre, dans l'abÓme des temps rťvolus, dans la
fraÓcheur matinale des autrefois plus ou moins lointains.
Avec un peu d'attentive volontť, la demi-illusion d'un de ces retours
peut me venir, ŗ certaines heures particuliŤres, quand par exemple je
pťnŤtre dans des lieux qui n'ont pas changť depuis des siŤcles, dans
des habitations restťes intactes,--oý de vieux ossements, aujourd'hui
ťparpillťs on ne sait plus dans quelle terre, vivaient, pensaient,
souriaient. Je l'ťprouve aussi en retrouvant par hasard de ces choses
tout ŗ fait fragiles, frÍles, qui parfois se conservent
miraculeusement, aprŤs que les Ítres auxquels elles ont appartenu sont
depuis longtemps retournťs ŗ la plus mťconnaissable poussiŤre.--Alors
je revois assez bien, en esprit, des personnages disparus, vieux ou
dťlicieusement jeunes. Mais jamais je n'arrive ŗ me les reprťsenter ŗ
la lumiŤre du plein jour: le vague crťpuscule dans lequel ils me
rťapparaissent d'ordinaire tient ŗ la fois de l'extrÍme matin et de la
nuit qui tombe, de l'aube ťtrangement fraÓche et du suprÍme soir.
Mes ancÍtres les plus proches, ceux du commencement de ce siŤcle ou de
la fin de l'autre, que les portraits m'ont appris ŗ connaÓtre de
visage et de sourire, desquels on m'a dit les allures et les faÁons
habituelles, dont certaines phrases entiŤres m'ont mÍme ťtť
rapportťes,--et qui, d'ailleurs, vivaient d'une vie dťjŗ si semblable
ŗ la nŰtre au milieu d'objets connus,--je les revois parfaitement,
ceux-lŗ; mais toujours par des soirs de printemps, par de beaux
crťpuscules limpides embaumťs de jasmin.
Cette association, qui se fait malgrť moi entre les soirťes de mai,
l'odeur de ces fleurs et le temps passť, je lui trouve beaucoup de
charme. Je me l'explique d'ailleurs assez facilement. D'abord, le
jasmin est une plante de mode ancienne; les vieux murs de notre maison
familiale, dans l'Óle d'Olťron, en sont tapissťs depuis deux ou trois
siŤcles. Et puis surtout, un soir, dans mes commencements ŗ moi,
comme je revenais de la promenade, au crťpuscule, grisť des senteurs
de la campagne, du foin nouveau, de la belle verdure partout
rťapparue, je trouvai au fond de notre cour ma grand'mŤre et ma
grand'tante Berthe, assises lŗ ŗ prendre le frais sur un banc, dans la
pťnombre, sous des branches retombantes dont on distinguait encore
confusťment les fleurs blanches (vieux jasmins toujours). Elles
ťtaient en train de causer de deux de leurs soeurs, mortes
accidentellement trŤs jeunes,--vers 1820 ŗ peu prŤs,--qui, paraÓt-il,
s'attardaient aussi dans cette cour, les soirs des printemps d'alors,
ŗ chanter des duos accompagnťs de guitares... Alors, il me vint une
impression subite de temps passť, la premiŤre vraiment vive depuis que
j'ťtais au monde, saisissante, presque effrayante, avec tout un rappel
de sensations qui semblaient ne plus bien m'appartenir ŗ moi-mÍme...
On n'en avait encore jamais parlť devant moi, de ces deux jeunes filles
mortes, et je m'approchai, frissonnant, l'imagination tendue, pour
ťcouter avec une crainte avide ce qu'on dirait d'elles. Oh! ces duos
qu'elles chantaient, ces voix d'autrefois qui vibraient ŗ cette mÍme
place et par des soirs de mai pareils!... PoussiŤre ŗ prťsent, les
lŤvres, les gosiers, les cordes qui avaient donnť, dans la mÍme
tranquillitť fraÓche des crťpuscules, ces harmonies-lŗ... Et trŤs
vieilles, prŤs de mourir aussi, les deux aÔeules qui, les derniŤres,
s'en souvenaient.... J'ťcoutais, je questionnais timidement sur leurs
aspects: ęComment ťtaient leurs figures, ŗ qui ressemblaient-elles?...Ľ
Dťjŗ se dressait devant ma route le sombre et rťvoltant mystŤre de
l'anťantissement brutal des personnalitťs, de la continuation aveugle
des familles et des races... Pendant tous ces printemps-lŗ, le soir,
sous ce berceau de jasmin, je songeai obstinťment ŗ ces deux jeunes
filles, mes grand'tantes inconnues... Et l'association d'idťes dont je
parlais tout ŗ l'heure fut faite dans mon esprit pour toujours.
*
* *
Tout rťcemment, un soir de ce dernier mois de mai, ŗ la fenÍtre de mon
cabinet de travail, je regardais la belle lumiŤre s'ťteindre peu ŗ peu
sur notre quartier tranquille, sur les maisons toujours connues
d'alentour. Les hirondelles, les martinets, aprŤs des tournoiements et
des cris de joie effrťnťe, intimidťs maintenant par l'ombre, avaient
fait silence tous en mÍme temps, comme au signal d'un chef, s'ťtaient
nichťs un ŗ un sous les tuiles, laissant libres les champs de l'air
pour les rapides et ŗ peine visibles chauves-souris. Un reste de
splendeur rose planait au-dessus de nous, n'effleurant bientŰt plus
que le sommet des vieux toits, puis remontait toujours, et se perdait
en haut dans le vide trop profond du ciel... La vraie nuit allait
venir...
Une senteur de jasmin m'arriva tout ŗ coup des jardins du
voisinage,--et alors je songeai au passť,--mais ŗ ce passť qui nous
prťcŤde ŗ peine, ŗ celui dont les acteurs ont encore forme sous la
terre dťvorante et encombrent les cimetiŤres de leurs cercueils
presque intacts: hommes qui portaient au cou la cravate ŗ plusieurs
tours de 1830, femmes qui se coiffaient en papillotes, pauvres dťbris
qui ont ťtť des grands-pŤres, des grand'mŤres tendrement pleurťs--et
que dťjŗ l'on oublie... Sans doute, gr‚ce ŗ l'immobilitť des petites
villes de province, ce quartier placť sous mes yeux n'avait dŻ guŤre
changer depuis l'ťpoque antťrieure qui maintenant prťoccupait mon
imagination. Restťe la mÍme aussi, cette vieille maison qui nous fait
vis-ŗ-vis et oý jadis une de mes grand'mŤres habitait. Et l'obscuritť
aidant, je m'efforÁai, avec toute ma volontť, de me figurer que les
temps actuels n'avaient pas encore commencť d'Ítre; que la date de ce
jour ťtait plus jeune de soixante ou quatre-vingts annťes.--Si la
porte de cette maison d'en face allait s'ouvrir, pour donner passage ŗ
cette grand'mŤre ŗ peine connue, qui apparaÓtrait lŗ, jeune encore et
jolie, avec des manches ŗ gigot et une ťtrange coiffure; si d'autres
promeneuses aussi, dans des atours de la mÍme ťpoque, allaient peupler
la rue de leurs ombres lťgŤres... Oh! quel charme, quel amusement
mťlancolique il y aurait ŗ revoir, ne fŻt-ce qu'un seul instant, ce
mÍme quartier par un crťpuscule de mai 1820 ou 1830; les jeunes
filles d'alors, dans leurs costumes et leurs attitudes surannťs,
partant pour la promenade ou paraissant aux fenÍtres pour prendre la
fraÓcheur du soir!...
......................................................................
Il s'ensuivit que, la nuit d'aprŤs, je vis en songe ce que je m'ťtais
si intensťment reprťsentť ŗ moi-mÍme pendant cette rÍverie-lŗ: une
tombťe de nuit de mai, vers le premier quart de ce siŤcle prÍt ŗ
finir. Dans les rues de ma ville natale, qui n'ťtaient guŤre changťes
mais oý descendait une pťnombre de soir assez sinistre, je me
promenais, avec quelqu'un de ma gťnťration... je ne sais trop qui, par
exemple, un Ítre invisible, pur esprit, comme en gťnťral mes
compagnons de rÍve,--ma niŤce peut-Ítre, ou bien Lťo, en tout cas un
personnage en communion habituelle d'idťes avec moi et hantť ŗ ma
maniŤre par l'obsession du passť. Et nous regardions de nos pleins
yeux, pour ne rien perdre de cet instant, que nous savions rare,
unique, instable, impossible ŗ retenir, instant d'une ťpoque si
ensevelie, qui revivait par quelque artifice magique.--On sentait trŤs
bien du reste qu'on ne pouvait compter sur la fixitť de ces choses;
parfois les images s'ťteignaient brusquement, pour une demi-seconde,
rťapparaissaient, puis s'ťteignaient encore; c'ťtait comme une p‚le
fantasmagorie clignotante, qu'un effort de volontť, trŤs pťnible ŗ
soutenir, aurait rťussi ŗ faire jouer ŗ travers des couches trop
ťpaisses d'ombre morte.--Nous pressions le pas, un peu affolťs, pour
voir, voir le plus possible, avant le coup de baguette qui
replongerait tout dans la grande nuit dťfinitive; il nous tardait
d'arriver jusqu'ŗ notre quartier, dans l'espoir d'y rencontrer quelque
personne de la famille, quelque aÔeul que nous pourrions
reconnaÓtre,--ou, qui sait, peut-Ítre maman et tante Claire, encore
trŤs petites filles, qu'on ramŤnerait de la promenade du soir, de la
cueillette des fleurs de mai... Les passants se h‚taient aussi de
rentrer, de disparaÓtre, dans les maisons dont ils fermaient vite les
portes,--comme des ombres dťshabituťes d'errer en pleine rue, un peu
inquiŤtes de se retrouver en vie. Les femmes avaient des manches ŗ
gigot, des peignes ŗ la girafe, des chapeaux si surannťs que, malgrť
notre saisissement et notre vague effroi, il nous arrivait de
sourire... Un vent triste, au coin des rues surtout, agitait, dans le
crťpuscule confus, les jupes, les petits ch‚les, les ťcharpes un peu
comiques des promeneuses, leur donnant l'air encore plus fantŰme.
Mais, malgrť ce vent-lŗ et malgrť cette pťnombre funŤbre, c'ťtait bien
le printemps: les tilleuls ťtaient en fleurs, et, sur les vieux murs,
des jasmins embaumaient... Bien prŤs de nous, passa un couple encore
tout jeune, deux amoureux tendrement appuyťs au bras l'un de l'autre,
et je ne sais quoi de dťjŗ connu dans leurs figures nous fit les
dťvisager avec plus d'attention: ęOh! dit ma niŤce, d'un ton moitiť
attendri, moitiť moqueur sans mťchancetť... les vieux Dougas!Ľ
(C'ťtait devenu dťfinitivement ma niŤce, cette personne, imprťcise au
dťbut, qui m'accompagnait; je la voyais mÍme ŗ prťsent d'une faÁon
assez nette, cheminant ŗ mes cŰtťs, trŤs vite elle aussi, courant
presque.)
Les vieux Dougas, en effet! c'ťtait la ressemblance que je cherchais
moi-mÍme. Et nous ťtions tout ťmus, non pas prťcisťment ŗ cause d'eux,
mais du fait seul d'avoir enfin rťussi ŗ reconnaÓtre quelqu'un dans ce
peuple de spectres furtifs. Cela donnait tout ŗ coup un charme de plus
frappante vťritť ŗ cette replongťe dans le temps et cela jetait sur
cette revue de choses effacťes une mťlancolie encore plus indicible...
Ces vieux Dougas, les personnages certes auxquels nous pensions le
moins, sous quel aspect inattendu ils venaient de passer prŤs de
nous!... Deux pauvres Ítres grotesques, connus de vue autrefois dans
le quartier, dťjŗ caducs et perclus quand nous ťtions encore enfants,
de ces vieillards qui font aux jeunes l'effet d'avoir toujours ťtť
ainsi... Et c'ťtaient vraiment eux qui trottaient de ce pas alerte, ŗ
ce petit vent du soir, avec ces airs de tourtereaux. Elle, absolument
jeune, tÍte penchťe, cheveux trŤs noirs, arrangťs assez coquettement
sous un grand chapeau de son temps. Pas plus ridicules que d'autres,
mon Dieu, pas plus laids, transfigurťs par la seule magie de la
jeunesse, ayant l'air de jouir autant que n'importe qui des heures
fugitives du printemps et de l'amour... Et, de les voir amoureux et
jeunes, eux aussi, ces vieux Dougas, cela me donnait une comprťhension
encore plus dťsolťe de la fragilitť de ces deux choses, amour et
jeunesse,--les seules qui vaillent la peine que l'on vive...
*
* *
Une autre impression trŤs poignante de temps passť m'est venue tout
derniŤrement, en pays corse.
A Ajaccio, oý j'arrivais ŗ peine et pour la premiŤre fois, des amis
m'avaient menť voir la maison oý naquit Napolťon Ier.--C'ťtait au
printemps, toujours,--un printemps plus chaud que le nŰtre, lourd sous
un ciel couvert, avec des senteurs d'orangers et de je ne sais quelles
autres plantes presque africaines.--Par avance, je ne m'en souciais
guŤre de cette maison, comme du reste de tous les lieux trŤs cotťs
dans les guides et oý chacun se croit obligť de courir; Áa ne me
disait rien, et je n'en attendais aucune ťmotion.
Le quartier cependant me plut assez dŤs l'abord; on sentait que, dans
le voisinage immťdiat, rien n'avait dŻ beaucoup changer, depuis
l'enfance de cet homme qui a tant bouleversť le monde.
La maison surtout ťtait intacte et, dŤs l'entrťe, l'heure du soir et
le silence aidant, le passť commenÁa de sortir pour moi des tťnŤbres
d'en-dessous--ťvoquť comme toujours par les dťtails les plus infimes:
l'usure des marches de l'escalier, le badigeon fanť des murailles, le
vieux r‚cloir en fer placť sur le seuil, pour les pieds crottťs du
XVIIIe siŤcle...--Le passť commenÁa de s'agiter d'une vie spectrale,
dans ma tÍte attentive...
D'abord la cour, la toute petite cour triste et sans verdure, entourťe
de hautes maisons trŤs anciennes... Je vis jouer lŗ-dedans, en
costume d'autrefois, l'enfant singulier qui devint l'empereur...
Les appartements, oý je pťnťtrai au crťpuscule, ne s'ťclairaient qu'ŗ
travers des jalousies partout fermťes, comme pour plus de mystŤre. Les
choses avaient un air d'ťlťgance, un parfum de bon ton dans cette
grande demeure; ťvidemment, en tenant compte de l'ťpoque, les maÓtres
de cťans avaient dŻ Ítre des gens fort bien. Et puis le sceau du passť
ťtait imprimť si fortement partout! L'odeur de poussiŤre, le
dťlabrement extrÍme de ces meubles Louis XV ou Louis XVI, mangťs par
les mites et la vermoulure, donnaient si facilement l'illusion d'un
abandon absolu, d'une longue immobilitť de sťpulcre, comme si personne
n'eŻt pťnťtrť lŗ, depuis tantŰt cent ans que les hŰtes historiques en
ťtaient sortis. Dans la salle ŗ manger, donnant sur la petite rue
presque dťserte, il y avait au milieu leur table encore dressťe, avec
de bizarres chaises de forme antique rangťes autour,--et peu ŗ peu
j'arrivai ŗ me reprťsenter, par une soirťe de printemps effroyablement
pareille ŗ celle-ci, avec les mÍmes bruits d'oiseaux sur les toits et
les mÍmes senteurs dans l'air, un de leurs soupers de famille; ils
ressuscitaient tous ŗ mes yeux maintenant, dans la pťnombre favorable
aux morts, avec leurs costumes et leurs visages; la p‚le madame
Loetitia, assise au milieu de ses enfants un peu ťtranges, dont
l'avenir ťnigmatique prťoccupait dťjŗ son esprit grave... C'est si
prŤs de nous, leur ťpoque, quand on y songe; nous sommes encore si
voisins les uns des autres, dans la suite profonde et sans
commencement des durťes...
Puis, de cette mŤre d'empereur, ma pensťe se reporta sur la mienne, ŗ
moi l'obscur, et--sans qu'il me soit possible d'expliquer en aucune
faÁon ce sentiment-lŗ--j'ťprouvai une tristesse subite, quelque chose
comme un vertige d'abÓme, ŗ me dire que ce souper des Bonaparte, revu
tout ŗ coup si nettement, se passait plus d'un demi-siŤcle avant qu'il
fŻt question dans ce monde de ma mŤre ŗ moi; de ma mŤre qui est
toujours ce que j'ai de plus prťcieux et de plus stable, qui est
toujours celle contre qui je me serre, avec un reste de confiance
tendre de petit enfant, quand la terreur me prend, plus sombre, de la
destruction et du vide.
Je ne sais comment exprimer cela, mais j'aimerais mieux pouvoir me
figurer que ses commencements ŗ elle remontent plus haut que tout, que
sa foi douce, qui me rassure encore, a des origines un peu lointaines
dans le passť;--de mÍme que j'ai l'inconsťquence de presque espťrer
pour son ‚me, au delŗ de la mort, un prolongement sans fin. Non,
songer ŗ un temps dťjŗ si semblable au nŰtre et oý cependant elle
n'avait pas mÍme commencť d'exister, cela me dťroute; je crois que
cela me donne une perception nouvelle, plus dťcevante encore, du rien
que nous sommes tous deux dans le tourbillonnement immense des Ítres
et dans l'infinitť des temps.
*
* *
L'attention est vite distraite, par fatigue, dŤs qu'elle a ťtť un peu
trop tendue sur un sujet donnť. Je continuai maintenant ma visite ŗ la
maison de l'empereur en pensant ŗ autre chose, ŗ n'importe quoi, sans
m'y intťresser plus.
Je regardai pourtant encore sa modeste chambre ŗ lui, sa chambre de
jeune homme, oý, dit-on, il coucha pour la derniŤre fois ŗ son retour
d'…gypte. Elle ťtait assez saisissante d'aspect, avec tous ses menus
dťtails respectťs. Dans notre vieille maison de l'Óle d'Olťron, je me
souviens d'en avoir connu une pareille, habitťe jadis par une
arriŤre-grand'tante huguenote qui avait ťtť presque sa contemporaine.
*
* *
Mais, pour moi, l'‚me et l'ťpouvante du lieu, c'est, dans la chambre
de madame Loetitia, un p‚le portrait d'elle-mÍme, placť ŗ contre-jour,
que je n'avais pas remarquť d'abord et qui, ŗ l'instant du dťpart,
m'arrÍte pour m'effrayer au passage. Dans un ovale dťdorť, sous une
vitre moisie, un pastel incolore, une tÍte blÍme sur fond noir. Elle
lui ressemble ŗ lui; elle a les mÍmes yeux impťratifs et les mÍmes
cheveux plats en mŤches collťes; son expression, d'une intensitť
surprenante, a je ne sais quoi de triste, de hagard, de suppliant;
elle paraÓt comme en proie ŗ l'angoisse de ne plus Ítre... La figure,
on ne comprend pas pourquoi, n'est pas restťe au milieu du cadre,--et
l'on dirait d'une morte, effarťe de se trouver dans la nuit, qui
aurait mis furtivement la tÍte au trou obscur de cet ovale pour
essayer de regarder, ŗ travers la brume du verre terni, ce que font
les vivants--et ce qu'est devenue la gloire de son fils... Pauvre
femme! ŗ cŰtť de son portrait, sur la commode de sa vieille chambre
mangťe aux vers, il y a sous globe, une ęcrŤche de BethlťemĽ ŗ
personnages en ivoire, qui semble un jouet d'enfant; c'est son fils,
paraÓt-il, qui lui avait rapportť ce cadeau d'un de ses voyages... Ce
serait si curieux ŗ connaÓtre, leur maniŤre d'Ítre ensemble, le degrť
de tendresse qu'ils pouvaient avoir l'un pour l'autre, lui affolť de
gloire, elle toujours inquiŤte, sťvŤre, attristťe, clairvoyante...
Pauvre femme! Elle est bien dans la nuit, en effet, et le grand ťclat
mourant de l'empereur suffit ŗ peine ŗ maintenir son nom dans quelques
mťmoires humaines.--Ainsi, cet homme a eu beau s'immortaliser autant
que les vieux hťros lťgendaires, en moins d'un siŤcle sa mŤre est
oubliťe; pour la sauver du nťant, il reste ŗ peine deux ou trois
portraits ŗ l'abandon, comme celui-ci qui dťjŗ s'efface. Alors, les
nŰtres,--nos mŤres ŗ nous les ignorťs,--qui s'en souviendra? Qui
conservera leur image chťrie quand nous n'y serons plus?...
En face de ce pastel, ŗ un angle opposť de cette mÍme chambre, une
autre petite chose triste attire encore mes yeux, malgrť l'obscuritť
crťpusculaire qui tombe: c'est, dans un simple cadre de bois, une
photographie jaunie accrochťe au mur. Elle reprťsente, tout enfant et
en pantalon court, ce trŤs jeune prince impťrial qui fut tuť en
Afrique il y a une douzaine d'annťes. Une fantaisie singuliŤre, assez
touchante, de l'ex-impťratrice Eugťnie a placť lŗ ce souvenir de son
fils, dernier des Napolťon, dans la chambre mÍme oý ťtait nť l'autre,
le grand qui remua le monde...
Je songe ŗ ce qu'il y aura de frappant et d'ťtrange, dans un siŤcle ou
deux, pour quelques-uns de nos arriŤre-fils, ŗ passer en revue des
photographies d'ancÍtres ou d'enfants morts. Si expressifs qu'ils
soient, ces portraits, gravťs ou peints, que nos ascendants nous ont
lťguťs, ne peuvent produire sur nous rien de pareil comme impression.
Mais les photographies, qui sont des reflets ťmanťs des Ítres, qui
fixent jusqu'ŗ des attitudes fugitives, des gestes, des expressions
instantanťes, comme ce sera curieux et presque effrayant ŗ revoir,
pour les gťnťrations qui vont suivre, quand nous serons retombťs,
nous, dans le passť mort...
VEUVES DE P CHEURS
A l'une des derniŤres saisons de pÍche, deux navires de Paimpol,
la _Petite-Jeanne_ et la _Catherine_, se perdirent corps et
biens dans la mer d'Islande. Il y eut du mÍme coup trente veuves
et quatre-vingts orphelins de plus sur la cŰte bretonne.
M. Pierre Loti fit alors appel ŗ la charitť publique. Une
souscription, ouverte aussitŰt, rapporta une trentaine de mille
francs qui furent distribuťs aux familles en deuil.
C'est le compte rendu de cette distribution que l'on va lire.
(NOTE DE L'…DITEUR.)
A Paimpol, un matin de septembre, par temps de Bretagne sombre et
pluvieux...
J'ai ťprouvť une premiŤre ťmotion assez poignante quand, ŗ l'heure
convenue, je suis entrť dans la maison du commissaire de la marine oý
l'on avait rassemblť les familles des pÍcheurs disparus. Le corridor,
le vestibule ťtaient encombrťs de veuves, de vieilles mŤres, de femmes
en deuil: des robes noires, des coiffes blanches sous lesquelles
coulaient des larmes. Silencieuses toutes, tassťes lŗ ŗ cause de la
pluie qui tombait dehors, elles m'attendaient.
Dans le bureau du commissaire ťtaient rťunis, sur sa convocation, les
maires de Ploubazlanec, de PlouŽzec et de Kerity (les trois communes
les plus ťprouvťes). Ils venaient pour assister comme tťmoins ŗ la
distribution et pour donner des renseignements sur la moralitť des
veuves ŗ qui des sommes relativement considťrables allaient Ítre
donnťes; j'avais craint que, sur le grand nombre, il s'en trouv‚t de
peu sŻres, de trop dťpensiŤres, en ce pays oý sťvit l'alcool; mais je
m'ťtais bien trompť. Oh! les pauvres femmes, l'assertion des maires,
favorable ŗ chacune, ťtait presque inutile tant elles avaient la mine
honnÍte. Et si propres toutes, si soignťes, si dťcemment mises, avec
leur humble toilette noire et leur coiffe repassťe de frais.
Nous avons commencť par les veuves des marins de la _Petite-Jeanne_.
Elles rťpondaient l'une aprŤs l'autre ŗ l'appel de leur nom et
venaient chercher leur argent, les unes avec des sanglots, les autres
avec des larmes tranquilles: ou bien seulement avec un petit salut
triste, embarrassť, ŗ notre adresse. Quand elles se retiraient, en
remerciant tout le monde, les maires avaient la bontť de leur dire, me
montrant ŗ elles: ęC'est ŗ celui-lŗ, c'est ŗ _Nostre Loti_ (en
franÁais _Monsieur Loti_) qu'il faut faire vos remerciements.Ľ Alors
quelques-unes avanÁaient une main pour toucher la mienne; toutes
m'adressaient un regard inoubliable de reconnaissance.
Il s'en trouvait parmi elles qui n'avaient jamais vu de billet de mille
francs et qui retournaient cette petite image bleue dans leurs doigts
avec des airs presque effarťs. En breton, on leur expliquait la valeur
de ce papier. ęIl faudra Ítre ťconome, disait le maire, et rťserver cela
pour vos enfants.Ľ Elles rťpondaient: ęJe le placerai, mon bon
monsieur,Ľ ou bien: ęJ'achŤterai un bout de champ,--j'achŤterai des
moutons--j'achŤterai une vache...Ľ Et elles s'en allaient en pleurant.
*
* *
L'appel lugubre une fois terminť pour les veuves de la _Petite-Jeanne_,
un incident assez dťchirant s'est produit quand nous avons commencť pour
la _Catherine_.
Cette _Catherine_, vous savez, a eu un sort mystťrieux, comme celui
que j'ai contť jadis de la _Lťopoldine_; personne ne l'a jamais
rencontrťe en Islande, elle a dŻ sombrer avant d'y arriver; on n'a
rien vu, on ne sait rien de ce naufrage. Mais il y a six mois qu'on
est sans nouvelles, et cela suffit pour affirmer qu'elle est
perdue.--Cependant, quelques veuves, paraÓt-il, espťraient encore,
contre toute vraisemblance, et je ne m'en doutais pas.
La veille, sur l'avis de l'armateur, nous avions dťcidť, M. le
commissaire de l'inscription maritime et moi, que, faute de preuves,
on attendrait encore quelques semaines pour distribuer l'argent ŗ ces
familles de la _Catherine_. Les veuves avaient donc ťtť prťvenues
qu'on les appellerait ce matin pour les informer seulement des sommes
ŗ elles destinťes, et qu'elles ne les toucheraient qu'au 1er octobre,
si aucune nouvelle heureuse n'arrivait d'ici lŗ sur le sort du
navire. Mais M. de NouŽl, maire de Ploubazlanec, ťtant venu nous
dťclarer, pendant la sťance, que des pÍcheurs de sa commune, rentrťs
hier d'Islande, avaient rencontrť une ťpave non douteuse de cette
_Catherine_, nos hťsitations naturellement ťtaient tombťes; il n'y
avait plus ŗ balancer, nous pouvions payer de suite.
Les premiŤres veuves appelťes--deux toutes jeunes femmes qui se sont
prťsentťes ensemble--pensaient Ítre seulement informťes du chiffre de
leur secours. Quand elles ont vu qu'on les payait, elles aussi, comme
leurs soeurs de la _Petite-Jeanne_, elles se sont regardťes l'une
l'autre avec des yeux interrogateurs; en mÍme temps, une affreuse
angoisse contractait leur figure--et c'est devenu alors une explosion
inattendue de sanglots qui s'est propagťe jusque dans le vestibule oý
les autres ťtaient. Les malheureuses, elles ne dťsespťraient pas
encore tout ŗ fait; elles avaient dťjŗ pris le deuil, pourtant, mais
elles persistaient ŗ attendre, obstinťment,--et ŗ prťsent qu'on leur
mettait cet or dans les mains, il leur semblait que tout ťtait plus
fini, plus irrťvocable; que c'ťtait la vie de leur mari qu'on leur
payait lŗ. Je leur avais portť sans le vouloir, par ťtourderie, un
coup cruel.
*
* *
Quand toutes celles de la _Catherine_ furent parties, une dizaine de
pauvres robes noires, qui avaient ťtť convoquťes aussi, attendaient
encore ŗ la porte... Ici, je suis forcť d'avouer que j'ai outrepassť
mes droits. Mais, comme il eŻt ťtť difficile de ne pas le faire! Et
qui pourra m'en vouloir?
Depuis la veille, ŗ l'hŰtel oý j'ťtais descendu, des femmes en deuil
venaient me demander, et me disaient humblement, sans rťcrimination,
sans jalousie: ęMoi aussi, j'ai perdu mon mari en Islande cette annťe;
il est tombť ŗ la mer--ou il a ťtť enlevť de son navire par une
lame--et j'ai des petits enfants.Ľ Il fallait leur rťpondre: ęJ'en
suis bien f‚chť, mais vous n'Ítes point de la _Petite-Jeanne_ ni de la
_Catherine_; or, je n'ai de secours que pour celles-lŗ; vous, je ne
vous connais pas.Ľ
A la fin, j'ai trouvť cette inťgalitť inique et rťvoltante. J'en
demande pardon aux souscripteurs, mais, aprŤs m'y Ítre refusť d'abord,
j'ai pris sur moi de les faire entrer dans la rťpartition; je me suis
dťcidť ŗ donner une part d'aumŰne--une part moindre, il est vrai--aux
autres femmes de la rťgion de Paimpol _dont les maris se sont perdus
en mer dans le courant de cette annťe_, et j'ai priť M. le commissaire
de l'inscription maritime, qui d'ailleurs approuvait ma dťcision, de
vouloir bien recommencer dans ce sens le calcul compliquť du partage.
*
* *
Hťlas! en ce pays d'_Islandais_, il reste bien des veuves encore
auxquelles je n'ai pu venir en aide: des veuves de l'annťe derniŤre,
des veuves d'il y a deux ans, d'il y a trois ans, toutes dans une
grande indigence et chargťes de petits enfants bien jeunes. Pour
elles, j'ai ťtť obligť de paraÓtre sourd; il a fallu se borner,
s'arrÍter.
Il m'a ťtť pťnible de ne pouvoir rien pour ces misŤres plus anciennes;
j'ai souffert surtout de pressentir ma complŤte impuissance ŗ soulager
les misŤres futures, imminentes, celles qui vont infailliblement
rťsulter des prochaines saisons de pÍche--(car je n'oserai plus
maintenant adresser un nouvel appel ŗ mes amis inconnus).
C'est alors que j'ai mieux compris l'espŤce de protestation courtoise
que m'avaient envoyťe les armateurs de Paimpol dŤs le dťbut de la
souscription; ils s'ťtaient effrayťs presque de voir l'argent arriver
si vite aux veuves de la _Petite-Jeanne_, quand d'autres femmes du
mÍme pays, demeurant porte ŗ porte avec elles, ayant eu le mÍme
malheur dans d'autres naufrages, allaient rester dans leur dťtresse
profonde. Ils m'avaient priť instamment de demander aux donateurs la
permission de verser ces fonds ŗ la _Sociťtť de Courcy_--et j'avais
ťtť sur le point de le faire...
Mais voilŗ, si je l'avais fait, j'aurais arrÍtť net l'ťlan de charitť
qui se produisait d'une maniŤre si spontanťe. Nous sommes ainsi, tous:
il faut des infortunes spťciales et mises d'une certaine faÁon sous
nos yeux, pour nous ouvrir le coeur. Les sociťtťs de secours,
organisťes dans un but gťnťral, nous parlent bien moins, ne nous
touchent presque pas. Donc, j'ai _laissť courir_, comme nous disons en
marine.
A prťsent, et pour l'avenir, je suis tout dťvouť ŗ cette _Sociťtť de
Courcy_, dont j'ignorais mÍme l'existence il y a seulement deux mois;
si je puis contribuer ŗ la faire un peu connaÓtre, j'en serai bien
heureux.
Il s'est trouvť un homme de coeur--M. de Courcy[2]--qui s'est dťvouť
tout entier aux veuves et aux petits orphelins de la mer. En sept ans,
il a rťuni et placť environ huit cent mille francs comme fonds de
secours pour les familles de tous les matelots naufragťs de France. Il
n'y a pas un village de pÍcheurs oý son nom ne soit connu et bťni.
2. Le siŤge de la _Sociťtť de secours aux familles des
naufragťs_, fondťe par M. de Courcy, est ŗ Paris, 87, rue de
Richelieu.
Les secours que la sociťtť envoie ont, sur ceux qui proviennent
d'initiatives particuliŤres, cette supťrioritť trŤs grande _d'Ítre
toujours ťgaux pour des infortunes ťgales_, de n'exciter aucun
sentiment de jalousie entre les familles que le malheur a frappťes.
Mais ces secours sont malheureusement bien infťrieurs ŗ ceux que j'ai
ťtť assez heureux pour apporter aujourd'hui ŗ Paimpol: ils sont trŤs
insuffisants parfois--car l'action de la sociťtť s'ťtend sans
distinction sur toutes nos cŰtes, depuis la Mťditerranťe jusqu'ŗ la
Manche, et ils sont nombreux, hťlas! les marins qui disparaissent tous
les ans. Il faudrait encore ŗ M. de Courcy beaucoup de legs, beaucoup
de dons, et je voudrais savoir parler de son oeuvre excellente avec
des mots assez touchants pour lui en attirer quelques-uns.
*
* *
Gr‚ce aux renseignements recueillis avec tant de soin par M. le
commissaire de la marine, nous avons pu calculer les parts, d'une
faÁon assez ťquitable, en tenant compte des sommes dťjŗ donnťes par M.
de Courcy et en tenant compte surtout de la quantitť d'enfants dans
chaque famille (y compris les bťbťs attendus, qui ťtaient nombreux).
J'ai cru devoir secourir aussi les parents ‚gťs, qui avaient perdu
leur soutien dans la personne d'un fils.
*
* *
Sur l'ťtat que nous avions prťparť, celles qui savaient un peu ťcrire
ťmargeaient en face de leur nom. Pour les autres qui ne savaient pas
(les plus nombreuses), les maires prťsents signaient comme tťmoins.
*
* *
A Pors-Even et ŗ Ploubazlanec, oý je suis allť le soir, aprŤs la
distribution terminťe, pour voir des amis pÍcheurs qui habitent par
lŗ-bas, j'ai reÁu bien des poignťes de main, des remerciements, des
bťnťdictions. Je voudrais pouvoir envoyer aux souscripteurs un peu de
tout cela, qui ťtait si franc, si rude et si bon.
*
* *
Le lendemain mardi, je repartais tranquillement de ce pays, dans le
coupť de la diligence de Saint-Brieuc, pensant que c'ťtait fini.
Vers deux heures, nous devions traverser PlouŽzec--la commune la plus
frappťe--celle des marins de la _Petite-Jeanne_.
D'abord, je regardai de loin ce village, ses maisons de granit, ses
arbres, sa chapelle et sa flŤche grise,--songeant ŗ tout ce qu'il y
avait eu lŗ de deuil et de misŤre.
En approchant davantage, je m'ťtonnai de voir beaucoup de monde
stationnant sur la route: des rassemblements comme pour une foire,
mais c'ťtaient des gens silencieux qui ne bougeaient pas; des femmes
surtout et des enfants.
--Je pense que c'est pour vous... Ils vous attendent, me dit un ami
Islandais, qui voyageait ŗ cŰtť de moi dans cette voiture.
C'ťtait pour moi en effet; je le compris bientŰt. On avait su l'heure
ŗ laquelle je passerais et on voulait me voir.
Quand le courrier se fut arrÍtť devant le bureau de la poste, le maire
s'avanÁa, ťlevant ŗ deux mains une petite fille de six ŗ sept ans qui
avait affaire ŗ moi,--une trŤs belle petite fille avec de grands yeux
noirs et des cheveux qui semblaient Ítre en soie jaune paille. Elle
avait ŗ m'offrir un beau bouquet et ŗ me dire ce compliment (dans
lequel elle s'embrouilla un peu, ce qui la fit pleurer): ęJe vous
remercie, parce que vous avez empÍchť les petits enfants de PlouŽzec
d'avoir faim.Ľ
Ils ťtaient tous alignťs des deux cŰtťs de la route, ces ępetits
enfants de PlouŽzecĽ; et au premier rang aprŤs eux, je reconnaissais
les veuves d'hier, qui avaient les yeux pleins de larmes en me
regardant. DerriŤre elles, ŗ peu prŤs tout le monde du village et
quelques ťtrangers aussi,--baigneurs, sans doute, ou touristes.
Ce n'ťtait pas une foule bruyante, une ovation avec des cris; c'ťtait
beaucoup mieux et plus que cela; c'ťtaient quelques groupes, composťs
surtout de pauvres gens, ťmus, recueillis, immobiles, qui me
regardaient sans rien dire.
Le courrier se remit en marche et je saluai de la tÍte tout le long de
la rue, en m'efforÁant de conserver ma figure ordinaire,--car un homme
est trŤs ridicule quand il pleure...
*
* *
J'ai dťjŗ remerciť, au nom de ces veuves et de ces orphelins, les
souscripteurs qui ont rťpondu ŗ mon appel. J'ai ŗ les remercier aussi
pour moi-mÍme, ŗ cause de ce moment d'ťmotion trŤs douce que je leur
dois.
TANTE CLAIRE NOUS QUITTE
Ah! insensť, qui crois que tu n'es pas moi.
(V. HUGO.--_Les Contemplations._)
_Dimanche 31 novembre 1890._--Hier au soir, le pas douloureux a ťtť
franchi; la minute prťcise oý l'on comprend tout ŗ coup que la mort
arrive, a ťtť passťe.
Ceux qui ont eu des deuils le connaissent sans doute tous, cet
entretien dťcisif avec le mťdecin, sur qui on fixe des yeux sombres
presque et irritťs tandis qu'il parle. Ses rťponses, d'abord
obstinťment quelconques, puis de plus en plus dťsolantes ŗ mesure
qu'on le presse, font leur chemin peu ŗ peu, vous enveloppant de
couches de froid successives qui pťnŤtrent toujours plus
avant--jusqu'au moment oý l'on baisse la tÍte, ayant tout ŗ fait
entendu... On a envie de lui demander gr‚ce comme si cela dťpendait de
lui, et en mÍme temps on lui en veut de ne rien pouvoir...
Alors elle va mourir tante Claire...
Et, quand on sait, un certain temps est nťcessaire encore pour
envisager tous les aspects de ce qui va arriver, mÍme pour se rendre
compte de ce qu'il y a d'effroyablement _dťfinitif_ dans la mort...
La premiŤre nuit vient ensuite, sur cette certitude, avec l'oubli
momentanť qu'apporte le sommeil, et il faut avoir l'angoisse de se
rťveiller en retrouvant plus assise que jamais la mÍme pensťe noire...
Donc, c'est fini, tante Claire va mourir...
*
* *
_Lundi 1er dťcembre._--Jour de grande gelťe. Un triste soleil d'hiver
ťclaire blanc dans un ciel bleu p‚le plus sinistre que ne serait un
ciel gris.
Journťe passťe ŗ attendre la mort de tante Claire. Au milieu de sa
chambre elle est couchťe sur un lit bas, oý on ne l'avait posťe que
pour un instant et oý elle a demandť qu'on la laiss‚t sans la dťranger
plus.
C'est bien toujours sa chambre d'autrefois oý j'aimais tant ŗ me tenir
des journťes entiŤres quand j'ťtais enfant; beaucoup de mes premiers
petits rÍves ťtranges, sur le grand univers inconnu, y sont restťs
accrochťs un peu partout, aux cadres des glaces, aux aquarelles
anciennes des murs,--et surtout enchevÍtrťs aux dessins nuageux du
marbre de la cheminťe, que je regardais de prŤs les soirs d'hiver, y
dťcouvrant toutes sortes de formes de bÍtes ou de choses, quand
l'heure du crťpuscule me ramenait devant le feu... On n'y a rien
changť, ŗ cette cheminťe oý jadis tante Claire plaÁait pour moi
l'_Ours aux pralines_--et je revois toujours ŗ leurs mÍmes places la
table sur laquelle elle m'aidait ŗ faire mes pensums, la grande
commode que j'encombrais si bien de mon thť‚tre de _Peau d'Ane_, de
mes fantastiques dťcors et de mes petits acteurs de porcelaine. Toute
mon enfance, anxieuse ou enchantťe, tous mes commencements, inquiets
ou ťblouis de mirages, je les retrouve ici aujourd'hui, avec dťjŗ une
sorte de mťlancolie d'outre-tombe, dans cette chambre oý j'ai ťtť tant
choyť, consolť, g‚tť, par celle qui va y mourir... Oh! la fin de tout.
Oh! le nťant lŗ, tout prŤs, qui nous appelle et oý nous serons
demain...
*
* *
Il n'y a plus rien ŗ faire et nous restons assis auprŤs de son lit.
Pendant ces heures de lourde attente, oý l'esprit quelquefois s'endort
et oublie, oý il ne semble plus que cette pauvre tÍte blÍme et dťjŗ
presque sans pensťe, qui est lŗ, soit bien rťellement celle de tante
Claire, la bonne vieille tante si aimťe,--mes yeux regardent par
hasard les coussins qui la soutiennent... Celui-ci, aux dessins un peu
fanťs, fut brodť jadis par elle,--en surprise, je me souviens, pour un
premier de l'an, ŗ l'ťpoque oý cette approche des ťtrennes me
transportait d'une telle joie enfantine, il y a vingt-cinq ou trente
ans... Oh! le temps jeune que c'ťtait!... oh! y revenir rien que pour
une heure, rebrousser chemin ŗ travers les durťes accomplies, ou
seulement s'arrÍter un peu, ou seulement ne pas courir si vite ŗ la
mort...
Rien ŗ faire. Nous nous tenons lŗ prŤs d'elle, et de temps ŗ autre les
petits nouveau-venus de la famille--les tout-petits qui vieilliront si
vite--arrivent aussi, menťs par la main ou au cou de leurs bonnes, un
peu effarťs sans savoir qu'il y a tant de quoi et les yeux
anxieusement ouverts. Ils s'en souviendront mÍme ŗ peine, eux, de
celle qui s'en va.--Dehors, il gŤle ŗ pierre fendre sous ce p‚le
soleil hyperborťal.--Et ma bien-aimťe vieille mŤre, constamment dans
le mÍme fauteuil bien en face de sa soeur mourante, regarde tout le
temps ce pauvre visage qui se dťcompose et s'anťantit, veut voir
obstinťment jusqu'ŗ la fin cette compagne de toute sa vie qui, la
premiŤre, s'en retourne ŗ la terre. Et je l'entends dire tout bas,
avec un accent de douce et sublime pitiť: ęComme c'est long!Ľ--Cette
chose qu'elle ne nomme pas et que nous connaÓtrons tous, c'est
l'agonie. Elle trouve que, pour sa soeur, c'est bien long, que rien ne
lui est ťpargnť. Mais elle en parle, elle, comme d'un passage vers un
ailleurs radieux et trŤs sŻr; elle en parle avec sa foi tranquille que
je vťnŤre, qui est la seule chose au monde me donnant ŗ certaines
heures une espťrance irraisonnťe encore un peu douce.
*
* *
Toujours ce froid, si inusitť dans nos pays qui, ŗ la tristesse de
cette attente de mort, ajoute une impression gťnťrale sinistre, comme
celle d'un trouble cosmique, d'un refroidissement de la terre.
Vers trois heures du soir, dans la maison glacťe, j'ťtais ŗ errer,
sans but, pour changer de place, sans savoir que faire et l'esprit
distrait pour un moment; j'avais presque _oubliť_, comme il arrive
quand les attentes mÍme les plus anxieuses se prolongent trop. Et
j'ťtais par hasard tout en haut, dans la lingerie, d'oý l'on
apercevait au loin la campagne ŗ travers les vitres tachetťes de
brouillard glacť, la campagne unie et morne sous un soleil rose de
soir d'hiver...
Sur l'appui d'une des fenÍtres, ŗ l'extťrieur, mes yeux rencontrŤrent
deux brins de laurier-rose dans une pauvre petite bouteille cassťe
qu'une ficelle retenait ŗ un clou... Et tout ŗ coup je me rappelai
avec un dťchirant retour... Il y a environ deux mois, quand c'ťtait
encore le bel automne lumineux et chaud, tante Claire se trouvant ŗ
passer en mÍme temps que moi dans cette lingerie, m'avait dit, en me
montrant cela: ęCe sont des boutures de laurier-rose que je vais
faire.Ľ Je ne sais pourquoi, dans la premiŤre minute, je m'ťtais
senti attristť; cette idťe de faire des boutures, quand il ťtait bien
plus simple d'acheter des lauriers tout venus, m'avait paru presque un
enfantillage sťnile. Mais ensuite ma pensťe s'ťtait reportťe avec un
attendrissement trŤs doux vers le temps passť, vers le temps oý nous
ťtions pauvres et oý l'activitť, l'ordre, l'ťconomie de maman et de
tante Claire, suffisaient ŗ donner encore bon aspect ŗ notre chŤre
maison; en ce temps-lŗ, comme toujours du reste, c'ťtait tante Claire
qui avait la haute direction de nos arbres et de nos fleurs; elle
faisait elle-mÍme des boutures, des ťcussons, des semis au printemps,
et trouvait le moyen, avec une dťpense presque nulle, de rendre notre
cour fleurie et dťlicieuse.--C'est une chose vraiment exquise que
d'avoir ťtť pauvre; je bťnis cette pauvretť inattendue, qui nous
arriva un beau jour, au lendemain de mon enfance trop heureuse, et
nous dura prŤs de dix annťes; elle a resserrť nos liens, elle m'a
fait adorer davantage les deux chŤres gardiennes de mon foyer; elle a
donnť du prix ŗ mille souvenirs; elle a beaucoup jetť de charme sur ma
vie; je ne puis assez dire tout ce qu'elle m'a appris et tout ce que
je lui dois. Certainement il manque quelque chose ŗ ceux qui n'ont
jamais ťtť pauvres; un cŰtť attachant de ce monde leur reste inconnu.
Ces plantes, que nous achetons maintenant chez des jardiniers, elles
sont pour moi impersonnelles, quelconques, je ne les connais pas;
qu'elles meurent, je m'en moque. Mais les anciennes qui furent semťes
jadis ou greffťes par tante Claire, pourvu que ce froid inaccoutumť ne
me les tue pas!... Une frayeur m'en vient tout ŗ coup; j'en aurais un
surcroÓt de chagrin... Je vais recommander aux domestiques de rentrer
toutes celles qui sont dans des pots, de leur faire du feu, d'y
veiller avec plus de soin que jamais...
Et je regarde de plus prŤs, ŗ travers les vitres, ces deux brins de
laurier-rose que secoue le vent du nord mortel; ils sont dťjŗ gelťs et
la glace a fait fendre la bouteille oý ils trempaient; personne ne la
plantera, ni ne la fera revivre, la pauvre derniŤre bouture laissťe
par tante Claire, et cela me dťchire cruellement de la regarder, et
les sanglots tout ŗ coup me viennent, les premiers depuis que je sais
qu'elle va mourir...
Puis, j'ouvre la fenÍtre, je ramasse pieusement la bouture gelťe, les
dťbris de la bouteille, la ficelle qui l'attachait, et je serre le
tout dans une boÓte, ťcrivant, sur le couvercle, ce que cela a ťtť,
avec la date funŤbre.--Qui sait entre quelles mains tombera cette
petite relique ridicule, quand je serai moi aussi retournť ŗ la
terre!... Toujours cette dťrision lamentable: aimer de tout son coeur
des Ítres et des choses que chaque journťe, chaque heure travaille ŗ
user, ŗ dťcrťpir, ŗ emporter par morceaux;--et, aprŤs avoir luttť,
luttť avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s'en va,
passer ŗ son tour.
Le soir, tante Claire respire et parle encore, nous reconnaÓt, rťpond
aux questions qu'on lui fait, mais d'une voix sourde, ťgale, sans
inflexions, qui n'est plus la sienne. Elle est dťjŗ ŗ moitiť dans
l'abÓme...
Je suis de garde ŗ la caserne des matelots, oý il me faut rentrer pour
la nuit. Lťo, qui vient m'y reconduire par les rues obscures et
glacťes, me dit en route, pendant notre trajet silencieux, seulement
ces deux petites phrases si naÔves en elles-mÍmes, banales ŗ force
d'Ítre simples, mais qui expriment prťcisťment le genre de regret de
mon passť lointain qu'en ce moment mÍme j'ťprouvais, qui sonnent le
glas funŤbre de toute l'ťpoque matinale de ma vie: ęElle ne fera plus
vos devoirs ni vos pensums, la pauvre tante Claire;... elle ne
travaillera plus ŗ votre thť‚tre de _Peau d'Ane_...Ľ
*
* *
Nuit de garde passťe sans sommeil dans cette caserne. Au dehors,
grande gelťe toujours, le froid persistant sous le ciel net et
dessťchť. DŤs que se lŤve le jour, j'envoie mon ordonnance prendre des
nouvelles; un mot au crayon qu'il me rapporte me dit que rien n'est
changť; tante Claire est encore lŗ.
A la caserne, oý je dois rester tout le jour, c'est aussi une fin qui
s'opŤre, ajoutant sa toute petite tristesse ŗ la grande. Par suite
d'un ordre du ministre rťduisant encore notre division, on
dťsapproprie des locaux oý les marins habitaient depuis Louis XIV,
entre autres la vieille salle d'escrime, que j'aimais pour y avoir
pris mes premiŤres leÁons d'armes, pour m'y Ítre, pendant des annťes,
rompu ŗ tous les sports des matelots. PÍle-mÍle, dehors, sur le sol
gelť, sont jetťs les masques, les paquets de fleurets, les b‚tons et
les gants de boxe, les vieux ťcussons et les vieux trophťes. Et c'est
encore presque un peu de ma jeunesse qui s'ťparpille lŗ par terre...
Vers quatre heures du soir, aprŤs une tournťe de service en plein air
dans les cours, rentrant dans cette chambre nue de l'officier de garde
que j'habite encore jusqu'ŗ demain, j'aperÁois, posť sur ces laids et
tristes rideaux jaunes du lit, un pauvre papillon qui bat des ailes
comme pour mourir,--un grand papillon d'ťtť et de fleurs, une
ęvanesseĽ, dont l'existence en dťcembre, aprŤs cette sťrie de froids
excessifs, inconnus dans nos pays, a quelque chose d'anormal et
d'inexpliquť; je m'approche pour le regarder: il est piquť par une
grosse ťpingle qu'on a enfoncťe jusqu'ŗ la tÍte dans son petit corps
affreusement crevť.--C'est mon ordonnance qui a dŻ faire cela, sans
pitiť comme les enfants.--Un tremblement de douloureuse agonie agite
ses pauvres ailes encore fraÓches... Dans les ťtats d'‚me trŤs
particuliers, pendant les anxiťtťs et les dťsespťrances, de trŤs
insignifiantes petites choses s'agrandissent, ont des dessous
insondables, font mal et font pleurer. Voici que l'agonie de ce
dernier papillon de l'ťtť, dans cette chambre nue, un soir d'hiver et
de gelťe, au reflet mourant d'un terne soleil rose qui se couche, me
semble une chose infiniment mťlancolique, s'associe pour moi d'une
faÁon mystťrieuse ŗ l'autre agonie qui va venir... Et des larmes--ces
larmes plus amŤres que l'on verse seul--m'obscurcissent ŗ prťsent les
yeux.
Oh! ce bel ťtť passť, dont ce papillon est le dernier survivant, avec
quel serrement de coeur je l'ai vu finir, je l'ai senti s'ťteindre peu
ŗ peu au milieu des plantes jaunies, au milieu de nos treilles et de
nos roses qui s'effeuillaient! J'avais si bien le pressentiment que ce
serait le dernier des derniers pendant lequel il me serait donnť de
voir encore, parmi les fleurs de la cour, dans l'avenue verte, passer
ensemble les deux chŤres robes noires pareilles!
*
* *
Il n'y a rien ŗ faire pour ce papillon; il est doublement perdu, ŗ
cause du froid et ŗ cause de ce trou qui lui traverse le corps; rien
qu'ŗ abrťger sa fin. Je le prends, en lui faisant le moins de mal
possible, et je le jette au milieu du brasier de la cheminťe, oý il
est consumť instantanťment, son ‚me exhalťe en une fumťe
imperceptible..
*
* *
Nuit de garde ŗ la caserne,--pendant laquelle je crois entendre ŗ
chaque instant des pas dans l'escalier: quelqu'un qui viendrait de la
maison m'annoncer que la mort a fait son oeuvre.
*
* *
_Mercredi, 3 dťcembre._--Je finis le matin ma semaine de service.
Toujours ce mÍme temps de grande gelťe, avec ce p‚le soleil.
Dans cette chambre de tante Claire oý, depuis trois jours, il semble
qu'on sente physiquement l'approche de la mort, les choses ont encore
leur mÍme aspect d'attente. Et maman est dans le mÍme fauteuil en
face d'elle, la regardant s'en aller. Sur ce petit lit de fer, d'oý
elle ne veut plus qu'on l'enlŤve, trŤs bas, trŤs en vue et presque au
milieu de l'appartement, tante Claire est couchťe, se plaint, s'agite
et souffre. De moins en moins elle se ressemble ŗ elle-mÍme,
dťfigurťe; les coques de ses cheveux blancs, qu'on ťtait habituť ŗ
voir si bien faites, ŗ prťsent tout en dťsordre. Son image s'altŤre et
s'efface sous nos yeux, mÍme avant la fin. Puis elle nous reconnaÓt ŗ
peine et ne trouve plus pour rťpondre que cette voix sourde qui ne
paraÓt pas lui appartenir.--Alentour, pourtant, sa chambre a conservť
son aspect accoutumť, avec toujours, aux mÍmes places, les mÍmes
petits objets que du temps de mon enfance, et, quand j'arrive ŗ bien
me reprťsenter que c'est la tante Claire d'autrefois, ce pauvre dťbris
dťjŗ mťconnaissable, condamnť sans espťrance, je sens un
envahissement de tristesse qui est comme une tombťe de nuit d'hiver
sur ma vie,--avec aussi une inquiťtude de ne lui avoir peut-Ítre pas
assez tťmoignť combien je l'aimais.
*
* *
Le mťdecin dťclare le soir qu'elle ne passera pas la nuit, qu'il n'y a
plus absolument, rien ŗ essayer ni ŗ espťrer; on pourra seulement lui
ťviter un peu la souffrance, avec de la morphine. Sur ce petit lit de
hasard, elle est aux prises avec le grand mystŤre d'ťpouvantement;
elle va finir sa vie qui fut sans joie mÍme aux heures de sa jeunesse,
qui fut toujours humble et effacťe, sacrifiťe ŗ nous tous.
Dans la maison entiŤre, dans les appartements, dans les escaliers, il
fait, cette nuit, un froid qui pťnŤtre jusqu'aux os, qui resserre
l'esprit et le tient figť davantage dans l'unique pensťe de la mort.
On dirait que le soleil s'ťloigne de nous pour jamais, comme la
vie,--et ces plantes que tante Claire soignait depuis tant d'annťes
dans notre cour vont sans doute aussi mourir.
Vers dix heures, maman, aprŤs l'avoir embrassťe, consent ŗ la quitter
et ŗ descendre se reposer dans une chambre ťloignťe oý elle trouvera
plus de silence; elle se laisse emmener par notre fidŤle Mťlanie--qui
est d'une race de vieux serviteurs dťvouťs, devenus presque des
membres de la famille. Avant de partir, cependant, elle a prťparť,
avec ce courage tranquille, ce besoin d'ordre qui a prťsidť ŗ toute sa
vie, les choses blanches qui doivent servir ŗ la derniŤre toilette.
Moi, qui n'ai jamais vu mourir qu'au loin, sans apprÍts, dans des
ambulances ou sur des navires, je me sens ťtonnť et glacť par mille
petits dťtails qui m'ťtaient tout ŗ fait inconnus...
On tient conseil ŗ voix basse pour cette veillťe suprÍme; il est
convenu qu'on laissera, cette nuit, dormir les domestiques; ce sont
ses niŤces qui resteront lŗ ensemble. Je coucherai tout ŗ cŰtť, dans
la chambre arabe, et, quand le moment de l'agonie sera venu, elles me
rťveilleront. Elles ne frapperont pas ŗ ma porte, de peur que maman,
d'en bas, dans le silence de la nuit, n'entende et ne comprenne. Non,
elles frapperont ŗ certain point du mur qui est voisin de ma tÍte--et
oý prťcisťment tante Claire elle-mÍme avait jadis si souvent cognť
avec une canne, de grand matin, ŗ des heures toujours exactes de sa
grande pendule, quand j'avais quelque corvťe au petit jour ou quelque
dťpart; je me fiais beaucoup plus ŗ elle qu'ŗ mon domestique
dormeur,--et elle acceptait volontiers cette charge, comme autrefois
celle de coiffer les nymphes et les fťes de _Peau d'Ane_ ou de me
faire rťciter l'_Iliade_, comme en gťnťral toutes les missions que ma
fantaisie imaginait de lui confier...
*
* *
_Jeudi 4 dťcembre._--La mÍme nuit, vers deux heures du matin, aprŤs
quelques moments de ce sommeil particulier que l'on a lorsque plane
une angoisse, une attente de malheur ou de mort, je m'ťveille,
frťmissant d'une sorte d'horreur glacťe: on a frappť derriŤre ce
mur,--qui, de ce cŰtť-ci, ressemble ŗ celui de quelque lointaine
mosquťe blanche, dťpayse l'esprit, mais qui, de l'autre, donne dans
l'alcŰve de tante Claire. Or, j'ai compris presque avant d'avoir
entendu; j'ai compris avec la mÍme ťpouvante que si la mort elle-mÍme,
de l'os de son doigt, eŻt frappť ces petits coups inexorables dans
cette alcŰve...
Et je me lŤve en h‚te, dans la nuit de gelťe, les dents claquant de
froid, pour courir oý l'on m'appelle...
*
* *
Lŗ, c'est la fin, la sombre lutte de la fin. Cela dure encore quelques
secondes ŗ peine; ŗ travers le trouble du rťveil, je vois cela comme
dans un cauchemar angoissant... Puis la molle immobilitť survient,
l'apaisement suprÍme.--Oh! l'horreur de cet instant, l'effroi de cette
pauvre tÍte, si vťnťrťe et si aimťe, qui retombe enfin sur son
oreiller pour jamais...
Maintenant, il faut faire les plus pťnibles choses, s'acquitter des
plus effroyables soins. Celles qui sont lŗ dťcident de s'en charger
elles-mÍmes, sans vouloir que les domestiques s'en mÍlent, ni
seulement les assistent. Et, jusqu'ŗ ce qu'elles aient fini, je me
retire pour attendre dans l'antichambre glaciale, transi d'un froid
mortel qui n'est pas seulement physique, qui est aussi un froid d'‚me,
pťnťtrant jusqu'aux trťfonds de moi-mÍme. Dans cette antichambre de
tante Claire, il y a ces objets familiers que j'ai connus lŗ toute ma
vie, mais qu'en cet instant je ne peux plus regarder: ils embrument
mes yeux de larmes... Il y a certain petit pupitre ŗ elle, certains
petits livres et une bible, posťs lŗ sur une table ancienne; puis
surtout, dans un coin, sa propre chaise d'enfant, rapportťe de
l'_Óle_, conservťe depuis soixante-dix ou soixante-quinze annťes et
dans laquelle, ťtant tout petit, je venais m'asseoir prŤs
d'elle,--essayant de me reprťsenter l'ťpoque si reculťe, presque
lťgendaire et merveilleuse ŗ mes yeux d'alors, oý dans cette Óle
d'Olťron, tante Claire avait ťtť elle-mÍme une petite fille...
Quand c'est fini, la suprÍme toilette, on me rappelle. Alors nous
prenons ŗ deux le pauvre corps, maintenant calme et en vÍtements
blancs, pour l'enlever de l'affreux petit lit de souffrance, qui avait
pris, malgrť tout ce qu'on avait pu faire, un aspect de grabat, et le
porter sur le grand lit, tout blanc et immaculť.
Puis nous commenÁons, ŗ travers la maison noire et glacťe, un
va-et-vient ťtrange, sans ťveiller les domestiques, sans bruit pour
que maman n'entende rien; emporter piŤce par piŤce le lit de mort,
toutes les choses sombres qui n'ont plus de raison d'Ítre, charroyer
nous-mÍmes cela au fond de la maison, dans un chai, traversant vingt
fois la cour oý commence ŗ tomber une pluie d'hiver plus froide que de
la vraie neige. Il est environ trois heures du matin; nous avons l'air
de faire je ne sais quoi de clandestin et de criminel; nous
accomplissons du reste des besognes dont nous n'avions aucune idťe
jusqu'ŗ cette nuit, ťtonnťs de le pouvoir sans plus de peine ni de
dťgoŻt, soutenus par une sorte de pudeur vis-ŗ-vis des gens de
service, par une sorte de sentiment pieux qui s'ťtend ŗ de trŤs
petites choses...
Revenus maintenant prŤs du lit oý nous l'avons couchťe, nous enlevons,
avec une anxieuse crainte, ce bandeau funŤbre que, dans les premiŤres
minutes, on met aux morts,--et le visage rťapparaÓt, immobilisť dans
une expression dťjŗ rassťrťnťe, plus du tout pťnible ŗ voir.
Elles entreprennent maintenant de recoiffer tante Claire, de refaire
pour la derniŤre fois ses vťnťrables boucles blanches dont elle ťtait
si soigneuse pendant sa vie. Et, sitŰt que cette coiffure est
terminťe, la blancheur des cheveux encadrant le front p‚le, c'est une
transformation complŤte, surprenante; le cher visage que, depuis tant
de jours, nous n'avions plus vu que contractť par la douleur physique,
s'est transfigurť absolument; tante Claire a pris une expression de
paix suprÍme, une distinction tranquille avec un vague sourire trŤs
doux, un air de planer au-dessus de toutes choses et de nous-mÍmes.
C'est apaisant et consolant de la voir ainsi, dans cet apparat blanc
comme neige, dans cette majestť tout ŗ coup survenue--aprŤs tout
l'horrible de ce petit lit sur lequel elle avait voulu rester pour
mourir....
Toujours sans bruit, montant et descendant comme des fantŰmes, nous
allons chercher maintenant tout ce qu'il y a de fleurs dans la maison
par ces temps de gelťe: des bouquets de chrysanthŤmes blancs, qui
ťtaient en bas dans le grand salon; des bouquets trŤs odorants de
fleurs d'oranger, venus du jardin de Lťo en Provence; puis des
primevŤres,--et nous coupons aussi, pour les jeter sur les draps, les
palmes d'un cyca auxquelles nous attachions une valeur de souvenir
parce que, contrairement ŗ l'habitude des cycas annuels, elles avaient
rťsistť quatre ťtťs durant, ŗ l'ombre, dans notre cour.
La figure continue de s'affiner, de s'embellir dans une p‚leur de cire
vierge; jamais morte ne fut plus douce ŗ regarder, et nous pensons que
les tout petits enfants de la famille, mÍme mon fils Samuel, pourront
trŤs bien entrer demain pour lui dire adieu.
Avant de descendre chez ma mŤre, pour gagner du temps, pour retarder
encore le moment de tout lui dire, nous dťcidons de mettre dans un
ordre parfait la chambre entiŤre; ainsi, quand elle montera revoir sa
soeur, l'aspect des choses alentour n'aura plus rien de pťnible, sera
plus en harmonie avec le visage infiniment calme qui repose sur
l'oreiller blanc. Nous ferons tout cela nous-mÍmes, comme le reste; de
cette faÁon, aucune trace de la lutte de cette nuit ne demeurera
apparente pour ceux qui n'y ont pas assistť. Dans le mÍme silence
toujours, marchant sur la pointe des pieds, nous nous remettons ŗ
l'oeuvre, avec un besoin d'activitť qui est peut-Ítre un peu fiťvreux:
comme des domestiques, nous voici encore emportant des plateaux, des
tasses, des remŤdes, tout l'attirail de la maladie et de la mort; puis
nous ouvrons les fenÍtres au vent glacť de la nuit, nous brŻlons de
l'encens,--et je me rappelle avoir balayť moi-mÍme les tapis, trouvant
plaisir, en ce moment, ŗ faire pour elle n'importe quelle plus humble
besogne.
Cinq heures du matin sonnent quand tout est terminť, dans un ordre
parfait, et les fleurs arrangťes. Une petite lampe d'argent, placťe
d'une certaine faÁon, tamise, ŗ travers un abat-jour, de la lumiŤre
rosťe sur le visage mort qui achŤve de se transfigurer radieusement.
Tante Claire est devenue jolie, jolie comme jamais nous ne l'avions
vue dans sa vie: l'expression de paix suprÍme et triomphante semble
s'Ítre fixťe pour toujours comme dans du marbre. Son visage actuel est
plutŰt une reprťsentation idťale d'elle-mÍme, dans laquelle, en
rťgularisant tous les traits, on n'aurait conservť que le charme de
douceur et de bontť reflťtť au dehors par son ‚me. Et ces palmes
vertes, posťes en croix sur sa poitrine, ajoutent ŗ la tranquille
majestť inattendue de son aspect.
......................................................................
Allons, maintenant, plus de prťtexte pour attendre; il faut se dťcider
ŗ prťvenir ma mŤre, lui dire comment tout s'est passť et quelles
choses nous avons faites.--Pour arriver ŗ sa chambre, il y a un long
dťtour ŗ prendre, par le rez-de-chaussťe, ŗ cause de mon fils qui
dort son sommeil lťger de tout petit enfant,--et je trouve
interminable notre trajet silencieux, une lampe ŗ la main, ŗ cette
heure inusitťe, dans les appartements, les escaliers, qui se succŤdent
froids et noirs.
C'est horriblement pťnible d'apporter un tel message... DŤs le premier
coup, frappť bien doucement ŗ la porte, avant que Mťlanie ait eu le
temps de se lever pour ouvrir, la voix de maman, qui devine pourquoi
nous venons, demande, dans ce silence de la nuit, trŤs vite, avec une
intonation pressťe d'angoisse:
--C'est fini, n'est-ce pas?...
*
* *
Le jour d'hiver se lŤve enfin, bien p‚le, beaucoup moins froid que les
jours prťcťdents, attiťdi par cette neige fondue qui est tombťe, la
nuit.
DŤs le matin, les domestiques vont de cŰtť et d'autre annoncer la fin
ŗ nos amis. On apporte des bouquets, des couronnes de tristes fleurs
d'hiver, dont le lit se recouvre peu ŗ peu, en attendant les roses de
Provence commandťes par dťpÍche. On vient de photographier le
tranquille visage de cire encadrť de boucles blanches, qui demain aura
disparu pour l'ťternitť: l'image qu'on va en faire le fixera pour
quelques annťes encore,--pour quelques instants de plus, d'une
insignifiante durťe dans la suite infinie du temps... Des amis montent
et descendent; la maison est pleine d'une agitation particuliŤre,
sourde, ŗ pas ťtouffťs--et tante Claire, au milieu de ses fleurs, fait
toujours, toujours son mÍme sourire de triomphante et inaltťrable
paix.
Ma toute petite niŤce, de cinq ans, qu'on a amenťe auprŤs de ce lit,
exprime ainsi son impression ŗ sa plus petite soeur, qui n'est pas
montťe encore: ęOn vient de me faire voir tante Claire, en ange, qui
partait pour le ciel.Ľ
Je me rappelle aussi cette scŤne avec Lťo... Depuis tantŰt quatre ans,
il ťtait son voisin ŗ table; ils avaient ensemble de petits mystŤres,
mÍme de petites querelles comiques--surtout ŗ propos d'une certaine
paire de ces ciseaux courts pour les broderies qu'on appelle des
_monstres_. Lui, inventait mille prťtextes, plus saugrenus les uns que
les autres, pour avoir trŤs souvent besoin de ces petits monstres et
venir les emprunter ŗ tante Claire, qui les lui refusait toujours avec
indignation. Une seule et unique fois elle les lui avait confiťs,--le
soir oý il avait ťtť reÁu capitaine. Ce jour-lŗ, elle les avait
glissťs elle-mÍme en surprise sous sa serviette ŗ table, pour exťcuter
une promesse ancienne: ęLe jour oý vous serez reÁu, je vous les
prÍterai, si jusque-lŗ vous Ítes sage.Ľ--Et ce matin, quelqu'un ayant
prononcť devant lui ce nom des ępetits monstresĽ, il ťclate en
sanglots...
*
* *
Je vais au cimetiŤre, au soleil de midi, pour les dispositions ŗ
prendre au sujet du caveau et de la cťrťmonie de demain. Un temps
doux, aprŤs ces grands froids passťs; un soleil trompeur, jouant la
lumiŤre d'ťtť. Je crois que les ciels sombres sont moins
mťlancoliques, en dťcembre, que ces demi-soleils, qui chauffent vers
le milieu du jour pour faiblir de trŤs bonne heure devant l'humiditť
et les brouillards. Dans ce cimetiŤre ensoleillť, presque riant, oý
des milliers de couronnes de perles jettent de fraÓches couleurs sur
les tombes, je me laisse distraire par instants, l'esprit dťtendu;
puis, tout ŗ coup, me reprend un souvenir de mort, je me rappelle que
je suis venu lŗ pour faire prťparer la place d'anťantissement destinťe
ŗ tante Claire.
*
* *
La nuit vite revenue, on se dispose pour la derniŤre veillťe. Je
regarde longuement, avant de me retirer, la figure sereine de tante
Claire, cherchant ŗ fixer en moi cette suprÍme image d'elle, qui est
si consolante et si jolie.
Cet arrangement, ces fleurs sur ce lit, tout cela est tel que je
l'avais souhaitť, et tel que je l'avais, pour ainsi dire, vu par
avance avec une tristesse anticipťe.
Mes souvenirs d'enfance me reviennent ce soir avec une nettetť rare.
Ils me reviennent pour l'adieu sans doute, car il est certain que
tante Claire en emporte une grande partie avec elle dans la terre...
Vers mes huit ou dix ans, j'avais un bengali que j'aimais beaucoup. Je
savais sa petite existence trŤs fragile et j'avais eu cette prťcaution
singuliŤre de prťparer de longue date tout ce qu'il faudrait pour
l'ensevelir: une petite boÓte de plomb rembourrťe de ouate rose et un
mouchoir de batiste ŗ tante Claire comme drap de deuil. J'aimais ce
petit oiseau d'une affection ťtrange, exagťrťe comme ťtaient beaucoup
de mes sentiments d'alors; longtemps ŗ l'avance, je m'ťtais reprťsentť
qu'un jour viendrait oý il faudrait coucher le bengali dans cette
boÓte et oý je verrais la cage, devenue silencieuse, occupťe par le
tout petit cercueil recouvert de son drap blanc.--Un matin, comme on
venait de me ramener du collŤge, tante Claire, qui m'avait guettť par
une fenÍtre, me prit ŗ part pour m'annoncer, avec des prťcautions,
que l'oiseau avait ťtť trouvť mort, tombť sans cause connue.--Je le
pleurai et l'ensevelis comme j'avais depuis longtemps projetť. Puis,
jusqu'au surlendemain, je laissai dans la cage le cercueil en
miniature couvert du fin mouchoir, et je ne pouvais me lasser de la
contemplation triste de cela--qui _ťtait la rťalitť d'une chose depuis
longtemps redoutťe et imaginťe ŗ l'avance absolument sous le mÍme
aspect_.
Il en est un peu ainsi ce soir. Depuis ces derniers hivers, voyant de
plus en plus tante Claire s'affaiblir et vieillir, j'avais eu la
vision de son lit de mort, de sa toilette derniŤre, de ses boucles
blanches ainsi refaites et de beaucoup de fleurs jetťes sur elle. Ce
soir, je contemple la rťalitť d'une chose que j'avais redoutťe et
prťvue absolument telle qu'elle devait Ítre, avec la certitude de son
accomplissement inexorable...
*
* *
_Vendredi 5 dťcembre._--Grand froid revenu, sous un ciel bas, obscur,
funŤbre. Jamais, depuis que suis au monde, pareil hiver n'avait passť
sur notre pays. De nouveau, on a ces vagues impressions de fin de
tout, de destruction sous la glace envahissante. Et puis l'esprit se
resserre, par des temps semblables, se concentre encore davantage sur
la pensťe dominante du moment--qui, pour nous tous, est la pensťe de
la mort.
J'avais peur de ce que serait le visage de tante Claire, ce matin au
jour. Une nuit de plus aurait pu nous le changer, et nous avions
dťcidť de le recouvrir s'il avait cessť d'Ítre agrťable ŗ voir...
AprŤs quelques heures de sommeil, je vais anxieusement le regarder...
Mais non, pas un affaissement dans les traits p‚les; on dirait plutŰt
que l'ensemble s'est rajeuni, poli et affinť encore. Et l'expression
de paix et de triomphe, le mystťrieux sourire doux, restent toujours
identiquement les mÍmes, comme dťcisifs et ťternels. Nous aurions pu
la conserver et la regarder une journťe de plus, si tout n'ťtait
commandť pour aujourd'hui.
*
* *
Il y a mille prťparatifs ŗ faire, qui empÍchent de penser. Les paniers
de roses et de lilas de Provence viennent d'arriver de la gare, et
c'est presque un enchantement de les ouvrir; le lit, oý tante Claire
sourit si doucement, est bientŰt couvert de toutes ces nouvelles
fleurs...
Maintenant on apporte cette chose lourde et banalement sinistre que je
n'avais encore jamais vue entrer dans notre maison,--ayant toujours
ťtť au loin sur mer quand la mort nous avait visitťs,--un cercueil.
Et l'heure est venue d'accomplir la plus cruelle besogne: coucher
tante Claire dans ce coffre et refermer sur elle le couvercle, pour
jamais!...
Avant, il y a le dťpart de ma mŤre, que nous avons suppliťe de quitter
cette chambre pour ne pas voir...
Oh! le chagrin des personnes trŤs ‚gťes, le chagrin des vieillards qui
n'ont presque pas de larmes, c'est, avec le chagrin des petits enfants
ŗ l'abandon, celui qui me fait le plus de mal ŗ regarder. Et, en ce
moment, il s'agit de ma propre mŤre, de son chagrin ŗ elle; je crois
que jamais rien ne m'a dťchirť comme son baiser d'adieu ŗ sa soeur et
l'expression de ses yeux quand elle s'est retournťe sur le seuil pour
apercevoir encore, une suprÍme fois, cette compagne de toute sa vie;
jamais ma rťvolte n'a ťtť plus irritťe et plus sombre contre tout
l'odieux de la mort...
*
* *
Nous l'ensevelirons nous-mÍmes, sans qu'elle soit touchťe par aucune
main ťtrangŤre, mÍme pas par ces domestiques fidŤles qui sont presque
des nŰtres.
C'est fait trŤs vite, comme automatiquement...
Du reste, il y a lŗ beaucoup de monde, des porteurs, des ouvriers
venus pour souder le lourd couvercle, et leur prťsence neutralise
tout. C'est fini, le visage de tante Claire est voilť ŗ jamais,
ťvanoui dans la grande nuit des choses passťes...
Le cercueil s'en va; on l'emporte en bas dans la cour. Elle est partie
pour l'ťternitť, de cette chŤre chambre, oý, toute mon enfance,
j'ťtais venu chercher ces g‚teries ŗ elle, que rien ne lassait,--et
oý il semblait que sa prťsence eŻt apportť un peu du charme de
ęl'ÓleĽ, un peu de la vie antťrieure de nos ancÍtres de lŗ-bas...
Dans la cour, sur des bancs recouverts de verdure, on l'a placťe ŗ
l'abri d'une tente; par terre, une jonchťe de feuillages et, alentour,
des arbustes verts. Je fais enlever en h‚te tout ce que le rude mois
de dťcembre a dťtruit ŗ nos espaliers, couper les branches gelťes,
arracher les feuilles mortes. Pour la derniŤre fois qu'elle est lŗ,
dans cette cour oý elle avait jardinť toute sa vie, oý chaque plante
et mÍme chaque imperceptible mousse devait si bien la connaÓtre, je
veux que tout fasse, malgrť l'hiver, une toilette pour elle.
De la cťrťmonie, du convoi, sur lequel tombe une neige fondue, je me
souviens ŗ peine. En public, on devient presque inconscient, comme ŗ
un enterrement quelconque.--On retient seulement, parmi tant de
manifestations extťrieures de sympathie, un regard, une poignťe de
main qui ont ťtť vraiment bons.
Mais le retour!... La maison revue sous ce ciel noir de dťcembre, sous
cette pluie glacťe, par ce crťpuscule funŤbre; la maison en dťsordre,
piťtinťe par la foule, avec la jonchťe de branches vertes qui traÓne
dans la cour--et l'odeur des substances employťes pour les morts qui
reste vaguement dans les escaliers oý le cercueil a passť.
Puis le dÓner du soir, le premier dÓner qui nous rassemble tous,
tranquilles maintenant, sans prťoccupation d'aller et venir dans la
chambre de la malade; le premier dÓner qui recommence le train de vie
d'autrefois--avec une place ťternellement vide au milieu de nous.
Et enfin la premiŤre nuit qui suit cette journťe!...
Couchť dans la ęchambre arabeĽ, j'ai constamment, ŗ travers mon
demi-sommeil fatiguť, l'impression obsťdante, infiniment triste, du
silence inusitť qui s'est fait de l'autre cŰtť du mur,--et pour
jamais,--dans la chambre de tante Claire. Oh! les chŤres voix et les
chers bruits protecteurs que j'entendais lŗ depuis tant d'annťes, ŗ
travers ce mur, quand le silence de la nuit s'ťtait fait dans la
maison! Tante Claire ouvrant sa grande armoire qui criait sur ses
ferrures d'une faÁon particuliŤre (l'armoire oý est remisť pour
toujours l'Ours aux pralines); tante Claire ťchangeant ŗ haute voix
quelques mots, que j'arrivais presque ŗ distinguer, avec maman couchťe
plus loin dans la chambre voisine: ęDors-tu, ma soeur?Ľ Et sa grosse
pendule murale--aujourd'hui arrÍtťe--qui sonnait si fort; cette
pendule qui fait tant de bruit quand on la remonte et qu'il lui
arrivait quelquefois, ŗ notre grand amusement, de remonter elle-mÍme
avant de s'endormir, au coup de minuit,--si bien que c'ťtait devenu
une plaisanterie lťgendaire ŗ la maison, dŤs qu'on entendait quelque
tapage nocturne, d'en accuser tante Claire et sa pendule... Fini, tout
cela, ťternellement fini. Partie pour le cimetiŤre, tante Claire,--et
maman, sans doute, prťfťrera ne plus revenir habiter la chambre
voisine de la sienne; alors, le silence s'est fait lŗ pour toujours.
Depuis tant d'annťes, c'ťtait ma joie et ma paix, de les entendre
toutes deux, de reconnaÓtre leurs chŤres bonnes vieilles voix, ŗ
travers ce mur rendu sonore par la nuit... Fini, ŗ prťsent; jamais,
jamais je ne les entendrai plus...
*
* *
Endormi enfin, cette nuit de deuil, aprŤs la fatigue extrÍme et le
surmenage de ces jours, je rÍve les choses que je vais essayer de
conter et qui sont tout imprťgnťes de mort.
Cela se passait ŗ la maison; nous ťtions rťunis dans la salle
gothique, le soir. Ce devait Ítre l'heure du coucher du soleil, car de
grands rayons rouges nous arrivaient de l'ouest, ŗ travers les rideaux
et la dentelure des ogives; pourtant, il faisait plus sombre, plus
confus, comme aux fins de crťpuscules. Il y avait dans cette salle une
dťsolation de ruine: des murs lťzardťs, des fauteuils tombťs, des
meubles comme effondrťs de vermoulure, des dťbris dans de la
poussiŤre. Mais nous ťtions insouciants de ce dťsordre,--prťcurseur de
je ne sais quelles autres destructions ne pouvant Ítre conjurťes; nous
restions groupťs sur les stalles, immobiles, dans une attente rťsignťe
de fin de monde.
Et maintenant, on commenÁait ŗ voir, par le mur entr'ouvert, les
ruines entassťes des maisons du voisinage et, au delŗ, l'horizon
monotone de la campagne, jusque vers Martrou et la Limoise; de grandes
plaines, sur lesquelles posait le disque rouge du soleil couchant,
nous envoyant toujours ses longs rayons de soir... Les formes et les
figures de ceux qui attendaient lŗ avec moi restaient indťcises,
d'aspect trŤs fantŰme; ŗ part ma mŤre, que je reconnaissais bien, les
autres?... peut-Ítre des ancÍtres jamais vus, de l'Óle d'Olťron, ou
des descendants n'ayant pas encore existť; des Ítres de la famille,
c'est tout ce que j'en savais; des enfants d'une mÍme branche humaine,
mais sans ťpoque ni personnalitť prťcises... Nous ťtions sous
l'impression de la mort de tante Claire, mais cette impression
s'amoindrissait de la conscience que nous avions de la fin de tout et
de nous-mÍmes; le regret de ce qu'elle ťtait perdue se diffusait dans
une plus universelle mťlancolie d'anťantissement. Et ce soleil, qui
se couchait si tranquille, comme assurť d'une durťe encore illimitťe,
nous le regardions avec une sorte de haine... Alors, une des mains de
ces demi-fantŰmes qui ťtaient lŗ avec moi se tendit vers lui, le doigt
indicateur levť vers son disque comme pour le maudire, et une voix
commenÁa de profťrer des paroles qui nous semblaient dťvoiler des
vťritťs inconnaissables, en mÍme temps qu'elles ťtaient l'expression
mÍme de notre plainte ŗ tous, de notre rťvolte, jusque-lŗ muette,
contre le nťant inťvitable et prochain.
Les paroles que la voix prononÁa, retrouvťes ensuite au rťveil, se
suivaient incohťrentes et dťnuťes de sens; lŗ, au contraire, elles
m'avaient paru d'une profondeur apocalyptique, formulant des
rťvťlations supťrieures... Dans le rÍve, peut-Ítre est-on plus lucide
pour les mystŤres, plus capable de pťnťtrer dans les dessous insondťs
des origine et des causes...
De toutes les phrases que la voix avait profťrťes contre le soleil,
cette derniŤre seulement a gardť un sens, du reste banal et ordinaire,
pour mon esprit rťveillť: ę... Le mÍme, toujours le mÍme!... Le mÍme
qui s'est couchť ŗ cette place, sur ces mÍmes plaines, il y a des
annťes, des siŤcles et des millťnaires, aux ‚ges antťdiluviens, quand
il s'agissait d'ťclairer les bÍtes de ces temps-lŗ, les mammouths ou
les plťsiosaures...Ľ Et ce nom de plťsiosaure sur lequel la voix
s'ťtait tue, avait vibrť ťtrangement, prolongť dans le silence comme
un appel ťvocateur des monstruositťs et des ťpouvantes originelles; la
plaine crťpusculaire, au son de ce mot qui traÓnait lugubre, s'ťtait
agrandie devant nous dťmesurťment, avec toujours ce mÍme terne soleil
au fond de son horizon immense; la plaine avait repris son aspect
antťdiluvien, sa dťsolation et sa nuditť rudimentaire des ťpoques
disparues...
Et des choses inexplicables commenÁaient aussi ŗ s'accomplir autour de
nous. Au fond de la salle, dans la partie obscure, la porte de ce
ęmusťeĽ--oý jadis mon esprit d'enfant avait ťtť initiť ŗ la diversitť
infinie des formes de la nature--s'ťtait ouverte, sur la galerie haute
oý elle donne, et des bÍtes commenÁaient ŗ en sortir: les vieilles
bÍtes empaillťes, dont quelques-unes, rapportťes par des marins
d'autrefois, se dessŤchent depuis si longtemps dans la poussiŤre...
Lentement, l'une aprŤs l'autre, les bÍtes sortaient; du reste, il n'y
avait plus ni ťpoque, ni durťe, ni vie, ni mort, et, dans cette grande
confusion, rien n'ťtonnait...
Les oiseaux, sortis des vitrines, venaient un ŗ un, sans bruit, se
poser sur les crťneaux de la haute cheminťe--et je reconnaissais
surtout les plus anciens, ceux qu'on m'avait donnťs les premiers,
_quand j'ťtais enfant_: c'est ťtrange comme, aux instants de fatigue
ou de douleur, de trŤs grande surexcitation nerveuse quelconque, ce
sont toujours les impressions d'enfance qui reparaissent et qui
dominent tout...
Les papillons aussi, les papillons morts depuis tant d'ťtťs, avaient
fui leurs ťpingles et leurs cadres de verre pour venir voler autour de
nous, dans l'obscuritť de plus en plus envahissante. Et il y en avait
un surtout que je regardais approcher avec un sentiment de crainte
indťfinie,--un certain papillon jaune p‚le, le ę_citron-aurore_Ľ, qui
est mÍlť pour moi ŗ tout un monde de souvenirs ensoleillťs et jeunes.
Il venait de reprendre comme les autres sa vie lťgŤre, mais ses ailes
avaient le tremblement d'agonie de celui que j'avais trouvť, trois ou
quatre jours auparavant, piquť aux rideaux de mon lit de caserne. Et
je m'ťcartais de lui avec respect pour ne pas gÍner son vol,
m'ťtonnant mÍme de voir que les autres formes humaines prťsentes ne
s'ťcartaient pas comme moi; car ce papillon ťtait maintenant devenu
une sorte d'ťmanation de tante Claire, un peu d'elle-mÍme,--peut-Ítre
son ‚me errante...
*
* *
Le lendemain, un rÍve me revint encore dans ce mÍme sentiment de la
fin de toutes choses, mais avec dťjŗ moins de rťvolte et d'horreur.
Je rÍvai cette fois qu'aprŤs de longs voyages sur mer, je revenais au
logis familial, ayant vieilli beaucoup et portant chevelure grise. A
travers le mÍme demi-jour crťpusculaire, je revoyais les choses de
tout temps connues, mais nullement dťrangťes, en ordre comme dans les
demeures vivantes--malgrť cette anxiťtť de mort qui continuait de
planer...
J'arrivais seul, attendu par personne, aprŤs une absence qui avait
tant durť. Je trouvai ma mŤre qui montait lentement l'escalier obscur,
‚gťe et affaissťe comme je ne l'avais jamais vue; nous nous
rencontr‚mes sans rien nous dire, unis dans cette mÍme anxiťtť
silencieuse. La prenant par la main, je la menai chez moi, dans le
salon arabe, oý je la fis asseoir et m'assis par terre prŤs d'elle.
Puis, attirť par je ne sais quel pressentiment inquiet vers la porte
restťe ouverte, j'allai jeter les yeux sur l'escalier; je sortis mÍme,
hťsitant dans ce crťpuscule sinistre, pour essayer de voir jusqu'en
bas, si personne ni rien ne montaient aprŤs nous... La chambre de
tante Claire, qui donne aussi sur ce vestibule, ťtait ouverte,
ťclairťe par une sorte de lueur jaune d'astre couchant; j'y entrai,
pour regarder... Et lŗ, me retournant, je la vis elle-mÍme derriŤre
moi, rťapparue sans bruit, avec de bons yeux souriants, trŤs tristes.
Je n'en eus aucune frayeur; je la touchai seulement pour m'assurer si
elle ťtait bien aussi rťelle que moi; ensuite, la prenant par la main
et toujours sans parler, je l'emmenai dans le salon arabe, vers maman,
ŗ qui je dis seulement avant d'entrer: ęDevine qui je te ramŤne.....Ľ
Quand elles furent assises toutes deux, et moi ŗ leurs pieds, je les
pris de nouveau par les mains pour les bien tenir, les empÍcher de
s'ťteindre avant moi, n'ayant toujours pas trop confiance dans leur
rťalitť ni leur durťe... Et nous rest‚mes un long moment ainsi,
immobiles et sans paroles, avec la conscience, non seulement d'Ítre
seuls dans la maison dťserte, mais seuls aussi dans toute la ville
abandonnťe aux spectres, comme aprŤs une longue ťvolution des temps
n'ayant ťpargnť que nous trois. D'ailleurs nous savions aussi que nous
allions disparaÓtre, nous anťantir... Et je me disais, avec une
dťsespťrance suprÍme: j'ai pu fixer un peu de leurs traits dans des
livres, les rťvťler l'une et l'autre ŗ quelques milliers de frŤres
inconnus--aussi angoissťs que moi-mÍme par la perspective de la mort
et de l'oubli; mais ils sont passťs, tous ceux qui m'ont lu, tous ceux
de ma gťnťration, et, ŗ prťsent, c'est fini mÍme de cette sorte de vie
factice que je leur avais donnťe ŗ toutes deux dans le souvenir des
hommes; c'est fini d'elles, fini de moi; notre trace mÍme va Ítre
effacťe, perdue dans l'absolu nťant...
*
* *
_Mars 1891._--Dťjŗ plus de trois mois que tante Claire nous a
quittťs...
Presque au lendemain de sa mort, je suis brusquement parti, laissant
la maison encore dans le dťsarroi sinistre, et le pays dans le froid
sombre du grand hiver; je m'en suis allť retrouver le soleil et la mer
bleue, appelť au loin par mon mťtier de marin.
Et je suis revenu hier, en congť de quelques heures, par un temps dťjŗ
printanier, trŤs lumineux, trŤs doux. J'ai ťtť presque attristť de
l'ordre parfait rťtabli partout, de la tranquillitť insouciante des
choses... Le temps a passť, l'image de tante Claire s'est ťloignťe.
Un soleil chaud, un peu h‚tif, surprenant, a recommencť d'ťgayer notre
cour, que j'avais quittťe encore toute transie de ces froids
noirs--avec les branches vertes de la jonchťe funťraire encore
entassťes dans un coin sous de la neige. Plusieurs de nos plantes sont
mortes, de celles que tante Claire soignait et auxquelles je tenais ŗ
cause d'elle; on les a remplacťes par d'autres, apportťes en h‚te
avant mon arrivťe... MÍme dans cette cour, qui avait ťtť son domaine,
la trace de son bienfaisant et doux passage sur la terre aura bientŰt
disparu.
*
* *
Nous allons tous ensemble au cimetiŤre, faire visite au caveau oý elle
dort, murťe dans des pierres neuves. Le plus joyeux soleil printanier
joue sur nos vÍtements noirs. Le cimetiŤre secoue, lui aussi, la
torpeur de cet hiver long et mortel: les plantes, dont les racines
touchent aux morts, bourgeonnent doucement et vont revivre.
Il semble presque que nous venons lŗ voir une tombe dťjŗ ancienne,
avec un commencement d'oubli.
*
* *
Au retour, j'entre dans sa chambre; les fenÍtres sont ouvertes au vent
tiŤde de printemps, et lŗ encore rŤgne un ordre parfait, avec je ne
sais quel air de gaietť et de rajeunissement que je n'attendais pas.
Sa prťsence est remplacťe par un grand portrait tout fraÓchement
peint, qui fixe un peu de son expression et de son bon sourire; mais
cette image, ench‚ssťe dans cet or trop neuf qui se ternira, mon fils
Samuel ne saura mÍme pas qui elle reprťsente, si on ne prend soin de
le lui expliquer; aprŤs moi, elle deviendra, comme tous ces portraits
d'ascendants que personne ne connaÓt plus, une chose simplement
respectable, que l'on regarde ŗ peine.
J'ouvre sa grande armoire. Lŗ, les menus objets qu'elle touchait
chaque jour ont ťtť classťs religieusement, rangťs par ma mŤre d'une
faÁon dťfinitive, et, derriŤre diffťrentes petites boÓtes de forme
dťmodťe auxquelles elle tenait beaucoup, l'_Ours aux pralines_
m'apparaÓt dans un coin... Tout cela restera immobile, sur ces
ťtagŤres qui ne bougeront pas, dans cette chambre oý personne
n'habitera plus,--jusqu'ŗ l'heure de je ne sais quelles profanations
qui finiront tout, plus tard, quand je serai mort...
*
* *
Je retourne chez moi, dans mon cabinet de travail et, accoudť ŗ ma
fenÍtre ouverte, en fumant une cigarette d'Orient, je regarde, comme
depuis des annťes, la rue familiŤre, le quartier qui ne change pas.
De tout temps, j'ai beaucoup songť et mťditť ŗ cette mÍme fenÍtre, par
les longs soirs de juin surtout,--et je voudrais bien que jusqu'ŗ ma
mort on ne dťrange‚t pas l'aspect des vieux toits d'alentour; je m'y
suis attachť, bien qu'ils soient probablement si banals et quelconques
pour ceux qui n'y retrouvent pas de souvenirs.--A chacun de mes
sťjours au foyer, pendant toutes ces diffťrentes phases de ma vie, qui
se sont superposťes si vite, j'ai passť ici des instants de rÍve, des
heures nostalgiques, ŗ me rappeler et ŗ regretter mille choses
d'Orient ou d'ailleurs. Et, dans ces ailleurs, ensuite, au milieu de
leurs mirages, je regrettais par instants cette fenÍtre... Le petit
Samuel, mon fils, a commencť d'y venir, lui aussi, apportť au cou de
sa bonne; plus d'une fois dťjŗ il a promenť, d'ici mÍme, sur le
voisinage, son petit oeil ťtonnť et peu conscient. AprŤs moi,
peut-Ítre, aimera-t-il ce lieu ŗ son tour.
Il y fait dťlicieusement beau aujourd'hui; le ciel est bleu, le vent
passe sur ma tÍte, tiŤde comme un vent d'avril; on sent le printemps
partout; on entend dťjŗ le chalumeau des meneurs de chŤvres qui
viennent d'arriver des Pyrťnťes; puis voici ces trois musiciens
ambulants, qui, chaque ťtť, reparaissent et rejouent leurs mÍmes airs;
les voici installťs ŗ leur poste sur le trottoir d'en face, prÍts ŗ
recommencer leur musique des belles saisons passťes... Et, en ce
moment, je me laisse prendre un peu ŗ toute cette gaietť-lŗ, ŗ des
lendemains de soleil que j'aurai peut-Ítre, ŗ de la vie que je sens
encore en avant de moi...
Mes yeux se portent maintenant sur la fenÍtre la plus voisine de la
mienne--une de celles de chez tante Claire--qui est ŗ demi fermťe et
oý je vois, par l'ouverture en tuile des persiennes, passer la petite
tÍte odorante d'un vigoureux brin de rťsťda. (Le rťsťda ťtait la fleur
choisie de tante Claire; je lui en ai connu presque en toute saison,
dans sa chambre,--et maman sans doute en aura conservť la tradition
fidŤlement, comme si elle ťtait lŗ encore.)
Ces deux ou trois derniers ťtťs, elle se tenait souvent derriŤre ses
persiennes ainsi entre-b‚illťes, ayant un peu renoncť, par fatigue, ŗ
tous ces ouvrages qui l'occupaient depuis plus d'un demi-siŤcle; nous
l'apercevions donc gťnťralement lŗ prŤs de nous; elle nous disait
bonjour d'un sourire, par-dessus ses ťternels rťsťdas fleuris, dans
les moments oý nous quittions, Lťo et moi, nos tables de travail--lui,
ses livres de mathťmatiques, moi, les feuillets oý je m'efforÁais de
fixer d'insaisissables choses emportťes ŗ mesure par le temps,--pour
nous reposer ŗ la fenÍtre, nous amuser ŗ regarder de haut les
passants, les chats en contemplation sur les toits et les martinets en
vertige dans l'air...
C'est que, pour tout dire, je tiens ŗ mes passants aussi,--et j'y
tiens d'autant plus qu'ils sont plus vieux dans notre voisinage.
J'aime non seulement ceux qui, ŗ l'occasion, lŤvent la tÍte pour me
faire un signe de connaissance; mais ceux-lŗ mÍme qui me jettent un
regard mťchant et niais, ruminant contre moi quelque petite vilenie
anonyme; ils ne se doutent pas, ces derniers, qu'ils font partie de
mon dťcor familier et qu'au besoin j'offrirais un pourboire ŗ la Mort
pour qu'elle me les laisse tranquilles quelque temps de plus...
Donc, je regarde du cŰtť de chez tante Claire.--Et voici que je trouve
mťlancolique, ŗ prťsent, ce vent qui me charmait tout ŗ l'heure; je
trouve tout ŗ coup morne et triste, ce soleil,--et dťsolťe, cette
immobile sťrťnitť de l'air. Ces persiennes ŗ demi ouvertes, entre
lesquelles je ne verrai plus jamais, jamais, paraÓtre son bonnet de
dentelle noire et ses boucles blanches; ce brin de rťsťda, qui est lŗ
tout seul me montrant innocemment une gentille tÍte fraÓche, non, je
ne peux plus continuer de regarder ces choses;--et je referme vite ma
fenÍtre parce que je pleure, je pleure comme un petit enfant...
*
* *
Peut-Ítre, mon Dieu, est-ce la derniŤre fois que le regret de tante
Claire se produira en moi avec cette intensitť et sous cette forme
spťciale qui amŤne les larmes, puisque tout s'apaise, puisque tout
devient coutume, s'oublie, et qu'il y a un voile, une brume, une
cendre, je ne sais quoi, de jetť comme en h‚te et tout de suite sur le
souvenir des Ítres qui s'en sont retournťs dans l'ťternel rien...
VIANDE DE BOUCHERIE
Au milieu de l'ocťan Indien, un soir triste oý le vent commenÁait ŗ
gťmir.
Deux pauvres boeufs nous restaient, de douze que nous avions pris ŗ
Singapoor pour les manger en route. On les avait mťnagťs, ces
derniers, parce que la traversťe se prolongeait, contrariťe par la
mousson mauvaise.
Deux pauvres boeufs ťtiolťs, amaigris, pitoyables, la peau dťjŗ usťe
sur les saillies des os par les frottements du roulis. Depuis bien
des jours ils naviguaient ainsi misťrablement, tournant le dos ŗ leur
p‚turage de lŗ-bas oý personne ne les ramŤnerait plus jamais, attachťs
court, par les cornes, ŗ cŰtť l'un de l'autre et baissant la tÍte avec
rťsignation chaque fois qu'une lame venait inonder leur corps d'une
nouvelle douche si froide; l'oeil morne, ils ruminaient ensemble un
mauvais foin mouillť de sel, bÍtes condamnťes, rayťes par avance sans
rťmission du nombre des bÍtes vivantes, mais devant encore souffrir
longuement avant d'Ítre tuťes; souffrir du froid, des secousses, de la
mouillure, de l'engourdissement, de la peur...
Le soir dont je parle ťtait triste particuliŤrement. En mer, il y a
beaucoup de ces soirs-lŗ, quand de vilaines nuťes livides traÓnent sur
l'horizon oý la lumiŤre baisse, quand le vent enfle sa voix et que la
nuit s'annonce peu sŻre. Alors, ŗ se sentir isolť au milieu des eaux
infinies, on est pris d'une vague angoisse que les crťpuscules ne
donneraient jamais sur terre, mÍme dans les lieux les plus
funŤbres.--Et ces deux pauvres boeufs, crťatures de prairies et
d'herbages, plus dťpaysťes que les hommes dans ces dťserts mouvants et
n'ayant pas comme nous l'espťrance, devaient trŤs bien, malgrť leur
intelligence rudimentaire, subir ŗ leur faÁon l'angoisse de ces
aspects-lŗ, y voir confusťment l'image de leur prochaine mort.
Ils ruminaient avec des lenteurs de malades, leurs gros yeux atones
restant fixťs sur ces sinistres lointains de la mer. Un ŗ un, leurs
compagnons avaient ťtť abattus sur ces planches ŗ cŰtť d'eux; depuis
deux semaines environ, ils vivaient donc plus rapprochťs par leur
solitude, s'appuyant l'un sur l'autre au roulis, se frottant les
cornes, par amitiť.
Et voici que le personnage chargť du service des vivres (celui que
nous appelons ŗ bord: le maÓtre-commis) monta vers moi sur la
passerelle, pour me dire dans les termes consacrťs: ęCap'taine, on va
tuer un boeuf.Ľ Le diable l'emporte, ce maÓtre-commis! Je le reÁus
trŤs mal, bien qu'il n'y eŻt assurťment pas de sa faute; mais en
vťritť, je n'avais pas de chance depuis le commencement de cette
traversťe-lŗ: toujours pendant mon quart, l'abatage des boeufs!... Or,
cela se passe prťcisťment au-dessous de la passerelle oý nous nous
promenons, et on a beau dťtourner les yeux, penser ŗ autre chose,
regarder le large, on ne peut se dispenser d'entendre le coup de
masse, frappť entre les cornes, au milieu du pauvre front attachť trŤs
bas ŗ une boucle par terre; puis le bruit de la bÍte qui s'effondre
sur le pont avec un cliquetis d'os. Et sitŰt aprŤs, elle est soufflťe,
pelťe, dťpecťe; une atroce odeur fade se dťgage de son ventre ouvert
et, alentour, les planches du navire, d'habitude si propres, sont
souillťes de sang, de choses immondes...
Donc c'ťtait le moment de tuer le boeuf. Un cercle de matelots se
forma autour de la boucle oý l'on devait l'attacher pour
l'exťcution,--et, des deux qui restaient, on alla chercher le plus
infirme, un qui ťtait dťjŗ presque mourant et qui se laissa emmener
sans rťsistance.
Alors, l'autre tourna lentement la tÍte, pour le suivre de son oeil
mťlancolique, et, voyant qu'on le conduisait vers ce mÍme coin de
malheur oý tous les prťcťdents ťtaient tombťs, _il comprit_; une lueur
se fit dans son pauvre front dťprimť de bÍte ruminante et il poussa un
beuglement de dťtresse... Oh! le cri de ce boeuf, c'est un des sons
les plus lugubres qui m'aient jamais fait frťmir, en mÍme temps que
c'est une des choses les plus mystťrieuses que j'aie jamais
entendues... Il y avait lŗ-dedans du lourd reproche contre nous tous,
les hommes, et puis aussi une sorte de navrante rťsignation; je ne
sais quoi de contenu, d'ťtouffť, comme s'il avait profondťment senti
combien son gťmissement ťtait inutile et son appel ťcoutť de personne.
Avec la conscience d'un universel abandon, il avait l'air de dire:
ęAh! oui... voici l'heure inťvitable arrivťe, pour celui qui ťtait mon
dernier frŤre, qui ťtait venu avec moi de lŗ-bas, de la patrie oý l'on
courait dans les herbages. Et mon tour sera bientŰt, et pas un Ítre au
monde n'aura pitiť, pas plus de moi que de lui...Ľ
Oh! si, j'avais pitiť! J'avais mÍme une pitiť folle en ce moment, et
un ťlan me venait presque d'aller prendre sa grosse tÍte malade et
repoussante pour l'appuyer sur ma poitrine, puisque c'est lŗ une des
maniŤres physiques qui nous sont le plus naturelles pour bercer d'une
illusion de protection ceux qui souffrent ou qui vont mourir.
Mais, en effet, il n'avait plus aucun secours ŗ attendre de personne,
car mÍme moi qui avais si bien senti la dťtresse suprÍme de son cri,
je restais raide et impassible ŗ ma place en dťtournant les yeux... A
cause du dťsespoir d'une bÍte, n'est-ce pas, on ne va pas changer la
direction d'un navire et empÍcher trois cents hommes de manger leur
ration de viande fraÓche! On passerait pour un fou, si seulement on y
arrÍtait une minute sa pensťe.
Cependant un petit gabier, qui peut-Ítre, lui aussi, ťtait seul au
monde et n'avait jamais trouvť de pitiť,--avait entendu son appel,
entendu au fond de l'‚me comme moi. Il s'approcha de lui, et, tout
doucement, se mit ŗ lui frotter le museau.
Il aurait pu, s'il y avait songť, lui prťdire:
ęIls mourront aussi tous, va, ceux qui vont te manger demain; tous,
mÍme les plus forts et les plus jeunes; et peut-Ítre qu'alors l'heure
terrible sera encore plus cruelle pour eux que pour lui, avec des
souffrances plus longues; peut-Ítre qu'alors ils prťfťreraient le coup
de masse en plein front.Ľ
La bÍte lui rendit bien sa caresse en le regardant avec de bons yeux
et en lui lťchant la main. Mais c'ťtait fini, l'ťclair d'intelligence
qui avait passť sous son cr‚ne bas et fermť venait de s'ťteindre. Au
milieu de l'immensitť sinistre oý le navire l'emportait toujours plus
vite, dans les embruns froids, dans le crťpuscule annonÁant une nuit
mauvaise,--et ŗ cŰtť du corps de son compagnon qui n'ťtait plus qu'un
amas informe de viande pendue ŗ un croc,--il s'ťtait remis ŗ ruminer
tranquillement, le pauvre boeuf; sa courte intelligence n'allait pas
plus loin; il ne pensait plus ŗ rien; il ne se souvenait plus.
LA CHANSON DES VIEUX …POUX
Toto-San et Kaka-San, le mari et la femme.
Ils ťtaient vieux, vieux; on les avait toujours connus; les plus
anciens de Nangasaki ne se rappelaient mÍme pas les avoir vus jeunes.
Ils mendiaient par les rues. Toto-San, qui ťtait aveugle, traÓnait
dans une petite caisse ŗ roulettes Kaka-San, qui ťtait paralytique.
Jadis ils s'ťtaient nommťs Hato-San et Oumť-San (monsieur Pigeon et
madame Prune), mais on ne s'en souvenait plus.
En langue nippone, Toto et Kaka sont des mots trŤs doux qui signifient
ępŤre et mŤreĽ dans la bouche des enfants. A cause sans doute de leur
grand ‚ge, tout le monde les appelait ainsi; et en ce pays d'excessive
politesse, on faisait suivre ces noms familiers du terme _San_, qui
est honorifique comme monsieur ou madame (_monsieur papa et madame
maman_); les plus petits des bťbťs japonais ne nťgligent jamais ces
formules d'ťtiquette.
Leur faÁon de mendier ťtait discrŤte et comme il faut; ils ne
harcelaient point les gens avec des priŤres, mais tendaient les mains,
simplement et sans rien dire, de pauvres mains ridťes sur lesquelles
il y avait dťjŗ comme des plissures de momie. On leur donnait du riz,
des tÍtes de poisson, des vieilles soupes.
TrŤs petite, comme toutes les Japonaises, Kaka-San paraissait rťduite
ŗ rien dans cette boÓte ŗ roulettes, oý son arriŤre-train presque mort
s'ťtait dessťchť et tassť pendant une si longue suite d'annťes.
Sa voiture ťtait mal suspendue; aussi lui arrivait-il d'Ítre trŤs
cahotťe dans le cours de ses promenades par la ville. Il ne marchait
pourtant pas vite, son pauvre ťpoux, et il ťtait si rempli de soins,
de prťcautions! Elle le guidait de la voix, et lui, attentif,
l'oreille tendue, allait son chemin de juif-errant dans son ťternelle
obscuritť, le trait de cuir passť ŗ l'ťpaule et sondant avec un bambou
la terre en avant de ses pas.
Les moments trŤs graves, c'ťtait quand il s'agissait de monter une
marche, ou bien de franchir un ruisseau, une crevasse, une
orniŤre,--comment se tirerait-il de lŗ, Toto-San?... Et il fallait
voir alors la pauvre vieille s'agiter dans sa boÓte: cette figure
inquiŤte, ces yeux qui brillaient d'anxiťtť intelligente, malgrť la
buťe que les ans avaient soufflťe dessus pour les ternir... …videmment
la frayeur d'Ítre chavirťe ťtait une des choses qui minaient le plus
sa fin d'existence.
Que se passait-il dans leurs tÍtes, ŗ ces deux vieux qui s'adoraient?
Qu'est-ce qu'ils pouvaient se conter l'un ŗ l'autre, dans le
recueillement du soir? Quels souvenirs exhumaient-ils de leurs jeunes
annťes, quand ils ťtaient nichťs ensemble sous quelque hangar pour
dormir, Kaka-San dťjŗ encapuchonnťe dans le mouchoir de coton bleu qui
ťtait sa coiffure de nuit? Comment se faisaient leurs projets de
promenade, pour le lendemain, qui allait recommencer tout pareil au
jour d'avant, avec la mÍme lutte pour manger, la mÍme dťcrťpitude et
la mÍme misŤre. Avaient-ils encore des joies, de petits restes
d'espťrance? Avaient-ils bien encore des pensťes, seulement, et
pourquoi s'obstinaient-ils ŗ vivre, quand la terre ťtait lŗ toute
prÍte pour les recevoir, pour achever de les dťcomposer sans plus les
faire souffrir?...
Ils se rendaient ŗ toutes les fÍtes religieuses cťlťbrťes dans les
temples.
Sous les grands cŤdres noirs qui ombragent les prťaux sacrťs, au pied
de quelque vieux monstre en granit, ils s'installaient de bonne heure,
avant l'arrivťe des premiers fidŤles, et tant que durait le
pŤlerinage, beaucoup de passants s'arrÍtaient ŗ eux. Jeunes filles ŗ
figure de poupťe et ŗ tout petits yeux de chat, faisant traÓner leurs
hautes chaussures de bois; bťbťs nippons trŤs comiques dans leurs
longues robes bigarrťes, arrivant par bandes pour faire leur dťvotion
en se tenant par la main; belles dames minaudiŤres ŗ chignon
compliquť, venant ŗ la pagode pour prier et pour rire; paysans ŗ longs
cheveux, bonzes ou marchands, toutes les marionnettes imaginables de
ce petit peuple gai, passaient devant Kaka-San qui les voyait encore
et devant Toto-San qui ne les voyait plus. On leur jetait toujours un
regard bienveillant et parfois, d'un groupe, quelqu'un se dťtachait
pour leur porter une aumŰne; on leur faisait mÍme des rťvťrences, tout
comme ŗ des gens de bonne compagnie, tant ils ťtaient connus et tant
on est poli dans cet Empire.
Et ces jours-lŗ, il leur arrivait ŗ eux aussi de sourire ŗ la fÍte,
quand le temps ťtait beau et la brise tiŤde, quand leurs douleurs de
vieillesse ťtaient un peu endormies au fond de leurs membres ťpuisťs.
Kaka-San, ťmoustillťe par le brouhaha des voix rieuses et lťgŤres, se
reprenait ŗ minauder comme les dames qui passaient, en jouant de son
pauvre ťventail de papier, se donnait un air d'Ítre encore bien en vie
et de s'intťresser comme les autres aux choses amusantes de ce monde.
Mais, quand le soir venait, ramenant de l'obscuritť et du froid sous
les cŤdres, quand il y avait une horreur religieuse et un mystŤre
rťpandus tout ŗ coup alentour des temples, dans les allťes bordťes de
monstres, les deux vieux ťpoux s'affaissaient sur eux-mÍmes. Il
semblait que la fatigue du jour les eŻt rongťs par en dedans, leurs
rides ťtaient plus creuses, les plissures de leur peau plus pendantes;
leurs figures n'exprimaient plus que la misŤre affreuse et la dťtresse
d'Ítre prŤs de mourir.
Des milliers de lanternes s'allumaient pourtant autour d'eux dans les
branches noires, et des fidŤles stationnaient toujours sur les
marches des sanctuaires. Le bourdonnement d'une gaietť frivole et
bizarre sortait de toute cette foule, emplissait les avenues et les
saintes voŻtes, contrastant avec le rictus des monstres immobiles qui
gardaient les dieux, avec les symboles effrayants et inconnus, avec
les vagues ťpouvantes de la nuit. La fÍte se prolongeait aux lumiŤres
et semblait une immense ironie pour les Esprits du ciel, bien plus
qu'une adoration, mais une ironie sans amertume, enfantine,
bienveillante et surtout irrťsistiblement joyeuse.
C'est ťgal, le soleil couchť, rien de tout cela ne ranimait plus ces
deux dťbris humains; ils redevenaient sinistres ŗ voir, accroupis ŗ
l'ťcart comme des parias malades, comme de pauvres vieux singes usťs
et finis, mangeant dans un coin leurs miettes d'aumŰne. A ce moment,
s'inquiťtaient-ils de quelque chose de profond et d'ťternel, pour
avoir cette expression d'angoisse rťpandue sur leurs masques morts?
Qui sait ce qui se passait au fond de ces vieilles tÍtes japonaises?
Peut-Ítre rien!... Ils luttaient simplement pour t‚cher de continuer
de vivre; ils mangeaient, au moyen de leurs petites baguettes de bois,
en s'entr'aidant avec des soins tendres; ils s'enveloppaient pour
n'avoir pas trop froid, pour ne pas laisser la rosťe se dťposer sur
leurs os; ils se soignaient de leur mieux, avec le dťsir d'Ítre en vie
demain et de recommencer, l'un roulant l'autre, leur mÍme promenade
errante...
Dans la petite voiture, il y avait, en plus de Kaka-San, tous les
objets de leur mťnage: ťcuelles ťbrťchťes en porcelaine bleue, pour
mettre le riz, tasses en miniature pour boire le thť et lanterne en
papier rouge qu'ils allumaient le soir.
Chaque semaine une fois, Kaka-San ťtait soigneusement repeignťe et
recoiffťe par son mari aveugle. Ses bras, ŗ elle, ne pouvaient plus se
lever assez haut pour construire son chignon de Japonaise, et Toto-San
avait appris. A t‚tons, ŗ mains tremblantes, il caressait la pauvre
vieille tÍte qui se laissait tripoter avec un abandon c‚lin, et cela
rappelait, en plus triste, ces toilettes deux ŗ deux que se font les
singes. Les cheveux ťtaient rares et Toto-San ne trouvait plus
grand'chose ŗ peigner sur ce parchemin jaune, ridť comme la peau des
pommes en hiver. Il rťussissait pourtant ŗ former des coques, qu'il
disposait avec un goŻt nippon; elle, trŤs intťressťe, suivait des yeux
dans un casson de miroir: ęUn peu plus haut, Toto-San!... Un peu plus
ŗ droite, un peu plus ŗ gauche...Ľ A la fin, quand il avait piquť
lŗ-dedans deux longues ťpingles en corne, qui achevaient de donner du
genre ŗ la coiffure, Kaka-San prenait encore une certaine mine de
grand'mŤre comme il faut, une certaine silhouette apprÍtťe de bonne
femme ŗ potiche.
Ils faisaient aussi leurs ablutions consciencieusement: on est si
propre au Japon.
Et, quand ils avaient accompli une fois de plus ce lavage,
perpťtuellement recommencť depuis tant d'annťes, quand ils avaient
fini cette t‚che de toilette que l'approche de la mort rendait de jour
en jour plus ingrate, se sentaient-ils au moins vivifiťs par l'eau
pure et froide, ťprouvaient-ils encore un peu de bien-Ítre, au frais
matin?
O misŤre lamentable! AprŤs chaque nuit, se rťveiller tous deux plus
caducs, plus endoloris, plus branlants, et, malgrť tout, vouloir
obstinťment vivre, ťtaler sa dťcrťpitude au soleil, et repartir pour
la mÍme ťternelle promenade ŗ roulettes, avec les mÍmes lenteurs, les
mÍmes grincements de planches, les mÍmes cahots, les mÍmes fatigues;
aller toujours, par les rues, par les faubourgs, par les villages,
jusque dans la campagne lointaine, quand une fÍte ťtait annoncťe ŗ
quelque temple des bois...
Ce fut dans les champs, un matin, au croisement de deux routes
mikadales, que la mort, en sournoise, attrapa la vieille Kaka-San.
Un beau matin d'avril, en plein soleil, en pleine verdure.
Dans cette Óle de Kiu-Siu, le printemps est un peu plus chaud que le
nŰtre, un peu plus h‚tif, et dťjŗ tout resplendissait dans la fertile
campagne. Les deux routes se coupaient en plaine, au milieu de
riziŤres veloutťes qu'un vent lťger rendait chatoyantes comme des
peluches vertes. L'air ťtait rempli de la musique des cigales qui, au
Japon, sont trŤs bruyantes.
A ce carrefour, il y avait une dizaine de tombes dans les herbes, sous
un bouquet de grands cŤdres isolťs: des bornes carrťes ou bien
d'antiques bouddhas en granit assis dans des calices de lotus. Au delŗ
des champs de riz, on apercevait les bois, assez semblables ŗ nos bois
de chÍnes, mais oý se mÍlaient quelques touffes blanches ou roses qui
ťtaient des camťlias ŗ fleurs simples, et quelques feuillages trŤs
lťgers qui ťtaient des bambous; puis tout au loin, des montagnes
ressemblant ŗ de petits dŰmes, ŗ de petites coupoles, dessinaient sur
le ciel bleu des formes un peu maniťrťes, mais trŤs gracieuses.
C'est au milieu de cette rťgion de calme et de verdure que l'ťquipage
de Kaka-San s'ťtait arrÍtť, et pour une halte suprÍme. Des paysans et
des paysannes, habillťs de longues robes en cotonnade bleu sombre ŗ
manches pagode, une vingtaine de bonnes petites ‚mes nipponnes,
s'empressaient autour de la caisse ŗ roulettes oý la moribonde tordait
ses vieux bras. «a l'avait prise tout d'un coup en chemin, tandis que
Toto-San la traÓnait ŗ un pŤlerinage dans un temple de la dťesse
Kwanon.
Les bonnes petites ‚mes, qui s'ťtaient attroupťes par bienveillance
autant que par curiositť, se dťmenaient de leur mieux pour la soigner.
C'ťtaient pour la plupart des gens qui se rendaient, eux aussi, ŗ
cette fÍte de Kwanon, divinitť de la Gr‚ce.
Pauvre Kaka-San! On avait essayť de la remonter avec un cordial ŗ
l'eau-de-vie de riz; on lui avait frottť le creux de l'estomac avec
des herbes aromatiques et tamponnť la nuque avec l'eau fraÓche d'un
ruisseau.
Toto-San la touchait tout doucement, la caressait ŗ t‚tons, ne
sachant que faire, entravant les autres avec ses gestes d'aveugle, et
tremblant plus que jamais de tous ses membres dans son angoisse.
En dernier lieu, on lui avait fait avaler, en boulettes, des morceaux
de papier qui contenaient d'efficaces priŤres ťcrites par les bonzes
et qu'une femme secourable avait consenti ŗ retirer de la doublure de
ses propres manches. Peine perdue, car l'heure ťtait sonnťe;
l'invisible Mort ťtait lŗ, riant au nez de tous ces Nippons et serrant
dťjŗ la vieille dans ses mains sŻres.
Une derniŤre contorsion, trŤs douloureuse, et Kaka-San s'affaissa, la
bouche ouverte, le corps tout de cŰtť, ŗ moitiť tombťe de sa boÓte et
les bras pendants, comme la poupťe d'un guignol de pauvres qui serait
au repos, la reprťsentation finie.
Ce petit cimetiŤre ombreux, devant lequel s'ťtait accomplie la scŤne
finale, semblait tout indiquť par les Esprits et comme choisi par la
morte elle-mÍme.
On n'hťsita donc pas. On embaucha des _coolies_ qui passaient et bien
vite on se mit en devoir de creuser la terre. Tout le monde ťtait
pressť, ne voulant pas manquer le pŤlerinage, ni laisser cette pauvre
vieille sans sťpulture, d'autant plus que la journťe s'annonÁait
chaude et que dťjŗ de vilaines mouches s'assemblaient.
En une demi-heure le trou fut prÍt. On tira la morte de sa boÓte, en
l'enlevant par les ťpaules, et on la mit en terre, assise comme elle
avait toujours ťtť, l'arriŤre-train recoquillť comme durant sa vie,
semblable ŗ une de ces guenons dessťchťes que les chasseurs
rencontrent parfois au pied des arbres dans les forÍts.
Toto-San essayait de tout faire par lui-mÍme, n'ayant plus bien ses
idťes et gÍnant les _coolies_ qui n'avaient pas l'‚me sensible et qui
le bousculaient; il gťmissait comme un petit enfant et des larmes
coulaient de ses yeux sans regard. Il t‚tait si au moins elle ťtait
bien peignťe pour se prťsenter dans les demeures ťternelles, si ses
coques de cheveux ťtaient en ordre, et il voulut replacer les grandes
ťpingles dans sa coiffure avant qu'on jet‚t la terre dessus...
On entendait un lťger frťmissement dans les feuillages: c'ťtaient les
Esprits des ancÍtres de Kaka-San qui venaient la recevoir ŗ son entrťe
dans le pays des Ombres.
Elle avait fait des choses trŤs malpropres dans sa boÓte, pendant le
laisser-aller bien pardonnable de la fin, et les _coolies_, pris de
dťgoŻt, parlaient de jeter aussi dans la fosse tout le mťnage, souillť
maintenant de matiŤres immondes: la couverture, les loques de
rechange, les petites tasses et la lanterne, jusqu'ŗ la boÓte
elle-mÍme, prťtendant que la peste ťtait dedans.
Oh! alors Toto-San perdit tout ŗ fait la tÍte de dťsespoir, en voyant
qu'on allait lui enlever tous ces souvenirs; ťpuisť et pleurant, il se
coucha dessus pour les dťfendre.
Mais une autre vieille mendiante qui se rendait ŗ la fÍte, elle aussi,
pour y ramasser des aumŰnes, s'arrÍta et eut pitiť de lui: ęJe laverai
tout Áa dans le ruisseau, moi, dit-elle.Ľ
Les gens qui s'ťtaient attroupťs continuŤrent donc leur chemin vers le
temple de la dťesse, laissant ces deux mendiants ensemble au milieu de
la solitude verte oý les cigales chantaient.
Dans le ruisseau d'eau courante et claire, la pauvresse lava tout avec
soin, mÍme la boÓte et ses roulettes; les dťtritus de Kaka-San
allŤrent fťconder les fraÓches plantes qui poussaient le long de la
rive et les lotus superbes dont les premiers boutons commenÁaient ŗ
monter des vases profondes.
Ensuite elle ťtendit les loques sur des branches, au gai soleil, et,
le soir, tout fut sec, bien repliť, bien arrangť; Toto-San put
reprendre sa route errante.
Il s'attela et repartit, par habitude de marcher en roulant quelque
chose. Mais derriŤre lui, la petite voiture ťtait vide. Sťparť de
celle qui avait ťtť son amie, son conseil, son intelligence et ses
yeux, il s'en allait au hasard, dťbris plus pitoyable ŗ prťsent,
irrťvocablement seul sur la terre jusqu'ŗ sa fin, ne retrouvant plus
ses idťes, avanÁant ŗ t‚tons, sans but ni espťrance, dans une nuit
plus noire...
Cependant, les cigales chantaient ŗ pleine voix dans la verdure qui
s'assombrissait sous les ťtoiles et, tandis que la vraie nuit
descendait autour de l'homme aveugle, on commenÁait ŗ entendre dans
les branches les mÍmes frťmissements que le matin pendant la mise en
terre; c'ťtaient encore des murmures d'Esprits qui disaient:
ęConsole-toi, Toto-San, elle se repose dans cette sorte
d'anťantissement trŤs doux oý nous sommes nous-mÍmes et oý tu viendras
bientŰt. Elle n'est plus ni vieille ni branlante, puisqu'elle est
morte; ni dťsagrťable ŗ voir, puisqu'elle est bien cachťe parmi les
racines souterraines; ni dťgoŻtante pour personne, puisqu'elle est de
la matiŤre fertilisant le sol. Son corps va se purifier en
s'infiltrant dans la terre; Kaka-San va devenir de jolies plantes
japonaises,--des rameaux de cŤdre,--des camťlias simples,--des
bambous...Ľ
FIN
TABLE
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR I
R VE 1
CHAGRIN D'UN VIEUX FOR«AT 17
UNE B TE GALEUSE 27
PAYS SANS NOM 39
VIES DE DEUX CHATTES 47
L'OEUVRE DE PEN-BRON 151
DANS LE PASS… MORT 175
VEUVES DE P CHEURS 201
TANTE CLAIRE NOUS QUITTE 221
VIANDE DE BOUCHERIE 287
LA CHANSON DES VIEUX …POUX 299
IMPRIMERIE CHAIX.--RUE BERG»RE, 20, PARIS.--13698-6-91.
Liste des modifications
page 88: ęenĽ remplacť par ęonĽ (on entendait des cris
inhumains)
page 88: ępelotteĽ par ępeloteĽ (une pelote, une boule de poils
et de griffes)
page 138: ęcarresseĽ par ęcaresseĽ (quand on la touchait
doucement pour une caresse)
page 161: ęmoitiťĽ par ęmoitiťsĽ (des moitiťs de figure)
page 209: ędesespťraientĽ par ędťsespťraientsĽ (elles ne
dťsespťraient pas encore)
page 210: ęrťcrimationĽ par ęrťcriminationĽ (sans rťcrimination,
sans jalousie)
page 258: ęrembourťeĽ par ęrembourrťeĽ (une petite boÓte de
plomb rembourrťe de ouate rose)
page 265: ęmain-nantĽ par ęmaintenantĽ (tranquilles maintenant,
sans prťoccupation)
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profond et d'ťternel)
End of Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE LIVRE DE LA PITI… ET DE LA MORT ***
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Excerpt
Project Gutenberg's Le livre de la pitiť et de la mort, by Pierre Loti
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— End of Le livre de la pitié et de la mort —
Book Information
- Title
- Le livre de la pitié et de la mort
- Author(s)
- Loti, Pierre
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- July 23, 2011
- Word Count
- 43,581 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Littérature, Browsing: Biographies, Browsing: Literature
- Rights
- Public domain in the USA.
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