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LE LIVRE DE JADE
PAR
JUDITH WALTER
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
47, Passage Choiseul, 47
M.DCCC.LXVII
A
TIN-TUN-LING
Poëte chinois
CE LIVRE EST DÉDIÉ.
J. W.
Avril 1867.
LES AMOUREUX
[Illustration: chin001]
LA FEUILLE DE SAULE
_Selon Tchan-Tiou-Lin._
La jeune femme qui rêve accoudée à sa
fenêtre, je ne l'aime pas à cause de la
maison somptueuse qu'elle possède au bord
du Fleuve Jaune;
Mais je l'aime parce qu'elle a laissé tomber
à l'eau une petite feuille de saule.
Je n'aime pas la brise de l'est parce qu'elle
m'apporte le parfum des pêchers en fleurs qui
blanchissent la Montagne Orientale;
Mais je l'aime parce qu'elle a poussé du
côté de mon bateau la petite feuille de saule.
Et la petite feuille de saule, je ne l'aime
pas parce qu'elle me rappelle le tendre
printemps qui vient de refleurir;
Mais je l'aime parce que la jeune femme a
écrit un nom dessus avec la pointe de son
aiguille à broder, et que ce nom, c'est le
mien.
L'OMBRE DES FEUILLES D'ORANGER
_Selon Tin-Tun-Ling._
La jeune fille qui travaille tout le jour dans
sa chambre solitaire est doucement émue
si elle entend tout à coup le son d'une flûte
de jade;
Et elle s'imagine qu'elle entend la voix
d'un jeune garçon.
A travers le papier des fenêtres, l'ombre
des feuilles d'oranger vient s'asseoir sur ses
genoux;
Et elle s'imagine que quelqu'un a déchiré
sa robe de soie.
AU BORD DE LA RIVIÈRE
_Selon Li-Taï-Pé._
Des jeunes filles se sont approchées de la
rivière; elles s'enfoncent dans les touffes
de nénuphars.
On ne les voit pas, mais on les entend rire,
et le vent se parfume en traversant leurs
vêtements.
Un jeune homme à cheval passe au bord de
la rivière, tout près des jeunes filles.
L'une d'elles a senti son cœur battre et son
visage a changé de couleur.
Mais les touffes de nénuphars l'enveloppent.
L'ÉPOUSE VERTUEUSE
_Selon Tchang-Tsi._
Tu m'offres deux perles brillantes; bien
que je détourne la tête, mon cœur pâlit
et s'émeut malgré moi.
Un instant je les pose sur ma robe, ces
deux perles claires; la soie rouge leur donne
des reflets rosés.
Que ne t'ai-je connu avant d'être mariée!
Mais éloigne-toi de moi, car j'appartiens à un
époux.
Au bord de mes cils, voici deux larmes
tremblantes; ce sont tes perles que je te
rends.
LA FLEUR DE PÊCHER
_Selon Tse-Tié._
J'ai cueilli une petite fleur de pêcher et je
l'ai apportée à la jeune femme qui a les
lèvres plus roses que les petites fleurs.
J'ai pris une hirondelle noire et je l'ai
donnée à la jeune femme dont les sourcils
ressemblent aux deux ailes d'une hirondelle noire.
Le lendemain la fleur était fanée, et l'oiseau
s'était échappé par la fenêtre du côté de la
Montagne Bleue où habite le Génie des fleurs
de pêcher;
Mais les lèvres de la jeune femme étaient
toujours aussi roses, et les ailes noires de ses
yeux ne s'étaient pas envolées.
L'EMPEREUR
_Selon Thou-Fou._
Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel,
éblouissant de pierreries, est assis au
milieu des Mandarins; il semble un soleil
environné d'étoiles.
Les Mandarins parlent gravement de graves
choses; mais la pensée de l'Empereur s'est
enfuie par la fenêtre ouverte.
Dans son pavillon de porcelaine, comme
une fleur éclatante entourée de feuillage,
l'Impératrice est assise au milieu de ses femmes.
Elle songe que son bien-aimé demeure trop
longtemps au conseil, et, avec ennui, elle
agite son éventail.
Une bouffée de parfums caresse le visage
de l'Empereur.
«Ma bien-aimée d'un coup de son éventail
m'envoie le parfum de sa bouche;» et
l'Empereur, tout rayonnant de pierreries,
marche vers le pavillon de porcelaine,
laissant se regarder en silence les Mandarins
étonnés.
LE PÊCHEUR
_Selon Li-Tai-Pé._
La terre a bu la neige et voici que l'on
revoit les fleurs de prunier.
Les feuilles de saule ressemblent à de l'or
neuf et le lac est pareil à un lac d'argent.
C'est le moment où les papillons poudrés
de soufre appuient leurs têtes veloutées sur le
cœur des fleurs.
Le pêcheur, de son bateau immobile, jette
ses filets qui brisent la surface de l'eau.
Il pense à celle qui reste à la maison
comme l'hirondelle dans son nid, à celle qu'il
va bientôt aller revoir en lui portant la
nourriture, comme le mâle de l'hirondelle.
CHANT DES OISEAUX, LE SOIR
_Selon Li-Taï-Pé._
Au milieu du vent frais les oiseaux
chantent gaiement sur les branches
transversales.
Derrière les treillages de sa fenêtre, une
jeune femme qui brode des fleurs brillantes
sur une étoffe de soie écoute les oiseaux
s'appeler joyeusement dans les arbres.
Elle relève sa tête et laisse tomber ses bras;
sa pensée est partie vers celui qui est loin
depuis longtemps.
«Les oiseaux savent se retrouver dans le
feuillage; mais les larmes qui tombent des
yeux des jeunes femmes comme la pluie
d'orage ne rappellent pas les absents.»
Elle relève ses bras et laisse tomber sa tête
sur son ouvrage.
«Je vais broder une pièce de vers parmi
les fleurs de la robe que je lui destine, et
peut-être les caractères lui diront-ils de
revenir.»
LES PERLES DE JADE
_Selon Tchan-Tiou-Lin._
J'ai vu passer la première épouse du grand
Mandarin Lo-Wang-Li; elle se promenait
à cheval près du lac, dans l'allée où la lune
blanchit les feuilles de saule.
En se promenant elle a laissé tomber de
son cou quelques perles de jade; un homme
qui se trouvait là les a ramassées et s'est
enfui très-joyeux.
Mais moi, je n'ai pas ramassé de perles,
parce que je regardais seulement le beau
visage de la jeune femme, plus blanc que la lune
dans les feuilles de saule, et je m'en suis allé
en pleurant.
LA FEUILLE SUR L'EAU
_Selon Tché-Tsi._
Le vent a décroché une feuille de saule; elle
est tombée légèrement dans le lac et s'est
éloignée, balancée par les vagues.
Le temps a effacé de mon cœur un souvenir,
un souvenir qui s'est lentement effacé.
Étendu au bord de l'eau, je regarde
tristement la feuille de saule qui voyage loin de
l'arbre penché.
Car depuis que j'ai oublié celle que
j'aimais, je rêve tout le jour, tristement étendu
au bord de l'eau.
Et mes yeux suivent toujours la feuille de
saule, et maintenant elle est revenue sous
l'arbre, et je pense que dans mon cœur le
souvenir ne s'est jamais effacé.
SUR LE FLEUVE TCHOU
_Selon Thou-Fou._
Mon bateau glisse rapidement sur le fleuve,
et je regarde dans l'eau.
Au-dessus est le grand ciel, où se promènent
les nuages.
Le ciel est aussi dans le fleuve; quand un
nuage passe sur la lune, je le vois passer dans
l'eau;
Et je crois que mon bateau glisse sur le
ciel.
Alors je songe que ma bien-aimée se reflète
ainsi dans mon cœur.
LE MAUVAIS CHEMIN
_Selon Tse-Tié._
J'ai vu un chemin doucement obscurci par
les grands arbres, un chemin bordé de
buissons en fleurs.
Mes yeux ont pénétré sous l'ombre verte
et se sont promenés longuement dans le
chemin.
Mais à quoi bon prendre cette route? Elle
ne conduit pas à la demeure de celle que
j'aime.
Quand ma bien-aimée est venue au monde,
on a enfermé ses petits pieds dans des boîtes
de fer; et ma bien-aimée ne se promène
jamais dans les chemins.
Quand elle est venue au monde, on a
enfermé son cœur dans une boîte de fer; et celle
que j'aime ne m'aimera jamais.
UN JEUNE POËTE PENSE A SA BIEN-AIMÉE.
Qui habite de l'autre côté du fleuve.
_Selon Sao-Nan._
La lune monte vers le cœur du ciel
nocturne et s'y repose amoureusement.
Sur le lac lentement remué, la brise du
soir passe, passe, repasse en baisant l'eau
heureuse.
Oh! quel accord serein résulte de l'union
des choses qui sont faites pour s'unir!
Mais les choses qui sont faites pour s'unir
s'unissent rarement.
L'ÉVENTAIL
_Selon Tan-Jo-Su._
La nouvelle épouse est assise dans la
Chambre Parfumée, où l'époux est entré la
veille pour la première fois.
Elle tient à la main son éventail où sont
écrits ces caractères: «Quand l'air est
étouffant et le vent immobile, on m'aime et l'on
me demande la fraîcheur; mais quand le vent
se lève et quand l'air devient froid, on me
dédaigne et l'on m'oublie.»
En lisant ces caractères, la jeune femme
songe à son époux, et déjà des pensées tristes
l'enveloppent.
«Le cœur de mon époux est maintenant
jeune et brûlant; mon époux vient près de
moi pour rafraîchir son cœur;
«Mais lorsque son cœur sera froid et
tranquille, il me dédaignera peut-être et
m'oubliera.»
A LA PLUS BELLE FEMME
Du Bateau des Fleurs
_Selon Tché-Tsi._
Je t'ai chanté des chansons en m'accompagnant
de ma flûte d'ébène, des chansons
où je te racontais ma tristesse; mais tu ne m'as
pas écouté.
J'ai composé des vers où je célébrais ta
beauté; mais en balançant la tête tu as jeté
dans l'eau les feuilles glorieuses où j'avais
tracé des caractères.
Alors je t'ai donné un gros saphir, un
saphir pareil au ciel nocturne, et, en échange
du saphir obscur, tu m'as montré les petites
perles de ta bouche.
LA MAISON DANS LE CŒUR
_Selon Thou-Fou._
Les flammes cruelles ont dévoré
entièrement la maison où je suis né.
Alors je me suis embarqué sur un vaisseau
tout doré, pour distraire mon chagrin.
J'ai pris ma flûte sculptée, et j'ai dit une
chanson à la lune; mais j'ai attristé la lune,
qui s'est voilée d'un nuage.
Je me suis retourné vers la montagne, mais
elle ne m'a rien inspiré.
Il me semblait que toutes les joies de mon
enfance étaient brûlées dans ma maison.
J'ai eu envie de mourir, et je me suis
penché sur la mer. A ce moment, une femme
passait dans une barque; j'ai cru voir la lune
se reflétant dans l'eau.
Si Elle voulait, je me rebâtirais une maison
dans son cœur.
SUR LES BALANCEMENTS D'UN NAVIRE
Vu de la province de l'Ouest
_Selon Sou-Tong-Po._
Une vapeur bleue l'enveloppe comme une
gaze légère, et une dentelle d'écume
l'entoure, semblable à un rang de dents
blanches.
Le soleil lentement s'élève en souriant à la
mer, et la mer semble une grande étoffe de
soie brodée d'or.
Les poissons viennent souffler à la surface
des globules qui sont autant de perles
brillantes, et les flots clairs bercent doucement
le Bateau des Fleurs.
Mon cœur se tord de douleur en le voyant
si éloigné de moi et retenu au rivage par une
corde de soie.
Car c'est là que fleurissent les fleurs les
plus éclatantes, c'est là que le vent est
parfumé et que demeure le printemps.
Je vais chanter une chanson en vers,
marquant la mesure avec mon éventail, et la
première hirondelle qui passera, je la prierai
d'emporter là-bas ma chanson.
Et je vais jeter dans la mer une fleur que
le vent poussera jusqu'au navire.
La petite fleur, quoique morte, danse
légèrement sur l'eau; mais moi je chante avec
l'âme désolée.
LA LUNE
[Illustration: chin002]
LE FLEUVE PAISIBLE
_Selon Than-Jo-Su._
Tant qu'un homme reste sur la terre, il
voit la Lune toujours pure et brillante.
Comme un fleuve paisible suit son cours,
chaque jour elle traverse le ciel.
Jamais on ne la voit s'arrêter ni revenir en
arrière.
Mais l'homme a des pensées brèves et vagabondes.
LE CLAIR DE LUNE DANS LA MER
_Selon Li-Su-Tchon._
La pleine Lune vient de sortir de l'eau. La
mer ressemble à un grand plateau d'argent.
Sur un bateau quelques amis boivent des
tasses de vin.
En regardant les petits nuages qui se
balancent sur la montagne, éclairés par la Lune,
Quelques-uns disent que ce sont les femmes
de l'Empereur qui se promènent vêtues de
blanc;
Et d'autres prétendent que c'est une nuée
de cygnes.
L'ESCALIER DE JADE
_Selon Li-Taï-Pé._
Sous la douce clarté de la pleine Lune,
l'impératrice remonte son escalier de jade,
tout brillant de rosée.
Le bas de la robe baise doucement le bord
des marches; le satin blanc et le jade se
ressemblent.
Le clair de Lune a envahi l'appartement de
l'impératrice; en passant la porte, elle est
tout éblouie;
Car, devant la fenêtre, sur le rideau brodé
de perles de cristal, on croirait voir une
société de diamants qui se disputent la lumière;
Et, sur le parquet de bois pâle, on dirait
une ronde d'étoiles.
UN POËTE REGARDE LA LUNE
_Selon Tan-Jo-Su._
De mon jardin j'entends chanter une femme,
mais malgré moi je regarde la Lune.
Je n'ai jamais pensé à rencontrer la femme
qui chante dans le jardin voisin; mon regard
suit toujours la Lune dans le ciel.
Je crois que la Lune me regarde aussi, car
un long rayon d'argent arrive jusqu'à mes
yeux.
Les chauves-souris le traversent de temps
en temps et me font brusquement baisser les
paupières; mais lorsque je les relève, je vois
le regard d'argent toujours dardé sur moi.
La Lune se mire dans les yeux des poëtes
comme dans les écailles brillantes des
dragons, ces poëtes de la mer.
SUR LA RIVIÈRE BORDÉE DE FLEURS
_Selon Tan-Jo-Su._
Un seul nuage se promène dans le ciel;
ma barque est seule sur le fleuve.
Mais voici la Lune qui se lève dans le
ciel et dans le fleuve;
Le nuage est moins sombre, et moi je
suis moins triste dans ma barque solitaire.
PROMENADE LE SOIR DANS LA PRAIRIE
_Selon Thou-Fou._
Le soleil d'automne a traversé la prairie en
venant de l'est; maintenant il glisse
derrière la grande montagne de l'ouest.
Il reste une lueur dans le ciel; sans doute
le jour se lève de l'autre côté de la montagne.
Les arbres sont couverts de rouille, et
le vent froid du soir décroche les dernières
feuilles.
Une cigogne veuve regagne son nid solitaire,
tristement et lentement, comme si elle
espérait encore voir revenir celui qui ne
reviendra plus,
Et les corbeaux font un grand bruit autour
des arbres, pendant que la Lune commence
à s'allumer pour la nuit.
AU BORD DU PETIT LAC
_Selon Tan-Jo-Su._
Le petit lac s'enfuit poursuivi par le vent,
mais bientôt il revient sur ses pas.
Les poissons sautent par moment hors de
l'eau: on croirait que ce sont les nénuphars
qui s'épanouissent.
La Lune, adoucie par les nuages, se fait un
chemin à travers les branches,
Et la gelée blanche change en perles les
diamants de la rosée.
PRÈS DE L'EMBOUCHURE DU FLEUVE
_Selon Li-Taï-Pé._
Les petites vagues brillent au clair de Lune
qui change en argent le vert limpide de
l'eau; et l'on croirait voir mille poissons
courir vers la mer.
Je suis seul dans mon bateau qui glisse le
long du rivage; quelquefois j'effleure l'eau
avec mes rames; la nuit et la solitude me
remplissent le cœur de tristesse.
Mais voici une touffe de nénuphars avec
ses fleurs semblables à de grosses perles; je
les caresse doucement de mes rames.
Le frémissement des feuilles murmure avec
tendresse, et les fleurs, inclinant leurs petites
têtes blanches, ont l'air de me parler.
Les nénuphars veulent me consoler; mais
déjà, en les voyant, j'avais oublié ma tristesse.
UNE FEMME DEVANT SON MIROIR
_Selon Tan-Jo-Su._
Assise devant son miroir, elle regarde le
clair de Lune.
Le store baissé entrecoupe la lumière; dans
la chambre on croirait voir du jade brisé en
mille morceaux.
Au lieu de peigner ses cheveux, elle relève
le store en fils de bambou, et le clair de Lune
apparaît plus brillant,
Comme une femme vêtue de soie qui laisse
tomber sa robe.
L'AUTOMNE
[Illustration: chin003]
LES CHEVEUX BLANCS
_Selon Tin-Tun-Ling._
Les sauterelles vertes poussent en même
temps que le blé; ainsi, dans la belle
saison, les jeunes gens boivent et folâtrent.
Mais ceux dont l'esprit s'élève deviennent
bientôt tristes, car les nuages noirs se
balancent à moitié chemin du ciel.
Les hirondelles noires s'en vont; les cigognes
blanches arrivent; ainsi les cheveux blancs
suivent les cheveux noirs;
Et c'est une règle unique sur toute la terre,
comme il n'y a qu'une lune dans le ciel.
LE CORMORAN
_Selon Sou-Tong-Po._
Solitaire et immobile, le cormoran
d'automne médite au bord du fleuve, et son
œil rond suit la marche de l'eau.
Si quelquefois un homme se promène sur
le rivage, le cormoran s'éloigne lentement en
balançant la tête;
Mais, derrière les feuilles, il guette le
départ du promeneur, car il aspire à voir encore
les ondulations du courant monotone;
Et, la nuit, lorsque la lune brille sur les
vagues, le cormoran médite, un pied dans
l'eau.
Ainsi l'homme qui a dans le cœur un grand
amour suit toujours les ondulations d'une
même pensée.
PENDANT QUE JE CHANTAIS LA NATURE
_Selon Thou-Fou._
Assis dans mon pavillon du bord de l'eau,
j'ai regardé la beauté du temps; le soleil
marchait lentement vers l'occident au travers
du ciel limpide.
Les navires se balançaient sur l'eau, plus
légers que des oiseaux sur les branches, et
le soleil d'automne versait de l'or dans la
mer.
J'ai pris mon pinceau, et, penché sur le
papier, j'ai tracé des caractères semblables à des
cheveux noirs qu'une femme lisse avec la
main;
Et, sous le soleil d'or, j'ai chanté la beauté
du temps.
Au dernier vers, j'ai relevé la tête; alors
j'ai vu que la pluie tombait dans l'eau.
LE SOIR D'AUTOMNE
_Selon Tché-Tsi._
La vapeur bleue de l'automne s'étend sur
le fleuve; les petites herbes sont
couvertes de gelée blanche,
Comme si un sculpteur avait laissé tomber
sur elles de la poussière de jade.
Les fleurs n'ont déjà plus de parfums; le
vent du nord va les faire tomber, et bientôt
les nénuphars navigueront sur le fleuve.
Ma lampe s'est éteinte d'elle-même, la
soirée est finie, je vais aller me coucher.
L'automne est bien long dans mon cœur,
et les larmes que j'essuie sur mon visage se
renouvellent toujours.
Quand donc le soleil du mariage
viendra-t-il sécher mes larmes?
PENSÉES D'AUTOMNE
_Selon Thou-Fou._
Voici les tristes pluies; on dirait que le
ciel pleure le départ du beau temps.
L'ennui couvre l'esprit comme un voile de
nuages, et nous restons tristement assis à
l'intérieur.
C'est le moment de laisser tomber sur le
papier la poésie amassée pendant l'été; ainsi,
des arbres, les fleurs mûres tombent.
Allons, je tremperai mes lèvres dans ma
tasse chaque fois que j'imbiberai mon
pinceau,
Et je ne laisserai pas ma rêverie s'en aller,
semblable à un filet de fumée, car le temps
s'envole plus vite que l'hirondelle.
LE CŒUR TRISTE AU SOLEIL
_Selon Su-Tchon._
Le vent d'automne arrache les feuilles des
arbres et les disperse sur la terre.
Je les regarde s'envoler sans regret, car seul
je les ai vues venir, et seul je les vois partir,
La tristesse projette son ombre sur mon
cœur, comme les hautes montagnes font la
nuit dans la vallée.
Les souffles d'hiver changent l'eau en pierre
brillante; mais au premier regard de l'été elle
redeviendra cascade joyeuse.
Quand l'été sera de retour, j'irai m'asseoir
sur la plus haute roche, pour voir si le soleil
fera fondre mon cœur.
PENSÉE ÉCRITE SUR LA GELÉE BLANCHE
_Selon Haon-Ti._
La gelée blanche recouvre entièrement les
arbustes; ils ressemblent aux visages poudrés
des femmes.
Je les regarde de ma fenêtre, et je pense
que l'homme, sans les femmes, est comme
une fleur dépouillée de feuillage.
Et pour chasser la tristesse amère qui
m'envahit,
Avec mon souffle, j'écris ma pensée sur la
gelée blanche.
TRISTESSE DU LABOUREUR
_Selon Sou-Tong-Po._
La neige est descendue légèrement sur la
terre, comme une nuée de papillons.
Le laboureur a posé sa bêche, et il lui
semble que des fils invisibles serrent son
cœur.
Il est triste, car la terre était son amie, et
lorsqu'il se penchait sur elle pour lui confier
la graine pleine d'espérance, il lui donnait
aussi ses pensées secrètes.
Et plus tard, lorsque la graine avait germé,
il retrouvait ses pensées tout en fleur.
Et maintenant la terre se cache sous un
voile de neige.
LE PAVILLON DU JEUNE ROI
_Selon Ouan-Po._
Le jeune roi de Teng habitait près du grand
fleuve un pavillon gracieusement découpé.
Le roi était vêtu de satin, et des ornements
de jade se balançaient à sa ceinture.
Mais maintenant les robes de satin dorment
dans des coffres d'ébène et les ornements
de jade sont immobiles; on ne voit
plus entrer dans le pavillon que les vapeurs
bleues du matin et la pluie qui pleure le soir.
Les nuages roulent dans le ciel, noircissant
l'eau limpide; car le roi est parti. Ainsi la
lune traverse le ciel et disparaît.
Et les automnes se suivent tristement. Où
donc le roi est-il allé? Autrefois il admirait
le fleuve; l'eau vibrante n'a pas gardé le
reflet de ses yeux, et lui, maintenant, garde-t-il
le souvenir du fleuve?
LES PETITES FLEURS SE MOQUENT
DES GRAVES SAPINS
_Selon Tin-Tun-Ling._
Sur le haut de la montagne, les sapins
demeurent sérieux et hérissés; au bas de
la montagne, les fleurs éclatantes s'étalent
sur l'herbe.
En comparant leurs fraîches robes aux vêtements
sombres des sapins, les petites fleurs
se mettent à rire.
Et les papillons légers se mêlent à leur
gaieté.
Mais, un matin d'automne, j'ai regardé la
montagne: les sapins, tout habillés de blanc,
étaient là, graves et rêveurs.
J'ai eu beau chercher au bas de la montagne,
je n'ai pas vu les petites fleurs moqueuses.
PAR UN TEMPS TIÈDE
_Selon Ouan-Tchan-Lin._
Les jeunes filles d'autrefois sont assises dans
le bosquet fleuri et parlent bas entre elles.
«On prétend que nous sommes vieilles et
que nos cheveux sont blancs; on dit aussi
que notre visage n'est plus resplendissant
comme la lune.
«Qu'en savons-nous? C'est peut-être une
médisance; on ne peut pas se voir soi-même.
«Qui nous dit que l'hiver n'est pas de
l'autre côté du miroir, obscurcissant nos
traits et couvrant de gelée blanche nos
chevelures?»*
LE SOUCI D'UNE JEUNE FILLE
_Selon Han-Ou._
La lune éclaire la cour intérieure, je passe
la tête par ma fenêtre et je regarde les
marches de l'escalier.
Je vois le reflet du feuillage et aussi
l'ombre agitée de la balançoire que le vent
secoue.
Je rentre et je me couche dans mon lit
treillagé; la fraîcheur de la nuit m'a saisie; je
tremble dans ma chambre solitaire.
Et voici que j'entends tomber la pluie dans
le lac! Demain mon petit bateau sera mouillé;
comment ferai-je pour aller cueillir les fleurs
de nénuphar?
LES VOYAGEURS
[Illustration: chin004]
L'EXILÉ
_Selon Sou-Tong-Po._
Les jeunes gens portent volontiers des
costumes aux couleurs joyeuses; les uns ont
des robes roses, d'autres ont des robes vertes,
De même qu'au retour du jeune printemps
les jardins resplendissent d'herbes nouvelles
et de pêchers en fleurs;
Mais celui qui voyage loin de son pays,
bien qu'il soit jeune encore, est toujours vêtu
d'une robe noire.
L'AUBERGE
_Selon Li-Taï-Pé._
Je me suis couché dans ce lit d'auberge; la
lune, sur le parquet, jetait une lueur
blanche,
Et j'ai d'abord cru qu'il avait neigé sur le
parquet.
J'ai levé la tête vers la lune claire, et j'ai
songé aux pays que, je vais parcourir et aux
étrangers qu'il me faudra voir.
Puis j'ai baissé la tête vers le parquet, et
j'ai songé à mon pays et aux amis que je ne
verrai plus.
LE GROS RAT
_Selon Sao-Nan._
Gros rat! énorme rat! ne ronge pas tout
mon grain, rat cruel et dévorateur!
Depuis trois ans je subis la férocité de tes
dents aiguës, et j'ai vainement tenté de
t'adoucir par des supplications.
Mais enfin je partirai, et je te fuirai, et
j'irai me bâtir une maison dans un pays
lointain,
Dans un pays lointain et heureux, où les
remords ne sont pas éternels!
UN NAVIRE A L'ABRI DU VENT CONTRAIRE
_Selon Sou-Tong-Po._
Les voiles tombent lourdement le long du
mât, le vent joue de la flûte avec fureur.
De tous côtés, en écumant, les vagues
battent le navire; on dirait qu'il est posé au
milieu d'une grande fleur blanche.
L'ancre, au bout de sa chaîne, descend dans
l'eau et s'accroche aux rochers; de mille et
mille lieues le vent se lance contre elle, et ils
luttent ensemble.
On dirait que la mer veut escalader la
montagne pour atteindre le ciel; par moments
le ciel et la mer paraissent se rejoindre.
Les marins oisifs dorment dans le navire,
calmes sur l'océan furieux. Cependant le
cœur aussi a ses vents contraires et ses
orages.
Lorsque le temps nous permettra de repartir,
j'écrirai ma pensée sur le flanc de la
montagne.
LA FLÛTE D'AUTOMNE
_Selon Thou-Fou._
Pauvre voyageur, loin de la patrie, sans
argent et sans amis, tu n'entends plus la
douce musique de la langue maternelle.
Cependant l'été est si brillant, la nature
étale tant de richesse, que tu n'es pas pauvre;
et le chant des oiseaux n'est pas pour toi une
langue étrangère.
Mais lorsque tu entendras le cri de la cigale,
cette flûte de l'automne, quand tu verras les
nuages roulés par le vent dans le ciel, ta
douleur n'aura plus de bornes,
Et, mettant la main sur tes yeux, tu
laisseras ton âme s'enfuir vers la patrie.
EN ALLANT A TCHI-LI
_Selon Tse-Tié._
Je me suis assis au bord de la route, sur un
arbre renversé, et j'ai regardé la route qui
continuait à s'en aller vers Tchi-Li.
Ce matin le satin bleu de mes souliers brillait
comme de l'acier, et l'on pouvait suivre
le dessin des broderies noires.
Maintenant mes souliers sont cachés sous
la poussière.
Quand je suis parti, le soleil riait dans le
ciel, les papillons voltigeaient autour de moi,
et je comptais les marguerites blanches
répandues dans l'herbe comme des poignées de
perles.
Maintenant c'est le soir, et il n'y a plus de
marguerites.
Les hirondelles glissent rapidement à mes
pieds, les corbeaux s'appellent pour se
coucher, et je vois des laboureurs, leur natte
roulée autour de la tête, regagner les prochains
villages.
Mais moi j'ai encore une longue route à
parcourir.
Avant d'arriver à Tchi-Li, je veux
composer une pièce de vers, une pièce de vers
triste comme mon esprit sans compagnon,
Et dans un rhythme difficile, dans un
rhythme très-difficile, afin que la route d'ici
à Tchi-Li me paraisse trop courte.
LE VIN
[Illustration: chin005]
AU MILIEU DU FLEUVE
_Selon Tchan-Oui._
Dans mon bateau, que le fleuve balance
sans brusquerie, je me promène tant que
le jour dure,
Et je regarde l'ombre des montagnes dans
l'eau.
Je n'ai plus d'autre amour que l'amour du
vin, et ma tasse pleine est en face de moi.
Aussi mon cœur est rempli de gaîté.
Autrefois il y avait dans mon cœur plus de
mille chagrins; mais, à présent,
Je regarde l'ombre des montagnes dans
l'eau.
POUR OUBLIER SES PENSÉES
_Selon Ouan-Oui._
Réjouissons-nous ensemble et remplissons
de vin tiède nos tasses de porcelaine.
Le frais printemps s'éloigne, mais il
reviendra; buvons tant que nos lèvres auront
soif,
Et peut-être oublierons-nous que nous
sommes à l'hiver de notre âge,
Et que les fleurs se fanent.
PENSÉES DU SEPTIÈME MOIS
_Selon Li-Taï-Pé._
Au milieu des fleurs de mon jardin, je
songe en buvant un vin frais et transparent
comme le jade.
Le vent me caresse doucement les joues
et rafraîchit l'air brûlant; mais, quand
l'hiver viendra, comme je ramènerai mon
manteau!
La femme, dans la splendeur de sa beauté,
est pareille au vent tiède d'aout: elle
rafraîchit et parfume notre vie;
Mais, lorsque la soie blanche de l'âge
couvre sa tête, nous la fuyons comme le vent
d'hiver.
CHANSON SUR LE FLEUVE
_Selon Li-Taï-Pé._
Mon bateau est d'ébène; ma flûte de jade
est percée de trous d'or.
Comme la plante qui enlève une tache sur
une étoffe de soie, le vin efface la dispute
dans le cœur.
Quand on possède de bon vin, un bateau
gracieux et l'amour d'une jeune femme, on
est semblable aux Génies immortels.
LE PAVILLON DE PORCELAINE
_Selon Li-Taï-Pé._
Au milieu du petit lac artificiel s'élève
un pavillon de porcelaine verte et
blanche; on y arrive par un pont de jade
qui se voûte comme le dos d'un tigre.
Dans ce pavillon quelques amis vêtus de
robes claires boivent ensemble des tasses de
vin tiède.
Ils causent gaiement ou tracent des vers
en repoussant leurs chapeaux en arrière, en
relevant un peu leurs manches,
Et, dans le lac où le petit pont renversé
semble un croissant de jade, quelques amis
vêtus de robes claires boivent, la tête en bas,
dans un pavillon de porcelaine.
LES TROIS FEMMES DU MANDARIN
_Selon Sao-Nan._
_L'Épouse légitime_
Il y a du vin dans la tasse, et dans le plat
il y a des nids d'hirondelles. Depuis les
temps les plus reculés, un mandarin a
toujours respecté son épouse légitime.
_La Concubine_
Il y a du vin dans la tasse, et dans le plat
il y a une oie bien grasse. Quand la femme
d'un mandarin ne lui donne pas d'enfants, le
mandarin choisit une concubine.
_La Servante_
Il y a du vin dans la tasse, et dans le plat
il y a des confitures variées. Il importe peu
à un mandarin qu'une femme soit épouse ou
concubine, mais il veut chaque nuit une
femme nouvelle.
_Le Mandarin_
Il n'y a plus de vin dans la tasse, et dans le
plat il n'y a qu'un poireau sec. Allons, allons,
femmes bavardes, ne vous moquez pas d'un
pauvre vieux.
EN BUVANT DANS LA MAISON
DE THOU-FOU
_Selon Tsoui-Tchou-Tchi._
J'ai rempli ma tasse jusqu'au bord d'un vin
bien fabriqué, mais, quand j'ai voulu
boire, ma tasse était vide, parce que le souffle
de la fenêtre l'avait jetée à terre.
Quand il pleut, c'est que le vent renverse
les tasses pleines des Sages immortels qui
s'enivrent dans les nuages, au-dessus des
montagnes;
Mais la rosée des champs et l'humidité des
fleuves, aspirées par le soleil, remplissent de
nouveau les grandes tasses des Génies;
Et il reste assez de vin dans la maison de
Thou-Fou pour que je puisse boire encore
en composant des vers à la louange des poëtes
et de l'empereur Ta-Ming.
A HUIT GRANDS POËTES
Qui buvaient ensemble
_Selon Thou-Fou._
_A Tchi-Tchan._
Tchi-Tchan, ton cheval est parti plus vite
qu'un navire sous un bon vent, et ses
mouvements onduleux imitaient le balancement
des vagues.
Quand ton regard tombait à terre, tu
reconnaissais à peine les objets, comme si tu
avais ouvert les yeux au fond de l'eau;
Et tu es arrivé promptement pour boire
avec tes amis.
_A Ouan-Tié._
Ouan-Tié, je te conseille de rester toujours
dans la ville de Ju-Ian;
C'est là que se trouve le meilleur vin en si
grande abondance qu'on croirait qu'il y en a
un lac naturel;
Et c'est là seulement que tu trouves assez
de vin pour apaiser ta grande soif.
_A Tso-Sian._
Tso-Sian, le vin tombe toujours de ta tasse
dans ta bouche comme un torrent dans un
lac.
Ton gosier est pareil au lit d'un fleuve qui
coulerait entre deux montagnes, et ton ventre
est l'océan où se jette le fleuve.
Tu bois le vin comme les poissons
respirent l'eau: jamais les poissons n'ont trop
d'eau, et ton grand esprit n'a jamais trop de
vin.
_A Tsoui-Tchou-Tchi._
Tsoui-Tchou-Tchi, ta tasse est beaucoup
plus grande que celle des autres.
Lorsque tu renverses la tête pour boire en
montrant le blanc de tes yeux, tu as le temps
de voir s'il y a des nuages sur le ciel.
Ton visage est blanc comme la mousse des
vagues, et tu as l'air d'un arbre de jade que
le vent traverse,
Quand le vin parfumé passe entre tes lèvres.
_A Li-Taï-Pé._
Li-Taï-Pé, tu soulèves ta tasse, et avant de
la reposer sur la table tu as fait cent poëmes.
Tu demandes d'autre vin, mais le marchand
est couché, et il n'y a plus de vin chez lui.
Le Fils du Ciel, qui passe dans son navire,
te prie de venir près de lui; mais toi: «Je
n'aime pas les nobles, et nous sommes là
huit amis.»
Je sais que tu trouves dans le vin la félicité
des Sages immortels; mais je ne le dirai pas.
_A Tsou-Tié._
Tsou-Tié, tu loges dans la grande pagode;
jamais tu ne manges de viande, et tu ne bois
de vin qu'avec modération;
Mais tu aimes la société des poëtes, quoique
tu ne fasses pas de vers, et chacune de tes
paroles est une poésie.
_A Tan-Jo-Su._
Tan-Jo-Su, après que tu as bu trois tasses
tu commences à méditer;
Contre les rites, tu retires ton chapeau et
tu te mets à écrire;
Et les caractères apparaissent si rapidement
sur le papier que l'on dirait voir de la fumée
s'échapper de ton pinceau.
_A Tio-Soui._
Tio-Soui, déjà tu as bu cinq tasses, et tu
n'écris pas de vers.
Tes paroles bruyantes réveillent tes amis
de leur rêverie comme le vent écarte un
nuage.
Déjà ils se lèvent de leurs sièges. Cesse de
boire, toi qui bois depuis si longtemps; car il
faut décidément partir d'ici.
LA GUERRE
[Illustration: chin006]
L'ÉPOUX D'UNE JEUNE FEMME
S'arme pour le combat
_Selon Thou-Fou._
Allons, femme, pique ta longue aiguille
dans la soie rouge du métier, et apporte
ici mes armes guerrières.
Croise toi-même sur mes reins les deux
larges sabres, et qu'on voie leurs poignées
tranquilles dépasser mes épaules.
Et pendant que, tenant fièrement ma lance,
ma lance dont la pointe claire fait de si
souriantes blessures aux vaincus,
Pendant que, ma lance à la main, je te
regarde agenouillée près de moi,
Accroche à ma ceinture l'arc souple d'où
s'élanceront bientôt mille flèches sifflantes
qui, décrivant dans l'air une courbe
gracieuse, iront se fixer en frémissant dans la
chair sanglante.
Et maintenant tremble et éloigne-toi, car
voici le visage terrible que j'offrirai aux
ennemis!
LE DÉPART DU GRAND CHEF
_Selon Thou-Fou._
Le grand Chef a quitté tristement son amie;
il est sorti par la grande porte de la ville
et s'en est allé dormir dans sa tente, où il rêve
à son amie.
Tout à coup, un bruit semblable à celui
des feuilles mortes remuées par le vent
d'automne le réveille, et il se soulève sur son
coude.
C'est la robe de soie de son amie qui imite
le bruit des feuilles mortes remuées par le vent
d'automne, de son amie qui est venue le
rejoindre.
«J'avais perdu mon âme, et subitement elle
m'est rendue. Je suis plus surpris que si les
neiges de la montagne de l'Ouest s'étaient
tout à coup fondues.»
Ainsi parle le grand Chef, et son amie lui
répond:
«Je pleurais à la fenêtre occidentale; une
hirondelle, touchée, m'a prêté ses ailes, et je
suis venue avec tant de promptitude que près
de moi ton cheval de bataille aurait eu la
marche des tortues.»
LES ADIEUX
_Selon Roa-Li._
Le grand Chef est parti pour la guerre;
avant le premier mouvement de son cheval,
sa femme lui a donné une étoffe de soie.
«Emporte, en souvenir de moi, cette étoffe
où j'ai brodé des caractères, et ne t'attarde pas
trop longtemps;
«Car voici le moment de la pleine lune, et
chaque jour lui ôte un morceau de sa rondeur;
«Ainsi le temps cruel fera décroître ma
beauté.»
LA FLEUR ROUGE
_Selon Li-Taï-Pé._
En travaillant tristement près de ma
fenêtre, je me suis piquée au doigt; et la
fleur blanche que je brodais est devenue une
fleur rouge.
Alors j'ai songé brusquement à celui qui
est parti pour combattre les révoltés; j'ai
pensé que son sang coulait aussi, et des larmes
sont tombées de mes yeux.
Mais j'ai cru entendre le bruit des pas de
son cheval, et je me suis levée toute joyeuse;
c'était mon cœur qui, en battant trop vite,
imitait le bruit des pas de son cheval.
Je me suis remise à mon ouvrage près de
la fenêtre, et mes larmes ont brodé de perles
l'étoffe tendue sur le métier.
DE LA FENÊTRE OCCIDENTALE
_Selon Ouan-Tchan-Lin._
A la tête de mille guerriers furieux, au
bruit forcené des gongs, mon mari est
parti, courant après la gloire.
J'ai d'abord été joyeuse de reprendre ma
liberté de jeune fille.
Maintenant, je regarde de ma fenêtre les
feuilles jaunissantes du saule; à son départ,
elles étaient d'un vert tendre.
Serait-il joyeux, lui aussi, d'être si loin de
moi?
LE CHIEN DU VAINQUEUR
_Selon Thou-Fou._
Dans la grande guerre où j ai combattu
sous la Bannière Noire j'ai reçu une
blessure, mais j'ai tué beaucoup d'ennemis.
Tout sanglant après la mêlée, j'ai parcouru
le champ de bataille, suivi de mon chien qui
avait combattu à côté de moi.
Et en montrant à mon chien les corps de
mes victimes, je lui ai dit: «Mange!» et en
lui montrant leur sang qui coulait encore, je
lui ai dit: «Bois!»
Mais la noble bête n'a point daigné toucher
à ces vils cadavres de vaincus, et, se dressant,
béante, sur ses pattes de derrière, jusqu'à la
hauteur de ma blessure ouverte,
Elle n'était altérée que de mon propre sang
victorieux et chaud qui pétillait dans la plaie
comme dans une tasse rouge!
LA CIGOGNE
_Selon Chen-Tué-Tsi._
O pauvres habitants de la grande Patrie
du Milieu, vous êtes en proie à la guerre
civile, et mon cœur pâlit de tristesse lorsque
je songe à votre misère!
Vous êtes nés libres et vous êtes esclaves;
vous êtes punis quoique vous n'ayez fait
aucun mal.
Quand donc viendra pour vous le jour du
salut? De quelle race est-il, l'homme choisi
par le ciel pour vous tirer de peine?
Une blanche cigogne apparaît là-bas parmi
les nuages, mais on ne sait pas encore sur
quelle maison elle se posera.
LES POËTES
[Illustration: chin007]
LES SAGES DANSENT
_Selon Li-Taï-Pê._
Dans ma flûte aux bouts de jade, j'ai chanté
une chanson aux humains; mais les humains
ne m'ont pas compris.
Alors j'ai levé ma flûte vers le ciel, et j'ai
dit ma chanson aux Sages.
Les Sages se sont réjouis; ils ont dansé sur
les nuages resplendissants;
Et maintenant les humains me comprennent,
lorsque je chante en m'accompagnant de
ma flûte aux bouts de jade.
A UN JEUNE POËTE
_Selon Sao-Nan._
Imite la lune grandissante! imite le soleil
levant!
Tu seras pareil à la montagne du Sud, qui
ne vacille jamais, ne s'ébranle jamais,
Et demeure éternellement verte comme les
pins glorieux et les cèdres!
UN POËTE RIT DANS SON BATEAU
_Selon Ouan-Tié._
Le petit lac pur et tranquille ressemble à
une tasse remplie d'eau.
Sur ses rives, les bambous ont des formes
de cabanes, et les arbres, au-dessus, font des
toitures vertes.
Et les grands rochers pointus, posés au
milieu des fleurs, ressemblent à des pagodes.
Je laisse mon bateau glisser doucement sur
l'eau, et je souris de voir la nature imiter
ainsi les hommes.
LA FLÛTE MYSTÉRIEUSE
_Selon Li-Taï-Pé._
Un jour, par-dessus le feuillage et les fleurs
embaumées, le vent m'apporta le son
d'une flûte lointaine.
Alors j'ai coupé une branche de saule et j'ai
répondu une chanson.
Depuis, la nuit, lorsque tout dort, les
oiseaux entendent une conversation dans leur
langage.
INDIFFÉRENCE AUX DOUCEURS DE L'ÉTÉ
_Selon Tan-Jo-Su._
Les fleurs de pêcher voltigent comme des
papillons roses; le saule en souriant se
regarde dans l'eau.
Cependant mon ennui persiste, et je ne
peux pas faire de vers.
La brise d'est, qui m'apporte le parfum des
pruniers, me trouve insensible.
Oh! quand la nuit viendra-t-elle me faire
oublier ma tristesse dans le sommeil!
LA FEUILLE BLANCHE
_Selon Tché-Tsi._
La tête dans ma main, je regarde la feuille
de papier qui reste blanche depuis que je
suis là.
Je regarde aussi l'encre qui se sèche au
bout de mon pinceau.
Mon esprit semble dormir; est-ce que mon
esprit ne se réveillera pas?
Je m'en vais dans la plaine toute chaude
de soleil, et je laisse mes mains traîner sur les
hautes herbes.
D'un côté je vois la forêt veloutée, de l'autre
les montagnes gracieuses, poudrées par la
neige et à qui le soleil met du rouge.
Et je regarde aussi la marche lente des
nuages, et je m'en reviens, poursuivi par
l'éclat de rire des corbeaux,
M'asseoir devant la feuille de papier qui
demeure blanche sous mon pinceau.
LE POËTE MONTE LA MONTAGNE
Enveloppée de brouillard
_Selon Sou-Tong-Po._
Je monte sur cette haute montagne; le poil
noir de mon cheval est jauni par la maladie.
Le chagrin a aussi couvert mes joues maigres
d'une teinte jaune, et je monte tristement
la montagne.
Je veux emplir ma gourde d'un vin de riz
de bonne qualité, et voiler mes chagrins dans
l'étourdissement que donne le vin.
LE POËTE SE PROMÈNE SUR LA MONTAGNE
Enveloppée de brouillard
_Selon Sou-Tong-Po._
Le poëte se promène lentement sur la
montagne; au loin les pierres couvertes de
brouillard lui semblent des moutons endormis.
Il est arrivé en haut très-fatigué, car il a bu
beaucoup de vin; et il se couche sur une
pierre.
Les nuages se balancent au-dessus de sa
tête; il les regarde se rejoindre et voiler le
ciel.
Alors il chante tristement que l'automne
approche, que le vent devient frais, que le
printemps prochain est éloigné encore.
Et les promeneurs qui viennent admirer la
beauté de la nature l'entourent en battant des
mains, et ils s'écrient: «Voici assurément un
homme qui est fou!»
LE BATEAU DES FLEURS
Du faubourg de l'Ouest
_Selon Thou-Fou._
Sur ce bateau est la plus belle des femmes;
ses sourcils ressemblent aux cornes des
papillons.
Elle improvise des vers en s'accompagnant
tristement de sa flûte; et les Sages s'émeuvent
dans les hautes nuées.
«Comme une fleur tombée dans la boue,
les passants cruels m'abandonnent.
«Les blés de riz que le vent balance sont
plus heureux que moi; lorsqu'ils entr'ouvrent
leurs épis, on croirait voir mon sourire;
«Mais moi, depuis longtemps, je ne souris
jamais plus.
«Et bientôt un homme, tirant par-dessus
son épaule le cordon de soie qui attache le
Bateau des Fleurs à la rive, conduira ma
douleur vers un autre pays!»
LOUANGE A LI-TAÏ-PÉ
_Selon Thou-Fou._
La poésie est ton langage, comme le chant
est celui des oiseaux.
Que ce soit à la clarté du soleil ou à l'ombre
du soir, tu vois la poésie de toutes choses.
Lorsque tu bois le vin doré, sur le nuage
de l'ivresse te viennent des idées de vers.
Tu es le premier des hommes, et, comme le
soleil, tu répands sur eux les rayonnements
de ton esprit.
De celui qui t'admire dans l'ombre, reçois
cette adoration inconnue.
ENVOI A LI-TAÏ-PÉ
Le vingtième jour du douzième mois
_Selon Thou-Fou._
Ton nom est Ti-Sié-Jen, la goutte d'eau
intarissable, et tu es au rang des Sages
immortels.
Le sceptre du Fils du Ciel est moins puissant
que ton pinceau; moins fort est le sabre
du guerrier.
Dans le ciel pur de l'été rien ne fait
présager l'orage; mais tout à coup le vent
amasse des nuages, et la pluie se précipite;
De même sur le papier sans tache le souffle
de ton génie fait pleuvoir de noirs caractères;
ce sont les larmes de ton esprit qui coulent
silencieusement de ton pinceau.
Et, lorsque la pièce de vers est finie, on
entend autour de toi les murmures d'admiration
des Génies invisibles.
LES CARACTÈRES ÉTERNELS
_Selon Li-Taï-Pé._
Tout en faisant des vers je regarde de ma
fenêtre les balancements des bambous;
on dirait de l'eau qui s'agite; et les feuilles en
frôlant leurs épines imitent le bruit des
cascades.
Je laisse tomber des caractères sur le
papier; de loin on pourrait croire que des fleurs
de prunier tombent à l'envers dans de la
neige.
La charmante fraîcheur des oranges
mandarines se fane lorsqu'une femme les porte
trop longtemps dans la gaze de sa manche,
de même que la gelée blanche s'évanouit au
soleil;
Mais les caractères que je laisse tomber sur
le papier ne s'effaceront jamais.
TABLE
LES AMOUREUX
La feuille de saule 5
L'ombre des feuilles d'oranger 7
Au bord de la rivière 9
L'épouse vertueuse 11
La fleur de pêcher 13
L'Empereur 15
Le pêcheur 17
Chant des oiseaux, le soir 19
Les perles de jade 21
La feuille sur l'eau 23
Sur le fleuve Tchou 25
Le mauvais chemin 27
Un jeune poëte pense à sa bien-aimée qui habite de l'autre côté
du fleuve 29
L'éventail 31
A la plus belle des femmes du Bateau des Fleurs 33
La maison dans le cœur 35
Sur les balancements d'un navire vu de la province
de l'Ouest 37
LA LUNE
Le fleuve paisible 43
Le clair de lune dans la mer 45
L'escalier de jade 47
Un poëte regarde la lune 49
Sur la rivière bordée de fleurs 51
Promenade le soir dans la prairie 53
Au bord du petit lac 55
Près de l'embouchure du fleuve 57
Une femme devant son miroir 59
L'AUTOMNE
Les cheveux blancs 63
Le cormoran 65
Pendant que je chantais la nature 67
Le soir d'automne 69
Pensées d'automne 61
Le cœur triste au soleil 73
Pensée écrite sur la gelée blanche 75
Tristesse du laboureur 77
Le pavillon du jeune roi 79
Les petites fleurs se moquent des graves sapins 81
Par un temps tiède 83
Le souci d'une jeune fille 85
LES VOYAGEURS
L'exilé 89
L'auberge 91
Le gros rat 93
Un navire à l'abri du vent contraire 95
La flûte d'automne 97
En allant à Tchi-li 99
LE VIN
Au milieu du fleuve 105
Pour oublier ses pensées 107
Pensées du septième mois 109
Chanson sur le fleuve 111
Le pavillon de porcelaine 113
Les trois femmes du mandarin 115
En buvant dans la maison de Thou-fou 117
A huit grands poëtes qui buvaient ensemble 119
LA GUERRE
L'Époux d'une jeune femme s'arme pour le combat 127
Le départ du grand chef 129
Les adieux 131
La fleur rouge 133
De la fenêtre occidentale 135
Le chien du vainqueur 137
La cigogne 139
LES POËTES
Les sages dansent 143
A un jeune poëte 145
Un poëte rit dans son bateau 147
La flûte mystérieuse l49
Indifférence aux douceurs de l'été 151
La feuille blanche 153
Le poëte monte sur la montagne enveloppée de brouillard 155
Le poëte se promène sur la montagne enveloppée de brouillard 157
Le bateau de fleurs du faubourg de l'Ouest 159
Louange à Li-taï-pé 161
Envoi à Li-taï-pé le vingtième jour du douzième mois 163
Les caractères éternels 165
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 46828 ***
Le livre de Jade
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La jeune femme qui rêve accoudée à sa
fenêtre, je ne l'aime pas à cause de la
maison somptueuse qu'elle possède au bord
du Fleuve Jaune;
Mais je l'aime parce qu'elle a laissé tomber
à l'eau une petite feuille de saule.
Je n'aime pas la brise de l'est parce qu'elle
m'apporte le parfum des pêchers en fleurs qui
blanchissent la Montagne Orientale;
Mais je l'aime parce qu'elle a poussé du
côté de mon bateau la petite feuille de saule.
Et la petite feuille de...
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Book Information
- Title
- Le livre de Jade
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- September 10, 2014
- Word Count
- 8,093 words
- Library of Congress Classification
- PL
- Bookshelves
- FR Poésie, Browsing: Literature, Browsing: Poetry
- Rights
- Public domain in the USA.