The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot
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Title: La religieuse
Author: Denis Diderot
Editor: Jules Assťzat
Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE ***
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[Extrait des OEuvres complŤtes de Diderot, ťditťes par Jules Assťzat,
tome cinquiŤme, Paris, Garnier FrŤres, 1875.]
LA RELIGIEUSE
(…crit en 1760.--Publiť en 1796.)
NOTICE PR…LIMINAIRE
La chronologie n'est point une science ŗ dťdaigner, et quand on ne
consulte pas avec soin les registres oý elle inscrit au jour le jour les
ťvťnements que l'histoire brouille souvent ŗ distance, on risque de
fausser, par une seule inadvertance, le caractŤre d'un homme et parfois
celui de toute une ťpoque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes
_Notices_, d'entamer une discussion ŗ ce sujet, mais nous ne pouvons
nous dispenser cependant de rťagir contre une opinion qui pourrait
prendre quelque consistance si l'on s'attachait ŗ la valeur de l'homme
qui l'a exprimťe, il y a quelque temps, dans une collection destinťe ŗ
avoir beaucoup de lecteurs, celle des _Chefs-d'oeuvre des Conteurs
franÁais_ (Charpentier, 3 vol. in-18, 1874).
Dans son _Introduction aux Conteurs franÁais du XVIII^e siŤcle_, M. Ch.
Louandre ťcrit: ęLa croisade philosophique ne commence que vers 1750.
Diderot ouvre le feu par la _Religieuse_, et fait revivre toutes les
accusations des rťformťs: le cťlibat, le renoncement, l'ensevelissement
dans les cloÓtres sont en contradiction avec les instincts les plus
profonds de l'‚me humaine. Ils conduisent au dťsespoir, ŗ la rťvolte
dťsordonnťe des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de
faire des saints, ils ne font que des victimes. Cette thŤse, dťveloppťe
avec une verve ťclatante, laissa dans les esprits une impression
profonde, et si l'on veut prendre la peine de comparer la _Religieuse_
et les discussions qui ont provoquť le dťcret de l'Assemblťe
nationale[1], portant suppression des ordres religieux, on pourra se
convaincre que les lťgislateurs ont en grande partie reproduit les
arguments du romancier.Ľ
La _Religieuse_ ne fut publiťe qu'en l'an V (1796) de la Rťpublique
franÁaise, et quoiqu'elle fŻt alors composťe depuis trente-cinq ans,
elle s'ťtait si peu rťpandue hors des sociťtťs du baron d'Holbach et de
M^me d'…pinay, que Grimm lui-mÍme, en 1770, n'en parlait que comme d'une
ťbauche inachevťe et trŤs-probablement perdue. Voilŗ donc toute la fable
de l'influence du roman sur les lťgislateurs de 1790 ŗ vau-l'eau.
Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a
pu exercer Diderot sur la Rťvolution. C'est, outre la prťoccupation de
l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle
qu'on lui attribue trop gťnťralement, par souvenir de l'identification,
tentťe ŗ un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de
Babeuf.
ņ qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous ne le
savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'oý lui venait la
copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la _Correspondance_
de Grimm, qu'on a toujours placť depuis ŗ la suite du roman, avec
raison, quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous rťpondrons ŗ ce
sujet.
Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de
Grimm fut prodigieux; que les ťditions se multipliŤrent dans tous les
formats, et que, malgrť deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous un
rťgime ouvertement clťrical, elles n'ont pas cessť de se renouveler.
Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8ļ de 411 pages, 1796, et,
mÍme date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris),
1797, in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8ļ, portrait et
figures gravťs par Duprťel; 1804, 2 vol. in-8ļ avec figures de Le
Barbier (les mÍmes que celles de l'ťdition de 1799); Taillard, 1822,
in-18; Pigoreau, 1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait
et une figure, gravťs par Couchť fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard,
1831, in-18; 1832, in-18, figures; 1832, in-8ļ, figures; Rignoux, 1833,
in-18; Chassaignon, 1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18,
figures; Bry, 1849, in-4ļ, figures...; enfin celle: France et Belgique
(Bruxelles), 1871, in-12, portrait d'aprŤs Garand, gravť ŗ l'eau-forte
par Rajon.
La _Religieuse_ a ťtť traduite en allemand[2], en anglais et en
espagnol.
Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous les
livres ont leur destin, celui des chefs-d'oeuvre, malgrť toutes les
persťcutions, est de ne pas pťrir.
Nous appelons la _Religieuse_ un chef-d'oeuvre, et c'est un
chef-d'oeuvre tel, qu'il ne peut Ítre touchť sans perdre une partie de
sa valeur et sans devenir mÍme dangereux[3]. Comment eŻt-on voulu que
Diderot s'arrÍt‚t en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des
cloÓtres. Et il aurait laissť de cŰtť une des formes de la maladie
hystťrique qui en rťsulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les
cruautťs, on peut les nier: elles se passent ŗ huis clos et ne
transpirent que rarement (voir cependant Louis Blanc, _Histoire de la
Rťvolution_, t. III, p. 338, renvoyant au _Mťmoire_ de M. Tilliard avec
les notes de la soeur Marie Lemonnier, mťmoire dont les journaux ont
publiť des extraits vers 1845); mais la maladie parle, et toujours haut,
et elle rťclame l'intervention d'un homme, qui n'est plus le prÍtre,
mais le mťdecin. Si discret que soit celui-ci, avec quelque soin qu'on
le choisisse, il ne peut pas toujours trahir la science, sa vťritable
maÓtresse, et il parle. La _Religieuse_ est la mise en action des idťes
qui rŤgnent dans l'admirable morceau _sur les Femmes_ (voir tome II), et
l'on eŻt voulu que la _bÍte fťroce_ n'y jou‚t pas son rŰle? On eŻt voulu
que Diderot se condamn‚t au lieu commun, bon pour La Harpe, de la
religieuse au coeur plein d'un amour mondain? Cela ťtait impossible. La
seule chose possible ťtait de toucher ŗ ces matiŤres avec discrťtion,
avec prudence, et si l'on rapproche les passages oý Diderot peint la
maladie de la supťrieure dissolue de ceux de certains de ses ouvrages oý
il n'avait pas ŗ montrer autant de rťserve, on ne pourra se refuser ŗ
reconnaÓtre qu'il a fait effort pour se maintenir dans les limites au
delŗ desquelles commence la licence, et qu'il ne les a pas mÍme
atteintes. ņ l'ignorant, il n'apprend rien; ŗ celui qui sait, il est
bien loin de tout dire.
Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'ťtait pas
ŗ l'homme qui a ajoutť les chapitres que nous avons marquťs dans les
_Bijoux indiscrets_ ŗ se signer hypocritement devant une page, une
seule, ŗ laquelle on ne peut reprocher que d'Ítre au-dessous de la
rťalitť.
FidŤle ŗ nos habitudes, nous rappellerons ici deux apprťciations
contemporaines qui nous semblent des plus sensťes. L'une est tirťe de la
_Dťcade philosophique_. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous
retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long, parce
qu'elle est dans une tonalitť excellente.
L'article de la _Dťcade_, sous le titre d'_Extraits de la Religieuse_,
est signť A[4]. Il est enthousiaste.
ęOn a fort bien fait, dit-il, d'empÍcher la publication d'un pareil
livre sous l'ancien rťgime; quelque jeune homme, aprŤs l'avoir lu,
n'aurait pas manquť d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes;
mais on fait encore mieux de le publier ŗ prťsent; cette lecture pourra
Ítre utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la
destruction de ces abominables demeures, et pour espťrer leur
rťtablissement.
ęCe singulier et attachant ouvrage restera comme un monument de ce
qu'ťtaient autrefois les couvents, flťau nť de l'ignorance et du
fanatisme en dťlire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps
et si vainement rťclamť, et dont la rťvolution franÁaise dťlivrera
l'Europe, si l'Europe ne s'obstine pas ŗ vouloir faire des pas
rťtrogrades vers la barbarie et l'abrutissement.Ľ
Quant ŗ Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les _Nouvelles
politiques_ du 6 brumaire an V. Il le plaÁa ensuite dans son _Recueil de
quelques articles tirťs de diffťrents ouvrages pťriodiques_, an VII
(1799), recueil tirť d'abord ŗ quatorze exemplaires par les soins de la
duchesse de Montmorency Albert Luynes, dans son ch‚teau de Dampierre;
puis ŗ plus grand nombre dans une ťdition ťgalement in-4ļ, destinťe au
public.
Le voici:
ęUne jeune fille est forcťe par ses parents ŗ prononcer des voeux. Ce
fonds est trŤs-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui
dťtermine la mŤre ŗ sacrifier sa fille; c'est l'ťnergie du caractŤre de
celle-ci; c'est le genre de persťcutions qu'elle ťprouve; c'est surtout
cette idťe si neuve et si philosophique de n'avoir fondť l'aversion
insurmontable de la religieuse pour son ťtat, ni sur l'amour, ni sur
l'incrťdulitť, ni sur le goŻt de la dissipation. Si elle hait le
couvent, ce n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est
parce qu'il rťpugne ŗ sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piťtť,
c'est qu'elle est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre
dans la licence, c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans
l'esclavage.
ęPour que le tableau de la vie monastique en prťsent‚t toutes les
horreurs, l'infortunťe passe successivement sous le despotisme de cinq
supťrieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la
troisiŤme fťroce, la quatriŤme dissolue et la derniŤre superstitieuse.
ęCes portraits sont tous d'un grand maÓtre; trois surtout rappelleront
souvent vos regards.
ęVoyez celui d'une prieure dont la dťvotion a attendri le coeur et
exaltť la tÍte. Son ťloquence est ardente; ses paroles celles d'une
inspirťe; ses priŤres des actes d'amour. Les soeurs qu'elle juge dignes
d'une communication intime ressentent bientŰt la mÍme ferveur; elle leur
fait ťprouver le besoin et goŻter les charmes des consolations
intťrieures; elle les ťchauffe, pleure avec elles, et leur transmet les
impressions cťlestes dont elle est enivrťe. Quelquefois mÍme son ‚me
devient languissante, aride, ne reÁoit plus le don d'ťmouvoir; elle
comprend alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve
pas de force pour lutter contre cet ťtat pťnible; un trouble secret la
consume, la vie lui est ŗ charge; elle conjure l' tre qu'elle adore, ou
de se rapprocher d'elle, ou de l'appeler ŗ lui.
ęCeux qui ont lu quelques pages de _sainte ThťrŤse_, de _saint FranÁois
de Sales_, le _Moyen court_, les _Torrents_ de M^me Guyon, y auront vu
les traits divers qui ont ťtť rťunis pour former la mystique idťale.
ęVous frťmissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments
qu'une supťrieure, dont l'‚me est atroce, le pouvoir sans bornes,
l'imagination infernale, peut faire subir ŗ la religieuse qui a osť
invoquer la justice contre des serments arrachťs par la violence. Le
cilice la dťchire; la discipline fait couler son sang; ses vÍtements
sont les lambeaux de la misŤre; sa nourriture est celle des plus vils
animaux; sa demeure, un caveau glacť; son sommeil est interrompu par des
cris sinistres. Accusťe comme inf‚me, rejetťe de l'…glise comme
sacrilťge, exorcisťe comme possťdťe, ses compagnes la foulent sous leurs
pieds, et on la pousse au dťsespoir pour la dťterminer au suicide.
ęņ cette peinture effrayante, succŤde le portrait d'une prieure
abandonnťe ŗ un vice honteux. Elle a jetť le dťsordre dans la
communautť, tyrannisť les vieilles recluses, perverti les jeunes soeurs;
elle emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente.
Les commencements, les progrŤs, les suites de la sťduction,
l'impťtuositť des dťsirs, la douleur des refus, les fureurs de la
jalousie, tout ce qu'un esprit dťpravť peut ajouter ŗ des moeurs
inf‚mes, est rendu avec une chaleur si vive, qu'il ne sera guŤre
possible aux femmes de lire ce morceau, et que les hommes dťlicats
regretteront que l'auteur n'ait pas fait usage du talent avec lequel,
dans l'article _Jouissance_, de l'Encyclopťdie, il a su exprimer, sans
offenser la pudeur la plus timide, toutes les dťlices de la voluptť;
mais peut-Ítre est-il au-dessus du pouvoir de l'art de voiler un genre
de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le plus grand outrage
que puisse recevoir la nature; peut-Ítre aussi l'artiste a-t-il pensť
que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait l'indignation.
Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes peuvent
le souhaiter: la coupable passe de la dťbauche aux remords, des remords
au dťlire, et du dťlire ŗ une fin funeste.
ęTout l'ouvrage est d'un intťrÍt pressant. La rťforme qu'il aurait pu
opťrer en France a prťcťdť sa publication; mais, en retranchant quelques
pages qui lui sont ťtrangŤres, et dont je parlerai dans un moment, il
sera trŤs-utile dans les pays oý l'usage absurde et barbare de renfermer
des bourreaux avec des victimes subsiste encore.
ęCette production honore la mťmoire de Diderot, et est une preuve de
plus de la beautť de son talent; elle a la puretť de celles qu'il n'a
point tourmentťes. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans son
intimitť savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient,
il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien ne
troublait la nettetť de ses idťes et n'altťrait le charme de sa diction;
que ses dťfauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui
quelquefois a prťvenu ses voeux, s'est constamment refusťe ŗ ses
efforts.
ęIci, point d'enflure, d'obscuritť, d'affectation; le sujet est simple,
les moyens naturels, le but moral; les personnages, les ťvťnements, les
discours sont si vrais, qu'on aurait ťtť persuadť que les mťmoires
avaient ťtť ťcrits par la religieuse elle-mÍme, sans conseil et sans
exagťration, si l'ťditeur ne nous eŻt dťtrompťs.
ęņ la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui nous
dťcouvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a ťtť l'origine du roman de
Diderot.
ęIl est bien ťtrange que l'ťditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie,
hors de la sociťtť et ŗ une grande distance du temps oý elle a ťtť
faite, paraÓtrait trŤs-insipide; que le public n'avait rien ŗ gagner ŗ
une pareille confidence, et qu'il ťtait dťraisonnable, sous tous les
rapports, de lui dťclarer que ce qu'il avait pris pour une vťritť
n'ťtait qu'une fiction.
ęIl faut espťrer que dans une autre ťdition l'on supprimera une
explication qui dťtruit le plaisir du lecteur, l'utilitť du livre et
l'illusion prťcieuse que l'auteur avait crťťe avec autant de soin que de
succŤs.Ľ
C'est cette mÍme opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons dťjŗ
dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps,
c'est-ŗ-dire quand on aura lu le roman et sa prťface-annexe jusqu'au
bout.
On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie
nouvelle qui, sans en changer le caractŤre, en explique mieux la
nťcessitť.
Il nous resterait ŗ donner quelques dťtails sur le hťros de cette
aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer
en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaÓtra au mieux si, aprŤs
avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages oý il est
question de lui dans les _Mťmoires_ de M^me d'…pinay, et surtout le
portrait qu'elle en a tracť dans le chapitre VI de la seconde partie
(ťdition P. Boiteau).
Quelques renseignements supplťmentaires peuvent cependant Ítre bons ŗ
rťunir pour quelques lecteurs.
Le _Dictionnaire de la Noblesse_, de la Chenaye des Bois, l'appelle
Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, ťcuyer, seigneur, patron et baron de
Lasson. Il ťtait chevalier de Saint-Louis, capitaine au rťgiment du Roi,
infanterie. Il avait ťpousť, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie
dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est
parlť dans l'annexe ŗ la _Religieuse_. Il avait un frŤre, Louis-EugŤne,
qui, continuant le service militaire, devint marťchal de camp aprŤs la
campagne d'Allemagne, en 1752. C'est ŗ celui-ci que paraÓt se rapporter
la notice de l'_Armorial du Bibliophile_, 2^e partie, p. 174.
Croismare, ou plutŰt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un
village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre
marquis, de la branche de la PineliŤre et de Lasson, habitait, quand il
n'ťtait pas ŗ Paris, son ch‚teau de Lasson, situť prŤs de Creully, dans
l'arrondissement de Caen. De lŗ, il correspondait avec les artistes et
les gens de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son
_Journal_, consigne, ŗ la date du 29 mai 1760: ęReÁu un couteau
magnifique en prťsent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me
l'a envoyť de Normandie.Ľ Grimm, dans sa _Correspondance_ (1^er juin
1756), enregistre deux sujets de pastels commandťs au jeune Mengs, alors
ŗ Rome, par le marquis satisfait des travaux du mÍme artiste qu'il avait
vus chez le baron d'Holbach. C'ťtait donc un de ces amateurs distinguťs,
comme il y en avait plusieurs ŗ cette ťpoque, et, quoiqu'il fŻt ęd'une
laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, ťtait charmante et
caractťristique.Ľ
Dans les _Curiositťs littťraires_ de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis
de Croismare est donnť comme le fondateur d'un ordre burlesque, celui
des _Lanturlus_ (refrain qui servit ŗ nombre de chansons pendant prŤs
d'un siŤcle, de 1629 ŗ la Rťgence). Il en fut, selon cet auteur, grand
maÓtre, et M^me de la Fertť-Imbault, fille de M^me Geoffrin, grande
maÓtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des _Sociťtťs badines,
galantes et littťraires_, ne le nomme mÍme pas parmi les dignitaires de
cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers
1775, ťpoque oý fut nommť chevalier grand-marťchal de l'ordre le comte
de Montazet. ņ cette date, le marquis de Croismare ťtait mort depuis
deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funŤbre en
1773.
Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, d'aprŤs
le _Mercure de France_, mourut la mÍme annťe, le 22 mars. C'ťtait le
comte Jacques-Renť de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre royal
et militaire de Saint-Louis, lieutenant gťnťral des armťes du Roi et
gouverneur de l'…cole royale militaire. C'est ŗ lui qu'est adressťe la
premiŤre lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle
ťcrit _Croixmar_.
La date de la composition de la _Religieuse_ rťsulte non-seulement des
faits consignťs dans la prťface-annexe, mais d'une lettre ťcrite, le 10
septembre 1760, par Diderot, ŗ M^lle Voland, lettre dans laquelle il lui
dit: ęJ'ai emportť ici (ŗ la Chevrette, chez M^me d'…pinay) la
_Religieuse_, que j'avancerai, si j'en ai le temps.Ľ
M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus ťclairťs de
notre ťpoque, a bien voulu, parmi plusieurs piŤces intťressantes, nous
communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement
trŤs-incomplŤte, nous a fourni cependant quelques variantes, mais pour
les premiŤres pages seulement. Nous avons, comme prťcťdemment, fait
usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient prťfťrables ŗ
l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance ne
commandait pas l'adoption.
LA RELIGIEUSE
La rťponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me
fournira les premiŤres lignes de ce rťcit. Avant que de lui ťcrire, j'ai
voulu le connaÓtre. C'est un homme du monde, il s'est illustrť au
service; il est ‚gť, il a ťtť mariť; il a une fille et deux fils qu'il
aime et dont il est chťri. Il a de la naissance, des lumiŤres, de
l'esprit, de la gaietť, du goŻt pour les beaux-arts, et surtout de
l'originalitť. On m'a fait l'ťloge de sa sensibilitť, de son honneur et
de sa probitť; et j'ai jugť par le vif intťrÍt qu'il a pris ŗ mon
affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'ťtais point
compromise en m'adressant ŗ lui: mais il n'est pas ŗ prťsumer qu'il se
dťtermine ŗ changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif
qui me rťsout ŗ vaincre mon amour-propre et ma rťpugnance, en
entreprenant ces mťmoires, oý je peins une partie de mes malheurs, sans
talent et sans art, avec la naÔvetť d'un enfant de mon ‚ge et la
franchise de mon caractŤre. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que
peut-Ítre la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps oý des
faits ťloignťs auraient cessť d'Ítre prťsents ŗ ma mťmoire, j'ai pensť
que l'abrťgť qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera
tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.
* * * * *
Mon pŤre ťtait avocat. Il avait ťpousť ma mŤre dans un ‚ge assez avancť;
il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour
les ťtablir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa
tendresse fŻt ťgalement partagťe; et il s'en manque bien que j'en puisse
faire cet ťloge. Certainement je valais mieux que mes soeurs par les
agrťments de l'esprit et de la figure, le caractŤre et les talents; et
il semblait que mes parents en fussent affligťs. Ce que la nature et
l'application m'avaient accordť d'avantages sur elles devenant pour moi
une source de chagrins, afin d'Ítre aimťe, chťrie, fÍtťe, excusťe
toujours comme elles l'ťtaient, dŤs mes plus jeunes ans j'ai dťsirť de
leur ressembler. S'il arrivait qu'on dÓt ŗ ma mŤre: ęVous avez des
enfants charmants...Ľ jamais cela ne s'entendait de moi. J'ťtais
quelquefois bien vengťe de cette injustice; mais les louanges que
j'avais reÁues me coŻtaient si cher quand nous ťtions seules, que
j'aurais autant aimť de l'indiffťrence ou mÍme des injures; plus les
ťtrangers m'avaient marquť de prťdilection, plus on avait d'humeur
lorsqu'ils ťtaient sortis. ‘ combien j'ai pleurť de fois de n'Ítre pas
nťe laide, bÍte, sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers
qui leur rťussissaient auprŤs de nos parents! Je me suis demandť d'oý
venait cette bizarrerie, dans un pŤre, une mŤre d'ailleurs honnÍtes,
justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques discours
ťchappťs ŗ mon pŤre dans sa colŤre, car il ťtait violent; quelques
circonstances rassemblťes ŗ diffťrents intervalles, des mots de voisins,
des propos de valets, m'en ont fait soupÁonner une raison qui les
excuserait un peu. Peut-Ítre mon pŤre avait-il quelque incertitude sur
ma naissance; peut-Ítre rappelais-je ŗ ma mŤre une faute qu'elle avait
commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop ťcoutť; que
sais-je? Mais quand ces soupÁons seraient mal fondťs, que risquerais-je
ŗ vous les confier? Vous brŻlerez cet ťcrit, et je vous promets de
brŻler vos rťponses.
Comme nous ťtions venues au monde ŗ peu de distance les unes des autres,
nous devÓnmes grandes tous les trois ensemble. Il se prťsenta des
partis. Ma soeur aÓnťe fut recherchťe par un jeune homme charmant;
bientŰt je m'aperÁus qu'il me distinguait, et je devinai qu'elle ne
serait incessamment que le prťtexte de ses assiduitťs. Je pressentis
tout ce que cette prťfťrence pouvait m'attirer de chagrins; et j'en
avertis ma mŤre. C'est peut-Ítre la seule chose que j'aie faite en ma
vie qui lui ait ťtť agrťable, et voici comment j'en fus rťcompensťe.
Quatre jours aprŤs, ou du moins ŗ peu de jours, on me dit qu'on avait
arrÍtť ma place dans un couvent; et dŤs le lendemain j'y fus conduite.
J'ťtais si mal ŗ la maison, que cet ťvťnement ne m'affligea point; et
j'allai ŗ Sainte-Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de
gaietť. Cependant l'amant de ma soeur ne me voyant plus, m'oublia, et
devint son ťpoux. Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure ŗ
Corbeil, oý il fait le plus mauvais mťnage. Ma seconde soeur fut mariťe
ŗ un M. Bauchon, marchand de soieries ŗ Paris, rue Quincampoix, et vit
assez bien avec lui.
Mes deux soeurs ťtablies, je crus qu'on penserait ŗ moi, et que je ne
tarderais pas ŗ sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On
avait fait des dots considťrables ŗ mes soeurs, je me promettais un sort
ťgal au leur: et ma tÍte s'ťtait remplie de projets sťduisants,
lorsqu'on me fit demander au parloir. C'ťtait le pŤre Sťraphin,
directeur de ma mŤre; il avait ťtť aussi le mien; ainsi il n'eut pas
d'embarras ŗ m'expliquer le motif de sa visite: il s'agissait de
m'engager ŗ prendre l'habit. Je me rťcriai sur cette ťtrange
proposition; et je lui dťclarai nettement que je ne me sentais aucun
goŻt pour l'ťtat religieux. ęTant pis, me dit-il, car vos parents se
sont dťpouillťs pour vos soeurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient
pour vous dans la situation ťtroite oý ils se sont rťduits.
Rťflťchissez-y, mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette
maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province oý l'on vous
recevra pour une modique pension, et d'oý vous ne sortirez qu'ŗ la mort
de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps...Ľ Je me
plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supťrieure
ťtait prťvenue; elle m'attendait au retour du parloir. J'ťtais dans un
dťsordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit: ęEt qu'avez-vous, ma
chŤre enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous
voilŗ! Mais on n'a jamais vu un dťsespoir pareil au vŰtre, vous me
faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre pŤre ou
madame votre mŤre?Ľ Je pensai lui rťpondre, en me jetant entre ses bras,
ęEh! plŻt ŗ Dieu!...Ľ je me contentai de m'ťcrier: ęHťlas! je n'ai ni
pŤre ni mŤre; je suis une malheureuse qu'on dťteste et qu'on veut
enterrer ici toute vive.Ľ Elle laissa passer le torrent; elle attendit
le moment de la tranquillitť. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on
venait de m'annoncer. Elle parut avoir pitiť de moi; elle me plaignit;
elle m'encouragea ŗ ne point embrasser un ťtat pour lequel je n'avais
aucun goŻt; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh!
monsieur, combien ces supťrieures de couvent sont artificieuses! vous
n'en avez point d'idťe. Elle ťcrivit en effet. Elle n'ignorait pas les
rťponses qu'on lui ferait; elle me les communiqua; et ce n'est qu'aprŤs
bien du temps que j'ai appris ŗ douter de sa bonne foi. Cependant le
terme qu'on avait mis ŗ ma rťsolution arriva, elle vint m'en instruire
avec la tristesse la mieux ťtudiťe. D'abord elle demeura sans parler,
ensuite elle me jeta quelques mots de commisťration, d'aprŤs lesquels je
compris le reste. Ce fut encore une scŤne de dťsespoir; je n'en aurai
guŤre d'autres ŗ vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art.
Ensuite elle me dit, en vťritť je crois que ce fut en pleurant: ęEh
bien! mon enfant, vous allez donc nous quitter! chŤre enfant, nous ne
nous reverrons plus!...Ľ Et d'autres propos que je n'entendis pas.
J'ťtais renversťe sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je
sanglotais, ou j'ťtais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantŰt
m'appuyer contre les murs, tantŰt exhaler ma douleur sur son sein. Voilŗ
ce qui s'ťtait passť lorsqu'elle ajouta: ęMais que ne faites-vous une
chose? …coutez, et n'allez pas dire au moins que je vous en ai donnť le
conseil; je compte sur une discrťtion inviolable de votre part: car,
pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu'on eŻt un reproche ŗ me
faire. Qu'est-ce qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh
bien! que ne le prenez-vous? ņ quoi cela vous engage-t-il? ņ rien, ŗ
demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit;
deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien des choses en deux
ans...Ľ Elle joignit ŗ ces propos insidieux tant de caresses, tant de
protestations d'amitiť, tant de faussetťs douces: ęje savais oý j'ťtais,
je ne savais pas oý l'on me mŤnerait,Ľ et je me laissai persuader. Elle
ťcrivit donc ŗ mon pŤre; sa lettre ťtait trŤs-bien, oh! pour cela on ne
peut mieux: ma peine, ma douleur, mes rťclamations n'y ťtaient point
dissimulťes; je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait ťtť
trompťe; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle
cťlťritť tout fut prťparť! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment
de la cťrťmonie arrivť, sans que j'aperÁoive aujourd'hui le moindre
intervalle entre ces choses.
J'oubliais de vous dire que je vis mon pŤre et ma mŤre, que je
n'ťpargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce
fut un M. l'abbť Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta, et M.
l'ťvÍque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cťrťmonie n'est pas gaie par
elle-mÍme; ce jour-lŗ elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses
s'empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes
genoux se dťrober, et je me vis prÍte ŗ tomber sur les marches de
l'autel. Je n'entendais rien, je ne voyais rien, j'ťtais stupide; on me
menait, et j'allais; on m'interrogeait, et l'on rťpondait pour moi.
Cependant cette cruelle cťrťmonie prit fin; tout le monde se retira, et
je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. Mes
compagnes m'ont entourťe; elles m'embrassent, et se disent: ęMais voyez
donc, ma soeur, comme elle est belle! comme ce voile noir relŤve la
blancheur de son teint! comme ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit
le visage! comme il ťtend ses joues! comme cet habit fait valoir sa
taille et ses bras!...Ľ Je les ťcoutais ŗ peine; j'ťtais dťsolťe;
cependant, il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma
cellule, je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empÍcher de
les vťrifier ŗ mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'ťtaient pas
tout ŗ fait dťplacťes. Il y a des honneurs attachťs ŗ ce jour; on les
exagťra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et l'on affecta de croire
le contraire et de me le dire, quoiqu'il fŻt clair qu'il n'en ťtait
rien. Le soir, au sortir de la priŤre, la supťrieure se rendit dans ma
cellule. ęEn vťritť, me dit-elle aprŤs m'avoir un peu considťrťe, je ne
sais pourquoi vous avez tant de rťpugnance pour cet habit; il vous fait
ŗ merveille, et vous Ítes charmante; soeur Suzanne est une trŤs-belle
religieuse, on vous en aimera davantage. «ŗ, voyons un peu, marchez.
Vous ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas Ítre courbťe comme
cela...Ľ Elle me composa la tÍte, les pieds, les mains, la taille, les
bras; ce fut presque une leÁon de Marcel[5] sur les gr‚ces monastiques:
car chaque ťtat a les siennes. Ensuite elle s'assit, et me dit: ęC'est
bien; mais ŗ prťsent parlons un peu sťrieusement. Voilŗ donc deux ans de
gagnťs; vos parents peuvent changer de rťsolution; vous-mÍme, vous
voudrez peut-Ítre rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne
serait point du tout impossible.--Madame, ne le croyez pas.--Vous avez
ťtť longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie;
elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs...Ľ Vous
vous doutez bien de tout ce qu'elle put ajouter du monde et du cloÓtre,
cela est ťcrit partout, et partout de la mÍme maniŤre; car, gr‚ces ŗ
Dieu, on m'a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont
dťbitť de leur ťtat, qu'ils connaissent bien et qu'ils dťtestent, contre
le monde qu'ils aiment, qu'ils dťchirent et qu'ils ne connaissent pas.
Je ne vous ferai pas le dťtail de mon noviciat; si l'on observait toute
son austťritť, on n'y rťsisterait pas; mais c'est le temps le plus doux
de la vie monastique. Une mŤre des novices est la soeur la plus
indulgente qu'on a pu trouver. Son ťtude est de vous dťrober toutes les
ťpines de l'ťtat; c'est un cours de sťduction la plus subtile et la
mieux apprÍtťe. C'est elle qui ťpaissit les tťnŤbres qui vous
environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui
vous fascine; la nŰtre s'attacha ŗ moi particuliŤrement. Je ne pense pas
qu'il y ait aucune ‚me, jeune et sans expťrience, ŗ l'ťpreuve de cet art
funeste. Le monde a ses prťcipices; mais je n'imagine pas qu'on y arrive
par une pente aussi facile. Si j'avais ťternuť[6] deux fois de suite,
j'ťtais dispensťe de l'office, du travail, de la priŤre; je me couchais
de meilleure heure, je me levais plus tard; la rŤgle cessait pour moi.
Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours oý je soupirais aprŤs
l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire f‚cheuse dans
le monde qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de
fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de gr‚ces
ŗ Dieu qui nous met ŗ couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il
approchait, ce temps que j'avais quelquefois h‚tť par mes dťsirs. Alors
je devins rÍveuse, je sentis mes rťpugnances se rťveiller et
s'accroÓtre. Je les allais confier[7] ŗ la supťrieure, ou ŗ notre mŤre
des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez:
car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rŰle hypocrite qu'elles
jouent, et des sottises qu'elles sont forcťes de vous rťpťter; cela
devient ŗ la fin si usť et si maussade pour elles; mais elles s'y
dťterminent, et cela pour un millier d'ťcus qu'il en revient ŗ leur
maison. Voilŗ l'objet important pour lequel elles mentent toute leur
vie, et prťparent ŗ de jeunes innocentes un dťsespoir de quarante, de
cinquante annťes, et peut-Ítre un malheur ťternel; car il est sŻr,
monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il
y en a cent tout juste de damnťes, sans compter celles qui deviennent
folles, stupides ou furieuses en attendant.
Il arriva un jour qu'il s'en ťchappa une de ces derniŤres de la cellule
oý on la tenait renfermťe. Je la vis. Voilŗ l'ťpoque de mon bonheur ou
de mon malheur, selon, monsieur, la maniŤre dont vous en userez avec
moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle ťtait ťchevelťe et
presque sans vÍtement; elle traÓnait des chaÓnes de fer; ses yeux
ťtaient ťgarťs; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la
poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait; elle se chargeait
elle-mÍme, et les autres, des plus terribles imprťcations; elle
cherchait une fenÍtre pour se prťcipiter. La frayeur me saisit, je
tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette
infortunťe, et sur-le-champ il fut dťcidť, dans mon coeur, que je
mourrais mille fois plutŰt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que
cet ťvťnement pourrait faire sur mon esprit; on crut devoir le prťvenir.
On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules
qui se contredisaient: qu'elle avait dťjŗ l'esprit dťrangť quand on
l'avait reÁue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique;
qu'elle ťtait devenue sujette ŗ des visions; qu'elle se croyait en
commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses
qui lui avaient g‚tť l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une
morale outrťe, qui l'avaient si fort ťpouvantťe des jugements de Dieu,
que sa tÍte ťbranlťe en avait ťtť renversťe; qu'elle ne voyait plus que
des dťmons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles ťtaient bien
malheureuses; qu'il ťtait inouÔ qu'il y eŻt jamais eu un pareil sujet
dans la maison; que sais-je encore quoi? Cela ne prit point auprŤs de
moi. ņ tout moment ma religieuse folle me revenait ŗ l'esprit, et je me
renouvelais le serment de ne faire aucun voeu.
Le voici pourtant arrivť ce moment oý il s'agissait de montrer si je
savais me tenir parole. Un matin, aprŤs l'office, je vis entrer la
supťrieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage ťtait celui de
la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; il semblait que
sa main n'eŻt pas la force de soulever cette lettre; elle me regardait;
des larmes semblaient rouler dans ses yeux; elle se taisait et moi
aussi: elle attendait que je parlasse la premiŤre; j'en fus tentťe, mais
je me retins. Elle me demanda comment je me portais; que l'office avait
ťtť bien long aujourd'hui; que j'avais un peu toussť; que je lui
paraissais indisposťe. ņ tout cela je rťpondis: ęNon, ma chŤre mŤre.Ľ
Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au milieu de ces
questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie;
enfin, aprŤs avoir tournť autour de quelques questions sur mon pŤre, sur
ma mŤre, voyant que je ne lui demandais point ce que c'ťtait que ce
papier, elle me dit: ęVoilŗ une lettre...Ľ
ņ ce mot je sentis mon coeur se troubler, et j'ajoutai d'une voix
entrecoupťe et avec des lŤvres tremblantes: ęElle est de ma mŤre?
--Vous l'avez dit; tenez, lisez...Ľ
Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec assez de
fermetť; mais ŗ mesure que j'avanÁais, la frayeur, l'indignation, la
colŤre, le dťpit, diffťrentes passions se succťdant en moi, j'avais
diffťrentes voix, je prenais diffťrents visages et je faisais diffťrents
mouvements. Quelquefois je tenais ŗ peine ce papier, ou je le tenais
comme si j'eusse voulu le dťchirer, ou je le serrais violemment comme si
j'avais ťtť tentťe de le froisser et de le jeter loin de moi.
ęEh bien! mon enfant, que rťpondrons-nous ŗ cela?
--Madame, vous le savez.
--Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille
a souffert des pertes; les affaires de vos soeurs sont dťrangťes; elles
ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, on s'est ťpuisť pour elles en
les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous
fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constituť en
dťpenses; par cette dťmarche vous avez donnť des espťrances; le bruit de
votre profession prochaine s'est rťpandu dans le monde. Au reste,
comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attirť personne en
religion, c'est un ťtat oý Dieu nous appelle, et il est trŤs-dangereux
de mÍler sa voix ŗ la sienne. Je n'entreprendrai point de parler ŗ votre
coeur, si la gr‚ce ne lui dit rien; jusqu'ŗ prťsent je n'ai point ŗ me
reprocher le malheur d'une autre; voudrais-je commencer par vous, mon
enfant, qui m'Ítes si chŤre? Je n'ai point oubliť que c'est ŗ ma
persuasion que vous avez fait les premiŤres dťmarches; et je ne
souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delŗ de votre
volontť. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire
profession?
--Non, madame.
--Vous ne vous sentez aucun goŻt pour l'ťtat religieux?
--Non, madame.
--Vous n'obťirez point ŗ vos parents?
--Non, madame.
--Que voulez-vous donc devenir?
--Tout, exceptť religieuse. Je ne le veux pas Ítre, je ne le serai pas.
--Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une rťponse ŗ votre
mŤre...Ľ
Nous convÓnmes de quelques idťes. Elle ťcrivit, et me montra sa lettre
qui me parut encore trŤs-bien. Cependant on me dťpÍcha le directeur de
la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prÍchťe ŗ ma prise
d'habit; on me recommanda ŗ la mŤre des novices; je vis M. l'ťvÍque
d'Alep; j'eus des lances ŗ rompre avec des femmes pieuses qui se
mÍlŤrent de mon affaire sans que je les connusse; c'ťtaient des
confťrences continuelles avec des moines et des prÍtres; mon pŤre vint,
mes soeurs m'ťcrivirent; ma mŤre parut la derniŤre: je rťsistai ŗ tout.
Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne nťgligea rien pour
obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il ťtait inutile de le
solliciter, on prit le parti de s'en passer.
De ce moment, je fus renfermťe dans ma cellule; on m'imposa le silence;
je fus sťparťe de tout le monde, abandonnťe ŗ moi-mÍme; et je vis
clairement qu'on ťtait rťsolu ŗ disposer de moi sans moi. Je ne voulais
point m'engager; c'ťtait un point dťcidť: et toutes les terreurs vraies
ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ťbranlaient pas. Cependant
j'ťtais dans un ťtat dťplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait
durer; et s'il venait ŗ cesser, je savais encore moins ce qui pouvait
m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous
jugerez, monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni
la supťrieure, ni la mŤre des novices, ni mes compagnes; je fis avertir
la premiŤre, et je feignis de me rapprocher de la volontť de mes
parents; mais mon dessein ťtait de finir cette persťcution avec ťclat,
et de protester publiquement contre la violence qu'on mťditait: je dis
donc qu'on ťtait maÓtre de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on
voudrait; qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais.
Voilŗ la joie rťpandue dans toute la maison, les caresses revenues avec
toutes les flatteries et toute la sťduction. ęDieu avait parlť ŗ mon
coeur; personne n'ťtait plus faite pour l'ťtat de perfection que moi. Il
ťtait impossible que cela ne fŻt pas, on s'y ťtait toujours attendu. On
ne remplit pas ses devoirs avec tant d'ťdification et de constance,
quand on n'y est pas vraiment appelťe. La mŤre des novices n'avait
jamais vu dans aucune de ses ťlŤves de vocation mieux caractťrisťe; elle
ťtait toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait
toujours bien dit ŗ notre mŤre supťrieure qu'il fallait tenir bon, et
que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces
moments-lŗ; que c'ťtaient des suggestions du mauvais esprit qui
redoublait ses efforts lorsqu'il ťtait sur le point de perdre sa proie;
que j'allais lui ťchapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi;
que les obligations de la vie religieuse me paraÓtraient d'autant plus
supportables, que je me les ťtais plus fortement exagťrťes; que cet
appesantissement subit du joug ťtait une gr‚ce du ciel, qui se servait
de ce moyen pour l'allťger...Ľ Il me paraissait assez singulier que la
mÍme chose vÓnt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de
l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la
religion; et ceux qui m'ont consolťe, m'ont souvent dit de mes pensťes,
les uns que c'ťtaient autant d'instigations de Satan, et les autres,
autant d'inspirations de Dieu. Le mÍme mal vient, ou de Dieu qui nous
ťprouve, ou du diable qui nous tente.
Je me conduisis avec discrťtion; je crus pouvoir me rťpondre de moi. Je
vis mon pŤre; il me parla froidement; je vis ma mŤre; elle m'embrassa;
je reÁus des lettres de congratulation de mes soeurs et de beaucoup
d'autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui
ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l'Universitť, qui
recevrait mes voeux. Tout alla bien jusqu'ŗ la veille du grand jour,
exceptť qu'ayant appris que la cťrťmonie serait clandestine, qu'il y
aurait trŤs-peu de monde, et que la porte de l'ťglise ne serait ouverte
qu'aux parents, j'appelai par la touriŤre toutes les personnes de notre
voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'ťcrire ŗ
quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne
s'attendait guŤre se prťsenta; il fallut le laisser entrer; et
l'assemblťe fut telle ŗ peu prŤs qu'il la fallait pour mon projet. Oh,
monsieur! quelle nuit que celle qui prťcťda[8]! Je ne me couchai point;
j'ťtais assise sur mon lit; j'appelais Dieu ŗ mon secours; j'ťlevais mes
mains au ciel, je le prenais ŗ tťmoin de la violence qu'on me faisait;
je me reprťsentais mon rŰle au pied des autels, une jeune fille
protestant ŗ haute voix contre une action ŗ laquelle elle paraÓt avoir
consenti, le scandale des assistants, le dťsespoir des religieuses, la
fureur de mes parents. ę‘ Dieu! que vais-je devenir?...Ľ En prononÁant
ces mots il me prit une dťfaillance gťnťrale, je tombai ťvanouie sur mon
traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents
se frappaient avec bruit, succťda ŗ cette dťfaillance; ŗ ce frisson une
chaleur terrible: mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'Ítre
dťshabillťe, ni d'Ítre sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue
en chemise, ťtendue par terre ŗ la porte de la supťrieure, sans
mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin
je me trouvai dans ma cellule, mon lit environnť de la supťrieure, de la
mŤre des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'ťtais
fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes rťponses que
je n'avais aucune connaissance de ce qui s'ťtait passť; et l'on ne m'en
parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma
sainte rťsolution, et si je me sentais en ťtat de supporter la fatigue
du jour. Je rťpondis que oui; et contre leur attente rien ne fut
dťrangť.
On avait tout disposť dŤs la veille. On sonna les cloches pour apprendre
ŗ tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le coeur me battit
encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; ŗ prťsent que
je me rappelle toutes ces cťrťmonies, il me semble qu'elles avaient
quelque chose de solennel et de bien touchant[9] pour une jeune
innocente que son penchant n'entraÓnerait point ailleurs. On me
conduisit ŗ l'ťglise; on cťlťbra la sainte messe: le bon vicaire, qui me
soupÁonnait une rťsignation que je n'avais point, me fit un long sermon
oý il n'y avait pas un mot qui ne fŻt ŗ contre-sens; c'ťtait quelque
chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la
gr‚ce, de mon courage, de mon zŤle, de ma ferveur et de tous les beaux
sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son ťloge et de la
dťmarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude,
mais qui durŤrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout
ce qu'il fallait avoir pour Ítre une bonne religieuse. Enfin le moment
terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu oý je devais
prononcer le voeu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes;
deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tÍte
renversťe sur une d'elles, et je me traÓnais. Je ne sais ce qui se
passait dans l'‚me des assistants, mais ils voyaient une jeune victime
mourante qu'on portait ŗ l'autel, et il s'ťchappait de toutes parts des
soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sŻre que ceux
de mon pŤre et de ma mŤre ne se firent point entendre. Tout le monde
ťtait debout; il y avait de jeunes personnes montťes sur des chaises, et
attachťes aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond
silence, lorsque celui qui prťsidait ŗ ma profession me dit:
ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vťritť?
--Je le promets.
--Est-ce de votre plein grť et de votre libre volontť que vous Ítes
ici?Ľ
Je rťpondis, ęnon;Ľ mais celles qui m'accompagnaient rťpondirent pour
moi, ęoui.Ľ
ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu chastetť, pauvretť et
obťissance?Ľ
J'hťsitai un moment; le prÍtre attendit; et je rťpondis:
ęNon, monsieur.Ľ
Il recommenÁa:
ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu chastetť, pauvretť et
obťissance?Ľ
Je lui rťpondis d'une voix plus ferme:
ęNon, monsieur, non.Ľ
Il s'arrÍta et me dit: ęMon enfant, remettez-vous, et ťcoutez-moi.
--Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets ŗ Dieu
chastetť, pauvretť et obťissance; je vous ai bien entendu, et je vous
rťponds que non...Ľ
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'ťtait
ťlevť un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le
murmure cessa et je dis:
ęMessieurs, et vous surtout mon pŤre et ma mŤre, je vous prends tous ŗ
tťmoin...Ľ
ņ ces mots une des soeurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis
qu'il ťtait inutile de continuer. Les religieuses m'entourŤrent,
m'accablŤrent de reproches; je les ťcoutai sans mot dire. On me
conduisit dans ma cellule, oý l'on m'enferma sous la clef.
Lŗ, seule, livrťe ŗ mes rťflexions, je commenÁai ŗ rassurer mon ‚me; je
revins sur ma dťmarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'aprŤs
l'ťclat que j'avais fait, il ťtait impossible que je restasse ici
longtemps, et que peut-Ítre on n'oserait pas me remettre en couvent. Je
ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que
d'Ítre religieuse malgrť soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre
parler de qui que ce fŻt. Celles qui m'apportaient ŗ manger entraient,
mettaient mon dÓner ŗ terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un
mois on m'apporta des habits de sťculiŤre; je quittai ceux de la maison;
la supťrieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'ŗ la porte
conventuelle; lŗ je montai dans une voiture oý je trouvai ma mŤre seule
qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous
rest‚mes l'une vis-ŗ-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais
les yeux baissťs, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se
passait dans mon ‚me; mais tout ŗ coup je me jetai ŗ ses pieds, et je
penchai ma tÍte sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je
sanglotais et j'ťtouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai
pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgrť qu'elle
en eŻt; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant
ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: ęVous Ítes
toujours ma mŤre, je suis toujours votre enfant...Ľ Et elle me rťpondit
(en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre
les miennes): ęRelevez-vous, malheureuse, relevez-vous.Ľ Je lui obťis,
je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant
d'autoritť et de fermetť dans le son de sa voix, que je crus devoir me
dťrober ŗ ses yeux[10]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se
mÍlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en ťtais toute
couverte sans que je m'en aperÁusse. ņ quelques mots qu'elle dit, je
conÁus que sa robe et son linge en avaient ťtť tachťs, et que cela lui
dťplaisait. Nous arriv‚mes ŗ la maison, oý l'on me conduisit tout de
suite ŗ une petite chambre qu'on m'avait prťparťe. Je me jetai encore ŗ
ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vÍtement; mais tout ce
que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon cŰtť et de me regarder
avec un mouvement d'indignation de la tÍte, de la bouche et des yeux,
que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.
J'entrai dans ma nouvelle prison, oý je passai six mois, sollicitant
tous les jours inutilement la gr‚ce de lui parler, de voir mon pŤre ou
de leur ťcrire. On m'apportait ŗ manger, on me servait; une domestique
m'accompagnait ŗ la messe les jours de fÍte, et me renfermait. Je
lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est
ainsi que mes journťes se passaient. Un sentiment secret me soutenait,
c'est que j'ťtais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fŻt, pouvait
changer. Mais il ťtait dťcidť que je serais religieuse, et je le fus.
Tant d'inhumanitť, tant d'opini‚tretť de la part de mes parents, ont
achevť de me confirmer ce que je soupÁonnais de ma naissance; je n'ai
jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mŤre craignait
apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je
ne redemandasse ma lťgitime, et que je n'associasse un enfant naturel ŗ
des enfants lťgitimes. Mais ce qui n'ťtait qu'une conjecture va se
tourner en certitude.
Tandis que j'ťtais enfermťe ŗ la maison, je faisais peu d'exercices
extťrieurs de religion; cependant on m'envoyait ŗ confesse la veille des
grandes fÍtes. Je vous ai dit que j'avais le mÍme directeur que ma mŤre;
je lui parlai, je lui exposai toute la duretť de la conduite qu'on avait
tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de
ma mŤre surtout avec amertume et ressentiment. Ce prÍtre ťtait entrť
tard dans l'ťtat religieux; il avait de l'humanitť; il m'ťcouta
tranquillement, et me dit:
ęMon enfant, plaignez votre mŤre, plaignez-la plus encore que vous ne la
bl‚mez. Elle a l'‚me bonne; soyez sŻre que c'est malgrť elle qu'elle en
use ainsi.
--Malgrť elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne
m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle diffťrence y a-t-il entre mes
soeurs et moi?
--Beaucoup.
--Beaucoup! je n'entends rien ŗ votre rťponse...Ľ
J'allais entrer dans la comparaison de mes soeurs et de moi, lorsqu'il
m'arrÍta et me dit:
ęAllez, allez, l'inhumanitť n'est pas le vice de vos parents; t‚chez de
prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mťrite
devant Dieu. Je verrai votre mŤre, et soyez sŻre que j'emploierai pour
vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit...Ľ
Ce _beaucoup_, qu'il m'avait rťpondu, fut un trait de lumiŤre pour moi;
je ne doutai plus de la vťritť de ce que j'avais pensť sur ma naissance.
* * * * *
Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, ŗ la chute du
jour, la servante qui m'ťtait attachťe monta, et me dit: ęMadame votre
mŤre ordonne que vous vous habilliez...Ľ Une heure aprŤs: ęMadame veut
que vous descendiez avec moi...Ľ Je trouvai ŗ la porte un carrosse oý
nous mont‚mes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux
Feuillants, chez le pŤre Sťraphin. Il nous attendait; il ťtait seul. La
domestique s'ťloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis
inquiŤte et curieuse de ce qu'il avait ŗ me dire. Voici comme il me
parla:
ęMademoiselle, l'ťnigme de la conduite sťvŤre de vos parents va
s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre
mŤre. Vous Ítes sage; vous avez de l'esprit, de la fermetť; vous Ítes
dans un ‚ge oý l'on pourrait vous confier un secret, mÍme qui ne vous
concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhortť pour la premiŤre
fois madame votre mŤre ŗ vous rťvťler celui que vous allez apprendre;
elle n'a jamais pu s'y rťsoudre: il est dur pour une mŤre d'avouer une
faute grave ŗ son enfant; vous connaissez son caractŤre; il ne va guŤre
avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans
cette ressource vous amener ŗ ses desseins; elle s'est trompťe; elle en
est f‚chťe: elle revient aujourd'hui ŗ mon conseil; et c'est elle qui
m'a chargť de vous annoncer que vous n'ťtiez pas la fille de M.
Simonin.Ľ
Je lui rťpondis sur-le-champ: ęJe m'en ťtais doutťe.
--Voyez ŗ prťsent, mademoiselle, considťrez, pesez, jugez si madame
votre mŤre peut sans le consentement, mÍme avec le consentement de
monsieur votre pŤre, vous unir ŗ des enfants dont vous n'Ítes point la
soeur; si elle peut avouer ŗ monsieur votre pŤre un fait sur lequel il
n'a dťjŗ que trop de soupÁons.
--Mais, monsieur, qui est mon pŤre?
--Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confiť. Il n'est que trop
certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement avantagť vos
soeurs, et qu'on a pris toutes les prťcautions imaginables, par les
contrats de mariage, par le dťnaturer des biens, par les stipulations,
par les fidťicommis et autres moyens, de rťduire ŗ rien votre lťgitime,
dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la
redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose;
vous refusez un couvent, peut-Ítre regretterez-vous de n'y pas Ítre.
--Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien.
--Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence.
--Je connais du moins le prix de la libertť, et le poids d'un ťtat
auquel on n'est point appelťe.
--Je vous ai dit ce que j'avais ŗ vous dire; c'est ŗ vous, mademoiselle,
ŗ faire vos rťflexions...Ľ
Ensuite il se leva.
ęMais, monsieur, encore une question.
--Tant qu'il vous plaira.
--Mes soeurs savent-elles ce que vous m'avez appris?
--Non, mademoiselle.
--Comment ont-elles donc pu se rťsoudre ŗ dťpouiller leur soeur? car
c'est ce qu'elles me croient.
--Ah! mademoiselle, l'intťrÍt! l'intťrÍt! elles n'auraient point obtenu
les partis considťrables qu'elles ont trouvťs. Chacun songe ŗ soi dans
ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez
ŗ perdre vos parents; soyez sŻre qu'on vous disputera, jusqu'ŗ une
obole, la petite portion que vous aurez ŗ partager avec elles. Elles ont
beaucoup d'enfants; ce prťtexte sera trop honnÍte pour vous rťduire ŗ la
mendicitť. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui
font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisťration, les
secours qu'elles vous donneraient ŗ l'insu de leurs maris deviendraient
une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-lŗ, ou
des enfants abandonnťs, ou des enfants mÍme lťgitimes, secourus aux
dťpens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on
reÁoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous rťconcilierez avec
vos parents; vous ferez ce que votre mŤre doit attendre de vous; vous
entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous
passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je
ne vous cťlerai pas que l'abandon apparent de votre mŤre, son
opini‚tretť ŗ vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me
reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit
exactement sur votre pŤre le mÍme effet que sur vous: votre naissance
lui ťtait suspecte; elle ne le lui est plus; et sans Ítre dans la
confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant,
que par la loi qui les attribue ŗ celui qui porte le titre d'ťpoux.
Allez, mademoiselle, vous Ítes bonne et sage; pensez ŗ ce que vous venez
d'apprendre.Ľ
Je me levai, je me mis ŗ pleurer. Je vis qu'il ťtait lui-mÍme attendri;
il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la
domestique qui m'avait accompagnťe; nous remont‚mes en voiture, et nous
rentr‚mes ŗ la maison.
Il ťtait tard. Je rÍvai une partie de la nuit ŗ ce qu'on venait de me
rťvťler; j'y rÍvai encore le lendemain. Je n'avais point de pŤre; le
scrupule m'avait Űtť ma mŤre; des prťcautions prises, pour que je ne
pusse prťtendre aux droits de ma naissance lťgale; une captivitť
domestique fort dure; nulle espťrance, nulle ressource. Peut-Ítre que,
si l'on se fŻt expliquť plus tŰt avec moi, aprŤs l'ťtablissement de mes
soeurs, on m'eŻt gardťe ŗ la maison qui ne laissait pas que d'Ítre
frťquentťe, il se serait trouvť quelqu'un ŗ qui mon caractŤre, mon
esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la
chose n'ťtait pas encore impossible, mais l'ťclat que j'avais fait en
couvent la rendait plus difficile: on ne conÁoit guŤre comment une fille
de dix-sept ŗ dix-huit ans a pu se porter ŗ cette extrťmitť, sans une
fermetť peu commune; les hommes louent beaucoup cette qualitť, mais il
me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se
proposent de faire leurs ťpouses. C'ťtait pourtant une ressource ŗ
tenter avant que de songer ŗ un autre parti; je pris celui de m'en
ouvrir ŗ ma mŤre; et je lui fis demander un entretien qui me fut
accordť.
C'ťtait dans l'hiver. Elle ťtait assise dans un fauteuil devant le feu;
elle avait le visage sťvŤre, le regard fixe et les traits immobiles; je
m'approchai d'elle, je me jetai ŗ ses pieds et je lui demandai pardon de
tous les torts que j'avais.
ęC'est, me rťpondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le
mťriterez. Levez-vous; votre pŤre est absent, vous avez tout le temps de
vous expliquer. Vous avez vu le pŤre Sťraphin, vous savez enfin qui vous
Ítes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas
de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai dťjŗ que trop expiťe.
Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous rťsolu?
--Maman, lui rťpondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois
prťtendre ŗ rien. Je suis bien ťloignťe d'ajouter ŗ vos peines, de
quelque nature qu'elles soient; peut-Ítre m'auriez-vous trouvťe plus
soumise ŗ vos volontťs, si vous m'eussiez instruite plus tŰt de quelques
circonstances qu'il ťtait difficile que je soupÁonnasse: mais enfin je
sais, je me connais, et il ne me reste qu'ŗ me conduire en consťquence
de mon ťtat. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises
entre mes soeurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais
je suis toujours votre enfant; vous m'avez portťe dans votre sein; et
j'espŤre que vous ne l'oublierez pas.
--Malheur ŗ moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas
autant qu'il est en mon pouvoir!
--Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontťs; rendez-moi votre
prťsence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon pŤre.
--Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre
naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais ŗ cŰtť de lui, sans
entendre ses reproches; il me les adresse, par la duretť dont il en use
avec vous; n'espťrez point de lui les sentiments d'un pŤre tendre. Et
puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude
si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idťe; cet
homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la
haine que je lui dois se rťpand sur vous.
--Quoi! lui dis-je, ne puis-je espťrer que vous me traitiez, vous et M.
Simonin, comme une ťtrangŤre, une inconnue que vous auriez accueillie
par humanitť?
--Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma
vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de soeurs, je sais ce que
j'aurais ŗ faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre
une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait
s'est ťteinte; la conscience a repris ses droits.
--Mais celui ŗ qui je dois la vie...
--Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le
moindre de ses forfaits...Ľ
En cet endroit sa figure s'altťra, ses yeux s'allumŤrent, l'indignation
s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus;
le tremblement de ses lŤvres l'en empÍchait. Elle ťtait assise; elle
pencha sa tÍte sur ses mains, pour me dťrober les mouvements violents
qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet ťtat, puis
elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle
contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait:
ęLe monstre! il n'a pas dťpendu de lui qu'il ne vous ait ťtouffťe dans
mon sein par toutes les peines qu'il m'a causťes; mais Dieu nous a
conservťes l'une et l'autre, pour que la mŤre expi‚t sa faute par
l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le
peu que je puis faire pour vous, je le dťrobe ŗ vos soeurs; voilŗ les
suites d'une faiblesse. Cependant j'espŤre n'avoir rien ŗ me reprocher
en mourant; j'aurai gagnť votre dot par mon ťconomie. Je n'abuse point
de la facilitť de mon ťpoux; mais je mets tous les jours ŗ part ce que
j'obtiens de temps en temps de sa libťralitť. J'ai vendu ce que j'avais
de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer ŗ mon grť du prix qui m'en
est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles,
je m'en suis privťe; j'aimais la compagnie, je vis retirťe; j'aimais le
faste, j'y ai renoncť. Si vous entrez en religion, comme c'est ma
volontť et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je
prends sur moi tous les jours.
--Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien;
peut-Ítre s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera
pas mÍme les ťpargnes que vous avez destinťes ŗ mon ťtablissement.
--Il n'y faut plus penser, votre ťclat vous a perdue.
--Le mal est-il sans ressource?
--Sans ressource.
--Mais, si je ne trouve point un ťpoux, est-il nťcessaire que je
m'enferme dans un couvent?
--ņ moins que vous ne veuillez perpťtuer ma douleur et mes remords,
jusqu'ŗ ce que j'aie les yeux fermťs. Il faut que j'y vienne; vos
soeurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je
pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre
prťsence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'Ítes malgrť
moi, vos soeurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime,
n'affligez pas une mŤre qui expire; laissez-la descendre paisiblement au
tombeau: qu'elle puisse se dire ŗ elle-mÍme, lorsqu'elle sera sur le
point de paraÓtre devant le grand juge, qu'elle a rťparť sa faute autant
qu'il ťtait en elle, qu'elle puisse se flatter qu'aprŤs sa mort vous ne
porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez
pas des droits que vous n'avez point.
--Maman, lui dis-je, soyez tranquille lŗ-dessus; faites venir un homme
de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai ŗ tout ce
qu'il vous plaira.
--Cela ne se peut: un enfant ne se dťshťrite pas lui-mÍme; c'est le
ch‚timent d'un pŤre et d'une mŤre justement irritťs. S'il plaisait ŗ
Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse ŗ cette
extrťmitť, et que je m'ouvrisse ŗ mon mari, afin de prendre de concert
les mÍmes mesures. Ne m'exposez point ŗ une indiscrťtion qui me rendrait
odieuse ŗ ses yeux, et qui entraÓnerait des suites qui vous
dťshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans
fortune et sans ťtat; malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez:
quelles idťes voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que
je dise ŗ votre pŤre... Que lui dirai-je? Que vous n'Ítes pas son
enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter ŗ vos pieds pour
obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'‚me inflexible
de votre pŤre...Ľ
En ce moment, M. Simonin entra; il vit le dťsordre de sa femme; il
l'aimait; il ťtait violent; il s'arrÍta tout court, et tournant sur moi
des regards terribles, il me dit:
ęSortez!Ľ
S'il eŻt ťtť mon pŤre, je ne lui aurais pas obťi, mais il ne l'ťtait
pas.
Il ajouta, en parlant au domestique qui m'ťclairait:
ęDites-lui qu'elle ne reparaisse plus.Ľ
Je me renfermai dans ma petite prison. Je rÍvai ŗ ce que ma mŤre m'avait
dit; je me jetai ŗ genoux, je priai Dieu qu'il m'inspir‚t; je priai
longtemps; je demeurai le visage collť contre terre; on n'invoque
presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait ŗ quoi se rťsoudre;
et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obťir. Ce fut le
parti que je pris. ęOn veut que je sois religieuse; peut-Ítre est-ce
aussi la volontť de Dieu. Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je
sois malheureuse, qu'importe oý je le sois!...Ľ Je recommandai ŗ celle
qui me servait de m'avertir quand mon pŤre serait sorti. DŤs le
lendemain je sollicitai un entretien avec ma mŤre; elle me fit rťpondre
qu'elle avait promis le contraire ŗ M. Simonin, mais que je pouvais lui
ťcrire avec un crayon qu'on me donna. J'ťcrivis donc sur un bout de
papier (ce fatal papier s'est retrouvť, et l'on ne s'en est que trop
bien servi contre moi):
ęMaman, je suis f‚chťe de toutes les peines que je vous ai causťes; je
vous en demande pardon: mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi
tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre volontť que j'entre en
religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu...Ľ
La servante prit cet ťcrit, et le porta ŗ ma mŤre. Elle remonta un
moment aprŤs, et elle me dit avec transport:
ęMademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le bonheur de
votre pŤre, de votre mŤre et le vŰtre, pourquoi l'avoir diffťrť si
longtemps? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu
depuis que je suis ici: ils se querellaient sans cesse ŗ votre sujet;
Dieu merci, je ne verrai plus cela...Ľ
Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrÍt
de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vťrifiera, si vous
m'abandonnez.
Quelques jours se passŤrent, sans que j'entendisse parler de rien; mais
un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit brusquement; c'ťtait M.
Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que
je savais qu'il n'ťtait pas mon pŤre, sa prťsence ne me causait que de
l'effroi. Je me levai, je lui fis la rťvťrence. Il me sembla que j'avais
deux coeurs: je ne pouvais penser ŗ ma mŤre sans m'attendrir, sans avoir
envie de pleurer; il n'en ťtait pas ainsi de M. Simonin. Il est sŻr
qu'un pŤre inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne au
monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'Ítre trouvť comme moi
vis-ŗ-vis de l'homme qui a portť longtemps, et qui vient de perdre cet
auguste caractŤre; les autres l'ignoreront toujours. Si je passais de sa
prťsence ŗ celle de ma mŤre, il me semblait que j'ťtais une autre. Il me
dit:
ęSuzanne, reconnaissez-vous ce billet?
--Oui, monsieur.
--L'avez-vous ťcrit librement?
--Je ne saurais dire qu'oui.
-- tes-vous du moins rťsolue ŗ exťcuter ce qu'il promet?
--Je le suis.
--N'avez-vous de prťdilection pour aucun couvent?
--Non, ils me sont indiffťrents.
--Il suffit.Ľ
Voilŗ ce que je rťpondis; mais malheureusement cela ne fut point ťcrit.
Pendant une quinzaine d'une entiŤre ignorance de ce qui se passait, il
me parut qu'on s'ťtait adressť ŗ diffťrentes maisons religieuses, et que
le scandale de ma premiŤre dťmarche avait empÍchť qu'on ne me reÁŻt
postulante. On fut moins difficile ŗ Longchamp; et cela, sans doute,
parce qu'on insinua que j'ťtais musicienne, et que j'avais de la
voix[11]. On m'exagťra bien les difficultťs qu'on avait eues, et la
gr‚ce qu'on me faisait de m'accepter dans cette maison: on m'engagea
mÍme ŗ ťcrire ŗ la supťrieure. Je ne sentais pas les suites de ce
tťmoignage ťcrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je
ne revinsse contre mes voeux; on voulait avoir une attestation de ma
propre main qu'ils avaient ťtť libres. Sans ce motif, comment cette
lettre, qui devait rester entre les mains de la supťrieure, aurait-elle
passť dans la suite entre les mains de mes beaux-frŤres? Mais fermons
vite les yeux lŗ-dessus; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas
le voir: il n'est plus.
* * * * *
Je fus conduite ŗ Longchamp; ce fut ma mŤre qui m'accompagna. Je ne
demandai point ŗ dire adieu ŗ M. Simonin; j'avoue que la pensťe ne m'en
vint qu'en chemin. On m'attendait; j'ťtais annoncťe, et par mon histoire
et par mes talents: on ne me dit rien de l'une; mais on fut trŤs-pressť
de voir si l'acquisition qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se
fut entretenu de beaucoup de choses indiffťrentes, car aprŤs ce qui
m'ťtait arrivť, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de
vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie
religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on
remplit ces premiers moments, la supťrieure dit: ęMademoiselle, vous
savez la musique, vous chantez; nous avons un clavecin; si vous vouliez,
nous irions dans notre parloir...Ľ J'avais l'‚me serrťe, mais ce n'ťtait
pas le moment de marquer de la rťpugnance; ma mŤre passa, je la suivis;
la supťrieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiositť
avait attirťes. C'ťtait le soir; on m'apporta des bougies; je m'assis,
je me mis au clavecin; je prťludai longtemps, cherchant un morceau de
musique dans la tÍte, que j'en ai pleine, et n'en trouvant point;
cependant la supťrieure me pressa, et je chantai sans y entendre
finesse, par habitude, parce que le morceau m'ťtait familier: _Tristes
apprÍts, p‚les flambeaux, jour plus affreux que les tťnŤbres_, etc.[12]
Je ne sais ce que cela produisit; mais on ne m'ťcouta pas longtemps: on
m'interrompit par des ťloges, que je fus bien surprise d'avoir mťritťs
si promptement et ŗ si peu de frais. Ma mŤre me remit entre les mains de
la supťrieure, me donna sa main ŗ baiser, et s'en retourna.
* * * * *
Me voilŗ donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec
toutes les apparences de postuler de mon plein grť. Mais vous, monsieur,
qui connaissez jusqu'ŗ ce moment tout ce qui s'est passť, qu'en
pensez-vous? La plupart de ces choses ne furent point allťguťes, lorsque
je voulus revenir contre mes voeux; les unes, parce que c'ťtaient des
vťritťs destituťes de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient
rendue odieuse sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant
dťnaturť, qui flťtrissait la mťmoire de ses parents pour obtenir sa
libertť. On avait la preuve de ce qui ťtait _contre_ moi; ce qui ťtait
_pour_ ne pouvait ni s'allťguer ni se prouver. Je ne voulus pas mÍme
qu'on insinu‚t aux juges le soupÁon de ma naissance; quelques personnes,
ťtrangŤres aux lois, me conseillŤrent de mettre en cause le directeur de
ma mŤre et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait ťtť
possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais ŗ propos, de peur que je ne
l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empÍche d'en faire la
rťflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je
sais la musique et que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas
davantage pour me dťceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec
l'obscuritť et la sťcuritť que je cherche; celles de mon ťtat ne savent
point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de
m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi
pourquoi cette idťe m'ťpouvante? C'est que je ne sais oý aller; c'est
que je suis jeune et sans expťrience; c'est que je crains la misŤre, les
hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vťcu renfermťe, et que si
j'ťtais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela
n'est peut-Ítre pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne
sache pas oý aller, ni que devenir, cela dťpend de vous.
Les supťrieures ŗ Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons
religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'ťtait une madame de
Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison; je
ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bontť qui m'a
perdue. C'ťtait une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle
avait de l'indulgence, quoique personne n'en eŻt moins besoin; nous
ťtions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle
ne pouvait s'empÍcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui
permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intťrÍt; j'ai fait
mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en
commis aucune dont elle eŻt ŗ me punir ou qu'elle eŻt ŗ me pardonner. Si
elle avait de la prťdilection, elle lui ťtait inspirťe par le mťrite;
aprŤs cela je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima
tendrement et que je ne fus pas des derniŤres entre ses favorites. Je
sais que c'est un grand ťloge que je me donne, plus grand que vous ne
pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est
celui que les autres donnent par envie aux bien-aimťes de la supťrieure.
Si j'avais quelque dťfaut ŗ reprocher ŗ madame de Moni, c'est que son
goŻt pour la vertu, la piťtť, la franchise, la douceur, les talents,
l'honnÍtetť, l'entraÓnait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que
celles qui n'y pouvaient prťtendre, n'en ťtaient que plus humiliťes.
Elle avait aussi le don, qui est peut-Ítre plus commun en couvent que
dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il ťtait rare
qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plŻt jamais. Elle
ne tarda pas ŗ me prendre en grť; et j'eus tout d'abord la derniŤre
confiance en elle. Malheur ŗ celles dont elle ne l'attirait pas sans
effort! il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et
qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure ŗ
Sainte-Marie; je la lui racontai sans dťguisement comme ŗ vous; je lui
dis tout ce que je viens de vous ťcrire; et ce qui regardait ma
naissance et ce qui tenait ŗ mes peines, rien ne fut oubliť. Elle me
plaignit, me consola, me fit espťrer un avenir plus doux.
Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit
arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dťgoŻt; je passe
rapidement sur ces deux annťes, parce qu'elles n'eurent rien de triste
pour moi que le sentiment secret que je m'avanÁais pas ŗ pas vers
l'entrťe d'un ťtat pour lequel je n'ťtais point faite. Quelquefois il se
renouvelait avec force; mais aussitŰt je recourais ŗ ma bonne
supťrieure, qui m'embrassait, qui dťveloppait mon ‚me, qui m'exposait
fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: ęEt les
autres ťtats n'ont-ils pas aussi leurs ťpines? On ne sent que les
siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous ŗ genoux, et prions...Ľ
Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction,
d'ťloquence, de douceur, d'ťlťvation et de force, qu'on eŻt dit que
l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensťes, ses expressions, ses images
pťnťtraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'ťcoutait; peu ŗ peu on
ťtait entraÓnť, on s'unissait ŗ elle; l'‚me tressaillait, et l'on
partageait ses transports. Son dessein n'ťtait pas de sťduire; mais
certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait de chez elle avec un
coeur ardent, la joie et l'extase ťtaient peintes sur le visage; on
versait des larmes si douces! c'ťtait une impression qu'elle prenait
elle-mÍme, qu'elle gardait longtemps, et qu'on conservait. Ce n'est pas
ŗ ma seule expťrience que je m'en rapporte, c'est ŗ celle de toutes les
religieuses. Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naÓtre en elles
le besoin d'Ítre consolťes comme celui d'un trŤs-grand plaisir; et je
crois qu'il ne m'a manquť qu'un peu plus d'habitude, pour en venir lŗ.
J'ťprouvai cependant, ŗ l'approche de ma profession, une mťlancolie si
profonde, qu'elle mit ma bonne supťrieure ŗ de terribles ťpreuves; son
talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-mÍme. ęJe ne sais, me dit-elle,
ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se
retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite,
que je cherche des idťes, que je veux exalter mon ‚me; je me trouve une
femme ordinaire et bornťe; je crains de parler...Ľ ęAh! chŤre mŤre, lui
dis-je, quel pressentiment! Si c'ťtait Dieu qui vous rendÓt muette!...Ľ
Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais,
j'allai dans sa cellule; ma prťsence l'interdit d'abord: elle lut
apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment
profond que je portais en moi ťtait au-dessus de ses forces; et elle ne
voulait pas lutter sans la certitude d'Ítre victorieuse. Cependant elle
m'entreprit, elle s'ťchauffa peu ŗ peu; ŗ mesure que ma douleur tombait,
son enthousiasme croissait: elle se jeta subitement ŗ genoux, je
l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais;
elle prononÁa quelques mots, puis tout ŗ coup elle se tut. J'attendis
inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes,
elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: ęAh! chŤre
enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opťrť sur moi! Voilŗ qui
est fait, l'esprit s'est retirť, je le sens: allez, que Dieu vous parle
lui-mÍme, puisqu'il ne lui plaÓt pas de se faire entendre par ma
bouche...Ľ
En effet, je ne sais ce qui s'ťtait passť en elle, si je lui avais
inspirť une mťfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipťe, si je
l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le
ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma
profession, j'allai la voir; elle ťtait d'une mťlancolie ťgale ŗ la
mienne. Je me mis ŗ pleurer, elle aussi; je me jetai ŗ ses pieds, elle
me bťnit, me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant: ęJe suis
lasse de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandť ŗ Dieu de ne point
voir ce jour, mais ce n'est pas sa volontť. Allez, je parlerai ŗ votre
mŤre, je passerai la nuit en priŤre, priez aussi; mais couchez-vous, je
vous l'ordonne.
--Permettez, lui rťpondis-je, que je m'unisse ŗ vous.
--Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'ŗ onze, pas davantage. ņ
neuf heures et demie je commencerai ŗ prier et vous aussi; mais ŗ onze
heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez,
chŤre enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.Ľ
Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant
cette sainte femme allait dans les corridors frappant ŗ chaque porte,
ťveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans
l'ťglise. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les
invita ŗ s'adresser au ciel pour moi. Cette priŤre se fit d'abord en
silence; ensuite elle ťteignit les lumiŤres; toutes rťcitŤrent ensemble
le _Miserere_, exceptť la supťrieure qui, prosternťe au pied des autels,
se macťrait cruellement en disant: ę‘ Dieu! si c'est par quelque faute
que j'ai commise que vous vous Ítes retirť de moi, accordez-m'en le
pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez
Űtť, mais que vous vous adressiez vous-mÍme ŗ cette innocente qui dort
tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez ŗ
ses parents, et pardonnez-moi.Ľ
Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis
point; je n'ťtais pas encore ťveillťe. Elle s'assit ŗ cŰtť de mon lit;
elle avait posť lťgŤrement une de ses mains sur mon front; elle me
regardait: l'inquiťtude, le trouble et la douleur se succťdaient sur son
visage; et c'est ainsi qu'elle me parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle
ne me parla point de ce qui s'ťtait passť pendant la nuit; elle me
demanda seulement si je m'ťtais couchťe de bonne heure; je lui rťpondis:
ęņ l'heure que vous m'avez ordonnťe.
--Si j'avais reposť.
--Profondťment.
--Je m'y attendais... Comment je me trouvais.
--Fort bien. Et vous, chŤre mŤre?
--Hťlas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans
inquiťtude; mais je n'ai ťprouvť sur aucune autant de trouble que sur
vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse.
--Si vous m'aimez toujours, je le serai.
--Ah! s'il ne tenait qu'ŗ cela! N'avez-vous pensť ŗ rien pendant la
nuit?
--Non.
--Vous n'avez fait aucun rÍve?
--Aucun.
--Qu'est-ce qui se passe ŗ prťsent dans votre ‚me?
--Je suis stupide; j'obťis ŗ mon sort sans rťpugnance et sans goŻt; je
sens que la nťcessitť m'entraÓne, et je me laisse aller. Ah! ma chŤre
mŤre, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de
cette mťlancolie, de cette douce inquiťtude que j'ai quelquefois
remarquťe dans celles qui se trouvaient au moment oý je suis. Je suis
imbťcile, je ne saurais mÍme pleurer. On le veut, il le faut, est la
seule idťe qui me vienne... Mais vous ne me dites rien.
--Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour
vous ťcouter. J'attends votre mŤre; t‚chez de ne pas m'ťmouvoir; laissez
les sentiments s'accumuler dans mon ‚me; quand elle en sera pleine, je
vous quitterai. Il faut que je me taise: je me connais; je n'ai qu'un
jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit
s'exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie; dites-moi
seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y
chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...Ľ
Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes
mains qu'elle prit. Elle paraissait mťditer et mťditer profondťment;
elle avait les yeux fermťs avec effort; quelquefois elle les ouvrait,
les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son ‚me se
remplissait de tumulte, se composait et s'agitait ensuite. En vťritť,
cette femme ťtait nťe pour Ítre prophťtesse, elle en avait le visage et
le caractŤre. Elle avait ťtť belle; mais l'‚ge, en affaissant ses traits
et y pratiquant de grands plis, avait encore ajoutť de la dignitť ŗ sa
physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder
en elle-mÍme, ou traverser les objets voisins, et dťmÍler au delŗ, ŗ une
grande distance, toujours dans le passť ou dans l'avenir. Elle me
serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement
quelle heure il ťtait.
ęIl est bientŰt six heures.
--Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas Ítre,
cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la
modťration dans les premiers moments.Ľ
Elle ťtait ŗ peine sortie que la mŤre des novices et mes compagnes
entrŤrent; on m'Űta les habits de religion, et l'on me revÍtit des
habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien
de ce qu'on disait autour de moi; j'ťtais presque rťduite ŗ l'ťtat
d'automate; je ne m'aperÁus de rien; j'avais seulement par intervalles
comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait
faire; on ťtait souvent obligť de me le rťpťter, car je n'entendais pas
de la premiŤre fois, et je le faisais; ce n'ťtait pas que je pensasse ŗ
autre chose, c'est que j'ťtais absorbťe; j'avais la tÍte lasse comme
quand on s'est excťdť de rťflexions. Cependant la supťrieure
s'entretenait avec ma mŤre. Je n'ai jamais su ce qui s'ťtait passť dans
cette entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, quand
elles se sťparŤrent, ma mŤre ťtait si troublťe, qu'elle ne pouvait
retrouver la porte par laquelle elle ťtait entrťe, et que la supťrieure
ťtait sortie les mains fermťes et appuyťes contre le front.
Cependant les cloches sonnŤrent; je descendis. L'assemblťe ťtait peu
nombreuse. Je fus prÍchťe bien ou mal, je n'entendis rien: on disposa de
moi pendant toute cette matinťe qui a ťtť nulle dans ma vie, car je n'en
ai jamais connu la durťe; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai
dit. On m'a sans doute interrogťe, j'ai sans doute rťpondu; j'ai
prononcť des voeux, mais je n'en ai nulle mťmoire, et je me suis trouvťe
religieuse aussi innocemment que je fus faite chrťtienne; je n'ai pas
plus compris ŗ toute la cťrťmonie de ma profession qu'ŗ celle de mon
baptÍme, avec cette diffťrence que l'une confŤre la gr‚ce et que l'autre
la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie pas rťclamť ŗ Longchamp,
comme j'avais fait ŗ Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagťe? J'en
appelle ŗ votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'ťtais dans
un ťtat d'abattement si profond, que, quelques jours aprŤs, lorsqu'on
m'annonÁa que j'ťtais de choeur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je
demandai s'il ťtait bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus
voir la signature de mes voeux: il fallut joindre ŗ ces preuves le
tťmoignage de toute la communautť, celui de quelques ťtrangers qu'on
avait appelťs ŗ la cťrťmonie. M'adressant plusieurs fois ŗ la
supťrieure, je lui disais: ęCela est donc bien vrai?...Ľ et je
m'attendais toujours qu'elle m'allait rťpondre: ęNon, mon enfant; on
vous trompe...Ľ Son assurance rťitťrťe ne me convainquait pas, ne
pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi
tumultueux, aussi variť, si plein de circonstances singuliŤres et
frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas mÍme le visage de celles
qui m'avaient servie, ni celui du prÍtre qui m'avait prÍchťe, ni de
celui qui avait reÁu mes voeux; le changement de l'habit religieux en
habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet
instant j'ai ťtť ce qu'on appelle physiquement aliťnťe. Il a fallu des
mois entiers pour me tirer de cet ťtat; et c'est ŗ la longueur de cette
espŤce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est
passť: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont
parlť avec jugement, qui ont reÁu les sacrements, et qui, rendus ŗ la
santť, n'en ont aucune mťmoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la
maison; et je me suis dit ŗ moi-mÍme: ęVoilŗ apparemment ce qui m'est
arrivť le jour que j'ai fait profession.Ľ Mais il reste ŗ savoir si ces
actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y Ítre.
* * * * *
Je fis dans la mÍme annťe trois pertes intťressantes: celle de mon pŤre,
ou plutŰt de celui qui passait pour tel; il ťtait ‚gť, il avait beaucoup
travaillť; il s'ťteignit: celle de ma supťrieure, et celle de ma mŤre.
Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se
condamna au silence; elle fit porter sa biŤre dans sa chambre; elle
avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits ŗ mťditer
et ŗ ťcrire: elle a laissť quinze mťditations qui me semblent ŗ moi de
la plus grande beautť; j'en ai une copie. Si quelque jour vous ťtiez
curieux de voir les idťes que cet instant suggŤre, je vous les
communiquerais; elles sont intitulťes: _Les derniers instants de la
Soeur de Moni_.
ņ l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle ťtait ťtendue sur
son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un
christ entre ses bras. C'ťtait la nuit; la lueur des flambeaux ťclairait
cette scŤne lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa
cellule retentissait de cris, lorsque tout ŗ coup ses yeux brillŤrent;
elle se releva brusquement, elle parla; sa voix ťtait presque aussi
forte que dans l'ťtat de santť; le don qu'elle avait perdu lui revint:
elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur
ťternel. ęMes enfants, votre douleur vous en impose. C'est lŗ, c'est lŗ,
disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux
s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercťderai pour vous, et
je serai exaucťe. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir
ma bťnťdiction et mes adieux...Ľ C'est en prononÁant ces derniŤres
paroles que trťpassa cette femme rare, qui a laissť aprŤs elle des
regrets qui ne finiront point.
Ma mŤre mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de
l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santť avait
ťtť fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon pŤre, ni
l'histoire de ma naissance. Celui qui avait ťtť son directeur et le
mien, me remit de sa part un petit paquet; c'ťtaient cinquante louis
avec un billet, enveloppťs et cousus dans un morceau de linge. Il y
avait dans ce billet:
* * * * *
ęMon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de
disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu
ťconomiser sur les petits prťsents de M. Simonin. Vivez saintement,
c'est le mieux, mÍme pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi;
votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise;
aidez-moi ŗ l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au
monde, en considťration des bonnes oeuvres que vous ferez. Surtout ne
troublez point la famille; et quoique le choix de l'ťtat que vous avez
embrassť n'ait pas ťtť aussi volontaire que je l'aurais dťsirť, craignez
d'en changer. Que n'ai-je ťtť renfermťe dans un couvent pendant toute ma
vie! je ne serais pas si troublťe de la pensťe qu'il faut dans un moment
subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre
mŤre, dans l'autre monde, dťpend beaucoup de la conduite que vous
tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa
justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne
demandez rien ŗ vos soeurs; elles ne sont pas en ťtat de vous secourir;
n'espťrez rien de votre pŤre, il m'a prťcťdťe, il a vu le grand jour, il
m'attend; ma prťsence sera moins terrible pour lui que la sienne pour
moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mŤre! Ah! malheureuse
enfant! Vos soeurs sont arrivťes; je ne suis pas contente d'elles: elles
prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mŤre qui se
meurt, des querelles d'intťrÍt qui m'affligent. Quand elles s'approchent
de mon lit, je me retourne de l'autre cŰtť: que verrais-je en elles?
deux crťatures en qui l'indigence a ťteint le sentiment de la nature.
Elles soupirent aprŤs le peu que je laisse; elles font au mťdecin et ŗ
la garde des questions indťcentes, qui marquent avec quelle impatience
elles attendent le moment oý je m'en irai, et qui les saisira de tout ce
qui m'environne. Elles ont soupÁonnť, je ne sais comment, que je pouvais
avoir quelque argent cachť entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles
n'aient mis en oeuvre pour me faire lever, et elles y ont rťussi; mais
heureusement mon dťpositaire ťtait venu la veille, et je lui avais remis
ce petit paquet avec cette lettre qu'il a ťcrite sous ma dictťe. BrŻlez
la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera
bientŰt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos
voeux; car je dťsire toujours que vous demeuriez en religion: l'idťe de
vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achŤverait
de troubler mes derniers instants.Ľ
Mon pŤre mourut le 5 janvier, ma supťrieure sur la fin du mÍme mois, et
ma mŤre la seconde fÍte de NoŽl.
* * * * *
Ce fut la soeur Sainte-Christine qui succťda ŗ la mŤre de Moni. Ah!
monsieur! quelle diffťrence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit
quelle femme c'ťtait que la premiŤre. Celle-ci avait le caractŤre petit,
une tÍte ťtroite et brouillťe de superstitions; elle donnait dans les
opinions nouvelles; elle confťrait avec des sulpiciens, des jťsuites.
Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait
prťcťdťe: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de
mťdisances, d'accusations, de calomnies et de persťcutions: il fallut
s'expliquer sur des questions de thťologie oý nous n'entendions rien,
souscrire ŗ des formules, se plier ŗ des pratiques singuliŤres. La mŤre
de Moni n'approuvait point ces exercices de pťnitence qui se font sur le
corps; elle ne s'ťtait macťrťe que deux fois en sa vie: une fois la
veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance.
Elle disait de ces pťnitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun dťfaut,
et qu'elles ne servaient qu'ŗ donner de l'orgueil. Elle voulait que ses
religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et
l'esprit serein. La premiŤre chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut
de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de
dťfendre d'altťrer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la
dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au
contraire, renvoya ŗ chaque religieuse son cilice et sa discipline, et
fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du rŤgne
antťrieur ne sont jamais les favorites du rŤgne qui suit. Je fus
indiffťrente, pour ne rien dire de pis, ŗ la supťrieure actuelle, par la
raison que la prťcťdente m'avait chťrie; mais je ne tardai pas ŗ empirer
mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermetť,
selon le coup d'oeil sous lequel vous les considťrerez.
La premiŤre, ce fut de m'abandonner ŗ toute la douleur que je ressentais
de la perte de notre premiŤre supťrieure; d'en faire l'ťloge en toute
circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des
comparaisons qui n'ťtaient pas favorables ŗ celle-ci; de peindre l'ťtat
de la maison sous les annťes passťes; de rappeler au souvenir la paix
dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture
tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et
d'exalter les moeurs, les sentiments, le caractŤre de la soeur de Moni.
La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me dťfaire de ma
discipline; de prÍcher des amies lŗ-dessus, et d'en engager
quelques-unes ŗ suivre mon exemple; la troisiŤme, de me pourvoir d'un
Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatriŤme, de rejeter tout parti,
de m'en tenir au titre de chrťtienne, sans accepter le nom de jansťniste
ou de moliniste; la cinquiŤme, de me renfermer rigoureusement dans la
rŤgle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delŗ ni en deÁŗ;
consťquemment, de ne me prÍter ŗ aucune action surťrogatoire, celles
d'obligation ne me paraissant dťjŗ que trop dures; de ne monter ŗ
l'orgue que les jours de fÍte; de ne chanter que quand je serais de
choeur; de ne plus souffrir qu'on abus‚t de ma complaisance et de mes
talents, et qu'on me mÓt ŗ tout et ŗ tous les jours. Je lus les
constitutions, je les relus, je les savais par coeur; si l'on
m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fŻt pas exprimť clairement, ou qui
n'y fŻt pas, ou qui m'y parŻt contraire, je m'y refusais fermement; je
prenais le livre, et je disais: ęVoilŗ les engagements que j'ai pris, et
je n'en ai point pris d'autres.Ľ
Mes discours en entraÓnŤrent quelques-unes. L'autoritť des maÓtresses se
trouva trŤs-bornťe; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de
leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scŤne
d'ťclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et
j'ťtais toujours pour la rŤgle contre le despotisme. J'eus bientŰt
l'air, et peut-Ítre un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires
de M. l'archevÍque ťtaient sans cesse appelťs; je comparaissais, je me
dťfendais, je dťfendais mes compagnes; et il n'est pas arrivť une seule
fois qu'on m'ait condamnťe, tant j'avais d'attention ŗ mettre la raison
de mon cŰtť: il ťtait impossible de m'attaquer du cŰtť de mes devoirs,
je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites gr‚ces qu'une
supťrieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en
demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne
connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brŻlť mon
cilice et jetť lŗ ma discipline; j'avais conseillť la mÍme chose ŗ
d'autres; je ne voulais entendre parler jansťnisme, ni molinisme, ni en
bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'ťtais soumise ŗ la
Constitution, je rťpondais que je l'ťtais ŗ l'…glise; si j'acceptais la
bulle... que j'acceptais l'…vangile. On visita ma cellule; on y
dťcouvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'ťtais ťchappťe en
discours indiscrets sur l'intimitť suspecte de quelques-unes des
favorites; la supťrieure avait des tÍte-ŗ-tÍte longs et frťquents avec
un jeune ecclťsiastique, et j'en avais dťmÍlť la raison et le prťtexte.
Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haÔr, me perdre; et
j'en vins ŗ bout. On ne se plaignit plus de moi aux supťrieurs, mais on
s'occupa ŗ me rendre la vie dure. On dťfendit aux autres religieuses de
m'approcher; et bientŰt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit
nombre: on se douta qu'elles chercheraient ŗ se dťdommager ŗ la dťrobťe
de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le
jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou ŗ des heures dťfendues;
on nous ťpia: on me surprit, tantŰt avec l'une, tantŰt avec une autre;
l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus ch‚tiťe
de la maniŤre la plus inhumaine; on me condamna des semaines entiŤres ŗ
passer l'office ŗ genoux, sťparťe du reste, au milieu du choeur; ŗ vivre
de pain et d'eau; ŗ demeurer enfermťe dans ma cellule; ŗ satisfaire aux
fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes
complices n'ťtaient guŤre mieux traitťes. Quand on ne pouvait me trouver
en faute, on m'en supposait; on me donnait ŗ la fois des ordres
incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manquť; on avanÁait les
heures des offices, des repas; on dťrangeait ŗ mon insu toute la
conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais
coupable tous les jours, et j'ťtais tous les jours punie. J'ai du
courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude
et la persťcution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de
me tourmenter; c'ťtait l'amusement de cinquante personnes liguťes. Il
m'est impossible d'entrer dans tout le petit dťtail de ces mťchancetťs;
on m'empÍchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait
quelques parties de mon vÍtement; une autre fois c'ťtaient mes clefs ou
mon brťviaire; ma serrure se trouvait embarrassťe; ou l'on m'empÍchait
de bien faire, ou l'on dťrangeait les choses que j'avais bien faites; on
me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de
tout, et ma vie ťtait une suite de dťlits rťels ou simulťs, et de
ch‚timents.
Ma santť ne tint point ŗ des ťpreuves si longues et si dures; je tombai
dans l'abattement, le chagrin et la mťlancolie. J'allais dans les
commencements chercher de la force et de la rťsignation au pied des
autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la rťsignation
et le dťsespoir, tantŰt me soumettant ŗ toute la rigueur de mon sort,
tantŰt pensant ŗ m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au
fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allťe! combien
j'y ai regardť de fois! Il y avait ŗ cŰtť un banc de pierre; combien de
fois je m'y suis assise, la tÍte appuyťe sur le bord de ce puits!
Combien de fois, dans le tumulte de mes idťes, me suis-je levťe
brusquement et rťsolue ŗ finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue?
Pourquoi prťfťrais-je alors de pleurer, de crier ŗ haute voix, de fouler
mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me dťchirer le
visage avec les ongles? Si c'ťtait Dieu qui m'empÍchait de me perdre,
pourquoi ne pas arrÍter aussi tous ces autres mouvements?
Je vais vous dire une chose qui vous paraÓtra fort ťtrange peut-Ítre, et
qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes
visites frťquentes vers ce puits n'aient ťtť remarquťes, et que mes
cruelles ennemies ne se soient flattťes qu'un jour j'accomplirais un
dessein qui bouillait au fond de mon coeur. Quand j'allais de ce cŰtť,
on affectait de s'en ťloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois
j'ai trouvť la porte du jardin ouverte ŗ des heures oý elle devait Ítre
fermťe, singuliŤrement les jours oý l'on avait multipliť sur moi les
chagrins; l'on avait poussť ŗ bout la violence de mon caractŤre, et l'on
me croyait l'esprit aliťnť. Mais aussitŰt que je crus avoir devinť que
ce moyen de sortir de la vie ťtait pour ainsi dire offert ŗ mon
dťsespoir, qu'on me conduisait ŗ ce puits par la main, et que je le
trouverais toujours prÍt ŗ me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon
esprit se tourna vers d'autres cŰtťs; je me tenais dans les corridors et
mesurais la hauteur des fenÍtres; le soir, en me dťshabillant,
j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretiŤres; un autre jour,
je refusais le manger; je descendais au rťfectoire, et je restais le dos
appuyť contre la muraille, les mains pendantes ŗ mes cŰtťs, les yeux
fermťs, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je
m'oubliais si parfaitement dans cet ťtat, que toutes les religieuses
ťtaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer
sans bruit, et l'on me laissait lŗ; puis on me punissait d'avoir manquť
aux exercices. Que vous dirai-je? on me dťgoŻta de presque tous les
moyens de m'Űter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer,
on me les prťsentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous
pousse hors de ce monde, et peut-Ítre n'y serais-je plus, si elles
avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'Űte la vie, peut-Ítre
cherche-t-on ŗ dťsespťrer les autres, et la garde-t-on quand on croit
les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement
en nous. En vťritť, s'il est possible que je me rappelle mon ťtat, quand
j'ťtais ŗ cŰtť du puits, il me semble que je criais au dedans de moi ŗ
ces malheureuses qui s'ťloignaient pour favoriser un forfait: ęFaites un
pas de mon cŰtť, montrez-moi le moindre dťsir de me sauver, accourez
pour me retenir, et soyez sŻres que vous arriverez trop tard.Ľ En
vťritť, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort.
L'acharnement ŗ nuire, ŗ tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se
lasse point dans les cloÓtres.
* * * * *
J'en ťtais lŗ lorsque, revenant sur ma vie passťe, je songeai ŗ faire
rťsilier mes voeux. J'y rÍvai d'abord lťgŤrement. Seule, abandonnťe,
sans appui, comment rťussir dans un projet si difficile, mÍme avec les
secours qui me manquaient? Cependant cette idťe me tranquillisa; mon
esprit se rassit; je fus plus ŗ moi; j'ťvitai des peines, et je
supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce
changement, et l'on en fut ťtonnť; la mťchancetť s'arrÍta tout court,
comme un ennemi l‚che qui vous poursuit et ŗ qui l'on fait face au
moment oý il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais ŗ
vous faire, c'est pourquoi, ŗ travers toutes les idťes funestes qui
passent par la tÍte d'une religieuse dťsespťrťe, celle de mettre le feu
ŗ la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non
plus, quoique ce soit la chose la plus facile ŗ exťcuter: il ne s'agit,
un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans
un bŻcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brŻlťs; et
cependant dans ces ťvťnements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut.
Ne serait-ce pas qu'on craint le pťril pour soi et pour celles qu'on
aime, et qu'on dťdaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on
hait? Cette derniŤre idťe est bien subtile pour Ítre vraie.
ņ force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et mÍme la
possibilitť; on est bien fort quand on en est lŗ. Ce fut pour moi
l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De
dresser un mťmoire et de le donner ŗ consulter; l'un et l'autre
n'ťtaient pas sans danger. Depuis qu'il s'ťtait fait une rťvolution dans
ma tÍte, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait
de l'oeil; je ne faisais pas un pas qui ne fŻt ťclairť; je ne disais pas
un mot qu'on ne le pes‚t. On se rapprocha de moi, on chercha ŗ me
sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisťration et de
l'amitiť; on revenait sur ma vie passťe; on m'accusait faiblement, on
m'excusait; on espťrait une meilleure conduite, on me flattait d'un
avenir plus doux; cependant on entrait ŗ tout moment dans ma cellule, le
jour, la nuit, sous des prťtextes; brusquement, sourdement, on
entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude
de coucher habillťe; j'en avais pris une autre, c'ťtait celle d'ťcrire
ma confession. Ces jours-lŗ, qui sont marquťs, j'allais demander de
l'encre et du papier ŗ la supťrieure, qui ne m'en refusait pas.
J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rťdigeais
dans ma tÍte ce que j'avais ŗ proposer; c'ťtait en abrťgť tout ce que je
viens de vous ťcrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntťs.
Mais je fis trois ťtourderies: la premiŤre, de dire ŗ la supťrieure que
j'aurais beaucoup de choses ŗ ťcrire, et de lui demander, sous ce
prťtexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de
mon mťmoire, et de laisser lŗ ma confession; et la troisiŤme, n'ayant
point fait de confession et n'ťtant point prťparťe ŗ cet acte de
religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut
remarquť; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandť avait ťtť
employť autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi ŗ
ma confession, comme il ťtait ťvident, quel usage en avais-je fait?
Sans savoir qu'on prendrait ces inquiťtudes, je sentis qu'il ne fallait
pas qu'on trouv‚t chez moi un ťcrit de cette importance. D'abord je
pensai ŗ le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis ŗ le
cacher dans mes vÍtements, ŗ l'enfouir dans le jardin, ŗ le jeter au
feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressťe de l'ťcrire, et
combien j'en fus embarrassťe quand il fut ťcrit. D'abord je le cachetai,
ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai ŗ l'office qui sonnait.
J'ťtais dans une inquiťtude qui se dťcelait ŗ mes mouvements. J'ťtais
assise ŗ cŰtť d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je
l'avais vue me regarder en pitiť et verser des larmes: elle ne me
parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce
qui pourrait en arriver, je rťsolus de lui confier mon papier; dans un
moment d'oraison oý toutes les religieuses se mettent ŗ genoux,
s'inclinent, et sont comme plongťes dans leurs stalles, je tirai
doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derriŤre moi; elle
le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de
ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reÁu beaucoup d'autres:
elle s'ťtait occupťe pendant des mois entiers ŗ lever, sans se
compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait ŗ mes devoirs
pour avoir droit de me ch‚tier; elle venait frapper ŗ ma porte quand il
ťtait heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dťrangeait; elle allait
sonner ou rťpondre quand il le fallait; elle se trouvait partout oý je
devais Ítre. J'ignorais tout cela.
Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortÓmes du choeur, la
supťrieure me dit: ęSoeur Suzanne, suivez-moi...Ľ Je la suivis, puis
s'arrÍtant dans le corridor ŗ une autre porte, ęvoilŗ, me dit-elle,
votre cellule; c'est la soeur Saint-JťrŰme qui occupera la vŰtre...Ľ
J'entrai, et elle avec moi. Nous ťtions toutes deux assises sans parler,
lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise;
et la supťrieure me dit: ęSoeur Suzanne, dťshabillez-vous, et prenez ce
vÍtement...Ľ J'obťis en sa prťsence; cependant elle ťtait attentive ŗ
tous mes mouvements. La soeur qui avait apportť mes habits, ťtait ŗ la
porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittťs, sortit; et la
supťrieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procťdťs; et
je ne la demandai point. Cependant on avait cherchť partout dans ma
cellule; on avait dťcousu l'oreiller et les matelas; on avait dťplacť
tout ce qui pouvait l'Ítre ou l'avoir ťtť; on marcha sur mes traces; on
alla au confessionnal, ŗ l'ťglise, dans le jardin, au puits, vers le
banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupÁonnai le
reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y
avait quelque chose. On continua de m'ťpier pendant plusieurs jours: on
allait oý j'ťtais allťe; on regardait partout, mais inutilement. Enfin
la supťrieure crut qu'il n'ťtait possible de savoir la vťritť que par
moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit:
ęSoeur Suzanne, vous avez des dťfauts; mais vous n'avez pas celui de
mentir; dites-moi donc la vťritť: qu'avez-vous fait de tout le papier
que je vous ai donnť?
--Madame, je vous l'ai dit.
--Cela ne se peut, car vous m'en avez demandť beaucoup, et vous n'avez
ťtť qu'un moment au confessionnal.
--Il est vrai.
--Qu'en avez-vous donc fait?
--Ce que je vous ai dit.
--Eh bien! jurez-moi, par la sainte obťissance que vous avez vouťe ŗ
Dieu, que cela est; et malgrť les apparences, je vous croirai.
--Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose
si lťgŤre; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer.
--Vous me trompez, soeur Suzanne, et vous ne savez pas ŗ quoi vous vous
exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous ai donnť?
--Je vous l'ai dit.
--Oý est-il?
--Je ne l'ai plus.
--Qu'en avez-vous fait?
--Ce que l'on fait de ces sortes d'ťcrits, qui sont inutiles aprŤs qu'on
s'en est servi.
--Jurez-moi, par la sainte obťissance, qu'il a ťtť tout employť ŗ ťcrire
votre confession, et que vous ne l'avez plus.
--Madame, je vous le rťpŤte, cette seconde chose n'ťtant pas plus
importante que la premiŤre, je ne saurais jurer.
--Jurez, me dit-elle, ou...
--Je ne jurerai point.
--Vous ne jurerez point?
--Non, madame.
--Vous Ítes donc coupable?
--Et de quoi puis-je Ítre coupable?
--De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affectť
de louer celle qui m'avait prťcťdťe, pour me rabaisser; de mťpriser les
usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que
j'ai cru devoir rťtablir; de soulever toute la communautť; d'enfreindre
les rŤgles; de diviser les esprits; de manquer ŗ tous vos devoirs; de me
forcer ŗ vous punir et ŗ punir celles que vous avez sťduites, la chose
qui me coŻte le plus. J'aurais pu sťvir contre vous par les voies les
plus dures; je vous ai mťnagťe: j'ai cru que vous reconnaÓtriez vos
torts, que vous reprendriez l'esprit de votre ťtat, et que vous
reviendriez ŗ moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose
dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intťrÍt
de la maison exige que je les connaisse, et je les connaÓtrai; c'est moi
qui vous en rťponds. Soeur Suzanne, dites-moi la vťritť.
--Je vous l'ai dite.
--Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je vous donne
encore un moment pour vous dťterminer... Vos papiers, s'ils existent...
--Je ne les ai plus.
--Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession.
--Je ne saurais le faire...Ľ
Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec
quatre de ses favorites; elles avaient l'air ťgarť et furieux. Je me
jetai ŗ leurs pieds, j'implorai leur misťricorde. Elles criaient toutes
ensemble: ęPoint de misťricorde, madame; ne vous laissez pas toucher:
qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix[13]...Ľ J'embrassais
les genoux tantŰt de l'une, tantŰt de l'autre; je leur disais, en les
nommant par leurs noms: ęSoeur Sainte-AgnŤs, soeur Sainte-Julie, que
vous ai-je fait? Pourquoi irritez-vous ma supťrieure contre moi? Est-ce
ainsi que j'en ai usť? Combien de fois n'ai-je pas suppliť pour vous?
vous ne vous en souvenez plus. Vous ťtiez en faute, et je ne le suis
pas.Ľ
La supťrieure, immobile, me regardait et me disait: ęDonne tes papiers,
malheureuse, ou rťvŤle ce qu'ils contenaient.
--Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous Ítes trop
bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une ‚me indocile, dont on ne
peut venir ŗ bout que par des moyens extrÍmes: c'est elle qui vous y
porte; tant pis pour elle.
--Ma chŤre mŤre, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni
Dieu, ni les hommes, je vous le jure.
--Ce n'est pas lŗ le serment que je veux.
--Elle aura ťcrit contre nous, contre vous, quelque mťmoire au grand
vicaire, ŗ l'archevÍque; Dieu sait comme elle aura peint l'intťrieur de
la maison; on croit aisťment le mal. Madame, il faut disposer de cette
crťature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous.Ľ
La supťrieure ajouta: ęSoeur Suzanne, voyez...Ľ
Je me levai brusquement, et je lui dis: ęMadame, j'ai tout vu; je sens
que je me perds; mais un moment plus tŰt ou plus tard ne vaut pas la
peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; ťcoutez leur
fureur, consommez votre injustice...Ľ
Et ŗ l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On
m'arracha mon voile; on me dťpouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein
un petit portrait de mon ancienne supťrieure; on s'en saisit: je
suppliai qu'on me permÓt de le baiser encore une fois; on me refusa. On
me jeta une chemise, on m'Űta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on
me conduisit, la tÍte et les pieds nus, ŗ travers les corridors. Je
criais, j'appelais ŗ mon secours; mais on avait sonnť la cloche pour
avertir que personne ne parŻt. J'invoquais le ciel, j'ťtais ŗ terre, et
l'on me traÓnait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les
pieds ensanglantťs et les jambes meurtries; j'ťtais dans un ťtat ŗ
toucher des ‚mes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs
la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, oý l'on me jeta sur une
natte que l'humiditť avait ŗ demi pourrie. Lŗ, je trouvai un morceau de
pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nťcessaires et
grossiers. La natte roulťe par un bout formait un oreiller; il y avait,
sur un bloc de pierre, une tÍte de mort avec un crucifix de bois. Mon
premier mouvement fut de me dťtruire; je portai mes mains ŗ ma gorge; je
dťchirai mon vÍtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je
hurlais comme une bÍte fťroce; je me frappai la tÍte contre les murs; je
me mis toute en sang; je cherchai ŗ me dťtruire jusqu'ŗ ce que les
forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est lŗ que j'ai passť
trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de
mes exťcutrices venait, et me disait:
ęObťissez ŗ notre supťrieure, et vous sortirez d'ici.
--Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! soeur
Saint-Clťment, il est un Dieu...Ľ
Le troisiŤme jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte;
c'ťtaient les mÍmes religieuses qui m'avaient conduite. AprŤs l'ťloge
des bontťs de notre supťrieure, elles m'annoncŤrent qu'elle me faisait
gr‚ce, et qu'on allait me mettre en libertť.
ęC'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir.Ľ
Cependant elles m'avaient relevťe, et elles m'entraÓnaient; on me
reconduisit dans ma cellule, oý je trouvai la supťrieure.
ęJ'ai consultť Dieu sur votre sort; il a touchť mon coeur: il veut que
j'aie pitiť de vous: et je lui obťis. Mettez-vous ŗ genoux, et
demandez-lui pardon.Ľ
Je me mis ŗ genoux, et je dis:
ęMon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous
le demand‚tes sur la croix pour moi.
--Quel orgueil! s'ťcriŤrent-elles; elle se compare ŗ Jťsus-Christ, et
elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifiť.
--Ne me considťrez pas, leur dis-je, mais considťrez-vous, et jugez.
--Ce n'est pas tout, me dit la supťrieure, jurez-moi, par la sainte
obťissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passť.
--Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi
par serment que j'en garderai le silence. Personne n'en saura jamais
rien que votre conscience, je vous le jure.
--Vous le jurez?
--Oui, je vous le jure.Ľ
Cela fait, elles me dťpouillŤrent des vÍtements qu'elles m'avaient
donnťs, et me laissŤrent me rhabiller des miens.
* * * * *
J'avais pris de l'humiditť; j'ťtais dans une circonstance critique;
j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris
que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette
persťcution serait la derniŤre que j'aurais ŗ souffrir. C'est par
l'effet momentanť de ces secousses violentes qui montrent combien la
nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en trŤs-peu
de temps; et je trouvai, quand je reparus, toute la communautť persuadťe
que j'avais ťtť malade. Je repris les exercices de la maison et ma place
ŗ l'ťglise. Je n'avais pas oubliť mon papier, ni la jeune soeur ŗ qui je
l'avais confiť; j'ťtais sŻre qu'elle n'avait point abusť de ce dťpŰt,
mais qu'elle ne l'avait pas gardť sans inquiťtude. Quelques jours aprŤs
ma sortie de prison, au choeur, au moment mÍme oý je le lui avais donnť,
c'est-ŗ-dire lorsque nous nous mettons ŗ genoux et qu'inclinťes les unes
vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer
doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui
ne contenait que ces mots: ęCombien vous m'avez inquiťtťe! Et ce cruel
papier, que faut-il que j'en fasse?...Ľ AprŤs avoir lu celui-ci, je le
roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au
commencement du carÍme. Le temps approchait oý la curiositť d'entendre
appelle ŗ Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais
la voix trŤs-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons
religieuses qu'on est attentif aux plus petits intťrÍts; on eut quelques
mťnagements pour moi; je jouis d'un peu plus de libertť; les soeurs que
j'instruisais au chant purent approcher de moi sans consťquence; celle ŗ
qui j'avais confiť mon mťmoire en ťtait une. Dans les heures de
rťcrťation que nous passions au jardin, je la prenais ŗ l'ťcart, je la
faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis:
ęVous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne
voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici
que de vous exposer au soupÁon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez
perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me
sauverait, je ne voudrais point de mon salut ŗ ce prix.
--Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il?
--Il s'agit de faire passer sŻrement cette consultation ŗ quelque habile
avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir
une rťponse que vous me rendrez ŗ l'ťglise ou ailleurs.
--ņ propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet?
--Soyez tranquille, je l'ai avalť.
--Soyez tranquille vous-mÍme, je penserai ŗ votre affaire.Ľ
Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait,
qu'elle chantait tandis que je lui rťpondais, et que notre conversation
ťtait entrecoupťe de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur,
est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on
venait ŗ dťcouvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de
tourments auxquels elle ne fŻt exposťe. Je ne voudrais pas lui avoir
ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. BrŻlez donc ces
lettres, monsieur; si vous en sťparez l'intťrÍt que vous voulez bien
prendre ŗ mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'Ítre
conservť.
Voilŗ ce que je vous disais alors: mais, hťlas! elle n'est plus, et je
reste seule...
Elle ne tarda pas ŗ me tenir parole, et ŗ m'en informer ŗ notre maniŤre
accoutumťe. La semaine sainte arriva; le concours ŗ nos tťnŤbres fut
nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux
applaudissements que l'on donne ŗ vos comťdiens dans leurs salles de
spectacle, et qui ne devraient jamais Ítre entendus dans les temples du
Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres oý l'on
cťlŤbre la mťmoire de son fils attachť sur la croix pour l'expiation des
crimes du genre humain. Mes jeunes ťlŤves ťtaient bien prťparťes;
quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du
goŻt; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et
que la communautť ťtait satisfaite du succŤs de mes soins.
Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement de
son tabernacle dans un reposoir particulier, oý il reste jusqu'au
vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives
des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes aprŤs les autres,
ou deux ŗ deux. Il y a un tableau qui indique ŗ chacune son heure
d'adoration; que je fus contente d'y lire: La soeur Sainte-Suzanne et la
soeur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'ŗ trois! Je me
rendis au reposoir ŗ l'heure marquťe; ma compagne y ťtait. Nous nous
plaÁ‚mes l'une ŗ cŰtť de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous
prostern‚mes ensemble, nous ador‚mes Dieu pendant une demi-heure. Au
bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en
disant:
ęNous n'aurons peut-Ítre jamais l'occasion de nous entretenir aussi
longtemps et aussi librement; Dieu connaÓt la contrainte oý nous vivons,
et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons
tout entier. Je n'ai pas lu votre mťmoire; mais il n'est pas difficile
de deviner ce qu'il contient; j'en aurai incessamment la rťponse. Mais
si cette rťponse vous autorise ŗ poursuivre la rťsiliation de vos voeux,
ne voyez-vous pas qu'il faudra nťcessairement que vous confťriez avec
des gens de loi?
--Il est vrai.
--Que vous aurez besoin de libertť?
--Il est vrai.
--Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions prťsentes
pour vous en procurer?
--J'y ai pensť.
--Vous le ferez donc?
--Je verrai.
--Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnťe
ŗ toute la fureur de la communautť. Avez-vous prťvu les persťcutions qui
vous attendent?
--Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes.
--Je n'en sais rien.
--Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma libertť.
--Et pourquoi cela?
--Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra me
reprťsenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloÓtre;
j'aurai la bouche ouverte, la libertť de me plaindre; je vous attesterai
toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on
n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux
qu'on en us‚t mal avec moi; mais on ne le fera pas: soyez sŻre qu'on
prendra une conduite tout opposťe. On me sollicitera, on me reprťsentera
le tort que je vais me faire ŗ moi-mÍme et ŗ la maison; et comptez qu'on
n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la
sťduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force.
--Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un ťtat dont
vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs.
--Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me
quittera pas. Je finirais par Ítre une mauvaise religieuse; il faut
prťvenir ce moment.
--Mais si par malheur vous succombez?
--Si je succombe, je demanderai ŗ changer de maison, ou je mourrai dans
celle-ci.
--On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon amie, votre
dťmarche me fait frťmir: je tremble que vos voeux ne soient rťsiliťs, et
qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez-vous? Que
ferez-vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des
talents; mais on dit que cela ne mŤne ŗ rien avec la vertu; et je sais
que vous ne vous dťpartirez pas de cette derniŤre qualitť.
--Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas ŗ la vertu; c'est
sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus
elle y doit Ítre considťrťe.
--On la loue, mais on ne fait rien pour elle.
--C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi
qu'on m'objecte, on respectera mes moeurs; on ne dira pas, du moins,
comme de la plupart des autres, que je sois entraÓnťe hors de mon ťtat
par une passion dťrťglťe: je ne vois personne, je ne connais personne.
Je demande ŗ Ítre libre, parce que le sacrifice de ma libertť n'a pas
ťtť volontaire. Avez-vous lu mon mťmoire?
--Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donnť, parce qu'il ťtait
sans adresse, et que j'ai dŻ penser qu'il ťtait pour moi; mais les
premiŤres lignes m'ont dťtrompťe, et je n'ai pas ťtť plus loin. Que vous
fŻtes bien inspirťe de me l'avoir remis! un moment plus tard, on
l'aurait trouvť sur vous... Mais l'heure qui finit notre station
approche, prosternons-nous; que celles qui vont nous succťder nous
trouvent dans la situation oý nous devons Ítre. Demandez ŗ Dieu qu'il
vous ťclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma priŤre et mes
soupirs aux vŰtres.Ľ
J'avais l'‚me un peu soulagťe. Ma compagne priait droite; moi, je me
prosternai; mon front ťtait appuyť contre la derniŤre marche de l'autel,
et mes bras ťtaient ťtendus sur les marches supťrieures. Je ne crois pas
m'Ítre jamais adressťe ŗ Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le
coeur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui
m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni
combien j'y serais encore restťe; mais je fus un spectacle bien
touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux
religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus Ítre seule; je
me trompais; elles ťtaient toutes les trois placťes derriŤre moi et
fondant en larmes: elles n'avaient osť m'interrompre; elles attendaient
que je sortisse de moi-mÍme de l'ťtat de transport et d'effusion oý
elles me voyaient. Quand je me retournai de leur cŰtť, mon visage avait
sans doute un caractŤre bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il
produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutŤrent, que je ressemblais
alors ŗ notre ancienne supťrieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma
vue leur avait causť le mÍme tressaillement. Si j'avais eu quelque
penchant ŗ l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un
rŰle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eŻt rťussi. Mon ‚me
s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supťrieure m'a
dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimť Dieu comme moi;
que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est
sŻr que j'ťprouvais une facilitť extrÍme ŗ partager son extase; et que,
dans les priŤres qu'elle faisait ŗ haute voix, quelquefois il m'arrivait
de prendre la parole, de suivre le fil de ses idťes et de rencontrer,
comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-mÍme. Les
autres l'ťcoutaient en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais,
ou je la devanÁais, ou je parlais avec elle. Je conservais
trŤs-longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment
que je lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les
autres qu'elles avaient conversť avec elle, on discernait en elle
qu'elle avait conversť avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, quand
la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cťd‚mes la place ŗ
celles qui nous succťdaient; nous nous embrass‚mes bien tendrement, ma
jeune compagne et moi, avant que de nous sťparer.
La scŤne du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez ŗ cela le succŤs
de nos tťnŤbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je
fus applaudie. ‘ tÍtes folles de religieuses! je n'eus presque rien ŗ
faire pour me rťconcilier avec toute la communautť; on vint au-devant de
moi, la supťrieure la premiŤre. Quelques personnes du monde cherchŤrent
ŗ me connaÓtre; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser.
Je vis M. le premier prťsident, madame de Soubise, et une foule
d'honnÍtes gens, des moines, des prÍtres, des militaires, des
magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela
cette sorte d'ťtourdis que vous appelez des _talons rouges_, et que
j'eus bientŰt congťdiťs. Je ne cultivai de connaissances que celles
qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste ŗ celles de nos
religieuses qui n'ťtaient pas si difficiles.
J'oubliais de vous dire que la premiŤre marque de bontť qu'on me donna,
ce fut de me rťtablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le
petit portrait de notre ancienne supťrieure; et l'on n'eut pas celui de
me le refuser; il a repris sa place sur mon coeur, il y demeurera tant
que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'ťlever mon
‚me ŗ Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je
me sens l'‚me froide, je le dťtache de mon cou, je le place devant moi,
je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas
connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposťs ŗ notre
vťnťration; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous
laisseraient pas ŗ leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y
demeurons.
* * * * *
J'eus la rťponse ŗ mon mťmoire; elle ťtait d'un M. Manouri[14], ni
favorable ni dťfavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on
demandait un grand nombre d'ťclaircissements auxquels il ťtait difficile
de satisfaire sans se voir; je me nommai donc; et j'invitai M. Manouri ŗ
se rendre ŗ Longchamp. Ces messieurs se dťplacent difficilement;
cependant il vint. Nous nous entretÓnmes trŤs-longtemps; nous convÓnmes
d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sŻrement ses
demandes, et je lui enverrais mes rťponses. J'employai de mon cŰtť tout
le temps qu'il donnait ŗ mon affaire, ŗ disposer les esprits, ŗ
intťresser ŗ mon sort et ŗ me faire des protections. Je me nommai, je
rťvťlai ma conduite dans la premiŤre maison que j'avais habitťe, ce que
j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait
faites en couvent, ma rťclamation ŗ Sainte-Marie, mon sťjour ŗ
Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruautť avec laquelle
j'avais ťtť traitťe depuis que j'avais consommť mes voeux. On me
plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volontť qu'on me
tťmoignait pour le temps oý je pourrais en avoir besoin, sans
m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais
obtenu de Rome la permission de rťclamer contre mes voeux; incessamment
l'action allait Ítre intentťe, qu'on ťtait lŗ-dessus dans une sťcuritť
profonde. Je vous laisse donc ŗ penser quelle fut la surprise de ma
supťrieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de soeur Marie-Suzanne
Simonin, une protestation contre ses voeux, avec la demande de quitter
l'habit de religion, et de sortir du cloÓtre pour disposer d'elle comme
elle le jugerait ŗ propos.
J'avais bien prťvu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition;
celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes
beaux-frŤres et soeurs alarmťs: ils avaient eu tout le bien de la
famille; et libre, j'aurais eu des reprises considťrables ŗ faire sur
eux. J'ťcrivis ŗ mes soeurs; je les suppliai de n'apporter aucune
opposition ŗ ma sortie; j'en appelai ŗ leur conscience sur le peu de
libertť de mes voeux; je leur offris un dťsistement par acte authentique
de toutes mes prťtentions ŗ la succession de mon pŤre et de ma mŤre; je
n'ťpargnai rien pour leur persuader que ce n'ťtait ici une dťmarche ni
d'intťrÍt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments;
cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'ťtais encore engagťe
en religion, devenait invalide; et il ťtait trop incertain pour elles
que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il
d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une soeur sans asile et
sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que dira-t-on dans le monde?
Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous? S'il lui prend
fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle ťpousera? Et
si elle a des enfants?... Il faut contrarier de toute notre force cette
dangereuse tentative... Voilŗ ce qu'elles se dirent et ce qu'elles
firent.
ņ peine la supťrieure eut-elle reÁu l'acte juridique de ma demande,
qu'elle accourut dans ma cellule.
ęComment, soeur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter?
--Oui, madame.
--Et vous allez appeler de vos voeux?
--Oui, madame.
--Ne les avez-vous pas faits librement?
--Non, madame.
--Et qui est-ce qui vous a contrainte?
--Tout.
--Monsieur votre pŤre?
--Mon pŤre.
--Madame votre mŤre?
--Elle-mÍme.
--Et pourquoi ne pas rťclamer au pied des autels?
--J'ťtais si peu ŗ moi, que je ne me rappelle pas mÍme d'y avoir
assistť.
--Pouvez-vous parler ainsi?
--Je dis la vťritť.
--Quoi! vous n'avez pas entendu le prÍtre vous demander: Soeur
Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu obťissance, chastetť et
pauvretť?
--Je n'en ai pas mťmoire.
--Vous n'avez pas rťpondu qu'oui?
--Je n'en ai pas mťmoire.
--Et vous imaginez que les hommes vous en croiront?
--Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai.
--ChŤre enfant, si de pareils prťtextes ťtaient ťcoutťs, voyez quels
abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une dťmarche inconsidťrťe; vous
vous Ítes laissť entraÓner par un sentiment de vengeance; vous avez ŗ
coeur les ch‚timents que vous m'avez obligťe de vous infliger; vous avez
cru qu'ils suffisaient pour rompre vos voeux; vous vous Ítes trompťe,
cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le
parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez dťjŗ
commis dans votre coeur; et que vous allez le consommer.
--Je ne serai point parjure, je n'ai rien jurť.
--Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas ťtť rťparťs?
--Ce ne sont point ces torts qui m'ont dťterminťe.
--Qu'est-ce donc?
--Le dťfaut de vocation, le dťfaut de libertť dans mes voeux.
--Si vous n'ťtiez point appelťe; si vous ťtiez contrainte, que ne le
disiez-vous quand il en ťtait temps?
--Et ŗ quoi cela m'aurait-il servi?
--Que ne montriez-vous la mÍme fermetť que vous eŻtes ŗ Sainte-Marie?
--Est-ce que la fermetť dťpend de nous? Je fus ferme la premiŤre fois;
la seconde, j'ťtais imbťcile.
--Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? Vous avez
eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret.
--Savais-je rien de ces formalitťs? Quand je les aurais sues, ťtais-je
en ťtat d'en user? Quand j'aurais ťtť en ťtat d'en user, l'aurais-je pu?
Quoi! madame, ne vous Ítes-vous pas aperÁue vous-mÍme de mon aliťnation?
Si je vous prends ŗ tťmoin, jurerez-vous que j'ťtais saine d'esprit?
--Je le jurerai!
--Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure.
--Mon enfant, vous allez faire un ťclat inutile. Revenez ŗ vous, je vous
en conjure par votre propre intťrÍt, par celui de la maison; ces sortes
d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses.
--Ce ne sera pas ma faute.
--Les gens du monde sont mťchants; on fera les suppositions les plus
dťfavorables ŗ votre esprit, ŗ votre coeur, ŗ vos moeurs; on croira...
--Tout ce qu'on voudra.
--Mais parlez-moi ŗ coeur ouvert; si vous avez quelque mťcontentement
secret, quel qu'il soit, il y a du remŤde.
--J'ťtais, je suis et je serai toute ma vie mťcontente de mon ťtat.
--L'esprit sťducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche ŗ
nous perdre, aurait-il profitť de la libertť trop grande qu'on vous a
accordťe depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste?
--Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment sans peine:
j'atteste Dieu que mon coeur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun
sentiment honteux.
--Cela ne se conÁoit pas.
--Rien cependant, madame, n'est plus facile ŗ concevoir. Chacun a son
caractŤre, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais;
vous avez reÁu de Dieu les gr‚ces de votre ťtat, et elles me manquent
toutes; vous vous seriez perdue dans le monde; et vous assurez ici votre
salut; je me perdrais ici, et j'espŤre me sauver dans le monde; je suis
et je serai une mauvaise religieuse.
--Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous.
--Mais c'est avec peine et ŗ contre-coeur.
--Vous en mťritez davantage.
--Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mťrite; et je suis
forcťe de m'avouer qu'en me soumettant ŗ tout, je ne mťrite rien. Je
suis lasse d'Ítre une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je
me dťteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de
vťritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goŻt
pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour
d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien
que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon coeur n'y est pas;
il est au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clŰture
perpťtuelle, je ne balancerais pas ŗ mourir. Voilŗ mes sentiments.
--Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vÍtements qui vous ont
consacrťe ŗ Jťsus-Christ?
--Oui, madame, parce que je les ai pris sans rťflexion et sans
libertť...Ľ
Je lui rťpondis avec bien de la modťration, car ce n'ťtait pas lŗ ce que
mon coeur me suggťrait; il me disait: ęOh! que ne suis-je au moment oý
je pourrai les dťchirer et les jeter loin de moi!...Ľ
Cependant ma rťponse l'atterra; elle p‚lit, elle voulut encore parler;
mais ses lŤvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait
encore ŗ me dire. Je me promenais ŗ grands pas dans ma cellule, et elle
s'ťcriait:
ę‘ mon Dieu! que diront nos soeurs? ‘ Jťsus, jetez sur elle un regard de
pitiť! Soeur Sainte-Suzanne!
--Madame.
--C'est donc un parti pris? Vous voulez nous dťshonorer, nous rendre et
devenir la fable publique, vous perdre!
--Je veux sortir d'ici.
--Mais si ce n'est que la maison qui vous dťplaise...
--C'est la maison, c'est mon ťtat, c'est la religion; je ne veux Ítre
renfermťe ni ici ni ailleurs.
--Mon enfant, vous Ítes possťdťe du dťmon; c'est lui qui vous agite, qui
vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans
quel ťtat vous Ítes!Ľ
En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe ťtait en
dťsordre, que ma guimpe s'ťtait tournťe presque sens devant derriŤre, et
que mon voile ťtait tombť sur mes ťpaules. J'ťtais ennuyťe des propos de
cette mťchante supťrieure qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et
faux; et je lui dis avec dťpit:
ęNon, madame, non, je ne veux plus de ce vÍtement, je n'en veux plus...Ľ
Cependant je t‚chais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et
plus je m'efforÁais ŗ l'arranger, plus je le dťrangeais: impatientťe, je
le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je
restai devant ma supťrieure, le front ceint d'un bandeau, et la tÍte
ťchevelťe. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et
venait en disant:
ę‘ Jťsus! elle est possťdťe; rien n'est plus vrai, elle est possťdťe...Ľ
Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire.
Je ne tardai pas ŗ revenir ŗ moi; je sentis l'indťcence de mon ťtat et
l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai
mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis:
ęMadame, je ne suis ni folle, ni possťdťe; je suis honteuse de mes
violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par lŗ combien
l'ťtat de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je
cherche ŗ m'en tirer, si je puis.Ľ
Elle, sans m'ťcouter, rťpťtait: ęQue dira le monde? Que diront nos
soeurs?
--Madame, lui dis-je, voulez-vous ťviter un ťclat; il y aurait un moyen.
Je ne cours point aprŤs ma dot; je ne demande que la libertť: je ne dis
point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement aujourd'hui,
demain, aprŤs, qu'elles soient mal gardťes; et ne vous apercevez de mon
ťvasion que le plus tard que vous pourrez...
--Malheureuse! qu'osez-vous me proposer?
--Un conseil qu'une bonne et sage supťrieure devrait suivre avec toutes
celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une
pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les
malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y pťrisse. Madame, lui
dis-je en prenant un ton grave et un regard assurť, ťcoutez-moi: si les
lois auxquelles je me suis adressťe trompaient mon attente; et que,
poussťe par des mouvements d'un dťsespoir que je ne connais que trop...
vous avez un puits... il y a des fenÍtres dans la maison... partout on a
des murs devant soi... on a un vÍtement qu'on peut dťpecer... des mains
dont on peut user...
--ArrÍtez, malheureuse! vous me faites frťmir. Quoi! vous pourriez...
--Je pourrais, au dťfaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la
vie, repousser les aliments; on est maÓtre de boire et de manger, ou de
n'en rien faire... S'il arrivait, aprŤs ce que je viens de vous dire,
que j'eusse le courage..., et vous savez que je n'en manque pas, et
qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir...,
transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la
supťrieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?...
Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien ŗ la maison;
ťpargnez-moi un forfait, ťpargnez-vous de longs remords: concertons
ensemble...
--Y pensez-vous, soeur Sainte-Suzanne? Que je manque au premier de mes
devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilťge!
--Le vrai sacrilťge, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en
profanant par le mťpris les habits sacrťs que je porte. ‘tez-les-moi,
j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la
paysanne la plus pauvre; et que la clŰture me soit entr'ouverte.
--Et oý irez-vous pour Ítre mieux?
--Je ne sais oý j'irai; mais on n'est mal qu'oý Dieu ne nous veut point:
et Dieu ne me veut point ici.
--Vous n'avez rien.
--Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus.
--Craignez les dťsordres auxquels elle entraÓne.
--Le passť me rťpond de l'avenir; si j'avais voulu ťcouter le crime, je
serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera,
ou de votre consentement, ou par l'autoritť des lois. Vous pouvez
opter...Ľ
Cette conversation avait durť. En me la rappelant, je rougis des choses
indiscrŤtes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il ťtait trop
tard. La supťrieure en ťtait encore ŗ ses exclamations ęque dira le
monde! que diront nos soeurs!Ľ lorsque la cloche qui nous appelait ŗ
l'office vint nous sťparer. Elle me dit en me quittant:
ęSoeur Sainte-Suzanne, vous allez ŗ l'ťglise; demandez ŗ Dieu qu'il vous
touche et qu'il vous rende l'esprit de votre ťtat; interrogez votre
conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne
vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.Ľ
Nous descendÓmes presque ensemble. L'office s'acheva: ŗ la fin de
l'office, lorsque toutes les soeurs ťtaient sur le point de se sťparer,
elle frappa sur son brťviaire et les arrÍta.
ęMes soeurs, leur dit-elle, je vous invite ŗ vous jeter au pied des
autels, et ŗ implorer la misťricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a
abandonnťe, qui a perdu le goŻt et l'esprit de la religion, et qui est
sur le point de se porter ŗ une action sacrilťge aux yeux de Dieu, et
honteuse aux yeux des hommes.Ľ
Je ne saurais vous peindre la surprise gťnťrale; en un clin d'oeil,
chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes,
cherchant ŗ dťmÍler la coupable ŗ son embarras. Toutes se prosternŤrent
et priŤrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considťrable,
la prieure entonna ŗ voix basse le _Veni, Creator_, et toutes
continuŤrent ŗ voix basse le _Veni, Creator_; puis, aprŤs un second
silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit.
Je vous laisse ŗ penser le murmure qui s'ťleva dans la communautť: ęQui
est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que veut-elle faire?...Ľ Ces
soupÁons ne durŤrent pas longtemps. Ma demande commenÁait ŗ faire du
bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns
m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils;
j'ťtais approuvťe des uns, j'ťtais bl‚mťe des autres. Je n'avais qu'un
moyen de me justifier aux yeux de tous, c'ťtait de les instruire de la
conduite de mes parents; et vous concevez quel mťnagement j'avais ŗ
garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me
restŤrent sincŤrement attachťes, et M. Manouri, qui s'ťtait chargť de
mon affaire, ŗ qui je pusse m'ouvrir entiŤrement. Lorsque j'ťtais
effrayťe des tourments dont j'ťtais menacťe, ce cachot, oý j'avais ťtť
traÓnťe une fois, se reprťsentait ŗ mon imagination dans toute son
horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes
craintes ŗ M. Manouri; et il me dit: ęIl est impossible de vous ťviter
toutes sortes de peines: vous en aurez, vous avez dŻ vous y attendre; il
faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles
finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais;
c'est mon affaire...Ľ En effet, quelques jours aprŤs il apporta un ordre
ŗ la supťrieure de me reprťsenter toutes et quantes fois elle en serait
requise.
Le lendemain, aprŤs l'office, je fus encore recommandťe aux priŤres
publiques de la communautť: l'on pria en silence, et l'on dit ŗ voix
basse la mÍme hymne que la veille. MÍme cťrťmonie le troisiŤme jour,
avec cette diffťrence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu
du choeur, et que l'on rťcita les priŤres pour les agonisants, les
litanies des Saints, avec le refrain _ora pro e‚_. Le quatriŤme jour, ce
fut une momerie qui marquait bien le caractŤre bizarre de la supťrieure.
ņ la fin de l'office, on me fit coucher dans une biŤre au milieu du
choeur; on plaÁa des chandeliers ŗ mes cŰtťs, avec un bťnitier; on me
couvrit d'un suaire, et l'on rťcita l'office des morts, aprŤs lequel
chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bťnite, en disant:
_Requiescat in pace._ Il faut entendre la langue des couvents, pour
connaÓtre l'espŤce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux
religieuses relevŤrent le suaire, ťteignirent les cierges, et me
laissŤrent lŗ, trempťe jusqu'ŗ la peau, de l'eau dont elles m'avaient
malicieusement arrosťe. Mes habits se sťchŤrent sur moi; je n'avais pas
de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La
communautť s'assembla; on me regarda comme une rťprouvťe, ma dťmarche
fut traitťe d'apostasie; et l'on dťfendit, sous peine de dťsobťissance,
ŗ toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher,
et de toucher mÍme aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent
exťcutťs ŗ la rigueur. Nos corridors sont ťtroits; deux personnes ont,
en quelques endroits, de la peine ŗ passer de front: si j'allais, et
qu'une religieuse vÓnt ŗ moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se
collait contre le mur, tenant son voile et son vÍtement, de crainte
qu'il ne frott‚t contre le mien. Si l'on avait quelque chose ŗ recevoir
de moi, je le posais ŗ terre, et on le prenait avec un linge; si l'on
avait quelque chose ŗ me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le
malheur de me toucher, l'on se croyait souillťe, et l'on allait s'en
confesser et s'en faire absoudre chez la supťrieure. On a dit que la
flatterie ťtait vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien
ingťnieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications
qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelť le mot de ma cťleste
supťrieure de Moni: ęEntre toutes ces crťatures que vous voyez autour de
moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! mon enfant, il n'y
en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une
bÍte fťroce; ťtrange mťtamorphose pour laquelle la disposition est
d'autant plus grande, qu'on est entrť plus jeune dans une cellule, et
que l'on connaÓt moins la vie sociale: ce discours vous ťtonne; Dieu
vous prťserve d'en ťprouver la vťritť. Soeur Suzanne, la bonne
religieuse est celle qui apporte dans le cloÓtre quelque grande faute ŗ
expier.Ľ
Je fus privťe de tous les emplois. ņ l'ťglise, on laissait une stalle
vide ŗ chaque cŰtť de celle que j'occupais. J'ťtais seule ŗ une table au
rťfectoire; on ne m'y servait pas; j'ťtais obligťe d'aller dans la
cuisine demander ma portion; la premiŤre fois, la soeur cuisiniŤre me
cria: ęN'entrez pas, ťloignez-vous...Ľ
Je lui obťis.
ęQue voulez-vous?
--ņ manger.
--ņ manger! vous n'Ítes pas digne de vivre...Ľ
Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journťe sans rien
prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le seuil des
mets qu'on aurait eu honte de prťsenter ŗ des animaux; je les ramassais
en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je quelquefois ŗ la porte du
choeur la derniŤre, je la trouvais fermťe; je m'y mettais ŗ genoux; et
lŗ j'attendais la fin de l'office: si c'ťtait au jardin, je m'en
retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le
peu de nourriture, la mauvaise qualitť de celle que je prenais, et plus
encore par la peine que j'avais ŗ supporter tant de marques rťitťrťes
d'inhumanitť, je sentis que, si je persistais ŗ souffrir sans me
plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procŤs. Je me dťterminai
donc ŗ parler ŗ la supťrieure; j'ťtais ŗ moitiť morte de frayeur:
j'allai cependant frapper doucement ŗ sa porte. Elle ouvrit; ŗ ma vue,
elle recula plusieurs pas en arriŤre, en me criant:
ęApostate, ťloignez-vous!Ľ
Je m'ťloignai.
ęEncore.Ľ
Je m'ťloignai encore.
ęQue voulez-vous?
--Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnťe ŗ mourir, je
veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre.
--Vivre! me dit-elle, en me rťpťtant le propos de la soeur cuisiniŤre,
en Ítes-vous digne?
--Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous prťviens que si l'on me
refuse la nourriture, je serai forcťe d'en porter mes plaintes ŗ ceux
qui m'ont acceptťe sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dťpŰt,
jusqu'ŗ ce que mon sort et mon ťtat soient dťcidťs.
--Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y
pourvoirai...Ľ
Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses
ordres apparemment, mais je n'en fus guŤre mieux soignťe; on se faisait
un mťrite de lui dťsobťir: on me jetait les mets les plus grossiers,
encore les g‚tait-on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures.
* * * * *
Voilŗ la vie que j'ai menťe tant que mon procŤs a durť. Le parloir ne me
fut pas tout ŗ fait interdit; on ne pouvait m'Űter la libertť de
confťrer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui-ci fut-il
obligť d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir.
Alors une soeur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas;
elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me
dťmentait, me contredisait, rťpťtait ŗ la supťrieure mes discours, les
altťrait, les empoisonnait, m'en supposait mÍme que je n'avais pas
tenus; que sais-je? On en vint jusqu'ŗ me voler, me dťpouiller, m'Űter
mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de
linge blanc; mes vÍtements se dťchiraient; j'ťtais presque sans bas et
sans souliers. J'avais peine ŗ obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois ťtť
obligťe d'en aller chercher moi-mÍme au puits, ŗ ce puits dont je vous
ai parlť. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en ťtais rťduite ŗ boire
l'eau que j'avais tirťe, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous
des fenÍtres, j'ťtais obligťe de fuir, ou de m'exposer ŗ recevoir les
immondices des cellules. Quelques soeurs m'ont crachť au visage. J'ťtais
devenue d'une malpropretť hideuse. Comme on craignait les plaintes que
je pourrais faire ŗ nos directeurs, la confession me fut interdite.
Un jour de grande fÍte, c'ťtait, je crois, le jour de l'Ascension, on
embarrassa ma serrure; je ne pus aller ŗ la messe; et j'aurais peut-Ítre
manquť ŗ tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, ŗ qui
l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'ťtais devenue, qu'on ne
me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme.
Cependant, ŗ force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me
rendis ŗ la porte du choeur, que je trouvai fermťe, comme il arrivait
lorsque je ne venais pas des premiŤres. J'ťtais couchťe ŗ terre, la tÍte
et le dos appuyťs contre un des murs, les bras croisťs sur la poitrine,
et le reste de mon corps ťtendu fermait le passage; lorsque l'office
finit, et que les religieuses se prťsentŤrent pour sortir, la premiŤre
s'arrÍta tout court; les autres arrivŤrent ŗ sa suite; la supťrieure se
douta de ce que c'ťtait, et dit:
ęMarchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.Ľ
Quelques-unes obťirent, et me foulŤrent aux pieds; d'autres furent moins
inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis
que j'ťtais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait
de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me
resta que celui que je portais ŗ mon rosaire, qu'on ne me laissa pas
longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre
sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des
vaisseaux les plus nťcessaires, forcťe de sortir la nuit pour satisfaire
aux besoins de la nature, et accusťe le matin de troubler le repos de la
maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus,
on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on
cassait mes fenÍtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit
montait ŗ l'ťtage au-dessus; descendait l'ťtage au-dessous; et celles
qui n'ťtaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre
des choses ťtranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des
cris, des cliquetis de chaÓnes, et que je conversais avec les revenants
et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et
qu'il faudrait incessamment dťserter de mon corridor.
Il y a dans les communautťs des tÍtes faibles; c'est mÍme le grand
nombre: celles-lŗ croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer
devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublťe avec une
figure hideuse, faisaient le signe de la croix ŗ ma rencontre, et
s'enfuyaient en criant: ęSatan, ťloignez-vous de moi! Mon Dieu, venez ŗ
mon secours!...Ľ Une des plus jeunes ťtait au fond du corridor, j'allais
ŗ elle, et il n'y avait pas moyen de m'ťviter; la frayeur la plus
terrible la prit. D'abord elle se tourna le visage contre le mur,
marmottant d'une voix tremblante: ęMon Dieu! mon Dieu! Jťsus! Marie!...Ľ
Cependant j'avanÁais; quand elle me sentit prŤs d'elle, elle se couvre
le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'ťlance de mon cŰtť, se
prťcipite avec violence entre mes bras, et s'ťcrie: ęņ moi! ŗ moi!
misťricorde! je suis perdue! Soeur Sainte-Suzanne, ne me faites point de
mal; soeur Sainte-Suzanne, ayez pitiť de moi...Ľ Et en disant ces mots,
la voilŗ qui tombe renversťe ŗ moitiť morte sur le carreau.
On accourt ŗ ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment
cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle:
on dit que le dťmon de l'impuretť s'ťtait emparť de moi; on me supposa
des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des dťsirs bizarres
auxquels on attribua le dťsordre ťvident dans lequel la jeune religieuse
s'ťtait trouvťe. En vťritť, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce
qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore
d'une femme seule; cependant comme mon lit ťtait sans rideaux, et qu'on
entrait dans ma chambre ŗ toute heure, que vous dirai-je, monsieur? Il
faut qu'avec toute leur retenue extťrieure, la modestie de leurs
regards, la chastetť de leur expression, ces femmes aient le coeur bien
corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions
dťshonnÍtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai-je jamais bien compris
ce dont elles m'accusaient: et elles s'exprimaient en des termes si
obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait ŗ leur rťpondre.
Je ne finirais point, si je voulais suivre ce dťtail de persťcutions.
Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que
vous leur prťparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les
marques de la vocation la plus forte et la plus dťcidťe. Qu'on est
injuste dans le monde! On permet ŗ un enfant de disposer de sa libertť ŗ
un ‚ge oý il ne lui est pas permis de disposer d'un ťcu. Tuez plutŰt
votre fille que de l'emprisonner dans un cloÓtre malgrť elle; oui,
tuez-la. Combien j'ai dťsirť de fois d'avoir ťtť ťtouffťe par ma mŤre en
naissant! elle eŻt ťtť moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'Űta mon
brťviaire, et qu'on me dťfendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je
n'obťis pas. Hťlas! c'ťtait mon unique consolation; j'ťlevais mes mains
vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espťrer qu'ils ťtaient
entendus du seul Ítre qui voyait toute ma misŤre. On ťcoutait ŗ ma
porte; et un jour que je m'adressais ŗ lui dans l'accablement de mon
coeur, et que je l'appelais ŗ mon aide, on me dit:
ęVous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; mourez
dťsespťrťe, et soyez damnťe...Ľ
D'autres ajoutŤrent: ę_Amen_ sur l'apostate! _Amen_ sur elle!Ľ
Mais voici un trait qui vous paraÓtra bien plus ťtrange qu'aucun autre.
Je ne sais si c'est mťchancetť ou illusion; c'est que, quoique je ne
fisse rien qui marqu‚t un esprit dťrangť, ŗ plus forte raison un esprit
obsťdť de l'esprit infernal, elles dťlibťrŤrent entre elles s'il ne
fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, ŗ la pluralitť des voix, que
j'avais renoncť ŗ mon chrÍme et ŗ mon baptÍme; que le dťmon rťsidait en
moi, et qu'il m'ťloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'ŗ
certaines priŤres je grinÁais des dents et que je frťmissais dans
l'ťglise; qu'ŗ l'ťlťvation du Saint-Sacrement je me tordais les bras.
Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus
mon rosaire (qu'on m'avait volť); que je profťrais des blasphŤmes que je
n'ose vous rťpťter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui
n'ťtait pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire;
ce qui fut fait.
Ce grand vicaire ťtait un M. Hťbert, homme d'‚ge et d'expťrience,
brusque, mais juste, mais ťclairť. On lui fit le dťtail du dťsordre de
la maison; et il est sŻr qu'il ťtait grand, et que, si j'en ťtais la
cause, c'ťtait une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute,
qu'on n'omit pas dans le mťmoire qui lui fut envoyť, mes courses de
nuit, mes absences du choeur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que
l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les
choses saintes, mes blasphŤmes, les actions obscŤnes qu'on m'imputait;
pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut.
Les accusations ťtaient si fortes et si multipliťes, qu'avec tout son
bon sens, M. Hťbert ne put s'empÍcher d'y donner en partie, et de croire
qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante,
pour s'en instruire par lui-mÍme; fit annoncer sa visite, et vint en
effet accompagnť de deux jeunes ecclťsiastiques, qu'on avait attachťs ŗ
sa personne, et qui le soulageaient dans ses pťnibles fonctions.
Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma
chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parl‚t; et l'on m'appelait
d'une voix basse et tremblante:
ęSoeur Sainte-Suzanne, dormez-vous?
--Non, je ne dors pas. Qui est-ce?
--C'est moi.
--Qui, vous?
--Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose ŗ se perdre, pour
vous donner un conseil, peut-Ítre inutile. …coutez: Il y a, demain, ou
aprŤs, visite du grand vicaire: vous serez accusťe; prťparez-vous ŗ vous
dťfendre. Adieu; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous.Ľ
Cela dit, elle s'ťloigna avec la lťgŤretť d'une ombre.
Vous le voyez, il y a partout, mÍme dans les maisons religieuses,
quelques ‚mes compatissantes que rien n'endurcit.
* * * * *
Cependant, mon procŤs se suivait avec chaleur: une foule de personnes de
tout ťtat, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais
pas, s'intťressŤrent ŗ mon sort et sollicitŤrent pour moi. Vous fŻtes de
ce nombre, et peut-Ítre l'histoire de mon procŤs vous est-elle mieux
connue qu'ŗ moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus confťrer avec M.
Manouri. On lui dit que j'ťtais malade; il se douta qu'on le trompait;
il trembla qu'on ne m'eŻt jetťe dans le cachot. Il s'adressa ŗ
l'archevÍchť, oý l'on ne daigna pas l'ťcouter; on y ťtait prťvenu que
j'ťtais folle, ou peut-Ítre quelque chose de pis. Il se retourna du cŰtť
des juges; il insista sur l'exťcution de l'ordre signifiť ŗ la
supťrieure de me reprťsenter, morte ou vive, quand elle en serait
sommťe. Les juges sťculiers entreprirent les juges ecclťsiastiques;
ceux-ci sentirent les consťquences que cet incident pouvait avoir, si on
n'allait au-devant; et ce fut lŗ ce qui accťlťra apparemment la visite
du grand vicaire; car ces messieurs, fatiguťs des tracasseries
ťternelles de couvent, ne se pressent pas communťment de s'en mÍler: ils
savent, par expťrience, que leur autoritť est toujours ťludťe et
compromise.
Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu,
rassurer mon ‚me et prťparer ma dťfense. Je ne demandai au ciel que le
bonheur d'Ítre interrogťe et entendue sans partialitť; je l'obtins, mais
vous allez apprendre ŗ quel prix. S'il ťtait de mon intťrÍt de paraÓtre
devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins ŗ ma
supťrieure qu'on me vÓt mťchante, obsťdťe du dťmon, coupable et folle.
Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de priŤres, on redoubla de
mťchancetťs: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour
m'empÍcher de mourir de faim; on m'excťda de mortifications; on
multiplia autour de moi les ťpouvantes; on m'Űta tout ŗ fait le repos de
la nuit; tout ce qui peut abattre la santť et troubler l'esprit, on le
mit en oeuvre; ce fut un raffinement de cruautť dont vous n'avez pas
d'idťe. Jugez du reste par ce trait:
Un jour que je sortais de ma cellule pour aller ŗ l'ťglise ou ailleurs,
je vis une pincette ŗ terre, en travers dans le corridor; je me baissai
pour la ramasser, et la placer de maniŤre que celle qui l'avait ťgarťe
la retrouv‚t facilement: la lumiŤre m'empÍcha de voir qu'elle ťtait
presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta
avec elle toute la peau du dedans de ma main dťpouillťe. On exposait, la
nuit, dans les endroits oý je devais passer, des obstacles ou ŗ mes
pieds, ou ŗ la hauteur de ma tÍte; je me suis blessťe cent fois; je ne
sais comment je ne me suis pas tuťe. Je n'avais pas de quoi m'ťclairer,
et j'ťtais obligťe d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait
des verres cassťs sous mes pieds. J'ťtais bien rťsolue de dire tout
cela, et je me tins parole ŗ peu prŤs. Je trouvais la porte des
commoditťs fermťe, et j'ťtais obligťe de descendre plusieurs ťtages et
de courir au fond du jardin quand la porte en ťtait ouverte; quand elle
ne l'ťtait pas... Ah! monsieur, les mťchantes crťatures que des femmes
recluses, qui sont bien sŻres de seconder la haine de leur supťrieure,
et qui croient servir Dieu en vous dťsespťrant! Il ťtait temps que
l'archidiacre arriv‚t; il ťtait temps que mon procŤs finÓt.
* * * * *
Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, monsieur,
que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux
yeux de cet ecclťsiastique, et qu'il venait avec la curiositť de voir
une fille possťdťe ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait
qu'une forte terreur qui pŻt me montrer dans cet ťtat; et voici comment
on s'y prit pour me la donner.
Le jour de sa visite, dŤs le grand matin, la supťrieure entra dans ma
cellule; elle ťtait accompagnťe de trois soeurs; l'une portait un
bťnitier, l'autre un crucifix, une troisiŤme des cordes. La supťrieure
me dit, avec une voix forte et menaÁante:
ęLevez-vous... Mettez-vous ŗ genoux, et recommandez votre ‚me ŗ Dieu.
--Madame, lui dis-je, avant que de vous obťir, pourrais-je vous demander
ce que je vais devenir, ce que vous avez dťcidť de moi et ce qu'il faut
que je demande ŗ Dieu?Ľ
Une sueur froide se rťpandit sur tout mon corps; je tremblais, je
sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales
compagnes; elles ťtaient debout sur une mÍme ligne, le visage sombre,
les lŤvres serrťes et les yeux fermťs. La frayeur avait sťparť chaque
mot de la question que j'avais faite. Je crus, au silence qu'on gardait,
que je n'avais pas ťtť entendue; je recommenÁai les derniers mots de
cette question, car je n'eus pas la force de la rťpťter tout entiŤre; je
dis donc avec une voix faible et qui s'ťteignait:
ęQuelle gr‚ce faut-il que je demande ŗ Dieu?Ľ
On me rťpondit:
ęDemandez-lui pardon des pťchťs de toute votre vie; parlez-lui comme si
vous ťtiez au moment de paraÓtre devant lui.Ľ
ņ ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient
rťsolu de se dťfaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se
pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils
jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais
pas qu'on eŻt jamais exercť cette inhumaine juridiction dans aucun
couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais
pas devinťes et qui s'y passaient! ņ cette idťe de mort prochaine, je
voulus crier; mais ma bouche ťtait ouverte, et il n'en sortait aucun
son; j'avanÁais vers la supťrieure des bras suppliants et mon corps
dťfaillant se renversait en arriŤre; je tombai, mais ma chute ne fut pas
dure. Dans ces moments de transe oý la force abandonne, insensiblement
les membres se dťrobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les
autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher ŗ
dťfaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment;
j'entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et
lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me
tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne
sais combien je restai dans cet ťtat, mais j'en fus tirťe par une
fraÓcheur subite qui me causa une convulsion lťgŤre, et qui m'arracha un
profond soupir. J'ťtais traversťe d'eau; elle coulait de mes vÍtements ŗ
terre; c'ťtait celle d'un grand bťnitier qu'on m'avait rťpandue sur le
corps. J'ťtais couchťe sur le cŰtť, ťtendue dans cette eau, la tÍte
appuyťe contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux ŗ demi morts
et fermťs; je cherchai ŗ les ouvrir et ŗ regarder; mais il me sembla que
j'ťtais enveloppťe d'un air ťpais, ŗ travers lequel je n'entrevoyais que
des vÍtements flottants, auxquels je cherchais ŗ m'attacher sans le
pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'ťtais pas soutenue;
je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant; mon extrÍme
faiblesse diminua peu ŗ peu; je me soulevai; je m'appuyais le dos contre
le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tÍte penchťe sur la
poitrine; et je poussais une plainte inarticulťe, entrecoupťe et
pťnible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nťcessitť,
l'inflexibilitť et qui m'Űtait le courage de les implorer. La supťrieure
dit:
ęQu'on la mette debout.Ľ
On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta:
ęPuisqu'elle ne veut pas se recommander ŗ Dieu, tant pis pour elle; vous
savez ce que vous avez ŗ faire; achevez.Ľ
Je crus que ces cordes qu'on avait apportťes ťtaient destinťes ŗ
m'ťtrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je
demandai le crucifix ŗ baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes ŗ
baiser, on me les prťsenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la
supťrieure, et je le baisai; je dis:
ęMon Dieu, ayez pitiť de moi! Mon Dieu, ayez pitiť de moi! ChŤres
soeurs, t‚chez de ne pas me faire souffrir.Ľ
Et je prťsentai mon cou.
Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sŻr
que ceux qu'on mŤne au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que
d'Ítre exťcutťs. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit,
les bras liťs derriŤre le dos, assise, avec un grand christ de fer sur
mes genoux...
... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause;
mais vous avez voulu savoir si je mťritais un peu la compassion que
j'attends de vous...
Ce fut alors que je sentis la supťrioritť de la religion chrťtienne sur
toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans
ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'ťtat
oý j'ťtais, de quoi m'aurait servi l'image d'un lťgislateur heureux et
comblť de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percť, le front
couronnť d'ťpines, les mains et les pieds percťs de clous, et expirant
dans les souffrances; et je me disais: ęVoilŗ mon Dieu, et j'ose me
plaindre!...Ľ Je m'attachai ŗ cette idťe, et je sentis la consolation
renaÓtre dans mon coeur; je connus la vanitť de la vie, et je me trouvai
trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier
mes fautes. Cependant je comptais mes annťes, je trouvais que j'avais ŗ
peine vingt ans, et je soupirais; j'ťtais trop affaiblie, trop abattue,
pour que mon esprit pŻt s'ťlever au-dessus des terreurs de la mort; en
pleine santť, je crois que j'aurais pu me rťsoudre avec plus de courage.
Cependant la supťrieure et ses satellites revinrent; elles me trouvŤrent
plus de prťsence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne
m'en auraient voulu. Elles me levŤrent debout; on m'attacha mon voile
sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisiŤme me poussait
par derriŤre, et la supťrieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir
oý j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: ęMon Dieu,
ayez pitiť de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez
pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensť!Ľ
J'arrivai dans l'ťglise. Le grand vicaire y avait cťlťbrť la messe. La
communautť y ťtait assemblťe. J'oubliais de vous dire que, quand je fus
ŗ la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me
poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et
m'entraÓnaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient
par derriŤre, comme si j'avais rťsistť, et que j'eusse rťpugnť ŗ entrer
dans l'ťglise; cependant il n'en ťtait rien. On me conduisit vers les
marches de l'autel: j'avais peine ŗ me tenir debout; et l'on me tirait ŗ
genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si
j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le _Veni, Creator_; on exposa
le Saint-Sacrement; on donna la bťnťdiction. Au moment de la
bťnťdiction, oý l'on s'incline par vťnťration, celles qui m'avaient
saisie par le bras me courbŤrent comme de force, et les autres
m'appuyaient les mains sur les ťpaules. Je sentais ces diffťrents
mouvements; mais il m'ťtait impossible d'en deviner la fin; enfin tout
s'ťclaircit.
AprŤs la bťnťdiction, le grand vicaire se dťpouilla de sa chasuble, se
revÍtit seulement de son aube et de son ťtole, et s'avanÁa vers les
marches de l'autel oý j'ťtais ŗ genoux; il ťtait entre les deux
ecclťsiastiques, le dos tournť ŗ l'autel, sur lequel le Saint-Sacrement
ťtait exposť, et le visage de mon cŰtť. Il s'approcha de moi et me dit:
ęSoeur Suzanne, levez-vous.Ľ
Les soeurs qui me tenaient me levŤrent brusquement; d'autres
m'entouraient et me tenaient embrassťe par le milieu du corps, comme si
elles eussent craint que je m'ťchappasse. Il ajouta:
ęQu'on la dťlie.Ľ
On ne lui obťissait pas; on feignait de voir de l'inconvťnient ou mÍme
du pťril ŗ me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme ťtait
brusque: il rťpťta d'une voix ferme et dure:
ęQu'on la dťlie.Ľ
On obťit.
ņ peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse
et aiguŽ qui le fit p‚lir; et les religieuses hypocrites qui
m'approchaient s'ťcartŤrent comme effrayťes.
Il se remit; les soeurs revinrent comme en tremblant; je demeurais
immobile, et il me dit:
ęQu'avez-vous?Ľ
Je ne lui rťpondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me
les avait garrottťs m'ťtait entrťe presque entiŤrement dans les chairs;
et ils ťtaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'ťtait
extravasť; il conÁut que ma plainte venait de la douleur subite du sang
qui reprenait son cours. Il dit:
ęQu'on lui lŤve son voile.Ľ
On l'avait cousu en diffťrents endroits, sans que je m'en aperÁusse: et
l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence ŗ une chose qui
n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prÍtre
me vÓt obsťdťe, possťdťe ou folle; cependant ŗ force de tirer, le fil
manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se dťchirŤrent en
d'autres, et l'on me vit.
J'ai la figure intťressante; la profonde douleur l'avait altťrťe, mais
ne lui avait rien Űtť de son caractŤre; j'ai un son de voix qui touche;
on sent que mon expression est celle de la vťritť. Ces qualitťs rťunies
firent une forte impression de pitiť sur les jeunes acolytes de
l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; juste, mais peu
sensible, il ťtait du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nťs
pour pratiquer la vertu, sans en ťprouver la douceur; ils font le bien
par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son
ťtole, et me la posant sur la tÍte, il me dit:
ęSoeur Suzanne, croyez-vous en Dieu pŤre, fils et Saint-Esprit?Ľ
Je rťpondis:
ęJ'y crois.
--Croyez-vous en notre mŤre sainte …glise?
--J'y crois.
--Renoncez-vous ŗ Satan et ŗ ses oeuvres?Ľ
Au lieu de rťpondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un
grand cri, et le bout de son ťtole se sťpara de ma tÍte. Il se troubla;
ses compagnons p‚lirent; entre les soeurs, les unes s'enfuirent, et les
autres qui ťtaient dans leurs stalles, les quittŤrent avec le plus grand
tumulte. Il fit signe qu'on se rapais‚t; cependant il me regardait; il
s'attendait ŗ quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui
disant:
ęMonsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquťe
vivement avec quelque chose de pointu;Ľ et levant les yeux et les mains
au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes:
ęC'est qu'on m'a blessťe au moment oý vous me demandiez si je renonÁais
ŗ Satan et ŗ ses pompes, et je vois bien pourquoi...Ľ
Toutes protestŤrent par la bouche de la supťrieure qu'on ne m'avait pas
touchťe.
L'archidiacre me remit le bas de son ťtole sur la tÍte; les religieuses
allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'ťloigner, et il me
redemanda si je renonÁais ŗ Satan et ŗ ses oeuvres; et je lui rťpondis
fermement:
ęJ'y renonce, j'y renonce.Ľ
Il se fit apporter un christ et me le prťsenta ŗ baiser; et je le baisai
sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du cŰtť.
Il m'ordonna de l'adorer ŗ voix haute; je le posai ŗ terre, et je dis ŗ
genoux:
ęMon Dieu, mon sauveur, vous qui Ítes mort sur la croix pour mes pťchťs
et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le
mťrite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une
goutte du sang que vous avez rťpandu, et que je sois purifiťe.
Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne ŗ tous mes ennemis...Ľ
Il me dit ensuite:
ęFaites un acte de foi...Ľ et je le fis.
ęFaites un acte d'amour...Ľ et je le fis.
ęFaites un acte d'espťrance...Ľ et je le fis.
ęFaites un acte de charitť...Ľ et je le fis.
Je ne me souviens point en quels termes ils ťtaient conÁus; mais je
pense qu'apparemment ils ťtaient pathťtiques; car j'arrachai des
sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclťsiastiques en
versŤrent des larmes, et l'archidiacre ťtonnť me demanda d'oý j'avais
tirť les priŤres que je venais de rťciter.
Je lui dis:
ęDu fond de mon coeur; ce sont mes pensťes et mes sentiments; j'en
atteste Dieu qui nous ťcoute partout, et qui est prťsent sur cet autel.
Je suis chrťtienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes,
Dieu seul les connaÓt; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en
demander compte et de les punir...Ľ
ņ ces mots, il jeta un regard terrible sur la supťrieure.
Le reste de cette cťrťmonie, oý la majestť de Dieu venait d'Ítre
insultťe, les choses les plus saintes profanťes, et le ministre de
l'…glise bafouť, s'acheva; et les religieuses se retirŤrent, exceptť la
supťrieure, moi et les jeunes ecclťsiastiques. L'archidiacre s'assit, et
tirant le mťmoire qu'on lui avait prťsentť contre moi, il le lut ŗ haute
voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait.
ęPourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point?
--C'est qu'on m'en empÍche.
--Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements?
--C'est qu'on m'en empÍche.
--Pourquoi n'assistez-vous ni ŗ la messe, ni aux offices divins?
ęC'est qu'on m'en empÍche.Ľ
La supťrieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son ton:
ęMadame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule?
--C'est qu'on m'a privťe d'eau, de pot ŗ l'eau et de tous les vaisseaux
nťcessaires aux besoins de la nature.
--Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre
cellule?
--C'est qu'on s'occupe ŗ m'Űter le repos.Ľ
La supťrieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois:
ęMadame, je vous ai dťjŗ dit de vous taire; vous rťpondrez quand je vous
interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse qu'on a arrachťe de vos
mains, et qu'on a trouvťe renversťe ŗ terre dans le corridor?
--C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirťe de moi.
--Est-elle votre amie?
--Non, monsieur.
--N'Ítes-vous jamais entrťe dans sa cellule?
--Jamais.
--Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indťcent, soit ŗ elle, soit ŗ
d'autres?
--Jamais.
--Pourquoi vous a-t-on liťe?
--Je l'ignore.
--Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas?
--C'est que j'en ai brisť la serrure.
--Pourquoi l'avez-vous brisťe?
--Pour ouvrir la porte et assister ŗ l'office le jour de l'Ascension.
--Vous vous Ítes donc montrťe ŗ l'ťglise ce jour-lŗ?
--Oui, monsieur...Ľ
La supťrieure dit:
ęMonsieur, cela n'est pas vrai; toute la communautť...Ľ
Je l'interrompis.
ęAssurera que la porte du choeur ťtait fermťe; qu'elles m'ont trouvťe
prosternťe ŗ cette porte, et que vous leur avez ordonnť de marcher sur
moi, ce que quelques-unes ont fait; mais je leur pardonne et ŗ vous,
madame, de l'avoir ordonnť; je ne suis pas venue pour accuser personne,
mais pour me dťfendre.
--Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix?
--C'est qu'on me les a Űtťs.
--Oý est votre brťviaire?
--On me l'a Űtť.
--Comment priez-vous donc?
--Je fais ma priŤre de coeur et d'esprit, quoiqu'on m'ait dťfendu de
prier.
--Qui est-ce qui vous a fait cette dťfense?
--Madame...Ľ
La supťrieure allait encore parler.
ęMadame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez dťfendu de
prier? Dites oui ou non.
--Je croyais, et j'avais raison de croire...
--Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous dťfendu de prier, oui ou non?
--Je lui ai dťfendu, mais...Ľ
Elle allait continuer.
ęMais, reprit l'archidiacre, mais... Soeur Suzanne, pourquoi Ítes-vous
pieds nus?
--C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers.
--Pourquoi votre linge et vos vÍtements sont-ils dans cet ťtat de
vťtustť et de malpropretť?
--C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je
suis forcťe de coucher avec mes vÍtements.
--Pourquoi couchez-vous avec vos vÍtements?
--C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni
linge de nuit.
--Pourquoi n'en avez-vous point?
--C'est qu'on me les a Űtťs.
-- tes-vous nourrie?
--Je demande ŗ l'Ítre.
--Vous ne l'Ítes donc pas?Ľ
Je me tus; et il ajouta:
ęIl est incroyable qu'on en ait usť avec vous si sťvŤrement, sans que
vous ayez commis quelque faute qui l'ait mťritť.
--Ma faute est de n'Ítre point appelťe ŗ l'ťtat religieux, et de revenir
contre des voeux que je n'ai pas faits librement.
--C'est aux lois ŗ dťcider cette affaire; et de quelque maniŤre qu'elles
prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de
la vie religieuse.
--Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi.
--Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.
--C'est tout ce que je demande.
--N'avez-vous ŗ vous plaindre de personne?
--Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser,
mais pour me dťfendre.
--Allez.
--Monsieur, oý faut-il que j'aille?
--Dans votre cellule.Ľ
Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la
supťrieure et de l'archidiacre.
ęEh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?Ľ
Je lui dis, en lui montrant ma tÍte meurtrie en plusieurs endroits, mes
pieds ensanglantťs, mes bras livides et sans chair, mon vÍtement sale et
dťchirť:
ęVous voyez!Ľ
* * * * *
Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui
liront ces mťmoires: ęDes horreurs si multipliťes, si variťes, si
continues! Une suite d'atrocitťs si recherchťes dans les ‚mes
religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,Ľ diront-ils, dites-vous. Et
j'en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j'atteste, me
juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux ťternels, si j'ai
permis ŗ la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus
lťgŤre! Quoique j'aie longtemps ťprouvť combien l'aversion d'une
supťrieure ťtait un violent aiguillon ŗ la perversitť naturelle, surtout
lorsque celle-ci pouvait se faire un mťrite, s'applaudir et se vanter de
ses forfaits, le ressentiment ne m'empÍchera point d'Ítre juste. Plus
j'y rťflťchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'ťtait point
encore arrivť, et n'arrivera peut-Ítre jamais. Une fois (et plŻt ŗ Dieu
que ce soit la premiŤre et la derniŤre!) il plut ŗ la Providence, dont
les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunťe
toute la masse de cruautťs rťparties, dans ses impťnťtrables dťcrets,
sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient prťcťdťe dans un
cloÓtre, et qui devaient lui succťder. J'ai souffert, j'ai beaucoup
souffert; mais le sort de mes persťcutrices me paraÓt et m'a toujours
paru plus ŗ plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimť
mourir que de quitter mon rŰle, ŗ la condition de prendre le leur. Mes
peines finiront, je l'espŤre de vos bontťs; la mťmoire, la honte et le
remords du crime leur resteront jusqu'ŗ l'heure derniŤre. Elles
s'accusent dťjŗ, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et
la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le
marquis, ma situation prťsente est dťplorable, la vie m'est ŗ charge; je
suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut
m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter
encore longtemps ce que j'ai supportť. Monsieur le marquis, craignez
qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux ŗ pleurer
sur ma destinťe; quand vous seriez dťchirť de remords, je ne sortirais
pas pour cela de l'abÓme oý je serais tombťe; il se fermerait ŗ jamais
sur une dťsespťrťe.
* * * * *
ęAllez,Ľ me dit l'archidiacre.
Un des ecclťsiastiques me donna la main pour me relever; et
l'archidiacre ajouta:
ęJe vous ai interrogťe, je vais interroger votre supťrieure; et je ne
sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rťtabli.Ľ
Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les
religieuses ťtaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient
d'un cŰtť du corridor ŗ l'autre; aussitŰt que je parus, elles se
retirŤrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les
unes aprŤs les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me
mis ŗ genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir ťgard ŗ la
modťration avec laquelle j'avais parlť ŗ l'archidiacre, et de lui faire
connaÓtre mon innocence et la vťritť.
Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supťrieure
parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'ťtais sans tapisserie,
sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans
couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui ferm‚t,
presque sans vitre entiŤre ŗ mes fenÍtres. Je me levai; et l'archidiacre
s'arrÍtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la
supťrieure, lui dit:
ęEh bien! madame?Ľ
Elle rťpondit:
ęJe l'ignorais.
--Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passť un jour sans entrer ici,
et n'en descendiez-vous pas quand vous Ítes venue?... Soeur Suzanne,
parlez: madame n'est-elle pas entrťe ici d'aujourd'hui?Ľ
Je ne rťpondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclťsiastiques
laissant tomber leurs bras, la tÍte baissťe et les yeux comme fixťs en
terre, dťcelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous;
et j'entendis l'archidiacre qui disait ŗ la supťrieure dans le corridor:
ęVous Ítes indigne de vos fonctions; vous mťriteriez d'Ítre dťposťe.
J'en porterai mes plaintes ŗ monseigneur. Que tout ce dťsordre soit
rťparť avant que je sois sorti.Ľ
Et continuant de marcher, et branlant sa tÍte, il ajoutait:
ęCela est horrible. Des chrťtiennes! des religieuses! des crťatures
humaines! cela est horrible.Ľ
Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge,
d'autres vÍtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des
vaisseaux, mon brťviaire, mes livres de piťtť, mon rosaire, mon
crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rťtablissait dans l'ťtat
commun des religieuses; la libertť du parloir me fut aussi rendue, mais
seulement pour mes affaires.
Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mťmoire qui fit peu de
sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathťtique, presque
point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout ŗ fait ŗ cet habile
avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaqu‚t la rťputation de
mes parents; je voulais qu'il mťnage‚t l'ťtat religieux et surtout la
maison oý j'ťtais; je ne voulais pas qu'il peignÓt de couleurs trop
odieuses mes beaux-frŤres et mes soeurs. Je n'avais en ma faveur qu'une
premiŤre protestation, solennelle ŗ la vťritť, mais faite dans un autre
couvent, et nullement renouvelťe depuis. Quand on donne des bornes si
ťtroites ŗ ses dťfenses, et qu'on a affaire ŗ des parties qui n'en
mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et
l'injuste, qui avancent et nient avec la mÍme impudence, et qui ne
rougissent ni des imputations, ni des soupÁons, ni de la mťdisance, ni
de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout ŗ des tribunaux,
oý l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on
examine avec quelque scrupule les plus importantes; et oý les
contestations de la nature de la mienne sont toujours regardťes d'un
oeil dťfavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succŤs
d'une religieuse rťclamant contre ses voeux, une infinitť d'autres ne
soient engagťes dans la mÍme dťmarche: on sent secrŤtement que, si l'on
souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une
malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait ŗ les forcer. On
s'occupe ŗ nous dťcourager et ŗ nous rťsigner toutes ŗ notre sort par le
dťsespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un …tat bien
gouvernť, ce devrait Ítre le contraire: entrer difficilement en
religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas ŗ
tant d'autres, oý le moindre dťfaut de formalitť anťantit une procťdure,
mÍme juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si essentiels ŗ la
constitution d'un …tat? Jťsus-Christ a-t-il instituť des moines et des
religieuses? L'…glise ne peut-elle absolument s'en passer? Quel besoin a
l'ťpoux de tant de vierges folles? et l'espŤce humaine de tant de
victimes? Ne sentira-t-on jamais la nťcessitť de rťtrťcir l'ouverture de
ces gouffres, oý les races futures vont se perdre? Toutes les priŤres de
routine qui se font lŗ, valent-elles une obole que la commisťration
donne au pauvre? Dieu qui a crťť l'homme sociable, approuve-t-il qu'il
se renferme? Dieu qui l'a crťť si inconstant, si fragile, peut-il
autoriser la tťmťritť de ses voeux? Ces voeux, qui heurtent la pente
gťnťrale de la nature, peuvent-ils jamais Ítre bien observťs que par
quelques crťatures mal organisťes, en qui les germes des passions sont
flťtris, et qu'on rangerait ŗ bon droit parmi les monstres, si nos
lumiŤres nous permettaient de connaÓtre aussi facilement et aussi bien
la structure intťrieure de l'homme que sa forme extťrieure? Toutes ces
cťrťmonies lugubres qu'on observe ŗ la prise d'habit et ŗ la profession,
quand on consacre un homme ou une femme ŗ la vie monastique et au
malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire ne se
rťveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisivetť avec
une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions
emporte? Oý est-ce qu'on voit des tÍtes obsťdťes par des spectres impurs
qui les suivent et qui les agitent? Oý est-ce qu'on voit cet ennui
profond, cette p‚leur, cette maigreur, tous ces symptŰmes de la nature
qui languit et se consume? Oý les nuits sont-elles troublťes par des
gťmissements, les jours trempťs de larmes versťes sans cause et
prťcťdťes d'une mťlancolie qu'on ne sait ŗ quoi attribuer? Oý est-ce que
la nature, rťvoltťe d'une contrainte pour laquelle elle n'est point
faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette
l'ťconomie animale dans un dťsordre auquel il n'y a plus de remŤde? En
quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils anťanti toutes les qualitťs
sociales? Oý est-ce qu'il n'y a ni pŤre, ni frŤre, ni soeur, ni parent,
ni ami? Oý est-ce que l'homme, ne se considťrant que comme un Ítre d'un
instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde,
comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Oý est
le sťjour de la haine, du dťgoŻt et des vapeurs? Oý est le lieu de la
servitude et du despotisme? Oý sont les haines qui ne s'ťteignent point?
Oý sont les passions couvťes dans le silence? Oý est le sťjour de la
cruautť et de la curiositť? On ne sait pas l'histoire de ces asiles,
disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il
ajoutait dans un autre endroit: ęFaire voeu de pauvretť, c'est s'engager
par serment ŗ Ítre paresseux et voleur; faire voeu de chastetť, c'est
promettre ŗ Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus
importante de ses lois; faire voeu d'obťissance, c'est renoncer ŗ la
prťrogative inaliťnable de l'homme, la libertť. Si l'on observe ces
voeux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie
claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.Ľ
Une fille demanda ŗ ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son
pŤre lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y
penser. Cette loi parut dure ŗ la jeune personne, pleine de ferveur;
cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'ťtant point
dťmentie, elle retourna ŗ son pŤre, et elle lui dit que les trois ans
ťtaient ťcoulťs. ęVoilŗ qui est bien, mon enfant, lui rťpondit-il; je
vous ai accordť trois ans pour vous ťprouver, j'espŤre que vous voudrez
bien m'en accorder autant pour me rťsoudre...Ľ Cela parut encore
beaucoup plus dur, et il y eut des larmes rťpandues; mais le pŤre ťtait
un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six annťes elle entra, elle
fit profession. C'ťtait une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte ŗ
tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusŤrent de sa
franchise, pour s'instruire au tribunal de la pťnitence de ce qui se
passait dans la maison. Nos supťrieures s'en doutŤrent; elle fut
enfermťe; privťe des exercices de la religion; elle en devint folle: et
comment la tÍte rťsisterait-elle aux persťcutions de cinquante personnes
qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'ŗ la fin ŗ vous
tourmenter? Auparavant on avait tendu ŗ sa mŤre un piťge, qui marque
bien l'avarice des cloÓtres. On inspira ŗ la mŤre de cette recluse le
dťsir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle
s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordŤrent la permission qu'elle
sollicitait. Elle entra; elle courut ŗ la cellule de son enfant; mais
quel fut son ťtonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en
avait tout enlevť. On se doutait bien que cette mŤre tendre et sensible
ne laisserait pas sa fille dans cet ťtat; en effet, elle la remeubla, la
remit en vÍtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que
cette curiositť lui coŻtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et
que trois ou quatre visites par an comme celle-lŗ ruineraient ses frŤres
et ses soeurs... C'est lŗ que l'ambition et le luxe sacrifient une
portion des familles pour faire ŗ celle qui reste un sort plus
avantageux; c'est la sentine oý l'on jette le rebut de la sociťtť.
Combien de mŤres comme la mienne expient un crime secret par un autre!
* * * * *
M. Manouri publia un second mťmoire qui fit un peu plus d'effet. On
sollicita vivement; j'offris encore ŗ mes soeurs de leur laisser la
possession entiŤre et tranquille de la succession de mes parents. Il y
eut un moment oý mon procŤs prit le tour le plus favorable, et oý
j'espťrai la libertť; je n'en fus que plus cruellement trompťe; mon
affaire fut plaidťe ŗ l'audience et perdue. Toute la communautť en ťtait
instruite, que je l'ignorais. C'ťtait un mouvement, un tumulte, une
joie, de petits entretiens secrets, des allťes, des venues chez la
supťrieure, et des religieuses les unes chez les autres. J'ťtais toute
tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas
une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. ‘ la cruelle matinťe
que celle du jugement d'un grand procŤs! Je voulais prier, je ne pouvais
pas; je me mettais ŗ genoux, je me recueillais, je commenÁais une
oraison, mais bientŰt mon esprit ťtait emportť malgrť moi au milieu de
mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais ŗ eux,
j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal dťfendue. Je ne
connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des images
de toute espŤce; les unes favorables, les autres sinistres, d'autres
indiffťrentes: j'ťtais dans une agitation, dans un trouble d'idťes qui
ne se conÁoit pas. Le bruit fit place ŗ un profond silence; les
religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au choeur
la voix plus brillante qu'ŗ l'ordinaire, du moins celles qui chantaient;
les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se
retirŤrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiťtait
autant que moi: mais l'aprŤs-midi, le bruit et le mouvement reprirent
subitement de tout cŰtť; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer,
des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent
bas. Je mis l'oreille ŗ ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en
passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que
j'avais perdu mon procŤs, je n'en doutai pas un instant. Je me mis ŗ
tourner dans ma cellule sans parler; j'ťtouffais, je ne pouvais me
plaindre, je croisais mes bras sur ma tÍte, je m'appuyais le front
tantŰt contre un mur, tantŰt contre l'autre; je voulais me reposer sur
mon lit, mais j'en ťtais empÍchťe par un battement de coeur: il est sŻr
que j'entendais battre mon coeur, et qu'il faisait soulever mon
vÍtement. J'en ťtais lŗ lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. Je
descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie ťtait si gaie,
que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait ne pouvait Ítre que
fort triste: j'allai pourtant. Arrivťe ŗ la porte du parloir, je
m'arrÍtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne
pouvais me soutenir; cependant j'entrai. Il n'y avait personne;
j'attendis; on avait empÍchť celui qui m'avait fait appeler de paraÓtre
avant moi; on se doutait bien que c'ťtait un ťmissaire de mon avocat; on
voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'ťtait rassemblť pour
entendre. Lorsqu'il se montra, j'ťtais assise, la tÍte penchťe sur mon
bras, et appuyťe contre les barreaux de la grille.
ęC'est de la part de M. Manouri, me dit-il.
--C'est, lui rťpondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procŤs.
--Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donnť cette lettre; il avait
l'air affligť quand il m'en a chargť; et je suis venu ŗ toute bride,
comme il me l'a recommandť.
--Donnez...Ľ
Il me tendit la lettre, et je la pris sans me dťplacer et sans le
regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'ťtais.
Cependant cet homme me demanda: ęN'y a-t-il point de rťponse?
--Non, lui dis-je, allez.Ľ
Il s'en alla; et je gardai la mÍme place, ne pouvant me remuer ni me
rťsoudre ŗ sortir.
Il n'est permis en couvent ni d'ťcrire, ni de recevoir des lettres sans
la permission de la supťrieure; on lui remet et celles qu'on reÁoit, et
celles qu'on ťcrit: il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en
chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais: un patient, qui
sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus
lentement, ni plus abattu. Cependant me voilŗ ŗ sa porte. Les
religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du
spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La
supťrieure ťtait avec quelques autres religieuses; je m'en aperÁus au
bas de leurs robes, car je n'osai lever les yeux; je lui prťsentai ma
lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je
m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre ŗ
cŰtť de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dÓner,
sans faire aucun mouvement jusqu'ŗ l'office de l'aprŤs-midi. ņ trois
heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait dťjŗ
quelques religieuses d'arrivťes; la supťrieure ťtait ŗ l'entrťe du
choeur; elle m'arrÍta, m'ordonna de me mettre ŗ genoux en dehors; le
reste de la communautť entra, et la porte se ferma. AprŤs l'office,
elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les
suivre la derniŤre: je commenÁai dŤs ce moment ŗ me condamner ŗ tout ce
qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'ťglise, je m'interdis de
moi-mÍme le rťfectoire et la rťcrťation. J'envisageais ma condition de
tous les cŰtťs, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes
talents et dans ma soumission. Je me serais contentťe de l'espŤce
d'oubli oý l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques
visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de
recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, prťcisťment comme
j'ťtais quand je reÁus son ťmissaire, la tÍte posťe sur les bras, et les
bras appuyťs contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il
n'osait ni me regarder, ni me parler.
ęMadame, me dit-il, sans se dťranger, je vous ai ťcrit; vous avez lu ma
lettre?
--Je l'ai reÁue, mais je ne l'ai pas lue.
--Vous ignorez donc...
--Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai devinť mon sort, et j'y suis
rťsignťe.
--Comment en use-t-on avec vous?
--On ne songe pas encore ŗ moi; mais le passť m'apprend ce que l'avenir
me prťpare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privťe de l'espťrance
qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai dťjŗ
souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles
qu'on pardonne en religion. Je ne demande point ŗ Dieu d'amollir le
coeur de celles ŗ la discrťtion desquelles il lui plaÓt de m'abandonner,
mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du dťsespoir, et
de m'appeler ŗ lui promptement.
--Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez ťtť ma propre soeur que je
n'aurais pas mieux fait...Ľ
Cet homme a le coeur sensible.
ęMadame, ajouta-t-il, si je puis vous Ítre utile ŗ quelque chose,
disposez de moi. Je verrai le premier prťsident, j'en suis considťrť; je
verrai les grands vicaires et l'archevÍque.
--Monsieur, ne voyez personne, tout est fini.
--Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison?
--Il y a trop d'obstacles.
--Mais quels sont donc ces obstacles?
--Une permission difficile ŗ obtenir, une dot nouvelle ŗ faire ou
l'ancienne ŗ retirer de cette maison; et puis, que trouverai-je dans un
autre couvent? Mon coeur inflexible, des supťrieures impitoyables, des
religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mÍmes devoirs, les
mÍmes peines. Il vaut mieux que j'achŤve ici mes jours; ils y seront
plus courts.
--Mais, madame, vous avez intťressť beaucoup d'honnÍtes gens, la plupart
sont opulents: on ne vous arrÍtera pas ici, quand vous sortirez sans
rien emporter.
--Je le crois.
--Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-Ítre de celles
qui restent.
--Mais ces honnÍtes gens, ces gens opulents ne pensent plus ŗ moi, et
vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter ŗ leurs
dťpens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de
tirer du cloÓtre une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses
d'y en faire entrer une bien appelťe? Dote-t-on facilement ces
derniŤres? Eh! monsieur, tout le monde s'est retirť depuis la perte de
mon procŤs; je ne vois plus personne.
--Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y serai plus
heureux.
--Je ne demande rien, je n'espŤre rien, je ne m'oppose ŗ rien, le seul
ressort qui me restait est brisť. Si je pouvais seulement me promettre
que Dieu me change‚t, et que les qualitťs de l'ťtat religieux
succťdassent dans mon ‚me ŗ l'espťrance de le quitter, que j'ai
perdue... Mais cela ne se peut; ce vÍtement s'est attachť ŗ ma peau, ŗ
mes os, et ne m'en gÍne que davantage. Ah! quel sort! Ítre religieuse ŗ
jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! passer
toute sa vie ŗ se frapper la tÍte contre les barreaux de sa prison!Ľ
En cet endroit je me mis ŗ pousser des cris; je voulais les ťtouffer,
mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit:
ęMadame, oserais-je vous faire une question?
--Faites, monsieur.
--Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque motif secret?
--Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens lŗ que je la hais, je
sens que je la haÔrai toujours. Je ne saurais m'assujettir ŗ toutes les
misŤres qui remplissent la journťe d'une recluse: c'est un tissu de
puťrilitťs que je mťprise; j'y serais faite, si j'avais pu m'y faire;
j'ai cherchť cent fois ŗ m'en imposer, ŗ me briser lŗ-dessus; je ne
saurais. J'ai enviť, j'ai demandť ŗ Dieu l'heureuse imbťcillitť d'esprit
de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je
fais tout mal, je dis tout de travers, le dťfaut de vocation perce dans
toutes mes actions, on le voit; j'insulte ŗ tout moment ŗ la vie
monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe ŗ m'humilier;
les fautes et les punitions se multiplient ŗ l'infini, et les journťes
se passent ŗ mesurer des yeux la hauteur des murs.
--Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose.
--Monsieur, ne tentez rien.
--Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir;
j'espŤre qu'on ne vous cŤlera pas; vous aurez incessamment de mes
nouvelles. Soyez sŻre que, si vous y consentez, je rťussirai ŗ vous
tirer d'ici. Si l'on en usait trop sťvŤrement avec vous, ne me le
laissez pas ignorer.Ľ
Il ťtait tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule.
L'office du soir ne tarda pas ŗ sonner: j'arrivai des premiŤres; je
laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait
demeurer ŗ la porte; en effet, la supťrieure la ferma sur moi. Le soir,
ŗ souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir ŗ terre au milieu du
rťfectoire; j'obťis, et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en
mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint
conseil; toute la communautť fut appelťe ŗ mon jugement; et l'on me
condamna ŗ Ítre privťe de rťcrťation, ŗ entendre pendant un mois
l'office ŗ la porte du choeur, ŗ manger ŗ terre au milieu du rťfectoire,
ŗ faire amende honorable trois jours de suite, ŗ renouveler ma prise
d'habit et mes voeux, ŗ prendre le cilice, ŗ jeŻner de deux jours l'un,
et ŗ me macťrer aprŤs l'office du soir tous les vendredis. J'ťtais ŗ
genoux, le voile baissť, tandis que cette sentence m'ťtait prononcťe.
DŤs le lendemain, la supťrieure vint dans ma cellule avec une religieuse
qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'ťtoffe grossiŤre dont
on m'avait revÍtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce
que cela signifiait; je me dťshabillai, ou plutŰt on m'arracha mon
voile, on me dťpouilla; et je pris cette robe. J'avais la tÍte nue, les
pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes ťpaules; et tout mon
vÍtement se rťduisait ŗ ce cilice que l'on me donna, ŗ une chemise
trŤs-dure, et ŗ cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me
descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vÍtue pendant la
journťe, et que je comparus ŗ tous les exercices.
Le soir, lorsque je fus retirťe dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en
approchait en chantant les litanies; c'ťtait toute la maison rangťe sur
deux lignes. On entra, je me prťsentai; on me passa une corde au cou; on
me mit dans la main une torche allumťe et une discipline dans l'autre.
Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes,
et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intťrieur
consacrť ŗ sainte Marie: on ťtait venu en chantant ŗ voix basse, on s'en
retourna en silence. Quand je fus arrivťe ŗ ce petit oratoire, qui ťtait
ťclairť de deux lumiŤres, on m'ordonna de demander pardon ŗ Dieu et ŗ la
communautť du scandale que j'avais donnť; la religieuse qui me
conduisait me disait tout bas ce qu'il fallait que je rťpťtasse, et je
le rťpťtai mot ŗ mot. AprŤs cela on m'Űta la corde, on me dťshabilla
jusqu'ŗ la ceinture, on me prit mes cheveux qui ťtaient ťpars sur mes
ťpaules, on les rejeta sur un des cŰtťs de mon cou, on me mit dans la
main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on
commenÁa le _Miserere_. Je compris ce que l'on attendait de moi, et je
l'exťcutai. Le _Miserere_ fini, la supťrieure me fit une courte
exhortation; on ťteignit les lumiŤres, les religieuses se retirŤrent, et
je me rhabillai.
Quand je fus rentrťe dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes
aux pieds; j'y regardai; ils ťtaient tout ensanglantťs des coupures de
morceaux de verre que l'on avait eu la mťchancetť de rťpandre sur mon
chemin.
Je fis amende honorable de la mÍme maniŤre, les deux jours suivants;
seulement le dernier, on ajouta un psaume au _Miserere_.
Le quatriŤme jour, on me rendit l'habit de religieuse, ŗ peu prŤs avec
la mÍme cťrťmonie qu'on le prend ŗ cette solennitť quand elle est
publique.
Le cinquiŤme, je renouvelai mes voeux. J'accomplis pendant un mois le
reste de la pťnitence qu'on m'avait imposťe, aprŤs quoi je rentrai ŗ peu
prŤs dans l'ordre commun de la communautť: je repris ma place au choeur
et au rťfectoire, et je vaquai ŗ mon tour aux diffťrentes fonctions de
la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur
cette jeune amie qui s'intťressait ŗ mon sort! elle me parut presque
aussi changťe que moi; elle ťtait d'une maigreur ŗ effrayer; elle avait
sur son visage la p‚leur de la mort, les lŤvres blanches et les yeux
presque ťteints.
ęSoeur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?--Ce que j'ai! me
rťpondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! il ťtait temps que
votre supplice finÓt, j'en serais morte.Ľ
Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais pas eu
les pieds blessťs, c'ťtait elle qui avait eu l'attention de balayer
furtivement les corridors, et de rejeter ŗ droite et ŗ gauche les
morceaux de verre. Les jours oý j'ťtais condamnťe ŗ jeŻner au pain et ŗ
l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait
d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tirť au
sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort ťtait
tombť sur elle; elle eut la fermetť d'aller trouver la supťrieure, et de
lui protester qu'elle se rťsoudrait plutŰt ŗ mourir qu'ŗ cette inf‚me et
cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille ťtait d'une famille
considťrťe; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au grť
de la supťrieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de
cafť, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main
de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et
elle est enfermťe; mais la supťrieure vit, gouverne, tourmente et se
porte bien.
Il ťtait impossible que ma santť rťsist‚t ŗ de si longues et de si dures
ťpreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la soeur
Ursule montra bien toute l'amitiť qu'elle avait pour moi; je lui dois la
vie. Ce n'ťtait pas un bien qu'elle me conservait, elle me le disait
quelquefois elle-mÍme: cependant il n'y avait sorte de services qu'elle
ne me rendÓt les jours qu'elle ťtait d'infirmerie; les autres jours je
n'ťtais pas nťgligťe, gr‚ce ŗ l'intťrÍt qu'elle prenait ŗ moi, et aux
petites rťcompenses qu'elle distribuait ŗ celles qui me veillaient,
selon que j'en avais ťtť plus ou moins satisfaite. Elle avait demandť ŗ
me garder la nuit, et la supťrieure le lui avait refusť, sous prťtexte
qu'elle ťtait trop dťlicate pour suffire ŗ cette fatigue: ce fut un
vťritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empÍchŤrent point les
progrŤs du mal; je fus rťduite ŗ toute extrťmitť; je reÁus les derniers
sacrements. Quelques moments auparavant je demandai ŗ voir la communautť
assemblťe, ce qui me fut accordť. Les religieuses entourŤrent mon lit,
la supťrieure ťtait au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon
chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. On prťsuma
que j'avais quelque chose ŗ dire, on me souleva, et l'on me soutint sur
mon sťant ŗ l'aide de deux oreillers. Alors, m'adressant ŗ la
supťrieure, je la priai de m'accorder sa bťnťdiction et l'oubli des
fautes que j'avais commises; je demandai pardon ŗ toutes mes compagnes
du scandale que je leur avais donnť. J'avais fait apporter ŗ cŰtť de moi
une infinitť de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui ťtaient ŗ
mon usage particulier, et je priai la supťrieure de me permettre d'en
disposer; elle y consentit, et je les donnai ŗ celles qui lui avaient
servi de satellites lorsqu'on m'avait jetťe dans le cachot. Je fis
approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour de mon
amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en lui prťsentant mon
rosaire et mon christ: ęChŤre soeur, souvenez-vous de moi dans vos
priŤres, et soyez sŻre que je ne vous oublierai pas devant Dieu...Ľ Et
pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas prise dans ce moment? J'allais ŗ lui sans
inquiťtude. C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le
promettre deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? il faut
pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me
l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je voyais les cieux ouverts,
et ils l'ťtaient, sans doute; car la conscience alors ne trompe pas, et
elle me promettait une fťlicitť ťternelle.
AprŤs avoir ťtť administrťe, je tombai dans une espŤce de lťthargie; on
dťsespťra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps
me t‚ter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et
j'entendais diffťrentes voix qui disaient, comme dans le lointain: ęIl
remonte... Son nez est froid... Elle n'ira pas ŗ demain... Le rosaire et
le christ vous resteront...Ľ Et une autre voix courroucťe qui disait:
ę…loignez-vous, ťloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous
pas assez tourmentťe?...Ľ Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque
je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver
entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittťe; elle avait
passť la nuit ŗ me secourir, ŗ rťpťter les priŤres des agonisants, ŗ me
faire baiser le christ et ŗ l'approcher de ses lŤvres, aprŤs l'avoir
sťparť des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et
pousser un profond soupir, que c'ťtait le dernier; et elle se mit ŗ
jeter des cris et ŗ m'appeler son amie; ŗ dire: ęMon Dieu, ayez pitiť
d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son ‚me! ChŤre amie! quand vous
serez devant Dieu, ressouvenez-vous de soeur Ursule...Ľ Je la regardai
en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main.
M. Bouvard[15] arriva dans ce moment; c'est le mťdecin de la maison; cet
homme est habile, ŗ ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et
dur. Il ťcarta mon amie avec violence; il me t‚ta le pouls et la peau;
il ťtait accompagnť de la supťrieure et de ses favorites. Il fit
quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'ťtait passť; il
rťpondit: ęElle s'en tirera.Ľ Et regardant la supťrieure, ŗ qui ce mot
ne plaisait pas: ęOui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est
bonne, la fiŤvre est tombťe, et la vie commence ŗ poindre dans les
yeux.Ľ
ņ chacun de ces mots, la joie se dťployait sur le visage de mon amie; et
sur celui de la supťrieure et de ses compagnes je ne sais quoi de
chagrin que la contrainte dissimulait mal.
ęMonsieur, lui dis-je, je ne demande pas ŗ vivre.
--Tant pis,Ľ me rťpondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit.
On dit que pendant ma lťthargie, j'avais dit plusieurs fois: ęChŤre
mŤre, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.Ľ C'ťtait
apparemment ŗ mon ancienne supťrieure que je m'adressais, je n'en doute
pas. Je ne donnai son portrait ŗ personne, je dťsirais de l'emporter
avec moi sous la tombe.
Le pronostic de M. Bouvard se vťrifia; la fiŤvre diminua, des sueurs
abondantes achevŤrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma
guťrison: je guťris en effet, mais j'eus une convalescence trŤs-longue.
Il ťtait dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines
qu'il est possible d'ťprouver. Il y avait eu de la malignitť dans ma
maladie; la soeur Ursule ne m'avait presque point quittťe. Lorsque je
commenÁais ŗ prendre des forces, les siennes se perdirent, ses
digestions se dťrangŤrent, elle ťtait attaquťe l'aprŤs-midi de
dťfaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet ťtat,
elle ťtait comme morte, sa vue s'ťteignait, une sueur froide lui
couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de
ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient ŗ ses cŰtťs. On ne la
soulageait un peu qu'en la dťlaÁant, et qu'en rel‚chant ses vÍtements.
Quand elle revenait de cet ťvanouissement, sa premiŤre idťe ťtait de me
chercher ŗ ses cŰtťs, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois mÍme,
lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle
promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action ťtait
si peu ťquivoque, que quelques religieuses s'ťtant offertes ŗ cette main
qui t‚tonnait, et n'en ťtant pas reconnues, parce qu'alors elle
retombait sans mouvement, elles me disaient: ęSoeur Suzanne, c'est ŗ
vous qu'elle en veut, approchez-vous donc...Ľ Je me jetais ŗ ses genoux,
j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posťe jusqu'ŗ la
fin de son ťvanouissement; quand il ťtait fini, elle me disait: ęEh
bien! soeur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui
resterez; c'est moi qui la reverrai la premiŤre, je lui parlerai de
vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amŤres,
il en est aussi de bien douces, et si l'on aime lŗ-haut, pourquoi n'y
pleurerait-on pas?Ľ Alors elle penchait sa tÍte sur mon cou; elle en
rťpandait avec abondance, et elle ajoutait: ęAdieu, Soeur Suzanne;
adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai
plus? Qui est-ce qui...? Ah! chŤre amie, que je vous plains! Je m'en
vais, je le sens, je m'en vais. Si vous ťtiez heureuse, combien j'aurais
de regret ŗ mourir!Ľ
Son ťtat m'effrayait. Je parlai ŗ la supťrieure. Je voulais qu'on la mÓt
ŗ l'infirmerie, qu'on la dispens‚t des offices et des autres exercices
pťnibles de la maison, qu'on appel‚t un mťdecin; mais on me rťpondit
toujours que ce n'ťtait rien, que ces dťfaillances se passeraient toutes
seules; et la chŤre soeur Ursule ne demandait pas mieux que de
satisfaire ŗ ses devoirs et ŗ suivre la vie commune. Un jour, aprŤs les
matines, auxquelles elle avait assistť, elle ne parut point. Je pensai
qu'elle ťtait bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je
la trouvai couchťe sur son lit tout habillťe; elle me dit: ęVous voilŗ,
chŤre amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas ŗ venir, et je vous
attendais. …coutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma
dťfaillance a ťtť si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais
et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilŗ la clef de mon oratoire,
vous en ouvrirez l'armoire, vous enlŤverez une petite planche qui sťpare
en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derriŤre cette
planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me rťsoudre ŗ m'en
sťparer, quelque danger que je courusse ŗ les garder, et quelque douleur
que je ressentisse ŗ les lire; hťlas! ils sont presque effacťs de mes
larmes: quand je ne serai plus, vous les brŻlerez...Ľ
Elle ťtait si faible et si oppressťe, qu'elle ne put prononcer de suite
deux mots de ce discours; elle s'arrÍtait presque ŗ chaque syllabe, et
puis elle parlait si bas, que j'avais peine ŗ l'entendre, quoique mon
oreille fŻt presque collťe sur sa bouche. Je pris la clef, je lui
montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tÍte que oui;
ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadťe que sa maladie
ťtait une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou
des soins qu'elle m'avait donnťs, je me mis ŗ pleurer et ŗ me dťsoler de
toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains;
je lui demandai pardon: cependant elle ťtait comme distraite, elle ne
m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me
caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-Ítre mÍme me
croyait-elle sortie, car elle m'appela.
ęSoeur Suzanne?Ľ
Je lui dis: ęMe voilŗ.
--Quelle heure est-il?
--Il est onze heures et demie.
--Onze heures et demie! Allez-vous-en dÓner; allez, vous reviendrez tout
de suite...Ľ
Le dÓner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus ŗ la porte elle me
rappela; je revins; elle fit un effort pour me prťsenter ses joues; je
les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrťe; il semblait
qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: ęcependant il le
faut, dit-elle en me l‚chant, Dieu le veut; adieu, soeur Suzanne.
Donnez-moi mon crucifix...Ľ Je le lui mis entre les mains, et je m'en
allai.
On ťtait sur le point de sortir de table. Je m'adressai ŗ la supťrieure,
je lui parlai, en prťsence de toutes les religieuses, du danger de la
soeur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-mÍme. ęEh bien!
dit-elle, il faut la voir.Ľ Elle y monta, accompagnťe de quelques
autres; je les suivis: elles entrŤrent dans sa cellule; la pauvre soeur
n'ťtait plus; elle ťtait ťtendue sur son lit, toute vÍtue, la tÍte
inclinťe sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermťs, et
le christ entre ses mains. La supťrieure la regarda froidement, et dit:
ęElle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'ťtait une
excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.Ľ
Je restai seule ŗ son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur;
cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des
larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage,
dont les traits commenÁaient ŗ s'altťrer; ensuite je songeai ŗ exťcuter
ce qu'elle m'avait recommandť. Pour n'Ítre pas interrompue dans cette
occupation, j'attendis que tout le monde fŻt ŗ l'office: j'ouvris
l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers
assez considťrable que je brŻlai dŤs le soir. Cette jeune fille avait
toujours ťtť mťlancolique; et je n'ai pas mťmoire de l'avoir vue
sourire, exceptť une fois dans sa maladie.
Me voilŗ donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne
connaissais pas un Ítre qui s'intťress‚t ŗ moi. Je n'avais plus entendu
parler de l'avocat Manouri; je prťsumais, ou qu'il avait ťtť rebutť par
les difficultťs; ou que, distrait par des amusements ou par ses
occupations, les offres de services qu'il m'avait faites ťtaient bien
loin de sa mťmoire, et je ne lui en savais pas trŤs-mauvais grť: j'ai le
caractŤre portť ŗ l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes,
exceptť l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanitť. J'excusais donc
l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui
avaient montrť tant de vivacitť dans le cours de mon procŤs, et pour qui
je n'existais plus; et vous-mÍme, monsieur le marquis, lorsque nos
supťrieurs ecclťsiastiques firent une visite dans la maison.
Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les
religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et
spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent ŗ leurs fonctions, ils
rťparent ou ils augmentent le dťsordre. Je revis donc l'honnÍte et dur
M. Hťbert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se
rappelŤrent apparemment l'ťtat dťplorable oý j'avais autrefois comparu
devant eux; leurs yeux s'humectŤrent; et je remarquai sur leur visage
l'attendrissement et la joie. M. Hťbert s'assit, et me fit asseoir
vis-ŗ-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derriŤre sa
chaise; leurs regards ťtaient attachťs sur moi. M. Hťbert me dit:
ęEh bien! Suzanne, comment en use-t-on ŗ prťsent avec vous?Ľ
Je lui rťpondis: ęMonsieur, on m'oublie.
--Tant mieux.
--Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une gr‚ce
importante ŗ vous demander; c'est d'appeler ici ma mŤre supťrieure.
--Et pourquoi?
--C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle,
elle ne manquera de m'en accuser.
--J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez.
--Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende
elle-mÍme vos questions et mes rťponses.
--Dites toujours.
--Monsieur, vous m'allez perdre.
--Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'Ítes plus sous son autoritť;
avant la fin de la semaine vous serez transfťrťe ŗ Sainte-Eutrope, prŤs
d'Arpajon. Vous avez un bon ami.
--Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point.
--C'est votre avocat.
--M. Manouri?
--Lui-mÍme.
--Je ne croyais pas qu'il se souvÓnt encore de moi.
--Il a vu vos soeurs; il a vu M. l'archevÍque, le premier prťsident,
toutes les personnes connues par leur piťtť; il vous a fait une dot dans
la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment
ŗ rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque dťsordre, vous
pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par
la sainte obťissance.
--Je n'en connais point.
--Quoi! on a gardť quelque mesure avec vous depuis la perte de votre
procŤs?
--On a cru, et l'on a dŻ croire que j'avais commis une faute en revenant
contre mes voeux; et l'on m'en a fait demander pardon ŗ Dieu.
--Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir...Ľ
Et en disant ces mots il secouait la tÍte, il fronÁait les sourcils; et
je conÁus qu'il ne tenait qu'ŗ moi de renvoyer ŗ la supťrieure une
partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce
n'ťtait pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de
moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait
confiť de ma translation ŗ Sainte-Eutrope d'Arpajon.
Comme le bonhomme Hťbert marchait seul dans le corridor, ses deux
compagnons se retournŤrent, et me saluŤrent d'un air trŤs-affectueux et
trŤs-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce
caractŤre tendre et misťricordieux qui est si rare dans leur ťtat, et
qui convient si fort aux dťpositaires de la faiblesse de l'homme et aux
intercesseurs de la misťricorde de Dieu. Je croyais M. Hťbert occupť ŗ
consoler, ŗ interroger ou ŗ rťprimander quelque autre religieuse,
lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit:
ęD'oý connaissez-vous M. Manouri?
--Par mon procŤs.
--Qui est-ce qui vous l'a donnť?
--C'est madame la prťsidente.
--Il a fallu que vous confťrassiez souvent avec lui dans le cours de
votre affaire?
--Non, monsieur, je l'ai peu vu.
--Comment l'avez-vous instruit?
--Par quelques mťmoires ťcrits de ma main.
--Vous avez des copies de ces mťmoires?
--Non, monsieur.
--Qui est-ce qui lui remettait ces mťmoires?
--Madame la prťsidente.
--Et d'oý la connaissiez-vous?
--Je la connaissais par la soeur Ursule, mon amie et sa parente.
--Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procŤs?
--Une fois.
--C'est bien peu. Il ne vous a point ťcrit?
--Non, monsieur.
--Vous ne lui avez point ťcrit?
--Non, monsieur.
--Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous
ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous ťcrit, soit
directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir;
entendez-vous, sans l'ouvrir.
--Oui, monsieur; et je vous obťirai...Ľ
Soit que la mťfiance de M. Hťbert me regard‚t, ou mon bienfaiteur, j'en
fus blessťe.
M. Manouri vint ŗ Longchamp dans la soirťe mÍme: je tins parole ŗ
l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'ťcrivit par
son ťmissaire; je reÁus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, ŗ M.
Hťbert. C'ťtait le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais
toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des
mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se
passŤrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journťes me
parurent longues! Je tremblais qu'il ne fŻt survenu quelque obstacle qui
eŻt tout dťrangť. Je ne recouvrais pas ma libertť, mais je changeais de
prison; et c'est quelque chose. Un premier ťvťnement heureux fait germer
en nous l'espťrance d'un second; et c'est peut-Ítre lŗ l'origine du
proverbe qu'un _bonheur ne vient point sans un autre_.
Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine
ŗ supposer que je gagnerais quelque chose ŗ vivre avec d'autres
prisonniŤres; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient Ítre ni plus
mťchantes, ni plus malintentionnťes. Le samedi matin, sur les neuf
heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de
chose pour mettre des tÍtes de religieuses en l'air. On allait, on
venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se
fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des
rťvolutions monastiques. J'ťtais seule dans ma cellule; le coeur me
battait. J'ťcoutais ŗ la porte, je regardais par ma fenÍtre, je me
dťmenais sans savoir ce que je faisais; je me disais ŗ moi-mÍme en
tressaillant de joie: ęC'est moi qu'on vient chercher; tout ŗ l'heure je
n'y serai plus...Ľ et je ne me trompais pas.
Deux figures inconnues se prťsentŤrent ŗ moi; c'ťtaient une religieuse
et la touriŤre d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de
leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait;
je le jetai pÍle-mÍle dans le tablier de la touriŤre, qui le mit en
paquets. Je ne demandai point ŗ voir la supťrieure; la soeur Ursule
n'ťtait plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les
portes, aprŤs avoir visitť ce que j'emportais; je monte dans un
carrosse, et me voilŗ partie.
L'archidiacre et ses deux jeunes ecclťsiastiques, madame la prťsidente
de *** et M. Manouri, s'ťtaient rassemblťs chez la supťrieure, oý on les
avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la
maison; et la touriŤre ajoutait pour refrain ŗ chaque phrase de l'ťloge
qu'on m'en faisait: ęC'est la pure vťritť...Ľ Elle se fťlicitait du
choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait Ítre mon
amie; en consťquence elle me confia quelques secrets, et me donna
quelques conseils sur ma conduite; ces conseils ťtaient apparemment ŗ
son usage; mais ils ne pouvaient Ítre au mien. Je ne sais si vous avez
vu le couvent d'Arpajon; c'est un b‚timent carrť, dont un des cŰtťs
regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins.
Il y avait ŗ chaque fenÍtre de la premiŤre faÁade une, deux, ou trois
religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui
rťgnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa
compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture oý
nous ťtions; car en un clin d'oeil toutes ces tÍtes voilťes disparurent;
et j'arrivai ŗ la porte de ma nouvelle prison. La supťrieure vint
au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et
me conduisit dans la salle de la communautť, oý quelques religieuses
m'avaient devancťe, et oý d'autres accoururent.
* * * * *
Cette supťrieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser ŗ
l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite
femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa
tÍte n'est jamais assise sur ses ťpaules; il y a toujours quelque chose
qui cloche dans son vÍtement; sa figure est plutŰt bien que mal; ses
yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que
l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette
ses bras en avant et en arriŤre. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche,
avant que d'avoir arrangť ses idťes; aussi bťgaye-t-elle un peu.
Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose
l'incommodait: elle oublie toute biensťance; elle lŤve sa guimpe pour se
frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui
rťpondez, et elle ne vous ťcoute pas; elle vous parle, et elle se perd,
s'arrÍte tout court, ne sait plus oý elle en est, se f‚che, et vous
appelle grosse bÍte, stupide, imbťcile, si vous ne la remettez sur la
voie: elle est tantŰt familiŤre jusqu'ŗ tutoyer, tantŰt impťrieuse et
fiŤre jusqu'au dťdain; ses moments de dignitť sont courts; elle est
alternativement compatissante et dure; sa figure dťcomposťe marque tout
le dťcousu de son esprit et toute l'inťgalitť de son caractŤre; aussi
l'ordre et le dťsordre se succťdaient-ils dans la maison; il y avait des
jours oý tout ťtait confondu, les pensionnaires avec les novices, les
novices avec les religieuses; oý l'on courait dans les chambres les unes
des autres; oý l'on prenait ensemble du thť, du cafť, du chocolat, des
liqueurs; oý l'office se faisait avec la cťlťritť la plus indťcente; au
milieu de ce tumulte le visage de la supťrieure change subitement, la
cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond
suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est
mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle ŗ la moindre chose?
elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec duretť, lui ordonne
de se dťshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la
religieuse obťit, se dťshabille, prend sa discipline, et se macŤre; mais
ŗ peine s'est-elle donnť quelques coups, que la supťrieure, devenue
compatissante, lui arrache l'instrument de pťnitence, se met ŗ pleurer,
dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir ŗ punir, lui baise le front,
les yeux, la bouche, les ťpaules; la caresse, la loue[16]. ęMais,
qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le
beau chignon!... Soeur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'Ítre
honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supťrieure. Oh!
la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fŻt
dťchirť par des pointes? Non, non, il n'en sera rien...Ľ Elle la baise
encore, la relŤve, la rhabille elle-mÍme, lui dit les choses les plus
douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est
trŤs-mal avec ces femmes-lŗ; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou
dťplaira, ce qu'il faut ťviter ou faire; il n'y a rien de rťglť; ou l'on
est servi ŗ profusion, ou l'on meurt de faim; l'ťconomie de la maison
s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou nťgligťes; on est
toujours trop prŤs ou trop loin des supťrieures de ce caractŤre; il n'y
a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgr‚ce ŗ la faveur, et
de la faveur ŗ la disgr‚ce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que
je vous donne, dans une petite chose, un exemple gťnťral de son
administration? Deux fois l'annťe, elle courait de cellule en cellule,
et faisait jeter par les fenÍtres toutes les bouteilles de liqueur
qu'elle y trouvait, et quatre jours aprŤs, elle-mÍme en renvoyait ŗ la
plupart de ses religieuses. Voilŗ celle ŗ qui j'avais fait le voeu
solennel d'obťissance; car nous portons nos voeux d'une maison dans une
autre[17].
J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassťe par le
milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de
confitures. Le grave archidiacre commenÁa mon ťloge, qu'elle interrompit
par: ęOn a eu tort, on a eu tort, je le sais...Ľ Le grave archidiacre
voulut continuer; et la supťrieure l'interrompit par: ęComment s'en
sont-elles dťfaites? C'est la modestie et la douceur mÍme, on dit
qu'elle est remplie de talents...Ľ Le grave archidiacre voulut reprendre
ses derniers mots; la supťrieure l'interrompit encore, en me disant bas
ŗ l'oreille: ęJe vous aime ŗ la folie; et quand ces pťdants-lŗ seront
sortis, je ferai venir nos soeurs, et vous nous chanterez un petit air,
n'est-ce pas?...Ľ Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hťbert fut
un peu dťconcertť; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras
et du mien. Cependant M. Hťbert revint ŗ son caractŤre et ŗ ses maniŤres
accoutumťes, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa
silence. Elle s'assit; mais elle n'ťtait pas ŗ son aise; elle se
tourmentait ŗ sa place, elle se grattait la tÍte, elle rajustait son
vÍtement oý il n'ťtait pas dťrangť; elle b‚illait; et cependant
l'archidiacre pťrorait sensťment sur la maison que j'avais quittťe, sur
les dťsagrťments que j'avais ťprouvťs, sur celle oý j'entrais, sur les
obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet
endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la
conversation devint plus gťnťrale; le silence pťnible imposť ŗ la
supťrieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des
services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais
quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon
attendrissement, car j'ťtais vraiment touchťe, un mťlange de larmes et
de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu
faire. Sa rťponse ne fut pas plus arrangťe que mon discours; il fut
aussi troublť que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais,
qu'il serait trop rťcompensť s'il avait adouci la rigueur de mon sort;
qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir
encore que moi; qu'il ťtait bien f‚chť que ses occupations, qui
l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter
souvent le cloÓtre d'Arpajon; mais qu'il espťrait de monsieur
l'archidiacre et de madame la supťrieure la permission de s'informer de
ma santť et de ma situation.
L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supťrieure rťpondit:
ęMonsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous
t‚cherons de rťparer ici les chagrins qu'on lui a donnťs...Ľ Et puis
tout bas ŗ moi: ęMon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces
crťatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai
connu ta supťrieure; nous avons ťtť pensionnaires ensemble ŗ Port-Royal,
c'ťtait la bÍte noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu
me raconteras tout cela...Ľ Et en disant ces mots, elle prenait une de
mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes
ecclťsiastiques me firent aussi leur compliment. Il ťtait tard; M.
Manouri prit congť de nous; l'archidiacre et ses compagnons allŤrent
chez M. ***, seigneur d'Arpajon, oý ils ťtaient invitťs, et je restai
seule avec la supťrieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les
religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent
pÍle-mÍle: en un instant je me vis entourťe d'une centaine de personnes.
Je ne savais ŗ qui entendre ni ŗ qui rťpondre; c'ťtaient des figures de
toute espŤce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai
qu'on n'ťtait mťcontent ni de mes rťponses ni de ma personne.
Quand cette confťrence importune eut durť quelque temps, et que la
premiŤre curiositť eut ťtť satisfaite, la foule diminua; la supťrieure
ťcarta le reste, et elle vint elle-mÍme m'installer dans ma cellule.
Elle m'en fit les honneurs ŗ sa mode; elle me montrait l'oratoire, et
disait: ęC'est lŗ que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui
mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient
pas blessťs. Il n'y a point d'eau bťnite dans ce bťnitier; cette soeur
Dorothťe oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il
vous sera commode...Ľ
Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tÍte sur le
dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla ŗ la fenÍtre, pour
s'assurer que les ch‚ssis se levaient et se baissaient facilement: ŗ mon
lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient
bien. Elle examina les couvertures: ęElles sont bonnes.Ľ Elle prit le
traversin, et le faisant bouffer, elle disait: ęChŤre tÍte sera fort
bien lŗ-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la
communautť; ces matelas sont bons...Ľ Cela fait, elle vient ŗ moi,
m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scŤne je disais en moi-mÍme: ę‘
la folle crťature!Ľ Et je m'attendais ŗ de bons et de mauvais jours.
Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai ŗ l'office du soir, au
souper, ŗ la rťcrťation qui suivit. Quelques religieuses s'approchŤrent
de moi, d'autres s'en ťloignŤrent; celles-lŗ comptaient sur ma
protection auprŤs de la supťrieure; celles-ci ťtaient dťjŗ alarmťes de
la prťdilection qu'elle m'avait accordťe. Ces premiers moments se
passŤrent en ťloges rťciproques, en questions sur la maison que j'avais
quittťe, en essais de mon caractŤre, de mes inclinations, de mes goŻts,
de mon esprit: on vous t‚te partout; c'est une suite de petites embŻches
qu'on vous tend, et d'oý l'on tire les consťquences les plus justes. Par
exemple, on jette un mot de mťdisance, et l'on vous regarde; on entame
une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous
la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant,
quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous
bl‚me ŗ dessein; on cherche ŗ dťmÍler vos pensťes les plus secrŤtes; on
vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrťs et
profanes; on remarque votre choix; on vous invite ŗ de lťgŤres
infractions de la rŤgle; on vous fait des confidences, on vous jette des
mots sur les travers de la supťrieure: tout se recueille et se redit; on
vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les moeurs,
sur la piťtť, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur
tout. Il rťsulte de ces expťriences rťitťrťes une ťpithŤte qui vous
caractťrise, et qu'on attache en surnom ŗ celui que vous portez; ainsi
je fus appelťe Sainte-Suzanne la rťservťe.
Le premier soir, j'eus la visite de la supťrieure; elle vint ŗ mon
dťshabiller; ce fut elle qui m'Űta mon voile et ma guimpe, et qui me
coiffa de nuit: ce fut elle qui me dťshabilla. Elle me tint cent propos
doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassŤrent un peu, je ne sais
pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; ŗ prťsent mÍme
que j'y rťflťchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai
ŗ mon directeur, qui traita cette familiaritť, qui me paraissait
innocente et qui me le paraÓt encore, d'un ton fort sťrieux, et me
dťfendit gravement de m'y prÍter davantage. Elle me baisa le cou, les
ťpaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au
lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre cŰtť, me baisa les
yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle
supposa que j'ťtais fatiguťe, et qu'elle me permit de rester au lit tant
que je voudrais.
J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie
passťe dans le cloÓtre; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le
lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement ŗ ma porte;
j'ťtais encore couchťe; je rťpondis, on entra; c'ťtait une religieuse
qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il ťtait tard, et que la mŤre
supťrieure me demandait. Je me levai, je m'habillai ŗ la h‚te, et
j'allai.
ęBonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passť la nuit? Voilŗ
du cafť qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon;
dťpÍchez-vous de le prendre, et puis aprŤs nous causerons...Ľ
Et tout en disant cela elle ťtendait un mouchoir sur la table, en
dťployait un autre sur moi, versait le cafť, et le sucrait. Les autres
religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je
dťjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son
aversion ou son goŻt, me fit mille amitiťs, mille questions sur la
maison que j'avais quittťe, sur mes parents, sur les dťsagrťments que
j'avais eus; loua, bl‚ma ŗ sa fantaisie, n'entendit jamais ma rťponse
jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon
esprit, de mon jugement et de ma discrťtion. Cependant il vint une
religieuse, puis une autre, puis une troisiŤme, puis une quatriŤme, une
cinquiŤme; on parla des oiseaux de la mŤre, celle-ci des tics de la
soeur, celle-lŗ de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en
gaietť. Il y avait une ťpinette dans un coin de la cellule, j'y posai
les doigts par distraction; car, nouvelle arrivťe dans la maison, et ne
connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guŤre;
et quand j'aurais ťtť plus au fait, cela ne m'aurait pas amusťe
davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui
est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des
accords; peu ŗ peu j'attirai l'attention. La supťrieure vint ŗ moi, et
me frappant un petit coup sur l'ťpaule: ęAllons, Sainte-Suzanne, me
dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis aprŤs tu chanteras.Ľ Je fis
ce qu'elle me disait, j'exťcutai quelques piŤces que j'avais dans les
doigts; je prťludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets
des psaumes de Mondonville.
ęVoilŗ qui est fort bien, me dit la supťrieure; mais nous avons de la
saintetť ŗ l'ťglise tant qu'il nous plaÓt: nous sommes seules; celles-ci
sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque
chose de plus gai.Ľ
Quelques-unes des religieuses dirent: ęMais elle ne sait peut-Ítre que
cela; elle est fatiguťe de son voyage; il faut la mťnager; en voilŗ bien
assez pour une fois.
--Non, non, dit la supťrieure, elle s'accompagne ŗ merveille, elle a la
plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant
plus de justesse, de douceur et de flexibilitť que de force et
d'ťtendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre
chose.Ľ
J'ťtais un peu offensťe du propos des religieuses; je rťpondis ŗ la
supťrieure que cela n'amusait plus les soeurs.
ęMais cela m'amuse encore, moi.Ľ
Je me doutais de cette rťponse. Je chantai donc une chansonnette assez
dťlicate; et toutes battirent des mains, me louŤrent, m'embrassŤrent, me
caressŤrent, m'en demandŤrent une seconde; petites minauderies fausses,
dictťes par la rťponse de la supťrieure; il n'y en avait presque pas une
lŗ qui ne m'eŻt Űtť ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu.
Celles qui n'avaient peut-Ítre entendu de musique de leur vie,
s'avisŤrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que
dťplaisants, qui ne prirent point auprŤs de la supťrieure.
ęTaisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je
veux qu'elle vienne ici tous les jours; _j'ai su un peu de clavecin_
autrefois, et je veux qu'elle m'y remette.
--Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout
oubliť...
--TrŤs-volontiers, cŤde-moi ta place...Ľ
Elle prťluda, elle joua des choses folles, bizarres, dťcousues comme ses
idťes; mais je vis, ŗ travers tous les dťfauts de son exťcution, qu'elle
avait la main infiniment plus lťgŤre que moi. Je le lui dis, car j'aime
ŗ louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vťritť; cela
est si doux! Les religieuses s'ťclipsŤrent les unes aprŤs les autres, et
je restai presque seule avec la supťrieure ŗ parler musique. Elle ťtait
assise; j'ťtais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en
les serrant: ęMais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus
jolis doigts du monde; voyez donc, soeur ThťrŤse...Ľ Soeur ThťrŤse
baissait les yeux, rougissait et bťgayait; cependant, que j'eusse les
doigts jolis ou non, que la supťrieure eŻt tort ou raison de l'observer,
qu'est-ce que cela faisait ŗ cette soeur? La supťrieure m'embrassait par
le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille.
Elle m'avait tirťe ŗ elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me
relevait la tÍte avec les mains, et m'invitait ŗ la regarder; elle
louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne rťpondais rien,
j'avais les yeux baissťs, et je me laissais aller ŗ toutes ces caresses
comme une idiote. Soeur ThťrŤse ťtait distraite, inquiŤte, se promenait
ŗ droite et ŗ gauche, touchait ŗ tout sans avoir besoin de rien, ne
savait que faire de sa personne, regardait par la fenÍtre, croyait avoir
entendu frapper ŗ la porte; et la supťrieure lui dit: ęSainte-ThťrŤse,
tu peux t'en aller si tu t'ennuies.
--Madame, je ne m'ennuie pas.
--C'est que j'ai mille choses ŗ demander ŗ cette enfant.
--Je le crois.
--Je veux savoir toute son histoire; comment rťparerai-je les peines
qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte
sans rien omettre; je suis sŻre que j'en aurai le coeur dťchirť, et que
j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je
saurai tout?
--Madame, quand vous l'ordonnerez.
--Je t'en prierais tout ŗ l'heure, si nous en avions le temps. Quelle
heure est-il?...Ľ
Soeur ThťrŤse rťpondit: ęMadame, il est cinq heures, et les vÍpres vont
sonner.
--Qu'elle commence toujours.
--Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation avant
vÍpres. J'ai des pensťes qui m'inquiŤtent; je voudrais bien ouvrir mon
coeur ŗ maman. Si je vais ŗ l'office sans cela, je ne pourrai prier, je
serai distraite.
--Non, non, dit la supťrieure, tu es folle avec tes idťes. Je gage que
je sais ce que c'est; nous en parlerons demain.
--Ah! chŤre mŤre, dit soeur ThťrŤse, en se jetant aux pieds de la
supťrieure et en fondant en larmes, que ce soit tout ŗ l'heure.
--Madame, dis-je ŗ la supťrieure, en me levant de sur ses genoux oý
j'ťtais restťe, accordez ŗ ma soeur ce qu'elle vous demande; ne laissez
pas durer sa peine; je vais me retirer; j'aurai toujours le temps de
satisfaire l'intťrÍt que vous voulez bien prendre ŗ moi; et quand vous
aurez entendu ma soeur ThťrŤse, elle ne souffrira plus...Ľ
Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supťrieure me retenait
d'une main; soeur ThťrŤse, ŗ genoux, s'ťtait emparťe de l'autre, la
baisait et pleurait; et la supťrieure lui disait:
ęEn vťritť, Sainte-ThťrŤse, tu es bien incommode avec tes inquiťtudes;
je te l'ai dťjŗ dit, cela me dťplaÓt, cela me gÍne; je ne veux pas Ítre
gÍnťe.
--Je le sais, mais je ne suis pas maÓtresse de mes sentiments, je
voudrais et je ne saurais...Ľ
Cependant je m'ťtais retirťe, et j'avais laissť avec la supťrieure la
jeune soeur. Je ne pus m'empÍcher de la regarder ŗ l'ťglise; il lui
restait de l'abattement et de la tristesse; nos yeux se rencontrŤrent
plusieurs fois; et il me sembla qu'elle avait de la peine ŗ soutenir mon
regard. Pour la supťrieure, elle s'ťtait assoupie dans sa stalle.
L'office fut dťpÍchť en un clin d'oeil: le choeur n'ťtait pas, ŗ ce
qu'il me parut, l'endroit de la maison oý l'on se plaisait le plus. On
en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe d'oiseaux qui
s'ťchapperaient de leur voliŤre; et les soeurs se rťpandirent les unes
chez les autres, en courant, en riant, en parlant; la supťrieure se
renferma dans sa cellule, et la soeur ThťrŤse s'arrÍta sur la porte de
la sienne, m'ťpiant comme si elle eŻt ťtť curieuse de savoir ce que je
deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la soeur
ThťrŤse ne se referma que quelque temps aprŤs, et se referma doucement.
Il me vint en idťe que cette jeune fille ťtait jalouse de moi, et
qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait dans
les bonnes gr‚ces et l'intimitť de la supťrieure. Je l'observai
plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment assurťe de
mon soupÁon par ses petites colŤres, ses puťriles alarmes, sa
persťvťrance ŗ me suivre ŗ la piste, ŗ m'examiner, ŗ se trouver entre la
supťrieure et moi, ŗ briser nos entretiens, ŗ dťprimer mes qualitťs, ŗ
faire sortir mes dťfauts; plus encore ŗ sa p‚leur, ŗ sa douleur, ŗ ses
pleurs, au dťrangement de sa santť, et mÍme de son esprit, je l'allai
trouver et je lui dis: ęChŤre amie, qu'avez-vous?Ľ
Elle ne me rťpondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; elle ne
savait ni que dire, ni que faire.
ęVous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, vous craignez
que je n'abuse du goŻt que notre mŤre a pris pour moi; que je ne vous
ťloigne de son coeur. Rassurez-vous; cela n'est pas dans mon caractŤre:
si j'ťtais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son
esprit...
--Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; elle fait
aujourd'hui pour vous prťcisťment ce qu'elle a fait pour moi dans les
commencements.
--Eh bien! soyez sŻre que je ne me servirai de la confiance qu'elle
m'accordera, que pour vous rendre plus chťrie.
--Et cela dťpendra-t-il de vous?
--Et pourquoi cela n'en dťpendrait-il pas?Ľ
Au lieu de me rťpondre, elle se jeta ŗ mon cou, et elle me dit en
soupirant: ęCe n'est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis ŗ
tout moment; mais promettez-moi...
--Que voulez-vous que je vous promette?
--Que...
--Achevez; je ferai tout ce qui dťpendra de moi.Ľ
Elle hťsita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une voix si
basse qu'ŗ peine je l'entendais: ęQue vous la verrez le moins souvent
que vous pourrez...Ľ
Cette demande me parut si ťtrange, que je ne pus m'empÍcher de lui
rťpondre: ęEt que vous importe que je voie souvent ou rarement notre
supťrieure? Je ne suis point f‚chťe que vous la voyiez sans cesse, moi.
Vous ne devez pas Ítre plus f‚chťe que j'en fasse autant; ne suffit-il
pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprŤs d'elle, ni ŗ vous,
ni ŗ personne?Ľ
Elle ne me rťpondit que par ces mots qu'elle prononÁa d'une maniŤre
douloureuse, en se sťparant de moi, et en se jetant sur son lit: ęJe
suis perdue!
--Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez la plus mťchante
crťature qui soit au monde!Ľ
Nous en ťtions lŗ lorsque la supťrieure entra. Elle avait passť ŗ ma
cellule; elle ne m'y avait point trouvťe; elle avait parcouru presque
toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensťe que j'ťtais
chez soeur Sainte-ThťrŤse. Lorsqu'elle l'eut appris par celles qu'elle
avait envoyťes ŗ ma dťcouverte, elle accourut. Elle avait un peu de
trouble dans le regard et sur son visage; mais toute sa personne ťtait
si rarement ensemble! Sainte-ThťrŤse ťtait en silence, assise sur son
lit, moi debout. Je lui dis: ęMa chŤre mŤre, je vous demande pardon
d'Ítre venue ici sans votre permission.
--Il est vrai, me rťpondit-elle, qu'il eŻt ťtť mieux de la demander.
--Mais cette chŤre soeur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle ťtait en
peine.
--Et de quoi?
--Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? C'est une
dťlicatesse qui fait tant d'honneur ŗ son ‚me, et qui marque si vivement
son attachement pour vous. Les tťmoignages de bontť que vous m'avez
donnťs, ont alarmť sa tendresse; elle a craint que je n'obtinsse dans
votre coeur la prťfťrence sur elle; ce sentiment de jalousie, si honnÍte
d'ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chŤre mŤre, ťtait, ŗ ce
qu'il m'a semblť, devenu cruel pour ma soeur, et je la rassurais.Ľ
La supťrieure, aprŤs m'avoir ťcoutťe, prit un air sťvŤre et imposant, et
lui dit:
ęSoeur ThťrŤse, je vous ai aimťe, et je vous aime encore; je n'ai point
ŗ me plaindre de vous, et vous n'aurez point ŗ vous plaindre de moi;
mais je ne saurais souffrir ces prťtentions exclusives.
Dťfaites-vous-en, si vous craignez d'ťteindre ce qui me reste
d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la soeur
Agathe...Ľ Puis, se tournant vers moi, elle me dit: ęC'est cette grande
brune que vous voyez au choeur vis-ŗ-vis de moi.Ľ (Car je me rťpandais
si peu; il y avait si peu de temps que j'ťtais ŗ la maison; j'ťtais si
nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.)
Elle ajouta: ęJe l'aimais, lorsque soeur ThťrŤse entra ici, et que je
commenÁai ŗ la chťrir. Elle eut les mÍmes inquiťtudes; elle fit les
mÍmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je fus
obligťe d'en venir ŗ des voies sťvŤres qui ont durť trop longtemps, et
qui sont trŤs-contraires ŗ mon caractŤre; car elles vous diront toutes
que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu'ŗ contre-coeur...Ľ
Puis s'adressant ŗ Sainte-ThťrŤse, elle ajouta: ęMon enfant, je ne veux
point Ítre gÍnťe, je vous l'ai dťjŗ dit; vous me connaissez; ne me
faites point sortir de mon caractŤre...Ľ Ensuite elle me dit, en
s'appuyant d'une main sur mon ťpaule: ęVenez, Sainte-Suzanne;
reconduisez-moi.Ľ
Nous sortÓmes. Soeur ThťrŤse voulut nous suivre; mais la supťrieure
dťtournant la tÍte nťgligemment par-dessus mon ťpaule, lui dit d'un ton
de despotisme: ęRentrez dans votre cellule, et n'en sortez pas que je ne
vous le permette...Ľ Elle obťit, ferma sa porte avec violence, et
s'ťchappa en quelques discours qui firent frťmir la supťrieure; je ne
sais pourquoi, car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colŤre, et je
lui dis: ęChŤre mŤre, si vous avez quelque bontť pour moi, pardonnez ŗ
ma soeur ThťrŤse; elle a la tÍte perdue, elle ne sait ce qu'elle dit,
elle ne sait ce qu'elle fait.
--Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous?
--Ah! chŤre mŤre, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui
vous plŻt et qui vous apais‚t?Ľ
Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vťritť, c'ťtait comme un
amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme
si elle eŻt dťfailli: ęApprochez votre front, que je le baise...Ľ Je me
penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitŰt qu'une
religieuse avait fait quelque faute, j'intercťdais pour elle, et j'ťtais
sŻre d'obtenir sa gr‚ce par quelque faveur innocente; c'ťtait toujours
un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les
joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les
bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais
l'haleine pure, les dents blanches, et les lŤvres fraÓches et
vermeilles.
En vťritť je serais bien belle, si je mťritais la plus petite partie des
ťloges qu'elle me donnait: si c'ťtait mon front, il ťtait blanc, uni et
d'une forme charmante; si c'ťtaient mes yeux, ils ťtaient brillants; si
c'ťtaient mes joues, elles ťtaient vermeilles et douces; si c'ťtaient
mes mains, elles ťtaient petites et potelťes; si c'ťtait ma gorge, elle
ťtait d'une fermetť de pierre et d'une forme admirable; si c'ťtaient mes
bras, il ťtait impossible de les avoir mieux tournťs et plus ronds; si
c'ťtait mon cou, aucune des soeurs ne l'avait mieux fait et d'une beautť
plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! Il y
avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en rabattais
beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tÍte aux
pieds, avec un air de complaisance que je n'ai jamais vu ŗ aucune autre
femme, elle me disait: ęNon, c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait
appelťe dans la retraite; avec cette figure-lŗ, dans le monde, elle
aurait damnť autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait
damnťe avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.Ľ
Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais ŗ la
quitter; mais elle me prit par la main et me dit: ęIl est trop tard pour
commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp; mais entrez,
vous me donnerez une petite leÁon de clavecin.Ľ
Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, prťparť un
livre, approchť une chaise; car elle ťtait vive. Je m'assis. Elle pensa
que je pourrais avoir froid; elle dťtacha de dessus les chaises un
coussin qu'elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds,
qu'elle mit dessus; ensuite je jouai quelques piŤces de Couperin, de
Rameau, de Scarlatti: cependant elle avait levť un coin de mon linge de
cou, sa main ťtait placťe sur mon ťpaule nue, et l'extrťmitť de ses
doigts posťe sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressťe,
son haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon ťpaule
d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout,
comme si elle eŻt ťtť sans force et sans vie; et sa tÍte tombait sur la
mienne. En vťritť cette folle-lŗ ťtait d'une sensibilitť incroyable, et
avait le goŻt le plus vif pour la musique; je n'ai jamais connu personne
sur qui elle eŻt produit des effets aussi singuliers.
Nous nous amusions ainsi d'une maniŤre aussi simple que douce, lorsque
tout ŗ coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en eus frayeur, et la
supťrieure aussi: c'ťtait cette extravagante de Sainte-ThťrŤse: son
vÍtement ťtait en dťsordre, ses yeux ťtaient troublťs; elle nous
parcourait l'une et l'autre avec l'attention la plus bizarre; les lŤvres
lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint ŗ elle,
et se jeta aux pieds de la supťrieure; je joignis ma priŤre ŗ la sienne,
et j'obtins encore son pardon; mais la supťrieure lui protesta, de la
maniŤre la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des
fautes de cette nature, et nous sortÓmes toutes deux ensemble.
En retournant dans nos cellules, je lui dis: ęChŤre soeur, prenez garde,
vous indisposerez notre mŤre; je ne vous abandonnerai pas; mais vous
userez mon crťdit auprŤs d'elle; et je serai dťsespťrťe de ne pouvoir
plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos
idťes?Ľ
Point de rťponse.
ęQue craignez-vous de moi?Ľ
Point de rťponse.
ęEst-ce que notre mŤre ne peut pas nous aimer ťgalement toutes deux?
--Non, non, me rťpondit-elle avec violence, cela ne se peut; bientŰt je
lui rťpugnerai, et j'en mourrai de douleur. Ah! pourquoi Ítes-vous venue
ici? vous n'y serez pas heureuse longtemps, j'en suis sŻre; et je serai
malheureuse pour toujours.
--Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que d'avoir
perdu la bienveillance de sa supťrieure; mais j'en connais un plus
grand, c'est de l'avoir mťritť: vous n'avez rien ŗ vous reprocher.
--Ah! plŻt ŗ Dieu!
--Si vous vous accusez en vous-mÍme de quelque faute, il faut la
rťparer; et le moyen le plus sŻr, c'est d'en supporter patiemment la
peine.
--Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce ŗ elle ŗ m'en punir!
--ņ elle, soeur ThťrŤse, ŗ elle! Est-ce qu'on parle ainsi d'une
supťrieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis sŻre que
cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous vous reprochez.
--Ah! plŻt ŗ Dieu! me dit-elle encore, plŻt ŗ Dieu!...Ľ et nous nous
sťpar‚mes; elle pour aller se dťsoler dans sa cellule, moi pour aller
rÍver dans la mienne ŗ la bizarrerie des tÍtes de femmes.
Voilŗ l'effet de la retraite. L'homme est nť pour la sociťtť;
sťparez-le, isolez-le, ses idťes se dťsuniront, son caractŤre se
tournera, mille affections ridicules s'ťlŤveront dans son coeur; des
pensťes extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans
une terre sauvage. Placez un homme dans une forÍt, il y deviendra
fťroce; dans un cloÓtre, oý l'idťe de nťcessitť se joint ŗ celle de
servitude, c'est pis encore. On sort d'une forÍt, on ne sort plus d'un
cloÓtre; on est libre dans la forÍt, on est esclave dans le cloÓtre. Il
faut peut-Ítre plus de force d'‚me encore pour rťsister ŗ la solitude
qu'ŗ la misŤre; la misŤre avilit, la retraite dťprave. Vaut-il mieux
vivre dans l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais
dťcider; mais il faut ťviter l'une et l'autre.
Je voyais croÓtre de jour en jour la tendresse que la supťrieure avait
conÁue pour moi. J'ťtais sans cesse dans sa cellule, ou elle ťtait dans
la mienne: pour la moindre indisposition, elle m'ordonnait l'infirmerie,
elle me dispensait des offices, elle m'envoyait coucher de bonne heure,
ou m'interdisait l'oraison du matin. Au choeur, au rťfectoire, ŗ la
rťcrťation, elle trouvait moyen de me donner des marques d'amitiť; au
choeur s'il se rencontrait un verset qui contÓnt quelque sentiment
affectueux et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me
regardait s'il ťtait chantť par une autre; au rťfectoire, elle
m'envoyait toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; ŗ la
rťcrťation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me disait les
choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne lui faisait aucun
prťsent que je ne le partageasse: chocolat, sucre, cafť, liqueurs,
tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fŻt; elle avait dťparť sa cellule
d'estampes, d'ustensiles, de meubles et d'une infinitť de choses
agrťables ou commodes, pour en orner la mienne; je ne pouvais presque
pas m'en absenter un moment, qu'ŗ mon retour je ne me trouvasse enrichie
de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en
ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me
caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus
secrŤtes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille
fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passťe dans le monde. AprŤs
cela elle s'arrÍtait, me regardait avec des yeux attendris, et me
disait: ęSoeur Suzanne, m'aimez-vous?
--Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse
l'‚me bien ingrate.
--Cela est vrai.
--Vous avez tant de bontť.
--Dites de goŻt pour vous...Ľ
Et en prononÁant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me
tenait embrassťe me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyťe
sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage
se trouvait placť sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa
chaise, elle tremblait; on eŻt dit qu'elle avait ŗ me confier quelque
chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me
disait: ęAh! soeur Suzanne, vous ne m'aimez pas!
--Je ne vous aime pas, chŤre mŤre!
--Non.
--Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver.
--Il faudrait que vous le devinassiez.
--Je cherche, je ne devine rien.Ľ
Cependant elle avait levť son linge de cou, et avait mis une de mes
mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle
paraissait goŻter le plus grand plaisir. Elle m'invitait ŗ lui baiser le
front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obťissais: je ne
crois pas qu'il y eŻt du mal ŗ cela; cependant son plaisir
s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter ŗ son
bonheur d'une maniŤre innocente, je lui baisais encore le front, les
joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posťe sur mon genou
se promenait sur tous mes vÍtements, depuis l'extrťmitť de mes pieds
jusqu'ŗ ma ceinture, me pressant tantŰt dans un endroit, tantŰt dans un
autre; elle m'exhortait en bťgayant, et d'une voix altťrťe et basse, ŗ
redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je
ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, oý elle devint p‚le comme la
mort; ses yeux se fermŤrent, tout son corps se tendit avec violence, ses
lŤvres se pressŤrent d'abord, elles ťtaient humectťes comme d'une mousse
lťgŤre; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en
poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se
trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement
les yeux, et me dit d'une voix ťteinte: ęInnocente! ce n'est rien;
qu'allez-vous faire? arrÍtez...Ľ Je la regardai avec des yeux hťbťtťs,
incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les
yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher
et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi;
je craignais, je tremblais, le coeur me palpitait, j'avais de la peine ŗ
respirer, je me sentais troublťe, oppressťe, agitťe, j'avais peur; il me
semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais dťfaillir;
cependant je ne saurais dire que ce fŻt de la peine que je ressentisse.
J'allais prŤs d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir
sur ses genoux; je m'assis; elle ťtait comme morte, et moi comme si
j'allais mourir. Nous demeur‚mes assez longtemps l'une et l'autre dans
cet ťtat singulier. Si quelque religieuse fŻt survenue, en vťritť elle
eŻt ťtť bien effrayťe; elle aurait imaginť, ou que nous nous ťtions
trouvťes mal, ou que nous nous ťtions endormies. Cependant cette bonne
supťrieure, car il est impossible d'Ítre si sensible et de n'Ítre pas
bonne, me parut revenir ŗ elle. Elle ťtait toujours renversťe sur sa
chaise; ses yeux ťtaient toujours fermťs, mais son visage s'ťtait animť
des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait,
et moi je lui disais: ęAh! chŤre mŤre, vous m'avez bien fait peur...Ľ
Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. ęMais est-ce que vous
n'avez pas souffert?
--Non.
--Je l'ai cru.
--L'innocente! ah! la chŤre innocente! qu'elle me plaÓt!Ľ
En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit ŗ
brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle
me dit: ęQuel ‚ge avez-vous?
--Je n'ai pas encore vingt ans.
--Cela ne se conÁoit pas.
--ChŤre mŤre, rien n'est plus vrai.
--Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz?
--Oui, chŤre mŤre.
--Toute?
--Toute.
--Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: vous me
donnerez leÁon.Ľ
Nous y all‚mes; mais je ne sais comment cela se fit; les mains me
tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas confus de notes; je ne
pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit ŗ rire, elle prit ma place,
mais ce fut pis encore; ŗ peine pouvait-elle soutenir ses bras.
ęMon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guŤre en ťtat de me
montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguťe, il faut que je me
repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui
s'est passť dans cette chŤre petite ‚me-lŗ; adieu...Ľ
Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'ŗ sa porte,
elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu'ŗ la mienne;
elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que
quand j'ťtais rentrťe chez moi; cette fois-ci, ŗ peine se leva-t-elle;
ce fut tout ce qu'elle put faire que de gagner le fauteuil qui ťtait ŗ
cŰtť de son lit; elle s'assit, pencha la tÍte sur son oreiller, me jeta
le baiser avec les mains; ses yeux se fermŤrent, et je m'en allai.
Ma cellule ťtait presque vis-ŗ-vis la cellule de Sainte-ThťrŤse; la
sienne ťtait ouverte; elle m'attendait, elle m'arrÍta et me dit:
ęAh! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mŤre?
--Oui, lui dis-je.
--Vous y Ítes demeurťe longtemps?
--Autant qu'elle l'a voulu.
--Ce n'est pas lŗ ce que vous m'aviez promis.
--Je ne vous ai rien promis.
--Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...Ľ
Quoique ma conscience ne me reproch‚t rien, je vous avouerai cependant,
monsieur le marquis, que sa question me troubla; elle s'en aperÁut, elle
insista, et je lui rťpondis: ęChŤre soeur, peut-Ítre ne m'en
croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-Ítre notre chŤre mŤre, et
je la prierai de vous en instruire.
--Ma chŤre Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacitť, gardez-vous-en
bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; elle ne me le
pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: elle est capable de
passer de la plus grande sensibilitť jusqu'ŗ la fťrocitť; je ne sais pas
ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire.
--Vous le voulez?
--Je vous le demande ŗ genoux. Je suis dťsespťrťe, je vois bien qu'il
faut me rťsoudre; je me rťsoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire...Ľ
Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut raison;
et nous nous renferm‚mes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne.
Rentrťe chez moi, je me trouvai rÍveuse; je voulus prier, et je ne le
pus pas; je cherchai ŗ m'occuper; je commenÁai un ouvrage que je quittai
pour un autre, que je quittai pour un autre encore; mes mains
s'arrÍtaient d'elles-mÍmes, et j'ťtais comme imbťcile; jamais je n'avais
rien ťprouvť de pareil. Mes yeux se fermŤrent d'eux-mÍmes; je fis un
petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Rťveillťe, je
m'interrogeai sur ce qui s'ťtait passť entre la supťrieure et moi, je
m'examinai; je crus entrevoir en examinant encore... mais c'ťtait des
idťes si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de
moi. Le rťsultat de mes rťflexions, c'est que c'ťtait peut-Ítre une
maladie ŗ laquelle elle ťtait sujette; puis il m'en vint une autre,
c'est que peut-Ítre cette maladie se gagnait, que Sainte-ThťrŤse l'avait
prise, et que je la prendrais aussi.
Le lendemain, aprŤs l'office du matin, notre supťrieure me dit:
ęSainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espŤre savoir tout ce qui vous
est arrivť; venez...Ľ
J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil ŗ cŰtť de son lit, et
elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais un peu,
parce que je suis plus grande, et que j'ťtais plus ťlevťe. Elle ťtait si
proche de moi, que mes deux genoux ťtaient entrelacťs dans les siens, et
elle ťtait accoudťe sur son lit. AprŤs un petit moment de silence, je
lui dis:
ęQuoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y aura bientŰt
vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais
si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le coeur de l'entendre;
peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au
couvent de Longchamp, peines partout; chŤre mŤre, par oý voulez-vous que
je commence?
--Par les premiŤres.
--Mais, lui dis-je, chŤre mŤre, cela sera bien long et bien triste, et
je ne voudrais pas vous attrister si longtemps.
--Ne crains rien; j'aime ŗ pleurer: c'est un ťtat dťlicieux pour une ‚me
tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer ŗ pleurer aussi;
tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-Ítre nous
serons heureuses au milieu du rťcit de tes souffrances; qui sait
jusqu'oý l'attendrissement peut nous mener?...Ľ Et en prononÁant ces
derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux dťjŗ
humides; elle me prit les deux mains; elle s'approcha de moi plus prŤs
encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais.
ęRaconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les dispositions
les plus pressantes ŗ m'attendrir; je ne pense pas avoir eu de ma vie un
jour plus compatissant et plus affectueux...Ľ
Je commenÁai donc mon rťcit ŗ peu prŤs comme je viens de vous l'ťcrire.
Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs
qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation
qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de
Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; je serais bien f‚chťe qu'il
leur arriv‚t la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne
voudrais pas avoir arrachť un cheveu de la tÍte de mon plus cruel
ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se
promenait, puis elle se rasseyait ŗ sa place; d'autres fois elle levait
les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tÍte entre mes
genoux. Quand je lui parlai de ma scŤne du cachot, de celle de mon
exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris; quand
je fus ŗ la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps
penchť sur son lit, le visage cachť dans sa couverture et les bras
ťtendus au-dessus de sa tÍte; et moi, je lui disais: ęChŤre mŤre, je
vous demande pardon de la peine que je vous ai causťe; je vous en avais
prťvenue, mais c'est vous qui l'avez voulu...Ľ Et elle ne me rťpondait
que par ces mots:
ęLes mťchantes crťatures! les horribles crťatures! Il n'y a que dans les
couvents oý l'humanitť puisse s'ťteindre ŗ ce point. Lorsque la haine
vient ŗ s'unir ŗ la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus oý les
choses seront portťes. Heureusement je suis douce; j'aime toutes mes
religieuses; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon
caractŤre, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette
faible santť a-t-elle pu rťsister ŗ tant de tourments? Comment tous ces
petits membres n'ont-ils pas ťtť brisťs? Comment toute cette machine
dťlicate n'a-t-elle pas ťtť dťtruite? Comment l'ťclat de ces yeux ne
s'est-il pas ťteint dans les larmes? Les cruelles! serrer ces bras avec
des cordes!...Ľ Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. ęNoyer
de larmes ces yeux!...Ľ Et elle les baisait. ęArracher la plainte et le
gťmissement de cette bouche!...Ľ Et elle la baisait. ęCondamner ce
visage charmant et serein ŗ se couvrir sans cesse des nuages de la
tristesse!...Ľ Et elle le baisait. ęFaner les roses de ces joues!...Ľ Et
elle les flattait de la main et les baisait. ęDťparer cette tÍte!
arracher ces cheveux! charger ce front de souci!...Ľ Et elle baisait ma
tÍte, mon front, mes cheveux... ęOser entourer ce cou d'une corde, et
dťchirer ces ťpaules avec des pointes aiguŽs!...Ľ Et elle ťcartait mon
linge de cou et de tÍte; elle entr'ouvrait le haut de ma robe; mes
cheveux tombaient ťpars sur mes ťpaules dťcouvertes; ma poitrine ťtait ŗ
demi nue, et ses baisers se rťpandaient sur mon cou, sur mes ťpaules
dťcouvertes et sur ma poitrine ŗ demi nue.
Je m'aperÁus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son
discours, ŗ l'ťgarement de ses yeux et de ses mains, ŗ son genou qui se
pressait entre les miens, ŗ l'ardeur dont elle me serrait et ŗ la
violence dont ses bras m'enlaÁaient, que sa maladie ne tarderait pas ŗ
la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi; mais j'ťtais saisie
d'une frayeur, d'un tremblement et d'une dťfaillance qui me vťrifiaient
le soupÁon que j'avais eu que son mal ťtait contagieux.
Je lui dis: ęChŤre mŤre, voyez dans quel dťsordre vous m'avez mise! si
l'on venait...
--Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressťe; on ne viendra pas...Ľ
Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, et je
lui disais: ęChŤre mŤre, prenez garde, voilŗ votre mal qui va vous
prendre. Souffrez que je m'ťloigne...Ľ
Je voulais m'ťloigner; je le voulais, cela est sŻr; mais je ne le
pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dťrobaient
sous moi. Elle ťtait assise, j'ťtais debout, elle m'attirait, je
craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis sur le bord de
son lit et je lui dis:
ęChŤre mŤre, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal.
--Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, cela passera, ce
ne sera rien...Ľ
En effet, ma supťrieure reprit du calme, et moi aussi. Nous ťtions l'une
et l'autre abattues; moi, la tÍte penchťe sur son oreiller; elle, la
tÍte posťe sur un de mes genoux, le front placť sur une de mes mains.
Nous rest‚mes quelques moments dans cet ťtat; je ne sais ce qu'elle
pensait; pour moi, je ne pensais ŗ rien, je ne le pouvais, j'ťtais d'une
faiblesse qui m'occupait tout entiŤre. Nous gardions le silence, lorsque
la supťrieure le rompit la premiŤre; elle me dit: ęSuzanne, il m'a paru
par ce que vous m'avez dit de votre premiŤre supťrieure qu'elle vous
ťtait fort chŤre.
--Beaucoup.
--Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle ťtait mieux aimťe de
vous... Vous ne me rťpondez pas?
--J'ťtais malheureuse, elle adoucissait mes peines.
--Mais d'oý vient votre rťpugnance pour la vie religieuse? Suzanne, vous
ne m'avez pas tout dit.
--Pardonnez-moi, madame.
--Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'Ítes, car, mon
enfant, vous l'Ítes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne
vous l'ait dit.
--On me l'a dit.
--Et celui qui vous le disait ne vous dťplaisait pas?
--Non.
--Et vous vous Ítes pris de goŻt pour lui?
--Point du tout.
--Quoi! votre coeur n'a jamais rien senti?
--Rien.
--Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrŤte ou dťsapprouvťe de vos
parents, qui vous a donnť de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi
cela; je suis indulgente.
--Je n'ai, chŤre mŤre, rien ŗ vous confier lŗ-dessus.
--Mais, encore une fois, d'oý vient votre rťpugnance pour la vie
religieuse?
--De la vie mÍme. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite,
la contrainte; il me semble que je suis appelťe ŗ autre chose.
--Mais ŗ quoi cela vous semble-t-il?
--ņ l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.
--Ici mÍme?
--Oui, chŤre mŤre; ici mÍme, malgrť toute la bontť que vous avez pour
moi.
--Mais, est-ce que vous ťprouvez en vous-mÍme des mouvements, des
dťsirs?
--Aucun.
--Je le crois; vous me paraissez d'un caractŤre tranquille.
--Assez.
--Froid, mÍme.
--Je ne sais.
--Vous ne connaissez pas le monde?
--Je le connais peu.
--Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?
--Cela ne m'est pas bien expliquť; mais il faut pourtant qu'il en ait.
--Est-ce la libertť que vous regrettez?
--C'est cela, et peut-Ítre beaucoup d'autres choses.
--Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi ŗ coeur
ouvert; voudriez-vous Ítre mariťe?
--Je l'aimerais mieux que d'Ítre ce que je suis; cela est certain.
--Pourquoi cette prťfťrence?
--Je l'ignore.
--Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la
prťsence d'un homme?
--Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'ťcoute avec
plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.
--Et votre coeur est tranquille?
--Jusqu'ŗ prťsent, il est restť sans ťmotion.
--Quoi! lorsqu'ils ont attachť leurs regards animťs sur les vŰtres, vous
n'avez pas ressenti...
--Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux.
--Et sans aucun trouble?
--Aucun.
--Et vos sens ne vous disaient rien?
--Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.
--Ils en ont un, cependant.
--Cela se peut.
--Et vous ne le connaissez pas?
--Point du tout.
--Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le
connaÓtre?
--Non, chŤre mŤre; ŗ quoi cela me servirait-il?
--ņ dissiper votre ennui.
--ņ l'augmenter, peut-Ítre. Et puis, que signifie ce langage des sens,
sans objet?
--Quand on parle, c'est toujours ŗ quelqu'un; cela vaut mieux sans doute
que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout ŗ fait sans
plaisir.
--Je n'entends rien ŗ cela.
--Si tu voulais, chŤre enfant, je te deviendrais plus claire.
--Non, chŤre mŤre, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir,
que d'acquťrir des connaissances qui me rendraient peut-Ítre plus ŗ
plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de dťsirs, et je n'en veux
point chercher que je ne pourrais satisfaire.
--Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?
--Et comment le pourrais-je?
--Comme moi.
--Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.
--J'y suis, chŤre amie; vous y Ítes.
--Eh bien! que vous suis-je? que m'Ítes-vous?
--Qu'elle est innocente!
--Oh! il est vrai, chŤre mŤre, que je le suis beaucoup, et que
j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'Ítre.Ľ
Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de f‚cheux pour
elle, mais ils la firent tout ŗ coup changer de visage; elle devint
sťrieuse, embarrassťe; sa main, qu'elle avait posťe sur un de mes
genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses
yeux baissťs.
Je lui dis: ęMa chŤre mŤre, qu'est-ce qui m'est arrivť? Est-ce qu'il me
serait ťchappť quelque chose qui vous aurait offensťe? Pardonnez-moi.
J'use de la libertť que vous m'avez accordťe; je n'ťtudie rien de ce que
j'ai ŗ vous dire; et puis, quand je m'ťtudierais, je ne dirais pas
autrement, peut-Ítre plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me
sont si ťtrangŤres! Pardonnez-moi...Ľ
En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou,
et je posai ma tÍte sur son ťpaule. Elle jeta les deux siens autour de
moi, et me serra fort tendrement. Nous demeur‚mes ainsi quelques
instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sťrťnitť, elle me dit:
ęSuzanne, dormez-vous bien?
--Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.
--Vous endormez-vous tout de suite?
--Assez communťment.
--Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, ŗ quoi
pensez-vous?
--ņ ma vie passťe, ŗ celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure;
que sais-je?
--Et le matin, quand vous vous ťveillez de bonne heure?
--Je me lŤve.
--Tout de suite?
--Tout de suite.
--Vous n'aimez donc pas ŗ rÍver?
--Non.
--ņ vous reposer sur votre oreiller?
--Non.
--ņ jouir de la douce chaleur du lit?
--Non.
--Jamais?...Ľ
Elle s'arrÍta ŗ ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait ŗ me
demander n'ťtait pas bien, et peut-Ítre ferai-je beaucoup plus mal de le
dire, mais j'ai rťsolu de ne rien celer. ę... Jamais vous n'avez ťtť
tentťe de regarder, avec complaisance, combien vous Ítes belle?
--Non, chŤre mŤre. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites;
et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et
non pour soi.
--Jamais vous n'avez pensť ŗ promener vos mains sur cette belle gorge,
sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et
si blanches?
--Oh! pour cela, non; il y a du pťchť ŗ cela; et si cela m'ťtait arrivť,
je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer ŗ confesse...Ľ
Je ne sais ce que nous dÓmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la
demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dťpit,
et qu'elle aurait mieux aimť continuer de causer avec moi, quoique ce
que nous disions ne valŻt guŤre la peine d'Ítre regrettť; cependant nous
nous sťpar‚mes.
Jamais la communautť n'avait ťtť plus heureuse que depuis que j'y ťtais
entrťe. La supťrieure paraissait avoir perdu l'inťgalitť de son
caractŤre; on disait que je l'avais fixťe. Elle donna mÍme en ma faveur
plusieurs jours de rťcrťation, et ce qu'on appelle des fÍtes; ces jours
on est un peu mieux servi qu'ŗ l'ordinaire; les offices sont plus
courts, et tout le temps qui les sťpare est accordť ŗ la rťcrťation.
Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.
La scŤne que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres
semblables que je nťglige. Voici la suite de la prťcťdente.
L'inquiťtude commenÁait ŗ s'emparer de la supťrieure; elle perdait sa
gaietť, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le
monde dormait et que la maison ťtait dans le silence, elle se leva;
aprŤs avoir errť quelque temps dans les corridors, elle vint ŗ ma
cellule. J'ai le sommeil lťger, je crus la reconnaÓtre. Elle s'arrÍta.
En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de
bruit pour me rťveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me
sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui
soupirait: j'eus d'abord un lťger frisson, ensuite je me dťterminai ŗ
dire _Ave_. Au lieu de me rťpondre, on s'ťloignait ŗ pas lťger. On
revint quelque temps aprŤs; les plaintes et les soupirs recommencŤrent;
je dis encore _Ave_, et l'on s'ťloigna pour la seconde fois. Je me
rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit
ŗ cŰtť de mon lit; mes rideaux ťtaient entr'ouverts; on tenait une
petite bougie dont la lumiŤre m'ťclairait le visage, et celle qui la
portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai ŗ son
attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'ťtait la
supťrieure.
Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: ęSuzanne,
rassurez-vous? c'est moi...Ľ Je me remis la tÍte sur mon oreiller, et je
lui dis: ęChŤre mŤre, que faites-vous ici ŗ l'heure qu'il est? Qu'est-ce
qui peut vous avoir amenťe? Pourquoi ne dormez-vous pas?
--Je ne saurais dormir, me rťpondit-elle; je ne dormirai de longtemps.
Ce sont des songes f‚cheux qui me tourmentent; ŗ peine ai-je les yeux
fermťs, que les peines que vous avez souffertes se retracent ŗ mon
imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos
cheveux ťpars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantťs, la
torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de
votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se rťpand sur tout
mon corps; je veux aller ŗ votre secours; je pousse des cris, je
m'ťveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne.
Voilŗ ce qui m'est arrivť cette nuit; j'ai craint que le ciel ne
m'annonÁ‚t quelque malheur arrivť ŗ mon amie; je me suis levťe, je me
suis approchťe de votre porte, j'ai ťcoutť; il m'a semblť que vous ne
dormiez pas; vous avez parlť, je me suis retirťe; je suis revenue, vous
avez encore parlť, et je me suis encore ťloignťe; je suis revenue une
troisiŤme fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrťe. Il
y a dťjŗ quelque temps que je suis ŗ cŰtť de vous, et que je crains de
vous ťveiller: j'ai balancť d'abord si je tirerais vos rideaux; je
voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu
rťsister au dťsir de voir si ma chŤre Suzanne se portait bien; je vous
ai regardťe: que vous Ítes belle ŗ voir, mÍme quand vous dormez!
--Ma chŤre mŤre, que vous Ítes bonne!
--J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien ŗ craindre de
f‚cheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre
main.Ľ
Je la lui donnai.
ęQue son pouls est tranquille! qu'il est ťgal! rien ne l'ťmeut.
--J'ai le sommeil assez paisible.
--Que vous Ítes heureuse!
--ChŤre mŤre, vous continuerez de vous refroidir.
--Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.Ľ
Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait ŗ me regarder; deux
larmes coulŤrent de ses yeux. ęChŤre mŤre, lui dis-je, qu'avez-vous?
vous pleurez; que je suis f‚chťe de vous avoir entretenue de mes
peines!...Ľ ņ l'instant elle ferma ma porte, elle ťteignit sa bougie, et
elle se prťcipita sur moi. Elle me tenait embrassťe; elle ťtait couchťe
sur ma couverture ŗ cŰtť de moi; son visage ťtait collť sur le mien, ses
larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une
voix plaintive et entrecoupťe: ęChŤre amie, ayez pitiť de moi!
--ChŤre mŤre, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez
mal? Que faut-il que je fasse?
--Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est rťpandu
sur moi.
--Voulez-vous que je me lŤve et que je vous cŤde mon lit?
--Non, me dit-elle, il ne serait pas nťcessaire que vous vous levassiez;
ťcartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que
je me rťchauffe, et que je guťrisse.
--ChŤre mŤre, lui dis-je, mais cela est dťfendu. Que dirait-on si on le
savait? J'ai vu mettre en pťnitence des religieuses, pour des choses
beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie ŗ une
religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'ťtait sa bonne
amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le
directeur m'a demandť quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposť de
venir dormir ŗ cŰtť de moi, et il m'a sťrieusement recommandť de ne le
pas souffrir. Je lui ai mÍme parlť des caresses que vous me faisiez; je
les trouve trŤs-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne
sais comment j'ai oubliť ses conseils; je m'ťtais bien proposť de vous
en parler.
--ChŤre amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura
rien. C'est moi qui rťcompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le
directeur, je ne vois pas quel mal il y a ŗ une amie, ŗ recevoir ŗ cŰtť
d'elle une amie que l'inquiťtude a saisie, qui s'est ťveillťe, et qui
est venue, pendant la nuit et malgrť la rigueur de la saison, voir si sa
bien-aimťe n'ťtait dans aucun pťril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagť
le mÍme lit chez vos parents avec une de vos soeurs?
--Non, jamais.
--Si l'occasion s'en ťtait prťsentťe, ne l'auriez-vous pas fait sans
scrupule? Si votre soeur, alarmťe et transie de froid, ťtait venue vous
demander place ŗ cŰtť de vous, l'auriez-vous refusťe?
--Je crois que non.
--Et ne suis-je pas votre chŤre mŤre?
--Oui, vous l'Ítes; mais cela est dťfendu.
--ChŤre amie, c'est moi qui le dťfends aux autres, et qui vous le
permets et vous le demande. Que je me rťchauffe un moment, et je m'en
irai. Donnez-moi votre main...Ľ Je la lui donnai. ęTenez, me dit-elle,
t‚tez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre...Ľ et
cela ťtait vrai. ęOh! la chŤre mŤre, lui dis-je, elle en sera malade.
Mais attendez, je vais m'ťloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans
l'endroit chaud.Ľ Je me rangeai de cŰtť, je levai la couverture, et elle
se mit ŗ ma place. Oh! qu'elle ťtait mal! Elle avait un tremblement
gťnťral dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait
s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se
remuer. Elle me disait ŗ voix basse: ęSuzanne, mon amie, approchez-vous
un peu...Ľ Elle ťtendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit
doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon
corps et l'autre dessus, et elle me dit: ęJe suis glacťe; j'ai si froid
que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal.
--ChŤre mŤre, ne craignez rien.Ľ
AussitŰt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de
ma ceinture; ses pieds ťtaient posťs sous les miens, et je les pressais
pour les rťchauffer; et la chŤre mŤre me disait: ęAh! chŤre amie, voyez
comme mes pieds se sont promptement rťchauffťs, parce qu'il n'y a rien
qui les sťpare des vŰtres.
--Mais, lui dis-je, qui empÍche que vous ne vous rťchauffiez partout de
la mÍme maniŤre?
--Rien, si vous voulez.Ľ
Je m'ťtais retournťe, elle avait ťcartť son linge, et j'allais ťcarter
le mien, lorsque tout ŗ coup on frappa deux coups violents ŗ la porte.
Effrayťe, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un cŰtť, et la
supťrieure de l'autre; nous ťcoutons, et nous entendons quelqu'un qui
regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, ęAh! lui dis-je,
c'est ma soeur Sainte-ThťrŤse; elle vous aura vue passer dans le
corridor, et entrer chez moi; elle nous aura ťcoutťes, elle aura surpris
nos discours; que dira-t-elle?...Ľ J'ťtais plus morte que vive. ęOui,
c'est elle, me dit la supťrieure d'un ton irritť; c'est elle, je n'en
doute pas; mais j'espŤre qu'elle se ressouviendra longtemps de sa
tťmťritť.
--Ah! chŤre mŤre, lui dis-je, ne lui faites point de mal.
--Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je
vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette ťtourdie. Donnez-moi
votre main...Ľ
Je la lui tendis d'un bord du lit ŗ l'autre; elle releva la manche qui
me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur,
depuis l'extrťmitť des doigts jusqu'ŗ l'ťpaule; et elle sortit en
protestant que la tťmťraire qui avait osť la troubler s'en
ressouviendrait. AussitŰt je m'avanÁai promptement ŗ l'autre bord de ma
couche vers la porte, et j'ťcoutai: elle entra chez soeur ThťrŤse. Je
fus tentťe de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la
supťrieure, s'il arrivait que la scŤne devÓnt violente; mais j'ťtais si
troublťe, si mal ŗ mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais
je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la
maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple,
serait racontťe avec les circonstances les plus dťfavorables; qu'il en
serait ici pis encore qu'ŗ Longchamp, oý je fus accusťe de je ne sais
quoi; que notre faute parviendrait ŗ la connaissance des supťrieurs, que
notre mŤre serait dťposťe; et que nous serions l'une et l'autre
sťvŤrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec
impatience que notre mŤre sortÓt de chez soeur ThťrŤse; cette affaire
fut difficile ŗ accommoder apparemment, car elle y passa presque la
nuit. Que je la plaignais! elle ťtait en chemise, toute nue, et transie
de colŤre et de froid.
Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle
m'avait donnťe, et de demeurer couchťe; cependant il me vint en esprit
qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la
premiŤre au choeur, oý la supťrieure et Sainte-ThťrŤse ne parurent
point, ce qui me fit grand plaisir; premiŤrement, parce que j'aurais eu
de la peine ŗ soutenir la prťsence de cette soeur sans embarras;
secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de
l'office, elle avait apparemment obtenu de la supťrieure un pardon
qu'elle ne lui aurait accordť qu'ŗ des conditions qui devaient me
tranquilliser. J'avais devinť.
ņ peine l'office fut-il achevť, que la supťrieure m'envoya chercher.
J'allai la voir: elle ťtait encore au lit, elle avait l'air abattu; elle
me dit: ęJ'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-ThťrŤse est folle;
si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.
--Ah! chŤre mŤre, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.
--Cela dťpendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait
meilleure; et j'y compte. Et vous, chŤre Suzanne, comment vous
portez-vous?
--Bien, chŤre mŤre.
--Avez-vous un peu reposť?
--Fort peu.
--On m'a dit que vous aviez ťtť au choeur; pourquoi n'Ítes-vous pas
restťe sur votre traversin?
--J'y aurais ťtť mal; et puis j'ai pensť qu'il valait mieux...
--Non, il n'y avait point d'inconvťnient. Mais je me sens quelque envie
de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, ŗ
moins que vous n'aimiez mieux accepter une place ŗ cŰtť de moi.
--ChŤre mŤre, je vous suis infiniment obligťe; j'ai l'habitude de
coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.
--Allez donc. Je ne descendrai point au rťfectoire ŗ dÓner; on me
servira ici: peut-Ítre ne me lŤverai-je pas du reste de la journťe. Vous
viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir.
--Et soeur Sainte-ThťrŤse en sera-t-elle? lui demandai-je.
--Non, me rťpondit-elle.
--Je n'en suis pas f‚chťe.
--Et pourquoi?
--Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.
--Rassurez-vous, mon enfant; je te rťponds qu'elle a plus de frayeur de
toi que tu n'en dois avoir d'elle.Ľ
Je la quittai, j'allai me reposer. L'aprŤs-midi, je me rendis chez la
supťrieure, oý je trouvai une assemblťe assez nombreuse des religieuses
les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait
leur visite et s'ťtaient retirťes. Vous qui vous connaissez en peinture,
je vous assure, monsieur le marquis, que c'ťtait un assez agrťable
tableau ŗ voir. Imaginez un atelier de dix ŗ douze personnes, dont la
plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus ‚gťe n'en avait pas
vingt-trois; une supťrieure qui touchait ŗ la quarantaine, blanche,
fraÓche, pleine d'embonpoint, ŗ moitiť levťe sur son lit, avec deux
mentons qu'elle portait d'assez bonne gr‚ce, des bras ronds comme s'ils
avaient ťtť tournťs, des doigts en fuseau, et tout parsemťs de
fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais
entiŤrement ouverts, ŗ demi fermťs, comme si celle qui les possťdait eŻt
ťprouvť quelque fatigue ŗ les ouvrir; des lŤvres vermeilles comme la
rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tÍte
fort agrťable, enfoncťe dans un oreiller profond et mollet; les bras
ťtendus mollement ŗ ses cŰtťs, avec de petits coussins sous les coudes
pour les soutenir. J'ťtais assise sur le bord de son lit, et je ne
faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit mťtier ŗ broder
sur ses genoux; d'autres, vers les fenÍtres, faisaient de la dentelle;
il y en avait ŗ terre assises sur les coussins qu'on avait Űtťs des
chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient
au petit rouet. Les unes ťtaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se
ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractŤres
ťtaient aussi variťs que leurs physionomies; celles-ci ťtaient sereines,
celles-lŗ gaies, d'autres sťrieuses, mťlancoliques ou tristes. Toutes
travaillaient, exceptť moi, comme je vous l'ai dit. Il n'ťtait pas
difficile de discerner les amies des indiffťrentes et des ennemies; les
amies s'ťtaient placťes, ou l'une ŗ cŰtť de l'autre, ou en face; et tout
en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles
se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous
prťtexte de se donner une ťpingle, une aiguille, des ciseaux. La
supťrieure les parcourait des yeux; elle reprochait ŗ l'une son
application, ŗ l'autre son oisivetť, ŗ celle-ci son indiffťrence, ŗ
celle-lŗ sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait
ou bl‚mait; elle raccommodait ŗ l'une son ajustement de tÍte... ęCe
voile est trop avancť... Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit
pas assez les joues... Voilŗ des plis qui font mal...Ľ Elle distribuait
ŗ chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.
Tandis qu'on ťtait ainsi occupť, j'entendis frapper doucement ŗ la
porte, j'y allai. La supťrieure me dit: ęSainte-Suzanne, vous
reviendrez.
--Oui, chŤre mŤre.
--N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important ŗ vous
communiquer.
--Je vais rentrer...Ľ
C'ťtait cette pauvre Sainte-ThťrŤse. Elle demeura un petit moment sans
parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: ęChŤre soeur, est-ce ŗ moi que
vous en voulez?
--Oui.
--ņ quoi puis-je vous servir?
--Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgr‚ce de notre chŤre mŤre; je
croyais qu'elle m'avait pardonnť, et j'avais quelque raison de le
penser; cependant vous Ítes toutes assemblťes chez elle, je n'y suis
pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi.
--Est-ce que vous voudriez entrer?
--Oui.
--Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?
--Oui.
--Attendez, chŤre amie, j'y vais.
--SincŤrement, vous lui parlerez pour moi?
--Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne
le ferais-je pas aprŤs vous l'avoir promis?
--Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui
pardonne le goŻt qu'elle a pour vous; c'est que vous possťdez tous les
charmes, la plus belle ‚me et le plus beau corps.Ľ
J'ťtais enchantťe d'avoir ce petit service ŗ lui rendre. Je rentrai. Une
autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la
supťrieure, ťtait penchťe vers elle, le coude appuyť entre ses deux
cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supťrieure, les yeux presque
fermťs, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'ťtais
debout ŗ cŰtť d'elle sans qu'elle s'en aperÁŻt. Cependant elle ne tarda
pas ŗ revenir de sa lťgŤre distraction. Celle qui s'ťtait emparťe de ma
place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la
supťrieure, qui s'ťtait un peu relevťe sur ses oreillers, je me tus,
mais je la regardai comme si j'avais une gr‚ce ŗ lui demander. ęEh bien,
me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il
est en moi de vous refuser quelque chose?
--La soeur Sainte-ThťrŤse...
--J'entends. Je suis trŤs-mťcontente d'elle; mais Sainte-Suzanne
intercŤde pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut
entrer.Ľ
J'y courus. La pauvre petite soeur attendait ŗ la porte; je lui dis
d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissťs; elle
tenait un long morceau de mousseline attachť sur un patron qui lui
ťchappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras
et la conduisis ŗ la supťrieure. Elle se jeta ŗ genoux; elle saisit une
de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant
une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit ŗ celle
de la supťrieure, et les baisa l'une et l'autre. La supťrieure lui fit
signe de se lever et de se placer oý elle voudrait; elle obťit. On
servit une collation. La supťrieure se leva; elle ne s'assit point avec
nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la
tÍte de l'une, la renversant doucement en arriŤre et lui baisant le
front, levant le linge de cou ŗ une autre, plaÁant sa main dessus, et
demeurant appuyťe sur le dos de son fauteuil; passant ŗ une troisiŤme,
et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaÁant sur sa
bouche; goŻtant du bout des lŤvres aux choses qu'on avait servies, et
les distribuant ŗ celle-ci, ŗ celle-lŗ. AprŤs avoir circulť ainsi un
moment, elle s'arrÍta en face de moi, me regardant avec des yeux
trŤs-affectueux et trŤs-tendres; cependant les autres les avaient
baissťs, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la
distraire, mais surtout la soeur Sainte-ThťrŤse. La collation faite, je
me mis au clavecin; et j'accompagnai deux soeurs qui chantŤrent sans
mťthode, avec du goŻt, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi,
et je m'accompagnai. La supťrieure ťtait assise au pied du clavecin, et
paraissait goŻter le plus grand plaisir ŗ m'entendre et ŗ me voir; les
autres ťcoutaient debout sans rien faire, ou s'ťtaient remises ŗ
l'ouvrage. Cette soirťe fut dťlicieuse. Cela fait, toutes se retirŤrent.
Je m'en allais avec les autres; mais la supťrieure m'arrÍta: ęQuelle
heure est-il? me dit-elle.
--Tout ŗ l'heure six heures.
--Quelques-unes de nos discrŤtes vont entrer. J'ai rťflťchi sur ce que
vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiquť mes
idťes; elles les ont approuvťes, et nous avons une proposition ŗ vous
faire. Il est impossible que nous ne rťussissions pas; et si nous
rťussissons, cela fera un petit bien ŗ la maison et quelque douceur pour
vous...Ľ
ņ six heures, les discrŤtes entrŤrent; la discrťtion des maisons
religieuses est toujours bien dťcrťpite et bien vieille. Je me levai,
elles s'assirent; et la supťrieure me dit: ęSoeur Sainte-Suzanne, ne
m'avez-vous pas appris que vous deviez ŗ la bienfaisance de M. Manouri
la dot qu'on vous a faite ici?
--Oui, chŤre mŤre.
--Je ne me suis donc pas trompťe, et les soeurs de Longchamp sont
restťes en possession de la dot que vous leur avez payťe en entrant chez
elles?
--Oui, chŤre mŤre.
--Elles ne vous en ont rien rendu?
--Non, chŤre mŤre.
--Elles ne vous en font point de pension?
--Non, chŤre mŤre.
--Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiquť ŗ nos discrŤtes; et
elles pensent, comme moi, que vous Ítes en droit de demander contre
elles, ou que cette dot vous soit restituťe au profit de notre maison,
ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intťrÍt que
M. Manouri a pris ŗ votre sort, n'a rien de commun avec ce que les
soeurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point ŗ leur acquit qu'il a
fourni votre dot.
--Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui
ťcrire.
--Sans doute; mais au cas que sa rťponse soit telle que nous la
dťsirons, voici les propositions que nous avons ŗ vous faire: nous
entreprendrons le procŤs en votre nom contre la maison de Longchamp; la
nŰtre fera les frais, qui ne seront pas considťrables, parce qu'il y a
bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de
cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitiť
par moitiť le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chŤre soeur? vous ne
rťpondez pas, vous rÍvez.
--Je rÍve que ces soeurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que
je serais au dťsespoir qu'elles imaginassent que je me venge.
--Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est
dŻ.
--Se donner encore une fois en spectacle!
--C'est le plus petit inconvťnient; il ne sera presque pas question de
vous. Et puis notre communautť est pauvre, et celle de Longchamp est
riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez;
nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intťresser ŗ votre
conservation; nous vous aimons toutes...Ľ Et toutes les discrŤtes ŗ la
fois: ęEt qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite.
--Je puis cesser d'Ítre d'un moment ŗ l'autre, une autre supťrieure
n'aurait pas peut-Ítre pour vous les mÍmes sentiments que moi: ah! non,
sŻrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites
indispositions, de petits besoins; il est fort doux de possťder un petit
argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-mÍme ou pour obliger
les autres.
--ChŤres mŤres, leur dis-je, ces considťrations ne sont pas ŗ nťgliger,
puisque vous avez la bontť de les faire; il y en a d'autres qui me
touchent davantage; mais il n'y a point de rťpugnance que je ne sois
prÍte ŗ vous sacrifier. La seule gr‚ce que j'aie ŗ vous demander, chŤre
mŤre, c'est de ne rien commencer sans en avoir confťrť en ma prťsence
avec M. Manouri.
--Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui ťcrire vous-mÍme?
--ChŤre mŤre, comme il vous plaira.
--…crivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois lŗ-dessus, car je n'aime
pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient ŗ pťrir, ťcrivez ŗ
l'instant.Ľ
On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai
M. Manouri de vouloir bien se transporter ŗ Arpajon aussitŰt que ses
occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses
secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc.
Le concile assemblť lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyťe.
M. Manouri vint quelques jours aprŤs. La supťrieure lui exposa ce dont
il s'agissait; il ne balanÁa pas un moment ŗ Ítre de son avis; on traita
mes scrupules de ridiculitťs; il fut conclu que les religieuses de
Longchamp seraient assignťes dŤs le lendemain. Elles le furent; et voilŗ
que, malgrť que j'en aie, mon nom reparaÓt dans des mťmoires, des
factum, ŗ l'audience, et cela avec des dťtails, des suppositions, des
mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une crťature
dťfavorable ŗ ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le
marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il
leur plaÓt? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais
pu prťvoir toutes les amertumes que cette affaire entraÓnerait, je vous
proteste que je n'aurais jamais consenti ŗ ce qu'elle s'entam‚t. On eut
l'attention d'envoyer ŗ plusieurs religieuses de notre maison les piŤces
qu'on publia contre moi. ņ tout moment, elles venaient me demander les
dťtails d'ťvťnements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vťritť.
Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je
n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait
que tout ťtait vrai; on souriait, on me disait des mots entortillťs,
mais trŤs-offensants; on haussait les ťpaules ŗ mon innocence. Je
pleurais, j'ťtais dťsolťe.
* * * * *
Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller ŗ confesse
arriva. Je m'ťtais dťjŗ accusťe des premiŤres caresses que ma supťrieure
m'avait faites; le directeur m'avait trŤs-expressťment dťfendu de m'y
prÍter davantage; mais le moyen de se refuser ŗ des choses qui font
grand plaisir ŗ une autre dont on dťpend entiŤrement, et auxquelles on
n'entend soi-mÍme aucun mal?
Ce directeur devant jouer un grand rŰle dans le reste de mes mťmoires,
je crois qu'il est ŗ propos que vous le connaissiez.
C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de
quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse
voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agrťable quand il n'y
pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se
froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austŤre. Je ne
connais pas deux hommes plus diffťrents que le P. Lemoine ŗ l'autel et
le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les
personnes religieuses en sont lŗ; et moi-mÍme je me suis surprise
plusieurs fois sur le point d'aller ŗ la grille, arrÍtťe tout court,
rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma
bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma dťmarche, et me faisant un
maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les
personnes avec lesquelles j'avais ŗ parler. Le P. Lemoine est grand,
bien fait, gai, trŤs-aimable quand il s'oublie; il parle ŗ merveille; il
a dans sa maison la rťputation d'un grand thťologien, et dans le monde
celle d'un grand prťdicateur; il converse ŗ ravir. C'est un homme
trŤs-instruit d'une infinitť de connaissances ťtrangŤres ŗ son ťtat: il
a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il
est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passť par les
dignitťs principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans
ambition; il est aimť de ses confrŤres. Il avait sollicitť la
supťrioritť de la maison d'…tampes, comme un poste tranquille oý il
pourrait se livrer sans distraction ŗ quelques ťtudes qu'il avait
commencťes; et on la lui avait accordťe. C'est une grande affaire pour
une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut Ítre
dirigťe par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le
P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire.
On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fÍtes, et
il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans
toute la communautť; comme on ťtait joyeuse, comme on se renfermait,
comme on travaillait ŗ son examen, comme on se prťparait ŗ l'occuper le
plus longtemps qu'il serait possible.
C'ťtait la veille de la PentecŰte. Il ťtait attendu. J'ťtais inquiŤte,
la supťrieure s'en aperÁut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la
raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmťe encore que moi,
quoiqu'elle fÓt tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme
ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en
savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre
conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui rťpondis
que non. ęEh bien! me dit-elle, je suis votre supťrieure, vous me devez
l'obťissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises.
Il est inutile que vous alliez ŗ confesse, si vous n'avez que des
bagatelles ŗ lui dire.Ľ
Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais ŗ la confession,
tandis que de plus pressťes s'en ťtaient emparťes. Mon tour approchait,
lorsque la supťrieure vint ŗ moi, me tira ŗ l'ťcart, et me dit:
ęSainte-Suzanne, j'ai pensť ŗ ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en
dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez ŗ confesse
aujourd'hui.
--Et pourquoi, lui rťpondis-je, chŤre mŤre? C'est demain un grand jour,
c'est jour de communion gťnťrale: que voulez-vous qu'on pense, si je
suis la seule qui n'approche point de la sainte table?
--N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point ŗ
confesse.
--ChŤre mŤre, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez
point cette mortification, je vous le demande en gr‚ce.
--Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet
homme-lŗ, et je n'en veux point avoir.
--Non, chŤre mŤre, je ne vous en ferai point!
--Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez demain matin
dans ma chambre, vous vous accuserez ŗ moi: vous n'avez commis aucune
faute, dont je ne puisse vous rťconcilier et vous absoudre; et vous
communierez avec les autres. Allez.Ľ
Je me retirai donc, et j'ťtais dans ma cellule, triste, inquiŤte,
rÍveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgrť
ma supťrieure, si je m'en tiendrais ŗ son absolution le lendemain, et si
je ferais mes dťvotions avec le reste de la maison, ou si je
m'ťloignerais des sacrements, quoi qu'on en pŻt dire. Lorsqu'elle
rentra, elle s'ťtait confessťe, et le P. Lemoine lui avait demandť
pourquoi il ne m'avait point aperÁue, si j'ťtais malade; je ne sais ce
qu'elle lui avait rťpondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait
au confessionnal. ęAllez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais
assurez-moi que vous vous tairez.Ľ J'hťsitais, elle insistait. ęEh!
folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait ŗ taire ce qu'il n'y
a point eu de mal ŗ faire?
--Et quel mal y a-t-il ŗ le dire? lui rťpondis-je.
--Aucun, mais il y a de l'inconvťnient. Qui sait l'importance que cet
homme peut y mettre? Assurez-moi donc...Ľ Je balanÁai encore; mais enfin
je m'engageai ŗ ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai.
Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne
dissimulai rien. Il me fit mille demandes singuliŤres, auxquelles je ne
comprends rien encore ŗ prťsent que je me les rappelle. Il me traita
avec indulgence; mais il s'exprima sur la supťrieure dans des termes qui
me firent frťmir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse,
femme pernicieuse, ‚me corrompue; et m'enjoignit, sous peine de pťchť
mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir
aucune de ses caresses.
ęMais, mon pŤre, lui dis-je, c'est ma supťrieure; elle peut entrer chez
moi, m'appeler chez elle quand il lui plaÓt.
--Je le sais, je le sais, et j'en suis dťsolť. ChŤre enfant, me dit-il,
louť soit Dieu qui vous a prťservťe jusqu'ŗ prťsent! Sans oser
m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir
moi-mÍme le complice de votre indigne supťrieure, et de faner, par le
souffle empoisonnť qui sortirait malgrť moi de mes lŤvres, une fleur
dťlicate, qu'on ne garde fraÓche et sans tache jusqu'ŗ l'‚ge oý vous
Ítes, que par une protection spťciale de la Providence, je vous ordonne
de fuir votre supťrieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne
jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la
nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgrť vous;
d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue
jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire
tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la saintetť de votre
ťtat et l'intťrÍt de votre salut vous inspireraient, si Satan en
personne se prťsentait ŗ vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant,
Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre
supťrieure; elle est enfoncťe dans l'abÓme du crime, elle cherche ŗ vous
y plonger; et vous y seriez dťjŗ peut-Ítre avec elle, si votre innocence
mÍme ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrÍtťe.Ľ Puis levant
les yeux au ciel, il s'ťcria: ęMon Dieu! continuez de protťger cette
enfant... Dites avec moi: _Satana, vade retrÚ, apage, Satana._ Si cette
malheureuse vous interroge, dites-lui tout, rťpťtez-lui mon discours;
dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fŻt pas nťe, ou qu'elle se
prťcipit‚t seule aux enfers par une mort violente.
--Mais, mon pŤre, lui rťpliquai-je, vous l'avez entendue elle-mÍme tout
ŗ l'heure.Ľ
Il ne me rťpondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses
bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tÍte dessus
comme un homme pťnťtrť de douleur: il demeura quelque temps dans cet
ťtat. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'ťtais dans
un trouble, un dťsordre qui ne se conÁoit pas. Tel serait un voyageur
qui marcherait dans les tťnŤbres entre des prťcipices qu'il ne verrait
pas, et qui serait frappť de tout cŰtť par des voix souterraines qui lui
crieraient: ęC'est fait de toi!Ľ Me regardant ensuite avec un air
tranquille, mais attendri, il me dit: ęAvez-vous de la santť?
--Oui, mon pŤre.
--Ne seriez-vous pas trop incommodťe d'une nuit que vous passeriez sans
dormir?
--Non, mon pŤre.
--Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitŰt
aprŤs votre collation vous irez dans l'ťglise, vous vous prosternerez au
pied des autels, vous y passerez la nuit en priŤres. Vous ne savez pas
le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir
garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les
autres religieuses. Je ne vous donne pour pťnitence que de vous tenir
loin de votre supťrieure, et que de repousser ses caresses empoisonnťes.
Allez; je vais de mon cŰtť unir mes priŤres aux vŰtres. Combien vous
m'allez causer d'inquiťtudes! Je sens toutes les suites du conseil que
je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois ŗ moi-mÍme. Dieu
est le maÓtre; et nous n'avons qu'une loi.Ľ
Je ne me rappelle, monsieur, que trŤs-imparfaitement tout ce qu'il me
dit. ņ prťsent que je compare son discours tel que je viens de vous le
rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de
comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisť, dťcousu; qu'il y
manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y
attachais aucune idťe distincte, et que je ne voyais et ne vois encore
aucune importance ŗ des choses sur lesquelles il se rťcriait avec le
plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si ťtrange
dans la scŤne du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles
la musique fait la plus violente impression? On m'a dit ŗ moi-mÍme que
certains airs, certaines modulations changeaient entiŤrement ma
physionomie: alors j'ťtais tout ŗ fait hors de moi, je ne savais presque
pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente.
Pourquoi n'en eŻt-il pas ťtť de mÍme de ma supťrieure, qui ťtait
certainement, malgrť toutes ses folies et ses inťgalitťs, une des femmes
les plus sensibles qu'il y eŻt au monde? Elle ne pouvait entendre un
rťcit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon
histoire, je la mis dans un ťtat ŗ faire pitiť. Que ne lui faisait-il un
crime aussi de sa commisťration? Et la scŤne de la nuit, dont il
attendait l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme
est trop sťvŤre.
Quoi qu'il en soit, j'exťcutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit,
et dont il avait sans doute prťvu la suite immťdiate. Tout au sortir du
confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tÍte
troublťe d'effroi; j'y demeurai jusqu'ŗ souper. La supťrieure, inquiŤte
de ce que j'ťtais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait rťpondu
que j'ťtais en priŤre. Elle s'ťtait montrťe plusieurs fois ŗ la porte du
choeur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du
souper sonna; je me rendis au rťfectoire; je soupai ŗ la h‚te; et le
souper fini, je revins aussitŰt ŗ l'ťglise; je ne parus point ŗ la
rťcrťation du soir; ŗ l'heure de se retirer et de se coucher je ne
remontai point. La supťrieure n'ignorait pas ce que j'ťtais devenue. La
nuit ťtait fort avancťe; tout ťtait en silence dans la maison,
lorsqu'elle descendit auprŤs de moi. L'image sous laquelle le directeur
me l'avait montrťe, se retraÁa ŗ mon imagination; le tremblement me
prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage
hideux, et tout enveloppťe de flammes, et je disais au dedans de moi:
ę_Satana, vade retrÚ, apage, Satana._ Mon Dieu, conservez-moi, ťloignez
de moi ce dťmon.Ľ
Elle se mit ŗ genoux, et aprŤs avoir priť quelque temps, elle me dit:
ęSainte-Suzanne, que faites-vous ici?
--Madame, vous le voyez.
--Savez-vous l'heure qu'il est?
--Oui, madame.
--Pourquoi n'Ítes-vous pas rentrťe chez vous ŗ l'heure de la retraite?
--C'est que je me disposais ŗ cťlťbrer demain le grand jour.
--Votre dessein ťtait donc de passer ici la nuit?
--Oui, madame.
--Et qui est-ce qui vous l'a permis?
--Le directeur me l'a ordonnť.
--Le directeur n'a rien ŗ ordonner contre la rŤgle de la maison; et moi,
je vous ordonne de vous aller coucher.
--Madame, c'est la pťnitence qu'il m'a imposťe.
--Vous la remplacerez par d'autres oeuvres.
--Cela n'est pas ŗ mon choix.
--Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraÓcheur de l'ťglise
pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.Ľ
AprŤs cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'ťloignai avec
vitesse. ęVous me fuyez, me dit-elle.
--Oui, madame, je vous fuis.Ľ
Rassurťe par la saintetť du lieu, par la prťsence de la Divinitť, par
l'innocence de mon coeur, j'osai lever les yeux sur elle; mais ŗ peine
l'eus-je aperÁue, que je poussai un grand cri et que je me mis ŗ courir
dans le choeur comme une insensťe, en criant: ęLoin de moi, Satan!...Ľ
Elle ne me suivait point, elle restait ŗ sa place, et elle me disait, en
tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus
touchante et la plus douce: ęQu'avez-vous? D'oý vient cet effroi?
ArrÍtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supťrieure et votre
amie.Ľ
Je m'arrÍtai, je retournai encore la tÍte vers elle, et je vis que
j'avais ťtť effrayťe par une apparence bizarre que mon imagination avait
rťalisťe; c'est qu'elle ťtait placťe, par rapport ŗ la lampe de
l'ťglise, de maniŤre qu'il n'y avait que son visage et que l'extrťmitť
de ses mains qui fussent ťclairťes, et que le reste ťtait dans l'ombre,
ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue ŗ moi, je me
jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la
stalle voisine, lorsque je me levai et me plaÁai dans la stalle
au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'ŗ
la derniŤre: lŗ, je m'arrÍtai, et je la conjurai de laisser du moins une
place vide entre elle et moi.
ęJe le veux bien,Ľ me dit-elle.
Nous nous assÓmes toutes deux; une stalle nous sťparait; alors la
supťrieure prenant la parole, me dit: ęPourrait-on savoir de vous,
Sainte-Suzanne, d'oý vient l'effroi que ma prťsence vous cause?
--ChŤre mŤre, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P.
Lemoine. Il m'a reprťsentť la tendresse que vous avez pour moi, les
caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je
n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a
ordonnť de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de
ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte ŗ mon esprit comme le
dťmon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit lŗ-dessus.
--Vous lui avez donc parlť?
--Non, chŤre mŤre; mais je n'ai pu me dispenser de lui rťpondre.
--Me voilŗ donc bien horrible ŗ vos yeux?
--Non, chŤre mŤre, je ne saurais m'empÍcher de vous aimer, de sentir
tout le prix de vos bontťs, de vous prier de me les continuer; mais
j'obťirai ŗ mon directeur.
--Vous ne viendrez donc plus me voir?
--Non, chŤre mŤre.
--Vous ne me recevrez plus chez vous?
--Non, chŤre mŤre.
--Vous repousserez mes caresses?
--Il m'en coŻtera beaucoup, car je suis nťe caressante, et j'aime ŗ Ítre
caressťe; mais il le faudra; je l'ai promis ŗ mon directeur, et j'en ai
fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la maniŤre
dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme ťclairť; quel
intťrÍt a-t-il ŗ me montrer du pťril oý il n'y en a point? ņ ťloigner le
coeur d'une religieuse du coeur de sa supťrieure? Mais peut-Ítre
reconnaÓt-il, dans des actions trŤs-innocentes de votre part et de la
mienne, un germe de corruption secrŤte qu'il croit tout dťveloppť en
vous, et qu'il craint que vous ne dťveloppiez en moi. Je ne vous
cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois
ressenties... D'oý vient, chŤre mŤre, qu'au sortir d'auprŤs de vous, en
rentrant chez moi, j'ťtais agitťe, rÍveuse? D'oý vient que je ne pouvais
ni prier, ni m'occuper? D'oý vient une espŤce d'ennui que je n'avais
jamais ťprouvť? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me
sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'ťtait en vous une maladie
contagieuse, dont l'effet commenÁait ŗ s'opťrer en moi; mais le P.
Lemoine voit cela bien autrement.
--Et comment voit-il cela?
--Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommťe, la
mienne projetťe. Que sais-je?
--Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas
la premiŤre algarade de cette nature qu'il m'ait causťe. Il suffit que
je m'attache ŗ quelqu'un d'une amitiť tendre, pour qu'il s'occupe ŗ lui
tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette
pauvre Sainte-ThťrŤse. Cela commence ŗ m'ennuyer, et je me dťferai de
cet homme-lŗ; aussi bien il demeure ŗ dix lieues d'ici; c'est un
embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous
parlerons de cela plus ŗ l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter?
--Non, chŤre mŤre, je vous demande en gr‚ce de me permettre de passer
ici la nuit. Si je manquais ŗ ce devoir, demain je n'oserais approcher
des sacrements avec le reste de la communautť. Mais vous, chŤre mŤre,
communierez-vous?
--Sans doute.
--Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit?
--Non.
--Mais comment cela s'est-il fait?
--C'est qu'il n'a point ťtť dans le cas de me parler. On ne va ŗ
confesse que pour s'accuser de ses pťchťs; et je n'en vois point ŗ aimer
bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y
avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment
qui devrait se rťpandre ťgalement sur toutes celles qui composent la
communautť; mais cela ne dťpend pas de moi; je ne saurais m'empÍcher de
distinguer le mťrite oý il est, et de m'y porter d'un goŻt de
prťfťrence. J'en demande pardon ŗ Dieu; et je ne conÁois pas comment
votre P. Lemoine voit ma damnation scellťe dans une partialitť si
naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je t‚che de faire
le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que
d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilŗ
tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand?
--Non, chŤre mŤre.
--Allons, chŤre enfant, faisons encore chacune une petite priŤre, et
retirons-nous.Ľ
Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans
l'ťglise; elle y consentit, ŗ condition que cela n'arriverait plus, et
elle se retira.
Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai ŗ Dieu de m'ťclairer;
je rťflťchis et je conclus, tout bien considťrť, que quoique des
personnes fussent d'un mÍme sexe, il pouvait y avoir du moins de
l'indťcence dans la maniŤre dont elles se tťmoignaient leur amitiť; que
le P. Lemoine, homme austŤre, avait peut-Ítre outrť les choses, mais que
le conseil d'ťviter l'extrÍme familiaritť de ma supťrieure, par beaucoup
de rťserve, ťtait bon ŗ suivre, et je me le promis.
Le matin, lorsque les religieuses vinrent au choeur, elles me trouvŤrent
ŗ ma place; elles approchŤrent toutes de la sainte table, et la
supťrieure ŗ leur tÍte, ce qui acheva de me persuader son innocence,
sans me dťtacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait
beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle ťprouvait pour
moi. Je ne pouvais m'empÍcher de la comparer ŗ ma premiŤre supťrieure:
quelle diffťrence! ce n'ťtait ni la mÍme piťtť, ni la mÍme gravitť, ni
la mÍme dignitť, ni la mÍme ferveur, ni le mÍme esprit, ni le mÍme goŻt
de l'ordre.
* * * * *
Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands ťvťnements:
l'un, c'est que je gagnai mon procŤs contre les religieuses de
Longchamp; elles furent condamnťes ŗ payer ŗ la maison de
Sainte-Eutrope, oý j'ťtais, une pension proportionnťe ŗ ma dot; l'autre,
c'est le changement de directeur. Ce fut la supťrieure qui m'apprit
elle-mÍme ce dernier.
Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnťe; elle ne venait plus
seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'ťvitais; elle s'en
apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait
dans cette ‚me, mais il fallait que ce fŻt quelque chose
d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les
corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser;
s'arrÍter ŗ ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me
renfonÁais dans mon lit. Le jour, si j'ťtais ŗ la promenade, dans la
salle du travail, ou dans la chambre de rťcrťation, de maniŤre que je ne
pusse l'apercevoir, elle passait des heures entiŤres ŗ me considťrer;
elle ťpiait toutes mes dťmarches: si je descendais, je la trouvais au
bas des degrťs; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour
elle m'arrÍta, elle se mit ŗ me regarder sans mot dire; des pleurs
coulŤrent abondamment de ses yeux, puis tout ŗ coup se jetant ŗ terre et
me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: ęSoeur cruelle,
demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'ťvite pas; je ne
saurais plus vivre sans toi...Ľ Son ťtat me fit pitiť, ses yeux ťtaient
ťteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'ťtait ma
supťrieure, elle ťtait ŗ mes pieds, la tÍte appuyťe contre mon genou
qu'elle tenait embrassť; je lui tendis les mains, elle les prit avec
ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la
relevai. Elle chancelait, elle avait peine ŗ marcher; je la reconduisis
ŗ sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et
me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me
regarder.
ęNon, lui dis-je, chŤre mŤre, non, je me le suis promis; c'est le mieux
pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre ‚me, c'est
autant de perdu pour Dieu ŗ qui vous la devez tout entiŤre.
--Est-ce ŗ vous ŗ me le reprocher?...Ľ
Je t‚chais, en lui parlant, ŗ dťgager ma main de la sienne.
ęVous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle.
--Non, chŤre mŤre, non.
--Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut
en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir...Ľ
Ces derniers mots m'inspirŤrent un sentiment tout contraire ŗ celui
qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacitť, et je m'enfuis.
Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa
cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit ŗ pousser les
plaintes les plus aiguŽs. Je les entendis; elles me pťnťtrŤrent. Je fus
un moment incertaine si je continuerais de m'ťloigner ou si je
retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je
m'ťloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'ťtat oý je la
laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi,
je m'y trouvai mal ŗ mon aise; je ne savais ŗ quoi m'occuper; je fis
quelques tours en long et en large, distraite et troublťe; je sortis, je
rentrai; enfin j'allai frapper ŗ la porte de Sainte-ThťrŤse, ma voisine.
Elle ťtait en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses
amies; je lui dis: ęChŤre soeur, je suis f‚chťe de vous interrompre,
mais je vous prie de m'ťcouter un moment, j'aurais un mot ŗ vous
dire...Ľ Elle me suivit chez moi, et je lui dis: ęJe ne sais ce qu'a
notre mŤre supťrieure, elle est dťsolťe; si vous alliez la trouver,
peut-Ítre la consoleriez-vous...Ľ Elle ne me rťpondit pas; elle laissa
son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supťrieure.
Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint
mťlancolique et sťrieuse; la gaietť, qui depuis mon arrivťe dans la
maison n'avait point cessť, disparut tout ŗ coup; tout rentra dans
l'ordre le plus austŤre; les offices se firent avec la dignitť
convenable; les ťtrangers furent presque entiŤrement exclus du parloir;
dťfense aux religieuses de frťquenter les unes chez les autres; les
exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus
d'assemblťe chez la supťrieure, plus de collation; les fautes les plus
lťgŤres furent sťvŤrement punies; on s'adressait encore ŗ moi
quelquefois pour obtenir gr‚ce, mais je refusais absolument de la
demander. La cause de cette rťvolution ne fut ignorťe de personne; les
anciennes n'en ťtaient pas f‚chťes, les jeunes s'en dťsespťraient; elles
me regardaient de mauvais oeil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je
nťgligeais leur humeur et leurs reproches.
Cette supťrieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empÍcher de
plaindre, passa successivement de la mťlancolie ŗ la piťtť, et de la
piťtť au dťlire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces diffťrents
progrŤs, cela me jetterait dans un dťtail qui n'aurait point de fin; je
vous dirai seulement que, dans son premier ťtat, tantŰt elle me
cherchait, tantŰt elle m'ťvitait; nous traitait quelquefois, les autres
et moi, avec sa douceur accoutumťe; quelquefois aussi elle passait
subitement ŗ la rigueur la plus outrťe; elle nous appelait et nous
renvoyait; donnait rťcrťation et rťvoquait ses ordres un moment aprŤs;
nous faisait appeler au choeur; et lorsque tout ťtait en mouvement pour
lui obťir, un second coup de cloche renfermait la communautť. Il est
difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journťe se
passait ŗ sortir de chez soi et ŗ y rentrer, ŗ prendre son brťviaire et
ŗ le quitter, ŗ monter et ŗ descendre, ŗ baisser son voile et ŗ le
relever. La nuit ťtait presque aussi interrompue que le jour.
Quelques religieuses s'adressŤrent ŗ moi, et t‚chŤrent de me faire
entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'ťgards pour la
supťrieure, tout reviendrait ŗ l'ordre, elles auraient dŻ dire au
dťsordre, accoutumť: je leur rťpondais tristement: ęJe vous plains; mais
dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse...Ľ Les unes s'en
retournaient en baissant la tÍte et sans me rťpondre; d'autres me
donnaient des conseils qu'il m'ťtait impossible d'arranger avec ceux de
notre directeur; je parle de celui qu'on avait rťvoquť, car pour son
successeur, nous ne l'avions pas encore vu.
La supťrieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines
entiŤres sans se montrer ni ŗ l'office, ni au choeur, ni au rťfectoire,
ni ŗ la rťcrťation; elle demeurait renfermťe dans sa chambre; elle
errait dans les corridors ou elle descendait ŗ l'ťglise; elle allait
frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix
plaintive: ęSoeur une telle, priez pour moi; soeur une telle, priez pour
moi...Ľ Le bruit se rťpandit qu'elle se disposait ŗ une confession
gťnťrale.
* * * * *
Un jour que je descendis la premiŤre ŗ l'ťglise, je vis un papier
attachť au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: ęChŤres
soeurs, vous Ítes invitťes ŗ prier pour une religieuse qui s'est ťgarťe
de ses devoirs et qui veut retourner ŗ Dieu...Ľ Je fus tentťe de
l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours aprŤs, c'en ťtait un
autre, sur lequel on avait ťcrit: ęChŤres soeurs, vous Ítes invitťes ŗ
implorer la misťricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses
ťgarements; ils sont grands...Ľ Un autre jour, c'ťtait une autre
invitation qui disait: ęChŤres soeurs, vous Ítes priťes de demander ŗ
Dieu d'ťloigner le dťsespoir d'une religieuse qui a perdu toute
confiance dans la misťricorde divine...Ľ
Toutes ces invitations oý se peignaient les cruelles vicissitudes de
cette ‚me en peine m'attristaient profondťment. Il m'arriva une fois de
demeurer comme un terme vis-ŗ-vis un de ces placards; je m'ťtais demandť
ŗ moi-mÍme qu'est-ce que c'ťtait que ces ťgarements qu'elle se
reprochait; d'oý venaient les transes de cette femme; quels crimes elle
pouvait avoir ŗ se reprocher; je revenais sur les exclamations du
directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je
n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbťe. Quelques
religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me
suis pas trompťe, elles me regardaient comme incessamment menacťe des
mÍmes terreurs.
Cette pauvre supťrieure ne se montrait que son voile baissť; elle ne se
mÍlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait ŗ personne; elle
avait de frťquentes confťrences avec le nouveau directeur qu'on nous
avait donnť. C'ťtait un jeune bťnťdictin. Je ne sais s'il lui avait
imposť toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeŻnait trois
jours de la semaine; elle se macťrait; elle entendait l'office dans les
stalles infťrieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller ŗ
l'ťglise; lŗ, nous la trouvions prosternťe, le visage contre terre, et
elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle
descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-ThťrŤse ou moi nous la
rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage
contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai
prosternťe, les bras ťtendus et la face contre terre; et elle me dit:
ęAvancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mťrite pas un autre
traitement.Ľ
Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la
communautť eut le temps de p‚tir et de me prendre en aversion. Je ne
reviendrai pas sur les dťsagrťments d'une religieuse qu'on hait dans sa
maison, vous en devez Ítre instruit ŗ prťsent. Je sentis peu ŗ peu
renaÓtre le dťgoŻt de mon ťtat. Je portai ce dťgoŻt et mes peines dans
le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme
d'un caractŤre ardent; il touche ŗ la quarantaine. Il parut m'ťcouter
avec attention et avec intťrÍt; il dťsira de connaÓtre les ťvťnements de
ma vie; il me fit entrer dans les dťtails les plus minutieux sur ma
famille, sur mes penchants, mon caractŤre, les maisons oý j'avais ťtť,
celle oý j'ťtais, sur ce qui s'ťtait passť entre ma supťrieure et moi.
Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre ŗ la conduite de la
supťrieure avec moi la mÍme importance que le P. Lemoine; ŗ peine
daigna-t-il me jeter lŗ-dessus quelques mots; il regarda cette affaire
comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'ťtaient mes
dispositions secrŤtes sur la vie religieuse. ņ mesure que je m'ouvrais,
sa confiance faisait les mÍmes progrŤs; si je me confessais ŗ lui, il se
confiait ŗ moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite
conformitť avec les miennes; il ťtait entrť en religion malgrť lui; il
supportait son ťtat avec le mÍme dťgoŻt, et il n'ťtait guŤre moins ŗ
plaindre que moi.
ęMais, chŤre soeur, ajoutait-il, que faire ŗ cela? Il n'y a plus qu'une
ressource, c'est de rendre notre condition la moins f‚cheuse qu'il sera
possible.Ľ Et puis il me donnait les mÍmes conseils qu'il suivait; ils
ťtaient sages. ęAvec cela, ajoutait-il, on n'ťvite pas les chagrins, on
se rťsout seulement ŗ les supporter. Les personnes religieuses ne sont
heureuses qu'autant qu'elles se font un mťrite devant Dieu de leurs
croix; alors elles s'en rťjouissent, elles vont au-devant des
mortifications; plus elles sont amŤres et frťquentes, plus elles s'en
fťlicitent; c'est un ťchange qu'elles ont fait de leur bonheur prťsent
contre un bonheur ŗ venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice
volontaire de celui-lŗ. Quand elles ont bien souffert, elles disent ŗ
Dieu: _Ampliýs, Domine_; Seigneur, encore davantage... et c'est une
priŤre que Dieu ne manque guŤre d'exaucer. Mais si ces peines sont
faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous
en promettre la mÍme rťcompense, nous n'avons pas la seule chose qui
leur donnerait de la valeur, la rťsignation: cela est triste. Hťlas!
comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas?
Cependant sans cela nous nous exposons ŗ Ítre perdus dans l'autre vie,
aprŤs avoir ťtť bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pťnitences,
nous nous damnons presque aussi sŻrement que les gens du monde au milieu
des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et aprŤs cette vie les
mÍmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une
religieuse qui n'est point appelťe, est f‚cheuse! c'est la nŰtre,
pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargťs de chaÓnes
pesantes, que nous sommes condamnťs ŗ secouer sans cesse, sans aucun
espoir de les rompre; t‚chons, chŤre soeur, de les traÓner. Allez, je
reviendrai vous voir.Ľ
Il revint quelques jours aprŤs; je le vis au parloir, je l'examinai de
plus prŤs. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une
infinitť de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de
points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mÍmes
persťcutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la
peinture de ses dťgoŻts ťtait peu propre ŗ dissiper les miens; cependant
cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes
dťgoŻts produisait le mÍme effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance
des caractŤres se joignant ŗ celle des ťvťnements, plus nous nous
revoyions, plus nous nous plaisions l'un ŗ l'autre; l'histoire de ses
moments, c'ťtait l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments,
c'ťtait l'histoire des miens; l'histoire de son ‚me, c'ťtait l'histoire
de la mienne.
Lorsque nous nous ťtions bien entretenus de nous, nous parlions aussi
des autres, et surtout de la supťrieure. Sa qualitť de directeur le
rendait trŤs-rťservť; cependant j'aperÁus ŗ travers ses discours que la
disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait
contre elle-mÍme, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses
l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment ŗ ses premiers penchants, ou
qu'elle perdrait la tÍte. J'avais la plus forte curiositť d'en savoir
davantage; il aurait bien pu m'ťclairer sur des questions que je m'ťtais
faites et auxquelles je n'avais jamais pu me rťpondre; mais je n'osais
l'interroger; je me hasardai seulement ŗ lui demander s'il connaissait
le P. Lemoine.
ęOui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mťrite, il en a
beaucoup.
--Nous avons cessť de l'avoir d'un moment ŗ l'autre.
--Il est vrai.
--Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait?
--Je serais f‚chť que cela transpir‚t.
--Vous pouvez compter sur ma discrťtion.
--On a, je crois, ťcrit contre lui ŗ l'archevÍchť.
--Et qu'a-t-on pu dire?
--Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on
voulait; qu'il ťtait d'une morale trop austŤre; qu'on avait quelque
raison de le soupÁonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la
division dans la maison, et qu'il ťloignait l'esprit des religieuses de
leur supťrieure.
--Et d'oý savez-vous cela?
--De lui-mÍme.
--Vous le voyez donc?
--Oui, je le vois; il m'a parlť de vous quelquefois.
--Qu'est-ce qu'il vous en a dit?
--Que vous ťtiez bien ŗ plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous
aviez pu rťsister ŗ toutes les peines que vous aviez souffertes; que,
quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il
ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie
religieuse; qu'il avait dans l'esprit...Ľ
Lŗ, il s'arrÍta tout court; et moi j'ajoutai: ęQu'avait-il dans
l'esprit?Ľ
Dom Morel me rťpondit: ęCeci est une affaire de confiance trop
particuliŤre pour qu'il me soit libre d'achever...Ľ
Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: ęIl est vrai que c'est le P.
Lemoine qui m'a inspirť de l'ťloignement pour ma supťrieure.
--Il a bien fait.
--Et pourquoi?
--Ma soeur, me rťpondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en ŗ ses
conseils, et t‚chez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez.
--Mais il me semble que si je connaissais le pťril, je serais d'autant
plus attentive ŗ l'ťviter.
--Peut-Ítre aussi serait-ce le contraire.
--Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.
--J'ai de vos moeurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois
avoir; mais croyez qu'il y a des lumiŤres funestes que vous ne pourriez
acquťrir sans y perdre. C'est votre innocence mÍme qui en a imposť ŗ
votre supťrieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectťe.
--Je ne vous entends pas.
--Tant mieux.
--Mais que la familiaritť et les caresses d'une femme peuvent-elles
avoir de dangereux pour une autre femme?Ľ
Point de rťponse de la part de dom Morel.
ęNe suis-je pas la mÍme que j'ťtais en entrant ici?Ľ
Point de rťponse de la part de dom Morel.
ęN'aurais-je pas continuť d'Ítre la mÍme? Oý est donc le mal de s'aimer,
de se le dire, de se le tťmoigner? cela est si doux!
--Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait
toujours tenus baissťs tandis que je parlais.
--Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre
supťrieure! dans quel ťtat elle est tombťe!
--Il est f‚cheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'ťtait pas
faite pour son ťtat; et voilŗ ce qui en arrive tŰt ou tard, quand on
s'oppose au penchant gťnťral de la nature: cette contrainte la dťtourne
ŗ des affections dťrťglťes, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles
sont mal fondťes; c'est une espŤce de folie.
--Elle est folle?
--Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.
--Et vous croyez que c'est lŗ le sort qui attend ceux qui sont engagťs
dans un ťtat auquel ils n'ťtaient point appelťs?
--Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le
caractŤre flexible se prÍte ŗ la longue; il y en a que des espťrances
vagues soutiennent quelque temps.
--Et quelles espťrances pour une religieuse?
--Quelles? d'abord celle de faire rťsilier ses voeux.
--Et quand on n'a plus celle-lŗ?
--Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes
reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sťpulcres de jeunes
crťatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu
prendra ŗ la maison; que les murs de la clŰture tomberont; que quelqu'un
les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tÍte; on s'en
entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser,
si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les
barreaux de sa grille, et on les ťbranle doucement, de distraction; si
l'on a la rue sous ses fenÍtres, on y regarde; si l'on entend passer
quelqu'un, le coeur palpite, on soupire sourdement aprŤs un libťrateur;
s'il s'ťlŤve quelque tumulte dont le bruit pťnŤtre jusque dans la
maison, on espŤre; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un
homme, ou qui nous enverra aux eaux.
--Il est vrai, il est vrai, m'ťcriai-je; vous lisez au fond de mon
coeur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.
--Et lorsqu'on vient ŗ les perdre en y rťflťchissant, car ces vapeurs
salutaires, que le coeur envoie vers la raison, sont par intervalles
dissipťes, alors on voit toute la profondeur de sa misŤre; on se dťteste
soi-mÍme; on dťteste les autres; on pleure, on gťmit, on crie, on sent
les approches du dťsespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux
de leur supťrieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se
prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le
ciel ŗ leur secours; d'autres dťchirent leurs vÍtements et s'arrachent
les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenÍtres bien
hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, aprŤs s'Ítre
tourmentťes longtemps, tombent dans une espŤce d'abrutissement et
restent imbťciles; d'autres, qui ont des organes faibles et dťlicats, se
consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui
deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mÍmes
illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au
tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du
dťsespoir.
--Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un
profond soupir, sont celles qui ťprouvent successivement tous ces
ťtats... Ah! mon pŤre, que je suis f‚chťe de vous avoir entendu!
--Et pourquoi?
--Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins.
Dans les moments...Ľ
J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une
autre, et puis une troisiŤme, et puis quatre, cinq, six, je ne sais
combien. La conversation devint gťnťrale; les unes regardaient le
directeur; d'autres l'ťcoutaient en silence et les yeux baissťs;
plusieurs l'interrogeaient ŗ la fois; toutes se rťcriaient sur la
sagesse de ses rťponses; cependant je m'ťtais retirťe dans un angle oý
je m'abandonnais ŗ une rÍverie profonde. Au milieu de ces entretiens oý
chacune cherchait ŗ se faire valoir et ŗ fixer la prťfťrence de l'homme
saint par son cŰtť avantageux, on entendit arriver quelqu'un ŗ pas
lents, s'arrÍter par intervalles et pousser des soupirs; on ťcouta; l'on
dit ŗ voix basse: ęC'est elle, c'est notre supťrieure;Ľ ensuite l'on se
tut et l'on s'assit en rond. Ce l'ťtait en effet: elle entra; son voile
lui tombait jusqu'ŗ la ceinture; ses bras ťtaient croisťs sur sa
poitrine et sa tÍte penchťe. Je fus la premiŤre qu'elle aperÁut; ŗ
l'instant elle dťgagea de dessous son voile une de ses mains dont elle
se couvrit les yeux, et se dťtournant un peu de cŰtť, de l'autre main
elle nous fit signe ŗ toutes de sortir; nous sortÓmes en silence, et
elle demeura seule avec dom Morel.
* * * * *
Je prťvois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion
de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait,
pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce
rťcit un ťvťnement qui n'a pas laissť que d'avoir des suites? Disons
donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses
peuvent exciter votre estime ou accroÓtre votre commisťration, j'ťcris
bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilitť incroyables; mon ‚me
est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec
douceur, il me semble que vous Ítes prťsent, que je vous vois et que
vous m'ťcoutez. Si je suis forcťe au contraire de me montrer ŗ vos yeux
sous un aspect dťfavorable, je pense avec difficultť, l'expression se
refuse, la plume va mal, le caractŤre mÍme de mon ťcriture s'en ressent,
et je ne continue que parce que je me flatte secrŤtement que vous ne
lirez pas ces endroits. En voici un:
Lorsque toutes nos soeurs furent retirťes...--ęEh bien! que
fÓtes-vous?Ľ--Vous ne devinez pas? Non, vous Ítes trop honnÍte pour
cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement
ŗ la porte du parloir, et ťcouter ce qui se disait lŗ. Cela est fort
mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis ŗ
moi-mÍme; et mon trouble, les prťcautions que je pris pour n'Ítre pas
aperÁue, les fois que je m'arrÍtai, la voix de ma conscience qui me
pressait ŗ chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en
douter; cependant la curiositť fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il
est mal d'avoir ťtť surprendre les discours de deux personnes qui se
croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilŗ
encore un de ces endroits que j'ťcris, parce que je me flatte que vous
ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me
le persuade.
Le premier mot que j'entendis aprŤs un assez long silence me fit frťmir;
ce fut:
ęMon pŤre, je suis damnťe[18]...Ľ
Je me rassurai. J'ťcoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dťrobť le
pťril que j'avais couru se dťchirait lorsqu'on m'appela; il fallut
aller, j'allai donc; mais, hťlas! je n'en avais que trop entendu. Quelle
femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!...
Ici les Mťmoires de la soeur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne
sont plus que les rťclames de ce qu'elle se promettait apparemment
d'employer dans le reste de son rťcit. Il paraÓt que sa supťrieure
devint folle, et que c'est ŗ son ťtat malheureux qu'il faut rapporter
les fragments que je vais transcrire.
AprŤs cette confession, nous eŻmes quelques jours de sťrťnitť. La joie
rentre dans la communautť, et l'on m'en fait des compliments que je
rejette avec indignation.
Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma prťsence ne
paraissait plus la troubler. Je m'occupais ŗ lui dťrober l'horreur
qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiositť
j'avais appris ŗ la mieux connaÓtre.
BientŰt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle
se promŤne seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la
fiŤvre la prend et le dťlire succŤde ŗ la fiŤvre.
Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite ŗ
m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend
marcher autour de sa chambre, elle s'ťcrie: ęC'est elle qui passe; c'est
son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... Non, non, qu'on la laisse.Ľ
Une chose singuliŤre, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper,
et de prendre une autre pour moi.
Elle riait aux ťclats; le moment d'aprŤs elle fondait en larmes. Nos
soeurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.
Elle disait tout ŗ coup: ęJe n'ai point ťtť ŗ l'ťglise, je n'ai point
priť Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on
m'habille...Ľ Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: ęDonnez-moi du moins
mon brťviaire...Ľ On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait
les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors mÍme
qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux ťgarťs.
Une nuit, elle descendit seule ŗ l'ťglise; quelques-unes de nos soeurs
la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit
ŗ gťmir, ŗ soupirer, ŗ prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle
dit: ęQu'on l'aille chercher, c'est une ‚me si pure! c'est une crťature
si innocente! si elle joignait ses priŤres aux miennes...Ľ Puis
s'adressant ŗ toute la communautť et se tournant vers des stalles qui
ťtaient vides, elle s'ťcriait: ęSortez, sortez toutes, qu'elle reste
seule avec moi. Vous n'Ítes pas dignes d'en approcher; si vos voix se
mÍlaient ŗ la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la
douceur du sien. Qu'on s'ťloigne, qu'on s'ťloigne...Ľ Puis elle
m'exhortait ŗ demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu;
le ciel lui paraissait se sillonner d'ťclairs, s'entr'ouvrir et gronder
sur sa tÍte; des anges en descendaient en courroux; les regards de la
Divinitť la faisaient trembler; elle courait de tous cŰtťs elle se
renfonÁait dans les angles obscurs de l'ťglise, elle demandait
misťricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y
assoupissait, la fraÓcheur humide du lieu l'avait saisie, on la
transportait dans sa cellule comme morte.
Cette terrible scŤne de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle
disait: ęOý sont nos soeurs? je ne vois plus personne, je suis restťe
seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnťe, et
Sainte-ThťrŤse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y
est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas... Ah! si je la
rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle
n'y est plus?... Heureuse la maison qui la possŤde! Elle dira tout ŗ sa
nouvelle supťrieure; que pensera-t-elle de moi?... Est-ce que
Sainte-ThťrŤse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit...
La pauvre fille! elle est perdue ŗ jamais; et c'est moi! c'est moi! Un
jour, je lui serai confrontťe; que lui dirai-je? que lui
rťpondrai-je?... Malheur ŗ elle! Malheur ŗ moi!Ľ
Dans un autre moment, elle disait: ęNos soeurs sont-elles revenues?
Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon oreiller...
Dťlacez-moi... Je sens lŗ quelque chose qui m'oppresse... La tÍte me
brŻle, Űtez-moi mes coiffes... Je veux me laver... Apportez-moi de
l'eau; versez, versez encore... Elles sont blanches; mais la souillure
de l'‚me est restťe... Je voudrais Ítre morte; je voudrais n'Ítre point
nťe, je ne l'aurais point vue.Ľ
Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, ťchevelťe, hurlant,
ťcumant et courant autour de sa cellule, les mains posťes sur ses
oreilles, les yeux fermťs et le corps pressť contre la muraille...
ę…loignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les
enfers; il s'ťlŤve de cet abÓme profond des feux que je vois; du milieu
des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent... Mon Dieu, ayez
pitiť de moi!... Allez vite; sonnez, assemblez la communautť; dites
qu'on prie pour moi, je prierai aussi... Mais ŗ peine fait-il jour, nos
soeurs dorment... Je n'ai pas fermť l'oeil de la nuit; je voudrais
dormir, et je ne saurais.Ľ
Une de nos soeurs lui disait: ęMadame, vous avez quelque peine;
confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-Ítre.
--Soeur Agathe, ťcoutez, approchez-vous de moi... plus prŤs... plus prŤs
encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout rťvťler, tout;
mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue?
--Qui, madame?
--N'est-il pas vrai que personne n'a la mÍme douceur? Comme elle marche!
Quelle dťcence! quelle noblesse! quelle modestie!... Allez ŗ elle;
dites-lui... Eh! non, ne dites rien; n'allez pas... Vous n'en pourriez
approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je
les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayťe comme moi.
Restez... Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose
dont elle ne rougisse pas...
--Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.
--Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant
entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre la
mťmoire!... Si je pouvais rentrer dans le nťant, ou renaÓtre!...
N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lŻt la passion
de NŰtre-Seigneur Jťsus-Christ. Lisez... Je commence ŗ respirer... Il ne
faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... Voyez, il s'ťlance en
bouillonnant de son cŰtť... Inclinez cette plaie sacrťe sur ma tÍte...
Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas... Je suis perdue!...
…loignez ce christ... Rapportez-le-moi...Ľ
On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait
partout, et puis elle ajoutait: ęCe sont ses yeux, c'est sa bouche;
quand la reverrai-je? Soeur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui
bien mon ťtat; dites-lui que je meurs.Ľ
Elle fut saignťe: on lui donna les bains; mais son mal semblait
s'accroÓtre par les remŤdes. Je n'ose vous dťcrire toutes les actions
indťcentes qu'elle fit, vous rťpťter tous les discours malhonnÍtes qui
lui ťchappŤrent dans son dťlire. ņ tout moment elle portait la main ŗ
son front, comme pour en ťcarter des idťes importunes, des images, que
sais-je quelles images! Elle se renfonÁait la tÍte dans son lit, elle se
couvrait le visage de ses draps. ęC'est le tentateur, disait-elle, c'est
lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bťnite; jetez de
l'eau bťnite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.Ľ
On ne tarda pas ŗ la sťquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien
gardťe, qu'elle ne rťussÓt un jour ŗ s'en ťchapper. Elle avait dťchirť
ses vÍtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux
bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: ęJe
suis votre supťrieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on
m'obťisse. Vous m'avez emprisonnťe, malheureuses! voilŗ donc la
rťcompense de mes bontťs! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne;
je ne le serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... ŗ mon
secours!... ņ moi, soeur ThťrŤse... ņ moi, soeur Suzanne...Ľ Cependant
on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait:
ęVous avez raison, vous avez raison, hťlas! je suis devenue folle, je le
sens.Ľ
Quelquefois elle paraissait obsťdťe du spectacle de diffťrents
supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liťes sur
le dos; elle en voyait avec des torches ŗ la main; elle se joignait ŗ
celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite ŗ la
mort; elle disait au bourreau: ęJ'ai mťritť mon sort, je l'ai mťritť;
encore si ce tourment ťtait le dernier; mais une ťternitť! une ťternitť
de feux!...Ľ
Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore ŗ
dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces
papiers.
* * * * *
AprŤs avoir vťcu plusieurs mois dans cet ťtat dťplorable, elle mourut.
Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible
image du dťsespoir et du crime ŗ sa derniŤre heure; elle se croyait
entourťe d'esprits infernaux; ils attendaient son ‚me pour s'en saisir;
elle disait d'une voix ťtouffťe: ęLes voilŗ! les voilŗ!...Ľ et leur
opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait ŗ la main; elle
hurlait, elle criait: ęMon Dieu!... mon Dieu!...Ľ La soeur ThťrŤse la
suivit de prŤs; et nous eŻmes une autre supťrieure, ‚gťe et pleine
d'humeur et de superstition.
* * * * *
On m'accuse d'avoir ensorcelť sa devanciŤre; elle le croit, et mes
chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est ťgalement persťcutť
par ses supťrieurs, et me persuade de me sauver de la maison.
* * * * *
Ma fuite est projetťe. Je me rends dans le jardin entre onze heures et
minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se
cassent, et je tombe; j'ai les jambes dťpouillťes, et une violente
contusion aux reins. Une seconde, une troisiŤme tentative m'ťlŤvent au
haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise
de poste dans laquelle j'espťrais d'Ítre reÁue, je trouve un mauvais
carrosse public. Me voilŗ sur le chemin de Paris avec un jeune
bťnťdictin. Je ne tardai pas ŗ m'apercevoir, au ton indťcent qu'il
prenait et aux libertťs qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi
aucune des conditions qu'on avait stipulťes; alors je regrettai ma
cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.
* * * * *
C'est ici que je peindrai ma scŤne dans le fiacre. Quelle scŤne! Quel
homme! Je crie; le cocher vient ŗ mon secours. Rixe violente entre le
fiacre et le moine.
* * * * *
J'arrive ŗ Paris. La voiture arrÍte dans une petite rue, ŗ une porte
ťtroite qui s'ouvrait dans une allťe obscure et malpropre. La maÓtresse
du logis vient au-devant de moi, et m'installe ŗ l'ťtage le plus ťlevť,
dans une petite chambre oý je trouve ŗ peu prŤs les meubles nťcessaires.
Je reÁois des visites de la femme qui occupait le premier. ęVous Ítes
jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y
trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi
aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on
chante, on danse; nous rťunissons toutes les sortes d'amusements. Si
vous tournez la tÍte ŗ tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames
n'en seront ni jalouses ni f‚chťes. Venez, mademoiselle...Ľ Celle qui me
parlait ainsi ťtait d'un certain ‚ge, elle avait le regard tendre, la
voix douce, et le propos trŤs-insinuant.
* * * * *
Je passe une quinzaine dans cette maison, exposťe ŗ toutes les instances
de mon perfide ravisseur, et ŗ toutes les scŤnes tumultueuses d'un lieu
suspect, ťpiant ŗ chaque instant l'occasion de m'ťchapper.
* * * * *
Un jour enfin je la trouvai; la nuit ťtait avancťe: si j'eusse ťtť
voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir oý je vais.
Je suis arrÍtťe par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe ťvanouie
de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt;
en revenant ŗ moi, je me trouve ťtendue sur un grabat, environnťe de
plusieurs personnes. On me demande qui j'ťtais; je ne sais ce que je
rťpondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je
prends son bras; nous marchons. Nous avions dťjŗ fait beaucoup de
chemin, lorsque cette fille me dit: ęMademoiselle, vous savez
apparemment oý nous allons?
--Non, mon enfant; ŗ l'hŰpital, je crois.
--ņ l'hŰpital? est-ce que vous seriez hors de maison?
--Hťlas! oui.
--Qu'avez-vous donc fait pour avoir ťtť chassťe ŗ l'heure qu'il est!
Mais nous voilŗ ŗ la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions
nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas
dans la rue, vous coucherez avec moi.Ľ
* * * * *
Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit
mes jambes dťpouillťes de leur peau par la chute que j'avais faite en
sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne
ŗ Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on
m'annonce qu'il faut, ou me rendre ŗ l'hŰpital gťnťral, ou prendre la
premiŤre condition qui s'offrira.
* * * * *
Danger que je courus ŗ Sainte-Catherine, de la part des hommes et des
femmes; car c'est lŗ, ŗ ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et
les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misŤre ne
donna aucune force aux sťductions grossiŤres auxquelles j'y fus exposťe.
Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes ŗ mon ťtat.
* * * * *
J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis
actuellement. Je reÁois le linge et je le repasse; ma journťe est
pťnible; je suis mal nourrie, mal logťe, mal couchťe, mais en revanche
traitťe avec humanitť. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu
brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si
je pouvais espťrer d'en jouir paisiblement.
* * * * *
J'ai appris que la police s'ťtait saisie de mon ravisseur, et l'avait
remis entre les mains de ses supťrieurs. Le pauvre homme! il est plus ŗ
plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la
cruautť avec laquelle les religieux punissent les fautes d'ťclat: un
cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort
qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.
La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflťes, et je ne
saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine ŗ me tenir
debout. Cependant j'apprťhende le moment de ma guťrison: alors quel
prťtexte aurai-je pour ne point sortir? et ŗ quel pťril ne
m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du
temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois ŗ
Paris, font sŻrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais
rťsolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre
ses conseils, mais il n'ťtait plus.
Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends
dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je
tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et
l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans
fermer l'oeil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle,
j'appelle, je crie; je ne conÁois pas comment ceux qui m'entourent ne
m'ont pas encore devinťe.
* * * * *
Il paraÓt que mon ťvasion est publique; je m'y attendais. Une de mes
camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et
les rťflexions les plus propres ŗ dťsoler. Par bonheur elle ťtendait sur
des cordes le linge mouillť, le dos tournť ŗ la lampe; et mon trouble
n'en pouvait Ítre aperÁu: cependant ma maÓtresse ayant remarquť que je
pleurais, m'a dit: ęMarie, qu'avez-vous?--Rien, lui ai-je rťpondu.--Quoi
donc, a-t-elle ajoutť, est-ce que vous seriez assez bÍte pour vous
apitoyer sur une mauvaise religieuse sans moeurs, sans religion, et qui
s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent?
Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle
n'avait qu'ŗ boire, manger, prier Dieu et dormir; elle ťtait bien oý
elle ťtait, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait ťtť seulement trois ou
quatre fois ŗ la riviŤre par le temps qu'il fait, cela l'aurait
raccommodťe avec son ťtat...Ľ ņ cela j'ai rťpondu qu'on ne connaissait
bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait
pas ajoutť: ęAllez, c'est une coquine que Dieu punira...Ľ ņ ce propos,
je me suis penchťe sur ma table; et j'y suis restťe jusqu'ŗ ce que ma
maÓtresse m'ait dit: ęMais, Marie, ŗ quoi rÍvez-vous donc? Tandis que
vous dormez lŗ, l'ouvrage n'avance pas.Ľ
* * * * *
Je n'ai jamais eu l'esprit du cloÓtre, et il y paraÓt assez ŗ ma
dťmarche; mais je me suis accoutumťe en religion ŗ certaines pratiques
que je rťpŤte machinalement; par exemple, une cloche vient-elle ŗ
sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on
ŗ la porte? je dis _Ave_. M'interroge-t-on? C'est toujours une rťponse
qui finit par oui ou non, chŤre mŤre, ou ma soeur. S'il survient un
ťtranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire
la rťvťrence, je m'incline. Mes compagnes se mettent ŗ rire, et croient
que je m'amuse ŗ contrefaire la religieuse; mais il est impossible que
leur erreur dure; mes ťtourderies me dťcŤleront, et je serai perdue.
* * * * *
Monsieur, h‚tez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute:
Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition
n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de
femme de charge, ou mÍme de simple domestique, pourvu que je vťcusse
ignorťe dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnÍtes gens
qui ne reÁussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la
sťcuritť, du repos, du pain et de l'eau. Soyez trŤs-assurť qu'on sera
satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon pŤre ŗ
travailler; et au couvent, ŗ obťir; je suis jeune, j'ai le caractŤre
trŤs-doux; quand mes jambes seront guťries, j'aurai plus de force qu'il
n'en faut pour suffire ŗ l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et
blanchir; quand j'ťtais dans le monde, je raccommodais moi-mÍme mes
dentelles, et j'y serai bientŰt remise; je ne suis maladroite ŗ rien, et
je saurai m'abaisser ŗ tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je
touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mŤre qui en aurait le
goŻt; et j'en pourrais mÍme donner leÁon ŗ ses enfants; mais je
craindrais d'Ítre trahie par ces marques d'une ťducation recherchťe.
S'il fallait apprendre ŗ coiffer, j'ai du goŻt, je prendrais un maÓtre,
et je ne tarderais pas ŗ me procurer ce petit talent. Monsieur, une
condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle,
c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delŗ. Vous pouvez
rťpondre de mes moeurs; malgrť les apparences, j'en ai; j'ai mÍme de la
piťtť. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus
rien ŗ craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrÍtťe; ce puits
profond, situť au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visitť de
fois! Si je ne m'y suis pas prťcipitťe, c'est qu'on m'en laissait
l'entiŤre libertť. J'ignore quel est le destin qui m'est rťservť; mais
s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne
rťponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitiť de moi,
et ne vous prťparez pas ŗ vous-mÍme de longs regrets.
* * * * *
_P. S._ Je suis accablťe de fatigues, la terreur m'environne, et le
repos me fuit. Ces mťmoires, que j'ťcrivais ŗ la h‚te, je viens de les
relire ŗ tÍte reposťe, et je me suis aperÁue que sans en avoir le
moindre projet, je m'ťtais montrťe ŗ chaque ligne aussi malheureuse ŗ la
vťritť que je l'ťtais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis.
Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles ŗ la peinture de
nos peines qu'ŗ l'image de nos charmes? et nous promettrions-nous encore
plus de facilitť ŗ les sťduire qu'ŗ les toucher? Je les connais trop
peu, et je ne me suis pas assez ťtudiťe pour savoir cela. Cependant si
le marquis, ŗ qui l'on accorde le tact le plus dťlicat, venait ŗ se
persuader que ce n'est pas ŗ sa bienfaisance, mais ŗ son vice que je
m'adresse, que penserait-il de moi? Cette rťflexion m'inquiŤte. En
vťritť, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un instinct
propre ŗ tout mon sexe. Je suis une femme, peut-Ítre un peu coquette,
que sais-je? Mais c'est naturellement et sans artifice.
PR…FACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE[19]
EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITT…RAIRE DE GRIMM.
ANN…E 1770[20].
La Religieuse[21] de M. de La Harpe a rťveillť ma conscience endormie
depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j'ai ťtť l'‚me,
de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette
trempe de nos amis intimes. Ce n'est pas trop tŰt de s'en confesser, et
de t‚cher, en ce saint temps de carÍme, d'en obtenir la rťmission avec
mes autres pťchťs, et de noyer le tout dans le puits perdu des
misťricordes divines.
L'annťe 1760 est marquťe dans les fastes des badauds en Parisis, par la
rťputation soudaine et ťclatante de Ramponeau[22], et par la comťdie des
_Philosophes_[23], jouťe en vertu d'ordres supťrieurs sur le thť‚tre de
la Comťdie franÁaise. Il ne reste aujourd'hui de toute cette entreprise
qu'un souvenir plein de mťpris pour l'auteur de cette belle rapsodie,
appelť _Palissot_, qu'aucun de ses protecteurs ne s'est souciť de
partager; les plus grands personnages, en favorisant en secret son
entreprise, se croyaient obligťs de s'en dťfendre en public, comme d'une
tache de dťshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M.
Diderot, que ce polisson d'Aristophane franÁais avait choisi pour son
Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais quelle ťtait notre
occupation! PlŻt ŗ Dieu qu'elle eŻt ťtť innocente! L'amitiť la plus
tendre nous attachait depuis longtemps ŗ M. le marquis de Croismare,
ancien officier du rťgiment du Roi, retirť du service, et un des plus
aimables hommes de ce pays-ci. Il est ŗ peu prŤs de l'‚ge de M. de
Voltaire; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de
l'esprit avec une gr‚ce, une lťgŤretť et des agrťments dont le piquant
ne s'est jamais ťmoussť pour moi. On peut dire qu'il est un de ces
hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu'en
France, quoique l'amabilitť ainsi que la maussaderie soient de tous les
pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualitťs du coeur, de
l'ťlťvation des sentiments, de la probitť la plus stricte et la plus
dťlicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis
qu'il leur est cher; il n'est question que de son esprit. Une
imagination vive et riante, un tour de tÍte original, des opinions qui
ne sont arrÍtťes qu'ŗ un certain point, et qu'il adopte ou qu'il
proscrit alternativement, de la verve toujours modťrťe par la gr‚ce, une
activitť d'‚me incroyable, qui, combinťe avec une vie oisive et avec la
multiplicitť des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus
diverses et les plus disparates, lui fait crťer des besoins que personne
n'a jamais imaginťs avant lui, et des moyens tout aussi ťtranges pour
les satisfaire, et par consťquent une infinitť de jouissances qui se
succŤdent les unes aux autres: voilŗ une partie des ťlťments qui
constituent l'Ítre de M. de Croismare, appelť par ses amis le charmant
marquis par excellence, comme l'abbť Galiani ťtait pour eux le charmant
abbť. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de
Croismare, lui dit quelquefois: _Votre plaisanterie est comme la flamme
de l'esprit-de-vin, douce et lťgŤre, qui se promŤne partout sur ma
toison, mais sans jamais la brŻler._
Ce charmant marquis nous avait quittťs au commencement de l'annťe 1759
pour aller dans ses terres en Normandie, prŤs de Caen. Il nous avait
promis de ne s'y arrÍter que le temps nťcessaire pour mettre ses
affaires en ordre; mais son sťjour s'y prolongea insensiblement; il y
avait rťuni ses enfants; il aimait beaucoup son curť; il s'ťtait livrť ŗ
la passion du jardinage; et comme il fallait ŗ une imagination aussi
vive que la sienne des objets d'attachement rťels ou imaginaires, il
s'ťtait tout ŗ coup jetť dans la plus grande dťvotion. Malgrť cela, il
nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous ne
l'aurions jamais revu ŗ Paris, s'il n'avait pas successivement perdu ses
deux fils. Cet ťvťnement nous l'a rendu depuis environ quatre ans, aprŤs
une absence de plus de huit annťes; sa dťvotion s'est ťvaporťe comme
tout s'ťvapore ŗ Paris, et il est aujourd'hui plus aimable que jamais.
Comme sa perte nous ťtait infiniment sensible, nous dťlibťr‚mes en 1760,
aprŤs l'avoir supportťe pendant plus de quinze mois, sur les moyens de
l'engager ŗ revenir ŗ Paris. L'auteur des mťmoires qui prťcŤdent se
rappela que, quelque temps avant son dťpart, on avait parlť dans le
monde, avec beaucoup d'intťrÍt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui
rťclamait juridiquement contre ses voeux, auxquels elle avait ťtť forcťe
par ses parents. Cette pauvre recluse intťressa tellement notre marquis,
que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans mÍme s'assurer de la
vťritť des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers
de grand'chambre du parlement de Paris. Malgrť cette intercession
gťnťreuse, je ne sais par quel malheur, la soeur Suzanne Simonin perdit
son procŤs, et ses voeux furent jugťs valables. M. Diderot[24] rťsolut
de faire revivre cette aventure ŗ notre profit. Il supposa que la
religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent;
et en consťquence ťcrivit en son nom ŗ M. de Croismare pour lui demander
secours et protection. Nous ne dťsespťrions pas de le voir arriver en
toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il devinait la
scťlťratesse au premier coup d'oeil et que notre projet manqu‚t, nous
ťtions sŻrs qu'il nous en resterait du moins une ample matiŤre ŗ
plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure,
comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos
yeux, entre M. Diderot ou la prťtendue religieuse et le loyal et
charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre
perfidie; c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre
conscience. Nous passions alors nos soupers ŗ lire, au milieu des ťclats
de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis; et
nous y lisions, avec ces mÍmes ťclats de rire, les rťponses honnÍtes que
ce digne et gťnťreux ami y faisait. Cependant, dŤs que nous nous
aperÁŻmes que le sort de notre infortunťe commenÁait ŗ trop intťresser
son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir,
prťfťrant de causer quelque chagrin au marquis au danger ťvident de le
tourmenter plus cruellement peut-Ítre en la laissant vivre plus
longtemps. Depuis son retour ŗ Paris, nous lui avons avouť ce complot
d'iniquitť; il en a ri, comme vous pouvez penser; et le malheur de la
pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens d'amitiť entre ceux
qui lui ont survťcu. Cependant il n'en a jamais parlť ŗ M. Diderot. Une
circonstance qui n'est pas la moins singuliŤre, c'est que tandis que
cette mystification ťchauffait la tÍte de notre ami en Normandie, celle
de M. Diderot s'ťchauffait de son cŰtť. Celui-ci se persuada que le
marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison ŗ une jeune personne
sans la connaÓtre, il se mit ŗ ťcrire en dťtail l'histoire de notre
religieuse.
Un jour qu'il ťtait tout entier ŗ ce travail, M. d'Alainville[25], un de
nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongť dans la douleur
et le visage inondť de larmes. ęQu'avez-vous donc? lui dit M.
d'Alainville; comme vous voilŗ!--Ce que j'ai, lui rťpondit M. Diderot,
je me dťsole d'un conte que je me fais.Ľ Il est certain que s'il eŻt
achevť cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais,
les plus intťressants et les plus pathťtiques que nous ayons. On n'en
pouvait pas lire une page sans verser des pleurs; et cependant il n'y
avait point d'amour. Ouvrage de gťnie, qui prťsentait partout la plus
forte empreinte de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilitť
publique et gťnťrale; car c'ťtait la plus cruelle satire qu'on eŻt
jamais faite des cloÓtres; elle ťtait d'autant plus dangereuse que la
premiŤre partie n'en renfermait que des ťloges; sa jeune religieuse
ťtait d'une dťvotion angťlique et conservait dans son coeur simple et
tendre le respect le plus sincŤre pour tout ce qu'on lui avait appris ŗ
respecter. Mais ce roman n'a jamais existť que par lambeaux, et en est
restť lŗ: il est perdu, ainsi qu'une infinitť d'autres productions d'un
homme rare, qui se serait immortalisť par vingt chefs-d'oeuvre, s'il
avait su Ítre avare de son temps et ne pas l'abandonner ŗ mille
indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant
responsables devant Dieu et devant les hommes du dťlit dont ils sont les
complices (et j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce
roman il l'a achevť et que ce sont les mťmoires mÍmes qu'on vient de
lire, oý l'on a dŻ remarquer combien il importait de se mťfier des
ťloges de l'amitiť[26]).
Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste
de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes
ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont ťtť fabriquťes par cet
enfant de Bťlial, et que toutes les lettres de son gťnťreux protecteur
sont vťritables et ont ťtť ťcrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les
peines du monde ŗ persuader ŗ M. Diderot, qui se croyait persiflť par le
marquis et par ses amis[27]].
BILLET DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE COMTE DE CROIXMAR[28], GOUVERNEUR DE
L'…COLE ROYALE MILITAIRE.
Une femme malheureuse, ŗ laquelle M. le marquis de Croixmar s'est
intťressť il y a trois ans, lorsqu'il demeurait ŗ cŰtť de l'Acadťmie
royale de musique, apprend qu'il demeure ŗ prťsent ŗ l'…cole militaire.
Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontťs,
maintenant qu'elle est plus ŗ plaindre que jamais.
Un mot de rťponse, s'il lui plaÓt; sa situation est pressante; et il est
de consťquence que la personne qui remettra ce billet n'en soupÁonne
rien.
ON A R…PONDU:
Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question ťtait actuellement
ŗ Caen.
Ce billet ťtait ťcrit de la main d'une jeune personne dont nous nous
servÓmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du
coin[29] le porta ŗ l'…cole militaire et nous rapporta la rťponse
verbale. M. Diderot jugea cette premiŤre dťmarche nťcessaire par
plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l'air de confondre les
deux cousins ensemble et d'ignorer la vťritable orthographe de leur nom;
elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur
ťtait ŗ Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l'…cole militaire
plaisant‚t son cousin ŗ l'occasion de ce billet et le lui envoy‚t; ce
qui donnait un grand air de vťritť ŗ notre vertueuse aventuriŤre. Ce
gouverneur trŤs-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, ťtait
aussi ennuyť de l'absence de son cousin que nous; et nous espťrions le
ranger au nombre des conspirateurs. AprŤs sa rťponse, la religieuse
ťcrivit ŗ Caen.
LETTRE DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE, ņ CAEN.
Monsieur, je ne sais ŗ qui j'ťcris; mais, dans la dťtresse oý je me
trouve, qui que vous soyez, c'est ŗ vous que je m'adresse. Si l'on ne
m'a point trompťe ŗ l'…cole militaire et que vous soyez le marquis
gťnťreux que je cherche, je bťnirai Dieu; si vous ne l'Ítes pas, je ne
sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez;
j'espŤre que vous secourrez une infortunťe, que vous, monsieur, ou un
autre M. de Croismare, qui n'est pas celui de l'…cole militaire, avez
appuyťe de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a
deux ans, pour se tirer d'une prison perpťtuelle, ŗ laquelle la duretť
de ses parents l'avait condamnťe. Le dťsespoir vient de me porter ŗ une
seconde dťmarche dont vous aurez sans doute entendu parler; je me suis
sauvťe de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines; et il
n'y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me
procurer une libertť que j'avais espťrťe de l'ťquitť des lois.
Monsieur, si vous avez ťtť autrefois mon protecteur, que ma situation
prťsente vous touche et qu'elle rťveille dans votre coeur quelque
sentiment de pitiť! Peut-Ítre trouverez-vous de l'indiscrťtion ŗ avoir
recours ŗ un inconnu dans une circonstance pareille ŗ la mienne. Hťlas!
monsieur, si vous saviez l'abandon oý je suis rťduite; si vous aviez
quelque idťe de l'inhumanitť dont on punit les fautes d'ťclat dans les
maisons religieuses, vous m'excuseriez! Mais vous avez l'‚me sensible,
et vous craindrez de vous rappeler un jour une crťature innocente jetťe,
pour le reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi,
monsieur, secourez-moi[30]! Voici l'espŤce de service que j'ose attendre
de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province qu'ŗ
Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-mÍme ou par vos
connaissances, ŗ Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de
femme de charge, ou mÍme de simple domestique. Pourvu que je sois
ignorťe, chez d'honnÍtes gens, et qui vivent retirťs, les gages n'y
feront rien. Que j'aie du pain et de l'eau, et que je sois ŗ l'abri des
recherches; soyez sŻr qu'on sera content de mon service. J'ai appris ŗ
travailler dans la maison de mon pŤre, et ŗ obťir en religion. Je suis
jeune, j'ai le caractŤre doux et je suis d'une bonne santť. Lorsque mes
forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire ŗ toutes sortes
d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir; quand
j'ťtais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j'y serai
bientŰt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire ŗ tout.
S'il fallait apprendre ŗ coiffer, je ne manque pas de goŻt, et je ne
tarderais pas ŗ le savoir. Une condition supportable, s'il se peut, ou
une condition telle quelle, c'est tout ce que je demande. Vous pouvez
rťpondre de mes moeurs: malgrť les apparences, monsieur, j'ai de la
piťtť. Il y avait au fond de la maison que j'ai quittťe, un puits que
j'ai souvent regardť; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m'avait
retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste!
Rendez-moi le service que je vous demande; c'est une bonne oeuvre dont
vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que
Dieu rťcompensera dans ce monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur,
songez que je vis dans une alarme perpťtuelle et que je vais compter les
moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois ŗ Paris; ils font
sŻrement toutes sortes de perquisitions pour me dťcouvrir; ne leur
laissez pas le temps de me trouver. J'ai emportť avec moi toutes mes
nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d'une digne femme que
j'avais pour amie et ŗ laquelle vous pouvez adresser votre rťponse. Elle
s'appelle M^me Madin. Elle demeure ŗ Versailles. Cette bonne amie me
fournira tout ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai
placťe, je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus ŗ charge.
Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez
accordťe: quelle que soit la rťponse que vous me ferez, je ne me
plaindrai que de mon sort.
Voici l'adresse de M^me Madin: _ņ madame Madin, au pavillon de
Bourgogne, rue d'Anjou, ŗ Versailles_.
Vous aurez la bontť de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la
premiŤre, et une croix sur la seconde.
Mon Dieu, que je dťsire d'avoir votre rťponse! Je suis dans des transes
continuelles.
Votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante,
_Signť_: SUZANNE SIMONIN[31].
* * * * *
Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les rťponses, et nous
choisÓmes une certaine M^me Madin, femme d'un ancien officier
d'infanterie, qui vivait rťellement ŗ Versailles. Elle ne savait rien de
notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fÓmes ťcrire ŗ elle-mÍme
par la suite, et pour lesquelles nous nous servÓmes de l'ťcriture d'une
autre jeune personne. M^me Madin savait seulement qu'il fallait recevoir
et me remettre toutes les lettres timbrťes _Caen_. Le hasard voulut que
M. de Croismare, aprŤs son retour ŗ Paris, et environ huit ans aprŤs
notre pťchť, trouv‚t M^me Madin chez une femme de nos amies qui avait
ťtť du complot. Ce fut un vrai coup de thť‚tre; M. de Croismare se
proposait de prendre mille informations sur une infortunťe qui l'avait
tant intťressť, et dont M^me Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut
aussi le moment de notre confession gťnťrale et de notre pardon.
R…PONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Mademoiselle, votre lettre est parvenue ŗ la personne mÍme que vous
rťclamiez. Vous ne vous Ítes point trompťe sur ses sentiments; vous
pouvez partir aussitŰt pour Caen, si une place ŗ cŰtť d'une jeune
demoiselle vous convient.
Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une femme de chambre
telle que je puis la dťsirer, avec tel ťloge qu'il lui plaira de vos
qualitťs, sans entrer dans aucun autre dťtail d'ťtat. Qu'elle me marque
aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et
le jour, s'il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du
carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver
ici le vendredi; il loge ŗ Paris, rue Saint-Denis, _au Grand-Cerf_. S'il
ne se trouvait personne pour vous recevoir ŗ votre arrivťe ŗ Caen, vous
vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-ŗ-vis la
place Royale. Comme l'incognito est d'une extrÍme nťcessitť de part et
d'autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, ŗ laquelle,
quoique non signťe, vous pouvez ajouter foi entiŤre. Gardez-en seulement
le cachet, qui servira ŗ vous faire connaÓtre, ŗ Caen, ŗ la personne ŗ
qui vous vous adresserez.
Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous
prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni
de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous
reconnaÓtre: il sera facile de les faire venir dans un autre temps.
Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre
serviteur.
A....., proche Caen, ce mercredi 6 fťvrier 1760.
* * * * *
Cette lettre ťtait adressťe ŗ M^me Madin. Il y avait sur l'autre une
croix, suivant la convention. Le cachet reprťsentait un Amour tenant
d'une main un flambeau, et de l'autre deux coeurs, avec une devise qu'on
n'a pu lire, parce que le cachet avait souffert ŗ l'ouverture de la
lettre. Il ťtait naturel qu'une jeune religieuse ŗ qui l'amour ťtait
ťtranger en prÓt l'image pour celle de son ange gardien.
R…PONSE DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, j'ai reÁu votre lettre. Je crois que j'ai ťtť fort mal, fort
mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire ŗ lui, je prierai sans cesse
pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que vous
m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai jamais
votre bontť.
Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout.
Ce saint jour de dimanche en fťvrier.
Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y trouve
imprimť; c'est vous, c'est mon ange gardien.
* * * * *
M. Diderot n'ayant pu se rendre ŗ l'assemblťe des bandits, cette rťponse
fut envoyťe sans son attache. Il ne la trouva pas de son grť; il
prťtendit qu'elle dťcouvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut
tort, je crois, de ne pas trouver cette rťponse bonne. Cependant, pour
le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la
fourberie la rťponse qui suit, et qui ne fut point envoyťe. Au reste,
cette maladie nous ťtait indispensable pour diffťrer le dťpart pour
Caen.
EXTRAIT DES REGISTRES.
Voilŗ la lettre qui a ťtť envoyťe, et voici celle que soeur Suzanne
aurait dŻ ťcrire:
Monsieur, je vous remercie de vos bontťs; il ne faut plus penser ŗ rien,
tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la
misťricorde; c'est lŗ que je me souviendrai de vous. Ils dťlibŤrent
s'ils me saigneront une troisiŤme fois; ils ordonneront tout ce qu'il
leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J'espŤre que le sťjour oý je vais
sera plus heureux; nous nous y verrons.
LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Je suis ŗ cŰtť de son lit, et elle me presse de vous ťcrire. Elle a ťtť
ŗ toute extrťmitť, et mon ťtat, qui m'attache ŗ Versailles, ne m'a point
permis de venir plus tŰt ŗ son secours. Je savais qu'elle ťtait fort mal
et abandonnťe de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez
bien, monsieur, qu'elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une
chute qu'elle cachait. Elle a ťtť attaquťe tout d'un coup d'une fiŤvre
ardente qu'on n'a pu abattre qu'ŗ force de saignťes. Je la crois hors de
danger. Ce qui m'inquiŤte ŗ prťsent est la crainte que sa convalescence
ne soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six
semaines. Elle est dťjŗ si faible, et elle le sera bien davantage.
T‚chez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert ŗ
sauver la crťature la plus malheureuse et la plus intťressante qu'il y
ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet de votre billet sur
elle; elle a beaucoup pleurť, elle a ťcrit l'adresse de M. Gassion
derriŤre une _Sainte Suzanne_ de son diurnal, et puis elle a voulu vous
rťpondre malgrť sa faiblesse. Elle sortait d'une crise; je ne sais ce
qu'elle vous aura dit, car sa pauvre tÍte n'y ťtait guŤre. Pardon,
monsieur, je vous ťcris ceci ŗ la h‚te. Elle me fait pitiť; je voudrais
ne la point quitter, mais il m'est impossible de rester ici plusieurs
jours de suite. Voilŗ la lettre que vous lui avez ťcrite. J'en fais
partir une autre, telle ŗ peu prŤs que vous la demandez. Je n'y parle
point des talents agrťables; ils ne sont pas de l'ťtat qu'elle va
prendre, et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle
veut Ítre ignorťe. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: non,
monsieur, il n'y a point de mŤre qui ne fŻt comblťe de l'avoir pour
enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a ťtť de la mettre ŗ
couvert, et c'est une affaire faite. Je ne me rťsoudrai ŗ la laisser
aller que quand sa santť sera tout ŗ fait rťtablie; mais ce ne peut Ítre
avant un mois ou six semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire;
encore faut-il qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet
de votre lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osť
lui dire que ce n'ťtait pas le vŰtre; je l'avais brisť en ouvrant votre
rťponse, et je l'avais remplacť par le mien: dans l'ťtat f‚cheux oý elle
ťtait, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la
lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses
espťrances; ce sont les seules qu'elle ait, et je ne rťpondrais pas de
sa vie, si elles venaient ŗ lui manquer. Si vous aviez la bontť de me
faire ŗ part un petit dťtail de la maison oý elle entrera, je m'en
servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres;
elles vous seront toutes renvoyťes aussi exactement que la premiŤre; et
reposez-vous sur l'intťrÍt que j'ai moi-mÍme ŗ ne rien faire
d'inconsidťrť. Nous nous conformerons ŗ tout, ŗ moins que vous ne
changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chŤre infortunťe prie
Dieu pour vous ŗ tous les instants oý sa tÍte le lui permet.
J'attends, monsieur, votre rťponse, toujours au pavillon de Bourgogne,
rue d'Anjou, ŗ Versailles.
Ce 16 fťvrier 1760.
LETTRE OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE
L'AVAIT DEMAND….
Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera Suzanne Simonin.
Je l'aime comme si c'ťtait mon enfant: cependant vous pouvez prendre ŗ
la lettre ce que je vais vous dire, parce qu'il n'est pas dans mon
caractŤre d'exagťrer. Elle est orpheline de pŤre et de mŤre; elle est
bien nťe, et son ťducation n'a pas ťtť nťgligťe. Elle s'entend ŗ tous
les petits ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime ŗ
s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle ťcrit naturellement. Si
la personne ŗ qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit ŗ
merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien; pour
sa physionomie, je n'en ai guŤre vu de plus intťressante. On la trouvera
peut-Ítre un peu jeune, car je lui crois ŗ peine dix-neuf ans accomplis;
mais si l'expťrience de l'‚ge lui manque, elle est remplacťe de reste
par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu
commun. Je rťponds de l'innocence de ses moeurs. Elle est pieuse, mais
point bigote. Elle a l'esprit naÔf, une gaietť douce, jamais d'humeur.
J'ai deux filles; si des circonstances particuliŤres n'empÍchaient pas
M^lle Simonin de se fixer ŗ Paris, je ne leur chercherais pas d'autre
gouvernante; je n'espŤre pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis
son enfance, et elle a toujours vťcu sous mes yeux. Elle partira d'ici
bien nippťe. Je me chargerai des petits frais de son voyage et mÍme de
ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: c'est la moindre
chose que je puisse faire pour elle. Elle n'est jamais sortie de Paris;
elle ne sait oý elle va; elle se croit perdue: j'ai toute la peine du
monde ŗ la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne ŗ
laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, et les
devoirs qu'elle aura ŗ remplir, fera plus sur son esprit que tous mes
discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de
vous le demander? Toute sa crainte est de ne pas rťussir: la pauvre
enfant ne se connaÓt guŤre.
J'ai l'honneur d'Ítre, avec tous les sentiments que vous mťritez,
monsieur, votre trŤs-humble et obťissante servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
ņ Paris, ce 16 fťvrier 1760.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
Madame, j'ai reÁu il y a deux jours deux mots de lettre, qui
m'apprennent l'indisposition de M^lle Simonin. Son malheureux sort me
fait gťmir; sa santť m'inquiŤte. Puis-je vous demander la consolation
d'Ítre instruit de son ťtat, du parti qu'elle compte prendre, en un mot
la rťponse ŗ la lettre que je lui ai ťcrite? J'ose espťrer le tout de
votre complaisance et de l'intťrÍt que vous y prenez.
Votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur.
ņ Caen, ce 17 fťvrier 1760.
AUTRE LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
J'ťtais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre lettre a
suspendu mon inquiťtude sur l'ťtat de mademoiselle Simonin, que vous
m'assurez hors de danger, et ŗ couvert des recherches. Je lui ťcris; et
vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa
lettre m'avait frappť; et dans l'embarras oý je l'ai vue, j'ai cru ne
pouvoir mieux faire que de me l'attacher en la mettant auprŤs de ma
fille, qui malheureusement n'a plus de mŤre. Voilŗ, madame, la maison
que je lui destine. Je suis sŻr de moi-mÍme, et de pouvoir lui adoucir
ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-Ítre plus
difficile en d'autres mains. Je ne pourrai m'empÍcher de gťmir et sur
son ťtat et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je
le dťsirerais; mais que faire quand on est soumis aux lois de la
nťcessitť? Je demeure ŗ deux lieues de la ville, dans une campagne assez
agrťable, oý je vis fort retirť avec ma fille et mon fils aÓnť, qui est
un garÁon plein de sentiments et de religion, ŗ qui cependant je
laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont
toutes personnes attachťes ŗ moi depuis longtemps; de sorte que tout est
dans un ťtat fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce
parti que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait
quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par un
engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera toujours en moi
une ressource assurťe. Ainsi qu'elle rťtablisse sa santť sans
inquiťtude; je l'attendrai et serai bien aise cependant d'avoir souvent
de ses nouvelles.
J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant
serviteur.
ņ Caen, ce 21 fťvrier 1760.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ SOEUR SUZANNE.
SUR L'ENVELOPPE …TAIT UNE CROIX.
Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis ŗ l'ťtat oý
vous vous trouvez. Je ne puis que m'intťresser de plus en plus ŗ vous
procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit.
Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une
entiŤre confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que
le rťtablissement de votre santť et le soin de demeurer ignorťe. S'il
m'ťtait possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais; mais
votre situation me contraint, et je ne pourrai que gťmir sur la dure
nťcessitť. La personne ŗ laquelle je vous destine m'est des plus chŤres,
et c'est ŗ moi principalement que vous aurez ŗ rťpondre. Ainsi, autant
qu'il me sera possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines
insťparables de l'ťtat que vous prenez. Vous me devrez votre confiance,
je me reposerai entiŤrement sur vos soins: cette assurance doit vous
tranquilliser et vous prouver ma maniŤre de penser et l'attachement
sincŤre avec lequel je suis, mademoiselle, votre trŤs-humble et
trŤs-obťissant serviteur.
ņ Caen, ce 21 fťvrier 1760.
J'ťcris ŗ M^me Madin, qui pourra vous en dire davantage.
LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, la guťrison de notre chŤre malade est assurťe: plus de fiŤvre,
plus de mal de tÍte, tout annonce la convalescence la plus prompte et la
meilleure santť. Les lŤvres sont encore un peu p‚les; mais les yeux
reprennent de l'ťclat. La couleur commence ŗ reparaÓtre sur les joues;
les chairs ont de la fraÓcheur et ne tarderont pas ŗ reprendre leur
fermetť; tout va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est ŗ
prťsent, monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien
n'est plus touchant que la maniŤre dont elle s'en exprime. Je voudrais
bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je
lui portai vos derniŤres lettres. Elle les prit, les mains lui
tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; ŗ chaque ligne
elle s'arrÍtait; et, aprŤs avoir fini, elle me dit, en se jetant ŗ mon
cou, et en pleurant ŗ chaudes larmes: ęEh bien! madame Madin, Dieu ne
m'a donc pas abandonnťe; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui,
c'est Dieu qui m'a inspirť de m'adresser ŗ ce cher monsieur: quel autre
au monde eŻt pris pitiť de moi? Remercions le ciel de ces premiŤres
gr‚ces, afin qu'il nous en accorde d'autres.Ľ Et puis elle s'assit sur
son lit, et elle se mit ŗ prier; ensuite, revenant sur quelques endroits
de vos lettres, elle dit: ęC'est sa fille qu'il me confie. Ah! maman,
elle lui ressemblera; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme
lui.Ľ AprŤs s'Ítre arrÍtťe, elle dit avec un peu de souci: ęElle n'a
plus de mŤre! Je regrette de n'avoir pas l'expťrience qu'il me faudrait.
Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le soir
et le matin ce que je dois ŗ son pŤre: il faut que la reconnaissance
supplťe ŗ bien des choses. Serai-je encore longtemps malade? Quand
est-ce qu'on me permettra de manger? Je ne me sens plus de ma chute,
plus du tout.Ľ Je vous fais ce petit dťtail, monsieur, parce que
j'espŤre qu'il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action
tant d'innocence et de zŤle, que j'en ťtais hors de moi. Je ne sais ce
que je n'aurais pas donnť pour que vous l'eussiez vue et entendue. Non,
monsieur, ou je ne me connais ŗ rien, ou vous aurez une crťature unique,
et qui fera la bťnťdiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bontť
de m'apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre
fils, de votre situation, s'arrange parfaitement avec ses voeux. Elle
persiste dans les premiŤres propositions qu'elle vous a faites. Elle ne
demande que la nourriture et le vÍtement, et vous pouvez la prendre au
mot si cela vous convient: quoique je ne sois pas riche, le reste sera
mon affaire. J'aime cette enfant, je l'ai adoptťe dans mon coeur; et le
peu que j'aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continuť aprŤs ma
mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d'_Ítre son pis-aller et de
la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en prťsente_, lui ont
fait de la peine; je n'ai pas ťtť f‚chťe de lui trouver cette
dťlicatesse. Je ne nťgligerai pas de vous instruire des progrŤs de sa
convalescence; mais j'ai un grand projet dans lequel je ne dťsespťrerais
pas de rťussir pendant qu'elle se rťtablira, si vous pouviez m'adresser
ŗ un de vos amis: vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un
homme sage, discret, adroit, pas trop considťrable, qui approch‚t par
lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eŻt
accŤs ŗ la cour sans en Ítre. De la maniŤre dont la chose est arrangťe
dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence; il nous
servirait sans savoir en quoi: quand ma tentative serait infructueuse,
nous en tirerions au moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays
ťtranger. Si vous pouvez m'adresser ŗ quelqu'un, je vous prie de me le
nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui ťcrire que M^me
Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un
service, et que vous le priez de s'intťresser ŗ elle, si la chose est
faisable. Si vous n'avez personne, il faut s'en consoler; mais voyez,
monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l'intťrÍt que je prends
ŗ notre infortunťe, et sur quelque prudence que je tiens de
l'expťrience. La joie que votre derniŤre lettre lui a causťe, lui a
donnť un petit mouvement dans le pouls; mais ce ne sera rien.
J'ai l'honneur d'Ítre, avec les sentiments les plus respectueux,
monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
ņ Paris, ce 3 mars 1760.
L'idťe de M^me Madin de se faire adresser ŗ un des amis du gťnťreux
protecteur de soeur Suzanne, ťtait une suggestion de Satan, au moyen de
laquelle ses suppŰts espťraient inspirer adroitement ŗ leur ami de
Normandie de s'adresser ŗ moi et de me mettre dans la confidence de
toute cette affaire; ce qui rťussit parfaitement, comme vous verrez par
la suite de cette correspondance.
LETTRE DE SOEUR SUZANNE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, maman Madin m'a remis les deux rťponses dont vous m'avez
honorťe, et m'a fait part aussi de la lettre que vous lui avez ťcrite.
J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux que je ne mťrite; oui, cent
fois, mille fois mieux. J'ai si peu de monde, si peu d'expťrience, et je
sens si bien tout ce qu'il me faudrait pour rťpondre dignement ŗ votre
confiance; mais j'espŤre tout de votre indulgence, de mon zŤle et de ma
reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux
que si j'ťtais faite ŗ ma place. Mon Dieu! que je suis pressťe d'Ítre
guťrie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir
auprŤs de sa chŤre fille en tout ce qui dťpendra de moi! On me dit que
ce ne sera guŤre avant un mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher
monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie;
mais ils ne veulent pas que j'ťcrive, ils m'empÍchent de lire, ils me
tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et
tout cela pour mon bien. Dieu soit louť! C'est pourtant bien malgrť moi
que je leur obťis.
Je suis, avec un coeur reconnaissant, monsieur, votre trŤs-humble et
soumise servante,
_Signť_: SUZANNE SIMONIN.
ņ Paris, ce 3 mars 1760.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
Quelques incommoditťs que je ressens depuis quelques jours m'ont
empÍchť, madame, de vous faire rťponse plus tŰt, pour vous marquer le
plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence de M^lle Simonin. J'ose
espťrer que bientŰt vous aurez la bontť de m'instruire de son parfait
rťtablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifiť de ne
pouvoir contribuer ŗ l'exťcution du projet que vous mťditez en sa
faveur; sans le connaÓtre, je ne puis le trouver que trŤs-bon par la
prudence dont vous Ítes capable et par l'intťrÍt que vous y prenez. Je
n'ai ťtť que trŤs-peu rťpandu ŗ Paris, et parmi un petit nombre de
personnes aussi peu rťpandues que moi: et les connaissances telles que
vous les dťsireriez ne sont pas faciles ŗ trouver. Continuez, je vous
supplie, ŗ me donner des nouvelles de M^lle Simonin, dont les intťrÍts
me seront toujours chers.
J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant
serviteur.
Ce 31 mars 1760.
R…PONSE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, j'ai fait une faute, peut-Ítre, de ne me pas expliquer sur le
projet que j'avais; mais j'ťtais si pressťe d'aller en avant. Voici donc
ce qui m'avait passť par la tÍte. D'abord il faut que vous sachiez que
le cardinal de T***[32] protťgeait la famille. Ils perdirent tous
beaucoup ŗ sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait ťtť prťsentťe dans
sa premiŤre jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants; les
gr‚ces de celle-ci l'avaient frappť; et il s'ťtait chargť de son sort.
Mais quand il ne fut plus, on disposa d'elle comme vous savez, et les
protecteurs crurent s'acquitter envers la cadette en mariant les aÓnťes
ŗ deux de leurs crťatures. L'un de ces protťgťs a un emploi considťrable
ŗ Albi; l'autre la recette des aides de Castries, ŗ trois lieues de
Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur ťtat dťpend absolument de
ceux qui les ont placťs. J'avais donc pensť que, si l'on avait eu
quelque accŤs auprŤs de M^me la marquise de T*** qu'on dit
complaisante[33] et qui s'est mise en quatre dans le procŤs de mon
enfant, et qu'on lui eŻt peint la triste situation d'une jeune personne
exposťe ŗ toutes les suites de la misŤre, dans un pays ťtranger et
lointain[34], nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension
de ces deux beaux-frŤres, qui ont emportť tout le bien de la maison, et
qui ne songent guŤre ŗ nous secourir. En vťritť, monsieur, cela vaut
bien la peine que nous revenions tous les deux lŗ-dessus: voyez. Avec
cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle
tiendrait de vos bontťs, elle serait bien pour le prťsent, point mal
pour l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne
connais ni M^me la marquise de T***, ni le secrťtaire du dťfunt cardinal
qu'on dit homme de lettres, ni personne[35] qui les approche; et ce fut
l'enfant qui me suggťra de m'adresser ŗ vous. Au reste, je ne saurais
vous dire que sa convalescence aille comme je le dťsirerais. Elle
s'ťtait blessťe au dedans des reins, comme je crois vous l'avoir dit: la
douleur de cette chute, qui s'ťtait dissipťe, s'est fait ressentir;
c'est un point qui revient et qui passe. Il est accompagnť d'un lťger
frisson en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fiŤvre; le
mťdecin hoche de la tÍte, et n'a pas un air qui me plaise. Elle ira
dimanche prochain ŗ la messe; elle le veut; et je viens de lui envoyer
une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout du nez, et sous
laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans pťril dans
une petite ťglise borgne du quartier. Elle soupire aprŤs le moment de
son dťpart, et je suis sŻre qu'elle ne demandera rien ŗ Dieu avec plus
de ferveur que d'achever sa guťrison, et de lui conserver les bontťs de
son bienfaiteur. Si elle se trouvait en ťtat de partir entre P‚ques et
Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prťvenir. Au reste, monsieur,
son absence ne m'empÍcherait pas d'agir, si je dťcouvrais parmi mes
connaissances quelqu'un qui pŻt quelque chose auprŤs de M^me de T*** et
du mťdecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit[36].
Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi,
monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
ņ Versailles, ce 25 mars 1760.
_P. S._ Je lui ai dťfendu de vous ťcrire, de crainte de vous importuner;
il n'y a que cette considťration qui puisse la retenir.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
Madame, votre projet pour M^lle Simonin me paraÓt trŤs-louable, et me
plaÓt d'autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son
infortune, assurťe d'un ťtat un peu passable. Je ne dťsespŤre pas de
trouver quelque ami qui puisse agir auprŤs de M^me de T***[37] ou du
mťdecin A*** ou du secrťtaire du feu cardinal, mais cela demande du
temps et des prťcautions, tant pour ťviter d'ťventer le secret, que pour
m'assurer la discrťtion des personnes auxquelles je pense que je
pourrais m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si
M^lle Simonin persiste dans ses mÍmes sentiments, et si sa santť est
assez rťtablie, rien ne doit l'empÍcher de partir; elle me trouvera
toujours dans les mÍmes dispositions que je lui ai marquťes, et dans le
mÍme zŤle ŗ lui adoucir, s'il se peut, l'amertume de son sort. La
situation de mes affaires et les malheurs du temps m'obligent de me
tenir fort retirť ŗ la campagne avec mes enfants, pour raison
d'ťconomie; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicitť. C'est
pourquoi M^lle Simonin pourra se dispenser de faire de la dťpense en
habillements ni si propres ni si chers; le commun peut suffire en ce
pays. C'est dans cette campagne et dans cet ťtat uni et simple qu'elle
me trouvera, et oý je souhaite qu'elle puisse goŻter quelque douceur et
quelque agrťment, malgrť les prťcautions gÍnantes que je serai obligť
d'observer ŗ son ťgard. Vous aurez la bontť, madame, de m'instruire de
son dťpart; et de peur qu'elle n'eŻt ťgarť l'adresse que je lui avais
envoyťe, c'est chez M. Gassion, vis-ŗ-vis la place Royale, ŗ Caen.
Cependant si je suis instruit ŗ temps du jour de son arrivťe, elle
trouvera quelqu'un pour la conduire ici sans s'arrÍter.
J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant
serviteur.
Ce 31 mars 1760.
LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous douter?
Qu'a-t-elle de mieux ŗ faire que d'aller passer des jours heureux et
tranquilles auprŤs d'un homme de bien, et dans une famille honnÍte?
N'est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et
oý donnerait-elle de la tÍte si l'asile que vous avez eu la gťnťrositť
de lui offrir venait ŗ lui manquer? C'est elle-mÍme, monsieur, qui parle
ainsi; et je ne fais que vous rťpťter ses discours. Elle voulut encore
aller ŗ la messe le jour de P‚ques; c'ťtait bien contre mon avis, et
cela lui rťussit fort mal. Elle en revint avec de la fiŤvre; et depuis
ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portťe. Monsieur, je ne vous
l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santť. Elle sent ŗ prťsent de
la chaleur au-dessus des reins, ŗ l'endroit oý elle s'est blessťe dans
sa chute; je viens d'y regarder, et je n'y vois rien du tout. Mais son
mťdecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu'il
craignait qu'il n'y eŻt un commencement de pulsation; qu'il fallait
attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point
d'appťtit, elle dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement,
par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacitť
dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des
impatiences qui me dťsespŤrent. Elle se lŤve, elle essaye de marcher;
mais pour peu qu'elle penche du cŰtť malade, c'est un cri aigu ŗ percer
le coeur. Malgrť cela, j'espŤre, et j'ai profitť du temps pour arranger
son petit trousseau.
C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter simple
jusqu'ŗ la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son hiver, avec
une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement.
Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en
mousseline.
Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune de mes
filles, et qui se sont trouvťs lui aller ŗ merveille. Cela lui fera des
habillements de toilette pour l'ťtť.
Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en
mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six
autres, d'une piŤce de toile qu'on me blanchit ŗ Senlis.
Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou.
Deux douzaines de mouchoirs de poche.
Plusieurs cornettes de nuit.
Six dormeuses de jour festonnťes, avec huit paires de manchettes ŗ un
rang, et trois ŗ deux rangs.
Six paires de bas de coton fin.
C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le
lendemain des fÍtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilitť
elle le reÁut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me
prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses
larmes, quand elle vit les justes de ma fille. ęHť! lui dis-je, de quoi
pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez pas toujours ťtť? _Il est
vrai_,Ľ me rťpondit-elle; puis elle ajouta: ęņ prťsent que j'espŤre Ítre
heureuse, il me semble que j'aurais de la peine ŗ mourir. Maman, est-ce
que cette chaleur de cŰtť ne se dissipera point? Si l'on y mettait
quelque chose?Ľ Je suis charmťe, monsieur, que vous ne dťsapprouviez pas
mon projet, et que vous voyiez jour ŗ le faire rťussir. J'abandonne tout
ŗ votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que M^me la marquise
de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revÍche;
que le secrťtaire, fier du titre d'acadťmicien qu'il a obtenu aprŤs
vingt ans de sollicitations, s'en retourne en Bretagne, et que dans
trois ou quatre mois d'ici[38] nous serons bien oubliťs. Tout passe si
vite d'intťrÍt dans ce pays-ci; on ne parle dťjŗ plus guŤre de nous,
bientŰt on n'en parlera plus du tout.
Ne craignez pas qu'elle ťgare l'adresse que vous lui avez envoyťe. Elle
n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder; elle
oublierait plutŰt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui
demandai si elle ne voulait pas vous ťcrire, elle me rťpondit qu'elle
vous avait commencť une longue lettre qui contiendrait tout ce qu'elle
ne pourrait guŤre se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la
gr‚ce de guťrir et de vous voir; mais qu'elle avait le pressentiment
qu'elle ne vous verrait jamais. ęCela dure trop, maman, ajouta-t-elle,
je ne profiterai ni de vos bontťs ni des siennes: ou M. le marquis
changera de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.Ľ ęQuelle folie! lui
dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idťes
tristes, ce que vous craignez vous arrivera?Ľ Elle dit: _Que la volontť
de Dieu soit faite._ Je la priai de me montrer ce qu'elle vous avait
ťcrit; j'en fus effrayťe, c'est un volume, c'est un gros volume. ęVoilŗ,
lui dis-je en colŤre, ce qui vous tue.Ľ Elle me rťpondit: ęQue
voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, ou je m'ennuie.--Et quand
avez-vous pu griffonner tout cela?--Un peu dans un temps, un peu dans un
autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai
souffert...Ľ Je lui ai dťfendu de continuer. Son mťdecin en a fait
autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autoritť ŗ mes priŤres;
elle vous regarde comme son cher maÓtre, et il est sŻr qu'elle vous
obťira. Cependant comme je conÁois que les heures sont bien longues pour
elle, et qu'il faut qu'elle s'occupe, ne fŻt-ce que pour l'empÍcher
d'ťcrire davantage, de rÍver et de se chagriner, je lui ai fait porter
un tambour[39], et je lui ai proposť de commencer une veste pour vous.
Cela lui a plu extrÍmement, et elle s'est mise tout de suite ŗ
l'ouvrage. Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un
mot, s'il vous plaÓt, qui dťfende d'ťcrire et de trop travailler.
J'avais rťsolu de retourner ce soir ŗ Versailles; mais j'ai de
l'inquiťtude: ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux Ítre
demain auprŤs d'elle lorsque son mťdecin reviendra. J'ai malheureusement
quelque foi aux pressentiments des malades; ils se sentent. Quand je
perdis M. Madin, tous les mťdecins m'assuraient qu'il en reviendrait; il
disait, lui, qu'il n'en reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait
que trop vrai. Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous ťcrire: s'il
fallait que je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais.
Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. C'est
ŗ prťsent que les misťrables qui l'ont dťterminťe ŗ s'enfuir sentent la
perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard.
J'ai l'honneur d'Ítre avec des sentiments de respect et de
reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre trŤs-humble et
trŤs-obťissante servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
ņ Paris, ce 13 avril 1760.
R…PONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
Je partage, madame, avec une vraie sensibilitť, votre inquiťtude sur la
maladie de M^lle Simonin. Son ťtat infortunť m'avait toujours infiniment
touchť; mais le dťtail que vous avez eu la bontť de me faire de ses
qualitťs et de ses sentiments, me prťvient tellement en sa faveur, qu'il
me serait impossible de n'y pas prendre le plus vif intťrÍt: ainsi, loin
que je puisse changer de sentiments ŗ son ťgard, chargez-vous, je vous
prie, de lui rťpťter ceux que je vous ai marquťs par mes lettres, et qui
ne souffriront aucune altťration. J'ai cru qu'il ťtait prudent de ne lui
point ťcrire, afin de lui Űter toute occasion de s'occuper ŗ faire une
rťponse. Il n'est pas douteux que tout genre d'occupation lui est
prťjudiciable dans son ťtat d'infirmitť; et si j'avais quelque pouvoir
sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux
m'adresser qu'ŗ vous-mÍme, madame, pour lui faire connaÓtre ce que je
pense ŗ cet ťgard. Ce n'est pas que je ne fusse charmť de recevoir de
ses nouvelles par elle-mÍme; mais je ne pourrais approuver en elle une
action de pure biensťance, qui pŻt contribuer au retardement de sa
guťrison. L'intťrÍt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier
encore une fois de la modťrer sur ce point. Soyez toujours persuadťe de
ma sincŤre affection pour elle, et de l'estime particuliŤre, et de la
considťration vťritable avec laquelle j'ai l'honneur d'Ítre, madame,
votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur.
Ce 25 avril 1760.
_P. S._ Incessamment j'ťcrirai ŗ un de mes amis, ŗ qui vous pourrez vous
adresser pour M^me de T***[40]. Il se nomme M. Grimm, secrťtaire des
commandements de M. le duc d'Orlťans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg,
prŤs la rue Saint-Honorť, ŗ Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez
la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrÍmes
obligations, et que je ne dťsire rien tant que de vous en marquer ma
reconnaissance. Il ne dÓne pas ordinairement chez lui.
LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu l'honneur de vous
ťcrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma
peine, et j'espŤre que vous me saurez grť de n'avoir pas mis votre ‚me
sensible ŗ une ťpreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m'ťtait
chŤre. Imaginez-vous, monsieur, que je l'aurai vue prŤs de quinze jours
de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguŽs.
Enfin, Dieu a pris, je crois, pitiť d'elle et de moi. La pauvre
malheureuse est encore; mais ce ne peut Ítre pour longtemps. Ses forces
sont ťpuisťes, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine ŗ
s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a point abandonnťe.
Si celle-lŗ n'est pas sauvťe, que deviendrons-nous? L'espoir que j'avais
de sa guťrison a disparu tout ŗ coup. Il s'ťtait formť un abcŤs au cŰtť,
qui faisait un progrŤs sourd depuis sa chute. Elle n'a pas voulu
souffrir qu'on l'ouvrÓt ŗ temps, et quand elle a pu s'y rťsoudre, il
ťtait trop tard. Elle sent arriver son dernier moment; elle m'ťloigne;
et je vous avoue que je ne suis pas en ťtat de soutenir ce spectacle.
Elle fut administrťe hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle
qui le demanda. AprŤs cette triste cťrťmonie, je restai seule ŗ cŰtť de
son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui
donnai; elle la prit, la porta contre ses lŤvres, et m'attirant vers
elle, elle me dit, si bas que j'avais peine ŗ l'entendre: ęMaman, encore
une gr‚ce.
--Laquelle, mon enfant?
--Me bťnir, et vous en aller.Ľ
Elle ajouta: ęMonsieur le marquis... ne manquez pas de le remercier.Ľ
Ces paroles auront ťtť ses derniŤres. J'ai donnť des ordres, et je me
suis retirťe chez une amie, oý j'attends de moment en moment. Il est une
heure aprŤs minuit. Peut-Ítre avons-nous ŗ prťsent une amie au ciel.
Je suis avec respect, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante
servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
La lettre prťcťdente est du 7 mai; mais elle n'ťtait point datťe.
LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE.
La chŤre enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les nŰtres ont
peut-Ítre encore longtemps ŗ durer. Elle a passť de ce monde dans celui
oý nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre
heures du matin. Comme sa vie avait ťtť innocente, ses derniers instants
ont ťtť tranquilles, malgrť tout ce qu'on a fait pour les troubler.
Permettez que je vous remercie du tendre intťrÍt que vous avez pris ŗ
son sort; c'est le seul devoir qui me reste ŗ lui rendre. Voilŗ toutes
les lettres dont vous nous avez honorťes. J'avais gardť les unes, et
j'ai trouvť les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques
jours avant sa mort; ils contiennent, ŗ ce qu'elle m'a dit, l'histoire
de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses oý elle
a demeurť, et ce qui s'est passť aprŤs sa sortie. Il n'y a pas
d'apparence que je les lise sitŰt: je ne saurais rien voir de ce qui lui
appartenait, rien mÍme de ce que mon amitiť lui avait destinť, sans
ressentir une douleur profonde.
Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous Ítre utile, je serai
trŤs-flattťe de votre souvenir.
Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu'on doit
aux hommes misťricordieux et bienfaisants, monsieur, votre trŤs-humble
et trŤs-obťissante servante,
_Signť_: MOREAU-MADIN.
Ce 10 mai 1760.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN.
Je sais, madame, ce qu'il en coŻte ŗ un coeur sensible et bienfaisant de
perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse occasion de lui
dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l'infortune, et par
les aimables qualitťs, telles qu'ont ťtť celles de la chŤre demoiselle
qui cause aujourd'hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus
tendre sensibilitť. Vous l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa
sťparation plus difficile ŗ supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses
malheurs m'avaient vivement touchť, et je goŻtais par avance le plaisir
de pouvoir contribuer ŗ la tranquillitť de ses jours. Si le ciel en a
ordonnť autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant
dťsirťe, je dois l'en bťnir; mais je ne puis y Ítre insensible. Vous
avez du moins la consolation d'en avoir agi ŗ son ťgard avec les
sentiments les plus nobles et la conduite la plus gťnťreuse. Je les ai
admirťs, et mon ambition eŻt ťtť de vous imiter. Il ne me reste plus que
le dťsir ardent d'avoir l'honneur de vous connaÓtre, et de vous exprimer
de vive voix combien j'ai ťtť enchantť de votre grandeur d'‚me, et avec
quelle considťration respectueuse j'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre
trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur.
Ce 18 mai 1760.
_P. S._ Tout ce qui a rapport ŗ la mťmoire de notre infortunťe m'est
devenu extrÍmement cher; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand
sacrifice, que celui de me communiquer les petits mťmoires qu'elle a
faits de ses diffťrents malheurs? Je vous demande cette gr‚ce, madame,
avec d'autant plus de confiance, que vous m'aviez annoncť que je pouvais
y avoir quelque droit. Je serai fidŤle ŗ vous les renvoyer, ainsi que
toutes vos lettres, par la premiŤre occasion, si vous le jugez ŗ propos.
Vous auriez la bontť de me les envoyer par le carrosse de voiture de
Caen, qui loge _au Grand-Cerf_, rue Saint-Denis, ŗ Paris, et part tous
les lundis.
* * * * *
Ainsi finit l'histoire de l'infortunťe soeur Suzanne Saulier, dite
Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien
triste que les mťmoires de sa vie n'aient pas ťtť mis au net; ils
auraient formť une lecture trŤs-intťressante. AprŤs tout, M. le marquis
de Croismare doit savoir grť ŗ la perfidie de ses amis de lui avoir
fourni une occasion de secourir l'infortune avec une noblesse, un
intťrÍt, une simplicitť vraiment dignes de lui: le rŰle qu'il joue dans
cette correspondance n'est pas le moins touchant du roman.
On nous bl‚mera, peut-Ítre, d'avoir inhumainement h‚tť la fin de soeur
Suzanne, mais ce parti ťtait devenu nťcessaire ŗ cause des avis que nous
reÁŻmes du ch‚teau de Lasson, qu'on y meublait un appartement pour
recevoir M^lle de Croismare, que son pŤre voulait faire sortir du
couvent, oý elle avait ťtť depuis la mort de sa mŤre. Ces avis
ajoutaient qu'on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en
mÍme temps jouer le rŰle de gouvernante auprŤs de la jeune personne, et
que M. de Croismare s'occupait d'ailleurs ŗ pourvoir la bonne qui avait
ťtť jusqu'alors auprŤs de sa fille. Ces avis ne nous laissŤrent pas le
choix sur le parti qui nous restait ŗ prendre; et ni la jeunesse, ni la
beautť, ni l'innocence de soeur Suzanne, ni son ‚me douce, sensible et
tendre, capable de toucher les coeurs les moins enclins ŗ la compassion,
ne purent la sauver d'une mort inťvitable. Mais comme nous avions tous
pris les sentiments de M^me Madin pour cette intťressante crťature, les
regrets que nous causa sa mort ne furent guŤre moins vifs que ceux de
son respectable protecteur.
* * * * *
S'il se trouve quelques contradictions lťgŤres entre le rťcit et les
mťmoires, c'est que la plupart des lettres sont postťrieures au roman,
et l'on conviendra que s'il y eut jamais une prťface utile, c'est celle
qu'on vient de lire, et que c'est peut-Ítre la seule dont il fallait
renvoyer la lecture ŗ la fin de l'ouvrage.
QUESTION AUX GENS DE LETTRES.
M. Diderot, aprŤs avoir passť des matinťes ŗ composer des lettres bien
ťcrites, bien pensťes, bien pathťtiques, bien romanesques, employait des
journťes ŗ les g‚ter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de
ses associťs en scťlťratesse, tout ce qu'elles avaient de saillant,
d'exagťrť, de contraire ŗ l'extrÍme simplicitť et ŗ la derniŤre
vraisemblance; en sorte que si l'on eŻt ramassť dans la rue les
premiŤres, on eŻt dit: ęCela est beau, fort beau...Ľ et que si l'on eŻt
ramassť les derniŤres, on eŻt dit: ęCela est bien vrai...Ľ Quelles sont
les bonnes? Sont-ce celles qui auraient peut-Ítre obtenu l'admiration?
ou celles qui devaient certainement produire l'illusion[41]?
NOTE
Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur _la Religieuse_ (_Notice
prťliminaire_) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui
va suivre, l'ťditeur fut assez gťnťralement bl‚mť d'avoir joint au roman
la seconde partie oý Grimm explique les motifs qui portŤrent Diderot ŗ
l'ťcrire et les circonstances dans lesquelles il fut composť. Ces
reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondťs. Est-ce parce
qu'aujourd'hui la critique a complŤtement renversť son objectif? Cela
est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer ainsi?
Voilŗ ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons ŗ
approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre parti
tous les lecteurs qui sont plus amis de la vťritť que de Platon. On va
lire les objections de Naigeon. Il les avait placťes en tÍte de
l'addition de Grimm, afin de leur donner plus de force en prťvenant le
public. Nous les avons placťes aprŤs, par la mÍme tactique, afin de leur
enlever un peu de leur portťe, en laissant au public le soin de se faire
sa propre opinion. Tous les lecteurs non prťvenus n'auront vu, bien
certainement, dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-mÍme: une
partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une prťface, et qui
ťtait la seule prťface qu'il fallŻt au livre, une fois lu. Qui
cherchons-nous ici? Nous cherchons Diderot. Oý le trouvons-nous? Nous le
trouvons surtout dans cette prťface-annexe. La prťtention de Naigeon et
des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer _la Religieuse_ en
un document historique est insensťe. Ce roman est plus que de
l'histoire, et en le rťduisant au rŰle d'un mťmoire destinť ŗ un avocat
on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient maintenir
Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilŗ ce que ces critiques
auraient dŻ d'abord se demander. Quand ils auraient ťtť convaincus du
contraire, n'auraient-ils pas ťtť forcťs d'avouer qu'ils avaient voulu
jouer le rŰle de trompeurs? Et combien ce rŰle est-il odieux! Nous
aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que _la Religieuse_ est une
oeuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne diminue pas
non plus l'effet que cette oeuvre devait produire, puisque l'artiste a
pris pour guide la stricte rťalitť.
Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu'il
dit de _la Religieuse_, mais pour les singuliŤres thťories qu'il ťmet
sur le rŰle de l'ťditeur; thťories qu'il n'a heureusement pas pu mettre
en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus
prises au sťrieux, car elles nous auraient privťs de la plupart des
oeuvres posthumes de Diderot, c'est-ŗ-dire de la meilleure partie de son
bagage philosophique et littťraire.
Voici l'avertissement de l'ťdition de 1798:
* * * * *
ęLes lettres suivantes[42] ne se trouvent point dans le manuscrit
autographe de _la Religieuse_; et je les aurais certainement
retranchťes, si j'avais ťtť le premier ťditeur de ce roman. Il m'a
toujours semblť que cette espŤce de canevas, sur lequel l'imagination
vive et brillante de Diderot a brodť avec beaucoup d'art, et souvent
avec un goŻt exquis, cet ouvrage si intťressant, devait disparaÓtre
entiŤrement sous l'ingťnieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser
voir que ce rťsultat important. S'il est vrai, comme on n'en peut
douter, que dans tous nos plaisirs, mÍme les plus dťlicieux et les plus
substantiels, si j'ose m'exprimer ainsi, il entre toujours un peu
d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent mÍme pour nous, en
raison de la force et de la durťe de ce prestige enchanteur; en nous
l'Űtant, on dťtruit en nous une source fťconde de jouissances diverses,
et peut-Ítre mÍme une des causes les plus actives de notre bonheur: il
en est de nous, ŗ cet ťgard, comme de ce fou d'Argos, que ses amis
rendirent malheureux[43], en le guťrissant de sa folie. Il y a tant de
points de vue divers, sous lesquels on peut considťrer le mÍme objet! et
les hommes, en gťnťral, sont si diversement affectťs des mÍmes choses et
souvent des mÍmes mots, que ces lettres n'ont pas produit sur quelques
lecteurs l'impression que j'en ai reÁue. Cette diffťrente maniŤre de
sentir et de voir ne m'a point ťtonnť: j'en ai seulement conclu que mon
premier jugement, ainsi que cela est toujours nťcessaire pour ťviter
l'erreur, devait Ítre soumis ŗ une nouvelle rťvision. J'ai donc relu ces
lettres de suite, afin d'en mieux prendre l'esprit, et d'en voir, pour
ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'oeil: et je persiste ŗ croire que,
lues avant ou aprŤs le drame dont elles sont la fable, elles en
affaiblissent ťgalement l'intťrÍt, et lui font perdre ce caractŤre de
vťritť si difficile ŗ saisir dans tous les arts d'imitation, et qui
distingue particuliŤrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes
les matiŤres qui sont l'objet des connaissances humaines, le
raisonnement, l'observation, l'expťrience ou le calcul doivent seuls
Ítre consultťs; quoique les autoritťs, quelle qu'en soit la source,
soient en gťnťral assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et
doivent Ítre employťes dans tous les cas avec autant de sobriťtť que de
circonspection et de choix, je dirai nťanmoins que le suffrage de
Diderot semble devoir Ítre ici de quelque poids; on doit naturellement
supposer que le parti auquel il s'est enfin arrÍtť, lui a paru en
derniŤre analyse le plus propre ŗ produire un grand effet: or, il a
supprimť ces lettres, comme aprŤs la construction d'un ťdifice on
dťtruit l'ťchafaud qui a servi ŗ relever. Elles ne font point partie du
manuscrit de _la Religieuse_[44], qu'il m'a remis plusieurs mois avant
sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection
gťnťrale de ses oeuvres, soit d'ailleurs chargť d'un grand nombre de
corrections, et de deux additions trŤs-importantes qui ne se trouvent
point dans la premiŤre ťdition.
ęJe sais que le commun des lecteurs (et ŗ cet ťgard, comme ŗ beaucoup
d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement
tout ce qu'un auteur cťlŤbre a ťcrit; ce qui est presque aussi ridicule
que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a dit dans
le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupiditť et le
mauvais goŻt des ťditeurs n'ont pas peu contribuť ŗ corrompre, ŗ cet
ťgard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'_ils vivaient des sottises des
morts_; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en gťnťral, de cette
espŤce de tact et d'instinct qui fait dťcouvrir une belle page, une
belle ligne partout oý elle se trouve; plus occupťs surtout de grossir
le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils
publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le mÍme respect
tout ce qu'il a produit de bon, de mťdiocre et de mauvais; ils enlŤvent
en mÍme temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poŽte, la
paille, la balle, la poussiŤre et le grain; _rem auferunt cum
pulvisculo_. Voltaire, qui aperÁoit, qui saisit d'un coup d'oeil si
juste et si prompt le cŰtť ridicule des personnes et des choses;
Voltaire, qui a l'art si difficile et si rare de dire tout avec gr‚ce,
compare finement la manie des ťditeurs ŗ celle des sacristains. ęTous,
dit-il, rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire rťvťrer. Mais on
ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a ťcrit de digne d'Ítre lu.
Avec cette rŤgle honnÍte il y aurait moins de livres et plus de goŻt
dans le public[45].Ľ Convaincu depuis longtemps de la vťritť de cette
observation, je n'ai pu voir sans peine qu'on imprim‚t _la Religieuse_
et _Jacques le Fataliste_ avec tous les dťfauts qui les dťparent plus ou
moins aux yeux des lecteurs d'un goŻt sťvŤre et dťlicat. Un ťditeur qui,
sans avoir connu personnellement Diderot, n'aurait eu pour chťrir, pour
respecter sa mťmoire, d'autres motifs que les progrŤs qu'il a fait faire
ŗ la raison, ŗ l'esprit philosophique, et la forte impulsion qu'il a
donnťe ŗ son siŤcle; en un mot, un ťditeur tel qu'Horace nous peint[46]
un excellent critique, et tel que Diderot mÍme le dťsirait, parce qu'il
en sentait vivement le besoin, aurait rťduit _Jacques le Fataliste_ ŗ
cent pages, ou peut-Ítre mÍme il ne l'eŻt jamais publiť. Mon dessein
n'est point d'anticiper ici sur le jugement que j'ai portť ailleurs[47]
de ces deux contes de Diderot, et en gťnťral de tous ses manuscrits; je
dirai seulement que _Jacques le Fataliste_ est un de ceux oý il y avait
le plus ŗ ťlaguer, ou plutŰt ŗ abattre. Il n'en fallait conserver que
l'ťpisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte
charmant, du plus grand intťrÍt, et d'un but trŤs-moral. Ce n'est pas
que dans ce mÍme roman, dont _Jacques_ est le hťros, on ne trouve Áa et
lŗ des rťflexions trŤs-fines, souvent profondes, telles enfin qu'on les
peut attendre d'un esprit ferme, ťtendu, hardi, et qui sait gťnťraliser
ses idťes. Mais ces rťflexions si philosophiques, placťes dans la bouche
d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenťes d'ailleurs peu
naturellement, et n'ťtant point liťes ŗ un sujet grave, dont toutes les
parties fortement enchaÓnťes entre elles s'ťclaircissent, se fortifient
rťciproquement, et forment un tout, un systŤme UN, n'ont fait aucune
sensation. Ce sont quelques paillettes d'or ťparses, enfouies dans un
fumier oý personne assurťment ne sera tentť de les chercher; et, par
cela mÍme, des idťes isolťes, stťriles et perdues[49].
ęAu reste, si je pense que pour l'intťrÍt mÍme de la gloire de Diderot,
il fallait jeter au feu les trois quarts de _Jacques le Fataliste_, et
que les rŤgles inflexibles du goŻt et de l'honnÍte en imposaient mÍme
impťrieusement la loi ŗ l'anonyme qui a publiť le premier ce roman, je
n'aurais supprimť de _la Religieuse_ que la peinture trŤs-fidŤle, sans
doute, mais aussi trŤs-dťgoŻtante des amours inf‚mes de la supťrieure.
Les divers moyens qu'elle emploie pour sťduire, pour corrompre une jeune
enfant, dont tout lui faisait un devoir sacrť de respecter la candeur et
l'innocence; cette description vive et animťe de l'ivresse, du trouble
et du dťsordre de ses sens ŗ la vue de l'objet de sa passion criminelle;
en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de dťbauche, d'ailleurs
assez rare, mais vers lequel la seule curiositť pourrait entraÓner avec
violence une ‚me mobile, simple et pure, ne peut jamais Ítre sans danger
pour les moeurs et pour la santť; et quand il ne ferait qu'ťchauffer
l'imagination, ťveiller le tempťrament, de tous les maÓtres le plus
impťrieux, le plus absolu, et le mieux obťi, et h‚ter, dans quelques
individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme marquť
par la nature, oý le dťsir, le besoin gťnťral et commun de jouir et de
se propager, prťcipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait
encore un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation ŗ Diderot; et je
dois dire ici, pour disculper ŗ cet ťgard ce philosophe, que, frappť des
raisons dont j'appuyais mon opinion, il ťtait bien dťterminť ŗ faire ŗ
la dťcence, ŗ la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de
quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme,
mÍme le plus dissolu, et rťvoltantes ou inintelligibles pour une femme
honnÍte. Il est certain que l'ouvrage ainsi ťpurť n'aurait rien perdu de
son effet. Alors la mŤre la plus rťservťe, la plus sťvŤre, en eŻt
prescrit sans crainte la lecture ŗ sa fille[50]; et le but de l'auteur
eŻt ťtť pleinement rempli.
ęCes retranchements, que _Jacques le Fataliste_ et _la Religieuse_
semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus
la nťcessitť, qu'on aura soi-mÍme un goŻt plus sŻr, un tact plus fin et
plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui
trŤs-inutiles. La premiŤre impression, toujours si difficile ŗ effacer,
est faite; et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliquťs ŗ la
correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la
dťtruire, ni mÍme l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs.
Les uns, par cette ťtrange manie[51] d'avoir sans exception tous les
ouvrages d'un philosophe, d'un poŽte, ou d'un littťrateur illustre; les
autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif
qu'ont tous les hommes mťdiocres de se consoler de leur nullitť, en
dťprťciant les plus grands gťnies, et en recherchant curieusement leurs
fautes, s'obstineraient ŗ redemander _la Religieuse_ et _Jacques le
Fataliste_ tels qu'on les avait d'abord publiťs; et bientŰt ces presses,
aujourd'hui si multipliťes, et qui semblent avoir pris pour leur devise
commune, _Rem, rem, quocumque modo, rem_, rouleraient de toutes parts
pour reproduire ces romans dans l'ťtat informe oý Diderot, atteint tout
ŗ coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un
affaiblissement successif au tombeau, a ťtť forcť de les laisser.
ęCes diffťrentes considťrations, sur lesquelles il suffit de s'arrÍter
un moment pour en sentir la force, m'ont dťterminť ŗ ne rien retrancher
des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus
corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la premiŤre ťdition, et
revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de
l'auteur, ou sur des copies trŤs-exactes corrigťes de sa main. Enfin,
pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux
dťtails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop
souvent permis dans _Jacques le Fataliste_, je leur dťclare que ces
passages mÍmes que l'auteur trouvait trŤs-plaisants, et qui ne sont que
sales, n'ont pas mÍme ťtť adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de
cette ťdition ce que l'abbť Terrasson disait de celle du _Nouveau
Testament_ du P. Quesnel[52], que c'ťtait _un bon livre, oý le scandale
du texte ťtait conservť dans toute sa puretť_.Ľ
* * * * *
Cette conclusion de Naigeon ne dťtruit-elle pas toute son argumentation
prťcťdente, et n'est-on pas tentť de ne voir, dans ses scrupules, qu'une
revanche d'ťditeur devancť?
NOTES
[1] Ce dťcret fut promulguť le 27 fťvrier 1790.
[2] Par C.-F. Kramer, in-8ļ; Riga, 1797.
[3] C'est ce qui est arrivť pour l'ťdition de la _Religieuse_ de M.
Gťnin, dans les _OEuvres choisies_ de Diderot (in-18, Firmin Didot,
1856). Les points qui remplacent certains passages, ces points
mystťrieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruositťs, et,
certes, font plus rÍver les jeunes gens que ne le ferait le texte
mÍme. Il en est de ces rťticences maladroites comme des questions
inconsidťrťes des confesseurs.
[4] Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux
rťdacteurs de la _Dťcade_; mais, en retrouvant la conclusion de
l'article dans la _Nouvelle BibliothŤque d'un homme de goŻt_ (1810,
t. V, p. 84), nous devons nous demander si son vťritable auteur ne
serait pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifiť, sous l'Empire, sa
premiŤre rťdaction qu'en la condensant et en ťcrivant ęhommes sagesĽ
ŗ la place de ęphilosophes.Ľ
[5] CťlŤbre maÓtre de danse, dťjŗ nommť.
[6] VARIANTE: Toussť.
[7] VARIANTE: J'allais les porter.
[8] VARIANTE: Que la nuit qui prťcťda fut terrible pour moi!
[9] Dans un _Essai sur les FÍtes nationales_, an II (1794),
Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans
attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la
procession de la FÍte-Dieu.
[10] VARIANTE: Que je n'osais la regarder.
[11] L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi
et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantťs. La
supťrieure, qui mettait de la coquetterie ŗ avoir les plus belles
voix, n'hťsitait pas ŗ emprunter, pour ces circonstances, les
choeurs de l'Opťra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les _Bijoux
indiscrets_, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait
ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.
[12] Air de TelaÔre, dans _Castor et Pollux_, tragťdie lyrique de
Bernard, musique de Rameau (1737). Il ťtait chantť par M^lle
Arnould.
[13] Au cachot qu'on nommait _in pace_.
[14] Avocat cťlŤbre de l'ťpoque.
[15] L'ennemi intime de Bordeu.
[16] De cet endroit jusqu'ŗ: ęOn est trŤs-mal avec ces femmes-lŗ...Ľ
M. Gťnin met des points.
[17] M. Gťnin supprime la suite de cet ťpisode, sauf deux fragments
insignifiants, jusqu'ŗ la confession de la supťrieure, qui n'a plus,
naturellement, de raison d'Ítre. Il eŻt mieux valu supprimer tout ce
qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la
justice ne perd jamais entiŤrement ses droits, et aprŤs avoir fait
remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon,
M. Gťnin ne peut s'empÍcher d'ajouter: ęIl faut cependant faire
observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvť l'innocence
de son hťroÔne. L'intťrÍt du roman ťtait ŗ ce prix. Soeur
Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans Ítre
maculťe, sans se douter mÍme du danger qu'elle a couru.Ľ Et nous
ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent
eux-mÍmes s'en douter.
[18] Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut
mÍme appeler un de ces mots _trouvťs_, que l'homme de gťnie regarde
avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une
espŤce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas
de l'invention de Diderot. Il lui a ťtť donnť par M^me d'Holbach,
qu'il consultait sur la maniŤre dont il commencerait la confession
de la supťrieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir
ainsi arrÍtť depuis plus d'un mois dans une route oý elle
n'apercevait pas le plus lťger obstacle, lui dit, sur le simple
exposť des faits prťcťdents: ęIl n'y a pas ici ŗ choisir entre
plusieurs dťbuts, ťgalement heureux. Il n'y a qu'une seule maniŤre
d'Ítre vrai. Votre supťrieure n'a qu'un mot ŗ dire, et ce mot, le
voici: _Mon pŤre, je suis damnťe._Ľ Ce mot, qui, dans la
circonstance donnťe, paraÓt Ítre, en effet, le vťritable accent de
la passion, le mot de la nature, devait plaire ŗ Diderot par sa
justesse et sa simplicitť. Il en fut fortement frappť, et il se
plaisait ŗ citer cet exemple de l'extrÍme finesse de tact et
d'instinct de certaines femmes: il croyait mÍme, et avec raison, ce
me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur ŗ
son auteur, ťtait un de ceux que l'homme qui connaÓtrait le mieux la
nature humaine chercherait peut-Ítre inutilement, et qui ne
pouvaient Ítre trouvťs que par une femme. Cette anecdote, peu
connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru
devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)
[19] Les lettres attribuťes ici au marquis de Croismare, le seul de
tous les acteurs de ce drame qui ne fŻt pas dans le secret de la
plaisanterie, sont vťritablement de cet homme honnÍte, sensible et
bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront partout la candeur
et la simplicitť de son ‚me. Les autres lettres, oý l'on remarque de
mÍme un grand caractŤre de vťritť, mais qui n'est que l'heureux
effet de l'art et du talent, sont de Diderot, ŗ l'exception de
quelques lignes que lui ont fournies Grimm et M^me d'…pinay.
C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait,
que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnÍtetť
trŤs-dťlicate, toute la trame de cet ingťnieux roman, oý le bon et
vertueux Croismare joue un si beau rŰle. Ses amis, dont il
embellissait la sociťtť par les gr‚ces et l'originalitť de son
esprit, le voyaient avec peine confinť depuis deux ans dans sa
terre, et presque rťsolu ŗ s'y fixer tout ŗ fait. Cette longue
absence et ce projet d'une retraite totale les affligeaient
ťgalement; et ils imaginŤrent ce moyen de le tirer d'une solitude
pour laquelle, d'ailleurs, son ‚me aimante, active et douce n'ťtait
point fait. Mais l'intťrÍt qu'ils lui inspirŤrent pour la jeune
religieuse devenant trŤs-vif, ils furent obligťs de la faire mourir,
et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que de le ramener
au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu
malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette
premiŤre lettre, qui est de Grimm, d'autres dťtails relatifs au
marquis de Croismare et ŗ la prťtendue religieuse. (Note de
Naigeon.) Voyez aussi notre _Notice prťliminaire_ de la
_Religieuse_.
[20] Pour cet EXTRAIT, nous avons suivi le texte que nous ont fourni
les deux volumes de passages supprimťs de la _Correspondance_ de
Grimm, dont nous avons dťjŗ parlť (t. I, p. LXVI, note), et qui se
trouvent ŗ la bibliothŤque de l'Arsenal. Il nous a paru de beaucoup
prťfťrable ŗ la version reproduite jusqu'ŗ prťsent, en ce qu'il
comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages
nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui
voudraient constater ces diffťrences, que nous n'avons pas voulu
toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre
mesure, ŗ comparer les deux rťdactions.
[21] _Mťlanie_, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les
malheurs d'une religieuse malgrť elle, fut reprťsentťe en 1770. ņ
cette ťpoque, la _Religieuse_ de Diderot n'ťtait connue que par les
manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en
avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions dťcider. Mais il
est bizarre de voir ce critique, dans son ťtude sur Diderot, qu'il
combat ŗ propos de tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a
pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu'il n'oublie pas _Jacques
le Fataliste_, publiť ŗ la mÍme ťpoque.
[22] Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le hťros d'une assez
singuliŤre aventure. Il avait signť un engagement avec un
entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules
religieux. ProcŤs; et intervention du clergť, qui prťtendit qu'on ne
pouvait forcer un homme ŗ se damner malgrť lui. Cette prťtention en
matiŤre de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas
Ítre damnť, dut financer.
[23] Voyez, t. IV, _Cinqmars et Derville_, dialogue; et ci-aprŤs: le
_Neveu de Rameau_ et la _Correspondance_.
[24] Dans la rťdaction que nous suivons, _M. Diderot_ est partout
substituť au _Nous_ des ťditions prťcťdentes. Il devient l'‚me de
cette intrigue, comme de celle qu'il a mise en scŤne dans: _Est-il
bon, est-il mťchant?_
[25] Nous retrouverons M. d'Alainville dans la _Correspondance_.
L'anecdote est inťdite.
[26] Cette parenthŤse (inťdite et peu claire) serait-elle de Suard?
[27] Manque dans les prťcťdentes ťditions.
[28] Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est
expliquťe quelques lignes plus bas.
[29] Les ťditions connues mettent: _un Savoyard_.
[30] Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas
dans le manuscrit de l'Arsenal, mais on y lit en note: ęCette lettre
se trouve plus ťtendue ŗ la fin du roman, oý M. Diderot l'insťra
lorsque aprŤs un oubli de vingt et un ans, cette ťbauche informe lui
ťtant tombťe sous la main, il se dťtermina ŗ la retoucher.Ľ
[31] Les ťditions connues ťcrivent: SUZANNE DE LA MARRE.
[32] Les ťditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer,
_Tencin_.
[33] VARIANTE: ęCastries, qui est Fleury de son nom...Ľ Lisons, comme
ci-dessus, _Tencin_.
[34] VARIANTE: ęCette dame, qu'on dit compatissante, eŻt agi auprŤs de
son mari ou de M. le duc de Fleury son frŤre, et...Ľ
[35] VARIANTE: ę... ni M. le marquis de Castries, ni madame son
ťpouse...Ľ
[36] VARIANTE: ę... auprŤs de M^me de Castries ou de monsieur son
mari.Ľ
[37] VARIANTE: ęde Castries.Ľ
[38] VARIANTE: ę... M. le marquis de Castries fera la campagne, et
qu'on part, que M^me de Castries ira dans ses terres, et que dans
sept ou huit mois d'ici...Ľ En remplaÁant _Castries_ par _Tencin_,
le secrťtaire, ęfier du titre d'acadťmicien,Ľ si longtemps
sollicitť, devient l'abbť Trublet, reÁu en 1761.
[39] ņ broder.
[40] VARIANTE: ęde Castries.Ľ
[41] Les deux derniers alinťas sont inťdits.
[42] Nous avons dit que Naigeon avait placť cet avis avant l'extrait
de la _Correspondance_ de Grimm.
[43]
......... Pol, me occidistis, amici,
Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.
HORAT. _Epist._ lib. II, epist. II, vers. 138 et seq.
(Note de Naigeon.)
[44] Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des
divers morceaux de cet _ťchafaud_, pour parler comme Naigeon, est dŻ
ŗ Grimm et non ŗ Diderot.
[45] Avec cette rŤgle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant
le goŻt de l'ťditeur, et il n'y aurait ni respect du public, qu'on
n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de
lui-mÍme, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des
commentateurs enlŤverait le nez (_Bijoux indiscrets_, t. IV, p.
297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit
M^me Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui dťcorait
son salon.
[46]
Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes;
Culpabit duros; incomptis allinet atrum
Transverso calamo signum: ambitiosa recidet
Ornamenta; parum claris lucem dare coget;
Arguet ambiguŤ dictum; mutanda notabit.
Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum
Offendam in nugis? hae nugae seria ducent
In mala derisum semel, exceptumque sinistrŤ.
HORAT. _De Art. poet._, vers. 445 et seq.
(Note de Naigeon.)
[47] Voyez les _Mťmoires historiques et philosophiques sur la
vie et les ouvrages de Diderot_. Ce volume, qui pourra servir
d'introduction ŗ l'ťdition que je publie de ses ouvrages, sera
trŤs-incessamment sous presse[48]. (Note de Naigeon.)
[48] Des circonstances indťpendantes de la volontť de Naigeon l'ont
empÍchť de publier ces Mťmoires. (Note de l'ťdition BRI»RE.)--Ils
font partie de l'ťdition BriŤre.
[49] Ce qui veut dire qu'ťtant donnť un fumier oý il y a des perles,
il vaut mieux tout dťtruire, perles et fumier, et dťfendre ŗ Virgile
de fouiller dans Ennius.
[50] Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-Ítre
volontairement. Jamais _la Religieuse_ n'a ťtť, dans la pensťe de
Diderot, destinťe ŗ devenir le brťviaire des mŤres de famille. Ce
qu'il avait en vue ťtait la rťforme des voeux perpťtuels, et il
s'adressait ŗ ceux qui pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux
lťgislateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que
subir la loi sans avoir mÍme, comme il le montre, les moyens de
protester utilement contre elle.
[51] Voyez combien cette manie a grossi la collection des OEuvres de
Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire mÍme,
qui leur est si supťrieur sous tous les rapports: et jugez par ces
divers exemples combien la mÍme manie grossira un jour le recueil
des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille,
quoique assurťment il y en ait beaucoup dans cette collection,
d'ailleurs trŤs-riche, qui, ne mťritant pas d'Ítre ťcrites, ne sont
pas dignes d'Ítre lues. (Note de Naigeon.)--Cette accusation de
manie ne nous ťmeut en aucune faÁon. Nous faisons tous nos efforts
pour ęgrossir le recueil des ouvrages de Diderot,Ľ et nous ne
regrettons qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en
aient trop dťtruit.
[52] L'ťdition la plus complŤte du _Nouveau Testament_ du P. Quesnel
est celle de Paris, 1698, 4 vol. in-8ļ. (Note de l'ťdition BRI»RE.)
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La religieuse
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Excerpt
The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot
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with this eBook or online at www.gutenberg.org
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— End of La religieuse —
Book Information
- Title
- La religieuse
- Author(s)
- Diderot, Denis
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- May 15, 2009
- Word Count
- 85,809 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Philosophie, Religion et Morale, FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: Literature, Browsing: Philosophy & Ethics, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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