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La religieuse

French 85,809 words 1430h 9m read May 15, 2009

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The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot

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The Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La religieuse Author: Denis Diderot Editor: Jules Assťzat Release Date: May 15, 2009 [EBook #28827] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) [Extrait des OEuvres complŤtes de Diderot, ťditťes par Jules Assťzat, tome cinquiŤme, Paris, Garnier FrŤres, 1875.] LA RELIGIEUSE (…crit en 1760.--Publiť en 1796.) NOTICE PR…LIMINAIRE La chronologie n'est point une science ŗ dťdaigner, et quand on ne consulte pas avec soin les registres oý elle inscrit au jour le jour les ťvťnements que l'histoire brouille souvent ŗ distance, on risque de fausser, par une seule inadvertance, le caractŤre d'un homme et parfois celui de toute une ťpoque. Ce n'est point le lieu, dans ces courtes _Notices_, d'entamer une discussion ŗ ce sujet, mais nous ne pouvons nous dispenser cependant de rťagir contre une opinion qui pourrait prendre quelque consistance si l'on s'attachait ŗ la valeur de l'homme qui l'a exprimťe, il y a quelque temps, dans une collection destinťe ŗ avoir beaucoup de lecteurs, celle des _Chefs-d'oeuvre des Conteurs franÁais_ (Charpentier, 3 vol. in-18, 1874). Dans son _Introduction aux Conteurs franÁais du XVIII^e siŤcle_, M. Ch. Louandre ťcrit: ęLa croisade philosophique ne commence que vers 1750. Diderot ouvre le feu par la _Religieuse_, et fait revivre toutes les accusations des rťformťs: le cťlibat, le renoncement, l'ensevelissement dans les cloÓtres sont en contradiction avec les instincts les plus profonds de l'‚me humaine. Ils conduisent au dťsespoir, ŗ la rťvolte dťsordonnťe des sens; ils violent la loi naturelle, et, bien loin de faire des saints, ils ne font que des victimes. Cette thŤse, dťveloppťe avec une verve ťclatante, laissa dans les esprits une impression profonde, et si l'on veut prendre la peine de comparer la _Religieuse_ et les discussions qui ont provoquť le dťcret de l'Assemblťe nationale[1], portant suppression des ordres religieux, on pourra se convaincre que les lťgislateurs ont en grande partie reproduit les arguments du romancier.Ľ La _Religieuse_ ne fut publiťe qu'en l'an V (1796) de la Rťpublique franÁaise, et quoiqu'elle fŻt alors composťe depuis trente-cinq ans, elle s'ťtait si peu rťpandue hors des sociťtťs du baron d'Holbach et de M^me d'…pinay, que Grimm lui-mÍme, en 1770, n'en parlait que comme d'une ťbauche inachevťe et trŤs-probablement perdue. Voilŗ donc toute la fable de l'influence du roman sur les lťgislateurs de 1790 ŗ vau-l'eau. Nous ne faisons pas cette rectification pour diminuer l'influence qu'a pu exercer Diderot sur la Rťvolution. C'est, outre la prťoccupation de l'exactitude, parce que cette influence n'est pas, selon nous, celle qu'on lui attribue trop gťnťralement, par souvenir de l'identification, tentťe ŗ un moment par La Harpe, de ses doctrines et de celles de Babeuf. ņ qui devons-nous connaissance de ce merveilleux ouvrage? nous ne le savons: c'est le libraire Buisson qui l'imprima; mais d'oý lui venait la copie, il ne le dit pas. Il y joignit l'extrait de la _Correspondance_ de Grimm, qu'on a toujours placť depuis ŗ la suite du roman, avec raison, quoi qu'en ait pu penser Naigeon, auquel nous rťpondrons ŗ ce sujet. Ce qui est vrai, c'est que l'effet produit avec ou sans l'addition de Grimm fut prodigieux; que les ťditions se multipliŤrent dans tous les formats, et que, malgrť deux condamnations, en 1824 et en 1826, sous un rťgime ouvertement clťrical, elles n'ont pas cessť de se renouveler. Nous citerons, outre celles de Buisson, in-8ļ de 411 pages, 1796, et, mÍme date, 2 volumes in-18, avec figures, celles de Berlin (Paris), 1797, in-12; Maradan, 1798, in-12, frontispice; 1799, in-8ļ, portrait et figures gravťs par Duprťel; 1804, 2 vol. in-8ļ avec figures de Le Barbier (les mÍmes que celles de l'ťdition de 1799); Taillard, 1822, in-18; Pigoreau, 1822, in-12; Ladrange-Lheureux, 1822, in-12, portrait et une figure, gravťs par Couchť fils; Ladrange, 1830, in-18; Hiard, 1831, in-18; 1832, in-18, figures; 1832, in-8ļ, figures; Rignoux, 1833, in-18; Chassaignon, 1833, in-18, figures; 1834, in-18; 1841, in-18, figures; Bry, 1849, in-4ļ, figures...; enfin celle: France et Belgique (Bruxelles), 1871, in-12, portrait d'aprŤs Garand, gravť ŗ l'eau-forte par Rajon. La _Religieuse_ a ťtť traduite en allemand[2], en anglais et en espagnol. Cette nomenclature prouve au moins une chose: c'est que, si tous les livres ont leur destin, celui des chefs-d'oeuvre, malgrť toutes les persťcutions, est de ne pas pťrir. Nous appelons la _Religieuse_ un chef-d'oeuvre, et c'est un chef-d'oeuvre tel, qu'il ne peut Ítre touchť sans perdre une partie de sa valeur et sans devenir mÍme dangereux[3]. Comment eŻt-on voulu que Diderot s'arrÍt‚t en chemin? Que voulait-il peindre? La vie des cloÓtres. Et il aurait laissť de cŰtť une des formes de la maladie hystťrique qui en rťsulte si souvent, pour ne pas dire toujours? Les cruautťs, on peut les nier: elles se passent ŗ huis clos et ne transpirent que rarement (voir cependant Louis Blanc, _Histoire de la Rťvolution_, t. III, p. 338, renvoyant au _Mťmoire_ de M. Tilliard avec les notes de la soeur Marie Lemonnier, mťmoire dont les journaux ont publiť des extraits vers 1845); mais la maladie parle, et toujours haut, et elle rťclame l'intervention d'un homme, qui n'est plus le prÍtre, mais le mťdecin. Si discret que soit celui-ci, avec quelque soin qu'on le choisisse, il ne peut pas toujours trahir la science, sa vťritable maÓtresse, et il parle. La _Religieuse_ est la mise en action des idťes qui rŤgnent dans l'admirable morceau _sur les Femmes_ (voir tome II), et l'on eŻt voulu que la _bÍte fťroce_ n'y jou‚t pas son rŰle? On eŻt voulu que Diderot se condamn‚t au lieu commun, bon pour La Harpe, de la religieuse au coeur plein d'un amour mondain? Cela ťtait impossible. La seule chose possible ťtait de toucher ŗ ces matiŤres avec discrťtion, avec prudence, et si l'on rapproche les passages oý Diderot peint la maladie de la supťrieure dissolue de ceux de certains de ses ouvrages oý il n'avait pas ŗ montrer autant de rťserve, on ne pourra se refuser ŗ reconnaÓtre qu'il a fait effort pour se maintenir dans les limites au delŗ desquelles commence la licence, et qu'il ne les a pas mÍme atteintes. ņ l'ignorant, il n'apprend rien; ŗ celui qui sait, il est bien loin de tout dire. Sur ce point particulier, Naigeon a dit des sottises, et ce n'ťtait pas ŗ l'homme qui a ajoutť les chapitres que nous avons marquťs dans les _Bijoux indiscrets_ ŗ se signer hypocritement devant une page, une seule, ŗ laquelle on ne peut reprocher que d'Ítre au-dessous de la rťalitť. FidŤle ŗ nos habitudes, nous rappellerons ici deux apprťciations contemporaines qui nous semblent des plus sensťes. L'une est tirťe de la _Dťcade philosophique_. La seconde est d'un ami de Diderot, que nous retrouverons: Jean Devaines. Nous donnerons celle-ci tout au long, parce qu'elle est dans une tonalitť excellente. L'article de la _Dťcade_, sous le titre d'_Extraits de la Religieuse_, est signť A[4]. Il est enthousiaste. ęOn a fort bien fait, dit-il, d'empÍcher la publication d'un pareil livre sous l'ancien rťgime; quelque jeune homme, aprŤs l'avoir lu, n'aurait pas manquť d'aller mettre le feu au premier couvent de nonnes; mais on fait encore mieux de le publier ŗ prťsent; cette lecture pourra Ítre utile aux gens assez fous (car il en est) pour s'affliger de la destruction de ces abominables demeures, et pour espťrer leur rťtablissement. ęCe singulier et attachant ouvrage restera comme un monument de ce qu'ťtaient autrefois les couvents, flťau nť de l'ignorance et du fanatisme en dťlire, contre lequel les philosophes avaient si longtemps et si vainement rťclamť, et dont la rťvolution franÁaise dťlivrera l'Europe, si l'Europe ne s'obstine pas ŗ vouloir faire des pas rťtrogrades vers la barbarie et l'abrutissement.Ľ Quant ŗ Devaines, son compte rendu parut d'abord dans les _Nouvelles politiques_ du 6 brumaire an V. Il le plaÁa ensuite dans son _Recueil de quelques articles tirťs de diffťrents ouvrages pťriodiques_, an VII (1799), recueil tirť d'abord ŗ quatorze exemplaires par les soins de la duchesse de Montmorency Albert Luynes, dans son ch‚teau de Dampierre; puis ŗ plus grand nombre dans une ťdition ťgalement in-4ļ, destinťe au public. Le voici: ęUne jeune fille est forcťe par ses parents ŗ prononcer des voeux. Ce fonds est trŤs-commun; mais ce qui ne l'est pas, c'est le motif qui dťtermine la mŤre ŗ sacrifier sa fille; c'est l'ťnergie du caractŤre de celle-ci; c'est le genre de persťcutions qu'elle ťprouve; c'est surtout cette idťe si neuve et si philosophique de n'avoir fondť l'aversion insurmontable de la religieuse pour son ťtat, ni sur l'amour, ni sur l'incrťdulitť, ni sur le goŻt de la dissipation. Si elle hait le couvent, ce n'est pas parce qu'une passion le lui rend odieux, c'est parce qu'il rťpugne ŗ sa raison; ce n'est pas qu'elle soit sans piťtť, c'est qu'elle est sans superstition; ce n'est pas qu'elle veuille vivre dans la licence, c'est parce qu'elle ne veut pas mourir dans l'esclavage. ęPour que le tableau de la vie monastique en prťsent‚t toutes les horreurs, l'infortunťe passe successivement sous le despotisme de cinq supťrieures, dont l'une est artificieuse, la seconde enthousiaste, la troisiŤme fťroce, la quatriŤme dissolue et la derniŤre superstitieuse. ęCes portraits sont tous d'un grand maÓtre; trois surtout rappelleront souvent vos regards. ęVoyez celui d'une prieure dont la dťvotion a attendri le coeur et exaltť la tÍte. Son ťloquence est ardente; ses paroles celles d'une inspirťe; ses priŤres des actes d'amour. Les soeurs qu'elle juge dignes d'une communication intime ressentent bientŰt la mÍme ferveur; elle leur fait ťprouver le besoin et goŻter les charmes des consolations intťrieures; elle les ťchauffe, pleure avec elles, et leur transmet les impressions cťlestes dont elle est enivrťe. Quelquefois mÍme son ‚me devient languissante, aride, ne reÁoit plus le don d'ťmouvoir; elle comprend alors que Dieu se retire, que l'esprit se tait. Elle ne trouve pas de force pour lutter contre cet ťtat pťnible; un trouble secret la consume, la vie lui est ŗ charge; elle conjure l' tre qu'elle adore, ou de se rapprocher d'elle, ou de l'appeler ŗ lui. ęCeux qui ont lu quelques pages de _sainte ThťrŤse_, de _saint FranÁois de Sales_, le _Moyen court_, les _Torrents_ de M^me Guyon, y auront vu les traits divers qui ont ťtť rťunis pour former la mystique idťale. ęVous frťmissez ensuite lorsque vous apprenez quels sont les tourments qu'une supťrieure, dont l'‚me est atroce, le pouvoir sans bornes, l'imagination infernale, peut faire subir ŗ la religieuse qui a osť invoquer la justice contre des serments arrachťs par la violence. Le cilice la dťchire; la discipline fait couler son sang; ses vÍtements sont les lambeaux de la misŤre; sa nourriture est celle des plus vils animaux; sa demeure, un caveau glacť; son sommeil est interrompu par des cris sinistres. Accusťe comme inf‚me, rejetťe de l'…glise comme sacrilťge, exorcisťe comme possťdťe, ses compagnes la foulent sous leurs pieds, et on la pousse au dťsespoir pour la dťterminer au suicide. ęņ cette peinture effrayante, succŤde le portrait d'une prieure abandonnťe ŗ un vice honteux. Elle a jetť le dťsordre dans la communautť, tyrannisť les vieilles recluses, perverti les jeunes soeurs; elle emploie la ruse, la force et les larmes pour perdre une innocente. Les commencements, les progrŤs, les suites de la sťduction, l'impťtuositť des dťsirs, la douleur des refus, les fureurs de la jalousie, tout ce qu'un esprit dťpravť peut ajouter ŗ des moeurs inf‚mes, est rendu avec une chaleur si vive, qu'il ne sera guŤre possible aux femmes de lire ce morceau, et que les hommes dťlicats regretteront que l'auteur n'ait pas fait usage du talent avec lequel, dans l'article _Jouissance_, de l'Encyclopťdie, il a su exprimer, sans offenser la pudeur la plus timide, toutes les dťlices de la voluptť; mais peut-Ítre est-il au-dessus du pouvoir de l'art de voiler un genre de corruption qui, isolant un sexe de l'autre, est le plus grand outrage que puisse recevoir la nature; peut-Ítre aussi l'artiste a-t-il pensť que s'il diminuait la laideur du crime, il affaiblirait l'indignation. Quoi qu'il en soit, la catastrophe est telle que les rigoristes peuvent le souhaiter: la coupable passe de la dťbauche aux remords, des remords au dťlire, et du dťlire ŗ une fin funeste. ęTout l'ouvrage est d'un intťrÍt pressant. La rťforme qu'il aurait pu opťrer en France a prťcťdť sa publication; mais, en retranchant quelques pages qui lui sont ťtrangŤres, et dont je parlerai dans un moment, il sera trŤs-utile dans les pays oý l'usage absurde et barbare de renfermer des bourreaux avec des victimes subsiste encore. ęCette production honore la mťmoire de Diderot, et est une preuve de plus de la beautť de son talent; elle a la puretť de celles qu'il n'a point tourmentťes. Les personnes qui ont eu le bonheur de vivre dans son intimitť savent que lorsqu'un ami, l'imprimeur, le temps le pressaient, il faisait toujours bien; que lorsqu'il composait rapidement, rien ne troublait la nettetť de ses idťes et n'altťrait le charme de sa diction; que ses dťfauts naissaient de ses corrections, et que la perfection, qui quelquefois a prťvenu ses voeux, s'est constamment refusťe ŗ ses efforts. ęIci, point d'enflure, d'obscuritť, d'affectation; le sujet est simple, les moyens naturels, le but moral; les personnages, les ťvťnements, les discours sont si vrais, qu'on aurait ťtť persuadť que les mťmoires avaient ťtť ťcrits par la religieuse elle-mÍme, sans conseil et sans exagťration, si l'ťditeur ne nous eŻt dťtrompťs. ęņ la suite du volume, il publie l'extrait d'une correspondance qui nous dťcouvre qu'une plaisanterie de M. Grimm a ťtť l'origine du roman de Diderot. ęIl est bien ťtrange que l'ťditeur n'ait pas senti qu'une plaisanterie, hors de la sociťtť et ŗ une grande distance du temps oý elle a ťtť faite, paraÓtrait trŤs-insipide; que le public n'avait rien ŗ gagner ŗ une pareille confidence, et qu'il ťtait dťraisonnable, sous tous les rapports, de lui dťclarer que ce qu'il avait pris pour une vťritť n'ťtait qu'une fiction. ęIl faut espťrer que dans une autre ťdition l'on supprimera une explication qui dťtruit le plaisir du lecteur, l'utilitť du livre et l'illusion prťcieuse que l'auteur avait crťťe avec autant de soin que de succŤs.Ľ C'est cette mÍme opinion que Naigeon aussi a soutenue. Nous avons dťjŗ dit que nous la combattrions; nous le ferons quand il en sera temps, c'est-ŗ-dire quand on aura lu le roman et sa prťface-annexe jusqu'au bout. On verra d'ailleurs que nous avons eu pour cette annexe une copie nouvelle qui, sans en changer le caractŤre, en explique mieux la nťcessitť. Il nous resterait ŗ donner quelques dťtails sur le hťros de cette aventure, le bienfaiteur qu'on implore et qui ne se laisse pas implorer en vain, M. le marquis de Croismare. On le connaÓtra au mieux si, aprŤs avoir lu ce qu'en dit Grimm, on lit les nombreux passages oý il est question de lui dans les _Mťmoires_ de M^me d'…pinay, et surtout le portrait qu'elle en a tracť dans le chapitre VI de la seconde partie (ťdition P. Boiteau). Quelques renseignements supplťmentaires peuvent cependant Ítre bons ŗ rťunir pour quelques lecteurs. Le _Dictionnaire de la Noblesse_, de la Chenaye des Bois, l'appelle Marc-Antoine-Nicolas de Croismare, ťcuyer, seigneur, patron et baron de Lasson. Il ťtait chevalier de Saint-Louis, capitaine au rťgiment du Roi, infanterie. Il avait ťpousť, en 1735, Suzanne Davy de la Pailleterie dont il eut un fils qui mourut jeune et une fille, celle dont il est parlť dans l'annexe ŗ la _Religieuse_. Il avait un frŤre, Louis-EugŤne, qui, continuant le service militaire, devint marťchal de camp aprŤs la campagne d'Allemagne, en 1752. C'est ŗ celui-ci que paraÓt se rapporter la notice de l'_Armorial du Bibliophile_, 2^e partie, p. 174. Croismare, ou plutŰt Croixmare, lieu d'origine de la famille, est un village du canton de Pavilly, arrondissement de Rouen. Mais notre marquis, de la branche de la PineliŤre et de Lasson, habitait, quand il n'ťtait pas ŗ Paris, son ch‚teau de Lasson, situť prŤs de Creully, dans l'arrondissement de Caen. De lŗ, il correspondait avec les artistes et les gens de lettres de son temps. Georges Wille, le graveur, dans son _Journal_, consigne, ŗ la date du 29 mai 1760: ęReÁu un couteau magnifique en prťsent, de la part de M. le marquis de Croismare. Il me l'a envoyť de Normandie.Ľ Grimm, dans sa _Correspondance_ (1^er juin 1756), enregistre deux sujets de pastels commandťs au jeune Mengs, alors ŗ Rome, par le marquis satisfait des travaux du mÍme artiste qu'il avait vus chez le baron d'Holbach. C'ťtait donc un de ces amateurs distinguťs, comme il y en avait plusieurs ŗ cette ťpoque, et, quoiqu'il fŻt ęd'une laideur originale, cette laideur, dit de lui Galiani, ťtait charmante et caractťristique.Ľ Dans les _Curiositťs littťraires_ de M. Lalanne (p. 351-52), le marquis de Croismare est donnť comme le fondateur d'un ordre burlesque, celui des _Lanturlus_ (refrain qui servit ŗ nombre de chansons pendant prŤs d'un siŤcle, de 1629 ŗ la Rťgence). Il en fut, selon cet auteur, grand maÓtre, et M^me de la Fertť-Imbault, fille de M^me Geoffrin, grande maÓtresse. Cependant M. Dinaux, dans son histoire des _Sociťtťs badines, galantes et littťraires_, ne le nomme mÍme pas parmi les dignitaires de cet ordre. Il est vrai que M. Dinaux ne commence son histoire que vers 1775, ťpoque oý fut nommť chevalier grand-marťchal de l'ordre le comte de Montazet. ņ cette date, le marquis de Croismare ťtait mort depuis deux ans, puisque Galiani lui a fait une sorte d'oraison funŤbre en 1773. Le marquis de Croismare avait un cousin plus jeune que lui, qui, d'aprŤs le _Mercure de France_, mourut la mÍme annťe, le 22 mars. C'ťtait le comte Jacques-Renť de Croismare, chevalier grand-croix de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, lieutenant gťnťral des armťes du Roi et gouverneur de l'…cole royale militaire. C'est ŗ lui qu'est adressťe la premiŤre lettre de la religieuse (dans l'annexe de Grimm), laquelle ťcrit _Croixmar_. La date de la composition de la _Religieuse_ rťsulte non-seulement des faits consignťs dans la prťface-annexe, mais d'une lettre ťcrite, le 10 septembre 1760, par Diderot, ŗ M^lle Voland, lettre dans laquelle il lui dit: ęJ'ai emportť ici (ŗ la Chevrette, chez M^me d'…pinay) la _Religieuse_, que j'avancerai, si j'en ai le temps.Ľ M. Dubrunfaut, l'un des amateurs d'autographes les plus ťclairťs de notre ťpoque, a bien voulu, parmi plusieurs piŤces intťressantes, nous communiquer une copie de ce roman. Cette copie, malheureusement trŤs-incomplŤte, nous a fourni cependant quelques variantes, mais pour les premiŤres pages seulement. Nous avons, comme prťcťdemment, fait usage, sans les signaler, de celles qui nous paraissaient prťfťrables ŗ l'ancien texte, ne rappelant en note que celles dont l'importance ne commandait pas l'adoption. LA RELIGIEUSE La rťponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me fournira les premiŤres lignes de ce rťcit. Avant que de lui ťcrire, j'ai voulu le connaÓtre. C'est un homme du monde, il s'est illustrť au service; il est ‚gť, il a ťtť mariť; il a une fille et deux fils qu'il aime et dont il est chťri. Il a de la naissance, des lumiŤres, de l'esprit, de la gaietť, du goŻt pour les beaux-arts, et surtout de l'originalitť. On m'a fait l'ťloge de sa sensibilitť, de son honneur et de sa probitť; et j'ai jugť par le vif intťrÍt qu'il a pris ŗ mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'ťtais point compromise en m'adressant ŗ lui: mais il n'est pas ŗ prťsumer qu'il se dťtermine ŗ changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me rťsout ŗ vaincre mon amour-propre et ma rťpugnance, en entreprenant ces mťmoires, oý je peins une partie de mes malheurs, sans talent et sans art, avec la naÔvetť d'un enfant de mon ‚ge et la franchise de mon caractŤre. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-Ítre la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps oý des faits ťloignťs auraient cessť d'Ítre prťsents ŗ ma mťmoire, j'ai pensť que l'abrťgť qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude. * * * * * Mon pŤre ťtait avocat. Il avait ťpousť ma mŤre dans un ‚ge assez avancť; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour les ťtablir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fŻt ťgalement partagťe; et il s'en manque bien que j'en puisse faire cet ťloge. Certainement je valais mieux que mes soeurs par les agrťments de l'esprit et de la figure, le caractŤre et les talents; et il semblait que mes parents en fussent affligťs. Ce que la nature et l'application m'avaient accordť d'avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin d'Ítre aimťe, chťrie, fÍtťe, excusťe toujours comme elles l'ťtaient, dŤs mes plus jeunes ans j'ai dťsirť de leur ressembler. S'il arrivait qu'on dÓt ŗ ma mŤre: ęVous avez des enfants charmants...Ľ jamais cela ne s'entendait de moi. J'ťtais quelquefois bien vengťe de cette injustice; mais les louanges que j'avais reÁues me coŻtaient si cher quand nous ťtions seules, que j'aurais autant aimť de l'indiffťrence ou mÍme des injures; plus les ťtrangers m'avaient marquť de prťdilection, plus on avait d'humeur lorsqu'ils ťtaient sortis. ‘ combien j'ai pleurť de fois de n'Ítre pas nťe laide, bÍte, sotte, orgueilleuse; en un mot, avec tous les travers qui leur rťussissaient auprŤs de nos parents! Je me suis demandť d'oý venait cette bizarrerie, dans un pŤre, une mŤre d'ailleurs honnÍtes, justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur? Quelques discours ťchappťs ŗ mon pŤre dans sa colŤre, car il ťtait violent; quelques circonstances rassemblťes ŗ diffťrents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets, m'en ont fait soupÁonner une raison qui les excuserait un peu. Peut-Ítre mon pŤre avait-il quelque incertitude sur ma naissance; peut-Ítre rappelais-je ŗ ma mŤre une faute qu'elle avait commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop ťcoutť; que sais-je? Mais quand ces soupÁons seraient mal fondťs, que risquerais-je ŗ vous les confier? Vous brŻlerez cet ťcrit, et je vous promets de brŻler vos rťponses. Comme nous ťtions venues au monde ŗ peu de distance les unes des autres, nous devÓnmes grandes tous les trois ensemble. Il se prťsenta des partis. Ma soeur aÓnťe fut recherchťe par un jeune homme charmant; bientŰt je m'aperÁus qu'il me distinguait, et je devinai qu'elle ne serait incessamment que le prťtexte de ses assiduitťs. Je pressentis tout ce que cette prťfťrence pouvait m'attirer de chagrins; et j'en avertis ma mŤre. C'est peut-Ítre la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui ait ťtť agrťable, et voici comment j'en fus rťcompensťe. Quatre jours aprŤs, ou du moins ŗ peu de jours, on me dit qu'on avait arrÍtť ma place dans un couvent; et dŤs le lendemain j'y fus conduite. J'ťtais si mal ŗ la maison, que cet ťvťnement ne m'affligea point; et j'allai ŗ Sainte-Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de gaietť. Cependant l'amant de ma soeur ne me voyant plus, m'oublia, et devint son ťpoux. Il s'appelle M. K***; il est notaire, et demeure ŗ Corbeil, oý il fait le plus mauvais mťnage. Ma seconde soeur fut mariťe ŗ un M. Bauchon, marchand de soieries ŗ Paris, rue Quincampoix, et vit assez bien avec lui. Mes deux soeurs ťtablies, je crus qu'on penserait ŗ moi, et que je ne tarderais pas ŗ sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considťrables ŗ mes soeurs, je me promettais un sort ťgal au leur: et ma tÍte s'ťtait remplie de projets sťduisants, lorsqu'on me fit demander au parloir. C'ťtait le pŤre Sťraphin, directeur de ma mŤre; il avait ťtť aussi le mien; ainsi il n'eut pas d'embarras ŗ m'expliquer le motif de sa visite: il s'agissait de m'engager ŗ prendre l'habit. Je me rťcriai sur cette ťtrange proposition; et je lui dťclarai nettement que je ne me sentais aucun goŻt pour l'ťtat religieux. ęTant pis, me dit-il, car vos parents se sont dťpouillťs pour vos soeurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient pour vous dans la situation ťtroite oý ils se sont rťduits. Rťflťchissez-y, mademoiselle; il faut ou entrer pour toujours dans cette maison, ou s'en aller dans quelque couvent de province oý l'on vous recevra pour une modique pension, et d'oý vous ne sortirez qu'ŗ la mort de vos parents, qui peut se faire attendre encore longtemps...Ľ Je me plaignis avec amertume, et je versai un torrent de larmes. La supťrieure ťtait prťvenue; elle m'attendait au retour du parloir. J'ťtais dans un dťsordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit: ęEt qu'avez-vous, ma chŤre enfant? (Elle savait mieux que moi ce que j'avais.) Comme vous voilŗ! Mais on n'a jamais vu un dťsespoir pareil au vŰtre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre pŤre ou madame votre mŤre?Ľ Je pensai lui rťpondre, en me jetant entre ses bras, ęEh! plŻt ŗ Dieu!...Ľ je me contentai de m'ťcrier: ęHťlas! je n'ai ni pŤre ni mŤre; je suis une malheureuse qu'on dťteste et qu'on veut enterrer ici toute vive.Ľ Elle laissa passer le torrent; elle attendit le moment de la tranquillitť. Je lui expliquai plus clairement ce qu'on venait de m'annoncer. Elle parut avoir pitiť de moi; elle me plaignit; elle m'encouragea ŗ ne point embrasser un ťtat pour lequel je n'avais aucun goŻt; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh! monsieur, combien ces supťrieures de couvent sont artificieuses! vous n'en avez point d'idťe. Elle ťcrivit en effet. Elle n'ignorait pas les rťponses qu'on lui ferait; elle me les communiqua; et ce n'est qu'aprŤs bien du temps que j'ai appris ŗ douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu'on avait mis ŗ ma rťsolution arriva, elle vint m'en instruire avec la tristesse la mieux ťtudiťe. D'abord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisťration, d'aprŤs lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scŤne de dťsespoir; je n'en aurai guŤre d'autres ŗ vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vťritť je crois que ce fut en pleurant: ęEh bien! mon enfant, vous allez donc nous quitter! chŤre enfant, nous ne nous reverrons plus!...Ľ Et d'autres propos que je n'entendis pas. J'ťtais renversťe sur une chaise; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ou j'ťtais immobile, ou je me levais, ou j'allais tantŰt m'appuyer contre les murs, tantŰt exhaler ma douleur sur son sein. Voilŗ ce qui s'ťtait passť lorsqu'elle ajouta: ęMais que ne faites-vous une chose? …coutez, et n'allez pas dire au moins que je vous en ai donnť le conseil; je compte sur une discrťtion inviolable de votre part: car, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu'on eŻt un reproche ŗ me faire. Qu'est-ce qu'on demande de vous? Que vous preniez le voile? Eh bien! que ne le prenez-vous? ņ quoi cela vous engage-t-il? ņ rien, ŗ demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit; deux ans, c'est du temps, il peut arriver bien des choses en deux ans...Ľ Elle joignit ŗ ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d'amitiť, tant de faussetťs douces: ęje savais oý j'ťtais, je ne savais pas oý l'on me mŤnerait,Ľ et je me laissai persuader. Elle ťcrivit donc ŗ mon pŤre; sa lettre ťtait trŤs-bien, oh! pour cela on ne peut mieux: ma peine, ma douleur, mes rťclamations n'y ťtaient point dissimulťes; je vous assure qu'une fille plus fine que moi y aurait ťtť trompťe; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle cťlťritť tout fut prťparť! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cťrťmonie arrivť, sans que j'aperÁoive aujourd'hui le moindre intervalle entre ces choses. J'oubliais de vous dire que je vis mon pŤre et ma mŤre, que je n'ťpargnai rien pour les toucher, et que je les trouvai inflexibles. Ce fut un M. l'abbť Blin, docteur de Sorbonne, qui m'exhorta, et M. l'ťvÍque d'Alep qui me donna l'habit. Cette cťrťmonie n'est pas gaie par elle-mÍme; ce jour-lŗ elle fut des plus tristes. Quoique les religieuses s'empressassent autour de moi pour me soutenir, vingt fois je sentis mes genoux se dťrober, et je me vis prÍte ŗ tomber sur les marches de l'autel. Je n'entendais rien, je ne voyais rien, j'ťtais stupide; on me menait, et j'allais; on m'interrogeait, et l'on rťpondait pour moi. Cependant cette cruelle cťrťmonie prit fin; tout le monde se retira, et je restai au milieu du troupeau auquel on venait de m'associer. Mes compagnes m'ont entourťe; elles m'embrassent, et se disent: ęMais voyez donc, ma soeur, comme elle est belle! comme ce voile noir relŤve la blancheur de son teint! comme ce bandeau lui sied! comme il lui arrondit le visage! comme il ťtend ses joues! comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras!...Ľ Je les ťcoutais ŗ peine; j'ťtais dťsolťe; cependant, il faut que j'en convienne, quand je fus seule dans ma cellule, je me ressouvins de leurs flatteries; je ne pus m'empÍcher de les vťrifier ŗ mon petit miroir; et il me sembla qu'elles n'ťtaient pas tout ŗ fait dťplacťes. Il y a des honneurs attachťs ŗ ce jour; on les exagťra pour moi: mais j'y fus peu sensible; et l'on affecta de croire le contraire et de me le dire, quoiqu'il fŻt clair qu'il n'en ťtait rien. Le soir, au sortir de la priŤre, la supťrieure se rendit dans ma cellule. ęEn vťritť, me dit-elle aprŤs m'avoir un peu considťrťe, je ne sais pourquoi vous avez tant de rťpugnance pour cet habit; il vous fait ŗ merveille, et vous Ítes charmante; soeur Suzanne est une trŤs-belle religieuse, on vous en aimera davantage. «ŗ, voyons un peu, marchez. Vous ne vous tenez pas assez droite; il ne faut pas Ítre courbťe comme cela...Ľ Elle me composa la tÍte, les pieds, les mains, la taille, les bras; ce fut presque une leÁon de Marcel[5] sur les gr‚ces monastiques: car chaque ťtat a les siennes. Ensuite elle s'assit, et me dit: ęC'est bien; mais ŗ prťsent parlons un peu sťrieusement. Voilŗ donc deux ans de gagnťs; vos parents peuvent changer de rťsolution; vous-mÍme, vous voudrez peut-Ítre rester ici quand ils voudront vous en tirer; cela ne serait point du tout impossible.--Madame, ne le croyez pas.--Vous avez ťtť longtemps parmi nous, mais vous ne connaissez pas encore notre vie; elle a ses peines sans doute, mais elle a aussi ses douceurs...Ľ Vous vous doutez bien de tout ce qu'elle put ajouter du monde et du cloÓtre, cela est ťcrit partout, et partout de la mÍme maniŤre; car, gr‚ces ŗ Dieu, on m'a fait lire le nombreux fatras de ce que les religieux ont dťbitť de leur ťtat, qu'ils connaissent bien et qu'ils dťtestent, contre le monde qu'ils aiment, qu'ils dťchirent et qu'ils ne connaissent pas. Je ne vous ferai pas le dťtail de mon noviciat; si l'on observait toute son austťritť, on n'y rťsisterait pas; mais c'est le temps le plus doux de la vie monastique. Une mŤre des novices est la soeur la plus indulgente qu'on a pu trouver. Son ťtude est de vous dťrober toutes les ťpines de l'ťtat; c'est un cours de sťduction la plus subtile et la mieux apprÍtťe. C'est elle qui ťpaissit les tťnŤbres qui vous environnent, qui vous berce, qui vous endort, qui vous en impose, qui vous fascine; la nŰtre s'attacha ŗ moi particuliŤrement. Je ne pense pas qu'il y ait aucune ‚me, jeune et sans expťrience, ŗ l'ťpreuve de cet art funeste. Le monde a ses prťcipices; mais je n'imagine pas qu'on y arrive par une pente aussi facile. Si j'avais ťternuť[6] deux fois de suite, j'ťtais dispensťe de l'office, du travail, de la priŤre; je me couchais de meilleure heure, je me levais plus tard; la rŤgle cessait pour moi. Imaginez, monsieur, qu'il y avait des jours oý je soupirais aprŤs l'instant de me sacrifier. Il ne se passe pas une histoire f‚cheuse dans le monde qu'on ne vous en parle; on arrange les vraies, on en fait de fausses, et puis ce sont des louanges sans fin et des actions de gr‚ces ŗ Dieu qui nous met ŗ couvert de ces humiliantes aventures. Cependant il approchait, ce temps que j'avais quelquefois h‚tť par mes dťsirs. Alors je devins rÍveuse, je sentis mes rťpugnances se rťveiller et s'accroÓtre. Je les allais confier[7] ŗ la supťrieure, ou ŗ notre mŤre des novices. Ces femmes se vengent bien de l'ennui que vous leur portez: car il ne faut pas croire qu'elles s'amusent du rŰle hypocrite qu'elles jouent, et des sottises qu'elles sont forcťes de vous rťpťter; cela devient ŗ la fin si usť et si maussade pour elles; mais elles s'y dťterminent, et cela pour un millier d'ťcus qu'il en revient ŗ leur maison. Voilŗ l'objet important pour lequel elles mentent toute leur vie, et prťparent ŗ de jeunes innocentes un dťsespoir de quarante, de cinquante annťes, et peut-Ítre un malheur ťternel; car il est sŻr, monsieur, que, sur cent religieuses qui meurent avant cinquante ans, il y en a cent tout juste de damnťes, sans compter celles qui deviennent folles, stupides ou furieuses en attendant. Il arriva un jour qu'il s'en ťchappa une de ces derniŤres de la cellule oý on la tenait renfermťe. Je la vis. Voilŗ l'ťpoque de mon bonheur ou de mon malheur, selon, monsieur, la maniŤre dont vous en userez avec moi. Je n'ai jamais rien vu de si hideux. Elle ťtait ťchevelťe et presque sans vÍtement; elle traÓnait des chaÓnes de fer; ses yeux ťtaient ťgarťs; elle s'arrachait les cheveux; elle se frappait la poitrine avec les poings, elle courait, elle hurlait; elle se chargeait elle-mÍme, et les autres, des plus terribles imprťcations; elle cherchait une fenÍtre pour se prťcipiter. La frayeur me saisit, je tremblai de tous mes membres, je vis mon sort dans celui de cette infortunťe, et sur-le-champ il fut dťcidť, dans mon coeur, que je mourrais mille fois plutŰt que de m'y exposer. On pressentit l'effet que cet ťvťnement pourrait faire sur mon esprit; on crut devoir le prťvenir. On me dit de cette religieuse je ne sais combien de mensonges ridicules qui se contredisaient: qu'elle avait dťjŗ l'esprit dťrangť quand on l'avait reÁue; qu'elle avait eu un grand effroi dans un temps critique; qu'elle ťtait devenue sujette ŗ des visions; qu'elle se croyait en commerce avec les anges; qu'elle avait fait des lectures pernicieuses qui lui avaient g‚tť l'esprit; qu'elle avait entendu des novateurs d'une morale outrťe, qui l'avaient si fort ťpouvantťe des jugements de Dieu, que sa tÍte ťbranlťe en avait ťtť renversťe; qu'elle ne voyait plus que des dťmons, l'enfer et des gouffres de feu; qu'elles ťtaient bien malheureuses; qu'il ťtait inouÔ qu'il y eŻt jamais eu un pareil sujet dans la maison; que sais-je encore quoi? Cela ne prit point auprŤs de moi. ņ tout moment ma religieuse folle me revenait ŗ l'esprit, et je me renouvelais le serment de ne faire aucun voeu. Le voici pourtant arrivť ce moment oý il s'agissait de montrer si je savais me tenir parole. Un matin, aprŤs l'office, je vis entrer la supťrieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage ťtait celui de la tristesse et de l'abattement; les bras lui tombaient; il semblait que sa main n'eŻt pas la force de soulever cette lettre; elle me regardait; des larmes semblaient rouler dans ses yeux; elle se taisait et moi aussi: elle attendait que je parlasse la premiŤre; j'en fus tentťe, mais je me retins. Elle me demanda comment je me portais; que l'office avait ťtť bien long aujourd'hui; que j'avais un peu toussť; que je lui paraissais indisposťe. ņ tout cela je rťpondis: ęNon, ma chŤre mŤre.Ľ Elle tenait toujours sa lettre d'une main pendante; au milieu de ces questions, elle la posa sur ses genoux, et sa main la cachait en partie; enfin, aprŤs avoir tournť autour de quelques questions sur mon pŤre, sur ma mŤre, voyant que je ne lui demandais point ce que c'ťtait que ce papier, elle me dit: ęVoilŗ une lettre...Ľ ņ ce mot je sentis mon coeur se troubler, et j'ajoutai d'une voix entrecoupťe et avec des lŤvres tremblantes: ęElle est de ma mŤre? --Vous l'avez dit; tenez, lisez...Ľ Je me remis un peu, je pris la lettre, je la lus d'abord avec assez de fermetť; mais ŗ mesure que j'avanÁais, la frayeur, l'indignation, la colŤre, le dťpit, diffťrentes passions se succťdant en moi, j'avais diffťrentes voix, je prenais diffťrents visages et je faisais diffťrents mouvements. Quelquefois je tenais ŗ peine ce papier, ou je le tenais comme si j'eusse voulu le dťchirer, ou je le serrais violemment comme si j'avais ťtť tentťe de le froisser et de le jeter loin de moi. ęEh bien! mon enfant, que rťpondrons-nous ŗ cela? --Madame, vous le savez. --Mais non, je ne le sais pas. Les temps sont malheureux, votre famille a souffert des pertes; les affaires de vos soeurs sont dťrangťes; elles ont l'une et l'autre beaucoup d'enfants, on s'est ťpuisť pour elles en les mariant; on se ruine pour les soutenir. Il est impossible qu'on vous fasse un certain sort; vous avez pris l'habit; on s'est constituť en dťpenses; par cette dťmarche vous avez donnť des espťrances; le bruit de votre profession prochaine s'est rťpandu dans le monde. Au reste, comptez toujours sur tous mes secours. Je n'ai jamais attirť personne en religion, c'est un ťtat oý Dieu nous appelle, et il est trŤs-dangereux de mÍler sa voix ŗ la sienne. Je n'entreprendrai point de parler ŗ votre coeur, si la gr‚ce ne lui dit rien; jusqu'ŗ prťsent je n'ai point ŗ me reprocher le malheur d'une autre; voudrais-je commencer par vous, mon enfant, qui m'Ítes si chŤre? Je n'ai point oubliť que c'est ŗ ma persuasion que vous avez fait les premiŤres dťmarches; et je ne souffrirai point qu'on en abuse pour vous engager au delŗ de votre volontť. Voyons donc ensemble, concertons-nous. Voulez-vous faire profession? --Non, madame. --Vous ne vous sentez aucun goŻt pour l'ťtat religieux? --Non, madame. --Vous n'obťirez point ŗ vos parents? --Non, madame. --Que voulez-vous donc devenir? --Tout, exceptť religieuse. Je ne le veux pas Ítre, je ne le serai pas. --Eh bien! vous ne le serez pas. Voyons, arrangeons une rťponse ŗ votre mŤre...Ľ Nous convÓnmes de quelques idťes. Elle ťcrivit, et me montra sa lettre qui me parut encore trŤs-bien. Cependant on me dťpÍcha le directeur de la maison; on m'envoya le docteur qui m'avait prÍchťe ŗ ma prise d'habit; on me recommanda ŗ la mŤre des novices; je vis M. l'ťvÍque d'Alep; j'eus des lances ŗ rompre avec des femmes pieuses qui se mÍlŤrent de mon affaire sans que je les connusse; c'ťtaient des confťrences continuelles avec des moines et des prÍtres; mon pŤre vint, mes soeurs m'ťcrivirent; ma mŤre parut la derniŤre: je rťsistai ŗ tout. Cependant le jour fut pris pour ma profession; on ne nťgligea rien pour obtenir mon consentement; mais quand on vit qu'il ťtait inutile de le solliciter, on prit le parti de s'en passer. De ce moment, je fus renfermťe dans ma cellule; on m'imposa le silence; je fus sťparťe de tout le monde, abandonnťe ŗ moi-mÍme; et je vis clairement qu'on ťtait rťsolu ŗ disposer de moi sans moi. Je ne voulais point m'engager; c'ťtait un point dťcidť: et toutes les terreurs vraies ou fausses qu'on me jetait sans cesse, ne m'ťbranlaient pas. Cependant j'ťtais dans un ťtat dťplorable; je ne savais point ce qu'il pouvait durer; et s'il venait ŗ cesser, je savais encore moins ce qui pouvait m'arriver. Au milieu de ces incertitudes, je pris un parti, dont vous jugerez, monsieur, comme il vous plaira; je ne voyais plus personne, ni la supťrieure, ni la mŤre des novices, ni mes compagnes; je fis avertir la premiŤre, et je feignis de me rapprocher de la volontť de mes parents; mais mon dessein ťtait de finir cette persťcution avec ťclat, et de protester publiquement contre la violence qu'on mťditait: je dis donc qu'on ťtait maÓtre de mon sort, qu'on en pouvait disposer comme on voudrait; qu'on exigeait que je fisse profession, et que je la ferais. Voilŗ la joie rťpandue dans toute la maison, les caresses revenues avec toutes les flatteries et toute la sťduction. ęDieu avait parlť ŗ mon coeur; personne n'ťtait plus faite pour l'ťtat de perfection que moi. Il ťtait impossible que cela ne fŻt pas, on s'y ťtait toujours attendu. On ne remplit pas ses devoirs avec tant d'ťdification et de constance, quand on n'y est pas vraiment appelťe. La mŤre des novices n'avait jamais vu dans aucune de ses ťlŤves de vocation mieux caractťrisťe; elle ťtait toute surprise du travers que j'avais pris, mais elle avait toujours bien dit ŗ notre mŤre supťrieure qu'il fallait tenir bon, et que cela passerait; que les meilleures religieuses avaient eu de ces moments-lŗ; que c'ťtaient des suggestions du mauvais esprit qui redoublait ses efforts lorsqu'il ťtait sur le point de perdre sa proie; que j'allais lui ťchapper; qu'il n'y avait plus que des roses pour moi; que les obligations de la vie religieuse me paraÓtraient d'autant plus supportables, que je me les ťtais plus fortement exagťrťes; que cet appesantissement subit du joug ťtait une gr‚ce du ciel, qui se servait de ce moyen pour l'allťger...Ľ Il me paraissait assez singulier que la mÍme chose vÓnt de Dieu ou du diable, selon qu'il leur plaisait de l'envisager. Il y a beaucoup de circonstances pareilles dans la religion; et ceux qui m'ont consolťe, m'ont souvent dit de mes pensťes, les uns que c'ťtaient autant d'instigations de Satan, et les autres, autant d'inspirations de Dieu. Le mÍme mal vient, ou de Dieu qui nous ťprouve, ou du diable qui nous tente. Je me conduisis avec discrťtion; je crus pouvoir me rťpondre de moi. Je vis mon pŤre; il me parla froidement; je vis ma mŤre; elle m'embrassa; je reÁus des lettres de congratulation de mes soeurs et de beaucoup d'autres. Je sus que ce serait un M. Sornin, vicaire de Saint-Roch, qui ferait le sermon, et M. Thierry, chancelier de l'Universitť, qui recevrait mes voeux. Tout alla bien jusqu'ŗ la veille du grand jour, exceptť qu'ayant appris que la cťrťmonie serait clandestine, qu'il y aurait trŤs-peu de monde, et que la porte de l'ťglise ne serait ouverte qu'aux parents, j'appelai par la touriŤre toutes les personnes de notre voisinage, mes amis, mes amies; j'eus la permission d'ťcrire ŗ quelques-unes de mes connaissances. Tout ce concours auquel on ne s'attendait guŤre se prťsenta; il fallut le laisser entrer; et l'assemblťe fut telle ŗ peu prŤs qu'il la fallait pour mon projet. Oh, monsieur! quelle nuit que celle qui prťcťda[8]! Je ne me couchai point; j'ťtais assise sur mon lit; j'appelais Dieu ŗ mon secours; j'ťlevais mes mains au ciel, je le prenais ŗ tťmoin de la violence qu'on me faisait; je me reprťsentais mon rŰle au pied des autels, une jeune fille protestant ŗ haute voix contre une action ŗ laquelle elle paraÓt avoir consenti, le scandale des assistants, le dťsespoir des religieuses, la fureur de mes parents. ę‘ Dieu! que vais-je devenir?...Ľ En prononÁant ces mots il me prit une dťfaillance gťnťrale, je tombai ťvanouie sur mon traversin; un frisson dans lequel mes genoux se battaient et mes dents se frappaient avec bruit, succťda ŗ cette dťfaillance; ŗ ce frisson une chaleur terrible: mon esprit se troubla. Je ne me souviens ni de m'Ítre dťshabillťe, ni d'Ítre sortie de ma cellule; cependant on me trouva nue en chemise, ťtendue par terre ŗ la porte de la supťrieure, sans mouvement et presque sans vie. J'ai appris ces choses depuis. Le matin je me trouvai dans ma cellule, mon lit environnť de la supťrieure, de la mŤre des novices, et de celles qu'on appelle les assistantes. J'ťtais fort abattue; on me fit quelques questions; on vit par mes rťponses que je n'avais aucune connaissance de ce qui s'ťtait passť; et l'on ne m'en parla pas. On me demanda comment je me portais, si je persistais dans ma sainte rťsolution, et si je me sentais en ťtat de supporter la fatigue du jour. Je rťpondis que oui; et contre leur attente rien ne fut dťrangť. On avait tout disposť dŤs la veille. On sonna les cloches pour apprendre ŗ tout le monde qu'on allait faire une malheureuse. Le coeur me battit encore. On vint me parer; ce jour est un jour de toilette; ŗ prťsent que je me rappelle toutes ces cťrťmonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant[9] pour une jeune innocente que son penchant n'entraÓnerait point ailleurs. On me conduisit ŗ l'ťglise; on cťlťbra la sainte messe: le bon vicaire, qui me soupÁonnait une rťsignation que je n'avais point, me fit un long sermon oý il n'y avait pas un mot qui ne fŻt ŗ contre-sens; c'ťtait quelque chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la gr‚ce, de mon courage, de mon zŤle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son ťloge et de la dťmarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude, mais qui durŤrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir pour Ítre une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu oý je devais prononcer le voeu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tÍte renversťe sur une d'elles, et je me traÓnais. Je ne sais ce qui se passait dans l'‚me des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu'on portait ŗ l'autel, et il s'ťchappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sŻre que ceux de mon pŤre et de ma mŤre ne se firent point entendre. Tout le monde ťtait debout; il y avait de jeunes personnes montťes sur des chaises, et attachťes aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui prťsidait ŗ ma profession me dit: ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vťritť? --Je le promets. --Est-ce de votre plein grť et de votre libre volontť que vous Ítes ici?Ľ Je rťpondis, ęnon;Ľ mais celles qui m'accompagnaient rťpondirent pour moi, ęoui.Ľ ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu chastetť, pauvretť et obťissance?Ľ J'hťsitai un moment; le prÍtre attendit; et je rťpondis: ęNon, monsieur.Ľ Il recommenÁa: ęMarie-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu chastetť, pauvretť et obťissance?Ľ Je lui rťpondis d'une voix plus ferme: ęNon, monsieur, non.Ľ Il s'arrÍta et me dit: ęMon enfant, remettez-vous, et ťcoutez-moi. --Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets ŗ Dieu chastetť, pauvretť et obťissance; je vous ai bien entendu, et je vous rťponds que non...Ľ Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'ťtait ťlevť un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le murmure cessa et je dis: ęMessieurs, et vous surtout mon pŤre et ma mŤre, je vous prends tous ŗ tťmoin...Ľ ņ ces mots une des soeurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu'il ťtait inutile de continuer. Les religieuses m'entourŤrent, m'accablŤrent de reproches; je les ťcoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, oý l'on m'enferma sous la clef. Lŗ, seule, livrťe ŗ mes rťflexions, je commenÁai ŗ rassurer mon ‚me; je revins sur ma dťmarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'aprŤs l'ťclat que j'avais fait, il ťtait impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-Ítre on n'oserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que d'Ítre religieuse malgrť soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fŻt. Celles qui m'apportaient ŗ manger entraient, mettaient mon dÓner ŗ terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un mois on m'apporta des habits de sťculiŤre; je quittai ceux de la maison; la supťrieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'ŗ la porte conventuelle; lŗ je montai dans une voiture oý je trouvai ma mŤre seule qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous rest‚mes l'une vis-ŗ-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissťs, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon ‚me; mais tout ŗ coup je me jetai ŗ ses pieds, et je penchai ma tÍte sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j'ťtouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgrť qu'elle en eŻt; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: ęVous Ítes toujours ma mŤre, je suis toujours votre enfant...Ľ Et elle me rťpondit (en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre les miennes): ęRelevez-vous, malheureuse, relevez-vous.Ľ Je lui obťis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autoritť et de fermetť dans le son de sa voix, que je crus devoir me dťrober ŗ ses yeux[10]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mÍlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en ťtais toute couverte sans que je m'en aperÁusse. ņ quelques mots qu'elle dit, je conÁus que sa robe et son linge en avaient ťtť tachťs, et que cela lui dťplaisait. Nous arriv‚mes ŗ la maison, oý l'on me conduisit tout de suite ŗ une petite chambre qu'on m'avait prťparťe. Je me jetai encore ŗ ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vÍtement; mais tout ce que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon cŰtť et de me regarder avec un mouvement d'indignation de la tÍte, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre. J'entrai dans ma nouvelle prison, oý je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la gr‚ce de lui parler, de voir mon pŤre ou de leur ťcrire. On m'apportait ŗ manger, on me servait; une domestique m'accompagnait ŗ la messe les jours de fÍte, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journťes se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'ťtais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fŻt, pouvait changer. Mais il ťtait dťcidť que je serais religieuse, et je le fus. Tant d'inhumanitť, tant d'opini‚tretť de la part de mes parents, ont achevť de me confirmer ce que je soupÁonnais de ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mŤre craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma lťgitime, et que je n'associasse un enfant naturel ŗ des enfants lťgitimes. Mais ce qui n'ťtait qu'une conjecture va se tourner en certitude. Tandis que j'ťtais enfermťe ŗ la maison, je faisais peu d'exercices extťrieurs de religion; cependant on m'envoyait ŗ confesse la veille des grandes fÍtes. Je vous ai dit que j'avais le mÍme directeur que ma mŤre; je lui parlai, je lui exposai toute la duretť de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mŤre surtout avec amertume et ressentiment. Ce prÍtre ťtait entrť tard dans l'ťtat religieux; il avait de l'humanitť; il m'ťcouta tranquillement, et me dit: ęMon enfant, plaignez votre mŤre, plaignez-la plus encore que vous ne la bl‚mez. Elle a l'‚me bonne; soyez sŻre que c'est malgrť elle qu'elle en use ainsi. --Malgrť elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle diffťrence y a-t-il entre mes soeurs et moi? --Beaucoup. --Beaucoup! je n'entends rien ŗ votre rťponse...Ľ J'allais entrer dans la comparaison de mes soeurs et de moi, lorsqu'il m'arrÍta et me dit: ęAllez, allez, l'inhumanitť n'est pas le vice de vos parents; t‚chez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mťrite devant Dieu. Je verrai votre mŤre, et soyez sŻre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit...Ľ Ce _beaucoup_, qu'il m'avait rťpondu, fut un trait de lumiŤre pour moi; je ne doutai plus de la vťritť de ce que j'avais pensť sur ma naissance. * * * * * Le samedi suivant, vers les cinq heures et demie du soir, ŗ la chute du jour, la servante qui m'ťtait attachťe monta, et me dit: ęMadame votre mŤre ordonne que vous vous habilliez...Ľ Une heure aprŤs: ęMadame veut que vous descendiez avec moi...Ľ Je trouvai ŗ la porte un carrosse oý nous mont‚mes, la domestique et moi; et j'appris que nous allions aux Feuillants, chez le pŤre Sťraphin. Il nous attendait; il ťtait seul. La domestique s'ťloigna; et moi, j'entrai dans le parloir. Je m'assis inquiŤte et curieuse de ce qu'il avait ŗ me dire. Voici comme il me parla: ęMademoiselle, l'ťnigme de la conduite sťvŤre de vos parents va s'expliquer pour vous; j'en ai obtenu la permission de madame votre mŤre. Vous Ítes sage; vous avez de l'esprit, de la fermetť; vous Ítes dans un ‚ge oý l'on pourrait vous confier un secret, mÍme qui ne vous concernerait point. Il y a longtemps que j'ai exhortť pour la premiŤre fois madame votre mŤre ŗ vous rťvťler celui que vous allez apprendre; elle n'a jamais pu s'y rťsoudre: il est dur pour une mŤre d'avouer une faute grave ŗ son enfant; vous connaissez son caractŤre; il ne va guŤre avec la sorte d'humiliation d'un certain aveu. Elle a cru pouvoir sans cette ressource vous amener ŗ ses desseins; elle s'est trompťe; elle en est f‚chťe: elle revient aujourd'hui ŗ mon conseil; et c'est elle qui m'a chargť de vous annoncer que vous n'ťtiez pas la fille de M. Simonin.Ľ Je lui rťpondis sur-le-champ: ęJe m'en ťtais doutťe. --Voyez ŗ prťsent, mademoiselle, considťrez, pesez, jugez si madame votre mŤre peut sans le consentement, mÍme avec le consentement de monsieur votre pŤre, vous unir ŗ des enfants dont vous n'Ítes point la soeur; si elle peut avouer ŗ monsieur votre pŤre un fait sur lequel il n'a dťjŗ que trop de soupÁons. --Mais, monsieur, qui est mon pŤre? --Mademoiselle, c'est ce qu'on ne m'a pas confiť. Il n'est que trop certain, mademoiselle, ajouta-t-il, qu'on a prodigieusement avantagť vos soeurs, et qu'on a pris toutes les prťcautions imaginables, par les contrats de mariage, par le dťnaturer des biens, par les stipulations, par les fidťicommis et autres moyens, de rťduire ŗ rien votre lťgitime, dans le cas que vous puissiez un jour vous adresser aux lois pour la redemander. Si vous perdez vos parents, vous trouverez peu de chose; vous refusez un couvent, peut-Ítre regretterez-vous de n'y pas Ítre. --Cela ne se peut, monsieur; je ne demande rien. --Vous ne savez pas ce que c'est que la peine, le travail, l'indigence. --Je connais du moins le prix de la libertť, et le poids d'un ťtat auquel on n'est point appelťe. --Je vous ai dit ce que j'avais ŗ vous dire; c'est ŗ vous, mademoiselle, ŗ faire vos rťflexions...Ľ Ensuite il se leva. ęMais, monsieur, encore une question. --Tant qu'il vous plaira. --Mes soeurs savent-elles ce que vous m'avez appris? --Non, mademoiselle. --Comment ont-elles donc pu se rťsoudre ŗ dťpouiller leur soeur? car c'est ce qu'elles me croient. --Ah! mademoiselle, l'intťrÍt! l'intťrÍt! elles n'auraient point obtenu les partis considťrables qu'elles ont trouvťs. Chacun songe ŗ soi dans ce monde; et je ne vous conseille pas de compter sur elles si vous venez ŗ perdre vos parents; soyez sŻre qu'on vous disputera, jusqu'ŗ une obole, la petite portion que vous aurez ŗ partager avec elles. Elles ont beaucoup d'enfants; ce prťtexte sera trop honnÍte pour vous rťduire ŗ la mendicitť. Et puis elles ne peuvent plus rien; ce sont les maris qui font tout: si elles avaient quelques sentiments de commisťration, les secours qu'elles vous donneraient ŗ l'insu de leurs maris deviendraient une source de divisions domestiques. Je ne vois que de ces choses-lŗ, ou des enfants abandonnťs, ou des enfants mÍme lťgitimes, secourus aux dťpens de la paix domestique. Et puis, mademoiselle, le pain qu'on reÁoit est bien dur. Si vous m'en croyez, vous vous rťconcilierez avec vos parents; vous ferez ce que votre mŤre doit attendre de vous; vous entrerez en religion; on vous fera une petite pension avec laquelle vous passerez des jours, sinon heureux, du moins supportables. Au reste, je ne vous cťlerai pas que l'abandon apparent de votre mŤre, son opini‚tretť ŗ vous renfermer, et quelques autres circonstances qui ne me reviennent plus, mais que j'ai sues dans le temps, ont produit exactement sur votre pŤre le mÍme effet que sur vous: votre naissance lui ťtait suspecte; elle ne le lui est plus; et sans Ítre dans la confidence, il ne doute point que vous ne lui apparteniez comme enfant, que par la loi qui les attribue ŗ celui qui porte le titre d'ťpoux. Allez, mademoiselle, vous Ítes bonne et sage; pensez ŗ ce que vous venez d'apprendre.Ľ Je me levai, je me mis ŗ pleurer. Je vis qu'il ťtait lui-mÍme attendri; il leva doucement les yeux au ciel, et me reconduisit. Je repris la domestique qui m'avait accompagnťe; nous remont‚mes en voiture, et nous rentr‚mes ŗ la maison. Il ťtait tard. Je rÍvai une partie de la nuit ŗ ce qu'on venait de me rťvťler; j'y rÍvai encore le lendemain. Je n'avais point de pŤre; le scrupule m'avait Űtť ma mŤre; des prťcautions prises, pour que je ne pusse prťtendre aux droits de ma naissance lťgale; une captivitť domestique fort dure; nulle espťrance, nulle ressource. Peut-Ítre que, si l'on se fŻt expliquť plus tŰt avec moi, aprŤs l'ťtablissement de mes soeurs, on m'eŻt gardťe ŗ la maison qui ne laissait pas que d'Ítre frťquentťe, il se serait trouvť quelqu'un ŗ qui mon caractŤre, mon esprit, ma figure et mes talents auraient paru une dot suffisante; la chose n'ťtait pas encore impossible, mais l'ťclat que j'avais fait en couvent la rendait plus difficile: on ne conÁoit guŤre comment une fille de dix-sept ŗ dix-huit ans a pu se porter ŗ cette extrťmitť, sans une fermetť peu commune; les hommes louent beaucoup cette qualitť, mais il me semble qu'ils s'en passent volontiers dans celles dont ils se proposent de faire leurs ťpouses. C'ťtait pourtant une ressource ŗ tenter avant que de songer ŗ un autre parti; je pris celui de m'en ouvrir ŗ ma mŤre; et je lui fis demander un entretien qui me fut accordť. C'ťtait dans l'hiver. Elle ťtait assise dans un fauteuil devant le feu; elle avait le visage sťvŤre, le regard fixe et les traits immobiles; je m'approchai d'elle, je me jetai ŗ ses pieds et je lui demandai pardon de tous les torts que j'avais. ęC'est, me rťpondit-elle, par ce que vous m'allez dire que vous le mťriterez. Levez-vous; votre pŤre est absent, vous avez tout le temps de vous expliquer. Vous avez vu le pŤre Sťraphin, vous savez enfin qui vous Ítes, et ce que vous pouvez attendre de moi, si votre projet n'est pas de me punir toute ma vie d'une faute que je n'ai dťjŗ que trop expiťe. Eh bien! mademoiselle, que me voulez-vous? Qu'avez-vous rťsolu? --Maman, lui rťpondis-je, je sais que je n'ai rien, et que je ne dois prťtendre ŗ rien. Je suis bien ťloignťe d'ajouter ŗ vos peines, de quelque nature qu'elles soient; peut-Ítre m'auriez-vous trouvťe plus soumise ŗ vos volontťs, si vous m'eussiez instruite plus tŰt de quelques circonstances qu'il ťtait difficile que je soupÁonnasse: mais enfin je sais, je me connais, et il ne me reste qu'ŗ me conduire en consťquence de mon ťtat. Je ne suis plus surprise des distinctions qu'on a mises entre mes soeurs et moi; j'en reconnais la justice, j'y souscris; mais je suis toujours votre enfant; vous m'avez portťe dans votre sein; et j'espŤre que vous ne l'oublierez pas. --Malheur ŗ moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu'il est en mon pouvoir! --Eh bien! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontťs; rendez-moi votre prťsence; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon pŤre. --Peu s'en faut, ajouta-t-elle, qu'il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais ŗ cŰtť de lui, sans entendre ses reproches; il me les adresse, par la duretť dont il en use avec vous; n'espťrez point de lui les sentiments d'un pŤre tendre. Et puis, vous l'avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d'un autre, que je n'en puis supporter l'idťe; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi; il me repousse, et la haine que je lui dois se rťpand sur vous. --Quoi! lui dis-je, ne puis-je espťrer que vous me traitiez, vous et M. Simonin, comme une ťtrangŤre, une inconnue que vous auriez accueillie par humanitť? --Nous ne le pouvons ni l'un ni l'autre. Ma fille, n'empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n'aviez point de soeurs, je sais ce que j'aurais ŗ faire: mais vous en avez deux; et elles ont l'une et l'autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s'est ťteinte; la conscience a repris ses droits. --Mais celui ŗ qui je dois la vie... --Il n'est plus; il est mort sans se ressouvenir de vous; et c'est le moindre de ses forfaits...Ľ En cet endroit sa figure s'altťra, ses yeux s'allumŤrent, l'indignation s'empara de son visage; elle voulait parler, mais elle n'articula plus; le tremblement de ses lŤvres l'en empÍchait. Elle ťtait assise; elle pencha sa tÍte sur ses mains, pour me dťrober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet ťtat, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait: ęLe monstre! il n'a pas dťpendu de lui qu'il ne vous ait ťtouffťe dans mon sein par toutes les peines qu'il m'a causťes; mais Dieu nous a conservťes l'une et l'autre, pour que la mŤre expi‚t sa faute par l'enfant. Ma fille, vous n'avez rien, et vous n'aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le dťrobe ŗ vos soeurs; voilŗ les suites d'une faiblesse. Cependant j'espŤre n'avoir rien ŗ me reprocher en mourant; j'aurai gagnť votre dot par mon ťconomie. Je n'abuse point de la facilitť de mon ťpoux; mais je mets tous les jours ŗ part ce que j'obtiens de temps en temps de sa libťralitť. J'ai vendu ce que j'avais de bijoux; et j'ai obtenu de lui de disposer ŗ mon grť du prix qui m'en est revenu. J'aimais le jeu, je ne joue plus; j'aimais les spectacles, je m'en suis privťe; j'aimais la compagnie, je vis retirťe; j'aimais le faste, j'y ai renoncť. Si vous entrez en religion, comme c'est ma volontť et celle de M. Simonin, votre dot sera le fruit de ce que je prends sur moi tous les jours. --Mais, maman, lui dis-je, il vient encore ici quelques gens de bien; peut-Ítre s'en trouvera-t-il un qui, satisfait de ma personne, n'exigera pas mÍme les ťpargnes que vous avez destinťes ŗ mon ťtablissement. --Il n'y faut plus penser, votre ťclat vous a perdue. --Le mal est-il sans ressource? --Sans ressource. --Mais, si je ne trouve point un ťpoux, est-il nťcessaire que je m'enferme dans un couvent? --ņ moins que vous ne veuillez perpťtuer ma douleur et mes remords, jusqu'ŗ ce que j'aie les yeux fermťs. Il faut que j'y vienne; vos soeurs, dans ce moment terrible, seront autour de mon lit: voyez si je pourrai vous voir au milieu d'elles; quel serait l'effet de votre prťsence dans ces derniers moments! Ma fille, car vous l'Ítes malgrť moi, vos soeurs ont obtenu des lois un nom que vous tenez du crime, n'affligez pas une mŤre qui expire; laissez-la descendre paisiblement au tombeau: qu'elle puisse se dire ŗ elle-mÍme, lorsqu'elle sera sur le point de paraÓtre devant le grand juge, qu'elle a rťparť sa faute autant qu'il ťtait en elle, qu'elle puisse se flatter qu'aprŤs sa mort vous ne porterez point le trouble dans la maison, et que vous ne revendiquerez pas des droits que vous n'avez point. --Maman, lui dis-je, soyez tranquille lŗ-dessus; faites venir un homme de loi; qu'il dresse un acte de renonciation; et je souscrirai ŗ tout ce qu'il vous plaira. --Cela ne se peut: un enfant ne se dťshťrite pas lui-mÍme; c'est le ch‚timent d'un pŤre et d'une mŤre justement irritťs. S'il plaisait ŗ Dieu de m'appeler demain, demain il faudrait que j'en vinsse ŗ cette extrťmitť, et que je m'ouvrisse ŗ mon mari, afin de prendre de concert les mÍmes mesures. Ne m'exposez point ŗ une indiscrťtion qui me rendrait odieuse ŗ ses yeux, et qui entraÓnerait des suites qui vous dťshonoreraient. Si vous me survivez, vous resterez sans nom, sans fortune et sans ťtat; malheureuse! dites-moi ce que vous deviendrez: quelles idťes voulez-vous que j'emporte en mourant? Il faudra donc que je dise ŗ votre pŤre... Que lui dirai-je? Que vous n'Ítes pas son enfant!... Ma fille, s'il ne fallait que se jeter ŗ vos pieds pour obtenir de vous... Mais vous ne sentez rien; vous avez l'‚me inflexible de votre pŤre...Ľ En ce moment, M. Simonin entra; il vit le dťsordre de sa femme; il l'aimait; il ťtait violent; il s'arrÍta tout court, et tournant sur moi des regards terribles, il me dit: ęSortez!Ľ S'il eŻt ťtť mon pŤre, je ne lui aurais pas obťi, mais il ne l'ťtait pas. Il ajouta, en parlant au domestique qui m'ťclairait: ęDites-lui qu'elle ne reparaisse plus.Ľ Je me renfermai dans ma petite prison. Je rÍvai ŗ ce que ma mŤre m'avait dit; je me jetai ŗ genoux, je priai Dieu qu'il m'inspir‚t; je priai longtemps; je demeurai le visage collť contre terre; on n'invoque presque jamais la voix du ciel, que quand on ne sait ŗ quoi se rťsoudre; et il est rare qu'alors elle ne nous conseille pas d'obťir. Ce fut le parti que je pris. ęOn veut que je sois religieuse; peut-Ítre est-ce aussi la volontť de Dieu. Eh bien! je le serai, puisqu'il faut que je sois malheureuse, qu'importe oý je le sois!...Ľ Je recommandai ŗ celle qui me servait de m'avertir quand mon pŤre serait sorti. DŤs le lendemain je sollicitai un entretien avec ma mŤre; elle me fit rťpondre qu'elle avait promis le contraire ŗ M. Simonin, mais que je pouvais lui ťcrire avec un crayon qu'on me donna. J'ťcrivis donc sur un bout de papier (ce fatal papier s'est retrouvť, et l'on ne s'en est que trop bien servi contre moi): ęMaman, je suis f‚chťe de toutes les peines que je vous ai causťes; je vous en demande pardon: mon dessein est de les finir. Ordonnez de moi tout ce qu'il vous plaira; si c'est votre volontť que j'entre en religion, je souhaite que ce soit aussi celle de Dieu...Ľ La servante prit cet ťcrit, et le porta ŗ ma mŤre. Elle remonta un moment aprŤs, et elle me dit avec transport: ęMademoiselle, puisqu'il ne fallait qu'un mot pour faire le bonheur de votre pŤre, de votre mŤre et le vŰtre, pourquoi l'avoir diffťrť si longtemps? Monsieur et madame ont un visage que je ne leur ai jamais vu depuis que je suis ici: ils se querellaient sans cesse ŗ votre sujet; Dieu merci, je ne verrai plus cela...Ľ Tandis qu'elle me parlait, je pensais que je venais de signer mon arrÍt de mort, et ce pressentiment, monsieur, se vťrifiera, si vous m'abandonnez. Quelques jours se passŤrent, sans que j'entendisse parler de rien; mais un matin, sur les neuf heures, ma porte s'ouvrit brusquement; c'ťtait M. Simonin qui entrait en robe de chambre et en bonnet de nuit. Depuis que je savais qu'il n'ťtait pas mon pŤre, sa prťsence ne me causait que de l'effroi. Je me levai, je lui fis la rťvťrence. Il me sembla que j'avais deux coeurs: je ne pouvais penser ŗ ma mŤre sans m'attendrir, sans avoir envie de pleurer; il n'en ťtait pas ainsi de M. Simonin. Il est sŻr qu'un pŤre inspire une sorte de sentiments qu'on n'a pour personne au monde que lui: on ne sait pas cela, sans s'Ítre trouvť comme moi vis-ŗ-vis de l'homme qui a portť longtemps, et qui vient de perdre cet auguste caractŤre; les autres l'ignoreront toujours. Si je passais de sa prťsence ŗ celle de ma mŤre, il me semblait que j'ťtais une autre. Il me dit: ęSuzanne, reconnaissez-vous ce billet? --Oui, monsieur. --L'avez-vous ťcrit librement? --Je ne saurais dire qu'oui. -- tes-vous du moins rťsolue ŗ exťcuter ce qu'il promet? --Je le suis. --N'avez-vous de prťdilection pour aucun couvent? --Non, ils me sont indiffťrents. --Il suffit.Ľ Voilŗ ce que je rťpondis; mais malheureusement cela ne fut point ťcrit. Pendant une quinzaine d'une entiŤre ignorance de ce qui se passait, il me parut qu'on s'ťtait adressť ŗ diffťrentes maisons religieuses, et que le scandale de ma premiŤre dťmarche avait empÍchť qu'on ne me reÁŻt postulante. On fut moins difficile ŗ Longchamp; et cela, sans doute, parce qu'on insinua que j'ťtais musicienne, et que j'avais de la voix[11]. On m'exagťra bien les difficultťs qu'on avait eues, et la gr‚ce qu'on me faisait de m'accepter dans cette maison: on m'engagea mÍme ŗ ťcrire ŗ la supťrieure. Je ne sentais pas les suites de ce tťmoignage ťcrit qu'on exigeait: on craignait apparemment qu'un jour je ne revinsse contre mes voeux; on voulait avoir une attestation de ma propre main qu'ils avaient ťtť libres. Sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la supťrieure, aurait-elle passť dans la suite entre les mains de mes beaux-frŤres? Mais fermons vite les yeux lŗ-dessus; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir: il n'est plus. * * * * * Je fus conduite ŗ Longchamp; ce fut ma mŤre qui m'accompagna. Je ne demandai point ŗ dire adieu ŗ M. Simonin; j'avoue que la pensťe ne m'en vint qu'en chemin. On m'attendait; j'ťtais annoncťe, et par mon histoire et par mes talents: on ne me dit rien de l'une; mais on fut trŤs-pressť de voir si l'acquisition qu'on faisait en valait la peine. Lorsqu'on se fut entretenu de beaucoup de choses indiffťrentes, car aprŤs ce qui m'ťtait arrivť, vous pensez bien qu'on ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et qu'on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments, la supťrieure dit: ęMademoiselle, vous savez la musique, vous chantez; nous avons un clavecin; si vous vouliez, nous irions dans notre parloir...Ľ J'avais l'‚me serrťe, mais ce n'ťtait pas le moment de marquer de la rťpugnance; ma mŤre passa, je la suivis; la supťrieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiositť avait attirťes. C'ťtait le soir; on m'apporta des bougies; je m'assis, je me mis au clavecin; je prťludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans la tÍte, que j'en ai pleine, et n'en trouvant point; cependant la supťrieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m'ťtait familier: _Tristes apprÍts, p‚les flambeaux, jour plus affreux que les tťnŤbres_, etc.[12] Je ne sais ce que cela produisit; mais on ne m'ťcouta pas longtemps: on m'interrompit par des ťloges, que je fus bien surprise d'avoir mťritťs si promptement et ŗ si peu de frais. Ma mŤre me remit entre les mains de la supťrieure, me donna sa main ŗ baiser, et s'en retourna. * * * * * Me voilŗ donc dans une autre maison religieuse, et postulante, et avec toutes les apparences de postuler de mon plein grť. Mais vous, monsieur, qui connaissez jusqu'ŗ ce moment tout ce qui s'est passť, qu'en pensez-vous? La plupart de ces choses ne furent point allťguťes, lorsque je voulus revenir contre mes voeux; les unes, parce que c'ťtaient des vťritťs destituťes de preuves; les autres, parce qu'elles m'auraient rendue odieuse sans me servir; on n'aurait vu en moi qu'un enfant dťnaturť, qui flťtrissait la mťmoire de ses parents pour obtenir sa libertť. On avait la preuve de ce qui ťtait _contre_ moi; ce qui ťtait _pour_ ne pouvait ni s'allťguer ni se prouver. Je ne voulus pas mÍme qu'on insinu‚t aux juges le soupÁon de ma naissance; quelques personnes, ťtrangŤres aux lois, me conseillŤrent de mettre en cause le directeur de ma mŤre et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait ťtť possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais ŗ propos, de peur que je ne l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empÍche d'en faire la rťflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin: il n'en faudrait pas davantage pour me dťceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec l'obscuritť et la sťcuritť que je cherche; celles de mon ťtat ne savent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi pourquoi cette idťe m'ťpouvante? C'est que je ne sais oý aller; c'est que je suis jeune et sans expťrience; c'est que je crains la misŤre, les hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vťcu renfermťe, et que si j'ťtais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela n'est peut-Ítre pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas oý aller, ni que devenir, cela dťpend de vous. Les supťrieures ŗ Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de trois ans en trois ans. C'ťtait une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison; je ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bontť qui m'a perdue. C'ťtait une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle avait de l'indulgence, quoique personne n'en eŻt moins besoin; nous ťtions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle ne pouvait s'empÍcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intťrÍt; j'ai fait mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en commis aucune dont elle eŻt ŗ me punir ou qu'elle eŻt ŗ me pardonner. Si elle avait de la prťdilection, elle lui ťtait inspirťe par le mťrite; aprŤs cela je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima tendrement et que je ne fus pas des derniŤres entre ses favorites. Je sais que c'est un grand ťloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimťes de la supťrieure. Si j'avais quelque dťfaut ŗ reprocher ŗ madame de Moni, c'est que son goŻt pour la vertu, la piťtť, la franchise, la douceur, les talents, l'honnÍtetť, l'entraÓnait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que celles qui n'y pouvaient prťtendre, n'en ťtaient que plus humiliťes. Elle avait aussi le don, qui est peut-Ítre plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il ťtait rare qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plŻt jamais. Elle ne tarda pas ŗ me prendre en grť; et j'eus tout d'abord la derniŤre confiance en elle. Malheur ŗ celles dont elle ne l'attirait pas sans effort! il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure ŗ Sainte-Marie; je la lui racontai sans dťguisement comme ŗ vous; je lui dis tout ce que je viens de vous ťcrire; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait ŗ mes peines, rien ne fut oubliť. Elle me plaignit, me consola, me fit espťrer un avenir plus doux. Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dťgoŻt; je passe rapidement sur ces deux annťes, parce qu'elles n'eurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m'avanÁais pas ŗ pas vers l'entrťe d'un ťtat pour lequel je n'ťtais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force; mais aussitŰt je recourais ŗ ma bonne supťrieure, qui m'embrassait, qui dťveloppait mon ‚me, qui m'exposait fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: ęEt les autres ťtats n'ont-ils pas aussi leurs ťpines? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettons-nous ŗ genoux, et prions...Ľ Alors elle se prosternait et priait haut, mais avec tant d'onction, d'ťloquence, de douceur, d'ťlťvation et de force, qu'on eŻt dit que l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensťes, ses expressions, ses images pťnťtraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'ťcoutait; peu ŗ peu on ťtait entraÓnť, on s'unissait ŗ elle; l'‚me tressaillait, et l'on partageait ses transports. Son dessein n'ťtait pas de sťduire; mais certainement c'est ce qu'elle faisait: on sortait de chez elle avec un coeur ardent, la joie et l'extase ťtaient peintes sur le visage; on versait des larmes si douces! c'ťtait une impression qu'elle prenait elle-mÍme, qu'elle gardait longtemps, et qu'on conservait. Ce n'est pas ŗ ma seule expťrience que je m'en rapporte, c'est ŗ celle de toutes les religieuses. Quelques-unes m'ont dit qu'elles sentaient naÓtre en elles le besoin d'Ítre consolťes comme celui d'un trŤs-grand plaisir; et je crois qu'il ne m'a manquť qu'un peu plus d'habitude, pour en venir lŗ. J'ťprouvai cependant, ŗ l'approche de ma profession, une mťlancolie si profonde, qu'elle mit ma bonne supťrieure ŗ de terribles ťpreuves; son talent l'abandonna; elle me l'avoua elle-mÍme. ęJe ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite, que je cherche des idťes, que je veux exalter mon ‚me; je me trouve une femme ordinaire et bornťe; je crains de parler...Ľ ęAh! chŤre mŤre, lui dis-je, quel pressentiment! Si c'ťtait Dieu qui vous rendÓt muette!...Ľ Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j'allai dans sa cellule; ma prťsence l'interdit d'abord: elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi ťtait au-dessus de ses forces; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d'Ítre victorieuse. Cependant elle m'entreprit, elle s'ťchauffa peu ŗ peu; ŗ mesure que ma douleur tombait, son enthousiasme croissait: elle se jeta subitement ŗ genoux, je l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais; elle prononÁa quelques mots, puis tout ŗ coup elle se tut. J'attendis inutilement: elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: ęAh! chŤre enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opťrť sur moi! Voilŗ qui est fait, l'esprit s'est retirť, je le sens: allez, que Dieu vous parle lui-mÍme, puisqu'il ne lui plaÓt pas de se faire entendre par ma bouche...Ľ En effet, je ne sais ce qui s'ťtait passť en elle, si je lui avais inspirť une mťfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipťe, si je l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j'allai la voir; elle ťtait d'une mťlancolie ťgale ŗ la mienne. Je me mis ŗ pleurer, elle aussi; je me jetai ŗ ses pieds, elle me bťnit, me releva, m'embrassa, et me renvoya en me disant: ęJe suis lasse de vivre, je souhaite de mourir, j'ai demandť ŗ Dieu de ne point voir ce jour, mais ce n'est pas sa volontť. Allez, je parlerai ŗ votre mŤre, je passerai la nuit en priŤre, priez aussi; mais couchez-vous, je vous l'ordonne. --Permettez, lui rťpondis-je, que je m'unisse ŗ vous. --Je vous le permets depuis neuf heures jusqu'ŗ onze, pas davantage. ņ neuf heures et demie je commencerai ŗ prier et vous aussi; mais ŗ onze heures vous me laisserez prier seule, et vous vous reposerez. Allez, chŤre enfant, je veillerai devant Dieu le reste de la nuit.Ľ Elle voulut prier, mais elle ne le put pas. Je dormais; et cependant cette sainte femme allait dans les corridors frappant ŗ chaque porte, ťveillait les religieuses et les faisait descendre sans bruit dans l'ťglise. Toutes s'y rendirent; et lorsqu'elles y furent, elle les invita ŗ s'adresser au ciel pour moi. Cette priŤre se fit d'abord en silence; ensuite elle ťteignit les lumiŤres; toutes rťcitŤrent ensemble le _Miserere_, exceptť la supťrieure qui, prosternťe au pied des autels, se macťrait cruellement en disant: ę‘ Dieu! si c'est par quelque faute que j'ai commise que vous vous Ítes retirť de moi, accordez-m'en le pardon. Je ne demande pas que vous me rendiez le don que vous m'avez Űtť, mais que vous vous adressiez vous-mÍme ŗ cette innocente qui dort tandis que je vous invoque ici pour elle. Mon Dieu, parlez-lui, parlez ŗ ses parents, et pardonnez-moi.Ľ Le lendemain elle entra de bonne heure dans ma cellule; je ne l'entendis point; je n'ťtais pas encore ťveillťe. Elle s'assit ŗ cŰtť de mon lit; elle avait posť lťgŤrement une de ses mains sur mon front; elle me regardait: l'inquiťtude, le trouble et la douleur se succťdaient sur son visage; et c'est ainsi qu'elle me parut, lorsque j'ouvris les yeux. Elle ne me parla point de ce qui s'ťtait passť pendant la nuit; elle me demanda seulement si je m'ťtais couchťe de bonne heure; je lui rťpondis: ęņ l'heure que vous m'avez ordonnťe. --Si j'avais reposť. --Profondťment. --Je m'y attendais... Comment je me trouvais. --Fort bien. Et vous, chŤre mŤre? --Hťlas! me dit-elle, je n'ai vu aucune personne entrer en religion sans inquiťtude; mais je n'ai ťprouvť sur aucune autant de trouble que sur vous. Je voudrais bien que vous fussiez heureuse. --Si vous m'aimez toujours, je le serai. --Ah! s'il ne tenait qu'ŗ cela! N'avez-vous pensť ŗ rien pendant la nuit? --Non. --Vous n'avez fait aucun rÍve? --Aucun. --Qu'est-ce qui se passe ŗ prťsent dans votre ‚me? --Je suis stupide; j'obťis ŗ mon sort sans rťpugnance et sans goŻt; je sens que la nťcessitť m'entraÓne, et je me laisse aller. Ah! ma chŤre mŤre, je ne sens rien de cette douce joie, de ce tressaillement, de cette mťlancolie, de cette douce inquiťtude que j'ai quelquefois remarquťe dans celles qui se trouvaient au moment oý je suis. Je suis imbťcile, je ne saurais mÍme pleurer. On le veut, il le faut, est la seule idťe qui me vienne... Mais vous ne me dites rien. --Je ne suis pas venue pour vous entretenir, mais pour vous voir et pour vous ťcouter. J'attends votre mŤre; t‚chez de ne pas m'ťmouvoir; laissez les sentiments s'accumuler dans mon ‚me; quand elle en sera pleine, je vous quitterai. Il faut que je me taise: je me connais; je n'ai qu'un jet, mais il est violent, et ce n'est pas avec vous qu'il doit s'exhaler. Reposez-vous encore un moment, que je vous voie; dites-moi seulement quelques mots, et laissez-moi prendre ici ce que je viens y chercher. J'irai, et Dieu fera le reste...Ľ Je me tus, je me penchai sur mon oreiller, je lui tendis une de mes mains qu'elle prit. Elle paraissait mťditer et mťditer profondťment; elle avait les yeux fermťs avec effort; quelquefois elle les ouvrait, les portait en haut, et les ramenait sur moi; elle s'agitait; son ‚me se remplissait de tumulte, se composait et s'agitait ensuite. En vťritť, cette femme ťtait nťe pour Ítre prophťtesse, elle en avait le visage et le caractŤre. Elle avait ťtť belle; mais l'‚ge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajoutť de la dignitť ŗ sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-mÍme, ou traverser les objets voisins, et dťmÍler au delŗ, ŗ une grande distance, toujours dans le passť ou dans l'avenir. Elle me serrait quelquefois la main avec force. Elle me demanda brusquement quelle heure il ťtait. ęIl est bientŰt six heures. --Adieu, je m'en vais. On va venir vous habiller; je n'y veux pas Ítre, cela me distrairait. Je n'ai plus qu'un souci, c'est de garder de la modťration dans les premiers moments.Ľ Elle ťtait ŗ peine sortie que la mŤre des novices et mes compagnes entrŤrent; on m'Űta les habits de religion, et l'on me revÍtit des habits du monde; c'est un usage que vous connaissez. Je n'entendis rien de ce qu'on disait autour de moi; j'ťtais presque rťduite ŗ l'ťtat d'automate; je ne m'aperÁus de rien; j'avais seulement par intervalles comme de petits mouvements convulsifs. On me disait ce qu'il fallait faire; on ťtait souvent obligť de me le rťpťter, car je n'entendais pas de la premiŤre fois, et je le faisais; ce n'ťtait pas que je pensasse ŗ autre chose, c'est que j'ťtais absorbťe; j'avais la tÍte lasse comme quand on s'est excťdť de rťflexions. Cependant la supťrieure s'entretenait avec ma mŤre. Je n'ai jamais su ce qui s'ťtait passť dans cette entrevue qui dura fort longtemps; on m'a dit seulement que, quand elles se sťparŤrent, ma mŤre ťtait si troublťe, qu'elle ne pouvait retrouver la porte par laquelle elle ťtait entrťe, et que la supťrieure ťtait sortie les mains fermťes et appuyťes contre le front. Cependant les cloches sonnŤrent; je descendis. L'assemblťe ťtait peu nombreuse. Je fus prÍchťe bien ou mal, je n'entendis rien: on disposa de moi pendant toute cette matinťe qui a ťtť nulle dans ma vie, car je n'en ai jamais connu la durťe; je ne sais ni ce que j'ai fait, ni ce que j'ai dit. On m'a sans doute interrogťe, j'ai sans doute rťpondu; j'ai prononcť des voeux, mais je n'en ai nulle mťmoire, et je me suis trouvťe religieuse aussi innocemment que je fus faite chrťtienne; je n'ai pas plus compris ŗ toute la cťrťmonie de ma profession qu'ŗ celle de mon baptÍme, avec cette diffťrence que l'une confŤre la gr‚ce et que l'autre la suppose. Eh bien! monsieur, quoique je n'aie pas rťclamť ŗ Longchamp, comme j'avais fait ŗ Sainte-Marie, me croyez-vous plus engagťe? J'en appelle ŗ votre jugement; j'en appelle au jugement de Dieu. J'ťtais dans un ťtat d'abattement si profond, que, quelques jours aprŤs, lorsqu'on m'annonÁa que j'ťtais de choeur, je ne sus ce qu'on voulait dire. Je demandai s'il ťtait bien vrai que j'eusse fait profession; je voulus voir la signature de mes voeux: il fallut joindre ŗ ces preuves le tťmoignage de toute la communautť, celui de quelques ťtrangers qu'on avait appelťs ŗ la cťrťmonie. M'adressant plusieurs fois ŗ la supťrieure, je lui disais: ęCela est donc bien vrai?...Ľ et je m'attendais toujours qu'elle m'allait rťpondre: ęNon, mon enfant; on vous trompe...Ľ Son assurance rťitťrťe ne me convainquait pas, ne pouvant concevoir que dans l'intervalle d'un jour entier, aussi tumultueux, aussi variť, si plein de circonstances singuliŤres et frappantes, je ne m'en rappelasse aucune, pas mÍme le visage de celles qui m'avaient servie, ni celui du prÍtre qui m'avait prÍchťe, ni de celui qui avait reÁu mes voeux; le changement de l'habit religieux en habit du monde est la seule chose dont je me ressouvienne; depuis cet instant j'ai ťtť ce qu'on appelle physiquement aliťnťe. Il a fallu des mois entiers pour me tirer de cet ťtat; et c'est ŗ la longueur de cette espŤce de convalescence que j'attribue l'oubli profond de ce qui s'est passť: c'est comme ceux qui ont souffert une longue maladie, qui ont parlť avec jugement, qui ont reÁu les sacrements, et qui, rendus ŗ la santť, n'en ont aucune mťmoire. J'en ai vu plusieurs exemples dans la maison; et je me suis dit ŗ moi-mÍme: ęVoilŗ apparemment ce qui m'est arrivť le jour que j'ai fait profession.Ľ Mais il reste ŗ savoir si ces actions sont de l'homme, et s'il y est, quoiqu'il paraisse y Ítre. * * * * * Je fis dans la mÍme annťe trois pertes intťressantes: celle de mon pŤre, ou plutŰt de celui qui passait pour tel; il ťtait ‚gť, il avait beaucoup travaillť; il s'ťteignit: celle de ma supťrieure, et celle de ma mŤre. Cette digne religieuse sentit de loin son heure approcher; elle se condamna au silence; elle fit porter sa biŤre dans sa chambre; elle avait perdu le sommeil, et elle passait les jours et les nuits ŗ mťditer et ŗ ťcrire: elle a laissť quinze mťditations qui me semblent ŗ moi de la plus grande beautť; j'en ai une copie. Si quelque jour vous ťtiez curieux de voir les idťes que cet instant suggŤre, je vous les communiquerais; elles sont intitulťes: _Les derniers instants de la Soeur de Moni_. ņ l'approche de sa mort, elle se fit habiller, elle ťtait ťtendue sur son lit: on lui administra les derniers sacrements; elle tenait un christ entre ses bras. C'ťtait la nuit; la lueur des flambeaux ťclairait cette scŤne lugubre. Nous l'entourions, nous fondions en larmes, sa cellule retentissait de cris, lorsque tout ŗ coup ses yeux brillŤrent; elle se releva brusquement, elle parla; sa voix ťtait presque aussi forte que dans l'ťtat de santť; le don qu'elle avait perdu lui revint: elle nous reprocha des larmes qui semblaient lui envier un bonheur ťternel. ęMes enfants, votre douleur vous en impose. C'est lŗ, c'est lŗ, disait-elle en montrant le ciel, que je vous servirai; mes yeux s'abaisseront sans cesse sur cette maison; j'intercťderai pour vous, et je serai exaucťe. Approchez toutes, que je vous embrasse, venez recevoir ma bťnťdiction et mes adieux...Ľ C'est en prononÁant ces derniŤres paroles que trťpassa cette femme rare, qui a laissť aprŤs elle des regrets qui ne finiront point. Ma mŤre mourut au retour d'un petit voyage qu'elle fit, sur la fin de l'automne, chez une de ses filles. Elle eut du chagrin, sa santť avait ťtť fort affaiblie. Je n'ai jamais su ni le nom de mon pŤre, ni l'histoire de ma naissance. Celui qui avait ťtť son directeur et le mien, me remit de sa part un petit paquet; c'ťtaient cinquante louis avec un billet, enveloppťs et cousus dans un morceau de linge. Il y avait dans ce billet: * * * * * ęMon enfant, c'est peu de chose; mais ma conscience ne me permet pas de disposer d'une plus grande somme; c'est le reste de ce que j'ai pu ťconomiser sur les petits prťsents de M. Simonin. Vivez saintement, c'est le mieux, mÍme pour votre bonheur dans ce monde. Priez pour moi; votre naissance est la seule faute importante que j'aie commise; aidez-moi ŗ l'expier; et que Dieu me pardonne de vous avoir mise au monde, en considťration des bonnes oeuvres que vous ferez. Surtout ne troublez point la famille; et quoique le choix de l'ťtat que vous avez embrassť n'ait pas ťtť aussi volontaire que je l'aurais dťsirť, craignez d'en changer. Que n'ai-je ťtť renfermťe dans un couvent pendant toute ma vie! je ne serais pas si troublťe de la pensťe qu'il faut dans un moment subir le redoutable jugement. Songez, mon enfant, que le sort de votre mŤre, dans l'autre monde, dťpend beaucoup de la conduite que vous tiendrez dans celui-ci: Dieu, qui voit tout, m'appliquera, dans sa justice, tout le bien et tout le mal que vous ferez. Adieu, Suzanne; ne demandez rien ŗ vos soeurs; elles ne sont pas en ťtat de vous secourir; n'espťrez rien de votre pŤre, il m'a prťcťdťe, il a vu le grand jour, il m'attend; ma prťsence sera moins terrible pour lui que la sienne pour moi. Adieu encore une fois. Ah! malheureuse mŤre! Ah! malheureuse enfant! Vos soeurs sont arrivťes; je ne suis pas contente d'elles: elles prennent, elles emportent, elles ont, sous les yeux d'une mŤre qui se meurt, des querelles d'intťrÍt qui m'affligent. Quand elles s'approchent de mon lit, je me retourne de l'autre cŰtť: que verrais-je en elles? deux crťatures en qui l'indigence a ťteint le sentiment de la nature. Elles soupirent aprŤs le peu que je laisse; elles font au mťdecin et ŗ la garde des questions indťcentes, qui marquent avec quelle impatience elles attendent le moment oý je m'en irai, et qui les saisira de tout ce qui m'environne. Elles ont soupÁonnť, je ne sais comment, que je pouvais avoir quelque argent cachť entre mes matelas; il n'y a rien qu'elles n'aient mis en oeuvre pour me faire lever, et elles y ont rťussi; mais heureusement mon dťpositaire ťtait venu la veille, et je lui avais remis ce petit paquet avec cette lettre qu'il a ťcrite sous ma dictťe. BrŻlez la lettre; et quand vous saurez que je ne suis plus, ce qui sera bientŰt, vous ferez dire une messe pour moi, et vous y renouvellerez vos voeux; car je dťsire toujours que vous demeuriez en religion: l'idťe de vous imaginer dans le monde sans secours, sans appui, jeune, achŤverait de troubler mes derniers instants.Ľ Mon pŤre mourut le 5 janvier, ma supťrieure sur la fin du mÍme mois, et ma mŤre la seconde fÍte de NoŽl. * * * * * Ce fut la soeur Sainte-Christine qui succťda ŗ la mŤre de Moni. Ah! monsieur! quelle diffťrence entre l'une et l'autre! Je vous ai dit quelle femme c'ťtait que la premiŤre. Celle-ci avait le caractŤre petit, une tÍte ťtroite et brouillťe de superstitions; elle donnait dans les opinions nouvelles; elle confťrait avec des sulpiciens, des jťsuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l'avait prťcťdťe: en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de mťdisances, d'accusations, de calomnies et de persťcutions: il fallut s'expliquer sur des questions de thťologie oý nous n'entendions rien, souscrire ŗ des formules, se plier ŗ des pratiques singuliŤres. La mŤre de Moni n'approuvait point ces exercices de pťnitence qui se font sur le corps; elle ne s'ťtait macťrťe que deux fois en sa vie: une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance. Elle disait de ces pťnitences, qu'elles ne corrigeaient d'aucun dťfaut, et qu'elles ne servaient qu'ŗ donner de l'orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu'elles eussent le corps sain et l'esprit serein. La premiŤre chose, lorsqu'elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les cilices avec les disciplines, et de dťfendre d'altťrer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d'aucun de ces instruments. La seconde, au contraire, renvoya ŗ chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer l'Ancien et le Nouveau Testament. Les favorites du rŤgne antťrieur ne sont jamais les favorites du rŤgne qui suit. Je fus indiffťrente, pour ne rien dire de pis, ŗ la supťrieure actuelle, par la raison que la prťcťdente m'avait chťrie; mais je ne tardai pas ŗ empirer mon sort par des actions que vous appellerez ou imprudence, ou fermetť, selon le coup d'oeil sous lequel vous les considťrerez. La premiŤre, ce fut de m'abandonner ŗ toute la douleur que je ressentais de la perte de notre premiŤre supťrieure; d'en faire l'ťloge en toute circonstance; d'occasionner entre elle et celle qui nous gouvernait des comparaisons qui n'ťtaient pas favorables ŗ celle-ci; de peindre l'ťtat de la maison sous les annťes passťes; de rappeler au souvenir la paix dont nous jouissions, l'indulgence qu'on avait pour nous, la nourriture tant spirituelle que temporelle qu'on nous administrait alors, et d'exalter les moeurs, les sentiments, le caractŤre de la soeur de Moni. La seconde, ce fut de jeter au feu le cilice, et de me dťfaire de ma discipline; de prÍcher des amies lŗ-dessus, et d'en engager quelques-unes ŗ suivre mon exemple; la troisiŤme, de me pourvoir d'un Ancien et d'un Nouveau Testament; la quatriŤme, de rejeter tout parti, de m'en tenir au titre de chrťtienne, sans accepter le nom de jansťniste ou de moliniste; la cinquiŤme, de me renfermer rigoureusement dans la rŤgle de la maison, sans vouloir rien faire ni en delŗ ni en deÁŗ; consťquemment, de ne me prÍter ŗ aucune action surťrogatoire, celles d'obligation ne me paraissant dťjŗ que trop dures; de ne monter ŗ l'orgue que les jours de fÍte; de ne chanter que quand je serais de choeur; de ne plus souffrir qu'on abus‚t de ma complaisance et de mes talents, et qu'on me mÓt ŗ tout et ŗ tous les jours. Je lus les constitutions, je les relus, je les savais par coeur; si l'on m'ordonnait quelque chose, ou qui n'y fŻt pas exprimť clairement, ou qui n'y fŻt pas, ou qui m'y parŻt contraire, je m'y refusais fermement; je prenais le livre, et je disais: ęVoilŗ les engagements que j'ai pris, et je n'en ai point pris d'autres.Ľ Mes discours en entraÓnŤrent quelques-unes. L'autoritť des maÓtresses se trouva trŤs-bornťe; elles ne pouvaient plus disposer de nous comme de leurs esclaves. Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scŤne d'ťclat. Dans les cas incertains, mes compagnes me consultaient: et j'ťtais toujours pour la rŤgle contre le despotisme. J'eus bientŰt l'air, et peut-Ítre un peu le jeu d'une factieuse. Les grands vicaires de M. l'archevÍque ťtaient sans cesse appelťs; je comparaissais, je me dťfendais, je dťfendais mes compagnes; et il n'est pas arrivť une seule fois qu'on m'ait condamnťe, tant j'avais d'attention ŗ mettre la raison de mon cŰtť: il ťtait impossible de m'attaquer du cŰtť de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites gr‚ces qu'une supťrieure est toujours libre d'accorder ou de refuser, je n'en demandais point. Je ne paraissais point au parloir; et des visites, ne connaissant personne, je n'en recevais point. Mais j'avais brŻlť mon cilice et jetť lŗ ma discipline; j'avais conseillť la mÍme chose ŗ d'autres; je ne voulais entendre parler jansťnisme, ni molinisme, ni en bien, ni en mal. Quand on me demandait si j'ťtais soumise ŗ la Constitution, je rťpondais que je l'ťtais ŗ l'…glise; si j'acceptais la bulle... que j'acceptais l'…vangile. On visita ma cellule; on y dťcouvrit l'Ancien et le Nouveau Testament. Je m'ťtais ťchappťe en discours indiscrets sur l'intimitť suspecte de quelques-unes des favorites; la supťrieure avait des tÍte-ŗ-tÍte longs et frťquents avec un jeune ecclťsiastique, et j'en avais dťmÍlť la raison et le prťtexte. Je n'omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haÔr, me perdre; et j'en vins ŗ bout. On ne se plaignit plus de moi aux supťrieurs, mais on s'occupa ŗ me rendre la vie dure. On dťfendit aux autres religieuses de m'approcher; et bientŰt je me trouvai seule; j'avais des amies en petit nombre: on se douta qu'elles chercheraient ŗ se dťdommager ŗ la dťrobťe de la contrainte qu'on leur imposait, et que, ne pouvant s'entretenir le jour avec moi, elles me visiteraient la nuit ou ŗ des heures dťfendues; on nous ťpia: on me surprit, tantŰt avec l'une, tantŰt avec une autre; l'on fit de cette imprudence tout ce qu'on voulut, et j'en fus ch‚tiťe de la maniŤre la plus inhumaine; on me condamna des semaines entiŤres ŗ passer l'office ŗ genoux, sťparťe du reste, au milieu du choeur; ŗ vivre de pain et d'eau; ŗ demeurer enfermťe dans ma cellule; ŗ satisfaire aux fonctions les plus viles de la maison. Celles qu'on appelait mes complices n'ťtaient guŤre mieux traitťes. Quand on ne pouvait me trouver en faute, on m'en supposait; on me donnait ŗ la fois des ordres incompatibles, et l'on me punissait d'y avoir manquť; on avanÁait les heures des offices, des repas; on dťrangeait ŗ mon insu toute la conduite claustrale, et avec l'attention la plus grande, je me trouvais coupable tous les jours, et j'ťtais tous les jours punie. J'ai du courage; mais il n'en est point qui tienne contre l'abandon, la solitude et la persťcution. Les choses en vinrent au point qu'on se fit un jeu de me tourmenter; c'ťtait l'amusement de cinquante personnes liguťes. Il m'est impossible d'entrer dans tout le petit dťtail de ces mťchancetťs; on m'empÍchait de dormir, de veiller, de prier. Un jour on me volait quelques parties de mon vÍtement; une autre fois c'ťtaient mes clefs ou mon brťviaire; ma serrure se trouvait embarrassťe; ou l'on m'empÍchait de bien faire, ou l'on dťrangeait les choses que j'avais bien faites; on me supposait des discours et des actions; on me rendait responsable de tout, et ma vie ťtait une suite de dťlits rťels ou simulťs, et de ch‚timents. Ma santť ne tint point ŗ des ťpreuves si longues et si dures; je tombai dans l'abattement, le chagrin et la mťlancolie. J'allais dans les commencements chercher de la force et de la rťsignation au pied des autels, et j'y en trouvais quelquefois. Je flottais entre la rťsignation et le dťsespoir, tantŰt me soumettant ŗ toute la rigueur de mon sort, tantŰt pensant ŗ m'en affranchir par des moyens violents. Il y avait au fond du jardin un puits profond; combien de fois j'y suis allťe! combien j'y ai regardť de fois! Il y avait ŗ cŰtť un banc de pierre; combien de fois je m'y suis assise, la tÍte appuyťe sur le bord de ce puits! Combien de fois, dans le tumulte de mes idťes, me suis-je levťe brusquement et rťsolue ŗ finir mes peines! Qu'est-ce qui m'a retenue? Pourquoi prťfťrais-je alors de pleurer, de crier ŗ haute voix, de fouler mon voile aux pieds, de m'arracher les cheveux, et de me dťchirer le visage avec les ongles? Si c'ťtait Dieu qui m'empÍchait de me perdre, pourquoi ne pas arrÍter aussi tous ces autres mouvements? Je vais vous dire une chose qui vous paraÓtra fort ťtrange peut-Ítre, et qui n'en est pas moins vraie, c'est que je ne doute point que mes visites frťquentes vers ce puits n'aient ťtť remarquťes, et que mes cruelles ennemies ne se soient flattťes qu'un jour j'accomplirais un dessein qui bouillait au fond de mon coeur. Quand j'allais de ce cŰtť, on affectait de s'en ťloigner et de regarder ailleurs. Plusieurs fois j'ai trouvť la porte du jardin ouverte ŗ des heures oý elle devait Ítre fermťe, singuliŤrement les jours oý l'on avait multipliť sur moi les chagrins; l'on avait poussť ŗ bout la violence de mon caractŤre, et l'on me croyait l'esprit aliťnť. Mais aussitŰt que je crus avoir devinť que ce moyen de sortir de la vie ťtait pour ainsi dire offert ŗ mon dťsespoir, qu'on me conduisait ŗ ce puits par la main, et que je le trouverais toujours prÍt ŗ me recevoir, je ne m'en souciai plus; mon esprit se tourna vers d'autres cŰtťs; je me tenais dans les corridors et mesurais la hauteur des fenÍtres; le soir, en me dťshabillant, j'essayais, sans y penser, la force de mes jarretiŤres; un autre jour, je refusais le manger; je descendais au rťfectoire, et je restais le dos appuyť contre la muraille, les mains pendantes ŗ mes cŰtťs, les yeux fermťs, et je ne touchais pas aux mets qu'on avait servis devant moi; je m'oubliais si parfaitement dans cet ťtat, que toutes les religieuses ťtaient sorties, et que je restais. On affectait alors de se retirer sans bruit, et l'on me laissait lŗ; puis on me punissait d'avoir manquť aux exercices. Que vous dirai-je? on me dťgoŻta de presque tous les moyens de m'Űter la vie, parce qu'il me sembla que, loin de s'y opposer, on me les prťsentait. Nous ne voulons pas, apparemment, qu'on nous pousse hors de ce monde, et peut-Ítre n'y serais-je plus, si elles avaient fait semblant de m'y retenir. Quand on s'Űte la vie, peut-Ítre cherche-t-on ŗ dťsespťrer les autres, et la garde-t-on quand on croit les satisfaire; ce sont des mouvements qui se passent bien subtilement en nous. En vťritť, s'il est possible que je me rappelle mon ťtat, quand j'ťtais ŗ cŰtť du puits, il me semble que je criais au dedans de moi ŗ ces malheureuses qui s'ťloignaient pour favoriser un forfait: ęFaites un pas de mon cŰtť, montrez-moi le moindre dťsir de me sauver, accourez pour me retenir, et soyez sŻres que vous arriverez trop tard.Ľ En vťritť, je ne vivais que parce qu'elles souhaitaient ma mort. L'acharnement ŗ nuire, ŗ tourmenter, se lasse dans le monde; il ne se lasse point dans les cloÓtres. * * * * * J'en ťtais lŗ lorsque, revenant sur ma vie passťe, je songeai ŗ faire rťsilier mes voeux. J'y rÍvai d'abord lťgŤrement. Seule, abandonnťe, sans appui, comment rťussir dans un projet si difficile, mÍme avec les secours qui me manquaient? Cependant cette idťe me tranquillisa; mon esprit se rassit; je fus plus ŗ moi; j'ťvitai des peines, et je supportai plus patiemment celles qui me venaient. On remarqua ce changement, et l'on en fut ťtonnť; la mťchancetť s'arrÍta tout court, comme un ennemi l‚che qui vous poursuit et ŗ qui l'on fait face au moment oý il ne s'y attend pas. Une question, monsieur, que j'aurais ŗ vous faire, c'est pourquoi, ŗ travers toutes les idťes funestes qui passent par la tÍte d'une religieuse dťsespťrťe, celle de mettre le feu ŗ la maison ne lui vient point. Je ne l'ai point eue, ni d'autres non plus, quoique ce soit la chose la plus facile ŗ exťcuter: il ne s'agit, un jour de grand vent, que de porter un flambeau dans un grenier, dans un bŻcher, dans un corridor. Il n'y a point de couvents de brŻlťs; et cependant dans ces ťvťnements les portes s'ouvrent, et sauve qui peut. Ne serait-ce pas qu'on craint le pťril pour soi et pour celles qu'on aime, et qu'on dťdaigne un secours qui nous est commun avec celles qu'on hait? Cette derniŤre idťe est bien subtile pour Ítre vraie. ņ force de s'occuper d'une chose, on en sent la justice, et mÍme la possibilitť; on est bien fort quand on en est lŗ. Ce fut pour moi l'affaire d'une quinzaine; mon esprit va vite. De quoi s'agissait-il? De dresser un mťmoire et de le donner ŗ consulter; l'un et l'autre n'ťtaient pas sans danger. Depuis qu'il s'ťtait fait une rťvolution dans ma tÍte, on m'observait avec plus d'attention que jamais; on me suivait de l'oeil; je ne faisais pas un pas qui ne fŻt ťclairť; je ne disais pas un mot qu'on ne le pes‚t. On se rapprocha de moi, on chercha ŗ me sonder; on m'interrogeait, on affectait de la commisťration et de l'amitiť; on revenait sur ma vie passťe; on m'accusait faiblement, on m'excusait; on espťrait une meilleure conduite, on me flattait d'un avenir plus doux; cependant on entrait ŗ tout moment dans ma cellule, le jour, la nuit, sous des prťtextes; brusquement, sourdement, on entr'ouvrait mes rideaux, et l'on se retirait. J'avais pris l'habitude de coucher habillťe; j'en avais pris une autre, c'ťtait celle d'ťcrire ma confession. Ces jours-lŗ, qui sont marquťs, j'allais demander de l'encre et du papier ŗ la supťrieure, qui ne m'en refusait pas. J'attendis donc le jour de la confession, et en l'attendant je rťdigeais dans ma tÍte ce que j'avais ŗ proposer; c'ťtait en abrťgť tout ce que je viens de vous ťcrire; seulement je m'expliquais sous des noms empruntťs. Mais je fis trois ťtourderies: la premiŤre, de dire ŗ la supťrieure que j'aurais beaucoup de choses ŗ ťcrire, et de lui demander, sous ce prťtexte, plus de papier qu'on n'en accorde; la seconde, de m'occuper de mon mťmoire, et de laisser lŗ ma confession; et la troisiŤme, n'ayant point fait de confession et n'ťtant point prťparťe ŗ cet acte de religion, de ne demeurer au confessionnal qu'un instant. Tout cela fut remarquť; et l'on en conclut que le papier que j'avais demandť avait ťtť employť autrement que je ne l'avais dit. Mais s'il n'avait pas servi ŗ ma confession, comme il ťtait ťvident, quel usage en avais-je fait? Sans savoir qu'on prendrait ces inquiťtudes, je sentis qu'il ne fallait pas qu'on trouv‚t chez moi un ťcrit de cette importance. D'abord je pensai ŗ le coudre dans mon traversin ou dans mes matelas, puis ŗ le cacher dans mes vÍtements, ŗ l'enfouir dans le jardin, ŗ le jeter au feu. Vous ne sauriez croire combien je fus pressťe de l'ťcrire, et combien j'en fus embarrassťe quand il fut ťcrit. D'abord je le cachetai, ensuite je le serrai dans mon sein, et j'allai ŗ l'office qui sonnait. J'ťtais dans une inquiťtude qui se dťcelait ŗ mes mouvements. J'ťtais assise ŗ cŰtť d'une jeune religieuse qui m'aimait; quelquefois je l'avais vue me regarder en pitiť et verser des larmes: elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait. Au risque de tout ce qui pourrait en arriver, je rťsolus de lui confier mon papier; dans un moment d'oraison oý toutes les religieuses se mettent ŗ genoux, s'inclinent, et sont comme plongťes dans leurs stalles, je tirai doucement le papier de mon sein, et je le lui tendis derriŤre moi; elle le prit, et le serra dans le sien. Ce service fut le plus important de ceux qu'elle m'avait rendus; mais j'en avais reÁu beaucoup d'autres: elle s'ťtait occupťe pendant des mois entiers ŗ lever, sans se compromettre, tous les petits obstacles qu'on apportait ŗ mes devoirs pour avoir droit de me ch‚tier; elle venait frapper ŗ ma porte quand il ťtait heure de sortir; elle arrangeait ce qu'on dťrangeait; elle allait sonner ou rťpondre quand il le fallait; elle se trouvait partout oý je devais Ítre. J'ignorais tout cela. Je fis bien de prendre ce parti. Lorsque nous sortÓmes du choeur, la supťrieure me dit: ęSoeur Suzanne, suivez-moi...Ľ Je la suivis, puis s'arrÍtant dans le corridor ŗ une autre porte, ęvoilŗ, me dit-elle, votre cellule; c'est la soeur Saint-JťrŰme qui occupera la vŰtre...Ľ J'entrai, et elle avec moi. Nous ťtions toutes deux assises sans parler, lorsqu'une religieuse parut avec des habits qu'elle posa sur une chaise; et la supťrieure me dit: ęSoeur Suzanne, dťshabillez-vous, et prenez ce vÍtement...Ľ J'obťis en sa prťsence; cependant elle ťtait attentive ŗ tous mes mouvements. La soeur qui avait apportť mes habits, ťtait ŗ la porte; elle rentra, emporta ceux que j'avais quittťs, sortit; et la supťrieure la suivit. On ne me dit point la raison de ces procťdťs; et je ne la demandai point. Cependant on avait cherchť partout dans ma cellule; on avait dťcousu l'oreiller et les matelas; on avait dťplacť tout ce qui pouvait l'Ítre ou l'avoir ťtť; on marcha sur mes traces; on alla au confessionnal, ŗ l'ťglise, dans le jardin, au puits, vers le banc de pierre; je vis une partie de ces recherches; je soupÁonnai le reste. On ne trouva rien; mais on n'en resta pas moins convaincu qu'il y avait quelque chose. On continua de m'ťpier pendant plusieurs jours: on allait oý j'ťtais allťe; on regardait partout, mais inutilement. Enfin la supťrieure crut qu'il n'ťtait possible de savoir la vťritť que par moi. Elle entra un jour dans ma cellule, et me dit: ęSoeur Suzanne, vous avez des dťfauts; mais vous n'avez pas celui de mentir; dites-moi donc la vťritť: qu'avez-vous fait de tout le papier que je vous ai donnť? --Madame, je vous l'ai dit. --Cela ne se peut, car vous m'en avez demandť beaucoup, et vous n'avez ťtť qu'un moment au confessionnal. --Il est vrai. --Qu'en avez-vous donc fait? --Ce que je vous ai dit. --Eh bien! jurez-moi, par la sainte obťissance que vous avez vouťe ŗ Dieu, que cela est; et malgrť les apparences, je vous croirai. --Madame, il ne vous est pas permis d'exiger un serment pour une chose si lťgŤre; et il ne m'est pas permis de le faire. Je ne saurais jurer. --Vous me trompez, soeur Suzanne, et vous ne savez pas ŗ quoi vous vous exposez. Qu'avez-vous fait du papier que je vous ai donnť? --Je vous l'ai dit. --Oý est-il? --Je ne l'ai plus. --Qu'en avez-vous fait? --Ce que l'on fait de ces sortes d'ťcrits, qui sont inutiles aprŤs qu'on s'en est servi. --Jurez-moi, par la sainte obťissance, qu'il a ťtť tout employť ŗ ťcrire votre confession, et que vous ne l'avez plus. --Madame, je vous le rťpŤte, cette seconde chose n'ťtant pas plus importante que la premiŤre, je ne saurais jurer. --Jurez, me dit-elle, ou... --Je ne jurerai point. --Vous ne jurerez point? --Non, madame. --Vous Ítes donc coupable? --Et de quoi puis-je Ítre coupable? --De tout; il n'y a rien dont vous ne soyez capable. Vous avez affectť de louer celle qui m'avait prťcťdťe, pour me rabaisser; de mťpriser les usages qu'elle avait proscrits, les lois qu'elle avait abolies et que j'ai cru devoir rťtablir; de soulever toute la communautť; d'enfreindre les rŤgles; de diviser les esprits; de manquer ŗ tous vos devoirs; de me forcer ŗ vous punir et ŗ punir celles que vous avez sťduites, la chose qui me coŻte le plus. J'aurais pu sťvir contre vous par les voies les plus dures; je vous ai mťnagťe: j'ai cru que vous reconnaÓtriez vos torts, que vous reprendriez l'esprit de votre ťtat, et que vous reviendriez ŗ moi; vous ne l'avez pas fait. Il se passe quelque chose dans votre esprit qui n'est pas bien; vous avez des projets; l'intťrÍt de la maison exige que je les connaisse, et je les connaÓtrai; c'est moi qui vous en rťponds. Soeur Suzanne, dites-moi la vťritť. --Je vous l'ai dite. --Je vais sortir; craignez mon retour... je m'assieds; je vous donne encore un moment pour vous dťterminer... Vos papiers, s'ils existent... --Je ne les ai plus. --Ou le serment qu'ils ne contenaient que votre confession. --Je ne saurais le faire...Ľ Elle demeura un moment en silence, puis elle sortit et rentra avec quatre de ses favorites; elles avaient l'air ťgarť et furieux. Je me jetai ŗ leurs pieds, j'implorai leur misťricorde. Elles criaient toutes ensemble: ęPoint de misťricorde, madame; ne vous laissez pas toucher: qu'elle donne ses papiers, ou qu'elle aille en paix[13]...Ľ J'embrassais les genoux tantŰt de l'une, tantŰt de l'autre; je leur disais, en les nommant par leurs noms: ęSoeur Sainte-AgnŤs, soeur Sainte-Julie, que vous ai-je fait? Pourquoi irritez-vous ma supťrieure contre moi? Est-ce ainsi que j'en ai usť? Combien de fois n'ai-je pas suppliť pour vous? vous ne vous en souvenez plus. Vous ťtiez en faute, et je ne le suis pas.Ľ La supťrieure, immobile, me regardait et me disait: ęDonne tes papiers, malheureuse, ou rťvŤle ce qu'ils contenaient. --Madame, lui disaient-elles, ne les lui demandez plus, vous Ítes trop bonne; vous ne la connaissez pas; c'est une ‚me indocile, dont on ne peut venir ŗ bout que par des moyens extrÍmes: c'est elle qui vous y porte; tant pis pour elle. --Ma chŤre mŤre, lui dis-je, je n'ai rien fait qui puisse offenser ni Dieu, ni les hommes, je vous le jure. --Ce n'est pas lŗ le serment que je veux. --Elle aura ťcrit contre nous, contre vous, quelque mťmoire au grand vicaire, ŗ l'archevÍque; Dieu sait comme elle aura peint l'intťrieur de la maison; on croit aisťment le mal. Madame, il faut disposer de cette crťature, si vous ne voulez pas qu'elle dispose de nous.Ľ La supťrieure ajouta: ęSoeur Suzanne, voyez...Ľ Je me levai brusquement, et je lui dis: ęMadame, j'ai tout vu; je sens que je me perds; mais un moment plus tŰt ou plus tard ne vaut pas la peine d'y penser. Faites de moi ce qu'il vous plaira; ťcoutez leur fureur, consommez votre injustice...Ľ Et ŗ l'instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s'en saisirent. On m'arracha mon voile; on me dťpouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supťrieure; on s'en saisit: je suppliai qu'on me permÓt de le baiser encore une fois; on me refusa. On me jeta une chemise, on m'Űta mes bas, on me couvrit d'un sac, et l'on me conduisit, la tÍte et les pieds nus, ŗ travers les corridors. Je criais, j'appelais ŗ mon secours; mais on avait sonnť la cloche pour avertir que personne ne parŻt. J'invoquais le ciel, j'ťtais ŗ terre, et l'on me traÓnait. Quand j'arrivai au bas des escaliers, j'avais les pieds ensanglantťs et les jambes meurtries; j'ťtais dans un ťtat ŗ toucher des ‚mes de bronze. Cependant l'on ouvrit avec de grosses clefs la porte d'un petit lieu souterrain, obscur, oý l'on me jeta sur une natte que l'humiditť avait ŗ demi pourrie. Lŗ, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d'eau avec quelques vaisseaux nťcessaires et grossiers. La natte roulťe par un bout formait un oreiller; il y avait, sur un bloc de pierre, une tÍte de mort avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me dťtruire; je portai mes mains ŗ ma gorge; je dťchirai mon vÍtement avec mes dents; je poussai des cris affreux; je hurlais comme une bÍte fťroce; je me frappai la tÍte contre les murs; je me mis toute en sang; je cherchai ŗ me dťtruire jusqu'ŗ ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C'est lŗ que j'ai passť trois jours; je m'y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exťcutrices venait, et me disait: ęObťissez ŗ notre supťrieure, et vous sortirez d'ici. --Je n'ai rien fait, je ne sais ce qu'on me demande. Ah! soeur Saint-Clťment, il est un Dieu...Ľ Le troisiŤme jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte; c'ťtaient les mÍmes religieuses qui m'avaient conduite. AprŤs l'ťloge des bontťs de notre supťrieure, elles m'annoncŤrent qu'elle me faisait gr‚ce, et qu'on allait me mettre en libertť. ęC'est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir.Ľ Cependant elles m'avaient relevťe, et elles m'entraÓnaient; on me reconduisit dans ma cellule, oý je trouvai la supťrieure. ęJ'ai consultť Dieu sur votre sort; il a touchť mon coeur: il veut que j'aie pitiť de vous: et je lui obťis. Mettez-vous ŗ genoux, et demandez-lui pardon.Ľ Je me mis ŗ genoux, et je dis: ęMon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j'ai faites, comme vous le demand‚tes sur la croix pour moi. --Quel orgueil! s'ťcriŤrent-elles; elle se compare ŗ Jťsus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l'ont crucifiť. --Ne me considťrez pas, leur dis-je, mais considťrez-vous, et jugez. --Ce n'est pas tout, me dit la supťrieure, jurez-moi, par la sainte obťissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s'est passť. --Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j'en garderai le silence. Personne n'en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure. --Vous le jurez? --Oui, je vous le jure.Ľ Cela fait, elles me dťpouillŤrent des vÍtements qu'elles m'avaient donnťs, et me laissŤrent me rhabiller des miens. * * * * * J'avais pris de l'humiditť; j'ťtais dans une circonstance critique; j'avais tout le corps meurtri; depuis plusieurs jours je n'avais pris que quelques gouttes d'eau avec un peu de pain. Je crus que cette persťcution serait la derniŤre que j'aurais ŗ souffrir. C'est par l'effet momentanť de ces secousses violentes qui montrent combien la nature a de force dans les jeunes personnes, que je revins en trŤs-peu de temps; et je trouvai, quand je reparus, toute la communautť persuadťe que j'avais ťtť malade. Je repris les exercices de la maison et ma place ŗ l'ťglise. Je n'avais pas oubliť mon papier, ni la jeune soeur ŗ qui je l'avais confiť; j'ťtais sŻre qu'elle n'avait point abusť de ce dťpŰt, mais qu'elle ne l'avait pas gardť sans inquiťtude. Quelques jours aprŤs ma sortie de prison, au choeur, au moment mÍme oý je le lui avais donnť, c'est-ŗ-dire lorsque nous nous mettons ŗ genoux et qu'inclinťes les unes vers les autres nous disparaissons dans nos stalles, je me sentis tirer doucement par ma robe; je tendis la main, et l'on me donna un billet qui ne contenait que ces mots: ęCombien vous m'avez inquiťtťe! Et ce cruel papier, que faut-il que j'en fasse?...Ľ AprŤs avoir lu celui-ci, je le roulai dans mes mains, et je l'avalai. Tout cela se passait au commencement du carÍme. Le temps approchait oý la curiositť d'entendre appelle ŗ Longchamp la bonne et la mauvaise compagnie de Paris. J'avais la voix trŤs-belle; j'en avais peu perdu. C'est dans les maisons religieuses qu'on est attentif aux plus petits intťrÍts; on eut quelques mťnagements pour moi; je jouis d'un peu plus de libertť; les soeurs que j'instruisais au chant purent approcher de moi sans consťquence; celle ŗ qui j'avais confiť mon mťmoire en ťtait une. Dans les heures de rťcrťation que nous passions au jardin, je la prenais ŗ l'ťcart, je la faisais chanter; et pendant qu'elle chantait, voici ce que je lui dis: ęVous connaissez beaucoup de monde, moi je ne connais personne. Je ne voudrais pas que vous vous compromissiez; j'aimerais mieux mourir ici que de vous exposer au soupÁon de m'avoir servie; mon amie, vous seriez perdue, je le sais, cela ne me sauverait pas; et quand votre perte me sauverait, je ne voudrais point de mon salut ŗ ce prix. --Laissons cela, me dit-elle; de quoi s'agit-il? --Il s'agit de faire passer sŻrement cette consultation ŗ quelque habile avocat, sans qu'il sache de quelle maison elle vient, et d'en obtenir une rťponse que vous me rendrez ŗ l'ťglise ou ailleurs. --ņ propos, me dit-elle, qu'avez-vous fait de mon billet? --Soyez tranquille, je l'ai avalť. --Soyez tranquille vous-mÍme, je penserai ŗ votre affaire.Ľ Vous remarquerez, monsieur, que je chantais tandis qu'elle me parlait, qu'elle chantait tandis que je lui rťpondais, et que notre conversation ťtait entrecoupťe de traits de chant. Cette jeune personne, monsieur, est encore dans la maison; son bonheur est entre vos mains; si l'on venait ŗ dťcouvrir ce qu'elle a fait pour moi, il n'y a sorte de tourments auxquels elle ne fŻt exposťe. Je ne voudrais pas lui avoir ouvert la porte d'un cachot; j'aimerais mieux y rentrer. BrŻlez donc ces lettres, monsieur; si vous en sťparez l'intťrÍt que vous voulez bien prendre ŗ mon sort, elles ne contiennent rien qui vaille la peine d'Ítre conservť. Voilŗ ce que je vous disais alors: mais, hťlas! elle n'est plus, et je reste seule... Elle ne tarda pas ŗ me tenir parole, et ŗ m'en informer ŗ notre maniŤre accoutumťe. La semaine sainte arriva; le concours ŗ nos tťnŤbres fut nombreux. Je chantai assez bien pour exciter avec tumulte ces scandaleux applaudissements que l'on donne ŗ vos comťdiens dans leurs salles de spectacle, et qui ne devraient jamais Ítre entendus dans les temples du Seigneur, surtout pendant les jours solennels et lugubres oý l'on cťlŤbre la mťmoire de son fils attachť sur la croix pour l'expiation des crimes du genre humain. Mes jeunes ťlŤves ťtaient bien prťparťes; quelques-unes avaient de la voix; presque toutes de l'expression et du goŻt; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communautť ťtait satisfaite du succŤs de mes soins. Vous savez, monsieur, que le jeudi l'on transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier, oý il reste jusqu'au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes aprŤs les autres, ou deux ŗ deux. Il y a un tableau qui indique ŗ chacune son heure d'adoration; que je fus contente d'y lire: La soeur Sainte-Suzanne et la soeur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu'ŗ trois! Je me rendis au reposoir ŗ l'heure marquťe; ma compagne y ťtait. Nous nous plaÁ‚mes l'une ŗ cŰtť de l'autre sur les marches de l'autel; nous nous prostern‚mes ensemble, nous ador‚mes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant: ęNous n'aurons peut-Ítre jamais l'occasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement; Dieu connaÓt la contrainte oý nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je n'ai pas lu votre mťmoire; mais il n'est pas difficile de deviner ce qu'il contient; j'en aurai incessamment la rťponse. Mais si cette rťponse vous autorise ŗ poursuivre la rťsiliation de vos voeux, ne voyez-vous pas qu'il faudra nťcessairement que vous confťriez avec des gens de loi? --Il est vrai. --Que vous aurez besoin de libertť? --Il est vrai. --Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions prťsentes pour vous en procurer? --J'y ai pensť. --Vous le ferez donc? --Je verrai. --Autre chose: si votre affaire s'entame, vous demeurerez ici abandonnťe ŗ toute la fureur de la communautť. Avez-vous prťvu les persťcutions qui vous attendent? --Elles ne seront pas plus grandes que celles que j'ai souffertes. --Je n'en sais rien. --Pardonnez-moi. D'abord on n'osera disposer de ma libertť. --Et pourquoi cela? --Parce qu'alors je serai sous la protection des lois: il faudra me reprťsenter; je serai, pour ainsi dire, entre le monde et le cloÓtre; j'aurai la bouche ouverte, la libertť de me plaindre; je vous attesterai toutes; on n'osera avoir des torts dont je pourrais me plaindre; on n'aura garde de rendre une affaire mauvaise. Je ne demanderais pas mieux qu'on en us‚t mal avec moi; mais on ne le fera pas: soyez sŻre qu'on prendra une conduite tout opposťe. On me sollicitera, on me reprťsentera le tort que je vais me faire ŗ moi-mÍme et ŗ la maison; et comptez qu'on n'en viendra aux menaces que quand on aura vu que la douceur et la sťduction ne pourront rien, et qu'on s'interdira les voies de force. --Mais il est incroyable que vous ayez tant d'aversion pour un ťtat dont vous remplissez si facilement et si scrupuleusement les devoirs. --Je la sens cette aversion; je l'apportai en naissant, et elle ne me quittera pas. Je finirais par Ítre une mauvaise religieuse; il faut prťvenir ce moment. --Mais si par malheur vous succombez? --Si je succombe, je demanderai ŗ changer de maison, ou je mourrai dans celle-ci. --On souffre longtemps, avant que de mourir. Ah! mon amie, votre dťmarche me fait frťmir: je tremble que vos voeux ne soient rťsiliťs, et qu'ils ne le soient pas. S'ils le sont, que deviendrez-vous? Que ferez-vous dans le monde? Vous avez de la figure, de l'esprit et des talents; mais on dit que cela ne mŤne ŗ rien avec la vertu; et je sais que vous ne vous dťpartirez pas de cette derniŤre qualitť. --Vous me rendez justice, mais vous ne la rendez pas ŗ la vertu; c'est sur elle seule que je compte; plus elle est rare parmi les hommes, plus elle y doit Ítre considťrťe. --On la loue, mais on ne fait rien pour elle. --C'est elle qui m'encourage et qui me soutient dans mon projet. Quoi qu'on m'objecte, on respectera mes moeurs; on ne dira pas, du moins, comme de la plupart des autres, que je sois entraÓnťe hors de mon ťtat par une passion dťrťglťe: je ne vois personne, je ne connais personne. Je demande ŗ Ítre libre, parce que le sacrifice de ma libertť n'a pas ťtť volontaire. Avez-vous lu mon mťmoire? --Non; j'ai ouvert le paquet que vous m'avez donnť, parce qu'il ťtait sans adresse, et que j'ai dŻ penser qu'il ťtait pour moi; mais les premiŤres lignes m'ont dťtrompťe, et je n'ai pas ťtť plus loin. Que vous fŻtes bien inspirťe de me l'avoir remis! un moment plus tard, on l'aurait trouvť sur vous... Mais l'heure qui finit notre station approche, prosternons-nous; que celles qui vont nous succťder nous trouvent dans la situation oý nous devons Ítre. Demandez ŗ Dieu qu'il vous ťclaire et qu'il vous conduise; je vais unir ma priŤre et mes soupirs aux vŰtres.Ľ J'avais l'‚me un peu soulagťe. Ma compagne priait droite; moi, je me prosternai; mon front ťtait appuyť contre la derniŤre marche de l'autel, et mes bras ťtaient ťtendus sur les marches supťrieures. Je ne crois pas m'Ítre jamais adressťe ŗ Dieu avec plus de consolation et de ferveur; le coeur me palpitait avec violence; j'oubliai en un instant tout ce qui m'environnait. Je ne sais combien je restai dans cette position, ni combien j'y serais encore restťe; mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai, je crus Ítre seule; je me trompais; elles ťtaient toutes les trois placťes derriŤre moi et fondant en larmes: elles n'avaient osť m'interrompre; elles attendaient que je sortisse de moi-mÍme de l'ťtat de transport et d'effusion oý elles me voyaient. Quand je me retournai de leur cŰtť, mon visage avait sans doute un caractŤre bien imposant, si j'en juge par l'effet qu'il produisit sur elles et par ce qu'elles ajoutŤrent, que je ressemblais alors ŗ notre ancienne supťrieure, lorsqu'elle nous consolait, et que ma vue leur avait causť le mÍme tressaillement. Si j'avais eu quelque penchant ŗ l'hypocrisie ou au fanatisme, et que j'eusse voulu jouer un rŰle dans la maison, je ne doute point qu'il ne m'eŻt rťussi. Mon ‚me s'allume facilement, s'exalte, se touche; et cette bonne supťrieure m'a dit cent fois en m'embrassant que personne n'aurait aimť Dieu comme moi; que j'avais un coeur de chair et les autres un coeur de pierre. Il est sŻr que j'ťprouvais une facilitť extrÍme ŗ partager son extase; et que, dans les priŤres qu'elle faisait ŗ haute voix, quelquefois il m'arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idťes et de rencontrer, comme d'inspiration, une partie de ce qu'elle aurait dit elle-mÍme. Les autres l'ťcoutaient en silence ou la suivaient, moi je l'interrompais, ou je la devanÁais, ou je parlais avec elle. Je conservais trŤs-longtemps l'impression que j'avais prise; et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose; car si l'on discernait dans les autres qu'elles avaient conversť avec elle, on discernait en elle qu'elle avait conversť avec moi. Mais qu'est-ce que cela signifie, quand la vocation n'y est pas?... Notre station finie, nous cťd‚mes la place ŗ celles qui nous succťdaient; nous nous embrass‚mes bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de nous sťparer. La scŤne du reposoir fit bruit dans la maison; ajoutez ŗ cela le succŤs de nos tťnŤbres du vendredi saint: je chantai, je touchai de l'orgue, je fus applaudie. ‘ tÍtes folles de religieuses! je n'eus presque rien ŗ faire pour me rťconcilier avec toute la communautť; on vint au-devant de moi, la supťrieure la premiŤre. Quelques personnes du monde cherchŤrent ŗ me connaÓtre; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m'y refuser. Je vis M. le premier prťsident, madame de Soubise, et une foule d'honnÍtes gens, des moines, des prÍtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde; et parmi tout cela cette sorte d'ťtourdis que vous appelez des _talons rouges_, et que j'eus bientŰt congťdiťs. Je ne cultivai de connaissances que celles qu'on ne pouvait m'objecter; j'abandonnai le reste ŗ celles de nos religieuses qui n'ťtaient pas si difficiles. J'oubliais de vous dire que la premiŤre marque de bontť qu'on me donna, ce fut de me rťtablir dans ma cellule. J'eus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supťrieure; et l'on n'eut pas celui de me le refuser; il a repris sa place sur mon coeur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d'ťlever mon ‚me ŗ Dieu, le second est de le baiser; lorsque je veux prier et que je me sens l'‚me froide, je le dťtache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde, et il m'inspire. C'est bien dommage que nous n'ayons pas connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposťs ŗ notre vťnťration; ils feraient bien une autre impression sur nous; ils ne nous laisseraient pas ŗ leurs pieds ou devant eux aussi froids que nous y demeurons. * * * * * J'eus la rťponse ŗ mon mťmoire; elle ťtait d'un M. Manouri[14], ni favorable ni dťfavorable. Avant que de prononcer sur cette affaire, on demandait un grand nombre d'ťclaircissements auxquels il ťtait difficile de satisfaire sans se voir; je me nommai donc; et j'invitai M. Manouri ŗ se rendre ŗ Longchamp. Ces messieurs se dťplacent difficilement; cependant il vint. Nous nous entretÓnmes trŤs-longtemps; nous convÓnmes d'une correspondance par laquelle il me ferait parvenir sŻrement ses demandes, et je lui enverrais mes rťponses. J'employai de mon cŰtť tout le temps qu'il donnait ŗ mon affaire, ŗ disposer les esprits, ŗ intťresser ŗ mon sort et ŗ me faire des protections. Je me nommai, je rťvťlai ma conduite dans la premiŤre maison que j'avais habitťe, ce que j'avais souffert dans la maison domestique, les peines qu'on m'avait faites en couvent, ma rťclamation ŗ Sainte-Marie, mon sťjour ŗ Longchamp, ma prise d'habit, ma profession, la cruautť avec laquelle j'avais ťtť traitťe depuis que j'avais consommť mes voeux. On me plaignit, on m'offrit du secours; je retins la bonne volontť qu'on me tťmoignait pour le temps oý je pourrais en avoir besoin, sans m'expliquer davantage. Rien ne transpirait dans la maison; j'avais obtenu de Rome la permission de rťclamer contre mes voeux; incessamment l'action allait Ítre intentťe, qu'on ťtait lŗ-dessus dans une sťcuritť profonde. Je vous laisse donc ŗ penser quelle fut la surprise de ma supťrieure, lorsqu'on lui signifia, au nom de soeur Marie-Suzanne Simonin, une protestation contre ses voeux, avec la demande de quitter l'habit de religion, et de sortir du cloÓtre pour disposer d'elle comme elle le jugerait ŗ propos. J'avais bien prťvu que je trouverais plusieurs sortes d'opposition; celle des lois, celles de la maison religieuse, et celles de mes beaux-frŤres et soeurs alarmťs: ils avaient eu tout le bien de la famille; et libre, j'aurais eu des reprises considťrables ŗ faire sur eux. J'ťcrivis ŗ mes soeurs; je les suppliai de n'apporter aucune opposition ŗ ma sortie; j'en appelai ŗ leur conscience sur le peu de libertť de mes voeux; je leur offris un dťsistement par acte authentique de toutes mes prťtentions ŗ la succession de mon pŤre et de ma mŤre; je n'ťpargnai rien pour leur persuader que ce n'ťtait ici une dťmarche ni d'intťrÍt, ni de passion. Je ne m'en imposai point sur leurs sentiments; cet acte que je leur proposais, fait tandis que j'ťtais encore engagťe en religion, devenait invalide; et il ťtait trop incertain pour elles que je le ratifiasse quand je serais libre: et puis leur convenait-il d'accepter mes propositions? Laisseront-elles une soeur sans asile et sans fortune? Jouiront-elles de son bien? Que dira-t-on dans le monde? Si elle vient nous demander du pain, la refuserons-nous? S'il lui prend fantaisie de se marier, qui sait la sorte d'homme qu'elle ťpousera? Et si elle a des enfants?... Il faut contrarier de toute notre force cette dangereuse tentative... Voilŗ ce qu'elles se dirent et ce qu'elles firent. ņ peine la supťrieure eut-elle reÁu l'acte juridique de ma demande, qu'elle accourut dans ma cellule. ęComment, soeur Sainte-Suzanne, me dit-elle, vous voulez nous quitter? --Oui, madame. --Et vous allez appeler de vos voeux? --Oui, madame. --Ne les avez-vous pas faits librement? --Non, madame. --Et qui est-ce qui vous a contrainte? --Tout. --Monsieur votre pŤre? --Mon pŤre. --Madame votre mŤre? --Elle-mÍme. --Et pourquoi ne pas rťclamer au pied des autels? --J'ťtais si peu ŗ moi, que je ne me rappelle pas mÍme d'y avoir assistť. --Pouvez-vous parler ainsi? --Je dis la vťritť. --Quoi! vous n'avez pas entendu le prÍtre vous demander: Soeur Sainte-Suzanne Simonin, promettez-vous ŗ Dieu obťissance, chastetť et pauvretť? --Je n'en ai pas mťmoire. --Vous n'avez pas rťpondu qu'oui? --Je n'en ai pas mťmoire. --Et vous imaginez que les hommes vous en croiront? --Ils m'en croiront ou non; mais le fait n'en sera pas moins vrai. --ChŤre enfant, si de pareils prťtextes ťtaient ťcoutťs, voyez quels abus il s'ensuivrait! Vous avez fait une dťmarche inconsidťrťe; vous vous Ítes laissť entraÓner par un sentiment de vengeance; vous avez ŗ coeur les ch‚timents que vous m'avez obligťe de vous infliger; vous avez cru qu'ils suffisaient pour rompre vos voeux; vous vous Ítes trompťe, cela ne se peut ni devant les hommes, ni devant Dieu. Songez que le parjure est le plus grand de tous les crimes; que vous l'avez dťjŗ commis dans votre coeur; et que vous allez le consommer. --Je ne serai point parjure, je n'ai rien jurť. --Si l'on a eu quelques torts avec vous, n'ont-ils pas ťtť rťparťs? --Ce ne sont point ces torts qui m'ont dťterminťe. --Qu'est-ce donc? --Le dťfaut de vocation, le dťfaut de libertť dans mes voeux. --Si vous n'ťtiez point appelťe; si vous ťtiez contrainte, que ne le disiez-vous quand il en ťtait temps? --Et ŗ quoi cela m'aurait-il servi? --Que ne montriez-vous la mÍme fermetť que vous eŻtes ŗ Sainte-Marie? --Est-ce que la fermetť dťpend de nous? Je fus ferme la premiŤre fois; la seconde, j'ťtais imbťcile. --Que n'appeliez-vous un homme de loi? Que ne protestiez-vous? Vous avez eu les vingt-quatre heures pour constater votre regret. --Savais-je rien de ces formalitťs? Quand je les aurais sues, ťtais-je en ťtat d'en user? Quand j'aurais ťtť en ťtat d'en user, l'aurais-je pu? Quoi! madame, ne vous Ítes-vous pas aperÁue vous-mÍme de mon aliťnation? Si je vous prends ŗ tťmoin, jurerez-vous que j'ťtais saine d'esprit? --Je le jurerai! --Eh bien! madame, c'est vous, et non pas moi, qui serez parjure. --Mon enfant, vous allez faire un ťclat inutile. Revenez ŗ vous, je vous en conjure par votre propre intťrÍt, par celui de la maison; ces sortes d'affaires ne se suivent point sans des discussions scandaleuses. --Ce ne sera pas ma faute. --Les gens du monde sont mťchants; on fera les suppositions les plus dťfavorables ŗ votre esprit, ŗ votre coeur, ŗ vos moeurs; on croira... --Tout ce qu'on voudra. --Mais parlez-moi ŗ coeur ouvert; si vous avez quelque mťcontentement secret, quel qu'il soit, il y a du remŤde. --J'ťtais, je suis et je serai toute ma vie mťcontente de mon ťtat. --L'esprit sťducteur qui nous environne sans cesse, et qui cherche ŗ nous perdre, aurait-il profitť de la libertť trop grande qu'on vous a accordťe depuis peu, pour vous inspirer quelque penchant funeste? --Non, madame: vous savez que je ne fais pas un serment sans peine: j'atteste Dieu que mon coeur est innocent, et qu'il n'y eut jamais aucun sentiment honteux. --Cela ne se conÁoit pas. --Rien cependant, madame, n'est plus facile ŗ concevoir. Chacun a son caractŤre, et j'ai le mien; vous aimez la vie monastique, et je la hais; vous avez reÁu de Dieu les gr‚ces de votre ťtat, et elles me manquent toutes; vous vous seriez perdue dans le monde; et vous assurez ici votre salut; je me perdrais ici, et j'espŤre me sauver dans le monde; je suis et je serai une mauvaise religieuse. --Et pourquoi? Personne ne remplit mieux ses devoirs que vous. --Mais c'est avec peine et ŗ contre-coeur. --Vous en mťritez davantage. --Personne ne peut savoir mieux que moi ce que je mťrite; et je suis forcťe de m'avouer qu'en me soumettant ŗ tout, je ne mťrite rien. Je suis lasse d'Ítre une hypocrite; en faisant ce qui sauve les autres, je me dťteste et je me damne. En un mot, madame, je ne connais de vťritables religieuses que celles qui sont retenues ici par leur goŻt pour la retraite, et qui y resteraient quand elles n'auraient autour d'elles ni grilles, ni murailles qui les retinssent. Il s'en manque bien que je sois de ce nombre: mon corps est ici, mais mon coeur n'y est pas; il est au dehors: et s'il fallait opter entre la mort et la clŰture perpťtuelle, je ne balancerais pas ŗ mourir. Voilŗ mes sentiments. --Quoi! vous quitterez sans remords ce voile, ces vÍtements qui vous ont consacrťe ŗ Jťsus-Christ? --Oui, madame, parce que je les ai pris sans rťflexion et sans libertť...Ľ Je lui rťpondis avec bien de la modťration, car ce n'ťtait pas lŗ ce que mon coeur me suggťrait; il me disait: ęOh! que ne suis-je au moment oý je pourrai les dťchirer et les jeter loin de moi!...Ľ Cependant ma rťponse l'atterra; elle p‚lit, elle voulut encore parler; mais ses lŤvres tremblaient; elle ne savait pas trop ce qu'elle avait encore ŗ me dire. Je me promenais ŗ grands pas dans ma cellule, et elle s'ťcriait: ę‘ mon Dieu! que diront nos soeurs? ‘ Jťsus, jetez sur elle un regard de pitiť! Soeur Sainte-Suzanne! --Madame. --C'est donc un parti pris? Vous voulez nous dťshonorer, nous rendre et devenir la fable publique, vous perdre! --Je veux sortir d'ici. --Mais si ce n'est que la maison qui vous dťplaise... --C'est la maison, c'est mon ťtat, c'est la religion; je ne veux Ítre renfermťe ni ici ni ailleurs. --Mon enfant, vous Ítes possťdťe du dťmon; c'est lui qui vous agite, qui vous fait parler, qui vous transporte; rien n'est plus vrai: voyez dans quel ťtat vous Ítes!Ľ En effet, je jetai les yeux sur moi, et je vis que ma robe ťtait en dťsordre, que ma guimpe s'ťtait tournťe presque sens devant derriŤre, et que mon voile ťtait tombť sur mes ťpaules. J'ťtais ennuyťe des propos de cette mťchante supťrieure qui n'avait avec moi qu'un ton radouci et faux; et je lui dis avec dťpit: ęNon, madame, non, je ne veux plus de ce vÍtement, je n'en veux plus...Ľ Cependant je t‚chais de rajuster mon voile; mes mains tremblaient; et plus je m'efforÁais ŗ l'arranger, plus je le dťrangeais: impatientťe, je le saisis avec violence, je l'arrachai, je le jetai par terre, et je restai devant ma supťrieure, le front ceint d'un bandeau, et la tÍte ťchevelťe. Cependant elle, incertaine si elle devait rester, allait et venait en disant: ę‘ Jťsus! elle est possťdťe; rien n'est plus vrai, elle est possťdťe...Ľ Et l'hypocrite se signait avec la croix de son rosaire. Je ne tardai pas ŗ revenir ŗ moi; je sentis l'indťcence de mon ťtat et l'imprudence de mes discours; je me composai de mon mieux; je ramassai mon voile et je le remis; puis, me tournant vers elle, je lui dis: ęMadame, je ne suis ni folle, ni possťdťe; je suis honteuse de mes violences, et je vous en demande pardon; mais jugez par lŗ combien l'ťtat de religieuse me convient peu, et combien il est juste que je cherche ŗ m'en tirer, si je puis.Ľ Elle, sans m'ťcouter, rťpťtait: ęQue dira le monde? Que diront nos soeurs? --Madame, lui dis-je, voulez-vous ťviter un ťclat; il y aurait un moyen. Je ne cours point aprŤs ma dot; je ne demande que la libertť: je ne dis point que vous m'ouvriez les portes; mais faites seulement aujourd'hui, demain, aprŤs, qu'elles soient mal gardťes; et ne vous apercevez de mon ťvasion que le plus tard que vous pourrez... --Malheureuse! qu'osez-vous me proposer? --Un conseil qu'une bonne et sage supťrieure devrait suivre avec toutes celles pour qui leur couvent est une prison; et le couvent en est une pour moi mille fois plus affreuse que celles qui renferment les malfaiteurs; il faut que j'en sorte ou que j'y pťrisse. Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assurť, ťcoutez-moi: si les lois auxquelles je me suis adressťe trompaient mon attente; et que, poussťe par des mouvements d'un dťsespoir que je ne connais que trop... vous avez un puits... il y a des fenÍtres dans la maison... partout on a des murs devant soi... on a un vÍtement qu'on peut dťpecer... des mains dont on peut user... --ArrÍtez, malheureuse! vous me faites frťmir. Quoi! vous pourriez... --Je pourrais, au dťfaut de tout ce qui finit brusquement les maux de la vie, repousser les aliments; on est maÓtre de boire et de manger, ou de n'en rien faire... S'il arrivait, aprŤs ce que je viens de vous dire, que j'eusse le courage..., et vous savez que je n'en manque pas, et qu'il en faut plus quelquefois pour vivre que pour mourir..., transportez-vous au jugement de Dieu, et dites-moi laquelle de la supťrieure ou de sa religieuse lui semblerait la plus coupable?... Madame, je ne redemande ni ne redemanderai jamais rien ŗ la maison; ťpargnez-moi un forfait, ťpargnez-vous de longs remords: concertons ensemble... --Y pensez-vous, soeur Sainte-Suzanne? Que je manque au premier de mes devoirs, que je donne les mains au crime, que je partage un sacrilťge! --Le vrai sacrilťge, madame, c'est moi qui le commets tous les jours en profanant par le mťpris les habits sacrťs que je porte. ‘tez-les-moi, j'en suis indigne; faites chercher dans le village les haillons de la paysanne la plus pauvre; et que la clŰture me soit entr'ouverte. --Et oý irez-vous pour Ítre mieux? --Je ne sais oý j'irai; mais on n'est mal qu'oý Dieu ne nous veut point: et Dieu ne me veut point ici. --Vous n'avez rien. --Il est vrai; mais l'indigence n'est pas ce que je crains le plus. --Craignez les dťsordres auxquels elle entraÓne. --Le passť me rťpond de l'avenir; si j'avais voulu ťcouter le crime, je serais libre. Mais s'il me convient de sortir de cette maison, ce sera, ou de votre consentement, ou par l'autoritť des lois. Vous pouvez opter...Ľ Cette conversation avait durť. En me la rappelant, je rougis des choses indiscrŤtes et ridicules que j'avais faites et dites; mais il ťtait trop tard. La supťrieure en ťtait encore ŗ ses exclamations ęque dira le monde! que diront nos soeurs!Ľ lorsque la cloche qui nous appelait ŗ l'office vint nous sťparer. Elle me dit en me quittant: ęSoeur Sainte-Suzanne, vous allez ŗ l'ťglise; demandez ŗ Dieu qu'il vous touche et qu'il vous rende l'esprit de votre ťtat; interrogez votre conscience, et croyez ce qu'elle vous dira: il est impossible qu'elle ne vous fasse des reproches. Je vous dispense du chant.Ľ Nous descendÓmes presque ensemble. L'office s'acheva: ŗ la fin de l'office, lorsque toutes les soeurs ťtaient sur le point de se sťparer, elle frappa sur son brťviaire et les arrÍta. ęMes soeurs, leur dit-elle, je vous invite ŗ vous jeter au pied des autels, et ŗ implorer la misťricorde de Dieu sur une religieuse qu'il a abandonnťe, qui a perdu le goŻt et l'esprit de la religion, et qui est sur le point de se porter ŗ une action sacrilťge aux yeux de Dieu, et honteuse aux yeux des hommes.Ľ Je ne saurais vous peindre la surprise gťnťrale; en un clin d'oeil, chacune, sans se remuer, eut parcouru le visage de ses compagnes, cherchant ŗ dťmÍler la coupable ŗ son embarras. Toutes se prosternŤrent et priŤrent en silence. Au bout d'un espace de temps assez considťrable, la prieure entonna ŗ voix basse le _Veni, Creator_, et toutes continuŤrent ŗ voix basse le _Veni, Creator_; puis, aprŤs un second silence, la prieure frappa sur son pupitre, et l'on sortit. Je vous laisse ŗ penser le murmure qui s'ťleva dans la communautť: ęQui est-ce? Qui n'est-ce pas? Qu'a-t-elle fait? Que veut-elle faire?...Ľ Ces soupÁons ne durŤrent pas longtemps. Ma demande commenÁait ŗ faire du bruit dans le monde; je recevais des visites sans fin: les uns m'apportaient des reproches, d'autres m'apportaient des conseils; j'ťtais approuvťe des uns, j'ťtais bl‚mťe des autres. Je n'avais qu'un moyen de me justifier aux yeux de tous, c'ťtait de les instruire de la conduite de mes parents; et vous concevez quel mťnagement j'avais ŗ garder sur ce point; il n'y avait que quelques personnes, qui me restŤrent sincŤrement attachťes, et M. Manouri, qui s'ťtait chargť de mon affaire, ŗ qui je pusse m'ouvrir entiŤrement. Lorsque j'ťtais effrayťe des tourments dont j'ťtais menacťe, ce cachot, oý j'avais ťtť traÓnťe une fois, se reprťsentait ŗ mon imagination dans toute son horreur; je connaissais la fureur des religieuses. Je communiquai mes craintes ŗ M. Manouri; et il me dit: ęIl est impossible de vous ťviter toutes sortes de peines: vous en aurez, vous avez dŻ vous y attendre; il faut vous armer de patience, et vous soutenir par l'espoir qu'elles finiront. Pour ce cachot, je vous promets que vous n'y rentrerez jamais; c'est mon affaire...Ľ En effet, quelques jours aprŤs il apporta un ordre ŗ la supťrieure de me reprťsenter toutes et quantes fois elle en serait requise. Le lendemain, aprŤs l'office, je fus encore recommandťe aux priŤres publiques de la communautť: l'on pria en silence, et l'on dit ŗ voix basse la mÍme hymne que la veille. MÍme cťrťmonie le troisiŤme jour, avec cette diffťrence que l'on m'ordonna de me placer debout au milieu du choeur, et que l'on rťcita les priŤres pour les agonisants, les litanies des Saints, avec le refrain _ora pro e‚_. Le quatriŤme jour, ce fut une momerie qui marquait bien le caractŤre bizarre de la supťrieure. ņ la fin de l'office, on me fit coucher dans une biŤre au milieu du choeur; on plaÁa des chandeliers ŗ mes cŰtťs, avec un bťnitier; on me couvrit d'un suaire, et l'on rťcita l'office des morts, aprŤs lequel chaque religieuse, en sortant, me jeta de l'eau bťnite, en disant: _Requiescat in pace._ Il faut entendre la langue des couvents, pour connaÓtre l'espŤce de menace contenue dans ces derniers mots. Deux religieuses relevŤrent le suaire, ťteignirent les cierges, et me laissŤrent lŗ, trempťe jusqu'ŗ la peau, de l'eau dont elles m'avaient malicieusement arrosťe. Mes habits se sťchŤrent sur moi; je n'avais pas de quoi me rechanger. Cette mortification fut suivie d'une autre. La communautť s'assembla; on me regarda comme une rťprouvťe, ma dťmarche fut traitťe d'apostasie; et l'on dťfendit, sous peine de dťsobťissance, ŗ toutes les religieuses de me parler, de me secourir, de m'approcher, et de toucher mÍme aux choses qui m'auraient servi. Ces ordres furent exťcutťs ŗ la rigueur. Nos corridors sont ťtroits; deux personnes ont, en quelques endroits, de la peine ŗ passer de front: si j'allais, et qu'une religieuse vÓnt ŗ moi, ou elle retournait sur ses pas, ou elle se collait contre le mur, tenant son voile et son vÍtement, de crainte qu'il ne frott‚t contre le mien. Si l'on avait quelque chose ŗ recevoir de moi, je le posais ŗ terre, et on le prenait avec un linge; si l'on avait quelque chose ŗ me donner, oh me le jetait. Si l'on avait eu le malheur de me toucher, l'on se croyait souillťe, et l'on allait s'en confesser et s'en faire absoudre chez la supťrieure. On a dit que la flatterie ťtait vile et basse; elle est encore bien cruelle et bien ingťnieuse, lorsqu'elle se propose de plaire par les mortifications qu'elle invente. Combien de fois je me suis rappelť le mot de ma cťleste supťrieure de Moni: ęEntre toutes ces crťatures que vous voyez autour de moi, si dociles, si innocentes, si douces, eh bien! mon enfant, il n'y en a presque pas une, non, presque pas une, dont je ne pusse faire une bÍte fťroce; ťtrange mťtamorphose pour laquelle la disposition est d'autant plus grande, qu'on est entrť plus jeune dans une cellule, et que l'on connaÓt moins la vie sociale: ce discours vous ťtonne; Dieu vous prťserve d'en ťprouver la vťritť. Soeur Suzanne, la bonne religieuse est celle qui apporte dans le cloÓtre quelque grande faute ŗ expier.Ľ Je fus privťe de tous les emplois. ņ l'ťglise, on laissait une stalle vide ŗ chaque cŰtť de celle que j'occupais. J'ťtais seule ŗ une table au rťfectoire; on ne m'y servait pas; j'ťtais obligťe d'aller dans la cuisine demander ma portion; la premiŤre fois, la soeur cuisiniŤre me cria: ęN'entrez pas, ťloignez-vous...Ľ Je lui obťis. ęQue voulez-vous? --ņ manger. --ņ manger! vous n'Ítes pas digne de vivre...Ľ Quelquefois je m'en retournais, et je passais la journťe sans rien prendre; quelquefois j'insistais; et l'on me mettait sur le seuil des mets qu'on aurait eu honte de prťsenter ŗ des animaux; je les ramassais en pleurant, et je m'en allais. Arrivais-je quelquefois ŗ la porte du choeur la derniŤre, je la trouvais fermťe; je m'y mettais ŗ genoux; et lŗ j'attendais la fin de l'office: si c'ťtait au jardin, je m'en retournais dans ma cellule. Cependant, mes forces s'affaiblissant par le peu de nourriture, la mauvaise qualitť de celle que je prenais, et plus encore par la peine que j'avais ŗ supporter tant de marques rťitťrťes d'inhumanitť, je sentis que, si je persistais ŗ souffrir sans me plaindre, je ne verrais jamais la fin de mon procŤs. Je me dťterminai donc ŗ parler ŗ la supťrieure; j'ťtais ŗ moitiť morte de frayeur: j'allai cependant frapper doucement ŗ sa porte. Elle ouvrit; ŗ ma vue, elle recula plusieurs pas en arriŤre, en me criant: ęApostate, ťloignez-vous!Ľ Je m'ťloignai. ęEncore.Ľ Je m'ťloignai encore. ęQue voulez-vous? --Puisque ni Dieu ni les hommes ne m'ont point condamnťe ŗ mourir, je veux, madame, que vous ordonniez qu'on me fasse vivre. --Vivre! me dit-elle, en me rťpťtant le propos de la soeur cuisiniŤre, en Ítes-vous digne? --Il n'y a que Dieu qui le sache; mais je vous prťviens que si l'on me refuse la nourriture, je serai forcťe d'en porter mes plaintes ŗ ceux qui m'ont acceptťe sous leur protection. Je ne suis ici qu'en dťpŰt, jusqu'ŗ ce que mon sort et mon ťtat soient dťcidťs. --Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards; j'y pourvoirai...Ľ Je m'en allai; et elle ferma sa porte avec violence. Elle donna ses ordres apparemment, mais je n'en fus guŤre mieux soignťe; on se faisait un mťrite de lui dťsobťir: on me jetait les mets les plus grossiers, encore les g‚tait-on avec de la cendre et toutes sortes d'ordures. * * * * * Voilŗ la vie que j'ai menťe tant que mon procŤs a durť. Le parloir ne me fut pas tout ŗ fait interdit; on ne pouvait m'Űter la libertť de confťrer avec mes juges ni avec mon avocat; encore celui-ci fut-il obligť d'employer plusieurs fois la menace pour obtenir de me voir. Alors une soeur m'accompagnait; elle se plaignait, si je parlais bas; elle s'impatientait, si je restais trop; elle m'interrompait, me dťmentait, me contredisait, rťpťtait ŗ la supťrieure mes discours, les altťrait, les empoisonnait, m'en supposait mÍme que je n'avais pas tenus; que sais-je? On en vint jusqu'ŗ me voler, me dťpouiller, m'Űter mes chaises, mes couvertures et mes matelas; on ne me donnait plus de linge blanc; mes vÍtements se dťchiraient; j'ťtais presque sans bas et sans souliers. J'avais peine ŗ obtenir de l'eau; j'ai plusieurs fois ťtť obligťe d'en aller chercher moi-mÍme au puits, ŗ ce puits dont je vous ai parlť. On me cassa mes vaisseaux: alors j'en ťtais rťduite ŗ boire l'eau que j'avais tirťe, sans en pouvoir emporter. Si je passais sous des fenÍtres, j'ťtais obligťe de fuir, ou de m'exposer ŗ recevoir les immondices des cellules. Quelques soeurs m'ont crachť au visage. J'ťtais devenue d'une malpropretť hideuse. Comme on craignait les plaintes que je pourrais faire ŗ nos directeurs, la confession me fut interdite. Un jour de grande fÍte, c'ťtait, je crois, le jour de l'Ascension, on embarrassa ma serrure; je ne pus aller ŗ la messe; et j'aurais peut-Ítre manquť ŗ tous les autres offices, sans la visite de M. Manouri, ŗ qui l'on dit d'abord que l'on ne savait pas ce que j'ťtais devenue, qu'on ne me voyait plus, et que je ne faisais aucune action de christianisme. Cependant, ŗ force de me tourmenter, j'abattis ma serrure, et je me rendis ŗ la porte du choeur, que je trouvai fermťe, comme il arrivait lorsque je ne venais pas des premiŤres. J'ťtais couchťe ŗ terre, la tÍte et le dos appuyťs contre un des murs, les bras croisťs sur la poitrine, et le reste de mon corps ťtendu fermait le passage; lorsque l'office finit, et que les religieuses se prťsentŤrent pour sortir, la premiŤre s'arrÍta tout court; les autres arrivŤrent ŗ sa suite; la supťrieure se douta de ce que c'ťtait, et dit: ęMarchez sur elle, ce n'est qu'un cadavre.Ľ Quelques-unes obťirent, et me foulŤrent aux pieds; d'autres furent moins inhumaines; mais aucune n'osa me tendre la main pour me relever. Tandis que j'ťtais absente, on enleva de ma cellule mon prie-dieu, le portrait de notre fondatrice, les autres images pieuses, le crucifix; et il ne me resta que celui que je portais ŗ mon rosaire, qu'on ne me laissa pas longtemps. Je vivais donc entre quatre murailles nues, dans une chambre sans porte, sans chaise, debout, ou sur une paillasse, sans aucun des vaisseaux les plus nťcessaires, forcťe de sortir la nuit pour satisfaire aux besoins de la nature, et accusťe le matin de troubler le repos de la maison, d'errer et de devenir folle. Comme ma cellule ne fermait plus, on entrait pendant la nuit en tumulte, on criait, on tirait mon lit, on cassait mes fenÍtres, on me faisait toutes sortes de terreurs. Le bruit montait ŗ l'ťtage au-dessus; descendait l'ťtage au-dessous; et celles qui n'ťtaient pas du complot disaient qu'il se passait dans ma chambre des choses ťtranges; qu'elles avaient entendu des voix lugubres, des cris, des cliquetis de chaÓnes, et que je conversais avec les revenants et les mauvais esprits; qu'il fallait que j'eusse fait un pacte; et qu'il faudrait incessamment dťserter de mon corridor. Il y a dans les communautťs des tÍtes faibles; c'est mÍme le grand nombre: celles-lŗ croyaient ce qu'on leur disait, n'osaient passer devant ma porte, me voyaient dans leur imagination troublťe avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix ŗ ma rencontre, et s'enfuyaient en criant: ęSatan, ťloignez-vous de moi! Mon Dieu, venez ŗ mon secours!...Ľ Une des plus jeunes ťtait au fond du corridor, j'allais ŗ elle, et il n'y avait pas moyen de m'ťviter; la frayeur la plus terrible la prit. D'abord elle se tourna le visage contre le mur, marmottant d'une voix tremblante: ęMon Dieu! mon Dieu! Jťsus! Marie!...Ľ Cependant j'avanÁais; quand elle me sentit prŤs d'elle, elle se couvre le visage de ses deux mains de peur de me voir, s'ťlance de mon cŰtť, se prťcipite avec violence entre mes bras, et s'ťcrie: ęņ moi! ŗ moi! misťricorde! je suis perdue! Soeur Sainte-Suzanne, ne me faites point de mal; soeur Sainte-Suzanne, ayez pitiť de moi...Ľ Et en disant ces mots, la voilŗ qui tombe renversťe ŗ moitiť morte sur le carreau. On accourt ŗ ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle: on dit que le dťmon de l'impuretť s'ťtait emparť de moi; on me supposa des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des dťsirs bizarres auxquels on attribua le dťsordre ťvident dans lequel la jeune religieuse s'ťtait trouvťe. En vťritť, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore d'une femme seule; cependant comme mon lit ťtait sans rideaux, et qu'on entrait dans ma chambre ŗ toute heure, que vous dirai-je, monsieur? Il faut qu'avec toute leur retenue extťrieure, la modestie de leurs regards, la chastetť de leur expression, ces femmes aient le coeur bien corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions dťshonnÍtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai-je jamais bien compris ce dont elles m'accusaient: et elles s'exprimaient en des termes si obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait ŗ leur rťpondre. Je ne finirais point, si je voulais suivre ce dťtail de persťcutions. Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur prťparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus dťcidťe. Qu'on est injuste dans le monde! On permet ŗ un enfant de disposer de sa libertť ŗ un ‚ge oý il ne lui est pas permis de disposer d'un ťcu. Tuez plutŰt votre fille que de l'emprisonner dans un cloÓtre malgrť elle; oui, tuez-la. Combien j'ai dťsirť de fois d'avoir ťtť ťtouffťe par ma mŤre en naissant! elle eŻt ťtť moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'Űta mon brťviaire, et qu'on me dťfendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je n'obťis pas. Hťlas! c'ťtait mon unique consolation; j'ťlevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espťrer qu'ils ťtaient entendus du seul Ítre qui voyait toute ma misŤre. On ťcoutait ŗ ma porte; et un jour que je m'adressais ŗ lui dans l'accablement de mon coeur, et que je l'appelais ŗ mon aide, on me dit: ęVous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; mourez dťsespťrťe, et soyez damnťe...Ľ D'autres ajoutŤrent: ę_Amen_ sur l'apostate! _Amen_ sur elle!Ľ Mais voici un trait qui vous paraÓtra bien plus ťtrange qu'aucun autre. Je ne sais si c'est mťchancetť ou illusion; c'est que, quoique je ne fisse rien qui marqu‚t un esprit dťrangť, ŗ plus forte raison un esprit obsťdť de l'esprit infernal, elles dťlibťrŤrent entre elles s'il ne fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, ŗ la pluralitť des voix, que j'avais renoncť ŗ mon chrÍme et ŗ mon baptÍme; que le dťmon rťsidait en moi, et qu'il m'ťloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'ŗ certaines priŤres je grinÁais des dents et que je frťmissais dans l'ťglise; qu'ŗ l'ťlťvation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (qu'on m'avait volť); que je profťrais des blasphŤmes que je n'ose vous rťpťter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui n'ťtait pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire; ce qui fut fait. Ce grand vicaire ťtait un M. Hťbert, homme d'‚ge et d'expťrience, brusque, mais juste, mais ťclairť. On lui fit le dťtail du dťsordre de la maison; et il est sŻr qu'il ťtait grand, et que, si j'en ťtais la cause, c'ťtait une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, qu'on n'omit pas dans le mťmoire qui lui fut envoyť, mes courses de nuit, mes absences du choeur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphŤmes, les actions obscŤnes qu'on m'imputait; pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut. Les accusations ťtaient si fortes et si multipliťes, qu'avec tout son bon sens, M. Hťbert ne put s'empÍcher d'y donner en partie, et de croire qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante, pour s'en instruire par lui-mÍme; fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagnť de deux jeunes ecclťsiastiques, qu'on avait attachťs ŗ sa personne, et qui le soulageaient dans ses pťnibles fonctions. Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parl‚t; et l'on m'appelait d'une voix basse et tremblante: ęSoeur Sainte-Suzanne, dormez-vous? --Non, je ne dors pas. Qui est-ce? --C'est moi. --Qui, vous? --Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose ŗ se perdre, pour vous donner un conseil, peut-Ítre inutile. …coutez: Il y a, demain, ou aprŤs, visite du grand vicaire: vous serez accusťe; prťparez-vous ŗ vous dťfendre. Adieu; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous.Ľ Cela dit, elle s'ťloigna avec la lťgŤretť d'une ombre. Vous le voyez, il y a partout, mÍme dans les maisons religieuses, quelques ‚mes compatissantes que rien n'endurcit. * * * * * Cependant, mon procŤs se suivait avec chaleur: une foule de personnes de tout ťtat, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais pas, s'intťressŤrent ŗ mon sort et sollicitŤrent pour moi. Vous fŻtes de ce nombre, et peut-Ítre l'histoire de mon procŤs vous est-elle mieux connue qu'ŗ moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus confťrer avec M. Manouri. On lui dit que j'ťtais malade; il se douta qu'on le trompait; il trembla qu'on ne m'eŻt jetťe dans le cachot. Il s'adressa ŗ l'archevÍchť, oý l'on ne daigna pas l'ťcouter; on y ťtait prťvenu que j'ťtais folle, ou peut-Ítre quelque chose de pis. Il se retourna du cŰtť des juges; il insista sur l'exťcution de l'ordre signifiť ŗ la supťrieure de me reprťsenter, morte ou vive, quand elle en serait sommťe. Les juges sťculiers entreprirent les juges ecclťsiastiques; ceux-ci sentirent les consťquences que cet incident pouvait avoir, si on n'allait au-devant; et ce fut lŗ ce qui accťlťra apparemment la visite du grand vicaire; car ces messieurs, fatiguťs des tracasseries ťternelles de couvent, ne se pressent pas communťment de s'en mÍler: ils savent, par expťrience, que leur autoritť est toujours ťludťe et compromise. Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon ‚me et prťparer ma dťfense. Je ne demandai au ciel que le bonheur d'Ítre interrogťe et entendue sans partialitť; je l'obtins, mais vous allez apprendre ŗ quel prix. S'il ťtait de mon intťrÍt de paraÓtre devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins ŗ ma supťrieure qu'on me vÓt mťchante, obsťdťe du dťmon, coupable et folle. Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de priŤres, on redoubla de mťchancetťs: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour m'empÍcher de mourir de faim; on m'excťda de mortifications; on multiplia autour de moi les ťpouvantes; on m'Űta tout ŗ fait le repos de la nuit; tout ce qui peut abattre la santť et troubler l'esprit, on le mit en oeuvre; ce fut un raffinement de cruautť dont vous n'avez pas d'idťe. Jugez du reste par ce trait: Un jour que je sortais de ma cellule pour aller ŗ l'ťglise ou ailleurs, je vis une pincette ŗ terre, en travers dans le corridor; je me baissai pour la ramasser, et la placer de maniŤre que celle qui l'avait ťgarťe la retrouv‚t facilement: la lumiŤre m'empÍcha de voir qu'elle ťtait presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dťpouillťe. On exposait, la nuit, dans les endroits oý je devais passer, des obstacles ou ŗ mes pieds, ou ŗ la hauteur de ma tÍte; je me suis blessťe cent fois; je ne sais comment je ne me suis pas tuťe. Je n'avais pas de quoi m'ťclairer, et j'ťtais obligťe d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassťs sous mes pieds. J'ťtais bien rťsolue de dire tout cela, et je me tins parole ŗ peu prŤs. Je trouvais la porte des commoditťs fermťe, et j'ťtais obligťe de descendre plusieurs ťtages et de courir au fond du jardin quand la porte en ťtait ouverte; quand elle ne l'ťtait pas... Ah! monsieur, les mťchantes crťatures que des femmes recluses, qui sont bien sŻres de seconder la haine de leur supťrieure, et qui croient servir Dieu en vous dťsespťrant! Il ťtait temps que l'archidiacre arriv‚t; il ťtait temps que mon procŤs finÓt. * * * * * Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, monsieur, que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux yeux de cet ecclťsiastique, et qu'il venait avec la curiositť de voir une fille possťdťe ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait qu'une forte terreur qui pŻt me montrer dans cet ťtat; et voici comment on s'y prit pour me la donner. Le jour de sa visite, dŤs le grand matin, la supťrieure entra dans ma cellule; elle ťtait accompagnťe de trois soeurs; l'une portait un bťnitier, l'autre un crucifix, une troisiŤme des cordes. La supťrieure me dit, avec une voix forte et menaÁante: ęLevez-vous... Mettez-vous ŗ genoux, et recommandez votre ‚me ŗ Dieu. --Madame, lui dis-je, avant que de vous obťir, pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez dťcidť de moi et ce qu'il faut que je demande ŗ Dieu?Ľ Une sueur froide se rťpandit sur tout mon corps; je tremblais, je sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes; elles ťtaient debout sur une mÍme ligne, le visage sombre, les lŤvres serrťes et les yeux fermťs. La frayeur avait sťparť chaque mot de la question que j'avais faite. Je crus, au silence qu'on gardait, que je n'avais pas ťtť entendue; je recommenÁai les derniers mots de cette question, car je n'eus pas la force de la rťpťter tout entiŤre; je dis donc avec une voix faible et qui s'ťteignait: ęQuelle gr‚ce faut-il que je demande ŗ Dieu?Ľ On me rťpondit: ęDemandez-lui pardon des pťchťs de toute votre vie; parlez-lui comme si vous ťtiez au moment de paraÓtre devant lui.Ľ ņ ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient rťsolu de se dťfaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais pas qu'on eŻt jamais exercť cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais pas devinťes et qui s'y passaient! ņ cette idťe de mort prochaine, je voulus crier; mais ma bouche ťtait ouverte, et il n'en sortait aucun son; j'avanÁais vers la supťrieure des bras suppliants et mon corps dťfaillant se renversait en arriŤre; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans ces moments de transe oý la force abandonne, insensiblement les membres se dťrobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher ŗ dťfaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment; j'entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet ťtat, mais j'en fus tirťe par une fraÓcheur subite qui me causa une convulsion lťgŤre, et qui m'arracha un profond soupir. J'ťtais traversťe d'eau; elle coulait de mes vÍtements ŗ terre; c'ťtait celle d'un grand bťnitier qu'on m'avait rťpandue sur le corps. J'ťtais couchťe sur le cŰtť, ťtendue dans cette eau, la tÍte appuyťe contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux ŗ demi morts et fermťs; je cherchai ŗ les ouvrir et ŗ regarder; mais il me sembla que j'ťtais enveloppťe d'un air ťpais, ŗ travers lequel je n'entrevoyais que des vÍtements flottants, auxquels je cherchais ŗ m'attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'ťtais pas soutenue; je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant; mon extrÍme faiblesse diminua peu ŗ peu; je me soulevai; je m'appuyais le dos contre le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tÍte penchťe sur la poitrine; et je poussais une plainte inarticulťe, entrecoupťe et pťnible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nťcessitť, l'inflexibilitť et qui m'Űtait le courage de les implorer. La supťrieure dit: ęQu'on la mette debout.Ľ On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta: ęPuisqu'elle ne veut pas se recommander ŗ Dieu, tant pis pour elle; vous savez ce que vous avez ŗ faire; achevez.Ľ Je crus que ces cordes qu'on avait apportťes ťtaient destinťes ŗ m'ťtrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix ŗ baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes ŗ baiser, on me les prťsenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la supťrieure, et je le baisai; je dis: ęMon Dieu, ayez pitiť de moi! Mon Dieu, ayez pitiť de moi! ChŤres soeurs, t‚chez de ne pas me faire souffrir.Ľ Et je prťsentai mon cou. Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sŻr que ceux qu'on mŤne au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que d'Ítre exťcutťs. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras liťs derriŤre le dos, assise, avec un grand christ de fer sur mes genoux... ... Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause; mais vous avez voulu savoir si je mťritais un peu la compassion que j'attends de vous... Ce fut alors que je sentis la supťrioritť de la religion chrťtienne sur toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'ťtat oý j'ťtais, de quoi m'aurait servi l'image d'un lťgislateur heureux et comblť de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percť, le front couronnť d'ťpines, les mains et les pieds percťs de clous, et expirant dans les souffrances; et je me disais: ęVoilŗ mon Dieu, et j'ose me plaindre!...Ľ Je m'attachai ŗ cette idťe, et je sentis la consolation renaÓtre dans mon coeur; je connus la vanitť de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes annťes, je trouvais que j'avais ŗ peine vingt ans, et je soupirais; j'ťtais trop affaiblie, trop abattue, pour que mon esprit pŻt s'ťlever au-dessus des terreurs de la mort; en pleine santť, je crois que j'aurais pu me rťsoudre avec plus de courage. Cependant la supťrieure et ses satellites revinrent; elles me trouvŤrent plus de prťsence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne m'en auraient voulu. Elles me levŤrent debout; on m'attacha mon voile sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisiŤme me poussait par derriŤre, et la supťrieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir oý j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: ęMon Dieu, ayez pitiť de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensť!Ľ J'arrivai dans l'ťglise. Le grand vicaire y avait cťlťbrť la messe. La communautť y ťtait assemblťe. J'oubliais de vous dire que, quand je fus ŗ la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et m'entraÓnaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient par derriŤre, comme si j'avais rťsistť, et que j'eusse rťpugnť ŗ entrer dans l'ťglise; cependant il n'en ťtait rien. On me conduisit vers les marches de l'autel: j'avais peine ŗ me tenir debout; et l'on me tirait ŗ genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le _Veni, Creator_; on exposa le Saint-Sacrement; on donna la bťnťdiction. Au moment de la bťnťdiction, oý l'on s'incline par vťnťration, celles qui m'avaient saisie par le bras me courbŤrent comme de force, et les autres m'appuyaient les mains sur les ťpaules. Je sentais ces diffťrents mouvements; mais il m'ťtait impossible d'en deviner la fin; enfin tout s'ťclaircit. AprŤs la bťnťdiction, le grand vicaire se dťpouilla de sa chasuble, se revÍtit seulement de son aube et de son ťtole, et s'avanÁa vers les marches de l'autel oý j'ťtais ŗ genoux; il ťtait entre les deux ecclťsiastiques, le dos tournť ŗ l'autel, sur lequel le Saint-Sacrement ťtait exposť, et le visage de mon cŰtť. Il s'approcha de moi et me dit: ęSoeur Suzanne, levez-vous.Ľ Les soeurs qui me tenaient me levŤrent brusquement; d'autres m'entouraient et me tenaient embrassťe par le milieu du corps, comme si elles eussent craint que je m'ťchappasse. Il ajouta: ęQu'on la dťlie.Ľ On ne lui obťissait pas; on feignait de voir de l'inconvťnient ou mÍme du pťril ŗ me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme ťtait brusque: il rťpťta d'une voix ferme et dure: ęQu'on la dťlie.Ľ On obťit. ņ peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguŽ qui le fit p‚lir; et les religieuses hypocrites qui m'approchaient s'ťcartŤrent comme effrayťes. Il se remit; les soeurs revinrent comme en tremblant; je demeurais immobile, et il me dit: ęQu'avez-vous?Ľ Je ne lui rťpondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me les avait garrottťs m'ťtait entrťe presque entiŤrement dans les chairs; et ils ťtaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'ťtait extravasť; il conÁut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit: ęQu'on lui lŤve son voile.Ľ On l'avait cousu en diffťrents endroits, sans que je m'en aperÁusse: et l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence ŗ une chose qui n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prÍtre me vÓt obsťdťe, possťdťe ou folle; cependant ŗ force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se dťchirŤrent en d'autres, et l'on me vit. J'ai la figure intťressante; la profonde douleur l'avait altťrťe, mais ne lui avait rien Űtť de son caractŤre; j'ai un son de voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la vťritť. Ces qualitťs rťunies firent une forte impression de pitiť sur les jeunes acolytes de l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; juste, mais peu sensible, il ťtait du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nťs pour pratiquer la vertu, sans en ťprouver la douceur; ils font le bien par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son ťtole, et me la posant sur la tÍte, il me dit: ęSoeur Suzanne, croyez-vous en Dieu pŤre, fils et Saint-Esprit?Ľ Je rťpondis: ęJ'y crois. --Croyez-vous en notre mŤre sainte …glise? --J'y crois. --Renoncez-vous ŗ Satan et ŗ ses oeuvres?Ľ Au lieu de rťpondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son ťtole se sťpara de ma tÍte. Il se troubla; ses compagnons p‚lirent; entre les soeurs, les unes s'enfuirent, et les autres qui ťtaient dans leurs stalles, les quittŤrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu'on se rapais‚t; cependant il me regardait; il s'attendait ŗ quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui disant: ęMonsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquťe vivement avec quelque chose de pointu;Ľ et levant les yeux et les mains au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes: ęC'est qu'on m'a blessťe au moment oý vous me demandiez si je renonÁais ŗ Satan et ŗ ses pompes, et je vois bien pourquoi...Ľ Toutes protestŤrent par la bouche de la supťrieure qu'on ne m'avait pas touchťe. L'archidiacre me remit le bas de son ťtole sur la tÍte; les religieuses allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'ťloigner, et il me redemanda si je renonÁais ŗ Satan et ŗ ses oeuvres; et je lui rťpondis fermement: ęJ'y renonce, j'y renonce.Ľ Il se fit apporter un christ et me le prťsenta ŗ baiser; et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du cŰtť. Il m'ordonna de l'adorer ŗ voix haute; je le posai ŗ terre, et je dis ŗ genoux: ęMon Dieu, mon sauveur, vous qui Ítes mort sur la croix pour mes pťchťs et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le mťrite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez rťpandu, et que je sois purifiťe. Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne ŗ tous mes ennemis...Ľ Il me dit ensuite: ęFaites un acte de foi...Ľ et je le fis. ęFaites un acte d'amour...Ľ et je le fis. ęFaites un acte d'espťrance...Ľ et je le fis. ęFaites un acte de charitť...Ľ et je le fis. Je ne me souviens point en quels termes ils ťtaient conÁus; mais je pense qu'apparemment ils ťtaient pathťtiques; car j'arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclťsiastiques en versŤrent des larmes, et l'archidiacre ťtonnť me demanda d'oý j'avais tirť les priŤres que je venais de rťciter. Je lui dis: ęDu fond de mon coeur; ce sont mes pensťes et mes sentiments; j'en atteste Dieu qui nous ťcoute partout, et qui est prťsent sur cet autel. Je suis chrťtienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes, Dieu seul les connaÓt; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en demander compte et de les punir...Ľ ņ ces mots, il jeta un regard terrible sur la supťrieure. Le reste de cette cťrťmonie, oý la majestť de Dieu venait d'Ítre insultťe, les choses les plus saintes profanťes, et le ministre de l'…glise bafouť, s'acheva; et les religieuses se retirŤrent, exceptť la supťrieure, moi et les jeunes ecclťsiastiques. L'archidiacre s'assit, et tirant le mťmoire qu'on lui avait prťsentť contre moi, il le lut ŗ haute voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait. ęPourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point? --C'est qu'on m'en empÍche. --Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements? --C'est qu'on m'en empÍche. --Pourquoi n'assistez-vous ni ŗ la messe, ni aux offices divins? ęC'est qu'on m'en empÍche.Ľ La supťrieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son ton: ęMadame, taisez-vous... Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule? --C'est qu'on m'a privťe d'eau, de pot ŗ l'eau et de tous les vaisseaux nťcessaires aux besoins de la nature. --Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule? --C'est qu'on s'occupe ŗ m'Űter le repos.Ľ La supťrieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois: ęMadame, je vous ai dťjŗ dit de vous taire; vous rťpondrez quand je vous interrogerai... Qu'est-ce qu'une religieuse qu'on a arrachťe de vos mains, et qu'on a trouvťe renversťe ŗ terre dans le corridor? --C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirťe de moi. --Est-elle votre amie? --Non, monsieur. --N'Ítes-vous jamais entrťe dans sa cellule? --Jamais. --Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indťcent, soit ŗ elle, soit ŗ d'autres? --Jamais. --Pourquoi vous a-t-on liťe? --Je l'ignore. --Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas? --C'est que j'en ai brisť la serrure. --Pourquoi l'avez-vous brisťe? --Pour ouvrir la porte et assister ŗ l'office le jour de l'Ascension. --Vous vous Ítes donc montrťe ŗ l'ťglise ce jour-lŗ? --Oui, monsieur...Ľ La supťrieure dit: ęMonsieur, cela n'est pas vrai; toute la communautť...Ľ Je l'interrompis. ęAssurera que la porte du choeur ťtait fermťe; qu'elles m'ont trouvťe prosternťe ŗ cette porte, et que vous leur avez ordonnť de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait; mais je leur pardonne et ŗ vous, madame, de l'avoir ordonnť; je ne suis pas venue pour accuser personne, mais pour me dťfendre. --Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix? --C'est qu'on me les a Űtťs. --Oý est votre brťviaire? --On me l'a Űtť. --Comment priez-vous donc? --Je fais ma priŤre de coeur et d'esprit, quoiqu'on m'ait dťfendu de prier. --Qui est-ce qui vous a fait cette dťfense? --Madame...Ľ La supťrieure allait encore parler. ęMadame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez dťfendu de prier? Dites oui ou non. --Je croyais, et j'avais raison de croire... --Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous dťfendu de prier, oui ou non? --Je lui ai dťfendu, mais...Ľ Elle allait continuer. ęMais, reprit l'archidiacre, mais... Soeur Suzanne, pourquoi Ítes-vous pieds nus? --C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers. --Pourquoi votre linge et vos vÍtements sont-ils dans cet ťtat de vťtustť et de malpropretť? --C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je suis forcťe de coucher avec mes vÍtements. --Pourquoi couchez-vous avec vos vÍtements? --C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni linge de nuit. --Pourquoi n'en avez-vous point? --C'est qu'on me les a Űtťs. -- tes-vous nourrie? --Je demande ŗ l'Ítre. --Vous ne l'Ítes donc pas?Ľ Je me tus; et il ajouta: ęIl est incroyable qu'on en ait usť avec vous si sťvŤrement, sans que vous ayez commis quelque faute qui l'ait mťritť. --Ma faute est de n'Ítre point appelťe ŗ l'ťtat religieux, et de revenir contre des voeux que je n'ai pas faits librement. --C'est aux lois ŗ dťcider cette affaire; et de quelque maniŤre qu'elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse. --Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi. --Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes. --C'est tout ce que je demande. --N'avez-vous ŗ vous plaindre de personne? --Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser, mais pour me dťfendre. --Allez. --Monsieur, oý faut-il que j'aille? --Dans votre cellule.Ľ Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la supťrieure et de l'archidiacre. ęEh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?Ľ Je lui dis, en lui montrant ma tÍte meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantťs, mes bras livides et sans chair, mon vÍtement sale et dťchirť: ęVous voyez!Ľ * * * * * Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mťmoires: ęDes horreurs si multipliťes, si variťes, si continues! Une suite d'atrocitťs si recherchťes dans les ‚mes religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,Ľ diront-ils, dites-vous. Et j'en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j'atteste, me juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux ťternels, si j'ai permis ŗ la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus lťgŤre! Quoique j'aie longtemps ťprouvť combien l'aversion d'une supťrieure ťtait un violent aiguillon ŗ la perversitť naturelle, surtout lorsque celle-ci pouvait se faire un mťrite, s'applaudir et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m'empÍchera point d'Ítre juste. Plus j'y rťflťchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'ťtait point encore arrivť, et n'arrivera peut-Ítre jamais. Une fois (et plŻt ŗ Dieu que ce soit la premiŤre et la derniŤre!) il plut ŗ la Providence, dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunťe toute la masse de cruautťs rťparties, dans ses impťnťtrables dťcrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient prťcťdťe dans un cloÓtre, et qui devaient lui succťder. J'ai souffert, j'ai beaucoup souffert; mais le sort de mes persťcutrices me paraÓt et m'a toujours paru plus ŗ plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimť mourir que de quitter mon rŰle, ŗ la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je l'espŤre de vos bontťs; la mťmoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusqu'ŗ l'heure derniŤre. Elles s'accusent dťjŗ, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le marquis, ma situation prťsente est dťplorable, la vie m'est ŗ charge; je suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que j'ai supportť. Monsieur le marquis, craignez qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux ŗ pleurer sur ma destinťe; quand vous seriez dťchirť de remords, je ne sortirais pas pour cela de l'abÓme oý je serais tombťe; il se fermerait ŗ jamais sur une dťsespťrťe. * * * * * ęAllez,Ľ me dit l'archidiacre. Un des ecclťsiastiques me donna la main pour me relever; et l'archidiacre ajouta: ęJe vous ai interrogťe, je vais interroger votre supťrieure; et je ne sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rťtabli.Ľ Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les religieuses ťtaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient d'un cŰtť du corridor ŗ l'autre; aussitŰt que je parus, elles se retirŤrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes aprŤs les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me mis ŗ genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir ťgard ŗ la modťration avec laquelle j'avais parlť ŗ l'archidiacre, et de lui faire connaÓtre mon innocence et la vťritť. Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supťrieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'ťtais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui ferm‚t, presque sans vitre entiŤre ŗ mes fenÍtres. Je me levai; et l'archidiacre s'arrÍtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la supťrieure, lui dit: ęEh bien! madame?Ľ Elle rťpondit: ęJe l'ignorais. --Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passť un jour sans entrer ici, et n'en descendiez-vous pas quand vous Ítes venue?... Soeur Suzanne, parlez: madame n'est-elle pas entrťe ici d'aujourd'hui?Ľ Je ne rťpondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclťsiastiques laissant tomber leurs bras, la tÍte baissťe et les yeux comme fixťs en terre, dťcelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous; et j'entendis l'archidiacre qui disait ŗ la supťrieure dans le corridor: ęVous Ítes indigne de vos fonctions; vous mťriteriez d'Ítre dťposťe. J'en porterai mes plaintes ŗ monseigneur. Que tout ce dťsordre soit rťparť avant que je sois sorti.Ľ Et continuant de marcher, et branlant sa tÍte, il ajoutait: ęCela est horrible. Des chrťtiennes! des religieuses! des crťatures humaines! cela est horrible.Ľ Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge, d'autres vÍtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon brťviaire, mes livres de piťtť, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rťtablissait dans l'ťtat commun des religieuses; la libertť du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires. Elles allaient mal. M. Manouri publia un premier mťmoire qui fit peu de sensation; il y avait trop d'esprit, pas assez de pathťtique, presque point de raisons. Il ne faut pas s'en prendre tout ŗ fait ŗ cet habile avocat. Je ne voulais point absolument qu'il attaqu‚t la rťputation de mes parents; je voulais qu'il mťnage‚t l'ťtat religieux et surtout la maison oý j'ťtais; je ne voulais pas qu'il peignÓt de couleurs trop odieuses mes beaux-frŤres et mes soeurs. Je n'avais en ma faveur qu'une premiŤre protestation, solennelle ŗ la vťritť, mais faite dans un autre couvent, et nullement renouvelťe depuis. Quand on donne des bornes si ťtroites ŗ ses dťfenses, et qu'on a affaire ŗ des parties qui n'en mettent aucune dans leur attaque, qui foulent aux pieds le juste et l'injuste, qui avancent et nient avec la mÍme impudence, et qui ne rougissent ni des imputations, ni des soupÁons, ni de la mťdisance, ni de la calomnie, il est difficile de l'emporter, surtout ŗ des tribunaux, oý l'habitude et l'ennui des affaires ne permettent presque pas qu'on examine avec quelque scrupule les plus importantes; et oý les contestations de la nature de la mienne sont toujours regardťes d'un oeil dťfavorable par l'homme politique, qui craint que, sur le succŤs d'une religieuse rťclamant contre ses voeux, une infinitť d'autres ne soient engagťes dans la mÍme dťmarche: on sent secrŤtement que, si l'on souffrait que les portes de ces prisons s'abattissent en faveur d'une malheureuse, la foule s'y porterait et chercherait ŗ les forcer. On s'occupe ŗ nous dťcourager et ŗ nous rťsigner toutes ŗ notre sort par le dťsespoir de le changer. Il me semble pourtant que, dans un …tat bien gouvernť, ce devrait Ítre le contraire: entrer difficilement en religion, et en sortir facilement. Et pourquoi ne pas ajouter ce cas ŗ tant d'autres, oý le moindre dťfaut de formalitť anťantit une procťdure, mÍme juste d'ailleurs? Les couvents sont-ils donc si essentiels ŗ la constitution d'un …tat? Jťsus-Christ a-t-il instituť des moines et des religieuses? L'…glise ne peut-elle absolument s'en passer? Quel besoin a l'ťpoux de tant de vierges folles? et l'espŤce humaine de tant de victimes? Ne sentira-t-on jamais la nťcessitť de rťtrťcir l'ouverture de ces gouffres, oý les races futures vont se perdre? Toutes les priŤres de routine qui se font lŗ, valent-elles une obole que la commisťration donne au pauvre? Dieu qui a crťť l'homme sociable, approuve-t-il qu'il se renferme? Dieu qui l'a crťť si inconstant, si fragile, peut-il autoriser la tťmťritť de ses voeux? Ces voeux, qui heurtent la pente gťnťrale de la nature, peuvent-ils jamais Ítre bien observťs que par quelques crťatures mal organisťes, en qui les germes des passions sont flťtris, et qu'on rangerait ŗ bon droit parmi les monstres, si nos lumiŤres nous permettaient de connaÓtre aussi facilement et aussi bien la structure intťrieure de l'homme que sa forme extťrieure? Toutes ces cťrťmonies lugubres qu'on observe ŗ la prise d'habit et ŗ la profession, quand on consacre un homme ou une femme ŗ la vie monastique et au malheur, suspendent-elles les fonctions animales? Au contraire ne se rťveillent-elles pas dans le silence, la contrainte et l'oisivetť avec une violence inconnue aux gens du monde, qu'une foule de distractions emporte? Oý est-ce qu'on voit des tÍtes obsťdťes par des spectres impurs qui les suivent et qui les agitent? Oý est-ce qu'on voit cet ennui profond, cette p‚leur, cette maigreur, tous ces symptŰmes de la nature qui languit et se consume? Oý les nuits sont-elles troublťes par des gťmissements, les jours trempťs de larmes versťes sans cause et prťcťdťes d'une mťlancolie qu'on ne sait ŗ quoi attribuer? Oý est-ce que la nature, rťvoltťe d'une contrainte pour laquelle elle n'est point faite, brise les obstacles qu'on lui oppose, devient furieuse, jette l'ťconomie animale dans un dťsordre auquel il n'y a plus de remŤde? En quel endroit le chagrin et l'humeur ont-ils anťanti toutes les qualitťs sociales? Oý est-ce qu'il n'y a ni pŤre, ni frŤre, ni soeur, ni parent, ni ami? Oý est-ce que l'homme, ne se considťrant que comme un Ítre d'un instant et qui passe, traite les liaisons les plus douces de ce monde, comme un voyageur les objets qu'il rencontre, sans attachement? Oý est le sťjour de la haine, du dťgoŻt et des vapeurs? Oý est le lieu de la servitude et du despotisme? Oý sont les haines qui ne s'ťteignent point? Oý sont les passions couvťes dans le silence? Oý est le sťjour de la cruautť et de la curiositť? On ne sait pas l'histoire de ces asiles, disait ensuite M. Manouri dans son plaidoyer, on ne la sait pas. Il ajoutait dans un autre endroit: ęFaire voeu de pauvretť, c'est s'engager par serment ŗ Ítre paresseux et voleur; faire voeu de chastetť, c'est promettre ŗ Dieu l'infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois; faire voeu d'obťissance, c'est renoncer ŗ la prťrogative inaliťnable de l'homme, la libertť. Si l'on observe ces voeux, on est criminel; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d'un fanatique ou d'un hypocrite.Ľ Une fille demanda ŗ ses parents la permission d'entrer parmi nous. Son pŤre lui dit qu'il y consentait, mais qu'il lui donnait trois ans pour y penser. Cette loi parut dure ŗ la jeune personne, pleine de ferveur; cependant il fallut s'y soumettre. Sa vocation ne s'ťtant point dťmentie, elle retourna ŗ son pŤre, et elle lui dit que les trois ans ťtaient ťcoulťs. ęVoilŗ qui est bien, mon enfant, lui rťpondit-il; je vous ai accordť trois ans pour vous ťprouver, j'espŤre que vous voudrez bien m'en accorder autant pour me rťsoudre...Ľ Cela parut encore beaucoup plus dur, et il y eut des larmes rťpandues; mais le pŤre ťtait un homme ferme qui tint bon. Au bout de ces six annťes elle entra, elle fit profession. C'ťtait une bonne religieuse, simple, pieuse, exacte ŗ tous ses devoirs; mais il arriva que les directeurs abusŤrent de sa franchise, pour s'instruire au tribunal de la pťnitence de ce qui se passait dans la maison. Nos supťrieures s'en doutŤrent; elle fut enfermťe; privťe des exercices de la religion; elle en devint folle: et comment la tÍte rťsisterait-elle aux persťcutions de cinquante personnes qui s'occupent depuis le commencement du jour jusqu'ŗ la fin ŗ vous tourmenter? Auparavant on avait tendu ŗ sa mŤre un piťge, qui marque bien l'avarice des cloÓtres. On inspira ŗ la mŤre de cette recluse le dťsir d'entrer dans la maison et de visiter la cellule de sa fille. Elle s'adressa aux grands vicaires, qui lui accordŤrent la permission qu'elle sollicitait. Elle entra; elle courut ŗ la cellule de son enfant; mais quel fut son ťtonnement de n'y voir que les quatre murs tout nus! On en avait tout enlevť. On se doutait bien que cette mŤre tendre et sensible ne laisserait pas sa fille dans cet ťtat; en effet, elle la remeubla, la remit en vÍtements et en linge, et protesta bien aux religieuses que cette curiositť lui coŻtait trop cher pour l'avoir une seconde fois; et que trois ou quatre visites par an comme celle-lŗ ruineraient ses frŤres et ses soeurs... C'est lŗ que l'ambition et le luxe sacrifient une portion des familles pour faire ŗ celle qui reste un sort plus avantageux; c'est la sentine oý l'on jette le rebut de la sociťtť. Combien de mŤres comme la mienne expient un crime secret par un autre! * * * * * M. Manouri publia un second mťmoire qui fit un peu plus d'effet. On sollicita vivement; j'offris encore ŗ mes soeurs de leur laisser la possession entiŤre et tranquille de la succession de mes parents. Il y eut un moment oý mon procŤs prit le tour le plus favorable, et oý j'espťrai la libertť; je n'en fus que plus cruellement trompťe; mon affaire fut plaidťe ŗ l'audience et perdue. Toute la communautť en ťtait instruite, que je l'ignorais. C'ťtait un mouvement, un tumulte, une joie, de petits entretiens secrets, des allťes, des venues chez la supťrieure, et des religieuses les unes chez les autres. J'ťtais toute tremblante; je ne pouvais ni rester dans ma cellule, ni en sortir; pas une amie entre les bras de qui j'allasse me jeter. ‘ la cruelle matinťe que celle du jugement d'un grand procŤs! Je voulais prier, je ne pouvais pas; je me mettais ŗ genoux, je me recueillais, je commenÁais une oraison, mais bientŰt mon esprit ťtait emportť malgrť moi au milieu de mes juges: je les voyais, j'entendais les avocats, je m'adressais ŗ eux, j'interrompais le mien, je trouvais ma cause mal dťfendue. Je ne connaissais aucun des magistrats, cependant je m'en faisais des images de toute espŤce; les unes favorables, les autres sinistres, d'autres indiffťrentes: j'ťtais dans une agitation, dans un trouble d'idťes qui ne se conÁoit pas. Le bruit fit place ŗ un profond silence; les religieuses ne se parlaient plus; il me parut qu'elles avaient au choeur la voix plus brillante qu'ŗ l'ordinaire, du moins celles qui chantaient; les autres ne chantaient point; au sortir de l'office elles se retirŤrent en silence. Je me persuadais que l'attente les inquiťtait autant que moi: mais l'aprŤs-midi, le bruit et le mouvement reprirent subitement de tout cŰtť; j'entendis des portes s'ouvrir, se refermer, des religieuses aller et venir, le murmure de personnes qui se parlent bas. Je mis l'oreille ŗ ma serrure; mais il me parut qu'on se taisait en passant, et qu'on marchait sur la pointe des pieds. Je pressentis que j'avais perdu mon procŤs, je n'en doutai pas un instant. Je me mis ŗ tourner dans ma cellule sans parler; j'ťtouffais, je ne pouvais me plaindre, je croisais mes bras sur ma tÍte, je m'appuyais le front tantŰt contre un mur, tantŰt contre l'autre; je voulais me reposer sur mon lit, mais j'en ťtais empÍchťe par un battement de coeur: il est sŻr que j'entendais battre mon coeur, et qu'il faisait soulever mon vÍtement. J'en ťtais lŗ lorsqu'on me vint dire que l'on me demandait. Je descendis, je n'osais avancer. Celle qui m'avait avertie ťtait si gaie, que je pensai que la nouvelle que l'on m'apportait ne pouvait Ítre que fort triste: j'allai pourtant. Arrivťe ŗ la porte du parloir, je m'arrÍtai tout court, et je me jetai dans le recoin des deux murs; je ne pouvais me soutenir; cependant j'entrai. Il n'y avait personne; j'attendis; on avait empÍchť celui qui m'avait fait appeler de paraÓtre avant moi; on se doutait bien que c'ťtait un ťmissaire de mon avocat; on voulait savoir ce qui se passerait entre nous; on s'ťtait rassemblť pour entendre. Lorsqu'il se montra, j'ťtais assise, la tÍte penchťe sur mon bras, et appuyťe contre les barreaux de la grille. ęC'est de la part de M. Manouri, me dit-il. --C'est, lui rťpondis-je, pour m'apprendre que j'ai perdu mon procŤs. --Madame, je n'en sais rien; mais il m'a donnť cette lettre; il avait l'air affligť quand il m'en a chargť; et je suis venu ŗ toute bride, comme il me l'a recommandť. --Donnez...Ľ Il me tendit la lettre, et je la pris sans me dťplacer et sans le regarder; je la posai sur mes genoux, et je demeurai comme j'ťtais. Cependant cet homme me demanda: ęN'y a-t-il point de rťponse? --Non, lui dis-je, allez.Ľ Il s'en alla; et je gardai la mÍme place, ne pouvant me remuer ni me rťsoudre ŗ sortir. Il n'est permis en couvent ni d'ťcrire, ni de recevoir des lettres sans la permission de la supťrieure; on lui remet et celles qu'on reÁoit, et celles qu'on ťcrit: il fallait donc lui porter la mienne. Je me mis en chemin pour cela; je crus que je n'arriverais jamais: un patient, qui sort du cachot pour aller entendre sa condamnation, ne marche ni plus lentement, ni plus abattu. Cependant me voilŗ ŗ sa porte. Les religieuses m'examinaient de loin; elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation. Je frappai, on ouvrit. La supťrieure ťtait avec quelques autres religieuses; je m'en aperÁus au bas de leurs robes, car je n'osai lever les yeux; je lui prťsentai ma lettre d'une main vacillante; elle la prit, la lut et me la rendit. Je m'en retournai dans ma cellule; je me jetai sur mon lit, ma lettre ŗ cŰtť de moi, et j'y restai sans la lire, sans me lever pour aller dÓner, sans faire aucun mouvement jusqu'ŗ l'office de l'aprŤs-midi. ņ trois heures et demie, la cloche m'avertit de descendre. Il y avait dťjŗ quelques religieuses d'arrivťes; la supťrieure ťtait ŗ l'entrťe du choeur; elle m'arrÍta, m'ordonna de me mettre ŗ genoux en dehors; le reste de la communautť entra, et la porte se ferma. AprŤs l'office, elles sortirent toutes; je les laissai passer; je me levai pour les suivre la derniŤre: je commenÁai dŤs ce moment ŗ me condamner ŗ tout ce qu'on voudrait: on venait de m'interdire l'ťglise, je m'interdis de moi-mÍme le rťfectoire et la rťcrťation. J'envisageais ma condition de tous les cŰtťs, et je ne voyais de ressource que dans le besoin de mes talents et dans ma soumission. Je me serais contentťe de l'espŤce d'oubli oý l'on me laissa durant plusieurs jours. J'eus quelques visites, mais celle de M. Manouri fut la seule qu'on me permit de recevoir. Je le trouvai, en entrant au parloir, prťcisťment comme j'ťtais quand je reÁus son ťmissaire, la tÍte posťe sur les bras, et les bras appuyťs contre la grille. Je le reconnus, je ne lui dis rien. Il n'osait ni me regarder, ni me parler. ęMadame, me dit-il, sans se dťranger, je vous ai ťcrit; vous avez lu ma lettre? --Je l'ai reÁue, mais je ne l'ai pas lue. --Vous ignorez donc... --Non, monsieur, je n'ignore rien, j'ai devinť mon sort, et j'y suis rťsignťe. --Comment en use-t-on avec vous? --On ne songe pas encore ŗ moi; mais le passť m'apprend ce que l'avenir me prťpare. Je n'ai qu'une consolation, c'est que, privťe de l'espťrance qui me soutenait, il est impossible que je souffre autant que j'ai dťjŗ souffert; je mourrai. La faute que j'ai commise n'est pas de celles qu'on pardonne en religion. Je ne demande point ŗ Dieu d'amollir le coeur de celles ŗ la discrťtion desquelles il lui plaÓt de m'abandonner, mais de m'accorder la force de souffrir, de me sauver du dťsespoir, et de m'appeler ŗ lui promptement. --Madame, me dit-il en pleurant, vous auriez ťtť ma propre soeur que je n'aurais pas mieux fait...Ľ Cet homme a le coeur sensible. ęMadame, ajouta-t-il, si je puis vous Ítre utile ŗ quelque chose, disposez de moi. Je verrai le premier prťsident, j'en suis considťrť; je verrai les grands vicaires et l'archevÍque. --Monsieur, ne voyez personne, tout est fini. --Mais si l'on pouvait vous faire changer de maison? --Il y a trop d'obstacles. --Mais quels sont donc ces obstacles? --Une permission difficile ŗ obtenir, une dot nouvelle ŗ faire ou l'ancienne ŗ retirer de cette maison; et puis, que trouverai-je dans un autre couvent? Mon coeur inflexible, des supťrieures impitoyables, des religieuses qui ne seront pas meilleures qu'ici, les mÍmes devoirs, les mÍmes peines. Il vaut mieux que j'achŤve ici mes jours; ils y seront plus courts. --Mais, madame, vous avez intťressť beaucoup d'honnÍtes gens, la plupart sont opulents: on ne vous arrÍtera pas ici, quand vous sortirez sans rien emporter. --Je le crois. --Une religieuse qui sort ou qui meurt, augmente le bien-Ítre de celles qui restent. --Mais ces honnÍtes gens, ces gens opulents ne pensent plus ŗ moi, et vous les trouverez bien froids lorsqu'il s'agira de me doter ŗ leurs dťpens. Pourquoi voulez-vous qu'il soit plus facile aux gens du monde de tirer du cloÓtre une religieuse sans vocation, qu'aux personnes pieuses d'y en faire entrer une bien appelťe? Dote-t-on facilement ces derniŤres? Eh! monsieur, tout le monde s'est retirť depuis la perte de mon procŤs; je ne vois plus personne. --Madame, chargez-moi seulement de cette affaire; j'y serai plus heureux. --Je ne demande rien, je n'espŤre rien, je ne m'oppose ŗ rien, le seul ressort qui me restait est brisť. Si je pouvais seulement me promettre que Dieu me change‚t, et que les qualitťs de l'ťtat religieux succťdassent dans mon ‚me ŗ l'espťrance de le quitter, que j'ai perdue... Mais cela ne se peut; ce vÍtement s'est attachť ŗ ma peau, ŗ mes os, et ne m'en gÍne que davantage. Ah! quel sort! Ítre religieuse ŗ jamais, et sentir qu'on ne sera jamais que mauvaise religieuse! passer toute sa vie ŗ se frapper la tÍte contre les barreaux de sa prison!Ľ En cet endroit je me mis ŗ pousser des cris; je voulais les ťtouffer, mais je ne pouvais. M. Manouri, surpris de ce mouvement, me dit: ęMadame, oserais-je vous faire une question? --Faites, monsieur. --Une douleur aussi violente n'aurait-elle pas quelque motif secret? --Non, monsieur. Je hais la vie solitaire, je sens lŗ que je la hais, je sens que je la haÔrai toujours. Je ne saurais m'assujettir ŗ toutes les misŤres qui remplissent la journťe d'une recluse: c'est un tissu de puťrilitťs que je mťprise; j'y serais faite, si j'avais pu m'y faire; j'ai cherchť cent fois ŗ m'en imposer, ŗ me briser lŗ-dessus; je ne saurais. J'ai enviť, j'ai demandť ŗ Dieu l'heureuse imbťcillitť d'esprit de mes compagnes; je ne l'ai point obtenue, il ne me l'accordera pas. Je fais tout mal, je dis tout de travers, le dťfaut de vocation perce dans toutes mes actions, on le voit; j'insulte ŗ tout moment ŗ la vie monastique; on appelle orgueil mon inaptitude; on s'occupe ŗ m'humilier; les fautes et les punitions se multiplient ŗ l'infini, et les journťes se passent ŗ mesurer des yeux la hauteur des murs. --Madame, je ne saurais les abattre, mais je puis autre chose. --Monsieur, ne tentez rien. --Il faut changer de maison, je m'en occuperai. Je viendrai vous revoir; j'espŤre qu'on ne vous cŤlera pas; vous aurez incessamment de mes nouvelles. Soyez sŻre que, si vous y consentez, je rťussirai ŗ vous tirer d'ici. Si l'on en usait trop sťvŤrement avec vous, ne me le laissez pas ignorer.Ľ Il ťtait tard quand M. Manouri s'en alla. Je retournai dans ma cellule. L'office du soir ne tarda pas ŗ sonner: j'arrivai des premiŤres; je laissai passer les religieuses, et je me tins pour dit qu'il fallait demeurer ŗ la porte; en effet, la supťrieure la ferma sur moi. Le soir, ŗ souper, elle me fit signe en entrant de m'asseoir ŗ terre au milieu du rťfectoire; j'obťis, et l'on ne me servit que du pain et de l'eau; j'en mangeai un peu, que j'arrosai de quelques larmes. Le lendemain on tint conseil; toute la communautť fut appelťe ŗ mon jugement; et l'on me condamna ŗ Ítre privťe de rťcrťation, ŗ entendre pendant un mois l'office ŗ la porte du choeur, ŗ manger ŗ terre au milieu du rťfectoire, ŗ faire amende honorable trois jours de suite, ŗ renouveler ma prise d'habit et mes voeux, ŗ prendre le cilice, ŗ jeŻner de deux jours l'un, et ŗ me macťrer aprŤs l'office du soir tous les vendredis. J'ťtais ŗ genoux, le voile baissť, tandis que cette sentence m'ťtait prononcťe. DŤs le lendemain, la supťrieure vint dans ma cellule avec une religieuse qui portait sur son bras un cilice et cette robe d'ťtoffe grossiŤre dont on m'avait revÍtue lorsque je fus conduite dans le cachot. J'entendis ce que cela signifiait; je me dťshabillai, ou plutŰt on m'arracha mon voile, on me dťpouilla; et je pris cette robe. J'avais la tÍte nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes ťpaules; et tout mon vÍtement se rťduisait ŗ ce cilice que l'on me donna, ŗ une chemise trŤs-dure, et ŗ cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu'aux pieds. Ce fut ainsi que je restai vÍtue pendant la journťe, et que je comparus ŗ tous les exercices. Le soir, lorsque je fus retirťe dans ma cellule, j'entendis qu'on s'en approchait en chantant les litanies; c'ťtait toute la maison rangťe sur deux lignes. On entra, je me prťsentai; on me passa une corde au cou; on me mit dans la main une torche allumťe et une discipline dans l'autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intťrieur consacrť ŗ sainte Marie: on ťtait venu en chantant ŗ voix basse, on s'en retourna en silence. Quand je fus arrivťe ŗ ce petit oratoire, qui ťtait ťclairť de deux lumiŤres, on m'ordonna de demander pardon ŗ Dieu et ŗ la communautť du scandale que j'avais donnť; la religieuse qui me conduisait me disait tout bas ce qu'il fallait que je rťpťtasse, et je le rťpťtai mot ŗ mot. AprŤs cela on m'Űta la corde, on me dťshabilla jusqu'ŗ la ceinture, on me prit mes cheveux qui ťtaient ťpars sur mes ťpaules, on les rejeta sur un des cŰtťs de mon cou, on me mit dans la main droite la discipline que je portais de la main gauche, et l'on commenÁa le _Miserere_. Je compris ce que l'on attendait de moi, et je l'exťcutai. Le _Miserere_ fini, la supťrieure me fit une courte exhortation; on ťteignit les lumiŤres, les religieuses se retirŤrent, et je me rhabillai. Quand je fus rentrťe dans ma cellule, je sentis des douleurs violentes aux pieds; j'y regardai; ils ťtaient tout ensanglantťs des coupures de morceaux de verre que l'on avait eu la mťchancetť de rťpandre sur mon chemin. Je fis amende honorable de la mÍme maniŤre, les deux jours suivants; seulement le dernier, on ajouta un psaume au _Miserere_. Le quatriŤme jour, on me rendit l'habit de religieuse, ŗ peu prŤs avec la mÍme cťrťmonie qu'on le prend ŗ cette solennitť quand elle est publique. Le cinquiŤme, je renouvelai mes voeux. J'accomplis pendant un mois le reste de la pťnitence qu'on m'avait imposťe, aprŤs quoi je rentrai ŗ peu prŤs dans l'ordre commun de la communautť: je repris ma place au choeur et au rťfectoire, et je vaquai ŗ mon tour aux diffťrentes fonctions de la maison. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je tournai les yeux sur cette jeune amie qui s'intťressait ŗ mon sort! elle me parut presque aussi changťe que moi; elle ťtait d'une maigreur ŗ effrayer; elle avait sur son visage la p‚leur de la mort, les lŤvres blanches et les yeux presque ťteints. ęSoeur Ursule, lui dis-je tout bas, qu'avez-vous?--Ce que j'ai! me rťpondit-elle; je vous aime, et vous me le demandez! il ťtait temps que votre supplice finÓt, j'en serais morte.Ľ Si, les deux derniers jours de mon amende honorable, je n'avais pas eu les pieds blessťs, c'ťtait elle qui avait eu l'attention de balayer furtivement les corridors, et de rejeter ŗ droite et ŗ gauche les morceaux de verre. Les jours oý j'ťtais condamnťe ŗ jeŻner au pain et ŗ l'eau, elle se privait d'une partie de sa portion qu'elle enveloppait d'un linge blanc, et qu'elle jetait dans ma cellule. On avait tirť au sort la religieuse qui me conduirait par la corde, et le sort ťtait tombť sur elle; elle eut la fermetť d'aller trouver la supťrieure, et de lui protester qu'elle se rťsoudrait plutŰt ŗ mourir qu'ŗ cette inf‚me et cruelle fonction. Heureusement cette jeune fille ťtait d'une famille considťrťe; elle jouissait d'une pension forte qu'elle employait au grť de la supťrieure; et elle trouva, pour quelques livres de sucre et de cafť, une religieuse qui prit sa place. Je n'oserais penser que la main de Dieu se soit appesantie sur cette indigne; elle est devenue folle, et elle est enfermťe; mais la supťrieure vit, gouverne, tourmente et se porte bien. Il ťtait impossible que ma santť rťsist‚t ŗ de si longues et de si dures ťpreuves; je tombai malade. Ce fut dans cette circonstance que la soeur Ursule montra bien toute l'amitiť qu'elle avait pour moi; je lui dois la vie. Ce n'ťtait pas un bien qu'elle me conservait, elle me le disait quelquefois elle-mÍme: cependant il n'y avait sorte de services qu'elle ne me rendÓt les jours qu'elle ťtait d'infirmerie; les autres jours je n'ťtais pas nťgligťe, gr‚ce ŗ l'intťrÍt qu'elle prenait ŗ moi, et aux petites rťcompenses qu'elle distribuait ŗ celles qui me veillaient, selon que j'en avais ťtť plus ou moins satisfaite. Elle avait demandť ŗ me garder la nuit, et la supťrieure le lui avait refusť, sous prťtexte qu'elle ťtait trop dťlicate pour suffire ŗ cette fatigue: ce fut un vťritable chagrin pour elle. Tous ses soins n'empÍchŤrent point les progrŤs du mal; je fus rťduite ŗ toute extrťmitť; je reÁus les derniers sacrements. Quelques moments auparavant je demandai ŗ voir la communautť assemblťe, ce qui me fut accordť. Les religieuses entourŤrent mon lit, la supťrieure ťtait au milieu d'elles; ma jeune amie occupait mon chevet, et me tenait une main qu'elle arrosait de ses larmes. On prťsuma que j'avais quelque chose ŗ dire, on me souleva, et l'on me soutint sur mon sťant ŗ l'aide de deux oreillers. Alors, m'adressant ŗ la supťrieure, je la priai de m'accorder sa bťnťdiction et l'oubli des fautes que j'avais commises; je demandai pardon ŗ toutes mes compagnes du scandale que je leur avais donnť. J'avais fait apporter ŗ cŰtť de moi une infinitť de bagatelles, ou qui paraient ma cellule, ou qui ťtaient ŗ mon usage particulier, et je priai la supťrieure de me permettre d'en disposer; elle y consentit, et je les donnai ŗ celles qui lui avaient servi de satellites lorsqu'on m'avait jetťe dans le cachot. Je fis approcher la religieuse qui m'avait conduite par la corde le jour de mon amende honorable, et je lui dis en l'embrassant et en lui prťsentant mon rosaire et mon christ: ęChŤre soeur, souvenez-vous de moi dans vos priŤres, et soyez sŻre que je ne vous oublierai pas devant Dieu...Ľ Et pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas prise dans ce moment? J'allais ŗ lui sans inquiťtude. C'est un si grand bonheur! et qui est-ce qui peut se le promettre deux fois? qui sait ce que je serai au dernier moment? il faut pourtant que j'y vienne. Puisse Dieu renouveler encore mes peines, et me l'accorder aussi tranquille que je l'avais! Je voyais les cieux ouverts, et ils l'ťtaient, sans doute; car la conscience alors ne trompe pas, et elle me promettait une fťlicitť ťternelle. AprŤs avoir ťtť administrťe, je tombai dans une espŤce de lťthargie; on dťsespťra de moi pendant toute cette nuit. On venait de temps en temps me t‚ter le pouls; je sentais des mains se promener sur mon visage, et j'entendais diffťrentes voix qui disaient, comme dans le lointain: ęIl remonte... Son nez est froid... Elle n'ira pas ŗ demain... Le rosaire et le christ vous resteront...Ľ Et une autre voix courroucťe qui disait: ę…loignez-vous, ťloignez-vous; laissez-la mourir en paix; ne l'avez-vous pas assez tourmentťe?...Ľ Ce fut un moment bien doux pour moi, lorsque je sortis de cette crise, et que je rouvris les yeux, de me trouver entre les bras de mon amie. Elle ne m'avait point quittťe; elle avait passť la nuit ŗ me secourir, ŗ rťpťter les priŤres des agonisants, ŗ me faire baiser le christ et ŗ l'approcher de ses lŤvres, aprŤs l'avoir sťparť des miennes. Elle crut, en me voyant ouvrir de grands yeux et pousser un profond soupir, que c'ťtait le dernier; et elle se mit ŗ jeter des cris et ŗ m'appeler son amie; ŗ dire: ęMon Dieu, ayez pitiť d'elle et de moi! Mon Dieu, recevez son ‚me! ChŤre amie! quand vous serez devant Dieu, ressouvenez-vous de soeur Ursule...Ľ Je la regardai en souriant tristement, en versant une larme et en lui serrant la main. M. Bouvard[15] arriva dans ce moment; c'est le mťdecin de la maison; cet homme est habile, ŗ ce qu'on dit, mais il est despote, orgueilleux et dur. Il ťcarta mon amie avec violence; il me t‚ta le pouls et la peau; il ťtait accompagnť de la supťrieure et de ses favorites. Il fit quelques questions monosyllabiques sur ce qui s'ťtait passť; il rťpondit: ęElle s'en tirera.Ľ Et regardant la supťrieure, ŗ qui ce mot ne plaisait pas: ęOui, madame, lui dit-il, elle s'en tirera; la peau est bonne, la fiŤvre est tombťe, et la vie commence ŗ poindre dans les yeux.Ľ ņ chacun de ces mots, la joie se dťployait sur le visage de mon amie; et sur celui de la supťrieure et de ses compagnes je ne sais quoi de chagrin que la contrainte dissimulait mal. ęMonsieur, lui dis-je, je ne demande pas ŗ vivre. --Tant pis,Ľ me rťpondit-il; puis il ordonna quelque chose, et sortit. On dit que pendant ma lťthargie, j'avais dit plusieurs fois: ęChŤre mŤre, je vais donc vous joindre! je vous dirai tout.Ľ C'ťtait apparemment ŗ mon ancienne supťrieure que je m'adressais, je n'en doute pas. Je ne donnai son portrait ŗ personne, je dťsirais de l'emporter avec moi sous la tombe. Le pronostic de M. Bouvard se vťrifia; la fiŤvre diminua, des sueurs abondantes achevŤrent de l'emporter; et l'on ne douta plus de ma guťrison: je guťris en effet, mais j'eus une convalescence trŤs-longue. Il ťtait dit que je souffrirais dans cette maison toutes les peines qu'il est possible d'ťprouver. Il y avait eu de la malignitť dans ma maladie; la soeur Ursule ne m'avait presque point quittťe. Lorsque je commenÁais ŗ prendre des forces, les siennes se perdirent, ses digestions se dťrangŤrent, elle ťtait attaquťe l'aprŤs-midi de dťfaillances qui duraient quelquefois un quart d'heure: dans cet ťtat, elle ťtait comme morte, sa vue s'ťteignait, une sueur froide lui couvrait le front, et se ramassait en gouttes qui coulaient le long de ses joues; ses bras, sans mouvement, pendaient ŗ ses cŰtťs. On ne la soulageait un peu qu'en la dťlaÁant, et qu'en rel‚chant ses vÍtements. Quand elle revenait de cet ťvanouissement, sa premiŤre idťe ťtait de me chercher ŗ ses cŰtťs, et elle m'y trouvait toujours; quelquefois mÍme, lorsqu'il lui restait un peu de sentiment et de connaissance, elle promenait sa main autour d'elle sans ouvrir les yeux. Cette action ťtait si peu ťquivoque, que quelques religieuses s'ťtant offertes ŗ cette main qui t‚tonnait, et n'en ťtant pas reconnues, parce qu'alors elle retombait sans mouvement, elles me disaient: ęSoeur Suzanne, c'est ŗ vous qu'elle en veut, approchez-vous donc...Ľ Je me jetais ŗ ses genoux, j'attirais sa main sur mon front, et elle y demeurait posťe jusqu'ŗ la fin de son ťvanouissement; quand il ťtait fini, elle me disait: ęEh bien! soeur Suzanne, c'est moi qui m'en irai, et c'est vous qui resterez; c'est moi qui la reverrai la premiŤre, je lui parlerai de vous, elle ne m'entendra pas sans pleurer. S'il y a des larmes amŤres, il en est aussi de bien douces, et si l'on aime lŗ-haut, pourquoi n'y pleurerait-on pas?Ľ Alors elle penchait sa tÍte sur mon cou; elle en rťpandait avec abondance, et elle ajoutait: ęAdieu, Soeur Suzanne; adieu, mon amie; qui est-ce qui partagera vos peines quand je n'y serai plus? Qui est-ce qui...? Ah! chŤre amie, que je vous plains! Je m'en vais, je le sens, je m'en vais. Si vous ťtiez heureuse, combien j'aurais de regret ŗ mourir!Ľ Son ťtat m'effrayait. Je parlai ŗ la supťrieure. Je voulais qu'on la mÓt ŗ l'infirmerie, qu'on la dispens‚t des offices et des autres exercices pťnibles de la maison, qu'on appel‚t un mťdecin; mais on me rťpondit toujours que ce n'ťtait rien, que ces dťfaillances se passeraient toutes seules; et la chŤre soeur Ursule ne demandait pas mieux que de satisfaire ŗ ses devoirs et ŗ suivre la vie commune. Un jour, aprŤs les matines, auxquelles elle avait assistť, elle ne parut point. Je pensai qu'elle ťtait bien mal; l'office du matin fini, je volai chez elle, je la trouvai couchťe sur son lit tout habillťe; elle me dit: ęVous voilŗ, chŤre amie? Je me doutais que vous ne tarderiez pas ŗ venir, et je vous attendais. …coutez-moi. Que j'avais d'impatience que vous vinssiez! Ma dťfaillance a ťtť si forte et si longue, que j'ai cru que j'y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilŗ la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l'armoire, vous enlŤverez une petite planche qui sťpare en deux parties le tiroir d'en bas; vous trouverez derriŤre cette planche un paquet de papiers; je n'ai jamais pu me rťsoudre ŗ m'en sťparer, quelque danger que je courusse ŗ les garder, et quelque douleur que je ressentisse ŗ les lire; hťlas! ils sont presque effacťs de mes larmes: quand je ne serai plus, vous les brŻlerez...Ľ Elle ťtait si faible et si oppressťe, qu'elle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours; elle s'arrÍtait presque ŗ chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j'avais peine ŗ l'entendre, quoique mon oreille fŻt presque collťe sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt l'oratoire, et elle me fit signe de la tÍte que oui; ensuite, pressentant que j'allais la perdre, et persuadťe que sa maladie ťtait une suite ou de la mienne, ou de la peine qu'elle avait prise, ou des soins qu'elle m'avait donnťs, je me mis ŗ pleurer et ŗ me dťsoler de toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains; je lui demandai pardon: cependant elle ťtait comme distraite, elle ne m'entendait pas; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait; je crois qu'elle ne me voyait plus, peut-Ítre mÍme me croyait-elle sortie, car elle m'appela. ęSoeur Suzanne?Ľ Je lui dis: ęMe voilŗ. --Quelle heure est-il? --Il est onze heures et demie. --Onze heures et demie! Allez-vous-en dÓner; allez, vous reviendrez tout de suite...Ľ Le dÓner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus ŗ la porte elle me rappela; je revins; elle fit un effort pour me prťsenter ses joues; je les baisai: elle me prit la main, elle me la tenait serrťe; il semblait qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait me quitter: ęcependant il le faut, dit-elle en me l‚chant, Dieu le veut; adieu, soeur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix...Ľ Je le lui mis entre les mains, et je m'en allai. On ťtait sur le point de sortir de table. Je m'adressai ŗ la supťrieure, je lui parlai, en prťsence de toutes les religieuses, du danger de la soeur Ursule, je la pressai d'en juger par elle-mÍme. ęEh bien! dit-elle, il faut la voir.Ľ Elle y monta, accompagnťe de quelques autres; je les suivis: elles entrŤrent dans sa cellule; la pauvre soeur n'ťtait plus; elle ťtait ťtendue sur son lit, toute vÍtue, la tÍte inclinťe sur son oreiller, la bouche entr'ouverte, les yeux fermťs, et le christ entre ses mains. La supťrieure la regarda froidement, et dit: ęElle est morte. Qui l'aurait crue si proche de sa fin? C'ťtait une excellente fille: qu'on aille sonner pour elle, et qu'on l'ensevelisse.Ľ Je restai seule ŗ son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur; cependant j'enviais son sort. Je m'approchai d'elle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, dont les traits commenÁaient ŗ s'altťrer; ensuite je songeai ŗ exťcuter ce qu'elle m'avait recommandť. Pour n'Ítre pas interrompue dans cette occupation, j'attendis que tout le monde fŻt ŗ l'office: j'ouvris l'oratoire, j'abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considťrable que je brŻlai dŤs le soir. Cette jeune fille avait toujours ťtť mťlancolique; et je n'ai pas mťmoire de l'avoir vue sourire, exceptť une fois dans sa maladie. Me voilŗ donc seule dans cette maison, dans le monde; car je ne connaissais pas un Ítre qui s'intťress‚t ŗ moi. Je n'avais plus entendu parler de l'avocat Manouri; je prťsumais, ou qu'il avait ťtť rebutť par les difficultťs; ou que, distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services qu'il m'avait faites ťtaient bien loin de sa mťmoire, et je ne lui en savais pas trŤs-mauvais grť: j'ai le caractŤre portť ŗ l'indulgence; je puis tout pardonner aux hommes, exceptť l'injustice, l'ingratitude et l'inhumanitť. J'excusais donc l'avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montrť tant de vivacitť dans le cours de mon procŤs, et pour qui je n'existais plus; et vous-mÍme, monsieur le marquis, lorsque nos supťrieurs ecclťsiastiques firent une visite dans la maison. Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses, ils se font rendre compte de l'administration temporelle et spirituelle; et, selon l'esprit qu'ils apportent ŗ leurs fonctions, ils rťparent ou ils augmentent le dťsordre. Je revis donc l'honnÍte et dur M. Hťbert, avec ses deux jeunes et compatissants acolytes. Ils se rappelŤrent apparemment l'ťtat dťplorable oý j'avais autrefois comparu devant eux; leurs yeux s'humectŤrent; et je remarquai sur leur visage l'attendrissement et la joie. M. Hťbert s'assit, et me fit asseoir vis-ŗ-vis de lui; ses deux compagnons se tinrent debout derriŤre sa chaise; leurs regards ťtaient attachťs sur moi. M. Hťbert me dit: ęEh bien! Suzanne, comment en use-t-on ŗ prťsent avec vous?Ľ Je lui rťpondis: ęMonsieur, on m'oublie. --Tant mieux. --Et c'est aussi tout ce que je souhaite: mais j'aurais une gr‚ce importante ŗ vous demander; c'est d'appeler ici ma mŤre supťrieure. --Et pourquoi? --C'est que, s'il arrive que l'on vous fasse quelque plainte d'elle, elle ne manquera de m'en accuser. --J'entends; mais dites-moi toujours ce que vous en savez. --Monsieur, je vous supplie de la faire appeler, et qu'elle entende elle-mÍme vos questions et mes rťponses. --Dites toujours. --Monsieur, vous m'allez perdre. --Non, ne craignez rien; de ce jour vous n'Ítes plus sous son autoritť; avant la fin de la semaine vous serez transfťrťe ŗ Sainte-Eutrope, prŤs d'Arpajon. Vous avez un bon ami. --Un bon ami, monsieur! je ne m'en connais point. --C'est votre avocat. --M. Manouri? --Lui-mÍme. --Je ne croyais pas qu'il se souvÓnt encore de moi. --Il a vu vos soeurs; il a vu M. l'archevÍque, le premier prťsident, toutes les personnes connues par leur piťtť; il vous a fait une dot dans la maison que je viens de vous nommer; et vous n'avez plus qu'un moment ŗ rester ici. Ainsi, si vous avez connaissance de quelque dťsordre, vous pouvez m'en instruire sans vous compromettre; et je vous l'ordonne par la sainte obťissance. --Je n'en connais point. --Quoi! on a gardť quelque mesure avec vous depuis la perte de votre procŤs? --On a cru, et l'on a dŻ croire que j'avais commis une faute en revenant contre mes voeux; et l'on m'en a fait demander pardon ŗ Dieu. --Mais ce sont les circonstances de ce pardon que je voudrais savoir...Ľ Et en disant ces mots il secouait la tÍte, il fronÁait les sourcils; et je conÁus qu'il ne tenait qu'ŗ moi de renvoyer ŗ la supťrieure une partie des coups de discipline qu'elle m'avait fait donner; mais ce n'ťtait pas mon dessein. L'archidiacre vit bien qu'il ne saurait rien de moi, et il sortit en me recommandant le secret sur ce qu'il m'avait confiť de ma translation ŗ Sainte-Eutrope d'Arpajon. Comme le bonhomme Hťbert marchait seul dans le corridor, ses deux compagnons se retournŤrent, et me saluŤrent d'un air trŤs-affectueux et trŤs-doux. Je ne sais qui ils sont: mais Dieu veuille leur conserver ce caractŤre tendre et misťricordieux qui est si rare dans leur ťtat, et qui convient si fort aux dťpositaires de la faiblesse de l'homme et aux intercesseurs de la misťricorde de Dieu. Je croyais M. Hťbert occupť ŗ consoler, ŗ interroger ou ŗ rťprimander quelque autre religieuse, lorsqu'il rentra dans ma cellule. Il me dit: ęD'oý connaissez-vous M. Manouri? --Par mon procŤs. --Qui est-ce qui vous l'a donnť? --C'est madame la prťsidente. --Il a fallu que vous confťrassiez souvent avec lui dans le cours de votre affaire? --Non, monsieur, je l'ai peu vu. --Comment l'avez-vous instruit? --Par quelques mťmoires ťcrits de ma main. --Vous avez des copies de ces mťmoires? --Non, monsieur. --Qui est-ce qui lui remettait ces mťmoires? --Madame la prťsidente. --Et d'oý la connaissiez-vous? --Je la connaissais par la soeur Ursule, mon amie et sa parente. --Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procŤs? --Une fois. --C'est bien peu. Il ne vous a point ťcrit? --Non, monsieur. --Vous ne lui avez point ťcrit? --Non, monsieur. --Il vous apprendra sans doute ce qu'il a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir; et s'il vous ťcrit, soit directement, soit indirectement, de m'envoyer sa lettre sans l'ouvrir; entendez-vous, sans l'ouvrir. --Oui, monsieur; et je vous obťirai...Ľ Soit que la mťfiance de M. Hťbert me regard‚t, ou mon bienfaiteur, j'en fus blessťe. M. Manouri vint ŗ Longchamp dans la soirťe mÍme: je tins parole ŗ l'archidiacre; je refusai de lui parler. Le lendemain il m'ťcrivit par son ťmissaire; je reÁus sa lettre et je l'envoyai, sans l'ouvrir, ŗ M. Hťbert. C'ťtait le mardi, autant qu'il m'en souvient. J'attendais toujours avec impatience l'effet de la promesse de l'archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se passŤrent sans que j'entendisse parler de rien. Combien ces journťes me parurent longues! Je tremblais qu'il ne fŻt survenu quelque obstacle qui eŻt tout dťrangť. Je ne recouvrais pas ma libertť, mais je changeais de prison; et c'est quelque chose. Un premier ťvťnement heureux fait germer en nous l'espťrance d'un second; et c'est peut-Ítre lŗ l'origine du proverbe qu'un _bonheur ne vient point sans un autre_. Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n'avais pas de peine ŗ supposer que je gagnerais quelque chose ŗ vivre avec d'autres prisonniŤres; quelles qu'elles fussent, elles ne pouvaient Ítre ni plus mťchantes, ni plus malintentionnťes. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison; il faut bien peu de chose pour mettre des tÍtes de religieuses en l'air. On allait, on venait, on se parlait bas; les portes des dortoirs s'ouvraient et se fermaient; c'est, comme vous l'avez pu voir jusqu'ici, le signal des rťvolutions monastiques. J'ťtais seule dans ma cellule; le coeur me battait. J'ťcoutais ŗ la porte, je regardais par ma fenÍtre, je me dťmenais sans savoir ce que je faisais; je me disais ŗ moi-mÍme en tressaillant de joie: ęC'est moi qu'on vient chercher; tout ŗ l'heure je n'y serai plus...Ľ et je ne me trompais pas. Deux figures inconnues se prťsentŤrent ŗ moi; c'ťtaient une religieuse et la touriŤre d'Arpajon: elles m'instruisirent en un mot du sujet de leur visite. Je pris tumultueusement le petit butin qui m'appartenait; je le jetai pÍle-mÍle dans le tablier de la touriŤre, qui le mit en paquets. Je ne demandai point ŗ voir la supťrieure; la soeur Ursule n'ťtait plus; je ne quittais personne. Je descends; on m'ouvre les portes, aprŤs avoir visitť ce que j'emportais; je monte dans un carrosse, et me voilŗ partie. L'archidiacre et ses deux jeunes ecclťsiastiques, madame la prťsidente de *** et M. Manouri, s'ťtaient rassemblťs chez la supťrieure, oý on les avertit de ma sortie. Chemin faisant, la religieuse m'instruisit de la maison; et la touriŤre ajoutait pour refrain ŗ chaque phrase de l'ťloge qu'on m'en faisait: ęC'est la pure vťritť...Ľ Elle se fťlicitait du choix qu'on avait fait d'elle pour aller me prendre, et voulait Ítre mon amie; en consťquence elle me confia quelques secrets, et me donna quelques conseils sur ma conduite; ces conseils ťtaient apparemment ŗ son usage; mais ils ne pouvaient Ítre au mien. Je ne sais si vous avez vu le couvent d'Arpajon; c'est un b‚timent carrť, dont un des cŰtťs regarde sur le grand chemin, et l'autre sur la campagne et les jardins. Il y avait ŗ chaque fenÍtre de la premiŤre faÁade une, deux, ou trois religieuses; cette seule circonstance m'en apprit, sur l'ordre qui rťgnait dans la maison, plus que tout ce que la religieuse et sa compagne ne m'en avaient dit. On connaissait apparemment la voiture oý nous ťtions; car en un clin d'oeil toutes ces tÍtes voilťes disparurent; et j'arrivai ŗ la porte de ma nouvelle prison. La supťrieure vint au-devant de moi, les bras ouverts, m'embrassa, me prit par la main et me conduisit dans la salle de la communautť, oý quelques religieuses m'avaient devancťe, et oý d'autres accoururent. * * * * * Cette supťrieure s'appelle madame ***. Je ne saurais me refuser ŗ l'envie de vous la peindre avant que d'aller plus loin. C'est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements: sa tÍte n'est jamais assise sur ses ťpaules; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vÍtement; sa figure est plutŰt bien que mal; ses yeux, dont l'un, c'est le droit, est plus haut et plus grand que l'autre, sont pleins de feu et distraits: quand elle marche, elle jette ses bras en avant et en arriŤre. Veut-elle parler? elle ouvre la bouche, avant que d'avoir arrangť ses idťes; aussi bťgaye-t-elle un peu. Est-elle assise? elle s'agite sur son fauteuil, comme si quelque chose l'incommodait: elle oublie toute biensťance; elle lŤve sa guimpe pour se frotter la peau; elle croise les jambes; elle vous interroge; vous lui rťpondez, et elle ne vous ťcoute pas; elle vous parle, et elle se perd, s'arrÍte tout court, ne sait plus oý elle en est, se f‚che, et vous appelle grosse bÍte, stupide, imbťcile, si vous ne la remettez sur la voie: elle est tantŰt familiŤre jusqu'ŗ tutoyer, tantŰt impťrieuse et fiŤre jusqu'au dťdain; ses moments de dignitť sont courts; elle est alternativement compatissante et dure; sa figure dťcomposťe marque tout le dťcousu de son esprit et toute l'inťgalitť de son caractŤre; aussi l'ordre et le dťsordre se succťdaient-ils dans la maison; il y avait des jours oý tout ťtait confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses; oý l'on courait dans les chambres les unes des autres; oý l'on prenait ensemble du thť, du cafť, du chocolat, des liqueurs; oý l'office se faisait avec la cťlťritť la plus indťcente; au milieu de ce tumulte le visage de la supťrieure change subitement, la cloche sonne; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l'on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle ŗ la moindre chose? elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec duretť, lui ordonne de se dťshabiller et de se donner vingt coups de discipline; la religieuse obťit, se dťshabille, prend sa discipline, et se macŤre; mais ŗ peine s'est-elle donnť quelques coups, que la supťrieure, devenue compatissante, lui arrache l'instrument de pťnitence, se met ŗ pleurer, dit qu'elle est bien malheureuse d'avoir ŗ punir, lui baise le front, les yeux, la bouche, les ťpaules; la caresse, la loue[16]. ęMais, qu'elle a la peau blanche et douce! le bel embonpoint! le beau cou! le beau chignon!... Soeur Sainte-Augustine, mais tu es folle d'Ítre honteuse; laisse tomber ce linge; je suis femme, et ta supťrieure. Oh! la belle gorge! qu'elle est ferme! et je souffrirais que cela fŻt dťchirť par des pointes? Non, non, il n'en sera rien...Ľ Elle la baise encore, la relŤve, la rhabille elle-mÍme, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est trŤs-mal avec ces femmes-lŗ; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou dťplaira, ce qu'il faut ťviter ou faire; il n'y a rien de rťglť; ou l'on est servi ŗ profusion, ou l'on meurt de faim; l'ťconomie de la maison s'embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou nťgligťes; on est toujours trop prŤs ou trop loin des supťrieures de ce caractŤre; il n'y a ni vraie distance, ni mesure; on passe de la disgr‚ce ŗ la faveur, et de la faveur ŗ la disgr‚ce, sans qu'on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple gťnťral de son administration? Deux fois l'annťe, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenÍtres toutes les bouteilles de liqueur qu'elle y trouvait, et quatre jours aprŤs, elle-mÍme en renvoyait ŗ la plupart de ses religieuses. Voilŗ celle ŗ qui j'avais fait le voeu solennel d'obťissance; car nous portons nos voeux d'une maison dans une autre[17]. J'entrai avec elle; elle me conduisait en me tenant embrassťe par le milieu du corps. On servit une collation de fruits, de massepains et de confitures. Le grave archidiacre commenÁa mon ťloge, qu'elle interrompit par: ęOn a eu tort, on a eu tort, je le sais...Ľ Le grave archidiacre voulut continuer; et la supťrieure l'interrompit par: ęComment s'en sont-elles dťfaites? C'est la modestie et la douceur mÍme, on dit qu'elle est remplie de talents...Ľ Le grave archidiacre voulut reprendre ses derniers mots; la supťrieure l'interrompit encore, en me disant bas ŗ l'oreille: ęJe vous aime ŗ la folie; et quand ces pťdants-lŗ seront sortis, je ferai venir nos soeurs, et vous nous chanterez un petit air, n'est-ce pas?...Ľ Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hťbert fut un peu dťconcertť; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hťbert revint ŗ son caractŤre et ŗ ses maniŤres accoutumťes, lui ordonna brusquement de s'asseoir, et lui imposa silence. Elle s'assit; mais elle n'ťtait pas ŗ son aise; elle se tourmentait ŗ sa place, elle se grattait la tÍte, elle rajustait son vÍtement oý il n'ťtait pas dťrangť; elle b‚illait; et cependant l'archidiacre pťrorait sensťment sur la maison que j'avais quittťe, sur les dťsagrťments que j'avais ťprouvťs, sur celle oý j'entrais, sur les obligations que j'avais aux personnes qui m'avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus gťnťrale; le silence pťnible imposť ŗ la supťrieure cessa. Je m'approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu'il m'avait rendus; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car j'ťtais vraiment touchťe, un mťlange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l'aurais pu faire. Sa rťponse ne fut pas plus arrangťe que mon discours; il fut aussi troublť que moi. Je ne sais ce qu'il me disait; mais j'entendais, qu'il serait trop rťcompensť s'il avait adouci la rigueur de mon sort; qu'il se ressouviendrait de ce qu'il avait fait, avec plus de plaisir encore que moi; qu'il ťtait bien f‚chť que ses occupations, qui l'attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter souvent le cloÓtre d'Arpajon; mais qu'il espťrait de monsieur l'archidiacre et de madame la supťrieure la permission de s'informer de ma santť et de ma situation. L'archidiacre n'entendit pas cela; mais la supťrieure rťpondit: ęMonsieur, tant que vous voudrez; elle fera tout ce qui lui plaira; nous t‚cherons de rťparer ici les chagrins qu'on lui a donnťs...Ľ Et puis tout bas ŗ moi: ęMon enfant, tu as donc bien souffert? Mais comment ces crťatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter? J'ai connu ta supťrieure; nous avons ťtť pensionnaires ensemble ŗ Port-Royal, c'ťtait la bÍte noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir; tu me raconteras tout cela...Ľ Et en disant ces mots, elle prenait une de mes mains qu'elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclťsiastiques me firent aussi leur compliment. Il ťtait tard; M. Manouri prit congť de nous; l'archidiacre et ses compagnons allŤrent chez M. ***, seigneur d'Arpajon, oý ils ťtaient invitťs, et je restai seule avec la supťrieure; mais ce ne fut pas pour longtemps: toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent pÍle-mÍle: en un instant je me vis entourťe d'une centaine de personnes. Je ne savais ŗ qui entendre ni ŗ qui rťpondre; c'ťtaient des figures de toute espŤce et des propos de toutes couleurs; cependant je discernai qu'on n'ťtait mťcontent ni de mes rťponses ni de ma personne. Quand cette confťrence importune eut durť quelque temps, et que la premiŤre curiositť eut ťtť satisfaite, la foule diminua; la supťrieure ťcarta le reste, et elle vint elle-mÍme m'installer dans ma cellule. Elle m'en fit les honneurs ŗ sa mode; elle me montrait l'oratoire, et disait: ęC'est lŗ que ma petite amie priera Dieu; je veux qu'on lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessťs. Il n'y a point d'eau bťnite dans ce bťnitier; cette soeur Dorothťe oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil; voyez s'il vous sera commode...Ľ Et tout en parlant ainsi, elle m'assit, me pencha la tÍte sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla ŗ la fenÍtre, pour s'assurer que les ch‚ssis se levaient et se baissaient facilement: ŗ mon lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s'ils fermaient bien. Elle examina les couvertures: ęElles sont bonnes.Ľ Elle prit le traversin, et le faisant bouffer, elle disait: ęChŤre tÍte sera fort bien lŗ-dessus; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communautť; ces matelas sont bons...Ľ Cela fait, elle vient ŗ moi, m'embrasse, et me quitte. Pendant cette scŤne je disais en moi-mÍme: ę‘ la folle crťature!Ľ Et je m'attendais ŗ de bons et de mauvais jours. Je m'arrangeai dans ma cellule; j'assistai ŗ l'office du soir, au souper, ŗ la rťcrťation qui suivit. Quelques religieuses s'approchŤrent de moi, d'autres s'en ťloignŤrent; celles-lŗ comptaient sur ma protection auprŤs de la supťrieure; celles-ci ťtaient dťjŗ alarmťes de la prťdilection qu'elle m'avait accordťe. Ces premiers moments se passŤrent en ťloges rťciproques, en questions sur la maison que j'avais quittťe, en essais de mon caractŤre, de mes inclinations, de mes goŻts, de mon esprit: on vous t‚te partout; c'est une suite de petites embŻches qu'on vous tend, et d'oý l'on tire les consťquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de mťdisance, et l'on vous regarde; on entame une histoire, et l'on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous la laissiez; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu'on sache bien qu'il n'en est rien; on vous loue ou l'on vous bl‚me ŗ dessein; on cherche ŗ dťmÍler vos pensťes les plus secrŤtes; on vous interroge sur vos lectures; on vous offre des livres sacrťs et profanes; on remarque votre choix; on vous invite ŗ de lťgŤres infractions de la rŤgle; on vous fait des confidences, on vous jette des mots sur les travers de la supťrieure: tout se recueille et se redit; on vous quitte, on vous reprend; on sonde vos sentiments sur les moeurs, sur la piťtť, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il rťsulte de ces expťriences rťitťrťes une ťpithŤte qui vous caractťrise, et qu'on attache en surnom ŗ celui que vous portez; ainsi je fus appelťe Sainte-Suzanne la rťservťe. Le premier soir, j'eus la visite de la supťrieure; elle vint ŗ mon dťshabiller; ce fut elle qui m'Űta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit: ce fut elle qui me dťshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m'embarrassŤrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n'y entendais rien ni elle non plus; ŗ prťsent mÍme que j'y rťflťchis, qu'aurions-nous pu y entendre? Cependant j'en parlai ŗ mon directeur, qui traita cette familiaritť, qui me paraissait innocente et qui me le paraÓt encore, d'un ton fort sťrieux, et me dťfendit gravement de m'y prÍter davantage. Elle me baisa le cou, les ťpaules, les bras; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit; elle releva mes couvertures d'un et d'autre cŰtť, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s'en alla. J'oubliais de vous dire qu'elle supposa que j'ťtais fatiguťe, et qu'elle me permit de rester au lit tant que je voudrais. J'usai de sa permission; c'est, je crois, la seule bonne nuit que j'aie passťe dans le cloÓtre; et si, je n'en suis presque jamais sortie. Le lendemain, sur les neuf heures, j'entendis frapper doucement ŗ ma porte; j'ťtais encore couchťe; je rťpondis, on entra; c'ťtait une religieuse qui me dit, d'assez mauvaise humeur, qu'il ťtait tard, et que la mŤre supťrieure me demandait. Je me levai, je m'habillai ŗ la h‚te, et j'allai. ęBonjour, mon enfant, me dit-elle; avez-vous bien passť la nuit? Voilŗ du cafť qui vous attend depuis une heure; je crois qu'il sera bon; dťpÍchez-vous de le prendre, et puis aprŤs nous causerons...Ľ Et tout en disant cela elle ťtendait un mouchoir sur la table, en dťployait un autre sur moi, versait le cafť, et le sucrait. Les autres religieuses en faisaient autant les unes chez les autres. Tandis que je dťjeunais, elle m'entretint de mes compagnes, me les peignit selon son aversion ou son goŻt, me fit mille amitiťs, mille questions sur la maison que j'avais quittťe, sur mes parents, sur les dťsagrťments que j'avais eus; loua, bl‚ma ŗ sa fantaisie, n'entendit jamais ma rťponse jusqu'au bout. Je ne la contredis point; elle fut contente de mon esprit, de mon jugement et de ma discrťtion. Cependant il vint une religieuse, puis une autre, puis une troisiŤme, puis une quatriŤme, une cinquiŤme; on parla des oiseaux de la mŤre, celle-ci des tics de la soeur, celle-lŗ de tous les petits ridicules des absentes; on se mit en gaietť. Il y avait une ťpinette dans un coin de la cellule, j'y posai les doigts par distraction; car, nouvelle arrivťe dans la maison, et ne connaissant point celles dont on plaisantait, cela ne m'amusait guŤre; et quand j'aurais ťtť plus au fait, cela ne m'aurait pas amusťe davantage. Il faut trop d'esprit pour bien plaisanter; et puis, qui est-ce qui n'a point un ridicule? Tandis que l'on riait, je faisais des accords; peu ŗ peu j'attirai l'attention. La supťrieure vint ŗ moi, et me frappant un petit coup sur l'ťpaule: ęAllons, Sainte-Suzanne, me dit-elle, amuse-nous; joue d'abord, et puis aprŤs tu chanteras.Ľ Je fis ce qu'elle me disait, j'exťcutai quelques piŤces que j'avais dans les doigts; je prťludai de fantaisie; et puis je chantai quelques versets des psaumes de Mondonville. ęVoilŗ qui est fort bien, me dit la supťrieure; mais nous avons de la saintetť ŗ l'ťglise tant qu'il nous plaÓt: nous sommes seules; celles-ci sont mes amies, et elles seront aussi les tiennes; chante-nous quelque chose de plus gai.Ľ Quelques-unes des religieuses dirent: ęMais elle ne sait peut-Ítre que cela; elle est fatiguťe de son voyage; il faut la mťnager; en voilŗ bien assez pour une fois. --Non, non, dit la supťrieure, elle s'accompagne ŗ merveille, elle a la plus belle voix du monde (et en effet je ne l'ai pas laide; cependant plus de justesse, de douceur et de flexibilitť que de force et d'ťtendue), je ne la tiendrai quitte qu'elle ne nous ait dit autre chose.Ľ J'ťtais un peu offensťe du propos des religieuses; je rťpondis ŗ la supťrieure que cela n'amusait plus les soeurs. ęMais cela m'amuse encore, moi.Ľ Je me doutais de cette rťponse. Je chantai donc une chansonnette assez dťlicate; et toutes battirent des mains, me louŤrent, m'embrassŤrent, me caressŤrent, m'en demandŤrent une seconde; petites minauderies fausses, dictťes par la rťponse de la supťrieure; il n'y en avait presque pas une lŗ qui ne m'eŻt Űtť ma voix et rompu les doigts, si elle l'avait pu. Celles qui n'avaient peut-Ítre entendu de musique de leur vie, s'avisŤrent de jeter sur mon chant des mots aussi ridicules que dťplaisants, qui ne prirent point auprŤs de la supťrieure. ęTaisez-vous, leur dit-elle, elle joue et chante comme un ange, et je veux qu'elle vienne ici tous les jours; _j'ai su un peu de clavecin_ autrefois, et je veux qu'elle m'y remette. --Ah! madame, lui dis-je, quand on a su autrefois, on n'a pas tout oubliť... --TrŤs-volontiers, cŤde-moi ta place...Ľ Elle prťluda, elle joua des choses folles, bizarres, dťcousues comme ses idťes; mais je vis, ŗ travers tous les dťfauts de son exťcution, qu'elle avait la main infiniment plus lťgŤre que moi. Je le lui dis, car j'aime ŗ louer, et j'ai rarement perdu l'occasion de le faire avec vťritť; cela est si doux! Les religieuses s'ťclipsŤrent les unes aprŤs les autres, et je restai presque seule avec la supťrieure ŗ parler musique. Elle ťtait assise; j'ťtais debout; elle me prenait les mains, et elle me disait en les serrant: ęMais outre qu'elle joue bien, c'est qu'elle a les plus jolis doigts du monde; voyez donc, soeur ThťrŤse...Ľ Soeur ThťrŤse baissait les yeux, rougissait et bťgayait; cependant, que j'eusse les doigts jolis ou non, que la supťrieure eŻt tort ou raison de l'observer, qu'est-ce que cela faisait ŗ cette soeur? La supťrieure m'embrassait par le milieu du corps; et elle trouvait que j'avais la plus jolie taille. Elle m'avait tirťe ŗ elle; elle me fit asseoir sur ses genoux; elle me relevait la tÍte avec les mains, et m'invitait ŗ la regarder; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint: je ne rťpondais rien, j'avais les yeux baissťs, et je me laissais aller ŗ toutes ces caresses comme une idiote. Soeur ThťrŤse ťtait distraite, inquiŤte, se promenait ŗ droite et ŗ gauche, touchait ŗ tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenÍtre, croyait avoir entendu frapper ŗ la porte; et la supťrieure lui dit: ęSainte-ThťrŤse, tu peux t'en aller si tu t'ennuies. --Madame, je ne m'ennuie pas. --C'est que j'ai mille choses ŗ demander ŗ cette enfant. --Je le crois. --Je veux savoir toute son histoire; comment rťparerai-je les peines qu'on lui a faites, si je les ignore? Je veux qu'elle me les raconte sans rien omettre; je suis sŻre que j'en aurai le coeur dťchirť, et que j'en pleurerai; mais n'importe: Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout? --Madame, quand vous l'ordonnerez. --Je t'en prierais tout ŗ l'heure, si nous en avions le temps. Quelle heure est-il?...Ľ Soeur ThťrŤse rťpondit: ęMadame, il est cinq heures, et les vÍpres vont sonner. --Qu'elle commence toujours. --Mais, madame, vous m'aviez promis un moment de consolation avant vÍpres. J'ai des pensťes qui m'inquiŤtent; je voudrais bien ouvrir mon coeur ŗ maman. Si je vais ŗ l'office sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite. --Non, non, dit la supťrieure, tu es folle avec tes idťes. Je gage que je sais ce que c'est; nous en parlerons demain. --Ah! chŤre mŤre, dit soeur ThťrŤse, en se jetant aux pieds de la supťrieure et en fondant en larmes, que ce soit tout ŗ l'heure. --Madame, dis-je ŗ la supťrieure, en me levant de sur ses genoux oý j'ťtais restťe, accordez ŗ ma soeur ce qu'elle vous demande; ne laissez pas durer sa peine; je vais me retirer; j'aurai toujours le temps de satisfaire l'intťrÍt que vous voulez bien prendre ŗ moi; et quand vous aurez entendu ma soeur ThťrŤse, elle ne souffrira plus...Ľ Je fis un mouvement vers la porte pour sortir; la supťrieure me retenait d'une main; soeur ThťrŤse, ŗ genoux, s'ťtait emparťe de l'autre, la baisait et pleurait; et la supťrieure lui disait: ęEn vťritť, Sainte-ThťrŤse, tu es bien incommode avec tes inquiťtudes; je te l'ai dťjŗ dit, cela me dťplaÓt, cela me gÍne; je ne veux pas Ítre gÍnťe. --Je le sais, mais je ne suis pas maÓtresse de mes sentiments, je voudrais et je ne saurais...Ľ Cependant je m'ťtais retirťe, et j'avais laissť avec la supťrieure la jeune soeur. Je ne pus m'empÍcher de la regarder ŗ l'ťglise; il lui restait de l'abattement et de la tristesse; nos yeux se rencontrŤrent plusieurs fois; et il me sembla qu'elle avait de la peine ŗ soutenir mon regard. Pour la supťrieure, elle s'ťtait assoupie dans sa stalle. L'office fut dťpÍchť en un clin d'oeil: le choeur n'ťtait pas, ŗ ce qu'il me parut, l'endroit de la maison oý l'on se plaisait le plus. On en sortit avec la vitesse et le babil d'une troupe d'oiseaux qui s'ťchapperaient de leur voliŤre; et les soeurs se rťpandirent les unes chez les autres, en courant, en riant, en parlant; la supťrieure se renferma dans sa cellule, et la soeur ThťrŤse s'arrÍta sur la porte de la sienne, m'ťpiant comme si elle eŻt ťtť curieuse de savoir ce que je deviendrais. Je rentrai chez moi, et la porte de la cellule de la soeur ThťrŤse ne se referma que quelque temps aprŤs, et se referma doucement. Il me vint en idťe que cette jeune fille ťtait jalouse de moi, et qu'elle craignait que je ne lui ravisse la place qu'elle occupait dans les bonnes gr‚ces et l'intimitť de la supťrieure. Je l'observai plusieurs jours de suite; et lorsque je me crus suffisamment assurťe de mon soupÁon par ses petites colŤres, ses puťriles alarmes, sa persťvťrance ŗ me suivre ŗ la piste, ŗ m'examiner, ŗ se trouver entre la supťrieure et moi, ŗ briser nos entretiens, ŗ dťprimer mes qualitťs, ŗ faire sortir mes dťfauts; plus encore ŗ sa p‚leur, ŗ sa douleur, ŗ ses pleurs, au dťrangement de sa santť, et mÍme de son esprit, je l'allai trouver et je lui dis: ęChŤre amie, qu'avez-vous?Ľ Elle ne me rťpondit pas; ma visite la surprit et l'embarrassa; elle ne savait ni que dire, ni que faire. ęVous ne me rendez pas assez de justice; parlez-moi vrai, vous craignez que je n'abuse du goŻt que notre mŤre a pris pour moi; que je ne vous ťloigne de son coeur. Rassurez-vous; cela n'est pas dans mon caractŤre: si j'ťtais jamais assez heureuse pour obtenir quelque empire sur son esprit... --Vous aurez tout celui qu'il vous plaira; elle vous aime; elle fait aujourd'hui pour vous prťcisťment ce qu'elle a fait pour moi dans les commencements. --Eh bien! soyez sŻre que je ne me servirai de la confiance qu'elle m'accordera, que pour vous rendre plus chťrie. --Et cela dťpendra-t-il de vous? --Et pourquoi cela n'en dťpendrait-il pas?Ľ Au lieu de me rťpondre, elle se jeta ŗ mon cou, et elle me dit en soupirant: ęCe n'est pas votre faute, je le sais bien, je me le dis ŗ tout moment; mais promettez-moi... --Que voulez-vous que je vous promette? --Que... --Achevez; je ferai tout ce qui dťpendra de moi.Ľ Elle hťsita, se couvrit les yeux de ses mains, et me dit d'une voix si basse qu'ŗ peine je l'entendais: ęQue vous la verrez le moins souvent que vous pourrez...Ľ Cette demande me parut si ťtrange, que je ne pus m'empÍcher de lui rťpondre: ęEt que vous importe que je voie souvent ou rarement notre supťrieure? Je ne suis point f‚chťe que vous la voyiez sans cesse, moi. Vous ne devez pas Ítre plus f‚chťe que j'en fasse autant; ne suffit-il pas que je vous proteste que je ne vous nuirai auprŤs d'elle, ni ŗ vous, ni ŗ personne?Ľ Elle ne me rťpondit que par ces mots qu'elle prononÁa d'une maniŤre douloureuse, en se sťparant de moi, et en se jetant sur son lit: ęJe suis perdue! --Perdue! Et pourquoi? Mais il faut que vous me croyiez la plus mťchante crťature qui soit au monde!Ľ Nous en ťtions lŗ lorsque la supťrieure entra. Elle avait passť ŗ ma cellule; elle ne m'y avait point trouvťe; elle avait parcouru presque toute la maison inutilement; il ne lui vint pas en pensťe que j'ťtais chez soeur Sainte-ThťrŤse. Lorsqu'elle l'eut appris par celles qu'elle avait envoyťes ŗ ma dťcouverte, elle accourut. Elle avait un peu de trouble dans le regard et sur son visage; mais toute sa personne ťtait si rarement ensemble! Sainte-ThťrŤse ťtait en silence, assise sur son lit, moi debout. Je lui dis: ęMa chŤre mŤre, je vous demande pardon d'Ítre venue ici sans votre permission. --Il est vrai, me rťpondit-elle, qu'il eŻt ťtť mieux de la demander. --Mais cette chŤre soeur m'a fait compassion; j'ai vu qu'elle ťtait en peine. --Et de quoi? --Vous le dirai-je? Et pourquoi ne vous le dirais-je pas? C'est une dťlicatesse qui fait tant d'honneur ŗ son ‚me, et qui marque si vivement son attachement pour vous. Les tťmoignages de bontť que vous m'avez donnťs, ont alarmť sa tendresse; elle a craint que je n'obtinsse dans votre coeur la prťfťrence sur elle; ce sentiment de jalousie, si honnÍte d'ailleurs, si naturel et si flatteur pour vous, chŤre mŤre, ťtait, ŗ ce qu'il m'a semblť, devenu cruel pour ma soeur, et je la rassurais.Ľ La supťrieure, aprŤs m'avoir ťcoutťe, prit un air sťvŤre et imposant, et lui dit: ęSoeur ThťrŤse, je vous ai aimťe, et je vous aime encore; je n'ai point ŗ me plaindre de vous, et vous n'aurez point ŗ vous plaindre de moi; mais je ne saurais souffrir ces prťtentions exclusives. Dťfaites-vous-en, si vous craignez d'ťteindre ce qui me reste d'attachement pour vous, et si vous vous rappelez le sort de la soeur Agathe...Ľ Puis, se tournant vers moi, elle me dit: ęC'est cette grande brune que vous voyez au choeur vis-ŗ-vis de moi.Ľ (Car je me rťpandais si peu; il y avait si peu de temps que j'ťtais ŗ la maison; j'ťtais si nouvelle, que je ne savais pas encore tous les noms de mes compagnes.) Elle ajouta: ęJe l'aimais, lorsque soeur ThťrŤse entra ici, et que je commenÁai ŗ la chťrir. Elle eut les mÍmes inquiťtudes; elle fit les mÍmes folies: je l'en avertis; elle ne se corrigea point, et je fus obligťe d'en venir ŗ des voies sťvŤres qui ont durť trop longtemps, et qui sont trŤs-contraires ŗ mon caractŤre; car elles vous diront toutes que je suis bonne, et que je ne punis jamais qu'ŗ contre-coeur...Ľ Puis s'adressant ŗ Sainte-ThťrŤse, elle ajouta: ęMon enfant, je ne veux point Ítre gÍnťe, je vous l'ai dťjŗ dit; vous me connaissez; ne me faites point sortir de mon caractŤre...Ľ Ensuite elle me dit, en s'appuyant d'une main sur mon ťpaule: ęVenez, Sainte-Suzanne; reconduisez-moi.Ľ Nous sortÓmes. Soeur ThťrŤse voulut nous suivre; mais la supťrieure dťtournant la tÍte nťgligemment par-dessus mon ťpaule, lui dit d'un ton de despotisme: ęRentrez dans votre cellule, et n'en sortez pas que je ne vous le permette...Ľ Elle obťit, ferma sa porte avec violence, et s'ťchappa en quelques discours qui firent frťmir la supťrieure; je ne sais pourquoi, car ils n'avaient pas de sens; je vis sa colŤre, et je lui dis: ęChŤre mŤre, si vous avez quelque bontť pour moi, pardonnez ŗ ma soeur ThťrŤse; elle a la tÍte perdue, elle ne sait ce qu'elle dit, elle ne sait ce qu'elle fait. --Que je lui pardonne! Je le veux bien; mais que me donnerez-vous? --Ah! chŤre mŤre, serais-je assez heureuse pour avoir quelque chose qui vous plŻt et qui vous apais‚t?Ľ Elle baissa les yeux, rougit et soupira; en vťritť, c'ťtait comme un amant. Elle me dit ensuite, en se rejetant nonchalamment sur moi, comme si elle eŻt dťfailli: ęApprochez votre front, que je le baise...Ľ Je me penchai, et elle me baisa le front. Depuis ce temps, sitŰt qu'une religieuse avait fait quelque faute, j'intercťdais pour elle, et j'ťtais sŻre d'obtenir sa gr‚ce par quelque faveur innocente; c'ťtait toujours un baiser ou sur le front ou sur le cou, ou sur les yeux, ou sur les joues, ou sur la bouche, ou sur les mains, ou sur la gorge, ou sur les bras, mais plus souvent sur la bouche; elle trouvait que j'avais l'haleine pure, les dents blanches, et les lŤvres fraÓches et vermeilles. En vťritť je serais bien belle, si je mťritais la plus petite partie des ťloges qu'elle me donnait: si c'ťtait mon front, il ťtait blanc, uni et d'une forme charmante; si c'ťtaient mes yeux, ils ťtaient brillants; si c'ťtaient mes joues, elles ťtaient vermeilles et douces; si c'ťtaient mes mains, elles ťtaient petites et potelťes; si c'ťtait ma gorge, elle ťtait d'une fermetť de pierre et d'une forme admirable; si c'ťtaient mes bras, il ťtait impossible de les avoir mieux tournťs et plus ronds; si c'ťtait mon cou, aucune des soeurs ne l'avait mieux fait et d'une beautť plus exquise et plus rare: que sais-je tout ce qu'elle me disait! Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges; j'en rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tÍte aux pieds, avec un air de complaisance que je n'ai jamais vu ŗ aucune autre femme, elle me disait: ęNon, c'est le plus grand bonheur que Dieu l'ait appelťe dans la retraite; avec cette figure-lŗ, dans le monde, elle aurait damnť autant d'hommes qu'elle en aurait vu, et elle se serait damnťe avec eux. Dieu fait bien tout ce qu'il fait.Ľ Cependant nous nous avancions vers sa cellule; je me disposais ŗ la quitter; mais elle me prit par la main et me dit: ęIl est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp; mais entrez, vous me donnerez une petite leÁon de clavecin.Ľ Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, prťparť un livre, approchť une chaise; car elle ťtait vive. Je m'assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid; elle dťtacha de dessus les chaises un coussin qu'elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds, qu'elle mit dessus; ensuite je jouai quelques piŤces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti: cependant elle avait levť un coin de mon linge de cou, sa main ťtait placťe sur mon ťpaule nue, et l'extrťmitť de ses doigts posťe sur ma gorge. Elle soupirait; elle paraissait oppressťe, son haleine s'embarrassait; la main qu'elle tenait sur mon ťpaule d'abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle eŻt ťtť sans force et sans vie; et sa tÍte tombait sur la mienne. En vťritť cette folle-lŗ ťtait d'une sensibilitť incroyable, et avait le goŻt le plus vif pour la musique; je n'ai jamais connu personne sur qui elle eŻt produit des effets aussi singuliers. Nous nous amusions ainsi d'une maniŤre aussi simple que douce, lorsque tout ŗ coup la porte s'ouvrit avec violence; j'en eus frayeur, et la supťrieure aussi: c'ťtait cette extravagante de Sainte-ThťrŤse: son vÍtement ťtait en dťsordre, ses yeux ťtaient troublťs; elle nous parcourait l'une et l'autre avec l'attention la plus bizarre; les lŤvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint ŗ elle, et se jeta aux pieds de la supťrieure; je joignis ma priŤre ŗ la sienne, et j'obtins encore son pardon; mais la supťrieure lui protesta, de la maniŤre la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sortÓmes toutes deux ensemble. En retournant dans nos cellules, je lui dis: ęChŤre soeur, prenez garde, vous indisposerez notre mŤre; je ne vous abandonnerai pas; mais vous userez mon crťdit auprŤs d'elle; et je serai dťsespťrťe de ne pouvoir plus rien ni pour vous ni pour aucune autre. Mais quelles sont vos idťes?Ľ Point de rťponse. ęQue craignez-vous de moi?Ľ Point de rťponse. ęEst-ce que notre mŤre ne peut pas nous aimer ťgalement toutes deux? --Non, non, me rťpondit-elle avec violence, cela ne se peut; bientŰt je lui rťpugnerai, et j'en mourrai de douleur. Ah! pourquoi Ítes-vous venue ici? vous n'y serez pas heureuse longtemps, j'en suis sŻre; et je serai malheureuse pour toujours. --Mais, lui dis-je, c'est un grand malheur, je le sais, que d'avoir perdu la bienveillance de sa supťrieure; mais j'en connais un plus grand, c'est de l'avoir mťritť: vous n'avez rien ŗ vous reprocher. --Ah! plŻt ŗ Dieu! --Si vous vous accusez en vous-mÍme de quelque faute, il faut la rťparer; et le moyen le plus sŻr, c'est d'en supporter patiemment la peine. --Je ne saurais; je ne saurais; et puis, est-ce ŗ elle ŗ m'en punir! --ņ elle, soeur ThťrŤse, ŗ elle! Est-ce qu'on parle ainsi d'une supťrieure? Cela n'est pas bien; vous vous oubliez. Je suis sŻre que cette faute est plus grave qu'aucune de celles que vous vous reprochez. --Ah! plŻt ŗ Dieu! me dit-elle encore, plŻt ŗ Dieu!...Ľ et nous nous sťpar‚mes; elle pour aller se dťsoler dans sa cellule, moi pour aller rÍver dans la mienne ŗ la bizarrerie des tÍtes de femmes. Voilŗ l'effet de la retraite. L'homme est nť pour la sociťtť; sťparez-le, isolez-le, ses idťes se dťsuniront, son caractŤre se tournera, mille affections ridicules s'ťlŤveront dans son coeur; des pensťes extravagantes germeront dans son esprit, comme les ronces dans une terre sauvage. Placez un homme dans une forÍt, il y deviendra fťroce; dans un cloÓtre, oý l'idťe de nťcessitť se joint ŗ celle de servitude, c'est pis encore. On sort d'une forÍt, on ne sort plus d'un cloÓtre; on est libre dans la forÍt, on est esclave dans le cloÓtre. Il faut peut-Ítre plus de force d'‚me encore pour rťsister ŗ la solitude qu'ŗ la misŤre; la misŤre avilit, la retraite dťprave. Vaut-il mieux vivre dans l'abjection que dans la folie? C'est ce que je n'oserais dťcider; mais il faut ťviter l'une et l'autre. Je voyais croÓtre de jour en jour la tendresse que la supťrieure avait conÁue pour moi. J'ťtais sans cesse dans sa cellule, ou elle ťtait dans la mienne: pour la moindre indisposition, elle m'ordonnait l'infirmerie, elle me dispensait des offices, elle m'envoyait coucher de bonne heure, ou m'interdisait l'oraison du matin. Au choeur, au rťfectoire, ŗ la rťcrťation, elle trouvait moyen de me donner des marques d'amitiť; au choeur s'il se rencontrait un verset qui contÓnt quelque sentiment affectueux et tendre, elle le chantait en me l'adressant, ou elle me regardait s'il ťtait chantť par une autre; au rťfectoire, elle m'envoyait toujours quelque chose de ce qu'on lui servait d'exquis; ŗ la rťcrťation, elle m'embrassait par le milieu du corps, elle me disait les choses les plus douces et les plus obligeantes; on ne lui faisait aucun prťsent que je ne le partageasse: chocolat, sucre, cafť, liqueurs, tabac, linge, mouchoirs, quoi que ce fŻt; elle avait dťparť sa cellule d'estampes, d'ustensiles, de meubles et d'une infinitť de choses agrťables ou commodes, pour en orner la mienne; je ne pouvais presque pas m'en absenter un moment, qu'ŗ mon retour je ne me trouvasse enrichie de quelques dons. J'allais l'en remercier chez elle, et elle en ressentait une joie qui ne peut s'exprimer; elle m'embrassait, me caressait, me prenait sur ses genoux, m'entretenait des choses les plus secrŤtes de la maison, et se promettait, si je l'aimais, une vie mille fois plus heureuse que celle qu'elle aurait passťe dans le monde. AprŤs cela elle s'arrÍtait, me regardait avec des yeux attendris, et me disait: ęSoeur Suzanne, m'aimez-vous? --Et comment ferais-je pour ne pas vous aimer? Il faudrait que j'eusse l'‚me bien ingrate. --Cela est vrai. --Vous avez tant de bontť. --Dites de goŻt pour vous...Ľ Et en prononÁant ces mots, elle baissait les yeux; la main dont elle me tenait embrassťe me serrait plus fortement; celle qu'elle avait appuyťe sur mon genou pressait davantage; elle m'attirait sur elle; mon visage se trouvait placť sur le sien, elle soupirait, elle se renversait sur sa chaise, elle tremblait; on eŻt dit qu'elle avait ŗ me confier quelque chose, et qu'elle n'osait, elle versait des larmes, et puis elle me disait: ęAh! soeur Suzanne, vous ne m'aimez pas! --Je ne vous aime pas, chŤre mŤre! --Non. --Et dites-moi ce qu'il faut que je fasse pour vous le prouver. --Il faudrait que vous le devinassiez. --Je cherche, je ne devine rien.Ľ Cependant elle avait levť son linge de cou, et avait mis une de mes mains sur sa gorge; elle se taisait, je me taisais aussi; elle paraissait goŻter le plus grand plaisir. Elle m'invitait ŗ lui baiser le front, les joues, les yeux et la bouche; et je lui obťissais: je ne crois pas qu'il y eŻt du mal ŗ cela; cependant son plaisir s'accroissait; et comme je ne demandais pas mieux que d'ajouter ŗ son bonheur d'une maniŤre innocente, je lui baisais encore le front, les joues, les yeux et la bouche. La main qu'elle avait posťe sur mon genou se promenait sur tous mes vÍtements, depuis l'extrťmitť de mes pieds jusqu'ŗ ma ceinture, me pressant tantŰt dans un endroit, tantŰt dans un autre; elle m'exhortait en bťgayant, et d'une voix altťrťe et basse, ŗ redoubler mes caresses, je les redoublais; enfin il vint un moment, je ne sais si ce fut de plaisir ou de peine, oý elle devint p‚le comme la mort; ses yeux se fermŤrent, tout son corps se tendit avec violence, ses lŤvres se pressŤrent d'abord, elles ťtaient humectťes comme d'une mousse lťgŤre; puis sa bouche s'entr'ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement; je crus qu'elle se trouvait mal; je voulais sortir, appeler. Elle entr'ouvrit faiblement les yeux, et me dit d'une voix ťteinte: ęInnocente! ce n'est rien; qu'allez-vous faire? arrÍtez...Ľ Je la regardai avec des yeux hťbťtťs, incertaine si je resterais ou si je sortirais. Elle rouvrit encore les yeux; elle ne pouvait plus parler du tout; elle me fit signe d'approcher et de me replacer sur ses genoux. Je ne sais ce qui se passait en moi; je craignais, je tremblais, le coeur me palpitait, j'avais de la peine ŗ respirer, je me sentais troublťe, oppressťe, agitťe, j'avais peur; il me semblait que les forces m'abandonnaient et que j'allais dťfaillir; cependant je ne saurais dire que ce fŻt de la peine que je ressentisse. J'allais prŤs d'elle; elle me fit signe encore de la main de m'asseoir sur ses genoux; je m'assis; elle ťtait comme morte, et moi comme si j'allais mourir. Nous demeur‚mes assez longtemps l'une et l'autre dans cet ťtat singulier. Si quelque religieuse fŻt survenue, en vťritť elle eŻt ťtť bien effrayťe; elle aurait imaginť, ou que nous nous ťtions trouvťes mal, ou que nous nous ťtions endormies. Cependant cette bonne supťrieure, car il est impossible d'Ítre si sensible et de n'Ítre pas bonne, me parut revenir ŗ elle. Elle ťtait toujours renversťe sur sa chaise; ses yeux ťtaient toujours fermťs, mais son visage s'ťtait animť des plus belles couleurs: elle prenait une de mes mains qu'elle baisait, et moi je lui disais: ęAh! chŤre mŤre, vous m'avez bien fait peur...Ľ Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux. ęMais est-ce que vous n'avez pas souffert? --Non. --Je l'ai cru. --L'innocente! ah! la chŤre innocente! qu'elle me plaÓt!Ľ En disant ces mots, elle se releva, se remit sur sa chaise, me prit ŗ brasse-corps et me baisa sur les joues avec beaucoup de force, puis elle me dit: ęQuel ‚ge avez-vous? --Je n'ai pas encore vingt ans. --Cela ne se conÁoit pas. --ChŤre mŤre, rien n'est plus vrai. --Je veux savoir toute votre vie; vous me la direz? --Oui, chŤre mŤre. --Toute? --Toute. --Mais on pourrait venir; allons nous mettre au clavecin: vous me donnerez leÁon.Ľ Nous y all‚mes; mais je ne sais comment cela se fit; les mains me tremblaient, le papier ne me montrait qu'un amas confus de notes; je ne pus jamais jouer. Je le lui dis, elle se mit ŗ rire, elle prit ma place, mais ce fut pis encore; ŗ peine pouvait-elle soutenir ses bras. ęMon enfant, me dit-elle, je vois que tu n'es guŤre en ťtat de me montrer ni moi d'apprendre; je suis un peu fatiguťe, il faut que je me repose, adieu. Demain, sans plus tarder, je veux savoir tout ce qui s'est passť dans cette chŤre petite ‚me-lŗ; adieu...Ľ Les autres fois, quand je sortais, elle m'accompagnait jusqu'ŗ sa porte, elle me suivait des yeux tout le long du corridor jusqu'ŗ la mienne; elle me jetait un baiser avec les mains, et ne rentrait chez elle que quand j'ťtais rentrťe chez moi; cette fois-ci, ŗ peine se leva-t-elle; ce fut tout ce qu'elle put faire que de gagner le fauteuil qui ťtait ŗ cŰtť de son lit; elle s'assit, pencha la tÍte sur son oreiller, me jeta le baiser avec les mains; ses yeux se fermŤrent, et je m'en allai. Ma cellule ťtait presque vis-ŗ-vis la cellule de Sainte-ThťrŤse; la sienne ťtait ouverte; elle m'attendait, elle m'arrÍta et me dit: ęAh! Sainte-Suzanne, vous venez de chez notre mŤre? --Oui, lui dis-je. --Vous y Ítes demeurťe longtemps? --Autant qu'elle l'a voulu. --Ce n'est pas lŗ ce que vous m'aviez promis. --Je ne vous ai rien promis. --Oseriez-vous me dire ce que vous y avez fait?...Ľ Quoique ma conscience ne me reproch‚t rien, je vous avouerai cependant, monsieur le marquis, que sa question me troubla; elle s'en aperÁut, elle insista, et je lui rťpondis: ęChŤre soeur, peut-Ítre ne m'en croiriez-vous pas; mais vous en croirez peut-Ítre notre chŤre mŤre, et je la prierai de vous en instruire. --Ma chŤre Sainte-Suzanne, me dit-elle avec vivacitť, gardez-vous-en bien; vous ne voulez pas me rendre malheureuse; elle ne me le pardonnerait jamais; vous ne la connaissez pas: elle est capable de passer de la plus grande sensibilitť jusqu'ŗ la fťrocitť; je ne sais pas ce que je deviendrais. Promettez-moi de ne lui rien dire. --Vous le voulez? --Je vous le demande ŗ genoux. Je suis dťsespťrťe, je vois bien qu'il faut me rťsoudre; je me rťsoudrai. Promettez-moi de ne lui rien dire...Ľ Je la relevai, je lui donnai ma parole; elle y compta, elle eut raison; et nous nous renferm‚mes, elle dans sa cellule, moi dans la mienne. Rentrťe chez moi, je me trouvai rÍveuse; je voulus prier, et je ne le pus pas; je cherchai ŗ m'occuper; je commenÁai un ouvrage que je quittai pour un autre, que je quittai pour un autre encore; mes mains s'arrÍtaient d'elles-mÍmes, et j'ťtais comme imbťcile; jamais je n'avais rien ťprouvť de pareil. Mes yeux se fermŤrent d'eux-mÍmes; je fis un petit sommeil, quoique je ne dorme jamais le jour. Rťveillťe, je m'interrogeai sur ce qui s'ťtait passť entre la supťrieure et moi, je m'examinai; je crus entrevoir en examinant encore... mais c'ťtait des idťes si vagues, si folles, si ridicules, que je les rejetai loin de moi. Le rťsultat de mes rťflexions, c'est que c'ťtait peut-Ítre une maladie ŗ laquelle elle ťtait sujette; puis il m'en vint une autre, c'est que peut-Ítre cette maladie se gagnait, que Sainte-ThťrŤse l'avait prise, et que je la prendrais aussi. Le lendemain, aprŤs l'office du matin, notre supťrieure me dit: ęSainte-Suzanne, c'est aujourd'hui que j'espŤre savoir tout ce qui vous est arrivť; venez...Ľ J'allai. Elle me fit asseoir dans son fauteuil ŗ cŰtť de son lit, et elle se mit sur une chaise un peu plus basse; je la dominais un peu, parce que je suis plus grande, et que j'ťtais plus ťlevťe. Elle ťtait si proche de moi, que mes deux genoux ťtaient entrelacťs dans les siens, et elle ťtait accoudťe sur son lit. AprŤs un petit moment de silence, je lui dis: ęQuoique je sois bien jeune, j'ai bien eu de la peine; il y aura bientŰt vingt ans que je suis au monde, et vingt ans que je souffre. Je ne sais si je pourrai vous dire tout, et si vous aurez le coeur de l'entendre; peines chez mes parents, peines au couvent de Sainte-Marie, peines au couvent de Longchamp, peines partout; chŤre mŤre, par oý voulez-vous que je commence? --Par les premiŤres. --Mais, lui dis-je, chŤre mŤre, cela sera bien long et bien triste, et je ne voudrais pas vous attrister si longtemps. --Ne crains rien; j'aime ŗ pleurer: c'est un ťtat dťlicieux pour une ‚me tendre, que celui de verser des larmes. Tu dois aimer ŗ pleurer aussi; tu essuieras mes larmes, j'essuierai les tiennes, et peut-Ítre nous serons heureuses au milieu du rťcit de tes souffrances; qui sait jusqu'oý l'attendrissement peut nous mener?...Ľ Et en prononÁant ces derniers mots, elle me regarda de bas en haut avec des yeux dťjŗ humides; elle me prit les deux mains; elle s'approcha de moi plus prŤs encore, en sorte qu'elle me touchait et que je la touchais. ęRaconte, mon enfant, dit-elle; j'attends, je me sens les dispositions les plus pressantes ŗ m'attendrir; je ne pense pas avoir eu de ma vie un jour plus compatissant et plus affectueux...Ľ Je commenÁai donc mon rťcit ŗ peu prŤs comme je viens de vous l'ťcrire. Je ne saurais vous dire l'effet qu'il produisit sur elle, les soupirs qu'elle poussa, les pleurs qu'elle versa, les marques d'indignation qu'elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp; je serais bien f‚chťe qu'il leur arriv‚t la plus petite partie des maux qu'elle leur souhaita; je ne voudrais pas avoir arrachť un cheveu de la tÍte de mon plus cruel ennemi. De temps en temps elle m'interrompait, elle se levait, elle se promenait, puis elle se rasseyait ŗ sa place; d'autres fois elle levait les mains et les yeux au ciel, et puis elle se cachait la tÍte entre mes genoux. Quand je lui parlai de ma scŤne du cachot, de celle de mon exorcisme, de mon amende honorable, elle poussa presque des cris; quand je fus ŗ la fin, je me tus, et elle resta pendant quelque temps le corps penchť sur son lit, le visage cachť dans sa couverture et les bras ťtendus au-dessus de sa tÍte; et moi, je lui disais: ęChŤre mŤre, je vous demande pardon de la peine que je vous ai causťe; je vous en avais prťvenue, mais c'est vous qui l'avez voulu...Ľ Et elle ne me rťpondait que par ces mots: ęLes mťchantes crťatures! les horribles crťatures! Il n'y a que dans les couvents oý l'humanitť puisse s'ťteindre ŗ ce point. Lorsque la haine vient ŗ s'unir ŗ la mauvaise humeur habituelle, on ne sait plus oý les choses seront portťes. Heureusement je suis douce; j'aime toutes mes religieuses; elles ont pris, les unes plus, les autres moins de mon caractŤre, et toutes elles s'aiment entre elles. Mais comment cette faible santť a-t-elle pu rťsister ŗ tant de tourments? Comment tous ces petits membres n'ont-ils pas ťtť brisťs? Comment toute cette machine dťlicate n'a-t-elle pas ťtť dťtruite? Comment l'ťclat de ces yeux ne s'est-il pas ťteint dans les larmes? Les cruelles! serrer ces bras avec des cordes!...Ľ Et elle me prenait les bras, et elle les baisait. ęNoyer de larmes ces yeux!...Ľ Et elle les baisait. ęArracher la plainte et le gťmissement de cette bouche!...Ľ Et elle la baisait. ęCondamner ce visage charmant et serein ŗ se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse!...Ľ Et elle le baisait. ęFaner les roses de ces joues!...Ľ Et elle les flattait de la main et les baisait. ęDťparer cette tÍte! arracher ces cheveux! charger ce front de souci!...Ľ Et elle baisait ma tÍte, mon front, mes cheveux... ęOser entourer ce cou d'une corde, et dťchirer ces ťpaules avec des pointes aiguŽs!...Ľ Et elle ťcartait mon linge de cou et de tÍte; elle entr'ouvrait le haut de ma robe; mes cheveux tombaient ťpars sur mes ťpaules dťcouvertes; ma poitrine ťtait ŗ demi nue, et ses baisers se rťpandaient sur mon cou, sur mes ťpaules dťcouvertes et sur ma poitrine ŗ demi nue. Je m'aperÁus alors, au tremblement qui la saisissait, au trouble de son discours, ŗ l'ťgarement de ses yeux et de ses mains, ŗ son genou qui se pressait entre les miens, ŗ l'ardeur dont elle me serrait et ŗ la violence dont ses bras m'enlaÁaient, que sa maladie ne tarderait pas ŗ la prendre. Je ne sais ce qui se passait en moi; mais j'ťtais saisie d'une frayeur, d'un tremblement et d'une dťfaillance qui me vťrifiaient le soupÁon que j'avais eu que son mal ťtait contagieux. Je lui dis: ęChŤre mŤre, voyez dans quel dťsordre vous m'avez mise! si l'on venait... --Reste, reste, me dit-elle d'une voix oppressťe; on ne viendra pas...Ľ Cependant je faisais effort pour me lever et m'arracher d'elle, et je lui disais: ęChŤre mŤre, prenez garde, voilŗ votre mal qui va vous prendre. Souffrez que je m'ťloigne...Ľ Je voulais m'ťloigner; je le voulais, cela est sŻr; mais je ne le pouvais pas. Je ne me sentais aucune force, mes genoux se dťrobaient sous moi. Elle ťtait assise, j'ťtais debout, elle m'attirait, je craignis de tomber sur elle et de la blesser; je m'assis sur le bord de son lit et je lui dis: ęChŤre mŤre, je ne sais ce que j'ai, je me trouve mal. --Et moi aussi, me dit-elle; mais repose-toi un moment, cela passera, ce ne sera rien...Ľ En effet, ma supťrieure reprit du calme, et moi aussi. Nous ťtions l'une et l'autre abattues; moi, la tÍte penchťe sur son oreiller; elle, la tÍte posťe sur un de mes genoux, le front placť sur une de mes mains. Nous rest‚mes quelques moments dans cet ťtat; je ne sais ce qu'elle pensait; pour moi, je ne pensais ŗ rien, je ne le pouvais, j'ťtais d'une faiblesse qui m'occupait tout entiŤre. Nous gardions le silence, lorsque la supťrieure le rompit la premiŤre; elle me dit: ęSuzanne, il m'a paru par ce que vous m'avez dit de votre premiŤre supťrieure qu'elle vous ťtait fort chŤre. --Beaucoup. --Elle ne vous aimait pas mieux que moi, mais elle ťtait mieux aimťe de vous... Vous ne me rťpondez pas? --J'ťtais malheureuse, elle adoucissait mes peines. --Mais d'oý vient votre rťpugnance pour la vie religieuse? Suzanne, vous ne m'avez pas tout dit. --Pardonnez-moi, madame. --Quoi! il n'est pas possible, aimable comme vous l'Ítes, car, mon enfant, vous l'Ítes beaucoup, vous ne savez pas combien, que personne ne vous l'ait dit. --On me l'a dit. --Et celui qui vous le disait ne vous dťplaisait pas? --Non. --Et vous vous Ítes pris de goŻt pour lui? --Point du tout. --Quoi! votre coeur n'a jamais rien senti? --Rien. --Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrŤte ou dťsapprouvťe de vos parents, qui vous a donnť de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi cela; je suis indulgente. --Je n'ai, chŤre mŤre, rien ŗ vous confier lŗ-dessus. --Mais, encore une fois, d'oý vient votre rťpugnance pour la vie religieuse? --De la vie mÍme. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte; il me semble que je suis appelťe ŗ autre chose. --Mais ŗ quoi cela vous semble-t-il? --ņ l'ennui qui m'accable; je m'ennuie. --Ici mÍme? --Oui, chŤre mŤre; ici mÍme, malgrť toute la bontť que vous avez pour moi. --Mais, est-ce que vous ťprouvez en vous-mÍme des mouvements, des dťsirs? --Aucun. --Je le crois; vous me paraissez d'un caractŤre tranquille. --Assez. --Froid, mÍme. --Je ne sais. --Vous ne connaissez pas le monde? --Je le connais peu. --Quel attrait peut-il donc avoir pour vous? --Cela ne m'est pas bien expliquť; mais il faut pourtant qu'il en ait. --Est-ce la libertť que vous regrettez? --C'est cela, et peut-Ítre beaucoup d'autres choses. --Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi ŗ coeur ouvert; voudriez-vous Ítre mariťe? --Je l'aimerais mieux que d'Ítre ce que je suis; cela est certain. --Pourquoi cette prťfťrence? --Je l'ignore. --Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la prťsence d'un homme? --Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'ťcoute avec plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque. --Et votre coeur est tranquille? --Jusqu'ŗ prťsent, il est restť sans ťmotion. --Quoi! lorsqu'ils ont attachť leurs regards animťs sur les vŰtres, vous n'avez pas ressenti... --Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux. --Et sans aucun trouble? --Aucun. --Et vos sens ne vous disaient rien? --Je ne sais ce que c'est que le langage des sens. --Ils en ont un, cependant. --Cela se peut. --Et vous ne le connaissez pas? --Point du tout. --Quoi! vous... C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le connaÓtre? --Non, chŤre mŤre; ŗ quoi cela me servirait-il? --ņ dissiper votre ennui. --ņ l'augmenter, peut-Ítre. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet? --Quand on parle, c'est toujours ŗ quelqu'un; cela vaut mieux sans doute que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout ŗ fait sans plaisir. --Je n'entends rien ŗ cela. --Si tu voulais, chŤre enfant, je te deviendrais plus claire. --Non, chŤre mŤre, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir, que d'acquťrir des connaissances qui me rendraient peut-Ítre plus ŗ plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de dťsirs, et je n'en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire. --Et pourquoi ne le pourrais-tu pas? --Et comment le pourrais-je? --Comme moi. --Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison. --J'y suis, chŤre amie; vous y Ítes. --Eh bien! que vous suis-je? que m'Ítes-vous? --Qu'elle est innocente! --Oh! il est vrai, chŤre mŤre, que je le suis beaucoup, et que j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'Ítre.Ľ Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de f‚cheux pour elle, mais ils la firent tout ŗ coup changer de visage; elle devint sťrieuse, embarrassťe; sa main, qu'elle avait posťe sur un de mes genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses yeux baissťs. Je lui dis: ęMa chŤre mŤre, qu'est-ce qui m'est arrivť? Est-ce qu'il me serait ťchappť quelque chose qui vous aurait offensťe? Pardonnez-moi. J'use de la libertť que vous m'avez accordťe; je n'ťtudie rien de ce que j'ai ŗ vous dire; et puis, quand je m'ťtudierais, je ne dirais pas autrement, peut-Ítre plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si ťtrangŤres! Pardonnez-moi...Ľ En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, et je posai ma tÍte sur son ťpaule. Elle jeta les deux siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeur‚mes ainsi quelques instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sťrťnitť, elle me dit: ęSuzanne, dormez-vous bien? --Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps. --Vous endormez-vous tout de suite? --Assez communťment. --Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, ŗ quoi pensez-vous? --ņ ma vie passťe, ŗ celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure; que sais-je? --Et le matin, quand vous vous ťveillez de bonne heure? --Je me lŤve. --Tout de suite? --Tout de suite. --Vous n'aimez donc pas ŗ rÍver? --Non. --ņ vous reposer sur votre oreiller? --Non. --ņ jouir de la douce chaleur du lit? --Non. --Jamais?...Ľ Elle s'arrÍta ŗ ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait ŗ me demander n'ťtait pas bien, et peut-Ítre ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais j'ai rťsolu de ne rien celer. ę... Jamais vous n'avez ťtť tentťe de regarder, avec complaisance, combien vous Ítes belle? --Non, chŤre mŤre. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites; et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et non pour soi. --Jamais vous n'avez pensť ŗ promener vos mains sur cette belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches? --Oh! pour cela, non; il y a du pťchť ŗ cela; et si cela m'ťtait arrivť, je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer ŗ confesse...Ľ Je ne sais ce que nous dÓmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dťpit, et qu'elle aurait mieux aimť continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valŻt guŤre la peine d'Ítre regrettť; cependant nous nous sťpar‚mes. Jamais la communautť n'avait ťtť plus heureuse que depuis que j'y ťtais entrťe. La supťrieure paraissait avoir perdu l'inťgalitť de son caractŤre; on disait que je l'avais fixťe. Elle donna mÍme en ma faveur plusieurs jours de rťcrťation, et ce qu'on appelle des fÍtes; ces jours on est un peu mieux servi qu'ŗ l'ordinaire; les offices sont plus courts, et tout le temps qui les sťpare est accordť ŗ la rťcrťation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi. La scŤne que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres semblables que je nťglige. Voici la suite de la prťcťdente. L'inquiťtude commenÁait ŗ s'emparer de la supťrieure; elle perdait sa gaietť, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison ťtait dans le silence, elle se leva; aprŤs avoir errť quelque temps dans les corridors, elle vint ŗ ma cellule. J'ai le sommeil lťger, je crus la reconnaÓtre. Elle s'arrÍta. En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me rťveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui soupirait: j'eus d'abord un lťger frisson, ensuite je me dťterminai ŗ dire _Ave_. Au lieu de me rťpondre, on s'ťloignait ŗ pas lťger. On revint quelque temps aprŤs; les plaintes et les soupirs recommencŤrent; je dis encore _Ave_, et l'on s'ťloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit ŗ cŰtť de mon lit; mes rideaux ťtaient entr'ouverts; on tenait une petite bougie dont la lumiŤre m'ťclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai ŗ son attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'ťtait la supťrieure. Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: ęSuzanne, rassurez-vous? c'est moi...Ľ Je me remis la tÍte sur mon oreiller, et je lui dis: ęChŤre mŤre, que faites-vous ici ŗ l'heure qu'il est? Qu'est-ce qui peut vous avoir amenťe? Pourquoi ne dormez-vous pas? --Je ne saurais dormir, me rťpondit-elle; je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes f‚cheux qui me tourmentent; ŗ peine ai-je les yeux fermťs, que les peines que vous avez souffertes se retracent ŗ mon imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux ťpars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantťs, la torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se rťpand sur tout mon corps; je veux aller ŗ votre secours; je pousse des cris, je m'ťveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne. Voilŗ ce qui m'est arrivť cette nuit; j'ai craint que le ciel ne m'annonÁ‚t quelque malheur arrivť ŗ mon amie; je me suis levťe, je me suis approchťe de votre porte, j'ai ťcoutť; il m'a semblť que vous ne dormiez pas; vous avez parlť, je me suis retirťe; je suis revenue, vous avez encore parlť, et je me suis encore ťloignťe; je suis revenue une troisiŤme fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrťe. Il y a dťjŗ quelque temps que je suis ŗ cŰtť de vous, et que je crains de vous ťveiller: j'ai balancť d'abord si je tirerais vos rideaux; je voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu rťsister au dťsir de voir si ma chŤre Suzanne se portait bien; je vous ai regardťe: que vous Ítes belle ŗ voir, mÍme quand vous dormez! --Ma chŤre mŤre, que vous Ítes bonne! --J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien ŗ craindre de f‚cheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre main.Ľ Je la lui donnai. ęQue son pouls est tranquille! qu'il est ťgal! rien ne l'ťmeut. --J'ai le sommeil assez paisible. --Que vous Ítes heureuse! --ChŤre mŤre, vous continuerez de vous refroidir. --Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.Ľ Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait ŗ me regarder; deux larmes coulŤrent de ses yeux. ęChŤre mŤre, lui dis-je, qu'avez-vous? vous pleurez; que je suis f‚chťe de vous avoir entretenue de mes peines!...Ľ ņ l'instant elle ferma ma porte, elle ťteignit sa bougie, et elle se prťcipita sur moi. Elle me tenait embrassťe; elle ťtait couchťe sur ma couverture ŗ cŰtť de moi; son visage ťtait collť sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une voix plaintive et entrecoupťe: ęChŤre amie, ayez pitiť de moi! --ChŤre mŤre, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez mal? Que faut-il que je fasse? --Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est rťpandu sur moi. --Voulez-vous que je me lŤve et que je vous cŤde mon lit? --Non, me dit-elle, il ne serait pas nťcessaire que vous vous levassiez; ťcartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que je me rťchauffe, et que je guťrisse. --ChŤre mŤre, lui dis-je, mais cela est dťfendu. Que dirait-on si on le savait? J'ai vu mettre en pťnitence des religieuses, pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie ŗ une religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'ťtait sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le directeur m'a demandť quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposť de venir dormir ŗ cŰtť de moi, et il m'a sťrieusement recommandť de ne le pas souffrir. Je lui ai mÍme parlť des caresses que vous me faisiez; je les trouve trŤs-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne sais comment j'ai oubliť ses conseils; je m'ťtais bien proposť de vous en parler. --ChŤre amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura rien. C'est moi qui rťcompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a ŗ une amie, ŗ recevoir ŗ cŰtť d'elle une amie que l'inquiťtude a saisie, qui s'est ťveillťe, et qui est venue, pendant la nuit et malgrť la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimťe n'ťtait dans aucun pťril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagť le mÍme lit chez vos parents avec une de vos soeurs? --Non, jamais. --Si l'occasion s'en ťtait prťsentťe, ne l'auriez-vous pas fait sans scrupule? Si votre soeur, alarmťe et transie de froid, ťtait venue vous demander place ŗ cŰtť de vous, l'auriez-vous refusťe? --Je crois que non. --Et ne suis-je pas votre chŤre mŤre? --Oui, vous l'Ítes; mais cela est dťfendu. --ChŤre amie, c'est moi qui le dťfends aux autres, et qui vous le permets et vous le demande. Que je me rťchauffe un moment, et je m'en irai. Donnez-moi votre main...Ľ Je la lui donnai. ęTenez, me dit-elle, t‚tez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre...Ľ et cela ťtait vrai. ęOh! la chŤre mŤre, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais m'ťloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans l'endroit chaud.Ľ Je me rangeai de cŰtť, je levai la couverture, et elle se mit ŗ ma place. Oh! qu'elle ťtait mal! Elle avait un tremblement gťnťral dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait ŗ voix basse: ęSuzanne, mon amie, approchez-vous un peu...Ľ Elle ťtendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon corps et l'autre dessus, et elle me dit: ęJe suis glacťe; j'ai si froid que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. --ChŤre mŤre, ne craignez rien.Ľ AussitŰt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de ma ceinture; ses pieds ťtaient posťs sous les miens, et je les pressais pour les rťchauffer; et la chŤre mŤre me disait: ęAh! chŤre amie, voyez comme mes pieds se sont promptement rťchauffťs, parce qu'il n'y a rien qui les sťpare des vŰtres. --Mais, lui dis-je, qui empÍche que vous ne vous rťchauffiez partout de la mÍme maniŤre? --Rien, si vous voulez.Ľ Je m'ťtais retournťe, elle avait ťcartť son linge, et j'allais ťcarter le mien, lorsque tout ŗ coup on frappa deux coups violents ŗ la porte. Effrayťe, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un cŰtť, et la supťrieure de l'autre; nous ťcoutons, et nous entendons quelqu'un qui regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, ęAh! lui dis-je, c'est ma soeur Sainte-ThťrŤse; elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer chez moi; elle nous aura ťcoutťes, elle aura surpris nos discours; que dira-t-elle?...Ľ J'ťtais plus morte que vive. ęOui, c'est elle, me dit la supťrieure d'un ton irritť; c'est elle, je n'en doute pas; mais j'espŤre qu'elle se ressouviendra longtemps de sa tťmťritť. --Ah! chŤre mŤre, lui dis-je, ne lui faites point de mal. --Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette ťtourdie. Donnez-moi votre main...Ľ Je la lui tendis d'un bord du lit ŗ l'autre; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, depuis l'extrťmitť des doigts jusqu'ŗ l'ťpaule; et elle sortit en protestant que la tťmťraire qui avait osť la troubler s'en ressouviendrait. AussitŰt je m'avanÁai promptement ŗ l'autre bord de ma couche vers la porte, et j'ťcoutai: elle entra chez soeur ThťrŤse. Je fus tentťe de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la supťrieure, s'il arrivait que la scŤne devÓnt violente; mais j'ťtais si troublťe, si mal ŗ mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple, serait racontťe avec les circonstances les plus dťfavorables; qu'il en serait ici pis encore qu'ŗ Longchamp, oý je fus accusťe de je ne sais quoi; que notre faute parviendrait ŗ la connaissance des supťrieurs, que notre mŤre serait dťposťe; et que nous serions l'une et l'autre sťvŤrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec impatience que notre mŤre sortÓt de chez soeur ThťrŤse; cette affaire fut difficile ŗ accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. Que je la plaignais! elle ťtait en chemise, toute nue, et transie de colŤre et de froid. Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle m'avait donnťe, et de demeurer couchťe; cependant il me vint en esprit qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la premiŤre au choeur, oý la supťrieure et Sainte-ThťrŤse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir; premiŤrement, parce que j'aurais eu de la peine ŗ soutenir la prťsence de cette soeur sans embarras; secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de l'office, elle avait apparemment obtenu de la supťrieure un pardon qu'elle ne lui aurait accordť qu'ŗ des conditions qui devaient me tranquilliser. J'avais devinť. ņ peine l'office fut-il achevť, que la supťrieure m'envoya chercher. J'allai la voir: elle ťtait encore au lit, elle avait l'air abattu; elle me dit: ęJ'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-ThťrŤse est folle; si cela lui arrive encore, je l'enfermerai. --Ah! chŤre mŤre, lui dis-je, ne l'enfermez jamais. --Cela dťpendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait meilleure; et j'y compte. Et vous, chŤre Suzanne, comment vous portez-vous? --Bien, chŤre mŤre. --Avez-vous un peu reposť? --Fort peu. --On m'a dit que vous aviez ťtť au choeur; pourquoi n'Ítes-vous pas restťe sur votre traversin? --J'y aurais ťtť mal; et puis j'ai pensť qu'il valait mieux... --Non, il n'y avait point d'inconvťnient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, ŗ moins que vous n'aimiez mieux accepter une place ŗ cŰtť de moi. --ChŤre mŤre, je vous suis infiniment obligťe; j'ai l'habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre. --Allez donc. Je ne descendrai point au rťfectoire ŗ dÓner; on me servira ici: peut-Ítre ne me lŤverai-je pas du reste de la journťe. Vous viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir. --Et soeur Sainte-ThťrŤse en sera-t-elle? lui demandai-je. --Non, me rťpondit-elle. --Je n'en suis pas f‚chťe. --Et pourquoi? --Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer. --Rassurez-vous, mon enfant; je te rťponds qu'elle a plus de frayeur de toi que tu n'en dois avoir d'elle.Ľ Je la quittai, j'allai me reposer. L'aprŤs-midi, je me rendis chez la supťrieure, oý je trouvai une assemblťe assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait leur visite et s'ťtaient retirťes. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c'ťtait un assez agrťable tableau ŗ voir. Imaginez un atelier de dix ŗ douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus ‚gťe n'en avait pas vingt-trois; une supťrieure qui touchait ŗ la quarantaine, blanche, fraÓche, pleine d'embonpoint, ŗ moitiť levťe sur son lit, avec deux mentons qu'elle portait d'assez bonne gr‚ce, des bras ronds comme s'ils avaient ťtť tournťs, des doigts en fuseau, et tout parsemťs de fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entiŤrement ouverts, ŗ demi fermťs, comme si celle qui les possťdait eŻt ťprouvť quelque fatigue ŗ les ouvrir; des lŤvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tÍte fort agrťable, enfoncťe dans un oreiller profond et mollet; les bras ťtendus mollement ŗ ses cŰtťs, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J'ťtais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit mťtier ŗ broder sur ses genoux; d'autres, vers les fenÍtres, faisaient de la dentelle; il y en avait ŗ terre assises sur les coussins qu'on avait Űtťs des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes ťtaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractŤres ťtaient aussi variťs que leurs physionomies; celles-ci ťtaient sereines, celles-lŗ gaies, d'autres sťrieuses, mťlancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, exceptť moi, comme je vous l'ai dit. Il n'ťtait pas difficile de discerner les amies des indiffťrentes et des ennemies; les amies s'ťtaient placťes, ou l'une ŗ cŰtť de l'autre, ou en face; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prťtexte de se donner une ťpingle, une aiguille, des ciseaux. La supťrieure les parcourait des yeux; elle reprochait ŗ l'une son application, ŗ l'autre son oisivetť, ŗ celle-ci son indiffťrence, ŗ celle-lŗ sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou bl‚mait; elle raccommodait ŗ l'une son ajustement de tÍte... ęCe voile est trop avancť... Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues... Voilŗ des plis qui font mal...Ľ Elle distribuait ŗ chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses. Tandis qu'on ťtait ainsi occupť, j'entendis frapper doucement ŗ la porte, j'y allai. La supťrieure me dit: ęSainte-Suzanne, vous reviendrez. --Oui, chŤre mŤre. --N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important ŗ vous communiquer. --Je vais rentrer...Ľ C'ťtait cette pauvre Sainte-ThťrŤse. Elle demeura un petit moment sans parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: ęChŤre soeur, est-ce ŗ moi que vous en voulez? --Oui. --ņ quoi puis-je vous servir? --Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgr‚ce de notre chŤre mŤre; je croyais qu'elle m'avait pardonnť, et j'avais quelque raison de le penser; cependant vous Ítes toutes assemblťes chez elle, je n'y suis pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi. --Est-ce que vous voudriez entrer? --Oui. --Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission? --Oui. --Attendez, chŤre amie, j'y vais. --SincŤrement, vous lui parlerez pour moi? --Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne le ferais-je pas aprŤs vous l'avoir promis? --Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le goŻt qu'elle a pour vous; c'est que vous possťdez tous les charmes, la plus belle ‚me et le plus beau corps.Ľ J'ťtais enchantťe d'avoir ce petit service ŗ lui rendre. Je rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la supťrieure, ťtait penchťe vers elle, le coude appuyť entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supťrieure, les yeux presque fermťs, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'ťtais debout ŗ cŰtť d'elle sans qu'elle s'en aperÁŻt. Cependant elle ne tarda pas ŗ revenir de sa lťgŤre distraction. Celle qui s'ťtait emparťe de ma place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la supťrieure, qui s'ťtait un peu relevťe sur ses oreillers, je me tus, mais je la regardai comme si j'avais une gr‚ce ŗ lui demander. ęEh bien, me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il est en moi de vous refuser quelque chose? --La soeur Sainte-ThťrŤse... --J'entends. Je suis trŤs-mťcontente d'elle; mais Sainte-Suzanne intercŤde pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut entrer.Ľ J'y courus. La pauvre petite soeur attendait ŗ la porte; je lui dis d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissťs; elle tenait un long morceau de mousseline attachť sur un patron qui lui ťchappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras et la conduisis ŗ la supťrieure. Elle se jeta ŗ genoux; elle saisit une de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit ŗ celle de la supťrieure, et les baisa l'une et l'autre. La supťrieure lui fit signe de se lever et de se placer oý elle voudrait; elle obťit. On servit une collation. La supťrieure se leva; elle ne s'assit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tÍte de l'une, la renversant doucement en arriŤre et lui baisant le front, levant le linge de cou ŗ une autre, plaÁant sa main dessus, et demeurant appuyťe sur le dos de son fauteuil; passant ŗ une troisiŤme, et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaÁant sur sa bouche; goŻtant du bout des lŤvres aux choses qu'on avait servies, et les distribuant ŗ celle-ci, ŗ celle-lŗ. AprŤs avoir circulť ainsi un moment, elle s'arrÍta en face de moi, me regardant avec des yeux trŤs-affectueux et trŤs-tendres; cependant les autres les avaient baissťs, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la soeur Sainte-ThťrŤse. La collation faite, je me mis au clavecin; et j'accompagnai deux soeurs qui chantŤrent sans mťthode, avec du goŻt, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi, et je m'accompagnai. La supťrieure ťtait assise au pied du clavecin, et paraissait goŻter le plus grand plaisir ŗ m'entendre et ŗ me voir; les autres ťcoutaient debout sans rien faire, ou s'ťtaient remises ŗ l'ouvrage. Cette soirťe fut dťlicieuse. Cela fait, toutes se retirŤrent. Je m'en allais avec les autres; mais la supťrieure m'arrÍta: ęQuelle heure est-il? me dit-elle. --Tout ŗ l'heure six heures. --Quelques-unes de nos discrŤtes vont entrer. J'ai rťflťchi sur ce que vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiquť mes idťes; elles les ont approuvťes, et nous avons une proposition ŗ vous faire. Il est impossible que nous ne rťussissions pas; et si nous rťussissons, cela fera un petit bien ŗ la maison et quelque douceur pour vous...Ľ ņ six heures, les discrŤtes entrŤrent; la discrťtion des maisons religieuses est toujours bien dťcrťpite et bien vieille. Je me levai, elles s'assirent; et la supťrieure me dit: ęSoeur Sainte-Suzanne, ne m'avez-vous pas appris que vous deviez ŗ la bienfaisance de M. Manouri la dot qu'on vous a faite ici? --Oui, chŤre mŤre. --Je ne me suis donc pas trompťe, et les soeurs de Longchamp sont restťes en possession de la dot que vous leur avez payťe en entrant chez elles? --Oui, chŤre mŤre. --Elles ne vous en ont rien rendu? --Non, chŤre mŤre. --Elles ne vous en font point de pension? --Non, chŤre mŤre. --Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiquť ŗ nos discrŤtes; et elles pensent, comme moi, que vous Ítes en droit de demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituťe au profit de notre maison, ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intťrÍt que M. Manouri a pris ŗ votre sort, n'a rien de commun avec ce que les soeurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point ŗ leur acquit qu'il a fourni votre dot. --Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui ťcrire. --Sans doute; mais au cas que sa rťponse soit telle que nous la dťsirons, voici les propositions que nous avons ŗ vous faire: nous entreprendrons le procŤs en votre nom contre la maison de Longchamp; la nŰtre fera les frais, qui ne seront pas considťrables, parce qu'il y a bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitiť par moitiť le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chŤre soeur? vous ne rťpondez pas, vous rÍvez. --Je rÍve que ces soeurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que je serais au dťsespoir qu'elles imaginassent que je me venge. --Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est dŻ. --Se donner encore une fois en spectacle! --C'est le plus petit inconvťnient; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communautť est pauvre, et celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez; nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intťresser ŗ votre conservation; nous vous aimons toutes...Ľ Et toutes les discrŤtes ŗ la fois: ęEt qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite. --Je puis cesser d'Ítre d'un moment ŗ l'autre, une autre supťrieure n'aurait pas peut-Ítre pour vous les mÍmes sentiments que moi: ah! non, sŻrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins; il est fort doux de possťder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-mÍme ou pour obliger les autres. --ChŤres mŤres, leur dis-je, ces considťrations ne sont pas ŗ nťgliger, puisque vous avez la bontť de les faire; il y en a d'autres qui me touchent davantage; mais il n'y a point de rťpugnance que je ne sois prÍte ŗ vous sacrifier. La seule gr‚ce que j'aie ŗ vous demander, chŤre mŤre, c'est de ne rien commencer sans en avoir confťrť en ma prťsence avec M. Manouri. --Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui ťcrire vous-mÍme? --ChŤre mŤre, comme il vous plaira. --…crivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois lŗ-dessus, car je n'aime pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient ŗ pťrir, ťcrivez ŗ l'instant.Ľ On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter ŗ Arpajon aussitŰt que ses occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblť lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyťe. M. Manouri vint quelques jours aprŤs. La supťrieure lui exposa ce dont il s'agissait; il ne balanÁa pas un moment ŗ Ítre de son avis; on traita mes scrupules de ridiculitťs; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignťes dŤs le lendemain. Elles le furent; et voilŗ que, malgrť que j'en aie, mon nom reparaÓt dans des mťmoires, des factum, ŗ l'audience, et cela avec des dťtails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une crťature dťfavorable ŗ ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il leur plaÓt? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais pu prťvoir toutes les amertumes que cette affaire entraÓnerait, je vous proteste que je n'aurais jamais consenti ŗ ce qu'elle s'entam‚t. On eut l'attention d'envoyer ŗ plusieurs religieuses de notre maison les piŤces qu'on publia contre moi. ņ tout moment, elles venaient me demander les dťtails d'ťvťnements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vťritť. Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait que tout ťtait vrai; on souriait, on me disait des mots entortillťs, mais trŤs-offensants; on haussait les ťpaules ŗ mon innocence. Je pleurais, j'ťtais dťsolťe. * * * * * Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d'aller ŗ confesse arriva. Je m'ťtais dťjŗ accusťe des premiŤres caresses que ma supťrieure m'avait faites; le directeur m'avait trŤs-expressťment dťfendu de m'y prÍter davantage; mais le moyen de se refuser ŗ des choses qui font grand plaisir ŗ une autre dont on dťpend entiŤrement, et auxquelles on n'entend soi-mÍme aucun mal? Ce directeur devant jouer un grand rŰle dans le reste de mes mťmoires, je crois qu'il est ŗ propos que vous le connaissiez. C'est un cordelier; il s'appelle le P. Lemoine; il n'a pas plus de quarante-cinq ans. C'est une des plus belles physionomies qu'on puisse voir; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agrťable quand il n'y pense pas; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austŤre. Je ne connais pas deux hommes plus diffťrents que le P. Lemoine ŗ l'autel et le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont lŗ; et moi-mÍme je me suis surprise plusieurs fois sur le point d'aller ŗ la grille, arrÍtťe tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance ma dťmarche, et me faisant un maintien et une modestie d'emprunt qui duraient plus ou moins, selon les personnes avec lesquelles j'avais ŗ parler. Le P. Lemoine est grand, bien fait, gai, trŤs-aimable quand il s'oublie; il parle ŗ merveille; il a dans sa maison la rťputation d'un grand thťologien, et dans le monde celle d'un grand prťdicateur; il converse ŗ ravir. C'est un homme trŤs-instruit d'une infinitť de connaissances ťtrangŤres ŗ son ťtat: il a la plus belle voix, il sait la musique, l'histoire et les langues; il est docteur de Sorbonne. Quoiqu'il soit jeune, il a passť par les dignitťs principales de son ordre. Je le crois sans intrigue et sans ambition; il est aimť de ses confrŤres. Il avait sollicitť la supťrioritť de la maison d'…tampes, comme un poste tranquille oý il pourrait se livrer sans distraction ŗ quelques ťtudes qu'il avait commencťes; et on la lui avait accordťe. C'est une grande affaire pour une maison de religieuses que le choix d'un confesseur: il faut Ítre dirigťe par un homme important et de marque. On fit tout pour avoir le P. Lemoine, et on l'eut, du moins par extraordinaire. On lui envoyait la voiture de la maison la veille des grandes fÍtes, et il venait. Il fallait voir le mouvement que son attente produisait dans toute la communautť; comme on ťtait joyeuse, comme on se renfermait, comme on travaillait ŗ son examen, comme on se prťparait ŗ l'occuper le plus longtemps qu'il serait possible. C'ťtait la veille de la PentecŰte. Il ťtait attendu. J'ťtais inquiŤte, la supťrieure s'en aperÁut, elle m'en parla. Je ne lui cachai point la raison de mon souci; elle m'en parut plus alarmťe encore que moi, quoiqu'elle fÓt tout pour me le celer. Elle traita le P. Lemoine d'homme ridicule, se moqua de mes scrupules, me demanda si le P. Lemoine en savait plus sur l'innocence de ses sentiments et des miens que notre conscience, et si la mienne me reprochait quelque chose. Je lui rťpondis que non. ęEh bien! me dit-elle, je suis votre supťrieure, vous me devez l'obťissance, et je vous ordonne de ne lui point parler de ces sottises. Il est inutile que vous alliez ŗ confesse, si vous n'avez que des bagatelles ŗ lui dire.Ľ Cependant le P. Lemoine arriva; et je me disposais ŗ la confession, tandis que de plus pressťes s'en ťtaient emparťes. Mon tour approchait, lorsque la supťrieure vint ŗ moi, me tira ŗ l'ťcart, et me dit: ęSainte-Suzanne, j'ai pensť ŗ ce que vous m'avez dit; retournez-vous-en dans votre cellule, je ne veux pas que vous alliez ŗ confesse aujourd'hui. --Et pourquoi, lui rťpondis-je, chŤre mŤre? C'est demain un grand jour, c'est jour de communion gťnťrale: que voulez-vous qu'on pense, si je suis la seule qui n'approche point de la sainte table? --N'importe, on dira tout ce qu'on voudra, mais vous n'irez point ŗ confesse. --ChŤre mŤre, lui dis-je, s'il est vrai que vous m'aimiez, ne me donnez point cette mortification, je vous le demande en gr‚ce. --Non, non, cela ne se peut; vous me feriez quelque tracasserie avec cet homme-lŗ, et je n'en veux point avoir. --Non, chŤre mŤre, je ne vous en ferai point! --Promettez-moi donc... Cela est inutile, vous viendrez demain matin dans ma chambre, vous vous accuserez ŗ moi: vous n'avez commis aucune faute, dont je ne puisse vous rťconcilier et vous absoudre; et vous communierez avec les autres. Allez.Ľ Je me retirai donc, et j'ťtais dans ma cellule, triste, inquiŤte, rÍveuse, ne sachant quel parti prendre, si j'irais au P. Lemoine malgrť ma supťrieure, si je m'en tiendrais ŗ son absolution le lendemain, et si je ferais mes dťvotions avec le reste de la maison, ou si je m'ťloignerais des sacrements, quoi qu'on en pŻt dire. Lorsqu'elle rentra, elle s'ťtait confessťe, et le P. Lemoine lui avait demandť pourquoi il ne m'avait point aperÁue, si j'ťtais malade; je ne sais ce qu'elle lui avait rťpondu, mais la fin de cela, c'est qu'il m'attendait au confessionnal. ęAllez-y donc, me dit-elle, puisqu'il le faut, mais assurez-moi que vous vous tairez.Ľ J'hťsitais, elle insistait. ęEh! folle, me disait-elle, quel mal veux-tu qu'il y ait ŗ taire ce qu'il n'y a point eu de mal ŗ faire? --Et quel mal y a-t-il ŗ le dire? lui rťpondis-je. --Aucun, mais il y a de l'inconvťnient. Qui sait l'importance que cet homme peut y mettre? Assurez-moi donc...Ľ Je balanÁai encore; mais enfin je m'engageai ŗ ne rien dire, s'il ne me questionnait pas, et j'allai. Je me confessai, et je me tus; mais le directeur m'interrogea, et je ne dissimulai rien. Il me fit mille demandes singuliŤres, auxquelles je ne comprends rien encore ŗ prťsent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence; mais il s'exprima sur la supťrieure dans des termes qui me firent frťmir; il l'appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, ‚me corrompue; et m'enjoignit, sous peine de pťchť mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses. ęMais, mon pŤre, lui dis-je, c'est ma supťrieure; elle peut entrer chez moi, m'appeler chez elle quand il lui plaÓt. --Je le sais, je le sais, et j'en suis dťsolť. ChŤre enfant, me dit-il, louť soit Dieu qui vous a prťservťe jusqu'ŗ prťsent! Sans oser m'expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-mÍme le complice de votre indigne supťrieure, et de faner, par le souffle empoisonnť qui sortirait malgrť moi de mes lŤvres, une fleur dťlicate, qu'on ne garde fraÓche et sans tache jusqu'ŗ l'‚ge oý vous Ítes, que par une protection spťciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supťrieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgrť vous; d'aller dans le corridor, d'appeler s'il le faut, de descendre toute nue jusqu'au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que l'amour de Dieu, la crainte du crime, la saintetť de votre ťtat et l'intťrÍt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se prťsentait ŗ vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, Satan; c'est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supťrieure; elle est enfoncťe dans l'abÓme du crime, elle cherche ŗ vous y plonger; et vous y seriez dťjŗ peut-Ítre avec elle, si votre innocence mÍme ne l'avait remplie de terreur, et ne l'avait arrÍtťe.Ľ Puis levant les yeux au ciel, il s'ťcria: ęMon Dieu! continuez de protťger cette enfant... Dites avec moi: _Satana, vade retrÚ, apage, Satana._ Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, rťpťtez-lui mon discours; dites-lui qu'il vaudrait mieux qu'elle ne fŻt pas nťe, ou qu'elle se prťcipit‚t seule aux enfers par une mort violente. --Mais, mon pŤre, lui rťpliquai-je, vous l'avez entendue elle-mÍme tout ŗ l'heure.Ľ Il ne me rťpondit rien; mais poussant un soupir profond, il porta ses bras contre une des parois du confessionnal, et appuya sa tÍte dessus comme un homme pťnťtrť de douleur: il demeura quelque temps dans cet ťtat. Je ne savais que penser; les genoux me tremblaient; j'ťtais dans un trouble, un dťsordre qui ne se conÁoit pas. Tel serait un voyageur qui marcherait dans les tťnŤbres entre des prťcipices qu'il ne verrait pas, et qui serait frappť de tout cŰtť par des voix souterraines qui lui crieraient: ęC'est fait de toi!Ľ Me regardant ensuite avec un air tranquille, mais attendri, il me dit: ęAvez-vous de la santť? --Oui, mon pŤre. --Ne seriez-vous pas trop incommodťe d'une nuit que vous passeriez sans dormir? --Non, mon pŤre. --Eh bien! me dit-il, vous ne vous coucherez point celle-ci; aussitŰt aprŤs votre collation vous irez dans l'ťglise, vous vous prosternerez au pied des autels, vous y passerez la nuit en priŤres. Vous ne savez pas le danger que vous avez couru: vous remercierez Dieu de vous en avoir garantie; et demain vous approcherez de la sainte table avec toutes les autres religieuses. Je ne vous donne pour pťnitence que de vous tenir loin de votre supťrieure, et que de repousser ses caresses empoisonnťes. Allez; je vais de mon cŰtť unir mes priŤres aux vŰtres. Combien vous m'allez causer d'inquiťtudes! Je sens toutes les suites du conseil que je vous donne; mais je vous le dois, et je me le dois ŗ moi-mÍme. Dieu est le maÓtre; et nous n'avons qu'une loi.Ľ Je ne me rappelle, monsieur, que trŤs-imparfaitement tout ce qu'il me dit. ņ prťsent que je compare son discours tel que je viens de vous le rapporter, avec l'impression terrible qu'il me fit, je n'y trouve pas de comparaison; mais cela vient de ce qu'il est brisť, dťcousu; qu'il y manque beaucoup de choses que je n'ai pas retenues, parce que je n'y attachais aucune idťe distincte, et que je ne voyais et ne vois encore aucune importance ŗ des choses sur lesquelles il se rťcriait avec le plus de violence. Par exemple, qu'est-ce qu'il trouvait de si ťtrange dans la scŤne du clavecin? N'y a-t-il pas des personnes sur lesquelles la musique fait la plus violente impression? On m'a dit ŗ moi-mÍme que certains airs, certaines modulations changeaient entiŤrement ma physionomie: alors j'ťtais tout ŗ fait hors de moi, je ne savais presque pas ce que je devenais; je ne crois pas que j'en fusse moins innocente. Pourquoi n'en eŻt-il pas ťtť de mÍme de ma supťrieure, qui ťtait certainement, malgrť toutes ses folies et ses inťgalitťs, une des femmes les plus sensibles qu'il y eŻt au monde? Elle ne pouvait entendre un rťcit un peu touchant sans fondre en larmes; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un ťtat ŗ faire pitiť. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisťration? Et la scŤne de la nuit, dont il attendait l'issue avec une frayeur mortelle... Certainement cet homme est trop sťvŤre. Quoi qu'il en soit, j'exťcutai ponctuellement ce qu'il m'avait prescrit, et dont il avait sans doute prťvu la suite immťdiate. Tout au sortir du confessionnal, j'allai me prosterner au pied des autels; j'avais la tÍte troublťe d'effroi; j'y demeurai jusqu'ŗ souper. La supťrieure, inquiŤte de ce que j'ťtais devenue, m'avait fait appeler; on lui avait rťpondu que j'ťtais en priŤre. Elle s'ťtait montrťe plusieurs fois ŗ la porte du choeur; mais j'avais fait semblant de ne la point apercevoir. L'heure du souper sonna; je me rendis au rťfectoire; je soupai ŗ la h‚te; et le souper fini, je revins aussitŰt ŗ l'ťglise; je ne parus point ŗ la rťcrťation du soir; ŗ l'heure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supťrieure n'ignorait pas ce que j'ťtais devenue. La nuit ťtait fort avancťe; tout ťtait en silence dans la maison, lorsqu'elle descendit auprŤs de moi. L'image sous laquelle le directeur me l'avait montrťe, se retraÁa ŗ mon imagination; le tremblement me prit, je n'osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppťe de flammes, et je disais au dedans de moi: ę_Satana, vade retrÚ, apage, Satana._ Mon Dieu, conservez-moi, ťloignez de moi ce dťmon.Ľ Elle se mit ŗ genoux, et aprŤs avoir priť quelque temps, elle me dit: ęSainte-Suzanne, que faites-vous ici? --Madame, vous le voyez. --Savez-vous l'heure qu'il est? --Oui, madame. --Pourquoi n'Ítes-vous pas rentrťe chez vous ŗ l'heure de la retraite? --C'est que je me disposais ŗ cťlťbrer demain le grand jour. --Votre dessein ťtait donc de passer ici la nuit? --Oui, madame. --Et qui est-ce qui vous l'a permis? --Le directeur me l'a ordonnť. --Le directeur n'a rien ŗ ordonner contre la rŤgle de la maison; et moi, je vous ordonne de vous aller coucher. --Madame, c'est la pťnitence qu'il m'a imposťe. --Vous la remplacerez par d'autres oeuvres. --Cela n'est pas ŗ mon choix. --Allons, me dit-elle, mon enfant, venez. La fraÓcheur de l'ťglise pendant la nuit vous incommodera; vous prierez dans votre cellule.Ľ AprŤs cela, elle voulut me prendre par la main; mais je m'ťloignai avec vitesse. ęVous me fuyez, me dit-elle. --Oui, madame, je vous fuis.Ľ Rassurťe par la saintetť du lieu, par la prťsence de la Divinitť, par l'innocence de mon coeur, j'osai lever les yeux sur elle; mais ŗ peine l'eus-je aperÁue, que je poussai un grand cri et que je me mis ŗ courir dans le choeur comme une insensťe, en criant: ęLoin de moi, Satan!...Ľ Elle ne me suivait point, elle restait ŗ sa place, et elle me disait, en tendant doucement ses deux bras vers moi, et de la voix la plus touchante et la plus douce: ęQu'avez-vous? D'oý vient cet effroi? ArrÍtez. Je ne suis point Satan, je suis votre supťrieure et votre amie.Ľ Je m'arrÍtai, je retournai encore la tÍte vers elle, et je vis que j'avais ťtť effrayťe par une apparence bizarre que mon imagination avait rťalisťe; c'est qu'elle ťtait placťe, par rapport ŗ la lampe de l'ťglise, de maniŤre qu'il n'y avait que son visage et que l'extrťmitť de ses mains qui fussent ťclairťes, et que le reste ťtait dans l'ombre, ce qui lui donnait un aspect singulier. Un peu revenue ŗ moi, je me jetai dans une stalle. Elle s'approcha, elle allait s'asseoir dans la stalle voisine, lorsque je me levai et me plaÁai dans la stalle au-dessous. Je voyageai ainsi de stalle en stalle, et elle aussi jusqu'ŗ la derniŤre: lŗ, je m'arrÍtai, et je la conjurai de laisser du moins une place vide entre elle et moi. ęJe le veux bien,Ľ me dit-elle. Nous nous assÓmes toutes deux; une stalle nous sťparait; alors la supťrieure prenant la parole, me dit: ęPourrait-on savoir de vous, Sainte-Suzanne, d'oý vient l'effroi que ma prťsence vous cause? --ChŤre mŤre, lui dis-je, pardonnez-moi, ce n'est pas moi, c'est le P. Lemoine. Il m'a reprťsentť la tendresse que vous avez pour moi, les caresses que vous me faites, et auxquelles je vous avoue que je n'entends aucun mal, sous les couleurs les plus affreuses. Il m'a ordonnť de vous fuir, de ne plus entrer chez vous, seule; de sortir de ma cellule, si vous y veniez; il vous a peinte ŗ mon esprit comme le dťmon. Que sais-je ce qu'il ne m'a pas dit lŗ-dessus. --Vous lui avez donc parlť? --Non, chŤre mŤre; mais je n'ai pu me dispenser de lui rťpondre. --Me voilŗ donc bien horrible ŗ vos yeux? --Non, chŤre mŤre, je ne saurais m'empÍcher de vous aimer, de sentir tout le prix de vos bontťs, de vous prier de me les continuer; mais j'obťirai ŗ mon directeur. --Vous ne viendrez donc plus me voir? --Non, chŤre mŤre. --Vous ne me recevrez plus chez vous? --Non, chŤre mŤre. --Vous repousserez mes caresses? --Il m'en coŻtera beaucoup, car je suis nťe caressante, et j'aime ŗ Ítre caressťe; mais il le faudra; je l'ai promis ŗ mon directeur, et j'en ai fait le serment au pied des autels. Si je pouvais vous rendre la maniŤre dont il s'explique! C'est un homme pieux, c'est un homme ťclairť; quel intťrÍt a-t-il ŗ me montrer du pťril oý il n'y en a point? ņ ťloigner le coeur d'une religieuse du coeur de sa supťrieure? Mais peut-Ítre reconnaÓt-il, dans des actions trŤs-innocentes de votre part et de la mienne, un germe de corruption secrŤte qu'il croit tout dťveloppť en vous, et qu'il craint que vous ne dťveloppiez en moi. Je ne vous cacherai pas qu'en revenant sur les impressions que j'ai quelquefois ressenties... D'oý vient, chŤre mŤre, qu'au sortir d'auprŤs de vous, en rentrant chez moi, j'ťtais agitťe, rÍveuse? D'oý vient que je ne pouvais ni prier, ni m'occuper? D'oý vient une espŤce d'ennui que je n'avais jamais ťprouvť? Pourquoi, moi qui n'ai jamais dormi le jour, me sentais-je aller au sommeil? Je croyais que c'ťtait en vous une maladie contagieuse, dont l'effet commenÁait ŗ s'opťrer en moi; mais le P. Lemoine voit cela bien autrement. --Et comment voit-il cela? --Il y voit toutes les noirceurs du crime, votre perte consommťe, la mienne projetťe. Que sais-je? --Allez, me dit-elle, votre P. Lemoine est un visionnaire; ce n'est pas la premiŤre algarade de cette nature qu'il m'ait causťe. Il suffit que je m'attache ŗ quelqu'un d'une amitiť tendre, pour qu'il s'occupe ŗ lui tourner la cervelle; peu s'en est fallu qu'il n'ait rendu folle cette pauvre Sainte-ThťrŤse. Cela commence ŗ m'ennuyer, et je me dťferai de cet homme-lŗ; aussi bien il demeure ŗ dix lieues d'ici; c'est un embarras que de le faire venir; on ne l'a pas quand on veut: mais nous parlerons de cela plus ŗ l'aise. Vous ne voulez donc pas remonter? --Non, chŤre mŤre, je vous demande en gr‚ce de me permettre de passer ici la nuit. Si je manquais ŗ ce devoir, demain je n'oserais approcher des sacrements avec le reste de la communautť. Mais vous, chŤre mŤre, communierez-vous? --Sans doute. --Mais le P. Lemoine ne vous a donc rien dit? --Non. --Mais comment cela s'est-il fait? --C'est qu'il n'a point ťtť dans le cas de me parler. On ne va ŗ confesse que pour s'accuser de ses pťchťs; et je n'en vois point ŗ aimer bien tendrement une enfant aussi aimable que Sainte-Suzanne. S'il y avait quelque faute, ce serait de rassembler sur elle seule un sentiment qui devrait se rťpandre ťgalement sur toutes celles qui composent la communautť; mais cela ne dťpend pas de moi; je ne saurais m'empÍcher de distinguer le mťrite oý il est, et de m'y porter d'un goŻt de prťfťrence. J'en demande pardon ŗ Dieu; et je ne conÁois pas comment votre P. Lemoine voit ma damnation scellťe dans une partialitť si naturelle, et dont il est si difficile de se garantir. Je t‚che de faire le bonheur de toutes; mais il y en a que j'estime et que j'aime plus que d'autres, parce qu'elles sont plus aimables et plus estimables. Voilŗ tout mon crime avec vous; Sainte-Suzanne, le trouvez-vous bien grand? --Non, chŤre mŤre. --Allons, chŤre enfant, faisons encore chacune une petite priŤre, et retirons-nous.Ľ Je la suppliai derechef de permettre que je passasse la nuit dans l'ťglise; elle y consentit, ŗ condition que cela n'arriverait plus, et elle se retira. Je revins sur ce qu'elle m'avait dit; je demandai ŗ Dieu de m'ťclairer; je rťflťchis et je conclus, tout bien considťrť, que quoique des personnes fussent d'un mÍme sexe, il pouvait y avoir du moins de l'indťcence dans la maniŤre dont elles se tťmoignaient leur amitiť; que le P. Lemoine, homme austŤre, avait peut-Ítre outrť les choses, mais que le conseil d'ťviter l'extrÍme familiaritť de ma supťrieure, par beaucoup de rťserve, ťtait bon ŗ suivre, et je me le promis. Le matin, lorsque les religieuses vinrent au choeur, elles me trouvŤrent ŗ ma place; elles approchŤrent toutes de la sainte table, et la supťrieure ŗ leur tÍte, ce qui acheva de me persuader son innocence, sans me dťtacher du parti que j'avais pris. Et puis il s'en manquait beaucoup que je sentisse pour elle tout l'attrait qu'elle ťprouvait pour moi. Je ne pouvais m'empÍcher de la comparer ŗ ma premiŤre supťrieure: quelle diffťrence! ce n'ťtait ni la mÍme piťtť, ni la mÍme gravitť, ni la mÍme dignitť, ni la mÍme ferveur, ni le mÍme esprit, ni le mÍme goŻt de l'ordre. * * * * * Il arriva dans l'intervalle de peu de jours deux grands ťvťnements: l'un, c'est que je gagnai mon procŤs contre les religieuses de Longchamp; elles furent condamnťes ŗ payer ŗ la maison de Sainte-Eutrope, oý j'ťtais, une pension proportionnťe ŗ ma dot; l'autre, c'est le changement de directeur. Ce fut la supťrieure qui m'apprit elle-mÍme ce dernier. Cependant je n'allais plus chez elle qu'accompagnťe; elle ne venait plus seule chez moi. Elle me cherchait toujours, mais je l'ťvitais; elle s'en apercevait, et m'en faisait des reproches. Je ne sais ce qui se passait dans cette ‚me, mais il fallait que ce fŻt quelque chose d'extraordinaire. Elle se levait la nuit et se promenait dans les corridors, surtout dans le mien; je l'entendais passer et repasser; s'arrÍter ŗ ma porte, se plaindre, soupirer; je tremblais, et je me renfonÁais dans mon lit. Le jour, si j'ťtais ŗ la promenade, dans la salle du travail, ou dans la chambre de rťcrťation, de maniŤre que je ne pusse l'apercevoir, elle passait des heures entiŤres ŗ me considťrer; elle ťpiait toutes mes dťmarches: si je descendais, je la trouvais au bas des degrťs; elle m'attendait au haut quand je remontais. Un jour elle m'arrÍta, elle se mit ŗ me regarder sans mot dire; des pleurs coulŤrent abondamment de ses yeux, puis tout ŗ coup se jetant ŗ terre et me serrant un genou entre ses deux mains, elle me dit: ęSoeur cruelle, demande-moi ma vie, je te la donnerai, mais ne m'ťvite pas; je ne saurais plus vivre sans toi...Ľ Son ťtat me fit pitiť, ses yeux ťtaient ťteints; elle avait perdu son embonpoint et ses couleurs. C'ťtait ma supťrieure, elle ťtait ŗ mes pieds, la tÍte appuyťe contre mon genou qu'elle tenait embrassť; je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait encore; je la relevai. Elle chancelait, elle avait peine ŗ marcher; je la reconduisis ŗ sa cellule. Quand sa porte fut ouverte, elle me prit par la main, et me tira doucement pour me faire entrer, mais sans me parler et sans me regarder. ęNon, lui dis-je, chŤre mŤre, non, je me le suis promis; c'est le mieux pour vous et pour moi; j'occupe trop de place dans votre ‚me, c'est autant de perdu pour Dieu ŗ qui vous la devez tout entiŤre. --Est-ce ŗ vous ŗ me le reprocher?...Ľ Je t‚chais, en lui parlant, ŗ dťgager ma main de la sienne. ęVous ne voulez donc pas entrer? me dit-elle. --Non, chŤre mŤre, non. --Vous ne le voulez pas, Sainte-Suzanne? vous ne savez pas ce qui peut en arriver, non, vous ne le savez pas: vous me ferez mourir...Ľ Ces derniers mots m'inspirŤrent un sentiment tout contraire ŗ celui qu'elle se proposait; je retirai ma main avec vivacitť, et je m'enfuis. Elle se retourna, me regarda aller quelques pas, puis, rentrant dans sa cellule dont la porte demeura ouverte, elle se mit ŗ pousser les plaintes les plus aiguŽs. Je les entendis; elles me pťnťtrŤrent. Je fus un moment incertaine si je continuerais de m'ťloigner ou si je retournerais; cependant je ne sais par quel mouvement d'aversion je m'ťloignai, mais ce ne fut pas sans souffrir de l'ťtat oý je la laissais; je suis naturellement compatissante. Je me renfermai chez moi, je m'y trouvai mal ŗ mon aise; je ne savais ŗ quoi m'occuper; je fis quelques tours en long et en large, distraite et troublťe; je sortis, je rentrai; enfin j'allai frapper ŗ la porte de Sainte-ThťrŤse, ma voisine. Elle ťtait en conversation intime avec une autre jeune religieuse de ses amies; je lui dis: ęChŤre soeur, je suis f‚chťe de vous interrompre, mais je vous prie de m'ťcouter un moment, j'aurais un mot ŗ vous dire...Ľ Elle me suivit chez moi, et je lui dis: ęJe ne sais ce qu'a notre mŤre supťrieure, elle est dťsolťe; si vous alliez la trouver, peut-Ítre la consoleriez-vous...Ľ Elle ne me rťpondit pas; elle laissa son amie chez elle, ferma sa porte, et courut chez notre supťrieure. Cependant le mal de cette femme empira de jour en jour; elle devint mťlancolique et sťrieuse; la gaietť, qui depuis mon arrivťe dans la maison n'avait point cessť, disparut tout ŗ coup; tout rentra dans l'ordre le plus austŤre; les offices se firent avec la dignitť convenable; les ťtrangers furent presque entiŤrement exclus du parloir; dťfense aux religieuses de frťquenter les unes chez les autres; les exercices reprirent avec l'exactitude la plus scrupuleuse; plus d'assemblťe chez la supťrieure, plus de collation; les fautes les plus lťgŤres furent sťvŤrement punies; on s'adressait encore ŗ moi quelquefois pour obtenir gr‚ce, mais je refusais absolument de la demander. La cause de cette rťvolution ne fut ignorťe de personne; les anciennes n'en ťtaient pas f‚chťes, les jeunes s'en dťsespťraient; elles me regardaient de mauvais oeil; pour moi, tranquille sur ma conduite, je nťgligeais leur humeur et leurs reproches. Cette supťrieure, que je ne pouvais ni soulager ni m'empÍcher de plaindre, passa successivement de la mťlancolie ŗ la piťtť, et de la piťtť au dťlire. Je ne la suivrai point dans le cours de ces diffťrents progrŤs, cela me jetterait dans un dťtail qui n'aurait point de fin; je vous dirai seulement que, dans son premier ťtat, tantŰt elle me cherchait, tantŰt elle m'ťvitait; nous traitait quelquefois, les autres et moi, avec sa douceur accoutumťe; quelquefois aussi elle passait subitement ŗ la rigueur la plus outrťe; elle nous appelait et nous renvoyait; donnait rťcrťation et rťvoquait ses ordres un moment aprŤs; nous faisait appeler au choeur; et lorsque tout ťtait en mouvement pour lui obťir, un second coup de cloche renfermait la communautť. Il est difficile d'imaginer le trouble de la vie que l'on menait; la journťe se passait ŗ sortir de chez soi et ŗ y rentrer, ŗ prendre son brťviaire et ŗ le quitter, ŗ monter et ŗ descendre, ŗ baisser son voile et ŗ le relever. La nuit ťtait presque aussi interrompue que le jour. Quelques religieuses s'adressŤrent ŗ moi, et t‚chŤrent de me faire entendre qu'avec un peu plus de complaisance et d'ťgards pour la supťrieure, tout reviendrait ŗ l'ordre, elles auraient dŻ dire au dťsordre, accoutumť: je leur rťpondais tristement: ęJe vous plains; mais dites-moi clairement ce qu'il faut que je fasse...Ľ Les unes s'en retournaient en baissant la tÍte et sans me rťpondre; d'autres me donnaient des conseils qu'il m'ťtait impossible d'arranger avec ceux de notre directeur; je parle de celui qu'on avait rťvoquť, car pour son successeur, nous ne l'avions pas encore vu. La supťrieure ne sortait plus de nuit, elle passait des semaines entiŤres sans se montrer ni ŗ l'office, ni au choeur, ni au rťfectoire, ni ŗ la rťcrťation; elle demeurait renfermťe dans sa chambre; elle errait dans les corridors ou elle descendait ŗ l'ťglise; elle allait frapper aux portes des religieuses et elle leur disait d'une voix plaintive: ęSoeur une telle, priez pour moi; soeur une telle, priez pour moi...Ľ Le bruit se rťpandit qu'elle se disposait ŗ une confession gťnťrale. * * * * * Un jour que je descendis la premiŤre ŗ l'ťglise, je vis un papier attachť au voile de la grille, je m'en approchai et je lus: ęChŤres soeurs, vous Ítes invitťes ŗ prier pour une religieuse qui s'est ťgarťe de ses devoirs et qui veut retourner ŗ Dieu...Ľ Je fus tentťe de l'arracher, cependant je le laissai. Quelques jours aprŤs, c'en ťtait un autre, sur lequel on avait ťcrit: ęChŤres soeurs, vous Ítes invitťes ŗ implorer la misťricorde de Dieu sur une religieuse qui a reconnu ses ťgarements; ils sont grands...Ľ Un autre jour, c'ťtait une autre invitation qui disait: ęChŤres soeurs, vous Ítes priťes de demander ŗ Dieu d'ťloigner le dťsespoir d'une religieuse qui a perdu toute confiance dans la misťricorde divine...Ľ Toutes ces invitations oý se peignaient les cruelles vicissitudes de cette ‚me en peine m'attristaient profondťment. Il m'arriva une fois de demeurer comme un terme vis-ŗ-vis un de ces placards; je m'ťtais demandť ŗ moi-mÍme qu'est-ce que c'ťtait que ces ťgarements qu'elle se reprochait; d'oý venaient les transes de cette femme; quels crimes elle pouvait avoir ŗ se reprocher; je revenais sur les exclamations du directeur, je me rappelais ses expressions, j'y cherchais un sens, je n'y en trouvais point et je demeurais comme absorbťe. Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles; et si je ne me suis pas trompťe, elles me regardaient comme incessamment menacťe des mÍmes terreurs. Cette pauvre supťrieure ne se montrait que son voile baissť; elle ne se mÍlait plus des affaires de la maison; elle ne parlait ŗ personne; elle avait de frťquentes confťrences avec le nouveau directeur qu'on nous avait donnť. C'ťtait un jeune bťnťdictin. Je ne sais s'il lui avait imposť toutes les mortifications qu'elle pratiquait; elle jeŻnait trois jours de la semaine; elle se macťrait; elle entendait l'office dans les stalles infťrieures. Il fallait passer devant sa porte pour aller ŗ l'ťglise; lŗ, nous la trouvions prosternťe, le visage contre terre, et elle ne se relevait que quand il n'y avait plus personne. La nuit, elle descendait en chemise, nus pieds; si Sainte-ThťrŤse ou moi nous la rencontrions par hasard, elle se retournait et se collait le visage contre le mur. Un jour que je sortais de ma cellule, je la trouvai prosternťe, les bras ťtendus et la face contre terre; et elle me dit: ęAvancez, marchez, foulez-moi aux pieds; je ne mťrite pas un autre traitement.Ľ Pendant des mois entiers que cette maladie dura, le reste de la communautť eut le temps de p‚tir et de me prendre en aversion. Je ne reviendrai pas sur les dťsagrťments d'une religieuse qu'on hait dans sa maison, vous en devez Ítre instruit ŗ prťsent. Je sentis peu ŗ peu renaÓtre le dťgoŻt de mon ťtat. Je portai ce dťgoŻt et mes peines dans le sein du nouveau directeur; il s'appelle dom Morel; c'est un homme d'un caractŤre ardent; il touche ŗ la quarantaine. Il parut m'ťcouter avec attention et avec intťrÍt; il dťsira de connaÓtre les ťvťnements de ma vie; il me fit entrer dans les dťtails les plus minutieux sur ma famille, sur mes penchants, mon caractŤre, les maisons oý j'avais ťtť, celle oý j'ťtais, sur ce qui s'ťtait passť entre ma supťrieure et moi. Je ne lui cachai rien. Il ne me parut pas mettre ŗ la conduite de la supťrieure avec moi la mÍme importance que le P. Lemoine; ŗ peine daigna-t-il me jeter lŗ-dessus quelques mots; il regarda cette affaire comme finie; la chose qui le touchait le plus, c'ťtaient mes dispositions secrŤtes sur la vie religieuse. ņ mesure que je m'ouvrais, sa confiance faisait les mÍmes progrŤs; si je me confessais ŗ lui, il se confiait ŗ moi; ce qu'il me disait de ses peines avait la plus parfaite conformitť avec les miennes; il ťtait entrť en religion malgrť lui; il supportait son ťtat avec le mÍme dťgoŻt, et il n'ťtait guŤre moins ŗ plaindre que moi. ęMais, chŤre soeur, ajoutait-il, que faire ŗ cela? Il n'y a plus qu'une ressource, c'est de rendre notre condition la moins f‚cheuse qu'il sera possible.Ľ Et puis il me donnait les mÍmes conseils qu'il suivait; ils ťtaient sages. ęAvec cela, ajoutait-il, on n'ťvite pas les chagrins, on se rťsout seulement ŗ les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses qu'autant qu'elles se font un mťrite devant Dieu de leurs croix; alors elles s'en rťjouissent, elles vont au-devant des mortifications; plus elles sont amŤres et frťquentes, plus elles s'en fťlicitent; c'est un ťchange qu'elles ont fait de leur bonheur prťsent contre un bonheur ŗ venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-lŗ. Quand elles ont bien souffert, elles disent ŗ Dieu: _Ampliýs, Domine_; Seigneur, encore davantage... et c'est une priŤre que Dieu ne manque guŤre d'exaucer. Mais si ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous en promettre la mÍme rťcompense, nous n'avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la rťsignation: cela est triste. Hťlas! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? Cependant sans cela nous nous exposons ŗ Ítre perdus dans l'autre vie, aprŤs avoir ťtť bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pťnitences, nous nous damnons presque aussi sŻrement que les gens du monde au milieu des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et aprŤs cette vie les mÍmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une religieuse qui n'est point appelťe, est f‚cheuse! c'est la nŰtre, pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargťs de chaÓnes pesantes, que nous sommes condamnťs ŗ secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre; t‚chons, chŤre soeur, de les traÓner. Allez, je reviendrai vous voir.Ľ Il revint quelques jours aprŤs; je le vis au parloir, je l'examinai de plus prŤs. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une infinitť de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mÍmes persťcutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la peinture de ses dťgoŻts ťtait peu propre ŗ dissiper les miens; cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dťgoŻts produisait le mÍme effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance des caractŤres se joignant ŗ celle des ťvťnements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions l'un ŗ l'autre; l'histoire de ses moments, c'ťtait l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments, c'ťtait l'histoire des miens; l'histoire de son ‚me, c'ťtait l'histoire de la mienne. Lorsque nous nous ťtions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres, et surtout de la supťrieure. Sa qualitť de directeur le rendait trŤs-rťservť; cependant j'aperÁus ŗ travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait contre elle-mÍme, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment ŗ ses premiers penchants, ou qu'elle perdrait la tÍte. J'avais la plus forte curiositť d'en savoir davantage; il aurait bien pu m'ťclairer sur des questions que je m'ťtais faites et auxquelles je n'avais jamais pu me rťpondre; mais je n'osais l'interroger; je me hasardai seulement ŗ lui demander s'il connaissait le P. Lemoine. ęOui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mťrite, il en a beaucoup. --Nous avons cessť de l'avoir d'un moment ŗ l'autre. --Il est vrai. --Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait? --Je serais f‚chť que cela transpir‚t. --Vous pouvez compter sur ma discrťtion. --On a, je crois, ťcrit contre lui ŗ l'archevÍchť. --Et qu'a-t-on pu dire? --Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on voulait; qu'il ťtait d'une morale trop austŤre; qu'on avait quelque raison de le soupÁonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la division dans la maison, et qu'il ťloignait l'esprit des religieuses de leur supťrieure. --Et d'oý savez-vous cela? --De lui-mÍme. --Vous le voyez donc? --Oui, je le vois; il m'a parlť de vous quelquefois. --Qu'est-ce qu'il vous en a dit? --Que vous ťtiez bien ŗ plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous aviez pu rťsister ŗ toutes les peines que vous aviez souffertes; que, quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse; qu'il avait dans l'esprit...Ľ Lŗ, il s'arrÍta tout court; et moi j'ajoutai: ęQu'avait-il dans l'esprit?Ľ Dom Morel me rťpondit: ęCeci est une affaire de confiance trop particuliŤre pour qu'il me soit libre d'achever...Ľ Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: ęIl est vrai que c'est le P. Lemoine qui m'a inspirť de l'ťloignement pour ma supťrieure. --Il a bien fait. --Et pourquoi? --Ma soeur, me rťpondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en ŗ ses conseils, et t‚chez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez. --Mais il me semble que si je connaissais le pťril, je serais d'autant plus attentive ŗ l'ťviter. --Peut-Ítre aussi serait-ce le contraire. --Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi. --J'ai de vos moeurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois avoir; mais croyez qu'il y a des lumiŤres funestes que vous ne pourriez acquťrir sans y perdre. C'est votre innocence mÍme qui en a imposť ŗ votre supťrieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectťe. --Je ne vous entends pas. --Tant mieux. --Mais que la familiaritť et les caresses d'une femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme?Ľ Point de rťponse de la part de dom Morel. ęNe suis-je pas la mÍme que j'ťtais en entrant ici?Ľ Point de rťponse de la part de dom Morel. ęN'aurais-je pas continuť d'Ítre la mÍme? Oý est donc le mal de s'aimer, de se le dire, de se le tťmoigner? cela est si doux! --Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait toujours tenus baissťs tandis que je parlais. --Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre supťrieure! dans quel ťtat elle est tombťe! --Il est f‚cheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'ťtait pas faite pour son ťtat; et voilŗ ce qui en arrive tŰt ou tard, quand on s'oppose au penchant gťnťral de la nature: cette contrainte la dťtourne ŗ des affections dťrťglťes, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles sont mal fondťes; c'est une espŤce de folie. --Elle est folle? --Oui, elle l'est, et le deviendra davantage. --Et vous croyez que c'est lŗ le sort qui attend ceux qui sont engagťs dans un ťtat auquel ils n'ťtaient point appelťs? --Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le caractŤre flexible se prÍte ŗ la longue; il y en a que des espťrances vagues soutiennent quelque temps. --Et quelles espťrances pour une religieuse? --Quelles? d'abord celle de faire rťsilier ses voeux. --Et quand on n'a plus celle-lŗ? --Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sťpulcres de jeunes crťatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu prendra ŗ la maison; que les murs de la clŰture tomberont; que quelqu'un les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tÍte; on s'en entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille, et on les ťbranle doucement, de distraction; si l'on a la rue sous ses fenÍtres, on y regarde; si l'on entend passer quelqu'un, le coeur palpite, on soupire sourdement aprŤs un libťrateur; s'il s'ťlŤve quelque tumulte dont le bruit pťnŤtre jusque dans la maison, on espŤre; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un homme, ou qui nous enverra aux eaux. --Il est vrai, il est vrai, m'ťcriai-je; vous lisez au fond de mon coeur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions. --Et lorsqu'on vient ŗ les perdre en y rťflťchissant, car ces vapeurs salutaires, que le coeur envoie vers la raison, sont par intervalles dissipťes, alors on voit toute la profondeur de sa misŤre; on se dťteste soi-mÍme; on dťteste les autres; on pleure, on gťmit, on crie, on sent les approches du dťsespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux de leur supťrieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel ŗ leur secours; d'autres dťchirent leurs vÍtements et s'arrachent les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenÍtres bien hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, aprŤs s'Ítre tourmentťes longtemps, tombent dans une espŤce d'abrutissement et restent imbťciles; d'autres, qui ont des organes faibles et dťlicats, se consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mÍmes illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du dťsespoir. --Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un profond soupir, sont celles qui ťprouvent successivement tous ces ťtats... Ah! mon pŤre, que je suis f‚chťe de vous avoir entendu! --Et pourquoi? --Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins. Dans les moments...Ľ J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisiŤme, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint gťnťrale; les unes regardaient le directeur; d'autres l'ťcoutaient en silence et les yeux baissťs; plusieurs l'interrogeaient ŗ la fois; toutes se rťcriaient sur la sagesse de ses rťponses; cependant je m'ťtais retirťe dans un angle oý je m'abandonnais ŗ une rÍverie profonde. Au milieu de ces entretiens oý chacune cherchait ŗ se faire valoir et ŗ fixer la prťfťrence de l'homme saint par son cŰtť avantageux, on entendit arriver quelqu'un ŗ pas lents, s'arrÍter par intervalles et pousser des soupirs; on ťcouta; l'on dit ŗ voix basse: ęC'est elle, c'est notre supťrieure;Ľ ensuite l'on se tut et l'on s'assit en rond. Ce l'ťtait en effet: elle entra; son voile lui tombait jusqu'ŗ la ceinture; ses bras ťtaient croisťs sur sa poitrine et sa tÍte penchťe. Je fus la premiŤre qu'elle aperÁut; ŗ l'instant elle dťgagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se dťtournant un peu de cŰtť, de l'autre main elle nous fit signe ŗ toutes de sortir; nous sortÓmes en silence, et elle demeura seule avec dom Morel. * * * * * Je prťvois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait, pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce rťcit un ťvťnement qui n'a pas laissť que d'avoir des suites? Disons donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroÓtre votre commisťration, j'ťcris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilitť incroyables; mon ‚me est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous Ítes prťsent, que je vous vois et que vous m'ťcoutez. Si je suis forcťe au contraire de me montrer ŗ vos yeux sous un aspect dťfavorable, je pense avec difficultť, l'expression se refuse, la plume va mal, le caractŤre mÍme de mon ťcriture s'en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrŤtement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un: Lorsque toutes nos soeurs furent retirťes...--ęEh bien! que fÓtes-vous?Ľ--Vous ne devinez pas? Non, vous Ítes trop honnÍte pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement ŗ la porte du parloir, et ťcouter ce qui se disait lŗ. Cela est fort mal, direz-vous... Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis ŗ moi-mÍme; et mon trouble, les prťcautions que je pris pour n'Ítre pas aperÁue, les fois que je m'arrÍtai, la voix de ma conscience qui me pressait ŗ chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en douter; cependant la curiositť fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il est mal d'avoir ťtť surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilŗ encore un de ces endroits que j'ťcris, parce que je me flatte que vous ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me le persuade. Le premier mot que j'entendis aprŤs un assez long silence me fit frťmir; ce fut: ęMon pŤre, je suis damnťe[18]...Ľ Je me rassurai. J'ťcoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dťrobť le pťril que j'avais couru se dťchirait lorsqu'on m'appela; il fallut aller, j'allai donc; mais, hťlas! je n'en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!... Ici les Mťmoires de la soeur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne sont plus que les rťclames de ce qu'elle se promettait apparemment d'employer dans le reste de son rťcit. Il paraÓt que sa supťrieure devint folle, et que c'est ŗ son ťtat malheureux qu'il faut rapporter les fragments que je vais transcrire. AprŤs cette confession, nous eŻmes quelques jours de sťrťnitť. La joie rentre dans la communautť, et l'on m'en fait des compliments que je rejette avec indignation. Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma prťsence ne paraissait plus la troubler. Je m'occupais ŗ lui dťrober l'horreur qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiositť j'avais appris ŗ la mieux connaÓtre. BientŰt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle se promŤne seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la fiŤvre la prend et le dťlire succŤde ŗ la fiŤvre. Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite ŗ m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle s'ťcrie: ęC'est elle qui passe; c'est son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle... Non, non, qu'on la laisse.Ľ Une chose singuliŤre, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper, et de prendre une autre pour moi. Elle riait aux ťclats; le moment d'aprŤs elle fondait en larmes. Nos soeurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle. Elle disait tout ŗ coup: ęJe n'ai point ťtť ŗ l'ťglise, je n'ai point priť Dieu... Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on m'habille...Ľ Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: ęDonnez-moi du moins mon brťviaire...Ľ On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors mÍme qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux ťgarťs. Une nuit, elle descendit seule ŗ l'ťglise; quelques-unes de nos soeurs la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit ŗ gťmir, ŗ soupirer, ŗ prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle dit: ęQu'on l'aille chercher, c'est une ‚me si pure! c'est une crťature si innocente! si elle joignait ses priŤres aux miennes...Ľ Puis s'adressant ŗ toute la communautť et se tournant vers des stalles qui ťtaient vides, elle s'ťcriait: ęSortez, sortez toutes, qu'elle reste seule avec moi. Vous n'Ítes pas dignes d'en approcher; si vos voix se mÍlaient ŗ la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. Qu'on s'ťloigne, qu'on s'ťloigne...Ľ Puis elle m'exhortait ŗ demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; le ciel lui paraissait se sillonner d'ťclairs, s'entr'ouvrir et gronder sur sa tÍte; des anges en descendaient en courroux; les regards de la Divinitť la faisaient trembler; elle courait de tous cŰtťs elle se renfonÁait dans les angles obscurs de l'ťglise, elle demandait misťricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y assoupissait, la fraÓcheur humide du lieu l'avait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte. Cette terrible scŤne de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle disait: ęOý sont nos soeurs? je ne vois plus personne, je suis restťe seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnťe, et Sainte-ThťrŤse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas... Ah! si je la rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle n'y est plus?... Heureuse la maison qui la possŤde! Elle dira tout ŗ sa nouvelle supťrieure; que pensera-t-elle de moi?... Est-ce que Sainte-ThťrŤse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit... La pauvre fille! elle est perdue ŗ jamais; et c'est moi! c'est moi! Un jour, je lui serai confrontťe; que lui dirai-je? que lui rťpondrai-je?... Malheur ŗ elle! Malheur ŗ moi!Ľ Dans un autre moment, elle disait: ęNos soeurs sont-elles revenues? Dites-leur que je suis bien malade... Soulevez mon oreiller... Dťlacez-moi... Je sens lŗ quelque chose qui m'oppresse... La tÍte me brŻle, Űtez-moi mes coiffes... Je veux me laver... Apportez-moi de l'eau; versez, versez encore... Elles sont blanches; mais la souillure de l'‚me est restťe... Je voudrais Ítre morte; je voudrais n'Ítre point nťe, je ne l'aurais point vue.Ľ Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, ťchevelťe, hurlant, ťcumant et courant autour de sa cellule, les mains posťes sur ses oreilles, les yeux fermťs et le corps pressť contre la muraille... ę…loignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les enfers; il s'ťlŤve de cet abÓme profond des feux que je vois; du milieu des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent... Mon Dieu, ayez pitiť de moi!... Allez vite; sonnez, assemblez la communautť; dites qu'on prie pour moi, je prierai aussi... Mais ŗ peine fait-il jour, nos soeurs dorment... Je n'ai pas fermť l'oeil de la nuit; je voudrais dormir, et je ne saurais.Ľ Une de nos soeurs lui disait: ęMadame, vous avez quelque peine; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-Ítre. --Soeur Agathe, ťcoutez, approchez-vous de moi... plus prŤs... plus prŤs encore... il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout rťvťler, tout; mais gardez-moi le secret... Vous l'avez vue? --Qui, madame? --N'est-il pas vrai que personne n'a la mÍme douceur? Comme elle marche! Quelle dťcence! quelle noblesse! quelle modestie!... Allez ŗ elle; dites-lui... Eh! non, ne dites rien; n'allez pas... Vous n'en pourriez approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayťe comme moi. Restez... Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas... --Mais, madame, si vous consultiez votre directeur. --Oui, mais oui... Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant entendu... De quoi l'entretiendrais-je?... Si je pouvais perdre la mťmoire!... Si je pouvais rentrer dans le nťant, ou renaÓtre!... N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lŻt la passion de NŰtre-Seigneur Jťsus-Christ. Lisez... Je commence ŗ respirer... Il ne faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier... Voyez, il s'ťlance en bouillonnant de son cŰtť... Inclinez cette plaie sacrťe sur ma tÍte... Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas... Je suis perdue!... …loignez ce christ... Rapportez-le-moi...Ľ On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait: ęCe sont ses yeux, c'est sa bouche; quand la reverrai-je? Soeur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui bien mon ťtat; dites-lui que je meurs.Ľ Elle fut saignťe: on lui donna les bains; mais son mal semblait s'accroÓtre par les remŤdes. Je n'ose vous dťcrire toutes les actions indťcentes qu'elle fit, vous rťpťter tous les discours malhonnÍtes qui lui ťchappŤrent dans son dťlire. ņ tout moment elle portait la main ŗ son front, comme pour en ťcarter des idťes importunes, des images, que sais-je quelles images! Elle se renfonÁait la tÍte dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. ęC'est le tentateur, disait-elle, c'est lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bťnite; jetez de l'eau bťnite sur moi... Cessez, cessez; il n'y est plus.Ľ On ne tarda pas ŗ la sťquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien gardťe, qu'elle ne rťussÓt un jour ŗ s'en ťchapper. Elle avait dťchirť ses vÍtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: ęJe suis votre supťrieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on m'obťisse. Vous m'avez emprisonnťe, malheureuses! voilŗ donc la rťcompense de mes bontťs! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; je ne le serai plus... Au feu!... au meurtre!... au voleur!... ŗ mon secours!... ņ moi, soeur ThťrŤse... ņ moi, soeur Suzanne...Ľ Cependant on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait: ęVous avez raison, vous avez raison, hťlas! je suis devenue folle, je le sens.Ľ Quelquefois elle paraissait obsťdťe du spectacle de diffťrents supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liťes sur le dos; elle en voyait avec des torches ŗ la main; elle se joignait ŗ celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite ŗ la mort; elle disait au bourreau: ęJ'ai mťritť mon sort, je l'ai mťritť; encore si ce tourment ťtait le dernier; mais une ťternitť! une ťternitť de feux!...Ľ Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore ŗ dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces papiers. * * * * * AprŤs avoir vťcu plusieurs mois dans cet ťtat dťplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible image du dťsespoir et du crime ŗ sa derniŤre heure; elle se croyait entourťe d'esprits infernaux; ils attendaient son ‚me pour s'en saisir; elle disait d'une voix ťtouffťe: ęLes voilŗ! les voilŗ!...Ľ et leur opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait ŗ la main; elle hurlait, elle criait: ęMon Dieu!... mon Dieu!...Ľ La soeur ThťrŤse la suivit de prŤs; et nous eŻmes une autre supťrieure, ‚gťe et pleine d'humeur et de superstition. * * * * * On m'accuse d'avoir ensorcelť sa devanciŤre; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est ťgalement persťcutť par ses supťrieurs, et me persuade de me sauver de la maison. * * * * * Ma fuite est projetťe. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se cassent, et je tombe; j'ai les jambes dťpouillťes, et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisiŤme tentative m'ťlŤvent au haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise de poste dans laquelle j'espťrais d'Ítre reÁue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilŗ sur le chemin de Paris avec un jeune bťnťdictin. Je ne tardai pas ŗ m'apercevoir, au ton indťcent qu'il prenait et aux libertťs qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi aucune des conditions qu'on avait stipulťes; alors je regrettai ma cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation. * * * * * C'est ici que je peindrai ma scŤne dans le fiacre. Quelle scŤne! Quel homme! Je crie; le cocher vient ŗ mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine. * * * * * J'arrive ŗ Paris. La voiture arrÍte dans une petite rue, ŗ une porte ťtroite qui s'ouvrait dans une allťe obscure et malpropre. La maÓtresse du logis vient au-devant de moi, et m'installe ŗ l'ťtage le plus ťlevť, dans une petite chambre oý je trouve ŗ peu prŤs les meubles nťcessaires. Je reÁois des visites de la femme qui occupait le premier. ęVous Ítes jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on chante, on danse; nous rťunissons toutes les sortes d'amusements. Si vous tournez la tÍte ŗ tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames n'en seront ni jalouses ni f‚chťes. Venez, mademoiselle...Ľ Celle qui me parlait ainsi ťtait d'un certain ‚ge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos trŤs-insinuant. * * * * * Je passe une quinzaine dans cette maison, exposťe ŗ toutes les instances de mon perfide ravisseur, et ŗ toutes les scŤnes tumultueuses d'un lieu suspect, ťpiant ŗ chaque instant l'occasion de m'ťchapper. * * * * * Un jour enfin je la trouvai; la nuit ťtait avancťe: si j'eusse ťtť voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir oý je vais. Je suis arrÍtťe par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe ťvanouie de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt; en revenant ŗ moi, je me trouve ťtendue sur un grabat, environnťe de plusieurs personnes. On me demande qui j'ťtais; je ne sais ce que je rťpondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je prends son bras; nous marchons. Nous avions dťjŗ fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit: ęMademoiselle, vous savez apparemment oý nous allons? --Non, mon enfant; ŗ l'hŰpital, je crois. --ņ l'hŰpital? est-ce que vous seriez hors de maison? --Hťlas! oui. --Qu'avez-vous donc fait pour avoir ťtť chassťe ŗ l'heure qu'il est! Mais nous voilŗ ŗ la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi.Ľ * * * * * Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit mes jambes dťpouillťes de leur peau par la chute que j'avais faite en sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne ŗ Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on m'annonce qu'il faut, ou me rendre ŗ l'hŰpital gťnťral, ou prendre la premiŤre condition qui s'offrira. * * * * * Danger que je courus ŗ Sainte-Catherine, de la part des hommes et des femmes; car c'est lŗ, ŗ ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misŤre ne donna aucune force aux sťductions grossiŤres auxquelles j'y fus exposťe. Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes ŗ mon ťtat. * * * * * J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis actuellement. Je reÁois le linge et je le repasse; ma journťe est pťnible; je suis mal nourrie, mal logťe, mal couchťe, mais en revanche traitťe avec humanitť. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais espťrer d'en jouir paisiblement. * * * * * J'ai appris que la police s'ťtait saisie de mon ravisseur, et l'avait remis entre les mains de ses supťrieurs. Le pauvre homme! il est plus ŗ plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la cruautť avec laquelle les religieux punissent les fautes d'ťclat: un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi. La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflťes, et je ne saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine ŗ me tenir debout. Cependant j'apprťhende le moment de ma guťrison: alors quel prťtexte aurai-je pour ne point sortir? et ŗ quel pťril ne m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois ŗ Paris, font sŻrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais rťsolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il n'ťtait plus. Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans fermer l'oeil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conÁois pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinťe. * * * * * Il paraÓt que mon ťvasion est publique; je m'y attendais. Une de mes camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et les rťflexions les plus propres ŗ dťsoler. Par bonheur elle ťtendait sur des cordes le linge mouillť, le dos tournť ŗ la lampe; et mon trouble n'en pouvait Ítre aperÁu: cependant ma maÓtresse ayant remarquť que je pleurais, m'a dit: ęMarie, qu'avez-vous?--Rien, lui ai-je rťpondu.--Quoi donc, a-t-elle ajoutť, est-ce que vous seriez assez bÍte pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans moeurs, sans religion, et qui s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle n'avait qu'ŗ boire, manger, prier Dieu et dormir; elle ťtait bien oý elle ťtait, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait ťtť seulement trois ou quatre fois ŗ la riviŤre par le temps qu'il fait, cela l'aurait raccommodťe avec son ťtat...Ľ ņ cela j'ai rťpondu qu'on ne connaissait bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait pas ajoutť: ęAllez, c'est une coquine que Dieu punira...Ľ ņ ce propos, je me suis penchťe sur ma table; et j'y suis restťe jusqu'ŗ ce que ma maÓtresse m'ait dit: ęMais, Marie, ŗ quoi rÍvez-vous donc? Tandis que vous dormez lŗ, l'ouvrage n'avance pas.Ľ * * * * * Je n'ai jamais eu l'esprit du cloÓtre, et il y paraÓt assez ŗ ma dťmarche; mais je me suis accoutumťe en religion ŗ certaines pratiques que je rťpŤte machinalement; par exemple, une cloche vient-elle ŗ sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on ŗ la porte? je dis _Ave_. M'interroge-t-on? C'est toujours une rťponse qui finit par oui ou non, chŤre mŤre, ou ma soeur. S'il survient un ťtranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la rťvťrence, je m'incline. Mes compagnes se mettent ŗ rire, et croient que je m'amuse ŗ contrefaire la religieuse; mais il est impossible que leur erreur dure; mes ťtourderies me dťcŤleront, et je serai perdue. * * * * * Monsieur, h‚tez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute: Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou mÍme de simple domestique, pourvu que je vťcusse ignorťe dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnÍtes gens qui ne reÁussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la sťcuritť, du repos, du pain et de l'eau. Soyez trŤs-assurť qu'on sera satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon pŤre ŗ travailler; et au couvent, ŗ obťir; je suis jeune, j'ai le caractŤre trŤs-doux; quand mes jambes seront guťries, j'aurai plus de force qu'il n'en faut pour suffire ŗ l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir; quand j'ťtais dans le monde, je raccommodais moi-mÍme mes dentelles, et j'y serai bientŰt remise; je ne suis maladroite ŗ rien, et je saurai m'abaisser ŗ tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mŤre qui en aurait le goŻt; et j'en pourrais mÍme donner leÁon ŗ ses enfants; mais je craindrais d'Ítre trahie par ces marques d'une ťducation recherchťe. S'il fallait apprendre ŗ coiffer, j'ai du goŻt, je prendrais un maÓtre, et je ne tarderais pas ŗ me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delŗ. Vous pouvez rťpondre de mes moeurs; malgrť les apparences, j'en ai; j'ai mÍme de la piťtť. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus rien ŗ craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrÍtťe; ce puits profond, situť au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visitť de fois! Si je ne m'y suis pas prťcipitťe, c'est qu'on m'en laissait l'entiŤre libertť. J'ignore quel est le destin qui m'est rťservť; mais s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne rťponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitiť de moi, et ne vous prťparez pas ŗ vous-mÍme de longs regrets. * * * * * _P. S._ Je suis accablťe de fatigues, la terreur m'environne, et le repos me fuit. Ces mťmoires, que j'ťcrivais ŗ la h‚te, je viens de les relire ŗ tÍte reposťe, et je me suis aperÁue que sans en avoir le moindre projet, je m'ťtais montrťe ŗ chaque ligne aussi malheureuse ŗ la vťritť que je l'ťtais, mais beaucoup plus aimable que je ne le suis. Serait-ce que nous croyons les hommes moins sensibles ŗ la peinture de nos peines qu'ŗ l'image de nos charmes? et nous promettrions-nous encore plus de facilitť ŗ les sťduire qu'ŗ les toucher? Je les connais trop peu, et je ne me suis pas assez ťtudiťe pour savoir cela. Cependant si le marquis, ŗ qui l'on accorde le tact le plus dťlicat, venait ŗ se persuader que ce n'est pas ŗ sa bienfaisance, mais ŗ son vice que je m'adresse, que penserait-il de moi? Cette rťflexion m'inquiŤte. En vťritť, il aurait bien tort de m'imputer personnellement un instinct propre ŗ tout mon sexe. Je suis une femme, peut-Ítre un peu coquette, que sais-je? Mais c'est naturellement et sans artifice. PR…FACE-ANNEXE DE LA RELIGIEUSE[19] EXTRAIT DE LA CORRESPONDANCE LITT…RAIRE DE GRIMM. ANN…E 1770[20]. La Religieuse[21] de M. de La Harpe a rťveillť ma conscience endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j'ai ťtť l'‚me, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. Ce n'est pas trop tŰt de s'en confesser, et de t‚cher, en ce saint temps de carÍme, d'en obtenir la rťmission avec mes autres pťchťs, et de noyer le tout dans le puits perdu des misťricordes divines. L'annťe 1760 est marquťe dans les fastes des badauds en Parisis, par la rťputation soudaine et ťclatante de Ramponeau[22], et par la comťdie des _Philosophes_[23], jouťe en vertu d'ordres supťrieurs sur le thť‚tre de la Comťdie franÁaise. Il ne reste aujourd'hui de toute cette entreprise qu'un souvenir plein de mťpris pour l'auteur de cette belle rapsodie, appelť _Palissot_, qu'aucun de ses protecteurs ne s'est souciť de partager; les plus grands personnages, en favorisant en secret son entreprise, se croyaient obligťs de s'en dťfendre en public, comme d'une tache de dťshonneur. Tandis que ce scandale occupait tout Paris, M. Diderot, que ce polisson d'Aristophane franÁais avait choisi pour son Socrate, fut le seul qui ne s'en occupait pas. Mais quelle ťtait notre occupation! PlŻt ŗ Dieu qu'elle eŻt ťtť innocente! L'amitiť la plus tendre nous attachait depuis longtemps ŗ M. le marquis de Croismare, ancien officier du rťgiment du Roi, retirť du service, et un des plus aimables hommes de ce pays-ci. Il est ŗ peu prŤs de l'‚ge de M. de Voltaire; et il conserve, comme cet homme immortel, la jeunesse de l'esprit avec une gr‚ce, une lťgŤretť et des agrťments dont le piquant ne s'est jamais ťmoussť pour moi. On peut dire qu'il est un de ces hommes aimables dont la tournure et le moule ne se trouvent qu'en France, quoique l'amabilitť ainsi que la maussaderie soient de tous les pays de la terre. Il ne s'agit pas ici des qualitťs du coeur, de l'ťlťvation des sentiments, de la probitť la plus stricte et la plus dťlicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis qu'il leur est cher; il n'est question que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de tÍte original, des opinions qui ne sont arrÍtťes qu'ŗ un certain point, et qu'il adopte ou qu'il proscrit alternativement, de la verve toujours modťrťe par la gr‚ce, une activitť d'‚me incroyable, qui, combinťe avec une vie oisive et avec la multiplicitť des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus diverses et les plus disparates, lui fait crťer des besoins que personne n'a jamais imaginťs avant lui, et des moyens tout aussi ťtranges pour les satisfaire, et par consťquent une infinitť de jouissances qui se succŤdent les unes aux autres: voilŗ une partie des ťlťments qui constituent l'Ítre de M. de Croismare, appelť par ses amis le charmant marquis par excellence, comme l'abbť Galiani ťtait pour eux le charmant abbť. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare, lui dit quelquefois: _Votre plaisanterie est comme la flamme de l'esprit-de-vin, douce et lťgŤre, qui se promŤne partout sur ma toison, mais sans jamais la brŻler._ Ce charmant marquis nous avait quittťs au commencement de l'annťe 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, prŤs de Caen. Il nous avait promis de ne s'y arrÍter que le temps nťcessaire pour mettre ses affaires en ordre; mais son sťjour s'y prolongea insensiblement; il y avait rťuni ses enfants; il aimait beaucoup son curť; il s'ťtait livrť ŗ la passion du jardinage; et comme il fallait ŗ une imagination aussi vive que la sienne des objets d'attachement rťels ou imaginaires, il s'ťtait tout ŗ coup jetť dans la plus grande dťvotion. Malgrť cela, il nous aimait toujours tendrement; mais vraisemblablement nous ne l'aurions jamais revu ŗ Paris, s'il n'avait pas successivement perdu ses deux fils. Cet ťvťnement nous l'a rendu depuis environ quatre ans, aprŤs une absence de plus de huit annťes; sa dťvotion s'est ťvaporťe comme tout s'ťvapore ŗ Paris, et il est aujourd'hui plus aimable que jamais. Comme sa perte nous ťtait infiniment sensible, nous dťlibťr‚mes en 1760, aprŤs l'avoir supportťe pendant plus de quinze mois, sur les moyens de l'engager ŗ revenir ŗ Paris. L'auteur des mťmoires qui prťcŤdent se rappela que, quelque temps avant son dťpart, on avait parlť dans le monde, avec beaucoup d'intťrÍt, d'une jeune religieuse de Longchamp qui rťclamait juridiquement contre ses voeux, auxquels elle avait ťtť forcťe par ses parents. Cette pauvre recluse intťressa tellement notre marquis, que, sans l'avoir vue, sans savoir son nom, sans mÍme s'assurer de la vťritť des faits, il alla solliciter en sa faveur tous les conseillers de grand'chambre du parlement de Paris. Malgrť cette intercession gťnťreuse, je ne sais par quel malheur, la soeur Suzanne Simonin perdit son procŤs, et ses voeux furent jugťs valables. M. Diderot[24] rťsolut de faire revivre cette aventure ŗ notre profit. Il supposa que la religieuse en question avait eu le bonheur de se sauver de son couvent; et en consťquence ťcrivit en son nom ŗ M. de Croismare pour lui demander secours et protection. Nous ne dťsespťrions pas de le voir arriver en toute diligence au secours de sa religieuse; ou, s'il devinait la scťlťratesse au premier coup d'oeil et que notre projet manqu‚t, nous ťtions sŻrs qu'il nous en resterait du moins une ample matiŤre ŗ plaisanterie. Cette insigne fourberie prit une tout autre tournure, comme vous allez voir par la correspondance que je vais mettre sous vos yeux, entre M. Diderot ou la prťtendue religieuse et le loyal et charmant marquis de Croismare, qui ne se douta pas un instant de notre perfidie; c'est cette perfidie que nous avons eue longtemps sur notre conscience. Nous passions alors nos soupers ŗ lire, au milieu des ťclats de rire, des lettres qui devaient faire pleurer notre bon marquis; et nous y lisions, avec ces mÍmes ťclats de rire, les rťponses honnÍtes que ce digne et gťnťreux ami y faisait. Cependant, dŤs que nous nous aperÁŻmes que le sort de notre infortunťe commenÁait ŗ trop intťresser son tendre bienfaiteur, M. Diderot prit le parti de la faire mourir, prťfťrant de causer quelque chagrin au marquis au danger ťvident de le tourmenter plus cruellement peut-Ítre en la laissant vivre plus longtemps. Depuis son retour ŗ Paris, nous lui avons avouť ce complot d'iniquitť; il en a ri, comme vous pouvez penser; et le malheur de la pauvre religieuse n'a fait que resserrer les liens d'amitiť entre ceux qui lui ont survťcu. Cependant il n'en a jamais parlť ŗ M. Diderot. Une circonstance qui n'est pas la moins singuliŤre, c'est que tandis que cette mystification ťchauffait la tÍte de notre ami en Normandie, celle de M. Diderot s'ťchauffait de son cŰtť. Celui-ci se persuada que le marquis ne donnerait pas un asile dans sa maison ŗ une jeune personne sans la connaÓtre, il se mit ŗ ťcrire en dťtail l'histoire de notre religieuse. Un jour qu'il ťtait tout entier ŗ ce travail, M. d'Alainville[25], un de nos amis communs, lui rendit visite et le trouva plongť dans la douleur et le visage inondť de larmes. ęQu'avez-vous donc? lui dit M. d'Alainville; comme vous voilŗ!--Ce que j'ai, lui rťpondit M. Diderot, je me dťsole d'un conte que je me fais.Ľ Il est certain que s'il eŻt achevť cette histoire, il en aurait fait un des romans les plus vrais, les plus intťressants et les plus pathťtiques que nous ayons. On n'en pouvait pas lire une page sans verser des pleurs; et cependant il n'y avait point d'amour. Ouvrage de gťnie, qui prťsentait partout la plus forte empreinte de l'imagination de l'auteur; ouvrage d'une utilitť publique et gťnťrale; car c'ťtait la plus cruelle satire qu'on eŻt jamais faite des cloÓtres; elle ťtait d'autant plus dangereuse que la premiŤre partie n'en renfermait que des ťloges; sa jeune religieuse ťtait d'une dťvotion angťlique et conservait dans son coeur simple et tendre le respect le plus sincŤre pour tout ce qu'on lui avait appris ŗ respecter. Mais ce roman n'a jamais existť que par lambeaux, et en est restť lŗ: il est perdu, ainsi qu'une infinitť d'autres productions d'un homme rare, qui se serait immortalisť par vingt chefs-d'oeuvre, s'il avait su Ítre avare de son temps et ne pas l'abandonner ŗ mille indiscrets, que je cite tous au jugement dernier, en les rendant responsables devant Dieu et devant les hommes du dťlit dont ils sont les complices (et j'ajouterai, moi qui connais un peu M. Diderot, que ce roman il l'a achevť et que ce sont les mťmoires mÍmes qu'on vient de lire, oý l'on a dŻ remarquer combien il importait de se mťfier des ťloges de l'amitiť[26]). Cette correspondance et notre repentir sont donc tout ce qui nous reste de notre pauvre religieuse. Vous voudrez bien vous souvenir que toutes ces lettres, ainsi que celles de la recluse, ont ťtť fabriquťes par cet enfant de Bťlial, et que toutes les lettres de son gťnťreux protecteur sont vťritables et ont ťtť ťcrites de bonne foi [ce qu'on eut toutes les peines du monde ŗ persuader ŗ M. Diderot, qui se croyait persiflť par le marquis et par ses amis[27]]. BILLET DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE COMTE DE CROIXMAR[28], GOUVERNEUR DE L'…COLE ROYALE MILITAIRE. Une femme malheureuse, ŗ laquelle M. le marquis de Croixmar s'est intťressť il y a trois ans, lorsqu'il demeurait ŗ cŰtť de l'Acadťmie royale de musique, apprend qu'il demeure ŗ prťsent ŗ l'…cole militaire. Elle envoie savoir si elle pourrait encore compter sur ses bontťs, maintenant qu'elle est plus ŗ plaindre que jamais. Un mot de rťponse, s'il lui plaÓt; sa situation est pressante; et il est de consťquence que la personne qui remettra ce billet n'en soupÁonne rien. ON A R…PONDU: Qu'on se trompait et que M. de Croismare en question ťtait actuellement ŗ Caen. Ce billet ťtait ťcrit de la main d'une jeune personne dont nous nous servÓmes pendant tout le cours de cette correspondance. Un page du coin[29] le porta ŗ l'…cole militaire et nous rapporta la rťponse verbale. M. Diderot jugea cette premiŤre dťmarche nťcessaire par plusieurs bonnes raisons. La religieuse avait l'air de confondre les deux cousins ensemble et d'ignorer la vťritable orthographe de leur nom; elle apprenait par ce moyen, bien naturellement, que son protecteur ťtait ŗ Caen. Il se pouvait que le gouverneur de l'…cole militaire plaisant‚t son cousin ŗ l'occasion de ce billet et le lui envoy‚t; ce qui donnait un grand air de vťritť ŗ notre vertueuse aventuriŤre. Ce gouverneur trŤs-aimable, ainsi que tout ce qui porte son nom, ťtait aussi ennuyť de l'absence de son cousin que nous; et nous espťrions le ranger au nombre des conspirateurs. AprŤs sa rťponse, la religieuse ťcrivit ŗ Caen. LETTRE DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE, ņ CAEN. Monsieur, je ne sais ŗ qui j'ťcris; mais, dans la dťtresse oý je me trouve, qui que vous soyez, c'est ŗ vous que je m'adresse. Si l'on ne m'a point trompťe ŗ l'…cole militaire et que vous soyez le marquis gťnťreux que je cherche, je bťnirai Dieu; si vous ne l'Ítes pas, je ne sais ce que je ferai. Mais je me rassure sur le nom que vous portez; j'espŤre que vous secourrez une infortunťe, que vous, monsieur, ou un autre M. de Croismare, qui n'est pas celui de l'…cole militaire, avez appuyťe de votre sollicitation dans une tentative qu'elle fit, il y a deux ans, pour se tirer d'une prison perpťtuelle, ŗ laquelle la duretť de ses parents l'avait condamnťe. Le dťsespoir vient de me porter ŗ une seconde dťmarche dont vous aurez sans doute entendu parler; je me suis sauvťe de mon couvent. Je ne pouvais plus supporter mes peines; et il n'y avait que cette voie, ou un plus grand forfait encore, pour me procurer une libertť que j'avais espťrťe de l'ťquitť des lois. Monsieur, si vous avez ťtť autrefois mon protecteur, que ma situation prťsente vous touche et qu'elle rťveille dans votre coeur quelque sentiment de pitiť! Peut-Ítre trouverez-vous de l'indiscrťtion ŗ avoir recours ŗ un inconnu dans une circonstance pareille ŗ la mienne. Hťlas! monsieur, si vous saviez l'abandon oý je suis rťduite; si vous aviez quelque idťe de l'inhumanitť dont on punit les fautes d'ťclat dans les maisons religieuses, vous m'excuseriez! Mais vous avez l'‚me sensible, et vous craindrez de vous rappeler un jour une crťature innocente jetťe, pour le reste de sa vie, dans le fond d'un cachot. Secourez-moi, monsieur, secourez-moi[30]! Voici l'espŤce de service que j'ose attendre de vous, et qu'il vous est plus facile de me rendre en province qu'ŗ Paris. Ce serait de me trouver, ou par vous-mÍme ou par vos connaissances, ŗ Caen ou ailleurs, une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou mÍme de simple domestique. Pourvu que je sois ignorťe, chez d'honnÍtes gens, et qui vivent retirťs, les gages n'y feront rien. Que j'aie du pain et de l'eau, et que je sois ŗ l'abri des recherches; soyez sŻr qu'on sera content de mon service. J'ai appris ŗ travailler dans la maison de mon pŤre, et ŗ obťir en religion. Je suis jeune, j'ai le caractŤre doux et je suis d'une bonne santť. Lorsque mes forces seront revenues, j'en aurai assez pour suffire ŗ toutes sortes d'occupations domestiques. Je sais broder, coudre et blanchir; quand j'ťtais dans le monde, je raccommodais mes dentelles, et j'y serai bientŰt remise. Je ne suis pas maladroite, je saurai me faire ŗ tout. S'il fallait apprendre ŗ coiffer, je ne manque pas de goŻt, et je ne tarderais pas ŗ le savoir. Une condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce que je demande. Vous pouvez rťpondre de mes moeurs: malgrť les apparences, monsieur, j'ai de la piťtť. Il y avait au fond de la maison que j'ai quittťe, un puits que j'ai souvent regardť; tous mes maux seraient finis, si Dieu ne m'avait retenue. Monsieur, que je ne retourne pas dans cette maison funeste! Rendez-moi le service que je vous demande; c'est une bonne oeuvre dont vous vous souviendrez avec satisfaction tant que vous vivrez, et que Dieu rťcompensera dans ce monde ou dans l'autre. Surtout, monsieur, songez que je vis dans une alarme perpťtuelle et que je vais compter les moments. Mes parents ne peuvent douter que je ne sois ŗ Paris; ils font sŻrement toutes sortes de perquisitions pour me dťcouvrir; ne leur laissez pas le temps de me trouver. J'ai emportť avec moi toutes mes nippes. Je subsiste de mon travail et des secours d'une digne femme que j'avais pour amie et ŗ laquelle vous pouvez adresser votre rťponse. Elle s'appelle M^me Madin. Elle demeure ŗ Versailles. Cette bonne amie me fournira tout ce qu'il me faudra pour mon voyage; et quand je serai placťe, je n'aurai plus besoin de rien, et ne lui serai plus ŗ charge. Monsieur, ma conduite justifiera la protection que vous m'aurez accordťe: quelle que soit la rťponse que vous me ferez, je ne me plaindrai que de mon sort. Voici l'adresse de M^me Madin: _ņ madame Madin, au pavillon de Bourgogne, rue d'Anjou, ŗ Versailles_. Vous aurez la bontť de mettre deux enveloppes, avec son adresse sur la premiŤre, et une croix sur la seconde. Mon Dieu, que je dťsire d'avoir votre rťponse! Je suis dans des transes continuelles. Votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: SUZANNE SIMONIN[31]. * * * * * Nous avions besoin d'une adresse pour recevoir les rťponses, et nous choisÓmes une certaine M^me Madin, femme d'un ancien officier d'infanterie, qui vivait rťellement ŗ Versailles. Elle ne savait rien de notre coquinerie, ni des lettres que nous lui fÓmes ťcrire ŗ elle-mÍme par la suite, et pour lesquelles nous nous servÓmes de l'ťcriture d'une autre jeune personne. M^me Madin savait seulement qu'il fallait recevoir et me remettre toutes les lettres timbrťes _Caen_. Le hasard voulut que M. de Croismare, aprŤs son retour ŗ Paris, et environ huit ans aprŤs notre pťchť, trouv‚t M^me Madin chez une femme de nos amies qui avait ťtť du complot. Ce fut un vrai coup de thť‚tre; M. de Croismare se proposait de prendre mille informations sur une infortunťe qui l'avait tant intťressť, et dont M^me Madin ne savait pas le premier mot. Ce fut aussi le moment de notre confession gťnťrale et de notre pardon. R…PONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Mademoiselle, votre lettre est parvenue ŗ la personne mÍme que vous rťclamiez. Vous ne vous Ítes point trompťe sur ses sentiments; vous pouvez partir aussitŰt pour Caen, si une place ŗ cŰtť d'une jeune demoiselle vous convient. Que la dame votre amie me mande qu'elle m'envoie une femme de chambre telle que je puis la dťsirer, avec tel ťloge qu'il lui plaira de vos qualitťs, sans entrer dans aucun autre dťtail d'ťtat. Qu'elle me marque aussi le nom que vous aurez choisi, la voiture que vous aurez prise, et le jour, s'il se peut, que vous arriverez. Si vous preniez la voiture du carrosse de Caen, il part le lundi de grand matin de Paris, pour arriver ici le vendredi; il loge ŗ Paris, rue Saint-Denis, _au Grand-Cerf_. S'il ne se trouvait personne pour vous recevoir ŗ votre arrivťe ŗ Caen, vous vous adresseriez de ma part, en attendant, chez M. Gassion, vis-ŗ-vis la place Royale. Comme l'incognito est d'une extrÍme nťcessitť de part et d'autre, que la dame votre amie me renvoie cette lettre, ŗ laquelle, quoique non signťe, vous pouvez ajouter foi entiŤre. Gardez-en seulement le cachet, qui servira ŗ vous faire connaÓtre, ŗ Caen, ŗ la personne ŗ qui vous vous adresserez. Suivez, mademoiselle, exactement et diligemment ce que cette lettre vous prescrit; et pour agir avec prudence, ne vous chargez ni de papiers ni de lettres, ou autre chose qui puisse donner occasion de vous reconnaÓtre: il sera facile de les faire venir dans un autre temps. Comptez avec une confiance parfaite sur les bonnes intentions de votre serviteur. A....., proche Caen, ce mercredi 6 fťvrier 1760. * * * * * Cette lettre ťtait adressťe ŗ M^me Madin. Il y avait sur l'autre une croix, suivant la convention. Le cachet reprťsentait un Amour tenant d'une main un flambeau, et de l'autre deux coeurs, avec une devise qu'on n'a pu lire, parce que le cachet avait souffert ŗ l'ouverture de la lettre. Il ťtait naturel qu'une jeune religieuse ŗ qui l'amour ťtait ťtranger en prÓt l'image pour celle de son ange gardien. R…PONSE DE LA RELIGIEUSE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Monsieur, j'ai reÁu votre lettre. Je crois que j'ai ťtť fort mal, fort mal. Je suis bien faible. Si Dieu me retire ŗ lui, je prierai sans cesse pour votre salut; si j'en reviens, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez. Mon cher monsieur! digne homme! je n'oublierai jamais votre bontť. Ma digne amie doit arriver de Versailles; elle vous dira tout. Ce saint jour de dimanche en fťvrier. Je garderai le cachet avec soin. C'est un saint ange que j'y trouve imprimť; c'est vous, c'est mon ange gardien. * * * * * M. Diderot n'ayant pu se rendre ŗ l'assemblťe des bandits, cette rťponse fut envoyťe sans son attache. Il ne la trouva pas de son grť; il prťtendit qu'elle dťcouvrirait notre trahison. Il se trompa, et il eut tort, je crois, de ne pas trouver cette rťponse bonne. Cependant, pour le satisfaire, on coucha sur les registres du commun conseil de la fourberie la rťponse qui suit, et qui ne fut point envoyťe. Au reste, cette maladie nous ťtait indispensable pour diffťrer le dťpart pour Caen. EXTRAIT DES REGISTRES. Voilŗ la lettre qui a ťtť envoyťe, et voici celle que soeur Suzanne aurait dŻ ťcrire: Monsieur, je vous remercie de vos bontťs; il ne faut plus penser ŗ rien, tout va finir pour moi. Je serai dans un moment devant le Dieu de la misťricorde; c'est lŗ que je me souviendrai de vous. Ils dťlibŤrent s'ils me saigneront une troisiŤme fois; ils ordonneront tout ce qu'il leur plaira. Adieu, mon cher monsieur. J'espŤre que le sťjour oý je vais sera plus heureux; nous nous y verrons. LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Je suis ŗ cŰtť de son lit, et elle me presse de vous ťcrire. Elle a ťtť ŗ toute extrťmitť, et mon ťtat, qui m'attache ŗ Versailles, ne m'a point permis de venir plus tŰt ŗ son secours. Je savais qu'elle ťtait fort mal et abandonnťe de tout le monde, et je ne pouvais quitter. Vous pensez bien, monsieur, qu'elle avait beaucoup souffert. Elle avait fait une chute qu'elle cachait. Elle a ťtť attaquťe tout d'un coup d'une fiŤvre ardente qu'on n'a pu abattre qu'ŗ force de saignťes. Je la crois hors de danger. Ce qui m'inquiŤte ŗ prťsent est la crainte que sa convalescence ne soit longue, et qu'elle ne puisse partir avant un mois ou six semaines. Elle est dťjŗ si faible, et elle le sera bien davantage. T‚chez donc, monsieur, de gagner du temps, et travaillons de concert ŗ sauver la crťature la plus malheureuse et la plus intťressante qu'il y ait au monde. Je ne saurais vous dire tout l'effet de votre billet sur elle; elle a beaucoup pleurť, elle a ťcrit l'adresse de M. Gassion derriŤre une _Sainte Suzanne_ de son diurnal, et puis elle a voulu vous rťpondre malgrť sa faiblesse. Elle sortait d'une crise; je ne sais ce qu'elle vous aura dit, car sa pauvre tÍte n'y ťtait guŤre. Pardon, monsieur, je vous ťcris ceci ŗ la h‚te. Elle me fait pitiť; je voudrais ne la point quitter, mais il m'est impossible de rester ici plusieurs jours de suite. Voilŗ la lettre que vous lui avez ťcrite. J'en fais partir une autre, telle ŗ peu prŤs que vous la demandez. Je n'y parle point des talents agrťables; ils ne sont pas de l'ťtat qu'elle va prendre, et il faut, ce me semble, qu'elle y renonce absolument si elle veut Ítre ignorťe. Du reste, tout ce que je dis d'elle est vrai: non, monsieur, il n'y a point de mŤre qui ne fŻt comblťe de l'avoir pour enfant. Mon premier soin, comme vous pouvez penser, a ťtť de la mettre ŗ couvert, et c'est une affaire faite. Je ne me rťsoudrai ŗ la laisser aller que quand sa santť sera tout ŗ fait rťtablie; mais ce ne peut Ítre avant un mois ou six semaines, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; encore faut-il qu'il ne survienne point d'accident. Elle garde le cachet de votre lettre; il est dans ses Heures et sous son chevet. Je n'ai osť lui dire que ce n'ťtait pas le vŰtre; je l'avais brisť en ouvrant votre rťponse, et je l'avais remplacť par le mien: dans l'ťtat f‚cheux oý elle ťtait, je ne devais pas risquer de lui envoyer votre lettre sans la lire. J'ose vous demander pour elle un mot qui la soutienne dans ses espťrances; ce sont les seules qu'elle ait, et je ne rťpondrais pas de sa vie, si elles venaient ŗ lui manquer. Si vous aviez la bontť de me faire ŗ part un petit dťtail de la maison oý elle entrera, je m'en servirais pour la tranquilliser. Ne craignez rien pour vos lettres; elles vous seront toutes renvoyťes aussi exactement que la premiŤre; et reposez-vous sur l'intťrÍt que j'ai moi-mÍme ŗ ne rien faire d'inconsidťrť. Nous nous conformerons ŗ tout, ŗ moins que vous ne changiez vos dispositions. Adieu, monsieur. La chŤre infortunťe prie Dieu pour vous ŗ tous les instants oý sa tÍte le lui permet. J'attends, monsieur, votre rťponse, toujours au pavillon de Bourgogne, rue d'Anjou, ŗ Versailles. Ce 16 fťvrier 1760. LETTRE OSTENSIBLE DE MADAME MADIN, TELLE QUE M. LE MARQUIS DE CROISMARE L'AVAIT DEMAND…. Monsieur, la personne que je vous propose s'appellera Suzanne Simonin. Je l'aime comme si c'ťtait mon enfant: cependant vous pouvez prendre ŗ la lettre ce que je vais vous dire, parce qu'il n'est pas dans mon caractŤre d'exagťrer. Elle est orpheline de pŤre et de mŤre; elle est bien nťe, et son ťducation n'a pas ťtť nťgligťe. Elle s'entend ŗ tous les petits ouvrages qu'on apprend quand on est adroite et qu'on aime ŗ s'occuper; elle parle peu, mais assez bien; elle ťcrit naturellement. Si la personne ŗ qui vous la destinez voulait se faire lire, elle lit ŗ merveille. Elle n'est ni grande ni petite. Sa taille est fort bien; pour sa physionomie, je n'en ai guŤre vu de plus intťressante. On la trouvera peut-Ítre un peu jeune, car je lui crois ŗ peine dix-neuf ans accomplis; mais si l'expťrience de l'‚ge lui manque, elle est remplacťe de reste par celle du malheur. Elle a beaucoup de retenue et un jugement peu commun. Je rťponds de l'innocence de ses moeurs. Elle est pieuse, mais point bigote. Elle a l'esprit naÔf, une gaietť douce, jamais d'humeur. J'ai deux filles; si des circonstances particuliŤres n'empÍchaient pas M^lle Simonin de se fixer ŗ Paris, je ne leur chercherais pas d'autre gouvernante; je n'espŤre pas rencontrer aussi bien. Je la connais depuis son enfance, et elle a toujours vťcu sous mes yeux. Elle partira d'ici bien nippťe. Je me chargerai des petits frais de son voyage et mÍme de ceux de son retour, s'il arrive qu'on me la renvoie: c'est la moindre chose que je puisse faire pour elle. Elle n'est jamais sortie de Paris; elle ne sait oý elle va; elle se croit perdue: j'ai toute la peine du monde ŗ la rassurer. Un mot de vous, monsieur, sur la personne ŗ laquelle elle doit appartenir, la maison qu'elle habitera, et les devoirs qu'elle aura ŗ remplir, fera plus sur son esprit que tous mes discours. Ne serait-ce point trop exiger de votre complaisance que de vous le demander? Toute sa crainte est de ne pas rťussir: la pauvre enfant ne se connaÓt guŤre. J'ai l'honneur d'Ítre, avec tous les sentiments que vous mťritez, monsieur, votre trŤs-humble et obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. ņ Paris, ce 16 fťvrier 1760. LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. Madame, j'ai reÁu il y a deux jours deux mots de lettre, qui m'apprennent l'indisposition de M^lle Simonin. Son malheureux sort me fait gťmir; sa santť m'inquiŤte. Puis-je vous demander la consolation d'Ítre instruit de son ťtat, du parti qu'elle compte prendre, en un mot la rťponse ŗ la lettre que je lui ai ťcrite? J'ose espťrer le tout de votre complaisance et de l'intťrÍt que vous y prenez. Votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. ņ Caen, ce 17 fťvrier 1760. AUTRE LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. J'ťtais, madame, dans l'impatience, et heureusement votre lettre a suspendu mon inquiťtude sur l'ťtat de mademoiselle Simonin, que vous m'assurez hors de danger, et ŗ couvert des recherches. Je lui ťcris; et vous pouvez encore la rassurer sur la continuation de mes sentiments. Sa lettre m'avait frappť; et dans l'embarras oý je l'ai vue, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de me l'attacher en la mettant auprŤs de ma fille, qui malheureusement n'a plus de mŤre. Voilŗ, madame, la maison que je lui destine. Je suis sŻr de moi-mÍme, et de pouvoir lui adoucir ses peines sans manquer au secret, ce qui serait peut-Ítre plus difficile en d'autres mains. Je ne pourrai m'empÍcher de gťmir et sur son ťtat et sur ce que ma fortune ne me permettra pas d'en agir comme je le dťsirerais; mais que faire quand on est soumis aux lois de la nťcessitť? Je demeure ŗ deux lieues de la ville, dans une campagne assez agrťable, oý je vis fort retirť avec ma fille et mon fils aÓnť, qui est un garÁon plein de sentiments et de religion, ŗ qui cependant je laisserai ignorer ce qui peut la regarder. Pour les domestiques, ce sont toutes personnes attachťes ŗ moi depuis longtemps; de sorte que tout est dans un ťtat fort tranquille et fort uni. J'ajouterai encore que ce parti que je lui propose ne sera que son pis-aller: si elle trouvait quelque chose de mieux, je n'entends pas la contraindre par un engagement; mais qu'elle soit certaine qu'elle trouvera toujours en moi une ressource assurťe. Ainsi qu'elle rťtablisse sa santť sans inquiťtude; je l'attendrai et serai bien aise cependant d'avoir souvent de ses nouvelles. J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. ņ Caen, ce 21 fťvrier 1760. LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ SOEUR SUZANNE. SUR L'ENVELOPPE …TAIT UNE CROIX. Personne n'est, mademoiselle, plus sensible que je le suis ŗ l'ťtat oý vous vous trouvez. Je ne puis que m'intťresser de plus en plus ŗ vous procurer quelque consolation dans le sort malheureux qui vous poursuit. Tranquillisez-vous, reprenez vos forces, et comptez toujours avec une entiŤre confiance sur mes sentiments. Rien ne doit plus vous occuper que le rťtablissement de votre santť et le soin de demeurer ignorťe. S'il m'ťtait possible de vous rendre votre sort plus doux, je le ferais; mais votre situation me contraint, et je ne pourrai que gťmir sur la dure nťcessitť. La personne ŗ laquelle je vous destine m'est des plus chŤres, et c'est ŗ moi principalement que vous aurez ŗ rťpondre. Ainsi, autant qu'il me sera possible, j'aurai soin d'adoucir les petites peines insťparables de l'ťtat que vous prenez. Vous me devrez votre confiance, je me reposerai entiŤrement sur vos soins: cette assurance doit vous tranquilliser et vous prouver ma maniŤre de penser et l'attachement sincŤre avec lequel je suis, mademoiselle, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. ņ Caen, ce 21 fťvrier 1760. J'ťcris ŗ M^me Madin, qui pourra vous en dire davantage. LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Monsieur, la guťrison de notre chŤre malade est assurťe: plus de fiŤvre, plus de mal de tÍte, tout annonce la convalescence la plus prompte et la meilleure santť. Les lŤvres sont encore un peu p‚les; mais les yeux reprennent de l'ťclat. La couleur commence ŗ reparaÓtre sur les joues; les chairs ont de la fraÓcheur et ne tarderont pas ŗ reprendre leur fermetť; tout va bien depuis qu'elle a l'esprit tranquille. C'est ŗ prťsent, monsieur, qu'elle sent le prix de votre bienveillance; et rien n'est plus touchant que la maniŤre dont elle s'en exprime. Je voudrais bien pouvoir vous peindre ce qui se passa entre elle et moi lorsque je lui portai vos derniŤres lettres. Elle les prit, les mains lui tremblaient; elle respirait avec peine en les lisant; ŗ chaque ligne elle s'arrÍtait; et, aprŤs avoir fini, elle me dit, en se jetant ŗ mon cou, et en pleurant ŗ chaudes larmes: ęEh bien! madame Madin, Dieu ne m'a donc pas abandonnťe; il veut donc enfin que je sois heureuse. Oui, c'est Dieu qui m'a inspirť de m'adresser ŗ ce cher monsieur: quel autre au monde eŻt pris pitiť de moi? Remercions le ciel de ces premiŤres gr‚ces, afin qu'il nous en accorde d'autres.Ľ Et puis elle s'assit sur son lit, et elle se mit ŗ prier; ensuite, revenant sur quelques endroits de vos lettres, elle dit: ęC'est sa fille qu'il me confie. Ah! maman, elle lui ressemblera; elle sera douce, bienfaisante et sensible comme lui.Ľ AprŤs s'Ítre arrÍtťe, elle dit avec un peu de souci: ęElle n'a plus de mŤre! Je regrette de n'avoir pas l'expťrience qu'il me faudrait. Je ne sais rien, mais je ferai de mon mieux; je me rappellerai le soir et le matin ce que je dois ŗ son pŤre: il faut que la reconnaissance supplťe ŗ bien des choses. Serai-je encore longtemps malade? Quand est-ce qu'on me permettra de manger? Je ne me sens plus de ma chute, plus du tout.Ľ Je vous fais ce petit dťtail, monsieur, parce que j'espŤre qu'il vous plaira. Il y avait dans son discours et son action tant d'innocence et de zŤle, que j'en ťtais hors de moi. Je ne sais ce que je n'aurais pas donnť pour que vous l'eussiez vue et entendue. Non, monsieur, ou je ne me connais ŗ rien, ou vous aurez une crťature unique, et qui fera la bťnťdiction de votre maison. Ce que vous avez eu la bontť de m'apprendre de vous, de mademoiselle votre fille, de monsieur votre fils, de votre situation, s'arrange parfaitement avec ses voeux. Elle persiste dans les premiŤres propositions qu'elle vous a faites. Elle ne demande que la nourriture et le vÍtement, et vous pouvez la prendre au mot si cela vous convient: quoique je ne sois pas riche, le reste sera mon affaire. J'aime cette enfant, je l'ai adoptťe dans mon coeur; et le peu que j'aurai fait pour elle de mon vivant lui sera continuť aprŤs ma mort. Je ne vous dissimule pas que ces mots d'_Ítre son pis-aller et de la laisser libre d'accepter mieux si l'occasion s'en prťsente_, lui ont fait de la peine; je n'ai pas ťtť f‚chťe de lui trouver cette dťlicatesse. Je ne nťgligerai pas de vous instruire des progrŤs de sa convalescence; mais j'ai un grand projet dans lequel je ne dťsespťrerais pas de rťussir pendant qu'elle se rťtablira, si vous pouviez m'adresser ŗ un de vos amis: vous devez en avoir beaucoup ici. Il me faudrait un homme sage, discret, adroit, pas trop considťrable, qui approch‚t par lui ou par ses amis de quelques grands que je lui nommerais, et qui eŻt accŤs ŗ la cour sans en Ítre. De la maniŤre dont la chose est arrangťe dans mon esprit, il ne serait point mis dans la confidence; il nous servirait sans savoir en quoi: quand ma tentative serait infructueuse, nous en tirerions au moins l'avantage de persuader qu'elle est en pays ťtranger. Si vous pouvez m'adresser ŗ quelqu'un, je vous prie de me le nommer, et de me dire sa demeure, et ensuite de lui ťcrire que M^me Madin, que vous connaissez depuis longtemps, doit venir lui demander un service, et que vous le priez de s'intťresser ŗ elle, si la chose est faisable. Si vous n'avez personne, il faut s'en consoler; mais voyez, monsieur. Au reste, je vous prie de compter sur l'intťrÍt que je prends ŗ notre infortunťe, et sur quelque prudence que je tiens de l'expťrience. La joie que votre derniŤre lettre lui a causťe, lui a donnť un petit mouvement dans le pouls; mais ce ne sera rien. J'ai l'honneur d'Ítre, avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. ņ Paris, ce 3 mars 1760. L'idťe de M^me Madin de se faire adresser ŗ un des amis du gťnťreux protecteur de soeur Suzanne, ťtait une suggestion de Satan, au moyen de laquelle ses suppŰts espťraient inspirer adroitement ŗ leur ami de Normandie de s'adresser ŗ moi et de me mettre dans la confidence de toute cette affaire; ce qui rťussit parfaitement, comme vous verrez par la suite de cette correspondance. LETTRE DE SOEUR SUZANNE ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Monsieur, maman Madin m'a remis les deux rťponses dont vous m'avez honorťe, et m'a fait part aussi de la lettre que vous lui avez ťcrite. J'accepte, j'accepte. C'est cent fois mieux que je ne mťrite; oui, cent fois, mille fois mieux. J'ai si peu de monde, si peu d'expťrience, et je sens si bien tout ce qu'il me faudrait pour rťpondre dignement ŗ votre confiance; mais j'espŤre tout de votre indulgence, de mon zŤle et de ma reconnaissance. Ma place me fera, et maman Madin dit que cela vaut mieux que si j'ťtais faite ŗ ma place. Mon Dieu! que je suis pressťe d'Ítre guťrie, d'aller me jeter aux pieds de mon bienfaiteur, et de le servir auprŤs de sa chŤre fille en tout ce qui dťpendra de moi! On me dit que ce ne sera guŤre avant un mois. Un mois! c'est bien du temps. Mon cher monsieur, conservez-moi votre bienveillance. Je ne me sens pas de joie; mais ils ne veulent pas que j'ťcrive, ils m'empÍchent de lire, ils me tiennent au lit, ils me noient de tisane, ils me font mourir de faim, et tout cela pour mon bien. Dieu soit louť! C'est pourtant bien malgrť moi que je leur obťis. Je suis, avec un coeur reconnaissant, monsieur, votre trŤs-humble et soumise servante, _Signť_: SUZANNE SIMONIN. ņ Paris, ce 3 mars 1760. LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. Quelques incommoditťs que je ressens depuis quelques jours m'ont empÍchť, madame, de vous faire rťponse plus tŰt, pour vous marquer le plaisir que j'ai d'apprendre la convalescence de M^lle Simonin. J'ose espťrer que bientŰt vous aurez la bontť de m'instruire de son parfait rťtablissement, que je souhaite avec ardeur. Mais je suis mortifiť de ne pouvoir contribuer ŗ l'exťcution du projet que vous mťditez en sa faveur; sans le connaÓtre, je ne puis le trouver que trŤs-bon par la prudence dont vous Ítes capable et par l'intťrÍt que vous y prenez. Je n'ai ťtť que trŤs-peu rťpandu ŗ Paris, et parmi un petit nombre de personnes aussi peu rťpandues que moi: et les connaissances telles que vous les dťsireriez ne sont pas faciles ŗ trouver. Continuez, je vous supplie, ŗ me donner des nouvelles de M^lle Simonin, dont les intťrÍts me seront toujours chers. J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. Ce 31 mars 1760. R…PONSE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Monsieur, j'ai fait une faute, peut-Ítre, de ne me pas expliquer sur le projet que j'avais; mais j'ťtais si pressťe d'aller en avant. Voici donc ce qui m'avait passť par la tÍte. D'abord il faut que vous sachiez que le cardinal de T***[32] protťgeait la famille. Ils perdirent tous beaucoup ŗ sa mort, surtout ma Suzanne, qui lui avait ťtť prťsentťe dans sa premiŤre jeunesse. Le vieux cardinal aimait les jolis enfants; les gr‚ces de celle-ci l'avaient frappť; et il s'ťtait chargť de son sort. Mais quand il ne fut plus, on disposa d'elle comme vous savez, et les protecteurs crurent s'acquitter envers la cadette en mariant les aÓnťes ŗ deux de leurs crťatures. L'un de ces protťgťs a un emploi considťrable ŗ Albi; l'autre la recette des aides de Castries, ŗ trois lieues de Montpellier. Ce sont des gens durs; mais leur ťtat dťpend absolument de ceux qui les ont placťs. J'avais donc pensť que, si l'on avait eu quelque accŤs auprŤs de M^me la marquise de T*** qu'on dit complaisante[33] et qui s'est mise en quatre dans le procŤs de mon enfant, et qu'on lui eŻt peint la triste situation d'une jeune personne exposťe ŗ toutes les suites de la misŤre, dans un pays ťtranger et lointain[34], nous eussions pu arracher par ce moyen une petite pension de ces deux beaux-frŤres, qui ont emportť tout le bien de la maison, et qui ne songent guŤre ŗ nous secourir. En vťritť, monsieur, cela vaut bien la peine que nous revenions tous les deux lŗ-dessus: voyez. Avec cette petite pension, ce que je viens de lui assurer, et ce qu'elle tiendrait de vos bontťs, elle serait bien pour le prťsent, point mal pour l'avenir, et je la verrais partir avec moins de regret. Mais je ne connais ni M^me la marquise de T***, ni le secrťtaire du dťfunt cardinal qu'on dit homme de lettres, ni personne[35] qui les approche; et ce fut l'enfant qui me suggťra de m'adresser ŗ vous. Au reste, je ne saurais vous dire que sa convalescence aille comme je le dťsirerais. Elle s'ťtait blessťe au dedans des reins, comme je crois vous l'avoir dit: la douleur de cette chute, qui s'ťtait dissipťe, s'est fait ressentir; c'est un point qui revient et qui passe. Il est accompagnť d'un lťger frisson en dedans, mais au pouls il n'y a pas la moindre fiŤvre; le mťdecin hoche de la tÍte, et n'a pas un air qui me plaise. Elle ira dimanche prochain ŗ la messe; elle le veut; et je viens de lui envoyer une grande capote qui l'enveloppera jusqu'au bout du nez, et sous laquelle elle pourra, je crois, passer une demi-heure sans pťril dans une petite ťglise borgne du quartier. Elle soupire aprŤs le moment de son dťpart, et je suis sŻre qu'elle ne demandera rien ŗ Dieu avec plus de ferveur que d'achever sa guťrison, et de lui conserver les bontťs de son bienfaiteur. Si elle se trouvait en ťtat de partir entre P‚ques et Quasimodo, je ne manquerais pas de vous en prťvenir. Au reste, monsieur, son absence ne m'empÍcherait pas d'agir, si je dťcouvrais parmi mes connaissances quelqu'un qui pŻt quelque chose auprŤs de M^me de T*** et du mťdecin A*** qui peut beaucoup sur son esprit[36]. Je suis, avec une reconnaissance sans bornes pour elle et pour moi, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. ņ Versailles, ce 25 mars 1760. _P. S._ Je lui ai dťfendu de vous ťcrire, de crainte de vous importuner; il n'y a que cette considťration qui puisse la retenir. LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. Madame, votre projet pour M^lle Simonin me paraÓt trŤs-louable, et me plaÓt d'autant plus, que je souhaiterais ardemment de la voir, dans son infortune, assurťe d'un ťtat un peu passable. Je ne dťsespŤre pas de trouver quelque ami qui puisse agir auprŤs de M^me de T***[37] ou du mťdecin A*** ou du secrťtaire du feu cardinal, mais cela demande du temps et des prťcautions, tant pour ťviter d'ťventer le secret, que pour m'assurer la discrťtion des personnes auxquelles je pense que je pourrais m'adresser. Je ne perdrai point cela de vue: en attendant, si M^lle Simonin persiste dans ses mÍmes sentiments, et si sa santť est assez rťtablie, rien ne doit l'empÍcher de partir; elle me trouvera toujours dans les mÍmes dispositions que je lui ai marquťes, et dans le mÍme zŤle ŗ lui adoucir, s'il se peut, l'amertume de son sort. La situation de mes affaires et les malheurs du temps m'obligent de me tenir fort retirť ŗ la campagne avec mes enfants, pour raison d'ťconomie; ainsi nous y vivons avec beaucoup de simplicitť. C'est pourquoi M^lle Simonin pourra se dispenser de faire de la dťpense en habillements ni si propres ni si chers; le commun peut suffire en ce pays. C'est dans cette campagne et dans cet ťtat uni et simple qu'elle me trouvera, et oý je souhaite qu'elle puisse goŻter quelque douceur et quelque agrťment, malgrť les prťcautions gÍnantes que je serai obligť d'observer ŗ son ťgard. Vous aurez la bontť, madame, de m'instruire de son dťpart; et de peur qu'elle n'eŻt ťgarť l'adresse que je lui avais envoyťe, c'est chez M. Gassion, vis-ŗ-vis la place Royale, ŗ Caen. Cependant si je suis instruit ŗ temps du jour de son arrivťe, elle trouvera quelqu'un pour la conduire ici sans s'arrÍter. J'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. Ce 31 mars 1760. LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Si elle persiste dans ses sentiments, monsieur? En pouvez-vous douter? Qu'a-t-elle de mieux ŗ faire que d'aller passer des jours heureux et tranquilles auprŤs d'un homme de bien, et dans une famille honnÍte? N'est-elle pas trop heureuse que vous vous soyez ressouvenu d'elle? Et oý donnerait-elle de la tÍte si l'asile que vous avez eu la gťnťrositť de lui offrir venait ŗ lui manquer? C'est elle-mÍme, monsieur, qui parle ainsi; et je ne fais que vous rťpťter ses discours. Elle voulut encore aller ŗ la messe le jour de P‚ques; c'ťtait bien contre mon avis, et cela lui rťussit fort mal. Elle en revint avec de la fiŤvre; et depuis ce malheureux jour elle ne s'est pas bien portťe. Monsieur, je ne vous l'enverrai point qu'elle ne soit en bonne santť. Elle sent ŗ prťsent de la chaleur au-dessus des reins, ŗ l'endroit oý elle s'est blessťe dans sa chute; je viens d'y regarder, et je n'y vois rien du tout. Mais son mťdecin me dit avant-hier, comme nous descendions ensemble, qu'il craignait qu'il n'y eŻt un commencement de pulsation; qu'il fallait attendre ce que cela deviendrait. Cependant elle ne manque point d'appťtit, elle dort, l'embonpoint se soutient. Je lui trouve seulement, par intervalle, un peu plus de couleur aux joues et plus de vivacitť dans les yeux qu'elle n'en a naturellement. Et puis ce sont des impatiences qui me dťsespŤrent. Elle se lŤve, elle essaye de marcher; mais pour peu qu'elle penche du cŰtť malade, c'est un cri aigu ŗ percer le coeur. Malgrť cela, j'espŤre, et j'ai profitť du temps pour arranger son petit trousseau. C'est une robe de calmande d'Angleterre, qu'elle pourra porter simple jusqu'ŗ la fin des chaleurs, et qu'elle doublera pour son hiver, avec une autre de coton bleu qu'elle porte actuellement. Plusieurs jupons blancs, dont deux de moi, de basin, garnis en mousseline. Deux justes pareils, que j'avais fait faire pour la plus jeune de mes filles, et qui se sont trouvťs lui aller ŗ merveille. Cela lui fera des habillements de toilette pour l'ťtť. Quinze chemises garnies de maris, les uns en batiste, les autres en mousseline. Vers la mi-juin, je lui enverrai de quoi en faire six autres, d'une piŤce de toile qu'on me blanchit ŗ Senlis. Quelques corsets, tabliers et mouchoirs de cou. Deux douzaines de mouchoirs de poche. Plusieurs cornettes de nuit. Six dormeuses de jour festonnťes, avec huit paires de manchettes ŗ un rang, et trois ŗ deux rangs. Six paires de bas de coton fin. C'est tout ce que j'ai pu faire de mieux. Je lui portai cela le lendemain des fÍtes, et je ne saurais vous dire avec quelle sensibilitť elle le reÁut. Elle regardait une chose, en essayait une autre, me prenait les mains et me les baisait. Mais elle ne put jamais retenir ses larmes, quand elle vit les justes de ma fille. ęHť! lui dis-je, de quoi pleurez-vous? Est-ce que vous ne l'avez pas toujours ťtť? _Il est vrai_,Ľ me rťpondit-elle; puis elle ajouta: ęņ prťsent que j'espŤre Ítre heureuse, il me semble que j'aurais de la peine ŗ mourir. Maman, est-ce que cette chaleur de cŰtť ne se dissipera point? Si l'on y mettait quelque chose?Ľ Je suis charmťe, monsieur, que vous ne dťsapprouviez pas mon projet, et que vous voyiez jour ŗ le faire rťussir. J'abandonne tout ŗ votre prudence; mais je crois devoir vous avertir que M^me la marquise de T*** part pour la campagne, que M. A*** est inaccessible et revÍche; que le secrťtaire, fier du titre d'acadťmicien qu'il a obtenu aprŤs vingt ans de sollicitations, s'en retourne en Bretagne, et que dans trois ou quatre mois d'ici[38] nous serons bien oubliťs. Tout passe si vite d'intťrÍt dans ce pays-ci; on ne parle dťjŗ plus guŤre de nous, bientŰt on n'en parlera plus du tout. Ne craignez pas qu'elle ťgare l'adresse que vous lui avez envoyťe. Elle n'ouvre pas une fois ses Heures pour prier, sans la regarder; elle oublierait plutŰt son nom de Simonin que celui de M. Gassion. Je lui demandai si elle ne voulait pas vous ťcrire, elle me rťpondit qu'elle vous avait commencť une longue lettre qui contiendrait tout ce qu'elle ne pourrait guŤre se dispenser de vous dire, si Dieu lui faisait la gr‚ce de guťrir et de vous voir; mais qu'elle avait le pressentiment qu'elle ne vous verrait jamais. ęCela dure trop, maman, ajouta-t-elle, je ne profiterai ni de vos bontťs ni des siennes: ou M. le marquis changera de sentiment, ou je n'en reviendrai pas.Ľ ęQuelle folie! lui dis-je. Savez-vous bien que si vous vous entretenez dans ces idťes tristes, ce que vous craignez vous arrivera?Ľ Elle dit: _Que la volontť de Dieu soit faite._ Je la priai de me montrer ce qu'elle vous avait ťcrit; j'en fus effrayťe, c'est un volume, c'est un gros volume. ęVoilŗ, lui dis-je en colŤre, ce qui vous tue.Ľ Elle me rťpondit: ęQue voulez-vous que je fasse? Ou je m'afflige, ou je m'ennuie.--Et quand avez-vous pu griffonner tout cela?--Un peu dans un temps, un peu dans un autre. Que je vive ou que je meure, je veux qu'on sache tout ce que j'ai souffert...Ľ Je lui ai dťfendu de continuer. Son mťdecin en a fait autant. Je vous prie, monsieur, de joindre votre autoritť ŗ mes priŤres; elle vous regarde comme son cher maÓtre, et il est sŻr qu'elle vous obťira. Cependant comme je conÁois que les heures sont bien longues pour elle, et qu'il faut qu'elle s'occupe, ne fŻt-ce que pour l'empÍcher d'ťcrire davantage, de rÍver et de se chagriner, je lui ai fait porter un tambour[39], et je lui ai proposť de commencer une veste pour vous. Cela lui a plu extrÍmement, et elle s'est mise tout de suite ŗ l'ouvrage. Dieu veuille qu'elle n'ait pas le temps de l'achever ici! Un mot, s'il vous plaÓt, qui dťfende d'ťcrire et de trop travailler. J'avais rťsolu de retourner ce soir ŗ Versailles; mais j'ai de l'inquiťtude: ce commencement de pulsation me chiffonne, et je veux Ítre demain auprŤs d'elle lorsque son mťdecin reviendra. J'ai malheureusement quelque foi aux pressentiments des malades; ils se sentent. Quand je perdis M. Madin, tous les mťdecins m'assuraient qu'il en reviendrait; il disait, lui, qu'il n'en reviendrait pas; et le pauvre homme ne disait que trop vrai. Je resterai, et j'aurai l'honneur de vous ťcrire: s'il fallait que je la perdisse, je crois que je ne m'en consolerais jamais. Vous seriez trop heureux, vous, monsieur, de ne l'avoir point vue. C'est ŗ prťsent que les misťrables qui l'ont dťterminťe ŗ s'enfuir sentent la perte qu'elles ont faite; mais il est trop tard. J'ai l'honneur d'Ítre avec des sentiments de respect et de reconnaissance pour elle et pour moi, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. ņ Paris, ce 13 avril 1760. R…PONSE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. Je partage, madame, avec une vraie sensibilitť, votre inquiťtude sur la maladie de M^lle Simonin. Son ťtat infortunť m'avait toujours infiniment touchť; mais le dťtail que vous avez eu la bontť de me faire de ses qualitťs et de ses sentiments, me prťvient tellement en sa faveur, qu'il me serait impossible de n'y pas prendre le plus vif intťrÍt: ainsi, loin que je puisse changer de sentiments ŗ son ťgard, chargez-vous, je vous prie, de lui rťpťter ceux que je vous ai marquťs par mes lettres, et qui ne souffriront aucune altťration. J'ai cru qu'il ťtait prudent de ne lui point ťcrire, afin de lui Űter toute occasion de s'occuper ŗ faire une rťponse. Il n'est pas douteux que tout genre d'occupation lui est prťjudiciable dans son ťtat d'infirmitť; et si j'avais quelque pouvoir sur elle, je m'en servirais pour le lui interdire. Je ne puis mieux m'adresser qu'ŗ vous-mÍme, madame, pour lui faire connaÓtre ce que je pense ŗ cet ťgard. Ce n'est pas que je ne fusse charmť de recevoir de ses nouvelles par elle-mÍme; mais je ne pourrais approuver en elle une action de pure biensťance, qui pŻt contribuer au retardement de sa guťrison. L'intťrÍt que vous y prenez, madame, me dispense de vous prier encore une fois de la modťrer sur ce point. Soyez toujours persuadťe de ma sincŤre affection pour elle, et de l'estime particuliŤre, et de la considťration vťritable avec laquelle j'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. Ce 25 avril 1760. _P. S._ Incessamment j'ťcrirai ŗ un de mes amis, ŗ qui vous pourrez vous adresser pour M^me de T***[40]. Il se nomme M. Grimm, secrťtaire des commandements de M. le duc d'Orlťans, et demeure rue Neuve-de-Luxembourg, prŤs la rue Saint-Honorť, ŗ Paris. Je lui donnerai avis que vous prendrez la peine de passer chez lui, et lui marquerai que je vous ai d'extrÍmes obligations, et que je ne dťsire rien tant que de vous en marquer ma reconnaissance. Il ne dÓne pas ordinairement chez lui. LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. Monsieur, combien j'ai souffert depuis que je n'ai eu l'honneur de vous ťcrire! Je n'ai jamais pu prendre sur moi de vous faire part de ma peine, et j'espŤre que vous me saurez grť de n'avoir pas mis votre ‚me sensible ŗ une ťpreuve aussi cruelle. Vous savez combien elle m'ťtait chŤre. Imaginez-vous, monsieur, que je l'aurai vue prŤs de quinze jours de suite pencher vers sa fin, au milieu des douleurs les plus aiguŽs. Enfin, Dieu a pris, je crois, pitiť d'elle et de moi. La pauvre malheureuse est encore; mais ce ne peut Ítre pour longtemps. Ses forces sont ťpuisťes, elle ne parle presque plus, ses yeux ont peine ŗ s'ouvrir. Il ne lui reste que sa patience, qui ne l'a point abandonnťe. Si celle-lŗ n'est pas sauvťe, que deviendrons-nous? L'espoir que j'avais de sa guťrison a disparu tout ŗ coup. Il s'ťtait formť un abcŤs au cŰtť, qui faisait un progrŤs sourd depuis sa chute. Elle n'a pas voulu souffrir qu'on l'ouvrÓt ŗ temps, et quand elle a pu s'y rťsoudre, il ťtait trop tard. Elle sent arriver son dernier moment; elle m'ťloigne; et je vous avoue que je ne suis pas en ťtat de soutenir ce spectacle. Elle fut administrťe hier entre dix et onze heures du soir. Ce fut elle qui le demanda. AprŤs cette triste cťrťmonie, je restai seule ŗ cŰtť de son lit. Elle m'entendit soupirer, elle chercha ma main, je la lui donnai; elle la prit, la porta contre ses lŤvres, et m'attirant vers elle, elle me dit, si bas que j'avais peine ŗ l'entendre: ęMaman, encore une gr‚ce. --Laquelle, mon enfant? --Me bťnir, et vous en aller.Ľ Elle ajouta: ęMonsieur le marquis... ne manquez pas de le remercier.Ľ Ces paroles auront ťtť ses derniŤres. J'ai donnť des ordres, et je me suis retirťe chez une amie, oý j'attends de moment en moment. Il est une heure aprŤs minuit. Peut-Ítre avons-nous ŗ prťsent une amie au ciel. Je suis avec respect, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. La lettre prťcťdente est du 7 mai; mais elle n'ťtait point datťe. LETTRE DE MADAME MADIN ņ M. LE MARQUIS DE CROISMARE. La chŤre enfant n'est plus; ses peines sont finies; et les nŰtres ont peut-Ítre encore longtemps ŗ durer. Elle a passť de ce monde dans celui oý nous sommes tous attendus, mercredi dernier, entre trois et quatre heures du matin. Comme sa vie avait ťtť innocente, ses derniers instants ont ťtť tranquilles, malgrť tout ce qu'on a fait pour les troubler. Permettez que je vous remercie du tendre intťrÍt que vous avez pris ŗ son sort; c'est le seul devoir qui me reste ŗ lui rendre. Voilŗ toutes les lettres dont vous nous avez honorťes. J'avais gardť les unes, et j'ai trouvť les autres parmi des papiers qu'elle m'a remis quelques jours avant sa mort; ils contiennent, ŗ ce qu'elle m'a dit, l'histoire de sa vie chez ses parents et dans les trois maisons religieuses oý elle a demeurť, et ce qui s'est passť aprŤs sa sortie. Il n'y a pas d'apparence que je les lise sitŰt: je ne saurais rien voir de ce qui lui appartenait, rien mÍme de ce que mon amitiť lui avait destinť, sans ressentir une douleur profonde. Si je suis assez heureuse, monsieur, pour vous Ítre utile, je serai trŤs-flattťe de votre souvenir. Je suis, avec les sentiments de respect et de reconnaissance qu'on doit aux hommes misťricordieux et bienfaisants, monsieur, votre trŤs-humble et trŤs-obťissante servante, _Signť_: MOREAU-MADIN. Ce 10 mai 1760. LETTRE DE M. LE MARQUIS DE CROISMARE ņ MADAME MADIN. Je sais, madame, ce qu'il en coŻte ŗ un coeur sensible et bienfaisant de perdre l'objet de son attachement, et l'heureuse occasion de lui dispenser des faveurs si dignement acquises, et par l'infortune, et par les aimables qualitťs, telles qu'ont ťtť celles de la chŤre demoiselle qui cause aujourd'hui vos regrets. Je les partage, madame, avec la plus tendre sensibilitť. Vous l'avez connue, et c'est ce qui vous rend sa sťparation plus difficile ŗ supporter. Sans avoir eu cet avantage, ses malheurs m'avaient vivement touchť, et je goŻtais par avance le plaisir de pouvoir contribuer ŗ la tranquillitť de ses jours. Si le ciel en a ordonnť autrement, et a voulu me priver de cette satisfaction tant dťsirťe, je dois l'en bťnir; mais je ne puis y Ítre insensible. Vous avez du moins la consolation d'en avoir agi ŗ son ťgard avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus gťnťreuse. Je les ai admirťs, et mon ambition eŻt ťtť de vous imiter. Il ne me reste plus que le dťsir ardent d'avoir l'honneur de vous connaÓtre, et de vous exprimer de vive voix combien j'ai ťtť enchantť de votre grandeur d'‚me, et avec quelle considťration respectueuse j'ai l'honneur d'Ítre, madame, votre trŤs-humble et trŤs-obťissant serviteur. Ce 18 mai 1760. _P. S._ Tout ce qui a rapport ŗ la mťmoire de notre infortunťe m'est devenu extrÍmement cher; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand sacrifice, que celui de me communiquer les petits mťmoires qu'elle a faits de ses diffťrents malheurs? Je vous demande cette gr‚ce, madame, avec d'autant plus de confiance, que vous m'aviez annoncť que je pouvais y avoir quelque droit. Je serai fidŤle ŗ vous les renvoyer, ainsi que toutes vos lettres, par la premiŤre occasion, si vous le jugez ŗ propos. Vous auriez la bontť de me les envoyer par le carrosse de voiture de Caen, qui loge _au Grand-Cerf_, rue Saint-Denis, ŗ Paris, et part tous les lundis. * * * * * Ainsi finit l'histoire de l'infortunťe soeur Suzanne Saulier, dite Simonin dans son histoire et dans cette correspondance. Il est bien triste que les mťmoires de sa vie n'aient pas ťtť mis au net; ils auraient formť une lecture trŤs-intťressante. AprŤs tout, M. le marquis de Croismare doit savoir grť ŗ la perfidie de ses amis de lui avoir fourni une occasion de secourir l'infortune avec une noblesse, un intťrÍt, une simplicitť vraiment dignes de lui: le rŰle qu'il joue dans cette correspondance n'est pas le moins touchant du roman. On nous bl‚mera, peut-Ítre, d'avoir inhumainement h‚tť la fin de soeur Suzanne, mais ce parti ťtait devenu nťcessaire ŗ cause des avis que nous reÁŻmes du ch‚teau de Lasson, qu'on y meublait un appartement pour recevoir M^lle de Croismare, que son pŤre voulait faire sortir du couvent, oý elle avait ťtť depuis la mort de sa mŤre. Ces avis ajoutaient qu'on attendait de Paris une femme de chambre, qui devait en mÍme temps jouer le rŰle de gouvernante auprŤs de la jeune personne, et que M. de Croismare s'occupait d'ailleurs ŗ pourvoir la bonne qui avait ťtť jusqu'alors auprŤs de sa fille. Ces avis ne nous laissŤrent pas le choix sur le parti qui nous restait ŗ prendre; et ni la jeunesse, ni la beautť, ni l'innocence de soeur Suzanne, ni son ‚me douce, sensible et tendre, capable de toucher les coeurs les moins enclins ŗ la compassion, ne purent la sauver d'une mort inťvitable. Mais comme nous avions tous pris les sentiments de M^me Madin pour cette intťressante crťature, les regrets que nous causa sa mort ne furent guŤre moins vifs que ceux de son respectable protecteur. * * * * * S'il se trouve quelques contradictions lťgŤres entre le rťcit et les mťmoires, c'est que la plupart des lettres sont postťrieures au roman, et l'on conviendra que s'il y eut jamais une prťface utile, c'est celle qu'on vient de lire, et que c'est peut-Ítre la seule dont il fallait renvoyer la lecture ŗ la fin de l'ouvrage. QUESTION AUX GENS DE LETTRES. M. Diderot, aprŤs avoir passť des matinťes ŗ composer des lettres bien ťcrites, bien pensťes, bien pathťtiques, bien romanesques, employait des journťes ŗ les g‚ter en supprimant, sur les conseils de sa femme et de ses associťs en scťlťratesse, tout ce qu'elles avaient de saillant, d'exagťrť, de contraire ŗ l'extrÍme simplicitť et ŗ la derniŤre vraisemblance; en sorte que si l'on eŻt ramassť dans la rue les premiŤres, on eŻt dit: ęCela est beau, fort beau...Ľ et que si l'on eŻt ramassť les derniŤres, on eŻt dit: ęCela est bien vrai...Ľ Quelles sont les bonnes? Sont-ce celles qui auraient peut-Ítre obtenu l'admiration? ou celles qui devaient certainement produire l'illusion[41]? NOTE Comme on l'a vu dans l'article de de Vaines sur _la Religieuse_ (_Notice prťliminaire_) et comme on le verra dans l'avertissement de Naigeon qui va suivre, l'ťditeur fut assez gťnťralement bl‚mť d'avoir joint au roman la seconde partie oý Grimm explique les motifs qui portŤrent Diderot ŗ l'ťcrire et les circonstances dans lesquelles il fut composť. Ces reproches, avons-nous dit, ne nous paraissent pas fondťs. Est-ce parce qu'aujourd'hui la critique a complŤtement renversť son objectif? Cela est bien possible. Mais la critique a-t-elle eu raison de changer ainsi? Voilŗ ce qu'il faudrait discuter longuement. Nous nous bornerons ŗ approuver la critique et nous aurons, sans aucun doute, de notre parti tous les lecteurs qui sont plus amis de la vťritť que de Platon. On va lire les objections de Naigeon. Il les avait placťes en tÍte de l'addition de Grimm, afin de leur donner plus de force en prťvenant le public. Nous les avons placťes aprŤs, par la mÍme tactique, afin de leur enlever un peu de leur portťe, en laissant au public le soin de se faire sa propre opinion. Tous les lecteurs non prťvenus n'auront vu, bien certainement, dans cette annexe, que ce que Grimm y voyait lui-mÍme: une partie du roman qui explique l'autre, comme le fait une prťface, et qui ťtait la seule prťface qu'il fallŻt au livre, une fois lu. Qui cherchons-nous ici? Nous cherchons Diderot. Oý le trouvons-nous? Nous le trouvons surtout dans cette prťface-annexe. La prťtention de Naigeon et des critiques qui l'ont suivi, de vouloir transformer _la Religieuse_ en un document historique est insensťe. Ce roman est plus que de l'histoire, et en le rťduisant au rŰle d'un mťmoire destinť ŗ un avocat on l'amoindrit en voulant le grandir. L'illusion que pensaient maintenir Naigeon et de Vaines aurait-elle pu durer? Voilŗ ce que ces critiques auraient dŻ d'abord se demander. Quand ils auraient ťtť convaincus du contraire, n'auraient-ils pas ťtť forcťs d'avouer qu'ils avaient voulu jouer le rŰle de trompeurs? Et combien ce rŰle est-il odieux! Nous aimons mieux la franchise de Grimm. L'aveu que _la Religieuse_ est une oeuvre d'art ne diminue pas l'artiste, ce nous semble, et ne diminue pas non plus l'effet que cette oeuvre devait produire, puisque l'artiste a pris pour guide la stricte rťalitť. Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu'il dit de _la Religieuse_, mais pour les singuliŤres thťories qu'il ťmet sur le rŰle de l'ťditeur; thťories qu'il n'a heureusement pas pu mettre en pratique, et que ses successeurs n'ont heureusement pas non plus prises au sťrieux, car elles nous auraient privťs de la plupart des oeuvres posthumes de Diderot, c'est-ŗ-dire de la meilleure partie de son bagage philosophique et littťraire. Voici l'avertissement de l'ťdition de 1798: * * * * * ęLes lettres suivantes[42] ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de _la Religieuse_; et je les aurais certainement retranchťes, si j'avais ťtť le premier ťditeur de ce roman. Il m'a toujours semblť que cette espŤce de canevas, sur lequel l'imagination vive et brillante de Diderot a brodť avec beaucoup d'art, et souvent avec un goŻt exquis, cet ouvrage si intťressant, devait disparaÓtre entiŤrement sous l'ingťnieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser voir que ce rťsultat important. S'il est vrai, comme on n'en peut douter, que dans tous nos plaisirs, mÍme les plus dťlicieux et les plus substantiels, si j'ose m'exprimer ainsi, il entre toujours un peu d'illusion, s'ils se prolongent et s'accroissent mÍme pour nous, en raison de la force et de la durťe de ce prestige enchanteur; en nous l'Űtant, on dťtruit en nous une source fťconde de jouissances diverses, et peut-Ítre mÍme une des causes les plus actives de notre bonheur: il en est de nous, ŗ cet ťgard, comme de ce fou d'Argos, que ses amis rendirent malheureux[43], en le guťrissant de sa folie. Il y a tant de points de vue divers, sous lesquels on peut considťrer le mÍme objet! et les hommes, en gťnťral, sont si diversement affectťs des mÍmes choses et souvent des mÍmes mots, que ces lettres n'ont pas produit sur quelques lecteurs l'impression que j'en ai reÁue. Cette diffťrente maniŤre de sentir et de voir ne m'a point ťtonnť: j'en ai seulement conclu que mon premier jugement, ainsi que cela est toujours nťcessaire pour ťviter l'erreur, devait Ítre soumis ŗ une nouvelle rťvision. J'ai donc relu ces lettres de suite, afin d'en mieux prendre l'esprit, et d'en voir, pour ainsi dire, tout l'effet d'un coup d'oeil: et je persiste ŗ croire que, lues avant ou aprŤs le drame dont elles sont la fable, elles en affaiblissent ťgalement l'intťrÍt, et lui font perdre ce caractŤre de vťritť si difficile ŗ saisir dans tous les arts d'imitation, et qui distingue particuliŤrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes les matiŤres qui sont l'objet des connaissances humaines, le raisonnement, l'observation, l'expťrience ou le calcul doivent seuls Ítre consultťs; quoique les autoritťs, quelle qu'en soit la source, soient en gťnťral assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et doivent Ítre employťes dans tous les cas avec autant de sobriťtť que de circonspection et de choix, je dirai nťanmoins que le suffrage de Diderot semble devoir Ítre ici de quelque poids; on doit naturellement supposer que le parti auquel il s'est enfin arrÍtť, lui a paru en derniŤre analyse le plus propre ŗ produire un grand effet: or, il a supprimť ces lettres, comme aprŤs la construction d'un ťdifice on dťtruit l'ťchafaud qui a servi ŗ relever. Elles ne font point partie du manuscrit de _la Religieuse_[44], qu'il m'a remis plusieurs mois avant sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection gťnťrale de ses oeuvres, soit d'ailleurs chargť d'un grand nombre de corrections, et de deux additions trŤs-importantes qui ne se trouvent point dans la premiŤre ťdition. ęJe sais que le commun des lecteurs (et ŗ cet ťgard, comme ŗ beaucoup d'autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement tout ce qu'un auteur cťlŤbre a ťcrit; ce qui est presque aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu'il a fait et tout ce qu'il a dit dans le cours de sa vie; mais il faut avouer aussi que la cupiditť et le mauvais goŻt des ťditeurs n'ont pas peu contribuť ŗ corrompre, ŗ cet ťgard, l'esprit public. On a dit d'eux qu'_ils vivaient des sottises des morts_; et cela n'est que trop vrai. Manquant, en gťnťral, de cette espŤce de tact et d'instinct qui fait dťcouvrir une belle page, une belle ligne partout oý elle se trouve; plus occupťs surtout de grossir le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le mÍme respect tout ce qu'il a produit de bon, de mťdiocre et de mauvais; ils enlŤvent en mÍme temps, pour me servir de l'expression de l'ancien poŽte, la paille, la balle, la poussiŤre et le grain; _rem auferunt cum pulvisculo_. Voltaire, qui aperÁoit, qui saisit d'un coup d'oeil si juste et si prompt le cŰtť ridicule des personnes et des choses; Voltaire, qui a l'art si difficile et si rare de dire tout avec gr‚ce, compare finement la manie des ťditeurs ŗ celle des sacristains. ęTous, dit-il, rassemblent des guenilles qu'ils veulent faire rťvťrer. Mais on ne doit imprimer d'un auteur que ce qu'il a ťcrit de digne d'Ítre lu. Avec cette rŤgle honnÍte il y aurait moins de livres et plus de goŻt dans le public[45].Ľ Convaincu depuis longtemps de la vťritť de cette observation, je n'ai pu voir sans peine qu'on imprim‚t _la Religieuse_ et _Jacques le Fataliste_ avec tous les dťfauts qui les dťparent plus ou moins aux yeux des lecteurs d'un goŻt sťvŤre et dťlicat. Un ťditeur qui, sans avoir connu personnellement Diderot, n'aurait eu pour chťrir, pour respecter sa mťmoire, d'autres motifs que les progrŤs qu'il a fait faire ŗ la raison, ŗ l'esprit philosophique, et la forte impulsion qu'il a donnťe ŗ son siŤcle; en un mot, un ťditeur tel qu'Horace nous peint[46] un excellent critique, et tel que Diderot mÍme le dťsirait, parce qu'il en sentait vivement le besoin, aurait rťduit _Jacques le Fataliste_ ŗ cent pages, ou peut-Ítre mÍme il ne l'eŻt jamais publiť. Mon dessein n'est point d'anticiper ici sur le jugement que j'ai portť ailleurs[47] de ces deux contes de Diderot, et en gťnťral de tous ses manuscrits; je dirai seulement que _Jacques le Fataliste_ est un de ceux oý il y avait le plus ŗ ťlaguer, ou plutŰt ŗ abattre. Il n'en fallait conserver que l'ťpisode de madame de La Pommeraye, qui seul aurait fait un conte charmant, du plus grand intťrÍt, et d'un but trŤs-moral. Ce n'est pas que dans ce mÍme roman, dont _Jacques_ est le hťros, on ne trouve Áa et lŗ des rťflexions trŤs-fines, souvent profondes, telles enfin qu'on les peut attendre d'un esprit ferme, ťtendu, hardi, et qui sait gťnťraliser ses idťes. Mais ces rťflexions si philosophiques, placťes dans la bouche d'un valet, tel qu'il n'en exista jamais; amenťes d'ailleurs peu naturellement, et n'ťtant point liťes ŗ un sujet grave, dont toutes les parties fortement enchaÓnťes entre elles s'ťclaircissent, se fortifient rťciproquement, et forment un tout, un systŤme UN, n'ont fait aucune sensation. Ce sont quelques paillettes d'or ťparses, enfouies dans un fumier oý personne assurťment ne sera tentť de les chercher; et, par cela mÍme, des idťes isolťes, stťriles et perdues[49]. ęAu reste, si je pense que pour l'intťrÍt mÍme de la gloire de Diderot, il fallait jeter au feu les trois quarts de _Jacques le Fataliste_, et que les rŤgles inflexibles du goŻt et de l'honnÍte en imposaient mÍme impťrieusement la loi ŗ l'anonyme qui a publiť le premier ce roman, je n'aurais supprimť de _la Religieuse_ que la peinture trŤs-fidŤle, sans doute, mais aussi trŤs-dťgoŻtante des amours inf‚mes de la supťrieure. Les divers moyens qu'elle emploie pour sťduire, pour corrompre une jeune enfant, dont tout lui faisait un devoir sacrť de respecter la candeur et l'innocence; cette description vive et animťe de l'ivresse, du trouble et du dťsordre de ses sens ŗ la vue de l'objet de sa passion criminelle; en un mot, ce tableau hideux et vrai d'un genre de dťbauche, d'ailleurs assez rare, mais vers lequel la seule curiositť pourrait entraÓner avec violence une ‚me mobile, simple et pure, ne peut jamais Ítre sans danger pour les moeurs et pour la santť; et quand il ne ferait qu'ťchauffer l'imagination, ťveiller le tempťrament, de tous les maÓtres le plus impťrieux, le plus absolu, et le mieux obťi, et h‚ter, dans quelques individus plus sensibles, plus irritables, ce moment d'orgasme marquť par la nature, oý le dťsir, le besoin gťnťral et commun de jouir et de se propager, prťcipite avec fureur un sexe vers l'autre, ce serait encore un grand mal. J'en ai souvent fait l'observation ŗ Diderot; et je dois dire ici, pour disculper ŗ cet ťgard ce philosophe, que, frappť des raisons dont j'appuyais mon opinion, il ťtait bien dťterminť ŗ faire ŗ la dťcence, ŗ la pudeur et aux convenances morales, ce sacrifice de quelques pages froides, insignifiantes et fastidieuses pour l'homme, mÍme le plus dissolu, et rťvoltantes ou inintelligibles pour une femme honnÍte. Il est certain que l'ouvrage ainsi ťpurť n'aurait rien perdu de son effet. Alors la mŤre la plus rťservťe, la plus sťvŤre, en eŻt prescrit sans crainte la lecture ŗ sa fille[50]; et le but de l'auteur eŻt ťtť pleinement rempli. ęCes retranchements, que _Jacques le Fataliste_ et _la Religieuse_ semblent exiger, et dont, si je ne me trompe, on sentira d'autant plus la nťcessitť, qu'on aura soi-mÍme un goŻt plus sŻr, un tact plus fin et plus exquis des convenances et du beau, seraient aujourd'hui trŤs-inutiles. La premiŤre impression, toujours si difficile ŗ effacer, est faite; et tout l'art, tout le talent de Diderot, appliquťs ŗ la correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la dťtruire, ni mÍme l'affaiblir dans l'esprit de la plupart des lecteurs. Les uns, par cette ťtrange manie[51] d'avoir sans exception tous les ouvrages d'un philosophe, d'un poŽte, ou d'un littťrateur illustre; les autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif qu'ont tous les hommes mťdiocres de se consoler de leur nullitť, en dťprťciant les plus grands gťnies, et en recherchant curieusement leurs fautes, s'obstineraient ŗ redemander _la Religieuse_ et _Jacques le Fataliste_ tels qu'on les avait d'abord publiťs; et bientŰt ces presses, aujourd'hui si multipliťes, et qui semblent avoir pris pour leur devise commune, _Rem, rem, quocumque modo, rem_, rouleraient de toutes parts pour reproduire ces romans dans l'ťtat informe oý Diderot, atteint tout ŗ coup d'une maladie chronique qui l'a conduit lentement et par un affaiblissement successif au tombeau, a ťtť forcť de les laisser. ęCes diffťrentes considťrations, sur lesquelles il suffit de s'arrÍter un moment pour en sentir la force, m'ont dťterminť ŗ ne rien retrancher des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus corrects et plus complets qu'ils ne le sont dans la premiŤre ťdition, et revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de l'auteur, ou sur des copies trŤs-exactes corrigťes de sa main. Enfin, pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux dťtails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s'est trop souvent permis dans _Jacques le Fataliste_, je leur dťclare que ces passages mÍmes que l'auteur trouvait trŤs-plaisants, et qui ne sont que sales, n'ont pas mÍme ťtť adoucis; de sorte qu'ils pourront dire de cette ťdition ce que l'abbť Terrasson disait de celle du _Nouveau Testament_ du P. Quesnel[52], que c'ťtait _un bon livre, oý le scandale du texte ťtait conservť dans toute sa puretť_.Ľ * * * * * Cette conclusion de Naigeon ne dťtruit-elle pas toute son argumentation prťcťdente, et n'est-on pas tentť de ne voir, dans ses scrupules, qu'une revanche d'ťditeur devancť? NOTES [1] Ce dťcret fut promulguť le 27 fťvrier 1790. [2] Par C.-F. Kramer, in-8ļ; Riga, 1797. [3] C'est ce qui est arrivť pour l'ťdition de la _Religieuse_ de M. Gťnin, dans les _OEuvres choisies_ de Diderot (in-18, Firmin Didot, 1856). Les points qui remplacent certains passages, ces points mystťrieux, paraissent gros d'horreurs et de monstruositťs, et, certes, font plus rÍver les jeunes gens que ne le ferait le texte mÍme. Il en est de ces rťticences maladroites comme des questions inconsidťrťes des confesseurs. [4] Nous supposons que cet A cache Andrieux, alors un des principaux rťdacteurs de la _Dťcade_; mais, en retrouvant la conclusion de l'article dans la _Nouvelle BibliothŤque d'un homme de goŻt_ (1810, t. V, p. 84), nous devons nous demander si son vťritable auteur ne serait pas A.-A. Barbier, qui n'aurait modifiť, sous l'Empire, sa premiŤre rťdaction qu'en la condensant et en ťcrivant ęhommes sagesĽ ŗ la place de ęphilosophes.Ľ [5] CťlŤbre maÓtre de danse, dťjŗ nommť. [6] VARIANTE: Toussť. [7] VARIANTE: J'allais les porter. [8] VARIANTE: Que la nuit qui prťcťda fut terrible pour moi! [9] Dans un _Essai sur les FÍtes nationales_, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la procession de la FÍte-Dieu. [10] VARIANTE: Que je n'osais la regarder. [11] L'abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantťs. La supťrieure, qui mettait de la coquetterie ŗ avoir les plus belles voix, n'hťsitait pas ŗ emprunter, pour ces circonstances, les choeurs de l'Opťra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les _Bijoux indiscrets_, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses anciennes compagnes. [12] Air de TelaÔre, dans _Castor et Pollux_, tragťdie lyrique de Bernard, musique de Rameau (1737). Il ťtait chantť par M^lle Arnould. [13] Au cachot qu'on nommait _in pace_. [14] Avocat cťlŤbre de l'ťpoque. [15] L'ennemi intime de Bordeu. [16] De cet endroit jusqu'ŗ: ęOn est trŤs-mal avec ces femmes-lŗ...Ľ M. Gťnin met des points. [17] M. Gťnin supprime la suite de cet ťpisode, sauf deux fragments insignifiants, jusqu'ŗ la confession de la supťrieure, qui n'a plus, naturellement, de raison d'Ítre. Il eŻt mieux valu supprimer tout ce qui concerne le couvent de Sainte-Eutrope. Mais le sentiment de la justice ne perd jamais entiŤrement ses droits, et aprŤs avoir fait remarquer qu'il suit, dans son expurgation, les avis de Naigeon, M. Gťnin ne peut s'empÍcher d'ajouter: ęIl faut cependant faire observer l'art prodigieux avec lequel Diderot a sauvť l'innocence de son hťroÔne. L'intťrÍt du roman ťtait ŗ ce prix. Soeur Sainte-Suzanne traverse donc cet horrible bourbier sans Ítre maculťe, sans se douter mÍme du danger qu'elle a couru.Ľ Et nous ajouterons: Sans que les lecteurs vraiment innocents puissent eux-mÍmes s'en douter. [18] Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut mÍme appeler un de ces mots _trouvťs_, que l'homme de gťnie regarde avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une espŤce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas de l'invention de Diderot. Il lui a ťtť donnť par M^me d'Holbach, qu'il consultait sur la maniŤre dont il commencerait la confession de la supťrieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrÍtť depuis plus d'un mois dans une route oý elle n'apercevait pas le plus lťger obstacle, lui dit, sur le simple exposť des faits prťcťdents: ęIl n'y a pas ici ŗ choisir entre plusieurs dťbuts, ťgalement heureux. Il n'y a qu'une seule maniŤre d'Ítre vrai. Votre supťrieure n'a qu'un mot ŗ dire, et ce mot, le voici: _Mon pŤre, je suis damnťe._Ľ Ce mot, qui, dans la circonstance donnťe, paraÓt Ítre, en effet, le vťritable accent de la passion, le mot de la nature, devait plaire ŗ Diderot par sa justesse et sa simplicitť. Il en fut fortement frappť, et il se plaisait ŗ citer cet exemple de l'extrÍme finesse de tact et d'instinct de certaines femmes: il croyait mÍme, et avec raison, ce me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur ŗ son auteur, ťtait un de ceux que l'homme qui connaÓtrait le mieux la nature humaine chercherait peut-Ítre inutilement, et qui ne pouvaient Ítre trouvťs que par une femme. Cette anecdote, peu connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.) [19] Les lettres attribuťes ici au marquis de Croismare, le seul de tous les acteurs de ce drame qui ne fŻt pas dans le secret de la plaisanterie, sont vťritablement de cet homme honnÍte, sensible et bienfaisant. Ceux qui l'ont connu y retrouveront partout la candeur et la simplicitť de son ‚me. Les autres lettres, oý l'on remarque de mÍme un grand caractŤre de vťritť, mais qui n'est que l'heureux effet de l'art et du talent, sont de Diderot, ŗ l'exception de quelques lignes que lui ont fournies Grimm et M^me d'…pinay. C'est chez cette femme, amie des lettres, et qui les cultivait, que s'ourdissait gaiement, et par un motif d'une honnÍtetť trŤs-dťlicate, toute la trame de cet ingťnieux roman, oý le bon et vertueux Croismare joue un si beau rŰle. Ses amis, dont il embellissait la sociťtť par les gr‚ces et l'originalitť de son esprit, le voyaient avec peine confinť depuis deux ans dans sa terre, et presque rťsolu ŗ s'y fixer tout ŗ fait. Cette longue absence et ce projet d'une retraite totale les affligeaient ťgalement; et ils imaginŤrent ce moyen de le tirer d'une solitude pour laquelle, d'ailleurs, son ‚me aimante, active et douce n'ťtait point fait. Mais l'intťrÍt qu'ils lui inspirŤrent pour la jeune religieuse devenant trŤs-vif, ils furent obligťs de la faire mourir, et de terminer ainsi un roman qui n'avait pour but que de le ramener au milieu d'eux, en lui offrant une occasion de secourir la vertu malheureuse, et de faire une bonne action de plus. Voyez, dans cette premiŤre lettre, qui est de Grimm, d'autres dťtails relatifs au marquis de Croismare et ŗ la prťtendue religieuse. (Note de Naigeon.) Voyez aussi notre _Notice prťliminaire_ de la _Religieuse_. [20] Pour cet EXTRAIT, nous avons suivi le texte que nous ont fourni les deux volumes de passages supprimťs de la _Correspondance_ de Grimm, dont nous avons dťjŗ parlť (t. I, p. LXVI, note), et qui se trouvent ŗ la bibliothŤque de l'Arsenal. Il nous a paru de beaucoup prťfťrable ŗ la version reproduite jusqu'ŗ prťsent, en ce qu'il comporte, outre des changements heureux dans la forme, des passages nouveaux qui ont leur importance. Nous engageons les lecteurs qui voudraient constater ces diffťrences, que nous n'avons pas voulu toutes indiquer dans nos notes, pour ne pas les multiplier outre mesure, ŗ comparer les deux rťdactions. [21] _Mťlanie_, drame de La Harpe, dont le sujet est aussi les malheurs d'une religieuse malgrť elle, fut reprťsentťe en 1770. ņ cette ťpoque, la _Religieuse_ de Diderot n'ťtait connue que par les manuscrits qui pouvaient courir clandestinement. Si La Harpe en avait connaissance, c'est ce que nous n'oserions dťcider. Mais il est bizarre de voir ce critique, dans son ťtude sur Diderot, qu'il combat ŗ propos de tout ce qu'il a fait et surtout de ce qu'il n'a pas fait, rester muet sur ce roman, quoiqu'il n'oublie pas _Jacques le Fataliste_, publiť ŗ la mÍme ťpoque. [22] Cabaretier, aux Porcherons, qui fut le hťros d'une assez singuliŤre aventure. Il avait signť un engagement avec un entrepreneur de spectacle forain, quand il lui vint des scrupules religieux. ProcŤs; et intervention du clergť, qui prťtendit qu'on ne pouvait forcer un homme ŗ se damner malgrť lui. Cette prťtention en matiŤre de contrats ne fut pas admise, et Ramponeau, pour ne pas Ítre damnť, dut financer. [23] Voyez, t. IV, _Cinqmars et Derville_, dialogue; et ci-aprŤs: le _Neveu de Rameau_ et la _Correspondance_. [24] Dans la rťdaction que nous suivons, _M. Diderot_ est partout substituť au _Nous_ des ťditions prťcťdentes. Il devient l'‚me de cette intrigue, comme de celle qu'il a mise en scŤne dans: _Est-il bon, est-il mťchant?_ [25] Nous retrouverons M. d'Alainville dans la _Correspondance_. L'anecdote est inťdite. [26] Cette parenthŤse (inťdite et peu claire) serait-elle de Suard? [27] Manque dans les prťcťdentes ťditions. [28] Cette double erreur, d'orthographe et de qualification, est expliquťe quelques lignes plus bas. [29] Les ťditions connues mettent: _un Savoyard_. [30] Ceci et la plus grande partie de ce qui suit ne se trouvent pas dans le manuscrit de l'Arsenal, mais on y lit en note: ęCette lettre se trouve plus ťtendue ŗ la fin du roman, oý M. Diderot l'insťra lorsque aprŤs un oubli de vingt et un ans, cette ťbauche informe lui ťtant tombťe sous la main, il se dťtermina ŗ la retoucher.Ľ [31] Les ťditions connues ťcrivent: SUZANNE DE LA MARRE. [32] Les ťditions connues mettent: Fleury. Ici, nous devons supposer, _Tencin_. [33] VARIANTE: ęCastries, qui est Fleury de son nom...Ľ Lisons, comme ci-dessus, _Tencin_. [34] VARIANTE: ęCette dame, qu'on dit compatissante, eŻt agi auprŤs de son mari ou de M. le duc de Fleury son frŤre, et...Ľ [35] VARIANTE: ę... ni M. le marquis de Castries, ni madame son ťpouse...Ľ [36] VARIANTE: ę... auprŤs de M^me de Castries ou de monsieur son mari.Ľ [37] VARIANTE: ęde Castries.Ľ [38] VARIANTE: ę... M. le marquis de Castries fera la campagne, et qu'on part, que M^me de Castries ira dans ses terres, et que dans sept ou huit mois d'ici...Ľ En remplaÁant _Castries_ par _Tencin_, le secrťtaire, ęfier du titre d'acadťmicien,Ľ si longtemps sollicitť, devient l'abbť Trublet, reÁu en 1761. [39] ņ broder. [40] VARIANTE: ęde Castries.Ľ [41] Les deux derniers alinťas sont inťdits. [42] Nous avons dit que Naigeon avait placť cet avis avant l'extrait de la _Correspondance_ de Grimm. [43] ......... Pol, me occidistis, amici, Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas, Et demptus per vim mentis gratissimus error. HORAT. _Epist._ lib. II, epist. II, vers. 138 et seq. (Note de Naigeon.) [44] Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l'assemblage des divers morceaux de cet _ťchafaud_, pour parler comme Naigeon, est dŻ ŗ Grimm et non ŗ Diderot. [45] Avec cette rŤgle, il n'y aurait que des morceaux choisis suivant le goŻt de l'ťditeur, et il n'y aurait ni respect du public, qu'on n'a pas le droit de supposer incapable de faire un choix de lui-mÍme, ni exact portrait de l'auteur, auquel l'un des commentateurs enlŤverait le nez (_Bijoux indiscrets_, t. IV, p. 297), tandis que l'autre lui mettrait une perruque, comme le fit M^me Geoffrin pour un buste de Diderot (par Falconet) qui dťcorait son salon. [46] Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes; Culpabit duros; incomptis allinet atrum Transverso calamo signum: ambitiosa recidet Ornamenta; parum claris lucem dare coget; Arguet ambiguŤ dictum; mutanda notabit. Fiet Aristarchus; nec dicet: Cur ego amicum Offendam in nugis? hae nugae seria ducent In mala derisum semel, exceptumque sinistrŤ. HORAT. _De Art. poet._, vers. 445 et seq. (Note de Naigeon.) [47] Voyez les _Mťmoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot_. Ce volume, qui pourra servir d'introduction ŗ l'ťdition que je publie de ses ouvrages, sera trŤs-incessamment sous presse[48]. (Note de Naigeon.) [48] Des circonstances indťpendantes de la volontť de Naigeon l'ont empÍchť de publier ces Mťmoires. (Note de l'ťdition BRI»RE.)--Ils font partie de l'ťdition BriŤre. [49] Ce qui veut dire qu'ťtant donnť un fumier oý il y a des perles, il vaut mieux tout dťtruire, perles et fumier, et dťfendre ŗ Virgile de fouiller dans Ennius. [50] Nous croyons que Naigeon s'illusionne ici, et peut-Ítre volontairement. Jamais _la Religieuse_ n'a ťtť, dans la pensťe de Diderot, destinťe ŗ devenir le brťviaire des mŤres de famille. Ce qu'il avait en vue ťtait la rťforme des voeux perpťtuels, et il s'adressait ŗ ceux qui pouvaient l'accomplir: aux hommes, aux lťgislateurs, et non aux femmes qui, par leur faiblesse, ne font que subir la loi sans avoir mÍme, comme il le montre, les moyens de protester utilement contre elle. [51] Voyez combien cette manie a grossi la collection des OEuvres de Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire mÍme, qui leur est si supťrieur sous tous les rapports: et jugez par ces divers exemples combien la mÍme manie grossira un jour le recueil des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, quoique assurťment il y en ait beaucoup dans cette collection, d'ailleurs trŤs-riche, qui, ne mťritant pas d'Ítre ťcrites, ne sont pas dignes d'Ítre lues. (Note de Naigeon.)--Cette accusation de manie ne nous ťmeut en aucune faÁon. Nous faisons tous nos efforts pour ęgrossir le recueil des ouvrages de Diderot,Ľ et nous ne regrettons qu'une chose, c'est que le temps et les circonstances en aient trop dťtruit. [52] L'ťdition la plus complŤte du _Nouveau Testament_ du P. Quesnel est celle de Paris, 1698, 4 vol. in-8ļ. (Note de l'ťdition BRI»RE.) End of the Project Gutenberg EBook of La religieuse, by Denis Diderot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RELIGIEUSE *** ***** This file should be named 28827-8.txt or 28827-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/2/8/8/2/28827/ Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the BibliothŤque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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85,809 words • 1430h 9m read

— End of La religieuse —

Book Information

Title
La religieuse
Author(s)
Diderot, Denis
Language
French
Type
Text
Release Date
May 15, 2009
Word Count
85,809 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Philosophie, Religion et Morale, FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: Literature, Browsing: Philosophy & Ethics, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.